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OEUVRES COMPLÈTES
DE
J. J. ROUSSEAU
TOME SEPTIEME,
P*. PARTIE. H
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DIALOGUES. OlSCOUnS.
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ŒUVRES
DE
J. jrROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE.
TOME SEPTIEME,
I". PARTIE.
A PARIS,
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CHEZ A. BELIN, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
nus DES UATnUMNS ST.-J. , hôtel cluny.
I8I7.
t
•4
ROUSSEAU
JUGE DE
JEAN-JACQUES.
DIALOGUES.
Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis. *
OVID. TKIfT.
I
4
t
DU SUJET ET DE LA FORME
DE CET ÉCRIT.
J*Ai souvent dit tjne, si Ton m'eût donné d'un autre homme les idées
qu'on a données de moi à mes conleniporaiiis , je ne me serais pas con*
duit avec lui comme ils font avec moi. Cette assertion a laissé tout le
inonde fort indiffrrcnt sur ce point, et je n'ai vu chez personne la
moindre curiosité de savoir en quoi ma conduite eût différé de celle
des autres, et quelles eussent été mes raisons. J'ai conclu de là que le
public , parfaitement sûr de Timpossibililé d'en user pins justement ni
pins honnêtement qu'il ne fait à mon égard, l'était par conséquent que,
dans ma supposition, j'aurais eu tort de ne piis rimilcr. J'iii cru même
apercevoir dans sa confiance une hauteur dédaigneuse qui ne pouvait
venir que d'une grande opinion de la vertu de ses guides et de la sienne
dans celte affaire. Tout cela^ couvert pour moi d'un myHtère impéné-
trable, ne pouvant s*accorder avec mes raisons, m'a engngéà les dire,
pour les soumettre aux réponses de quiconque aurait la charité de me
détromper ; car mon erreur , si elle existe , n'est pas ici suus consé-
quence : elle me force à mal penser de tous ceux qui m'entourent ; et ,
comme rien n'est plus éUigné de ma volonté que dVtre injuste et ingrat
envers eux , ceux qui me désabuseraient , en me ramenant à de meilleurs
jugemens, subsliluer<)icnt dans mon cœur la gratitude à l'indignation, et
me rendraient sensible et reconnaissant en me montrant mon devoir à
ÏV-tre. Ce n'est pas là cependant le seul motif cpii m'ait mis la plume à
la main : un autre encore, plus fort et non moins h gitime, se fera sentir
dans cet écrit. Mais je proteste; qu'il n'entre plus clans ces motifs l'espoir
ni presque le dé.-'ir d'obtenir enfin de ceux qui m'ont jugé Ij justice qu'ils
me refusent, et 'qu'ils sont bien déterminés à nw refuser toujours.
En voulant exécuter cette entreprise, je me stiis vu dans un bien,
singulier embarras : ce n'était pas de trouver dos raisons en faveur de
mon sentiment, c'était d'en imaginf*r de conirairr's; c'était d'établir sur
ourlque apparence d'équité des procf'drs où je n'en ap' rcovais aucune.
Voyant cependant tout Paris, toute la Fiance, toute l'IJurope, se con-
duire à mon égard avec la plus grande conlianoe sur des maximes si
nouvelles, si peu concevables pour moi, je ne pouvais supposer que cet
accord unanime n'eût aucun fondement raisonnal)le, ou du moins appa-
rrut^ et que toute une génér<ition h'dcconlsU à vouloir éirindre à plaisir
tuules les lumières naturelles , viobr toutes les lois de la justice, toutes
les règles du lK»n sens, sa'ts objet, sans profil , 8»n» prétexte , uniquement
pour satisfaire une fantaisie dont je ne pouvais pas même apercevoir le
but et l'occasion. f.iC silence profond, universel, non moins inconce-
vable que le mystère qu'il couvre, mystère que depuis quinze ans on me
tache avec un soin que je m'abstiens de qualifier, et avec un succès qui
'ient du prodigej ce silence effrayant et terrible nn m'a pas laissé saisir
U moindre idée qui put m'éciairer sur ces étranges di.Hposttions. Livré
pour toute lumière à mes conjectures, je n'en ai su former aucune qui
[' put expliquer ce qui m'arrive, de manière à pouvoir croire avoir d<'mélu
la vérité. Quand de forts indices m'ont fuit penser t|ueiqu>-fois avoir dé-
couvert avec le fond de l'intrigue son objet et ses auteurs, les alisurdités
uofiuombn^^iici'ni vu naître de ces suppositions m'ont bientôt contraint
4 DU SUJET
dr les abandonner, et toutes celles que mon imngînalîon s'est lournienttc
ù leur substituer n'ont pas mieux soutinu le moindre exaoïen.
Cependant, pour ne pns comballn* une cliinirre, pour ne pas outrager
toute une gcnriat ion , il fallait bien supposer des raisons dans le parti
approuvé et suivi par toul le monde. Je n'ai rien épargné pour en cher-
cher, |»ouren imaginer, de propres à séduire la multitude; et si je n'ai
rien trouvé qui dut avoir produit cet effi-t , le ciel m'est témoin que ce
«*cs! faule ni de volonté ni d'eflorts , et que ;'ai raseniblé .noigncusc-
ment toutes les id^s que mon entendement m'a pu fournir pour et la.
TouH mes ^oins n'aboutissant à rien qui put me satisfaire . j'ai piis le seul
parti qui me restait à prendre pour m'expliquer: cVtait , ne ponxnnt
raisonner sur des motifs | art iculicrs qui m'étaient inconnus et incoru-
préhcnsibles, de raisonner sur une hypothèse générale qui^i'it tons les
rassembler ; c'était , entre toutes les suppositions possibles , de cboisir la
pire pour moi , la meilleure pour mes adversaires ; cl, dans celle posi-
tion, ajustée, autant qu'il m'était po«»sible , aux man{)eu^res dont je me
suis vu Tobjet « aux allures que j'ai entrevue», aux propos m\>frrieux
que j'ai pu saisir çà et là, d'examiner quelle conduite de leur pitrt eut
été la plus raisonnable et la plus juste. Épuiser tout ce qui se pouvait
dire en leur fax eur était le seul moyen que i'euhse de trouver ce qu'ils
disent en cfTel , et cVst ce que j'ai tâché de faire, en mettant de leur côté
tout ce que j'y ai pu mettre de motifs plausibles et d'argumcns spécii-ux,
et cumulant contre moi toutes les chargeit imaginables. Malgré toul cela ,
j'ai souvent lougi, je l'avoue , des raisons que j'< tuid force de leur pri ter.
Si j'en avais trouve de meilleures, je les aurais employées de tout mon
cœur et de toute ma force, et cela avec d'autant moins de peine, qti'il nie
parait certain qu'aucune n'aurait pu tenir contre mes réponses; p-rtrco
que cclles-i'i dérivent immédiatement des premiers principes de la jus-
tice, des premiers clémens du bon sens, et qu'elles sont applicables à
tous les cas possibles d'une situation pareille à celle où je suis.
La forme du dialogue m'ayant paru la plus propre à discuter le pour
et le contre^ je. l'ai choisie pour cette raison. J'ai pris la liberté de re-
prendre dans ces entreliens mon nom de famille que le public a jugé à
propos de m'ôter , et je me suis désigné en tiers , h son exemple, par celui
de baptême, auquel il lui a plu de me réduire. En prenant un Françars
pour mon autre interlocuteur, je n'ai rien fait que d'honnête et d'obli-
geant pour le nom qu'il porte, puisque je me suis abstenu de le rendre
complice d'une conduite que je désapprouve, et je n'aurais rien fait
d'injuste rn lui donnant ici le personnage que toute sa nation s'eni-
pr(>sse de faire à mon égard. J'ai même eu l'altcution de le ramener à doc
senti mens plus raisonnables que je n'en ai trouvé flans aucun de st^
compatriotes; et celui que j'ai mis en scène est tel , qu'il serait anssi heu-
reux pour moi qu'honorahle à sop pays qu'il s'y en tnmvàt beaucoup qui
Tinii tassent. Que si quelquefois je IVngage en des raisonnemens absurdes ,
je proteste derechef, en sincf rite de cœur , que c'est toujours nuilgrc moi ;
et je crois pouvoir défier toute la France d'en trouver de plus solides pour
autoriser les singulières pratiques dont je suis l'objet , et dont elle parait
se glorifier si fort.
Ce que j'avais à dire était si clair, et j'en étais si p«'nrlré, que je ne
puis assez m'élonner des longueurs, des redites, du %erhiage, et du tlé>
sordro de cet écrit. Ce qui l'eût r<'ndu vif et véhément sous la plume d'un
autre est précisément ce qui Ta rendu irède et languissant sous la ^]i^nne. *
C'était de mot qu'il s'agissait ; et je n'ai plus trouvé pour mon propro
intérêt co xèle et celle \igueur de courage qui ne p(>ut «.'xaller une auio
généreuse que pour la cause d'autrui. Le rôle liuniiliant de ma propro
DE CET kCRiT.
t trop na-di^uoui de moi, li'op peu dîgni? <Iei lenliiniini qui
bicnlAI , rrlui qur J'ai vouln remplir ici ; inaîi je UB pouvaii
la roiiiliiite du public à mon ^gard tant me contempler mni-
^ itaiu ta pinilmn du mande U pliii déplorable et la plu* uruelle. Il
Ht m'iMeu|HU' d'idre» triain et dtcliiraulea , do tauveiiirs imer* et
■Un*, de WDlimeni lei moinii fall« pour moQ cwiir ; et c'est pn cet
|d* dwuUur el de drtreiio qu'il ■ fallu me lenicllra cUiyii» fuit i|ub
jUap tioiiv«l ouIrnxB.forconl ma répiignanco, m'a fuil faire un nouvel
h p<turrr]iTei«lrr< cet cerit , lî «ouïenl abaudonnr. Ne pouvant aouf.
lu Oonlinullf il'iiiie occupdlon aï douloureuiie , jn ne m'y auit livré
fdonnldeamomoaa tréi-couris, êcrivaut cliuque idce quand elle ma
U) J^eriviint dit fois la mime quaud elle m'eit
B dis roi*, un* me rappeler jamiia ce que j'avaï* précûdemmeiii
■parcevanl qu'ik la lecture du luul , trop tard pour
FVir rî«n corriger , comme )c le dirai Ion l-â- l'heure. La colore anime
* le tak'nl, mail le dJEoilt «1 le K^rremrnt de cnear l'étouSeul;
Iraroleiiicspréa m'aTciirluquee'^lHÎ'^nt làleidiipaiiiionicoas-
.'■i dâ nis trouver durani ce pénible irat ail.
antre dilliculiémo l'a rendu fatigant tc'^'>i*> forcé de parWde
en parler avM juilîco et vérité, tans louange ei aiini
'cal pas didiitllo Ji un homme â qui le publia rend l'Iion-
'^I luieatdù : il e>l pitr-tii dispensé iJ'eu prendre le toin lui-même.
M ^{iloment et le taire lani s'avilir, et s'attribuer arec francliile lea
lilA que tout le moude reconnatt ru lui. Mais celui qui se atnt digno
ime , cl que le public drfigure ei diffame a plaisir , do
-T-iUeullajuiticequi lui est duc? Ooit-il se parler de
I i-logea mérites, mais généralement déiueulii? Doit-il
Itce des qualités qiiM sent en lui, mai* que tout le monde refusa
rfr? n y aumit moins d'orgueil que de bauciio k prosliiorr ainai U
Se louer «lori , mémo aveo la plus rigoureute jutlicc , serait
M dégrader que l'honorer; et ce serait bien mal cunniitrc le*
que de croire les ramener d'une erreur dans laquelle ils se com-
( par de telles protcslaltoni. Un silence Ëer el dédaigneux est en
ea* plui A SB place, el eût été bien plus de mon goiit, mais il
tait pu rempli mon objet; et, pour le remplir , il fallait nécesssi-
"" " ' ! de quel ceil , si j'étais un autre , je Terrais un homm.u
lAcbéde m'acqaitici: rquilablemrntfll tmparlialemtnt
■i difficile devoir, sans insulter A l'inoroyable aveuglement du pU'
1er Oèremeut de* vertu* qu'il me refuse , sans ro'accusci-
^ _ es que je n'ai paa, et dont il lui yWH de me charger,
•n eipliquant aimplemeul ce que j'aurais déduit d'une coDstitulioti
aiblcilla mienne, étudiée avec aoln dans un autre homme. Que li
trouve dans me» deictiptions de la retenue el do la modération,
l'uille pat m'en faire un mérite. Jo déclare qu'il ne m'a manqué
" plut de modestie pour parler de moi beaucoup plus liono-
Miivo longueur de ces Dialoguea, i'»i lent.- plusieurs fui»
d'en 6ter le» fréquente* répétitions, d'y mettre un peu
Je Wile i jamnit je n'ai pu snulcnir ce nouveau tourment ■. le
JBt da mes malheurs, ranimé par cette lecture, étoofiè toute
fca'die exige. Il m'est ImpoHiWo de rloo retenir, de rappro-
Bh**H'* • «t do comparer deux idée*. Taudis quo je force met
Vtn les ligors, mon coeur serré gémit el soupire. Apris d»
■ 18 eflotls, io renoucc à to Itavail , dont ie me sens ïniii-
6 DU SUJET DE CET ÉCRIT.
pable ; et y faute de pouvoir faire mieux, je me borne à transcrire ces
informes essais , que je suis hors d'état de corriger. Si , tels qu'ils sont,
Tenlreprise en était encore à feire, je ne la ferais pas, quand tous les bien»
de Tiinivers y seraient aliachés; \e suis même Ibrcé d'abandonner des
multitudes d'idées meilleures et mieux rendues que ce qui tient ici leur
place , et que j'avais jetées sur des papiers détachés » dans Tespoir de les
encadrer aisémeni ; mais l'abattement m'a gagné , au point de me rendre
même impossible ce léger travail. Après tout, j'ai dit à peu près ce que
j'avais à dire: il est noyé dans un chaos de désordre et de redites, mai»
il y est ; les bons esprits sauront l'y trouver. Quant â ceux qui ne veulent
qu'une lecture agréable et rapide, ceux qui nWt cherché, qui n'ont
trouvé que cela dans mes Confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un
peu de fatigue, ni soutenir nue attention suivie poar l'intérêt de la justice
et de la vérilé, ils feront bien de s'épargner l'ennui de cette lecture; ce
n'est pas i eux que^'ai voulu parler; et, loin de chercher à leur plaire ,
j'éviterai du moins cette dernière indignité, que le tableau des misères
de ma vie soit pour personne un objet d'amusement.
Que deviendra cet écrit? Quel usage en pourrai-je faire? Je l'ignore ,
et cette inceriilude a beaucoup augmenté le découragement qui ne m'a
point quitté en y travaillant. Ceux qui disposent de moi en ont eu con~
naissance anssitôt qu'il a été commencé , et je ne rois dans ma situation
aucun moyeu possible d'empêcher qu'il ne tombe entre leurs mains t6k
ou tard (i). Ainsi, selon le cours naturel des choses, toute la peine que
j'ai prise est à pure perte. Je ne sais quel parti le ciel me suggérera, mais
j'espérerai jusqu'à la fiu qu'il n'abandonnera point la cause juste. Dans
quelques mains qu'il fasse tomber ces feuilles , si parmi ceux qui les
liront peut -être il est encore un cœur d'homme » cela me suffit, et je no
mépriserai jamais assez Fespèce humaine pour ne trouver dans cette idée
aucun sujet de confiance et d'espoir.
(i) On trouvera h la fin de ces Dialogues , dans PUistoire malheureuse de cet
écrit , comment cette prifdiction s''est vérifice.
ROUSSEAU
JUGE DE
JEAN-JACQUES.
PREMIER DIALOGUE.
:royables choses je viens d'ap-
non , îe n'en reviendrai ja:uais.
1 fait de mal!
1 c)ue c'est ce n
froide
Des écrits qui
P,<>USSE»C. V^UELLES
! je n'en reviens c
I ciel ; quel abomînatle homme I qu'il
ie levais délester !
( FBA.xcjirs. Et notes bien que c'est ce même homme dont
mpeuses produclions vous ont sî charme , si ravi , par les
I préceptes de verlu qu'il y élalc avec tant de fasle.
ISS. Dites, de force. Sovons justes, même avec les mé-
. L« faste n'excile tout au plus qu'une adn
l^rile, et sûrement ne me charmera j:
le et enflamment lecœnrménl
E Fa, Faste ou force, qu'importe le n
t ]« taêiae , si ce sublime jargon tiré i
exaltée n'en est pas moins dicté par u
iLoiiss. Ce choix du mol me parait moins indifférent qu'à
■). U change pour moi beaucoup les idées ; et , s'il n'y avait
du fasle et du jargon dans les écrits de l'auteur que vous
« peint , il m'inspirerait moins d'horreur. Tel homme per-
s'endurcit à ta sécheresse des sermons et des prône.': qui ren-
aît peut-être en lui-même et deviendrait honnête hnmme si
■ savait chercher et ranimer dans son coeur ces sentimrns de
; et d'humanité que la nature y mil en réserve et que
ssions étouffent. Mai» celui qui peut contempler de saiig-
lu dans toute sa beauté , celui qui sait la peindre
: ses charmes les plus touchans , sans en être ému , san< se
r épris d'aucun amour pour elle , un te! être , s'il peut e»is-
estun méchant sans ressource , c'est un cadavre moral.
E F». Comment , s'il peut exister? Sur l'effet qu'ont produit
is les écrits de ce misérnble , qu'entendez- vous par ce
, après tcsentreliensque nous veaonsd'avoir ? £xphqueE-
îspliq
povss. Je
tïleoa le plussiiperdu
ï être entendu que par c
)dre lesoiu le plus
a pas besom de le
8 PREMIER
Figurez-vous donc un monde idéal semblable au nôtre , et
néanmoins tout différent. La nature y est la même que sur notre
terre, mais l'économie en est plus sensible, l'ordre en est plus
marqué , le spectacle plus admirable , les formes sont plus élé-
gantes , les couleurs plus vives , les odeurs plus suaves , tous les
objets plus intéressans. Toute la nature y est si belle (^ue sa con-
templation enflammant les âmes d'amour pour un si touchant
tableau leur inspire , avec le désir de concourir à ce beau sys-
tème , la crainte d'en troubler l'harmonie , et de là naît une
exquise sensibilité qui donne à ceux qui en sont doués des jouis-
sances immédiates , inconnues aux cœurs que les mêmes contem-
plations n'ont point avivés.
Les passions y sont , comme ici , le mobile de toute action ;
mais plus vives, plus ardentes ou seulement plus simples et plus
Cures, elles prennent par cela seul un caractère tout différent,
'ous les premiers mouvemeus de la nature) sont bons et droits.
Ils tendent , le plus directement qu'il est possible, à noire con-
servation et à notre bonheur : mais bientôt manquant de force
pour suivre à travers tant de résistance leur première direction ,
ils se laissent défléchir par mille obstacles qui , les détournant du
vrai but , leur font prendre des routes obliques Qii l'homme
oublie sa première destination. L'erreur du jugement, la force
des préjugés , aident beaucoup à nous faire prendre ainsi le
change ; mais cet eflet vient principalement de la faiblesse de
l'âme qui , suivant inolleiuent l'impulsion de la nature , se dé-
tourne au choc d'un obstacle , comme une boule prend l'angle
de réflexion ; au lieu que celle qui suit plus vigoureusement sa
course ne se détourne point , mais , comme un boulet de canon ,
force l'obstacle ou s'amortit et tombe à sa rencontre.
Les habitans du monde idéal dont je parle ont le bonheur
d'être maintenus par la nature , à laquelle ils sont plus attachés ,
dans cet heureux point de vue oii elle nous a places tous , et par
cela seul leur nme garde toujours sou caractère originel. Les
passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bon-
heur , ne nous occupent que des objets qui s'y rapportent , et ,
n'ayant que l'amour de soi pour principe, sont toutes aimantes
et douces par leur essence : mais quand , détournées de leur ob-
jet par des obstacles , elles s'occupent plus de l'obstacle pour
récarter que de l'objet pour l'atteindre , alors elles changent de
nature et deviennent irascibles et haineuses ; et voilà comment
l'amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient
amour-propre , c est-à-dire , un sentiment relatif par lequel on
se compare , qui demande des préférences , dont la jouissance est
purement négative, et qui /le cherche plus à se satisfaire par
uotrc propre bien , mais seulement par le mal d'autrui.
Dans la société humaine , sitôt que la foule des passions et des
préjugés qu'elle engendre a fait prendre le change à Thomme ,
vt que les obstacles qu'elle entasse l'ont détourné du vrai but de
notre yîc , loiit ce quo peut faire le sage , batUi du choc conti-
DIALOCL'E.
il dMjiSuious d'autrui pt de» «îennM , et , parmi tant ilc (Tirec-
is qni fégan'nt , ne pouvant plus (teinêlcr cella qui le con-
rait bien, c'est de se lirer de la foule autant qu'il lui est
sible , et de se tenir sans inipatleace à la pliK'e ou le hasard
; bien siir qu'en n'agissant point il évite au moins de
1 H perte et iVailer cliercher ae nouvelles erreurs. Comme
)it dans l'agitation des hommes que lu folie qu'il veut
. il plaint leur aveuglement encore plus qu'il iie liait leur
ptice ; il ne se tourmi^nte point à leur rendre mal pour mal ,
ige pour outrage; et , si quelquefois il clierclie û repousser
atteintes de ses ennemis , c'est sans tliercber à les leur
e , sans sr p.-ii.«ionner contre eux , sans sortir ni de sa place
calme nu il veut rester.
1 habitans, suivant des vues moins profondes, arrivent
ni! au m^me but par la roule contraire , et c'est leur ardeur
qui les tient dan* l'inaction. L'etnt céleste auquel ils
t et qui fait leur premier besoin par la force avec laquelle
e à leurs cmurs leur fait rasseoibler et tendre sans cesse
lc« puissances de leur ame pour y parvenir. Les obstacles
retiennent ne sauraient les occuper au point de le leur
«nbtier un luomenl ^ et de la ce mortel dégoût pour tout le
et cette inaction totale quand ils déses|»ërent d'atteiadre
I objet de tous leurs vœux.
«dilTérencc ne vient pas seulement du i^enre des passion»
aussi de leur force; car les passions fortes ne se laissent pas
comme les autres. Deux amans , l'un très-cpris , l'autre
le , souffriront néanmoins un rival avec la m<.*me im-
, l'un k cause de son amour, l'autre à cause de son
ir~propre. Mais il peut très-bien arriver que la haine du
^ , devenue sa passion principale , survive à son amour et
■^accroisse après qu'il est éteint ; au Heu que le premier ,
: hait qu'à cause qu'il aime , cesse de hair son nval sitùt
e te craint plus. Or ai les âmes faibles et tîédes sont plus
e» aux passions haineuses qui ne sont que des passions se-
lires et aéfléchies , et si les âmes grandes et fortes, se tenant
lear première direction, conservent mieux les passions
a et primitives qui naissent directement de l'amour de soi ,
E comment , d'une plus grande énergie dans les facultés
remier rapport mieux senti , dérivent dans les habitans
Ire monilo des passions bien diS'érenles de celles qui
ici-bas les malheureux humains. Peut-être n'est-on
Utt ces contrées plus vertueux qu'on ne l'est autour de
mais on y .'ait mieux aimer la vertu. Les vrais penchans
nature étant tous bons , en s'y livrant ils sont bons eux-
ruais la vertu parmi nous obligi: souvent k combattre et
la nature , et rarement sont-ils capables de pareils ef-~
( longue iubabitude de l'ésister peut même amollir leurs
(lOÎatde faire le mal par faiblesse, par craîate , par ué-
B ue ïont exempts ni de fautes ni de vi
e l'est i.
âe prise
'eflet , c
ËSilEil
même ne leur est pas étranger , puisqu'il est des sicualions déplo'
râbles où la plus hnule verlu sunit à peîuc pour s'en défendre
<{ui Torcenl au mal l'Iiomuie faible , lualsre son cirur : mais 1'
presse volonté île nuire , la haine envenimée , l'euvie , la ne
ceur, la trahison , l.i fourberie, y son'
on y voit des coupables, jamais on r
s'ils ne sont pas plus vertueux qu'on ii
cela seul qu'ils saveut mieux s'aimer e
malveillans pour autrui.
Ils sont aussi moins actifs , ou , pour mieux dire , moins re- I
muans. Leurs efforts potrr atteindre à l'objet qu'ils contemplent J
consistent en des élans vigoureux j mais, sitôt qu'ils en sentent J
l'impuissance , ils s'arrêleut , sans chercher à leur portée de» J
équivalens à cet objet unique , lequel seul peut les tenter.
Comme ils ne cherchent pas leur bonheur dans l'apparencfl
mais dans le sentiment intiiue , en (juelque rang aue les au
placés la fortune , ils s'agitent peu pour eu sortir ; ils ne cher^
chent ffuére à s'élever , et descendraient sans répugnance & de|
relations plus de leur goût , sachant bien que l'état le plus heu-
reiis n'est pas le plus honoré de la foule, mais celui qui rend l^
cœur plus conlenl. Les préjugés out sur eux très-peu
l'opimoD ne les mène poini ; et , quand ils en setUent
n'est pas eux qu'elle subjugue , mais ceux qui ialluent s
sort.
Quoique sensuels et voluptueux , ils font peu de cas de l'opu-H
îence, et ne font rien pour y parvenir, connaissant trop biein
i'art de jouir pour ignorer que ce n'est pas à prix d'argent qua
le vrai plaisir s'achète; el quant au bien que peut faire uni
richp , sadiaiil aussi que ce n'pst pas lui qui le fait , mais sa rij
chesse, qu'elle le ferait sans lui mieux encore , répartie entra
plus de mains , ou plutôt anéantie par ce partage , et que toaf
ce bien qu'il croît faire par elle équivaut rarement an mal ren
qu'il faut faire pour l'acquérir. D'ailleurs aimant encore pi ni
leur liberté que leurs aises, ils craindraient de les acheter pai
la fortune, ne fût-ce qu'à cause de la dépendance et des em-
barras aliacbés au soin de la conserver. Le cortège inséparabljf
de l'opulence leur serait cent fois plus à charge que les biet>4
qu'elle procure ne leur seraient doux. Le tourment de la possesH
sioa empoisonnerait pour eux tout le plaisir de la joui
Ainsi bornés de toutes parts par Is nature et par la raison ,
s'arrèlenl, et passent la vie à en Jouir eu faisant chaque _
?ui leur paraît bon pour eux et bien pour autrui, sans égard àfl
estimation des hfimines el .-lux caprices de l'opinion. ■
Le Fr. Ji- cherche inutilement dans ma têie ce qu'il peut jra
.iroirile commun entre les êtres fantastiques que vous décriveief"
le monstre dont nous parlions tout-à-l'heure.
IS doute , et je
que
ainsi : mais permetteafl
Des cires si singulièrement constitués dolveut nécessairement 1
DIALOGUE,
i •'Mprimer autrein(>nt que les bommes nrilinaires. Il rst impns-
I lïble i]u'avec iJcï âmes si difle rem ment modiriae^ ils oe purtrnt
pis dnns l'expression île leurs seiitimens et de leurs idées l'crii-
preinte de ces modifications. Si cette empreinte échappe k ceux
, mù s'ont aucune notion de cette manière d'être, elle ne peut
, cclM[^r à ceui qui la connaissent et qui en sont affectas eus—
■ — *TnM. C'est un signe caractéristique auquel le» initiés se reeon-
iMtit entre cm, et te qui donne un grand pni à ce signe, si
u coanu et encore moins employé, est qu'il ne peut se cnntre-
n, q^oe Jamais il n'agit qu'au niveau de sa source, et que,
( quand » ne part pas du cœur de ceui qui l'imitent , il n'arrive
f pat non plus au» cœurs faits pour le dislineuer; mats sitôt qu'il
E y pânrient , on ne «inrail s'y méprendre : il est vrai dès qu'il est
LHati. Cest dans toute la conduite de la vie, plutôt que dans
rlliMlqDM actions éparses , qu'il se maniresle le plus sâremenl.
rAait dans des situations vives oii l'ame s'eialte involontaire-
EBMilt, l'initié distingue bientôt son frère de celui qui, sans
l'I'étre , veut seulement en prendre l'accent , et cette distinction
Îm fait sentir également dans les écrits. Les liabitans du monde
rnebant^ font généralement peu tic livres, et ne s'arrangent
■■point pour en faire; ce n'est jamais un mt-lier pour eus, <^>uiind
E ib en font, il faut qu'il» y soient forcés par un stimulant pUt»
I brt que l'intérêt et même que la gloire. Ce stimulant , diJUcîIc
I tconteatr, impossible à contrefaire, se fait sentir dans tout ce
Uaa'il produit. (^)uelque heureuse découverte k, publier , quelque
I mU« et grande vérili- à répandre , quelque erreur générale et
t Mntideute à combattre , enfin quelque point d'utilité nublique
LaAaUir; voilà les seuls motifs qui missent leur metlrela plume
l'jh II Diain : encore faut-il que les idées en soient assez neuves ,
*elle« , asseï frappantes, pour mettre leur ïèle en elTerves-
t le forcer à s'exhaler. Il n'y a point pour cela cheî eus de
' l \"*'" ~ '"
* ni d'âge propre. Comme e
ftr , ils commenceront ou cesseront de
Il que le stimulant les poussera. Quand chac
II tard
il restera tranqi
auparavant, si
r fourrant dans le iHpot littéraire , sans sentir cette ridic
ingeaison de r.ibàcher et barbouiller élernellemenl du ]
, t|u'on dit être attachée au métier d'auteur ; et tel . né pe
avec du génie , ne s'en doutera pas lui-même et mou
I ilre connu de personne , si nul objet ne vient animer sou
■ an point de le contraindre à se montrer.
LrFR, Mou cher monsieur Rousseau, vous m'avee bien l'oir
d'jlre uu des babitans de ce monde-lâ l
not'ss. J'en reconnais un du moins, sans le moindre doute ,
Jans l'auteur iVÉmiie el â'iféloha.
Le Fr. J'ai vu venir cette conclusion : mai» poin" vous passer
'oHle* ces fictions peu claires , il faudrait premièrement pouvoir
von» accorder avec vous-même : mais, après avoir paru con-
vaincu des abominations de cet Uoiume, vous voili maintenant
12 PREMIER
le plaçant dans les astres parce qu'il a fait des romans. Pour moi
]e ii*eiitends rien à ces énigmes. De grâce , dites-moi donc une
fois votre vrai sentiment sur son compte.
Rouss. Je vous l'ai dit sans mystère , et je vous le répéterai
sans détour. La force de vos preuves ne me laisse pas douter un
moment des crimes qu'elles attestent « et là-dessus je pense exac-
tement comme vous; mais vous unissez des choses que je sépare.
L*auteur des livres et celui des crimes vous parait la même per-
sonne ; \e me crois fondé à en faire deux. Voilà , monsieur , le
mot de l'énigme.
Le Fr. Comment cela , je vous prie ? Voici qui me paraît tout
nouveau.
Rouss. A tort , selon moi j car ne m'avez-vous pas dit qu'il
n'est pas l'auteur du Devin du village ?
Le Fr. Il est vrai , et c'est un fait dont personne ne doute
plus : mais , quant à ses autres ouvrages , je n'ai point encore
ouï les lui disputer.
pas l'auteur du Devin.
Le Fr. La preuve ! Il y en a cent , toutes pércmptoires.
Rouss. C'est beaucoup. Je me contente d'une; mais je la veux,
et pour cause , indépendante du témoignage d'autrui.
Le Fr. Ah! trës-volonticrs. Sans vous parler donc des pillages
bien attestés dont on a prouvé d'abord que cette pièce était com-
posée , sans même insister sur le doute s'il sait faire des vers , et
par conséquent s'il a pu faire ceux du Devin du village , Je me
tiens à une chose plus positive et plus sAre , c'est qu'il ne sait pas
la musique; d'où l'on peut , à mon avis, conclure avec certitude
qu'il n'a pas fait celle de cet opéra.
Rouss. Il ne sait pas la musique ! Voilà encore une de ces dé*
couvertes auxquelles je ne me serais pas attendu.
Le Fr. N'en croyez là-dessus ni moi ni personne , mais vérifiée
par vous-même.
Rouss. Si j'avais à surmonter l'horreur d'approcher du per-
sonnage cjue vous venez de peindre , ce ne serait assurément pas
pour vérifier s'il sait la musique , la question n'est pas assez inté-
ressante lorsqu'il s'agit d'un pareil scélérat.
Le Fr. Il taut qu'elle ait paru moins indifférente à nos mes-
sieurs qu'à vous : car les peines incroyables qu'ils ont prises , et
Srenuent encore tous les jours , pour établir de mieux en mieux
ans le public cette preuve , passent encore ce qu'ils ont fait
pour mettre en évidence celle de ses crimes.
Rouss. Cela me parait assez bizarre; car quand on a si bien
prouvé le plus , d^ordinaire on ne s'agite pas si fort pour prou-
ver le moins.
Le Fr. Oh ! vis-à-vis d'un tel homme , on no doit négliger ni
le plus ui le moins. A l'horreur du vice se joint l'amour <je la vé-
DiALOcrr
i ; pBOr détruire dam toutes ^es branches une re'pnlation uiu r-
ifjet ceux t[uî se sont onijiri^Siésde montrer en lui un monstre
arable ne doivent pas moins s'empresser aujourd'hui d'y
mtrer un petit pillard sans latent.
\ Boi?S5, Il faut avouer que la destinée de cet horanie a des sin-
rilé» bien frappantes: sa vie est coupée en deux parlîes qui
lient appartenir à deu« individus diflërens, dont l'époque
lilei sépare, c'est-à-dire le temps oii il a publié des bvres ,
ttniue la mort de l'un et la naissance de l'autre.
'•e premier , homme paisible et doux , fui bien voulu de tous
K ^uî le connurent, et ses amis lui restèrent toujours. Peu
pfe aux grandes sociétés par son humeur timide et son natu-
il tranquille , il aima la retraite , non pour y vivre seul , mai»
' s douceurs de l'étude aux charmes de l'inlimilé.
e des belles connaissance» et
■ talent agréables, et , quand il i
t acquis pour subsbter ,
hftontion , que les pei
imaginaient pas même qu'il <
Vne. Son cœur fait pours'attachers
vit forcé de faire usage de
;: si peu d'oslenlation et de
desquelles il vivait le plui
seï d'esprit pour faire des
donnait sari réserve j
s jusqu'à Ja faiblesse , il se laissait subjuguer
\r eHX au point de ne pouvoir plus secouer ce joue imnuné-
nit. Le second , homme dur , farouche , et noir, se lait abhor-
etout le uionde, qu'il fuit; et, dans son affreuse misan-
e. re se plaït qu'à marquer sa haine pour le genre humain.
premier, seul, sans étude, et sans maître, vainquit toutes le*
icoltés à force de zèle, et consacra ses loisirs, uon à l'oisiveté,
e moins à des travaux nuisibles, mais à remplir sa tête
« charmantes , son cœur de sentimens délicieux , et à for-
r des projets, chimériques peut-être à force d'être utiles,
it doot l'exécution, si elle eût été possible, eût fait le bon-
wr du genre humain. Le second , tout occupé de ses odieuses
'î su rien donner de son temps ni de son esprit k d'a-
E allons, encore moins à des vues utiles. Plongé
ruinles débauches , il a passé sa vie dans les la-
s mauvais lieux, chargé de tous les vices qu'on y porte
contracte , n'ayant nourri que les goAts crapuleux el
it|tii en sont inséparables, il fait ridiculement conlrasler ses
clioaltons rampantes avec les altièrcs productions qu'il a l'au-
B de s'attribuer. En vain a-t-il paru feuilleter des livres el
r de recherches philosophiques, il n'a rien saisi, rien
Mifti, que ses horribles systèmes; et, après de prétendus essai*
ri n'avaient pour but que d'en imposer au genre humain , il
' , couime il avait commencé, par ne rieu savoir que mal
■ Enfin.. sans voulo
• brancha , et pour m'
C— ■— , «l'une liuiidité
lr«r à ses amis le
? cette oppDsitii
dans toutes ses
onduil , le pre-
jusq'u'à la bêtise , osait k peine
le secoud , d'une
productions de ses loi si
"4
impudence encore plus bête, s'appr
((■lempiit les productions d'autrui sui
le tiioiiis. Le premier aima passionnel
occupation favorite, et avec assez de i
couvertes , trouver les dcfaiils , indiq
une grande partie de sa \ie parmi li
tantôt composant de Ja musique dans
is, tantôt écrivant sur cet
E riait fièrement et puW!— 1
rs choses qu'il entendait 1
[lent lu musique , en lît son fl
iiccès pour y faire des de—
1er les corrections : ÎI passa I
s artistes e( les jimateurs , J
tous les genres en diverses |
, proposant des vues n
des leçons de composition, constatant par des ]
épreuves l'avantage des méthodes qu'il proposait, et toujours se
montrant instruit dans toutes les parties de l'art plus que la plu-
part de ses contemporains, dont plusieurs étaient à la vérité
plus versés que loi dans quelque partie , mais dont aucun n'ea
avait si bieunaisi l'ensemble et suivi la liaison. Le second, înepta
au point de s'être occupé de musique pendant quarante ans |
sans pouvoir l'apprendre, s'est réduit à l'occupation d'en copiei
faute d'en savoir fairej encore lui-même ne se trouve-t-il pal 1
assez savant pour le métier qu'il a choisi , ce qui ne renipêcliel
pas de se donner avec la plus stupide effronterie pour l'auteu^ J
de choses qu'il ne peut eiecuter. Vous m'avoueieï que voilà des 1
contradictions difliciles à concilier.
Le Fh. Moins que vous ne croyez , et , ai vos autres énigmes
ne in'élaieut pas plus obscures que celle-là, vous me tiendriez
moins en haleine.
Rouss. Vous m'éclaircirei donc celle-ci quand il vous plaira,
car , pour moi , je déclare (jue je n'y comprends r
Le Fh. De tout mon cœur, et très-facilement ; mais commen— J
ce* vous-même par m'éclaircir votre question.
Roiss. Il u'y a plus de question sur le Fait que vous veoei |
d'exposer. A cet égard nous sommes parfaitement d'accord , et 3
j'adopte pleinement votre conséquence , mais je la porte plusl
loin. Vous dites qu'un homme qui ne sait faire ni musique ni I
vers n'a pas fait le Deyin du Village , et cela est incontestable 1 1
moi j'ajoute que celui qui se donne faussement pour 1'
cet opéra n'est pas même l'auteur des autres écrits qui porleatl
son nom , et cela n'est guère moins évident; car, s il n"a pa* I
fait les paroles du Devin puisqu'il ne sait pas faire des vers, il 1
n'a p.iî fait non plus l'Alleede Sylvie , cjui diffici"
peut être l'onvrage d'un scélérat ; et , s'il :
sique puisqu'il ne sait pas la musique , il n
Lettre (ur la musique française, encore n
de musique , qui ne peut être que l'ouvra
dans cet art el sachant la composition.
Le Fh. Je ne suis pas là-dessus de votre sentiment non plus I
cpie le public, et nous avons pour surcroît celui d'un graad I
a étranger venu depuis peu dans ce pays.
apasli
s fait n
fait la
1 effet 1
Rouss. Et, ji
)us pne , le connaissez-v
Savez-vous par qui et p(
France , quels motifs l'ont porto to
grand^
téap-J
coup à ne 1
.iiU
DIALOGUE.
rd« 1b mnsiqne française , et à venir s'elablirà Paris 7
J^ soupçonne ijuelque cliose de tout cela ; maiï il n'en
moins vrai que Jcan-Jacuues étant plus que personue
miraleur donne lui-iuèine du poids il son sullrage.
I Rocss. Admirateur de son (aient, d'accord, je le suis aussi ;
lais ^nant à son sufirage , il faudrait prctniéreinenl être an fait
e bien des choses avant de savoir quelle autorité l'on doit lui
onner.
F Lb Fr. Je veux bien , puisqu'il vous est suspect , ne m'eu pas
r cet art sans y rien
« fort doctement sur la musiqi
e une bonne basse sous un menuet , et
qu'on peut bavarder tant qn on
dre , et que te! qui se mêle d'e-
D esl-elle d'appliqui
cette idée i
de le noter.
sla. Mais votre intcn-
Dictîonnaire et à son
e Fh. Je conviens que j'y pensais.
[ Rovss. Vous y pensiez ! Cela étant , permettez-moi , de grâce,
n nne question. Avez-vous lu ce livre?
t Fr. Je serais bien fâché d'en avoir lu jamais une seule
' , non plus que d'aucun de ceux qui portent cet odîeuc
surpris que nous pensions, vous
uts qui s'y rapportent. Ici. par
s ce livre avec ceux dont vous
!S. En ce cas, je su
, si difTéreimaenl si
mple, vous ne confor
' , et qui, ne roulant que sur
Ditent que des idées vagues <
4 petit-être d'autres écrits, et qu'ont tous ceux qui savent un
a de musique ; au lieu que le Dictionnaire entre dans le délai!
s règles poui
en montrer
oit guider U
r «'attache même k éclai
latent restées confuses
dligibles dans leurs ê
Ri[de , explique ce gei
laé de l'obscurité avec
n'alors avaientécrit s
Lais que cet article
l'application, l'eieeptioi
positeur dans leur emploi. L'au-
ie certaines parties qui Jusqu'a-
la tête des miisiciens , et presque
écnlï. L'article Eii/iarirtonii/iie , par
ire avec une si grande clarté qu'on est
laquelle en avaient parlé tous ceux qui
ur celte matière. On ne me persuadera
-.pre-taion tf agite . harmoaU, li^
, mode, ntoduiacivn, préparation, récitatif, trio (i), et
l(ll TiMU le» articles de mntique qur j'ii
^nr«ai biu dt-d'snné" 17^9. el Tvm'"
i,i M. d'Ali-mbiTl, comme enlratic 1
MtU Mail cliargF. Qunlque lew]» aprèi
, qu'il n'nul p>i* <iearicaup (te [lein
r,fl itiiciqur tempa aprè* u<
■• Biigmpiilaliuiil. Diins rintP
t promit pour TBficj'e'o;'"-
,r M. Di Uriil , r»oil*e»"l-
sta parti» .V.itA(('nu''?'iMt
DI'ALOGFE.
ne fbt*(vifque lursqu'ott sAt ijae le divin Jritn-
Utail oas la rauMi]uo. Ur, ([uoi que vous m piiiitîcs
Îi'un bntuine ijtii ne sail p4s la musique n'a pu faire
F l'art uut\ersellcnient nilmiré , it ne s'ensuit pas ,
. ijuM n'a pu faire un livre peu lu, [k-u entendu, et
linseïlîine.
Dans les i-lios«s dont je peux juger par inoi-mi'nie, je
régie de nirs jugrmeus ceux du publii: ,
t quand il jcncoue.
du Village, après
pUisir p|.
publiqne.n
il d'un coup pour
■ndu pendant vingt (
ml subit , quelle
!!?.'
t, tt cela,
cic Ginù , qui
itU4|iie pour la ph
l auteur était l'ubjeC
1 rien eu d'a.wez naturel pour faire au-
Je vous ai dit ce qnr je pensais du Die-
urroptnionpublique, ni sur ce célèbre
1 nulle application particulière à Tari,
lerie; mais après avoir lu attentîve-
t l'ouvrage entier, dont la plupart des articles feront faiic
tneillcure musique quand les arUste!>en sauront profiter.
t au Devin , quoique je sois bien sàr que personne ne sent
_iie moi. les vérilablus beautéb de cet ouvrage, je sni5 fort
é de voir ces beautés oii le public eugoué les place Ce ne
1 de celles que l'étude et le savoir produisent, mais de
I qu'inspirent le goût et la sensibilité; et l'on prouverait
■coup mieux qu'un savant compositeur n'a point fait celte
<i la partie du beau cliant et de l'invention lui manque ,
e prouverait qu'un ignorant ne l'a pu faire parer qu'il
cet Acquis qui supplée au génie et ne fait rien qu'il force
lil. Il n ^ a rien dans le Devin du Village qui passe , quant
lie scieolilique, les principes élémentaires de la compo-
ft non-seulement il n'y a point d'écolier de trois mois qui,
iens,nc fût en étal d'en faireautaut, mais on pentbieudou-
ji'au savant cnmpositeur pût se résoudre à être aussi simple.
Kvrai que l'auteur de cet ouvrage y a suivi un principe caché
>e lait sentir sans qu'on le reiuarque , et qui donnée ses
lats un effet qu'on ne seut dans aucune autre musique fran-
l ,u-o
mposi leurs ,
. Mais ce principe, ignoré
• de ceux qui en ont entendu parler, nos
ir «le la Leiire sur la musique française, qui en a fait ensuite
article du Dictionnaire , et suivi seulement par l'auteur du
■il une grande preuve de plus que ces deut auteurs sont
. Mais tout cela montre 1 invenlion d'un amateur qui a
i sur l'art, plutôt que la routine d'un professeur qiii le
e cnpérieu rement. Ce qui peu' faire honneur au musicien
me pièce esl le récitatif: il est bien modulé, bien ponctué,
t Mcenluê, autant que du récitatif français peut l'c-lre. Le
IT^n est neuf, du moins il l'était alors il tel point qu'on ne
il point hasarder ce récitatif à la cour , quoiqu'adaplé à la .
— 1 . _ _..-_ — __..__ i"_; _ _;__ -j concevoir comment A
r plus qu'a
i8 PREMIEÎI
récilalif pent êlre pillé , à moins qu'on ne pille aussi les paroles; J
et, quand il n'y aurait que cela delà main de l'auteur de 1»
Kiëce, j'aimerais mieus, quant à moi, avoir fait le récilatif s
!s airs que les airs sans le récilatif; mais je sens trop bien l|f
même maîn dans le tout pour pouvoir le partager à difîëri
leurs. Ce qui rend même cet opéra prisa b le pour les gens de goilffl
c'est le parfait accord des paroles et de la musique , c'est l'étroit^
liaison des parties qui le composent , c'est l'ensemble exact dq
tout qui en fait l'ouvrage le plus un que je connaisse en ce genre
, Le musicien a partout pensé , senti , parlé comme le poi>lc ; Vêts
pression de l'un répond toujours si fidèlement à celle de l'autre
3u'on voit qu'ils sont toujours animés du
il que cet accord si jusle et si rare résulte d'un tas de pillât
fortuitement rassemblés ! Monsieur, il y aurait cent fois plu
d'art à composer un pareil tout de morceaux égiars et décausai
qu'à le créer soi-mfnie d'un bout à l'aulTC.
Le Fn. Votre objection ne m'est pas nouv
rafnie si solide k beaucoup de gens , que, revci
tiels , quoique tous si bien prouves , ils sont ma
dés que la pièce enliiire , paroles et musique ,
main , et que le cbarlatan a eu l'adresse de s'en
fudence de se l'allribuer. Cela paraît même s
on n'en doute plus guère ; car enfin il faut bien nécessairem*
rccourirâ quelque explication semblable ; il faut bien c^ue cet 01
Trage , qu'il est inconleslablement hors d'état d'avoir fait, r
été fait par quelqu'un. Ou prétend même en avoir découvert
véritable auteur.
Rouss. J'entends : après avoir d'abord découvert et très-bi(
prouvé les vols partiels dont le Devin du Village était compo»
on prouve aujourd'hui non moins victorieusement qu'il n'y
point eu de vols partiels; que cette pièce, toute de la même mail
a été volée en entier par celui quï se l'attribue. Soit donc , CJ
l'une et l'antre de ces vérités contradictoires est égale pour œi
objet. Mais enfin quel est-il dore, ce véritable auteur? Est-
Français , Suisse , Italien , Chinois?
Lf. Fit. C'est ce que j'ignore; car on ne peut guère attrikui
cet ouvrage à Pergolèse , comme un SaU-e Regin
Bouss. Oui, j'eu connais un de cet auteur, et qui mcme a él
gravé. , . .
Le Fb. Ce n'est pas celui-là. Le Salre dont vous parlex , Pei
golêse l'a fait de son vivant, et celui dont je parle en est a
autre qu'il a fait vingt ans après sa mort, et que Jean-Jacqui
s'appropriait en disant l'avoir fait pour mademoiselle Fel , comn
beoucoup d'autres motets que le même Jenn-Jaeques dit ou dii
de même avoir faits depuis lors, et qui par autant de mirach
de M. d'Alemliert sont et seront toujours tous de Pergolèse, dool
il évoque l'ombre quand il lui plaît.
Rouss. Voilà qui est vraiment admirable! Oh ! je me doi
lais depuis long-temps que ce M. d'Alcmbert devait être
DIALOGUE.
s^iiit & miracles, et je parierais Lien (ju'il ne »
in'ui-là. Mais, comme vous dites , il lui sera n
elle , (oui saint qu'il est , d'avoir aussi Tait fuire le Devin du Vil-
lage k Pergolèfe, et il ne faudrait pas multiplier les auteurs sans
Le Fit. Pourquoi non? Qu'un pillard prenne à droite et à
gauclie , rien au inonde n'est plus naturel.
KoLss. D'accord; mais dans toutes ces musiques ainsi pîUe'et
OH sent les coutures et les pièces de rapport , et il rae semble
ijiie celle <(uî porle le uom de Jean-Jacques n'a pas cet air-là. On
a'f trouve même aucune physionomie nationale : ce n'est pas
i»de la musique italienne que de la musique française. Elle a
j tog delà chose , et rien de plus.
L,hx Fm. Tout le monde convient de cela. Comment l'auteur du
.vin *-t-il pris dans cette pièce un accent a.lors si neuf qu'il
M ait employé que là , et si c'est son unique ouvrage, comment
n »-t-il tranquillement cédé la gloire à un autre , sans tenter
é la revendiquer , ou du moins de la partager par un second
* ■» semblable ? On m'a promis de m'expliquer clairement tout
; car j'avoue de bonne foi y avoir trouvé jusqu'ici quelque
Kocss. Bon I vous voilà bien embarrast^ l Le pillard aura
Jtaccoinlaiice avec l'auteur : il se sera fait confier sa pièce ,
|.la lui aura yolée, et puis il l'aura empoisonné. Cela est tout
??••■ . . ,
Le Fa. Vraiment , vous avez là de jolies idées !
bovss. Ali 1 ne me faites pas honneur de votre bien! Cei îde'es
If appartiennent ; elles sont l'clfet naturel de tout ce que vous
iiTCt appris. Au reste , et quoi qu'il en soit du véritable auteur
I \m pièce, il me sulUt que celui qui s'est dit l'être soit, par son
wrance et son incapacité, hors d'état de l'avoir faite, pour
j'en conclue, à plus forte raison, qu'il n'a fait ni le Diclion-
«qu'il s'attribue aussi , ni la Lettre sur la musique française,
[ancun des autres livres qui portent son nom et dans lesquels
t impossible de ne pas sentir qu'ils parlent tous de la même
. IVailleurs, conccvei-vous qu'un homme doué d'asseï de
lens pour faire de pareils ouvrages aille, au fort même de son
Knrcsccnce , piller et s'attribuer ceus d'autrui dans un genre
B Tioa-«eulement n'est pas le sien , mais auquel il n'entend ab-
nent Hen ; qu'un homme qui , selon vous , eut asses de cou-
( d'orgueil , de fierté , de force , pour résister à la déman-
ntt d'écrire, si naturelle aux jeunes gens qui se sentent quel-
e Ulent , pour laisser mûrir vingt ans sa tête dans le silence ,
n de donner plus de profondeur et de poids à ses productions
^tenips méditées, que ce même homme , l'ame toute remplie
s grandes et sublimes vues , aille eu interrompre le dere-
>emeut , pour chercher, par des manœuvres aussi lâches que
j , _je réputation usurpée et très-inférieure à celle qu'il
VA obtenir légitimement? Ce sont des geni pouryu» de fiita
T-0 PREMIER
petits ta1«m par eux-mêmes qui se pareil I ainsi Jecemd'at
et quiconque avec une tête active et pensante a senli le dél;
l'atirait du travail d'esprit ne va pas servilement sur la trace d*u
autre pour se parer ainii de productions étrangères par prefil
rence a celles cru'il peut tirer de son propre fond. Atlei , m
sieur , celui qtii a pu être asse^ vil et assez sot pour s' attribut
Devin du Village sans l'avoir fait , et même sans savoir la i
iique, n'a jamais fait une ligne du Discours sur l'inégalité, n
l'Emile , ni du Contrat social. Tant d'audace et de vigueur d'oi
cdte, tant d'ineptie et de lâcheté de l'autre , ne s'associeront j^
Voilà une preuve qui parle a tout homme sensé. Que d'autrj
qui ne sont pas moins fortes ne parlent qu'à moi, j'en suis fâoU
Sour mon espèce ; elles devraient parler à toute aine sensible j
ouée de l'instinct moral. Vous me dîtes que tous ces écrits q
m'échauHent , me touchent, m'attendrissent, me donnent la v
lonté sincère d'être meilleur, sont uniquement des productioi
d'une Icle exaltée conduite par un cœur hypocrite et fourbe. £
figure de mes êtres surlunaires vous aura déjà fait entendre qn
je n'étais pas là-dessus de votre avis- Ce qui me confirme encwT
dans le mien est le nombre et l'étendue de ces mêmes écrits, i
îe sens toujours et partout la même i
échauffé des mêmes sentimens. Quoi ! ce fléau du genre humaî^
cet ennemi de toute droiture, de toute justice, de toute boi
s'est captivé dix à douze ans dans le cours de quinze volumei]
parler toujours le plus doux , le plus pur, le plus énergique li
cage de la vertu, à plaindre les misères humaines , à enmontrd
la source dans les erreurs, dans les préjugés des hommes, k leq
tracer la route du vrai bonheur, à leur apprendre à rentrer daii
leurs propres cœurs pour y retrouver le germe des vertus sodal|
qu'ils étouffent sous un faux simulacre dans le progrès mal t
tendu des sociétés, à consulter toujours leur conscience pourra
dresser les erreurs de leur raison , et à écouter dans le lîleo'
des passions cette voix intérieure que tous nos philosophes c
tant à cœur d'étouffer, et qu'ils traitent de chimère parce qu'ell
ne leur dit plus rien : il s'est fait sifller d'eux et de tout son sié^
pour avoir toujours soutenu que l'homme était bon quoiqui
hommes fussent méchans , que ses vertus lui venaient de lu3
même, que ses vices lui venaient d'ailleurs : il a consacré »
plus grand et meilleur ouvrage à montrer comment s'iutrodui
dans notre ame les passions nuisibles , à montrer que la boni
éducation doit être purement négative, qu'elle doit consiste!
non à guérir les vices du cœur humain , puisqu'il ji'y en a pois
naturellement , mais à les empêcher de naître , et k tenir esatj
temen t fermées les portes par lesquelles ils s'introduisent : i
a établi tout cela avec une clarté si lumineuse, avec un >
■ louchant, avec une vérités! persuasive, qu'une ame non dj
e peut résister à l'attrait de s
ses raisons; et vous voulei que cette lor
lages et :
•ue suite d'éi
DrALOGUE.
tat taujours les mimes maximes , où le même laneage se sou-
it toujours avec la nicoie chaleur , soit l'ouvrage d'un fourbe
't toujours, non-teulement contre sa pensce, mais aussi
in iaterêl , puis4ue , mettant tout son bouheur k remplir
e de mallieurs et de crimes , tl devait conspouemmeut
^er à multiplier les scélérats pour se Joonerdes aides et des
c« dans l'exécution de ses horribles projets j au lieu qu'il
raille réellement qu'à se susciter des obstacles et des adver-
» dans tous les prosélytes que ses livres feraient à la vertu.
' t» raisons non moins fortes dans mon esprit. Cet auteur
, reconnu , uar toutes les preuves que vous m'avez foar-
t plus crapuleux , le plus vil débauché qui puisse exister ,
t M vie avec les trainées des rues dans les plus infâmes rê-
I il est liébclé de débauche , il est pourci de vérole i et vous
t qu'il ait écrit ces iiiiiiiilables lettres pleines de cet amour
rAlant et si pur qui ne germa jamais que dans des crcurs aussi
tctque tendres.' Ignorez-vous que rien n'est moins tendre
n débauché , que l'aumur n'est pas plus connu des libertins
i femmes de mauvaise vie, que la crapule endurcit le
f rend ceux qui s'y livrent imuudens , grossiers , Lrulaui ,
Uj que leur s.mg appauvri, dépouillé de cet esprit de vie
'a coeur porte au cerveau ces charmantes images d'oti naît
e de l'arnour , ne leur donne par l'habitude que les acres
u besoin , sans y joindre ces douces impressions qui
t la sensualité aussi tendre que vive? Qu'on me montre
imour d'une main inconnue , je suis assuré de con-
nlare si celui qui l'écrit a des mœurs. Ce n'est qu'aux
C ceux qui en ont que les femnies peuvent briller de ces
>t tçucbans et chastes qui seuls font le délire des cœurs
intamoureux. Les débauchés ne voient en elles que des ins-
msdc plaisir qui leur sont aussi inèprisahlesque nécessaires,
E CCS vases dont on se sert tous les jours pour les plus in—
besoins. J'aurais défié tous tes coureurs de filles de
d'écrire jamais une seule des lettres Je l'Hétoise ; et le livre
, ce livre dont U lecture me jette dans les plus angéliques
it l'ouvrage d'un vil dénauché I comptez , monsieur,
n'en est rien : ce n'est pas avec de l'esprit et du jargon que
(dbosea-là se trouvent. Vous voulez qu'un hypocrite adroit,
!ie n ses fins qu'à force de ruses et d'astuce , aille
pirdïmenl se livrer a l'iuipéluosité de l'indignation contre tous
lire tous les partis sans exception , et dire également
( dures vérités aux uns et aux autres? Papistes, bugue—
^ ., petits, hommes, femmes, rohms, soldats, moines ,
s, dévots, médecins, philosophes, Yros Rutuluav j'itat ,
A peint , tout est démasqué sans jamais un mot d'aigreur
k personnalité contre qui que ce soit , mais sans ménagement
■ lacun parti. Vous voulez qu'il ait toujours suivi sa fougue
lut d'avoir tout soulevé contre lui , tout réuni pour l'acca-
1 disgrâce -, el tout cela sans se ménager m défen-
M PREMIER
scur , n! appui, sans sVmbarrassor mcme clu succès ie sès livras i
5ans s'informer au moins de reflet qu'ils produisaient et de Fo-
rage qu'ils attiraient sur sa tcte , et sans en concevoir le moindre
souci quand le bruit commença d'en arriver jusqu'à lui ? Cette
intrépidité, cette imprudence, cette incurie est-elle de l'homme
faux et fin que vous m'avez peint? Enfin vous voulez qu'un misr-
rable à qui l'on a 6té le nom de scélérat qu'on ne trouvait pat
encore assez abject , pour lui donner celui de coquin comme ex-
primant mieux la bassesse et Tindignité de son ame; vous voulez
que ce reptile ait pris et soutenu pendant quinze volumes le lan-
gage intrépide et fier d'un écrivain qui , consacrant sa plume à
la vérité , ne quute point les suffrages du public , et que le témoi-
gnage de son cœur met au-dessus des jugemens des bommes?
y ons voulez que , parmi tant de si beaux livres modernes , les
seuls qui pénètrent jusqu'à mon cœur, qui l'enflamment d'à—
mour pour la vertu , qui l'attendrissent sur les misères humaines,
soient précisément les jeux d'un détestable fourbe qui se moque
de ses lecteurs et ne croit pas un mot de ce qu'il leur dit avec
tant de chaleur et de force ; tandis que tous les autres , écrits , «^
ce que vous m'assurez , par de vrais sages dans de si pures inten-
tions, me glacent le cœur , le resserrent, et ne m'inspirent avec '
des scntimens d'aigreur, de peine , et de haine, que le plus into- ■
lérant esprit de parti? Tenez, monsieur, s'il n'est pas impossible
que tout cela soil, il l'est du moins que jamais Je le crote, fût-
il mille fois démontré. Encore un coup je ne résiste point à vos
preuves; elles m'ont pleinement convaincu : mais ce que je ne
crois ni ne croirai de ma vie, c'est que l'Emile, et surtout l'ar-
ticle du goût dans le quatrième livre, soil l'ouvrage d'un cœur
dépravé ; que l'IJéloïse, et surtout la lettre sur la mort de Julie y
ait été écrite par un scélérat; que celle à M. d'Alembert sur les
spectacles soit la production d'une aiue double ; que le sommaire
du Projet de paix perpétuelle soit celle d'un ennemi du genre
humain; que le recueil entier des écrits du même auteur soit
sorti d'une amc hypocrite et d'une mauvaise tête , non du pur
sèle d'uu cœur brûlant d'amour pour la vertu. Non, monsieur,
nou, monsieur; le mien ne se prêtera jamais à cette absurde et
fausse persuasion. Mais je dis et je soutiendrai toujours qu'il faut
qu'il y ait deux Jean-Jacques , et que l'auteur des livres et celui
des crimes ne sont pas le même homme. Voilà un sentiment si
bien enracine dans le fond de mon cœur que rien ne me l'olera
jamais.
Le Fr. C'est pourtant une erreur , sans le moindre doute , et
une autre preuve qu'il a fait des livres est qu'il en fait eucorc
tous les jours.
Rouss. Voilà ce que j'ignorais, et l'on m'avait dit au contraire
qu'il s'occupait uniquement depuis quelques années à copier de
la musique.
Le Fr. Bon , copier ! il en fait le semblant pour faire le pau-
vre , quoiqu'il soit riche , et couvrir sa rage de faire des livres
A
Il ^e barbouiller clu pap>or..J^ljii« ni
)t U but nue vous veuiei de bien lo
I Boum. Sar niioi
«til I
AL?) GUE.
rr^onnc ici nVrt ("ît la iîii;>? ,
pour l'avoir cté.
îleot cei nouveaux livres
!t avec tant de succîis?
lises de loule espèce : des leçons d'a-
ihiiosopbic moderne , des ora.isons fu—
s prie ,
|Ls Fe. Ce aanl âa fad
inoe , des i-inges de la i
An», des traductions, des satires..
I^Bocss. Contre ses ennemis, sans doute?
_B F». Non , contre les ennemis de ses ennemis.
KJftotlSS. "Voili dr quoi je ne me serais pas douté.
f l>s Fb. Oh ! vous ne connaissez pas la ruse du drôle ! Il fait
rt cela pour se luifrux déguiser. Il fait de violentes sorties con-
êj« présente administration (en 177a) dont il n'a point à se
^mdre, eu faveur du parlement q^ut t'.i si indignement traite,
j'alite ur de tontes ses misères, qu'il devrait avoir en tior-
^^b à chaque instaut sa vanité se décèle parles plu* ineptes
■^lai-même. Par exemple, îl n fait deraiérement un
plat intitulé l'an deux mille deux cent qitamnU , dans
poniacre avec soin tous ses écrits à la po.itérîté , sans
ipter Narcisse , et sans qu'il en manijoe une seule ligne.
effet une bien étonnante balourdiw. Dans les
Hnortent son nom je ne vois pas un orgueil aufsi bêle.
\ksx ve nommant îl se contraignait; à présent qu'il se
fteaché , il ne se g^ne plus.
il a raison, cela lui réussit si bien! Mais, monsieur,
IJBDc le vrai but de ses livres que cet homme si fin pu-
iint de mystitrc en faveur des gens qu'il devrait ha'ir ,
Mtrine & laquelle ïl a paru si contraire?
En doutez-vous ? C'est de se jouer du public et de faire
I ton éloquence , en prouvant suceossivement le pour
^ et promennnt ses lecteurs du blanc au noir pour se
B leur crédulité.
yax ma foi I voilà, pour la détresse oii il se trouve, un
Irbien bonne humeur, et qui pour être aussi haineux
\ faites n'est guitre occupe de ses ennemis ! Ponr moi ,
vindicatif, je vous déclare que si j'étais à sa
ït je vouluâsi^ encore faire des livre», ce ne serait pas
Hnomphcr mes persécuteurs et leur doctrine aux dé-
'~ réputation et des mes propres écrits. S'il est réelle-
urde ceu» qu'il n'avoue pas, c'eït une forte et nou-
Rfe qu'il ne l'est pas de ceux qu'il avoue. Car assure'ruent
it le Euppnser bien stopide et bien ennemi de lui-Bi^nic
iriter la palinodie si mal â propos.
II faut avouer que vous êtes ufi homme bien obstiné ,
ji:e dans vos opinions; au peu d'autoriléou'onl sur vous
jiuhlic, on voit bien que vous n'êtes pas Français. Parmi
.iges si vertueux , si justes , si supérieurs n toute par
• t"'
mointire résislam
personne qui ne !
I, preuve» t|ue ce
m argunicns triomphans ds^
lit rendu avco empressement, r
me auteur qu'on disait lantfl
s si Tcte , mais si rogue et aïl
. ... J' ''"H
TOamtenant qu on s e*t îi bien pas:
n'en voudrait pas changer quand la chose serait possible, voufl
seul , plus dilTicile que tout le monde, vene* ici nous proposer J
une distinction neuve et imprévue, qui ne le serait pas si elleB
avait la moindre solidité. Je conviens pourtant qu'à travers loutV
ce palho» , qui selon moi ne dit pas grand'chose, vous ouvre* d«
nouvelles vues qui pourraient avoir leur usage , communiquéeifl
h nos messieurs. Il est certain que si l'on pouvait prouver qu^P
JeaD-Jacques n'a fait aucun des livres qu'il s'attribue, comnim
on prouve qu'il n'a ^as fait le Devin , on oterait une difficalt^
oui ne laisse pas d'arrêter ou du moins d'embarrasser encore bïi
' ' ' s preuves convaincantes des forfaits de ce □
sérable. Mais
appnyer celle
, qti o
i fort I
'. fût i
t le
irpris.
, pout
R'
qu'on pau
lard
proposerJ
obre. qu ilj
ri'r de
l'oppr
isdes
'inqui
éler q
nelqu*foj^
n rfdicuUj
tirent
souvei
itdes
objectianiJ
'un co
up en
. afËrr
liant qti'iU
la. et
qu'il
en est
,„c.p.bia
je ïoii
S qu'on a pris ici une;
er à cellc-la j et l'oaj
que ne
is mes
sieurs ;
l'oceupenU
ir en extraire le po
bon. 1
'attachant â
, nos messieurs ne lais
lie ces livres qu'ils détestent ,
de toute leur force , mats qui I
incommodes, qu'on lèverait tout d'u
u'a pas écrit un seul mot de tout c
comme d'avoir fait le Devin. Mai:
route contraire qui ne peut gui:re
croit si bien que ces écrits sontdc lu
depuis long-temps à les éplucher poui
ilorss. Le poison!
Le Fh. Sans doute. Ces beaux livres vous ont séduit commt|]
bien d'autres , et je suis peu surpris qu'à travers toute cette o
tentation de belle morale vous n'ayez pas senti les doctrine!.
fiernieieuses qu'il y répand; mais je le serais fort qu'elles n'yl
usseut pas. Comment un tel serpent n'infecterai l-îl pas de sonS
venin tout cequ'il touche?
AoL-ss. Eh bien , monsieur, ce venin ! en a-i
entrait de ces livres?
Le Fr. Beaucoup, à ce ou'on m"a dit, el
tout à découvert dans noiunre de passages I
trérne prévention qu'on avait pour ces livres e
n déjà beaucoup ■
î remarquer,
s'y meta
uè l'es-J
d'abordj
i frappent maintenant de surprise (
mieux instruits, les lisent comme ill
BoL'Ss. Des passages horribles! J'ai lu ces livres avec grandi
i point trouvé de tels, je vous jure. Vousg
d'effro
tous ceux I
n'obligeriez de
LeFr. Ne les avant ]
nais l'en demanderai
i les ont re-l
DIALOGUE. 25
cueillis, et je youi la commiiniquerai. Je me rappelle seule-
ment qu'on cite une note de V Emile ou il enseigne ouvertement
Fascassinat.
Rnuss. Comment, monsieur, il enseigne ouvertement Tassas-
sinat , et cela n'a pas été remarque de la première lecture! Il
fallait qu'il ei\t en eiTct des lecteurs bien pn>vcniis ou bien dis-
traits. Et oii donc avaient les yeux les auteurs de ces sages et
graves réquisitoires sur lesquels on Ta si régulitTcinont décrété?
Quelle trouvaille pour eux f quel regret de l'avoir inanquée !
Le Fr. Ah ! c'est que ces livres étaient trop pleins de choses
à reprendre pour qu on pilt tout relever.
Rouss. Il est vrai que le bon, le judicieux Joly do Flcury, tout
plein de l'horreur que lui inspirait le système criminel de la
Rtrliffion naturelle^ ne pouvait guère s'arri^ter à des bagatelles
comme des leçons d'assassinat ; ou peut-être , comme vous
dites, son extrême prévention pour le livre Tempêchait-elle de
les remarquer. Dites, dites, monsieur, que vos chercheurs de
poison sont bien plutôt ceux qui l'y mettent , et qu'il n'y en a
point pour ceux qui n'en cherchent pas. J'ai lu vingt fois la
note dont vous parlez , sans y voir autre chose qu'une vive in-
dignation contre un préjugé gothique non moins extravagant
que funeste , et je ne me serais jamais douté du sens que vos
messieurs lui donnent , si je n'avais vu par hasard une lettre
insidieuse qu'on a fait écrire à l'auteur à ce sujet et la réponse
qu'il a eu la faiblesse d'y faire , et oîi il explique le sens de
cette note qui n'avait pas besoin d'autre explication que d'être
lue à sa place par d'honnêtes gens. Un auteur qui écrit d'après
son cœur est sujet , en se passionnant , à des fougues qui l'en-
traînent au-delà du but , et à dos écarts oit ne tombent jamais
ces écrivains subtils et méthodistes qui, sans s'animer sur rien
au monde , ne disent jamais que ce qu^il leur est avantageux de
dire et qu'ils savent tourner sans se commettre , pour produire
l'efTet qui convient à leur intérêt. Ce sont les imprudences
d'un homme confiant en lui-même, et dont l'ame généreuse
ne suppose pas même que l'on puisse douter de lui. Soyez sur
que jamais liypocrite ni fourbe n'ira s'exposer à découvert. Nos
philosophes ont bien ce qu'ils apnelleut leur doctrine intérieure,
i' mais ils ne l'enseignent au pubhc qu'en se cachant, et à leurs
amis qu'en secret. En prenant toujours tout à la lettre ou trou-
verait peut-être en effet moins à reprendre dans les livres les
plus dangereux que dans ceux dont nous parlons ici , et en gé-
néral que dans tous ceux oii l'auteur, sûr de lui-même et par-
lant d'abondance de ca-ur, s'abandonne à toute sa véhémence
sans songer aux prises qu'il peut laisser au méchant ([ui le guette
de sang-froid , et qui ne cherche dans tout ce qu'il offre de bon
cl d'utile qu'un côté mal gardé par lequel il puis-^e enfoncer le
poignard. Mais lisez tous ces passages dans le sens qu'ils pré-
sentent naturellement à l'esprit du lecteur et qu'ils avaient
dans celui de l'auteur en les écrivant , lisez-les à leur place avec
?r> PREMIER
ce qui précède et ce qui suit , consultez la disposition de cnniir
oii ces lectures vous mettent ; c'est celte disposition qui vous
écLiirera sur leur véritable sens. Pour toute re'ponse à ces si-
nistres interprélaleurs et pour leur juste peine, je ne voudrai*
que leur faire lire à haute voix l'ouvrage entier qu'ils déchirent
ainsi par lambeaux pour les teindre de leur venin ^ je doute
3 n'en finissant cette lecture il s'en trouvât un seul assez impu-
ent pour oser renouveler son accusation.
Le Fr. Je sais qu'on blâme en général celte manière d'isoler
et dôfigurer les passages d'un auteur pour les interpréter au
gré de la passion d'un censeur injuste ; mais, par vos propres
principes, nos messieurs vous mettront ici loin de votre compte,
car c'est encore moins dans des traits épars que dans toute la
substance des livres dont il s'agit qu'ils trouvent le poison que
l'auteur a pris soin d'y répandra : mais il y est fondu avec tant
d'art, que ce n'est que par les plus subtiles analises qu'on vient
à bout de le découvrir.
Rouss. En ce cas , il était fort inutile de l'y mettre : car, encore
un coup, s'il faut chercher ce venin pour le sentir, il u'y est
que pour ceux qui l'y cherchent, ou plutôt qui l'y mettent.
Pour moi, par exemple , qui ne me suis point avisé d'y en cher-
cher, je puis bien jurer ny en avoir point trouvé.
Le Fr. Eh qu'importe ," s'il fait son eflet sans être aperçu ?
Effet qui ne résulte pas d'un tel ou d'un tel passage en parti-
culier , mais de la lecture entière du livre. Qu'avcz-vousà dire
à cela?
RoLSs. Rien, sinon qu'ayant lu plusieurs fois en enlier les
écrits que Jean-Jacques s'attribue, 1 effet total qu'il en a résulté
dans mon ame a toujours été de me rendre plus humain , plus
juste, moillenr, que je n'étais auparavant; jamais je ue me suis
occupé de ces livres sans profit pour la vertu.
Le Fr. Oh ! je vous certifie que ce n'est pas là l'effet que leur
lecture a produit sur nos messieurs.
RoLss. Ah , je le crois ! mais ce n'est pas la faute des livres :
car pour moi ])Ius j'y ai livré mon cœur, moins j'y ai senti ce
qu'ils y trouvent de pernicieux ; et je suis sûr que cet effet qu'ils
ont produit sur moi sera le même sur tout honnête homme qui
les lira avec la même impartialité.
Le Fr. Dites avec \a même prévention ; car ceux qui ont senti
l'effet contraire , et qui s'occupent pour le bien public de ces
utiles recherches sont tous des hommes de la plus sublime vertu ,
et de grands philosophes qui ne se trompent jamais.
Rot ss. Je n'ai rien encore à dire à cela. Mais faites une chose;
îmbu des principes de ces grands philosophes qui ne se trompent
jamais, mais sincère dans l'amour de la %érité, mellez-vous eu
état de prononcer comme eux avec connaissance de cause , et Je
décider sur cet article entre eux, d'un roté, escortés de tous
leurs disciples qui ne jurent que par les maîtres, et, de l'autre,
tout le public avant qu'ils Teussent si bien endoctrine. Pour
1
DTALOGUE. 07
cela, lîsex TOus-même les livres dont il s'agit; et sur les dispo-
sitions où TOUS laissera leur lecture jugez de celle où était Fau-
teur en les e'crivant, et de refTet naturel qu'ils doivent produire
quand rien n'agira pour les détourner. C'est, je crois, le moyen
le plus sur de porter sur ce point un jugement équitable.
Le Fr. Quoi ! vous voulez m'imposer le supplice de lire une
immense compilation de préceptes de vertu rédigés par un
coquin?
Rouss. Non , monsieur , je veux que vous lisiez le vrai système
du cœur humain rédigé par un honnête homme et publié sous
un autre nom. Je veux que vous ne vous préveniez point contre
des livres bons et utiles , uniquement parce qu'un homme indigne
de les lire a l'audace de s'en dire l'auteur.
Le Fr. Sous ce point de vue on pourrait se résoudre à lire ces
livres, si ceux qui les ont le mieux examinés ne s'accordaient
tous , excepté vous seul , ;i les trouver nuisibles et dangereux ;
ce qui prouve assez que ces livres ont été composés, non , coumuc
vous dites, par un honmlte homme dans des mlenlions louabirs,
mais par un fourbe adroit, plein de mauvais senti meus mas-
qués d'un extérieur hypocrite, à la faveur duquel ils surpren-
nent , séduisent et trompent les gens.
Rouss. Tant que vous continuerez de la sorte à mettre en
fait sur l'autorité d'autrui l'opinion contraire à la mienne ,
nous ne saurions être d'accord. Quand vous voudrez juger par
vous-même , nous pourrons alors comparer nos raisons , et
choisir l'opinion la mieux fondée; mais, dans une question de
fait comme celle-ci , je ne vois pas pourquoi je serais obligé de
croire, sans aucune raison probante, que d'autres ont ici mieux
vu que moi.
Le Fr. Comptez-vous pour rien le calcul des voix, quand vous
eles seul à voir autrement que tout le monde?
Rouss. Pour faire ce calcul avec justesse , il faudrait aupara-
vant savoir combien de gens dans celte affaire ne voient , comme
? vous, que par les yeux d'autrui. Si du nombre de ces bruyantes
voix on ôtait les échos qui ne font que répéter celles des autrrs ,
cl que l'on comptât celles qui restent dans le silence , faute d'oser
5e faire entendre, il y aurait peut-être moins de disproportion
que vous ne pensez. Eu réduisant toute cette multitude au petit
nombre de gens qiii mènent les autres, il me resterait encore
une forte raison de nep^is préférer leur avis au mien : car je
suis ici parfaitement siir de ma bonne foi , et je n'en puis dire
autant avec la même assurance d'aucun de ceux qui , sur cet ar-
ticle , disent penser autrement que moi. Kn un mot, je juj^e
ici par moi-même. Nous ne pouvons donc raisonner au pair vous
et moi , que vous ne vous mettiez en état de juger par vous-même
aussi.
Le Fr. J'aime mieux, pour vous complaire , faire plus qu**
vous ne demandez , en adoptant votre opinion préférablemenl
k l'opinion publique; car je vous avoue que le seul doute si ces
9t) PREMIER
livres entêté fatts par ce misérable m'empéclierait d'en supporter
la lecture aisément.
Bouss. Faîtes mieus encore. Ne songez point k l'auteur en \et
lisant; et, sans vous prévenir ni pour ni contre, livrez voirv
arueaus impressions qu'elle en recevra. Vous vous assurerez aiiisi
par vous-même de l'intenlion dans laquelle ont été écrits ces '
livres, et s'ils peuvent être l'ouvrage d'un scélérat qui couvait de
mauvais des.-eins.
Le Fb. Si Je fais pour vous cet eifort , n'espérez pas du moins ■
que ce soit gratuitement. Pour m'engager à lire ces livres maigri 1
ma répugnance, il faut, malgré la vôtre , vous engager vou*- J
même h. voir l'auleur, ou selon vous celui qi
il t'cïamincr avec soin , et à démêler, à travers son hypocrisie ,
le fourbe adroit qu'elle a masqué si long-temps. • j
Rocw. Que m'osP7-vous proposer? Moi que j'aille chercUer un]
Snreil liomme! que je le voie I que je le haute 1 Moi qui m'indigne,
e respirer l'air qu'il respire, moi qui voudrais mettre le dia--'
mètre de U terre entre lui et moi , et m'en trouverais trop prél
encore ! Rousseau vous a-t-il donc paru Facile en liaisons au n^i '
d'aller chercher la fréquentation des méchans? Si jamais j ava
le malheur de trouver celui-ci sur mes pas, je ne m'en consc
lerais qu'eu le chargeant des noms qu'il mérite , en confondant^
sa morgue hypocrite par les plus cruels reproches, eu l'acca-
blant de l'alfreuse liste de ses forfaits.
Le Fh. Que dites-yous là? Que vous m'effrayei! Avei-vou«
oublié l'engagemeul sacré que vous avez pris de garder avec \ui.
le plus profond silence, et de ne lui jamais laisser connaître qu»
vous ayez même aucun soupçon de touL
voilé?
Rorss. Comment? Vous m'étonnez.Cel engagement regardait
uniquement , du moins je l'ai cru , le temps qu il a fallu mettra
à m'eipliqucr les secrets aftreui que vous m'avez révélés. D«1
Tieur d'en brouiller le tîl , il fallait ne pas l'interrompre jusqu'il
it , et vous fi
pas que je m'exposasse à des dîscus-9
'C un touroe, avant d'avoir toules les instructions né-|
pour le confondre pleinement. Voilà ce que j'ai
pris de vos motifs dans le silence que vous m'avez imposé , et jel
n'ai pu supposer que l'obligation de ce silence alUt plus loïnT
fjiie ne le permettent la justice et la loi.
Le Fr. Ne vous y trompez donc plus. Votre engagement,'
auquel vous ne pouvez manquer sans violer votre foi , n'a ,
quant à sa durée, d'autres bornes que celles de la vie. Voial
répandre, publier partout l'affreux 1
irimes, travailler avec zèle à étendre ■
et accroître de plus en plus sa diffamation, le rendre, autant!
qu'il est possible, odieux, méprisable, exécrable ù tout le monde.T
Mais il faut toujours mettre à cette bonne œuvre un air de mys-f
tère et de commiséraliou qui eu augmente l'eifel ; et, loin del
lui donner jamais aucune ctplicatiou qui le mette ù portée defl
DIALOGUi; 53
(flfff et <1« se (Irfendre , vous de-yez concoarir «vec toul le
le à lui faire ignorer toujours ce qu'on aait, et coiomenl ou
ss. Voilà des devoirs que j'étais
ndre quand vous me In avez, imposes
nt et que je ne sois c
i tes fonder. ExplinU'
r toute mon attpntioi
1011 bon ami! QuW
! fait à l'iiun
lailre
' k df
s<lec
éloigné de com-
inaintpnant (jiril
i« ne pouvei douter qu'ils ne
rîeui (l'apprendre sur qncls
plaisir votre ceur, navré
te cet lioiuiiie qui n'aurait
sentirneni qui en font la
; qui ont démasque ce mal-
B dans les nobles am<
9Dsl Ils étaient ses 3iuis,ils fAisaienl profesi
'*J par un e»térieur honnête cl simple, par une humeur
's facile et douce, parla mesure de tnlrns qu'il fallait
lir les leurs sans prétendr*? Ji la concurrence , ils le re-
lurent , se l'attaclièrcnl , et l'eurent bienlùl snbiu|;ué , car
t certain que cela n'était pas difficile. Mais quand ils virent
I cet bonime si simple et si doui , prenant tout d'un coup
i'élevait d'un vol rapide à une réputation k laquelle
t pouvaient atteindre , eux qui avaient tant de liantes pré-
I bien fondées , ils se doutèrent bienli^t qu'il y avait
WU5 quelque chose qui n'allait pas bien, que cet esprit
si long-temps contenu son ardeur sans
>, persuadés qne cette apparente simplicité
ut cachait quelque projet dangereux, ils
■néreot la ferme résolution de trouver ce qu'ils cherchaient,
esures les plus sîtres pour ne pas perdre
onc pour éclairer toutes ses allures de
itre que rien ne leur pût échapper. Il les avait mis liiî-méuie
a voie par la déclaration d'uue faute grave qu'il avait cnm-
18 et dont il leur confia le secret sans nécessité, sans utilité ,
■ , comme disait l'hypocrite, pour ne rien cacher k l'aniiiié
t pas paraître à leurs yeux meilleur qu'il n'était , mais plu-
, comme ils disent très -sensément ciis-iuémes, pour leur
r le change , occuper ainsi leur atlentiou , et les clétonrner
■loir pénétrer plus avant dans le mjsItTe obscur de soa
iclcre. t,ctte étourderie de sa part fut sans doute un coup du
(oulut forcer le fourbe k se démasquer lui-mcme, «u
s à leur fournir la prise dont ils avaient besoin pour
iGtant habilement de celte ouverture pour tendre leur»
■tour de lui, ils pas'crent Aisément de sa confidence ù
complices de sa faute, desiiuels ils se fireul bientôt
autant d'iostrumens pour l'exécution ili; leur projet. Avec beau-
coup d'adresse, un peu d'argent, et de grandes promesses, ils
nncrenl tant ce qui l'entourait, cl parvinrent aiusi par degrés
Ire instruits de ce qui le rcgnrduit aussi-bien et mieux qu<
; tous ces soius fiil la découverle et I
nt pressenti sitôt que ces livres firen
;rand prtclieur de verlu ii était qu'il.
s cacUos, (jiii, depuis ijuarunte ans
;elerat sous les dehors d'un honnî'le hoiuine
RoLSS. Continuez, de grâce. Voilà vraiment des choses tup
prenantes (jue vous me racontez-là.
Le Fh. \ous avez vti en (|uoi consistaient ces- découvertei
Vous pouvez juger de l'embarras de ceui qui les avaient failel
laites n'étaient, pas de nature à pouvoir être tues , et l'o
pas pristaut de peines pour rien ; cependant , quand il n ,
eu à les publier d'autre inconvénient que d'attirer au coupabli
les peines qu'il avait oiéritées, c'en était assez pour empéclie
ces hommes généreux de l'y vouloir exposer. Ils devaient,
voulaient le démasquer, mais ils ne voufaient pas le perdre,
l'un seniblait pourtant suivre nécessairement de l'autre. Coo
tuent le confondre sans le punir? Commcut l'épargner sani ft
rendre responsable de la continuation de ses crimes? carpoui
du repentir, ils savaient bien qu'Us n'en devaient point attendis
de lui. Ils savnicul ce qu'ils devaient à la justice , à la vérité ,
t.1 sûreté publique, mais ils ne savaient pas moins ce qu'ils ,
devaient â eux-mêmes. Après avoir eu le malheur de vivre ayi ^^
ce scélérat dans l'intimité, ils ne pouvaient le livrera la vindicb
publique sans s'exposer à linéique blâme , et leurs honnêtes amM
pleines encore de coiumiscration pour lui, voulaient surtou
éviter le scandale , et faire qu'aux yeux de toule la terre il Uuj
ddt son bieu-êlre et sa conservation. Ils concertèrent donc SOÎ>
gneuseroent leurs démarches, et résolurent de gradu
le développement de leurs découvertes, que la cooiiaissaiice ni
s'en répandît dans le public qu'à mesure qu'on y reviendrul
des prej ugés qu'on avait en sa faveur , car son hypocrisie avtïj
.'(lors le plus grand succès. La route nouvelle qu'il s'était frayée;
et qu'il paraissait suivre avec assez de courage pour mettre s
conduite d'accord avec ses principes, sou audacieuse moral
qu'il sejublart prêcher par sou exemple encore plus que par set
livres, et surtout son désintéressement apparent dout tout IW
inonde alors était la dupe : toutes ces singularités, qui Euppoq
salent du moinh une ame terme , excitaient l'admiration de cetci
mêmes qui les désapprouvaient. On applaudissait à ses niaximei^
sans les admettre , et à sou exemple ^ans vouloir le suivre.
Comme ces dispositions du public auraient pu l'empêcher it
se rendre aisément à ce qu'on lui voulait apprendre, il fallut
commencer par les changer. Ses fautes, mises dans le jour le
plus adieux, commencèrent l'ouvrage; son imprudence k Icf
déclarer aurait pu paraître franchise ; il la fallut déguiser. Cela
paraissait ditticitc : car on m'a dit qu'il en avait fait dans l'Emile
un aveu presque formel avec des regrets qui devaient naturelle"
ment lui épargner lis reproches des bonnêles gens. Heureuse-
tctent le public qu'on animait alors contre lui, et qu
DIALOGUE.
S qu'on v*ut qu'il voip, n'aperçut point tout ceb ,
it , avec ]cs rcnsmgiiemeng siiHisaos pour l'accuser et le
n sans qu'il pariU que ce fût lui qui l« eût fournis, on
I prise nécessaire pour corumeticer l'rpuvre dû sa diflamn-
Foul se trouvait men- eiileusenient disposé pour cela. Dans
l'bmtsies déclmnalioiis, il avait, comme vous le remarquez
indai
uflisamm
t pas
'. Mais ji la
it agsraye,
le, attaque tous les états : tous r
%. que de concourir à cette oruvre qu'au
«ir de parailre écouter uniquement la \
iT de ce premier fait , bien établi et
e mte devint facile. On put, sans soupçon d'à
'À:hode ses amis, qui même ne le cbargeaient qu'en le
itcl seulrmenl pour l'acquit de leur conscience; et voilà
it, dirigé par (les ^en« instruits du caractère affreux de
Etre, le public, revenu peu à peu des jugement favo-
^■'îl en avait portés si long-temps , ne vit plus que du
iil«vait vu du courage, de la bassesse où il avait vu de
[|l^tc, de la forfanterie ôii il avait vu du dé$iatére««e-
'n ridicule ou il avait vu de la singularité.
I il fallut amener les choses pour rendre croya-
t avec toutes leurs preuves, les noirs myslèrei iju on
r, et pour le laisser vivre dans une liberté du moins
t dans une absolue impunité : car, une fois bien
n'avait plus k craindre qu'il pût ni tromper
"t"
e; et, ne pouvant plus se donner des c
tat, surveillé comme il l'claitpar s
I, de suivre ses projets exécrables et de faire aucuu
Ua société. Dans celte situation, avant de révéler lei
n avait faites, on capitula qu'elles ne porteraient
juflice k sa personne , et que , pour le laisser mémo
I parfaite sécurité, on ne lui laisserait jamais con-
1 l'eût démasqué. Cet engagement, contracté aver
-e possible , a été rempli jusqu'ici avec une fidélité
jirodiee. Youlec-vous Otrc le premier à l'enfreindre ,
e public entier , sans distinction de rang , d'Ace , de
l^tactére, et sans aucune exception , pénétré d'admira-
ik générosité de ceux qui ont conduit cette alfaire , s'est
Centrer dans leurs nobles vues , et de tes favoriser par
lalheureux : car vous devez sentirque U-dessus sa
rOn ignorance, et que , s'il pouvait jamais croire
nés sont connus , il se prévaudrait infailliblement
e dont on les couvre pour en tramer de nouveau»
« impunité; que cette impunité serait alors d'un trop
pic, et que ces crimes sont de ceux qu'il faut ou
t, ou laisser dans l'obscurité.
:e que vous vene* de me dire m'est si nouveau
_y rêve long-temps ponr arranger là-dessus mes
» mj'me quelques point» sur lesquels l'aurais besoin de
lâe explication. Vous dîtes, par exemple, qu'il n'est p
À
3a PBËMIËE
8 craindre que cel homme , une fois bien connu , séduige pèl
tonne, qu'il se donne des complices, qu'il fasse aucun coiiipli
dangereux. Cela s'accorrle mal avec ce que vous m'avez rscon
' " ' t *^' je craindra
fort au contraire qu'afiicliê de
au« mëchans pour former leurs
employer ses funeStcs talens â le
la plus grande lionlc de l'elat 90
liens plus indissolubles que n'er
lient entre eui plus fortement q
bien plus durables , parce qu'ils
>rtp il [
ciproqu.
allermir. Le plus grand mal
al est que le crime y fasse i
fait la verlu. Les méchaiu
e le^ bons , et leurs liaisons sa
, que de la durée de ces liaisons dépend le secret de leul
■■ ' ' ' '■' it le plus cran
Au lieu que l
.ffeclions libres qui peuvent chai
it et se séparent sans crainte et sa:
ronvenir. Cet homme , tel que vo
, actif, dangereui , doit itre
S scélérat». Sa liberté, son impi
;rand mérite aux gens de bien ql
and malheur public : ils sont respol
peuvent eu arriver , et qui même <
Ion vos propres récils. Esl-il doi
es de favoriser ainsi les mécbans ai
inpunité de le
intérêt à se ménager toujou
bons, unis seulement par dei
ger sans conséquence , rompe
risque des qu'ils cessent de se
me l'avez décrit , intrigant
foyer des complots de tous I
nité, dont vous faites uu si
le ménagent , est un três-grai
fables de tous les maux qu
arrivent journellement s>
Jouable à des hommes ju^
dépens des bons ?
legorit
r de la force s'il
ordinaire. Mais song
toujours qu'il .s'agit d'un
auquel penonne au monde ne peut se fier on aucune sorte, et
n'est pas même capable du pacte que les scélérats font ent
eux. C'est sous cet aspect qu'également connu de tous il ne p(
être à craindre à qui aue ce soit par ses trames. Déleste c
bons pour ses œuvres , il l'est encore plus des méchans pour 1
livres : par un iusie châtiment de sa damnable hypocrisie
invincible antipathie. Jf'ils cherchent i, V
Tnenl pour le surprendre ■
d'eux ne tentera jamais t
t reprise.
. C'est en eflel un méchant d'u
.ppr
r lui la pi
lié
is odie
à quelque mauvaise ei
! bien partiel
bons, et à qui personne au mouile n'oserait proposer une n
Le Fh. Oui , sans doule , d'une espèce particulière , et si paï
liculière que la nature n'eu a jamais prodoit et j'espère t'
reproduira plus un semblable. Ne croyei pourtant pas qu'oi
repose avec une aveugle confiance sur cette horreur universel!
Elle est un des principaux moveus employés par les sages q
rnnl excitée , pour l'empêcher d'abuser par des pratiques pei
uicieuses de 1m liberté qu'on voulait lui laisser, mais elle n>
T^"
DIALOGUE. 33
t »eul. Ils ont pris des précautions non moins el&caces en le
int » tel point qu'il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit,
un pas qui iie soit marqué , ni former uu projet qu'on
fnèlre à l'insrant qu'il est conçu. Ils ont fait en sorte que,
apparence au milieu des liommes , il n'eût avec eux
ua« «ociété réelle, qu'il vècijl seul dans la foule, qu'il nu
1 de ce qui se fait , rien de ce qui se dit autour de lu: ,
n «urtout de ce qui le regarde et l'intéresse le plus , qu'il se
lit partout chargé de cliaiaes dont il ne pilt ui montrer ni
' moindre vestige. Ils ont élevé autour de lui des murs de
es impénétrables à ses regards ; ils l'ont enterré vif panui
■M. Voilà peut-être la pluî siaguiiëre , la plus étoanantc
riie qui jamais ait été faite. Sou plein succës atteste la
a génie qui l'a conçue et de ceiii qui en ont dirigé l'exécu-
; et ce qui n'est pas moins étonnant encore est le zèle avec
1 le pulilic entier s'y priîte , snns apercevoir lui-mi-me la
la beauté du plan dont il est l'aveugle et fidèle
inlear.
I sentez bien néanmoins qu'un projet de cette espèce,
M bien concerté qu'il pAt être , n'aurait pu s'exéculersans
»>urs du gouvernement : mais on eut d autant moins de
leàl'jr faire entrer qu'il s'agissait d'un homme odieux à ceux
— *enaient les rênes, d'un auteur dont let séditieux écrits
mt l'austérilc républicaine , et qui , dit-on , haïssait le
, méprisait les visîrs, voulait qu'un roi gouvernât par
■ne , que les princes fussent justes , que les peuples fussent
, et que tout obéit à la loi. L'administration se prêta donc
ZDUncruvres nécessaires pour l'enlacer et le surveiller; en—
t dans toutes les vues de l'auteur du projet, elle pourvut k
reté du coupable autant qu'à son avilissement , et , sous un
Aru^«iilde protection rendant sa diflamalioo plus solennelle,
hriat par degré* k lui ôter avec toute espèce de crédit, de
pid^ation, d'estime , tout mojen d'abuser de ses pernicieux
1 pour le malheur du genre humain.
Afin de le démasquer plus complètement on n'a épargné ni
MTiu , ni temps , ni dépense , pour éclairer tous les mooiens de
r »• rie depais sa naissance jusqu'à ce jour. Tous ceux dont les
"olerie» l'ont attiré dans leurs pièges , tous ceuï qui , l'ayant
niB dans sa jeunesse , ont fourni quelque nouveau fait contre
, quelque nouveau trait à sacharge, tous ceux en un mot
" t contribué à le peindre comme on voulait , ont été récom-
'b manière ou d'autre, et plusieurs ont été avancés eux
M-oches, pour être entrés de bonne grâce dani toute*
M nos messieurs. On a envoyé des gens de confiance ,
S booncs instructions et de beaucoup d'argent , k Ve-
a Savoie . en Suisse , k Genève , partout où il a
n a largement récompensé tous ceux qui , travaillant
t laissé de lui dans ces pays les idées qu'on en von-
en ont ra[)portc les anecdotes qu'on voulait avoir.
34 PREMIER
Beaucoup même cle personnes de tous les états, pour faire de
nouvelles découvertes et contribuer à l'œuvre commune , ont en-
trepris à leurs propres frais et de leur propre mouvement de
grands voyages pour bien constater la scélératesse de Jean-
Jacques avec un zële....
Rouss. Qu'ils n'auraient sûrement pas eu dans le cas contraire'
pour le constater honnête homme. Tant l'aversion pour les mé-
chans a plus de force dans les belles âmes que rattachement pour
les bons !
Voilà , comme vous le dites , un projet non moins admirabfe
qu'admirablement exécuté. Il serait bien curieux , bien intéres-
sant , de suivre dans leur détail toutes les manœuvres qu'il a fallu
mettre en usage pour en amener le succès à ce point. Comme
cVst ici un cas unique depuis que le monde existe et d'où naît
une loi toute nouvelle dans le code du genre humain , il impor-
terait qu'on connût à fond toutes les circonstances qui s'y rap-
portent. L'interdiction du feu et de l'eau chez les Romains tom«
Dait sur les choses nécessaires à la vie, celle-ci tombe sur tout
ce qui peut la rendresupportable et douce, l'honneur, la justice,
la vérité , la société , rattachement , l'estime. L'interdiction ro-
maine menait à la mort ; celle-ci sans la donner la rend désirable,
et ne laisse la vie que pour en faire un supplice affreux. Mais cette
interdiction romaine était décernée dans une forme légale par
laquelle le criminel était juridiquement condamné. Je ne vois
rien de pareil dans celle-ci. J'attends de savoir pourquoi cette
omission , ou comment on y a suppléé ?
Le Fr. J'avoue que , dans les formes ordinaires , l'accusation
formelle et l'audition du coupable sont nécessaires pour le punir :
mais au fond qu'importent ces formes quand le délit est bien
prouvé. La négation de l'accusé ( car il nie toujours pour échap-
per au supplice ) ne fait rien contre les preuves et n'empêche
foint sa condamnation. Ainsi cette formalité, souvent inutile,
est surtout dans le cas présent oh tous les flambeaux de l'évi-
dence éclairent des forfaits inouïs.
Remarquez d'ailleurs que , quand ces formalités seraient tou-
jours nécessaires pour punir, elles ne le sont pas du moins pour
faire grâce , la seule cnose dont il s'agit ici. Si , n'écoutant que
la justice , on eût voulu traiter le misérable comme il le méri-
tait , il ne fallait que le saisir , le punir , et tout était fait. On se
fût épargné des embarras , des soms , des frais immenses , et ce
tissu de pièges et d'artifices dont on le tient enveloppé. Mais la
générosité de ceux qui l'ont démasqué , leur tendre commiséra-
tion pour lui ne leur permettant aucun procédé violent , il a
bien fallu s'assurer de lui sans attenter à sa liberté , et le rendre
l'horreur de l'univers afin qu'il n'en fût pas le fléau.
(^)uel tort lui f^it-on , et de quoi pourrait-il se plaindre ? Pour
le laisser vivre parmi les hommes il a bien fallu le peindre à eux
tel qu'il était. Nos messieurs savent mieux que vous que les mé-
chaiis cherchent et trouvent toujours leurs semblables pour
DIALOGLîfc;. 35
comploter avec eux leurs mauvais desseins ; mais on les empêclic
de se lier avec celui-ci , eu le leur rendant odieux à tel point
se platt au crime ^ ce n'est point son intérêt qu'il v cUerche ; il
ne connaît d*autre bien pour lui que le mal d'autrui : ilprcférera
toujours le mal pins grand ou plus prompt de ses camarades , au
mal moindre ou plus éloigné qu'il pourrait faire avec eux. Pour
Erouver tout cela , il ne faut qu'exposer sa vie. En faisant son
istoire on éloig^ne de lui les plus scélérats par la terreur. L'cfT'et
de cette méthode est si grand et si silr que , depuis qu'on le sur-
veille et qu'on éclaire tons ses secrets , pas un mortel n'a encort-
eu l'audace de tenter sur lui l'appAt d une mauvaise action , et
ce n'est jamais qu'au leurre de quelque bonne œuvre qu'on par-
vient à le surprendre.
Rouss. Voyez comme quelquefois les extrêmes se touchent î
Qui croirait qu'un excès de scélératesse pût ainsi rapprocher de
la vertu ? Il n y avait que vos messieurs au monde qui pussent
trouver un si bel art.
Le Fr. Ce qui rend l'exécution de ce plan plus admirable , c'est
le mystère dont il a fallu le couvrir. Il fallait peindre le person-
nage k tout le monde , sans que jamais ce portrait passât sons
ses yeux. Il fallait instruire l'univers de ses crimes , mais de telle
façon que ce fât un mystère ignoré de lui seul. Il fallait que
chacun le montrât an doigt sans qu'il crût être vu de personne.
En un mot , c'était un secret dont le public entier devait être
dépositaire, sans qu'il parvînt jamais à celui qui en était le sujet.
Cela eût été difficile , peut-être impossible h exécuter avec tout
autre : mais les projets fondés snrdes principes généraux échouent
souvent. En les appropriant telleinent à Tindividu qu'ils ne con-
viennent qu'à lui , on en rend l'exocntion bien pins sure. C'est ce
Su'on a fait , aussi habilement qu'heureusement , avec notre
omme. On savait qu'étranger et seul il était sans appui , sans
parens , sans assistance ^ qu'il ne tenait à ancim parti , et que
son humeur sauvage tondait d'elle-même à l'isoK-r : on n'a fait,
pour l'isoler tout-à-fait , que suivre sa pente iiatnreMe, y faire
tout concourir, et dès-lors tout a été lacile. l'.n le séquestrant
toaf-à-fait du commerce des honinios , qu'il fuit , (jnel mal lui
. fait-on ? En poussant la bonté juscju'à lui laisser une liberlé , du
moins apparente , ne fallait-il pas l'empêcher d'en pouvoir abu-
ser? Ke fallait-il pas , en le laissant au milieu des citoyens , s'at-
tacher à le leur bien faire connaître ? V*eut-on voir un serpent se
glisser dans la place publique, sans crier à chacun de se gard«T
du serpent ? ^'était-ce pas surtout une obligation particulière
pour les sages qui ont eu l'adresse d'écarter le .«jiasqne dont il >e
couvrait depuis quarante ans , et de le voir les premiers , à travers
ses dégnisemens , tel qu'ils le montrent depuis lors à tout le
monde i Ge grand devoir de le faire abhorrer pour rem|H*cher de
36
tubliiues, est le vrai inoUrdi
depetiscs inimeoses qu'iU font
pour
PREMIER
avec le tendre intérêt qu'il inspire à ces hommaj
linis qu'ils prennent , def
e tant de pie|
à tant de luains , "pour l'enlacer (le tant de façc
milieu de cette liberté feinte il ne puisse ni dire uu mot9
ni faire An pas , ni mouvoir un doigt , qu'ils ne le sachent et n
le veuillenl. Au fond , tout ce qu'on en fait n'est que ï
bien , pour eviler le n '
donlo
l'éloi
lesbi
rasile qu'on lui
meilleur eue
piit delàf^irc
fait à 1ui-iu<
laisse-l-on pa:
à son a
ignerde ses ancieuues connaissances pour avoir le temps d
lien endoctriner. On l'a fait décréter a Paris : quel mal lui I
t-oii fait ? Il fallait , par la même raison , l'cnipèclier de s'elabUfl
à Genève. On l'y a fait décréter aussi : quel mal lui a-l-ou faiq^
On l'a fait lapider â Motiers ; maïs les cailloux qui cassaient ■
feiiêires et ses portes ne l'ont point atteint : quel mal donc Iq
ont-ils fait ! On l'a fait chasser , à l'entrée de l'hiver , de l'Uc «
lîtaire ou il s'était re'fugié , et de toute la Suisse; mais c'éta
rie forcer chanta lement d'aller en Angleterre (i) chercha
réparait à son insu depuis long-temps, el bief
:eiui qu'il s'était obstiné de choisir, quoiqu'il r
aucun mal â personne. Mais quel mal lui a-l-< '
'me? el de quoi se plaint-il aujourd'hui? Ne
I tranquille dans son opprobre ? Il peut se vautra
s la fange oii l'on le tient embourbé. On l'ac * '
d'indignités , il al vrai • mais qu'importe ? quelles blessur
font-elles? n'est-il pas (ait pour les souffrir? £t quand chac»
Î lassant lui cracherait au visage , quel mal , après tout, cela 11
erait-il ? Mais ce monstre d ingratitude ne sent rien, ne sa
gré de rien ; et tous les niénagemens qu'on a pour lui , loin i
le toucher, ne font qu'irriter sa férocité. En prenant le plus ;
soin de lui ôter tous ses amis , on ne leur a rien tant re
mandé que d'en garder toujours l'apparence et le titre,
prendre pour le tromper le même ton qu'ils avaient aupar
pour Taccueillir. C'est sa coupable défiance qui seule le ren
sérable. Sans elle il serait un peu plus dupe, mais il vivrait lo4
aussi content qu'autrefois. Devenu l'objet de l'horreur publiquM
il s'est vu par-là celui des attentions de tout le monde, C^lait|
qui le fêlerait, à qui l'aurait k diuer, à qui lui offrirait des t
traites , â qui renchêrirail d'empressement pour obtenir la prefll
renée. On eût dit , à l'ardeur qu'on avait pour l'allirer , qui
n'était plus boDOrable , plus glorieux, que de l'avoir pour 1
et cela dans tous les élals , sans en excepter les grande et ]«|
princes; el mon ours n'était pas content !
Itocss II avait tort; mais il devait être bien surpris!
grands-la ne pensaient pas , sans doute , comme ce seigneur eiê
(i) Cliaitir un ^iiglai* pour mon di^puillaire Pl mon ronCdeiit «i
ce me B^mblp, r'*pi>rir d'une (naiilrre tiieii nullietitique le mal que j'
peiiaecel ilirr de in tmlion, On l'a Irnp ahusi'E' suc mou cumpl; puiir q^jiM
y^ie ]iu au pui m'abuicr quelquefois sur le licu.
M^ol dont vans save
'ut uu tir ftt chAtenu'
bialoclt:. 3r
U réponse àCliarles-Çuintquî lui deman*
. hx F». Le c
loger le cotinétablc deBo(irlioii(t),
est bien dînèrent : vous oubliez qu'ici c'est uue
Bocss. Pourquoi ne voulez-vous pas que l'honitalile envers
connrtable fat une aussi bonne œuvre que l'asile offert k ub
: Fh. Eh ! vous ne voulez pas m'entendre. Le connétable
ITsit bien qu'il elait rebelle à son prince.
> ROOBS. Jean-Jacques ne sait donc p;i$ qu'il e»t un ficêlérat ?
" "I Fa, Le fin du projet est d'en user exlérieurement avec lui
e s'il n'en savait rien , ou comme si on l'ignorait «oi-méme.
tte sorte, on évite avec lui le danger des explications;
gnant de le prendre pour un honnête homme , on l'obsède
, sous un air d'empressement pour son mérite , que rien de
se rapporte à lui , ni lui-mêinc , ne peut échapper à la
lance de ceux qui l'approchent. Dès qu il s'établit quelque
, ce qu'on sait toujours d'avance , les murs , les planchers ,
, tout est disposé autour de lui pour la fin qu'on se
«, et l'on n'oublie pas de l'eiivoisiner convenablement ,
-dire de mouches venimeuses , de fourbes adroits , et de
les a qui l'on a bien fait leur leçon. C'est une chose
LUtc de voir les barboteuse* de dos messieurs prendre
vierge pour tâcher d'aborder cet ours. Mais ce ne sont
taremmcnt des vierges qu'il lui faut ; car , ni les tellrei
iques qu'on dicte a celles-là , ni les dolentes histoires qu'on
r fait apprendre , ni tout l'étalage de leurs malheurs et de
I vertus , ni celui de leurs charraes flétris , n'ont pu l'alten-
r. Ce pourceau d'L.picure est devenu tout d'un coup un Xûno-
'tt pour nos mesMeurs.
J9i. N'eu filt-il point un pour vos dames? Si ce n'était pas \k
% bruyant de ses forfaits , c'en serait sûrement le plus irré-
iribte.
R Fn. Ah , monsieur Rousseau , il faut toujours Être galant ,
, de quelque façon qu'en use une femme , on ne doit jamais
fHcber cet article-là !
'ai pas besoin de vous dire qoe toutes ses lettres sont ou- '
, qu on retient soigneusement toutes celles dont il pourrait
|uelque instruction , et qu'on lui en fait écrire de toutes
«DS par différentes mains, tant pour sonder ses dispoii-
tfll par ses réponses, que pour lui supposer , dans celles qu'il
■ nbule et qu'on garde , de» correspondances dont on puisse un
jniir tirer parti contre lui. On a trouvé l'art de lui faire de Paris
(0 OoR.dlUoii, rendu inlisbitflbk letLâlefliicleTryn .lepnli nupj'y
11 lof;t. ai relte ov^ritioii i rapport* moi, clin ii'eil pM ooni-'iiUPnte à
rii7i],Ti:»'-Dicn1 nui m'y n«U ïl(;i'i?,iii a celai avec kqud on «iig^geait
M. Il- [irincB df Ligna i m'offrir din* le m^nie tcmpi on siilc cLarmaut
Un» u-a iurres, par une bclb lettre qu'on enl même grand toUi de faira
aailnlan* tout ?»!«'
3gf PREMIER
une solitude plus affreuse que 1rs cavernes et les Lois , ou il nef
trouve au milieu des hommes ni communication , ni consola-
tion , ni conseil , ni lumières , ni rien de tout ce qui pourrait
lui aider à se conduire ; un labyrinthe immense oii l'on ne lui
laisse apercevoir dans les ténèbres que de fausses routes qui
i'égarent de plus en plus. Nul ne l'aborde qui n'ait déjà sa leçon
toute faite sur ce qu'il doit lui dire , et sur le ton qu'il doit prendre
en lui parlant. On tient note de tous ceux qui demandent à le
voir (i) , et on ne le leur permet qu'après avoir reçu à son égard
les instructions que j'ai moi-même été chargé de vous donner
au premier désir que vous avez marqué de le connaître. S'il
entre en quelque lieu public , il y est regardé et traité comme
un pestiféré : tout le monde l'entoure et le fixe , mais en s'écar-
tant de lui et sans lui parler , seulement pour lui servir de bar-
rière 'y et s'il ose parler lui-même et qu'on daigne lui répondre ,
c'est toujours ou par un mensonge ou en éludant ses questions
d'un ton si rude et si méprisant , qu'il perde l'envie d'en faire.
Au parterre on a grand soin de Je recommander à ceux qui
l'entourent , et de placer toujours à ses côtés une carde ou un
sergent qui parlent ainsi fort clairement de lui sans rien dire. On
l'a montré, signalé, recommandé partout aux facteurs, aux
commis, aux gardes , aux mouches, aux savoyards, dans tous
les spectacles , dans tous les cafés , aux barbiers , aux marchands ,
aux colporteurs, aux libraires. S'il cherchait un livre , un aima-
nach , un roman , il n'y en aurait plus dans tout Paris } le seul
désir manifesté de trouver une chose telle qu'elle soit , est pour
lui l'infaillible moyen de la faire disparaître. A son arrivée à
Paris, il cherchait douze chansonnettes italiennes qu'il y fit graver
il y a une vingtaine d'années, et qui étaient de lui comme le
Devin du Village: mais le recueil , les airs , les planches, tout
disparut , tout Fut anéanti dès l'instant , sans qu'il en ait pu re-
couvrer jamais un seul exemplaire. On est parvenu à force de
petites attentions multipliées à le tenir dans cette ville immense ,
toujours sous les yeux de la populace qui le voit avec horreur.
Yeut-il passer l'eau vis-à-vis les Quatre-nations ? On ne passera
aux Tuileries ou au Luxembourg 7 Ceux qui distribuent des
billets imprimés à la porte ont ordre de le passer avec la plus
outrageante afTectation, et même de lui en refuser net , s'il se
présente pour en avoir, et tout cela , non pour l'importance de la
chose , mais pour le faire remarquer , connaître et abhorrer de
plus en plus.
Une de leurs plus jolies inventions est le parti qu'ils ont su
(i) On a mis pour cela dans la rue un marchand tie tableaux tout vi»-
a-vi» de ma |)or'e, cl & celte porte, qu'on l'uni fermre, u» «ecrel, aGii
que tous ceux qui vondroiil entrer chez moi soient forcés de s'adrcBser
nwx voisius , qui ont leurs iuslruclious cl leurs ordres.
^^m
DIALOGUE. 3.)
tytmr leur obj«t àc l'usage annuel île briVler êa cèrémomt
~IUM de «aille Jan* la rue aux Ours. Cette ft'te populaire
isstit il barbare et sî ridicule en en siècle pliilosnpite igue ,
Q^glig^e, on allait la supprimer Inut-à-rait si nos messieurs
! fuwenl avises cle la renouveler bien précieusement pour
-Jsccjues. A L'et elfet , ils ont fait donner sa ligure et fon
^tement à Tbomme de paille, ils lui ont armé la maiu d'un coii-
I bien luisant, et, en te faisanl promener en pompe dans 1rs
sée Pari», ils ont eu soin qu'on le mît eu station dirfctenirut
I les fenêtres de Jean-Jacques , tournant et retournant la
pre de tous cèles pour la bien montrer au peuple , à qui ce-
t de charitables inlerprctes font faire 1 application qu'on
e , et l'excitent à brûler Jean-Jacques en etiigie , en allen-
t (i), Enfin l'un de nos messieurs m'a même assure
Iren le sensible plaisir de voir des mendians lui rejeter au
it aumâne , et vous comprenez bien. . . .
|n0US8- Qu'ils n'y ont rien perdu. Ab quelle douceur d'aoïe !
^Ile charité ! le zèle de vos messieurs n oublie rien.
K Fb. Outre toutes ces précautions , on a uiis en cciivre un
^en IrÎM-ingènieux pour découvrir s'il lui reste par malheur
Mlque personne de confiance quî n'ait pas encore les iuslruc-
ms et tes sentimens nécessaires pour suivre à son égard le plan
n^ralenient admis. Ou lui fait écrire par des gens qui , se feî-
lot dans la détresse, implorent son secours ou ses conseils
a'«n tirer. It cause avec eux , il les console, il les recoin-
eaux personnes sur lesquelles il compte. De cette manière
■~''?nl k les connaître, cl de lu facilement k les convertir,
sauriez croire combien par cette inann-uvre on a décou-
egeits qui l'estimaient encore et qu'il continuait de troni—
^. Connus de nos messieurs , ils sont bientôt délacbés de lui ,
l'oa parvient par un art tout particulier , mais infaillible , à
*~ r rendre aussi ndieiii qu'illeur fut cher auparavant. Mais
n'il pénètre enlin ce manège, soit qu'en effet il ne lui reste
personne, ces tentatives sont sans succès depuis quelque
ps. H refuse constamment de s'employer pour les gens qu'il
i et mrme de leur répoudre , et
le faisant passer pour un homme
rien u est mieux pour
rendre tellement iiais-
s qn on se propi
ble et dur. Car encore une foîi
rseï pernicieux desseins une de le rendre le
_ à tous, que, dès qu'il désire une chose, i
r ^u'il ne la puisse obtenir , et que, dès qu'il
ny.ur.l.i.r
e t)r&Ier en
persn
niio de.i«
grand»
inroorFiiÎpn» q
nit forcer c.-»
eur. à
>e p
.plai.
iflt une fois m
b„ili
j. z
iienii» pi
>en 1<-
ir pouv»ir,el
■ient l< plaiti
plu
grand
den
iler >i
;lr i^cna.b
BIVB , m qu'a
dôme
brûle
r il f.i.d
>it rofi
n m'fulBiiilrc
pour la form
;et
edcni'
sqiiB
nul gré V
ojtaa»
do préuBUliuns
ne* , U» osent
etiEo
reenc
le risque
/,-, PREMIER
fnvpur ie quelqu'un, ce quelqu'un ne trouve plus ni patron ni
a^istance.
Rouss. En elTel tous ces mojrns que vous ni'avei défaille»
ne paraissent ne pouvoir niniiquer dp ftiire de ce Jean-Jacquei
)a risée, le jouet du genre humain, et de le rendre le plujaliUorré
des mortels.
Le Fn. EU! sans doute. Voilà le f^-and, le vrai but des
généreux de nos messieurs. Et, grâces à leur plein succès, je pui»
TOUS assurer que, depuis que le monde eïîsie, jamais '"' "'-
Rou.ss. Mais ne me disie»-vous pas an contraire que le tendre
soin de son bien-ôlre entrait pour beaucoup dans ceux qr'-'*
prennent u son égard ?
Le Fk. Oui, vraiment, et c'est lit surtout ce qu'il y a
grand, de généreui , d'admirable dans le pi
qu'en l'empêchant de suivre ses volontés , et d'accompli
mauvais desseins , on cherche cependant à lui procurer les dou-
ceurs de la vie, de façon qu'il trouve partout ce qui lui est né-
cessaire , et nulle part ce dont il peul abuser. On veut qu'il soït
rassasié du pain de l'ignominie et de la coupe de l'opprobre. Oo
affecte même pour lui des attentions moqueuses et dérisoires (i)
des respects comme ceux qu'on prodiguait i Sancho dans son Ile
et qui le rendent encore pins ridicule aux yeux de la popnlace.
Enfin , puisqu'il aime tant les distinctions , il a lieu d être c
tent ; on a soin qu'elles ne lui manquent pas, et on le sert d«
son goât en te faisant partout montrer au doigt. Oui , monsieur
on veut qu'il vive , et même agréablement , autant qu'il est pu~
■ibie à un méchant sans mal faire: on voudrait qu'il ne man—
Îuât h son bonheur que les moyens de troubler celui des sutref
lais c'est un ours qu'il faut enchaîner de iieur qu'il ne dévon
les passons. On craint surtout le poison ne sa plume, et l'oi
n'épargne aucune précaution pour l'empêcher de l'exhaler; on
nelui laisse aucun moyen de défendre son honncnr, parce que
cela lui serait inutile, que , sous ce prétexte, il ne manquerai)
Eas d'attaquer celui d'autrut, et qu'il n'appartient pas à an
omme livré à la difTamation d'oser diffamer personne. Voa
concevez que , parmi les gens dont on s'est assuré , l'on n'a p»
oublié les libraires , surtout ceux dont il s'est autrefois serrai
L'on en a même tenu un Irês-long-temps à la Bastille sous d'aï
très prétextes , mais en effet pour l'endoctriner plus long-tem]
à loisir sur le compte de Jean-Jacques (a). On a recommar'
(i) Comme ((iianil on Toiilaîl ^ leule force m'enroycr le vîn
à Amiens, qu'à I^oniliut In tambours (les gartles devaient T
à ma poi te ,el qu'au Temple- M. le prince dcConli m'envoya
à mon lever.
(i) On y ■ détenu de même, en même temps, el pour le même efiét ,
va Genevois île inea amis, lequel , nigri par d'aucienï grîcCi '"
magiilrali de Gencive, cicitaîl let cilnyeus contre oui à mou o
pensais bîiu (liStremmeni , el jamais, en écrivnnt sait à eus
DIALOGUE. 4;i
à tout ce qui l'entoure de veiller particulicrement à ce qu'il
peut. écrire. On a même tâché de lui en ôter les moyens , et
Ton était paryenu, dans la retraite oii on l'avait attire en Dau-
phiné , k écarter de lai toute encre lisible , en sorte qu'il ne put
trouver sous ce nom que de l'eau légèrement teinte, qui même
en peu de temps perdait toute sa couleur. Malgré toutes ces pré-
cautions, le drôle est encore parvenu à écrire ses mémoires ,
qu'il appelle ses confessions , et que nous appelons ses mensonges,
avec de l'encre de la Chine , à laquelle on n'avait pas songé :
mais , si l'on ne peut l'empêcher de barbouiller du papier à sou
aise , on l'empêche au moins de faire circuler son venin : car
aucun chiffon , ni petit , ni grand , pas un billet de deux lignes
ne peut sortir de ses mains sans tomber , à l'instant même , aans
celles des gens établis pour tout recueillir. A l'égard de ses dis-
cours, rien n'enestperau. Lepremiersoin de ceux qui l'entourent
est de s'attacher à le faire jaser ; ce qui n'est pas difficile , ni même
de lui faire dire à peu près ce qu'on veut, ou du moins comme
on le veut pour en tirer avantage , tantôt en lui débitant de
fausses nouvelles , tantôt en l'animant par d'adroites contradic-
tions , et tantôt au contraire en paraissant acquiescer à tout ce
<{u'il dit. C'est alors surtout qu'on tient un registre exact des
indiscrètes vivacités qui lui échappent, et qu'on amplifie et
commente de sang-froid. Ils prennent en même temps toutes
les précautions possibles pour qu'il ne puisse tirer d'eux aucune
lumière , ni par rapport à lui , ni par rapport à qui que ce soit.
On ne prononce jamais devant lui le nom de ses premiers déla-
teurs, et l'on ne parle qu'avec la plus grande reserve de ceux
qui inlluentsurson sort, de sorte qu'il lui est impossible de par-
venir à savoir ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, s'ils sont à
Paris ou absens , ni même s'ils sont morts ou en vie. On ne lui
5 arle jamais de nouvelles, ou on ne lui en dit que de fausses ou
e dangereuses , qui seraient de sa part de nouveaux crimes s'il
s'avisait de les repéter. En province , on empêchait aisément
qu'il ne lût aucune gazette. A Paris , oii il y aurait trop d'affec-
tation , l'on empêche au moins qu'il n'en voie aucune dont il
puisse tirer quelque instruction qui le regarde , et surtout celles
cil nos messieurs font parler de lui. S'il s'enquiert de quelque
chose , personne n'en sait rien ; s'il s'informe de quelqu'un , per-
sonne ne le connaît; s'il demandait avec un peu d'empressement
le temps qu'il fait , on ne le lui dirait pas. Mais on s applique ,
en revanche , à lui faire trouver les denrées , sinon à meilleur
' marché , du moins de meilleure qualité qu'il ne les aurait au
même prix, ses bienfaiteurs suppléant généreusement de leur
}e ne cessai de les presser tous d'abandonner ma cause, et de remrtlro à
de meilleurs temps la défense de leurs droits. Cela n'empêcha pas qu'on
De publiai avoir trouvé tout le contrfiire dans les lettres que }e lui écri-
▼ais, et que c'était moi qui était le boute-feu. Que peuvent désormais
attendre des gens puissans la justice ^ la vérité , rinnocence, quand uxie
fois ils en sont venus jusque-là.
43 PREMIER'
bourse à ce q«*il en coMe de plus pour satisfaire la Jclîcalessr
ou'ils lut supposent , et iju'ils lâchent même d'exciter en lui par
I occasion et le bon niarcliè, pour avoir le plaisir d'en tenir note.
De cette manière, niettanl adroitement le menu peuple dan»
leur confidence, ils lui font l'amnone piiblitjuement lualgrc
tui , de façon qu'il lui soit impossible de s'y dérober; et .cette
charité, qu'on s'attache à rendre bruyante, a peut-être con-
tribue plus que toute autre chose à le déprimer autant que le
désiraient ses amis.
Rouss. Comment , ses amis?
Le Fr. Oui, c'est un nom qu'aiment à prendre toujours nos
messieurs, pour exprimer toute leur bienveillance envers lui,
toute leur sollicitude pour son bonheur , el , ce qui est très-bien
trouvé, pour le faire accuser d'ingratitude en se montrant si peu
sensible à tant de bonté.
Rouss. Il y a là quelque chose que je n'entends pas bien. Ex-
pliquez-moi mieux tout cela, je vous prie.
Le Fr. Il importait, comme je vous l'ai dit, pour qu'on pût
le laisser libre sanK danger, que sa diffamation fAt universelle (i).
II ne suffisait pas de la répandre dans les cercles et parmi la
bonne compagnie , ce qui n'était pas dif&cile et fut bienlàl fait.
11 fallait qu'elle s'étendît parmi tout ie peuple et dans les plus
bas étages aussi-bien que dans les plus élevés ; et cela présentait
plus de difficulté; non-seulement parce que l'afTeclation de le
tympaniser ainsi à son insu pouvait scandaliser les simples , mais
surtout à cause de l'inviolable loi de lui cacher tout ce qui le
regarde pour éloigner à jamais de lui tout éclaircissement , toute
instruction , tout moven de défense et de juslification , toute
Occasion de faire expliquer personne ; de remonter à la SôUrcC
qu'on ■ sur son compte , et qu'il était r
pour cet effet de compter sur la discrétion de la populace que
sur celle des honnêtes gens. Or , pour inléresscr cette populace
à ce mystère , sans paraître avoir cet objet , ils ont ailroi
blement tiré parti d'une ridicule arrogai
'e fier sur les dons, et de ne vouloir pas qu'
DIALOGUE.
S comme cela iiui fait le giieiis qHoitjii'il soît riclie , de
I ose-t-il rfjeter 1rs meniies charité* de nos messieurs?
I. Du mcme drnii , peijt-rtrt- , que les mendians reîetti>iit
es. Quoi iju'il en soit , s'il fait le gueux, il reçoit donc ou
{demande l'aumône? car voilà tout ce (]ui distingue le gu«us du
rrc, qui n'est pas plus riche que lui , mais qui se contente
t qu'il a et ne demande rien â personne.
E Fr. Eh non ! celui-ci ne la demande pas directement. Au
«traire , il la rejelle insolemment d'abord ; mais il cède à U fin
ml doucement quand on s'obstine.
Hotss. Il n'est donc pas si arrogant que vous disiez d'abord ;
, retournant votre question , je demande à mon tour pourquoi
'obsliuent i lui Taire l'aumàoe comme k un gueux , puisqu'il»
mt si bien qu'il est riche?
B Fn. Le pourquoi , Je vous l'ai déjà dit. Ce serait , j'en con-
n , oulraser un honnête homme : mais c'est le sort que mérilc
eil scHerat d'être avili par tous le» moyens possibles; et
i une occasion de mieux manifester son ingratitude , parcelle
_ i) témoigne à ses bienrailcurs.
^ Rouss. Trouvez-vous que l'intention de l'avilir mérite une
{ruide reconnaissance?
c'est l'aumône qui la mérite. Car, comme
'. très-bien nos messieurs, l'argent rachète tout, et rien
! rachète. Quelle que soil l'intention de celui qui donne ,
e par force , il reste toujours bienfaiteur et mérite toujours
t tel la plus vive reconnaissance. Pour éluder donc la
s rusticité de noire homme, on a imaginé de lui faire en
Uîl, à son insu , beaucoup de petits dons bruyans qui dé-
ploient le concours de beaucoup de gens, et surtout du menu
tapIC) qu'on fait entrer ainsi sans slîectation dans la grande
nndence, afin qu'à l'horreur pour ses forfaits se joigne le mé—
■ pour sa misère, et le respect pour ses bienfaiteurs. On
ti il se pourvoit des denrée» nécessaires à sa
a soin qu'au même prix on les lui fournisse
, et par conséquent plus chère». Au fond ,
,.. o^nr.r..ni.^ et il n eu 3 pas besoin, puis-
èrne argent il est r
ibnUance, et l'oi
e meilleure qualit
1 ne lui fait auc
1 e»t riche :
■ bauessect la générosité de nos messieurs circulent ain
Bpeuple, et l'on parvient de celle manière à l'y rendre aujeci
I méprisable en paraissant ne songer qu'à son bien-^tre et à le
Imârc heureux malgré lui. Il est diHîcile que le misérable ne
lerçoive pus de ce petit manège, et tant mieux : car s'il se
ibe , cela prouve de pins en plus son ingratitude; et , s'il
lan» de marchands, on répète aussitôt la même manœuvre ;
reputalioQ qu'on veut lui donner se répand encore plus
ipidement. Ainsi plus il se débat dans ses lacs , et plus il les
1.
IS. Voilà, je vous l'avoue, ce que je ne comprenais pas
D d'abord. Mais, monsieur , vous en qui j'ai conuu toujour»
^., PREMI!
un cffor M droit , se peut-il ijue vous approuviez de pareillMa
laanœuvrrs ?
Le Fr. Je les blâmerais fort pour tout autre ; mats ici j(
admire par le motif de bonlé qui les dicte , sans pourtant a
voulu jamais y tremper. Je Lais Jean-Jacijnes, dos messieurs J
l'uiment, ils veulent le conserver à^tout prix: il est nature
et luoi uc nous accordions pas sur la conduite à tenir
pareil homme. Leur système, injuste peut-f Ire en lui-même ,J
est rectifie par l'iulenlion.
tlous.S. Je crois qu'il me la rendrait suspecte : i
point au bien par le mal , ni à la vertu par la fr
puisque vous m assurez que Jean-Jacques est Hclie ,
public accorde-t-il ces cHoses-là ? Car enfin rien ne •
bler plus biiarre et moins méritoire qu'uue aumône faite parj
force k un ricbe scélérat.
Le Fk. Oh ! le public ne rapproche pas ainsi les idcea qu'or
l'adresse de lui montrer séparément. 11 le voit riche pour I
reprocher de faire le pauvre , ou pour le frustrer du produit dal
sou fabeur en se disant qu'il n'eu a pas besoiu. 11 le voit pauvraj
pour insulter k sa misère et le traiter comme un mendiant. 1! n(
î par le côté qui pour l'instant le montre plui
' ' ' , quoiqu incompatibi
odieux ou plus méprisable ,
aspecls sous le.squels il le voit'e
Rouss. Il est cerUin qu'à r
n d autres temps
s d'être de la plus brute ii
[[ue surpris de cel
d'attentions et d'oulrages'dont il sent à chaque instant les eff(
Mais quand , pour l'uniiiue plaisir de rendre sa dîfîaïuation plui
complète , on lui passe )ouniellcment tous ses crimes, qui pea)
lire surpris s'il profile de Cftle coupable indulgence pour c
romraelire inressammcnt di
je vous ai déjà faite , et qi
éludée sans y répondre. Part
voisque, malgré toutes les m<
«on train comme auparavant .
eillans dont il se voit
1=
X? C'est une objec
répète parce que vous l'a ^
e que vous m'avez raconté , joj
I qu'on a prises, il va toujours fl
s'embarrasser en aucune sorte j
é, luiqui prit jadis là-dessui ^
tant de précautions que. pendant quarante ans, trompant exaclï— J
ment tout le monde, il passa pour un honuête homme; je t""
qu'il n'use de la liberté qu'on lui laissequepour assouvir sans rin
sa méchanceté, pour commetlrechaque jour de nouveaux forfaÏ!
dont il est bien sflr qu'aucun n'échappe â sessurveîllans, et cjn'o
lui laisse tranquillement consommer. Est-ce donc une verta si mi
ritoire !x vos messieurs d'abandonner ainsi les honnêtes gens k h
furie d'un scélérat, pour l'unique plaisir décompter tranquille'
menlses crimes, qu'il leurseraitsî aiséd'cmpêcl
Lr Fb. Ils ont leurs raisons pour cela.
Roc^. Je n'eu doute point ; mais ceux mêmes qui commettent^
les crimes ont sans doute aussi leurs raisons; cela suffit-îl pour letl
justifier? Singulière bonté, couvenee-en, que celle qui, pourB
iL'uUre le coupable ojicui , refuse d'empèclier le crime , et s'o
"W
• à cbbyer le sc^lmi aux dépens dei iiinocens dont il fait
*eî Laisser commettra '" »-f.n.« «..'ni ^a..i u^.»/.^!.». »*.
est
Wulenieiit en ^tre téiuain , c'est en être complice D'ailleurs
lui laisse totijoiirt faire tout ce que vous di tes ciu'il fait, que
ic de l'fipioiiner de si près avec tant de vigilance et tl'ac-
Que tert d'avoir découvert ses fX'uvres , pour les lut
r coutiuuer coninte si l'on n'en savait rien? que sert de
fort sa volonté dans les choses indiffcrenteg, pour Nt
•T en toute liberté dès (ju'il s'agit de mal Taire? On dirait
» meuiears ne cherchent qu'à Uii ôtcr tout moyen de Taire
chose que des crimes. Cette indulgence vous paraît-elle
ii raisonnable , si bien entendue , et digne de personnages
liTeriupux ?
E Kr. Il y a dans tout cela , je dois l'avouer , des citoses que
l'entends pas Tort bien nioi-iuénie ; mais on m'a promis de
lier tout il mon entière satisfaction. Peut-être pour le
us exécrable a-t-on cru devoir charger un peu le tableau
iuin , sans se faire un grand scrupule de cette charge ,
le fond importe assez peu; car puisqu'un homme cou-
i)e d'un crinrc chl capable de cent , tous ceux dont on l'nccuse
foDl au moins dans sa volonté , et l'on peut â peine donner
>m d'impostures à de pareilles accusations.
rois que la base du système ipie l'on suit à son éçard est le
ir qu'on s'est imposé qu'il fut bien démasqué , bien connu
mile monde, et néanmoins de n'avoir jamais avec lui au—
explication , de lui àler toute connaissance de ses accusa-
it toute lumière certaine des choses dont il esl accusé.
double nécessité est fondée sur la nature des crimes, qui
lit leur déclaration pudique trop scandaleuse , et qui ne
e pas qu'il ioit convaincu sans être puui. Or voiilec-vons
le ponisse sans le convaincre? Nos formes judiciaires ue le
lettnient pas, et ce serait aller directement contre les ma—
d'indulgence et de commisération qu'on veut suivre k son
Tout ce qu'on peut donc faire pour la sûreté publique est
■emeni de le surveiller si bien qu'il n'entreprenne rien
le tache , qu'il n'exécute rien d'important qu'on ne le
«t, sur le reste, d'avertir tout le monde du danger
■"'écouter et fréquenter un pareil scélérat. Il esl clair
avertis ceux qui s'exposent à ses attentats ne doi—
tuccombent, s'en prendre qu'à eui-inémes. T'est
qu'il n'a tenu qu'à eus d'ériler, puisque fuyant ,
il fait, les hommes, ce n'esl pas lui qui va les chercher.
, Autant en penl^oti dire à ceux qui passent dans un bois
i.iii qu'il y n des vnicurs, sans que cela fasse une raison
r laisser ceun-ci en toule liberté d'aller leur irain ,
I ponr les couienir il siifht de le vouloir. Mais
e peuvent avoir vos messieurs qui ont soin de fournir
' « proies h la crunulé du barbare par les émissaires
aveï dit qu'ils i'enlonrcnl , qui tâchent à toi^le
li, et dont 1)3115 doule il a soia (}e.V
faire ses premières victimes ?
Le Ffi. Point du tout. Quelque familièrement qu'ils TÎventl
chez lui , tiicliaut même d'y mauger et boire sans s^mbar
des risques, il ne leur en arrive aucun mal. Les oersonni
lesqnellrs il aime assouvir sa furie sont celles pour lesquelles il a
de l'eslime et du penchant, celles aniquelles il <
sa confiance pour peu que leurs cfviirs s'ouvrissci
ciens amis qu'il regrette et dans lesquels il semble encore cbep-
cher les consolations qui liiî manquent. C'est ceiii.-là qu'il choini
pour les expédier par préférence; le lien de l'oinitie lui pèsed
il ne voit avec plaisir que ses ennemis.
Kouss. On ne doit pas disputer conirf
venez que vous me peignee-Ià i
Sui n'empoisonne que ses amis
iveur de ses ennemis , et qui fu
; fairs
s.nguh.
Ce c
!ul dev
Fc lie relier 1
s parait encore bien ctonnani
comment il se trouve d'honnêtes gens qui v
hanter un pareil monstre, dont l'abord s
horreur. Que [a canaille envoyée par vos messieurs et faite poaa
l'espionnage s'cmpnre de lui , voilà ce que je comprends garifl
peine. Je comprends encore qiie^ trop heureux de trouver qiieWfl
qu'un qui veuille le souffrir, il ne doit pas lui, misantrope avefil
les liounêles gens , mais à charge à lui-mêuie , se rendre tlitKcîIel
sur les liaisons; qu'il doit voir, accueillir, ri-cbercher avecl
grand empressement les coquins qui lui ressemblent , pour Ici
engager dans ses damnables complots. Eux , de leur calé , dan^
l'espoir de trouver en lui un bon camarade bien endurci, pruvent^l
nialgré l'effroî qu'on leur a donné de lui , s'esposer par l'avantagaa
3u'ils en espèrent au risque de le fréquenter. Mais que des gea^^
'honneur cherchent à se faulîler avec lui, voilà , monsieur, csl
qui me p8ise. Que lui disent-ils donc ? quel ton peuvent— iltl
prendre avec un pareil personnage? Un aussi grand scélérat peotl
très~hiea cire un homme vil qui pour aller à ses fins souffre |
toutes portes d'outrages , et , pourvu qu'on lui donne à dîner ,
boit les affronts comme l'eau , sans les sentir ou sans en faire]
semblant. Alais vous m'avouerez qu'un commerce d'insulte et de J
mépris d'une part , de bassesse et de mensonge de l'autre,
doit pas être fort attrayant pour d'honuètes gens.
Le Fr. Ils en sont plus estimables de se sacriiier ainsi pour lai
bien public. Approcher de ce misérable est une œuvre méri— ,
toire, quand elle mène à quelque nouvelle découverte sur «orL
caractère affreux. Un tel caractère tient du prodige et ne saurnitl
être assez attesté. Vous comprenez que personne ne l'approcbef
pour avoir avec lui quelque société réelle , mais seulement pour I
tftcher de le surprendre, d'en tirer quelque nouveau Irait p»nr |
.ion portrait, quelque nouveau fait pour so
iridiscrélioR dont ou puisse faire usage pour !e renUie loitjuuis4
DIALOGUE. 47
plus odieux. D'ailleurs comptez-yous pour n'en le plaisir de le
persifler^ de lui donner à mots couverts les noms iniurieux qu'il
persi
» •
s'il ne se fâche pas, en lui disant ainsi ses vérités indirectement,
on se dédommage de la contrainte oii Ton est forcé de vivre avec
lui en feignant de le prendre pour un honncle homme.
Rouss. Je ne sais si ces plaisirs-là ^nt fort doux ^ pour moi je
ne les trouve pas fort nobles, et je vous crois assez du même avis,
puisque vous les avez toujours dédaignés. Mais, monsieur, à ce
compte, cet homme chargé de taut de crimes n'a donc jamais
été convaincu d'aucun ?
Le Fr. £h ! non vraiment. C'est encore un acte de l'extrême
bonté dont on use à son égard , de lui épargner la honte d'être
ne serai t pour 1 ui q u'une peine de pi us. En lui otan l i'inut ile liberté
de se détendre, on ne fait que lui ôter celle de mentir et de
calomnier.
Rouss. Ah I grâces au ciel , je respire I vous délivrez mon cœur
d'un grand poids.
Le Fb. (^u'avez-vous donc ? d'oii vous naît cet épanouissement
subit après l'air morne et pensif qui ne vous a point quitté durant
tout cet entretien , et si différent de l'air jovial et gai qu'ont tons
nos messieurs quand ils parlent de Jean-Jacques et de ses crimes?
Rouss. Je vous l'expliquerai , si vous avez la patience de m'en-
tendre; car ceci demande encore des digressions.
Vous connaissez assez ma destinée pour savoir qu'elle ne m'a
guère laissé goûter les prospérités de la vie : je n'y ai trouvé ni
les biens dont les hommes iont cas, ni ceux dont j'aurais fait cas
moi-même^ vous savez à quel prix elle m'a vendu celte fumée
dont ils sont si avides , et qui même , eut-elle été plus pure, n'é-
tait pas l'aliment qu'il fallait à mon cœur. Tant que la fortune
ne m'a fait que pauvre , je n'ai pas vécu malheureux. J'ai goûté
quelquefois de vrais plaisirs dans l'obscurité : mais je n'en suis
sorti que pour tomber dans un gouffre de calamités, et ceux qui
m'y ont plongé se sont appliques à me rendre insupportables les
maux qu ils feignaient de plaindre , et que je n'aurais pas connus
sans eux. Revenu de cette douce chimère de Taniilié, dont la
vaine recherche a fait tous les malheurs de ma vie , bien plus
revenu des erreurs de l'opinion dont je suis la victime, ne trou-
vant plus parmi les hommes ni droiture, ni vérité, ni aucun de
ces sentimens que je crus innés dans leurs anies parce qu'ils re-
laient dans la mienne, et sans lesquels toute société n'est que
tromperie et mensonge , je me suis retiré au dedans de moi , et ,
vivant entre moi et la nature, je goûtais une douceur infinie à
penser que je n'étais pas seul, que je ne conversais pas avec un
48 PREMIER
être insensible et mort , que mes maux étaient comptés j que ma
patience était miesurée, et que toutes les misères de nia ^ie n'é^
taicnt que des provisions de dédommaeemens et de jouissances
Î>our un meilleur état. Je n*ai jamais adopté la philosopbie des
leureux du siècle; elle n'est pas faite pour moi ^ j'en cherchais
une plus appropriée à mon cœur , plus consolante dans l'adver-
sité, plus encourageante pour la vertu. Je la trouvais dans les
livres de Jean-Jacques. J'y puisais des sentimens si conformes à
ceux qui mi'étaient naturcU, j'y sentais tant de rapport avec mes
firopres dispositions , que, seul parmi tous les auteurs que j'ai
us , il était pour moi le peintre de la nature et l'historien du
cœur humain. Je reconnaissais dans ses écrits l'homme que je re-
trouvais en moi , et leur méditation m'apprenait à tirer de moi-
même la jouissance et le bonheur que tous les autres vont cher-
cher si lom d*eux,.
Son exemple m'était surtout utile pour nourrir ma confiance
_. 1 * •> — : 1 : contem-
non pas
gens à symboles et à formules. Les hautes idées que
j'avais de la divinité me faisaient prendre en dégoût les institu-
tions des hommes et les religions factices. Je ne voyais personne
penser comme moi; je me trouvais seul au milieu de la multitude
autant par mes idées que par mes sentimens. Cet état solitaire
était triste; Jcau-Jacques vint m'en tirer. Ses livres me forti-
fièrent contre la dérision des esprits forts. Je trouvai ses principes
si conformes à mes sentimens , je les voyais naître de méditations
si profondes , je les voyais appuyés de si fortes raisons « que je
cessai de craindre , comme on me le criait sans cesse , qu ils ne
fussent l'ouvrage des préjugés et de l'éducation. Je vis que, dans
ce siècle oii la philosophie ne fait que détruire , cet auteur seul
édifiait avec solidité. Dans tous les autres livres, je démêlais d'a-
bord la passion qui les avait dictés, et le but personnel que Tau-
teur avait eu en vue. Le seul Jean-Jacques me parut chercher la
vérité avec droiture et simplicité de cœur. Lui seul me parut
montrer aux hommes la route du vrai bonheur en leur appre-
nant à distinguer la réalité de l'apparence , et l'homme de la na-
ture de l'homme factice et fantastique que nos institutions et nos
préjugés lui ont substitué : lui seul en un mot me parut, dans
sa véhémence, inspiré par le seul amour du bien public sans vue
secrète et sans intérêt personnel. Je trouvais d'ailleurs sa vie et
ses maximes si bien d accord , que je me confirmais dans les
miennes, et j'y prenais plus de confiance par l'exemple d'un pen-
seur qui les médita si long-temps ; d'un écrivain qui , méprisant
l'esprit de parti et ne voulant former ni suivre aucune secte, ne
pouvait avoir dans ses recherches d'autre intérêt que l'intérêt
public et celui de la vérité. Sur toutes ces idées , je me faisais un
plan de vie dont son commerce aurait fait le charme ; et moi , à
qui la société des hommes u'ofire depuis long-temps qu'une fausse
apparence sans réalité , sans vérité , sans attachement , sans aucun
DIALOGUE. 4,,
>le accord de srntimens ni d'idres, et plus digne de inuii
il qne de mon ein|ire»Knient , je (ne livrais à l'espoir de le-
11 lut tuul ce une j'avais perdu , de goûter encore les
pceiirs d'une nmilié sincère, et de mo nourrir encore uvec luï
«grandes et ravissantes conlempl allons qui font la meilleure
lance de cette vie , et la seule crnisolation solide qu'on trouve
l'adversitt.
s plein de ces sentimens, et vons l'avez pu connaître,
ivec vos cruelles confidences vous êtes venu resserrer mon
en chasser le* douces illusions auxquelles il était prêt k
r encore. Hoo, vous ne connaîtrez jaTuais à quel point
I l'avez déchiré ; il faudrait pour cela sentir à combien de
Mes idées tenaient celles que vous avez détruites. Je touchais
ment d'être lieureui eu dépit du sort et des hommes, el
19 replongez pour iainaisdans toute roa misère; vousm'ôlez
* « espérances qui me la faisaient supporter. L'n seul hom-
■nt comme moi nourrissait ma couftance, un seul iioiiime
fut vertueux me faisait croire k la vertu , m'aniinsit ù la
k l'idolAlrer, à tout espérer d'elle; et voilà qu'en m'ôlant
li TOUS me laissez seul sur la terre cnglontî ilansun goullre
nai.aans qu'il me reste la moindre lueur d'espoîr dans cette
«1 prêt à perdre encore celui de retrouver dans un meilleur
t choses le dédommagement de tout ce que j'ai souffert
remieres déclarations me bouleversi^rent. L'appui de vot
me les rendit plus accablantes , et vous navrâtes mon anie
\$ «tnères douleurs que j'aie jamaïssetilies. Lorsque, entrant
Kteâana le détail des manœuvres Bysléniaiique- dont ce mal-
xbomtne est l'objet , vons m'avcï développé leplandecon-
n égard , tracé par l'auteur de ces découvertes , ei fidi?le-
kfniTi par tout le inonde, mon allenlion partagée a rendu
)arpnseplus grande et mon affliction moins vive. J*ai trouvé
manœavressi cauteleuses, sipleinesde ruse et d'astuce,
:i pu prendre de ceux qui s'en font un système la baule
d'éloges, je sentais mon cteur en murmurer malgré moi.
' s eommenld'aussi nobles motifs pou valent Hic ter des pra-
(ibnsses, conimenl la fausseté, la trahison, lemensonge,
ifilélre devenus desinstrumensdebicni'aisanceetdecbarité;
Fniin tant de marches obliques pouvaient s'allier avec
•e. Avais-j^ tort? Voyez vous-même, et rappeler-vau«
nàofpn ténébreuses sont un manteau bien étrange pour la
Il force de vos preuvesTemportailnéannioinssur tous les soup-
«machiuationspouvaientm'inspirer. Je voyais qu'après
lcetl« bizarre conduite, toute choquante <|u'elle me parais-
Rn'eit était pas moins une œuvre de miséricorde , et que,
T«ol épargner ï un scélérat les tr^itemfni qu'il avait méntéj ,
Ùo PREMIER
il fallait bien prendre des précautions extraordinaires pour pré-
venir le scandale de cetle indulgence , et la mettre à un prix qui
]ie tentât ni d'autres d'en désirer une pareille , ni lui-même d en
abuser. Yoyant ainsi tout le monde s'empresser à l'envi de ie
rassasier d'opprobres et d'indignités, loin de le plaindre, je le
méprisais davantage d'acheter si lâchement l'impunité au prix
d'un pareil destin.
Vous m'avez répété tout cela bien des fois, et je me le disais
après vous en gémissant. L'angoisse de mon cœur n'empêchait
pas ma raison d'être subjuguée, et de cet assentiment que j'étais
forcé de vous donner résultait la situation d'ame la plus cruelle
Eour un honnête homme infortuné, auquel on arrache impitoya-
lement toutes les consolations , toutes les ressources j toutes les
espérances qui lui rendaient ses maux supportables.
iJn trait ae lumière est venu me rendre tout cela dans un ins-
tant. Quand j'ai pensé, quand vous m'avez conflrmévous-mêmey
que cet homme si indignement traité pour tant de crimes atroces
n'avait été convaincu d'aucun , vous avez d'un seul mot renversé
toutes vos preuves ; et , si je n'ai pas vu l'imposture oii vous pré-
tendez voir l'évidence , cette évidence au moins a tellement di^
paru à mes yeux, que dans tout ce que vous m'aviez démontré je
ne vois plus qu'un problême insoluble , un mystère effrayant ,
impénétrable , que la seule conviction du coupable peut éclaircir
à mes yeux.
Nous pensons bien différemment , monsieur , vous et moi sur
cet article. Selon vous , l'évidence des crimes supplée à cette con-
viction ; et , selon moi , cette évidence consiste si essentiellement
dans cette conviction même, qu'elle ne peut exister sans elle. *
Tant qu'on n'a pas entendu l'accusé , les preuves qui le condam-
nent , quelque fortes qu'elles soient , quelque convaincante!
qu'elles paraissent , manquent du sceau qui peut les montrer tel-*
les , même lorsqu'il n'a pas été possible d'entendre l'accusé y
comme lorsqu'on fait le procès à la mémoire d'un mort; car , ea
présumant qu'il n'aurait rien eu à répondre , on peut avoir rai-
son , mais on a tort de changer cette présomption en certitude
pour le condamner , et il n'est permis de punir le crime que
quand il ne reste aucun moyen d'en douter. Mais quand on vient
jusqu'à refuser d'entendre iWcusé vivant et présent, bien que la
chose soit possible et facile, quand on prend aes mesures extraor-
dinaires pour l'empêcher de parler , quand on lui cache avec le
plus grand soin l'accusation , l'accusateur , les preuves , dès-lors
toutes ces preuves devenues suspectes perdent toute leur force sur
mon esprit. ?i'oser les soumettre à l'épreuve qui les confirme, c'est
me faire présumer qu'elles ne la soutiendraient pas. Ce grand
principe, base et sceau de toute justice, sans lequel la société hu-
maine croulerait par ses fondemens, est si sacré, si inviolable
dans la pratique , que , quand toute la ville aurait vu un homme
en assassiner un autre dans la place publique , encore ne puni— z
rait-on point l'assassin sans l'aroir préalablement entendu. ^
DIALOGUE. 6r
Le Fr. Hé quoi I des formalités judiciaires qui cloîyent élre
générales et sans exception dans les tribunaux , quoique souvent
superflues, font-elles loi dans des cas de grâce et de bénignité
comme celui-<:i ? D'ailleurs, l'omission de ces formalités peut-
elle changer la nature des choses , faire que ce qui est démontré
cesse de l'être , rendre obscur ce qui est évident , et , dans
l'exemple que vous venez de proposer, le délit serait- il moins
atéré , le prévenu serait-il moins coupable quand on néglige-
rait de l'entendre ; et , quand sur la seule notoriété du fait , on
l'aurait roué sans tous ces interrogatoires d'usage , en serait-on
moins sdr d'avoir puni justement un assassin ? Enfin tontes ces
formes établies pour constater les délits ordinaires sont-elles né-
cessaires à l'égard d'un monstre dont la vie n'est qu'un tissu de
crimes , et reconnu de toute la terre pour être la honte et l'op-
probre de l'humanité ? Celui qui n'a rien d'humain mérite-t-il
((u'on le traite en homme ?
RoDSS. Vous me faites frémir. Est-ce vous qui parlez ainsi ? Si
je le croyais , je fuirais , au lieu de répondre. Mais non , je vous
connais trop bien. Discutons de sang-froid avec vos messieurs
ces questions importantes d'oii dépend , avec le maintien de
l'ordre social , la conservation du genre humain. D'après eux ,
Toas parlez toujours de clémence et de grâce; mais avant d'exa-
miner quelle est cette grâce , il faudrait voir d'abord si c'en est
ici le cas , et comment elle y peut avoir lieu. Le droit de faire
grâce suppose celui de punir , et par conséquent la préalable
conviction du coupable. Voilà premièrement de quoi il s'agit.
Vous prétendez que cette conviction devient superflue où règne
l'évidence } et moi ]e pense au contraire qu'en fait de délit Té-
ridence ne peut résulter que de la conviction du coupable , et
3u*on ne peut prononcei' sur la force des preuves qui le con-
amnent qu'après l'avoir entendu. La raison en est que , pour
faire sortir aux yeux des hommes la vérité du sein des passions ,
il faut que ces passions s'entre-choquent, se combattent, et que
celle qui accuse trouve un contre-poids égal dans celle qui aé-
fend , afÎQ que la raison seule et la justice rompent l'éqnilibre
et fassent pencher la balance. Quand un homme se fait le déla-
teur d'un autre , il est probable , il est presque siir qu'il est mÀ
par quelque passion secrète qu'il a grand soin de déguiser. Mais
quelque raison qui le détermine , et fût'-ce même un motif de
pore vertu , tou]Ours est-il certain , que , du moment qu'il ac-
case , il est animé du vif désir de montrer l'accusé coupable ,
ae fût-ce qu'afîn de ne pas passer pour calomniateur ; et comme
d'ailleurs il a pris à loisir toutes ses mesures , qu'il s'est donné
tout le temps uarrangcr ses machines et de concerter ses moyens
et ses preuves , le moins qu'on puisse faire pour se garantir de
surprise est de les exposer à l'examen et aux réponses de Tac-
'nué , qui seul a un intérêt suillsant pour les examiner avec toute
ittention possible , et qui seul encore peut donner tous les
':!aircisscmens nécessaires pour en bien juger. C'est par une
•emblable n
celle acIttiD et rêaclion et cfu choc de'ces intérêts opposé» doit
PBEMIER
ladépoHlioii des témoins, en quelquenombrc
' 's poids qu'après leur confrontation. £'
turetlement sorlir aux yeux du juge la lumière de la vérité :
est du moins le meilleur moyen qui soit en sa puissance, Mais n
l'un de ces intérêts agit seul avec toute sa force, et que le contr»i
Eoids de l'autre manque, comment l'équilibre restera-t-il d * ~
alance? Le juge, que je veux supposer tranquille , împa
uniquement animé de l'amour de la justice, qui
'inspire pas de grands efforts pot
■ 'fl .-_!.; „'i.
inds efforts
■'assurera-t-il d avoir bien pes
pénétré par lui seul tous les artifices de l'accusateur, d'avoir bi
i 'intérêt d^autrui ,
e pour et le contre ,
démêlé des faits eiactemeut vrais ceux qu'il controi:
tère , qu'il colore k sa fantaisie , d'avoir même dev
tait et qui changent l'eflet de ceui qu'il expose? Quel est rboinni
audacieux qui , non moins sur de sa pénéf
s'ose donner pour ce juge-là ? 11 faut , poi,
confiance un devoir si téméraire, qu'il se
irfailemei!
Que serait-ce si, au lieu de supposer ici un juge parfai
intègre et sans passion , je le supposais animé d'un désir si
trouver l'accuse coupable , et ne cherchant que des moyens ptaUF
sibles de justifier sa partialité à ses propres yeux ?
Cette seconde supposition pourrait avoir plus d'une applicatio)
dans te cas particulier qui nous occupe; mais n'en cherchons poial
d'autre que la célébrité d'un auteur dont les succès passes bleatc
l'amour-pronre de ceux qui n'en peuvent obtenir de pareilt. !l .
applaudit à la gloire d'un homme qu'il n'a nul espoir d'offtisqacï
qui travaillerait bien vite a lui faire paver cher l'éclat qu'il p
avoir de plus que lui , pour peu qu'il vrt de jour k y réussir. F
qu'un homme a eu le malheur de se distinguer à certain poi
moins qu'il ne se fasse craindre ou qu'il ne tienne à qu
parti , il ne doit plus compter sur l'équité des autres à sonéj
et ce sera beaucoup si ceux mêmes qui sont plus célèbres ol.
pardonnent la petite portion qu'il a du bruit qu'ils voudra
n de plus. Je ne veux parler ic
que le viens de vous dire ur
e tais. En attendant, v
faire tout
Je n'ajouterai
son. Cherchée à
elle soil conlenle. et je
sion. Il est toujours injuste et
qu'il Boit sans vouloir l'eulendi
homme qui a fait du bruit di
juge sans l'entendre , mais se cache de lui pour le juger, qot
que prétexte spécieux qu'il allègue, et filt-il vraiment juste
vertueux , fili-i! un ange sur la terre , qu'il rentre ' '
qu'à votre n
B réponse doi
r un accusé t
même, l'iniquité,
s qu II
1 doute , est cachée :
tllranger, sans parens , sans appui , seul , abandonné
trahi du plus grand nombre , Jean-Jacques est dans U
ibandonné de tow
pire {
F-
DIALOGUE. 53
sttion oix Ton puisse être pour être jugé équitabl<?ment. Ce-
pendant y dans tes jugemens sans appel qui le condamnent à Tin-
iamie , qui est-ce qui a pris sa défense et parlé pour lui ? Qui
est-ce qui s'est donné la peine d'examiner 1 accusation , les ac-
cusateurs , les preuves y avec ce zële et ce soin que peut seul ins-
pirer l'intérêt de soi-même ou de son plus intime ami ?
Le Fr. Mais vou»-même , qui vouliez si fort être le sien ,
n'avez-vous pas été réduit au silence par les preuves dont j'étais
armé?
Rocss. Avais-je les lumières nécessaires pour les apprécier
et distinguer à travers tant de trames obscures les fausses cou-
leurs qu on a pu leur donner ? Suis-je au fait des détails qu'il
faudrait connaître ? Puis-je deviner les éclaircissemens y les ob-
jections , les solutions que pourrait donner l'accusé sur des faits
dont lui seul est assez instruit? D'un mot peut-être il eût levé
des voiles impénétrables aux yeux de tout autre , et jeté du jour
sur des manœuvres que nul mortel ne débrouillera jamais. Je
me suis rendu , non parce que j'étais réduit au silence , mais
parce que je l'y croyais réduit lui-même. Je n*ai rien , je Tavouc,
à répondre à vos preuves. Mais si vous étiez isolé sur la terre ^
sans défense et sans défenseur , et depuis vingt ans en proie à vos
ennemis comme Jean-Jacques , on pourrait sans peine me prou-
ver de vous en secret ce que vous m av<
que vous m avez prouvé de lui , sans que
fois qu'on a violé si ouvertement , si publiquement , la première
et la plus sainte des lois sociales , celle sans laquelle il n'y a plus
de sûreté pour l'innocence parmi les hommes. Quoi qu'on rn
puisse dire y il est faux qu'une violation si criminelle puisse avoir
jamais pour motif l'intérêt de l'accusé ; il n'y a que celui des ac-
i cosateurs y et même un intérêt très-pressant , qui puisse les y dé-
i^ terminer , et il n'y a que la passion des juges qui puisse les faire
passer outre malgré l'infraction de cette loi. Jamais ils ne souffri-
raient cette infraction , s'ils redoutaient d'être injustes. Non , il
n'y a point , je ne dis pas de juge éclairé , mais d'nomme de bon
sens , qui , sur les mesures prises avec tant d'inquiétude et de soin
pour cacher à l'accusé l'accusation , les témoins , les preuves ,
ne sente que tout cela ne peut dans aucun cas possible s'expli-
quer raisonnablement que par l'imposture de l'accusateur.
Vous demandez néanmoins quel inconvénient il y aurait ,
quand le crime est évident , à rouer l'accusé sans l'entendre. Et
moi je vous demande en réponse quel est l'homme , quel^ est le
^ jii^ assez hardi pour oser condamner à mort un accusé con-
• vaincu selon toutes les formes judiciaires , après tant d'exemples
funestes d'innocens bien interrogés , bien entendus , bien con-
frontés , bien jugés selon toutes les formes , et , sur une évidence
prétendue , mis à mort avec la plus grande confiance pour de*
:rimes qu'ils n'avaient point commis. Vous demandez quel in-
54 PREMIER
conve'nient il v aurait, quand le
l'accusé sa m 1 entendre. Je
lient , 1 rom
ids que votre supposition (
, parce que l'évidefH
1 accuse s
impossible et contradictoire
du crime consiste essentiellement dnns la conviction de l'accus^jl
et que toute autre évidence ou notoriété peut ^Ire fausse ,
soire , et causer le supplice d'un innocent. En faut-il confi
les raisons par des exemples ? Par malheur , ils ne nous r
queronl pas. En voici un tout récent lire de la gazette de Leyde,J
et. qui mérite d'être cîlé, LIti liomme accusé dans un tribunall
d'Angleierre d'un délit notoire , attesté par un témoignage pu^^
Llic et unanime, se défendit par uu a/ibi bien singulier. Il
tint et prouva que , le m^iue jour et à la même heure o
l'avait vu commettre le crime , il était eu personne occupé i s
défendre deianl un autre tribunal , et dans une autre ville
d'une accusation tonte semblable. Ce fait, non moins parfaite— V
l attesté , mit les juges dans un étrange embarras. A fore"
de recherches et d'enquêtes , dont a
accusé avaient étti
mais si semblable au premie
qu'on avait constamment pt
n'eût point découvert si , si.
fàl pressé d'eipédier cet ho:
voyez comment, cet usage l
vie à mettre un habit d'une
Autre article encore plus
du 3i octobre 1774. "lin
» Londres, allait ' ' '
ntin (
irément on ne se serait paffj
les délits attribut' '
e homme moins cDDni»]A
de ligure, et de traits^
r l'a
re. Voilà
r celle prétendue notoriété , on s
nme sans daigner l'écouter ; et von
ne (bis admis, il pourrait aller de la|
couleur plutôt que d'une autre,
récent tiré de la gazette de Francel
lettres dftT
lupplice , et il était déjà suij
l'êchafand , quand un spectateur, perçant la foule, cri> dd
» suspendre l'exécution , et se déclara l'auleur du crime pot^
» lequel cet infortuné avait été condamné , ajoutant que s
» conscience troublée (cet homme apparemment n'était pdl
» philosophe) ne lui nermellait pas en ce moment de sauver iâ
M vie aui dépens de 1 innocent. Après une nouvelle instructioi^
" de l'affaire, le condamné, continue l'article, a été renvoj
» absous , et le roi a cru devoir faire grâce au coupable
■' veur de sa générosité. ■. Vous n'avez pas besoin, je crois,
mes réflexions sur cette noiivelU- instruction de l'alfaire et sur
première en vertu de laquelle l'innocent avait été condamné 1
Vous aveï sans doute ouï parler de cet antre jugement 0
sur la prétendue évidence du crime , onze pairs ayant condamna
I accusé) le doutième aima mieux s'exposer à mourir de faim
avec ses collègues que de joindre sa voix aux leurs; et ceUvj
comme ill'avona dans la suite, parce qu'il avait lui-même C
mis le crime dont l'autre paraissait évidemment coupable- Ce^
exemples sont plus frcquens en Angleterre , oii les procédi "'
rj-iminelles se font publiquement , au lieu qu'en France,
tout ae passe dans le pluf efirayant mystère , les faibles soi
DIALOGUE. 55
livrés sans scandale aax yengeailces des puîs^ans ; et tes procé-
dures j toujours ignorées du public ou falsifiées pour le trom-
per , restent ainsi que l'erreur ou l'iniquité des juges dans un
secret étemel , à moins que quelque événement extraordinaire
ne les en tire.
Cen est un de cette espèce qui me rtfppelle chaque jour ces
idées à mon réveil. Tous les matins avant le jour, la Messe de
la pie , que j'entends sonner à Saint-Eustacne , me semble un
avertissement bien solennel aux juges et à tous les hommes
d'avoir une confiance moins téméraire en leurs lumières , d'op-
primer et mépriser moins la faiblesse , de croire un peu plus U
l'innocence , d'y prendre un peu plus d'intérêt , de ménager un
peu plus la vie et l'honneur de leurs semblables , et enfin de
craindre quelquefois que trop d'ardeur à punir les crimes ne
leur en fasse commettre à eux-mêmes de bien affreux. Que la
singularité des cas que je viens de citer les rende uniques cnacun
dans son espèce , qu'on lél dispute , qu'on les nie enfin si l'on
veut , combien d'autres cas non moins imprévus , non moins
possibles , peuvent être aussi singuliers dans la leur? Oii est ce-
lui qui sait déterminer avec certitude tous les cas oii les hommes y
abusés par de fausses apparences , peuvent prendre l'imposture
pour l'évidence , et l'erreur pour la vérité? ^uel est l'audacieux
qui , lorsqu'il s'agit de juger capitalement un homme, passe en
avant et le condamne sans avoir pris toutes les précautions pos-
sibles pour se garantir des pièges du mensonge et des illusions
de l'erreur? Quel est le juge barbare qui, refusant ht l'accusé la
déclaration de son crime , le dépouille du droit sacré d'être
entendu dans sa défense , droit qui , loin de le garantir d'être
convaincu , $i l'évidence est telle qu'on la suppose, très-souvent
que
abondent en précautions superflues pour la sûreté de l'inno-
cence ? Eh î qui ne sait , au contraire , que , loin de s^y soucier
de savoir si un accusé est innocent et de cliercher à le trouver
' tel , on ne s-'y occupe au contraire qu'à tâcher de le trouver
coupable à tout prix , et qu'à lui ôter pour sa défense tous les
moyens qui ne lui sont pas formellement accordés par la loi ,
! tellement que si , dans quelque cas singulier , il se trouve une
t circonstance essentielle qu'elle n'ait pas prévue , c'est au prévenu
; d*expier , quoique innocent , cet oubli par son supplice? Ignorez-
vous que ce qui flatte le plus les juges est d'avoir des victimes à
tourmenter , qu'ils aimeraient mieux faire périr cent innocens
que de laisser échapper un coupable , et que , s'ils pouvaient
trouver de quoi condamner un homme dans toutes les formes ,
i
•;.
5fi PREMIER
qu'ils s'étaient promise , et n'épargnent rien de ce qu'ils peuvent
faire impunément pour que ce malheur ne leur arrive pas.
Grandier , Calas y Langlade , et cent autres ont fait du bruit
par des circonstances fortuites; mais quelle foule d'infortunés
sont les victimes de l'erreur ou de la cruauté des juges , sans
que l'innocence étouffée sous des monceaux de procéaures vienne
jamais au grand jour, ou n'y vienne que par hasard , long^
temps après la mort des accuses , et lorsque personne ne prend
Î>lus d'intérêt à leur sort ? Tout nous montre ou nous fait sentir
'insuffisance des lois et l'indifférence des juges pour la protection
des innocens accusés , déjà punis avant le jugement par les ri-
gueurs du cachot et des fers , et ë qui souvent on arrache à force
de tourmens l'aveu des crimes qu'ils n'ont pas commis. Et vous ,
comme si les formes établies et trop souvent inutiles étaient en-
core superQues , vous demandez quel inconvénient il y aurait ,
quand le crime est évident , à rouer l'accusé sans l'entendre !
Allez , monsieur , cette question n'avait besoin de ma part
d'aucune réponse ; et si , quand vous la faisiez , elle eût été
sérieuse, les murmures de votre cœur y auraient assez répondu.
Mais si jamais cette forme si sacrée et si nécessaire pouvait
t'tre omise à l'égard de quelque scélérat reconnu tel de tous
les temps , et jugé par la voix publique avant qu'on lui imputât
aucun lait particulier dont il eût à se défendre , que puis— je
penser de la voir écartée avec tant de sollicitude et de vigilance
du jugement du monde oii elle était le plus indispensable , de
celui d'un homme accusé tout d'un coup d'être un monstre
abominable , après avoir joui quarante ans de l'estime publique
ot de la bienveillance de tous ceux qui l'ont connu. Est-il na-
turel, est-il raisonnable, est-il juste , de choisir seul , pour
refuser de l'entendre , celui qu'il faudrait entendre par préfé-
rence quand on se permettrait de négliger pour d'autres une
aussi sainte formalité? Je ne puis vous cacher qu'une sécurité si
cruelle cl si téméraire me déplaît et me choque dans ceux qui
sV livrent avec tant de confiance , pour ne pas dire avec tant
de plaisir. Si dans l'année 1751 quelqu'un eût prédit cette légère
et dédaigneuse façon de juger un homme alors si universelle-
ment estimé , personne ne l'eût pu croire ; et si le public re-
gardait de sang-froid le chemin qu'on lui a fait faire pour
l'amener par degrés à cette étrange persuasion , il serait étonne
lui-même de voir les sentiers tortueux et ténébreux par lesquels on
l'a conduit insensiblement jusque-là sans qu'il s*en soit aperçu.
Vous dites que les précautions prescrites par le bon sens et
réquité avec les hommes ordinaires sont superflues avec un pa-
reil monstre , qu'ayant foulé aux pieds toute justice et toute
humanité , il est indigne qu'on s'assujettisse en sa faveur aux
règles qu'elles inspirent , que la multitude et Ténormité de ses
crimes est telle que la conviction de chacun en particulier en-
traînerait dans des discussions immenses que Tévidence de tous
icnd superflues.
9
DlAL()r.L J-. >
Quoi ! parce que tous me forgez un monstre tel qu*i1 n*en
exista jamais, vous voulez vous dispenser de la preuve qui met
le sceau à toutes les autres ! Mais qui jamais a prétendu que
Tabsurdité d'un fait lui servit de preuve, et qu il suffit pour
en établir la vérité de montrer qu'il est incroyable ? Quelle
porte large et facile vous ouvrez à la calomnie et à l'imposture ,
si, pour avoir droit de juger définitivement un homme à son
insu et en se cachant de lui , il suffit de multiplier , de charger
les accusations , de les rendre noires jusqu'à faire horreur , en
sorte que moins elles seront vraisemblables , et plus on devra
leur a]outer de foi. Je ne doute point qu'un homme coupable
d*un crime ne soit capable de cent ; mais ce que je sais mieux
encore , c'est qu'un homme accusé de cent crimes peut n'être
coupable d'aucun. Entasser les accusations n'est pas convaincre
et n'en saurait dispenser. La même raison qui , selon vous ,
rend sa conviction superflue en est une de plus, selon moi , pour
la rendre indispensaolc. Pour sauver l'embarras de tant de
preuves , je n'en demande qu'une, mais je la veux authentique,
invincible , et dans toutes les formes ; c'est celle du premier
délit qui a rendu tous les autres croyables. Celui-là bien prouvé ,
je crois tous les autres sans preuves ; mais jamais l'accusation de
cent mille autres ne suppléera dans mon esprit à la preuve juri-
dique de celui-là.
Le Fr. Vous avez raison : mais prenez mieux ma pensée et
celle de nos messieurs. Ce n'est pas tant à la multitude des
crimes de Jean-Jacques qu'ils ont fait attention qu'à son ca-
ractère affreux découvert enfin , quoique tard , et maintenant
généralement reconnu. Tous ceux qui l'ont vu, suivi , examiné
avec le plus de soin , s'accordent sur cet article et le reconnaissent
unanimement pour être , comme disait trrs-bien son vertueux
patron , monsieur Hume, la houle de Tespcce humaine et iiii
monstre de méchanceté. LVxarte et régulière discussion des faits
de\'ient superflue quand il n'en résulte que ce qu'on sait déjà sans
eux. Quand Jean-Jacques n^aurait commis aucun crin^e, il n*en
serait pas moins capable de tous. On ne le punit ni d'un délit ni
d'un autre , mais on Tabliorre comme les couvant tous dans son
cœur. Je ne vois rien là que de juste. L'horreur et l'aversion des
hommes est due au méchant qu'ils laissent vivre quand leur clé-
mence les porte à l'épargner.
Rocss. Après nos precédens entretiens , je ne m'attendais pas
à cette distinction nouvelle. Pour le juger par son caractère , in-
dépendamment des faits, il faudrait que je comprisse comment,
indépendamment de ces mêmes faits , on a si subitement et si
sûrement reconnu ce caractère. Quand je songe que ce monstre
a vécu quarante ans généralement estimé et bien voulu , sans
qu'on se soit douté de son mauvais naturel , sans que personne ait
eu le moindre soupçon de ses crimes , je ne puis comprendre
comment tout à coup ces deux choses ont pu devenir si évidentes ,
et j(? comprends encore moins que l'une ait pu Têtresans l'untrc
58 PREMIER
Ajoutons que ces découvertes ayant été faites conjointement et
tout d'un coup par la même personne, elle a di\ nécessairement
commencer par articuler des faits pour fonder des jugemens si
nouveaux , si contraires à ceux qu'on avait portés jusqu alors; et
quelle confiance pourrais-je autrement prendre à des apparences ^
vagues , incertaines, souvent trompeuses, qui n'auraient rien de
précis que Ton pût articuler? Si vous voyez la possibilité qu'il ait
passé quarante ans pour honnête homme sans Fétre , je vois bien
mieux encore celle qu'il passe depuis dix ans , h tort, pour un
scélérat : car il y a uansces deux opinions cette différence essen-
tielle que jadis on le jugeait équitaolement et sans partialité , et
qu'on ne le juge plus qu'avec passion et prévention.
Le Fr. Eh ! c'est pour cela justement qu'on s'y trompait jadis
et qu'on ne s'y trompe plus aujourd'hui, qu'on y regarde avec
moins d'indifférence. Y ous me rappelez ce que j'avais à répondre
à ces deux êtres si différens , si contradictoires, dans lesquels vous
l'avez ci-devant divisé. Son hypocrisie a long-temps abusé les
hommes , parce qu'ils s'en tenaient aux apparences et n'y regar-
daient pas de si près; mais , depuis qu'on s est mis à l'épier avec
plus de soin et à le mieux examiner , on a bientôt découvert la
forfanterie : tout son faste moral a disparu , son affreux carac-
tère a percé de toutes parts. Les gens même qui l'ont connu ja-
dis, qui l'aimaient, qui rcstimaient, parce qu'ils étaient ses
dupes , rougissent aujourd'hui de leur ancienne bêtise , et ne com-
prennent pas comment d'aussi grossiers artifices ont pu les abuser
si long-temps. On voit avec la dernière clarté que , différent de
ce qu il parut alors parce que l'illusion s'est dissipée , il est te même
qu'il fut toujours.
Rouss. Voilà de quoi je ne doute point. Mais qu'autrefois on
fût dans l'erreur sur son compte et qu'on n'y soit plus aujour-
d'hui , c'ost ce qiii ne me parait pas aussi clair qu'à vous. Il est
plus difficile que vous ne seinblcz le croire de voir exactement
tel qu'il est un homme dont on a d'avance une opinion décidée ,
soit en bien soit en mal. On applique à tout ce qu'il fait', à tout
ce qu'il dit , l'idée qu'on s'est formée de lui. Chacun voit et admet
tout ce qui confirme son jugement , rejette ou explique à sa mode
tout ce qui le contrarie. Tous ses mouvemens, ses regards, ses
gestes sont interprétés selon cette idée : on y rapporte ce qui s*y
rapporte le moins. Les mêmes choses que mille autres disent ou
font, et qu'on dit ou fait soi-même indifféremment, prennent un
sens mystérieux dès qu'elles viennent de lui. On veut deviner , on
veut être pénétrant; c'est le jeu naturel de l'amour-propre : on
voit ce qu on croit et non pas ce qu'on voit. On explique tout se-
lon le préjugé qu'on a , et Ton ne se console de 1 erreur oii l'on
pense avoir été qu'en se persuadant que c'est faute d'attention ,
non de pénétration qu'on y est tombé. Tout cela est si vrai que
si deux nommes ont d'un troisième des opinions opposées , cette
• même opposition régnera dans les observations qu'ils feront sur
lui. L'un verra blanc et l'autre coir^ l'un trouvera des vertus,
DIALOGUE. Sç)
l'autre des vîces , dans les actes les plus îndîfierens qui viendront
de lui; et chacun, à force d'interprétations subtiles, prouvera
que c'est lui qui a bien vu. Le même objet regardé en différens
temps avec des yeux différemment affectes nous fait des impres-
sions très-différentes, et même, en convenant que l'erreur vient
de notre organe, on peut s'abuser encore en concluant qu'on se
trompait autrefois , tandis que c'est peut-être aujourd'hui qu'on
se trompe. Tout ceci serait vrai quand on n'aurait que l'erreur
despréjueésà craindre. Que serait-ce si le prestige des passions
s'y joignait encore ; si decharitables interprètes, toujours alertes ,
allaient sans cesse au-devant de toutes les idées favorables qu'on
pourrait tirer de ses propres observations pour tout défigurer ,
tout noircir, tout empoisonner? On sait à quel point la haine
fascine les yeux. Qui est-ce qui sait voir âes vertus dans Tobjet
de son aversion ? qui est-ce qui ne voit pas le mal dans tout ce
qui part d'un homme odieux? On cherche toujours à se justifier
ses propres sentimens; c'est encore une disposition très-naturelle.
On s'enorce à trouver haïssable ce qu'on hait ; et s'il est vrai que
l'homme prévenu voit ce qu'il croit, il l'est bien plus encore que
l'homme passionné voit ce qu'il désire. La différence est donc ici
que voyant jadis Jean-Jacques sans intérêt on le jugeait sans par-
tialité , et qu'aujourd'hui la prévention et la haine ne permettent
plus de voir en lui que ce qu'on veut y trouver. Auxquels donc ,
à votre avis, des anciens ou des nouveaux jugemens le préjugé
de la raison doit-il donner plus d'autorité?
S'il est impossible , comme je crois vous l'avoir prouvé , cjue
la connaissance certaine de la vérité , et beaucoup moins l'évi-
dence , résulte de la méthode qu'on a prise pour juger Jean-
Jacques ; si l'on a évité à dessein les vrais moyens de porter sur
son compte un jugement impartial , infaillible, éclairé, il s'en-
suit que sa condamnation , si hautement, si fièrement prononcée,
est non-seulement arrogante et téméraire, mais violemment sus-
pecte de la plus noire iniquité; d'oii je conclus que , n'ayant nul
droit de le juger clandestinement comme on a fait, on n'a pas
non plus celui de lui faire grâce , puisque la grâce d'un criminel
n'est que l'exemption d'une peine encourue et juridiquement in-
fligée. Ainsi la clémence dont vos messieurs se vantent à son
égard , quand m<*me ils useraient envers lui d'une bienfaisance
réelle, est trompeuse et fausse : et , quand ils comptent pour un
bienfait le mal mérité dont ils disent exempter sa personne, ils en
imposent et mentent , puisqu'ils ne l'ont convaincu d'aucun acte
punissable; qu'un innocent ne méritant aucun châtiment n'a pas
Besoin de grâce , et qu'un pareil mot n'est qu'un outrage pour
lui. Ils sont donc doublement injustes , en ce qu'ils se font un
mérite envers lui d'une générosité qu'ils n'ont point , et en ce
qu'ils ne feignent d'épargner sa personne qu'afin d'outrager im-
punément son honneur.
Venons, pour le sentir, à cette grâce sur laquelle vous insistez
si fort , et voyons en quoi donc elle consiste. A traîner celui qui
f,o ^ PREMIER
la reçoit d*opprobre en opprobre et de misère en misère , sans
]ui laisser aucun moyen possible de s'en garantir. Connaissez-
vous , pour un cœur d'homme , de peine aussi cruelle qu'une pa-
reille grâce? Je m'en rapporte au tableau tracé paryous-méme.
Quoi ! c'est par bonté j par commisération, par bienveillance >
qi . . . .
tout vivant? S'il se pouvait que nous eussions à subir, vous
moi, le dernier supplice, voudrions-nous l'éviter au prix d'une
pareille grâce? voudrions-nous de la vie à condition ge la passer
ainsi? Non, sans doute; il n'y a point de tourment, pomt de
supplice que nous ne préférassions à celui-là, et la plus doulou-
reuse fm ae nos maux nous paraîtrait désirable et douce plutôt
que
ont
famj
ce n^est point accorder la yie que de la rendre pire que
Le Fr. Vous voyez que notre homme n'en pense pas ainsi ,
Suisqu'au milieu de tout son opprobre il ne laisse pas ae vivre et
e se porter mieux qu'il n'a jamais fait. Il ne faut pas juger des
qu
la honte , y sont dans leur élément. Le mépris n'affecte guère ce-
lui qui s'en sent digne : c'est un jugement auquel son propre
cœur l'a déjà tout accoutumé.
Rouss. L'interprétation de cette tranquillité stoïque au milieu
des outrages dépend du jugement déîà porté sur celui qui les en-
dure. Ainsi ce n'est pas sur ce sang-troid qu'il convient de juger
rhomme, mais c'est par l'homme, au contraire, qu'il faut ap-
précier le sang-froid. Pour moi je ne vois point comment l'im-
pénétrable dissimulation , la profonde hypocrisie que vous avez
prêtée à celui-ci s'accorde a\'ec cette abjection presque incroyable
dont vous faites ici son élément naturel. Comment, monsieur,
nn homme si haut, si fier, si orgueilleux , qui , plein de génie
et de feu , a pu, selon vous, se contenir et garder quarante ans
le silence pour étonner l'Europe de la vigueur de sa plume; un
homme qui met à un si haut prix l'opinion des autres ciu'il a tout
sacrifié à une fausse affectation de vertu , un homme dont l'am-
bitieux amour-propre voulait remplir tout l'univers de sa gloire ,
éblouir tous ses contemporains de l'éclat de ses talens et de ses
vertus , fouler à ses pieds tous les préjugés , braver toutes les puis-
sances , et se faire admirer par son intrépidité : ce même homme,
à présent insensible à tant d'indignités , s'abreuve à longs traits
d'ignominie et se repose mollement dans la fange comme dans
son élément naturel : De grâce , mettez plus d'accord dans vos
idées , ou veuillez m'expliquer comment cette brute insensibilité
peut exister dans une ame capable d'une telle effervescence. Les
DIALOGUE.
pSlncei aBecl«nt laus les liommcs, mais beaucoup plus
'n merileut et i|ui u'ont puint d'asile en eux-inêmps po
Pour en être emu le moins qu'il est possible, il faut les
injustes, et s'être fait de l'Iionneur et de l'innocence ua
npart autour île son ca-ur, inaccessible à l'opprobre. Alors ou
t M consoler de l'erreur ou de l'injustice des hommes : car
t le premier cas les outrages , dans l'intention de ceux qui les
.. L, ne sont pas pour celui i|ui les reçoit, et dans le second ils
t («■ lui font pas dans l'opinion iju'il est vil et qu'il les mérite ,
inlraire parce qu étaut vils et méchans eux-mêmes lU
u\ qui ne le soitl pas.
lais la force qu'une ame saine emploie à supporter des Iraile-
I indignes d'elle ne rend pas ces traitemens moins barbares
le k part de ceux qui les lui font essuyer. On aurait tort de leur
~ 'x compte des ressources qu'ils n'ont pu lui àter et qu'ils n'ont
même prévues , parce qu à sa place ils ne le» trouveraient pas
ax. Vous avec beau me faire sonner ces mo^s de bienveillance
e grâce j dans le ténébreux système auquel vous donne* ces
a, je ne vois qu'un raffinement de cruauté pour accabler nit
trlaaé de misères pires que la mort , pour donner aux plus
a perfidies un air de générosité , et taxer encore d'ingrali—
«celui qu'on diltiiine, parce qu'il n'est pas pénétré de reeoo—
incc des soins qu'on prend pour l'nccabler et le livrer sans
tedéfense aux lâches assassins qui le poignardent sans risque,
^ M cachant à ses regards.
K Voili donc en quoi consiste cette grâce prétendue dont vos
"" '■"■"*' i~"i*~ ~~-~~ .. «.( serait par ■■""
mn font tant de bruit. Celte grâce n e
. qu-.l
e pour un coupable,
»pliu vil des mortels. Qi
^êieuzqui, malgré tant derésistan<
tt vmu iièremeul à Paris provoquer par sa présence l'inique Iri-
■itlqui l'avait décrété connaissant parfaitement son innocence ,
^'elle en toit une pour cet bomme dédaigneux qui cache si peu
I mépris aux traîtres cajoleurs qui l'obsèdent et lieiineut su
•*"~"e en'leurs mains j voilà , monsieur , ce que je ne corapreii-
il jamais ; et , quand il serait tel qu'ils le disent , encore falUit-
I WTOir de lui s il consentait ii conserver sa vie et sa liberté à
It indigne prix; car une grâce, ainsi que tout antre don , ii'esi
*^time qu avec le conseulement , du moins présume , de celui
la reçoit; et je vous demande si la conduite et les discours
Jean-Jacques laissent présumer de luj te consentement. Or
it don fait par force n'est pas un don , c'est un vol ; il n'y a
'itde plus maligne tyrannie que de forcer un homme de
obligé malgré lui , et c'est indignement abiiser du nom
que de le douner il un traitement force plu* crof' '
itiment. Je suppose ici l'uccusé coupable : que i(
ai je le supposais innocent , comme je le put* e
^_ qu'on craint de le convaincre/ Mais , dites-vous, il ■
itc, on en est cerlaîn puisqu'il est méchant- Voye» *
62 PREMIER
ment vous me ballottes ! Vous m'avez cî-devaDt donné ses crimes
pour preuve de sa méchanceté , et vous me donnez à présent sa
uiéclianceté pour preuve de ses crimes. C'est par les laits qu'on
a découvert son caractère , et vous m'alléguez son caractère pour
éluder la régulière discussion des faits. Un tel monstre , me
dites-vous, ne mérite pas au'on respecte avec lui les formes éta-
blies pour la conviction d un crimmel ordinaire : on n'a pas be-
soin d entendre un scélérat aussi détestable, ses œuvres parlent
pour lui ! J'accorderai que le monstre que vous m'avez peint ne
mérite , s'il existe , aucune des précautions établies autant pour
la sâreté des innocens que pour la conviction des coupables. Mais
il les fallait toutes et plus encore pour bien constater son exis-
tence , pour s'assurer parfaitement que ce que vous appelez ses
œuvres sont bien ses œuvres. C'était par-là qu'il fallait com-
mencer, et c'est précisément ce qu'ont oublié Vos messieurs : car
enfin quand le traitement qu'on lui fait souffrir serait doux pour
un coupable, il est affreux pour un innocent. Alléguer la douceur
de ce traitement pour éluder la conviction de celui qui le souffre
est donc un sophisme aussi cruel qu'insensé. Convenez de plus
que ce monstre , tel qu'il leur a plu de nous le forger, est un per-
sonnage bien étrange, bien nouveau, bien contradictoire, un
être d imagination tel qu'en peut enfanter le délire de la fièvre ,
confusément formé de parties hétérogènes qui , par leur nombre,
leur disproportion , leur incompatibilité, ne sauraient former un
seul tout , et l'extravagance de cet assemblage, qui seule est une
raison d'en nier l'existence , en est une pour vous de l'admettre
sans daigner la constater. Cet homme est trop coupable pour
mériter d'être entendu ; il est trop hors de la nature pour qu'on
puisse douter qu'il existe. Que pensez -vous de ce raisonne-
ment? C'est pourtant le votre, ou du moins celui de vos mes-
sieurs.
Vous m'assurez que c'est par leur grande bonté , par leur ex-
cessive bienveillance qu'ils lui épargnent la honte de se voir dé-
masqué. Mais une pareille générosité ressemble fort à la bravoure
des fanfarons, qu'ils ne montrent que loin du péril. U me semble
qu'à leur place , et malgré toute ma pitié , j'aimerais mieux en-
core être ouvertement juste et sévère que trompeur et fourbe par
charité , et je vous répéterai toujours que c'est une trop bizarre
bienveillance que celle qui, faisant porter à son malheureux ob-
jet, avec tout le poids de la haine, tout l'opprobre de la déri-
sion , ne s'exerce qu'à lui ôter , innocent ou coupable , tout
moyen de s'y dérober. J'ajouterai que toutes ces vertus que vous
me vantez dans les arbitres de sa destinée, sont telles que non-
seulement , grâce au ciel , je m'en sens incapable , mais que
même je ne les conçois pas. Comment peut-on aimer un monstre
qui fait horreur? comment peut-on se pénétrer d'une pitié si
tendre pour un être aussi malfaisant , aussi cruel , aussi sangui-
naire? comment i>eut-on choyer avec tant de sollicitude le iléaa
du genre humain , le ménager aux dépens des victimes de sa
r
DIALOGUE. 63
furie , et , de'peur de le chagriner , lui aider presque à faire du
monde un vaste tombeau?.... Coiument , monsieur, un traître ,
un voleur , un empoisonneur, un assassin ! J'ignore s'il
Ïieut exister un sentiment de bienveillance pour un tel être parmi
es démons; mais, parmi les hommes, un tel sentiment me pa-
raîtrait un goût punissable et criminel bien plutôt qu'une vertu.
Non , il n'y a que son semblable qui le puisse aimer.
Le Fr. Ce serait , quoi que vous en puissiez dire , une vertu de
l'épargner, si dans cet acte de clémence on se proposait un de-
voir à remplir plutôt qu'un penchant à suivre.
Rouss. Vous changez encore ici l'état de la question , et ce
n'est pas là ce que vous disiez ci-devant; mais voyons.
Le Fr. Supposons que le premier qui a découvert les crimes
de ce misérable et son caractère affreux se soit cru obligé, comme
il l'était sans contredit, non-seulement à le démasquer aux yeux
du public, mais à le dénoncer au gouvernement, et que cepen-
dant son respect pour d'anciennes liaisons ne lui ait pas permis de
vouloir être l'instrument de sa perte, n'a-t-il pas du, cela posé ,
se conduire exactement comme il Ta fait , mettre à sa dénoncia-
tion lar condition de la grâce du scélérat, et le ménager telle-
ment , en le démasquant , qu'en lui donnant la réputation d'un
coquin, on lui conservât la liberté d'un honnête homme?
Rouss. Votre supposition renferme des choses contradictoires
sor lesquelles j'aurais beaucoup à dire. Dans cette supposition
même, )e me serais conduit , et vous aussi, j'en suis trës-sûr, et
tout autre homme d'honneur , d'une façon trës-dilTérente. D'a-
bord , à quelque prix que ce fût , je n'aurais jamais voulu dénon-
cer le scélérat sans me montrer et le confondre, vu surtout les
liaisons antérieures que vous supposez , et qui obligeaient encore
plus étroitement l'accusateur de prévenir préalablement le cou-
pable de ce que son devoir l'obligeait à faire à son éçard. Encore
moins aurais-je voulu prendre des mesures extraordinaires pour
empêcher que mon nom, mes accusations, mes preuves, ne par-
vinssent à ses oreilles , parce qu'en tout état de cause un dénon-
ciateur qui se cache joue un rôle odieux , bas , lâche, justement
saspect d'imposture , et qu'il n'y a nulle raison suffisante oui
paisse obliger un honnête homme à faire un acte injuste et ilé^
trissant. Dès que vous supposez l'obligation de dénoncer le mal-
faiteur, vous supposez aussi celle de le convaincre, parce que la
première de ces deux obligations emporte nécessairement l'autre,
et qu'il faut ou se montrer et confondre l'accusé , ou , si l'on veut
•e cacher de lui , se taire avec tout le monde : il n'y a point de
milieu. Cette conviction de celui qu'on accuse n'est pas seulement
l'épreuve indispensable de la vérité qu'on se croit obligé de dé-
clarer; elle est encore un devoir du dénonciateur envers lui-
même dont rien ne peut le dispenser , surtout dans le cas que
▼ous posez : car il n'y a point de contradiction dans la vertu; et
jamius I fQwr punir ua fourbe i elle ne permettra de l'imiter.
64 PREMIER
Le Fr. Vous ne pensez pas là-dessus comme Jean^Jacques.
Ceit en le trahissaiit qu'il faut punir un traître.
Voîlà une de ses maximes ; qu'y répond ez^vous?
Rouss. Ce que votre cœur y répond lui-même. Il n'est pas
étonnant qu'un homme qui ne se fait scrupule de rien ne s en
fasse aucun de la trahison ; mais il le serait fort que d'honnêtes
gens se crussent autorisés par son exemple à l'imiter.
Le Fr. L'imiter! non pas généralement ^ mais quel tort lui
fait-on en suivant avec lui ses propres maximes > pour l'empêcher
d'en abuser !
Rouss. Suivre avec lui ses propres maximes ! Y pensez-vous ?
Quels principes! Quelle morale! Si l'on peut, si l'on doit suivre
avec les gens leurs propres maximes , il faudra donc mentir aux
menteurs , voler les fripons , empoisonner les empoisonneurs ,
assassiner les assassins, être scélérat à l'envi avec ceux qui le sont;
et, si l'on n'est plus obligé d'être honnête homme qu'avec les
honnêtes gens , ce devoir ne mettra personne en erands frais de
vertu dans le siècle oii nous sommes. Il est digne du scélérat que
vous m'avez peint de donner des leçons de fourberie et de trahi-
son ; mais je suis fâché pour vos messieurs que , parmi tant de
meilleures leçons qu'il a données et qu'il eût mieux valu suivre |
ils n'aient profité que de celle-là.
Au reste , je ne me souviens pas d'avoir rien trouvé de pareil
dans les livres de Jean-Jacques. Oii donc a-t-il établi ce nouveau
précepte si contraire à tous les autres?
Le Fr. Dans un vers d'une comédie.
Rouss. Quand est-ce qu'il a fait jouer cette comédie?
Le Fr. Jamais.
Rouss. Oii est-ce qu'il l'a fait imprimer?
Le Fr. Nulle part.
Rouss. Ma foi , je ne vous entends point.
Le Fr. C'est une espèce de farce qu il écrivit jadis à la hâte et
presque impromptu à la campaen^e , dans un moment de gaieté ,
qu'il n'a pas même daigné corriger , et que nos messieurs lui ont
volée comme beaucoup d'autres choses qu'ils ajustent ensuite à
leur façon pour l'édification publique.
Rouss. JViais comment ce vers est-il employé dans cette pièce?
Est-ce lui-même qui le prononce ?
Le Fr. Non ; c est une jeune fille qui , se croyant trahie par
son amant , le dit dans un moment de dépit pour s'encourager
à intercepter, ouvrir, et garder une lettre écrite par cet amant
à sa rivale.
Rouss. Quoi, monsieur! un mot dit par une jeune fille amou-
reuse et piquée, dans l'intrigue galante d'une farce écrite autre-
fois à la hâte et qui n'a été ni corrigée, ni imprimée , ni repré-
sentée ^ ce mot en l'air dont elle appuie, dans sa colère, un acte
qui do sa part n'est pas même une trahison ; ce mot , dont il vous
plaît de faire une maxime de Jean-Jacques , est l'unique autorité
I «t enveloppé? Voudrtez-i
ïtfmenl? Me I
[iluidoive"o»rL
> doU-il I
DiALOGtE. e-J
ont ourdi l'affreux tissa de trabisoiis
que je ri^ponJisse à cela
isdits.
t vous-même ? Noi
'y répondre. Eh!
içant me dispei
ne pas le trahir , tou[ hi
ui-même de n'êlre un traître envers
ers les autres auraient beau varier se-
ceux envers naus-mémes
oit ja-
î loin.
>el,
irter avec tant d'eflVoi la manière la nlussiSre, la pli
I plus raisonnable, et la plus naltirelle , des'
tonne? No!
s temps , les gens ,
nrient point; et je ne puis penser que celui qui ne si
■li^ d'être honnéle homme avec tout le monde le s<
C qui que ce soit.
MBS insister sur ce point davantage , allons pIu!
m dénonciateur d'être un lâche et un traître sans nean-
"« un imposteur, et 3u« juges d'être menteurs et dissimule':
imoins êlre ini([ues ; quand cette manière de procéder
ui juste et permise qu'elle est insidieuse et perride,qnell«
•tt l'utilité dans celle occasion pour la fin qui
Oii donc e«t la nécessité , pour faire grâce à ii
e pu l'entendre? Pourquoi lui cacher à lui seul , avec t
■s et d'artifices , ses crimes qu'il doit savoir mieux que
li qu'il les ait commis? Pourquoi fuir, pour-
de
iiFtre peine que celle d'un hypocrite qui
it confondu'? C'est la punition qui naît le mieux de la chose ,
f s'accorde le mieux avec la grâce nu'on veut lui faire , avec
1 doit prendre pour I avenir, et qui seule pré-
ktdcui grands scandales, savoir celui de la publication des
ne* rt celui de leur impunité. Vos messieurs allèguent néan-
de leurs procédés frauduleux le soin d'éviter
i le scandale consiste essentiellement dans la
4, je ne vois point celui qu'on évite en cachant le crime
_Mble qui ne peut l'ignorer , et en le divulguant parmi
e reste des hommes qui n'en savaient rien. L'air de mystère
I ritvrre qu'on met à celte publication ne sert qu'à ! accé-
br. Sau» doute le public est toujours fidèle aux secrets qu'on
noCte : ils ne sortent jamais de son sein ; mais il est risîble
il âîsaat ce secret k l'oreille h tout le monde , et le cachant
oigneusement au seul qui , s'il est coupable , le sait néces-
leDt avant tout antre, on veuille éviter par-lii le scandale ,
e de ce badin mystère un acte de bienfaisance et de géné-
Poitr moi , avec une si tendre bienveillance pour le cou-
rt j'aurais choisi de le confondre sausledifl'amer, plutôt que
-^ifinier sans le confondre; et il faut. certainement, pour
■ris le parti contraire , avoir eu d'autres raisons que vous
TO pas dites , et que cette bienveillance ne comporte pas.
iMsoaa qu'an lien d'aller creusant sous ses pas tous ce»
■t «««terrains , au lieu des triples murs de ténèbres qn'on
« tjuit d'efforts autour de lui , au lieu de rendre le publn;
PREMIER
cl l'Europe entière complice et témoin du scanilale qu'on rcint i
vouloir éviter, au lieu de lui laisser IranquilJemenl continue
consommer ses crimes, en se contentant de les voir et de les et
1er sans en empêcher aucun j supposons, dis-je, qu'au liet
tout ce tortillage on se fût ouverleraenl et diiectenient adrea|
à lui-même et à lui seul ; qu'en lui présentant en fat
cusateur armé de toulesses preuves on lui eût dît : " Misérablj
o qui fais rbonnête homme et qui n'es qu'un scéléra
» démasqué , te voilà connu ; voilà tes faits , en voilà les pf0|
" ves , qu'as-tu à répondre ?" Il eût nié , direi-vous : et qu'ù)
porte? Que font les négations contre les démonstrations? Il t
resté convaincu et confondu. Alors on eût ajouté en montrai
son dénonciateur : <i Remercie cet homme généreux que sa coa
Il science a forcé de t'accuser , et que sa bonté porte à te protl
" ger. Par son îutercession , l'on veut bien te laisser vivre i '
» laisser libre ; tu ne seras même démasqué aux yeux du pi
X qu'autant que ta conduite rendra ce som nécessaire pour
u venir la continuation de les forfaits. Songe que des yeux
u çans sont sans cesse ouverts sur toi , que le glaive punis
Il pend sur la tète , et qii'à ton premier crime tu ne lui {
'• échapper. » Y avait-il , à votre avis, une conduite plus s;
pie , plus sûre , et plus droite , pour allier à son égard la
tîce , la prudence , et la charité ? Pour ii
prenant ainsi l'on se fût assuré de lui ]
mieux qu'on n'a fait par tout cet inimen
qui ne 1 empêche pas d'aller toujours soi
eu besoin de le trainer sî barbarement,
gnement , dans le bourbier ; ou n'eût point habillé la justice J
fa vertu des koDteusps livrées àe la perfidie et du mensoD^
ses délateurs et ses juges n'eussent point été réduits à se tel
sans cesse enfoncés devant lui dans leurs lanières , comme fuyai
en coupables les regards de leur victime et redoutant la lumii
du jour : enfin l'on eût prévenu , avec le double scandale i
crimes et de leur impunité, celui d'une maxime aussi funfl^
qu^inseiuée que vos messieurs sembleut vouloir établir p
exemple, savoir que, pourvu qu'on ait de l'esprit el qu'o
de beaux livres , on peut se livrer à toutes sortes de crimes il
.ppai
Voilà le seul vrai parti qu'on avait à prendre, si 1'
absolument ménager un pareil misérable. Mais pour
vous déclare que je suis aussi loin d'approuver que de
dre cette prétendue clémence de laisser libre , nonobstant fe f
ril , je ne dis pas un monstre affreux tel qu'on nous le représentl
mais un malfaiteur tel qu'il soil. Je ne trouve dans cette espW
<le grâce ni raison , ni humanité , ni sûrelé , et j'y trouve beat
coup moins cette douceur et celle bienveillance âont s
vos messieurs avec tant de bruit. Rendre un homme le jouet d
Iiubllc et de la canaille ; le faire chasser successivement de ta
es «silei les plus reculés, les plus solitaires, ou il s'ctait de (
DIALOGUE. Gr
même emprisonné et d'oii ccrtaiueinent il n*étaît a portée de
faire aucun mal ; le faire lapider par la populace^ le promener
par dérision de lieu en lieu toujours chargé de nouveaux ou-
trages ; lui 6ter luênie les ressources les plus indispensables de
la société ; lui voler sa subsistance pour lui faire 1 aumône ; le
dépayser sur toute la face de la terre ; faire de tout ce qu*il lui
importe le plus de savoir autant pour lui de mystôro:» impéné—
traules ; le rendre tellement étranger, odieux, méprisable aux
hommes , qu^au lieu des lumières , de l'assistance , et des con-
seils, que chacun doit trouver au besoin parmi ses frères, il ne
trouve partout qu'embi\ches , mensonges, trahisons, insultes;
le livrer en un mot sans appui , sans protection, sans défense, à
Tadroite animosité de ses ennemis : c t*si le traiter beaucoup plus
cruellement que si Ton se fut une bonne fois a<ïsuré do ^a per-
sonne par une détention , dans laquelle , avec la sûreté de tout
le monde, on lui eiU fait trouver la sienne , ou du moins la tran-
quillité. Vous m'avez appris qu'il désira , qu*il demanda lui-
même cette détention, et que, loin de la lui accorder, on lui
lit de cette demande un nouveau crime et un nouveau ridicule.
Je crois voir à la fois la raison de la demande et celle du refus.
Ne pouvant trouver de refuse dans les plus solitaires retraites ,
chassé successivement du sein des montagnes et du milieu des
Jacs , forcé de fuir de lieu en lieu et d'errer sans cesse avec des
peines et des dépenses excessives au milieu des dangers et des
outrages, réduit, à l'entrée de l'hiver, à courir l'Europe pour
j chercher un asile sans plus savoir oii , et sur d'avance de n'en-
tre laissé tranquille nulle part; il était naturel que, battu, fa-
tigué de tant d'orages , il désirât de finir ses malheureux jours
dans une paisible captivité, plutôt que de se voir dans sa vieillesse
Soursuivi, chassé, ballotté sans relAclie de tous côtés , privé
'une pierre pour y poser sa tête , et d'un asile oh il put respi-
rer, îusqu'à ce qu à force de courses et de dépenses on l'ciit ré-
duit à périr de misère , ou à vivre , toujours errant , des dures
aamônes de ses persécuteurs, ardensà en venir là pour le rassa-
sier enBn d'ignominie à leur aise. Pourquoi n'a-t-oii pas con-
Mnti à cet expédient si sûr, si court , si facile, qu'il proposait lui-
aême, et qu'il demandait comme une faveur ? N'est-ce point
qa*on ne voulait pas le traiter avec tant de douceur , ni lui
uisserjamais trouver cette tranquillité si désirée? iS 'est-ce point
E'on ne voulait lui laisser aucun relAche , ni le mettre dans un
t oii l'on n'eût pu lui attribuer chaque jour de nouveaux
crimes et de nouveaux livres , et ou peut-être , à force de douceur
et de patience , eût-il fait perdre aux gens chargés de sa garde
les fausses idées qu'on voulait donner de lui ? N'est-ce point enfin
qne dans le projet si chéri , si suivi , si bien concerté , de l'en-
Toyer en Angleterre , il entrait des vues dont son séjour dans ce
ttVB-là et les effets qu'il y a produits semblent développer asse«
objet? Si Ton peut donner à ce refus d'autres motifs, qu'oa
BC les dise y et je promets d'en montrer la fausseté.
C8 PREMIER
Monsieur , tout ce que vous m'avez appris , tout ce que vous
m'avez prouve , est à mes yeux plein de choses inconcevables ^
contradictoires, absurdes, qui, pour être admises , demande-
raient encore d'autres genres de preuves que celles nui sullisent
pour les plus complètes démonstrations^ et c'est précisément ces
mêmes choses absurdes que vous dépouillez de l'épreuve la plus
nécessaire et qui met le sceau à toutes les autres. \ous ni*avez
fabriqué tout à votre aise un être tel qu'il n'en exista jamais , ua
monstre hors de la nature , hors de la vraisemblance , hors de la
possibilité , et formé de parties iualliables , incompatibles, qui
s'excluent mutuellement. Vous avez donné pour principe à tous
ses crimes le plus furieux, le plus intolérant , le plus extrava-
gant amour-propre qu'il n'a pas laissé de déguiser si bien depuis
sa naissance jusqu'au déclin de ses ans qu'il n'en a paru nulle
trace pendant tant d'années et qu'encore aujourd'hui depuis ses
malheurs il étouffe ou contient si bien qu'on n'en voit pas le
moindre signe. Malgré tout cet indomptable orgueil , vous m'aves
fait voir dans le même être un petit menteur, un petit fripon ,
un petit coureur de cabarets et de mauvais lieux, un vil et cra-
puleux débauché pourri de vérole , et qui passait sa vie à aller
escroquant dans les tavernes quelques écus à droite et à gauche
aux inanans qui les fréquentent. Vous avez prétendu que ce
mt'iiie personnage était le même homme qui pendant quarante
ans a vécu estimé , bien voulu de tout le moude , l'auteur des ,
seuls écrits dans ce siècle qui portent dans l'anie des lecteurs la •
Persuasion qui les a dictés , et dont on sent en les lisant que- ,
amour de la vertu et le zèle de la vérité font l'inimitable élo*
quence. Vous dites que ces livres qui m'émeuvent ainsi le coeur
sont les jeux d'un scélérat qui ne sentait rien de ce qu'il disait
avec tant d'ardeur et de véhémence , et qui cachait sous un air
de probité le venin dont il voulait infecter ses lecteurs. Vous me
forcez même de croire que ces écrits à la fois si fiers , si touchans ,
si modestes, ont été composés parmi les pots et les pintes, et
chez les filles de joie où l'auteur passait sa vie , et vous me trans*
formez enfin cet orgueil irascible et diabolique en rabjectioa
d'un cœur insensible et vil qui se rassasie sans peine de l'igno-
minie dont l'abreuve à plaisir la charité du public.
Vous m'avez figuré vos messieurs qui disposent à leur gré de sa J
réputation , de sa personne, et de toute sa destinée , comme des 3
modèles de vertu , des prodiges de générosité, des anges pour lui 1
de douceur et de bienfaisance , et vous m'avez appris en même "'•
temps que l'objet de tous leurs tendres soins avait été de le rendre ■;
l'horreur de l'univers , le plus déprisé des êtres , de le traîner \
d'opprobre en opprobre , et de misère en misère , et de lui faire j
sentir à loisir dans les calamités de la plus malheureuse vie tous <
les déchiremens que peut éprouver une ame fière en se voyant le j
jouet et le rebut du genre humain. Vous m'avez appris que par. 1
genre nu main. Vous m avez appris que par
bien voulu
d'outrages,
uitie , par grâce , tons ces hoinmes vertueux avaient' bien voulu
lui ôter tout moyeu d'être instruit des raisons de tant
■^^tALocrr:.
faveur au rtile dp en
lougeon à dxAqae écli
ou terrains et Je piegi
ses pas fut nécessairemeal uik
nt d'adresse qu'en butte aux
jamais savoir I; " ' '
tie t
(|(.'ilcberchait,
tellement leudiis (jueclia-
liutc , enfin le circonvenir
lulte» de tout le mande il
apprendre un seul i
, repousser aucun outrage , oblenTr aucune explication ,
r , saisir aucun agresseur , et qu'à ctiaqtie inMant . alleint
1 truelles morsures , il sentit dans ceux qui t'entourent 1»
ité des serpens aussi-bien que leur venin.
avei fondé le système qu'on suit ji son egaril sur des
t dont je n'ai nulle idée , sur des vérins qn! me font lior'>
cipes qui renversant dans mon esprit tous ceux
I justice et de la morale. Figurei-vous des gens qui coin-
■nt par se mettre chacun un bon masque bien attaché , qui
mt de fer jusqu'aux dents, qiiî surprennent ensuite leur
lî , le saisissent par derrière, le tiieltent nu , lui lient le
, le* bras , les mains , les pieds , In ti'le , de fa^oii qu'il ne
', lui mettent un bâillon dans la bouche, lui crèvent
X t retendent à terre , et passent eniin leur noble vie à le
r doncemcnt de pcnr une inntirant de ses blessure* il ne
j> lot de les sentir. Voilà les eens que vous voulee que
niîre. Rappeler. , monsieur , votre équité , voire droiture , et
^ en Yolre conscience quelle sorte d admiration je puis avoir
IX. Vous m'avei prouvé , j'en conviens , autant nue cela
r la méthode que vous avei suivie, que I homme
raué est un monstre abominable ; mais quand cela serait
li que difficile à croire, l'auteur et les directeurs du projet
"B à son égard seraient k mes yeux , je le déclare , en-
►ominahles quelui.
Bot i(os preuves sont d'une grande force; maïs il est
« force aille pour moi jusqu'à l'évidence , puisijii'en
X de crimes celle évidence dépend essentiel le ment
B qu'on écarte ici avec trop de soin pour qu'il n'y
! omission quelque puissant molif qu'on nons tache
rterait de savoir. J'avoue pourtant, et je ne puis trop
euves m'élonnent , et ui'ébranleraient peul-
ïore, si je ne leur trouvais d'autres défauts non moiss
S »«lan moi.
t prMDÏer est dans leur force roèmC et dan» leur grand
' B de la part dont elles viennent. Tout cela me paraîtrait
dans dos procédures juridiques faite* par le miniittre
: mais pour que des particuliers , et qui pis est des amis,
_ .iris tant de peine , aient fjiil tnnt de d.'penses , aient mis
Ipt de temps à faire tant d'iuform allons , à rassembler tant de
I prnu t i , h leuf donner tant de force , sans y «tre obligés par
• ^-■^ i.ir , il faut qu'ils aient été animés pour cela par quelque
1 bien vive qui, tant qu'ils s'obstineront ji la cachci
gc« «upc^t tout ce: ^u'
'elle
ojuît.
ro PREMIER
Un autre dc?faut que je trouve à ces invinciblos preuves, c'est
qu'elles prouvent trop , c'est qu'elles prouvent des choses qui
naturellement ne sauraient exister. Autant vaudrait me prouver
des miracles, et vous savez que je n'y crois pas. 11 y a dans tout
cela des multitudes d'absurdités auxquelles avec toutes leurs
preuves il ne dépend pas de mou esprit d'acquiescer. Les expli-
cations qu'on leur donne , et que tout le monde , à ce que vous
m'assurez , trouve si claires , ne sont à mes yeux guère moins
absurdes et ont le ridicule de plus. Vos messieurs semblent avoir
chargé Jean-Jacques de crimes, comme vos théologiens ont chargé
leur doctrine d'articles de foi ; l'avantage de persuader en affir-
mant , la facilité de faire tout croire , les ont séduits. Aveuglés
par leur passion , ils ont entassé faits sur faits, crimes sur crimes ,
.sans précaution , sans mesure. Et quand enfin ils ont aperçu
l'incompatibilité de tout cela , ils n'ont plus été à temps d y re-
médier ; le grand soin qu'ils avaient pris de tout prouver éga-
lement les forçant de tout admettre sous peine de tout rejeter.
Il a donc fallu chercher mille subtilités pour tâcher d'accorder
tant de contradictions, et tout ce travail a produit , sous le nom
de Jean-Jacques , l'être le plus chimérique et le plus extrava-
gant que le délire de la fièvre puisse faire imaginer.
(in troisième défaut de ces invincibles prouves est dans la
manière de les administrer avec tant de mystère et de précau-
tions. Pourquoi tout cela ? La vérité ne cherche pas ainsi les té-
nèbres et ne marche pas si timidement. C'est une maxime en
jurisprudence (i) qu'on présume le dol dans celui qui suit, au
lieu de la droite route, des voies obliques et clandestines. Cen
est une autre (2) que celui qui décline un jugement régulier et
cache ses preuves est présumé soutenir une mauvaise cause. Ces
deux maximes conviennent si bien au système de vos messieurs
qu'on les croirait faites exprès pour lui , si je ne citais pas mou
auteur. Si ce qu'on prouve d'un accusé en son absence u'est ja-
mais régulièrement prouvé , ce qu'on eu prouve , en se cachant
si soigneusement de lui , prouve plus contre l'accusateur que
contre l'accusé, et , par cela seul, l'accusation revêtue de tontes
ses preuves clandestines doit être présumée une imposture.
Lnfm le grand vice de tout ce svstème est que , fondé sur le
««0^ ^ ^.- ^-.- 1 i-^z 1 »■ . -.» Il :..-, .......^
trahi, seul sur la terre, entouré d'ennemis puissans , rusés , mas-
qués, implacables, qui, sans obstacle de la part de personne,
dressent à loisir leurs machines autour de lui ; cl vous verrez que
tout ce «jui lui arrive, méchant et coupable , ne lui arriverait
pas moins , innocent et vertueux. Tant par le fond que par la j
(1) I)olii8 prïCAaniiliir in ro qui recta via non inccdil , scd por anfrao- "■
tu» f i ilivcrlirula. Menoch. in Vrasump, j
■ (2) Jtuliiiiiui subtirtugieni) et piobatloncs occultans tnnlam causam \
l'o \ Cl c p r iL'd u 111 i l II r. ib iU» 1
1
•m
i
i
DIALOGUE. 71
forme des preayes , tout cela ne prouve donc rien , précise'ment
parce qu'il prouve trop.
Monsieur , quand les géomëtrcs , marchant de démonstration
en démonstration , parviennent à quelque absurdité , au lieu de
l'admettre quoique démontrée, ils reviennent sur leurs pas , et ,
sûrs qu'il s'est glissé dans leurs principes ou dans leurs raison—
nemens quelque paralogisme qu'ils n'ont pas aperçu , il)» ne s'ar-
rêtent pas qu ils ne le trouvent; et , s'ils ne peuvent le découvrir ,
bissant là leur démonstration prétendue , ils prennent une autre
route pour trouver la vérité qu'ils cherchent, sûrs qu'elle n'admet
point d'absurdités.
Le Fr. N'apercevez-vous point que, pour éviter de prétendues
absurdités , vous tombez dans une autre , sinon plus forte , au
moins plus choquante ? Vous justifiez un seul homme dont la
condamnation vous déplaît , aux dépens de toute une nation , que
dis-je ? de toute une génération dout vous faites une génération
de fourbes : car enfin tout est d'accord ; tout le public , tout le
monde sans exception a donné son assentiment au plan qui vous
parait si répréhensible ; tout se prête avec zële à son exécution :
personne ne l'a désapprouvé , personne n'a commis la moindre
mdiscrétion qui pût le faire échouer , personne n'a donné le
moindre indice, la moindre lumière à l'accusé , qui pût le mettre
en état de se défendre ; il n'a pu tirer d'aucune bouche un seul
mot d'éclaircissement sur les charges atroces dont on l'accable à
l'envi ; tout s'empresse h renforcer les ténèbres dont on l'envi-
ronne , et l'on ne sait k quoi chacun se livre avec plus d'ardeur ,
de le diffamer absent , ou de le persifler présent. 11 faudrait donc
conclure de vos raisonnemens qu'il ne se trouve pas dans toute
la génération présente un seul honnête homme , pas un seul ami
de la vérité. Admettez-vous cette conséquence ?
Aouss. A Dieu ne plaise î Si j'étais tenté de l'admettre , ce ne
serait pas auprès de vous , dont je connais la droiture invariable
et la sincère équité. Mais je connais aussi ce que peuvent sur les
meilleurs cœurs les préjugés et les passions , et combien leurs
illusions sont quelquefois inévitables. Votre objection nie paraît
car enfin , si le public n'est pas tout composé de niéchans et de
fourbes , tous d'a'ccard pour trahir un seul honinie , il est encore
moins composé sans exception d'hommes bieiifaisans , grnereux,
francs de jalousie, d'envie , de haine , de malignité. Os vices sont-
ilsdouc tellement éteints sur la terre qu'il n'en rr>le pas le moindre
«germe dans le cœur d'aucun individu? (/oU pourtant ce quM
faudrait admettre, si ce svsième de secret et de ténèbres , qu on
suit si fidèlement envers Jean-Jacques, n'élail qu[unii œuvre do
bienfaisance et de charité. Laissons îi part vos nicssictii 5 , qui sonf
des âmes divines , et dont vous admirez la tendre bionveiilanr o
pour lui. H a daus tous les états , vous tue l'avez dit vous-iucnic ,
7»
un grand nomlire d'ennemU Ircs-ardens qui ne cKercbent auni
meot pas a lui rendre la vie agréable el douce. Concevee-vo
Sue , dans cette muililude de gens , tous d'accord pour épargne)
e l'inquiétude à un scélérat qu'ils abhorrent et de U lionie à u
hypocrite qu'ils détestent , il ne s'en trouve pas un seul qui , poc
jouir au moins de sa confusion , soit tente de lui dire tout <
qu'on sait de lui ? Tout s'accorde avec une patience plus qu'angi
lique à l'entendre provoquer au milieu de Paris ses persécuteurs
donner des nouis assez durs à ceux qui l'obsèdent , leur dtr(
insolemment: Partes haut, traîtres que vous élet ; me woîià,
Qu'avei-vous à dire ? A ces stimulantes apostrophes , la plus in<
croyable patience n'abandonne pas un instant un seul homn»
dans toute cette multitude. Tous, insensibles à ses reproches
les endurent uniquement pour son bien ; et , de peur de lui fairs
la moindre peine , ils se laissent traiter par lui avec im méprit
que leur silence autorise de plus en plus. Qu'une douceur
grande , qu'une si sublime vertu , anime généralement tous
, sans qu'un seul démente un moment celle uuiverseti*
,,u. d,
ne génération qui naturel-
concours de patience el. im.
ctonuant que celui de malignitrfi
■cqun
lés doit SI
mppose,,
LS qu u
mansuétude ; coiivi
lement n'est pas ti
générosité esl du moin!
dont vous rejetez la suj
La solution de ces di
quelque intermédi
ni des vertus angéliqi
disposition naturelle au ci
forme par des moyens adi
attendant que mes propres observati
quelque explication raisonnable i permettez-moi
une question qui s'y rapporte. Supposant un moment qu'aprfai
d'attentives et impartiales recherches Jean-Jacques, au lieudêtro
l'ame infernale et Je monstre que vous voyez en lui , se trouvât
au contraire un homme simple , sensible , et bonj que son ina^
cence universellement reconnue par ceuï mûmes qui l'ont traité
avec tant d'indignité vous forçât de lui rendre votre estime, et
de vous neprocber les dur.-; jugemens que vous avez portés de
lui ; rentrée au fond de votre ame , el dites-moi comment voiM.
affeclé de ce changement ?
; chercher selon moi dam
lans toute une génération,
des démons, mais quelque
\t humain , qui produit un ellet uni-
Itement disposés à cette fio. Mai* en
" ■ t là-dessus
ftirs
Le Fh. Cruellement ,
ez-eii sâr. Je
e sens qu'en 1 estimant et
lui rendant justice je le haïrais alors plus peut-être encore poar
mes torts, que je ne te haïs maintenant pour ses criiœs t je no
lui pardonnerais jamais mon injustice envers lui. Je me reproche
celte disposition, j'en rougis i mais jo la sens daus mon cœur
malgré moi,
Rouss. Homme véridique et franc , je n'en veux pas davan-
tage, el je prends acte de cet aveu pour vous le rappeler en
lemps et heu ; il me suffit pour le moment de vous y laissar ré-
fléchir. Au reste consolex-vous de cette disposition qui n'est
qu'un développement des plus naturels de l'atnour-jiroprc. Elle
DIALOGUE. 7?
TOQS est commune avec tous les juges de Jean-Jacques , avec cette
différence que vous serez le seu] peut-être qui ait le courage et
la franchise de l'avouer.
Quant à moi, pour lever tant de difficultés et déterminer mon
Ï propre jugement , j'ai besoin d'éclaircissemens et d'observations
aites par moi-même. Alors seulement je pourrai vous proposer
ma pensée avec confiance. Il faut , avant tout , commencer par
voir Jean-Jacques , et c'est h quoi je suis tout déterminé.
Le Fr. Ah ! ah ! vous voilà donc enfin revenu à ma proposi-
tion que vous avez si dédaigneusement rejetée ? Vous voilà donc
disposé à vous rapprocher de cet homme entre lequel et vous
Je diamètre de la terre était encore une distance trop courte à
votre gré ?
Aouss. M^en rapprocher ? Non , jamais du scélérat que vons
m'avez peint , mais bien de l'homme défiguré que j'imagine h sa
F lace. Que j'aille chercher un scélérat détestable pour le hanter,
épier, et le tromper, c'est une indignité qui jamais n'approchora
de mon cmur ; mais que , dans le doute si ce prétendu scélérat
n'est point peut-être un honnête homme infortuné , victime du
plus noir complot , j'aille examiner par moi-même ce qu'il faut
que j'en pense , c'est un des plus beaux devoirs que se puisse im-
poser un cœur juste , et je me livre à cette noble recherche avec
autant d'estiiue et de contentement de moi-même , que j'aurais
de regret et de honte à m'y livrer avec un motif opposé.
Le Fr. Fort bien; mais avec le doute qu'il vous plaît de con-
server au milieu de tant de preuves, comment vous y prendrrz-
vous pour apprivoiser cet ours presque inabordable ? II faudra
bien que vous commenciez par ces cajoleries que vous avez en si
grande aversion. Encore sera-ce un bonheur si elles vous réus-
sissent mieux qu'à beaucoup de gens qui les lui prodiguent saii«
mesure et sans scrupule, et à qui elles n'attirent de sa part que
des bmsqueries et des mépris.
Rouss. Est-ce à tort ? Parlons franchement. Si cet homme
était facile à prendre de cette manière , il serait par cela seul à
[ demi jugé. Apres tout ce que vous m'avez appris du 5ysl<Miic
l qu'on suit avec lui , je suis peu surpris qu'il repousse avec dédain
b plupart de ceux qui l'abordent , et qui pour cela raccusrnt
bien à tort d'être défiant ; car la défiance suppose du doute , et
il n'en saurait avoir à leur égard : el que peut-il penser de ces
patelins flagorneurs dont , vu l'œil dont il est regardé dans le
i monde , et qui ne peut échapper au sien , il doit pénétrer aisé-
[ ment les motifs dans l'empressement qu'ils lui marquent? Il doit
Voir clairement que leur dessein n'est ni de se lier avec lui de
bonne foi , ni même de l'étudier et de le connaître , mais seule-
Client de le circonvenir. Pour moi qui n'ai ni besoin , ni dessein (!e
1« tromper, je ne veux point prendre les allures cauteleuses de
ceux qui l'approchent dans celte intention. Je ne lui cachenii
M>int la mienne : s'il en était alarmé , ma recherche serait finie
t je n'aurais plus rien à faire auprès de lui.
y/, PREMIER
Le Fr. Il vous sera moins aisé , peut-être , que vous ne penser
de vous faire distinguer de ceux qui ]*abordent à mauvaise in-
tcntiou. Vous n'avez point la ressource de lui parler à cœur oii*
vert , et de lui déclarer vos vrais motifs. Si vous me gardez la
foi que vous m'avez donnée , il doit ignorer à jamais ce que vous
savez de ses œuvres criminelles et de son caractère atroce. C'est
un secret inviolable , qui , près de lui , doit rester à jamais caché
dans votre cœur. Il apercevra votre réserve , il l'imitera , et ,
])ar cela seul , se tenant en carde contre vous , il ne se laissera
voir que comme il veut quon le voie , et non comme il est en
effet.
Rouss. Et pourquoi voulez-vous me supposer seul aveugle
parmi tous ceux qui l'abordent journellement, et qui, sans lui
mspirer plus de confiance, l'ont vu tous, et si clairement à ce
«£u ils vous disent, exactement tel que vous me l'avez peint? S'il
est si facile à connaître et à pénétrer quand on y regarde, mal-
gré sa défiance et son hypocrisie, malgré ses efforts pour se ca-
cher, pourquoi , plein du désir de l'apprécier, serai-je le seul à n'y
pouvoir parvenir, surtout avec une disposition si favorable à la
vérité , et n'ayant d'autre intérêt que de la connaître? Est-il
étonnant que l'ayant si décidément ]ugé d'avance , et «n'appor-
tant aucun doute à cet examen , ils Taient vu tel qu'ils le vou-
laient voir? Mes doutes ne me rendront pas moins attentif, et
me rendront plus circonspect. Je ne cherche pointa le voir tel
que je me le ngurc, je cherche à le voir tel qu'il est.
Le Fr. Bon ! n'avez-vous pas aussi vos idées ! Vous le désirée
innocent, j'en suis très-sûr. Vous ferez comme eux dans le sens
contraire : vous verrez en lui ce que vous y cherchez.
Rouss. Le cas est fort différent. Oui , je le désire innocent ,
et de tout mon cœur; sans doute je serais heureux [de trouver
en lui ce que j'y cherche : mais ce serait pour moi le plus grand
des malheurs â'y trouver C(» qui n'y serait pas , de le croire
honnête homme et de me tromper. Vos messieurs ne sont pas
dans des dispositions si favorables à la vérité. Je vois que leur
projet est une ancienne et grande entreprise qu'ils ne veulent
Eas abandonner , et qu'ils n'abandonneraient pas impunément,
l'ignominie dont ils l'ont couvert rejaillirait sur eux tout en-
tière, et ils ne seraient pas même à l'abri delà vindicte pu-
blique. Ainsi , soit pour la sûreté de leurs personnes , soit pour
le repos de leurs consciences , il leur importe trop de ne voir en
lui qu'un scélérat, pour qu'eux et les leurs y voient jamais autre
chose.
Le Fr. Mais enfin , pouvez-vous concevoir , imaginer Quelque
lide réponse aux preuves dont vous avez été si frappe ? Tout
réponse aux preuves dont vous avez été si irapp
solid(
ce que vous verrez , ou croirez voir , pourra-t-il jamais les dé-
truire? Supposons que vous trouviez un honnête homme , oii la
raison, le bon sens, et tout le monde, vous montrent uu scé-
lérat, que s'ensuivra-t-il? Que vos yeux vous trompent j ou que
le genre humain tout entier, excepte vous seul, est dépourvu
DIALOGUE. 75
de sens? Laquelle de ces <leux suppositions vous parait la plus
naturelle, et à laquelle enfin vous en tiendrez-vous?
Rouss. A aucune des deux, et cette alternative ne me paraît
pas si nécessaire qu*à vous. Il est une autre explication plus na-
turelle qui lève bien des diificultés. C'est de supposer une ligue
dont l'objet est la diflamation de Jean-Jacques, qu*elle a pris
ioin d^isoler pour cet cifet. £t que dis-je? supposer. Par quelque
motif que cette ligue se soit formée, elle existe. Sur votre propre
rapport, elle semblerait universelle. Elle est du moins grande ^
Îiuissante , noiubreuse ; elle agit de concert et dans le plus prof-
ond secret pour tout ce qui n'y entre pas, et surtout pour
rinfortuné qui en est l'objet. Pour s'en défendre il n'a m se-
cours, ni ami^ ni appui, ni conseil, ni lumières; tout n'est
autour de lui que pièges, mensonges , trahisons, ténèbres. Il
est absolument seul et n'a que lui seul pour ressource, il ne doit
attendre ni aide ni assistance de qui que ce soit sur la terre.
Une position si singulière est unique depuis l'existence du genre
humain. Pour juger sainement de celui qui s'y trouve et de tout
ce qui se rapporte à lui , les formes ordinaires sur lesquellrs
s'établissent les jugemens humains ne peuvent plus sufhre. II
me faudrait , quand même l'accusé pourrait parler et se dé*
fendre, des sûretés extraordinaires pour croire qu'en lui rendant
cette liberté on lui donne en même temps les connaissances, les
instrumens et les moyens nécessaires pour pouvoir se justifier
s'il est innocent. Car enfin, si, quoique faussement accusé, il
ignore toutes les trames dont il est enlacé, tous les pièges dont
, on l'entoure, si les seuls défenseurs qu'il pourra trouver, et qui
feindront pour lui du zèle, sont choisis pour le trahir, si les
témoins qui pourraient déposer pour lui se taisent , si ceux qui
parlent sont gagnés pour le charger , si l'on fabrique de fausses
pièces pour le noircir, si l'on cache ou détruit celles qui le
justifient; il aura beau dire, no», contre cent faux témoignages
à qui l'on fera dire, oui; sa négation sera sans eflet contre tant
d'affirmations unanimes, et il u'en sera pas moins couvaincu
aux yeux des hoinnics de délits qu'il n'aura pas commis. Dans
l'ordre ordinaire des choses, celte objection n'a point la même
force , parce qu'on laisse à l'accusé tous les moyens possibles de
se défendre , ae confondre Ips faux témoins , de manifester Tim-
posture , et qu'on ne présume pas cette odieuse ligue de plu-
sieurs hommes pour en perdre un. Mais ici cette ligue existe ,
rien n'est plus constant, vous me l'avez appris vous-iiicme ; et ,
par cela seul , non-seulement tous les avantages qu'ont les ac-
cuses pour leur défense sont ôtés à celui-ci , mais les accusateurs
en les lui ôtant peuvent les tourner tous contre lui-même; il
est pleinement à leur discrétion j maîtres absolus d'établir les
faits comme il leur plaît, sans avoir aucune contradiction à
craindre, ils sont seuls juges de la validité de leurs propres
!»iècesj leurs témoins, certains de n'être ni confrontés, ni con-
bndu5| ni punis, ne craîgneul rien de leurs mensonges : ils sont
76 PREMIER
sûrs en le chargeant de la 'protection dos Grands, de Tappiiî de*
médecins , de l'approbation des gens de lettres , et de la faveur
publique; ils sont sûrs en le défendant detre perdus. Yoilà,
monsieur , pourquoi tous les témoignages portes contre ]ui sous
les chefs de la ligue , c'est-à-dire , depuis qu'elle s'est formée ,
n'ont aucune autorité pour moi , et s il en est d'antérieurs , de
quoi je doute , je ne les admettrai qu'après avoir bien examiné
s'il n'y a ni fraude ^ ni antidate y et surtout après avoir entendu
les réponses de l'accusé.
Par exemple , pour juger de sa conduite à Venise , je n'irai
pas consulter sottement ce qu'on en dit, et, si vous voulez , ce
qu'on en prouve aujourd'hui , et puis m'en tenir là ; mais bien
ce qui a été prouvé et reconnu à Venise, à la cour, chez les
ministres du roi , et parmi tous ceux qui ont eu connaissance
de cette affaire avant le ministère du duc de Choiseul , avant
l'ambassade de l'abbé de Bernis à Venise, et avant le voyage du
consul le Blond à Paris. Plus ce qu'on en a pensé depuis est difTé-
rent de ce qu'on en pensait alors , et mieux je rechercherai les
causes d'un changement si tardif et si extraordinaire. De même
pour me décider sur ses pillages en musique , ce ne sera ni à
M. d'Alembert, ni à ses suppôts, ni à tous vos messieurs, que
je m'adresserai , mais je ferai rechercher sur les lieux par des
personnes non suspectes , c'est-à-dire qui ne soient pas de leur
connaissance, s'il y a des preuves authentiques que ces ou-
vrages ont existé ayant que Jean- Jacques lésait donnés pour être
de lui.
Voilà la marche que le bon sens m'oblige de suivre pour vc-»-
rifier les délits, les pillages, et les imputations de toute espèce
dont on n*a cessé de le charger depuis la formation du complot ,
et dont je n'aperçois pas auparavant le moindre vestige. Tant que
cette vérification ne me sera pas possible , rien ne sera si aisé que
de me fournir tant de preuves qu on voudra auxquelles je n'aurai
rien à répondre , mais qui n'opéreront sur mon esprit aucuue
persuasion.
Pour savoir exactement quelle foi je puis donner à votre pré-
tendue évidence, il faudrait que je connusse bien tout ce qu une
génération entière liguée contre un seul homme totalement isolé
peut faire pour se prouvera elle-même de cet homme-là tout ce
qu'il lui plaît , cl , par surcroît de précaution ,eu se cachant de lui
très-soigneusement. A force de temps , d'intrigue , et d'argent , de
quoi la puissance et la ruse ne viennent-elles point à bout, quand
personne no s'oppose à leurs manœuvres , quaud rien n'arrête et
ne contre-mine leurs sourdes opérations? A quel point ne pourrait-
trer le secret? Qui est-ce qui a déterminé jusqu'oii des conjurés
puissaus, nombreux, et bien unis , comme ils lesout toujours
DIALOGUE. 77
ponr le crime, peuvent fasciner les yeux , quand des gens qu'on
ne croil pas se connaître se concerteront bien entre eux ; quand ,
ttux deux bouts de Tiiurope , des imposteurs d'intelligence et
dirigés par quelque aJroit et puissant intrigant se conduiront
sur le même plan, tiendront le même langage, présenteront
soos le même aspect un homme à qui l'on a oté la voix , les
yeux , les mains , et qu'on livre pîéus et poings lies à la merci
de ses ennemis? Que vos messieurs, au lieu d'être tels, soient
fes amis comme ils le crient à tout le monde, qu'élouffant leur
protégé dans la fange ils n'agissent ainsi que par bonté, par gé-
nérosité, par compassion pour lui, soit; ]e n entends pomt leur
disputer ici ces nouvelles vertus : mais il résulte toujours de vos
propres récits qu'il y a une ligue , et de mon raisonnement que,
sitôt qu'une ligue existe, on ne doit pas pour juger des preuves
3u*elle apporte s'en tenir aux règles ordinaires , mais en établir
e plus rigoureuses pour s'assurer que cette ligue n'abuse pas
de Vavantage immense de se concerter , et par- là d'en imposer
comme elle peut certainement le faire. Ici je vois, au contraire,
que tout se passe entre gens qui se prouvent entre eux, sans ré--
sistance et sans contradiction , ce qu'ils sont bien aises de croire;
que, donnant ensuite leur unanimité pour nouvelle preuve à
ceux qu'ils désirent amener à leur sentiment, loin d'admettre
au moins l'épreuve indispensable des réponses de l'accusé, on lui
dérobe avec le plus grand soin la connaissance de l'accusation,
de l'accusateur, des preuves, et même de la ligue. C'est faire
cent fois pis qu'à l'inquisition : car si l'on y force le prévenu de
s*accuser lui-même, du moins on ne refuse pas de l'entendre,
on ne l'empêche pas de parler, on ne lui cache pas qu'il est ac-
cusé, et on ne le juge qu'après l'avoir entendu. Ij inquisition
veut bien que l'accusé se détende s'il peut , mais ici l'on ne veut
pas qu'il le puisse.
Cette explication , qui dérive des faits que vous m'avez exposes
Tou^-même, doit vous faire sentir comment le public, sans être
dépourvu de bon sens, mais séduit par mille prestiges, peut
tomber dans une erreur involontaire et presque excusable à
l'égard d'un homme auquel il prend dans le fond trës^peu d'in-
térêt, dont la singularité révolte son amour-propre, et qu'il
désire généralement de trouver coupable plutôt qu innocent, et
.comment aussi, avec un intérêt plus sincère à ce même homme
et plus de soin à l'étudier soi-même, on pourrait le voir autre-
ment que ne fait tout le monde, sans être obligé d'en conclure
que le public est dans le délire ou qu'on est trompé par ses pro-
Ïires yeux. Quand le pauvre Lazarille de Tonnes , attaché dans
e fond d'une cuve , la tête seule hors de l'eau , couronnée de ro-
seaux et d'algue, était promené de ville en ville comme un
monstre marin , les spectateurs extravaguaient-ilsde le prendre
pour tel , ignorant qu on l'empêchait de parler, et que , s'il vou-
lait cner qu'il n'était pas un uionstre marin , une corde tirée
eu cachette le formait de faire à Tinstant le plongeon? Supposons
7» PREMIER
qu'un d*entre eux plus attentif, apercevant cette manœuvre et
par-là devinant le reste , leur eût crié , l'on voua trompe , ce pré^
tendu monstre est un homme , n'y eùt-il pas eu plus que de 1 hu-
meur à s'offenser de cette exclamation , comme d'un reproche
plus sages que lui eh adoptant son erreur ne ]e sont pas.
Quoi qu'il en soit des raisons aue je vous expose, je me sens
digne , même indépendamment a'elles, de douter de ce qui n'a
paru douteux à personne. J'ai dans le cœur des témoignages ,
plus forts que toutes vos preuves , que l'homme que vous m'avez
peint n'existe point , ou n'est pas du moins où vous le voyez. La
seule patrie de Jean-Jacques , qui est la mienne, suffirait pour
m'assurcr qu'il n'est point cet homme-là. Jamais elle n'a produit
des êtres de cette espèce ; ce n'est ni chez les protestans ni dans
les républiques qu'ils sont connus. Les crimes dont il est accusé
sont des crimes d'esclaves , qui n'approchèrent jamais des âmes
libres ; dans nos contrées on n'en connaît point de pareils; et il
me faudrait plus de preuves encore que celles que vous m'aves
fournies pour me persuader seulement que Genève a pu produire
un empoisonneur.
Apres vous avoir dit pourquoi vos preuves, tout évidentes
qu'elles vous paraissent , ne sauraient être convaincantes pour
moi , qui n'ai, ni ne puis avoir les instructions nécessaires pour
juger à quel point ces preuves peuvent être illusoires et m'en
imposer par une fausse apparence de vérité , je vous avoue pour-
tant derechef que, sans me convaincre, elles m'inquiètent ,
in'ébranlent, et que j'ai quelquefois peine à leur résister. Je dé-
sirerais sans doute , et de tout mon cœur , qu'elles fussent fausses,
et que l'homme dont elles me font un monstre n'en fût pas un :
mais je désire beaucoup davantage encore de ne pas m'égarer
dans celte recherche et de ne pas me laisser séduire par mon
penchant. Que puis-je faire dans une pareille situation (i) pour
parvenir, s'il est possible, à démêler ta vérité? C'est de rejeter
dans cette affaire toute autorité humaine , toute preuve qui
dépend du témoignage d'autrui , et de me déterminer unique-
ment sur ce que Je puis voir de mes yeux et connaître par moi-
même. Si Jean-Jacques est tel que l'ont peint vos messieurs , et
s'il a été si aisément reconnu tel par tous ceux qui l'ont appro- .
ché , je ne serai pas plus malheureux qu'eux , car je ne porterai
pas à cet examen moins d'attention , de zèle, et de bonne foi ; et
un être aussi méchant, aussi difforme , aussi dépravé, doit en
effet être très-facile à pénétrer pour peu qu'on y regarde. Je
(i) Four excuser le public autant qu'il se peut, je suppose partout son
erreur presque invincible; mais moi, qui sais dans ma conACÎenoe qu'au-
cun crime jamais n'approcha de mon cœur, jesuis si^r que tout homme
vraiment attentif, vraiment juste , découvrirait l'imposture h travers tout
Vart du complot, parce qu'enfin je ne crois pas possible que jamais lo
menioDge ururpe et s'appropriç tous le» caractères de la vcrilé.
DIALOGUE. 7g
xn^D tiens donc à la résolulion de l'examiner par moi-méuie et
de le juger en tout ce que je verrai de lui , non par les secrets
désirs de mon cœur, encore moins par les interprétations d'au-«
trui , mais par la mesure de bon sens et de jugement que je puis
avoir reçue , sans me rapporter sur ce point à Tautorité de per-
sonne. Je pourrai me tromper sans doute , parce que je suis
homme ; mais après avoir fait tous mes eiforts pour éviter ce
malheur, je me rendrai , si néanmoins il m'arrive , le consolant
témoignage que mes passions ni ma volonté ne sont point com-
plices de mon erreur , et qu'il n'a pas dépendu de moi de m'en
garantir. Voilà ma résolution. Donnez -moi maintenant les
moyens de l'accomplir et d'arriver à notre homme , car, à ce
que vous m'avez fait entendre , son accès n'est pas aisé.
Le Fr. Surtout pour vous qui dédaignez les seuls qui pour-
raient vous rouvrir. Ces moyens sont , je le répète, de s'insinuer
k force d'adresse, de pateliuage , d'opiniâtre importunité, de
le cajoler sans cesse, dfe lui parler avec transport de ses talens ,
de ses livres , et même de ses vertus ; car ici te mensonge et la
fausseté sont des œuvres pies. Le mot d'admiration surtout, d'un
effet admirable auprès de lui , exprime assez bien dans un autre
sens ridée des senlimens qu'un pareil monstre inspire , et ces
doubles ententes jésuitiques si recherchées de nos messieurs
leur rendent l'usage de ce mot très-familier avec Jean-Jacques ,
et très-commode en lui parlant (i). Si tout cela ne réussit pas ,
on ne se rebute point de son froid accueil , ou compte pour rien ses
rebuffades; passant tout de suite à l'autre extrémité , on le tance ,
on le eourmande, et , prenant le ton le plus arrogant qu'il est
Sossible , on tâche de le subjuguer de haute lutte. S'il vous fait
es grossièretés, on les enaure comme venant d'un misérable
dont on s'embarrasse fort peu d'être méprisé. S'il vous chasse de
chez lui, on y revient j s'il vous ferme la porte, on y reste jus-
2u'à ce qu'elfe se rouvre , on tâche de s'y fourrer. Une fois entré
ans son repaire on s'y établit, on s'y maintient bon gré mal-
gré. S'il osait vous en chasser de force , tant mieux : on ferait
oeau bruit , et l'on irait crier par toute la terre qu'il assassine
les gens qui lui font l'honneur de l'aller voir. 11 n y a point , à
ce qu'on m'assure , d'autre voie pour s'insinuer auprès de lui.
Etes-vous homme à prendre celle-là ?
Rouss. Mais, vous-même, pourquoi ne l'avez-vous jamais
▼oulu prendre?
Le Fr. Oh ! moi , je n'avais pas besoin de le voir pour le
(i) En m'écrivant, c'est la même franclûse. J*ai Vlionnenr détre, avec
fouM les sentimens qui vous sont dus , avec les sentimens les plus dislin^
^nhf avec une considération très-particulière , avec autant d'estime que
ae respect ^ etc. Ces messieurs soiit-iU donc, avec ces tournures amphi-
bologiques, moins menteurs que ceux qui mentent tout rondement?
Non. Ils sont seulement plus faux et plus doubles , ils mentent seulement
plus traîtreusement.
8p PREMIER
connaître. Je le connais par ses œuvres : c'en est assez et même
trop.
Rouss. Que pensez-yoas de ceux ani , tout aussi décidés que
\ DUS sur son compte, ne laissent pas ae le fréquenter, de l'obsé-»
c^er, et de vouloir s'introduire à toute force d!ans sa plus intime
iomiliaritc?
Le Fr. Je vois que vous n'êtes pas content de la réponse que
)'*ai déjà faite à cette question.
Rouss. Ni vous non plus , je le vois aussi. J'ai donc mes rai-
sons pour y revenir. Presque tout ce que vous m*avez dit dans
cet entretien me prouve que vous n'y parliez pas de vous-même.
.Apres avoir appris de vous les sentimcns d'autrui , n'appren—
drai-je jamais les vôtres ? Je le vois, vous feignez d'établir des
maximes que vous seriez au désespoir d'adopter. Parlez-moi
donc enfin plus franchement.
Le Fr. Ecoutez : je n'aime pas Jean- Jacques , mais je hais
encore plus l'injustice , encore plus la trahison. Vous m'avez
dit des choses qui me frappent et auxquelles je veux réfléchir.
Vous refusiez de voir cet infortuné ; vous vous y déterminez
maintenant. J'ai refusé de lire ses livres; je me ravise ainsi que
vous , et pour cause. Voyez l'homme , je lirai les livres; après
quoi , nous nous reverrons.
SECOND DIALOGUE.
Le Français. JlLe bien , monsieur , vous l'avez vu ?
Rousseau. Hé bien , monsieur , yous l'avez lu ?
Le Fr. Allons par ordre , je vous prie , et permettez que nous
commencions par vous qui mtes le plus pressé. Je vous ai laissé
tout le temps de bien étudier notre homme. Je sais que vous
l'avez vu par vous-même, et tout à votre aise. Ainsi vous êtes
* maintenant en état de le juger , ou vous n'y serez jamais. Dites*»
moi donc enfin ce qu'il faut penser de cet étrange personnage?
Rouss. Non; dire ce qu'il eu faut peuser n'est pas de ma com^*
pélence; mais vous dire , quant à moi , ce que j'en pense, c'est
ce que je ferai volontiers, si cela vous suifit.
Le Fr. Je ne vous en demaude pas davantage. Voyons
donc.
Rouss. Pour vous parler selon ma croyance, je vous dirai
donc tout franchement que , selon moi , ce n'est pas un homme
vertueux.
Le Fr. Ah ! vous voilà donc enfin pensant comme tout le
monde!
F
DIALOGUE. 8i
Rcuss. Pas tout-à-fait, peut-être: car , toujours selon moi ,
cest beaucoup moins encore un détestable scélérat.
Le Fr. Mais enfin qu'est-ce donc? Car vou£ êtes désolant avec
vos éternelles énigmes.
Rouss. Il n'y a point là d*énigme que celle que vous y^ mettez
vous-même. Cest un homme sans malice plutôt que bon , une
ame saine , mais faible , qui adore la vertu sans la pratiquer ,
qui aime ardemment le bien et qui n'en fait guère. Pour he crime ,
I je suis persuadé comme de mon existence qu'il n'approcha ja-
mais de son cœur , non plus que la haine. Voila le sommaire
de mes observations sur son caractère moral. Le reste ne peut
^dire en abrégé, car cet homme ne resseiuble à nul autre que
je connaisse ; il demande une analise à part et faite uniquement
pour loi.
Le Fr. Oh I faites-Ià moi donc cette unique analise , et mon-
trez-nous comment vous vous y êtes pris pour trouver cethonime
sans malice, cet être si nouveau pour tout le reste du monde,
et que personne avant vous n'a su voir en lui.
Rouss. Vous vous trompez; c'est au contraire votre Jean-
Jacques qui est cet homme nouveau. Le mien est l'ancien , celui
que je m'étais figuré avant que vous m'eussiez parlé de lui ,
celui que tout le monde voyait en lui avant qu'il eût fait des
livres , c'est-à-dire, jusqu'à l^âge de quarante ans. Jusques-là tous
ceux qui l'ont connu , sans en excepter vos messieurs eux-mêmes,
Tont vu tel que je le vois maintenant. C'est , si vous voulez ,
UD homme que je ressuscite , mais que je ne crée assurément paa.
Le Fr. Craignez de vous abuser encore en cela , et de ressus-
'Ç • - - ....
queux-mêmes, quand on le leur a fait mieux connaître , ont
abjuré leur ancienne erreur. En revenant sur ce qu'ils avaient
vu jadis , ils en ont juge tout difTéremment.
Rouss. Ce changement d'opinion me parait très-naturel , sans
fournir la preuve que vous en tirez. Ils le voyaient alors par
lears propres yeux , ils l'ont vu depuis par ceux des autres. Vous
pensez qu'ils se trompaient autrefois ; moi je crois que c'est au-
[jonrd'hui qu'ils se trompent. Je ne vois point à votre opinion <le
^ison solide , et j'en vois à la mienne une d'un très-grand poids ;
[c'est qu'alors il ïi*y avait point de ligue , et qu'il en existe une
mjourd'hui) c'est qu'alors personne n'avait intérêt à déguiser
la vérité , et à voir ce qui n'était pas } qu'aujourd'hui quiconque
[oserait dire hautement de Jean-Jacques le bien qu'il en pourrait
[lavoir serait un homme perdu ; que , pour faire sa cour et pai-
Irenir , il n'y a point de moyen plus sûr et plus prompt que de
iKnchérir sur les charges dont on l'accable à Tenvi : et qu'enfin
H» ceux qui l'ont vu dans sa jeunesse sont sûrs de s'avancer eux
les leurs en tenant sur son compte le langage qui convient à
9 messieurs. D'oii je conclus que qui cherche en sincérité de
r. (i
b'z SliCOND
cœur la vérité 4oit remonter , pour la connaître , aux temps
1)11 personne n*avait intérêt à la déguiser. Voilà pourquoi les ju-
gemens qu*on portait jadis sur cet homme font autorité pour
moi , et pourquoi ceux que les mêmes gens en peuvent porter
aujourd'hui n en font plus. Si vous avez à cela quelque oonne
réponse , vous m'obligerez de m'en faire part ; car je n'entre-
prends point de soutenir ici mon sentiment , ni de vous le faire
adopter , et je serai toujours prêt à l'abandonner , quoiqu'à re-
gret, quand je croirai voir la vérité dans le sentiment contraire.
<^uoi qu'il en soit , il ne s'agit point ici de ce que d'autres ont
vu , mais de ce que j'ai vu moi-même , ou cru voir. C'est ce que
vous demandez , et c'est tout ce que j'ai à vous dire } sauf à vous
d'admettre ou rejeter mon opinion quand vous saurez sur quoi
je la fonde.
Commençons par le premier abord. Je crus , sur les difficultés
auxquelles vous m'aviez préparé, devoir premièrement lui écrire.
Yoici ma lettre , et voici sa réponse.
Le Fr. Comment ! il vous a répondu ?
Rouss. Dans l'instant même.
Le Te. Voilà qui est particulier ! Voyons donc cette lettre qui :
lui a fait faire un si grand efl'ort. i
Rouss. Elle n'est pas bien recherchée , comme vous allez voir. "^
{Il lit,) u J'ai besoin de vous voir , de vous connaître , et ce '
M besoin est fondé sur l'amour de la justice et de la vérité. On
I» dît que vous rebutez les nouveaux visages. Je ne dirai pas si
M vous avez tort ou raison ; mais, si vous êtes l'homme cie vos
M livres , ouvrez-moi votre porte avec confiance ; je vous en con- !
M jure pour moi , je vous le conseille pour vous : si vous ne l'êtes
» pas , vous pouvez encore m'admettre sans crainte ; je ne vous •
M importunerai pas long-temps. » ^
Réponse, « Vous êtes le premier que le motif qui vous amène '
» ait conduit ici : car de tant de gens qui ont la curiosité de me •
n voir , pas un n'a celle de me connaître ; tous croient me con- 'j
» naître assez. Venez donc , pour la rareté du fait. Mais que me ]
M voulez - vous , et pourquoi me parler de mes livres? si , les j
M ayant lus , ils ont pu vous laisser en doute sur les sentimens i
» de l'auteur , ne venez pas ; en ce cas je ne suis pas votre j
• homme , car vous ne sauriez être le mien. »
La conformité de cette réponse avec mes idées ne ralentit pas
mon zèle. Je vole à lui , je le vois... Je vous l'avoue ; avant même
que je l'abordasse , en le voyant , j'augurai bien de mon projet.
Sur ces portraits de lui , si vantés , qu'on étale de toutes parts , f
ner , comme colui de Fiquet ; et , crovant trouver sur son visage ^
les traits du caractère que tout le monde lui donne, j« m'avertis- r
^ais de me tenir en garde contre une première impression si puis- ^
f.
DIALOGUE. 83
santé toujours sur moi , et de suspendre, maigre ma répugnance ,
le préjugé qu'elle allait m'inspirer.
Je n'ai pas eu cette peine : au lieu du féroce ou doucereux
«spect auquel je m'étais attendu , ]e n'ai vu qu'une physiono-
mie ouverte et simple , qui promettait et inspirait de la con-
fiance et de la sensibilité.
Le Fr. Il faut donc qu'il n'ait cette physionomie que pour
vous ; car généralement tous ceux qui t'abordent se plaignent
de son air froid et de son accueil repoussant , dont heureusement
ils ne s'embarrassent guère.
Ronss. Il est vrai oue personne au monde ne cache moins que
Ini réioienement et le dédain pour ceux qui lui en inspirent ;
mais ce n est point là son abord naturel , quoiqu'aujourd'hui très-
fréquent j et cet accueil dédaigneux que vous lui reprochez est
Four moi la preuve qu'il ne se contrefait pas comme ceux qui
abordent , et qu'il n'y a point de fausseté sur son visage non
plus que dans son cœur.
Jean-Jacques n'est assurément pas un bel homme : il est petit ,
et s'apetisse encore en baissant la tête. Il a la vue courte , de
Fetits yeux enfoncés , des dents horribles ; ses traits , altérés par
âge , n'ont rien de fort régulier : mais tout dément en lui- l'idée
que vous m'en a vies donnée ; ni le regard , ni le son de la voix ,
ni l'accent , ni le maintien , ne sont du monstre que vous m'ayez
peint.
Le Fa. Bon ! n'allez-vous pas le dépouiller de ses traits comme
de ses livres ?
Rouss. Mais tout cela ya très-bien ensemble , et me paraîtrait
asses appartenir au même homme. Je lui trouve aujourd'hui les
traits au Mentor d'Emile ; peut-être dans sa jeunesse lui aurais-
je trouvé ceux de Saint-Preux. Enfin , je pense que si sous sa
physionomie la nature a caché l'ame d'un scélérat , elle ne pou-
vait en efiet mieux la cacher.
Le Fh. J'entends ; vous voilà livré en sa faveur au même pré-
jugé contre lequel vous vous étiez si bien armé s'il lui eût été
contraire.
Rocss. Non ; le seul préjugé auquel je me livre ici , parce qu'il
me parait raisonnable , est Dien moins pour lui que contre ses
bruyans protecteurs. Ils ont eux-mêmes fait faire ces portraits
avec beaucoup de dépense et de soin ; ils les ont annoncés avec
pempe dans les journaux , dans les gazettes , ils les ont prônés
partout : mais s'ils n'en peignent pas mieux l'original an moral
qu'an physique» on le connaîtra sûrement fort mal d'après eux.
Voici un qnatrain que Jean-Jacques mit au-dessous d'un de ces
portraits ;
Horanei savant dans l'art de feindre,
Qui me prêtes des traits li doo» ,
Vont auras beau vouloir me peindre,
Vous nt peindre» jamais que vou^.
84 SECOND
Le Fr. Il faut que ce quatrain soit tout nouveau; car il est
assez joli , et je n'eu avais point entendu parler.
Rouss. Il y a plus de six ans qu'il est fait : Tauteur l'a donné
ou récité à plus de cinquante personnes ; qui toutes lui en ont
trës-fidèlement gardé le secret , qu'il ne leur demandait pas , et
jfî ne crois pas que vous vous attendiez à trouver ce quatra n
dans le Mercure. J'ai cru voir dans toute cefte histoire de por-
traits des singularités qui m'ont porté à la suivre , et j'y ai
trouvé , surtout pour celui d'Angleterre , des circonstances bien
extraordinaires. David Hume, étroitement lié à Paris avec vos
messieurs , sans oublier les dames, devient , ou ne sait comment ,
le patron , le zélé protecteur , le bienfaiteur à toute outrance
de Jean-Jacques , et fait tant , de concert avec eux , ({u'il par-
vient enfin , malgré toute la répugnance de celui-ci , à 1 em-
mener en Angleterre. Là , le premier et le plus important de
ses soins est de faire faire par Ramsay , son -ami particulier , le
portrait de son ami public Jean-Jacques. Il désirait ce portrait
aussi ardemment qu un amant bien épris désire celui de sa maî-
tresse. A force d'importunités , il arrache le consentement de
Jean- Jacques. On lui fait mettre un bonnet bien noir , un véte^
ment bicu brun , on le place dans un lieu bien sombre , et là ,
pour le peindi^ assis , on le fait tenir debout, courbé , appuya
d'une de ses mains sur une table bien basse , dans une attitude
oii ses muscles , fortement tendus , altèrent les traits de son.
visage. De toutes ces précautions devait résulter un portrait peu
flatté , quand il eût été fidèle. Vous avez vu ce terrible portrait ,
vous jugerez de la ressemblance si jamais vous voyez 1 original.
Pendant le séjour de Jean-Jacques en Angleterre , ce portrait y
a été gravé /publié, vendu partout , sans qu'il lui ail été pos-
sible de voir cette gravure. Il revient en France , et il y apprend
que son portrait d^ Angleterre est annoncé , célébré , vanté
comme un chef-d'œuvre de peinture , de gravure , et surtout de
ressemblance. Il parvient enfiu, non sans peine, à le voir j il
frémit , et dit ce qu'il en pense : tout 1c monde se moque de lui ;
tout le détail qu'if fait paraît la chose la plus naturelle ; et loin
d'y voir rien qui puisse faire suspecter la droiture du généreux
David Hume , on n'aperçoit que les soins de l'amitié la plus
tendre dans ceux qu'il a pris pour donner à son ami Jean-Jacques
la figure d'un cyclope aifreux. Pensez-vous comme le public à
cet égard?
lit Fr. Le moyen , sur un pareil exposé I J'avoue , au con-
traire , que ce fait seul , bien avéré , me paraîtrait déceler bien
des choses ; mais qui m'assurera qu'il est vrai ?
Rouss. La fiçure du portrait. Sfur la question présente , cette
figure ne mentira pas.
Le Fr. Mais ne donnez-vous point aussi trop d'importance k
des bagatelles ? Qu'un portrait soit difforme ou peu ressemblant ,
c'est la chose du monde la moins extraordinaire : tous les jours
on grave , on contrefait , on défigure des hommes célèbres , saus
DIALOGUE. 85
que àe ces grossières gravures on tire aucune conséquence pa-
reille à la vôtre.
Rouss. J'en conviens } mais ces copies défigurées sont Tou-
yrage de mauvais ouvriers avides , et non les productions d'ar-
tistes distingués , ni les fruits du zèle et de Tamitié. On ne les
prône pas avec bruit dans toute l'Europe , on ne les annonce pas
dans les papiers publics , on ne les étale pas dans les apparte-
mens , ornés de glaces et de cadres ; on les laisse pourrir vsur les
quais , ou parer les chambres des cabarets et les boutiques des
barbiers.
Je ne prétends pas vous donner pour des réalités toutes les
idées inquiétantes que fournit à Jean-Jacques l'obscurité pro-
fonde dont on s'applique à l'entourer. Les mystères qu'on lui
fait de tout ont un aspect si noir, qu'il'n'est pas surprenant qu'ils
aflectent de la même teinte son imagination effarouchée. Mais
paruii les idées outrées et fantastiques que cela peut lui donner ,
il en est qui , vu la manière extraordinaire dont on procède avec
lai , mentent un examen sérieux avant d'être rejclees. 11 croit ,
par exemple , que tous les désastres de sa destinée , depuis sa
funeste célébrité , sont les fmits d'un complot formé de longue
main , dans un grand secret , entre peu de personnes , qui ont
trouvé le moyen d'y faire entrer successivement toutes celles
dont ils avaient besoin pour son exécution } les grands , les au-
tenn , les médecins ( cela n'était pas di/iicile ) , tous les hommes
paisfanSy toutes les femmes galantes, tous les corps accrédités,
tout ceux qui disposent de l'administration , tous ceux qui gou-
vernent les opinions publiques. Il prétend que tous les événe-
mens relatifs à lui , qui paraissent accidentels et fortuits , ne
sont que de successifs developpemens concertés d'avauce , et
tellement ordonnés que tout ce qui lui doit arriver dans la suite
a déjà sa place dans le tableau , et ne doit avoir son elTet qu'au
moment marqué. Tout cela se rapporte assez à ce que vous m'a-
vez dit vous-même , et à ce que j'ai cru voir sous des noms diffé-
rens. Selon vous , c'est un système de bienfaisance envers un
scélérat ; selon lui , c'est un complot d'imposture contre un In-
nocent ; selon moi , c'est une ligue dont je ne détermine pas
r l'objet , mais dont vous ne pouvez nier l'existence , puisque vous*
même y êtes entré.
Il pense que du moment qu'on entreprit l'cruvre complète de
sa diffamation , pour faciliter le succès de cette entreprise , alors
difficile , on résolut de la graduer , de commencer par le rendre
odieux et noir, et de finir par le rendre abject, ridicule , et mé-
prisable. Vos messieurs , qui n'oublient rien, n'oublièrent pas sa
figure, et, après l'avoir éloigné de Paris, travaillèrent k fui eu
donner une aux veux du public, conforme au caractère dont ils
voulaient le gratlfier.il fallut d'abord faire disparaître la gravure
qui avait été faite sur le portrait fait par la Tour : cela fut bien-
tôt (ait. Après son départ, pour rAnglelerre , sur un modèle qu'on
^vait fait taire par le Moine , on fit faire une gravure telle qu'on
86 SECOND
la desirait ; nais la figure en était hideuse à tel poîut que, ponr
ne pas se découvrir trop ou trop tôt , on fut contraint de suppri-
mer la gravure. On fit faire k Londres , par les bons of&cea de
l'ami Hume , le portrait dont je viens de parler; et, n'épargnant
•aucun soin de l'art pour en faire valoir la gravure , on la rendit
pleinement le premier point, et rendu aux yeux
einal aussi noir que la gravure, on en vint au second article; et,
dégradant habilement cet affreux coloris , de l'homme terrible
et vigoureux qu'on avait d'abord peint on fit peu à peu un petit
fourbe, un petit menteur, un petit escroc , un coureur de ta-
vernes et de mauvais lient. C'est alors que parut le portrait ^—
macier de Fiquet, qu'on avait tenu long-temps en réserve, jus-
qu'à ce que le moment de le publier fût venu , afin que la mine
basse et risible de la figure répondit à l'idée qu'on voulait donner
de l'original. C'est encore alors que parut un petit médaillon en
plâtre sur le costume de la gravure anglaise , mais dont on avait
eu soin de changer l'air terrible et fier en un souris traître et
sardonique comme celui de Panurge achetant les moutons de Din-
denaut , ou comme celui des gens qui rencontrent Jean-Jacques
dans les rues; et il est certain que depuis lors vos messieurs se
sont moins attachés à faire de lui un objet d'horreur qu'un objet
de dérision ; ce qui toutefois ne parait pas aller à la fin qu'ils
disent avoir de mettre tout le monde en garde contre lui : car on
se tient en garde contre les gens qu'on redoute , mais non pas
contre ceux qu'on méprise.
Voilà l'idée que l'histoire de ces différens portraits a fait naître
à Jean-Jacques: mais toutes ces graduations préparées de si loin
ont bien l'air d'être des conjectures chimériques, iruits assez natu-
rels d'une imagination frappée par tant de mystères et de mal—
heurs. Sans donc adopter ni rejeter à présent ces idées, laissons
tous ces étranges portraits, et revenons à l'original.
J'avais perce jusqu'à lui ; mais que de difficultés me restaient
à vaincre dans la manière dont je me proposais de l'examiner !
Après avoir étudié l'homme toute ma vie, j'avais cru connaître les
hommes; je m'étais trompé. Je ne parvins jamais à en connaître
un seul : non qu'en effet ils soient difficiles à connaître ; mais je
m'y prenais mal , et , toujours interprétant d'après mon cœur ce
que je voyais faire aux autres, je leur prêtais les motifs qui m'au-
raient fait agir à leur place , et je m'abusais toujours. Don-
nant trop d'attention à leurs discours , et pas assez à leurs reuvres ,
je les écoutais parler plutôt que je ne les regardais agir: ce qui ,
dans ce siècle de philosophie et de beaux discours, me les faisait
prendre pour autant de sages, et juger de leurs vertus par lenrs
V I 1^1 p ■ I I J «
niALor.uE. pj
^êntgtr, dans ma Wlise , que souvent lU mettaient en avant
«■«»re brillante pour masquer , dans le cours de leur vie ,
isu de bassesses et d'inj(|uitéi. Je voyait presque tous cciiis
e piquent lie finesse et de pt-nelratîon s'anujter en sens cnn-
» par le même principe de juger rlu cœur d'autrui par le sien.
• voyais saisir avidement en l'air im trait , un ceste , un mot
baitridere, et , l'interprétant h leur mode , s'appraudir de leur
tetté en prêtant i cliaquc mouTement fortuit d un homme un
» sabtil qui n'cxittait souvent qne dans leur esprit. Eh ! quel
; rh«uime d'esprit qai ne dit jamais de sottise? quel est Thon-
B homme auquel il n'échappe jamais un propos répréhensiWe
a ctrnr n'a point dicté ? Si l'on tenait un registre exact de
■ I« fautes que l'homme le pins parfait a commises, et
nmpprimAt soigneusement tout le reste, quelle opinion don-
'* on de cet bomme-là? Quedls-je, les fautes L non , les ac-
« ptns innocentes, les gestes les plu» indiflerens, les dis-
■s plussens^s, tout, dans un observateur qui se passionne,
■ente et nourrit le préjugé dans lequel il se complait , quand
t chaque mot on chaque fait de sa place pour le mettre
e jour qui lui convient.
'onlais m'v prendre autrement pour étudier ii part-moi un
mt ri cruellement , si légèrement , si universellement jugé.
m'arréter à de vairis discours, qui peuvent troinper, ou à
Sun passagers plus incertains encore, mais si commodes It
lerelé et à ta malignité, je résolus de rétndierpar ses incH-
, se9 goAls, ses penchaas, ses habitudes ; de
C les détails de sa vie , le cours de son humeur , la pente de
CtitHiB , de le voir ag.r en l'entendant parler, de le péné-
', l^il était possible , en dedans de lui-même ; en un mot , de
lerver moins par des signes équivoques et rapides, oue par
■ eoBstanle mamtfre d'être; seule règle infaillible de bien juger
B vrai caractère d'un homme , et des passions qu'il peut cacher
hfoDd de son ccrnr. Mon embarras était d'écarter les obstacles
, provenu par vous , je prévoyais dans l'eséculion de ce projet.
* savais qu'irrité des perGdes emprcsseme«g de ceux qui
fenl il ne cherchait qu S repousser tous les
Il <]u'il jugeait , et , ce me semble ,
7. de raison, de
Dtentioii des gens par l'air ouvert ou réservé qu'ils prenaient
"8 lui; el, mesengagemcnsm'àtant le pouvoir de lui rien dire,
'attendre que ces mysti^res ne le disposeraient pas à
|r bmitiarilé dont j'avais besoin pour mon dessein. Je ne vis de
^e « cela que de lui laisser voir mon projet autant que cela
•ait s'accorder avec le silence qui mêlait imposé, et cela
rponvait me fournir un premier préjugé pour ou contre lui :
■ , bien convaincu par ina conduite et par mon langage de in
Intentions , il s'alarmait néanmoins de mon des-
, l'iaquiétait de mes regards , cherchait à donner le change
1 curiosité, et commençait par se mettre en garde, c'était
IB moti esprit un homme h demi jugé. Loin d* rien Toir de
88 SECOND
semblable, je fus aussi touché que surpris, non de l'accueil que
cette idée m atlira de sa part, car il n'y mit aucun empressement
ostensible, mais de la ]oie qu'elle me parut exciter dans son
cœur. Ses regards attendris m'en dirent plus nue n'auraient fait
des caresses. Je le vis à son aise avec moi ; c était le meilleur
moyen de m'y mettre avec lui. A la manière dont il me distin-
gua , dès le premier abord ., de tous ceux qui l'obsédaient , je
compris qu'il n'avait pas un instant pris le change sur mes moti».
Car quoique , cherchant tous également à l'observer , ce dessein
conunun dût donner à tous une allure assez semblable, nos re-
cherches étaient trop différentes par leur objet , pour que la dis-
tinction n'en fût pas facile à faire. Il vit que tous les autres ne
cherchaient, ne voulaient voir que le mal; que j'étais le seul qui,
cherchant le bien , ne voulût voir que la vérité; et ce motif, qu'il
démêla sans peine , m'attira sa confiance.
Entre tous fes exemples qu'il m'a donnés de l'intention de ceux
qui rapprochent , je ne vous en citerai qu'un. L'un d'eux s'était
tellement distingué des autres par de plus affiectueuses démons-
trations et par un attendrissement poussé jusqu'aux larmes, qu'il
crut pouvoir s'ouvrir à lui saus réserve, et lui lire ses confessions.
Il lui permit même de l'arrêter dans sa lecture pour prendre note
de tout ce qu'il voudrait retenir par préférence. Il remarqua ,
durant cette longue lecture , que , n'écrivant presque jamais dans
les endroits favorables et honorables , il ne manqua point d'é-
crire avec soin dans tous ceux oii la vérité le forçait à s'accuser
et se charger lui-même. Voilà comment se fout les remarques de
ces messieurs. Et moi aussi , j'ai fait celle-là ; mais je n'ai pas ,
comme eux , omis les autres , et le tout m'a donné des résultats
bien différens des leurs.
Par l'heureux effet de ma franchise , j'avais l'occasion la plus
rare et la j)his sûre de bien connaître un homme, qui est de l'é-
tudier à loisir dans sa vie privée et vivant pour ainsi dire avec
lui-même ; car il se livra sans réserve , et me rendit aussi maître
chez lui que chez moi.
Une fois admis dans sa retraite, mon premier soin fut de m'in-
former des raisons qui l'y tenaient confiné. Je savais qu'il avait
toujours fui le grand monde et aimé la solitude; mais je savais
aussi que, dans des sociétés peu nombreuses, il avait jadis joui des
douceurs de l'intimité en homme dont le cœur était fait pour elle,
•ï^c^ voulus apprendre pourquoi maintenant, détaché de tout , il
s'était tellement concentré dans sa retraite que ce n'était plus que
par force qu'on parvenait à l'aborder.
Le Fr. Cela n était-il pas tout clair? Il se eênait autrefois parce
3u on ne le connaissait pas encore. Aujourd nui que, bien connu
e tous, il ne gagnerait plus rien à se contraindre , il se livre
tout-à-fait à son horrible misantropie. Il fuit les hommes, parce
au'il les déteste ; il vit en loup-garou , parce qu'il n'y a rieu
d'humain dans son cœur.
Rouss. Non , cela ne me parait pas aussi clair qu'à vous ; et ce
DI/VLOGUt. Si)
discours, que j'entends tenir à tout le monde, me prouve Lieu
ip ae gen
leurs avances ? Comment donc expliquez-vous cela ?
RoL'SS. Beaucoup plus naturellement que vous, car la fuite est
un eilet bien plus naturel de la crainte que do la haine. Il ne fuit
Ïioint les hommes parce qu*il les hait, mais parcoqu^il en a pour.
I ne les fuit pas pour leur faire du mal , mais pour tacher d*échap-
per à celui qu'ils lui veulent. £ux au contraire ne le recherchent
pas par amitié, mais par haine. Ils le cherchent et il los fuit
comme dans les sables d'Afrique , oii sont peu d*homines et beau-
coup de tigres; les hommes fuient les tigres et K's tigres cherchent
les hommes : s*ensuit-il de là que les hommes sout nirchans ,
farouches, et que les tigres sont sociables et hmnains ? Même ,
quelque opinion que doive' avoir Jean-Jacques de ceux qui , mal-
erë celle qu'où a de lui , ne 'laissent pas de le rechercher , il ne
ferme point sa porte à tout le monde } il reçoit honnêtement ses
et malhonnêtes , qui décelaient clairement l'intention de ceux
qui les faisaient. Cette manière ouverte et généreuse de repousser
la perfidie et la trahison ne fut jamais l'allure des méchans. S'il
ressemblait à ceux qui le recherchent , au lieu de se dérober à
leurs avances, il y répondrait pour tâcher de les payer en même
monnaie, et, leur rendant fourberie pour fourberie, trahison
pour trahison , il se servirait de leurs propres armes pour se défen-
dre et se vengerd'eux; mais, loin qu'on Fait jamais accusé d*avoir
tracassé dans les sociétés oii il a vécu , ni brouillé ses amis entre
eux , ni desservi personne avec qui il fut en liaison , le seul repro-
che qu'aient pu lui faire ses soi-disans amis a clé de le> «ivoir ([uit-
tés ouvertement, comme il a du faire , sitôt que, les trouvant
faux et perfides , il a cessé de les estimer.
Non , monsieur , le vrai misantrope , si un être aussi contra-
dictoire pouvait exister(i), ne fuirait point dans la solitude;
quel mal peut et veut faire aux hommes celui qui vit seul ? Celui
qui les hait veut leur nuire , et, pour leur nuire, il ne fnul pas les
fair.^Les méchans ne sont point dans les déserts, ils sont dans le
monde. C'est là qu'ils intriguent et travaillent pour salist'aire leur
passion et tourmenter les objets de leur haine. De quelque motif
que soit animé celui qui veut s'engager dans la fouio et s'y faire
(i) Timon n'était point natnrellrment misantrope , et ni«*ino nt' ino-
riUit pa» ce nom. Il y avait danison fait plus de d««pit et dVnfanlillage
^oe de véritable luéclianceié : cVlait nu fou uiccouttnt qui boudait
walre le genre humain.
go SECOND
mide et faible qui n'a point ce courage, et qui tAche de se tirer
il l'écart de peur d'être abattu et foulé aux pieds est donc un mé-
chant^ k votre compte, les autres, plus forts, plus durs, plus
ardens à percer , sont les bons ? J'ai vu pour la première fois cette
nouvelle doctrine dans un discours publié par le philosophe Di-
derot , précisément dans le temps que son ami Jean-Jacques s'é-
tait retiré dans la solitude. // ny a que h méchant ^ dit-il, qui
êoii seul. Jusqu'alors on avait regardé l'amour de la retraite
comme un des signes les moins équivoques d'une ame paisible et
saine , exempte d'ambition , d'envie , et de tontes les ardente»
Sassions filles de l'amonr-propre , (|pi naissent et fermentent
ans la société. Au lieu de cela , voici , par un coup de plume
inattendu , ce goÀt paisible et doux , jadis si universellement
admiré, transformé tout d'un coup en une rage infernale ; voilà
tant de sages respectés, et Descartes lui-même , changés dans un
instant en autant de misantropes affreux et de scélérats. Le phi-
losophe Diderot était seul, peut-être, en écrivant cette sentence,
mais je doute qu'il e&t été seul k la méditer , et il prit grand soin
de la faire circuler dans le monde. Eh I plût à Dieu que le mé-
chant fût toujours seul ! il ne se ferait guère de mal.
Je crois bien que des solitaires qui le sont par force peuvent ,
rongés de dépit et de regrets dans la retraite ou ils sont détenus^
devenir inhumains, féroces, et prendre en haine avec leur chaîne
tout ce qui n'en est pas chargé comme eux. Mais les solitaires par
goût et par choix sont naturellement humains , hospitaliers, ca-
ressans. Ce n'est pas parce qu'ils haïssent les hommes, mais parce
qu'ils aiment le repos et la paix , qu'ils fuient le tumulte et le
bruit. La longue privation de la société la leur rend même
agréable et douce, quand elle s'offre à eux sans contrainte. Ils en
jouissent alors délicieusement, et cela se voit. Elle est pour eux
ce qu'est le commerce des femmes pour ceux qui ne passent pas
leur vie avec elles , mais qui , dans les courts momens au'ils y
passent , y trouvent des charmes ignorés des galans de profession.
Je ne comprends pas comment un homme de bon sens peut
adopter un seul moment la sentence du philosophe Diderot; elle
a beau être hautaine et tranchante , elle n'en est pas moins ab-
surde et fausse. Eh ! qui ne voit au contraire qu'il n'est pas pos-
sible que le méchant aime k vivre seul et vis-à-vis de lui-même?
I( s'y sentirait en trop mauvaise compagnie , il y serait trop mal
à son aise , il ne s'y supporterait pas long-temps , on bien , sa
passion dominante y restant toujours oisive , il faudrait qu'elle
s'éteignit et qu'il y redevînt bon. L'a m ou r-^ropre , principe de
toute méchanceté , s'avive et s'exalte dans la société qui l'a fait
naître , et où l'oo est à chaque instant forcé de se comparer ; il
lanp^uit et meurt faute d'aliment dans la solitude. Quicmêgue ge
sujfit à lui-même , ne vent nuire à qui que ce soit. Cette maxime
est moins éclatante et moins arrogante , mais plus sensée et plu»
}us(e que celle du philosophe Diderot , et préférable au moins en
ce qu'elle ne tend à outrager personne. Ne nous laissons pas éblouir
DIALOCUE. 91
'Wat J.i'ntfnfieuT dont souvent l'erreur et le mensonge se cou-
foule qui fait la société, et c'est en vain
pprachent lorsque les cœurs se repoussent.
e n est pi
B lef corps se
liomme vraiment
irellea
iable est pfus ilîfficile en Ha
Celui nui
li chercner
ne consistent qu'en Tousses apparences ne sau-
ir. Il aime mieui vivre loin de» mecbans sans
u% , que de les voir el les baïr : il aime mieux fuir
i que de le rectercher pour li
■naall d'autre société qne celle des cœn
nue dans vos cercle». Voilii comuient Jean-Jacfiuesa dû penser
e conduire avant la ligue dont il est l'objet ; jugez si , main-
3u'elle eiiste et qu'elle tenil de toutes parts ses pièges
e lui, il doit trouver du plaisir à vivre avec ses persé-
s, à se voir l'objet de leur dérision, le jouet de leur
«, la dupe de leurs perfides caresses , à travers lesquelles ils
l nialignement percer l'air insultant et moqueur <|ui doit les
Bndre odieuses. Le mépris, l'indignaLion , ta colère, ne sau-
t le quitter au milieu de tous ces gene-lii. Il les fuit pour
rrfpargner des .<ienlinien5 si pénibles ; i] les fuit parce qu'ils m^
'ntent sa bainc et qu'il était fait pour les aimer.
Lt Pb. Jg ne puis apprécier vos préjugés en sa faveur , avant
faioir appris sur quoi vous les fonder, t^uaiit à ce que vous
"s à l'avantage des solitaires , cela peut t'ire vrai de quelques
■nnei singuliers qui s'étaient fait de fausses idées de la sagesse ;
t lui
MMr 4 (
C^.
Bîlobe, :
aa moins ils donnaient des signes non énuivoques du louable
oi de leur temps. Les méditations protondes el les imtnor-
oorrages dont les philosophes que vous citei ont illustré leur
itadii prouvent assez qu'ils s'y occupaient d'une manière utile
loriense, et qu'ils n'y passaient pas uniquement leur temps
itre homme à tramer des crimes et des noirceurs.
C'est à quoi , ce me semble , il n'y passa pas non plui
ijtjonnent le sien. La lettre a M. d'Alembert sur les spectacles,
"—«, Emile, le Contrat incial , les Essais sur la Paix perpé-
«t lOT l'Imitation théâtrale , et d'autres écrits non moms
'lies qui n'ont point paru sont des fruits de la retraite de
~~ues. Je doute qu'aucun philosophe ait médité plus-
nlus utilement peut-être, et plus écrit en si peu
Appelés - vons tout cela des noirceurs et des crimes ?
Fb. Je connais des gens aux yeuï de qui c'en pourraient
itte : vous savez ce que pensent ou ce que disent nos mes-
I de tes livres ; mais avC2-vous oublié qu'ils ne sont pas de
«I que c'est vous-même qui me "
OCSS. Je TOUS ai dit ce que j'ii „
itradiclions que je voyais alors, et qui
continuous à passer ainsi d'un sujet
s lïolre objet de vue , et nous ne I atteindrons |aiii.ii.'<.
iM avec un peu plus de suite le 61 de mes observations ,
de passer aux conclusions que J'en ai tirées,
première attention , après m'etre introduit dans la famî-
in-Jacquf
>{bndém<
r temps. .
I Socss.
Fila
I persuade .'
aais pour expliquer des
e ne vois plus. Mais ,
jjet à l'autre . nous
93 SECOND
liarité ae Jean-Jacques , fut d'examiner si nos liaisons ne lui fai-
saient rien changer dans sa manière de vivre y et j'eus bientôt
toute la certitude possible , que non-seulement il n'y changeait
rien pour moi , mais que de tout temps elle avait toujours été
la même , et parfaitement uniforme , quand , maître de la choi-
sir , il avait pu suivre en liberté son penchant. Il y avait cinq
ans que , de retour à Paris , il avait recommencé d'y >-ivre. D'a-
bord , ne voulant se cacher en aucune manière , il avait fré->
quenté quelques maisons dans l'intention d'y reprendre ses plus
anciennes liaisons , et même d'en former de nouvelles. Mais , au
bout d'un an , il cessa de faire des visites , et reprenant dans
la Capitale la vie solitaire qu'il menait depuis tant d'années
à la campagne , il partagea son temps entre Voccnpation jour-
nalière dont il s'était fait une ressource, et les promenades cham-
pêtres dont il faisait son unique amusement. Je lui demandai la
raison de cette conduite. Il me dit qu'ayant vu toute la généra-
tion présente concourir à l'œuvre de ténèbres dont il était l'ob-
jet il avait d'abord mis tous ses soins à chercher quelqu'un qui
ne partageât pas l'iniquité publique ^ qu'après de vaines re-
cherches dans les provinces il était venu les continuer à Paris,
espérant qu'au moins parmi ses anciennes connaissances il se
trouverait quelqu'un moins dissimulé , moins faux , qui lui don-
nerait les lumières dont il avait besoin pour percer cette obscu-
rité : qu'après bien des soins inutiles il n'avait trouvé , même
parmi les plus honnêtes gens , que trahisons , duplicité , men-
songe , et que tous en s'empressant h le recevoir, à le prévenir, à
l'attirer , paraissaient si contens de sa diffamation , y contri-
buaient de si bon cœur , lui faisaient des caresses si fardées , le
louaient d'un ton si peu sensible à son cœur , lui prodiguaient
l'admiration la plus outrée avec si peu d'estime et de considéra-
tion , qu'ennuyé de ces démonstrations moqueuses et menson-
gères , et indigné d'être ainsi le jouet de ses prétendus amis , il
cessa de les voir, se retira sans leur cacher son dédain; et, après
avoir cherché long-temps sans succès un homme , éteignit sa lan-
terne et se renferma tout-à-fait au dedans de lui.
C'est dans cet état de retraite absolue que je le trouvai, et
que j'entrepris de le connaître. Attentif à tout ce qui pouvait
Tiianifoster à mes yeux son intérieur , en garde contre tout juge-
ment précipité , résolu de le juger, non sur quelques mots épars
ni sur quelques circonstances particulières, mais sur le concours
de ses aiscours , de ses actions , de ses habitudes , et sur cette
constante manière d'être , qui seule décèle infailliblement un
caractère, mais qui demande pour être aperçue plus de suite,
■|)lus de persévérance , et moins de confiance au premier coup-
îl'œil, que le tiède amour de la justice, dépouille de tout autre
intérêt et combattu par les tranchantes décisions de l'amour-
propre, n'en inspire au commun des hommes. Il fallut , par con-
sc'qucnl , commencer par tout voir, par tout entendre, par
tenir note de tout; avant de prononcer sur rien, jusqu'à ce
DIALOGUE. gZ
que î'eusse assemblé des matériaux sufHsans pour foncier ua
jugement solide qui ne^fdt l'ouvrage ni de la passion ni du pré-
jugé.
Je ne fus pas surpris de le voir tranquille : vous m'aviez pré-
venu qu'il rétait; mais vous attribuiez cette trauquillité à bas-
sesse o'arae; elle pouvait venir d'une cause toute contraire;
j'avais à déterminer la véritable. Cela n'était pas difficile ; car ,
à moins que cette tranquillité ne fût toujours maltérablc , il ne
fallait , pour en découvrir la cause , que remarquer ce qui pou-
vait la troubler. Si c'était la crainte, vous aviez raison; si c'était
l'indignation, vous aviez tort. Cette vérification ne fut pas
loneue, et je sus bientôt à quoi m'en tenir.
Je le trouvai s'occupant à copier de la musique à tant la page.
Cette occupation m'avait paru, comme à vous, ridicule et affec-
tée. Je m'appliquai d'abord à connaître s'il s'y livrait sérieuse-
ment ou par jeu , et puis à savoir au juste quel motif la lui avait
fait reprendre , et ceci demandait plus de recberche et de soin.
11 fallait connaître exactement ses ressources et l'état de sa for-
tune , vérifier ce que vous m'aviez dit de son aisance , examiner
sa manière de vivre , entrer dans le détail de son petit ménage ,
comparer sa dépense et son revenu , en un mot connaître sa
situation présente autrement que par son dire , et le dire con-
tradictoire de vos messieurs. C'està quoi je donnai la plus grande
attention. Je crus m'apercevoir que cette occupation lui plai-
sait , quoiqu'il n'y réussit pas trop bien. Je cherchai la cause de
ce bizarre plaisir , et je trouvai qu'elle tenait au fond de sou na-
turel et de 9on humeur, dont je n'avais encore aucune idée, et
qu'à cette occasion je commençai à pénétrer. Il associait ce tra-
vail à un amusement dans lequel je le suivis avec une égale
attention. Ses longs séjours h la campagne lui avaient donne du
goât pour l'étude des plantes : il continuait de se livrer à cette
étude avec plus d'ardeur que de succès; soit que sa mémoire
défaillante commençât à lui refuser tout service ; soit , coninie
je crus le remarquer, qu'il se fît de cette occupation plutôt un
leu d'enfant qu'une étude véritable. Il s'attachait plus à faire de
jolis herbiers, qu'à classer et caractériser les genres et les es-
pèces. Il employait un temps et des soins incroyables à dessécher
et aplatir des rameaux, à étendre et déployer de petits feuil-
lages , à conserver aux fleurs leurs couleurs naturelles : de sorte
p Que, collant avec soin ces fragmens sur des papiers qu'il ornait
' de petits cadres , à toute la vérité de la nature il joignait Téclat
) de la miniature , et le charme de l'imitation.
f Je l'ai vu s'attiédir enfin sur ce\ amusement , devenu trop
fatigant pour son âge, trop coûteux pour sa bourse, et qui lui
Prenait un temps nécessaire dont il ne le dédommageait pas.
eut-étre nos liaisons ont-elles contribué à l'en détacher. Ou
voit que la contemplation de la nature eut toujours un grand
attrait pour son cœur : il y trouvait un supplément aux attache-
mensdontil avait besoin ; mais il eût laissé le supplément pour
94 SECOND
la cho^ , s'il en avait eu le choix : et il ne se réduisit à conver&er
avec les plantes , qu'après de vains efforts pour converser avec
des humains. Je quitterai volontiers, i&'a-t-il dit , la société
des végétaux pour celle des hommes , au premier espoir d'en '
retrouver.
Mes premières recherches m'ayant jeté dans les détails de sa
vie domestique, je m'y suis particulièrement attaché , persuadé
que j'en tirerais pour mon oojet des lumières plus sûres que de
tout ce ou'il pouvait avoir dit ou fait en public, et que d'ailleurs
je n'avais pas vu moi-même. Cest dans la familiarité d'un com-
merce intime , dans la continuité de la vie privée , qu'un homme
à la longue se laisse voir tel qu'il est : quand le ressort de l'at^
tention sur soi se relâche , et qu'oubliant le reste du monde on
se livre à l'impulsion du moment. Cette méthode est sûre , mais
longue et pénible : elle demande une patience et une assiduité que
S eut soutenir le seul vrai zèle de la justice et de la vérité, et
ont on se dispense aisément en substituant quelque remarque
fortuite et rapide aux observations lentes mais solides que donne
un examen égal et suivi.
J'ai donc regardé s'il régnait chex lui du désordre ou de la
règle , de la gène ou de la liberté ; s'il était sobre ou dissolu ,
sensuel ou grossier , si ses goûts étaient dépravés ou sains ; s'il
était sombre ou eai dans ses repas , domine par l'habitude ou
sujet aux fantaisies , chiche ou prodigue dans son ménage , en-
tier , impérieux, tyran dans sa petite sphère d'autorité, ou trop
doux peut-être au contraire et trop mou , craignant les dissen-
sions encore plus qu'il n'aime l'orare , et souffrant pour la paix
les choses les plus contraires à son goût et à sa volonté : com-
ment il supporte l'adversité, le mépris, la haine publique;
quelles sortes d'affections lui sont habituelles^ quels genres de
Seine ou de plaisir altèrent le plus son humeur. Je l'ai suivi
ans sa plus constante manière d'être', dans ces petites inégalités,
non moins inévitables , non moins utiles peut-être dans le calme
de la vie privée , que de légères variations de l'air et du vent
dans celui des beaux jours. J'ai voulu voir comment il se fâche
et comment il s'apaise, s'il exhale ou contient sa colère; s'il
est rancunier ou emporté , facile ou difficile à apaiser ; s'il
aggrave ou répare ses torts; s'il sait endurer et pardonner ceux
des autres ; s'il est doux et facile à vivre , ou dur et fâcheux
dans le commerce familier; s'il aime à s'épancher au dehors, ou
à se concentrer en lui-même; si son cœur s'ouvre aisément ou
se fcriufî aux caresses ; s'il est toujours prudent , circonspect ,
maitre de lui-même , ou si , se laissant dominer par ses mouve-
mens , il montre indiscrètement chaque sentiment dont il est
ému. Je l'ai pris dans les situations d'esprit les plus diverses , les
plus contraires qu'il m'a été possible de saisir; tantôt calme et
tantôt agité, dans un transport de colère, et dans une effusion
d'attendrissement; dans la tristesse et l'abattement de cœur:
daus ces courts mais doux momens de joie que la nature lui
DIALOGUE. ij5
fournit encore , et que les hommes n'ont pu lui àter ; dans la
gaieté d'un repas un peu prolongé ; dans ces circonstances im-
prévues , oii un homme ardent n'a pas le temps de se déguiser ,
et cil le premier mouvement de la nature prévient toute ré*
Ue'fion. En suivant tous les détails de sa vie , je n'ai point né-
gligé ses discours, ses maximes , ses opinions , ]e n'ai rien omis
pour bien connaître ses vrais sentimcns sur les matières qu*i1
traite dans ses écrits. Je l'ai sondé sur la nature de Tame , sur
J'existence de Dieu , sur la moralité de la vie humaine , sur le
vrai bonheur, sur ce qu'il pense de la doctrine à la mode et de
ses auteurs , enfin sur tout ce qui peut faire connaître avec les
vrais sentimens d'un homme sur l'usage de cette vie et sur sa
destination ses vrais principes de conduite. J'ai soigneusement
comparé tout ce qu'il m'a dit avec ce que j'ai vu de lui dans la
pratique , n'admettant jamais pour vrai que ce que cette épreuve
a confirmé.
*" Je l'ai particulièrement étudié par les côtés qui tiennent à
l'amour-propre, bien sûr qu'un orgueil irascible au point d'en
avoir fait un monstre doit avoir de fortes et fréquentes explo-
sions difficiles k contenir, et impossibles à déguiser aux yeux
d'un homme attentif à l'examiner par ce côté-là , surtout dans
la position cruelle ou je le trouvais.
Par les idées dont un homme pétri d'amour-propre s'occupe
le plus souvent , par les sujets favoris de ses entretiens, par l'eflet
inopiné des nouvelles imprévues, par la manière de s'aliecter des
propos qu'on lui tient, par les impressions qu*il reçoit de la
contenance et du ton des gens qui 1 approchent , par Tair dont
il entend louer ou décrier ses ennemis ou ses rivaux , par la
fa^on dont il en parle lui-même , par le degré de joie ou de
tristesse dont l'auectent leurs prospérités ou leurs revers , on
peut à la longue le pénétrer et lire dans son ame, surtout
lorsqu'un tempérament ardent lui ôte le pouvoir de réprimer ses
premiers mouveniens, (si tant est néanmoins qu'un tempérament
ardent et un violent amour-propre puissent compatir ensemble
dans un même cœur ). Mais c*est surtout en parlant des taiens
et des livres que les auteurs se contiennent le moins et se dé-
cèlent le mieux : c*est aussi par-là que je n'ai pas manqué d'exa-
miner celui-ci. Je l'ai mis souvent et vu mettre par d'autres sur
_i r«.__ __ •■• A _*. i. j: r ;»_: JZ
. . - - . T
celle qui brille par les taiens , ou de celle moins éclatante que
donne un caractère estimable. J'ai voulu voir s'il était curieux
de l'histoire des réputations naissantes ou déclinantes , s'il éplu-
r chait malignement celles qui faisaient le plus de bruit , comment
il s'affectait des succès ou des chutes des livres et des auteurs , et
comment il supportait pour sa part les dures censures des cri-
tiques, les malignes louanges des rivaux, et le mépris affecté
des LriUaus écrivains de ce siècle. Enfin je l'ai examiné par tous
ify SECOMO
les sens ou mes regards ont pu pénétrer, et sans chercher à rien
interpréter scion mon désir , mais éclairant mes observations les
unes par les autres pour découvrir la vérité , je n'ai pas un ins-
tant oublie dans mes recherches qu'il y allait du de:>tin de ma
vie à ne pas me tromper dans ma conclusion.
Le Fr. Je vois que vous avez regardé k beaucoup de choses ;
approndrai-jc enfin ce que vous avez \u?
ilouss. Ce que j'ai vu est meilleur à voir qu'à dire. Ce que j'ai
vu me suflit , à moi qui l'ai vu , pour déterminer mon juge-
ment , mais non pas à vous pour déterminer le vôtre sur mon
rapport j car il a besoin d'être vu pour être cru; et, après la
façon dont vous m'aviez prévenu, je ne l'aurais pas cru moi-même
sur le rapport d'autrui. Ce que j'ai vu ne sont que des choses
bien communes en apparence , mais trcs-rarcs en effet. Ce sont
des récits qui d'ailleurs conviendraient mal dans ma bouche }
et , pour les faire avec bienséance , il faudrait être un autre que
moi.
Lk Fr. Comment, monsieur, espérez-vous me donner ainsi
le change? Remplissez-vous ainsi vos engagemens, et ne tire-
rai-je aucun fruit du conseil que je vous ai donné? Les lu-
mières qu'il vous a procurées ne doivent-elles pas nous être com-
munes ; et, après avoir ébranlé la persuasion oii j'étais, vous
crovcz-vous permis de me laisser les doutes que vous avez fait
naître , si vous avez de quoi m'en tirer?
RoLss. Il vous est aise d'en sortir à mon exemple, en prenant
pour vous-même ce conseil que vous dites m'avoir donne.. H est
malheureux pour Jean-Jacques , que J[lousseau ne puisse dire tout
ce qu'il sait ne lui. Ces déclarations sont désormais impossibles ,
parce qu'elles seraient inutiles, et que le courage de les faire ne
m'attirerait que Thumiliation de n'être pas cru.
Voulez-vous, par exemple, avoir une idée sonunaire de mes
observations.' Prenez directement et en tout , tant en bien qu'en
mal, le contre-pied du Jean-Jacques de vos messieurs, vous au-
et toujours repoussant ; le mien est facile et mou , ne pouvant
résister aux caresses qu'il croit sincères, et se laissant subjuguer,
quand on sait s'y prendre , par les gens mêmes qu'il n'estime
pas. Le leur, misaiitropc , farouche, déteste les hommes; le
mien, humain jusqu*à l'excès, et trop sensible à leurs peines ,
s'ail'ecte autant des maux qu'ils se font entre eux, que de ceux
4]u'ils lui l'ont n lui-même. Le leur ne songe (|u'à faire du bruit
fjans le monde aux dépens du repos d'autrui et du sien; le miea
])réfcre le repos à tout , et voudrait être ignoré de toute la terre,
])0urvu qu'on le laissât en paix dans sou coin. Le leur, dévoré
«l'orgueil et du plus intolérant amour-propre, est tourmenté de
Texistence de ses semblables , et voudrait voir tout le genre
humain . s'anéantir devant lui; le mien, s'aimant sans se compa-
DIALOGUE. 97
rer, n'est pas plus susceptible de vanité que de modestie; con-
tent de sentir ce qu'il est, il ne cherche point quelle est sa place
pour en imposer, voile ses vices avec la plus grande adresse , et
cache sa méchanceté sous une candeur apparente; le mien ,
emporté , violent même dans ses premiers mouiens , plus rapides
que l'éclair, passe sa vie à faire de grandes et courtes fautes, et
à les expier par de vifs et longs repentirs : au surplus, saus pru-
dence , sans présence d'esprit , et d'une balourdise incroyable ,
il ofiense quand il veut plaire , et dans sa naïveté , plutôt étour-
die que franche, dit également ce qui lui sert et qui lui nuit ,
sans même en sentir la dilTérence. Enfin • le leur est un esprit
diabolique , aigu , pénétrant; le mien , ne pensant qu'avec beau-
coup de lenteur et d'efforts, en craint la fatigue, et, souvent
n'entendant les choses les plus communes qu'en y rêvant à soa
aise et seul, peut à peine passer pour un homme d'esprit.
N'est-il pas vrai que, si je multipliais ces oppositions, comme
je le pourrais faire, vous les prendriez pour des jeux d'imagina-
tion, qui n'auraient aucune réalité? Et cependant je ne vous di<*
rais rien qui ne fAt , non comme à vous, affmné par d'autres ,
mais attesté par ma propre conscience. Cette manière simple,
mais peu croyable, de démentir les assertions bruyantes des gens
passionnés par les observations paisibles, mais sûres, d'un homme
impartial , serait donc inutile et ne produirait aucun effet. D'ail-
leurs, la situation de Jean-Jacques à certains égards est même
trop incroyable pour pouvoir être bien dévoilée. Cependant ,
pour le bien connaître, il faudrait la connaître k fond; il fau-
drait connaître et ce qu'il endure et ce qui le lui fait supporter.
Or, tout cela ne peut bien se dire : pour le croire, il faut i'a«
voir vu.
Mais essayons s'il n'y aurait point quelque autre route aussi
droite et moins traversée pour arriver au même but; s'il n'y au-
rait point quelque moyeu de vous faire sentir tout d'un coup ,
par une impression simple et immédiate, ce que, dans les opi-
nions oii vous êtes , je ne saurais vous persuader en procédant
graduellement sans attaquer sans cesse , par des négations dures ,
les tranchantes assertions de vos messieurs. Je voudrais tûcher
pour cela de vous esquisser ici le portrait de mon Jean-Jacques y
tel qu'après un long examen de l'original l'idée s'en est empreinte
dans mon esprit. D'abord , vous pourrez comparer ce portrait à
celui qu'ils en ont tracé, juger lequel des deux est le plus lié dans
ses parties, et parait former le mieux un seul tout; lequel ex-
plique le plus naturellement et le plus clairement la conduite de
celui qu'il représente , ses goûts, ses habitudes, et tout ce qu'on
connaît de lui , non-seulement depuis qu'il a fait des livres , mais
des son enfance, et de tous les temps; après quoi , il ne tiendra
qu'à vous de vérifier par vous-même si j'ai bien ou mal vu.
7- 7
Le F*. Rien de mieux que tout cela. Pari» Jonc ;
Rouss. De tons tes hommes que j'ai connus, celui dont le o
raclère dérive le plus pleiuement de son seul tempérament a
Jean-Jacques. 11 est ce que l'a fait la nature : l'cducalion ne I'
Sue. bieu peu modiTie. Si, dès sa naissance, ses facultés et i
orces s'étaient tout à coup développées , dès-lors on l'eût troui^
lel à peu près qu'il fut dans son âge mûr ; et i
soixante ans de peines et de misères, te temps , l'adversité,
hommes , l'ont encore très-peu changé. Tondis que son coi _
vieillit et se casse, son ciEurresle jeune toujours ^ il garde encon
les uiênies goùls, les mêmes passions de son jeune âge, et jusquiÉ
la fin de sa vie il ne cessera d'êlre nn vieux enfant.
Mais ce tempérament, qui lui a donné sa forme morale
singularités qui , pour être démêlées, demandent une alteDtïâ|
plus suivie que le coup-d'ccil suffisant qu'on jetle sur un homM
qu'on croit connaître et qu'on a déjà jugé. Je puis même dU
que c'est par son ettérieur vulgaire et par ce qu'il a de pld
commun, qu'en y regardant mieux je l'ai trouvé le plu»
lier. Ce paradoxe s'éclaircira de lui-même à mesure qu
m'écouterez.
Si, comme je vous l'ai dit, je fus surpris au premier ubord 4
le trouver si difTérent de ce une je me l'élais figuré sur vos recil]
Ï* ? le fus bien plus du peu d'éclat , pour oe pas dire de Jt
e ses enlretiens : moi qui, a^ant eu à vivre avec des gens i
lettres, les ai toujours trouvés brillans, élancés, sentenciet
comme des oracles , subjuguant tout par leur docle faconde i
par la hauteur de leurs décisions. Celui-ci ne disant guère qn
des choses communes , et les disant sans précision , sans fines*
et sans force, parait toujours fatigué de parler, même en pa^
lant peu, soit de la peine d'entendre; souvent même n'enleiid«
point , sitôt qu'on dit des choses un peu fines , et n'y répondai
jamais à propos, Que s'il lui vient par hasard quelque mot heii
reusement trouvé , il en est si aise , que pour avoir quelque cbr^
à dire il le répète éternellement. On le prendrait dans la ""
versa ti on , non pour un penseur plein aidées vives et neuvt
pensant avec force et s'exprimant avec justesse, mais pour t
écolier embarrassé du choix de ses termes, et subjugué par I
suffisance des gens qui eu savent plus que lui. Je n a\ ' -
TU ce maintien timide et gêné dans nos moindres bar
de brochures; comment le concevoir dans un auteur qui, foulsi
■ux pieds les opinions de son siècle , semblait en toute chq|
moins disposé à recevoir la loi qu'à la faire? S'il n'eût fait i^
dii:e des cboses triviales et plates , j'aurais pu croire qu'il &is
l'imbccile pour dépayser les espions dont il se sent|entouré;
oient les gens qui l'écouteut , loin d'user avec enx \
e précaution , il làcbe étourdiment cent propoi in-
' i de grandes prises : non qu'
quelles que
de la moi ad:
considérés ,
fond ces propos soient répréher
ibies
l pos-
DIALOGUE. oçj
'SÎble de leur donner un mauvais i>eu«, ijui, sans lui î-tre vl'iiu.
dans l'rtprit , ne uianijue pas de se présenter par préférence k ce-
lai d«9 Çf'Oi qui IVcoutent , el qui ne cher(;lient que cela. En ua
BWt, je l'ai presque toujours trouvé pesant à penser , maladroit
& dire, se fatigant sans cesse k cliercUer le luot propre qui ne
loi Tenait jamais, et embrouillant des idées dejn peu claires
|Mrane mauvaise manière de les exprimer. J'ajoute en passant
' dans nos premiers entretiens, j'avais pu deviner cet en—
[t Irfine eiubarras de parli
■ preuve ni
. le
I la musique , il
iliaul si mal parli
fait ses livre
f «ar n , seloi
aeoni|>oser, à plusfortc raison, s:
tit pu si bien écrire.
Vne pareille ineptie était déià fort élonnante dans un homme
Uttz adroit pour avoir trompe quarante ans , par de fausses ap-
^.ir-'m-fs, tous ceux qui l'ont approclié ; niais ce n'est pas tout,
' f II iiii> bouime, dont l'œil lerne et la physionomie «(Tarée
''ii'iNiil, dans les entretiens indilférens , n annoncer que delà
ini|-i.Jitc, change tout à coup d'air el de maintien , sitôt qu'une
utaiiére intéressante pour lui le lire de sa léthargie. On voit sa.
phrtionomie éteinte sanimer, se vivifier, devenir parlante, ex-
pressive et promettre de l'esprit. A juger par l'éclat qu'ont en—
i:ar« alors ses yeux Jison âge, dans sa jeunesse ils ont dA lancer des
cclair*. A sou geste impétueux , k sa contenance agitée , on voit
ijue son tang bouillonne, on croirait que des Irait» de feu vont
partir de m bouche: et poiut du touti toute cette effervescence
Dc produit que des propos communs, confus, mal ordonnés,
'jDi , sans être plus expressifs qu'à l'ordinaire, sont seulement
plu» inconsidérés. Il élevé beaucoup la voix , mais ce qu'il dit d^
lient plu» bru van t sans èlre plus vigoureux. l,)uelquei'ois , cepeo-
dani, jp lui ai trouvé de l'énergie dans l'expression, mais ce
n'i tai! jamais au moment d'une explosion subite : c'élait sciil»-
mriii lorsque cette explosion ayant précédé avait déjà produit
VIII )ir<-iuter etTet. Alors cette émotion prolongée, agissant avec
[■lu. .le ri-gle, semblait agir avec plus de force, et lui suggérait
d.-^ rtpreiisions vigoureuses, pleines du sentiment dont ifélait
riii <>r[- Ligité. J'ai compris par là comment cet homme pouvait ,
ijLi^K.Ll Miti sujet échauffait son cn^ur, écrire avec force, quoiqu'il
iMilii l'aiblement, et comment »a plume devait mieux quo ta
L:i^ur parler le langage des passions.
Le. Fb. Tout t:cla n'est pas si contraire que vous penses 8us
pffln m'a données de son caractère. Cet embarras d'abord
li attribuée sont reconnus luainlenuiit
les pluïïùres enseignes de l'amour-
i de l'orgueil .
M. D'oii il suit qi
regorgent d'arno
uns jeunes ubbés et nos dames du
L- modestie el d'humilité. Oh '
ios petits- pâtres
propre, et que
as pauvres vil ta-
rillansacademi-
ir, sont des pro-
euse nation, au
toutes les idées Je l'aimaWe et du bi
rogant amoor-propi
en vites les verlus qi
Le Fh. Ne vous ei
sur lequel on peut dispiiler , et reveni
homme , dont vous couveneï vous-iu^nie , et
observations. D'une profonde indifférence
touche pas son petit îndïvidi
qu'ils foulent a
Luffeï pas.
dispute
n orgu.
sibilitédc notr^
se déduit de'
tout ce qui i
jamais que pour stiffl
ntérèt ; mais toutes les fois qu'il s'agit de lui , la violentr
intensité de son amour-propre doit en effet l'agiter jusqu'au trantfl
port; et ce n'est que quand cette agilatio
meuce d'eihaler sa bile et sa rage , qui , dans les premier! mO^
mens, se concentre avec force autour de son cœur.
Rouss. Mes observations , dont vous tirei ce résultat, m'eifl
fournissent «n tout contraire. 11 est certain qu'il ne s'affecte pa»
généralement , comme tous nos auteurs , de toutes les questions
un peu fines qui se présentent, et qu'il ne suffit pas, pour qu'une
discussion l'intéresse, que l'esprit puis
vu, j'en conviens, que pour vaincre s
tnouvoirdans la conversation , il fallai
lui de la vanité du babil , mais je n'ai
capable de l'animer, filt sou intérêt j
vidu. Au contraire, quand il s'agit de
t paresse à parler , et l'é-
im autre intérêt que ce-
;uêre vu que cet iulérf-l ,
ropre, celui de sou indi-
1 __.-. _.>._! ig cajole
par des flatteries , soit qu'on cherche à l'outrager à mois couveris,
je lui ai toujours trouvé un air nonclialant et dédaigneux, qui
ne montrait pas qu'il fit un ^rand cas de tous ces discours , ni de
ceus qui les lui tenaient, ni de leurs opinions sur son compte^
mais l'intérift plus grand . plus noble, qni l'anime et le passionne,
est celui de la justice et de la vérité i et je ne l'ai jamais vu écou'
ter de sang-froid toute doctrine qu'il crût nuisible au Lien pu-
blic. Son embarras de parler peut souvent l'empêcher de se com-
mettre, lui et la bonne cause, vis-à-vis ces brillans pêroreurj
qui savent babiller en termes séduisans et magniliqtics leur
cruelle philosophie^ mais il est aisé de voir alors l'effort qu'il
fait pour se taire, et combien son cœur souffre à laisser propager
des erreurs tju'il croit funestes au genre humain. Défenseur in-
discret du faible et de l'opprimé qu'il ne connaît même pas, je
l'ai vu souvent rompre impétueusement en visière au puissant
oppresseur qui, sans paraître offensé de son audace, s'apprêtait,
sous l'air de la modération , à lui faire payer cher un jour cette
incartade : de sorte que , tandis qu'au lèfe emporté de l'un , on
le prend, pour un furieux, l'autre, en méditant en secret des
noirceurs, paraît no sage qui ae possède ; et voilà comment , ju-
geant tcuiours sur les apparences , les hommes le plus souvent
prennenlle coutre-pied de la vérité.
Je l'ai vu se passionner de même , et sauvent jusqu'aux larmes,
pour les choses bonnes et belles dont il était frappé dans les mer-
veilles delà nature , dans les (Euvrcs des hommes, dans les vertus,
dans les lalens , dans les beaui aris , cl générnleineut dans tout
à
L?r..i!î
DIALOGUE. T»t
lorle un caractère de force, de grâce, on île ve'iilé,
une ame sensible. Mais surtout ce C]ue je n'ai
u monde, c'est un cgal allachement pour les
tauclions de ses plus cnieU enuemis , et mêrue pour celles cjui
lOSaieat contreses propres idées, lorsqu'il y trouvait les beautés
r toucher son cœur , les goûtant avec le même plaisir ,
il louant avec le même zcle que si ton amour-propre n en eût
"atteinte, que si l'anteur eût ele sou meilleur ami ,
s'indignant avec le même feu des cabales faîtes pour leur ùter ,
iuffrages du public , le prix qui leur était dû. Son grand
est que tout cela n'est jamais réglé par la prudence ,
iLs€ Uyre impétueusement au mouvement dont il est agité,
" """"ir l'effet et les suites , ou sans s'en soucier. S'animer
n'est pas une cLose en sa [)nissancej il faut qu'il
e Uamrac ou de glace : quand il est tiède , il est nul.
fin , j'ai remarqué que l'activité de son ame durait peu ,
die était courte à proportion qu'elle était vive , que l'ardeur
?s consumait , les dévorait elles-iuL-mes , et qu'a-
ïs de fortes et rapides explosions elles s'anéantissaient aussitôt,
e laissaient relumber dans ce premier engourdissement qui le
:l empire de l'Iiabitude, et me paraît ^Ire son état
marient et naturel.
e précis des observations d*ou j'ai tire la connaissance
a constitution plivsique, et par des conséquences nécesnaii'eg ,
a conduite en toute chose , celle de son vrai cb—
trt. Ces observations, et les au très qui s'y rapportent, oITrent
résultat un tempérament mixte, formé d elémens qnï pa—
ni contraires; un crcur sensible, ardent, ou très-intlain-
: ; un cerveau compacte et lourd, dont les parties solides et
ves ne peuvent Hm ébranlées quepar une agitation du sang
l prolongée. Je ne clierclie point à lever en physicien ces
«lies contradictions, et que m'importe? Ce qui m'im-
laît ^ait de m'assurer de leur réalite, et c'est aussi tout ce
î fait. Mais ce résultat , pour paraître à vos veux dans
mt t4n jour , a besoin des explications que je vais lâcher d'y
J'ai souvent ouï reprocher â Jean-Jacques , comme vons -veneu
, un excès de sensibilité , et tirer de là l'évidente :^onsé-
qu'il était un monstre. C'est surtout le but d'un nouveau
bIms intitulé. Recherche» sur l'ame , où, à la faveur de
is combien de beaux détails anatomiques et tout-i-fait
■clnaas, on prouve qu'il n'y a point d'amc, puisque l'aiiieur
B a point vu à l'origine des nerfs; et l'on établit en. principe
e la sensibilité dans l'homme est la seule cause de ses vices et
, et qu'il est méchant en rai>!on de cette sensibilité ,
pioique, par une exception il la rè^le , l'auteur accorde que
ette même sensibilité peut quelquefois engendrer des vertus.
MHS disputer sur la doctrine impartiale du philosophe chirur-
" " , tlcbons de commencer par bien entendre ce mot de ncn-
io3t SECOND
sihiUiê , auquel , faute de notions exactes , on applique à cbacjue
instant des idées si yagueset souvent contradictoires.
La sensibilité est le principe de toute action. Un être, quoique
animé , qui ne sentirait rien , n'agirait point : car, oii serait pour
lui le moti/ d'agir ? Dieu lui-même est sensible, puisqu'il agit.
Tous les bommes sont donc sensibles, et peut être au même de^ré ,
mais non pas de la même manière. II y a une sensibilité physique
et organique, qui, purement passive , parait n'avoir pour fin
que la conservation de notre corps et celle de notre espèce par
les directions du plaisir et de la douleur. II y a une autre sensi-
bilité , que j'appelle active et morale , qui n est autre cbose que
la faculté d'attacher nos affections à des êtres qui nous sont étran*-
gers. Celle-ci , dont l'étude des paires de nerfs ne donne pas la
connaissance , semble offrir dans tes âmes une analogie assez claire
avec la faculté attractive des corps. Sa force est en raison des
rapports que nous sentons entre nous et les autres êtres ; et ,
selon la nature de ces rapports, elle agit tantôt positivement
par attraction , tantôt négativement par répulsion , comme
un aimant par ses pôles. L'action positive ou attirante est l'œuvre
simple de la nature qui cherche à étendre et renforcer le senti-
ment de notre être ; la négative ou repoussante , qui conoprime
et rétrécit celui d'autrui , est une combinaison que la réflexion
Sroduit. De la première naissent toutes les passions aimantes et
ouces ; de la seconde , toutes les passions haineuses et cruelles.
Veuillez y monsieur , vous rappeler ici , avec les distinctions
faites dans nos premiers entretiens entre l'amour de soi-même et
l'amour-propre , la manière dont l'un et l'autre agissent sur le
cœur humain. La sensibilité positive dérive immédiatement de
l'amour de soi. Il est très-naturel que celui qui s'aime cherche à
étendre son être et ses jouissances , et à s'approprier par l'atta-
chement ce qu'il sent devoir être un bien pour lui ; ceci est une
pure affaire de sentiment , où la réflexion n'entre pour rien.
Mais sitôt que cet amour absolu dégénère en amour-propre et
comparatif , il produit la sensibilité négative , parce qu'aussitôt
qu'on prend l'habitude de se mesurer avec d'autres , et de se
transporter hors de soi , pour s'assigner la première et meilleure
place , il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce
qui nous surpasse , tout ce K[u\ nous rabaisse , tout ce qui nous
comprime , tout ce qui , étant quelque chose , nous emptehe
d'être tout. L'amour-propre est toujours irrité ou mécontent,
parce qu'il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-
même , ce qui ne se peut ; il s'irrite des préférences qu'il sent
4ue^d*ûutres méritent, quand même ils ne les obtiendraient JMS ;
il s'irrite des avantages qu'un autre a sur nous , sans s'apaiser
uniquement de ce qu'on a de moins. Vous sentez qu'il n*y a pas
à tout cela de quoi disposer Tame à la
bienveillance.
1
1
DIALOGUE. io3
i voui me demsnd» d'où naît cette disposilion k se coni-
inge une passion naturelle et bonne ea une aulre
•: et mauvaise , je vous répondrai qu'elle vient de*
les. du progrès des idées , et de la culture de le*-
.. Tant qu'occupé des seuls beftoiDS absolus on se borne à r«-
Brcber ce ijut nous est vraiment utile , on ne jette guère su»
«très un regard oiseux ; aiaisii mesure que la société se res-
e par le lien des besoins mutuels , à mesure que l'esprit s'é-
l , »'e»erce , et s'éclaire , il prend plus d'activité, il embrasse
is d'objets , saisit plus de rapports , examine , compare : dans
frétjuentes comparaisons, il n'oublie ni lui-m^me , ni ses
iblablcs , ni la place k laquelle il priitend parmi eux. Dès
n a commence de se mesurer ainsi l'ou ne cesse plus , et le
sait plus s'occuper désormais qu'à mettre tout le monde
lus de nous. Aussi remarque- t-on généralement, en
ition lie cette théorie , que les gens d'esprit et surtout
ts de lettres sont de tous les boiumes ceux qui ont une plus
e inleiisilé d'amour-propre , les moins portés à aimer , les
t portés à Lair.
louM me direi peut-être que rien n'est plus commun que de»
i pélris d'amour-propre. Cela n'est vrai qu'en distinguant.
t «ouvent les sots sont vains , mais rarement ils sont jaloux ,
|ue , se croyant bonnement à la première place , il» sont
■s trés-coulens de leur lot. Un homme d'esprit n'a guère
le bonheur ^ il sent parfaitement et ce qui lui manque et
1 fait de mérite ou de talens un autre peut avoir
il ti'avone cela qu*à lui-même , mais il le sent en dépit
, et voilà ce que l'amour-propre ne pardonne point.
!• édaircissemens m'ont paru nécessaires pour jeter du jour
s imputations de sensibilité , tournées par les uns en éloges
r les autres en reproches, sans que les uns ni les autres
nt trop ce qu'ils veulent dire par là, l'aute d'avoir conçu
t des genres de sensibilité de natures difTérenles et méms
'\re* qui ne sauraient s'allier ensemble dans un même in-
:. Passons mamlenant à l'application.
»-Jacques m'a paru doué de lo sensibilité physique à un
t degré. Il dépend beaucoup de ses sens, et il en dé-
labrait bien davantage si la sensibililé morale n'y fai:
lotdi
tBtrc l'a
ivement. De 1
celle-ci .
1 beau ciel ,
npf cl avoir percé par quelque côte jusqu'à sa
"'— -"-"x lieues par jour durant presque tout h
lier à Bercy le rossisnol à son aise ; î!
idan I la solitude , et les Dois , pour rendr
c pUît il parer le séjour de ses en
io4 SECOND
a de mixte dans la plupart de ses sensations les tempère , et ,
ôtant à celles qui sont purement matérielles l'attrait séducteur
des autres , fait que toutes agissent sur lui plus modérément.
Ainsi sa sensualité, quoique vive , n'est jamais fougueuse , et ^
sentant moins les privations que les jouissances , il pourrait se
dire en un sens plutôt tempérant que sobre. Cependant l'absti—
totale peut lui coûter qvand riniaginatiou le tourmente ^
nence
au lieu que la modération ne lui coûte plus rien dans ce qu'il
possède , parce qu'alors l'imagination n agit plus. S'il aime à
jouir c'est seulement après avoir désiré , et il n'attend pas pour
cesser que le désir cesse , il suffit qu'il soit attiédi. Ses goûts sont
sains , délicats même , mais non pas raffinés. Le bon vin , les
bons mets , lui plaisent fort , mais il aime par préférence ceux
qui sont simples , communs , sans apprêt , mais choisis dans
leur espèce , et ne fait aucun cas en aucune chose du prix que
donne uniquement la rareté. 11 hait les mets fins et la chère trop
recherchée. 11 entre bien rarement chez lui du gibier , et il n'y
en entrerait jamais s'il y était mieux le maître. Se% repas, ses
festins , sont d'un plat unique et toujours le même jusqu'à ce
qu'il soit achevé. En un mot , il est sensuel plus qu'il ne faudrait
peut-être , mais pas assez pour n'être que cela. Ou dit du mal de-
ceux qui lo sont : cependant ils suivent dans toute sa simplicité
l'instinct de la nature , qui nous porte à rechercher ce qui nous
flatte et à fuir ce qui nous répugne ; je ne vois pas quel mal
produit un pareil penchant. L'homme sensuel est 1 homme de la
nature j l'honinie réfléchi est celui de l'opinion } c'est celui-ci
qui est dangereux. L'autre ne peut jamais l'être , quand même
il tomberait dans Pexcès. Il est vrai qu'il faut borner ce mot
de sensualité à l'acception que je lui donne , et ne pas l'étendre
à ces voluptueux de parade qui se font une vanité de l'être , ou
3ui , pour vouloir passer les limites du plaisir , tombent dans la
épravation , ou qui , dans les raffincmens du luxe , cherchant
moins les charmes de la jouissance que ceux de l'exclusion , dé-
daignent les plaisirs dont tout homme a le choix , et se bornent
à ceux qui font envie au peuple.
Jean-Jacques, esclave de ses sens , ne s'affecte pas néanmoins
de toutes les sensations ; et, pour qu'un objet lui fasse impres-
sion , il faut c{u'à la simple sensation se joigne un sentiment dis-
tmct de plaisir ou de peme qui l'attire ou qui le repousse. Il en
est de même des idées qui peuvent frapper son cerveau ; si l'im-
pression n'en pénètre jusqu'à son cœur , elle est nulle. Rien
d'indifférent pour lui ne peut rester dans sa mémoire , et à peine
peut-on dire qu'il aperçoive ce qu'il ne fait qu'apercevoir. Tout
cela fait qu'il n'y eut jamais sur la terre d'homme moins curieux
des affaires d'autrui , et de ce qui ne le touche en aucune sorte ,
ni de plus mauvais observateur quoiqu'il ait cru long-temps en
être un très-bon , parce qu'il crovait toujours bien voir quand
il ne faisait que sentir vivement. Mais celui qui ne sait voir que
les objets qui le touchent en détermine mal les rapports , et
DIALOGUE. io5
qiie1q[ne délicat que soit le toucher d'un aveugle il ne lui tiendra
jamais lieu de deux bons yeux. En un mot , tout ce qui n'est que
de pure curiosité , soit dans les arts , soit dans le inonde , soit
dans la nature, ne tente ni ne flatte Jean «Jacques eu aucune
sorte , et jamais on ne le verra s*en occuper volontairement un
seul moment. Tout cela tient encore à coite paresse de penser
3ui, déjà trop contrariée pour son propre compte, Tempéche
'être affecté aes objets indifl'érens. C'est aussi par-là qu'il faut
expliquer ces distractions continuelles qui dans les conversations
ordinaires l'empêchent d'entendre presque rien de ce qui se dit,
et vont quelquefois jusqu'à la stupidité. Ces distractions ne vien-
nent pas de ce qu'il peuse à autre chose , mais de ce qu'il ne pense
à rien , et qu'il ne peut supporter la fatigue d'écouter ce qu'il
lai importe peu de savoir : il paraît distrait, sans l'ctre , et n'est
exactement qu'engourdi.
De là les imprudences et les balourdises qui lui échappent h
tout moment, et qui lui ont fait plus de mal que ne lui en
auraient fait les vices les plus odieux : car ces vices Paurairnt
forcé d*etre attentif sur lui *méme pour les déguiser aux yeux
d'autrui. Les gens adroits, faux, malfaisans, sont toujours en
garde et ne donnent aucune prise sur eux par leurs discours. On
est bien moins soigneux de cadrer le mal quand on sent le bien
qni le rachète , et qu'on ne risque rien à se montrer tel qu'on
est. Quel est l'honnéle homme qui n'ait ni vice ni défaut , et qui ,
se mettant toujours à découvert, ne dise et ne fasse jamais de
choses répréhensibles ? L'homme rusé qui ne se montre que tel
qu'il veut qu'on le voie n'en paraît point faire et n'en dit ja-
mais, du moins en public; mais défions-nous des gens parfaits.
Même indépendamment des imposteurs qui le défigurent , Jean-
Jacques eût toujours diflîcilement paru ce qu'il vaut , parce qu'il
ne sait pas mettre son prix en montre , et nue sa maladresse y
met incessamment ses défauts. Toi sont en lui les effets bons et
mauvais de la sensibilité physique.
Quant à la sensibilité morale , je n'ai connu aucun homme qui
en fût autant subjugué; mais c'est ici qu'il faut s'entendre : car
je n'ai trouvé en lui que celle qui agit positivement, qui vient
de la nature et que j'ai ci-devant décrite. Le besoin d attacher
son coeur, satisiait avec plus d'empressement que de choix, a
causé tous les malheurs de sa vie ; mais quoiqu'il s'anime assez
fréquemment et souvent très-vivement , je ne lui ai jamais vu de
ces démonstrations affectées et convulsives , de ces singeries à la
mode dont on nous fait des maladies de nerfs. Ses émotions
s'aperçoivent quoiqu'il ne s'agite pas : elles sont naturelles et
simples comme son caractère 5 il est, parmi tous ces cnorgu-
I- mènes de sensibilité , comme une belle femme sans rou^e , qui ,
n'ayant que les couleurs de la nature , paraît pAIe an milieu dos
viiaees fardés. Pour la sensibilité répulsive qui s'exalte dans la
ttcieté (et dont je distingue l'impression vive et rapide du pre-
aier moment qui produit la colère et non pas la haine ) , je ne
io6 SECOND
lui en ai trouvé des vestiges que par le c6të qui tient à l'instinct
moral, c'est-à-dire que la haine de l'injustice et de la méchaiir
ceté peut bien lui rendre odieux Tbomme injuste et le méchant ,
mais sans qu'il se mêle à cette aversion rien, de personnel qui.
tienne à l'amour-propre. Rien de celui d'auteur et d'homme de
lettres ne se fait sentir en lui. Jamais sentiment de haine et de
jalousie contre aucun homme ne prit racine au fond de son
cœur ; jamais on ne l'ouït dcpriser ni rabaisser les hommes cé-
lèbres pour nuire à leur réputation. De sa vie il n'a tenté, même
dans ses courts succès, de se faire ni parti, ni prosélytes , ni
de primer nulle part. Dans toutes les sociétés oii il a vécu ^ il a
toujours laissé donner le ton par d'autres, s'attachant lui-même
des premiers à leur char, parce qu'il leur trouvait du mérite,
et que leur esprit épargnait de la peine au sien ; tellement que
dans aucune ae ces sociétés on ne s'est jamais douté des talent
Î>rodigieux dont le public le gratifie aujourd'hui pour en faire
es instrumens de ses crimes ; et maintenant encore s'il vivait
parmi des gens non prévenus, qui ne sussent point qu'il a fait
des livres, je suis sur que, loin de l'en croire capable, tous
s'accorderaient à ne lui trouver ni goût ni vocation pour ce
métier.
Ce même naturel ardent et doux se fait constamment sentir
daus tous ses écrits comme dafts ses discours. 11 ne cherche ni
n'évite de parler de ses ennemis. Quand il en parle , c'est avec
une fierté sans dédain , avec une plaisanterie sans (îel , avec des
reproches sans amertumes, avec une franchise sans malienité.
£t de même il ne parle de ses rivaux de gloire qu'avec des éloges '
mérités sous lesquels aucun venin ne se cache ; ce qu'on ne dira
sûrement pas de ceux qu'ils font quelquefois de lui. Mais ce que '
j'ai trouve en lui de plus rare pour un auteur, et même pour
tout homme sensible, c'est la tolérance la plus parfaite en fak
de sentimens et d'opinions, et l'éloignement de tout esprit de
parti, même en sa faveur; voulant dire en liberté son avis et
ses raisons quand la chose le demande, et même, quand son
cœur s'échauffe, y mettant de la passion; mais ne blâmant pas
plus qu'on n'adopte pas son sentiment qu'il ne souffre qu'on le \
lui veuille ôter, et laissant à chacun la même liberté de penser ■
qu'il réclame pour lui-même. J'entends tout le monde parler de '\
tolérance , mais je n'ai connu de vrai tolérant que lui seul.
£nfin l'espèce de sensibilité que j'ai trouvée en lui peut rendre *
peu sages et très- malheureux ceux qu'elle gouverne, maïs elle
n'en fait ni des cerveaux brûlés ni aes monstres : elle en fait
seulement des hommes inconséquens et souvent en contradiction ,
avec eux-mêmes , quand , unissant comme celui-ci un cœur vif ?
et un esprit lent, ils commencent par ne suivre que leurs pen- j
chans et finissent par vouloir rétrograder , mais trop tard ,. quand
leur raison plus tardive les avertit enfin qu'ils s'égarent.
Cette opposition entre les premiers élémens de sa constitation
se fait sentir dans la plupart des qualités qui en dérivent ^ et dans
1
•|
DIALOGUE. 107
tonte sa conduite. Il y a peu de suite dans ses actions , parce que
ses mouvemens naturels et ses projets réfléchis ne le menanl ja-
mais sur la méoie ligne , les premiers le détournent à chaque
instant de la route qu'il s'est tracée , et qu'en agissant beaucoup
il n'avance point. Il n'y a rien de grand , de beau , de généreux
dont par élans il ne soit capable^ mais il se lasse bien vite , et
retomoe aussitôt dans son inertie : c'est en vain que les actions
nobles et belles sont Quelques instans dans son courage , la pa-
resse et la timidité qui succèdent bientôt le retiennent, l'anéan-
tissent, et voilà comment, avec des sentimens quelquefois éle-
vés et grands , il fut toujours petit et nul par sa conauite.
Youlez-vous donc connaître à fond sa conduite et ses mœurs?
Etudiez bien ses inclinations et ses goûts ; cette connaissance
vous donnera l'autre parfaitement; car jamais homme ne se
conduisit moins sur des principes et des règles, et ne suivit plus
aveuglément ses penchans. Prudence, raison, précaution, pré-
voyance; tout cela ne sont pour lui que des mots sans effet.
Quand il est tenté , il succombe ; quand il ne l'est pas , il reste
dans sa langueur. Par-là vous voyez que sa conduite doit être
inégale et sautillante , quelques instans impétueuse, et presque
toujours molle ou nulle. Il ne marche pas; il fait des bonds, et
retouibe à la même place ; son activité même ne tend qu'à le
ramener à celle dont fa force des choses le tire ; et , s'il n'était
poussé que par son plus constant désir , il resterait toujours im-
mobile. £nnn jamais il n'exista d'être plus sensible à l'émotion
et moins formé pour l'action.
Jean-Jacques n'a pas toujours fui les hommes, mais il a tou-
jours ainoié la solituae. II se plaisait avec les amis qu'il croyait
aroir, mais il se plaisait encore plus avec lui-même. Il chérissait
leur société; mais il avait quelquefois besoin de se recueillir , et
pent-^tre eut-il encore mieux aimé vivre toujours seul que tou-
jours avec eux. Son affection pour le roman de Robinson m'a
fait juger qu'il ne se fût pas cru si malheureux que lui , confiné
dans son ile déserte. Pour un homme sensible , sans ambition et
sans vanité, il est moins cruel et moins difficile de vivre seul
dans un désert que seul parmi ses semblables. Du reste, quoique
cette inclination pour la vie retirée et solitaire n'ait certainement
rien de méchant et de misantrope , elle est néanmoins si singu-
lière que je ne l'ai jamais trouvée à ce point au'en lui seul , et
qu'il en fallait absolument démêler la cause précise, ou renoncer
à bien connaître l'homme dans lequel je la remarquais.
J'ai bien vu d'abord que la mesure des sociétés ordinaires oh
renie nue familiarité apparente et une réserve réelle ne pouvait
loi convenir. L'impossibilité de flatter son langage et de cacher
les mouvemens de son cœur mettait de son coté un désavantage
énorme vis-à-vis du reste des hommes, qui, sachant cacher ce
qu'ils sentent et ce qu'ils sont , se montrent uniquement comme
il leur convient qu'on les voie. 11 n'y avait qu'une intimité par-
aite qui pût entre eux et lui rétablir régalitc. Mais quand il l'y
!(>8 SECOND
a mise , ils n'en ont mîs eux que Tapparcnce ; elle était de sa part
une imprudence , et de la leur une enibilche; et cette tromperie ,
dont il fut la victime, une fois sentie , a dû pour jamais le tenir
loigiijc d'eux.
Mais enfin perdant les douceurs de la société humaine qu'a-t-il
f ubstilné qui pût l'en dédommager et lui faire préférer ce nouvel
état à Tautre malgré ses inconvéniens ? Je sais que le bruit du
monde cffarouclie les cœurs aimans et tendres , qu ils se resserrent
et se compriment dans la foule , qu'ils se dilatent et s'épanchent
entre eux , qu'il n'y a de véritable effusion que dans le tête-à-
tele, qu'enfin cette intimité délicieuse qui fait la véritable jouis-
sance de l'amitié ne peut guère se former et se nourrir que dans
la retraite : mais je sais aussi qu'une solitude absolue est un état
triste et contraires la nature; les sentimens affectueux nourrissent
l'ame , la communication des idées avive l'esprit. Notre plus
douce existence est relative et collective , et notre vrai moi n'est
]>as tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l'homme
en celte vie qu'on n'y parvient jamais à bien jouir de soi sans le
concours d'autrui. Le solitaire Jean-Jacques devrait donc être
sombre , taciturne, et vivre toujours mécontent. C'est en clTet
ninsi qu'il paraît dans tous ses portraits , et c*est ainsi qu'on me
l'a toujours dépeint depuis ses malheurs y même on lui fait dire
dans une lettre imprimée qu'il n'a ri dans toute sa vie que deux
lois qu'il cite, et toutes deux d'un rire de méchanceté. Mais on
me parlait jadis de lui tout autrement , et je l'ai vu tout autre
lui-même sitôt qu'il s*est mis à son aise avec moi. J'ai surtout été
frappé de ne lui trouver jamais l'esprit si gai, si serein, que
quand on l'avait laissé seul et tranquille, ou au retour de sa
fromenade solitaire, pourvu que ce ne fût pas un flagorneur qui
accostât. Sa conversation était alors encore plus ouverte et douce
qu'à l'ordinaire , comme serait celle d'uù homme qui sort d'avoir
cîu plaisir. De quoi s'occupait-il donc ainsi seul, lui qui, devenu
la risée et l'horreur de ses contemporains , ne voit dans sa triste
destinée que des sujets de larmes et de désespoir ?
O providence I ô nature ! trésor du pauvre , ressource de Vin-
fortuné; celui qui sent, qui connaît vos saintes lois et s'y confie,
celui dont le cœur est en paix et dont le corps ne souffre pas,
grâces à vous, n'est point tout entier en proie à l'adversité.
Malgré tous les complots des hommes , tous les succès des mé-
chans, il ne peut être absolument misérable. Dépouillé par des
mains cruelles de tous les biens de cette vie , l'espérance 1 eu dé-
dommage dans l'avenir , l'imagination les lui rend dans l'instanf.
même; d'heureuses fictions lui tiennent lieu d'un bonheur réel ;
et, qucdis-jc? lui seul est solidement heureux, puisque les biens
terrestres peuvent à chaque instant échapper en mille manières
à celui qui croit les tenir : mais rien ne peut ôler ceux de l'ima-
gination à quiconque sait en jouir. Il les possède sans risque et
sans crainte ; la fortune et les hommes ue sauraient l'en dépouiller.
Faible ressource , allez-vous dire , qne des visions contre une
D1AL0C.[ E. loi^
Jurande adversité ! Kh î monsieur, ces visions ont plus de réulilé
jieul-t'lre que tous 1rs biens npparens dont les lioninies font tant
(.'ecas , puisqu'ils ne ])orlent jamais dans Tame un vrai sentiment
lie bonheur, et que ceux qui les possèdent sont également forcés
de se jeter dans favcnir, faute de trouver dans le présent des
jouissances qui les satisfassent.
Si Ton vous disait qu'un mortel , d'ailleurs très-infortuné ,
jwsse régulièrement cinq ou six heures par jour dans des sociétés
délicieuses , composées d'hommes justes , vrais, gais , aimables ,
simples avec de grandes lumières , doux avec de grandes vertus ;
de femmes charmantes et sages, pleines de, sentiment et de
grâces, modestes sans grimace, badines sans étourderie , n'usant
de l'ascendant de leur sexe et de l'empire de leurs charmes que
|)onr nourrir entre les hommes Témulation des grandes choses
et le ïèle de la vertu ; que ce mortel connu , estimé , chéri dans
ces sociétés d'élite , y vit avec tout ce qui les compose dans un
commerce de confiance, d'attachement, de familiarité; qu'il
j trouve à son choix des amis sikrs , des maîtresses fidèles , de
tendres et solides amies , qui valent peut-être encore mieux :
pensez -vous que la moitié de chaque jour ainsi passée ne ra-
chèterait pas bien les peines de l'autre moitié? Le souvenir tou-
jours présent d'une si douce vie et l'espoir assuré de son pro-
chain retour n'adoucirait-il pas bien encore l'amerlume du reste
èa temps; et croyez-vous qu'à tout prendre l'Jiomme le plus
heureux de la terre compte dans le même espace plus de mo-
mens aussi doux ! Pour moi , je pense , et vous penserez , je
m'assure , que cet homme pourrait se flatter, malgré ses peines ,
de passer de cette manière une vie aussi pleine de bonheur et d(*
jouissances que tel autre mortel que ce soit. Hé bien I monsieur,
tel est l'état de Jean-Jacques au milieu de ses afllictions et de
tes fictions , de ce Jean -Jacques si cruellement, si obstiné-
ment , M indignement noirci , flétri , diffamé , et qu'avec des
soucis, des soins , des frais énormes, ses adroits , ses puissans
persécuteurs travaillent depuis si long-temps sans relâche à rendre
le plus malheureux des êtres. Au milieu de tous leurs succès ,
il leur échappe , et se réfugiant dans les régions éthérées , il y
rit heureux en dépit d'eux : jaiuais avec toutes leurs machines
ils ne le poursuivront jusques-là.
Les hommes , livrés à 1 amour-propre et à son triste cortège ,
ne connaissent plus le charme et î'efTet de l'imagination. Ils
pervertissent l'usase de cette faculté consolatrice : au lieu de
s'en servir pour adoucir le sentiment de leurs maux , ils ne 8*en
«rvent que pour l'irriter. Plus occupés des objets qui les blessent
qaede ceux qui les flattent , ils voient partout quelqjue sujet de
jieîne , ils gardent toujours quelque souvenir attristant j et ,
«jnand ensuite ils méditent dans la solitude sur ce qui les a le
»liis affectes , leurs cœurs ulcérés remplissent leur iniaginatioa
î mille objets funestes. Les concurrences, les préférences, les
ùlouiies , les rivalités , les ofTeuses , les vengeances , le; mécon-
ambition , les désirs , les projets,
rnplisseiit Je pensées iiiquiétanM
rs; et , si ijiiclquc inisgp agréabld
! , elle cil est effacée ou obscurcir
e Joute du succès vient bientôt 1
Icnteniens de toute espèce ,
les moyens, les obstacles, i
tes heures de leurs courts loi
ose y paraître avec l'cspéraT:
par cent images pénibles que It
Mais celui qui , fraocliissant l'etroile prison de l'intérêt pc(4
sonnel et des petites passions terrestres , s'élève sur les ailes d«
l'imagination au-dessus des vapeurs de notre atmosplière, cela
qui , sans épuiser sa force et ses facultés à lutter contre la foctum
et la destinée , sait s'élancer dans les régions étbérées , y pl«
et s'y soutenir par de sublimes contemplations, peut de là bra
les coups du sort et des insensés jugeraens des hommes. Il est a
dessus de leurs atteintes , il n'a pas besoin de leur suffrage pot
être sage , ni de leur faveur pour être beurein. Enfin tel est ■
nous l'empire de l'imagination , et telle en est l'iuUuence ,
d'elle naissent , non-seulcnient les vertu» et les vices, mai
biens et les maux de la vie humaine, et que c'est principatei
la manière dont on s'y livre qui rend les hommes bous ou
cbans , beureui ou malheureux ici-bas,
r actif et un naturel paresseux doivent inspirer le
de la rêverie. Ce goill perce
pour peu qu'il soit ' '
très-fréquemment aux orieni
Jacques, qui leur ressemble i
sens pour pouvoir , dans les y
t dévie
par
gination. C'est ce
j c'est te qui est arrî
•gards. Trop si
xdcla
lejCH
i méditations put
', long-temps. Mais celte faiblet
d'entendement lui est peut-être plus avantageuse que ne ser«|
une tête plus pliilosophique. Le concours des objets s
rend ses méditations moins sèches , plus douces , plus ilh
Îlus appropriées à lui tout entier. La nature s'habille j
ES formes les plus charmantes , se peint a ses yeux des c
les plus vives , se peuple pour son usage d'êtres selon son cmir^
et lequel est le plus consolant, dans l'infortune , de profon
conceptions qui fatiguent , ou de riantes fictions qui ravis^entl
et transportent celui qui s'y livre au sein de la félicité ! 11 raiionl
moins , il est vrai , mais it jouit davantage : il ne perd pas U
moment pour la jouissance, et , sitôt qu'il est seul, il est lieureuq
La rêverie , quelque douce qu'elle soit , épuise et fatigue à li
n de délassement. On le t
] tète et liv
s à l'ii
objets extérieurs. Le plus indifférent spectat
le relâche qu'il nous procure ; et , pour peu que J'impressio
soit pas toul-à-fait nulle , le mouvement léger dont elle nous agifl
suffit pour nous préserver d'un engourdissement léthargique r
nourrir en nous te plaisir d'exister , sans donner de l'exercic» I
nos facultés. Le contemplatif Jean-Jacques, en tout autre t^'XM
si peu attentif aux objets qui l'entourent , a souvent grand besotq
T)IALOGL"E.
e. goûle aio
r lui
Non-se
une sensaalilé d'enfant dont
'aperçoU rie.i sinon quelque
ses yeux , mais c en est asses
le de foire , une revue , un
mais la grue , le cabestan ,
jeu d'une machine quelconque, un bateau qui
ulin qui tourne , un bouvier qui laboure , des
lie ou de ballotr , la rivière qui court, l'oiseau
ichent ses regards. 11 s'arrête même k des spec-
■uvement , pour peu que la varielé y supplée. Des
Uicltetsen étalage, des bouquins ouverts sur les quais, et dont
e lit que les titres , des images contre les murs qu'il parcourt
~ sil itupide , tout cela l'arrête et l'amuse quand son imagî'
a fatiguée a besoin de repos. Mais nos modernes sages , qui
ûvenl et l'épient dans tout ce badaudage , eu tirent des con-
■encea à leur mode sur les motifs de son atteulion , et toujours
> rûmable caractère dont ils l'ont obligeamment gratifie. Je
n jonr assex long-temps arrêté devant une gravure. De
a^na iaquielsde savoir ce qui l'occupait si fort, maïs asser
, contre l'ordinaire, pour ne pas s'aller interposer entre
Il et lui , attendirent avec une risible impatience. Sitôt qu'il
I, ils coururent à la gravure, et trouvèrent que c'était le
II des attaques du fort de KehI. Je les vis ensuite long-teinns
^tvemeut occupés d'un entretien fort animé, dans lequel je
inpris qu'ils fatiguaient leur Minerve à cliercberquel crime on
tavait méditer eu regardant le plan des attaques du fort de Kclil.
[Vailà , monsieur , ime grande découverte , et dont je me suis
kvcoup félicité , car je la regarde comme la clef des autres
^iarites de cet homme. De cette pente
vu dériver tous les goAts , tous les ne
Inda de Jean-Ji
icbai
e assez de suite dai
lais, enflammé pa
, et les
> ses id.
la loi
, toutes les ha-
,1
rl^r-
rais projets ; mais , enllamme par la longue contem-
l'un objet , il fait par fois dans sa chambre de fortes et
• résolutions , qu'il oublie ou qu'il abandonne avant
rivé dans lit rue. Toute la vigueur de sa volonté s'épuise
re ; 11 n'en a plus pour eiécuter. Tout suit en lui a'une
mère inconséquence, La même opposition qu'offrent lesélé-
« de ta constitution se retrouve dans ses inclinations, dans
, et daussa conduite. 11 est actif, ardent , laborieux,
itigable^ il est indolent , paresseux , sans vigueur: il est fier,
' ,» , léinéraire ; il est craintif, timide , embarrassé : H
, dédaigneux , rebutant jusqu'à la dureté ; il est doux,
t, facile jusqu'il la faiblesse, et ne sait pas se défendre
ou souffrir ce qui lui plait Je moins! En un mot , il
d'une extrémité a l'autre avec une incroyable rapidité,
t même remarquer ce passage , ni se souvenir de ce qu'il
it l'instant auparavant ; et , pour rapporter ces effets divers à
1 causes primitives , il est lâche et mou tant que la seule
112 SECOND
raison l'excîte , il devient tout de feu sitôt qu*il est animé par
({uelque passion. Vous me direz que c'est comme cela que sont
tous les hommes. Je pense tout le contraire , et vous ne penseriez
pas ainsi vous-même , si j'avais mis le mot intérêt à la place du
mot raison , qui dans le fond signifîe ici la même chose ; car
c}u'est-ce que la raison pratique , si ce n'est le sacrifice d'un
Lien pre'sent et passager aux moyens de s'en procurer un jour de
plus grands ou de plus solides ; et qu'est-ce que l'intérêt , si ce
n'est l'augmentation et l'extension continuelle de ces mêmes
moyens ? L'homme intéressé songe moins à jouir qu'à multi-
plier pour lui l'instrument des jouissances. 11 n'a point pro-
prement de passions non plus que l'avare , ou il les surmonte et
travaille uniquement par un excès de prévoyance à se mettre en
état de satisfaire à son aise celles qui pourront lui venir un )onr.
Les véritables passions , plus rares qu'on ne pense parmi les
hommes , le deviennent de jour en jour davantage ; l'mtérét les
éliine , les atténue , les engloutit toutes , et la vanité , qui n*est
qu'une bctise de l'amour-propre , aide encore k les étouffer. La
devise du baron de Fcneste se lit en gros caractères sur toutes
les actions des hommes de nos jours , c'est pour paraître. Ces
dispositions habituelles ne sont guère propres à laisser agir les
vrais mouvemens du cœur.
Pour Jean-Jacques , incapable d'une prévoyance un pea
suivie , et tout entier à chaque sentiment qui l'agite, il ne con-
naît pas même pendant sa durée* qu'il puisse jaiuais cesser d'en
être affecté. Il ne pense à son intérêt , c'est-à-dire à l'avenir ,
que dans un calme absolu ) mais il tombe alors dans un tel
engourdissement qu'autant vaudrait qu'il n'y pensât point da
tout. Il peut bien dire, au contraire de ces gens del évangile* .
et de ceux de nos jours , qu'où est le cœur là est aussi son tré*«
sor. En un mot , son ame est forte ou faible à l'excès , selon les
rapports sous lesquels on l'envisage. Sa force n'est pas dans
l'action , mais dans la résistance ; toutes les puissances de l'uni*
vers ne feraient pas fléchir un instant les directions de sa yo-*
lonté. L'amitiésrule eût eu le pouvoir de l'égarer, il est à l'épreuve
de tout le reste. Sa faiblesse ne consiste pas à se laisser détourner
de son but , mais à manquer de vigueur pour l'atteindre et à se
laisser arrêter tout court par le premier obstacle qu'elle ren*
contre , quoique facile à surmonter. Jugez si ces dispositions le
rendraient propre à faire son chemin dans le monde , où l'on ne <
marche que par zig-zag. «',
Tout a concouru dès ses premières années à détacher son ame ,
des lieux qu'habitait son corps pour l'élever et la fixer dans ces :
régions cthérées^dont je vous parlais ci-devant. Les hommes |
illustres de Plutarque furent sa première lecture dans un âge :
où rarement les eiifans savent lire. Les traces de ces hommes an« \
tiques firent en lui des impressions qui jamais n'ont pu s'effacer. \
A ces lectures succéda celle de Cassandre et des vieux romans , ?
qui , tempérant su fierté romaine; ouvrirent ce cœur naissant à ^
DIALOGUE. ,,3
tous les sentîmens expansifs et tendres auxquels il n'ctaft déjà
que trop disposé. Dës-lors il se iît , des liomnies et de la société
des idées romanesques et fausses , dont tant d'expériences fu-
nestes n'ont jamais bi(*n pu le guérir. Me trouvant rien autour
de lui qui réalisikt ses idées , il quitta sa patrie encore jeune ado-
lescent , et se lança dans le monde avec confiance , y cherchant
les Aristides, les Lvcur^^ues , et les Astrées , dont il le crovait
rempli. 11 passa sa vie à jeter son cœur dans ceux qu'il crut s^ou-*
vrirpour le recevoir , à croire avoir trouvé ce c|u'il cherchait ,
et à se désabuser. Durant sa jeunesse , il trouva des âmes boimes
et simples , mais sans chaleur et sans énergie. Dans son âge
mûr , il trouva des esprits vifs , éclairés et fins , mais faux , dou-
bles et méchans', qui parurent l'aimer tant qu'ils eurent la pre-
mière place , mais qui , des qu'ils s'en crurent offusqués , n'usè-
rent de sa confiance que pour l'accabler d'opprobres et de mal-
heurs. Enfin , se voyant devenu la risée et le louet de son siècle ,
sans savoir comment ni pourquoi , il comprit que, vieillissant
dans la haine publique, il n'avait plus rien à espérer des hommes ;
et, se détrompant trop tard des illusions qui l'avaient abusé si
long-temps, il se livra tout entier à celles qu'il pouvait réaliser
tous les jours , et finit par nourrir de ses seules chimères son
cœur , que le besoin d aimer avait toujours dévoré. Tous ses
goûts , toutes ses passions , ont ainsi leurs objets dans une autre
sphère. Cet homme tient moins à celle-ci qu'aucun autre mortel
qui me soit connu. Ce n'est pas de quoi se faire aimer de ceux
qui l'habitent, et qui , se sentant dépendre de tout le monde,
veulent aussi que tout le monde dépende d'eux.
Ces causes , tirées des événemens de sa vie , auraient pu seules
lai faire fuir la foule et rechercher la solitude. Les causes natu-
relles , tirées de sa constitution , auraient dû seules produire
aussi le même effet. Jugez s'il pouvait échapper au concours de
ces différentes causes , pour le rendre ce qu il est aujourd'hui.
Pour mieux sentir cette nécessité , écartons un moment tous les
bits , ne supposons connu que le tempérament que je vous aï
décrit, et voyons ce qui devrait naturellement eu résulter, dans
uiétre fictif dont nous n'aurions aucune autre idée.
Doué d'un cœur très-sensible , et d'une imagination très-
TÎve, mais lent à penser, arrangeant diflicilenicnt ses pensées ,
H pins difficilement ses paroles, il fuira les situations qui lui sont
pénibles , et recherchera celles qui lui sont commodes; il se com-
plaira dans le sentiment de ses avantages, il en jouira tout à son
aife dans des rêveries délicieuses , mais il aura la plus forte ré-
pugnance k étaler sa gaucherie dans les assemblées , et l'inutile
cflbrt d'être toujours attentif à ce qui se dit, et d'avoir toujours
ïrctprit présent et tendu pour y répondre , lui rendra les sociétés
[kdifferenfes , aussi fatigantes que déplaisantes. La mémoire et
|li réflexion renforceront encore cette répugnance, en lui fai-
Bt entendre , après coup , des multitudes de choses qu'il n'a
1 d'abord entendre , et auxquelles forcé de répondre , à Tins*
7- ^
u4 SECOND
tant , 11 a répondu de travers faulo d'avoir le temps d'y. penser.
Biais, ne pour de vrais- attaclinnens , la société des cœurs et
rintiinitc lui seront trcs-précicuses , et il se sentira d'autant plus
k son aise avec ses amis, que, bien connu d'eux ou croyant
l'être , il n'aura pas peur qu ils le jugent sur les sottises qui peu-
vent lui échapper dans le rapide bavardage de la conversation.
Aussi le plaisir de vivre avec eui exclusivement se marquera-t-il
sensiblement dans ses yeux et dans ses manières ; mais l'arrivée
d'un survenant fera clisparaitre à l'instant sa confiance et sa
gaité.
Sentant ce qu'il vaut en dedans , le sentiment de son invin-
cible ineptie au dehors pourra lui donner souvent du dépit
contre lui-mémc , et quelquefois contre ceux qui le forceront de
la montrer. Il devra prendre en aversion tout ce flux de com-
pliniens, qui ne sont qu'un art de s'en attirer à soi-même , et
de provoquer une escrime en paroles ; art surtout employé par
les femmes et chéri d'elles, sures de l'avantage qui doit leur en
revenir. Far conséquent , quelque penchant qu'ait notre homme
à la tendresse , quelque goût qu il ait naturellement pour les
femmes , il n'en pourra souffrir le commerce ordinaire ou il faut
fournir un perpétuel tribut de gentillesses qu'il se sent hors
d'état de paver. Il parlera peut-être aussi bien qu'un autre le
langage de l^auiour dans le tête-à-tête , mais plus mal que qui
que ce soit celui de la galanterie dans un cercle.
Les hommes qui ne peuvent juger d'autrui que par ce qu'ils '
en aperçoivent, ne trouvant rien en lui que de médiocre et de •
commun tout au plus , l'estimeront au-dessous de son prix. Se$ i
yeux animés par intervalles promettraient en vain ce qu'il serait j
hors d'état de tenir. Ils brilleraient en vain quelquefois d'un feu I
bien différent de celui de l'esprit : ceux qui ne connaissent que ']
celui-ci , ne le trouvant point en lui , n'iraient pas plus lom, j
et , jugeant de lui sur cette apparence , ils diraient : C'est un j
homme d'esprit en peinture , c est un sot en original. Ses amis j
mêmes pourraient se tromper comme les autres sur sa mesure: '
et , si quelque événement imprévu les forçait enfin de recon-
naître en lui plus de talent et d'esprit qu'ils ne lui en avaient
d'abord accordé , leur amour-propre ne lui pardonnerait point
leur première erreur sur son compte , et ils pourraient le haïr
toute leur vie , uniquement pour n'avoir pas su d'abord l'ap-
précier. I
Cet homme ., enivré par ses contemplations des charmes de la «
nature, l'imagination pleine de types, de vertus, de beautés , i
de perfections de toute espèce , chercherait long-temps dans le 1
monde des sujets oii il trouvât tout cela. A force de désirer » îl ■
croirait souvent trouver ce qu'il cherche ; les moindres appa^^
rences lui paraîtraient des qualités réelles } les moindres protêt* "^
tations lui tiendraient lieu de preuves; dans tous ses attachement
il croirait toujours trouver le sentiment qu'il y porterait luî*^
même ; toujours trompe dans son attente y et toujours carestant
DIALOGUE. ii5
son erreur , il passerait sa jeunesse à croire avoir réalisé ses fic-
tions ; à peine Tâge mûr, et l'expérience, les lui montreraient
onfîn pour ce quelles sont , et malgré les erreurs , les fautes , et
les expiations d'une longue vie , il n'y aurait peut-être une le
concours des plus cruels malheurs qui put détruire son illusion
chérie , et lui faire sentir que ce qu'il cherche ne se trouve point
5ur la terre , ou ne s'y trouve que dans un ordre de choses bien
différent de celui oîi il l'a cherché.
La vie contemplative dégoûte de. l'action. Il n'y a point d'at-
trait plus séducteur que celui des Hctions d'un cœur aimant et
tendre , qui , dans 1 univers qu'il se crée à son gré y se dilate ,
s*étend à son aise , délivré des dures entraves qui le compriment
dans celui-ci. La réflexion , la prévoyance, mëre des soucis et
des peines , n'approchent guère d'une ame enivrée des charmes
de la contemplation. Tous les soins fatigans de la vie active lui
deviennent insupportables, et lui semblent >niperflus ; et pour-
quoi se donner tant de peines, dans l'espoir éloigné d'un succès
si pauvre, si incertain, tandis qu'on peut dès l^instant même,
clans une délicieuse rêverie , jouir à son aise de toute la félicité
dont on sent en soi la puissance et le besoin? 11 deviendrait doue
iadolent, paresseux , par goût , par raison même , quand il ne
le serait pas par tempérament. Que si , par intervalle , quelque
projet de gloire ou d ambition pouvait 1 émouvoir , il le suivrait
d'abord avec ardeur, avec impétuosité, mais la moindre difll-*
culte , le moindre obstacle l'arrêterait , le rebuterait , le reje-
ferait dans l'inaction. La seule incertitude du succès le détache-
rait de toute entreprise douteuse. Sa nonchalance lui montre-
rait de la folie à compter sur quelque chose ici-bas , à se tour-
menter pour un avenir si précaire, et de la sagesse à renoncer à
la prévoyance , pour s'attacher uniquement au présent , qui seul
est en notre pouvoir.
Ainsi livre par système à sa douce oisiveté , il remplirait ses
loisirs de jouissances à sa mode , et négligeant ces foules de pré-
tendus devoirs que la sagesse humaine prescrit comme indispen-
sables, il passerait pour fouler aux pieus les bienséances , parce
qu'il dédaignerait les simagrées. Enfin , loin de cultiver sa raison
pour apprendre k se conduire prudemment parmi les hommes ,
il n'y chercherait en effet que de nouveaux motifs de vivre éloi-
gné d'eux , et de se livrer tout entier à ses fictions.
Cette humeur indolente et voluptueuse, se fixant toujours sur
des objets rians, le détournerait par conséquent des idées péni-
bles et déplaisantes. Les souvenirs douloureux s'effaceraient très-
promptement de son esprit : les auteurs de ses maux n'y tien-
draient pas plus de place que ces maux mêmes, et tout cela,
parfaitement oublié dans très -peu de temps, serait bientôt
pour lui comme nul , à moins que le mal ou rennemi qu'il au-
rait encore à craindre ne lui rappelât ce qu'il en aurait déjà sont'
fert. Alors il pourrait être extrêmement effarouché des maux à
^coir j mpins précisément à cause de ces maux , quç par Iç trou-
n6 SKCOND
Lie clu repos , la privation du loisir , la nécessité d'agir de ma-
nière ou d'autre , qui s'ensuivraient inévitablement, et qui alar-
meraient plus sa paresse , que la crainte du mal n'épouvanterait
son courage. Mais tout cet effroi subit et momentaué serait sans
suite et stérile en effet. Il craindrait moins la souffrance que
l'action. Il aimerait mieux voir augmenter ses maux et rester
tranquille, que de se tourmenter pour les adoucir; disposition
qui dTonnerait beau jeu aux ennemis qu'il pourrait avoir.
J'ai dit que Jean-Jacques n'était pas vertueux : notre homme
ne le serait pas non plus: et comment, faible et subjugué par
qui
de la mollesse et des doux loisirs? Il serait bon , parce que la
nature l'aurait fait tel ; il ferait du bien , parce qu'il lui serait
doux d'en faire : mais s'il s'agissait de combattre ses plus chers
désirs, et de déchirer son cœur pour remplir son devoir, le fe-
rait-il aussi ? J'en doute. La loi de la nature , sa voix du moins
ne s'étend pas jusques-là. Il en faut une autre alors qui com-
mande , et que la nature se taise.
Mais se mettrait-il aussi dans ces situations violentes d'oii nais-
sent des devoirs si cruels? J'en doute encore plus. Du tumulte
des sociétés naissent des multitudes de rapports nouveaux et sou-
vent opposés, qui tiraillent en sens contraires ceux qui marchent
avec ardeur dans la route sociale. A peine ont-ils alors d'autre
bonne règle de justice , que de résister à tous leurs penchans ,
et de faire toujours le contraire de ce qu'ils désirent , par cela
seul qu'ils le désirent. Mais celui qui se tient à l'écart , et fuit
ces dangereux combats , n'a pas besoin d'adopter cette morale
cruelle , n'étant point en tramé par le torrent , ni forcé de
céder à sa fougue impétueuse, ou de se roidir pour y résister , il
se trouve naturellement soumis à ce grand précepte de morale ,
mais destructif de tout l'ordre social , de ne se mettre jamais en
situation à pouvoir trouver son avantage dans le mal d'autrui.
Celui qui veut suivre ce précepte à la rigueur n'a point d'autre
moyen pour cela que de se retirer tout-à-fait de la société , et
celui qui en vit séparé suit par cela seul ce précepte sans avoir-
besoin d'y songer.
Notre homme ne sera donc pas vertueux, parce qu'il n'aura,
pas besoin de l'être ; et, par la même raison , il ne sera ni vi-
cieux, ni méchant. Car l indolence et l'oisiveté, qui dans la se
ciété sont un si grand vice , n'en sont plus un dans quiconque a s
renoncer à ses avantages pour n'en pas supporter les travaux. L(
méchant n'est méchant qu'à cause du besoin qu'il a des autres
que ceux-ci ne le favorisent pas assez , que ceux-là lui fon
obstacle, et qu'il ne peut ni les employer , ni les écarter à soi
gré. Le solitaire n'a besoin que de sa subsistance, qu'il aimi
mieux se procurer par son travail dans la retraite , que par se
intrigues aaqs le monde y qui seraient un bien plus grand trayail
DIALOGUE. 1x7
pour lai. Du reste , i) n'a besoin d'autrui que parce que son cœur
a besoin d'attachement ; il se donne des amis imaginaires , pour
n'en avoir pu trouver de réels ; i) ne fuit les hommes qu'après
avoir vainement cherché parmi eux ce qu'il doit aimer.
Notre homme ne sera pas vertueux , parce qu'il sera faible ,
et que la vertu n'appartient qu'aux âmes fortes. Mais cette verlu
à laquelle il ne peut atteindre , qui est-ce qui l'admirera , la
chérira , l'adorera plus que lui ? Qui est-ce qui , avec une ima-
gination plus vive, s'en peindra mieux le divin simulacre? Qui
est-ce qui , avec un cœur plus tendre , s'enivrera plus d'amour
pour elle? Ordre, harmonie, beauté, perfection, sont les ob«
jets de ses plus douces méditations. Idolâtre du beau dans tous
les genres , resterait-il froid uniquement pour la suprême beauté ?
Non , elle ornera de ses charmes immortels toutes ces images
chéries qui remplissent son ame , qui repaissent son cœur. Tous
ses premiers mouvemens seront viis et purs; les seconds auront
sur lui peu d'empire. Il voudra toujours ce qui est bien , il le
fera quelquefois , et si souvent il laisse éteindre sa volonté par
sa faiblesse , ce sera pour retomber dans sa langueur. Il cessera
de bien faire , il ne commencera pas même lorsque la grandeur
de l'effort épouvantera sa paresse : mais jamais il ne fera volon-
tairement ce qui est mal. En un mot , s'il agit rarement comme
il doit , plus rarement encore il agira comme il ne doit pas , et
toutes ses fautes , même les plus graves , ne seront que des péchés
d'omission : mais c'est par là précisément qu'il sera le plus en
scandale aux hommes , qui , ayant mis toute la morale en pe-.
tites formules , comptent pour rien le mal dont on s'abstient ,
pour tout l'étiquette des petits procédés , et sont bien plus atten-
tifs à remarquer les devoirs auxquels on manque , qu*à tenir
compte de ceux qu'on remplit.
, Tel sera l'homme doué du tempérament dont j'ai parlé , tel
f j'ai trouvé celui que je viens d'étudier. Son ame , forte en ce
qu'elle ne se laisse point détourner de son objet , mais faible pour
surmonter les obstacles , ne prend guère de mauvaises directions,
mais suit lâchement la bonne. Quand il est quelque chose, il est
bon , mais plus souvent il est nui; et c'est pour cela mcnie que ,
sans être persévérant, il est ferme; que les traits de l'adversilc
ont moins de prise sur lui qu'ils n'auraient sur tout autre homme ,
et que , malgré tous ses malheurs , ses sentimcns sont encore plus
affectueux que douloureux. Son cœur, avide de bonheur et de
J'oie, ne peut garder nulle impression pénible. La douleur peut
e déchirer un moment sans pouvoir y prendre racine. Jamais
idée affligeante n'a pu long-temps l'occuper. Je l'ai vu , dans les
plus grandes calamités de sa malheureuse vie , passer rapide-
ment de la plus profonde affliction à la plus pure joie , et cela
sans qu'il restât pour le moment dans son ame aucune trace des
douleurs qui venaient de la déchirer , qui Tallaient déchirer en-
core 9 et qui constituaient pour lors sou état habituel.
Les affections auxquelles il a le plus de pente se distinguent
ii8 SECOND
hiémé ipâr dés signes phj'siquffs. Pour peu qu'il soit ému , sps yeux
se mouillent à l'instant. Cependant jamais la seule douleur ne
lui fit verser une larme ; mais tout sentiment tendre et doux ,
nu grand et noble , dont la vérité passe à son cœur , lui en arrache
infailliblement. Il ne saurait pleurer que d'attendrissement ou
d'admiration; la tendresse et la générosité sont les deux seules
cordes sensibles par lesquelles on peut vraiment l'affecter. Il peut
voir ses malheurs d'un œil sec , mais il pleure en pensant à son
innocence et au prix qu'avait mérité son cœur.
Il est des mallieurs auxquels il n'est pas même permis à un
honnête homme d'être préparé. Tels sont ceux qu'on lui desti-
nait. En le prenant au dépourvu , ils ont commencé par l'abattre;
cela devait être; mais ils n'ont pu le changer. Il a pu quelques
instans se laisser dégrader jusqu'à la bassesse, jusqu'à la lâcheté ,
jamais jusqu'à l'injustice, jusqu'à la fausseté, jusqu'à la trahi-
son. Revenu de cette première surprise , il s'est relevé, et vraisem-
blablement ne se laissera plus abattre , parce que son naturel a
repris le dessus , que , connaissant enfin les gens auxquels il a
affaire, il est préparé à tout, et qu'après avoir épuisé sur lui
tous les traits ae leur rage ils se sont mis hors d'état de lui faire
pis.
Je l'ai vu dans une position unique et presque incroyable ,
plus seul au milieu de Paris que Robinson dans son île , et sé-
persecuteui
dre sans cesse plus isolé; et, taudis qu'ils travaillaient sans re-
lâche à le tenir séparé des autres hommes, s'éloigner des autres
et d'eux-mêmes de plus en plus. Us veulent rester pour lui ser-
vir de barrière , pour veiller à tous ceux qui pourraient l'appro-
cher, pour les tromper, les gagner, ou les écarter, pour obser-
ver ses discours , sa contenance, pour jouir à longs traits du doux
aspect de sa misère, pour chercher d'un œil curieux s'il reste
quelque place en son cœur déchiré oii ils puissent porter encore
quelque aîteintc. De son côté , il voudrait les éloigner , ou plu-
tôt s'en éloigner, parce que leur malignité, leur duplicité , leurs
vues cruelles , blessent ses yeux de toutes parts , et que le spec-
tacle de la haine l'aflfligc et le déchire encore plus o'ue ses effets.
Ses sens le subjuguent alors , et , sitôt qu'ils sont frappés d'un
objet de peine , il n'est plus maître de lui. La présence d'un
malveillant le trouble au point de ne pouvoir déguiser son an-
goisse. S'il voit un traître le cajoler pour le surprendre , Tindi-
^nation le saisit , perce de toutes parts dans son accent , dans
^on regard , dans son geste. Que le traître disparaisse , à l'instant
n est oublie; et l'idée des noirceurs que l'un va brasser ne sau-
pour vivre à sou aise avec les amis qu'il s'est créés; mais tout
DIALOGUE. 119
cela n'est qu*ane raison de plus à ceux qui en prennent le mas-*
Que pour l'obséder plus étroitement. Us ne voudraient pas mciney
s il leur était possible , lui laisser dans cette vie la ressource des
fictions.
Je Tai vu , serré dans leurs lacs , se débattre trës-peu pour en
sortir ; entouré de mensonges et de ténèbres , attendre sans mur-
mure la lumière et la vérité^ enfermé vif dans un cercueil, s'y
tenir assez tranquille j sans m^me invoquer la mort. Je l'ai vu
pauvre j passant pour riche ; vieux , passant pour jeune ; doux ,
passant pour féroce ; complaisant et faible , passant pour inflexi-
ble et dur^ gai, passant pour sombre^ simple enfin jusqu'à la
bêtise , passant pour rusé jusqu'à la noirceur. Je l'ai vu livré par
vos messieurs à la dérision publique , flagorné , persiflé , moqué
des honnêtes gens , servir de jouet à la canaille; le voir, le sen-
tir, en gémir, déplorer la misère humaine, et supporter pa-
tiemment son état.
. Dans cet état , devait-il se manquer à lui-m^me , au point
d'aller chercher dans la société des indignités peu déguisées dont
on se plaisait à l'y charger? Devait-il s aller donner en spectacle
à ces barbares , qui , se faisant de ses peines un objet d amuse-
ment , ne cherchaient qu'à lui serrer le cœur par toutes les
étreintes de la détresse et de la douleur qui pouvaient lui être
les plus sensibles ? Voilà ce qui lui rendit indispensable la ma-
nière de vivre à laquelle il s'est réduit, oii , pour mieux dire , k
laquelle on l'a réduit; car c'est à quoi l'on en voulait venir, et
Von s'est attaché à lui rendre si cruelle et si déchirante la fré-
quentation des hommes , qu'il fût forcé d'y renoncer enfin tout-
à-fait. Fous me demandez , disait-il , pourquoi Je fuia les
hommes ; demandez^le à eux-mêmes , Us le sas^ent encore mieux
que moi. Mais une ame expansive change-t-elle ainsi de na-
ture , et se détache-l-elle ainsi de tout? Tous ses malheurs ne
I yienuent que de ce besoin d'aimer qui dévora son cœur dès son
enfance, et qui l'inquiète et le trouble encore au point que, resté
«e!il sur la terre , il attend le moment d'en sortir pour voir réa-
liser enfin ^es visions favorites , et retrouver , dans un meilleur
ordre de choses , une patrie et des amis.
II atteignit et passa l'Age mûr, sans songer à faire des livres,
et sans sentir un instant le besoin de cette célébrité fatale qui
n'était pas faite pour lui , dont il n'a goûté que les amertuines,
et qu'on lui a fait payer si cher. Ses visions chéries lui tenaient
lieif de tout , et , dans le feu de la jeunesse , sa vive inoagination
surchargée, accablée d'objets charmans qui venaient incessam-
ment la remplir , tenait son cœur dans une ivresse continuelle
Î|ui ne lui laissait ni le pouvoir d'arranscr ses idées , ni celui de
es fixer , ni le temps de les écrire , ni Te désir de les communi-
quer. Ce ne fut que (|uand ces grands mouvemens commencèrent
à s'apaiser , quand ses idées , prenant une marche pins réglée
et plus lente , il en put suivre assez la trace pour la marquer ;
ce fut , dis*je , alors seulement que l'usage de la plume lai de-
120 SECOND
vinl possible, et qu'à rcxemple et k l'instigation des gens de
Jcttres , avec lesquels il vivait alors, il lui vint en fantaisie de
communiquer au public ces mêmes idées dont il s'était long-
temps nourri lui-même, et qu'il crut être utiles au genre hu-
main. Ce fut même eu quelque façon par surprise , et sans en
avoir formé le projet , qu'il se trouva jeté dans cette funeste
carrière, oii dès lors peut-être on creusait déjà sous ses pas ces
goufl'res de mniiàeurs dans lesquels on l'a précipité.
ÏYes sa jeunesse , il s'était souvent demandé pourquoi il ne trou-
vait pas tous les hommes bons, sages, heureux, comme ils lui
semblaient faits pour l'être ; il cherchait dans son cœur l'obs-
tacle qui les en empêchait, et ne le trouvait pas. Si tous les
hommes, se disait -il, me ressemblaient, il régnerait sans
doute une extrême langueur dans leur industrie; ils auraient
peu d'activité , et n'en auraient que par brusques et rares se-
cousses : mais ils vivraient entre eux dans une très-douce société.
Pourquoi n'y vivent-ils pas ainsi? Pourquoi, toujours accusant
le ciel de leurs misères , travaillent-ils sans cesse à les augmen-
ter? En admirant les progrès de l'esprit humain, il s'étonnait
de voir croître en même proportion les calamités publiques. 11
entrevoyait une secrète opposition entre la constitution de
l'homiiie et celle de nos sociétés y mais c'était plutôt un senti—
ment sourd , une notion confuse qu'un jugement clair et déve-
loppé. L'opinion publique l'avait trop subjugué lui-même, pour
qu'il osât réclamer contre de si unanimes décisions.
Une malheureuse question d'académie , qu'il lut dans un mer-
cure, vint tout à coup dessiller ses yeux, débrouiller ce chaos dans
sa tête, lui montrer un autre univers, un véritable nge d'or, des
sociétés d'ho'iimcs simples, sages, heurcuN, et réaliser en espé-
rancetoutesses visionsparla destruction des préjugés qui l'avaient
subjugué lui-même , mais dont il crut en ce moment voir dé-
couler les vices et les misères du genre humain. De la vive effer-
vescence qui se fit alors dans son aine sortirent des étincelles de
génie qu'on a vues briller dans ses écrits durant dix ans de délire
et de Hèvre , mais dont aucun vestige n'avait paru jusqu'alors ,
et qui vraisemblablement n'auraient plus brillé dans la suite, si,
cef accès passé, il eût voulu continuer d'écrire. Enflammé par la
conteiuplatioii de ces grands objets , il les avait toujours pré-
seus à sa pensée ; et , les comparant à l'état réel des choses , il
les voyait chaque jour sous des rapports tout nouveaux pour lui.
Kercé du ridicule espoir de faire enfin triompher des préjugés et
du mensonge la raison , la vérité, et de rendre les hommes sages
en leur montrant leur véritable intérêt, son cœur, échauffé par
ridée du bonheur futur du genre humain et par l'honneur d'y
contribuer , lui dictait un langage digne d'une si grande entre-
prise. Contraint par là de s'occuper fortement et long- temps
du même sujet , il assujettit sa tête à la fatigue de la réflexion s
il apprit à méditer profondément , et , pour un moment , il
élonna l'Europe par des productions dans lesquelles les amcs vul-
uires ne virent que di
i habitent n<
Iran.
Lk Fb. Je v<
tprmettez qu»
, i'ei
DIALOGUE.
e l'éloquence et Je
■égions étherées reconiii
. une contradiction , n'est-ce pas ?
i vu l'apparerice. On dit que cette appa—
lace est un piège que Jean-Jacques s'amuse à tendre aux lec-
un étourdis.
Roixss. Si cela est , il en est bien punî par les lecteurs de mau-
lUe foi , qui font seiublant de i'y prendre , pour l'accuser de
Savoir ce qu'il dit.
Fh. Je ne suis point de celte dernière classe, el je lâche de
paa èlre de l'autre. Ce n'est donc point une contradiclinn
ici je vous reproclie, mais c'est un éclaircissement que je
it» demande. Vous éliez ci-devant persuadé que les livres qui
lent le nom de Jean-Jacques n'étaient pas plus de lui que
tUe traduction du Tasse si fidèle et si coulaute qu'on répand
\fltc l»al d'anèctation sous son nom ; maintenant vous paraissez
ire le contraire. Si vous avei en effet changé d'opinion,
lilIcE tn'apprendre sur quoi ce changetnenl est fondé.
LODSS. Cette recherche fut le premier objet de mes soins.
in que l'auteur de ces livres et le monstre que vous m'avex
ne pouvaient être le même homme , je me bornais, pour
mes doutes , à résoudre cette question. Cependant je suis ,
M j songer , parvenu à la résoudre par la méthode contraire.
F voulais premièrement connaître l'auteur pour Die décider sur
, aoaime , et c'est par la coimaissaiice de l'homme que je me suis
de'cidé sur l'auteur.
Pour vous faire sentir comment une de ces deoi recherches
l'i'a dispensé de l'autre, il faut reprendre les détails dans les-
quels je suis entré pour cet effet j vous déduirez de vous-même
*t très-aisément les conséquences que j'en ai tirées.
Je vous ai dit que je l'avais trouve copiant de la musique k
dix sous la page : occupation peu sortable à la dignité d'auteur,
«( (|<ii ne ressemblait guère a celles qui luï ont ac<
re|iulalion ,
«''■jâ deu» r
"ml de hoi
il'ui
tant de
:al. Ce premier article m'offrait
livrait à ce travail
hangc au public
tables occupations ; l'autre , s'il avait réellement besoîa
étîer pour vivre , ou si c'était une alFeclation de simpH-
de pauvreté pour faire l'Épictèle et le Diogène, comme
examiner son ouvrage , bien sûr que , s'il
lanière d'acquit , j'y verrais des traces de
□nner depuis si long-temps. Sa noie, mal
e pesamment , lentement , sans facilité ,
riactilude. On voit qu'il tùclie de suppléer
i manquent, à force de travail et de soins.
l'v vaquait que part
'ennui qu'il doit lui i
•Tinée, m'a paru fai
insgrnce, mais avec
us. dispositions qui li
112 SECOND
Mais ceux qu'il y met ne s'apercevant que par Texamen , et
n'ayant leur effet que dans Texécution , sur quoi les musiciens ,
qui ne l'aiment pas , ne sont pas toujours sincères , ne compen-
sent pas aux yeuK du public les défauts , qui d'abord sautent à
la vue.
> 'ayant l'esprit présent h rien , il ne l'a pas non plus à son
travail , surtout forcé par l'aflluence des survenans de l'associer
avec le babil. Il fait beaucoup de fautes, et il les corrige ensuite
en grattant son papier avec une perte de temps et des peines in—
crovables. J'ai vu des pages presque entières qu'il avait mieux
a fait uue fois quoique mal. Il met à le corriger une opiniâtreté
qu'il no peut satisfaire qu'à force de peine et de temps. Du reste
le plus long , le plus ennuyeux travail ne saurait lasser sa pa-
tience , et souvent, faisant faute sur faute , je l'ai vu gratter et
regratler jusqu'à percer le papier , sur lequel ensuite il collait
des pièces. Rien ne m'a fait juger que ce travail l'ennavât ; et il
parait , au bout de six ans , s'y livrer avec le même goût et le
même zèle que s'il ne faisait que de commencer.
J'ai su qu'il tenait registre de son travail , j'ai désiré de voir
ce registre; il me Ta communiqué. J'y ai vu que dans ces six
ans il avait écrit en simple copie plus de six mille pages de mu-
sique , dont une partie , musique de harpe et de clavecin , oa
solo et concerto de violon , très-chargés et en plus grand papier,
demande une grande attention et prend un temps considérable.
Il a inventé , outre sa note par chiiïres, une nouvelle manière de
copier la musique ordinaire , qui ta rend plus commode à lire ;
et , pour prévenir et résoudre toutes les difHcultés, il a écrit de
cette manière une grande quantité de pièces de toute espèce ,
tant en partition qu en parties séparées.
Outre ce travail et son opéra cle Daphnis et Chloé, dont un
acte entier est fait et uue bonne partie du reste bien avancé, et
le J>eviu du Village , sur lequel il a refait à neuf une seconde
musique presque en entier, il a, dans le même intervalle, com-
posé plus de cent morceaux de musique en divers genres, la
plupart vocale avec des accompagnemens , tant pour obliger les
personnes qui lui ont fourni les paroles que pour son propre
amusement. 11 a fait et distribué des copies de cette musique
tant en partition qu'en parties séparées transcrite sur les origi-
sa main. S'il ne l'a pas composée, que de temps ne lui a-t— il pas
fallu pour chercher , pour choisir dans les musiques déjà toutes
faites celle qui convenait aux paroles qu'on lui fournissait, ou
pour l'y ajuster si bien qu'elle y fiU parfaitement appropriée,
mérite qu a particulièrement la musique qu'il donuepour sienut?
. ,i
DIALOGUE. 1-}.^
Dans un pareil pillage il y a moins d'invention sans doute, mais
il j a plus d'art , de travail , surtout de consoriiination de temps,
et c'était là pour lors l'unique objet de ma recherche.
Tout ce travail qu'il a mis sous mes yeux, soit en nature,
soit par articles exactement détaillés, fait oiisemblo plus de huit
mille pages de musique (i), toute écrite de sa main depuis son
retour à Paris.
Ces occupations ne l'ont pas empêché de se livrer à l'amuse-
ment de la botanique , à laquelle il a donné pendant plusieurs
années la meilleure partie de son temps. Dans de grandes et fré-
quentes herborisations il a fait une immense collection déplantes;
il les a desséchées avec des soins infinis; il les a collées a\ec une
grande propreté snr des papiers qu'il ornait de cadres rouges. Il
s est appliqué à conserver la figure et la couleur des fleurs et des
feuilles , au point de faire de ces herbiers ainsi préparés des re-
cueils de miniatures. Il en a donné, envoyé à diverses personnes,
et ce qui lui reste (2) suffirait pour persuader à ceux qui savent
combien ce travail exige de temps et de patience, qu il en fait
fon unique occupation.
Le Fr. Ajoutez le temps qu'il lui a fallu pour étudier à fond
les propriétés de toutes ces plantes , pour les piler , les extraire ,
les distiller, les préparer de manière à en tirer les usages aux-
quels il les destine; car enfin, quelque prévenu pour lui que
vous puissiez être , vous comprenez bien , je pense , qu'où n'étudie
pas Ja botanique pour rien.
Rouss. Sans doute. Je comprends que le charme de l'étude
de la nature est quelque chose pour toute ame sensible, et beau-
coup pour un solitaire. Quant aux préparations dont vous par-
lez et qui n'ont nul rapport à la botanique , je n'en ai i>as vu
chez lui le moindre vestige ; je ne me suis point aperçu qu'il eût
fait aucune étude des propriétés des plantes, ni incnie qu'il v
crût beaucoup. « Je connais , m'a-t-il dit , l'organisation vége-
» taie et la structure des plantes sur le rapport de mes yeux,
» sur la foi de la nature qui me la montre et qui ne ment point;
» mais jeneconuais leurs vertus que sur la foi des hoiiinies, qui
» sont ignorans et menteurs; leur autorité a généralement sur
» moi trop peu d'empire pour que je lui en donne beaucoup
» en cela. D'ailleurs cette étude , vraie ou fausse , ne se fait pas
■ en plein cbamp comme celle de la bolanitjiie, mais dans des
" laboratoires et chez les malades; elle demande une vie appli-
Slantes dont je viens de vous parler, et des graines distribuées
ans de petites boîtes classées , comme les plantes qui les four-
nissent, selon le système de Lioiixus.
(1) Voyez la uote page i35.
(a) Ce reste a été doHiir pi'Cfii|tie vn cnliov 7k M. Malulhs, qui a aclif.t-.
net livret dft Ldlaiil'in^.
124 SECOND
Le Fr. Ab ! de petites boites! Ëh bien ! monsieur , ces petites
boites, à quoi servent-elles? qu'en dites-vous?
Rouss. Belle demande ! A empoisonner les gens , à qui il fait
avaler en bol toutes ces graines. Par exemple , vous avalerez par
znégarde une once ou deux de graine de pavots , qui vous en-
dormira pour toujours^ et du reste comme cela. C'e^t encore la
inéme chose à peu près dans les plantes ; il vous les fait brouter
comme du fourrage , ou bien il vous en fait boire le jus dans des
sauces.
Lk Fr. Eh ! non, monsieur! on sait bien que ce n'est pas de
la sorte que la chose peut se faire, et nos médecins qui l'ont
voulu décider ainsi se sont fait tort chez les gens, instruits. Une
écuellée de jus de ciguë ne suffit pas à Socrate; il en fallut une
seconde; il laudrait donc que Jean-.Tacques fit boire à son monde
des bassins de jus d'herbes ou manger des litrons de graines. Oh!
que ce n'est pas ainsi qu'il s'y prend ! Il sait, à force d'opéra-
tions , de manipulations , concentrer tellement les poisons des
plantes qu'ils agissent plus fortement que ceux mêmes des mi-
néraux, il les escamote et vous les fait avaler sans qu'on s'ea
aperçoive, il les fait même agir de loin comme la poudre de
sympathie; et, comme le basilic, il sait empoisonner les gens en
les regardant. Il a suivi jadis un cours de chimie, rien n'est plus
certain. Or vous comprenez bien ce que c'est, ce que ce peut
être, qu'un homme qui n'est ni médecin ni apothicaire, et qui
néanmoins suit des cours de chimie et cultive la botanique !
Yous dites cependant n'avoir vu chez lui nuls vestiges de pré-
parations chimiques. Quoi ! point d'alambics, de fourneaux, de
chapiteaux , de cornues ? rien qui ait rapport à un laboratoire ?
llouss. Pardonnez-moi , vraiment; j'ai vu dans sa petite cui-
sine un réchaud, des cafetières de fer-blanc, des plats, des pots,
des écuelles de terre.
Le Fk. Des plats , des pots , des écuelles ! Eh ! mais , vraiment !
voilà Taffaire. 11 n'en faut pas davantage pour empoisonner tout
le genre humain.
Kouss. Témoin Mignot et ses successeurs.
Le Fr. Vous me direz que les poisons qu'on prépare dans des
écuelles doivent se manger à la cuiller , et que les potages ne
s'escamotent pas
. Rouss. Oh! non; je ne vous dirai point tout cela, je vous
jure, ni rien de semblable : je me contenterai d'admirer. O la
savante , la méthodique marche que d'apprendre la botanique
pour se faire empoisonneur ! C'est comme si l'on apprenait la
géométrie pour se faire assassin.
Le Fr. Je vous vois sourire bien dédaigneusement. Vous pas^
sionnerez-vous toujours pour cet homme-là?
Rouss. Me pa'ssionnerl moi! Rendez -moi plus de justice, et
soyez même assuré que jamais Rousseau ne défendra Jean-
Jacques accusé d'être un empoisonneur.
Le Fr. Laissons donc tous ces persiflages ^ et reprenez vos
r
3,
DIALOGUE. i^iS
récits. J'y prête une oreille altentive. Ils m'intéressent de plus
en plus.
Kotss. Ils vous intéresseraient davantage encore, j'en suis
très-sûr , s'il m'était possible ou permis ici de tout dire. Ce se-
rait abuser de votre attention que de l'occuper à tous les soins
ue j'ai pris pour m'assurer du véritable emploi de son temps,
le la nature de ses occupations et de l'esprit dans lequel il s'y
livre. Il vaut mieux me borner à des résultats , et vous laisser le
soin de tout vérifier par vous-même, si ces recherches vous in-
téressent assez pour cela.
Je dois pourtant ajouter aux détails dans lesquels je viens
d'entrer que Jean-Jacques , au milieu de tout ce travail manuel ,
a encore employé six mois dans le même intervalle tant à l'exa-
men de la constitution d'une nation malheureuse qu'à proposer
ses idées sur les corrections à faire à celte constitution , et cela
sur les instances réitérées jusqu'à l'opiniâtreté d'un des premiers
patriotes de cette nation , qui lui faisait un devoir dliumanité
éts soins qu'il imposait.
Enfin , maigre la résolution qu'il avait prise en arrivant à
Paris de ne plus s'occuper de ses malheurs, ni de reprendre la
plume à ce sujet, les indignités continuelles qu'il y a souffertes,
les harcëleinens sans relâciie que la crainte qu'il n'écrivît lui a fait
essuyer, l'impudence avec laquelle on lui attribuait incessam-
ment de nouveaux livres , et la stupide ou maligne crédulité du
public à cet égard , ayant lassé sa patience, et lui faisant sentir
qu'il ne gagnerait rien pour son repos à se taire , il a fait encore
nn efibrt , et, s' occupant derechef malgré lui de sa destinée et
de ses persécuteurs , il a écrit en forme de dialogue une espèce
de jugement d'eux et de lui assez semblable à celui qui pourra
résulter de nos entretiens. 11 m'a souvent protesté que cet écrit
était de tous ceux qu'il a faits en sa vie celui qu'il avait entre-
Sris avec le plus de répugnance et exécuté avec le plus d'ennui»
. l'eût cent fois abandonné si les outrages augmentant sanis
cesse et poussés enfin aux derniers excès ne l'avaient forcé, mal-
gré lui , de le poursuivre. Mais loin qu'il ait jamais pu s'en oc-
cuper long-temps de suite , il n'en eut pas même enduré l'an-
Î;oisse si son travail journalier ne fût venu l'interrompre et la
ui faire oublier. De sorte qu'il y a rarement donné plus d'un
quart -d'heure par jour, et cette manière d'écrire coupée et in-
terrompue est une des causes du peu de suite et des répétitions
continuelles qui régnent <!aus cet écrit.
Après m'être assuré que cette copie de musique n'était point
un jeu, il me restait k savoir si en effet elle était nécessaire à
Sa subsistance, et pourquoi , ayant d'autres taleus qu'il pouvait
employer plus utilement pour lui-même et pour le public, il
t'était attaché de préférence à celui-là. Pour abréger ces re-
cherches sans manquer à mes engagemens envers vous, je lui
(aarquai naturellement ma curiosité, et, sans lui dire fout ce
]ue vous m'aviez appris de son opulence, je me coutentai de lu;
loG SECOND
rcpcfcr ce que j'avais ouï dire mille fois, que du seul produit
de ses livres , el sans avoir rançonné ses libraires , il devait cire
assez riche pour vivre à son aise de son revenu.
Koua avez raison , me dit-il , si vous ne voulez dire en cela
que ce qui pouvait être ^ mais si vous prétendez en conclure que
la chose est réellemeut ainsi, et que je suis riche en effet ^ vous
avez tort , tout au moins ; car un sophisme bien cruel pourrait
se cacher sous celte erreur.
Alors il entra dans le détail articulé de ce qu'il vivait reçu de
ses libraires pour chacun de ses livres , de toutes les ressources
qu'il avait pu avoir d'ailleurs , des dépenses auxquelles il avait
cté force , pendant huit ans qu'on s'est amusé à le faire voyager
à grands frais, lui et sa compagne , aujourd'hui sa femme ; et,
de tout cela bien calculé et bien prouvé , il résulta , qu'avec
(luelque argent comptant , provenant , tant de son accord avec
1 Opéra ^ que de la vente de ses livres de botanique , et du reste
d'un fonds de mille écus qu'il avait à Lyon , et qu'il retira pour
s'établir à Paris, toute sa fortuue présente consiste en huit cents
francs de rente viagère incertaine , et dont il n'a aucun titre ,
et trois cents francs de rente aussi viagère mais assurée , du
moins autant que la personne qui doit la payer sera solvable.
« \oilà très - fidèlement , me dit-il , à quoi se borne toute
» mon opulence. Si quelqu'un dit me savoir aucun autre fonds
N ou revenu , de quelque espèce que ce puisse être , je dis qu'il
» ment , et je me montre ; et si quelqu'un dit en avoir à moi y
» qu'il m'en donne le quart , et je lui tais quittance du tout.
» Vous pourriez , continua-t-il , dire comme tant d'autres ,
que , pour un philosophe austère, onze cents francs de rente
devraient, au moins tandis que je les ai , suffire à ma subsis-
M tance ^ sans avoir besoin d'y joindre un travail auquel je suis
>» peu propre , et que je fais avec plus d'ostentation que ae né-
» cessité. A cela je réponds , premièrement , que je ne suis ni
w philosophe, ni austère , et que cette vie dure« dont il plait
» à vos messieurs de me faire un devoir , n'a jamais été, ni de
M mon goîit , ni dans mes principes, tant que , par des moyens
» justes et honnêtes , j'ai pu éviter de m'y réduire } en me
» faisant copiste de musique , je n'ai point prétendu preudre
» un étal austère et de mortification, mais choisir au contraire
n une occupation de mon goût , qui ne fatiguât pas moD esprit
» paresseux , et qui pût me fournir les coiumoaités de la vie
» que mon mince revenu ne pouvait me procurer sans ce sup-
» plément. En renonçant , et de grand C(i*ur , à tout ce qui est
» de luxe et de vanité , je n'ai point renoncé aux plaisirs réels ,
» et c'est même pour les goûter dans toute leur pureté , quç
» j'en ai détaché tout ce qui ue tient qu'à l'opinion. Les disso-*
y* lut ions , ni les excès n'ont jamais été de mon goût; mais , sans
» avoir jamais été riche , j'ai toujours vécu commodément; et
» il m'est de toute impossibilité de vivre commodément dans
M mon petit ménage avec onze cents francs de rçnte , quan^
H
DIALOGUE. 107^
M même ils seraient assures , bien moins encore avec trois cents ,
» aiix(]oe1s d*un jour à Tautie je puis être réduit. Mais écartons
» cette prévoyance. Pourquoi voulez-vous que , sur mes \ieux
>i jours, je fasse sans nécessité le dur apprentissage d'une vie
>• plus que frugale , à laquc^lle mon corps n est point accoutumé ;
n tandis qu'un travail qui n*est pour moi qu'un plaisir me pro-
cure la continuation de ces mêmes commodités, dont l'habi-
tude m'a fait un besoin, et qui de toute autre manière seraient
moins à ma portée ou me coûteraient beaucoup plus cher ?
\os messieurs, qui n'ont pas pris pour eux cette austérité
qu'ils me prescrivent , font bien d'intriguer ou emprunter ,
plutôt que de s*assujeltir à un travail manuel qui leur paraît
Ignoble , usurier , insupportable , et ne procure pas tout d'un
coup des rafles de cinquante mille francs. Mais moi qui ne
pense pas comme eux sur la véritable dignité ; moi qui trouve
une jouissance trcs-douce dans le passage alternatif du travail
à U récréation ; par une occupation de mon goût , que je me-
sure à ma volonté , j'ajoute ce qui manque à ma petite for-
tune , pour me procurer une subsistance aisée , et je jouis des
douceurs d'une vie'égale et s'uiple autant qu'il dépena de moi.
Un désoeuvrement absolu m'assujettirait à l'ennui, me force-
rait peut-être à chercher des amusemens toujours coûteux ,
souvent pénibles , rarement innocens , au lieu qu'après le
travail le simple repos a son charme, et suillt , avec la prome-
nade , pour l'amusement dont j'ai besoin. Knfm , c'est peut-
être un soin que je me dois dans une situation aussi triste , d'y
jeter du moins tous les agrémens qui restent à ma portée, pour
tâcher d'en adoucir ramertume , de peur que le sentiment de
mes peines, aigri par une vie austère , ne fermentât dans mon
ame, et n'y produisit des dispositions haineuses et vindicatives,
propres à me rendre méchaut et plus malheureux. Je me suis
toujours bien trouvé d'armer mon cœur contre la haine par
toutes les jouissances que j'ai pu me procurer. Le succès de
cette méthode me la rendra toujours chère , et plus ma des-
tinée est déplorable , plus je m'efforce à la parsemer de dou-
ceurs , pour me maintenir toujours bon.
» Mais , disent-ils , parmi tant d'occupations dont il a le choix , '
pourquoi choisir par préférence celle à laquelle il paraît le
moins propre , et qui doit lui rendre le moins? Pourquoi copier
de la musique au lieu de faire des livres ? Il y gagnerait davan-
tage et ne se dégraderait pas. Je répondrais volontiers à cette
Question en la renversant. Pourquoi faire des livres au lieu
c copier de la musique , puisque ce travail me plaît et me
convient plus que tout autre, et que sou produit est un gain
juste, honnête, et qui me suftit .-* Penser est un travail pour
moi très -pénible, qui me fatigue, me tourmente, et me
déplaît; travailler de la main et laisser ma tête en repos me
récrée et m'amuse. Si j'aime quelquefois à penser , c'est libre*^
ment et sans géae , en laissant aller à leur gré mes idées , sans
tiS SECOND
» les assujettir à rien. Mais penser à ceci ou à cela par devoir,
» par métier , mettre à mes productions de la correction , de la
M méthode , est pour moi le travail d'un galérien, et penser pour
» vivre , me parait la plus pénible ainsi que la plus ridicule de
» toutes les occupations, (^ue d'autres usent de leurs talens
» comme il leur plaît , je ne les en blâme pas; mais pour moi je
>* n'ai jamais voulu prostituer les miens tels quels , en les mettant
» à prix , sûr que cette vénalité même les aurait anéantis. Je
» vends le travail de mes mains , mais les productions de mon
M a me ne sont point à vendre; c'est leur désintéressement qui
>» peut seul leur donner de la force et de l'élévation. Celles que
M je ferais pour de l'argent n'en vaudraient guère et m'en ren*
» draient encore moins.
» Pourquoi vouloir que je fasse encore des livres , quand j'ai
» dit tout ce que j'avais à dire , et qu'il ne me resterait que la
» ressource , trop cliétive à mes yeux , de retourner et repéter
» les mêmes idées ? A quoi bon redire une seconde fois et mal ce
» que j'ai dit une fois de mon mieux ? Ceux qui ont la déman-
N geaison de parler toujours trouvent toujours quelque chose à
» dire ; cela est aisé pour qui ne veut qu'agencer des mots ;
» mais je n'ai jamais été tenté de prendre la plume que pour
» dire des choses grandes , neuves et nécessaires , et non pas pour
>• rabâcher. J'ai fait des livres, il est vrai , mais jamais )e ne fus
»> un livricr. Pourquoi faire semblant de vouloir que je fasse en-
-> core des livres , quand en eil'ct on craint tant que je n'en fasse ,
i> et qu'on luct tant de vigilance à m'en ôtcr tons les moyens.
» On me ferme l'abord de toutes les maisons , hors celles des
i> fauteurs do la ligue. On me cache avec le plus grand soin la
» demeure et l'adresse de tout le monde. Les suisses et«les por-
»> tiers ont tous pour moi de^^ ordres secrets, autres que ceux de
» leurs maîtres ; on ne me laisse plus de communication avec les
M humains , môme pour parler : me permetlrail-ou d'écrire ? On
» me laisserait peut-être exprimer ma pensée afin de la savoir ,
» mais très-certainement on m'empêcherait bien de la dire au
» public.
» Dans la position ou je suis , si j'avais à faire des livres , je
>» n'en devrais et n'en voudrais faire que pour la défense de mon
» honneur, pour confondre et démasquer les imposteurs qui le
» diffament : il ne m'est ])lus pennis , sans me manquer à moi-
» même , de traiter aucun autre sujet. Quand j'aurais les lu-
>» mières nécessaires pour percer cet abîme de ténèbres oii l'on
» m'a plongé , et pour éclairer toutes ces trames souterraines ,
» y a-t-il du bon sens à supposer qu'on me laisserait faire , et
)> que les gens gui disposent de moi souffriraient que j'instruisi.<;se
>» le public de leurs manœuvres et de mon sort ? A qui m'adre fi-
serais-je pour me faire imprimer , qui ne fût un de leurs
émissaires , ou qui ne le devint aussitôt ? M'ont-ils laissé quel-
»» qu'un à qui je pusse me confier ? Ne sait-on pas tous les jours ,
»> h toutes les heures , à qui j'ai parlé , ce que j ai dit ; et doutcz-
1
DIALOGUE.
129
vous que , depuis nos entrevues , vous-mi^me ne soyez aussi
surveille que moi? Quelqu'un peut-il ne pas voir qu'investi
de toutes parts , gardé à vue comme je le suis , il m'est im-
possible de faire entendre nulle part la voix de la justice et
de la vérité ? Si l'oo paraissait m'en laisser le moyen , ce serait
un piège. Quand j'aurais dit blanc, on me ferait dire noir ,
sans même que j'en susse rien (i) , et puisqu'on falsifie tout
ouvertement mes anciens écrits qui sont dans les mains de tout
le monde , manqnerait-on de falsifier ceux qui n'auraient point
encore paru , et dont rien ne pourrait constater la falsification ,
puisque mes protestations sont comptées pour rien ? Eh !
monsieur , pouvez-vous ne pas voir que le grand , le seul
crime qu'ils redoutent de moi , crime affreux dont l'eflroi les
tient dans des transes continuelles , est ma justification ?
n Faire des livres pour subsister eût été me mettre dans la
dépendance du public. Il eût été dës-lors question , non d'ins-
truire et de corriger , mais de plaire et de réussir. Cela ne
pouvait plus se faire en suivant la route que j'avais priso ; les
temps étaient trop changés , et le public avait trop changé
pour moi. Quand je publiai mes premiers écrits , encore livré
î lui-même , il n'avait point en total adopté de secte , et pou-
vait écouter la voix de la vérité et de la raison. Mais aujour-
d'hui subjugué tout entier, il ne pense plus, il ne raisonne
plus , il n'est plus rien par lui-même, et ne suit plus que les
impressions que lui donnent ses guides. L'unique doctrine qu'il
peut goûter désormais est celle qui met ses passions à leur aise ,
et couvre d'un "^rnis de sagesse le dérèglement de ses mœurs.
Il ne reste plus qu'une route pour quiconque aspire à lui
plaire : c'est de suivre à la piste les brillans auteurs de ce
siècle , et de prêcher comme eux , dans une morale hypocrite ,
l'amour des vertus , et la haine du vice , mais après avoir com-
mencé par prononcer comme eux que tout cela sont des mots
vides de sens , faits pour amuser le peuple ; qu'il n'y a ni vice
ni vertu dans le cœur de l'homme , puisqu'il n'y a ni liberté
dans sa volonté , ni moralité dans ses actions ; que tout , jus-
qu'à cette volonté même , est l'ouvrage d'une aveugle néces-
sité ; qu'enfin la conscience et les remords ne sont que préjuges
et chimères, puisqu'on ne peut , ni s'applaudir d'une bonne
action qu'on a été forcé de faire, ni se reprocher un crime
dont on n'a pas en le pouvoir de s'abstenir (2). Et quelle cha-
leur , quelle véhémence , quel ton de persuasion et de vérité
(1) Comme on fera cerlainem«*iil du contenu de cpt rcrit^ si son exis-
tncc est connue dn public , et qu'il tombe entre les mains de ces mes-
■îenrs, ce qui paraît naturellement inévitable.
(s) Voilà ce qu'ils ont ouvertement ensei|£né et publié jusqu'ici , sans
l^on ait songé & les décréter pour cette doctrine. Cette peine était réiier-
**e au Système impie de la Relif^ion naturelle, A présent c'est h Jean-
cqnea qu'ils font dire tout cela ; eux se taisent^ ou crient à l'impie ^ et io
iblic avec eu%,Risum teneatis , amici.'
7- 9
/
,3a SECOND
» ponrrais-je mettre , qnand je le voudrais , dans ces craellea
» doctrines , qui , flattant les heureux et les riches , accablent
M les infortunés et les pauvres , en ôtant aux uns tout frein ,
» toute crainte , toute retenue ; aux autres tonte espérance , toute
9 consolation ? et comment enfin les accorderais - je avec mes
» propres écrits , pleins de la réfutation de tous ces sophismet ?
» Non , j'ai dît ce que je savais , ce que je croyais du moins être
M vrai , non , consolant , utile. J'en ai dit asses pour qui voudra
» m'écouter en sincérité de cœur , et beaucoup trop pour le
» siècle oii j'ai eu le malheur de vivre. Ce que je dirais de plus
M ne ferait aucun effet , et je le dirais mal , n'étant animé , ni
» par l'espoir du succès comme les auteurs à la mode , ni conmie
» autrefois par cette hauteur de couraee qui met au-dessus , et
» qu'inspire le seul amour de la vérité , sans mélange d'aucun
» intérêt personnel. »
Voyant l'indignation dont il s'enflammait à ces idées , je me
gardai de lui parler de tous ces fatras de livres et de brochures
qu'on lui fait barbouiller et publier tous les jours avec autant de
secret que de bon sens. Par quelle inconcevable bêtise pourrait-
il espérer , surveillé comme il est , de pouvoir garder un seul
moment l'anonime ; et lui a qui l'on reproche tant de se défier
à tort de tout le monde , comment aurait-il une confiance aussi
stupide en ceux qu'il chargerait de la publication de ses manus-
crits? et s'il avait en quelqu'un cette inepte confiance,. est-4l
croyable qu'il ne s'en servirait , dans la position terrible oii il •
est y que pour publier d'arides traductions et de frivoles bro«
chures (i)r Enfin peut^-on penser que , se voyant ainsi jonrnelle*
ment découvert , il ne laissât pas d'aller toujours son train avec
le même mystère y avec le même secret si bien gardé , soit en
continuant ae se confier aux mêmes traîtres , soit en choisissant
de nouveaux confidens tout aussi fidèles ?
J'entends insister. Pourquoi , sans reprendre ce métier d'auteur
qui lui déplaît tant, ne pas choisir au moins pour ressource
quelque taient plus lionoraole on plus lucratif? Au lieu de copier
ae la musique , s'il était vrai qu'A la sût , que n'en fiiisait^ii ou
que ne l'enseignait-il ? S'il ne la savait pas, il avait on passait
Eour avoir d'autres connaissances dont il pouvait donner leçon,
l'italien , la géographie , l'arithmétique , que sais-je , moi t
Tout, puisqu'on a tant de facilités à Paris pour enseigner ce qu'on
ne sait pas soi-même; les plut médiocres talens valaient mieux
à cultiver pour s'aider à viyre que le moindre de tous qu'il pos-
sédait mal, et dont il tirait si peu de profit, même en taxant
si haut son ouvrage. Il ne se fât point mis , comme il a fait , dans
la dépendance de quiconque vient armé d'un chiffon de musique
lui débiter son amphigouri , ni des valets insolens qui viennent ,
dans leur arrogant maintien , lui déceler les sentimens cachés des
(i) AaJoard*hai ce sont dei livres en forme ; maii il y a dan» r«OTré
c^iii nie regarde un progrèi qu'il n'était pas aise de prévoir.
DIALOGUE. i3i
matCres. Il n*eût point perda si souvent le salaire de son travail ,
ne se fût point fait mépriser du peuple , et traiter de juif par le
philosophe Diderot pour ce travail même. Tous ces profits mes-
quins sont méprisés des grandes âmes. L'illustre Diderot qui ne
sooille point ses mains d un travail mercenaire , et dédaigne les
petits gains osuriers , est aux veux de l'Europe entière un sage ,
aussi vertueux que désintéresse; et le copiste Jean-Jacques , pre-
nant dix sous ]Nir page de son travail pour s'aider k vivre, est un
Î'uif que son avidité tait universellement mépriser. Mais, en dépit
le son âpreté, la fortune parait avoir ici tout remis dans l'ordre ,
et je ne vois point que les usures du juif Jean-Jacques l'aient
rendu fort riche , ni que le désintéressement du philosophe Di-
derot Tait appauvri. Lh ! comment peut-on ne pas sentir que si
Jean-Jacques eût pris cette occupation de copier de la musique ,
uniquement pour donner le change au publie ou par affectation,
il n edt pas manqué pour 6ter cette arme à ses ennemis , et se
faire an mérite de son métier, de le faire au prix des autres , ou
même au-dessous ?
Lb Fr. L'avidité ne raisonne pas toujours bien.
Rouss. L'animosité raisonne souvent plus mal encore. Cela se
lent k merveille quand on examine les allures de vos messieurs ,
et leurs singuliers raisonnemens qui les décèleraient bien vite
lax yeux de quiconque y voudrait regarder et ne partagerait pa^
knr passion.
Tontes ces objections m'étaient présentes quand j'ai commencé
(Tobserver notre homme: mais, en le voyant familièrement ,
fat senti bientôt et je sens mieux chaque jour que les vrais inotifs
ani le déterminent dans toute sa conduite se trouvent rarement
(Uns soif plus grand intérêt et jamais dans les opinions de la mul-
titnde. Il les faut chercher plus près de lui si l'on ne veut s'abuser
sans cesse.
D'abord comment ne sent-on pas que pour tirer parti de tous
ces petits talens dont on parle, il en faudrait un, qui lui manque,
itvcHr celui de les faire valoir. Il faudrait intriguer, courir à son
âge de maison en maison , faif e sa c6ur aux grands , aux riches ,
•ox femmes , aux artistes , à tous ceux dont on le laisserait a
procher; car on mettrait le même choix aux gens dont on lui
permettrait l'accès qu'on met k ceux à qui l'on permet le sien ,
et parmi lesquels je ne serais pas sans vous.
Il a fait assez d expériences de la façon dont le traiteraient les
masiciens , s'il se mettait k leur merci pour l'exécution de ses
toujours trouver trop
rlx. Pour moi du moins , pensant autrement que le public sur
véritable honneur , j'en trouve beaucoup plus à copier chez
loi de la musique à tant la page , qu'à courir de porte en porte
pour y souffrir les rebuffades des valets , les caprices des maîtres ,
fit £aire partout le métier de cajoleur et de complaisant. Voilà
i32 SECOND
ce que tout esprit judicieux devrait sentir lui-mvinc; mai»
l'élude particulière de l'homme ajoute un nouveau poids à tout
cela.
Jean-Jacques est indolent , paresseux , comme tous les con—
templatifs : mais cette paresse n'est que dans sa tête. Il ne pense
qu'avec effort , il se fatigue à penser , il s'effraie de tout ce qui
1 y force , à quelque faible degré que ce soit , et s'il faut qu'il
reponde à un bonjour dit avec quelque tournure il en sera tour—
meule. Cependant il est vif, laborieux à sa manière. Il ne pput
souffrir une oisiveté absolue : il faut que ses mains , (|ue ses pieds ,
que ses doigts agissent , que son corps soit en exercice, et que sa
tête reste en repos. Yoilà d'oii vient sa passion pour la prome-
nade y il y est en mouvement sans être obligé de penser. Dan^^
la rêverie , on n'est point actif. Les images se tracent dans le
cerveau , s'y combinent comme dans le sommeil sans le concours
de la volonté : on laisse à tout cela suivre sa marche , et l'on
jouit sans agir. Mais quand on veut arrêter , fixer les objets ,
les ordonner, les arranger, c'est autre chose j on y met du sien.
Sitôt que le raisonnement et la réflexion s'en mêlent , la médita-
tion n est plus un repos, elle est une action très-pénible; et
voilà la peme qui fait l'effroi de Jean-Jacques, et dont la seule
idée l'accable et le rend paresseux. Je ne 1 ai jamais trouvé tel ,
que dans toute œuvre ou il faut que l'esprit agisse, quelque peu
que ce puisse être. Il n*est avare, ni de sou temps, ni de sa
peine , il ne peut rester oisif sans souffrir; il passerait volontien>
sa vie à bêcher dans un jardin pour y rêver à son aise : mais ce
serait pour lui le plus cruel supplice de la passer dans un fau-
teuil , en fatiguant sa cervelle à chercher des riens pour amuser
les femmes. *
De plus , il déteste la gêne autant qu'il aime l'occupation. Le
travail ne lui coûte rien , pourvu qu'il le fasse à son heure , et
non pas à celle d'autrui. Il porte sans peine le joug de la néces-
sité des choses , mais non celui de la volonté des hommes. 11
aimera mieux faire une t^he^ double en prenant son temps «
qu'une simple au moment proscrit.
A-t-il une affaire, une visite, un voyage à faire, il ir.i
sur-le-champ si rien ne le presse j s'il faut aller à l'instant , il
regimbera. Le moment oii renonçant à tout projet de fortune •
pour vivre au jour la journée, il se défit de sa montre , fut un
des plus doux de sa vie. Grâces au ciel, s'écria -t -il dans un
transport de joie , je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu^il est!
S'il se plie avec peine aux fantaisies des autres, ce n'est pas
({u'il en ait beaucoup de son chef Jamais homme ne fut moins
imitateur, et cependant moins capricieux. Ce n'est pas sa raison
qui l'empêche de l'être , c'est sa paresse ; car les caprices sont
âes secousses de la volonté dont il craindrait la fatigue. Rebelle
k toute autre volonté, il ne sait pas même obéir à la sienne,
ou plutôt il trouve si fatigant même de vouloir, qu'il aime
mieux, dans le courant de la vie , suivre une impression pure-
1
(
I
h-
r
DIALOGUE. i33
ment machinale qui l'entraîne sans c|u*il ait la peine de la diriger.
Jamais liomnie ne porta plus pleinement , et dès su jininesse , le
joug propre des anies faibles et des vieillards, savoir celui de
i'babilude. C'est par elle qu'il aime à faire encore aujourd'hui
ce qu'il fît hier, sans autre motif, si ce n*est qu'il le Ht hier. La
route étant déjà frayée, il a moins de peine à la suivre, qu'«î
l'elfort d'une nouvelle direction. Il ^t incroyable à quel point
cette paresse de vouloir le subjugue. Cela se voit jusuues dans
ses promenades. Il répétera toujours la même, ju.squà ce que
quelque motif le force absolument d'en chanf^or : ses pieds le
reportent d'eux-m^iues où ils l'ont déjà porté. Il aime à marcher
toujours devant lui , parce que cela se fait sans avoir besoin d'y
])enser. Il irait de cette façon toujours rêvant jusqu'à la Chine,
sans s'en apercevoir ou sans s'ennuyer. Voilà pourquoi les longues
promenades lui plaisent; mais il n'aime pas les jardins, oli à
chaque bout d'allée une petite direction est nécessaire pour tour-
ner et revenir sur ses pas , et en compagnie il se met sans y
])enser à la suite des autres, pour n'avoir pas besoin de penser
à son chemin, aussi n'en a-t-il jamais retenu aucun qu'il ne
l'eut fait seul.
Tous les hommes sont paturellement paresseux , leur intérêt
même ue les anime pas, et les plus pressans besoins ne les font
agir que par secousses ; mais à mesure que l'amour-propre s'é-
veille, il les excite , les pousse, les tient sans cesse en haleine,
parce qu'il est la seule passion qui leur parle toujours : c'est ainsi
qu'on les voit tous dans le monde. L'homme , en qui l'amour-
Tiroprc ne domine pas et qui ne va point chercher son bonheur
loin de lui , est le seul qui connaisse l'incurie et les doux loisirs^
et Jean-Jacques est cet homme-là , autant que je puis m'y con-
naître. Rien n'est plus uniforme que sa manière de vivre : il se
li've , se couche , mange , travaille, sort, et rentre , aux mêmes
heures , sans le vouloir et sans le savoir. Tous les jours sont jetés
au même moule, c'est le même jour toujours répété^ sa routine
lui tient lieu de toute autre règle; il la suit très-exactement sans
y manquer et sans y songer. Cette molle inertie n'influe pas seu-
lement sur ses actions indillérentes , mais sur toute sa conduite ,
sur les allèctions mêmes de son cœur , et , lorsqu'il cherchait si
passionnément des liaisons qui lui convinssent , il n'en forma
réellement jamais d'autres que celles que le hasard lui présenta
L'indolence et le besoin d'anncr ont donné sur lui un ascendant
aveugle à tout ce qui rapprochait. Une rencontre i'ortuite, l'oc-
casion, le besoiu du mom<.>nt , l'habitude trop rapidement prise ,
ont déterminé tous ses altachemens et par eux toute sa destinée.
£d vain son cœur lui demandait un choix , son hun^eur trop
facile ne lui en laissa point faire. Il est peut-être le seul homme
au nionde^deswii
lisons duquel on ne peut rien conclure, parc<*
que son propre goût n'en forma jamais aucune, et qu'il xî
trouva toujours subjugué avant d'avoir eu le temps de clioisir.
Du reste 1 habitude ne huit point en lui par l'ennui. 11 vivrait.
i34 SECOND
i^ternellement du même mets, répéterait sans cesse le même aîr,
relirait tomours le même livre , ne verrait toujours que la même
personne. Enfin, je ne l'ai jamais vu se dégoûter d'aucune chos*
qui une fois lui eut fait plaisir.
C'est par ces observations et d'autres qui s'y rapportent , c'est
par l'élude attentive du naturel et des goûts cfe l'individu , qu*on
apprend à expliquer les singularités de sa conduite , et non par
des fureurs d amour-propre , qui rongent les cœurs de ceux qui
le jugent sans avoir jamais approché du sien. C'est par paresse ,
par nonchalance , par aversion de la dépendance et de fa gêne ,
que Jean-Jacques copie de la musique. Il fait sa tâche quand et
comment il lui plaît , il ne doit compte de sa journée , de son
temps , de son travail , de son loisir a personne. Il n'a besoin de
rien arranger, de rien prévoir, de prendre aucun souci de rien ,
il n'a nulle dépense d'esprit à faire , il est lui et à lui tous les
jours , tout le ]onr ; et le soir quand il se délasse et se promené ,
son ame ne sort du calme que pour se livrer à des émotions dé-
licieuses sans qu'il ait à payer de sa personne , et à soutenir le
faix de la célébrité par oe brillantes ou savantes conversations,
qui feraient le tourment de sa vie sans flatter sa vanité.
Il travaille lentement , pesamment , fait beaucoup de fautes ,
efface ou recommence sans cesse , cela l'a forcé de taxer haut son
ouvrage , quoiqu'il en sente mieux que personne l'iniperfection.
Il n'épargne cependant ni frais , ni soins , pour lui faire valoir
son prix , et il y met des attentions qui ne sont pas sans effet , et
€|u'on attendrait en vain des autres copistes. Ce prix même, qnel->
aue fort qu'il soit, serait peut-être au-dessous au leur, si l'on en
éduisait ce qu'on s'amuse à lui faire perdre , soit en ne retirant
ou en ne payant point l'ouvrage qu'on lui fait faire, soit en le
détournant de son travail en mille manières , dont les autres co-
pistes sont exempts. S'il abuse en cela de sa célébrité, il le sent
et s'en afRice : mais c'est un bien petit avantage contre tant de
maux qu'elle lui attire , et il ne saurait faire autrement sans s'ex*
poser à des inconvéniens qu'il n'a pas le courage de supporter.
Au lieu qu'avec ce modique supplément , acheté par son tra-
vail , sa situation présente est , au côté de l'aisance, telle précisé»
ment qu'il la faut à son humeur. Libre des chaînes de la tortune,
il jouit avec modération de tous les biens réels qu'elle donne } il
a retranché ceux de l'opinion , qui ne sont qu'apparens et qui
la plus douce des voluptés : en possédant davantage y il jouirait
beaucoup moins.
Il est vrai qu'avancé déjà dans la vieillesse û n Aeut%pérer de
vaquer long-temps encore à son travail; sa main dé]à tremblotante
Ini refuse un service aisé , sa note se déforme , son activité di<-
miuuc ', il fait moincT d'ouvrage et moins bien dans plus de temps .-
DIALOGUE. i35
un moment viendra (i), s'il vieillit beaucoup , qui , lui otaut les
ressources qu'il s'est ménagées , le forcera de faire un tardif et
dur apprentissage d'une frugalité bien austère. Il ne doute pas
même que vos messieurs n'aient déjà pour ce temps qui s'ap-
S roche , et qu'ils sauront peut-être accélérer , un nouveau plan
ebénéficence, c'est-à-dire de nouveaux moyens de lui taire
manger le pain d'amertume, et boire la coupe d'humiliation. Il
sent et prévoit trës*bien tout cela , mais, si près du terme de la
vie , il n'j voit plus un fort grand inconvénient. D'ailleurs .
conune cet înconvéoient est inévitable, c'est folie de s'en tour-
menteri et ce serait s'y précipiter d'avance que de chercher à le
I prévenir. Il pourvoit au présent en ce qui dépend de lui , et laisse
e soin de Favenir à la providence.
J'ai donc vu Jean-Jacques livré tout entier aux occupations
que je viens de vous décrire , se promenant toujours seul , pensant
peu , rêvant beaucoup ; travaillant presque machinalement , sans
cesse occupé des mêmes choses sans s'en rebuter jamais ; enfin
plus gai , plus content , se portant mieux , en menant cette vie
presque automate , qu'il ne fît tout le temps qu'il consacra si
cruellement pour lui , et si peu utilement pour les autres, au triste
métier d'auteur.
Mais n'apprécions pas cette conduite au-dessus de sa valeur.
Dès que cette vie simple et laborieuse n'est pas îouée , elle serait
sublime dans un célèbre écrivain qui pourrait s y réduire. Dans
Jean-Jacques elle n'est que naturelle, parce (qu'elle n'est l'ou-
vrage d'aucun effort , ni celui de la raison , mais une simple im-
pulnon du tempérament déterminé par la nécessité. Le seul mé-
rite de celui qui s'y livre est d'avoir cédé sans résistance au pen-
chant de la nature , et de ne s'être pas laissé détourner par une
mauvaise honte , ni par une sotte vanité. Plus j'examine cet
homme dans le détail de l'emploi de ses journées, dans l'unifor-
mité de cette vie machinale, dans le goût qu'il paraît y prendre,
dans le contentement qu'il y trouve , dans 1 avantage qu^l en tire
pour son humeur et pour sa santé ; plus je vois que cette ma-
nière de vivre était celle pour laquelle il était né. Les hommes
le figurant toujours à leur mode , en ont fait , tantôt un profond
génie , tantôt un petit charlatan ; d'abord un prodige de vertu ,
puis un monstre de scélératesse ; toujours l'être du monde le plus
étrange et le plus bizarre. La nature n'en a fait au' un bon arti-
san , sensible, il est vrai, jusqu'au transport, idolâtre du beau ,
passionné pour la justice , dans de courts momens d'effervescence,
capable de vigueur et d'élévation , mais dont l'état habituel fut
et sera toujours l'inertie d'esprit et l'activité machinale, et, pour
tout dire en un mot , qui n'est rare que parce qu^il est simple.
(i) Un a aire inconvénient lrè>-grave me forcera d'abandonner enfin cv
travailt que d'ailleart la mauvaise volonté du public me rend plus onéreux
qu'utile; c'est l'abord fréquent de quidams étranger» ou inconnus qui
^inlrodnîaent cbex moi loua ce prétexte, et qui savent eniaile s'y cram'-
ponner malgré moi, sans que }o puisse pénétrer leur desseîn.
ï36 SECOND
Une des choses dont il se félicite est de serelronver dans sa vieil-
lesse à peu près au même rang où il est né , sans avoir jamais
beaucoup ni monté ni descendu dans le cours de sa vie. Le sort
Ta remis où Tavait placé la nature ^ il s*applaudit chaque jour de
ce concours.
Ces solutions si simples, et pour moi si claires, de mes pre-
miers doutes, m'ont lait sentir de plus en plus , que j'avais pris
la seule bonne route pour aller à la source des singularités de
cet homme , tant jugé et si peu connu. Le grand tort de ceux
qui le jugent , n'est pas de n'avoir point devine les vrais motifs de
sa conduite ; des gens si fms ne s'en douteront jamais (i); mais
c'est de n'avoir pas voulu les apprendre , d'avoir concouru de tout
leur cœur aux moyens pris pour empêcher , lui de les dire , et eux
de les savoir. Les gens mcme les plus équitables sont portés
k chercher des causes bizarres à une conduite extraordinaire ;
et au contraire , c'est à force d'être naturelle , que celle de Jean-
Jacques est peu commune , mais c'est ce qu'on ne peut sentir
qu'après avoir fait une étude attentive de son tempérament , de
son numeur , de ses goAts , de toute sa constitution. Les hommes
n'y font pas tant de façon pour se juger entre eux. lis s'attribuent
réciproquement les motifs qui pourraient faire agir le jugeant,
comme fait le jugé , s'il était à sa place , et souvent ils rencontrent
juste, parce qu'ils sont tous conduits par Topinion, par les pré-
jugés , par l'ainour-propre , par toutes les passions factices qui en
sont le cortège, et surtout par ce vif intérêt, prévoyant et pour-
voyant , qui les jette toujours loin du présent , et qui n'est rien
pour l'homme de la nature.
Mais ils sont si loin de remonter aux pures impulsions de cette
nature et de les connaître , que, s*ils parvenaient à comprendre
enfin (|ne ce n'est point par ostentation que Jean-Jacques se con-
duit si difTéreinment qu'ils ne font, le plus grand nombre en con-
clurait aussitôt que c est donc par bassesse d'anie, quelques-uns
peut-être, que c'est par une héroïque vortu , et tous se trompe-
raient ésalement. Il y a de la bassesse k choisir volontairement
un emploi digne de mépris, ou a recevoir par aumône ce qu'on
peut gagner par son travail; mais il n'y en a point à vivre d'un
travail honnête plutôt que d'aumônes, ou plutôt que d'intriguer
pour parvenir. 11 y a de la vertu à vaincre ses penchans pour
iaire son devoir, mais il n'y en a point «i les suivre pour se li—
(i) Les gens si fins, totalement transformés par rainour-propre, n'ont
plus la moindre idf'e des vrais mouvemens delà nature, et iieconnailroiit
)umais rien ans âmes lioiinéles , parce qu'ils ne voient partout que le mal,
excepté dans ceux qu'ils ont intérêt de flatter. Aussi les observations det
gens fins , ne s'accordant avec la vérité que par hasard , ne font point au-
loritc chez les sages.
Je ne connais pas deux Français qui pussent parvenir à me connaître,
quand mcme ils le désireraient de tout leur cœur: la nature piimilive
de rhomnie est trop loin de toutes leurs idées. Je ne dis pas luanmoint
qu'il n'y en a point , je dis sculcmcut que )o n'en connais pus deux.
DIALOGUE. i>
■
vrn- à des occupations de son goût y quoiqu*ignob1es aux yeux des
hommes.
La cause des faux jugemens portf'ssur Jean-Jacques est qu'on
suppose toujours qu*il lui a fallu de grands efforts pour dire au-
trement que tes autres homiiies, au lieu que, cou.stituo comme
îl est, il lui en eût fallu do très-grands pour v\rp comme eux.
Une de mes observations les plus certaines, p! dont le public se
doute le moins, est qu'impatient, emiiortr , sujrt aux plus vives
colères , il ne connaît pas néanmoins ta liaine , et qnr jamais dé-
sir de vengeance n'entra dans son cœur. Si quoiqu'un pouvait
admettre un fait si contraire aux idées qu'on a de l'homnio, on
lui donnerait aussiitùt pour cause un eilort sublime, la pénible
victoire sur l'araour-propre , la grande mais difficile vertu du
pardon des ennemis, et c'est simpirnicnt un effet naturel du tem-
pérament que je vous ai décrit. Toujours occupé do lui-même
ou pour lui-même, et trop avide de son propre bien pour avoir
le temps de songer au mal d'un autre, il ne s*avise point de ces
i'alouses comparaisons d*amour-proprc, d'oji naissent les passions
laineuses dont j'ai parlé. J'ose même dire qu'il n'y a point de
constitution plus éloignée que la sienne de la nn-clianceté; car
ion vice dominant est de s'occuper de lui plus que îles autres, et
celui des mécbans, au contraire , est de s'occuper plus des autres
oue d'eux ^ et c'est précisément pour cela quà prendre le mot
i^égoîsme dans son vrai sens ils sont tous égoïstes, et qu'il ne
l'est point, parce qu'il ne se met, ni à côté , ni au-dessus , ni au-
dessous de personne, et que le déplacement de personne n'est né-
cessaire à son bonheur. Toutes ses méditations sont douces, parce
qu'il aime à jouir. Dans les situations pénibles, il n'y pense ([ue
quand elles 1 y forcent^ tous les niomens qu'il peut leur dérober
•ont donnés à ses rêv cries j il sait se soustraire rf\ix idées déplai-
santes, et se transporter ailleurs qu'où il est mal. Occupé si peu
de ses peines, comment le serait-il benncoup de ceux qui les lui
font souiïrir ? 11 s'en venge en n'y pensant point, non par esprit;
de vengeance, mais pour se délivrer d'un tourment. Paresseux
et voluptueux, comment serait-il haineux et vindicatif/ Vou-
drait-il changer en supplices ses consolât ions, ses jouissances, et
les seuls plaisirs qu'on lui laisse ici-bas? Les hommes bilieux et
méchans ne cherchent la retraite que quand ils sont tristes, et
la retraite les attriste encore plus. Le levain de la vengeance
fennentedans la solitude, par le plaisir qu'on prend à t'y livrer;
mais ce triste et cruel plaisir dévore et consume celui qui s*j
livre 5 il le rend inquiet, actif, intrigant: la solitude qu'il cher-
chait fait bientôt le supplice de son c<pur haineux et tourment^f
il n'y goûte point cette aimable incurie, cette douce noncluir
lance qui fait le charme des vrais solitaires; sa passion, anin
> par ses chagrines réflexions, cherche à se satisfaire; et, bier
Quittant sa sombre retraite , il court attiser dans le monde II
ont îl veut consumer son ennemi. S'il sort des écrits de la
d'un tel solitaire , ils ne ressembleront sûrement , ni â TÉm
i38 SECOND
à THéloïse , ils porteront, quelque art qu'emploie l'auteur à se
déguiser, la teinte de la bile amëre qui les dicta. Pour Jean-
Jacques , les fruits de sa solitude attestent les sentimens dont il
$^y nourrit; il eut de l'humeur tant qu'il vécut daus le monde, il
n'en eut plus aussitôt qu'il vécut seul.
Cette répugnance à se nourrir d'idées noires et déplaisantes se
fait sentir dans ses écrits comme dans sa conversation , et sur-
tout dans ceux de longue haleine, oii l\auteur avait plus le
temps d'élre lui , et oii son cœur s'est mis , pour ainsi dire , plus
à son aise. Dans ses premiers ouvrages , entraîné par son sujet ,
indigné par le spectacle des mœurs publiques , excité par les
gens qui vivaient avec lui , et qui dës-tors peut-être avaient déjà
leurs vues , il s'est permis quelquefois de peindre les méchans et
les vices en traits vifs et poignans , mais toujours promj>ta et
rapides j et Ton voit qu'il ne se complaisait que dans les images
riantes, dont il aima de tout temps à s'occuper. Il se félicite à
la fin de THéloïse d'en avoir soutenu l'intérêt durant six vo*
lûmes , sans le concours d'aucun personnage méchant , ni d'au-
cune mauvaise action. C'est là , ce me semble , le témoignage
le moins équivoque des véritables goûts d'un auteur.
Le Fr. Eh ! comme vous vous abusez ! Les bons peignent les
méchans sans crainte; ils n'ont pas peur d'être reconnus dans
leurs portraits : mais un méchant n'ose peindre son semblable;
il redoute l'application.
Rouss. Monsieur, cette interprétation si naturelle est-elle de
votre façon?
Le Fr. Non , elle est de nos messieurs. Oh ! moi , je n'aurais
jamais eu l'esprit de la trouver !
Rouss. Du moins, l'admettez-vous sérieusement pour bonne?
Le Fr. Mais* je vous avoue que je n'aime point a vivre avec
les méchans , et je ne crois pas qu'il s'ensuive de là que je sois
un méchant moi-même.
Rouss. 11 s'ensuit tout le contraire , et non-seulement les mé-
chans aiment à vivre entre eux , mais leurs écrits comme leurs
discours sont remplis de peintures effroyables de toutes sortes
de méchancetés. Quelquetois les bons s'attachent de même à les
Ï ceindre, mais seulement pour les rendre odieuses : au lieu que
es méchans ne se servent des mêmes peintures que pour rendre
odieux moins les vices que les personnages qu'ils ont en vne. Ces
différences se font bien sentir à la lecture , et les censures vives
mais générales des uns s'y distinguent facilement des satires per-
sonnelles des autres. Rien n'est plus naturel à un auteur, que de
s'occuper par préférence des matières qui sont le plus de son
goût. Celui de Jean-Jacques , en l'attacnant à la solitude , at-
teste, par les productions dont il s^y est occupé, quelle espèce
de charme a pu l'y attirer et l'y retenir. Dans sa jeunesse, et
durant ses courtes prospérités, n'ayant encore à se plaindre de
personne, il n'aima pas moins la retraite qu'il l'aime dans sa
mii»ère. Il se partageait alors avec délices entre les amis qu'il
u
DIALOGUE. 139
croyait avoir, et la doaccur du recueillement. Maintenant si
cmellcment désabusé, il se livre à son goût dominant sans par-
tage. Ce goût ne le tourmente, ni ne le ronge; il ne le rend ,
ni triste , ni sombre ; jamais il ne fut plus satisfait de lui-même ,
moins soucieux des affaires d*autrui , moins occupé de ses persé-
cuteurs, plus content , ni plus heureux, autant qu'on peut l'être
de son propre fait, vivant dans Fadversité. S'il était tel qu'on
eue le désespoir et la mort. 11 y trouve le repos d'esprit, la
oonceur d'ame, la santé, la vie. Tous les mystérieux argumeus
de vos messieurs n'ébranleront jamais la certitude qu'opère celui-
là dans mon esprit.
Mais y a-t-il quelque vertu dans cette douceur? aucune. II
n'y a ^e la pente d un naturel aimant et tendre, qui, nourri
de visions délicieuses, ne peut s'en détacher pour s'occuper
d'idées funestes et de sentimens déchirans. Pourquoi s'affliger
quand on peut jouir? Pourquoi noyer son cœur de nel et de bile ,
^oand on peut Vabreuyer de bienveillance et d'amour ? Ce choix
S] raisonnable n'est pourtant fait , ni par la raison , ni par la vo-
lonté ; il est l'ouvrage d'un pur instinct. Il n'a pas le mente de
la vertu, sans doute, mais il n'en a pas non plus l'instabilité.
Celui qui durant soixante ans s'est livré aux seules impressions
de la nature est bien sûr de n'y résister jamais.
Si ces impulsions ne le mènent pas toujours dans la bonne
nmte , rarement elles le mènent dans la mauvaise. Le peu de
vertus qu'il a n'ont jamais fait de grands biens aux autres , mais
ses vices bien plus nombreux ne font de mal qu'à lui seul. Sa
morale est moins une morale d'action que d'abstinence : sa
paresse la lui a donnée , et sa raison l'y a souvent confirmé :
ne jamais faire de mal lui paraît une maxime plus utile, plus
soblime , et beaucoup plus difficile que celle même de faire du
bien : car souvent le bien qu'on fait sous un rapport devient
on mal sous mille autres : mais , dans l'ordre de la nature , il
n'y a de vrai mal que le mal positif. Souvent il n'y .1 d'autre
moyen de s'abstenir de nuire, que de s'abstenir tout-à-fait
d'agir, et « selon lui , le meilleur régime , tant moral que phy-
sique , est un régime purement négatif. Mais ce n'est pas celui
oui convient à une philosophie ostentatrice , qui ne veut que
des œuvres d'éclat , et n'apprend rien tant à ses sectateurs qu'à
beaucoup se montrer. Cette maxime de ne point faire de mal
tient de bien près à une autre qu'il doit encore à sa paresse ,
mais oui se change en vertu pour quiconque s'en fait un devoir :
c*est ae ne se mettre jamais dans une situation qui lui faâ>c
trouver son avantage dans le préjudice d'autrui. Nul homme ne
redoute une situation pareille. Ils sont tous trop forts , trop
vertueux pour craindre jamais que leur intérêt ne les tente contre
Teur devoir 3 et, dans leur fière confiance , ils provoquent san^
i4o SECOND
crainte les tentations auxquelles ils se sentent si supérieurs. Féli-
citons-les de leurs forces , mais ne hlàmons pas le faible Jean-
Jacques de n'oser se fier à la sienne , et d'ainiur mieux fuir les
tentations que d'avoir à les vaincre , trop peu sûr du succès d'un
pareil combat.
Cette seule indolence l'eût perdu dans la société , quand il
n'y eût pas ap])orté d'autres vices. Les petits devoirs à remplir
In lui ont rendue insupportable ; et ces petits devoirs négliges lui
ont fait cent fois pUis de tort, que des actions injustes ne lui
en auraient pu faire. La morale du monde a été mise comme
celle des dévots en menues pratiques, en petites formules , en
étiquettes de procédés qui dispensent du reste. Quiconque s'at-
tache avec scrupule à tous ces petits détails, peut au surplus
être noir, faux , fourbe, traître et méchant , peu importe; pourvu
qu'il soit exact aux règles des procédés, il est toujours assez
honnête homme. L'amour-propre de ceux qu'on uéglige eu pa-
reil cas leur peint cette omission comme un cruel outrage , ou
comme une monstrueuse ingratitude; et tel qui donnerait pour
nu autre sa bourse et son sang n'en sera jamais pardonné pour
avoir omis dans quelque rencoutrc une attention de civilité.
Jean-Jacques en dédaignant tout ce qui est de pure formule , et
que font également bons et mauvais , amis et indifférons , pour
ne s'attacher qu'aux solides devoirs , qui n'ont rien de l'usage
ordinaire, et fx)nt peu de sensation, a fourni les pnitextes que
vos messieurs ont si habilement employés. 11 eût pu remplir
sans bruit de grands devoirs dont jamais personne n'aurait rien
dit : mais la négligence des petits soius inutiles a cause sa perte.
Ces petits soins sont aussi quelquefois des devoirs qu'il u'est pas
permis d'enfreindre, et je ne prétends pas en cela l'excuser. Je
dis seulement que ce mal même, qui n'en est pas un dans sa
ftonrce, et qui n'est tombé que sur lui, vient encore de cette
indolence de caractère qui le domine , et ne lui fait pas nioias
négliger ses intérêts que ses devoirs.
Jean-Jacques paraît n'avoir jamais convoité fort ardemment
le.fi biens de la fortune, non par une modération dont on puisse "^
lui faire honneur , mais parce que ces biens, loin de procurer '
ceux dont il est avide, en otent la jouissance et le goût. Les '
pertes réelles, ni les espérances frustrées, ne l'ont jamais fort
affecté. Il a trop désire le bonheur pour désirer beaucoup Ja
richesse; et, s'il eut quelques momens d'ambition, ses désirs
comme ses eflbrts ont été vifs et courts. Au premier obstacle
qu'il n'a pu vaincre du premier choc, il s'est rebuté, et, re-
tombant aussitôt dans sa langueur , il a oublié ce qu*il ne
pouvait attendre. Il fut toujours si peu agissant , si peu propre |
au manège nécessaire pour réussir en toute entreprise, ({ue, les
choses les plus faciles pour d'autros devenant toujours difUciles '
pour liii, sa paresse les lui rendait impossibles pour lui épar-
fçner les eflbrts indispensables pour les obtenir. Un antre oreiller .
de paresse, dans toute affaire un peu longue quoiqu'aiséc , était
F
l
DI.VLOGll. 1,1
{>Our Ini Vîncfrtîtu<]e que le temps jette sur les succès qui, dans
'avenir, semblent les plus assures^ mille empêchemens imprévus
pouvant à chaque instant faire avorter les desseins les mieux
concertés, ha. seule instabilité de la vie réduit pour nous tons
les événemens futurs à de simples probabilités. La peine qu*il
faut prendre est certaine, le prix en est toujours douteux, et les
projets éloignés ne peuvent paraître que des leurres de dupes à
quiconque a plus d'mdolence que d'ambition. Tel est et fut tou-
jours Jean-Jacques ; ardent et vif par tempérament, il n'a pu
dans sa jeunesse être exempt de toute espi^ce de convoitise, et
k c'est beaucoup s'il Test toujours, même aujourd'hui. .Mais quel-
' ^ae désir qu'il ait pu former, et quel qu'en ait pu être l'objet,
A du premier effort il n'a pu l'attcinare , il fut toujours inca-
l[ pable d'une longue persévérance à y a^^pirer.
Maintenant il paraît ne plus rieu désirer. Indifférent sur le
reste de sa carrière, il en voit avec plaisir approcher le terme ,
mais sans l'accélérer même par ses souhaits. Je doute que jamais
morte) ait mieux et plus sincèrement dit à Dieu , que ta volonté
9oit faite ^ et ce n*est pas, sans doute, une résignation fort
méritoire, à qui ne voit plus rien sur la terre qui puisse flatter
son creur. Mais dans sa jeunesse , oii le feu du tempérament et
de l'âge dut souvent enflammer ses désirs, il en put former
d'assez vifs, mais rarement d*assez durables pour vaincre les
obstacles , quelquefois très-surm on tables, qui l'arrêtaient. Lu
d<*sirant beaucoup, il dut obtenir fort peu , parce que ce ne
font pas les seuls élans du cœur qui font atteindre à l'objet , et
qu'il y faut d'autres moyens qu'il n'a jamais su mettre en fuuvre.
La plus incroyable timidité, la plus excessive indolence, au-
raient cédé quelquefois peut-être à la force du désir , s'il nVùt
trouvé^ dans cette force même, l'art d'éluder les soins qu'elle*
semblait exiger, et c'est encore ici des clefs de son caracton?
celle qui en découvre le mieux les ressorts. A force de s'occuper
de l'objet qu'il convoite, à force d'y tendre par ses désirs , sa
bienfaisante imagination arrive au terme, en sautant par-dessus
les obstacles qui l'arrêtent ou l'effarouchent. Klle fait plus^
écartant de l'objet tout ce qu'il a d'étranger à sa convoitise ,
elle ne le lui présente qu'approprié de tout point à son désir. P.ir
l là ses fictions lui deviennent plus douces que des réalités mêmes ;
\ elles en écartent les défauts avec les difUcultés, elles les lui
[ livrent préparées tout exprès pour lui, et font que désirer et
I jouir ne sont pour lui qu'une même chose. Est-il étonnant qu*uii
< faoïnme ainsi constitué soit sans goiit pour la vie active.' Four
[ lui pourchasser au loin quelques jouissances imparfaites et dou-
L tenues, elle lui ôterait celles qui valent cent fois mieux, et sont
toujours en son pouvoir. 11 est plus heureux et plus riche par
la possession des Liens imaginaires qu'il crée , qu'il ne le serait
par celle des biens , plus réels si l'on veut , mais moins désirable» ,
qui existent réellement.
Mais cette même imagination , »i riche en tableaux rians k t
i42 SECOND
remplis de charmes , rejette obstinément les objets de douleor
et de peine , ou du moins elle ne les lui peint jamais si vivement
aue sa volonté ne les puisse efTacer. L'incertitude de l'avenir , et
1 expérience de tant de malheurs, peuvent reffaroucher à Tezcèf
des maux qui le menacent , en occupant son esprit des moyens
de les éviter. Mais ces maux sont-ils arrivés? il les sent vivement
un moment, et puis les oublie. £n mettant tout au pis dans
l'avenir, il se soulage et se tranquillise. Quand une fois le mal-
heur est arrivé > il faut le souffrir sans doute , mais on n'est plus
forcé d'y penser pour s'en garantir; c'est un grand tourment de
moins dans son ame. En comptant d'avance sur le mal qu'il
craint , il en ôte la plus grande amertume ^ ce mal arrivant le
trouve tout prêt k le supporter; et s'il n'arrive pas, c'est un bien
3u'il goûte avec d'autant plus de joie , qu'il n'y comptait point
u tout. Comme il aime mieux jouir que souffrir, il se refuse
aux souvenirs tristes et déplaisans, qui sont inutiles, pour livrer
son cœur tout entier k ceux qui le flattent; quand ^a destinée
s'est trouvée telle qu'il n'y voyait plus rien d'agréable à se rap-
peler , il en a perdu toute la mémoire , et rétrogradant vers les
temps heureux de son enfance et de sa jeunesse , il les a souvent
recommencés dans ses souvenirs. Quelquefois s'élançant dans
l'avenir qu'il espère et qu'il sent lui être dû , il tâche de s'en
figurer les douceurs en les proportionnant aux maux qu'on lui
fait souffrir injustement en ce monde. Plus souvent, laissant
concourir ses sens à ses fictions, il se forme des êtres selon son
cœur; et vivant avec eux dans une société dont il se sent digne ,
il plane dans l'empiréc, au milieu des objets charmans et presque
angéliques dont il s'est entouré. Concevez -vous que dans une
ame tendre ainsi disposée les levains haineux fermentent facile*
ment? Non, non, monsieur; comptez que celui qui put sentir
un moment les délices habituelles ae Jean -Jacques ne méditera
jamais de noirceurs.
La plus sublime des vertus, celle qui demande le plus de
grandeur^ de courage, et de force d'ame, est le pardon des in-
jures, et l'amour de ses ennemis. Le faible Jean-Jacques , qui
n'atteint pas même aux vertus médiocres, irait-il jusqu'à celle-
là ? Je SUIS aussi loin de le croire que de l'affirmer. Mais qu'im-
Iiorte , si son naturel aimant et paisible le mène où l'aurait mené
a vertu ? Qu'eût pu faire en lui la haine s'il l'avait connue? Je
l'ignore ; il l'ignore lui-même. Comment saurait-il oii l'eût con-
duit un sentiment qui jamais n'approcha de son cœur? Il n'a
S oint eu. là-dessus de combat à rendre, parce qu'il n'a point eu
e tentation. Celle d'ôter ses facultés à ses jouissances, pour les'
livrer aux passions irascibles et déchirantes , n'en est pas même
une pour lui. C'est le tourment «des cœurs dévorés d'amour-
propre , et qui ne connaissent point d'autre amour. Ils n'ont pas
cette passion par choix , elle les tyrannise , et n'en laisse pomt
d'autre en leur pouvoir.
Lorsqu'il entreprit ses confessions, cette œuvre unique parmi
.4
DIALOGUE. 145
les hommes, dont il a profané la lecture , en la prodiguant aux
oreilles les moins faites pour l'entendre, il avait déjà passé
la maturité de Tâge, et ignorait encore l'adversité. Il a digne-
ment exécuté ce projet jusqu'au temps des malheurs de sa vie ;
dèft-lors il s'est vu Iqrce d'y renoncer. Accoutumé k ses douces
rêveries , il ne trouva ni courage ni force pour soutenir la mé-*
l'image que des temps qu'il verrait renaître avec plaisir : ceux
oti il fut la proie des méchans en seraient pour jamais effacés
avec les cruels qui les ont rendus si funestes, si les maux qu'ils
continuent à lui faire ne réveillaient quelquefois , malgré lui ,
l'idée de ceux qu'ils lui ont déjà fait sonfTnr. En un mot, un
naturel aimant et tendre, une langueur d'ame qui le porte
aux plus douces voluptés, lui faisant rejeter tout sentiment
douloureux , écarte de son souvenir tout objet désagréable. Il
n'a pa« le mérite de pardonner les offenses, parce qu'il les ou-
blie; il n'aime pas ses ennemis, mais il ne pense point à eux.
Cela met tout l'avantage de leur côté, en ce que ne le perdant
jamais de rue, sans cesse occupés de lui, pour l'enlacer de plut
en pins dans leurs pièges, et ne le trouvant, ni assez attentif
pour les voir, ni assez actif pour s'en défendre , ils .sont toujours
si\rs de le prendre au dépourvu , quand et comme il leur plait ,
sans crainte de représailles. Tandis qu'il s'occupe avec lui-même,
enx s'occupent aussi de lui. Il s'aime, et ils le haïssent^ voilà
l'occupation des uns et des autres; il est tout pour lui-même ; il
est aussi tout pour eux : car , quant à eux , ils ne sont rien , ni
pour lui , ni pour eux-mêmes; et pourvu que Jean-Jacques soit
misérable, ils n'ont pas besoin d autre bonheur. Ainsi ils ont ,
eux et lui, chacun ae leur côté, deux grandes expériences à
faire ; eux, de toutes les peines qu'il est possible aux hommes
d'accumuler dans l'ame d'un innocent, et lui , de toutes les res-
sources que l'innocence peut tirer d'elle seule pour les supporter.
Ce qu'il j a d'impayable dans tout cela est aen tendre vos bé-
nins messieurs se lamenter, au milieu de leurs horribles trames ,
du mal que fait la haine à celui qiii s'y livre, et plaindre ten-
drement leur ami Jean-Jacques, d'être la proie d un sentiment
aussi tourmentant.
U faudrait qu'il fût insensible ou stupide pour ne pas voir et
sentir son état ; mais il s'occupe trop peu de ses peines pour s*en
aCTecter beaucoup. Il se console avec lui-même des injustices
des hommes; en rentrant dans son cœur, il y trouve des dé-
dommagemens bien doux. Tant qu'il est 'seul il est heureux; et
[' quand le spectacle de la haine le navre , ou quand le mépris et
[ la dérision l'indiraent , c'est un mouvement passager qm cesse
aussitôt que l'objet qui l'excite a disparu, des émotions sont
Sromptes et vives, mais rapides et peu durables, et cela se voit.
»n coeur, transparent comme le cristal , ne peut rien cacher
i/,4 SECOND
de ce qui s*y passe } chaque mouvement qu'il éprouve se trans-
met à ses yeux et sur son visage. On voit cjuand et comment il
s'agite ou se calme , quand et comment il s irrite ou s'attendrit ;
et sitôt que ce qu'il voit ou ce qu'il entend l'aifecte, il lui est
impossible d'en retenir ou dissimuler un moment l'impression.
J'ignore comment ii put s'y prendre pour troni])er quarante ans
tout le monde sur son caractère; mais pour peu qu'on le tire de
sa chère inertie, ce qui par malheur n'est que trop aisé, je le
défîe de cacher à personne ce qui se passe au fond de son cœur,
et c'est néanmoins de ce même naturel aussi ardent qu'indiscret
qu'oh a tiré par nu prestige admirable le plus habile hypocrite
el le plus rusé fourbe qui puisse exister.
Cette remarque était importante , et j*v ai porté la plus grande
attention. Le prnnier art de tous les médians est la prudence,
c'est-à-dire, la dissimulation. Ayant tant de desseins et de sen-
timens à c.ichcr , ils savent composer leur extérieur, gouverner
leurs regards , leur air, leur maintien , se rendre maîtres des
apparences. Ils sa veut prendre leurs avantages et couvrir d'un
vernis de sagesse les noires passions dont ils sont rongés. Les
cœurs vifs sont bouillans, emportés, mais tout s'évapore au
dehors; les mi'chans sont froids , posés , le venin se dépose et se
cache au fond de leurs cœurs pour n'agir qu'en temps et lieu:
îusqu*alors rien ne s*exhale, et, pour rendre l'eiTet plus grand
ou plus sur, ils le retardent à leur volonté. Ces dinerences ne
viennent pas seulement des tempéramens, mais aussi de la na-
ture des passions. Celles des cœurs ardens et sensibles, étant
l'ouvrage de la nature , se montrent en dépit de celui qui les a;
leur première explosion purement machinale est indépendante
de sa volonté. Tout ce qu'il peut faire à force de résistance est
dVn arrêter le cours avant qu*elle ait produit son effet , mais
non pas avant qu'elle se soit manifestée ou dans ses yeux , ou par
sa rougeur , ou par sa voix , ou par son maintien , ou par quel-
que antre signe sensible.
Mais l'amour-propre et les mouvemens qui en dérivent n'étant
que des passions secondaires, produites par la réflexion , u'^»- *
sent pas si sen.siblement sur la machine. Voilà pourquoi ceux
que ces sortes de passions gouvernent sont plus maîtres des ap- '
parences que ceux qui se livrent aux impulsions directes de la
nature. En général si les naturels ardens el vifs sont plus aimans,
ils sont aussi plus emportés, moins enduraus, plus colères; mais
ces emportemens bruyans sont sais conséquence , et sitôt que le
signe de la colère sVO'ace sur le visage, elle est éteinte aussi dans
le cœur. Au contraire . les gens flegmatiques et froids, si doux,
si patiens, si modérés à l'extérieur, en dedans sont haineux,
vindicatifs , implacables; ils savent conserver, déguiser, nourrir
Irfur rancuTie jusqu'à ce que le moment de l'assouvir se présente.
Kn p'uéral les premiers aiment pins qu'ils ne haïssent, les seconds
liaissfut beaucoup plus qu'ils n aiment, si tant est qu'ils sachent
ainjcr. Lésâmes d'une haute trempe sont néanmoins très-souvent
DIALOGUE. 143
'flp celles-ci , comme supérieures aui passions. Le» vrais sages
»nt)t des hornmex froids , je n'eu doute pas; mais dans la classe
Jes boDiiues vulgaires, sans le coiilre-ooids de la seniîliUitë ,
l'aiBOur-propre emportera toujours la balance , et , s'ils ne restent
nnk, il les rendra méchans.
VoQS me direï qu'il y a des hommes vifs et sensibles qui ne
laissent pas d'être luéclians, haineux, et rancuniers. Je n'en crois
nVjt, mais il faut s'entendre. Il y a deux sortes de vivacité;
'-i-Iledessenliœens et celle des idées. Les âmes sensibles s'afleclent
l'Tlcnient et rapidement. Le sang enttaniiuc par une agi la (ion
Mibile porte à i a;il , h la voix , au visage, ces mouvemens im-
piitaeus ijui marquent la passion. Il est au contraire des esprits
ufs qui s'aisocicnt avec des creur* glaces , et qui ne tirent que
da cerveau l'agitation qui parait aussi dans les yeux, dans le
prste, et accompagne la parole , mais par des signes tout dilFé-
ctns , pantomimes et coiuédicns plutât qu'animés et passionnes.
Oux-ci, riches d'idées, les produisent avec une facilité ettrème :
il; ont la parole a commandement j leur esprit toujours présent
■ ''raul leur fournît sans cesse des pensées neuves, des
l'i réponses heureuses; quelque force et quelque Unesse
' Ile à ce qu'on peut leur dire, ils étonnent par la promp-
1'- sel de leurs réparties, et ue restent jamais court. Dans
^ même de sentiment ils ont un petit babil si bien agence
croirait émus jusqu'au fond du cœur, si cette justesse
! .ï pression n'attestait nue c'est leur esprit seul qui tra—
i ...■> autres, tout occupes de ce qu'ils sentent, soignent
'. ^. j 11 leurs paroles pour les arranser avec tant d'art. La
]- > inir liiccessioii du discours leur est insupportable : ils se dé-
1 ^rit ..->nlre la lenteur de sa marche; il leur semble dans la
■■ ■il- smouvcmens qu'ils éprouvent que ce qu'ils sentent
■■-' faire jour et pénétrer d'un ccrur à l'autre sans le froid
■le la parole. Les idées se présentent d'ordinaire aux
-[-lit en phrases tout arrangées. Il n'en est pas ainsi des
niiiuE^ns : il faut chercher, combiner, choisir un langage
prsfpp k rendre ceux qu'on éprouve ; et quel est l'homiuc sen-
■ Lblequi aura la patience de suspendre te cours des affections
j Liî r^igitent pour s'occuper à chaque instant de ce triage. Une
l'iuotion peut suggérer quelquefois des expressions éncr-
' vigoureuses; mais ce sont d'heureux uasardi que les
^ hiations ne fournissent pas toujours. D'ailleors un
1 V ement ému est-il en état de prêter une attention nii-
I fout ce qu'on peut lui dire , n tout ce qui se passe au-
-:■■, pour y approprier sa réponse ou son propftVJe
t tousseront aussi distraits, aussi étourdis, auMi
e Jean-Ji
,.1 i
lacqi
que qmc
iturel vraiment ardent , vif, sensible, et tendre
1 preste à la riposte,
fait dans le tnom
r ilo coeurs sensibles des cerveaux brûlés dont le seul il
£
i4f, SECOND
êe briller anime les discours, )es actions , les écrili, et qui,
[lour être applaudis des ieunes gens et des femmes, jouent ie
eur mieux la sensibilité qu'ils n'ont point. Tout entiers à leur
unique objet , c'est-à-dire à la célébrité , ils ne s'écliauflènt sur
rien au monde, ne prennent un véritable intérêt à rieu: leur*
tètes , agitées d'idées rapides , laissent leurs cœnrs vides de tout
sentiment, excepté celui de l 'am ou impropre , qui, leur étant
habituel , ne leur donne aucun mouvement sensible et remai—
dehors. Ainsi, tranquilles et de sang-froid sur toutes
ne songent qu'aux avantages relatifs à leur petit in-
dividu , et , ne laissant jamais échapper aucune occasion , s*oc>
cupent sans cesse avec un succès qui n'a rien d'étonnant , k ra-
baisser leurs rivaux, à écarter leurs concurrens, \ briller dans
te monde, k primer dans les lettres, et a déprimer tout ce qui
n'est pas attaché à leur char. Que de tels hommes soient mé-
cbans ou malfaisans, ce n'est nas une merveille; mais qu'ils
ênronvent d'autre passion que 1 égoïsme qui les domine , qu'ils
aient une véritable sensibilité, qu ils soient capables d'attache-
ment, d*amitié, même d'amour, c'est ce que je nie. Ils ne savent
pas seulement s'aimer eux-mêmes ; ils ne savent que haïr ce qui
n'est pas eux.
Celui qui sait régner sur son propre CTur, tenir tnutes ses
passions sous le joug , sur qui l'mterêt personnel et les désirs
sensuels n'ont aucune puissance, et qui, soit en public, loit
tout seul et sans lémoin , ne fait en toute occasion que ce qui
est juste et honni'tc , sans égard aux vœux secrets de son cccur ;
' -là seul est homniA vertueux. S'il existe, je m'en réjouis
pour l'honneur de l'espèce humaine. Je sais que des foules
«l'hoinmes vertueux ont jadis existé sur la terre; je sais que
Fénélon , Catinat , d'autres moins connus , ont honoré les siècles
lodenies , et parmi nous j'ai vu Georges Keith suivre encore
leurs sublimes vestiges. A cela prés , je n'ai vu dans les appa-
rentes vertus des hommes que forfanterie , hypocrisie et vanité.
Mais ce qui se rapproche un peu plus de nous, ce qui est dn
moins beaucoup plus dans l'ordre de la nature , c'est un igorlel
bien né qui na reçu du ciel que des passions expansivec et
douces, que des pcnchans aimans et aimables , qu'un cœvr ar-
dent à désirer, mais sensible, aflectueux dans sfi désirs, qii .
n'a que faire de gloire ni de trésors, maiï de jouissances réelles, 4
de véritables attaclieiiiens, et qui , comptant pour rien l'apn»- J
rencc des choses et pour peu l'opinion det hommes , cherche na I
bonheur en dedans sans égard aux usages suivis et aux préjugM I
reçus. ^t homme ne sera pas vertueux , puisqu'il ne vaincra gai^
ses penchans ; mais , en les saivant , il ne fera rien de contrai-^*
il ce que ferait , en surmofitant les siens , celui qui n'ecoiile q'
la vertu. La bonté, la camiqisérativn , la générosité, ce* f
mll-rcs inclinations de la nature , qui ne sout que des étn^ ^
lions de l'aïuour de soi, ne s'érigeront point dans sa **• '
iraustères devoir» , mail «lies seront dei besoini JS M
DIALOGUE. ,4-
qu'il satisfera plus pour son propre bonheur que par un prin-
cipe d'humanité qu'il ne songera guère à rcUuire en relies.
L instinct de la nature est moins pur peut-élre, mais certaine-
ment plus sur , que la loi de la vertu : car on le met souveut eu
coDtradiction avec ion devoir, jamais avec son peiiciiout , pour
mal faire.
L'homme de la nature éclairé par la raison a <Tes appétits plus
délicata, mais non moins simples que dans sa preinicre grossiiv
reté. Les fantaisies d'autorité, de célébrité, de prééminence,
ne loat rien pour luij il ne veut être connu que pour être aimé;
il ne veut être loué que de ce qui est vraiment louable et qu'il
possède en effet. L'esprit, les talens ne sont pour lui que des
ornemens du mérile , et ne le constituent pas. Us sout des déye-
loppemeni nécessaires dans le progrès des clioses et qui ont leurs
avanta^s pour les agrémens de la vie, mais subordonnés aux
facultés plus précieuses qui rendent l'homme vraiment sociable
et bon, et qui lui font priser l'ordre , la justice, la droiture et
l'innocence au-deuus de tous les autres biens. L'homme de la
nature apprend à porter en toute chose le joug de la nécessité
et à t'y soumettre , à ne murmurer jamais co .tre la providence,
qui commença par le combler de dons précieux, qui promet k
son cmur des biens plus précieux encore , luiiis qui , pour répa-
rer les injustices de fa fortune et des hommes , clioisu .ton heure
et non pas la notre, et dont les vues sont trop au-dessus de nous
poDF qu'elle nous doive compte de ses moyen'^. L'homme de la
nature est assujetti par elle el pour sa propre conservation à
dct transports irascibles et momeiilnnés, a la coli-re , àl'eiupnr-
tement, à l'indignation , jamai.s à des sentiment haineux el du-
rables, nuisibles à cfilui qui eo est la proie cl a celui qui en est
l'objet , et qui ne mènenl qu'au iniil et à la destrai:linn sans ser-
Ttr au bien ni à la conservation de persuiine. Liilin l'tioiiimc de
le nsittire , sans épuiser ses débiles forces à se coiiKlruirc ici-bas
de» tabernacles, iîe& machines éiiormesdebonlieur ou île plaisir,
jouit de lui-même et de son exislFnce, sans grand souci de ce
mi'an pensent les hommes , ei sans grand soin de l'avenir.
Te] j'ai vu l'indolent Jeao-Jacqufs, sans alléctaLion , sans
apprit, livré par goilt à tes douces rêveries, pensant profondé-
ment quelquefois, mais toujours avec }jlusde laligiie que de plai-
sir, etaimant mienx se laisser gouverner par <iuc iiuaginalion
que de gouverner avec effort sa tête par la raison. Je
mener par goAt une vie égale, simple, et routinière,
^•■'rebuter jamais. L'unifomiLté de cette vie et la douceur
troBV« iBOBtrent que mu ame est en paix, fi'il était mal
" "-* '; enfin d'j vivre; il lui faudrait des
«nùt chercher : et si , par un tour
«tioiit à s'imposer ce genre de
*lt de cette contrainte sur
\. 11 jaunirait , il langui'
Mrireit. Au contraire.
i48 SECOND
il M porte mieux qu'il ne fit jamais (i). Il n'a plus ces sonfirancM
habituelles , cette maigreur , ce teiut pâle , cet air mourant qu'il
eut constamment dix ans de sa vie , c est-à-dire pendant tout le
temps qu'il se mêla d'écrire , métier aussi funeste k sa constitu-
tion que contraire à songodt, et qui l'eût enfin mis au tombeau
s'il l'eût continué plus long-temps. Depuis qu'il a repris les dous
loisirs de sa jeunesse il en a repris )a sérénité; il occupe son corps
et repose sa Xétt; il s'en trouve bien à tous égards. En un mot ,
comme j'ai trouvé dans ses livres l'homme de la nature, j'ai
trouvé dans lui l'homme de ses livres , sans avoir eu besoin de
chercher expressément s'il était vrai qu'il en fût l'auteur.
Je n'ai eu qu'une seule curiosité que j'ai voulu satisfaire ; c'est
au sujet du Devin du Village. Ce que vous m'aviez dit là-dessui
m'avait tellementfrappé que je n'aurais pas été tranquille, si je
ne m'en fusse particulièrement éclairci. On ne conçoit guère
comment un homme doué de quelque génie et de talens, par les-
quels il pourrait aspirer à une gloire méritée , pour se parer
efirontément d'un talent qu'il n'aurait pas , irait se fourrer sans
nécessité dans toutes les occasions de montrer là-dessus son inep-
tie. Mais qu'au milieu de Paris et des artistes les moins disposét
Four lui àVinduIgcnce , un tel homme se donne sans façon pour
auteur d'un ouvrage qu'il est incapable de faire ; qu'un homme
aussi timide, aussi peu sufEsaot, s'érige parmi les maîtres en pré-
cepteur d'un art auquel il n'entend rien et qu'il les accuse de ne
pas entendre, c'est assurément une chose «les plus incroyable)
que l'on puisse avancer. D'ailleurs il y a tant de bassesse k x
parer ainsi des dépouilles d'antrui; cette manœuvre suppose tant
de pauvreté d'esprit, une vanité si puérile, un jugement si
borné , que quiconque peut s'y résoudre ne fera jamais rien de
grand, d'élevé, de beau dans aucun genre , et que, malgré
toutes mes observations, il serait toujours resté impossible à ma
yeux que Jean-Jacques se donnant faussement pour l'auteur ia
Devin du Village eût fait aucun des autres écrits qu'il s'attribue,
et qui certainement ont trop de force et d'élévation pouraroir
pu sortir de la petite tête d'un petit pillard impudent. ToulceÛt
me semblait tellement incompatible que j'en revenais touionnS
na première consequi
Uuecho.sc encore animait le «le rie mes recherches. L'a_
<lu Devin du Village n'est pas, quel qu'il soit , un auteur a_.
naire , non plus que celui desautres ouvragesqui portent lemit.^
nom. Il y a dans cette pièce une douceur, unrharme,, une Ml|
plicitc surtout, qui la distinguent sensiblement de toute «._,
production du même genre. 11 n'y a dans lei pargles ni litd
tioni vives, ni belles sentences, ni pompeuse morale s il a'K
dans la musique ni traits savans, ni morceaux do travail,!
cliauls tourne», ni harmonie pathétique. Lt sujet en est f
(i) Tout I Min terme ici-bsi. Si ma »«nl£ décline, cl lucconibBe
soDi lauid'nffliciionB iius rtllche , il restera loujonn jiwtaaitl m
KÙsicté si luDg-teniiit, ,^_^^^^
DIALOGUE. ,.',,y
aiique i^u'attentlrissant , et cependant la pièce toucbe , remu«,
aitenJril [iisqu'am larmes: on se sent ému sans savoir pour—
>[Uoi. D'oïl ce charme secret qui coule ainsi dans les ci^urq
lire-t— il sa soarce? Celte source unique oii nul autre n'a puisé
n'est pas celle de l'Hippocrcne : elle vient d'ailleurs. L'auteur
«laîtêlre aussi singulier que la pièce est originale. Si .connaissant
âfii Jean-Jacques , j'avais vu pour la première fois le Devin dii
>'i]ligc sans qu'on m'en nommât l'auteur , j'aurais dit sans ba-
lancer , c>st celui de la nouvelle Héloïse, c'est Jean-Jacques , et
cenepeulôtre que lui. Colette intéresse et touche comme Julie,
sans uia^ic de situations, sans apprêt* d'événemens romanes-
ques; même naturel , même douceur, même accent : elles sont
t/ruriiou je serais Iwen trompé. Voilà ce que j'aui
f. Mai
e Jean-JacqT
i dit ou
donne faussement pour l'auteur de cette pièce, et qu'eFle est
" ■ autre : qu'on me le montre donc cet autre-là , que je voie
nent il est fait. Si ce n'est pas Jean-Jacques, il doit du
1 lui ressembler beaucoup , puisque leurs productions , si
^KÏiules, si caractérisées, se ressenibleut si fort, It est vrai
le jr ne puis avoir vu des productions de Jean^acqucs en mu—
jM, puisqu'il n'en sait pas faire; mais je suis sâr que , s'il en
l^iit uire, elles auraient un caractère très -approchant de
i. A m'en rapporter à mon propre jugement , celle mu-
te ett de lui: par les preuves que l'on me donne, elle n'en
Hpui que dois-je croire? Je résolus de m'éclaîrcir si bien par
r cet artid<
l'y suis pris
nu.l
delà
façon I;
Hle,ct je II
Jwy parvenir.
fin Fs. Bien n'est plus simple. Vous
i avei présenté de '
pAt rester là-dessus aucun
plus courte , ta plus sûre
|Ci^l ne faisait que barbouiller ,
tout le
Roiss. Ce n'est
de cela non plus <
£saéhe, pouruni
ail en donnant de la musique pour être de li
pior en savoir faire. Voîlii ce que j'avais à "
pooc proposé de la musiqi
avez tiré la conséquence ,
n'était point
; que ] ai lail
ait ; car il ne s'est pas donne, que
ni DDur un chantre de cathédrale.
, il s'est donné
rifîer. Je lui aï
à faire. C'était
^SJBft-i ce me semble, aussi directement qu'il était possible au
^poînt de la question. Je l'ai prié de composer cette musiqur ',
loui présence sur des paroles qui lui étaient inconnues et que
^bîai fournirs sur-le-champ.
• Vous avier. bien de la bonté; car
avait pas lire la musique, n'était-ce pas vous assurer de
'€ qu'il n'en savait pas composer?
PÏOVBS. Je n'en sais rien; \e ae vois nulle impossibilité qu'un
nae trop plein de ses propres idées ne saclieni saisir, ni rendre
S\a des autres ; et puisque ce n'est pas faute d'esprit (lu'il sait
t mal parler , ce peut aussi n'être pas par i^orance qu il lit si
i5a SECOND
Tual la mnsîqDe. Mais ce que je sais bien , c'est qne , si de Tacte*
au possible la conséquence est valable , lui voir sous mes yeux
composer de la musique était m'assurer qu'il en savait composer.
LeFr. D'honneur y voici qui est curieux ! Hé bien , monsieur,
de quelle dcfaile vous paya-t-il? Il fit le fier, sans doute, et
rejota la proposition avec hauteur?
BoLss. Non , il voyait trop bien mon motif pour pouvoir s'en
offenser , et me parut même plus reconnaissant qu'humilié de ma
proposition. Mais il me pria de comparer les situations et les
âges. « Considérez , me dit-il , quelle différence vingt-cinq ans
n d'intervalle, de longs serremens de corar , les ennuis, le dc->
H couragement , la vieillesse , doivent mettre dans les produc-
M tions du même homme. Ajoutez à cela la contrainte que vous
» m'imposez , et qui me plaît parce que j'en vois la raison^ mais
M qui n'en^ met pas moins des entraves aux idées d'un homme
» qui n'a jamais su les assujettir, ni rien produire qu'à sou
>» neure , à son aise , et à sa volonté. »
Le Fr. Somme toute , avec de belles paroles il refusa l'épreuve
proposée ?
Rouss. Au contraire , après ce petit préambule il s*y soumit
de tout son cœur, et s'en tira mieux qu'il n'avait espéré lui—
même. 11 me fit , avec un peu de lenteur , mais moi toujours
présent , de la musique aussi fraîche , aussi chantante, aussi bien
traitée , que celle du Devin , et dont le style assez semblable à
celui de cette pièce, mais moins nouveau qu'il n'était alors, est
tout aussi naturel, tout aussi expressif, et tout aussi agréable.
Il fut surpris lui-même de son succès. «« Le désir , me dit-il ,
)* que je vous ai vu de me voir réussir m'a fait réussir davantage,
w La défiance m'étourdit , m'appesantit et me resserre le cer-
w veau comme le copur^ la confiance m'anime, m'épanouit , et
M me fait planer sur des ailes. Le ciel m'avait fait pour l'amitié :
» elle eût donné un nouveau ressort à mes facultés, et j'aurais
M doublé de prix par elle. •»
VoiHi , monsieur, ce que j'ai voulu vérifier par moi-même.
Si cette expérience ne siimt pas pour vous prouver qu'il a fait le
Devin du Village, elle suffit au moins pour détruire celle des
preuves qu'il ne l'a pas fait à laquelle vous vous en êtes tenu.
Vous savez pourquoi toutes les autres ne font point autorité
pour moi : mais voici une autre observation qui achève de dé-
truire mes doutes, et me confirme ou me ramené dans mon an-
cienne persuasion.
Après cette épreuve, j'ai examiné toute la mnsique qu'il »
composée depuis son retour k Paris, et qui ne laisse pas de (aire
un recueil considérable, et j'y ai trouvé une uniformité de style
et de faire , (jui tomberait quelquefois dans la monotonie si elle
n'était autorisée ou excusée par le grand rapport des paroles
dont il a fait choix le pins souvent. Jean- Jacques, avec un
cœur trop porté à la tendresse , eut toujours un ffoàt vif pour la
vie champêtre. Toute sa musique, quoique vanée selon les su-
DIALOGUE. iSi
]>U , porte une empreinte de ce goAt. On croît entendre l'ac-
ceat pastorftl des mpeaux, et cet accent te fait partout sentir le
mfme que dans le Devin du Village. Ua connaisseur ne peut pas
plus s'y tromper qu'on ne te trompe au faire des peintres. Toute
cette musique a aailleurs une simplicité, j'oserais dire une vé-
rité, que n'a parmi nous nulle autre musique moderne, Noii-
senlement elle n'a besoin ni lie trilles, ni de petites notes, ni
d'agrémens ou de fleurtis d'aucune espèce, mais elle ne peut
mraie rien supporter de'tout cela. Toute son expression est dans
lei seules nuances du fort et du doux, vrai caractère d'une
bonne mélodie i cette mélodie y est toujours une et bien mar-
qaée , les accompagnement l'animent sans l'olTusquer. On n'a pat
besoin de crier sans cesse aux accompagnateurs, doux, plus
doux. Tout cela ne convient encore qu'au seul Dévia du Village.
S'il n'a pas fait cette pièce , il faut donc qu'il en ait l'auteur
toujours à ses ordres pour lui cooiposer de nouvelle musique
toutes les fois qu'il lui plaît d'en produire sous son nom, car il
n'y a que lui seul qui en fasse comme celle-là. Je ne dis pas
qu'en épluchant bien toute cette musique on n'y trouvera ni
reuemblances , ni réminiscences , ni. traits pris ou imités d'autres
antenrt; cela n'est vrai d'aucune musique que je connaisse.
Mail , soit que ces imitations soient des rencontres fortuites on
de vrais pillages, je dis que la manière dont l'auteur les emploie
les lui approprie ; je dis que l'abondance des idéf'S dont il est
plein , et qu il associe à ceiles-li , ne peut laisser supposer que
ce «oit par stérilité de son propre fonds qu'il se les attribue j
c*«t paresse ou précipitation , mais ce n'est pas pauvreté : il lui
ett trop aisé de produire pour avoir jamais besoin de piller (i).
(l) Il y ■ troii titaU marceaox dans It Devin du Village i|Ui ne sont
Ma nniquoDiert de moi , cnmine dci le commencpinciil je Vai dit sans
cMae 1 tout le raonâe ; lam trait dans \e dUertisHnient : I*. tes jataUt
deb cbanaon, qui sont, an partie, et du moins l'idi'e <-t le refraîu , de
M. CoWi; i'. les paroles de l'arielte, qui «ont de M. Cahusac , lequel
m'angagea à fiire sprès coup celle arielle , pour complaire k madEuioiwIIc
Fd , qui ne plii|inait qu'il u'y avait rien de brillant pour aa <oix dam
■on rh\t\S', el l'entrée des bergères, que, sor les -vivei instances de M.
d'Holbach , j'arrangeai sur une piice de clavecin d'un recueil qu'il oie
{VÉsntIk. le ne dirai pasquelleéuîirinlention ilaM. d'Holbacb.maii il
~- prewa si fort d'emplover quelque clionedeca recueil, que ie no pus,
Movlle bagatelle, leaisler obstinémentà «on dfiir, rour la romancp,
»_lB'a f»il lirer , lanlùt do Suisse, lanlàl Ae. Languf.loc , taolùl de
«amea. et lanlôt de ie uc sais oi\,je ne l'ii lirce que de ma lèle,
ne toute la pièce. Je ta composai , revenu depuis peu d'Italie, psa*
t la mii>ii]iiq que j'v avait entendoe, et dont on n'avait encore
uiBMincd k Paris. Quand cette connaissance rommenga de s'y
■ aurait bieijl6t découvert me» pillages, si j'avais f*il comme
r» frfl.içaia , paioe qu'ils soot pauvre» (l'idéea, qu'il»
, . nètne le vrai chant, el que leur» acrompagn^men» ne
•■■t qa*da barboutUagp. On aeul'impndane* de mellreen grande pompn
'Il la romance do M. Verne», uolir faire croii»
tit. Tonte ■>• réponse a été de faire à cette
iSa SECOND
Je lui aï conseillé de rassembler toute cette musique et ie
chercher à s'en défaire pour s'aider à vivre quand il ne pourra
pins continuer son travail , mais de tâcher sur toute chose que ce
recueil ne tombe qu'en des mains fidèles et sAres qui ne le lais-
sent ni détruire , m diviser : car , quand la passion cessera de
dicter les jugemens qui le regardent , ce recueil fournira , ce me
semble , une forte preuve que toute la musique qui le compose
est d'un seul et même auteur (i).
Tout ce <|ui est sorti de la plume de Jean-Jacques durant son
effervescence porte une empreinte impossible à méconnaître , et
S lus impossible à imiter. Sa musique , sa prose , ses vers , tout ^
ans ces dix ans , est d'un coloris, d'une teinte , qu'un autre ne
trouvera jamais. Oui , je le répète , si j'ignorais quel est l'au-
teur du Devin du Village je le sentirais a cette conformité. Mon
doute levé sur cette pièce achève de lever ceux qui pouvaient
me rester sur son auteur. La force des preuves qu'on a qu'elle
n'est pas de lui ne sert plus qu'à détruire dans mon esprit celle
des cnmes dont on l'accuse , et tout cela ne me laisse plus qu'une
surprise ; c'est comment tant de mensonges peuvent être si bien
prouvés.
Jean-Jacques était né pour la musique , non pour y payer de
sa personne dans l'exécution , mais pour en hâter les progrès et
y faire des découvertes. Ses idées dans l'art et sur l'art sont fé-
condes , intarissables. Il a trouvé des méthodes plus claires , plus
commodes , plus simples , qui facilitent , les unes la composi-
tion , les autres l'exécution , et auxquelles il ne manque pour
être admises que d'être proposées par un autre que lui. Il a fait
dans Tharmonie une découverte qu'il ne daigne pas même an-
noncer, sûr d'avance qu'elle serait rebutée, ou ne lui attire-
rait, comme le Devin du Village , que l'imputation de s'empa-
rer du bien d'autrui. Il fera dix airs sur les mêmes paroles sans
que cette abondance lui coûte ou Tépuise. Je l'ai vu lire aussi fort
bien la musique , mieux que plusieurs de ceux qui la professent.
romance deux autres aire meillenra que celui*là. Mon argument est
simple : rrlui qui a fait les deux meilleurs airs n*avait pas besoin de fr'at-
triburr faussement le moindre.
(i) J*ai mis fidèlement dans ce recueil toute Li musique de toute espèce
que )'ai composée depuis mon retour à Paris , et dont j'aurais beaucoup
retranché si )e n'y avais laissé que ce qui me parait bon ; mais j'ai vouln
ne rien omettre de ce que j'ai réellement fait , afin qu'on en pût discerner
tout ce qu'on m'attribue, aussi faussement qu'impudemment mênœ , en
ce genre, dans le public, dans les journaux, et jusqucs dans les recueils
de mes propres écrits. Pourvu que les paroles soient grossières et malhoo-
nétes , pourvu que les airs soient maussades et plats , on m'accordera
volonliers le talent décomposer de cette musiqne-là. On affectera même de
m'ait ribuer des airs d'un bon chant fiiits par d'autres, pour faire croire
que je me les attribue moi-même , et que je m'approprie les ouvrages
d'autrui. M'ôter mes productions et m'attribuer les leurs a clé depuis
vingt ans la manoeuvre la plus constante de ces messieurs , et la plus sûre
pour me décrier.
DIALOGUE. i53
n anra même en cet art Vimpromptu de l'exc'ctitîon ^\ lai
manque en toute autre chose , quand rien ne rintimulcra ,
quand rien ne troublera cette présence d'esprit qu'il a si rare-
ment , qu'il perd si aisément y et qu'il ne peut plus rappeler des
qu'il l'a perdue. Il y a trente ans qu'on l'a vu dans Paris chanter
tont à livre ouvert. Pourquoi ne le peut-il plus aujourd'hui?
Cest qu'alors personne ne doutait du talent qu'aujourd'hui tont
le noionde lui refuse , et qu'un seul spectateur malveillant suf&t
pour troubler sa tête et ses yeuic. Qu'un homme auquel il aura
confiance Ini présente de la musique qu'il ne connaisse point :
je parie , à moms qu'elle ne soit baroque ou qu'elle ne dise rien ,
qa il la déchiffre encore à la première vue et la chante passable-
ment. Mais si , lisant dans le cœur de cet homme , il le voit mal
intentionné , il n'en dira pas une note ; et voilà parmi les spec-
tateurs la conclusion tirée sans autre examen. Jean-Jacques est
sur la musique et sur les choses qu'il sait le mieux comme il
était jadis aux échecs. Jouait-il avec un plus fort que lui qu'il
croyait plus faible , il le battait le plus souvent ) avec un plus
faible qu'il croyait plus fort , il était battu : la sufhsance des
antres l'intimide et le démonte infailliblement. En ceci l'opinion
l'a toujours subjugué , ou plutôt , en toute chose , comme il le
dit lui-même , c'est au degré de sa confiance que se monte celui
de ses facultés. Le plus grand mal est ici que, sentant en lui sa
capacité , pour desabuser ceux qui en doutent , il se livre sans
crainte aux occasions de la montrer , comptant toujours pour
cette fois rester maître de lui-même , et , toujours intimidé ,
3noî qu'il fasse , il ne montre que son ineptie. L'expérience là-
essas a beau l'instruire , elle ne l'a jamais corrige.
l.jes dispositions d'ordinaire annoncent l'inclination et récipro-
quement. Cela est encore vrai chez Jean-Jacques. Je n'ai vu nul
homme aussi passionné que lui pour la musique , mais seule-
ment pour celle qin parle à son cœur ; c'est pourquoi il «nîme
mieux en faire qu en entendre , surtout à Paris , parce qu'il n'y
en a point d'aussi bien appropriée à lui que la sienne. Il la
chante avec une voix faible et cassée , mais encore animée et
donce 'y il l'accompagne , non sans peine , avec des doigts treni-
blans , moins par I^ffet des ans que d'une invincible timidité.
n se livre à cet amusement depuis quelques années avec plus
d'ardeur que jamais, et il est aisé de voir qu'il s'en fait une ai-
mable diversion à ses peines. Quand des sentimens douloureux
affligent son cœur, il cnerche sur son clavier les consolations que
les hommes lui refusent. Sa douleur perd ainsi sa sécheresse , et
loi fournit à la fois des chants et des larmes. Dans les rues , il se
distrait des regards insultans des passans en cherchant des airs
dans sa tête j plusieurs romances ne sa façon d'un chant triste
et languissant , mais tendre et doux , n'ont point eu d'autre
origine. Tont ce qui porte le même caractère lui plaît et le
:harme. H est passionné pour le cliaiit du rossignol ; il aime les
gémissemens de la tourterelle , et les a parfaitement imités dans
i54 SECOND
racoompagnement d'un de ses airs : les regrets juî tiennent â
rattachement l'intéressent. Sa passion la plus vive et la plu»
vaine était d'être aimé } il croyait se sentir fait pour l'être ; il
satisfait du moins cette fantaisie avec les animaux. Toujours il
prodigua son temps et ses soins à les attirer , à les caresser ; il
était rami , presque l'esclave de son chien , de sa chatte, de ses
serins : il avait des
laient sur les- bras
Yoisait les oiseaux
et il est parvenu à Monquin à faire nicher des hirondelles dans
sa chambre avec tant de confiance , qu'elles s'y laissaient même
enfermer sans s'effaroucher. £n un mot , ses amusemens , ses
plaisirs sont innocens et doux comme ses travaux , comme ses
penchans ; il n'y a pas dans son ame un goût qui soit hors de la
nature , ni coûteux ou criminel à satisfaire } et , pour être heu-
reux autant qu'il est possible ici-bas , la fortune lui eût été
inutile , encore plus la célébrité ; il ne lui fallait que la santé ^
le nécessaire , le repos, et l'amitié.
Je vous ai décrit les principaux traits de l'homme que j'ai vu ,
et je me suis borné dans mes descriptions non-seulement k ce qui
peut de même être vu de tout autre , s'il porte à cet examen un
œil attentif et non prévenu , mais à ce qui n'étant ni bien , ni
mal en soi , ne peut être affecté long-temps par hypocrisie.
Quant à ce qui quoique vrai n'est pas vraisemblable , tout ce
mû n'est connu que du ciel et de moi , mais eût pu mériter de
1 être des hommes , ou ce qui , même connu d'autrui , ne peut
être dit de soi-même avec bienséance , n'espérez pas que je vous
en parle , non plus que ceux dont il est connu : si tout son prix
est dans les suffrages des hommes , c'est à jamais autant de
perdu. Je ne vous parlerai pas non plus de ses vices, non C[u'il
n'en ait de très-grands , mais parce qu'ils n'ont jamais fait de •
mal qu'à lui , et qu'il nVn doit aucun compte aux autres : le
mal qui ne nuit point à autrui peut se taire quand on tait le
bien qui le rachète. Il n'a pas été si discret dans ses Confessions ,
et peut-être n'en a-t-il pas mieux fait. A cela près , tous les dé-
tails que je pourrais ajouter aux précédens n'en sont que des
conséquences qu'en raisonnant bien chacun peut aisément sup-
pléer. Us suffisent pour connaître à fond le naturel de l'homme
et son caractère. Je ne saurais aller plus loin sans manquer aux
engagemens par lesquels vous m'avez lié. Tant qu'ils dureront ,
tout ce que je puis exiger et attendre de Jean-Jacques est qu'il
me donne , comme il a fait , une explication naturelle et rai-
sonnée de sa conduite en toute occasion ; car il serait injuste et
absurde d'exiger qu'il répondit aux charges qu'il ignore, et '
moi-même , en y donnant toute mon attention. Voili ce que j'ai
fait : ainsi je m'arrête. Ou faites-moi sentir en quoi je m'abuse >
DIALOGUE. i55
ou montm-^moi comment mon Jean-Jacques peut s'accorder
avec celui de vos messieurs , ou convenez enfin que deux êtres si
différens ne furent jamais le même homme.
Le Fr. Je vous ai écouté avec une attention dont vous devez
être content. Au lieu de vous croiser par mes idées je vous ai
suivi dans les vôtres , et si quelquefois je vous ai machinalement
interrompu, c'était lorsqu étant moi-même de votre avis je
fc voulais avoir votre réponse à des objections souvent rebattues
que je craignais d'oublier. Maintenant je vous demande en re-
tour un peu de l'attention que je vous ai donnée. J'éviterai
d'être difius } évitez , si vous pouvez , d'être impatient.
Je commence par vous accorder pleinement votre conséquence,
et je conviens franchement que votre Jean -Jacques et celui de
nos messieurs ne sauraient être le même homme. L'un , j'en con-
viens encore , semble avoir été fait k plaisir , pour le mettre en
opposition avec l'autre. Je vois même entre eux des incompati-
bilités qui ne frapperaient peut-être nul autre que* moi. L em-
pire de l'habitude et le goAt du travail manuel sont , par exem-
ple, à noies jeux des choses inalliables avec les noires et fougueuses
passions des méchans; et je réponds que jamais un déterminé
scélérat ne fera de jolis herbiers en miniatures , et n'écrira dans
six ans huit mille pages de musique (i). Ainsi, dès la première
esquisse , nos messieurs et vous ne pouvez vous accorder. Il y a
certainement erreur ou mensonge a'une des deux parts : le men-
songe n'est pas de la vôtre, j'en suis trës-sûr, mais 1 erreur y
peat être. Qui m'assurera qu'elle n'y est pas en effet? Vous accu-
ses nos messieurs d'être prévenus quand ils le décrient , n'est-ce
point vous qui l'êtes quand vous l'honorez? Votre penchant pour
loi rend ce doute très-raisonnable. Il faudrait , pour démêler sû-
rement la vérité , des observations impartiales ; et , quelques pré-
cautions que vous ayez prises , les vôtres ne le sont pas plus aue
les lenrs. Tout le monde , quoi que vous en puissiez dire , n est
pas entré dans le complot. Je connais d'honnêtes gens qui ne
naissent point Jean-Jacques , c'est-à-dire qui ne professent point
poor lui cette bienveillance traîtresse qui , selon vous , n'est
qa'nne haine plus meurtrière. Ils estiment ses talens sans aimer ni
naîr sa personne , et n'ont pas une grande confiance en toute cette
générosité si bruyante qu'on admire dans nos messieurs. Cepen-
^ aant, sur bien des points, ces personnes équitables s'accordent à
l penser comme le public à son éeard. Ce qu elles ont vu par elles-
mêmes, ce qu'elles ont appris les unes des autres donne une idée
pea finvorable de ses mœurs, de sa droiture , de sa douceur, de
son humanité, de son désintéressement, de toutes les vertus (j^u'il
étalait avec tant de faste. Il faut lui passer des défauts , même
(i) Ayant fait une parlio de ce calcul d'avance, etaenlement parcora-
psraîaon, )'ai mis tout trop au rabais, et c'est ce que )e découvre bien
•ensiblement à mesure que j'avance daus mou rrg'utre, puiiiqu'au lioutdo
cinq tus et demi seulement j'ai déjà p us de neuf mille pagps bien ariicu-
lê«g,et far' lesquelles- on ne peut contester.
*
i5fi SECOND
des vices , puisqu'il est bomme ; mais il en est de trop bas pmir
Eouvoir germer dans un cœur honnête. Je ne cherche point un
omme parfait , mais je méprise un homme abject , et ne croi-
rai jamais que les heureux penchans que vous trouvez dans Jean*
Jacques puissent compatir avec des vices tels que ceux dont il
est chargé. Vous voyez que je n'insiste pas sur des faits aussi
Srouvés qu'il y en ait au monde , mais dont l'omission affectée
'une seule formalité énerve , selon vous , toutes les preuves. Je
ne dis rien des créatures qu'il s'amuse à violer , quoique rien ne
soit moins nécessaire , des écus qu'il escroque aux passans dans
les tavernes, et qu'il nie ensuite d'avoir empruntés, des copies^
qu'il fait payer deux fois , de celles oii il fait de faux comptes, de
1 argent qu'il escamote dans les paiemens qu'on lui fait, de mille-
autres imputations pareilles. Je veux que tous ces faits, quoique
prouvés, soient sujets à chicane comme les autres; mais ce qui
est généralement vu par tout le monde , ne saurait l'être. Cet
bomme ,- en qui vous trouvez une modestie , une timidité , de
vierge , est si bien connu pour un satyre plein d'impudence, que,
dans les maisons mêmes oii Ton tâchait de l'attirer à son arrivée
à Paris , on faisait , dès qu'il paraissait , retirer la fille de la mai-
son , pour ne pas l'exposer à la brutalité de ses propos et de sei^
manières. Cet homme , qui vous paraît si doux , si sociable, fuit
tout le monde sans distinction , aédaigne toutes les caresses , re-
bute toutes les avances, et vit seul comme un loup-garou. Il se
nourrit devisions, selon vous, et s'extasie avec des chimères.
Mais s'il méprise et repousse les humains , si son cœur se ferme
à leur société, que leur importe celle que vous lui prêtez avec
des êtres imaginaires? Depuis qu'on s'^st avisé de l'éplucher avec
Î)lus de soin, on l'a trouvé , non-seulement différent de ce qu'on
e croyait , mais contraire à tout ce qu'il prétendait être. Il se
disait honnête , modeste ; on l'a trouvé cynique et débauché : il
se vantait de bonnes mœurs , et il est pourri de vérole ; il se dk-
sait désintéressé , et il est de la plus basse avidité ; il se disait
humain , compatissant, il repousse durement tout ce qui lui de-
mande assistance ; il se disait pitoyable et doux , il est cruel et
sanguinaire ; il se disait charitable , et il ne donne rien à per-
sonne; il se disait liant, facile à subjuguer, et il rejette arro—
gamment toutes les honnêtetés dont on le comble. Plus on le re-
cherche, plus on en est dédaigné. On a beau prendre en l'accos-
tant un air béat , un ton patelin , dolent, lamentable , lui écrire
des lettres à faire pleurer , lui signifier net qu'on va se tuer à
l'instant si l'on n'est admis , il n'est ému de rien ; il serait homme
à laisser faire ceux qui seraient assez sots pour cela; et les plai—
gnans , qui affluent à sa porte , s'en retournent tous sans conso-
lation. Dans une situation pareille à la sienne , se voyant ob-
servé de si près , ne devrait-il pas s'attacher à rendre contens de
lui tous ceux qui l'abordent , à leur faire perdre, à force de dou-
ceur et de bonnes manières , les noires impressions qu'ils ont sur
son compte y à substituer dam leurs âmes la bienveillance à l'es-
•
DIALOGUE. i5j
limé qu'il a perdue , et à les forcer au moins à le plaindre , ne
Îouyant plus l'honorer? Au lieu de cela, il concourt , par son
umeur sauvage et par ses rudes manières , à nourrir , comme
à plaisir , la mauvaise opinion qu'ils ont de lui. En le trouvant
si dur , si repoussant , si peu trai table , ils reconnaissent aisé-
ment l'homme féroce qu'on leur a peint ; et ils s'en retournent
convaincus par eux-mêmes qu'on n'a point exagéré son caractère,
et qu'il est aussi noir que son portrait.
Yotts me répéterez sans doute que ce n'est point là l'homme
que vous avez vu : mais c'est l'homme qu'a vu tout le monde ,
excepté vous seul. Vous ne parlez , dites-vous , que d'après vos
propres observations. La plupart de ceux que vous démentez ne
parient non plus que d'après les leurs. Ils ont vu noir , oii vous
voyez blanc ; mais ils sont tous d'accord sur cette couleur noire ;
la blanche ne frappe nuls autres yeux que les vôtres ; vous êtes
seul contre tous ; la vraisemblance est-elle pour vous? La raison
permet-elle de donner plus de force à votre unique suffrage qu'aux
suffrages unanimes de tout le public? Tout est d'accord sur le
compte de cet homme que vous vous obstinez seul à croire inno-
cent , malgré tant de preuves auxquelles vous-même ne trouvez
rien à répondre? Si ces preuves sont autant d'impostures et de
sophismes , que faut - il donc penser du genre humain ? Quoi !
toute une génération s'accorde à calomnier un innocent , à le
couvrir de fange , à le suffoquer , pour ainsi dire , dans le bour-
bier de la diffamation , tandis qu'il ne faut , selon vous , qu'ou-
vrir les yeux sur lui pour se convaincre de son innocence , et de
la noirceur de ses ennemis ! Prenez garde , monsieur Rousseau ;
c'est vous-même qui prouvez trop, bi Jean-Jacques était tel que
vous l'avez vu , serait-il possible que vous fussiez le premier et le
seul à l'avoir vu sous cet aspect? Ne reste-t-il donc que vous seul
d'homme juste et sensé sur la terre? S'il en reste un autre qui ne
pense pas ici comme vous, toutes vos observations sont anéanties ,
et'vous restez seul chargé de l'accusation que vous intentez à tout
le monde, d'avoir vu ce que vous désiriez de voir , et non ce qui
était en effet. Répondez à cette seule objection , mais répondez
juste , et je me reuds sur tout le reste.
Rouss. Four vous rendre ici franchise pour franchise , je com-
mence par vous déclarer que cette seule objection , à laquelle
vous me sommez de répondre , est à mes yeux un abîme de ténè-
bres oii mon entendement se perd. Jean-Jacques lui-même n'y com-
prend rien non plus que moi. Il s'avoue incapable d'expliquer,
d'entendre , la conduite publique à son égard. Ce concert, avec le-
2uel toute une génération s'empresse d'adopter un plan si exécra-
le, la lui renaincompréhensilble. Il n'y voit ni des bons, ni des
méchans , ni des hommes : il y voit des êtres dont il n'a nulle idée.
Il ne les honore, ni ne les méprise, ni ne les conçoit; il ne sait pas
ce que c'est. Son arae incapable de haine aime mieux se reposer
dans cette entière ignorance, que de se livrer, par des interpré-
tations cruelles , k de^ scntùnçus toujours pénibles à celui qui
I
i58 SECOND
les éprouve , quand ils ont pour objet des êtres qu'il ne peut esti-
mer. J'approuve cette disposition , et je l'adopte autant que je
puis pour m'épargner un sentiment de mépris pour mes con-
temporains. Mais au fond je me surprends souvent à les juger
malgré moi : ma raison fait son office en dépit de ma volonté ,
et je prends le ciel* à témoin que ce n'est pas ma faute si ce
jugement leur est si désavantageux.
Si donc vous faites dépendre votre assentiment au. résultat de
mes recherches de la solution de votre objection, il y a grande
apparence que y me laissant dans mon opinion , vous resterez
dans la votre : car j'avoue que cette solution m'est imposâible ,
sans néanmoins que cette impossibilité puisse détruire en moi
la persuasion commencée par la marche clandestine et tortueuse
de vos messieurs , et confirmée ensuite par la connaissance im-
médiate de l'homme. Toutes vos preuves contraires tirées de plus
loin se brisent contre cet axiome qui m'entraîne irrésistiblement ,
2ue la même chose ne saurait être et n'être pas , et tout ce que
isent avoir vu vos messieurs est , de votre propre aveu , entiè-
rement incompatible avec ce que je suis certain d'avoir va moi-
même.
J'en use dans mon jugement sur cet homme comme dans ma
croyance en matière de foi. Je cède à la conviction directe sans
m'arrêter aux objections que je ne puis résoudre ; tant parce que
ces objections sont fondées sur des principes moins clairs, moins
solides dans mon esprit , que ceux qui opèrent ma persuasion ,
que parce qu'en cédant à ces objections, ]e tomberais dans d'au-
tres encore plus invincibles. Je perdrais donc à ce changement
la force de l'évidence, sans éviter l'eiiibarras des difficultés. Vous
dites que ma raison choisit le sentiment que mon cœur préfère ,
et je ne m'en défends pas. C'est ce qui arrive dans toute délibé-
ration oii le jugement n'a pas assez de lumières pour se décider
sans le concours de la volonté. Croyez-vous qu'en prenant avec
tant d'ardeur le parti contraire vos messieurs soient déterminés
par un motif plus impartial ?
Ne cherchant pas à vous surprendre , je vous devais d'abord
cette déclaration. A présent jetons uu coup-d'œil sur vos diffi-
cultés , si ce n'est pour les résoudre , au moins pour y chercher ,
s'il est possible , quelque sorte d'explication.
La principale et qui fait la base de toutes les autres est celle
que vous m avez ci-devant proposée sur le concours unanime de
toute la génération présente à un complot d'impostures et d'ini-
quité , contre lequel il serait , ou trop injurieux au genre humain
ae supposer qu'aucun mortel ne réclame s'il en voyait l'injustice,
ou, cette injustice étant aussi évidente qu'elle me parait, trop
orgueilleux k moi, trop humiliant pour le sens commun, de croire
qu elle n'est aperçue par personne autre.
Faisons pour un moment cette supposition triviale, que tous
les hommes ont la jaunisse , et que vous seul ne l'avez pas. . . Je
prf^viens l'interruption que vous me préparez. . . . Quelle plaie
DIALOGUE. i59
romparaiêon! Qu^esi-ce gue cesi que cetie jaunisse? ,. .» Com--
ment tous les hommes l'ont'ils gagnée excepté vous seuil Cest
poser la même question en dC autres termes , mais ce n'est pas la
résoudre , ce n^est pas même Péclaircir. Youliez-vous dire autre
chose en m'interrompant ?
Le Fr. Non , poursuivez.
Bouss. Je réponds donc. Je croîs l'éclaircir , quoi que vous en
Suissiez dire , lorsque je fais entendre qu'il est , pour ainsi dire,
es épidémies d'esprit qui gagnent les hommes de proche en
proche, comme une espèce de contagion; parce que 1 esprit hu-
main , naturellement paresseux , aime à s épargner de la peine
en pensant d'après les autres , surtout en ce qui liatte ses propres
penchans. Cette pente à se laisser entraîner ainsi s'étend encore
aux inclinations , aux coûts , aux passions des hommes ; l'en-
gouement général , maladie si commune dans votre nation , n'a
point d'autre source , et vous ne m'en dédirez pas quand je vous
citerai pour exemple k. vous-même. Rappelez-vous l'aveu que
TOUS m avez fait ci-devant , dans la supposition de l'innocence
de Jean-Jacques , que vous ne lui pardonneriez point votre in-
justice envers lui. Ainsi , par la peine que vous donnerait son
souvenir, vous aimeriez mieux l'agcraver que la réparer. Ce sen-
timent, naturel aux cœurs dévorés aamour-propre, peut-il l'être
au votre , ou règne l'amour de la justice et de la raison ? Si vous
eussiez réfléchi là-dessus, pour chercher en vous-même la cause
d'un sentiment si injuste, et qui vous est si étranger, vous auriez
bientôt trouvé que vous haïssiez , dans Jean-Jacques, non-seule-
ment le scélérat qu'on vous avait peint, mais Jean-Jacques lui-
même; que cette haine , excitée d'ahord par ses vices , en était
devenue indépendante , s'était attachée à sa personne , et qu'in-
nocent ou coupable il était devenu , sans que vous vous en aper-
çassiez vous-même y l'objet de votre aversion. Aujourd'hui que
vous me prêtez une attention plus impartiale , si je vous rappe-
lais vos raisonnemens dans nos premiers entretiens , vous senti-
riez qu'ils n'étaient point en vous l'ouvrage du jugement, mais
celai d'une passion fougueuse qui vous dominait à votre insu.
Yoil.à , monsieur , cette cause étrangère qui séduisait votre
cœur si juste, et fascinait votre jugement si sain dans leur état
naturel. Vous trouviez une mauvaise face à tout ce qui venait
de cet infortuné, et une bonne k tout ce qui tendait à le diffa-
mer^ les perfidies, les trahisons, les mensonges, perdaient à
vos yeux toute leur noirceur , lorsqu'il en était 1 objet , et ,
pourvu que vous n'y trempassiez pas vous-même , vous vous
étiez accoutumé à les voir sans horreur dans autrui : mais
çt qui n'était en vous qu'un^ga rement passager est devenu pour
le public un délire habituel , un priucipe constant de conduite ,
une jaunisse universelle , fruit d'une bite acre et répandue , qui
n'altère pas seulement le sens de la vue , mais corrompt toutos
les humeurs, et tue enfin toul-à-fait l'homme moral (pu sera t
demeuré bien constitué sans elle. Si Jean-Jacques n'eûit point
iGo SECOND
existé , peut-être la plupart d'entre eux n*auraient-îl5 rien k se
reprocher. Otez ce seul objet d'une passion qui les transporte , k
tout autre égard ils sont honnêtes gens y comme tout le monde.
Cette animosité, plus vive, plus agissante que la simple aver-
sion , me parait , à l'égard de Jean-Jacques , la disposition géné-
rale de toute la génération présente. L air seul dont il est re-
gardé passant dans les rues montre évidemment cette disposition
qui se gêne et se contraint quelquefois dans ceux qni le rencon-
trent , mais qui perce et se laisse apercevoir maigre eux. A l'em-
Ïiressement grossier et badaud de s'arrêter , de se retourner , de
e fixer , de le suivre , au chuchotement ricaneur qui dirige sur
lui le concours de leurs impudens regards , on les prendrait
moins pour d'honnêtes gens qui ont le malheur de rencontrer
un monstre effrayant , que pour des tas de bandits, tout joyeux
de tenir leur proie , et qui se font un amusement digne d'eux ,
d'insulter à son malheur. Yoyea>-le entrant au spectacle , en-
touré dans l'instant d'une étroite enceinte de bras tendus et de
cannes , dans laquelle vous pouvez penser comme il est à son
aise ! A quoi sert cette barrière ? S'il veut la forcer , résistera-
t-elle ? Kon , sans doute. A quoi sert-el^ donc ? Uniquement k
se donner l'amusement de le voir enfk^rmé dans cette cage , et
à lui bien faire sentir que tous ceux qui l'entourent se font un
plaisir d'être, à son égard , autant d'argousins et' d'archers. Est-
ce aussi par bonté qu'on ne manque pas de cracher sur Ini»
toutes les fois qu'il passe à portée , et qu'on le peut sans être
aperçu de lui ? Envoyer le vin d'honneur au même homme sur
qui l'on crache , c'est rendre l'honneur encore plus cruel que
1 outrage. Tous les signes de haine , de mépris, de fureur même,
qu'on peut tacitement donner à un homme , sans y joindre une
insulte ouverte et directe , lui sont prodigués de toutes parts ;
et tout en l'accablant des plus fades complimens , en affectant
pour lui les petits soins mielleux qu'on rend aux jolies femmes ,
s'il avait besoin d'une assistance réelle , on le verrait périr avec .
joie , sans lui donner le moindre secours. Je l'ai vu , dans la rue
S. -Honoré , faire presque sous un carrosse une chute trës-pé-
rilleuse; on court à lui , mais sitôt qu'on reconnaît Jean-Jacques
tout se disperse , les passans reprennent leur chemin , les mar-
chands rentrent dans leurs boutiques, et il serait resté seul dans
cet état , si un pauvre mercier , rustre et mal instruit , ne l'eût
fait asseoir sur son petit banc , et si une servante , tout aussi pea
Î>hilosophe , ne lui eût apporté un verre d'eau. Tel est en réal-
ité l'intérêt si vif et si tendre dont l'heureux Jean-Jacques est
l'objet.
Une animosité de cette espèce ne suit pas , quand elle est forte
et durable , la route la plus courte , mais la plus sûre pour s'as-
souvir. Or , cette route étant déjà toute tracée dans le plan de
vos messieurs , le public , qu'ils ont mis avec art dans leur con-
fidence , n'a plus eu qu'à suivre cette route ; et tous , avec le
même secret entre eux j ont concouru de concert à l'exécutioa
DIALOGUE. iGi
ie ce plan. C'est là ce (jui s'est fait ^ mais comment cela s*est*il
pu faire. VoiU votre difficulté qui revient toujours. Que cette
animositë , une fois excitée, ait altéré les facultés de ceui qui s'y
sont livrés, au point de leur faire voir la bonté, la générosité,
la clémence dans toutes les manœuvres de la plus noire perfidie;
rien n'est plus facile à concevoir. Chacun sait trop que les pas-
sions violentes , commençant toujours par égarer la raison ,
peuvent rendre l'homme injuste et mécnant dans le fait , et ,
pour ainsi dire , à l'insu de lui - même , sans avoir cessé d'élre
)uste et bon dans l'ame, ou du moins d'aimer la justice et la
vertu.
Mab cette haine envenimée , comment esl-on venu à bout de
l'allamer? Comment a-t-on pu rendre odieux à ce point l'homme
du monde le moins fait pour la haine , qui n'eut jamais , ni in-
térêt , ni désir de nuire à autrui; qui ne fit , ne voulut , ne ren-
dit jamais de mal à personne ; qui , sans jalousie , sans con-
currence , n'aspirant à rien , et marchant toujours seul dans
sa route , ne fut en obstacle à nul autre , et qui, au lieu des
avantages attachés à la célébrité , n'a trouvé dans la sienne qu'ou-
trages , insultes , misère , et diffamation ? J'entrevois bien dans
tout cela la cause secrète qui a mis en fureur les auteurs du
complot. La route que Jean-Jacques avait prise était trop con-
traire à la leur , pour qu'ils lui pardonnassent de donner un
exemple qu'ils ne voulaient pas suivre , et d'occasionner des com-
paraisons qu'il ne leur convenait pas de souffrir. Outre ces causes
générales, et celles que vous-même avez assignées , cette haine
Srimitive et radicale de vos dames et de vos messieurs en a
'antres particulières et relatives à chaque individu, qu'il n'est,
ni convenable de dire , ni facile à croire, et dont je m'abstien-
drai de parler , mais que la force de leurs effets rend trop sen-
sibles pour qu'on pubse douter de leur réalité , et V6n peut juger
da la violence de cette même haine , par l'art qu'on met à la
cicher en l'assouvissant. Mais plus cette haine individuelle se
décèle , moins on comprend comment on est parvenu à y faire
participer tout le monde , et ceux même sur qui nul des motifs
301 l'ont fait naître ne pouvait aeir. Malgré l'adresse des chefs
D complot , la passion qui les dirigeait était trop visible , pour
ne pas mettre à cet ésard le public en garde contre tout ce qui
▼enait de leur part. Comment , écartant des soupçons si légi-
times, Tont-ils fait entrer si aisément, si pleinement dans toutes
leors vues , jusqu'à le rendre aussi ardent qu'eux-mêmes à les
remplir? Voilà ce qui n'est pas facile à comprendre et à expliquer.
Leurs marches souterraines sont trop ténébreuses pour qu'il
soit possible de les y suivre. Je crois seulement apercevoir , d'es-
pace en espace , au-dessus de ces gouffres , quelques soupiraux
qui peuvent en indiquer les détours. Vous m'avez décrit vous-
I même , dans notre premier entretien , plusieurs de ces ma-
nœuvres que vous supposiez légitimes , comme aérant pour objet
4e démasquer un méchant ; destinées nu contraire à faire pa-
T. II
i62 SECOND
raître tel un homme qui n'est rien moins , elles auront égaUv-
ineut leur eHct. 11 sera nécessairement haï , soit qu'il mérite ou
non de l'être , parce qu'on aura pris des mesures certaines pour
parvenir à le rendre odieux. Jusques-Ià ceci se comprend en-
core; mais ici l'ellet va plus loin : il ne s'agit pas seulement de
haine , il s'agit d'animosité; il s'agit d'un concours très-actif de
tous à l'exécution du projet concerté par un petit nombre , qui
seul doit y prendre assez d'intérêt pour agir aussi vivement.
L'idée de la méchanceté est effrayante par elle-même. L'im-
pression naturelle qu'on reçoit d'un méciiant , dont on n'a pas
personnellement à se plaindre, est de le craindre et de le fuir.
Content de n'être pas sa victime , personne ne s'avise de vouloir
être son bourreau. Un méchant en place , qui peut et veut faire
beaucoup de mal , peut exciter l'animosité par la crainte , et le
mal qu'on en redoute peut inspirer des efforts pour le prévenir;
mais l'impuissance jointe à la méchanceté ne peut produire que
le mépris et l'éloigncment ; un méchant sans pouvoir peut don-
ner de l'horreur, mais poiut'd'animosité. On frémit à sa vue ,
loin de le poursuivre on le fuit , et rien n'est plus éloigne de l'ef-
fet que produit sa rencontre, qu'un souris insultant et moqueur.
Laissant au ministère public le soin du châtiment qu'il mérite ,
un honnête homme ne s'avilit pas jusqu'à vouloir y concourir.
Çuand il n'y aurait même dans ce châtiment d'autre peine afflic-
tive que l'ignominie, et d'être exposé k la risée publique, quel
est l'homme d'honneur qui voudrait prêter la main à cette œuvre
de justice, et attacher le coupable au carcan? 11 est si vrai qu'on
Ti'a point généralement d'animosité contre les malfaiteurs, que ,
si l'on eu voit un poursuivi par la justice et près d'être pris , le
plus grand nombre , loin de le livrer, le fera sauver s'il peut ,
son péril faisant oublier qu'il est criminel , pour se souvenir qu'il
est homme.
Yoilà tout ce qu'opère la haine que les bons ont pour les nié—
chans; c'est une haine de répugnance et d'éloignement , d'hor-
reur même et d'effroi , mais non pas d'animosité. Elle fuit son
objet , en détourne les yeux, dédaigne de s'en occuper : mais la
haine contre Jean-Jacques est active , ardente , infatigable; loin
de fuir son objet , elle le cherche avec empressement pour eu faire
à son plaisir. Le tissu de ses malheurs, l'œuvre combinée de sa
diffamation, montre une ligue très-étroite et très-agissante, oii
tout le monde s'empresse d'entrer. Chacun concourt avec la plus
vive émulation à le circonvenir; à l'environnrr de trahisons et de
pièges; à emjwcher qu'aucun avis utile ne lui parvienne ; à lui
ôter tout moyen de justification , toute possibilité de repousser
les atteintes qu'on lui porte, de défendre son honneur et sa répu-
tation ; à lui cacher tous ses ennemis, tous ses accusateurs , tous
leurs complices. On tremble qu'il n'écrive pour sa défense , on
s'inquiète de tout ce qu'il dit, de tout ce qu'il fait, de tout ce
qu'il peut faire; chacun parait agité de Tetfroi de voir paraître
de lui quelque apologie. On l'observe , on l'épie avec le plus grand
. [>ouï
DIALOGUE, ifiH
r d'éviler ce malheur. On veille exactement à
ure , il tout ce cjni l'approche , à ijiiicouijue lui
n seul mot, .Sa santé, sa vie, snnt de nouveaux aujels à'ia-
[Uiétude pour le public : on craint qu'une vieillesse aassi fraîchi;
le demenlc l'idée des maux honteux dont on se tiaitail de le voir
n'a la longue les précautions qu'on eotaseene
Nifiîsent plus pour l'empèclier déparier. Si la voix de l'innocence
lllftit enfin se faire i ' ' ' ■
travers les huées, quel malheo
iSireus ne serail-ce point pour le corps des ^ens de lettres, poui
des médecins, pour les grands , pour les magistrats, poui-
le monde ? Oui , si , forçant ses coutemporaJns k le recon-'
e honuéle homme , il parvenait il confondre eufin ses accu—
Inteurs, sa pleine justification serait la désolation publique.
Tout cela prouve invinciblement que la haine dont Jean-Jac-
ts e»t l'objet n'est point la haine du vice et de la méchanceté ,
:etle de l'indiviau. Méchant ou ben , il n'importe; consacré
lame pnl>1ique, il ne lui peut plus échapper; et, pour peu
•s roules du cfui
ail qu'à le rendre plui
odie
h transformer en rage l'aniniositc dont il est l'objet
ordonne pas niaînlenaut de secouer le pesant joug dont chacun
rait I accabler, on lui pardonnerait bien moins les lorli
1 se reprodierait envers lui , et . puisque vous-même avez
loment éprouvé un sentiment si injuste, ces gens si pétris
oor-propre supporteraient-ils sans aigreur l'idée de leur
ipre bassesiC , comparée à sa patience et a sa douceur ? Eh !
!2 certain que si c'était en effet un monstre , on le fuirait da-
tage , mais ou le haïrait beaucoup moins.
Quant à moi , pour expliquer de pareilles dispositions , je ne
t nenser autre chose , sinon qu'on s'est servi, pour exciter
LS le public cette violente animosilé , de motifs semblables il.
!1ix qm l'avaient fait naître dans l'anie des auteurs du complot.
I' avaient vu cet homme , adoptant des principes tout cou—
tires aux leurs , ne vouloir , ne suivre , ni parti ni secte ; ne
e que ce qui lui semblait vrai , bon , utile aux hommes , sans
uulter en cela son propre avantage , ni celui de personne en
liculier. Celle marche , et Ih supériorité qu'elle lui donnait
irent la grande source de leur haine. Ils ne purent lui
iloaner de ne pas plier , comme eux , sa morale â sou profit ,
iDÎr si peu à son iulérèt et uu leur, el do montrer tout fran~
lent l'abus des lettres et la forfanterie du métier d'auteur ,
M sonder de l'application qu'on ne manquerait pas de lui
k lui-même des maximes qu'il établissait , ni de la fureur
allait inspirer à ceux qui se vantent d'être les arbitresde la
tnuiée, les distributeurs de ta gloire el de la réputalie^i des
lions des hommes , mais qui ne se vantent pas , que je sache ,
faire cette distribution avec justice et désiuléressenienf Ab~
isalire aulnnl qu'il aimait la vérité, rn le vit toujours
r honorablement tes particuliers et les uoinbler de «lu-
iG4 SECOND
cëres ëloges , lorsqu'il avançait des vcritës générales dont iU
auraient pu s'offenser. Il faisait sentir que le mal tenait à la na-
ture des choses , et le bien aux vertus des individus. Il faisait ,
et pour ses amis et pour les auteurs qu'il jugeait estimables, les
mêmes exceptions qu'il croyait mériter ; et l'on sent , en lisant
ses ouvrages , le plaisir que prenait son cœur à ces honorables
exceptions. Mais ceux qui s'en sentaient moins dignes qu'il ne les
avait crus , et dont la conscience repoussait en secret ces éloges,
s^en irritant à mesure qu'ils les méritaient moins , ne lui pardon-
nèrent jamais d'avoir si bien démêlé les abus d'un métier qu'ils
tâchaient de faire admirer au vulgaire , ni d'avoir , par sa con-
<luite , déprisé tacitement , quoique involontairement , la leur.
La haine envenimée que ces réflexions firent naître dans leurs
cœurs leur suggéra le moyen d'en exciter une semblable dans les
cœurs des autres hommes.
Ils commencèrent par dénaturer tous ses principes, par tra-
vestir un républicain sévère en un brouillon séditieux , son amour
pour la liberté légale en une licence effrénée , et son respect
pour les lois en aversion pour les princes. Ils Taccusèrent de vou-
loir renverser en tout l'ordre de la société , parce qu'il s'indignait
qu'osant consacrer sous ce nom les plus timestes désordres on
insultât aux misères du genre humain en donnant les plus cri-
minels abus pour les lois dont ils sont la ruine. Sa colère contre
les brigandages publics , sa haine contre les puissans fripons qui
les soutiennent , son intrépide audace à dire des vérités dures à
tous les états , furent autant de moyens employés k les irriter tous
contre lui. Pour le rendre odieux à ceux qui les remplissent , on
l'accusa de les mépriser personnellement. Les reproches durs ,
mais généraux , qu il faisait à tous furent tournés en autant de
satires particulières dont on fit avec art les plus malignes ap-
plications.
Bien n'inspire tant de courage que le témoignage d'un cœur
droit, qui tire de la pureté de ses intentions l'audace de pro-
noncer jnautement et sans crainte des jugemcns dictés par le seul
amour de la justice et de la vérité : mais rien n'expose en même
temps à tant de dangers et de risques de la part d'ennemis
adroits que cette même audace , qui précipite un homme ardent
dans tous les pièces qu'ils lui tendent , et , le livrant à une im-
pétuosité sans règle , lui fait faire contre la prudence mille
fautes oii ne tomba qu'une ame franche et généreuse , mais
qu'ils savent transformer en autant de crimes aflreux. Les hom-
mes vulgaires , incapables de sentimens élevés et nobles , n'ea
supposent jamais que d'intéressés dans ceux qui se passionnent ,
et , ne pouvant croire que l'amour de la justice et du bien pu-
blic puisse exciter un pareil zèle , ils leur controuvent toujours
des motifs personnels , semblables à ceux qu'ils cachent eux-
mêmes sous des noms pompeux , et sans lesquels on ne les ver-
rait jamais s'échauffer sur rien.
La chose qui se pardonne le moins est un mépris mérité. Celui
DIALOGUE. • i65
qne Jean-Jacques avait marqué pour tout cet ordre social pré-
tendu, qui couvre en effet les plus cruels désordres, tomoait
bien plus sur la constitution des difFérens états que sur les sujets
qui les remplissent, et qui, par celte constitution même, sont
nécessités à être ce qu'ils sont. Il avait toujours fait une distinc-
tion trës-judicieuse entre les personnes et les conditions, estimant
souvent les premières, quoique livrées à l'esprit de leur état,
lorsque le naturel reprenait de temps à autre quelque ascendant
sur leur intérêt, comme il arrive assez fréquemment à ceux qui
sont bien nés. L'art de vos messieurs fut de présenter les choses
sous un tout autre point de vue^ et de montrer en lui comme
haine des hommes celle que, pour l'amour d'eux , il porte aux
maux qu'ils se font. Il parait qu'ils ne s'en sont pas tenus à ces
imputations générales; mais que, lui prêtant des discours, des
écrits , des œuvres conformes à leurs vues , ils n'ont épargné ni
fictions , ni mensonges , pour irriter contre lui l'amour-proprc ,
et dans tous les états , et chez tous les individus.
Jean-Jacques a même une opinion qui , si elle est juste , peut
aider k expliquer cette animosité générale. Il est persuadé que ,
dans les écrits qu'on fait passer sous son nom , l'on a pris un soin
particulier de lui faire insulter brutalement tous les états de la
société , et de changer en odieuses personnalités les reproches
francs et forts qu'il leur fait quelquefois. Ce soupçon lui est
venu (i) sur ce que, dans plusieurs lettres, anonimes et autres ,
on lui rappelle des choses , comme étant de ses écrits , qu'il n'a ja-
mais songé à y mettre. Dans Tune , il a , dit-on , mis fori plai^
êommerU en question si les marins étaient des hommes ? Dans
une autre, un officier lui avoue modestement que , selon l'ex-
pression de lui, Jean-Jacques, lui militaire mrfo/tf de bonne foi
comme la plupart de ses camarades. Tous les jours il reçoit amsî
des citations de passages qu'on lui attribue faussement , avec la
plus grande confiance, et qui sont toujours outrageans pour quel-
qu'un. Il apprit il y a peu de temps qu'un homme de lettres de sa
plus ancienne connaissance , et pour lequel il avait conscn'é de
l'estime , ayant trop marqué peut-être un reste d'affection pour
lui , on l'en guérit en lui persuadant que Jean-Jacques travaillait
à une critique amère de ses écrits.
Tels sont à peu près les ressorts qu'on a pu mettre en jeu pour
allumer et fomenter cette animosité si vive et si générale dont il-
est l'objet, et qui , s'attachant particulièrement à sa diffanriation,
couvre d'un faux intérêt pour sa personne le soin de l'avilir en-
■ core par cet air de faveur et de commisération. Pour moi , je n'i-
magine que ce moyen d'expliquer les diflérens degrés de la haine
qu'on *lui porte, à proportion que ceux qui s'y livrent sont plus
oans le cas de s'appliquer les reproches qu'il fait à son siècle et à
(i) Ce»t ce qa'il m'est impossible de vérifier , parce que ces messieurs
Be laisseat parvenir jusqu'à moi aucun exemplaire des écrits qu'ils fa-
Wiqneatoa fbnl fabriquer sous mon nom.
it;6 • SECOND
sps contemporains. Les fripons publics, les intrigans , les amLi-
lieux , dont il dévoile les luanœiivres; les passionnés destrucleurs
lie toute religion , de toute conscience, de toute liberté , de toute
morale , atteints plus au vif par ses censures, doivent le ha'ir et
le haïssent en effet encore plus que ne font les honnêtes gens
trompés. En l'entendant seulement nommer, les premiers ont
peine à se contenir, et la modération qu'ils tachent d'affecter se
dément bien vile , s'ils n'ont pas besoin de masque pour assouvir
leur passion. Si la haine de l'tîonime n'était que celle du vice, la
proportion se renverserait ; la haine des gens de bien serait plus
marquée, les médians seraient pins indifférens. L'observation
contraire est générale , frappante , incontestable, et pourrait lour-
nir bien des conséquences : contentons-nous ici de la confirma-
tion que j'en tire de la justesse de mon explication.
Cette aversion une fois inspirée s'étend , se communique de
proche en proche dans les familles, dans les sociétés , et devient
en quelque sorte un sentiment inné qui s'affermit dans les enfans
par l'éducation , et dans les jeunes gens par l'opinion publique,
t^'est encore une remarque à faire, qu'excepté la confédération
secrète de vos dames et de vos mes&ieurs ce qui reste de la géné-
ration dans laquelle il a vécu n*a pas pour lui une haine aussi
envenimée que celle qui se propage dans la génération qui suit.
Toute la jeunesse est nourrie dans ce sentiment par un soin par-
ticulier de vos messieurs, dont les ]>lus adroits se sout charges de
ce département. C'est d'eux que tous les apprentis philosophes
prennent l'attache; c'est de leurs mains ({ue sont placés les gou-
verneurs des enfans , les secrétaires des pères , les confideus de»
jnères ; rierf dans l'intérieur des familles no se fait que par leur
direction , sans qu'ils paraissent se mêler do rien ; ils ont trouvé
l'art de faire circuler leur doctrine et leur aniiuosité dans 1rs sé-
minaires, dans les collèges , et toute la génération naissante leur
est dévouée dès le berceau. Grands imitateurs de la marche des
jésuites, ils furent leurs plus ardens. ennemis , sans doute par ja-
lousie de métier; et mamtenant, gouvernant les esprits avec le
même empire , avec la même dextérité que 1rs autres gouver-
naient les consciences , plus fins qu'eux en ce qu'ils savent mieux
se cacher en agissant , et substituant pou à peu l'intolérance phi-
losophique h l'autre, ils deviennent, sans qu'on s'en aperçoive ,
aussi dangereux que leurs prédécesseurs. C'est par eux que cette
génération nouvelle qui doit certainement à Jean-Jacques d'être
moins tourmentée dans son enfance, plus saine et mieux consti-
tuée dans tous les âges, loin do lui vn savoir «;ré, est nourrie
dans les plus odieux préjugés et dans les pins cruels sentimens à
son éçard. Le venin u'animosité fru'elle a sucé presque avec le lait
lui fait chercher à l'avilir et le déprinu»r avec plus de zèle encore
que ceux mêmes qui l'ont élevée dans ces dispositions haineuses.
Voyez dans les rues et aux promenados l'infortuné Jean-Jacques
entouré de cens qui, moins par curiosité que par dérision,
puisque la plupart l'ont déjà vu cent fois, se délt>uvneut, s'ar-
DI\LOrrUE. 1G7
rétent pour 1c fixer d'un œil qui n'a rien assurément de TurLa-
iiitc française : Vous trouverez toujours que les plus insultans ,
les plus moqueurs , les plus acharnés sont de jeunes gens qui ,
d'un air ironiquement poli, s'amusent à lui donner tous les
signes d*outrage et de haine qui peuvent l'afTligcr , sans les com-
promettre.
Tout cela ei\t été moins facile à faire dans tout antre siècle.
Mais celui-ci est particulièrement un siècle haineux et malveil-
lant par caractère (1). Cet esprit cruel et méchant se fait sentir
dans toutes les sociétés, dans toutes lesafTaircs publiques; il sulHt
seul pour mettre à la mode , et faire briller dans le monde ceux
qui se distinguent par là. L'orgueilleux despotisme do la philo-
sophie moderne a porté Tégoisuie de Taniour-propre à son der-
nier terme. Le goût qu'a pris toute la jeunesse pour une doctrine
si commode la lui a tait adopter avec fureur et prêcher avec la
plus vive intolérance. Ils se sont accoutumés à porter dans la so-
ciété ce rnéme ton de maître sur lequel ils prononcent les oracles
de leur secte, et à traiter avec un mépris apparent, qui n'est
qu'une haiue plus insolente, tout ce qui ose iiésitcr à se sou-
mettre à leurs décisions. Ce goàt de domination n'a pu manquer
d'animer toutes les passions irSsiciblcs qui tiennent à l'amour-
propre. Le même fiel qui coule avec l'encre dans les écrits des
maîtres abreuve les crpurs des disciples. Devenus esclaves pour
être tyrans, ils ont fini par prescrire , en leur propre nom, les
lois que ceux-là leur avaient dictées, et à voir dans toute résis-
tance la plus coupable rébellion. Une génération de despotes ne
peut être ni fort douce ni fort paisible, et une doctrine si hau-
taine, qui d'ailleurs n'admet ni vice ni vertu dans le cœur de
l'homme , n'est pas propre à contenir par une morale indulgente
pour les autres , et réprimante pour soi , l'orgueil de ses secta-
teurs. Delà les inclinations haineuses qui distinguent cette géné-
ration. Il n'y a plus ni modération dans les âmes, ni vérité dans
les attachemcns. Chacun hait tout ce qui n'est pas lui plutôt au'il
ne s'aime lui-même. On s'occupe trop d'autrui pour savoir s oc-
cuper de soi ; on ne sait plus que haïr , et l'on ne tient point à son
propre parti par attachement, encore moins par estime , mais
uniquement par haine du parti contraire. Voilà les dispositions
générales dans lesquelles vos messieurs ont trouvé ou mis leurs
contemporains , et qu'ils n'ont eu qu'à tourner ensuite contre
Jean-Jacques (2) , qui, tout aussi peu propre à recevoir la loi
(1) Fréron vient de mourir. On dcniaiulail qui ferait son épîlaphe '
« Le premier qui crachera sur fia tombe , » répondit à l'inslaut M. M^***
Qaand on ne m'aurait pas nommé l'auteur de ce mot,)'aurais devine qu'il
partait d'une liouclie philosophe , et qu'il était de ce siècle-cî.
(a) Dans cette génération, nourrie de philosophie et de fiel , rien n est
ai jfdcile aux inirigans que do faire tomber 8ar qui il leur plaît cet appétit
général de haïr. Leurs succès prodigieux ni ce point prouvent encore
moins leurs lalcns que la disposition du public, dont les apparens témoi-
gnages d'estime et d'attachement pour les uns ne sont eu efiV't que des acl^s
de haine pour d'autres.
i68 SECOND
qu'à la faire , ne pouvait par cela seul manquer dans ce nouveau
système d'être roDJet de la haine des chefs et du dépit des difr-
ciples : la foule, empressée à suivre une route qui l'égaré, ne
voit pas avec plaisir ceux qui , prenant une route contraire ,
semblent par-là lui reprocher son erreur (i).
Qui connaîtrait bien toutes les causes concourantes , tous les
différens ressorts mis en œuvre pour exciter dans tous les états
cet engouement haineux , serait moins surpris de le voir de proche
en proche devenir une contagion générale. Quand une fois le
branle est donné, chacun suivant le torrent en augmente l'im-
pulsion. Comment se défier de son sentiment quand on le voit
être celui de tout le monde? comment douter que l'objet d'une
haine aussi universelle soit réellement un homme odieux? alors
plus les choses qu'on lui attribue sont absurdes et incroyables ,
plus on est prêt à les admettre. Tout fait qui le rend odieux on
ridicule est par cela seul assez prouvé. S'il s agissiit d'une bonne
action qu'il eût faite , nul n'en croirait à ses propres yeux , ou
bientôt une interprétation subite la changerait du blanc au noir.
Les méchans ne croient ni à la vertu , ni même à la bonté ^ il
faut être déjà bon soi-même pour croire d'autres hommes meil-
leurs que soi , et il est presque impossible qu'un homme réel-
lement bon demeure ou soit reconnu tel dans une génération mé-
chante.
Les cœurs ainsi disposés, tout le reste devint facile. Dës-Iors
vos messieurs auraient pu , sans aucun détour, persécuter ouvert
temetit Jean-Jacques avec l'approbation publique , mais ils n'au-
raient assouvi qu'à demi leur vengeance; et se compromettre
vis-à-vis de lui était risquer d'être découverts. Le système qu'ils
ont adopté remplit mieux toutes leurs vues et prévient tous les
inconvéniens. Le chef-d'œuvre de leur art a été de transformer
en ménagemens pour leur victime les précautions qu'ils ont prises
pour leur sûreté. Un vernis d'humanité, couvrant la noirceur du
complot, acheva de séduire le public, et chacun s'empressa de
concourir à cette bonne œu\Te ; il est si doux d'assouvir sain-
tement une passion et de joindre au venin de Faniniosité le mé-
rite de la vertu ! Chacun se glorifiant en lui - mi*
infortuné se disait avec complaisance : « Ah ! q
me de trahir un
que je suis gén('
ipccnera pas
>» et de le servir de la sorte en dépit de lui. >» Voilà comment ,
(i) J'anrais dû peut-être insister ici sur la riise favorite de mes peraê-
CQleurs, qui est de satisraireà me» dcppiii* leurs passions liaiueuses, de
taire le mal par leurs snlelliles, et de l'aire en sorte qu'il me soit impalé*
CVsl ainsi qu'ils m'ont successivement attribué le Sjfstème âe la nature^
la Philosophie de la nature , la noie du roman de madame d'Ormoy , elc.
C'est ainsi qu'ils tachaient de faire croire au peuple que c'était moi qui
amenUis les bandits qu'ib tenaient à leur solde lors de la cherté du
pain.
m DIALOODE. ifvf
' ^ «us le prétexte de pourvoir à sa sûreté, tous, en s'admiraiit
^ux-mcmes , se font contre lui les satelliles de vos messieurs, et ,
«^oiuine écrivait Jean-Jacques à M**, sont ai fiers d'être de»
£rnitres. Concevei-vous qii avec une pareille disposition d'esprit
D puisse être équitable et voir les choses conune elles sont ? Ou
rait Die
croirait toujoi
-verrait Socrale , Aristide.
tn^me avec des yeux ainsi fascines , qu'o'
un monstre infernal.
Mais quelque facile que soit cette peu
étonnant , dîtos-vous , qu'elle soit univers
sans exception , que pas uu seul n'y résiste et ne proteste, que
fi même passion entraîne en aveugle une génération toute en-
tière , et que le consenlement soit unaniiue dans un tel renverse-
ment du droit de la nature et des gens.
Je conviens que le fait est très-extraordinaire; mais, en le sup-
posant très-certain, je le trouverais bien plus extraordinaire en-
cure, s'il avait ia vertu pour principe : car il faudrait que toute
lu génération présente se fut eHevêe pa^^cette unique vertu à une
sublimité qu'elle ne montre assurément en uulle autre chose,
ri que , parmi tant d'ennemis qu'a Jean-Jacques, il ne s'en trou-
va t. pas un seul qui eût la maligne franchise de gâter la merveil-
leuse œuvre de tous les autres. Dans mon explication , un petit
noTXibre de gens adroits, puîssans, întrigans, concertés de longue
m Si in. abusant les uns par de fausses apparences , et animant les
autres par des passions auxquelles ils n'ont déjà que trop de
nexite. fait tout concourir contre un innocent qu'on a pris soin
3e charger de crimes, en lui olant tout moyen de s'en laver.
L^BIIS l'autre explication , il faut que de toutes les générations la
lias haineuse se transforme tout d'un coup tout entière , et sani
^Ciine exception , en autant d'anges célestes en faveur du der-
tar des scélérats qu'on s'obstine a protéger et à laisser libre ,
plgré les attentats et les crimes qu'il continue de commettre
ntàson aise, sans que personne au monde ose, tant on craint
k lui déplaire , songer à Ven empêcher , ni même à les lui reprn-
ler. Laquelle de ces deux suppositions vous paraît la plus rai-
nnable ei lapins admissible?
KAu reste . cette objection , tirée du concours unanime de tout
fnwnde à l'exécution d'on complot abominable, 3 peut-être
X d'apparence que de réalité. Premièrement, l'art des moteurs
y lonte la trame a été de ne la pas dévoiler également à tous les
S». Ils en ont gardé le principal secret entre un petit nombre
ftco&iurés; ils nonl laissé voir au reste des hommes que ce qu'il
^aît pour les y faire concourir. Chacun n'a vu l'objet que par
"Khiè qui pouvait l'émouvoir , et n'a été initié dans le complot
raulant que l'exigeait la partie de l'exécution qui lui était con-
•. Il n'y a peut-être ^>aS dix personnes qui sacfient à quoi tient
!><ond de la trame ; et , de ces dix , il n'y en a peut-être pas trois
icoonaissent asseï leur victime pour être sûrs qu'ils noircissent
i mnocent. 1-e secret du premier complot est concentré entre
ï-o SECOND
deux hommes qui n'iront pas le révéler. Tout le reste des com-
plices, plus ou moius coupables, se fait illusion sur des ma—
ncruvres qui , selon eux , tendent moins à persécuter l'innocence
qu*à s*assurer d'un méchant. On a pris chacun par son caractère
particulier, par sa passion favorite. S'il était possible que cette
multitude de coopérateurs se rassemblât et s'éclairutpar des con-
fidences réciproques , ils seraient frappés cux-nicmes des contra-
dictions absurdes (pi'ils trouveraient dans les faits qu'on a prou-
vés à chacun d'eux, et dos motifs non-seulement dift'érens, mais
souvent contraires, par lesquels on les a fait concourir tous à
l'œuvre commune , sans qu'aucun d'eux en vît le vrai but. Jean-
Jacques lui-même sait bien distinguer d*avec la canaille à la-
quelle il a été livré à Moliers , àTrve, à Monquin, des per-
sonnes d'un vrai mérite, qui, trompées plutôt que séduites, et ,
sans être exemptes de bhhuc, à plamdre dans leur erreur, n'ont
pas laissé, malgré l'opinion qu'elles avaient de lui, de le recher-
cher avec le même empressement que les autres , Quoique dans
de moins cruelles intentions, (.es trois quarts, ]>eut-etre, de ceux
qu'on a fait entrer dans le complot n'y restent que parce qu'ils
n'en ont pas vu toute la noirceur. Il y a même plus de bassesse
que de malice dans les indignités dont le grand nombre l'accable,
et l'on voit à leur air, à leur ton, dans leurs manii»res, qu'ils
Tout bien moins en horreur comme objet de haine , qu'en déri-
sion comme infortuné.
De plus, quoique personne ne combatte ouvertement l'opi-
nion générale, ce qui serait se compromettre à pure perle, pen-
sez-vous que tout le monde y acquiesce réellement? Combien de
particuliers, peut-être, voyant tant de manœuvres et de mines
souterraines, s'en indignent ^ refusent d'v concourir, et gémissent
en secret sur l'innocence opprimée ! combien d'autres , ne sachant
à quoi s'en tenir sur le compte d'un homme eulacé dans tant de
pièges , refusent de le juger sans l'avoir entendu, et , jugeant seu-
lement ses adroits persécuteurs, pensent que des gens à qui la
ruse, la fausseté, la trahison , coûtent si peu , pourraient bien
n'être pas plus scrupuleux sur l'imposture! Suspendus entre la
force clcs preuves qu'on leur allègue , et celles de la malignité
des accusateurs , ils ne peuvent accorder tant de zèle pour la vé-
rité, avec tant d*aversion pour la justice, ni tant de générosité r
p:)ur celui qu'ils accusent, avec tant d'art à gauchir devant loi' ,
et se soustraire à ses défenses. Ou peut s'abstenir de l'iniquité , *
sans avoir le rourap[c de la combattre. On peut refuser d'étrtt
complice d'une trahison, sans oser démasquer les traîtres. Un ^
homme juste, mais faible , se retire alors de la foule, reste danf j
■^on coin , et , n'osant s*exposer, plaint tout bas l'opprimé , craint
l'oppresseur , et se tait, (^ui peut savoir combien a honnêtes gens
sont dans ce cas? Us ne se Innt ni"Toir ni sentir : ils laissent le
rhump libre à vos messieurs jusqu'à ce que le moment de parler 1
r^aiis danger arrive. Fondé sur l'opinion que j'eus toujours de la
(iroiture naturelle du cirur humain y je crois que cela doit être.
DIALOGCE. irt
Sur quel fondement raisonnable peut-on soutenir que cela n'est
pas? Voilà , monsieur, tout ce que je puis repondre à Tunique
objection à laquelle vous vous réduisez, et qu'au reste je ne me
charge pas de résoudre à votre gré, ni même au mien , quoi-
qu'elle ne puisse ébranler la persuasion directe qu'ont produite
en moi mes recherclics.
Je vous ai vu prêt à m'interrompre , et j'ai compris que c'était
pour me reprocher le soin superflu de vous établir un fait dont
vous convenez si bien vous-même que vous le tournez m objec-
tion contre moi , savoir qu'il n'est pas vrai que tout le monde
iioit entré dans le complot. Mais remarquez qu^en paraissant nous
accorder sur ce point nous sommes néanmoins de sentimens tout
contraires , en ce que , selon vous , ceux qui ne sont pas du
complot pensent sur Jean-Jacques tout comme ceux qui en sont ,
ft que , selon moi , ils doivent penser tout autrement. Ainsi
Totre exception que je n'admets pas , et la mienne que vous
n'admettez pas non plus , tombant sur des personnes diflërentes ,
s'excluent mutuellement , ou du moins ne s'accordent pas. Je
viens de vous dire sur quoi je fonde la mienne ; examinons la
votre à présent.
D'honnêtes gens , que vous dites ne pas entrer dans le complot
et ne pas haïr Jean-Jacques , voient cependant en lui tout ce
qae disent y voir ses plus mortels ennemis ^ comme s'il en avait
qui convinssent de l'être et ne se vantassent pas de l'aimer î
£n me faisant cette objection , vous ne vous êtes pas rappelé
celle-ci qui la prévient et la détruit. S'il y a complot , tout
par son effet devient facile à prouver à ceux mêmes qui ne sont
pas du complot; et, quand ils croient voir par leurs yeux, ils
voient , sans s'en douter, par les yrux d'aulrni.
Si ces personnes dont vous parlez ne sont pas de mauvaise foi ,
du moins elles sont certainement prévenues conmie tout le pu-
blic , et doivent par cela seul voir et juger comme lui. Et com-
ment vos messieurs ayant une fois la facilité de faire tout croire
l auraient-ils négligé de porter cet avantage aussi loin qu'il pou-
j vaitaller? Ceux qui , dans cette persuasion générale, ont écarté
la plus sûre épreuve pour distinguer le vrai du faux ont beau
n'être pas à vos yeux du complot, par cela seul ils en sont aux
miens ; et moi , qui sens dans ma conscience qu'oii ils croient
.fwr la certitude et la vérité il n'y a qu'erreur , mensonge , im-
posture , puis-jc douter qu'il n'y ait de leur faute dans leur per-
nasîon , et que , s'ils avaient aime sincèrement la vérité , ils ne
l'enisent bientôt démêlée à travers les artifices des fourbes qui
les ont abusés ! Mais ceux qui ont d'avance irrévocablement jngë
lobjeti^e leur haine, et qui n'en veulent pas démordre , ne
voyant en lai que ce qu'il j^ y veulent voir , toraent et détonmient
*out an gré de leur passion , et , à force de subtilités , donnent nnx
rhoscs les plus contraires k lenrs idées l'interprétation qui les y
leut ramener. Les personnes que yous croyes ÎDi«»-^-«'fis ont-
Jles pris les précautions nécessaires pour i niions?
Ï72 SECOND
Le Fr. Mais, M. Rousseau, y pensez-vous, et qu'exiçez-Yous
là du public ? Avez-vous pu croire qu'il examinerait Ta chose
aussi scrupuleusement que vous?
Rouss. il en eût été dispensé , sans doute , s'il se fût abstenu
d'une décision si cruelle. Mais en prononçant souverainement
sur l'honneur et sur la destinée d'un nomme, il n'a pu sans crime
négliger aucun des moyens essentiels et possibles de s'assurer qu'il
prononçait justement.
Vous méprisez , dites-vous , un honune abject , et ne croires
jamais que les heureux penchans que j'ai cru voir dans Jean-
Jacques puissent compatir avec des vices aussi bas que ceux dont
il est accusé. Je pense exactement comme vous sur cet article ;
mais je suis aussi certain que d'aucune vérité qui me soit connue
que cette abjection que vous lui reprochez est de tous les vices
le plus éloigné de son naturel. Bien plus près de l'extrémité con-
traire , il a trop de hauteur dans l ame pour pouvoir tendre k
l'abjection. Jean-Jacques est faible, sans doute, et peu capable
de vaincre ses passions; mais il ne peut avoir que les passions re-
latives à son caractère , et des tentations basses ne sauraient ap-
procher de son cœur. La source de toutes ses consolations est
dans l'estime de lui-même. Il serait le plus vertueux des hommes
si sa force répondait à sa volonté. Mais avec toute sa faiblesse il
ne peut être un homme vil , parce qu'il n'y a pas dans son ame
un penchant ignoble auquel il fût honteux de céder. Le seul qui
l'eût pu mener au mal est la mauvaise honte , contre laquelle il
a lutté toute sa vie avec des efforts aussi grands qu'inutiles, parce
qu'elle tient à son humeur timide qui présente un obstacle in-
vincible aux ardens désirs de son cœur , et le force à leur donner
le chance en mille façons souvent blâmables. Voilà Tunique
source de tout le mal qu'il a pu faire , mais dont rien ne peut
sortir de semblable aux indignités dont vous l'accusez. Eh !
comment ne voyez-vous pas combien vos messieurs eux-mêmes
sont éloignés de ce mépris qu'ils veulent vous inspirer pour lui ?
comment ne voyez-vous pas que ce mépris qu'ils affectent n'est
point réel, qu'il n'est que le voile bien transparent d'une estime
qui les déchire, et d'une rage qu'ils cachent très-mal? La preuve
en est manifeste. On ne s'inquiète point ainsi des gens qu'on kné- '
prise. On en détourne les yeux, on les laisse pour ce qu'ils sont: .
on fait à leur égard , non pas ce que font vos messieurs à Vigmim
de Jean-Jacques , mais ce que lui-même fait an leur. Il n'est pei j
étonnant qu après l'avoir chargé de pierres ils le couvrent aain ^
de boue : tous ces procédés sont très-concordans de leur put ; i
mais ceux qu'ils lui imputent ne le sont guère de la sienne » et .
ces indignités auxquelles vous revenez sont-elles mieux pgonréei 1
que les crimes sur lesquels vous n'insistez plus? Non, moniienr }■ ^
après nos discussions précédentes je ne vois plus de milieu pot.*]
sible entre tout admettre et tout rejeter. -^
Des témoignages que vous supposez impartiaux, les uni por^ ,
tent sur des taits absurdes et faux , mais rendus croyablei à mcc^.
DIALOGUE. 173
ition , tels cjue le viol , la brutalité , la debaache , la cy-
les baiscs friponneries : les autres sur des faits
fau&sement interprétés; tels que »a dureté , son dé-
ilére el repoussaate, l'obstiDation de fermer
porte aux nouveaux visages, surtout aux quidams cajoleuri
)>leureus , et aux arrogans mal appris.
Comiae je ne défendrai jamai) Jean-Jacques accusé d'assassinat
J'eaipaisoDDement, je n'entends pas non plus le justifier d'è-
!• un violateur de lîlles , un monstre de dêbauclie , un petit
'ou. Si vous pouvez adopter sérieusement de pareilles opinions
rT ton compte, je ne puis que le plaindre, et vous plaindre
utii, vous qui caressez des idées dont vous rougiriez comme
imi de la justice, en v regardant de plus près , et faisant ce que
pi fait. Lui dcbauclié , brutal , impudent , cjrmque auprès
Teur (lue ce ne soit l'excès contraire
eiil été ce que vous dites, il ne fût
lalbeureuK. Il est bien aisé de faire , à
el Eh! j
t que.
i.-t-on l'exei
ft précaution s
er les filles de la maison ; mais qu'est-ce que
iii la maligne disposition des pareus envers lui?
iple de quelque fait qui ail rendu nécessaire
ilTectée ? et qu'en dut-il penser à
. rKarmantcs , toutes trois dans la Heur de l'%e et de la
iio , l'accablaient à l'envi d'amitiés et de caresses? Est-ce en
lani de cette familiarité près de ces jeunes personnes , est-ce
les manières ou des propos libres avec elles qu'il mérita l'in-
B et nouvel accueil q^ui Vallendait à Paris en les (quittant? et
W encore aujourd'hui, des mères très-sages craignent-elle»
^^^jeurs filles chez ce terrible satyre, devant lequel ces
'nt laisser un moment les leurs , chez elles , et en
«? En vérité, que des farces aussi grossières puissent
icat des gens sensés , il laul en être témoin pour le
ïnt qu'où eilt osé publier tout cela dix ans
jj^lonque l'estime des lionnètes gens, qu'il eut toujours
Gesse, était montée au plus haut degré : ces opinions,
.ioniennes des mêmes preuves, auraient-elles acquis le
• crédit chez ceux qui maintenaut s'empressent de les adop-
[FHrni, uns doute j ils les auraient rejetees avec indignation.
'cBt tous dit : << Quand un homme est parvenu jusnu'à
knvec l'estime publique, quand sans patrie, sans lor-
tans asile , dant une situation gênée , el forcé , pour
,, de recourir sans cesse aux cxpédiens, on o'en a }a-
iployé que d'honorables, et qu'on s'est Uil touiuuri
BT et bien vouloir dans sa détresse , 'i. : .'
■ l'égc mîir , et ousnd tous les ye<i <
^M dévoyer de la droite roule, pour ^ <
lliourbeax du vice, on n'as3ocie p'i
1^4 SECOND
M plus vils fripons , avec le courage et rélcvation des âmes fîères ,
]i ni l'aïuour de la gloire, aux manœuvres des fîloux; elsi qua-
M rante ans d'honneur periueltaient à quelqu'un de se démentir
M si tard à ce point, il perdrait bientôt cotte vigueur de senti-
» ment, ce ressort, cette franchise intrépide qu'on n'a point avec
» des passions basses, et qui jamais ne survit à l'honneur. Ln
» fripon peut être lâche, un méchant peut être arrogant; mais
» la douceur de l'innocence, et la fierté de la vertu , ne peuvent
>» s'unir que dans une belle ame. »»
Voilà ce qu'ils auraient tous dit ou pensé , et ils auraient cer-
tainement refusé de le croire atteint de vices aussi bas, à moins
qu'il n'en eut été convaincu sous leurs yeux. Ils auraient du moins
voulu l'étudier eux-mêmes avant de le juger si décidément et
si cruellement. Ils auraient fait ce que j'ai fait; et, avec l'im-*
partialité que vous leur supposez, ils auraient tiré de leurs re-
cherches la même conclusion que je tire des miennes. Us n*ont
rien fait de tout cela ; les preuves les plus ténébreuses, les
témoignages les plus suspects , leur ont suffi pour se déci-
der en mal sans autre vérification , et ils ont soigneusement
évité tout éclaircissement qui pouvait leur montrer leur er-
reur. Donc , quoi que vous en puissiez dire , ils sont du com-
Ï>lot; car , ce que j'appelle en être n'est pas seulement être dans
e secret de vos messieurs , je présume que peu de gens y sont
admis; mais c'est adopter leur inique principe : c'est se faire,
comme eux , une loi de dire à tout le monde , et de cacher au
seul accusé le mal qu'on pense ou qu'on feint de penser de lui ,
et 1rs raisons sur lesquelles on fonde ce jugement , afin de le
mettre hors d'état d'y répondre , et de faire entendre les siennes :
car , sitôt qu'on s'est laissé persuader qu'il faut le jnger , non— ^
seulement sans l'entendre , mais sans en être entendu , tout le .
reste est forcé , et il n'est pas possible qu'on résiste à tant de .
témoignages si bien arrangés , et mis à l'abri de l'inquiétante
épreuve des réponses de Taccusé. Comme tout le succès de la
trame dépendait de cette importante précaution, son auteur anra
mis toute la sagacité de son esprit k donner à cette injustice le J
tour le plus spécieux , et à la couvrir même d'i
'un vernis de bé- ^
néficence et de générosité, qui n'eût ébloui nul esprit impartial , ]
mais qu'on s'est empressé d'admirer , îi l'égaro d'un homme j|
qu'on n'estimait que par force, et dont les singularités n'étaient i^'
vues de bon œil par qui que ce fût. î
Tout tient h la première accusation qui l'a fuit déchoir , tout
d'un coup , du titre d'honnête homme qu'il avait porté jusqu'à- -4
lors , pour y substituer celui du plus affreux scélérat. Quiconque à
a Tauie saine et croit vraiment à la probité ne se départ pas 3
aisément de l'estime fondée qu'il a coTiçue pour un homme de j
bien. Je verrais commettre un crime , s'il était possible , on faire ^
une action basse à my lord-maréchal ( i ) , qur je n'en croirai» 'j
(i) Il est viRi que niylord-marécliHl est (l'uiir illuKlrc naissance , ci
Joiii-Jacqucs un homme du peuple 3 maib il faut pi-iiscr que HuU5iieau/~l
DIALOOUr:. irS
pis à mes yenx. i^nand j'ai cru de Jean-Jacques tout ce que
vous m'avez prouvé, c'était en le supposant convaincu. Changer
à ce point, sur le compte d'un homme estimé durant toute sa
vie , n'est pas une chose facile. Mais aussi ce premier pas fait , tout
le reste va de lui-même. De crime en crime, un homme coupa-
ble d'un seul devient, comme vous l'avez dit, capable de tous.
Rien n'est moins surprenant que le passage de la méchanceté l\
Tabjectton , et ce n'est pas la peine cie mesurer si soigneusement
l'intervalle qui peut quelquefois séparer un scélérat d'un fripon.
On peut donc avilir tout à son aise l'homme qu'on a commencé
par noircir. <^uand on croit qu'il n'y a dans lui que du mal , ou
b'j voit plus que cela , ses actions bonnes ou iudilFérentes chan-
Sent bientôt d'apparence avec beaucoup de préjugés et un peu
'interprétation , et l'on rétracte alors ses jugemens avec autant
d'assurance que si ceux qu'on leur substitue étaient mieux fon-
dés. L'amour-propre fait qu'on veut toujours avoir vu soi-même
ce qu'on sait , ou qu'on croit savoir d'ailleurs. Rien n*est si ma-
nifeste aussitôt qu on y regarde ; on a honte de ne l'avoir pas
aperçu plus tôt ; mais c'est qu'on était si distrait ou si prévenu ,
qa'on ne portait pas son attention de ce côté; c'est qu'on est si
bon soi-même qu on ne peut supposer la méchanceté dans autrui»
Quand enfin l'engouement , devenu général , parvient à l'ex-
cès, on ne se contente plus de tout croire ; chacun , pour prendre
parti la fête, cherche à renchérir, et tout le monde, s'afl'ec-
tionnant à ce système, se pique d'y apporter du sien pour l'or-
aerou pour l'aiTermir. Les uns ne sont pas plus empressés d'in-
Tenler que les autres de croire. Toute imputation passe en
preuve invincible ; et si l'on apprenait aujourd'hui qu'il s'est
commis un crime dans la lune, il serait prouvé demain, plus
clair que le jour, à tout le monde , que c est Jean-Jacques qui
en est l'auteur.
La réputation qu'on lui a donnée, une fois bien établie, il est
donc très-naturel qu'il en résulte, m(**me chez les gens de bonne
ÉM, les effets que vous m'avez détaillés. S'il fait une erreur de
compte, ce sera toujours à dessein ; est-elle à sou avantage ? c'est
■ne friponnerie: est-elle a son préjudice? c'est une ruse. Un
bomme ainsi vu , quelque sujet qu*il soit aux oublis , aux dis-
tractions, aux balourdises, ne peut plus rien avoir de tout cela :
toat ce qu'il fait par inadvertance est toujours vu comme fait
nprès. Au contraire, les oublis^^Ies omisssions, les bévues des
iDtres à son écard, ne trouvent plus créance dans l'esprit de
personne; s'il les relève, il ment; s'il les endure, c'est à pure
Eté. Des femmes étourdies, de jeimes gens évaporés, feront
quiproquo dont il restera chargé; et ce sera beaucoup si des
iaqnais gagnés ou peu fidèles, trop instruits des sentimens des
maîtres à son égard , ne sont pas quelquefois tentés d'en tirer
|QÎ parle ici, n*a pan, en griuTal , une opinion hion «ublime delà hciif
iverlu des prus de qualité, et qnr l'hUtoire de Jeaii-Ju; qucs ne doit pji ni •
ibueilement agrandir cette opinion.
176 SECOND
avantage à ses dépens ; bien sûrs que l'affaire ne s'éclaîrcira pas
en sa présence , et que , quand cela arriverait , un peu d'effron-
terie, aidée des préjugés des maîtres, les tirerait d'affaire aisé-
ment.
J*ai supposé, comme vous, ceux qui traitent avec lui, tout
sincères et de bonne foi; mais si l'on cnerchait à le tromper pour
le prendre enfante, quelle facilité sa vivacité, son élourderie,
ses distractions , sa mauvaise mémoire, ne donneraient-elles pas
pour cela ?
D'autres causes encore ont pu concourir à ces faux jugemens.
Cet homme a donné à vos messieurs, par ses confessions, qu'ils
appellent ses mémoires , une prise sur lui qu'ils n'ont eu garde
de négliger. Cette lecture qu'il a prodiguée à tant de gens, mais
dont si peu d'hommes étaient capables, et dont bien moins en-
core étaient dignes, a initié le public dans toutes ses faiblesses ,
dans toutes ses fautes les plus secrètes: L'espoir que ces confes-
sions ne seraient vues qu après sa mort lui avait donné le coq-
rage de tout dire , et de se traiter avec une justice souvent même
trop rigoureuse. Quand il se vit défiguré parmi les hommes , au
point cPy passer pour un monstre; la conscience, qui lui faisait
sentir en lui plus de bien que de mal, lui donna le courage qne
lui seul peut-ctre eut , et aura jamais, de se montrer tel qu'il
était; il crut qu'en manifestant à plein l'intérieur de son ame, et
révélant ses confessions, l'explication si franche, si simple, si
naturelle, de tout ce qu'on a pu trouver de bizarre dans $m
conduite, portant avec elle son propre témoignage , ferait sentir
la vérité de ses déclarations , et la fausseté des idées horribles et
fantastiques qu'il voyait répandre de lui, sans en pouvoir dé-
couvrir la source. Bien loin de soupçonner alors vos messieurs ,
la confiance en eux de cet homme si défiant alla , non-seulement
i'usqu'à leur lire cette histoire de son ame, mais jusqu'à leur en
aisser le dépôt assez long-temps. L'usage qu'ils ont lait de cette
imprudence a été d'en tirer parti pour diffamer celui qui l'avait
commise; et le plus sacré aépôt de l'amitié est devenu, dans
leurs mains, l'instrument de la trahison. Ils ont travesti ses dé-
fauts en vices , ses fautes en crimes , les faiblesses de sa jeunesse
en noirceurs de son âge mûr : ils ont dénaturé les effets, quel*
quefois ridicules, de tout ce que la nature a mis d'aimable et de
bon dans son ame , et ce qui n'est que des singularités d'un tem- '
pé rament ardent , retenu par A naturel timide , est devenu^ par
]<*iirs soins, une horrible dépravation de cœur et de goût. £nnn ,
toutes leurs manières de procéder à son égard, et des allures \
dont le vent m'est parvenu , me portent à croire que pour décrier -:)
ses confessions , après en avoir tiré contre lui tous les avantages * ;
possibles, ils ont intrigué, manœuvré, dans tous les lieux oii il '
a vécu , et dont il leur a fourni les renseignemens, pour défigu-
rer toute sa vie, pour fabriquer avec art des mensonges, qui en
donnent l'air à ses confessions , et pour lui ôter le mérite de la
franchise, même dans les aveux qu'il fait contre lui. Eh! puis*
DIALOGUE. 17-
qu'ils savent empoisonner ses écrits , qui sont sous les yeux <le
tout le monde , comment n*empoisonneraient-ils passa vie , que le
public uc connaît que sur leur rapport ?
L'Héloïse avait tourné sur lui les regards des femmes 3 elles
avaient des droits assez naturels sur uu homme qui décrivait
aiinsî l'amour ; mais n'en connaissant guère que le physique , elles
crurent qu'il n'y avait que des sens très-vifs qui pussent inspirer
des sentimens si tendres, et cela put leur donner de celui qui les
exprimait plus grande opinion qu'il ne la méritait peut -être.
Supposez cette opinion, portée chez quelques-uns jusqu'il la
cariosité, et que cette curiosité ne fût pas asaez tôt devinée ou
Mtisfaite par celui qui en était l'objet ; vous concevrez aisément
dans sa destinée les conséquences de cette balourdise.
Quant à l'accueil sec et dur qu'il fait aux quidams arrogans
on pleureux qui viennent à lui , j'en ai souvent été le témoin
moi-même, et je conviens qu'en pareille situation cette conduite
serait fort imprudente dans un hypocrite démasqué, qui, trop
heureux qu'on voulût bien feindre de prendre le change , devrait
se prêter, avec une dissimulation pareille, à cette feinte, et aux
apparens ménagemens qu'on ferait semblant d'avoir pour lui.
Mais osez-vous reprocher à un homme d'houneur outragé , de
ne pas se conduire en coupable , et de n'avoir pas , dans ses in-
fortunes, la lâcheté d'un vil scélérat? De (|uel œil voulez-vous
qu'il envisage les perfides empressemens des traîtres qui l'ob-
tedent , et qui , tout en affectant le plus pur zèle , n'ont en efl'ct
d'autre but que de l'enlacer de plus en plus dans les pièges de
ceux qui les emploient? Il faudrait , pour les accueillir, qu'il fîit
eneffiet tel qu'ils le supposent; il fauurait qu'aussi fourbe qu'eux,
et feignant de ne les pas pénétrer, il leur rendit trahison pour
trahison. Tout son crime est d*être aussi franc qu'ils sont faux:
nuis après tout , que leur importe qu'il les reçoive bien ou mal ?
t' Les signes les plus manifestes de sou impatieuce ou de son dé-
dain n'ont rien qui les rebute. 11 les outragerait ouvertement ,
qtt*ils ne s'en iraient pas pour cela. Tous de concert, laissaut à
tt porte les sentimens d'honneur qu'ils peuvent avoir, ne lui
montrent qu'insensibilité , duplicité , lâcheté, perfidie , et sont
laprës de lui comme il devrait être auprès d'eux, s'il était tel
quils le représentent; et comment voulez-vous qu'il leur montre
Bae estime qu*ils ont pris si grand soin de ne lui pas laisser? Je
conviens que le mépris d*un homme qu'on méprise soi-inê/iie
e^ facile à supporter : mais encore, n'est-ce pas chez lui qu'il
&ut aller en chercher les marques. Malgré tout ce pateliuage
^insidieux, pour peu qu'il croie apercevoir, au fond des âmes,
des sentimens naturellement honnêtes, et quelques bonnes di:-
positions, il se laisse encore subjuguer. Je ris de sa simplicitJ,
et je l'en fais rire lui-même. Il espère toujours qu'f-n le voyant
tel qu'il est quelques-uns du moins n'auront plus le courage rie
'î haïr, et croit à force de franchise toucher enfin ces creurv 'i'*
ronze. Vous concevez comme ut cela lui réussit; il le voit 1 i<-
7. r^
178 SECOND
même , et y après tant de tristes expériences , il doit enfin savoir
à quoi s'en tenir.
Si vous eussiez fait une fois les réflexions que la raison sug*
gère 4 et les per^isitions que la justice exice , avant de juger si
sévèrement un infortuné , vous auriez senti que dans une situa»
tion pareille à la sienne , et victime d'aussi détestables complots,
il ne peut plus, il ne doit plus du moins se livrer, pour ce qai
l'entoure, à ses penchaus naturels, dont vos messieurs se sont
servis si lone-temps et avec tant de succès pour le prendre dans
leurs filets. Il ne peut plus, sans s'y précipiter lui-même, agir
en rien dans la simplicité de son cœur. Ainsi ce n'est plus sur
ses œuvres présentes qu'il faut le juger, même quand on pour-
rait en avoir le narré fidèle. 11 faut rétrograder vers les temps
oii rien ne l'empêchait d'être lui-même , ou bien le pénétrer
{>Ius intimement, intus et in ciiie^ pour y lire immédiatement
es véritables dispositions de son ame, que tant de malheurs
n'ont pu aigrir. En le suivant dans les temps heureux de sa vie ,
et dans ceux moine oii déjà la proie de vos messieurs il ne s'en
doutait pas encore , vous eussiez trouve rhomme bienfaisant et
doux qu il était et passait pour être avant qu'on l'eût défiguré.
Dans tons les lieux oii il a vécu jadis , dans les habitations oii on
lui a laissé faire assez de séjour pour y laisser des traces de son
caractère, les regrets des habitans l'ont toujours suivi dans sa
retraite; et seul peut-être de tous les étrangers qui jamais vécu*
renten Angleterre , il a vu le peuple de Wootton pleurer k son
départ. Mais vos dames et vos messieurs ont pris un tel soin
d'effacer toutes ces traces , que c'est seulement tandis qu'elles
étaient encore fraîches qu'on a pu les distinguer. Monlmorenci,
plus près de nous, offre un exemple frappant de ces diflerenccs.
Grâce à des personnes que je ne veux pas nommer, et aux ora-
toriens devenus , je ne sais comment , h?s plus ardens satellites
de la ligue , vous n'y retrouverez plus aucun vestige de l'attache-
ment , et j'ose dire de la vénération qu'on y eut jadis pour
Jean-Jacques, et tant qu'il y vécut, et après qu'il en fut parti:
mais les traditions du moins en restent encore dans la mémoire
des honnêtes gens , qui fréquentaient alors ce pays-là.
Dans ces épancliemens auxquels il aime encore k se livrer, et
souvent avec plus de plaisir que de prudence, il m'a quelque-
fois confié ses peines, et j'ai vu que la patience avec laquelle il
les supporte n'otait rien à Timpression qu'elles fout sur son cœur.
Celles que le temps adoucit le moins se réduisent à deux prin- l
cipalcs, qu'il compte pour les seuls vrais maux que lui aient
fait ses ennemis. La première est de lui avoir ôte la douceur
d'être utile aux hommes, et secourable aux malheureux , soit
en lui en otant les moyens, soit en ne laissant plus approcher
de lui, sous ce passe-port , que des fourbes qui ne cherchent à
l'intéresser pour eux qu'afin de s'insinuer dans sa confiance,
l'épier, et le trahir. La façon dont ils se présentent , le ton qu'ils
prennent en lui parlant, les fades louanges qu'ils lui donnent,
DIALOGUE. ,•;
• pttelinage (|u'iU y joîgneut, le fiel c^'ils ne peuvent s'abstenir
^y mêler, tnutdt'céle eii em de petila histrions grimaciers, (|us
';B* uvent ou ne daigneot pa« mieui jouer leur rôle. Les lettres
t'il reçoit ne sont , avec des lieux comniuns de collège, et des
"US bien magistrales sur ses devoirs envers cent qui les ècri-
, que de sottes dêcla mations contre les grands et les ricLes ,
Cr lesquelles on croit bien le leurrer; d'amers sarcasmes sur tous
'états; d'aigres reproches à la fortune, de priver un grand
kmme comme l'auteur de la lettre, et, par compagnie, I autre
End homme à qui elle s'adresse, des honneurs et des biens qui
relaient dus, pour les prodiguer aux indignes; des preuves
tirées de là , qu'il n'existe point de providence ; de pathétiques
4tclar8tions de la prompte assistance dont on a besoin , suivies
lie fiêres protestations de n'en vouloir néanmoins aucune. Le
iBUt finit d'ordinaire par la confidence de la ferme résolution
A l'on est de se tuer , et par l'avis que cette résolution sera miïe
ftnècntion sonica, si 1 on ne reçoit bien vite une réponse stt-
firfaisanle à la lettre.
Après avoir été plusieurs fois très-sottement la dupe de ces
lIMii açan s suicides , il a fini par se moquer, et d'eux , et de sa
Hevfre bêtise. Mais quand ils n'ont plus trouvé la facilité de
l'introduire avec ce pathos, ils ont tienlot repris leur allure
•lurelle , et substitué, pour forcer sa porte , la férocité des
igm i la flexibilité des serpens. H fant avoir vu les assauts
[taeta femme est forcée de soutenir sans cesse , les injures et
• outrages qu'elle essuie jouruclleiueul de tous ces humbles
' irateurs , de tous ces vertueux infortunés , à la moindre ré-
e qu'ils trouvent , pour juger du motif qui 1rs amène , et
isqui les envoient. Croyez-vous qu'il ait tort d'éconduire
B cette canaille, et de ne vouloir pas s'en laisser subjuguer?
L iaï faudrait vingt ans d'application pour lire seulement tous
"■manuscrils qu'on le vient prier de revoir , de corriger, de
tfnidre; car son temps et sa peine ne coûtent rien a vos mes-
•ars ^i] ; il lui faudrait dii mains et dix secrétaires pour écrire
!■ requêtes , placels , lettres, mémoires, compliiuens, vers,
cnquets , dont on vient à l'eavi le charger, vu la grande élo-
aeoce de sa plume , et la grande bonté de son c<rur ; car c'esE
,WJoars là l'ordinaire refrain de ces persounages sinoëres. Au
■Mtd'bumanité, qu'ont appris à bourdonner autour de lui des
■^Winis de guêpes , elles prétendent le cribler de leurs aiguillons
ian à leur aise , sans qu'il ose s'y dérober, et tout ce qui lui
Bit arriver de plus heureux est de s'en délivrer avec de l'ar-
>Dt , dont ils le remercient ensuite par des injures.
U) h dois pourlanl rendre iajlice 1 ceux qui m'ofTicnt de p«ycr me»
■Des, et qui soDt en assri grand nombri'. Au moinenl iii^me ou j'iïsrii
S, ane dame de pruvinre vient de me [iropoier douze fraries , en «lien-
Ht mieux , pour lui écrire one belle lettre i un prince. C'ast dannnage
É)ene me sait pasaviiéde lover liou tique sous U* chtraiers de* Inuo-
j8o second
Apres avoir tant réchauile de serpens dans son seîn , il sVsl
enfin déterminé j par une réflexion très-simple , à se conduire
comme il fait avec tous ces nouveaux venus. A force de bontés
et de soins généreux j vos messieurs , parvenus à le rendre exé-
crable à tout le monde , ne lui ont plus laissé l'estime de per-
sonne. Tout bomme ayant de la droiture et de Tbonneur ne
peut plus qu'abhorrer et fuir un être ainsi défiguré ; nul homme
sensé n'en peut rien espérer de bon. Dans cet état , que peut-il
donc penser de ceux qui s'adressent à lui par préférence , le re«
cherchent , le comblent d'éloges , lui demandent , ou des ser-
vices, ou son amitié ^ qui, dans l'opinion qu'ils ont de lui , dé-
sirent néanmoins d'être liés ou redevables au dernier des scélé-
rats ? Peuvent-ils même ignorer que, loin qu'il ait ni crédit, ni
pouvoir , ni &veur auprès de personne , l'intérêt qu'il pourrait
prendre à eux ne ferait que leur nuire aussi bien qu'à lui , que
tout l'effet de sa recommandation serait , ou de les perdre s ils
avaient eu recours à lui de bonne foi , ou d'en faire de nou-
veaux traîtres destinés à l'enlacer par ses propres bienfaits. £a
toute supposition possible, avec les jugemens portés de lui dans
le monde , quiconque ne laisse pas de recourir à lui , n'est— il pas
lui-même un homme jugé? et quel honnête homme peut prendre
intérêt à de pareils misérables ! S'ils n'étaient pas des fourbes f
ne seraient-ils pas toujours des infâmes? et qui peut implorer
des bienfaits d'un homme qu'il méprise n'est-il pas lui-même
encore plus méprisable que lui ?
Si tous ces empressés ne venaient que pour voir et chercher-
re qui est , sans doute il aurait tort de les éconduire; mais pas
un seul n'a cet objet , et il faudrait bien peu connaître les
hommes et la situation de Jean-Jacques pour espérer de tous
ces gens-là ni vérité ni fidélité. Ceux qui sont payés veulent
gagner leur argent , et ils savent bien qu'ils n'ont qu'un seul
moyen pour cela , qui est de dire , non ce qui est , mais ce qui
plaît , et qu'ils seraient mal venus à dire au bien de lui. Ceux
qui l'épient de leur propre mouvement , mus par leur passion , d
ïie verront jamais que ce qui la flatte ; aucun ne vient pour voir 1
ce qu'il voit , mais pour l'mterpréler à sa mode. Le blanc et le
noir , le pour et le contre , leur 8er\'ent également. Donne-t-il
l'aumône ? Ah ! le cafard ! La refuse-t-il ! Voilà cet homme si
charitable I S'il s'enflamme en parlant de la vertu , c'est un tar-
tufe^ s'il s'anime en parlant de l'amour, c'est un satyre; s'il
lit la gazette (i), il médite une conspiration; s'il cueille une
rose , on cherche quel poison la rose contient. Trouves à un
(i) A la grande satisfaction de meii Irèf-inquiett patrons, je renonce à
cette triiite lecture , devenue indiirc'rente à ut» homme qu'on a rendu tout-
à-fait étranger sur la terre. Je n'y ai plus ni patrie ni frères. Habitée par
des êtres qui no me sont rien , elle est pour moi comme une autre sphère;
et je suis ausHÎ peu curieux désormais d'apprendre ce qui se fait dans le
monde , que ce qui se passe à Bicélre ou aux Petites-Maisons.
DIALOGUE. 181
t «îmi va quelque jiropos qui ïoil innocent , quelque ac-
li ne soit pas uo crime , je von» en défie.
Si l'edmintslralioii publique elle-même eût ^lé moins préve-
ou de bonne foi , la confiante nnironuite de sa yi'', égale
mple, l'eût bientôt désabnsée ; elle surail compris quVlIe
t Terrait jamais que les mêmes choses , et que c'éruil bien
rdre son areetit , son temps , et ses peines , que d'espionner un
me qui vivait ainsi. Mais comme ce n'esl pas la venlJ qu'on
she , qu'on ne veut que noircir la victime, et qu'au lieu
jntndier son caractère on ne veut que le dilTamer, peu importe
BviAI ■» conduise bien ou mal , et qu'il soit innocent ou cou-
~''le. Tout ce qui importe est d'être assez au fait de sa conduit»
points fiif s sur lesquels on puisse appuyer le eys-
û d'impostures dont il est l'objet , sans s'exposer à être con-
çu* de mensonge, et vmlà à quoi l'espionnage est uniqne-
t destiné. Si %-ous me reprocher ici de rendre à ses accusa-
1 les imputations dont iU le chargent , j'en conviendrai sans
" , mais avec cette différepce qu'en parlant d'eus "
n cache pas. Je ne pense même , et ne dis tout o
I grande répugnance. Je voudrais de tout mon
roire que le gouvernement est à son éeard dans 1 erreur or
t foi, mais c'est ce qui m'est impossible- Quaud je n'au-
t autre preuve du contraire, la méthode qu'on suit
n'en fournirait une invincible. Ce n'est point ans mé-
it qu'on fait toutes ces choses-là , ce sont eux qui les font
I qu avec
I. conséquence qui su;
le-meme trempe dans
Rpte de Jenn-Jacques
il puisse être , poun
tdelà. Si l'administration, si la
le complot pour abuser le public
quel homme au monde, quelque
a se garantir de l'erreur à sou
tir que, dans l'étrange position de
le ne peut plus juger de lui avec
itrui , ni sur aucune espèce de
voir, il faut vérifier , compa-
me , ou s'abstenir de juger. Ici ,
: le jour qu'à s'en tenir au té—
i autres le reproche de dureté et d'incommisera-
ou non , lui serait toujours également inévitable :
uo moment qu'il remplit de toutes ses forces les
nanité , de cliarité, de bienfaisance, dont tout
ns cesse entouré , qui est-ce qui lui rendrait dans
istice de les avoir remplis? Ce ne serait pas lui-
_u'il n'y mît celte ostentation philosophique
^^u gâte l'œuvre pur le motif. Ce ne serait pas ceux envers qui
^Bki aurait remplis , qui deviennent , sitôt qu'ils l'approchent,
^^KitCreS et créatiu-i-s de vos messieurs ; ce serait encore moii:
^^Bnessieurs eux-mêmes . non moins leiés à cacher le bie
^^■1 poiirrait chercher à faire , qu'à i^ulilier à grand bruit celi
Çuede
trt homme infortuné, personne
■ riitude . ni sur le rapport d'à
' -uvir : il ne suffit pas même de
■ r , approfondir tout par soi-m^
; .^i.pi.iplc, il est clair
claja.
SECOND
(]u'ib disent lui faire en secret. En lui faisant des Jevoirs à ieg
mode pour le bUmer de ne les pas remplir , ils tairaient les vit
tables qu'il aurait remplis de lout son cœur , el lui feraient^
TnL'nie reproche avec le même succès ; ce reproche ne proln
donc rien. Je remarque seulement q
quand , livré sans gène » son naturel . i
ses pencbans ; et maintenant qu'il s(
pie'ges , entouré d'espions, de moiichei
leuanl qu'il ne sait pas dire un mol c;
pal faire un mouvement qui ne soil n
choisit pour lever le masque de l'hypot
dureté lardive , â tous cr>s petits larirîi
cusp aujourd'hui le public I (Convenez que voilà un faypM
bien bête, et un trompeur bien maladroit. Quand je p "•'
rien vu par moi -mime, cette seule reQeïion me rendra
pecte la réputation qu'on lui donne à présent. Il en est de tM
ceci comme des revenus qu'on lui prodigue avec tant de maip
ficence. Ne faudrait-il pas dan^sa position qu'il fût plus qu u
bécile pour tenter , s'ils étaient réels , d'en dérober
]a connaissance au public ?
Ces réflexions sur les friponneries qu'il s'est mis à faire , et nirj
? fait plus , peuvent s'étendre auj
l'il était bienfaisant et h<À
, il suivait en toute libea
se sent entravé de mfl
les , de surveillant; malj
ne soit recueilli ,
, c'est ce temps tM
>, el se livrer k âJT
e bandits , dont l'a
, qui
le monde
liant n
et dont il se cache
aussitôt qu'ils parai
t . I
3ui croit que le vigil
e la police et de la libi
Ulets, ne laisse pas d'alli
la douzaine, et de les .
pour lesfaii
B publient, se
ne afl'ectation i
1 butor ,
i publique.
, ce mortel s
à peine approcher de lui un seulV~
ne croie être un traître ; qui sait otKr^
gistrat chargé des deux département- ^
C le lient eniâcé datis d'iuntricabiet:?^
trbouilîanl élerneliemenl des livrée &
ler sans crainte au tiers
rand secret ! Ces livres s'
l'il avait I
; peui
manœuvre s
toujours pri
jours imprimant , ti
et toujours ignorant qu'ils
pour tant de finesse I qu*
soupçonneux ! Tout cela i
nature), si croyable? Poui
cun de ces deux extrêmes
iupçot
n priment ,
! cetM
i jamais croire être découvert , ii
I train , toujours barbouillant , t _
se confiant à des confidens sidiseret-__ _,
• se moquent de lui '. Que de stupidi %
i de con6ance pour un homme au^i^^
ratt-il donc si bie'n arrangé,
li vu dans Jean-Jacques a ».
Il n'est pas aussi fin que vos inP-_ ■ g
1 plus aussi bêle que le public , et ^ g
le pareilles bourdes. Quand un ^^K
traire vient en CTand appareil s'établir à sa porte , que d'auti
lui écrivent des lettres bien amicales, lui proposent de belbfl^
Citions, affectent d'avoir aveclni des relations bien étroit«c,^^H
I n'ignore pas que ce voisinage, ces visites, ces lettres, lui viennei^^H
sieurs ,
f.à« plus loi
DIALOCLF.,
mlîs que tant de g
teur il pleure amèrement les à\
le dernier cuistre rougirait d'être l'a
peu
Yoilà
niployès i
sdet.1
li l'ont force de cliat
1 faire
, monsieur, les raisons c[
duite avec ceux «jui l'approchent . et de résister aux peuolians de
son cœur, pour ne pas s enlacer lui-même dans les pièges tendus
aniourde lui. J'ajoute â cela ijue son naturel timide et son goilt
_ «loigué de toute ostentation ne sont pas propres à mettre en
^vidence son penchant à faire du bien, et peuvent même, dans
n si triste , l'arrêter ijuand il aurait l'air de se mettre
, !•..; .„. ,Ur,c ..^ quartier Irés-vïvant de Paris, s'abs-
Kttnesitualio
1 CD scène. Je l'a
I tenir malgré li
lurésoudre û fi:
personnes ; et ,
Bjuenté , je l'ai
■Hreille. Cette
laturell*
u.dat
e quise présentait, ne pouvant
r lui les regards malveillans de deux cents
un quartier peu éloigné, mais moins fré-
i conduire dilTcreniuient dans une occasion
e bonté ou cette bUmable fierté me seoible
I infortuné, sdr d'avance que tout ce qu'il
purra faire de bien sera mat interprété. Il vaudrait mieux sans
~ Kjte braver l'injustice du public ; mais avec une ame hante et
naturel timide , qui pPut se résoudre , en faisant une bonne
usera d'hypocrisie , de lire dans les jeux des
S'Clatcnrs l'indigne jugement qu'ils en portent ? Danç nue pa-
■ lie situatioD , celui qui voudrait faire eocore ilu bieo s'en ca-
'■^'m^rait comme d'une mauvaise o-uvre , et ce ne serait pas ce
-I- ^^ rct-là qu'on irait épiant pour le publier.
^>uanl à la seconde et à la plus sensible des peines que lui ont
i'. B « tes les barbares qui le tourmentent , il la dévore en secret ,
1 1 U « reste en réscne au fond de
■tje
, r« «:lier. C'est
1 valaient à sa porléi
H«.»'elle peut l'être
; la
, lui otunt toutes les
ils lui ont rendu la
i'il eût p
iolations i;
ela
^nt. A juger du vrai but de vos
r toute leur conduite à son égard , ce but parait être
\^ l'amener par degrés, et toujours sans qu'il y paraisse, jus-
i{ i^'au plus violent désespoir , et sous l'air de I intérêt et de la
c«> inmiseration de le contraindre , à force de secrètes angoisses ,
« finir par les délivrer de lui. Jamais , tant qu'il vivra , ils ne
seront , malgré toute leur vigilance , sans inquiétude de se voir
découvert*. Malgré la triple enceinte de ténèbres qu'ils reti-
Torcent sans cesse autour de lui , toujours ils trembleront qu'un
trait de lumière ne perce par quelque fissure , et n'éclaire leurs
travaux souterrains. Ils espèrent , quand il n'y sera plus, jouir
plus iranquIUemenl de leur œuvre; mais ils se sont abstenus
j us«)(i'ici de disposer lout-à-fsit de lui , soit qu'ils craignent de
1^ pouvoir tenir cet attentat aussi caché que les autres, soit
qii'ils se fassent encore un scrupule d'opérer par eux-mêmes
l^acte auquel ils ne s'en font aucun de le forcer, soit enfin
^«l'attachés au plaisir de le tourmenter eocore ils aiment mieux
i84 SECOND
attendre ie sa main la preuve romplctc ^e sa misère. Quel qne
soit leur vrai motif, ils ont pris tous les moyens possibles pour
Je rendre , à force de déchireracns , le ministre de la haine dont
il est l'objet. Ils se sont singulièrement appliqués à le navrer de
profondes et continuelles blessures, par tous les endroits sen-
^ibIes de son cœur. Ils savaient combien il était ardent et sincère
cYans tous ses attachemens ; ils se sont appliqués sans relâche à ne
lui pas laisser un seul ami. Ils savaient que, sensible a Thonneur
ot à l'estime des honnêtes gens , il faisait un cas très-médiocre de
la réputation qu'on n'acquiert que par destalcns; ils ont affecté
de prôner les siens , en couvrant d opprobre son caractère. Ils
ont vanté son esprit pour déshonorer son cœur. Ils le connais-
saient ouvert et franc jusqu'à l'imprudence, détestant le mystère
et la fausseté ; ils l'ont entouré de trahisons , de mensonges , de
ténèbres , de duplicité. Ils savaient combien il chérissait sa
patrie ; ils n'ont rien épargné pour la rendre méprisable , et
pour Vy faire haïr. Ils connaissaient son dédain pour le métier
d'auteur, combien il déplorait le court temps de sa vie qu'il
perdit à ce triste métier , et parmi les brigands qui Texercent :
ils lui font incessamment barbouiller des livres, et ils ont grand
soin que ces livres , très-dignes des plumes dont ils sortent ,
déshonorent le nom qu'ils leur font porter. Ils l'ont fait abhorrer
du peuple dont il déplore la misère, des bons dont il honora les
vertus , des femmes dont il fut idolâtre , de tous ceux dont la
haine pouvait le plus l'affliger. A force d'outrages sangl ans, mais
tacites , à force d'attroupemens , de chucholemens , de ricane—
mens, de regards cruels et farouches , ou insultans et moqueurs,
ils sont parveuus à le chasser de toute assemblée, de tout spec-
tacle, des cafés , des promenades publiques; leur projet est ue le
<:hasser enfin des rues , de le renfermer chez lui , de l'y tenir in-
vesti par leurs satellites, el de lui rendre enfin la vie si doulou-
reuse qu'il ne la puisse plus endurer. En un mot, en lui portant
à la fois toutes les atteintes qu'ils savaient lui être les plus sen-
sibles , sans qu'il puisse en parer aucune , et ne lui laissant qu'un
seul moyen de s'y dérober , il est clair qu'ils Tout voulu forcer
à le prendre. Mais ils oui tout calculé sans doute , hors la res-
fiource de l'innocence et de la résignation. Malgré l'âge et l'ad-
versité, sa santé s'est raffermie et se maintient : le calme de son
.ime semble le rajeunir; et, quoiqu'il ne lui reste plus d'espé-
rance parmi les hommes , il ne fut jamais plus loin du désespoir.
'•^> causes est trop au-dessous de l'effet, pour qu'il n'ait pas quel-
<'"ie autre cause encore pins puissante, qu'il m'est impossible
^"imaginer. Mais je ne trouverais rien du tout à vous répondre,
que je n'en resterais pas moins dans mon sentiment , non par un
rii*êtement ridicule , mais parce que j'y vois moins d'interraé-
^. aires entre moi et le personnage jugé, et que , de tous les yeux
F.
DIALOGUE. i85
atliqnels il faut que je m'en rapporte , ceux dont j'ai le moins
k me défier sont les miens. On nous prouve , j'en conviens , des
choses que je n*aî pu vérifier , et qui me tiendraient peut-ctre
encore en doute y si Ton ne prouvait , tout aussi bien , beaucoup
d'autres choses que je sais très-certainement être fausses; et quelle
autorité peut rester pour être crus en aucune chose à ceux qui
savent donner au mensonge tous les signes de la vérité ? Au reste,
souvenez-vous que je ne prétends point ici que mon jugement
fasse autorité pour vous; mais , après les détails dans lesquels je
viens d'entrer, vous ne sauriez blâmer au'il la fasse pour moi ,
et quelque appareil de preu\es qu'on m étale en se cachant de
l'accusé, tant qu'il ne sera pas convaincu en personne, et moi
présent , d'être tel que l'ont peint vos messieurs , je me croirai
bien fondé à le juger tel que je l'ai vu moi-même.
A présent que j'ai fait ce que vous avez désiré , il est temps de
TOUS expliquer à votre tour, et de m'apprendre, d'après vos lec-
tures, comment vous Favez vu dans ses écrits.
Le Fr. II est tard pour aujourd'hui ; je pars demain pour la
campagne : nous nous verrons à mon retour.
TROISIEME DIALOGUE.
Rouss. Y ous avez fait un long séjour en campagne.
Le Fr. Le temps ne m'y durait pas. Je le passais avec votre
ami.
Rouss. Oh! s'il se pouvait qu'un jonr il devînt le vôtre !
Le Fr. Vous jugerez de cette possibilité par l'efTot de votre
conseil. Je les ai lus enfin , ces livres si justement détestés.
Rouss. Monsieur !
. Le Fr. Je les ai lus , non pas assez encore pour les bien en-
tendre, mais assez pour y avoir trouvé , nombre, recueilli, drs
crimes irrémissibles, qui n'ont pu manquer de faire, de leur
auteur , le plus odieux de tous les monstres , et l'horreur du genre
humain.
Rouss. Que dites-vous? Est-ce bien vous qui parlez, et faitc*!-
▼on» k votre tour des énigmes? De grâce, expliquez-vous promp-
lement.
Le Fr. La liste que je vous présente vous servira de réponse
ï et d'explication. En la lisant , nul homme raisonnable ne sera
; sarpris de la destinée de l'auteur.
Bouss. Voyons donc cette étrange liste.
Le Fr. La voilà. J'aurais pu la rendre aisément dix fois plus
i ample ; surtout si j'y avais fait entrer les nombreux articles qui
■ regardent le métier d'auteur et le corps des gens de lettres ; mais
ils sont si connus, qu'il suffit d'eu donner un ou deux pour cxcim-
I
i
i86 TROISIEME
pie. Dans ceux de toute espèce auxquels je me suis borné , ^
que j'ai notés sans ordre comme ils se sont présentés ^ je n'ai fait
qu'extraire et transcrire fidclcmont les passages. Vous jugeres
vous-même des effets qu'ils ont dû produire , et des qualifica-
tions que dut espérer leur auteur sitôt qu'on put l'en charger
impunément.
EXTRAITS.
LES GENS DE LETTRES.
I. «( v^ui est-ce qui nie que les savans sachent mille choses
M
» sant encore
ï plus de progrès que les lumières , chaque vérité
mnent ne vient qu'avec cent jugemens faux. Il est
ière évidence que les compae^nies savantes de l'Eu-
» qu'ils apprennent
» ne la aernière évidence que les compagnies
n T&pe ne sont que des écoles publiques de mensonge , et très-
M sûrement il y a plus d'erreurs dans l'académie des sciences ,
» que dans tout un peuple de Hurons. » Emile , liv. 3 , tome 2 ,
page 193.
2. « Tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le philosophe , qui ,
M par la même raison , n'eût été qu'un fanatique du temps de la
>» ligue. » Préface du discours de Dijon, ci-après , pag» a44-,
3. « Les hommes ne doivent point être instruits à demi. S'ils
doivent rester dans l'erreur , que ne les laissiez - vous dans
> l'ignorance ! A quoi bon tant d écoles et d'universités pour ne
» leur apprendre rien de ce qui leur importe à savoir ? Quel est
> donc 1 objet de vos collèges , de vos académies , de toutes vos
» fondations savantes? Est-ce de donner le cliange au peuple,
» d'altérer sa raison d'avance , et de l'empêcher d aller au vrai?
» Professeurs de mensonge , c'est pour l'égarer que vous feignez
* de l'instruire , et , comme ces brigands qui mettent des fanaux
» sur les écueils , vous l'éciairez pour le perdre. » Lettre à
^. de Beaumont , tome 3 , page 34-
4- « On lisait ces mots gravés sur un marbre aux Thermopyles.
M Passant , va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour
» obéir à ses saintes lois. On voit bien que ce n'est pas l'académie
M des inscriptions qui a composé celle-là. » Emile , livre 4 »
tome 2 , page 349-
LES MÉDECINS.
5. « Un corps débile affaiblit l'ame. De là l'empire de la mé-
» decine ; art plus pernicieux aux hommes que tous les maux
>» qu'il prétend guérir. Je ne sais pour moi de quelle maladie
» nous guérissent les médecins ; mais je sais qu'ils nous en
.1
J
DIALOGUE. 187
> donnent de bien funestes ; la lâcheté , la pusillanimité , la ter-
» reur de la mort; s'ils guérissent le corps , ils tncut le courage.
• Que nous importe qu'ils fassent marcher des cadavres ? Ce sont
* des hommes qu'il nous faut, et Ton n'en voit point sortir de
» leurs mains.
» La médecine est à la mode parmi nous ; elle doit l'être.
» Cest l'amusement des gens oisifs et désœuvrés , qui ne sachant
» que faire de leur temps le passent à se conserver. S'ils avaient
» eu le malheur de naître immortels , ils seraient les plus misé-
> râbles des êtres. Une vie qu'ils n'auraient jamais peur de
H perdre ne serait pour eux d'aucun prix. Il faut à ces gens-là
■* aes médecins qui. les menacent pour les flatter , et qui leur
donnent chaque jour le seul plaisir dont ils soient suscepti-
bles, celui de n'être pas morts.
» Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la vanité de la
médecine. Mon objet n'est que de la considère!* par le côté
moral. Je ne puis pourtant m'empêcher d'observer que les
hommes font sur son usage les mêmes sophismes que sur la
recherche de la vérité : ils supposent toujours qu'en traitant
un malade on le guérit , et qu'en cherchant une vérité on la
trouve. Ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une
goérison que le médecin opère par la mort de cent malades
qu'il a tués, et l'utilité d'une vérité découverte par le tort
que font les erreurs nui passent en même temps. La science
3 ni instruit , et la medecme qui guérit , sont fort bonnes sans
oute; mais la science qui trompe, et la médecine qui tue ,
sont mauvaises. Apprenez-nous donc à les distinguer. Voilà le
nœud de la question. Si nous savions ignorer la vérité , nous
ne serions jamais les dupes du mensonge : si nous savions ne
Touloir pas guérir malgré la nature , nous ne mourrions ja-
mais par la main du médecin. Ces deux abstinences seraient
sages ; on gagnerait évidemment à s'y soumettre. Je ne dis-
pute donc pas que la médecine ne soit utile à quelques hommes ;
mais je dis qu'elle est funeste au genre humain.
» On me dira, comme on fait sans cesse, que les fautes sont du
médecin , mais que la médecine en elle-même est infaillible.
A la bonne heure ; mais qu'elle vienne donc sans le médecin ;
car, tant qu'ils viendront ensemble , il y aura cent fois plus
à craindre des erreurs de l'artiste, qu'à espérer du secours de
l'art. » Emile , liv. i , tome 2, page 26.
6. « Vis selon la nature, sois patient, et chasse les médecins.
Tu n'éviteras pas la mort , mais tu ne la sentiras qu'une fois , au
lieu qu'ils la portent chaque jour dans ton imagination trou-
blée , et que leur art mensonger , au lieu de prolonger tes
jours, t'en ote la jouissance. Je demanderai toujours quel
vrai bien cet art a fait aux hommes. Quelc|ues - uns de
ceux qu'il guérit mourraient , il est vrai , mais des millions
qu'il tue resteraient en vie. Homme sensé , ne mets point à
cette loterie , oii trop de chances sont contre toi. Souffre ,
i88 TROISIÈME
» meurs on guéris, mais surtout yîs jusqu'à ta dernière heure. »
Emile , liv. 3 , tome 7. , page 5f>.
7. « luoculerons-nous notre élëye? Oui et non, selon rocca-
'• sion , les temps , les lieux , les circonstances. Si on lui donne
■* la petite vérole , on aura l'avantage de prévoir et connaître
•> son mal d'avance; c'est quelque cuose : mais s'il la prend na—
» turellement , nous l'aurons préservé du médecin , c est encort
» plus. » Emile , liv. 2 , tome 2 , page 1 1 1 .
0. (( S'agit-il de chercher une nourrice, on la fait choisir par
« Taccoucneur. Qu'arrive-t-il de là ? que la meilleure est tou-
» jours celle qui l'a le mieux payé. Je n irai donc point consulter
» un accoucheur pour celle d'Emile ; j'aurai soin de la choisir moi-
» même. Je ne raisonnerai pas là-dessus si disertement qu'un
>» chirurgien , mais à coup sûr je serai de meilleure foi , et mon
» zèle me trompera moins que son avarice, m Emile , liy. 1 ,
tome a , page 29.
LES ROIS, LES GRANDS, LES RICHES.
9. « Nous étions faits pour être hommes , les lois et la société
M nous ont replongés dans l'enfance. Les riches , les grands , les
» rois , sont tous des enfans , qui , voyant qu'on s'empresse à
» soulager leur misère , tirent de cela même une vanité puérile,
» et sont tout fiers de soins qu'on ne leur rendrait pas s'ils étaient
» hommes faits. » Emile y liv. 2 , tome 2 , page 5o.
10. Il C'est ainsi qu'il dut venir un temps ou les yeux du peuple
» furent fascinés à tel point , que ses conducteurs n'avaient qa'à
» dire au plus petit des hommes , sois grand , toi et toute ta race ;
» aussitôt il paraissait grand à tout le monde ainsi qu'à ses
» propres yeux , et ses descendans s'élevaient encore à mesure
» qu'ils s'eloiçnaicnt de lui } plus la cause était reculée et in-
» certaine , plus l'effet l'augmentait ; plus on pouvait compter
» de fainéans dans une famille , et plus elle devenait illustre. »
Disc, sur l'inégaliié , tome 3 , page 3o2.
1 1 . M Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont
» plus en état de s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug , ils
» s'éloignent d'autant plus de la liberté , que , prenant pour
>> elle une licence effrénée qui lui est opposée , leurs révolutions
» les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'ag- '
" graver leurs chaînes. » Ep. dédie, du Disc, sur l'inégalité ,
tome 3, page 244.
12. « Ce petit garçon que vous voyez là, disait Thémistocle à
" ses amis, est t arbitre de la Grèce : car il gouverne sa mère , sa
» mère me gouverne , je gouverne les Athéniens , et les Athéniens
» gouvernent les Grecs, Oh I quels petits conducteurs on \rou-
>» verait souvent aux plus grands empires , si du prince on des-
» cendait par degrés jusqu'à la première main oui donne le
■ branle en secret ! » EmileyViv. 2, tome 2, page 37, note.
i3. M Je me suppose riche. Il me faut donc des plaisirs ex-
» clusiCs , des plauirs destructifs ; voici de tout autres affaires.
DIALOGUE. 189
Il me faut des terres , des bois , des gardes , des redevances*,
des honneurs seigneuriaux, surtout de l'encens et de l'eau
bénite.
M Fort bien ; mais cette terre aura des voisins jaloux de leurs
droits , et désireux d'usurper ceux des autres : nos gardes se
chamailleront, et peut-être les maîtres : voilà des altercations,
des querelles , des naines, des procès tout au moins; cela n'est
déjà pas fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec
plaisir labourer leurs blés par mes lièvres , et leurs fèves par
mes sangliers : chacun n'osant tuer l'ennemi qui détruit son
travail voudra du moins le chasser de son champ : après avoir
passé le jour à cultiver leurs terres, il faudra qu'ils passent la
nuit à les garder; ils auront des mâtins, des tambours, des
cornets, des soanettes. Avec tout ce tintamarre , ils trouble-
ront mon sommeil. Je songerai malgré moi à la misère de ces
pauvres gens , et ne pourrai m'empécher de me la reprocher.
Si j'avais l'honneur d'être pHnce , tout cela ne me toucherait
guère j mais moi , nouveau parvenu , nouveau riche , j'aurai
le cœur encore un peu roturier.
• Ce n'est pas tout ; l'abondance du gibier tentera les chas-
seurs; j'aurai bientôt des braconniers à punir ; il me faudra
des prisons , des geôliers , des archers , des galères. Tout cela
me parait assez cruel. Les femmes de ces malheureux vien-
dront assiéger ma porte et m'importuner de leurs cris, ou
bien il faudra qu'on les chasse , qu'on les maltraite. Les
pauvres gens qui n'auront point braconné , et dont mon gi-
bier aura fourragé la récolte , viendront se plaindre de leur
côté. Les uns seront punis pour avoir tué le gibier , les autres
ruinés pour l'avoir épargné : quelle triste alternative ! Je ne
verrai de tous côtés qu'objets de misère , je n'entendrai que
gémissemens : cela doit troubler beaucoup, ce me semble , le
plaisir de massacrer à son aise des foules de perdrix et de
lièvres presque sous ses pieds.
M Youlez-vous dégager les plaisirs de leurs peines ? Otez-cn
l'exclusion.... Le plaisir n'est donc pas moindre ; et l'inconvé-
nient est ôté quand on n'a ni terre à garder, ni braconnier à
S unir, ni misérable à tourmenter. Voilà donc une solide raison
e préférence. Quoiqu'on fasse, on ne tourmente point sans
fin les hommes qu'on n'en reçoive aussi quelque malaise , et
' » les longues malédictions du peuple rendent tôt ou tard le
; » gibier amer. »» Emile , livre 4 9 tome 2, page 359.
i4- « Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les
» puissans et les riches? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas
1^» remplis par eux seuls? Toutes les grâces, toutes les exenip-
r» lions ne leur sont-elles pas réservées, et l'autorité publique
i » n'est-elle pas toute en leur faveur? Qu'un homme de consi-
L» dération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries ,
- » n'est-îl pas toujours sûr de l'impunité? Les coups de b:*iton
» qu'il distribue , les violences qu'il commet , les meurtres
I90 TROISIÈME
» mêmes et les assassinats dont il se rend coupable , ne sonl-ce
M pas des affaires qu'on assoupit , et dont au bout de six mois
» il n'est plus question? Que ce même homme soit volé, toute
» la police est aussitôt en mouvement , et malheur aux innocens
»» qu il soupçonne! Passe-t-il dans un lieu dangereux? voilà le»
» escortes en campagne : l'essieu de sa chaise vient-il à rompre ?
» tout vole à son secours : fait-on du bruit à sa porte? il dit un
» mot, et tout se tait: la foule l'incommode-t-elle ? il .fait un
M signe , et tout se range. Un charretier se trouve-rt-il sur son
M passage? ses gens sont prêts à l'assommer, et cinquante lion-
M nêtes piétons, allant à leurs affaires, seraient plutôt écrasés
» qu'un taquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne
n lui coûtent pas un sou 3 ils sont le droit de l'homme nche , et
» non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est diffé-
M rent ! plus l'humanité lui doit , plus la société lui refuse.
M Toutes les portes lui sont fermées , même quand il a le droit
w de se les faire ouvrir; et si quelquefois il obtient justice , c'est
M avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grâce. S'il y a
n des cor\'ces à faire , une milice à tirer , c'est à lui qu'on donne
» la préférence. Il porte toujours, outre sa charge, celle dont
» son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter. Au
>* moindre accident qui lui arrive, chacun s'éloigne de lui. Si sa
» pauvre charrette renverse, loin d'être aidé par personne, je
» le tiens heureux s'il évite en passant les avanies des gens lestes
» d'un jeune duc. En un mot , toute assistance gratuite le fuit
» au besoin , précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer ;
» mais je le tiens pour un homme perdu s'il a le malheur d'avoir
» l'ame honnête , une fille aimable, et un puissant voisin. » Disc,
sur l'Écon. polit, tome 3 , page 862.
LES FEMMES.
i5. « Femmes de Paris et de Londres , pardonnez*le moi \
w mais si une seule de vous a l'ame vraiment honnête , je n'en-
» tends rien à nos institutions. » Emile ^ liv. 5 , tome 2 , page 3g8.
16. « Il jouit de l'estime public , il la mérite. Avec cela , fut-il
» le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer;
» car , il vaut mieux déroger à la noblesse qu'à la vertu; et la
>» femme d'un charbonnier est plus respectable que la maîtresse
» d'un prince. » Noui^elle Héloïse y 5'. partie ^ lettre 1 3, tome i ,
page 471.
les anglais.
17. «« Les choses ont changé depuis que j'écrivais ceci (en
» 1756), mais mon principe sera toujours vrai. Il est , par
» exemple , trës-aisé de prévoir que, dans vingt ans d'ici (1),
M l'Angleterre avec toute sa gloire sera ruinée^ et de plus aura
(1) 11 est bon de remarquer que ceci fut écrit et publié en 1760, Tcpoquo
(le la pIuM grande prospérité de TÂngleterre durant le ministère de M.
Pilt, aujounl*hui lord Chatham.
J
DIALOGUE. 191
» perdu le reste de sa liberté. Tout le monde assure que l'agri-
» culture fleurit dans cette ile , et moi je parie qu'elle y dépérit.
n Londres s*agrandit tous les jours, donc le royaume se dé-
w peuple. Les Anglais veulent être conquérans , donc ils ne tar-
>• deront pas d'être esclaves. » Projet de paix perp. tome 3, page
38o j note.
18. « Je sais que les Anglais vantent beaucoup leur huma-
» nité et le bon naturel de leur nation , qu'ils appellent good
n natured people. Mais ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent,
» personne ne le répète après eux. » Emile , liv. 2 , tome 2, page
i3b, note.
Vous auriez trop à faire s'il fallait achever, et vous à vojez que
cela n'est pas nécessaire. Je savais que tous les états étaient mal-
traités dans les écrits de Jean-Jacques , mais, les voyant tous
s*intéresser néanmoins si tendrement pour lui, j'étais fort éloi-
gne de comprendre à quel point son crime envers chacun d'eux
était irrémissible. Je l'ai compris durant ma lecture , et seule-
ment en lisant ces articles vous devez sentir , comme moi , qu'un
homme isolé et sans appui, qui, dans le siècle où nous sommes,
ose ainsi parler de la médecme et des médecins , ne peut man-
quer d'être un empoisonneur* que celui qui traite ainsi la philo-
sophie moderne, ne peut être qu'un abominable impie; que celui
qui parait estimer si peu les femmes galantes et les maîtresses des
princes , ne peut être qu'un monstre de débauche ; que celui qui
ne croit pas à l'infaillibilité des livres à la mode, doit voir brûler
les siens par la main du bourreau ; que celui qui , rebelle aux
nouveaux oracles , ose continuer de croire en Dieu , doit être
brAIé lui-même à l'inquisition philosophique , comme un hypo-
crite et un scélérat ; que celui qui ose réclamer les droits rotu-
riers de la nature , pour ces canailles de pavsans , contre de si
respectables droits de chasse , doit être traite des princes comme
les bêtes fauves, qu'ils ne protègent que pour les tuer à leur aise
et à leur mode. A l'égard de l'Angleterre, les deux derniers pas-
sages expliquent trop bien l'ardeur des bons amis de Jean-Jacques
à Py envoyer , et celle de David Hume à l'y conduire , pour qu'on
paisse douter de la bénignité des protecteurs, et de l'ingratitude
du protégé dans toute cette affaire. Tous ces crimes irrémissibles,
encore aggravés par les circonstances des temps et des lieux ,
prouvent qu'il n'y a rien d'élonnant dans le sort du coupable ,
et qu'il ne se soit bien attiré. Molière , je le sais , plaisantait les
médecins; mais , outre qu'il ne faisait que plaisanter, il ne les
craignait point. 11 avait de bons appuis : il était aimé de Louis
XIV, et les médecins , qui n'avaient pas encore succédé aux
directeurs dans le gouvernement des femmes, n'étaient pas alors
versés, comme au]ourd'hui, dans l'art des secrètes intrigues.
Tout a bien changé pour eux , et depuis vingt ans ils ont trop
d'influence dans les affaires privées et publiques pour qu'il fût
irndent , même à des gens en crédit , d'oser parler d'eux Jibre-
nent ; jugez comme un Jean-Jacques y dut être bien venu !
11)2 TROISIEME •
Mais, sans nous embarquer ici dans d'inutiles et dangereux détails,
lises seulement le dernier article de cette liste , il surpasse seul
tous les autres.
19. « Mais s'il est difficile qu'un grand état soit bien gou*
M vèrné , il l'est beaucoup plus qu'il soit bien gouverné par un
M seul homme ; et chacun sait ce qu'il arrive quand le roi se
n donne des substituts.
M Un défaut essentiel et inévitable qui mettra toujours le gou-
» vemement monarchique au-dessous du républicain , est que
M dans celui-ci la voix publique n'élève presque jamais aux pre-
n mières places que des hommes éclairés et capables qui les rem-
it plissent avec honneur; au lieu que ceux qui parviennent daui
M les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons ,
» de petits fripons , de petits intrigans k qui les petits talens, qui
» fontparvenir dans les cours aux grandes places , ne servent qu'à
» montrer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus.
» Le. peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince »
M et un homme d'un vrai mérite est presque aussi rare dans le
» ministère qu'un sot à la tête d'un gouvernement républicain.
M Aussi , quand , par quelque heureux hasard , un de ces honunes
M nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une mo-
M narchic presque abîmée par ces tas de jolis régisseurs , on est
n tout surpris des ressources qu'il trouve , et cela fait époque
M dans un pays. »> Contrat social , livre 3 , chap. G , tome 3 1
page 472.
Je n'ajouterai rien sur ce dernier article ; sa seule lecture vous
a tout dit. Tenez, monsieur, il n'y a dans tout ceci -qu'une 1
chose qui m'étonne : c'est qu'un étranger isolé , sans parens, sans
appui, ne tenant à rien sur la terre , et voulant dire toutes ces
cuoses-là, ait cru les pouvoir dire impunément.
Rouss. Voilà ce qu'il n'a point cru , je vous assure. Il a dû
s'attendre aux cruelles vengeances de tous ceux qu'offense la
vérité , et il s'y est attendu. Il savait que les grands , les visirs 1
les robins , les financiers , les médecins , les prêtres , les philo-
sophes , et tous les gens de parti qui font de la société un vrai
brigandage , ne lui pardonneraient jamais de les avoir vus et
montrés tels qu'ils sont. Il a dû s'attendre à la haine, aux perse-.
cutions de toute es|>èce , non au déshonneur, à l'opprobre , â la
diflamation. Il a dû s'attendre à vivre accablé de misères et d'in-
fortunes, mais non d'infamie et de mépris. Il e»t , je le répète ,
des genres de malheurs auxquels il n'est pas inéme permis à un
honnête homme d'être préparé , et ce sont ceux-là précisément .
qu'on a choisis pour l'en accabler. Comme ils l'ont pris au dé- ^
pourvu, du premier choc il s'est laissé abattre, et ne s'est pai
relevé sans peine : il lui a fallu du temps pour reprendre son cou-
rage et sa tranquillité. Pour les conserver toujours , il eût eu
besoin d'une prévoyance qui n'était pas dans l'ordre des choses ,
non plus que le sort qu'on lui préparait. Non , monsieur , ne
croyez point que la destinée dans laquelle il est enseveli soit le
^mm
Jt nalantl de scv
p. lion , salutai
p fortuites , pu
îeriis. C'esi
DIALOGUE.
i zèle k ^ire sans crainte tout c
■e, utile ; elle a d'autres cause
ridicules , qui ne tienucat eu
plan médité de lo
'f";
qu'il crut êlr»
plus gecrëtes,
'l même avant
is profond , a
lébritc ; c'est 1 ceuvre d'i
lie duquel le persécuteur de Job aurait pu beaucoup ap-
idre dans l'art de rendre ua mortel malheureux. Si cet homme
point né, Jean-Jacques , malgré l'audace de ses ceusur
dans l'infortune et dans la gloire j et les maux, dont
Bt pas manqué di
■davantage. Non
'è par ceux luê
^n csecutioD : c'cs
Indre & la nation
hier, loin de l'avilir , l'auraient il
lis un projet aussi exécrable n'cilt été
[ui se sont livrés avec le plus d'ardeur
justice que Jean-Jacques aime encore
'empresse a le couvrir d'opprobres. Le
le sein de celte uation , maïs il n'est
venu d'elle. Les Français en sont les ardens exécuteurs. C'est
, sans doute, mais du moins iU n'en sont pas les auteurs. Il
la pour l'être une noirceur méditée et réfléchie dont ils ne
pas capables ; au lieu qu'il ne faut pour en être les ministres
animosité qui n'est qu'un elfet fortuit de certaines cir-
:es et de leur penchant à s'engouer tant en mal qu'ea
ïPa, Quoi qu'il en soit de la cause et des auteurs du com-
K, l'effet n'en est plus étonnant pour quiconque a lu les écrhi
U-Jacaues. Les dures vérités qu'il a dites , quoique géné-
sont ue ces traits dont la blessure ne se ferme jamais
les cirurs qui s'en sentent atteiuts. De tous ceui qui se font
i.iut d'ostentation ses patrons et ses protecteurs , il n'y en
un sur qui quelqu'un de ces traits n ait porté jusqu'au vif-
irlie trempe sont donc ces divines âmes dont les poignanlei
aiiniiTi-s n'ont fait qu'exciter la bienveillance et l'amour , et ,
par !>; plm frappant de tous les prodiges , d'un scélérat , qu'elles
ilt-ijjent abhorrer , ont fait l'objet de leur plus tendre sollici-
, tudc >
Si c'est là de la vertu , elle est bizarre , mais elle est magna-
ùitie , et ne peut appartenir qu'à des âmes fort au-dessus des
I petites pasiions vulgaires ; mais comment accorder des motifs si
, lubliinei avec les indignes moyens employés par ceux qui s'en
^s ? Vous le savez , quelque prévenu , quelque irrité
contre Jean-Jacques , quelque mauvaise opinion que
n caractère et de ses mœurs , je n'ai jamais pu goûter
Ifilvme de nos messieurs, ni me résoudre ît pratiquer leur»
.. J'ai toujours trouvé autant de bassesse que de fausseté
■ celle maligne ostentation de bienfaisance, qui n'avait pour
^Bgd'en avilir l'objet. Il est vrai que , ne concevant aucun
■Élit de preuves ii claires , je ne doutnis pas un moment
Vkcques ne t&t un détestable hypocrite et un monstre
"Tiawddnaître;et,cela bien accordé, j'avoue qu'avec
ililé qu'ils diraient avoir k U confondre , j'admi-
i(}4
TROlSIExME
rais leur patience et leur douceur à se laisser provoquer par ses
clameurs saus jamais s'en émouvoir , et sans autre effet que do
l'enlacer de plus en plus dans leurs rets pour toute réponse.
Pouvant le convaincre si aisément , je voyais une héroïque mo-
dération à nVn rien faire, et même, en blnmant la méthode
qu'ils voulaient suivre , je ne pouvais qu'admirer leur flegme
stoïque h s'y tenir.
Vous ébranlâtes , dans nos premiers entretiens , la confiance
que j'avais dans des preuves si fortes , quoique administrées avec
tant c
l'extrei
l'avais été de leur force ; et j(
tiques et faibles les motifs qu'on alléguait de celle conauite.
Ces doutes étaient augmentés par mes réflexions sur cette affec-
tation d'intérêt et de bienveillance pour un pareil scélérat. La
vertu peut ne faire haïr que le vice , mais il est impossible
qu'elle fasse aimer le vicieux , et , pour s'obstiner à le laisser en
liberté malgré 1rs crimes qu'on le voit continuer de commettre ,
il faut certainement avoir quelque motif plus fort que la com-
misération naturelle et l'humanité , qui demanderaient m^me
une conduite contraire. Vous m'aviez dit cela , je le sentais ; et
le zcle très-singulier de nos messieurs pour l'impunité du cou—
Sable , ainsi que pour sa diffamation , me présentait des foules
c contradictions et d'inconséquences qui commençaient à trou-
bler ma première sécurité.
J'étais dans ces dispositions quand , sur les exhortations que
vous m'aviez faites , commençant k parcourir les livres de Jean-
Jacques , je tombai successivement sur les passages que j*ai tranH
crits , et dont je n'avais auparavant nulle idée ^ car , en me par-
lant de ses durs sarcasmes , nos messieurs m'avaient fait un secret
de ceux qui les regardaient , et , à la manière dont ils s'intéref- |
saient à 1 auteur , je n'aurais jamais pensé qu'ils eussent des grîeb *^
particuliers contre lui. Cette découverte et le mystère qu'îk
m'avaient fait achevèrent de m'éclaircir sur leurs vrais moti6;
toute ma confiance en eux s'évanouit , et je ne doutai plus que
ce que sur leur parole j'avais pris pour bienfaisance et gcnéro«
site ne fût l'ouvrage d'une animositc cruelle , masquée avec arl
par un extérieur de bonté.
Une autre réflexion renforçait les précédentes. De si sublimes ^
vertus ne vont point seules. Elles ne sont que des branches de Ift
vertu : je cherchais le tronc et ne le trouvais point. Comment ^
nos messieurs , d'ailleurs si vains , si haineux , si rancuniers ,
s'avisaient-ils une seule fois en leur vie d'être humains , géné-
reux , débonnaires , autrement qu'en paroles , et cela précisé-
ment pour le mortel , selon eux , le inoins digne de cette com- ;
misération qu'ils lui prodiguaient malgré lut ? Cette vertu
nouvelle et si déplacée eût dû m'étro suspecte quand elle eût agi
tout à découvert sans déguisement , sans ténèbres ; qu'en devais- '
je penser en la voyant s'enfoncer avec tant de soin dans des-
[
DIALOGUE, in',
routes obscures et tortueuses , et surprendre en trahison celui
qui en était l'objet , pour le charger malgré lui de leurs igno-
minieux bienfaits ?
Plus , ajoutant ainsi mes propres observations aux réflexions
que vous m'aviez fait faire , ]e méditais sur ce même sujet , plus
je m'étonnais de l'aveu glonient oii j'avais été jusqu'alors sur le
compte de nos messieurs , et ma confiance en eux s'évanouit au
point de ne plus douter de leur fausseté. Mais la duplicité de
leur manœuvre et l'adresse avec laquelle ils cachaient leurs vrais
motifs n'ébranlèrent pas à mes yeux la certitude de leurs preuves.
Je jugeai qu'ils exerçaient dans des vues injustes un acte de jus-
tice , et tout ce que je concluais de l'art avec lequel ils enlaçaient
lear victime était qu'un méchant était en proie à d'autres mé-
chans.
Ce qui m'avait confirmé dans cette opinion était colle ou je
TOUS avais vu vous-même que Jean-Jacques n'était point l'au-
tear des écrits qui portent son nom. La seule chose qui pût me
faire bien penser de lui était ces mêmes écrits dont vous m'aviez
fait un si bel éloge , et dont j'avais ouï quelquefois parler avan-
Ugeusement par d'autres. Mais des qu'il n'en était pas l'auteur,
i\ne me restait aucune idée favorable qui pût balancer les hor-
ribles impressions que j'avais reçues sur son compte , et il n'était
pas étonnant qu'un homme aussip abominable en toute chose fût
assez impudent et assez vil pour s'attribuer les ouvrages d'autrui.
i Telles furent à peu près les réflexions que je fis sur notre
• premier entretien y et sur la lecture éparsc et rapide qui me
désabusa sur le compte de nos messieurs. Je n'avais commencé
cette lecture que par une espèce de complaisance pour Tintérét
que vous paraissiez y prendre. L'opinion oii je continuais d'être
que ces livres étaient d'un autre auteur ne me laissait guère pour
leur lecture qu'un intérêt de curiosité.
Je n'allai pas loin sans y joindre un autre motif qui répondait
mieux à vos vues. Je ne tardai pas à sentir en lisant ces livres
3u'on m'avait trompé sur leur contenu , et que ce qu'on m'avait
onné pour de fastueuses déclamations , ornées de beau langage y
^jnais rieconsues et pleines de contradictions, étaient des choses
.minais , comme vous l'aviez désiré , dans quelles dispositions
l^^ame elles
TOUS , que c
fauteur en les
ig6 TROISIEME
bien plein de ces sentimens devait donner peu d'importance à la
fortune et aux affaires de cette vie ; j^aurais craint moi-même en
m'y livrant trop de tomber bien plutôt dans l'incurie et le quié*-
tisme , que de devenir factieux , turbulent , et brouillon ,
comme on prétendait qu'était l'auteur et qu^il voulait rendre ses
disciples.
S'il ne se fî&t agi que de cet auteur , j'aurais dës-lors été désa-
busé sur le compte de Jean-Jacques : mais cette lecture , en me
pénétrant pour l'un de l'estime la plus sincère , me laissait pour
Fautre dans la même situation qb'auparavant , puisqu'en jm-
raissant voir en eux deux bommes différens vous m'aviez inspiré
autant de vénération pour l'un que je me sentais d'aversion pour
l'autre. La seule cbose qui résultât pour moi de cette lecture ,
comparée à ce que nos messieurs m'en avaient dit , était que ,
persuadés que ces livres étaient de Jean^Jacqu^s , et les inter-
prétant dans un tout autre esprit que celui dans lequel ils étaient
écrits , ils m'en avaient imposé sur leur contenu. Ma lecture ne
lit donc qu'acbever ce qu*avait commencé notre entrelien , savoir
de m'ôter toute l'estime et la confiance qui m'avaient fait livrer
aux impressions de la lieue , mais sans cuanger de sentiment sur
rbomme qu'elle avait diffamé. Les livres qu on m'avait dit être
si dangereux n'étaient rien moins : ils inspiraient des sentimens
tout contraires à ceux au'on prêtait à leur auteur : mais si Jean-
Jacques ne l'était pas , de quoi servaient-ils à sa justifîcatioD? Le
soin que vous m'aviez fait prendre était inutile pour ma faire
cbanger d'opinion sur son compte ; et , restant aans celle que
TOUS m'aviez donnée que ces livres étaient l'ouvrage d'un bomme
d'un tout autre caractère , je ne pouvais assez m'étonner que
)usques-là vous eussiez été le premier et le seul à sentir qu un
cerveau nourri de pareilles idées était inalliable avec un cœur
plein de noirceurs.
J'attendais avec empressement l'histoire de vos observations
pour savoir à quoi m'en tenir sur le compte de notre bomme;
car , déjà flottant sur le jugement que , fondé sur tant de preu-
ves , j'en portais auparavant , inquiet depuis notre entretien , je \
l'étais devenu davantage encore depuis que mes lectures m*a- \
vaient convaincu de la mauvaise foi de nos messieurs. Ne poo-
i
que J.ean-Jacques n en tût pas
plein de bons sentimens et ne trouver personne qui les partage i
est un état trop cruel. On est alors tenté de se croire la aupe da ^
son propre cœur, et de prendre la vertu pour une chimère.
Le récit de ce que vous aviez vu me frappa. JV trouvai si peu
de rapport avec les relations des autres , que , forcé d'opter pour
Texclusion , je penchais à la donner tout-à-fait à ceux pour qui
j'avais déjà perdu toute estime. La force même de leurs preuves
me retenait moins. Les ayant trouvés trompeurs en tant de
choses , je commençai de croire qu'ils pouvaient bien l'être en
DIAl,Or.Uf.
c l'idée qui
^7
il, et h me familiariser avec l'idée qui m'avait paru jusqu'à
* i ridicule de Jean-Jacques innocent et persécuté. 11 fallait ,
vrai, supposer dans un pareil tissu d'impoitores un art et
( prestiges qui me semblaient ineoueevablei. Mais je trouvais
ire plus d'alMurdités entassées dans l'obstination demoapre-
r sentiment.
■at néanmoins de me décider tout-à-fait, je te'solus de re-
M écrits avec plus de suite et d'attention que je n'avais fait
'alors. J'y avais trouvé des idées et des maximes très-para-
;*, d'autres que je n'avais pu bien, entendre. J'y croyais avoir
' s înéeahtés, même des contradictions. Je n'en avais pas
Dsemble assex pour juger solidement d'un système aussi
1 pour moi. Ces livres-là ne sont pas comm.e ceux d'au—
il'hui des agrégations de pensées détacbées, sur chacune des-
a l'esprit du lecleur paisse se reposer. Ce sont les médita-
is d'un solitaire i elles demandent une attention suivie qui
t pft* trop du goût de notre nation. Quand on s'obstine a
nloir bien en suivre le fil , il y faut revenir avec effort et plus
:, Je l'avais trouvé passionné pour la vertu . pour la H—
, pour l'ordre , mais d'une vébémence qui souvent l'en—
lit au-delà du but. En tout je sentais en lui un bommc trés-
, (rês-csiraordinaîrc , mais dont le caractère et les prin-
e m'étaient pas encore assez développes. Je crus qu'en mé-
t très-attentivement ses ouvrages , et comparant soigneu-
!nt ra(it«ur avec l'homme que vous m'aviez peint, je par—
I éclairer ces deui obiets l'un par l'autre, et à m'assu-
yû tout était bien d'accord et appartenait incontestablement
lininie individu. Cette question décidée me parut devoir me
rer loul-à-fait de mon irrésolution sur son compte, el , pre-
1 un plus vif intérêt 3 ces recherches que je n'avais fait |us—
' ■; me lis un devoir, à votre exemple, deparvenir, en
tnant mes réflexions ani lumières que je tenais de vous, à me
r enfin du doute oii vous m'aviez jeté, et k juger L'accusé
li-m^me après avoir jugé ses accusateurs.
Ponr faire celle recherche avec plus de suite et de recueille—
illai passer quelques mois à la campagne, et j'y portai
■ écrits de Jean-Jacques autant que j'en pus taire le dlseerne-
li les recueils frauduleux publiés sous son nom. J'avais
la première lecture que ces écrils marchaient dans un
aiB ordre qu'il fallait trouver paur suivre la chaîne da leur
ienu. J'avais cru voir que cet ordre était rétrograde à celui de
r pnblication , et que l'auteur, remontant de principes eu
.BCipcs, n'avait atteint les premiers que dans ses derniers écrits.
I ftllait donc, pour marciier par synthèse, commencer par
m-ci, et c'est ce que je fis en m'aLlachant d'abord b KÊmile ,
.r lequel il a fini, les deux autres écrits qu'il a publiés depuis
k fiùsant plus partie de son système , et n'étant destinés qu'a la
IfcfUe per.tonnelle de sa patrie et de son honneur.
f Bouu. Vous ne lui attribuez donc plus ces aulres livres qu'on
igS TROISIÈME
Î>ublie journellement sous son nom, et dont on a soîn de farcir
es recueils de ses écrits pour qu'on ne puisse plus discerner les
véritables?
Le Fr. J'ai pu m'y tromper tant que j'en jugeai sur la parole
d'autrui ; maïs, après l'avoir lu moi-même, j'aisu bientôt à quoi
m'en tenir. Apres avoir suivi les manoeuvres de nos messieurs , je
suis surpris, à la facilité qu'ils ont de lui attribuer des livres,
qu'ils ne lui en attribuent pas davantage ; car , dans la disposi-
tion oti ils ont mis le public à son égard , il ne s'imprimera plus
rien de si plat ou de si punissable Qu'on ne s'empresse à croire
être de lui , sitôt qu'ils voudront l'affirmer.
Pour moi , quand même j'ignorerais que depuis douze ans il a
quitté la plume , un coup-d œil sur les écrits qu ils lui prêtent me
suffirait pour sentir qu'ils ne sauraient être de l'auteur des autres :
non que Je me croie un juge infaillible en matière de style ; je
sais que fort peu de gens le sont , et j'ignore jusqu'à quel point
un auteur adroit peut imiter le si vie d'un autre, comme Boilcau
a imité Voiture et Balzac. Mais c est sur les choses mêmes que je
crois ne pouvoir être trompé. J'ai trouvé les écrits de Jean-
Jacques pleins d'affections d'ame qui ont pénétré la mienne. J'y
ai trouve des manières de sentir et de voir qui le distinguent ai-
sément de tous les écrivains de son temps , et de la plupart de
ceux qui Pont précédé : c'est, comme vous le disiez, un habitant
d'une autre sphère , oii rien^ne ressemble à celle-ci. Son système
peut être faux; mais en le développant il s'est peint lui-même
au vrai , d'une façon si caractéristique et si sûre, qu^il m'est im-
possible de m'y tromper. Je ne suis pas à la seconde page de ses
sots ou malins imitateurs que je sens la singerie (i) 9 et combien, 1
croyant dire comme lui , ils sont loin de sentir et penser comme
lui ; en le copiant même , ils le dénaturent par la manière de
l'encadrer. Il est bien aisé de contrefaire le tour de ses phrases j
ce qui est difficile à tout autre est de saisir ses idées, et d'expri-
mer ses sentimens. Rien n'est si contraire à l'esprit philoso-
phique de ce siècle , dans lequel ses faux imitateurs retombent
toujours.
Dans cette seconde lecture , mieux ordonnée et plus réfléchie
que la première , suivant de mon mieux le lil de ses méditations,
j y vis partout le développement de son grand principe, que la
(]) Voyez, par exempU, la Philosophie de la nature , qu'on a brûlée
nu Cli&telet, livre exécrable, el couteau à deux trancbans, Fait fout ex-
près polir me rattribuer , du moins en province et rbcz IV-tranger , pour
ngir en conséquence , et propager , à nie» dépens, la doctrine :1e ces lues-
flieurs sous le masque de la mienne. Je n'ai point vu ce liv re, et , j'espère ,
ne le verrai )»mais , mais j'ai lu to<)t cela dans le réquisitoire trop claire-
ment |»our pouvoir m'y tromper, el je suis certain qu'il ne peut y avoir
aucune vraie ressemblnnce entre ce livre et les miens, parce qu'il n*y en
a aucune entre les ame qui les ont dictés. Notez que, depuis qu'on a su
que j'avais vu ce réquisitoire, on a pris de nouvelles mesures pour qu'il
tïe me parvint rien de pareil i l'avenir.
DIALOGUE. 11^
nature a fait l'homme heureux et bon , mais que la société le
déprave et le rend misérable. L'Emile en particulier , ce livre
tant lu , si peu entendu , et si mal apprécie, n'est qu'un traité
de la bonté originelle de l'homme , destiné à montrer comment
le vice et l'erreur, étrangers ii sa constitution , s*y introduisent
du dehors , et l'altèrent insensiblement. Dans .«es premiers écrits,
il s'attache davantage à détruire ce prestige d'illusion , qui nous
donne une admiration stupide pour les iuslrumeiis de nos mi-
sères, et à corriger cette estimation trompeuse qui nous fait ho-
norer des talens pernicieux, et mépriser des vertus utiles. Par-
tout il nous fait voir l'espèce humaine meilleure, plus sage et
plus heureuse dans sa constitution primitive ^ aveugle , mi-
lérible , et méchante , à mesure qu'elle s'en éloigne. Son but
est de redresser l'erreur de nos jugemens , pour retarder le pro-
grès de nos vices, et de nous montrer que, là oii nous cher-
chons la gloire et l'éclat, nous ne trouvons en effet qu'erreurs et
misères.
Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne
remonte vers les temps d'innocence et d'égalité quand une fois on
l'en est éloigné ; c'est encore un des principes sur lesquels il a le
plus insisté. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les
peuples nombreux, ni les grands états à leur première simpli-
cité , mais seulement d'arrêter , s'il était possible , le progrès de
ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d'une
marche aussi rapide, vers la perfection de la société, et vers la
détérioration de l'espèce. Ces distinctions méritaient d'être faites
et ne l'ont point été. On s'est obstiné à l'accuser de vouloir dé-
troire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et re-
! plonger l'univers dans sa première barbarie , et il a toujours in-
I listé au contraire sur la conservation des institutions existantes >
i soutenant que leur destruction ne ferait qu'oter les palliatifs en
laissant les vices , et substituer le brigandage à la corruption. 11
avait travaillé pour sa patrie et pour les petits états constitués
comme elle, oi sa doctrine pouvait être aux autres de quelque
' ntilité , c'était en changeant les objets de leur estime, et retar-
dant peut-être ainsi leur décadence qu'ils accélèrent par leurs
i fausses appréciations. Mais malgré ces distinctions si souvent et
^ si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la
i sottise de l'amour-propre , qui persuade à chacun que c'est tou-
ï jours de lui qu'on s occupe , lors même qu'on n'y pense pas , ont
l lait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n'avait
ï pour objet que les petites républiques ^ et l'on s'est obstiné à voir
' un promoteur de bouleversemcns et de troubles, dans l'homme
i du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux consti-
tutions nationales , et qui a le plus d'aversion pour les révo-
, Intions et pour les ligueurs de toute espèce , qui la lui rendent
' bien.
En saisissant peu à peu ce système par toutes ses branches
dans une lecture plus réfléchie, je m arrêtai pourtant moins
200 TROISIÈME
d'abord à Tetamen direct de cette doctrine, qn'à son rapport
peintre et l'apologiste de la nature , aujoui
'urëe et si calomniée , peut-il avoir tiré son modèle , si ce n*est
de son propre cœur? Il l'a décrite comme il se sentait lui-même.
Les préjugés dont il n'était pas subjugué, les passions factices
dont il n'était pas la proie , n'offusquaient pomt à ses yeux ,
comme à ceux a es autres , ces premiers traits , si généralement
oubliés ou méconnus. Ces traits si nouveaux pour nous et si vrais,
une fois tracés , trouvaient bien encore au fond des cœurs Tattes-
tation de leur justesse , mais jamais ils ne s'y seraient remontrés
d'eux-mêmes, si l'historien de la nature n'eut commencé parafer
la rouille qui les cachait. Une vie retirée et solitaire, un goût vif
de rêverie et de contemplation , l'habitude de rentrer en soi « et
d'y rechercher, dans le calme des passions, ces premiers traits
disparus chez la multitude , pouvaient seuls les lui taire retrouver.
£n un mot , il fallait qu'un homme se fût peint lui-même pour
nous montrer ainsi l'homme primitif; et si l'auteur n'eût été
tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits. Mais
oii est-il cet homme de la nature qui vit vraiment de la vie hu-
maine, qui, comptant pour rien l'opinion d'autrui, se conduit
uniquement d'aprcs ses penchans et sa raison , sans égard à ce
que le public approuve ou blâme? On le chercherait en vain
parmi nous. Tous , avec un beau vernis de paroles , tAchent
en vain de donner le change sur leur vrai but; aucun ne s'y
trompe, et pas un n'est la dupe des autres, quoique tous partent
comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans 1 apparence , nul
ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le pa-
raître : tous , esclaves et dupes de l'amour-propre , ne vivent point
pour vivre, mais pour faire croire qu'ils ont vécu. Si t^ous ne
m'eussiez dépeint votre Jean-Jacques, j'aurais cru que l'homme
naturel n'existait plus, mais le rapport frappant de celui que
vous m'avez peint avec l'auteur dontj'ai lu les livres ne me lais-
serait pas douter que l'un ne fût l'autre, quand je n'aurais nulle
autre raison de le croire. Ce rapport marqué me décide, et sans
m'embarrasser du Jean-Jacques de nos messieurs, plus mons-
trueux encore par son éloignement de la nature, q^iie le vôtre
n'est singulier pour en être resté si près, j'adopte plemement 1rs
idées que vous m'en avez données: et si votre Jean-Jacques n'est
pas tout-à-fait devenu le mien , if a l'honneur de plus d'avoir
arraché mon estime sans que mou penchant ait rien fait pour lui.
Je ue l'aimerai peut-être jamais , parce que cela ne dépend pas
de moi : mais je l'honore , parce que je veux être jusfc, que je le
crois innocent, et que je le vois opprimé. Le tort que je lui ai
fait, en pensant si mal de lui , était l'effet d'une erreur presque
invincible , dont je n'ai nul reproche à faire à ma volonté. Quand
l'aversion que j'eus pour lui durerait diius toute sa force , je n*eii
i
f
DîALOGUE. 0.OX
serais pas moins disposé à l'est imer et le plaindre. Sa destinée est
un exemple peut-être unique de toutes les humiliationsnossib les,
et d'une patience presque invincible à les supporter. Ennn le sou-
venir de l'illusion dont je sors sur son compte me laisse un erand
préservatif contre une orgueilleuse confiance en mes lumières,
et contre la suflllsance du faux savoir.
Rouss. C'est vraiment mettre à profit rexnértence , et rendre
ntile l'erreur même , que d'apprendre ainsi , de celle oii Ton a pu
tomber, à compter moins sur les oracles de nos jngemens , et à
ne négliger jamais , quand on veut disposer arbitrairement de
l'honnenr et du sort d'un homme , aucun des mojens prescrits
par la justice et par la raison pour constater la vérité. Si , mal-
gré toutes ces précautions , nous nous trompons encore , c'est un
effet de la misère humaine , et nous n'aurons pas du moins à nous
reprocher d'avoir failli par notre faute. Mais rien peut-il excuser
ceux qui , rejetant obstinément et sans raison les tormes les plus
inviolables , et tout fiers de partager avec des grands et des
princes une œuvre d'iniquité, condamnentsans crainte un accusé,
et disposent en maîtres de sa destinée et de sa réputation , uni—
qnement parce qu'ils aiment h le trouver coupable, et qu'il leur
platt devoir la justice et l'évidence, oii la fraude et l'imposture
sauteraient à des yeux non prévenus.
Je n'aurai point un pareil reproche à me faire 2i l'égard de
Jean-Jacquef; et si je m'abuse en le jugeant innocent, ce n'est
du moins qu'après avoir pris toutes les mesures qui étaient en
ma puissance pour me garantir de l'erreur. Vous n'en pouvez
pas tout-à-fait dire autant encore , puisque vous ne l'avez ni vu,
ni étudié par vous-même , et qu'au milieu de tant de prestiges,
d'illusions, de préjugés, de mensonges, et de faux témoignages,
ce soit , selon moi , le seul moyen si\r de le connaître. Ce moyen
en amène un autre non moins indispensable, et qui devrait être
le premier s'il était permis de suivre ici Tordre naturel 5 c'est la
discussion contradictoire des faits par les parties elles-mêmes ,
en sorte que les accusateurs et l'accusé soient mis en confronta-
\ tien , et qu'on l'entende dans ses réponses. I/effroi que cette
forme si sacrée paraît faire aux premiers , et leur obstmation à
s^j refuser, font contre eux, je l'avoue , un préjugé très-fort ,
très-raisonnable , et qui suffirait seul pour leur condamnation ,
si la foule et la force de leurs preuves si frappantes , si éblouis-
santes, n'arrêtait en quelque sorte Teilèt de ce refus. On ne con-
çoit pas ce que l'accusé peut répondre ; mais enfin jusqu'à ce
qu'il ait donné ou refusé ses réponses , nul n'a droit de pronon-
cer pour lui qu'il n'a rien à répondre , ni , se supposant parfai-
tement instruit de ce qu'il peut ou ne peut pas dire , de le tenir,
ou pour convaincu tant qu il ne l'a pas été , ou pour tout-à-fait
justifié tant qu'il n'a pas confondu ses accusateurs.
Voilà , Monsieur , ce qui manque encore à la certitude de nos
fngemcns sur cette affaire. Hommes, et sujets à l'erreur, nous
pouvons nous tromper en jugeant inuocent un coupable, comme
203 TROISIÈME
ea jugeant coupable un innocent. La première erreur semble ^
il est vrai , plus excusable ; mais peut-on l'être dans une erreur
qui peut nuire , et dont on s'est pu garantir? Non , tant qu'il
reste un moyen possible d'ëclaircir la vérité , et qu'on le né-
glige, l'erreur n est point involontaire, et doit être imputée à
celui qui veut y rester. Si donc vous prenez assez d'intérêt aux
livres que vous avez lus pour vouloir vous décider sur l'auteur ,
et si vous haïssez assez l'injustice pour vouloir réparer celle que,
d'une façon si cruelle , vous avez pu commettre à son égard ,
je vous propose premièrement de voir l'homme j venez , je
vous introduirai chez lui sans peine. Il est déjà prévenu ; je lui
ai dit tout ce que j'ai pu dire à votre égara sans blesser mes
engageraens. Il sait d'avance que, si jamais vons vous présentez
à sa porte , ce sera pour le connaître , et non pas pour le trom-»
per. Apres avoir refusé de le voir , tant que vous l'avez jugé p
comme a fait tout le monde , votre première visite sera pour lui
la consolante preuve que vous ne desespérez plus de lui devoir
votre estime « et d'avoir des torts à réparer envers lui. ,
Sitôt que , cessant de le voir par les yeux de vos messieurs ,
vons le verrez par les vôtres , je ne doute point que vos juge-
luens ne confirment les miens , et que , retrouvant en lui l'auteur
de ses livres , vous ne restiez persuadé , comme moi , qu'il est
l'homme de la nature, et point du tout le monstre qu'on vous a
peint sou s son nom. Mais enfin , pouvant nous abuserron et l'autre
dans des jugemens destitués de preuves positives et réeuliëres^
il nous restera toujours une juste crainte fondée sur la possi-
bilité d'être dans l'erreur , et sur la difficulté d'expliquer , d'une
manière satisfaisante , les faits allégués contre lui. tin pas sent
alors nous reste à faire pour constater la vérité , pour lui rendre
hommage et la manifester à tous les yeux : c'est de nous réunir
pour forcer enfin vos messieurs à s'expliquer hautement en sa
présence , et à confondre un coupable aussi impudent , ou du
moins à nous dégager du secret qu ils ont exigé de nous , en nous
permettant de le confondre nous-mêmes. Une instance aussi lé-
gitime sera le premier pas. . .
Le Fr. Arrêtez. . . ]e frémis seulement à vous entendre. Je
vous ai fait , sans détour, l'aveu que j'ai cru devoir à la justice
et à la vérité. Je veux être juste , mais sans témérité. Je ne veux
point me perdre inutilement , sans sauver l'innocent auquel je
me sacrifie ; et c'est ce que je ferais en suivant votre conseil : c'est
ce que vous feriez vous-même en voulant le pratiquer. Apprenei
ce que je puis et veux faire , et n'attendez de moi rien au-delà.
superflue , et , sans y recourir , je sais d'avance à quoi ni^n
tenir sur ce point. Il est singulier que je sois maintenant plus décidé
fjue vous sur les sentimens que vous avez eu tant de peine à me
faire adopter 5 mais cela est pourtant fondé en raison. Vous in—
È
f
DIALOGUE. 2o3
5Îste2 encore sur la force des preuves allc'çiices contre lui par
nos messieurs. Cette force est aesorniais nulle pour moi , qui en
ai démêlé tout l'artifice depuis que j'y ai regardé de plus près.
J'ai là-dessus tant de faits que vous ignorez ; j'ai lu si claire-
ment dans les cœurs , avec la plus vive inquiétude sur ce que peut
dire l'accusé , le désir le plus ardent de lui ôter tout mo^en de se
défendre; j'ai vu tant de concert , de soin , d'activité , de chaleur ,
dans les mesures prises pour cet effet , que des preuves adminis*
trées de cette manière , par des gens si passionnés, perdent toute
autorité dans mon esprit vis-à-vis de vos observations. Le public
est trompé , je le vois , je le sais ; mais il se plaît à l'être et n'ai^
merait pas à se voir désabuser. J'ai moi-même été dans ce cas et
ne m'en suis pas tiré sans peine. Nos messieurs avaient ma con-
fiance, parce qu'ils flattaient le penchant qu'ils m'avaient donné,
mais jamais ils n'ont eu pleinement mon estime, et , quand je
vous vantais leurs vertus , je n'ai pu me résoudre à les imiter. Je
n'ai voulu jamais approcher de leur proie pour la cajoler , la
tromper , la circonvenir , à leur exemple ; et la même répu-
gnance que je voyais dans votre cœur était dans le mien quand
]e cherchais à la combattre. J'approuvais leurs manœuvres sans
vouloir les adopter. Leur fausseté , qu'ils appelaient bienveil—
lance , ne pouvait me séduire , parce qu'au heu de cette bien-
veillance dont ils se vantaient je ne sentais pour celui qui en
ëtmit l'objet qu'antipathie , répugnance , aversion. J'étais bien
aise de les voir nourrir pour lui une sorte d'affection mépri-
sante et dérisoire qui avait tous les effets de la plus mortelle
haine : mais je ne pouvais ainsi me donner le change à moi-
même , et ils me l'avaient rendu si odieux que je le haïssais de
tout mon cœur , sans feinte , et tout à découvert. J'aurais craint
d'approcher de lui comme d'un monstre effroyable , et j'aimais
mieux n'avoir pas le plaisir de lui nuire pour n'avoir pas l'hor-
reur de le voir.
En me ramenant par degrés à la raison , vous m'avez inspiré
autant d'estime pour sa patience et sa douceur que de compas-
sion pour ses infortunes. Ses livres ont achevé l'ouvrage que
TOUS aviez commencé. J'ai senti en les lisant quelle passion don-
nait tant d'énergie à son aine et de véhémence à sa diction. Ce
n'est pas une explosion passagère , c'est un sentiment dominant
et permanent qui peut se soutenir ainsi durant dix ans , et pro-
duire douze volumes toujours pleins du même zèle , toujours
arrachés par la même persuasion. Oui , je )e sens, et le sou-
tiens comme vous, dès qu'il est auteur des écrits qui portent sou
nom , il ne peut avoir que le cœur d'un homme ae bien.
Cette lecture attentive et réfléchie a pleinement achevé dans
mon esprit la révolution que vous aviez commencée. C'est en
faisant cette lecture avec le soin qu'elle exige que j'ai senti toute
la malignité , toute la détestable adresse de ses amers commen-
tateurs. Dans tout ce que je lisais de l'original , je sentais la
sincérité, la droiture d'une ame haute et fière , mais franche et
2o4 TROISIEME
sans fiel , qui se montre sans précaution y sans crainte , qni cen—
sure à découvert , qui loue sans réticence , et qui n'a point de
sentiment à cacher. Au contraire tout ce que je lisais dans les
réponses montrait une brutalité féroce , ou une politesse insi-
dieuse , traîtresse , et couvrait du miel des éloges le fiel de la
satire et le poison de la calomnie. Qu'on lise avec soin la lettre hon*
Tiéte , mais franche , à M. d'Alcmbert sur les spectacles , et qu'on
la compare avec la réponse de celui-ci, cette réponse si soignen-
sement mesurée , si pleine de circonspection affectée , de com-
plimens aigre-doux , si propre à faire penser le mal en feignant
cle ne te pas dire ; qu'on cherche ensuite sur ces lectures à dé-
couvrir lequel des aeux auteurs est le méchant. CroyeE-vous
qu'il se trouve dans l'univers un mortel assez impudent pour
dire que c'est Jean-Jacques?
Cette différence s'annonce des l'abord par leurs épigraphes.
Celle de votre ami , tirée de l'Enéide , est une prière au ciel de
garantir les bons d'une erreur si funeste , et ae la laisser aux
ennemis. Voici celle de M. d'AIembert , tirée de La Fontaine :
Qaittez-moî Tolre serpe, instrument de dommage.
L'un ne songe qu'à prévenir un mal ; l'autre , des l'abord ,
oublie la question pour ne songer qu'à nuire à son adversaire ,
et , dans l'examen de l'utilité des théâtres , adresse très à propos
à Jean-Jacques ce même vers que , dans La Fontaine ^ le ser-
pent adresse à l'homme.
Ah I subtil et rusé d'AIembert I si vous n'avez pas une serpe ,
instrument très-utile , quoi qu'en dise le serpent , vous avez en
revanche un stylet bien af&lé , qui n'est guère , surtout dans vos
mains , un outil de bienfaisance.
Vous voyez que je suis plus avancé que vous dans votre propre
recherche , puisqu^il vous reste à cet égard des scrupules que je
n'ai plus. Non , monsieur , je n'ai pas même besoin de voir
Jean-Jacques pour savoir à quoi m'en tenir sur son compte. J'ai
vu de trop près les manœuvres dont il est la victime pour laisser ,
dans mon esprit la moindre autorité à tout ce qui peut en ré-
sulter. Ce qu'il était aux yçux du public lors de la publicatioD ,
de son premier ouvrage, il le redevient aux miens, parce que le <
prestige de tout ce qu'on a fait dès-lors pour le défigurer est dé« ,
truit , et que je ne vois plus dans toutes les preuves qui vous ,
frappent encore que fraude , mensonge , illusion.
Vous demandiez s'il existait un complot. Oui , sans doute , il ,
m existe un , et tel qu'il n'y en eut et n'y en aura jamais de sent* j
blable. Cela n'ctait-il pas clair , dès l'année du décret , par la î
brusque et incroyable sortie de tous les imprimés , de tous les j
journaux , de toutes les gazettes , de toutes les brochures , contre
cet infortuné ? Ce décret fut le tocsin de toutes ces fureurs. Pou-
vez-vous croire que les auteurs de tout cela , quelque jaloux » ,
quelque méchans, quelque vils qu'ils pussent être , se fussent i
ainsi déchaînés de concert en loups enragés contre un homme
•■
DIALOGUE. 2o5
alors et dès-lors en proie aux plus cruelles adversités ? Pouvcz-
vous croire qu'on eût insolemment farci les recueils de ses propres
écrits de tous ces noirs libelles , si ceux qui les écrivaient et
ceux qui les employaient n'eussent été inspirés par cette ligue ,
qui , depuis long<-temps , graduait sa marche en silence , et prit
alors en public son premier essor. La lecture des écrits de Jean-
Jacques m'a fait faire en même temps celle de ces venimeuses
proauclions qu'on a pris grand soin d'y mêler. Si j'avais fait
plutôt ces lectures j'aurais compris dës-lors tout le reste. Cela
n'est pas diflicile à qui peut les parcourir de sang-froid. Les
ligueurs eax-mêmes 1 ont senti , et oientot ils ont pris une autre
méthode qui leur a beaucoup mieux réussi. C'est de n'attaquer
Jean-Jacques en public qu'à mots couverts, et le plus souvent
sans nommer ni lui , ni ses livres , mais de faire en sorte que
l'application de ce qu'on en dirait fût si claire que chacun la fit
sur-le-champ. Depuis dix ans que l'on suit cette méthode , elle a
produit plus d'eflet que des outrages trop grossiers , qui , par cela
seul y peuvent déplaire au public ou lui devenir suspects. C'est
dans les entretiens particuliers , dans les cercles , dans les petits
comités secrets , dans tous ces petits tribunaux littéraires dont
les femmes sont les présidens, que s'aflilent les poignards dont
on le crible sous le manteau.
On ne conçoit pas comment la di/faiiiation d'un particulier
sans emploi , sans projet , sans parti, sans crédit , a pu faire une
aflaire aussi importante et aussi universelle. On conçoit beaucoup
moins comment une pareille entreprise a pu paraître assez belle
pour que tous les rangs, sans exception , se soient empressés d'y
concoxkTXT per fas et nefas^ comme ù l'œuvre la plus glorieuse.
Si les auteurs de cet étonnant complot , si les chefs qui en ont
pris la direction , avaient misa quelque honorable entreprise la
moitié des soins , des peines , du travail , du temps , de la dé-
pense , qu'ils ont prodigués à l'exécution de ce beau projet, ils
auraient pu se couronner d'une gloire immortelle à beaucoup
moins de frais (i) qu'il ne leur en a coûté pour accomplir cette
oeuvre de ténèbres, dont il ne peut résulter pour eux ni bien ni
honneur, mais seulement le plaisir d'assouvir en secret la plus
lâche de toutes les passions, et dont encore la patience et la dou-
ceur de leur victime ne les laissera jamais jouir pleinement.
Il est impossible que vous ayez une juste idée de la position
de votre Jean-Jacques ni de la manière dont il est enlacé. Tout
est si bien concerté à son égard qu'un ange descendrait du ciel
pour le défendre sans y pouvoir parvenir. Le complot dont il est
le sujet n'est pas de ces impostures jetées au hasard qui font un
eflet rapide, mais passager, et qu'un instant découvre et dé-
truit. Cest, comme il Ta senti lui-même, un projet médité de
longue main , dont l'exécution lente et graduée ne s'opère qu'a-
(i) On me reprochera , j'en suis très-sûr, de me donner une impor-
tance prodigieuse. Ali ! si )e n'en avais p:is plus aux yeux d'aatrui qu'aux
luieni ^ qutt mon sort serait moins à plaiudrc !
2o6 TROISIÈME
vec autant de précaution que de méthode , effaçant à mesure
qu'elle avance et les traces des routes qu'elle a suivies et les ves-
tiges de la vérité qu'elle a fait disparaître. Potivez-vous croire
qu'évitant avec tant de soin toute espèce d'explication les auteurs
et les chefs de ce complot négligent de détruire et dénaturer tout
ce qui pourrait un jour servir à les confondre, et, depuis plus
de quinze ans qu'il est en pleine exécution , n'ont-ils pas eu tout
le temps qu'il leur fallait peur y réussir? Plus ils avancent dans
l'avenir, plus il leur est facile d'oblitérer le passé, ou de lui don-
ner la tournure qui leur convient. Le moment doit venir oii ,
tous les témoignages étant à leur disposition, ils pourraient sans
risque lever le voile impénétrable qu ils ont mis sur les yeux de
leur victime. Qui sait si ce moment n'est pas déjà venu ? Si , par
les mesures qu'ils ont eu tout le temps de prendre , ils ne pour-
raient pas dès à présent s'exposer à ces confrontations qui con—
fondraient l'innocence et feraient triompher l'imposture ? Peut—
^tre ne les évitent-ils encore que pour ne pas paraître changer de
maximes , et , si vous voulez , par un reste de crainte attachée au
mensonge de n'avoir jamais assez tout prévu. Je vous le répète ,
ils ont travaillé sans relâche à disposer toutes choses pour u avoir
rien à craindre d'une discussion régulière, si jamais ils étaient
forcés d'y acquiescer ; et il me paraît qu'ils ont eu tout le temps
et tous les moyens de mettre le succès de leur entreprise à l'abri
de tout événement imprévu. £h! quelles seraient désormais les
ressources de Jean-Jacques et de ses défenseurs , s'il s'en osait
présenter? Oii trouverait -il des juges qui ne fussent pas du
complot, des témoins qui ne fussent pas subornés, des conseils
fidèle qui ne l'égarasseiitpas? Seul , contre toute une génération
liguée, d'oii réclamrrail-il la vérité que le mensonge ne répon-
dit à sa place? Quelle protection , quel appui trouverait-il pour
résistera cette conspiration générale? Exisle-l-il , peut-il même
exister , parmi les gens en place, un seul honiiue assez intëcre
pour se condamner lui-même , assez courageux pour oser dé-
fendre un opprimé dévoué depuis si long-temps à la haine pu-
blique , assez généreux pour s'animer d'un pareil zèle, sans
autre intérêt que celui de l'équité? Soyez sûr que quelque crédit,
quelque autorité que put avoir celui qui oserait élever la voix en
sa faveur, et réclamer pour lui les premières lois de la justice,
il se perdrait sans sauver son client , et.que toute la ligue , réuni
contre ce protecteur téméraire , commençant par l'écarter <
manière ou d'autre, finirait par tenir , comme auparavant ,
victime à sa merci. Rien ne peut plus la soustraire à sa destinée
et tout ce que peut faire un homme sage qui s'intéresse à son sort ^
est de rechercher en silence les vestiges de la vérité pour dirige ^«3
son propre jugement , mais «jamais pour le faire adopter par I. ^
multitude , incapable de renoncer par raison au parti que Japa&^
sion lui a fait prendre.
Pour moi, je veux vous faire ici ma confession sans détour. JC
crois Jean-Jacques innocent et vertueux; et cette croyance ck^
DIALOGUE. 2.07
*
telle au fond de mon ame , qu'elle n'a pas besoin d'autre confir-
mation* Bien persuadé de son innocence, je n'aurai jamais l'iu-
dienité de parler là-dessus contre ma pensée, ni de joindre contre
lui ma voix à la voix publique, comme j'ai fait jusqu'ici dans
une antre opinion. Mais ne vous attendez pas non plus que j'aille
étourdiment me porter à découvert pour son défenseur , et forcer
ses délateurs à quitter leur masque pour l'accuser hautement en
face. Je ferais en cela une démarche aussi imprudente qu'inutile,
à laquelle je ne veux point m*exposer. J'ai un état , des amis à
conserver , une famille à soutenir , des patrons à ménager. Je ne
veux point faire ici le don Quichotte , et lutter contre les puis-
sances , pour faire un moment parler de moi , et me perdre pour
le reste aeraa vie. Si Je puis réparer mes torts envers l'infortuné
Jeau-Jacques , et lui être utile sans m'exposer , à la bonne heure ^
je le ferai de tout mon cœur. IVlais si vous attendez de moi quel-
inie démarche d'éclat qui me compromette , et m'expose aubldme
des miens, détrompez-vous , je n irai jamais jusques-Ià. Vous ne
pouvez vous-même aller plus loin que vous n'avez fait , sans man-
3uer à votre parole, et me mettre avec vous dans un embarras
ont nous ne sortirions ni l'un ni l'autre aussi aisément que vous
Tavez présumé.
Rouss. Rassurez-vous, je vous prie; je veux bien plutôt me
conformer moi-même à vos résolutions , que d'exiger de vous
rien qui vous déplaise. Dans la démarche que j'aurais désiré de
faire, j'avais plus pour objet notre entière et commune satisfac-
tion , que de ramener ni le public , ni vos messieurs , aux senti-
mens de la justice et au chemin de la vérité. Quoique intérieure-
ment aussi persuadé que vous de l'innocence de Jean-Jacques ,
i'e n'en suis pas régulièrement convaincu , puisque « n'ayant pu
'instruire des choses qu'on lui impute , je n ai pu ni le confondre
par son silence ) ni l'absoudre par ses réponses. A cet égard , je
me tiens au jugement immédiat que j'ai porté sur l'homme , sans
prononcer sur les faits qui combattent ce jugement, puisqu'ils
manquent du caractère qui peut seul les constater ou les détruire
à mes yeux. Je n'ai pas assez de confiance en mes propres lu-
mières pour croire qu'elles ne peuvent luc tromper; et je reste-
rais peut-être encore ici dans le doute , si le plus légitime et le
plus fort des préjugés ne venait à l'appui de mes propres rc-
à grands cris ses accusateurs, et de dire hautement ce qu'il avait
à aire. Eux, au contraire, ont toujours esquivé , fait le plon-
geon 9 parlé toujours entre eux à voix basse , lui cachant avec le
plus grand soin leurs accusations , leurs témoins, leurs preuves,
•nrtout leurs personnes, et fuyant avec le plus évident eflroî
toute espèce de confrontation. Donc ils ont de fortes raisons pour
la craindre , celles qu'ils allèguent pour cela étant ineptes au
point d'être même outrageantes pour ceux qu'ils eu veulent
2
►.o8 TROISIEiME
payer, et qui, je ne sais comment, ne laissent pas de s'en con«
tenter : mais pour moi je ne m'en contenterai jamais , et dës-là
toutes leurs preuves clandestines sont sans autorité sur moi. Vous
Toilà dans le même cas oii je suis , mais avec un moindre degré
de certitude sur l'innocence de l'accusé , puisque , ne l'ayant
point examiné par vos propres yeux , vous ne juges de lui aue
par ses écrits et sur mon témoignage. Donc vos scrupules de-
vraient être plus grands que les miens , si les manœuvres de ses
pcfsécuteûrs , que vous avez mieux suivies , ne faisaient pour
vous une espèce de compensation. Dans cette position , j'ai pensé
que. ce qu;é nous avions de mieux à faire pour nous assurer de la
V('rité, était de la mettre à sa dernière et plus sûre épreuve , celle
précisément qu'éludent si soigneusement vos messieurs. Il me
semblait que , sans trop nous compromettre , nous aurions pu
leur dire : « Nous ne saurions approuver qu'aux dépens de la
» justice , et de la sûreté publique , vous fassiez à un scélérat une
» ffrace tacite qu'il n'accepte point , et qu'il dit n'être qu'une
» horrible barbarie que vous couvrez d'un beau nom. Ouand
w cette grâce en serait réellement une , étant faite par force ,
» elle change de nature ; au lieu d'être un bienfait , elle devient
» un cruel outrage ; et rien n'est plus injuste et plus tyrannîque
» que de forcer un homme à nous être obligé maigre lui. Cest.
» sans doute un des crimes de Jean-Jacques de n'avoir , au lieu
» de la reconnaissance qu'il vous doit , qu'un dédain plus que
» méprisant pour vous et pour vos manœuvres. Cette impudence
» de sa part mérite en particulier une punition sortable , et cette
» punition que vous lui devez et à vous-même , est de le con-
fondre , ahn que, forcé de reconnaître enfin votre indulgence.
pour la sûreté publique , et pour
» présente qu'il paraît dédaigner si fort. Alors seuFement on
» pourra, sans risque , le laisser errer parmi nous avec honte,
>• quand il sera bien authentiquemçnt convaincu et démasqué.
» Jusques à quand souffrirez-vous cet odieux scandale , qu'avec
» la sécurité de l'innocence le crime ose insolemment provoquer
» la vertu , qui gauchit devant lui et se cachje dans l'obscurité ?
» C'est lui qu'il faut réduire à cet indigne silence que vous gar*
» dez, lui présent : sans quoi l'avenir ne voudra jamais croire que
» celui qui se montre seul et sans crainte est le coupable, et
le celui qui , bien escorté , n'ose l'attendre est l'innocent. »
I leur parlant ainsi , nous les aurions forcés à s'eiipliquer
ouvertement , ou à convenir tacitement de leur imposture , et f
par la discussion contradictoire des faits , nous aurions pu por^
ter un jugement certain sur les accusateurs et sur l'accuse , et
prononcer définitivement entre eux et lui. Vous dites que les
Iuges et les témoins entrant tous dans la ligue auraient rendu
a prévarication très-facile k exécuter , très-difficile à découvrir ,
» que celui qui
En
a itnl Sue ! m
i (juel<]u
DIALOGUE.
is i] n'ai pas impossible :
inl^ toutes leurs balleries, et i
t Ja
•ntdo
ussi q,.e l'occu,ê
eiiiptoire qui eût
e coiuplol. Tout
, l'argent , l'iii-
dislractiont, «on
, imil enfin, hors
ne l'assurance de
ardeur ces e«pli-
led'un II
irir qu'elle a pri:
Rit-il faire du ret
I prodig
r , de demander , de provoqut
l'il aurait tant de raisons de cra
ail contre lui. Mais ses désirs attiédi
r l'espoir d'un succiîs qu'il ne peu 1 plus
, ni par l'idée d'une réparation qui piHl flatter son ccrur.
a-vous an moment k sa place , et sentez ce qu'il doit pen—
B Ja génération présente et de sa conduite à son égard. Apres
' " ' 'e diSamer en le cajolant , quel cas
de sou estime, et de quel pris pou r-
s yeux les caresses sincères des mêmes gens qui
diguérent de si Tausses , avec des c<rurE pleins d'aver—
lui? Leur duplicité , leur trahison , leur perfidie,
> pu lui laisser pour eux le moindre senliraent favorable ;
irait-il pas plus iudieiié que flatté de s'en voir fêlé sinci^
t avec les mêmes démonstrations qu'ils employèrent si
nps en dérision à faire de lui le jouet de la canaille.
, quand ses contemporains , aussi rcnenlans et
if jusqu'ici faux et cruels â son égard , revien—
t enfin de leur erreur, ou plutôt de leur haine, et que ,
ii( leur longue injustice , ils tâcheraient k force d'bonncurs
fi^iire oublier leurs outrages, pourrait-il oublier la bas-
I l'indignité de leur conduite , pourrait - il cesser de se
ijTie quand même il eût été le scélérat qu'ils se plaisent k
I lui, leur manière de procéder avec ce prétendu scé-
iiioiiu inique, n'en serait one plus abjecte, et que s'avî—
our d'un monstre k tant de manèges insidieux était se
i-dessous de lui ? Hon , il n'est plus au pou-
porains de lui ôler le dédain qu'ils ont tant
I inspirer. Devenu même insensible k leurs
lent pourrait-il être touché de leurs éloges ? Com-
lit— il agréer le retour tardif et forcé de leur estime ,
en avoir pour eux ? Non , ce relotir
•prisable ne pourrait plas lui donner
~e aucun honneur. Il en serait iilus
satisfait. Ainsi l'explication juridiiiue
laisobteni - — ■ . i-
fcrt-il agi
p\M lui-
lui-m
'iu''lui''ren'c
e lui
eillesse. Il est dé;
■ P* 'ayant pli
cessé de J^^-
Ëllê ne pourrait pins ,
jeter aucune véritable
trop étranger ici-bss
térèt qui lui soit per-
ponr agir .
uquîllc , CD ul tendant avec la mort la fin de ses peines.
210 TROISIEME
voit plus qu'avec indifférence le sort du peu de jours qui lui res*
tent à passer sur la terre.
Quelque consolation néanmoins est encore k sa portée ^ jecon-»
sacre ma vie à la lui donner , et je vous exhorte d'y concourir.
Nous ne sommes entrés , ni l'un, ni l'autre, dans les secrets de la
ligue dont il est l'objet ; nous n'avons point partagé la fausseté
de ceux qui la composent : nous n'avons point cherché à le sur*
Ï»rendre par des caresses perfides. Tant que vous l'avez haï, vous
'avez fui , et moi je ne l'ai recherché que dans l'espoir de le
trouver digne de mon amitié ^ et l'épreuve nécessaire pour por-
ter un jugement éclairé sur son compte , ayant été long-temps
autant recherchée par lui qu'écartée par vos messieurs , forme
justice publique, s'il eût trouvé un seul cœur d'homme qui s'ou-
vrît au sien , qui sentît ses peines et qui les plaignit ; l'estime
franche et pleme d'un seul 1 eût dédommagé du mépris de tous
les autres. Je puis lui donner ce dédommagement , et je le lui
voue. Si vous vous joignez à moi pour cette bonne œuvre , nous
pouvons lui rendre dans ses vieux jours la douceur d'une société
véritable qu'il a perdue depuis si long-temps , et qu'il n'espé-
rait plus retrouver ici-bas. Laissons le public dans 1 erreur ou il
se complaît , et dont il est digne, et montrons seulement k celui i
qui en est la victime , que nous ne la partageons pas. II ne i*y
trompe déjà plus à mon égard , il ne s'y trompera point au
vôtre ; et , si vous venez à lui avec les sentimens qui lui sont
dûs , vous le trouverez prêt à vous les rendre. Les nôtres lui
seront d'autant plus sensibles, qu'il ne les attendait plus de per-
sonne ; et, avec le cœur que je lui connais, il n'avait pas besoin
d'une si longue privation pour lui en faire sentir le prix. Que
ses persécuteurs continuent de triompher , il verra leur prospé-
rité sans peine ; le désir de la vengeance ne le tourmenta ja-
mais. Au milieu de tous leurs succès il les plaint encore , et les
croit bien plus malheureux que lui. En effet , quand la triste •
jouissance aes maux qu'ils lui ont faits pourrait remplir leurs ^ '
cœurs d'un contentement véritable , peut-elle jamais les ga- ,
rantir de la crainte d'être un jour découverts et démasqués? *
Tant de soins qu'ils se donnent , tant de mesures qu'ils pren-
nent sans relâche depuis tant d'années, ne marquent-ils pas la i
frayeur de n'en avoir jamais pris assez ? Us ont beau renfermer 1
la vérité dans de triples murs de mensonces et d'impostures i
qu'ils renforcent contmuellement , ils tremblent toujours qu'elle ]
ve s'échappe par quelque fissure. L'immense édifice de ténèbres \
qu'ils ont élevé autour de lui ne suflit pas pour les rassurer. ^
Tant qu'il vit , un accident imprévu peut lui dévoiler leur mys- \
tère et les exposer à se voir confondus. Sa mort même, loin^de .j
les tranquilliser , doit augmenter leurs alarmes. Qui sait s'il n*a 1
point trouvé quelque confident discret qui , lorsque Tanimosité ^
j
DIALOGUE. an
hiiUic ceuera il'clre allisee par la présence du c on il a m né ,
■ pour se faire écouter le moment où les yeux commeiice-
k j'ouTrir? Qui sait si «juelque déposilaire fidèle ne pro-
■apum temps et lieu de telles preuves de son innocence que le
' " , forcé de s'y rendre , sente et déplore sa longue erreur?
■tii, dant le nombre iniini de leurs complices , il nei'ca
rera pas ouelqu'un que le repentir , que le remords fasse
T? On a Dcau prévoir ou arranger toutes les combinaisons
craint toujours qu'il n'eu reste quelqu'une
■l'a pas prévue , et qui fasse découvrir la vérité quand ou
cra le moins. La prévoyance a beau travailler , la crjiinte
core plus active; et les auteurs d'un pareil projet ont
penter sacrifie k leur baine le repos du reste de Icuis
î icnn accusations étaient véritables
int peint , l'ayant une fuis démasqué pour l'acquit
r conscience . et déposé leur secret cliez ceux qui doivent
k l'ordre public, ils se reposeraient sur eux du reste, ces-
il de s'occuper du coupable , et ne penseraient plus à lui.
( l'iril inquiet et vigilant <|u'ils ont sans cesse altaclié sur lui ,
mÎMaireB dont ils l'entourent, les mesures qu'ils ne cessent
randre pour lui fermer toute voie à toute explication , pour
ne puisse leur échapper en aucune sorte, décèlent avec leurs
nu la cause qui les entrelient et les perpétue : elles ne peii-
n cesser , quoi qu'ils fassent ; vivant ou mort , il les in-
a toujours; et s'il aimait la vengeance , il en aurait une
a«sur<^ dans la frayeur dont, malgré tant de précautions
coiH"'-'"t, ils ne cesseront plus d'être agités.
^ oili le contre-poids de leurs succès et de toutes leurs prospé-
irt, \',i ont employé toutes les ressources de leur art pour faire
■ lu: ii: plus malheureux des êtres ; à force d'ajouter moyens
;r uinyens, ils les ont tous épuisés; cl, loin de pan'enir k
m . liiîs , ils ont produit l'effet contraire. Ils ont fait trouver à
-..'>-.t.L< ques des ressources en lui-uiême , qu'il ne connaîtrait
.• sLiii'. l'ui. Après lui avoir fait le pis qu'ils pouvaient lui faire,
. (Mil mis en état de n'avoir plus rien à craindre , ni d'eux ,
1 .te personne, et de voir avec la plus profonde indifrérence
' ï événemens bumains. Il n'y a point d'atteinte sensible à
I ne lui aient porte'e; mais en lui faisant tout le
nuvaient faire , ils l'ont forcé de se réfugier dans
l'est plus en leur pouvoir de pénétrer, il peut
l les défier et se moquer de leur impuissance, llors
B rendre plus malbeureui , ils le deviennent chaque
' lage , en voyant que tant d'efforts n'ont abouti qu'à
r situation et adoucir la sienne. Leur rage , devenue
mte, n'a fait que s'irriter en voulant s'assouvir.
3!e, il ne doute point ^ue , malgré tant d'elforts, le
e lève enfin le voife de l'imposture , et ne découvre son
^«KeDoe. La certitude qu'un jour on sentira te prix de sn pa-
RI2 TROISIEME
tience contribue à la soutenir ; et , en lui tout Âtant, ses per-*
sëcuteurs n'ont pu lui ôter la confiance et l'espoir. « Si ma nié-
n moire devait , dit-il, s'éteindre avec moi , je me consolerais
M d'avoir été si mal connu des hommes , dont je serais bientôt
N oublié ; mais puisque mon existence doit être connue après
X» moi par mes livres , et bien plus par mes malheurs , je ne nie
M trouve point , je l'avoue , assez de résignation pour penser
» sans impatience , moi qui me sens meilleur et plus juste qu'au-
» cun homme qui me soit connu , qu'on ne se souviendra de
» moi que comme d'un monstre , et que mes écrits , oii le conur
» qui les dicta est empreint à chaque page , passeront pour les
» aéclamations d'un tartufe qui ne cherchait qu'à tromper le
» public. Qu'auront donc servi mon courage et mon zèle j si
» leurs monumens , loin d'être utiles aux bons (i), ne font
w qu'aigrir et fomenter l'animosité des méchans j si tout ce ^ue
>» 1 amour de la vertu m'a fait dire sans crainte et sans intérêt
M ne fait à l'avenir, comme aujourd'hui , qu'exciter contre moi
M la prévention et la haine, et ne produit jamais aucun bien;
N si au lieu des bénédictions qui m'étaient dues , mon nom , que
M tout devait rendre honorable , n'est prononcé dans Tavenir
w qu'avec imprécation ! Non , je ne supporterais jamais une si
»» cruelle idée ; elle absorberait tout ce qui m'est resté de cou-
» race et de constance. Je consentirais sans peine it ne point
» exister dans la mémoire des hommes , mais je ne puis consentir,
» je l'avoue , à y rester diffamé ; non , le ciel ne le permettra
» point , et dans quelque état que m'ait réduit la destinée , je
» ne désespérerai jamais de la providence , sachant bien qu'elle
M choisit son heure et non pas la nôtre , et qu'elle aime à frapper
» son coup au moment qu on ne l'attend plus. Ce n*est pas que
I' je donne encore aucune importance , et surtout par rapport
M à moi , au peu de jours qui me restent à vivre , quand même
" j'y pourrais voir renaître pour moi toutes les douceurs dont on
M a pris peine à tarir le cours. J'ai trop connu la misère des
^ prospérités humaines , pour être sensible , à mon âge , à leur
» tardif et vain retour ; et , quelque peu croyable qu*il soit ,
>» il leur serait encore plus aisé de revenir , qu'à moi d'en re-
» prendre le goût. Je n'espère plus , et je désire très-peu, devoir
M de mon vivant la révolution qui doit désabuser le public sur
» mon compte. Que mes persécuteurs jouissent en paix , 8*ils
)» peuvent , toute leur vie , du bonheur qu'ils se sont fait des
» misères de la mienne. Je ne désire de les voir ni confondus, ni
» punis ; et pourvu qu'enfin la vérité soit connue , je ne de-
»> mande point que ce soit à leurs dépens : mais je ne puis re-
» garder comme une chose indifférente aux hommes le rétabli**
(i) Jamais les discours d'an homnip qu'on croît parler contre sa pensée
ne touclieronl ceux qui ont cette opinion. Tons ceux qui , pensant mal i]«
tnoi, disent avoir profité dans la vertu par la lecture de mes livres
mentent, et même très^sottement. Ce sont ceux-là qui sont vraiment des
tarlufi^s.
i'
DrALOGUE. 2t3
> Ktnenl de ma mémoire , et le retour de t'eslime publique qui
» m'était tlue. Ce serait un trop grand mallietir pour le ecure
■> buniain , que la manière ilont on a procédé À mon egord
•• «ervlt Jp modèle et d'exemple , que l'honneur des parlicutiera
■ df-pendll de tout imposteur adroit , et que la société , fou—
• Unt aux pieds li>s plus saintes loi» de la justice, ne fût plus
• qu'un lénébreiiK brigandage de trahisons spcrëtes cl d im-
postures adoptées sans confrontation , sans contradiction ,
sans vérification , et sans aucune défense laissée aux ac—
cuiéi. Bieutûl les hommes , à la merci les uns des autres ,
n'auraient de force et d'action que pour i'entre-dc'cbi
eux , sans en avoir aucune pour '- -""■
• lout-à-fait aux médians , devit
• enfin leurs disciples; l'innocem
• terre, devenue un enfer , ne se
■ occupés à se tourmenter les u
• u« laissera point uu exemple ans
■ route nouvelle, inconnue jusq
■ uoirf'eur d*une trame aussi
■ juste confiauce , que les hc
> el pleureront surnion sort
c
la résistance; les bons, livrés
iilraient d'abord leur proie,
^ n'aurait plus d'asile; et la
ait couverte <{iic de de'mons
is et les autres. Non , le ciel
i funeste ouvrir an crime une
l'a ce jour; il découvrira la
l'njou'- viendra, j'en flila
' consolations.
■ terre , je n'e
■ moment de
mêles gens béi
Jesuissdrdel:
mdement de m
rétabli lot
ront ma mémoire ,
chose, quoique j'en
patience et de mes
■d , même sur la
' rant ma
■ ^happer
. doute pas. Mes oppresseurs peuvent reculet
na justification , mais ils ne sauraient empêcher
le. Cela me suffit pour être tranquille au milieu
res ; qu'ils continuent k disposer de moi du—
, mais qu'ils se pressent ; je vais bientôt leur
I
jioint les sentimens de Jean-Jacijues , et tels
<nnt aussi les miens. Par un décret dont il ne m'appartient pas
dr sonder la profondeur, il doit passer le reste de ses jours dans
le mépris et l'humiliation : mais j'ai le plus vif pressentiment
Sii'uprcs sa mort et celle de se» persécuteurs leurs trames seront
réouvertes, et sa mémoire justifiée. Ce sentiment me paraît si
bien fondé, que, pour peu qu'on y réfléchisse, je ne vois pas
qu'on en puisse douter. C'est un axidrae généralement admis,
que tùl ou tard la vérité se découvre ; et tant d'exemples l'ont
eonfirnu-, que l'expérience ne permet plus qu'on en doute. Ici
du moins il n'est pas concevable qu'une trame aussi compliquée
re»tr cachée aux âges futurs; il n'est pas même a présumer
qu'elle Ir toît long-temps dans le nôtre. Trop de signes la dé-
cfteiit. pour qu'elle échappe au premier (juî voudra bien y re-
garder , el cette volonté viendra sûrement à plusieurs sitôt que
Jean-.I.icquesaura cessé de vivre. De tant de gens employés â
r.iPidr fc» yeux du public, il n'est pas possible qu'un grand
ri r !. .■ n'aperçoive U mauvaise foi de ceux oui les dirigent, et
',■'':'- I 0 «entent que, si cet homme était réellement tel qu'ils le
I serait superflu d'en imposer au public sur son compte,
2i4 TROISIÈME
et d'employer tant d'impostures pour le charger de choses qu'il
ne fait pas, et déguiser celles qu'il fait. Si l'intérêt , ranimosité,
la crainte , les font concourir aujourd'hui sans peine à ces ma-
nœuvres; un temps peut venir oii leur passion calmée, et leur
intérêt chance, leur feront voir sous un jour bien différent les
œuvres sourdes dont ils sont aujourd'hui témoins et complices.
Est-il croyable alors qu'aucun de ces coopérateurs subalternes
ne parlera confidemment à personne de ce qu'il a vu, de ce
qu'on lui a fait faire , et de l'effet de tout cela pour abuser le
Sublic ? que , trouvant d'honnêtes gens empressés à la recherche
e la vérité défigurée ils ne seront point tentés de se rendre en*
core nécessaires en la découvrant , comme ils le sont maintenant
pour la cacher, de se donner quelque importance en montrant
3u'ils furent admis dans la confidence des grands , et qu'ils savent
es anecdotes ignorées du public? Et pourquoi ne croirais-je pas
que le regret d avoir contribué h. noircir un innocent en rendra
quelques-uns indiscrets ou véridiques, surtout à l'heure oh, prêts
à sortir de cette vie, ils seront sollicités par leur conscience à ne
pas emporter leur coulpe avec eux ? Enfin , pourquoi les réflexions
que vous et moi faisons aujourd'hui ne viendraient -elles pas
alors dans l'esprit de plusieurs personnes, quand elles examine-
ront de sang-froid la conduite qu'on a tenue, et la facilité qu'on
le peindre cet homme comme on a vou' " '^
icoup plus incroyable qu'un pareil hoi
qu'il ne l'est que la crédulité publiqi
sant les imposteurs, les ait portés à le peindre ainsi successive-
ment, et en enchérissant toujours, sans s'apercevoir qu'ils pas-
saient même la mesure du possible. Cette marche, très-naturelle
à la passion, est un piège qui la décèle, et dont elle se garantit
rarement. Celui qui voudrait tenir un registre exact de ce que ,
selon vos messieurs, il a fait, dit , écrit , imprimé , depuis qu'ils
se sont emparés de sa personne , joint à tout ce qu'il a tait réelle-
ment , trouverait qu'en cent ans il n'aurait pu suffire à tant de
choses. Tous les livres qu'on lui attribue , tous les propos qu'on
lui fait tenir, sont aussi concordans et aussi naturels que les faits
qu'on lui impute, et tout cela toujours si bien prouvé, qu'en
admettant un seul de ces faits on n'a plus droit d'en rejeter au-
cun autre.
Cependant avec un peu de calcul et de bon sens , on verra que
tant de choses sont incompatibles , que jamais il n'a pu faire
tout cela , ni se trouver en tant de lieux différens en si peu de
temps; qu'il y a par conséquent plus de fictions que de vérités
dans toutes ces anecdotes entassées , et qu'enfin les mêmes
preuves qui n'empêchent pas les unes d'être des mensonges ne
sauraient établir que les autres sont des ventés. La force même
rr
DIALOGUE. lij
■ contre lui Je tbar(;es solides , que celles qui lui auront été
ues, et dont il n'aura pu se jiiHifier; c'esl-à-dire, qu'aux
« près uu'il a déclarées le premier, et dont vos meMÎeuri
bt lire un si grand parti , on n'aura rien du tuut à tut ref>rocher.
jC'csl dans cette persuasion qu'il me paraît raisonnable qu'il se
hioledesoutra^sUe ses contemporains et de leur injustice. Quai
TtU paissent faire, ses livres, transmis à la postérité, tiiontrerout
f leur auteur ne fut point tel qu'on s'efforce de le peindre; et
réglée, simple, uniforme, et Ia même depuis tant d'an—
. ne s'accordera jamais avec le caractère affreux qu'on veut
■ dtmner.ilt en sera de ce ténébreux complot, forme dans un
■rofond secret , développé avec de si grandes pre'cautions , et
wi avec tant de tels , comme de tous les ouvrages des passions
I bttnniei , rgui sont passagers et périssables comme eux. Un
Bip* viendra qu'on aura pour le siècle où vécut Jean-Jacques
*me borreurque ce sîircle marque pour lut , et que ce corn-
'alisant son auteur, comme Erostrale, passera pour
Livre de ^enie , et plus encore de méchanceté.
'», Je joins de bon cicur mes vn:ux aux vôtres pour l'ac-
Ifllissemenl de celle prédiction, mais j'avoue que je n'y ai
int de conliaDce ; et à voir le tour qu'a pris cette all'aire ,
^ ais que des multiludes de caractères et d'cvénetnens dé—
9 dans (histoire n'ont peut-être d'autre fondement que l'în-
n de ceux qui se sont avisés de les affirmer. Que te temps
e Iriotnplier la vérité , c'est ce qui doit arriver très-souvent ;
«que cela arrive toujours, comment le ^ait-on, et sur quelle
e peut-on l'assurer? Des vérités long-temps cachées se dé-
aït enfin par quelques circonstances fortuites. Cent mille
a peut-être resteront à jamais offusquées par le mensonge,
e nous ayons aucun moyen de les reconnaître et de les
lîfesler; car, tant qu'elles resleiit cachées, elles sont pour
is comme n'existant pas, Oteï le hasard qui en fait découvrir
elle continuerait d'être cachée ; et qui sail combien
I reste pour qui ce hasard ne viendra jamais? Ne disons
c pas que le temps fait toujours triompher la vérité, car,
l ce qu'il nous est impossible de savoir , et il est bien plus
fAXe qu'effaçant pas à pas toules ses traces il fait plus souvent
mpber le mensonge , surtout quand les hommes ont intérêt
i! soutenir. Les conjectures sur lesquelles vous croyez que le
fstère de ce complot sera dévoilé me paraissent, à moi qui
Il de plus près, beaucoup moins plausibles qu'à vous. La
e est trop forte , trop nombreuse , trop bien liée pour pou-
■te dissoudre aisément , et, tant qu'elle durera comme e""
, il nt trop périlleux de s'en détache
arde sans autre intérêt que celui
_. » divers qui composent celle trame, chacun de
conduisent ne voit aiie celui qu'il doit gouverner , et tout au
pins ceux qui l'avoisinent. Le concours général du tout n'est
i que des directeurs , qui travaillent sans reUcIie â démêler
1er, pour que personne s'v
de la jiislice. De tant (Te
2i6 TROISIÈME
ce qui sVmbrouîlle , à ôter les tiraiHeinens , les contradictions ,
et à faire joupr le tout d'une maiiiëre uniforme. La multitude
des choses incompatibles entre elles, qu'on fait dire et faire à
Jean-Jacques , n est , pour ainsi dire , que le magasin des ma-
tériaux dans lequel les entrepreneurs, taisant un triage, choi-
siront à loisir les choses assortissantes qui peuvent s'accorder ,
et rejetant celles qui tranchent , répugnent , et se contredisent ,
parviendront bientôt à les faire oublier , après qu'elles auront
produit leur effet. Inventez toujourà , disent-ils aux ligueurs
subalternes , nous nous chargeons de choisir et d'arranger après.
Leur projet est, comme je vous l'ai dit, de faire iine refonte
çénérale de toutes les anecdotes recueillies ou fabriquées par
leurs satellites , et de les arranger en un corps d'histoire dis-
posée avec tant d'art , et travaillée avec tant de soin , que tout
ce qui est absurde et contradictoire , loin de paraître un tissu de
fables grossières , paraîtra l'effet de l'inconséquence de Thomme,
qui , avec des passions diverses et monstrueuses , voulait le blanc
et le noir , et passait sa vie à faire et défaire , faute de pouvoir
accomplir ses mauvais desseins.
Ce| ouvrage . qu'on prépare de longue main , pour le publier
d'abord après sa mort , doit , par les pièces et les preuves dont
il sera muni , fixer si bien le jugement au public sur sa mémoire ,
3UC personne ne s'avise même de former là-dessus le moindre
oute. On y affectera pour lui le même intérêt , la même affec-
tion dont l^apparence bien ménagée a eu tant d'effet de son vi-
vant , et pour marquer plus d'impartialité , pour lui donner ,
comme à regret , un caractère aftreux , on y joindra les éloges
les plus outrés de sa plume et de ses talens , mais tournés de
façon k le rendre odieux encore par-là , comme si dire et prouver
Tasse.
Menteur adroit , savant dan» Vart de nuire ,
Sous U forme d*élogp habiller la satire.
Ses livres , dites-vous , transmis à la postérité , déposeront
en faveur de leur auteur. Ce sera , je 1 avoue , un argument
bien fort pour ceux qui penseront comme vous et moi sur ces
livres. Mais savez-vous à quel point on peut les défigurer ? et
tout ce qui a déjà été fait pour cela , avec le plus grand succès y
ne prouve-t-il pas qu'on peut tout faire sans que le public le
croie ou le trouve mauvais ? Cet argument tire de ses livres a
toujours inquiété nos messieurs. INe pouvant les anéantir , et
leurs plus malignes interprétations ne suffisant pas encore pour
les décrier à leur gré , ils en ont entrepris la falsification ; et
cette entreprise , qui semblait d'abord presque impossible , est
devenue , par la connivence du public , de la plus facile exé-
cution. L'auteur n'a fait qu'une seule édition de chaque pièce.
DIALOGUE. 217
&s impressions éparses ont dispara drpnis long-temps , et le
peu d'exenaplaires qui peuvent rester , cachés dans quelques ca-
DÎnets , n'ont excité la curiosité de personne pour les comparer
avec les recueils dont on affecte d'inonder le public. Tous ces
recueils, grossis de critiques outrageantes , de libelles venimeux,
et faits avec l'unique projet de défigurer les productions de l'au-
teur , d'en altérer les maximes , et d'en changer peu à peu l'es-
prit y ont été , dans cette vue , arrangés et falsifiés avec beau-
coup d'art , d'abord seulement par des relranchemens , qui «
supprimant les éclaircissemens nécessaires , altéraient le sens de
ce qu'on laissait, puis par d'apparentes négligences qu'on pou-
vait faire passer pour les fautes d'impression , mais qui pro-
duisaient des contre-sens terribles, et qui, fidèlement transcrites
à chaque impression nouvelle , ont enfin substitué , par tra^li-
tion , ces fausses leçons aux véritables. Pour mieux réussir dans
ce projet , on a imaginé de faire de belles éditions , qui , par leur
perfection typographique , fissent tomber les précédentes et
restassent dans les bibliothèques; et , pour leur donner un plus
erand crédit, on a taché d'y mtéresser l'auteur même par l'appât
ou gain , et on lui a fait pour cela , par le libraire chargé de
ces manœuvres , des propositions assez magnifiques pour devoir
naturellement le tenter. Le projet était dVlablir amsi la con-
fiance du public , de ne faire passer sous les yeux de l'auteur
3ue des épreuves correctes , et de tirer à son insu les feuilles
estinées pour le public , et oîi le texte ei\t été accommodé selon
les vues de nos messieurs. Rien n'eût été si facile par la manière
dont il est enlacé , que de lui cacher ce petit manège , et de le
faire ainsi servir lui-même à autoriser la fraude dont il devait
être la victime , et qu'il eAt ignorée, croyant transmettre à la
postérité une édition fidèle de ses écrits. Mais , soit dégoût , soit
paresse , soit qu'il ait en quelque vent du projet , non content de
i'étre refuséà ta proposition, il a désavoue dans une protestation
signée (i) tout ce qui s'imprimerait désormais sous son nom.
Lon a donc pris le parti de se passer de lui , et d'aller en avant
comme s'il participait à l'entreprise. L'édition se fait par sous-
cription et s'imprime , dit-on , à Bruxelles , en beau papier ,
beau caractère , belles estampes. On n'épargnera rien pour la
prôner dans toute l'Europe , et pour en vanter surtout l'exac-
titude et la fidélité , dont on ne aoutera pas plus que de la rtw-
semblance du portrait publié par l'ami Hume. Comme elle con-
tiendra beaucoup de nouvelles pièces refondues ou fabriquées
par nos messieurs , on aura grand soin de les munir de litres
plus que suffisans auprès d'un public qui ne demande pas niiou\
3ue de tout croire , et qui ne s'avisera pas si tard de faire h:
ilBcile sur leur authenticité.
Rouss. Mais , comment ! cette déclaration de Jean-Jacques ,
dont vous venez de parler , ne lui servira donc de rien pour se
garantir de toutes ces fraudes? et, quoi qu'il puisse dire , vos
(1) Elle se trouve k la suite des Coufosdious. ( ^'ote de V Editeur, )
2i8 TROISIÈME
messieurs feront passer sans obstacle tout ce qu'il leur plaira
d'imprimer sous son nom ?
Le Fr. Bien plus; ils ont su tourner contre lui jusau'à son
désaveu. En le faisant imprimer eux-mêmes, ils en ont tiré pour
eux un nouvel avantage, en publiant que, voyant ses mauvais
principes mis à découvert et consignés dans ses écrits, il tâchait
de se disculper en rendant leur fidélité suspecte. Passant habile-
ment sous silence les falsifications réelles, ils ont fait entendre
qu'il accusait d'être falsifiés des passages que tout le monde sait
bien ne l'être pas; et, fixant toute l'attention du public sur ces
passages, ils l'ont ainsi détourné de vérifier leurs infidélités. Sup-
posez qu'un homme vous dise : Jean - Jacques dit qu'on lui a volé
des poires , et il ment ; car il a son compte de pommes; donc on
ne lui a point volé de poires. Ils ont exactement raisonné comme
cet homme-là , et c'est sur ce raisonnement qu'ils ont persiflé
sa déclaration. Ils étaient si sûrs de son peu d'effet qu'en même
temps qu'ils la faisaient imprimer ils imprimaient aussi cette
prétendue traduction du Tasse tout exprès pour la lui attribuer,
et qu'ils lui ont en effet attribuée , sans la moindre objection de
la part du public; comme si cette manière d'écrire aride et sau-
tillante , sans liaison , sans harmonie , et sans grâce , était en
effet la sienne. De sorte que , selon eux , tout en protestant
rontrc tout ce qui paraîtrait désormais sous son nom , ou qui
lui serait attribué, il publiait néanmoins ce barbouillage , non-
seulement sans s'en cacher , mais ayant grand'peur de n'en être
pas cru l'auteur, comme il parait par la préface singeresse qu'ils
ont mise à la tête du livre.
Vous croyez qu'une balourdise aussi grossière , une aussi extra-
igli
SQsition oit ils ont mis le public, sur la crédulité qu'ils lui ont
onnée, ils sont bien plus siirs de réussir que s'ils agissaient avec
plus de finesse. Des qu'il s'agit de Jean-Jacques , il n'est besoin
de mettre ni bon sens , ni vraisemblance , dans les choses qu'on
en débite ; plus elles sont absurdes et ridicules , plus oa s em->
presse à n'en pas douter. Si d'Alembert ou Diderot s'avisaient
d'affirmer aujourd'hui qu'il a deux têtes , en le voyant passer
demain dans la rue , tout le monde lui verrait deux têtes trës-
distinctement , et chacun serait trës-surpris de n'avoir pas aper->
ÇVL plutôt cette monstruosité.
Nos messieurs sentent si bien cet avantage et savent si bien
s*en prévaloir , qu'il entre dans leurs plus efficaces ruses d'em-
5 loyer des manœuvres pleines d'audace et d'impudence au point
'en être incroyables , afin que s'il les apprend et s'en plaint
personne n'y veuille ajouter roi. Quand , par exemple , un hon-
nête imprimeur , Simon , dira publiquement à tout le monde
que Jean -Jacques vient souvent chez lui voir et corriger les
épreuves de ces éditions frauduleuses qu'ils font de ses écrits >
DIALOGUE. atr)
â e»t-ee qui croir» que Jean-Jacques neconnatl pasTimpHnieur
mon , et n'avait pas m^me oui giarlpr de ces êtlilionf quand
e discours lui revint? Quand encore on verra son nom pom-
tenient etalë dans les listes des souscripleur» de livres de pris ,
r^iai esC-ce qui , dés à présent et dans l'avenir , ira s'imaginer que
Itontei ces souscriptions prétendues sont là mises k son,insQ , ou
" lâlp^ lui , seulement pour lut donner un air d'opulence et Je
r^Ûntion qui démente le Ion qu'il a pris. Et cependant....
\ Rooss. Je sais ce qu'il en est , car il m'n proleslé n'avoir fait
aie souscription, savoir celte pour la statue
iM-de Voltaire (0-
k Lb Fit. !Ié bien, monsieur, celle seule souscription qn'il ■
kte est la seule dont on ne sait rien; car le discret d'Alem-
lïrt, qui l'a reçue , n'en a pas fait beaucoup de bruit. Je com-
ivndt bien que cetVe souscription est moins une générosité
mais c'est une vengeance a lu Jeati-Jacquei
e Voltaire ne lui rendra pas.
I Vous devez sentir , par ces exemples , que , de quelque façnn
■'il «"r prenne , et dans aucun temps, il ne peut raisonnable-
^t espérer que la vérité perce h son égard à travers les Rlets
^diu autour de lui, e' dans lesquels, en s'y débattant , il ne
r davantace. Tout ce qui lui arrive est trop hors
I l'ordre commun des cnoses pour pouvoir jamais être cru;
9 protestations mêmes ne feront qu'attirer sur lui les re-
Uïes d'impudence et de mensonge que méritent ses ennemis.
lOonnCE à Jean-Jacques un conseil , Je meilleur peut-être qui
lîresleà suivre, environné comme il est d'embitcheset de pièges
■ chaque pas ne peut manquer de l'attirer , c'est de rester , s'il
I peut . immobile , de ne point agir du tout (2) , de n'acquîes-
r à rien de ce qu'on lui propose, sous quelque prétexte que
ll)LellndeM. Rous
a à M. delà TourtUe,
A Ljon , le a ji
Ipprends, moniicur, qu'on ■ foriné le projet d'^lfver une «laine à M.
p Voltaire, et igu'on prrrnel i tout ceux qui Roat connna p:ir quelque nii-
t impriiné de coiiootiiir è cette eiilreprî*e. J'ai payé aasel ehet te
Ud'^lra ndmUi Ml honneur pour osery prélendr«,pi jo TOu*a>i|ipli«
I vouloir bien inlerpnser vos bons oiHcet pour me fulre inscrire an
""^ "" ' ncriviiiis. J'eapère , monsieur , que Ita bontés doiil voui
l'oceaaiun pour Inquelle )e m'en [irévsDX ici , vous feront
_aent pardonner ta liberté que je preiiili. Je voua salue,
|Tan>M''uieal et de tout mnn cœur.
m'»t paa perroîa de suivre ee ronaeil , en ce qui regirile la
le de mon honneur. Je dois juaqu'^ Il Su faire lonl re qui d^-
II , sinnti pour ouvrir lei yeax a celtR aveugle gi'nPTiliun , dil
moiiu pnur en éclairer une pliiséqiiiUlile. Tous les moment pour ceU Me
Uni Al»))a le aaîa ; mais, aan* aucun espoir de succès, Inu* [ca cfforla
paaiitiln, quoique inutiles, n'en sont pi> rooius A*nt mon derair, et je
Ëemwrji de les faire iusqu'il monderuirr soupir. Fay et qa» doyiOr^
t ^at pourra.
220 TROISIÈME
ce soît , et de résister même à ses propres mouvemens tant qu*il
peut s'abstenir de les suivre. Sous quelque face avantageuse
qu'une chose à faire ou à dire se présente à son esprit , il doit
compter que dès qu'on lui laisse le pouvoir de l'exécuter, c'est
?[u'on est sûr dVn tourner rcffet contre lui, et de la lui rendre
uneste. Par exemple , pour tenir le public en garde contre les
falsifications de ses livres , et contre tous les écrits pseudonîmes
qu'on fait courir journellement sous son nom, qu'j avait-il de
meilleur en apparence et dont on pût moins abuser pour lui
nuire , que la déclaration dont nous venous de parler? Et ce-
pendant vous seriei étonné du parti qu'on a tire de celte décla-
ration pour un effet tout contraire , et il a dû sentir cela de Ini-
meme par le soin qu'on a pris de la faire imprimer à son insu :
car il n'a sûrement pas pu- croire qu'on ait pris ce soin pour lui
faire plaisir. L'Écrit sur le gouvernement de Pologne (i) qu'il
n'a fait que sur les plus touchantes instances, avec le plus par-
fait désintéressement , et par les seuls motifs de la plus pure
vertu , semblait ne pouvoir qu'honorer son auteur et le ren-
dre respectable , quand même cet écrit n'eût été qu'un tissu
d'erreurs. Si vous saviez par qui , pour qui , pourquoi cet écrit
était sollicité , l'usage qu on s^st empressé d'en faire , et le tour
qu'on a su lui donner, vous sentiriez parfaitement combien il
eût été à désirer pour l'auteur que , résistant à toute cajolerie ,
il se refusât à l'anpAt de cette bonne œuvre , qui, de la part de
ceux qui la sollicitaient avec tant d'instance , n'avait pour but
que de la rendre pernicieuse pour lui. En un mot, s'il connaît
&a situation , il doit comprendre , pour peu qu'il y réfléchisse ^
«ue toute proposition qu on lui fait et quelque couleur qu'on j
donne a toujours un but qu'on lui cache, et qui l'empêcherait
d'y consentir si ce but lui était connu. 11 doit sentir surtout
(i) Cet écrit rsl tombe dans les mnins de M. fi*Alcmbcrl peut-être aus-
silûi qu'il est sorti des miennes, et Dieu sait quel usage il en a su faire.
IVl. le ronite Wielliorski m^appril , en venant me dire adieu h son d('*part
de Paris , qu'on avait mis des liorrcurs de lui dans la gazette de Hollmnde.
A Tair dont il me diî cela , i'ai jugé , en y repensant, qu'il me croyait l'an-
tcur de Tarticle , et je ne doute pas qu'il n'y ait du d'Alcmbert dans cette
airaire , aussi-bien que dans celle d'un certain comte Zanowisch, Dalmi le,
et d'un prêtre aventurier, Polonais, qui a fait mille efTorls pour pénétrer
chez moi. Les manœuvres de ce M. d'Alembert ne me snrprennent plus t
j'y suis tout accoutumé. Je no puis assurément approuver la conduite du
comte Wielhorskià mon égard. Mais, cet article à part, que je n'entra*
prends pas d'expliquer , )*ai toujours regardé et je regarde encore ce sei-
gneur polonais comme un honnête homme et un bon patriote; et, ai
)'avais la fantaisie et les moyens de faire insérer des articles dans 1m ga-
zettes, j'aurais assurément des choses plus pressées à dire et plas împor-
tantes pour moi que des satires du comte VVielhorski. Le tuccea de tontes
ces menées est un elTet nécessaire du système do conduite que l'on suit à
mon égard. Qu'est-ce qui pourrait empêcher de réuiiir tout ce qu'on
entreprend contre moi , dont je ne sais rivU| a quoi je nt peux rîeo | Ot
que tout le moudu favorise?
DIALOGUE,
du bien ne peut être iju*
I !■ part dp reux qui le lui proposent , et put
Û de l'aire du mat à lui ou par li ' '
1 piege poMi
tl'etat de rien
peut plus lui
I.U
puter énn»
len luIre d'iirile
présenter un pa-
, .,^^„„„, tétant phii, <lans
'e aucun bien . tout ce nii'il peut
s'abstenir tonl-à-l'ait il ugir, de
fois qu'il cédera i
t Bntr«i
lotif i]ue pour le troinp*
1 position , en puissance de fa
■' " '» faire de mieui est di
mal faire, sans le vo
infailliblement cbaqu
^ qui l'environnenl , et qui ont toujours leur leçon toule
e «UT les eboses qu'ils doivent lui proposer. Surtout qu'il ne
e point éniouvoir par le reproche ne je refuser à quelque
ine œnvre; sûr au contraire que si c'élait réellement une
e rtnvre, loin de l'esUorler à y roncourir , tout se rèuni-
■n empêcher, de peur qu'il n'en eût le mériie, et
J n'en résultât quelque elFel en sa faveur.
r I«s mesures eslraordinaîres qu'on prend pour altérer et
r ses écrits et pour lui eu attribuer auxquels il n'a jamais
, vous devez juger que l'objet de la ligue ne se borne pas
t génération présente, pour qui ces soins ne sont plus néces-
tt, et puisqu'ayant sous les yeux ses livres , tels à peu près
il les a composés , on n'en a pas tiré l'objection qui nous pa-
t n forte k l'ui^ et k l'autre contre l'alTreus caractère qu'on
ife k l'auteur, puisqu'au contraire on les a su mettre au rang
que la profession de foi du Vicaire est devenue
I Mfît impie, TUéloite un roman obscène, le Contrat social
■ lim léditieuK ; puisqu'on vient de mettre à Paris Pygnaa-
, malgré lui , sur la scène, tout exprès pour eiciter ce risï—
la Kandale qui n'a fait rire personne , et dont nul n'a senti la
Uqoe absurdité; puisqu'on lin ces écrits tels qu'ils existent n'ont
aaraiiti leur auteur de la difTaoïation de son vivant , l'en ga—
liront— ils mieux après sa mort quand on les aura mis dans
Int prnjeté pour rendre sa mémoire odieu'ie , et quand les au-
aiplot auront eu tout le temps d'effacer toutes les
.. j. i_.||. iniposlure? Ayant pris toutes
s et pourvoyans qui soucent à
nipposition que vous faites ou re—
du moins à l'heure de la mort , et
qui pourraient en résulter s'ils n'y
inrtl..ieiit ordre?
>ou , monsieur; comptez que toute» leurs mesures sont si
prises qu'il leur reste peu de chose â craindre de ce cot»-là.
ingularités qui dittinsiient le siècle oii noas vÎTon* |
itres, est I esprit mntliodiqii» et con»éqa*nt qui^
ans, dirige les opinion' publiqiii
mipn* erraient sans suite et sans ri-gir nu pré
a , et ces passions , s'entre-cliitqiianl
Ulter le public de l'une à l'autre sans auci
îlot auront e
inocence et de lei
irévoyai
e quelque couiplii
B tous les
222 TROISIÈME
tante. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Les préjugés eux-
mêmes ont leur marche et leurs règles, et ces règles , auxquelles
le public est asservi sans qu'il s'en doute , s'établissent unique-
ment sur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la secte
philosophique s'est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs ,
par l'art de l'intrigue auquel ils se sont appliqués, devenus les
arbitres de l'opinion publique , le sont par elle de la réputation ,
nicme de la destinée des particuliers , et , par eux , de celle de
l'Etat. Leur essai fut fait sur Jean-Jacques ; et la grandeur du
succès qui dut les étonner eux-mêmes leur fit sentir jusqu'où leur
crédit pouvait s'étendre. Alors ils songèrent à s associer des
hommes puissans , pour devenir avec eux les arbitres de la so-
ciété , ceux surtout qui , disposés comme eux aux secrètes intri-
gues et aux mines souterraines , ne pouvaient manquer de ren-
contrer et d'éventer souvent les leurs. Ils leur firent sentir que,
travaillant de concert , ils pouvaient étendre tellement leurs ra-
meaux sous les pas des hommes que nul ne trouvât plus d'as-
siette solide et ne pût marcher que sur des terrains contreminés.
Ils se donnèrent des chefs principaux qui , de leur côté , diri-
geant sourdement toutes les forces publiques sur les plans con-
venus entre eux , rendent infaillible l'exécution de tous leurs
projets. Ces chefs de la ligue philosophique la méprisent et n'en
sont pas estimés , mais 1 intérêt commun les tient étroitement
unis les uns aux autres , parca que la haine. ardente et cachée
est la ffrande passion de tous , et que , par une rencontre assex
naturelle , cette haine commune est tombée sur les mêmes
objets. Voilà comment le siècle oii nous vivons est devenu le
siècle de la haine et des secrets complots ; siècle oii tout agit de
concert sans affection pour personne , oii nul ne tient à son
parti par attachement, mais par aversion pour le parti contraire,
oii , pourvu qu'on fasse le mal d'autrui , nul ne se soucie de son
propre bien.
Rocss. C'était pourtant chez tous ces gens si haineux que vous
trouviez pour Jean-Jacques une affection si tendre.
Le Fr. Ne me rappelez pas mes torts ; ils étaient moins réels
qu'apparens. Quoique tous ces ligueurs m'eussent fasciné l'es-
prit par un certain jargon papilloté , toutes ces ridicules vertus,
si pompeusement étalées , étaient presque aussi choquantes à mes
yeux qu'aux vôtres. J'y sentais uue forfanterie que je ne savais
pas démêler ; et mon jugement , subjugue mais non satisfait ,
cherchait les éclaircissemens que vous m'avez donnés, sans sa-
voir les trouver de lui-même.
Les complots ainsi arrangés, rien n'a été plus facile que de
les mettre à exécution par des moyens assortis à cet effet. Les
oracles des grands ont toujours un grand crédit sur le peuple.
On n'a fait qu'y ajouter un air de mystère pour les faire mieux
circuler. Les philosophes , pour conserver une certaine gravité ,
se sont donne , en se faisant chefs de parti , des multitudes de
petits élèves qu'ils ont initiés aux secrets de la secte , et dont ils
DIALOGUE. 2ï3
Tsit autant d'émissaires et d'opérateurs <1« souriles Iniquités ;
rénaiidatil jiar eux let noirceurs qu'ils inventaient et qu'ils
[aaient eux de vouloir cacber , ils étemlaient ainsi leur
ÎHÛuL'nce dans tous les rangs sans excepter les plus élevés,
'•ttadier inviolableinent leurs créatures, les cbefs ont
ncc par les einpioj-er à mal faire , coriimc Catilina fit
e k Mi conjurés le sang d'un liomnie , sdrs que , par ce mal
* Ici avaient fait tremper , ils les tenaient liés pour le reste
r vie. Vous avex dit que \a virtu n'unit les aomines que
M li«ns fragiles , au lieu que les chaînes du crime sont ini-
laîblei à rompre. L'expérience en est sensible dans Tbistoire
k Jean-Jacques. Tout ce qui tenait à lui par l'esliiue et la bien-
"* e que sa droiture et la douceur ue son commerce de-
mi naturellement inspirer s'est éparpillé, sans retour, à la
mière épreuve , ou n est reste que pour le trahir. Mais les
CM de nos messieurs n'oseront jamais ni les démasquer,
^n'il arrive, de peur d'être démasqués eux-mêmes , nî se
:lier d'eux , de peur de leur vengeance , trop bien instruits
e qn'ils savent laire pour l'exercer. Demeurant ainsi tous
par la crainte plus que les bons ne le se
Mnlnn corps indissoluble dont chaque u
l'objet de disposer, par leurs dii
" ■ ' ' " "■ des 11
.n.ç.rr.„,o,„,il.
lembre ne peut plus
'iples , de l'opinion
de la réputation des hommes,
e à leurs vues: ils ont fait adopter k leurs sectateurs les
es plus propres k se les tenir inyiolablement attachés ,
sage qu'ils en veuillent faire ; et , pour empêcher que
>n> d'une importune morale ne vinssent coulrarier les
ils l'ont sapée par la base en détruisant toule religion ,
litre , par conséquent tout remords , d'abord avec
hjue précaution , par la secrète prédication de leur doctrine ,
luîte tout ouvertement , lorsqu'ils n'ont plus eu de puis-
réprimanle à craindre. En paraissant prendre le contre-
les jésuites , ils ont tendu néanmoins au même but par des
routes détournées, en se faisant comme eux chefs de parti. Les
jésuites se rendaient tout-puissans eu exerçnnt l'autorité divine
lilr les consciences , et se fiiisant , avi nom de Dieu , les arbitres
i et du mal. Les philosophes, ne pouvant usurper la
« autorité , se sont appliqués à la détruire , et puis , en pa-
ît expliquer la nature (i) à leurs dociles sectateurs , et s'en
t les suprêmes interprètes , ils se sont établis en son nom
itorité non moins absolue que celle de leurs ennemis,
lu'elle paraisse libre et ne régner sur les volontés que par
. Celle Iiaine mutuelle émit au fond une rivalité de
' , comme celle de Cartilage et de Home. Ces deux
Mf tous deux impérieux , tous deux intolérans , étaient par
) Nm pllilofoptira ne manciaent pat iCélaW pompeuwiDFnt ce mot
'aM 1 la Irlc de Ion» kon ciTÎIi. Mais oui rp« le lui*, et voni vei-
t1 jirfoii iui-i!<{iliy«lque ils ont d^cvrcite oc b^au onio.
ao4 TROISIÈME
conséquent incompatibles , puisque le système fondamental de
l'un et de l'autre était de régner despotiquement. Chacun vou-
lant réener seul , ils ne pouvaient partager l'empire et régner
ensemble ; ils s'excluaient inutuellciiient. Le nouveau , suivant
plus adroitement les erremens de l'autre , l'a supplanté en lui
débauchant ses appuis , et , par eux , est venu à bout de le dé«
truire. Mais on le voit déjà marcher sur ses traces avec autant
d'audace et plus de succès , puisque l'autre a toujours éprouvé
de la résistance, et que celui-ci n en éprouve plus. Son intolé-
.rauce, plus cachée et non moins cruelle , ne parait pas exercer
la iiiéine rigueur , parce qu'elle n'éprouve plus de rebelles; mais
s'il renaissait quelques vrais défenseurs du théisme, de la tolé*
rancc , et de la morale , on verrait bientôt s'élever contre eux les
plus terribles persécutions ; bientôt ime inquisition philoso-
phique, plus cauteleuse et non moins sanguinaire que Vautre ,
ferait biûler san-; miséricorde quiconque oserait croire en Dieu.
Je ne vous déguiserai point qu'au fond du cœur je suis resté
croyant moi-même aussi-bien que vous. Je pense là-aessus y ainsi
que Jean-Jacques, que chacun est porté naturellement à croire ce
qu'il désire , et que celui qui se sent digne du prix des ames
justes ne peut s'empêcher de l'espérer. Mais, sur ce point comme
sur Jean-Jacques lui-même, je neveux point professer haute*
ment et inutilement des sentimens qui me perdraient. Je veux
tâcher d'allier la prudence avec la aroiture , et ne faire ma vé-
ritable profession de foi que quand j'y serai forcé sous peine de
mensonge.
Or cette doctrine de matérialisme et d'athéisme , préchée et
propagée avec toute l'ardeur des plus zélés missionnaires , n'a
pas seulement pour objet de faire dominer les chefs sur leun
prosélytes , mais , dans les mystères secrets oii ils les emploient f
cle n'en craindre aucune indiscrétion durant leur vie , ni aucune
repentance à leur mort. Leurs trames, après le succès^ meurent
avec leurs complices , auxquels ils n'ont rien tant appris qu'à ne
pas craindre dans l'autre vie ce Poul-Sfrrho des Persans, objecté
par Jean-Jacques à ceux qui disent que la religion ne fait aucun '
Lien. Le dogme de l'ordre moral, rétabli daus l'autre vie, a •
fait jadis réparer bien des torts dans celle-ci , et les imposteurs
ont eu, dans les derniers moniens de leurs complices, un danger
à courir qui souvent leur servit de frein. Mais notre philosophie, .
en délivrant ses prédicateurs de cette crainte, et leurs disciples ;
l'on risque tout à parler , si Von en revient. Ne voyeE-vous pai
que depuis long-temps on n'entend plus parler de restitutions ^ 2
ae réparations, de réconciliations au lit de la mort; que tons les \j
mourans , sans repentir, sans remords, emportent sans efroi .1
dans leur conscience le bien d'aulrui , le mensonge et la fraude ^
dont ils la chargèrent pendant leur vie ? £t que servirait même ^
DIALOGUE. aaS
-, Jr .in -Jacques ce repentir supposé d'un mourant dont les Ur-
1 1 VM dcclaralions , etouiïécs par ceux qui les entourent, na
[' 3Dtpirer;iienl jamais au deliors , et ne parviendraient à la con-
, .lidanee de personue? Ignoreï-voiis 4jue tous les ligueurs, sur-
,-^îllans les un» des autres, forcent et sont forces de rester
tî (lÊles au complot , et qu'entoures , surtout k leur mort , aiicua
,1'^us ne trouverait pour recevoir sa confession, au moins k
l'^gîird df Jeun-Jacques , qu€ de faui dépositaires qui ne s'en
rhfi''g'''"3Îent que pour l'ensevelir dans un secret éternel? Ainsi
\iyttlti les bouclics sont ouverles au inensonee , sans que parmi
le* vivans et les mouran; il s'en trouve désormais aucune qui
f'cïiiïre k la vérité. Dites-moi donc quelle ressource lui reste
nour Iriomplier , même à force de leiiips , de l'imposture , et se
lojariifesler au public , quand tous tes intérêts concourent à la
[eoir cacliée , et qu'aucnn ne porte à la révéler ?
Itocss. Non , ce n'e.'.t pas à moi k vous dire cela , c'est k vous--
ji-iéoie , et ma réponse est écrite dans votre crrur. Eh ! diles-moi
(Incicà votre tour quel intérêt, quel motif vous ramène de l'aver-
iion, de l'animosité même qu'on vous inspira pour Jean-Jacqiirs,
" 'ntiraens si dilïerens? Après l'avoir si cruellement liai
d VOUi l'avez cru mécliaut et coupable , pourquoi te plai-
sincèrement aujourd'hui que vous le jogez innocent?
l-vous donc ëlrc le seul bomrne au cœur duquel parle en*
e la justice indépendamment de tout autre intérêt ? Non,
' ur, il en est encore, el peut-être plus qu'on ne pense,
t plutàt abusés que séduits , qui font aujourd'hui par fai<
et par imitation ce qu'ils voient faire à tout le monde,
""' , rendus à eux-mêmes , agiraient tout différemment.
-Jacques lui-même pense plus favorablement que vous de
* ceux qui l'approchent , il les voit , trompes par ses
uns patrons , suivre sans le savoir les impressions de la
', croyant de bonne foi suivre celles de la pitié. Il y a dans
position publique un prestige entretenu par les chefs de la
S'ils se relâchaient un n3om.ent de leur vigilance , tes idées
r leurs artifices ne tarderaient pas à reprendre leur
n naturel , et la tourbe elle-mènie , ouvrant eulin les yeux,
t oli l'on l'a conduite , s'étonnerait de sou propre éga-
t. Cela , quoi que vous en disiez , arrivera tôt ou tard. La
si cavalièrement décidée dans notre siècle , sera mieux
e dans un autre , quand la haine dans laquelle on entre-
B public cessera d'être fomentée ; et quand dans des géné-
» meilleures celle-ci aura été mise à son prix, ses jugemens
rontdcs préjugés contraires ; ce sera une honte d'en avoir
•i, et une gloire d'en avoir été haï. Dans cette génératîoa
it faut distinguer encore et les auteurs du complot, et ses
es deux sexes, el leurs confidens en très-petit nombre
9 peut-être dans le secret de l'imposture , d'avec le public ,
trompé par eux , et le croyant réellement coupable, se
I sans scrupule , k tout ce qu'ils iaveateat pour le rendre
U •v"^^m Vi^Mement des
y^r^/^j^^r^^,%nouir,tt leur
^■^'^'"Z^?'^Z^f*f'',^i>ircKnÛT celte -vérité fi
>'i/WWf/^'S'/^^^' qu'on emploie à diffamer
1.^'""!^%^ *'r,i^*'"'''^ prevenlion cesseront d'être
ITi'^''^ tiM 1^ "Ilau'o" "^ remarque pas aujoard'huî
:^J-»'^^S^^%ii\0T.i frauduleusis de ses écrits .
^'^•^'"'i^^i'"^ "" " 8^='"'^ '^'^> ^^ produiroiii
^/V^CioP*'"'* ,rf el serviront à les déceler, en inanî-
^t:^'"" ''l'^P«'«P"*^^" internions des éditeurs. Sa
Lf'''"'^lZa fi""' P*"" ''" traîtres, en se cachant Ircs-
■f^ <*■"" / J^ lu' I ^ottfxa tous les caractères des plus noirs
p'if""**"^ (OU» Jm manèges dont il est l'objet paraîtront
jy(if*<*A nouveau* philosophes aient voulu prévenir le» re-
^Têti nH""'*'" P*"^ "°^ doctrine qui mît leur conscience à
' 'se deq"^'?"'^ poids qu'ils aient pu lacharj^er, c'est de
>^.^^„', Joule pas plus que vous , remarquant surtout que la
î^j^lton passionnée de cette doctrine a commencé précisément
T'Y /Viécu lion du complot , et paraît tenir à d'autres omplol»
Jofl' w'ui-^^' ne f"'* l""^ partie. Mais cel engouement d'alheisuie
„, un /anatisme , éphémère ouvrage de la niode , et qui se dé-
(ruir* P*"" ''"^ ' ^^ ''"" voit, par l'emportement avec lequel le
peuple s'y livre , que ce n'est qu'une mutinerie contre sa cons-
cience , dont il sent le murmure avec dépit. Celte cointnode
philosophie des heureux et des riches , qui font leur paradis eu
ce monde , ne saurai! être long-temps celle de la multitude vie--
time de leurs passions , et qui , faute At bonheur en cette vie ,
s besoin A'y trouver au moins l'espérance et les consolations que
cette barbare doctrine leur bit. Des hommes nourris dès l'en-
fancedans une intolérante impiété, poussée jusqu'au fanâiimn-,
dansnn liher'inage sans crainte et sans honte ; une jeunesse san-
discipline, des femmes sans mœurs (t) , des peuples sans foi .
des rois sans toi , sans supérieur qu'ils craignent , et délivrés d .-
toute espèce de fretn , tous les devoirs de la conscience anéantit ,
l'amour de la patrie et l'allachemcnt au prince éteints dans tout
les cccurs , enhu , nul autre lien social que la force : on peut
prévoir aisément , ce me semble, ce qui doit bientôt résulter de
(i) le viens d'apprendre que la gcoération présente «e vanle singnli' -
tement debonneitratEiirs. rHuraixiû datiner cela. Je ne duiile pnsiiuVIr-
ne se vante auoi de désinléreisement, de droilure, de francliiae, el >' -
loyauté. C'est él te aussi loin de» lerta* qu'il est pi>Bïible que il'eu peiiJi.
l'idée au point de prendre pour rites lei vicea cooiraircs. Au reale îl ' :
trè«-nalurel qu'à force de «ourdes inlriguei et de ooirs complots , à fui<
de le nourrir de bile rt de ti
Celui de nuire. une fi.iagoûl
des puuitians des uiKchios.
L
'«( ur..
à
niALOGUE.
aîtres instruils , par leur»
' r intérêt , ni
ht cela. L'Europe, en proie â
itîtuleuri même, à n'avoird'aulrc guide que leu
re dieu que leurs passions j tantôt sourdement allariiée;
t ouverleinpnt dévastée ; partout inoiidép de soldais (i) , de
iJiens , de filles publiques , de livres corrupteurs et de vices
Ettructeurs , voyant naître et périr dans son seiu des rac^s
ni^es de vivre, sentira tôt ou tard, dans ses calamités , le
lit des nouvelles instructions; et, iugpant d'elles par leurs
WStei effets , prendra dans la même horreur et les professeurs
1m disciples, et toutes ces doctrines cruelles qui, laissant
npire absolu de l'homme à ses sens , et bornant tout à la jouis-
ice de cette courte vîe, rendent le siècle oii elles régnent aussi
fpniable que malheureux.
s sentimens innés, que la nature a gravés dans tous les
s pour consoler l'homme dans ses misères et l'encourager à
, peuvent bien, à force d'art, d'intrigues, et de so-
i<:s, elre étouffés dans les individus ; mais , prompts à rc-
t dans les générations snivanles , ils ramèneront toujours
iomme à ses dispositions primitives , comme la semence d'un
e grelfé redonne toujours le sauvageon. Ce sentiment inté—
^r, quenot: philosophes admettent quand il leur est commode,
trejettent quand il leur est importun, perce à travers les écarts
;on, et crie k tous les cfcurs que la justice a une autre
l'intérêt de cette vie , et que l'ordre moral , dont rien
t nous donne l'idée , a son siège dans un système dilTé-
'on cherche en vain sur la 'erre , mais où tout doit être
ramené [aj. La voix de la couscîence ne peut pas plus
t étouffée dans le cœur humain , que celle de lu raison dans
ptendement ; et l'insensibilité morale est tout aussi |)eu natu-
«que la folie.
Ne croyei donc pas que tous les complices d'une trame exé-
ible puissent vivre et mourir toujours en repos dans leur crime.
' II qui les dirigent n'attiseront plus la passion qui les
md cette passion se sera sulhsamme^t assouvie, quand
n auront fait périr l'objet dans les ennuis , la nature insensî-
itcment reprendra sou empire : ceux qui commirent l'iniquité en
(ntiront l'insupportable poids , quand son souvenir ne ^e^a plus
— lupagné d'aucune jouissance, (eux qui en furent les lémoins
T tremper, mais sans la connaître, revenus de l'illusion
)i les abuse, attesteront ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont entendu,
vent, et rendront hommage à la vérité. Tout a élé
ivre pour prévenir et empêcher ce retour : mais on a
th) Si j'ei le bonheur de trouver enfin iin Iwunr «luitable quoique
^Bftif, jVhliire qu'il fiovtra comprendre , au moim celle fuis,qu'iFu'
ft A France ni' raot pai putir moi Je* muta lynonvnies.
\%) Bt tutiUli df ta nligion. Tiire ri'un Ixni l'ivre i raire. et bien
.l««mire. M»i» ce litre ne peut élreilignemiînt temiili, ni pjir un homme
lfV(llH| ni V^r "O auleiir ilr prulewiioM. Il rnoiir^il un liainaie lel qu'il
'le plaide nus jouiï, et qu'il n'en raxalli'u île loog-temps,
niS TROISIÈME
beau faire , Vonlre naliirel se rclablit tôt ou tard , cl le premier
qui soupçounera que Jean-Jacques pourrait bien n'avoir pas été
coupable sera bien près de s'en convaincre , et d*en convaincre ,
s'il veut , ses contemporains , qui , le complot et ses auteurs n'e-
xistant plus, n'auront d'autre intérêt que celui d'être justes , et
de connaître la vérité. C'est alors que tous ces monumens seront
précieux, et que tel fait qui peut n être aujourd'hui qu'un indice
incertain conduira peut-être jusqu'à l'évidence.
Yoilà, monsieur , à quoi tout ami de la justice et de la vérité
peut , sans se compromettre , et doit consacrer tous les soins qui
sont en son pouvoir. Transmettre à la postérité des éclaircisse-
mens sur ce point , c'est préparer et remplir peut-être l'œuvre
de la providence. Le ciel nénira , n'en doutez pas , une si juste
entreprise. Il en ré.sultera pour le public deux grandes leçons, et
dont il avait grand besoin ; l'une, d'avoir, et surtout aux dépens
d'autruî , une confiance moins téméraire dans l'orgueil du savoir
humain; l'autre, d'apprendre, par un exemple aussi mémorable,
à respecter en tout et toujours le droit naturel , et à sentir que
toute vertu qui se fonde sur une violation de ce droit est une
vertu fausse , qui couvre infailliblement quelque iniquité. Je me
dévoue donc à cette auivre de justice en tout ce qui dépend de
moi, et je vous exhorte à y concourir, puisque vous le pouves
faire sans risque, et que vous avez vu de plus près des multitudes
de faits qui peuvent éclairer ceux qui voudront un jour examiner
cette affaire. Nous pouvons , à loisir et sans bruit , faire nos re-
cherches, les recueillir , y joindre nos réflexions; et, reprenant
autant qu'il se peut la trace de toutes ces manœuvres , dont
nous découvrons déjà les vestiges , fournir à ceux qiii viendront
après nous un fil qui les guide dans ce labyrinthe. Si nous pou-
vions conférer avec Jean-Jacques sur tout cela, je ne doute point
que nous ne tirassions de lui beaucoup de lumières qui resteront
^ jamais éteintes , et que nous ne fussions surpris nous-mêmes
e la facilité avec laquelle quelques mots de sa part expliqueraient
des énigmes qui, sans cela, demeureront peut-être impénétrables
par l'adresse de ses ennemis. Souvent , dans mes entreliens avec
lui, j'en ai reçu de son propre mouvement des éclaircissemens
inattendus sur des objets que j'avais vus bien différens , faute
a
d
un
d^une circonstance que je n'avais pu deviner, et qui leur donnait
1 tout autre aspect. Mais, gêné par mes engagomens , et forcé
de supprimer mes objections, je me suis souvent refuse malgré
moi aux solutions qu'il semblait m'ollrir, pour ne pas paraître
instruit de ce que j'étais contraint de lui taire.
Si nous nous unissons pour fonupr avec lui une société sincère
et sans fraude, une fois sur de notre droiture et d'être estimé de
nous , il nous ouvrira son cœur sans peine , et , recevant dans
les nôtres les épanchemens auxquels il est naturellement si dis-
posé , nous en pourrons tirer de quoi former de précieux mé-
moires dont d'autres générations sentiront la valeur , et qui , du
moins I les mettront à portée de discuter contradictoirement
i
TPt-
•
DIALOGUE. 979
des questions aujourd'hui décidées sur le seul rapport do ses
ennemis. Le moment viendra , mon cœur me l'assure , oii sa
défense , aussi périlleuse aujourd'hui qu'inutile , honorera ceux
3ui s'en voudront charger , et les couvrira , sans aucun risque »
*une gloire aussi belle, aus!>i pure que la vertu généreuse en
puisse obtenir ici-bas.
Le Fr. Celte proposition est tout-à-fait de mon goût , et j'y
consens avec d'autant plus de plaisir que c'est peut-être le seul
moyen qui soit en mon ponvoir de réparer mes torts envers un
innocent persécuté, sans risque de m'en faire à mni-meine. Ce
n'est pas que la société que vous me proposez soit tout-à-fait
sans péril. L'extrême attention qu'on a sur tous ceux qui lui
parlent , même une seule fois , ne s'oubliera pas pour nous. Nos
messieurs ont trop vu ma répugnance à suivre leurs erremens ,
et à circonvenir comme eux un homme dont ils m'avaient fait
de si affreux portraits, pour qu'ils ne soupçonnent pas tout au
moinsqu'ayant changéde langage à son égard j'ai vraisemblable-
ment aussi changé d'opinion. Depuis long-temps déjà, malgré vos
préc«iutions et les siennes, vous êlos inscrit comme suspect sur
leurs registres, et je vous préviens que , de manière ou d'antre ^
vous ne tarderez pas à sentir qu'ils se sont occupés de vous : ils
sont trop attentifs à tout ce qui approche de .leau-Jacques, pour
que personne leur puisse échapper; moi surtout qu'ils ont admis
dans leur demi-confidence, je suis sûr de ne pouvoir approcher
de celui qui en fut Tobjet, sans les inquiéter oeaucoup. Mais je
lâcherai de me conduire sans fausseté, de manière à leur don—
I ner le moins d'ombrage qu'il sera possible. S'ils ont quelque sujet
\ de me craindre, ils en ont aussi diî me ménager, et je me flatte
qu'ils me connaissent trop d'honneur pour craindre des trahi-'
sons d'un homme qui n'a jamais voulu tremper dans les leurs.
Je ne refuse donc pas de le voir quelquefois avec prudence et
précaution : il ne tiendra qu'à lui de connaître que je partage
vos sentiniens à son égard , et que si je ne puis lui révélrr les
mystères de ses ennemis, il verra du inoîus <[ue, forcé de me
taire, je ne cherche pas à le tromper. Je concourrai de bon
cœur avec vous pour dérober à leur vigilance , et transmettre k
de meilleurs temps , les faits qu'on travaille à faire disparaître,
et qui fourniront un jour de puissans indices pour parvenir à
la connaissance de la vérité. Je sais que srs papiers , déposés en
• leur pas convenir, et d'acconimodrr à leur gré los autres; ce
I qu'ils ont pu faire à discrétion , ne rraiguanl ni examen , ni véri-
fication de la part de qui que ce lut , ni surtout de gens inté-
ressés à découvrir et manifester leur fraude. Si , depuis lors , il
lui reste quelques papiers encore, on le-^ guette pour s'en empi-
rer au plus tard à sa mort ' et , par les mesures prises, il » -^t
bien diilicile qu'il en échappe aucun aux mains commises v-ouj:
23o TROISIÈME DIALOGUE.
tout saisir. Le seul moyen qu'il ait de les conserver est Je les Je*
S oser secrètement, s'il est possible, en des raains vraiment
(lëles et sûres. Je m'offre h partager avec vous les risques de ce
dépôt , et je m'engage à n'épargner aucun s«in pour qu'il pa-
raisse uu jour aux \eux du public tel que je l'aurai reçu , aug-
menté de toutes les observations que j'aurai pu recueillir , ten-
dantes à dévoiler la vérité. Voilà tout ce que la prudence me
permet de faire pour l'acquit de ma conscience , pour l'intérêt
de la justice , et pour le service de la vérité.
Rouss. Et c'est aussi tout ce qu'il désire lui-même. L'espoir
que sa mémoire soit rétablie un jour dans l'honneur qu'elle mé-
rite, et que ses livres deviennent utiles par l'estime due à leur
auteur, est désormais le seul qui peut le flatter en ce monde.
Ajoutons-y de plus la douceur de voir encore deux cœurs hon-
nêtes et vrais s'ouvrir au sien. Tempérons ainsi l'horreur de cette
solitude , oii l'on le force de vivre au milieu du genre humain.
Enfin, sans faire en sa faveur d'inutiles efforts, qui pourraient
causer de grands désordres, et dont le succès même ne le tou-
cherait plus , ménageons-lui celte consolation , pour sa dernière
heure ^ que des mains amies lui ferment les yeux.
riir DES DIALOGUES.
HISTOIRE
DU
PRÉCÉDENT ÉCRIT.
[ Je ne parlerai point ici du sujet , ni de l'objet , ni de la forme
de cet écrit. C'eU ce que j'ai fait dans l'avaut-propos qui le pré-
céile. Mail je dirai quelle était sa destination , quelle a ete sa
destinée , el pourquoi cette copie se trouve ici.
Je m'étais occupé durant quatre ans de ces dialogues, mslgré
le serrement de ca?ur qui ne me quittait point en y travaillant;
et je touchais a la Un de cette douloureuse tAche, sans savoir,
tans imaginer comment en pouvoir faire usage , et sans me rë-
Eiiurlre sur ce que je tenterais du moins pour cela. Vin^t ans
J'eipériencc lu' avaient appris quelle droiture et quelle fidélité
]f pouvais attendre de ceux qui m'entouraient sous le notn
ilaims. Frappé surtout de l'insigne duplicité de ••' , que j'avais
«Inné an puinl de lui confier mes confessions , et qui , du plus
Mcré dépôt de l'aïuitic, n'avait fait qu'un instrument d'impos-
ture et de irahisoQ , que pouvais-je attendre des gens qu'on
. avait mis autour de mui depuis ce temps-lâ , et dont toutes les
l manœuvres m'annonçaient si clairement les intentions? Leur
I confier mon manuscrit n'était autre chose que vouloir le re-
I mettre moi-même à mes persécuteurs, et la manière dont
I l'étais enlacé ne me laissait plus le mo^en d'aborder personne
' autre.
Dans cette situation , trompé dans tous mes choix , el ne trou-
■ Tant plus que perfidie et fausseté parmi les hommes , mon ame,
eiallee par le sentiment de son innocence et par celui de leur
iniquité , s'éleva par un élan jusqu'au siège de tout ordre, el de
toute vérité , pour y chercher les ressources que je n'avais plus
:i-l>as. Ne pouvant plus me confier à aucun lioranie qu'il ne me
aliit , je résolus de me confier uniquement à la providence, et
p remettre à elle seule l'entière disposition du dépôt que je de-
vrais Lisser en de sûres mains.
laginai pour cela de faire une copie au net de cet écrit , et
ie la déposer dans une éelise sur un autel ; et , pour rendre cette
I Jeinarche aussi solennelTe qu'il était possible , je choisis le grand
, aufel de l'église de Notre-Dame, jugeant que partout ailleurs
a dépàt serait plus aisément caché on détourné par les cures
par les moines, et tomberait infailliblement dans les mams
;u qu'il pouvait arriver que le bruit de
mon manuscrit jusques sous les yeux du
e que j'avais à désirer de plus favorable
ui^ mes ennemis, au li<
celle action fit parvenir
"; ce qui était tout c
é
«
232 HISTOIRE
et qui ne pouvait jamais arriver en m^ prenant de toute autre
far on.
Tandis quo je travaillais à transcrire au net mon écrit , je
niéfHtais sur les iiiovcns iVexécuter mon projet, ce qui nVtait
pas fort facile , et surtout pour un homme aussi timiile que moi.
Je pensai qu'un samedi , ]our auquel toutes les semaines on va
cltanter devant l'autel de Notre-Dame un motet , durant le-
quel le chœur reste vide, serait le jour ou j'aurais le plus de faci-
lite d'y entrer , d'arriver jusqu'à l'autel , et d'y placermon dépôt,
pour combiner plus sûrement ma démarche , j'allai plusieurs
fois de loin en loin examiner Télat des choses, et la disposition
<ln chœur et de ses avenues ; car ce que j'avais à redouter c'était
d'ctre retenu au passage , sûr que dès-lors mon projet était
manque. EnHu, mon manuscrit étant prêt , je l'enveloppai , et
j'y mis la suscription suivante.
DLPOT nr.MIS A I.A PROVIDENCE.
« Protecteur des opprimés , Dieu de justice cl de vérité, reçois
>» ce dépôt que remet sur ton autel , et confie à ta providence ,
)> un étranger infortuné, seul , sans appui, sans défenseur sur la
» terre, outragé, moqué, difl'amé, trahi de toute une généra-
» tion , chargé depuis (quinze ans, à l'envi , de traitemens pires
» que la mort, et d'indignités inouïes jusqu'ici parmi les humains,
>« sans avoir pu jamais en apprendre au moms la cause. Toute
» explication nf est refusée , toute comniunicalion m'tst ôtée; je
)> n'attends plus des hommes aigris par leur propre injustice,
>► (lu'affronts , mensonges , et trahisons. Providence éternelle ,
» mon seul espoir est en toi^ daigne prendre mon dépôt sous ta
>' parde , et le faire tomber en des mains jeunes et fidèles , qui le
>' Iransnieltent exempt de fraude à une meilleure génération;
» qu'elle apprenne, en déplorant mon sort, comment fut traité
» par celle-ci un homme sans fiel et sans fard , ennemi de Tin-
>» justice, mais patient à-1'endurer, et qui jamais n'a fait, ni
» voulu , ni rennu de mal à personne. Kul n'a droit , je le sais ,
" dVspérer un miracle, pas mcMiie l'innocence opprimée et mécon-
»• nue. Puisque tout doit rentrer dans l'ordre un jour, il sufllt
d'attendre. Si donc mon travail est perdu, s'il doit être livré
>• à lues ennemis, et par eux détruit ou dé/îsjuré , comme cela
>' paraît inévitable , je n'en compterai pas moins sur ton œuvre ,
>» quoique j'en ignore l'heure et les moyens, et après avoir fait ,
>» comme je l'ai dû , mes elVorts pour y concourir; j'attends
» avec confiance , je me repose sur ta justice , et lue résigne à ta
" volonté, n
Au verso du titre, et avant la première page , était écrit ce
qui suit.
«« Qui que vous soyez , que le ciel a fait l'arbitre de cet écrit ,
> (jiîflqre u«iac;e que \ous avez résolu d'en faire , et quelque opi-
» nion que vous ayez de l'auteur, cet auteur iufortuué vous
234 HISTOIRE
méine la peine de lire ce long écrit , cette idée, dis-je , était si
folle, que je m'étonnais moi-même d'avoir pu raVn bercer un
moment. Avais-je pu douter que quand mc^ue Téclat de cette
démarche aurait fait arriver mon dépôt jusqu'à la cour , ce ii*eùt
été que pour y tomber, non dans les mains du roi , mais dans
celles de mes plus malins persécuteurs ou de leurs amis , et par
conséquent pour être , ou tout-à-fait supprimé , ou défiguré se-
lon leurs vues, pour le rendre funeste à ma mémoire? Enfm , le
mauvais succès de mon projet , dontje m'étais si fort affecté , me
parut, à force d'y réfléchir, un bienfait du ciel , qui m'avait em-
pêché d'accomplir un dessein si contraire à mes intérêts; je trou-
vai que c'était un grand avantage que mon manuscrit me fût
reste pour en disposer plus sagement , et voici l'usage que je ré-
solus d'en faire.
Je venais d'apprendre qu'un homme de lettres de ma pins an-
cienne connaissance , avec lequel j'avais eu quelque liaison , que
je n'avais point cessé d'estimer , et qui passait une grande partie
de l'année à la campagne , était à Paris depuis peu de jours. Je
regardai la nouvelle de son retour comme une direction de la
providence , qui m'indiquait le vrai dépositaire de mon manus-
crit. Cet homme était , il est vrai , philosophe , auteur, acadé-
micien , et d'une province dont les habitans n'ont pas une grande
réputation de droiture : mais que faisaient tous ces préjugés
contre un point aussi bien établi que sa probité l'était dans mon
esprit ? L'exception , d'autant plus honorable qu'elle était rare»
lie faisait qu'augmenter ma confiance en lui ; et quel plus digne
instrument le ciel pouvait-il choisir pour son œuvre, que la main
d'un homme vertueux?
Je me détermine donc; je cherche sa demeure : enfin je la
trouve , et non sans peine. Je lui porte mon manuscrit , et je le
lui remets avec un transport de joie , avec un battement de cceur
qui fut peut-être le plus digne hommage qu'un mortel ait pa
rendre à la vertu. Sans savoir encore de quoi il s'agissait , il me
dit en le recevant qu'il ne ferait qu'un bon et honnête usage de
mon dépôt. L'opinion que j'avais de lui me rendait cette assu-
rance très-superflue.
(Quinze jours après je retourne chez lui, fortement persuadé
que le moment était venu oii le voile de ténèbres qu'on tient de-
puis vingt ans sur mes yeux allait tomber , et que, de manière
ou d'autre, j'aurais de mon dépositaire des éclaircissemens qui
me paraissaient devoir nécessairement suivre de la lecture de
mon manuscrit. Rien de ce que j'avais prévu n'arriva. II me
parla de cet écrit , comme il m'aurait parlé d'un ouvrage de lit-
térature que je l'aurais prié d'examiner pour m'en dire son sen-
tiuiprit. Il me parla de Iraiispo'îitions à faire pour donner un
meilleur ordre à mes matières : mais il ne me dit rien de l'effet
qu'avait fait sur lui mon écrit , ni de ce qu'il pensait de l'auteur.
Il me proposa seulcinr-ii de faire une édition correcte de me»
cruvrcs, en me demandant pour cela mes directions. Cette même
DU PRECEDENT ECRIT.
propoutîon ipii m'avait été faite , et même aiec opiniltrelé par
loui ctax ipR m'onl ralourc , me fit peater que leurs dtïptni-
|]^^l^(•'. les lieBOM étaient Ici inêioeï. \ovant entoile que ïapro-
' r-.r me pUiiali point , il offrit de me rendre mon dépôt.
iiFf c«te offre, je le priai »euteiiient de le remettre â
I plas feone que lui , qui pût survivre aaet , et à moi
[■rrtrcuteurs . pour pouvoir le publier un jour i*os
r i.riti- d offenier personne. Il s'attacha singuliêreroenl à celte
>riitcTe idée , el ii m'a paru par la suscriptioa qu'il a faite pour
! enveloppe du pa()[iet , el qu'il m'a commaDÎquée, qu'il portait
1 ■!!» tei M>iii» â faire en sorte , comme je l'en ai prié, que le ma-
: Littrit ne fât point imprimé ni conna avant la fin du siècle pré~
fat. <^aat k l'autre partie de mon intention , qui élail qu'après
r terme l'écrit fol ndèlement imprimé el puolié, j'ignore ce
<;ii'il a fait pour ta remplir.
Depuis lors j'ai ceiîé d'aller chei lui. Il m'a fait deux ou trois
1 lile». ave nous avons eu bien de la peine à remplir de quelques
lima iodifleren», moi n'ayant pim rien à lui dire, et lui ne vou-
lut me rien dire du tout'
San* porter un jugement décisif sur mon dépositaire, je sentis
'j'ie j'avaif manqué roon but , et que vraisemcilablement j'avais
prdti met peines et mon dépôt : mais je ne perdis point encore
courage. Je me disque mon mauvais succès venailde mon mau-
TCitCuoii; qu'il fallait êlte tien aveugle et bien prévenu pour
me confier à un Français, trop jalous de l'honneur de ta nation
pour en manifester l'iniauitc ; à un homme âgé, trop prudent ,
imp circonspect , pour s échauffer pour ta justice et pour la dé-
ïevte d'un opprimé. Quand j'aarais ctierclie tout ciprès le depo-
iitaire le moins propre à remplir mes vues, je n'aurais pas pu
miriis choisir. C'est donc ma faute si j'ai mal réussi; mon succès
ne dépend que d'un meilleur choix.
Bercé de celle nouvelle espérance je me remis à transcrire et
^nritrc .lu net avec une nouvelle ardeur : tandis que je vaquais à
■ 1- tr.iv jrl , lin jeune Anglais, que j'avais eu pour voisin à Woot-
iri . |i^-... par Paris, revenant d'Italie, el rae vînt voir. Je lis
"111, n- (mis les malheureux qui croient voir, dans tout ce uni
'nir .,1 me. une expresse direction du sort. Je me dis : voilà ledé-
pi'iiiaire que la providence m'a choisi ; c'est elle qui me l'envoie ;
r)le n'a rebuté mon choix que pour m'auiener au sien. Comment
)ïai*-je pu ne pas voir que c'était un jeune homme , un étranger
l'i'il rae fallait, hors du tripot des auteurs , loin des intrigans
•11' ce pays, sans intérêt de me nuire, el sans passion contre moi?
loutcpla me parut si clair que, croyant voir le doigt de Dieu
Ilaus cette occasion fortuite, je me pressai de la saisir. Malheu-
«atement ma nnuyetle copie n'était pas avancée ; mais je me
Élat de lui remettre ce qui était fait , renvoyant à l'année pro-
attne à lui remettre le reste, si, comme je n'en doutais pas,
■BDotir de la vérilé lui donnait le ïële de revenir le chercher.
Bïepuii sou départ, de nouvelles réflexioas ont jt;lé dans mon
21=56 HISTOIRE
esprit des doulcs sur la sagesse de tous ces clioîx ; je ne pouvaîf
if^norer que depuis long-temps nul ne m'approche qui ne soit
expressément envoyé , et que me confier aux gens qui mVntou-
rent c'est me livrer à mes ennemis. Pour trouver un confident
fidèle, il aurait fallu l'aller chercher loin de moi parmi ceux
dont je ne pouvais approcher. ]\lon espe'rance e'tait clone vainc ,
toutes mes mesures étaient fausses , tous mes soins étaient inu-
tiles , et je devais être sûr que Tusapje le moins criminel que ffr-
rnieut de mon dépôt ceux à qui je l'allais ainsi confiant serait de
l'anéantir.
Cette idée me sup^gcra une nouvelle tentative dont j'attendis
plus d'effet. Ce fut d'écrire une espèce de billet circulaire adressé
à la nation française , d'en faire plusieurs copies, et de les dis-
tribuer aux promenades et dans les rues aux inconnus dont la
physionomie me plairait le plus. Je ne manquai pas d'argumen-
ter à ma manière ordinaire en faveur de celle nouvelle résolu-
tion. On ne me laisse de communication , me disais-je , qu'avec
des gens aposiés par mes persécuteurs. Me confier à quelqu'un
<|ui m'approche n'est autre chose que me confier à eux. Du
inoins parmi les inconnus il s'en peut trouver qui soient de bonne
foi : mais quiconque vient chez moi n'y vient qu'à mauvaise in-
tention ; je dois être sAr de cela.
Je fis donc mon petit écrit en forme de billet , et j'eus la pa-
tience d'en tirer un grand nombre de copies. Mais, pour en
faire la distribution , j'éprouvai un obstacle que je n'avais pas
prévu , dans le refus de le recevoir par ceux à qui je le présen-
tais. La suscriptiôn élait, A tout Français aimant encore la jiis^
iice et la vérité. Je n'imaginais pas que , sur cette adresse, au-
cun l'osât refuser ; presque aucun ne Taccepla. Tous , après
avoir lu l'adresse , me déclarèrent , avec une ingénuité qui me
fit rire au milieu de ma douleur , qu'il ne s'adressait pas à eux.
Vous avez raison , leur disais-je en le reprenant , je vois bien
que je m'étais trompé. Voilà la seule parole franche que depuis
quinze ans j'aie obtenue d'aucune bouche française.
Kconduit aussi par ce côté , je ne me rebutai pas encore. J'en-
voyai des copies de ce billet en réponse à quel([nes jetlres d'in-
connus qui voulaient à toute force venir chez moi , et je crus
faire merveilles en mettant au prix d'une réponse décisive à ce
même billet l'acquiescement à leur fantaisie. J'en remis deux ou
trois autres aux personnes qui m'accostaient ou qui me venaient
voir. Mais tout cela ne produisit que des réponses amphigouri-
ques et normandes qui m'attestaient dans leurs auteurs une faus-
seté à toute épreuve.
Ce dernier mauvais succès , qui devait mettre le comble \ mon
désespoir, ne ni'alTecta point comme les pn'cédens. En m'apprc—
nant que mon sort était sans ressource , il m'apprit à ne plus
lutter contre la nécessité. Vw passage de l'Kmile que je me rap-
pelai me fit rentrer en wioi-jucme el wi's fil trouver ce que
DU PRECEDENT ÈrRIT. 23;
pavais clierclié vainement au dcIiorN. i^xwl mal t'a fait ce
complot? Que l'a-t-il ôtê de toi? Quel ineinbrc l'a-l-il mu-
tilé/Quel crime t'a-l-i! fait coriimet Ire .^ Tant que les lioni^nes
n'arracheront pas de ma poitrii-e ^e c vur quVlle enferme, pour
J substituer, moi vivant, celui d'un zuaihouiiete houuiie , en
quoi pourront-ils altérer , chaiïc;«*r, dêUTÏorer mon être.* IK au-
ront beau faire un Jean-Jacqui'S à leur mode , Rousseau restera
toujours le inéme en dépit d'eux.
^*ai— je donc connu la vanité de Topinion que pour me re-
mettre sous son joug aux dépens de la paix de mou a me et du
repos de mou cxur.' ^i les hommes veulent me voir autre que
}'e ne suis , que m'importe? L'essence de mon être esl-clle dans
eurs regards .' S'ils abusent et trompent sur mon compte les ^p-
nérations suivantes, que m'importe encore .' Je n'y serai plus
pour être victime de leur erreur. S'ils empoisonnent et tournent
a mal tout ce que le dé?ir de leur bonheur m'a fait dire et
dire d'utile , cVst à leur dam et non pas au mien. EmportaTil
avec moi le témoignage de ma conscience , je trouverai, en dépit
d'eux, le dédomma. cernent de toutes leur^ indignités. S'ils étaient
dans l'erreur de bu une foi , je pourrais en me p!aip:nant les
plaindre encore et gémir sur eux et sur moi ^ mais quelle erreur
peut excuser un systôme aussi exécrable que celui qu'ils suivent
à mon égard avec un ztle impossible à qualifliT? Quelle erreur
peut faire traiter publiquement en scélérat convaincu le mi'mc
nomme qu'on empêche avec tant de soin d'apprendre au moins
de quoi on l'accuse ? Dans le railînement de leur barbane , ils
ont trouvé l'art de me faire soufVrir une longue mort en me te-
nant enterré tout vif. S'ils trouvent ce traitement doux , il faut
?u'îls aient des âmes de fange; s'ils le trouvent aussi cruel qu'il
est y les Phalaris , les Açathocle , ont été plus débonnaires
qn^eux. J'ai donc eu tort d'espérer les ramener en leur montrant
qu'ils se trompent ; ce n'est pas de cela qu'il s'agit, et , (juand
ils se tromperaient sur mon compte , ils ne peuvent ignorer leur
propre iniquité. Ils ne sont pas injustes et méchans envers moi
par erreur, mais par voîoiilé: ils le sont parce qu'ils veul<.Mit
l'être, et ce n'est pas à leur raison qu'il faudrait parler, c'est à
leurs copurs dépravés par la haine. Toutes les preuves de leur
injustice ne feront que raugiucFiter ; elle est un grief de plus
qu^ils ne me pardonneront jamais.
Mais c'est encore plus à tort que je me suis affecté de leurs ou-
trages au point d'en tomber dans l'abattoinerit et presque dans
le désespoir. Comme s'il était au pouvoir des hommes de changer
la nature des choses , et de m'ôler les cousolalions dont rien ne
peut dépouiller l'innocent î El pourquoi donc est-il nécessaire à
mon bonheur éternel qu'ils me connaissent et me rendent jus-
tice ? Le ciel n'a-t-il doFic nul autre moyen de rendre mon ame
lieurense et de la dédommager des maux qu'ils m'ont fait souf-
frir injustement ? Quand la mort m'aura tiré de leurs mains,
saurai-je el m'inquiète rai- je de savoir ce qui se pa:iie encore k
23» HISTOIRE
mon égSLvA sur la terre? A l'instant qne la barrière de l'ëtemit^
^'ouvrira devant moi , tout ce qui est en deçà disparaîtra pour
jamais , et si je me souviens alors de l'existence du genre hu-
main , il ne sera pour moi dès cet instant même que comme
n'existant déjà plus.
J'ai donc pris enfin mon parti toùt-à-fait } détaclié de tout ce
qui tient à la terre et des insensés jufi:cmens des hommes, je me
résigne à être à jamais défiguré parmi eux , sans en moins comp-
ter sur le prix de mon innocence et de ma souflrance. Ma féli-
cité doit être d'un autre ordre ; ce n'est plus chez eux que je dois
la chercher, et il n'est pas plus en leur pouvoir de 1 empêcher
que de la connaître. Destiné à être dans cette vie la proie de
1 erreur et du mensonge , j'attends l'heure de ma délivrance et
le triomphe de la vérité sans les plus chercher parmi les mor-
tels. Détaché de toute alTection terrestre , et délivré même de
l'inquiétude de l'espérance ici-bas , je ne vois phis de prise par
laquelle ils puissent encore troubler le repos do mon cœur. Je ne
réprimerai jamais le premier mouvement d'indignation, d'em-
portement , de colère , et même je n'y tâche plus^ mais le calme
3ui succède à cette agitation passagère est un état permanent
ont rien ne peut plus me tirer.
L'espérance éteinte étouffe bien le désir , mais elle n'anéantit
pas le devoir , et je veux jusqu'à la fin remplir le mien dans ma
conduite avec les hommes. Je suis dispensé désormais de vains
efforts pour leur faire connaître la vérité qu'ils sont déterminés
à rejeter toujours , mais je ne le suis pas de leur laisser les
moyens d'j revenir autant qu'il dépend ae moi , et c'est le der-
nier usage qui me reste à taire de cet écrit. En multiplier in-
cessamment les copies , pour les déposer ainsi çà et là dans les
mains des gens qui m'approchent , serait excéder inutilement
mes forces ; et je ne puis raisonnablement espérer que de toutes
ces copies ainsi dispersées une seule parvienne entière à sa des-
tination. Je vais donc me borner à une dont j'offrirai la lecture
à ceux de ma connaissance que je croirai les moins injustes , les
moins prévenus , ou qui , quoique liés avec mes persécuteurs ,
me paraîtront avoir néanmoins encore du ressort dans Taine et
pouvoir être quelque chose par eux-mêmes. Tous , je n'en doute
pas , resteront sourds à mes raisons , insensibles -à ma destinée ,
aussi cachés et faux qu'auparavant. C'est un parti pris univer-
sellement et sans retour , surtout par ceux qui m'approchent.
Je sais tout cela d'avance , et je ne m'en tiens pas moins à cette
dernière résolution, parce qu'elle est le seul moyen qui reste en
mon pouvoir de concourir à l'œuvre de la providence , et d'y
mettre la possibilité qui dépend de moi. ISul ne m' écoutera,
l'expérience m'en avertit ; mais il n'est pas impossible qu'il s'en
trouve un qui m'écoute , et il est désormais impossible que le»
yeux des hommes s'ouvrent d'eux-mêmes à la vérité. C en est
assez pour m'imposer l'obligation de la tentative , sans en es-
pérer aucun succès. Si je me contente de laisser cet écrit après
. "1 I
DU PRÉCÉDENT ÉCRIT.
e n'échappera pas aux maîns de rapine qui
t que ma dernière heure pour tout saisir et bnllc
•. Mais si parmi cem qui m'auront li
I cxnr d'homme ,
H persécuteurs auraient pe
du leur t
trouvait u
esprit vraiment s
e , et bientôt la vérité
DCrait »a\ jeux du public. La certitude , si ce bonlieur ii
l'arrivé , de ne pouvoir m'y tromper un moment m'en—
e àce nouvel essai. Je sais d'avance quel ton Ions pren-
t après m'avoir lu. Ce ton sera le même qu'auparavant,
U , patelin , bénévole ; ils me plaindront beaucoup de voir
r ce qui est si blanc , car ils ont tous la candeur des cygnes :
\t ils ne comprendront rien à tout ce (jue j'ai dit là. Ceus-là ,
7t à l'instant , ne me surprendront point du tout, et me TA-
int trêfr-peu. Mais si , contre toute attente, il s'en trouve
ne mes raisons frappent et qui commence k soupçonner la
' , je ne resterai pas un moment en doute sur cet elTet , et
B signe assuré pour le distinguer des autres quand même il
poudrait pas s'ouvrir à mot. C est de celui-là que je ferai mon
■itaire , sans môme examiner si je dois compter sur sa pra>
i 1 car je n'ai besoiu que de son jugement pour l'intéresser k
e fidèle. Il sentira qu'en suppriiaant mon dépôt il n'en tire
mn avantage ; qu'en le livraul à uies ennemis U ne leur livre
e qu'ils ont aéjï ; qu'il ne peut par conséquent donner un
i pris à cette trahison , ni éviter , tôt ou tard , par elle le
e reproche d'avoir fait une vilaine action : au lieu qu'en gar-
n dépôt il reste toujours le maître de le supprimer quand
I j et peut un jour , si des révolutions asseï naturelles
!Dt les dispositions du public , se faire un honneur inlîai
r de ce même dépôt un grand avantage dont il se prive
^ICMcrifîanl. S'il sait prévoir et s'il peut attendre , il doit, en
mt bien , in'être lîdèle. Je dis plus: quand même le
: persisterait dans les mêmes dispositions où il est à mon
, encore un mouvement très-naturelle portera-t-il , tôt
ri , à désirer de savoir au moins ce que Jean-Jacques au-
it pu dire si on lui eâl laissé la liberté de parler. Que mon de-
ntaire se montrant leur dise alors : Vous voulez donc savoir
it dit ? Eh bien I le voilà. Sans prendre mon parti ,
m vouloir défendre ma cause ni ma mémoire , il peut , en se
impie rapporteur , et restant au surplus, s'il peut,
S fopinion de tout le monde , jeter cependant un nouveau
innr le caractère de l'homme jugé : car c'est toujours un Irait
■plus à son portrait de savoir comment un pareil homme osa
T de lui-même.
■s lecteurs je trouve cet homme sensé disposé, pour
I propre avantage, à m'êire fidèle , je suis déterminé k lui
ulemenl cet écrit , ii
■s mains , et dfsuuf
I destinée , puisqu'
:s papiers qui
■ un jour de
l'ils contiennent des
lote* , àa explications , et des faits que nul autre que i
ne pput donner , et qui sont les seules clefs de beauconp j*â
nïgmcs qui , sans cela , resteront â jamais inexplicables
Si cet homme ne se trouve point, il est possible
que la mémoire de celte lecture , restée dans l'espril
qui l'auront faite , réveille un jour en quelqu'un d eux quelqtU
sentiment de justice et de commiscratioti , quand , loug^teaipl
après ma mort , le délire public commencera à s'alTaiblir. Alof^
ce souvenir peut produire en son .imc quelque heureux eSêt qW
la passion qui les anime arrête de mon viraut , et il n'en faut pu
davantoge pour commencer l'œuvre Je la providence. Je pro^
fîterai donc des occasious de faire connaître cet écrit , s: je Id
trouve, sans en atlebdre aucun succès. Si je trouve un déposM
taire que j'en puisse raisonnablement charger, je le ferai , reer
dant néanmoins mon dépôt comme perdu et m en consolant d'
vance. Sî je n'en trouve point, comme je ni'v attends, je G<
linucrai de garder ce que je lui aurais remis, jusqu'à ce qu'à
mort, s! ce n'est plutôt , mes persécuteurs s'en saisissent,
destin de mes papier» , que je vois inévitable , ne m'alarmeplat
Quoi que fassent les hommes , le ciel à son tour fera
J en ignore le temps , les moyens , l'espèce. Ce que j
que l'arbilre suprême est puissant et juste , que mon
nocente , et que je n'ai pas mérité mon sort, Cela is
der désormais à ina destinée , ne plus m'ohstiner à lutter conl
elle , laisser mes persécuteurs disposer a leur gré de
rester leur jouet sans aucune résistance du:
vieux et tristes jours , leur abandonner même 1'
nom et ma réputation dans l'avenir, s'il plait
disposent, sans plus m' affecter de rien , quoiqu'il arrive; c'
ma dernière résolution. Qi ' ' " ' ' '
ce qu'ils voudront ; après
auront beau tourmenter □;
fassent désormais totil
ijue j'ai i& ,
npaiï
e , ils ne m'empi;cheront pu
COPIE
Du billet circulaire dont il est parle dans Vôcrit préc^t
A TOCT TKÀnCkIS AIH
NCORE LA JUSTICE ET L& \
J- RANÇAis ! nation jadis aimable et douce , qn'étes-vous devei
Que vous Êtes changés pour un étranger infortune , seul , k v
merci , sans appui , sans défenseur , mais qui n'en aurait pai
soin cbeiun peuple juste; pour un homme sans fard et sans :
li de l'injustice, mais patient à l'endurer , qui jamais
ni voulu ) ni rendu de mal Ix personne, et qui, depuî
DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 24t
qainie ans , plongé, traîné par vous dans la fange de l'opprobrr
et de la dif&mation, se voit , se sent charger à l'en^i d'indignité»
inouïes jusqu'ici parmi les humains , sans avoir pu jamais en np-*
S rendre au moins la cause ! C'est donc là votre franchise , votre
ouceur , votre hospitalité ? Quittez ce vieux nom de Francs ;
il doit trop vous faire rougir. Le persécuteur de Job aurait pu
beaucoup apprendre de. ceux qui vous guident dans l'art de ren-
dre un mortel malheureux. Ils vous ont persuadé , je vl^w doute
pas, ils vous ont prouve même , comme cela est toujours facilo
en se cachant de l'accusé , que je méritais ces traitemens indi-
gnes, pires cent fois que la mort. En ce cas , je dois me résigner;
car je n'attends , ni ne veux d'eux , ni de vous , aucune grâce ;
mais ce que je veux et qui m'est dA tout au moins , après un»
condamnation si cruelle et si infamante , c'est qu'on m'apprenne
enfin quels sont mes crimes , et comment et par qui j'ai e(e jugé !
Pourquoi faut-il qu'un scandale aussi public soit pour moi
seul un mystère impénétrable ! A quoi bon tant de machines ,
de ruses , de trahisons, de mensonges, pour cacher au coupable
ses crimes , qu'il doit savoir mieux que personne s'il est vrai quM
\t% ait commis ? Que si , pour des raisons qui me passent , per-
sistant à m'ôter un droit (i) dont on n'a privé jamais aucun cri-
minel , vous avez résolu d'abreuver le reste de mes tristes jours
d'angoisses, de dérision, d'opprobres , sans vouloir que je sac-lie
pourquoi, sans daigner écouter mes griefs, mes raisons, mes
plaintes, sans me permettre même de parler (2) ; j'élèverai au
ciel , pour toute défense , un cœur sans fraude , et des niain^
pures de tout mal, lui demandant , non , peuple cruel , qu'il me
venge et vous punisse, (ah I qu'il éloigne de vous tout malheur
et toute erreur!) mais qu'il ouvre bientôt à ma vieillesse un
meilleur asile , oii vos outrages ne m'atteignent plus.
/*. 5. Français , on vous tient dans un délire qui ne cessera
pas de mon vivant. Mais quand je n'y serai plus , que raccès sent
passé , et que votre animosité , cessant d'être attisée , laissera
l'équité naturelle parler à vos cœurs , vous regardcre^^ mieux , je
(1) Quel homme de bon »eiis croira jn ma i.H qu'il ne niis<ii oriniitc violai ion
de la loi naturelle et du droit des gens pui!<s(.- avoir |joui- |iririci{)e une
vertu? S'il est p(;rmiiide dépouiller un niorti^l de son élai d'iionirnc , s:m
ne peut être qu'après ^a^oir jug»', mnis non pjis pour !<• )«>^«'r. Je \ois
beaucoup d'ardens exccuieurs , niuis je n'iii pinut apiit;.u ^v. juge. Si leU
sont les préceptes d'équilé de la piiilo^opiii'- uioderne, nialliem, sou>m's
auspices^ au faible innocent et simple-, honneur et gloire aux iulii><aT)<i
cruel» et rusés.
(a) De bonnes raii>onA doivent toujours être éc<Mit<'('s , surtout (io l:i pnrt
d'un accusé qui se défend , ou d'un opprinu' qui se plaint; et si je n':ii lii ii
de aolide à dire, que ne me laisse- t-on parie r eu lil}erté? C'est ie plus
sûr moyen de décrier tout-.à-fail ma cniisr', cl dr iusllfu'r pleini-uK ut
mes «ccusaleurs. Mais, tant qu'on m'enipt clura de |)arler, ou qu'on refu-
sera de m'enicndro , i\\\\ pourra jamais, sans trmérilé, prononcer que je
n'avais fien à dire?
7. W>
d4^ histoire du précédent écrit, .
Vespëre , à tous les faits, dits, écrits , que l'on m'attribue en se ca-
chant de moi très-soigneusement, à tout ce qu'on vous fait croire
de mon caractère , à tout ce qu'on vous fait faire par bonté pour
moi. Vous serez alors bien surpris ; et , moins contena de vous
que vous ne l'êtes, vous trouverez , j'ose vous le prédire , la lec*
ture de ce billet plus intéressante qu'elle ne peut vous paraître
aujourd'hui. Quand enfin ces messieurs , couronnant toutes leurs
bontés , auront publié la vie de l'infortuné qu'ils auront fait
mourir de douleur , cette vie impartiale et fidèle qu'ils préparent
depuis long-temps avec tant de secret et de soin; avant que d'à*
jouter foi k leur dire et à leurs preuves , vous rechercherez , je
m'assure , la source de tant de zèle , le motif de tant de peines ,
la conduite surtout qu'ils eurent envers moi de mon vivaut. Ces
recherches bien faites , je consens , je le déclare , puisque vous
voulez me juger sans m entendre , que vous jugiei entre eux et
moi sur leur propre pcoductioa.
DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX
A L'ACADÉMIE
DE DIJON,
en Tannée lySo^
sur cette question y proposée par la même académie :
Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué
à épurer les mœurs.
Bârbarus bîc ego tam qnia non
iiitelligor illis. OviJD.
246 DISCOURS,
on Tanraît le moins attendue. Ce fut le stnpide musulman , ce
fut l'éternel fléau des lettres , qui les fit renaître parmi nous. La
chute du tr6ne de Constantin porta dans l'Italie les débris de
l'ancienne Grèce. La France s enrichit à son tour de ces pré-
cieuses dépouilles. Bientôt les sciences suivirent les lettres : à l'art
d'écrire se joignit l'art de penser; gradation qui parait étrange ,
et qui n'est peut-être que trop naturelle : et l'on commença à
srntir le principal avantage du commerce des muses , celui de
rendre les hommes plus sociables en leur inspirant le désir de se
plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur appro-
bation mutuelle.
L'esprit a ses besoins , ainsi que le corps. Ceux - ci font les
fondemens de la société , les autres en font l'agrément. Tandis
que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au
bien-être des hommes assemblés , les sciences , les leltres et les
arts, moins despotiques et plus puissans peut-être , étendent des
guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés ,
étouifent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour la-
quelle ils semblaient être nés , leur font aimer leur esclavage ,
et en forment ce qu'on appelle des peuples policés. Le besoin
éleva les trônes \ les sciences et les arts les ont affermis. Puis-
sances de la terre , aimes les talens , et protégez ceux qui les
cultivent (i). Peuples policés, cultivez-les : heureux esclaves,
vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez ;
cette douceur de caractère et cette urbanité de mœurs qui ren-
dent parmi vous le commerce si liant et si facile ; en un mot ,
les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.
C'est par cette sorte de politesse , d'autant plus aimable qu'elle
affecte moins de se montrer , que se distinguèrent autrefois
Athènes et Rome dans les jours si vantés de leur magnificence et
de leur éclat ; c'est par elle , sans doute , que notre siècle et notre
nation l'emporteront sur tous les temps et sur tous les peuples.
Un ton philosophe sans pédanterie , des manières naturelles et
Sourtant prévenantes , également éloignées de la rusticité tu*
esque et de la pantomime ultramontaine : voilà les fruits du
goût acquis par de bonnes études et perfectionné dans le com-
merce du monde.
Qu'il serait doux de vivre parmi nous , si la contenance extc-
(i) Lm princes voient touiours avec plaisir le goût des arts a/^rcnbles
et des superfluités , dont Tcxportation de Targenl ne résulte pas , s'étendra
parmi leurs sujets: car, outre qu'ils les nourrissent ainsi dans cette peti*
tesse d'ame si propre à la servitude, ils savent très-bien que tous les
l>esoius que le pou pie se donne sont autant de chaînes dont il se charge,
Alexandre voulant maintenir les Ichtyophages dans sa dépendance les
contraigait de renoncer a la pécbc , et de se nourrir des alimens com-
bflsouEi derieu?
DISCOURS. 24^
rieure était toujours l'image des dispositions du cœur , si la
décence était la vertu , si nos maximes nous servaient de règles ,
sî la véritable philosophie était inséparable du titre de philo*
sophe ! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble , et
la vertu ne marche guère en si grande pompe. La richesse de la
parure peut annoncer un homme opulent , et son élégance un
nomme de goût : l'homme sain et robuste se reconnaît à d'autres
marques; c'est sous l'habit rustique d'un laboureur, et non sous
Ja dorure d'un courtisan , qu'on trouvera la force et la vigueur
du corps. La parure n'est pas moins étrangère à la vertu , qui
est la force et la vigueur de l'âme. L'homme de bien est un
athlète qui se plaît à combattre nu : il méprise tous ces vils or-
nemens qui généraient l'usage de ses forces , et dont la plupart
n'ont été inventés que pour cacher quelques difformités.
Avant que- l'art eiit façonné nos manières et appris à nos
]wssions à parler un langage apprêté , nos mœurs étaient rus-
tiques, mais naturelles; et la diUerence des procédés annonçait,
au premier coup d'œil , celle des caractères. La nature humaine ,
au fond , n'était pas meilleure ; mais les hommes trouvaient leur
sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement ; et cet
avantage , dont nous ne sentons plus le prix , leur épargnait bien
des vices.
Aujourd'hui oue des recherches plus subtiles et un goikt plus
fin ont réduit 1 art de plaire en principes , il règne dans nos
mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits sem-
blent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la poli-
tesse exige , la bienséance ordonne ; sans cesse on suit des usages ,
jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est;
et , dans cette contrainte perpétuelle., les hommes qui forment
ce troupeau qu'on appelle société , placés dans les mêmes cir-
constances , feront tous les mêmes choses si des motifs pluspuis-
sans ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui
Ton a affaire : il faudra donc , pour connaître son ami , attenare
les grandes occasions , c'est-à-dire attendre qu'il n'en soit plus
temps , puisque c'est pour ces occasions mêmes qu'il eût étc es-
sentiel de le connaître.
Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude!
Plus d'amitiés sincères ; plus d'estime réelle ; plus de confiance
fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la
réserve , la haine , la trahison , se cacheront sans cesse sous ce
voile uniforme et perfide de politesse , sous cette urbanité si
I * vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne
profanera plus par des ju remens le nom du maître de Foniven;
mais on 1 insultera par des blasphèmes , sans que nos oreillci
f scrupuleuses en soient offensées. On ne vantera pas son propre
^ mérite , mais on rabaissera celui d'autrui. On n'outragera point
grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse»
Les haines nationales s'éteindront , mais ce sera avec l'amour de
la patrie. A l'ignorance méprisée on substituera un dangereux
«
948 DISCOURS.
pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices dësbonorrs;
mais d'autres seront décorés du nom de vertus ; ii faudra ou les
avoir ou les affecter. "Vantera qui voudra la sobriété des sages
du temps; je n'y vois, pour moi , qu'un raflînement d'intempé-
rance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse sim-
plicité (i).
Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise 5 c'est ainsi que
nous sommes devenus gens de bien. C'est aux lettres , aux
sciences et aux arts , à revendiquer ce qui leur appartient dans
iropeennes
des sciences parmi nous , sur la perfection de nos arts , sur la
bienséance de nos spectacles , sur la politesse de nos manières,
sur l'affabilité de nos discours , sur nos démonstrations perpé-
tuelles de bienveillance , et sur ce concours tumultueux d'hommes
de tout Sige et de tout état qui semblent empressés depuis le lever
de l'aurore jusqu'au coucher du soleil à s'obliger réciproque-
ment; c'est que cet étranger , dis-je, devinerait exactement de
nos mœurs le contraire de ce qu'elles sont.
Oii il n'y a nul effet , il n'y a point de cause k chercher : mais
ici l'effet est certain , la dépravation réelle; et nos âmes se sont
corrompues h mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés
^ la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier à
notre âge? Non , messieurs; les maux causés par notre vaine cu-
riosité sont aussi vieux que le monde. L'élévation et l'abaisse-
ment journaliers des eaux de l'océan n*ont pas été plus réguliè-
rement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la
nuit , que le sort des mœurs et de la probité au progrès des
sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur
lumière s'élevnit sur notre horizon , et le même phénomène s'est
obser^'é dans tous les temps et dans tons 1rs lieux.
Voyez l'Egypte , celte première école de Tunivers , ce climat
si fertile sous un ciel d'airain , cette contrée célèbre d'oii Sésos-
tris partit autrefois pour conquérir le monde. Klle devient la
mère de la philosophie et des beaux-arts, et, bientôt après , la
conquête de Canibyse , puis celle des Grecs, des Romains, des
Arabes , et enfin des Turcs.
"Voyez la Grèce, jadis peuplée de héros qui vainquirent deux
fois l'Asie , l'une devant Troie , et l'autre dans leurs propres
loyers. Les lettres naissantes n'avaient point porté encore la
corruption dans les cœurs de ses habitans ; mais le progrès des
arts , la dissolution des mœurs , et le joug du Macédonien , se
suivirent de près; et la Grèce , toujours savante , toujours volup-
(1) « J'aime y dit Montaigne , à contester cl discourir^ mais c'est avrc
» peu d'hommes, et pour moi. Car de servir de spectacle aux grands , ci
» faire à l'envi parade de son esprit et de son caquet , ie trouve que
)> c*cst nn métier très-mcsséant à un homme d'honneur. » C'est ci>hii do
lous nos beaux esprits , hors un.
DISCOURS. 249
tueuse, et toujours esclave , nVpronva plus dans ses révolutions
que des changenions de maîtres. Toute Téloquence de Démos-
tlkène ne put jamais ranimer un corps que le luxe et les arts
avaient énervé.
Cest au temps des Ennius et des Térencc que Rome , fondée
par an pâtre et illustrée par des laboureurs , commence à dé-
générer. Mais après les 0\'ide , les Catulle , les Martial , et cette
foule d'auteurs obscènes dont les noms seuls alarment la pudeur,
Rome , jadis le temple de la vertu , devient le théâtre du crime,
l'opprobre des nations et le jouet des barbares. Cette capitale
du monde tombe enfin sous le joug qu'elle avait iuiposé à tant
de peuples , et le jour de sa chute fut la veille de celui oii l'on
donna à l'un de ses citoyens le titre d'arbitre du bon goi\t.
Que dirai-je de cette métropole de l'empire d'Orient qui par
sa position semblait devoir l'être du monde entier , de cet asile
des sciences et des arts proscrits du roste de l'Europe, plus peut-
être par sagesse que par barbarie ? Tout ce que la débauche et
la corruption ont de plus honteux ; les trahisons , les assassinats
et les poisons de plus noir ^ le concours de tous les crimes de
plus atroce : voilà ce qui forme le tissu de l'histoire de Constan-
tinople 'y voilà la source pure d'oii nous sont émanées les lu-
mières dont notre siècle se glorifie.
Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves
d'une vérité dont nous avons sous nos yeux des témoignages
sabsistans ? Il est en Asie une contrée immense oii les lettres
honorées conduisent aux premières dignités de l'état. Si les
KÎences épuraient les mœurs , si elles apprenaient aux hommes
à verser leur sang pour la patrie , si elles animaient le courage .
" les peuples de la Chine devraient cire sages , libres et invincibles.
I Mais s'il n'y a point de vice qui ne les domine , point de crime
qui ne leur soit familier: si les lumières des ministres, ni la
prétendue sagesse des lois , ni la multitude des habitans de ce
yaste empire , n'ont pu le garantir du joug du Tarlare ignorant
et grossier ; de quoi lui ont servi tons ses savans? Quel fruit a-t-il
retiré des honneurs dont ils sont comblés ? serait-ce d'être peu-
plé d'esclaves et de méchans?
Opposons à ces tableaux celui des monurs du petit nombre de
peuples qui , préservés de cette contagion des vaincs connais-
sances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et rexcmpic
des autres nations. Tels furent les premiers Perses : nation sin-
gulière , chez laquelle on apprenait la vertu comme chez nous
00 apprend la science , qui subjugua l'Asie avec tant de facilité.
et qui seule a eu cette gloire, que l'histoire de ses institutions ail
passé pour un roman de philosophie. Tels furent les Scythe-» .
aont on nous a laissé de si niagnihques éloges. Tels les Germains .
dont une plume lasse de tracer les crimes et les noirceurs d'un
peuple instruit , opulent et voluptueux , se soulageait à peindre
h simplicité, Tinnocence et les vertus. Telle avait été Rome,
même dans les temps de sa pauvreté et de son ignorance. Telle
25o DISCOURS.
enfin s*est montrée jusqu^à nos jours cette nation rtistiqne si
vanlée pour son courage que Tadversitc n'a pu abattre , et pour
sa fidélité que Texemple n a pu corrompre (i).
Ce n'est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d'autres
exercices à ceux de j'espnt. Us n'ignoraient pas que dans d'au-
tres contrées des hommes oisifs passaient leur vie à disputer sur
le souverain bien , sur le vice et sur la vertu , et que d orgueil-
leux raisonneurs , se donnant à eux-mêmes lefi plu^ grands
éloges , confondaient les autres peuples sous le nom méprisant
de barbares ; mais ils ont considéré leurs mœurs et appris à dé—
daigner leur doctrine (2).
Oublierais-je que ce fut dans le sein même de la <Trèce qu'on
vit s'élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance
Sparte , opprobi
tandis que les vices conduits par les beaux arts s'introduisaient
ensemble dans Athènes , tanais qu'un tyran j rassemblait avec
tant de soin les ouvrages du prince des poètes y tu chassais de tes
murs les arts et les artistes , les sciences et les savans !
L'événement marqua cette difl'érence. Athènes devint le séjour
de la politesse et du bon goiU , le pays des orateurs et des philo-
sophes : l'élégance des bâtimens y répondait à celle du langage :
on v voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les
mams des maîtres les plus habiles : c'est d'Athènes que sont sortis
ces ouvrages surprenans qui serviront de modèles dans tous les
Âges corrompus. Le tableau de Lacédémone est moins brillant.
Là y disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux ^
et Vair même du pays semole inspirer la vertu. Il ne nous reste
de ses habitans que la mémoire cle leurs actions héroïques. Dé
tels monumens vaudraient-ils moins pour nous que les marbres
curieux qu'Athènes nous a laissés?
Quelques sages , il est vrai , ont résisté au torrent général , et
Ti) Ja iroftc parler de ces nations heureuses qui ne connaissent pas
inêmc de nom les vicps que nous avons tant de peine à réprimer , de ces
siuvagcs (le TAmérique dont Montaigne ne balance point à préférer la
himple cl naturelle police* non-seulemenl aux lois de Plaloo t mais même
à lontce que la philosopliie pourra jamais imaginer de plus parfait pour
le gou\enicment des peuples. Il en cilc quantilé d'exemples Trappans
pour qui les saurait admirer : mais quoi 1 dlL-il , ils ne portent point de
chausses!
(a) De bonne foi, qiron me dise quelle opinion les Athéniens mémce
devaient avoir de l'éloquence, quand iln Técarlerent avec tant de ai>in de
cctrihnual intègre des jugcmens duquel les dieux mêmes n'appelaient pas.
qu'ils eussent de la jurisprudence? Ne dirait-on pas qu'ils ont cru répa-
rer par cp 8?ul acte tous lei maux qu'ils avaient faits à ces malheureux
Indiens?
DISCOURS. a5i
se sont garantis da yice dans le séjour des muses. Maïs , qu'on
écoute le jugement que le premier et le plus malheureux d'entre
eax portait des savans et des artistes de son temps.
« J'ai examiné , dit-il , les poètes , et je les regarde comme
» des gens dont le talent en impose à eux-mcmcs et aux autres,
» qui se donnent pour sages , qu'on prend pour tels , et qui ne
• sont rien moins.
» Des poètes , continue Socrate , j'ai passé aux artistes. Pcr-
• sonne n'ignorait plus les arts que moi • personne n'était plus
» convaincu que les artistes possédaient de fort beaux secrets.
• Cependant je me suis aperçu que leur condition n'est pas nieil-
• leare que celle des poètes, et qu'ils sont , les uns et les autres,
• dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d'entre eux
■ excellent dans leur partie , ils se regardent comme les plus
» sages des hommes. Cette présomption a terni tout-à-fait leur
< » savoir à mes yeux : de sorte que , me mettant à la place de
» l'oracle , et me demandant ce que j'aimerais le mieux être ,
» ce que je suis ou ce qu'ils sont , savoir ce qu'ils ont appris ou
» stfvoir que je ne sais rien , j'ai répondu à moi-même et au
» dieu : Je veux rester ce que je suis.
» Nous ne savons , ni les sophistes , ni les poêles , ni les ora*
* leurs , ni les artistes , ni moi , ce que c'est que le vrai . le bon
» et le beau. Mais il y a entre nous cette différence , que , quoique
» ces gens ne sachent rien , tous croient savoir quelque chose ;
» au heu que moi , si je ne sais rien , au moins je n'en suis pas
» en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui
[* > m'est accordée par l'oracle se réduit seulement à être bien
• » convaincu que j ignore ce que je ne sais pas. m
» Voilà donc le plus sage des hommes au jugement des dieux ,
€t le^plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière,
Socrate , faisant l'éloge de l'ignorance ! Croit-on que s'il ressus-
' citait parmi nous , nos savans et nos artistes lui feraient changer
d'avis ? Non , messieurs : cet homme juste continuerait de nié-
h priser nos vaines sciences ^ il n'aiderait point à grossir cette foule
oe livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait ,
comme il a fait , pour tout précepte à ses disciples et à nos ne-
f Tenx y que l'exemple et la mémoire de sa vertu. C'est ainsi qu'il
f est beau d'instruire les hommes.
I Socrate avait commencé dans Athènes , le vieux Caton conti-
r nua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et
1 anbtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de
' ses concitoyens. Mais les sciences , les arts et la dialectique pré-
i Talorent encore : Rome se remplit de philosophes et d'orateurs ;
P on négligea la discipline militaire , on méprisa l'agriculture, on
I embrassa des sectes , et Ton oublia la patrie. Au* noms sacrés
> de liberté , de désintéressement , d'obéissance aux lois , succé-
dèrent les noms d'Épicure , de Zenon , d'Arcésilas. Depuis que
imê satfans ont commencé à paraître parmi nous , disaient leurs
■ propres philo»ophes , lex gens de I^ien se sont éclipsés. Jusqu'à-
t
!>r2 DISCOURS.
lors les Iloiiiuiiis s'étaient contentés de pratiquer la vertus tout
fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.
O Fabricius! qu'eût peusé votre grande ame, si, pour votre
malheur , rappelé à la yie , vous eussiez vu la face pompeuse de
cette l\ouie sauvée par votre bras, et que votre nom respec-
table avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? u Dieux ! eu^-
>» sicz-vous dit , que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers
signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices? Insensés , qu'a-
>• vcz-vous fait? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes
» rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus!
» Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent! C'est pour enrichir
M des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions,
» que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie ! Les dé-
» pouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte ! B.o-
»> mains , hâtez-vous de renverser ces ampnithéâtres ; brisez ces
» marbres , brûlez ces tableaux , chassez ces esclaves qui vous
» subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que
M d'autres mains s'illustrent par de vains talens ; le seul talent
» digne de Ilome est celui de conquérir le monde , et d'y Ctire
M régner la vertu. Quand Cynéas prit notre sénat pour une as-
» semblé^ de rois , il ne fut ébloui ni par une pompe vaine « ni . .
>» par une élégance recherchée ; il n'y entendit point cette élo— ^
» quence frivole , l'étude et le charme des hommes futiles. Que
n vit donc Cynéas de si majestueux? O citoyens! il vit un spec-
» tacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts;
» le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel; l'assem-
» bloe de deux cents hommes vertueux , dignes de commander
»> à Rome, et de gouverner la terre. »
Mais franchissons la distance des lieux et des temps , et voyons
ce qui s'est passé dans nos contrées et sous nos yeux ; ou plutôt ,
<*cartons des peintures odieuses qui blesseraient notre délicatesse »
et épargnons*nous la peine de répéter les mêmes choses sous
d'autres noms. Ce n'est point en vain que j'évoquais les mânes
de Fabricius ; et qu'ai*je fait dire à ce ^rand homme , Que je
n'eusse pu mettre aans la bouche de Louis XII ou de Henri iV?
Parmi nous , il est vrai , Socrate n'eût point bu la ciguë; mais il
eût bu, dans une coupe encore plus anicre, la raillerie insul-
tante , et le mépris pire cent fois que la mort.
Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de
tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons
faits pour sortir de l'heureuse ignorance oii la sagesse éternelle 1
nous avait p||^cés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses I
opérations semblait nous avertir assez qu'elle ne nous a point
destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu'une de ses le- ^
^:ons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée ,
impunément? Peuples , sachez donc une fois que la nature a voulu ^
DISCOURS. 2.33
vous préserver de la science , comme une mère arrache une arme
dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu'elle
vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que
la peine que vous trouvez à vous instruire n'est pas le moindre de
ses bienfaits. Les hommes sont pervers ; ils seraient pires encore^
s'ils avaient eu le malheur de naître sa vans.
Que ces réflexions sont humiliantes pour l'humanité ! que
notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la prohité serait fille
de l'ignorance? la science et la vertu seraipiit incompatibles?
Quelles conséquences ne tirerait-on point de ces préjugés? Mais ,
pour concilier ces contrariétés apparentes , il ne faut qu'exami-
ner de près la vanité et le néant de ces litres orgueilleux qui nous
éblouissent, et que nous donnons si gratuitement aux connais-
sances humaines. Considérons donc les sciences et les arts en
mx-mémes : voyons ce qui doit résulter de leur progrès^ et iv:
balançons plus à convenir de tous les points oii nos raisonne-
meos se trouveront d'accord avec les inductions historiques.
SECONDE PARTIE.
C'était une ancienne tradition passée de l'Egyp'tc en Giccp,
qu'un dieu ennemi du repos des hommes était ['inventeur des
idences (i). Ouelle opinion fallait-il donc qu'eussent d'elles les
Egyptiens mêmes, cbez qui elles étaient nées? C'est qu'ils
Tovaient de près les sources qui les avaient produites. En efl'et j
i| loit qu'on feuilleté les «innales du monde, soit qu'on supplée à des
dironiques incertaines par des recherches philosophiques , ou ne
trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui ré-
ponde à l'idée qu'on aime à s'en former. L'astronomie est née di^
U superstition ; l'éloquence, de l'ambition, delà haine, de la
iatterie, du mensonge; la géométrie , de l'avarice ; la physique ,
d'une vaine curiosité ; toutes , et la morale même , de Torgueil
lomain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos
TÎces : nous serions moins en doute sur leurs avantages , s'ils la
devaient à nos vertus.
Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans
ai guerres, ni conspirateurs? Qui voudrait, en unmot, paiii
lie à de stériles contemplations , si chacun , ne consultant
les devoirs de l'homme et les besoins de la nature , n'avi
temps que pour la patrie, pour les malheureux , et pour
Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bor
(i) On voit aisément l'allégorie de la Table de Promélbée; et
ymil pM que let Grecs, qui TudI cloué sur le CaiicaiP, en pensassent
filiu Cavorablement que les Égyptiens de leur dieu Tealhiit. « Le Hii
a dit une ancienne fable , voulut baiser et embrasser le ieu , la pren
a foiaquMlc vît; mais Promclheus lui cria : Satyre, tu pleureim.
a barbe de ton meuton , car il brûle quand on y touche. »
«"l
954 DISCOURS.
puits oîi la vérité s'est retirée? Celte seule réflexion devrait rebuter
dès les premiers pas tout liomuie qui cherclierait sérieusement à
s'instruire par l'étude de la philosophie.
Que de aangers , que de lausses routes dans l'investigation des
sciences I Par combien d'erreurs, mille fois plus dangereuses que
la vérité n'est utile, ne faut-il point passer pour arriver à elle !
Le désavantage est visible : car le faux est susceptible d'une in*
iinité de combinaisons^ mais la vérité n'a qu'une manière d'être.
Qui est-ce d'ailleurs qui la cherche bien sincèrement ? Même avec
la meilleure volonté, à quelles marques est -on sûr de la re-
connaître.'' Dans cette foule de sentimcns dilFérens , quel sera
notre critérium pour en bien juger (i } ? Et , ce qui est le plus dif-
ficile , si par bonheur nous la trouvons à la fin , qui de nous en
saura faire un bon usngc?
Si nos sciences sont vaines dans l'objet qu'elles se proposent ,
elles sont encore plus dangereuses par les effets qu'elles produisent.
Nées dans l'oisiveté , elles la nourrissent à leur tour ; et la perte
irréparable du temps est le premier préjudice qu'elles causent
nécessairement à la société. Ln politique comme en morale, c'est
un grand mal*que de ne point f^ire de bicn^ et tout citoven inu-
tile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondes*
moi donc , philosophes illustres, vous par qui nous savons ea
quelles raisons les corps s'attirent dans le vide; quels sont, dans
les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en
temps ég;aux \ quelles courbes ont des points conjugués^ des points
d*iuiiexion et de rebroussement; comment l'homme voit tout en
dieu ) comment Tame et le corps se correspondent sans commu*
iiication , ainsi que feraient deux horloges; quels astres peuvent
être habités; quelsinsectesse reprod uisent d'une manière extraor-
dinaire : répondez-moi, dis- je, vous de qui nous avons reçu
tant de sublimes connaissances : Quand vous ne nou's auriez ja«
mais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux,
moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissans, ou
plus pervers:' Revenez donc sur l'importance de vos produc-
tions ; et si les travaux des plus éclairés de nos savanset de nos
meilleurs citoyens nous procurent si peu d'utilité, dites— nous
ce que nous aevous penser de cette foule d'écrivains obscurs
et de lettrés oisifs qui dévorent en pure perte la substance de
l'état.
Que dis-je , oisifs ? et plût à Dieu qu'ils le fussent en effet ! Les
ni'j^urs en seraient plus saines et la société plus paisible. Mais ces
vains et futiles décîamateurs vont de tous côtés, armés de lenrs
funestes paradoxes , sapant les fondemens de la foi, et anéantis-
sant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots Je à
(1) Moins 011 nait , plus on croit savoir. Ijos pcri pâté tic iens doutaient* 4
ils de rien? 0<*»carles n'a-l-il pas construit l'univers avec des cubes et de»
tourbillons? Et y a-l-il aiijonrdMiui nié nie en Europe si mince physicien '
()iii nVxplique liuidiineni ce profond mystère de rélcctricité qui firra
peut-être à juuiais le desespoir des vrais phiiotophes?
i
DISCOURS. 255
patrie et de religion , et consacrent leurs talens et leur pliilo-
Sophie à détruire et avilir tout ce i[u*il y a de sacré parmi les
hommes. Non qu'au fond ils haïssent ni la vertu ni nos dogiues ;
c'est de l'opinion publique qu'ils sont ennemis : et , pour les
ramener aux pieds des autels, il suilirait de les reléguer p.nrujî
les athées. O fureur de se distinguer, que nepouvcz-vuus point!
C'est un grand mal que l'abus du temps. D'autres maux pires
encore suivent les lettres et les arts. Tel est le luxe , né comme
eux de l'oisiveté et de la vanité des hommes. Le luxe va rarement
sans les sciences et les arts , et jamais ils ne vont sans lui. Je sais
que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières,
{iréteud , contre l'expérience de tous los siècles, que le luxe fait
asplendeur des états : mais, après avoir oublié la nécessité des
lois somptuaires , osera-t-ellc nier encore que les bonnes m'rurs
ne soient essentielles à la durée des empires , et que le luxe ne
soit diamétralement opposé aux bonnes mcrurs.' Que le luxe soit
nn ftigne certain des richesses; qu'il serve morne si l'on veut à les
lonltiplier : que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne
d'être né de nos jours? et que deviendra la vertu , quand il fau-
dra s'enrichir à quelque prix que ce soit? Les anciens poliliunes
parlaient sans cesse de mii^urset de vertu ; les nôtres ne parlent
^oe de commerce et d'argent. L'un vous dira qu'un homme vaut
en telle contrée la somme qu'on le vendrait à Alger ; nn autre
en suivant ce calcul trouvera des pays oii un homuie ne yani
rien , et d'autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les
hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme
ne vaut à l'éf at que la consommation qu'il y fait ; ainsi un Syba-
rite aurait bien valu trente Lacédémoniens. Qu'on devine donc
laaueile de ces deux républiques, de Sparte ou de Sybaris , fut
subjuguée par une poignée de paysans , et laquelle lit trcjubler
r^ie.
La monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille
kommes par un prince pins pauvre que le moindre des satrapes
de Perse j et les Scythes, le plus misérable de tous les peuples ,
ont résisté aux plus puissaus monarques de l'univers. Deux
laineuses républiques se disputèrent l'empire du monde ; Tune
était très-riche, l'autre n'avait rien, et ce fut celle-ci qui détruî-
dt l'autre. L'empire rojnain à son tour , après avoir englouti
tontes les richesses de l'univers , fut la proie de gens qui ne
savaient pas uiéme ce que c'était que richesse. Les Francs con-*
foirent les Gaules, les Saxons l'Angleterre, sans autres trésors
que leur bravoure et leur pauvreté. Une troupe de pauvres mor
tagnards «dont toute l'avidité se bornait à quelques peaux i
moutons, après avoir domté la fierté autrichienne, écrasa cel
^opulente et redoutable maison de Bourgogne qui faisait trem-
Uerles potentats de l'Europe. Enfm toute la puissance et toute
la sagesse de l'héritier de Charles-Quint, soutenues de tous les
trésors des Indes , vinrent se briser contre une poignée de pè-«
^eurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs
256 DISCOURS.
calculs pour réfléchir k ces exemples , et qu'ils apprennent une
lois qu'on a de tout avec de l'argent , hormis des mœurs et des
citoyens.
De quoi s'agit-il donc précisément dans cette question du
luxe? De savoir lequel importe le plus aux empires d'être bril-
lans et momentanés , ou vertueux et durables. Je dis brillans ,
mais de quel éclat? Le goût du faste ne s'associe guère dans
les mêmes âmes avec celui de l'honnête. Non^ il n'est pas pos-
sible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles
s'élèvent jamais à rien de grand; et quand ils en juraient 1<
force , le courage leur manquerait.
Tout artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contempo-
rains sont la partie la plus précieuse de sa récompense. Que
fera-t-il donc pour les obtenir, s'il a le malheur d'être né chez
un peuple et dans des temps où les savans devenus à la mode
ont mis une jeunesse frivole eu état de douner le ton ; oii les
hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté (i) ; où,
l'un des sexes n'osant approuver que ce qui est proportionné à
la pusillanimité de l'autre , on laisse tomber des chefs-d'œavre
de poésie dramatique, et des prodiges d'harmonie sont rebutés?
Ce qu'il fera , messieurs ? Il rabaissera son génie au niveau de
son siècle , et aimera mieux composer des ouvrages communs
qu'on admire pendant sa vie, que des merveilles qu'on n'admi-
rerait que long-temps après sa mort. Dites-nous , célèbre Arouet,
combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre
fausse délicatesse! et combien l'esprit de la galanterie, si fertile
en petites choses , vous en a coûté de grandes!
C'est ainsi que la dissolution des mœurs , suite nécessaire da
luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par ha-
sard, entre les hommes extraordinaires par leurs talens , il s'en
trouve quelqu'un qui ait de la fermeté dans Tame et qui refuse
de se prêter au génie de son siècle et de s'avilir par des produc-
tions puériles, malheur à lui ! Il mourra dans l'indigence et dans
l'oubli. Que n'est-ce ici un pronostic que je fais , et non une ex-
périence que je rapporte! Carie , Pierre , le moment est venu où
ce pinceau , destine à augmenter la majesté de nos temples par
des images sublimes et saintes, tombera de vos mains, ou sera
prostitue à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-
(i) Je siiÎA bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit
un mal en soi. C'est au présent que leur a fait la nature , pour le bon-
heur du genre humain : mieux dirigé, il pourrait produire autant de
bien qu'il fait de mal aujourd'hui. Ou ne sent point assez qnel»»avantag^s
nailraient dans la société d'une meilleure éducation donm'^e à cette moitié
du gpnre humain qui gouverne l'autre. Les hommes seront touiiturs ce
qu'il plaira aux femmes: si vous voulez donc qu'ils deviennent grandi» et
vertueux, apprenez aux femmes ce que cVst que grandeur d'amc et vertu.
LiCS reflexions que ce sujet fournit , et que Platon a faites autrefois , mé-
riteraient fort d*étre mieux développées par une plume digne d'écrite
d'après nn tel inalire, r\ de défendre une si grande cau&e.
DISCOURS. îSy
Sets Praxitcles et des PhiJiai; toi , dontlei an-
mpluyc le cUeau k leur faire des dieux capables
1 nos ;cui leur idolitrie ; mimiutile Pigalle , ta maîn
a à mviiler le veulre d'un magot , ou il foudra qu'elle
'inwure oisive.
On ne ncut rellechir sur les mœurs , qu'on ne se plaite à se
.appeler l'iinage de la ïîmpticilé des premiers temps. C'est ua
i.MU rivage, paré des seules mains delà nature, vers lequel on
urne lu cessa ininent les yeu« , et dont on se sent éluigner k re-
.pct. Quand les tiomrDes innocens et vertueui aiuiaienl k avoir
." dieux pour témoins de leurs actions , ils habitaient ensemble
(o ut 1rs mfitues cabanes; mais bientôt devenus méchans, ils se
huèrent de ces incommodes spectateurs et les reléguèrent dans
de* temples magnifiques. Ils les eu cbassérenl enfin pour s'y éta-
blir eux-mêmes , ou du moins les temples des dieux ne se distin-
gBCrentplus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble
àe lit dépravation ; et les vices ne lurent jamais poussés plus loin
que qnand on les vit , pour ainsi dire , soutenus à l'entrée des
palai* des grands sur des colonnes de marbre , et gravés sur des
cbapileaux corinthiens.
Tandis que tes commodités de la w se multiplient , que les
arts Kf perfectionnent , et que le luxe s'étend ; le vrai courage
«'énerve, les vertus militaires s'évanouissent; et c'est encore
l'viiivr.ip;? des sciences et de tous ces arts qui s'exercent dans
l'anil-rc du cabinet. Quand les Coths ravagèrent la Grèce, toutes
In bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinioa
X'inée par l'uu d'entre eux , qu'il fallait laisser aux ennemis des
neublrs si propres h les détourner de l'exercice militaire et à les
inuïcr il des occupations oisives et «.édcntaires. Charles VIU se
1 Jl (uaitre de la Toscane et du royaume de Naples snns avoir
presqtie tiré l'épée ; et toute sa cour attribua cette facilité ines-
nérce â ce que les princes et la noblesse d'Italie s'amusaient plus
à te rendre ingénieux et savans , qu'ils ne s'exerçaient à devenir
rigoureux et guerriers. En efl'et , dit l'homme de sens qui rap-
porte ces deux traits , tous les exemples nous apprennent qu'ea
cette marliale police, et en toutes celles qui lui sont semblaLleSi
P^tudc des sciences est bien plus propre à amollir et effé miner
Im courages , qu'il les affermir et les animer.
I /■- K'iiuains ont avoué que la vertu militaire s'était éteinte
ptriiii eux a mesure qu'ils avaient commencé à se connaître ea
ubicjiix.en gravures, en vases d'orfèvrerie, et à cultiver les
I beaux-arli ; et comme si cette contrée fameuse était destinée à
[ wrvir sans cesse d'exemple aux autres peuples , l'élévation des
L Médtci» et le rétablissement des lettres ont tait tomber derechef
nR pcut-^lre pour toujours cette réputation guerrière que l'Ita-
^H|Mn)blait avoir recouvrée il y a quelques siècles.
^^B>a «ncienncs républiques de la Grèce, avec cette sagesse qui
^^BUit dans U plupart de leurs institutions , avaient interdit
^^pntn citoyens tous ces métiers tranquilles et sédentaires qui,
^^p aRkiiunt et corrompant te corps, énervent sitôt la vigueur da
■ 7-
-58 DISCOURS.
Tame. De quel œil , en effet , jprense-t-on que puissent envisager
]a faim , la soif, les fatigues , les dangers et la mort , des hommes
que le moindre besoin accable, et que la moindre peine rebute?
Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux exces-^
sifs donl ils n'ont aucune habitude? Avec quelle ardeur feront-^
ils des marches forcées sous des officiers qui n'ont pas même Fa
force de voyager à cheval? Qu'on ne m'objecte pomt la valeur
renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disci-
plinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille ;
inais on ne me dit point comment ils supportent Texcës du tra»
vail , comment ils résistent à la rigueur des saisons et aux in-
tempéries de l'air. 11 ne faut qu'un peu de soleil ou de neige , il
ne faut que la privation de quelques superfluités , pour fondre
et détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers
intrépides, souffrez une fois la vérité qu'il vous est si rare dVn-
tendre. Yout êtes braves , je le sais; vous eussiez triomphé avec
Annibal à Cannes et à Thrasymëne ; César avec vous eût patfé
le Rubicon et asservi son pays: mais ce n^est point avec vous
que le premier eût traverse les Alpes , et que l'autre eût vafncu
vos aïeux.
Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, et il
est pour les généraux un art supérieur à celui de gagner ides
batailles. Tel court au fen avec mtrépidité , qui ne laisse pas
d'être un très-mauvais officier : dans le soldat même, on peu
plus de force et de vigueur serait peut-être plus nécessaire que
tant de bravoure qui ne le garantit pas de la mort. Et qu'importe
à l'état que ses troupes périssent par la fièvre et le froid , ou par
le fer de Vcnnemi ?
Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières ,
elle l'est encore plus aux qualités morales. C'est dès nos pre^
mières années qu'une éducation insensée orne notre esprit etcoi^ i
rompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissement A
immenses , oii 1 on élève à grands frais la jeunesse pour lui ap- 1
prendre toutes choses , excepté ses devoirs. Vos enfans ignore»
ront leur propre langue , mais ils en parleront d'autres qui
posséderont
autres par des argumens spécieux : mais ces mots de magnani-
mité , a'équité , de tempérance , d'humanité , de courage , ils ne
sauront ce que c'est*; ce doux nom de patrie ne frappera jamai
leur oreille ; et s'ils entendent parler de Dieu , ce sera moini
pour le craindre que pour en avoir peur (i). J'aimerais autant ,
disait un sage , que mon écolier eût passé le temps dans un jen '
de paume , au moins le coq)s en serait plus dispos. Je sais qu'il '
faut occuper les enfans, et que l'oisiveté est pour eux le danger b
plus à craindre. Que faut-il donc qu'ils apprennent ? Voilà certes '.]
^^"^ Pcni, pîiilotoplu
DISCOURS. 2:9
nne belle question î Qu'ils a|inreiincnt ce qu'ils doivent faire
étant hommes (i)j et non ceqii ils doivent oublier.
Nos jardins sont ornes de statues et nos galeries de tableaux.
Que pcnsericz-vous que représentent ces chefs-d'œuvre de l'art
exposés à l'admiration publique? les défenseurs de la patrie 7 ou
ces homines plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs ver-
tas? ^on. Ce sont des images de tous les égaremcns du cœur et
de la raison, tirées soigneusement de rancienne mythologie , et
présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfans; sans doute
afin qu'ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises ac-
tions , ayant même que de savoir lire.
D'oà naissent tous ces abus , si ce n*est de l'inégalité fu-
aeste introduite entre les hommes par la distinction des talens et
par Tavilissement des vertus? Voilà l'effet le plus évident de
tontes nos études , et la plus dangereuse de toutes leurs consé-
quences. On ne demande plus d'un homme s*il a de la probité ,
mais s'il a des talens; ni d'un livre s'il est utile , mais s'il est
bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel-esprit , et la
vertu reste sans honneurs. 11 y a mille prix pour les beaux dis-
cours, aucun pour les belles actions. Qu'on me dise cependant
si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couron»
•
(1) Telle <^tait réducalioii deii Spartiates , au rapport du plus grand do
lear» ruîs. C'est , dit Montaigne , rlioHO digne de iiè:i.£raudc cunsidérii-
tion , qaVn cette rxcellfnte police do Lyciirgus, et a la véiitf' niuii!>--
troeoifs par sa perfectinn, si noij^iicuHe ponrlani de la iionrritura des rii<-
Àns. comme de sa principale charge , et au gite ai< me dt'S muiea, il s'y
liirr si pen mention de U tlociriue: comme «i celte fiéii^ri-iise )(Mlne»^o
âédatgOADt tout autre joug, un ait dû lui fuuruir • au lieu de iiot maUri'i
de sciences , seulement des maiires dr \aillauce , prudence et justice.
Voyons inaiutenanl comment le iii^me auteur parle de» anciens Perses»
>toa , dît-il , raconte que le fil» ainr d*- leur sure ssion rov:ile êtail sÎDsi
irri» Apr**a sa nainAance , on le donnait, non h des femme<*imais k des
ittuqnes de la première autorité près du rt>i , :i rsnse de leur vc*rtu«
s-ci prenaient charge de lui rendre le corps beau et sain, et, après
KM ans , le duisaicnt à monter à cheval et aller â la cliSHse. Quanti il etaik
^rivé ao quatorzième, iU h* déposaieni entre les mains de quatre : Im
ilaa sage , le plus juste , le plus temprrant, le plu» vaillant de la uatioiw
lÎAp'evnier lui apprenait In religion; le si coud , à être toujours Téri^
teUe; le tiers, à \aincre «es cupidités ; le quart, à ne rien craindre |
Isas, ajonterai-ie, à le rendre bon, aucun î\ le rendre sa^-anl.
Astvage , en Xénophon , demande à Cyi us compte de sa dernière leçov
Ciel /dît-il, qu'en noire école un grand gaiçO'i ayant un petit aayi
ijajM À Vun de ses compagnons de plus pctiic tuille,el lui ôla son si
[|ai était plus grHiid. N Ire iip-cepleur m'ayanl tait juge d> ce difTêreatk
Kjageai qu'il fallail laisser le» choses en cet éial, et que l'un ei l'aulrn
lUaît être mieux accommodé en ce peint. Sur quoi il ne >S)poatr|
iséjnecr; et.
î'a^ais raal fait ; car ie m'flai* arrêté à cnn-idérer la biensés
liait iirrmièremenr avoir pourvu à la justice , qui roulait <
ut forcé en ce qui lui appart»'oai! ; et dit qu'il en fut puni,
et
Uilait |irrmièremenr avoir pourvu à la justice , qui roulait qae nol^
fut forcé en ce qui lui appartenait ; et dit qu'il en fut puni, comiM
I nous punit en no» villages pour avoir ooblié le premier aorilla
hr7«* Mon n'gent me ferait nne belle harangue , in gêm§n à^
tQ , avant qu'il me persuadât que son école vaot celle-IA*
:,.(>o DISCOURS.
nés dans cette académie est comparable au mérite d'en avoir
fondé le prix.
Le sage ne couil point après la fortune ; mais il n'est pas in-
aensibie à la gloire ; et quand il la voit si mal distribuée , sa
vertu, qu'un peu d'émulation aurait animée et rendue avanta-
geuse à la société , tombe en langueur , et s'éteint dans la mi-
sère et dans l'oubli. Voilà ce qu'à la longue doit produire partout
la préférence des talens agréaoles sur les talens utiles , et ce qae
l'expérience n'a que trop confirmé depuis le renouvellement des
sciences et des arts. Nous avons des physiciens , des géomètres ,
des chimistes , des astronomes , des poètes , des musiciens , des
peintres : nous n'avons plus de citoyens ; ou , s'il nous en reste
encore , dispersés dans nos campagnes abandonnées , ils y péris*
sent indigens et méprisés. Tel est l'état où sont réduits , tek sont
les sentimens qu'obtiennent de nous , ceux qui nous donnent da
pain , et qui donnent du lait à nos enfans.
Je l'avoue cependant , le mal n'est pas aussi grand qn'îl aurait
Su le devenir. La prévoyance étemelle , en plaçant à côté de
iverses plantes nuisibles des simples salutaires , et dans la subs-
tance de plusieurs animaux maltaisans le remëde à leurs bles-
sures , a enseigné aux souverains , qui sont ses ministres,' à imiter
sa sagesse. C'est à son eyemple que du sein même des sciences
«t des arts , sources de mille déreglemens , ce grand monarque
dont la gloire ne fera qu'acquérir d'âge en âge un nouvel éclat
tira ces sociétés célèbres chargées à la fois du dangereux dépôt
des connaissances humaines et du dépôt sacré des mœurs , par
l'attention qu'elles ont d'en maintenir chez elles toute la pareté,
et de l'exiger dans les membres qu'elles reçoivent.
Ces sages institutions , affermies par son auguste successeur ,
et imitées par tous les rois de l'Europe , sen^'ront du moins de
frein aux gens de lettres , qui , tous , aspirant à l'honneur d'étrt 1
admis dans les académies , veilleront sur eux-mêmes , et tâche* '
ront de s'en rendre dignes par des ouvrages utiles et des mœurs
irréprochables. Celles de ces compagnies qui pour les prix dont
elles honorent le mérite littéraire feront un choix de sujets pro-
pres à ranimer l'amour de la vertu dans les cœurs des citoyens ,
montreront qne cet amour règne parmi elles , et douneront aux
peuples ce plaisir si rare et si doux de voir des sociétés savantes
se dévouer à verser sur le genre humain non-seulement des lu-
miëres agréables , mais aussi des instructions salutaires.
Qu'on ne m'oppose donc point une objection qui n'est pour
moi qu'une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop
la nécessité de les prendre , et l'on ne cherche point des remèdes
à des oaaux qui n'existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci por-
tent encore par leur insiimsance le caractère des remèdes ordi*
naires? Tant d'élablissemcns faits à l'avantaee des savans n'en
sont que plus capables d'en imposer sur les objets des sciences ,
et de tourner \ea esprits à leur culture. Il semble , aux précau-
tions qu'où prend y qu'on ait trop de laboureurs et qu'on craigne
i
DISCOURS. aSt
ie man^ner ie philosophes. Je ne veux point hasarder ici une
comparaison de l'agriculture et de la philosophie : on ne la
supporterait pas. Je demanderai seulement : Qu'est-ce que la
philosophie? Que contiennent les écrits des philosophes les plus
connus/ Quelles sont les leçons de ces amis de la sagesse ? A les
entendre , ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans
criant chacun de son coté sur une place puhlique : Venez à moi ,
c*est moi seul qui ne trompe point? L'un prétend quM n*y a point
de corps, et que tout est en représentation; l'autre , qu^il n'y a
rl'autre substance que la matière , ni d'autre dieu que le monde.
()elui-ci avance qu'il n'y a ni vertus ni vices , et que le bien et
le mal moral sont des chimères ; celui-là , que les nommes sont
des loups et peuvent se dévorer en sûreté de conscience. O grands,
philosophes ! que ne réservez-vous pour vos amis et pour vos en-
lans ces leçons profitables? vous en recevriez bientôt le prix , çt
nous ne craindrions pas de trouver dans les nôtres quelqu'un de
vos sectateurs.
Voilà donc les hommes merveilleux k qui Testirae de leurs
contemporains a été prodiguée pendant leur vie , et l'immorta-
lité réservée après letir trépas ! Voilà les sages maximes que nous
avons reçues aenx et que nous transmettrons d'âge en âge à nos
descendans ! Le paganisme , livré k tous les égaremens de la rai-*,^
son humaine , a-t-il laissé à la postAîté rien qu'on puisse com— ^;
parer aux monumens honteux que lui a préparés l'imprimerie ,
sous le règne de l'évangile ? Les écrits impies des Leucippe et de* •
Diagoras sont péris avec eux ; on n'avait point encore inventé
Fart d'éterniser les extravagances de l'esprit humain : mais, grâce
aux caractères typographiques ( i ) et à Tusage que nous en fai-
sons , las dangereuses rêveries des Hobbes et des Spinosa reste-
roift à jamais. Allez , écrits célèbres dont l'ignorance et la rus-
(•) A couiidérer les dcsordref aiTrenx q^ie rimprimorie a déjà camés
en Europe y à juger de l'avenir par le progrès quo le mal fait d'un jour
4 l'autre, oi> peut provoir aiâémeiit que les souverains ne tarderont pan à
se doDuer autant de soins pour Imnnir cet art lerrible de leurs éiats,
qo^îls en ont pris pour l'y introduire. Le sultan Aclimel, cédant aux
ini portail î tés de quelques prétendus gens do goût, avail consenti dVlablir
une imprimerie à Conslanlinople • maïs à peine la presse fut-elle en train.
olhèque contiennent des choses opposées
Tais, et il faut les brûler ; s'ils ne conlicnnent que la doctrine de l'alco-
nn, brûlez-les encore , ils sont superflus. Nos savans ont cite ce raison-
nement comme le comble de Talihuniité. Cependant , supt>o«ezOréj;oirr-.
le-grand à la place d'Om;>r , et Tàvangilc à la plac« do Talcoran , la biblio-
tliêque aurait encore été brûlée , et ce serait peul-clre le plus beau trait
de la vie de cet illustre puutife.
262 DISCOURS.
semble aux siècles à venir une histoire fidèle du progrès et des
avantages de nos sciences et de nos arts. S'ils vous lisent , vous
ne leur laisserez aucune perplexité sur la question que nous agi-
qui
les esprits , délivre-nous âes lumières et des funestes arts de
nos pères ; et rends-nous l'ignorance , l'innocence. et la pau-
» vrete , les seuls biens qui puissent faire notre bonheur et qui
M soient précieux devant toi. »
K Mais si le progrès des sciences et des arts n'a rien ajouté a no-
I tre véritable félicité; s'il a corrompu nos mœurs, et si la cor-
ruption des mœurs a porté atteinte à la pureté du goût , que
penserons-nous de cette foule d'auteurs élémentaires qui ont
^arté du temple des muses les difficultés qui défendaient son
abord , et que la nature y avait répandues comme une épreuve
des forces de ceux qui seraient tentés de savoir? Que penserons-
nous de ces compilateurs d'ouvrages qui ont indiscrètement brisé
la porte des sciences et introduit dans leur sanctuaire une popu-
lace indigne d'en approcher , tandis ^u'il serait à souhaiter qne
tous ceux qui ne pouvaient avancer lom dans la carrière des let-
tres eussent été rebutés dès l'entrée , et se fussent jetés dans des
arts utiles à la société ? Tel iqni sera toute sa vie un mauvais ver-
sificateur, un géomètre subalterne, serait peut-être devenu un
4 grand fabricateur d'étofies. Il n'a point fallu de maîtres à ceux
Îue la nature destinait à faire des disciples. Les Yerulam , les
lescartes , et les Newton , ces précepteurs du eenre humain ,
n'en ont point en eux-mêmes ; et quels guides les eussent con-
duits jusqu'oii leur vaste génie les a portés? Des maîtres ordi-
naires n'auraient pu que rétrécir leur entendement en le resser-
rant dans l'étroite capacité du leur. C'est par les premiers obs-
tacles qu'ils ont appris à faire des efforts, et qu'ils se sont exercés
k franchir l'espace immense qu'ils ont parcouru. S'il faut per-
mettre k quelques hommes de se livrer k l'étude des sciences et
des arts , ce nVst qu'à ceux qui se sentiront la force de marcher
seuls sur leurs traces , et de les devancer : c'est à ce petit nombre
qu'il appartient d'élever des raonumens à la gloire de l'esprit hu-
main. Mais si l'on veut que rien ne soit au-dessus de leur cénie ,
il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances ; voilà l'u-
nique encouragement dont ils ont besoin. L'ame se proportionne
insensiblement aux objets qui l'occupent, et ce sont les grandes
occasions qui font les grands hommes. Le prince de l'éloquence
fut consul de Rome; et le plus grand peut-être des philosophes,
chancelier d'Angleterre. Croit-on qne si l'un n'eût occupé qu'une
chaire dans quelque université , et que l'autre n'eût obtenu qu'une
znodiqne pension d'académie; croit-on, dis-je , que leurs ouvra-
fes ne se sentiraient pas de leur état? Que les rois ne dédaignent
onc pas d'admettre dans leurs conseils les gens les plus capables
de les bien conseiller; qu'ils renoncent à ce vieux préjuge ia-
DISCOURS. 7G3
venté par roimeil des grands , que l'art de conduire les peuples
est pins difficile que celui de les éclairer ; comme s'il était plus
aise d'engager les hommes à bien faire de leur bon gré, que de
ks j contraindre par la force : que les savaos du premier ordre
tronvent dans leurs cours d'honorables asilesi qu'ils y obtieaaent
la seule récompense digne d'eux , celle d#contribuer paHf eur
crédit au bonheur des peuples à qui ils auront enseigné la sa-
gesse : c'est alors seulement qu'on verra ce que peuvent la vertu ,
la science et l'autorité animées d'une noble émulation, et travail-
lant de concert à la félicité du genre humain. Mais tant que la
puissance sera senle d'un côté, les lumières et la sagesse seules
d'an antre, les savans penseront rarement de grandes choses, les
fnmccB en feront plus rarement de belles , et les peuples conti-
■neront d'être vils , corrompus et malheureux.
Pour nous , hommes vulgaires , à qui le ciel n'a point départi
de si grands talens et qn'il ne destine pas à tant de gloire , res-
dans notre obscurité. Ne courons point après une repu ta—
qui noos échapperait , et qui , dans l'état présent des choses ,
■e BOUS rendrait lamais ce qu'elle nous aurait coàté , quand
Doos aurions tous les titres pour l'obtenir. A quoi bon chercher
■otre bonhenr dans l'opinion d'autrui , si nous pouvons le trouver
CB naus-niémes ? Laissons à d'autres le som d'instruire les peuples
de lears devoirs , et bornons-nous à bien remplir les nôtres ; nous
s'atioos pas besoin d'en savoir davantage.
O vnrta , science sublime des âmes simples , fant-il donc tant,
de peîact et d'appareil pour te connaître : Tes principes ne sont—
ib pas gravés dans tous les corars ? et ne snliît-il pas pour ap-
prâidre tes lois de rentrer en soi-même et d'écouter la voix de
m conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable
pUosophie ; sachons nous en contenter ; et , sans envier la gloire
oe ces nommes célèbres qui s'immortalisent dans la république
lettres, tâchons de mettre entre eux et nous cette distinc-
gloriense qu'on remarquait jadis entre deux grands peuples]^
1 on savait bien dire , et l'autre bien faire.
LETTRE
A M- L'ABBÉ RAYNAL,
^* AUTEUR%a MERCURE DE FRANCE,
lirëe du Mercure de juin 1751, second volume*
J E dois , monsieur , des remercimeiis à ceux qui tous ont fait
passer les observations aue vous avez la bonté de me commu**
niquer , et je tâcherai d en faire mon profit : je vous avouerai
pourtant que je trouve mes censeurs un peu sévères sur ma lo-
*• .^^•- - ».•! : 1 *-^- : ^
peu de cette exactitude rigoureuse
qu'ils exigent de moi , je n'aurais aucun besoin des éclaircisse-
mens' que je leur vais aemauder.
UfmUur semble f diseut-ils , préféter la aUuiUi&n où éiaii
l^ Europe avant le renouvellemerU des sciences ; état pirm que
F ignorance par le faux saptdf ou lejar^n qui était en règne.
L'auteur de cette observation semble me faire dire que le faux
javoir , ou le jargon scolasti^ue , soit préférable à la science ;
et c'est moi-même qui ai dit qu'il était pire que l'ignorance.
Mais qu'entend-il par ce mot de situation ? l'applique-^t-il aux
lumières ou aux mœurs , ou s'il confond ces choses que j'ai tant
Îtris de peine à distinguer ? Au reste , comme c'est ici le fond de
a question , j'avoue qu'il est très -maladroit à moi de n'avoir
fait que sembler prendre parti là-dessus.
Ils ajoutent que V auteur préfère la rusticité à la politesse*
Il est vrai que l'auteur préfère la rusticité à l'orgueilleuse et
fausse politesse de notre siècle , et il en a dit la raison. Et quil
fait main basse sur tous les savans et les artistes. Soit , puisqu'on
Je veut ainsi , je consens de supprimer toutes les distinctions que
j'y avais mises.
// aurait dû , disent-ils encore , marquer le point (Toà il part ^
pour désigner F époque de la décadence. J'ai fait plus : j'ai rendu
ma proposition générale ; j'ai assigné ce premier degré de la
décadence des mœurs au premier moment de la culture des
lettres dans tous les pays du monde , et j'ai trouvé le progrès de
ces deux choses toujours en proportion. Et^ en remontant à cette
première époque , faire comparaison des mœurs de ce temps^là
avec les nôtres. C'est ce que j'aurais fait encore plus au long dans
un volume in-4**. Sans cela nous ne voyons point jusqu'oà il
faudrait remonter , à moins que ce ne soit au temps des apôtres.
Je ne vois pas , moi , l'inconvénient qu'il y aurait à cela , si le
fait était vrai. Mais je demande justice au censeur : voudrait-il
LETTRE A M. L'ABBÉ RAYNAL. aK
que j'eusse dit que le temps de la plas profonde ignorance était
celui des ap6tres?
Us disent de plus , par rapport au luxe , qv^en bonne poli'*
tique on sait quel doit être interdit dans les petits états . mais
que le cas d!un royaume tel que la Framis , par exempt^ , est
tout différent , les raisons en sont connues,
N'ai-je pas ici encore quelque sujet de me plaindre ? ces raisons
sont celles auiqnelles j'ai tâché de répondre. Bien ou maf y j'ai
répondu. Or on ne saurait guère donner k un auteur une plus
grande marque de mépris qu'en ne lui répliquant que par les
mêmes argumens qu'il a réfutés. Mais faut-il leur indiquer la
difficulté qu'ils ont h résoudre ? la voici : Que deviendra la vertit
quand il faudra s'enrichir à quelque prix que ce soit ? Voilà ce
que je leur ai demandé , et ce que je leur demande encore.
Quant aux deux observations suivantes , dont la première
commence par ces mots , enfin voici ce qiton objecte , etc, ; et
l'autre par ceux-ci , mais ce qui touche de plus près , etc. ; je
supplie le lecteur de m'éporgner la peine de les transcrire. L'a-
cadémia m'avait demandé si le rétablissement des sciences et des
arts avait contribué à épurer les mœurs. Telle était la question
Sue l'avais à résoudre : cependant voici qu'on me fait un crime
e n en avoir pas résolu une autre. Certainement cette critique
est tout au moins fort singulière. Cependant j'ai presque à cle-
iiuind«r pardon an lecteur de l'avoir prévue , car c'est ce qu'il
pourrait croire en lisant les cinq ou six dernières pages de mon
discours.
Au reste , si mes censeurs s'obstinent à désirer encore des con-
clusions pratiques , je lenr en promets de très-clairement énon-
cées dans ma première réponse.
Sur l'inutilité des lois somptuaires pour déraciner le luxe une
fois établi , on dit que V auteur ^ignore pas ce quil y a à dire
là'dëêsus. Vraiment non , je n'ignore pas que quand un homme
est mort il ne faut point appeler le médecin.
Ois ne saurait mettre dans un trop grand Jour des vérités qui
heurtent autant de front le goût -général , et il importe d'ôter
toisie prise à la chicane. Je ne suis pas tout-â-fait de cet avis ,
et je crois qu'il faut laisser des osselets aux enfans.
Il est aussi bien des lecteurs qui les goûteront mieux dans un
style tout uni , que sous cet habit de cérémonie qu exigent les
dtseours académiques. Je suis fort du goût de ces lecteurs-là.
Voici donc un point dans lequel je puis me conformer au sen-
timent de mes censeurs , comme ]e fais dès aujourd'hui.
J'ignore quel est l'adversaire dont on me menace dans le /305/-
scripium ; tel qu'il puisse être , je ne saurais me résoudre à ré-
Eondre à un ouvrage avant que de l'avoir lu , ni à me tenir pour
attn avant que d'avoir été attaqué.
Au surplus , soit que je réponde aux critiques qui me sont
annoncées , soit que ]e me contente de publier l'ouvrage aug-
menté qn'on me demande , j'avertis ûies censeurs qu'ils pour-
fi66 LETTRE
raient bien n*y pas trouver les modifications qu'ils espè^nt ; je
prévois que , quand il sera question de me défendre , je suivrai
sans scrupule toutes les conséquences de mes principes.
Je sais d'avance avec quels grands mots on m'attaquera : lu-
miëM^ connaissance , lois , morale , raison , bienséance , égards,
douOTor, aménité, politesse, éducation, etc. A tout cela je ne
répondrai que par deux autres mots , C[ui son^Mlit encore plus
fort à mon oreille i'Ferlu! vérilé ! m'écrierai-je sans cesse, vériià !
vertu ! Si quelqu'un n'aperçoit là que des mots , je n'ai plus
rien à loi dire.
LETTRE
DE J. J. ROUSSEAU
A M.'*».
Sur la réfutation de son discours par M. Gautier , professeur
de mathématiques et d'histoire, et membre de P académie royale
des heUes^lettres de Nancy.
«Je vous renvoie , monsieur , le Mercure d'octobre que vous avez
eu la bonté de me prêter. J'y ai lu avec beaucoup de plaisir la
réfutation ^ue M. Gautier 4 pris la peine de faire de mon dis^
cours : mais je ne crois pas être , comme vous le prétendes ,
dans la nécessité d'y répondre ; et voici mes objections.
1®. Je ne puis me persuader que , pour avoir raison , on soit
indispensablement obiieé de parler le dernier.
2". Plus je relis la réfutation , et plus je suis convaincu que
je n'ai pas besoin de donner à M. Gautier d'autre réplique que
lé discours même auauel il a répondu. Lisez , je vous prie , dans
l'un et l'autre écrit, les articles du luxe , de la guerre, des aca-
démies , de l'éducation ; liseï^ la prosopopée de Louis-le-Grand
et celle de Fabricius ; enfin , lises la conclusion de M. Gautier
et la mienne ; et vous comprendrez ce que je veux dire.
3**. Je pense en tout si différemment ae M. Gautier , qae , s'il
me fallait relever tous les endroits oii nous ne sommes pas de
même avis , je serais obligé de le combattre , même dans les
cboses que j'aurais dites comme lui , et cela me donnerait on air
contrariant que je voudrais bien pouvoir éviter. Par exemple,
en parlant de la politesse , il fait entendre trës-clai rement que ,
four devenir homme de bien , il est bon de commencer par
tre hypocrite , et que la fausseté est un chemin sûr pour arri-
ver à la vertu. Il dit encore que les vices ornés par la politesse ne
sont pas contagieux , comme ils le seraient s'ils se présentaient
de front avec rusticité ; que l'art de pénétrer les hommes a fait
le même progrès que celui de se déguiser ; q^u'on est convaincu
A M. ***. ftf>7
qu^il Yie faut pas compter sur eux , à moins qu*oii ne leur plaise
ou qu'on ne leur soit utile^ qu'on sait évaluer les oflres spécieuses
de la politesse ^ c'est-à-dire , sans doute, que quand deux liouimes
se font des complimens , et que l'un dit k l'autre dans le fond
de son cœur, Je voua traite coinme un sot , et je me moque de
vous ; l'autre lui répond dans le fond du sien , je sais que vous
mentez impudemment , mais je vous le rends de mon mieux. Si
j'avais voulu employer la plus araère ironie , j'en aurais pu dire
à peu près autant.
4**- On voit , à chaque page de la réfutation , que l'auteur n'en-
tend point ou ne veut point entendre l'ouvrage qu'il réfute ; ce
qui lui est assurément fort commode , parce que , répondant
sans cesse à sa pensée , et jamais à la mienne , if a la plus belle
occasion du monde de dire tout ce qu'il lui plait. D un autre
côté, si ma réplique en devient plus difficile, elle en devient
aussi moins nécessaire , car on n'a jamais ouï dire qu'un peintre
3 ni expose en public un tableau soit obligé de visiter les yeux
es spectateurs , et de fournir des lunettes à tous ceux qui en ont
besom.
D'ailleurs , il n'est pas bien sûr que je me fisse entendre, même
en répliquant. . Par exemple , je sais, dirais-je à M. Gautier,
que nos soldats ne sont point des Réaumurs et des Fontenelles ;
et c'est tant pis pour eux , pour nous , et surtout pour les en-
nemis. Je sais qu'ils ne savent rien, qu'ils sont brutaux et gros-
siers ; et toutefois j'ai dit , et je dis encore , qu'ils sont énervés
par les sciences qu'ils méprisent , et par les beaux arts qu'ils
ignorent. C'est un des grands inconvéniens de la culture des let-
tres, que , pour quelques hommes qu'elles éclairent, elles cor-
rompent à pure perte toute une nation. Or , vous voyez bien ,
monsieur, que ceci ne serait qu'un autre paradoxe inexplicable
pour M. Gautier ; pour ce M. Gautier qui me demande fière-
ment ce que les troupes ont de commun avec les académies ; si
les soldats en auront plus de bravoure pour être mal vêtus et
mal nourris ; ce que je veux dire en avançant qu'à force d'ho-
norer les talens on néglige les vertus ; et d'autres questions sem-
blables, qui toutes montrent qu'il est impossible d'^ répondre
intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois que vous
conviendrez que ce n'est pas la peine de m'expliquer une seconde
fois pour n'être pas mieux entendu que la première.
5**. Si je voulais répondre à la première partie de la réfuta-
tion , ce serait le moyen de ne jamais finir. M. Gautier juge W
Îiropos de me prescrire les auteurs que je puis citer, et ceux qu'il
aut que je rejette. Son choix est tout-à-fait naturel ; il récuse
l'autorité de ceux qui déposent pour moi , et veut que je m'en
rapporte à ceux qu'il croit m'être contraires. En vain voudrais-
je Ini faire entendre qu'un seul témoignage en ma faveur est dé-
cisif, tandis que cent témoignages ne prouvent rien contre mou
sentiment, parce que les témoins sont parties dans le procès; etk
vain le prierais-je de distinguer dans les exemples qu'il allègue^
i
a68 LETTRE
en vain lai représentera is-je qu'être barbare on Grimînet' tont.
deux choses tout-à*fait diftérentes , et que les peuples véritablo--
ment corrompus sont moins ceux qui ont de mauvaises lois que
ceux qui méprisent les lois. Sa réplique est aisée k prévoir : Le
mojen qu'on puisse ajouter foi à des écrivains scandaleux , qui
osent louer des barbares qui ne savent ni lire ni écrire? Le moyea
qu'on puisse jamais supposer de la pudeur à dM^gens qai vont
tout nus , et de la vertu à ceux qui mangent de la chair crue?
Il faudra donc disputer. Voilà donc Hérodote , Strabon , Pom*
Îonius-Mela , aux prises avec Xénophon , Justin , Qninte-Curce ,
acite ; nous voilà dans les recherches de critiques , dans les an-
tiquités , dans rérudition. Les brochures se transforment en yo-
lûmes , les livres se multiplient , et la Question s'oublie. Cest le
sort des disputes de littérature , qu'après des in-folio d'éclaircis-
semens on finit toujours par ne savoir plus oh l'on en est } ce
n'est pas la peine de commencer.
Si je voulais répliquer à la seconde partie , cela serait bientèC
fait ; mais je n'apprendrais rien à personne. M. Gautier se
contente, pour m'y réfuter, de dire oui partout où f^ai dit non,
et non partout oh j'ai dit oui ; je n'ai donc qu'à dire encore non
partout ou j'avais dit non , oui partout ou j'afVais dit oui , et
supprimer les preuves, j'aurai très-exactement répondu. £n sui-
vant la méthooe de M. Gautier , je ne puis donc répondre aax
deux parties de la réfutation sans en dire trop et trop peu s or ^
je voudrais bien ne faire, ni l'un ni l'autre.
&*. Je pourrais suivre une autre méthode , et examiner sépa-
rément les raisonnemens de M. Gautier , et le style de le réfa->
tation.
Si j'examinais ses raisonnemens , il me serait aisé de montrer
qu'ils portent tous à faux , que l'auteur n'a point saisi l'état de
la question , et qu'il ne m'a point entendu.
rar exemple, M. Gautier prend la peine de m'apprendre au'il
Y a des peuples vicieux qui ne sont pas savans; et je m'étais aéjà
oien douté que les Kalmoucs , les Bédouins , les Cafres , n'étaient
pas des prodiges de vertu ni d'érudition. Si M. Gautier avait
donné les mêmes soins à me montrer quelque peuple savant qui
ne fût pas vicieux , il m'aurait surpris davantage. Partout il me
fait raisonner comme si j'avais dit que la science est la seule
source de corruption parmi les hommes ; s'il a cru cela de bonne
foi , j'admire la bonté qu'il a de me répondre.
Il dit que le commerce du monde suffit pour acquérir cette
politesse dont se pique un galant homme ; d oh il conclut qu'on
n'est pas fondé à en faire honneur aux sciences. Mais à quoi donc
nous ]>ermettra-t-il d'en faire honneur? Depuis que les hommes
vivent en société , il y a eu des peuples polis , et d'autres qui ne
Tétaient pas. M. Gautier a oublié de nous rendre raison de cette
différence.
M. Gautier est partout en admiration de la pureté de nos
mœurs actuelles. Cette bonne opinion qu'il eu a , fait assurément
AM. *♦*. 269
1>eatfêoup d*honneur aux siennes ; mais elle n*annonce pas une
çrande eipérîence. On dirait , au ton dont il en parle , qu'il a
étudie les nommes comme les péripatëticiens étudiaient la physi-
que , sans sortir de son cabinet. Quant à moi , j'ai fermé mes li-
vres } et f après avoir écouté jMirler les hommes , je les ai regardés
a^r. Ce n est jpas une merveille qu'ayant suivi des méthodes si
diffémtes n^/^ji nous rencontrions si peu dans nos jugemens. Je
vois qu'on ne •tfQ^ait employer un langage plus honnête que ce-
lai de notre siècle } t% voilà ce qui frappe M. Gautier : mais je
vois aussi qu'on ne saurait avoir des mœurs plus corrompues ;
et voilà ce qui me scandalise. Pensons-nous donc être devenus
f;en8 de bien parce qu'à force de donner des noms décens à not
vices nous avons appris à n'en plus rougir?
Il dit encore que quand même on pourrait prouver par des
faits que la dissolution des mœurs a toujours régné avec les
sciences , il ne s'ensuivrait pas que le sort de la probité dépendit
de leur progrès. Après avoir employé la première partie de mon
discours à prouver que ces choses avaient toujours marché en-
semble y fWi destiné la seconde à montrer qu'en effet l'une tenait
à l'autre. A qui donc puis-je imaginer que M. Gautier veut ré-
pondre ici ?
Il me parait surtout très-scandalisé de la manière dont j'ai
parlé de l'éducation des collèges. Il m'apprend qu'on y enseigne
aux jeunes gens je ne sais combien de belles choses qui peuvent
être a'nne bonne ressource pour leur amusement quand ils seront
minds , mais dont j'avoue que je ne vois point le rapport avec
les devoirs des citoyens , dont u faut conmiencer par les ins-
truire. •« Nous nous enquérons volontiers : Sait-il du grec et du
9 latin? écrit-il en vers ou en prose? Mais s'il est devenu mcil-
p leur ou plus avisé , c'était le principal ; et c'est ce qui demeure
n derrière. Criez d'un passant àtiotre peuple, O le savant homine!
» et d'un autre, O le bon homme l il ne faudra pas à détourner ses
» yeux et son respect vers le premier. Il y faudrait un tiers
» crieur , O les lourdes téUs ! »
J'ai dit que la nature a voulu nous préserver de la science
comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de soa
enfant , et que la peine que nous trouvons à nous instruire n'est
pas le moindre de ses bienfaits. M. Gautier aimerait autant que
j'eusse dit : Peuples, sachez donc une fois que la nature ne veut
pas que vous vous nourrissiez des productions de la terre; la
peine qu'elle a attachée à sa culture est un avertissement pour
Yons de la laisser en friche. M. Gautier n'a pas songé qu'avec un
peu de travail on est sûrjde faire du pain , mais qu'avec beau-
coup d'étude il est très-douteux qu on parvienne à faire un
homme raisonnable. Il n'a pas songé encore que ceci n'est pré-
cisément qu'une observation de plus en ma faveur ; car pour-
quoi la nature nous a-t-elle imposé des travaux nécessaires , si
ce n'est pour nous détourner des occupations oiseuses ? Mais , au
mépris qu'il montre pour l'agriculture ^ on voit aisément que s'il
î3i5?o LETTRE
ne tenait qa'à lui tous les laboureurs déserteraient bientôt lef
campagnes pour aller argumenter dans les écoles^ occupation ,
selon M. Gautier , et , je crois, selon bien des professeurs , fort
importante pour le bonheur de l'état.
En raisonnant sur un passage de Platon , j'avais présumé que
peut--étre les anciens Égyptiens ne faisaient-ils pas des sciences
tout le cas qu'on aurait pu croire. L'auteur de Qi^#éfutati»n me
demande comment on peut faire accorder cette opinion avec
l'inscription qu'Osymandias avait mise à sa bibliothèque. Cette
difficulté ei!^t pu être bonne du vivant de ce prince. A présent
qu'il est mort , je demande à mon tour oii est la nécessité de
faire accorder le sentiment du roi Osymandias avec celui des
sages d'Egypte. S'il eût compté et surtout pesé les voix , qui me
répondra que le mot de poisons n'eût pas été substitué à celui de
remèdes? Mais passons cette fastueuse inscription. Ces remèdes
sont excellens , j'en conviens , et je l'ai déjà répété bien des
fois ^ mais est-ce une raison pour les administrer inconsidéré-
ment f et sans égard aux tempéramens des malades ? Tel aliment
est très-btfn en soi , qui, dans ^n estomac infirme, ibe produit
qu'indigestions et mauvaises humeurs. Que (jlirait-<>n d'un méde-
cin qui , après avoir fait l'éloge de quelques viandes succulentes,
conclurait que tous les malades doivent s'en rassasier?
J'ai fait voir que les sciences et les arts énervent le courage.
M. Gautier appelle cela une façon singulière de raisonner, et il
ne voit point la liaison qui se trouve entre le courage et la vertu.
Ce n'est pourtant pas, ce me semble, une chose si dilËcile à
comprendre. Celui qui s'est une fois accoutumé à préférer sa vie
à son devoir ne tardera guère à lui préférer encore les choses qui
rendent la vie facile et agréable.
J'ai dit que la science convient à quelques grands génies , mais
<p'elle est toujours nuisible aux^unlesqui la cultivent. M. Gau-
tier dit que Socrate et Caton, qui blâmaient les sciences, étaient
pourtant eux-mêmes de fort savans hommes ; et il appelle cela
m'avoir réfuté. •
J'ai dit que Socrate était le plus savant des Athéniens , et c'est
de là que je tire l'autorité de son témoignage : tout cela n'em-
pèche point M. Gautier de m'apprendre que Socrate était sa-
vant.
Il me blâme d'avoir avancé que Caton méprisait les philoso-
phes grecs; et il se fonde sur ce que Carnéade se faisait un jeu
d'établir et de renverser les mêmes propositions, ce qui prévint
mal à propos Caton contre la littérature des Grecs. M. Gautier
devrait bien nous dire quel était le pays et le métier de ce Car-
néade.
Sans doute que Carnéade est le seul philosophe ou le seul savant
qui se soit piqué de soutenir le pour et le contre : autrement
tout ce que dit ici M. Gautier ne signifierait rien du tout. Je
m'en rapporte nir ce point à son érudition.
Si la refatati9ii n'est pas abondante en bons raisonnemens , en
A M. ♦♦*. 171
rerandie elle l'est fort en belles déclamations. L'auteur substitue
partout les omemens de l'art k la solidité des preuves qu'il pro-
mettait en commençant ; et c'est en prodiguant la pompe ora-
toire dans une réfutation , qu'il me reproche à moi de l'avoir
employée dans un discours académique.
yi quoi tênderU donc^ dit M. Gautier , Uê éloquentes déclama-
tioiu de 3f. Bmnf$eau? A abolir , s'il était possible , les vaines
déclamations des collèges. Qui ne serait pas indigné de l* entendre
aêêurer que nous atn^ns les apparences de toutes les vertus sans
en a%H}ir aucune! J'avoue qu il y a un peu de flatterie ii dire que
nous en avons les apparences ; mais M. Gautier aurait dà mieux
que personne me pardonner celle-là. Eh ! pourquoi n'a^-4-on
plus de vertu? c est qu'on cultive les beUes^lettres , les sciences
et les arts. Pour cela, précisément. Si l'on était impolis, rus»
tiques y ignorons , Goths , Huns , ou F'andales , on serait dignes
des éloges de M, Rousseau. Pourquoi non? Y a-t-il quelqu'un
de ces noms-là qui donne l'exclusion à la vertu ? Ne se lasse»
ra-t'-on point d'invectiver les hommes ? Ne se lasseront-ils point
d'être mécfaAns? Croira^'l-on toujours les rendre plus vertueux
en leur disant qu'ils n'ont point de vertu ? Croira- t-on les rendre
meilleurs en leur persuadant qu'ils sont assez bons? Sous pré»
texte d^ épurer les mœurs, est^il permis d'en renverser les appuis?
Sous prétexte d'éclairer les esprits, faudra-t-il pervertir les
anoes 7 Q doux nœuds de la société , charme des vrais philo-
sophes , aimables vertus , c*est peur vos propres attraits que vous
régnez dans les cœurs : vous ne devez votre empire ni à Pàpreté
sioîque , ni à des clameurs barbares j ni aux conseils d'une or»
gueiUeuse rusticité.
Je remarquerai d'abord une chose assez plaisante ; c'est que ,
de toutes les sectes des anciens philosophes que j'aie attaquées
comme inutiles à la vertu , les stoïciens sont les seuls que M. Gau—
tier m'abandonne^ et qu'il semble même vouloir mettre de mon
côté. 11 a raison : je n'en serai guère plus fier.
Mais voyons un peu si je pourrais rendre exactementen d'autres
termes le sens de cette exclamation : O aimables vertus yC est par
vos propres attraits que vous régnez dans les âmes. Vous rHavez
pas besoin de tout ce grand appareil d'ignorance et de rusticité :
vous savez aller au cœur par des routes plus simples et plus nor-
turelles. Il suffit de savoir la rhétorique, la logique ^ la phy»
sique j la métaphysique et les mathémcUiques , pour acquérir le
droit de vous posséder.
Autre exemple du style de M. Gautier.
Vous savez que les sciences dont on occupe les jeunes philo-
sophes dans les universités sont la logique , la métaphysique , la
morale , la physique , les mathématiques élémentaires. Si je
l'ai su , je l'avais oublié , comme nous faisons tous en deve-
nant raisonnables. Ce sont donc là , selon vous , de stériles spé-
culations? Stériles, selon l'opinion commune ) mais , selon moi ,
trcs-Certiles en mauvaises choses. Les universités vous ont une
ft72 LETTRE
grande obligation de leuravoir appris que la vénii ée tes 9eienees
s'est retirée au fond d'un puits. Je ne crois pas ayoir appris cela
à personne : cette sentence n'est point de mon invention ; elle
est aussi ancienne que la philosophie. Au reste ^ je sais mie les
universités ne me doivent aucune reconnaissance ; et je irîgno-
rais pas , en prenant la plume, que je ne pouvais à la fois taire
ma cour aux hommes , et rendre honmiage à la vérité. Les grands
philosophes qui les possèdent dans un degré éminent sont sans
doute bien surpris d'apprendre qui ils ne sat^ent rien. Je crois qu'en
effet ces a;rands philosophes qui possèdent toutes ces grandes
sciences dans un degré éminent seraient très -surpris d'ap^*
prendre qu'ils ne savent rien : mais je serais bien plus surpris
moi-mém^s si ces hommes qui savent tant de choses savaient ja<*
mais celle-là.
Je i«marque que M. Gautier , qui me traite partout avec la
plus grande politesse, n'épargne aucune occasion de me susciter
des ennemis : il étend ses soins à cet égard depuis les régens de
collège jusqu'à la souveraine puissance. M. Gautier fait fort bien
de justifier les usager du monde : on voit qu'ils ne loi sont point
étrangers. Mais revenons à la réfutation.
Toutes ces manières d'écrire et de raisonner, qui ne vont point
à un homme d'autant d'esprit que M. Gautier me paraît en avoir^
m'ont fait faire une conjecture que vous trouvères hardie , et
que je crois raisonnable, u m'accuse, très-sûrement sans en rien
croire, èe n'être point persuadé du sentiment que je soutiens. Moi»
)e le soupçonne , avec plus de fondement , d'être en secret de mon
avis : les places qu'il occupe , les circonstances ou il se trouve »
l'auront mis dans une espèce de nécessité de prendre parti contre
moi. La bienséance de notre siècle est bonne à bien des choses : ii
m'aura donc réfuté par bienséance; mais il aura pris toutes sortes
de précautions , et employé tout l'art possible pour le faire de
manière à ne persuader personne.
C'est dans cette vue qu'il commence par déclarer très-mal k
pr<^os que la cause qu'il défend interesse le bonheur de l'assem*
l>Ice devant laquelle il parle , et la gloire du grand prince sons
les lois duquel il a la douceur de vivre. Cest précisément comme
s'il disait : Vous ne pouvez , messieurs , sans ingratitude envers
votre respectable protecteur , vous dispenser de me donner rai^*
son ; et , de plus, c'est votre propre cause que je plaide aujour*
d'hui devant vous. Ainsi , de quelque coté que vous envisagies
mes preuves , j'ai droit de compter que vous ne vous rendrez pas
difficiles sur leur solidité. Je dis que tout homme qui parle ainsi
a plus d'attention à fermer la bouche aux gens que d'envie de les
convaincre.
Si vous lises attentivement la réfutation , vous n'y tronveres
presque pas une ligne qui ne semble être là pour attendre et in-
diquer sa réponse. On seul exemple suffira pour me faire en-
tendre.
Les victoires que les Athéniens remportèrenl sur les Perses et
A M. ♦*♦. 273
sur les Lacédémoniens mêmes font voir que les arts peuvent a' aS"
socier avec la pertu militaire. Je demande si ce n'est pas là une
adresse pour rappeler ce que j'ai dit de la défaite de Aerxës , et
pour mefairesongerau dénouement de la guerre du Péloponnèse.
Z^eur gouvernement^ devenu vénal sous Periclès^ prend une nou"
ue/lej'ace : l* amour du plaisir étouffe leur bravoure , lesjbnctiona
les plus honorables sont avilies ^ timpunité multiplie les mauvais
citoyens y les fonds destinés à la guerre sont destinés à nourrir la
mollesse et Coisiveté : toutes ces causes de corruption , quel rap^
port onl'^lles aux sciences ?
Que fait ici M. Gautier , sinon de rappeler toute la seconde
Partie de mon discours oii j'ai montré ce rapport? Remarquez
art avec lequel il nous donne pour causes les effets de la cor^
ruption , afin d'engager tout homme de bon sens à remonter de
lui-même à la première cause de ces causes prétendues. Remar-
quez encore comment , pour en laisser faire la réflexion au lec-
teur y il feint d'ignorer ce qu'on ne peut supposer qu'il ignore eu
efiet , et ce que tous les historiens aisent unanimement , que la
dépravation des mœurs et du gouvernement des Athéniens fut
l'ouvrage des orateurs. Il est donc certain que m'attaquer de
cette* manière , c'est bien clairement m'indiquer les réponses que
je dois faire.
Ceci n'est pourtant qu'une conjecture que je ne prétends point
garantir. M. Gautier n'approuverait peut-être pas que je vou-
lusse justifier son savoir .aux dépens de sa bonne foi : mais si eu
effet il a parlé sincèrement en réfutant mon discours , comment
M. Gautier, professeur en histoire , professeur en mathématique ,
membre de l'académie de Nancy , ne s'est-il pas un peu défié de
tous les titres qu'il porte ?
Je ne répliquerai donc pas à M. Gautier : c'est un point résolu.
Je ne pourrais jamiais répondre sérieusement , et suivre la réfu-
tation pied à pied : vous en voyez la raison^ et ce serait m^l re-
connaître les éloges dont M. Gautier m'honore , que d'employer
le ridiculum acri , l'ironie et l'amère plaisanterie. Je crains bien
déjà qu'il n'ait que trop à se plaindre du ton de cette lettre : au
moins n'ignorait-il pas, en écrivant sa réfutation , qu'il attaquait
un homme qui ne fait pas assez de cas de la politesse pour vou-
loir apprendre d'elle à déguiser son sentiment.
Au reste , -je suis prêt à rendre à M. Gautier toute la jus-
tice qui lui est due. Son ouvrage me parait celui d'un honmie
d'esprit qui a bien des connaissances : d'autres y trouveront peut-
être de la philosophie ; quant à moi, j'y trouve beaucoup d'éru-
dition.
Je suis de tout mon cœur, monsieur, etc.
P, S, Je viens de lire , dans la gazette d'Utrecht du 22 oc*
tobre, une pompeuse exposition de l'ouvrage de M. Gautier, et
cette exposition semble faite exprès pour confirmer mes soup-
çons« Un auteur qui a quelque confiance en son ouvrage laisse
7. 18
274 LETTRE A M. ♦*♦.
aux autres le soin d'en faire l'éloge , et se borne à en faire un
bon extrait : celui de la réfutation est tourné avec tant d'adresse
que, quoiqu'il tombe uniquement sur des bagatelles que je n*a-
vais employées que pour servir de transitions , il n'y en a pas
une seule sur laquelle un lecteur judicieux puisse être de l'avis
de M. Gautier.
Il n'est pas vrai , selon lui , que ce soit des vices des hommes
que l'histoire tire son principal intérêt.
Je pourrais laisser les preuves de raisonnement; et pour mettre
M. Gautier sur son terrain, je lui citerais des autorités.
Heureux les peuples dont les rois ont fait peu de bruit dans
r/iisloire !
Si jamais les hommes deviennent sages, leur histoire n* amusera
guère,
M. Gautier dit avec raison qu'une société , fût-elle toute com-
posée d'hommes justes , ne saurait subsister sans lois; et il con-
clut de là qu'il n'est pas vrai que, sans les injustices des hommes,
la jurispruaence serait inutile. Un si savant auteur confondraitnil
la jurisprudence et les lois?
Je pourrais encore laisser les preuves de raisonnement; et pour
mettre M. Gautier sur son terrain , je lui citerais des faits.
Les Lacédémoniens n'avaient ni jurisconsultes ni avocats; leurs
lois n'étaient pas même écrites : cependant ils avaient des lois. Je
m'en rapporte à l'érudition de M. Gautier pour savoir si les lois
étaient plus mal observées à Laccdémone que dans les pays où
fourmillent les gens de loi.
Je ne m'arrêterai point à toutes les minuties qui servent de texte
à M. Gautier, et qu'il étale dans la gazette; mab je finirai par
cette observation , que je soumets à votre examen.
Donnons partout raison k M. Gautier, et retranchons de mon
discours toutes les choses qu'il attaque; mes preuves n'auront
presque rien perdu de leur force. Otons de l'écrit de M. Gantier
tout ce qui ne touche pas le fond de la question , il n'j restera
rien du tout.
Je conclus toujours qu'il ne faut point répondre à M. Gantier.
A Paris y c« premier novembre i75i.
REPONSE
DE J. J. ROUSSEAU
AU ROI DE POLOGNE, DUC DE LORRAINE,
sur la réfutation faite par ce prince de son discours.
J E devrais plutôt un remerciaient qu'une répliaue k l'auteur
anonime (i), qui vient d'honorer mon discours d une réponse :
mais ce que je dois à la reconnaissance ne me fera point oublier
ce que je dois à la vérité; et je n'oublierai pas non plus que,
toutes les fois qu'il est question de raison , les hommes rentrent
«Uins le droit de la nature , et reprennent leur première égalité.
Le discours auquel j'ai à répliquer est plein de choses trcs-
vraies et très-bien prouvées auxquelles je ne vois aucune réponse :
car, quoique j'y sois qualifié de docteur, je serais bien fâché
cl'étre au nombre de ceux qui savent répondre à tout.
Ma défense n'en sera pas moins facile : elle se bornera à com-
parer avec mon sentiment les vérités qu'on m'objecte ; car si je
prouve qu'elles ne l'atUquent point , ce sera , je crois , l'avoir
assex bien défendu.
Je puis réduire à deux points principaux toutes les proposi-
tions établies par mon adversaire; l'un renferme l'éloee des
^iences , l'autre traite de leur abus. Je les examinerai séparément.
Il semble , au ton de la réponse , qu'on serait bien aise que
j'eusse dit des sciences beaucoup plus de mal qve je n'en ai dit
en effet. On j suppose que leur éloge , qui se trouve à la tête de
mon discours , a du me coûter beaucoup : c'est , selon l'auteur ,
un aveu arraché à. la vérité et que je n ai pas tardé k rétracter.
Si cet aveu est un éloge arraché par la vérité , il faut donc
croire que je pensais des sciences le bien que j'en ai dit : le bien
que l'auteur en dit lui-même n'est donc point contraire à mon
sentiment. Cet aveu , dit-on , est arraché par force : tant mieux
pour ma cause ; car cela montre que la vérité est chez moi plus
forte que le penchant. Mais sur quoi peut-on juger que cet éloge
est forcé? Serait-ce pour être mal fait? Ce serait intenter un
procès bien terrible à la sincérité des auteurs , que d'en juger
sur ce nouveau principe. Serait-ce pour être trop court ? Il me
semble que j'aurais pu facilement dire moins de choses en plus
de pages. C est , dit-on , que je me suis rétracté. J'ignore en
quel endroit j'ai fait cette faute; et tout ce que je puis répondre^
c'est que ce n'a pas été mon intention.
(i) L'ouvrage du roi de Pologne étant d*abord anonime, et non avoué
par Tautenr , m'obligeait à lui laisser Vincognito qu'il av^it pris ; mais co
prince J ayant depuis reconnu publiquement ce même ouvrage, m'a dis-
pensé de taire plus lovg-temps rhonnt ur qu'il m'a hiU
276 RÉPONSE
La science est très-bonne en soi : cela est évident ; et il fau-
drait avoir renoncé au bon sens pour dire le contraire. L'auteur
de toutes choses est la source de la vérité; tout connaître est uu
de ses divins attributs : c'est donc participer en quelc^ue sorte à
la suprême intelligence que d'acquérir des connaissances et
d'étendre ses lumières. £n ce sens j'ai loué le savoir , et c'est en
ce sens que le loue mon adversaire. Il s'étend encore sur les di-
vers genres d'utilité que l'homme peut retirer des arts et des
sciences ; et j'en aurais volontiers dit autant si cela eût été de
mon sujet. Ainsi nous sommes parfaitement d'accord en ce point.
iViais comment se peut-il faire que les sciences , dont la source
est si pure et la fin si louable , engendrent tant d'impiétés, tant
d'hérésies , tant d'erreurs , tant de systèmes absurdes , tant de
contrariétés , tant d'inepties , tant de satires amères , tant de
misérables romans , tant de vers licencieux , tant de livres ob-
scènes ; et, dans ceux qui les cultivent , tantd'oreueil , tant d'ava-
rice , tant de malignité , tant de cabales , tant de jalousies, tant
de mensonges , tant de noirceurs , tant de calomnies , tant de
lâches et honteuses flatteries? Je disais aue c'est parce que la
science., toute belle, toute sublime qu'elle est, n'est point faite
pour l'homme } qu'il a l'esprit trotfliomé pour y faire de grands
progrès , et trop de passions dans le cœur pour n'en pas faire un
mauvais usage ; que c'est assez pour lui ae bien étudier sts de—
yoirs , et que chacun a reçu toutes les lumières dont il a besoin
pour cette étude. Mon' adversaire avoue de son côté que les
sciences deviennent nuisibles quand on en abuse, et que plusieurs
en abusent en efièt. £n cela nous ne disons pas , )e crois , des
choses fort différentes : j'ajoute , il est vrai , qu on en abuse beau-
coup , et qu'on en abuse toujours ; et il ne me semble pas que
dans la réponse on ait soutenu le contraire.
Je peux donc assurer que nos principes , et , par conséquent ,
toutes les propositions qu'on en peut aéduire , n'ont rien d'op-
posé ; et c est ce que j'avais à prouver : cependant , quand nous
venons k conclure , nos deux conclusions se trouvent contraires.
La mienne était que, puisque les sciences font plus de mal aux
mœurs que de bien à la société , il eût été à désirer que les
hommes 8*y fussent livrés avec moins d'ardeur : celle de mon
adversaire est que , quoique les sciences fassent beaucoup de mal ,
il ne faut pas laisser de les cultiver à cause du bien qu'elles font.
Je m'en rapporte , non au public , mais au petit nombre des
vrais philosophes , sur celle qu'il faut préférer de ces deux
conclusions.
Il me reste de légères observations à faire sur quelques en-
droits de cette réponse , qui m'ont paru manquer un peu de la
justesse que j'admire volontiers dans les autres, et qui ont pa
contribuer par-là à l'erreur de la conséquence que 1 auteur en
tire.
L'ouvrage commence par quelques personnalités que je ne
relèverai qu'autant qu'elles feront à la question. L'auteur m'ho-
AU ROI DE POLOGNE. ^77
Tiore de plusieurs éloges ; et c'est assurément m'ouvrîr une belle
carrière. Mais il y a trop peu de proportion entre ces choses : un
silence respectueux sur les objets de notre admiration est sou-
vent plus convenable que des louanges indis|:rëte8 (i).
Mon discours, dit-on , a de quoi surprendre (2). Il me semble
que ceci demanderait quelque éclaircissement. On est encore
surpris de le voir couronné : ce n'est pourtant pas un prodige de
voir couronner de médiocres écrits. Dans tout autre sens cette
surprise serait aussi honorable à l'académie de Dijon qu'inju-
rieuse à l'intégrité des académies en général ; et il est aisé de
sentir combien j'en ferais le profit de ma cause.
On me taxe par des phrases fort agréablement arrangées de
contradiction entre ma conduite et ma doctrine : on me re-
proche d'avoir cultivé moi-même les études que je condamne (3).
Fuisque la science et la vertu sont incompatibles , comme on
prétend que je m'efforce de le prouver , on me demande d'un
ton assez pressant comment j'ose employer l'une en me déclarant
pour l'autre.
II y a beaucoup d'adresse à m'impliquer ainsi moi-même dans
la question : cette personnalité ne peut manquer de jeter de
l'embarras dans ma répons^ ou plutôt dans mes réponses ; car
malheureusement j'en ai pHh d'une à faire. Tâchons du moins
que la justesse y supplée à l'agrément.
(1) Toasies princes, bons et mauvais, seront foujoars bassement et
indifferemmeut loués , tant qu'il 7 aura des courtisans et des gens de
lettres. Quant aux princes qui sont de grands hommes, il leur faut dea
éloges plus modcrés et mieux choisie. lia flatterie offense leur vertu , et
la Jonange même peut faire tort à leur gloire. Je sais bien du moins que
Trajan serait beaucoup plus grand à mes yeux , si Pline n'eût jamais
écrit. Si Alexandre eût été en effet ce qu'il'affeclait de paraître, il n*eût
point songé à son portrait ni à sa statue \ mais pour son panégyrique , il
n'eût permis qu'à un Lacédémonien de le faire , au risque de n'en point
avoir. Le seul éloge digne d'un roi est celui qui se fait entendre , non par
la bouche mercenaire d'un orateur^ mais par la voix d'un peuple libre.
Tour que j e prisse plaisir à vos louanges , disait l'empereur Julien a des
courtisans qui vantaient sa justice , il faudrait que vous osassiez dire le
contraire , s*ii était vrai,
(2) C'est de la question même qu'on pourrait être surpris : grande et
belle question, s'il en fut jamais, et qui pourra bien n'être pas sitôt
renouvelée. L'académie française vient de proposer , pour le prix d'élo-
quence de l'année zySz, un sujet fort semblable à celui-U. 11 s'agit de
soutenir que Vamour des lettres inspire l'amour de la vertu* L'académie
n*a pas jugé à propos de laisser un lel sujet en problême ,et celte sage
compagnie a doublé dans cette occasion le temps qu'elle accordait oi-
devant aux auteurs, même pour les sujets les plus difficiles.
(3) Je ne saurais me justifier, comme bien d'autres, sur ce que notre
éducation ne dépend point de nous^ et qu'on ne nous consulte pas pour
nous empoisonner. C'est de Irès-bon gré que je me suis jeté dans l'étude;
et c'est de meilleur coeur encore que je Tai abandonnée , en m'aperccvant
du trouble qu'elle jetait dans mon ame sans ancnn profit pour ma raison.
Je ne veux plus d'un métier trompeur , où l'on croit beaucoup faire pour
la sagesse, en faisant tout pour la vanité.
378 RÉPONSE
i<*. Qae la culture des sciences corrompe les mœurs d'une
nation , c'est ce que j'ai osé soutenir , c'est ce que î'ose croire
avoir prouve. Mais comment aurais-je pu dire que dans chaque
homme en particulier la science et la vertu sont incompatibles ,
moi qui ai exhorté les princes à appeler les vrais savans k leur
cour et à leur donner leur confiance , afin qu'on voie une fois ce
que peuvent la science et la vertu réunies pour le bonheur du
genre humain? Ces vrais savans sont en petit iMHnbre y je l'avoue ;
car , pour bien user de la science , il faut réunir de grands ta-
lens et de grandes vertus : or , c'est ce qa'on peut espérer de
Quelques âmes privilégiées , mais qu'on ne doit point attendre
ae tout un peuple. On ne saurait donc conclure de mes principes
qu'un homme ne puisse être savant et vertueux tout à fa fois.
2°. On pourrait encore moins me presser personnellement par
cette prétendue contradiction , quand même elle existerait réel-
lement. J'adore la vertu : mon cœur me rend ce témoignage 5 il
me dit trop aussi combien il y a loin de cet amour à la pratique
3 ni fait lliomme vertueux. D'ailleurs , je suis fort éloigné
'avoir de la science , et plus encore d'en affecter. J'aurais cru
que l'aveu ingénu- que j'ai fait au commencement de mon dis-
cours me garantirait ae cette imutation ; je craignais bien
plutôt qu'on ne m'accusât de jugerVs choses que je ne connais-
sais pas. On sent assez combien il «allait impossible d'éviter à
la fois ces deux reproches. Que sais-je même si l'on n'en vien-
drait point à les reunir , si je ne me hâtais de passer condamna-
tion sur celui^i , quelque peu mérité qu'il puisse être ?
3**. Je pourrais rapporter à ce sujet ce que disaient le» pères
de l'église des sciences mondaines qu'ils méprisaient , et dont
pourtant ils se servaient pour combattre les philosophes païens :
)e pourrais citer la comparaison qu'ils en faisaient avec les vases
des Égyptiens volés par les Israélites. Mais je me contenterai pour
dernière réponse de proposer cette question : Si quelqu'un ve-
nait pour me tuer , et aue j'eusse le bonheur de me saisir de
son arme , me serait-il aéfendu , avant que de la jeter, de m'en
servir pour le chasser de chez moi ?
Si la contradiction qu'on me reproche n'existe pas , il n'est donc
pas nécessaire de supposer que ]e n'ai voulu que m'égayer sur
un frivole paradoxe ; et cela me paraît d'autant moins néces-
saire, que le ton que j'ai pris, quelque mauvais qu'il puisse être,
n'est pas du moins celui qu'on emploie dans les jeux d'esprit.
Il est temps de Bnir sur ce qui me regarde : on ne gagne jamais
rien à parler de soi ; et c'est une indiscrétion que le public par-
donne difficilement , même quand on y est forcé. La vérité est
si iildépendante de ceux qui l'attaquent et de ceux qui la défen-
dent , que les auteurs qui en disputent devraient bien s'oublier
réciproquement : cela épargnerait beaucoup de papier et d'encre.
Mais cette règle si aisée à pratiquer avec moi ne l'est point du
tout vis<-à-vis de mon adversaire ; et c'est une différence qui
n'est pas à l'avantage de ma réplique.
AU ROI DE POLOGNE. 279
L'antenr , observant que j'attaque les sciences et les artf; par
lears effets sur les mœurs , emploie pour me répondre le dénom-
brement des utilités qu'on en retire dans tous les états : c'est
comme si , pour justifier un accusé , on se contentait de prouver
Îin'ii se porte fort bien y qu'il a beaucoup d'habileté , ou qu'il est
ort riche. Pourvu qu'on m'accorde que les arts et les sciences
noasrendent malhonnêtes gens, je ne disconviendrai pas qu'ils
ne nous soient d'ailleurs très-commodes : c'est une conformité de
pins qu'ils auront avec la plupart des vices.
L'antenr va plus loin , et prétend encore que l'étude nous est
nécessaire pour admirer les beautés de l'univers , et que le spec-
tacle de la nature , exposé , ce semble , aux yeux de tous pour
Tinstraction des simples , exige lui-même beaucoup d'instruc-
tion dans les observateurs pour en être aperçu. J'avoue que cette
C position me surprend: serait-ce qu'il est ordonné â tous les
amcs d'être philosophes , ou qu'il n'est ordonné qu'aux seuls
philosophes de croire en Dieu ? L Écriture nous exhorte en mille
endroits d'adorer la grandeur et la bonté de Dieu dans les mer-
veilles de ses œuvres : je ne pense pas qu'elle nous ait prescrit
nulle part d'étudier la physique , m que l'auteur de la nature
sent moins bien adoré par moi qui ne sais rien , que par celui
qui connaît et le cèdre , et llysope , et la trompe de la mouche y
et celle de l'éléphant : Non enim nos Deus ista scire , sed tan^
tummodo uH voluit.
On croit toujours avoir dit ce que font les sciences , quand on
a dit ce qu'elles devraient faire. Cela me paraît pourtant fort
différent. L'étude de l'univers devrait élever l'homme à son créa-
teur Y je le sais ; mais elle n'élève que la vanité humaine. Le phi-
losophe , qui se flatte de pénétrer dans les secrets de Dieu , ose
associer sa prétendue sagesse à la sagesse éternelle : il approuve,
il blâme, il corrige , il prescrit des lois à la nature , et des bornes
à la divinité ; et tandis qu'occupé de ses vains systèmes il se
donne mille peines pour arranger ta machine du monde , le la-
boureur , qui voit la pluie et le soleil tour à tour fertiliser son
champ, admire , loue et bénit la main dont il reçoit ces grâces,
sans se mêler de la manière dont elles lui parviennent. Il ne
cherche point à justifier son ignorance ou ses vices par son incré-
dulité, ri ne censure point les œuvres de Dieu , et ue s'attaque
gaire : c'est à une bouche savante que ce blaspli
serve. Tandis que la savante Grèce était pleine d'athées , Elien
remarquait (i) que jamais barbare n'avait mis en doute l'exis-
tence de la divinité. Nous pouvons remarquer de même aujour-
d'hui qu'il n'y a dans toute l'Asie qu'un seul peuple lettré , que
pins de la moitié de ce peuple est athée , et que c'est la seule
nation de l'Asie oii l'athéisme soit connu.
(1) Var. Hist.l. 2,c. 3i.
28o RÉt>ONSE
Iai curiosité neUurelle à Vhomme y continue-t-on , lui inspire
V envie (Papprendre, II devrait donc travailler à la contenir,
comme tous ses penchans naturels. Ses besoins lui en font sentir
la nécessité, A bien des égards les connaissancesjsont utiles ; ce-
pendant les sauvages sont des hommes, et ne sentent point cette
nécessité-là. Ses emplois lui en imposent T obligation, ils lui im-
rasent bien plus souvent celle de renoncer à l'étude pour vaquer
ses devoirs (i). Ses progrès lui en font goûter le plaisir. C'est
pour cela même qu'il devrait s'en défier. Ses premières décou^
vertes augmentent l'avidité qu*il a de savoir. Cela arrive en effet
à ceux qui ont du talent. Plus il connaît , plus il sent qu^il a de
connai tances à acquérir. C'est-à-dire que l'usage de tout le
temps qu'il perd est de l'exciter à en perdre encore davantage.
Mais il n'y a guère qu'un petit nombre d'hommes de génie en
qui la vue de leur ignorance se développe en apprenant , et c'est
pour eux seulement que l'étude peut être bonne. A peine les
petits esprits ont-ils appris quelque chose , qu'ils croient tout
savoir ; et il n'y a sorte de sottise que cette persuasion ne leur
fasse dire et faire. Plus il a de connaissances acquises , plus il
a de facilité à bien faire. On voit qu'en parlant ainsi l'auteur a
bien plus consulté son cœur qu'il n^ observé les hommes.
Il avance encore qu'il est bon 4l^ connaître le mal pour ap-
prendre à le fuir ; et il fait entendre qu'on ne peut s'assurer de
sa vertu qu'après l'avoir mise à l'épreuve. Ces maximes sont au
moins douteuses et sujettes à bien des discussions. 11 n'est pas
certain que , pour apprendre à bien faire , on soit obligé de
savoir en conibicn de manières on peut faire le mal. Nous
avons un guide intérieur, bien plus infaillible que tous les li-
vres , et qui ne nous abandonne jamais dans le besoin. C'en
serait assez pour nous conduire innocemment , si nous voulions
l'écouter toujours. Et conmient serait-on obligé d'éprouver se%
forces pour s'assurer de sa vertu , si c'est un des exercices de la
vertu cle fuir les'Occasions du vice?
L'homme sage est continuellement sur ses gardes , et se défie
toujours de ses propres forces : il réserve tout son courage pour
)e besoin , et ne s'expose jamais mal à propos. Le fanfaron est
celui qui se vante sans cesse de plus qu'il ne peut faire , et qui ,
après avoir bravé et insulté tout le monde , se laisse battre à la
(i) CVstune mauvaise marque pour une aociélé, qu'il faille tant d©
science dans ceux qni la conduisent 5 si les hommes étaient ce qu'ils
doiveni êlre , ils n'auraient guère besoin dVludier pour apprendre let
chofvrs qu'ils onl à faire. Au reste , Cicéron lui-même, qui, dit Mon-
taigne , « deAait au savoir tout son vaillant , reprend aucuns de ses amis
>} d'avoir accoulumé de mettre à l'astrologie , au droit , a la dialectique
u et à la géométrie , plus de temps que ne méritaient ces arts , et que cela
» les divertissait des devoirs de la vie, plus utiles et honnêtes.» II me
semble que, dans cette cause commune, les sa vans devraient mieux a'en-
Icndr» entre eux, et donner au moins drs misons sur lesquelles cux-
xaémes fussent d'accord.
AU ROI DE POLOGNE. a8i
première rencontre. Je demande lequel de ces denx portraits
ressemble le mieux k un philosophe aux prises avec ses passions.
On me reproche d'avoir affecté de prendre chez les anciens
mes exemples de vertu. Il y a bien de l'apparence que j'en au-
rais trouvé encore davantage , si j'avais pu remonter plus haut.
J'ai cité aussi un peuple moderne , et ce n'est pas ma faute si
je n'en ai trouvé qu'un. On me reproche encore dans une ma-
xime générale des parallèles odieux , oii il entre , dit-on y moins
de xële et d'équité que d'envie contre mes compatriotes et d'hu-
meur contre mes contemporains. Cependant personne , peut-
être , n'aime autant que moi son pays et ses compatriotes. Au
surplus j je n'ai qu'un mot à répondre. J'ai dit mes raisons , et
ce sont elles qu'il faut peser : quant à mes intentions , il en faut
laisser le jugement à celui-là seul auquel il appartient.
Je ne dois point passer ici sous silence une objection consi-
dérable qui m a déjà été faite par un philosophe (i). N'est'-ce
point , me dit-on ici , an climat , au tempérament , au mangue
tPoccaêion , au défaut d'objet , à l'économie du gouvernement ,
aux coutumes y aux lois , à toute^ autre cause quraux sciences ,
^«'ois doit attribuer cette différence qu^on remarque quelquefois
dans les mœurs en différens pafs et en différens temps ?
Cette question renferme de grandes vues et demanderait des
éclaîrcissemens trop étendus pour convenir à cet écrit. D'ail-
leurs , il s'agirait d'examiner les relations trës-cachées mais trës-
réelles qui se trouvent entre la nature du gouvernement et le
çénie , les mœurs et les connaissances des citoyens ; et ceci me
jetterait dans des discussions délicates , qui me pourraient mener
trop loin. De plus , il me serait bien difHcilc cle parler dé gou-
vernement , sans donner trop beau jeu à mon adversaire ; et ,
tout bien pesé , ce sont des recherches bonnes à faire à Genève y
et dans d'autres circonstances.
Je passe à une accusation bien plus grave que Tobjection
précédente. Je la transcrirai dans ses propres termes : car il est
important de la mettre fidèlement sous les yeux du lecteur.
PluM le chrétien examine t authenticité de ses titres , plus il se
Tttsewne dans la possession de sa croyance ; plus il étudie la ré-
vélation y plus il se fortifie dans la foi. C'est dans les divines
écritures qu'il en découvre l'origine et l'excellence ; cest dans les
doctes écrits des pères de V église qu'il en suit de siècle en siècle
le développement ; cest dans les livres de morale et les annales
saintes qu* il en voit les exemples et quil s^ en fait f application •
Quoi! r ignorance enlèvera à la religion et à la vertu des appuis
si puissans ! et ce sera à elle qiiun docteur de Genève ensei-
gnera hautement qu'on doit P irrégularité des mœurs ! On «'e-
tonnerait davantage d'entendre un si étrange paradoxe , si on ne
tavait que la singularité d'un système , quelque dangereux qu'il
(i) Prcf. clerEftcycI.
28a RÉPONSE
hoU^ n^est qv!une raison de pluê pour qui n'a pour regh que
L^ esprit pariiculier»
J'ose le demander à Tauteur : G>inment a-t-il pu jamais
donner une pareille interprétation aux principes qne j'ai éta-
blis ? Comment a'-t-il pu m'accuser de blâmer 1 étude de la re*»
Hgion , moi qui blânîe surtout l'étude de nos vaines sciences
parce qu'elle nous détourne de celle de nos devoirs 7 Et qu'est-ce
que l'étude des devoirs du chrétien , sinon celle de sa religion
même?
Sans doute j'aurais dû blâmer expressément toutes ces pn^
riles subtilités de la scolastique avec lesquelles , sous prétexte
d'éclaircir les principes de la religion , on en anéantit l'esprit
en substituant l'orgueil scientifique à l'humilité chrétienne.
J'aurais dû m'élever avec plus de lorce contre ces ministres in*
discrets qui les premiers ont osé porter les mains à l'afche pour
étayer avec leur faible savoir un édifice soutenu par la main de
Dieu. J'aurais dû m'indigner contre ces hommes frivoles qui ,
par leurs misérables pomtillcries , ont avili la sublime sim-
5 licite de l'évansile , et réduit en syllogismes la doctrine de
ésus-Girist. Mais il s'agit aujourd'hui de me défendre , et non
d'attaquer.
Je vois que c'est par l'histoire et les faits qu'il faudrait ter-
miner cette dispute. Si je savais .exposer en peu de mots ce que
les sciences et la religion ont eu de commun dès le commence-
ment , peut-être cela servirait-il à décider la question sur ce
point.
Le peuple que Dieu s'était choisi n'a jamais cultivé les sciences,
et on ne lui en a jamais conseillé l'étude ; cependant , si cette
étude était bonne à quelque chose , il en aurait eu plus besoin
qu'un autre. Au contraire , ses chefs firent toujours leurs efforts
Î>our le tenir séparé autant qu'il était possible des nations ido-
âtres et savantes qui l'environnaient : précaution moins né-
cessaire pour lui d'un côté que de l'autre ; car ce peuple faible
et grossier était bien plus aisé à séduire par les fourberies des
prêtres de Baal , que par les sophismes des philosophes.
Après des dispersions fréquentes parmi les Égyptiens et les
Grecs , la science eut encore mille peines à germer aans les télés
des Hébreux. Joseph et Philon , qui partout ailleurs n'auraient
été que deux hommes médiocres , lurent des prodiges parmi
eux. Les saducéens , reconnaissables à leur irréligion , furent les
philosophes de Jérusalem 5 les pharisiens, grands hypocrites , en
furent les docteurs (i). Ceux-ci , quoiqu'ils bornassent à peu
(1) On voyait régner entre ces denx partis cette haine et ce mépris
réciproqnes qui régnèrent de tout temps entre les docteurs et les philo*
sophes; c'est-à-dire entre ceux qui font de leur léle on répertoire de la
science d'au trui , et ceux qui se piquent d'en avoir une à eux. Mettes aox
prises le maître de musique et le mattre à danser do Bourgeois gentil-
homme, vouR aurex ]*anliqnaire et le bel r.oprît , le chimiste et Thomme
de Jcllr^'s, le jurifconsulte et le médecin, le géomètre et le versificateur ,
AU ROI DE POLOGNE. ^83
près leur science à Tétude de la loi , faisaient cette étude avec
tout le faste et toute la suifisauce doginatiaues. Ils observaient
aussi avec un trës-grand soin toutes les pratiques de la religion ;
mais l'évangile nous apprend l'esprit de cette exactitude , et le
cas qu'il en fallait faire. Au surplus » ils avaient tous très-peu
de science et beaucoup d'orgueil ^ et ce n'est pas en cela qu'ils
différaient le plus de nos docteurs d'aujourd'hui.
Dans l'établissement de la nouvelle loi , ce ne fut point à des
savans oue Jésus-Christ voulut confier sa doctrine et son mi-
nistère. Il suivit dans son choix la prédilection qu'il a montrée
en toute occasion pour les petits et les simples ; et dans les ins-
tructions qu'il donnait à ses disciples , on ne voit pas un mot
d'étude ni de science , si ce n'est pour marquer le mépris qu'il
faisait de tout cela.
Après la mort de Jésus-Christ, douze pauvres pécheurs et arti-
sans entreprirent d'instruire et de convertir le monde. Leur
méthode était simple ; ils prêchaient sans art, mais avec un cœur
pénétré ; et de tous les miracles dont Dieu honorait leur foi , le
plus frappant était la sainteté de leur vie : leurs disciples sui-
virent cet exemple, et le succès fut prodigieux. Les prêtres'
païens y alarmés, firent entendre aux princes que l'état était
perdu y parce que les offrandes diminuaient. Los persécutions
s'élevèrent , et les persécuteurs ne firent qu'accélérer les pro-
grès de cette religion qu'ils voulaient étouffer. Tous les cUrc-
Uens couraient au martyre , tous les peuples couraient au bap-
tême ; l'histoire de ces premiers temps est un prodice continuel.
Cependant les prêtres des idoles , non contens de persécuter
les chrétiens , se mirent à les calomnier. Les philosophes, qui
ne trouvaient pas leur compte dans une religion qui prêche l'hu-
milité , se joignirent à leurs prêtres. Les simples se faisaient
chrétiens , il est vrai ; mais les savans se moquaient d'eux , et
Ton sait avec quel mépris saint Paul lui-même lut reçu des Athé-
Biens. Les railleries et les injures picuvaient de toutes parts sur
la noovelle secte. 11 fallut prendre la plume pour se défendre.
Saint Justin martjr (i) écrivit le premier l'apologie de sa foi.
le thrologîen et le philosophe. Pour bien juger de tons c'.h ^e us-là , il
Mffit de s'eu rapporter à «^ux^inémes , cl découler ce que chacun vous
dit, Bon de doi , inni» dcn autres.
(i) Ce» premiers écrivains , qui scf^Ilaient de leur sang lo It'moignnj;^
dt leur plaine, M-raient aujourdMiui des auteurs bien scandaleux, car ih
«ntenaient précisément le même sentiment que moi. Snint Jtislin , dan<%
sra entretien avecTriphon , passe en revue les diverses sccics d** philo-
•opbie dont il avait autrefois essayé , et 1rs rend si ridicules qu'on croi»
nit lire un dialogue de Liucieu : aussi voit-on , dans l\»p«>lojiie de Trr-
tnlISen , combien les premiers chrétiens se tenaient oflriisés dVire pri:>
pour des philosophe».
Ce serait en effet nn détail bien flétrissant pour la philosophie , qu'^
Vezposition des maximes pernicieuses et des dogmes impies de sr'<> di-
verses sectes. Les épicuriens niaient toute provid'Mice , les :ir:i(l«'inirt'>ns
doutaient de rczislencc de la divinité , et U"< s\*nr'\t*u< df> riinvi'-i'i':!'
a84 RÉPONSE
On attaqua les païeus à leur tour; les attaquer, c'était les
vaincre. Les premiers succès encouragèrent d'autres écrivains.
Sous prétexte d'exposer la turpitude au paganisme , on se jeta
dans la mythologie et dans l'érudition (i;; on voulut montrer
de la science et du bel esprit ; les livres parurent en foule , et
les mœurs commencèrent à se relâcher.
Bientôt on ne se contenta plus de la simplicité de l'évangile et
de la foi des apôtres, il fallut toujours- avoir plus d'esprit que
ses prédécesseurs. On subtilisa sur tous les dogmes; chacun vou-
lut soutenir son opinion , personne ne voulut céder. L'ambition
d*étre chef de secte se fit entendre , les hérésies pullulèrent de
toute» parts.
L'emportement et la violence ne tardèrent pas à se joindre à
la dispute. Ces chrétiens si doux , qui ne savaient que tendre la
de Tame. Les sectes moins célèbres n'avaient pas de meilleurs seotimcns ;
en voici un échantillon dans c-eux de Théodore, chef d'dne des deox
branches des oyrénaïqaes , rapporté par Dîogène Laërce. Suêiulit amici*
tieun, qubd ea neque inaipientibus neque sapientibua adsit. • . • Proba'
bile dicebat prudent em virum non seipsum pro patria periculis exponert ,
neque enim pro insipientium commodis amittendam esse prudeniiawu
Furto quoque et adulterio et sacrilegio , cùm tempestivum erit , daturum
opérant sapientem, Nihil quippe horum turpe naturâ esse. Sedaufera»
fur de hisce vuigaris opinio , quœ e stultorum imperitorumquepUbecmla
conflata est sapieniem publiée absque ullo pudore ac auspicionê
scortis congressurum.
Ces opinions sont particulières , je le sais : mais y a-t-il une seule de
toutes les socles qui ue soit tombée dans quelque erreur dangereuse ? El
que dirons-nous de la distinction des deux doctrines, si avidement reçue
de tous les philosophes, et par laquelle ils professaient en secret des
scntimens contraires à ceux qu'ils enseignaient publiquement ? Pylha-
gore fut le premier qui fît usage de la doctrine intérieure; il ne la d^
couvrait à ses disciples qu'après de longues épreuves et avec le pins
grand mystère. Il leur donnait en secret des leçons d'athéisme, et offrait
solennellement des hécatombes «i Jupiter. Les' philosophes se trouvèrent
si bien de celle méthode, qu'elle se répandit rapidement dans la Grèce,
et de là dans Rome , comme on le voit par les ouvrages de Cicéron , qui
se moqunit avec ses amis des dieux immortels, qu'il attestait avec tant
d'emphase sur la tribune aux harangues.
La doctrine intérieure n'a point élé porlée d'Europe à la Chine , maïs
elle y est née aussi avec la philosophie ; et c'est à elle que les Chinois sont
redevables de cette foule d'aihées ou de philosophes qu'ils ont parmi
eux. L'histoire de cette fatale doctrine , faite par un homme instruit et
sincère, serait un terrible conp porté à la philosophie ancienne et mo-
derne. Mais la philosophie bravera toujours la raison, la vérité, et le
temps même, parce qu'elle a sa source dans l'orgueil humain , plus fort
que toutes ces choses.
(i) On a fuit de justes reproches à Clément d'Alexandrie d'avoir aflêe-
té, dans ses écrits , une érudition profane, peu convenable a un chré-
tien. Cependant il semble qu'on était excusable alors de s'instruire de
la doctrine contre laquelle on avait à se défendre. Mais qui pourrait voir
sans rire toutes les peines que se donnent aujourd'hui nos savans pour
éclaircir les rêveries de la mythologie?
AU ROI DE POLOGNE. 285
gorge aux couteaux , devinrent .entre eux des persécuteurs fu-
rieux , pires que les idolâtres : tous trempèrent dans les mêoies
excès , et le parti de la vérité ne fut pas soutenu avec plus de
modération que celui de Terreur. Un autre mal encore plus dan-
gereux naquit de la même source ; c'est l'introduction de Tan-
cienne philosophie dans la doctrine chrétienne. A force d'étu-
dier les philosophes grecs , on crut y voir des rapports avec le
christianisme. Ou osa croire que la religion en deviendrait plus
respectable , revêtue de l'autorité de Ta philosophie. Il fut un
temps oii il fallait être platonicien pour être orthodoxe ; et peu
s'en fallut que Platon d abord , et ensuite Aristole , ne fit placé
sar l'autel à coté de Jésus-Christ.
L'église s'éleva plus d'une fois contre ces abus. Ses plus illustres
défenseurs les déplorèrent souvent en termes pleins de force et
d'éner^e; souvent ib tentèrent d'en bannir toute cette science
mondaine qui en souillait la pureté. Un des plus illustres
papes en vint même jusqu'à cet excès de zèle de soutenir que
c'était une chose honteuse d'asservir la parole de Dieu aux
iwles de la grammaire.
Mais ils eurent beau crier; entraînés par le torrent , ils furent
contraints de se conformer eux-mêmes à l'usage qu'ils condam-
naient ; et ce fut d'une manière très-savante que la plupart
d'entre eux déclamèrent contre le progrès des sciences.
Après de longues agitations , les choses prirent enfin une as-
siette plus fixe. V ers le dixième siècle , le flambeau des sciences
cessa a éclairer la terre ; le clergé demeura plongé dans une igno-
rance que je ne veux pas justifier , puisqu'elle ne tombait pas
moins sur les choses qu'il doit savoir que sur celles qui lui sont
inutiles , mais à laquelle l'église gagna du moins un peu plus de
repos qu'elle n'en avait éprouvé )usques-là.
Apres la renaissance des lettres, les divisions ne tardèrent
pas à recommencer plus terribles que jamais. De savans hommes
émurent la querelle, de savans hommes la soutinrent, et les
plus capables se montrèrent toujours les plus obstinés. C'est en
vain qu on établit des conférences entre les docteurs des différens
partis : aucun n'y portait l'amour de la réconciliation , ni
pentp-étre celui de la vérité; tous n'y portaient que le désir de
briller aux dépens de leur adversaire; chacun voulait vaincre,
aal De voulait s'instruire; le plus fort imposait silence au plus
; Subie; la dispute se terminait toujours par des injures, et la
persécution en a toujours été le fruit. Dieu seul sait quand tous
ces maux finiront.
Les sciences sont florissantes aujourd'hui ; la littérature et
ks arts brillent parmi nous : quel profit en a tiré la religion?
Demandons-le à cette multitude de philosophes qui se piquent
de n'en point avoir. Nos bibliothèques regorgent de livres de
théologie , et les casuistes fourmillent parmi nous. Autrefois
nous avions des saints, et point de casuistes. La science s'étend,
et la foi s'anéantit ; tout le monde veut enseigner à bien faire,
28G REPONSE
et perscmne ne veut l'apprendre ; nous sommes tous devenuâ
docteurs, et nous ayons cessé d'être chrétiens.
Non , ce n'est point avec tant d'art et d'appareil que l'évangile
s'est étendu par tout l'univers , et que sa beauté ravissante a
pénétré ]es cœurs. Ce divin livre, le seul nécessaire à un chré-
tien , et le plus utile de tous à quiconque même ne le serait
pas , n'a besoin que d'être médité pour porter dans l'ame Taniour
de son auteur , et la volonté d'accomplir ses préceptes. Jamais
la vertu n'a parlé un si doux langage ; jamais la plus profonde
sagesse ne s'est exprimée avec tant d'énergie et de simplicité.
On n'en quitte point la lecture sans se sentir meilleur qu'au-
paravant. O vous , ministres de la loi qui m'y est annoncée, don-
nez-vous moins de peine pour m'instruire de tant de choses inu-
tiles. Laissez-là tous ces livres savans qui ne savent ni me con-
vaincre ni me toucher. Prostemez-vous aux pieds de ee Dieu de
miséricorde que vous vous chargez de më faire connaître et
aimer; demandez-lui pour vous cette' humilité profonde que
vous devez me prêcher. N'étalez point à mes yeux cette science
orgueilleuse ni ce faste indécent qui vous déshonorent et qui
me révoltent ; soyez touchés vous-mêmes , si vous voulez que je
le sois ; et surtout montrez-moi dans votre conduite la pratique
de cette loi dont vous prétendez m'instruire. Vous n*aves pas
besoin d'en savoir ni de m'en enseigner davantage , et votre mi-
nistère est accompli. Il n'est point en tout cela question de
belles-lettres ni de philosophie. C'est ainsi qu'il convient de
«uivre et de prêcher l'évangile , et c'est ainsi que ses premiers
défenseurs l'ont fait triompher de toutes les nations, nonarùtO"
telico more^ disaient les pères de l'église, sed piscatorio (i).
Je sens que je deviens long , mais j'ai cru ne pouvoir me dis-
penser de m'élendre un peu sur un point de l'importance de ce-
lui-ci. De plus, les lecteurs impatiens doivent faire réflexion que
c'est une chose bien commode que la critique : car oii l'on at-
taque avec un mot , il faut des pages pour se défendre.
Je passe à la deuxième partie de la réponse , sur laquelle je
tâcherai d'être plus court , quoique je n'y trouve guère nioius
d'observations à faire.
Ce Ti est pas des sciences, me dit-on , c^est du sein dêê richesses,
que sont nés de tous temp: la mollesse et le luxe. Je n'avais pas dît
non plus que le luxe fût né des sciences , mais qu'ils étaient nés .
(i) Notre foi , dît Montaigne, ce n'est pas notre acquêt , c'est un par
pi-(^8cnt de la libéralité d'autrui. Ce n'est pas par dibcoura o«i parnolia
entendement que nous avons icçu notre religion, cVst par autorité et par
commandement étranger. La faiblesse de notre jugement uousy SMla
plus c[ue la force, et notre aveuglement plus que noire clair^oyaiioeu
Cest par l'entremise de notre ignorance que nous sommes savans. Go
uVst pas merveille si nos moyens naturels e( terrestres ne peuvent cob-
cevoit- cette connaissance supernalurelle et céleste: apporlons->y seule*
ment du nôtre l'obéissance et la subicctïbn j car, comme il est écrit , }•
détruirai la sapicnce des sages t et abattrai la prudence des prudent.
AU ROI DE POLOGNE. 287
ensemble et que Tiin n'allait guère sans l'autre. Yoicî comment
{^'arrangerais cette généalogie. La première source du mal est
'inégalité : de l'inégalité sont venues les richesses ; car ces niot«
de pauvre et de riche sont relatifs , et partout oii les hommes se-
ront égaux il n'y aura ni riches ni pauvres. Des richesses sont
nés le luxe et l'oisiveté; du luxe sont venus les beaux-arts, et de
l'oisiveté les sciences. Dana aucun temps les richesses n*ont été
tapanaffe des sauans. C'est en cela même que le mal est plus
grand : les riches et les sa vans ne servent qu'à se corrompre mu-
tuellement. Si les riches étaient plus savuns, ou que les savans
fassent plus riches, les uns seraient de moins iâcnes flatteurs,
les autres aimeraient moins la basse flatterie , et tous en vau-
draient mieux. C'est ce qui peut se voir par le petit nombre de
ceux qui ont le bonheur d'être savans et riches tout à la fois.
Pour un Platon dans l'opulence , pour un Aristippe accrédité à
la cour, combien de philosophfs réduite au manteau et à la bc
MÊce, enveloppés dans leur propre vertu et ignorés dans leur soli-
tude! Je ne disconviens pas qu'il n'y ait un grand nombre di*
philosophes très-pauvres, et sûrement très-fâchés de l'être ; je
ne doute pas non plus que ce ne soit à leur seule pauvreté que la
plnpart a'entre eux doivent leur philosophie ; mais quand je
foudrais bien les supposer vertueux , serait-ce sur leurs mœurs
me le peuple ne voit point qu'il apprendrait à réformer les
twnnes? Les savans n^ont ni le goût tii le loisir d'amasser de
mênde biens. Je consens k croire qu'ils n'en ont pas le loisir.
iiê aiment ^ étude. Celui qui n'aimerait pas son métier se*
nit un homme bien fou ou bien misérable. Ils vivent dans
la médiocrité. Il faut être extrêmement disposé eu leur faveur
poar leur en faire un mérite. Une vie Uiborieuse et modérée ,
paeeée dans le silence de la retraite , occupée dj la lecture
ei du ti'avail, n'est pas assurément une vie voluptnmse et cri^
minelle. Non pas du moins aux yeux des hommes : tout dépend
de l'intérieur. Un homme peut être contraint h mener une telle
vie, et avoir pourtant Tame très-corrompue ; d'ailleurs qu'iiu-
porte qu'il soit lui-même vertueux et modeste, si les travaux dont
il s'occupe nourrissent l'oisiveté et gâtent l'esprit de ses (onci-
tojens? Les commodités de la vie , pour être souvent le fruit des
arie , is'e^i sont pas davantage le partage det artistes, 11 ne me
ptntt guère qu'ils soient gens à se les refuser, surtout ceux qui ,
• occupant d'arts tout-à-foit inutiles et par conséquent très-lu-
cratifii, sont plus en état de se procurer tout ce qu'ils désirent.
tu ne travaillent que pour les riches. Au train que prennent les
dbotes, je ne serais pas étonné de voir quelque jour les riches
travailler pour eux. Et ce sont les riches oistfa fjui profitent et
. abueeni des fruits de leur industrie. Encore une fois, je ne vois
point que nos artistes soient des gens si simples et si modestes.
Le luxe ne saurait régner dans un ordre de citoyens , qu'il ne se
glisse bientôt parmi tous les autres sous diflërentes modifica-
tions, et partout il fait le même ravage.
388 RÉPONSE
Le luxe corrompt tout, et le riche qui en jouit , et le misérable
qui le convoite. On ne saurait dire que ce soit un mai en soi de
porter des manchettes de point, un habit brodé et une boite
emaillée; mais c'en est un très -grand de faire quelque cas de ces
colifichets I d'estimer heureux le peuple qui les porte, et de con-
sacrer à se mettre en ttat d'en acquérir de semblables un temps
et des soins que tout homme doit à de plus nobles objets. Je n'ai
Sas besoin d apprendre quel est le métier de celui qui s'occupe
e telles vues , pour savoir le jugement que je dois porter de lui.
J'ai passé le beau portrait qvLon nous fait ici des savans , et je
crois pouvoir me faire un mérite de cette complaisance. Mon
adversaire est moins indulgent : non-seulement il ne m'accorde
rien qu'il puisse me refuser, mais plutôt que de passer condam-
nation sur le mal que je pense de notre vaine et fausse politesse ,
il aime mieux excuser l'hypocrisie. Il me demande si je voudrais
que le vice se montrât à découvert. Assurément je le voudrais :
la confiance et l'estime renaîtraient entre les bons , on appren-
drait à se défier des méchans , et la société en serait plus sûre.
J'aime mieux que mon ennemi m'attaque à force ouverte , que
de venir en trahison me frapper par derrière. Quoi donc !
faudra-t-il joindre le scandale au crime ? Je ne sais , mais je
voudrais bien qu'on n'y joignît pas la fourberie. C'est une chose
très-commode pour les vicieux que toutes les maximes qu'on
nous débite depuis long-temps sur le scandale. Si on les voulait
suivre à la rigueur , il taudrait se laisser pilier, trahir, tuer im-
punément, et ne jamais punir personne : car c'est un objet très-
scandaleux qu'un scélérat sur la roue. Mais l'hypocrisie est un
hommage que le vice rend à la vertu. Oui , comme celui des
assassins de César , qui se prosternaient à ses pieds pour l'égorger
plus sûrement. Cette pensée a beau être brillante , elle a beau être
autorisée du nom célèbre de son auteur ( i ) ; elle n'en est pas
plus juste. Dira-t-on jamais d'un filou qui prend la livrée d'une
maison pour faire son coup plus commodément, qu'il rend hom-
mage au maître de la maison qu'il voie? Non : couvrir sa mé-
chanceté du dangereux manteau de l'hypocrisie , ce n'est point
honorer la vertu } c'est l'outrager en profanant ses enseignes ;
c'est ajouter la lâcheté et la fourberie à tous les autres vices ;
c'est se fermer pour jamais tout retour vers la probité, lly sl des
caractères élevés qui portent jusques dans le crime je ne sais quoi
de fier et de généreux qui laisse voir au dedans encore quelque
étincelle de ce feu céleste fait pour animer les belles âmes. Mais
l'ame vile et rampante de l'hypocrite est semblable à un cadavre,
oii l'on ne trouve plus ni feu , ni chaleur^ ni ressource à la vie.
J'en appelle à l'expérience. On a vu de grands scélérats rentrer
en eux-mêmes , achever saintement leur carrière et mourir en
prédestinés ; mais ce que personne n'a jamais vu , c'est un hypo-
crite devenir homme de bien : on aurait pu raisonnablement
(i) Le duc de U Rochefoucauld.
AU ROI DE POLOGNE. 289
tenter la conversion de Cartouche , jamais un homme sage n'eût
entrepris celle de Cromwel.
J'ai attribué au rétablissement des lettres et des arts Téléeance
et la politesse qui régnent dans nos manières. L'auteur de la ré-
Sonse me le dispute : et j'en suis étonné; car, puisqu'il fait tant
e cas de la politesse , et qu'il fait tant de cas des sciences , je
n'aperçois pas l'avantage qui lui reviendra d'oter à l'une de ces
choses l'honneur d'avoir produit l'autre. Mais examinons ses
preaves : elles se réduisent à ceci. On ne voit point que les «a»
vanê soient plus polis que les autres hommes; au contraire ils le
soni souvent beaucoup moins : donc notre politesse n'est pas PoW"
vfofte des sciences.
Je remarquerai d'abord qu'il s'agit moins ici de sciences que
de littérature, de beaux-arts et d'ouvrages de goiit; et nos beaux
esprits, aussi peu savans qu'on voudra , mais si polis, si répan-
dus, sibrillans, si petits-maîtres, se reconnaîtront diillcilemeut
à l'air maussade et pédantesque que l'auteur de la réponse leur
vent donner. Mais passons-lui cet antécédent ; accordons , s'il le
faat, que les savans, les poètes, et les beaux esprits, sont tous
égalenaent ridicules ; que messieurs de l'académie des belles-let-
tres, messieurs de l'académie des sciences, messieurs de l'aca-
démie française , sont des gens grossiers , qui ne connaissent ni
le ton ni les usages du monde , et exclus par état de la bonne
compagnie ; l'auteur gagnera peu de chose à cela , et n'en sera
pas plus en droit de nier que la politesse et l'urbanité qui régnent
parmi nous soient TefTet du bon goût , puisé d'abord ches les
anciens, et répandu parmi les peuples de FEurope par les livres
agréables qu'on y publie de toutes parts (1). Comme les meilleurs
maîtres à danser ne sont pas toujours les gens qui se présentent
le mieux , on peut donner de très-bonnes leçons de politesse sans
Toaloîr ou pouvoir être fort poli soi-méiue. Ces pesans commen-
tateurs , qu'on nous dit qui connaissaient tout dans les anciens hors
la grâce et la finesse, n*out pas laissé, par leurs ouvrages utiles ,
quoique méprisés , de nous apprendre à sentir ces beautés qu'ils
ne sentaient point. II en est de même de cet agrément du corn-
(1) Quand il est qnr'âlion d'ubjets aunsi généraux que les mœurs rt les
■anîèret d'un peuple, il fuit pp-ndre girdc de n*.* pas toujours rétrécir
ses vues 80 r des exemples partictilicrs. Cf> serait le inuytMi de ne iainais
apercevoir les sources des clii>s<>s. Pour savoir si j'ai raison d'allribuor la
polîteaae à la culiure dfs lettres, il n^' faut p-ts ch"rclier si un savant
Oa an autre sont des gens polis, unis il (autcxaminer les rapports qui
leavent élre entre U liilératur- et. la poliipsse , et voir ennui le quels sont
Isi peuples chee lesquels ces choses se sont trouvées réunies ou séparées.
Ten dU autant du luxe, de la liberté, et de toutes les autres choses qui
influent sur les mœurs d'une nation, et sur leM|U(lles jVutends faire
chaque )Our tant de pitoyables raison nemens. Cxauiiner tout cela ea
pttit, et »ur quelques individus, ce n'est pas phiio.<>opiier , c'est perdre
temps et ses réflexions; car on peut counaitr: à fond Pierre ou
lacqoes, et avoir lait ircs-peu de progrès dsns l.i connaii^suiicu des
hommes.
7 M)
,Hjo RÉPONSE
merce et cle cette élégance de mœurs c{u'on substitue à leur pu«
reté, et qui s'est fait remarquer chez tous les peuples oii les
lettres ont été en honneur; à Athènes , à Rome, à la Chine , par-
tout on -a YU la politesse ^t du langage et des manières accom-
pagner toujours I non les sayans et les artistes , mais les sciences
et les beaux-arts.
L'auteur attaque ensuite les louanges que j^ai données à l'igno--
rance^ et, me taxant d'avoir parlé plus en orateur j^u'en philo-
sophe , il peint l'ignorance à son tour ^ et l'on peut bien se aouter
qu'il ne lui prête pas, de belles couleurs.
Je ne nie point qu'il ait raison , mais je ne crois pas avoir tort*
n ne faut qu'une distinction très- juste et très-vraie pour nous
concilier.
Il y a une ignorance féroce (i) et brutale qui naît d'un mau-
vais cœur et d un esprit faux } une ignorance criminelle qui s'é-
tend jusqu'aux devoirs de l'humanité ; qui multiplie les vices ;
qui dégrade la raison , avilit l'ame , et rend les hommes sem-*
blables aux bêtes : cette ignorance est celle que l'auteur attaque ,
et dont il fait un portrait fort odieux et fort ressemblant. Il jr a
une autre sorte d ignorance raisonnable qui consiste à borner sa
curiosité à l'étendue des facultés qu'on a reçues ; une ignorance
modeste , qui naît d'un vif amour pour la vertu et n'inspire
qu'indifférence sur toutes les choses qui ne sont point dignes de
remplir le cœur de l'homme , et qui ne contribuent point à Iç
rendre meilleur ; une douce et précieuse ignorance , trésor d'one
ame pure et contente de soi , qui met toute sa félicité à se re-
plier sur elle-même , à se rendre témoignage de son innocence ,
et n'a pas besoin de chercher un faux et vain bonheur dans l'o-
I)inion que les autres pourraient avoir de ses lumières : voilà
'ignorance que j'ai louée , et celle que je demande au ciel en
punition du scandale que j'ai causé aux doctes par mon mépris
déclaré pour les sciences humaines.
Que ton compare , dit l'auteur , à ces tempe d'ignorance ei éU
barbarie ces siècles heureux oà les sciences ont répandu partout
f esprit d^ ordre et de justice. Ces siècles heureux seront difficiles k
trouver ; mais on en trouvera plus aisément oii , grâce aux scien-
ces , ordre el justice ne seront plus que de vains noms faits pour
en imposer au peuple , et oii Fapparence en aura été conservée
avec soin pour les aétruire en efiet plus impunément. On voit de
(i) Je serai fort étonné si qnelqn'un de mes critiques ne part de
réloge que )'ai fait de plusieurs peuples ignorans et vertueux , pour
m'opposer la liste de toutes les troupes de brigands qui ont infecté-U
terre , et qui , pour l'ordinaire, n'étaient pas de fort savans hommes. Je
les exhorte d'avance à ne pas se fatiguer à cette recherche , à moins
qu'ils ne l'estiment nécessaire pour montrer de l'érudition. Si l'avais dit
qu'il suffit d'être ignorant pour être vertueux , ce ne serait pas la peine
de me répondre^ et, par la même raison , )e me croirai trèa-dispensé de
répondre moi-même â ceux qui perdront leur temps à me soutenir It
•onlraire. Voyea le Timon de M. de VolUire,
AU ROI DE POLOGNE. 291
no» fours des guerres moins fréquenteft ^ mais plus justes» En quel-
que temps que ce soit, comment la guerre pourra-t-clle être
Ïilus juste dans Tun des partis sans être plus injuste dans l'autre?
e ne saurais concevoir cela. Des actions moins étonnantes, mais
plus héroïques. Personne assurément ne disputera à mon adver-
saire le droit de juger de riiéroïsme; mais pense-t-il que ce qui
n'est point étonnant pour lui ne le soit pas pour nous? Des vic^
ioires moins sanglantes, mais plus glorieuses ; des conquêtes moins
rapides , mais plus assurées ; des guerriers moins violens , mais
plus redoutés ; sachant vaincre avec modération , traitant les
vaincus avec humanité; f honneur est leur guide, la gloire leurré-
compense. Je ne nie pas à Tauteur qu'il n'y ait de grands hommes
parmi nous, il lui serait trop aise d'en fournir la preuve; ce qui
n'empêche point que les peuples ne soient très-cor rompus. Au
reste , ces choses sont si vagues cju'on pourrait presque les dire
de tous les âges ; et il est impossible d y répondre , parce qu'il
iandrait feuilleter des bibliothèques et faire des in-folio pour éta-
blir des preuves pour ou contre.
Quand Socrate a maltraité les sciences, il n'a pu , ce me sem-
ble , avoir en vue ni l'orgueil des stoïciens , ni la mollesse des
épicuriens , ni l'absurde jargon des pyrrhoniens , parce qu'aucun
oe tous ces gens-là n'existait de son temps. Mais ce léger anachro-
nînne n'est point messéant k mon adversaire : il a mieux em-
ployé sa vie qu'à vérifier des dates , et n'est pas plus obligé de
uvoîr par cœur son Diogène-Laërce que moi d'avoir vu de près
ce qui se passe dans les combats.
Je conviens donc que Socrate n'a songé qu'à relever les vices
des philosophes de son temps : mais je ne sais qu'en conclure ,
»ullulaî(
ânon que des ce temps-là les vices pullulaient avec les ]>hilo.so-
'poi
Irai— je sans balancer , toutes celles dont l'abus fait plus de mal
qae leur usage ne fait de bien.
Arrêtons-nous un instant sur cette dernière conséquence , et
mdons-nous d'en conclure qu'il faille aujourd'hui brûler toutes
cer une grande et fatale vérité. Il n'y a qu'un pas du savoir à
rignorance ; et l'alternative de l'un à l'autre est fréquente chec
kl nations ; mais on n'a jamais vu de peuple une fois corrompu
revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources
du mal ; en vain vous ôteriez les alimens de la vanité , de l'oisi-
(1) Les vices nous resteraient, ^\i le philosophe que j'ai déjà cité, et
mouâ aurions l'ignorance déplus. Dans le peu de lignes que cet auleur a
^îtei sur ce grand su)et , un voit qu'il a tourné les yeux de ce cOté , ot
qa*il a va loin.
2g!r RÉPONSE AU ROI DE POLOGNE.
veté, et du hixè ; en vain même vous ramèneriez les hommes a
cette première égalité conservatrice de l'innocence et source de
toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours^ il n'y
a plus de remède, k moins de quelcfue grande révolution pres-
que aussi k craindre que le mal qu'elle pourrait guérir , et qu'il
est blâmable de désirer et impossible de prévoir.
Laissons donc les sciences et les arts adoucir en quelque sorte
la férocité des hommes qu'ils ont corrompus; cherchons à faire
une diversion sage, et tâchons de donner le change à leurs pas-
sions. Offrons quelques alimens à ces tigres , afin qu'ils ne dévo-
rent pas nos enfans. Les lumières du méchant sont encore moins
à cramdre que sa brutale stupidité : elles le rendent au moins
plus circonspect sur le mal qu'il pourrait faire , par la connais-
sance de celui qu'il en recevrait lui-même.
J'ai loué les académies et leurs illustres fondateurs , et j'en ré-
péterai volontiers l'éloge. Quand le mal estincurable, le médecin
applique des palliatifs , et proportionne les remèdes moins aux
besoins qu'au tempérament du malade. C'est aux sages législa-
teurs d'imiter sa prudence , et , ne pouvant plus approprier aux
peuples malades la plus excellente police, de leur donner da
moins, comme Solon , la meilleure qu^'ls puissent comporter.
Il y a en Europe un grand prince, et, ce qui est bien plus , un
vertueux citoyen , qui , dans la patrie qu'il a adoptée et qu'il
rend heureuse, vient de former plusieurs institutions en (aveor
des lettres. Il a fait en cela une chose très-digne de sa sagesse et
de sa vertu. Quand il est question d'établissemens politiques^ c'est
le temps et le lieu qui décident de tout. Il faut pour leurs pro-
pres intérêts que les princes favorisent toujours les sciences et les
arts 'y j'en ai dit la raison : et , dans l'état présent des choses , il
faut encore qu'ils les favorisent aujourd'hui pour l'intérêt même
des peuples. S'il y avait actuellement parmi nous quelque m<H>
narque assez borné pour penser et agir différemment, ses sujets
resteraient pauvres et iguorans, et n'en seraient pas moins vi-
cieux. Mon adversaire a négligé de tirer avantage d'un exemple
si frappant et si favorable en apparence à sa cause ; peut-être
est-il le seul qui l'ignore ou qui n y ait pas songé. Qu il souffre
donc qu'on le lui rappelle ; qu'il ne refuse point à de grandes
choses les éloges qui leur sont dus; qu'il les admire ainsi que
nous , et ne s'en tienne pas plus fort contre les vérités qu'il at-
taque.
DERNIERE REPONSE
A M. BORDES.
Ne , du m tacrmun , non vf reciind'in secl
dîflSdentiK causa lacrrc viilrnmnr.
Cyprian. cunti'B Deinct.
Iui'est avec une extrême répugnance que j'amuse <1e mes flisputoji
des lecteurs oisifs qui se soucient très-peu de ia vrrito : mais la
manière dont on vient de l'attaquer me force à prendre fta d»i-
fense encore une fois , afin que mon silenco ne soit pas pris par
la multitude pour un aveu , ni pour un dédain par les pliiloso-
phes.
Il faut me répéter , je le sens bien ; et le public ne me le par-
donnera pas. Mais les sages diront : Cet homme n'a pas brsoin de
chercher sans cesse de nouvelles raisons; c'est une preuve de la
iolidité des siennes (i).
Comme ceux qui m'attaquent ne manquent jamais de s'écar-
ter de la question et de supprimer les distinctions essentielles que
jV ai mises, il faut toujours commencer par \c% y ramener.
Voici donc un sommaire des propositions que j'ai soutenues et
que je soutiendrai aussi long-temps que je ne consulterai d'autre
mtirét qne celui de la vérité.
Les sciences sont le chef-d'œuvre du génie et de la raison.
L'esprit d'imitation a produit les beaux-arts , et Texpérience les
a perfectionnés. Nous sommes redevables aux arts mécaniques
d'an grand nombre d'inventions utiles qui ont ajouté aux char-
Bcs et aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je con-
Tiens de trës-bon cœur assurément. Mais considérons maiute-
■ant toutes ces connaissances par rapport aux mœurs (?>;.
(l) n y a des vpritrfl Irès- certaines, qui, an premier rniip-d'œil , pa-
niaaeDt des ab^ardîlrs, et qui pa!«serorit loiiioiirs pour Irlles aiiprrA t\r la
plupart des gens. Allez dire à un Iioinme du peuple que l(^ no\en\ tr^l plus
prés de nous en hiver qu^en été , ou qu'il esi comité ararii que nous
casions de le Toir , il se moqiifrsi de \ous. Il en v^l ^tuni du sr ntirnent
^OK ie 4M>atiens. l^n hommes les p!uftSupf*r6cieU onf lonjours été Ifs ^»1us
prompts à pr'-ndrt; pniti contre moi. L^s vrai<i philosiiplie^ s«: hii'ent
■oîa*; et si j'ai U gloire d'a\oir fjif qnelq-.i*^* pris'Ivies, ee nV^l que
parmi ces derniers, \vant que d«* m'expllifu-^r , j'ai long-ienp^er piofon-
ot médité mon sui^r , et yni fàrhé de Je C4 m ;• itérer par tiiuies ses
; ie donte qn*aucun de m^s arlver^iaîre!! eu piiiitv* dire aatiinf , aa
ins n'apercoivie point â^tn* l^'ur» écriti de c-> vri'és lumin' uses qui
De Cirappent pa.4 moins par leur évidenc - que par l^'ur nouveïiuté , et qui
flonf toQÎoar^ If fruit et U preuve d'une sulTis;«nif m'dilation.iW' dtr«»
qu'ils ne m'ont iam:*iii fiit une ohieclinu raisonnable que ie nVu^se
prévue, et 4 laquelle )p n'.iie répondu d'av^ncf j voiU pourqnoi je suix
rédait à redi'e loujonm hs mrmf->« choses.
(3} £43 connais ionces rendant Us homme* doux, dit ce p!iilosopli#
294 RÉPONSE
Si des intelligences célestes cultivaient les sciences , il n*en
résulterait que du bien ; j'en dis autant des grands hommes qui
5ont faits pour guider les autres. Socrate , savant et vertueux ,
fut Thonneur de Thumanité : mais les vices des hommes vul-
gaires empoisonnent les plus sublimes connaissances et les ren-
dent pernicieuses aux nations ; les méchans en tirent beaucoup
de choses nuisibles ; les bons en tirent peu d'avantage. Si nul
autre que Socrate ne se fût piqué de philosophie à Athènes , le
sang a un juste n'eût point crié vengeance contre la patrie des
sciences et aes arts (i).
Cest une question à examiner , s'il serait avantageux aux
hommes d'avoir de la science , en supposant que ce qu'ils ap-
pellent de ce nom le méritât en effet : mais c est une folie de
prétendre que les chimères de la philosophie , les erreurs et les
mensonges des philosophes, puissent jamais être bons à rien.
Serons-nous toujours dupes des mots ? et ne comprendrons-nous
jamais quiétudes , connaissances , savoir et philosophie , ne sont
que de vains simulacres élevés par l'orgueil humain , et très-
indignes des noms pompeux qu'il leur donne?
A mesure que le goût de ces niaiseries s'étend chez une nation ;
elle perd celui des solides vertus : car il en coûte moins pour se
distinguer par du babil que par de bonnes mœurs , dès qu'on
est dispense d'clre homme de bien .pourvu qu'on soit un homme
agréable.
illustre dont TouTragf», toujours profond et quelquefois sublime, respire
partout l'amour de rtiuraanité. Il a écril en ce peu de mots, et, ce qui est
rare, sans déclamation, ce qu*oii a jamais écrit de plus solide à l'avan-
%ag*' des lettres. Il est vrai , les connaissances rendent les hommes doux;
mai» la douceur , qui est la plus aimable des vertus , est ao8«i quelquefois
nnt; faiblesse de l'ame. La vertu n'esl pas toujours douce; elle sait s'armer
» propos de sévérité contre le vice, elle s'enflamme d'indignation contre
le crime.
Et le juste au mëchant ne sait point pardonner.
Ce fut une réponse très-sage que celle d'un roi de* Lacédémone à cenx
qui louaient en sa présence Vexlréme bonté de son collègue CharîUus.
«c Et comment srrait-il bon • leur dit-il , s'il ne sait pas être terrible aux
» médians?» Qubd maios boni oderint ^ bonos oportet esse, Brutus
n'était point un homme doux; qui aurait le front de dire qu'il n'était
paft vertueux? Au contraire , il y a des âmes Uches et pusillanimes qui
n'ont ni feu ni chaleur, et qui ne sont douces que par indifférence pour
le bien et pour le mal. Telle est la douceur qu'inspire aux peuples le
goiit des lettres.
(i) Il en a coulé la vie à Socrate pour avoir dit précisément les mêmes
cbotfes que moi. Dans le procès qui lui fut intente , l'un de ses accusateurs
plaidait pour les artistes , l'autre pour U;s orateurs, le troisième pour les
poètes, Ion» pour la prétendue cause des dieux. Les poètes, les artistes»
les fanatiques, les rhéteurs, triomphèrent; et Socralo périt. J'ai bien
peur d'avoir fait trop d'honneur à mon siècle en avançant que Socralci
n'y eût point bu la ciguë. On remarquera que je disais cela dès Tan 1752.
A M. BOUDES. 295
Plot rinlerîear se corrompt , et plus l'extérieur se compose (1) r
c'est ainsi que U culture des lettres engendre insensiblement la
politesse. Lie goût naît encore de la même source. L'approbatioa
publique étant le premier prix des travaux littéraires ^ il est na-
turel que ceux qui s'en occupent réfléchissent sur les moyens de
plaire ; et ce sont ces réflexions qui à la longue forment le style ^
épurent le goAt , et répandent partout les grâces et l'urbanité.
Toute» ces choses seront, si Ton veut, le supplément de la vertu;,
mais jamais on ne pourra dire qu'elles soient la vertu , et rare-
ment elles s'associeront avec elle. 11 y aura toujours cette diffé—
ri*nce, qne celui qui se rend utile travaille pour les autres, et
que celui qui ne songe qu'à se rendre agréable ne travaille que
pour lui. Le flatteur , par exemple , n'épargne aucun soin pour
plaire , et cependant if ne fait que du mal.
La vanité et l'oisiveté , qui ont engendré nos sciences , ont
ans»i engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours ce-
lui des lettres, et le goiU des lettres accompaii^ne souvent celui
du luxe (2): toutes ces choses se tiennent assez fidèle compagnie ,
parce qu'elles sont l'ouvrage des mêmes vices.
Si l'expérience ne s'accordait pas avec ces propositions démon-
trées, il faudrait chercher les causes particulières de cette con-
trariété. Mais la première idée de ces propositions est née elle-
même d'une longue méditation sur l'expérience : et pour voir k
quel point elle les confirme il ne faut qu'ouvrir les annales du
aonae.
Les premiers homuMS furent très-ignorans. Comment oserait-on.
dire qu'ils étaient corrompus dans des temps oit les sources de la
corruption n'étaient point encore ouvertes ?
A travers l'obscurité des anciens temps et la rusticité des an-
ciens peuples on aperçoit chez plusieurs d'entre eux de fort
grandes vertus , surtout une sévérité de mœurs qui est une
marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l'hospitalité, la
(1) Je n'aMÎsre jamais A la représenta lion cVnne comt'riie de Molière»
(lue)e n'admire la dclicatesMi d(*s spnctaleiirs. Un mol un p(*n libre , une
expression plutùt grossiôre qu'obscène, lont blesse lenis chastes oreilles »
et je ue doute nullement que les plus corrompu» ne soient toujours les
fût
tout
^ bon
ne lexienenr , on redouble tous ics soins pour le coiis<*rvrr.
(2) On m'a opposé quelque paii le luxe des Asiatiques , par celte même
aiMiière de raisonner qui fait qu*mi m'oppose les vices des peuples igno-
rans : mais, par un malheur qui poursuit mes adversaires , iU se Iromjient
même dans les faits qui ne prouvent rien conlre moi. 3c sais bien que le»
peuples de TOi icnt ne sont pas moins ignorans que nous j mais cela n'em-
pcclie pas qu'ils ne soient aussi vains f^l ne fassent presque autant de
tivrei. tjet Turcs , ceux do tous qui cultivent le moins les lettres , comp-
taient parmi eux cinq ccnis quatre-vingt» poêles classic^ues , vci* U «u^-
licu du siècle dernier.
:,cfi RÉPONSE
justice , et ,' ce qui est très-important , une grande horreur
pour U débauche (i), mère féconde de tous les autres vice».
La vertu n'est donc pas incompatible avec l'ignorance.
Elle Ti*est pas non plus toujours sa compagne : car plusieurs
peuples trës-ignorans étaient trës-vicieux. L'ignorance n'est un
obstacle ni au bien ni au mal } elle est seulement l'état naturel
de l'homme (2).
On n'en pourra pas dire autant de la science. Tous les peuples
savans ont été corrompus , et c'est déjà un terrible préjuge contre
elle. Mais comme les comparaisons de peuple à peuple sont diffi-
ciles , qu'il y faut faire entrer un fort grand nombre d'objets , et
qu'elles manquent toujours d'exactitude par quelque coté , on
(1) le n'ai nul dessein de faire ma coar aux femmes ^ yt consens qu'elles
m'honorent de répitliètc de pédant, si redoutée de tous nos galans phi-
losophes. Je suis grossier, maussade, impoli par principes , et ne veux
point de prôneurs ; ainsi je vais dire la vérité tout a mon aise.
L'homme et la femme sont faits pour s'aimer et s'unir | maîSf paasé
cette union Irgitime, tout commerce d'amour entre eux, est une sourca
affreuse de désordres dans la société et dans les mœurs. Il est certain que
les femmes seules pourraient ramener l'honneur et la probité parmi
nous : mais elles dédaignent des mains de la vertu nn empire qu'elles ne
veulent devoir qu'à leurs charmes; ainsi elles ne font que du mal, et
reçoivent sonveni elles-mêmes la punition de cette préférence. Ou a peine
à concevoir comment, dans une religion si pure , la chasteté a pu devenir
une vertu basse et monacale, capable de rendre ridicule tout homme ,
et)e dirais presque toute femme qui oserait s'en piquer, tandis que, chesles
païens, cette même vertu était universellement honorée, regardée comme
propre aux grands hommes, et admirée dans leurs plus illustres héros.
J'en puis nommer trois qui ne céderont le pas à nul autre, et qui, sans
que la religion s'en mêlât, ont tous donné des exemples mémorables
de continence : Cyrus, Alexandre, et le jeune Scipîon. De toutes les
raretés que renferme le cabinet du roi, je ne voudrais voir qtie le bou-
clier d'argent qui fat donné à ce dernier par les peuples d'Espagne , et
sur lequel ils avaient fait graver le triomphe de sa vertu. Cest ainsi qu'il
appartenait aux Romains de soumettre les peuples, autant par la véné-
ration due à leurs mœurs , que par l'effort de leurs armes; c'est ainsi que
la ville des Falisques fut subjuguée , et Pyrrhus vainqueur chassé de
l'Italie.
Je me souviens d'avoir lu quelque part une* assez bonne réponse du
poète Dryden à un jeune seigneur anglais qui lui reprochait que, dans
une de sses tragédies, Clt'omène s'amusait à causer tête à tète avec son
amante, au lieu de former quelque entreprise digne de son amour.
« Quand je suis auprès d'une belle, lui tiisait le jeune lord, je sais mieux
3» mptire le temps ii profit. Je le crois , lui répliqua Dryden ; mais aussi
» m'avouerez<vou8 bien que vous n*étes pas un héros. »
(2) Je ne puis m'empecher de rire en voyant je ne sais combien de
fort savans hommes qui m'honorent de leur critique m'opposer toujours
les vices d'une multitude dépeuples ignoraus, comme si cela faisait
quelque chose à la question. De ce que la science engendre nécessairement
le vice, s'ensnit-il que l'ignorance engendre néceMairement la vertu?
Ces manières d'argumenter peuvent être bonnes pour des rhéteurs, ou
pour les enfans par lesquels on m'a fait réfuter dans mon pays ; mais les.
philosophes doivent raisonner d'autre sorte.
A M. BORDES. 207
^st beancoap plas sàr de ce qu*oa fait eu suivant rhî^toîre d*uii
même peuple , et comparant les progrès de ses connaissances
ATec les révolutions de ses mœurs, ôr, le résultat de cet eiamen
est que le beau temps, le temps de la vertu de chaque peuple a été
celm de son ignorance ; et qu*à mesure qu*il est devenu savant ,
artiste, et philosophe , il a perdu ses mœurs et sa probité , il est
redescendu à cet égard au rang des nations ignorantes et vicieuses
oni font la honte de l'humanité. Si Ton veut s'opiniâtrer à j
CBercher des diflférences , j'en puis reconnaître une , et la voici :
c'est que tous les peuples barbares , ceux mêmes qui sont sans
vertu, honorent cependant toujours la vertu ; au lieu qu'à
force de progrès les peuples sa vans et philosophes parviennent
enfin à la tourner en ridicule et à la mépriser. C'est quand une
nation est une fois à ce point , qu'on peut dire que la corruption
est «a comble , et qu'il ne faut plus espérer de remèdes.
Tel est le sommaire des choses que j'ai avancées , et dont je
crois avoir donné les preuves. Voyons maintenant celui de la
doctrine qu'on m'oppose.
« Les hommes sout méchans naturellement ; ils ont été tels
aruit la formation des sociétés ^ et , partout oii les sciences
n'ont pas porté leur flambeau , les peuples , abandonnés aux
Êeo\e%/actuiéë de l'instinct , réduits avec les lions et les ours
à nne vie purement animale , sont demeurés plongés dans la
barbarie et dans la misère.
La Grèce seule , dans les anciens temps , pensa et s'éleva par
tprit k tout ce qui peut rendre un peuple recommandante.
Des philosophes formèrent ses mœurs et lui donnèrent des lois.
• Sparte , il est vrai , fut pauvre et ignorante par institution
et par choix ; mais ses lois avaient de grands défauts, ses ci-
toyens un ^and penchant à se laisser corrompre ^ sa gloire
fat peu solide , et elle perdit bientôt ses institutions , ses lois
et ses mœurs.
» Athènes et Rome dégénérèrent aussi. L'une céda à la for-
tune de la Macédoine ; Tautre succomba sous sa propre gran-
deur , parce que les lois d'une petite ville n'étaient pas faites
pour gouverner le monde. S'il est arrivé quelquefois que la
cloire des grands empires n'ait pas duré long-temps avec celle
des lettres, c'est qu'elle était à son comble lorsque les lettres
y ont été cultivées , et que c'est le sort des choses humaines
de ne pas durer long-temps dans le même état. En accordant
donc que l'altération des lois et des mœurs ait influé sur ces
grands événemens, on ne sera point forcé de convenir que les
sciences et les arts y aient contribué; et Ton peut obser^-er ,
au contraire , que le progrès et la décadence des lettres est
toujours en proportion avec la fortune et rabaissement des
empires.
» Cette vérité se confirme par l'expérience des derniers temps,
où l'on voit , dans une monarchie vaste et puissante , la pros-
périté de l'état, la culture des sciences et des arts, et la vertu
i
298 IlÉPONSE
« guerrière , concourir à la fois à la gloire et à la grandeur de
» r empire.
M» Nos mœurs sont les meilleares qu'on puisse avoir; plusiears-
» vices ont été proscrits parmi nous ; ceux qui nous restent
» appartiennent à l'humanité , et les sciences n'y ont nulle part.
» Le luxe n'a rien non plus de commun avec elles ; ainsi les
» désordres qu'il peut causer ne doivent point leur être attribués*.
» D'ailleurs, le luxe est nécessaire dans les grands états; il j
>» fait plus, de bien que de mal ; il est utile pour occuper lea
» citoyens oisifs et donner du pain aux pauvres.
» U9L politesse doit être plutôt comptée au nombre des vertus f
» qu'au nombre des vices/: elle empêche les hommes de se mon-
» trer tels qu'ils sont; précaution très-nécessaire pour les rendre
» supportables les uns aux autres.
» Les sciences ont rarement atteint le but qu'elles se propo*
» Sent ; mais au moins elles y visent* On avance à pas lents dans
» la connaissance de la vérité : ce qui n'empêche pas qu'on n'y
» fasse quelque progrès.
» Enfin , quand il serait vrai que les sciences et les arts amol--
» lissent le courage , les biens mfînis qu'ils nous procurent ne
» seraient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare et fa-
» rouche qui fait frémir rhumanité? » Je passe l'inutile et pom-
peuse revue de ces biens ; et , pour commencer sur ce dernier
point par un aveu propre à prévenir bien du verbiage y ]e dé-
clare, une fois pour toutes, que, si quelque chose peut compen-
ser la ruine des mœurs , je suis prêt à convenir que les scie&cas
font plus de bien que de mal. Venons maintenant an reste.
Je pourrais , sans beaucoup de risque , supposer tout cela
prouvé , puisque de tant d'assertions si hardiment avancées il y
en a très-peu qui touchent le fond de la question , moins encore
dont on puisse tirer contre mon sentiment quelque cooclusioa
valable , et que même la plupart d'entre elles fourniraient de
nouveaux arguraens en ma faveur , si ma cause en avait besoin.
En effet, i"". si les hommes sont méchans par leur nature, il
Tieut arriver, si l'on veut, que les sciences produiront quelque
bien entre leurs mains ; mais il est très-certain qu'elles y feront
beaucoup plus de mal : il ne faut point donner d'armes à des
furieux.
2*. Si les sciences atteignent rarement leur but , il y aura tou-
jours beaucoup plus de temps perdu que de temps bien employé.
Et Quand il serait vrai que nous aurions trouvé les meilleures
méthodes , la plupart de nos travaux seraient encore aussi ridi-
cules que ceux d'un homme qui, -bien sûr de suivre exactement
la ligne d'aplomb , voudrait mener un puits jusqu'au centre de
la terre.
3'. Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie pure—
nient animale , m la considérer comme le pire état oii nous puis-
sions tomber; car il vaudrait encore mieux ressembler à une
brebis qu'à un mauvais ange.
j
A M. BORDE55. igg
4*. La Grèce fut redevable de ses mœurs et de ses lois à drs
philosophes et à des législateurs. Je le veux. J'ai déjà dit cent
fois qa il est bon qu'il y ait des philosophes , pourvu que le peuple
ne se mêle pas de l'être.
5*. N'osant avancer que Sparte n'avait pas de bonnes lois, on
blâme les lois de Sparte d'avoir eu de grands défauts : de sorte
qoe , pour rétorquer les reproches que je fais aux peuples sa-
vans d avoir toujours été corrompus , on reproche aux peuples
ignorans de n'avoir pas atteint la perfection.
(î^. Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la
erandenr des empires. Soit. Je vois qu'on me parle toujours de
fortune et de grandeur. Je parlais , moi , de mrrurs et de vertu.
y*. Nos mœurs sont les* meilleures que de m'*chans hommes
comme nous puissent avoir ; cela peut être. Mous avons proscrit
tlnsienrs vices; je n'en disconviens pas. Je n'accuse point les
ommes de ce siècle d*avoir tous les vices; ils n'ont que ceux
des aœes lâches , ils sont seulement fourbes et fripons. Quant
aux yices qui supposent du courage et de la fermeté , je les en
crois incapables.
8*. Le luxe peut être nécf'ssaire pour donner du pain aux
pauvres; mais , s'il n'y avait point de luxe , il n'y aurait point
de pauvres (i). 11 occupe les citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il
descitovens oisifs ? Quand l'agriculture était en honneur, il n'y
avait ni misère ni oisiveté , et il y avait beaucoup moins de
fices.
jgr. Je vois qu'on a fort à cœur cette cause du luxe , qu*on
femt pourtant de vouloir séparer de celle dcs»sciences et des
arts. Je conviendrai donc, puisqu'on lo veut si absolument,
que le luxe sert au soutien des états, comme les cariatides ser\'ent
à soutenir les palais qu'elles décorent; ou plutôt, comme ces
poutres dont on étnie des bâtimens pourris , et qui souvent
achèvent de les renverser, lioinmcs sages et prudens , sortez de
toute maison qu'on étaie.
Ceci peut montrer combien il me serait aisé de retourner en
ma faveur la plupart des choses qu'on prétend m'opposer; mais,
k parler franchement , je ne les trouve pas assez bien prouvcei
pour avoir le courage de m'en prévaloir.
(l) Le luxe non rril cent pan VIT* dans no« viUoa , p! en fait puircent
■îlledans nos campagne». L*ar[»ent qui circnle onirr !*»« miiiistles ricli*»»
tt «In artiste» ponr ioornir à leurs superfluiléflcst penln pour la subsis*
lance du laboureur; itt celui-ci n'a po:iit criiahit, prcViscment pHrce
i|a'il faal du galon aux auip'a. Le gaspillage? cieA natitrc» qui bf-rvent
à la nonrriUire (les hoinmeftantlit seul pour rendro le luxo odieux à Thu-
inanité. Mes adversaires sont bien heureux que la coupblo drlicalesse de
noire langue n'empècb^ d'entrer là-dessus dans des drlnilsqui les f.-raient
xoagirde la cause qu'ils osent défendre. Il faut des jus dnuM nos cuisines,
Toilâ pourquoi tant de malades manqncnt de bouillon. Il faut des liqueur.i
•ar nos table* , voilà pourquoi le paysan no boit que de IVau. Il faul d^
la v<>odre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n*ont point
4e pain.
Soo RÉPONSE
Ott avance que les premiers hommes furent mëchans ; d*ob il
suit que l'homme est méchant naturellement (i). Ceci n*est pas
une assertion de légère importance ; il me semble qu'elle eût
bien valu la peine d'être prouvée. Les annales de tous les peuples
qu'on ose citer en preuve sont beaucoup plus favorables à la
supposition contraire ; et il faudrait bien des témoignages pour
m obliger de croire une absurdité. Avant que ces mots affreux
de tien et de mien fussent inventés; avant qu'il y eût de cette
espèce d'hommes cruels et brutaux qu'on appelle maîtres , et de
cette autre espèce d'hommes fripons et menteurs qii'on appelle
esclaves ; avant qu'il y eût des nommes assez abommables pour
oser avoir du superflu pendant que d'autres hommes meurent
de faim; avant qu'une dépendance mutuelle les eût tous forcés
à devenir fourbes, jaloux et traîtres; je voudrais bien qu'on
m'expliquât en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes
Su'on leur reproche avec tant d'emphase. On m'assure qu'on est
epnis long-temps désabusé de la chimère de l'âge d*or. Que
a'ajoutait-on encore qu'il y a long-temps qu'on est désabusé de
la chimère de la vertu ?
J*ai dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que la
science les eût corrompus ; et je ne veux pas me rétracter sur ce
point , quoiqu'en y regardant déplus près je ne sois pas sans dé-
fiance sur la solidité des vertus d'un peuple si babillard , ni sur
la justice des éloges qu'il aimait tant à se prodiguer, et que je
ne vois confirmés par aucun autre témoignage. Que m'oppose-t-on
k cela ? Que les premiers Grecs dont j'ai loué la vertu étaient
éclairés et savais, puisque des philosophes formèrent leurs mœurs
et leur donnèrent des lois. Mais , avec cette manière de raison-
ner , qui m'empêchera d'en dire autant de tontes les autres na-
tions ? Les Perses n'ont-ils pas eu leurs mages, les Assyriens
leurs Chaldéens, les Indes leurs gymnosophistes , les Celtes leurs
druides? Ochus n'a-t-il pas brille chez les Phéniciens , Atlas chez
les Lybiens, Zoroastre chez les Perses, Zaraolxis chez les
Thraces? Et plusieurs même n'ont-ils pas prétendu que la philo-
sophie était née chez les Barbares? C'étaient donc des savans, k
ce compte, que tous ces peuples-là? jé côté des MUtiade et dee
Thètnistocle , on trouvait , me dit-on , les Aristide et les SocrcUe.
A côté, si l'on veut ; car que m'importe? Cependant Miltiade ,
Aristide, Thémistocle, qui étaient des héros, vivaient dans un
( 1 ) Tel te note est po<ir len philosophes ; ieconseille auxautres de la passer.
Si l*homriie est méchant par sa nature, il est clair que les sciences
ne feront que le renére pire ; ainsi voilà leur cause perdue par elle seule
flii|ipu9ilion. M<iis il faut bien faire attention que, quoique rbomme soit
iialurellernent l>on , comme je If crois, et comme i'ai le bonheur de le
sentir , il nr- s'ensuit pas pour cela que les sciences lui soient salutaires;
«ar louir poxiiion qui met an peuple dans le cas de les cultiver annonce
nrccsMiii-eiueut un commenceuienl de corruption qu'elles accélèrent bien
vite. M«irs le vice de la cousLilution fait toat le mal qu'aurait pn fai^
celui de la nature» et les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais
peacliana.
3o6 RÉPONSE
savoir résister anx vices de leur siècle , et à détester cette hor-
rible maxime des gens à la mode , qu'il faut faire comme Us
autres ; maxime avec laquelle ib iraient loin sans doute , s'ils
avaient le malheur de tomber dans quelque bande de cartou-
chiens. ISos descendans apprendront un jour que , dans ce siècle
de sages et de philosophes , le plus vertueux des hommes a été
tourné en ridicule et traité de fou , pour n'avoir pas voulu
souiller sa grande ame des crimes de ^e& contemporains , pour
n'avoir pas voulu être un scélérat avec César et les autres bri-
gands de son temps.
On vient de voir comment nos philosophes parlent de Caton.
On va voir comment en parlaient les anciens philosophes. Kcce
spectaculum dignum ad quod respiciat intentuH operi suo Deus.
Écce par Deo dignum , vir fortia cum mala forêuna compoêitus.
Nor^ video , inçnam , quid habeat in terris Jupiter pufçàrius , si
convertere animum vêtit , quàm ut spectet Catonem y Jam par-^
tihus non stn^lfractis y nihilominus inter ruinas publicasertctum.
Voici ce qu'on nous dit ailleurs des premiers Romains : Tad-
mire les Brutus , les Décius^ les Litçràce » les Firginius , les
Scévola,.-. Cest quelque chose dans le siècle oii nous sommes.
Jfais if admirerai encore plus un état puissant et biengçui^mé...
tJn état puissant et bien gouverné I Et moi aussi , vraimenL
Oà les citoyens ne seront point condamnés à des vertus si cruelles.
J'entends; il est plus commode de vivre dans une constitution
de choses oii chacun soit dispensé d'être homme de bien. Mais
si les citoyens de cet état qu'on admire se trouvaient réduits par
quelque malheur ou à renoncer à la vertu , ou à pratiquer ces
vertus cruelles , et qu'ils eussent la force de faire leur devoir,
serait-ce donc une raison de les admirer moins?
Prenons l'exemple qui révolte le plus notre siècle, et exami*
nons la conduite ae Brutus souverain magistrat , faisant mourir
ses enfans qui avaient conspiré contre l'état dans un moment
critique oii il ne fallait presque rien pour le renverser. Il est
certain que , s'il leur eût fait grâce , son collègue eût infailli-
blement sauvé tous les autres complices , et que la république
était perdue. Qu'importe? me dira-t-on. Puisque cela est si
indiffèrent , supposons donc qu'elle eût subsisté , et que Brutus
ayant condamna à mort quelque malfaiteur , le coupahle lui eût
parlé ainsi : « Consul , pourquoi me fais-tu mourir ? Ai-je fait
>» pis que de trahir ma patrie ? et ne suis-je pas aussi ton en—
» rant r m Je voudrais bien qu'on prit la peine de me dire ce que
Brutus aurait pu répondre.
Brutus , me dira-t-on encore , devait abdiquer le consulat ,
plutôt que de faire périr ses enfans. Et moi je dis que tout ma-
gistrat qui , dans une circonstance aussi périlleuse , abandonne
le soin de la patrie et abdique la magistrature , est un traître
qui mçr^te la mort.
Il n'y a point de milieu } il fallait que Brutus fût un infâme ,
ou que les têtes de Titus et de Tiberinus tombassent par son
A M. BORDES. 307
ordre sous la hache des licteurs. Je ne dis pas pour cela que beau-
coup de gens eussent choisi comme lui.
<^uoi qu'on ne se décide pas ouvertement pour les derniers
(percevoir d nonnetes gens a travers la pompe
des autres. On oppose Titus k Fabricms } mais on a omis cette
diflerence , qu'au temps de Pyrrhus tous les Romains étaient
des Fabricius , au lien que sous le règne de Tite il n'y avait que
loi seul d'homme de bien (i). J'oublierai , si l'on veut y les actions
héroïques des premiers Romains et les crimes des derniers : mais
ce que je ne saurais oublier , c'est que la vertu était hokiorée
des uns et méprisée des autres , et que quand il y avait des cou-
ronnes pour les vainqueurs des jeux du cirque , il n'y en avait
pins pour celui qui sauvait la vie à un citoyen. Qu'on ne croie
pas au reste que ceci soit particulier à Rome. Il fut un temps
on la république d'Athènes était assez riche pour dépenser des
sommes immenses k ses spectacles , et pour payer très-chèrement
les auteurs , les comédiens , et même les spectateurs : ce même
temps fut celui oii il ne se trouva point d'argent pour défendre
rétal contre les entreprises de Philippe.
On vient enfin aux peuples moderues; et je n'ai garde de suivre
les raîsonnemens qu'on juge à propos de faire à ce sujet. Je re-
marquerai seulement que c'est un avantage peu honorable que
celui qu'on se procure , non en réfutant les raisons de son ad-
Tcnaire , mais en l'empêchant de les dire.
Je ne suivrai pas non plus toutes les réflexions qu'on prend la
peine de faire sur-le luxe, sur la politesse j sur radmirable édu-
cation denosenfans(a), sur les meilleures méthodes pour étendre
nos <:onnaissances y sur l'utilité des sciences et l'agrément des
beaux-arts, et sur d'autres points dont plusieurs ne me regardent
pas f dont quelques-uns se réfutent d eux-mêmes , et dont les
(c) Si Titus n'eût été empereur , nous n'aurions jnmais entendu parler
lie loi y car il eût cootiiiné de vivre comme les autres; et il uo devint
homme de bien que quand , cessant de recevoir l'exemple de son siècle,
il lai fut permis d'en donner un meilleur. Privatusy atque etiam suh
poiré principe j ne odio guident, nedum vituperatione publicâ, caruit.
Ai iUi €afama pro bono cessit , converaaque est in maximaa laudes,
(j) n ne faut pal demander si les pères et les maîtres seront uttentifs à
éearter met dangereux écrits des yeux de leurs enfans et de leurs élèves.
£b effil, quel aftrenx désordre, quelle indécence ne serait-ce point si ces
«n&ns, si bien élevés, venaient à dédaigner tant de jolies choses, et à
préierrr tput de bon la vertu au savoir ! Ceci me rappelle la réponsf^ d'un
précepteur lacédémonien, à qui l'ou demandait par moquerie ce qu'il cii-
isigpeniil à sou élève. Je lui apprendrai , dit-ii , à aimer les choses hoti-
hItm. Si )e rencontrai»un tel homme parmi nous, je lui dirais à l'oreille
Garder vous bien de parler ainsi , car jamais vous n'auriez de disciple» ;
laaU dîtea que vous leur apprendrez à babiller agréablement, et je voua
xéponds de votre fortune.
ao8 RÉPONSE
autres ont déîà été réfutés.. Je inc contenterai de citer encore
quelques morceaux pris au hasard , et qui uje paraîtront avoir
besoin d'éclaircissement, li faut bien que je me borne à des
phrases , dans l'impossibilité de suivre des raisonnemens dont je
n'ai |>u saisir le fil.
On prétend que les nations ignorantes qui ont eu des idées de
la gloire et de la veriu sont des exceptions singulières qui ne
peuvent former aucun préjuge contre leb scientes. Fort bien;
mais toutes les nations savantes , avec leurs beiles idées de gloire
et de vertu , en ont toujours perdu l'amour et ia pratique. Cela
est sans exception; passons à la preuve. Pour nous en convaincre ^
Jetons les yeux suri* immense continent de l* Afrique ; où nul mortel
n*est assez hardi pour pénétrer « ou assez heui-eux pour l'aiHiir tenté
impunément. Amsi , de ce que nous n'avons pu pénétrer dans le
continent de l'Afrique , de ce que nous ignorons ce qui s'v passe y
on nous fait conclure que les peuples en sont chargés de vices :
c'est si nous avions trouvé le moyen d'y porter les nôtres , qu'il
faudrait tirer cette conclusion, di j'étais chef de quelqu'un des
peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la fron-
tière du pays une potence oh je ferais pendre sans rémission le
premier Européen qui oserait y péuétrer , et le premier citoyen
qui tenterait d'en sortir (i). iJ Amérique ne nous offre pas des
spectacles moins honteux pour ^espèce humaine. Surtout depuis
que les Européens y sont. On comptera cent peuples barbares ou
sauvages dans l'ignorance pour un seul vertueux. Soit; on en
comptera du moins un : mais de peuple vertueux et cultivant
les sciences , on n'en a jamais vu. JLa terre abandonnée sans
culture n'est point oisive '^ elle produit des poisons , elle nourrit
des monstres. Voilà ce qu'elle commence à faire dans les lieux
oii le goût des arts frivoles a fait abandonner celui de Tagricul-
ture. Notre am«, peut-on dire aussi, n'est point oisive quand la
vertu ^abandonne ; elle produit des fictions , des romans , des
satires , des vers ; elle nourrit des vices.
Si des barbares ont fait des conauêtes , c*est qu'ils étaient
très-in/ustes. Qu'étions-nôus donc , le vous prie , quand nous
avons fait cette conquête de TAménque qu'on admire si fort ?
Mais le moyen que des gens qui ont du canon , des cartes ma-
rines et des boussoles , puissent commettre des injustices ! Me
dira-t^on que l'événement marque la valeur des couquérans .' 11
marque seulement leur ruse et leur habileté; il marque qu'un
homme adroit et subtil peut tenir de son industrie les succès
qu'un brave homme n'attend que de sa valeur. Parlons sans par-
tialité. Qui jugprons-iious le plus courageux de l'odieux Cortez
subjuguant le Aiexique à force de poudre , de perfidie et de tra^
(i).On me deruandem peut-être quel mal peut faire à Féut an citoyer^.
qui eo sort ponr n'y plus rentrer. 11 fuit du mal aux autres par le niau
vais exemple qu'il donne , il en fait à lui-même par les vice» qu'il va^
ohercber. De toutes manières, c'est à la loi de le prévenir j et il vaut en
corc mieux qu'il soit pendu que méchant.
A M. BORDES. 309
hiftons; ou de Finforluné Guatimozin étenda par d'honnêtes
Européens sur des charbons ardens pour avoir ses trésors , tan-
çant UD de ses officiers à qui leméine traitement arrachait quel-
ques plaintes , et lui disant fièrement : Et moi, suis-je sur des
TOêtS?
Dire que les sciences sont nées de l'oisipeté, cest abuser visi^
blement deë termes ; eUes naissent du loisir , mais elles garan-
tissent de l'oisiveté. De sorte qu'un homme qni s'amuserait an
bord d'un grand chemin à tirer sur les passans pourrait dire
qu'il occupe son loisir â se garantir de l'oisiveté. Je n'entends
point cette distinction de roisiveté et du loisir; mais je sais
trè^<ertainement que nul honnête homme ne peut jamais se
Tanter d'avoir du loisir tant qu'il j aura du bien à faire , une
patrie à servir, des malheureux à soulager; et je défie qu'on
me montre dans mes principes aucun sens honnête dont ce mot
loisir puisse être susceptible. I^e citoyen que ses besoins attachent
à la cnarrue n'est pas plus occupé que le géomètre ou l'anatO"
miste. Pas plus que l'enfant qui élève un château de cartes ,
mais pins utilement. Sous prétexte que le pain est nécessaire ,
faui^U que tout le mondir se mette à labourer la terre 7 Pourquoi
non ? Qu'ils paissent même , s'il le faut : j'aime encore nueux
voir les hommes brouter Therbe dans les champs que s'entre-
dévorer dans les villes. Il est vrai que , tels que je les demande ,
tb ressembleraient beaucoup à des bêtes , et que , tels qu'ils sont ,
ib ressemblent beaucoup à des hommes.
12 était d! ignorance est un état de crainte et de besoin ; tout est
danger alors pour noire fragilité. La mort gronde sur nos têtes ;
elle est cachée dans F herbe que noue foulons aux pieds, LorS'^
qiion craint tout et qu'on a besoin de tout , quelle disposition
plue raisonnable que celle de vouloir tout connaître ? Il ne faut
que considérer les inquiétudes continuelles des médecins et des
anatoniistes sur leur vie et sur leur santé , pour savoir si les con-
naissances servent à nous rassurer sur nos dangers. Comme elles
nous en découvrent toujours beaucoup plus que de moyens de
nous en garantir, ce n'est pas une merveille si elles ne font
qu'augmenter nos alarmes et nous rendre pusillanimes. Les ani-
maux vivent sur tout cela dans une sécurité profonde , et ne
iTeD trouvent pas plus mal. Une génisse n'a pas besoin d'étudier
la botanique pour apprendre â trier son foin, et le loup dévore
sa proie sans songer à l'indigestion. Pour répondre à cela ,
osera*t-on prendre le parti de l'instinct contre la raison? C'est
précisément ce que je demande.
// semble , nous dit^on , qu'on ait trop de laboureurs , et quon
craigne de nuinquer de philosophes* Je demanderai à mon tour
si l'on craint que les professions lucratives ne manquent de hujeis
pour les exercer. Cest bien mal connaître l'empire de la cupi^
dite. Tout nous jette dèt notm enfance dans les conditions utiles.
Et quels préjugés n'a^l^on pas à vaincre , quel courage ne fautait
pas , pour oser n'tlre qu'un Dacarte^^ un Newton , un L/ocke f
3io RÉPONSE
Leibnits et Newton sont morts comblés de biens et d'honnenrs,
et ils en méritaient encore davantage. Dirons-nous qne c'est par
modération qu'ils ne se sont point élevés jusqu'à la charme? Je
connais asses l'empire de la cupidité pour savoir que tout nous
porte aux professions lucratives; voilà pourquoi je dis que tout
nous éloigne des professions utiles. Un Hébert , un Lafrenaje ,
itn Dulac , un Mariin , gagnent plus d'argent en un jour que
tous les laboureurs d'une province ne sauraient faire en un mois.
Je pourrais proposer un problême asses singulier sur le passage
qui m'occupe actuellement. Ce serait ^ en 6tant les deux pre-
mières lignes et le lisant isolé , de deviner s'il est tiré de mes
écrits ou de ceux de mes adversaires.
Leè bonê livres sont la seule défense des esprits faibles , c*est'
àndire des trois quarts des hommes , contre la contagion de fexem^
ple^ Premièrement , les savans ne feront jamais autant de bons
livres qu'ils donnent de mauvais exemples. Secondement , il y
aura toujours plus de mauvais livres que de bons. En troisième
lieu , les meilleurs guides que les honnêtes gens puissent avoir
sont la raison et la conscience : Paucis est opus litteris ad men-
tem bonam. Quant à ceux qui ont l'esprit louche ou la conscience
endurcie , la lecture ne peut jamais leur être bonne à rien. En-
fin , pour quelque homme que ce soit , il n'y a de livres néces-
saires que ceux de la religion , les seuls que je n'ai jamais con-
damnes.
On prétend nous faire regretter F éducation des Perses, Remar-
quez que c'est Platon qui prétend cela. J'avais cru me faire une
sauvegarde de Pautonté de ce philosophe , mais je vois que
rien ne me peut garantir de l'animosité ae mes adversaires : Tros
Rutulusvejuat , Us aiment mieux se percer l'un l'autre que de me
donner le moindre quartier , et se font plus de mal qu'à moi (i).
Cette édnàation était , dit-on ^fondée sur des principes barbares ,
parce qi^on donnait un maître pour t exercice de chaque vertu ,
quoique la vertu soit indivisible; parce qu* il s* agit de l'inspirer , et
non de V enseigner; d^ en faire aimer la pratique^ et non d'en dé-'
montrer la théorie. Que de choses n'aurais-îe point à répondre î
mais il ne faut pas faire au lecteur Tin jure de lui tout dire. Je me
contenterai de ces deux remarques. La première , que celui qui
vent élever un enfant ne commence pas par lui dire qu'il faut pra-
tiquer la vertu, car il n'en serait pas entendu; mais il lui enseigne
premièrement à être vrai , et puis à être tempérant , et puis cou-
rageux , etc. ; et enfin il lui apprend que la collection de toutes
ces choses s'appelle vertu. La seconde y que c'est nous qui nous
(i) Il me passe par la tête un nouveau projet de défense, et je ne ré-
ponds pas que je n*aie encore la faiblesse.de l'exécuter quelque jour. Cette
défense ne sera composée que de raisons tirées des philosophes : d'où il
s'ensuivra qu'ils ont tous été des bavards , comme je le prétends , si l'on
trouve leurs raisons mauvaises; ou que j'ai cause gagnée, si on les trouve
bonnes.
328 CORRESPONDANCE.
vous laisse juger à yous-'inéme , mon cher père , s'il a dépendu
de moi d'en remplir les conditions. ,
Ce que je viens de dire ne peut regarder que le passé. A l'Age
ou je suis , il est trop tard pour penser à tout cela ; et telle est
ma misérable condition , que , quand j'aurais pu prendre ub
parti solide , tous les secours nécessaires m'ont manqué ; et ,
3nand J'ai lieu d'espérer de me voir quelque avance , le temps
e l'enfance , ce temps précieux d'apprendre , se trouve écoulé
sans retour.
Voyons donc à présent ce qu'il conviendrait de faire dans la
situation oii je me trouve : en premier lieu je puis pratiquer la
musique que je sais assez passablement pour cela : secondement , .
un peu de talent que j'ai pour l'écriture (je parle du style) pour-
rait m'aider à trouver un emploi de secrétaire chez quelque
grand seigneur : enfin , je pourrais , dans quelques années , et
avec un peu plus d'expérience , servir de gouverneur à des jeunes
gens de qualité.
Quant au premier article Je me suis toujours assez applaudi
du bonheur que j'ai eu de faire quelque progrès dans la mu-
sique , pour laquelle on me flatte a un goût assez délicat ; et voi-
ci 9 mon cher père , comme j'ai raisonné.
La musique est un art de peu de difficulté dans la pratique ,
c'est-à-dire , par tout pays on trouve facilement à Fexercer ;
les hommes sont faits de manière qu'ils préfèrent assez souvent
l'agréable à l'utile ; il faut les prendre par leurs faibles , et en
Srofiter , quand on le peut faire sans injustice ; or , qu'y a-t-il
e plus juste que de tirer une rétribution honnête de son tra-
vail? La musique est donc de tous les talens que je puis avoir ,
non pas peut-être à la vérité celui qui me fait le plus d'honneur ,
mais au moins le plus sûr quant à la facilité ; car vous con-
viendrez qu'on ne s'ouvre pas toujours aisément l'entrée des
maisons considérables^ pendant qu'on cherche et qu'on se donne
des mouvemens , il faut vivre , et la musique peut toujours servir
d'expectative.
Voilà la manière dont j'ai considéré que la musique pourrait
m'étre utile : voici pour le second article , qui regarde le poste
de secrétaire.
Comme je me suis déjà trouvé dans le cas , je connais à peu
près les divers talens qui sont nécessaires dans cet emploi ; un ^
style clair et bien intelligible , beaucoup d'exactitude et de fidé-
lité , de la prudence à manier les affaires qui peuvent être de
notre ressort ^ et , par-dessus tout , un secret inviolable : avec
ces qualités on peut faire un bon secrétaire. Je puis me flatter
d'en posséder quelques-unes ; je travaille chaque jour à l'acqui-
sition des autres , et je n'épargnerai rien pour y réussir.
Enfin , quant au poste de gouverneur d un jeune seigneur , je
vous avoue naturellement que c'est l'état pour lequel je me stns
un peu de prédilection ; vous allez d'abord être surpris ^ différez ^
s'il vous plaît ,. un instant de décider.
ANNÉE 1735. 329
Il ne faul»pa5 que vous pensiez , mon cher përe , que je me
sois adonné si parfaitement à la musique que j aie néeligë toute
autre espèce de travail ; la bonté qu a eue madame de Warens
d« m*accorder cLez elle un asile m'a procuré l'avantage de
pouvoir employer mon temps utilement , et c'est ce que )'ai fait
avec assez de soin jusqu'ici.
D*abord , Je me suis Osiit un système d'étude que j'ai divisé
en deux chefs principaux ; le premier comprend tout ce qui sert
à éclairer l'esprit , et l'orner de connaissances utiles et agréa-
bles ; l'autre renferme les moyens de former le cœur à la sa-
gesse et à la vertu. Madame de Warens a la bonté de me fournir
des livres , et j^ai tâché de faire le plus de progrès qu'il était
possible f et de diviser mon temps de manière que rien n'en restât
inutile.
De plus, tout le monde peut me rendre justice sur ma con-
duite ; je chéris les bonnes mœurs , et je ne crois pas que per-
sonne ait rien à me reprocher de considérable contre leur pu-
reté ; j'ai de la religion , et je crains Dieu ; d'ailleurs , sujet à
d'extrêmes faiblesses , et rempli de défauts plus qu'aucun autre
homme au monde , je sens combien il y a de vices à corriger
chez moi. Mais enfin les jeunes gens seraient heureux s'ils tom-
baient toujours entre les mains de personnes qui eussent autant
que moi de haine pour le vice , et d'amour pour la vertu.
Ainsi 9 pour ce qui regarde les sciences et les belles-lettres ^
je crois en savoir autant qu'il en faut pour l'instruction d'uu
gentilhomme, outre que ce n'est point précisément l'office d'un
gouverneur de donner les leçons, mais seulement d'avoir atten-
tion qu'elles se prennent avec fruit ^ et effectivement il est né-
cessaire qu'il sache sur toutes les matières plus que son élève
ne doit apprendre.
Je n'ai rien à répondre à l'objection qu'on me peut faire sur
l'irrégularité de ma conduite passée^ comme elle n'est pas excu-
sable , je ne prétends pas l'excuser : aussi , mon cher père , je
vous ai dit d'abord que ce ne serait que dans quelques années
et avec plus d'expérience que j'oserais entreprendre de me char-
ger de la conduite de quelqu'un. C'est que j'ai dessein de me cor-
riger entièrement et que j espère d'y réussir.
Sur tout ce que je viens de dire , vous pourrez encore m'op-
poser que ce ne sont point des établissemens solides , principale-
ment quant au premier et troisième articles ; là-dessus je vous
prie de considérer que je ne vous les propose point comme tels ,
mais seulement comme les uniques ressources oii je puisse re-
courir dans la situation oli je me trouve , en cas que les secours
présens vinssent à me manquer ; mais il est temps de vous dé-
velopper mes véritables idées et d'en venir à la conclusion.
Vous n'ignorez pas, mon cher père, les obligations infinies
que î'ai à madame de Warens; c'est sa chanté qui m'a tiré
plusieurs fois de la misère ^ et qui s'est cônslumiuent attaclicc
33o CORRESPONDANCE.
depuis huit ans à pourvoir à tous mes besoins , et mérile bien au-
delà du nécessaire. La bonté qu'elle a eue de me retirer dans
sa maison , de me fournir des livres , de me payer des maîtres ,
et , par-dessus tout , ses excellentes instructions et son exemple
édifiant , m'ont procuré les moyens d'une heureuse éducation ,
et de tourner au bien mes mœurs alors encore indécises. Il
n'est pas besoin que je relève ici la grandeur de tous ces bien-
faits; la simple exposition que j'en fais à vos yeux suffit pour
vous en farre sentir tout le prix au premier coup-d'œil : jugez,
mon cher përe , de tout ce qui doit se passer dans un cœur
bien fait, en reconnaissance de tout cela ; la mienne est sans
bornes } voyez jusqu'où s'étend mon bonheur, je n'ai de moyen
Eour la manifester que le seul qui peut me rendre parfaitement
eureux.
J'ai donc dessein de supplier madame de Warens de vouloir
bien agréer que je passe le reste de mes jours auprès d'elle , et
que je lui rende jusqu'à la fin de ma vie tous les services qui se-
ront en mon pouvoir ; je veux lui faire goûter autant qu il dé-
Î tendra de moi par mon attachement à elle et par la sagesse et
a régularité de ma conduite , les fruits des soins et des peines
qu'elle s'est donnés pour moi : ce n'est point une manière fri-
vole de lui témoigner ma reconnaissance ; cette sage et aimable
«lame a des sentimens assez beaux pour trouver de quoi se paye^
de ses bienfaits par ses bienfaits mêmes, et par l'hommage con-
tinuel d'un cœur plein de zèle , d'estime , d'attachement , et de
respect , pour elle.
J'ai lieu d'espérer , mon cher jpère , que vous approuverez ma
résolution et que vous la seconderez de tout votre pouvoir. Par
là , toutes difficultés sont levées ; l'établissement est tout fait ,
et assurément le plus solide et le plus heureux qui puisse être
au monde , puisque , outre les avantages qui en résultent en ma
faveur , il est fondé de part et d'autre sur la bonté du cœur et
sur la vertu.
Au reste , je ne prétends pas trouver par là un prétexte hon-
nête de vivre dans la fainéantise et dans l'oisiveté : il est vrai
que le vide de mes occupations journalières est grand ; mais je
l'ai entièrement consacré à l'élude , et madame de Warens pourra
me rendre la justice que j'ai suivi assez régulièrement ce plan :
jasc(u'à présent elle ne s'est plainte que de l'excès. 11 n'est pas à
craindre que mon goût change ; l'étude a un charme qui fait
que quand on l'a une fois goûtée on ne peut plus s'en détacher ,
et d'autre part l'ohjct en est si beau , qu'il n'y a personne qui
puisse blâmer ceux qui sont assez heureux pour y trouver du
goût et pour s'en occuper.
Voilà , mon cher père , l'exposition de mes vues : je vous sup-
plie très-humblement d'y donner votre approbation , d'écrire
a madame de Warens ^ et de vous employer auprès d'elle pour
les faire réussir 3 j'ai lieu d'espérer que vos démarches ne seront
ANNÉE 1735. 33i
pkÈ înfractueases , et qu'elles tourneront à notre commune satis-
faction.
Je suis, etc.
M
A SON PERE.
ON CHER PÉEE.
Malgré les tristes assurances que vous m'avez df^nnées que
TOUS ne me regardiez pins pour votre fils , j*ose encore recourir
à vous , comme au meilleur de tous les pères , et quels que
soient les justes sujets de haine que vous devez avoir contre moi,
le titre de fils malheureux et repentant les efface dans votre
coeur , et la douleur vive et sincère que je ressens d'avoir si mal
usé de votre tendresse paternelle , me remet dans les droits que le
sang me donne auprès de vous ; vous êtes toujours mon cher
père, et quand je ne ressentirais que le seul poids de mes fautes,
]e soif assez puni dès que je suis criminel. Mais hëlas I il est bien
encore d'autres motifs qui feraient changer votre colère en une
compassion légitime , si vous en étiez pleinement instruit. Les
infortunes qui m'accablent depuis long-temps n'expient que trop
les fautes dont je me sens coupable , et, s'il est vrai qu'elles sont
énormes , la pénitence les surpasse encore. Triste sort que celui
d'avoir le cœur plein d'amertume et de n'oser même exhaler sa
douleur par quelques soupirs ! Triste sort d'être abandonné
d'un père dont on aurait pu faire les délices et la consolation !
mais plus triste sort de se voir forcé d'être à jamais ingrat et
malheureux en même temps , et d'être obligé de traîner par
toute la terre sa misère et ses remords ! Vos yeux se chargeraient
de larmes si vous connaissiez à fond ma véritable situation ;
l'indignation ferait bientôt place à la pitié, et vous ne pourriez
vous empêcher de ressentir quelque peine des malheurs dont je
me vois accablé. Je n'aurais ose me donner la liberté de vous
écrire si je n'y avais été forcé par une nécessité indispensable.
J'ai long-temps balancé, dans la crainte de vous offenser encore
davantage; mais enfin j'ai cru que , dans la triste situation oîi je
me trouve , j'aurais été doublement coupable si je n'avais fait
Ions mes efforts pour obtenir de vous des secours qui me sont
absolument nécessaires. Quoique j'aie à craindre un refus , je ne
m'en flatte pas moins de quelque espérance; je n'ai point oublié
que vous êtes bon père , et je sais que vous êtes assez' g<'*uéreux
pour faire du bien aux malheureux indépendamment d^s lois du
sang et de la nature, qui ne s'effacent jamais dans les grandes
âmes. Enfin , mon cher père , il faut vous l'avouer, je suis à
Neuchâtel dans une misère à laquelle mon imprudence a donné
lieu. Comme je n'avais d'autre talent que la musique qui piH
me tirer d'affaire , je crus que je ferais bien de le mettre en
usage si je le pouvais ; et , voyant bien que je n'en savai> pas en-
core a^sezpour l'exercer dans des pays catholiques, je m'arrêtai
33» CORRESPONDANCE.
à Lausanne, oii j'ai enseigné pendant quelaues mois; d'où,
étant venu à Neuchâtel , je me vis dans peu de temps , par des-
gains assez considérables ] oints à une conduite fort réglée , eu
état d'acquitter quelques dettes que j'avais à Lausanne ; mais
étant sorti d'ici inconsidérément , après une longue suite d'a-
ventures que je me réserve l'honneur ae vous détailler de bouche,
si vous voulez bien le permettre, je suis revenu ; mais le chagrin
Sue je puis dire sans vanité que mes écolières conçurent de mon
épart a bien été payé à mon retour par les témoignages que j'en
reçois qu'elles ne veulent plus recommencer ; de façon que ,
privé des secours nécessaires , j'ai contracté ici quelques dettes,
qui m'empêchent d'en sortir avec honneur et qui m'obligent de
recourir à vous.
Que ferais-je , si vous me refusiez ? de quelle confusion ne
serais-je pas couvert? faudra-t-il , après avoir si long-temps vécu
sans reproche malgré les vicissitudes d'une fortune inconstante ,
que je déshonore aujourd'hui mon nom par une indignité? Non ,
mon cher père , j'en suis sûr , vous ne le permettrez pas. Ne crai-
gnez pas que je vous fasse jamais une semblable prière ; je puis
enfin , par le moyen d'une science que je cultive incessamment,
vivre sans le secours d'autrui } je sens combien il pèse d'avoir
obligation aux étrangers , et je me vois enfin en état , après des
SOUCIS continuels , oe subsister par moi-même ; je ne ramperai
plus; ce métier est indigne de moi; si j'ai refuse plusieurs fois
une fortune éclatante , c'est que j'estime mieux une obscure
liberté qu'un esclavage brillant : mes souhaits vont être accom*
plis , et j'espère que je vais bientôt jouir d'un sort doux et tran—
quille, sans dépendre que de moi-même , et d'un père dont je
veux toujours respecter et suivre les ordres.
Pour me voir en cet état , il ne me manque que d'être hors
d'ici oii je me suis témérairement engagé ; j attends ce dernier
bienfait de votre main avec une entière confiance.
Honorez-moi , mon cher père , d'une réponse de votre main^
ce sera la première lettre que j'aurai reçue de vous depuis ma
sortie de Genève ; accordez-moi le plaisir de baiser au moins ces
chers caractères ; faites-moi la grâce de vous hâter, car je suis
dans une crise très-pressante. Mon adresse est ici jointe; youB-
devinerez aisément les raisons qui m'ont fait prendre un nom.
supposé ; votre prudente discrétion ne vous permettra pas de
rendre publique cette lettre , ni de la montrer à personne qu'à
ma chère mère , que j'assure de mes très-humbles respects , et
3ue je supplie , les larmes aux yeux , de vouloir bien me par-
onner mes fautes et me rendre sa chère tendresse. Pour vous ,
mon cher père , je n'aurai jamais de repos que je n'aie mérité
le retour de la vôtre , et je me flatte que ce jour viendra encore
oii vous vous ferez un vrai plaisir de m'avouer pour ,
Mon cher père ^ . ^
Votre très-humble et très-obéissaul
serviteur et fils.
ANNÉE 1735. 333
A SA TANTE.
J'ai reçu avant-hier la visite de mademoiselle F.... F.... dont
le triste sort me surprend d'autant plus , que je n'avais rien su
tusqu'ici de tout ce qui la regardait. Quoique je n'aie appris son
— ^ — — g . ^ ^ , — — -w 1^^^., ^^ ^..w
a'achève de déshonorer sa famille et son nom ^ et c'est un soin
qai vous regarde aussi en qualité de helle-mëre. J'ai écrit à
M. Jean F...', son frëre, pour l'engager à venir ici , et tâcher de
la retirer des horreurs oîi la misère ne manquera pas de la jeter.
Je crois , ma chère tante , que vous ferez bien , et conformément
aux sentimens que la charité , l'honneur , et la religion , doivent
TOUS inspirer, de joindre vos sollicitations aux miennes, et
même , sans vouloir m'aviser de vous donner des leçons , je vous
prie de le faire pour l'amour de moi ; je crois que Oieu ne peut
manquer de jeter un œil de faveur et de bonté sur de pareilles
actions. Pour moi , dans l'état oii je suis moi-même , je n'ai pu
rien faire que la soutenir par les consolations et les conseils d'un
honnête homme , et je Fai présentée à madame de Warens ,
qni s'est intéressée pour elle à ma considération, et qui a ap-
prouvé que je vous en écrivisse.
J'ai appris avec un vrai regret la mort de mon oncle Ber-
nard. Dieu veuille lui donner dans l'autre monde le bien qu'il n'a
pu trouver en celui-ci , et lui pardonner le peu de soin qu'il a
eu de ses pupilles. Je vous prie d'en faire mes condoléances à ma
tante Bernard , à qui j'en écrirais volontiers ^ mais en vérité je
suis pardonnable dans l'abattement et la langueur oii je suis ae
ne pas remplir tous mes devoirs. S'il lui reste quelques manus-
crits de feu mon oncle Bernard qu'elle ne se soucie pas de con-
server , elle peut me les envoyer ou me les garder; je tâcherai
de trouver de quoi les payer ce qu'ils vaudront. Donnez-moi ,
s'il vous plaît , des nouvelles de mon pauvre père ; j*en suis
dans une véritable peine : il y a long-temps qu'if ne m'a écrit ;
je vous prie de l'assurer dans l'occasion que le plus grand de
mes regrets est de n'avoir pu jouir d'une santé qui m'eût permis
de mettre à profit le peu de talens que je puis avoir; assurément
il aurait connu que je suis un bon et tendre fils. Dieu m'est té-
moin que je le dis du fond ducœur. Je suis redevable à madame
de Warens d'avoir toujours cultivé en moi avec soin les senti-
mens d'attachement et de respect qu'elle m'a toujours trouvés
pour mon père , et pour toute ma vie. Je serais bien aise que
vous eussiez pour cette dame les sentimens dûs à ses hautes ver-
tus et à son caractère excellent , et que vous lui sussiez quelque
gré d'avoir été dans tous les temps ma bienfaitrice et ma mère.
Je vous prie aussi , ma chère tante , de vouloir assurer de mes
respects et de mou sincère attachement ma tante Gonceru , quand
334 CORRESPONDANCE.
vous serez k portée de la voir ; mes salutations aussi à mon oncle
David. Ayez la bonté de nie donner de vos nouvelles , et de
in'instruire de l'état de votre santé , et du succès de yos démar-*
ches auprès de M. F
A liADEMOISELLE
Je suis très-sensible à la bonté que veut bien avoir madame de
Warens de se ressouvenir encore de moi. Cette nouvelle m'a
donné une consolation que je ne saurais vous exprimer^ et je
vous proteste que jamais rien ne m'a plus violemment affligé que
d'avoir encouru sa disgrâce. J'ai eu aéjà l'honneur de vous dire,
mademoiselle , que j'ignorais les fautes qui avaient pu me rendre
coupable à ses yeux; mais jusqu'ici la crainte de lui déplaire m'a
emp«ché de prendre la liberté de lui écrire pour me justifier on
dn jnoins pour obtenir , par mes soumissions , un pardon qui
serait dû à ma profonde douleur , quand même j'aurais commis
les plus grands crimes. Aujourd'hui , mademoiselle , si vous vou-
lez bien vous employer pour moi , l'occasion est favorable , et k
votre ^Uicitation elle m'accordera sans doute la permission de
lui écrire ; car c'est une hardiesse que je n'oserais prendre de
moi-même. C'était me faire injure que demander si je voulais
qu'elle sût mon adresse ; puis-je avoir rien de caché pour une
personne à qui je dois tout? Je ne mange pas un morceau de pain
que je ne reçoive d'elle ^ sans les soins de cette charitable dame^
je serais peut-être déjà mort de faim ^ et , si j'ai vécu jusqu'à
présent, c'est aux dépens d'une science qu'elle m'a procurée.
Hâtez-vous donc , maaemoiselle , je vous en supplie; intercédez
pour moi , et tâchez de m'ob tenir la permission de me justifier.
J'ai bien reçu votre lettre datée du 2 T novembre aaressée à
Lausanne. J'avais donné de bons ordres , et elle me fut envoyée
sur-le-champ. L'aimable demoiselle de Galley est toujours dans
mon cœur , et je brûle d'impatience de recevoir de ses nouvelles;
faites-moi le plaisir de lui clemander , au cas qu'elle soit encore
à Annecy , si elle agréerait une lettre de ma main. Comme j'ai
ordre de m'informer de M. Yenture, je serais fort ai^e d'appren-
dre oii il est actuellement ; il a eu grand tort de ne point écrire
à M. son père , qui est fort en peine de lui ; j'ai promis de don-
ner de ses nouvelles dès que j'en saurais raoi-mêiïie. Si cela ne
vous fait pas de peine , accordez-moi la grâce de me dire s'il est
toujours à Annecy , et son adresse à peu près. Comme j'ai beau-
coup travaillé depuis mon départ d'auprès de vous , si vous agréez
pour vous désennuyer que je vous envoie quelques-unes de mes
pièces , je le ferai avec joie , toutefois sous le sceau du secret ,
car je n'ai pas encore assez de vanité pour vouloir porter le nom
d'auteur; il faut auparavant que je sois parvenu à un degré qui
puisse me faire soutenir ce titre avec honneur. Ce que ]e vous
offre , c'est pour vous dédommager en quelque sorte de la com-
pote , qui n'est pas encore mangeable. Passons à votre dernier
ANNEE 1735. 3Zr^
«article oui est le plus important. Je commencerai par vous dire
qu'il n'était point nécessaire de préambule pour me faire agréer
vos snges avis ; je les recevrai toujours de bonne part et avec
beaucoup de respect, et je tâcherai d'en profiter. Quant à celui-
ci que vous me donnez , soyez persuadée , mademoiselle , que ma
religion est profondément gravée dans mon ame et que rien n'est
c^ipable de Fen effacer. Je ne veux pas ici me donner beaucoup
de gloire de la constance avec laquelle j'ai refu.sc de retourner
chez moi. Je n'aime pas prôner des dehors de piété , qui souvent
trompent les yeux , et ont de tout autres motifs que ceux qui se
montrent en apparence. Enfin , mademoiselle , ce n'est pas par
divertissement que j'ai changé de nom et de patrie , et que je
risque à chaque instant d'être regardé comme un fourbe et peut-
être un espion. Finissons une trop longue lettre ^ c*est assez vous
ennuyer^ je vous prie de vouloir bien ni'honorer d'une prompte
réponse, parce que je ne ferai peut-être pas long séjour ici. Mes
affaires y sont dans une fort mauvaise crise. Je suis déjà fort en-
detté , et je n'ai qu'une seule écoliëre. Tout est en campagne ;
je ne sais comment sortir^ je ne sais comment rester; parce que
je ne sais poiut faire de bassesses. Gardez-vous de rien dire de
ceci à maaame de Warens. J'aimerais mieux la mort , qu'elle
crût que je suis dans la moindre indigence ; et vous-même tâchez
de l'oublier, car je me repens de vous l'avoir dit. Adieu ,> ma-
demoiselle , je suis toujours avec autaut d'estime que de recon-
naissance.
A M, D'EYBENS.
jyiADAME de Warens m'a fait l'honneur de me communiquer la
réponse que vous avez pris la peine de lui faire , et celle que vous
avez reçue de M. de Mably à mon sujet. J'ai admiré avec une vive
Reconnaissance les marques de cet empressement de votre part à
faire du bien qui caractérise les cœurs vraiment généreux; ma
sensibilité n'a pas sans doute de quoi mériter beaucoup votre
attention , mais vous voudrez du moins bien permettre à mon
aèle de vous assurer que vous ne sauriez , monsieur , porter vos
bontés à mon égard au-delà de ma reconnaissance , et ]C vous en
dois beaucoup, monsieur , pour le bien que Texcès de voire in-
dulgence vous a fait avancer en ina faveur : il est vrai que j'ai
tâché de répondre aux soins que madame de Warens , ma très-
chère maman , a bien voulu prendre pour me pousser dans les
belles connaissances; mais les principes , dont je fais profession ,
su'ont souvent fait négliger la culture des talens de 1 esprit , eu
faveur de celle des sentimens du cœur, et j'ai bien pins ambi-
tionné de penser juste que de savoir beaucoup. Je ferai cepen-
dant , monsieur, même à cet égard , les plus puissans efforts pour
soutenir l'opinion avantageuse que vous avez voulu donner de
moi , et c'est en ce sens que je regarde tout le bien que vous avez
dit y comme une exhortation polie de remplir de mon mieux
ANNÉE 1735. 337
mais ]e ne puis mesurer mes engagemens qu'à mes forces. Le
surplus dépendra de lui.
Il est temps de cesser de tous fatiguer. Daignez , monsieur ,
continuer de m'honorer de vos bontés et agréer le profond res^
pect avec lequel jVii Thonneur d'être , etc.
A M
Y ous voilÀ donc j monsieur , déserteur du monde et de ses plai-
sirs; c'est , à votre âge et dans votre situation, une métamor^
Îihose bien étonnante. Quand un homme de vingt-deux ans , ga«
ant, aimable, poli , spirituel , comme vous l'êtes , et d'ailleurs
point rebuté de la fortune , se détermine à la retraite, par simple
goût , et sans y être excité par quelques mauvais succès dans ses
«fGûres ou dans ses plaisirs , on peut s'assurer qu'un fruit si pré^
cieux du bon sens et de la réflexion n'amènera point après lui de
dégoût ni de repentir. Fondé sur cette assurance , j'ose vous
faire , sur votre retraite , un compliment qui ne vous sera pas
répété par bien des gens ; je vous en félicite. Sans vouloir trop
relever ce qu'il j a de grand et peut-être d'héroïque dans votre
résolution , je vous dirai franchement que j'ai souvent regretté
qu'an esprit aussi juste et une ame aussi belle que la vôtre , ne
fassent faits que pour la galanterie, les cartes, et le vin de Cham-
pagne } vous étiez né , mon très-cher monsieur , pour une meil-i
leure occupation ; le goût passionné , mais délicat , qui vous en-
traîne vers les plaisirs , vous a bientôt fait démêler la fadeur des
plus brillans; vous éprouverez avec étonnement que les plus sim-
ples et les plus modestes n'en ont ni moins d'attraits ni moins de
vivacité. Vous connaissez désormais les hommes; vous n'avee
plus besoin de tant les voir pour apprendre à les mépriser; il sera
Don maintenant que vous vous consultiez un peu pour savoir à
votre tour quelle opinion vous devez avoir de vous-même. Ainsi ^
en même temps que vous essaierez d'un autre genre de vie, vous
ferez sur votre intérieur un petit examen , dont le fruit ne sera
pas inutile à votre tranquillité.
Monsieur , que vous donnassiez dans l'excès , c'est ce que je
ne voudrais pas sans ménagement. Vous n'avez pas sans doute
absolument renoncé à la société, ni au commerce des hommes;
comme vous vous êtes déterminé de pur choix, et sans qu'aucun
fâcheux revers vous y ait contraint , vous n'aurez garde d'épou-
ser les fureurs atrabilaires des misantropes , ennemis mortels
' du genre humain ; permis à vous de le mépriser , à la bonne
heure, vous ne serez pas le seul: mais vous devez l'aimer tou-
jours : les hommes, quoi qu'on aise, sont nos frères, en dépit de
BOUS et d'eux; frères fort durs à la vérité ; mais nous n'en
sonunes pas moins obligés de remplir à leur égard tous les de-
voirs qui nous sont imposés. A cela près, il faut avouer qu'on
ne peut se dispenser de porter la lanterne dans la quantité pour
s'établir un commerce et des liaisons; et^ quand malheureuse^
7. aa
338 CORRESPONDANCE.
ment la lanterne ne montre rien , c'est bien une nécessité de
traiter avec soi-même, et de se prendre, faute d'autre, ponr
ami et pour confident. Mais ce confident et cet ami , il faut aussi
im peu le connaître et savoir comment et jusqu'à quel point on
peut se fier à lui ; car souvent l'apparence nous trompe, même
jusque sur nous-mêmes : or le tuiuulte des villes , et le fracas
«Lu grand monde, ne sont guère propres à cet examen. Les dis-
tractions des objets extérieurs y sont trop longues et trop fré-
Suentes ; on ne peut y jouir d'un peu de solitude et de tranqnil-
té. Sauyons-nous à la campagne ; allons-y chercher un repos
•t un contentement que nous n ayons pu trouver au milieu det
assemblées et des divertissemens ; essayons de ce nouveau genre
4e vie ; goûtons un peu de ces plaisirs paisibles , douceur dont
Horace , fin connaisseur s'il en fut , taisait un si grand cas.
Voilà , monsieur , conmnent je soupçonne que yo'QS avez raisonné.
A M.
M
ONSIBVR
Daigneres-vous bien encore me recevoir en grâce , aprte une
(aussi indigne négligence que la mienne ? J'en sens toute la tnr*
pitude , et je vous en demande pardon de tout mon cœur. A le
j»ien prendre , cependant , quand je vous offense par mes retards
déplacés , je vous trouve encore le plus heureux des deux. Vous
' exerces à mon égard la plus douce de toutes les vertus de l'ami-
tié , l'indulgence ; et vous goûtes le plaisir de remplir les deroirs
d'un parfait ami , tandis que je n'ai que de la honte et des re-
proches à me faire sur l'irrégularité de mes procédés envers
TOUS. Vous devez du moins comprendre par là que je ne cherche
point de détour pour me disculper. J'aime mieux devoir unique-
ment mon pardon à votre bonté que de chercher à m'excnser
£r de mauvais subterfuges. Ordonnes , ce que le cœur vous
:tera , du coupable et du chÂtiment ; vous seree obéi. Je n'ex-
cepte qu'un seul genre de peine , qu'il me serait impossible de
supporter : c'est le refroidissement de votre amitié. Conserves-
la-moi tout entière, je vous en prie; et souvenes-vous que je
serai toujours votre tendre ami, quand même je me rendrais
indigne que vous fussiee le mien.
Vous trouverez ici incluse la lettre de remercîment que vous
fait la très-chère maman. Si elle a tardé trop à vous repondre,
comptes qu'elle ne vous en dit pas la véritable raison. Je sais
qu'elle avait des vues dont sa situation présente la contraint de
renvoyer l'effet à un meilleur temps; ce que je ne vous dirais pas
si je n'avais lieu de craindre que vous n attribuassiez à Fimpo-
litesse un retardement qui, de sa part, avait assurément bien
une autre source.
H faut -maintenant vous parler de votre charmante pièce.
Si vous faites de piireils essais , que devons-nous attendre de
ANNÉE 1735. 339
vos ouvrages ? Continuez , mon cher ami , la carrière brillante
que' vous venei d'ouvrir; cultivez toujours l'élëgance de votre
goût par la connaissance des bonnes règles ; vous ne sauriez
manquer d'aller loin avec de pareilles dispositions. Vous voulez,
moi, we \e vous corrige! croyez-moi, il me conviendrait
mieux de faire encore sous vous quelaues thèmes , que de vous
donner des leçons. Non que je veuille vous assurer que votre
cantate soit entièrement sans défauts ; mon amitié abhorre une
basse flatterie , jusou'à tel point que j'aime mieux donner dana
l'excès opposé que a'afTaiblir le moms du monde la rigueur de la
aiàcérite ; quoique peut-être j'aie aussi de ma part quelque chose
il vous pardonner a cet égard. Nous avons le regret de ne pour-
voir mettre cette cantate en exécution fante de violoncelle , et
maman a même eu celui de ne pouvoir chanter autant qu'elle
aurait souhaité , à cause de ses incommodités continuelles :
actuellement elle a une fièvre habituelle , des vomissemens
fin^uens , et une enflure dans les jambes qui s'opiniàtre à ne
nous rien présager de bon.
Maman m'a engagé de copier la mienne pour vous l'envoyer ,
puisque vous avez paru en avoir quelque envie ; mais , ayant
égare {'adresse que vous m'aviez donnée pour les paquets à
envoyer , je suis contraint d'attendre que vous me l'ayez indi*
quée ane seconde fois ; ce que je vous prie défaire au plus tôt. La
cantate étant prête à partir , j^y joindrai volontiers deux ou trois
exemplaires au Verger , qui me restent encore , si vous été» à
portée d'en faire cadeau à quelque ami.
Je vous prie de vouloir faire mes complimens k M. l'abbé
Borlin. Vous pourrez aussi le ressouvenir , si vous le jugez bon,
qu'il a une cantate et un autre chiffion de musique k moi. L'a-
venture de la Charonne me fait craindre que le bon monsieur ne
soit sujet à égarer ce qu'on lui remet. S'il vous les rend , je vous
Îirie de ne me les renvoyer qu'après en avoir fait usage aussi
ong-temps qu'il vous plaira.
Vous savez sans doute que les afiaires vont très-mal en Hon-
grie , mais vous ignorez peut-être que M. Bouvier le fils y a
été tué ; nous ne le savons que d'hier.
A MADEMOISELLE
Je me suis exposé au danger de vous revoir, et votre vue a trop
justifié mes craintes , en rouvrant toutes les plaies de mon cœur.
J'ai achevé de perdre , auprès de vous , le peu de raison qui me
restait, et je sens que , dans l'état ou vous m'avez réduit , je ne
suis plus bon à rien qu'à vous adorer. Mon mal est d'autant plus
triste, que je n'ai ni l'espérance ni la volonté d'en guérir, et
qu'au risque de tout ce qu'il en peut arriver, il faut vous aimer
éternellement. Je comprends, mademoiselle , qu'il n'y a de votre
part à espérer aucun retour; je suis un jeune homme sans for-
34© CORRESPONDANCE.
tQnc ; je n'ai qu'un cœur à vous offrir , et cegcœur, tout ylcin âe
ïeu , de sentimens , et de délicatesse qu'il puisse être , n est pas
isans doute un présent digne d'être reçu de vous. Je sens cepen-»
dant y dans un fonds inépuisable de tendresse , dans un caractère
toujours vif et toujours constant , des ressources pour le bonheur,
qui devraient , auprès d'une maîtresse un peu sensible , être
'comptés pour quelque chose en dédommagement des biens et de
la fiimre qui me manquent. Mais quoi ! vous m'avez traité avec
"j r^ :^^ vil ^.. -»:i _. • :.,À j>«.r^:« •*^.,- *«*v;
vues que de me tourmenter. Tout cela me désespère sans m'éton-
lïer , et je trouve assez dans tous mes défauts de quoi justifier
Votre insensibilité pour moi : mais ne croyez pas que )e you$
taxe d'être insensible en effet. Non , votre coeur n'est pas moins
fait pour l'amour que votre visage. Mon désespoir est que ce n^est
t>as moi qui devais le toucher. Je sais de science certaine que vous
sard f sans le chercher, mon respect pour vous ne me permettra
jamais de vouloir savoir autre chose de votre conduite que ce
qu'il vous plaira de m'en apprendre vous-même. En un mot , si
je vous ai ait que vous ne seriez jamais religieuse, c'est que je
connaissais que vous n'étiez en aucun sens faite pour l'être; et si ,
comme amant passionné , je regarde avec horreur cette perni-
cieuse résolution ; comme ami sincère et comme honnête homme ,
je ne vous conseillerai jamais de prêter votre consentement aux
vues qu'on a sur vous k cet égard ; parce qu'ayant certainement
une vocation tout opposée , vous ne feriez que vous préparer des
regrets superflus et de longs repentirs. Je vous le dis , comme je
le pense au fond de mon ame et sans écouter mes propres inté-
rêts. Si je pensais autrement , je vous le dirais de même ; et ,
voyant que je ne puis être heureux personnellement , je trouve-
rais du moins mon bonheur dans le votre. J'ose vous assurer que
vous me trouverez en tout la même droiture et la même délica-
'ose
honnête
vous
qu
la vie , quelque ardeur qui soit dans mon cœur, je sens qu'il l'au-
rait encore redoublée; et, pour m'empêcher d'expirer au milieu
de mon bonheur , il aurait à chaque instant porté de nouveaux
feux dans mon sang : cette seule pensée le fait bouillonner; je ne
ANNÉE 1735. 341
puis résister aax pîéges d'une chimère séduisante ; votre char-
inaote image me suit partout , je ne puis m'en défaire même en
m'^ livrant ; elle me poursuit jusque pendant mon sommeil ; elle
agite mon cœur et mes esprits ; elle consume mon tempérament,
et je sens, en un mot, que vous me tuez malgré vous-même,
et que, quelque cruauté que vous ayez pour moi , mon sort est
de mourir d amour pour vous. Soit cruauté réelle , soit bonté
imaginaire , le sort de mon amour est toujours de me faire mou-
rir. Mais hélas ! en me plaignant de mes tourmens, je m'en pré-
pare de nouveaux ; je ne puis penser à mon amour sans que moi|
cœur et mon imagination s'échaufient, et quelque résolution que
je fasse de vous obéir en commençant mes lettres , je me sens en-
suite emporté au-delà de ce que vous exigez de moi. Auriez-vous
la dureté de m'en punir? Le ciel pardonne les fautes involon-
taires; ne soyez pas plus sévère que lui , et comptez pour quel-
que chose l'excès d'un penchant invincible, qui me conduit mal-
Mré moi bien plus loin que je ne veux , si loin même aue , s'il
était en mon pouvoir de posséder une minute mon adorable reine,
sous la condition d'être pendu un quart-d'heure après , j'accep-
terais cette offre avec plus de joie que celle du trône de l'uni-
vers. Après cela , je n'ai plus rien à vous dire ; il faudrait ^ue
vous fussiez un monstre de barbarie pour me refuser au moms
un peu de pitié.
L ambition ni la fumée ne touchent point un cœur comme le
mien 5 j'avais résolu de passer le reste de mes jours en philosophe,
dans une retraite qui s offrait à moi : vous avez détruit tous ces
beaux projets ; j'ai senti qu'il m'était impossible de vivre éloi-
gné de vous , et , pour me procurer les moyens de m'en rappro-
cher , je tente un voyage et des projets que mon malheur ordi-
naire empêchera sans doute de réussir. Mais puisque je suis des-
tiné à me bercer de chimères , il faut du moins me livrer aux
plus agréables, c'est-à-dire, à celles qui vous ont pour objet; dai-
gnez , mademoiselle , donner quelque marque de bonté à un
amant passionné , qui n'a commis d'autre crime envers vous que
de vous trouver trop aimable ; donnez-moi une adresse , et per-
mettez que je vous en donne une , pour les lettres que j'aurai
Vhouneur de vous écrire , et pour les réponses que vous voudrez
bien me faire; en un mot laissez-moi par pitié quelque rayon
d'espérance , quand ce ne serait que pour calmer les folies dont
je suis capable.
Ne me condamnez plus pendant mon séjour ici à vous voir si
rarement; je n'y saurais tenir; accordez-moi du moins dans les
intervalles la consolation de vous écrire et de recevoir de vos
nouvelles, autrement je viendrai plus souvent, au risque de tout
ce qui en pourra arriver. Je suis logé chez la^cuve Petit, en rue
Genti , à l'épée royale.
342 CORRESPONDANCE.
A HÀDÀME LA BARONNE DE WÂRENS.
Grenoble^ i3 septembre 1737. ,
JMadaxe,
Je suis ici depuis deux jours : on ne peut être pins satisfait
cTune ville , que ]e le suis de celle-ci. On m'y a marqué tant d'a-
mitiés et d'empressemens que je croyais , en sortant de Cham—
bëry , me trouver dans un nouveau monde. Hier, M..Micoud xne
donna à diner avec plusieurs de ses amis; et le soir , après la co-
médie , j'allai souper avec le bon-homme Lagëre.
Je n'ai vu ni madame la présidente , ni madame d'Eybena ,
ni M. le président de Tencin : ée seigneur est en campagne. Je
n'ai pas laissé de remettre la lettre à ses gens. Pour ihadame de
Bardonanche, je me suis présenté plusieurs fois, sans pouvoir lui
faire la révérence j j'ai fait remettre la lettre , et j'y dois diner
ce matin , où j'apprendrai des nouvelles de madame d'Eybens.
Il faut parler de M. de l'Orme. J'ai eu l'honneur , madame ,
porher. Je ne sais si j'ai bien fait; mais il faudra que mon ame
change de moule , avant que de me résoudre à faire autrement.
J'ose croire que la vôtre ne m'en démentira pas.
J'ai eu le bonheur de trouver pour Montpellier, en droiture,
une chaise de retour : j'en profiterai. Le marché s'est fait par
Tent remise d'un ami , et u ne m'en coûte , pour la voiture ,
qu'un louis de 24 francs : je partirai demain matin. Je suis mor-
tifié, madame, que ce soit sans recevoir ici de vos nouvelles ;
mais ce n'est pas une occasion à négliger.
Si vous avez , madame , des lettres à m'envoyer , je crois
qu'on pourrait les faire tenir ici à M. Micoud , qui les ferait
partir ensuite pour Montpellier, à l'adresse de M. Lazenue.
Vous pouvez aussi les envoyer de Chambéry en droiture ; ayez
la bonté de voir ce qui convient le mieux; pour moi, je n'en
sais rien du tout.
Il me fî^che extrêmement d'avoir été contraint de partir sans
faire la révérence à M. le marquis d'Antremont, et lui présenter
mes très-humbles actions de grâces : oserais-je , madame , vous
prier de vouloir suppléer à cela ?
Comme je compte de pouvoir être à Montpellier mercredi au
soir, le 18 courant, je pourrais donc, madame , recevoir de vos
précieuses nouvelles dans le cours de la semaine prochaine , si
vous preniez la peine d'écrire dimanche ou lundi matin. Vous
m'accorderez , s il vous plaît , la faveur de croire que mon em-
pressement jusqu'à ce temps-là ira jusqu'à l'inquiétude.
Permettez encore , madame , que je prenne la liberté de vous
recommander le soin de votre santé. N êles-vous pas ma chère
ANNÉE 1737. 343
maman ? n'ai-je pas droit d'y prendre le plus vif intérêt ? et n*a«-
yez-vous pas besoin qu'on vous excite à tout moment à y donner
plus d'attention ?
La mienne fut fort dérangée hier au spectacle. On représenta
Alxire , mal à la vérité, mais je ne laissai pas d'y être emu jus-
qu'à perdre la respiration ; mes palpitations augmentèrent éton-
namment , et je crains de m'en sentir quelque temps.
Pourquoi , madame , y a-t-il des cœurs si sensibles au grand ,
au sublime, au pathétique , pendant que d'autres ne semblent
faits que pour ramper dans la bassesse de leurs seutimens ? La
fortune semble faire à tout cela une espèce de compensation ; k
force d'élever ceux-ci , elle cherche à les mettre de niveau avec
la gryideur des autres : y réussit-elle ou non? Le public et vous ,
madame , ne serez pas de même avis. Cet accident m'a forcé de
renoncer désormais au tragique, jusqu'au rétablissement de mc^
santé. Me voilà privé d'un plaisir qui m'a bien coûté des larmes
en ma vie. J'ai l'honneur d'être avec un profond respect , etc.
A ICADAME LA BAUOVliE DE WARENS.
Montpellier, a3 octobre 1737.
J\'Xadame,
Je ne me sers point de la voie indiquée de M. Barillot , parce
que c'est faire le tour de l'école. Vos lettres et les miennes pas-
sant toutes par Lyon , il faudrait avoir une adresse à Lyon.
Voici un mois passé de mon arrivée à Montpellier , sans avoir
pu recevoir aucune nouvelle de votre part , quoique j'aie écrit
plasieurs fois et par différentes voies. Vous pouvez croire que je
ne suis pas fort tranquille , et que ma situation n'est pas des
plus gracieuses ; je vous proteste cependant , madame , avec la
λlus parfaite sincérité, que ma plus grande inquiétude vient de
a crainte qu'il ne vous soit arrivé quelque accident. Je voua
écris cet ordinaire-ci par «trois différentes voies, savoir, par
MM. Vêpres , M. Micoud , et en droiture ; il est impossible
qu'une de ces trois lettres ne vous parvienne; ainsi , j'en attends
la réponse dans trois semaines au plus tard ; passé ce temps-là,
si je n'ai point de nouvelles , je serai contraint de partir dans le
dernier désordre , et de me rendre à Ghambéry comme ]e pour-
rai. Ce soir la poste doit arriver, et il se peut qu'il y aura
quelque lettre pour moi ; peut-être n'avez-vous pas fait mettre
les vôtres à la poste les jours qu'il fallait , car | aurais réponse
depuis quinze )ours , si les lettres avaient fait chemin dans leur
temps. Vos lettres doivent passer par Lyon pour venir ici ; «nsi
c'est les mercredi et samedi de bon matin qu'elles doivent être
mises à la poste ; je vous avais donné précédemment l'adresse àt
ma pension : il vaudrait peut-être mieux les adresser en droitaH
oii )e suis logé , parce que je suis siir de les y recevoir eiMcW
ment. C'est chez M. BarccUon , huissier de la bourse y ea ntf|
344 CORRESPONDANCE.
liasse , proche da Palais. J'ai l'iionoeur d'être avec un profond
respect, etc.
P. S. Si vous ayez quelque chose à m'envoyer par la voie des
tnarchands de Lyon , et que vous écriviez , par exemple , à
MM. Yépres par le même ordinaire qu'à moi , )e dois , s'ils sont
exacts y recevoir leur lettre en même temps que la vôtre.
J'allais fermer ma lettre , quaud j'ai reçu la votre , madame ,
du 12 du courant. Je crois n avoir pas mérité les reproches que
vous m'y faites sur mon peu d'exactitude. Depuis mon départ de
Chambery , je n'ai point passé de semaine sans vous écrire. Du
reste, je me rends justice ; et quoique peut-être il dût me pa-
raître un peu dur que la première lettre que j'ai l'honneur de
recevoir de vous ne soit pleine que de reproches , je convins
Que îe les mérite tous. Que voulez-vous , madame, que je vous
aise r Quand j'agis je crois faire les plus belles choses au monde ,
et puis il se trouve au bout que ce ne sont que sottises : je le re-
connais parfaitement bien moi-même. Il faudra tâcher de se
roidir contre sa bêtise à l'avenir , et faire plus d'attention sur
sa conduite : c'est ce que je vous promets , avec une forte envie
de l'exéculer. Après cela , si quelque retour d'amour-propre
voulait encore m engager à tenter quelque voie de justification ,
je réserve à traiter cela de bouche avec vous , madame , non
pas, s'il vous plaît, à la Saint-Jean , mais à la fin du mois de
janvier ou au commencement du suivant.
Quant à la lettre de M. Arnauld , vouS savez , madame ,
mieux que moi-même , ce qui me convient en fait de recom->
mandation. Je vois bien que vous vous imaginez que , parce que
je suis à Montpellier , je puis voir les choses de plus près et juçer
de ce qu'il y a à faire ; mais , madame , j.c vous prie d'être bien
persuaaée que , hors ma pension et l'hôte de ma chambre , il
m'est impossible de faire aucune liaison , ni de connaître le
terrain le moins du monde à Montpellier , jusqu'à ce qu'on
m'ait procuré quelque arme pour forcer les barricades que
l'humeur inaccessible des particuliers et de toute la nation en
général met à l'entrée de leurs maisons. Oh ! qu'on a une idée
bien fausse du caractère languedocien , et surtout des habitans
de Montpellier à l'égard de l'étranger ! mais pour revenir , les
recommandations dont j'aurais bcsoiu sont de toutes les esucces.
Premièrement , pour la noblesse et les gens en place : il me
serait très-avantageux d'être présenté à quelqu'un de celte
classe, pour tâcher de me faire connaître et de faire quelque
usage du peu de talens que j'ai , ou du moins me donner quelque
ouverture, qui pût m'être utile dans la suite en temps et lieu :
en second lieu , pour les commerçans, afin de trouver quelque
voie de communication plus courte et plus facile , et pour nulle
autres avantages que vous savez que l'on tire de ces coiinais-
sances-là : troisièmement, parmi les gens de lettres, sav.ins »
professeurs , par les lumières qu'on peut acquérir avec eux et
ANNÉE 1737. 345
ks progrès qu'on y pourrait faire ; enfin , généralement pour
toutes les personnes de mérite avec lesquelles on peut du moins
Jier une honnête société , apprendre quelque chose , et couler
quelques heures prises sur la plus rude et la plus ennuyeuse so-
litude du monde. J'ai l'honneur de vous écrire cela , madame,
et non à M. l'abbé Arnauld, parce qu'ayant la lettre vous verrez
mieux ce qu'il y aura à répoudre , et que , si vous voulez bien
vous donner cette peine vous-même , cela fera encore un meil-
leur effet en ma faveur.
Vous faites , madame , un détail si riant de ma situation à
Montpellier , qu'en vérité je ne saurais mieuic rectifier ce qui
peut n'être pas conforme au vrai , qu'en vous priant de prendre
tout le. contre-pied. Je m'étendrai plus au long , dans ma pro-
chaine , sur l'espèce de vie que je mène ici. Quant à vous , ma-
dame y plût à Dieu que le récit de votre situation fût moins vc-
ridîque : hélas î je ne puis , pour le présent , faire que des vœux
ardens pour l'adoucissement de votre sort j il serait trop envié ,
s'il était conforme à celui que vous méritez. Je n'ose espérer le
rétablissement de ma santé , car elle est encore, plus en désordre
que quand je suis parti de rhauibérv ^ mais, madame, si Dieu
daignait me la rendre , il est sûr que je n'en ferais d'autre usage
qu'à tâcher de vous soulager de vos soins , et à vous seconder en
bon et tendre fils , et en élève reconnaissant. Vous m'exhortez,
madame , à rester ici jusqu'à la Saint-Jean : je ne le forais pas,
quand on m'y couvrirait d'or. Je ne sache pas avoir vu , de ma
vie , un pays plus antipathique à mon goût, que celui-ci , ni de
séjour plus ennuyeux , plus maussade , que celui de Montpellier.
• Je sais bien que vous ne me croirez point ; vous êtes encore rem-
plie des belles idées que ceux qui y ont été attrnpés en ont ré-
Sandues au dehors pour attraper les autres. Cependant , ma-
ame , je vous réserve une relation de Montpellier , qui vous
fera toucher les choses au doigt et à l'œil ; je vous attends là,
pour vous étonner. Pour ma santé , il n'est pas étonnant qu'elle
ne s'y remette pas. Premièrement , les alimens n'y valent rien ,
mais rien , je dis rien , et je ne badine point. Le vin y est trop
TÎolent , et incommode toujours; le pain y est passable , à la
vérité j mais il n^y a ni bœuf, ni vache , ni beurre ; on n'y mange
que de mauvais mouton , et du poisson 'de mer en abondance ,
le tout toujours apprêté à l'huile puante. Il vous serait impossible
de goûter de la soupe ou des ragoûts qu'on nous sert à ma penr-
siou , sans vomir. Je ne veux pas m'arrêter davantage là-dessus ,
car , si je vous disait les choses précisément comme elles sont ,
vous seriez en peine de moi , bien plus que je ne le mérite. En
second lieu , l'air ne me convient pas: autre paradoxe , encore
plus incroyable que les précédens : c'est pourtant la vérité. On
ne saurait disconvenir que l'air de Montpellier ne soit fort pur ,
et en hiver assez doux. Cependant le voisinage de la mer le rend
à craindre , pour tous ceux qui sont attaqués de la poitrine:
aussi y yoit-on beaucoup de phthisiqucs. Un certain vent . qu'on
346 CORRESPONDANCE.
appelle ici le marin , amène de temps en temps des brouillards
épais et froids , chargés de particules salines et acres , oui sont
fort dangereuses : aussi , j'ai ici des rhumes , des maux ae gorge
et des esquinancies , plus souvent €\u*k Chambéry. Ne parlons
plus de cela , quant à présent , car si j'en disais dfayantage vons
n'en croiriez pas un mot. Je puis pourtant protester ane je n'ai
dit que la vérité. Enfin , un troisième article , c'est la cnerté :
pour celui-là je ne m'y arrêterai pas, parce que je vous en ai parlé
précédemment , et que je me prépare à parler de tout cela plus
au long en traitant de Montpellier. Il suffit de vous dire y qu'avec
l'argent comptant que j'ai apporté , et les 200 livres que vous
avez eu la bonté de me promettre, il s'en faudrait beaucoup
qu'il m'en restât actuellement autant devant moi , pour prendre
1 avance , comme vous dites qu'il en faudrait laisser en arrière
pour boucher les trous. Je n'ai encore pu donner un sou à hi
maîtresse de la pension , ni pour le louage de ma chambre ; jugez ,
madame , comment me voilà joli garçon ; et , pour achever de
me peindre , si je suis contraint de mettre quelque chose à la
presse, ces honnêtes gens-cî ont la charité de ne prendre que la
sous par écu de six francs , tous les mois. A la vérité , j aime^
rais mieux tout vendre que d'avoir recours à un tel moyen.
Cependant , madame , je suis si heureux , que personne ne s*est
encore avisé de me demander de l'argent , saut celui qu'il faut
donner tous les jours pour les eaux, bouillons de poulets, pur^
gatifs , bains ; encore ai-je trouvé le secret d'en emprunter pour
cela, sans gage et sans usure , et cela du premier cancre ae la
terre. Cela ne pourra pas durer , pourtant , d'autant plus que le
deuiicme mois est commencé depuis hier ; mais je suis tranquille,
depuis que j'ai reçu de vos nouvelles , et je suis assuré d'être se-
couru à temps. Pour les commodités, elles sont en abondance. Il
n'y a point de bon marchand à Lyon, qui ne tire une lettre-de-
change sur Montpellier. Si vous en parlez à M. C. il lui sera de la
dernière facilité ae faire cela : en tout cas, voici l'adresse d'un qui
paie un de nos messieurs de Belley, et de la voie duquel on peut se
servir, 31. Parent, marchand drapier, à Lyon^ au change. Quant
à mes lettres , il vaut mieux les adresser chez M. Barcellon, ou
plutôt Marcellon., comçoie l'adresse est à la première page ; on
sera plus eiact à me les rendre. Il est deux heures après minuit ,
la plume me tombe des mains. Cependant je n'ai pas écrit la
moitié de ce que j'avais à écrire. La suite de la relation et le
reste , etc. , sera renvoyé pour lundi prochain. C'est que je ne
puis faire mieux ^ sans qiroi , madame , je ifc vous imiterais cer-
tainement pas à cet égard. En attendant , je m'en rapporte aux
précédentes , et présente mes respectueuses salutations aux révé-
rends pères jésuites , le révérend père Hemet , et le révérend
père Coppier. Je vous prie bien humblement de leur présenter
Tine tasse de chocolat , que vous boirez ensemble , s'il vous plaît,
à ma sanlc. Pour moi , je me contente du fumet , car il ne m'en
reste pas un misérable morceau.
AiVNÉE 1737. 347
J'ai oublié de finir , en parlant de Montpellier , et de vous
dire que j*ai résolu d'en partir vers la fin de aécembre , et d'aller
prendre le lait d'ànesse en Provence , dans un petit endroit fort
]oSi , à deux lieues du Saint-Esprit. C'est un air excellent ; il y
aura bonne compagnie , avec laquelle j'ai déjà fait connaissance
en cbemin , et j'espère de n'v être pas tout-à«>fait si chèrement
qu'à Montpellier. Je demande votre avis là-dessus : il faut en-
core ajouter , que c'est faire d'une pierre deux coups , car je me
rapproche de deux jorurnées.
Je vois , madame , qu'on épargnerait bien des embarras et des
frais y si l'on faisait écrire par un marchand de Lyon, à son cor-
respondant d'ici , de me compter de l'argent , quand j'en aurais
besoin, jusqu'à la concurrence de la somme destinée 5 car ces
retards me mettent dans de fâcheux embarras j et ne vous sont
d'aucun avantage.
A M
Monlpeliicr, 23 octobre 1737.
JYloîrsiEUR ,
J'eus l'honneur de vous écrire , il y a environ trois semaines ;
je vous priais , par ma lettre , de vouloir bien donner cours à
celle que j'y avais incluse pour M. Charbonnel } j'avais écrit
l'ordinaire précédent , en droiture , à madame de Warens , et
huit jours après je pris la liberté de vous adresser encore une
lettre pour elle : cependant je n'ai reçu réponse de nulle' part ;
je ne puis croire , monsieur , de vous avoir déplu en usant un
peu trop familièrement de la liberté que vous m'aviez accordée ;
tout ce que je crains , c'est que quelque contre-temps fôcheux
n'ait retardé mes lettres ou les réponses ; quoi qu'il en soit , il
m'est si essentiel d'être bientôt tiré de peine , que je n'ai point
balancé , monsieur , de vous adresser encore l'incluse , et de
TOUS prier de vouloir bien donner vos soins pour qu'elle par-
vienne à son adresse ; j'ose même vous inviter à me donner des
nouvelles de madame de Warens , je tremble qu'elle ne soit
malade. J'espère , monsieur , que vous ue dédaignerez pas de
m'hoDorer d un mot de réponse par le premier ordinaire ; et ^
afin que la lettre me parvienne plus directement , vous aurez y
s'il vous plaît , la bonté de me l'adresser chez M. Barcellon ,
huissier de la bourse , en rue basse , proche du Palais , c*est là
3 ne je suis logé. Vous ferez une œuvre de charité de m'accor-
er cette grâce ; et si vous pouvez me donner des nouvelles de
M. Charbonnel , je vous en aurai d'autant plus d'obligation. Je
suis avec une respectueuse considération.
ANNÉE 1737. ' 349
ni dont ]e ne me déferai jamais ; et comme cet argent ne sufll-
rait point pour payer mes dettes et me tirer de Montpellier ,
j'oserai l'exposer au jeu , non par goût , car |'ai mieux aimé me
condamner à la solitude que de m'introduire par cette voie ,
quoiqu'il n'y en ait point d'autre à Montpellier, et qu'il n'ait
tenu qu'à moi de me faire des connaissances assez brillantes par
ce moyen. Si je perds , ma situation ne sera presque pas pire
Su'auparavant ; mais , si je gaçne , je me tirerai du plus fâcheux
e tous les pas. C'est un grand hasard , à la vérité , mais j'ose
croire qu'il est nécessaire de le tenter dans le cas oii je me trouve.
Je ne prendrai ce parti qu'à l'extrémité , et quand je ne ver-
rai plus jour ailleurs. Si je reçois de bonnes nouvelles d'ici à
ce temps-là, je n'aurai certainement pas l'imprudence de tenter
la mer orageuse et de m'exposer à un naufrage : je prendrai un
autre parti. J'acquitterai mes dettes ici , et je me rendrai en di-
ligence à un petit endroit proche du Saint-Esprit , oii , à moin<»
dres frais et dans un meilleur air , je pourrai recommencer mes
petits remèdes avec plus de tranquillité , d'agrément , et de suc-
cès, comme j'espère , que je n'ai fait à Montpellier , dont le sé-
jour m'est d'une mortelle antipathie. Je trouverai là bonne com-
pagnie d'honnêtes gens qui ne chercheront point à écorcher.le
pauvre étranger, et qui contribueront à lui procurer un peu de
gaieté dont il a , je vous assure , très-grand besoin.
Je vous fais toutes ces confidences, mon cher monsieur, comme
à un bon ami qui veut bien s'intéresser à moi et prendre part à
mes petits soucis. Je vous prierai aussi d'en vouloir oien faire part
à qui de droit, a6n que , si mes lettres ont le malheur de se per-
dre de quelque côté , l'on puisse de l'autre en récapituler le con-
tenu. J écris aujourd'hui à M. de Trianon ^ et comme la poste
de Paris , qui est la vôtre , ne part d'ici qu'une fois la semaine,
à savoir le lundi , il se trouve que , depuis mon arrivée à MonU
pellier, je n'ai pas manqué d'écrire un seul ordinaire , tant il y
a de négligence dans mon fait , comme vous dites fort bien et
fort à votre aise.
Il vous reviendrait une description de la charmante ville de
Montpellier , ce paradis terrestre , ce centre des délices de la
France ; naais , en vérité , il y a si peu de bien et tant de mal
à en dire , que je me ferais scrupule d'en charger encore le por-
trait de quelque saillie de mauvaise humeur j j'attends qu'un es-
prit plus reposé me permette de n'en dire que le moins de mai
que la vérité me pourra permettre. Voici en gros ce que vous en
pouvez penser en attendant.
Montpellier est une grande ville fort peuplée, coupée par un
immense labyrinthe de rues sales , tortueuses , et larges de six
pieds. Ces rues sont bordées alternativement de superbes hôtels
et de misérables chaumières > pleines de boue et de fumier. Les
habitans y sont moitié très-riches , et l'autre moitié misérables à
l'excès : mais ils sont tous également gueux par leur manier^ de
vivre, la plus vile et la plus crasseuse qu'on puisse imaginer. Les
35o CORRESPONDANCE.
femmes sont divisées en deux classes ; les dames qui passent la
Tnatinée k s'enluminer , l'aprës-midi au pharaon , et la nuit à la
débauche , à la différence des bourgeoises , qui n'ont d'occupa-
tion que la dernière. Du reste , ni les unes ni les autres n'enten-
dent te français ; et elles ont tant de goût et d'esprit qu'elles ne
doutent point que la comédie et l'opéra ne soient des assemblées
de sorciers. Aussi on n'a jamais vu de femmes aux spectacles de
Montpellier , excepté peut-être quelques misérables étrangères
qui auront eu l'imprudence de braver la délicatesse et la modes-
tie des dames de Montpellier. Vous savez sans doute quels égards
on a en Italie pour les huguenots , et pour les Juifs en Espagne;
c'est comme on traite les étrangers ici : on les regarde précisé-
ment comme une espèce d'animaux faits exprès pour être pillés ,
volés et assommés au bout s'ils avaient l'impertinence de le trou*-
ver mauvais. Voilà ce q^ue j'ai pu rassembler de meilleur du ca-
ractère des habitans de Montpellier. Quant au pays en général ,
il produit de bon vin , un peu de blé , de l'huile abominable »
pomt de viande , point de beurre , point de laitage , point de
fruit et point de bois. Adieu , mon cher ami.
A MADAllE LA BARONNE DE WARENS*.
Montpellier y i4 décembre ij^T*
ADAMEy •%
Je viens de recevoir votre troisième lettre , vous ne la datez
point y et vous n'accusez point la réception des miennes : cela
fait que je ne sais à quoi m'en tenir. Vous me mandez que vous
avez fait compter, entre les mains de M. Bouvier , les deux cents
livres en question ; je vous en réitère mes humbles actions de
grâces. Cependant , pour m'avoir écrit cela trop tôt , vous m'a-
vez fait faire une fausse démarche , car je tirai une lettre-de-
chanse sur M. Bouvier , qu'il a refusée , et qu'on m'a renvoyée ;
je l'ai fait partir derechel : il y a apparence qu'elle sera payée
présentement. Quant aux autres deux cents livres , je n aurai
oesoîn que de la moitié , parce que je ne veux pas faire ici un plus
long séjour que jusqu'à la fin de février^ ainsi , vous aurez cent
livres de moins à compter } mais je vous supplie de faire en sorte
que cet argent soit sûrement entre les mains de M. Bouvier, pour
ce temps-là. Je n'ai pu faire les remèdes qui m'étaient prescrits ,
faute d!^argent. Vous m'avez écrit que vous m'enverriez de l'ar-
gent pour pouvoir m'arranger avant la tenue des états , et voilà
la clôture des états qui se fait demain , après avoir siégé deux
mois entiers. Dès que j'aurai reçu réponse de Lyon , je partirai
pour le Saint-Esprit, et je ferai l'essai des remèdes qui m ont été
ordonnés : remèdes bien inutiles à ce que je prévois. Il faut périr
malgré tout , et ma santé est en pire état que jamais.
Je ne puis aujourd'hui vous donner une suite de ma relation^
cela demande plus de tranquillité que je ne m'en sens au jour-
M
ANNÉE 1737. 35i
d*hai. Je vous dirai , en passant , aue j'ai tAché de ne pas perdre
entièrement mon temps à Montpellier; j'ai fait quelques progrès
dans les mathématiques; pour le divertissement , je n'en ai eu
d'antre que d'en tenu re des musiques charmantes. J'ai été trois
fois à l'opéra , qui n'est pas beau ici , mais où il j a d'excellentes
voix. Je suis enaetté ici de cent huit livres; le reste servira , avec
un peu d'économie , à passer les deux mois prochains. J'espère les
couler plus agréablement qu'à Montpellier : voilà tout. Vous
pouves cependant , madame, m'écrire toujours ici à l'adresse or-
dinaire; au cas que je sois parti , les lettres me seront renvoyées.
J'offre mes très-humbles respects aux révérends pères jésuites.
Quand j'aurai reçu de l'argent , et que je n'aurai pas l'esprit si
chagriBy j'aurai l'honneur de leur écrire. Je suis^ madame y avec
un très-profond respect.
P. S, Vous devez avoir reçu ma réponse, par rapport à M. de
Lautrec. Oh ma chère maman ! j'aime mieux être auprès de D. ,
et être employé aux plus rudes travaux de la terre, que de pos-
séder la plus grande lortune dans tout autre cas; il est inutile de
penser que je puisse vivre autrement : il y a long-temps que je
vous l'ai dit , et je le sens encore plus ardemment que jamais.
Ponrvu que j'aie cet avantage , dans quelque état que je sois , tout
m'est indiffèrent. Qnand on pense comme moi , je vois qu'il n'est
pas difficile d'éluder les raisons importantes que vous ne voulez
pas me dire. Au nom de Dieu , rangez les choses de sorte que je
ne meure pas de désespoir. J'approuve tout , je me soumets à
tout, excepté ce seul article, auquel je me sens hors d'état de
consentir , dussé-je ctre la proie au plus misérable sort. Ah! ma
chère maman, n'ctes-vous donc plus ma chère maman ? ai-je vécu
quelques mois de trop ?
Vous savez qu'il y a un cas oii j'accepterais la chose dans toute
^ la joie de mon cœur , mais ce cas est unique. Vous m'entendez.
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
Charmettes , 18 mars lySg.
rfl.k TRÈS-CHÉRE MAMAN,
J'ai reçu , comme je le devais , le billet que vous m'écrivîtes
dimanche dernier , et j'ai convenu sincèrement avec moi-même
que, puisque vous trouviez que j'avais tort, il fallait que je l'eusse
effectivement; ainsi , sans chercher à chicaner, j'ai fait mes excuses
de bon cœur à mon frère, et je vous fais de même ici les miennes
très-humbles. Je vous assure aussi que j'ai résolu de tourner tou-
jours du bon c6té les corrections que vous jugerez à propos de
me faire , sur quelque ton qu'il vous plaise de les tourner.
Vous m'avez fait dire qu'à l'occasion de vos pûques vous vou-
lez bien me pardonner. Je n'ai garde de prendre la chose au pied
de la lettre , et je suis sûr que quand un cœur , comme le vôtre ,
a autant aimé quelqu'un que je me souviens de l'avoir été de
352 CORRESPONDANCE.
vous , il lui est impossible d'en venir jamais à un tel point d*ai<-
greur qu'il faille aes motifs de religion pour le réconcilier. Je
reçois cela comme une petite mortification que vous m'imposez
en me pardonnant , et dont vous savez bien qu'une parfaite con-
naissance de vos vrais sentimens adoucira l'amertume.
Je vous remercie , ma trës-chëre maman , de l'avis que vous
m'avez fait donner d'écrire à mon père. Rendez-moi cependant
la justice de croire que ce n'est ni par négligence , ni par ou-
bli , que j'avais retardé jusqu'à présent. Je pensais qu'il aurait
convenu a'attendre la réponse de M. l'abbé Arnauld, afin que si
le sujet du mémoire n'avait eu nulle apparence de réussir, comme
il est à craindre, je lui eusse passé sous silence ce projet évanoui.
Cependant vous m'avez fait faire réflexion que mon délai était
appuyé sur une raison trop frivole , et , pour réparer la chose le
plutôt qu'il est possible , ie vous envoie ma lettre , que je vous
prie de prendre la peine de lire , de fermer y et de faire partir ,
si vous le jugez à propos.
Il n'est pas nécessaire, je crois , de vous assurer que je languis
depuis long-temps dans 1 impatience de vous revoir. Songez, ma
trës-chcre maman , qu'il y a un mois, et peut-être au-delà , que
je suis privé de ce bonheur. Je suis du plus profond de mon cœur^
et avec les sentimens du fils le plus tendre , etc.
M
A MADAME LA BAROZfNE DE WARENS.
5 mars.
A TRÈS-CHÉRE ET TRÉS-BONNE MAMAN ,
Je vous envoie ci-joint le brouillard du mémoire que vous trou-
verez après celui de la lettre à M. Arnauld. Si j'étais capable de
faire un chef-d'œuvre , ce mémoire à mou goût serait le mien ;
non qu'il soit travaillé avec beaucoup d'art , mais, parce qu'il est
écrit avec les sentimens qui conviennent à un homme que vous
honorez du nom de fils. Assurément une ridicule fierté ne me
conviendrait guère dans l'état ou je suis : mais aussi j'ai toujours
cru qu'on pouvait sans arrogance, et cependant sans s'avilir,
conserver dans la mauvaise fortune et dans les supplications une
certaine dignité plus propre à obtenir des grâces d'un honnête
homme que les plus basses lâchetés. Au reste , je souhaite plus
que je n'espère de ce mémoire, à moins que votre zèle et votre
habileté ordinaires ne lui donnent un puissant véhicule; car je
sais par une vieille eiipérience que tous les hommes n'entendent
et ne parlent pas le même langage. Je plains les âmes à qui le
mien est inconnu ; il y a une maman au monde qui , à leur place,
l'entendrait très-bien : mais, me direz-vous, pourquoi ne pas
parler le leur? C'est ce que je me suis assez représenté. Après
tout, pour quatre misérables jours de vie , vaut-il la peine de
se faire faquin ?
Il n'y a pas tant de mal cependant; et j'espère que vous trou-
ANNÉE i73<> 355
vercz , par la lecture Au niëinoire , que je n'aî pas fait le rodo-
mont hors de propos, et que je me suis raisonuablement huma-
nisé. Je sais bien , Dieu merci à quoi, que , sans cela , Petit au-
rait Êouru grand risque de mourir de faim en pareille occasion ;
preuve que je ne suis pas propre à ramper indignement dans les
malheurs de la yie , c'est que je n'ai jamais fait le rogue , ni le
fendant dans la prospérité : mais qu'est-ce que je vous lanterne \k ?
Sans me souvenir , chère maman , que je parle à qui me connaît
mieux que moi-même. Baste I un peu d effusion de cœur dans
l'occasion ne nuit jamais à l'amitié.
Le mémoire est tout dressé sur le plan que nous avons plus
d'une fois dieéré ensemble. Je vois le tout assez lié , et propre à
se soutenir. 11 j a ce maudit voyage de Besançon , dont , pour
mon honneur , j'ai jugé à propos de déguiser un peu le motif.
Voyage éternel et malencontreux, s'il en fut au monde, et qui
s'est déjà présenté à moi bien des fois et sous des faces bien diffé-
rentes. Ce sont des images oii ma vanité ne triomphe pas. Quoi
qu'il en soit , j'ai mis à cela une emplâtre. Dieu sait comment I
en tout cas, si l'on vient me faire subir l'interrogatoire aux Char-
mettes, j'espère bien ne pas rester court. Comme vous n'êtes pas
au fait comme moi , il sera bon , en présentant le mémoire , de
glisser légèrement sur le détail des circonstances , crainte de
yuiproqiio^ à moins que je n'aie l'honneur de vous voir avant ce
temps-là.
A propos de cela. Depuis que vous voilà établie en ville , ne
vous prend-il point fantaisie, ma chère maman, d'entreprendre
un jour quelque petit voyage à la campagne? Si mon bon génie
vous l'inspire , vous m obligerez de me faire avertir quelques
trois ou quatre moisà l'avance , afin que je me prépare à vous re-
cevoir , et à vous faire dueraent les honneurs de cnez moi.
Je prends la liberté de faire ici mes honneurs à M. le Cureu , et
mes amitiés à mon frère. Ayez la bonté de dire au premier, que
comme Proserpîne ( ah I la belle chose que de placer là Pro-
serpine ! )
Peste ! où prend mon esprit toutes ces geuti liesses?
comme Proserpine donc passait autrefois six mois sur terre et six
mois aux enfers , il faut de même qu'il se résolve de partager son
temps entre vous et moi : mais aussi les enfers , oii les mettrons-
nous? Placez-les en ville, si vous le jugez à propos; car pour
ici , ne vous déplaise , n^en voli pas gés. j ai l'honneur d'être , du
plus profond de mon cœur, ma très -chère et très -bonne ma-
man, etc.
/*. S. Je m'aperçois que ma lettre vous pourra servir d'apolo-
gie , quand il vous arrivera d'en écrire quelqu'une un peu longue :
mais aussi il faudra que ce soit à quelque maman bien chère et
bien aimée ; sans quoi , la mienne ne prouve rien.
354 CORRESPONDANCE.
A M- DE CONZIÉ.
i4 mars 1742e
AloirsiEuiL,
Nous reçAmes hier au soir, fort tard y une lettre de votre part,
•dressée à madame de Warens ; mais que nous ayons bien sup-
posé être pour moi. J'envoie cette réponse aujourd'hui de bon
matin, et cette exactitude doit suppléer à la brièveté de ma lettre,
•t k la médiocrité des vers qui y sont joints. D'ailleurs, maman
n'a pas voulu que je les fisse meilleurs, disant qu'il n'est pas bon
a ne tes malades aient tant d'esprit. Nous avons été trës-alarmés
'apprendre votre maladie ; et , quelque effort que vous fassiez
pour nous rassurer , nous conservons un fond d inquiétude sur
votre rétablissement, qui ne pourra être bien dissipé que par votre
présence.
J'ai l'honneur d'être avec un respect et un attachement in«
ànif etc.
A FANIE.
Mlalorû Ttrt d'Bscultpe et ses tristes secours»
La fièvre impitoyable allait trancher mes )ours;
Il n'était dû qa'â vons , adorable Fanie ,
De me rappeler à la vie.
Dieux 1 )e De puis encor y penser sans effroi :
Les horrears da Tartare ont para devant moi|
La mort à md regards a voile la nature;
J'ai du Cocyte affreux entendu le murmure.
Hélas! j'étais perdu » le nocher redouté
M'avait déjà conduit sur les bords du Lélhé;
Là, m'oflfrant une coujpe, et , d'un regard sévère,
Me pressant aussitôt cravaler l'onde amère :
Viens, dit-il, éprouver ces secourables eaux.
Viens déposer ici les erreurs et les maux
Qui des&ibles mortels remplissent la carrière :
Le secours de ce fleuve à tous est salutaire,
Sans regretter le jour par des cris superflus,
L«ar ceeur en l'oubliant ne le désire plus,
ikli! pourquoi cet oubli leur est-il nécessaire?
S'ils connaissaient la vie, ils craindraient sa misère.
Voilà f lui dis- je alors, un fort docte sermon ;
Biais osex-vons penser , mon bon seigneur Caron ,
Qu'après avoir aimé la divine Fanie
Jamais de cet amour la mémoire s'oublie?
Ne vous en flattez point; non 5 malgré vos efforts, '
Mon cœnr l'adorera jusque parmi les morts :
C'est pourquoi supprimez, s'il vous plali , vutro eitu noire |
Toute l'encre du monde, et tout Tafixeux grimoire |
Ne m'en ôteraient pas le charmant souvenir.
I^ur un si beau sujet j'avais beaucoup à dire :
Bt n'étais pas prêt à finir ,
ANNÉE 1742. 355
Quand toat 4 coap vers nous je via venir
Le tlieu de Tinfenial empire.
Calme>toi, me dit- il * je connais ton martyre.
La constance a son prix , même parmi les morti:
Ce que je fis jadis ponr quelques vains accords.
Je l'accorde en ce jour à ta tendresse extrême ,
Va parmi les mortels, ponr la seconde fois»
Témoigner que, sur Plu ton même.
Un si tendre amour a des droits.
C'est ainsi , charmante Fanie,
Qae mon ardeur pour vous m'empêcha de périr |
Mais , quand le dieu des morts veut me rendre à la vie g
N'allés pas me fitire mourir.
A M. DUPONT,
Secrétaire de M» Jonyille , en\foyé extraordinaire de
France à Gênes,
Venise, le a5 juillet 1743.
J E commence ma lettre , mon cher confrère , par les instructions
que vous me demandez , dans la vôtre du 18 , de la part de mon-
sieur l'envoyé; après quoi, nous aurons ensemble Quelque petite
explication sur les hussards du prince de Lobkowitz , et sur ce
bon curé de Foligno , dont vous parlez avec une irrévérence qui
sent extrêmement le fagot.
Les ambassadeurs ont deux voies de négociation avec le gou-
yemement. La première , et la plus commune , est celle des mé-
moires , et celle-là plaît fort au sénat ; car, outre qu'il évite par
là les liaisons particulières entre les ambassadeurs et certains
membres de l'état , il y trouve encore l'avantage de mieux pré-
parer ce qu'il veut dire , et de s'engager , par la tournure équi-
voque et vague de ses réponses , beaucoup moins qu'il n'est forcé
de faire dans des conférences oii l'ambassadeur est plus le maître
d'aller au degré de clarté dont il a besoin.
Mais comme cette manière de traiter par écrit est sujette à bien
des inconvéniens , soit par les longueurs qui en sont inséparables,
soit par la difficulté du secret , plus grande dans un corps com-
ÏK>sé de plusieurs têtes; quand les ambassadeurs sont chargés par
eurs principaux de quelque négociation particulière , et d'une
certaine importance auprès de la république, on leur nomme , à
leur réquisition , un sénateur pour conférer tête à tête avec eux;
et ce sénateur est toujours un homme qui a passé par des am-
bassades , un procurateur de S. -Marc , un cnevalier de l'étole
d'or, un sage grand , en un mot , une des premières têtes de l'état
par le rang et par le génie. «
Il Y a des exemples , et même assez récens, que la république
a renisé des conférens aux ambassadeurs de princes , dont elle
n'était pas contente , ou dont elle ne croyait pas les négociations
de nature à en mériter. C'est pourtant ce qui n'arriye guère ;
356 CORRESPONDANCE.
parce que , suivant une maxime générale, même à Venise , on
ne risque rien à écouter les propositions d'autrui.
Quand le confèrent «st nommé , il en fait donner avis à l'am-
bassadeur, en j joignant un compliment , et lui propose en même
le rendez-vous de M. le comte de Montaiffu est presque à la porte
de son palais, quoiqu'il ait eu là-dessus des disputes de politesse
avec son confèrent , qui en est à plus d'une lieue , et qui n'en a
voulu jamais établir un autre , oii le chemin fût mieux partagé.
Les meubles et le feu en hiver sont fournis aux dépens de la ré-
publique; et je pense qu'il en est de même des rafraîchissemens ,
que l'nonnétete du confèrent ne néglige pas dans l'occasion. A
regard du temps des séances , celui des deux qui a quelque chose
à communiquer à l'autre lui envoie proposer la conférence par un
secrétaire ou par un gentilhomme; et cela forme encore une dis-
Ïrate de civilité , chacun voulant laisser à l'autre le choix de
'heure : sur quoi je me souviens qu'étant un jour allé au sénat
pour appointer la conférence, je fus obligé de prendre sur moi de
marquer l'heure au confèrent, M. l'ambassadeur m'ayant chargé
de prendre la sienne , et lui n'ajant jamais voulu la donner. Le
confèrent arrive ordinairement le premier , parce que , le loge-
ment appartenant à la république , il est convenable qu'il en
fasse les nonneurs. Voilà , mon cher , tout ce que j'ai à vous dire
sur cette matière. A présent , que nous avons mis en règle les
chicanes des potentats , reprenons les nôtres, etc.
A M- LE coMTi DES CHARMETTES.
Venise, ce 21 septembre 1743.
Je connais si bien, monsieur , votre générosité naturelle que je
ne doute point que vous ne preniez part à mon désespoir , et que
vous ne me fassiez la grâce de me tirer de l'état affreux d'incer-
titude oii je suis. Je compte pour rien les infirmités qui me
rendent mourant, au prix de la douleur de n'avoir aucune nou-
velle de madame de Warens , quoique je lui aie écrit depuis que
*e suis ici, par une infinité de voies différentes. Vous counaissez
es liens de reconnaissance et d'amour filial qui m'attachent à
elle ; jugez du regret que j'aurais à mourir sans recevoir de ses
nouvelles. Ce n'est pas sans aoute vous faire un grand éloge que
de vous avouer , monsieur , que je n'ai trouvé que vous seul , à
Chambéry, capable de rendre un service par pure générosité ;
mais c'est du moins vous parler suivant mes vrais sentimens , que
de vous dire que vous êtes l'homme du monde de qui j'aimerais
mieux en recevoir. Rendez-moi , monsieur , celui de me donner
sez rien , mon-
je souffre dtjâ
i
des nouvelles de ma pauvre maman ; ne me déguisez rien , mon-
sieur, je vous en supplie; je m'attends à tout , y
ANNÉE 174 J. 357
tous les maux tfate ]e peux prévoir , et la pîre de tontes les nou-
velles ponr moi c'est de n'en recevoir aucnne. Vous aurez la bonté,
monsieur , de m'adresser votre lettre sous le pli de quelque cor-
respondant de Genève , pour qu'il me la fasse parvenir ; car elle
ne viendrait pas en droiture.
Je passai en poste à Milan , ce qui me priva du plaisir de
rendre moi-même votre lettre que j'ai fait parvenir depuis. J'ai
appris que votre aimable marquise s'est remariée il v a quelque
temps. Adieu , monsieur, puisqu'il faut mourir tout oe bon, c est
k présent qu'il faut être philosophe. Je vous dirai une autre
fois quel est le genre de philosophie que je pratique. J'ai l'hon-
neur d'être avec le plus sincère et le plus parfait attachement ,
monsieur, etc.
JP. S. Faites-moi la grâce , monsieur , de faire parvenir sd-
rement l'incluse que je confie à votre générosité.
Monsieur,
J'avoue que je m'étais attendu au consentement que vous aves
donné à ma proposition ^ mais, quelque idée que j'eusse de la dé-
licatesse de vos sentimens , je ne m'attendab point absolument à
une réponse aussi gracieuse.
A M
Il faut convenir que vous avez bien du talent ponr obliger
d'une manière à doubler le prix des services que vous rendez }
je m'étais véritablement attendu à une réponse polie et spiri-
tuelle, autant qu'il se peut; mais j'ai trouvé dans la vôtre des
choses qui sont pour moi d'un tout autre mérite : des sentimens
d'affection , de bonté , d'épanchement , si j'ose ainsi parler , que
la sincérité et la voix du cœur caractérisent. Le mien n'est pas
muet pour tout cela : mais il voudrait trouver des termes éner-
giques à son gré , qui , sans blesser le respect , pussent exprimer
assez bien l'amitié. Nulle des expressions qui se présentent ne me
satisfont sur cet article. Je n'ai pas comme vous l'heureux talent
d'allier dignement le langage de la plume avec celui du cœur ,
mais , monsieur, continuez de me parler quelquefois sur ce ton-
là , et vous verrez que je profiterai de vos leçons , etc. etc.
A MADAME LÀ BARONNE DE WARENS.
Venise , 5 octobre i743.'
V^uoi ! ma bonne maman, il j a mille ans que je soupire sans
recevoir de vos nouvelles , et vous souffrez que je reçoive des
lettres de Chambéry qui ne soient pas de vous. J'avais eu l'hon-
neur de vous écrire à mon arrivée à Venise ; mais dès que notre
ambassadeur et notre directeur des postes seront partis pour ^"
rin y je ne saurai plus par oii vous écrire , car il faudra faire
Tu-
tro«
S58 CORRESPONDANCE.
ou quatre entrepâts assez difficiles; cependant, les lettres dussent*
elles voler par Pair , il faut que les miennes vous parviennent , et
surtout que je reçoive des v6tres j sans quoi je suis tout-à-fait
mort. Je vous ferai parvenir cette lettre par la voie de M. ram-
bassadeur d'Espagne qui , j 'espère , ne me refusera pas la grâce
de la mettre dans son paquet. Je vous supplie, maman , de faire
dire à M. Dupont que j*ai reçu sa lettre, et que je ferai avee
>ut ce qu'il me demande , aussitôt que j'aurai l'adresse
plaisir tout
du marchand qu'il m'indique. Adieu , ma trcs-bonne et trës-chëre
maman. J'écns aujourd'hui à M. de Lautrec exprès pour lui par-
ler ie vous. Je tâcherai de faire qu'on vous envoie , avec cette
lettre, une adresse pour me faire parvenir les vôtres; vous ne la
donnerez à personne , mais vous prendrez seulement les lettres de
ceux qui voudront ni'ëcriré, pourvu qu'elles ne soient pas volu-
mineuses, afin que M. l'ambassadeur d'Espagne n'ait pas k se
Slaindre de mon indiscrétion à en charger ses courriers. Adieu
erechef, très-chère maman; je me porte bien, et vous aime
pins que jamais. Permettez que je fasse mille amitiés à tous vos
amis , sans oublier Zizi et Taleralatalera , et tous mes oncles.
Si vous m'écrirez par Genève , en recommandant votre lettre
à quelqu'un , l'adresse sera simplement à M. Rousseau, secrétaire
d'ambassade de France , à Venise.
Comme il y aurait toujours de l'embarras à m'envoyer vos
lettres par les courriers de M. de la Mina , je crois , toute ré-
flexion faite, que vous ferez mieux de les adresser à quelque
correspondant à Genève , qui me les fera parvenir aisément. Je
TOUS prie de prendre la peine de fermer l'incluse, et de la faire
remettre à son adresse. O mille fois , chère maman , il me semble
déjà qu'il r a un siècle que je ne vous ai vue : en vérité, je ne
puis vivre loin de vous.
M
A M. DU THEIL.
Venise, le 7 octobre 1744.
OffSIEtJR,
J'apprends que M. le comte de Montaigu , pour couvrir ses
torts envers moi, m'ose imputer des crimes; et qu'après avoir
donné un mémoire au sénat de Venise pour me faire arrêter il
porte jusqu'à vous ses plaintes , pour prévenir celles auxquelles
il a donne lieu. Le sénat me rend justice ; M. le consul de France
a été chargé de m'en assurer. Vous me la rendrez , monsieur ,
j'en suis tres-sûr, sitôt que vous m'aurez entendu. Pour cet effet,
au lieii de m'arrêter à Genève , comme je l'avais résolu , je vais
en diligence continuer mon voyage; j'aspire avec ardeur au mo-
ANNÉE 174/f. aSgr
jusqu'à mon dernier soupir. En altendant , permettez-moî, mon-
sieur, de vous représenter combien la plainte de M. l'ambassadeur
est frivole , et combien ses accusations sont absurdes. Il m'accuse^
dit--on , d'avoir vendu ses chiiFres à M. le prince Pio, Vous sa-
vez mieux que personne , de quelle importance sont les affaire»
dont est charge M. le comte de MonUUgu. M. le prince Pio n'esfe
sûrement pas assez dupe pour donner un écu de tous ses chiffres;
et moi , q^uand j'aurais été assez fripon pour vouloir les lui vendre^
Je n'aurais pas été du moins assez bete pour l'espérer. L'impu-^
dence y f ose le dire , et l'ineptie d'une pareille accusation , vous^
sauteront aux yeux, si vous daignez lui donner un moment d'exa*
men. Vous verrez qu'elle est faite sans raison, sans fondement,
contre toute vraisemblance , et avec aussi peu d'esprit que de
vérité , par quelqu'un qui , sentant ses injustices, croit les effa-
cer en décriant celui qui en est victime , et prétend , à l'abri
de son titre, déshonorer impunément son inférieur» Cepen«>
dant , monsieur , cet inférieur , tel qu'il est , emporte , au
milieu des outrages de AI. l'ambassadeur, l'estime pablique.
Xai vu toute la nation française m'àccueillir ,. me consoler
dans mon malheur. J'ai logé chez le chancelier du constilat y
)'ai été invité dans toutes les maisons; toutes les bourses m'ont été
ouvertes ; et , en attendant qu'il plaise à M. l'ambassadeur de me
payer mes appointemens, j'ai trouvé, dans celle de AL le consul ,
l'argent qui m'est nécessaire , puisqu'il ne platt pas à M. l'am—
bassadeur de me payer mes appointemens. Vous conviendrez ,
monsieur , qu'un pareil traitement serait fort extraordinaire , de
la part des sujets du roi les plus fidèles, envers un pauvre étran-
ger qu'ils soupçonneraient d'être un traître et un fripon. Je ne
vous offre ces préjugés légitimes, qu'en attendant de plus solides
raisons. Vous connaîtrez dans peu s'ils sont fondés. Le soin de
l'utilité de mes services , je ne joindrai point de sollicitations
pour avoir de l'emploi ; je m'en tiens à l'épreuve que je viens de
faire , et ne la réitérerai plus. J'aime mieux vivre libre et pauvre
jusqu'à la fin , que de faire mon chemin dans une route aussi
dangereuse.
A MADAME LA BAROWHE DE WARENS*
Paris, le a5 février ijk^*
J'ai reçu, ma très-bonne maman , avec les deux lettres que
vous m'avez écrites, les présens que vous y avez joints , tant en
savon qu'en chocolat j je n'ai point jugé à propos de me froltf*r
les moustaches du premier , parce que je le réserve pour m'en
servir plus utilement dans l'occasion. Mais commençons par le
1 _ ». • __^ i__ ^Â ^4 VA*^t ^^Àat,.^¥ Aa ^rr»C if,-
36o CORRESPONDANCE.
faire des prësens inutiles ; vous êtes , en fayeur des vertus que
vous en avez reçues , condamnée à en faire un exercice conti-
nuel. Quand vous êtes malade , cVst la patience; quand vous
servez ceux qui le sont , c'est l'humanité. Puisque vos peines
tournent toutes à votre gloire , ou au soulagement d'autrui , elles
entrent dans le bien général « et nous n'en devons pas murmurer.
J'ai été très-touché de la maladie de mon pauvre frère , j'espère
d'en apprendre incessamment de meilleures nouvelles. M. d Ar-
ras m en a parlé avec une affection <|ui m'a charmé : c'était me
faire la cour mieux qu'il ne le pensait lui-même. Dites-iùi , je
vous supplie , qu'il prenne couraee , car je le compte échappé
de cette affaire y et je lui prépare des magistères qui le rendront
immortel.
Quant à moi , je me suis toujours asseib bien porté depuis mon
amvée à Paris , et bien m'en a pris , car j'aurais été, aussi-bieu
que vous , un malade de mauvais rapport pour les chirurgiens
et les apothicaires. Au reste , je n'ai pas été exempt des mêmes
embarras que vous , puisque l'ami chez leq[uel je suis loeé a été
attaqué , cet hiver , aune maladie de poitrme , dont il s est en-
fin tiré contre toute espérance de ma part. Ce bon et généreux
ami est un gentilhomme espagnol , assez à son aise, qui me presse
d'accepter un asile dans sa maison , pour y philosopher ensemble
le reste de nos jours. Quelque conformité de goûts et de senti-
mens qui me lie à lui , ]e ne le prends point au mot , et je vous
laisse à deviner pourquoi.
Je ne puis rien vous dire de particulier sur le yoyase que
TOUS méditez , parce que l'approoation qu'on peut lui donner
dépend des secours que vous trouverez pour en supporter les
frais , et des moyens sur lesquels vous appuyez l'espoir du succès
de ce que vous y allez entreprendre.
Quant à vos autres projets , je n'y vois rien que lui , et je
n'attends pas là-dessus aautres lumières que celles de vos yeux
et des miens. Ainsi , vous êtes mieux en état que moi de juger
de la solidité des projets que nous pourrions faire de ce côté. Je
trouve mademoiselle sa nlle assez aimable ; je pense pourtant
que vous me faites plus d'honneur que de justice en me compa-
rant à elle, car il faudra , tout au moins , qu'il m'en coûte mon
cher nom de petit né. Je n'ajouterai rien sur ce que vous m'en
dites de plus , car je ne saurais répondre à ce que je ne comprends
pas. Je ne saurais finir cet article, sans vous demander comment
vous vous trouvez de cet archi-âne de Keister. Je pardonne à un
sot d'être la dupe d'un autre , il est fait pour cela; mais , quand
on a vos lumières , on n'a bonne grâce à se laisser tromper par
un tel animal qu'après s'être crevé les yeux. Plus j'acquiers de
lumières en chimie , plus tous ces maîtres chercheurs de secrets
et de magistères me paraissent cruches et butors. Je voyais, il y
a deux jours , un de ces idiots, qui , soupesant de Thuile de vi-
triol dans un laboratoire oh j'étais , notait pas étonné de s.»
grande pesanteur , parce , disait-il , qu'elle contient beaucoup*
ANNÉE 1745. 3Gi
ùe mercure , et le même homme se vantait de savoir parfaitement
TanaJise et la composition des corps. Si de pareils bavards sa-
vaient que je daigne écrire leurs impertinences , ils en seraient
trop 6ers.
Me demanderez-vou8 ce que je fais. Hélas ! maman , je vous
aime , je pense à vous , je me plains de mon cheval d'ambassa-
deur : on me plaint ^ on m'estune , et Ton ne me rend point
d'autre justice. Ce n'est pas que je n'espère m'en venger un jour
en lui faisant voir non-seulement que je vaux mieux , mais que
je suis plus estimé que lui. Du reste , beaucoup de projets , peu
d'espérances, mais toujours n'établissant pour mon point de vue
que le bonheur de- finir mes jours avec vous.
J'ai eu le malheur de n'être bon à rien à M. de Bille , car il a
fini ses affaires fort heureusement , et il ne lui manque que de
l'argent , sorte de marchandise dont mes mains ne se souillent
plus. Je ne sais comment réussira cette lettre, car on m'a dit que
M. Deville devait partir demain ; et comme je ne le vois pomt
Tenir aujourd'hui , je crains bien d'être regardé de lui comme
un homme inutile, qui ne vaut pas la peine qu'on s'en sou-
vienne. Adieu , maman , souvenez-vous de m'écrire souvent et
de me donner une adresse sûre.
A M. DANIEL ROGUIN.
Paris , le 9 jaillet 1745.
«Ie ne sais , monsieur , quel jugement vous portez de moi et
de ma conduite ; mais les apparences me sont si contraires , que
je n'aurais pas à me plaindre quand vous en penseriez peu favo-
rablement. Vous n'en jugeriez pas de même , si vous lisiez au
fond de mon ame. L'amertume et l'aflliction que vousy verriez n'y
sont pas les sentimens d'un homme capable d'oublier son devoir.
Vous connaissez h peu près ma situation. La première fois que
j'aurai l'honneur de vous voir en particulier , je vous expliquerai
!a nature de mes ressources : vous jugerez des secours qu'elles
peuvent me produire, et de la connance que j'v dois donner.
Je n'ai plus reçu de réponse de mon coquin , et je commence à
désespérer tout-à-fait d en tirer raison. Cependant, une impuis-
sance , que je n'ai pu prévoir, me met dans la triste nécessité
de payer de délais , vous le premier , vous mon bon et généreux
ami et bienfaiteur , et les autres honnêtes gens qui , comme
vous , ont bien voulu s'incommoder pour soulager mes besoins
et fonder , sur ma probité , des sûretés qu'ils ne pouvaient at-
tendre de ma fortune. Le juge des cœurs fit dans le mien : si leur
espérance a été trompée , mon impuissance actuelle doit d'au-
tant moins m'être imputée à crime , que , selon toutes les règles
de la prudence humaine , je n'ai pas dû la prévoir dans le temps
que j'ai si malheureusement abuse de votre confiance et de votre
amitié, à moins qu'on ne veuille que mes malheurs passés n'eus-
sent dû me servir de leçon , pour me préparer à d'autres encore
362 CORRESPONDANCE.
moins vraisemblables. Ainsi, privé de toutes ressources et ré-
duit à des espérances vagues et éloignées, je lutte contre la pau-
vreté depuis mon arrivée à Paris ; et mes démarches sont si
droites, qu'à la moindre lueur de quelque avantage je vous avais
prié , même avant de le ponvoir , de trouver bon que je fisse
par partie ce que je ne pouvais faire tout à la fois : mais mon in-
fortune ordinaire m*a encore 6té jusqu'ici les moyens de satis-
faire mon empressement à cet éeard. Vous savez que j'ai entre-
pris un ouvrage , sur lequel je fondais des ressources suffisantes
pomt
TOUS en jugerez. Il n'est guère possible que les dispositions d'un
esprit affligé et mélancolique n'influent sur ses productions ;
mais je prévois déjà tant d'oDstacles à le faire valoir, qu'il pour-
rait être bon à pure perte , et que je suis bien trompe j 9ï\ n'a
le succès ordinaire à tout ce que j'entreprends. Quoi qu'il en
toit , je n'épargnerai ni peines ni soins pour vaincre les difflcuK-
tés , soit de ce côté , soit de tout autre , qui pourraient produire
que ce u est que la seule loi de l'honneur qui
ici, et que , si jamais je parviens au comble de mes vœux, c'est-
à-dire à ne devoir plus nen , on ne me re verra pas à Paris vingt-
quatre heures après.
Telles sont , mon cher monsieur , les dispositions de mon
ame. Je suis fort à plaindre , sans doute ; mais je me sens tou-
jours digne de votre estime , et je vous supplie de ne me l'ôter
que quand vous me verrez oublier mon devoir et mon immor-
telle reconnaissance : c'est vous la demander pour toujours. Je
vous avoue ingénument que , sur le point de vous aller voir , je
n'ai pas osé reparaître devant vous sans m'assurer, en quelque
manière, de vos dispositions à mon égard, par une justification
que mes malheurs seuls , et non mes sentimens , rendent né-
cessaire.
Je vous supplie de savoir si l'on ne pourrait pas engager le
marchand à reprendre la veste , en y perdant ce qu'il voudra.
J'ai aussi , encore neufs , plusieurs des autres effets ; mais, comme
)e me flatte que le paiement en est moins éloigné que la restitu-
tion ne vous en serait onéreuse , je ne vous en parle point.
Mes respects , je vous supplie , à madame Duplessis et à ma-
demoiselle. J'ai 1 honneur d'être avec le plus tendre et le plus
immortel attachement , monsieur , etc.
M
ANNÉE 1745. 363
A M. DE VOLTAIRE.
Paris I it décembre 1745.
ONSIEUBy
Il y a auinze ans t^ne je travaille pour me rendre digne de
vos regards, et des soixu aont voiis favorises les jeunes muses cm
^ui vous découvrez quelque talent. Mais pour avoir fait la mu-
sique d'un opéra , je me trouve , je ne sais comment , mëu*'
morphosé en musicien. C'est , monsieur , en cette qualité que
M. le duc de Richelieu m'a chargé des scènes dont vous avez lié
les divertissemens de la princesse de Navarre ; il a même eiigé
que je fisse , dans les canevas , les ehangemens nécessaires pour
les rendre convenables à votre nouveau sujet. J*ai fait mes re»^
pectueuses représentations ; monsieur le duc a insisté , j*ai obéi.
C'est le seul parti qui convienne à l'état de ma fortune. M. Ballot
s'est chareé de vous conununiquer ces ehangemens : je me suis
attaché à les rendre en moins de mots qu'il était possible : c^est
le seul mérite que je puis leur donner. Je vous supplie , mon-
sieur, de les examiner , ou plutôt d'en substituer de plus dignes
de la place qu'ils doivent occuper.
Quant au récitatif, j'espcre aussi, monsieur, que vous vou-
drez bien le juger avant Tciécution , et m'indiquer les endroits
oh je me serais écarté du beau et du vrai , c'est-à-dire de votre
pensée. Quel que soit pour moi le succès de ces faibles essais, ils
me seront toujours glorieux , s'ils me procurent l'honneur d'être
connu de vous , et de vous montrer l'admiration et le profond
respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être , monsieur , votre
très-liumble , etc.
A MADAME hk BAROMVR DE. WARENS.
Paris', le 17 décembre 1747.
Il n'y a que six jours, ma très-clière maman , que je suis de
retour de Chenonceaux. En arrivant, j'y ai reçu voire lettre
du 2 de ce mois, dans laquelle vous me reprochez mon silence
et avec raison , puisque j'y vois que vous n'avez point reçu celle
3ue je vous avais écrite de là , sous renveloppc de l'abbé Giloz.
'en viens de recevoir une de luî-raêiRc , dans laquelle il me
fait les mêmes reproches. Ainsi je suis certain qu'il n'a point
reçu son paquet , ni vous votre lettre ; mais ce dont il semble
m'accuser est justement ce qui me justifie. Car , dans l'éloigne-
mcnt où j'étais de tout bureau pour aiïranchir, je hasardai ma
double lettre sans aifranchi^ement , vous marquant à tous les
deux combien je craignais qu'elle n'arrivât pas et que j'attendais
votre réponse pour me rassurer ; je ne l'ai point reçue cette ré-
ponse ; et j'ai bien compris par là que vous n'aviez rien reçu , et
qu'il fallait nécessairement attendre mon retour à Paris pour
364 CORRESPONDANCE.
écrire de nouveau. Ce qui m'avait encore enhardi à hasarder
cette '-*"-^ -'--" '^-
une
manière ,
preuve de ce que je 'dis , prenez la peine de faire chercher au
bureau du Pont un paquet endossé de mon écriture à l'adresse
de M. l'abbé Gilos, etc. vous pourrez l'ouvrir, prendre votre
lettre , et lui envoyer la sienne ; aussi-bien contiennent-elles
des détails qui me coûtent trop pour me résoudre à les re-
commencer.
M. Descreux vint me voir le lendemain de mon arrivée j il me
dit qu'il avait de l'argent à votre service et qu'il avait un voyage
à faire , sans lequel il comptait vous voir en passant et vous
oflFrir sa bourse. Il a beau dire , je ne la crois çuère en meilleur
état que la mienne. J'afi toujours regardé vos lettres-de-change
qu'il a acceptées , comme un véritable badinage. Il en acceptera
bien pour autant de millions qu'il vous plaira , au même prix ;
je vous assure que cela lui est fort égal. Il est fort sur le zéro ,
aussi-bien que M. Baqueret , et je ne doute pas qu'il n'aill«
achever ses projets au même lieu. Du reste, je le crois fort bon
homme , et qui même allie deux choses rares à trouver en*
semble , la folie et l'intérêt.
Par rapport à moi , je ne vous dis rien , c'est tout dire. Malgré
les injustices que vous me faites intérieurement , il ne tien-
drait Qu'à moi de changer en estime et en compassion vos per-
pétuelles défiances envers moi. Quelques explications suffiraient
pour cela : mais votre cœur n'a que trop oc ses propres maux ,
sans avoir encore à porter ceux d'autrui; j'espère toujours qu'un
jour vous me connaîtrez mieux , et vous m'en aimerez da-
vantage.
Je remercie tendrement le frère de sa bonne amitié et l'assure
de toute la mienne. Adieu, trop chère et trop bonne maman;
je suis de nouveau à l'hôtel du Saint-Esprit, rue Plâtrière.
J'ai différé quelques jours à faire partir cette lettre , sur l'espé-
rance que m'avait donnée M. Descreux de me venir voir avant
son départ ; mais je l'ai attendu inutilement , et je le tiens parti
ou perdu.
 MADAME LA BAROI^NE DE WARENS.
Paris, le 26 août 1748.
«Je n'espérais plus , ma très-bonne maman , d'avoir le plaisir de
vous écrire ; l'intervalle de ma dernière lettre a été rempli coup
sur coup de deux maladies affreuses. J'ai d'abord eu une attaque
de colique néphrétique, fièvre, ardeur, et rétention d'urine^ la
douleur s'est calmée à force de bains, de nitre , et d'autres diu-
rétiques ; mais la difficulté d'uriner subsiste toujours , et la
pierre, qui du rein est descendue dans la vessie , ne peut en sortir
que par l'opération : mais ^ ma santé ni ma bourse ne me lais-
ANNEE 1748. 3G5
sant pas en état d'y songer , il ne me reste plus de ce côté-là que
la patience et la résignation , remèdes qu'on a toujours sous la
main , mais qui ne guérissent pas de grand'chose.
En dernier lieu , ]e viens d être attaqué de violentes coliques
d^estomac, accompagnées de vomissemens continuels et a'un
flux de ventre excessif. J'ai fait mille remèdes inutiles , j'ai pris
l'émétique , et en dernier lien le sjrmarouba ; le vomissement est
calmé y mais je ne digère plus du tout. Les alimens sortent tels
qne je lésai pris; il a fallu renoncer même au riz qui m'avait
été prescrit , et je suis réduit k me priver presque de toute
Boorritare , et par-dessus tout cela d'une faiblesse inconcevable.
Cependant le besoin me cbasse de la chambre , et je me pro**
pose de faire demain ma première sortie ; peut-être que le grand
air et im peu de promenade me rendront quelque cnose de mes
forces perdoes. On m'a conseillé l'usage de l'extrait de genièvre,
mais il est ici bien moins bon et beaucoup plus cher que dans nos
montagnes.
Et voos , ma chère maman , comment êtes-vons k présent ?
Vos peines ne sont-elles point calmées ? n'êtes-vous point apai-
sée an sujet d*un malbenrenx fils , qui n'a prévu vos peines que
de trop loÎBy sans jamais les pouvoir soulager? Vous n'avexcoona
ni mon cœur ni ma situation. Permettex-moi de vous répondre
ce que voos m'avex dit û souvent , joq» ne me connaitrex que
qaûd il n'en sera plus temps.
M. Léonard a envové ê^nnr de mes nouvelles , il y a qnelqne
temps, le promis de fui écrire , et je l'aurais fait si je n'étais re»
tomLé malade précisément dans ce temps4à. Si vous jugiex à
propos , BOUS nous écririons à l'ordinaire par cette voie. Ce serait
qoelques ports de lettres « quelques afD-aochiuemens , épargnés
dan» nn temps oii cette lésine est presque de nécessité. J'espère
ton jours que ce temps n'est pas pour durer étemel leineo t. Je
voudrais bien avoir quelque voie sûre pour tu ouvrir à vous sur
z::a véritable situation. J aurais le plus grand hetoïu de vos con-
seils. Xuse mon esprit et ma santé pour tâcher de me conduire
avec saçesse dans ces circonstances difiiciles , pour sortir , s'il est
po&sîLie., de cet état d*€»pproLre et de misère; et je crois m'a-
percei oir chaque jour que c'est le bavard seul qui re;;Ie ma des-
tinée . et que la prudence la plus consoutnoM-e nr peut riea faire
du tout. Adieu « mon aimable xuainao . écTivex^-iuoi toujours k
i'nôteJ du Saint-Esprit . rue Pliitriere.
A MkviiÊZ Là cAfossc DE WARENS.
L. K tranail extraordinaire qui mVi»t survenu . et une très-mau-
vaise sanltr. m'ont empêché . uu tre?-boDDe luaiuaD . de remphr
xuDs oeroiT envers vous . depuis ud mois. Je- me suis charge de
GL»eiqu€rs arLiL>ï pour ie graud DiC'tionuajre de^ art^ et des
c .' ïi'>*^ . cjii on '.a metlre scuis piea^t. La be^oçne cr^ll sous n^
366 CORRESPONDANCE.
main y et il faut la rendre à jour nomme ; de ^açon que , sur*
chargé de ce travail , sans préjudice de mes occupations ordi-
naires , je suis contraint de prendre mon temps sur les heures de
mon sommeil. 'Je suis sur les dents } mais j ar promis , il faut
tenir parole : d'ailleurs je tiens au'cul et aux cnausses de gens
oui m'ont fait du mal y la bile me domne des forces , et même de
1 esprit et de la science :
La colère suffit et vaut un Apollon.
Je bouquine , j'apprends le grec. Chacun a ses armes : au lien
de faire des chansons à mes ennemis , je lenr fais des articles de
dictionnaire : l'un vaudra bien l'autre y et durera plus long-
temps.
Voilà , ma chëre maman , quelle serait l'excuse de ma négli-
gence , si j'en avais quelqu'une de recevable auprès de vous :
mais Je sens bien que ce serait un nouveau tort de prétendre me
justifier. J'avoue le mien en vous en demandant pardon. Si l'ar-
denr de la haine l'a emporté quelques instans dans mes occupa-
tions sur celle de l'amitié , crovez qu'elle n'est pas faite pour
avoir long-temps la préférence dans un cœur qui vous appartient.
Je quitte tout pour vous écrire : c'est Ui véritablement mon état
naturel.
En vous envoyant une réponse à la dernière de vos lettres ,
celle que j'avais reçue de Genève , je n'y ajoutai rien de ma main ;
mais )e pense que ce que je vous adressai était décisif et pou-
vait me dispenser d'autre réponse , d'antant pins que j'aurais eu
trop à dire.
Je vous supplie de vouloir bien vous charger de mes tendres
remercîmens pour le frère ; de lui dire que j'entre parfaitement
dans ses vues et dans ses raisons , et qu'if ne me manque que les
moyens d'y concourir plus réellement. U faut espérer qu'un
temps plus favorable nous rapprochera de séjour, comme la
même façon de penser nous rapproche de sentiment.
Adieu, ma bonne maman , n'imitez pas mon mauvais exemple ;
donnez-moi plus souvent des nouvelles de votre santé , et plai-
gnez un homme qui succombe sous un travail ingrat.
A M. DE VOLTAIRE.
Paris, 3o janvier ijSo*-.
U N Rousseau se déclara autrefois votre ennemi , de peur de se
reconnaître votre inférieur ; un autre Rousseau , ne pouvant
approcher du premier par le génie , veut imiter ses mauvais pro-
céaés. Je porte le même nom qu'eux ; mais , n'ayant ni les talens
de l'un ni la suffisance de l'autre, je suis encore moins capable
d'avoir leurs torts envers vous. Je consens bien de vivre inconnu,
mais non déshonoré ; et je croirais l'être si j'avais manqué au
respect que vous doivent tous les gens de lettres ^ et qu'ont pour
yous to^s ceux qui en méritent eux-mêmes.
ANNÉE 1750. 367
Je oe veux point m'étendre sur ce sujet , ni enfreindre , même
avec vous , U loi que je me suis imposée de ne jamais louer per-
sonne en face, mais , monsieur , ie prendrai la liberté de vous
dire aue vous avez mal jugé d'un nomme de bien en le croyant
capable de payer d'ingratitude et d'arrogance la bonté et rhonné-
teté dont vous avez usé envers lui au sujet denféUê de /?aim>w(i).
Je n'ai point oublié la lettre dont vous m'honorâtes dans cette
occasion. £lle a achevé de me convaincre que, malgré de veines
calomnies , vous êtes véritablement le protecteur des talens nais*
sans qui en ont besoin. C'est en faveur de ceux dont je faisais
l'essai que voua daignâtes me promettre de l'amitié j leur sort fut
malheureux , et j'aurais dA m'^ attendre. Un solitaire qui ne sait
point parler , un homme timide , découragé , n'osa se présenter
à vous. Quel eût été mon titre? Ce ne fut point le zèle qui me
manqua , mais l'orgueil } et , n'osant m'ofTrir à vos yeux , j'at-
tendis du temps quelque occasion favorable pour vous témoigner
mon respect et ma reconnaissance.
Depuis ce jour, j'ai renoncé aux lettres et & la fantaisie d'ac-
quérir de la réputation : et , désespérant d'y arriver comme vous
à force de génie , j'ai dédaigné dfe tenter , comme les hommes
vnlçaires , a y parvenir k force de manège ; mais je ne renonce-
rai jamais à mon admiration pour vos ouvrages. Vous avez peint
l'amitié et toutes les vertus , en homme qui les connaît et les
aime. J'ai entendu murmurer l'envie ; j'ai méprisé ses clameurs ,
et j'ai dit, sans crainte de me tromper : Ces écrits, qui m'élê-
vent Tame et m'enflamment le courage , ne sont point les pro-
ducûons d'un homme indiflerent pour la vertu.
Vous n'avez pas non plus bien jugé d'un républicain , puisque
l'étais connu de vous pour tel. J'adore la liberté, je déteste éga-
lement la domination et la ser^'itude , et ne veux en imposer k
personne. De tels sentimens sympathisent mal avec VïutnAttnce 'p
elle est plus propre à des esclaves, ou k des hommes plus vils
encore, à de petits auteurs jaloux des grands.
Je vous proteste donc , monsieur, qoe non'-^eulement Rousseau
de Genève n'a point tenu les discours que vous lui 9\i'z Attribués,
mais qu'il est incapable d'en tenir de pareils. Je ne me flatu» pas
de rhonnenr d'être connu de vous, mais, si jamais ce bonheur
m'arrive , ce ne sera , j'espère , que par des endroits digues de
TOtre estime.
J*ai l'honneur d'être avec on profond respect ,
Monsieur ,
Votre trcS'bumLIe , etc*
(i) La Princesse de NsTarre* *
363 CORRESPONDANCE.
A MM. DE L'ACADÉMIE DE DIJON.
Paris , le 18 jailleUi/Sot
ESSIECnS .
M
Vous m'honorez d'un prix nuquel j'ai concouru sans y pré^
tendre, et qui m'est d'autant plus cher que ]e l'attendais moins.
Préférant votre estime à vos recompenses , j'ai osé soutenir, de^
vant vous , contre vos propres intérêts , le parti que j'ai cra
celui de la vérité, et vous avez couronné mon courage. Messieurs,
ce que vous avez fait pour ma gloire ajoute à la vôtre. Assez
d'autres jugemens honoreront vos lumières; c'est à celui-ci qu'il
appartient d'honorer votre intégrité.
Je suis avec un profond respect , etc.
A M. l'abbé RAYNAL,
alors auteur du Mercure de France»
Paris, le 25 juillet i75o»
y eus le voulez , monsieur , je ne résiste pins: il faut vous ou-
vrir un porte-feuille qui n'était pas destiné à voir 1^ jour , et
3ui en est trës-peu digne. Les plaintes du puhlic sur ce déluge
e mauvais écrits dont on l'inonde journellement m'ont
assez appris qu'il n'a que faire des miens ; et ^ de mon côté , la
réputation d'auteur médiocre^ à laquelle seule j'aurais pu aspi-
rer , a peu flatté mon ambition. N'ayant pu vaincre mon pen-
chant pour les lettres , j'ai presque toujours écrit pour moi
seul (1) ; et le public , ni mes amis, n'auront pas à se plaindre
Sue j'aie été pour eux recitator acerbus. Or , on est toujours in-
ulgent à soi-même , et des écrits ainsi destinés à l'obscurité ,
l'auteur même eût-il du talent , manqueront toujours de ce feu
3ue donne l'émulation , et de cette correction dont le seul désir
e plaire peut surmonter le dégoût.
Une chose singulière, c'est qu'ayant autrefois publié un seul
ouvrage (2), oii certainement il n'est point question de poésie ,
on me fasse aujourd'hui poëte malgré moi; on vient tous les
jours me faire compliment sur des comédies et d'autres pièces
de vers que je n'ai point faites , et que je ne suis pas capable
de faire. C'est l'identité du nom de l'auteur et du mien , qui
m'attire cet honneur. J'en serais flatté , sans doute , si l'on pou-
vait l'être des éloges qu'on dérobe à autrui ) mais louer un
homme de choses qui sont au-dessus de ses forces , c'est le faire
songer à sa faiblesse.
(1) Pour juger si ce langage était sincère, on Tondra bien faire atten-
tion que celui qui parlait aiusi dans une lettre publique avait alors près
de quarante ans.
(2) Dissertation sur la musique moderne.
ANNÉE
<e m^étais eisajé , je l'a
7În.
3fi,
Bue, dans le genre lyriqui
lateurs , décrie desarlisles, et que Sa reu—
e deux aris difficiles a fatL exclure , par ces deruier» , avec
autant de cliulenr que si en elTel il eût ele excellent.
Je m'êiais ituaginê, en vrai Suisse, que pour réussir il ne fal-
lait que bien faire ; mais ayant vu , par I expérience d'aulrui ,
^ue bien faire est le premier et le plus graud obstacle qu'on
trouve a surmanCer dans cette carrière , et ayaut éprouvé moî-
méine qu'il y faut d'autres laiens que je ne puis ni ne veux
«voir, je me sois hàlé de rentrer dans l'obscurité qui convient
également à mes laiens et à mon caractère . et ou vous devries
ne laisser pour l'hoiineur de votre journal. Je suis , etc.
I
I
Ori.madam
chargé de leur
misère et mes j
cher , c'est un i
DAME DE CHENO.\CEAUX.
entretien Tel
laui u'ôtent le po
lalheur dont il fau
ril.7S,.
[ Enfans-Trouyés. J'a
t'ait pour cela. Si mi
r de remplir un soin s
plaindre , et non pas ui
ubsistance; je la leur a
urée meilleure , _
ia li?ur (ionner moi-même. Cet article eU avant tout. Lusui'te
\Ient la considération de leur mère, qu'il ne faut pas désbo-
' la journée
i pam
situation : je gagne
de peine. Comnienl nourrirais-je eucore
uue idiuiiie: i:.i m (états contraint de recourir au métier
d'auteur, comment les soucis domestiques et le tracas des en-
fans me laisse raient- il s , dan« mon grenier , la traucjuillite d'es-
prit nécessaire pour faire un travail lucratif? Les écrits que
dicte la faim ne rapportent guère , et cette ressource est bientôt
épuisée. Il faudraitdunc recourir aux protections, k l'intrigue ,
au manège ; briguer quelque vil emploi ; le foire valoir par les
moyens ordinaires, autrement il ne me nourrira pas, et me
sera bientôt ôté ; enfin , me livrer moi-même à toutes les infa-
mies pour lesquelles je suis pénétré d'une si juste horreur. Nour-
rir moi , mes enlans et leur mère , du sang des misérables '. ^on ,
madame, il vaut mieux qu'ils soient orphelins , que d'avoir pour
père un fripon.
Accablé d'une maladie douloureuse et mortelle, je ne poi«
espérer encore une longue vie; quand je ponrr.iis entretenir,
de mon vivant, ces infortunés destinés ^ souffrir un jour, ils
paieraient chèrement l'avantage d'avoir été tenus un peu plus
délicatement qu'ils ne pourront l'être oii ils sont. Leurmcre,
victime de mon zèle indiscret , chargée de sa propre honte , et
de ses propres besoins , presque aussi valétudinaire et encore
moins en étal de les nourrir tjue moi , sera forcée de les abon-
donner à eiu-mèmes ; et je ne vois , pour eux , que l'allernalive
24
37© ' CORRESPONDANCE.
de se faire décrottenrs ou bandits , ce qui revient l>ieiitM aa
même. Si du moins leur ëtat était légitime, ils pourraient trou*
▼er plus aisément des ressources. Ayant à porter à la fois le
deshonneur de leur naissance, et celui de leur misère , que de*
viendront-ils ?
Que ne me suis^je marié , me direz- vous? Demandes-le à vos
injustes lois , madame. Il ne me convenait pas de contracter un
engagement étemel , et jamais on ne me prouvera qu'ancnn
devoir m'j oblige. Ce qu il y a de certain , c'est que je n'en ai
rien fait , et que je n'en veux rien faire. Il ne faut pas faire des
enfans, quand on ne pent pas les nourrir? Pardoones-oioî ,
madame ; la nature veut qu'on en fasse , puisque la terre pro-
duit de quoi nourrir tout le monde: mais c'est l'état des riches,
c'est votre état , qui vole au mien le pain de mes enfans. Lsi
nature veut aussi qu'on pourvoie à leur subsistance : voilà ce
Sue j'ai fait ; s'il n'existait pas pour eux un asile , je ferais mon
avoir , et me résoudrais à mourir de faim moi-ménoe , plutdt
que de ne les pas nourrir.
Ce mot d'Enfans-Trouvés vous en imposeraît-îl , comme it
l'on trouvait ces enfans dans les mes , exposés à périr , û le
hasard ne les sauve ? Sovex sûre que vous n'auries pas plus
d'horreur que moi pour l'indiçne përe qui pourrait se résoudre
à cette barbarie : elle est trop loin de mon cœur , pour que je
daigne m'en justifier. II y a des règles établies ; hiformei^TOOt
de ce qu'elles sont , et vous saurez que les enfans ne sortent des
mains de la sage-fenune , que pour passer dans celles d*uno
nourrice. Je sais que ces en&ns ne sont pas élevés délicatement;
tant mienx pour eux , ils en deviennent pins robustes ; on ne
leur donne rien de superflu , mais ils ont le nécessaire. On n'en
fait pas des messieurs , mais des paysans ou des ouvriers. Je ne
vois rien , dans cette manière ae les élever , dont je ne fisse
choix pour les miens. Quand j'en serais le maitre , je ne les pré-
Cirerais point, par la mollesse , aux maladies que donnent la
tigue et les intempéries de l'air k ceux qui n'y sont pas faits.
Us ne sauraient ni danser , ni monter à cheval ; mais ils auraient
de bonnes Jambes infatigables. Je n'en ferais ni des auteurs , ni
des gens de bureau ; je ne les exercerais point à manier la
phime , mais la charrue , la lime , ou le rabot , instrumens qui
ibnt mener une vie saine , laborieuse , innocente , dont on n'a-
buse jamais pour mal faire , et qui n'attirent point d'ennemis
en faisant bien. Cest à cela quils sont destinés; par la rus-
tique éducation qu'on leur donne , ils seront plus heureux que
leur përe.
Je suis privé du plaisir de les voir , et je n'ai jamais savouré
la douceur des embrassemens paternels. Hélas ! je vous l'ai
déjà dit , je ne vois là qnfi de quoi me plaindre , et je les délivre
de la misère à mes dépens. Ainsi voulait Platon que tous les enfans
fussent élevés dans sa république ; que chacun restât inconnu à
son père, et que tons fussent les enfans de l'état. Mais cette édu-
ANNÉE i^St; 371
cation est vile et basse ! voilà le grand crime , il vous en impose
comme anx autres; et vous ne voyez pas que, suivant toujours
les préjuges du monde , vous prenez, pour le déshonneur du
vice y ce qui n'est que celui de la pauvreté.
A XÀDÂXB DE GRÉQUL
FlirU 1 9 octobre lySi»
u B me flattais , madame , d'avoir une ame à l'épreuve des
louanges; la lettre dont vous m'avez honoré m'apprend à comp-
ter moins sur moi-même ; et , s'il faut que je vous voie , voua
d'autres raisons d*y compter beaucoup moins encore. J'obéirai
toutefois , car c'est à vous qu'il appartient d'apprivoiser les
monstres.
Je me rendrai donc à vos ordres , madame , le jour qu'il vous
Slaira de me prescrire. Je sais que M. d'Alembert a Fhonnenr
e vous faire sa cour ; sa présence ne me chassera point ; mais
ne trouvez pas mauvais , je vous supplie , que tout autre tiers
me fasse disparaître.
Je suis avec un profond respect , madame , etc.
A MÂDÂXB GONCERU, née Roussbav. .
Genève, le 11 jaillet ij5u
1 L y a quinse jours , ma très-bonne et trës-chëre tante , que
je me propose , chaque matin , de partir pour aller vous voir,
vous embrasser , et mettre à vos pieds un neveu qui se souvient f
avec la plus tendre reconnaissance , des soins que vous aves
pris de lui dans son enfance , et de l'amitié que vous lui avec
toujours témoignée. Des soins indispensables m'ont empéchtf^
jusqu'ici , de suivre le penchant démon cœur, et me retiendront
encore quelques jours ; mais rien ne m'empêchera de satisfairs
mon empressement à cet égard , le plutât qu'il me sera pos-
sible ; et j'aime encore mieux un retard , qui me laissera le loisir
de passer quelque temps près de vous , que d'être obligé d'aller
et revenir le même jour. Je ne puis vous dire quelle lete Je nuf
fais de vous revoir , et de retrouver en vous cette chère et bonne
tante , que je pouvais appeler ma mëre , par les bontés qu'elle
avait pour moi , et à laquelle je ne pense jamais sans un véri-
peu de la même bonté que vous aves toujours eue pour
Je vous embrasse de tout mon cœur l'un et l'autre , et suis avec
le plus tendre et le plus respectueux attachement ; etc.
37a 'correspondance.
 MADAME LA BAROMKE DE WARENS.
PirîS| le iSférrier 1753.
T ous trouvères ci-joint, ma chère maman , une lettre de 240
livres. Mon cœar s'afflige également de la petitesse de la somme
et du besoin que vont en avez : tâchez de pourvoir aux besoins
les plus pressans ; cela est plus aisé oîi vous êtes qu'ici , oit
toutes choses , et surtout le pain , sont d'une cherté horrible.
Je ne veux pas, ma bonne maman , entrer avec vous dans le dé-
tail des choses dont vous me parlez , parce que ce n'est pas le
temps de vous rappeler auel a toujours été mon sentiment sur
Tos entreprises : je vous airai seulement qu'au milieu de toutes
vos infortunes , votre raison et voire vertu sont des biens qu'on
ne peut vous 6ter , et dont le principal usage se trouve dans les
afflictions.
Votre fils s'avance k grands pas vers sa dernière deitoenre : le
mal a fait un si grand progrès cet hiver que je ne dois j>lu8 m'at-
tendre à en voir un autre. J'irai donc à ma destination avec le
seul regret de vous laisser malheureuse.
On donnera , le premier de mars , la première représentation
du Devin à l'Opéra de Paris : je me ménage jusqu'à ce temps-là
avec un soin extrême , afin d'avoir le plaisir de le voir. Il sera
joué aussi le lundi gras au château de iBéllevue en présence dn
roi } et madame la marouise de Pompadour y fera un rôle.
Comme tout cela sera exécuté par des seigneurs et dames de la
cour , je m'attends à être chanté faux et estropié ; ainsi je n'irai
point, b'ailleurs , n'ayant pas voulu être présenté an roi , je ne
veux rien faire de ce qui aurait l'air d'en rechercher de nouveau
l'occasion : avec toute cette gloire , je continue à vivre de mon
métier de copiste qui me rend indépendant , et qni me rendrait
heureux si mon bonheur pouvait se faire sans le vôtre et sans la
santé.
J'ai quelques nouveaux ouvrages à vous envoyer , et je me ser^
virai pour cela de la voie de monsieur Léonard ou de celle de
l'abbe Giloz , faute d'en trouver de plus directes.
Adieu , ma très-bonne maman ; aimez toujours nn fils qni vou-
drait vivre plus pour vous que pour lui-même.
 MADAME LA BAROUVE DE WARENS.
M
ADAME ,
J'ai lu et copi2 le nouveau mémoire que vous avez pris la
peine d^ m'envoyer : j'approuve fort le retranchement que vous
avez fait , puisqu'outre que c'était un assez mauvais verbiage ,
c'est que , les circonstances n'en étant pas conformes à la vérité ,
je me faisais une violente peine de les avancer ; mais aussi il ue
ANNÉE 17Ï3. 373
fallait pas me faire dire au commencement que j'avais aban-
donné tous mes droits et prétentions , puisque y rien n'étant plus
manifestement faux , c'est toujours mensonge pour mensonge ,
et , de plus , que celui-là est bien plus aisé à vérifier.
Quant aux autres changemens , je vous dirai là-dessus , ma-
dame , ce que Socrate répondit autrefois à un certain Lisias. Ce
Lisias était le plus habile orateur de son temps , et , dans l'accusa-
tion oii Socrate fut condamné , il lui apporta un discours qu*i]
avait travaillé avec grand soin , oii il mettait ses raisons et les
moyens de Socrate dans tout leur jour : Socrate le lut avec plaisir
et le trouva fort bien fait ; mais il lui dit franchement qu'il ne lui
était pas propre. Sur quoi Lisias lui ayant demandé comment il
était possible que ce aiscours fiit bien fait s'il ne lui était pas
propre ; de même , dit-il , en se servant , selon sa coutume, de
comparaisons vulgaires , qu'un excellent ouvrier pourrait m'ap-
porter des habits ou des souliers magnifiques, brodés d'or, et
auxquels il ne manquerait rien , mais qui ne me conviendraient
pas. Pour moi , plus docile que Socrate , j'ai laissé le tout comme
vous avez jugé a propos de le changer , excepté deux ou trois
expressions de style seulement , qui m'ont paru s'être glissées
par mécarde.
J'ai été plus hardi à la fin : je ne sais quelles pouvaient être
vos vues en faisant passer la pension par les mains de Son Excel-
équivoque et qu'on pût me soupçonner d'être homme à détoni
ner cet argent ou à en faire un mauvais usage , je me serais biea
gardé de changer l'endroit aussi librement que je l'ai fait ; et ce
qui m'a engage à parler de moi , c'est que f ai cru pénétrer que
votre délicatesse se faisait quelque peine qu'on pût penser que
cet arsent tournât à votre pront : idée qui ne peut tomber bue
dans 1 lesprit d'un enragé. Quoi qu il en soit, j'espère bien n'en ja-
mais souiller mes mains.
Yous avez , sans doute par mégarde , joint ao mémoire one
feuille séparée que je ne suppose pas qui fût à copier : en efiet ,
ne pourrait-on pas me demander de quoi je me mêle là ; et
moi , qui assure être séquestré de toute affaire civile , me sîéraît-
il de paraître si bien instruit de choses quf ne sont pas de ma
compétence?
Quant à ce qu'on me fait dire que je souhaiterais n'être pas
nommé , c'est une fausse délicatesse que je n'ai point : la honte
ne consiste pas à dire qu'on reçoit , mais à être obligé de rece*
voir 'y je méprise les détours d'une vanité mal entendue autant
que je fais cas des sentimens élevés. Je sens pourtant le prix d'an
pareil ménagement de votre part et de celle ae mon oncle; mais je
374 CORRESPONDANCE,
vous en dispeaie l'un et Tautre. D'ailleurs , sous quel nom , dites-
moi , feries-vous enregistrer la pension ?
Je fais mille remercimens au très -cher onde : je connais
tous les jours mieux quelle est sa bonté nour moi ; sM a obligé
tant d'ingrats en sa yie, il peut s'assurer d'avoir au moins trouvé
ttn cœur reconnaissant ; car , conune dit Sénëque :
Malla perdanda tant , nt lemel ponat bene.
Ce latin-tt c'est pour l'oncle : en voici pour vous la traduc-
tion française :
Perdes force bien&its pour es bien placer un.
n j a long-temps que vous pratiques cette sentence , sans 9 je
gage , l'avoir jamais lue dans Séncque.
Je suis dans la plus grande vivacité de tous mes sentimens» etc.
A xinAXB LA BÀRoirHB DE WARENS.
IdfS départ de M. Deville se trouvant prolongé de quelques
jours , cela me donne , chère maman , le loisir de m'entretenir
encore avec vous.
Comme je n'ai nulle relation k la cour de l'Infant , je ne sau-
rais que vous exhorter à vous servir des connaissances que vos
amis peuvent vous procurer de ce côté-là : je puis avoir quelque
facilité de plus du côté de la cour d'Espagne , ayant plusieurs
amis qui pourraient nous servir de ce cote. J'ai 9 entre autres ,
ici M. le marquis de Turrieta , qui est assez ami de mon ami ,
Îeut-étre un peu le mien : je me propose à son départ pour Ma*
rid 9 on il doit retourner ce printemps , de lui remettre un mé-
moire relatif à votre pension , qui aurait pour objet de vous la
faire établir pour toujours à la pouvoir manger oii il vous plai-
rait ; car mon opinion est que c'est une affaire désespérée du côté
de la cour de Turin , oii les Savoyards auront toujours assez de
crédit pour vous faire tout le mal qu'ils voudront, c'est-à-dire tout
celui qu'ils pourront. Il n'en sera pas de même en Espagne oùl
nons trouverons toujours autant, et, comme je crois, plus d'a-
mis qu'eux. Au reste , je suis bien éloigné de vouloir vous flatter
du succès de ma dcmarcbe ; mais que risquons-nous de tenter ?
^lant à M. le marquis Scottî , je savais déjà tout ce que vous
m'en dites , et je ne manquerai pas d'insinuer cette voie à celui
à qui je remettrai le mémoire ; mais comme cela dépend de plu-
sieurs circonstances-, soit de l'accès qu'on peut trouver auprès de
lui , soit de la répugnance que pourraient avoir mes correspon-
dans à lui faire leur cour , soit enfin de la vie du roi d'Espace ,
il ne sera peut-être pas si mauvais que vous le pensez , de suivre
la voie orainaire des ministres : les affaires qui ont passé par les
bureaux se trouvent à la longue toujours plus solides que celles
qui n(» se sont faites que par faveur.
Quelque peu d'intérêt que je prenne aux fêtes publiques, je ne
ANNÉE i-W. 57Ç
me pardonnerais pas de ne vous rien dire du tout de celles mii
5e font ici pour le mariage de M. le Danpbin : elles sont telles
qu'après les merveilles que saint Paul a vues Tesprit humain ne
])eut rien concevoir de plus brillant. Je vous ferais un détail de
tout cela , si je ne pensais que M. Deville sera à portée de vous
en entretenir : je puis en deux mots vous donner une idée de la
cour, soit par le nomkre , soit par la magnificence , en vous di-
sant preimèrement qu'il y avait quinze mille masques au bal
masqué qui s'est donné à Versailles , et que la richesse des ha-
bits au bat paré , au ballet et aux granas appartemens , était
telle que mon Espagnol , saisi d'un enthousiasme poétique de
son pays , s^écria : que madame la Dauphine était un soleil , dont
la présence avait liquéfié tout l'or du royaume , dont s'était fait
un fleuve inàinense au milieu duquel nageait tonte la cour.
Je n'ai pas eu pour ma part le spectacle le moins agréable ;
ear j'ai vu danser et sauter toute la canaille de Parts dans ces
salles superbes et magnifiquement illuminées, qui ont été cons—
truites dans toutes les places pour le divertissement du peuple.
Jamais ils ne s'étaient trouvés à pareille fête : ils ont tant secoué
leurs guenilles , ils ont tellement bu , et se sont si pleinement
piffrés , 40e la plupart en ont été malades. Adieu , maman.
A MA.DÂMS LA BAROimB DE WARENS.
«I E dois , ma trës-chère maman , vous donner avis que , contre
toute espérance , j'ai trouvé le moyen de faire recommander
votre affaire à M. le comte de Castellane de la manière la plus
avantageuse : c'est par le ministre même qu'il en sera chargé ,
de manière que , ceci devenant une affaire de dépêches , vous
pouvex vous assurer d'y avoir tous les avantages que la faveur
peut prêter à l'équité. J'ai été contraint de dresser , sur les pièces
que vous m'avez envoyées , un mémoire dont |e Joins ici la copie ^
afin que vous voyiez si j'ai pris le sens qa'ii fallait : f aurai le
temps y si vous vous hâtez de me répondre , d*y faire les corne-'
tions convenables , avant que de le faire donner ; car la conr
ne reviendra de Fontainebleau que dans quelques jours. B faut
d'ailleurs que vous vous hâtiez de prenare sur cette a&ire lea^
instructions qni vous manquent ; et il est , par exemple , fort
étrange de ne savoir pas même le nom de baptême des per^
sonnes dont on répète la succession. Vous savez aussi querief»
ne peut être décidé dans des cas de cette nature sans de Bons ex-
traits baptistaires et du testateur et de l'héritier, légaUsés-par leà.
magistrats du lien , et par les ministres du roi qui y résident. Je-
vous avertis de cela ahn que vous vous munissiez de toatea ce»
pièces , dont l'envoi de temps à autre servira de mémoratif »^i
ne sera pas inutile. Adieu , ma chère maman j je me pfopose
vous écrire bien an long sur mes propres affaires , mais frai 1
choses si peu réjouissantes à vous apprendre , que ce n'est fpN
peine de se hâter. *-'
376 CORRESPONDANCE.
MÉMOIRE.
N. N. De la Tour , gentilhomme du pays de Vaud , étant
mort k CoDStantinople , et ayant établi le sieur Honoré Pelîco ,
marchand français, pour son exécuteur (i) testamentaire, à la
charge de faire parvenir ses biens à ses plus proches parens;
Françoise de la Tour, baronne de Warens, qui se trouve dans
le. cas (2), souhaiterait qu'on pdt agir auprès audit sieur Pelico,
pour l'engager k se dessaisir desdits biens en sa faveur , en lui
démontrant son droit. Sans vouloir révoquer en doute la bonne
volonté dudit sieur Pelico, il semble, par le silence qu'il^a
observé jusqu'à présent envers la famille du défunt , qu'il n'est
pas pressé d exécuter ses volontés. C'est pourquoi il serait à dé-
sirer que M. l'ambassadeur voulât interposer son autorité pour
l'examen et la décision de cette affaire. Ladite baronne de Warens,
ayant en ses biens confisqués pour cause de la religion catholique
qu'elle a embrassée , et n'étant pas payée des pensions que le
roi de Sardaigne, et ensuite sa majesté catholique loi ont assignées
sur la Savoie , ne doute point que la dure nécessité ou elle se
trouve ne soit un motif de plus pour intéresser en sa faveur la re-
ligion de son excellence. ..
 HÂDÂHE LA BÂBOHIIB DE WÂRENS.
AlLadame,
J'eus l'honneur de vous écrire jeudi passé , et M. Genevois se
chargea de ma lettre ; depuis ce temps je n'ai point vu M.
Barillet , et j'ai resté enfermé dans mon auoerge comme nn vrai
prisonnier. Hier , impatient de savoir l'état de mes a£faires ,
j'écrivis à M. Bari41ot , et lui témoignai mon inquiétude en termes
assez forts. Il me répondit ceci :
« Tranquillisez-vous , mon cher monsieur , tout va bien. Je
)> crois que lundi ou mardi tout finira. Je ne suis point en état
M de sortir. Je vous irai voir le plus tôt que je pourrai, m
Voilà donc , madame , à quoi j'en suis ; aussi peu instruit de
mes affaires que si j'étais à cent lieues d'ici : car il m'est défendu
de paraître en ville. Avec cela , toujours seul , et grande dé-
pen.se ; puis les frais qui se font d'un autre c6té pour' tirer ce
misérable argent, et puis ceux qu'il a fallu faire pour consulter
(1) M, Miol tirtilt mi* procureur y sans faire réflexion que le pcaraîr
da procareur cesse a U mort du commettant.
(a) Il ne reste de toute U maison de la Tour que madame de Warens,
et une sienne niéce,qnise trouve par conséquent d'un degré an moins
plus éloigné , et qui d'ailleurs , n'ayant pas quille sa religion ni ses
biens , n'csl pas assujettie aux mêmes besoins*
ANNEE 1753. 377
ainsi je oe mène point la vie la plus agréable du inonde ; et ,
pour surcroît de malheur, je n'ai , niadame , point de nouvelles
de votre part. Cependant je fais bon courage autant que je le
1>uis y et j espère qu'avant que vous receviez ma lettre }e saurai
a définition de toutes choses ; car , en vérité , si cela durait
λIu5 long-temps , je croirais que l'on se moque de moi , et que
'on ne me réserve que la coquille de l'huitre.
Vous voyez , madame , que le voyage que j'avais entrepris
comme une espèce de partie de plaisir a pris une tournure bien
opposée : aussi le charme d'être tout le jour seul dans une
caambre , à promener ma mélancolie , dans des transes con-
tinuelles , ne contribue pas , comme vous pouvez bien croire ,
à l'amélioration de ma santé. Je soupire après l'instant de mon
retour , et je prierai bien Dieu désormais qu'il me préserve d'ua
voyage aussi déplaisant.
J'en étais là de ma lettre quand M. Barillot m'est venu voir.
Il m'a fort assuré que mon affaire ne souffrait plus de difficultés.
M. le résident est intervenu , et a la bonté de prendre cette af-
faire*là à cœur. Comme il y a un intervalle de deui jours entre
]e commeocement de ma lettre et la fin , j'ai , pendant ce temps-
là , été rendre mes devoirs à M. le résident, qui m'a reçu le plus
gracieusement , et , jose dire , le plus familièrement , du monde.
Je suis sûr à présent que mon affaire finira totalement dans
moins de trois jours d'ici , et que ma portion me sera comptée
sans difficulté , sauf les frais qui , à la vérité , seront un peu
forts , et même bien plus haut que je n'aurais cru.
Je n'ai , madame , reçu aucune nouvelle de votre part , ces
faire , et que ce pré est perdu pour moi.
Je n'ai point encore écrit à mon père , ni tu «ncan de mes
Sarens , et j'ai ordre d'observer le même incognito, juaqn'ea*
éboursement. J'ai une furieuse dëmanceaisoB dit tonnier li|r
feuille , car j'ai encore bien des choses k dire. Je n'eBvftrai M»
cependant , et je me réserve k l'ordinaire prochein fMr f ovi:
donner de bonnes nouvelles. ...*.<-. ' ^.
J'ai l'honneur d'être , avec un profond respect , etc.
A MADAME DE SOURGEL^ . - r
J. ' • *
E suis fâché , madame , d'être oblige de relever les itrégtik^
rites de la lettre que vous avez écrite à M. Favre , à I'^
madame la baronne de Warens. Quoique î'eosse préi
près les suites de sa facilité à votre éçard , je n'aveis<;
vérité soupçonné que les choses en vinssent an poiol
les avez amenées , par une conduite qui ne provient pr
veur de votre caractère. Vous avei trës-raisôn , miM
378 CORRESPONDANCE.
dire qu'ira été mal k madame de Warens d'en agir comme elle
a fait avec vous et monsieur votre époux. Si son procédé fait
honneur à son cœur , il est sûr qu'il n'est pas également digne
de ses lumières , puisqu'avec beaucoup moms de pénétration et
d'usage du monde )e ne laissai pas de percer mieux qu'elle dan»
Favenir , et de lui prédire assez juste une partie du retour dont
TOUS payez son amitié et ses bons offices. Vous le sentîtes par-
fidtement , madame , et si je m'en souviens bien y la crainte que
OMS conseils ne fussent écoutés vous engagea , aussi-bien une
mademoiselle votre iille , à faire à mon égard certaines dé-
marches un peu rampantes , qui y dans un cœur comme le miyt ,
n'étaient guère propres à jeter de meilleurs préjugés que ceux
!ue j'avais conçus ^ à l'occasion de quoi vous rappelez tort no->
lement le présent que vous voulûtes me faire de ce précieux
justaucorps , qui tient , aussi-bien que moi , une place si hono-
rable dans votre lettre. Mais j'aurai l'honneur de vous dire ,
madame, avec tout le respect que je vous dois y que je n'ai ja-
mais songé h recevoir votre présent, dans quelque état d'abaia-
•ement qu'il ait plu k laTfortune de me placer. J'y r^arde de
plus près que cela dans le choix de mes bienfaiteurs. Jraurais «
en vérité , belle matière à railler , eu faisant la description de ce
superbe habit retourné , rempli de graisse , en tel état , en un
mot, que toute ma modestie aurait eu bien de la peine d'obte-
nir de moi d'en porter un semblable. Je suis en pouvoir de prou-
ver ce que j'avance , de manifester ce trophée de votre généro-
sité ; il est encore en existence dans le même garde-meuble
qui renferme tous ces précieux effets dont vous faites un si pomt-
peux étalage. Heureusement madame la baronne eut la judi-
cieuse précaution, sans présumer cependant que ce soin pût deve-
nir utile, de faire ainsi enfermer le tout sans y toucher, avec
toutes les attentions nécessaires en pareils cas. Je crois , madame ,
Sue l'inventaire de tous ces débris , comparés avec votre mag^i—
que catalogue , ne laissera pas que de aonner lieuà un fort joli
contraste , surtout la belle cave à tabac. Pour les flambeaux ,
vous les aviez destinés à M. Pcrrin, vicaire de police, dont
▼otre situation en ce pays-ci vous avait rendu la protection in—
dispensablement nécessaire. Mais les ayant refusés, ils sont ici tout
prêts aussi k faire un des orncmens de votre triomphe.
Je ne saurais , madame, continuer sur le ton plaisant. Je suis
véritablement indigné, el je crois qu'il serait impossible à tout
honnête homme k ma place , d'éviter de l'être autant. Rentrez ,
madame , en vous-même , rappclez-yous les circonstances déplo-
rables oii vous vous êtes trouvée ici ; vous , M. votre époux , et
toute votre famille : sans argent, sans amis, sans connaissances,
sans ressources, qu'eussiez-vous fait sans l'assistance de madame
de yVarens? Ma toi , madame, je vous le dis franchement , vous
auriez jeté un fort vilain coton. Il y avait long-temps que vous
en étiez plus loin qu'à votre dernière pièce ; le nom que vous aviez
jugé à propos de prendre , et le ceup-d'œil sons lequel vous vous
ANNÉE 1753. 379
montriez , n'avaient garde d'exciter les sentiment en Totre fa-
veur; et vous n'aviez pas, que je sache , de grands tëmoignacet
avantageux qui parlassent ae votre rang et de votre mërite. Ce-
pendant , ma bonne marraine , pleine de compassion pour vos
maux et pour votre misère actuelle , ( pardonnes-moi ce mot ,
madame , ) n'hésita point à vous secourir , et la manière prompte
et hasardée dont elle le fit prouvait assez , je croîs , que son
cœur était bien éloigné des sentimens pleins de bassesse et d'in—
dignités que vous ne rougissez point de lui attribuer. Il y parait
aujourd'hui , et même ce soin mystérieux de vous cacher en est
encore une preuve , qui véritablement ne dépose guère avanta-*
geusement pour vous.
Mais , madame , que sert de tergiverser? Le fait même est votre
juge. Il est clair comme le soleil que vous cherchez à noircir bas-
sement une dame qui s'est sacrifiée sans ménagement pour vous
tirer d'embarras. L intérêt de quelques pistoles vous porte k payer
d'une noire ingratitude un dos bienfaits les plus importans que
vous pussiez recevoir, et quand toutes vos calomnies seraient aussi
vraies qu'elles sont fausses , il n'y a point cependant de cœur bien
fait qui ne rejetAt avec horreur les détonrs d'une conduite aussi
meaiéante que la vôtre.
Mais, grâces à Dieu , il n'est pas à craindre que vos discours
fassent de mauvaises impressions sur ceux qui ont l'honneur de
connaître madame la baronne , ma marraine^ son caractère et ses
sentimens se sont jusqu'ici soutenus avec assez de dignité , pour
n'avoir pas beaucoup à redouter des traits de la calomnie; et
sans doute , si jamais rien a été opposé à son goût , c'est l'avarice
et le vil intérêt. Ces vices sont bons pour ceux qui n'osent se
montrer au grand jour ; mais pour elle , ses démarches se font
k la face du ciel; et , comme elfe n'a rien à cacher dans sa con-
duite , elle ne craint rien Aes discours de ses ennemis. Au reste ,
madame , vous avez inséré dans votre lettre certains termes gros-
siers, nu sujet d'un collier de grenats, très-iodignes d'une per-
sonne qui se dit de condition , à l'égard d'une autre qui l'est do
même , et à qui elle a obligation. On peut les pardonner an cha-
erin que vous avez de lâcher quelques pistoles, et d'être privée
de votre cher argent; et c'est le parti que prendra madame de
Waren^ , en redressant cependant la fausseté de votre exposé.
Quant à moi , madame, quoique vous affectiez de parler de
moi sur uu ton équivoque, j'aurai, s'il vousplait, l'honneur de
vous dire que, quoiqne je n aie pas celui d'être connu de vous ,
je ne Inissepas ne Têtre d'un grand nombre de personnes de mé-
rite et de distinction, qui toutes savent que j'ai l'honneur d'être
le filleul de madame la baronne de Warens, qui a eu la bonté
dem'éiever et de m'inspirer des sentimens de droiture et de pro-
bité digues d'elle. Je. tâcherai de les conserver pour lui on
rendre bon compte , tant qu'il ine restera un souffle de vie :
et je SUIS fort trompé , si tous les exemples de dureté et d'iu-
çralitude, qui me tomberont sous les ycuX; ne sont pour moi
38o CORRESPONDANCE.
aatant it bonnes leçons qui m'apprendront à les éviter avec
horreur.
J'ai l'honneur d'être avec respect.
A MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR,
(fui nCavait envoyé cinquante louis pour une représenta^
tien du Devin du Village , qu'elle aidait donnée au chd^
teau de Belleyue , et où elle audit fait un rôle.
Paris y le 7 mars lyoS.
AIadamb,
En acceptant le présent qui m'a été remis de votre part^ je
crois avoir témoigné mon respect pour la main dont il vient ; et
j'ose ajouter , sur l'honneur que vous avez fait à mon ouvrage ,
que , des deux épreuves oti vous mettez ma modération 1 rinterét
n'est pas là plus dangereuse.
Je suis avec respect, etc.
A M. FRÉRON (i).
Paris, le 31 jaillet 1753.
Jt uiSQUE vous jugez à propos , monsieur , de faire cause commune
avec l'auteur de Ja lettre d'un hermite à /.-/. iRouêseaUj vous
trouverez fort bon , sans doute y que cette réponse vous soit aussi
commune à tous deux. Quant à lui , si une pareille association
Poffense , il ne doit s'en prendre qu'à lui-même , et son procédé
peu honnête a bien mérité cette humiliation.
Vous avez raison de dire que le faux hermite a pris le masque :
il l'a pris en effet de plus d'une manière : mais j ai peine à con-
cevoir comment cet artifice l'a mis en droit de me parler avec
plus de franchise : car je vous avoue que cela lui donne à mes
yeux beaucoup moins l'air d'un homme franc que celui d'un
fourbe et d'un lâche , qui cherche à se mettre à couvert pour
faire du mal impunément. Mais il s'est trompé : le mépris pu-
blic a suffi pour ma vengeance, et je n'ai perdu à tout cela , qu'un
sentiment tort doux , qui est l'estime que je croyais devoir à un
honnête homme (2).
vm
autre
vous qui trouviez mauvais qu'on décide le plus hautement des
choses que l'on connaît le moins.
La comparaison de /•-/. Rousseau avec une jolie femme me
(1^ Cette lettre n'a été ni imprimée nî envoyée.
(3) L'hermite prétenda était un M. de Bouneval, assez bon homme,
et qni ne manquait pas d'érudition. J'avais eu avec lai quelques liaw
sous , et jamais aucun démêlé.
ANNEE 1753. 5Sî
p«rat tool-à-lait plaisante ; elle i&'a mis de si bonne Irameur ,
qme )« veox prendre, pour cette fois, le parti des dames, et îe
TOUS deoLanaerai d*abord de cjnel droit vous conclnea contre
odle-o . que se laisser Toîr à la promenade soit une preure
qa'cUe a envie de piaire, si elle ne donne d'ailleurs aucune marque
de « désir. La joue femme serait encore bien mieux justifiée . si «
dan» le piàl snppo<é de se plaire à elle-mèuie , il lui était im-
pngîblf de se Toir sans se montrer, et <{ue Tumcjne miroir lut ,
pnr eirmple , dans la place publique : car alors il est évident que,
ponr satislaire sa propre curiosité, il faudrait bien qu'elle livrât
aonvîsaçeà celle des autres, sans qu*on pût Taccu^er d^avoir
cbcrcbé à leur plaire « à moins qu^un air de coquetterie , et toutes
les nûnanderies des femmes à prétentions , n en montrassent le
II vous reste donc , â l^ermite et à vous, monsieur , de
dire les démarcbes qu*a faites J.-/. Rousseau^ pour capti-
la bienveillance des spectateurs , les cabales qu^il a fonaees ,
flatteries envers le public , la cour qu*il a faite aux çrands et
I , les soins qu'il s'est donnés pour gagner des prônenrs
cA des partisans : ou bien il faudra que vous expliquiez quel moven
ponvnit employer un particulier, ponr voir son ou^ ra^ au
ibéitre , sans le laisser voir en même temps au public ; car je ne
poufais pas , comme Lnlli . faire jouer l'opéra ponr moi seul , à
portes fciuiêes (1 ;. Je trouve de plus cette diflerence dans le pa-
idllcle , ^'on ne le pare point pour soi tout seul , et que la plus
belle femme , reléguée ponr toujours seule dans un désert , n 5
t pas même à sa toilette ; an lien qu'un amatenr de mu-
pourrait être seul an monde , et ne pas laisser de se plaire
bôinoonpâ la représentation d'un opéra. \oilà, monsienr, ce
— e l'ai à vous repondre, à vons et à votre camarade , an nom
In jolie femme et an mien. Au reste , un bermite qui ne parle
dé femmes , de toilette et d'opéra , ne donne guère meilleure
opinion de sa vertu . que les procédés du vôtre n'en donnent de
ton caractère; et sa lettre, de son esprit.
Vons me reprocbes, monsieur, un crime dont je fais gloire,
et que je tâcbe d'aggraver de jour en jour. 11 ne vous est pas ,
sons dooie, aisé de concevoir comment on peut jouir de sa
pwp^ estime : mais afin que vons ne vons tassiez pas faute,
■î 1 bcmtfte ni vons, de donner â un tel sentiment ces qualifi-
cations si menaçantes que vous n'osez même les nommer, je
vons déclare derecbef tiès-publîqnenient que je m^'estime beau-
oonp, et me je ne désespère pas de venir à bout de m'eslimer
bennoonp davantage. Quant aux éloges qu'on voudrait me donner,
et dont vons me laites d'avance un crime , pourquoi n*v con-
-je pas ? Je consens bien à vos injures, et vous vovez
qn'il n y a guère plus de modestie à Tun de ces consente-
qn'â l'antre. En me reprochant mon orgueil , vous me
(1) Oest ainsi que Ualli fit fouer oue fois ton op^ra d^Armîde ; Tovant
qn*ilne réosiiait fas, il s'appUodit lai-tnême , a ban!* toîz, «n toi-
tant; tout lut plein â la reprcsenlatian suivante.
n
38a COIlRESPONt)AN(ÎE.
forces d^n avoir^ car, fût-pn d'ailleurs le plus modeste de toas^
les honameSy coniment ne pas un peu s*en faire accroire , en
recelant les mêmes honneurs que les Voltaire , lesMontesquieu,
et tous les hommes illustres du siècle , dont vos satires font Vé*
loge presque autant que leurs propres écrits? Aussi crois-je voua
deroir des remerclmens , et non des reproches , pour avoir ao*-
quiescë à ma prière , quand , persuade avec tout le public qM
TOf louanges aëshonorent un nomme de lettres , je vous 6a de*
mander, par un de vos amis, de m'épargner sur ce point , tous
laissant toute liberté sur les injures. Si vous vous j fussies borné
selon votre coutume, je ne vous aurais jamais répo^dn; mai»
en repoussant la petite et nou?elle attaque que vous portes ans
vérités que j'ai démontrées , on peut relever charitablement vos
invectives, comme on met du foin à la corne d'un médiant
bcraf.
Tout ce qui ipe fâche de nos petits démêlés est le mal qn'tb
vont faire k mes ennemis. Jeunes barbouilleurs , qui n'miéres
vous faire nn nom qu'aux dépens du mien , toutes les offenses
qne vous me feres sont oubliées d^avance , et je les pardonne à
i étonrderie de votre Age; mais l'exemple de l^nermite m'assnrei
de ma vengeance s elle sera cruelle sans que j'y trempe 9 et j#
TOUS livre aux éloges de M. Fréron.
Je reviens âi vous, monsieur; et, puisque vous le vonles, je
vais tâcher d'éclaircir avec vous quelques idées relatives âi nn«
question pendante depuis long-temps devant le public. Vous
vous plaignes que cette question est devenue ennuyeuse et trop
rebattue : vous deves le croire ; car nul n'a plus travaillé que
vous à faire que cela fût vrai.
Quant à moi , sans revenir sur des vérités démontrées , je me
contenterai d'examiner l'ingénieux et nouveau problème me
vous avez imaginé sur ce sujet ; c'est d'engager quelque acadé^
mie à proposer cette question intéressante : Si le jour a cofUri^
but à épurer iee mœurs ? Après quoi , prenant la négative , vous
dires de fort belles choses en faveur des ténèbres et de l'aveu-
Slement) vous loueres la méthode de courir, les yeux fermés,
ans le pays le plus inconnu; de renoncer à toute lumière pour
considérer les objets; en un mot , comme le renard éooortJit qni
voulait que chacun se coupAt la queue , vous exhorlesiB tout le
monde k s'ôter, au propre , l'orsane qui vous manque au figuré»
Sur le ton qu'on me dit qui règne dans vos petites feuilles , je
juge que vous aves dû vous applaudir beaucoup d'avoir pa
tourner en ridicule une des plus graves questions qu'on puisse
agiter t mais vous aves déjà £ait vos preuves: et après avoir si
agréablement plaisanté sur l'Esprit des lois^ il n'est .pas difficile
d^n faire autant sur quelque sujet que ce soit. Dans cette occa»
sion , j'ai trouvé votre plaisanterie asses bonne; et je pense, en
ANNÉE 1753. 3S5
rieurs je réclame les amis de la raison : aussi-bien , que feries*
vous de ces gens-là dans votre parti ?
Vous trouvez donc, monsieur, que la science est k l'esprit ce
que la lumière est au corps. Cependant , en prenant ces mots
dans votre propre sens, j'y vois cette différence, ^ue, sans l'usage
des yeux , les nommes ne pourraient se conduire ni vivre ; aa
lien qu'avec le secours de la seule raison , et les plus simples
observations des sens, ils peuvent aisément se passer de tonte
^^de« La terre s'est peuplée « et le j^re humain a subsisté,
avant qu'il fàX question d'aucune de ces belles connaissances :
croyei*-vous qu'il subsisterait dans une étemelle obscurité ? Cest
la raison , mais non la science , qui est k l'esprit ce que la yuA
est an corps.
Une autre difierence non moins importante est qrne , quoique
la lomiëre soit une condition nécessaire sans laquelle les choses
dont TOUS parles ne se feraient pas, on ne peut«dire, en aucune
manière , que le jonr soit la cause de ces cnoses-là^ au lieu que
j'ai fktt voir comment les sciences sont la cause des maux que je
leur attribue. Quoique le feu brûle un corps combustible qu il
touche, il ne s'ensuit pas que la lumière brûle un corps com-
bustible qu'elle éclaire : voilà pourtant la conclusion que voni
tirez.
Si vous aviez pris la peine de lire les écrits que vous me faites
rhonneur de mépriser , et que vous devez du moins fort haïr ,
car ils sont d'un ennemi des méchans , vous y auriez vu une
distinction perpétuelle entre les nombreuses sottises que nous
konotrons du nom de science, celles, par exemple , dont vos re«
cneils sont pleins , et la connaissance réelle de la vérité ; vous j
auriez vu , par Ténumération des maux causés par la première ,
combien la culture en est dangereuse ^ et par l'examen de l'esprit
de l'homme, combien il est incapable de la seconde, si ce nest
dans les choses immédiatement nécessaires à sa conservation , et
sur lesquelles le plus grossier paysan en sait du moins autant
que le meilleur pnilosophe. De sorte que , pour mettre quelque
apparence de parité dans les deux questions, vous dévies sup*
poser , non-seulement «n jour illusoire et trompeur , qui ne
montre les choses que sous une fausse apparence , mais encore
un vice dans l'organe visuel , qui altère la sensation de la lu-
mière, des figures et des couleurs; et alors vous eussiez trouvé
qu'en effet il vaudrait encore mieux rester dans une étemelle
obscurité , que de ne voir k se conduire que pour s'aller casser
le nez contre des rochers, ou se vautrer dans la fange, ou
mordre et déchirer tous les honnêtes gens qu'on pourrait atp>
teindre. La comparaison du jour convient k la raison naturelle ,
dont la pure et bienfaisante lumière éclaire et guide les hommes :
la science peut mieux se comparer k ces fenx follets qui , dit-en ,
ne semblentt éclairer les pa/mns que pour les mener à des pré-
cipices. *
Pénétré d'une sincère admiration pour ces rares génies , dont
384 CORRESPONDANCE.
les écrits immortels et les mœurs pures et bonnétes ^lairtnt
et instruisent l'univers , j'aperçois chaque jour davantage le dan-
ger qu'il y a de tolérer ce tas de grimauds , qui ne déshonorent
pas moins la littérature par les louantes qu'ils lui donnent, qoe
Sar la manière dont ils la cultivent. $i tous les hommes ëtaiaAt
es Montesquieu , des Buflbn , des Dnclos , etc. , je désirerais ar*
demment qu'ils cultivassent toutes les sciences, afin que le genre
humain ne fût qu'une société de sages : mais vous, monsieur ,
qui sans doute êtes si modeste , puisque vous me reproches tant
mon orgueil , vous conviendrez volontiers , je m'assure , qae si
tous les hommes étaient des Frérons leurs livres n'offriraient pas
des instructions fort utiles , ni leur caractère, une société rorl
aimable.
Ne manques pas , monsieur , je vous prie , quand votre pièce
aura remporté le prix , de faire entrer ces petits éclaircissemens
dans la préface. «En attendant, je vous souhaite bien des lauriers ;
mais si , dans la carrière que vous allez courir , le succès ne ré-
Sond pas à votre attente , gardez-vous de prendre , comme vons
ites , le parti de vous envelopper dans votre propre estime; car
vous auriez là un méchant manteau.
J
A M. RAYNAL.
Sur r usage dangereux des ustensiles de culture. .
Juillet i755i
E croîs , monsieur, que vous verrez avec plaisir l'extrait ci*
joint d'une lettre de Stockholm , que la personne à qui elle est
adressée me charge de vous prier d'msérer dans le Mercure. L'ob-
jet en est de la dernière importance pour la vie des hommes 5 et
plus la négligence du public est excessive à cet égard , plus les
citoyens éclairés doivent redoubler de zèle et d'activité pour la
vaincre.
Tous les chimistes de l'Europe nous avertissent depuis long-
temps des mortelles qualités du cuivre , et des dangers auxquels
on s expose en faisant usage de ce pernicieux métal dans les bat-
teries de cuisine. M. Rouelle , de l'académie des sciences , est
celui qui en a démontré plus sensiblement les funestes effets , et
qui s'en est plaint avec le plus de véhémence. M« Thierri , doc-
teur en médecine , a réuni dans une savante thèse qu'il soutint
en 17499 sous la présidence de M. Falconnet, une multitude de
preuves capables d'effrayer tout homme raisonnable qui fait
quelque cas de sa vie et de celle de ses concitoyens. Ces physi-
ciens ont fait voir que le vert-de-gris , ou le cuivre dissous , est
un poison violent dont l'effet est toujours accompagné de symp-
tômes affreux ; que la vapeur même de ce métal est dangereuse,
puisque les ouvriers qni le travaillent sont sujets à diverses ma-
ladies mortelles ou habituelles ; que tous les menstrues, les grais-
ses , les sels , et l'eau même dissolvent le cuivre , et en font du
ANNÉE 1753. 385
vert-cie-gns ; que rétamage le plus exact ne fait que diminuer
cette dissolution ; que Tétain qu'on emploie dans cet étaïuage
n'est pas lui-même exempt de danger , malgré Piisage indiscret
qu'on a fait jusqu'à présent de ce métal , et que ce danger est
plus grand ou moindre , selon les différens étains qu'on emploie ,
en raison de l'arsenic qui enlre dans leur composition , ou du
plomb qui entre dans leur alliage (1)} que même , en supposant
à l'étamage une précaution suilisante, c'est une imprudence im-
Sardonnaole de faire dépendre la vie et la santé des hommes
'une lame d'étain très-deliée, qui s'use très prouiptement (2),
et de l'exactitude des domestiques et des cuisiniers qui rejettent
ordinairement les vaisseaux récemment étamés, à cause du mau-
vais goût que donnent les matières employées à l'étamage : ils
ont fait voir combien d'accidens affireux , produits par le cuivre y
sont attribués tous les jours à des causes toutes différentes ; ils
ont prouvé qu'une multitude de gens périssent , et qu'un plus
^rand nombre encore sont attaqués de mille différentes mala-
dies , par l'usage de ce métal dans nos cuisines et dans nos fon-
taines y sans se douter eux-mêmes de la véritable cause de leurs
maux. Cependant , quoique la manufacture d'ustensiles de fer
battu et étaméf qui est établie au faubourg Saint-Antoine , offre
des moyens faciles de substituer dans les cuisines une batterie
moins dispendieuse , aussi commode que celle de cuivre, et par-
faitement saine , au moins quant au métal principal , l'indolence
ordinaire aux hommes sur les choses qui feur sont véritablement
utiles , et les petites maximes que la paresse invente sur les usages
établis , surtout quand ils sont mauvais , n'ont encore laissé que
peu de progrès aux sages avis des chimistes, et n'ont proscrit le
cuivre que de peu de cuisines. La répugnance des cuisiniers à
employer d'autres vaisseaux que ceux qu'ils connaissent est un
obstacle dont on ne sent toute la force que quand on connaît la
paresse et la gourmandise des maîtres. Cnacun sait que la société
abonde en gens oui préfèrent l'indolence au repos , et le plaisir
au bonheur ; mais on a bien de la peine à concevoir qu'il y en ait
qui aiment mieux s'exposer à périr , eux et toute leur famille ,
aans des tourmens affreux , qu'à manger un ragoût brûlé.
Il faut raisonner avec les sages , et ]amais avec le public. Il y
a long-temps qu'on a comparé la multitude à un troupeau de
(1) Que le plomb dissous soit un poison, les arcidens funestes que
causent tous le.H jours les vins falsifiés avec de la litharge ne le prouvent
que trop. Ainsi, pour employer ce métal avec sûreté, il est important
de bien connaître les dissolvans qui l'attaquent.
(2) Il est aisé de démontrer que, de quelque manière qu'on s'y prenne,
on ne saurait, dans les usages des vaisseaux de cuisine, s'assurer pour
un seul iour l'étamage le plussolivl car, comme l'étain enlre en fusion
à an degré de feu fort inférieur â celui de la graisse bouilUnte, toutes
les fois qu'un cuisinier fait roussir du beurre, il ne lui est pas po:siblo
de garantir de la fusion quelque partie de l'étamage, ni par conséquent
le ragoût du contact du enivre.
7. n^
386 CORRESPONDANCE.
nioutoDS ; il lui faut des exemples au lieu de raisons , car cha-
cun crainl beaucoup plus d'être ridicule que d'être fou ou mé-
chant. D'ailleurs , dans toutes les choses qui concernent Tinte*
rét commun , presque tous, jugeant d'après leurs propres maxi-
mes , s'attachent moins à examiner la force des preuves, qu'à
pénétrer les motifs secrets de celui qui les propose : par exemple,
beaucoup d'honnêtes lecteurs soupçonneraient volontiers qu'avec
de l'argent le chef de la fabrique de fer battu , ou l'auteur des
fontaines domestiques , excite mon zèle en cette occasion ; dé-*
fiance assez naturelle dans un siècle de charlatanerie, ou les plus
grands fripons ont toujours l'intérêt public dans la bouche.
L'exemple est en ceci plus persuasif que le raisonnement , parce
3 ne , la même défiance ayant vraisemblablement dû naître aussi
ans l'esprit des autres , on est porté à croire que ceux qu'elle n'a
point empêché d'adopter ce que l'on propose ont trouvé pour
cela des raisons décisives. Ainsi, au lieu de m'arrêtera montrer
combien il e>t absurde., même dans le doute , de laisser dans la
cuisine des ustensiles suspects de poison, il vaut mieux dire que
M. Duverney vient d'ordonner une batterie de fer pour l'école
militaire ; que M. le prince de Conti a banni tout le cuivre de la
sienne ^ que M. le duc de Duras, ambassadeur en Espagne , en
a fait autant ; et que son cuisinier , qu'il consulta là-dessus, lui
dit nettement que tous ceux de son métier qui ne s'accommo*
daicnt pas de la battecie de fer , tout aussi bien que de celle de
cuivre , étaient des ignorans , ou des gens de mauvaise volonté.
Plusieurs particuliers ont suivi cet exemple, que les personnes
éclairées , qui m'ont remis l'extrait ci-joint , ont donné depuis
long-temps , sans que leur table se ressente le moins du monde
de ce changement, que par la confiance avec laquelle on peut
manger d'excellcns ragoûts, très-bien préparés dans des vaisseaux
de fer.
Mais que peut-on mettre sous les yeux du public de plus frap-
pant que cet extrait même ? S'il y avait au monde une nation qui
dût s opposer à l'expulsion du cuivre , c'est certainement la
Suède, dont les mines de ce métal font la principale richesse, et
dont les peuples en général idolâtrent leurs anciens usages. Cest
pourtant ce royaume, si riche en cuivre , qui donne I exemple
aux autres d'oter à ce métal tous les emplois qui le rendent dan-
gereux , et qui intéressent la vie des citoyens; ce sont ces peuples,
si attachés à leurs vieilles pratiques, qui renoncent sans peine
à une multitude de commodités qu'ils retireraient de leurs mi-
nes , dès que la raison et l'autorité des sages leur montrent le
risque que l'usage indiscret de ce métal leur fait courir. Je vou-
drais pouvoir espérer qu'un si salutaire exemple sera suivi dans
le reste de l'Europe, où Ton ne doit pas avoir la même répu-
gnance à proscrire , au moins dans les cuisines , un métal que
l'on tire de dehors. Je voudrais que les averïissemens publics des
philosophes et des gens de lettres réveillassent les peuples sur le^^
dangers dp toute espèce auxquels leur imprudence les expose , < t
M
ANNÉE ijC^. 387
rappelassent plus souvent à tous les souverains que le soin de la
conservation des hommes n'est pas seulement leur premier de-
voir , mais aussi leur plus grana intérêt.
Je suis , etc.
A M. LE COMTE D'ARGENSON,
ministre et secrétaire éCétat (i).
Paris, le 6 mars 1754.
OlfSIEUR ,
Avant donné , l'année dernière à Fopéra , un intermède , in-
titulé le Devin du Village , sous des conditions que les directeurs
de ce théâtre ont enfreintes , je vous supplie d'ordonner que la
partition de cet ouvrage me soit rendue , et que les représenta-
tions leur en soient à jamais interdites, comme d'un bien qui ne
leur appartient pas ; restitution à laquelle ils doivent avoir d'au-
tant moins de répugnance , qu'après quatre-vingts représenta-
tions en doubles u ne leur reste aucun parti à tirer de la pièce ,
ni aucun tort à faire à Tauteur. Le mémoire ci-joint contient
les justes raisons sur lesquelles cette demande est fondée. On op-
pose à ces raisons des règlemens qui n'existent pas, et qui , quand
ils existeraient , ne sauraient les détruire ; puisque , le marché
par lequel j'ai cédé mon ouvrage étant rompu j cet ouvrage me
revient en toute justice. Permettez, monsieur le Comte, que
j'aie recours à la vôtre en cette occasion , et que j'implore'ccUe
qui m'est due.
Je suis avec un profond respect , etc.
A M. LE COMTE DE TURPIN,
ijui m^avait adressé une épître à la tête des Amuscmcns
philosophiques et littéraires de deux amis.
Paris, le 12 mai lySé.
£j^ vous faisant mes remercîmens , monsieur , du recueil que
vous m'avez envoyé , j'en ajouterais pour l'épîlre qui est à la tête,
et qu'on prétend m'ctre adressée (2), si la leçon qu'elle contient
n'était gâtée par l'éloge qui l'accompagne , et que je veux me
hâter d'oublier , pour n'avoir point de reproches à vous faire.
Quant à la leçon , j'en trouve les maximes très-sensées ) il ne
leur manque , ce me semble , qu'une plus juste application. Il
faudrait que je changeasse étrangement d'humeur et de carac-
tère , si jamais les devoirs de l'humanité cessaient de m'étre
chers , sous prétexte que les hommes sont méchans. Je ne punis
ni moi , ni personne, en me refusant à une société trop nom-
breuse. Je délivre les autres du triste spectacle d'un homme qui
(1) L'académie royale de musique était de son départemeut.
(3) II n'y a que les lettres initiales de mou noui.
388 CORRESPONDANCE.
souffre, ou d'un observateur importun, et je me délivre moi-
même de la gêne où me mettrait )e commerce de beaucoup de
gens, dont heureusement je ne connaîtrais que les noms. Je ne
suis point sujet à Tennui que vous me reprocnez ; et si j'en sens
quelquefois, c*est seulement dans les belles assemblées, oii j'ai
1 honneur de me trouver fort déplacé de toutes façons. Lia
seule société qui m'ait paru désirable est celle qu'on entretient
avec ses amis , et j'en jouis avec trop de bonheur pour regretter
celle du grand monde. Au reste , quand je haïrais les hommes
autant que je les aime et que je les plains , j'ai peur que Yes voir
de plus près ne fût un mauvais moyen de me raccommoder
avec eux -y et , quelque heureux que je puisse être dans mes liai-
sons , il me serait difficile de me trouver jamais avec personne
aussi-bien que je suis avec moi-même.
J'ai pense que me justifier devant vous était la meilleure preuve
que je pouvais vous donner que vos avis ne m'ont pas déplu , et
que je fais cas de votre estime. Venons à vous, monsieur , par
qui j'aurais dd commencer; j'ai déjà lu une partie de votre ou-
vrage , et j'y vois avec plaisir l'usage aimable et honnête que
vous et votre ami faites de vos loisirs et de vos talens. Votre
recueil n'est pas assez mauvais pour devoir vous rebuter du tra-
vail , ni assez bon pour vous ôter l'espoir d'en faire un meilleur
dans la suite. Travaillez donc sous vos divins maîtres à étendre
leurs droits et votre gloire. Vaincre , comme vous avez com-
mencé , les préjugés de votre naissance et de votre état , c'est se
mettre fort au-dessus de l'une et de l'autre. Mais joindre l'exem-
ple aux leçons de la vertu , c'est ce qu'on a droit d'attendre de
quiconque la prêche dans se» écrits. Tel est l'honorable engage-
ment que vous venez de prendre , et que vous travaillez à rem-
plir.
Je suis de tout mon cœur, etc.
Au PÈRE LESAGE.
Aux Eaux-Vives (i) , le i«'. juillet au soir.
Sumita materiam vestris, qui scribitis, œquam
f^irtbus (2).
J^E musicien qui , en 1720 , disait que la musique la plus simple
était la plus belle , tenait là , ce me semble , un étrange propos.
J'aimerais autant qu'il eût dit que le meilleur comédien est celui
quijfait le moins degestes et parle leplus posément. A l'égard des
roulemens de Lulh , je conviens qu'ils sont plats et de mauvais
goût.
Je suis fort surpris qu'on retrouve dans le Deuin du Fillage
(1) Les Eaux-Vives sont a la porte de Genève. Ainsi la date de celt*
lettre doit élre celle d'un voyage que ût Rousseau dans celte ville en
1754.
(2) « Faites choix d'un sujet proportionné à vos forces. »
ANNÉE 1754. 389
les mêmes roulemens que dans fopéra de Roland; il faut que ,
n'y trouvant pas, moi, le moindre rapport , je m'aveugle ëtran-
feraent sur ce point. Au reste , ce n'est pas une chose aisée de
éterminer les cas oii la musique comporte des roulemens , et
ceux oii elle n'en comporte point. Je me suis fait des règles pour
distinguer ces cas , et j ai soigneusement suivi ces règles dans la
pratique. Rem a me nœpe deliberatam et m^ultum agitatam requis
77* (1).
Si la musique ne consiste qu'en de simples chansons , et ne
S lait que par les sons physiques , il pourra arriver que des airs
e province plairont autant ou plus que ceux de la cour : mais
toutes les fois que la musique sera considérée comme un art
d'imitation , ainsi que la poésie et la peinture , c'est à la ville,
cVst à la cour , c'est partout oii s'exercent aux arts agréables
beaucoup d'hommes rassemblés, qu'on apprend à la cultiver.
En général la meilleure musique est celle qui réunit le plaisir
physique et le plaisir moral , c'est-à-dire l'agrément de l'oreille
et l'intérêt du sentiment.
'Alteriua sic
Altéra poscit opem re.s , et conjurât amice (3).
Si Molière a consulté sa servante , c'est sans doute sur le Mé-
decin malgré lui, sur les saillies de Nicole , et la querelle de
Sosie et de Cléanthis : mais à moins que la servante de Molière ne
fût une personne ' fort extraordinaire, je parierais bien que ce
grand homme ne la consultait pas sur le Misantrope , ni sur le
Tartufe , ni sur la belle scène d'Alcmène et d'Amphitryon. Les
musiciens ne doivent consulter les ignorans qu'avec le même
discernement , d'autant plus que l'imitation musicale est plus
détournée , moins immédiate , et demande plus de finesse de
sentiment pour être aperçue , que celle de la comédie.
Quoique les principes de la beauté théâtrale n'aient été por-
tés , ni par les modernes , ni même par Aristote , au degré de
clarté dont ils sont susceptibles, ils sont faciles à établir. Ces
Î principes me paraissent se réduire à deux, savoir l'imitation et
'intérêt , qui s'appliquent également à la musique. Je ne dirais
pas , de peur d'obscurité , que le beau consiste dans l'inoLÎtation
du vrai, mais dans le vrai de l'imitation; c'est là , ce me semble,
le sens du vers d'Horace et de celui de Boileau. Que l'imitation
ne doive s'exercer que sur des objets utiles , c'est un bon précepte
de morale , mais non pas une règle poétique : car il y a de Ires-
belles pièces dont le sujet ne peut être d'aucune utilité. ïel est
rOEdipe de Sophocle.
Les mathématiciens ont très-bien expliqué la partie de la mu-
sique qui est de leur compétence, savoir les rapports des sons ,
d'oii dépend aussi le plaisir physique de l'harmonie et du chant.
(1) tt Vous nie questionnez sur un sujet que )*ai long-temps médite. »
(j) a Ainsi Ton emprunte le secours de l'aulrc , cl tous deux coos-
l)irenl pour produire le même eifct. n
3yo CORRESPON D ANGE.
Les phîlosoplies , de leur côté , ont fait voir que la musique^
prise pour un des beaux arts , a comme eux le principe de ses
plus grands charmes dans celui de l'imitation.
Les musiciens ne sont point faits pour raisonner sur leur art :
c'est à eux de trouver les choses , au philosophe de les expliquer.
Quoique l'abbé Du Bos ait parlé de musique en homme qui
n'y entendait rien, cela n'empêcne pas qu'il n'y ait des règles pour
juger d'une pièce de musique, aussi-bien que d'un poème , ou
d'un tableau. Que dirait-on d'un homme qui prétendrait juger
de rniade d'Homère , ou de la Phèdre de Racine , ou du Déluge
du Poussin , comme d'une oille ou d'un jambon ? Autant en se-
rait nul celui qui voudrait comparer les prestiges d'une musique
ravissante , qui porte au cœur le trouble de toutes les passions et
]a volupté de tous les sentimens y avec la sensation grossière et
purement physique du palais dans l'usage des alimens. Quelle
différence pour les mouvemens de l'ame , entre des hommes
exercés et ceux qui ne le sont pas ! Un Pergolèse , un Voltaire,
un Titien, disposeront, pour ainsi dire , à leur gré du cœur
chez un peuple éclairé; mais le paysan , insensible aux chefs-
d'œuvre de ces grands hommes ] ne trouve rien de si beau que
la bibliothèque bleue ^ les^ enseignes à bière, et le branle de
son village.
Je crois donc qu'on peut très-bien disputer de musique , et
même assigner , relativement au langage , les .qualités qu'elle
doit avoir pour être bonne et pour plaire; car, quoiquon ne
, '^sique. Je me garderai bien d'entrer dans fa préten-
due dispute ne la musique simple et de la composée , jusqu'à ce
que j'aie aj)pris ce que signifient ces mots que je n'enlends point.
Je penserais, en attendant, que les sons et les mouvemens
doivent être composés et modinés par le musicien , comme les
lignes et les couleurs par le peintre , selon les teintes et les
nuances des objets qu il veut rendre et des choses qu'il veut
exprimer. Mais pour bien résoudre ces questions , qui ne laissent
pas d'avoir leur difliculté ,
Vacet oportet, Eutyche, a negotiis ,
Ut liber animas sentiat vim carminis (i),
A M. VERNES.
Paris, le i5 octobre 1764.
L L faut vous tenir parole « monsieur , et satisfaire en même
temps mon cœur et ma conscience ; car , estime , amitié , sou-
(1) « Il faut être libre d'affaires. C'est alors seulement q^uc l'on sent
w la force et le charme de la poésie et de la m^nsique. »
ANNÉE 1754. 391
%enir , reconnaissance', tout vous est dû , et Je m'acquitterai de
tout cela sans songer que je vous le dois. Aimons-nous donc
bien tous deux , et hâtons-nous d'en venir au point de n'avoir
plus besoin de nous le dire.
J'ai fait mon voyage très-heureusement et plus promptement
encore que je n'espérais. Je remarque que mon retour a surpris
bien des gens , qui voulaient faire entendre que la rentrée dans
le royaume m'était interdite , et que j'étais relégué à Genève ;
ce qui serait pour moi , comme , pour un évêque français , être
relégué à la cour. Enfin , m'y voici, malgré eux et leurs dents ,
en attendant que le cœur me ramène oii vous êtes , ce qui se
ferait dès à présent , si je ne consultais que lui. Je n'ai trouvé
ici aucun de mes amis. Diderot est à Langres, Duclos en Bre-
tagne , Grimm en Provence , d' Alembert même est en campagne ,
de sorte qu'il ne me reste ici que des connaissances , dont je ne
me soucie pas assez pour déranger ma solitude en leur faveur.
Le (fuatrièine volume de V Encyclopédie parait depuis hier ; ou
le dit supérieur encore au troisième. Je n'ai pas encore le mien ;
ainsi je n'en puis juger par moi-même. Des nouvelles littéraires
ou politiques , je n'en sais pas , Dieu merci , et ne suis pas plus
curieux dessottises qui se font dans ce monde que de celles qu'on
imprime dans les livres.
J'oubliai de vous laisser , en partant , les canzoni que vous
m'aviez demandées : c'est une étourderie que je réparerai ce
printemps , avec usure , en y joignant quelques chansons fran-
çaises, qui seront mieux du goût de vos aamcs et qu'elles chan-
teront moins mal.
Mille respects , je vous supplie, à monsieur votre père et à
madame votre mère, et ne m'oubliez pas non plus auprès de
madame votre sœur , ({(innd vous lui écrirez; je vous prie de me
<lonncr parliculièremont de ses nouvelles; je me recommande
encore à vous pour faire? «no ample mention de moi dans vos
voyages de Sécheron , au cas qu'on y soit encore. Item , à mon-
sieur, madame et mademoiselle Mussard, à Châtelaine; votre
éloquence aura de quoi briller à faire l'apologie d'un homme
qui , après tant d'honnêtetés reçues, part et emporte le chat.
J'ai voulu faire un article à part pour M. Abauzit. Dédom-
magez-moi, en mon absence, (Te la gêne que m'a causée sa mo-
destie, toutes les fois que j'ai voulu lui témoigner ma profonde
et sincère vénération. Déclarez-lui, sans quartier, tons les sen-
timens dont vous me savez pénétré pour lui , et n'oubliez pas de
vous dire à yous-iuêine quelque chose des miens pour vous.
P. S. Mademoiselle Le Vasseur vous prie d'agréer ses très^
humbles respects. Je me proposais d'écrire à M. de Rochemont ;
mais cette maudite paresse Que votre amitié fasse pour la
mienne auprès de lui , je vous en supplie.
Sga CORRESPONDANCE.
A M. PERDRIAU, à Genève.
Paris, le 28 novembre 1754.
Hi w répondant avec franchise à votre dernière lettre , en dépo-
sant mon cœur et mon sort entre vos mains, je crois, monsieur,
TOUS donner une marque dVstime et de confiance moins équi-
voque que des louange.s et des comptimens , prodigues par la
flallerie plus souvent que par l'amitié.
Oui, monsieur, frappé des confondîtes que Je trouve entre
la constitution de gouvernement qni découle de mes principes,
et celle qui existe réellement dans notre république , je me suis
proposé de lui dédier mon discours sur l'origine et les fonde-
mens de l'inégalité ; et j*ai saisi cette occasion, comme un heu-
reux moyen d'honorer ma patrie et ses chefs par de justes
éloges ; d'y porter ,8'il se peut, dans le fond des ccrurs , l'olive
que je ne vois encore que sur des médailles, et d'enciter en
même trmps les hommes à se rendre heureux par l'exemple
d'un penpie qui l'est ou qni pourrait l'être sans rien changer à
son institution. Je cherche en cela , selon ma coutume , moins à
plaire qu'à me rendre utile ; je ne compte pas en particulier
sur le suffrage de quiconque est de quelque parti; car, n'adop-
tant pour moi que celui de la justice et de la raison , je ne
dois guère espérer que tout homme qui suit d'aulrrs règles
puisse être l'approbateur des miennes ; et si celte considération
ne m'a point retenu, c'est qu'en toute chose le blâme de l'uni-
vers entier me touche beaucoup moins que Taveu de ma cons-
cience. Mais, dites-vous, dédier un livre à Ta république , cela
ne s'est jamais fait. Tant mieux, monsieur; dans les choses loua-
bles , il vaut mieux donner l'exemple que le recevoir, et je crois
n'avoir que de trop justes raisons pour n'être l'imitateur de per-
sonne ; ainsi, votre objection n'est , au fond , qu'un préjugé de plus
en ma faveur, car depuis long-temps il ne reste plus de mauvaise
action à tenter; et , quoiqu'on en pût dire , il s agirait moins de
savoir si la chose s'est faite ou non , que si elle est bien ou mal
en soi , de quoi je vous laisse le juge. Quant à ce que vous ajou-
tez qu'après ce qui s'est passé , de telles nouveautés peuvent être
dangereuses, c'est là une grande vérité à d'autres égards; mais
à celui-ci, je trouve , au contraire, ma démarche d autant plus
h sa place, après ce qui s'est passé, que mes éloges étant pour
les magistrats , et mes exhortations pour les citoyens, il con-
vient que le tout s'adresse à la république , pour avoir occasion
de parler à ses divers membres , et pour ôter à ma dédicace
toute apparence de partialité. Je sais qu'il y a des choses qu'il
ne faut point rappeler; et j'espère que vous me croyez assez de
Jugement pour n'en user , à cet égard, qu'avec une réserve dans
laquelle j'ai plus consulté le goût des autres que le mien , car je
ne pense pas qu'il soit d'une adroite politique , de pousser cette
ANNÉE 1754. 39S
maxime jusqu^au scrupule. La mémoire d'Erostrate nous ap-
prend que c'est un mauvais moyen de faire oublier les choses ,
que d'otcr la liberté d*en parler; mais si vous faites qu'on n'en
parle qu'avec douleur , vous ferez bientôt qu'on n'en par-
fera plus. Il y a je ne sais quelle circonspection pusillanime fort
goûtée en ce siècle , et qui , voyant partout des iuconvéniens y
se borne , par sagesse, à ne faire ni bien ni mal: j'aime mieux
une hardiesse généreuse qui, pour bien faire, secoue quel-
quefois le puéril joug de la bienséance.
Qu'un zèle indiscret m'abuse peut-être, que, prenant mes
erreurs pour des vérités utiles, avec les meilleures mtentions du
monde je puisse faire plus de mal que de bien ; je n'ai rien à ré-
pondre à cela , si ce n'est qu'une semblable raison devrait rete-
nir tout homme droit , et laisser l'univers à la discrétion du mé-
chant et de l'étourdi , parce que les objections , tirées de la
seule faiblesse de la nature, ont force contre quelque homme
que ce soit , et qu'il n'y a personne qui ne dût être suspect à soi-
même, s'il ne se reposait de la justesse de ses lumières sur la
droiture de son cœur ^ c'est ce que je dois pouvoir faire sans
témérité, parce qu'isolé parmi les hommes , ne tenant à rien
dans la société , dépouillé de toute espèce de prétention, et ne
cherchant mon bonheur même que dans celui des autres, je
crois du moins être exempt de ces préjugés d'état qui font plier
le jugement des plus sages aux maximes qui leur sont avanta-
geuses. Je pourrais, il est vrai, consulter des gens plus habiles
que moi, et je le ferais volontiers, si je ne savais que leur intérêt
me conseillera toujours avant leur raison. En un mot , pour
parler ici sans détour , je me fîe encore plus à mon désintéresse-
ment , qu'aux lumières de qui que ce puisse être.
Quoiqu'en général je fa>se très-peu de cas des étiquettes de
procédés , et que j'en aie depuis long-temps secoué le joug plu«
pesant qu'utile , je pense avec vous qu'il aurait convenu dToDte-
nir l'agrément de la république ou du conseil , comme c'est
assez l'usage en pareil cas ^ et j'étais si bien de cet avis , que mon
voyage fut fait eu partie dans l'intention de solliciter cet agr^
ment ; mais il me fallut peu de temps et d'observations pour
reconnaître l'impossibilité de l'obtenir ; je sentis que, demander
une telle permission, c'était vouloir un refus, et qu'alors ïna
démarr*-- -•'!-- 1 - - — .-•__ l: —
séance
désobéi
d'un sot , si j'eusse abandonné mon dessein ; car ayant appria
que , dès le mois de mai dernier , il s'était fait , à mon insu , des
copies de l'ouvrage et de la dédicace, dont je n'étais plus le
maitre de prévenir l'abus , je vis que je ne l'étais pas non plu»
de renoncer à mon projet , sans nrexposer à le voir exécuter pair
d'autres.
Votre lettre m'apprend elle-même que vous ne sentes paa
moins que moi toutes les difficultés que ) 'avais prévues ; or, voua
3î)4 CORRESPONDANCE.
savez qu'à force de se rendre difficile sur les permissions indiffé-
rentes on invite les hommes à s'en passer. C'est ainsi que l'exces-
sive circonspection du feu chancelier, sur l'impression des meil-
leurs livres , fit enfin iju'on ne lui présentait plus de manuscrits ,
et que les livres ne s'imprimaient pas moins , quoique cette im-
Îression , faite contre les lois , fût réellement criminelle , au
eu qu'une dédicace non communiquée n'est tout au plus qu'une
impolitesse ; et loin qu'un tel procédé soit blâmable par sa na-
ture y il est , au fond , plus conforme à l'honnêteté que l'u-
sage établi ; car il y a je ne sais quoi de lâche à demander aux
gens la permission de les louer , et d'indécent à l'accorder. Ne
croyez pas, non plus , qu'une telle conduite soit sans exemple :
je puis vous faire voir des livres dédiés à la nation française ,
d'autres au peuple anglais , sans qu'on ait fait un crime aux au-
teurs de n'avoir eu pour cela ni le consentement de la nation ,
ni celui du prince , qui sûrement leur eût été refusé , parce qpe,
dans toute monarchie , le roi veut être l'état , lui tout seul , et
ne prétend pas que le peuple soit quelque chose.
Au reste , si j'avais eu à m'ouvrir à quelqu'un sur cette affaire ,
c'aurait été à M. le Premier moins qu'à qui que ce soit au
inonde. J'honore et j'aime trop ce digne et respectable magis^
trat , pour avoir voulu le compromettre en la moindre chose ,
et l'exposer au chagrin de déplaire , peut-être , à beaucoup de
gens, en favorisant mon projet ; ou d'être forcé, peut-être, à
le blâmer contre son propre sentiment. Vous pouvez croire
qu'ayant réfléchi long-temps sur les matières de gouvernement
je n'ignore pas la force de ces petites maximes d'état qu'un sage
magistrat est obligé de suivre , quoiqu'il en sente lui-même
toute la frivolité..
Vous conviendrez que je ne pouvais obtenir l'aveu du conseil ,
sans que mon ouvrage fût examiné ; or , pensez-vous que j'ignore
ce que c'est que ces examens , et combien raraour-proprc de»
censeurs les mieux intentionnés , et les préjugés des plus éclairés ,
leur font mettre d'opiniâtreté et de hauteur à la place de la
raison , et leur font rayer d'excellentes choses , uniquement
parce qu'elles ne sont pas dans leur manière de penser, et qu'ils
ne les ont pas méditées aussi profondément que l'auteur ? N ai-je
pas eu ici mille altercations avec les miens ? Quoique gens d'es-
prit et d'honneur , ils m'ont toujours désolé par de misérables
chicanes , qui n'avaient ni le sens commun , ni d'autre cause
qu'une vile pusillanimité, ou la vanité de vouloir tout savoir
mieux qu'un autre. Je n'ai jamais cédé, parce que je ne cède
qu'à la raison ; le magistrat a été notrejuge , et il s'est toujours
trouvé que les censeurs avaient tort. Quand je répondis au roi
de Pologne , je devais , selon eux , lui envoyer mon manuscrit ,
et ne le publier qu'avec son agrément : c'était , prétendaient-ils ,
manquer de respect au père de la reine que de l'attaquer publi-
quement , surtout avec la fierté qu'ils trouvaient dans ma, ré-
ponse, et ils ajoutaient même que ma sûreté exigeait des prccau-
ANNÉE 1754. ^ 395
lions ; je n'en ai pris aucune } je n'ai point envoyé mon manus-
crit au prince } je me suis fié à l'honnêteté publique y comme je
fais encore aujourd'hui , et l'événement a prouvé aue j'avais
raison. Mais , à Genève , il n'en irait pas'comnie ici ; la décision
de mes censeurs serait sans appel ; je me verrais réduit à me
taire 9 ou à donner, sous mon nom, le sentiment d'autrui, et
je ne veux faire ni l'un ni l'autre. Mon expérience m'a donc fait
prendre la ferme résolution d'être désormais mon uni<;^ue cen-
seur ; je n'en aurais jamais de plus sévère , et mes principes n'en
ont pas besoin d'autre , non plus que mes mœurs : puisque tous
ces gens-là regardent toujours à mille choses étrangères dont
je ne me soucie point , j'aime mieux m'en rapporter à ce juge
mtérieur et incorruptible qui ne passe rien de mauvais , et ne
condamne rien de bon , et qui ne trompe jamais quand on le
consulte de bonne foi. J'espère que vous trouverez qu'il n'a pas
mal fait son devoir dans l'ouvrage en question , dont tout le
monde sera content , et qui n'aurait pourtant obtenu l'apprx)-*
bation de personne.
Vous devez sentir encore que l'irrégularité qu'on peut trou-
ver dans mon procédé est toute à mon préjudice et à l'avantage
du gouvernement. S'il y a quelque chose de bon dans mon ou-
vrage, on pourra s'en prévaloir ; s'il y a quelque chose de mau-
vais , on pourra le désavouer ; on pourra m'approuver ou me
blâmer selon les intérêts particuliers, ou le jugement du public:
on pourrait même proscrire mon livre , si l'auteur et l'élat
avaient ce malheur que le conseil n'en fût pas content : toutes
bera sur moi seul. Un bon citoyen peut-il se faire un scrupule
d'avoir à courir de tels risques ?
Je supprime toutes les considérations personnelles qui peuvent
me regarder, parce qu'elles ne doivent jamais entrer dans les
motifs d'un homme de bien , qui travaille pour l'utilité pu-
blique. Si le détachement d'un cœur qui ne tient ni à la gloire ,
ni à la fortune , ni même à la vie , peut le rendre digne d'an-
noncer la vérité , j'ose me croire appelé à cette vocation su-
blime : c'est pour faire aux hommes du bien selon mon pouvoir,
que je m'abstiens d'en recevoir d'eux , et que je chéris pia pau-
vreté et mon indépendance. Je ne veux point supposer que de
tels sentimens puissent jamais me nuire auprès de mes conci-
toyens ^ et c'est sans le prévoir , ni le craindre , que je prépare
mon ame à cette dernière épreuve , hi seule à laquelle je puisse
être sensible ; croyez que je veux être , jusqu'au tombeau , hon-
nête , vrai, et citoyen zélé ; et que, s il fallait me priver, à
cette occasion, du doux séjour de la patrie, je couronnerais
ainsi les sacrifices que j'ai faits à l'amour des hommes et de la
vérité , par celui de tous qui coûte le plus à mon cœur , et qui
par conséquent m'honore le plus.
Sgf) CORREJ5PONDANCE.
Vous comprendrez aisénieTit que cette lettre est pour y on»
seul : j^aurais pu vous en écrire une pour être vue daus un stjle
fort différent ; mais , outre que ces petites adresses répugnent à
mon caractère , elles ne répugn< raient pas moins à ce que îe
connais du votre, et je me saurai gré, toute ma vie, d avoir
profité de cette occasion de m'ouvrir à vous sans réserve , et de
me confier à la discrétion d'un homme de bien qui a de l'amitië
pour moi. Bon jour , monsieur , je vous embrasse de tout moa
cœur avec attendrissement et respect.
A MADAME LÀ MARQUISE DE MENARS*
Farif , le ao décembre 1754»
J>1adame^
Si vous prenez la peine de lire l'incluse , vous verrez pour-
quoi j'ai* l'nonneur de vous l'adresser. II s'agit d'un paquet que
vous avez refusé de recevoir , parce qu'il n'était pas pour vous ,
raison qui n^a pas paru si bonne à monsieur votre gendre. En
confiant la lettre à votre prudence , .pour en faire l'usage que
vous trouverez à propos , je ne puis m'empeclier , madame ,• de
vous faire réfléchir au hasard qui fait que celle affaire parvient
k vos oreilles. Combien d'injustices se font tous les jours , à l'abri
du rang et de la puissance , et qui restent ignorées, parce que
le cri des opprimes n'a pas la -force de se faire entendre ! C'est
surtout , madame , dans votre condition , qu'on doit apprendre
à écouter la plainte du pauvre , et la voix de l'humanité y de la
commisération , ou du moins celle de la justice.
Vous n'avez pas besoin , sans doute ^ de.ces réflexions, et ce
n'est pas à moi qu'il conviendrait de vous les proposer 5 mais ce
sont aes avis qui , de votre part , ne sont peut-être pas inutiles
à vos en fans.
Je suis avec respect , etc.
A M. LE COMTE DE LASTIC.
Paris, le 20 décembre 1754.
Oans avoir l'honneur , monsieur, d'être connu de vous, j'es-
père qu'ayant à vous offrir des excuses et de l'argent ma lettre
ne saurait être mal reçue.
J'apprends que mademoiselle de Clery a envoyé de Blois un
panier à une bonne vieille femme , nommée madame Le Vasseur,
et si pauvre qu'elle demeure chez moi j que ce panier contenait ,
entre autres choses, un pot de vingt livres de beurre ; que le
tout est parvenu , je ne sais comment , dans votre cuisine ; que
la bonne vieille , l'ayant appris, a eu la simplicité de vous en-
voyer sa Bile , avec la lettre a'avis , vous redemander son beurre ,
ou le prix qu'il a coûté j et qu'après vous être moqué d'elle , se-
ANNÉE 1754. 397
Ion Tusage , vous et madame votre épouse , vous avez , pour
toute réponse , ordonné à vos gens de la chasser.
J'ai taché de consoler la bonne feomie affligée , en lui expli-
quant les règles du grand monde et de la graude éducation ^ je
lui ai prouve que ce ne serait pas la peine aavoir des gens , .s'ils
ne servaient à chasser le pauvre , quand il vient réclamer son
bien 5 et , en lui montrant combien jwttice et humanité sont des
mots roturiers , je lui ai fait comprendre , à la fin , qu'elle est
trop honorée qu'un comte ait mangé son beurre. £lle me charge
donc , monsieur, de vous témoigner sa reconnaissance de Thon—
neur que vous lui ayez fait , son regret de l'importunité qu'elle
vous a causée , et le désir qu'elle aurait que son beurre vous eût
paru bon.
Que si par hasard il vous en a coûté quelque chose pour le
port du paquet à elle adressé, elle offre de vous le rembourser,
comme il est juste. Je n'attends là-dessus que vos ordres pour
exécuter ses intentions , et vous supplie d'agréer les sentimens
avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc. (1).
A M. VERNES.
Paris, le a avril i755«
ITour le coup, monsieur, voici bien du retard; mais, outre que
je ne vous ai point caché mes défauts , vous devez songer qu un
ouvrier et un malade ne disposent pas de leur temps comme ils
aimeraient le mieux. D'ailleurs , l'amitié se plaît à pardonner ,
et l'on n'y met guère la sévérité qu'à la place du sentiment.
Ainsi je crois pouvoir compter sur votre indulgence.
Vous voilà donc , messieurs , devenus auteurs périodiques. Je
vous avoue que ce projet ne me rit pas autant qu'à vous : j'ai du
regret de voir des hommes faits pour élever des monumens se
contenter de porter des matériaux ,. et , d'architectes , se faire
manœuvres. Qu'est-ce qu'un livre périodique ? Un ouvrage éphé-
mère , sans mérite et sans utilité , dont la lecture , négligée et
méprisée par des gens de lettres , ne sert qu'à donner aux femmes
et aux sots de la vanité sans instruction , et dont le sort , après
avoir brillé le matin sur la toilette , est de mourir le soir dans la
garde-robe. D'ailleurs , pouvez-vous vous résoudre à prendre
des pièces dans les journaux, et jusque dans le Mercure , et à
compiler des compilations? S'il n'est pas impossible qu'il s'y
trouve quelque bon morceau , il est impossible que, pour le dé-
terrer , vous n'ayez le dégoût d'en lire toujours une multitude de
détestables. La philosophie du cœur coûtera cher à l'esprit, s'il
faut le remplir de tous ee$ fatras. Enfin , quand vous auriez
assez de zèle pour soutenir l'ennui de toutes ces lectures , qui
vous répondra que votre choix sera fait comme il doit l'être ,
(1) Cette lettre et la précédente pourront expliquer une petite note île
VHéloise , adressée à Vhommê au beurre.
398 CORRESPONDANCE.
que l'attrait dé vos vues particulières ne l'emportera pas souvent
sur l'utilité publique , ou que, si vous ne songez qu'à cette uti-
lité, l'agrément n'en soufirira point ? Vous n'rgnorez pas qu'un
bon choix littéraire est le fruit du goût le plus exquis ; et qu'a-<^
vcc tout l'esprit et toutes les connaissances imaginables le goût
ne peut assez se perfectionner dans une petite ville , pour y ac-
quérir cette sûreté nécessaire à la formation d'un recueil. Si le
votre est excellent, qui le sentira? S'il est médiocre, et par
conséquent détestable , aussi ridicule que le Mercure suisse , il
mourra de sa mort naturelle , après avoir amusé pendant quel-
ques mois les caillettes du pavs de Yaud. Croyez-moi , mon-
sieur , ce n'est point cette espèce d'ouvrage qui nous convient.
Des ouvrages graves et profonds peuvent nous honorer 5 tout le
colifichet de cette petite philosophie à la mode nous va fort mal.
Les grands objets , tels que la vertu et la liberté , étendent et
fortihent l'esprit ; les petits, tels que la poésie et les beaux arts,
lui donnent plus de délicatesse et de subtilité. Il faut un téles-
cope pour les uns , et un microscope pour les autres ; et les
hommes accoutumés à mesurer le ciel ne sauraient disséquer des
mouches : voilà pourquoi Genève est le pays de la sagesse et de
la raison , et Paris le siège du goût. Laissons-en donc les rafh-
nemens à ces myopes de la littérature , qui passent leur vie à
regarder des cirons au bout de leur nez ^ sachons être plus fiers
du goût qui nous manque , qu'eux de celui qu'ils ont; et , tandis
qu'ils feront des journaux et des brochures pour les ruelles, ta*
chons de faire des livres utiles et dignes de l'immortalité.
Après vous avoir tenu le langage de l'amitié, je n'en oublierai
pas les procédés ; et, si vous persistez dans votre projet , je ferai
de mon mieux un morceau tel que vous le souhaiterez pour y rem*
plir un vide tant bien que mal. _.
A M. VERNES-
Farîs, le 6jail]et lySS.
V oici , monsieur , une longue interruption ; mais comme je
n'ignore pas mes torts , et que vous n'ignorez pas notre traite ,
je n'ai rien de nouveau à vous dire pour mon excuse , et j'aime
mieux reprendre notre correspondance tout uniment , que de
recommencer à chaque fois mon apologie ou mes inutiles ex-
cuses.
Je suppose que vous avez vu actuellement l'écrit pour lequel vous
aviez marqué de l'empressement. Il y en a des exemplaires entre
les mains de M. Cllappuis. J'ai reçu , à Genève , tant d'honnêtetés
de tout le monde , que je ne saurais là-dessus donner des préfé-
rences, sans donner en même temps des exclusions offensantes ;
mais il y aurait à voler M. Chappuis une honnêteté dont l'amitié
seule est capable, et que j'ai quelque droit d'attendre de ceux qui
-'en ont témoigné autant que vous. Je ne puis exprimer la joie
ec laquelle j'ai appris que le conseil avait agréé, au nom de U re-
in
avec
ANNÉE 1755. 3yfl
puLliaue, la dédicace de cet ouvrage, et je sens parfaitement tout
ce qu^l y a d'indulgence et de grâce dans cet aveu. J'ai toujours
espéré qu'on ne pourrait méconnaître, dans cette épître, les sen^
limens qui l'ont dictée, et qu'elle serait approuvée de tous ceux
qui les partagent : je compte donc sur votre suffrage, sur celui
de votre respectable përe , et de tous mes bons concitoyens. Je
me soucie très-peu de ce qn'cn pourra penser le reste de l'Eu-
rope. Au reste, on avait afiecté ue répandre des bruits terribles
sur la violence de cet ouvrage , et il n'avait pas tenu à mes en-
nmis de me faire des affaires avec le gouvernement ; beureuse-
ment, l'on ne m'a point condamné sans me lire , et, après l'exa-
men , l'entrée a été permise sans difficulté.
Donnez-moi des nouvelles de votre journal. Je n'ai point ou-*
blié ma promesse : ma copie me presse si fort depuis quelque
temps , qu'elle ne me donne pas le loisir de travailler. D'ail-
leurs , je ne veux rien vous donner que j'aie pu faire mieux :
mais je vous tiendrai parole , comptez-y , et le pis-aller sera de
vous porter moi-même , le printemps prochain, ce que je n'aurai
pu vous envoyer plutôt : si je connais bien votre cœur, je crois
qu'à ce prix vous ne serez pas fâché du retard.
Bon jour, monsieur, préparez-vous à m'aimer plus que jamais ^
car j'ai bien résolu de vous y forcer à mon retour.
J
A KIADIMB LÀ MARQUISE DE CRÉQUI.
Épioay , 8 septembre 1755*
E vois , madame , que la bienveillance dont vous m'honores
vous cause de l'inquiétude sur le sort dont quelques gens , tout
au moins fort indiscrets , aiment à me menacer. De grâce, que
ma tranquillité ne vous alarme point , quand on vous annon-
cera ma détention comme prochaine. Si ]e ne fais rien pour la
prévenir, c'est que, n'ayant rien fait pour la mériter, ]e croi-
rais oflfcnser l'hospitalité de la nation française , et l'équité du
prince qui la gouverne , en me précautionnant contre une in-
]ustice.
Si f ai écrit , comme on le prétend , sur une question de droit
politique proposée par l'académie de Dijon , j'y étais autorisé
par le programme j et puisqu'on n'a point fait un crime à cette
académie de proposer cette question , je ne vois pas pourquoi
Ton m'en ferait un de la résoudre. Il est vrai que j'ai dû me con-
tenir dans les bornes d'une discussion générale et purement phi-
losophique , sans personnalités et sans application ; mais pour-
riez-vous croire, madame, vous, dont j'ai l'honneur d'être
connu , que j'aie été capable de m'onblier un moment là-dessus ?
Quand la prudence la plus commune ne m'aurait point interdit
toute licence à cet égard , j'aime trop la franchise et la vérité ,
pour ne pas abhorer les libelles et la satire ; et si je mets si peu
de précaution dans ma conduite , c'est que mon cœur me ré-
j)ond toujours que je n'en ai pas besoin. Soyez donc bien as-^u-
ft
4oo CORRESPONDANCE.
rée j je vous supplie , qu'il n'est jamais rien sorti et ne sor-
tira jamais rien de ma plume , qui puisse m'exposer au moindre
danger sous un gouvernement juste.
Quand je serais dans l'erreur sur l'utilité de mes maximes ,
n'a-t-on pas , en France , des formes prescrites pour la publica-
tion des ouvrages qu'on y fait paraître? et quand je pourrais
m'écarter impunément de ces formes , mon seul respect pour les
lois ne suffirait-il pas pour m'en empêcher ? Vous savez , ma-
dame , à quel point j'ai toujours porté le scrupule à cet é
vous n'ignorez pas que mes écrits les plus hardis , sans ex(
as p<
:>^. . — : 4^ I 1- 1 _.. égard;
excepter
cette effroyable' lettre sur la musique, n'ont jamais vu le ]
3u'avec approbation et permission, (/est ainsi que je continuerai
'en user toute ma vie 3 et jamais , durant mon séjour en France ,
aucun de mes ouvrages n'y paraîtra de mon aveu qu'avec celui
du magistrat.
Mais , si je sais quels sont mes devoirs ,• je n'ignore pas non
Jplus quels sont mes droits : je n'ignore pas qu'en obéissant fidë-
ement aux lois du pays où je vis je ne dois compte à per-
sonne de ma religion ni de mes sentimens , qu'aux magistrats de
l'état dont j'ai llionneur d'être membre. Ce serait établir une
loi bien nouvelle , de vouloir qu'à chaque fois qu'on met le pied
dans un état on fût obligé d'en adopter toutes les maximes, et
qu'en voyageant d'un pays à l'autre il faillit changer d'inclina-
tions et de principes , comme de langage et de logement. Par-
tout où l'on est, on doit respecter le prince et se soumettre à la
loi 'y mais on ne leur doit rien de plus , et le cœur doit toujours
être pour la patrie. Quand donc il serait vrai qu'ayant en vue
le bonheur de la mienne j'eusse avancé , hors du royaume , des
principes plus convenables au gouvernement républicain qu'au
monarchique , où serait mon crime ?
Qui jamais ouit dire que le droit des gens , qu'on se vante si
fort de respecter en France , permit de punir un étranger pour
avoir osé préférer , en pays étranger , le gouvernement de son
pays à tout autre ?
On dit , il est vrai , que cette occasion ne sera qu'un prétexte ,
à la faveur duquel on me punira de mon mépris pour la musi-
que française. Comment , madame , punir un homme de son
mépris pour la musique? Ouites-vous jamais rien de pareil? Une
injustice s'excuse-t-elle par une injustice encore plus criante? et
dans le temps de cette horrible fermentation , digne de la plume
de Tacite , n'eût-il pas été moins odieux de m'opprinier sur ce
grave sujet , que d'y revenir , après coup , sur un sujet encore
moins raisonnable?
Quant à ce que vous me dites, madame, qu'il n'est pas ques-
tion du biou ou du mal qu'on fait , mais seulement des amis ou
des ennemis qu'on a, malgré la mauvaise opinion que j'ai de
mon siècle je ne puis croire que les choses en soient encore tout-
à-fait à ce point. Mais, quand cela serait , quels ennemis puis-je
avoir? Content de ma situation ^ je ne cours il i les pensions, ni
crains
ANNÉE 1755. 4<^,
les emplois , ni les honneurs littéraires. Loin de vouloir du mal
à personne , ]e ne cherche pas même à me venger de celui qu'oa
me fait. Je ne refuse point mes services aux autres , et ne leur en
demande jamais. Je ne suis point flatteur , il est vrai : mais aussi
je ne suis pas trompeur , et ma franchise n'est point satirique
toutes personnalités odieuses sont bannies de ma bouche et
de mes écrits ; et si je maltraite les vices , c'est en respectant les
hommes.
Ne craignez donc rien pour moi , madame , puisque je ne
ains rien et que je ne dois rien craindre. Si l'on jugeait mon
ouvrage sur les bruits répandus par la calomnie , je serais , je
l'avoue , en fort grand danger ^ mais , dans un gouvernement
sage , on ne dispose pas si légèrement du sort des hommes; et je
sais bien que je n'ai rien à craindre, si l'on ne me juge qu'après
m'avoir lu. Mes sentimens , ma conduite , et la justice du roi ,
sont la sauvegarde en qui je me fie : je demeure au milieu de
Paris , dans la sécurité qui convient à l'innocence , et sous la
protection des lois que je n'ofliensai jamais. Les cris des bateleurs
ne seront pas plus écoutés qu'ils ne l'ont été. Si j'ai tort , on me
réfutera , peut-être } peut-être même si j'ai raison : mais un
homme irréprochable ne sera point traité comme un scélérat ,
pour avoir honoré sa patrie , et pour avoir dit que les Français
ne chantaient pas bien. Enfin, quand même il pourrait m'arri-*
ver un malheur que l'honnêteté ne me permet pas de prévoir ,
j'aurais peine à me repentir d'avoir juge plus favorablement da
gouvernement sous lequel j'avais à vivre , que les gens qui cher^
chent à m'effrayer.
Je suis avec respect , etc.
A M. DE VOLTAIRE;
Paris , le 10 septembre 1755*'
Vj'est à moi, monsieur, de vous remercier à tous égards. En
vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries , je n'ai point cru
vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un de--
voir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous
comme à notre chef. Sensible , d'ailleurs , à l'honneur que vous
faites à ma patrie , je partage la reconnaissance de mes conci-
toyens , et j espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore , lors-
qu'ils auront profilé des instructions que vous pouvee leur don-
ner. Embellissez l'asile que vous avez choisi: éclairez un peuple
digne de vos leçons; et, vous qui savez si bien peindre les vertus
et la liberté , apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme
dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de
vous le chemin de la gloire.
Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans notre bê-
tise , quoique je r^rette beaucoup, pour ma part , le peu que
j'en ai perau. A votre égard ; monsieur , ce retour serait un mi-
•7. a6
4o2 CORRESPONDANCE.
racle si grand , à la fois , et si nuisible , qu'il n'appartiendrait
3u'à Dieu de le faire y et qu'au diable de le vouloir. Ne tentez
onc pas de retomber à quatre pattes ; personne au monde n'y
réussirait moins que vous. Vous nous rearessez trop bien sur nos
deux pieds , pour cesser de vous tenir sur les vôtres.
Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes
célèbres dans les lettres ; je conviens même de tous les maim at-
tachés à l'humanité , et qui semblent indépendans de nos vaines
connaissances. Les hommes ont ouvert sur eux-mêmes tant de
sources de misères, que , quand le hasard en détourne quelqu'une,
ils n'en sont guère moins inondés. D'ailleurs , il y a , dans le
progrès des choses , des liaisons cachées que le vulgaire n'aper-
çoit pas, mais qui n'échapperont point à l'œil du sage ,^uand il
y voudra réfléchir. Ce n'est ni Térence, ni Ciiîéron , ni Virgile^
ni Sénèque , ni Tacite ; ce ne sont ni les savans, ni les poètes qui
ont produit les malheurs de Rome et les crimes des Romains :
mais sans le poison lent et secret qui corrompit peu à peu le plus
TÎgoureux gouvernement , dont l'histoire ait fait mention ,' Ci-
céron , ni Lucrèce , ni Salluste n'eussent point existé , ou n'eussent
§oiqt écrit. Le siècle aimable de Lélîus et de Térence amenait
e loin le siècle brillant d'Auguste et d'Horace , et enfin les
siècles horribles de Sénèque et de Néron , de Domitien et de
Martial.' Le goût des lettres et des arts naît chez un peuple d'un
vice intérieur qu'il augmente ; et s'il est vrai que tous les progrès
humains sont pernicieux à l'espèce , ceux de l'esprit et des con-
paissances qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égare-
mens accélèrent bientôt nos malheurs. Mais il vient un temps oii
le mal est tel que les causes mêmes qui l'ont fait naître sont né-
cessaires pour l'empêcher d'augmenter; c'est le fer qu'il faut
laisser dans la plaie , de peur que Je blessé n'expire en l'arra-
chant.
Quant à moi , si j'avais suivi ma première vocation, et que je
n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurais sans doute élé plus heureux.
Cependant , si les lettres étaient maintenant anéanties , je serais
privé du seul plaisir qui me reste. C'est dans leur sein que je me
console de tous mes maux ; c'est parmi ceux qui les cultivent
2 ne je goûte les douceurs de l'amitié, et que j'apprends à jouir
e la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis ;
je leur dois même l'honneur d'être connu de vous. Mais con-
sultons l'intérêt dans nos affaires et la vérité dans nos écrits.
Quoiqu'il faille des philosophes , des historiens , des sa vans, pour
éclairer le inonde et conduire ses aveugles habitans ; si le sage
Memnon m'a dit vrai , je ne connais rien de si fou qu'un peuple
de sages.
Convenez-en, monsieur; s'il est bon que les grands génies ins«
truisent les hommes , il faut que le vulgaire reçoive leurs ins-
tructions : si chacun se mêle d en donner, qui les voudra rece-
voir? M Les boiteux , dit Montaigne, sont mal propres aux exer-
» cices du corps ; tt aux exercices de l'esprit , Tes âmes boiteuses. »
ANNÉE 1755. 4o3
Mais en ce siècle sayant y on ne voit que boiteux vouloir apprendre
à marcher aux autres.
Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour
s'instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en tour»
mille, les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent
dans les journaux, les ouais sont couverts de leurs écrits; et j'en-
tends critiquer rOrphelin (i) , parce qu'on l'applaudit , à tel grn
raaud si peu capable d'en voir les défauts , qu à peine en aent-îl
les beautés.
Recherchons la première source d|es désordres de la société ,
nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de
l'erreur bien plus que de l'ignorance', et que ce que nous ne sa*
vons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons
savoir. Or , quel plus sur moyen de courir d'erreurs en erreurs ,
que la fureur de savoir tout/ Si l'on n'eÀt prétendu savoir que
la terre ne tournait pas , on n'eût point puni Galilée pour avoir
dit qu'elle tournait. Si les seuls philosophes en eussent réclamé le
titre, l'Encyclopédie n'eût point en de persécuteurs. Si cent Mir«
midons n'aspiraient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre,
ou du moins vous n'auries que des -rivaux dignes de vous.
Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines insépa*
râbles aes fleurs qui couronnent les grands talens. Les injures
de vos ennemis sont les acclamations satiriques qui suivent le
eortége des triomphateurs : c'est l'empressement du public pour
tous vos écrits , qui produit les vols dont vous vous plaignes :
mais les falsifications n'y sont pas faciles , car le fer ni le plomb
. ne s'allient pas avec l'or. Permettez-moi de vous le dire , par l'in-
térêt que je prends à votre repos et à potrç instruction : méprisez
de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire
du i^al , qu'à vous aétoumer de bien faire. Plus on vous criti-
quera , plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une
terrible réponse à des injures imprimées^ et qui vous oserait at-
tribuer des écrits que vous n'aurez point faits, tant que vous n'en
ferez que d'inimitables ?
Je suis sensible à votre invitation; et si cet hiver me laisse en
état d'aller au printemps habiter ma patrie, j'y profiterai de
vos bontés. Mais j'aimerais mieux boire de l'eau de votre fon-
taine que du lait de vos vaches ; et quant aux herbes de votre ver-
ger , je crains bien de n'y en trouver d'autres' que le lotos, qui
n'est pas la pâture des betes , et le moly qui empêche les hommes
de le devenir.
Je suis de tout mon cœur et avec respect , etc.
(1) Tragédie de M. de Voltafre , qn'on jouait dans ee tempt-U.
4o4 CORRESPONDANCE.
A M. DE VOLTAIRE.
Paris, le ao septembre lySiî.
Jlfir arrivant 9 monsieur, de la campagne où j'ai passé cinq on
six jours j je trouve votre billet qui me tire aune grande per-
plexité : car ayant conununiqué à M. de Gauffecourt , notre ami
commun , votre lettre et ma réponse , j'apprends à Tinstant qu'il
les a lui->méme conmiuniquées à d'autres , et qu'elles sont tom-
bées entre les mains de quelqu'un qui travaille à me réfuter, et
qui se propose, dit -on, de les insérer à la fin de sa critique.'
M. Bouchaud, agrégé en droit , qui vient de m'apprendre cela ,
n'a pas voulu nren dire davanta^ : de sorte que je suis hors
d'état de prévenir les suites d'une inaiscrétion que, vu le contenu
deTotre lettre , je n'avais eue que pour une bonne fin. Heureu-
sement , monsieur , je vois par votre projet que le mal est moins
grand que je n'avais craint. £n approuvant une publication qui
me fait honneur et qui peut vous être utile , il me reste une ex-
cuse à vous faire sur ce qu'il peut y avoir eu de ma faute dans la
promptitude avec laquelle ces lettres ont couru , sans votre con-
sentement ni le mien.
Je suis avec les sentimens du phis sincère de vos admirateurs ,
monsieur, etc.
P. S, Je suppose que vous avez reçu ma réponse du lo de ce
mois.
A M. DE BOISSY,
de T académie française , auteur du Mercure de France.
Paris, le 4 novembre lySS.
V^UAND je vis, monsieur, paraître dans le Mercure, sous le
nom de M. de Voltaire ^ la lettre que j'avais reçue de lui , je
supposai que vous aviez obtenu pour cela son consentement; et,
conune il avait bien voulu me demander le mien pour la faire
imprimer , je n'avais qu'à me louer de son procède , sans avoir
à me plainare du vôtre. Mais que puis-je penser du galimatia!»
que vous avez inséré dans le Mercure suivant , sous le titre de
ma réponse ? Si vous me dites que votre copie était incorrecte ,
je demanderai qui vous forçait d'employer une lettre visible-
ment incorrecte , qui n'est remarquable que par son absurdité.
Vous abstenir d'insérer dans votre ouvrage aes écrits ridicules
est un égard que vous devez , sinon aux auteurs , du moins au
public.
Si vous avez cru , monsieur , que je consentirais à la publica-
tion de cette lettre , pourquoi ne pas me communiquer votre
copie pour la revoir ? Si vous ne l'avez pas cru , pourt^uoi Tim-
Î>nmer sous mon nom? S'il est peu convenable d'imprimer
es lettres d'autrui sans l'aveu des auteurs j il Tesl be«iucoiip
ANNÉE 1755. 4o5
moins de les leur attribuer sans être sAt qu'Us les arouent , ou
même qu'elles soient d'eux , et bien moins encore lorsqu'il est à
croire qu'ils ne les ont pas écrites telles qu'on les a. Le libraire
de M. de Voltaire , qui avait à cet égard plus de droit que per-
sonne , a mieux aimé s'abstenir d'imprimer la mienne, que de
l'imprimer sans mon consentement , qu'il avait eu l'honnêteté
de me demander. Il me semble qu'un homme , aussi justement
estimé que vous , ne devrait pas recevoir d'un libraire des leçons
de procédés. J'ai d'autant plus , monsieur , à me plaindre du
v6tre en cette occasion , que , dans le même volume , oii vous
avez mis , sous mon nom , un écrit aussi mutilé , vous craignez
avec raison d'imputer à M. de Voltaire des vers qui ne soient
pas de lui. Si un tel égard n'était dA qu'à la considération , je
me garderais d'y prétendre ; mais il est un acte de justice , et
vous la devez à tout le monde.
Comme il est bien plus naturel de m'attribuer une sotte lettre
cju'à vous un procéda peu régulier, et que par conséquent
je resterais chargé du tort de cette affaire , si ]e négligeais de
m'en justifier ; je vous supplie de vouloir bien insérer ce désaveu
dans le prochain Mercure , et d'agréer , monsieur , mon respect
et mes salutations.
A M. VERNES.
Paris f 33 novembre 1 755.
v^UE je suis touché de vos tendres inquiétudes! Je ne vois
rien de vous qui ne me prouve de plus en plus votre amitié pour
moi , et qui ne vous rende de plus en plus digne de la mienne.
A^ous avez quelque raison de me croire mort , en ne recevant
de moi nul signe de vie , car je sens bien que ce ne sera qu'avec
elle que je perdrai les sentimens que je vous dois. Mais , toujours
aussi négligent que ci-devant , ]e ne vaux pas mieux que ]e ne
faisais , si ce n'est que je vous aime encore davantage ^ et , si
vous saviez combien il est difficile d'aimer les gens avec qui l'on
a tort , vous sentiriez que mon attachement pour vous n est pas
tout-à-fait sans prix.
Vous avez été malade , et je n'en ai rien su : mais je savais
que vous étiez surchargé de travail ; je crains que la fatigue
n'ait épuisé votre santé , et que vous ne soyez encore prêt à la
reperdre de même ; ménagez-la , je vous prie , comme un bien
3ui n'est pas à vous seul et qui peut contribuer à la consolation
'un ami , qui a pour jamais perdu la sienne. J'ai eu , cet été ,
une rechute assez vive ^ l'automne a été très-bien ; mais les ap-
proches de l'hiver me sont cruelles : j'ignore ce que je pourrai
vous dire de celles du printemps.
Le cinquième volume de l'Encyclopédie paraît depuis quinze
jours ; comme la lettre E n'y est pas même achevée , votre ar-
ticle n'y a pu être employé j j'ai même prié M. Diderot de n'en
4o6 CORRESPONDANCE.
faire usage qu'autant qu'il en sera content lui-même. Car dans
un ouvrage fait ayec autant de soin que celui-là , il ne faut pas
mettre un article faible, quand on n'en met qu'un. L'article
Encyclopédie , qui est de Diderot , fait l'admiration de tout
Pans , et ce qui augmentera la vôtre , quand vous le lirez , c'est
qu'il l'a fait étant malade.
Je viens de recevoir d'un noble Vénitien une épître italiennei oii
j'ai lu avec plaisir ces trois vers en l'honneur de la patrie :
Dell! CilUdino dî Ciità ben retta
£ compagno e Tratel d'ottime Genli
Ch'amor del ^iusto ha ragunato insieme , etc.
Cet éloge me parait simple et sublime , et ce n'est pas d'Italie
que je l'aurais attendu. Puissions-nous le mériter !
Bon jour , monsieur ) il faut nous quitter , car la copie me
presse. Mes amitiés, je vous prie, à toute votre aimable famille }
je vous embrasse de tout mon cœur. •
A UN ANONIME,
par la voie du Mercure de France.
Paris , le 29 novembre ijSS,
J'ai reçu, le 26 de ce mois, une lettre anonime, datée du
28 octobre dernier, qui, mal adres$éc,'aprës avoir été à Genève,
m'est revenue à Paris franche de port. A cette lettre était joint
un écrit pour ma défense , que je ne puis donner au Mercure ,
comme 1 auteur le désire , par des raisons qu'il doit sentir , s'il a
réellement pour moi l'estime qu'il m'y témoigne. Il peut donc
le faire retirer de mes mains , au moyen d'im billet de la même
écriture ; sans quoi , sa pièce restera supprimée.
L'auteur ne devait pas croire si facilement que celui qu'il ré-
fute fôt citoyen de Genève , quoiqu'il se donne pour tel ; car il
est aisé de dater de ce pays-là : mais tel se vante d'en être , qui
dit le contraire sans y penser. Je n'ai ni la vanité ni la consolation
de croire que tous mes concitoyens pensent comme moi j mais je
connais la candeur de leurs procédés : si quelqu'un d'eux m'at-
taque , ce sera hautement et sans se cacher ; ils m'estimeront
assez en me combattant , ou du moins s'estimeront assez eux-
mêmes, pour me rendre la franchise dont j'ase envers tout le
monde. D'ailleurs , eux , pour qui cet ouvrage est écrit , eux, à
qui il est dédié , eux , qui l'ont honoré de leur approbation , ne
me demanderont point à quoi il est utile : ils ne m'objecteront
point , avec beaucoup d'autres , que , qnand tout cela serait
vrai, je n'aurais pas dû le dire j comme si le bonheur de la so-
ciété était fondé sur les erreurs des hommes. Ils y verront , j'ose
le croire , de fortes raisons d'aimer leur gouvernement , des
moyens de le conserver ; et , s'ils y trouvent les maximes qui
conviennent au bon citoyen , ils ne mépriseront point un écrit
ANNÉE 1755. 407
qui respire partout rhumanité, la liberté , l'amour de la patrie
et l'oboissance au\ lois.
Quant aux liabitans des autres pays, s'ils ne trouvent dans cet
ouvrage rien d'utile ni d'amusant , il serait mieux , ce me semble,
de leur demander pourauoi ils le lisent , que de leur expliquer
pourquoi il est écrit. Ou un bel esprit de Bordeaux m'exhorte
gravement à laisser les discussions politiques pour faire des opéra,
attendu que lui , bel esprit, s'amuse beaucoup plus à la repré-
sentation du Devin du village , qu'à )a lecture du Discours sur
l'inégalité; il a raison sans doute, s'il est vrai qu'en écrivant
aux citoyens de Genève je sois obligé d'amuser les bourgeois de
Bordeaux.
Quoi qu'il en soit , en témoignant ma reconnaissance à mon
défenseur , je le prie de laisser le champ libre à mes adversaires,
et j'ai bien du regret moi-même au temps que je perdais autre-
fois à leur répoiidre/ Quand la rechercne de la vérité dégénère
en disputes et querelles personnelles, elle ne tarde pas à prendre
les anncs du mensonge ; craignons de l'avilir ainsi. De quelque
prix que soit la science , la paix de l'ame vaut encore mieux. Je
ne veux point d'autre défense pour mes écrits , que la raison et
la vérité ; ni pour ma personne , que ma conduite et mes mœurs :
si CCS appuis me manquent , rien ne me soutiendra ; s'ils me sou-
tiennent , qu'ai-je à craindre ?
A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Paris, le si6 décembre iyS6.
•J E vous honorais , monsieur , comme nous faisons tous; il. m'est
doux de joindre la reconnaissance â l'estime , et je remercierais
volontiers M. Palissot de m'avoir procuré , sans y songer , des té-
moignages de vos bontés, qui me permettent de vous en domier
de mon respect. Si cet auteur a manqué à celui qu'il devait , et
que doit toute la terre au prince qu'il voulait amuser, qui plus
que moi doit le trouver inexcusable ? Mais si tout son crime est
d'avoir exposé mes ridicules , c'est le droit du théâtre; je ne vois
rien en cela de répréhensible pour l'honnête homme, et j'y vois
pour l'autetir le mérite d'avoir su choisir un sujet très-riche. Je
vous prie donc , monsieur , de ne pas écouter là-dessus le zèle
que Tamitié et la générosité inspirent à M. d'Alembert, et de ne
point chagriner, pour cette bagatelle, un homme de mérite ,
qui ne m'a fait aucune peine, et qui porterait avec douleur la
disgrâce du roi de Pologne et la vôtre.
Mon cœur est ému des éloges dont vous honorez ceux de mes
concitoyens qui sont sous vos ordres. Effectivement le Genevois
est naturellement bon, il a l'ame honnête, il ne manque pas de
sens , et il ne lui faut que de bons exemples pour se tourner tout-
à-fait au bien. Permettez-moi, monsieur, d'exhorter ces jeunes
officiers à profiter du vôtre, à se rendre dignes de vos bontés , et
à perfectionner sous vos yeux les qualités qu'ils vous doivent peut-
4o8 CORRESPONDANCE.
être, et qae vous attribuez à leur éducation. Je prendrai volon-
tiers pour moi , quand vous viendrez à Paris , le conseil que je
leur oonne. Ils étudieront l'homme de guerre ; moi , le philo-
sophe: notre étude commune sera l'homme de bien y et vous
serez toujours notre maître.
Je suis avec respect j etc.
A M- LE coMTB DE TRESSAN.
Paris » le 7 janvier 1756.
tsc^^^Q^^ danger , monsieur , qu'il y ait de me rendre im*
portun , je ne puis m'empécher de joindre aux remercimens que
le vous dois des remarques sur l'enregistrement de raffaire de
M. Palissot 'y et je prendrai d'abord la liberté de vous dire que
mon admiration même pour les vertus du roi de Pologne ne me
permet d'accepter le témoignage de bonté dont sa majesté m'ho-
nore en cette occasion , qu à condition que tout soit oublié. J'ose
dire qu'il ne lui convient pas d'accorder une grâce incomplète ,
et qu il n'y a qu'un pardon sans réserve qui soit digne de sa
grande ame. D'ailleurs , est-ce faire grâce que d'éterniser la pu-
nition ? et les registres d'une académie ne doivent-ils pas plutôt
pallier que relever les petites fautes de ses membres? Enfin ,
quelque peu d'estime que je fasse de nos contemporains , à Dieu
ne plaise que nous les avilissions à ce point y d'inscrire , comme
un acte de vertu , ce qui n'est qu'un procédé des plus simples que
tout homme de lettres n'eût pas manqué d'avoir à ma place.
Achevez donc , monsieur , la bonne œuvre que vous avez si
bien commencée , afin de la rendre digne de vous. Qu'il ne soit
plus question d'une bagatelle qui a déjà fait plus de bruit et
donne plus de chagrin à M. Palissot , que ranaire ne le méri-
tait. Qu'aurons-nous fait pour lui , si le pardon lui coûte aussi
cher que la peine ?
Permettez-moi de ne point répondre aux extrêmes louanges
dont vous m'honorez } ce sont des leçons sévères dont je ferai
mon profit : car je n'ignore pas , et cette lettre en fait foi , qu'on
loue avec sobriété ceux qu on estime parfaitement. Mais, mon-
sieur, il faut renvoyer ces éclaircissemens à nos entrevues; j'at-
tends avec empressement le plaisir que vous me promettez , et
vous verrez que, de manière ou d'autre , vous ne me louerez
plus , lorsque nous nous connaîtrons..
Je suis avec respect , etc.
A M. PERDRIAU.
Paris, le 18 janvier 1756.
Je ne sais, monsieur, pourquoi je suis toujours si fort en ar-
rière avec vous ; car je m'occupe fort agréablement en vous écri-
vant. Mais ce n'est pas en cela seul que je m'aperçois combina
ANNÉE 1756. 4^9
le tempérament l'emporte souvent sur l'inclination, et l'habitude
sur le plaisir même.
Je commence par ce qui m'a le plus touché dans votre lettre y
après les témoignages d amitié que vous m'y donnez , et qui me
deviennent plus chers de jour en jour. C'est l'espèce de défiance
oii vous me paraissez être de vous-même à l'entrée de la nou-
velle carrière qui se présente à vous. Je ne puis vous parler de
vos études et ae vos connaissances , parce que je ne suis rien
moins que juge dans ces matières , mais j'oserai vous parler de
l'instrument qui fait valoir tout cela, et dont je trouve que vaus
vous servez à merveille. Vous avez de la finesse dans l'esprit ;
c'est ce que j'ai remarqué chez beaucoup de nos compatriotes i
mais vous y joignez le naturel plus rare , qui lui donne des grâces^
Je trouve dans toutes vos lettres une élégante simplicité qui va
au cœur; rien de la sécheresse des lettres de pur oel esprit y. et
tout l'agrément qui manque souvent à celles oii le sentiment seul
s'épanche avec un ami. j'ai trouvé la même chose dans votre
conversation ; et moi , qui ne crains rien tant que les gens d'es-
prit, je me suis, sans y songer, attaché à vous par le tour du
vôtre. Avec de telles dispositions, il ne faut point que vous vous
embarrassiez des caprices de votre mémoire : vous aurez peu be-
soin de ses ressources pour figurer dans le monde littéraire. La
lecture des anciens ne vous attachera point au fatras de l'éru-
dition ; vous y prendrez cet intérêt de 1 ame , que la méthode et
le compas ont chassé de nos écrits modernes. Si vous n'éclaip-
cissez point quelque texte obscur , vous ferez sentir les vraies
beautés de ceux qui s'entendent j et vous ferez dire à vos audi-
teurs , Qu'il vaut encore mieux imiter les anciens que les expli-
quer. Voilà , monsieur , ce que j'augure de vos talens, appliqués
à l'étude des belles lettres. Les inquiétudes que vous témoi-
gne/. , et la manière dont vous les exprimez , m'apprennent que
la seule faculté qui vous manque est le courage de mettre à
profit celles que vous possédez. Il me serait fort doux , et il ne
vous serait peut-être pas inutile en cette occasion , que la con-
fiance que vous devez à ma sincérité vous en donnât un peu
dans vos forces.
Je pense qu'il ne faut pas trop chercher de précision dans les
mots modusy numerus^ employés par Horace , non plus que dans
tous les termes techniques qu'on trouve dans les poètes. Le seul
endroit d'Horace , oii il paraisse avoir choisi les termes propres,
et qu'aussi les seuls içnorans entendent et expliquent , est le «0-
nante mistum , etc. de la neuvième épode. Dans tout le reste ,
il prend vaguement un instrument pour la musique , le nombre
pour la poésie , etc. , etc'est faute d'avoir fait cette réflexion très-
simple , que tant de commentateurs se sont si ridiculement tour*
mentes sur tout cela.
Quant au sens précis des deux mots en question , c'est dans
Boëce et Matianus Capella (i) , qu'il faut le chercher; car ils sonl^
(1) On y peut y si ron veut^ ajouter S. Aaguitin.
4io CORRESPONDANCE.
parmi les anciens , les seuls Latins dont les écrits sur la musique
nous soient parvenus. Vous y trouverez que numerus est pris pour
Tcxécution du rythme ; c'est-à-dire , en fait de musique » pour
la division régulière des temps et des valeurs. A l'égard du mot
modua , il s'applique aux règles particulières de la mélodie , et
surtout à celles qui constituent le mode ou le ton. Ainsi le mode,
faisant sur les intervalles ou degrés des sons ce que faisait le
nombre sur la durée des temps , la marche du chant , selon le
premier sens , procédait />«r acutum et grave , et , selon le second,
per arsin et thesin,
A propos de chant , j'oubliais depuis long-temps , de vous
Sarler d une observation que j'ai faite sur celui des psaumes
ans nos temples^ chant dont je loue beaucoup l'antique simpli-
cité, mais dont l'exécution est choquante aux oreilles délicates,
par un défaut facile à corriger. Ce défaut est que le chantre se
trouvant fort éloigné de certaines parties du temple , et le son
parcourant assez lentement ces grands intervalles, sa voix se fait à
ipeine entendre aux extrémités , qu'il a déjà changé de ton et com—
mencé d'autres notes: ce qui devient d'autant plus choquant ea
certains points que , le son arrivant beaucoup plus tara encore
d'une extrémité à l'autre que du milieu oii est le chantre , la
masse d'air qui remplit le temple se trouve partagée à la fois en
divers sons fort discordans , qui enjambent sans cesse les uns sur
les autres, et choquent fortement une oreille exercée : défaut que
l'orgue même ne fait qu'augmenter, parce qu'au lieu d'être au
milieu de l'édifice , comme le chantre , il ne donne le ton que
d'une extrémité.
Or , le remède à cet inconvénient me paraît très-facile ; car
comme les rayons visuels se communiquent à l'instant de l'objet
à l'œil , ou du moins , avec une vitbsse incomparablement plus
grande que celle avec laquelle le son se transmet du corps so-
nore à l'oreille , il suffit de substituer l'un à l'autre , pour avoir ,
dans toute rétendue du temple, un chant'siraultané et parfaite-
ment d'accord. Il ne faut pour cela que placer le chantre , ou
quelqu'un chargé de cette partie de sa fonction , de manière
qu'il soit à la vue de tout le monde , et qu'il se serve d'un bâton
de mesure , dont le mouvement s'aperçoive aisément de loin ,
tel , par exemple , qu*un rouleau de papier. Car alors , avec la
précaution de prolonger assez la première note , pour que l'in-
tonation en soit partout entendue avant de continuer , tout le
reste du chant marchera bien ensemble , et la discordance obser-
vée disparaîtra infailliblement. On pourrait même , au lieu d'un
homme , employer un chronomètre , dont le mouvement serait
encore plus égal.
Il résulterait de là deux antres avantages ; l'un aue , sans
presque altérer le chant des psaumes , on pourra lui donner un
peu ae rythme ou de quantité, et y observer du moins les lon-
gues et les brèves les plus sensibles ; l'autre , que ce qu'il a de
langueur et de monotonie pourra être relevé par une harmonie
ANNÉE 1756. /,«i
juste , mAle , et majestueuse , en y ajoutant la basse et les par-
ties , selon la première intention ie 1 auteur , qui n'était pas un
harmoniste à mépriser. Voilà, monsieur, ce me semble, un
usage important de Varsis et thesia , et du nombre. Mais je n'en
Suis dire davantage , et le papier me manque plutôt que rcifvic
e m'ent retenir avec vous. Bon jour , monsieur , je vous em-
brasse avec respect et de tout mon cœur.
A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Paris, le a3 janvier 1756.
J 'apprends , monsieur , avec une vive satisfaction que vous avez
entièrement terminé l'affaire de M. Palissot , et je vous en re-
mercie de tout mon cœur. Je ne vous dirai rien du petit déplai-
sir qu'elle a pu vous occasionner , car ceux de cette espèce ne
sont guère sensibles à l'homme sage ; et d'ailleurs vous savez
mieux que moi que , dans les chagrins qui peuvent suivre une
bonne action , le prix en efface toujours la peine. Après avoir
heureusement achevé celle-ci, il ne nous reste plus rien à dési-
rer , à vous et à moi , que de n'en plus entendre parler.
Je suis avec respect, etc.
A M. DE BOISSY,
en lui renvoyant la Lettre d'un bourgeois de Bordeaux,
qu'il n'aidait voulu imprimer dans le Mercure, qu'ava:
mon consentement , et après les retranchemens que je
jugerais à propos (V y faire.
Paris, le 24 janvier 1756.
Je remercie très-humblement M. de Boissy, de la bonté qu'il a
eue de me communiquer cette pièce. Elle me paraît agréable-
ment écrite , assaisonnée de cette ironie fine et plaisante qu'on
appelle, je crois , de la politesse ^ et je ne m'y trouve nullement
offensé. Non-seulement je consens à sa publication ,* mais je dé-
sire même qu'elle soit imprimée dans l'état oii elle est , pour
l'instruction du public et pour la mienne. Si la morale de rau-
teur paraît plus saine que sa logique, et si ses avis sont meil-
leurs que ses raisonnemens , ne serait-ce point que les défauts de
ma personne se voieut bien mieux que les erreurs de mon livre?
Au reste , toutes les horribles choses qu'il y trouve lui mon-
trent , plus que jamais , qu'il ne devrait pas perdre son temps à
le lire.
A M. VERNES.
Paris , le 28 mars 1766.
JtiECEVEZ , mon cher concitoyen , une lettre très-courte, mais
«^crite avec la tendre amitié que j'ai pour vous; c'est à regret
4ia CORRESPONDANCE.
que je vois prplonger le temps qui doit nous rapprocher y^ mais
je désespère de pouvoir m'arracher d'ici cette année ; quoi qu'il
en soit , ou je ne serai plus en vie , ou vous m'cmbrasseres ao
printemps Sj : voilà une résolution inébranlable.
Vous êtes content de l'article économie : je le crois bien ; mon
cœur me l'a dicté , et le vôtre l'a lu. M. Laoat m'a dit que vous
aviez dessein de l'employer dans votre choix liitéraire : n'oublies
pas de consulter VerrcUa, J'avais fait quelque chose que je vons
qu il faut le reserver pour le lire le long
Ma copie m'occupe tellement à Paris , qu'il m'est impossible de
méditer ; il faut voir si le séjour de la campagne ne m'inspirera
rien pendant les beaux jours.
Il est difficile de se brouiller avec quelqu'un que l'on ne con-
naît pas ; ainsi il n'y a nulle brouillerie entre M. Palissot et moi.
On prétendait, cet hiver, qu'il m'avait joué à Nancy devant le
roi ne Pologne , et je n'en fis que rire ) on ajoutait qu'il avait
aussi joué feu madame la marquise du Châtelet, femme considé-
rable par son mérite personnel et par sa grande naissance , consi-
dérée principalement en Lorraine comme étant l'une des grandes
maisons de ce pays-là ; et à la cour du roi de Pologne , ou elle
avait beaucoup d'amis , à commencer par le roi même. Il me
parut que tout le monde était choqué de cette imprudence , que
l'on appelait impudence. Voilà ce que j'en savais quand je re-
çus une lettre du comte de Tressan , qui en occasionna d'autres ,
dont je n'ai jamais parlé à personne , mais dont je crois vous
devoir envoyer copie sous le secret , ainsi que de mes réponses ;
car , quelque indiftérence que j'aie pour les jugemens du public >
je ne veux pas qu'ils abusent mes vrais amis. Je n'ai jamais eu
sur le cœur la moindre chose contre M. Palissot , mais je doute
qu'il me pardonne aisément le service que je lui ai rendu.
Bon jour , mon bon et cher concitoyen ; soyons toujours gens
de bien, et laissons bavarder les hommes. Si nous voulons vivre
en paix , il faut que cette paix vienne de nous-mcmes.
A M. DE SCHEYB,
Secrétaire des états de la basse Autriche.
A rilertnilage , le i5 juillet 1766.
V ous me demandez, monsieur, des louanges pour vos augustes
souverains, et pour les lettres qu'ils font fleurir dans leurs états.
Trouvez bon que je commence par louer en vous un zélé sujet
de l'impératrice et un bon citoyen de la république des lettres.
Sans avoir l'honneur de vous connaître, je dois juger , à la fer-
veur qui vous anime, que vous vous acquittez parfaitement
vous-même des devoirs que vous imposez aux autres , et que
ANNÉE 1750. 4i3
vous exercez à la fois les fonctions d'homme d'état au gré de
leurs majestés, et celles d'auteur au gré du public.
A l'égard des soins dont vous me cnargez , je sais bien , mon-
sieur, que je ne serais pas le premier républicain qui aurait en-
censé le trône ^ ni le premier ignorant qui chanterait les arts ;
mais je suis si peu propre à remplir dignement vos intentions ,
que mon insuihsance est mon excuse , et je ne sais comnient les
grands noms que vous citez vous ont laissé songer au mien. Je
vois , d'ailleurs , au ton dont la flatterie usa de tout temps avec
les princes vulgaires , que c'est honorer ceux qu'on estime que
de les louer sobrement , car on sait que les princes loués avec le
plus d'excès sont rarement ceux qui méritent le mieux de l'être.
Or , il ne convient à personne de se mettre sur les rangs avec
le projet de faire moins que les autres , surtout quand on doit
craindre de faire moins bien. Permettez-moi donc de croire qu'il
n'y a pas plus de vrai respect pour l'empereur et l'impératnce-
reine dans les écrits des auteurs célèbres dont vous me parlez ,
que dans mon silence, et que ce serait une témérité de le rompre
à leur exemple , à moins que d'avoir leurs talens.
Vous me pressez aussi de vous dire si leurs majestés impériales
ont bien fait de consacrer de maspifiques établisse mens et des
sommes immenses à des leçons publiques dans leur capitale ; et
après la réponse affirmative de tant d'illustres auteurs , vous
exigez encore la mienne. Quant à moi , monsieur , je n'ai pas les
lumières nécessaires pour me déterminer aussi promptement; et
je ne connais pas assez les mœurs et les talens de vos compa-
triotes, pour en faire une application sûre à votre question.
Mais voici , là-dessus , le précis de mon sentiment , sur lequel
vous pourrez , mieux que moi^ tirer la conclusion.
Par rapport aux mœurs. Quand les hommes sont corrompus ,
il vaut mieux qu'ils soient savans qu'ignorans ; quand ils sont
bons , il est à craindre que les sciences ne les corrompent.
Par rapport aux talens. Quand on en a , le savoir les perfec-
tionne et les fortifie; quand on en manque , l'étude ôte encore
la raison , et fait un pédant et un sot d'un homme de bon sens
et de peu d'esprit.
Je pourrais ajouter à ceci quelques réflexions. Qu'on cultive ou
non les sciences, dans quelque siècle que naisse un grand homme ,
i) est toujours un grand homme ; car la source de son mérite n'est
pas dans les livres , mais dans sa tête , et souvent les obstacles qu'il
trouve et qu'il surmonte ne font que l'élever et l'agrandir encore.
On peut acheter la science , et même les savans , mais le génie qui
rend le savoir utile ne s'achète point ^ il ne connaît ni l'argent, ni
l'ordre des princes; il ne leur appartient point de le faire naître,
mais seulement de l'honorer; il vit et s'immortalise avec la liberté
ui lui est naturelle , et votre illustre Métastase lui-même était
éjà la gloire de l'Italie avant d'être accueilli par Charles VI.
Tachons doue de ne pas confondre le vrai progrès des talens
avec la protection que les souverains peuvent leur accorder. Le»
l
4i4 CORRESPONDANCE.
sciences régnent , pour ainsi dire , à la Cbine depuis deux mille
ans , et n'y peuvent sortir de l'enfance , tandis qu'elles sont dans
leur vigueur en Angleterre , oii le gouvernement ne fait rien
Îiour elles. L'Europe est vainement inondée de gens de lettres,
es gens de mérite y sont toujours rares ^ les écrits durables le
sont encore plus , et la postérité croira qu'on fit bien peu de
livres dans ce même siècle oii l'on en fait tant.
Quant à votre patrie en particulier , il se présente 9 monsieur,
une observation bien simple. L'impératrice et ses augustes an-
cêtres n'ont pas eu besoin de gager des historiens et des poëtes
pour célébrer les grandes choses qu'ils voulaient faire ^ maia ils
ont fait de grandes choses, et elles ont été consacrées à l'immor'-
talité comme celles de cet ancien peuple qui savait agir et n'é-
crivait point. Peut -être manquait- il à leurs travaux le plus
digne de les couronner , parce qu'il est le plus diificile : c'est de
soutenir , li l'aide des lettres , tant de gloire acquise sans elles.
Quoi qu'il en soit, monsieur, assez d'autres donneroat aux
protecteurs des sciences et des arts des éloges que leurs majestés
impériales partageront avec la plupart des rois : pour moi, ce
que j'admire en elles et qui leur est plus véritablement propre ,
c'est leur amour constant pour la vertu et pour tout ce qui est
honnête. Je ne nie pas que votre pays n'ait été long-temps bar-
bare; mais je dis qu'il était plus aisé d'établir les beaux arts
chez les Huns , que de faire , de ta plus grande cour de l'Europe ,
une école de bonnes mœurs.
Au reste, je dois vous dire que, votre lettre ayant été adressée
k Genève avant de venir à Pans , elle a resté près de six semaines
en route , ce qui m'a privé du plaisir d'y répondre aussitôt que
je l'aurais voulu.
Je suis , autant qu'un honnête homme peut Tétre d'un autre ,
monsieur, etc.
A M. DE VOLTAIRE.
Le 18 août, 1766.
Vos deux derniers poèmes (1), monsieur, me sont parvenus
dans ma solitude ; et , quoique tou^ mes amis connaissent l'amour
que j'ai pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me
pourraient venir , à moins que ce ne soit de la vôtre. Ainsi je
crois vous devoir remercier à la fois de l'exemplaire et de l'ou-
vrage. J'y ai trouvé le plaisir avec l'instruction , et reconnu la
raam du maître. Je ne vous dirai pas que tont m'en paraisse éga^*
lement bon , mais les choses qui m'v déplaisent ne font que
m'inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent :
ce n'est pas sans peine que je défends quelquefois ma raison ,
contre les charmes de votre poésie ; mais c'est pour rendre mou
(1) Sur la loi naturelle , el sur le désastre de Lisbonne.
ANNÉE 1756. 4i5
admiration plus digne de vos ouvrages , que je m'efforce de n'y
fms tout admirer.
Je ferai plus, monsieur; je vous dirai sans détour , non les
beautés que j'ai cru sentir dans ces deux poèmes , la tâche effraie-^
rait ma paresse , ni même les défauts qu'y remarqueront peut*
être de plus habiles gens que moi, maisles déplaisirs qui trouuleut
en cet instant le goût que je prenais à vos leçons; et je vous les
dirai , encore attendri d'une première lecture oii mon cœur
écoutait avidement le vôtre , vous aimant comme mon frère ,
vous honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous
reconnaîtrez dans mes intentions la franchise d'une ame droite ,
et dans mes discours le ton d'un ami de la vérité qui parle à un
philosophe. D'ailleurs , plus votre second poémc m'enchante ,
plus je prends librement parti contre le premier; car, si vous
n'avez pas craint de vous opposer à vous-même, pourquoi crain-
drais-je d'être de votre avis? Je dois croire que vous ne tenez
pas beaucoup à des sentimens que vous réfutez si bien.
Tous mes griefs sont donc contre votre poëme sur le désastre
de Lisbonne , parce que j'en attendais des effets plus dignes de
l'humanité qui parait vous l'avoir inspiré. Vous reprochez à Pope
et à Leibnitz d insulter à nos maux en soutenant que tout est
bien , et vous chargez tellement le tableau de nos misères , que
vous en aggravez le sentiment : au lieu des consolations que j'es-
pérais, vous ne faites que m'afHiger; on dirait que vous craignez
que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et tous croi-
riez , ce semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que
tout est mal.
Ne vous y trompez pas , monsieur ; il arrive tout le contraire
de ce que vous vous proposez. Cet optimisme , que vous trouvez
si cruel, me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous
me peignez comme insupportables. Le poème de Pope adoucit
mes maux et me porte à la patience; le vôtre aigrit mes peines ,
m'excite au murmure , et m'ôtant tout , hors une espérance
ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposi-
tion qui règne entre ce que vous prouvez et ce que j'éprouve ,
calmez la perplexité qui m'agite , et dites-moi qui s abuse , du
sentiment ou ae la raison.
M Homme, prends patience, me disent Pope et Leibnitz, les
» maux sont un effet nécessaire de la nature et de la constitu-
»» tion de cet univers. L'être éternel et bienfaisant qui le gou-
» verne eût voulu t'en garantir : de toutes les économies pos-
sibles, il a choisi celle qui réunissait le moins de mal et le
n
n
plus de bien, ou, pour dire la même chose encore plus crû-
ment, s'il le faut , s'il n'a pas mieux fait , c'est qu'il ne pouvait
» mieux faire. »
Que me dit maintenant votre poëme? «Souffre h. jamais, mal-
1* heureux. S'il est un Dieu qui t'ait créé , sans doute il est tout
M puissant , il pouvait prévenir tous tes maui; n'espère donc ja-
» mais qu'ils finissent; c^r 00 ne saurait yoir pourquoi tu existes^
4i6 CORRESPONDANCE.
que la tatalite même ; pour moi , j avoue au eue me pi
crueUe encore que le manithéisme. Si l'embarras de 1 origÎDedu
mal vous forçait d'altérer quelqu'une des perfections de Dieu ,
pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté ?
S'il faut choisir entre deux errieurs , j'aime encore mieux la pre-
mière.
Vous ne voulez pas, monsieur, qu'on regarde votre ouvrage
comme un poëme contre la providence; et je me garderai bien
de lui donner ce nom, quoique vous avez qualifié de livre contre
)e genre humain un écrit (i) oii je plaidais la cause du genre hu-
main contre lui-mcme. Je sais la distinction qu'il faut faire entre
les intentions d'un auteur et les conséquences qui peuvent se ti-
rer de sa doctrine. La juste défense de moi -même m'oblige
seulement à vous faire observer qu'en peignant les misères hu-
maines mon but était excusable , et même louable h ce que je
crois : car je montrais aux hommes comment ils faisaient leurs
malheurs eux-mêmes , et par conséquent comment ils les pou-
vaient éviter.
Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral
ailleurs que dansl homme libre, perfectionné, partant corrompu ;
et quant aux maux physiques , si la matière sensible et impas-
sible est une contradiction , comme il me le semble , ils sont iné-
vitables dans tout système dont l'homme fait partie ; et alors la
question n'est point pourquoi l'homme n'est pas parfaitement
heureux , mais pourquoi il existe. De plus , je crois avoir montré
qu'excepté la mort, qui n'est presque un mal que par les prépa-
ratifs dont on la fait précéder , la plupart de nos maux physiques
sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne,
convenez, par exemple , que la nature n'avait point rassemblé là
vingt mille maisons de six à sept étages ; et que , si les habitans de
cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus
légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-
être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eut vus
le lendemain à vingt lieues de là , tout aussi gais que s'il n'était
rien arrivé. Mais il faut rester, s'opiniatrer autour des masures ,
s'exposer à de nouvelles secousses , parce que ce qu'on laisse vaut
mieux que ce qu'on peut emporter. Combien de malheureux ont
Féri dans ce désastre pour vouloir prendre , l'un ses habits ,
autre ses papiers , l'autre son argent? Ne sait-on pas que la per-
sonne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-
même , et que ce n'est presque pas la peine de la sauver quand
on a perdu tout le reste?
Yous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d'un
désert plutôt qu'à Lisbonne. Peut-on douter qu'il ne s'en forme
aussi dans les déserts : mais nous n'en parlons point , parce qu'iU
(i) Le Discourt sur rorigîne de Tin^galité*
ANNÉE 1758. 417
ne font aucun mal aux nK^ssieurs des villes , les seuls hommes
dont nous tenions compte. Ils eu font peu même aux animaux et
sauvages qui habitent éparsccs lieux retirés , et qui ue craigneut
ni la chute des toits , ni Tembraseinent des maisons. Mais que si-
gnifierait un pareil privilège? Serait-ce donc à dire que 1 ordre
du monde doit changer selon nos caprices , que la nature doit
être soumise à nos lois , et que pour lui interdire un tremble--
ment de terre en quelque Heu nous n'avons qu'à y bâtir uns
ville?
Il y a des cvénemens qui nous frappent souvent plus ou moins
selon les faces par lesquelles on les considère, et qui perlent
beaucoup de l'horreur qu'ils inspirent au premier aspect, quand
on veut les eiaminer de près. J'ai ajinris dans Zadig , et la na-
ture me confirme de jour en jour , qu une mort accélérée n'est
pas toujours un mal réel , et qu'elle peut quelquefois passer pour
un bien relatif. De tant d'hommes écrasés sous les ruines de
Lisbonne , plusieurs , sans doute, ont évité de plus grands mal-
Leurs; et, malgré ce qu'une pareille description a de touchant
et fournit k la poésie, il n'est pas sûr qu'un seul de ces iufortunég
ait plus souffert que si , selon le cours ordinaire des choses , il eût
attendu dans de longues angoisses la mort qui l'est venu sur-
prendre. £st*il une fin plus triste que celle d un mourant qu'oa
accable de soins inutiles, qu'un notaire et des héritiers ne laissent
pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise,
et à qui des prêtres barbares font avec art savourer la mort?
Pour moi , je vois partout que les maux auxquels nous assujettit
la nature sont moins cruels que ceux que nous y ajoutons.
Mais , quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter
noft misères à force de belles institutions, nous n'avons pu jus-*
qu'à présent nous perfectionner au point de nous rendre çénéra-
ienient la vie à charge , et de préférer le néant a notre existence,
sans quoi le découragement et le désespoir se seraient bientôt
emparés du plus grand nombre, et le genre humain n'eût pu
subsister long-temps. Or , s'il est mieux pour nous d'être que de
n'être pas^ c en serait asses pour justifier notre existence , quand
même nous n'aurions aucun dédommagement à attendre des
maux que uous avons à souffrir, et que ces maux seraient aussi
grands que vous les dé(>eigneE. Mais il est difficile de trouver ,
sur ce point, de la bonne foi chez les hommes , et de bons cal-
culs chez les philosophes, parce que ceux-ci , dans la comparai-
son des biens et des maux, oublient toujours le doux sentiment
de l'existence indépendant de toute autre sensation, et que la va-
nité de mépriser la mort engage les autres à calomnier la vie ,
à peu près comme ces femmes qui, avec une robe tachée et des
ciseaux , prétendent aimer mieux des trous que des tachc»^.
\ous pensez , avec Érasme , que peu de gens voudraient re-
naître aux mêmes conditions qu'ils ont vécu ; mais tel tient sa
marchandise fort haut , qui en rabattrait beaucoup s'il avait
«quelque espoir de conclure le nivch^. D'ailleurs , qui doif-j«
7- ^7
4i8 CORRESPONDANCE.
Croire que vous avez consulté sur cela ? des riches , peut-être ,
rassasiés de faux plaisirs , mais ignorant les véritables , toujours
ennuyés de la vie , et toujours tremblans de la perdre. Peut-
être des gens de lettres, de tous les ordres d'hommes le plus sé-
dentaire , le plus mal sain , le plus réfléchissant , et par consé-
quent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de
meilleure composition , ou , du moins , communément plus sin-
cères , et qui , formant le plus grand nombre , doivent au moins ,
pour cela , être écoutés par préférence ? Consultez un honnête
bourgeois qui aura passe une vie obscure et tranquille , sans
Srojets et sans ambition ; un bon artisan qui vit commodément
e son métier ; un paysan même , non de France , oii Ton pré-
tend qu'il faut les taire mourir de misère afln qu'ils nous fassent
vivre , mais du pays , par exemple , où vous êtes , et générale-
ment de tout pays libre. J'ose poser en fait qu'il n'y a peut-être
pas , dans le naut Yalais , un seul montagnard mécontent de sa
vie presque automate , et qui n'acceptât volontiers , an lieu
même du paradis qu'il attend et qui lui est dû , le marché de
irenaitre sans cesse toour végéter ainsi perpétuellement. Ces diffé-
rences me font croire que c'est souvent l'abus que nous faisons
de la vie qui nous la rend à charge ; et j'ai bien moins bonne
opinion de ceux qui sont £àchés d'avoir vécu , que de celui qui
peut dire avec Caton : nec me vixisse pœnUet , quorUamitavisi^
ui frustra me natum non exiatimem. Cela n'empêche pas que le
sage ne puisse quelquefois déloger volontairement , sans mur-
mure et sans désespoir y quand la nature ou la fortune lui porte
bien distinctement l'ordre de mourir. Mais , selon le cours ordi-
naire des choses , de quelques maux que soit semée la vie hu-
maine , elle n'est pas, à tout prendre , un mauvais présent ; et si
ce n'est pas toujours un mal de mourir , c'en est tort rarement
un de vivre.
Nos différentes manières de penser sur tous ces points m'ap-
prennent pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes
pour moi : car ]e n'ignore pas combien la raison humaine prend
plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité ,
et qu'entre deux hommes d'avis contraire ce que l'un croit dé-
montré n'est souvent qu'un sophisme pour l'autre.
Quand vous attaquas , par exemple , la chaîne des êtres si
bien décrite par Pope , vous dites qu'il n'est pas vrai que , si
l'on était un atome du monde , le monde ne pourrait subsister.
Vous citez là-dessus M. de Crouzas ; puis vous ajoutez que la
nature n'est asservie à aucune mesure précise ni à aucune forme
précise ^ que nulle planète ne se meut dans une courbe absolu-
ment régulière ; que nul être connu n'est d'une figure précisé-
ment mathématique ; que nulle quantité précise n'est requise
pour nulle opération ^ que la nature n'agit jamais rigoureuse-
ment : qu'ainsi on n'a aucune raison d'assurer qu'un atome de
moins sur la terre serait la cause de la destruction de la terre. Je
vous avoue que sur tout cela , monsieur , je suis plus frappé de
ANNEE 1756. 419
Ib force de l'assertion que de celle du rahonnement , et qu'eu
cette occasion je céderais avec plus de confiance à votre auto-
rité qu'à vos preuves.
A l'égard de M. de Crouzas , je n'ai point lu son écrit contre
Pope , et ne suis peut-être pas en état de l'entendre ^ mais ce
qu il y a de trës-certain , c'est que je ne lui céderai pas ce que je
vous aurais disputé, et que j'ai tout aussi peu de foi à ses preuves
qu'à son autorité. Loin de penser que la nature ne soit point
asservie à la précision des quantités et des figures , je croirais ,
tout au contraire , qu'elle seule suit à la rigueur cette précision,
parce qu^elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens ,
et mesurer la force à la résistance. Quant à ces irrégularités pré->
tendues, peut-on douter qu'elles n'aient toutes leur cause phy-
sique; et suiHt-il de ne la pas apercevoir pour nier qu'elle existe?
Ces apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques lois
que nous ignorons et que la nature suit tout aussi fidèlement que
celles qui nous sont connues , de quelque agent que nous n'aper-
cevons pas , et dont l'obstacle ou le concours a des mesures fixes
dans toutes ses opérations ; autrement il faudrait dire nettement
qu'il y a des actions sans principes et des effets sans cause, ce qui
répugne à toute pliilosopuie.
Supposons deux poids en équilibre et pourtant inégaux ; qu'on
ajoute au plus petit la quantité dont ils difTcrent : ou les deux
poids resteront encore en équilibre , et l'on aura une cause sans
effet , ou l'équilibre sera rompu ^ et l'on aura un effet sans cause;
mais si les poids étaient de fer , et qu'il y eût un grain d'aimant
caché sous l'un des deux , la précision de la nature lui ôterait
alors l'apparence de la précision , et à force d'exactitude, elle
paraîtrait en manquer. Il ny a pas une figure, pas une opéra-
tion , pas une loi dans le monde physique à laquelle on ne puisse
ap])liquer quelque exemple semblable à celui que je viens de
proposer sur la pesauteur (i).
\ ous dites que nul être connu n'est d'une figure précisément
mathématique; je vous demande , monsieur, s'il y a quelque
figure qui ne le soit pas , et si la courbe la plus bizarre n est pas
aussi régulière , aux yeux de la nature , qu'un cercle par&it aux
nôtres. J'imagine , au reste , que , si quelque corps pouvait avoir
(i) M, de Voltaire ayant avancé que la nature n'agit jamait rîgoa^
rfîusi'inent , que nulle quantité précise n'est requise- pour nnlle opéra-
tion , il s*agidsait de combnitre celle doctrine et d'ôdaircir mon raison-
nemcnt par un cxouiph*. Dans celui* de Téquilibre entre deaxpoidj, il
n'est pas nécessaire, selon M. de Voltaire, que ces deux poidt toiaDt
rigourciisetnent rgaux pour que cet équilibre ait lien. Qr je loi fais
voir que, dans cette supposition, il y a ni'cessairemeiit effet sa nacaiise,
ou cause sans effet. Puts,a)oulant la seconde supposition des deux poidt
de fer et du grain d'aimant, je lui fais voir que, quand on ferait dan*
la nature quelque observation semblable k l'exemple supposé , cela ne
prouveruit encore rien en sa faveur , parce qu'il ne saurait s'assorerqne
quelque cause naturelle ou secrète ne produit pas en oeite
l'apparente irrégularité dont il accuse la nature.
4M CORRESPONDANCE.
cette apparente régulante , ce ne serait que l'univers mime', en 1%
supposant plein et borné : car les figures mathématiques n'étant
que des abstractions n'ont de rapport qu'à elles-mêmes , au lien
que toutes celles des corps naturels sont relatives à d'autres corjp
et à des monvemens qui les modifient ; ainsi , cela ne prouverait
encore rien contre la précision de la nature , quand même nous
serions d'accord sur ce que vous entender par ce mot de pré^
cision.
Vous distinguez les événemens qui ont des effets de ceux qui
n'en ont point : je doute que cette distinction soit soHde. Tout
événement me semble avoir nécessairement quelque effet, ou
9ioral , ou physique, ou composé des deux , mais qu'on n'aper*
çoit pas toujours , parce que la filiation des événemens est en-
core plus difficile k survre que celle des hommes. Comme en gé-
néral on ne doit pas chercner des effets plus considérables que
les événemens qui les produisent , la petitesse des causes renï
souvent l'examen ridicule , quoique les effets soient certains^ et
souvent aussi plusieurs effets presque imperceptibles se réunissent
pour produire un événement considéraole. Ajoutez que tel effet
ne laisse pas d'avoir lieu , quoiqu'il agisse hors du corps qui l'a
produit. Ainsi , la poussière qu'élève un carrosse peut ne rien
faire k la marche de la voiture , et influer sur celle du monde :
mais comme il n'y a rien d'étranger à l'univers , tout ce qui s'y
fait agit nécessairement sur l'univers même.
Ainsi, monsieur, vos exemples me paraissent plus ingénieux
Rome que César tournât les yeux à droite ou à gauche , et cra-
chât de l'un ou de l'autre côté en allant au sénat le jour qu'il y
fut puni. En un mot , en me rappelant le grain de sable cité
par Pascal , je suis , à quelques égards , de l'avis de votre bra-
mine ^ et , de quelque manière qu on envisage les choses , si tous
les événemens n'ont pas des effets sensibles , il me paraît incon-
testable aue tous en ont de réels, dont l'esprit humain perd aisé-
ment le ni , mais qui ne sont jamais confondus par la nature.
Vous dites qu'il est démontré que les corps célestes font leur
révolution dans l'espace non résistant : c'était assurément une
belle chose à démontrer ; mais , selon la coutume des ignorans ,
doit donner aux astres tel mouvement dans un milieu non ré-
sistant; or, les astres ont exactement le mouvement calculé,
donc il n'y a point de résistance. Mais qui peut savoir s'il n'y a
nas, peut-être, un million d'autres lois possibles, sans compter
la véritable , selon lesquelles les mêmes monvemens s'explique-
raient mieux encore dans un fluide que dans le vide par celle-ci?
L'horreur du vide n'«-^-elle pas long-temps explique la plupart
ANNÉE 1756. 4*»
Jfs effets qu'on a Jepuîs attribués à Taction cle Tair? D'autres
a pi
nombre qu'un physicien ferait peut-être sur la nature de la lu—
inicre et des espaces éclairés ; mais croyez-yous de bonne foi que
Baylc , dont j'admire avec vous la sagesse et la retenue en ma-»
tière d'opinions, eût trouvé la vôtre si démontrée? £n général ,
il semble que les sceptiques s'oublient un peu sitôt qu'ils pren-
nent le ton dogmatique, et qu'ils devraient user plus sobrement
que personne du terme de démontrer. Le moyen d'être cru
quand on se vante de ne rien savoir , en aiUrmant tant de choses!
Au reste, vous avec fait un correctif trës-juste au système de
Pope , en observant qu'il n'y a aucune gradation proportion-
nelle entre les créatures et le Créateur , et que si la chaîne des
êtres créés aboutit à Dieu , c'est parce qu il la tient , et noa
parce qu'il la termine.
Sur le bien du tout préférable à celui de sa partie, vous faites
dire il l'homme : Je dois être aussi cher à mon maître , moi être
pensant et sentant, que les planètes, qui probablement ne sentent
point Sans doute cet univers matériel ne doit pas être plus cher
à son auteur qu'un seul être pensant et sentant^ mais le système
de cet univers , qui produit , conserve , et perpétue tous les
êtres pensans et sentaus, lui doit être plus cher qu'un seul de
ces êtres ; il peut donc , malgré sa bonté , ou plutôt par sa
bonté même , sacrifier quelque chose du bonheur des inaividui
à la corisorvatiou du tout. Je crois, j'espère valoir mieux aux
yeux de Dieu que la terre d'une planète ; mais si les planètes
sont habitées, comme i) est prooable, pourquoi vaudrais-)0
mieux à ses yeux que tous les habitans de Saturne? Oa a beau
tourner ces idées en ridicule , il est certain que toutes les ana**
logies sont pour cette population , et qu'il ny a que rorgueil
limuain qui soit contre. Or, cette population supposée ,1a con"
servalionde l'univers semble avoir pour Dieu même une moralî^
qui se multiplie par le nombre des mondes habités.
Que le cadavre d'un homme nourrisse des vers^ des loups 9 ^^
des plantes, ce n'est pas, je l'avoue, un dédommagement Ac
la mort de cet homme^ mais si, dans le système de cet univer^y
il est nécessaire à la conservation du genre humain qu'il y ^^^
une circulation de substance entre les hommes, les animaux et
les végétaux, alors le mal particulier d'un individu contribua
au bien général. Je meurs , je suis mangé des vers ; mais sa€9
rnfans , mes frères vivront comme j'ai vécu ; mon cadavre eo—
graisse la terre dont ils mangeront les productions; et je fai'^
par l'ordre de la nature et pour tous les hommes , ce que firent
volontairement Codrus , Curtius , les Décies , les FhileqeB €t
mille autres pour une petite partie des hommes.
Pour revenir , monsieur j au système que vous attaquez , je
42a CORRESPONDANCE.
qu'on ne |>eat rezaminer convenablement sans distîngner avec'
soin le mal particulier, dont aucun philosophe n'a jamais nié
l'existence, du mal général que nie l'optimisme. Il n'est pas ques-
tion desavoir si chacuq de nous sounre ou non, mais s'il était
bon que l'univers fût , et si nos maux étaient inévitables dans sa
constitution. Ainsi , l'addition d'un article rendrait, ce semble,
la proposition plus exacte ; et , au lieu de tout est bien , il vau»
drait peut-être mieux dire , le tout est bien , ou tout est bien
pour le tout. Alors il est très évident qu'aucun homme ne sau-
rait donner de preuves directes ni pour ni* contre ^ car ces
preuves dépendent d'une connaissance parfaite de la constita-
tien du monde et du but de son auteur, et cette connaissance
est incontestablement au-dessus de l'intelli^nce humaine. Les
vrais principes de l'optimisme ne peuvent se tnrerni des propriétés
de la matière , ni de la mécanique de l'univers , mais seulement
par induction des perfections de Dieu qui préside à tout : de
sorte qu'on ne prouve pas l'existence de Dieu par le système de
Pope , mais le système ae Pope par l'existence de Dieu , et c'est ,
sans contredit , de la question de la providence qu'est dérivée
celle de l'orieine du mal ; que si ces deux questions n'ont pas
été mieux traitées l'une que l'autre, c'est qu'on a toujours si mal
raisonné sur la providence , que ce qu'on en a dit a'absurde a
fort embrouillé tous les corollaires qu'on pouvait tirer de ce grand
et consolant dogme.
Les premiers qui ont gâté la cause de Dieu sont les prêtres
et les dévots , qui ne sounrent pas que rien se fasse selon l'ordre
établi, miais font toujours intervenir la justice divine à des
événemens purement naturels, et, pour être sûrs de leur fait,
punissent et châtient les méchans, éprouvent ou récompen-
sent les bons indifféremment avec des biens ou des maux , selon
l'événement. Je ne sais , pour moi , si c'est une bonne théo-
logie , mais je trouve que c'est un^ mauvaise manière de raison-
ner, de fonder indifféremment sur le pour et le contre les
preuves de la providence , et de lui attribuer , sans choix , tout
ce qui se ferait également sans elle.
Les philosophes , à leur tour , ne me paraissent guère plus
raisonnables , quand je les vois s'en prendre au ciel de ce qu'ils
ne sont pas impassibles , crier que tout est perdu quand ils ont
mal aux dents , ou qu'ils sont pauvres , ou qu'on les vole , et
charger Dieu , .comme dit Sénèque , de la garde de leur valise.
Si quelque accident tragique eût fait périr Cartouche ou CÔar
dans leur enfance, on aurait dit. Quel crime avaient-ils com-
mis? Ces deux brigands ont vécu , et nous disons, pourquoi les
avoir laissé vivre? Au contraire, un dévot dira , dans le premier
cas, Dieu voulait punir le père en lui ôtant son enfant; et dans
)e second , Dieu conservait l'enfant pour le châtiment du peuple.
Ainsi, quelque parti qu'ait pris la nature, la providence a tou-
i'ours raison chez les dévots, et toujours tort chez les philosophes.
*eut-être , dans l'ordre des choses humaines , n'a-t-elle ni tort
ANNÉE 1756. 423
nî raison, parce que tout tient à la loi commune; et qu'il n'y a
d'exception pour .personne. Il est à croire que les evénemens
particuliers ne sont rien aux jeux du raaitre de l'univers; que
sa providence est seulement universelle ; qu'il se contente de
conserver les eenres et les espèces, et de présider au tout sans
s'inquiéter de la manière dont chaque individu passe cette courte
vie. Un roi sage, qui veut que chacun vive heureux dans ses
états, a-t-il besoin de s'informer si les cabarets y sont bons? IjC
{)a$saut murmure une nuit quand ils sont mauvais , et vit tout
e reste de ses jours d'une impatience aussi déplacée. CommoramU
enim natura awersorium nobisy non habilandi dcdit.
Pour penser juste à cet égard , il semble que les choses de-
vraient être considérées (relativement dans l'ordre physique et
absolument dans l'ordre moral : la plus grande idée que je puis
me faire de la providence est que chaque être matériel soit dis-
posé le mieux qu'il est possible par rapport au tout , et cha([ue
être intelligent et sensible le mieux qu'il est possible par rap-
port à lui-même; en sorte que, pour qui sent son existence,
il vaille mieux exister que ne pas exister. Mais il faut appliquer
cette règle à la durée totale de chaque être sensible , et non ù
quelque instant particulier de sa durée, tel que la vie humaine ,
ce qui montre combien la question de la providence tient à
celle de l'immortalité de l'ame , que j'ai le bonheur de croire ,
sans ignorer que la raison peut en douter, et à celle de l'éter-
nité des peines que ni vous , ni moi , ni jamais homme pensant
bien de Dieu , ne croirons jamais.
Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun ,
il me semble qu'elles se rapportent toutes à celle oe l'existence
de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait; s'il est parfait, il est sage,
puissant et juste ; s'il est sage et puissant, tout est bien; s'il est
luste et puissant, mon aine est immortelle; si mon ame est
ininiortelfe , trente ans de vie ne sont rien pour moi , et
sont peut-être nécessaires du maintien de l'univers. Si l'on
m'accorde la première proposition, jamais on n'ébranlera lei
suivantes ; si on la nie , il ne faut point disputer sur ies con-
séquences.
Nous ne sommes , ni l'un ni l'autre , dans ce dernier cas. Bien
loin, du moins, que je puisse rien présumer de semblable de
votre part en lisant le recueil de vos œuvres , la plupart m'of-
frent les idées les plus grandes, les plus douces, les plus conso-
lantes de la divinité, et j'aime bien mieux un chrétien de votre
façon que de celle de la Sorbonne.
Quant à moi , je vous avouerai naïvement que ni le pour ni
le contre ne me paraissent démontrés sur ce point par les seules
lumières de la raison, et que , si le théiste ne fonde son senti*
ment que sur des probabilités # l'athée , moins précis encore , ne
me parait fonder le sien que sur des possibilités contraires. De
plus , les objections de part et d'autre sont toujours insolubles ,
parce qu'elles roulent sur des choses dont les hommes n'ont pas
I[î4 CORRESPONDANCE.
de vëritftUe idée. 5e cotivicns de tout cela , et pourtant je croîs
en Dieu toat aaisi fortement que je crois une autre véritë ,
mrce que croire et ne pas croire sont les choses du monde^in
dépendent le moins de moi ; que l^ëtat de doute est un étttt trop
violeht pour mon ame j «que , quand ma raison flotte , ma foi ne
raison.
Voilà donc une véritë dont nous "partons tous deux , à ]*appm
de laquelle vous sentez combien l'optimisme est facile à dëfenore
-et la providence k justifier, et ce n est pas à vous qu'il faut répé-
ter les ratsonnemens rebattus , maïs solides , qui ont été faits ai
«ouvent à ce sujet. A Végard des philosophes qui ne conviennent
pas du principe , il ne faut point disputer avec eux sur ces ma-
tières , parce que ce qui n'est qu'une preuve de sentiment pour
nous ne peut devenir pour eux une démonstration , et que ce
«n'est pas un discours raisonnable de dire à «n homnte : Fous de^
tfêz croire ceci parce que }€ le crois. Eux , de leur coté , ne doi-
vent point non plus dispnter avec nous sor oes mémea matiërea ,
parce qu'elles ne sont que des corollaires de la prc^oaitien prin*
cîpale qu'un adversaire honnête ose a peine leur opposer : et
qu'à leur lour ils auraient tort d'exiger qn'4m leur prouvât le
corollaire indépendamment de la proposition qui lui sert de base. -
Je pense qu'ils ne le doivent pas encore par une autre raison ,
c'est qu'il y a de l'inliumanité à troubler des âmes paisibles et à
désoler les hommes à pure perte, quand ce qu'on vent leur ap-
prendre n'est ni certain ni utile. Je pense , en un mot , qu'à
votre exemple , on ne saurait attaquer trop fortement la supers^
tition qui trouble la société , ni trop respecter la religion qui la
soutient.
Mais je suis indigné , eomme vous , que la foi de chacun ne
soit pas dans la plus parfaite libefté , et que l'homme ose con-
trôler l'inténeur des consciences oii il ne saurait pénétrer, comme
s il dépendait de nous de croire ou de ne pas croire dans àe%
matières oii la démonstration n'a point lieu , et qu'on pût ja-
mais asservir la raison à l'autorité. Les rois de ce monde ont-ils
donc quelque inspection dans l'autre , et sont-ils en droit de
tourmenter leurs sujets ici-bas pour les'forcer d'aller en paradis?
Non , tout gouvernement humain se borne , par sa nature, aux
devoirs civils ; et , quoi qu'en ait pu dire le sophiste Hobbes ,
quand un homme sert bien l'état , il n^ doit compte à personne
de la manière dont il sert Dieu.
J'ignore si cet être juste ne punira point un jour toute tyran-
nie exercée en son nom^ je suis bien sûr au moins qu'il ne la par-
tagera pas, et ne refusera le bonheur étemel à nul incrédule
vertueux et de bonne foi. Puis-je , sans offenser sa bonté , et
même sa justice, douter qu'un cœur droit ne rachète une erreur
mvolon taire , et que des mœurs irréprochables ne vaillent bien
ANNÉE 1756. 475
xnîlle cultes bizarres prescrits par les hommes et rejetés par la
raison ? Je dirai phis ; si je poayais , à mon choix , acheter les
œuvres au dépend de ma foi , et compenser , à force de verta ,
mon incrédulité supposée , {e ne balancerais pas un instant , et
j'aimerais mieux pouvoir dire à Dieu : T ai fait , sans songer à
toi , le bien qui / est agréable , et mon cœur suivait ta volonté
€an8 la connaître ^ que de lui dire , comme il faudra que je Casse
va jour : Je t'aimais , et Je n'ai cessé de t'offenserjje t'aiconnu^
et n'ai rien fait poitr te plaire.
II y a , je l'avoue , une sorte de profession de foi que les lois
Seuvent imposer ; mais, hors les principes de la morale et da
roit naturel , elle doit être purement négative, parce qu'il peut
exister des religions qui attaquent les fondemens de la société*
et qu'il faut commencer par exterminer ces religions pour assu-
rer la paix de l'état. De ces dogmes à proscrire l'intolcraiice est
sansdimcultë le plus odieux \ mais il faut la prendre à sa source,
car les fanatiques les pins sanguinaires ciiangent ^e langage
selon la fortune , et ne prêchent que patience et douceur quaud
ils ne sont pas les plus forts. Ainsi j'appelle intolérant par prin-
cipe tout homme qui s'imagine qu'on ne peut être homme de
bien sans croire tout ce qu'il croit, et damne im.nitoyabIenient
ceux qui ne pensent pas comme lui. En eflet, les fiaëles sont rare-
ment d'humeur à laisser les réprouvés en paix dans ce monde ,
et un saint qui croit vivre avec ces damnés anticipe volontiers sur
le métier du diable. Quant aux incrédules intolérans qui vou-
draient forcer le peuple à ne rien croire , je ne \es bannirais pas
moins sévèrement que ceux qui le veulent forcer à croire tout
ce qu'il leur plaît; car on voit, au zèle de leurs décisions, à
l'amertume de leurs satires, qu'il ne leur manque que d'ctre les
maîtres pour persécuter tout aussi cruellement les croyans qu'ils
sont eux-mêmes persécutés par les fanatiques. Ou est Thomme
paisible et doux qui trouve boq qu'on ne pense pas comme lui ?
Cet homme ne se trouvera sûrement jamais parmi \ts dévots ,
et il est encore à trouver chez les philosophes.
Je voudrais donc qu'on eût , dans chaque état , un code mo-
ral , ou une espèce de profession de foi civile qui contint positi-
vement les maximes sociales que chacun serait tenu d'admettre ,
et négativement les maximes intolérantes qu'on serait tenu de
rejeter , non comme impies , mais comme séditieuses. Ainsi ,
toute religion qui pourrait s'accorder avec le code serait admise;
toute religion qui ne s'y accorderait pas serait proscrite , et cha-
cun serait libre de n'en avoir point d'autre que le code même.
Cet ouvrage , fait avec soin , serait , ce me semble , le livre le
plus utile qui jamais ait été composé, et peut-être le seul néces-
saire aux hommes. Voilà, monsieur, un sujet pour vous; je
souhaiterais passionnément que vous voulussiez entreprendre
cet ouvrage, et l'embellir de votre poésie, afin que, chacun
pouvant l'apprendre aisément , il portât des l'enfance , dans
tous les cœurs, ces sentimens de douceur et d'humanité qui
4^6 CORRESPONDANCE.
brillent dans vos écrits , et qui manquent à tout le monde dans
la pratique. Je vous exhorte à méditer ce projet , qui doit plaire
à 1 auteur d'Alzxre. Vous nous avez donné , dans votre poème
sur la religion naturelle , le catéchisme de l'homme ; donnes-
nous maintenant , dans celui que je vous propose , le caté-
chisme du citoyen. C'est une matière à méditer long-temps , et
peut-être à réserver pour le dernier de vos ouvrages , afin d ache*
ver, par un bienfait au genre humain , la plus brillante car-
rière que jamais homme de lettres ait parcourue.
Je ne puis m'empêcher , monsieur , de remarquer à ce propos
nne opposition bien singiilière entre vous et mol dans le sujet
de cette lettre. Rassasié de gloire , et désabusé des vaines gran-
deurs , vous vivez libre au sein de l'abondance ; bien sur de
votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la natore
de l'ame ; et , si le corps ou le cœur souffre , vous avez Troochia
pour médecin et pour ami : vous ne trouves pourtant que mal
sur la terr#. Et moi , homme obscur , pauvre et tourmenté d'an
mal sans remède , je médite avec plaisir dans ma retraite , et
trouve que tout est bien. D'oii viennent ces contradictions appa-
rentes ? Vous l'avez vous-même expliqué : vous jouissez , noLêiê
j'espère; et l'espérance embellit tout.
•Tai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre que vous
en aurez à l'achever. Pardonnez-moi , grand homme , un sèle
peut-être indiscret , mais qui ne s'épancherait pas avec vous si je
vous estimais moins. A Dieu ne plaise que je veuille ofifenser
celui de mes contemporains dont j honore le plus les talens , et
dont les écrits parlent le mieux à mon cœur ; mais il s'agit de la
cause de la providence , dont j'attends tout. Après avoir si long-
temps puise dans vos leçons des consolations et du courage , il
m'est dur que vous m'ôtiez maintenant tout cela pour ne m'offrir
qu'une espérance incertaine et vague , plutôt comme un pallia-
tif actuel , que comme un dédommagement à venir. Non , j'ai
trop souffert en cette vie pour n'en pas attendre une autre.
Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter
un moment de l'immortalité de l'ame, et d'une providence
bienfaisante. Je la sens , je la crois , je la veux, je l'espère, je
la défendrai jusqu'à mon dernier soupir ; et ce sera , de toutes
les disputes que j'aurai soutenues , la seule oii mon intérêt ne
sera pas oublié.
Je suis avec respect, monsieur, etc.
ANNÉE 1756. 427
A M. MONIER,
peintre éCAifignon , qui m'aidait envoyé trois fois la même
pièce de vers, demandant instamment une réponse,
A rHennitage , le i4 septembre 1756.
XXiNSi, monsieur , yotre ëpitre et vos louanges sont un expé-
dient que la curiosité vous inspire, pour voir une lettre de ma
façon : d'oii j'infère à quoi j'aurais du m'attend re , si des moyens
contraires vous eussent conduit à la même fin.
Pour moi , je trouve qu'on ne doit jamais répondre aux injures»
et moins encore aux louanges ; car , si la vérité les dicte , elle
en fait l'excuse ou la récompense ; et si c'est le mensonge , il
les faut également mépriser.
D'ailleurs, monsieur , que dire à quelqu'un qu'on ne connaît
point ? Il y a de Tesprit dans vos vers \ vous m y donnez beau-
coup d'éloges , et peut-être en méritez-yous à plus jilste titre :
mais ce sont deux taibles recommandations près de moi , que de
l'esprit et de l'encens.
Je vois que vous aimez à écrire ; en cela , je ne vous blâme
pas : mais, moi , je n'aime point à répondre, surtout à des com-
plimens , et il n'est pas juste que je sois tyrannisé pour votre plai-
sir: non que mon temps soit précieux comme vous dites ; il se
passe à souffrir , ou se perd dans l'oisiveté , et j'avoue qu'on ne
F eut guère en faire un moindre usage ; mais, quand je ne puis
employer utilement pour personne , je ne veux pas qu'on
xn'empeche de le perdre comme il me plaît. Une seule minute
usurpée est un bien que tous les rois de l univers ne me sauraient
rendre^ et c'est pour disposer de moi que je fuis les oisifs des
villes , gens aussi ennuyés qu'ennuyeux , qui , ne sachant que
faire de leur temps, abusent de celui des autres.
Je suis très-parfaitement , etc.
A M. Jacob VERNET.
Montmorenci , le 18 septembre 1766.
J'ai lu, monsieur , avec d'autant plus de joie la dernière lettre
dont vous m'avez honoré, que j'étais toujours dans quelque in-
quiétude sur TefFet de la mienne à M. d'Alembert, par rapport
à ses imputations indiscrètes ) car, pour bien traiter des matières
aussi délicates, rien n'est moins suffisant que la bonne intention,
et rien n'est plus commun que de tout gâter en pensant bien
faire. L'assurance que vous me donnez , que je ne suis pas dans
le cas , m'ôte un grand poids de dessus le cœur , et ce n'est pas
{)eu d'ajouter au plaisir que m'aurait fait votre lettre dans tous
es temps. Vous avez raison, monsieur , de croire que j'ai été
content de votre déclaration (1) , mais content n'est pas assez
(1) La Déclaration des ministres de Genève, à Toccasion de l'article
Genève de V Encyclopédie,
428 CORRESPONDANCE.
dire. La modération , la sagesse, la fermeté^ tout s'y tronye^
je regarde cette pièce comme un modèle qui, malheureusement,
ne sera pas imite par beaucoup de théologiens. Tout ce qu'il fal-
lait étant fait de part et d'autre , j'espère que cette dangereuse
tracasserie n'aura point de suites ; et , quand elle en aurait , je
pense jque le silence est le meilleur moyen de la faire finir : au
moins par rapport à moi , c'est le parti que je crois devoir prendre
dans les critiques qui me pleuvent sur ce point et sur tous le»
autres. Il m'est d'autant moins difficile de n'y pas répondre , qiie
je me suis imposé de n'en lire aucune. Il a pourtant fallu faire
exception pour celle de Vabbé de ta Porte , parce qu'il me l'a
envoyée avec une lettre , et qu'il a bien fallu faire réponse à cette
lettre ; mais ce qui ne fait que s'écrire est bien différent de ce qni
s'imprime. Voici tout ce que je lui ai dit à ce sujet : Quand aux
mots de consubstantiel , de in'nUé , d'incarnation , que vous me
dites être clair-^emés dans nos livres » ils y sont tout aussi fré^
quens que dans Récriture , et nous nous consolons d*étre héréti'^
ques avec les apôtres et J ésus^Clirist\
n est incontestable , monsieur, par le reste de votre lettre, qne
vous avez vu le fond de la question plus nettement et plus dai—
reraent que moi; d'ailleurs , connaissant mieux le local , vous
faites des distinctions plus justes , et je ne doute pas qne si j'avais
eu quelque conversation avec vous sur cette matière , avant que
d'écrire mon livre, il n'en fût devenu meilleur. Si j'avais le bon*
heur de me retirer dans ma patrie, et que je me sentisse encore
en état de travailler , je vous demanderais la permission de vous
voir et de vous consulter quelquefois. Je n'aurais pas seulement
liesoin du secours de vos lumières, mais aussi de celui de votre
sagesse, car je me sens trop emporté par un caractère ardent qui
aurait souvent besoin d'être retenu. Je m'aperçois du bien que
me font vos lettres , et je ne doute pas que votre conversation
ne m'en fît encore davantage. Ce serait satisfaife un besoin en
me procurant un plaisir. Recevez , monsieur, les assurances de
mon véritable et profond respect.
A M. DIDEROT.
Ce mercredi soir, lySj.
v^UAND vous prenez des engagemens, vous n'ignorez pas que
vous avez femme , enfant , domestique , etc. Cependant vous
ne laissez pas de les prendre comme si rien ne vous forçait d'y
manquer : j'ai donc raison d'admirer votre courage. Il est vrai
que , quand vous avez promis de venir , je murmure de vous
attendre toujours vainement; et , quand vous me donnez des ren-
dez-vous , de vous voir manquer à tous sans exception : voilà ,
je pense , le plus grand des maux que je vous ai faits en ma vie.
Vous n'avez pas changé? Ne vous flattez pas de cela. Si vous
eussiez toujours été ce que vous êtes, j'ai bien de la.peine à croire
ANNÉE 17^7. 4^9
que je fusse devenu voire ami ; je suis bien siir au moins que vous
ue seriez pas devenu le niieu.
Vous voulez venir à Thcrniitagc samedi ? Je vous prie de n'en
rien faire ; je vous en prie inslanmicnt. Dansladisposition oii nouft
sommes lous deux , il ne convient pas de se voir sitôt ; car il y a
Lien de Tapparence que ce serait notre dernière entrevue, et je ne
veux pas exposer une amitié qui m'est chcre à cette crise. Il n'est pas
question de mon ouvrage, et je ne suis plus en état d'en parler ,
ni d'y penser. Mais peut-être serez-vous bien aise de gagner une
maladie, pour avoir le plaisir de mêla reprocher, et de me
chagriner doublement. Dans nos altercations , vous avez toujours
été l'agresseur. Je suis très-sûr de ne vous avoir jamais fait
d'autre mal , que de ne pas endurer assez patiemment celui que
vous aimez à me faire , et en cela je conviens que j'avais tort.
J'étais heureux dauo ma solitude ; vous avez pris à tâche d'y
troubler mon bonheur, et vous la remplissez fort bien. D'ail-
leurs, vous avez dit qu'il n'y a que le méchant qui soit seul; et,
pour justifier votre sentence , il faut bien , à quelque prix que ce
soit, faire en sorte que je le devienne. Philosophes ! Philosophes!
Non, je ne reprocherai point au ciel de m'avoir donné des
amis; mais sans madame à^Hpinay ^ j'ai bien peur que je n'eusse
k lui reprocher de ne m'en avoir point donne. Au reste , je ne
conviens pas de leur inutilité 3 ils servaient ci -devant à me
rendre la vie agréable , et servent maintenant h m'en détacher.
Quant au sophisme inhumain que vous me reprochez , vous
avez raison d'en parler bien bas 5 vous ne sauriez eti parler assez
bas pour votre honneur. Que Dieu vous préserve d'avoir un cœur
qui voie ainsi ceux de vos amis I Je commence à être de votre
avis sur madame Le Vasseur'y elle sera mieux à Paris : malheu-
reusement je ne puis l'y tenirdans l'aisance ; mais je lui donnerai
tout t(.» que j'ai , je vendrai tout ; si je puis gagner quelque chose,
le produit sera pour elle. Elle a des eufans k Paris, qui peuvent
la .soigner : ^'ils ue sufUsent pas , sa fille la suivra. Eu tout cela,
je ne ferais pas trop pour mon cœur , ni assez pour mes amis.
Mais, quoi qu'il en puisse arriver, je ne veux pas aliéner la li-
berté de ma personne , ni devenir son esclave ; la philosophie
dûl-elle me démontrer que je le dois. Je resterai seul ici ; je man-
gerai du pain , je boirai de l'eau ) je serai heureux et tranquille :
vous aurez madame Le yussenr , et je serai bientôt oublié.
Je crois avoir répondu au lettré, c'est-à-dire, au fîls d'un fer-
mier général , que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aper-
çus sur le rempart , attendant mon liard; qu'apparemmeut il les
en avait amplement dédommagés ; que je 1 étaulissais mon subs-
titut ; que les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre de cet
échange ; mais que je ne trouverais pas aisément un si bon subs-
titut pour ceux de Montmorenci , qui en avaient beaucoup plus
de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable , qui a passé sa
vie à travailler , et qui , ne le pouvant plus» meurt de faim sur
les vieux jours. Ma cooicience eit plut epntentc des deux sous
43o CORRESPONDANCE.
que je lui donne tous les lundis , que de cent liards que j'aurait
uistribucs à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisans , vous
autres pliilosophes, quand vous regardez les habitans des villes ,
comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C'est
à la campagne , qu'on apprend à aimer et servir l'humanîté : on
n'apprend qu'à la mépriser dans les villes. J'ai des devoirs dont
je suis l'esclave ; et c'est pour cela que je ne veux pas m'en im-
poser d'autres qui m'ôtent le pouvoir de remplir ceux-là.
Je remarque une chose , qu il est important que je vous dise.
Je ne vous ai jamais écrit sans attendrissement , et je mouillai de
mes larmes ma précédente lettre ; mais enfin , la sécheresse des
vôtres s'étend jusqu'à moi. Mes yeux sont secs, et mon cœur se
resserre en vous écrivant. Je ne suis pas en état de vous voir : oe
venez pas , je vous en conjure. Je n'ai jamais consulté le temps ,
ni compté mes pas , quand mes amis ont eu besoin de ma pré-
sence. Je puis attendre d'eux le même zële ; mais ce n'est pas ici
le cas de remployer. Si vous avez quelque respect pour une an-
cienne amitié , ne venez pas l'exposer à une rupture infaillible
et sans retour. Je vous envoie cette lettre par un exprès , auquel
vous pourrez remettre mes papiers cachetés.
A M. DIDEROT.
«l' A I envie de reprendre , en peu de mots, l'histoire de nos dé-
mêlés. Vous m'envoyâtes votre livre. Je vous écrivis là-dessus
un billet, le plus tendre et le plus honnête que j'aie écrit de ma
vie , et dans lequel je me plaignais , avec toute la douceur de
Tamitié , d'une maxime très-louche , et dont on pourrait me
faire une application bien injurieuse. Je reçus en réponse une
lettre très -sèche , dans laquelle vous prétendez me faire grâce,
en ne me regardant pas comme un malhonnête homme ; et cela ,
uniquement parce que j'ai chez moi une femme de quatre-vingts
ans : comme si la campagne était mortelle à cet âge, et qu'il n'y
eût des femmes de quatre-vingts ans qu'à Paris. Ma réplique avait
toute la vivacité d'un honnête homme insulté par son ami : vous
repartîtes par une lettre abominable. Je me défendis encore et
très-fortement ; mais me défiant de la fureur oii vous m'aviez
mis , et , dans cet état même , redoutant d'avoir tort avec un
ami , j'envoyai ma lettre à madame à^Epinay, que je fis juge de
notre différend. Elle me renvoya cettemême lettre , en me con-
jurant de la supprimer, et je la supprimai. Vous m'en écrivez
maintenant une autre , dans laquelle vous m'appelez méchant ,
injuste^ cruel , féroce. Voilà le précis de ce qui s'est passé dans
cette occasion.
Je voudrais vous faire deux ou trois questions très-simples.
Quel est l'agresseur dans cette affaire? Si vous voulez vous eu
rapporter à un tiers , montrez mou premier billet ; je montrerai
le vôtre.
£n supposant que j'eusse mal reçu vos reproches, et que
1' V.
ANNEE 1757. . . 43i
j*cusse tort dans le fond, qui de nous deux était le plus obligé de
prendre le ton de la raison pour y ramener l'autre ? Je n'ai ja-
mais résisté à un mot de douceur. Vous pouvez l'ignorer , mais
TOUS pouvez savoir que je ne cède pas volontiers aux outrages.
Si votre dessein , dans toute cette affaire , eût été de lu'irriter ,
qu'eussiez^vous fait de plus ?
Vous vous plaignez beaucoup des maux que je vous ai faits.
Quels sont-ils donc ^nfin ces maux ? Serait-ce de ne pas endurer
assez patiemment ceux que vous aimez à me faire ; de ne pas me
laisser tyranniser à votre gré ; de murmurer quand vous affectez
de me mancjuer de parole , et de ne jamais venir lorsque vous
l'avez promis? Si jamais je vous ai fait d'autres maux , articulez-
les. Moi , faire du mal à mon ami! Tout cruel , tout méchant ,
tout féroce que je suis , je mourrais de douleur , si je croyais
jamais en avoir fait à mon plus cruel ennemi autant que vous
m'en faites depuis six semaines.
Vous me parlez de vos services ; je ne les avais point oubliés :
mais ne vous y trompez pas ; beaucoup de gens m'en ont rendu ,
qui n'étaient point mes amis. Un honnête homme , qui ne sent
rien, rend service, et croit être ami; il se trompe ; il n'est qu'hon«
néte homme. Tout votre empressement , tout votre zèle pour me
procurer des choses dont je n ai que faire, me touchent peu. Je ne
veux que de l'amitié } et c'est la seule chose qu'on me refuse. In-
grat , ie ne t'ai point rendu de services , mais je t'ai aimé ; et tu ne
me paieras de ta vie ce que j'ai senti pour toi durant trois mois.
Montre cet article à ta femme , plus eauitable que toi ; et de-
mande-lui si , quand ma présence était douce à ton cœur affligé ,
je comptais mes pas et regardais au temps qu'il faisait, pour aller
à Vincennes consoler mon ami. Homme insensible et dur; deux
larmes , versées dans mon sein , m'eussent mieux valu que le
trône du monde ; mais tu me les refuses, et te contentes de m'en
arracher. Hé bien ! carde tout le reste , je ne veux plus rien de toi.
Il est vrai que j'ai engagé madame d Epinay à vous empêcher
de venir samedi aemier. Nous étions tous deux irrités : je ne sais
point mesurer mes paroles; et vous , vous êtes défiant, ombra-
geux , pesant à la rigueur les mots lâchés inconsidérément , et
sujet à donner à mille choses simples un sens subtil auquel on n'a
point songé. Il était dangereux en cet état de nous voir. De
plus, vous vouliez venir à pied; vous risquiez de vous faire
malade , et n'en auriez pas , peut-être , été trop fâche. Je ne me
sentais pas le courage de courir tous les dangers de cette entre-
vue. Cette frayeur ne méritait assurément pas vos reproches;
car, quoi que vous puissiez faire, ce sera toujours un lien sacré
pour mon cœur, que celui de notre ancienne amitié; et,dus-
fiez-vous m'insulter encore , je vous verrai toujours avec plaisir,
quand la colère ne m'aveuglera pas.
A l'égard de madame a Epinay , je lui ai envoyé vos lettres
et les miennes; je serais étouffé cte douleur , sans cette conimu-
nication; et , n'ayant plus de raison, j'avais besoin de conseils.
433 • CORRESPONDANCE.
\ous paraisses toujours si fier de vos procédée dans cette affiur* p
que vous devez être fort content d'avoir un témoin qui les puisse
admirer. Il est vrai qu'elle vous sert bien ; et , si je ne ccninaû>«
sais son motif, je la croirais anssi injuste que vous.
Pourmxti, pins j'y pense, moins je puis. vous comprendre*
Comment! parce qu^ù propos je ne sais pas tfopde quoi, tous
aves dit que le méchant est seul , faut-il absolument me rendre
méchant , et sacrifier votre ami à votre sentence ? Pour d^autfes
auteurs , l'alternative serait dangereuse : mais tous ! D'ailleurs ,
cette alternative n'est point nécessaire ; votre sentence , quoique
obscure et louche , est trës-vraie en un sens , et dans ce sens elle
elle ne me fait qu'honneur : car , quoi que vous en disies , je sais
beaucoup moins seul ici, que vous au milieu de Paris. Dideret !
Diderot ! Je le vois avec une douleur amëre : sans cesse an mi-
lieu des méchans , vous apprenez à^leur ressembler; votre bon
cœur se corrompt parmi eux, et vous forcez le mien de se détar
cher insensiblement de vous.
A MADAME D'ÉPINAY.
A l'Henni tag^ , ce jeudi , i jS^*
DiDEKOT m'a écrit une troisième lettre, en me renvoyant
mes papiers. Ma réponse était faite quand j'ai reçu la vôtre } il
y a trop lonff-temps que cette tracasserie dure ; il faut qu'elle
finisse : ainsi n'en parlons plus. Mais oii ave^vous pris que je
me plaindrai de vous aussi , parce que vous me querellez ? £h !
vraiment , vous faites fort oien : j'en ai souvent grand besoin
quand j'ai tort; et même à présent que vous me querellez quand
) ai raison , je ne laisse pas de vous en savoir gré ; car )e vois vos
motifs ; et tout ce que vous me dites , pour être franc et sin-
cère , n'en a que mieux' le ton de l'eshme et de l'ami feié. Mais
vous ne me ferez jamais entendre que vous croyez me faire
grâce , en parlant bien de moi : vous ne direz jamais : Encore y
aurail^il bien à dire là-^ssue. Vous m'offenseriez vivement , et
vous vous outrageriez vous-^ême: car il ne convient point à
d'honnêtes gens d'avoir des amis dont ils pensent mal. Com*
ment , madame ! appelez-^vous cela une forme , un extérieur ?
£n qualité de solitaire , je suis plus sensible qu'un autre : en
Sualité de malade , j'ai droit anx ménagemens que l'humanité
oit à la faiblesse et à l'humeur d'un homme qui souffre. Je suis
panvre, et il me semble que cet état mérite encore des égards.
Que je vous fasse donc ma déclaration sur ce que }'exige de l'ami-
tié , et sur ce que j'y veux mettre. Reprenez librement ce que
vous trouverez à blâmer dans mes règles; mais atteudez-vous à
ne m'en pas voir départir aisément ; car elles sont tirées de mou
caractère , que je ne puis changer.
Premièrement , je veux que mes amis soient mes amis , et non
pas mes maHres ; qu'ils m^e conseillent , et non pas qu'iU me
ANNÉE 1757. 433
gûuTernent : je veux bien leur aliéner mon cœur , mais non pas
ma liberté.
Qu'ils me parlent toujours librement et franchement. Ils
Esuvent me tout dire : hors le mépris , je leur permets tout,
e mépris des indiflerens m'est indiiïerent ; mais si je le soulFrais
de mes amis, j'en serais digne. S'ils ont le malheur de me mé-
priser, qu'ils ne me le disent pas; car à quoi cela sert-il? Qu'ils
me quittent , c'est leur devoir envers eux-niéuaes. A cela près ,
quand ils me font leurs représentations , de quelque ton qu'ils
les fassent , ils usent de leur droit ; quand , après les avoir écou-
tés , je fais ma volonté , j'use du mien , et je ne veux plus que,
quand j'ai pris une fois mon parti , ils y trouvent sans cesse à
redire, en m'accablant de criaillcries éternelles , et tout^à-fait
inutiles.
Leurs grands empressemens à me rendre mille services, dont
je ne me soucie point , me sont à charge; j'y trouve un certain
air de supériorité , qui me déplaît. D'ailleurs , tout le monde en
peut faire autant. J aime mieux qu'ils m'aiment et se laissent
aimer; voilà ce que les amis seuls savent faire. Je m'indigne,
surtout , quand le premier venu les dédommage de moi , tandis
que je ne peux souifrir qu'eux seuls au monde. 11 n'y a que leurs
caresses qui puissent me faire endurer -leurs bienfaits; et, quand
je fais tant que d'en recevoir d'eux , je veux qu'ils consultent
mon goût, et non pas le leur: car nous pensons si différemment
sur tant de choses, que souvent ce qu'ils jugent bon me parait
mauvais.
S'il survient une querelle , je dirais bien que c'est à celui qui
a tort de revenir le premier ; mais c'est ne rien dire , car chacun
croit toujours avoir raison. Tort ou raison , c'est k celui qui a
coinmeucé la querelle à la finir. Si je reçois mal sa censure , si
je m'aigris sans sujet , si je me mets en colère mal à propos , je
ne veux point qu'il s'y mette à son tour. Je veux qu'il me ca-
resse bien; qn il me baise bien; entendez-vous, madame; eu
un mot, qu il commence par m'apaiser, ce qui ne sera pas
long ; car il n'y a point d'incendie au fond de mon cœur , qu'une
larme ne puisse éteindre. Alors , quand je serai attendri , calmé,
honteux, confus, qu'il me gourmande bien , qu'il me dise bien
mon fait , et sûrement il sera content de moi. 'VoiU ce que je
veux que mon ami fasse envers moi quand j'ai tort, et ce que ]e
suis toujours prêt à faire envers lai dans le même cas. S il est
?[uestion d'une minutie, qu'on la laisse tomber, et qa'on ne se
àsse pas un sot point d'honneur d*avoir tbajonn Tcvantage-
Je puis vous citer là-dessus une espèce de p«til ^ovft
TOUS ne vous doutez pas , quoiqu'il vous resari
sion de ce billet oii je vous parlais de la Baftilb|
diftérent de celui oii vous le prîtes, et qna'Tu..
assurément pas comme je vous l'avais ^nt. Yo
une lettre bien éloignée d'être injurieuse et dàol*
n'en savez point écrire de telles k vos amis) ,
7-
434 CORRESPONDANCE.
que vous étiez mécontente de la mienne. J'étais persuadé, comme
je le suis encore, qu'en cela vous aviez tort; je vous répliquai:
vous aviez établi certaines maximes , qu'il faut aimer les nommes
indifféremment; qu'il faut être content des autrea, pour l'tent
de soi; que nous sommés faits pour la société, pour 5opportar
mutuellement nos défauts , pour avoir entre nous une intimité
de frères, etc. Vous m'aviez mis précisément sur mon terrain.
Ma lettre était bonne , du moins je la crus telle , et sûrement
vous auriez pris du temps pour y répondre. Prêt à la fermer , |e
la relus avec plaisir ; elle avait , n'en doutez pas , le ton de rami«
lié , mais une certaine chaleur dont je ne puis me défendre. Je
sentis que vous n'en seriez pas plus contente que de la première,
et qu'il s'élèverait entre nous un nuage d'altercation dont je se*
rais la cause. A l'instant je jetai ma lettre au feu , résolu d'en de-
meurer là. Je ne saurais vous dire avec quel contentement de
cœur je vis brdler mon éloquence ; et vous savez que je ne vons
mitié.
J'ai bien d'autres prétentions encore avec mes amis , et elles
augmentent k mesure qu'ils me sont chers. Aussi serai-jc de jour
en )onr plus difficile avec vous : mais, pour le coup , il faut finir
cette lettre.
Je vois , en relisant la vôtre , que vous m'annoncez le paqnet
de Diderot. L'un et l'autre ne me sont pourtant pas parvenus
ensemble, et j'ai reçu le paquet long-temps avant la lettre. Ne
vous étonnez pas , si je prends Paris toujours plus en haine ;
il ne m'en vient rien que de chagrinant , hormis vos lettres.
Je n'irai jamais. Si vous voulez me faire vos représentations là-
dessus , et même aussi vivement qu'il vous plaira , vous en avez
le droit. Elles seront bien reçues et inutiles. Après cela, vous ne
m'en ferez plus.
Faites ce que vous jugerez à propos au sujet du livre de
M. d'Holbach ; mais je n'approuve pomt qu'on se charge d'une
édition , et surtout une femme. C'est une manière de faire ache-
ter un livre par force , et de mettre à contribution ses amis. Je
ne veux point de cela. Bon jour , ma bonne amie.
A M. VERNES.
A THermiUige , le 4 avril lySy,
Votre lettre, mon cher concitoyen , est venue me consoler
dans un moment oii je croyais avoir à me plaindre de l'araitié ,
et je n'ai jamais mieux senti combien la vôtre ta'était chère. Je
me suis dit : Je gagne un jeune ami j je me survivrai dans lui , il
aimera ma mémoire après moi ; et j'ai senti delà douceur à m'at-
tendrir dans cette idée.
J'ai lu avec plaisir les vers de M. Roustan ; il y en a de très-
ANNÉE 1757. 435
beaux parmi d'autres fott mauvais ; mais ces disparates sont ordi-
naires au génie qui commence. J'y trouve beaucoup de bonnes
pensées et de la vigueur dans l'expression ; j'ai grand peur que
ce jeune homme ne devienne assez bon poëte 'pour élre un mau-
vais prédicateur ; et le métier qu'un nonnête homme doit le
mieux faire, c'est toujours le sien. Sa pièce peut devenir fort
bonne , mais elle a besoin d'être retouchée ; et à moins que M. de
Voltaire n'en voulût bien prendre la peine , cela ne peut pas se
faire ailleurs qu'à Paris; car il y a une certaine pureté de goût ,
et une correction de style qu'on n'atteint jamais dans la province ,
quelque effort qu'on fasse pour cela. Je chercherai volontiers
quelque ami qui corrige la pièce et ne la gâte pas^ c'est la ma<«
nière la plus nonnête et la plus convenable dont je puisse re-.
mercier 1 auteur : mais son consentement est préalablement né-
cessaire.
Il est vrai , mon ami , que j'espérais vous embrasser ce prin-
temps, et que je compte avec impatience les minutes qui s'écoulent
jusques à ma retraite dans ma patrie , ou du moins k son voisi-
nage. Mais j'ai ici une espèce dfe petit ménage, une vieille gou-
vernante de quatre-vingts ans , qu'il m'est impossible d'emme*
ner, et que je ne puis abandonner, jusqu'à ce qu'elle ait ua
asile , ou que Dieu veuil le disposer d'elle ; ]e ne vois aucun moyea
de satisfaire mon empressement et le vôtre tant que cet obstacle
subsistera.
Vous ne me parlez ni de votre santé ni de votre façiille f voilà
ce que je ne vous pardoane point j je vous prie de croire que vous
m'êtes cher et que j'aime tout ce qui vous appartient. Pour moi ,
je traîne et souffre plus patiemment dans ma solitude, que
qoand j'étais obligé de grûnacer devant les importuns; cepçndant
je vais toujours , je me promène , je ne manque pas de vigueur f
et voici le temps que je vais me dédommager du rude hiver que
j'ai passé dans les Dois.
Je vous prie instamment de ne point m'adresser de lettres ches
madame a'Épinay ', cela lui donne des embarras , et multiplie
les frais; il faut écrire, envoyer des exprès; et l'on évite tout
cela en m'écrivant tout bonnement à (Hermitagé , sous Moitié
morenci , par Paris y les lettres me sont plus promptement , aussi
fidèlement rendues, et à moindres frais pour maaame d'Épinay
et pour moi. A la vérité quand il est question de paquets un peu
gros , comme le précédent , on peut mettre une enveloppe avec
cette adresse : A M» de Lalive d'Épinay , fermier^général du
roi, à r hôtel des Fermes^ à Paris. Car , ce que je vois qu'on ne
sait pas à Genève , c'est que les fermiers-généraux ont bien leurs
ports francs à l'hôtel des Fermes, mais non pas chez eux. Encore
faut-il bien prendre garde qu'il ne paraisse pas que leurs paquets
contiennent des lettres à d autres adresses; et il y a dans cette
économie une petite manœuvre que je n'aime point.
Adieu , mon cher concitoyen ; quand viendra le temps oii
nous irons ensemble profiter des utiles délassemens de ce méde-
436 CORRESPONDANCE.
cin du corps et de l'aine , de ce Chrysippe moderne , que j'estîme
plus que 1 ancien , que j'aime comme mon ami , et que je res^
pecte comme mon maître.
P. S. Je vous envoie , ouverte , ma réponse à M. Roustan ,
pour que
croyez ca]
intention.
i VOUS en jueiez et que vous la supprimiez , si vous It
Lpable de lui déplaire ; car assurément ce n'est pas mon
A M. DE SAINTLAMBBRT.
A rHermitage^ le 4 septembre lySy.
liiif commençant de vous connaître , je désirai de vons aîraer.
Je n'ai rien vu de vous qui n'augmentât ce désir. Au moment
oh j'étais abandonné de tout ce qui me fut cher , je vons dns
utie amie , qui me consolait de tout , et à laquelle je m'attachais
à mesure qu elle me parlait de vous. Voyez , mon cher Saint-
Lambert , si j'ai de quoi vous aimer tous deux , et croyes qne
mon cœur n'est pas de ceux qui demeurent en reste. Pourquoi
fant-il donc que vous m'ayez afiliçé l'un et l'autre ? Laissez-moi
promptement délivrer mon ame du poids de vos torts. Comme
fe me suis plaint de vous à elle, je viens me plaindre d'elle à
TOUS. Elle m'a bien entendu : j'espère que vous m'entendrez de
même; et peut-être, une explication , dictée par l'estime et la
confiance , produira-t-elle , entre de nouveaux amis , l'effet de
l'habitude et des ans.
Je songeais à vous , sans songer guëre k elle , quand elle est
venue me voir et qu'elle a commence de me chercher. Connais-
sant mon penchant à m'atlacher , et les chagrins qu'il me
donne , j'ai toujours fui les liaisons nouvelles; et il y avait quatre
ans qu'elle m'offrait l'entrée de sa maison, sans que jamais j'v
eusse mis le pied. Je n'ai pu la fuir ; je l'ai vue ; j'ai pris la douce
habitude de la voir. J'étais solitaire et triste ; mon cœur a/TIigé
ne cherchait que des consolations ; je les trouvais auprès d'elle ;
elle en avait bcsoin*à son tour; elle trouvait un ami sensible à
ses peines. Nous parlions de vous , du bon et trop facile Diderot ,
de l'ingrat Grimm , et d'autres encore. Les jours se passaient
dans cet épanchement mutuel. Je m'attachais en solitaire , eu
homme amigé : elle conçut aussi de l'amitié pour moi ; elle m'en
promit du moins. Nous faisions des projets pour le temps oii
nous pourrions lier entre nous trois une société charmante , dans
laquelle j'osais attendre de vous , il est vrai , du respect pour elle
et des égards pour moi.
Tout est changé , hormis mon cœur. Depuis votre départ elle
me reçoit froidement ; elle me parle à peine, même de vous :
elle trouve cent prétextes pour m'éviter; un homme dont on
veut se défaire n'est pas autrement traité que je le suis d'elle j du
moins autant que j'en puis juger, car je n ai encore été congédié
de personne. Je ne sais ce que signifie ce changement. Si je l'ai
mérité , qu'on me le dise , et je me tiens pour chassé : si c'est
ANNÉE 1757. 437
légèreté , qu'on me le dise encore ; je me retire aujourd'hui, et
serai consolé demain. Mais après avoir répondu aux avances
qui m'ont été faites , après avoir goûté le charme d'une société
oui m'est devenue nécessaire , je crois , par l'amitié qu'on m'a
uemandée , avoir acquis quelque droit à celle qui m'était offerte ;
je crois, par l'état de langueur oii je suis réduit dans ma retraite,
mériter au moins quelques égards ; et , quand je vous demande
compte de l'amie que vous m'avez donnée , je crois vous inviter
à remplir un devoir de l'humanité.
Oui , c'est à vous que je demande compte d'elle. N'est-ce pas
de vous qu%Iui viennent tous ses sentimens? Qui le sait mieux
que moi r J|f le sais mieux que vous , peut-être , et je puis hien
lui reprocher ce que je reprochais , avec moins de justice , à
feu madame d'Holbacn (1) , qu'elle ne m'aime que par l'impul-
sion de celui qu'elle aime. Dites-moi donc d'où vient son refroi-
dissement? Auriez-vous pu craindre que je ne cherchasse avons
nuire auprès d'elle , et qu'une vertu mal entendue ne me rendit
perfide et trompeur? L article d'une de vos lettres, qui me re-
garde, m'a fait entrevoir ce soupçon. Non , non, Saint-Lam-
bert, la poitrine de J. J. Rousseau n'enferma jamais le cœur
d'un traître , et je me mépriserais bien plus que vous ne pensez ,
si jamais j'avais essayé de vous ôter le sien.
Ne croyez pas m'avoir séduit par vos raisons : j'y vois l'hon-
nêteté de votre ame , et non votre justification. Je blâme vos
liens } vous ne sauriez les approuver vous-même ; et tant que
vous me serez chers l'un et 1 autre , je ne vous laisserai jamais la
Bécurité de l'innocence dans votre état. Mais un amour tel que
le votre mérite aussi des égards , et le bien qu'il produit le rend
moins coupable. Après avoir connu tout ce qu elle sent pour
vous , pourrais-je vouloir vous rendre malheureux l'un par
l'autre? Non , je me sens du respect pour une union si tendre, et
ne la puis mener à la vertu par le chemin du désespoir. Un mot,
surtout, qu'elle me dit il y a deux mois , et que je vous rappor-
terai quelque jour, m'a touché au point que , de confident de
sa passion , j'en suis presque devenu le complice ; et il est cer-
tain que , si vous pouviez jamais abandonner une pareille
amante , je ne saurais m'empêcher de vous mépriser. Je me suis
abstenu d'attaquer vos raisons, que je pouvais mettre en poudre;
j'ai laissé goûter à son tendre cœur le charme de s'y complaire;
et, sans lui cacher mon sentiment, j'ai laissé le voile sur cette
égide redoutable , dont ses yeux et les vôtres se seraient détour-
nés. Je le répète , je ne veux point vous ôter l'un à l'autre. Bien
loin de là : si jamais , entre vous deux , j'ai le bonheur de faire
}>arler la vérité , sans vous déplaire , et d'adoucir sa voix dans
à bouche d'un ami , je ne veux que prévenir l'infaillible terme
de l'amour , en vous unissant d'un lien plus durable , à l'épreuve
(i) Q'iand j'écrivais celte lettre > M. dTIolbach avait déjà sa secondo
&muie , sœur de la première.
438 CORRESPONDANCE.
du ravage des ans, dont yoos puissiez tous deux vous honorer a
la face des hommes , et qui vous soit doux encore au dernier
moment de la vie. Mais soyez sûrs que je ne tiendrai jamais cci
discours à aucun des deux séparément.
Un excès de délicatesse vous aurait-il fait croire aussi 9 que
l'amitié fait tort il l'amour , et que les sentimens qne l'obtien*
drais nuiraient à ceux qui vous sont dus ? Mats , dites-moi , qui
est-ce qui sait abner , si ce n'est un cœur sensible ? JLes cœurs
sensibles ne le sont -ils pas à toutes les sortes d'affections ? et
peut-il V naître un ^nl sentiment qui ne tourne au profit de
celui qui les domine? Oii est l'amant qui n'en devÉlnt pas plus
tendre , en parlant de celle au'il aime k son ami? O^ est le cœur,
λlein d'un sentiment qui déborde , qui n*a pas besoin , dans
'absence , d'un autre cœur pour s'épancher ? Je fus jeune une
fois , et je conuus l'ame la plus aimante qui ait existe. Tons les
attachemens imaginables étaient réunis dans cette ame tendre ;
chacun n'en était que pins délicieux par le concours de tons les
autres : et celui qui l'emportait tirait de tous an nouveau prix.
Quoi I ne vous est-il point doux , dans l'éloignement , qu il se
trouve un être sensible , à qui votre amie aime k parler de vous ,
et qui se plaise à l'entendre ? Je suis persuadé que vous goAteries
ce plaisir aujourd'hui , si vous m'eussiez donné la journée que
vous m'aviez promise , et que vous fussiez venn recevoir, k
l'Hermitage, l'effusioa d'un cœur j dont sûrement le vôtre eàl
été content.
Il est fait , j'en suis sûr , pour m'entendre et répondre an
mien. Consultez-le^ il vous redemandera pour moi l'amie que je
tiens de vous, qui m'est devenue nécessaire , et que je n'ai point
mérité de perdre. Si son changement vient d'elle , dites— lui ce
qu'il convient : s'il vient de vous , dites-le à vous-même. Sachez
au moins que , de quelque manière que vous en usiez , vous serez ,
elle et vous, mes aerniers attachemens. Mes maux me eagnent,
et m'éloignent chaque jour davantage de la société. La vôtre
était la seule de mon goût , qui restât k ma portée. Si vous
cherchez tous deux à vous éloigner de moi , je retirerai mon amt
au dedans d'elle-même ; je mourrai seul et abandonné dans ma
solitude , et vous ne penserez jamais à moi sans regret. Si vous
vous rapprochez , vous trouverez un cœur qui ne laisse jamais
/aire la moitié du chemin à ceux qui lui conviennent.
A M. GJIIMM (i).
A THermilage , le 19 octobre 1757.
XJiTES-MOi , mon cher Grimm , pourquoi tous mes amis pré-
tendent que je dois suivre à Genève madame d'Ëpinay. Ai-je
(1) Notez , sur la lettre anivanle , que le secret de ce voyage de madame
d'Epinay, qu'elle me croyait bien caché, m'ctail bien connu , do même
qu'à toute sa maison ; mais, comme il ne me convenait pas d'en paraître
instruit; j'étais forcé de motfver mon refus sur d'anlrcs causes: et ce
ANNÉE 1757. 43<l
tort , ou seraient-ils tous séduits ? Auraient*ils tous cette basse
partialité , toujours prête à prononcer en faveur du riche , et à
surcharger la misère de cent devoirs inutiles qui la rendent plus
sûre et plus dure? Je ne veux m'en rapporter làniessus qu'à vous
seul. Quoique sans doute prévenu comme les autres , je vous
crois assev équitable pour vous mettre à ma place , et me juger
sur mes vrais devoirs. Écoutez donc mes raisons , mon ami , et
décidez du parti que je dois prendre ; car , quel que soit votre
avis y je vous déclare qu'il sera suivi sur-le-champ.
Qu'est-ce qui peut m'obliffer à suivre madame d'Épinav ? L'a-
mitié, la reconnaissance y 1 utilité, qu'elle peut retirer de moi*
Examinons tous ces points.
Si madame d'Épinaj m'a témoigné de l'amitié , je lui en
ai témoigné davantage. Les soins ont été mutuels y ou du
moins aussi assidus de ma part que de la sienne. Nous sommes
tous deux malades, et je ne lui aois plus qu'elle ne me doit sur
ce point , qu'en cas que le plus souffrant soit obligé de garder
l'autre. Je n'ai là-dessus qu'un mot à vous dire. Elle a des amis
moins malades , moins pauvres, moins jaloux de leur liberté ,
et qui lui sont du moins aussi chers que moi| mais je ne vois pas
qu'aucun d'eux se fasse un devoir de la suivre. Par quelle bizar-
rerie en sera-ce un pour moi seul , qui suis moins en état de le
remplir? Si madame d'Épinay m'est assez chère pour que je re-
nonce à tout , afin de l'amuser , comment lui suis-je assez peu
cher moi-même pour qu'elle achète, aux dépens de ma santé ,
de ma vie , de mon temps , de mon repos , et de toutes mes
ressources, les soins d'un complaisant aussi maladroit? Je ne
sais si je devais offrir de la suivre; mais je sais qu'à moins d'avoir
cette dureté d'âme que donne l'opulence, et dont elle m'a toujours
paru loin , elle ne devait jamais l'accepter.
Quant aux bienfaits, premièrement, je ne les aime point,
n'en veux point , et ne sais aucun gré de ceux que je reçois par
force. J'ai articulé cela bien nettement à madame d'Épinay, avant
d'en recevoir aucun d'elle. Ce n'est pas que je n aime à me
livrer comme un autre à ces doux liens, quand l'amitié les forme;
mais lorsqu'on veut trop tirer la chaîne , elle rompt , et je suis
libre. Qu'a fait pour moi madame d'Épinay? Vous le savez tous
mieux que personne , et j'en puis parler librement avec vous.
fut par là qae je donnai si beaa jeu à lenr vengeance , d'antant plus craell»
qu'elle était plus iniuste. Je savais les secrets de madame d'Epinay , sans
qu'elle me les e6t dits , et sans avoir pris le moindre soin pour les ap<-
prendre. Jamais je n'en ai révélé aucun , même après ma rupture aveo
elle. Elle el d'autres savaient les miens par ma pleine et libre cooâance ,
parce que la réserve avec lea'amis nie paraît un crims, et qu'on ne doit
pas vouloir passer à leurs yeux pour meilleur qu'on est. C'est dan« ces
aveux^ faits d'une manière qui devait les leur rendre si sacrés ^qu'ils ont
tiré contre moi le parti que chacun sait. Quel honnête homme n'aime*
rait pas cent fois mieux être coupable de mes fautes que de leurs trahi-
sons 1
44o CORRESPONDANCE.
Elle a fait bAtîr à mon occasion une petite maison à l'Hemn-
ta se , et m'a engagé d'y loger : j'ajoute avec plaisir qu'elle a pris
soin d'en rendre l'habitation agréable et sûre. Qu'ai-je fait de
mon côté pour madame d'Ëpinay ? Dans le temps que j'étais
prêt à me retirer dans ma patrie , qne je le désirais si vivement,
et que j'aurais dû le faire , elle remua ciel et terre pour me re-
tenir. A force de sollicitations et même d'intrigues, elle réussit ;
elle vainquit ma longue résistance , mes vœux , mon goût , l'îm-
Srobalion de mes amis. Tout céda dans mon cœur à son ascen-
ant. Je me laissai conduire à l'Hermitage; des ce moment j'ai
toujours senti qne j'étais chez autrui , et cet instant de faiblesse
jn'a déjà causé de longs repentirs. Mes chers amis , attentifs II
m'y désoler sans relâche , ont eu grand soin de m'6ter le repos
que j'espérais y trouver. Madame d'Épinay , souvent seule à sa
campagne , souhaitait que je lui tinsse compagnie. Apres avoir
fait un sacrifice à l'amitié , il en fallut faire un autre à la re-
connaissance. Il faut être pauvre , sans valet , haïr la gène , et
avoir mon ame , pour sentir ce que c'est pour moi que de vivre
dans la maison d'autrui. J'ai pourtant vécu deux ans dans la
sienne , assujetti sans relâche avec les plus beaux disccfurs de
liberté , servi par vingt domestiques et nettoyant tous les matins
mes souliers, surchargé de tristes indigestions et soupirant sans
cesse après ma gamelle. Vous savez , ami , qu'il m est impos-
sible de travailler autrement que dans ma retraite, seul, à mon
aise^ au milieu des bois, sans distraction, et sans assujettisse-
ment. Mais je ne parle point du temps perdu, j'en serai quitte
pour aller tout nu quelques mois plutôt. Cependant, cherchez
combien d'écus paient une heure de vie et de liberté ; comparez
les bienfaits de madame d'Épinay avec mes sacrifices , et aites-
moi qui d'elle ou de moi reste redevable à Tautre.
Je passe à l'article de l'utilité. Madame d'Épinay part dans
une bonne chaise de poste , accompagnée de son mari , du gou-
verneur de son fils, de sa femme ae chambre, et de cinq ou six
domestiques. Elle va à Genève , ville peuplée et pleine de so-
ciétés , oii elle n'aura que l'embarras du choix. Elle va chez
M. Troiicliin , son médecin , son ami , homme d'esprit , homme
considéré , recherché , entouré du plus grand monde , dans une
famille pleine de mérite , et ou elle trouvera les ressources de
toute espèce pour la santé , pour l'amitié , pour l'amusement.
Considérez à présent mon état , mes maux , mon humeur , mes
moyens, et voyez , je vous prie , en quoi je puis être utile à ma-
dame d'Epinay dans ce voyage ? Soutiendrai-je une chaise de
poste? Puis-je espérer d'achever la route dans cette saison , sans
accident ? Ferai-je arrêter h chaque instant pour descendre ? ou
faudra-t-il me retenir, souffrir, et mourir ? Que Diderot fasse bon
marché tant qu'il voudra de ma santé , de ma vie j mon état est
connu : les chirurgiens qui m'ont visité peuvent l'attester; et je
vous jure qu'avec ce que je souflfre je ne suis guère moins en-
nuyé que les autres de me voir vivre si long-temps. Madame
ANNÉE 1757. 441
d'Kpinay doit donc s'attendre à de continuels dësagrëmens , et
peut-être à quelque accident dans la route. Elle me connaît trop
bien pour ignorer qu'en pareil cas j'irais plut6t expirer secrète-
ment au côm d'un buisson , que de causer les momdres frais et
retenir un seul domestique ; et moi , je connais trop son bon
cœur pour ignorer combien il lui serait pénible de me laisser
dans cet état.
Je pourrais suivre la yoiture à pied «comme le veut M. Diderot;
mais les boues pourront me retarder, et la pluie ou la neige me
retenir. D'ailleurs /quelque fort que je coure , comment faire
trente lieues par jour? et si je laisse aller la chaise, en quoi
serai-rje utile à la personne qui sera dedans ? Arrivé à Genève , il
faudra passer mes jours enfermé avec madame d'Épinay ; et ,
quelque effort que ]e fasse pour tâcher de l'amuser , il est im-
possible qu'une vie si contrainte et si contraire à mon goût ne
me plonge pas dans une mélancolie dont je ne serai pas le
maître. Quand nous sommes seuls et contens , madame d'Epinay
ne me parle point , ni moi à elle ; que sera-ce quand je serai
triste et gêne ? Si elle tombe des nues à Genève , j'y tomberai
beaucoup plus ; car avec de l'argent on a partout des amis ; mais
le pauvre n'est chez lui nulle part. Les connaissances que j'y ai
ne peuvent lui convenir ; celles qu'elle y fera ne me convien-
dront pas davantage. J'aurai des aevoirs à remplir , qui m'éloi-
gneront souvent d elle , ou bien on ne saura quel soin me les
fait négliger et me retient sans cesse dans sa maison. Mieux mis,
j'y pourrais passer tout au plus pour son valet de chambre.
Quoi ! monsieur , un malheureux , accablé de maux , qui traîne
à peine des souliers à ses pieds , qui n'a ni habits, ni argent , ni
ressource , qui ne demanae à ses amis que de le laisser misérable
et libre , serait nécessaire à madame d'Épinay , qu'il voit en-
vironnée de toutes les commodités de la vie, et que suit un cor-
tège de dix personnes ! O fortune ! si dans ton sein l'on ne peut
se passer du pauvre , je suis plus heureux que ceux qui te possè-
dent, car je sais me passer d'eux. Ah! me direr-vous, c'est
qu'elle vous aime ; elle ne peut se passer de son ami. Mais , mon
cher Grimm , elle se passera bien de vous , à qui je ne serai
sûrement pas préféré. Oh ! que je connais bien tous les sens de ce
mot d^amitié : C'est un beau nom , qui sert souvent de gage à la
servitude. J'aimerai toujours à servir mon ami, pourvu qu'il soit
aussi pauvre que moi. S'il est plus riche , soyons libres tous deux,
ou qu il me serve lui-même; car son pain est tout gagné, et il
a plus de temps à donner à ses plaisirs.
Il me reste à vous dire deux mots de moi. S'il est des devoirs
qui m'appellent à la suite de madame d'Épinay, n'en est-il point
de plus mdispensables qui me retiennent; et ne dois-je rien qu'à
elle seule? Je n'aurai pas fait six lieues, que Diderot, qui trouve
si mauvais que je reste , trouvera bien plus mauvais que je
parte, et sera beaucoup mieux fondé. Ah î m'écrira-t-il , vous
suivez une femme à son aise, bien accompagnée, à laquelle ,
44* CORRESPONDANCE.
après tout , vous ne devez rien , et qui n'a pas )é moindre be*
soin de vous , pour laisser ici , dans la misère et l'abandon , des
Sersonnes qui ont passé leur vie à vous servir , et que votre
épart réduit au désespoir. Si* je me laisse défrayer, Diderot
m en fera encore une nouvelle obligation. Si jamais dans la
suite j'ose un moment disposer de moi , il dira : Voyes cet in-*
grat ! elle l'a conduit dans son pays , et puis il la quitte. Si je
paie ma part des frais, comme je dois et veux faire assurément;
d'oii rassembler si promptement tant d'areent ! A qui vendre
sitôt le peu de livres, d'effets, et de meubles, qui me restent 7 ,
Je ne demande point ce que je deviendrai , le voyage fini ; îi est
bien clair que , ne pouvant vivre que d'un travail lent et paisible ,
et tout le monde disposant de mon temps, il faudra bien, tôt on
tard, mourir de faim. Pendant que j irai là-bas, je laisserai
ici un ménage qui , quoique petit , ne laissera pas de m'incom-
moder durant mon absence. Je serai défrayé cnes madame d'E-
pinay. Mais qu'est-ce qu'être défraya dans la maison d'autrui ^
quand on n'a ni valet à soi, ni autorité? C'est dépenser beaucoup
plus que chez soi, pour être contrarié toute la journée, pour man-
quer de tout ce qu'on désire , pour ne rien faire de ce qu'on
veut, pour être accablé de mille cbaines, et se trouver ensuite
fort obligé à ceux au service desquels on s'est ruiné. Ajoutez
à cela l'indolence d'un malade paresseux , dans l'usage de laisser
tout traîner et de ne rien perdre , de ne rien demander et
d'avoir tout son nécessaire , de sentir toujonrs à coté de lui
quelqu'un qui devine et prévienne ses besoms. Dans la maison
d'autrui , les maîtres , toujours bien servis , sont tranquilles ,
et supposent tout le monde aussi content qu'eux. Les étrangers ,
qui ont leurs gens, savent se- faire servir encore; mais un
nomme comme moi , dont l'équipage , la fortune , et le silence^
invitent également à le négliger , n est servi qu'au prix de l'or.
Il n'ose être son valet lui-même , et ne peut employer ceux
d'autrui.
Je vois d'oii viennent tous les chagrins qu'on me donne. C'est
{larce que j'ai des sociétés hors de mon état ; c'est parce que tous
es gens avec qui je vis me jugent toujours sur leur sort, jamais
sur le mien , et qu'ils veulent qu'un homme qui n'a rien vive
comme s'il avait dix mille livres de rente. Personne ne sait se
mettre à ma place : on ne veut pas voir que je suis un être à part,
qui n'a point le caractère , les maiimes , les ressources des
autres, et qu'il ne faut point juger sur leurs règles. Si Ton fait
attention à ma pauvreté , ce n est que pour m'en rendre les
charges plus insupportables. C'est ainsi que le philosophe Di-
derot , dans son cabinet, au coin d'un bon feu , dans une bonne
robe de chambre bien fourrée , veut que je fasse trente lieues par
jour en hiver, pour courir après une chaise de poste , parce
qu'après tout courir et se crotter est le métier d'un pauvre. Quoi
qu'il arrive, soyez bien sûr que le philosophe Diderot, s'il ne
pouvait supporter la chaise ^ ne courrait de sa vie après celle de
ANNÉt 1757. 443
personne. Cependant il j aurait àa moins cette différence, qu'il
aurait de bons bas et de bons souliers, une bonne camisole , qu'il
aurait bien soupe la veille , et se serait bien chauffé en partant ;
au moyen de quoi l'on est plus fort pour courir, que celui qui n'a
de quoi payer ni le souper , ni les fagots , ni la fourrure. Ma foi,
si la philosophie ne sert pas à faire ces distinctions , je ne vois
pas trop à quoi elle sert.
t'esex bien mes raisons , mon cher ami , et puis dites-moi ce
que je dois faire. Je yeux remplir mon devoir ; mais , dans l'état
oii je suis , en vérité ^ l'on ne doit rien exîffer de plus. Si vous
pensez que je doive partir ^ prévenes-en madame d'Épinay ; pre-
née quelques mesures pour ne pas laisser ces pauvres femmes
seules cet hiver au milieu des bois. Puis envoyez-moi un elprës^
et soyez sAr que je pars pour Paris , à la réception de votre ré-
ponse.
A MADAME D'ÉPINAY.
Octobre l'jSj,
«I'appbeitds , madame, que votre voyage est différé, et votre
fîls malade. Je vous prie de me donner de ses nouvelles et des
vôtres. Je voudrais bien que votre .voyage fût rompu , mais par
le rétablissement de votre sant^ , et non par le dérangement de
la sienne.
Madame d'Houdetot me parla mardi beaucoup de votre voyaee,
et m!exhorta à vous accompagner presque aussi vivement qu a-
vait fait Diderot. Cet empressement à me faire partir , qui de-
vrait élre si peu naturel à ceux qui ont de l'humanité et qui
connaissent mon état , me fît soupçonner une espèce de ligue
dont vous étiez le mobile. Je ne disconviens pas que ce désir de
m'ayoir avec vous ne soit obligeant pour moi et ne m'honore ;
mais , outre que vous ne m'aviez pas témoigné ce désir à moi-
même avec une extrême chaleur, je ne puis souffrir qu'une amie
emploie l'autorité d'autrui pour obtenir ce que personne n'eût
mieux obtenu qu'elle-même. Je trouve à tout cela un air de ty-
rannie et d'intrigue , qui m'a donné une indignation contre vous,,
que je n'ai peut-être que trop exhalée , mais seulement avec
votre ami et le mien. Je n'ai pas oublié ma promesse : mais on
n'est pas maître de ses pensées ; et tout ce que je puis faire est
de vous dire la mienne en cette occasion pour être désabusé, si
j'ai tort. Je n'ai ni l'art ni la patience ae vérifier les choses;
mais j'ai le tact assez sûr, et je suis certain que le billet de Dide-
• rot ne vient pas de lui. Soyez sûre qu'au lieu de tous ces men-
songes détournés , si vous eussiez insisté avec amitié , que vous
m'eussiez dit que vous le désiriez fort , et que je vous serais
utile , j'aurais passé par-dessus toute autre considération , et je
serais parti.
Je ne sais point encore comment tout ceci finira ; mais je vous
proteste^ avec vérité, que, quoi qu'il arrive , je n'oublierai point
444 CORRESPONDANCE.
vos bontés pour moi , et que , quand vous ne voudrez pas m'a*
voir pour valet , vous m'aurez toujours pour ami. Toutes mes
inégalités viennent de ce que j'étais fait pour vous aimer du fond
de mon cœur ; qu'ensuite , ayant eu pour suspect votre carac-
tère, et, jugeant qu'insensiblement vous chercuiez à me réduire
en servitude ou à m'employer selon vos secrètes vues , je flotte
depuis long-temps entre mon penchant pour vous et les soup-
çons qui le contrarient. Les indiscrétions de Diderot , son ton
impérieux et pédagogue avec un homme plus âgé que lui , tout
cela a changé le trouble de mon ame en une indignation , qu'heu-
reusement je n'ai laissé exhaler qu'avec votre meilleur ami. Avant
de savoir quels en seront les effets et les suites , je me hâte de vous
déclarer que le plus ardent de mes vœux est de pouvoir vous ho-
norer toute ma vie , et continuer à nourrir pour vous autant
d'amitié que je vous dois de reconnaissance.
A MADAME D'HOUDETOT.
Oetobre ij5j»
JVlADAifE d'Épinay ne part que demain dans la matinée : cela
m'empêchera , chère comtesse , de pouvoir me rendre de bonne
heure à Eaubonne; à moins que vous n'ayez la bonté d'envoyer
votre carrosse, entre onze heurçs et midi, m'attendre à la croix
de Deuil. Quoi qu'il en soit, j'irai dîner avec vous ; je vous por-
terai un cœur tout nouveau , dont vous serez contente ; j'ai dans
ma poche une égide invincible , qui me garantira de vous. Il n'en
fallait pas moins pour me rendre à moi-même ^ mais j'y suis
rendu , cela est sûr , ou plutôt je suis tout à l'amitié que vous
me devez , que vous m'avez jurée , et dont je suis digne dès ce
moment-ci.
A M. DE SAINT-LAMBERT.
A l'Herraitage , le 28 octobre 1757.
V^UE de joie et de tristesse me viennent de vous, mon cher ami î
A peine l'amitié est-elle commencée entre nous , que vous m'en
faites sentir en même temps tous les tourmens et tous les plai-
sirs. Je ne vous parlerai point de l'impression que m'a faite la
nouvelle de votre accident. Madame d'Épinay en a été témoin.
Je ne vous peindrai point non plus les agitations de notre amie ;
votre cœur est fait pour les imaginer : et moi , la voyant hors
d'elle-même , j'avais à la fois le sentiment de votre état et le
spectacle du sien 5 jugez de celui de votre ami. On voit bien , à
vos lettres , que vous êtes , de nous tous , le moins sensible à vos
maux. Mais pour exciter le zèle et les soins que vous devez à
votre guérison , songez , je vous en conjure , que vous avez en
dépôt l'espoir de tout ce qui vous est cher. Au reste, quel que
soit l'effet des eaux , dont j'attends tout , le bonheur ne réside
point dans le sentiment d'une jambe et d'un bras. Tant que vo-
ANNÉE 1757. 445
tre cœur sera sensible , soyez sûr , mon cher et digne ami , qu'il
pourra faire des heureux et Tétre.
Notre amie vint mardi faire ses adieux h la vallée ; j'y passai
une demi-journée triste et délicieuse. Nos cœurs vous plaçaient
entre eux , et nos yeux n'étaient point secs en parlant de vous.
Je lui dis que son attachement pour vous était désormais une
vertu ; elle en fut si touchée , qu elle voulut que je vous l'écri- -
visse , et je lui obéis volontiers. Oui , mes enfans , âoyez à jamais
unis ; il n'est plus d'ames comme les vôtres , et vous méritez de
vous aimer jusqu'au tombeau. Il m*est doux d'être en tiers dans
une amitié si tendre. Je vous remercie du cœur que vous m'aves
rendu , et dont le mien n'est pas indigne. L'estime que vous lui
devez, et celle dont elle m'honore , vous feront sentir toute vo-
tre vie l'injustice de vos soupçons.
Vous sayez mon raccommodement avec Grimm : j'ai cette
obligation de plus à madame d'Ëpinay , et l'honneur d'avoir fait
toutes les avances. J'en fis autant avec Diderot , et j'eus xette
obligation à notre amie. Qu'on ait tort ou qu'on ait raison , je
trouve qu'il est toujours doux de revenir à son ami ; et le plaisir
d'aimer me semble plus cher à un cœur sensible que les petites
vanités de l'amour-propre.
Vous savez aussi le prochain départ de madame d'Épinay pour
Genève. Elle m'a proposé de l'accompagner , sans me montrer
là-dessus beaucoup d'empressement. Moi , la voyant escortée de
son mari , du gouverneur de son (ils, de cinq ou six domestiques,
aller chez son médecin et son ami , et par conséquent mon cor-
tège lui étant fort inutile , sentant d'ailleurs qu'A me serait im-
possible de supporter avec mon mal , et dans la saison où nous
entrons, une chaise de poste jusqu'à Genève , et, joignant aux
obstacles tirés de ma situation présente la gêne insurmontable
que j'éprouve toujours à vivre chez autrui , je n'ai pas accepté le
voyage , et elle s'est contentée de mes raisons. Là-dessus Dide-
rot m'écrit un billet extravagant , dans lequel , me disant sur^
chargé du poids des obligations que j'ai à madame d'Épinay ,
il me représente ce voyage comme indispensable , en quelque
état que soit ma santé , jusqu'à vouloir que je suive plutôt à pied
la chaise de poste. Mais ce qui m'a surtout percé le cœur , c'est
de voir que votre amie est du même avis , et m'ose donner les
conseils de la servitude. On dirait qu'il y a une ligue entre tous
mes amis, pour abuser de mon état précaire et me livrer à la
merci de madame d'Epinay. Laissant ici des gens qu'il faut en-
tretenir, partant sans argent, sans habits , sans linge , je serai
forcé de tout recevoir d'elle , et peut-être de lui tout demander.
L'amitié peut confondre les biens ainsi que les cœurs ; mais d( s
qu'il sera question de devoirs et d'obligations, étant encore à ses
gages , je ne serai plus chez elle comme son ami , mais comme
son valet j et , quoi qu'il arrive, je ne veux pas l'être, ni m'aller
étaler, dans mon pays, à la suite d'une fermière-générale. Ce-
pendant j'ai écrit à Grimm une longue lettre , dans laquelle je
440 CORRESPONDANCE.
lui dis mes raisons , et le laisse le maître de décider si je doU
partir ou non , résolu de suivre à l'instant son avis; mais j'espëfe
qu'il ne m'avilira pas. Jusqu'ici je n'ai point de réponse positnre «
et j'apprends que madame d'Épinay part demain. Je me sens ,
en écrivant cet article , dans une agitation qui me le ferait indis-
crètement prolonger 5 il faut finir. Mon ami , que n'étes-^oas ici !
Je verserais mes peines dans votre ame; elle entendrait la miennei
et ne donnerait point à ma juëté fierté le vil nom d'ingratitude.
Quoi qu'il en soit, on ne m enchaînera jamais par certains bien-
faits ; )e m'en suis toujours défendu ; je méprise l'argent : Je ne
sais point mettre à prix ma liberté ^ et , si le sort me rédnit à
choisir entre les deux vices que j'abhorre le plus , mon parti est
pris, et j'aime encore mieux être un ingrat qu'un lâche.
Je neaois point finir cette lettre, sans vous donner un avis qui
nous importe à tous. La santé de notre amie se délabre sensible-
ment. Elle est maigrie } son estomac va mal ; elle ne digère
point, elle n'a plus d'appétit ; et , ce qu'il y a de pis, est que le
peu qu'elle mange ne sont que des choses malsaines. Elle était
déjà changée avant votre accident : juces de ce qu'elle est , et
de ce qu'elle va devenir. Elle confie à des quidams la direction
de sa santé : on lui a conseillé les eaux de Passv ; mais ce qui
importe beaucoup plus à lui conseiller est le choix d'un médecin
qui sache l'examiner et la conduire , et d'un régime qui n'aug-
mente pas le désordre de son estomac. J'ai dit là^dessus tout ce
que j'ai pu , mais inutilement. C'est à vous d'obtenir d'elle ce
qu'elle refuse à mon amitié. Cest surtout par le soin que vous
prendrez de vous, que vous l'engageres à en prendre d'elle. Adieu,
mon ami.
A MADAME D'HOUDETOT.
Janvier lySS.
V,
VOTRE barbarie est inconcevable; elle n'est pas de vous. Ce
(i) Kolez qoe toules les horribles noirceurs dout on n/accusait se ré-
duisaient à n'aroir pns voulu suivre à Genève madame d'Épinay. C'était
uniquement pour cela que^'étais un monstre d'ingratitude , un homme
abominable. Il est vrai qu'on m'accusait de plus dn crime horrible d'élre
amoureux de madame d'Houdelot» et de ne pouvoir me résoudre à m'é«
loigner d'elle. Que ceU fût ou non » il est certain que j'avais une autre
puissante raison, pour ne pas suivre madame d'Épinay , qui m'en eût
empêché, quand je n'aurais eu que celle-là. Je ne pouvais , sans lui
manquer, dire cette raison^ qui n'avait de rapport qu'à elle. Ainsi,
réduit à taire les deux véritables raibons que j'avais pour rester ^ j'étais
forcé , pour m'excuser , de battre la campagne, et de me laisser accuser,
par madame d'Épinay et par ses amis, de l'ingratitude la plus noire ,
précisémeot parce que je ne voulais pas être ingrat ai la compro*
mettre.
ANNÉE 1758. 447
les yeux sur le passé, et que je vois quarante ans d'honneur à
cète d'une mauvaise lettre, je ne puis désespérer de moi.
Je n'affecterai point une fermeté dont je suis bien loin ; je mt
sens accablé de mes maux. Mon ame est épuisée de douleurs eC
d*ennuis. Je porte dans un cœur innocent toutes les horreurs da
crime ; je ne fuis point des humiliations ^ui conviennent k mon
infortune ; et , si j espérais vous fléchir, j'irais, ne pouvant arri-
ver îusqu'à vous , tous attendre a votre sortie , me prosterner
au-aevant de vous , trop heureux d'être foulé aux pieds des che«-
vaux, écrasé sous votre carrosse , et de vous arracher au moins
un regret à ma mort. N'en parlons plus : la pitié n'efface point
le mépris ; et , si yous me croyes digne du votre , il faut ne me
regaraer jamais.
Ah ! méprisezHtnoi si vous le pouvez ; il me sera plus cruel de
yons sayoir injuste que moi déshonoré , et j'implore de la vertu
la force de supporter le plus douloureux aes opprobres. Mais ,
pour m'ayoir oté votre estime , faut-il renoncer à l'humanité ?
Méchant ou bon , quel bien attendez-vous de mettre un homme
an désespoir ? Vojez ce que je yous demande ; et , si vous n'êtes
pire qne moi , osez me refuser. Je ne vous verrai plus ^ les re-
gards de Sophie ne doivent tomber qne sur un homme estimé
d'elle , et l'œil du mépris n'a jamais souillé ma personne. Mais
vous taies , après Saint-Lambert , le dernier attachement de
mon cœur : m lui ^ ni vous , n'en sortirez jamais ; il faut que je
m'occupe de vous sans cesse , et je ne puis me détacher de vous
qu'en renonçant à la vie. Je ne vous demande aucun témoignage
de souvenir; ne parlez plus de moi; ne m'écrivez plus; oublies
3ue yous m'ayez honore du nom de votre ami , et que j'en fus
igné. Mais ayant à vous parler de vous , ayant à vous tenir le
sacré langage de la vérité , que yous n'entendez peut-être que de
moi seul , que je sois sdr au moins que vous daignerez recevoir
mes lettres, qu elles ne seront point jetées au feu sans les lire,
et qne je ne perdrai pas ainsi les chers et derniers travaux aux-
3uejs je consacre le reste infortuné de hia vie. Si vous craignez
'y trouver le venin d'une ame noire , je consens qu'avant de les
lire vous les fassiez examiner , pourvu que ce ne soit pas cet hon-
nête homme qui se complaît si fort à faire un scélérat de son
ami. Que la première oh l'on trouvera la moindre chose à blâ-
mer fasse à jamais révoquer la permission que je vous demande.
Ne soyez pas surprise de cette étrange prière ; il y a si long-temps
que j'apprends à aimer sans retour , que mon cœur y est tout
accoutumé.
\
44B CORRESPONDANCE.
A M. VERNES.
MoiUmorenci y le i8féTrier 1758.
yjvi , mon cher concitoyen , je vous aime toujours , et , ce me
semble , plus que jamais; mais je suis accablé Je mes maux; j'ai
bien de la peine à vivre , dans ma retraite , d'un travail peu lu-
cratif; je n ai que le temps qu'il me faut pour eagner mon nain«
et le peu qui m'en resle est employé pour sounrir et me reposer.
Ma maladie a fait un tel progrès cet hiver , j'ai senti tant de dou-
leur de toute espèce , et je me trouve tellement affaibli , que je
commence à craindre que la force et les moyens ne me man-
quent pour exécuter mon projet : je me console de cette impui^
sance y par la considération de l'état oii je suis. Que me servirait
d'aller mourir parmi vous? Hélas! il -fallait y vivre. Qu'importe
oii l'on laisse son cadavre? Je n'aurais pas besoin qu'on reportât
mon cœur dans ma patrie : il n'en est jamais sorti.
Je n'ai point eu occasion d'exécuter votre commission anprèi
de M. d'Alembert. Comme nous ne nous sommes jamais beau-
coup vus , nous ne nous écrivons point ; et , coofîné dans ma so»
litude, je n'ai conservé nulle espèce de relation avec Paris ; j^en
suis comme à l'autre bout de la terre, et ne sais pas plus ce qui
s'y passe qu'à Pékin. Au reste , si l'article dont vous me pariez
est indiscret et répréhensible , il n'est assurément pas offensant:
je n'aime guère qu'en matière de foi Ton assujettisse la conscience
à des formules. J'ai de la religion , mon ami , et bien m'en prend ;
je ne crois pas qu'homme au monde en ait autant besoin que moi.
J'ai passé ma vie parmi les incrédules^ sans me laisser ébranler;
les aimant, les estimant beaucoup, sans pouvoir souffrir leur
doctrine. Je leur ai toujours dit que je ne les savais pas combat-
tre , mais que je ne voulais pas les croire; la philosophie n'ayant
sur ces matières ni fond ni rive , manquant d'idées primitives et
de principes élémentaires , n'est qu'une mer d'incertitudes et
de aoutes , dont le métaphysicien ne se tire jamais. J'ai donc
laissé là la raison, et j'ai consulté la nature, c'est-à-dire, le sen-
timent intérieur qui dirige ma croyance , indépendamment da
ma raison. Je leur ai laisse arranger leurs chances , leurs sorts,
leur mouvement nécessaire; et, tandis qu'ils bâtissaient le monde
à coups de dés , j'y voyais , moi , cette unité d'intentions qui
me faisait voir, en dépit d'eux, un principe unique; tout comme
s'ils m'avaient dit que l'Iliade avait été formée par un jet fortuit
do caraclèrcs , je leur aurais dit très-résolument : Cela peut être,
mais cela n'est pas vrai; et je n'ai point d'autre raison pour n'en
rien croire , si ce n'est que je n'en crois rien. Préjugé que cela î
disent-ils. Soit ; mais que peut faire cette raison si vague, contre
un préjuge plus persuasif qu'elle? Autre argumentation sans lia
i
A ■• N' i'" r^ ^(*
/i :> ?i KL irjo. . /j |i)
contre î.i (lisliiiclion dcsdiMix sulj.st.'incf^s; autre persuasion île ma
]»arL qu'il n'y a rien de coiiiiuuu eutre un arbre et ma pensée;
et ce qui m'a paru plaisant en ceci, c'est de les voir s'acculer eux-
mêmes par leurs propres sopliismes , au point d'aimer mieux don-
ner le sentiment aux pierres que d'accorder une anie à l'homme.
Mon ami , je crois en Dieu , et Dieu ne serait pas juste si mon
nme nVtait immortelle. Voilà, ce me semble, ce que la religion a
d'essentiel et d'utile; laissons le reste aux disputeurs. A l'égard
de rétcrnité des peines, elle ne s'accorde ni avec la faiblesse de
l*jioinme ni avec la justice de Dieu. 11 est vrai qu'il v a des âmes
•si noires, que je ne j)uis concevoir qu'elles puissent jamais goûter
rette éternelle béatitude, dont il me semble que le ])lus doux
^entiment doit être le contentement de soi-même. Cela me fait
soupçonner qu'il se pourrait bien que les âmes des médians fus-
sent anéanties à leur mort , et qu'être et sentir fut le premier prix
d'une bonne vie. Quoi qu'il en soit , que m'importe ce que seront
les mécbans , il me suffit qu'eu approchant du terme de ma
vie je ny voie point celui de mes espérances, et que j'en attende
une plus heureuse après avoir tant soulier l dans celle-ci. Quand
je me tromperais dans cete&poir, il est lui-même un bien qui
m'aura fait supporter tous mes maux. J'attends paisiblement I é-
claircissement ue ces grandes vérités qui me sont cachées, bien
convaincu cependant quVn toutétat de cause si la vertu ne rend
pas toujours l'homme heureux , il ne saurait au moins être heu-
reux sans elle ; que les alllictions du juste ne sont point sans quel-
que dédommagement , et que les larmes même de l'innocence
sont plus douces au cœur que la prospérité du méchant.
Il est naturel , mon cher Vernes , qu'un solitaire souffrant et
privé de toute société épanche son ame dans le sein de l'amitié ,
et je ne crains pas que mes confidences vous déplaisent. J'aurais
<lu commencer par votre projet sur l'histoire de Genève ; mais il
est des temps de peines et de maux ou Ton est force de s'occuper
de soi , et vous savez bieu que je n'ai pas un cœur qui veuille se
déguiser. Tout ce que je puis vous dire sur votre entreprise , avec
tous les ménageniens que vous y voules mettre , c'est qu'elle
est d'un sage intrépide ou d'un jeune homme. Embrasses bien
pour moi 1 ami Roustan. Adieu, mon cher concitoyen; je vous
«icris avec une aussi grande effusion de cœur que si je me séparais
de vous pour jamais, parce que je me trouve dans un état qui
peut me mener très-loin encore , mais qui me laisse douter pour-
tant si chaque lettre que j'écris ne seyi point la dernière.
A UN JEUNE HOMME,
<jui demnncUiit à s'établir à Montmorenci {domicile
de AI. Rousseau ) , pour profiter de ses leçons,
\ ous ignorez, monsieur, que vous écrivez à un pauvre ^
accable de maux , et , de plus , fort occupé , qui n'est g"
7 2*9
45o CORRESPONDANCE.
état de vous répondre , et qui léserait encore moins d'établir mvec
vous la société que vous lai proposez. Vous m'honorez en pensant
que je pourrais vous être utile, et vous êtes louable du motif qui
vous la fait désirer; mais, sur le motif même, je ne vois rien de
moins nécessaire que de venir vous établir à Montmorenci. Vons
n'avez pas besoin d'aller chercher si loin les principes de la mo-
rale : rentrez dans votre cœur , et vous les y trouverez ; et je ne
pourrai vous rien dire à ce sujet que ne vous dise encore mieox
votre conscience quand vous voudrez la consulter. La vertu,
monsieur , n'est pas une science qui s'appreâne avec tant d'appa-
reil. Pour être vertueux, il sufEit de vouloir l'être: et, si vous avez
bien cette volonté , tout est fait , votre bonheur est aécidé. S'il m'ap-
partenait de vous donner des conseils, le premier que je voudrais
vous donner serait de ne point vous livrer à ce goût que vous dites
avoir pour la vie contemplative , et qui n'est qu'une paresse de
l'ame condamnable à tout âge, et surtout au votre. L'homme n'est
Eoint fait pour méditer , mais pour agir : la vie laborieuse qoe
^ieu nous impose n'a rien que de doux an cœnr de l'homme de
bien qui s'y livre en vue de remplir son devoir, et la vigueur de
la jeunesse ne vous a j>as été donnée pour la perdre à d'oisives
contemplations. Travaillez donc , monsieur , dans l'état oii Tons
ont placé vos parens et la providence : voilà le premier précepte
de la vertu que vous voulez suivre ; et si le séjour de Pans, jomt
à l'emploi que vous remplissez , vous parait d un trop difficile al-
liage avec elle , faites mieux , monsieur , retournez dans votre
province ; allez vivre dans le sein de votre famille ; servez , soi-
gnez vos vertueux narens : c'est là que vous remplirez véritable-
ment les soins que la vertu vous impose. Une vie dure est plus
facile à supporter en province que la fortune à poursuivre à
Paris , surtout quand on sait , comme vous ne l'ignorez pas , que
les plus indignes manèges v font plus de fripons gueux que de
parvenus. Vous ne devez point vous estimer malheureux de vivre
comme fait monsieur votre përe , et il n'y a point de sort que le
travail , la vigilance , l'innocence , et le contentement de soi ne
rendent sujsnortable , quand on s'y soumet en vue de remplir son
devoir. Yoiià , monsieur , des conseils qui valent tous ceux que
vous pourriez venir prendre à Montmorenci : peut-être ne se-
ront-ifs pas de votre goût , et je crains que vons ne preniez pas le
parti de les suivre ; mais je suis sûr que vous vous en repentirez
nn jour. Je vous souhaite un sort qui ne vous force jamais à
vous en souvenir. Je vous prie , monsieur , d'agréer mes saluta-
tions très-humbles.
A M. DIDEROT.
a mars 1758.
Jl L faut , mon cher Diderot , que je vous écrive encore une fois
en ma vie : vous ne m'en avez que trop dispensé ; mais le plus
ANNÉE 1758. ^5,
grand crime Je cet liomme cjup vous noircissez d'une si clrange
luaDière , est de ne pouvoir se détacher de vous.
Mon dessein n'est point d'euirer en esplicalion , pour ce mo-
menl-ci , sur le* horreurs que vous m'iuipulei. Je voi» (jue cette
explication serait à présent inutile ; car, ciuoitjuc né bon el avec
une ame franche , vous avez pourtant un malbeiireiix penchunt
à me«inlerprpler les discours el 1rs actions de vos amis. Prévenu
contre moi, comme vous l'èles , vous tourneriez en mal lont ce
([ue je pourrais dire pour me justifier, et nifs plus ingénues
explications ne Teraienl (]uc fournir h votre esprit sublil de nou-
velles inlerprétalions à ma charge. Non, Diaeroi , je sens ijue
re n'est pas par là qu'il faut comoiencer. Je veux d'abord propo-
ser à voire bon sens des préjugés plus simples, plus vrnis , luieuK
fondés cjue les vôtres, et dans lesquels je ne pense pas, au moins,
(jue vous puissiez trouver de nouveaux crimes.
Je suis un méchant homme , n'est-ce pas ? Vous en avez les lé-
nioignages tes plus sArs ; cels vous esl bien alleclc. (,>uand \ou»
avCE commence de l'apprendre , il y avait seize ans que j'élais
pour vous un homme de bien , et quarante ans que je I étais pour
tout le monde. En pouvez-vous dire autant de ceux qui vous onL
communiqué celle belle découverte? Si l'on peut pgrler h faux
si long-temps le masque d'un honnête homme, quelle preuve
arez-vous que ce masque ne couvre pas leur visage aiissi-biea
que le mien ? Est-ce un moyen bien propre à donner du poids à
If'ur autorité, que de charger en secret un homme absent , lion
: défendre ? I\lâis ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
léchant ! mai* pourquoi le suis-je? Pre
(l'état de si
Je suis I
grtrde, m
:her Didero
S'il y
t qnelqu.
, On
mes penchans ; cUerc
pu portera l'ëlre. Mo
un cœur trop sensible
m'étaient chers? A. qi
JT ' ■
the
t-on vu préteudi
i.<<la
,|-en peut-il
ililu/e et la
dei.
' Moi
. le souverain bien
it l'indolence et les
r à ma subsistance,
aqu<
■s scélérats !
a p.iresse et l'oisiveté , moi doi
nt à peine le temps de pourvoi
à quoi bon m'irais-je plonger
uu ..iiiuc, iri. in'embarquer dans l'éternel ma
Quoi que vous en disiez, on ne fuit point les hommes quand on
cherche à leur nuire; le méchant peut méditer ses coups dans U
solitude , mais c'est dans la société qu'il les porte. Un fourbe a
de l'adresse el du sang-froid ; un perfide se possède et ne s'em-
porte point ! reconnaissez-vous en moi quelque chose de tout
tcla? Je sois emporté dans lacoli;rc, et souvent étourdi de sang-
452 CORRESPONDANCE.
froid. Ces défauts font^ils le méchant ? Non , sans doute } mais le
méchant en profite pour perdre celui qui les a. '
Je voudrais que vous pussiez aussi réfléchir un peu snr v^iis-
xnéme. Vous vous fiez à votre bonté naturelle ; mais savesf-vons
à quel point l'exemple et l'erreur peuvent la corrompre? N'avez
vous jamais craint aétre entouré d'adulateurs adroits qui n'évi-
tent de louer grossièrement en face , que pour s'emparer plus
adroitement de vous sous l'appât d'une teinte sincérité/ Quel sort
pour le meilleur des hommes d'être égaté par sa candeur même,
et d'être innocemment, dans la main des méchans, Tinstrunient
de leur perfidie ! Je sais que Pamour-propre se révolte à cette
idée , mais elle mérite l'examen de la raison.
Voilà des considérations que je vous prie de bien peter : pen-
sez-y long-temps avant que de me répondre. Si elles ne vous
toucibent pas, nous n'avons plus rien à nous dire; mais si elles
font quelque impression sut* vous , alors nous entrerons en éclair^
cissemens ; vous retrouverez un ami digne de vous, et qui, peut-
être , ne vous aura pas été inutile. J'ai , pour vous exhorter à cet
examen , un motif de grand poids , et ce motif, le voici :
Vous pouvez avoir été séduit et trompé. Cependant , votre ami
gémit dans sa solitude , oublié de tout ce qui lui était cher. Il
peut y tomber dans le désespoir , y mourir enfin , maudissant
l'ingrat dont l'adversité lui fit tant verser de larmes , et qui Tac-
cable indignement dans la sienne ; il se peut que les preuves de
son innocence vous parviennent enfin , que vous soyet forcé
d'honorer sa mémoire (i), et que l'image de votre ami mourant
ne vous laisse pas des nuits tranquilles. Diderot , pensez-y. Je ne
vous en parlerai plus.
A MADAMB D'HOUDETOT-
Ce lamcclî ,35 mars lySS.
JLi ir attendant votre courrier , je commence par répondre à votre
lettre de vendredi , venue par la poste.
Je crois avoir à m'en plamdre, et j'ai peine â comprendre que
TOUS l'ayez écrite avec l'intention que j'en fusse content. Expli-
quons-nous ; et , si j'ai tort , dites-le moi sans détour.
Vous me dites que j'ai été le plus grand obstacle au progrès de
votre amitié. D'abora , j'ai à vous dire que je n'exigeais pomt que
votre amitié fit du progrès , mais seulement qu'elle ne diminuât
pas ; et certainement je n'ai point été la cause de cette diminu-
tion. En nous séparant k notre dernière entrevue d'Eaubonne ,
j'aurais juré que nous étions les deux personnes de l'univers qui
avaient le plus d'estime et d'amitié 1 une pour l'autre , et qui
s'honoraient le plus réciproquement. C'est , ce me semble , avec
les assurances de ce mutuel sentiment que nous nous séparâmes ,
(0 Voyez, lecteurs, les notes insérées dans la Vie de Séncque. ( Edi-
tion in- la^pa^es lai, 267, etc.)
ANNEE 1758. /,:3
f t c'est encore sur ce même ton que vous m'écrivîtes quatre jours
après. Insensiblement, vos lettres ont changé de style; vos témoi-
gnages cl*amitié sont devenus plus réserves, plus circonspects,
plus conditionnels ; au bout d*un mois il s*est trouvé , je ne sais
comment , que votre ami n'était plus votre ami. Je vous ai de-
mandé plusieurs fois la raison de ce changement , et vous m'o»
bligez de vous la demander encore : je ne vous demande pas
pourquoi votre amitié n'a point augmenté , mais pourquoi elle
s'est éteinte. Ne m'alléguez pas ma rupture avec votre belle-sœnr
et son digne ami. Vous savez ce qui s'est passé ; et , de tout temps,
vous avez dû savoir qu'il ne sauraity avoir de paix entre J. J. Rous-
seau et les méchans.
Vous me parlez de fautes , de faiblesses , d'un ton de reproche.
Je suis faible , il est vrai ; ma vie est pleine de fautes, car je sui»
homme. Mais voici ce qui me distingue des hommes que je con-
nais : c'est qu'au milieu de mes fautes je me les suis toujours re-
prochées ; c est qu'elles ne m'ont jamais fait mépriser mon de-
voir , ni fouler aux pieds la vertu; c'est qu'enfin j ai combattu et
vaincu pour elle , dans les momens oii tous les autres l'oublient.
Puissiez -vous ne trouver jamais que des hommes aussi cri-
minels !
Vous me dites qne votre amitié, telle qu'elle est, subsistera
toujours pour moi , tel que je sois, excepté le crime et l'indi-
gnité , dont vous ne me croirez jamais capable. A cela , je vous
réponds que j'ignore quel prix je dois donner à votre amitié, telle
Qu'elle est ; que , quant à moi , je serai toujours c^ que je suis^
epuis quarante ans ; qu'on ne commence pas si tard à changer ;
et quant au crime et à l'indignité , dont vous ne me croirez ja-
mais capable , je vous apprends que ce conâpliment est dur pour
un honnête homme , et insultant pour un ami.
Vous me dites que vous m'avez toujours vu beaucoup meîl-*
Jcur que je ne me suis montré. D'autres, trompés par les appa-
rences, nrcsliment moins que je ne vaux , et sont excusables;,
mais , pour vous , vous devez me connaître : je ne vous demande
que de me juger sur ce que vous avez vu de moi.
Mettez-vous un moment à ma place. Que voulez-vous que je-
pense de vous et de vos lettres? On dirait que vous avez peur que
je ne sois paisible dans ma retraite , et que vous êtes bien aise de
m'y donner, de temps en temps, des témoignages de peu d'estime ,
que, quoique vous en puissiez dire, votre cœur démentira tou-
jours. Rentrez en vous-même, je vous en conjure. Vous m'avez
demande quelquefois les sentimens d'un père : je les sens en vous
parlant, même aujourd'hui que vous ne me les demandez plus.
Je n'ai point changé d'opinion sur votre bon cœur; mais je vois
que vous ne savez plus ni penser, ni parler, ni agir par vous-
même. Voyez au moins quel rôle on vous fait jouer. Imaginez ma
situation. Pourquoi venez-vous contrister encore , par vos lettres,
uneame que vous devez croire assez aflligée de ses propres ennuis?
Est-il si uéccsscu'rc à votre repos de troubler le mien? Ne sauriez—
454 * CORRESPONDANCE.
vous concevoir qtie j'ai plus besoin de consolations que de re-
proches? Épargnez-moi donc ceux que vous savez bien qae je ne
jnërile pas, et portez quelque respect à mes malheurs. Je vous
demande de trois choses Tune; ou changes de style, ou justifies
le vôtre , ou cessez de mVcrire : j'aime mieux renoncer k vos
lettres, que d'en recevoir d'injurieuses. Je puis me passer que vous
m'estimiez, mais j'ai besoin de vous estimer vous-même; et c'esl
ce que je ne saurais faire , si vous manquez à votre ami.
Quanta la Julie, ne vous gênez point pour elle. Soit que vous
m'écriviez ou non, vos copies ne se feront pas moins; et si je les
ai suspendues après un silence de trois semaines, c'est que j'ai cru
que, m'ayant tout-â-fait oublia, vous ne vous souciies plus de
rien qui vint de moi. Adieu : je ne suis ni changeant, ni subju-
gué comme vous ; l'amitié que vous' m'avez demandée et que je
vous ai promise, je vous la garderai jusqu'au tombeau. Mais si
vous continuez à m'écrire de ce ton équivoque et soupçonneux
que vous affectez avec moi , trouvez bon que je cesse de vous
répondre; rien n'est uioins regrettable qu'un commerce d'ou-
trages : mon cœur et ma plume s'y refuseront toujours avec vous.
A M. VERNES.
Montmor«Dci , le s5 mars 1758.
vJci , mon cher Vemes, j'aime à croire que nous somuies tous
deux bien aimés l'un de l'autre, et dignes de l'être. Voilà cre qui
fait plus au soulagement de mes peines que tous les trésors du
monde. Ah, mon ami! mon concitoyen! sache m'aimer, et laisse
là tes inutiles offres ^ en me donnant ton cœur, ne m'as-tu pas en-
richi? Que fait tout le reste aux maux du corps et aux soucis
<Ie Tame? Ce dont j'ai faim , c'est d'un ami : je ne connais point
rl'autrc besoin auquel je ne suffise moi-même. La pauvreté ne
m'a jamais fait de mal) soit dit pour vous tranquilliser là-dessus
une fois pour toutes.
Nous sommes d'accord sur tant de choses, que ce n'est pas la
peine de nous disputer sur le reste. Je vous Tai dit bien des fois,
nul homme an monde ne respecte plus que moi l'évangile ; c'est ,
à mon gré, le plus sublime de tous les livres^ quand tous les autres
m'ennuient, ]e reprends toujours celui-là avec un nouveau plai-
sir; et, quand toutes les consolations humaines m'ont manqné,
iamais je n'ai recouru vainement aux siennes. Mais enfin c'est un
] ivre, un livre ignoré des trois quarts du monde; croirais-je qu'un
Scythe , ou un yVfricain , soient moins chers au père commun que
vous et moi , et pourquoi croirais-je qu'il leur ait ôté, pjutôt qu'a
nous, les ressources pour le connaître? Non, mon digue ami, ce
n*est point sur quelques feuilles éparses qu'il faut aller clierclier
]a loi de Dieu , mais dans le cœur de Thomme, oii sa main daigna
l'écrire. O homme, qui que tu sois, rentre en toi-même, apprends
à consulter ta copscience et tes facultés naturelles; tu seras juste ,
bon , vertueux , tu t'inclineras devant ton maître , et tu partici-^*
ANNÉE 1753. 455
peras clans son ciel à un bonheur éternel. Je ne me fie là-dessus
ni à ma raison , ni à celle d'autrui , mais je sens, k la paix de mon
ame, et au plabir que je sens à vivre et penser sous les yeux du
f rand être , que je ne m'abuse point dans les jugemens que je
fais de lui, ni dans l'espoir que je fonde sur sa justice. Au reste ,
mon cher concitoyen, j ai voulu verser mon cœur dans votre sein ,
et non pas entrer en lice avec vous; ainsi, restons-en là, s'il vous
plaît , d'autant plus que ces sujets ne se peuvent traiter guère
commodément par lettres.
J'étais un peu mieux; je retombe. Je compte pourtant un peu
sur le retour du printemps; mais je n'espère plus recouvrer des
forces suffisantes pour retourner dans la patrie. Sans avoir lu
votre déclaraiion^ je la respecte d*avance, et me félicite d'avoir,
le premier , donné à votre respectable corps des éloges qu'il jus-
tifie si bien aux yeux de toute l'Europe.
Adieu , mon ami.
A M. VERNES.
Monimorencî , le 25 mal 1758.
J E ne vous écris pas exactement, mon cher Vernes , mais je pense
à vous tous les jours. Les maux , les langu4u*s , les peines aug-
mentent sans cesse ma paresse; je n'ai plus rien d'actif que le
cœur; encore, hors Dieu, ma patrie et le genre humain, n'y
reste-t-il d'attachement que pour vous ; et j'ai connu les hommes
par de si tristes expériences , que , si vous me trompiez comme les
autres , j'en serais affligé, sans doute, mais je n en serais plus
surpris. Heureusement je ne présume rien de semblable de votre
part; et je suis persuaaé que, si vous faites le voyage que vous
me promettez, l'habitude de nous voir et de nous mieux con-
naître affermira pour jamais cette amilié véritable que j'ai tant
de penchant à contracter avec vous. S'il est donc vrai que votre
fortune et vos affaires vous permettent ce voyage J et que votre
cœur le désire, annoncez-le moi d'avance, afin qne je me pré-
λare au plaisir de presser, du moins une fois en ma vie, un
lonnéte homme et un ami contre ma poitrine.
Par rapport à ma croyance , j'ai examiné vos objections , et je
vous dirai naturellement qu'elles ne me persuadent pas. Je trouve
Sue , pour un homme convaincu de l'immortalité de l'ame , vous
onnez trop de prix aux biens et aux maux de cette vie. J'ai
connu les derniers mieux que vous, et mieux peut-être qu'homme
qui existe ; je n'en adore pas moins l'équité de la providence, et
me croirais aussi ridicule de murmurer de mes maux durant cette
courte vie , que de crier à l'infortune pour avoir passé une w\t
dans un mauvais cabaret. Tout ce que vous dites sur rim^^^""
sauce de la conscience se peut rétorquer plus vivement eiti<^<>^^'
contre la révélation ; car que voulez-vous qu'on pense de ï»^'^*
leur d'un remède qui ne guérit de rien? Ne dirait-on p^.^^^*^
tous ceux qui connaissent l'évangile sont de fort saints nc?^^^^'
45G CORRESPONDANCE.
nages, et qu'un Sicilien sanguinaire et perfide vaut beaucoup
mieux qu'un Hottentot stupide et grossier ?
Youlez-Yous que je croie que Dieu n'a donne sa loi aux hommet
que pour avoir une double raison de les punir? Prenez garde,
mon ami; vous voulez le justifier d'un tort chimérique, et vous
afi^gravez l'accusation. Souvenez-vous , surtout , que , dans cette
dispute , c'est vous qui attaquez mon sentiment , et que je ne fats
que le défendre; car, d'ailleurs, je suis très-éloigné de désap-
prouver le votre , tant que vous ne voudrez contraindre personne
a Fembrasser.
Quoi! cette aimable et cbëre parente est toujours dans son lit!
Que ne suis-je auprès d'elle! Nous nous consolerions mutaelie-
ment de nos maux , et j'apprendrais d'elle ii souffrir les miens avec
constance ; mais je n'espère plus faire un voyage si désiré; je me
sens de jour en jour moms en état de le soutenir. Ce n'est pas que
la belle saison ne m'ait rendu de la vigueur et du courage , mais
le mal local n'en fait pas moins de progrès; il commence même à
se rendre intérieurement tres-sensible ; une enflure, qui croit
quand je marche , m'ote presque le plaisir de la promenade , le
seul qui jn'était resté; et je ne reprends des forces que pour souf-
frir : la volonté de Dieu soit faite! Cela ne m'empêchera pas,
j'espère , de vous fai^hroir les environs de ma solitude , auxquels
il ne manque que d'être autour de Genève pour me paraître dé-
licieux. J'embrasse le cherRoustan, mon prétendu disciple; j'ai
lu avec plaisir son Examen des quatre beaux aiècles , et je m'en
tiens, avec plus de confiance , à mon sentiment, en voyant que
c'est aussi le sien. La seule chose que je voudrais lui demander
serait de ne pas s'exercer à la vertu à mes dépens, et de ne pas se
ïnontrer modeste en flattant ma vanité. Adieu , mon cher Vernes ,
je trouve de jour en jour plus de plaisir à vous aimer.
A M. DELEYRE.
XîiNFiiï , mon cher Deleyre, j'ai de vos nouvelles. Vous attendiez
plutôt des miennes, et vous n'aviez pas tort; mais, pour vous en
donner, il fallait savoir oii vous prendre , et je ne voyais personne
qui pût me dire ce que vous étiez devenu ; n'ayant et ne voulant
avoir désormais pas plus de relation avec Paris qu'avec Pékin , il
était difficile que je pusse être mieux instruit. Cependant jeudi
dernier un pensionnaire des Vertus , qui me vint voir avec le père
Curé , m'apprit que vous étiez à Liège; mais ce que j'aurais dd
faire il y a deux mois était à présent hors de propos , et ce n'était
]>lus le cas de vous prévenir; car je vous avoue que je suis et serai
toujours, de tous les hommes, le moins propre à retenir les gens
(]ui se détachent de moi.
J'ai d'autant plus senti le coup que vous avez reçu, que j'étais
bien plus content de votre nouvelle carrière que de celle oii vous
êtes en train de rentrer. Je vous crois assez de probité pour vous
conduire toujours en homme de bieudans les afTaircs, mais non
ANNEE 175* 457
pas assez de vertu pour préférer toujours le bien public âr votre
gloire , et ne dire jamais aux hoonmes que ce qu'il leur est bon de
savoir. Je me complaisais à vous imaginer d'avance dans le car
de relancer quelquefois les fripons , au lieu que je tremble de
vous voir contrister les âmes simples dans vos écrits. Cher De-P-
ieyre, défiez-vous de votre esprit satirique; surtout apprenez à
respecter la religion : l'humanité seule exige ce respect. Les
grands , les riches , les heureux du siècle seraient charmes qu'il n'y
eût point de Dieu ; mais l'attente d'une autre vie console , de
celle-ci , le peuple et le misérable. Quelle cruauté de leur 6ter
encore cet espoir !
Je suis attendri , touché de tout ce que vous me dites de
M. G ; quoique je susse déjà tout cela, je l'apprends de vous
avec un nouveau plaisir ; c'est bien plus votre éloge que le sien
que vous faites : la mort n'est pas un malheur pour un homme
de bien , et je me réjouis presque de la sienne , puisqu'elle m'est
une occasion de vous estimer davantage. Ah ! Deleyre, puissé-je
ni'étre trompé , et goûter le plaisir de me reprocher, cent fcHS le
jour, de vous avoir été juge trop sévère !
Il est vrai que je ne vous parlai point de mon écrit sur les spec-
tacles ; car , comme je vous l'ai dit plus d'une fois , je ne me fiais
pas k vous. Cet écrit est bien loin de la prétendue méchanceté
dont vous parlez; il est lâche et faible ; les méchans n'y sont
Îilus gourmandes ; vous ne m'y reconnaîtrez plus : cependant je
'aime plus que tous les autres , parce qu'il m'a sauve la vie , et
qu'il me servit de distraction dans des momens de douleur , oh ,
sans lui , je serais mort de désespoir. Il n'a pas dépendu de moi de
mieux faire; j'ai fait mon devoir, c'est assez pour moi. Au sur-
plus , je livre l'ouvrage à votre juste critique. Honorez la vérité j
je vous abandonne tout le reste. Adieu , je vous embrasse de tout
mon cœur.
A M. ROMILLY.
vJ N ne saurait aimer les përcs sans aimer des enfans qui leur
sont chers ; ainsi , monsieur , je vous aimais sans vous connaître ,
et vous croyez bien que ce que je reçois de vous n'est pas propre
à relâcher cet attachement. J'ai lu votre ode ; j'y ai trouvé de
l'énergie , des images nobles , et quelquefois des vers heureux :
jiiais votre poésie parait sénée ; elle sent la lampe , et n'a pas ac-
quis la correction. Vos rimes, quelquefois riches , sont rarement
(.*légantes, et le mot propre ne vous vient pas toujours. Mon cher
Bomilly, quand je paie les complimens par des vérités, je rends
luieux que ce qu on me donne.
Je vous crois du talent , et je ne doute pas que vous ne vous
fassiez honneur dans la carrière oiivous entrez. J'aimerais pour-
tant mieux, pour votre bonheur , que vous eussiez suivi la pro-
fession de votre digne pcre , surtout si vous aviez pu vous y dis-
tinguer comme lui. Uo travail modéré; une vie égale et simple,
458 CORRESPONDANCE.
la paix de l'ame et la santé du corps , qui sont le fruit de tout
cela 9 valent mieux pour vivre heureux que le savoir et Ut gloire :
du- moins en cultivant les talens des gens de lettres y n'en proiiti
pas les préjugés; n'estimez votre état que ce qu'il vaut , et vont
en vaudrez davantage. Je vous dirai que je n'aime pas la fin de
votre lettre, vous me paraissez juger trop sévèrement les riches ;
vous ne songez pas qu'ayant contracté des leur enfance mille
besoins que nous n'avons point, les réduire k l'état des pauvres ,
ce serait les rfiidre plus misérables qu'eux. Il faut être juste en-
vers tout le monde , même envers ceux qui ne le sont pas ponr
nous. Eh ! monsieur , si nous avions les vertus contraires aux
vices que nous leur reprochons, nous ne songerions pas même
qu'ils sont au monde, et bientôt ils auraient plus besoin de nous,
Sue nous deux ? Encore un mot , et je finis^ Pour avoir droit
e mépriser les riches, il faut être économe et prudent soî-méme,
afin de n'avoir jamais besoin de richesses.
Adieu y mon cher Romilly ; je < vous embrasse de tout mon
cœur.
A M. D'ALEMBERT.
Montmorenci , le 95 jaio 1758.
J'ai dû, monsieur, répondre à votre article Genève : je l'ai
fait , et je vous ai même adressé cet écrit. Je suis sensible aux té-
moignages de votre souvenir , et à l'honneur que j'ai reçu de
vous en plus d'une occasion : mais vous nous donnez un conseil
pernicieux; et, si mon père en avait fait autant, je n'aurais pu
ni dû me taire. J'ai tâche d'accorder ce que je vous dois, avec ce
que je dois à ma patrie ; quand il a fallu choisir , j'aurais fait un
crime de balancer. Si ma témérité vous offense , vous n'en serez
que trop vengé par la faiblesse de l'ouvrage. Vous y chercherez
en vain les restes d'un talent qui n'est plus , et qui ne se nourrissait
peut-être que de mon mépris pour mes adversaires. Si je n'avais
consulté que ma réputation , j'aurais certainement supprimé cet
écrit ; mais il n'est pas ici question de ce qui peut vous plaire ou
m'honorer; en faisant mon devoir, je serai toujours assez con-
tent de moi , et assez justifié près de vous.
J
A M. VERNES.
Monlmorrnci , le 4 juillet lySS.
E me hâte , mon cher Vernes, de vous rassurer sur le sens que
vous avez donné à ma dernière lettre , et qui sûrement n'était
pas le mien. Soyez sûr que j'ai pour vous toute l'estime et toute
la confiance qu'un ami doit à son ami. Il est vrai que j'ai eu les
mêmes sentimens pour d'autres qui m'ont trompé , et que , plein
d'une amertume en secret dévorée , il s'en est répandu quelque
chose sur mon papier; mais, mon ami , cela vous regardait si
peu } que , dans la même lettre , je vous ai , ce me semble , assez
ANNEE 1758. 459
témoigné l'ardent désir que j'ai de vous voir et de vous embras-
ser. Vous me connaissez mal ; si je tous croyais capable de me
tromper, je n'aurais plus rien à vous dire.
J'ai reçu l'exemplaire de M. Duvillard) je vous prie de l'en re-
mercier. S'il veut bien m'en adresser deux autres, non pas par
la même voie dont il s'est servi , mais k l'adresse de M. Coinaei^
chez MM, Thelwtaon , Necker , et compagnie , rue Michel U
Comte ^ je lui en serai obligé. Il a eu tort d'imprimer cet article
sans m'en rien dire ; il a laissé des fautes que j'aurais ôtées , et
il n'a pas fait des corrections et additions que je lui aurais
données.
J'ai sous presse un petit écrit sur l'article Genève de M. d'A-
lembert. Le^conseil qu'il nous donne d'établir une comédie m'a
paru pernicieux; il a réveillé mon zèle, et m'a d'autant plus in-
digné , que j'ai vu clairement qu'il ne se faisait pas un scrupul^
de faire sa cour à M. de Voltaire à nos dépens. Voilà les auteurs
et les philosophes! Toujours pour motif quelque intérêt particu-
lier , et toujours le bien public pour prétexte. Cher Vemes ,
soyons hommes et citoyens jusqu'au dernier soupir. Osons tou-
jours parler pour le bien de tous, fût-il préjudiciable à nos amis
et à nous-mêmes. Quoi qu'il en soit , j'ai dit mes raisons; ce sera
à nos compatriotes à les peser. Ce qui me fôche, c'est que cet
écrit est de la dernière faiblessej il se sent de l'état de langueur
oii je suis , et où j'étais bien plus encore quand je l'ai composé*
Vous n'y reconnaîtrez plus rien que mon cœur ; mais je me flatte
que c'en est assez pour me conserver le vôtre. Voulez -vous
bien passer de ma part chez M. Marc Chappuis lui faire mes
tendres amitiés, et lui demander s'il veut bien ^ue je lui fasse
adresser les exemplaires de cet écrit que je me suis réservés , afin
de les distribuer à ceux à qui je les destine , suivant la note que
le lui enverrai?
Vous m'avez parlé ci*devant de madame d'Epinay ; l'ami Rous-
lan , que j'embrasse et remercie , m'en parle, et d'autres m'en
parlent encore. Cela me fait juger qu'elle vous laisse dans nne
erreur dont il faut que je vous tire. Si madame d'Épinav vous dit
que je suis de ses amis, elle vous trompe; si elle vous <}it qu'elle
est des miens, elle vous trompe encore plus : voilà tout ce que
j'ai à vous dire d'elle.
Loin que l'ouvrage dont vous mé parlez soit un roman philo-
sophique , c'est au contraire un commerce de bonnes gens. Si vous
venez, je vous montrerai cet ouvrage; et, si vous jugez qu'il
vous convienne de vous en mêler , je l'abandonne avec plaisir à
votre direction. Adieu , mon ami , soncez , non pas , grâces au
ciel , aux ides de mars, mais aux calendes de septembre 5 c'est ce
jour-là que je vous attends.
46o CORRESPONDANCE.
A SOPHIE.
Le i5jaillet tySS»
J E commence une correspondance qui n'a point d'exemple et ne
êer9i guère imitée : mais , votre cœur n'ayant plus rien à dire au
mien , j'aime mieux faire seul les frais d'un commerce qui ne se*
rait qu'onéreux pour yous , et oii vous n'auriez k mettre que des
paroles. C'est une fausseté méprisable de substituer des procédés
à la place des sentimens , et de n'être honnête qu'à l'extérieur.
Quiconque a le courage de paraître toujours ce qu'il est devien-
dra tôt ou tard ce qu'ildoit être ; mais il n'y a plus rien à espé-
rer de ceux qui se font un caractère de parade. Si je vous par-
donne de n'avoir plus d'amitié pour moi , c'ait parce que vous
ne m'en montrez plus. Je vous aime cent fois mieux ainsi, qu'a-
vec ces lettres froides qui voulaient être obligeantes , et mon-
traient 9 malgré vous , que vous songiez à autre chose en les
écrivant. De la franchise , 6 Sophie ! il n'y a qu'elle qui élève
l'ame , et soutienne , par l'estime de soi-même , le droit à celle
d'autrui. »
Mon dessein n'est pas de vous ennuyer de fréquentes et longues
lettres. Je n'espère pas même , avec toute ma discrétion , que
vous lisiez toutes celles que je yous écrirai ; mais du moins aurai^
je eu le plaisir de les écrire , et peut-être est-il bon , pour vous et
pour moi y que yous ayez la complaisance de les recevoir. Je vous
crois un bon naturel ; c'est cette opinion qui m'attache encore à
vous : mais une grande fortune sans adversités a dû vous endurcir
l'ame ^ vous avez trop peu connu de maux pour être fort sensible
à ceux àes autres. Ainsi les douceurs de la commisération vous
sont encore inconnues. N'ayant su partager les peines d'autrui ,
vous serez moins en état dVn supporter vous-même , si jamais il
en vient; et il est toujours à craindre qu'il n'en vienne , car vous
n*ignorez pas que la lortune même n'en garantit pas toujours ;
et, quand elles nous attaquent au milieu de ses faveurs , quelles
ressources lui reste-t-il pour les guérir?
Non fidarti délia sorte ,
Aacor a me già fà grata , .
Et lu ancor abandonata
Sospirar potresii un di.
Veuille le ciel tromper ma prévoyance ! en ce cas , mes soins
n'auront été qu'inutiles , et il n'y aura point de mal au moins à
les avoir pris : mais si jamais votre cœur affligé se sent besoin de
ressources qu'il ne trouvera pas en lui-même , si peut-être un
jour d'autres manières de penser vous dégoûtent de celles qui
n'ont pu vous rendre heureuse , revenez à moi , si je vis encore ,
et vous saurez quel ami vous avez méprisé. Si je ne vis plus,
relisez mes lettres 5 peut-être le souvenir de mon attachement
ANNÉE 1758. 4G1
adoucira -t -il vos peines; peut-être trouyerez-Vous clans mes
maximes des consolations que vous n'imaginez pas aujourd'hui.
A MADAME DE CRÉQUL
Montmorenci, i3 octobre 1758^
ts^uoi , madame, vous pouviez me soupçonner d'avoir perdu le
souvenir de vos bontés ; C'était ne rendre justice ni à vous, ni à
moi : les témoienagcs de votre estime ne s'oublient pas , et je n'ai
Ï)as un cœur fait pour les oublier. J'en puis dire autant de
'honneur que me fait monsieur l'ambassadeur ; c'est un grand
encouragement pour m'en rendre digne : l'approbation des gens
de bien est la seconde récompense de la vertu sur la terre.
Je comprends par le commencement de votre lettre, que vous
voilà toul-à-fait dans la dévotion. Je ne sais s'il faut vous en féli-
citer ou vous en plaindre : la dévotion est un état trës-doux ,
mais il faut des dispositions pour le goûter. Je ne vous crois pas
Tame assez tendre pour être dévote avec extase, et vous devez
vous ennuyer durant l'oraison. Pour moi , j'aimerais encore-
mieux être dévot que philosophe ; mais je m'en tiens à croire en
Dieu , et à trouver dans l'espoir d'une autre vie ma seule conso-
lation dans celle-ci.
Il est vrai , madame, que l'amitié me fait payer chèrement sef
charmes, et je vois que vous n'en avez pas eu meilleur marché.
Ne nous plaignons en cela que de nous-^mémes. Nous sommes
justement punis des attachemens exclusifs qui nous rendent aveu**
gles , injustes , et bornent l'univers pour nous aux personnes que
nous aimons. Toutes les préférences de l'amitié sont des vols faitf
au genre humain , à la patrie. Les hommes sont tous nos frères;
ils doivent tous être nos amis.
Je conçois les inquiétudes que vous donne le dangerenzmétief
de monsieur votre nls , et tout ce que votre tendresse vous porte
à faire pour lui donner un état digne de son nom : mais j'espèrt
que vous ne vous serez point ruinée pour le faire tuer ; au con*
traire , vous le verrez vivre , prospérer , honorer vos soins , et
vous payer au centuple de tous les soucis qu'il vous a coûtés.
Yoilà ce que son âge , le vôtre , et l'éducation qu'il a reçue de
vous , doivent vous faire attendre le plus naturellement. Au
reste , pardonnez si je ne puis voir les périls qui vous efiràient
du même œil que les voit une mère. Eh ! madame , est-ce un si
grand mal de mourir ? Hélas ! c'en est souvent un bien plus grand
de vivre.
Plus je reste enfermé dans ma solitude, moins je suis tenté de
l'interrompre par un voyage de Paris : cependant je n'ai point
pris là-dessus de résolution. Quand le désir m'en viendra, je serai
prompt à le satisfaire ; mais il n'est point encore venu. Tout ce
que je puis vous dire sur l'avenir, c'est que , si jamais je fais ce
voyage , ce ne sera point san$ me présenter chez vous; et que,
462 CORRESPONDANCE.
dans mon systëme actuel , j'aurai peut-être quelque reproche à
me faire du motif qui m'y conduira.
Recevez j madame , les assurances de mon respect. <
A MADAME D'HOUDETOT.
8 novembre 1758*
tJ E viens de recevoir de Crimm une lettre qui m'a fait frémir »
et que je lui ai renvoyée à l'insf aiit , de peur de la lire une seconde
fois. Madame , tous ceux que j'aimais me haïssent , et voas con-
naissez mon cœur ; c'est vous en dire assez. Tout ce que j'avaii
appris de madame d'Ëpinay n'est que trop vrai , et j'en sais da-
vantage encore. Je ne trouve de toute part que sujets de déses-
poir, il me reste une seule espérance ; elle peut me consoler de
tout et me rendre le courage. Hâtez-vous de la confirmer ou de
la détruire. Ai-je encore une amie et un ami ? Un mot , un seul
mot , et je puis vivre.
Je vais déloger de l'Hermitage. Mon dessein est de chercher
un asile éloigné et inconnu : mais il faut passer l'hiver , et vos
défenses m'empêchent de l'aller passer à Paris. Je vais donc m'é-
tablir à Montmorenci , comme Je pourrai , en attendant le prin-
temps. Ma respectable amie, je ne vous reverrai jamais: je le
sens à la tristesse qui me serre le cœur : mais je m occuperai de
vous dans ma retraite. Je songerai que j ai deux amis au monde »
et j'oublierai que j'y suis seul.
V
 LA MÊME.
Novembre 1758.
oici la quatrième lettre que je vous écris , sans réponse. Ah !
si vous continuez de vous taire, je vous aurai trop entendue.
Songez à l'état ou je suis , et consultez votre bon cœur. Je puis
supporter d'être abandonné de tout le monde. Mais vous !... vous
qui me connaissez si bien ! Grand Dieu ! suis-jc un scélérat ? un
scélérat, moi! Je l'apprends bien tard. C'est M. Grimm , c'est
mon ancien ami , c'est celui qui me doit tous les amis qu'il m'ôte ,
qui a fait cette belle découverte , et qui la publie. Hélas ! il est
1 honnête homme , et moi l'inffrat. II jouit des honneurs de la
vertu pour avoir perdu son ami , et moi je suis dans l'opprobre
pour n'avoir pu flatter une femme perfide , ni m'asservir à celle
que j'étais forcé de haïr. Ah! si je suis un méchant , que toute la
race humaine est vile ! Cruelle , fallait-il céder aux séductions
de la fausseté, et faire mourir de douleur celui qui ne vivait que
pour aimer.
Adieu. Je ne vous parlerai plus de moi ; mais , si je ne pui^
vous oublier , je vous défie d'oublier à votre tour ce cœur que
vous méprisez , ni d'en trouver jamais un semblable.
ANNÉE 1758. 463
A M. VERNES.
Moiilmorencly le 21 norembre 1758.
Vjber Vernes , plaignes-moi. Les approches de l'hiver se font
sentir. Je souffre , et ce n'est pas le pire pour ma paresse. Je suis
accahlé de travail , et jamais mon dernier écrit ne m'a coûté la
moitié de la peine et du temps k faire ^ue me coûteront k ré-
pondre les lettres qu'il m'attire. Je voudrais donner la préférence
à mes concitoyens ; mais cela ne se peut , sans m'exposer : car ,
parmi les autres lettres , il y en a de trës-dangereuses , dans les-
quelles on me tend visiblement des pièges, auxquelles il faut pour-
tant répondre , et répondre promptement , de peur que mon
silence même ne soit imputé à crime. Faites donc en sorte , mon
ami , qu'un retard de nécessité ne soit pas attribué k négligence ,
et aue mes compatriotes aient pour moi plus d'indulgence que
je n ai lieu d'en attendre des étrangers. J'aurai soin de répondre
à tout le monde ; je désire seulement qu'un délai forcé ne dé-
plaise à personne.
Vous me parles des critiques. Je n'en lirai jamais aucune ;
c'est le parti que j'ai pris des mon précédent ouvrage, et je m'en
suis très-bien trouvé. Apres avoir dit mon avis , mon devoir est
rempli. Errer est d'un mortel , et surtout d'un ignorant comme
moi , mais je n'ai pas l'entêtement de l'ignorance. Si j'ai fait des
fautes , qu'on les censure, c'est fort bien fait. Pour moi , je veux
rester tranquille ^ et, si la vérité m'importe, la paix m'importe
encore plus.
Cher Vernes , qu'avons-nous fait? Nous avons oublié M. Abau-
sit. Ah! dites, méchant ami! cet homme respectable, qui passe
sa vie à s'oublier soi-même , doit- il être oublié des autres? Il fal-
lait oublier tout le monde avant lui. Que ne m'avez-vous dit un
mot ? Je ne m'en consolerai jamais. Adieu.
Je n'oublie pas ce que vous m'avez demandé pour votre recueil ;
mais.... du temps! du temps! Hélas ! je n'en tais cas que pour le
perdre. Ne trouvez-vous pas qu'avec cela mes comptes seront
bien rendus?
A M- LE DocTEun TRONCHIN-
A Montmorenci^ le 37 novembre l'jSS»
OTRK lettre , monsieur, m'aurait fait grand plaisir en tout
temps , et m'en fait surtout aujourd'hui ; car j'y vois qu'ayant
juge l'absent sans l'entendre, vous ne l'avez pas jugé tout-à-fait
aussi sévèrement qu'on me l'avait dit. Plus je suis indifférent sur
les jugemens du public , moins je le suis sur ceux des hommes
de votre ordre ; mais , quoique j'aspire k mériter l'estime des
honnêtes gens, je ne sais mendier celle de personne } et j'avoue
que c'est la chose du monde la moins importante, que d'être juste
ou injuste envers moi.
Y
464 CORRESPONDANCE.
Je ne doutais pas que vous ne fussiez de mon avis , ou plutôt
que je ne fusse du vôtre, sur la proposition de M. d'AIembert , et
je suis charme que vous ayez bien voulu confirmer vous-mônie
cette opinion. Il y aura du malheur, si votre sagesse et votre crè»
dit n'empêchent pas la comédie de s'établir à Genève , et de te
maintenir à nos portes.
A l'égard des cercles , je conviens de leurs abus , et je n*ea
doutais pas ; c'est le sort des choses humaines ; mais je crois
qu'aux cercles détruits succéderont de J>lus grands abus encore.
Vous faites une distinction trës-judicieuse sur la différence des
républiques grecques à la nôtre , par rapport à l'éducation pu-
blique : mais cela n'empêche pas que cette éducation ne puisse
avoir lieu parmi nous , et qu'elle ne l'ait même par la seule force
des choses , soit qu'on le veuille , soit qu'on ne le veuille pas. *
Considérez qu'il y a une grande différence entre nos artisans et
ceux des autres pays. Uu horloger de Genève est un homme k
présenter partout ; un horloger de Paris n'est bon qu'à parler de
montres. L'éducation d'un ouvrier tend à former ses doigts , rien
de plus. Cependant le citoyen reste. Bien ou mal , la tcte et le
cœur se forment ^ on trouve toujours du temps pour cela , et
vôil à quoi l'institution doit pourvoir. Ici , monsieur , j'ai sur
vous , dans le particulier , l'avantage que vous avez sur moi dans
les observations générales : cet état des artisans est le mien , celui
dans lequel je suis né , dans lequel j'aurais dû vivre , et que je
n'ai quitté que pour mon malheur. J'y ai reçu cette éducation
publique , non par une institution formelle , mais par des tra-
ditions et des maximes qui , se transmettant d'âge en âge , don-
naient de bonne heure à la jeunesse les lumières qui lui con*
viennent et les sentimens qu'elle doit avoir. A douze ans, j'étais
un Romain ; à vingt, j'avais couru le monde, et n'étais plus qu'un
polisson. Les temps sont changés , je ne l'ignore pas ^ mais c'est
une injustice de rejeter sur les artisans la corruption publique ^
on sart trop que ce n'est pas par eux qu'elle a commencé. Par-
tout le riche est toujours le premier corrompu , le pauvre suit ,
l'état médiocre est atteint le dernier. Or , chez nous , l'état mé-
diocre est l'horlogerie.
Tant pis si les enfans restent abandonnés à •eux-mêmes. Mais
pourquoi le sont-ils? Ce n'est pas la faute des cercles ; au contraire,
c'est là qu'ils doivent être élevés , les filles par les mères , les gar-
çons par les pères. Yoilà précisément l'éducation moyenne qui
noiis convient , entre l'éducation publique des républiques grec-
3ues, et l'éducation domestique des monarchies , oii tous les sujets
oivent rester isolés , et n'avoir rien de commun que l'obéissance.
Il ne faut pas non plus confondre les exercices que je conseille,
avec ceux de l'ancienne gymnastique. Ceux-ci formaient une vé-
ritable occupation , presque un métier^ les autres ne doivent être
qu'un délassement, des fêtes, et je ne les ai proposés qu^en ce
sens. Puisqu'il faut des amusemens , voilà ceux qu'on nous doit
ollrir. C'est une observation qu'on faisait de mon temps , que le»
ANNÉE 1758. 465
Ï^lus habiles ouvriers de Genève étaient précisément ceux qui bril-
aient le plus dan^ces sortes d'exercices , alors en honneur parmi
nous. Preuve que ces diversions ne nuisent point Tune à l'autre ,
mais au contraire s*entr*aident mutuellement ; ie temps qu'on
leur donne en laisse moins k la crapule , et empêche les citoyens
de s'abrutir.
Adieu , monsieur; je vous embrasse de tout mon cœur. Puis-
sies-vous long-temps honorer votre patrie, et faire du bien an
genre humain !
A M. MOULTOU-
Monlmorenci, le i5 décembre 1758*
v^uoiQUEJesoisincommodéetaccabléd'occupationsdésagréableSy
je ne puis, monsieur, différer plus long-temps à vous remercier
de votre excellente lettre. Je ne puis vous dire k quel point elle
m'a touché et charmé. Je l'ai relue et la relirai plus d'une fois :
}''y trouve des traits dignes du sens de Tacite et du zèle de Colon,
1 ne faut pas deux lettres comme celle-là pour faire connaître un
homme; et c'est d'après cette connaissance que je m'honore de
votre suffrage. O , cher Moultou , nouveau Genevois , vous mon-
trez pour la patrie toute la ferveur que les nouveaux chrétiens
avaient pour la foi. Puissiez- vous l'étendre , la communiquer à
tout ce qui vous environne ! Puissiez-vous réchauffer la tiédeur
de nos vieux citoyens , et puissions-nous en acquérir beaucoup
qui vous ressemblent ! Car malheureusement il nous en reste peu^
Ne sachant si M. Femea vous avait remis un exemplaire da
mon dernier écrit , j'ai prié M. Coindet de vous en envoyer un
par la poste , et il m'a promis de le faire contre-signer. Si p§r ha»
sard vous aviez reçu les deux, et que vous n'en eussiez pas dis-
posé, vous m'obligeriez d'en rendre un à M. F'ernea; car j'ap-
prends qu'il a distribué pour moi tous ceux que je lui avais uit
adresser , et qu'il ne lui en reste pas un seul. Si vous n'en aves
qu'un, vous m'offenseriez de songer aie rendre : si vous n'en aves
point , vous m'afUigeriez de ne m'en pas avertir.
Quoi , monsieur, le respectable AbauzU daigne me lire , il dai-
gne m'approuver ! Je puis donc me consoler de l'improbation de
ceux qui me blâment ; car il est bien à craindre que , si j'obtenais
leur approbation , je ne méritasse guère la sienne. Adieu, mon
cher monsieur. Quand vous aurez un moment à perdre , je vous
prie de me le donner ; il me semble qu'il ne sera pas perdu pour
moi.
A M. VERNES-
MoQtxnorenci, le 6 janvier 1759,
JuE mariage est un état de discorde et de trouble pnnr les gens
corrompus , mais pour les gens de bien ^ il eit le paradis sur 1«
7. 30
466 CORRESPONDANCE.
terre. Cher Verncs , vous allez être heureux , peut-^tre rête»-YOUf
déjà. Votre mariage n'est point secret; il ne doit point Tétre, il
a 1 approbation de tout le monde, et ne pouvait manquer de l'a-
voir. Je me fais honneur de penser que votre épouse , quoiqu'é-
trangëre , ne le sera point parmi nous. Le mente et la vertu ne
sont étrangers que parmi lesméchans ; ajoutez une figure qui n'est
commune nulle part , mais qui sait bien se naturaliser partout ,
et vous verrez que mademoiselle C n était Genevoise avant de
le devenir. Je m'attendris , en songeant au bonhear de deux
époux si bien unis , à penser que c'est le sort qui vous attend.
Cher ami , quand pourrai- je en être témoin? quand verserai-je
des larmes ae joie en embrassant vos ckers en fans? quand me
dirai-je , en abordant votre chère épouse : « Voilà la mère de fa-
mille que j'ai dépeinte; voilà la femme qu'il faut honorer? »
Je ne suis point étonné de ce que vous avez fait pour M. Abaa-
zit , je ne vous en remercie pas même ; c'est insulter ses amis que
de les remercier de quelque chose. Mais cependant vous avez
donné votre exemplaire; et il ne suffit pas que vous en ayez un ,
il faut que vous l'ayez de ma main. Si donc il ne vous en reste
aucun des miens , marquez -le moi ; je vous enverrai celui que
je m'étais réservé, et que je n'espérais pas employer si bien.
Vous serez le maître ae me le payer par un exemplaire de
V Economie politique ; car je n'en ai point reçu.
M. de Voltaire ne m'a point écrit. Il me met tout-à-fait à mon
aise , et je n'en suis pas fâché. La lettre de M. Tronchin roulait
uniquement sur mon ouvrage, et contenait plusieurs objec*
tions très-judicieuses , sur lesquelles pourtant je ne suis pas de
son avis.
Je n'ai point oublié ce que vous voulez bien désirer sur le choix
liiiéraire. Mais, mon ami , mettez-vous à ma place; je n'ai pas
le loisir ordinaire aux gens de lettres. Je suis si près de mes
pièces , que si je veux dîner, il faut que je le gagne; si je me re-
pose, il faut que je jeûne, et je n'ai , pour le métier d'an-
teur, que mes courtes récréations. Les faibles honoraires qnc
m'ont ripportés mes écrits m'ont laissé le loisir d'être malade ,
et de mettre un peu plus de graisse dans ma soupe; mais tout
cela est épuisé, et je suis plus près de mes pièces que je ne l'ai ja-
mais été. Avec cela , il faut encore répondre à cinquante mille
lettres , recevoir mille importuns, et leur offrir l'hospitalité. Le
temps s'en va et les besoins restent. Cher ami, laissons passer
ces temps durs de maux, de besoins, d'importunités , et croyet
aue je ne ferai rien si promptement et avec tant de plaisir que
d'achever le petit morceau que je vous destine , et qui malheu-
reusement ne sera guère au goût de vos lecteurs ni de vos philo-
sophes; car il est tiré de Platon.
Adieu ,mon bon ami. Nous sommes tous deux occupés; vous,
de votre bonheur; moi, de mes peines : mais l'amitié partage
tout. Mes maux s'allègent quand je songe que vous les plaignex;
lis s'efiacent presque par le plaisir de vous croire heureux. Ke
ANNÉE 175g. 4G7
montres cette lettre à personne, aumoins le dernier article. Adieu
derechef.
A MADAME DE CRÉQUL
« MootmoreBci y le i5 janvier 1769.
Jljn vérité , madame, s'il ne fallait pas vous remercier de votre
souvenir, je crois que je ne vous remercierais point de vos pou-
lardes. Que pouvais*je faire de quatre poulardes ? J'ai commencé
par en envoyer deux à gens dont jene me souciais.guëre. Cela m'a
fait penser combien il y a de différence entre un présent et un
témoignage d'amitié. Le premier ne trouvera jamais en moi
au'un cœur ingrat; le second G madame! si vous m'aviez fait
donner de vos nouvelles sans rien m'envoyer de plus , que vous
m'auriez fait riche et reconnaissant ! au lieu qu'à présent que les
Soulardes sont mangées, tout ce que je puis taire de mieux c'est
e les oublier : n'en parlons donc plus. Voilà ce qu'on gagne à
me faire des préseus.
J'aime et j'approuve la tendresse maternelle qui vous fait par-
ler avec tant d émotion de l'armée où est monsieur votre fils ;
mais je ne vois pas, madame, pourquoi il faut absolument que
vous vous ruiniez pour lui : est-ce qu avec le nom qu'il porte , et
l'éducation qu'il a reçue, il a besoin, pour se distinguer, de ces
ridicules équipages qui font battre vos armées et mépriser vos
officiers ? Quand le luxe est universel , c'est par la simplicité
qu'on se distingue : et cette distinction , qui laisserait un homme
obscur dans la boue , ne peut qu'honorer un homme de qualité.
Il ne faut pas que monsieur votre fils souffre , mais il faut qu'il
n'ait rien de trop : quand il ne brillera pas par son équipage, il
voudra briller par son mérite 5 et c'est ainsi qu'il peut honorer et
payer vos soins.
A propos d'éducation , j'aurais quelques idées sur ce sujet que
je serais oien tenté de jeter sur le papier si j'avais un peu d'aide;
mais il faudrait avoir là-dessus les observations qui me manquent.
Yous êtes mëre , madame, et philosophe , quoique dévote : vous
avez élevé un fils ; il n'en fallait pas tant pour vous faire penser.
Si vous vouliez jeter sur le papier, à vos momens perdus , quel-
ques réflexions sur cette matière, et me les communiquer, vous
seriez bien payée de votre peine si elles m'aidaient à faire un ou-
vrage utile; et c'est à de tels dons que je serais vraiment scn*
sible : bien entendu pourtant que je ne m'approprierais que ce que
vous me feriez penser , et non pas ce que yous auriez pensé yous«*
même.
Votre lettre m'a laissé sur votre santé des inquiétudes que vous
m'obligeriez de vouloir lever ; il ne faut pour cela qu'un mot par
la poste. Votre ame se porte trop bien ; elle vous use ; vous n'au-
rez jamais un corps sain. Je hais ces santés robustes, ces gens qui
ont tant de force et si peu de vie; il me semble que je n ai vécu
moi-même que depuis que je me sens demi-mort. Bon jour, ma-
468 CORRESPONDATîCE.
dame. Il Faut finir par *régime^ car «AreiBent , sî ma règle e*t
3>oane , je ne guérirai pas en tous écrivant.
A M. LE «omiB DE SAINT-FLORENTIN (ly.
•Monlmorenci, le*ii février 1759*
JXLoTrsïit>irEuii^
J'apprends qu'on s'apprête à remettre à roi>éra de Paris, une
Siëce ae ma composition , intitulée le Devin au pillage. Si vous
aignez jeter les yeux sur le mémoire ci-joint^ vous verrez , mon-
seigneur, que cet ouvrage n'appartient ^oint à l'académie rojale
de musique. Je vous supplie donc de vouloir bien lui défendre de
le représenter, et ordonner que la partition m'en soit restituée,
n y a trois ans que f avais écrit à M. le comte d' Argenson pour
lui demander cette restitution* Il ne fît aucune attention à ma
lettre ni à mon mémoire. J'espëre , monseigneur , être plus heu-
taux aujourd'hui ; car je ne demande rien que de juste | et vous
nae refusez la justice à nersonne.
Je suis avec un profond respect , etc.
MÉMOIRE-
XjLu commencement de Tannée lySS je présentai à l'opéra un
petit ouvrage intitulé le Devin du village , qui avait été repré-
sente devant le roi è Fontainebleau l'automne précédent. Je
•déclarai aux sieurs Rebel et Francœur , alors inspecteurs de l'a-
cadémie royale de musique , en présence de M. Duclos , de
l'académie française, historiographe de France, que je ne de-
mandais aucun argent de ce petit opéra; que je me contentais
Îiour son prix de mes entrées tranches à perpétuité ; mais que je
es stipulais expressément : à quoi il me fut répondu par ledit
sieur Rebel , en présence du même M. Duclos , que cela était de
droit, conforme à Tusa^e , et que de plus il m'était dû. des ho-
noraires qu'on aurait soin de me faire payer.
Le Deidn du village fut jouéj et quoique j'eusse aussi exigé
que les quatre premières représentations seraient faites par les
bons acteurs , ce qui fut accordé , il fut mis en double des la
troisième; et la pièce eut trente-une représentations de suite
avant 'pàque^ sans compter les trois capitations oii elle fut aussi
donnée.
Pour les honoraires qui m'étaient dus et que je n'avais point
demandés , on m'apporta chez moi douze cents francs , dont je
signai la quittance , telle qu'elle me fut présentée.
Le Devin du village fut repris après pàque , et continué toute
l'année^ et même le carnaval suivant , presque sans interruption ,
(1) Celte lettre et le mémoire qui suit furent remis, par M. Sellon ,
«ésideot de Genève, à Ma de Saiul-FlorenliD , qui promit une réponse,
^t qui n'en fit point*
ANNÉE i75gt. 469
Braîs dans un état qui , ne me laissant^pas le courage d^èn ftonte-
nir le spectacle , m'a toujours forcé' de m'en absenter ; et c'est'
une année de non jûuîssance de mon diK>it y dont je ne serais que
trop fondé à demander compte*.
Enfin , dans lie temps- que , délivré dé'cexhagrîn , fe croyais
pouvoir profiter sans dégoût du privilège de me» entrées , le sieur
de Neuville me déclara à la portede lx>péra qu'il avait ordre dtr
bureau de la ville (») de mre les refuser, convenant en même
temps qu'un tel procédé était sans exemple. Et en effet , si telle
est fa distinction que réserve le bureau de la ville à ceux qui font
k la fois les paroles et la nrusique d'un opéra , et aux auteurs dea.
ouvrages qu'on joue cent fois de suite , il n'est pas étonnant
qu'elle soit rare;
Sur cet exposé simple et fidèle , je me crois en droit dé deman-
der la restitution de mon manuscrit , et qu'il soit défendu à l'a-
cadémie royale de musique de jamais représenter le Devin da
village , sur lequel elle a perdu son droit en violant le traité par
lequel je le lui avais cédé : car m'en âter le prix convenu , c est
m en rendre la propriété^ cela est incontestable en toute jus-
tice.
i^. Ce ne serait pas répondre que de m'opposer un règlement
prétendu qui , dit-on , borne à une année le droit d'entrée pour
les auteurs d'opéra en un acte : règlement qu'on allègue sans le
montrer , qui n'est connu de personne , et n'a jamais eu d'exé-
cution contre aucun auteur avant moi ; règlement enfin qui ,
après une soigneuse vérification y se trouve n'avoir pas existé-
quand mon accord fut fait , et qui , quand on l'aurait établi de-
puis , ne peut avoir un effet rétroactii.
a"*. Quand ce règlement existerait, quand il' serait en vigueur^
il ne peut avoir aucune force vis-à*vis de moi étranger, qui ne
le connaissais point , et à qui on ne l'a point opposé dans le temps
que, maître de mon ouvrage, je ne cédais qu'en stipulant une
condition contraire. N'a-t-on pas dérogé à ce règlement en trai-
tant avec moi? C'était alors qu'il fallait m'en^ parler. Qui a ja-
mais OUI dire qu'on annulle une convention expresse par l'inten-
tion secrète de ne la pas tenir 1
3*. Pourquoi l'académie royale de nmsique se prévaudrait-elle
contre moi d'un règlement qu'elle-même viole à mon préjudice?
Si l'auteur des paroles et celui de la musique d'un opéra d'un
acte ont chacun leurs entrées pour un an , celui qui est à la fois
l'un et l'autre doit les avoir pour deux, à moins que la réunion
des talens, qui concourt à leur perfection, ne soit un titre contre
celui qui les rassemble.
4°. Si l'intention du bureau de la ville était d'en user à toute
rigueur avec moi , il fallait donc commencer par me payer à la
rigueur ce qui m'était dû. Le produit d'un grand opéra , pour
chacun des ceux auteurs , est de deux mille livres lorsqu'il sou—
(1) La ville de Paris tenait alors Topera»-
470 CORRESP.ONDANCE.
tient trente représentations consécutives^ savoir , cent francs
pour chacune des dix premières représentations , et cinquante
francs pour chacune des vingt autres. Or , ]e tiers de quatre
mille francs est plus de douze cents francs. Si je n*ai pas ré-
clamé le surplus , ce n'était point par ignorance de mon droit ,
mais c'est qu ayant stipulé un autre prix pour mon ouvrage je
ne voulais pas marchander sur celui-là.
Si l'on ajoute à ces raisons que , contre ce qu'on m'avait pro-
mis , mon ouvrage a été mis en double des la troisième représen-
tation , l'on trouvera que la direction de l'opéra n'ayant observé
avec moi ni les conditions que j'avais stipulées y ni ses propres
règlemens , s'est dépouillée comme à plaisir de toute espèce de
droit sur ma pièce. Il est vrai que j'ai reçu douze cents francs
que je suis prêt à rendre en recevant ma parlilion , espérant qu'à
son tour l'académie royale de musique voudra bien me rendre
compte de cent représentations (i) qu'elle a faites d'un ouvrage,
qu'elle savait n'étae pas à elle i puisqu'elle n'en voulait pas payer
le prix convenu.
Que si cette académie a des plaintes à faire contre moi , elle
peut les faire par-devant les tribunaux , et non pas s'établir juge
dans sa propre cause, ni se croire en droit pour cela de s'emparer
de mon bien. Sitôt qu'on est mécontent aun homme il ne s'en
suit pas qu'il soit permis de le voler.
A MADAME LA MA1LÉGHALE DE LUXEMBOURG.
An petit château ile Montmorenci , le i5 mai 1759.
J. OL'TE ma lettre est déjà dans sa date. Que celle date m'honore!
que je l'écris de bon cœur! Je «ne vous loue point , madame , je
ne vous remercie point; mais j'habite votre maison. Chacun a
.5on langage, j'ai tout dit dans le mien.
Daignez , madame la maréchale , agréer mon profond res-
pect.
A M. LE CHEVALIER DE LORENZY.
Au petit château « le 21 mai 17S9.
J'ai fort prudemment fait, monsieur, de supprimer avec vous
les rcmercîmens; vous m'auriez donné trop d'afTaires. Tant de
livres me sont venus de votre part, que ]e ne sais par lequel
commencer. D'ailleurs le séjour encbanlé que j'habite ne me
laisse guère le courage de lire, pas même d'écrire, au moins
pour le besoin. Dans les charmantes promenades dont je me vois
environné, mes pieds me font perdre l'usage de mes mains , et le
métier n'en va pas mieux. Si la campagne a besoin de pluie , j'en
(1) îl fant ajouter tontes celles de celte dernière reprise et des sui-
Tantrs, où , pour le coup , les directeurs, qui eux-mêmes araieiit con-
Iracli' avec moi , ne pouvaient igaorer qu'ils dispoâaicnl d'un bien qui
ue leur apparleuuit pas.
ANNÉE 1759. 471
plus comment y rentrer, louteiois je ne saurais me repentir
de la faute que je puis avoir commise ; et, dussc-je ra*accoutu-
mer à un bicn-ctre pour lequel je n'étais pas fait , je ne voudrais
F as , pour le repos de ma vie , avoir reçu d'une autre manière
honneur et les grâces dont m'ont comblé monsieur et madame
de Luxembourg. Je suis fâché qu'il y ait si loin d'eux à moi. Je
ne fais ni ne veux faire ma cour à personne , pas même à eux.
J'ai mes règles, mon ton, mes manières, dont je ne saurais chan-
ger; mais toute la sensibilité que les témoignages d'estime et de
bienveillance peuvent exciter dans une ame honnête, ils la trou-
veront dans la mienne. Je vois qu'ils s'efforcent de me faire ou-
blier leur rang : s'ils réussissent , je réponds qu'ils seront contenu
de moi.
Pour vous, monsieur, je ne vous dis rien ; j'ai trop à vous dire
Il fatit se voir. Ou venez , ou je vais vous chercher. Bon jour.
M. d*AIembert m'a envoyé son recueil, oh j'ai vu sa réponse.
Je m'étais tenu à l'examen ie la question , j'avais oublié l'adver-
saire. Il n'a pas fait de même ; il a plus parlé de moi que je
n'avais parlé de lui ; il a donc tort.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Au petit château , le 37 mai i75g«
JMoîf SIEUR,
Votre 'maison est charmante j le séjour en est délicieux. Il le
serait plus encore si la magnificence que j'y trouve et les atten-
tions qui m'y suivent me laissaient un peu moins apercevoir que
j(' ne suis pas chez moi. A cela près , il ne manque au plaisir
avoc lequel je l'habite que celui ae vous en voir le témoin.
Vous savez , monsieur le maréchal , que les solitaires ont tons
}'rsprit romanesque. Je suis plein de cet esprit ; je le sens et ne
m'en a/llige point. Pourquoi chercherais- je à guérir d'une si
douce folie, puisqu'elle contribue à me rendre heureux? Gcb»
du monde et de la cour , n'allez pas vous croire plus sages que
moi : nous ne différons que par nos chimères.
Voici donc la mienne en cette occasion. Je pense que, si non»
soînmf»s tons deux tels que j'aime à le croire, nons pouvons
former un spectacle rare , et peut-être unique , dans un com-
merce d'estime et d*amitié( vous m'avez dicté ce mot) entre deux
hommes d'états si divers , qu'ils ne semblaient pas faits pour
avoir la moindre relation entre eux. Mais pour cela , monsieur ^
il faut rester tel (jue vous êtes , et me laisser tel que je suis. Ne
veuillez point être mon patron j je vous promets, moi, de ne
point être votre panép^ynste j ^e vous promets de plus que nous
aurons fait tous deux une très-belle chose , et que notre société ,
472 CORRESPONDANCE.
ai] 'ose employer ce mot , sera, pour l'un et pour l'autre , tn
sujet d'ëloge préférable à tous ceux que l'adulation prodigue.
Au contraire , si vous voulez me protéger , me faire aes dons ,
obtenir pour moi des grâces , me tirer de mon état , et que j'ac-
quiesce à y os bienfaits , vous n'aurez recherché qu'un Ctiîseur de
phrases, et vous ne serez plus qu'un grand à mes yeux. J'espère
que ce n'est pas à cette opinion réciproque qu aboutiront les
bontés dont vous m'honorez.
Mais y monsieur , il faut vous avouer tout mon embarras. Je
n'imagine point la possibilité de ne voir que vous et madame Ja
maréchale , au milieu de la foule inséparable de votre ranç , et
dont vous êtes sans cesse environnés. C'est pourtant une condition
dont j'aurais peine à me départir. Je ne veux ni complaire aux
curieux , ni voir , pas même uu moment 9 d'autres hommes qiie
ceux qui me conviennent; et si j'avais cru faire pour vous une
exception , je ne l'aurais jamais faite. Mon humeur qui ne souffire
aucune gêne , mes incommodités qui ne la sauraient supporter ,
mes maximes sur lesquelles je ne veux pas me contraindre , et
qui sûrement offenseraient tout autre que vous , la paix surtont et
le repos de ma vie ,;tout m'impose la douce loi de finir comme j'ai
•commencé. Monsieur le maréchal , je souhaite de vous voir , de
cultiver votre estime , d'apprendre de vous à la mériter ; nuûs
je ne puis vous sacrifier ma retraite. Faites que je puisse vous
voir seul, et trouvez bon que je ne vous voie que de cette manière.
Je ne me pardonnerais jamais d'avoir ainsi capitulé avec voni
avant d'accepter l'honneur de vos offres j et c'est encore un hom-
mage que je crois devoir à votre générosité, de ne vous dire mes
fantaisies qu'après m'être mis en votre pouvoir : car , en sentant
quels devoirs j'allais contracter , j'en ai pris l'engagement sans
crainte. Je n'ignore pas que mon séjour ici , qui n'est rien pour
vous , est pour moi d'une extrême conséquence. Je sais que ,
quand je n'y aurais couché qu'une nuit , le public , la postérité
peut-être , me demanderaient compte de cette seule nuit. Sans
douté ils me le demanderont du reste de ma vie } je ne suis pas
en peine de la réponse. Monsieur , ce n'est pas à moi de la faire.
£n vous nommant, il faut que je sois justifié, ou jamais je ne
saurais l'être.
Je ne crois pas avoir besoin d'excuse pour le ton que je prends
avec vous. II oie semble que vous devez m'entendre. Monsieur le
maréchal , je pourrais , il est vrai , vous parler en termes plus
respectueux , mais non pas plus honorables.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Aa petit château, le 5 juin i'j5^.
M
ADAME,
J'apprends que votre santé est parfaitement rétablie, et je
compte au nonîbre de vos bienfaits de m'en réjouir et de vous
ANNÉE 1759. 473
le clire. Si chacun doit veiller sur la sienne à proportion de ceux
qu'elle intéresse , songez quelouefois , je vous supplie , aux nou-
velles raisons que vous avez ae vous conserver. L'air de votre
parc est si bon pour les malades >« qu'il ne doit pas l'être moins
pour les convalescens ; et quant à moi , je m'en trouve trop bien
Ï>our ne pas vous le conseiller. Agréez , madame la maréchale y
es assurances de mon profond respect.
AM-VERNES.
Moutmorenci , le i4 juin 1759<
tl E suis négligent , cber Yernes , vous le savez bien ; mais vous
savez aussi que je n'oublie pas mes amis. Jamais je ne m'avise
de compter leurs lettres ni les miennes , et , quelque exacts
qu'ils puissent être , je pense à eux plus souvent qu'ils ne m'écri-
vent. En rien de ce monde je ne m'inquiète de mes torts appa—
rensy pourvu que je n'en aie pas de véritables , et j'espère bien
n'en avoir jamais à me reprocher avec vous. Quand M. Tron-
chin vous a dit que j'avais pris le parti de ne plus aller à Genève,
il a , lui , pris la chose au pis. Il y a bien de la différence entre
n'avoir pas pris , quant à présent , la résolution d'aller à Ge-
nève , ou avoir pris celle ae n'y aller plus. J'ai si peu pris cette
dernière , que , si je savais y pouvoir être de la momdre utilité à
quelqu'un , ou seulement y être vu avec plaisir de tout le mond e ,
je partirais dès demain : mais, mon bon Smi , ne vous y trompez
pas , tous les Genevois n'ont pas pour moi le cœur de mon ami
Vernes ; tout ami de la vérité trouvera des ennemis' partout 5 et il
m'est moins dur d'en trouver partout ailleurs que dans ma pa-
trie. D'ailleurs , mes chers Genevois, on travaille à vous mettre
tous sur un si bon ton , et Ton y réussit si bien , que je vous
trouve trop avancés pour moi. Vous voilà tous si élégans , si
brillans , si agréables , que feriez^vous de ma bizarre figure et
de mes maximes gothiques ? Que deviendrais- je au milieu de
vous , à présent que vous avez un maître en plaisanteries qui
vous instruit si bien ! Vous me trouveriez fort ridicule , et moi
je vous trouverais fort jolis : nous aurions grand'peine à nous
accorder ensemble. Je ne veux point vous répéter mes vieilles
rabâcheries, ni aller chercher de l'humeur parmi vous. Il vaut
mieux rester en des lieux oii , si je vois des choses qui nie déplai-
sent , l'intérêt que j'y prends n'est pas assez grand pour me
tourmenter. Yoilà, quant à présent, la disposition où je me
trouve , et mes raisons pour n'en pas changer , tant que , ne
convenant pas au pays oii vous êtes , je ne serai pas dans ce
pays-ci un. hôte très-insupportable et jusqu'ici je n'y suis pas
traité comme tel. Que s'il m'arrivait jamais d'être obligé d'en
sortir , j'espère que je ne rendrais pas si peu d'honneur à ma pa-
trie que de la prendre pour un pis^aller.
Adieu , cher Vernes. Je n'ai pas oublié le temps oii vous m'of-
tlE te
474 CORRESPONDANCE.
frites de me venir yoir , et oii', quand je vous eus pris an mot ^
vous ne m'en parlâtes plus. Je n'ai rien dit quand vous êtes r«sté
garçon ; et si , maintenant que vous voilà marié , et que la chose
est impossible , je vous en parle, c'est pour vous dire que je ne
désespère point d'avoir le plaisir de vous embrasser , non pas à
Montinorenci , mais à Genève. Adieu , de tout mon cœur.
A M. CARTIER.
Montmorencî , le lo jaillet lySg.
remercie de tout mon cœur, mon bon patriote, et de
l'intérêt que tu veux bien prendre à ma santé, et des offres hu-
maines et généreuses que cet intérêt t'engage à me faire pour la
rétablir. Crois que , si la chose était faisable , j'accepterais ces
offres avec autant et plus de plaisir de toi que de personne an
monde ; mais« , mon cher , on t'a mal exposé l'état de la mala-
die; le mal est plas grave et moins mérité , et un vice de confor-
niation, apporté des ma naissance, achevé de le rendre absolu-
ment incurable. Tout ce qu'il y aura donc de réel dans Teffet
de tes offres, c'est la reconnaissance qu'elles m'inspirent, et le
plaisir de connaître et d'estimer un de mes concitoyens de plus.
Quant à ton style , il est bon et honorable ; pourquoi veux-tu
t'excuser puisqu'il est celui de l'amitié? Je ne peux mieux te
montrer que je l'approuve qu'en m'efforçant de l'imiter , et il ne
tient qu'à toi de voir que c'est de bon cœur. Ne serais-tu point
par hasard un de nos frères les quakers ? Si cela est , je m'en ré-
jouis , car je les aime beaucoup , et, à cela près que je ne tutoie
pas tout le monde , je me crois plus quaker que toi. Cependant
Feut-^tre n'est-ce pas là ce que nous faisons de mieux l'un et
autre ; car c'est encore une autre folie que d'elrc sage panui
les fous. Quoi qu'il en soit , je suis très-content de loi et de ta
lettre, excepté la fin, oii tu te dis encore plus à moi qu'à toi ;
car tu mens , et ce n'est pas la peine de se mettre à tutoyer les
gens pour leur dire aussi des mensonges. Adieu , cher patriote ;
}c te salue et t*embrasse de tout mon cœur. Tu peux compter
que je ne mens pas en cela.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Août lySg.
ijLssEZ d'autres vous feront des complimens. Je sais combien le
roi vous est cher, et vous venez d'en recevoir un nouveau témoi-
gnage d'estime (i). Je sais bien que vous êtes bon pèrr , et ce
témoignage est une grâce pour voire fils. Vous voyez i\v.f^.
mon cœur entend le vôtre, et qu'il sait quelle sorte île n'..>'r
vous touche le plus ; il le sait, il le sent , il s'en f^'h* iî»-. Ali !
luoiisicur le maréchal, vous ne savez pas combien il iu*<>* d.Miv
(i) fia survivance de sa charge de capitaine des gardes, acLv.îJ/.
M. le duc deMoDlinorcnci.
ANNÉE 1759. 475
de voir que rioëgalîté n'est pas incompatible avec l'amitié , et
qu'on peut avoir plus grand que soi pour ami !
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorencî^ le 5i août 1759*
Il ON , madame la maréchale , vous ne me faites point de pré-
sens , vous n'en faites qu'à ma gouvernante. Quel détour! Est-il
digne de vous , et me méprisez-vous assez pour croire me don-
ner ainsi le change ? En vérité , madame , vous me faites bien
souvenir de moi. J'allais tout oublier hormis mon devoir ; et ,
comme si j'étais votre égal , mon cœur eût osé s'élever jusqu'à
l'amitié ; mais vous ne voulez que de la reconnaissance y il faut
bien tâcher de vous obéir.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorenci , le 2g octobre 1759.
vAj ctcs-vous à présent , madame la maréchale? à Paris? à l'Ile-
Adam ? à Versailles ? car je sais que vous avez fait ce mois-cî
tous ces voyages. Vous me trouverez curieux; mais puisque cette
curiosité m'intéresse, elle est dans l'ordre. A Versailles, vous
Î tariez de moi avec M. le maréchal ; à l'Ile-Adam , vous en par*
ez avec le chevalier de Lorenzy ; mais à Paris , avec qui en par*
lez-vous ? Je m'imagine que c'est à Paris qu'on va oublier les gens
qu'on aime ; et, comme je le hais , je l'accuse de tous les manx
que je crains. De grâce , madame la maréchale , songez quelque*
fois qu'il existe à Montmorenci un pauvre hern^itc à qui vous
avez rpndu votre souvenir nécessaire , et qui ne va point à Paris.
Mais , en vérité , je ne sais de quoi je m'inquiète ; après 1rs bon-
tés dont vous m'avez honoré , aois-je craindre d'clre oublie dans
vos courses ? et dans quelque lieu que vous puissiez être , n'en
sais-je pas un duquel vous ne sortez point ?
Vos copies ne sont point encore commencées , mais elles vont
l'être. En toutes choses, il faut suivre l'ordre et la justice. Quel-
qu'un , vous le savez ,• est en date avant vous } ce quelqu'un me
presse , et il faut bien tenir ma parole , puîs'mie vous ne voulez
f)as que je dise les raisons que j'aurais de la retirer. Je vais finir
a cinquième partie; et , avant de commencer la sixième , je fe-
rai en sorte de vous envoyer la première : mais, madame la ma-
réchale , quoique vous soyez sûrement une bonne prali(|ue , je me
fais quelque peine de prendre de votre argent : régulièrciueut ,
ce serait à moi de payer le plaisir que j'aurai de travailler pour
vous.
Grondez un peu monsieur le maréchal , je vous supplie , de ce
que , dans IVinbarras oii il est , il prend la peine de m écrire lui-
même. J'ai désiré d'avoir souvent de ses nouvelles et des vôtres ,
mais non pas f{ue ce fut lui qui m'en donnât ; ne sait-il pas que je
n'ai plus besoin qu'il m'écriye ? S'il m'écrit en
encore une fois de
ANNÉE 1759. 477
qu'après avoir eu l'honneur de vous voir , il notait plus surpris
que vous fussiez exceptée de mon renoncement au monde et à
ses pompes : ce sont ses termes ; de sorte que , si l'on accuse en-
core ma conduite d'être en contradiction avec mes principes y
j'aurai toujours ma réponse assurée quand il vous plaira d'en
faire les frais , trës-sûr d'avoir autant réfuté de gens que vous
aurez bien voulu recevoir de visites. M. d'Alembert me prie
aussi d'être son interprète envers vous. Mais moi , qui ai tant de
choses à dire y qui sera le mien ? mon silence.
Je n'entends point parler du retour de monsieur le miaréchal ;
je vois bien quil faut renoncer à l'espoir de vous voir ici cet
été. Voilà donc déjà l'hiver venu , et malheureusement le prin- *
temps n'en est pas plus rapproché de nous. Vos voyages en ce
pays m'ont fait perdre la montre d'Emile ; le temps ne coule
plus également pour moi.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG-
Novembre lySg*
v^UELLE vie triste et pénible ! Que je pressens d'ici vos ennuis,
et que je les partage ! O monsieur le maréchal ! quand viendrez-
vous reprendre ici , dans la simplicité de nos promenades cham-
pêtres , le contentement , la gaieté , la sérénité d'esprit ? Je me
sais presque mauvais gré de la tranquillité dont je jouis ici sans
vous: elle n'est plus parfaite quand vous ne la partagez pas.
Depuis ma dernière lettre je n'ai point eu de rechute , et je
suis aussi bien que je puisse être pour la saison. Mais vous, mon-*
sieur , faites-moi dire un mot de vous , je vous supplie. Je vou-
drais bien aussi savoir oii est M. le duc de Montmorenci , et si
vous ne l'attendez pas cet hiyer.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
MoDlmorenci , le i5 novembre lySg.
Vous ne me répondez point , madame la maréchale ; votre si- '
lence m'effraie. Il faut que j'aie avec vous quelque tort que
j^ignore , ou que j'aie eu trop raison , peut-être , de crainare
d'être oublié. Daignez vous mettre à ma place , et soyez équi-
table. Comblé de tant de caresses, n'ai-je pas dà prévoir la fin
de l'illusion qui m'en faisait trouver digne? Mais oii est ma
faute? Qu'ai-je fait pour causer cette illusion? Qu'ai-je fait pour
la détruire? Elle devait ne point commencer , ou ne point finir...
Quoi ! sitôt?... C'eût été toujours trop tôt. Si mes alarmes vous
ont offensée, était-ce en les justifiant qu'il fallait m'en punir?
En vérité, madame la maréchale , j'ai le regret de ne savoir
de quoi m'accuser ^ car, dans la distance qui nous sépare, il
vauarait mieux que le tort fût à moi qu'à vous. Craignant
d'avoir commis quelque faute par ignorance, si vous étiez une
moins grande dame , j'irais me jeter à vos pieds , et je n'épar-.
/i*jS CORRE SPOND ANCE.
gneraîs nî soumissions , ni prières , pour effacer vos xnécontente-
niens , bien ou mal fondés ^ mais , dans le rang où vous êtes , ne
vous attendez pas que je xasse tout ce que mon cœur me de-
mande i je dois bien plutôt me punir de l'avoir trop ëconté. Si
cette lettre reste encore sans réponse , je me dirai qu il n'en faut
plus espérer.
A M. VERNES-
Montmerenci , le 18 novembre lySg*
J E savais , mon cher Yemes , la bonne réception que vous avîex
faite à Tabbé de Saint-Non , que vous. Tavies fêté , que vous
l'aviez présenté à M. de Voltaire , en un mot que vous l'aviez
reçu comme recommandé par un ami : il est parti le oœur plein
de vous * ^ '■ 1/1-1 m*__-
quoi vous
iNe me devez-vous pas
vous désormais de vous acquitter envers moi ?
Il n'y a rien de moi sous la presse ; ceux qui vous l'ont dit
vous ont trompé. Quand j'aurai quelque écrit prêt à paraître ,
vous n*en serez pas instruit le dernier. J*ai traduit , tant bien
que mal , un livre de Tacite , et j'en reste là. Je ne sais pas assez
le latin pour l'entendre , et n'ai pas assez de talent pour le rendre.
Je m'en tiens à cet essai ; je ne sais même si j'aurai jamais
l'effronterie de le faire paraître } j'aurais grand besoin de voas
pour l'en rendre digne. Mais parlons de l'histoire de Genève.
Vous savez mon sentiment sur cette entreprise ; je n'en ai pas
change : tout ce qui me reste à vous dire , c'est que je souhaite
que vous fiassiez un ouvrage assez vrai , assez beau, et assez utile
pour qu'il soit impossible de l'imprimer; alors , quoiqu'il arrive,
votre manuscrit deviendra un monument précieux qui fera bé-
nir à jamais votre mémoire par tous les vrais citoyens , si tant
est qu'il en reste après vous. Je crois que vous ne doutez pas de
mon empressement à lire cet ouvrage ; mais si vous trouvez
quelque occasion pour me le faire parvenir , à la bonne heure;
car, pour moi, dans ma retraite , je ne suis point à portée d'en
trouver les occasions. Je sais qu'il va et vient beaucoup de gens
de Genève à Paris , et de Paris à Genève ; mais je connais peu
tous ces voyageurs, et n'ai nul dessein d'en beaucoup connaître.
J'aime encore mieux ne pas vous lire.
Vous me demandez de la musique : eh Dieu , cher Verncs î
de quoi me parlez-vous? Je ne connais plus d'autre musique que
celle des rossignols ; et les chouettes de la forêt m'ont dédom-
magé de l'opéra de Paris. Revenu au seul goût des plaisirs de
la nature , je méprise l'apprêt des amusemens des villes. Rede-
venu presque enfant , je m'attendris en rappelant les vieilles
chansons de Genève; je les chante d'une voix éteinte, et je finis
par pleurer sur ma patrie en sougeant que je lui ai survécu. Adieu.
ANNÉE 1759. 479
A M. LE MAEÉCHAL DE LUXEMBOURG.
MontmoreDci y le sS décembre 1759.
J'apprends monsieur, le maréchal, la perte que vous venez de
faire (i) et ce moment est un de ceux oii j'ai le plus de regret de
n*étre pas auprès de vous. Car la joie se suÛit à elle-même ,
mais la tristesse a besoin de s'épancher, et Tamitié est bien plus
précieuse dans la peine que dans le |)laisir. Que les mortels sont
a plaindre de se faire entre eux des attachemens durables ! Ah !
puisqu'il faut passer sa vie à pleurer ceux qui nous sont chers ,t
à pleurer les uns morts , les autres peu dignes de vivre , que je
la trouve peu regrettable à tous égards ! Ceux qui s'en vont sont
plus heureux que ceux qui restent: ils n'ont plus rien à pleurer.
Ces réflexions sont communes : qu importe ? en sont-elles moins
naturelles? Elles sont d'un homme plus propre à s'affliger avec
ses amis qu'à les consoler , et qui sent aigrir ses propres peines
en s'attendrissant sur les leurs.
A MADAME lA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
1 5 janvier 1760*
J E vous oublie donc, madame la maréchale? Si vous le pensiez,
vous ne daigneriez pas me le faire dire; et, si cela était , je ne
vaudrais pas la peine que vous vous en aperçussiez. Taxez-moi
de lenteur, mais non pas de négligence. L exactitude dépend de
moi , la diligence n'en dépend pas. Jugez-moi sur les faits. Vous
savez que je fais pour madame d'Houdetot une copie pareille à
)a votre. Elle avait grande envie d'avoir cette copie, et moi
grande envie de lui faire plaisir. Cependant il y a trois ans que
cette copie est commencée , et elle n'est pas finie : il n'y a pas
encore deux mois que la vôtre est commencée , et vous aurez la
première partie dans huit jours. En continuant de la même ma-
nière , vous aurez le tout en moins d'un an. Comparez, et con-
cluez. Quaud j'aurai eu le temps de vous expliquer comment je
travaille et comment je puis travailler , vous jugerez vous-mejne
s'il dépend de moi d'aller plus vite. En attendant , j'ai un peu
sur le cœur le reproche que vous m'avez fait faire. Je ne croyais
pas que vous me jugeassiez sans m'en tendre , et que vous me ju-
geassiez si sévèrement. Je n'oublierai de long-temps que vous
m'accusez de vous oublier. Consultez un peu là-dessus M. le ma-
réchal, je vous en supplie. Il y a un temps infini que je ne lui
ai écrit. Oemandez-Iui s'il croit pour cela que je l'oublie. Ma-
dame , il faut être lent à donner son estime , afin de n'être pas
si prompt à la retirer.
(1) De madame la duchesse de Villcroi ; sa sœur.
48o CORRESPONDANCE.
A M. »♦».
I
Montmorencl ,. • • • . 1760.
JuE mot propre me vient rarement , et je ne le regrette guère en
yoyer, si vous voulez ; mais elle ne contient nen dont je ne
vous aie déjà dit ou écrit la substance ; et j'espëre que yons ne
tarderez pas à l'avoir avec le livre même , car il est en route.
Malheureusement mes exemplaires ne viennent qu'avec ceux dn
libraire. J'espère pourtant faire en sorte que vous ayez le vôtre
avant que le livre soit public. Comme cette préface n'est que
l'abrège de celle dont je vous ai parlé , je persiste dans la pensée
de donner celle-ci à part ; mais j y dis trop de bien et trop de
mal du livre pour la donner d'avance ^ il faut lui laisser faire
son effet bon ou mauvais de lui-même, et puis la donner après.
Quant auK aventures d'Edouard , il serait trop tard , puisque
le livre est imprimé : d'ailleurs , craignant de succomber à la
tentation , j'en ai jeté les cahiers au teu , et il n'en reste qu'on
court extrait que j'en ai fait pour madame la maréchale de
Luxembourg , et qui est entre ses mains.
A l'égard de ce que vous me dites de Wolmar , et du danger
qu'il peut faire courir à l'éditeur, cela ne m'efifraie point; je suis
sûr qu'on ne m'inquiétera )amais justement , et c est une folie
de vouloir se précautionner contre l'injustice. Il reste là— dessus
d'importantes vérités à dire , et qui doivent être dites par on
croyant. Je serai ce croyant-là; et si je n'ai pas le talent né-
cessaire , j'aurai du moins l'intrépidité. A Dieu ne plaise que je
veuille ébranler cet arbre sacre que je respecte , et que je
voudrais cimenter de mon sang ! Mais j'en voudrais bien 6ter
les branches qu'on y a greffées , et qui portent de si mauvais
fruits.
Quoique je n'aie plus reçu de nouvelles de mon libraire depuis
la dernière feuille , je crois son envoi en route , et j'estime
qu'il arrivera à Paris vers noèl. Au reste, si vous n'êtes pas
honteux d'aimer Cet ouvrage; je ne vois pas pourquoi vous
vous abstiendriez de dire que vous l'avez lu , puisque cela ne
peut que favoriser le débit. Pour moi , j'ai gardé le secret
que nous nous sommes promis mutuellement ; mais si vous
me permettez de le rompre , j'aurai grand soin de me vanter
de votre approbation.
Un jeune Genevois , qui a du goût pour les beaux arts, a
entrepris de faire graver, pour ce livre, un recueil d'estampes
dont je lui ai donné les sujets : comme elles ne peuvent être
prêtes, à temps pour paraître avec le liyre; elles se débita
ront à part.
(i) CeUe de la Nouvelle Ilcloïse.
ANNÉE 176e. 481
A M. MOULTOU,
Monunorencl , 19 janvier 1760.
Ch j'ai dei torts avec tous, monsienr, je n'ai pas eelaî de nç
les pas sentir et de ne me les pas reprocher, mon silence es^
bien plus contre moi que contre vous; car comment rëpoadire
k une lettre qui m'honore si fort et oh je me reconnais si peu?
Je laisserai de votre lettre ce qui ne me convient pas; je ne
vous rendrai point les éloges que vous me donnez ; )e suppose
que vous n'aimeries pas k les entendre , et je tâcherai d^ niériter
dans la suite que vous en pensier autant ae moi.
M. Favre avait un extrait de voire sermon, sur le luxe : il me
Ta lu , et je Tai pri^ de me le prêter pour le copier. M'entendez-
V<His, monsieur?
Au reste vous 4tes le premier, que je sache, qui ait montré
eue la feinte charité du riche n'est en lui qii'un lu^e de plus ;
it nourrit les pauvres comme des chiens et des d^evaux. Le n^al
«et que les chiens et les chevaux servent à ses plaisirs , et cpz^à
la fin les pauvres Pennuient ; à la fin , c'est un air de les laisser
périr , comme c'en fut dVbPrd u|i df le# assister.
J'ai peur qu'en montrant l'incompatihilité du luxe et de l'éga-
lité vous n'ayez fait le contraire de ce que vous vous vouliez ,
vous ne pouvez ignorer que les partisans au luxe sont tous enne-
mis de l'égalité. En leur montrant comment il la détruit , voi|f
ne fere^ quis le leur faire .aimer davantage « il fellail £iinr votr^
au contraire , que l'opinion tournée 09 wi^aur de la richesse ^
du luxe ané^iatit réalité des. rangs, et que tout crédit g^g^é
par les riches est perdu pour les magistrats. U pie êemb^fi qu'iji
y aurait là-dessus un autre s^mQU oien plus utile à fisjre , flm
profond , plus politique encore , et 4?ns lequel , en faisant votn^
cour , vous dirjiez des vérités très^iiMporiimtes » et dont tout le
inonde serait frappé.
Ne nous faisons plus jJluisioii, monsieur; je mie suis troipspé
jUns ma lettre à M. d'Alemiiert ^ je me croyais pas nos progrès j»i
grands , ni nos mœurs si avancées. J$ps maux sont désorvoeis
sans remède ; il ne vous faut plus que des f^Htatift » et la ço^
médie ep est un. Homme de oien, ne perdez p^s y^re ardenfe
elojguence à nous prêcher Pégajilé , vous ne seriez plus etaendii*
NiNus ne sommes encore que des esclaves^ apprenezf-nous , s'il se
pejut , à n'être pas des médians. Non ad $^tUr» ^nêU^fi^ , qM0^'
jatn jaridem , carrujUU moribm 9 iuditriç 4i4nt , r^ifoeanf , mw
en 9'etardanjt le progrjbs dju mal par des raisons d'intérêt , ^^
seules peuvent toucoer dès komn^ corrtonif)^. Adif ¥ 9 jn^i»-
aieur ; ]e vous embrasse.
3i
48a CORRESPONDANCE.
A M. lE MAEÉCHAL DE LUXEMBOURG.
(
Montmorencî, le a février 1760.
VJOXPTEZ-Tous les mois, monsieur le maréchal ? Ponr mtoi,
je compte les jours, et il me semble que je trouve cet hiver plas
long que les autres. J'attends avec impatience le voyage de
Sâque pour célébrer un anniversaire ({ui me sera toujours cker.
'ai donc oublié d'user du présent, puisque je désire Tavenir : et
voilà de quoi vous êtes cause. La vie n'est plus égale quand le
cœur a des besoins ; alors le temps passe trop lentement on trop
vite } il n'a sa mesuns fixe que pour le sage. Mais où est le sage :
Que je le plains ! Il est égal , parce qu'il est insensible : set heures
ont toutes la même longueur , parce qu'il ne jouit d aucune. Je
ne voudrais, pas pour tout au monde, un ami dont la montre irait
toujours bien. Monsieur le maréchal , vous avez fort dërancé la
mienne ; elle retarde tous les jours davantage , elle est prête à
s'arrêter. Je voudrais aller la remonter près de vous , mais cela.
m'est impossible ; mon état et la saison me condamnent à vous
attendre.
A M- VERNES,
sur la mort de sa femme.
Montmorenci , le 9 février 1760.
J L j a une quinzaine de jours, mon cher Vemes, que j'ai ap-
pris par M. Favre votre infortune ; il n'y en a euëre moins que
je SUIS tombé malade , et je ne sois pas rétabli. Je ne compare
point mon état au vôtre; mes maux actuels ne sont que phy-
siques; et moi, dont la vie n'est qu'une alternative des uns et
des autres, je ne sais. que trop que ce n'est pas les premiers qui
transpercent le cœur le plus vivement. Le mien est fait pour
partager vos douleurs , et non ponr vous en consoler. Je sais
trop bien , par expérience , que rien ne console que le temps ,
et que souvent ce n'est encore qu'une affliction de plus de songer
que le temps nous consolera. Cher Vemes, on n'a pas tout perdo
quand on pleure encore; le regret du bonheur passé en est un
Ttstt, Heureux qui porte encore au fond de son cœur ce qui loi
fut cher ! Oh , croyef-moi , vous ne connaissez pas la manière la
plus cruelle de le perdre; c'est d'avoir à le pleurer vivant. Mon
bon ami , vos peines me font songer aux miennes ; c'est un re-
tour naturel aux malheureux. D'autres pourront montrer à vos
douleurs une sensibilité plus désintéressée, mais personne | j*en
suis bien sûr j ne les partagera plus sincèrement.
ANNÉE 1760. 483
 M. DUCHESNE» lib&àias.
en lui mnvojant la comédie des Philosophes.
X-iV parcourant , monnenr, la pièce que vous m'avez envoyai
j'ai frëmi de m'y yoir loue. Je n accepte point cet horrible pré-
sent. Je suis persuadé qu^en me l'envoyant vous n'ayes pas voulu
me faire une injure; mais vous ienorez, ou vous avez oublié
crue )'ai eu l'honneur d'être l'ami d'un homme respectable , in*
dignement noirci et calomnié dans ce libelle.
A XADAXK LA xAaÉcflALE DE LUXEMBOURG.
Monlmorenci , 5 mars 1760*
E vous sers lentement et mal , madame la maréchale : il ne
faut pas me le reprocher , il faut m'en plaindre. Je n'aurai ja-
mais de tort envers vous qui ne soit un tourment pour moi :
J
crifié
supporterais patiemment tout le reste , mais je murmure contre
les occupations désagréables qui m'arrachent au plaisir de tra-
vailler pour vous.
Je viens de recevoir, par un exprès que vous avez eu la
bonté de m'envoyer, une lettre de mon libraire de Hollande ,
sans que je sache conounent elle vous est parvenue. Je suppose
que c'est par M. de Malesherbes ; mais j'aurais besoin d'en être
sur.
Vous savez que je ne vous remercie plus de rien , ni vous ,
madame, ni M. le maréchal. Vous méritez l'un et l'autre que
je ne vous dise rien de plus , et que je vous laisse interpréter co
silence.
Les beaux jours approchent, mais ils viennent bien lentement.
J'ai beau compter, ils n'en viennent pas plus vite; ils ne seront
venus que quand vous serez ici. Je suis forcé de finir ; j'ai vingt
lettres indispensables à écrire, dont pas une ne m'intéresse , et ,
ce qui vous fera juger de mon sort mieux que tout ce que je
pourrais dire , je n'en puis faire de courte que celle-ci.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
V Ce jeudi matin.
J'apprends les plus tristes nouvelles , ou plutôt elles se confîr«
ment, car madame de Yerdelin m'avait fait donner avis de la
maladie de M. le duc de Montmorenci; mais n'en sachant rien
de personne de votre maison , je croyais la nouvelle fausse , et
j'avais déjà envoyé chez votre jardinier, une lettre oii je parlais h
484 CORRESPONDANCE.
nionsîeur le maréchal de ces bruits et de mon inquiétude , fetCre
que celle de M. Dùbertîer inë fait retirer. Il me marque qu'on
attend aujourd'hui des nouvelles décisives, et'«ie promet de
m'en faire part. Je vous supplie , madame îâ maréchale , de loi
rappeler sa promesse , et de me faire instruire enactenaeiit de
VmX des choses tant qu'il y aura le moindre danger. Je sois
dans un trouble qui mé permet à peine d^éorire : je ne vous dît
rièii àe làion état; vous en pouvez juget puisque vous ne me
vôjréz pas.
A M; IDE MALE5HERBËS.
Movttfiéréiki) fc € ihèta 1760.
KjoUÊftt dqMBift )ott|[-tè>mty$, monsieur, de vos bontés, fen
profitais en silence , bien sûr que vous n'auriez pm m'en croire
d^b fti Vous !dl^^ eussiez cru peu sensible , et bien plus sûr en-
core ^tië VoùH àiihieiB mieux mériter des rèmerctmens <(ae d'en
iiecè\pbir. 3k h^ai Soti'c )pbiht été surpris de la permission que
vous âvéz dbùn'éë à M. Rev, mon libraire, de vous «dresser les
.L . . ._._ J-. iv j-i -A'^^ieii qtx enfin je fais imprimer; je sni — ** —
e , et à m'en glorifier , que cette gi
qù^à lui. Mais, monsieur, fl n'a pu
dieïnàndér , et je ne jpùîs m'en prévaloir , qu'en supposant qu'elle
ne Vous est p'às'oWérèu^è ; ël c'est sût* quoi n iie m'a point éclaird.
J'attendais cet éclaircissement d'une de sts lettres, dont il (ait
ih'ention dabs ûnë auh-e ,et qui ne m es^ pas parvenue ^ ceqni me
feit ptènAt-e l'a ïil)ërté de vous le demande^* à vous-même.
Je suis tropjalolix de votre estime pour ne pas souffrira
Îënset que ce lon^ recueil passera tout entier sous vos yeux.
Ion ridicule attachement pour ces lettres ne m'aveugle doïdI
âur le jueetiiént que v6us en porterez, sans doute , et qui doit
être connrmé parle public; je souhaiterais seulement que ce
jngeWent se bornât àù livre , èl ne s'étendit pas jusqu'à Féditeur.
Je tâcherai , monsieur , de justifier cette indulgence par quelque
itï'ôduction plus cligné de 1 approbation dont vous avez uoiioré
es {>récédentès.
Lés éjprcfuvês lues, refermées à mon adresse, et niîaes à la
posté , ïne parviendront exactement. Si les paquets étaient fort
^os , nous avons un messager qui va quatre fois la semaine à
Paris , et dont fentrèpAt est à ThÔieî de K^ramntofit , rue Saint-
Qènfiaby^AuxèrroiB, Toàs les paquets qu'on y porte à meo
adresse me parviennent fidèlement aussi , et même quelquefoi»
plus têft que par la poste, parce que le messager retourne le
même jour. Recevez, monsieur,, avec mes très — humbles ex-
cuses, les assurance^ de ma reconnaissance et de mon profod
respect.
M.Rey
ANNÉE 1760. 48S
A M. DE MALESHERBES.
Moiitmorencî y le 18 mti 1760.
me marque , monsieur , qu'il a mis à la poste , le 8 de
ce mois, un paquet çofitenant l'ëpreuve H et U bonne feuille D
de la première partie i\^ reouell qu'il imprime. Je n'ai point
reçu ce paquet , Qt i{ ne m'est rien parvenu l'ordinaire précé-
dent. Permettez-moi donc , monsieur 9 de vous demander si vous
avez reçu ce même paquet j car , comme son retard suspepd
tput , il m'importerait de savoir où ii faut le rëcUmer. Le contre-
seing, votre cachet, votre nom sont trop respectés pour que je
puisse imaginer qu'un tel paquet se perae à la poste; et je CQfj*
nais trop vos «attentions 1 votre ex^ctit^de^ pour supposer c(u'il
vous soit resté. M^is , monsieur, csMl bien sur que les envojs no
turai c[ue vous n'ayie^ pa^ arrangé ainsi cet envoi. Si cela était 1
il serait à croire qu'un paquet pÂt %p perdre oii les autres se
retardent.
C^est à regret , monsieur , que îe fais ]^B9fir sous vos yeux ces
minuties ', mais j'y suis forcé par la chose même , et il est très-
silr que Timportunité que je vous causq me fait beaucoup plus
de peine que mon propre embarras.
Agrées , monsieur , les assurances de mon profond respect.
A M. DE BASTIDE.
L9 16 jain 1760.
Jvl. Duclos vous aura dit, monsieur, qu'il m'envoya la s/Crr
maine dernière l'argent que vous lui aviez .rerais pour moi; et
j'ai aussi reçu , avant-hier , le premier cahier de votre nouvel
ouvrage périodique, dont je Vous fais mes remercimens. Je l'ai
difficile h soutemr sur le ton que vous avez pris. Je crains aussi
que les petites lettres dont vous coupez les matières ne disent
pier au feu.
Quand vous ferez imprimer la Paix perpétuelle , vous vou-
drez bien , monsieur, ne pas oublier de m'en envoyer les éprou-
ves. J'approuve fort le changement de M. Duclos. Il est très-
apparent que le public ne prendrait pas le mot de secie dans lo
sens que je l'avais écrit; an reste, ce sens peut-être contre la
■ « .
ront
leur
encore.
486 CORRESPONDANCE.
bonne acception du mot, mais il n'est pas contre mes principes.
Il y a une note où je dis que , dans vingt ans, les Anglais au-
nt perdu leur lil>erté : je crois qu'il faut mettre le rfsie^ de
ur liberté ; car il y en a d'assez sots pour croire qu'il* l'ont
«acore. ^_ ,„
Quand vous mt demandes de vous ouynr mon porte-temlie ,
Toutea-votts, monsieur , insulter à ma misère? Non; mais tous
oubliez que tous avec yn le fond du sac. Je vous saine de tovt
mon cœur.
A ukDkuz LA xAaÉcBALs DE LUXEMBOURG.
Lesojoin 1760W
Voici, madame , la troisième partie des lettres. Je tâcherai
Sue vous les ayez toutes au mois de juillet ; et, puisque vons nedé-
airaez pas de les faire relier , je me propose de donner à cette
pas le mal pour le mal ; car je cherche à trouver quelque chose
qui vous amuse, vous et monsieur le maréchal 5 au lieu que vous
ne cessez de vous occuper ici , l'un et l'autre , à me rendre ma
solitude ennuyeuse quand vous n'y êtes plus.
V
A LA MÊME.
Gelaodî 30 juillet.
ous savez mes regrets et votls me les pardonnez : je ne me les
reproche donc plus, et l'intérêt que vous y prenez me console de
ma folie. Mon pauvre Turc n'était qu'un chien , mais il m'aimait,
il était sensible , désintéressé, d'un bon naturel. Hélas I comme
vous le dites , combien d'amis prétendus ne le valaient pas ! Heu-
reux même si je retrouvais ces avantages dans la recherche dont
vous voiliez bien vous occuper ; mais , quel qu'en soit le succès ,
j'y verrai toujours les soins de l'amitié la plus précieuse qui ja-
mais ait flatte mon cœur ; et cela seul dédommage de tout. J'ai
été plus malade ces temps derniers, j'ai eu des vomissemens;
mais je suis mieux , et il me reste plus de découragement et d'en-
nui que de mal : je ne puis m'occuper à rien; les romans même
iîni:isent par m'ennuyer. J'ai voulu prendre Childéric ; il y faut
renoncer. C'en est fait , je ne redonnerai de ma vie un seul coup
de plume ; mes vains eflbrts ne feraient qu'exciter votre pitié. A
ne me reste qu'une occupation, qu'une consolation dans la viei
mais elle est douce ; c'est de m'attendrir en pensant à vous, j
ANNÉE 1760. 487
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Le Inndi aE jaiUet 1760.
Y OTRE lettre , madame la maréchale , m'a tiré de la peine oii
me tenaient mille bruits populaires, qui tous tendaient àm'alar-
mer. Il me paraîtra toujours bizarre que je me sois donaé des
attachemens qui m'intéressent aux nouvelles, publiques ; mais ,
quoi qu'il arrive , ces nouvelles ne m'intéresseront jamais guère
par elles-mêmes , et \e me soucierai toujours fort peu du» sort de
la Normandie , quand monsieur le maréchal n'y sera pas. Tant
qu'il y est , rien de ce qui s'y passe ne peut m'étre indifférent. Sa
santé « sa sûreté , son jrepos y sa gloire , me rendent attentif â tout
ce " *
attachemens
discrétion; et je n'ai pas peur d'être fai
cette alternative lorsqu'il sera question de vous. Je n'ai offert ni
de suivre monsieur le maréchal ni de vous aller voir. Vous avez >
là-dessus, trës-bien dit à madame du Deffand que je ne me dé»
5 laçais pas ainsi. Vous avez bien raison ; ce serait beaucoup me
éplacer que me croire quelque chose en pareilles circonstances.
En vous rappelant la lettre que je vous écrivis à l'occasion de
S.-Martin , je vous ai parlé pour toute ma vie , et je vous la rap-
pelle pour la dernière fois. Si jamais l'attachement d'un homme
qui n'a que du zële pouvait vous être de la moindre utilité , cVst
à vous ae vous en souvenir.
J'espère, madame^ par ce que vous- me marquez, que le voyage
de monsieur le maréchal ne sera pas de longue durée , et que
vous n'irez pas à Ror ~ '^ ' ' — '*' ^-"^ -•-'---^—
vous avez bien vouli
quand elles seront cal
et que vous achèverez la bonne œuvre que vous avez si bien com-
mencée. Si vous receviez quelque nouvelle favorable , je vous
supplierais d'en faire imméaiatement part k M. d'Alembayt , afin
que le pauvre abbé en fût instruit plus promptement. Deux
heures de peine de plus ou de moins ne sont pas une petite af-
faire pour un prisonnier: et, à juger de son cœur par le mien,
le sentiment de vos bienfaits lui doit être trop cher pour ne pas
le lui donner le plutôt qu'il est possible.
A MADAME LA MAlÉCUALE DE LUXEMBOURG.
Lundi 10 aoér.
J E vois avec peine , madame la maréchale , combien vous vous
en donnez pour réparer mes fautes ; mais je sens qu'il est trop
tard et que mes mesures ont été mal prises. Il est juste que je
porte la peine de ma négligence , et le succès même de vos re-
cherches ne pourrait plus me donner une satisfaction pure ci
sans inquiétude} il est trop tard , il est trop tard : ne vous oppo-
488 CORRESPONDANCE.
sez point à Tcflitt de vos premiers soins , mais je vous sappUe de
né pas y en donner davantage. J^ai reçu , dans cette occasion ,
la preuve là plus chère et la plus touchante de votre amitié; ce
précieux souvenir me tiendra lieu de tout , et mon cœur est tre^
lileiti d6 totÉs pour sentit^ le vide dé ce qui me manque. Dans
rétat oii je suis f cette techerche m'ikitéressait encore pitu pour
knit^ qne pour moi ; et vn )é caractère trop (kcile à stib|iign[er
de, là personne en question , il n*est pas sAr qtie ce cra'eile eftt
tfôuye d^à tout forme , soit en bien , soit en mal , ne fût pas de»
venu pojàr elle uh présent foneste. H eût ëte bien cmel pour moi
éé la làisàer la victime A^ixû bourreau.
y^ûi v4m\ét qne je vous parle de mon ëtat ; n*est-il pas con*
véilti que je (i) vous en donnerai des nouvelles que quand il y en
aura , et il n'y en a pas jusqu'id. Si je puis parvenir a rebuter eft-
liii les iikiportuns consolateurs , et à jouir tout-à-fait de la soli-
tiÉde que mon état esise , j*auraf du moins le repos } et c*est ,
atet^ lé petit nombre jrattachemens qui me sont chers, le seul
bien qui me reste à goûter dans la vie.
A stAY)Ai»« lA MAaÉ^BALE DE LUXEMBOURG.
Mootmèrenci , le 6 octobre 1760.
Vous savez, madame, qne je ne vous remercie plus de rien.
Je me contenterais donc de vous parler de ma santé , si elle nV-
tait assez bonne pour n'en rien dire. Yt>us me faites tort de croire
que je ne me soncîe pas assez de me conserver. Vous et monsieur
le màtéchal m'avez rendu Tamour de la vie ; elle me sera cfaëre
tant que tous y prendrez intérêt. M. le prince de Conti est venu
ici avec madame de Boujfhnij^ je n'ignore pas à qui s'adressait
cette visite. Je ne suis point surpris que l'honneur de votre bien-
Teîilance m'en attire d'autres; mais, en voyant la considération
qu'on me témoigne , je suis effirayi^ des dettes qne je vous fais con-
tracter;^ Les perdreaux que j'ai reçus me confirment que mon-
sieur le maréchal se porte bien , et que vous ne m'oubliez ni Tua
ni l'autre. Pour moi , je ne sais si je dois être bien aise ou fâché
d'avoir si peu de mérite à penser continuellement à vous ; mais
je sais bien qu'il ne se passe pas une heure dans la journée oii votre
nom ne soit prononcé dans ma retraite avec attendrissement et
respect.
votre copie n'est pas encore achevée ; vous ne sauriez croire
combien je suis détourné dans cette saison. Mais cependant , ma-
dame , vous aurez la sixième partie avant le ]5 , ou j'aurai maib-
que de parole à madame é^Haudetot , et je tâche de n'en man-
quer à personne.
(1) JP^tf est omit.
ANNÉE 1760. 489
A M; LE MÀEÉCHÀL DE LUXEMBOURa
Le 7 octobre 1760.
di j'avais à me ficber contre vous, monsieur le maréchal , ce
La maladie de madame la princesse de Robeck vous tenait eu
peine » et je n'en savais rien ! Après cela , pensez-vous qne je
puisse être tranquille toutes les fois que vous tarderez à me re-
pondre ? Comment poia-je alors éviter de me dire que y si tout
allait bien 9 vous auriez déjà répondu?
Madame la maréchale est quitte de sa fièvre : mais ce n'est pas
nssez ; je voudrais bien apprendre aussi on'elle est quitte de^ son
rhume et n'a plus besoin de garder le lit. Sans écrire vous-même,
faites-moi marquer , je vous prie , par quelqu'un de vos gens
comment elle se trouve. Il faut bien que mon attachement vous
coûte un peu de peine , qnand il ne me laisse pas sop plus fans
soucis.
' La nouvelle perte dont vous êtes menacé , ou plut&t que vons
avez déjà faite , vous aflligera sans vous surprendre : vous n'avez
que trop eu le temps de la pressentir et de vous y préparer.
Après l'avoir pleuré vivante , voua devez voir avec quelque sorte
îusau à la nn de ses peines
qui les adoucit 5 elle cessera ae souffirir sans avoir eu l'effroi de
cesser de vivre. Tandis qu'elle est dans cet état paisible , mais
6ans ressource, le meilleur souhait qui me reste à laire pour vont
et pour elle est de vous savoir bientôt délivré du sentiment de
ses maux.
A M. DE LALIVE.
Le 7 octobre 1760.
o 'ÉTAIS occupé 9 monsieur, an moment que je reçus votre
présent , à un travail qui ne pouvait se remettre , et qui m'em-
pêcha de vous en remercier sur-le-champ. Je l'ai reçu avec le
••plaisir et la reconnaissance que me donnent tous les témoignages
de Votre souvenir.
Venez , monsieur, quand il voua plaira , voir ma retraite ornée
•de vos bienfaits^ ce sera les augmenter , et les momens qne
vous aurez h. perdre ne seront point perdus pour moi. Quant
au scrupule de me distraire , n'en ayez point. Grâces au ciel
j'ai quitté la plume pour ne la plus reprendre ^ du moins l'uni-
qne emploi que j'en fus désormais craint peu les distractions,
i^ue n*ai-je été toujours aussi sage ! je serais aimé des bonnes
gens, et ne Sfrais point connu des autres. Rentré dans robscurilc
*i
490 CORRESPONDANCE.
qui me convient , je la trouverai toujours honorable et donce,
ti je n'y suis point oublié de vous.
A ukokuz DE BOUFFLERS.
Montmorenciy le 7 octobre 17^.
XVecetez mes fnstes plaintes, madame : j'ai reça de la part de
monsieur le prince de Conti un second présent de gibier » dont
sûrement TOUS êtes complice , quoique vous sussiez qu'après avoir
reçu le premier j'avais résolu de n'en plus accepter d'autre. Maïs
S. A. S. a fait ajouter dans la lettre que ce gibier avait été tné
de sa main , et j ai cru ne pouvoir refuser ce second acte de res-
pect à une attention si flatteuse. Deux fois je n'ai songé qu'à ce
que je devais au prince ; il sera juste à la troisième que je songe
k ce que je me dois.
Je suis vivement touché des témoignages d'estime et de bonté
dont m'a honoré S. A. , et auxquels j'aurais le moins dû m'at-
tendre. Je sais respecter le mérite jusque dans les princes , d'au-
tant plus que, quand ils en ont , il faut qu'ils en aient plus que
les autres hommes. Je n'ai rien vu de lui qui ne soit seîon moi
cœur , excepté son titre ; encore sa personne m'attire-t-elle piqs
que son rane ne me repousse. Mais , madame , avec tout cela ,
je n'en freina rai plus mes maximes, même pour lui. Je leur dois,
peut-être , en partie l'honneur qu'il m'a tait ; c'est encore une
raison pour qu'elles me soient toujours chères. Si ]e pensais comme
un autre , eût-il daigné me venir voir ? Hé bien ! j'aime mieux
sa conversation que ses dons.
Ces dons ne sont que du gibier , j'en conviens ; mais qu'im-
porte ? ils n'en sont que d'un plus grand prix , et je n'y vois ouc
mieux la contrainte dont on use pour me les faire accepter. de-
Ion moi , rien de ce que l'on reçoit n'est sans conséquence. Quand
on commence par accepter quelque chose , bientôt on ne refuse
plus rien. Sitôt qu'on reçoit tout , bientôt on demande ; et qui-
conque en vient k demander fait bientôt tout ce qu'il faut pour
obtenir. La gradation me paraît inévitable. Or, madame, quoi
qu'il arrive , je n'en veux pas venir là.
Il est vrai que M. le maréchal de Luxembourg m'envoie da
gibier de sa chasse , et que je l'accepte. Je suis bien heureux
3u'il ne m'envoie rien de plus; car j'aurais honte de rien refuser
e sa main. Mais je suis très-sûr qu'il m'aime trop pour abuser
de ses droits sur mon cœur , et pour avilir toute la pureté de
mon attachement pour lui. M. le maréchal de LuxemDourg est
avec moi dans un cas unique. Madame, je suis à lui; il peut dis^
poser comme il lui plaît de son bien.
Voilà une bien grande lettre employée à ne vous parler que
de moi : mais je crois que vous ne vous tromperez pas à ce lan-
gage ; et si je vous fais mon apologie avec tant d'inquiétude ,
vous en verrez aisément la raisou.
ANNÉE 1760. 491
A M. LE CHETALIBR DE LORENZY.
Montmorenci , le 3i octobre 1760.
J K pr^is bien , cher chevalier , que le mauvais temps vous em-
pêcherait de venir lundi dernier , comme vous me 1 aviez mar-
Sué, et je fus plus îkché qu'alarmé de ne vous pas voir arriver,
e n'aurais mêuie goûté qu'à demi le plaisir de passer une heure
ou deux avec vous; car j étais malade et insociable. Je suis réta-
bli , ou à peu près ; mais je ne sais si l'hiver , qui s'avance en
manteau fourre de neige , me laissera recouvrer le plaisir perdu ,
aussitôt que la santé. Quoi qu'il en soit , que je vous revoie ou
non , je pourrai passer des momens moins agréables ; mais je
n'en penserai pas moins à vous et ne vous en aimerai pas moins.
Je sens que je me suis attaché à vous sûrement plus que vous ne
pensez et plus que je n'ai d'abord pensé moi-même. J'en juge
5ar le plaisir sensible et vrai que j'éprouve quand je vous vois,
e ne suis pas recherchant , il est vrai ; et mon cœur est usé pour
l'amitié : je laisse venir ceux qui viennent, et s'en aller ceux qui
s'en vont ; mais j'aime encore k être aimé. Quand on me con-
vient autant que vous, je ne demeure guère en reste ; et*, si je ne
suis pas le premier à mettre ma mise , je ne le suis pas non plus
à la retirer.
Je vous remercierais davantage d'avoir fait ma commission
avec tant d'exactitude , si vous ne l'aviez faite aussi avec une
magnificence qui m'effraie. Je soupçonne par cet essai c|ue vous
n'êtes pas fort propre à être un commissionnaire de copiste. De-
pêchez-vous bien vite de m'envo^rer mon mémoire , afin que je
sache à quoi m'en tenir , et que je m'arranf^e pour écorcher les
pratiques de manière à me payer bientôt de toute cette profu-
sion.
La Julie s'avance , et je commence à espérer que , si les glaces
ne ferment pas les canaux de bonne heure , elle pourra paraître
ici cet hiver. Vous avez pris tant d'intérêt aux sujets d'estampes,
que vous apprendrez avec* plaisir qu'ils seront exécutés : j'ai vu
les premiers dessins ; j'en suis très-content , et l'on en grave ac-
tuellement les planches. Ce n'est pas mon libraire qui a fait cette
entreprise ; c'est un M. Coindet , mon compatriote , homme de
Î^oût 9 qui aime les arts , et qui s'y connaît. Il a choisi d'excel-
ens artistes , et l'ouvrage sera fait avec le plus grand soin : cela
contribuer beaucoup : le malheur est qu'elles se débiteront sépa-
rément. Adieu , cher chevalier. Je vous parle de mes aiEiires ,
parce que je pense k moi premièrement :. mais c'est à vons que
)'en parle ; yoyes quelle conclusion tous deve> tirer de là.
/,93 CORRESPONDANCE.
A M. LE cHEVALixn DE LORIBNZY.
Monlmorcnci , le 3 novembre 1760.
V OU S allez à Versailles» mon clier chevalier; )^en suis charma,
et je ne nie croirai pas tout-à-fait absent des personnes que
TOUS allez voir tant que vous serez auprès d'elles. Jle vous eii?ie«
rais de semblables voyages en pareille occasion « s*il ne fallait
vous envier en même temps votre état , qui vous les rend cobts-
nablesj et chacun doit être content du sien. Ailes donc, cher
chevalier ; faites uq bon voyage : parlez de moi , parles poar
moi. Vous connaissez mei sentimens, vous dires mieun qoe jt
ne dirais ; un ami vaut mieus que soi-même en mille occasions ^
et surtout en celle-là. Ne manques pas » à votre retour , de ne
paquet
n'ai aucun avis de la réception.
Vous ne me soupçonnez pas , je pense , d'être insensible as
souvenir de madame de Boufflers ; ou je me tropc&pe fort , oq
vous êtes bien sûr qi;e je ne pécherai jamais envers elle par e»
cote-là : mais quand vous voulez que je lui écrive » nous soouDts
loin de compte : j'ai bien de la peine à répondre k ceux qui m'é-
crivent , ce n'est pas pour écrire à ceux qui ne me répondent
point. D'ailleurs je trouve bien mieux mon compte ii pensera
elle qu'à lui écrire ; car en moi-même je lui dis tout ce qu'il ne
plaît ; et , en lui écrivant , il ne faut lui dire que ce qui conTient.
Considérez encore que les devoirs et le$ soins changent selon les
états. Yous autres gens du monde , qui ne savez que faire de
voire temps , êtes trop heureux d'avoir des lettres à écrire pour
vous amuser; mais quand un pauvre copiste a passe la journée à
son travail , il ne s'en délasse point à écrire des lettres ; il faut
qu'il quitte la plume et le papier. En général , je suis convaincu
qu'un homme sage ne doit jamais former des liaisons dans des
conditions fort au-dessus de la sienne; car, quelque convenance
d'humeur et de caractère , quelque sincérité d'attachement qa'il
y trouve, il en résulte toujours , dans sa manière de vivre, uae
multitude d'inconvéniens secrets qu'il sent tous les jours , qa'il
ne peut dire à personne , et que personne ne peut deviner. Four
moi, à Dieu ne plaise que Je veuille jamais rompre des attacbe-
mens qui font le bonheur de ma vie , et qui me deviennent plus
chers de jour eq jour ! Mais j'ai bien résolu d'en retrancher tout
ce qui me rapproche d'une société générale pour laquelle je ne
suis point fait. Je vivrai pour ceux qui m'aiment , et ne vivrai
que pour eux. Je ne veux plus que les indifférens me volent os
Âcul moment de ma vie; je sais bien à quoi l'employer sans eu.
(]) Le mot pendant est vraisemblablement omis.
ANNÉE 1760. 4()3
L*eiplicalioti que rons m'avez donnée an sujet du papier ne
vous justifie pas tout-à-fait de la profusion dont je vous accuse :
mais comme j'aurai peu d'arg^ent à débourser , grâce â l'atten-
tion dé M. le prince de Conli , je ne me plains pas beaucoup
d'une dépétaëe que je M dois paver qu'en chansons. Afin donc
livres avancées par son altesse. Quant à vous y je consens à ne
TOUS rembourser les neuf firancs qu'à notre première entrevue ;
iliais j<e voudrais bien ne pas les garder trop long-temps. Je dois
TOUS dire encore que le grand papier , destmé à la copie du ma-
nuscrit , a été un peu limé par le dos dans la voiture ; ce qui
peut rendre la reliure plus difficile et moins solide : d'ailleurs la
forme m'en parait bien grande pour être employée dans toute
sa grandeur. Ne conviendrait-il pas de le plier en deux pour lui
dt>nner un format in-4* , à peu près comme celui du manuscrit?
De cette manière la Umure ne serait plus au dos , mais sur la
tranche , et cela s'en irait en le reliant. Vous pourrez là-dessus
savoir à hnsir les intentions du prince ; car j'ai commencé par la
musique , efe je ne prendrai le manuscrit <|ue quand elle sera
ftiittf. Adieu , cher cnevalier. Je ne vous dirai plus que je vous
aime ^de tont mon cœur; mais si jamais je cesse, quoa absUf
alors je vous le dirai.
P. vS. Je connais un traité de l'éducation médicinale des en-
fans , et j'ai trouvé ce titre si béte , que je n'ai pas daigné lire
l'ouvrage : mais qnetreloi dont vous parlée soit celui-là ou un
autre, s'il vous tombait aisément sous la main , je ne serais pas
fôché de le parcourir , sinon , nous pouvons le laisser là. Adieu :
le reste pour une autre fois.
Soriptos et in tergo , Beodvm finîtus^OrestM.
A M. DE MALESHERBES.
Moalmerenci, le 5 novembre 1760.
J E vois , «monsieur , par la réf>onse dt>nt vous m'avez honoré ,
que j'ai commis , sans fe savoir , une indiscrétion pour laquelle
\e vo«« dois , av^ mes humbles excuses , ma justification , autant
qu'il est possible. Prenant donc la lâistussion dans laquelle vous
voulez bien ^trer avec moi comme une permission d y entrer à
TiMBL touAr,*) 'lierai "de cette Kberté p(mr vous exposer les raisons
de mon sentittivnt , qne j'ecrtimats être aussi le vôtre , sur TafTaire
en que^Mi.
Je remarquerai d'abord qu'il y asurïe droit des gens beaucoup
de 'maxifflies iAOObtesflées , lesquelles sont pourtant et seront tou-
jours Vaines €ft sans effet dans la pratique, parce qu'îles portent
■sur une égalité supposée «ntre les états comme entre les hommes;
«principe qui n'est vrai pow les premiers , ni de leur grandeur .
4cj4 CORRESPONDANCE.
ni de leur forme , ni par conséquent du droit relatif des sujets ,
qui dérive de l'une et de l'autre. Le droit naturel est le même
pour tous les hommes , qui tous ont reçu de la nature une me-
sure commune , et des bornes qu'ils ne peuvent passer ; mais le
droit des gens, tenant à des mesures d'mstitutions humaines et
qui n'ont point de terme absolu , varie et doit varier de nation à
nation. Les grands états en impoi'ent aux petits et s'en font rttr*
pecter; cependant ils ont besoin d*euz, et plus besoin, peut-être,
que les petits n'ont des grands. Il faut donc qu'ils leur cèdent
quelque chose en équivalent de ce qu'ils en exigent. Les avan-
tages pris en détail ne sont pas égaux, mais ils se compensent;
et de 1^ naît le vrai droit des gens , établi , non dans les liyres »
mais entre les hommes. Les uns ont pour eux les honneurs , le
rang , la puissance ; les autres , le profit i^oble , et la petite uti-
lité. Quand les grands états voudront avoir à eux seuls leurs avan-
tages, et partager ceux des petits , ils voudront une chose im-
possible; et, quoi qu'ils fassent, ils ne parviendront jamais à éta-
blir , dans les petites choses , celle parité qu'ils ne souiSrent pas
dans les grandes.
Les diflérences qui naissent de la nature du gouvernement ne
modifient pas moins nécessairement les droits respectifs des su-
jets. La liberté de la presse , établie en Hollande , exige dans la
Solice de la librairie des rë^leuiens différens de ceux cju'on lui
oiine en France , oii cette liberté n'a ni ne peut avoir heu. Et si
l'on voulait , par des traités de puissance à puissance , établir une
λolice uniforme et les mêmes rcgleinens sur cette matière entre
es deux états , ces traites seraient bientôt sans eifet , ou l'un de^
deux gouvernemens changerait de forme; attendu que dans tons
pays il n'y a jamais de lois observées que celles qui tiennent à la
nature du gouvernement.
Le débit de la librairie est prodigieux en France , presque aussi
grand que dans le reste de l'Europe entière. En Hollande , il est
presque nul. Au contraire, il s imprime proportionnellement
plus de livres en Hollande qu'en France. Ainsi Ton pourrait dire,
à quelque égard , que la consouimalion est en France , et la fa-
brication en Hollande , quand iiiêiue la France enverrait en Hol-
lande plus de livres qu'elfe n'en reçoit du même pays ; parce qu'oii
le Français est consommateur le Hollandais n est que facteur :
la France reçoit pour elle seule ; la Hollande reçoit pour autrui.
Tel est , entre les deux puissances , l'état relatif de cette partie
du commerce : et cet état, forcé par les deux constitutions,
viendra toujours,. malgré qu'on en ait. J'entends bien que le gon-
vemeinent de France voudrait que la fabrique fût ou est la con-
sommation : mais cela ne se peut , et c'est lui-même .qui TempA-
che par la rigueur de la censure. H ne saurait, quand il le
drait , adoucir cette rigueur ; car un gouvernement qni MitflfBpl.
ne peut pas s'ôter à lui-même les chaînes qu'il est foi^4Yff^4iiî^
ner pour continuer de tout pouvoir. Si les avantages.^
sance arbitraire sont grands , un pouvoir modéré a amiî.|eiîi|l
ANNÉE 1760. 495
qui ne sont pas moindres ; c'est de faire , sans inconvénient , tout
ce qui est utile à la nation.
Suivant une des maximes du gouvernement de France 9 il y a
beaucoup de choses qu'on ne doit pas permettre, et qu'il convient
de tolérer : d'oii il suit qu'on peut et qu'on doit souffrir l'entrée
de tel livre dont on ne doit pas souffrir l'impression. Et en effet,
sans cela , la France , réduite presque a sa seule littérature , ferait
scission avec le corps de la republique des lettres , retomberait
bientôt dans la barbarie y et perdrait même d'autres branches de
commerce auxquelles celle-là sert de contre-poids. Mais quand
un livre , imprimé en Hollande , parce qu'il n'a pu ni du être
imprimé en France , j est pourtant réimprimé , le gouverne-
ment pèche alors contre ses propres maximes , et se met en con-
tradiction avec lui-même. J'ajoute que la parité dont il s'autorise
est illusoire ^ et la conséquence qu'il en tire , quoique juste, n'est
pas équitable : car comme on imprime en France pour la France ,
et en Hollande encore pour la France , et comme on ne laisse pas
entrer dans le royaume les éditions contrefaites sur celles du
pays , la réimpression faite en Hollande d'un livre imprimé en
France , fait peu de tort au libraire français ; et la réimpression
faite en France d'un livre imprimé en Hollande y ruine le libraire
hollandais. Sk cette considération ne touche pas le gouvernement
de France , elle touche le gouvernement de Hollande : et il saura
bien la faire valoir si jamais le premier lui propose de mettre la
chose au pair.
Je sais trop bien , monsieur , à qui je parle pour entrer avec
vous dans un détail de conséquences et d'applications. Le magis-
trat et l'homme d'état versé dans ces matières n'a pas besoin des
éclaircissemens qui seraient nécessaires à un homme privé. Mais
voici une observation plus directe, et qui me rapproche du cas
particulier. Lorsqu'un libraire hollandais commerce avec un li-
braire français, comme ils disent, en change , c'est-à-dire lors-
3u'il reçoit le paiement de ses livres en livres , alors le profit est
ouble et commun entre eux; et , aux frais du transport près ,
l'effet est absolument le même que si les livres qu'ils s'envoient
réciproquement étaient imprimés dans les lieux oli ils se débitent.
C'est ainsi que Rey a traite ci-devant avec Pissot et avec Durand
de ce qu'il a imprimé pour moi jusqu'ici. Déplus le libraire hol-
landais, qui craint la contrefaction , se met à couvert , et traite
avec le libraire français de manière que celui-ci se charge , à ses
périls et risques , du débit des exemplaires qu'il reçoit , et dont le
nombre est convenu entre eux. C'est encore ainsi que Bey a né-
gocié ponrla Julie. Il met son correspondant français en son lieu
et place; et saivant, sans le savoir, le conseil que vous avez bien
Toaln me donner pour loi , il lui envoie à la fois la moitié de son
édition. Parcemoyenylacontre&ction ,si ellealieu, nenuira point
mlibraîred'AmltèfdAm, mais an libraire de Paris qui lui est sub-
rtitntf.Cefeniva Khrainffiiliigaiaquî en ruinera un autre; ou ce sc-
nnft cbn Ubrtfatt 4ièÂj'''"' «nû c'entreruincrout mutuellemcut.
4g6 CORRESPOjNDANCE. -
De (outceci se déduisent seulement les raisons qui me portaient
à croire que vous ne permet tries point qu'on réimprimât en
France contre le gré du premier éditeur un livre imprimé d'a-
bord en Hollande, il me reste à tous exposer celles qui m'em^
pèchent et de consentir à cette réimpression et d'en accepter au-
cun bénéfice , si elle se fait malgré moi. Vous dites , monsieur ,
que je ne dois point me croire lié par l'eneagement que j'ai pris
avec le libraire hollandais , parce que je n ai pu lui céder que ce
que j'avais, et que je n'avais pas le droit d'empêcher les libraires
de Paris de copier ou contrefaire son édition. Mais équitablement
je ne puis tirer de là qu'une conséquence à ma charge : car fai
traité avec le libraire sur le pied de la valeur que je dcanaîs à
ce que je lui ai cédé. Or, il se trouve qu'au lieu de lui vendre
un droit que j'avais réellement, je lui ai vendu seulement un
droit que je croyais avoir. Si donc ce droit se trouve moindre
que je n'avais cru , il est clair que , loin de tirer du profil de mon
erreur , je lui dois le dédommagement du préjudice qu'il en peut
souffrir.
Si je recevais derechef d'un libraire de Paris le bénéfice que
J*'aide|à reçu decelui d'Amsterdam, j'aurais vendu mon manuscrit
leux tois; et comment aurais-je ce droit de l'aveu de celui avec
qui j'ai traité , puisqu'il m'a disputé même le droit de faire une
édition générale et unique de mes écrits , revus et augmentés de
nouvelles pièces? Il est vrai que , n'ayant jamais pense m'ôter ce
que j'ai ou énoncé on entendu mettre dans mes marchés^ je ne
me crois tenu à rien au-^elà.
Soit donc que vous jugiez & propos de permettre ou d'empê*
cher la contrefaction ou réimpression du livre dont il s'agit , je
ne puis , en ma qualité d'éditeur , ni choisir un libraire français
pour cette réimpression , ni beaucoup moins en recevoir aucune
sorte de bénéfice en repos de conscience. Mais un avantage qui
m'est plus précieux , et dont je profite avec le contentement de
moi-même , est de recevoir en cette occasion de nouveaux té-
moignages de vos bontés pour moi , et de pouvoir vous réitérer,
monsieur , ceux de ma reconnaissance et de mon profond res-
pect , etc.
P, S. Je vons demande pardon , monsieur , d'avoir troublé
vos délasscmens par ma précédente lettre. J'attendrai , pour fràe
partir celle-ci , votre retour de la campagne. Je n'ai point non
ger le Ii\nre ; et puis je dirai mes raisous.
Bey me paraît fort en peine de n'avoir point reçu y monsieur,
la permission qu'il ^-ous a demandée. Je lui ai marqué qu'il ne
A N N I'^ li 1760. Xq^
lovait point être inquiet de ce retard ^ que le livre, par son es-
pèce, ne pouvait souffrir de dillicuUé, et que, sur toute matière
suspecte, il était le plus circonspect de tous les écrits que j'avais
publiés jusqu'ici. J'espère qu'il ne s'est rien trouvé dans les feuilles
qui vous en ai fait penser autrement.
A M. DE MALESHERBES.
Novembre 1 760,
.IJORSQUE je reçus, monsieur, la première feuille que vous
c|ue ]e vous avais ecnte , ni la réponse
ré, ne me donnaient lieu de concevoir cette idée. Je jugeai sim-
plement que , n'ayant pas eu le loisir ou la curiosité d'ouvrir
cette feuille , vous n'aviez point pris la peine inutile d'ouvrir le
paquet. Cependant , voyant que vous n'aviez pas moins eu l'at-
tention d'y faire ajouter une enveloppe contre-signée , je jugeai
que celles de Rey étaient inutiles, et je lui écrivis d'envoyer désor-
mais les feuilles sous une seule enveloppe àvotre adresse; jugeant
<jue vous connaîtriez suffisamment, au contenu, qu'il m était
destiné. En voj-ant le billet que vous avez fait joindre à la se-
conde feuille , je me suis félicité de ma précaution par une autre
r.iison a laquelle je n'avais pas songé, et dont je prends la liberté
do me plaindre. Si malgré nos conventions vous vous faites un
scrupule d'ouvrir les paquets, comiuent puis- je, monsieur, ne
m'en pas faire un de permettre qu'ils vous soient adressés? Quand
Vxcy vous a demandé cette permission , nous avons songé, lui et
moi , que , puisqu'il fallait toujours que le livre passAt sous vos
veux comme magistrat , vous vous feriez un plaisir, comme ami
ci protecteur des lettres , d'en rendre l'envoi utile au libraire , et
commode à l'éditeur. Si vous avez résolu de ne point lire l'ou-
vrage, peut-être en dois -je être charmé ; mais, si vous croyez
devoir le parcourir avant aen permettre l'entrée , je vous prie ,
monsieur , de donner la préférence aux envois qui me sont des-
tinés , afin que je me reproche moins l'embarras que je vous cause,
et que je vous en sois ouligé de meilleur cœur. J ai trouve la pre-
pournez lire 1 ouvrage
désagréablement sur la feuille que i ar Tépreuve ; mais comme
cela
pas
la ferai
gérai ^
que la feuille ne soit pas coupée. (Test un emLarraf trèf-impor-
tun que celui de tous ces envois et renvois de feuilles et d'é-
preuves. Je ne le sentis jamais mieux Qu^ ^ vous dai-
gnez vous en charger : et il me serait 1 'épargner
498 CORRESPONDANCE.
dans la suite à vous et à moi. Je sais aussi , par ma propre expé-
rience et par des témoignages plus récens, que je pourrais , en
pareil cas , espérer de vous toute la fayeur qu'un ami de la Té-
rité peut attendre d'un magistrat éclairé et judicieux : mais,
monsieur, je Toudrais bien n^repas gêné dans la liberté de dire
ce que je pense ^ ni m'exposer à me repentir d'avoir dit ce que je
pensais.
Soyez bien persuadé , monsieur , qu'on ne peut être plus re-
connaissant de vos bontés, plus touché de votre estime (|ue je le
suis j ni vous honorer plus respectueusement que je le fais.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorenci , le 17 noTembre 1760b
X ARFAITEMEN T s&r, mousîeur, que le volume que vous avec eu
la bonté de m'envoyer n'est pas pour moi , je prends ta liberté de
vous le renvoyer, jugeant qu^l fait partie de l'exemplaire que vous
voulez bien agréer. M. Rey l'aura trouvé trop gros pour être en-
les siens , il n'est pas croyable qu'il eût rindiscrétîon d'en en-
voyer un par la poste sans que je le lui eusse commandé.
Je n'ai jamais pensé ni désiré même que vous eussiez la pa-
tience de lire ce recueil tout entier ; mais je souhaite extrême^
ment que vous ayez, monsieur, telle de le parcourir asses pour
îuger de ce qu'il contient. Je n'ai point la témérité de porter mon
]4gement devant vous sur un livre que Je publie; j'en appelais
au v6tre, supposant que vous l'aviez lu. En tout autre cas, ]e me
rétracte , et vous supplie d'ordonner du livre comme si je n'en
avais rien dit. Mes leunes correspondans sont des protestans et
des républicains. Il est très -simple qu'ils parlent selon les
^aximes qu'ils doivent avoir, et trcs-sùr qu'ils n'en parlent
qu'en honnêtes gens; mais cela ne suffit pas toujours. Au reste,
je pense que tout ce qui peut être sujet à examen dans ce livre
ne sera guère que dans les deux ou trois derniers volumes; et j'a-
voue que je ne les crois pas indignes d'être lus. Ce sera toujours
quelque cnose que de vous avoir sauvé l'ennui des premiers.
Je n'ai rien à répliquer aux éclaircissemens qu'il vous a plu de
me donner sur la question ci-devant agitée , au moins quant à la
considération économique et politique. Il serait également contre
le respect et contre la nonne foi de disputer avec vous sur ce
point. J'attends seulement et je désire de tout mon cœur l'occa-
sion de recevoir de vous les lumières dont j'ai besoin pour dé-
brouiller de vieilles idées qui me plaisent, mais dont au surplus
je ne ferai jamais usage. Quant à ce qui me regarde, je pourrai
être convaincu , sans être persuadé , et je sens que ma conscience
argumente là-dessus mieux que ma raison. Je vous salue , mon-
sieur ^ avec un profond respect.
ANNÉE 1760. 499
A M. DUCLOS.
Ce mercredi , 19 norembre 1760*
jjj!! vous cnyoyant It cinquiërae partie, ]e commence par vous
dire ce qui me presse le plus; c'est que je m'aperçois que nous
ayons plus de goûts communs que je n'avais cru , et que nous au-
rions dû nous aimer tout autrement que nous n'avons fait. Mais
votre philosophie m^a fait peur } ma misantropie vous a donné le
change. Nous avons eu des amis intermédiaires qui ne nous ont
connus ni l'un ni l'autre , et nous ont empêchés de nous bien
connaître. Je suis fort content de sentir enfin cette erreur, et je le
serais bien plus si j'étais plus près de vous.
Je lis avec délices le bien que vous me dites de la Julie ; mais
vous ne m'avez point fait de critique dans le dernier billet ; et ,
I)uisque l'ouvrage est bon , plus de gens m'en diront le bien que
e mal.
Je persiste, malgré votre sentiment , à croire cette lecture très^
dangereuse aux filles. Je pense même que Richardson s'est lour-
dement trompé en voulant les instruire par des romans; c'est
mettre le feu à la maison pour faire jouer les pompes.
A la quatrième partie vous trouverez que le style n'est pas
feuillu : tant mieux. Je trouve la même chose : mais celui qui l'a
jugé tel n'avait lu que la première partie ; et j ai peur qu'il n'eût
raison aussi. Je crois la quatrième partie la meilleure de tout le
recueil , et j'ai été tenté de supprimer les deux suivantes : mais
peut-être compensent-elles l'ajgrément par l'utilité ; et c'est dans
cette opinion que je les ai laissées. Si Wolmar pouvait ne pas
déplaire aux dévots , et que sa femme plût aux philosophes , j'au-
rais peut-être publié le livre le plus salutaire qu'on pût lire dans
ce temps-ci.
A M. JACOB VERNET.
MoDtmorencîfle 39 noTembre 1760.
Oi j'avais reçu , monsieur , quinze jours plutôt la lettre dont
vous m'avez honoré le 4 de ce mois , j'aurais pu faire mention
assez heureusement de l'affaire dont vous avez la bonté de m'ins-
truire; et cela d'autant plus à propos que , le livre dans lequel
j'en aurais parlé n'étant point fait pour être vu de vous, j'au-
rais pu vous y rendre honneur plus à mon aise que dans les
écrits qui doivent passer sous vos yeux. Cest une espèce de
fade et plat roman dont je suis l'éditeur , et dont quiconque
en aura le courage pourra me croire l'auteur s'il veut. J'ai semé
5ar-ci , par-là , dans ce recueil de lettres , quelques notes sur
iffei • ' - " ' " '- ^
que le livre y lui acneve a impi
La vie solitaire que je mène ici ^ sartout en hiver ^ ne me donne
5^ CORRESPONDANCE.
transmettre sur celle-ci la juste indignation dont j'ai été saisi à U
lecture de votre lettre. Je n'en négligerai point 1 occasion si je la
trouve. En attendant , je me réjouis de tout mon cœur que 1 évi-
dence de votre justification ait confondu la calomnie , et fait re-
tomber sur ses auteurs l'opprobre dont ils voudraient couvrir
tous les défenseurs de la foi , des mœurs et de la vertu.
Ainsi donc la satire, le noir mensonge et les libelles sont de-
venus lés armes des philosophes et de leurs partisans ! Ainsi paie
M. de Voltaire l'hospitalité dont , par une funeste indulgence,
Oenève use envers lui ! Ce fanfaron d'impiété, ce beau génie et
cette ame basse , cet homme si grand par ses talens, et si vil par
leur usage , nous laissera de longs et cruels souvenirs de son sé-
jour parmi nous. La ruine des mœurs , la perte de la liberté,
€|ui en est la suite inévitable , seront chez nos neveux les monii-
mens de sa gloire et de sa reconnaissance. S'il reste dans leon
cœurs quelque amour pour la patrie , ils détesteront sa mémoire,
' et il en sera plus maudit qu'admiré.
Ce n'est pas , monsieur , que j'aie aussi mauvaise opinion de
l'état actuel de notre ville que vous paraissez le croire. Je saû
qu'il y reste beaucoup de vrais citoyens qui ont du sens et de It
vertu, qui respectent les lois, les magistrats, qui aiment lei
luœurs et la lioerté. Mais ceux-là diminuent tous les jours ; lei
autres augmentent , mox daturos progeniem vitiosiorem. La pente
donnée , rien ne peut désormais arrêter le progrès du mal : la
génération présente l'a commencé; celle qui vient l'achèvera; la
jeunesse qui s'élève étouiïera bientôt les restes du sanç patrio-
tique qui circule encore parmi nous ; chaque citoyen qui meurt
est remplacé par quelque agréable. Le ridicule , ce poison du
bon sens et de l'honnêteté , la satire , ennemie de la paix pu-
blique , la mollesse , le faste arrogant , le luxe , ne nous forment
dans l'avenir qu'un peuple de petits plaisans, de bouffons, de
baladins , de philosophes de ruelle , et de beaux esprits de comp-
toir , qui , de la considération qu'avaient ci-devant nos gens oe
lettres , les élèveront à la gloire des académies de Marseille oa
d'Angers , qui trouveront bien plus beau d'être courtisans que
libres , comédiens que citoyens , et qui n'auraient jamais voula
sortir de leur lit à l'escalade , moins par lâcheté que par crainte
de s'enrhumer. Je vous avoue , monsieur , que tout cela n'est
çuère attrayant pour un homme qui a encore la simplicité, peut-
être la folie , de se passionner pour sa patrie , et auquel il ne
reste d'autre ressource que de détourner les yeux des maux qu'il
ne peut guérir.
J aime le repos , la paix ; la haine du tracas et des soins fait
toute ma modération , et un tempérament paresseux m'a jus-
qu'ici tenu lieu de vertu. Moins enivré qu'étouffé de je ne sais
quelle petite fumée , j'en ai seuti cruelleineat l'amertume saoi
ANNÉE 1760. 5oc
en pouvoir contracter le goût, et j'aspire au retour Je cette heu^
reuse obscurité oui permet de jouir de soi. Voyant les gens de
lettres s'entredécoirer comme des loups , et sentant tout^à-fait
éteint les restes de chaleur qui , à près de quarante ans , m^avaient
mis la plume à la main , je Fai posée ayant cinquante pour ne la
plus reprendre. Il me reste à publier une espèce de traité d'édu-
cation , plein de mes rêveries accoutumées , et dernier fruit de
mes promenades champêtres , après quoi , loin du public et livré
tout entier à mes amis et* moi , j'attendrai paisiblemcfht la Bn
d'une carrière déjà trop longue pour mes ennuis , et dont il est
indifférent pour tout le monde et pour moi en quels lieux les
restes s'achèvent.
Je suis charmé du voyage chez les montagnons ; cela montre
quelque souvenir de leur panégyriste chez- des personnes qu'il
aime et qu'il respecte : it se réjouit de n'avt)ir pas été trouvé
menteur. Le luxe a fait du progrès parmi ces bonnes gens. C'est
la pente générale , c'est le gouffre oii tout périt tôt ou tard. Mais
ce progrès s'accélère quelquefois par des causes particulières ; et
voua ce qui avance notre perte de deux cents ans. Je ne puis
vous quitter , monsieur , comme vous voyez , à moins que le pa-
pier ne m'y forée. Tirez de cela , je vous prie , la conclusion na-
turelle , et recevez les assurances de mon profond respect.
A MADAME LA makéghalr DE LUXEMBOURG.
MoDtmorenc! , lie 12 décembre 1760.
Il y a mille ans , madame , que je n'ai écrit à vous ni à mon-
sieur le maréchal. Mille riens m'occupent journellement , et?ju^-
qu'à prendre sur ma santé , sans qu^il me soit possible , comme
que ]e fasse, de me délivrer de cet importun tracas. Mais une
autre raison bien plus agréable de mon silence est la confiance
de pouvoir le garder sans risque. Si j'avais peur d'être oublié, les
tracas auraient beau venir , je trouverais bien le moment d'é-
crire.
Il se présente plusieurs occasions dé disposer dé mon traité dû
l'Éducation j et même avec avantage. Je respecte trop l'engage-
ment que vous m'avez fait prendre pour traiter de rien sans
votre consentement. Je vous le demande, madame, parce qne
la diligence m'importe beaucoup dans cette affaire , et que j'y
mettrai un nouveau zèle pour mon intérêt que celui que vous
voulez bien y prendre. D'ailleurs vous serez instruite des condi-
tions , et rien ne sera conclu qrfe sous votre bon plaisir. Mon
libraire doit arriver d'ans peu de jours à Paris: si, comme je le
désire , il a la préférence, permettez-vous qu'il aille vons porter
notre accord et vons. en demander la ratification ?
J*ài appris la perte qu'a fiûte madame la duchesse de Mont-
morenci trop ttfdiKHmliiiaii écrire; car, quoic^ue le chevalier
^e LnmmMr 9^' »« ^it fort affligée , j'ai jugé
^'m gw M éUdt trop peu fondée pouc
5o3 CORRESPONDANCE.
élre durable , surtout quand on en est si bien console par ce qui
nous reste, et même par ce qu'on a droit d'espérer.
Je vois s'avancer avec bien de l'impatience le moment oui
vous rapprochera d'un pas de Montmorenci , en attendant celnî
qui doit vous y ramener. J'aspire tous les matins à Thenre que
je passe à causer avec monsieur le maréchal près de votre lit 5 et,
tant que mon cœur sera sur ma langue , ]e n'ai pas peur que
mon babil tarisse auprès de vous ; mais , pour vos soupers , je
n'aspire point à l'honneur d'en être y k moins que vous n ajef fa
charité de m'y recevoir gratis ; car je me sens moins en ëtat que
jamais d'y payer mon écot , et , qui pis est , fort peu afiligë de
cette misère.
Je dois vous dire que i'ai fait lire la Julie à l'auteur (i) des
Confessions $ et ce qui ma confondu est qu'il en a été enchanté :
il a plus fait , il a eu l'intrépidité de le aire en pleine académie
et dans des lieux tout aussi secrets que cela. Ce n est pas son cou-
rage qui m'étonne; mais concevez-vous M* Duclos aimant cette
longue trainerie de paroles emmiellées et de fade galimatias?
Pour moi , je ne serais pas trop fâché que le livre se trouvât dé-<
testable , après que vous l'aunez jugé bon ^ car , comme on ne
vous accuse pas d'avoir un goût qui se trompe y je saurais bien
tirer parti de celte erreur.
Avant de parler de payer les copies , il faut , madame , que
vous ayez la oonté de me renvoyer la cinquième partie pour la
corriger; après cela vous me donnerez beaucoup d'empressement
Î>our être payé , si vous me promettez mon salaire la première
bis que j'aurai l'honneur de vous voir.
A M, MOULTOU.
A MoutmoreDci, le 18 janvier 1761.
J 'ai voulu , monsieur , attendre , pour répondre à votre lettre
du 26 décembre , de pouvoir vous donner des nouvelles précises
de mon état et de mon livre.
Quant à mon état , il est de jour en jour plus déplorable , sans
pourtant que les accidens aient assez changé de nature pour que
ie puisse les attribuer aux suites de celui dont je vous ai parlé.
Mes douleurs ne sont pas fort vives , mais elles sont sans relâche ;
et je ne suis , ni jour ni nuit , un seul instant sans souffrir , ce
qui m'aliène tout-à-fait la tête , et , de toutes les situations ima-
ginables , me met dans celle oii la patience est le plus difficile :
cependant elle ne m'a pas manqué jusqu'ici , et jespère qu'elle
ne me manquera pas jusqu'à la fin. Le progrès est continuel »
mais lent , et je crains que ceci ne soit encore long.
Mon livre s imprime y quoique lentement. Il s'imprime enfin;
et je suis persuadé que j'ai fait tort au libraire en lui prêtant de
mauvaises intentions contraires à ^^ propres intérêts. Je le crois
(1) M. Daclof.
ANNEE 1761. 5o3
honnête homme , mais peu entendu. Je vois qu*îl ne sait pas son
métier ; et c'est ce qui m'a troAipé sur ses intentions. Quant à
M. Guérin , mes soupçons sur son compte sont encore plus im-
pardonnables, puisqu ils empoisonnaient des soins pleins de bien-
faisance et d'amitié , et tout^-à-fait désintéressés, fil. Guérin est
un homme irréprochable , qui jouit de l'estime universelle , et
qui la mérite; et quand on a vécu cinquante ans homme de bien,
on ne commence pas si tard k cesser de l'être. Je sens amèrement
mes torts et la bassesse, de mes soupçons ; mais , si quelque chose
peut m'excuser, c'est mon triste état , c'est ma solitude , c'est Je
silence de mes amis , c'est la négligence de mon libraire , qui ,
me laissant dans une ignorance profonde de tout ce qui se faisait,
me livrait sans défense à l'inquiétude de mon imagination effa-
rouchée par mille indices trompeurs, qui me paraissaient autant
de preuves. Que mon injustice et mes torts soient donc, mon
cher Moultou , ensevelis , par votre discrétion , dans un éter-
nel silence : mon honneur y est plus intéressé que celui des of-
fensés.
Durant mes longues inquiétudes je suis enfin venu à bout de
transcrire le morceau principal ; et , quoique je n'aie plus lef
mêmes raisons de le mettre en sûreté , je suis pourtant déterminé
â vous l'envoyer, non-seulement pour réjouir mon cœur en vou^
donnant cette marque d'estime et de confiance , mais aussi pour
profiter de vos lumières, et vous consulter sur ce morceaur>là
tandis qu'il en est temps. Quant au fond des sentimens , je n'^
veux rien changer , parce que ce sont les miens ; mais les rai-
sonnemens et les preuves ont crand besoin d'un Aristarque tel
que vous. Lisez-le avec attention , je vous prie ; et ce que vous
trouverez à y corriger, changer , ajouter ou retrancher , marquez-
le moi te plus vite qu'il vous sera possible ; car l'imprimeur en
sera là dans peu de jours; et, pour peu que vos corrections
tardent , je ne serai plus à temps d'en profiter, ce qui pourrait
être un très-grand mal pour la chose; et la chose est importante
dans ce temps-ci. Ne m'indiquez pas des corrections ; taites-les
vous-même : je me réserve seulement le droit de les admettre ou
de ne les pas admettre ; car , pour moi , je n'en ai jamais su faire ;.
et maiiitenant , épuisé , fatigué , accablé de travail et de maux ,
je me sens hors d état de changer une seule liçne. J'ai eu soin de
coter sur mon brouillon les pages de votre copie ; ainsi vous n'au-
rez qu'à marquer la page , et transcrire en deux colonnes , sur
Tune le texte , et sur l'autre vos corrections ; cela me sufllra pour
trouver l'endroit indiqué. Mercredi, ao, le paquet sera mis ici à la
poste : ainsi, vous devez le recevoir trois ou quatre jours après
cette lettre. N'en parlez .^ je vous supplie , à personne au monde :
ie n'en excepte que le seul Roustan , avec lequel vous pouvez le
lire , et le consulter si vous jugez à propos , et qui , j'espère , sera
fidèle au secret , ainsi que vous.
Je suis sensiblement touché de l'honneur que vous voulez rendre
à ma mémoire. L'estime et les regrets des hommes tels que vous
5o4 CORRESPONDANCE.
me suffisent ; il ne faut point d'autre éloge. Cependant les témoi-
gnages publics de votre bon cœtr flatteraient le mien , si les ëvé-
nemens de ma vie, qui sont propres à me faire connaître, poo-
vaient être exposés au public dans tout leur jour. Mais conune
ce que j'ai eu de plus estimable a été un coeur très-aimant , tout
ce qui peut m'honorer dans les actions de ma vie est eoseveK
dans des liaisons très-intimes , et n'en peut être tiré sans révéler
les secrets de l'amitié , qu'on doit respecter même après qu'elle
est éteinte , et sans divulguer des faits que le public ne doit ja-
mais savoir. J'espère pouvoir un peu causer avec vous de tout
cela dans nos bois, si vous avez le courage de venir ce printempt,
comme vous m'en avez donné l'espérance. Parlez-moi francne-
ment sur cela , afin que je sache à quoi je dois m'attendre. Je dif-
fère jusqu'à votre réponse à vous envoyer le morceau dont je toos
ai parle , parce qu'il est écrit fort au large , et ne vaut pas , en
vérité, les frais de la poste.
Quant à ma lettre imprimée à M. de Voltaire, les démarches
dont vous parlez ont été déjà faites auprès de lui par d'autres et
par moi-même , toujours inutilement ; ainsi je ne pense point du
tout qu'il convienne d'y revenir.
Je Gois vous dire que je fais imprimer en Hollande, un petit on*
vrage qui a pour titre. Du Contrat social, ou Principes du ctrwê
politique^ lequel est extrait d'un plus grand ouvrage, intitulé,
Institutions politiques , entrepris il y a dix ans , et abandonné en
quittant la plume , entreprise qui , d'ailleurs , était certainement
au-dessus de mes forces. Ce petit ouvrage n'est point encore
connu du public , ni même de mes amis, vous êtes le premier à
qui j'en parle. Comme je revois aussi les épreuves, jugez si je suis
occupé, et si j'en ai assez dans l'état oii ]e suis. Adieu ; n'affran-
chissez plus vos lettres.
A M. DE MALESHERBES.
A Montmorenci , le 28 janvier 1761.
JL ERMETTEz-MOi , monsieur , de vous représenter que , la seconde
édition s'étant faite à mon insu, je ne dois point ménager à mes
dépens les libraires qui l'ont faite , lorsqu'ils ont eu eux-mêmes
assez peu d'égards pour moi^ qu'aux fautes de la première édi-
tion ils ont ajouté des multitudes de contre-sens , qu'ils auraient
évités si j'avais été instruit à temps de leur entreprise et revu leurs
épreuves : ce qui était sans difficulté de ma part , cette seconde
édition se faisant par votre ordre , et du consentement de Rey.
J'aurais pu en même-temps coudre quelques liaisons , et laisser
des lacunes moins choquantes dans les endroits retranchés. Cepen*
dant je n'ai pas dit un mot jusqu'ici , si ce n'est au seul M. Coin-
det , qui est au fait de toute cette affaire; je me tairai encore par
respect pour vous. Mais je vous avoue, monsieur , qu'il est cruel
de sacrifier en silence sa propre réputation à des gens à qui on ne
doit rien.
ANNÉE i76r; 5o5
Lesîeur Robin a grand tort d'oser tous dire que Je lui ai promis
de garder chez moi les exemplaires qu'il devait m envoyer. Cette
promesse eût été absurde ; car de quoi m'eût servi de les avoir
pour n'en faire aucun usage? Je lui ai promis d'en distribuer le
moins qu'il était possible , et de manière que cela ne lui nuisit
pas. Il n'^ a eu q^uesix exemplaires distribués des douze qu'a reçus
pour moi M. Coindet. Je lui marque aujourd'htii de faire tous
ses efforts pour les retirer. Quant aux six autres , ils sont chez
moi, et n'en sortiront point sans votre permission. Voilà tout ce
aue je puis faire. Recevez , monsieur , les assurances dé mon pro*
K>nd respect , etc.
 MADAME DE CRÉQUI.
A Monlmorenci, le 3o janvier 1761.
jyi AD AME , votre lettre me plaît, me touche et m'alarq^e. On fait
des complimens aux gens indifférens ; mais aux personnes qu'on
aime on leur parle de soi. Je vous parlerai de moi aussi dans un
autre temps ; mais pour le présent parlez-moi de monsieur l'am-
bassadeur , je vous supplie : vous savez qu'il a depuis long-temps
tous les respects de mon cœur, et votre attachement pour lui me
rend sa vie et sa santé encore plus chères. Vous pleurez la mort
d'un ami ; je vous plains : mais je connais des gens plus malheu-
reux que vous. En I madame , c'est une perte bien plus cruelle
d'avoir à pleurer son ami vivant !
A LA MÊME,
A Monlmorenci, le 5 février lyGx*
J E suis, madame, pénétré de reconnaissance et de respect pour
vous; mais je ne puis accepter un présent de l'espèce de celui que
vous m'avez envoyé. Je ne vends pas mes livres j^^t sije les ven-
dais je ne les vendrais pas si cher. Si vous avez retiré vos anciennr^s
bontés pour moi au point de dédaigner un exemplaire des écrits
que je publie, vous pouvez me renvoyer celui-là; je le recevrai
avec douleur, mais en silence.
Vous me marquez qu'on trouve ce livre dangereux : je le crois
en effet dangereux aux fripons , car il fait aimer les choses hon-
nêtes. Vous devez concevoir là-dessus combien il doit être dé-
crié, et vous ne devez point être fâchée pour moi de ce décri;
il me serait bien plus humiliant d'être approuvé de ceux qui me
blâment. Au reste, si vous voulez en juger par vous-même. Je
crois que vous pouvez hasarder de lire ou parcourir les trois der-
niers volumes : le pis-aller sera de suspendre votre lecture aus-
sitôt qu'elle vous scandalisera.
Vous n'ignorez pas, madame, que je n'ai jamais fait grand
cas de la philosophie , et que je me suis absolument détaché du
parti des philosophes. Je n'aime point qu'on prêche Timpiélé :
voilà déjà de ce coté-là un crime qu'on ne me pardonnera pas.
5o6 CORRESPONDANCE.
D*un autre côté, je blâme l'iiitolérance, et je yeox qu'on laûte en
f>aix les ÎDcrëdales; or le parti dévot n'est pas plus endurant qae
'autre. Jugez en quelles mains me voilà tombe.
Par-dessus cela , il faut vqus dire qu'une équivoque plwaate
de M: de Marmontel m'en a fait un ennemi personnel, nirieox et
implacable, attendu que la vanité blessée ne pardonne point
Quand ma Letlre contre les spectacles parut , je lui en adfressai
un exemplaire avec ces mots, Non pas à l'auteur du JUCercure,
mais à M, de MarmonUL J'entendais par là que j'envoyais le
livre à sa personne et non pas pour qu'il en parlât dans son jour-
nal ; de plus, je voulais dire que M. de Marmontel était capable
de mieux que de faire le Mercure de France. C'était un compli-
ment que ]e lui faisais : il y a trouvé une injure; et d'après cela
vous pouvez bien croire que tous mes livres sont dangereux tout
au moins.
Tels sof^t les dignes défenseurs des mœurs et de la yérité. Je
me suis rendu justice en m'éloignant de leur vertueuse troupe; il
ne fallait pas qu'un aussi méchant homme déshonorât tant d'hon-
nêtes gens. Je les Laisse dire, et je vis en paix; je doute qu'aucun
d'eux en fît autant à ma place.
Je me flatte que le bon Saint-Louis m'a trouvé le n»éme que
j'étais quand vous m'honoriez de votre estime. Il me serait cruel
de la perdre , madame; mais il me serait encore plus cruel de l'a-
voir mérité. Quelque malheureux qu'on puisse être , il est tou*
jours quelques maux qu'on peut éviter. Bon jour , madame. Vous
avez raison de me renvoyer à ma devise ; je continue à me servir
de mon cachet sans honte , parce qu'il est empreint dans mon
cœur.
J'apprends avec grand plaisirl'entier rétablissement de M. l'am-
bassadeur ; mais vous me parlez de votre santé d'un ton qui
in'inquiëte ; cependant S t. -Louis me dit que vous êtes assez
bien. Pour moi , la solitude m'ôte , sinon mes maux, du moins
mes soucis ; et cela fait que j'engraisse : voilà tout le cbange-
ment qui s'est fait en moi.
A MADAME D'AZ***,
qui niasfait envoyé T estampe encadrée de son portrait ,
avec des vers de son maii au-dessous.
Le 10 février 1761.
V DUS m'avez fait, madame, un présent bien précieux ; mais
j'ose dire que le sentiment avec lequel je le reçois ne m'en rend
pas indigne. Votre portrait annonce les charmes de votre carac-
tère • les vers qui l'accompagnent achèvent de le rendre inesti-
mable. 11 semble dire. Je fais le bonheur d'un tendre époux ; je
suis la muse qui l'inspire , et jf suis la bergère qu'il chante. En
vérité , madame , ce n'est qu'avec un peu de scrupule que je
l'admets dans ma retraite , et je crains qu'il ne m'y laisse plus
ANNÉE 1761. 507
aussi solitaire qu'auparavant. J'apprends aussi que yous avez
payé le port et même à trës-haut prix ; quant à cette dernière
générosité, trouyez^bon qu'elle ne soit point acceptée , et qu'à la
première occasion je prenne la liberté de yous rembourser vos
avances (i).
Agréez, madame, toute ma reconnaissance et tout mon respect.
A UN ANONIME.
Montmorenci , le 11 février 1761.
tl 'ai reçu , le i a de ce mois , par la poste , une lettre anonime ,
sans date , timbrée de Lille; et francne de port. Faute d'y pou-
voir répondre par uiie autre voie , je déclare publiquement à l'au-
teur de cette lettre que je l'ai lue et relue avec émotion , avec
attendrissement ; qu elle m'inspire pour lui la f>lus tendre es-
time , le plus grana désir de le connaître et de l'aimer; qu'en me
parlant de ses larmes, il m'en a fait répandre ; qu'enfin, jusqu'aux
éloges outrés dont il me comble , tout me plaît dans cette lettre ;
excepté la modeste raison qui le porte à se cacber.
A M- DE MALESHERBES,
Montmorenci, le 10 février 1761.
tJ 'a I fait , monsieur , tout ce que vous avez voulu ; et le con-
sentement du sieur Rey ayant levé mes scrupules , je me trouve
riche de vos bienfaits. L'intérêt que vous daignez prendre à moi
est au-dessus de mes remercîmens ; ainsi je ne vous en ferai plus:
mais M. le maréchal de Luxembourg sait ce que je pense et ce
que je sens ; il pourra vous en parler. N'aurai-je point , mon-
sieur , la satisfaction de vous voir chez lui à Montmorenci au
prochain voyage de pâque , ou au mois de juillet , qu'il y fait
une plus longue station et que le pays est plus agréable r Si je
n'ai nul autre moyen de satisfaire mon empressement et que vpus
vouliez bien dans la belle saison me donner chez vous une heure
d'audience particulière , j'en profiterai pour aller vous rendre
mes devoirs.
A MADAME C***.
Montmorenci , le la février 1761.
V ou S avez beaucoup d'esprit , madame , et vous l'aviez avant
la lecture de la Julie ; cependant je n'ai trouvé que cela dans
votre lettre : d'oii je conclus que cette lecture ne vous est pas
propre , puisqu'elle ne vous a rien inspiré. Je ne vous en estime
pas moins, madame ; les âmes tendres sont souvent faibles, cl
c'est toujours un crime à une femme de l'être. Ce n'est point de
mon ayeu que ce livre a pénétré jusqu'à Genëye; je n'y en ai pas
(1) Elle avait donné an baiser au porte art
5oS CORRESPONDANCE.
envoyé un seul exemplaire^ et, quoique je ne pense pas trop
bien de nos mœurs actuelles, jene les crois pas encore as^ez mau-
vaises pour qu'elles gagnassent de remonter à l'amour.
Recevez, madame , mes trës-humbles remercîmens « et les
assurances de mon respect.
A M***.
Montmorenci ^ le i3 février 1761.
tl E n'ai reçu qu'hier , monsieur , la lettre que vous m'aves
écrite le 5 de ce mois. Vous avez raison de croire qne l'har-
monie de l'ame a aussi ses dissonances , qui ne gâtent point l'effet
du tout: chacun ne sait que trop comment elles se préparent ; mais
elles sont difficiles à sauver. C'est dans les ravissans concerts des
sphères célestes qu'on apprend ces savantes successions d'accords.
Heureux , dans ce siècle de cacophonie et de discordance » qai
peut se conserver une oreille assez pure pour entendre ces divins
concerts !
Au reste, je persiste à croire , quoi qu*on en puisse dire, OHe
quiconque , après avoir lu la Nouvelle Héloïse , la peut regarder
comme un livre de mauvaises mœurs , n'est pas fait pour aimer
les bonnes* Je me réjouis , monsieur , que vous ne soyez pas au
nombre de ces infortunés , et je vous salue de tout mon cœac.
A M. D'ALEMBERT.
Montmorenci , le i5 février 1761 •
tJ E suis charmé , monsieur , de la lettre que vous venez de m'é-
crire ; et , bien loin de me plaindre de votre louange , je vous
en remercie , parce qu'elle est jointe à une critique franche et
judicieuse, qui méfait aimer l'une et l'autre comme le langage
de l'amitié. Quant à ceux qui trouvent ou feignent de trouver
de l'opposition entre ma Lettre sur les spectacles et la Nouvelle
Héloïse , je suis bien sûr qu'ils ne vous en imposent pas. Vous
savez que la vérité , quoiqu'elle soit une , change de forme selon
ies temps et les lieux , et qu'on peut dire à Paris ce qu'en des
jours plus heureux on n'eût pas au dire à Genève. Mais à pré-
sent les scrupules ne sont plus de saison : et partout oii séjour-
nera long-temps M. de Voltaire , on pourra jouer après lui la
comédie et lire des romans sans danger. Bon jour, monsieur ; je
vous embrasse , et vous remercie derechef de votre lettre : elle me
plaît beaucoup.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorenci, le 16 février 1761.
tJ E vous dois un remerciment , madame la maréchale , pour le
beurre que vous m'avez envoyé j mais vous savez bien que je suis
de ces ingrats qui ne remercient guère. D'ailleurs ce petit panier
ANNEE 1761. S09
m^'inquiëte : je m'attendais à un petit pot. J'ai peur que vous ne
lu'ayez puni d'avoir dit ëtourdiment mon goût y en le contentant
aux dépens du vôtre. En ce cas, on ne saurait donner plus poli-
ment une leçon plus cruelle. J'ai reçu de bon cœur votre pré-
sent , madame : mais je ne puis me résoudre à j toucher 5 je
croirais faire une communion indigne , je croirais manger ma
condamnation.
qui
Î'e ne saurais encore à quoi m'en tenir sur son succès , si monsieur
e maréchal n'avait eu la bonté de me rassurer. La préface est
unanimement décriée ; et cependant telle est ma prévention ,
que , plus je la relis , plus elle me plaît. Si elle ne vaut rien , il
raut que j'aie tout^à-fait la tête a l'enveiB. Il faudra voir ce
qu'on dira de la grande. Il ^||m faut bien , à mon gré , qu'elle
vaille l'autre. Je la suppose actuellement entre vos mains : pour
moi , je ne l'ai pas encore. Elle devait paraître aujourd'hui , et
je n'en ai point de nouvelles.
Vous savez, sans doute, que madame deBoufflers est venue me
voir. Elle ne m'a point dit que vous lui aviez parlé : mais je ne
me suis pas trompé sur cette visite , et elle m'a fait d'autant plus
de plaisir. Le chevalier de Lorenzy m'a écrit deux fois , et je n'ai
pas encore trouvé le moment de pouvoir lui répondre^ mais il
doit savoir que j'aime plus que je n'écris ; pour lui , je crois
qu'il fait le contraire.
11 souffle un grand vent qui me fait beaucoup de plaisir ,
parce que les vents de cette espèce sont les précurseurs cluprin*
temps. Cette'saison commence , madame, le jour de votre arri-
vée ', il me semble que le vent me porte à pleines voiles au la dç
mars.
A M, DE'^**.
Montmorenci > le 19 février lyGi,
V o I L A , monsieur , ma réponse aux observations que vou^
avez eu la bonté de m'envoyer sur la Nouvelle Héloïse. Vous
l'avez élevée à Thouneur auquel elle ne s'attendait guère , d'oc-
cuper des théologiens : c'est peut-être un sort attaché à ce nom
et à celles qui le portent, d'avoir toujours à passer par les mains
de ces messieurs-là. Je vois qu'ils ont travaillé à la conversion
de celle-ci avec un grand zèle, et je ne doute point que leurs
soins pieux n^en aient fait cette personne très-orttiodoxe ^ mais je
trouve qu'ils l'ont traitée avec un peu de rudesse: ils ont flétri
ses charmes ; et j'avoue qu'elle me plaisait plus , aimable quoi-
qu'hérétique , que bigote et maussade comme la voilà. Je de-
mande qu'on me la rende comme je l'ai donnée, ou je Vaban-
donnerai à ses directeurs.
5io CORRESPONDANCE*
A MADAME DE CRÉQUL
Montmorenci, le aS férrier 1761.
AIaûame ,
Je vous dois bien des réponses; j'aime à recevoir de yos lettres s
j'ai du plaisir à vous écrire; je voudrais vous écrire long-temps ;
il me semble que j'ai mille cnoses a vous dire , mais il m'est im-
possible de vous écrire à mon aise quanta présent; les tracas
m'absorbent , me tuent ^ je suis excédé. Permettez que je renvoie
à un temps plus tranquille le plaisir de m'eatretenir avec tous.
Je prends part à tous vos soucis : les miens ne sont pas si graves,
mais ils me touchent d'aussi près. Si vous effectues jamais le|ircH
jet d'aller vivre à la campagne , ne me laissez pas ignorer votre
retraite ^ car , fussiez -vous an boutAi royaume , si vous ne rebu-
tez pas ma visite , j'irai , de mon pied y faire un pèlerinage auprès
de vous.
A MADAME LA DUCHESSE DE M ONTMORENCI.
Moiitmoreoci , le 21 février 176t.
J 'ÉTAIS bien sûr , madame , que vous aimeriez la Julie malgré
ses défauts; le bon naturel les efface dans les cœurs faits noor le
sentir. J'ai pensé que vous accepteriez des mains de madame It
maréchale de Luxembourg ce léger hommage que je n'osais
vous ofiBrir moi-même. Mais en m en faisant des remercimens,
madame , vous prévenez les miens , et vous augmentez l'obliga-
tion. J'attends avec empressement le moment de vous faire ma
cour à Montmorenci , et de vous renouveler , madame la du-
chesse, les assurances de mon profond respect.
A MADAME BOURETTE,
qui m'aidait écrit deux lettres consécutives ai^ec des 'vers , et
qui inHnvitait à prendre du café chez elle dans une tasse
incrustée d*or que M. de Voltaire lui avait donnée.
Montmorenci , le la mars 1761.
muterai pas qu'il avait parlé déplus près à mon cœur que ne font
des complimens et des vers.
Je voudrais, madame , pouvoir répondre à l'honneur que vous
me faites de me demander un exemplaire de la Julie; mais ^ant
ANNÉE 1761. 5n
cle gens vous ont encore ici prévenue , que les exemplaires qui
m'avaient été envoyés de Hollande par mon libraire sont donnés
ou destinés , et je n'ai nulle espèce de relation avec ceux qui
les débitent à Paris. Il faudrait donc en acheter un pour vous
Toi&ir ; et c*est , vu l'état de ma fortune , ce que vous n'ap-
prouveriez pas vous-même : de plus , je ne sais point payer les
louanges ; et si je faisais tant que de payer les vôtres , j'y vou-
drais mettre on plus haut prix.
Si jamais l'occasion se présente de profiter de votre invitation ,
j'irai, madame, avec grand plaisir, vous rendre visite et prendre
du café chez vous ; mais ce ne sera pas , s'il vous plaît , dans la
tasse dorée de M. de Voltaire , car je ne bois point dans la coupe
de cet homme-là. •
Agréez , madame , que je vous réitère mes trës-humbles remer-
ctmens , et les assurances de mon respect.
A M. MODLTOU. .
Montmorenci , mars 1761.
.IL faudrait être le dernier des hommes pour ne pas s'intéresser
à l'infortunée Louison. La pitié , la bienveillance que son hon-
nête historien m'inspire pour elle , ne me laissent pas douter
que son zële à lui-même ne puisse être aussi pur que le mien ;
et , cela supposé , il doit compter sur toute l'estime d'un homme
qui ne la prodigue pas. Grâces au ciel, il se trouve , dans un rang
plus élevé, des cœurs aussi sensibles , et qui ont à la fois le pou-
voir et la volonté de protéger la malheureuse , mais estimable
victime de l'infamie d'un brutal. M. le maréchal de Luxembourg
et madame la maréchale , à qui j'ai communiqué votre lettre ,
ont été émus ainsi que moi à sa lecture ^ ils sont disposés , mon-
sieur , à vous entendre et à consulter avec vous ce qu'on peut
et ce qu'il convient de faire pour tirer la jeune personne de la
détresse ou elle est. Ils retournent à Paris après pâque. Allez ,
monsieur , voir ces dignes et respectables seigneurs ; parlez-leur
avec cette simplicité touchante qu'ils aiment dans votre lettre 5
soyez avec eux sincère en tout , et croyez que leurs cœurs bien-
faisans s'ouvriront à la candeur du votre. Louison sera protégée,
si elle mérite de l'être j et vous, monsieur, vous serez estimé
comme le mérite votre bonne action. Que si dans cette attente ,
auoiqu'assez courte , la situatiop de la jeune personne était trop
dure , vous devez savoir que , quant à présent , je puis payer,
modiquement à la vérité , le tribut dû , par quiconque a son
nécessaire , aux indigens honnêtes qui^ne 1 ont pas.
A M. MOULTOU.
Montmorenci , le 39 mai 1764.
Y eus pardonneriez aisément mon silence , cher Moultou , si
vous connaissiez mon état ; mais ^ sans vous écrire ^ je ne laisse
5ia / CORRESPOiNDANCE.
pas de penser à vous , et j^aî une proposition k vons fiûi
Ayant quitte la plume et ce tumultueux métier d'auteur, pour
lequel je n'étais point né , je m'étais proposé, après la publict-
tion de mes rêveries sur l'éducation , de finir par une édition
générale de mes écrits , dans laquelle il en serait entré quelques-
uns qui sont encore en manuscrit. Si peut-être le mal qui me
consume ne me laissait pas le temps de faire celte édition
moi-même , seriez-vous homme à faire le vovage de Paris « à
venir examiner mes papiers dans les mains oii ifs seront laissés ,
et à mettre en état de paraître ceux que vous jugerei bons à
cela? Il faut vous prévenir que vous trouverez des scntimens sur
la religion qui ne sont pas les vôtres , et que peut^tre vons
n'approuverez pas, quoique les dogmes essentiels à l'ordre
moral s^j trouvent tous. Or , je ne veux pas qu'il soit touché à
cet article : il s'açit donc de savoir s'il vous convient de vons
prêter à cette édition avec cette réserve qui , ce me semble , ne
peut vous compromettre en rien , quana on saura qu'elle vous
est formellement imposée , sauf à vous de réfuter en votre nom ,
et dans l'ouvrage même , si vous le jugez à propos, ce qui vous
paraîtra mériter réfutation , pourvu que vous ne changiez ni
supprimiez rien sur ce point ^ sur tout autre , vous serez le
maître.
J'ai besoin , monsieur , d'une réponse sur cette proposition «
avant de prendre les derniers arrangemens que mon état rend
nécessaires. Si votre situation , vos affaires , ou d'autres raisons
vous empêchent d'acquiescer , je ne vois que M. Roustan , qui
m'appelle son maître , lui qui pourrait être le mien , auquel je
Îmsse donner la même confiance , et qui , je crois , rendrait vo-
ontiers cet honneur à ma mémoire. £n pareil cas , comme &a
situation est moins aisée que la vôtre , on prendrait des mesures
pour que ces soins ne lui fussent |)as onéreux. Si cela ne vous
convient ni à l'un ni à l'autre , tout restera comme il est ; car je
suis bien déterminé à ne confier les mêmes soins à nul homme
de lettres de ce pays. Réponse précise et directe , je vous sup-
plie , le plutôt qu'il se pourra , sans vous servir de la voie de
M. Coindet. Sur pareille matière le secret convient , et je vous
le demande. Adieu , vertueux Moultou : je ne vous fais pas des
complimens , mais il ne tient qu'à vous de voir si je vous estime.
Vous comprenez bien que la Nouvelle Héloïse ne doit pas en-
trer dans le recueil de mes écrits.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
«
Montmorenci y le 12 juin 1761.
V^UE de choses j'aurais à vous dire avant que de vous quitter!
Mais le temps me presse ; il faut abréger ma confession , et ver*
sor dans votre cœur bienfaisant mon dernier secrets Vous saurez
donc que depuis seize ans j'ai vécu dans la plus grande intimité
ANNÉE 1761. 5i3
avec cette pauvre fille qui demeure avec raoî , excepté depuis
ma retraite à Montmorenci , que mon état m'a forcé de vivre
avec elle comme avec ma sœur ; mais ma tendresse pour elle n'a
point diminué , et , sans vous , l'idée de la laisser sans ressource
empoisonnerait mes derniers instans.
"De ces liaisons sont provenus cinq enfans , qui tous ont été
mis aux Enfans-trouves j et avec si peu de précaution pour les
reconnaître un jour, que je n'ai pas même gardé la date de leur
naissance. Depuis plusieurs années le remords de cette négli-
gence trouble mon repos , et je meurs sans pouvoir la réparer.
à peu près. Voilà tout ce que je me rappelle. S'il y avait le
moyen de retrouver cet enfant , ce serait iaire le bouheur de sa
tendre mëre } mais j'en désespère , et je n'emporte point avec moi
cette consolation. Les idées dont ma faute a rempli mon esprit
ont contribué en grande partie à me faire méditer le traite de
l'éducation 5 et vous y trouverez, dans le livre premier , un
passage qui peut vous indiquer cette disposition. Je n'ai point
épousé la mëre , et je n'y étais point oblige , puisque avant ae me
lier avec elle je lui ai déclaré que je ne l'épouserais jamais ; et
même un mariage public nous» eût été impossible à cause de la
différence de religion : mais du reste je l'ai toujours aimée et
honorée comme ma femme, à cause de son bon cœur, de sa sin-
cère affection , de son désintéressement ^sans exemple , et de sa
fidélité sans tache , sur laquelle elle ne m'a pas même occa-
sionné le moindre soupçon.
Voilà, madame la maréchale, la trop juste raison de ma solli-
citude sur le sort de cette pauvre fille après qu'elle m'aura perdu;
tellement que, si j'avais moins de confiance^ votre amitié
pour moi et en celle de monsieur le maréchal ,'je partirais pé*
nétré de douleur de l'abandon oii je la laisse ; mais je vous la
confie , et je meurs en paix à cet égard. Il me reste à vous dire
ce que je pense qui conviendrait le mieux à sa situation et à
son caractère , et qui donnerait le moius de prise à ses défauts.
Ma première idée était de vous prier de lui donner asile dans
votre maison, ou auprès de l'enfant qui en est l'espoir , jusqu'à
, ce qu'il sortit des mains des femmes : mais infailliblement cela
ne réussirait point ; il y aurait trop d'intermédiaire entre vous
et elle, et elle a, dans votre maison, des malveillans qu'elle ne
s'est assurément point attirés par sa faute , et qui trouveraient
infailliblement l'art de la disgracier tôt ou tard auprès de vous ,
ou de M. le maréchal. Elle n a pas assez de souplesse et de pru-
dence pour se maintenir avec tant d'esprits différens , et se prêter
aux petits manéses avec lesquels on gagne la confiance des maî-
tres , quelque éclairés qu'ils soient. Encore une fois cela ne réus-
sirait point ; ainsi je vous prie de n'y pas soneer.
Je ne voudrais pas non plus qu'elle demeurât à Paris , de quel-
7. 33
5,4 CORRESPONDANCE.
que maniëre que ce fût ; bien sûr que , craintÎTe et facile k tnln
juguer, elle y deviendrait la proie et la victime de sa nombreme
famille , cens d'une avidité et d'ane méchanceté aana bornes ,
auxquels ]'ai eu moi-même bien de la peine à l'arracher, et qm
sont cause en grande partie de ma retraite en campagne. Si ja*
mais elle demeure à Paris , elle est perdoe^ car ^ leur fût-elle
cachée , comme elle est d'un bon naturel y elle ne pourra jamab
s'abstenir de les voir , et en peu de temps ils lui suceront le saiiji
jusqu'à la dernière goutte , et puis la feront mourir de mauvais
traitemens.
Je n'ai pas de moins fortes raisons pour souhaiter qu'elle n'aille
point demeurer avec sa mère , livrée à mes plus cruela ennemis,
nourrie par eux à mauvaise intention , et qui ne cherchent que
l'occasion de punir cette pauvre fille de n'avoir point voulu se
prêter à leurs complots contre moi. Elle est la seule qui n'ait
nen ' ^"
sa
vous
mille
retourne point avec elle. Ainsi je vous prie d'interposer même,
s'il le faut , votre autorité pour l'en empêcher.
Je ne vois que deux partis qui lui conviennent 5 l'un , de cooti*
nuer d'occuper mon logement (i) et de vivre en paix à Montmo-
renci ; ce qu'elle peut Faire à peu de frais avec votre assistance
et protection , tant du produit de mes écrits que de celui de son
travail ; car elle coud très-bien , et il ne lui manque que de l'oc-
cupation, que vous voudree bien lui donner ou lui procursr,
souhaitant seulement qu'elle ne soit point à la discrétion des
femmes de chambre, car leur tyrannie et leur monopole me
sont connus.
L'autre parti est d'être placée dans quelque communauté de
province oh l'on vit à bon marché , et où elle pourrait très-bien
gagner sa vie par son travail. J'aimerais moins ce parti que l'an*
tre , parce qu'elle serait ainsi trop loin de vous, et pour d'autres
raisons encore. Y ou s choisirez pour le mieux , madame la mare*
chale 'y mais , quelque choix que vous fassiez , je vous supplie de
faire en sorte qu'elle ait toujours sa liberté, et qu'elle soit la mai-
tresse de changer de demeure sitôt qu'elle ne se trouvera pas bienr.
Je vous supplie enfin de ne pas dédaigner de prendre soin de sa
petites affaires , en sorte que , quoi qu'il arrive , elle ait du pain
jusqu'à la fin de ses jours.
J ai prié M. le maréchal de vous consulter sur le choix de la
personne qu'il chargerait de veiller aux intérêts Je ht pauvfe
nlle , après mon décès. Vous n'ignores pas l'injuste jMurtialité
que marque contre elle celui qui naturellement serait choisi
pour cela. Quelque estime que j'aie conçue pour sa probité , je
ne voudrais pas qu'elle restât à la merci d un homme que jê
(1) Je De vous propose point de lui en donner un vons-mêflio à Jtuâ*
morenci , ^ causo de Chassât et de sa ft^iile«
ANNEE 1761. 5i5
dois croire honnête , maïs que je vois livré , par nn avenglement
inconcevable, aux intérêts et aux passions d un fripon.
Yous voyez, madame la marécnale, avec quelle simplicité,
avec quelle confiance , j'épanche mon cœur devant vous. Tout
le reste de l'univers n'est déjà plus rien à mes yeur. Ce cœur qui
vous aima sincèrement ne vit déjà plus que pour vous, pour
inonsieqr le maréchal, et pour la pauvre fille. Adieu, amis ten-
dres et chéris; aimée un peu ma mémoire; pour moi, j'espère
vous aimer encore dans l'autre vie : mais, quoi qu'il en soit de
cet obscur et redoutable mystère , en quelque heure que la mort
me surprenne | je suis sûr qu'elle me trouvera pensant à vous»
A M. VEINES.
Montmorencî , le a4 juin 17614
tJ '1ÉTAI6 presque à l'extrémité , cher concitoyen , quand j'ai reçu
votre lettre , et , maintenant que j'y réponds , je suis dans un état
de souffrances continuelles qui , selon toute apparence , ne me
quitteront qu'avec la vie. Ma plus grande consolation , dans
létat oii je suis, est de recevoir des té^ioignages d'intérêt de
mes compatriotes , et surtout de vous , cher Vernes , que j'ai
toujours aimé et que j'aimerai toujours. Le cœur me rit , et il
me semble que je me ranime au projet d'aller partager avec vous
jcette retraite charmante , qui me tente encore plus par son ha-
bitant, que par elle-même. Oh , si Dieu raffermissait a^sez ma
Aanté pour mt mettre en état d'entreprendre ce voyage 9 je ne
mourrais point sans vous embrasser encore une fois.
Je n'ai jamais prétendu justifier les innombrables défauts de
ia Nouvelle Héloîse; je trouve que l'on l'a reçue trop favorable-
ment ; et , dans Içs jugemens du public , j'ai bien moins à me
plaindre de sa rigueur qu'à me louer de son indulgence^ mais
vos griefs contre fVolmar me prouvent que j'ai mal reo^pli
l'objet du livre, ou que vous ne l'avez pas bien saisi. Cet objet
était de rapprocher les partis opposés , par une estime récipro-
que ; d'apprendre aux philosophes qu'on peut croire en Dieu
sans être nypocrite , et aux croyons qu'on peut être incrédule
sans être un coquin. Julie^ dévote, est une leçon pour les philo-
sophes, et fVolmar^ athée, en est une pour les intolérans. Voilà
le vrai but du livre. C'est à vous de voir si J£ ip'en suis écarté.
Vous me reprochez de n'avoir pas fait changer de système à
fVolnksr sur la fin du roman : mais , mon cher Vernes , vous
n'avez pas lu cette fin; car sa conversion y est indiquée avec
mie clarté qui ne pouvait souffirir un plus grand développement
fans vouloir faire une capucinade.
- Adieu, cher Vernes : je saisis un intervalle de mieux pour
^o«s écrire, ie vous prie d'informer de ce mieux ceux de vos
;i^s qui pensent à moi 9 et entre autres ^messieurs Moultou et
Hoastan , que j'em)>ra5se de tout mon cœur ^ûnsi que tous.
5i6 CORRESPONDANCE.
 M. D'ALEMBERT.
Ce s6 juin»
J E TOUS renvoie , monsiear , la lettre C , c^ne je n'ai pa relire
plutôt , ayant toujours été malade. Je ne sais point comment va
résiste à la manière dont tous m'ayee fait Fhonnear de m'écrirey
et je serais bien fâché de le savoir. Ainsi j'entre dans toutes vos
vues, et j'approuve les chançemens que vous avez jugé à propos
de faire : ) ai pourtant rétaoli un ou deux morceaux que vous
aviez supprimes, parce c^u'en me réfflant sur le principe que voos
avez établi vous-même il m'a semblé que ces morceaux taisaient
k la chose , ne marquaient point d'humeur , et ne disaient point
d'injures. Cependant je veux que vous soyez absolument le mat-
tre , et je soumets le tout à votre équité et à vos lumières.
Je ne puis assez vous remercier de votre discours préliminaire.
J'ai peine k croire que vous ayez eu beaucoup plus de plaisir à
le faire que moi à le lire. La chaîne encyclopédique, surtout,
m'a instruit et éclairé , et je me propose de la relire plus d'noe
fois. Pour ce qui concerne ma partie , je trouve votre idée $vt
l'imitation musicale très-juste et très-neuve. En effet, à un très-
petit nombre de choses près , l'art du musicien ne consiste point
à peindre immédiatement les objets , mais à mettre l'ame. dans
une disposition semblable k celle où la mettrait leur présence.
Tout le monde sentira cela en vous lisant; et, sans vous, per-
sonne peut-être ne se fût ayisé de le penser. C'est là , comme dît
Lamotte ,
De ce vrai dont toas les esprits
Ont en eux-mêmes la semence ;
Que l'on sent, mais qu'on est surprix
De troayer vrai quand on y pense.
n y a très-peu d'éloges auxquels je sois sensible; mais je le
suis beaucoup k ceux qu'il vous a plu de me donner. Je ne puis
jn'empêcher de penser avec plaisir que la postérité verra , aans
un tel monument, que vous ayez bien pensé de moi.
Je vous honore du fond de mon ame , et suis de la même ma-
nière , monsieur , votre très-humble , etc.
A JACQUELINE DANET, sa nourrice.
Montmorenci , le 22 juillet 1761.
V OTRE lettre , ma chère Jacqueline , est venue réjouir mon
cœur dans un moment oii je n'étais guère en état d'y répondre.
Je saisis un temps de relâcne pour vous remercier de votre sou-
venir et de votre amitié qui me sera toujours chère. Pour moi je
n'ai point cessé de penser à vous et de vous aimer. Souvent )e
me suis dit dans mes souffrances que si ma bonne Jacqueline
n'eàt pas tant pris de peine à me conserver étant petit , je n'an-
ANNÉE 1761. 5i7
rais pas souffert tant de maux étanV.graiid. Soyes persuadée que je
ne cesserai jamais de prendre le plus tendre intérêt à votre santé
et à votre bonheur, et que ce sera toujours un vrai plaisir pour
moi de recevoir de vos nouvelles. Adieu', ma chère et bonne
Jacqueline. Je ne vous parle pas de ma santé pour ne pas vous
affliger. Que le bon Dieu conserve la v6tre , et vous comble de
tons les biens que vous désirez.
Votre pauvre Jean-Jacques , qui vous embrasse de tout son
cœur.
A M. MOULTOU.
Montmorenci, le a4 juillet 176]»
J E ne doutais pas , monsieur , que vous n'acceptassiez avec plai-
sir les soins que je prenais la liberté de confier à votre a-mitié, et
votre consentement m'a plus touché que surpris. Je puis donc ,
en quelque temps que je cesse de souffrir, compter que, si mon
recueil n'est pas encore en état de voir le jour, vous ne dédai-
gnerez pas de Vy mettre ; et cette confiance m'ôte absolument
Pinquiétude qu'il est difficile de n'avoir pas en pareil cas pour le
sort de ses ouvrages. Quant aux soins qui regardent l'impression ,
comme il ne faut que de l'amitié pour les prendre, ils seront
remplis en ce pavs-ci par les amis auxquels je suis attaché , et
que je laisserai dépositaires de mes papiers pour en disposer selon
leur prudence et vos conseils. S'il s y trouve en manuscrit quel-
que chose qui mérite d'entrer dans votre eabinet, de c[uoi je
cloute , je m estimerai plus honoré qu'il soit dans vos mains que
dans celles du public^ et mes amis penseront comme moi. Vous
voyez qu'en pareil cas un voyage a Paris serait indispensable ^
mais vous seriez toujours le maître de choisir le temps de votre
commodité; et, dans votre façon de penser, vous ne tiendriez
pas ce voyage pour perdu, non-seulement par le service que
vous rendriez à m^ mémoire , mais encor^ par le plaisir de con-
naître des personnes estimables et respectables , les seuls vrais
amis que j'ai jamais eus , et qui sûrement deviendraient aussi les
vôtres. En attendant je n'épargne rien pour vous abréger du
travail. Le peu de momens où mon état me permet de m'occu-
Ser sont uniquement employés à mettre au net mes chiffons; et,
epuis ma lettre , je n'ai pas laissé d'avancer assez la besogne
pour espérer de l'achever , à moins de nouveaux accidens.
Connaissez-vous un M. Mollet, dont je n'ai jamais entendu
parler? Il m'écrivit^ il y a quelque temps, une espèce de rela-
tion d'une fête militaire, laquelle me fit grand plaisir, et je
Pen remerciai. Il est parti de là pour faire imprimer , sans m'en
parler , non-seulement sa lettre , mais ma réponse , qui n'était
sûrement pas faite pour paraître en public. J'ai quelquefois es-
suyé de pareilles malhonnêtetés ; mais ce qui me fâche est que
celle-ci vienne de Genève. Cela m'apprendra , une fois pour
toutes , à ne plus écrire à gens que ]e ne connais point.
5i8 CORRESPONDANCE;
Voici t monsieur) deux lettres dont je grossis k ^grêt édlè-ci}
Tune est pour M. Roustan , dont vous avee bien touIq m'en dire
parvenir une : et l'autre pour une bonne femme qui m*a é\eri ,
et ponr laquelle je crois que vous ne regretterec pas TaùMieliti^
tion d'un port de lettre , que je ne ytnx pas lui taire coSter , ci
que je ne puis affranchir avec siiiretë à Moiltraorisnci. Lisèt èwÈà
mon cœur , cher Moultou , le principe de la familiarité ^oiit j'iliè
avec vous , et qui gérait indiscrétion pouh* un autre ; le V6tne ne
lui donnera pas ce nom-là. Mille choses pour moi à l'ami WetiïH*
Adieu ; je vous embrasse tendrement.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montxnorenci I le premier septembre i76i»
Il est vrai) madame la marëchaie , que j'avais grand b^esofn de
votre deïnière lettre ponr me tranquilliser ^ d'autant ploà ffne ,
par une fatalité qui me poursuit en toutes choses , celle de M. h
maréchal » qui aurait fait le même effet , s'est égarée en roieite ,
et ne m'est parvenue que depuis quelques jours. Depais q[ue TOttà
jivez daigne me rassurer je n'ai plus besoin de tépôïlsè ; j« sevrai
des nouvelles de Votre santé ^ et d'aillevtrs, puisqiiè vos lyentét
pour moi sont toujours les mêmes, il ne me font phisde Heii-
vellés sur ce point-lÀ. J'ai pourtant un peu votre dernier met
sur le cœur j vous me reproctteE de l'avoir moins tendte que vous.
Madame la maréchale, k cela je n'ai qu'un mot 'à dire; à Dieu n^
plaise que je vous cause jamais le q\iart des inquiétufdes et des
peines que vous m'avez fait souffrir depuis dem mois !
A MADAME LATOUR,
Montmorenci^ le 39 septembre 1761.
J'tespèRE, madame, malgré le début de votre lettre, que vouS
n'êtes point auteur, que vous n'e/ites jamais intention) de l'être;
et que -ce n'est point un combat d'esprit anquel vous me provo*
quez, genre d escrime pour lequel j'ai autant d'aversion que
d'incapacité. Cependant, vous vous êtes promis, dites-vous, de
n'écrire de vos jours ; je me suis promis la wiême chose , ma*
pren(
craindre que la vôtre ne me coûtât une infidélité. A l'éditenr
d'une Julie vous en annoncez une autre, une réellement exis-
tante, dont vous êtes la Claire. J'en suis charmé pour votre sève,
et même pour le mien; car, quoi qu'en dise votre amie, sitêt
qu'il y a^ra des Julies et des -Claires , les St.-Prcux ne manque**
ront pas ; avertisses-la de cela , je Vous StfppHe , afin qu'elle 'te
tienne sur ses gardes; et vous-même, fussie«-vous ( cfe que je ne
présume pas ), aussi folle que votre modèle, n'allekpas c'roîre ,
à son exemple, que cela 9tmt pour être à l'abri des folies. Pell^-
ANNÉE 1761. Sff)
être tout ce que jevotudis ici yous parai tra-t-il fort inconsidéré ;
mais c'est votre faute. 4^ue dire à des personnes qu'on aime 41
croire très-aimables et très-vertueuses y mais qu'on ne connaît
point du tout ? Ghamantes amies I si vous êtes telles que mon
cœur le suppose , paissie£<-voas , pour l'honneur de votre sexe , et
pour le bonheur de votre vie, ne trouver jamais de St.-Preux !
Mais si vous êtes comme les autres , puissiezrvous ne trouver que
des 5t .-Preux !
Vous parlez de faire connaissance avec moi ; vous ignorez sans
doute que l'homme à qui vous écrivez , affligé d'^ne maladie incu-
rable et cruelle, lutte tous les jours de sa vie entre la douleur et
la mort , et que la lettre même qu'il vous ^crit , est souvent inter^
rompue p<ir des distractions d'un genre bien difiërent. Toutefois
je ne puis vous cacher que votre lettre me donne un désir secret de
vous connaître toutes deux ; et que si notre commerce finit là «
il ne me laissera pas sans quelqu'inquiétude. Si ma curiosité était
satisfaite , ce serait peut-être bien pis encore. Malgré les ans , lés
maux , la raison , l'expérience , un solitaire ne doit point s'expo-
ser à voir des Julies et des Glaires , quand il veut garder sa trao-
quîUité.
Je vous écris , madame , comme vous me l'aves prescrit , sans
m'informer de ce que vous ne voulez pas que je sache. Si j'étais
indiscret, il ne me serait peut-être pas impossible de vous connaître;
maisfussiez-vous madame de Solar elle-même, je ne saurai jamais
«le votre secret que ce que j'en apprendrai de vous. Si votre in-
tention est que je le devine , vous me trouverez fort bête ; mais
vous n'avez pas dÀ vous attendre a me trouver plus d'esprit.
A M. D'OFFREVILLE,
sur cette question : S* il y a une morale démontrée, ou s* il
TLy en a point.
Montmorenoî , le 4 octobre 1761*
Ju A question que vous me proposez , monsieur, dans votre lettre
du 13 septembre , est importante et grave; c'est de sa solution
qu'il dépend de savoir s'il y a une morale démontrée ou s'il n'y
en a point.
Votre adversaire soutient que tout homme n'agit quoi qu'il
■fasse , que relativement à lui-même , et que , jusqu'aux actes dt*
vertu les plus sublimes, jusqu'aux œuvres de ciiarité les plui»
pures , chacun rapporte tout à soi.
Vous, monsieur , vous pensez qu^on doit faire le bien pour le
bien, même sans aucun retour. d'intérêt personnel; que les bonne<;
œuvreS'qu'on rapporte à soi ne sont plus des actes de vertu , mais
•d'amour-propre : vous ajoutez que nos aumônes sont sans mé-
-riie si nous ne les faisons que par vanité ou dans la vue d'écarter
de notre esprit l'idée des miàères de la vie humaine } et en cela
irous avez raison.
520 CORRESPONDANCE.
Mais, snr le fond de la question, je dois vous aToaer qae je
8u\s de l'avis de votre adversaire : car , quand nous acnissoiis , il
faut que nous ayons un motif pour agir , et ce motif ne peut-
être étranger à nous , puisque c'est nous qu'il met en œnvre ; fl
est absurde d'imaginer qu'étant moi j'agirai comme si j'étais m
autre. N'est-il pas vrai que si l'on vous disait qu'on corps cit
poussé sans que rien ne le touche , vous diriez que cela n'est pti
concevable ? C'est la même chose en morale > quand on croit
agir sans nul intérêt.
Mais il faut expliquer ce mot d'intérêt , car vous pourries lui
donner tel sens , vous et votre adversaire , que vous séries d'ac-
cord sans vous entendre , et lui-même pourrait lui en donner m
si grossier, qu'alors ce serait vous qui auriez raison.
Il y a un mtérêt sensuel et palpable qui se rapporte nnique-
ment à notre bien-être matériel , à la fortune , à la considers-
tion , aux biens physiques qui peuvent résulter pour nous de k
bonne opinion d'autrui. Tout ce qu'on fait pour un tel iniéth
ne produit qu'un bien du même ordre , comme un mardiasl
fait son bien en vendant sa marchandise le mieux qu'il peut S
pour me fati« estimer charitable et jouir des avantages attachô
a cette estime , je ne suis encore qu'un marchand qui achète 4e
la réputation. Il en est à peu près de même si je ne fais cette an-
mône que pour me délivrer de l'importunité d'un gueux on di
spectacle de sa misère ; tous les actes de cette espèce oui ont ci
vue un avantage extérieur ne peuvent porter le nom de bonnes
actions ; et Ton ne dit pas d'un marchand qui a bien fait ses a^
faires, qu'il s'y est comporté vertueusement.
11 y à un autre intérêt qui ne tient point aux avantages de II
société , qui n'est relatif qu'à nous-mêmes , au bien de notit
ame , à notre bien-être absolu, et que pour cela j'appelle intérêt
spirituel ou moral , par opposition au premier; intérêt qui , pour
n'avoir pas des objets sensibles , matériels, n'en est pas moins
vrai , pas moins grand , pas moins solide, et, pour tout dire es
un mot , le seul qui , tenant intimement à notre nature , tende
à notre véritable bonheur. Voilà, monsieur, rintcrét que h
vertu se propose et qu'elle doit se proposer, sans rien ôter au mé-
rite, à la pureté , à la bonté morale des actions qu'elle inspire.
Premièrement, dans le système de la religion, c'est-à-dire des
peines et des récompenses de l'autre vie, vous voyez que l'inté-
rêt de plaire à l'auteur de notre être et au juge suprême de nos ac-
tions est d'une importance qui l'emporte sur les plus grands maux,
qui fait voler au martyre les vrais croyans, et en môme temps
d'une pureté qui peut ennoblir les plus sublimes devoirs. La loi
de bien faire est tirée de la raison même ; et le chrétien n'a be-
soin que de logique pour avoir de la vertu.
]^ais outre cet intérêt ^ qu'on peut regarder en quelque façon
ANNÉE 1761. 521
comme ëtratiger k la chose , comme n'y tenant que par une ex-
presse volonté de Dieu , vous me demanderez , peut-être , s'il y
a quelque autre intérêt lié plus immédiatement , plus nécessai-
rement à la vertu par sa nature , et qui doive nous la faire aimer
uniquement ppur elle-même. Ceci tient à d'autres questions dont
la discussion passe les bornes d'une lettre , et dont , par cette
raison , je ne tenterai pas ici l'examen ; comme : si nous avons
un amour naturel pour l'ordre, pour le beau moral , si cet amour
peut être assez vif par lui-même pour primer sur toutes nos pas-
sions; si la conscience est innée aans le cœur de l'homme, ou si
elle n'est que l'ouvrage des préjugés et de l'éducation : car en
ce dernier cas il est clair que nul n ayant en soi-même aucun
intérêt à bien faire ne peut faire aucun bien que par le profit
qu'il en attend d'autrui ; qu'il n'y a par conséquent que des sots
qui croient à la vertu, et des dupes qui la pratiquent. Telle est
la nouvelle philosophie.
Sans m'embarquer ici dans cette métaphysique , qui nous mè-
nerait trop loin , ]e me contenterai de vous proposer un fait que
vous pourrez mettre en question avec votre adversaire , et qui ,
bien discuté , vous instruira peut-être mieux de ses vrais senti-
xnens que vous ne pourriez vous en instruire en restant dans la
généralité de votre tnëse.
En Angleterre , quand un homme est accusé criminellement ,
douze jurés, enfermés dans une chambre pour opiner , sur l'exa-
men de la procédure , s'il est coupable ou s'il ne l'est pas , ne sor-
tent plus de cette chambre , et n'y reçoivent point à manger qu'ils
ne soient tous d'accord ; en sorte que leur jugement est toujours
unanime et décisif sur le sort de l'accusé.
Dans une de ces délibérations les preuves paraissant convain-
cantes , onze des jurés le condamnèrent sans balancer ; mais le
douzième s'obstina tellement à l'absoudre sans vouloir alléguer
d'autre raison sinon qu'il le croyait innocent , que , voyant ce
juré déterminé à mourir de faim plutôt que d'être de leur avis ,
tous les autres, pour ne pas s'exposer au même sort, revinrent
au sien , et l'accusé fut renvoyé absous.
L'affaire finie, quelques-uns des jurés pressèrent en secret leur
collègue de leur dire la raison de son obstination ; et ils surent
enfin que c'était lui-même qui avait fait le coup dont l'autre
était accusé , et qu'il avait eu moins d'horreur de la mort que de
faire périr l'innocent chargé de son propre crime.
Proposez le cas à votre homme , et ne manquez pas d'examiner
avec lui l'état de ce juré dans toutes ses circonstances. Ce n'était
point un homme juste , puisqu'il avait commis un crime ; et, dans
cette affaire, l'enthousiasme delà vertu ne pouvait point lui éle-
ver le cœur et lui faire mépriser la vie* Il avait l'intérêt le plus
réel à condamner l'accusé pour ensevelir avec lui l'imputation
du forfait) il devait craindre que son invincible obstination n'en
fit soupçonner la véritable cause, et ne fiit un commencement
d'indice contre loi s la prodenoe et le aoin de sa iAreté deman-
523 CORRESPONDANCE.
daient) ce semble , qu'il fit ce qu'il ne fit pas, et*roii M T«ît
aucun intérêt sensible qui dût le porter â faire ce qu'il fit. Il n'y
avait cependant qu'un intérêt tres-puissant qui put le détenni-»
ner ainsi dans le secret de son cœur k toute sorte de risque : qad
était donc cet intérêt auquel il sacrifiait sa vie mépae ?
S'inscrire en faux contre le fiait serait prendre une maoTaîse
défaite ; car on peut toujours l'établir par suppositioB , et cher-
cher , tout intérêt étranger mis à part , ce que ferajj; en pareil cas»
pour l'intérêt de lui-même , tout homme de bon sens qui ne serait
ni vertueux ni scélérat.
nonce
mettre
propres risques^ puis suivant dans les deux cas le reate de la vie
ou )iiré et la probsiMlité du sort c[u'il se serait préparé , presses
votre homme de prononcer décisivement sur cette conduite , et
d'exposer nettement , de part ou d'autre , l'intérêt et les motib
du parti qu'il aurait choisi : alors , si votre dispute n'est pas finie,
vous connaîtrez du moins si vous vous entendez Tun Tautre , oa
si vous ne vous entendez pas.
Que sHl distingue entre l'intérêt d'un crime à commettre on à
ne pas commettre , et celui d'une bonne action k faire ou à ne
pas Caire , vous lui ferez voir aisément que , dans l'hypothèse , la
raison de s'abstenir d'un crime avantageux qu'on peut commettre
impunément est du anême genre que celle de faire , entre le cid
et soi, une bonne action onéreuse; car outre que, quelque bieâ
que nous puissions faire, en cela nous ne sommes que justes, on
ne peut avoir nul intérêt en soi-même à ne pas faire le mal qu'on
n'ait un intérêt semblable à faire le bien ; run et l'autre dérivent
de la même source et ne peuvent être séparés.
Surtout, monsieur , songez qu'il ne faut point outrer les choses
au-delà de la vérité , ni confondre , comme faisaient les stoï-
ciens , le bonheur avec la vertu. Il est certain que faire le bien
pour le bien c'est le faire pour soi , pour notre propre intérêt ,
puîsqu^il donne à l'ame une satisfaction intérieure , un conten-
tement d'elle-même sans lequel il n'y a point de vrai bonheur.
Il est sûr encore que les raécnans sont tous misérables , quel que
soit leur sort apparent , parce que le bonheur s'empoisonne dans
une ame corrompue comme le plaisir des sens dans un corps
malsain. Mais il est faux que les bons soient tous heureux dès
ce monde ; et comme il ne suflit pas au corps d'être en santé
Sour avoir de quoi se nourrir , il ne suffit pas non plus à Tame
'être saine pour obtenir tous les biens dont elle a besoin. Quoi-
qu'il n'y ait que les gens de 'bien qui puissent vivre contens , ce
n'est pas à dire que tout honmie de bien vive content. La vertu
ne donne pas le bonheur , mais elle seule apprend à en jouir
quand on 1 a : la vertu ne garantit pas des maux de cette vie et
n'en procure pas les biens ; c'est ce que ne fait pas non plus le
vice avec toutes ses ruses 3 mais la vertu fait porter plus par
ANNÉE 1761; 5iS
iitfmittênt lès ans et goûter plus délicieusement les ontres. Nons
avons donc , en tout état de cause , un véritable intérêt k la cul-
tiver, et nous faisons bien de travailler pour cet intérêt y quoi->
qu'il y ait des cas oii il serait insuffisant par lai-méme sans
i attente d'uneirie à venir. Voilà mon sentiment sur la question
que vous m'avee proposée.
En vous remerciant du bien que tous pensez de moi , je vous
conseille pourtant , monsieur , ne ne plus perdre votre temps k
me défendre ou k me louer. Tout le bien ou le mal qu'on dît
d'un homme qu'on ne connaît point ne signifie pas grand*-
chose. Si ceux qui m'accnsenC ont tort , c'est à ma conduite k
me justifier ; toute autre apologie est inutile ou superflue. Tavh-
rais dû vous répondre plutôt , mais le triste état ok je vis doit
eicuser ce retard. Dans le peu d'intervalle que mes maux me
laissent , mes occupations ne sont pas de mon choix ^ et je vous
avoue que , quana elles en seraient , ce choix ne serait pas
d'écrire des lettres. Je ne réponds point à celles de complimens ,
et je ne répondrais pas non plus à la vôtre si la qnestton que
vous m'y proposez ne me faisait un «kvoir de vous en dire mon
avis.
Je vous salue , monsieur , de tout mon coeur.
A MADAME LÂTOUR.
Montmorencif 19 obtobre i76i«
E plaisir que j'ai , madame, de recevoir de vous vne seconée
lettre , serait tempéré on peut«^tre augmenté par vos reproc^hes ,
si je pouvais les concevoir ; mais c'est k quoi je fais de vains ef-
forts. Vous me parlez d'nne lettrede votre amie; je n'en ai point
reçu d^autre que celle qui accompagnait la vôtre du 16, et qni
est de même date ; et cette lettre , ne vous déplaise , n'est
point d'une femme , mais seulement d'nn homme, ou d'un ange,
ce qui est tout nn pour mon dépit. Vovs semblez vous plaindre
de ma négligence à répondre , et plus je mérite ce reproche de
toute autre part , plus votre ingratitude en augmente , puisque
j'ai répondu à votre première lettre le surlendemain de sa ré-
ception , et qiie , par un progrès de diligence ^dont je me passe-
rais bien, voUà que dès le lendemain je réponds à la seconde.
Le grand mal est qu'en vous donnant un homme pour ami ,
vous êtes restée femme ; et la tromperie est d'autant plus
cruelle, que vous ne m'avez trompé qu'à demi. Deux hommes
me feraient mille pareils tours , que je n'en ferais que rire ;
mais je ne «ais pourquoi je ne puis vons imaginer tête à tête
avec monsieur Jnlie , concertant vos lettres et tout le persiflage
adressé à la pauvre dupe , sans des mouvemens de colère , et ,
je crois, de quelque chose de pis; si, pour me venger, je
voulais vous imaginer horrible , vous vous doutez bien que cela
me réussirait mal: je me venge donc, au contraire, en vous
imaginant si charmante, que comme que vous puissiez être, j'ai
L
6M CORRESPONDANCE.
de quoi vous rendre jalouse de vous. Tout ce qui me âépldt
dans cette vengeance est la peur de la prendre à mes dépens.
Nouvelle folie qu'il vous faut avouer. En lisant cette lettre
désolante , en l'examinant par tous les recoins , pour y chercber
cette chimérique Julie , que je ne puis m'empécner de recrelter
I)resque jusquaux larmes, j ai été découvrir que le timbre de
a petite poste avait fait impression au papier , à travers Teii--
veloppe, d'où j'ai conclu que l'auteur de cette lettre ne Fayait
point écrite dans votre chambre. Cette découverte a snr^le-
charap désarmé ma furie ; et j'ai compris par-là que je vous
Sardonnais plutôt le complot de me tromper , que le tête à tête
e l'exécution. Pour Dieu , madame , vous qui devez faire des
miracles , tolérez l'indiscrétion de ma prière ; je vous demande
à genoux de rechanger ce monsieur en femme. Abuses-moi ,
mentez-moi: mais de grâce , refaites-en, comme vous pourrez,
une autre Julie , et je tous donnerai à toutes deux les cœurs de
mille St. -Preux dans un seul.
Quant aux lettres que vous dites m'avoir été précédemment
écrites, et qu'il est, ajoutez-vous, impossible de supposer ne m'étre
pas parvenus, il ne faut pas, madame, le supposer, il faut en être
persuadée. Je n'ai point reçu ces lettres; si je les avais reçues, j'au-
rais pu n'y pas répondre , du moins sitôt, car je suis paresseux,
souffrant, triste, occupé, et de ma vie je n'ai pu avoir d'exacti-
tude dans les correspondances qui m'intéressaient le plus , mais
je n'en aurais point nié la réception, et je n'aurais point désavoot
mon tort. Je )uge par le tour de vos reproches qu'il était ques-
tion du soin de ma santé, et Je suis touché ae l'intérêt que
vous voulez bien y prendre. Loin que mon dessein soit de
mourir , c'est pour vivre jusq:u'à ma dernière heure que j'ai re-
noncé aux impostures des médecins. Vingt ans de tourmens et
d'expérience m'ont suffisamment instruit de la nature de mon
mal et de l'insuffisance de leur art. Ma vie, quoique triste et dou-
loureuse , ne m'est point à charge , elle n est point sans dou-
ceurs, tant que des personnes telles que vous me paraissez être ,
daignent y prendre intérêt ; mais lutter en vain pour la prolon-
ger , c'est l'user et l'accourcir ; le peu qui m'en reste m'est en-
core assez cher pour en vouloir jouir en paix. Mon parti est pris,
je n'aime pas la dispute , et je n'en veux point soutenir contre
vous ; mais je ne changerai pas de résolution. Adieu , madame ,
ici finira probablement notre courte correspondance ; jouisses
du triomphe aisé de me laisser du regret k la finir. Je suis sen-
sible, facile , et naturellement fort aimant; je ne sais point ré-
sister aux caresses. D'une seule lettre vous m'aviez déjà subju-
gué ; j'avoue aussi que votre feinte Julie ajoutait beaucoup k
votre empire ; et maintenant encore, que je sais qu'elle n'existe
pas , son idée augmente le serrement de cœur qui me reste , ea
songeant au tour que vous m'avez joué.
ANNÉE 1761. SaS
AUX INSEPARABLES , hommes ou femmes.
Ce landi loir.
J. L faut l'avoaer , messîears oa mesdames , me voilà tout aussi
fou que vous l'ayez touIu. Votre commerce me devient plus in-
téressant qu'il ne convient à mon âge , à mon état , à mes prin-
cipes. Malgré cela , mes soupçons mal euérîs ne me permettent
plus de le continuer sans défiance, voilà pourquoi je n'écris
point nommément à Julie , parce qu'en effet si elle est ce que
re
an|
... V » 4-i'un
ange , il lui faut des adorations ; si elle est nomme, cet homme
a beaucoup d'esprit ^ mais l'esprit est comme la puissance , on en
abuse toujours quand on ei^ a trop. Encore un coup , ceci de-
vient trop vif pour continuer l'anonime. Faites-vous connaître,
ou je me tais : c'est mon dernier mot.
A MADAME LÀ MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorenci , aa octobre 1761.
tJ 'ai reçu , madame la marécbale , une trës-^nergique réponse
cle M. le maréchal , et j'aime à me flatter que cette réponse vous
est commune avec lui , d'autant plus que vous m'en faites quel-
ques-unes de ce ton-là, au papier près que vous n'y mettes
pas. Il est vrai qu'une réponse que vous écrivez parle pour dix
que vous n'écrivez point , et , si j'étais moins msatiable , unt
seule de vos lettres suffirait pour alimenter mon cœur pour toute
ma vie : mais c'est précisément leur prix qui m'en rend avide ,
et je trouve que vous n'avez jamais assez dit ce que je me plais
tant à entendre et à lire. Au moyen de la correspondance nou-
vellement établie , j'espère que vous me dispenserez plus libéra-
lement des grâces qui me sont chères ; il ne vous en coûtera qu'une
feuille de papier et une adresse de votre main ; car il me faut ,
s'il vous plaît , quelques mots que vous avez tracés , et qui me
donneront la confiance de supposer dans fa lettre tous ceux qui
n'y seront point , mais que vos boutés pour moi et mon attache-
ment pour vous m'y feront supposer. Nous gagnerons tous deux
à cet arrangement , madame la maréchale ; vous aurez la peine
d'écrire de moins , et moi j'aurai le plaisir de lire des lettres ,
moins agréables peut-être que vous ne les auriez écrites , mais ,
en revanche , aussi tendres qu'il me plaira.
5a6 CORRESPONDANCE.
A M. R
Montmorenci, le 34 octobre 1761*
Votre lettre , monsieur, du 3o sentembre ayant pasatf par Gf-»
nëve y c'est-à-dire ayant traversé aeux fois la France , ne m'eit
Sarvenue qu'avant-uier. J'y ai vu^ avec une douleur mêlëed'iiH»
ignation , les traitemens affreux que souffrent nos malheurtia
frères dans le pays ou vous êtes , et qui m'étonnent d'autant
Ï»]us que l'intérêt du gouvernement serait , ce me semble « de Ici
ais^er en repos 9 du moins quant à présent. Je comprends bien
cruauté si la conduite de nos frères n v donnaient pas quelque
prétexte. Je sens combien il est dur ae se voir sans cesse à la
merci d'un peuple cruel ^ sans appui , sans ressource , et sans
avoir même la consolation d'entenare en paix la parole de Dien»
Mais cependant, monsieur , cette même parole ae Dieu est for-
melle sur le devoir d'obéir aux lois des princes. La défense de
s'assembler est incontestablement dans leurs droits ; et , après
tout, ces assemblées n'étant pas de l'essence du cbristianisme,
on peut s'en abstenir sans renoncer à sa foi. L'entreprise d'enlf*
ver un bomme des mains de la justice ou de ses ministres , ttU
il même injustement détenu , est encore une rébellion qu'on ne
peut justifier , et que les puissances sont toujours en droit de pu*
nir. Je comprends qu'il y a des vexations si dures qu'elles lassent
même la patience aes justes. Cependant qni vent être chrétiea
doit apprendre à souffrir , et tout homme doit avoir une con-
duite conséquente k sa doctrine. Ces objections peuvent être
mauvaises ; mais toutefois si on me les faisait je ne vois pas
trop ce que j'aurais à répliquer.
Malheureusement je ne suis pas dans le cas d'en courir le ris*
que. Je suis très-peu connu de M , et je ne le suis même que
par quelque tort qu'il a eu jadis avec moi , ce qui ne le dispose*
rait pas favorablement pour ce que j'aurais à lui dire : car ,
comme vous devez savoir , quelquefois l'offensé pardonne , mais
l'offenseur ne pardonne jamais. Je ne suis pas en meilleur prédî-
cament auprès des ministres ; et quand j'ai eu à demander à
quelqu'un d'eux , non des grâces , je n'en demande point , mais
la justice la plus claire et la plus due , je n'ai pas même obtenu
de réponse. Je ne ferais , par un zèle indiscret , que gâter la cause
pour laquelle je voudrais m'intéresser. Les amis de la vérité ne
sont pas bien venus dans les cours, et ne doivent pas s'attendre
à l'être. Chacun a 5a vocation sur la terre ^ la mienne est de dire
au public des vérités dures , mais utiles } je tâché de la remplir
sans m'embarrasser du mal que m'en veulent les méchans , et
qu'ils me font quand ils peuvent. J'ai prêché l'humanité, la dou-
ceur , la toIéroAce , autant qu'il a dépendu de moi ; ce n'est pas
ANNÉE 1761. 527
ma faute si Ton ne m'a pas écouté ^ du reste , )e me suis fait
une loi de m'en tenir toujours aux vérités générales : je ne fais
ni libelles, ni satires^ je n'attaque point un homme, mais les
hommes; ni une action, mais un vice. Je ne saurais , monsieur,
aller au-delà.
Vous aves pris un meilleur expédient en écrivant h M.... Il est
fort ami de.... , et se ferait certainement écouter s'il lui parlait
pour nos frères ; mais je doute qu'il mette un grand zèle à sa re-
commandation : mon cher monsieur , la volonté lui manque , à
moi , le pouvoir ; et cependant le juste pâtit. Je vois par votre
lettre que vous avez ainsi que moi appris k souffrir à l'école de
la pauvreté. Hélas ! elle nous fait compatir aux malheurs des au-
tres , mais elle nous met hors d'état ae les soulager. Bon jour ,
monsieur ; je vous salue de tout mon cœur.
k MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce dimanche 26 octobre.
ITerhettez , madame la maréchale , que je vous envoie le bnl«-
letin de ma journée d'hier. J'appris le matin que vous deviez
passer à St.-Brice entre midi et une heure. Je dtnai à onze heures
«t demie } et , de peur d'arriver trop tard , voulant gagner le
temps du relai , j'allai couper le grand chemin au barrage de
Pierre-Fite: de là je remontai au petit pas jusqu'à la vue de St.-
Brice. Là^ les premières gouttes de pluie m'ayant surpris, je fus
me réfugier chez le curé de Groslay , d'oii , voyant que la pluie
ne faisait qu'augmenter, je pris enfin le parti de me remettre en
route , et j arrivai chez moi mouillé jusqu aux os , crotté jusqu'au
dos , et , qui pis est , ne vous ayant point vue. Je voudrais bien ,
madame la maréchale , que tous ces maux excitassent votre pitié
•t me valussent un petit emplâtre de papier blanc.
A MAPAMB LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG*
Ce mardi matin.
Ijoiv dieu !' madame , quelle lettre! quel style ! Est-ce bien à
moi que vous écrivez ? est-ce une plaisanterie et vous moquez-
vous de mes frayeurs ? J'aurais ce soupçon , peut-être , sM ne
faisait que m'humilier^ mais il vous outrage, et je l'étouffé.
Non , non , plus d'alannes, plus d'inquiétudes ; cet état est trop
cruel , et sans doute il est trop injuste^ j'y renonce pour la vie :
je me livre dans la simplicité de mon cœur à toute la bonté du
vôtre ; et je suis bien sûr, quelque ton que vous puissiez prendre ,
queje ne mériterai jamais que vous quittiez celui de l'amitié.
Mais quoi , toujours des torts ? Vous m'en reprochez d'autres
au sujet du livre. Qu'ai-jedonc fait? Que vous m'affligez! Oui,
madame la maréchale , si je vous ai promis quelque chose que
j'aie oublié ^ il faut que JQ sois un monstre : je ne sens pas en moi
5?.8 CORRESPONDANCE.
que je sois fait pour l'être ^ en vérité je croyais £tre en règle. Je
Tais tout quitter à l'instant pour me mettre à vos copies , et je
vous promets, et je m'en souviendrai , que je pt les suspendrai
point sans votre congé.
J'écris ces mots à la hâte pour vous renvoyer plutôt votre ex-
près.; je voudrais qu'il eût des ailes pour vous porter ce témoi-
gnage de ma reconnaissance et de mon repentir. Mais pourtant je
ne puis avoir regret au souci que m'a donné ma mauvaise tête ,
puisqu'il m'attire un soin si obligeant de votre part,
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce mercredi 18.
Voici, madame, une quatrième partie que vous devriez avoir
depuis long-temps; mais mon libraire et d'autres tracas, dont
je vous rendrai compte , ne me laissent pas le temps d'aller plus
vite, quelque effort que je fasse pour cela. Tous les tracas da
monde ne justifieraient pourtant pas mon silence , et ne m'au-
raient pas empêché d'écrire à M. le maréchal et à vous. Mon ex-
cuse est d'une autre espèce, et plus propre à me faire trouver
grâce auprès de vous. Dans le commencement de mes attache-
mens j'écris fréquemment pour les serrer , pour établir la con«
fiance } quand elle est acquise , je n'écris plus que pour le besoin;
il me semble qu'alors on s'entend assez sans se rien dire. Si vous
trouvez cette raison valable, voici , madame la maréchale , com-
ment vous me le ferez connaître; c'est en vous faisant, pour ré-
£ondre , la même rè^le que je me fais pour écrire. Quand on
onnête homme indifiérent a l'honneur d écrire à madame la ma-
réchale de Luxembourg , sa politesse peut lui faire un devoir de
répondre; mais quand elle ne répondra pas exactement à celui
qu'elle honore d'une estime particulière , ce silence ne sera pas
équivoque et vaudra bien une lettre. Je n'aime pas tout ce qui
se fait par règle, si ce n'est n'en point avoir d'autre que son cœur;
et je suis bien sûr que , sans me dicter de fréquentes lettres , le
mien ne se taira jamais pour vous. J'apprends à l'instant la dé-
sertion de ce malheureux Saint -Martin : la plume m'en tombe
des mains. Oh ! si vous avez des fripons à votre service , qui ja-
mais aura d'honnêtes gens? Que je vous plains ! que je gémis
de ce qui fait l'admiration des autres ! Que la providence , en
vous rendant si bons , si aimables , si estimables , vous a tous deux
déplacés! Ah ! vous méritiez d'être nés obscurs et libres , de n'a-
voir ni maître ni valets , de vivre pour vous et pour vos amis :
vous les auriez rendus heureux, et vous l'auriez été vous^
mêmes.
ANNÉE 1761. S2Q
 JULIE, (madame LATOUR.)
Je joindra if une épithète, si j'en Bavais qielqu'ane
qui put ajoute! k C9 meU
5o octobre 1761.
KJ V I , madame , vous êtes femme , j'en suis persuadé ; si , sur les
indices contraires, que je vous dirai quand ii vous plaira, jem'ohs«
tinais après vos protestations , k en douter encore , je ne ferais
plus de tort au'à moi. Cela pose , je sens que j'ai à réparer près de
vous toutes les offenses qu on peut faire à quelqu'un qu on ne
connaît que par son espri^ ^ mais ce devoir ne m'effraie point , et
il faudra que vous soyez bien inexorable, si la disposition 011 je
suis de m'humilier devant vous ne vous apaise pas «D ailleurs, vous
vous trompes fort , quand vbus regardes votre amour-propre
comme offensé par mes doutes ; la frayeur que j'avais qu'Us ne
fussent fondés vous en venge assez , et pensez-vous que ce ne fût
rien , quand vous avez osé prendre ce nom de Jolie , de n'avoir
pu vous le disputer?
La condition sous laquelle vous daignez satisfaire l'empressement
Gue j'ai de savoir qui vous êtes , me confirme qu'il vous est biea
où. Je vous rends donc justice; mais vous ne mêla rendez pas,
quand vous me supposez plus curieux que sensible. Non , madame,
ce que je n'aurais pas tait pour vous complaire , je ne le ferais
pas pour vous connaître, et je ne vous yendrais pas un bien que
vous voulez me faire , pour en arracher un plût grand maigri
vous. Je suppose que l'homme que vous voulei; que je voie est le
frère Côme , dont vous m'avez parlé précédemment; si la chose
était à faire, je vous obéirais» et vous resteriez inconnue; mais
l'amitié a prévenu l'humanité. M. le maréchal de Luxembourg
exigea l'été dernier que je le visse; j'obéis, et il l'a fait venir
deux fois. Le frère Come a fait ce que n'avait pu faire avaot lui
nul homme de l'art ; je n'ai rien vu de lui qui ne soii très-^on-*
forme à sa réputation et au jugement que vous en portée ; enfin»
il m'a délivré d'une erreur tâcheuse , en vérifiant que mon mal
n'était point celui que je croyais avoir. Mais celui que )'ai n'ea
est ni moins inconnu , ni moins incurable qu'auparavant » et je
n'en soufire pas moins depuis ses visites ; ainsi , tous les soins hu-
mains ne servent plus cju'à me tourmenter. Ce n'est sûrement pas
votre intention qu'ils aient cet nsage.
Vous me reprochez l'abus de l'esprit qu'en vous supposant
homme j'avais cru voir dans vos lettres. J'ignore si cette imputa-
tion est fondée , mais je n'ai jamais cru avoir asses d'esprit pour
en pouvoir abuser , et je n'en fais pas asses de cas pour le veu^
loir. Mais il est vrai que dans Fespèce de correspondance <)u'il
vous a plu d'établir avec moi , l'embarras de savoir que dire a
pu me laire recourir à de mauvaises plaisanteries qui ne me vont
point , et dont je me tire toujours gauchement. 11 ne tiendra
qu'à vous , madame , et à votre aimable amie . de connaître que
7- 34
M
fiSor CORRESPONDANCE.
mon cœur et ma plume ont un autre langage , et que celui de
l'estime et de la confiance ne m'est pas absolument étranger. Mais
vous qui parlez , il s'en faut beaucoup que yous soyez disculpée
auprès de moi sur ce chapitre ; et je vous avertis que ce grief
n'est pas si léger à mon opinion , qu'il ne vaille la peine d être
d'abord discuté , et puis tout-à-fait 6té d'une correspondance
continuée.
Après ma lettre pliée , je m'aperçois qu'on'peut lire l'écriture à
travers le papier , ainsi je mets une enveloppe.
A M. Li MÀKÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmorenci , le 3 novembre 1761.
o N S I E u R le maréchal , je ne suis point un sinistre interprète ;
)'ai donné à votre lettre blanche le sens qu'elle devait avoir :
mais je vous avoue que l'invincible silence de madame la maré-
chale m'épouvante , et me fait craindre d'avoir été trop con-
fiant. Je ne comprends rieii à cet effrayant mystère , et n en suis
?uè plus alarme. De grâce faites cesser un silence ausai crueL
fuelle douleur serait la mienne s'il durait au point de me forcer
de l'entendre ! C'est ce que je n'ose même imaginer.
A JULIE- (madame LATOUR.)
Montmorencî , le 10 novembre 1761.
Je crois , madame , que vous avez deviné juste , et que je me se-
rais moins avancé , à l'égard de l'homme en question , si , malgré
ce que m'avait écrit votre amie , j'avais cru que ce ne fût pas le
frère Côme. Non , ce me semble , par le désir de me faire hon-
neur d'une déférence que je ne voulais pas avoir, mais parce
qu'avant d'avoir vu le frère Côme, il me restait à faire un der-
nier sacrifice, que vous eussiez sans doute obtenu , quoique j'ea
ausse le désagrément et l'inutilité. Maintenant qu'il est tait , ce
sacrifice amis le terme à ma complaisance, et je ne veux plus rien
faire , à cet égard , que ce que j'ai promis. Je ne me souviens pas
de ma lettre ^ mais soyez vous-même juge de cet engagement : à
je ne suis tenu à rien , je ne veux rien accorder ; si vous me
croyez lié par ma parole, envoyez M. Sarbourg, il sera content
de ma docilité I Mais , au reste , de quelque manière que se passe
cette entrevue , elle ne peut aboutir de sa part qu'à un exameo
de pure curiosité ; car , s il osait entreprendre ma guérison , je ne
serais pas assez fou , pour me livrer à cette entreprise , et je suis
très-sur de n'avoir rien promis de pareil. J'ai senti dès l'enfance
les premières atteintes du mal qui me consume ; il a sa source
dans quelque vice de conformation né avec moi ; les plus cré-
dules dupes de la médecine ne le furent jamais , au point de
penser qu'elle pût guérir de ceux-là. Elle a son utilité, j'en con-
viens , elle sert à leurrer l'esprit d'une vaine espérance ; mais Ici
C!XDplâtref de cette espèce ne mordent plus sur le mien.
ANNËE 1761. 53i
A regard de l'a promesse conditionnelle de vous faire con-
naître , je vous en remercie ; mais je vous en relève , quelque
parti que vous preniez au sujet de M. Sarbourg. £n y mieux
pensant , j'ai change de sentiment sur ce point; si , selon votre
manière d'interpréter, vous trouvez encore là une indifférence
désobligeante , ce ne sera pas en cette occasion que je vous re-
procherai trop d'esprit. Mon empressement de savoir qui vous
êtes, venait de ma défiance sur votre sexe; elle n'existe plus;
je vous crois femme , je n'en doute point ; et c'est pour cela
que je ne veux plus vous connaître ; vous ne sauriez plus y
gagner , et moi j'y pourrais trop perdre.
Ne croyez pas, au reste , que jamais j'aie pu vous prendre
pour un nomme ; il n'y a rien de moins alliaole que les deux
idées qui me tourmentaient : j'ai seulement cru vos lettres de la
main d'un homme ; je l'ai cru , fondé sur l'écriture , aussi liée,
aussi formée que celle d'un homme ; sur la grande régularité
de l'orthographe ; sur la ponctuation plus exacte que celle d'un
prote d'imprimerie ; sur un ordre que les femmes ne mettent
pas communément dans leurs lettres, et qui m'empêchait de
me fier à la délicatesse qu'elles y mettent , mais que quelques
hommes y mettent aussi ; enfin , sur les citations italiennes ,
qui me déroutaient le plus. Le temps est passé des Bouillons,
des la Suze, des la Fayette, des dames françaises qui lisaient et
aimaient la poésie italienne. Aujourd'hui , leurs oreilles racor-
nies à votre opéra , ont perdu toute finesse , toute sensibilité :
ce goût est éteint pour jamais parmi elles.
Neppiù il veiligio appar, ne dir si pu6
Egli qui fue.
Ajoutez à tout cela certain petit trait accolé de deux points ,
3ui finit toutes vos lettres , et qui me fournissait un indice
écisif au gré de ma pointilleuse défiance. Oii diantre aves-
vous aussi péché ce maudit trait qu'on ne fit jamais qae dans
des bureaux, et qui m'a tant désolé ? Charmante Claire , exa-
minez bien la jolie main de votre amie; je parie que ses petits
doigts ne sauraient faire un pareil trait sans contracter un du-
rillon. Mais ce n'est pas tout; vous voulez savoir sur quoi por-
tait aussi ma frayeur que cette lettre ne fût de la main d'un
homme : c* est que votre Claire vous avait donné la vie, et que
cet homme-là vous tuait.
Il est vrai, madame , qne je n'ai pas répondu à vos dix pages,
et que je n'y répondrais pas en cent. Mais , soit que vous comp-
tiez les pages, les choses, les lettres, je serai toujours en reste;
et, si vous exigez autant que vous donnez, je n'accepte point
un marché qui passe mes forces. Je ne sais par quel prodige j'ai
été jusqu'ici plus exact avec vous, que je ne connais point , que
je ne le fus de ma vie avec mes amis les plus intimes. Je veux
conserver ma liberté jusque dans mes attachemens; je veux
qu'une correspondance me soit un plaisir et non pas un deroir :
532 CORRESPONPANCE.
je porte cette indépendance dans Tamitié mênM; je veux aîmer
librement mes amis pour le plaisir que j'y prends ; mais , sitôt
qu'ils metteni les services à la place des sentimens , et que la re-
connaissance m'est imposée, l'attacheiùent en sou£Bre, et je oe
fais plus avec plaisir ce que je suis forcé de faire. Tenes— vous
cela pour dit, quand vous m aurez envoyé votre M. Sarboarg.
Je comprends que vous n'exigerez rien , c'est pour cela même
que je vous devrai davantage , et que je m'acquitterai d'autant
plus mal. Ces dispositions me font peu d'honneur , sans doute;
mais les ayant malgré moi , tout ce que je puis faire , est de les
déclarer : je ne vaux pas mieux que cela. Revenant donc à nos
lettres , soyez persuadée que je recevrai toujours les vôtres et
celles d^ votre amie , avec quelque choêe de plus que du plaisir ,
qu'elles peuvent charmer mes maux et parer ma solitude; mais,
que quand j'en recevrais dix de suite sans faire une réponse , et
que vous écrivant enfin , au lieu de répondre article par article,
je suivrais seulement le sentiment qui me fait prendre la plume,
)e qe ferais rien que j'aie promis de ne pas faire , et à quoi vous
ne deviez vous attendre.
C'est encore k peu près la même chose à l'égard du ton de
mes lettres. Je ne suis pas poli, madame; je sens dans mon
cœur de quoi me passer de Vétre , et il y surviendra bien dit
changement, si jamais je suis tenté de F être avec vous* Yoyet
encore quelle interprétation votre bénignité veut donner k cela,
car pour moiije ne puis m'expliquer mieux. D'ailleurs , j'écris
très-difficilement quapd je veux châtier mon style : j'ai pai>-
dessus la tête du métier d auteur ; la gène qu'il impose est une
des raisons qui m'v font renoncer. A force de peine et de soin ,
je puis trouver enfin le tour convenable et le mot propre ; mats
lé ne veux mettre ni peine ni soins dans mes lettres; j'y cherche
le délassement d'être incessamment vis-à-vis du public; et, quand
par mon caractère , non mon caractère par mes discours ; et que
si j'avais le malheur de leur écrire des choses malhonnêtes , ils
seraient sûrs de ne m'avoir entendu , qu'en y trouvant un sens
qui ne le fût pas? Vous me direz que tous ceux à qui j'écris ne
sont ni mes amis, ni obligés de me connaître. Pardonnez^moi,
madame; je n'ai, ni ne veux avoir desimpies connaissances;
je ne sais, ni ne veux savoir comment on leur écrit. Il se peut
que je mette mon commerce k trop haut prix , mais je n'en veux
rien rabattre , surtout avec vous , quoique je ne vous connaisse
pas , car je présume qu'il m'est plus aisé de vous aimer saps
vous connaître , que de vous connaître sans vous aimer. Quoi
qu'il en soit , c'est ici une affaire de convention : n'attendez de
moi nulle exactitude , et n'allez plus épiloguant sur mes mots.
Si je ne vous écris ni régulièrement, ni convenablement, je
vous écris pourtant : cela dit tant , el corrige tout le reste.
ANNÉE 1761. 533
Voilà mes explications , mes conditions ; acceptez ou refusez ,
mais ne marcnandez pas ; cela serait inutile*
Je vois par ce que vous me marques , et par la couleur de
votre cacnet, que vous avez fait quelque perte; et je sais par
votre amie que vous n'êtes pas heureuse : c'est peut-être à cela
que je dois votre commisération et l'intérêt que vous daignez
prendre à moi. L'infortune attendrit l'ame ; les gens heureux
sont toujours durs. Madame, plus le coê que je f eue de voire
bienveillance augmente, plus je la troupe trop chère à ce prix.
Je vous dirai une autre fois ce que je pense de l'affranchisse-
ment de votre lettre, et de la mauvaise raison que vous m'en
donnez. £n attendant , je vous prie, par cette raison même, de
ne plus continuer d'affranchir, c'est le vrai moven de faire
perdre les lettres. Je suis à présent fort riche , et le serai , j'es-
père , long-tiunps />oiir cela; tout ce que j'6te à la vanité dans
ma dépensf «%'tf«^ pour le donner au vrai plaieir.
A MADAME LATOUR.
Ce lundi i6.
^H ! ces maudits médecins , ils me la tueront avec leurs sai«-
gaées ! Madame , j'ai été trës-sujet aux esquinancies , et ton-
)ours , par les saignées, elles sont devenues pour moi des maladies
terribles. Quand , au lieu de me faire saigner , je me suis con-
tenté de me gargariser, et de tenir les pieds dans l'eau chaude,
le mal de gorge s'est en allé des le lendemain : mais , malheu-
reusement , il est trop tard ; quand on a conmiencé de saigner,
alors il faut continuer , de peur d'étouffer. Des nouvelles , et
trës-promptement , je vous en supplie ; je ne puis , quand à pré-
sent , répondre à votre lettre ; et moi-même aussi je suis encore
moins bien qu'à mon ordinaire. J'ajouterai seulement , sur votre
anonime , qu'il n'est guère étonnant que vous ne puissiez deviner
ce que je veux ; car , en vérité , je ne le sais pas trop moi-même.
J'avoue pourtant que toutes ces enveloppes et adresses me sem-
blent assez incommodes , et que je .ne vois pas l'inconvénient
qu'il y aurait à s'en délivrer.
Je n'ai, montré vos lettres à personne au monde. Si vous pre^
nez le parti de vous nommer,- ] 'approuve très-fort que nous cou*
tinuious à garder Yincognito dans notre correspondance.
A M. l'abbé de JODELH.
Monlmorenci , 16 novembre 1761*
XLsT-iL bien naturel , monsieur , que, pour avoir des éclaircîsse-
mens sur un écrit des pasteurs de Genève , vous vous adressiez à
un homme qui n'a pas l'honneur d'être de leur nombre ? et ne
serait-ce pas matière à scandale de voir un ecclésiastique dans
un séminaire demander à un hérétique des instructions sur la
foi\ si l'on ne présumait que c'est une ruse polie de votre zèle
534 CORRESPONDANCE.
pour me faire accepter les vôtres ? Mais , monsieur , qaelqae dis-
posé qae je paisse être à les recevoir dans tout aatre temps , les
maux dont ]e suis accablé me forcent de vaquer à d'autres teins
que cette petite escrime de controverse , bonne seulement pour
amuser les gens oisifs qui se portent bien. Receves donc , mon-
sieur , mes remercimens de votre soin pastoral , et les assurances
de mon respect.
A JULIE. (MiDAME LATOUR.)
Montmorenci, a4 novembre 1761.
V ous serez peu surprise , madame , et peut-être encore moins
flattée , quand je vous dirai que la relation de votre amie m'a
toucbée jusqu'aux larmes. Vous êtes faite pour en imire verser,
et pour les rendre délicieuses; il n'y a rien Ik d^nonvean, ai
de nien piquant pour vous. Mais ce qui sans doinhî^est an pe«
plus rare , est que votre esprit et votre ame ont tout fait , sans
que votre figure s'en soit mêlée ; et , en vérité , je suis bien aise
ae vous connaître sans vous avoir vue , afin de lui dérober un
cœur qui vous appartienne , et de vous aimer autrement que toas
ceux qui vous approchent. Providence immortelle ! il y a doue
encore de la vertu sur la terre ! il y en a chez des femmes ; il J *
en a en France , à Paris , dans le quartier du Palais-Royal ! Assu-
rément 9 ce n'est pas là que j'aurais été la chercher. Madame ,
il n'y a rien de plus intéressant que vous: mais , malgré tous vos
malheurs, je ne vous trouve pointa plaindre. Une ame honnête
et noble peut avoir des afflictions ; mais elle a des dédommaffe-
mens ignorés de toutes les %u très, et je suis tous les jours pins
persuadé qu'il n'y a point de jouissance plus délicieuse que celle
de soi-même , quand on y porte un cœur content de lui.
Pardonnez - moi ce moment d'enthousiasme. Vous êtes an-
dessus des louanges ; elles profanent le vrai mérite , et je vons
promets que vous n'en recevrez plus de moi. Mais , en revanche,
attendez-vous à de fréquens reproches ; vous ne savez peut-être
pas que plus vous m'inspirez d'estime , plus vous me rendez exi-
geant et difficile. Oh ! je vous avertis que vous faites tout ce qu'il
faut , vous et votre amie , pour que je ne sois jamais content de
vous. Par exemple , qu'est-ce que c'est que ce caprice , aptes que
vous avez été rétablie , de ne pas m'écrire , parce que je ne vous
avais pas écrit? Eh! mon Di^u , c'est précisément pour cela
qu'il fallait écrire, de peur que le commerce ne languit des deux
côtés? Avez-vous donc oublié notre traité , ou est-ce ainsi que
vous en remplissez les conditions? Quoi I Madame, vous ailes
donc compter mes lettres par numéro, un, deux, trois , pour
savoir quand vous devez m'écrire, et quand vous ne le devez pas.
Faites encore une fois ou deux un pareil calcul , et je pourrai
vous adorer toujours, mais je ne vous écrirai de ma vie.
Et l'autre qui vient m'écrire bêtement qu'elle n'a pas d'esprit.
Je suis donc un sot , moi , qui lui en trouve presque autant qu'à
ANNEE 1761. 535
vous? Cela n'est-il pas bien obligeant ? Aimable Claire , pardon-
nez-moi ma franchise ^ je ne puis m'empécher de vous dire que
les gens d'esprit se mettent toujours à leur place , et que chez
eux la modestie est toujours fausseté.
Mais , si elle m'a donné quelque prise en parlant d'elle , que
d'hommages nem'arrache-t-elle point pour son compte en parlant
de vous I Avec quel plaisir son cœur s'épanche sur ce charmant
texte I Avec quel zèle , avec quelle énergie elle décrit les mal-
heurs et les vertus de son amie ! Vingt fois en lisant sa dernière
lettre , j*ai baisé sa main tout au moins, et nous étions au cla-
vecin. Encore , si c'était là mon plus grand malheur! mais non :
le pis est qu'il faut vous dire cela comme un crime , que je suis
obligé de vous confesser.
Adieu , belle Julie ; je ne vous écrirai de six semaines , cela
est résolu : voyez ce que vous voulez faire durant ce temps-là.
Je vous parlerais de moi, si j'avais quelque chose de consolant à
vous dire : mais quoi ! plus souffrant qu à l'ordinaire, accablé de
tracas et de chagrins ae toute espèce , mon mal est le moindre
de mes maux, {.e n'est pas ici le moment de M. Sarbonrg. Je
n'ai pas oublié sop article , auquel votre amie revient avec tant
d'obstination ; il sera traité dans ma première lettre.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmoreiici , le 26 novembre lyCf*
«3\VEZ-vous bien , monsieur le maréchal , que celle de toutes
vos lettres dont j'avais le plus grand besoin , savoir la dernière
sans date mais timbrée de Fontainebleau , ne m'est arrivée que
depuis trois ou quatre jours, quoique je la croie écrite depuis as-
sez long-temps/ Je soupçonne, par les chiffres et les renseigne-
mens dont elle est couverte , qu'elle est allée à Enghien en Flandre
avant de me parvenir. Ce sont des fatalités faites pour moi. Heu-
reusement, il m'est venu dans l'intervalle une lettre de madame la
maréchale, qui m'a rassuré; la vôtre achève de me rendre le re-
pos , et enfin me voilà tranquille sur la chose qui m'intéresse le
plus au monde. Assurément je n'avais pas besoin qu'une pareille
alarme vînt me faire sentir tout le prix de vos bontés. Monsieur
le maréchal, il me reste un seul plaisir dans la vie, c'est celui de
vous aimer et d'être aimé de vous. Je sens que , si jamais je per-
dais celui-là , je n'aurais plus rien à perdre.
A JULIE, (madame LATOUR.)
Montmorenci, le 39 novembre 1761»
• JliNCORfe une lettre perdue 9 madame ! cela devient fréquent , et
il est bizarre que ce malheur ne m'arrive qu'avec vous. Dans le
premier transport que me donna la relation de votre amie, je
vous écrivis, le cœur plein d'attendrissement , d'admiration, et
les yeux en larmes. Ma lettre fut mise à la poste , sons son adressai
536 CORRESPONDANCE.
rue 9 comme elle me l'avait marque. Le lendeinaîn , je reçu
la vôtre , où vous me tancez de mon impolitesse » et je crainis
de*là que la dernière ne vous eût encore aéplu ; car je n'ai qa un
ton , madame, et je n'en saurais changer, même avec vous. Si
mon style vousdépUit , il faut me taire ; mais il me semble que
mes sentimens devraient me le faire pardonner. Adiea, madame;
je ne puis maintenant vous parlera mon état , ni veus écrire de
quelque temps ; mais soyez sure que , quoi qu'il arrive , votre sou-
venir me sera cher.
Mille choses de ma part à l'aimable Qaire ; j'ai d« regret de ae
pouvoir écrire à toules deux.
A M. MOULTOU.
Montmoitmeî , le 13 décembre 1761.
V ous voulec , cher MouUou , que je vous paHe de waom état. Il
est triste et cruel à tous égards; mon corps souffre , mon onr
Î;émit , et je vis encore. Je ne sais si je dois m'attrister on me ré-
ouir d'un accident qui m'est arrivé il y a trois semaines , et qui
doit aaturellement augmenter , mais abréger qms soufirasces. Un
bout de sonde molle, sans laquelle je ne saurais plus pister, est
resté dans le canal de l'urètre , et augmente considérablement U
difficuUé An passage ; et vous savez que dans cette partie-là Ifs
corps étrangers ne restent pas dans le même état , mais croissent
incessamment, en devenant les noyaux d'autant de pierres. Dass
peu de temps nous saurons à quoi nous en tenir sur ce nouvel ac-
cident
Depuis lone-temps j'ai quitté la plume et tout travail appli-
quant ^ mon état me forcerait k ce sacrifice, qnand je n'en aurais
pas pris la résolution. Que ne l'ai-je prise trois ans plutôt! Je me
serais épargné les cruelles peines qu'on me donne et qu'on me
prépare au sujet de mon dernier ouvrage. Vous savez que j'ai
jeté sur le papier quelques idées sur l'éducation. Cette importante
matière s'est étendue sous ma plume au point de faire un asies
et trop gros livre, mais qui m'était cher , comme le plus utile,
le meilleur et le dernier de mes écrits. Je me suis laissé guider
dans la disposition de cet ouvrage ; et , contre mon avis, mais
non pas sans l'aveu du nuigistrat , le manuscrit a été remis à un
libraire de Paris, pour l'imprimer; et il en a donné six mille fraacs,
moitié comptant, et moitié en billets payables k divers termes.
Ce libraire a ensuite traité avec un autre libraire de Hollande,
pour faire en même temps, et sur ses feuilles , une autre édition
parallèle à la sienne, pour fa Hollande, l'Allemagne et l'Angleterre.
Vous croiriez là-dessus que l'intérêt du libraire français étantde
retirer et faire valoir son argent, il n'aurait eu plus grande hâte
que d'imprimer et publier le livre : point du tout , monsieur.
Mon livre se trouve perdu, puisque je n'en ai aucun double , et
mon manuscrit supprimé , sans qu'il me soit possible de savoir ce
qu'il est devenu. Pendant deux ou trois mois, le libraire, feignant de
ANNÉE i-Gi. 53;
vouloir imprimer , m*a envoyé quelques épreuves, et même quel-
ques dessins de planches ; mais ces épreuves allant et revenant in-
cessamment les mêmes, sans qu'il m'ait jamais été possiblede voir
une seule bonne feuille , et ces dessins ne se gravant point , j'ai
enfin découvert que tout cela ne tendait qu'à m'abuser par une
feinte; qu'après les épreuves tirées on défaisait les formes, au lieu
d'imprimer , et qu'on ne songeait à rien moins qu'à l'impression
de mon livre.
Vous me demanderez quel peut être de la part du libraire
le but d'une conduite si contraire à son intérêt apparent. Je
l'ignore; il ne peut certainement être arrêté que par un in-
térêt plus grand , ou par une force supérieure. Ce que ]esais, c'est
que ce libraire dépena d'un autre libraire , nommé Guérin , beau-
coup plus riche , plus accrédité, qui imprime pour la police, qui
voit les ministres, qui a l'inspection de la bibliothèque de la
Bastille, qui est au fait des affaires secrètes , qui a la confiance
du gouvernement, et qui est absolument dévoué aux jésuites.
Or , vous saurez que depuis long-temps les jésuites ont paru fort
inquiets de mon traité de l'éducation : les alarmes qu'ils en ont
prises m'ont fait plus d'honneur que je n'en mérite , puisque dans
ce livre il n'est pas question d'eux , ni de leurs collèges, et que je
nie suis fait une loi de ne jamais parler d'eux dans mes écrits ni
en bien ni en mal. Mais il est vrai que celui-ci contient une pro-
fession de foi qui n'est pas plus favorable aux intolérans qu aux
incrédules, et qu'il faut bien à ces gens-là des fanatiques, mais
non pas des gens qui croient en Dieu. Vous saurez de plus que
Irdit Guérin , par mille avances d'amitié , m'a circonvenu depuis
plusieurs années en se récriant contre les marchés que je faisais avec
Iley, en le décriant dans mon esprit , et prenant mes intérêts
cvec une générosité sans exemple. Enfin , sans vouloir être mon
imprimeur lui-même, il m'a donné celui-ci , auquel sans doute
il a fait les avances- nécessaires pour avoir le manuscrit ; car ,
malheureusement pour eux , il n'était plus dans mes mains, mais
dans celles de madame de Luxembourg, qui n'a pas voulu le lâ-
cher sans argent.
Voilà les faits; voici maintenant mes conjectures. On ne jette
pas six mille francs dans la rivière, simplement pour supprimer
un ipanuscrit. Je présume que l'état de dépérissement ou je suis
aura fait prendre à ceux qui s'en sont emparés le parti de gagner
du temps , et différer l'impression du mien jusqu'après ma mort.
Alors , maîtres de l'ouvrage sur lequel personne n'aura plus d'ins-*
pection , ils le changeront et falsifieront à leur fantaisie ; et lepn^
blic sera tout surpris de voir paraître une doctrine jésuitique soui
le nom de J. J. Rousseau.
Jugez de l'effet que doit faire une pareille prévoyance sur un
pauvre solitaire qui n'est au fait de rien , inr un pauvre malade
4|ui se sent finir, sur un auteur enfin qui peut-être a trop cher-
ché sa gloire , mais qui ne Va cherchée an moins que dani des
écrits utiles à sel semblables. Cher Monlton , il faut font mon
538 CORRESPONDANCE.
espoir dans celui qui protège Tinnocence pour me faire endurer
l'idée qu'on n'attend que de me voir les yenx feront pour désho-
norer ma mémoire par un livre pernicieux. Cette crainte m'agite
au point que, malgré mon état, j'ose entreprendre de rae r^
mettre sur mon brouillon pour refaire une seconde fois mon
livre : mais, en pareil cas même , comment en tirer parti , je ne
dis pas quant à 1 argent^ car , vu la matière et les circonstances,
un tel livre doit donner au moins vingt mille francs de profit an
libraire , et je ne demande qu'à pouvoir rendre les mille écus que
i'ai reçus, mais je dis quant au crédit des opposans, qui trouve-
ront partout , avec leurs intrigues , le moyen d'arrêter une édi-
tion dont ils seront instruits? Il faudrait un libraire en état de
faire une pareille entreprise; et Rey pour cela peut être boo;
mais il faudrait aussi de la diligence et du secret, et Ton ne peut
attendre de lui ni l'un ni l'autre. D'ailleurs, il faut du temp,
et je ne sais si la nature m'en donnera ; sans compter çjue ceux
qui ont intercepté le livre ne seront pas, quels qu'ils soient, gens
à laisser Tauteur en repos, s'il vit trop long-temps à leur gré.
Souvent l'offensé pardonne , mais l'offenseur ne pardonne jamais.
Yoilà mes embarras; je crois qu'un plus sage en aurait à moins.
Prendre le parti de me plaindre serait agir en enfant : Neiàt
Orcua redcUre prœdam. Je n'ai pour moi que le droit et la jus-
tice contre des adversaires qui ont la ruse , le crédit, la puissance :
c'est le moyen de se faire haïr.
Cher Moultou , cher Roustan , soyez tous deux , dans cet état ,
ma consolation , mon espérance. Instruits de mon malheur et de
sa cause , promettez-moi , si mes craintes se vérifient , que vous
ne laisserez pas sans désaveu passer sous mon nom un livre fal-
sifié. Vous reconnaîtrez aisément mon style , et vous n'ignores
pas quels sont mes sentimens : ils n'ont point changé. J'ai peine
«i croire que jamais des jésuites y substituent assez adroitement
les leurs pour vous en imposer ; mais au moins ils tronqueront et
mutileront mon livre j et par cela seul ils le défigureront : en
otant mes éclaircissemcns et mes preuves , ils rendront extrava-
gant ce qui est démontré. Protestez hautement contre une édi-
tion infidèle, désavouez-la publiquement en mon nom : cette
lettre vous y autorise ; une telle aémarche est sans danger dans
le pays oii vous êtes; et prendre la juste défense d'un ami qui
n'est plus c'est travailler à sa propre gloire. Que Roustan ne laisse
Sas avilir dans l'opprobre la mémoire d'un homme qu'il honora
u nom de son maître. Quelque peu mérité que soit de ma part
un pareil titre , cela ne le dispense pas des devoirs qu'il s'est im-
posés en me le donnant. Rien ne l'obligeait à contracter la dette,
en commun celle de
pour premier fonde-
Marquez-moi si vous ac-
ceptez l'engagement. J'ai grand besoin de tranquillité , et je n'en
aurai point jusqu'à votre réponse.
Parions maintenant de votre voyage. L'espérance est la der-
ANNEE 1761. 539
nicre chose qui nous quitte, et je ne puis renoncer k celle que
vous m'avez donnée. Oh ! venez , cher Moultou. Qui sait si le
plaisir de vous voir, de vous presser contre mon cœur , ne me
rendra pas assez de force pour vous suivre dans votre retour , et
pour aller au moins mourir dans cette terre chérie oii je n'ai pu
vivre. C'est un projet d'enfant , je le sens ; mais quand toutes les
autres consolations nous manquent , il faut bien s en faire de chi-
mériques. Venez, cher Moultou , voilà l'essentiel ; si nous y som-
mes à temps , alors nous délibérerons du reste. Quant au passe-
port , ayez-le par vos amis , si cela se peut ; sinon je crois , de
manière ou d'autre, pouvoir vous le procurer : mais je vous avoue
3ue je me sens une répugnance mortelle à demander des grâces
ans un pays oii l'on me fait des injustices.
Je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi sur la lettre
à M. de Voltaire , et je vous prie d'en faire aussi mes trcs-hum-
blés remercîmens à M. le syndic Mussard. Je n'ai pour raison de
ni'opposer à sa publication que les égards dus à M. de Voltaire ,
et que je ne perdrai jamais , de quelque manière qu'il se conduise
avec moi; car je ne me sens porté à l'imiter en rien. Cependant,
puisaue cette lettre est déjà publique , il y aurait peu de mal
qu'elle le devînt davantage en devenant plus correcte ; et je ne
crains sur ce point la critique de personne , honoré du suffrage de
M. Abauzit. Faites là-dessus tout ce qui vous paraîtra convenable ;
je m'en rapporte entièrement à vous.
J'ai trouvé , parmi mes chiffons , un petit morceau que je vous
destine, puisque vous l'avez souhaité. Le morceau est très-faible^
mais il a été fait pour une occasion oii il n'était pas permis de
mieux faire , ni de dire ce que j'aurais voulu. D'ailleurs il est li-
sible et complet ; c'est déjà quelque chose : de plus il ne peut ja-
mais être imprimé , parce qu'il a été fait de commande et qu'il
m'a été payé. Ainsi c'est un dépôt d'estime et d'amitié qui ne
doit jamais passer en d'autres mains que les vôtres ; et c'est uni-
quement par là qu'il peut valoir quelque chose auprès de vous.
Je voudrais bien espérer de vous le remettre ; mais si vous m'in-
diquez quelque occasion pour vous l'envoyer, je vous l'enverrai.
Que Dieu bénisse votre famille croissante , et donne à ma pa-
trie , dans vos enfans, des citojcens qui vous ressemblent ! Adieu,
cher Moultou.
P, S, 18 dêc. J'ai suspendu l'envoi de ma lettre jusqu'à plus
ample éclaircissement sur la matière principale qui la remplit;
et tout concourt à guérir des soupçons conçus mal à propos ,
bien plus sur la paresse du libraire que sur son infidélité. Or ces
soupçons , ébruités , deviendraient ahorribles calomnies } ainsi ,
jusqu'à nouvel avis , le secret en doit demeurer entre vous et
inoi, sans que personne en ait le moindre vent, non pas laême
le cher Rouslan. Je récrirais même ma lettre, ou j'en ferais une
autre , si j'avais .la force ; mais je suis accablé de mal et de tra-
vail ; et ce qui serait indiscrétion avec un autre n*est que con-
540 CORRESPONDANCE.
fiance avec an homme yertueux. Dans cet intervalle j'ai traTaîllé
à remettre au net le morceau le plus important de mon livre,
signer le paguet mon secret tout au moins est aventuré. Biarqnea-
moi votre avis là-dessus, et du secret. Adieu.
»
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
MoDlmorenciy 1 5 décembre X76i.
«I B ne voulais point , madame la maréchale , vous inquiéter de
l'histoire de mon malheur; mais puisque- le chevalier vous en a
parlé et que vous voules y chercher remëde, je ne pais yons dis-
simuler que mon livre est perdu. Je ne doute nullement oue les
jésuites ne s'en soient emparés avec le projet de ne point le lais-
ser paraître de mon vivant } et , sûrs de ne pas long-temps atten-
dre, d'en substituer , après ma mort , un autre toujours sons
mon nom , mais de leur fabrique , lequel réponde mieux à lears
vues. Il faudrait un mémoire pour vous exposer les raisons que
j'ai de penser ainsi. Ce qu'il y a de très-sùr , au moins , c'est que
le libraire n'imprime , ni ne veut imprimer; qu'il a trompé M. de
Malesherbes , qu'il vous trompera , et qu'il se moque de moi avec
l'impudence d'un coquin qui n'a pas peur et qui se sent bien sou-
tenu. Cette perte , la plus sensible que j'aie jamais imite, a mis
le comble à mes maux , et me coûtera la vie : mais je la crois ii^
réparable ; ce qui tombe dans ce gouffre-là n'en sort plus ; ainsi
je vous conjure de tout laisser là , et de ne vous pas compromet-
tre inutilement. Toutefois , si vous voulez absolument parler au
libraire, M. de Malesherbes est au fait et lui a parlé; il serait
peut-être à propos qu'il vous vit auparavant, oi , contre tonte
attente de ma part, il est possible d'avoir mon manuscrit en ren*
dant tout, faites , madame la maréchale , et je vous devrai plos
que la vie. Les quinze cents francs que j'ai reçus ne doivent point
faire d'obstacle } je puis les retrouver et vous les renvoyer au pre*
mier signe. *
A MADAME liATOUR.
Montmorenci , le 19 décembre 1761*
Je voudrais continuer de vous écrire , madame , à vous et à vo«
tre digne amie , mais je ne puis , et je ne supporterais pas l'idée
que vous attribuassiez à négligence ou à indifférence un silence
que je compte parmi les malheurs de mon état. Vous exiges de
1 exactitude dans le commerce , et c'est bien le moins que je doive
à celui que vous daignez lier avec moi ; mais cette exactitode
m'est impossible : ma situation empirée partage mon temps en-
tre l'occupation et la souffrance ; il ne m en reste plus à donner
à mon plaisir. 11 n'est pas naturel que vous vous metties à ma
ANNÉE 1761. 5/<i
place , vous qui avez du loisir et de la santé ; mais ^ faites donc
couijue les dieux :
Donnez en eom mandant le ponvoir d'obéir.
Il fant j malgré moi\ finir une correspondance . dans laquelle
il m'est impossible de mettre assez du mien , et qu'avec raison
vous n'êtes point d'humeur d'entretenir seules. Si peut-être dans
la suite.... mais.... c'est une folie de vouloir s'aveugler , et une
bêtise de regimber contre la nécessité. Adieu donc , mesdames ,
forcé , par mon état , je cesse de vous écrire , mais je ne cesse
point de penser à vous.
Je découvre à l'instant que toutes vos lettres ont été k Beau-
mont , avant que de me parvenir. 11 ne fallait que Monimortnci
sur l'adresse , sans parler de la route de Beaumont.
G
A M. MOULTOU (i).
Montmorenci , le ai décembre 1761.
'en est fait , cher Moultou y nous ne nous reverrons plus que
dans le séjour des justes. Mon sort est décidé par les suites de
l'accident dont je vous ai parlé ci-devant; et , quand il en sera
temps , je pourrai sans scrupule prendre chez mylord Edouard
les conseils de la vertu même.
Ce qui m'humilie et m'afflige , est une fin si peu digne , j'ose
dire , ae ma vie , et du moins de mes sentimens. Il y a six semaines
que je ne fais que des iniquités , et n'imagine que des calom-
nies contre deux honnêtes libraires , dont l'un n'a de tort que
quelques retards involontaires, et l'autre un zële plein de géné*^
rosite et de désintéressement , que j'ai payé , pour toute recon-
naissance , d'une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveu-
glement , quelle sombre humeur inspirée dans la solitude par un
mal affreux , m'a fait inventer , pour en noircir ma vie et l'hon-
neur d'autrui , ce tissu d'horreurs , dont le soupçon , changé dans
mon esprit prévenu presque en certitude , n'a pas mieux été dé-
guisé à d'autres qu à vous. Je sens pourtant que la source de
cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur
m'a fait perdre la raison avant la vie ; en faisant des actions de
méchant , je n'étais qu'un insensé.
Toutefois y dans l'état de dérangement ou est ma tête » ne me
fiant plus à rien de ce que je vois et de ce que je crois , j*ai jirU
le parti d'achever la copie du morceau dont je vous ai parle ci-
devant, et même de vous l'envoyer , trës-penuadé qu'A ne sera
jamais nécessaire d'en faire usage, mais plus sûr encore que je ne
risque rien de le confier à votre probité. C'est avec la plus grande
répugnance que je vous extorque les frais immenses que ce pa-
(i) Celle lellre , ainsi que la saivante , troavéet dans les papien de
Tauieur, n'ont point élé envoyas k leur adresse ; mais, pniaqoe Renaseaa
les a conservées ^ on n'a pas cru devoir las sapprimer. /voff dâ tédiimVm
I
541 CORRESPONDANCE.
quet TOUS coûtera par la poste. Mais le temps presse ; et , tout
bien pesé , j'ai pense que de tous les risques , telui que je pou-
vais resarder comme le moindre était celui d'un peu d areent.
y
votre charité. Le paquet sera mis , demain 24 décembre , à la
poste , sans lettre ; et même il j a quelque apparence qne c'est
ici la dernière que je vous écrirai.
Adieu , cher Moultou. Vous concevrez aisément que la pro-
fession de foi du vicaire savoyard est la mienne. Je dësire trop
Gu'il y ait un dieu pour ne pas le croire ; et je mears avec la
iterme confiance que je trouverai dans son sein le bonhenr et la
paix dont je n'ai pu jouir ici-bas.
J'ai toujours aimé tendrement ma patrie et mes concitoyens;
j'ose attendre de leur part quelque témoignage de bienveillance
pour ma mémoire. Je laisse une gouvernante presque sans ré-
que cela n'arrivera pas : je lui laisse pour protecteurs et pour ap
puis tous ceux qui m'ont aimé de mon vivant. Toutefois , si cette
assistance venait à lui manquer , je crois pouvoir espérer que mes
compatriotes ne lui laisseraient pas mendier son pain. Engages ,
je vous supplie , ceux d'entre eux en qui vous connaissez l'ame
genevoise à ne jamais la perdre de vue , et à se réunir , s'il le
fallait , pour lui aider à couler ses jours en paix à l'abri de la
pauvreté.
Voici une lettre pour mon très-honoré disciple. Je crois que
j'aurais été son maître en amitié ; en tout le reste je me serais
glorifié de prendre leçon de lui. Je souhaite fort qu'il accepte la
proposition de faire la préface du recueil de mes œuvres ; et en
ce cas vous voudrez bien faire avec M. le maréchal de Luxem-
bourg des arrangemens pour lui faire agréer un présent sur l'é-
dition. Au reste , si les choses ne tournaient pas comme je Tes-
Sëre pour une édition en France , je n'ai point à me plaindre
e la probité de Rey , et je crois qu'il n a pas non plus à se
plaindre de mes écrits. On pourrait s'adresser à lui.
Adieu derechef. Aimez vos devoirs, cher Moultou ; ne cher-
chez point les vertus éclatantes. Elevez avec grand soin vos en-
fans; édifiez vos nouveaux compatriotes sans ostentation et sans
dureté, et pensez quelquefois que la mort perd beaucoup de ses
horreurs quand on en approche avec un cœur content de sa vie.
Gardez-moi tous deux le secret sur ces lettres , du moins jus-
qu'après l'événement , dont j'ignore encore le temps quoique sû-
rement peu éloigné. Je commence par les amis et les affaires ,
ANNÉE iT^i. 543
pour voir ensuite en repos avec Jean-Jacques si par hasard il n'a
rien oublié.
Si vous venez , vous trouverez le morceau que je vous desti-
nais parmi ce qu'il me reste encore de petits manuscrits. Si vous
ne venez pas, et qu'on négligeât de vous l'envoyer , vous pouvez
le demander , car votre nom y est en écrit. C'est , comme |e
crois vous l'avoir déjà marqué , une oraison funèbre de feu M. le
duc d'Orléans.
A M. ROUSTAN.
Montmorenci, le 35 décembre 1761.
jyioN disciple bien aimé , quand je reçus votre dernière lettre ,
j'espérais encore vous voir et vous embrasser un jour ; mais le
ciel en ordonne autrement : il faut nous quitter avant que de
nous connaître. Je crois que nous y perdons tous deux. Vous avez
du talent, cher Roustan; quand je finissais ma courte carrière ,
vous commenciez la vôtre , et j'augurais que vous iriez loin. La
gcne de votre situation vous a forcé d'accepter un emploi qui
vous éloigne de la culture des lettres. Je ne regarde point cet
éloignement comme un malheur pour vous. Mon cher Roustan ,
pesez bien ce que je vais vous dire. J'ai fait quelque essai de la
gloire ; tous mes écrits ont réussi ^ pas un homme de lettres vi-
vant , sans en excepter Voltaire, n a eu des momens plus bril-
lans que les miens ; et cependant je vous proteste que , depuis
le moment que j'ai commencé de faire imprimer , ma vie n'a été
que peine , angoisse , et douleur de toute espèce. Je n'ai vécu
tranquille , heureux , et n'ai eu de vrais amis , que durant mon
obscurité. Depuis lors il a fallu vivre de fumée , et tout ce qui
pouvait plaire à mon cœur a fui sans retour. Mon enfant , fais-
toi petit , disait à son fils cet ancien politique^ et moi , je dis à
mon disciple Roustan , Mon enfant , reste obscur; profite du
triste exemple de ton maître. Gardez cette lettre , Roustan ; je
vous en conjure. Si vous en dédaignez les conseils , vous pour-
rez réussir sans doute , car , encore une fois , vous avez du ta*
lent , quoiqu'encore mal réglé par la fougue de la jeunesse : mais
si jamais vous avez un nom, relisez ma lettre, et je vous promets
que vous ne l'achèverez pas sans pleurer. Votre famille , votre
fortune étroite , un émule , tout vous tentera : résistez , et sachez
que , quoi qu'il arrive , Tindigence est moins dure , moins cruelle
à supporter que la réputation littéraire.
Toutefois voulez-vous faire un essai ? L'occasion est belle; le
titre dont vous m'honorez vous la fournit, et tout le monde
approuvera qu'un tel disciple fasse une préface à la tête du re-
cueil des écrits de son maître. Faites donc cette préface; faites-la
même avec soin ; concertez^ous là-dessus avec Moultou : mais
gardez-vous d'aller faire le fade louangeur; vous feriez plus de
tort à votre réputation que de bien à la mienne. Louez-moi
d'une seule chose , mais louez-m'en de votre mieux , parce
544 CORRESPONDANCE.
qu'elle est louable et belle , c'est d'avoir eu «{uelque talent et de
ne ni'étre point presse de le montrer , d'avoir passe sans écnn
tout le feu de la jeunesse^ d'avoir pris la plume à qiMurante ans,
et de l'avoir quittée avant cinquante ; car vous savea que telle
était ma résolution , et le traité de l'Éducation devait être mon
dernier ouvrage , quand j'aurais encore vécu cinquante ans. Ce
n'est pas qu'il n^ ait chez Key uu traité du ConiriU. social j
duquel je n'ai encore parlé à personne , et qui ne paraîtra peut-
être qu'après VEducalion ; mais il lui est antérieur d'un grand
nombre d'années. Faites donc cette préface , et puis des sermons,
et jamais rien de plus. Au surplus , soyez bon père , bon mari,
bon régent, bon ministre, bon citoyen , homme simple en toute
chose , et rien de plus , et je vous promets une vie heureose.
Adieu , Roustan ; tel est le conseil de votre maître el ami prêt
à quitter la vie , en ce moment oii ceux même qui n'ont pas
aimé la vérité la disent. Adieu.
A M. DE MALESHER6ES.
Monlmorenci » le a3 décembre 1761.
XL fut un temps, monsieur, 011 vous m'honorâtes de votre
estime , et 011 je ne m'en sentais pas indigne : ce temps est passé
je le reconnais enfin ; et quoique votre patience et vos bontés
envers moi soient inépuisables , je ne puis plus les attribuer à la
même cause sans le plus ridicule aveuglement. Depuis plus de
six semaines ma conduite et mes lettres ne sont qu'un tissu
d'iniquités , de folies , d'impertinences. Je vous ai compromis ,
monsieur ; j'ai compromis madame la maréchale de la uianiëre
du monde la plus punissable. Vous avez tout enduré , tout fait
pour calmer mon délire^ et cet excès d'indulgence , qui pour*
rait le prolonger , est en effet ce qui l'a détruit. J'ouvre en fré«
missant les yeux sur moi , et je me vois tout aussi méprisable
que je le suis devenu. Devenu ! non ; l'homme qui porta cin-
quante ans le cœur que je sens renaître en moi n'est point celui
qui peut s'oublier au point que je viens de faire : on ne demande
point pardon à mon âge , parce qu'on n'en mérite plus ; mais,
monsieur , je ne prends aucun intérêt à celui qui vient d'usurper
et déshonorer mon nom. Je l'abandonne à votre juste indigna-
tion , mais il est mort pour ne plus renaître : daignez rendre
votre estime à celui qui vous écrit maintenant ; il ne saurait
s'en passer etne méritera jamais de la perdre. Il en a pour garant,
non sa raison , mais son état , qui le met désormais à l'abri des
grandes passions.
Quoique je ne doive ni ne veuille plus , monsieur , vous im-
portuner de l'affaire de Duchesne , et que je prétende encore
moins m'excuser envers lui , je ne puis cependant me dispenser
de vous dire que , s'il était vrai qu'il m'eût proposé de ne m'en-
voyer les bonnes feuilles que volume à volume^ alors mes alarmes
ANNÉE 1761. 545
et 1c hriiît que j'en ai fait ne seraient plus seulement les acles
d'un fou , mais d'un vrai coquin.
Il faut vous avouer aussi , monsieur, que je n'ose écrire à ma-
dame la maréchale , et que je ne sais comment m'y prendre
auprès d'elle , ignorant à quel poiut elle peut être irritée.
A M. HUBER.
J
Montmorebci | le a4 décembre 1761.
'ÉTAIS, monsieur, dans un accès du plus cruel des maux du
corps quand je reçus votre lettre et vos idylles. Après avoir lu la
lettre , j'ouvris machinalement le livre , comptant le refermer
aussitôt ; mais je ne le refermai qu'après avoir tout lu , et je le
mis à côté de moi pour le relire encore. Voilà l'exacte vérité. Je
sens que votre ami Gessner est un homme selon mon cœur , d'oîi
vous pouvez juger de son traducteur et de son ami, par lequel
seul il m'est connu. Je vous sais , en particulier, un gré infini
d'avoir osé dépouiller notre langue de ce sot et précieux jargon
qui ôte toute vérité aux. images et toute vie aux sentiinens.
Ceux qui veulent embellir et parer la nature sont des gens sans
ame et sans goût qui n'ont jamais connu ses beautés. Il y a
six ans que je coule, dans ma retraite, une vie assex semblable
à celle de Ménalque et d'Amyntas, au bien près, que j'aime
comme eux , mais que je ne sais pas faire ; et je puis vous
protester, monsieur, que j'ai plus vécu durant ces six ans
que je n'avais fait dans tout le cours de ma vie. Maintenant
vous me faites désirer de revoir encore un printemps , pour
faire avec vos charmaus pasteurs de nouvelles promenades , pour
partager avec eux ma solitude , et pour revoir avec eux des
asiles champêtres , qui ne sont pas inférieurs à ceux que M. Ges-
sner et vous avez si bien décrits. Saluez-le de ma part, je vous
supplie, et recevez aussi mes remercîmens et mes salutations.
Voulez-vous bien , monsieur, quand vous écrirez à Zurich,
faire dire mille choses pour moi à M. Usteri ? J'ai reçu de sa
part une lettre que je ne me lasse point de relire , et qui con-
tient des relations d'un paysan plus sage , plus vertueux , plus
sensé que tous les philosophes de l'univers. Je suis fâché qu'A ne
me marqufe pas le nom de cet homme respectable. Je lui voulais
répondre un peu au long, mais mon déplorable état m'en a
empêché jusqu'ici.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG*
MontmorencI, le 24 décembre 1761.
tJ E sens vivement tous mes torts et je les expie : oubliez-les ,*
madame la maréchale , je vous en conjure. Il est certain que
je ne saurais vivre dans votre disgrâce ; mais si je ne mérite
pas que cette considération vous touche, ayez , pour m'en dé-
livrer, moins d'égard k moi qu'à vous. Songez que tout ce q^uî
7. 35
546 CORRESPONDANCE.
«st grand et beau doit plaire à votre bon cœur , et qu'il n*T a
rien de si grand ni de si beau que de faire grâce. Je voulais à't-
bord supplier M. le maréchal d'employer son crédit pour obte-
nir la mienne ; mais j'ai pensé <jue la voie la plus courte cl U
plus simple était de recourir directement' a vous^ et qu'il ne
fallait point arracher de votre complaisance ce que j'aime mieux
devoir à votre seule générosité. Si l'histoire de mes fautes en
faisait l'excuse, je reprendrais ici le détail des indices qui m'ont
alarmé, et que mon imagination troublée a changés en preuves
certaines : mais, madame la maréchale, quand je vous aurai
montré comme quoi je fus un extravagant, je n'en serais pas
plus pardonnable de l'être } et je ne vous demande pas ma
grâce parcequ'elle m'est due , mais parce qu'il est digue de vous
de me l'accorder.
A MADAME LA MAKÉCHALE DE LUXEMBOURG (l).
Ce luudi 18.
J'avais' espéré , madame la maréchale, de vous porter hier
moi-même de mes nouvelles à votre passage à Saint-Brice ;
mais vos relais n'étant point venus , Tiieure étant incertaine , et
le temps menaçant de pluie , je n'osai , n'étant point encore *
bien remis , hasarder cette course sans être sûr de vous ren*
contrer. \ous êtes trop en peine de mon état; il n'est pas si
mauvais qu'on vous Fa fait ^ j'ai plus d'inquiétudes que de
douleurs , et les alternatives qui se succèdent me font croire
que, pour cette fois, il n'empirera pas considérablement. Si .
vous étiez actueîlciuent au château, je vous irais voir à l'or-
dinaire, et je ne serai pas assez malheureux pour ne le pouvoir
pas quand vous y serez. Ce voyage, dont j'espère proiiter, fait
mon espoir le plus doux, et je puis vous répondre que mon
cœur n*cst point malade. Quant à mon corps, s il n'est pas bien,
c'est une espèce de soulagement pour moi de savoir qu'il ne peut
être mieux , ou du moins que cela ne dépend pas des hommes;
par là j'évite la peine et la gcne attachées à la crédulité des
malades et à la charlatanerie des médecins. Je ne veux plus
ajouter la dépendance de ces messieurs-là à celle de la nécessité,
dont ils ne dispensent pas , quoi qu'ils fassent : comme j'ai pris
mon parti là-dessus depuis long-temps , j'attends de l'amitié dont
vous m'honorez que vous voudrez bien ne m'en plus parler.
Bon jour, madame la maréchale 5 conservez votre santé, et ve-
nez m'aider à rétablir la mienne. Si votre présence et celle de
monsieur le maréchal ne guérit pas mes souilrances , elle me les
fera oublier.
(1) Celte lettre et les lroi« lettres suivantes ne portent pas d'autre dite;
nous avons conservé pour leur classcmeut l'ordre adopté par M. Pougens
dans son édition des Lettres originales de J»^J, Rousseau à madaia»
^*** 9 à mAdamt la maréchale de Ituxembourg ^ etc.
ANNÉE 1761; 547
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce vendredi a8.
oiLA , madame la maréchale , la Julie anglaise. Si madame
V
la comtesse de BoufHers prend la peine de la parcourir et d'y
faire des observations , je lui serai fort oblige de vouloir bien me
les comniuni<|uer : le libraire anglais m'en demande pour une
nouvelle édition , et je n'entends pas assez la langue pour me fier
aux miennes.
Je ne voos dirai point que j'ai le cœur plein de votre voyage , de
tous vos soins, de toutes vos bontés^ en ceci plus on sent moins
on peut dire. Je ne sais si vous n'appelez tout cela qu'une ome-
lette , mais je sais qu'il faut un estomac bien chaud pour la di-
gérer. En vérité, madame, il faut toute la plénitude des senti-
mens que vous m'avez inspirés pour suffire à la reconnaissance
sans rien ôter à l'amitié.
A LA MÊME.
Ce mercredi soir.
J'ai beau relire le passage que vous avez transcrit, il faut,
madame, que je vous avoue ma bêtise; je n'y vois point ce qui
peut vous olTeuser : je n'y vois qu'une plaisanterie , mauvaise à la
vérité, mais non pas criminelle , puisque la seule volonté fait le
crime : je n'y trouve à blâmer que de vous avoir déplu 5 et sans
ce malheur je la pourrais faire encore , et ne me la reprocherais
Sas plus qu'auparavant. Daignez donc vous expliquer davantage;
ttes-moi précisément de quoi il faut que je me repente , et
tenez-le déjà rétracté.
"Vous voulez savoir des nouvelles de ma santé : je me propo-^
sais de répondre aujourd'hui là-dessus au petit billet que mon-
sieur le maréchal me fit écrire mercredi dernier pour s en infor-
mer. Trouvez donc bon que cette réponse vous soit commune ,
ainsi que tous les sentimens de mon cœur. Je me porté moins
Lien depuis quelque temps; les approches de l'hiver ne sont
point pour moi sans conséquence : les premières gelées se sont
lait sentir si vivement , que je me suis cru tout-à-fait arrêté. Ce-
pendant je suis mieux aepuis deux ou trois jours : le relâche-
ment de l'air m'a beaucoup soulagé; et, si cet état continue,
je n'aurai pas plus à me plaindre de ma santé depuis l'été der^
nier qu'elle était si bonne , que de mon sort depuis que je fuie
aimé de vous.
A LA MÊME.
Vendredi , 28 maL
Y ous savez , madame la maréchale , qu'il y a une édition con-
trefaite de mon livre , laquelle doit paraître ces fêtes. Il est
certain que , si cette édition se débite^ Duchesnt est ruiné , €(
548 CORRESPONDANCE.
que , si les auteurs n'en sont pas découverts , je suis déshonoré.
Ouclque nouvel embarras que ceci vous donne , il ne faut pas
qu'il puisse être dit qu'une affaire entre{)rise par madame la
xnaréchale de Luxembourg ait eu une si triste fm. J*ai écrit hier
à M. de Malesherbcs : piais j'ai quelque frayeur, Je l'avoue,
qu'on n'ait abusé de sa confiance , et que l'auteur de la fraude
ne soit plus près de lui qu'il ne pen§e. Car enfin cet auteur est
l'imprimeur, ou le correcteur, où l'homme chargé de cette
affaire , ou moi. Or il est bien difUcile que ce soit l'imprimeur,
puisqu'ils étaient deux , lesquels n'avaient aucune communica-
tion ensemble : le correcteur est l'ami du libraire , et même
toutes les feuilles n'ont pas passé par $e3 mains. Resterait donc
à chercher le fripon entre deux hommes dont je suis l'an.
J'écris aujourd'hui à monsieur le lieutenant de police, et je vons
envoie copie de ma lettre. J'aurais voulu me trouver à votre
passage au retour de l'Ile -Adam ; mais je n'ai pu venir à bout
de savoir si c'était aujourd'hui ou demain que vous deviez venir;
et je suis si faible, si troublé, si occupé, que, ne sachant pas
non plus l'heure, je ne tenterai pas même de m'y trouver,
espérant me dédommager mardi prochain. Je vous excède,
madame la maréchale ; j'en suis navré : mais si cette affaire
n'est éclaircie , il faut que j'en meure de désespoir.
Yous comprenez quil ne faudrait pas montrer ma lettre à'
M. de Malesherbes , mais seulement le prier de vouloir biei
regarder lui-même à cette affaire. Le premier colporteur saisi
chargé d'un exemplaire de la fausse édition donne le bout de
la pelotte 5 il n'y a plus qu'à dévider.
A MADAME LATOUR.
Monlmorenci , le 11 janvier 1762.
i^aint-Preux avait trente ans , se portait bien , et n'était occupé
que de ses plaisirs; rien ne ressemble moins à Saint-Preux que
J. J. Rousseau. Sur une lettre pareille à la dernière , Julie se
fût moins oiTensée de mon silence qu'alarmée de mon état ; elle
ne se fût point , en pareil cas , amusée à compter des lettres et
à souligner des mots; rien ne ressemble moins à Julie que
M"^'. de Vous avez beaucoup d'esprit , madame , vont
êtes bien aise de le montrer , et tout ce que vons voulez àe
moi ce sont des lettres : vous êtes plus de votre quartier que f
ne pensais.
A LA MÊME.
Monlmorenci^ le ai janvier 1769.
J E vous ai écrit , madame, espérant à peine de revoir le soleil;
je vous ai écrit dans un état oii , si vous aviez souffert la cen-
ti;.w«o ,v«..#;-. ji . l'auriez sûrement guère songé
momens oii une seule ligne A
tiëme partie de mes maux , vous n'auriez sûrement guère songé
à m'écrire ; je vous ai écrit dans des ]
ANNÉE 17G2. 5<{<>
sans prix. Là-dessus , tout ce que vous avez faît de votre côté a
été Je compter les lettres, et voyant que j'étais en reste avec
vous de ce côté, de m'envoyer pour toute consolation des
plaintes, des reproches, et niérne des invectives. Après cela,
vous apprenez clans le public que j'ai été très-mal , et que je le
suis encore; cela fait nouvelle pour vous. Vous n'en avez rieu
vu dans mes lettres; c'est, madame, que votre cœur n'a pas
autant d'esprit que votre esprit, Yous voulez alors être instruite
de mon état; vous demandez que ma gouvernante vous écrive ;
mais ma gouvernante n'a pas d'autre secrétaire que moi , et
quand dans ma situation Ion est obligé de faire ses bulletins
soi-même , en vérité, l'on est bien dispensé d'être exact. D'ail-
leurs, je vous avoue qu'un commerce de querelles n'a pas pour
moi d'assez grands charmes pour me fatiguer à l'entretenir.
Vous pouvez vous dispenser de mettre à prix la restitution de
votre estime; car je vous jure, m.adame , que c'est une restitu-^
tion dont je ne me soucie point.
A M. DE MALESHERBES.
MontmorencI , le 8 février 1762.
Oit6t que j'appris, monsieur, que mon ouvrage serait impri-
mé en France , je prévis ce qui m arrive , et j'en suis moins fiiché
que si j'en étais surpris. Mais n'y aurait-il pas luoyen de remé-
dier pour l'avenir aux Jnconvéniens que je prévois encore, si,
publiant d'abord les deux premiers volumes , Duchesne , et
Ncaulme son correspondant , restent propriétaires des deux
autres? Il résultera certainement de toutes ces cascades des dif-
ficultés et des embarras qui pourraient tellement prolonger la
publication de mon livre, qu'il serait à la fin supprimé ou mutilé ,
ou que je serais forcé de recourir tôt ou tard à quelque expédient
dont ces libraires croiraient avoir à se plaindre. Le remède à
tout cela me paraît simple ; la moitié du livre est faite ou à peu
près, la moitié de la somme est payée ; que le marché soit résilié
pour le reste , et que Duchesne me rende mon manuscrit : ce
sera mon affaire ensuite d'en disposer comme je l'entendrai.
Bien entendu que cet arrangement n'aura lieu qu'avec l'agré-
ment de madame la maréchale , qui sûrement ne le refusera
pas lorsqu'elle saura mes raisons. Si vous vouliez bien , monsieur,
négocier cette affaire, vous soulageriez mon pœur d'un grand
poids qui m'oppressera sans relâche jusqu'à ce qu'elle soit en-^
tièremcnt terminée.
Quant aux changemens à faire dans les deux premiers yo^
lûmes avant leur publication, je voudrais bien qu'ils fussent
une fois tellement spécifiés, que je fusse assuré qu'on n'en exigera
pas d'ultérieurs , ou, pour parler plus juste, qu'ils ne seront pa»
nécessaires; car, monsieur, je serais bien fâché que, par égard
pour moi , vous laissassiez rien qui pût tirer à conséquence : il
vaudrait alors cent fois mieux suivre l'idée d'envoyer toale-
55o CORRESPONDANCE.
l'édition hors du pays. C'est de quoi Ton ne peut juger cni*âprès
avoir vu bien précisément à quoi se réduit tout ce qu'il s.agit
d'ôter ou de changer j car je crains sur toute chose qu'on n'y
revienne à deux fois. Pour prévenir cela , je vous supplie , mon-
sieur , de lire ou faire lire les deux volumes en entier , afin qu'il
ne s'y trouve plus rien qui n'ait été vu.
Je ne vous parlerai point de votre visite , jugeant que ce
silence doit être entendu de vous. Agréez , monsieur , mou pro-
fond respect.
Je ne vois pas qu'il soit nécessaire que vous vous donniez la
peine d'envoyer ici personne pour cette affaire ; il suffira peut-
être de m'envoyer une note de ce qui doit être ôté , et j'écrirai
là-dessus à Duchesne de faire les cartons nécessaires^ car , encore
tme fois, monsieur, je ne veux en cette occasion llisputer sur
rien , et je serais bien fâché de laisser un seul mot qui pût faire
trouver étrange qu'on eût laissé faire cette édition à Paris. In-
diquez seulement ce qu'il convient qu'on ôte , et tout cela sera
ôte. Une seule chose me fait de la peine , c'est qu'on ne saurait
exiger de Néaulme de faire en Hollande les mêmes cartons, C
Îue, ne les faisant pas, son édition pourrait nuire à celle de
)uchesne.
A M. MOULTOU.
MoDtmoreiici, le 16 février 1763.
IrLus de monsieur , cher Moultou , je vous en supplie ; je ne puis
souffrir ce mot-là entre gens qui s'estiment et qui s'aiment:
je tâcherai de mériter que vous ne vous en serviez plus avec
moi.
Je suis touché de vos inquiétudes sur ma sûreté ; mais vous
devez comprendre que , dans l'état oii je suis , il y a plus de
franchise que de courage à dire des vérités utiles , et je puis dé-
sormais mettre les hommes au pis , sans avoir grand'chosc à
perdre. D'ailleurs , en tout pays , le respecte la police et les lois ;
et , si je parais ici les éluder , ce n'est qu'une apparence qui n'est
point fondée ; on ne peut être plus en règle que je le suis. Il est
vrai que si l'on m'attaquait , je ne pourrais sans bassesse em-
ployer tous mes avantages pour me défendre ; mais il n'en est
pas moins vrai qu'on ne pourrait m'attaquer justement , et cela
suffit pour ma tranquillité : toute ma prudence dans ma con-
duite est qu'on ne puisse jamais me faire mal sans me faire
tort ; mais aussi je ne me dépars jamais de là. Vouloir se mettre
à l'abri de l'injustice , c'est tenter l'impossible , et prendre des
précautions qui n'ont point de fin. J'ajouterai qu'honoré dans ce
pays de l'estime publique j'ai une grande défense dans la droiture
de mes intentions qui se fait sentir dans mes écrits. Le Français
est naturellement humain et hospitalier: que gagnerait-on de
persécuter un pauvre malade qui n'est sur le chemin de personne,
et ne prêche que la paix et la vertu? Tandis que l'auteur du livre
ANNÉE 1763. nSn
Je l'Esprilylt en paix clans sa patrie , J. J. Rousseau peutespeVec
de n'y être pas tourmenté.
Tranquillisez-vous donc sur mon compte , et soyez persuada
que je ne risque rien. Mais pour mon livre , je vous avoue qu'il est
maintenant dans un état de crise qui me fait craindre pour son
sort. Il faudra peut-être n'en laisser paraître qu'une partie , oa
le mutiler misérablement^ et , là-dessus , je vous dirai que moa
parti est pris. Je laisserai ôter ce qu'on voudra des deux pre-
miers volumes ; mais je ne souffrirai pas qu'on touche à la pro-
fession de foi; il faut qu'elle reste telle qu elle est , ou qu'elle soit
supprimée : la copie qui est entre vos mains me donnr* le courage
de prendre ma résolution là-dessus. Nous en reparlerons quand
j'aurai quelque chose de plus à vous dire; quant à présent tout
est suspendu. Le grand eloignement de Paris et d Amsterdam,
fait que toute cette affaire se traite fort lentement et tire extrê-
mement en longueur. "
L'ohjection que vous me faites sur l'état de la religion en
Suisse et à Genève , et sur le tort qu'y peut faire l'écrit eu ques-
tion , serait plus grave si elle était fondée; mais je suis bien éloi-
gné de penser comme vous sur ce point. Vous dites que vous ave»
lu vingt fois cet écrit; hé bien, cher Moultou, lisez-le encore
une vingt-unième; et si vous persistez alors dans votre opinion y,
nous la discuterons.
J'ai du chagrin de l'inquiétude de monsieur votre prre , et
surtout par l'influence qu'elle peut avoir sur votre voyage ; car ,
d'ailleurs^ je pense trop bien de vous pour croire que , quand
votre fortune serait momdre , vous en fussiez plus malheureux.
Quand votre résolution sera tout-à-fait prise là-dessus marquez-
le moi , afin que je vous garde ou vous envoie le misérable chif-
fon auquel votre amitié veut bien mettre un prix. J'aurais d'au-
tant 'plus de plaisir à vous voir que je me sens un peu soulagé y
et plus en état de profiter de votre commerce ; j'ai quelques ins—
tans de relâche que je n'avais pas auparavant , et ces instans me
seraient plus chers si je vous avais ici. Toutefois vous ne me de-
vez rien , et vous devez tout à votre père , à votre famille, à
votre état ; et l'amitié qui se cultive aux dépens du- devoir n'a
plus de charmes. Adieu , cher Moultou ; je vous embrasse de
tout mon cœur. J'ai brûlé votre précédente lettre: mais pourquoi
signer ? ayez-vous peur que je ne vous reconnaisse pas ?
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
MontmorcDci y le 18 février 1762..
V OU S êtes, madame la maréchale , comme la divinité qui ne
parle aux mortels que par les soins de sa providence et les dons
de sa libéralité. Quoique ces marques de votre souvenir me soient
très-précieuses, d'autres me léseraient encore plus: mais, quand
on est si riche, on ne doit pas être insatiable; et il faut bien ,
quant à présent , me contenter du bien que vous me faites eu
55a CORRESPONDANCE.
signe ie celui que vous me voulez. Avec quel empressement je
vois approcher le temps de recevoir des témoignages d'amitié de
votre bouche , et combien cet empressement n'augmenterait-il
Ï)as encore , si mes maux , me donnant un peu de relâche , me
aissaient plus en état d'en profiter ! Oh ! venez , madame la
maréchale : quand , aux approches de pâque , j'aurai vu M. le
maréchal et vous , en quelque situation que je reste je chanterai
d'un cœur content le cantique de Siméon.
M. de Malesherbes vous aura dit , madame la maréchale , (p'il
se présente , sur la publication de mon ouvrage , quelques diffi-
cultés que j'ai prévues depuis long^tems , et qu'il faudra lever
par des changemens pour la partie qui est imprimée ; mais ,
quant à la partie qui ne l'est pas , je souhaite fort , tant pour la
sûreté du libraire que pour ma propre tranquillité , qu elle ne
soit pas imprimée en France. Ce même libraire ne devant plus
l'imprimer lui-même, il est inutile qu'il en reste charge pour la
faire imprimer en pays étranger par un autre ; et toutes ces cas-
cades , diminuant mon inspection sur mon propre ouvrage, le
laissent trop à la discrétion de ces messieurs-là. Voilà ce qui me
fait désirer , si vous l'agréez , que le traité soit annullé pour celte
partie , que les billets soient rendus à Duchesne , et que le reste
de mon manuscrit me soit aussi rendu. J'aime beaucoup mieux
supprimer mon ouvrage que le mutiler ; et , s'il lui demeure , il
faudra nécessairement qu il soit mutilé , gâté , estropié pour le
faire paraître , ou, ce qui est encore pis, qu'il reste après moi k
la discrétion d'autrui , pour être ensuite publié sous mon nom
dans l'état oii l'on voudra le mettre. Je vous supplie , madame U
maréchale , de peser ces considérations , et de décider là-dessus ce
que vous jugez à propos qui se fasse ^ car mon plus grand désir
dans cette affaire est qu'il vous plaise d'en être l'arbitre , et que
rien ne soit fait que sur votre décision.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorenci, le 19 février 1762.
il E vois , madame la maréchale , que vous ne vous lassez point
de prendre soin de mon malheureux livre; et véritablement il a
grand besoin de votre protection et de celle de M. de Males-
herbes , qui a poussé la bonté jusqu'à venir même à Montmorenci
pour cela. Je crains que le parti de faire imprimeries deux der-
niers volumes en Hollande ne devienne chaque jour sujet à plus
d'inconvéniens , parce que Duchesne , paresseux ou diligent tou-
jours mal à propos , a commencé ces deux volumes, quoique je
lui eusse écrit de suspendre: mais comme, de peur d'en trop
dire , je ne lui ai écrit que par forme de conseil , il n'en a tenu
compte; et ce sera du travail perdu dont il faudra le dédomma-
ger, à moins qu'il n'envoie les feuilles en Hollande ; auquel cas
autant vaudrait peut-cire qu'il achevAt et prit le même parti pour
le tout. Je souffre véritablement , madame la maréchale , du tra-
ANNÉE 1762. 5:11
casque tout ceci vous donne depuis si long-temps; et moi , de
mon côté , j'en suis aussi depuis cinq mois dans des angoisses con-
tinuelles, sans qu'il me soit possible encore de prévoir quand et
comment tout ceci finira. Voici une petite note en réponse h celle
que M. de Malesherbes m'a envoyée , et que je suppose que vous
aurez vue. Je vous supplie de la lui communiquer quand il sera
de retour.
Yous me marquez , et M. le maréchal me marque aussi que
vous me cherchez un chien. En combien de manières ne vous oc-
cupez-vous point de moi ! Mais , madame , ce n'est pas un autre
chien qu'il me faut, c'est un autre Turc, et le mien était unique:
les pertes de cette espèce ne se remplacent point. J'ai juré que
mes attachemens de toutes les sortes seraient désormais les der-
niers. Celui-là , dans son espèce , était du nombre ; et pour
avoir un chien auquel je ne m attache point , je l'aime mieux de
toute autre main que de la vôtre. Ainsi, ne songez plus, de
grâce , à m'en chercher un. Bon jour, madame la maréchale,
bon jour, monsieur le maréchal; je ne vous écris jamais à l'un
ou à l'autre sans m'attend rir sur cette réilexion , qu'il y a long-
temps que je n'ai plus de moniens heureux de la part des hommes
que ceux qui me viennent de vous.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorenci, le a5 mars 1762.
Il faut, madame la maréchale, que je vous conBe mes inquié-
tudes ; car elles troublent mon cœur à proportion qu'il tient à
ses attachemens. Monsieur le maréchal ayant été incommodé i
et M. Dubettier ayant bien voulu m'informer de son état , je
l'avais prié de continuer jusqu'à son entier rétablissement j et
précisément depuis ce moment il ne m'a pas récrit un mot : le
même M. Dubettier est venu hier à Montmorcnci , et ne m'a
rien fait dire. J'ai écrit en dernier lieu à monsieur le maréchal ,
et il ne m'a pas répondu. Le temps du voyage approche } il avait
accoutumé de me réjouir le cœur en me l'annonçant, et cette
fois il a gardé le silence , enfin tout le monde se tait , et moi je
m'alarme. C'est un défaut très-importun , je le sens bien , aux
personnes qui me sont chères, mais qui, tenant à mon caractère ,
est impossible à guérir, et que la solitude et les maux ne font
qu'augmenter. Ayez-en pitié , madame la maréchale , vous qui
m'en pardonnez tant d'autres , et sur qui tant de marques d'in-
térêt et de bonté que j'ai reçues de vous en dernier lieu m'em-
pêchent d'étendre mes craintes ; engagez , de grâce , monsieur le
maréchal à les dissiper par une simple feuille de papier blanc. Ce
témoignage si chéri , si désiré , me dira tout; et, en vérité, j'en
ai besoin pour goûter sans alarmes l'attente du moment qui s'ap-
proche , et pour me livrer sans crainte à l'épanouissement de
cœur que j'éprouve toujours en vous abordant.
554 CORRESPONDANCE.
A MADAME LATOUR.
Ce 4 avril y 176».
JVLa situation , madame , est toujours la même, et j'avoue que
sa durée me la fend quelquefois pénible à supporter; elle me met
hors d'ctat d'entretenir aucune correspondance suivie, et le Ion
de vos précédentes lettres achevait de me déterminer à n'y plus
répondre 5 mais vous en avez pris un dans les dernières , auquel
j'aurai toujours peine à résister. N'abusez pas de ma faiblesse ,
madame ; de grâce , devenez moins exigeante , et ne faites pas le
tourment de ma vie d'un commerce qui, dans tout autre état,
en ferait l'agrémeut.
À LA MÊME.
a4 avril 1762*
J'ÉTAIS si occupé, madame, h l'arrivée de votre exprès, que je
fus contraint d user de la permission de ne lui donner qu'une ré-
ponse verbale. Je n'ai pas un cœur insensible à l'intérêt qu'on
parait prendre à moi , et je ne puis qu'être touché de la persévé-
rance d'une personne faite pour éprouver celle d'autrui ; mais ,
quand ]ç songe que mon âge et mon état ne me laissent plus
sentir que la gène du commerce avec les dames , quand je vois
ma vie pleine d'assujettissemens , auxquels vous en ajoutez ua
nouveau, je voudrais bien pouvoir accorder le retour que je vous
dois avec la liberté de ne vous écrire que lorsqu'il m'en prend
envie. Quant au silence de votre amie , j en avais deviné la cause,
et ne lui en savais point mauvais gré, quoiqu'elle rendit en cela
plus de justice à ma négligence qu'à mes sentimens. Du reste,
cette fierté ne me déplaît pas , et je la trouve de fort bon
exemple. Bon jour, madame , on n'a pas besoin d'ctre bienfai-
sant pour vous rendre ce qui vous est dû^ il suffit d'être juste,
et c'est ce que je serai toujours avec vous , tout au moins.
A M. MOULTOU.
Monlmorenci , le 26 avril 176a*
tJ E voulais , mon cher concitoyen , attendre pour vous écrire ,
et pour vous envoyer le chiffon ci-joint , puisque vous le desirez,
de pouvoir vous annoncer définitivement le sort de mon livre ;
mais cette affaire se prolonge trop pour m'en laisser attendre la
fin. Je crois que le libraire a pris le parti de revenir au premier
arrangement ,^ et de faire imprimer en Hollande , comme il s'y
était d'abord engagé. J'en suis charmé, car c'était toujours mal-
gré moi que , pour augmenter son gain , il prenait le parti de
faire imprimer en France, quoique de ma part je fusse autant
en règle qu'il me convient , et que je n'eusse rien fait sans l'aveu
ANNÉE 1762. 555
da magistrat. Mais maintenant que le libraire a reçu et payé le
manuscrit, il en est le maître. Il ne me le rendrait pas quand je
lui rendrais son argent y ce que j'ai voulu faire inutilement plu—
sieurs fois , et ce que je ne suis plus en état de faire. Ainsi j'ai
résolu de ne plus m inquiéter de cette affaire , et de laisser courir
sa fortune au livre , puisqu'il est trop tard pour Tempécher.
Quoique par là toute discussion sur le danger de la profes-
sion de toi aevienne inutile , puisque assurément , quand je la
voudrais retirer , le libraire ne me la rendrait pas , j'espère pour-
tant que vous avez mis ses effets au pis, en supposant qu'elle jet-
terait le peuple parmi nous dans une incrédulité absolue ; car ,
premièrement, je n'ôte pas à pure perte, et même je n'ôte rien ,
et j'établis plus que je ne détruis. D'ailleurs le peuple aura tou-
jours une religion positive, fondée sur l'autorité des hommes;
et il est impossible que , sur mon ouvrage , le peuple de Genève
en préfère une autre à celle qu'il a. Quant aux miracles , ils ne
sont pas tellement liés à celte autorité qu'on ne puisse les en dé-
tacher à certain point; et cette séparation est très-importante à
faire , afîn qu'un peuple religieux ne soit pas à la discrétion des
fourbes et des novateurs ; car, quand vous ne tenez le peuple
que par les miracles, vous ne tenez rien. Ou je me trompe fort ,
ou ceux sur qui mon livre ferait quelque impression parmi le
peuple en seraient beaucoup plus gens de bien , et n'en seraient
guère moins chrétiens , ou plutôt ils le seraient plus essentielle-
ment. Je suis donc persuadé que le seul mauvais efTet que pourra
faire mon livre parmi les nôtres sera contre moi } et même je ne
donte point que les plus incrédules ne soufflent encore plus le
feu que les dévots : mais celte considération ne m'a jamais re-
tenu de faire ce que j'ai cru bon et utile. 11 y a long-temps que
j'ai mis les hommes au pis; et puis je vois très-bien que cela ne
fera que démasquer des haines qui couvent ; autant vaut les
mettre à leur aise. Pouvez-vous croire que je ne m'aperçoive pas
visites à Montmorenci , mais on n'y aperçoit jamais la trace d'un
Genevois; et, quand il en est venu quelqu'un, ce n'a jamais été que
des disciples de Voltaire qui ne sont venus que comme espions»
Voilà, très-cher concitoyen, la véritable raison qui m'empê-
chera de jamais me retirer à Genève ; un seul haineux empoi-
sonnerait tout le plaisir d'y trouver quelques amis. J'aime trop
ma patrie pour supporter de m'y voir haï : il vaut mieux vivre
et mourir en exil. Dites-moi donc ce que je risque. Les bons sont
à l'épreuve, et les autres me haïssent déjà. Ils prendront ce pré-
texte pour se montrer, et je saurai du moins à qui j'ai affaire.
Du reste, nous n'en serons pas sitôt à la peine. Je vois moins clair
que jamais dans le sort de mon livre; c est un abîme de mystère
ou je ne saurais pénétrer. Cependant il est payé, du moins en
partie, et il me semble que, dans les actions des hommes, il
556 CORRESPONDANCE.
faut toujours , en dernier ressort, remonter à la loi de nntërêt»
Attendons.
Le Contrat social est imprimé , et vous en recevrez , par l'envoi
de Rey , douze exemplaires, franc de port, comme j'espère ^ sinon
vous aurez la bonté ae m'envoyer la note de vos déboursés. Voici
la distribution que je vous prie de vouloir bien faire des onze qui
vous resteront, le vôtre prélevé.
Un à la bibliothèque , etc.
A propos de la bibliothèque, ne sachant point le nom des
messieurs qui en sont charges à présent, et par conséquent ne
Souvant leur écrire , je vous prie de vouloir bien leur dire
e ma part que je suis chargé , par monsieur le maréchal de
Luxembourg, d'un présent pour la bibliothèque. C'est un exem-
plaire de la magnifique édition des fables de La Fontaine, avec
des figures d'Oudry, en quatre volumes in-folio. Ce beau livre
est actuellement entre mes mains, et ces messieurs le feront reti-
rer quand il leur plaira. S'ils jugent à propos d'en écrire une
lettre de rcmercîment à monsieur le maréchal, je crois qu'ils
feraient une chose convenable. Adieu, cher concitoyen^ ma
feuille est finie, et je ne sais finir avec vous que comme cela. Je
vous embrasse.
P, S. Vous verrez que Celte lettre est écrite à deux reprises ,
Ïiarcc que je me suis fait une blessure à la main droite , qui m'a
ong-temps empêché de tenir la plume. C'est avec regret que je
vous fais coûter un si gros port , mais vous l'avez voulu. "
A MM. DE LA SOCIÉTÉ ÉCOITOMIQUE DE BERKE.
Montinorenci , le 39 avril 1 762,
Vous êtes moins inconnus , messieurs, que vous ne pensez , et
il faut que votre société ne manque pas de célébrité dans le
monde puisque le bruit en est parvenu dans cet asile à un homme
qui n'a plus aucun commerce avec les gens de lettres. Vous vous
montrez par un coté si intéressant, que votre projet ne peut
manquer d'exciter le public, et surtout les honnêtes gens à vou-
loir vous connaître : et pourquoi voulez-vous dérober aux hommes
le spectacle si toucnant et si rare dans noire siècle de vrais ci-
toyens aimant leurs frères et leurs semblables, et s'occupaut sin-
cèrement du bonheur de la patrie et du genre humain?
Quelque beau cependant que soit votre plan , et quelques talens
que vous ayez pour l'exécuter, ne vous flattez pas d'un succès
qui réponde entièrement à vos \'ues. Les préjugés qui ne tien-
nent qu'à l'erreur se peuvent détruire, mais ceux qui sont fondés
sur nos vices ne tomberont qu'avec eux. Vous voulez commen-
cer par apprendre aux hommes la vérité pour les rendre sages,
et, tout au contraire, il faudrait d'abord les rendre sages pour
leur faire aimer la vérité. La vérité n'a presque jamais rien fait
danslc monde , parce que les hommes se conduisent toujours plu»
par leurs pa^sious que par leurs lumières , et qu'ils font le mal
ANNÉE 17G2. 557
approuvant le bien. Le siècle ou nous vivons est des plus éclai-
rés , même en morale : est-il des meilleurs? Les livres ne sont bons
à rien ; j*en dis autant des académies et des sociétés littéraires; oa
ne donne jamais, à ce qui en sort d'utile, qu'une approbation sté-
rile : sans cela, la nation qui a produit les Fénélon, les Montes-
quieu , les Mirabeau, ne serait-elle pas la mieux conduite et la
plus heureuse de la terre? En vaut-elle mieux depuis les écrits de
ces grands hommes , et un seul abus a-t-il été redressé sur leurs
maximes? Ne vous flattez pas de faire plus qu'ils n'ont fait. Non,
messieurs, vous pourrez instruire les peuples, mais vous ne les
rendrez ni meilleurs ni plus heureux. C'est une des choses qui
m'ont le plus décourage durant ma courte carrière littéraire , de
sentir que , même me supposant tous les talens dont J'avais be-
soin, j'attaquerais sans fruit des erreurs funestes , et que, quand
je les pourrais Vaincre , les choses n'en iraient pas mieux. J'ai
quelquefois charmé mes maux en satisfaisant mon cœur, mais
sans m'en imposer sur l'effet de mes soins. Plusieurs m'ont lu ,
quelques-uns m'ont approuvé même; et , comme je l'avais prévu,
tous sont restés ce qu ils étaient auparavant. Messieurs , vous
direz mieux et davantage, mais vous n'aurez pas un meilleur
succès ; et , au lieu du bien public que vous cherchez , vous ne
trouverez que la gloire que vous semblez craindre.
Quoi qu'il en soit, je ne puis qu'être sensible à l'honneur que
vous me faites de m'associer en quelque sorte, par votre corres-
pondance , à dé si nobles travaux. Mais , en me la proposant , vous
Ignoriez, sans doute, que vous vous adressiez a un pauvre malade
qui , après avoir essayé dix ans du triste métier d'auteur , pour
lequel il n'était point fait , y renonce dans la joie de son cœur ,
et, après avoir eu l'honneur d'entrer en lice avec respect, mais
en homme libre, contre une tête couronnée, ose dire, en quit-
tant la plume pour ne la jamais reprendre:
Victor ceatuB arlcmquc repono.
Mais sans aspirer aux prix donnés par votre munificence, j'en
trouverai toujours un très-grand dans l'honneur de votre estime ;
et si vous me jugez digne de votre correspondance , je ne refuse
f>oint de l'entretenir, autant que mon état, ma retraite et mes
umières pourront le permettre j et, pour commencer par ce que
vous exigez de moi , je vous dirai que votre plan , quoique tres-
bieu fait, me parait généraliser un peu trop les idées , et tourner
trop vers la métaphysique des recherches, qui deviendraient plus
utiles , selon vos vues , si elles avaient des applications pratiques ,
locales et particulières. Quant à vos questions , elles sont très-
belles ; la troisième (i), surtout, me plaît beaucoup; c'est celle
qui me tenterait si j'avais à écrire. Vos vues, en la proposant ,
sont assez claires, et il faudra que celui qui la traitera soit bica
maladroit s'il ne les remplit pas. Dans la preouèrei oii vous d^
(1] Quel peuple a jamais éié le pla» Leureoz ?
558 CORRESPONDANCE.
iriandez quels sont les moyens de tirer un peuple de la corruption^
outre que ce mot de cotruption me paraît un peu vague , et rendre
la questiqn presque indéterminée, il faudrait commencer, pent*
ctre, par demander s'il est de tels moyens ; car c'est de quoi l'on
peut tout au moins douter. En compensation vous pourriez ôter
ce que vous ajoutez à la fin , et qui n'est qu'une ^répétition de la
question même , on en fait une autre tout-à-fait à part (i).
Si j'avais à traiter votre seconde question (2) , je nepuis vous
dissimuler que je me déclarerais avec Platon pour l'amnnatîve,
ce qui sûrement n'était pas votre intention en la proposant. Faites
comme l'académie française , qui prescrit le parti que l'on doit
prendre , et qui se garde bien de mettre en problème les ques-
tions sur lesquelles elle a peur qu'on ne dise la vérité.
La quatrième (3) est la plus utile , à cause de cette application
locale dont j'ai parlé ci-devant; elle offre de granules vues à rem-
plir. Mais il n'y a qu'un Suisse , ou quelqu un qui connaisse à
fond la constitution physique ^ politique et morale du corps hel-
vétique , qui puisse la traiter avec succès. Il faudrait voir soi-
même pour oser dire : O utinam ! Hélas ! c'est augmenter ses
regrets de renouveler des vœux formés tant de fois et devenus
inutiles. Bon jour, monsieur : je vous salue , vous et vos dignes
collègues , de tout mon cœur et avec le plus vrai respect.
M
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
MoDtmorenci , le 3o avril 1762.
ONSIEUR
>
Je n'ai oublié ni les grâces dont vous m'avez comblé , ni l'en-
gagement auquel le respect et la reconnaissance ne m'ont pas
permis de me refuser. Je n'ai perdu ni la volonté de tenir ma
Îiarole , ni le sentiment avec lequel il me convient d'accepter
'honneur que vous m'avez fait. Mais , monsieur le maréchal ,
cet engagement ne pouvait être que conditionnel ; et , dans l'ex-
trême distance qu'il y a de vons à moi , ce serait de ma part une
témérité inexcusable d'oser habiter votre maison sans savoir si
j'y serais vu de vous et de madame la maréchale avec la même
bienveillance qui vous a porté à me l'offrir.
Vos bontés m'ont mis dans une perplexité qu'augmente le
désir de n'en pas être indigne. Je conçois comment on rejette avec
un respect froid et repoussant les avances des grands qu'on n'es-
time pas : mais comment , sans m'oublier , en userais-je avec
(1) Voici la «uile de cette question , Et quel est le plan le plus parfait
qu'un législateur puisse suivre à cet égard?
(2) Esl-i! des prrjugeH respectables qu'un bon citoyen doive se faire
un scrupule de combattre publiquement?
(3) Par quel mdlj^n pourrail-on resserrer les liaisons et Famitié entre
les citoyens de diverses icpubliques qui composent la confédéralion
helvétique?
ANNÉE 1762. 559
vous , monsieur , que mon cœur honore , avec vous que je re*
chercherais si vous étiez mon égal? N'ayant jamais voulu vivre
qu'avec mes amis, je n'ai qu'un langage , cJ *i de l'amitié , de
la familiarité. Je n'ignore pas combien de mon état au v6tre il
faut modifier ce langage ; je sais que mon respect pour votre
personne ne me dispense pas de celui que je dois à votre rang ;
mais je sais mieux encore que la pauvreté qui s'avilit devient
bientôt méprisable; je sais qu'elle a aussi sa dignité , que l'amour
même de la vertu l'oblige de conserver. Je suis ainsi toujours
dans le doute de manquer k vous ou à moi , d'être familier ou
rampant ; et ce danger même qui me préoccupe , m'empêche
de rien faire ou rien dire à propos. Dé] à , sans le vouloir , je
puis avoir commis quelque faute , et cette crainte est bien rai'-
sonnable à un homme qui ne sait point comment on doit se con-
duire avec les grands , qui ne s'est point soucié de l'apprendre,
et qui n'aura qu'une fois en sa vie regretté de ne le pas savoir.
Pardonnez aonc , monsieur le maréchal , la timidité qui me
fait hésiter à me prévaloir d'une grâce à laquelle je devais si peu
m'attendre , et dont je voudrais ne pas abuser. Je n'ai point ,
quant à moi, changé de résolution ; mais je crains de vous avoir
donné lieu de changer de sentiment sur mon compte. Si mon-
sieur Chassot m'apprend , de votre part et de celle de madame
la maréchale , que je suis toujours le bien venu, vous verrez ,
Ï>ar mon empressement à profiter de vos grâces , que ce n'est pas
a crainte d'être ingrat qui m'a fait balancer.
Soit que j'habite votre maison et que je sois admis quelquefois
auprès de vous , soit que je reste dans la distance qui me con-
vient , les bontés dont vous m'avez honoré , et la manière dont
j'ai tâché d'y répondre , ont mis désormais un intérêt commua
entre nous. L'estime réciproque rapproche tous les états ;
quelque élevé que vous soyez , quelque obscur que je puisse
être , la gloire de chacun des deux ne aoit plus être inaifferente
à l'autre. Je me dirai tous les jours de ma vie : Souviens-toi que
si monsieur le maréchal duc de Luxembourg t'honora de sat
visite , et vint s'asseoir sur ta chaise de paille , au milieu de tes
pots cassés, ce ne fut ni pour ton nom ni pour ta fortune , mais
Î)our quelque réputation de probité que tu t'es acquise ; ne le
âis jamais rougir de l'honneiir qu'il t'a fait. Daignez , mon-
sieur le maréchal , vous dire aussi quelquefois : Il est , dans le
patrimoine de mes pères , un solitaire qui s'intéresse à moi , qui
s'attendrit au bruit de ma bénéfîcence , qui joint les bénédic-
tions de son cœur à celles des malheureux que je soulage , et
qui m'honore , non parce que je suis grand , mais parce que je
suis bon.
Recevez , monsieur le maréchal , les humbles témoignages de
ma reconnaissance et de mon profond respect.
56o CORRESPONDANCE.
■
A M. DE MALESHER6ES.
Montmorenci, le 7 mai i76i«
vj'est à moi , monsieur, de vous remercier de iie*pas dédaigner
de si faibles hommages , que je voudrais bien rendre plus dignes
de vous être offerts. Je crois, à propos de ce dernier écrit, devoir
vous informer d'une action du sieur Rey , laquelle a peu d'exem-
ples chez les libraires, et ne saurait manquer de lui valoir quelque
partie des bontés dont vous m'honorez. C'est , monsieur , qu en
reconnaissance des profits qu'il prétend avoir faits sur mes ou-
vrages , il vient de passer , en faveur de ma gouvernante ', l'acte
d'une pension viagère de trois cents livres, et cela de son propre
mouvement et de la manière du monde la plus obligeante. Je
vous avoue qu'il s'est attaché pour le reste de ma vie un ami par
ce procédé ; et j'en suis d'autaut plus touché , que ma plus
grande peine , dans l'état où je suis , était l'incertitude de celui
oii je laisserais cette pauvre fille après dix*sept ans de service ,
de soins et d'attachement. Je sais que le sieur Rey n*a pas une
bonne réputation dans ce pays-ci , et j'ai eu moi-même plus
d'une occasion de m'en plaindre, quoique jamais sur des discus-
sions d'intérêt , ni sur sa fidélité à faire honneur à ses engage-
mens. Mais il est constant aussi qu'il est généralement estime en
Hollande; et voilà, ce me semble, un fait authentique qui doit
effacer bien des imputations vagues. En voilà beaucoup , mon-
sieur, sur une affaire dont j'ai le cœur plein ; mais le vôtre est
fait pour sentir et pardonner ces choses-là.
A MADAME LÀ MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorenci, le 19 mai 1762.
J £ ne croyais pas , madame la maréchale , que notre livre pût
paraître avant les fêtes ; mais Duchesne me marque qu'il compte
Eouvoir le mettre en débit la semaine prochaine; et vous peusez
ien que je vois ce qui l'a rendu diligent. J'avais destiné , pour
vos distributions et celles de monsieur le maréchal , les quarante
exemplaires qui ont été stipulés de plus que les soixante que je
me réserve ordinairement , mais mes distributions indispensa-
bles ont tellement augmenté , que je me vois forcé de vous en
voler dix pour y suflire; sauf restitution cependant, si vous n'eu
avez pas assez : encore ai-je espéré que vous voudriez bien en
faire agréer un à monsieur le prince de Conti, et un autre à
monsieur le duc de Yilleroi , clésirant qu'ils reçoivent quelque
prix auprès d'eux de la main qui les offrira. Je voudrais bien en
présenter un exemplaire à monsieur le marquis d' Armentières ,
qui m'a paru prendre intérêt à cet ouvrage ; mais ne sachant
comment le lui envoyer, je vous supplie, madame la maréchale,
de vouloir bien , si vous le jugez à propos , vous charger de cet
envoi , et j'en remplirai le vide.
ANNÉE ifjih. 5Gt
J'ai écrit à Duchesne d envoyer les trente exemplaires à riiôtel
àe Luxembourg , dans le courant de la semaine , et de com-
mencer , dimanche prochain 23 , mes distributions , dont je lui
ai envoyé la note. Si vous voulez bien , madame la maréchale ,
n'ordonner les vôtres que le même jour , cela fera que moins de
gens auront k se plaindre que d'autres aient eu le livre avant eux.
Au reste , quel quç soit son succès dans le monde , mon dernier
ouvrage ayant étc publiquement honoré de vos soins et de votre
protection , je crois ma carrière très-heureusement couronnée ;
il était impossible de mieux finir.
Pour éviter tout double emploi , je crois devoir vous préve-
nir , madame la maréchale , que j'enyerrai un exemplaire à
madame la comtesse de Boufflers , ainsi qu'au chevalier de
Lorenzy.
A MADAME LATOUR.
Montmorenci , le ai mai lyGi»
Vous avez fait, madame, un petit quiproquo ; voilà la lettre
de votre heureux papa ; redemandez-lui fa mienne , je vous
prie ; étant pour moi , elle est à moi , je ne veux pas la perdre ;
car depuis que vous avez changé de ton , votre douceur me
gagne ; et je m'aifectionne de plus en plus à tout ce qui me vient
de vous. Ce petit accident même ne vous rend pas , dans mon
esprit , un mauvais office } et dût-il entrer du bonheur dans
cette affaire , on ne peut que bien penfter des mœurs d'une jeune
femme , dont les méprises ne sont pas plus dangereuses.
Mais à juger de vos sociétés par les gens dont vous m'avez
parlé, j'avoue que ce préjugé vous serait bien moins favorable.
Je n'avais de ma vie ouï parler de S , non plus que de
M. M , dont vous m*avez fait mention ci-devant. Mon
point a prononcer ; ]e ne blâme qu
vais jamab à Paris. Que faut-il donc penser de ces messieurs-là,
madame, et quelle liaison doit exister entre vous et de telles
gens?
A M. DE SARTINE.
Du 28 mai 176a.
M
OFfSIEUR,
Permettez que l'auteur d'un livre sur l'éducation , au sujet
duquel requête vous a été présentée , prenne la liberté d'y joinare
la sienne. Si l'édition contrefaite est mise en vente, mon libraire
en souffrira des pertes que je dois partager ^ si les auteurs de la
fraude ne sont pas connus , je serai suspect d'en être complice.
N'en voilà que trop, monsieur, pour autoriser l'extrême inquic-
7. 3G
ONSIEUR,
562 CORRESPONDANCE.
tilde oit je suis , et Timportunitë que je vous cause. A la ma-
nière dont s'y prennent ces éditeurs frauduleux , j'ai lieu de
croire qu'ils se sentent appuyés j et même , malgré vos ordres,
le colporteur de Saugen en promet à ses camarades des exem-
plaires pour la veille des fêtes. Mais je suis fortement persuadé ,
6ur quelque protection qu'ils comptent, qu'un magistrat de votre
intégrité et de votre fermeté ne permettra jamais que cette pro-
tection soit portée jusqu'à favoriser les fripons aux dépens de la
fortune du libraire et de la réputation de l'auteur.
Daignez, monsieur, agréer mon profond respect, et yoos rap-
peler que je m'honorais de ce sentiment pour vous ayant qae ]e
pusse prévoir que j'implorerais un jour votre justice.
kV I»IIEMIER MAGISTRAT DE GENÈVE.
M
Revenu du long étonnement oh m'a jeté, de la part du ma-
gistrat , le procédé que j'en devais le moins attendre , je prends
enfin le parti que l'honneur et la raison me prescrivent y quelque
cher qu il coûte à mon cœur.
Je vous déclare donc , monsieur, et je vous prie de déclarer da
ma part au magnifique conseil que j'abdique à perpétuité moa
droit de bourgeoisie et de cité de la ville et république de Genève.
Ayant rempli de mon mieux les devoirs attachés k ce titre sans
jouir d'aucun de ses avantages, je ne crois point être en restt
envers l'état en le quittant.
J'ai tâché d'honorer le nom genevois ; j'ai tendrement aimé
m^ compatriotes ; je n'ai rien oublié pour me faire aimer : oa
ne saurait plus mal réussir. Je veux leur complaire jusque dans
leur haine ; le dernier sacrifice qui me reste à leur faire est celui
d'un nom qui me fut si cher.
Mais, monsieur, ma patrie en me devenant étrangère, ne
peut me devenir indifférente ; je lui reste attaché par un tendre
souvenir, et je n'oublie d'elle que les outrages. Pnisse-t-elle
prospérer toujours et voir augmenter sa gloire ! Puisse-t-elle
abonder en citoyens meilleurs, et surtout plus heureux que
moi!
Recevez, monsieur, je vous supplie, les assurances démon
profond respect.
A MADAME LATOUR.
Ce Mmedî 29.
JLiA preuve , madame , que je n'ai point voulu mettre en ^lEté
votre amie et vous, est que son exemplaire vous a étë remis,
quoique j'eusse son adresse ainsi que la vôtre. J'ai pensé qu'avant
une fille à élever , elle serait peut-être bien aise de voir ce livrej
^ comme le librairç Iç yçnd fort cher, et qu'dic n'en pas riche,
I
ANNÉE 1762. 563
ai pense encore que vous seriez bien aise de le lui offrir. Offrez-
e lui donc, madame, non de ma part, mais de la vôtre, et
ne lui faites aucune mention de moi. Du reste , quoi que vous
puissiez dire, je n'appellerai ni Julie, ni Claire, deux femmes
dont Tune aura des secrets pour l'autre. Car, si j'imagine bien
les cœurs de Julie et de Claire , ils étaient transparens Pun pour
l'antre; il leur était impossible de se cacher; contentez-vous,
croyez-moi, d'être Marianne; et si cette Marianne est telle que
je me la figure , elle n'a pas trop à se plaindre de son lot.
A M, MOULTOU.
Montmorenci , le 5o mai 1763*
L
ÉTAT critique oii e'taienl vos enfans quand vous m^avez écrit
me fait sentir pour vous la sollicitude et les alarmes paternelles.
Tirez-moi d'inquiétude aussitôt que vous le pourrez, car, cher
, • Moultou , je vous aime tendrement.
Je suis trcs-sensible au témoignage d'estime que je reçois de
la part de M. de Reventlow, dans la lettre dont vous m'avez en-
voyé l'extrait; mais outre que je n'ai jamais aimé la poésie fran-
çaise, et que n'ayant pas fait de vers depuis trës-long-temps ,
j'ai absolument oublié cette petite mécanique; je vous dirai,
de pins , que je doute qu'uue pareille entreprise eût aucun suc-
cès ; et quant à moi , du moms , je ne sais mettre en chanson
rien de ce qu'il faut dire aux princes : ainsi je ne puis me char-
ger du soin dont veut bien m'honorer M. de Reventlow. Cepen-
dant , pour lui prouver que ce refus ne vient point de mauvaise
volonté, je ne refuserai pas d'écrire un mémoire pour l'instruc-
tion du jeune prince , si M. de Reventlow veut m'en prier. Quant
à la récompense , je sais d'oii la tirer sans qu'il s en donne le
soin. Aussi-bien , quelque médiocre que puisse être mon travail
en lui-même , si je faisais tant que d'y mettre un prix , il serait
tel que ni M. de Reventlow, ni le roi de Danemarck , ne pour-
raient le payer.
Enfin mon livre paraît depuis quelques jours , et il est parfai-
tement prouvé par l'événement que j ai payé les soins otncieux
d'un honnête homme des soupçons les plus odieux. Je ne me con-
solerai jamais d'une ingratitude aussi noire, et je porte au fond
de mon cœur le poids d'un remords qui ne me quittera plus.
Je cherche quelque occasion de vous envoyer aes exemplaires ,
et, si je ne puis faire mieux, du moins le vôtre avant tout. Il r
a une édition de Lyon qui m'est trës-suspecte , puisqu'il ne ma
pas été possible d'en voir les feuilles ; d'ailleurs le linraîre
qui l'a iaite s'est signalé dans cette affaire par tant de manœu-
vres artificieuses , nuisibles à Néaulme et à Duchesne, que Ift
justice , aussi-bien que l'honneur de l'auteur, demandent qae
cette édition soit décriée autant qu'elle mérite de l'être. J'ai
grand'peur que ce ne soit la seule qui sera connue oii vous étet|
Gr)4 CORRESPONDANCE.
et que Genëye n'en soit iufecié. Quand vous aurez votre esem-
])laire, vous serez eu étal de faire la comparaîsoa et d*en dire
votre avis.
Vous ayez bien prévu que je serais embarrassé du transport
des Fables de La Fontaine, Moi, que le moindre tracas eftaroucbe,
et qui laisse dépérir mes propres livres dans les transports faute
d'eu pouvoir prendre le moindre soin; jugez du souci où me
met la crainte que celui-là ne soit pas assez bien emballé pour
lie point souffrir en route, et la diificulté de le faire entrer à
Paris sans qu'il aille traînant des mois entiers à la cbanibre syn-
dicale. Je vous jure que j'aurais mieux aimé en procurer dix an*
très à la bibliotliëque que de faire faire une lieue à celui-là.
C'est une leçon pour une autre fois.
Vous qui dites que je suis si bien voulu dans Genève, répon-
dez au fait que je vais vous exposer. 11 n'y a pas une ville dans
l'Europe dont les libraires ne reclierchent mes écrits avec le plus
grand empressement. Genève est la seule oii Rey n'a pu négocier
des exemplaires du Contrat social. Pas un seul libraire n*a voula
s'en charger. Il est vrai que l'entrée de ce livre vient d'être dé-
fendue en France ] mais c'est précisément pour cela qu'il devrait
êire bien reçu dans Genève , car même j y préfère hautement
l'aristocratie à tout autre gouvernement. Répondez. Adieu, cher
Moultou. Des nouvelles de vos enfaus.
C
 MADAME LA MARQUISE DE CRÉQUI.
Monlmorenci , fin de mai 1769.
'est vous, madame , oui m'oubliez ; je le sens fort bien : mais
je ne vous laisserai pas taire ^ car si j'ai peine à former des liai-
sons , j'en ai plus encore à les rompre , et surtout ....
J'aurai donc soin , malgré vous, de vous faire quelquefois soa-
venir de moi , mais non pas de la même manière. Ayant posé la
plume pour ne la jamais reprendre, je n'aurai plus, grâces aa
ciel , de pareil hommage à vous ofi'rir (i); mais pour ceox d'na
en ur plein de respect, de reconnaissance et d'attachement, ils
ne finiront pour vous , madame , de ma part , qu'avee ma vîe.
Quoi ! vous voulez faire un pèlerinage à Montmorenci ? Yam
y viendrez visiter ces pauvres reliques genevoises , qai bî«il6t
ne seront bonnes qu'à enchâsser? Que j'attends avec rmprciifl
ment ce pèlerinage d'une espèce nouvelle y oii Ton ne vient pil
chercher le miracle, mais le faire; car vous me trouvères moa*
raut , et je ne doute pas que votre présence ne me ressuscite, aa
moins pour quinze jours. Au reste, madame, prépareB-^voas à
voir un joli garçon, qui s'est bien formé depuis cinq oa sis ans;
j'étais un peu sauvage à la ville , mais je suis venu me civiEw
dans les bois.
M. et madame de Luxembourg viennent ici mardi pour an
(i). L'envoi de son Emile»
ANNÉE 17G2. ces
mois. J*aî cru vous devoir cet avertissement, madame, sur la ré-
pugnance que vous avec à vous y trouver avec eux. Mais j'avoue
oue les raisons que vons en alléguez me semblent très-mal Ton-
aëes ; et de plus , j'ai pour eux tant d'attachement et d'estime ,
que quand on ne m'en parle pas avec éloge , j'aimerais mieux
qu'on ne m'en parlât point du tout.
Puisque vous aimez les solitaires, vous aimezaussi les promenades
qui le sont; et quoique vous connaissiez le pa^s, je vous en pro^
mets de charmantes , que vous ne connaissez sûrement pas. J'ai
aussi mon intérêt à cela; car, outre l'avantage du moment pré-
sent , j'aurai encore pour l'avenir celui de parcourir avec plus
de plaisir les lieux oii j'aurai eu le bonheur de vous suivre.
A MADAME LATOUR.
Le i". juin 1762-
J E suis mortifié, madame , que mon exemplaire n'ait pu être
employé, et peut-être ne vous sera-t-il pas si aisé de le rem-
placer que vous avez pu le croire; car on dit que mon livre est
arrêté et ne se vend plus; à tout événement, il reste ici à vos
ordres. Je ne renonce qu'à regret à l'espoir de vous cti voir dispo-
ser, et je vous avoue que la délicatesse ({ni vous en empêche , n est
pas de mon goût. Mais il faut se soumettre; nous parlerons du
reste plus à loisir. Votre voyaçeest une affaire à méditer; car je
TOUS avoue que y malgré mou état , j'ai grand'pcur de vous.
A LA MÊME.
A M. M. 4 jain 1762.
«I ' AI > madame, nne requête à vous présenter ; le cœur plein de
vous, j'en ai parlé à madame la maréchale de Luxembourg ; et,
sans prévoir l effet de mon zèle , je lui ai inspiré le désir de savoir
qui vous êtes , et peut-être d'aller pins loin. Elle m'a donc
chargé de vous demander la permission de vous nommer à elle ,
et je dois ajouter que vous m'obligerez de me l'accorder. Mais ,
clii reste, vous pouvez me signifier vos volontés en toute con-
fiance, vous serez fidèlement obéie. La seule chose que je vous
demande pour l'acquit de ma commission, est, en cas de refus ,
de vouloir bien tourner votre lettre de manière que je puisse la
lui montrer.
Dois-je désirer ou craindre U visite que vous semblée me pro-
mettre? Je crois, en yiriti , quelle m^Ate le repos d'avance ; que
sera-ce après révénement , mon Diea ! Que vonles-vous venir
faire ici de ces beaux jeux vainqueurs des Suisses ? Ne sauraient-
ils du moins laisser en paix les Genevois? Ah ! respectes mes
maux et ma barbe grise « ne venei pu grl|«r sur le persil, irfaut
pourtant achever de m'hnmilîer, en TOtfSijdîiMit combien les
Sréjngés que vous craif^nei sont dimiérigii<~ ~ n'est pa»
'aujourdbui que de jolies fenunesiii^ eut m-*-
566 CORRESPONDANCE.
sulter a ma misère, €t me faire à la fois de leurs visites nn kooi-
neur et un affront I Je ne sais pourquoi le cœur me dit que je me
tirerai mal de la vôtre. Non , je n'ai jamais redouté femiue au-
tant que vous. Cependant je dois vous prévenir que si vous vou-
lez tout de bon faire ce pèlerinage, il faut nous concerter d'a-
vance, et convenir du jour entre nous , surtout dans une saison,
oii sans cesse accablé d'importuns de toutes les sortes , )e suis ré-
duit à me ménager d'avance , et même avec peine , un jour de
pleine liberté, vous pouvez renvoyer la réponse à cet article à
quelque autre lettre, et n'en point parler dans la réponse à
celle-ci.
Je n'ai encore montré aucune de vos lettres k madame de
Luxembourg; et si je lui en montre, et que vous ne voulier pu
être connue, soyez sûre que j'y mettrai le choix nécessaire, et
qu'elle ne saura jamais qui vous êtes , à moins que vous n'y con-
sentiez. Excusez mon barbouillage ; j'écris à la hâte , fort dis-
trait ^ et du monde dans ma chambre.
A M. NÉAULME.
J
Monlmorcnci, le 5 juin 1769»
E reçois, monsieur, à l'instant et dans le même paquet, avec
six feuilles imprimées et cinq cartons, vos quatre lettres des 20,
29. , 24 et 26 njai. J'y vois avec déplaisir la continuation de voi
plaintes , vis-â-vis de vos deux confrères; mais n'étant entré ni
dans les traités ni dans les négociations réciproques, je me borne
à désirer que la justice soit observée , et que vous soyies touscon-
tens , sans avoir droit de m'ingércr dans une affaire qui ne me
regarde pas. J'ajouterai seulement que j'aurais souhaité, et de
grand cœur , que le tout eût passé par vos mains seules, et qu'oi
n*eiit traité qu'avec vous; mais n'ayant pas été consulté dam
celte affaire , je ne puis répondre de ce qui s'est fait à mon inio.
Je vous ai dit , monsieur , et je le répète, qu'^mx/«est leder^
nier écrit qui soit sorti et qui sortira jamais de ma plume pour
J'impression. Je ne comprends pas sur quoi vous pouves in-
fcrer le contraire; il me sufllt de vous avoir dit la vérité : vous ea
croirez ce qu'il vous plaira.
Je suis trcs-fi^ché des embarras 011 vous dites être au sajet it
la profession de foi ; mais comme vous ne m'avez point consnllc
sur le contenu de mon manuscrit, en traitant pour l'impression,
vous n*avez point à vous prendre à moi des obstacles qui vons
arrêtent; et d'autant moins que les vérités hardies semées dans
tous mes livres devaient vous faire présumer que celui-là n'en se-
rait pas exempt. Je ne vous ai ni surpris ni abusé , monsiear;
j'en suis incapable; je voudrais même vous complaire , mais ce
ne saurait être en ce que vous exigez de moi sur ce point ; et je
m'otonne que vous puissiez croire qu'un homme qui prend tant
de mesures pour que son ouvrage ne soit point altéré après sa
mort , le laisse mulilcr durant sa vie.
ANNÉE 1762. 567
À IVgard des raisons que vous m'exposes , vous pouviez vous
xlisponser de cet étalage, et supposer que j'avais pensé à ce qu'il
me convenait de faire. \ous diles que les gens même qui pensent
comme moi me blâment. Je vous réponds que cela ne peut pas
être; car moi , qui sûrement pense comme moi , je m'approuve,
et ne fis rien de ma vie dont mon co'ur fût aussi content. En ren-
dant gloire à Dieu , ot parlant pour le vrai bien des hommes , j'ai
fait rnon devoir : qu'ils eu proiiteiit ou non, qu'ils me blâment
ou m'approuvent , c'est hrur aflaire ; je ne donnerais pasim fétu
pour clianger leur blume en louange. Du reste, je les mets au
pis^ que me friront-ils que la nature et mes maux ne fassent
Lientot sans eux? Ils ne me donneront ni ne m'oteront ma ré-
compense; elle ne dépend d'aucun pouvoir humain. Vous voyes
Lien, monsieur, que mon parti est pris. Ainsi je vous conseille
de ne m'en plus parler , car cela serait parfaitement inutile.
A M. MOULT OU.
MontmofQncî , le 7 juin 1762.
«I E me garderais de vous inquiéter, cher Moultou , si je croyais
que vous fussiez tranquille sur mon compte ; mais la fermenta-
tion est trop forte pour que le bruit n'on soit pas arrivé jusqu'à
vous; et je juge par les lettres que je reçois des pro\'inces que les
gens qui m'aiment y sont encore plus alarmés pour moi qu*à
Paris. Mon livre a paru dans des circonstances malheureuses. Le
parlement de Paris , pour justifier son fêle contre les jésuites ,
veut, dit-on, persécuter aussi ceux qui ne pensent pas comme
eux; et le seul homme en France qui croie en Dieu doit être la
victime des défenseurs du christianisme. Depuis plusieurs jours ,
tous mes amis s'efforcent à l'envi de m'elfrayer : on m'offre par-
tout des retraites; mais comme on ne me donne pas , pour les
accepter, des raisons bonnes pour moi, je demeure ; car votre
ami Jean-Jacques n'a point appris à se cacher. Je pense aussi
qu'on grossit le mal à mes yeux pour tâcher de m'ébrauler , car
je ne saurais concevoir à quel titre , moi citoyen de Genève , je
puis devoir compte au parlement de Paris d'un livre que j'ai fait
imprimer en Hollande avec privilège des états-généraux. Le seul
moyen de défense que j'entends employer , si l'on m'interroge*,
est la récusation de mes juges : mais ce moyen ne les contentera
?>as; car je vois qne , tout plein de son pouvoir suprême, le par-
ement a peu d'idée du droit des gens , et ne le respectera guère
dans un] "
des intén
a pas _
Pans qu'à en rouer nn autre an parlemei^ -de Toûlonae. Il est
vrai qu'en général les magistrat» an premier de eei corpt aiment
la justice , et sont toujours équitables et modërës quand. r-* iiw
dant trop fort ne 8*y o]raose pas; maîa si cet aM '^
cette ailaire , comme il est probable^ ilf d*j
II
568 CORRESPONDANCE.
Teb sont les hommes , cher Moaltou , telle est cette socriët^ à
Tantëe ; la justice parle , et les passions ajpssent. D'aillenrs ,
quoique je n'eusse qu'à déclarer ouvertement la vérité des faits ,
ou , au contraire y k user de quelque mensonge pour me tirer
d'affaire, même malgré eux, bien résolu de ne rien dire qae de
vrai , et de ne compromettre personne , toujours gêné dans mes
réponses, je leur donnerai le plus beau jeu du monde pour me
perdre à leur plaisir.
Mais , cher Moultou , si la devise oue j'ai prise n'est pas nn pur
bavardage , c'est ici l'occasion de m en montrer digne ; et ii quoi
puis-je employer mieux le peu de vie qui me reste? De quelque
manière que me traitent les hommes, que me feront-ils que la
nature et mes maux ne m'eussent bientôt fait sans eux? Ils ponr^
ront m'ôter une vie que mon état me rend à charge , mais ib ne
xn'ôteront pas ma liberté ; je la conserverai , quoi qu'ils fassent ,
dans leurs liens et dans leurs murs. Ma carrière est finie , il ne
me reste plus qu'à ht couronner. J'ai rendu gloire à Dieu , j'ai
parlé pour le bien des hommes. O ami! pour une si grande cause,
ni toi ni moi ne refuserons jamais de souffrir. C'est aujourd'hui
que le parlement rentre^ j'attends en paix ce qu'il lui plaira d'oi^
donner de moi.
Adieu , cher Moultou ; je vous embrasse tendrement : sit6t que
mon sort sera décidé , je vous en instruirai , si je reste libre; fi-
non vous l'apprendrez par la voix publique.
 MADAME DE CRÉQUI.
Montmorenci , le 7 juin 1763.
«Ie vous remercie , madame, de l'avis que vous vou les bien me
donner; on me le donne de toutes parts, mais il n'est pas en
xnon usage ; J. J. Rousseau ne sait point se cacher. D'ailleurs, je
vous avoue qu'il m'est impossible de concevoir à quel titre un
citoyen de Genève, imprimant un livre en Hollande , avec privi-
lège des états-généraux , en peut devoir compte au parlement de
Paris. Au reste , j'ai rendu gloire à Dieu , et parlé pour le bien
des hommes. Pour une si digne cause , je ne refuserai jamais de
souffrir. Je vous réitère mes remercimens, madame, et n'ou-
blierai point ce soin de votre amitié.
A MADAME LATOUR.
Monlmorencî , le 7 juin»
XlASSUREZ-vous , madame , je vous supplie , vous ne serez ni
nommée ni connue ; je n'ai tait qne ce (lue je pouvais faire sans
indiscrétion. Je visiterai dès aujourd'hui toutes vos lettres; et ,
n'ayant pas le courage de les brûler, à moins que vous ne l'or-
donniez , j'en ôterai du moins , avec le plus grand soin , tout ce
qui pourrait servir de renseignement ou d'indice pour vous rc-
counaître. Au reste ^ attendez quelques jours à m'écrire. On dit
ANNÉE 1762, 569
que le parlement de Paris veat disposer de moi ; il faut le laisser
faire, et ne pas compromettre yos lettres dans cette occasion.
Je rouvre ma lettre pour vous dire que j'aurai soin d*ôler aussi
votre cachet , et de mettre toutes yos lettres en s&reté ; ainsi ,
soyez tranquille.
A M. DE LA POPLINIÈRE.
Montmorencî » le 8 juin 1762.
INo.T , monsieur, les livres ne corrigent pas les hommes, je le
sais bien ; dans Tétat oii ils sont, les mauvais les rendraient pires,
s'ils pouvaient l'ctre , sans que les bons les rendissent meilleurs.
Aussi ne m'en imposais-je point en prenant la plume sur l'inuti-
lité de mes écrits; mais j'ai satisfait mon cœur en rendant hom-
mage à la vérité ; en parlant aux hommes pour leur vrai bien ,
m'avait confiés. Voilà , monsieur , tout ce que je pouvais faire ;
rien de plus n'a dépendu de moi. Du reste , j'ai fini ma courte
tâche; je n'ai plus rien à dire et je me tais. Heureux, monsieur,
si bientôt oublié des hommes et rentré dans l'obscurilé qui me
convient , je conserve encore quelque place dans votre estime et
dans votre souvenir.
A M. MOULTOU.
Yverdan , le i5 juin i763«
Y ous avies mieux jugé que moi , cher Moultou ; l'événement
a justifié votre prévoyance, et votre amitié voyait plus clair que
moi sur mes dangers. Après la résolution oii vousm'avee vu dans
ma précédente lettre, vous seree surpris de me savoir maintenant
à Yverdun ; mais je puis vous dire que ce n'est pas sans peine et sans
des considérations trcs-sravcs, que j'ai pu me déterminer à un parti
si peu de mon goût. J^i attendu jusqu'au dernier moment sans
me laisser effrayer ; et ce ne fut qu'un courrier , venu dans la
nuit du 8 au 9 , de M. le prince de Cpnti à madame de Luxem-
bourg , qui apporta les détails sur lesquels je pris sur-le-champ
mon parti. 11 ne s'agissait plus de moi seul , qui sûrement n'ai
jamais approuvé le tour qu on a pris dans cette affaire, mais des
personnes oui ,. pour l'amour de moi , s'y trouvaient îtitéressées ,
et qu'une fois arrêté, mon silence même , ne voulant pas men^
tir , eût compromises. Il a donc fallu fuir , cher MôultoiT , et
m'exposer , dans une retraite assez difficile , k toutes les transe»
des scélérats , laissant le parlement dans la joie de tfaon évasion .
et très-résolu de suivre la contumace aussi loin qu'elle peut aile'
Ce n'pst pas , croyez- moi , que ce corps me haïsse et ne r"
fort bien son iniquité. Mais voulant fermer la bouche auxdi
eu poursuivant les jésuites ^ il m'eût y sans égard pour mon 1
Byo CORRESPONDANCE.
état , fait souffirir les plus cruelles tortures ; il m'eAt fait brider
vif avec aussi peu de plaisir que de justice, et simplement parce
que cela l'arrangeait. Quoi qu'il en soit, je vous jure, cher
idoultou , devant ce Dieu qui lit dans moa cœur , que je n'ai
rien fait en tout ceci contre les lois ; que non-senlement j'étais
parfaitement en règle , mais que j'en avais les preuves les plas
authentiques , et qu'avant de partir je me suis défait yolontai-
rement de ces preuves pour la tranquillité d'autrui.
Je suis arrivé ici hier matin , et je vais errer dans ces monta-
gnes jusqu'à ce que j'y trouve un asile assez sauvage pour y passer
en paix te reste de mes misérables jours. Un autre me demande-
rait peut-être pourquoi je ne me retire pas k Genève ; mais « on
je connais mal mou ami M oultou , ou il ne me fera silrement pas
cette question ; il sentira que ce n'est point dans la patrie qn an
malheureux proscrit doit se réfugier; qu'il n'y doit point porter
son ignominie , ni lui faire partager ses affronts. Que ne puis-je,
dès cet instant , y faire oublier ma mémoire ! N'y donnes mon
adresse à personne } n'y parlez plus de moi ; ne m'y nommes
Ïdus. Que mon nom soit effacé de dessus la terre ! Ah ; Moultou,
a providence s'est trompée ; pourquoi m'a-t-elle fait naître parmi
les hommes , en me faisant a une autre espèce qu'eux ?
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Ytrerdan, le iSjuin 1762.
XliNHN j'ai mis le pied sur cette terre de justice et de liberté qu'il .
ne fallait jamais quitter. Je ne puis écrire aujourd'hui.... Il était
temps d'arriver.
Mon adresse , sous le couvert de M. Daniel Roguin , à Yver-
dun en Suisse. Le lettres ne parviennent ici qu'affranchies jusqu'à
la frontière. De grâce , monsieur le maréchal , un mot de ma-
demoiselle Le Yasseur. J'attends sa résolution pour prendre la
mienne.
A M- LE PRINCE DE CONTI.
Yverdan, le 17 juin 176a.
iVloNSEIGNEUR,
Je dois à Y. A. S. ma vie , ma liberté , mon honneur même,
plus augmenté par l'intérêt que vous daignez prendre à moi
qu'altéré par Tiniquité du parlement de Paris. Ces biens, les
Î>lus estimés des hommes , ont un nouveau prix pour celui qui
es tient de vous. Que ne puis-je , monseigneur , les employer
au gré de ma reconnaissance ! C'est alors que je me glorifierais
tous les jours de ma vie d'ctre avec le plus profond respect , elcu
ANNÉE 1762. G71
A MADAME LA MAKÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Yverdaii, le 17 jniu 1762.
V ous Tavcz voulu , maclame la maréchale. IMe voilà donc exilé
loin de tout ce qui m'ai lâchait à la vie I Est*cc un bien de la
conserver à ce prix ? Du moins en perdant le bonheur auquel
vous m'aviez accoutnnir* , ce sera qu«'lqne consolation dans ma
misère de songer aux motifs <]ui nront déterminé.
r.tant allé à Villrroi , comme nous en étions convenus, je re-
mis à monsieur le duc la lettre que vous m'aviez donnée pour
lui. Il me reçut en homme bien voulu de vous, et me donna une
lettre pour le secrétaire de monsieur le commandant de Lyon ;
mais réfléchissant en chemin que celui à qui elle était adressée
pouvait être absent ou malade, et qu'alors je serais pins embar-
rassé peut-être que si monsieur le duc n'avait point écrit, je pris
le parti d'éviter également Lyon et Besançon , afin de n'avoir à
comparaître par-devant aucun commandant; et , prenant entre
les deux ime route moins suivie , je suis venu ici sans accident,
par Salins et Pontarlier. Je dois pourtant vous dire qu'en passant
à Dijon il fallut donner mon nom , et qu'ayant pris la plume
dans rintention de substituer celui de ma mère à celui de mon
})ère, il me fut impossible d'en venir à bout : la main me trem-
blait tellement, que je fus contraint deux fois de poser la plume;
enfin le nom de Rousseau fut le seul que je pus écrire, et toute
ma falsification consista à supprimer le J d'un de mes deux pré-
noms. Sitôt que je fus parti , je croyais toujours entendre la
maréchaussée à mes trousses ; et un courrier ayant passé la même
nuit sous mes fenêtres , je crus aussitôt qu'il venait m'arrêter.
Quels sont donc les tourmens du crime , si l'innocence opprimée
en a de tels?
Je suis arrivé ici dans un accablement inconcevable ; mats ,
depuis deux jours que j'y suis , je me sens déjà beaucoup mieux :
l'air natal , l'accueil de l'amitié , la beauté des lieux, la saison ,
tout concourt à réparer les fatigues du plus triste voyage. Quand
j'aurai reçu de vos nouvelles , que vous m'aurez dit que vous
m'aimez toujours , que monsieur le maréchal m'aura dit la même
chose , je serai tranquille sur tout le reste. Quelque malheur qui
m'attende , une consolation qui m'est s&re est de ne l'avoir pas
mérité. /
Voilà , madame la maréchale , une lettre pour monsieur le
"' — ^ '' '* * vous supplie de la lui fairi '^~ ^ '"'"'
DUS paraîtra propre à lui n
pénétré pour ses bontés. Qi
a besoin de faveur et de grâces , elle est heureuse au moins de
les recevoir d'une main dont elle peut s'honorer. Je youdraif
écrire à madame la comtesse de Boufïlers ; mais l'heure presse ,
et le courrier ne repartira de huit jours.
K*ayaat poiut encore commencé mes recherches y j'ignoit ea
572 CORRESPONDANCE.
quel lieu je fixerai ma retraite : de nouvelles courses m'effraient
trop pour la chercher bien loin d'ici. Tout séjour m'est bon
pourvu qu'il soit ignore, et que l'injustice et la violence ne vien-
nent pas m'y poursuivre , et c'est un mallieur qu'on n'a pas à
craindre en ce pays. Je n'ose vous demander des nouvelles , je
les attends horribles ; mais les jugemens du parlement de Paris
ne sont pas si respectables qu'on n'en puisse appeler à l'Europe
et à la postérité. Je prends la liberté die vous recommander ma
pauvre gouvernante. Dans quels embarras je l'ai laissée, et quel
Donheur pour elle et pour moi , que vous ayez été à Montmo-
renci dans ces temps de nos calamités !
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Yverdun , le 17 juin 1763»
tl c vous écrivis de Dôle , monsieur le maréchal , samedi dernier.
Hier je vous écrivis d'ici par la roule de Genève ; et je vous écris
aujourd'hui par la route de Pontarlier. En voilà maintenant pour
huit jours avant qu'aucun courrier reparte. A l'égard de ceux de
Paris pour ce pays , on peut écrire presque tous les jours ; il y
en a cependant trois de préférence , mais le mercredi est le meil-
leur.
Si quelque chose an monde pouvait me consoler de m'être éloi-
gné de vous , ce serait de retrouver ici , dans un digne Suisse,
tout l'accueil de l'amitié, et dans tous les habitansdu pays l'hos-
pitalité la plus douce et la moins gênante. Je n'ai pourtant dit
mon nom qu'à monsieur Roguin , et je ne suis connu de personne
que comme un de ses amis; mais je ne pourrai éviter d'être pré-
senté aujourd'hui ou demain à monsieur le bailli , qui est ici le
gouverneur de la province. J'espère qu'en m'ouvraut à lui il me
gardera le secret.
Tous mes arrangemens ultérieurs dépendent tellement de la
décision de mademoiselle I^e Yasseur, qu'il faut que j'en sois ins-
truit avant que de rien faire. Je verrai en attendant tous les lieux
des environs ou je puis chercher un asile ; mais je ne le choisirai
qu'après que j'aurai su si elle veut le partager ; et , là-dessus , je
vous supplie qu'il ne lui soit rien insinué pour l'engager à vemr
si elle y a la moindre répugnance ; car l'empressement de l'avoir
avec moi n'est que le second de mes désirs^ le premier sera tou-
jours quelle soit heureuse et contente , et je crains qu'elle ne
trouve ma retraite trop solitaire , qu'elle ne s'y ennuie. Si elle
ne vient pas je la regretterai toute ma vie; mais si elle vient ,
son séjour ici ne sera pas pour moi sans embarras : cependant
qu'à cela ne tienne , et fût-elle ici dès demain !
Une autre chose qui me tient en suspens , c'est le sort des petits
effets que j'ai laissés : s'ils me restent, ce que mademoiselle Le \ês*
seur ne voudra pas et qui sera d'un plus facile transport pourrait
être emballé ou encaissé, et envoyé ici par les soins ne M. de
Rougçinoul, banquier, rue Jjcaubourg, lequel est prévenu. Mais
^i le parlement juge à propos de tout confisquer et de s'enrichir
de mes guenilles, iïfaut que je pourvoie ici peu à peu, aux choses
dont j'ai un absolu besoin. Voulez-vons bien, monsieur )c ma-
réchal, me faire donner un mot d'avis sur tout cela, et vous
charger des lettres que mademoiselle Le Yasseur peut avoir à
ni'écrire?Car elle n'apas mon adresse, et je souhaite qu'elle ne soit
communiquée à personne , ne voulant plus être connu que de
vous. Voici une lettre pour elle. Je me crois autorisé , par vos
bontés, à prendre ces sortes de libertés.
Je ne vous ai point fait l'histoire de mon voyage; il n'a rien de
fort intéressant. Je ne vous renouvelle plus 1 exposition de mes
sentimens , ils seront toujours les mêmes. Mon tendre attache-
ment pour vous est à l'épreuve du temps, de l'cloignement , des
malheurs , de ces malheurs même auxquels le cœur d'un hon-
nête homme ne sait point se préparer, parce qu'il n'est pas fait
pour l'ignominie, et qui l'absorbent tout entier quand ils lui sont
arrivés. £n cachant ma honte à toute la terre , je penserai toujours
à vous avec attendrissement, et ce précieux souvenir fera ma
consolation dans mes misères. Mais vous , monsieur le maréchal ,
daignerez-vous quelquefois vous souvenir d'un malheureux pros-
crit?
A MADEMOISELLE LE YÂSSETJR.
YverduQ , le 17 juin 176a.
M
1a chère enfant, vons apprendrez avec grand plaisir que je
suis en sûreté. Puissé-je apprendre bientôt que vous vous por-
tez bien et que vous m aimez toujours! Je me suis occupé de vous
en partant et durant mon voyage; je m'occupe tout à présent
du soin de nous réunir. Voyez ce que vons voulez faire, et ne
suivez en cela que votre inclination ; car quelque répugnance
que j'aie à me séparer de vous, après avoir .si long-temps vécu
ensemble, je le puis cependant sans inconvénient, quoimi'<ivec
regret ; et même votre séjour en ce pays trouve des difucultés
qui ne m'arrêteront pourtant pas s'il vous convient d'y venir.
Consultez*vous donc, ma chère enfant, et voyez si vous pourrez
supporter ma retraite. Si vous venez je tâcherai de vous la rendre
douce , et je pourvoirai même , autant qu'il sera possible , à ce
que vous puissiez remplir les devoirs de votre religion aussi sou-
vent qu'il vous plaira. Mais si vous aimei mieux rester, faites-le
sans scrupule, et je concourrai toujours de tout mon pouvoir à
vous rendre la vie commode et agréable.
Je ne sais rien de ce qui se passe ; mais les iniqmtés du parle«
ment ne peuvent plus me surprendre, et il n'y «point d'horrenw
auxquelles je ne sois déjà prépare. Mon enfant, ne me ménr^*^
pas à cause de ma misère. Les hommes peuvent me 1
tieureux , mais ils ne sauraient me rendre nA:han^
et vous savez mieux que personne que je n'ai rien
lois.
574 CORRESPONDANCE.
J'ignore comment on aura disposé des effets qui sont restci
dans ma maison; j'ai toute confiance en la complaisance qa'a
eue M. Dumoulin de vouloir bien en être le gardien. Je crois
que cela pourra lever bien des difficultés que aautres auraient
pu faire. Je ne présume pas que le parlement, tout injuste qu'il
est, ait la bassesse de confisquer mes guenilles. Cependant, si
cela arrivait, venez avec rien, mon enfant, et je serai consolé
de tout quand je vous aurai près de moi. Si , comme je le crois,
on ferme les yeyx et qu'on vous laisse disposer du tout , consul-
tez messieurs Matlias , Dumoulin, de la noclie, sur la manière
de vous défaire de tout cela ou de la plus grande partie, surtout
des livres et des gros meubles , dont le transport coûterait plus
qu'ils ne valent; et vous ferez emballer le reste avec soin, afin
qu'il me soit envoyé par une voie qui est connue de monsieur le
maréchal : mais , avant tout, vous tâcherez de me faire parvenir
une malle pleine de linge et de bardes, dont j'ai un très-grand
besoin , donnant avec la malle un mémoire exact de tout ce
qu'elle contient. Si vous venez , vous garderez ce qu'il j a de
meilleur et qui occupe le moins de volume, pour l'apporter avec
vous , ainsi que l'argent que le reste aura produit , dont vous
vous servirez pour votre voyage. Si cela , joint à l'appoint du
compte de monsieur de la Roche , excède ce qui vous est néces-
saire, vous le convertirez en lettres de change par le banquier
qui dirigera votre voyage; car, contre mon attente , j'ai trouvé
qu'il faisait ici très-cher vivre, que tout y coûtait beaucoup, et
que s'il faut nous remonter absolument en meubles et bardes , ce
ne sera pas une petite afiaire. Vous savez qu'il y a l'épinelte et
quelques livres à restituer, et monsieur Mathas, et le boucher,
et mon barbier à payer : je vous enverrai un mémoire sur tout
cela. Vous avez dû trouver , dans le couvercle de la boite aux
bonbons , trois ou quatre écus qui doivent suffire pour le paie-
ment du boucher.
Je ne suis point encore déterminé sur l'asile que je choisirai
dans ce pays. J'attends votre réponse pour me fixer, car si vous
ne veniez pas je m'arrangerais difléreuiment. Je vous prie de té-
moigner à messieurs Mathas et Dumoulin , à madame de Verde-
liu , à messieurs Alamanni et Mandard , à monsieur et madame
de la Roche , et généralement à toutes les personnes qui vous pa-
raîtront s'intéresser à mon sort , combieu il m'en a coûté pour
quitter si brusquement tous mes amis et un pays où j'étais bien
voulu. Vous savez le vrai motif de mon départ ; si personne n'eût
été compromis dans celte malheureuse afiaire, je ne serais sûre-
ment jamais parti , n'ayant rien à me reprocher. Ne manquez
pas aussi de voir de ma part monsieur le curé , et de lui marquer
avec quelle édification ]'ai toujours admiré son zèle et toute sa
conduite , et combien j'ai regretté de m'éloigner d'un pasteur si
respectable dont l'exemple me rendait meilleur. M. Alamanni
avait promis de me faire taire un bandage semblable à un modèle
qu'il m'a montré, excepté que ce qui était à droite devait cire à
ANNÉE 1762. 575
gauche : je pense que ce bandage peut trës-bien se faire sans me-
sure eiacte , en n'ouvrant pas les boutonnières , en sorte que je
les pourrais faire ouvrir ici à ma mesure. S'il voulait bien prendre
la peine de m'en faire faire deux semblables, je lui en serais sen-
siblement obligé; vous auriez soin de lui en rembourser le
prix , et de me les envoyer dans la première malle que vous me
ferez parvenir. N'oubliez pas aussi les ëtuis à bougies , et sojes
attentive à envelopper le tout avec le plus grand soin.
Adieu , ma chère enfant. Je me console un peu des embarras
oii je vous laisse , par les bontés et la protection de monsieur le
maréchal et de madame la maréchale , qui ne vous abandonne-*
ront pas au besoin. Monsieur et madame Dubettier m'ont para
bien disposés pour vous; je souhaiterais que vous fissiez les
avances d'un raccommodement , auquel ils se prêteront sûre-
ment : que ne puis-je les raccommoder de même avec monsieur
et madame de la Hoche! Si j'étais resté j'aurais tenté cette bonne
œuvre, et j'ai dans l'esprit que j'aurais réussi. Adieu derechef. Je
vous recommande toute chose, mais surtout de vous conserver et
de prendre soin de vous.
A M.'mOULTOU.
Yverduii , le 22 juin lyGs*
Kjz que vous me marquez, cher Moultou , est à peine croyable.
Quoi . décrété sans être ouï! Et oii est le délit? oii sont les preuves?
Genevois , si telle est votre liberté, je la trouve peu regrettable.
Cité à comparaître , j'étais obligé d obéir , au lieu qu'un décret
de prise de corps ne pi'ordonnant rien , je puis demeurer tran-
quille. Ce n'est pas que je ne veuille purger le décret , et me
rendre dans les prisons en temps et lieu, curieux d'entendre ce
qti'on peut avoir à me Are, car j'avoue que je ne l'imagine pas.
Quant à présent, je pense qu'il est à propos de laisser au conseil
le temps de revenir sur lui-même , et de mieux voir ce qu'il a fait.
D'ailleurs , il serait à craindre que dans ce moment ae chaleur
quelques citoyens ne vissent pas sans murmure le traitement qui
m'est destiné , et cela pourrait ranimer des aigreurs qui doivent
rester à jamais éteintes. Mon intention n'est pas de jouer un rôle,
mais de remplir mon devoir.
Je ne puis vous dissimuler, cher Moultou, que, quelque péné-
tré que ]e sois de votre conduite dans cette aflaire , je ne saurais
l'approuver. Le zèle que vous marquez ouvertement pour mes
intérêts ne me fait aucun bien présent , et me nuit beaucoup pour
l'avenir en vous nuisant à vous-même. Vous vous ôtez un crédit
que vous auriez employé très-utilement pour moi dans un temps
plus heureux. Apprenez à louvoyer , mon jeune ami , et ne
heurtez jamais de front les passions des hommes quand vous
voulez les ramener à la raison. L'envie et la haine sont mainte-
nant contre moi à leur comble. Elles diminueront quand , ayant
depuis long-temps cessé d'écrire, je commencerai d'être oublié du
57G CORRESPONDANCE.
public 9 et qu'on ne craindra plus de moi la vérité. Alors, si je
suis encore , vous me servirez et l'on vous écoutera. Mainteoaot,
taisez-vous ; respectez la décision des magistrats et l'opiaion pu-
blique; ne m'abandonnez pas ouvertement, ce serait une lâcheté;
mais parlez peu de ipoi^ n'affectez point de me défendre ; écri*
vez-moi rarement , et surtout gardez- vous de me venir voir,
je vous le défends avec toute l'autorité de l'amitié; enfin , si vous
voulez me servir , servez-moi à ma mode; je sais mieux que vous
ce qui me convient.
. J ai fait assez bien mon voyage , mieux que je n'eusse osé l'es-
pérer : mais ce dernier coup m'est trop sensible pour ne pis
prendre un peu sur ma santé. Depuis quelques jours je sens des
douleurs qui m'annoncent peut-être une rechute. C'est grand
dommage de ne pas jouir en paix d'une retraite si agréable. Je
suis ici chez un ancien et digne patron et bienfaiteur (i) , dont
l'honorable et nombreuse famille m'accable, à son exemple,
d'amitiés et de caresses. Mon bon ami , que j'aime à être bien
voulu et caressé ! Il me semble que je ne suis plus malheureux
quand on m'aime : la bienveillance est douce à mon cœur , elle
me dédommage de tout. Cher Moulteu , un temps viendra peut-
être que je pourrai vous presser contre mon sein , et cet espoir me
fait encore aimer la vie.
A M. DE GINGINS DE MOIRY.
Yverdun , le aa juin 1762.
AlLonsieur,
Vous verrez par la lettre ci-jointe, que je viens d'être décrété
à Genève de prise de corps. Celle que j'ai l'honneur de vous
écrire n'a point pour objet ma sûreté péronnelle; au contraire,
je sais que mon devoir est de me rcnare dans les prisons de Ge-
nève puisqu'on m'y a jugé coupable, et c'est certainement ce
que je ferai sitôt que je serai assure que ma présence ne causera
aucun trouble dans ma patrie. Je sais, d'ailleurs , que j'ai le bon*
heur de vivre sous les lois d'un souverain équitable et éclairé
qui ne se gouverne point par (es idées d'autrui , qui peut et qui
veut protéger l'innocence opprimée. Mais , monsieur , il ne me
suiEt pas dans mes malheurs de la protection même du souve-
rain , si je ne suis encore honoré de son estime , et s'il ne me
voit de bon œil chercher un asile dans ses états. C'est sur ce
point, monsieur, que j'ose implorer vos bontés, et vous snp*
plier de vouloir bien faire au souverain sénat un rapport de mes
respectueux sentimens. Si ma démarche a le malheur de ne pas
agréer à LL. £E., je ne veux point abuser d'une protection
qu'elles n'accorderaient qu'aux malheureux , et dont l'homme
ne leur paraîtrait pas digue , et je suis prêt à sortir de leurs états,
(1) M, D. Rogoin.
ANNÉE 1762. 577
même sans ordre ; mais si le défenseur de la cause de Dieu , des
lois, de la vertu, trouve grâce devant elles, alors, supposé cjue
mon devoir ne m'appelle point à Genève , je passerai le reste de
mes jours dans la confiance d'un cœur droit et sans reproche ^
soumis aux justes lois du plus sage des souverains.
A M. MOULTOU.
Yverdun , le a4 juin 176a.
fiNCORE un mot, cher Moultou , et nous ne nous écrirons
plus qu'au besoin.
Ne cherchez point à parler de moi; mais, dans l'occasion , dites
à nos magistrats que je les respecterai toujours , même injustes;
et à tous nos concitoyens que je les aimerai toujours , même
ingrats. Je sens dans mes malheurs que je n'ai point l'ame hai-
neuse , et c'est une consolation pour moi de me sentir bon aussi
dans l'adversité. Adieu, vertueux Moultou; si mon cœur est
ainsi pour les autres , vous devez comprendre ce qu'il est pour
vous.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
YverdnD , le 39 juin 1763.
J^ 'ayant plus à Paris d'autre correspondance qne la vôtre,
monsieur le maréchal, je me trouve forcé de vous importuner de
mes commissions , puisque je ne puis m'adresser pour cela qu'à
vous seul. Je crois qu'on a sauvé quelques exemplaires de mon
dernier livre. M. le bailli d' Yverdun , qui m'a fait l'accueil
le plus obligeant , a le plus grand empressement de voir cet
ouvrage ^ et moi j'ai l#»plus grand désir et le plus grand in-
térêt de lui complaire. J'en ai promis aussi un à mon hôte et
ami M. Roguin. Il s'agirait donc d'en faire empaqueter deux
exemplaires , de les faire porter chez M. Rougemont , rue Beau-
bourg , en lui faisant marquer sur une carte qu'il est prié par
M. D. Roguin de les lui faire parvenir par la voie la plus courte
et la plus sure, qui est , je pense, le carrosse de Besançon. Pardon ,
monsieur le maréchal ; je suis dans un de ces momens oui doivent
tout excuser. Mes deux livres viennent d'exciter la plus grande
fermentation dans Genève. On dit que la voix publique est pour
moi ; cependant ils y sont défendus tous les deux. Ainsi mes
malheurs sont au comble j il ne peut plus guère m'arriver pis.
J'attends avec grande impatience un mot sur la déciiion de
mademoiselle Le Vasseur , dont le séjour ici ne sera pat sans in-
convénient ; mais qu'à cela ne tienne, «t qu'elle fiuse ce qu'elle
aimera le mieux.
17
578 CORRESPONDANCE.
A MADAME CRAMER DE LON.
ajaillet 1762.
J L y a long-temps , madame , que rien ne m'ëtonne plus cle la part
des hommes , pas même le DÎen quand ils en font. Heureuse-
ment je mets toutes le6 vingt- quatre heures un jour de plus à
couvert de leurs caprices , il faudra bientôt qu'ils se dépêchent
s'ils veulent me rendre la victime de leurs jeux d'enfaiis.
A M. MOULTOU.
6 juillet 176t.
Je vois bien , cher concitoyen , que tant que je serai malheu-
reux , vous ne pourrez vous taire , et cela vraisemblablement
m'assure vos soins et votre correspondance pour le reste de mes
jours. Plaise k Dieu que toute votre conduite dans cette affaire
ne vous fasse pas autant de tort qu'elle vous fera d'honneur. D
ne fallait pas moins avec votre estime que celle de quelques vrais
përes de la patrie pour tempérer le sentiment de ma misère dans
un concours de calamités que je n'ai jamais dû. prévoir : la noble
fermeté de monsieur Jalabert ne me surprend point. J'ose croire
que son sentiment était le plus honorable au conseil , ainsi uae
le plus équitable } et pour cela même je lui suis encore plus obligé
du courage avec lequel il l'a soutenu. C'est bien des philosophes
qui lui ressemblent qu'on peut dire que , s'ils gouvernaient les
états , les peuples seraient heureux.
Je suis aussi fâché que touché de la démarche des citoyens
dont vous me parlez, lis ont cru dans cette affaire avoir leurs
propres droits à défendre , sans voir qu'ils me faisaient beau-
coup de mal. Toutefois, si cette déiJÉrche s'est faite avec la
décence et le respect convenables, je la trouve plus nuisible que
répréhensible. Ce qu'il y a de très- sûr , c'est que je ne rai
ni sue ni approuvée, non plus que la requête de ma famille,
quoiqu'à dire le vrai, le refus qu'elle a produit soit surprenant,
et peut-être inouï.
Plus je pesé toutes les considérations , plus je me confirme
dans la résolution de garder le plus parfait silence. Car enfin
que pourrais-je dire sans renouveler le crime de (^ham .' Je
me tairai, cher Moultou , mais mon livre parlera pour moi;
chacun y doit voir avec évidence que l'on m'a juge sans m'a-
voir lu.
Non-seulement j'attendrai le mois de septembre avant d'aller
àOenèvo, mais je ne trouve pas même ce voyage fort néces-
saire depuis que le conseil lui-même désavoue le décret , et
jp ne suis e;npre en état d'aller faire pareille corvée. Il faut
êtrr fou dans ma situation ponr courir à de nouveaux désa-
gréïurus quand le devoir ne l'rxigp pas. J'aimerai toujours ma
patrie | mais je n'en peux plus revoir le séjour avec plaisir.
ANNÉE 1762. 579
On a écrit ici à M. le bailli que le sénat de Berne, prévenu
par le réquisitoire imprimé dans la gazette , doit dans peu
in'envoyer un ordre de sortir des terres de la république. J'ai
peine à croire qu'une pareille délibération soit mise à exécu-
tion dans un si sage conseil. Sitôt que je saurai mon sort
j'aurai soin de vous en instruire : jusque-là gardez-moi le secret
9ur ce point.
Ce réquisitoire ou plutôt ce libelle me poursuit d'état en état,
pour me faire interdfire partout le feu et l'eau. On vient encore
de l'imprimer dans le Mercure de Neuchdtel. Est-il possible
qu'il ne se trouve pas dans tout le public un seul ami de la jus-
tice et de la vérité qui daigne prendre la plume et montrer les
calomnies de ce sot libelle , lesquelles ne pourraient q^ifle par leur
bêtise sauver l'auteur du châtiment qu'il recevrait d'im tribunal
équitable, quand il ne serait qu'un particulier? Que doit-ce être
d'un homme qui ose employer le sacré caractère de la magistra-
ture à faire le métier qu'il devrait punir ? Je yous embrasse de
tout mon cœur,
A M. MOULTOU.
Moiierft-Travers , le 1 1 juillet 1762.
^VANT-HiER , cher Moultou, je fus averti que le lendemain
devait m'arriver de Berne l'ordre de sortir des terres de la ré-
publique dans l'espace de quinze jours ; et l'on m'apprit aussi
que cet ordre avait été donné à regret, aux pressantes Sollicita-
tions du conseil de Genève. Je jugeai qu'il me convenait de le
prévenir ; et avant que cet ordre arrivât à Yverdun j'étais hors
du territoire de Berne. Je suis ici depuis hier , et j'y prends ha-
leine jusqu'à ce qu'il plaise à messieurs de Voltaire et Tronchia
de m'^ poursuivre et d^jp'en faire chasser^ ce que je ne doute
pas qui n'arrive bientôt, j^ai reçu votre lettre du 7 : n'avez- vous
pas reçu la mienne du 6 ? Ma situation me force à consentir que
vous écriviez , si vous le jugez à propos , pourvu que ce soit
d'une manière convenable à vous et à moi , sans emportemens ,
sans satires , surtout sans éloges , avec douceur et disnité, avec
force et sagesse ; enfin , comme il convient à an ami de la jus-
tice, encore plus que de l'opprimé. Du reste, je ne veux point voir
cet ouvrage; mais je dois vous avertir que , si vous l'exécutez
comme j'imagine , il immoirtalisera votre nom (car il faut vous
nommer on ne pas écrire). Mais vous serez un homme perdu.
Pensez-y. Adieu, cher Moultou.
Yous pouvez continuer de m'écrire sous le pli de M. Roguin^
ou ici directement ; mais écrivez rarement.
AU MÊME.
Motiers.Travers,le i5 juillet 1761.
Votre dernière lettre m'afflige fort , cher Moultou. J'ai tort
dans les termes , je le sens bien ; mais ceux d'un ami doivent-ils
58i> CORRESPONDANCE.
être si durement interprétés , et ne deviez-voos pas vous dire k
vous-même , S'il dit mal , il ne pense pas ainsi ?
Quand j'ai demandé s'il ne se trouverait pas un ami de la jus-
tice et de la vérité pour prendre ma défense contre le réquisi-
toire , j'imaginais si peu que ce discours eût quelq^ue trait à vous,
que
ai él
précédente.
reille entreprise vous fût praticable en cette occasion , et d'au-
tant moins que mes défenseurs , si jamais j'en ai , ne doivent
point être anouimes. Mais sachant que vous voyez et connaisses
des gens de léltres , j'ai pensé que vous pourriez exciter ou en-
courager é|i quelqu'un d eux l'idée de faire ce que , sans impru-
dence , vous ne pouvez faire vous-même ; et que , si le projet
était bien exécuté , il vous remercierait quelque jour peut-être
de le lui avoir suggéré.
Cependant, comme personne ne connaît mieux que vous
votre situation et vos risques , que d'ailleurs cette entreprise est
belle et honnête , et que je ne connais personne au monde qui
puisse mieux que vous s'en tirer et s'en faire honneur , si vous
avez le courage de la tenter après l'avoir bien examinée » je ne
m'y oppose pas, persuadé que, selon l'état des choses que )e ne
connais point et que vous pouvez connaître , elle peut vous êtfe
plus glorieuse que périlleuse. C'est à vous de bien peser tout
avant que de vous résoudre. Mais comme c'est votre avis que
vous devez dire, et non pas le mien, je persiste dans la résolu-
tion de ne pas me mêler ae votre ouvrage , et de ne le voir qu'avec
le public.
Ce que M. de Voltaire a dit à madame d'Anville sur la déli^
bération du sénat de Berne à mon suMt n'est rien moins que
vrai , et il le savait mieux que personne. Le 9 de ce mois , INI. le
bailli d'Yverdun, homme d un mérite rare, et que j'ai vu s'atten-
drir sur mon sort jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il devait
recevoir le lendemain et me signifier le même jour l'ordre de
sortir dans quinze jours des terres de la république. Mais il est
vrai que cet avis n'a pas passé sans contradiction ni sans mur-
znure , et qu'il y a eu peu d'approbateurs dans le deux— cent, et
aucun dans le pays. Je partis le même jour 9, et le lendemain
j'arrivai ici , oii , malgré l'accueil qu'on m'y' fait , j'aurais tort
de me croire plus en sûreté qu'ailleurs. Mylord maréchal attend
à mon sujet des ordres du roi, et, en attendant, m'a écrit la
réponse la plus obligeante.
Comment pouvez-vous penser que ce soit par rapport à moi
que je veux suspendre notre correspondance? Jugez- vous que
j aie trop de consolations pour vouloir encore m'ôter les vôtres?
Si vous ne craignez rien pour vous, écrivez, je ne demande pas
mieux 5 et surtout n'allez pas sans cesse interprétant si mal les
sentimens de votre ami. Donnez mon adresse à M. L'Steri. Je ne
me cache point; on m'écrit même. et l'on peut m'écrire ici di-
ANNEE 1762. 58i
reclement sans enveloppe^ je souhaite seulement que tons les
désœuvrés ne se mettent pas à écrire comme ci-devant : aussi-
bien ne répondrai-je qu'à mes amis , et je ne puis être exact
même avec eux. Adieu ; aimez-moi conmie je vous aime , et de
grâce ne m'affligez plus.
Remerciez pour moi M. Usteri , je vous prie. Je ne rejette
point ses offres; nous en pourrons reparler.
A M. DE GINGINS DE MOIRT,
Membre du conseil souverain de la république de Berne ,
et seigneur bailli à Yverdun.
Motiers, ai juillet 1762.
«l'usE, monsieur, de la permission que vous m'avez donnée de
rappeler à votre souvenir un homme dont le cœur plein de vous
et de vos bontés conservera toujours chèrement les sentimens que
vous lui avez inspirés. Tous mes malheurs me viennent d'avoir
trop bien pensé des hommes. Ils me font sentir combien je
m'étais trompé. J'avais besoin , monsieur , de vous connaître ,
vous et le petit nombre de ceux qui vous ressemblent , pour ne
pas me reprocher une erreur qui m'a coûté si cher. Je savais
qu'on ne pouvait dire impunément la vérité dans ce siècle , ni
peut-être dans aucun autre : je m'attendais à souffrir pour la
cause de Dieu ; mais je ne m'attendais pas , je l'avoue , aux traite-
xnens inouïs que je viens d'éprouver. De tous les niaux de la vie
humaine , l'opprobre et les affronts sont les seuls auxquels l'hon-
par des hommes ctablif pour vengei
un malfaiteur dans mon propre pays que j'ai tâché d'honorer ,
poursuivi , chassé d'asile en asile , sentant à la fois mes propres
maux et la honte de ma patrie, j'avais l'ame émue et troublée,
j'étais découragé sans vous. Homme illustre et respectable , vos
consolations m ont fait oublier ma misère, vos discours ont élevé
mion cœur, votre estime m'a mis en état d'en demeurer toujours
digne : j'ai plus gagné par votre bienveillance que je n'ai perdu
par mes malheurs. Vous me la conserverez, monsieur, je l'es-
père, malgré les hurlemens du fanatisme et |[es adroites noir-
ceurs de l'impiété. Vous êtes trop vertueux pour me haïr d'oser
croire en Dieu ^ et trop sage pour me punir d'user de la raison
qu'il m'a donnée.
582 CORRESPONDANCE.
A MYLORD-MARÉCHAL.
Vitam impendere vtrû»
J aille! i762«
M
TLORD ,
Un pauvre auteur proscrit de France , de sa patrie , du cantom
de Berne, ^our avoir dit ce qu'il pensait être utile et bon, vient
chercher un asile dans les états du roi. Mylord, ne me l'accordex
pas si je suis coupable , car je ne demande point de grâce et ne
crois point en avoir besoin ; mais , si je ne suis qu'opprimé , il
est digne de vous et de sa majesté de ne pas me refuser le feu et
l'eau qu'on veut m'ôter par toute la terre. J'ai cru vous devoir
déclarer ma retraite et mon nom trop contiu par mes malheurs:
ordonnez de mon sort , je suis soumis à vos ordres; mais si vous
m'ordonnez aussi de partir dans l'état oii je suis, obéir m'est
impossible, et je ne saurais plus oii fuir.
Daignez , mjlord , agréer les assurances de mon profond
respect.
A M
Motiert, juillet 1763.
«J 'ai rempli ma mission , monsieur, j'ai dit tout ce que j'avais à
dire; je regarde ma carrière comme finie; il ne me reste plus
3u'à souffrir et mourir; le lieu 011 cela doit se faire est assez in»
iflférent. 11 importait peut-être que, parmi tant d'auteurs
menteurs et lâches, il en existât un d'une autre espèce qui osât
dire aux hommes les vérités utiles qui feraient leur bonheur s'ils
savaient les écouter. Mais il n'importait pas que cet homme ne
fût point persécuté; au contraire, on m'accuserait peut-être
d'avoir calomnié mon siècle si mon histoire même n en disait
plus que mes écrits; et je suis presque obligé à mes contempo-
rains de la peine qu'ils prennent à justifier mon mépris pour
eux. On en lira mes écrits avec plus de confiance. On verra
même, et j'en suis fâché, que j'ai souvent trop bien pensé des
hommes. Quand je sortis de France je voulus honorer de ma
retraite l'état de l'Europe pour lequel j'avais le plus d'estime,
et j'eus la simplicité de croire être remercié de ce choix. Je me
suis trompé; n'en parlons plus. Vous vous imaginez bien que
je ne suis pas, après cette épreuve, tenté de me croire ici plus
solidement établi. Je veux renSre encore cet honneur à votre
pays de penser que la sûreté que je n'y ai pas trouvée ne se trou-
vera pour moi nulle part. Ainsi, si vous voulez que nous nous
voyions ici, venez taudis qu'on m'y laisse; je serai charmé de
vous embrasser.
Quant à vous, monsieur, et à votre estimable société, je suis
toujours à votre égard dans les mêmes dispositions oii je vous
ANNÉE 17G2. 58Î
«cri vis de Montmonmci ; \e prendrai toujours un Teritable in té-»
rét au succès de votre entreprise^ et si je n'avais formé l'inébran-
lable resolution de ne plus écrire, à moins aue la furie de mes
persécuteurs ne me force à reprendre enfin la plume pour ma
défense , je me ferais un honneur et un plaisir d'y contribuer ;
mais , monsieur , les maux et l'adversité ont achevé de m'ôter le
?eu de vigueur d'esprit qui m'était resté ^ je ne suis plus qu'un
tre végétatif, une machine ambulante; il ne me reste qu'un
peu de chaleur dans le cœur pour aimer mes amis et ceux qui
méritent de l'être; j'eusse été bien réjoui d'avoir à ce titre le
plaisir de yous embrasser.
 MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Moliers-Trareri^ 21 jaillet 1762«
UE me hâte de vous apprendre, madame la maréchale, qut
mademoiselle Le Vasseur est arrivée ici hier en assez bonne santés
et le cœur plein de nouveaux sentimens, qu'elle m'aurait com-
mi uniques si les miens pour vous étaient susceptibles d'augmen-
tation , et si vos bontés et celles de monsieur le maréchal n'avaient
pas dès long-temps atteint la mesure oii les augmentations n'a-
joutent plus rien. Elle m'a apporté un reçu de M. de Rougemont
d'une somme trop considérable pour être fort bien en règle ,
Îmisque entre autres articles M. de la Roche remboursé en entier
es six cents francs que je lui remis au voyage de pâque sans faire
aucune déduction aes déboursés qu'il a faits pour mes habits
d'Arménien ; erreur sur laquelle j'attends éclaircissement et
redressement.
Yous avez su , madame la maréchale , que y pour prévenir
l'ordre qui venait de m'étre signifié de sortir du canton ae Berne
sous quinzaine, je suis venu avant l'intimation de cet ordre me
réfugier dans les états du roi de Prusse , où mylord maréchal
d'Ecosse, gouverneur du pays, m'a accordé avec toute sorte
d'honnêtetés la permission de demeurer jusqu'à la réception des
ordres du roi , auquel il a donné avi^ de mon arrivée. Ln atten—
dant, voici le second ménage dont je commence l'établissement:
si l'on me chasse de celui-ci je ne sais plus où aller, et je dois
m'attendre qu'on me refusera le feu et l'eau par toute la terre.
L'équitable et judicieux réquisitoire de M. Joly de Fleuri a pro-
duit tous ces enets : il a donné une telle horreur pour mon livre ,
qu'on ne peut se résoudre à le lire, et qu'on n'a rien de plus
pressé à faire que de proscrire l'auteur comme le dernier des
scélérats. Quand enfin quelque téméraire ose faire celte abomi-
nable lecture et en parler , tout surpris de ce qu'on trouve et de
ce qu'on a fait, on s'en repent, comme il est arrivé à Genève ,
et comme il arrive actuellement à Berne; on maudit le réquisi-
toire et son fat auteur : mais l'infortuné n'en demeure pas moins
proscrit : et vous savez que la maxime la plus fonda menlalc de:
tout gouvernement est de ne jamais revenir des sottises qu'il n
584 CORRESPONDANCE.
faites. Du reste, c'est le polichinelle Voltaire et le compèîe
Tronchin qui , tout doucement et derrière la toile , ont mis en
jeu toutes les autres marionnettes de Genève et de Berne : celles
de Paris sont menées aussi , mais plus adroitement encore , par
un autre arlequin que vous connaissez bien. Reste k savoir s'il
y a aussi des marionnettes à Berlin. Je vous demande pardon de
mes folies) mais, dans l'état où je suis , il faut s'égayer on s'é-
gorger.
J ai envoyé ci-devant à M. le maréchal copie d'ane lettre d'un
membre de notre conseil des deux-cent au sujet de mon Conùnâ
social. Cette lettre avant fait beaucoup de bruit, l'auteur a pris
noblement le parti cle la reconnaître par-devant nos quatre syn*
dics : aussitôt l'affaire est devenue criminelle, et Ton est mainte-
nant occupé et embarrassé peut-être & former un tribunal pour
la juger. Trop intéressé dans tout cela , je suis suspect en jugeant
mes juges; mais j'avoue que les Genevois me paraissent deveous
fous. Quoi qu'il en soit , qu'on fasse tout ce qu'on voudra , je ne
dirai rien, je n'écrirai point, je resterai tranquille : tout ceci
me parait trop violent pour pouvoir durer.
Excusez, madame la maréchale, mes longues jérëmiades. Avec
qui épancherais-je mon cœvtt si ce n'était avec tous? Je n'ai pas
peur qu'elles vous ennuient, mais qu'elles ne vous chagrineDt:
encore un coup ceci ne saurait durer. Après les peines vient U
repos; cette alternative n'a jamais manqué dans ma vie : et il
me reste un espoir très-solide, c'est que mon sort ne peut plas
changer qu'en mieux , à moins que vous ne vinssiez à m'oublier,
malheur que j'ai d'autant moins à craindre que je ne l'endure-
rais pas long-temps. Après vos bontés et celles de monsieur le
maréchal, rien n a tant pénétré mon ame que celles que M. le
prince de Conti a daigné étendre jusqu'à mademoiselle Le Yas-
seur. Pour madame la comtesse de Boufflers il faut l'adorer.
£h ! pourquoi me plaindre de mes malheurs? ils m'étaient né-
cessaires pour sentir tout le prix des biens qui m'étaient laissés.
On peut m'écrire en droiture à Motiers-Travers sous mon
nom, ou, si l'on aime mieux, sous le couvert de M. le major
Girardier; mais il faut que les lettres soient affranchies jusqu'à
Pontarlier. Il ne m'est encore arrivé aucune malle.
(i) Quand M. de la Tour a voulu faire graver mon portrait
je m'y suis opposé ; j'y consens maintenant si vous le jugez à
propos, pourvu qu'au lieu d'y mettre mon nom Ton n'y mette
que ma devise : ce sera désormais assez me nommer.
Le nom de ma demeure doit être écrit ainsi :
j4 Motiers'Travers , par Pontarlier,
(i) Sur le dos do la lettre.
ANNÉE i7(ta. 585
A M. MOULTOU.
Motien , le s4 juillet 1762.
Lja lettre ci-jointe , mon bon ami , a été occasionnée par une
de M. Marcet , dans laquelle il me rapporte celle qu'il a écrite à
Genève au sujet du triounal légal qu on dit devoir être formé
contre M. Pictet. Comme depuis fort long-temps je n'ai eu nulle
correspondance avec M. Marcet , et que j'ignore quelle est au-
jourd'hui sa manière de penser , j'ai cru devoir vous adresser la
lettre que je lui écris y pour être envoyée ou supprimée comme
vous le jugerez à propos. Au reste ne soyez pas surpris de me
voir changer de ton; mon expulsion du canton ae Berne , laquelle
vient certainement de Genève , a comblé la mesure. Un état dans
lequel le poëte et le jongleur régnent ne m'est plus rien ; il vaut
mieux que j'y sois étranger qu'ennemi. Que la crainte de nuire
à mes intérêts dans ce pays-là ne vous empêche donc pas d'en-
voyer la lettre , si vous n avez nulle autre raison pour la suppri-
mer. Je jugerai désormais de sang-froid toutes les folies qu'ils
vont faire, et je les jugerai comthe s'il n'était pas question de moi.
Si vous persistez dans le projet que vous aviez formé , je vous
recommande sur toute chose le réquisitoire de Paris, fabriqué à
Montmorenci par deux prêtres déguisés qui font la gazette ecclé-
siastique , et qui m'ont pris en hame parce que je n ai pas voulu
me faire janséniste. Il ne faut pourtant pas dire tout cela , du
moins ouvertement ; mais en montrant combien ce libelle est
calomnieux et méchant , il n'est pas défendu de montrer combien
il est bête. Du reste , parlez peu de Genève et de ce qui s'y est
fait , de même qu'à Berne et même à Neuchâtel , 011 l'on vient
aussi de défendre mon livre. Il faut avouer que les prêtres papis-
tes ont chez les réformés des recors bien zélés.
Je n'aimerais pas trop que votre ouvrage fût imprimié à Zurich ,
ou du moins qu il ne le fut que là ; car ce serait le moyen qu'il
ne fût connu qu'en Suisse et à Genève. J'aimerais bien mieux
qu'il se répandit en France et en Angleterre , ou je suis un pea
plus en honneur. Ne pourriez-vous pas vous adresser à Rey y sur-
tout si vous vous nommez ? Car , si vous gardez l'anonime , il
ne faudrait peut-être pas vous servir de lui de peur qu'on ne crût
que l'ouvrage vient de moi. Du reste , travaillez avec confiance 9
et n'allez pas vous figurer que vous manquez de talent; vous en
avez plus que vous ne pensez. D'ailleurs l'amourdu bien, la vertu,
la générosité vous élèveront l'ame. Vous songerez que vous dé-
fendez l'opprimé , que vous écrivez pour la vérité et pour votre
ami ; vous traiterez un sujet dont vous êtes digne; et je suis bien
trompé dans mon espérance si vous n'effacez votre client. Surtout
ne vous battez pas les flancs pour faire. Soyez simple , et aimes-
moi. Adieu.
Convenons que nous ne parlerons plus de cet écrit danf nos
58G CORRESPONDANCE.
lettres , de peur qu'elles ne soieat vues; car je croîs qu'il faut du
secret.
Apres un long silence je viens de recevoir de M. Vcrncs une
lettre de bavardage et de cafardise , qui m'achève de dévoiler le
pauvre homme. Je m'étais bien trompe sur son compte. Ses di-
recteurs l'ont chargé de me tirer , comme on dit , les vers do nés.
Vous vous doutez bien qu'il n'aura pas de réponse.
A M, MERCET.
Vitam impendere v^ro.
V OTRE lettre , monsieur, stir l'affaire de monsieur Pictet , est ju-
dicieuse ; elle va trës-bien au fait. Permettez-moi d'y ajouter
quelques idées pour achever de déterminer l'état de la question.
1. La doctrine de la profession de foi du vicaire savoyard est-
elle si évidemment contraire à la religion établie à Genève , que
cela n'ait pas même pu faire tine question , et que le conseil ,
quand il s'agissait de l'honneur et du sort d'un citoyen , ait dû sur
cet article ne pas même consulter les théologiens r
2. Supposé que cette doctrine y soit contraire , est-il bien sdr
que J. J. Rousseau en soit l'auteur? L'est-il même qu'il soit l'au-
teur du If^rre qui porte son nom ? Ne peut-on pas faussement
imprimer le nom d un homme à fa tête d'un livre qui n'est pas
de lui ? Ne convenait-il pas de commencer par avoir ou des preuves
ou la déclaration de l'accusé , avant de procéder contre sa per-
sonne ? On dirait qu'on s'est hâté de le décréter sans l'entendre
de peur de le trouver innocent.
3. Le cas du parlement de Paris est tout-à-fait différent , et
n'autorise point la procédure du conseil de Genève. Le parlement
ayant prétendu, je ne sais sur quel fondement, que le livre était
imprimé dans le royaume sans approbation ni permission , avait
ou croyait avoir à ce titre inspection sur le livre et sur l'auteur.
Cependant tout le monde convient qu'il a comniis une irrégula-
rité choquante en décrétant d'abord de prise de corps celui qu'il
devait premièrement assigner pour être oui. Si cette procédure
était légitime , la liberté de tout honnête homme serait toujours
à la merci du premier imprimeur. On dira que la voix publique
est unanime , et que celui à qui l'on attribue le livre ne le desa-
voue pas. Mais, encore une tois, avant que de flétrir l'honneur
d'un homme irréprochable, avant que d'attenter à la liberté d'un
citoyen, il faudrait quelque preuve positive : or la voix publique
n'en est pas une ; et nul n'est tenu de répondre lorsqu'il n est
pas interrogé. Si donc la procédure du parlement de. Paris est ir-
régulière en ce point , comme il est incontestable, que dirons-
nous de celle du conseil de Genève qui n'a pas le moindre pré-
texte pour la fonder? Quelquefois on se hâte de décréter légère-
ment un accusé qu'on peut saisir, de peur qu'il ne s'échappe ;
mais pourquoi le décréter absent , à moins que le délit ne soit de
la deraière évidence ? Ce procédé yioleut e^t sans prétexte ainsi
ANNÉE 17G2. 587
oue sans raison. Quand le public juge avec ëtourderie , il est
a*autant moins permis aux tribunaux de Timiter, que le public se
rétracte comme il juge ; au lieu que la première maxime de tous
les gouvernemens du .monde est d'entasser plutôt sottise sur sot-
tise que de convenir jamais qu'ils en ont fait une^ encore moins
de la réparer.
4. Maintenant supposons le livre bien reconnu pour être de l'au-
teur dont il porte le nom : il s'agit ensuite de savoir si la profes-
sion de foi en est aussi. Autre preuve positive et juridique, in-
dispensable en cette occasion : car enfin l'auteur du livre ne s'y
donne point pour celui de la profession de foi; il déclare que c'est
un écrit qu'il transcrit dans son livre ; et cet écrit , dans le préam-
bule, paraît lui être adressé par un de ses concitoyens. Voilà
tout ce qu'on peut inférer de l'ouvrage même ; aller plus loin
c'est devmer ; et si Ton se mêle une fois de deviner dans les tri-
bunaux, que deviendront les particuliers qui n'auront pas le bon-
beur de plaire aux magistrats ? Si donc celui qui est nommé à la
tête du livre oii se trouve la profession de foi doit être puni pour
l'avoir publiée , c'est comme éditeur et non comme auteur; on
n'a nul droit de regarder la doctrine qu'elle contient comme
étant la sienne , surtout après la déclaration qu'il fait lui-même
qu'il ne donne point celle profession de foi pour règle les senti-
mens qu'on doit suivt*e en matière de religion ; et il dit pourquoi
il la donne. Mais on imprime tous les jours dans Genève des livres
catholiques , même de controverse , sans que le conseil cherche
3uerelle aux éditeurs. Par quelle injuste partialité punit-on l'é-
iteur genevois d'un ouvrage prétendu hétérodoxe, imprime en
pays étranger, sans rien dire aux éditeurs genevois d'ouvrages in-
contestablement hétérodoxes , imprimés dans Genève môme?
5. A l'égard du Contrat social, l'auteur de cet écrit prétend
u'une religion est toujours nécessaire à la bonne constitution
'un état. Ce sentiment peut bien déplaire au poète Voltaire , au
jongleur Tronchin , et à leurs satellites; mais ce n'est pas par là'
qu'ils oseront attaquer le livre en public. L'auteur examine en-
suite quelle est la religion civile sans laquelle nul état ne peut-
être bien constitué. 11 semble, il est vrai, ne pas croire que le
christianisme , du moins celui d'aujourd'hui ,- soit cette religion
civile, indispensable à toute bonne législation : et en effet beau-
coup de gens ont regardé jusqu'ici les républiques de Sparte et
de Rome comme bien constituées, quoiqu'elles ne crussent pas
en Jésus-Christ. Supposons toutefois qu en cela l'auteur se soit
trompé : il aura fait une erreur en politique; car il n'est pas ici
question d'autre chose. Je ne vois point oii sera l'hérésie, encore
moins le crime à punir.
6. Quant aux principes de gouvernement établis dans cet ou-
vrage , ils se réduisent à ces deux principaux : le premier , que
légitimement la souveraineté appartient toujours au peuple ; le
second, que le gouvernement aristocratique est le meilleur de
tous. Peut-être importerait-il beaucoup au peuple de Genève ,
3
588 CORRESPONDANCE.
et même à ses magistrats, desavoir précisément en ^ooi qael-
qu*un d'eux trouve ce livre blâmable et son auteur cruninel. Si
vêtais procureur-général de la république de Genëye , et qu'on
bourgeois , quel qu'il fût , osât condamner les principes établis
dans cet ouvrage , je l'obligerais à s'expliquer avec clarté , ou je
le poursuivrais criminellement comme traître à la patrie et cri-
minel de lëse-majesté.
On s'obstine cependant à dire qu'il y a un décret secret du con-
seil contre J. J. Rousseau , et même que sa famille ayant par re-
quête demandé communication de ce décret , elle lui a été re-
fusée. Cette manière ténébreuse de procéder est efifrayante ; elle
est inouïe dans tous les tribunaux au monde , excepté celui des
inquisiteurs d'état à Venise. Si jamais elle s'établissait k Genève,
il vaudrait mieux être né Turc que Genevois.
Au reste je ne puis croire qu'on érige contre M Pictet le tribu-
nid dont vous parlez. En tout cas ce sera fournir à un liorame
ferme qui a du sens , de la santé, des lumières, l'occasion de
jouer un trèfr-beau r61e, et de donner à ses concitoyens de
grandes leçons.
Celui qui vous écrit ces remarques vous aime et vous salue de
tout son Qoeur.
A M. MOULTOU.
Motierf , 5 août 1762*
tJ E soupçonne , ami , que nos lettres sont interceptées , ou du
moins ouvertes ; car la dernière que vous m'avez envoyée de
notre ami j avec un mot de vous au dos d'une autre lettre tim-
brée deJVletz, ne m'est parvenue que six jours après sa date.
Marquez-moi, je vous prie , si vous avez reçu celle que je vous
écrivis il y a huit ou dix jours , avec une réponse à un citoyen de
Genève qui m'avait écrit au sujet de l'anaire de M. Pictet. Je
vous laissais le maître d'envoyer cette réponse à son adresse , ou
de la supprimer si vous le jugiez à propos.
Vous aviez raison de croire que quelqu'un qui m'écrirait à
Genève ne serait pas fort au fait de ma situation. Mais la lettre
que vous m'avez envoyée , quoique datée et timbrée de Metz ,
sent son Voltaire à pleine gorge , et je ne doute point qu'elle ne
«oit de ce glorieux souverain de Genève , qui , tout occupé de ses
noirceurs , ne néglige pas pour cela les plaisanteries ^ son génie
universel suffit à tout. Laissez donc au rebut les lettres qu'on
m'écrit à Genève ; mes amis savent bien que ce n'est pas là qu'il
faut me chercher désormais.
Je viens de recevoir l'arrêt du parlement qui me concerne ,
* 1 *
apostille par un anonime que j'ai lieu de soupçonner être un
évcc[ue. Quoi qu'il en soit , les notes sont bien faites et de bonne
main ^ et je n attends , pour vous faire passer ce papier , que
de savoir si mes paquets et lettres vous parviennent sûrement et
dans leur temps. C'est par la même défiance que je n'écris point
ANNÉE 1762. 589
à notre ami que je ne veux pas compromettre ; car , poar vous ,
il est désormais trop tard. Vous êtes noté d'amitié pour moi 5
et c'est à Genève on crime irrémissible. Adieu.
Réponse aussitôt , je yous prie , si cette lettre vous parvient.
Cachetez les vôtres avec un peu plus de soin , afin ^ue je puisse
juger si elles ont été ouvertes.
A M. MOULTOU.
J
MotierSy ce 10 août 1762.
_ 'ai reçu hier au soir votre lettre du 7 : ainsi , à quelques pe-
tits retards près , notre correspondance est en règle ; et si Pen
n'ouvre pas nos lettres à Genève , on ne les ouvre sûrement pas
en Suisse. De sorte qu'à moins d'affaires plus importantes à trai-
ter , et malgré les voies intermédiaires qu on pourra vous propo-
ser , je suis d'avis que nous continuions à nous écrire directe-
ment l'un à l'autre.
Si notre ami lisait dans mon cœur , il ne serait pas en peine
dé mon silence. Dites-lui que , s'il peut me tenir parole sans se
compromettre et sans qu on sache oii il va , j'aimerais bien
mieux l'embrasser que lui écrire. Son projet de mM^éfuter est
excellent , et peut même m'être très-utile et très^onorable.
Il est bon qu'on voie qu'il me combat et qu'il m'aime ^ il est bon
3u'on sache que mes amis ne me sont point attachés par esprit
e parti , mais par un sincère amour pour la vérité , lequel
nous unit tous.
L'arrêt est si volumineux que j'ai mieux aimé vous transcrire
les notes. Attachez-vous surtout à la huitième. Quelle doctrine
abominable que celle de ce réquisitoire , qui détruit tout prin-
cipe commun de société entre les fidèles et les autres hommes !
Conséquemment à cette doctrine il faut nécessairement pour-
suivre et massacrer comme des loups tous ceux qui ne sont pas
jansénistes : car si la loi naturelle- est criminelle , il faut brûler
ceux qui la suivent et rouer ceux qui ne la suivent pas. Ce que
vous a mandé M. C. . . ne doit point vous retenir } car outre que
je n'ai pas grand'foi à ses almanachs, vous devez toujours parler
du parlement avec le plus grand respect , et même avec consi-
dération de l'avocat-général. Le tort de ce magistrat est très-
crand , sans doute , d'avoir adopté ce réquisitoire sans avoir la
le livre ; mais il serait bien plus grand encore s'il en était lui-
même l'auteur. Ainsi sépArez toujours le tribunal et l'homme
du libelle , et tombez sur cet horrible écrit comme il le mérite.
C'est un vrai service à rendre au genre humain d'attirer sur cet
écrit toute l'exécration qui lui est due; nul ménagement pour
votre ami ne doit l'emporter sur cette considération.
Je souhaiterais que récrit de notre ami fût imprimé en France ,
et même le vôtre ; car il est bon qu'ils y paraissent : et s'ils sont
imprimés dehors on ne les y laissera-pas entrer. Je pense encore
qu'il ne trouvera nulle part ailleurs un certain profit de son on-
4
Bç)o CORRESPONDANCE.
vrage , et il faut un peu faire ce qu'il ne fera pas , c'est-à«dirt
songer à ses intérêts. Si vous jugez à propos de me confier ce
soin , je tâcherai de le remplir. Cependant je crois que rhomme
dont je vous ai parle ci-devant pourrait également se charger de
celte affaire. Mais comme je n'ai point de ses nouvelles je ne me
soucie pas de lui écrire le premier. A l'égard de la Suisse et de
Genève , j'ai cessé de prendre intérêt à ce qu'on y pensait de moi.
Ces gens-là sont si cafards, ou si faux, ou si bêtes, qu'il faut
renoncer à les éclairer.
Plus je médite sur votre entreprise, plus je la trouve grande
fit belle. Jamais plus noble sujet ne put être plus dignement
traité. Votre état même vous permet et vous prescrit de mettre
dans vos discours une certaine élévation qui ne siérait pas k tont
autre. Quelle touchante voix que celle du chrétien relerarnt les
fautes de son ami! et quel spectacle aussi de le voir couvrir
l'opprimé de l'égide de l'évangile ! Ministre du Très-Haut « faites
tomoer à vos pieds tous ces misérables , sinon jetez la plume et
courez vous cacher ; vous ne ferez jamais rien.
Il est certain qu'il y a des sens de mauvaise humeur à Neu-
châtel, qui meurent d'envie d'imiter les autres , et de me cher-
cher chiche à leur tour; mais outre qu'ils sont retenus par
d'autres ^ftsplus sensés , que peuvent-ils me faire? Ce n'est pas
sous leur protection que je me suis mis , c'est sous celle du roi
de Prusse ; il faut attendre ses ordres pour disposer de moi : en
attendant , il ne paraît pas que mylord-maréchal soit d'avis de
retirer la protection qu il m a accordée , et que probablement
ils n'oseront pas violer. Au reste , comme l'expérience m'ap-
prend à tout mettre au pis, il ne peut plus rien in'arriver de
désagréable à quoi je ne sois prépare. Il est vrai cependant que
dans cette affaire-ci j'ai trouvé la stupidité publique plus grande
protestans se faire , à ma poursuite , les archers des prêtres ? La
méchanceté ne me surprend plus ; mais je vous avoue que la bê-
tise , poussée à ce point , m'étonne encore. Adieu , ami , je vous
embrasse.
A MADAME LÀ MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Motiers-Travers , le i4 août 1762.
VoiCT, madame la maréchale, une troisième lettre depuis mon
arrivée à Motiers. Je vous supplie de ne pas vous rebuter de mon
iraportunité : il est diilicile de n'être pas un peu plus inquiet
d'un long silence à un si grand éloignement que si l'on était plus
à portée. Quand je vous écris , madame , vous m'êtes présente ;
c'est en quelque sorte comme si vous m'écriviez. Il faut se dé-
dommager comme on peut de ce qu'on désire et qu'on ne sau-
rait avoir. D'ailleurs , M. le maréchal m'a marqué qu'il croyait
ANNÉE 176a. • 5ç)i
que vous m'aviez ëcrit ; et , pour savoir si les lettres se perdent ,
il faut accuser ce qu'on reçoit , et aviser de ce qu'on ne reçoit
pas.
A MYLORD-MARÉCHAL.
M
Motiert-Tnvers» tout 1763.
YLOBD|
Il est bien juste que je vous doive la permission que le roi me
âonne d'habiter dans ses états , car c'est vous qui me la rendez
précieuse : et si elle m'eût été refusée , vous auriez pu vous re-
procher d avoir changé mon départ en exil. Quant à l'engage-
ment que j'ai pris avec moi de ne plus écrire , ce n'est pas , j es-
père , une condition que sa majesté entend mettre à l'asile
qu'elle veut bien m'accorder. Je m engage seulement , et de très-
bon cœur , envers elle et votre excellence , à respecter , comme
Î''ai toujours fait , dans mes écrits et dans ma conduite , les
ois , le prince , les honnêtes gens et tous les devoirs de l'hospi-
talité. En général j'estime peu de rois, et je n'aime pas le gou-
vernement monarchique ; mais j'ai suivi la règle des Bohémiens ,
qui , dans leurs excursions , épargnent toujours la maison qu'ils
habitent. Tandis que j'ai vécu en France , Louis XY n'a pas eu
de meilleur sujet que moi , et sûrement on ne me verra pas
moins de fidélité pour un prince d'une autre étoffe. Mais quant
à ma manière de penser en général sur quelque matière que ce
puisse être , elle est à moi , né républicain et libre ; et , tant que
je ne la divulgue pas dans l'état oii j'habite, je n'en dois aucun
compte au souverain , car il n'est pas juce compétent de ce qui
que j'avais à dire , et je n'aime pas à rabâcher. Ainsi je me suis
promis , et je me promets de ne plus écrire ; mais encore une
fois je ne l'ai promis qu'à moi.
Non , mylord , je n ai pas besoin que les agréables de Motiers
m'en chassent pour désirer d'habiter la tour carrée ; et si je
rhabitais , ce ne serait sûrement pas pour m'y rendre invisible ;
car il vaut mieux être homme et votre semblable , que le Tien
du vulgaire et Dalay^Lama. Mais j'ai commencé à m'arranger
dans mon habitation , et je ne saurais en changer avant l'hiver ,
sans une incommodité qui effarouche , même pour vous. Si mes
pèlerinages ne vous sont pas importuns , je ferai de mon temps
un partage très-agréable, à peu près comme vous le marquez
au roi. Ici , je ferai des lacets avec les femmes ; à Colombier ,
j'irai penser avec vous.
CORRESPONDANCE.
A MADAME LATOUR.
Motiers-Travers, le aoaoût 176a.
tl 'ai reçu , madame , vos trois lettres en leur temps ; )*ai tort
de ne vous avoir pas à l'instant accusé la réception ae celle que
vous avez envoyée à madame de Luxembourg , et sur laquelle
vous jugez si mal d'une personne dont le cœur m'a fait oublier le
rang. J^vais cru que ma situation vous ferait excuser des retards
auxquels vous deviez être accoutumée , et que vous m'accuseriez
plutôt de négligence que madame de L. d'iofidélité. Je m'effor-
cerai d'oublier que je me suis trompé. Du reste, puisque , même
dans la circonstance présente, vous ne savez que gronder avec
moi , ni m'écrire que des reproches , coutentez-vous , madame ,
si cela vous amuse : je m en complairai , peut-être , un peu
moins à vous réponare ; mais cela n'empêchera pas que je ne
reçoive vos lettres avec plaisir , et que votre amitié ne me soit
toujours chëre. Vous pouvez m'écrire en droiture ici , en AJoa-
tant , par Ponlarlier ; mais il faut faire affranchir jusqu'à Pon-
tarlier , sans quoi les lettres ne passent pas la frontière.
A MiiSlAME LA COMTESSE DE 60UFFLERS.
MoUert-Travers , août 176a.
J'a I reçu dans leur temps, madame , vos deux lettres des ai et
3i juillet , avec l'extrait par duplicata d'un P. S. de M. Hume»
Î[ue vous y avez joint. L'estime de cet homme unique efface tous
es outrages dont on m'accable. M. Hume était Fhomme selon
mon cœur , même avant que j'eusse le bonheur de vous connaî-
tre , et vos sentimens sur son compte ont encore augmenté les
miens ; il est le plus vrai philosophe que je connaisse , et le seul
historien qui jamais ait écrit avec impartialité. Il n'a pas plus
aimé la vérité que moi , j'ose le croire^ mais j'ai mis de la passion
dans sa r^chercne , et lui n'y a mis que ses lumières et son beau
génie. L'amour-propre m'a souvent égaré par mon aversion même
pour le mensonge ; j'ai haï le despotisme en républicain, et l'in*
tolérance en théiste. M. Hume a dit , Voilà ce que fait l'intolé-
rance , et ce que fait le despotisme. Il a vu par toutes ses faces
l'objet que la passion ne m'a laissé voir que par un côté. II a me-
suré, calculé les erreurs des hommes en être au-dessus de l'hu-
manité. J'ai cent fois désiré et je désire encore voir l'Angleterre,
soit pour elle-même, soit pour y converser avec lui , et cultiver
son amitié , dont je ne me crois pas indigne. Mais ce projet de-
vient de jour en jour moins praticable ^ et le grand éloignement
des lieux suffirait seul pour le rendre tel , surtout à cause du tour
qu'il faudrait faire, ne pouvant plus passer par la Frauce.
Quoi ! madame, moi qui ne puis plus , sans horreur, soufirir
l'aspect d'une rue, moi qui mourrai de tristesse lorsque, je ces-
serai de voir des prés, des buissons, des arbr^ devant ma fe-
ANNÉE i7fi2. SqÎ
nttre , irai-jc maintenant habiter la ville de Londres ? traî-je , à
mon âge , et dans mon êlal , clierclicr fortune à la cour, el ma
fourrer iianni la valetaille qui entoure les luiniïlres.' Non, ma-
dame j ]e puis être embarrassé des restes d'une vie plus longue
que je n'ai compté, mais ces restea, quoi qu'il arrive, ne seront
point si raal employés. Je ne me suis que trop montré pour mon
repos; je ne commencerai vraiment i jouir de moi que quand
on ne saura plus que j'eiiste ; or je ne vois pas, dans cette ma-
nière de penser, comment le séjour de l' Angleterre itie serait pos-
sible ; car si je n'en tire pas mes ressources , il m'en faudra b
....•..'ii„..-. Il „,. ,i„
5 lus là qu' ___ __
ans mira indépendance , ai
ÎDsez. J'ai pris sur la nalion
onne à personne, et surtout
ainsi que le bien; et vous sa
TÏTre CM Angleterre mal vouli
3 ne mon dernier livre ne m'y fasse délester,
e ma note sur le Good
dame , si vous pouvez 1
instruire.
Quant à l'édition ^éi
lus trës-doulG
<i agréablement que vous le scj>-
iglaise une liberté qu'elle ne par—
IX étranger), c'est d en dire le mal
>x qu'il faut être bu^e pour aller
' peuple anglais. Je ne doute pas
.c délester, ne fdt-ce qu'à cause
•.lured peopiv. Vous m'obligerer. > ma-
is informer de ce qu'il en est, et m'en
ion absence. Ccpendai
s Angielerre, i
que réditi,
>s écrits à faire k L>oridres ,
ce projet peut s'eséculer en
'impression coûte beaucoup
igniliqueet ne sa
et j en tirerait
$1
^*ve
fît par souscription , elle serait difficile à faire ,
peu de prolit.
Le cbâleau de Scbicyden , étant moins éloigné , serait plus à
ma portée , et l'avantage de vivre à bon marché , iiue je n ai pal
ici, serait dans mon état une grande raison de préférence; mail
je ne connais pas as«et M. et madame de ta Mare pour savoir s'il
" ' avoir cette obligation ; c'est a vous, ma—
la maréchale, à me décider là-desïi». A
'tfgardde la situation, je Reconnais aucan séjour triste et vilain
Avec de la verdure ; mais s'il n'y a que des ïables ou des rocher»
tout nus, n'en parlons pas, J'entends peu ce que c'est qu'aller par
corvées ; mais , sur le leul mot , s'il n'y a pas d'autre moyen d ar-
river au château , je n'irai jamais. Quant au troisième asile dont
vous me parlex, madame, je suis très -reconnaissant de «M*
offre, mais très-déterminé à n'en pas profiter. Au reste, il y a
du terap9 pour délibérersur les autres; car je ne suis point main-
tenant en état de voyager ; et , quoiqae les kivers soient ici tnnn
et rudes , je suis forcé d'y passer celai-ci ht tout risque , ne pré-
sumant pas que le roi de Prusse, dont la réponse n'est point ve-
nue, me refuse, en l'état oh je suis, l'asile qa'tl a stiuvent ac»
cordé à des gens qui ne le méritaient f;
Yoiià,
I Im soins relatifsà moi, donivi
persuadée nue mon sot
niiis qu'à l intérêt qui
■, quant à présent, ce que je puis v
is occuper. Jiagros
^ni Dien moins a i cnét di< ces ni^mei
s les inspire. La bonté que voui avec
694 CORRESPONDANCE.
cle vous souvenir de mademoiselle Le Vasseur Tantorise ht vôin
assurer de son profond respect. 11 n'y a pas de jour qu'elle ne
m'atleudrisse eu me parlant de vous et de vos bontés , madame.
Je bénirais un malheur qui m'a si bien appris à vous connaître,
s'il ne meut en même temps éloigné de yous.
M
A M. DE MONTMOLLIN.
Molien, le s4août 1762.
GNSIEURy
■ Le respect que je vous jporte , et mon drvoir comme votre pa«
roissien , m'oblige , avant d'approcber de la sainte table , de vons
faire de mes sentimens en matière de foi une déclaration , deve-
nue nécessaire par l'étrange préjugé pris contre un de mes écrils
( sur un réquisitoire calomnieux , dont on n'aperçoit pas les prin-
cipes détestables ).
11 est fâcheux que les ministres de l'évangile se fassent en cette
occasion les vengenrs de l'église romaine, dont les dogmes into-
lérans et sanguinaires sont seuls attaqués et détruits dans mon
livre; suivant ainsi sans examen une autorité suspecte, iante
d'aroir voulu m'entendre, ou faute même de m'avoir lu. Comme
vous n'êtes pas , monsieur , dans ce cas-là , j'attends de vous ap
que par lui-meme , ]e 1 aoandonne tel qi
1 approbation des sages, sans vouloir le défendre ni le désavouer.
Me bornant donc à ce qui regarde ma personne , je vous dé-
clare , monsieur, avec respect, que , depuis ma réunion à l'é-
glise dans laquelle je suis né , j'ai toujours fait de la religion
chrétienne reformée une profession d'autant moins suspecte,
qu'on n'exigeait de moi dans le pays ou j'ai vécu que de garder
le silence , et laisser quelques doutes à cet égard , pour jouir des
avantages civils dont j'étais exclu par ma religion. Je suis attaché
de bonne foi à cette relipon véritable et sainte , et je le serai jus-
qu'à mon dernier soupir. Je désire être toujours uni extérieure-
ment à l'église comme je le suis dans le fond de mon coeur ^ et
quelque consolant qu'il soit pour moi de participera la commo-
nian des fidèles, je le désire , je vous proteste, autant pour leur
édification et pour l'honneur du culte que pour mon propre avan-
tage *j car il n'est pas bon qu'on pense qu'un homme de bonne
foi qui raisonne ne peut être un membre de Jésus-Christ.
Jirai, monsieur, recevoir de vous une réponse verbale, et
vous consulter sur la manière dont je dois me conduire en cette
occasion pour ne donner ni surprise au pasteur que j'honore, ni
scandale au troupeau que je voudrais édifier.
Agréez , monsieur , je vous supplie , les assurances de tout mon
respect.
H
ANNÉE 1763. 595
A M. JACOB VERNET.
Motiers-Travers , le 5i aoAt 1762.
J E crois , monsieur , devoir vous envoyer la lettre ci-jointe (juc
je viens de recevoir dans l'enveloppe que je vous envoie aus!«i.
£puisé en ports de lettres anonimes, j ai d*abord déchiré celle-
ci par dépit sur le bavardage par lequel elle commence; mais
ayant repris les pièces par un mouvement machinal, j'ai pensé
qu'il pouvait vous importer de connaître quels sont les misé-
lables qui passent leur temps à écrire ou dicter de pareilles bê-
tises. Nous avons, monsieur, des ennemis communs qui cher-
chent à brouiller deux hommes d'honneur qui s'estiment : je
vous réponds, de mon côté, qu'ils auront beau faire, ils ne par-
viendront pas à m'ôter la confiance que je vous ai vouée et qui
ne se démentira jamais ; et j'espère bien aussi conserver les mêmes
bontés dont vous m'avez honoré et que je ne mériterai point de
Serdre. J'apprends avec grand plaisir que non-seulement vous ne
édaignez pas de prendre la plume pour me combattre , mais
que même vous me faites l'honneur de m'adresser la parole. Je
suis très-persuadé que , sans me ménager lorsque vous ] ugez que
je me trompe , vous pouvez faire beaucoup plus de bien à vous ,
à moi et à la cause commune , que si vous écriviez pour ma dé-
fense , tant je crois avoir bien saisi d'avance l'esprit de votre ré-
futation. Sur cette idée, je ne feindrai point , monsieur , de vous
demander quelques exemplaires de votre ouvrage pour en distri-
buer dans ce pays-ci. Je me propose aussi d'en prévenir mes amis
on France aussitôt que le titre m'en sera connu , persuadé qu'il
suffira de l'v faire connaître pour l'y faire bientôt re chercher.
Je croîs devoir vous prévenir que , sur une lettre que j'ai écrite
à M. de Montmollin , pasteur de Motiers , et dont je vous enver-
rai copie, si vous le souhaitez , au cas qu'elle ne vous parvienne
pas d'ailleurs , il a non-seulement consenti , maïs désiré qae je
m'approchasse de la sainte table, comme j'ai fait avec la plus
grande consolation dinlanche dernier. Je me flatte, monsieur ,,
que vous voudrez bien ne pas désapprouver ce qu'a fait en cette
occasion l'un de messieurs vos collègues, ni me traiter dans votre
écrit comme séparé de l'église réformée, à laquelle m'étant iréuni
sincèrement et de tout mon cœur, j'ai, depuis ce temps, demeuré
constamment attaché , et le serai |usqru'k la fin de ma vie. Rece-
vez, monsieur, les assurances inviolables de tout mon attacher
lucnt et de tout raion respect.
A M. MOULTOU-
ff
Motiers-Travers pi**, septembre ijSsu
•I ' A I reçu dans son temps , mon ami , votre lettre du ^ttuoAV
•I ' A I reçu dans son temps , mon ami
JY'tais alarmé de n'avoir xiea reçu l'a
reçu l'ordinaire précédent ,. perc*
SgG CORRESPONDANCE.
que l'ami avec qui vous aviez conféra me marquait que vooi
m'écriviez par ce même ordinaire ; ce qui me faisait craindre que
votre lettre n'eût été interceptée. 11 me paraît maintenant qn'il
n'en était rien. Cependant je persiste à croire que , si nous avions
i nous marquer des choses importantes , il faudrait prendre quel-
ques précautions.
J'ai eu le plaisir de passer , vendredi dernier , la journée a?ec
M. le professeur Hess , lequel m'a appris bien des choses plus nou-
velles pour moi que surprenantes, entre autres l'histoire des deus
lettres que vous a écrites le jongleur k mon sujet, et votre ré-
nonse. Je suis pénétré de reconnaissance de vous voir rendre de
jour en jour plus estimable et plus respectable un ami ^ui m'est
si cher. Potfr moi , je suis persuadé que le poète et le jongleur
méditent quelque profonde noirceur , pour l'exécution de laquelle
votre vertu leur est incommode. Je comprends qu'ils travaille-
raient plus à leur aise si je n'avais plus d'amis là-bas. Il me vient
journellement de Genève des affluences d'espions qui font ici de
moi Jes perquisitions les plus exactes. Ils viennent ensuite se re-
nommer k moi de vous et de l'autre ami avec une affectation qui
m'avertit assez de me tenir sur la réserve. J'ai résolu de ne m'en*
vrir qu'à ceux qui m'apporteront des lettres. Ainsi n'écoutes point
•ce que tous les autres vous diront de moi.
Il me pleut aussi journellement des lettres anonimes , dans les-
quelles je reconnais presque partout les fades plaisanteries et le
goiit corrompu du poète. On a soin de les faire beaucoup voya-
ger , afin de me mieux dépayser , et de m'en rendre les ports
plus onéreux. 11 m'en est venu cette semaine une , dans laquelle
on cherche , fort grossièrement à la vérité , à me rendre suspect
l'homme de poids que vous me marquez avoir entrepris de me
réfuter , et dont vous m'avez envoyé un passage qui commence
par ce mot , iesUtnonium. J'ai déchiré cette lettre , dans un pre-
mier mouvement de mépris pour l'auteur ; mais ensuite j'ai pris
le parti d'en envoyer les pièces à M. Yernet. Il est clair qu'pn
cherche à me brouiller avec notre clergé : très-certainement on
ne réussira pas de mon c6té; mais il est bon qu'on soit averti de
l'autre.
Je dois vous dire qu'ensuite d'une lettre que J'avais écrite k
M. de Montmollin , pasteur de Motiers , j'ai été admis , sans diffi-
culté^ et même avec empressement , k la sainte table dimanche
dernier^ sans qu'il ait même été question d'explication ni de ré-
tractation* Si ma lettre ne vous parvient pas , et que vous en
désiriez copie ^ vous n'avez qu'à parler.
Je crois qu'il n'est pas prudent que ni vous ni Roustan veniez
me voir cette année ; car très-certainement il est impossible que
<;e voyage demeure caché. Mais si je puis supporter ici la irîgueur
de l'hiver , et marcher encore l'année prochame , mon projet est
d'aller faire une tournée dans la Suisse , et surtout à Zurich.
Cher ami , si vous pouviez vous arranger pour faire cette pro-
jnenade avec moi , ceU feriiit çhtroMAt. Jt verserais à loisir
ANNÉE 176X 597
«ion ame toute entière dans la v6tre , et puis je mourrais sans
reeret.
Vous m'écrives ces mots dans votre dernière lettre , avec Uê
noies que vous avez transcrit. Il fant transcrites. C'est une faute
que tout le monde fait à Genève. Cherchez ou rappelez-vous les
règles de la langue sur les participes déclinables et mdéclinables.
Il est bon d'y penser quand on imprime , surtout pour la pre-
mière fois ; car on y regarde en France : c'est , pour ainsi dire ,
Ja pierre de touche du grammairien. Pardon , cher ami ; l'intérêt
que vous prenez à ma gloire doit me rendre excusable , si ma
tendre sollicitude pour la vôtre va quelquefois jusqu'à la pué-
rilité.
Je ne vous parle point de la réponse du roi de Prusse } je sup-
pose que vous avez appris que sa majesté consent qu'on ne mt
refuse pas le ieu et l'eau.
A M. PICTET.
MoUers, le a5 septembre lyGi*
J E suis touché, monsieur, de votre lettre; les sentimens que
vous m'y montrez sont.de ceux qui vont à mon cœur. Je sais
d'ailleurs aue l'intérêt que vous avez pris à mon sort vous en a
fait sentir l'influence; et, persuadé de la sincérité de cet intérêt,
je ne balancerais pas à vous confier mes résolutions si l'en avais
pris quelqu'une. Mais , monsieur , il s'en faut bien que )e ne mé-
rite la bonne opinion que vous avez prise de ma.phuosophie. J'ai
été très-ému du traitement si peu mérité qu'on m'a fait dans- ma
patrie ; je le suis encore } et quoique jusqu'à présent cette émo-
tion ne m'ait pas empêché de faire ce que j'ai cru être de mon
j — :- ^11 ..__.-.. — i__-. — '-"-dure, de prendre
'être uniquement
persécution , bien
que plus couverte , n'a pas cessé. On s'est aperçu que lea voiea
prendre une résolution que la rigueur de mon sort peut rendre
superflue. Tout ce que je puis faire de plus sage dans ma situai
tion présente est de ne point écouter fa passion , et de pHer les
voiles jusqu'à ce qu'exempt du trouble qui m'agite , je puisse
mieux discerner et comparer les objets. Ehirant la tempête , je
cède , sans mot dire , aux coups de la nécessité. Si Quelque jour
elle se calme , je tâcherai de reprendre le gouvernail. Au reste ,
je ne vous dissimulerai pas que le parti d'aller vivre dans la pa-
trie me parait très-périlleux pour moi sans être utile à personne-
On a beau se dédire en public , on ne saurait se dissimuler les ou-
trages qu'on m'a faits ; et je connais trop les bommes pour îgno«>
rer que souvent roflensé pardonne, mais que l'ofTenseur ne par-»
donne jamais. Ainsi , aller vivre L Genève n'est autre chose que
5«)8 CORRESPONDANCE.
m'aller livrer à des malveillanspuissans et habiles y qoî ne man-
queront ni de moyens, ni de volonté de me nuire. Le mal. on'oa
■l'a fait est un trop grand motif pour m'en Tooloîr tOQ)Oors
faire : le seul bien après lequel je soupire est le repos. Peat-ètre
ne le trouverai-je plus nulle part : mais sûrement ]e ne le troo-
verai jamais à Genève , surtout tant ^ne le poète j régnera , et
que le jongleur y sera son premier ministre.
. Quant à ce que vous me dites du bien que pourrait onérer mon
séjour dans la patrie , c'est un motif désormais trop eievé pour
moi j et que même je ne crois pas fort solide ; car oh le ressort
public est usé les abus sont sans remède. L'état et les mœurs ont
péri chez nous ; rien ne les peut faire renaître. Je crois ou'il nom
^este quelques bons citoyens 5 mais leur génération s'eteiat , et
celle qui suit n'en fournira plus. Et puis, monsienr, vous me
faites encore trop d'honneur en ceci. Xai dit tout ce qne j'avais
à dire y je me tais pour jamais ; on , si je suis enfin forcé de re-
prendre la plume, ce ne sera que ponr ma propre défense, et à U
dernière extrémité. Au surplus , ma carrière est finie ; j'ai reçu:
il ne me reste qu'à mourir en paix. Si je me retirais à Genève ,
j'y voudrais être nul , n'embrasser aucun parti , ne me mêler de
rien , rester ignoré du public , s'il était possible , et passer le pen
(de jours que peut durer encore ma pauvre machine délabrée ,
entre quelques amis , dont il ne tiendrait qu'à vous d'augmenter
le non£bre. Voilà, monsieur, mes sentimens les plus secrets et
■mon cœur à découvert devant vous. Je souhaite qu'en cet état il
me vous paraisse pas indigne de quelque affection. Vous ares
tant de droits à mon estime que je me tiendrais heureux d'en
avoir à votre amitié.
S.
AU ROI DE PRUSSE.
Septembre 1762.
' J'ai dit beaucoup de mal de vous; j'en dirai peut-être encore :
cependant , chassé de France, de Genève , du canton de Berne ,
je Tiens chercher un asile dans vos états. Ma faute est peut-être
oe n'avoir pas commencé par là : cet éloge est de ceux aont vous
êtes digne. Sire, je n'ai mérité de vous aucune grâce, et je n'en
demande pas ; mais j'ai cru devoir déclarer à votre majesté qne
j'étais en son pouvoir et que j'y voulais être ; elle peut disposer
de moi conotme il lui plaira.
 MADAME LATÔUR.
Motiers, le 26 septembre 1762.
«Je suis encore prêt à me fâcher , madame , de la crainte que
TOUS marquez de me tourmenter par vos lettres. Croyez , je. vous
supplie , que quand vous ne m'y gronderez pas , elles ne me tour-
ANNEE 1762. 5cj7
menterOTit cpie par le désir d'en voir l'auteur , de lui rendre me»
hommages j et je yous avoue que, de cette manière, vous me
tourmenteE plus de jour en jour. Vous m'avez plus d'obligation
que vous ne penses ne la douceur que je vous force d'avoir avec
moi, car elle yous donne , k mon imagmation , toutes les grâces
que vous pourriez avoir à mes yeux ; et moins vous me repro-
chez ma négligence , plus vous me forces à me la reprocher.
La femme qui me dit le tais -toi Jean-Jixcques^ n'était point
madame de Luxembourg, que je ne connaissais pas même dans
ce temps-U ; c'est une personne que je n'ai jamais revue , mais
qui dit avoir pour moi une estime dont je me tiens trës-konoré.
Vous dites que je ne suis indifférent k personne } tant mieux , je
ne puis souttrir les tiëdes, et j'airae mieux être bai de mille à
outrance , et aimé de même d'un seul. Quiconque ne se passionne
pas pour moi , n*est pas digne de moi. Comme je ne sais point
naïr, je paie en mépris la haine des autres, et cela ne me tour—
mente point : ils sont pour moi comme n'existant pas. A l'égard
de mon livre, vous le jugerez comme il vous plaira ; vous savez
que j'ai toujours séparé l'auteur de l'homme ; on peut ne pas
aimer mes livres , et je ne trouve point cela mauvais ; mais qui-
conque ne m'aime pas k cause de mes livres, est un fripon : ja—
mais on ne m'6tera cela de l'esprit.
C'est en effet M. de Gizors oont j'ai voulu parler , je n'ai pas
cru qu'on s'y pût tromper. Nous n'avons pas le bonheur de vivre
dans un siècle 012 le même éloge se puisse appliquer à plusieurs-
jeunes gens.
Je crois que vous connaissez M. du Terreaux; il faut que je
vous dise une chose que je souhaite qu'il sache. J'avais demandé
par une lettre qui a passe dans ses mains , un exemplaire du man-
dement que monsieur l'archevêque de Paris adonné contre moi.
M. du Terreaux voulant m'obliger, a prévenu celui à qui je m'a-
dressais, et m'a envoyé un exemplaire de ce mandement par
monsieur son frère, qui, avaut de me le donner , a pris le soin
de le faire promener partout Mot iers ; ce qui ne peut faire qu'uu
fort mauvais effet dans un pays ou les jugemens de Paris servent
de règle , et oii il m'importe d'être bien voulu. Entre noua il y a
bien de la différence entre les deux frères pour le mérite. Enga-
gez M. du Terreaux , si jamais il m'honore de quelque envoi , de
ne le point faire passer par les mains de son frère , et prenez , s'il
vous plaît , la même requête pour vous.
Bonjour , madame : si vous ressemblez k vos lettres, vous êtes
mon ange ; si j'étais des vôtres , je vous ferais ma prière tous les
matins.
A MADAME LATOUR.
Motîert » le 5 octobre 1762.
•
J'ai reçu dans leur temps , madame, la lettre que vous m'avcs
envoyée par M.^ du Terreaux , et l'épître qui y était jointe. ï»
6oo CORRESPONDANCE.
onMië de vous en remercier , j'ai eu grand tort y maïs enfin fe ne
saurais faire que je ne Taie pas oublie. Au resté , je ne sais point
louer les louanges qu'on me donne, ni critiquer les vers que l'on
fait pour moi ; et , comme je n'aime pas qn on me fasse pins de
Bien que je n'en demande , je n'aime pas non plus k remercier.
Je suis excédé de lettres , de mémoires , de vers , de louanees ,
de critiques , de dissertations ; tout veut des réponses , il me fan-
drait dix mains et dix secrétaires ; je n'y puis plus tenir. Ainsi,
madame , puisque , comme que je m'y prenne , vous aves l'obs*
tination d'exiger toujours une prompte réponse , et l'art de la
rendre toujours nécessaire, je vous demande en grâce de finir
notre commerce , comme je vous demanderais de le cultiver dana
un autre temps.
A M. MOULTOU.
Moliers-Travers , U 8 oclobre 1761.
«J'ai eu le plaisir, cherMouîtou , d'avoir ici, durant huit jonrt,
l'ami Roiistan et ses deux amis; et tout ce qu'ils m'ont dit de votre
amitié pour moi m'a plus touché que surpris. Ils ne m'qnt pas
beaucoup parlé des jongleurs , et tant mieux ; c'est grand dom-
mage de perdre , à parler des malveillans, un temps consacré k
l'amitié. Roustan m'a dit que vous n'aviez pas encore pu travailler
beaucoup à votre ouvrage, mais que vous profiteriez du loisir
de la campagne pour vous y mettre tout de bon. Ne vous presses
point, cher ami, travaillez à loisir , mais réfléchissez beaucoup;
car vous avez fait une entreprise aussi difficile que grande et ho-
norable. Je persiste à croire qu'en l'exécutant comme je pense , et
comme vous le pouvez faire, vous êtes un homme imntortaliséet
perdu. Pensez-y bien , vous y êtes à temps encore. Mais si vous
persévérez dans votre projet gardez mieux votre secret que vous
n'avez fait. Il n'est plus temps de cacher absolument ce qui a
transpiré, mais parlez - en avec négligence comme d'une entre-
prise de longue naleine et qui n'est pas prête à mettre à fin , ni
près de là , et cependant allez votre train. Tout cela se peut faire
sans altérer la* vérité; et il n'est pas toujours défendu de la taire
quand c'est pour la mieux honorer,
M. Vernet m'a enfin répondu , et je suis tombé des nues à la
lecture de sa lettre. Il ne me demande qu'une rétractation au-
thentique , aussi publique, prétend-il, que l'a été la doctrine
qu'il veut que je rétracte. Nous sommes loin de compte assuré-
ment. Mon Dieu , que les ministres se conduisent étourdiraent
dans cette affaire I Le décret du parlement de Paris leur a faità
tous tourner la tête. Ils avaient si beau jeu pour pousser toujours
les prérres en avant et se tirer de coté ; mais ils veulent absolu-
ment faire cause commune avec eux. Qu'ils fassent donc ; ils me
mettent fort à mon aise : Tros Rittulusve fual , j'aurai luoins à
discerner oii portent mes coups ; et je vous reponds que tout ro-
gnes qu'ils sont je suis fort tro.npé s'il» ne les sentent. Quand ou
ANNÉE 1762. 601
Teut s'ériger en jogei du christianisme il faut le connaître mieux
que ne font ces messieurs ; et je suis étonné qu'on ne se soit pas
encore avisé de leur apprendre que leur tribunal n'est pas si su-
prême qu'un chrétien n'en puisse appeler. Il me semble que je
vois J. J. Rousseau élevant une statue à son pasteur Montmollm
sur la tête des autres ministres , et le vertueux Moultou couron-
nant cette statue de ses propres lauriers. Toutefois je n'ai point
encore pris la plume ; je veux même voir un peu mieux la suite
de tout ceci avant de la prendre. PeutnStre l'effet de cet écrit
m'en dispensera-t-il. Si la chaleur que l'indignation commence
k me rendre s'exhale sur le papier , ]e ne laisserai du moins rien
]>araltre avant que d'en conférer avec vous.
J'avais encore je ne sais combien de choses à vous dire ; mais
voilà mes chers hôtes prêts à partir : ils ont une longue traite à
faire, ils vont à pied, il ne faut pas les retenir. Adieuj je vous
embrasse tendrement.
A M. MOULTOU.
Moliers-Travert y le 9i oolobre 1769.
«I'ai eu l'ami Deluc, comme vous me l'aviez annoncé. Il m'est
arrivé malade; je l'ai soigné de mon mieux , et il est reparti bien
rétabli. C'est un excellent ami , un homme plein de sens , de
droiture et de vertu; c'est le plus honnête et le plus ennuyeux
des hommes. J'ai de l'amitié , de l'estime , et même du respect
pour lui ; mais je redouterai toujours de le voir. Cependant
]e ne l'ai pas trouvé tout-à-fait si assommant qu'à Genève : en
revanche il m'a laissé ses deux livres ; j'ai même eu la faiblesse
de promettre de les lire , et de plus j'ai commencé. Bon Dieu ,
quelle tâche ! moi qui ne dors point ! J'ai de l'opium au moins
pour deux ans. Il voudrait bien me rapprocher de vos messieurs;
et moi aussi je le voudrais de tout mon cœur , mais je vois clai-
rement que ces gens-là , mal intentionnés comme ils sont , vou-
dront me remettre sous la férule ; et s'ils n'ont pas tout-à-fait
le front de demander des rétractations de peur que je ne les en-
voie promener, ils voudront des éclair cissemens qui cassent les
vitres, et qu'assurément je ne donnerai qu'autant que je le pour-
rai dans mes principes ; car très-certainement ils ue me feront
point dire ce que je ne pense pas. D'ailleurs n^est-il pas plai-
sant que ce soit à moi de faire les frais de la réparation des af-
fronts que j'ai reçus? On commence par brûlerie livre, et Ton
demande les éclaircissemens après. En un mot , ces messieurs ,
que je croyais raisonnables , sont cafards comme les autres , et ,
comme eux , soutiennent par la force une doctrine qu'ils ne
croient pas. Je prévois que tôt ou tard il faudra rompre : ce
n'est pas la peine de renouer. Quand je vous verrai , nous cause-
rons a fond de tout cela.
Vous avez très-bien vu l'état de la question sur le dernier cha«>
pLtre du Contrat social^ et la critique de Roustan porte à faux à
6o2 CORRESPONDANCE.
cet égard ; mais comme cela n'empêche pas , d'aîlleiirs , me sos
ouvrage ne soit bon , je n'ai pas du l'engager à jeter an fea an
ëcrit dans lequel il me réfute ; et c'est pourtant ce qu'il aurait
dû faire si je lui ayais fait Toir combien il s'est trompe. Je trouve
dans cet écrit un zële pour la liberté qui me le fait aimer. Si le»
coups portés aux tyrans doivent passer par ma poitrine , qu'on
la perce sans scrupule , je la livrerai volontiers.
Afettez-moi , je vous prie 9 aux pieds de l'aimable dame qui
daigne s'intéresser pour moi. Pour les lacets, l'usage en est con-
sacré , et je n'en suis plus le maître. Il faut , pour en obtenir
un , qu'elle ait la bonté de redevenir fille , dîe se remarier de
nouveau y et de s'engager à nourrir de son lait son premier en-
fant. Pour vous y vous avez des filles; je déposerai dans vos mains
ceux qui leur sont destinés. Adieu , cher ami.
A M. DE MALESHERBES.
Motiers-Travars , le 36 oclobre 1 76a.
X F.RMETTEZ , mousieur, qu'un homme tant de fois honoré de vos
ffraces , mais qui ne vous eu demanda jamais que de justes et
d'honnêtes , vous en demande encore une aujourd'hui. L'hiver
dernier je vous écrivis quatre lettres consécutives sur mon carac-
tère et l'histoire de mon ame dont j'espérais que le calme ne
finirait plus : je souhaiterais extrêmement d'avoir nue copie de
ces quatre lettres , et je crois que le sentiment qui les a dictées
mérite cette complaisance de votre part. Je prends donc la li-
berté de vous demander cette copie y ou , si vous aimes mieux
m'envo^er les originaux y je ne prendrai que le temps de les
transcrire y et vous les renverrai . si vous le désirez , dans peu
de jours. Je serai , monsieur, d'autant plus sensible à cette ^race ,
qu!elle m'apprendra que mes malheurs n'ont point altéré v<^--
tre estime et vos bontés pour moi , et que vous ne jugez point
les hommes sur leur destinée.
Recevez , monsieur , les assurances de mon profond respect.
Mon adresse est à Motiers-Travers , comté de Neufchâtei , par
Pontarlier ; et les lettres qui ne sont pas contre-signées doivent
être affranchies jusqu'à Pontarlier.
A MADAME
Le 3o octobre 1769.
JtjN m'annonçant , madame , dans votre lettre du 22 septembre
(c'est je crois 22 octobre) un changement avantageux dans mon
sort , vous m'avez d'abord fait croire que les hommes qui me
persécutent s'étaient lassés de leurs méchancetés , que le parle*
ment de Paris avait levé son inique décret , que le magistrat de
Genève avait reconnu son tort , et que le public me rendait en-
fin justice. Mais loin de là , je vois par votre lettre même qu'on
m'intente encore de nouvelles accusations : le changement de
ANNÉE 1762. 6o3
sort qae vous m'annoncez se réduit à des offres de subsistances
dont ]e u*ai pas besoin quant à pré&ent ; et comme j'ai toujours
compté pour rien , même en santé , un avenir aussi incertain que
la vie humaine y c'est pour moi , je vous jure , la chose la plus
indifférente que d'avoir à dîner dans trois ans d'ici.
Il s'en faut de beaucoup cependant que je sois insensible aux
bontés du roi de Prusse ; au contraire, elles augmentent un sen-
timent trè»-doux , savoir l'attachement que j'ai conçu pour ce
grand prince. Quant à l'usage que j'en dois faire , rien ne presse
pour me résoudre, et j'ai du temps pour y penser.
A l'égard des offres de M. Stanlay , comme elles sont toutes
pour votre compte , madame , c'est k vous de lui en avoir obli^
gation. Je n'ai point ouï parler de la lettre qu'il vous a dit m'a-
voir écrite.
Je viens maintenant au dernier article de votre lettre , auquel
j'ai peine à comprendre quelque chose, et qui me surprend à tel
point , surtout après les entretiens que nous avons eus sur cette
matière , que j'ai regardé plus d'une fois à l'écriture pour voir
si elle était bien de votre main. Je ne sais ce que vous pouvez
désapprouver dans la lettre que j'ai écrite à mon pasteur dans
une occasion nécessaire. A vous entendre avec votre ange , on
dirait qu'il s'agissait d'embrasser une religion nouvelle , tandis
qu'il ne s'agissait que de rester comme auparavant dans la com-
munion de mes pères et de mon pavs» dont on cherchait à m'ex-
clure : il ne fallait point pour cela d'autre ange que le vicaire
savoyard. S'il consacrait en simplicité de conscience dans un
culte plein de mystères inconcevables , je ne vois pas pourquoi
J. J. Rousseau ne communierait pas de même dans un culte oii
rien ne choque la raison ; et je vois encore moins pourquoi , après
avoir jusqu'ici professé ma religion ches les catholiques sansaue
Ï personne m'en Ht un crime , on s'avise tout d'un coup de m en
aire un fort étrange de ce que je ne la quitte pas en pays pro-
testant.
Mais pourquoi cet appareil d'écrire une lettre? Ah ! pourquoi ?
Le voici. M. de Voltaire me voyant opprimé par le parlement
de Paris, avec la générosité naturelle à lui et à son parti , saisit
ce moment de me faire opprimer de même à Genève , et d'op-
poser une barrière insurmontable k mon retour dans ma patne.
Un des plus sûrs moyens qu'il employa pour cela fut de me faire
regarder comme déserteur de ma religion : car là-dessus nos lois
sont formelles , et tout citoyen ou bourgeois qtii ne professe pas
la religion qu'elles autorisent perd par \k même son droit de
cité. Il travailla donc de toutes ses forces à soulever les ministres :
il ne réussit pas avec ceux de Genève qui le connaiuent ; mais il
ameuta tellement ceux du pays de Yaud que , malgré la protec-
tion et l'amitié de monsieur le bailli d'Yverdun et de plusieurs
magistrats , il fallut sortir du canton de Berne. On tenta de faire
la même chose en ce pays ; le magistrat ihunicipal de Neuchàtel
défendit mon livre } la classe des ministres le déféra ; U conseil
«o4 CORRESPONDANCE.
d'état allait lé défendre dans tout l'état , et pent-étre procéder
contre ma personne ; mais les ordres de mylord-marécnal et la
protection déclarée du roi Tarrétërent tout court 5 il fallut me
laisser tranquille. Cependant le temps de la communion appro-
chait , et cette. époque allait décider si j'étais séparé de l'église
protestante ou si je ne l'étais pas. Dans cette circonstance , ne
voulant pas m'ezposer à un anront public , ni non plus consta*
ter tacitement , en ne me présentant pas , la désertion qu'on me
reprochait , je pris le parti d'écrire à M. de Montmollin , pasteur
j/i • _' - i_i.A »:i . r_:.. :- .• j * il- 17^1
regardais comme une protestation nécessaire , et qui aurait son
nsage en temps et Heu. Quelle fut ma surprise et ma joie devoir
dès le lendemain chez moi M. de Montmollin me déclarer que
non-seulement il approuvait que j'approchasse de 4a sainte taole,
mais qu'il m'en priait , et qu'il m'en priait de l'aven unanime
de tout le consistoire, pour 1 édification de sa paroisse, dont j'a-
vais l'approbation et 1 estime. Nous eilbmes ensuite quelques con-
férences dans lesquelles je lui développai franchement mes sen-
timens tels à peu près qu'ils sont exposés dans la profession da
vicaire , appuyant avec vérité sur mon attachement constant à
l'évangile et an christianisme , et ne lui déguisant pas non plus
mes difficultés et mes doutes. Lui, de son côté, connaissant asses
mes sentimens par mes livres , évita prudemment les points do
doctrine qui auraient pu m'arréter ou le compromettre; il ne
prononça pas même le mot de rétractation , n'insista sur aucune
explication ; et nous nous séparâmes contens l'nn de l'autre. De-
Ï»uis lors j'ai la consolation a'étre reconnu membre de son église.
1 faut être opprimé , malade , et croire en Dieu pour sentir
combien il est doux de vivre parmi ses frères.
M. de Montmollin , avant à justifier sa conduite devant ses
confrères , fit courir ma lettre. Elle a fait à Genève un effet qui
a mis les Yoltairiens au désespoir et qui a redoublé leur rage.
Des foules de Genevois sont accourus à Motiers , m'embrassant
avec des larmes de joie, et appelant hautement M. de Montmol-
lin leur bienfaiteur et leur père. Il est même sûr que cette affaire
aurait des suites pour peu que je fusse d'humeur à m'y prêter.
Cependant il est vrai que bien des ministres sont mécontens. Voilà
pour ainsi dire la procession de foi du vicaire approuvée en tous ses
points par un de leurs confrères : ils ne peuvent digérer cela. Les
uns murmurent, lesautres menacent d'écrire; d'autres écrivent en
eflet; tous veulent absolument des rétractations et des explications
qu'ils n'auront jamais. Que dois-je faire à présent, madame, à votre
avis ? Iraî-je laisser mon digne pasteur dans les lacs oii il s'est
mis pour l'amour de moi? l'abandonnerai-je à la censure de ses
confrères? autoriserai*je cette censure par ma conduite et par
mes écrits? et, démentant la démarche que j'ai faite , lui laisse-
rai-je toute la honte et tout le repentir de s'y être prêté ? Non>
ANNÉE 1762. 6o5
non y madame ^ on me traitera d*hypocrite tant qu'on voudra ,
' mais je ne serai ni un perfide ni un lâche. Je ne renoncerai point
à la religion de mes pères , à cette religion si raisonnable , si
Sure , si conforme à la simplicité de l'c'vangile , où je suis rentré
e bonne foi depuis nombre d'années , et que j'ai depuis toujours
hautement professée. Je n'y renoncerai point au moment oii elle
fait toute la consolation de ma yie, et ou il importe à l'honnête
homme qui m'y a maintenu que j'y demeure smcërement atta-
ché. Je n en conserverai pas non plus les liens extérieurs , tout
chers qu'ils me sont , aux dépens de la vérité ou de ce ciue je
prends pour elle ; et l'on pourrait m'ezcommunier et me aécré-
ter bien des fois avant de me faire dire ce que îe ne pense pas.
Du reste , je me consolerai d'une imputation d hypocrisie sans
vraisemblance et sans preuves. Un auteur qu'on bannit , qu'on
décrète , qu'on brûle pour avoir dit hardiment ses sentimcns ,
pour s'être nommé, pour ne vouloir pas se dédire; un citoyen
chérissant sa patrie, qui aime mieux renoncer à son pays qu'à
sa franchise , et s'expatrier que se démentir, est un nypocrita
d'une espèce assez nouvelle. Je ne connais dans cet état qu'un
moyen de prouver qu'on n'est pas un hypocrite ; mais cet expé-
dient auquel mes ennemis veulent me réduire ne me convienara
jamais quoi qu'il arrive ; c'est d'être un impie ouvertement. De
grâce , expliquez-moi donc , madame , ce que vous voulez dire
avec votre ange, et ce que vous trouvez à reprendre à tout cela.
Vous ajoutez , madame , qu'il fallait que j'attendisse d'autres
circonstances pour professer ma religion ( vous avez voulu dirtt
pour continuer de la professer. ) Je n'ai peut-être que trop at-
tendu par une fierté dont je ne saurais me défaire. Je n'ai fait
aucune démarche tant que les ministres m'ont persécuté ; mais
quand une fois j'ai été sous la protection du roi , et qu'ils n'ont
plus pu me rien faire , alors j'ai fait mon devoir , ou ce que j'ai
cru l'être. J'attends que vous m'appreniez en quoi je me suis
trompé.
Je vous envoie l'extrait d'un dialogue de M. de Voltaire avec
un ouvrier de ce pays-ci qui est à son service. J'ai écrit ce dia-
logue de mémoire , d'après le récit de M. de Montmollin , qui
ne me l'a rapporté lui-même que sur le récit de l'ouvrier , il y a
plus de deux mois. Ainsi, le tout peut n'être pas absolument
exact , mais les traits principaux sont fidèles ^ car ils ont frappe
M. de Montmollin ; il les a retenus, et vous croyez bien que je
ne les ai pas oubliés. Vous j verrez que M. de Voltaire n avait
Sas attendu la démarche dont vous vous plaignez pour me taxer
'hypocrisie.
CoTn^ersaiion de M. de Foliaire apec un de eea ouvrière du comté
de NeuckàUsL
n. DE VOLTAIHE.
Est-il vrai que vous êtes du comté de Neuchitel?
6o6 CORRESPONDANCE.
l'ouyriee.
Oui y monsieur.
M. DE VOLTAIRE.
Êtes-yous de Neuchâtel même?
l'ouvrier.
Non , monsieur ^ je suis du village de Butte dans la vallée de
Travers.
M. de voltaire.
Butte ! Cela est-il loin de Motiers?
l'ouvrier.
A une petite lieue.
M. DE voltaire.
Vous avez dans votre pays un certain personnage de celui-ci
qui a bien fait des siennes.
l'ouvrier.
Qui donc , monsieur?
M. DE voltaire.
Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le connaissefr^ons ?
l'ouvrier.
Oui, monsieur ; je l'ai vu un jour à Butte , dans le carrosse
de M. de Montmollin qui se promenait avec lui.
M. DE voltaire.
Comment ce pied-plat va en carrosse! Le voilà donc bien fier?
l'ouvrier.
Oh ! monsieur , il se promené aussi à pied. Il court comme un
chat maigre ^ et grimpe sur toutes nos montagnes.
M. DE Y 0LTAIRE.
Il pourrait bien grimper quelque jour sur une échelle. Il eût
été pendu à Paris s'il ne se fit sauvé ; et il le sera ici s'il j vient.
l'ouvrier.
Pendu , monsieur I II a l'air d'un si bon homme ; eh mon
Dieu ! qu'a-t-il donc fait ?
M. DE VOLTAIRE.
Il a fait des livres abominables. Cestun impie , un athée.
l'ouvri er.
Vous me surprenez. Il va tous les dimanches à l'église.
H. DE VOLTAIRE.
Ah, l'hypocrite ! Et que dit-on de lui dans le pays? Y a-t-il
quelqu'un qui veuille le voir?
ANNÉE i7â3u 607
l'outrier.
Tout le monde , monsieur, tout le monde Faîme. II est reclier»
ché partout , et on dit que mylord lui fait aussi bien des caresses.
H. DE YOLTAIEE.
C'est que mylord ne le connaît pas y ni yous non plus. Atten-
dez seulement deux ou trois mois , et yous connaîtrez l'homme.
Les gens de Montmorenci , oh il demeurait y ont fait des feux de
joie quand il s'est sauyë pour n'être pas pendu. C'est un homme
sans foi , sans honneur , sans religion.
l'ouvrier.
Sans religion , monsieur ! mais on dit que yous n'en ayez pas
beaucoup yous-méme.
M. DE YOLTAIRE.
Qui ? moi , grand Dieu! £t qui est-ce qui dit cela?
l' 0 u y R I E R.
Tout le monde y monsieur.
M. DE YOLTAIRE.
Ah , quelle horrible calomnie ! Moi qui ai étudié chez le»
jésuites I moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les théolo<»
giens !
l'ouyeier.
*
Mais , monsieur , <m dit que yous ayez fait bien des mauyaîi
liyres.
H. DE yOLTAIRE.
On ment. Qu'on m'en montre un seul qui porte mon nom |
comme ceux de ce croquant portent le sien y etc.
AU ROI DE PRUSSE.
Du 3o octobre 1762*
OIRE9
Yous êtes mon protecteur et mon bienfaiteur ; et je porte un
cœur fait pour la reconnaissance ; je y iens m'acquitter avec yous ^
si je puis.
Vous youlez me donner du pain ; n'y a-t-il aucun de y os su-
jets qui en manque? Otez de deyant mes yeux cette épée qui
m'ébiouit et me blesse ; elle n'a que trop fait son devoir , et le
sceptre est abandonné. La carrière est grande pour les rois de
votre étoffe , et vous êtes encore loin du terme : cependant le
temps presse, et il ne yous reste pas un moment à perdre pour
aller au bout (i)«
(1) Dans le broaillon de cette lettre il y ayaît à la place cette phrase :
c< Sondez bien votre cœur, 6 Frédéric! vons convient- il de mourir sans
» avoir été l« plus grand des hommes? » et à la fin de la lettre celte autre
6o8 CORRESPONDANCE.
Puîsse-je yoîr Frédéric le juste et le redouté couvrir ses élaU
d'un peuple nombreux dont il soit le père ! et Jean-Jacqaes
Rousseau , l'ennemi des rois , ira mourir aux pieds de son trône.
A MYLORD-MARÉCHAL,
en lui envoyant la lettre précédente*
Motiers | le i^*". novembre 17624
Je sens bien, mylord, le prix de votre lettre à madame de
Boufflers ; mais elfe ne m'apprend rien de nouveau , et vos soins
ffénéreux ne peuvent désormais pas plus me surprendre qu'a-
jouter à mes sentimens. Je crois n'avoir pas besoin de vous dire
combien je suis touché des bienfaits du roi : mais , pour vous
faire mieux sentir l'effet de vos bontés et des siennes , je dois voos
avouer que je ne l'aimais point auparavant , ou plutôt on
m'avait trompé; j'en haïssais un autre sous son nom. Vous
m'avez fait un cœur tout nouveau , mais un cœur à l'épreuve ,
qui ne changera pas plus pour lui que pour vous.
J'ai de quoi vivre deux ou trois ans, et jamais je n'ai poussé
si loin la prévoyance : mais, fussé-je prêt à mourir de faim, j'ai-
merais nueux , dans l'état actuel de ce bon prince , et ne lui étant
bon à rien , aller brouter l'herbe et ronger des racines que d'ac-
cepter de lui un morceau de pain. Que ne puis-je bien plutôt , k
l'insu de lui-même et de tout le monde , aller jeter la pitte dans
un trésor qui lui est nécessaire , et dont il sait si bien oser ! je
n'aurais rien fait de ma vie avec plus de plaisir. Laissonfr-lui
faire uae paix glorieuse , rétablir ses finances et revivifier ses
états épuisés y alors , si je vis encore et qu'il conserve pour moi
les mêmes bontés , vous verrez si je crains ses bienfaits.
Voici , mylord , une lettre que je vous prie de lui envoyer. Je
sais quelle est sa confiance en vous , et j'espère que vous ne dou-
iez pas de la mienne ; mais ce qui est convenable marche avant
tout. La lettre ne doit être vue que du roi seul , à moins qu'il
ne le permette.
J'envoie à Votre Excellence un paquet dont je la supplie
d'agréer le contenu ; ce sont des fruits de mon jardin. Ils ne sont
Ï)as si doux que les vôtres ; aussi n'ont-ils été arrosés que de
armes.
Mylord , il n'y a pas de jour que mon cœur ne s'épanouisse
en songeant à notre château en Espagne. Ah , que ne peut-il
faire le quatrième avec nous , ce digne homme que le ciel a con-
damné à payer si cher la gloire, et à ne connaître jamais le bon-
heur de la vie ! Recevez tout mon respect.
|)lii-ase: a Voilà, sire ^ ce qnej*avaisà vous dire: il est donné à peu de
V rois de l'entendre , et il u'cAt donné à aacun de l'entendre deux foi», n
ANNÉE 176a. C09
A M. DE MALESHERBES.
Paris, 11 novembre 1762.
J E serais, monsieur, bien mortifié aue vous me privassiez du
plaisir dont vous m'aviez flatté de m occuper d'un soin qui pût
vous être agréable , et de préparer des plantes pour compléter
vos herbiers. Ne pouvant subsister sans Taide ae mon travail ,
je n'ai jamais pensé, malgré le plaisir que celui-U pouvait me
faire , à vous olTrir gratuitement l'emploi de mon temps. Je vous
avoue même que j'aurais fort désiré d'entremêler le travail sé<-
dentaire et ennuyeux de ma copie d'une occupation plus de mon
goût, et meilleure à ma santé, en travaillant à des herbiers pour
tant de cabinets d'histoire naturelle qu'on fait à Paris, et où , selon
moi , ce troisième rëgue , qu'on y compte pour rien ,' n'est pas
moins nécessaire que les autres. Plusieurs nerbiers à faire à la
fois m'auraient été plus lucratifs , et m'auraient mieux dédom-
inafi;é des menus frais qu'exigent quelquefois les courses éloignées
et 1 entrée des jardins curieux. Mais les Français , en général ,
ont de si fausses idées de la botanique et si peu de goût pour
l'étude de la nature , qu'il ne faut pas espérer qne cette cliar-
mante partie leur donne jamais la tentation de faire des col-
lections en ce genre : ainsi je renonce à cette ressource. Pour
vous, monsieur , qui joignez aux connaissances de tous les genres
la passion de les augmenter sans cesse , ne m'ôtez pas le plaisir
de contribuer à vos amusemens. £nvoyez-moi là note de ce que
vous désirez ; j'en rassemblerai tout ce qui me sera possible , et
je recevrai sans aucune difficulté le paiement de ce que je vous
aurai fourni. A l'égard du petit échantillon que je vous ai en-
voyé , c'est tout autre chose ; c'étaient des plantes qui vous ap-
partenaient. Ce que j'ai substitué à celles qui se sont gAtées n'a
point été rainasse pour vous; je n'ai eu d'autre peine que de le
tirer, de ce que j'avais rassemblé pour moi-même; et comme je
n'ai point offert d'entrer dans la dépense que vous a coûtée l'her^
borisation que j'ai faite à votre suite , il me semble , monsieur ,
que vous ne devez pas non plus m'offrir le paiement de ce que
nous avons ramasse ensemble , ni du petit arrangement que je
me suis amusé à y mettre pour vous l'envoyer.
Malgré le bien que vous m'avez dit de votre santé actuelle ,
on m'assure qu'elle n'est pas encore parfaitement rétablie ; et
malheureusement la saison oii nous entrons n'est pas favorable à
l'exercice pédestre, que je crois aussi bon pour vous que pour
moi. L'hiver a aussi , comme vous savez , monsieur , ses herbo-
risations qui lui sont propres ; savoir , les mousses et les lichens.
Il doit y avoir dans vos parcs des choses curieuses en ce genre ,
et je vous exhorte fort, quand le temps vous le permettra, d'al-
ler examiner cette partie sur les lieux et dans la saison.
Vos résolutions , monsieur , étant telles que vous me les mar-
quez , je ne suis assurément pas homme à les désapprouver; c'est
7- 39
«10 CORRESPONDANCE.
s^etre procuré bien honorablement des loisirs bien agréables.
Remplir de grands devoirs dans de grandes places , c'est la tâche
des hommes de votre état et doués de vos talens | mais , quand ,
après avoir offert à son pays le tribut de son ikle on lé voit
inutile , il est bien permis alors de vivre pour soi-même , et dt
se contenter d'être heureux.
A MYLORD-MARÉCHAL.
Novembre 1769.
.IM ON 9 mvlord , je ne suis ni en santé ni content ; mais q^uaiid
je reçois de vous quelque marque de bonté et de aoavenir , je
m'attendris , j'oublie mes peines : au surplus , j'ai le cœur «battu,
et je tire bien moins de courage de ma philosophie que de votre
vin d'Espagne.
Madame la comtesse de Boufflers demeure rue Notre-Dame-
de-Nazareth , proche le Temple ; mais je ne comprends ps
comment vous n'avez pas son adresse , puisqu'elle me marque que
vous lui avez encore écrit pour l'engager à me faire accepter les
offres du roi. De grâce , mylord , ne vous servez plus de média-
teur avec moi , et daignez être bien persuadé , je vous supplie y
que ce que vous n'obtiendrez pas directement ne sera obtenu
par nul autre. Madame de Boufflers semble oublier dans cette
occasion le respect qu'on doit aux malheureux. Je lui réponds
plus purement que je ne devais peut-être ; £t je crains que cette
a£&ire ne me brouille avec elle, si même cela n'est déjà fait.
Je ne sais, mylord , si vous songez encore à notre château en
Espagne ; mais je sens que cette idée , si elle ne s'exécute pis ,
fera le malheur de ma vie. Tout me déplaît , tout me gêne , tout
m'importune : je n'ai plus de confiance et de liberté qu'ave*
vous , et , séparé par d'insurmontables obstacles du peu d'amis
qui me restent, je ne puis vivre en paix que loin de toute autre
société. C'est , j'espère , un avantage que j'aurai dans votre
terre , n'étant connu là-bas de personne , et ne sachant pas It
langue du pays. Mais je crains que le désir d'y venir vous-
même n'ait été plutôt une fantaisie qu'un vrai projet. Et je suis
mortifié aussi que vous n'ayez aucune réponse ae M. Hume.
Quoi qu'il en soit, si je ne puis vivre avec vous je veux vivre
seul. Mais il y a bien loin d'ici en Ecosse, et je suis bien peu en état
d'entreprendre un si long trajet. Pour Colombier , il n'y fant
pas penser; j'aimerais autant habiter une ville. C'est assez dV
faire de temps en temps des voyages lorsque je saurai ne vou:>
pas importuner.
J'attends pourtant avec impatience le retour de la belle saison
pour vous y aller voir , et décider avec vous quel parti je doi»
prendre, si j'ai encore long-temps à traîner mes chagrins et mes
maux; car cela commence à devenir long, et n'ayant rien prévu
de C4) qui m'arrive , j'ai peine à savoir comment je dois m'en tirer.
J'ai demandé à M. de Malesherbes la copie de quatre lettres que
ANNÉE 1762. 611
)e lui écrivis l*hiver dernier , croyant avoir peu de temps encore
à vivre , et n'imaginant pas que j'aurais tant à souffrir. Ces lettres
contiennent la peinture exacte de mon caractère et la clef de
toute ma conduite , autant que j'ai pu lire dans mon propre
cœur. L'intérêt que vous daisnez prendre à moi me fait croire
que vous ne serez pas fôché oe les lire , et je les prendrai en al-^
lant à Colombier.
On m'écrit de Pétersbourg que rimpératrice fait proposer à
M. d'Alembert d'aller élever son fîls. J ai répondu là--ilessus que
M. d'Alembert avait de la philosophie , du savoir et beaucoup
d'esprit ; mais que s'il élevait ce petit garçon , il n'en ferait ni
un conquérant ni un sage , qu'il en ferait un arlequin.
Je vous demande pardon f mjlord, de mon ton familier; je
n'en saurais prendre un autre quand mon cœur s'épancbe } et
quand un homme a de l'étoffe en lui-même , je ne regarde plus
à ses habits. Je n'adopte nulle formule, n'y voyant aucun ternie
fixe pour s'arrêter sans être faux : j'en pourrais cependant adop-
ter une auprès de vous, mylprd 9 #ans courir ce risque; ce serait
celle du bon Ibrahim (i).
A M. MOULTOU.
i3 novembre 1762.
Vous ne saurez jamais ce que votre silence m'a fait souffrir ;
mais votre lettre m'a rendu la vie , et l'assurance que vous me
donnez me tranquillise pour le reste de mes jours. Ainsi écrivez
désormais à votre aise ; votre silence ne m'alarmera j)lus. Mais ,
cher ami , pardonnez les inquiétudes d'un pauvre solitaire qui nç
sait rien de ce qui se passe , dont tant de cruels souvenirs attris-
tent l'imaçination , qui ne connaît dans la vie d'autre bonheur
5ue l'amitié , et qui n'aima jamais personne autant que vous.
Wix se nescit amare , dit le poëte } mais moi je dis , Pelix nts^
vit amare. Des deux cotés les circonstances qui ont serré notre
attachement l'ont mis à l'épreuve y et lui ont donné la solidité
d'une amitié de vingt ans.
Je ne dirai pas un mot à M. de Montmollin pour la coqimu-
nication de la lettre dont vous me parlez ; il fera ce qu'il jugera
convenable pour son avantage : pour moi , je ne veux pas faire
un pas , ni dire un mot de plus dans toute cette affaire,et je lais-
serai vos gens se démener comme ils voudront, sans m'en mêler
ni réponure à leurs chicanes. Ils prétendent me traiter comme
un enfant à qui l'on commence par donner le fouet , et puis on
lui fait demander pardon. Ce n'est pas tout-à-fait mon avis. Ce
n'est pas moi qui veut donner des éclaircissemens; c'est le bon-
homme Deluc qui veux que j'en donne ; et je suis très-fâché de
ne pouvoir en cela lui complaire , car il m'a tout-à-fait gagné
(1) Ibrahim, esclave tare de mylord-maréchal , finisMÎt les lettres
« €|u'il lui adrt^ssail par celle formule : « Je suis plus volie ami que )»-
» mais. Ibrahim. »
6is CORRESPONDANCE.
le cœnr ce voyage j et j'ai été bien plus content de loi qne je
n'espérais. Puisqu'on n'a pas été content de ma lettre , on ne le
fasse,
me pres-
ne fût
•
Je trouve, en revenant sur' tout ceci , ^ue nous avons donné
trop d'importance à cette affaire : c'est un jea de sots enfans dont
on se fàcne pour un moment , mais dent on ne sait que rire sitôt
qu'on est de sang-froid.
Adieu, cher Moulton.
J'oubliais de vous marquer que le roi de Prusse m*a fait faire
par mylord-maréchal des offres trës-obligeantes et d'une ma-
nière dont je suis pénétré.
A M, MOULTOU.
Motiert-Traverf , le i5 novembre 176^.
J'E reçois à l'instant, cher ami, une lettre de M. Deluc , que je
viens d'envoyer à M', de Mohtmollin , sans le solliciter' de rien ,
m^is le priant seulement de me faire dire ce qu'il a résolu de
faire quant à la copie qu'on lui demande , afin que je m'arrange
aussi de mon côté en conséquence de ce qu^il aura fait. S'il prend
le parti d^envoyer cette copie, moî , de mon côté, je lui écrirai
en peu de lignes la lettre d'éclaircissement que M. Deluc souhaite,
laquelle pourtant ne dira rien de plus qne la précédente , parce
qu'il n^est pas possible de dire plus. S'il ne veut pas envoyer cette
copie , moi , de mon côté , je ne dirai plus rien ; j'en resterai là ,
et continuerai de vivre en bon chrétien réformé , comme j'ai fait
jusqu'ici de tout mon pouvoir.
Le moment critique approche 011 je saurai si Genève m'est en-
core quelque chose. Si les Genevois se conduisent comme ils le
doivent , je me reconnaîtrai toujours leur concito^^en et les aime-
rai comme ci-devant. S'ils me manquent dans cette occasion , s'ils
oublient quels affronts et quelles insultes ils ont à réparer envers
moi , je ne cesserai point de les aimer , mais du reste mon parti
est pris.
Je ne puis répondre à M. Deluc cet ordinaire, parce que ma
réponse dépend de celle de M. de Montmollin , qui m'a fait dire
simplement qu'il viendrait me voir ; car depuis plusieurs se-
maines l'état oii je suis ne me permet pas de sortir. Or , comme
la poste part dans peu d'heures , il n'est pas vraisemblable que
faie le temps d'écrire : ainsi je n'écrirai à M. Deluc que jeudi au
soir. Je vous prie de le lui dire, afin qu'il ne soit pas inquiet de
mon Mlcnce.
Il est certain que , quoi qu'il arrive , je ne demeurerai jamais à
Genève , cela est bien déciaé. Cependant je vous avoue qne les
approches du moment qui décidera si je suis encore Genevois , ou
ANNÉE 176a. 6i3
si je ne le suis plus , me donnent une vire agitation de cœur. Je
donnerais tout au monde pour être à la fin du mois prochain.
Adieu , cher ami.
A MADAME LATOUR.
Motiers, le 31 novembre 176a.
JL u Wkaduli^ ma tu mipiaci. Il faut se rendre , madame y je
sens tous les jours mieux qu'il est impossible à mon cœur de vous
résister. Plus je gronde, plus je m'enlace ^ et , à la manière dont
vous me permettez de ne vous plus écrire, vous êtes bien sûre
de n'être pas prise au mot. Oui, vous êtes femme ; je le sens à
votre ascendant sur moi ; je le sens à votre adresse , et il y a
long-temps que je ne m'avise plus d'en douter. Je ne tenterai
donc plus de briser ces chaînes si pesantes que vous me donnes
si légèrement \ mais , de grâce , allégez-en le poids vous-même ;
soyez aussi bonne que charmante ; acceptez mes hommages , en
compensation de ma négligence ^ et ne comptez pas si rigoureu--
sèment avec votre serviteur.
Il est certain , madame , oue j'ai en tort de parler encore à
M. de Rongemont de ce que je vous avais dit au sujet de M. du
Terreaux ; mais la manière dfont vous m'aviez répondu , me fai-
sait douter que vous en parlassiez à monsieur son frère , et il con-
venait cependant qu'il le sût. Yoilà , non l'excuse ^ mais la raison
de mon tort.
Je vous prie, madame, d'être bien persuadée de deux choses f
l'une, que si vous eussiez gardé avec moi le silence que j'avais
mérité , je n'aurais eu garde de vous laisser faire, du moins jus-
qu'à m'oublier ; pour peu que vous eussiez encore différé à na'é-
crire , je vous aurais sûrement prévenue ; et , quelque touché que
je sois de votre lettre , je suis presque fâché que vous ne m'ayiez
pas donné cette occasion de vous marquer mon empressement
et mon repentir. L'autre vérité, que je vous supplie de croire ,
est , que nien que Ton ne se corrige point à mon âge , et que je
ne puisse , sans vous tromper , vous promettre plus d'exactituae
que par le passé, j'ai pourtant le cœur pénétré de vos bontés, et
très-zélé pour m'en rendre digne. Voilà, madame, que j'écrive
ou non } sur quoi vous devez toujours compter.
A M. MOULTOU.
Métiers , 95 novembre 1763.
J E m'étais attendu , cher ami , à ce qui vient de se passer; ainsi
j'en suis peu ému. Peut-être n'a-t-il tenu ^n'à moi crue cela ne se
passât autrement. Mais une maxime dont ]e ne me aépartirai ja<->
mais , est de ne faire du mal à personne. Je suis charmé de ne
m'en être pas départi en cette occasion : car je vous avoue que
la tentation était vive. Savez-vous à quel jeu )'ai perdu M. Mar-
cet? Il me parait certain que je Tai perdu. J'aorais cru pouvoir
6i4 CORRESPONDANCE.
compter sur un anciefi àmi dé mon përe. Je soupçonne que Ta-
mitié de M. D. L. m'a ôté la sienne.
Je siiischarmoque vous voyiez enfin quejen'en aï déjà que trop
fait. Ces messieurs les Genevois le prennent en vérité sur un sin-
gulier ton. On dirait qull faut que j'aille encore demander par-
don des afironts qu'on m'a faits. Et puis , quelle extravannte in*
quisition ! L'on n'en ferait pas tantcnez les catholiques, rln vérité
ces genS'là Sont bieti bétéitient rognes. Comment ne Toient-ils
pas qu'il s'agit bien plus dé leur intérêt que du mien ?
Le bon homme dispose df itaoi comme de ses vieux souliers ; il
veut que j'aille eoUrir k Genève dans une saison et dans nn état
oii je ne puis sortir , je ne dis pas de Molière , mais dé liia chambre.
H n'y a pas dé sens à cela. Je souhaite dé tout mon cœur de re-
voir Genève , et je me sens un cœur ftiit pour oublier leurs ou-
tragés; tuais on né in'y verra sûrement jamais en homme qui
demande gr^ce , ou qui la reçoit.
Vouè toulez m'éhvoyer votre outrage, sûpposatit que je suis
en état dé le rendi*é tneilléur. Il nVn est rieti , cher ami ; je n'ai
jamais pu corriger une seule phrase ni pour moi tii pdur les autres.
J'ai Të^prit prime-sàùtiér , comme disait Montaigne; passé cela je
fie suis rien. Oatis un ôtcivrage fait je ne vms que ce qu'il y a ; ]e
ne Vois rieiidé ce qu'on y peut mettre. Si je yettx toucher ii votre
ouvrage , je me tourmenterai beaucoup, et je le gâterai infail-^
liblenient, ne fût-ce que parce qu'il s'agit de moi : on tle sait ja-
mais parler de soi comme il faut. Je vois que vous tous déner
de vous^ tnais vous devriez vous fier un peu à moi, qui peat mieux
que vous vous mettre k votre taux. En ceci seulement je jugerai
mieux que vous. Faites de vous-même; vous seres moins correct,
mais plus un. Au reste, revenez plusieurs fois sur votre ouvrage
avant que de le donner. Je crains seulement les fautes de langue ;
mais , si 'vous êtes bieti attentif, elles ne vous échapperont pas.
Je crains aussi un peu les boutades du feu de la jeunesse. Atta*
ches-vous à oter tout ce qui peut être exclamation ou déclama-
tion. Simplifiez votre style, surtout dans les endroits ou les choses
ont de la chaleuf . J'ai une lecture à vous conseiller avant que de
ravoir pôiir la dernière fois votre écrit , c*ést celle des Lettrtt
Persanes. Cette lecture est excellente k tout jeune honime qui
écrit pour la première fois. Vous y trouverez pourtant quelques
faute de langue. £n voici une dans la quarante-deuxième lettre:
Tel que Von devrait nhépriser parce qu'il est un sot^ neCest èoU'^
vent que parce quHl est un homme de robe, La faute est de prendre
pour le participe passif méprisé, qui n'est pas dans la phrase,
i'infiYiitif mépriser qui y est. Les Genevois sont encore fort sujets
à faire cette faute-là. Toutefois , si vous voulez absolument m'en-
voyer votre écrit , faites. Je ne sais lequel de vous ou de moi mo
donnera lé plus d'intérêt à sa lecture; mais je vous répète que je
ne vous y jniis être d'aucune utilité.
Je vous ai parlé dés offres du roi de Prusse et de ma reconnais-
sance. Mais voudriez-vous que je les eusse acceptées? Est-il né*
ANISEE 1762. Ci5
(:essaire de vous dîre ce que j'ai fait? ces choses-là devraient se
deviner entre nous.
Je dois vous prévenir d'une cbose. Vous avez dû voir beau-
coup d'inégalité dans mes lettres^ c'est qu'il y en a hoaucoiip
dans mon humeur, et je ne la cache point à mes amis. Mais ma
conduite ne se règh? point sur mon humeur ; elle a une règle pins
constante; à mon âge on ne change plus. Je serai ce que j'ai été.
Je ne suis différent qu'en une chose , c'est que jusqu'ici j'ai eu
des amis , mais à présent je sens que j'ai un ami.
Vous apprendrez avec plaisir qn' Emile a le plus grand succès
en Angleterre. On en est à la seconde édition anglaise. Il n'y a
pas d'exemple à Londres d'un succès si rapide pour aucun livre
étranger , et , nola^ malgré le mal que j'y dis des Anglais.
A M. DE MONTMOLLIN.
Novembre 1762.
v^UAND je me suis réuni , monsieur , il y a neuf ans h l'église ,
je n'ai pas manqué de censeurs qui ont blâmé ma démarche , et
je n'eu manque pas aujourd'hui que j'y reste uni sous vos aus-
pices, contre l'espoir de tant de gens qui voudraient m'en voir
séparé. Il n'y a rien là de bien étonnant ; tout ce qui m'honore
et me console déplaît à mes ennemis ; et ceux qui voudraient
rendre la religion méprisable sont fâchés qu'un ami de la vérité
la professe ouvertement. Nous connaissons trop, vous et moi ,
les hommes , pour ignorer à combien de passions humaines le
feint zèle de la foi sert de manteau ^ et Ton ne doit pas s'at-
tendre à voir l'athéisme et l'impiété plus charitables que n'est
l'hypocrisie ou la superstition. J*espère, monsieur, ayant main-
tenant le bonheur d'être plus connu de vous, que vous ne voyiez
rien en moi qui , démentant la déclaration que je vous ai faite ,
puisse vous rendre suspecte ma démarche , ni vous donner du
regret à la votre. S'il y a des gens qui m'accusent d'être un hypo-
crite , c'est parce que je ne suis pas un impie: ils se sont arran-
gés pour' m accuser de l'un ou de l'autre ^ sans doute, parce
qu'ils n'imaginent pais qu'on puisse sincèrement croire en L)ieu.
Vous voyez que, de quelque manière que je me conduise, il
m'est impossible d'échapper à l'une des deux imputations. Mais
vous V
^oyez aussi que, si toutes deux sont également destituées de
preuves , celle d'hypocrisie est pourtant la plus inepte ; car un
peu d'hypocrisie m eût sauvé bien des disgrâces ; et ma bonne
foi me coûte assez cher y ce me semble , pour devoir être au-
dessus de tout soupçon.
Quand nous avons eu y monsieur , des entretiens sur mon ou-
vrage (1) « je vous ai dit dans quelles vues il avait été public , et
je vous réitère la même chose en sincérité de cœur. Ces Y'
n'ont rien que de louable , vous en êtes convenu voua-m£|p
(4) Il e»t question ilc rEinlle*
6i6 CORRESPONDANCE.
et quand vous m'apprenez qu'on me prête celle d'avoir voiiI«
jeter du ridicule sur le christianisme , vous sentez en même
temps combien cette imputation est ridicule elle-même , puis-
qu'elle porte uniquement sur un dialogue dans un langage im-
prouvé- des deux côtés dans l'ouvrage même , et oii 1 on ne
3
Pourquoi s'ccbauffent-ils si fort qi
vices de son argumentation, qui n'a point été la leur jusqu'ici?
Veulent-ils donc se rapprocher peu à peu de ses manières de
}>enser comme ils se rapprochent déjà de son intolérance , contre
es principes fondamentaux de leur propre communion ?
Je suis oien persuadé , monsieur, que , si j'eusse toujours vécu
en pays protestant , alors , ou la profession du vicaire savoyard
n'eut point été faite , ce qui certainement eût été un mal à bien
des égards , ou , selon toute apparence , elle eût eu dans sa
seconde partie un tour fort différent de celui qu'elle a.
Je ne pense pas cependant qu'il faille supprimer les objections
u'on ne peut résouare ; car cette adreilse subreptice a un air
e mauvaise foi qui me révolte, et me fait craindre qu'il n'y ait
au fond peu de vrais croyans. Toutes les connaissances hu-
maines ont leurs obscurités , leurs difficultés , leurs objections
que l'esprit humain trop borné ne peut résoudre. La géométrie
elle-même en a de telles que les géomètres ne s'avisent point de
supprimer , et qui ne rendent pas pour cela leur science in-
certaine. Les objections n'empêchent pas qu'une vérité démon-
trée ne soit démontrée; et il faut savoir se tenir à ce qu'on sait ,
et ne pas vouloir tout savoir même en matière de religion. Nous
u'eu servirons pas Dieu de moins bon cœur j nous n'en serons
pas moins vrais croyans, et nous en serons plus humains , plus
<loux, plus tolérans pour ceux qui ne pensent pas coniine nous
vn toute chose. A considérer en ce sens la profession de foi du
vicaire , elle peut avoir son utilité même dans ce qu'on y a le
plus improuvé. En tout cas il n'y avait qu'à résoudre les objec-
tions aussi convenablement , aussi honnêtement qu'elles étaient
proposées , sans se fâcher comme si l'on avait tort , et sans croire
qu'une objection est suffisamment résolue lorsqu'on a brûlé le
papier oui la contient.
Je n'epiloguerai point sur les chicanes sans nombre et sans
fondement qu'on m a faites et qu'on me fait tous les jours. Je
sais supporter dans les autres des manières de penser qui ne sont
pas les miennes j pourvu que nous soyons tous unis en Jésus-
Christ , c'est là l'essentiel. Je veux seulement vous renouveler ,
monsieur , la déclaration de la résolution ferme et sincère oii
je suis de vivre et mourir dans la communion de l'église chré-
tienne réformée. Rien ne m'a plus consolé dans mes disgrâces
que d'en faire la sincère profession auprès devons, de trouver
en vous mon pasteur, et mes frères dans vos paroissiens. Je vous
demande à vous et à eux la continuation des mêmes bontés 5 et
ANNÉE 1761. 617
comme je ne crains pas que ma conduite vons fasse changer de
sentiment sur mon compte , j'espère que les méchancetés de mes
ennemis ne le feront pas non plus. '
A M * * *.
1763.
X-JN parlant, monsieur, dans votre gazette du 23 juin, d'un
papier appelé réquisitoire , publié en France contre le meilleur
et le plus utile de mes écrits , vous avez rempli votre of&ce, et
je ne vous en sais pas mauvais gré ; je ne me plains pas même
que vous ayez transcrit les imputations dont ce papier est rem-^
pli , et auxquelles je m'abstiens de donner celle qui leur est due.
Mais lorsque vous ajoutez de votre chef que je suis condam-
nable au-delà de ce qu'on peut dire pour avoir composé le livre
dont il s*agit , et surtout pour y avoir mis mon nom , comme
5*il était permis et honnête de se cacher en parlant ^u public;
alors , monsieur , j'ai droit de me plaindre de ce que vous jugez
sans connaître : car il n'est pas possible qu'un homme éclaire et
un homme de Lien porte avec connaissance un jugement si peu
équitable sur un livre oii l'auteur soutient la cause de Dieu , des
mœurs, de la vertu , contre la nouvelle philosophie, avec toute
la force dont il est capable. Vous avez aonné trop d'autorité à
des procédures irréguiiëres et dictées par des motifs particuliers
que tout le monde connaît.
Mou livre , monsieur , est entre les mains du public ; il sera
lu tôt ou tard par des hommes raisonnables , peut-être enfin
par des chrétiens , qui verront avec surprise et sans doute avec
indignation , qu'un disciple de leur divin maître soit traité parmi
eux comme un scélérat.
Je vous prie donc , monsieur , et c'est une réparation que
vous me devez , de lire vous-même le livre dont vous avez si
légèrement et si mal parlé; et , quand vous l'aurez lu , de vou-
loir alors rendre compte au public , sans faveur et sans grâce, du
jugement que vous en aurez porté. Je vous salue , monsieur, de
tout mon cœur.
A M. LOISEAU DE MAULÉON,
pour lui recommander T affaire de M. Le Beuf de
f^alaalion.
Voici, mon cher Mauléon , du travail pour vous , qui savez
braver le puissant injuste et défendre l'innocent opprime. Il s'agit
de protéger par vos talens un jeune homme de mérite qu'on ose
poursuivre criminellement pour une faute que tout homme
voudrait commettre , et qui ne blesse d'autres lois que celles de
l'avarice et de l'opinion. Armez votre éloquence de traits plus
doux et non moins pénétrans , en faveur de deux amans persé-
cutés par un père vindicatif et dénaturé. Ils ont la voix pu-
6i8 CORRESPONDANCE.
I>lique , et ils l'auront partout où vous parlerez pour eux. Il me
semble que ce nouveau sujet vous offre d'aussi grands principes
k développer, d'aussi grandes vues à approfondir que les prëcé*
dens ; et vous aurez de plus à faire valoir des sentimens n^itureU
à tous les cœurs sensibles , et qui ne sont pas étrangers au vôtre.
J'espëre encore aue vous compterez pour quelque chose la re-
commandation a'un homme que vous avez honoré de votre
amitié. M acte virtuie , cher Mauléon . C'est dans une rouie que
vous vous êtes frayée qu'on trouve le noble prix que je vous ai
depuis si long-temps annoncé , et qui est seul digne de vous.
A MADEMOISELLE D'IVERNOIS ,
fille de M. le procureur - général de Neuchdtel , en lui
en^foyant le premier lacet de ma façon , qu*elle nCawait
demandé pour présent de noces*
XJE voilà , mademoiselle, ce beau présent de noces que voas
avez désiré : s'il s'y trouve du superflu , faites , en bonne ména-
gère, qu'il ait bientôt son emploi. Portez sous d'heureux aus-
pices cet emblème des liens de douceur et d'amour dont vous
tiendrez enlacé votre heureux époux , et songez qu'en portant
un lacet tissu par la main qui traça les devoirs des mères , c'est
s'engager à les remplir.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Moliers, le a6 novembre 176a.
Je reçois à l'instant, madame*, la lettre dont vous m'avez ho-
noré le 10 de ce mois sous le couvert de mylord -maréchal , et
je vous avoue qu'elle me surprend plus encore que la précé-
dente. J'ai tant a'estime et de respect pour vous , que , dussiex-
vous continuer à m'en écrire de semblables, elles me surpren-
draient toujours.
Je suis pénétré de reconnaissance et *de respect pour le roi de
Prusse ; mais ses bienfaits , souvent répandus avec plus de géné-
rosité que de choix , ne sont pas une preuve bien sûre qu'on les
mérite. Si je les acceptais je croirais lui rendre autant d'hon-
neur que j'en recevrais de lui ; et je ne suis point persuadé que ,
par cette démarche , je fisse un si grand déplaisir à mes ennemis.
Je crois , madame , que si j'étais dans le besoin et que j'eusse
recours à vous , vous consulteriez plus votre cœur que votre
fortune ; mais ce que vous ne feriez pas à cet égard , peut-«tre
devrais-je le faire. Comme je ne suis pas dans ce cas-là , et que
jusqu'ici mes amis ne se sont point aperçus que j'y aie été , cette
délibération me paraît , quant à présent , fort inutile. II me
semble que je n'ai jamais donné à personne occasion de prendre
un si grand souci de mes besoins.
Yous persistez , dites-vous , à croire que ma lettre à BI. de
ANNÉE 1762. 619
Montinollin était peu nécessaire. Je ne vois pas bien comment
vous pouvez juger de cela. Je vous ai dit les raisons qui m'ont
fait croire qu'elle Tétail ; vous auriez dû me dire celles qui vous
font penser autrement.
Yous dites qu'elle a fait un mauvais effet ; mais sur qui? Si
c'est sur MM. d'Alembcrt et Voltaire , je m'en félicite. J espère
n'être jamais assez malheureux pour obtenir leur approbation.
Il était inutile que cette lettre courût , et je ne l'ai jamais
montrée à personne. Vous dites l'avoir vue à Paris. Je sais qu'elle
a été falsifiée , et je vous l'ai ditj cela n'emportait pas la néces-
sité de vous la transcrire , puisque cette pièce , ayant fait ici son
oflet , n'importe, au surplus, ni à vous, ni à moi, ni à personne,
rependant , puisqu'elle vous fait plaisir , la voilà telle que je l'ai
écrite , et que je l'écrirais tout à riicure si c'était à recom-
mencer.
J'ai toujours approuvé que mes amis me donnassent des avis ,
mais non pas des lois. Je veux bien qu'ils me conseillent, mais
fion pas qu'ils me gouvernent. Vous avez daigné , madame ,
remplir avec moi le soin de l'amitié 5 je vous en remercie. Vous
vous en tenez là j je vous en remercie encore : car je n'aimerais
pas être obligé de marquer moi-même la borne de votre pouvoir
sur moi.
Ne parlerons-nous jamais de vous , madame ? Il me semble
ant que les droits et les devoirs de l'amitié devraient être
pourtant que
prouverais , je m'attendrirais , je m'égayerais de votre joie , et
tous mes maux seraient oubliés.
Je nVi jamais songé à vous demander , madame , si l'on avait
rendu à M. le prince de Conti la musique que j'avais copiée pour
lui. Daignez agréer les humbles remercimens et respects de ma-
demoiselle Le Yasseur.
A M
Curé iAmhérier en Bugey (1)4
Motien*Traverf , le5o novembre 1763.
J E n'aurais pas tardé si long-temps , monsieur , à vous témoi-
gner ma reconnaissance des soins et des bontés que vous n'aTM
(1) Mademoiselle Le Vasseur, partie eu juillet 176s , par le oamsse de
Paris à Dijon , pour se rendre aaprès de M. RoniseaQ , alors en Soiaie ,
fut insaliée par deux j nu nés étourdis , que M. le curé d'Ambérier ne par*
vint ù contenir qu'en portant ses plaintes  l'un des commis dabaref
Sensible à ce service ,robligce se fit connaître à son protecteur , et
demanda avec instance et son nom et son adresse. Cest à celte ocatk
qti*out été cci'iles les trois lettr^ adressées à M.... • • » curé d'AnbfrlM
620 CORRESPONDANCE.
cessé d'avoir pour ma gouvernante durant son voyage de Paris k
Besançon , si je n'avais égare votre adresse qu'elle me remit en
arrivant , et en me rendant compte de toutes les obligations que
nous avions elle et m.oi à votre humanité et à votre charité. J'ai
retrouvé cette adresse hier au soir , et je me hâte de remplir un
devoir qui m'est cher , en vous faisant d'un cœur vraiment tou-
ché les remercîmens de cette pauvre fille et les miens. Je vou—
drais être en état de rendre ces remercîmens moins stériles , en
vous marquant par quelque retour que vous n'avez pas obligé
un ingrat. Si jamais l'occasion s'en présente , je vous demande
en grâce de ne pas oublier le citoyen de Genève , et d'être per-
suadé qu'il vous est acquis. Recevez , monsieur , les respects de
aiademoiselle Le Vasseur, et ceux d'un homme qui vous honore.
A MADAME LATOUR.
Motiers, le i8 décembre 1762.
JrouR le coup , madame , vous auriez été conteste de mon
exactitude , si j'avais pu suivre , en recevant votre dernière
lettre , la résolution que je pris d'y répondre dès le lendemain ;
mais il est dit que je voudrai toujours vous plaire , et que je n'y
parviendrai jamais. Une maudite fièvre est venu traverser mes
bonnes résolutions^ elle m'a abattu , au point d'en garder le lit,
ce qui ne m'était jamais arrivé dans mes plus grands maux : sans
doute, le bon usage que je voulais faire ae mes forces , m'a aidé
à les recouvrer , et je me suis dépêché de guérir pour vous offrir
les prétnices de ma convalescence , si tant est pourtant qu'on
puisse appeler convalescence l'état où je suis resté.
Je voudrais , madame , pouvoir vous donner l'éclaircissement
que vous désirez sur Thomine au gros poireau, et je voudrais,
pour moi-momc , connaître un homme qui m'ose louer publi-
qucinent à Paris ; car , quoique je doive peut-être bien plus à
vous qu'à lui la chaleur de son zèle , ce qu'il a dit pour vous
complaire nie le fait autant aimer que s'il l'avait dit pour moi.
Mais ma mémoire ne me fournit rien d'applicable en tout au
signalement que vous m'avez donné. J'ai fréquenté dix ans
Epinay et la Chevrette j pendant ce temps-là , on a représenté
beaucoup de pièces , et exécuté beaucoup de divertissemens , oii
j'ai quelquefois fait de la musique , et oii divers auteurs ont fait
des paroles ; mais depuis lors tant de choses me sont arrivées ,
que je ne me rappelle tout cela que fort confusément. Le poi-
reau surtout me désoriente ; je ne me rappelle pas d'avoir vécu
dans une certaine intimité avec quelqu'un qui en eût un ; si ce
n'est , ce me semble , M. le marquis de Croix-Mard , qui , à la
vérité , a beaucoup d'esprit , mais qui n'est plus ni jeune , ni
d'une assez jolie figure , et auquel je ne me suis sûrement jamais
mêlé de donner des conseils.
Il est vrai ,^madame , que je ne doute plus que vous ne soyiex
femme 3 vous me l'ayez trop bien fait sentir par l'empire que
ANNÉE 1762. 62 1
VDus avez pris sur moî , et par le plaisir aue je prends à m'y sou-
mettre; mais vous n'avez pas à vous plaindre d'un échange qui
voas donne tant de nouveaux droits , en vous laissant tous ceux
que je voulais revendiquer pour mon sexe. Toutefois , puisque
vous deviez être femme , vous deviez bien aussi vous montrer.
Je crois que votre figure me tourmente encore plus que si je
l'avais vue. Si vous ne voulez pas me dire comment vous êtes
faite y dites-moi donc du moins comment vous vous habillez ,
afin que mon imagination se fixe sur quelque chose que je sois
SÛT vous appartenir , et que je puisse rendre hommage à la per-
sonne qui porte votre robe , sans crainte de vous faire une infi-
délité.
A M. MOULTOU.
Molîers-Travcrs , le 19 décembre 1762.
IVloif cher ami , j^ai été assez mal , et je ne suis pas bien. Les
effets d'une fièvre causée par un grand rhume se sont fait sentir
sur la partie faible, et il semble que ma yessie veuille se boucher
tout-à-fait. Je me lève pourtant , et je sors quand le temps le
permet ; mais je n'ai ni la tête libre ni la machine en bon état.
La rigueur de l'hiver peut causer tout cela : je suis persuadé
qu'aux approches du temps doux je serai mieux.
Je me détache tous les jours plus de Genève : il faut être foa
pour s'affecter des torts de gens qui se conduisent si mal. Je pour-
rai y aller parce que vous y êtes : mais j'irai voir mon ami chez
des étrangers. Du reste ces messieurs me recevront comme il
leur plaira. L'Europe a déjà prononcé entre eux et moi : que
m'importe le reste ? Nous verrons , au surplus , ce qu'ils ont à
me dire: pour moi , je n'ai rien à leur dire du tout.
Je vous envoie ce billet par le messager plutôt que par la
poste , afin que , si vous avez quelque chose à m'envoyer , vous
en ayez la commodité. Du reste , il importe de vous communi-
quer une réflexion que j'ai faite. Vous m'avez marqué ci-devant
que vous n'aimiez pas votre corps , et que votre intention était de
le quitter un jour : nous causerons de cela quand nous nous ver-
rons. Mais si cette résolution pouvait transpirer chez quelqu'un
de ces messieurs, peut-être ne chercheraient-ils qu'une occasion
de vous prévenir ; et il est bien difficile qu'ils ne trouvassent pas
cette occasion dans l'écrit en question s'ils l'y voulaient chercher.
Tout est raison pour qui ne cherche que des prétextes. Pensez à
cela. Il faut quitter , et non pas se faire renvoyer.
Je crois que my lord-maréchal pourrait aller dans quelque
temps à Genève voir mylord Stanhope. S'il y va , allez le voir ,
et nonunez-vons. C'est un homme froid qui ne peut souffrir les
complimens, et qui n'en fait à personne ; mais c est un homme ,
et je crois que vous serez content de l'avoir vu. Du re<.lr , ne
parlez à personne de ce voyage. Il ne m'en a pas demandé le se-
622 CORRESPONDANCE. ANNÉE 1762.
cret , mais il n'en a parlé qu'à moi ; ce qui me fait croire on
qu'il a changé de sentiment ou qu'il veut aller incognito.
Adieu , cher Moultou : je compte les heures comme des siècles
jusqu'à la belle saison.
A M. D'ALEMBERT.
Ce 27 décembre 176a.
Je suis sensible , mon cher monsieur , à l'intérêt que vous pre-
nez à moi; mais je ne puis approuver le zèle qui vous fait pour-
suivre ce pauvre M. ralissot , et j'aurais grand regret aux mo-
mens que tout cela vous a fait perare sans le témoignage d'amitié
qu'il en résulte en ma faveur. Laissez donc là cette affaire, je
vous en prie derechef j je vous en suis aussi obligé que si elle
était tei;minée , et je vous assure que l'expulsion de Palissot ,
pour l'amour de moi , me ferait plus de peine que de plaisir.
A l'égard de Fréron , je n'ai rien à dire de mon chef , parce aùe
la cause est commune ; mais ce qu'il y a de bien certain , c est
que votre mépris l'eût plus mortifié que vos poursuites, et que ,
quel qu'en soit le succès , elles lui feront toujours plus d'hon-
neur que de mal.
J'ai écrit à M. de Tressan pour le remercier et le prier d'en
rester là. Je vous montrerai ma réponse avec sa lettre à notre
{)remière entrevue. Je ne puis douter que je ne vous doive tous
es témoignages d'estime dont elle est remplie. Tout compté,
tout rabattu , il se trouve que je gagne à tous égards dans cette
affaire. Pourquoi rendrons-nous du mal à ce pauvre homme poitr
le bien réel qu'il m'a fait ? Je vous remercie et vous embrasse de
tout mon cœur.
FIN DU SEPTIEME VOLXMF.
TABLE
DES PIÈCES ET DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
rloUSSEAU JUGE DE JeaN-JaCQUES. DIALOGUES. PagC I
Du sujet et de la forme de cet Ecrit. 3
PREMIER OIALOOnS.
Du système de conduite envers Jean-Jacques, adopté par l'adminU-
tralion , avec Tapprobalion du pnblic. 7
SECOND DIALOGUE.
Du naturel de Jean* Jacques, et de ses habitudes. 80
TROISIEME DIALOGUE.
De l'espril de ses livres , et conclusion. i85
Histoire du précédent Écrit. 33 1
A.
Anglais. Roussean remet k nn jeune homme qu'il a connu à Woot-
ion une partie de ses Dialogues. a35
B.
But de cet ouvrage. Pourquoi il choisit la formo du dialogut. ^
c
Cause des faux )ugeOB«ni portés fur Rouaieaa. «07
Catinat. C'a6. . lAG
Catilina. Fait boire du sang humain à lei conjuréf. 435
Diderot. Son procédé envers Rousseau. go
- Son désintéressement no L'a point appauvri.
D'Alemhert. Cité.
Son stylet.
Sa mauvaise foi envers Roussean.
Dépôt remis a la Providence.
624 TABLE DES PIÈCES
Bpidence au crime. Ne peut résulter que de la conviclion du coupable. 5i
Exemples frappa tis. 54
BxtrcùU de ses ouvrages. 186
Espoir que le temps leyera le voile de l'imposturo. 911
F.
Fénélon, Cité. i46
Fréron, Son épitaphe par Marmontel. 167
G.
Genève» Citée avec éloge» ^8
H.
Haine contre Rousseau* Toujours active. 162
I.
Importuns, Combien sa femme a de peine à les éconduire.' 179
J.
Joly de Fleuri. Cilé. aS
Juges, Sont quelquefois barbares. bS
Jésuites, Compares aux philosophes. S25
L.
Larmes des Anglais au départ de Jean-Jacques. 178
Livre de la Philosophie de la Naturtf, Brûlé. 198, u.
M.
Méchans.Se lient entre eux plus fortement que les bons. 32
Méchant. Craint d'être seul, parce qu'il se seul ira il en trop mauvaise
compagnie. r^o
Le méchant fait le mal à cause du besoin qu'il a des autres. 116
N.
Naturelvif. Est plus aimant. 2^4
Notre»Dame, Rousseau s'y rend le 24 février 1776. 255
o.
Opéra du Devin du village. Preuve que Rousseau en est l'auteur. 1 5o
On tait circuler des écrits pour le perdre. i65
On cherche à lui faire faire une nouvelle édition de ses ouvrages. 21 j
ET DES MATIÈRES. 6a5
P.
nHosophes, Ne vealent qae dei œaTrei d'^lat. i3a
Présentent leurs disciples poar secrétaires , pour confidens. 166
Leurs intrigues. 232
Lieur influence jusque dans les rangs les plos élevés. 923
Ils sont ennemis de toute religion. Ibid.*
Impérieux, inlulérans, capables do créer ane inquisition philoso-
phique. 324
L#eur doctrine. Ibid.
EiTcts de leur morale sur la génération présente. 996 1 n.
R.
Rôle humiliant de sa propre défense fait faire à Rousseau un nouvel
effort pour reprendre cet écrit. 5
Rousseau» Sa destinée. Son portrait fait par ses ennemis. iS
Ruses et perfidie de la ligue pour le perdre dans l'opinion publique. 39
Manœuvres de ses ennemis. 35
Lteur cruanté. 36
Leur acharnement. 57
Leur crainte d'être démasqués. 4o
Ronsiteau revi«*nt de la douce chimère de l'amitié. 47
Ne veut plus do la clémence de ses ennemis. 69
Conduite que la ligue eût dd tenir envers Rousseau, s'il eût été
réellement coupable. 65
Son portrait fait par Piquet est très-mauvais. 82
Origine de sa liaison avec Hume. 84
Rousseau ne fuit les hommes que parce qu'il en a peur. 89
Il renonce aux visites. 92
Il fait de jolis herbiers. 35
Dédaigne les flatteurs. 100
Fait deux lieues par jour pour écouter le rossignol. io3
Frugalité de ses repas. io4
Son goût pour la rêverie. 110
Rousseau est très- désintéressé. 11a
Ses premières lectures. Ibid.
Il copie la musique à dix sous la page. 121
Eu quoi consiste sa fortune. 126
Sa répugnance à faire des livres. 127
11 porte le joug de rhabitudc. i32
Rousseau n'est pas sans inquiétude pour sa vieillesse. i34
Il se porte mieux depuis qu'il cesse d'écrire. i48
Sa passion pour la musique et le chant. i^3
Sa bonté pour les animaux. i^^
Accidens qu'il éprouve. 160
Son espoir que ses Confessions ne paraîtront qu'après sa mort. 17C
7. 40
636 TABLE DES PIÈGES ET DES MATIÈRES. •
S.
Solitude. Désigne daiis celui qui raîme ane ame laîne. 90
Seruibiliié. Est le principe de toute action. luj
Siècle présent. Haineux par caractère, égoïste. 1C7
V.
Voltaire. Rousseau souscrit pour sa statue. 219* n.
Vanité de l'opinion publique. 237
Discours qui a remporté le prix à racadémie de Dijon. 243
Lettre à M. Tabbë Raynal. 9.64
Lettre à M. ♦♦*. 266
Réponse au roi de Pologne. 274
Dernière réponse à M. Bordes. 293
Lettre de J. J. Rousseau sur une nouvelle réfutation de son
discours par un académicien de Dijon. 3i3
Correspondance. Année 1782 à 1762. 3a 1
FIN DE LA TABLE.
NOTICE
SUR LES ÉCRITS DE ROUSSEAU
Contenus dans ce volume et dans le suivant.
ROUSSEAU JUGE DE JEAN-JACQUES.
C
ET ouvrage, fruit de la vieillesse de Rousseau, peut être
considéré comme une suite de ses Rêveries , puisque l'autour s*y
abandonne souvent aux sentimens dominans de son aine, el ,
disons-le avec franchise, aux préjugés de son esprit. Ce n'est pas
un des principaux écrits du philosophe de Genève , mais il porte
l'empreinte de son génie, comme tout ce qui est sorti de sa plume.
DISCOURS couBON^É PAR lVcadémie de Dijon, en 1750.
Dans deux passages de ses écrits , Rousseau a raconté l'orw
gine de ce discours éloquent ; c'est dans ses Confessions et dans
ses lettres à M. de Malesherbes. Voici comme il écrit à ce der-
■
Tiîer : m J'allais voir Diderot , alors prisonnier à Yincennes ;
j'avais dans ma poche un Mercure de France , que je me mis à
feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'aca-
démie de Dijon , qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais
quelque chose a ressemblé à une inspiration subite , c'est le mou-
vement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup je me sens
l'esprit ébloui de mille lumières , des foules d'idées vives se pré-
sentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta
dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un
étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation
m'oppresse , soulevé ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en
marchant , je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue ,
et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me
relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes
larmes sans avoir senti que j'en répandais. Oh , monsieur , si
j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous
cet arbre , avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contra-
dictions du système social ; avec quelle force j'aurais exposé tous
les abus de nos institutions ; avec quelle simplicité j'aurais dé-
montré que l'homme est bon naturellement , et que c'est par ces
institutions seules que les hommes deviennent méchans I Tout
V)
NOTICE.
ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes rériiés qui, dapi
un <{uart-d'heure|, m'illuminèrent sous cet arbre , a été bien fai-
blement épars dans les trois principaux de mes écrits , savoir ce
premier discours , celui sur rinégalité, et le traité de réducation,
lesquels trois ouvrages sont inséparables , et forment ensemble
un même tout. Tout le reste a été perdu ; et il ny eut d'écrit
iur le lieu même que la prosopopée de Fabricius. Voilà com*
ment, lorsque j'y pensab le moins, je devins auteur presque
malgré moi. » •
Dans ses Confessions, Rousseau dit qu'arrivé à Vin ccnnes il était
dans une agitation qui tenait du délire, et qu'ayant communiqué
à Diderot son projet de traiter la question proposée par l'acadé-
mie de Dijon , celui-ci Fexhorta de donner l'essor à ses idées.
On sait que la fameuse question était de savoir si le progrcs
des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer
les mœurs. On lit dans quelques recueils d'anecdotes que Rous-
seau consulta Diderot sur la manière de traiter cette question,
et lui fît part de son projet de prouver Tinfluence heureuse d«
sciences et des arts sur les mœurs , mais que Diderot lui répon-
dit: N C'est le pont-aux-ânes; prenez plutôt le parti contraire.*
La fausseté de ce conte se voit assez par la peinture animée que
Rousseau fait des sensations qu'il éprouva en lisant le Mercure de
France. « Je travaillai , coutinue-t-il dans ses Confessions, ce dis-
cours d'une façon bien singulière... Je lui consacrais les insomnies
de mes nuits. Je méditais dans mou lit à yeux fermés , et je tour-
nais et retournais dans ma tête mes périodes avec des peines in-
croyables j puis quand j'étais parvenu à en être content , je lei
déposais dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur
le papier... Quand ce discours fut fait , je le montrai U Diderot,
qui en fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant
cet ouvrage , plein de chaleur et de force, manque absolument
d'ordre et de logique ; de tous ceux qui sont sortis de ma plume
c'est le plus faible de raisonnemeut et le plus pauvre de nombre
et d'harmonie.; mais avec quelque talent qu'on puisse cire né,
l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup. »»
Quelque ressentiment secret contre les hommes d'un esprit
cultivé, qui l'avaient traité avec une indiflV'rence humiliante parce
qu'ils lui supposaient peu de talens, influa peut-être sur le parti
que Roussrau prit dans cette occasion , et fît naître cette élo-
quence qu'il déploya pour soutenir un paradoxe. « 11 se souviut,
dit Laharpo. qu'étant commis chez M. Dupin , il ne dînait pa>
à table les jours que les gens de lettres s'y rassemblaient , et il e:i-
NOTICE. vil
trait clans le champ de la liltcrature comme Marius rentrail
dans Rome , respirant la vengeance , et se souvenant des marais
de Minturnes. »
L'académie de Dijon ne pensait pas , comme Rousseau , que les
bommes sont corrompus parce qu'ils cultivent les sciences et les
arts, mais elle trouva ce paradoxe soutenu avec tant d'art, qu'elle
ne put s'enipôclier de donner au discours de Rousseau la préfé-
rence sur les discours plus sages de ses concurrens. Diderot se
chargea de faire imprimer l'écrit couronné de son ami. 11 parut
chez le libraire Pissot à Paris , lit une sensation prompte et ex-
traordinaire , et fonda la réputation de l'auteur. Mais en même
temps il s'éleva un cri général dans les lettres contre leur détrac-
teur, et il se présenta des écrivains en foule pour les défendre. Rous-
seau parle assez gaiement de cette querelle littéraire. «Indigné,
dit-il , de voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient
pas même la question, vouloir en décider en maîtres, je pris la
plume , et j'en traitai quelques-4ins de manière à ne pas leur
laisser les rieurs pour eux. Un certain M. Gautier de Nancy , le
premier qui tomba sous ma coupe, fut rudement malmené dans
une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas lui-même,
qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il
me fit me força de changer de ton pour lui répondre; j'en pris
un plus grave, mais non moins fort, et, sans manquer de respect
à l'auteur, je réfutai pleinement l'ouvrage.... Mes amis , elTrayés
pour moi , croyaient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette
crainte un seul moment , et j'eus raison. Ce bon prince après
avoir vu ma réponse y dit : u J'ai mon compte , je ne m'y frotte
plus, w
' Voltaire se contenta de plaisanter sur le discours couronné:
en général il ne se trouva pas d'adversaire capable de lutter avec
assez de talent contre Rousseau , quelque belle que (àt la cause ,
sujet de la querelle. « Rousseau , dit Grimm dans sa Correapon-^
dance littéraire (année 1754) » n'a trouvé que deux adversaires
([ui méritent d'être nommés. Le roi Stanislas a fait sur son dis-
cours des observations fort sensées- , mais toujours à c6té du su-
jet. M. Bordes , de Lyon , a fait imprimer un discours sur ie»
avantages des sciences et à.es arts , qui a eu à Paris plus de suc-
cès qu'il n'en méritait à mon gré(i). Ce discours est dans le cas des
observations du roi de Pologne : il est faiblement écrit , faible-
(1) Imprimé à Genève, cbez BarillotyMoi ce ttlre : Discoure êwr i^
avantages des sciences et des arts , avec la Héponn de /. /• RoutnêM
I73i , iii-8**. «le iSopngrs.
Mit
y\\] NOTICE.
ment pensé, et ne fait rien du tout à la question. Rousseau
avait trop beau jeu pour rester en arrière. Il fît une réponse au
roi Stanislas, et une autre qu'il appelle sa dernière, à M. Bordes.
Ces deux morceaux contiennent des choses admirables , et même
sublimes ; et ce dernier est , à mon gré , égal et même supérieur
à son discours. M. Bordes n'a pas jugé à propos d'abandonner sa
cause. Il nous a donné un second discours sur les avantages des
sciences et des arts, dans lequel il tâche de réparer les nouvelles
brèches que son redoutable adversaire avait faites à son système
à grands coups de hache. . . . Cependant la question est restée
indécise ; car quoique Rousseau ait dit beaucoup de choses ad-
mirables , on ne peut pas dire que la logique de ses raisonnemeos
soit assez forte ou assez bien établie , pour nous entraîner à
adopter son système, et il est à regretter sans doute qu*aucunde
nos philosophes du premier ordre n'ait songé à traiter cette
question, qui est véritablement belle et grande.. . L*abusde<
sciences et des arts a sans doule produit des maux terribles sur la
terre; mais comment prévenir cet abus? Est-ce en défendant
aux hommes l'usage des choses dont ils peuvent abuser ? mais
en ce cas-là, il faut leur défendre tout , parce qu'ils abu^^entde
tout : il faut donc en faire des bêtes , des ctres inanimés même.
D\'iilleurs , comment fait-on pour empêcher un peuple de se li-
vrer aux sciences et aux arts , c'est-à-dire, suivant le style de
Rousseau , de se corrompre? . . . Prouver qu'une nation a tort de
se livrer aux lettres me parait tout aussi sensé que de prou\cr
que les honmies ont tort de luonrir. Eh! philosophe faible et
incertain , ne vois-tu pas que ces peuples qui couvrent la sur-
face de la terre sont entraînés par la main toute puissante du
destin , et qu'il le faut subir les hiênies lois du mécanisme uni*
versel , malgré tes raisonnemens s|)ccieux el superbes I »
CORRESPO^^ANCE.
En rédigeant ses Confessions^ Rousseau avait lui-nirme recueilli
ef classé sa correspondance , afin que ses Lettres et celles qui
lui avaient éti'- écrites pussent servir en quelque sorte de pièce;»
justificatives à ses écrits. Il avait en effel à parler de personnels
marquantes ; il avait à dévoiler leurs procédés à son égard ; il
avait à justifier les siens : sa correspondance devait fournir le-i
preuves authentiques de ses assertions. On voit par ses Lettres à
iM. du Pcyrou , dépositaire de ses papiers , combien il avait ;i c«T»ur
de mettre cette partie de ses écrits en ordre. Apns sa mort,
elle acquit bien plus d'importance encore par la publication d'un
NOTICE. fx
grand nombre ie lettrés que Rousseau avait adressées à plusieurs
personnes , particulièrement à celles qui jouissaient de son
estime et de sa confiance. Mais dans aucune édition de ses Œu-
vres la correspondance de Rousseau n'offre une suite aussi com-
plète que dans celle-ci. Toutes les lettres publiées, soit dans deg
correspondances particulières , soit dans des recueils périodiques
ou inédites encore et parvenues à notre connaissance , y ont été
insérées d*après l'ordre chronologique , en sorte que la corres-
pondance de Rousseau , qui d'abord se composait de pièces jus-
tificatives , est maintenant une partie très-importante de ses
écrits , et cède peu en intérêt aux Confessions même , dont elle
est en quelque façon la suite et le complément. En effet , les
Confessions ne vont que jusqu'à l'époque oii Rousseau fut obligé
de quitter la Suisse ; c'est dans sa correspondance qu'il faut
chercher les détails des autres événemens que Rousseau avait
formé le projet de raconter dans une troisième partie ; mais il
parait que cette partie ne fut jamais écrite ; et si elle l'eût été ,
Rousseau n'eût pas manqué de la déposer entre les mains de
son fidèle ami Dupeyrou. Mais, vraisemblablement, il aurait
eu peu à ajouter aux lettres qu'il avait écrites dans les diverses
positions de sa vie; elles nous font connaître jusqu'à ses plus
secrètes pensées , jusqu'à ses sensations passagères; le caractère
soupçonneux , chagrin et malheureux de Rousseau s'y peint
tout entier ; mais nous y retrouvons aussi son style élevé et
éloquent , un grand fond d'idées tantôt gaies et aimables ,
tantôt tristes et moroses ; de belles pensées sur l'amitié , sur
les divers rapports sociaux , sur des sujets littéraires, sur des
personnes connues, etc. Nous pouvons suivre, pour ainsi dire, pas
à pas le philosophe de Genève dans sa vie privée et pour la
plupart du temps solitaire , et l'observer dans les diverses
retraites oh il cherche successivement , mais en vain , le bon-
heur qui le fuyait.
Si nous voulons le prendre à l'époque ou finissent les Confes-
sions , c'est-à-dire à son départ de la Suisse, nous le voyons
d'abord décidé à chercher un refuge chez mylord-maréchal k
Berlin , puis céder tout à coup aux instances de ses amis en
France , rentrer par Strasbourg , et s'y déterminer à accepter*
l'offre de M. Hume, et à se rendre, avec ce célèbre écrivain anglaiS|
à Londres , pour s'établir dans quelque retraite en Angleterre.
En passant à Paris , il est accueilli au Temple par lé prince de
Conti , et accablé de visites de toute espèce. Une dame qoi avait
pris pour lui la passion la plus vive ^ madame Latour de Fran-
X NOTICE.
qumlle, sollicita comme une grâce à sa porte la permission d'en-
trer cbez lui , et s'estima heureuse d'avoir eu une courte entrevue
avec le célèbre écrivain à qui elle avait voué un attachement
sans bornes , dont tontes les lettres qu'elle lui adressa font foi (i).
£lle n'en fut pas malheureusement mieux récompensée que tons
ceux qui sollicitaient trop vivement l'amitié du philosophe. Rous-
seau lui fit entendre assez clairement que sa correspondance
l'ennuyait, et refusa et de la voir et de lui écrire. On trouvera
dans ce recueil toutes les lettres qu'il lui avait adressées, et
qu'elle léf^ua , après les avoir soigneusement gardées , à M. da
Peyrou; elles ont été publiées avec celles que Rousseau avait
écrites à cet ami constant. Le séjour en Angleterre fut marqué
par la fameuse querelle avec Hume, querelle dont Rousseau
a exposé le sujet fort au long dans ses lettres écrites à cette
époque (1766 et 1767). Madame de Créqui n'avait pas été
mieux traitée; quoique sa correspondance eût commencé plus
amicalement encore que celle de madame Latour. Elle répondit
à la dernière lettre que Rousseau lui écrivit , et qu'on trouvera
avec les précéden tes dansce recueil, par le billet suivant: ««J'avoue
que je ne croyais pas que mes précautions pour ne pas manquer
de recevoir M. Rousseau fussent susceptibles d'interprétation;
je ne les prendrai plus puicqu'elles m'attirent des billets si pea
conformes aux sentimens d'amitié que je lui ai voués. J'ji tou-
jours cru qu'on m'honorait beaucoup en venant chez moi , et que •
j'honorais infiniment en y recevant : je n'ai pas plus à rectifier
mes idées en ce point qu'en tout autre. » Et la correspondance
entre elle et Rousseau en resta là (2).
Hume a donné un précis des griefs de Rousseau contre lui; il
n'a pas eu beaucoup de peine à se justifier des accusations sin-
gulières du Philosophe (3).
(1) Correspondance originale et inédite de 7.-/. Rousseau avec ma^
dame Latour de Franqueuille et M, du Feyrou, Paria , 180.S , 2 vol. in-8'.
(2) retires originales de J.~J. Rousseau à madame de** ^ à madame
la maréchale de Luxembourg , à M. de MaUsherbes, à d'jélembert, etc. 9
publiées par Charles Pougcns, Paris 1798.
(5) Un grand nombre de brochures ont été publiées dans ce temps à
ce sujet : Exposé succinct de la contestât ion qui s'est élevée entre M. Hume
et M. Rousseau, avec les pièces justificatives, Londres , 1766. — Précis
pour J,-J, Rousseau, en réponse à t Exposé succinct de JIL Hutne^ suivi
d'une Lettre de madame D** {Latour) à l'auteur de la justification
de M. Rousseau, i-jù-j. ^ Réflexions posthumes sur U grand procès dé
Jean-Jacques avec Darid; etc*
NOTICE. x)
Voici comment Hume écrivit à un de sei amis en France au
snjet du départ de Rousseau de T Angleterre pour la France : « Je
ne sais si vous avez entendu parler des derniers éyénemens arri-
vés à ce pauvre malheureux Rousseau qui est devenu tout-à-fait
extravagant , et qui mérite la plus grande compassion. Il y a en— '
viron trois semaines qu*il partit , sans en donner le moindre avis,
de chez M. Davenport, n'emmenant avec lui que sa gouvernante ,
laissant la plus grande partie de ses effets, et environ 3o guinées
d'argent. On trouva aussi une lettre sur sa table , pleine de re-
proches contre son hôte , auquel il imputait d'avoir été complice
de mon projet pour le ruiner et le déshonorer. Il prit le chemin
de Londres ; et M. Davenport me pria de le faire chercher et de
découvrir comment on pourrait lui envoyer son bagage et son
argent. On fut quinze jours sans en entendre parler, jusqu'à ce
qu'enfin le chancelier reçut de lui la lettre la plus extravagante,
datée de Spalding , dans le comté de Lincoln. Il dit à ce magis-
trat qu'il est en chemin pour Douvres , dans le dessein de quitter
le royaume (observez que Spalding s'éloigne tout-à-fait du che-
min), mais qu'il n'ose pas faire un pas de plus ni sortir de la mai-
son , dans la crainte de ses ennemis. Il conjure donc le chance-
lier de lui envoyer un guide autorisé pour le conduire, et il le
lui demande comme le dernier acte d'hospitalité de cette nation
'envers lui. Quelques jours après , j'appris de M. Davenport qu'il
• avait reçu une nouvelle lettre de Rousseau , datée encore de
Spalding , dans laquelle il lui témoigne le plus vif repentir. Il
parle de sa triste et malheureuse situation , et annonce le dessein
de retourner dans sa première retraite de Wootton. J'espérai
qu'il aurait recouvré ses sens ^ point du tout. Au bout de quel-
ques heures le général de Conway reçut une lettre de lui , datée
de Douvres , distant de 200 milles de Spalding. Il n'avait guère
mis que deux jours à faire cette longue route. Il n'y a rien de
plus fou que cette lettre : il suppose qu'il est prisonnier d'état
entre les mains du général Conway , et cela en conséquence de
mes suggestions ; il le conjure de lui permettre de quitter !•
royaume ; il représente le danger qu'il court d'être assassiné; et ,
en même temps qu'il avoue qu'il a été déshonoré en Angleterre
pendant sa vie , il prédit que sa mémoire sera justifiée après sa
mort : il dit qu'il a composé un volume de mémoires, principa-
lement relatifs au traitement qu'il a éprouvé en Angleterre, et à
l'état de captivité dans lequel il est détenu. Si le général veut bien
lui accorder la permission de partir , il lui fera remettre ce to-
lume , qui est déposé dans des mains sûres , et jamais il ne parât*
lij NOTICE.
Ira rien de loi contre la nation et ses ministres. Il ajoute , comme
si un rayon de raison avait tout à coup pénétré dans son ame ,
et en parlant de lui-même à la troisième personne , qu'il aban-
donne pour toujours le projet d'écrire sa vie et ses mémoires, et
<]u'il ne lui échappera jamais « de bouche ni par écrit', un seul
mot de plainte sur les malheurs qui lui sont arrivés en Angleterre;
qu'il ne parlera jamais de M. Hume , ou qu'il n'en parlera qu'a-
vec honneur , et que lorsqu'il sera pressé de s'expliquer sur quel-
ques plaintes indiscrètes qui lui sont quelquefois échappées dans
le fort de ses peines , il les rejettera sans mystère sur son humeur
aigrie et portée à la défiance et aux ombrages par ce maUieurtux
penchant , ouinrage de ses malheurs , et qui maintenant y met le
comble,
« Je vous informe de tous ces détails afin que vous voyiez que
ce pauvre homme est absolument fou , et que , par conséquent,
il ne peut être dans le cas d'être poursuivi par les lois , ni l'objet
d!une peine civile. Il a certainement passé à Calais ; et se trou-
vant dans le ressort du parlement de Paris , il sera probablement
arrêté, et peut-être traité sans aucun égard à sa malheureuse
situation. Quand j'étais à Paris , j'ai vu des traits d'une animo-
sité peu commune contre lui , de la part de plusieurs membres
de cet illustre corps « et je crains que sa présence ne fasse revivre
contre lui ce même zèle ardent et amer, il me parait donc inté-
ressant que quelques personnes de poids et de mérite sachent de
la première main le véritable état des choses, afin que les enne-
mis de ce malheureux homme, voyant leur vengeance pleinement
rassasiée par ses infortunes passées, n'appesantissent pas pliH
long-temps sur lui des peines trop fortes pour qu'un homme
puisse les soutenir. J'ai parlé à M. de Guerchy ( ambassadeur de
France à I^ondres), afin qu'il représente la chose sous ce point,
de vue, s'il en écrit à sa cour, et je vous adresse cette lettre à
cachet volant , sous l'enveloppe de M. de Montigny , pour le
cas oii vous auriez quitté Paris. II faut que vous ou lui instrui-
siez M. de Malesherbcs. M. Trudaine joindra aussi ses bons
offices; et je ne doute pas que par vos efforts réunis , et s'agis-
sant d'une chose aussi raisonnable, vous ne lui procuriez une
entière sûreté. S'il pouvait être établi dans une retraite sûre et
tranquille, sous la protection de quelque personne prudente,
il a de quoi subvenir à tous ses besoins : il a , si je ne me trompe,
environ cent louis de rente par lui-même. Le roi d'Angleterre
vient de lui en accorder encore autant; et l'on pourrait trouver
quelque part en France quelque personne qui , par égard pour
NOTICE. x»i
son génie , le traiterait avec amitié , et l'empêcherait de faire
du mal à lui et aux autres. Il serait à propos que sa gouver^
nante entrât dans le projet: je sais cependant que M. Davenport
n*avait pas une idée bien avantageuse de son caractère ni de sa
conduite , lorsqu'ils vivaient chez lui ; mais Rousseau est ac-
coutumé à cette femme , et elle sait mieux que qui que ce soit
entrer dans ses humeurs. On soupçonne qu'elle a entretenu
toutes ses chimères afin de le chasser d'un pays oii n'ayant
personne avec qui elle pàt parler, elle s'ennuyait â la mort. »
Cette lettre semble prouver que Ilume ne haïssait pas Rousseau,
et n'avait pas envie de le persécuter, comme celui-ci se l'était
persuadé à lui-même. Mais elle n'était guère propre à réconci-
lier les deux anciens amis , ni à apaiser les ressentimens du
philosophe de Genève. Peut-être ne présente- 1- cl le pas non plus
les faits bien exactement. Hume , par exemple , compte parmi
les revenus de son antagoniste la pension du roi d'Angleterre ,
quoique Rousseau y eût renoncé. Des amis trop officieux firent
dans la suite des démarches pour la faire rétablir ; mais Rousseau
qui avait une aversion pour les démarches faites à son insu quoi-
qu'en sa faveur, et qui soupçonnait probablement ses amis d'être
d'accord avec des ennemis secrets , leur en sut très-mauvais gré,
et les força de renoncer à leur projet complaisant.
Voltaire avait pris part à la querelle entre Hume et Rousseau ,
en adressant au premier une Lettre dont le style spirituel fut
malheureusement gAté par des notes injurieuses pour celui aux
dépens duquel il était tout au plus permis à Voltaire de badiner.
Rousseau eut en général un fort parti contre lui dans cette affaire.
C'est M. Suard qui avait traduit Y Exposé de Hume , et on attri-
bue à d'Alembert la préface de ce pamphlet (i).
Revenu en France , Rousseau logea quelques jours à Fleury,
chez le marquis de Mirabeau, et obtint ensuite un asile au
château de Trye , auprès de Gisors , appartenant au prince de
Conti. Les premières lettres datées de ce séjour tranquille font
présumer que Rousseau s'y plaît , et va s'y reposer enfin des agi-
tations de sa vie malheureuse. Mais les suivantes ne décèlent
que trop l'inquiétude naturelle de son arae; il retrouve des enne-
mis dans ceux qui Tentourent , et dégoûté bientôt de sa retraite,
il va en chercher une autre en Dauphiné. Une nouvelle aventure
y augmente sa misantropie. iJn homme obscur prétend avoir
prêté autrefois à Rousseau, en Suisse, la somme de neuf francs.
(i) Voyez les Lettres de ninilnme «lu Doffiinil ù Horace Walpole.
xîv N O T I C £.
et comme il est dans rîudigcncc , on fait entenclre â Roasseaa
qu'il est de toute justice de payer une ancienne dette. L'ame de
Âousscau se reyolte à l'idée du déshooneur attaché à sa conduite
st elle est avérée. 11 demande à être confronté avec cet inconnu ,
et la publicité qu'il cherche lui-même à donner à cette afTaire, et
qui le justifie, donne lieu à une correspondance avec le comte
de Tonnerre , comuiaudant à Grenoble. Un habitant de celte
ville a bieu voulu nous communiquer la suite complote des let-
tres que Rousseau écrivit à ce sujet; quelques-unes sont iné-
dites.
Poursuivi et tourmenté de l'idée d'une persécution sourde,
mais vaste, dirigée contre lui, Rousseau demande un passe-port
pour sortir de France , sans savoir oii porter ses pas ; il penche
d'abord pour la Savoie ; puis il voudrait retourner en Angle-
terre , malgré tous les tourmens qu'il y a éprouvés , ou s'embar-
quer pour Minorqne; mais lorsque le passe-port de M. de Choi-
seul arrive, il prend la résolution de rester en France; il s'adresse
au prince de Conti pour obtenir la permission de s'établir aa
château de Lavagnac. Avant même que le prince y donne son
consentement , Rousseau persuadé qu'il sera dans ce château aa
pouvoir de ses ennemis , renonce à son projet , et reste à Bour-
goin ou à Monquin ; d'oii sont datées un grand nombre de set
lettres, entre autres la lettre âM.deS.-Germain, une des plus lon-
gues qu'il ait jamais écrites. Ce M. de S.-Germain était un honnête
homme qui par des motifs religieux ne voulait pas faire la con-
naissance de Rousseau, que tous les liabitans des environs recher-
chaient. Ce fut peut-être cette réserve, jointe à son excellente
réputation , qui lui valut l'amitié du philosophe. Celui-ci lui
écrivit la lettre qu'on trouvera dans ce recueil sous la date du
9 novembre 17G8. M. de S.-Germain l'accueillit avec la cordia-
lité d'un homme de bien , et la franchise d'un ancien militaire.
Rousseau ayant témoigné le désir de le faire le dépositaire de
ses derniers scntimens , et en quelque sorte de son testament
moral , M. de S.-Geruiain lui écrivit : <« Si vous avez à me con-
fier des choses qui ne s'accordent pas avec la religion que je pro-
fesse, je ne peux y prendre aucune part : si elle n'est point
compromise , elle me prescrit de vous être agréable et utile au-
tant qu'il est en mon pouvoir. Vous faut-il, pour ce que vous
:ivc7. à me confîor, un homme ami de la vérité et qui n'ait
«Vautre crainte que de faire le mal , en ce cas vous pouvez dis-
jioscr de moi. » Rousseau lui répondit qu'il respectait ti^p sa
personne et ses scntiuicnb pour faire rien qui pût lui déplaire . et
NOTICE. XV
ce fut quelques ]ours après, qu'il lui adressa la lettre dont nous
parlons, et qui offre encore un précis de la vie du phiIoso])lie.
Dusaulx, qui l'a publiée et commentée , l'appelle assez bizarre*
ment la Passion de JeaiÊF^acfjues Rousseau (ij.
C'est aussi de la mcme retraite que Rousseau écrivit la belle
lettre surrexistenc« de Dieu et sur les croyances religieuses^ c'est
la profession de foi d'un grand penseur et d'un grand écrivain.
Dans des momens, pour ainsi dire lucides, il reprenait ses
anciens goûts, surtout celui de la botanique, et entretenait ses an-
ciennes liaisons; mais, dans ses accès de mélancolie, il ne voyait
que trames et perfidies de toutes parts. Des chagrins domesti-
ques augmentèrent ses dispositions moroses; on peut \oir par sa
' lettre à mademoiselle Le Yasseur , sa gouvernante, devenue ea
Dauphiné sa femme , qu'il n'était pas heureux en ménage.
Las enfin de son séjour dans la province , il résolut de revenir
à Paris, d'y reprendre le métier de copiste, et de mener la vie
retirée qu'il avait toujours aimée. Cette dernière époque de sa
vie nous offre peu de lettres ; on en trouvera quelques-unes des
deux premières années, 1771 et 1772 ; il yen a qui sont adressées
â Dusaulx. Celui-ci les a fait connaître en y ajoutant un long
commentaire et une sorte d'apologie, dans laquelle tout le tort
est jeté sur le célèbre écrivain dont Dusaulx avait pourtant am-
bitionné l'amitié , sans pouvoir l'obtenir (2).
Il existe une lacune de quatre ans dans la correspondance de
la dernière époque de la vie de Jean-Jacques; elle s'étend depuis
177a jusqu'en 1776; il n'est cependant pas probable qu'il les ait
laissé s'écouler sans entretetcnir au moins quelques-unes de ses
anciennes liaisons. Peut-être les lettres do cette époque sont-elles
encore déposées dans des portefeuilles de famille : les trois der-
nières années de sa vie nous en fournissent très-peu. Celles qu'il
adressa à M. Duprat , pour le remercier de lui avoir oûèrt un
asile, paraissent -ici pour la première fois à la suite de toute la
, correspondance. On sait que Rousseau mourut en 177b, -i Erme-
nonville , chez M. de Girardin , et qu'on lui érigea un toinboau
dans l'île des Peupliers. Les uns prétendent que la mort l'avait
surpris ; d'autres sont persuadés qu'il se la douna dans un accès de
mélancolie, fin qui malheureusement s'accr>rdc avec vue vie
remplie de tourmens. Mais, dans le doute, adoptons la tradition
(1) Notice de la Correspondance de J,^J, Rousseau avec M. de Saint'
Germain « iluns Touvragc cité ci^esnous.
(a) De mes rapports avec J.'-J, Jloiis.'ieau ^ et de notre corr'spondnncc;
vùvie d'une notice trè a- importante, par J. Dusaulx. Pari»; lyn^j iii*b".
«
xvj NOTICE-
qui ne déshonore pas sa mémoire , et croyons que son corps usé
par tant de maux physiques et moraux a fini par y succomber.
Outre les lettres déjà publiées dont bous ayons parlé dans celte
notice , nous avons enrichi le recueil ne la correspondance de
Jean-Jacques de plusieurs lettres inédites , telles que la corres-^
pondance entretenue avec M. de Tonnerre an sujet du sieur The-
yenin , une lettre à M. le Nieps , trois lettres à M. le comte
D'Eschemy qui nous ont été communiquées par M. Yillenaye ,
etc. Nous ayons rendu plus complète la table des matières pour
cette partie des OËuyres de Rousseau.
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