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Full text of "Oeuvres de J. J. Rousseau"

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OEUVRES  COMPLÈTES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU 


TOME   SEPTIEME, 

P*.  PARTIE.  H 


CONTBN 
DIALOGUES.    OlSCOUnS. 


Il 


% 


ŒUVRES 


DE 


J.  jrROUSSEAU, 


CITOYEN  DE  GENEVE. 


TOME  SEPTIEME, 


I".  PARTIE. 


A  PARIS, 


t 


CHEZ  A.  BELIN,  IMPRIMEUR-LIBRAIRE, 

nus  DES  UATnUMNS  ST.-J. ,  hôtel  cluny. 

I8I7. 


t 


•4 


ROUSSEAU 


JUGE  DE 


JEAN-JACQUES. 

DIALOGUES. 


Barbarus  hic  ego  sum  quia  non  intelligor  illis.  * 

OVID.    TKIfT. 


I 

4 


t 


DU  SUJET  ET  DE  LA  FORME 

DE  CET  ÉCRIT. 


J*Ai  souvent  dit  tjne,  si  Ton  m'eût  donné  d'un  autre  homme  les  idées 
qu'on  a  données  de  moi  à  mes  conleniporaiiis  ,  je  ne  me  serais  pas  con* 
duit  avec   lui   comme  ils  font  avec  moi.  Cette  assertion  a  laissé  tout  le 
inonde   fort   indiffrrcnt  sur  ce  point,  et  je   n'ai   vu  chez  personne  la 
moindre  curiosité  de  savoir  en  quoi  ma   conduite  eût  différé  de  celle 
des  autres,  et  quelles  eussent  été  mes  raisons.  J'ai  conclu  de  là  que  le 
public  ,  parfaitement  sûr  de  Timpossibililé  d'en  user  pins  justement  ni 
pins  honnêtement  qu'il  ne  fait  à  mon  égard,  l'était  par  conséquent  que, 
dans  ma  supposition,  j'aurais  eu  tort  de  ne  piis  rimilcr.  J'iii  cru  même 
apercevoir  dans  sa  confiance  une  hauteur  dédaigneuse  qui  ne  pouvait 
venir  que  d'une  grande  opinion  de  la  vertu  de  ses  guides  et  de  la  sienne 
dans  celte  affaire.  Tout  cela^  couvert  pour  moi  d'un  myHtère  impéné- 
trable, ne  pouvant  s*accorder  avec  mes  raisons,  m'a  engngéà  les  dire, 
pour  les  soumettre  aux  réponses  de  quiconque  aurait  la  charité  de  me 
détromper  ;   car  mon  erreur  ,   si  elle  existe  ,  n'est  pas  ici  suus  consé- 
quence :  elle  me  force  à  mal  penser  de  tous  ceux  qui  m'entourent  ;  et , 
comme  rien  n'est  plus  éUigné  de  ma  volonté  que  dVtre  injuste  et  ingrat 
envers  eux  ,  ceux  qui  me  désabuseraient ,  en  me  ramenant  à  de  meilleurs 
jugemens,  subsliluer<)icnt  dans  mon  cœur  la  gratitude  à  l'indignation,  et 
me  rendraient  sensible  et  reconnaissant  en  me  montrant  mon  devoir  à 
ÏV-tre.  Ce  n'est  pas  là  cependant  le  seul  motif  cpii  m'ait  mis  la  plume  à 
la  main  :  un  autre  encore,  plus  fort  et  non  moins  h  gitime,  se  fera  sentir 
dans  cet  écrit.  Mais  je  proteste;  qu'il  n'entre  plus  clans  ces  motifs  l'espoir 
ni  presque  le  dé.-'ir  d'obtenir  enfin  de  ceux  qui  m'ont  jugé  Ij  justice  qu'ils 
me  refusent,  et  'qu'ils  sont  bien  déterminés  à  nw  refuser  toujours. 

En  voulant  exécuter  cette   entreprise,  je   me   stiis  vu  dans  un  bien, 
singulier  embarras  :  ce   n'était  pas  de  trouver  dos  raisons  en  faveur  de 
mon  sentiment,  c'était  d'en  imaginf*r  de  conirairr's;  c'était  d'établir  sur 
ourlque  apparence  d'équité  des  procf'drs  où  je  n'en  ap'  rcovais  aucune. 
Voyant  cependant  tout   Paris,  toute  la  Fiance,   toute  l'IJurope,  se  con- 
duire à  mon  égard  avec    la   plus  grande   conlianoe   sur  des  maximes  si 
nouvelles,  si  peu  concevables  pour  moi,  je  ne  pouvais  supposer  que  cet 
accord  unanime  n'eût  aucun  fondement  raisonnal)le,  ou  du  moins  appa- 
rrut^  et  que  toute  une  génér<ition  h'dcconlsU  à  vouloir  éirindre  à  plaisir 
tuules  les  lumières  naturelles  ,  viobr  toutes  les  lois  de  la  justice,  toutes 
les  règles  du  lK»n  sens,  sa'ts  objet,  sans  profil ,  8»n»  prétexte  ,  uniquement 
pour  satisfaire  une  fantaisie  dont  je  ne  pouvais  pas  même  apercevoir  le 
but  et  l'occasion.  f.iC  silence  profond,  universel,  non  moins   inconce- 
vable que  le  mystère  qu'il  couvre,  mystère  que  depuis  quinze  ans  on  me 
tache  avec  un  soin  que  je  m'abstiens  de  qualifier,  et  avec  un  succès  qui 
'ient  du  prodigej  ce  silence  effrayant  et  terrible  nn  m'a  pas  laissé  saisir 
U  moindre  idée  qui  put  m'éciairer  sur  ces  étranges  di.Hposttions.  Livré 
pour  toute  lumière  à  mes  conjectures,  je  n'en  ai  su  former  aucune  qui 
['  put  expliquer  ce  qui  m'arrive,  de  manière  à  pouvoir  croire  avoir  d<'mélu 
la  vérité.  Quand  de  forts  indices  m'ont  fuit  penser  t|ueiqu>-fois  avoir  dé- 
couvert avec  le  fond  de  l'intrigue  son  objet  et  ses  auteurs,  les  alisurdités 
uofiuombn^^iici'ni  vu  naître  de  ces  suppositions  m'ont  bientôt  contraint 


4  DU  SUJET 

dr  les  abandonner,  et  toutes  celles  que  mon  imngînalîon  s'est  lournienttc 
ù  leur  substituer  n'ont  pas  mieux  soutinu  le  moindre  exaoïen. 

Cependant,  pour  ne  pns  comballn*  une  cliinirre,  pour  ne  pas  outrager 
toute  une  gcnriat ion ,  il  fallait  bien  supposer  des  raisons  dans  le  parti 
approuvé  et  suivi  par  toul  le  monde.  Je  n'ai  rien  épargné  pour  en  cher- 
cher, |»ouren  imaginer,  de  propres  à  séduire  la  multitude;  et  si  je  n'ai 
rien  trouvé  qui  dut  avoir  produit  cet  effi-t ,  le  ciel  m'est  témoin  que  ce 
«*cs!  faule  ni  de  volonté  ni  d'eflorts ,  et  que  ;'ai  raseniblé  .noigncusc- 
ment  toutes  les  id^s  que  mon  entendement  m'a  pu  fournir  pour  et  la. 
TouH  mes  ^oins  n'aboutissant  à  rien  qui  put  me  satisfaire  .  j'ai  piis  le  seul 
parti  qui  me  restait  à  prendre  pour  m'expliquer:  cVtait ,  ne  ponxnnt 
raisonner  sur  des  motifs  |  art iculicrs  qui  m'étaient  inconnus  et  incoru- 
préhcnsibles,  de  raisonner  sur  une  hypothèse  générale  qui^i'it  tons  les 
rassembler  ;  c'était ,  entre  toutes  les  suppositions  possibles  ,  de  cboisir  la 
pire  pour  moi  ,  la  meilleure  pour  mes  adversaires  ;  cl,  dans  celle  posi- 
tion, ajustée,  autant  qu'il  m'était  po«»sible ,  aux  man{)eu^res  dont  je  me 
suis  vu  Tobjet  «  aux  allures  que  j'ai  entrevue»,  aux  propos  m\>frrieux 
que  j'ai  pu  saisir  çà  et  là,  d'examiner  quelle  conduite  de  leur  pitrt  eut 
été  la  plus  raisonnable  et  la  plus  juste.  Épuiser  tout  ce  qui  se  pouvait 
dire  en  leur  fax eur  était  le  seul  moyen  que  i'euhse  de  trouver  ce  qu'ils 
disent  en  cfTel ,  et  cVst  ce  que  j'ai  tâché  de  faire,  en  mettant  de  leur  côté 
tout  ce  que  j'y  ai  pu  mettre  de  motifs  plausibles  et  d'argumcns  spécii-ux, 
et  cumulant  contre  moi  toutes  les  chargeit  imaginables.  Malgré  toul  cela  , 
j'ai  souvent  lougi,  je  l'avoue ,  des  raisons  que  j'<  tuid  force  de  leur  pri  ter. 
Si  j'en  avais  trouve  de  meilleures,  je  les  aurais  employées  de  tout  mon 
cœur  et  de  toute  ma  force,  et  cela  avec  d'autant  moins  de  peine,  qti'il  nie 
parait  certain  qu'aucune  n'aurait  pu  tenir  contre  mes  réponses;  p-rtrco 
que  cclles-i'i  dérivent  immédiatement  des  premiers  principes  de  la  jus- 
tice, des  premiers  clémens  du  bon  sens,  et  qu'elles  sont  applicables  à 
tous  les  cas  possibles  d'une  situation  pareille  à  celle  où  je  suis. 

La  forme  du  dialogue  m'ayant  paru  la  plus  propre  à  discuter  le  pour 
et  le  contre^  je.  l'ai  choisie  pour  cette  raison.  J'ai  pris  la  liberté  de  re- 
prendre dans  ces  entreliens  mon  nom  de  famille  que  le  public  a  jugé  à 
propos  de  m'ôter  ,  et  je  me  suis  désigné  en  tiers  ,  h  son  exemple,  par  celui 
de  baptême,  auquel  il  lui  a  plu  de  me  réduire.  En  prenant  un  Françars 
pour  mon  autre  interlocuteur,  je  n'ai  rien  fait  que  d'honnête  et  d'obli- 
geant pour  le  nom  qu'il  porte,  puisque  je  me  suis  abstenu  de  le  rendre 
complice  d'une  conduite  que  je  désapprouve,  et  je  n'aurais  rien  fait 
d'injuste  rn  lui  donnant  ici  le  personnage  que  toute  sa  nation  s'eni- 
pr(>sse  de  faire  à  mon  égard.  J'ai  même  eu  l'altcution  de  le  ramener  à  doc 
senti  mens  plus  raisonnables  que  je  n'en  ai  trouvé  flans  aucun  de  st^ 
compatriotes;  et  celui  que  j'ai  mis  en  scène  est  tel ,  qu'il  serait  anssi  heu- 
reux pour  moi  qu'honorahle  à  sop  pays  qu'il  s'y  en  tnmvàt  beaucoup  qui 
Tinii tassent.  Que  si  quelquefois  je  IVngage  en  des  raisonnemens  absurdes  , 
je  proteste  derechef,  en  sincf  rite  de  cœur  ,  que  c'est  toujours  nuilgrc  moi  ; 
et  je  crois  pouvoir  défier  toute  la  France  d'en  trouver  de  plus  solides  pour 
autoriser  les  singulières  pratiques  dont  je  suis  l'objet ,  et  dont  elle  parait 
se  glorifier  si  fort. 

Ce  que  j'avais  à  dire  était  si  clair,  et  j'en  étais  si  p«'nrlré,  que  je  ne 
puis  assez  m'élonner  des  longueurs,  des  redites,  du  %erhiage,  et  du  tlé> 
sordro  de  cet  écrit.  Ce  qui  l'eût  r<'ndu  vif  et  véhément  sous  la  plume  d'un 
autre  est  précisément  ce  qui  Ta  rendu  irède  et  languissant  sous  la  ^]i^nne.  * 
C'était  de  mot  qu'il  s'agissait  ;  et  je  n'ai  plus  trouvé  pour  mon  propro 
intérêt  co  xèle  et  celle  \igueur  de  courage  qui  ne  p(>ut  «.'xaller  une  auio 
généreuse  que  pour  la  cause  d'autrui.  Le  rôle  liuniiliant  de  ma  propro 


DE  CET  kCRiT. 
t  trop  na-di^uoui  de  moi,  li'op  peu  dîgni?  <Iei  lenliiniini  qui 

bicnlAI ,   rrlui  qur  J'ai  vouln  remplir  ici  ;  inaîi  je  UB  pouvaii 

la  roiiiliiite  du  public  à  mon  ^gard  tant  me  contempler  mni- 

^  itaiu  ta  pinilmn  du  mande  U  pliii  déplorable  et  la  plu*  uruelle.  Il 

Ht  m'iMeu|HU'  d'idre»  triain  et  dtcliiraulea  ,  do  tauveiiirs  imer*  et 

■Un*,  de  WDlimeni  lei  moinii  fall«  pour  moQ  cwiir  ;  et  c'est  pn  cet 

|d*  dwuUur  el  de  drtreiio  qu'il  ■  fallu  me  lenicllra  cUiyii»  fuit  i|ub 

jUap  tioiiv«l  ouIrnxB.forconl  ma  répiignanco,  m'a  fuil  faire  un  nouvel 

h  p<turrr]iTei«lrr<  cet  cerit ,  lî  «ouïenl  abaudonnr.  Ne  pouvant  aouf. 

lu  Oonlinullf  il'iiiie  occupdlon  aï  douloureuiie ,  jn  ne  m'y  auit  livré 

fdonnldeamomoaa  tréi-couris,  êcrivaut  cliuque  idce  quand  elle  ma 

U)  J^eriviint  dit  fois  la  mime  quaud  elle  m'eit 

B  dis  roi*,  un*  me   rappeler  jamiia  ce  que  j'avaï*  précûdemmeiii 

■parcevanl  qu'ik  la  lecture  du  luul ,  trop  tard   pour 

FVir  rî«n  corriger ,  comme  )c  le  dirai  Ion l-â- l'heure.  La  colore  anime 

*  le  tak'nl,  mail  le  dJEoilt  «1  le  K^rremrnt  de  cnear  l'étouSeul; 

Iraroleiiicspréa  m'aTciirluquee'^lHÎ'^nt  làleidiipaiiiionicoas- 

.'■i  dâ  nis  trouver  durani  ce  pénible  irat ail. 

antre  dilliculiémo  l'a  rendu  fatigant  tc'^'>i*>  forcé  de  parWde 

en  parler  avM  juilîco  et  vérité,  tans  louange  ei  aiini 

'cal  pas  didiitllo  Ji  un  homme  â  qui  le  publia  rend  l'Iion- 

'^I  luieatdù  :  il  e>l  pitr-tii  dispensé  iJ'eu  prendre  le  toin  lui-même. 

M ^{iloment  et  le  taire  lani  s'avilir,  et  s'attribuer  arec  francliile  lea 

lilA  que  tout  le  moude  reconnatt  ru  lui.  Mais  celui  qui  se  atnt  digno 

ime ,  cl  que  le  public  drfigure  ei  diffame  a  plaisir ,  do 

-T-iUeullajuiticequi  lui  est  duc?  Ooit-il  se  parler  de 
I  i-logea  mérites,  mais  généralement  déiueulii?  Doit-il 
Itce  des  qualités  qiiM  sent  en  lui,  mai*  que  tout  le  monde  refusa 
rfr?  n  y  aumit  moins  d'orgueil  que  de  bauciio  k  prosliiorr  ainai  U 
Se  louer  «lori ,  mémo  aveo  la  plus  rigoureute  jutlicc  ,  serait 
M  dégrader  que  l'honorer;  et  ce  serait  bien  mal  cunniitrc  le* 
que  de  croire  les  ramener  d'une  erreur  dans  laquelle  ils  se  com- 
(  par  de  telles  protcslaltoni.  Un  silence  Ëer  el  dédaigneux  est  en 
ea*  plui  A  SB  place,  el  eût  été  bien  plus  de  mon  goiit,  mais  il 
tait  pu  rempli  mon  objet;  et,  pour  le  remplir  ,  il  fallait  nécesssi- 
""  "       '  !  de  quel  ceil ,  si  j'étais  un  autre  ,  je  Terrais  un  homm.u 

lAcbéde  m'acqaitici:  rquilablemrntfll  tmparlialemtnt 
■i  difficile  devoir,  sans  insulter  A  l'inoroyable  aveuglement  du  pU' 
1er  Oèremeut  de*  vertu*  qu'il  me  refuse ,  sans  ro'accusci- 
^  _  es  que  je  n'ai  paa,  et  dont  il  lui  yWH  de  me  charger, 

•n  eipliquant  aimplemeul  ce  que  j'aurais  déduit  d'une  coDstitulioti 
aiblcilla  mienne,  étudiée  avec  aoln  dans  un  autre  homme.  Que  li 
trouve  dans  me»  deictiptions  de  la  retenue  el  do  la  modération, 
l'uille  pat  m'en  faire  un  mérite.  Jo  déclare  qu'il  ne  m'a  manqué 
"   plut  de  modestie  pour  parler  de  moi  beaucoup  plus  liono- 

Miivo  longueur  de  ces  Dialoguea,  i'»i  lent.-  plusieurs  fui» 
d'en  6ter  le»  fréquente*  répétitions,  d'y  mettre  un  peu 
Je  Wile  i  jamnit  je  n'ai  pu  snulcnir  ce  nouveau  tourment  ■.  le 
JBt  da  mes  malheurs,  ranimé  par  cette  lecture,  étoofiè  toute 
fca'die  exige.  Il  m'est  ImpoHiWo  de  rloo  retenir,  de  rappro- 
Bh**H'*  •  «t  do  comparer  deux  idée*.  Taudis  quo  je  force  met 
Vtn  les  ligors,  mon  coeur  serré  gémit  el  soupire.  Apris  d» 
■  18  eflotls,  io  renoucc  à  to   Itavail ,  dont  ie  me  sens  ïniii- 


6  DU  SUJET  DE  CET  ÉCRIT. 

pable  ;  et  y  faute  de  pouvoir  faire  mieux,  je  me  borne  à  transcrire  ces 
informes  essais  ,  que  je  suis  hors  d'état  de  corriger.  Si ,  tels  qu'ils  sont, 
Tenlreprise  en  était  encore  à  feire,  je  ne  la  ferais  pas,  quand  tous  les  bien» 
de  Tiinivers  y  seraient  aliachés;  \e  suis  même  Ibrcé  d'abandonner  des 
multitudes  d'idées  meilleures  et  mieux  rendues  que  ce  qui  tient  ici  leur 
place  ,  et  que  j'avais  jetées  sur  des  papiers  détachés  »  dans  Tespoir  de  les 
encadrer  aisémeni  ;  mais  l'abattement  m'a  gagné  ,  au  point  de  me  rendre 
même  impossible  ce  léger  travail.  Après  tout,  j'ai  dit  à  peu  près  ce  que 
j'avais  à  dire:  il  est  noyé  dans  un  chaos  de  désordre  et  de  redites,  mai» 
il  y  est  ;  les  bons  esprits  sauront  l'y  trouver.  Quant  â  ceux  qui  ne  veulent 
qu'une  lecture  agréable  et  rapide,  ceux  qui  nWt  cherché,  qui  n'ont 
trouvé  que  cela  dans  mes  Confessions,  ceux  qui  ne  peuvent  souffrir  un 
peu  de  fatigue,  ni  soutenir  nue  attention  suivie  poar  l'intérêt  de  la  justice 
et  de  la  vérilé,  ils  feront  bien  de  s'épargner  l'ennui  de  cette  lecture;  ce 
n'est  pas  i  eux  que^'ai  voulu  parler;  et,  loin  de  chercher  à  leur  plaire  , 
j'éviterai  du  moins  cette  dernière  indignité,  que  le  tableau  des  misères 
de  ma  vie  soit  pour  personne  un  objet  d'amusement. 

Que  deviendra  cet  écrit?  Quel  usage  en  pourrai-je  faire?  Je  l'ignore  , 
et  cette  inceriilude  a  beaucoup  augmenté  le  découragement  qui  ne  m'a 
point  quitté  en  y  travaillant.  Ceux  qui  disposent  de  moi  en  ont  eu  con~ 
naissance  anssitôt  qu'il  a  été  commencé ,  et  je  ne  rois  dans  ma  situation 
aucun  moyeu  possible  d'empêcher  qu'il  ne  tombe  entre  leurs  mains  t6k 
ou  tard  (i).  Ainsi,  selon  le  cours  naturel  des  choses,  toute  la  peine  que 
j'ai  prise  est  à  pure  perte.  Je  ne  sais  quel  parti  le  ciel  me  suggérera,  mais 
j'espérerai  jusqu'à  la  fiu  qu'il  n'abandonnera  point  la  cause  juste.  Dans 
quelques  mains  qu'il  fasse  tomber  ces  feuilles ,  si  parmi  ceux  qui  les 
liront  peut -être  il  est  encore  un  cœur  d'homme  »  cela  me  suffit,  et  je  no 
mépriserai  jamais  assez  Fespèce  humaine  pour  ne  trouver  dans  cette  idée 
aucun  sujet  de  confiance  et  d'espoir. 

(i)  On  trouvera  h  la  fin  de  ces  Dialogues ,  dans  PUistoire  malheureuse  de  cet 
écrit ,  comment  cette  prifdiction  s''est  vérifice. 


ROUSSEAU 

JUGE    DE 

JEAN-JACQUES. 


PREMIER   DIALOGUE. 


:royables  choses    je   viens    d'ap- 
non ,  îe  n'en  reviendrai  ja:uais. 
1  fait  de  mal! 

1  c)ue  c'est  ce  n 


froide 
Des  écrits  qui 


P,<>USSE»C.    V^UELLES 

!  je  n'en  reviens  c 
I  ciel  ;  quel  abomînatle  homme  I  qu'il 
ie  levais  délester  ! 

(  FBA.xcjirs.  Et  notes  bien  que  c'est  ce  même  homme  dont 
mpeuses  produclions  vous  ont  sî  charme  ,  si  ravi ,  par  les 
I  préceptes  de  verlu  qu'il  y  élalc  avec  tant  de  fasle. 
ISS.   Dites,  de  force.  Sovons  justes,  même  avec  les  mé- 
.  L«  faste  n'excile  tout  au  plus  qu'une  adn 
l^rile,  et  sûrement  ne  me  charmera  j: 
le  et  enflamment  lecœnrménl 
E  Fa,  Faste  ou  force,  qu'importe  le  n 
t  ]«  taêiae  ,  si  ce  sublime  jargon  tiré  i 
exaltée  n'en  est  pas  moins  dicté  par  u 
iLoiiss.  Ce  choix  du  mol  me  parait    moins  indifférent  qu'à 
■).  U  change  pour  moi  beaucoup  les  idées  ;  et ,  s'il  n'y  avait 
du  fasle  et  du  jargon  dans  les  écrits  de  l'auteur  que  vous 
«  peint ,  il  m'inspirerait  moins  d'horreur.  Tel  homme  per- 
s'endurcit  à  ta  sécheresse  des  sermons  et  des  prône.':  qui  ren- 
aît peut-être  en  lui-même  et  deviendrait  honnête  hnmme  si 
■  savait  chercher  et  ranimer  dans  son  coeur  ces  sentimrns  de 
;  et  d'humanité  que  la  nature  y  mil  en  réserve  et  que 
ssions  étouffent.   Mai»  celui  qui  peut  contempler  de  saiig- 
lu  dans   toute   sa   beauté  ,  celui  qui  sait   la  peindre 
:  ses  charmes  les  plus  touchans  ,  sans  en  être  ému  ,   san<  se 
r  épris  d'aucun  amour  pour  elle  ,  un  te!  être  ,  s'il  peut  e»is- 
estun  méchant  sans  ressource  ,  c'est  un  cadavre  moral. 
E  F».  Comment ,  s'il  peut  exister?  Sur  l'effet  qu'ont  produit 
is  les   écrits  de  ce  misérnble  ,  qu'entendez- vous  par  ce 
,  après  tcsentreliensque  nous  veaonsd'avoir  ?  £xphqueE- 


îspliq 


povss.  Je 

tïleoa  le  plussiiperdu 
ï  être  entendu  que  par  c 


)dre  lesoiu  le  plus 
a  pas  besom  de  le 


8  PREMIER 

Figurez-vous  donc  un  monde  idéal  semblable  au  nôtre  ,  et 
néanmoins  tout  différent.  La  nature  y  est  la  même  que  sur  notre 
terre,  mais  l'économie  en  est  plus  sensible,  l'ordre  en  est  plus 
marqué  ,  le  spectacle  plus  admirable  ,  les  formes  sont  plus  élé- 
gantes ,  les  couleurs  plus  vives  ,  les  odeurs  plus  suaves  ,  tous  les 
objets  plus  intéressans.  Toute  la  nature  y  est  si  belle  (^ue  sa  con- 
templation enflammant  les  âmes  d'amour  pour  un  si  touchant 
tableau  leur  inspire  ,  avec  le  désir  de  concourir  à  ce  beau  sys- 
tème ,  la  crainte  d'en  troubler  l'harmonie ,  et  de  là  naît  une 
exquise  sensibilité  qui  donne  à  ceux  qui  en  sont  doués  des  jouis- 
sances immédiates  ,  inconnues  aux  cœurs  que  les  mêmes  contem- 
plations n'ont  point  avivés. 

Les  passions  y  sont ,  comme  ici ,  le  mobile  de  toute  action  ; 
mais  plus  vives,  plus  ardentes  ou  seulement  plus  simples  et  plus 

Cures,  elles  prennent  par  cela  seul  un  caractère  tout  différent, 
'ous  les  premiers  mouvemeus  de  la  nature)  sont  bons  et  droits. 
Ils  tendent ,  le  plus  directement  qu'il  est  possible,  à  noire  con- 
servation et  à  notre  bonheur  :  mais  bientôt  manquant  de  force 
pour  suivre  à  travers  tant  de  résistance  leur  première  direction , 
ils  se  laissent  défléchir  par  mille  obstacles  qui ,  les  détournant  du 
vrai  but ,  leur  font  prendre  des  routes  obliques  Qii  l'homme 
oublie  sa  première  destination.  L'erreur  du  jugement,  la  force 
des  préjugés ,  aident  beaucoup  à  nous  faire  prendre  ainsi  le 
change  ;  mais  cet  eflet  vient  principalement  de  la  faiblesse  de 
l'âme  qui ,  suivant  inolleiuent  l'impulsion  de  la  nature  ,  se  dé- 
tourne au  choc  d'un  obstacle  ,  comme  une  boule  prend  l'angle 
de  réflexion  ;  au  lieu  que  celle  qui  suit  plus  vigoureusement  sa 
course  ne  se  détourne  point ,  mais  ,  comme  un  boulet  de  canon  , 
force  l'obstacle  ou  s'amortit  et  tombe  à  sa  rencontre. 

Les  habitans  du  monde  idéal  dont  je  parle  ont  le  bonheur 
d'être  maintenus  par  la  nature ,  à  laquelle  ils  sont  plus  attachés  , 
dans  cet  heureux  point  de  vue  oii  elle  nous  a  places  tous  ,  et  par 
cela  seul  leur  nme  garde  toujours  sou  caractère  originel.  Les 
passions  primitives,  qui  toutes  tendent  directement  à  notre  bon- 
heur ,  ne  nous  occupent  que  des  objets  qui  s'y  rapportent ,  et , 
n'ayant  que  l'amour  de  soi  pour  principe,  sont  toutes  aimantes 
et  douces  par  leur  essence  :  mais  quand  ,  détournées  de  leur  ob- 
jet par  des  obstacles ,  elles  s'occupent  plus  de  l'obstacle  pour 
récarter  que  de  l'objet  pour  l'atteindre ,  alors  elles  changent  de 
nature  et  deviennent  irascibles  et  haineuses  ;  et  voilà  comment 
l'amour  de  soi,  qui  est  un  sentiment  bon  et  absolu,  devient 
amour-propre  ,  c  est-à-dire  ,  un  sentiment  relatif  par  lequel  on 
se  compare  ,  qui  demande  des  préférences  ,  dont  la  jouissance  est 
purement  négative,  et  qui  /le  cherche  plus  à  se  satisfaire  par 
uotrc  propre  bien  ,  mais  seulement  par  le  mal  d'autrui. 

Dans  la  société  humaine  ,  sitôt  que  la  foule  des  passions  et  des 
préjugés  qu'elle  engendre  a  fait  prendre  le  change  à  Thomme , 
vt  que  les  obstacles  qu'elle  entasse  l'ont  détourné  du  vrai  but  de 
notre  yîc ,  loiit  ce  quo  peut  faire  le  sage  ,  batUi  du  choc  conti- 


DIALOCL'E. 

il  dMjiSuious  d'autrui  pt  de»  «îennM ,  et ,  parmi  tant  ilc  (Tirec- 

is  qni  fégan'nt ,  ne  pouvant  plus  (teinêlcr  cella  qui   le  con- 

rait  bien,  c'est  de  se  lirer  de  la  foule  autant  qu'il  lui  est 

sible ,  et  de  se  tenir  sans  inipatleace  à  la  pliK'e  ou  le  hasard 

;  bien  siir  qu'en  n'agissant  point  il  évite  au  moins  de 

1  H  perte  et  iVailer  cliercher  ae  nouvelles  erreurs.  Comme 

)it  dans  l'agitation   des  hommes  que  lu   folie  qu'il  veut 

.  il  plaint  leur  aveuglement  encore  plus  qu'il  iie  liait  leur 

ptice  ;  il  ne  se  tourmi^nte  point  à  leur  rendre  mal  pour  mal , 

ige  pour  outrage;  et  ,  si  quelquefois  il  clierclie  û  repousser 

atteintes   de  ses   ennemis ,  c'est    sans  tliercber  à   les  leur 

e  ,  sans  sr  p.-ii.«ionner  contre  eux  ,  sans  sortir  ni  de  sa  place 

calme  nu  il  veut  rester. 

1  habitans,  suivant  des  vues  moins  profondes,  arrivent 
ni!  au  m^me  but  par  la  roule  contraire ,  et  c'est  leur  ardeur 
qui  les  tient  dan*  l'inaction.  L'etnt  céleste  auquel  ils 
t  et  qui  fait  leur  premier  besoin  par  la  force  avec  laquelle 
e  à  leurs  cmurs  leur  fait  rasseoibler  et  tendre  sans  cesse 
lc«  puissances  de  leur  ame  pour  y  parvenir.  Les  obstacles 
retiennent  ne  sauraient  les  occuper  au  point  de  le  leur 
«nbtier  un  luomenl  ^  et  de  la  ce  mortel  dégoût  pour  tout  le 
et  cette  inaction  totale  quand  ils  déses|»ërent  d'atteiadre 
I  objet  de  tous  leurs  vœux. 

«dilTérencc  ne  vient  pas  seulement  du  i^enre  des  passion» 
aussi  de  leur  force;  car  les  passions  fortes  ne  se  laissent  pas 
comme  les  autres.  Deux  amans ,  l'un  très-cpris  ,  l'autre 
le ,  souffriront  néanmoins  un  rival  avec  la  m<.*me  im- 
,  l'un  k  cause  de  son  amour,  l'autre  à  cause  de  son 
ir~propre.  Mais  il  peut  très-bien  arriver  que  la  haine  du 
^  ,  devenue  sa  passion  principale  ,  survive  à  son  amour  et 
■^accroisse  après  qu'il  est  éteint  ;  au  Heu  que  le  premier  , 
:  hait  qu'à  cause  qu'il  aime  ,  cesse  de  hair  son  nval  sitùt 
e  te  craint  plus.  Or  ai  les  âmes  faibles  et  tîédes  sont  plus 
e»  aux  passions  haineuses  qui  ne  sont  que  des  passions  se- 
lires  et  aéfléchies ,  et  si  les  âmes  grandes  et  fortes,  se  tenant 
lear  première  direction,  conservent  mieux  les  passions 
a  et  primitives  qui  naissent  directement  de  l'amour  de  soi , 
E  comment ,  d'une  plus  grande  énergie  dans  les  facultés 
remier  rapport  mieux  senti  ,  dérivent  dans  les  habitans 
Ire  monilo  des  passions  bien  diS'érenles  de  celles  qui 
ici-bas  les  malheureux  humains.  Peut-être  n'est-on 
Utt  ces  contrées  plus  vertueux  qu'on  ne  l'est  autour  de 
mais  on  y  .'ait  mieux  aimer  la  vertu.  Les  vrais  penchans 
nature  étant  tous  bons ,  en  s'y  livrant  ils  sont  bons  eux- 
ruais  la  vertu  parmi  nous  obligi:  souvent  k  combattre  et 
la  nature ,  et  rarement  sont-ils  capables  de  pareils  ef-~ 
(  longue  iubabitude  de  l'ésister  peut  même  amollir  leurs 

(lOÎatde  faire  le  mal  par  faiblesse,  par  craîate  ,  par  ué- 
B  ue  ïont  exempts  ni  de  fautes  ni  de  vi 


e  l'est  i. 


âe  prise 
'eflet ,  c 


ËSilEil 

même  ne  leur  est  pas  étranger  ,  puisqu'il  est  des  sicualions  déplo' 
râbles  où  la  plus  hnule  verlu  sunit  à  peîuc  pour  s'en  défendre 
<{ui  Torcenl  au  mal  l'Iiomuie  faible ,  lualsre  son  cirur  :  mais  1' 
presse  volonté  île  nuire  ,  la  haine  envenimée  ,  l'euvie  ,  la  ne 
ceur,  la  trahison  ,  l.i  fourberie,  y  son' 
on  y  voit  des  coupables,  jamais  on  r 
s'ils  ne  sont  pas  plus  vertueux  qu'on  ii 
cela  seul  qu'ils  saveut  mieux  s'aimer  e 
malveillans  pour  autrui. 

Ils  sont  aussi  moins  actifs  ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  moins  re-  I 
muans.  Leurs  efforts  potrr  atteindre  à  l'objet  qu'ils  contemplent  J 
consistent  en  des  élans  vigoureux j  mais,  sitôt  qu'ils  en  sentent  J 
l'impuissance  ,  ils  s'arrêleut  ,  sans  chercher  à  leur  portée  de»  J 
équivalens  à  cet  objet  unique  ,  lequel  seul  peut  les  tenter. 

Comme  ils  ne  cherchent  pas  leur  bonheur  dans  l'apparencfl 
mais  dans  le  sentiment  intiiue  ,  en  (juelque  rang  aue  les  au 
placés  la  fortune ,  ils  s'agitent  peu  pour  eu  sortir  ;  ils  ne  cher^ 
chent  ffuére  à  s'élever  ,  et  descendraient  sans  répugnance  &  de| 
relations  plus  de  leur  goût ,  sachant  bien  que  l'état  le  plus  heu- 
reiis  n'est  pas  le  plus  honoré  de  la  foule,  mais  celui  qui  rend  l^ 
cœur  plus  conlenl.  Les  préjugés  out  sur  eux  très-peu 
l'opimoD  ne  les  mène  poini  ;  et ,  quand  ils  en  setUent 
n'est  pas  eux  qu'elle  subjugue  ,  mais  ceux  qui  ialluent  s 
sort. 

Quoique  sensuels  et  voluptueux  ,  ils  font  peu  de  cas  de  l'opu-H 
îence,  et  ne  font  rien  pour  y  parvenir,  connaissant  trop  biein 
i'art  de  jouir  pour  ignorer  que  ce  n'est  pas  à  prix  d'argent  qua 
le  vrai  plaisir  s'achète;  el  quant  au  bien  que  peut  faire  uni 
richp  ,  sadiaiil  aussi  que  ce  n'pst  pas  lui  qui  le  fait ,  mais  sa  rij 
chesse,  qu'elle  le  ferait  sans  lui  mieux  encore  ,  répartie  entra 
plus  de  mains  ,  ou  plutôt  anéantie  par  ce  partage  ,  et  que  toaf 
ce  bien  qu'il  croît  faire  par  elle  équivaut  rarement  an  mal  ren 
qu'il  faut  faire  pour  l'acquérir.  D'ailleurs  aimant  encore  pi  ni 
leur  liberté  que  leurs  aises,  ils  craindraient  de  les  acheter  pai 
la  fortune,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  la  dépendance  et  des  em- 
barras  aliacbés  au  soin  de  la  conserver.  Le  cortège  inséparabljf 
de  l'opulence  leur  serait  cent  fois  plus  à  charge  que  les  biet>4 
qu'elle  procure  ne  leur  seraient  doux.  Le  tourment  de  la  possesH 
sioa  empoisonnerait  pour  eux  tout  le  plaisir  de  la  joui 

Ainsi  bornés  de  toutes  parts  par  Is  nature  et  par  la  raison  , 
s'arrèlenl,  et  passent  la  vie  à  en   Jouir  eu  faisant  chaque   _ 

?ui  leur  paraît  bon  pour  eux  et  bien  pour  autrui,  sans  égard  àfl 
estimation  des  hfimines  el  .-lux  caprices  de  l'opinion.  ■ 

Le  Fr.  Ji-   cherche  inutilement  dans  ma  têie  ce  qu'il  peut  jra 
.iroirile  commun  entre  les  êtres  fantastiques  que  vous  décriveief" 
le  monstre  dont  nous  parlions  tout-à-l'heure. 
IS  doute  ,  et  je 


que 


ainsi  :  mais  permetteafl 
Des  cires  si  singulièrement  constitués  dolveut  nécessairement  1 


DIALOGUE, 

i  •'Mprimer  autrein(>nt  que  les  bommes  nrilinaires.  Il  rst  impns- 
I  lïble  i]u'avec  iJcï  âmes  si  difle  rem  ment  modiriae^  ils  oe  purtrnt 
pis  dnns  l'expression  île  leurs  seiitimens  et  de  leurs  idées  l'crii- 
preinte  de  ces  modifications.  Si  cette  empreinte  échappe  k  ceux 
,  mù  s'ont  aucune  notion  de  cette  manière  d'être,  elle  ne  peut 
,  cclM[^r  à  ceui  qui  la  connaissent  et  qui  en  sont  affectas  eus— 
■  — *TnM.  C'est  un  signe  caractéristique  auquel  le»  initiés  se  reeon- 
iMtit  entre  cm,  et  te  qui  donne  un  grand  pni  à  ce  signe,  si 
u  coanu  et  encore  moins  employé,  est  qu'il  ne  peut  se  cnntre- 
n,  q^oe  Jamais  il  n'agit  qu'au  niveau  de  sa  source,  et  que, 
(  quand  »  ne  part  pas  du  cœur  de  ceui  qui  l'imitent  ,  il  n'arrive 
f  pat  non  plus  au»  cœurs  faits  pour  le  dislineuer;  mats  sitôt  qu'il 
E  y  pânrient ,  on  ne  «inrail  s'y  méprendre  :  il  est  vrai  dès  qu'il  est 
LHati.  Cest  dans  toute  la  conduite  de  la  vie,  plutôt  que  dans 
rlliMlqDM  actions  éparses ,  qu'il  se  maniresle  le  plus  sâremenl. 
rAait  dans  des  situations  vives  oii  l'ame  s'eialte  involontaire- 
EBMilt,  l'initié  distingue  bientôt  son  frère  de  celui  qui,  sans 
l'I'étre  ,  veut  seulement  en  prendre  l'accent ,  et  cette  distinction 
Îm  fait  sentir  également  dans  les  écrits.  Les  liabitans  du  monde 
rnebant^  font  généralement  peu  tic  livres,  et  ne  s'arrangent 
■■point  pour  en  faire;  ce  n'est  jamais  un  mt-lier  pour  eus,  <^>uiind 
E  ib  en  font,  il  faut  qu'il»  y  soient  forcés  par  un  stimulant  pUt» 
I  brt  que  l'intérêt  et  même  que  la  gloire.  Ce  stimulant ,  diJUcîIc 
I  tconteatr,  impossible  à  contrefaire,  se  fait  sentir  dans  tout  ce 
Uaa'il  produit.  (^)uelque  heureuse  découverte  k,  publier  ,  quelque 
I  mU«  et  grande  vérili-  à  répandre  ,  quelque  erreur  générale  et 
t  Mntideute  à  combattre  ,  enfin  quelque  point  d'utilité  nublique 
LaAaUir;  voilà  les  seuls  motifs  qui  missent  leur  metlrela  plume 
l'jh  II  Diain  :  encore  faut-il  que  les  idées  en  soient  assez  neuves  , 

*elle«  ,  asseï  frappantes,  pour  mettre  leur  ïèle  en  elTerves- 

t  le  forcer  à  s'exhaler.  Il  n'y  a  point  pour  cela  cheî  eus  de 
'    l  \"*'" ~  '" 


*  ni  d'âge  propre.  Comme  e 
ftr  ,  ils  commenceront  ou  cesseront  de 
Il  que  le  stimulant  les  poussera.  Quand  chac 


II  tard 


il  restera  tranqi 


auparavant,  si 
r  fourrant  dans  le  iHpot  littéraire  ,  sans  sentir  cette  ridic 
ingeaison  de  r.ibàcher  et  barbouiller  élernellemenl  du  ] 
,  t|u'on  dit  être  attachée  au  métier  d'auteur  ;  et  tel .  né  pe 
avec  du  génie  ,  ne  s'en  doutera  pas  lui-même  et  mou 
I  ilre  connu  de  personne  ,   si  nul  objet  ne  vient  animer  sou 
■  an  point  de  le  contraindre  à  se  montrer. 
LrFR,  Mou  cher  monsieur  Rousseau,  vous  m'avee  bien  l'oir 
d'jlre  uu  des  babitans  de  ce  monde-lâ  l 

not'ss.  J'en  reconnais  un  du  moins,  sans  le  moindre  doute  , 
Jans  l'auteur  iVÉmiie  el  â'iféloha. 

Le  Fr.  J'ai  vu  venir  cette  conclusion  :  mai»  poin"  vous  passer 
'oHle*  ces  fictions  peu  claires ,  il  faudrait  premièrement  pouvoir 
von»  accorder  avec  vous-même  :  mais,  après  avoir  paru  con- 
vaincu des  abominations  de  cet  Uoiume,  vous  voili  maintenant 


12  PREMIER 

le  plaçant  dans  les  astres  parce  qu'il  a  fait  des  romans.  Pour  moi 
]e  ii*eiitends  rien  à  ces  énigmes.  De  grâce  ,  dites-moi  donc  une 
fois  votre  vrai  sentiment  sur  son  compte. 

Rouss.  Je  vous  l'ai  dit  sans  mystère  ,  et  je  vous  le  répéterai 
sans  détour.  La  force  de  vos  preuves  ne  me  laisse  pas  douter  un 
moment  des  crimes  qu'elles  attestent  «  et  là-dessus  je  pense  exac- 
tement comme  vous;  mais  vous  unissez  des  choses  que  je  sépare. 
L*auteur  des  livres  et  celui  des  crimes  vous  parait  la  même  per- 
sonne ;  \e  me  crois  fondé  à  en  faire  deux.  Voilà  ,  monsieur  ,  le 
mot  de  l'énigme. 

Le  Fr.  Comment  cela  ,  je  vous  prie  ?  Voici  qui  me  paraît  tout 
nouveau. 

Rouss.  A  tort ,  selon  moi  j  car  ne  m'avez-vous  pas  dit  qu'il 
n'est  pas  l'auteur  du  Devin  du  village  ? 

Le  Fr.  Il  est  vrai ,  et  c'est  un  fait  dont  personne  ne  doute 
plus  :  mais  ,  quant  à  ses  autres  ouvrages ,  je  n'ai  point  encore 
ouï  les  lui  disputer. 


pas  l'auteur  du  Devin. 

Le  Fr.  La  preuve  !  Il  y  en  a  cent ,  toutes  pércmptoires. 

Rouss.  C'est  beaucoup.  Je  me  contente  d'une;  mais  je  la  veux, 
et  pour  cause ,  indépendante  du  témoignage  d'autrui. 

Le  Fr.  Ah!  trës-volonticrs.  Sans  vous  parler  donc  des  pillages 
bien  attestés  dont  on  a  prouvé  d'abord  que  cette  pièce  était  com- 
posée ,  sans  même  insister  sur  le  doute  s'il  sait  faire  des  vers  ,  et 
par  conséquent  s'il  a  pu  faire  ceux  du  Devin  du  village ,  Je  me 
tiens  à  une  chose  plus  positive  et  plus  sAre ,  c'est  qu'il  ne  sait  pas 
la  musique;  d'où  l'on  peut ,  à  mon  avis,  conclure  avec  certitude 
qu'il  n'a  pas  fait  celle  de  cet  opéra. 

Rouss.  Il  ne  sait  pas  la  musique  !  Voilà  encore  une  de  ces  dé* 
couvertes  auxquelles  je  ne  me  serais  pas  attendu. 

Le  Fr.  N'en  croyez  là-dessus  ni  moi  ni  personne  ,  mais  vérifiée 
par  vous-même. 

Rouss.  Si  j'avais  à  surmonter  l'horreur  d'approcher  du  per- 
sonnage cjue  vous  venez  de  peindre  ,  ce  ne  serait  assurément  pas 
pour  vérifier  s'il  sait  la  musique ,  la  question  n'est  pas  assez  inté- 
ressante lorsqu'il  s'agit  d'un  pareil  scélérat. 

Le  Fr.  Il  taut  qu'elle  ait  paru  moins  indifférente  à  nos  mes- 
sieurs qu'à  vous  :  car  les  peines  incroyables  qu'ils  ont  prises ,  et 
Srenuent  encore  tous  les  jours  ,  pour  établir  de  mieux  en  mieux 
ans  le  public  cette  preuve ,  passent  encore  ce  qu'ils  ont  fait 
pour  mettre  en  évidence  celle  de  ses  crimes. 

Rouss.  Cela  me  parait  assez  bizarre;  car  quand  on  a  si  bien 
prouvé  le  plus  ,  d^ordinaire  on  ne  s'agite  pas  si  fort  pour  prou- 
ver le  moins. 

Le  Fr.  Oh  !  vis-à-vis  d'un  tel  homme  ,  on  no  doit  négliger  ni 
le  plus  ui  le  moins.  A  l'horreur  du  vice  se  joint  l'amour  <je  la  vé- 


DiALOcrr 

i  ;  pBOr  détruire  dam  toutes  ^es  branches  une  re'pnlation  uiu  r- 

ifjet  ceux  t[uî  se  sont  onijiri^Siésde  montrer  en  lui  un  monstre 

arable  ne  doivent   pas    moins   s'empresser  aujourd'hui  d'y 

mtrer  un  petit  pillard  sans  latent. 

\  Boi?S5,  Il  faut  avouer  que  la  destinée  de  cet  horanie  a  des  sin- 

rilé»  bien  frappantes:  sa  vie  est  coupée  en  deux  parlîes  qui 

lient  appartenir   à  deu«  individus  diflërens,   dont  l'époque 

lilei  sépare,  c'est-à-dire  le  temps  oii  il  a  publié  des  bvres , 

ttniue  la  mort  de  l'un  et  la  naissance  de  l'autre. 

'•e  premier  ,  homme  paisible  et  doux  ,  fui  bien  voulu  de  tous 

K  ^uî  le  connurent,  et  ses  amis  lui  restèrent  toujours.  Peu 

pfe  aux  grandes  sociétés  par  son  humeur  timide  et  son  natu- 

il tranquille  ,  il  aima  la  retraite  ,  non  pour  y  vivre  seul ,  mai» 

'  s  douceurs  de  l'étude  aux  charmes  de  l'inlimilé. 

e  des  belles  connaissance»  et 


■  talent  agréables,  et ,  quand  il  i 
t  acquis  pour  subsbter  , 
hftontion ,  que  les  pei 
imaginaient  pas  même  qu'il  < 
Vne.  Son  cœur  fait  pours'attachers 


vit  forcé  de  faire  usage  de 
;:  si  peu  d'oslenlation  et  de 

desquelles  il  vivait  le  plui 
seï  d'esprit  pour  faire  des 

donnait  sari  réserve  j 


s  jusqu'à  Ja  faiblesse ,  il  se  laissait  subjuguer 

\r  eHX  au  point  de  ne  pouvoir  plus  secouer  ce    joue  imnuné- 

nit.  Le  second  ,  homme  dur  ,  farouche ,  et  noir,  se  lait  abhor- 

etout  le  uionde,  qu'il   fuit;  et,  dans  son  affreuse  misan- 

e.  re  se  plaït  qu'à  marquer  sa  haine  pour  le  genre  humain. 

premier,  seul,  sans  étude,  et  sans  maître,  vainquit  toutes  le* 

icoltés  à  force  de  zèle,  et  consacra  ses  loisirs,  uon  à  l'oisiveté, 

e  moins  à  des  travaux  nuisibles,  mais  à  remplir  sa  tête 

«  charmantes ,  son  cœur  de  sentimens  délicieux  ,  et  à  for- 

r  des  projets,  chimériques  peut-être  à  force    d'être  utiles, 

it  doot  l'exécution,  si  elle  eût  été  possible,  eût  fait  le  bon- 

wr  du  genre  humain.  Le  second ,  tout  occupé  de  ses  odieuses 

'î  su  rien  donner  de  son  temps  ni  de  son  esprit  k  d'a- 

E allons,   encore  moins  à  des  vues  utiles.  Plongé 
ruinles  débauches  ,  il  a  passé  sa  vie  dans  les  la- 
s  mauvais  lieux,  chargé  de  tous  les  vices  qu'on  y  porte 
contracte  ,  n'ayant  nourri  que  les  goAts  crapuleux  el 
it|tii  en  sont  inséparables,  il  fait  ridiculement  conlrasler  ses 
clioaltons  rampantes  avec  les  altièrcs  productions  qu'il  a  l'au- 
B  de  s'attribuer.  En  vain  a-t-il  paru  feuilleter  des  livres  el 
r  de  recherches  philosophiques,  il  n'a  rien  saisi,  rien 
Mifti,  que  ses  horribles  systèmes;   et,  après  de  prétendus  essai* 
ri  n'avaient  pour  but  que   d'en  imposer  au  genre  humain  ,  il 
' ,  couime  il  avait  commencé,  par  ne  rieu  savoir  que  mal 


■  Enfin.. sans  voulo 
•  brancha  ,  et  pour  m' 

C— ■—  ,  «l'une  liuiidité 
lr«r  à  ses  amis  le 


?  cette  oppDsitii 


dans   toutes  ses 

onduil ,  le  pre- 

jusq'u'à  la  bêtise  ,  osait  k  peine 

le  secoud ,  d'une 


productions  de  ses  loi  si 


"4 

impudence  encore  plus  bête,  s'appr 
((■lempiit  les  productions  d'autrui  sui 
le  tiioiiis.  Le  premier  aima  passionnel 
occupation  favorite,  et  avec  assez  de  i 
couvertes  ,  trouver  les  dcfaiils ,  indiq 
une  grande  partie  de  sa  \ie  parmi  li 
tantôt  composant  de  Ja  musique  dans 
is,  tantôt  écrivant  sur  cet 


E riait  fièrement  et  puW!—  1 
rs  choses  qu'il  entendait  1 
[lent  lu  musique ,  en  lît  son  fl 
iiccès  pour  y  faire  des  de— 
1er  les  corrections  :  ÎI  passa  I 
s  artistes  e(  les  jimateurs  ,  J 
tous  les  genres  en  diverses  | 
,  proposant  des  vues  n 
des  leçons  de  composition,  constatant  par  des  ] 
épreuves  l'avantage  des  méthodes  qu'il  proposait,  et  toujours  se 
montrant  instruit  dans  toutes  les  parties  de  l'art  plus  que  la  plu- 
part de  ses  contemporains,  dont  plusieurs  étaient  à  la  vérité 
plus  versés  que  loi  dans  quelque  partie  ,  mais  dont  aucun  n'ea 
avait  si  bieunaisi  l'ensemble  et  suivi  la  liaison.  Le  second,  înepta 
au  point  de  s'être  occupé  de  musique  pendant  quarante  ans  | 
sans  pouvoir  l'apprendre,  s'est  réduit  à  l'occupation  d'en  copiei 
faute  d'en  savoir  fairej  encore  lui-même  ne  se  trouve-t-il  pal  1 
assez  savant  pour  le  métier  qu'il  a  choisi ,  ce  qui  ne   renipêcliel 
pas  de  se  donner  avec  la  plus  stupide  effronterie  pour  l'auteu^  J 
de  choses  qu'il  ne  peut  eiecuter.  Vous  m'avoueieï  que  voilà  des  1 
contradictions  difliciles  à  concilier. 

Le  Fh.  Moins  que  vous  ne  croyez  ,  et ,  ai  vos  autres  énigmes 
ne  in'élaieut  pas  plus  obscures  que  celle-là,  vous  me  tiendriez 
moins  en  haleine. 

Rouss.  Vous  m'éclaircirei  donc  celle-ci  quand  il  vous  plaira, 
car  ,  pour  moi ,  je  déclare  (jue  je  n'y  comprends  r 

Le  Fh.  De  tout  mon  cœur,  et  très-facilement  ;  mais  commen—  J 
ce*  vous-même  par  m'éclaircir  votre  question. 

Roiss.  Il  u'y  a  plus  de  question  sur  le  Fait  que  vous  veoei  | 
d'exposer.  A  cet  égard  nous  sommes  parfaitement  d'accord  ,  et  3 
j'adopte  pleinement  votre  conséquence ,  mais  je  la  porte  plusl 
loin.  Vous  dites  qu'un  homme  qui  ne  sait  faire  ni  musique  ni  I 
vers  n'a  pas  fait  le  Deyin  du  Village ,  et  cela  est  incontestable  1 1 
moi  j'ajoute  que  celui  qui  se  donne  faussement  pour  1' 
cet  opéra  n'est  pas  même  l'auteur  des  autres  écrits  qui  porleatl 
son  nom  ,  et  cela  n'est  guère  moins  évident;  car,  s  il  n"a  pa*  I 
fait  les  paroles  du  Devin  puisqu'il  ne  sait  pas  faire  des  vers,  il  1 
n'a  p.iî  fait  non  plus  l'Alleede  Sylvie  ,  cjui  diffici" 
peut  être  l'onvrage  d'un  scélérat  ;  et ,  s'il  : 
sique  puisqu'il  ne  sait  pas  la  musique  ,  il  n 
Lettre  (ur  la  musique  française,  encore  n 
de  musique  ,  qui  ne  peut  être  que  l'ouvra 
dans  cet  art  el  sachant  la  composition. 

Le  Fh.  Je  ne  suis  pas  là-dessus  de  votre  sentiment  non  plus  I 
cpie  le  public,  et  nous  avons  pour  surcroît  celui  d'un   graad  I 
a  étranger  venu  depuis  peu  dans  ce  pays. 


apasli 
s  fait  n 


fait  la 


1  effet  1 


Rouss.  Et,  ji 


)us  pne  ,    le  connaissez-v 
Savez-vous  par  qui  et  p( 
France  ,  quels  motifs  l'ont   porto  to 


grand^ 

téap-J 

coup  à  ne  1 


.iiU 


DIALOGUE. 

rd«  1b  mnsiqne  française  ,  et  à  venir  s'elablirà  Paris  7 
J^  soupçonne  ijuelque  cliose  de  tout  cela  ;  maiï  il  n'en 
moins  vrai  que  Jcan-Jacuues  étant  plus  que  personue 
miraleur  donne  lui-iuèine  du  poids  il  son  sullrage. 
I  Rocss.  Admirateur  de  son  (aient,  d'accord,  je  le  suis  aussi  ; 
lais  ^nant  à  son  sufirage  ,  il  faudrait  prctniéreinenl  être  an  fait 
e  bien  des  choses  avant  de  savoir  quelle  autorité  l'on  doit  lui 
onner. 
F  Lb  Fr.  Je  veux  bien ,  puisqu'il  vous  est  suspect ,  ne  m'eu  pas 


r  cet  art  sans  y  rien 


«  fort   doctement  sur  la  musiqi 

e  une  bonne  basse  sous  un  menuet ,  et 


qu'on  peut  bavarder  tant  qn  on 
dre ,  et  que  te!  qui  se  mêle  d'e- 


D  esl-elle  d'appliqui 


cette  idée  i 


de  le  noter. 
sla.  Mais  votre  intcn- 
Dictîonnaire  et  à  son 


e  Fh.  Je  conviens  que  j'y  pensais. 
[  Rovss.  Vous  y  pensiez  !  Cela  étant ,  permettez-moi ,  de  grâce, 
n  nne  question.  Avez-vous  lu  ce  livre? 

t   Fr.   Je  serais  bien   fâché  d'en  avoir  lu   jamais   une    seule 
' ,  non  plus  que  d'aucun  de  ceux  qui  portent  cet  odîeuc 


surpris  que  nous  pensions,  vous 
uts  qui  s'y  rapportent.  Ici.  par 
s  ce  livre  avec  ceux  dont  vous 


!S.  En  ce  cas,  je  su 
,  si  difTéreimaenl  si 
mple,  vous  ne  confor 
'     ,  et  qui,  ne  roulant  que  sur 
Ditent  que  des  idées  vagues  < 
4  petit-être  d'autres  écrits,  et  qu'ont  tous  ceux  qui  savent  un 
a  de  musique  ;  au  lieu  que  le  Dictionnaire  entre  dans  le  délai! 


s  règles  poui 


en  montrer 
oit  guider  U 
r  «'attache  même  k  éclai 
latent  restées  confuses 
dligibles  dans  leurs  ê 
Ri[de  ,  explique  ce  gei 
laé  de  l'obscurité  avec 
n'alors  avaientécrit  s 
Lais  que  cet  article 


l'application,  l'eieeptioi 

positeur  dans  leur  emploi.  L'au- 

ie  certaines  parties  qui  Jusqu'a- 

la  tête  des  miisiciens ,  et  presque 

écnlï.    L'article   Eii/iarirtonii/iie ,  par 

ire  avec  une  si  grande  clarté  qu'on  est 

laquelle  en  avaient  parlé  tous  ceux  qui 

ur  celte  matière.  On  ne  me  persuadera 

-.pre-taion  tf agite .  harmoaU,  li^ 


,  mode,  ntoduiacivn,  préparation,  récitatif,  trio  (i),  et 


l(ll  TiMU  le»  articles  de  mntique  qur  j'ii 
^nr«ai  biu  dt-d'snné"  17^9.  el  Tvm'" 
i,i  M.  d'Ali-mbiTl,  comme  enlratic  1 
MtU  Mail  cliargF.  Qunlque  lew]»  aprèi 
,  qu'il  n'nul  p>i*  <iearicaup  (te  [lein 
r,fl  itiiciqur  tempa  aprè*  u< 
■•  Biigmpiilaliuiil.  Diins  rintP 


t  promit  pour  TBficj'e'o;'"- 
,r  M.  Di  Uriil  ,  r»oil*e»"l- 
sta  parti»  .V.itA(('nu''?'iMt 


DI'ALOGFE. 
ne  fbt*(vifque  lursqu'ott  sAt  ijae  le  divin  Jritn- 
Utail  oas  la  rauMi]uo.  Ur,  ([uoi  que  vous  m  piiiitîcs 

Îi'un  bntuine  ijtii  ne  sail  p4s  la  musique  n'a  pu  faire 
F  l'art  uut\ersellcnient  nilmiré  ,  it  ne  s'ensuit  pas  , 
.  ijuM  n'a  pu  faire  un  livre  peu  lu,  [k-u  entendu,  et 
linseïlîine. 

Dans  les  i-lios«s  dont  je  peux  juger  par  inoi-mi'nie,  je 
régie  de  nirs  jugrmeus  ceux  du  publii: , 


t  quand  il  jcncoue. 
du  Village,  après 


pUisir  p|. 

publiqne.n 


il  d'un  coup  pour 
■ndu    pendant  vingt   ( 


ml  subit ,  quelle 


!!?.' 


t,  tt  cela, 
cic  Ginù ,  qui 
itU4|iie  pour  la  ph 


l  auteur  était  l'ubjeC 
1  rien  eu  d'a.wez  naturel  pour  faire  au- 
Je  vous  ai  dit  ce  qnr  je  pensais  du  Die- 
urroptnionpublique,  ni  sur  ce  célèbre 
1  nulle  application  particulière  à  Tari, 
lerie;  mais  après  avoir  lu  attentîve- 


t  l'ouvrage  entier,  dont  la  plupart  des  articles  feront  faiic 
tneillcure  musique  quand  les  arUste!>en  sauront  profiter. 

t  au  Devin  ,  quoique  je  sois  bien  sàr  que  personne  ne  sent 
_iie  moi.  les  vérilablus  beautéb  de  cet  ouvrage,  je  sni5  fort 
é  de  voir  ces  beautés  oii  le  public  eugoué  les  place  Ce  ne 
1  de  celles  que  l'étude  et  le  savoir  produisent,  mais  de 
I  qu'inspirent  le  goût  et  la  sensibilité;  et  l'on  prouverait 
■coup  mieux  qu'un  savant  compositeur  n'a  point  fait  celte 
<i  la  partie  du  beau  cliant  et  de  l'invention  lui  manque  , 
e  prouverait  qu'un  ignorant  ne  l'a  pu  faire  parer  qu'il 
cet  Acquis  qui  supplée  au  génie  et  ne  fait  rien  qu'il  force 
lil.  Il  n  ^  a  rien  dans  le  Devin  du  Village  qui  passe ,  quant 
lie  scieolilique,  les  principes  élémentaires  de  la  compo- 
ft  non-seulement  il  n'y  a  point  d'écolier  de  trois  mois  qui, 
iens,nc  fût  en  étal  d'en  faireautaut,  mais  on  pentbieudou- 
ji'au  savant  cnmpositeur  pût  se  résoudre  à  être  aussi  simple. 
Kvrai  que  l'auteur  de  cet  ouvrage  y  a  suivi  un  principe  caché 
>e  lait  sentir  sans  qu'on  le  reiuarque  ,  et  qui  donnée  ses 
lats  un  effet  qu'on  ne  seut  dans  aucune  autre  musique  fran- 


l  ,u-o 


mposi  leurs  , 


.  Mais  ce  principe,  ignoré 
•  de  ceux  qui  en  ont  entendu  parler,  nos 
ir  «le  la  Leiire  sur  la  musique  française,  qui  en  a  fait  ensuite 
article  du  Dictionnaire  ,  et  suivi  seulement  par  l'auteur  du 
■il  une  grande  preuve  de  plus  que  ces  deut  auteurs  sont 
.  Mais  tout  cela  montre  1  invenlion  d'un  amateur  qui  a 
i  sur  l'art,  plutôt  que  la  routine  d'un  professeur  qiii  le 
e  cnpérieu rement.  Ce  qui  peu'  faire  honneur  au  musicien 
me  pièce  esl  le  récitatif:  il  est  bien  modulé,  bien  ponctué, 
t  Mcenluê,  autant  que  du  récitatif  français  peut  l'c-lre.  Le 
IT^n  est  neuf,  du  moins  il  l'était  alors  il  tel  point  qu'on  ne 
il  point  hasarder  ce  récitatif  à  la  cour  ,  quoiqu'adaplé  à  la  . 
— 1  . _  _..-_    —  __..__    i"_;  _ _;__  -j  concevoir  comment  A 


r  plus  qu'a 


i8  PREMIEÎI 

récilalif  pent  êlre  pillé ,  à  moins  qu'on  ne  pille  aussi  les  paroles;  J 

et,  quand  il  n'y  aurait  que  cela  delà  main  de  l'auteur  de  1» 

Kiëce,  j'aimerais  mieus,  quant  à  moi,  avoir  fait  le  récilatif  s 
!s  airs  que  les  airs  sans  le  récilatif;  mais  je  sens  trop  bien  l|f 
même  maîn  dans  le  tout  pour  pouvoir  le  partager  à  difîëri 
leurs.  Ce  qui  rend  même  cet  opéra  prisa b le  pour  les  gens  de  goilffl 
c'est  le  parfait  accord  des  paroles  et  de  la  musique  ,  c'est  l'étroit^ 
liaison  des  parties  qui  le  composent ,  c'est  l'ensemble  exact  dq 
tout  qui  en  fait  l'ouvrage  le  plus  un  que  je  connaisse  en  ce  genre 
,  Le  musicien  a  partout  pensé ,  senti ,  parlé  comme  le  poi>lc  ;  Vêts 
pression  de  l'un  répond  toujours  si  fidèlement  à  celle  de  l'autre 

3u'on  voit  qu'ils  sont  toujours  animés  du 
il  que  cet  accord  si  jusle  et  si  rare  résulte  d'un  tas  de  pillât 
fortuitement  rassemblés  !  Monsieur,  il  y  aurait  cent  fois  plu 
d'art  à  composer  un  pareil  tout  de  morceaux  égiars  et  décausai 
qu'à  le  créer  soi-mfnie  d'un  bout  à  l'aulTC. 

Le  Fn.  Votre  objection  ne  m'est  pas  nouv 
rafnie  si  solide  k  beaucoup  de  gens  ,  que,  revci 
tiels  ,  quoique  tous  si  bien  prouves ,  ils  sont  ma 
dés  que  la  pièce  enliiire  ,  paroles  et  musique , 
main ,  et  que  le  cbarlatan  a  eu  l'adresse  de  s'en 

fudence  de  se  l'allribuer.  Cela  paraît  même  s 
on  n'en  doute  plus  guère  ;  car  enfin  il  faut  bien  nécessairem* 
rccourirâ  quelque  explication  semblable  ;  il  faut  bien  c^ue  cet  01 
Trage  ,  qu'il  est  inconleslablement  hors  d'état  d'avoir  fait,  r 
été  fait  par  quelqu'un.  Ou  prétend  même  en  avoir  découvert 
véritable  auteur. 

Rouss.  J'entends  :  après  avoir  d'abord  découvert  et  très-bi( 
prouvé  les  vols  partiels  dont  le  Devin  du  Village  était  compo» 
on  prouve  aujourd'hui  non  moins  victorieusement  qu'il  n'y 
point  eu  de  vols  partiels;  que  cette  pièce,  toute  de  la  même  mail 
a  été  volée  en  entier  par  celui  quï  se  l'attribue.  Soit  donc ,  CJ 
l'une  et  l'antre  de  ces  vérités  contradictoires  est  égale  pour  œi 
objet.  Mais  enfin  quel  est-il  dore,  ce  véritable  auteur?  Est- 
Français  ,  Suisse  ,  Italien  ,  Chinois? 

Lf.  Fit.  C'est  ce  que  j'ignore;  car  on  ne  peut  guère  attrikui 
cet  ouvrage  à  Pergolèse  ,  comme  un  SaU-e  Regin 

Bouss.  Oui,  j'eu  connais  un  de  cet  auteur,  et  qui  mcme  a  él 
gravé. , . . 

Le  Fb.  Ce  n'est  pas  celui-là.  Le  Salre  dont  vous  parlex  ,  Pei 
golêse  l'a  fait  de  son  vivant,  et  celui  dont  je  parle  en  est  a 
autre  qu'il  a  fait  vingt  ans  après  sa  mort,  et  que  Jean-Jacqui 
s'appropriait  en  disant  l'avoir  fait  pour  mademoiselle  Fel ,  comn 
beoucoup  d'autres  motets  que  le  même  Jenn-Jaeques  dit  ou  dii 
de  même  avoir  faits  depuis  lors,  et  qui  par  autant  de  mirach 
de  M.  d'Alemliert  sont  et  seront  toujours  tous  de  Pergolèse,  dool 
il  évoque  l'ombre  quand  il  lui  plaît. 

Rouss.  Voilà  qui  est  vraiment  admirable!  Oh  !  je  me  doi 
lais  depuis  long-temps  que  ce  M.  d'Alcmbert  devait  être 


DIALOGUE. 
s^iiit  &  miracles,  et  je  parierais  Lien  (ju'il  ne  » 
in'ui-là.  Mais,  comme  vous  dites  ,  il  lui  sera  n 
elle  ,  (oui  saint  qu'il  est ,  d'avoir  aussi  Tait  fuire  le  Devin  du  Vil- 
lage k  Pergolèfe,  et  il  ne  faudrait  pas  multiplier  les  auteurs  sans 

Le  Fit.  Pourquoi  non?  Qu'un  pillard  prenne  à  droite  et  à 
gauclie ,  rien  au  inonde  n'est  plus  naturel. 

KoLss.  D'accord;  mais  dans  toutes  ces  musiques  ainsi  pîUe'et 
OH  sent  les  coutures  et  les  pièces  de  rapport ,  et  il  rae  semble 
ijiie  celle  <(uî  porle  le  uom  de  Jean-Jacques  n'a  pas  cet  air-là.  On 
a'f  trouve  même  aucune  physionomie  nationale  :  ce  n'est  pas 
i»de  la  musique  italienne  que  de  la  musique  française.  Elle  a 
j  tog  delà  chose  ,  et  rien  de  plus. 

L,hx  Fm.  Tout  le  monde  convient  de  cela.  Comment  l'auteur  du 

.vin  *-t-il  pris  dans  cette  pièce  un  accent  a.lors  si  neuf  qu'il 

M  ait  employé  que  là  ,  et  si  c'est  son  unique  ouvrage,  comment 

n  »-t-il  tranquillement  cédé  la  gloire  à  un  autre  ,  sans  tenter 

é  la  revendiquer ,  ou  du  moins  de  la  partager  par  un  second 

*  ■»  semblable  ?  On  m'a  promis  de  m'expliquer  clairement  tout 

;  car  j'avoue  de  bonne  foi  y  avoir  trouvé  jusqu'ici  quelque 

Kocss.  Bon  I  vous  voilà  bien  embarrast^  l  Le  pillard  aura 
Jtaccoinlaiice  avec  l'auteur  :  il  se  sera  fait  confier  sa  pièce  , 
|.la  lui  aura  yolée,  et  puis  il  l'aura  empoisonné.  Cela  est  tout 

??••■  .    .     , 

Le  Fa.  Vraiment ,  vous  avez  là  de  jolies  idées  ! 
bovss.  Ali  1  ne  me  faites  pas  honneur  de  votre  bien!  Cei  îde'es 
If  appartiennent  ;  elles  sont  l'clfet  naturel  de  tout  ce  que  vous 
iiTCt  appris.  Au  reste  ,  et  quoi  qu'il  en  soit  du  véritable  auteur 
I  \m  pièce,  il  me  sulUt  que  celui  qui  s'est  dit  l'être  soit,  par  son 
wrance  et  son  incapacité,  hors  d'état  de  l'avoir  faite,  pour 
j'en  conclue,  à  plus  forte  raison,  qu'il  n'a  fait  ni  le  Diclion- 
«qu'il  s'attribue  aussi ,  ni  la  Lettre  sur  la  musique  française, 
[ancun  des  autres  livres  qui  portent  son  nom  et  dans  lesquels 
t  impossible  de  ne  pas  sentir  qu'ils  parlent  tous  de  la  même 
.  IVailleurs,  conccvei-vous  qu'un  homme  doué  d'asseï  de 
lens  pour  faire  de  pareils  ouvrages  aille,  au  fort  même  de  son 
Knrcsccnce  ,  piller  et  s'attribuer  ceus  d'autrui  dans  un  genre 
B  Tioa-«eulement  n'est  pas  le  sien  ,  mais  auquel  il  n'entend  ab- 
nent  Hen  ;  qu'un  homme  qui ,  selon  vous  ,  eut  asses  de  cou- 
(  d'orgueil ,  de  fierté  ,  de  force ,  pour  résister  à  la  déman- 
ntt  d'écrire,  si  naturelle  aux  jeunes  gens  qui  se  sentent  quel- 
e  Ulent ,  pour  laisser  mûrir  vingt  ans  sa  tête  dans  le  silence  , 
n  de  donner  plus  de  profondeur  et  de  poids  à  ses  productions 
^tenips  méditées,  que  ce  même  homme  ,  l'ame  toute  remplie 
s  grandes  et  sublimes  vues  ,  aille  eu  interrompre  le  dere- 
>emeut ,  pour  chercher,  par  des  manœuvres  aussi  lâches  que 

j ,   _je  réputation  usurpée  et  très-inférieure  à  celle  qu'il 

VA  obtenir  légitimement?  Ce  sont  des  geni  pouryu»  de  fiita 


T-0  PREMIER 

petits  ta1«m  par  eux-mêmes  qui  se  pareil I  ainsi  Jecemd'at 
et  quiconque  avec  une  tête  active  et  pensante  a  senli  le  dél; 
l'atirait  du  travail  d'esprit  ne  va  pas  servilement  sur  la  trace  d*u 
autre  pour  se  parer  ainii  de  productions  étrangères  par  prefil 
rence  a  celles  cru'il  peut  tirer  de  son  propre  fond.  Atlei ,  m 
sieur  ,  celui  qtii  a  pu  être  asse^  vil  et  assez  sot  pour  s' attribut 
Devin  du  Village  sans  l'avoir  fait ,  et  même  sans  savoir  la  i 
iique,  n'a  jamais  fait  une  ligne  du  Discours  sur  l'inégalité,  n 
l'Emile  ,  ni  du  Contrat  social.  Tant  d'audace  et  de  vigueur  d'oi 
cdte,  tant  d'ineptie  et  de  lâcheté  de  l'autre  ,  ne  s'associeront  j^ 

Voilà  une  preuve  qui  parle  a  tout  homme  sensé.  Que  d'autrj 
qui  ne  sont  pas  moins  fortes  ne  parlent  qu'à  moi,  j'en  suis  fâoU 

Sour  mon  espèce  ;  elles  devraient  parler  à  toute  aine  sensible  j 
ouée  de  l'instinct  moral.  Vous  me  dîtes  que  tous  ces  écrits  q 
m'échauHent ,  me  touchent,  m'attendrissent,  me  donnent  la  v 
lonté  sincère  d'être  meilleur,  sont  uniquement  des  productioi 
d'une  Icle  exaltée  conduite  par  un  cœur  hypocrite  et  fourbe.  £ 
figure  de  mes  êtres  surlunaires  vous  aura  déjà  fait  entendre  qn 
je  n'étais  pas  là-dessus  de  votre  avis-  Ce  qui  me  confirme  encwT 
dans  le  mien  est  le  nombre  et  l'étendue  de  ces  mêmes  écrits,  i 
îe  sens    toujours  et  partout   la  même  i 
échauffé  des  mêmes  sentimens.  Quoi  !  ce  fléau  du  genre  humaî^ 
cet  ennemi  de  toute  droiture,  de  toute  justice,  de  toute  boi 
s'est  captivé  dix  à  douze  ans  dans  le  cours  de  quinze  volumei] 
parler  toujours  le  plus  doux  ,  le  plus  pur,  le  plus  énergique  li 
cage  de  la  vertu,  à  plaindre  les  misères  humaines  ,  à  enmontrd 
la  source  dans  les  erreurs,  dans  les  préjugés  des  hommes,  k  leq 
tracer  la  route  du  vrai  bonheur,  à  leur  apprendre  à  rentrer  daii 
leurs  propres  cœurs  pour  y  retrouver  le  germe  des  vertus  sodal| 
qu'ils  étouffent  sous  un  faux  simulacre  dans  le  progrès  mal  t 
tendu  des  sociétés,  à  consulter  toujours  leur  conscience  pourra 
dresser  les  erreurs  de  leur  raison  ,  et  à  écouter  dans  le  lîleo' 
des  passions  cette  voix  intérieure  que  tous  nos  philosophes  c 
tant  à  cœur  d'étouffer,  et  qu'ils  traitent  de  chimère  parce  qu'ell 
ne  leur  dit  plus  rien  :  il  s'est  fait sifller  d'eux  et  de  tout  son  sié^ 
pour  avoir  toujours  soutenu  que  l'homme  était  bon  quoiqui 
hommes  fussent  méchans ,  que  ses  vertus  lui  venaient  de  lu3 
même,  que  ses  vices  lui  venaient  d'ailleurs  :  il  a  consacré  » 
plus  grand  et  meilleur  ouvrage  à  montrer  comment  s'iutrodui 
dans  notre  ame  les  passions  nuisibles ,  à  montrer  que  la  boni 
éducation  doit  être  purement  négative,  qu'elle  doit  consiste! 
non  à  guérir  les  vices  du  cœur  humain  ,  puisqu'il  ji'y  en  a  pois 
naturellement ,  mais  à  les  empêcher  de  naître  ,  et  k  tenir  esatj 
temen t  fermées  les  portes  par  lesquelles  ils  s'introduisent  :  i 
a  établi  tout  cela  avec  une  clarté  si  lumineuse,  avec  un  > 
■  louchant,  avec  une  vérités!  persuasive,  qu'une  ame  non  dj 


e  peut  résister  à  l'attrait  de  s 
ses  raisons;  et  vous  voulei  que  cette  lor 


lages  et  : 
•ue  suite  d'éi 


DrALOGUE. 

tat  taujours  les  mimes  maximes ,  où  le  même  laneage  se  sou- 

it  toujours  avec  la  nicoie  chaleur  ,  soit  l'ouvrage  d'un  fourbe 

't  toujours,  non-teulement  contre  sa  pensce,  mais  aussi 

in  iaterêl ,  puis4ue ,  mettant  tout  son  bouheur  k  remplir 

e  de  mallieurs  et  de  crimes  ,  tl  devait  conspouemmeut 

^er  à  multiplier  les  scélérats  pour  se  Joonerdes  aides  et  des 

c«  dans  l'exécution  de  ses  horribles  projets  j  au  lieu  qu'il 

raille  réellement  qu'à  se  susciter  des  obstacles  et  des  adver- 

»  dans  tous  les  prosélytes  que  ses  livres  feraient  à  la  vertu. 

'  t»  raisons  non  moins  fortes  dans  mon  esprit.  Cet  auteur 

,  reconnu ,  uar  toutes  les  preuves  que  vous  m'avez  foar- 

t  plus  crapuleux  ,  le  plus  vil  débauché  qui  puisse  exister  , 

t  M  vie  avec  les  trainées  des  rues  dans  les  plus  infâmes  rê- 

I  il  est  liébclé  de  débauche ,  il  est  pourci  de  vérole  i  et  vous 

t  qu'il  ait  écrit  ces  iiiiiiiilables  lettres  pleines  de  cet  amour 

rAlant  et  si  pur  qui  ne  germa  jamais  que  dans  des  crcurs  aussi 

tctque  tendres.'  Ignorez-vous  que  rien  n'est  moins  tendre 

n  débauché  ,  que  l'aumur  n'est  pas  plus  connu  des  libertins 

i  femmes  de  mauvaise  vie,  que  la  crapule  endurcit  le 

f  rend  ceux  qui  s'y  livrent  imuudens  ,  grossiers  ,  Lrulaui , 

Uj  que  leur  s.mg  appauvri,  dépouillé  de  cet  esprit  de  vie 

'a  coeur  porte  au  cerveau  ces  charmantes  images  d'oti  naît 

e  de  l'arnour ,  ne  leur  donne  par  l'habitude  que  les  acres 

u  besoin ,  sans  y  joindre  ces  douces  impressions  qui 

t  la  sensualité  aussi  tendre  que  vive?  Qu'on  me  montre 

imour  d'une  main  inconnue  ,  je  suis  assuré  de  con- 

nlare  si  celui  qui  l'écrit  a  des  mœurs.  Ce  n'est  qu'aux 

C  ceux  qui  en  ont  que  les  femnies  peuvent  briller  de  ces 

>t  tçucbans  et  chastes  qui  seuls  font  le  délire  des  cœurs 

intamoureux.  Les  débauchés  ne  voient  en  elles  que  des  ins- 

msdc  plaisir  qui  leur  sont  aussi  inèprisahlesque  nécessaires, 

E  CCS  vases  dont  on  se  sert  tous  les  jours  pour  les  plus  in— 

besoins.  J'aurais  défié  tous  tes  coureurs  de  filles  de 

d'écrire  jamais  une  seule  des  lettres  Je  l'Hétoise  ;  et  le  livre 

,  ce  livre  dont  U  lecture  me  jette  dans  les  plus  angéliques 

it  l'ouvrage  d'un  vil  dénauché  I  comptez  ,  monsieur, 

n'en  est  rien  :  ce  n'est  pas  avec  de  l'esprit  et  du  jargon  que 

(dbosea-là  se   trouvent.  Vous  voulez  qu'un  hypocrite  adroit, 

!ie  n  ses  fins  qu'à  force  de  ruses  et  d'astuce  ,  aille 

pirdïmenl  se  livrer  a  l'iuipéluosité  de  l'indignation  contre  tous 

lire  tous  les  partis  sans  exception  ,  et  dire  également 

(  dures  vérités  aux  uns  et  aux  autres?  Papistes,  bugue— 

^  .,  petits,  hommes,  femmes,  rohms,  soldats,  moines  , 

s,  dévots,  médecins,  philosophes,   Yros  Rutuluav  j'itat , 

A  peint ,  tout  est  démasqué  sans  jamais  un  mot  d'aigreur 

k  personnalité  contre  qui  que  ce  soit ,  mais  sans  ménagement 

■  lacun  parti.  Vous  voulez  qu'il  ait  toujours  suivi  sa  fougue 

lut  d'avoir  tout  soulevé  contre  lui ,  tout  réuni  pour  l'acca- 

1  disgrâce  -,  el  tout  cela  sans  se  ménager  m  défen- 


M  PREMIER 

scur ,  n!  appui,  sans  sVmbarrassor  mcme  clu  succès  ie  sès  livras i 
5ans  s'informer  au  moins  de  reflet  qu'ils  produisaient  et  de  Fo- 
rage qu'ils  attiraient  sur  sa  tcte  ,  et  sans  en  concevoir  le  moindre 
souci  quand  le  bruit  commença  d'en  arriver  jusqu'à  lui  ?  Cette 
intrépidité,  cette  imprudence,  cette  incurie  est-elle  de  l'homme 
faux  et  fin  que  vous  m'avez  peint?  Enfin  vous  voulez  qu'un  misr- 
rable  à  qui  l'on  a  6té  le  nom  de  scélérat  qu'on  ne  trouvait  pat 
encore  assez  abject ,  pour  lui  donner  celui  de  coquin  comme  ex- 
primant mieux  la  bassesse  et  Tindignité  de  son  ame;  vous  voulez 
que  ce  reptile  ait  pris  et  soutenu  pendant  quinze  volumes  le  lan- 
gage intrépide  et  fier  d'un  écrivain  qui ,  consacrant  sa  plume  à 
la  vérité ,  ne  quute  point  les  suffrages  du  public ,  et  que  le  témoi- 
gnage de  son  cœur  met  au-dessus  des  jugemens  des  bommes? 
y  ons  voulez  que ,  parmi  tant  de  si  beaux  livres  modernes ,  les 
seuls  qui  pénètrent  jusqu'à  mon  cœur,  qui  l'enflamment  d'à— 
mour  pour  la  vertu ,  qui  l'attendrissent  sur  les  misères  humaines, 
soient  précisément  les  jeux  d'un  détestable  fourbe  qui  se  moque 
de  ses  lecteurs  et  ne  croit  pas  un  mot  de  ce  qu'il  leur  dit  avec 
tant  de  chaleur  et  de  force  ;  tandis  que  tous  les  autres  ,  écrits ,  «^ 
ce  que  vous  m'assurez ,  par  de  vrais  sages  dans  de  si  pures  inten- 
tions, me  glacent  le  cœur  ,  le  resserrent,  et  ne  m'inspirent  avec  ' 
des  scntimens  d'aigreur,  de  peine ,  et  de  haine,  que  le  plus  into-  ■ 
lérant  esprit  de  parti?  Tenez,  monsieur,  s'il  n'est  pas  impossible 
que  tout  cela  soil,  il  l'est  du  moins  que  jamais  Je  le  crote,  fût- 
il  mille  fois  démontré.  Encore  un  coup  je  ne  résiste  point  à  vos 
preuves;  elles  m'ont  pleinement  convaincu  :  mais  ce  que  je  ne 
crois  ni  ne  croirai  de  ma  vie,  c'est  que  l'Emile,  et  surtout  l'ar- 
ticle du  goût  dans  le  quatrième  livre,  soil  l'ouvrage  d'un  cœur 
dépravé  ;  que  l'IJéloïse,  et  surtout  la  lettre  sur  la  mort  de  Julie  y 
ait  été  écrite  par  un  scélérat;  que  celle  à  M.  d'Alembert  sur  les 
spectacles  soit  la  production  d'une  aiue  double  ;  que  le  sommaire 
du  Projet  de  paix  perpétuelle  soit  celle  d'un  ennemi  du  genre 
humain;  que  le  recueil  entier  des  écrits  du  même  auteur  soit 
sorti  d'une  amc  hypocrite  et  d'une  mauvaise  tête  ,  non  du  pur 
sèle  d'uu  cœur  brûlant  d'amour  pour  la  vertu.  Non,  monsieur, 
nou,  monsieur;  le  mien  ne  se  prêtera  jamais  à  cette  absurde  et 
fausse  persuasion.  Mais  je  dis  et  je  soutiendrai  toujours  qu'il  faut 
qu'il  y  ait  deux  Jean-Jacques ,  et  que  l'auteur  des  livres  et  celui 
des  crimes  ne  sont  pas  le  même  homme.  Voilà  un  sentiment  si 
bien  enracine  dans  le  fond  de  mon  cœur  que  rien  ne  me  l'olera 
jamais. 

Le  Fr.  C'est  pourtant  une  erreur ,  sans  le  moindre  doute ,  et 
une  autre  preuve  qu'il  a  fait  des  livres  est  qu'il  en  fait  eucorc 
tous  les  jours. 

Rouss.  Voilà  ce  que  j'ignorais,  et  l'on  m'avait  dit  au  contraire 
qu'il  s'occupait  uniquement  depuis  quelques  années  à  copier  de 
la  musique. 

Le  Fr.  Bon ,  copier  !  il  en  fait  le  semblant  pour  faire  le  pau- 
vre ,  quoiqu'il  soit  riche ,  et  couvrir  sa  rage  de  faire  des  livres 


A 


Il  ^e  barbouiller  clu  pap>or..J^ljii«  ni 
)t  U  but  nue  vous  veuiei  de  bien  lo 
I  Boum.  Sar  niioi 


«til  I 


AL?)  GUE. 

rr^onnc  ici  nVrt  ("ît  la  iîii;>?  , 

pour  l'avoir  cté. 

îleot  cei  nouveaux  livres 

!t  avec  tant  de  succîis? 

lises  de  loule  espèce  :  des  leçons  d'a- 

ihiiosopbic  moderne ,  des  ora.isons  fu— 


s  prie , 


|Ls  Fe.  Ce  aanl  âa  fad 
inoe ,  des  i-inges  de  la  i 
An»,  des  traductions,  des  satires.. 
I^Bocss.  Contre  ses  ennemis,  sans  doute? 

_B  F».  Non  ,  contre  les  ennemis  de  ses  ennemis. 

KJftotlSS.  "Voili  dr  quoi  je  ne  me  serais  pas  douté. 

f  l>s  Fb.  Oh  !  vous  ne  connaissez  pas  la  ruse  du  drôle  !  Il  fait 

rt  cela  pour  se  luifrux  déguiser.  Il  fait  de  violentes  sorties  con- 

êj«  présente  administration  (en  177a)  dont  il  n'a  point  à  se 

^mdre,  eu  faveur  du  parlement  q^ut  t'.i  si  indignement  traite, 

j'alite ur  de  tontes  ses  misères,  qu'il  devrait  avoir  en  tior- 

^^b  à  chaque  instaut  sa  vanité  se  décèle  parles  plu*  ineptes 

■^lai-même.  Par  exemple,  îl  n  fait  deraiérement  un 

plat  intitulé  l'an  deux  mille  deux  cent  qitamnU ,  dans 

poniacre  avec  soin  tous  ses  écrits  à  la  po.itérîté  ,  sans 

ipter  Narcisse ,  et  sans  qu'il  en  manijoe  une  seule  ligne. 

effet  une  bien  étonnante  balourdiw.  Dans  les 

Hnortent  son  nom  je  ne  vois  pas  un  orgueil  aufsi  bêle. 

\ksx  ve  nommant  îl  se  contraignait;  à  présent  qu'il  se 

fteaché ,  il  ne  se  g^ne  plus. 

il  a  raison,  cela  lui  réussit  si  bien!  Mais,  monsieur, 
IJBDc  le  vrai  but  de  ses  livres  que  cet  homme  si  fin  pu- 
iint  de  mystitrc  en  faveur  des  gens  qu'il  devrait  ha'ir  , 
Mtrine  &  laquelle  ïl  a  paru  si  contraire? 
En  doutez-vous  ?  C'est  de  se  jouer  du  public  et  de  faire 

I  ton  éloquence  ,  en  prouvant  suceossivement  le  pour 
^  et  promennnt  ses  lecteurs  du  blanc  au  noir  pour  se 
B  leur  crédulité. 

yax  ma  foi  I  voilà,  pour  la  détresse  oii  il  se  trouve,  un 
Irbien  bonne  humeur,  et  qui  pour  être  aussi  haineux 
\  faites  n'est  guitre  occupe  de  ses  ennemis  !  Ponr  moi , 

vindicatif,  je  vous  déclare  que  si  j'étais  à  sa 

ït  je  vouluâsi^  encore  faire  des  livre»,  ce  ne  serait  pas 

Hnomphcr  mes  persécuteurs  et  leur  doctrine  aux  dé- 

'~  réputation  et  des  mes  propres  écrits.  S'il  est  réelle- 

urde  ceu»  qu'il  n'avoue  pas,  c'eït  une  forte  et  nou- 

Rfe  qu'il  ne  l'est  pas  de  ceux  qu'il  avoue.  Car  assure'ruent 

it  le  Euppnser  bien  stopide  et  bien  ennemi  de  lui-Bi^nic 

iriter  la  palinodie  si  mal  â  propos. 

II  faut  avouer  que  vous  êtes  ufi  homme  bien  obstiné  , 
ji:e  dans  vos  opinions;  au  peu  d'autoriléou'onl  sur  vous 

jiuhlic,  on  voit  bien  que  vous  n'êtes  pas  Français.  Parmi 
.iges  si  vertueux  ,  si  justes  ,  si  supérieurs  n  toute  par 


•  t"' 


mointire  résislam 
personne  qui  ne  ! 
I,  preuve»  t|ue  ce 


m  argunicns  triomphans  ds^ 
lit  rendu  avco  empressement,  r 
me  auteur  qu'on  disait  lantfl 
s  si  Tcte  ,  mais  si  rogue  et  aïl 


.  ...  J'  ''"H 

TOamtenant  qu  on  s  e*t  îi  bien  pas: 
n'en  voudrait  pas  changer  quand  la  chose  serait  possible,  voufl 
seul  ,  plus  dilTicile  que  tout  le  monde,  vene*  ici  nous  proposer J 
une  distinction  neuve  et  imprévue,  qui  ne  le  serait  pas  si  elleB 
avait  la  moindre  solidité.  Je  conviens  pourtant  qu'à  travers  loutV 
ce  palho»  ,  qui  selon  moi  ne  dit  pas  grand'chose,  vous  ouvre*  d« 
nouvelles  vues  qui  pourraient  avoir  leur  usage  ,  communiquéeifl 
h  nos  messieurs.  Il  est  certain  que  si  l'on  pouvait  prouver  qu^P 
JeaD-Jacques  n'a  fait  aucun  des  livres  qu'il  s'attribue,  comnim 
on  prouve  qu'il  n'a  ^as  fait  le  Devin  ,  on  oterait  une  difficalt^ 
oui  ne  laisse  pas  d'arrêter  ou  du  moins  d'embarrasser  encore  bïi 
'      '  '  s  preuves  convaincantes  des  forfaits  de  ce  □ 


sérable.  Mais 
appnyer  celle 


,  qti  o 


i   fort  I 

'.   fût  i 


t  le 


irpris. 

,  pout 

R' 

qu'on  pau 

lard 

proposerJ 
obre.  qu  ilj 

ri'r  de 

l'oppr 

isdes 

'inqui 

éler  q 

nelqu*foj^ 

n  rfdicuUj 

tirent 

souvei 

itdes 

objectianiJ 

'un  co 

up  en 

.  afËrr 

liant  qti'iU 

la.  et 

qu'il 

en  est 

,„c.p.bia 

je  ïoii 

S  qu'on  a  pris  ici  une; 
er  à  cellc-la  j  et  l'oaj 

que  ne 

is  mes 

sieurs  ; 

l'oceupenU 

ir  en  extraire  le  po 

bon.         1 

'attachant  â 
,  nos  messieurs  ne  lais 
lie  ces  livres  qu'ils  détestent  , 
de  toute  leur  force ,  mats  qui  I 
incommodes,  qu'on  lèverait  tout  d'u 
u'a  pas  écrit  un  seul  mot  de  tout  c 
comme  d'avoir  fait  le  Devin.  Mai: 
route  contraire  qui  ne  peut  gui:re 
croit  si  bien  que  ces  écrits  sontdc  lu 
depuis  long-temps  à  les  éplucher  poui 

ilorss.  Le  poison! 

Le  Fh.  Sans  doute.  Ces  beaux  livres  vous  ont  séduit  commt|] 
bien  d'autres ,  et  je  suis  peu  surpris  qu'à  travers  toute  cette  o 
tentation  de  belle  morale  vous  n'ayez  pas  senti  les  doctrine!. 

fiernieieuses  qu'il  y  répand;  mais  je  le  serais  fort  qu'elles  n'yl 
usseut  pas.  Comment  un  tel  serpent  n'infecterai l-îl  pas  de  sonS 
venin  tout  cequ'il  touche? 

AoL-ss.  Eh  bien  ,  monsieur,  ce  venin  !  en  a-i 
entrait  de  ces  livres? 

Le  Fr.  Beaucoup,  à  ce  ou'on  m"a  dit,  el 
tout  à  découvert  dans  noiunre  de  passages  I 
trérne  prévention  qu'on  avait  pour  ces  livres  e 


n  déjà  beaucoup  ■ 


î   remarquer, 


s'y  meta 
uè  l'es-J 
d'abordj 
i  frappent  maintenant   de  surprise  ( 
mieux  instruits,  les  lisent  comme  ill 


BoL'Ss.  Des  passages  horribles!  J'ai  lu  ces  livres  avec  grandi 
i  point  trouvé  de  tels,  je  vous  jure.  Vousg 


d'effro 


tous  ceux  I 


n'obligeriez  de 

LeFr.  Ne  les  avant  ] 
nais  l'en  demanderai 


i  les  ont  re-l 


DIALOGUE.  25 

cueillis,  et  je  youi  la  commiiniquerai.  Je  me  rappelle  seule- 
ment qu'on  cite  une  note  de  V Emile  ou  il  enseigne  ouvertement 
Fascassinat. 

Rnuss.  Comment,  monsieur,  il  enseigne  ouvertement  Tassas- 
sinat ,  et  cela  n'a  pas  été  remarque  de  la  première  lecture!  Il 
fallait  qu'il  ei\t  en  eiTct  des  lecteurs  bien  pn>vcniis  ou  bien  dis- 
traits. Et  oii  donc  avaient  les  yeux  les  auteurs  de  ces  sages  et 
graves  réquisitoires  sur  lesquels  on  Ta  si  régulitTcinont  décrété? 
Quelle  trouvaille  pour  eux  f  quel  regret  de  l'avoir  inanquée  ! 

Le  Fr.  Ah  !  c'est  que  ces  livres  étaient  trop  pleins  de  choses 
à  reprendre  pour  qu  on  pilt  tout  relever. 

Rouss.  Il  est  vrai  que  le  bon,  le  judicieux  Joly  do  Flcury,  tout 
plein  de  l'horreur  que  lui  inspirait  le  système  criminel  de  la 
Rtrliffion  naturelle^  ne  pouvait  guère  s'arri^ter  à  des  bagatelles 
comme  des  leçons   d'assassinat  ;    ou    peut-être ,    comme    vous 
dites,  son  extrême  prévention  pour  le  livre  Tempêchait-elle  de 
les  remarquer.  Dites,  dites,  monsieur,  que  vos  chercheurs  de 
poison  sont  bien  plutôt  ceux  qui  l'y  mettent  ,  et  qu'il  n'y  en   a 
point  pour  ceux  qui  n'en  cherchent  pas.  J'ai   lu  vingt  fois  la 
note  dont  vous  parlez  ,  sans  y  voir  autre  chose  qu'une  vive  in- 
dignation contre  un   préjugé  gothique  non  moins  extravagant 
que  funeste  ,  et  je  ne  me  serais  jamais  douté  du  sens  que  vos 
messieurs  lui  donnent ,  si  je  n'avais  vu  par  hasard   une  lettre 
insidieuse  qu'on  a  fait  écrire  à  l'auteur  à  ce  sujet  et  la  réponse 
qu'il  a  eu  la  faiblesse  d'y  faire  ,  et  oîi  il   explique  le  sens  de 
cette  note  qui  n'avait  pas  besoin  d'autre  explication  que  d'être 
lue  à  sa  place  par  d'honnêtes  gens.  Un  auteur  qui  écrit  d'après 
son  cœur  est  sujet ,  en  se  passionnant ,   à  des  fougues  qui  l'en- 
traînent  au-delà  du  but ,  et  à  dos  écarts  oit  ne  tombent  jamais 
ces  écrivains  subtils  et  méthodistes  qui,  sans  s'animer  sur  rien 
au  monde  ,  ne  disent  jamais  que  ce  qu^il  leur  est  avantageux  de 
dire  et  qu'ils  savent  tourner  sans  se  commettre  ,  pour  produire 
l'efTet  qui    convient  à  leur  intérêt.    Ce   sont   les   imprudences 
d'un  homme  confiant  en  lui-même,  et  dont   l'ame  généreuse 
ne  suppose  pas  même  que  l'on  puisse  douter  de  lui.  Soyez  sur 
que  jamais  liypocrite  ni  fourbe  n'ira  s'exposer  à  découvert.  Nos 
philosophes  ont  bien  ce  qu'ils  apnelleut  leur  doctrine  intérieure, 
i'     mais  ils  ne  l'enseignent  au  pubhc  qu'en  se  cachant,  et  à  leurs 
amis  qu'en  secret.   En  prenant  toujours  tout  à  la  lettre  ou  trou- 
verait peut-être  en  effet  moins  à  reprendre  dans   les  livres  les 
plus  dangereux  que  dans  ceux  dont  nous  parlons  ici ,  et  en  gé- 
néral que  dans  tous  ceux  oii  l'auteur,  sûr  de  lui-même  et  par- 
lant d'abondance  de  ca-ur,  s'abandonne  à  toute  sa  véhémence 
sans  songer  aux  prises  qu'il  peut  laisser  au  méchant  ([ui  le  guette 
de  sang-froid ,  et  qui  ne  cherche  dans  tout  ce  qu'il  offre  de  bon 
cl  d'utile  qu'un  côté  mal  gardé  par  lequel  il  puis-^e  enfoncer  le 
poignard.  Mais  lisez  tous  ces  passages  dans  le  sens  qu'ils  pré- 
sentent  naturellement  à  l'esprit    du  lecteur   et   qu'ils   avaient 
dans  celui  de  l'auteur  en  les  écrivant ,  lisez-les  à  leur  place  avec 


?r>  PREMIER 

ce  qui  précède  et  ce  qui  suit ,  consultez  la  disposition  de  cnniir 
oii  ces  lectures  vous  mettent  ;  c'est  celte  disposition  qui  vous 
écLiirera  sur  leur  véritable  sens.  Pour  toute  re'ponse  à  ces  si- 
nistres interprélaleurs  et  pour  leur  juste  peine,  je  ne  voudrai* 
que  leur  faire  lire  à  haute  voix  l'ouvrage  entier  qu'ils  déchirent 
ainsi  par  lambeaux  pour  les  teindre   de  leur  venin  ^  je  doute 

3 n'en  finissant  cette  lecture  il  s'en  trouvât  un  seul  assez  impu- 
ent pour  oser  renouveler  son  accusation. 

Le  Fr.  Je  sais  qu'on  blâme  en  général  celte  manière  d'isoler 
et  dôfigurer  les  passages  d'un  auteur  pour  les  interpréter  au 
gré  de  la  passion  d'un  censeur  injuste  ;  mais,  par  vos  propres 
principes,  nos  messieurs  vous  mettront  ici  loin  de  votre  compte, 
car  c'est  encore  moins  dans  des  traits  épars  que  dans  toute  la 
substance  des  livres  dont  il  s'agit  qu'ils  trouvent  le  poison  que 
l'auteur  a  pris  soin  d'y  répandra  :  mais  il  y  est  fondu  avec  tant 
d'art,  que  ce  n'est  que  par  les  plus  subtiles  analises  qu'on  vient 
à  bout  de  le  découvrir. 

Rouss.  En  ce  cas  ,  il  était  fort  inutile  de  l'y  mettre  :  car,  encore 
un  coup,  s'il  faut  chercher  ce  venin  pour  le  sentir,  il  u'y  est 
que  pour  ceux  qui  l'y  cherchent,  ou  plutôt  qui  l'y  mettent. 
Pour  moi,  par  exemple ,  qui  ne  me  suis  point  avisé  d'y  en  cher- 
cher, je  puis  bien  jurer  ny  en  avoir  point  trouvé. 

Le  Fr.  Eh  qu'importe ,"  s'il  fait  son  eflet  sans  être  aperçu  ? 
Effet  qui  ne  résulte  pas  d'un  tel  ou  d'un  tel  passage  en  parti- 
culier ,  mais  de  la  lecture  entière  du  livre.  Qu'avcz-vousà  dire 
à  cela? 

RoLSs.  Rien,  sinon  qu'ayant  lu  plusieurs  fois  en  enlier  les 
écrits  que  Jean-Jacques  s'attribue,  1  effet  total  qu'il  en  a  résulté 
dans  mon  ame  a  toujours  été  de  me  rendre  plus  humain ,  plus 
juste,  moillenr,  que  je  n'étais  auparavant;  jamais  je  ue  me  suis 
occupé  de  ces  livres  sans  profit  pour  la  vertu. 

Le  Fr.  Oh  !  je  vous  certifie  que  ce  n'est  pas  là  l'effet  que  leur 
lecture  a  produit  sur  nos  messieurs. 

RoLss.  Ah  ,  je  le  crois  !  mais  ce  n'est  pas  la  faute  des  livres  : 
car  pour  moi  ])Ius  j'y  ai  livré  mon  cœur,  moins  j'y  ai  senti  ce 
qu'ils  y  trouvent  de  pernicieux  ;  et  je  suis  sûr  que  cet  effet  qu'ils 
ont  produit  sur  moi  sera  le  même  sur  tout  honnête  homme  qui 
les  lira  avec  la  même  impartialité. 

Le  Fr.  Dites  avec  \a  même  prévention  ;  car  ceux  qui  ont  senti 
l'effet  contraire ,  et  qui  s'occupent  pour  le  bien  public  de  ces 
utiles  recherches  sont  tous  des  hommes  de  la  plus  sublime  vertu , 
et  de  grands  philosophes  qui  ne  se  trompent  jamais. 

Rot  ss.  Je  n'ai  rien  encore  à  dire  à  cela.  Mais  faites  une  chose; 
îmbu  des  principes  de  ces  grands  philosophes  qui  ne  se  trompent 
jamais,  mais  sincère  dans  l'amour  de  la  %érité,  mellez-vous  eu 
état  de  prononcer  comme  eux  avec  connaissance  de  cause ,  et  Je 
décider  sur  cet  article  entre  eux,  d'un  roté,  escortés  de  tous 
leurs  disciples  qui  ne  jurent  que  par  les  maîtres,  et,  de  l'autre, 
tout  le  public  avant  qu'ils  Teussent  si  bien  endoctrine.  Pour 


1 


DTALOGUE.  07 

cela,  lîsex  TOus-même  les  livres  dont  il  s'agit;  et  sur  les  dispo- 
sitions où  TOUS  laissera  leur  lecture  jugez  de  celle  où  était  Fau- 
teur en  les  e'crivant,  et  de  refTet  naturel  qu'ils  doivent  produire 
quand  rien  n'agira  pour  les  détourner.  C'est,  je  crois,  le  moyen 
le  plus  sur  de  porter  sur  ce  point  un  jugement  équitable. 

Le  Fr.  Quoi  !  vous  voulez  m'imposer  le  supplice  de  lire  une 
immense  compilation  de  préceptes  de  vertu  rédigés  par  un 
coquin? 

Rouss.  Non ,  monsieur ,  je  veux  que  vous  lisiez  le  vrai  système 
du  cœur  humain  rédigé  par  un  honnête  homme  et  publié  sous 
un  autre  nom.  Je  veux  que  vous  ne  vous  préveniez  point  contre 
des  livres  bons  et  utiles ,  uniquement  parce  qu'un  homme  indigne 
de  les  lire  a  l'audace  de  s'en  dire  l'auteur. 

Le  Fr.  Sous  ce  point  de  vue  on  pourrait  se  résoudre  à  lire  ces 
livres,  si  ceux  qui  les  ont  le  mieux  examinés  ne  s'accordaient 
tous ,  excepté  vous  seul  ,  ;i  les  trouver  nuisibles  et  dangereux  ; 
ce  qui  prouve  assez  que  ces  livres  ont  été  composés,  non  ,  coumuc 
vous  dites,  par  un  honmlte  homme  dans  des  mlenlions  louabirs, 
mais  par  un  fourbe  adroit,  plein  de  mauvais  senti  meus  mas- 
qués d'un  extérieur  hypocrite,  à  la  faveur  duquel  ils  surpren- 
nent ,  séduisent  et  trompent  les  gens. 

Rouss.  Tant  que  vous  continuerez  de  la  sorte  à  mettre  en 
fait  sur  l'autorité  d'autrui  l'opinion  contraire  à  la  mienne , 
nous  ne  saurions  être  d'accord.  Quand  vous  voudrez  juger  par 
vous-même  ,  nous  pourrons  alors  comparer  nos  raisons  ,  et 
choisir  l'opinion  la  mieux  fondée;  mais,  dans  une  question  de 
fait  comme  celle-ci ,  je  ne  vois  pas  pourquoi  je  serais  obligé  de 
croire,  sans  aucune  raison  probante,  que  d'autres  ont  ici  mieux 
vu  que  moi. 

Le  Fr.  Comptez-vous  pour  rien  le  calcul  des  voix,  quand  vous 
eles  seul  à  voir  autrement  que  tout  le  monde? 

Rouss.  Pour  faire  ce  calcul  avec  justesse  ,  il  faudrait  aupara- 
vant savoir  combien  de  gens  dans  celte  affaire  ne  voient ,  comme 
?  vous,  que  par  les  yeux  d'autrui.  Si  du  nombre  de  ces  bruyantes 
voix  on  ôtait  les  échos  qui  ne  font  que  répéter  celles  des  autrrs  , 
cl  que  l'on  comptât  celles  qui  restent  dans  le  silence ,  faute  d'oser 
5e  faire  entendre,  il  y  aurait  peut-être  moins  de  disproportion 
que  vous  ne  pensez.  Eu  réduisant  toute  cette  multitude  au  petit 
nombre  de  gens  qiii  mènent  les  autres,  il  me  resterait  encore 
une  forte  raison  de  nep^is  préférer  leur  avis  au  mien  :  car  je 
suis  ici  parfaitement  siir  de  ma  bonne  foi ,  et  je  n'en  puis  dire 
autant  avec  la  même  assurance  d'aucun  de  ceux  qui ,  sur  cet  ar- 
ticle ,  disent  penser  autrement  que  moi.  Kn  un  mot,  je  juj^e 
ici  par  moi-même.  Nous  ne  pouvons  donc  raisonner  au  pair  vous 
et  moi ,  que  vous  ne  vous  mettiez  en  état  de  juger  par  vous-même 
aussi. 

Le  Fr.  J'aime  mieux,  pour  vous  complaire  ,  faire  plus  qu** 
vous  ne  demandez ,  en  adoptant  votre  opinion  préférablemenl 
k  l'opinion  publique;  car  je  vous  avoue  que  le  seul  doute  si  ces 


9t)  PREMIER 

livres  entêté  fatts  par  ce  misérable  m'empéclierait  d'en  supporter 
la  lecture  aisément. 

Bouss.  Faîtes  mieus  encore.  Ne  songez  point  k  l'auteur  en  \et 
lisant;  et,  sans  vous  prévenir  ni  pour  ni  contre,  livrez  voirv 
arueaus  impressions  qu'elle  en  recevra.  Vous  vous  assurerez  aiiisi 
par  vous-même  de  l'intenlion  dans  laquelle  ont  été  écrits  ces  ' 
livres,  et  s'ils  peuvent  être  l'ouvrage  d'un  scélérat  qui  couvait  de 
mauvais  des.-eins. 

Le  Fb.  Si  Je  fais  pour  vous  cet  eifort ,  n'espérez  pas  du  moins ■ 
que  ce  soit  gratuitement.  Pour  m'engager  à  lire  ces  livres  maigri  1 
ma  répugnance,   il  faut,  malgré  la  vôtre  ,  vous  engager  vou*- J 
même  h.  voir  l'auleur,  ou  selon  vous  celui  qi 
il  t'cïamincr  avec  soin  ,  et  à  démêler,  à  travers  son  hypocrisie , 
le  fourbe  adroit  qu'elle  a  masqué  si  long-temps.  •    j 

Rocw.  Que  m'osP7-vous  proposer?  Moi  que  j'aille  chercUer  un] 

Snreil  liomme!  que  je  le  voie  I  que  je  le  haute  1  Moi  qui  m'indigne, 
e  respirer  l'air  qu'il  respire,  moi  qui  voudrais  mettre  le  dia--' 
mètre  de  U  terre  entre  lui  et  moi ,  et  m'en  trouverais  trop  prél 
encore  !  Rousseau  vous  a-t-il  donc  paru  Facile  en  liaisons  au  n^i  ' 
d'aller  chercher  la  fréquentation  des  méchans?  Si  jamais  j  ava 
le  malheur  de  trouver  celui-ci  sur  mes  pas,  je  ne  m'en  consc 
lerais  qu'eu  le  chargeant  des  noms  qu'il  mérite  ,  en  confondant^ 
sa  morgue  hypocrite  par  les  plus  cruels  reproches,  eu  l'acca- 
blant de  l'alfreuse  liste  de  ses  forfaits. 

Le  Fh.  Que  dites-yous  là?  Que  vous  m'effrayei!  Avei-vou« 
oublié  l'engagemeul  sacré  que  vous  avez  pris  de  garder  avec  \ui. 
le  plus  profond  silence,  et  de  ne  lui  jamais  laisser  connaître  qu» 
vous  ayez  même  aucun  soupçon  de  touL 
voilé? 

Rorss.  Comment?  Vous  m'étonnez.Cel  engagement  regardait 
uniquement ,  du  moins  je  l'ai  cru ,  le  temps  qu  il  a  fallu  mettra 
à  m'eipliqucr  les  secrets  aftreui  que  vous  m'avez  révélés.  D«1 
Tieur  d'en  brouiller  le  tîl ,  il  fallait  ne  pas  l'interrompre  jusqu'il 


it ,  et  vous  fi 


pas  que  je  m'exposasse  à  des  dîscus-9 
'C  un  touroe,  avant  d'avoir  toules  les  instructions  né-| 
pour  le  confondre  pleinement.  Voilà  ce  que  j'ai 
pris  de  vos  motifs  dans  le  silence  que  vous  m'avez  imposé  ,  et  jel 
n'ai  pu  supposer  que  l'obligation  de  ce  silence  alUt  plus  loïnT 
fjiie  ne  le  permettent  la  justice  et  la  loi. 

Le  Fr.  Ne  vous  y  trompez  donc  plus.  Votre  engagement,' 
auquel  vous  ne  pouvez  manquer  sans  violer  votre  foi ,  n'a , 
quant  à  sa  durée,  d'autres  bornes  que  celles  de  la  vie.  Voial 
répandre,  publier  partout  l'affreux  1 
irimes,  travailler  avec  zèle  à  étendre  ■ 
et  accroître  de  plus  en  plus  sa  diffamation,  le  rendre,  autant! 
qu'il  est  possible,  odieux, méprisable,  exécrable  ù  tout  le  monde.T 
Mais  il  faut  toujours  mettre  à  cette  bonne  œuvre  un  air  de  mys-f 
tère  et  de  commiséraliou  qui  eu  augmente  l'eifel  ;  et,  loin  del 
lui  donner  jamais  aucune  ctplicatiou  qui  le  mette  ù  portée  defl 


DIALOGUi;  53 

(flfff  et  <1«  se  (Irfendre  ,  vous  de-yez  concoarir  «vec  toul  le 
le  à  lui  faire  ignorer  toujours  ce  qu'on  aait,  et  coiomenl  ou 


ss.   Voilà  des  devoirs   que  j'étais 
ndre  quand  vous  me  In  avez,  imposes 


nt  et  que  je  ne  sois  c 
i  tes  fonder.  ExplinU' 
r  toute  mon  attpntioi 
1011  bon  ami!  QuW 
!  fait  à  l'iiun 


lailre 


'   k  df 


s<lec 


éloigné  de  com- 
inaintpnant  (jiril 
i«  ne  pouvei  douter  qu'ils  ne 
rîeui  (l'apprendre  sur  qncls 

plaisir  votre  ceur,  navré 
te  cet  lioiuiiie  qui  n'aurait 
sentirneni  qui  en  font  la 
;  qui  ont  démasque  ce  mal- 


B  dans  les   nobles  am< 

9Dsl  Ils  étaient  ses  3iuis,ils  fAisaienl  profesi 
'*J  par  un  e»térieur  honnête  cl  simple,  par  une   humeur 
's  facile  et  douce,  parla  mesure  de  tnlrns  qu'il  fallait 
lir  les  leurs  sans  prétendr*?  Ji  la  concurrence  ,  ils  le  re- 
lurent ,  se  l'attaclièrcnl ,  et  l'eurent  bienlùl  snbiu|;ué  ,  car 
t  certain  que  cela  n'était  pas  difficile.  Mais  quand  ils  virent 
I  cet  bonime  si  simple  et  si   doui  ,  prenant    tout  d'un  coup 
i'élevait  d'un   vol  rapide  à   une  réputation  k   laquelle 
t  pouvaient  atteindre ,  eux  qui  avaient  tant  de  liantes  pré- 
I  bien  fondées  ,  ils  se  doutèrent  bienli^t  qu'il  y  avait 
WU5  quelque  chose  qui  n'allait   pas  bien,  que  cet  esprit 
si   long-temps  contenu  son  ardeur  sans 
>,  persuadés  qne  cette  apparente  simplicité 
ut  cachait  quelque  projet  dangereux,  ils 
■néreot  la  ferme  résolution  de  trouver  ce  qu'ils  cherchaient, 
esures  les  plus  sîtres  pour  ne  pas  perdre 

onc  pour  éclairer  toutes  ses  allures  de 
itre  que  rien  ne  leur  pût  échapper.  Il  les  avait  mis  liiî-méuie 
a  voie  par  la  déclaration  d'uue  faute  grave  qu'il  avait  cnm- 
18  et  dont  il  leur  confia  le  secret  sans  nécessité,  sans  utilité  , 
■  , comme  disait  l'hypocrite,  pour  ne  rien  cacher  k  l'aniiiié 
t  pas  paraître  à  leurs  yeux  meilleur  qu'il  n'était ,  mais  plu- 
,  comme  ils  disent  très -sensément  ciis-iuémes,  pour  leur 
r  le  change ,  occuper  ainsi  leur  atlentiou ,  et  les  clétonrner 
■loir  pénétrer  plus  avant  dans   le  mjsItTe  obscur  de  soa 
iclcre.  t,ctte  étourderie  de  sa  part  fut  sans  doute  un  coup  du 
(oulut  forcer  le  fourbe  k  se  démasquer  lui-mcme,  «u 
s  à  leur  fournir  la  prise  dont  ils  avaient  besoin  pour 
iGtant  habilement  de  celte  ouverture  pour  tendre  leur» 
■tour  de  lui,  ils  pas'crent  Aisément  de  sa  confidence  ù 
complices   de  sa   faute,    desiiuels   ils  se   fireul   bientôt 
autant  d'iostrumens  pour  l'exécution  ili;  leur  projet.  Avec  beau- 
coup d'adresse,  un  peu  d'argent,  et  de  grandes  promesses,  ils 
nncrenl  tant  ce  qui  l'entourait,  cl  parvinrent  aiusi  par  degrés 
Ire  instruits  de  ce  qui  le  rcgnrduit  aussi-bien  et  mieux  qu< 


;  tous  ces  soius  fiil  la  découverle  et  I 

nt  pressenti  sitôt  que  ces  livres  firen 

;rand  prtclieur  de  verlu  ii  était  qu'il. 

s  cacUos,  (jiii,  depuis  ijuarunte    ans 

;elerat  sous  les  dehors  d'un  honnî'le  hoiuine 

RoLSS.  Continuez,  de  grâce.  Voilà  vraiment  des  choses  tup 
prenantes  (jue  vous  me  racontez-là. 

Le  Fh.  \ous  avez  vti  en  (|uoi  consistaient  ces-  découvertei 
Vous  pouvez  juger  de  l'embarras  de  ceui  qui  les  avaient  failel 
laites  n'étaient,  pas  de  nature  à  pouvoir  être  tues ,  et  l'o 
pas  pristaut  de  peines  pour  rien  ;  cependant ,  quand  il  n  , 
eu  à  les  publier  d'autre  inconvénient  que  d'attirer  au  coupabli 
les  peines  qu'il  avait  oiéritées,  c'en  était  assez  pour  empéclie 
ces  hommes  généreux  de  l'y  vouloir  exposer.  Ils  devaient, 
voulaient  le  démasquer,  mais  ils  ne  voufaient  pas  le  perdre, 
l'un  seniblait  pourtant  suivre  nécessairement  de  l'autre.  Coo 
tuent  le  confondre  sans  le  punir?  Commcut  l'épargner  sani  ft 
rendre  responsable  de  la  continuation  de  ses  crimes?  carpoui 
du  repentir,  ils  savaient  bien  qu'Us  n'en  devaient  point  attendis 
de  lui.  Ils  savnicul  ce  qu'ils  devaient  à  la  justice  ,  à  la  vérité  , 
t.1  sûreté  publique,  mais  ils  ne  savaient  pas  moins  ce  qu'ils  , 
devaient  â  eux-mêmes.  Après  avoir  eu  le  malheur  de  vivre  ayi  ^^ 
ce  scélérat  dans  l'intimité,  ils  ne  pouvaient  le  livrera  la  vindicb 
publique  sans  s'exposer  à  linéique  blâme ,  et  leurs  honnêtes  amM 
pleines  encore  de  coiumiscration  pour  lui,  voulaient  surtou 
éviter  le  scandale ,  et  faire  qu'aux  yeux  de  toule  la  terre  il  Uuj 
ddt  son  bieu-êlre  et  sa  conservation.  Ils  concertèrent  donc  SOÎ> 
gneuseroent  leurs  démarches,  et  résolurent  de  gradu 
le  développement  de  leurs  découvertes,  que  la  cooiiaissaiice  ni 
s'en  répandît  dans  le  public  qu'à  mesure  qu'on  y  reviendrul 
des  prej  ugés  qu'on  avait  en  sa  faveur  ,  car  son  hypocrisie  avtïj 
.'(lors  le  plus  grand  succès.  La  route  nouvelle  qu'il  s'était  frayée; 
et  qu'il  paraissait  suivre  avec  assez  de  courage  pour  mettre  s 
conduite  d'accord  avec  ses  principes,  sou  audacieuse  moral 
qu'il  sejublart  prêcher  par  sou  exemple  encore  plus  que  par  set 
livres,  et  surtout  son  désintéressement  apparent  dout  tout  IW 
inonde  alors  était  la  dupe  :  toutes  ces  singularités,  qui  Euppoq 
salent  du  moinh  une  ame  terme ,  excitaient  l'admiration  de  cetci 
mêmes  qui  les  désapprouvaient.  On  applaudissait  à  ses  niaximei^ 
sans  les  admettre ,  et  à  sou  exemple  ^ans  vouloir  le  suivre. 

Comme  ces  dispositions  du  public  auraient  pu  l'empêcher  it 
se  rendre  aisément  à  ce  qu'on  lui  voulait  apprendre,  il  fallut 
commencer  par  les  changer.  Ses  fautes,  mises  dans  le  jour  le 
plus  adieux,  commencèrent  l'ouvrage;  son  imprudence  k  Icf 
déclarer  aurait  pu  paraître  franchise  ;  il  la  fallut  déguiser.  Cela 
paraissait  ditticitc  :  car  on  m'a  dit  qu'il  en  avait  fait  dans  l'Emile 
un  aveu  presque  formel  avec  des  regrets  qui  devaient  naturelle" 
ment  lui  épargner  lis  reproches  des  bonnêles  gens.  Heureuse- 
tctent le  public  qu'on  animait  alors  contre  lui,  et  qu 


DIALOGUE. 
S  qu'on  v*ut  qu'il  voip,   n'aperçut  point   tout  ceb , 
it ,  avec  ]cs  rcnsmgiiemeng  siiHisaos  pour  l'accuser  et  le 
n  sans  qu'il  pariU  que  ce  fût  lui  qui  l«  eût  fournis,  on 
I  prise  nécessaire  pour  corumeticer  l'rpuvre  dû  sa  diflamn- 
Foul  se  trouvait  men- eiileusenient  disposé  pour  cela.  Dans 
l'bmtsies  déclmnalioiis,  il  avait,  comme  vous  le  remarquez 
indai 


uflisamm 


t  pas 

'.  Mais  ji  la 
it  agsraye, 


le,  attaque  tous  les  états  :  tous  r 

%.  que  de  concourir  à  cette  oruvre  qu'au 

«ir  de  parailre  écouter  uniquement  la  \ 

iT  de  ce  premier  fait ,  bien  établi  et 

e  mte  devint  facile.  On  put,  sans  soupçon  d'à 

'À:hode  ses  amis,  qui  même  ne  le  cbargeaient  qu'en  le 

itcl  seulrmenl  pour  l'acquit  de  leur  conscience;  et  voilà 

it,  dirigé  par  (les  ^en«  instruits  du  caractère  affreux  de 

Etre,  le  public,   revenu  peu  à  peu  des  jugement  favo- 

^■'îl  en  avait  portés  si  long-temps  ,  ne  vit  plus  que  du 

iil«vait  vu  du  courage,  de  la  bassesse  où  il  avait  vu  de 

[|l^tc,  de  la  forfanterie  ôii  il  avait  vu  du  dé$iatére««e- 

'n  ridicule  ou  il  avait  vu  de  la  singularité. 

I  il  fallut  amener  les  choses  pour  rendre  croya- 

t  avec  toutes  leurs  preuves,  les  noirs  myslèrei  iju  on 

r,  et  pour  le  laisser  vivre  dans  une  liberté  du  moins 

t  dans  une  absolue  impunité  :  car,  une  fois  bien 

n'avait  plus  k  craindre  qu'il  pût  ni  tromper 


"t" 


e;  et,  ne  pouvant  plus  se  donner  des  c 

tat,  surveillé  comme  il  l'claitpar  s 

I,  de  suivre  ses  projets  exécrables  et  de  faire  aucuu 

Ua  société.  Dans  celte  situation,  avant  de  révéler lei 

n  avait  faites,  on  capitula  qu'elles  ne  porteraient 

juflice  k  sa  personne ,  et  que ,  pour  le  laisser  mémo 

I  parfaite   sécurité,  on  ne  lui  laisserait  jamais  con- 

1  l'eût  démasqué.  Cet  engagement,  contracté  aver 

-e  possible  ,  a  été  rempli  jusqu'ici  avec  une  fidélité 

jirodiee.  Youlec-vous  Otrc  le  premier  à  l'enfreindre , 

e  public  entier ,  sans  distinction  de  rang  ,  d'Ace  ,  de 

l^tactére,  et  sans  aucune  exception  ,  pénétré  d'admira- 

ik  générosité  de  ceux  qui  ont  conduit  cette  alfaire ,  s'est 

Centrer  dans  leurs  nobles  vues  ,  et  de  tes  favoriser  par 

lalheureux  :  car  vous  devez  sentirque  U-dessus  sa 

rOn  ignorance,  et  que  ,  s'il  pouvait  jamais  croire 

nés  sont  connus  ,  il    se   prévaudrait   infailliblement 

e  dont  on  les  couvre  pour  en  tramer  de  nouveau» 

«  impunité;  que  cette  impunité  serait  alors  d'un  trop 

pic,  et  que  ces  crimes  sont  de  ceux  qu'il  faut  ou 

t,  ou  laisser  dans  l'obscurité. 

:e  que  vous  vene*  de  me  dire  m'est  si  nouveau 

_y  rêve  long-temps  ponr  arranger  là-dessus  mes 

»  mj'me  quelques  point»  sur  lesquels  l'aurais  besoin  de 

lâe  explication.  Vous  dîtes,  par  exemple,  qu'il  n'est  p 


À 


3a  PBËMIËE 

8  craindre  que  cel  homme  ,  une  fois  bien  connu  ,  séduige  pèl 
tonne,  qu'il  se  donne  des  complices,  qu'il  fasse  aucun  coiiipli 
dangereux.  Cela  s'accorrle  mal  avec  ce  que  vous  m'avez  rscon 
'     "  '  t  *^'  je  craindra 


fort  au  contraire  qu'afiicliê  de 
au«  mëchans  pour  former  leurs 
employer  ses  funeStcs  talens  â  le 
la  plus  grande  lionlc  de  l'elat  90 
liens  plus  indissolubles  que  n'er 
lient  entre  eui  plus  fortement  q 
bien  plus  durables ,  parce  qu'ils 


>rtp  il  [ 


ciproqu. 


allermir.  Le  plus  grand  mal 
al  est  que  le  crime  y  fasse  i 
fait  la  verlu.  Les  méchaiu 
e  le^  bons ,  et  leurs  liaisons  sa 

,  que  de  la  durée  de  ces  liaisons  dépend  le  secret  de  leul 

■■  '  '    '  '■'        it  le  plus  cran 

Au  lieu  que  l 

.ffeclions  libres  qui  peuvent  chai 

it  et  se  séparent  sans  crainte  et  sa: 

ronvenir.  Cet  homme ,  tel  que  vo 

,   actif,    dangereui  ,  doit   itre 

S  scélérat».  Sa  liberté,   son  impi 

;rand  mérite  aux  gens  de  bien  ql 

and  malheur  public  :  ils  sont  respol 

peuvent  eu  arriver ,  et  qui  même  < 

Ion   vos  propres  récils.   Esl-il  doi 

es  de  favoriser  ainsi  les  mécbans  ai 


inpunité  de  le 
intérêt  à  se  ménager  toujou 
bons,  unis  seulement  par  dei 
ger  sans  conséquence ,  rompe 
risque  des  qu'ils  cessent  de  se 
me   l'avez  décrit ,   intrigant 
foyer  des  complots  de  tous   I 
nité,  dont  vous  faites  uu  si 
le  ménagent ,  est  un  três-grai 
fables  de  tous  les  maux  qu 
arrivent    journellement   s> 
Jouable  à  des  hommes  ju^ 
dépens  des  bons  ? 


legorit 


r  de  la  force  s'il 
ordinaire.   Mais   song 


toujours  qu'il  .s'agit  d'un 
auquel  penonne  au  monde  ne  peut  se  fier  on  aucune  sorte,  et 
n'est  pas  même  capable  du  pacte  que  les  scélérats  font  ent 
eux.  C'est  sous  cet  aspect  qu'également  connu  de  tous  il  ne  p( 
être  à  craindre  à  qui  aue  ce  soit  par  ses  trames.  Déleste  c 
bons  pour  ses  œuvres ,  il  l'est  encore  plus  des  méchans  pour  1 
livres  :  par  un  iusie  châtiment  de  sa  damnable  hypocrisie 


invincible  antipathie.  Jf'ils  cherchent  i,  V 
Tnenl  pour  le  surprendre  ■ 
d'eux  ne  tentera  jamais  t 
t  reprise. 

.  C'est  en  eflel  un  méchant  d'u 


.ppr 


r lui  la  pi 


lié 


is  odie 


à  quelque  mauvaise  ei 
!  bien  partiel 


bons,  et  à  qui  personne  au  mouile  n'oserait  proposer  une  n 

Le  Fh.  Oui  ,  sans  doule ,  d'une  espèce  particulière  ,  et  si  paï 
liculière  que  la  nature  n'eu  a  jamais  prodoit  et  j'espère  t' 
reproduira  plus  un  semblable.  Ne  croyei  pourtant  pas  qu'oi 
repose  avec  une  aveugle  confiance  sur  cette  horreur  universel! 
Elle  est  un  des  principaux  moveus  employés  par  les  sages  q 
rnnl  excitée  ,  pour  l'empêcher  d'abuser  par  des  pratiques  pei 
uicieuses  de  1m  liberté  qu'on  voulait  lui  laisser,  mais  elle  n> 


T^" 


DIALOGUE.  33 

t  »eul.  Ils  ont  pris  des  précautions  non  moins  el&caces  en  le 

int  »  tel  point  qu'il  ne  puisse  dire  un  mot  qui  ne  soit  écrit, 

un  pas  qui  iie  soit  marqué  ,  ni  former  uu  projet  qu'on 

fnèlre  à  l'insrant qu'il  est  conçu.  Ils  ont  fait  en  sorte  que, 

apparence  au  milieu  des  liommes  ,  il  n'eût  avec  eux 

ua«  «ociété  réelle,  qu'il  vècijl  seul  dans  la  foule,  qu'il  nu 

1  de  ce  qui  se  fait ,  rien  de  ce  qui  se  dit  autour  de  lu: , 

n  «urtout  de  ce  qui  le  regarde  et  l'intéresse  le  plus  ,  qu'il  se 

lit  partout  chargé  de  cliaiaes  dont  il  ne  pilt  ui  montrer  ni 

'    moindre  vestige.  Ils  ont  élevé  autour  de  lui  des  murs  de 

es  impénétrables  à  ses  regards  ;  ils  l'ont  enterré  vif  panui 

■M.   Voilà  peut-être  la  pluî  siaguiiëre  ,  la  plus  étoanantc 

riie  qui  jamais  ait  été  faite.  Sou  plein  succës  atteste  la 

a  génie  qui  l'a  conçue  et  de  ceiii  qui  en  ont  dirigé  l'exécu- 

;  et  ce  qui  n'est  pas  moins  étonnant  encore  est  le  zèle  avec 

1  le  pulilic  entier  s'y  priîte  ,  snns  apercevoir  lui-mi-me  la 

la  beauté   du  plan  dont  il  est  l'aveugle    et   fidèle 

inlear. 

I  sentez  bien  néanmoins  qu'un  projet  de  cette  espèce, 

M  bien  concerté  qu'il  pAt  être  ,  n'aurait  pu  s'exéculersans 

»>urs  du  gouvernement  :  mais  on  eut  d  autant  moins  de 

leàl'jr  faire  entrer  qu'il  s'agissait  d'un  homme  odieux  à  ceux 

—  *enaient  les  rênes,  d'un  auteur  dont  let  séditieux  écrits 

mt  l'austérilc  républicaine  ,  et  qui  ,  dit-on  ,  haïssait  le 

,  méprisait  les  visîrs,  voulait  qu'un  roi  gouvernât  par 

■ne ,  que  les  princes  fussent  justes ,  que  les  peuples  fussent 

,  et  que  tout  obéit  à  la  loi.  L'administration  se  prêta  donc 

ZDUncruvres  nécessaires  pour  l'enlacer  et  le  surveiller;  en— 

t  dans  toutes  les  vues  de  l'auteur  du  projet,  elle  pourvut  k 

reté  du  coupable  autant  qu'à  son  avilissement ,  et ,  sous  un 

Aru^«iilde  protection  rendant  sa  diflamalioo  plus  solennelle, 

hriat  par  degré*  k  lui  ôter  avec  toute  espèce  de  crédit,  de 

pid^ation,  d'estime  ,  tout  mojen  d'abuser  de  ses  pernicieux 

1  pour  le  malheur  du  genre  humain. 

Afin  de  le  démasquer  plus  complètement   on  n'a   épargné  ni 

MTiu  ,  ni  temps  ,  ni  dépense  ,  pour  éclairer  tous  les  mooiens  de 

r  »•  rie  depais  sa  naissance  jusqu'à  ce  jour.  Tous  ceux  dont  les 

"olerie»  l'ont  attiré  dans  leurs  pièges  ,  tous  ceuï  qui ,  l'ayant 

niB  dans  sa  jeunesse  ,  ont  fourni  quelque  nouveau  fait  contre 

,  quelque  nouveau  trait  à  sacharge,  tous  ceux  en  un  mot 

"  t  contribué  à  le  peindre  comme  on  voulait ,  ont  été  récom- 

'b  manière  ou  d'autre,  et  plusieurs  ont  été  avancés  eux 

M-oches,  pour  être  entrés  de  bonne  grâce  dani  toute* 

M   nos   messieurs.   On  a  envoyé  des  gens  de  confiance  , 

S  booncs  instructions  et  de  beaucoup  d'argent ,  k  Ve- 

a  Savoie  .  en  Suisse  ,  k  Genève  ,  partout  où  il  a 

n  a  largement  récompensé  tous  ceux  qui ,  travaillant 

t  laissé  de  lui  dans  ces  pays  les  idées  qu'on  en  von- 

en  ont  ra[)portc  les  anecdotes  qu'on  voulait  avoir. 


34  PREMIER 

Beaucoup  même  cle  personnes  de  tous  les  états,  pour  faire  de 
nouvelles  découvertes  et  contribuer  à  l'œuvre  commune ,  ont  en- 
trepris à  leurs  propres  frais  et  de  leur  propre  mouvement  de 
grands  voyages  pour  bien  constater  la  scélératesse  de  Jean- 
Jacques  avec  un  zële.... 

Rouss.  Qu'ils  n'auraient  sûrement  pas  eu  dans  le  cas  contraire' 
pour  le  constater  honnête  homme.  Tant  l'aversion  pour  les  mé- 
chans  a  plus  de  force  dans  les  belles  âmes  que  rattachement  pour 
les  bons  ! 

Voilà  ,  comme  vous  le  dites ,  un  projet  non  moins  admirabfe 
qu'admirablement  exécuté.  Il  serait  bien  curieux  ,  bien  intéres- 
sant ,  de  suivre  dans  leur  détail  toutes  les  manœuvres  qu'il  a  fallu 
mettre  en  usage  pour  en  amener  le  succès  à  ce  point.  Comme 
cVst  ici  un  cas  unique  depuis  que  le  monde  existe  et  d'où  naît 
une  loi  toute  nouvelle  dans  le  code  du  genre  humain  ,  il  impor- 
terait qu'on  connût  à  fond  toutes  les  circonstances  qui  s'y  rap- 
portent. L'interdiction  du  feu  et  de  l'eau  chez  les  Romains  tom« 
Dait  sur  les  choses  nécessaires  à  la  vie,  celle-ci  tombe  sur  tout 
ce  qui  peut  la  rendresupportable  et  douce,  l'honneur,  la  justice, 
la  vérité  ,  la  société  ,  rattachement ,  l'estime.  L'interdiction  ro- 
maine menait  à  la  mort  ;  celle-ci  sans  la  donner  la  rend  désirable, 
et  ne  laisse  la  vie  que  pour  en  faire  un  supplice  affreux.  Mais  cette 
interdiction  romaine  était  décernée  dans  une  forme  légale  par 
laquelle  le  criminel  était  juridiquement  condamné.  Je  ne  vois 
rien  de  pareil  dans  celle-ci.  J'attends  de  savoir  pourquoi  cette 
omission ,  ou  comment  on  y  a  suppléé  ? 

Le  Fr.  J'avoue  que ,  dans  les  formes  ordinaires  ,  l'accusation 
formelle  et  l'audition  du  coupable  sont  nécessaires  pour  le  punir  : 
mais  au  fond  qu'importent  ces  formes  quand  le  délit  est  bien 
prouvé.  La  négation  de  l'accusé  (  car  il  nie  toujours  pour  échap- 
per au  supplice  )  ne  fait  rien  contre  les  preuves  et  n'empêche 
foint  sa  condamnation.  Ainsi  cette  formalité,  souvent  inutile, 
est  surtout  dans  le  cas  présent  oh  tous  les  flambeaux  de  l'évi- 
dence éclairent  des  forfaits  inouïs. 

Remarquez  d'ailleurs  que  ,  quand  ces  formalités  seraient  tou- 
jours nécessaires  pour  punir,  elles  ne  le  sont  pas  du  moins  pour 
faire  grâce ,  la  seule  cnose  dont  il  s'agit  ici.  Si ,  n'écoutant  que 
la  justice  ,  on  eût  voulu  traiter  le  misérable  comme  il  le  méri- 
tait ,  il  ne  fallait  que  le  saisir ,  le  punir ,  et  tout  était  fait.  On  se 
fût  épargné  des  embarras  ,  des  soms ,  des  frais  immenses  ,  et  ce 
tissu  de  pièges  et  d'artifices  dont  on  le  tient  enveloppé.  Mais  la 
générosité  de  ceux  qui  l'ont  démasqué  ,  leur  tendre  commiséra- 
tion pour  lui  ne  leur  permettant  aucun  procédé  violent ,  il  a 
bien  fallu  s'assurer  de  lui  sans  attenter  à  sa  liberté ,  et  le  rendre 
l'horreur  de  l'univers  afin  qu'il  n'en  fût  pas  le  fléau. 

(^)uel  tort  lui  f^it-on  ,  et  de  quoi  pourrait-il  se  plaindre  ?  Pour 
le  laisser  vivre  parmi  les  hommes  il  a  bien  fallu  le  peindre  à  eux 
tel  qu'il  était.  Nos  messieurs  savent  mieux  que  vous  que  les  mé- 
chaiis  cherchent  et  trouvent  toujours   leurs  semblables  pour 


DIALOGLîfc;.  35 

comploter  avec  eux  leurs  mauvais  desseins  ;  mais  on  les  empêclic 
de  se  lier  avec  celui-ci ,  eu  le  leur  rendant  odieux  à  tel  point 


se  platt  au  crime  ^  ce  n'est  point  son  intérêt  qu'il  v  cUerche  ;  il 
ne  connaît  d*autre  bien  pour  lui  que  le  mal  d'autrui  :  ilprcférera 
toujours  le  mal  pins  grand  ou  plus  prompt  de  ses  camarades  ,  au 
mal  moindre  ou  plus  éloigné  qu'il  pourrait  faire  avec  eux.  Pour 

Erouver  tout  cela  ,  il  ne  faut  qu'exposer  sa  vie.  En  faisant  son 
istoire  on  éloig^ne  de  lui  les  plus  scélérats  par  la  terreur.  L'cfT'et 
de  cette  méthode  est  si  grand  et  si  silr  que  ,  depuis  qu'on  le  sur- 
veille et  qu'on  éclaire  tons  ses  secrets  ,  pas  un  mortel  n'a  encort- 
eu  l'audace  de  tenter  sur  lui  l'appAt  d  une  mauvaise  action  ,  et 
ce  n'est  jamais  qu'au  leurre  de  quelque  bonne  œuvre  qu'on  par- 
vient à  le  surprendre. 

Rouss.  Voyez  comme  quelquefois  les  extrêmes  se  touchent  î 
Qui  croirait  qu'un  excès  de  scélératesse  pût  ainsi  rapprocher  de 
la  vertu  ?  Il  n  y  avait  que  vos  messieurs  au  monde  qui  pussent 
trouver  un  si  bel  art. 

Le  Fr.  Ce  qui  rend  l'exécution  de  ce  plan  plus  admirable ,  c'est 
le  mystère  dont  il  a  fallu  le  couvrir.  Il  fallait  peindre  le  person- 
nage k  tout  le  monde ,  sans  que  jamais  ce  portrait  passât  sons 
ses  yeux.  Il  fallait  instruire  l'univers  de  ses  crimes  ,  mais  de  telle 
façon  que  ce  fât  un  mystère  ignoré  de  lui  seul.  Il  fallait  que 
chacun  le  montrât  an  doigt  sans  qu'il  crût  être  vu  de  personne. 
En  un  mot ,  c'était  un  secret  dont  le  public  entier  devait  être 
dépositaire,  sans  qu'il  parvînt  jamais  à  celui  qui  en  était  le  sujet. 
Cela  eût  été  difficile ,  peut-être  impossible  h  exécuter  avec  tout 
autre  :  mais  les  projets  fondés  snrdes  principes  généraux  échouent 
souvent.  En  les  appropriant  telleinent  à  Tindividu  qu'ils  ne  con- 
viennent qu'à  lui ,  on  en  rend  l'exocntion  bien  pins  sure.  C'est  ce 
Su'on  a  fait ,  aussi  habilement  qu'heureusement ,  avec  notre 
omme.  On  savait  qu'étranger  et  seul  il  était  sans  appui ,  sans 
parens  ,  sans  assistance  ^  qu'il  ne  tenait  à  ancim  parti ,  et  que 
son  humeur  sauvage  tondait  d'elle-même  à  l'isoK-r  :  on  n'a  fait, 
pour  l'isoler  tout-à-fait  ,  que  suivre  sa  pente  iiatnreMe,  y  faire 
tout  concourir,  et  dès-lors  tout  a  été  lacile.  l'.n  le  séquestrant 
toaf-à-fait  du  commerce  des  honinios  ,  qu'il  fuit  ,  (jnel  mal  lui 
.  fait-on  ?  En  poussant  la  bonté  juscju'à  lui  laisser  une  liberlé  ,  du 
moins  apparente  ,  ne  fallait-il  pas  l'empêcher  d'en  pouvoir  abu- 
ser? Ke  fallait-il  pas  ,  en  le  laissant  au  milieu  des  citoyens ,  s'at- 
tacher à  le  leur  bien  faire  connaître  ?  V*eut-on  voir  un  serpent  se 
glisser  dans  la  place  publique,  sans  crier  à  chacun  de  se  gard«T 
du  serpent  ?  ^'était-ce  pas  surtout  une  obligation  particulière 
pour  les  sages  qui  ont  eu  l'adresse  d'écarter  le  .«jiasqne  dont  il  >e 
couvrait  depuis  quarante  ans  ,  et  de  le  voir  les  premiers ,  à  travers 
ses  dégnisemens ,  tel  qu'ils  le  montrent  depuis  lors  à  tout  le 
monde  i  Ge  grand  devoir  de  le  faire  abhorrer  pour  rem|H*cher  de 


36 


tubliiues,  est  le  vrai  inoUrdi 
depetiscs  inimeoses  qu'iU  font 
pour 


PREMIER 

avec  le  tendre  intérêt  qu'il  inspire  à  ces  hommaj 

linis  qu'ils  prennent  ,  def 


e  tant  de  pie| 
à  tant  de  luains  ,  "pour  l'enlacer  (le  tant  de  façc 
milieu  de  cette  liberté  feinte  il  ne  puisse  ni  dire  uu  mot9 
ni  faire  An  pas  ,  ni  mouvoir  un  doigt ,  qu'ils  ne  le  sachent  et  n 
le  veuillenl.  Au  fond  ,  tout  ce  qu'on  en  fait  n'est  que  ï 
bien  ,  pour  eviler  le  n    ' 


donlo 
l'éloi 


lesbi 


rasile  qu'on  lui 
meilleur  eue 
piit  delàf^irc 
fait  à  1ui-iu< 
laisse-l-on  pa: 
à  son  a 


ignerde  ses  ancieuues  connaissances  pour  avoir  le  temps  d 
lien  endoctriner.  On  l'a  fait  décréter  a  Paris  :  quel  mal  lui  I 
t-oii  fait  ?  Il  fallait ,  par  la  même  raison  ,  l'cnipèclier  de  s'elabUfl 
à  Genève.  On  l'y  a  fait  décréter  aussi  :  quel  mal  lui  a-l-ou  faiq^ 
On  l'a  fait  lapider  â  Motiers  ;  maïs  les  cailloux  qui  cassaient  ■ 
feiiêires  et  ses  portes  ne  l'ont  point  atteint  :  quel  mal  donc  Iq 
ont-ils  fait  !  On  l'a  fait  chasser  ,  à  l'entrée  de  l'hiver  ,  de  l'Uc  « 
lîtaire  ou  il  s'était  re'fugié ,  et  de  toute  la  Suisse;  mais  c'éta 
rie  forcer  chanta  lement  d'aller  en  Angleterre  (i)  chercha 
réparait  à  son  insu  depuis  long-temps,  el  bief 
:eiui  qu'il  s'était  obstiné  de  choisir,  quoiqu'il  r 
aucun  mal  â  personne.  Mais  quel  mal  lui  a-l-< ' 
'me?  el  de  quoi  se  plaint-il  aujourd'hui?  Ne 
I  tranquille  dans  son  opprobre  ?  Il  peut  se  vautra 
s  la  fange  oii  l'on  le  tient  embourbé.  On  l'ac     *  ' 
d'indignités  ,  il  al  vrai  •  mais  qu'importe  ?  quelles  blessur 
font-elles?  n'est-il  pas  (ait  pour  les  souffrir?  £t  quand  chac» 

Î lassant  lui  cracherait  au  visage  ,  quel  mal ,  après  tout,  cela  11 
erait-il  ?  Mais  ce  monstre  d  ingratitude  ne  sent  rien,  ne  sa 
gré  de  rien  ;  et  tous  les  niénagemens  qu'on  a  pour  lui ,  loin  i 
le  toucher,  ne  font  qu'irriter  sa  férocité.  En  prenant  le  plus  ; 
soin  de  lui  ôter  tous  ses  amis ,  on  ne  leur  a  rien  tant  re 
mandé  que  d'en  garder  toujours  l'apparence  et  le  titre, 
prendre  pour  le  tromper  le  même  ton  qu'ils  avaient  aupar 
pour  Taccueillir.  C'est  sa  coupable  défiance  qui  seule  le  ren 
sérable.  Sans  elle  il  serait  un  peu  plus  dupe,  mais  il  vivrait  lo4 
aussi  content  qu'autrefois.  Devenu  l'objet  de  l'horreur  publiquM 
il  s'est  vu  par-là  celui  des  attentions  de  tout  le  monde,  C^lait| 
qui  le  fêlerait,  à  qui  l'aurait  k  diuer,  à  qui  lui  offrirait  des  t 
traites ,  â  qui  renchêrirail  d'empressement  pour  obtenir  la  prefll 
renée.  On  eût  dit ,  à  l'ardeur  qu'on  avait  pour  l'allirer  ,  qui 
n'était  plus  boDOrable  ,  plus  glorieux,  que  de  l'avoir  pour  1 
et  cela  dans  tous  les  élals  ,  sans  en  excepter  les  grande  et  ]«| 
princes;  el  mon  ours  n'était  pas  content  ! 

Itocss    II  avait  tort;  mais  il  devait  être  bien  surpris! 
grands-la  ne  pensaient  pas  ,  sans  doute  ,  comme  ce  seigneur  eiê 

(i)  Cliaitir  un  ^iiglai*  pour  mon  di^puillaire  Pl  mon  ronCdeiit  «i 
ce  me  B^mblp,  r'*pi>rir  d'une  (naiilrre  tiieii  nullietitique  le  mal  que  j' 
peiiaecel  ilirr  de  in  tmlion,  On  l'a  Irnp  ahusi'E'  suc  mou  cumpl;  puiir  q^jiM 
y^ie  ]iu  au  pui  m'abuicr  quelquefois  sur  le  licu. 


M^ol  dont  vans  save 
'ut  uu  tir  ftt  chAtenu' 


bialoclt:.  3r 

U  réponse  àCliarles-Çuintquî  lui  deman* 


.  hx  F».  Le  c 


loger  le  cotinétablc  deBo(irlioii(t), 
est  bien  dînèrent  :  vous  oubliez  qu'ici  c'est  uue 


Bocss.  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que  l'honitalile  envers 
connrtable  fat  une  aussi  bonne  œuvre  que  l'asile  offert  k  ub 

:  Fh.  Eh  !  vous  ne  voulez  pas  m'entendre.  Le  connétable 
ITsit  bien  qu'il  elait  rebelle  à  son  prince. 
>  ROOBS.  Jean-Jacques  ne  sait  donc  p;i$  qu'il  e»t  un  ficêlérat  ? 
"  "I  Fa,  Le  fin  du  projet  est  d'en  user  exlérieurement  avec  lui 
e  s'il  n'en  savait  rien  ,  ou  comme  si  on  l'ignorait  «oi-méme. 
tte  sorte,  on  évite  avec  lui  le  danger  des  explications; 
gnant  de  le  prendre  pour  un  honnête  homme  ,  on  l'obsède 
,  sous  un  air  d'empressement  pour  son  mérite ,  que  rien  de 
se  rapporte  à  lui ,  ni  lui-mêinc  ,  ne  peut  échapper  à  la 
lance  de  ceux  qui  l'approchent.  Dès  qu  il  s'établit  quelque 
,  ce  qu'on  sait  toujours  d'avance  ,  les  murs  ,  les  planchers , 
,  tout  est  disposé  autour  de  lui  pour  la  fin  qu'on  se 
«,  et  l'on  n'oublie  pas  de  l'eiivoisiner  convenablement , 
-dire  de  mouches  venimeuses  ,  de  fourbes  adroits  ,  et  de 
les  a  qui  l'on  a  bien  fait  leur  leçon.  C'est  une  chose 
LUtc  de  voir  les  barboteuse*  de  dos  messieurs  prendre 
vierge  pour  tâcher  d'aborder  cet  ours.  Mais  ce  ne  sont 
taremmcnt  des  vierges  qu'il  lui  faut  ;  car  ,  ni  les  tellrei 
iques  qu'on  dicte  a  celles-là  ,  ni  les  dolentes  histoires  qu'on 
r  fait  apprendre  ,  ni  tout  l'étalage  de  leurs  malheurs  et  de 
I  vertus ,  ni  celui  de  leurs  charraes  flétris  ,  n'ont  pu  l'alten- 
r.  Ce  pourceau  d'L.picure  est  devenu  tout  d'un  coup  un  Xûno- 
'tt  pour  nos  mesMeurs. 

J9i.  N'eu  filt-il  point  un  pour  vos  dames?  Si  ce  n'était  pas  \k 
%  bruyant  de  ses  forfaits ,  c'en  serait  sûrement  le  plus  irré- 

iribte. 

R  Fn.  Ah  ,  monsieur  Rousseau  ,  il  faut  toujours  Être  galant , 
,  de  quelque  façon  qu'en  use  une  femme ,  on  ne  doit  jamais 
fHcber  cet  article-là  ! 

'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qoe  toutes  ses  lettres  sont  ou-   ' 
,  qu  on  retient  soigneusement  toutes  celles  dont  il  pourrait 
|uelque   instruction  ,  et   qu'on  lui   en  fait  écrire  de  toutes 
«DS  par  différentes  mains,  tant  pour  sonder  ses  dispoii- 
tfll  par  ses  réponses,  que  pour  lui  supposer  ,  dans  celles  qu'il 
■  nbule  et  qu'on  garde  ,  de»  correspondances  dont  on  puisse  un 
jniir  tirer  parti  contre  lui.  On  a  trouvé  l'art  de  lui  faire  de  Paris 

(0  OoR.dlUoii,  rendu  inlisbitflbk  letLâlefliicleTryn  .lepnli  nupj'y 
11  lof;t.  ai  relte  ov^ritioii  i  rapport*  moi,  clin  ii'eil  pM  ooni-'iiUPnte  à 
rii7i],Ti:»'-Dicn1  nui  m'y  n«U  ïl(;i'i?,iii  a  celai  avec  kqud  on  «iig^geait 
M.  Il-   [irincB  df  Ligna  i  m'offrir  din*  le  m^nie  tcmpi  on  siilc  cLarmaut 

Un»  u-a  iurres,  par  une  bclb  lettre  qu'on  enl  même  grand  toUi  de  faira 

aailnlan*  tout  ?»!«' 


3gf  PREMIER 

une  solitude  plus  affreuse  que  1rs  cavernes  et  les  Lois ,  ou  il  nef 
trouve  au  milieu  des  hommes  ni  communication  ,  ni  consola- 
tion ,  ni  conseil ,  ni  lumières  ,  ni  rien  de  tout  ce  qui  pourrait 
lui  aider  à  se  conduire  ;  un  labyrinthe  immense  oii  l'on  ne  lui 
laisse  apercevoir  dans  les  ténèbres  que  de  fausses  routes  qui 
i'égarent  de  plus  en  plus.  Nul  ne  l'aborde  qui  n'ait  déjà  sa  leçon 
toute  faite  sur  ce  qu'il  doit  lui  dire ,  et  sur  le  ton  qu'il  doit  prendre 
en  lui  parlant.  On  tient  note  de  tous  ceux  qui  demandent  à  le 
voir  (i) ,  et  on  ne  le  leur  permet  qu'après  avoir  reçu  à  son  égard 
les  instructions  que  j'ai  moi-même  été  chargé  de  vous  donner 
au  premier  désir  que  vous  avez  marqué  de  le  connaître.  S'il 
entre  en  quelque  lieu  public  ,  il  y  est  regardé  et  traité  comme 
un  pestiféré  :  tout  le  monde  l'entoure  et  le  fixe  ,  mais  en  s'écar- 
tant  de  lui  et  sans  lui  parler  ,  seulement  pour  lui  servir  de  bar- 
rière 'y  et  s'il  ose  parler  lui-même  et  qu'on  daigne  lui  répondre  , 
c'est  toujours  ou  par  un  mensonge  ou  en  éludant  ses  questions 
d'un  ton  si  rude  et  si  méprisant ,  qu'il  perde  l'envie  d'en  faire. 
Au  parterre  on  a  grand  soin  de  Je  recommander  à  ceux  qui 
l'entourent ,  et  de  placer  toujours  à  ses  côtés  une  carde  ou  un 
sergent  qui  parlent  ainsi  fort  clairement  de  lui  sans  rien  dire.  On 
l'a  montré,  signalé,  recommandé  partout  aux  facteurs,  aux 
commis,  aux  gardes  ,  aux  mouches,  aux  savoyards,  dans  tous 
les  spectacles ,  dans  tous  les  cafés ,  aux  barbiers ,  aux  marchands  , 
aux  colporteurs,  aux  libraires.  S'il  cherchait  un  livre  ,  un  aima- 
nach ,  un  roman  ,  il  n'y  en  aurait  plus  dans  tout  Paris }  le  seul 
désir  manifesté  de  trouver  une  chose  telle  qu'elle  soit ,  est  pour 
lui  l'infaillible  moyen  de  la  faire  disparaître.  A  son  arrivée  à 
Paris,  il  cherchait  douze  chansonnettes  italiennes  qu'il  y  fit  graver 
il  y  a  une  vingtaine  d'années,  et  qui  étaient  de  lui  comme  le 
Devin  du  Village:  mais  le  recueil  ,  les  airs  ,  les  planches,  tout 
disparut ,  tout  Fut  anéanti  dès  l'instant ,  sans  qu'il  en  ait  pu  re- 
couvrer jamais  un  seul  exemplaire.  On  est  parvenu  à  force  de 
petites  attentions  multipliées  à  le  tenir  dans  cette  ville  immense , 
toujours  sous  les  yeux  de  la  populace  qui  le  voit  avec  horreur. 
Yeut-il  passer  l'eau  vis-à-vis  les  Quatre-nations  ?  On  ne  passera 


aux  Tuileries  ou  au  Luxembourg  7  Ceux  qui  distribuent  des 
billets  imprimés  à  la  porte  ont  ordre  de  le  passer  avec  la  plus 
outrageante  afTectation,  et  même  de  lui  en  refuser  net ,  s'il  se 
présente  pour  en  avoir,  et  tout  cela ,  non  pour  l'importance  de  la 
chose  ,  mais  pour  le  faire  remarquer  ,  connaître  et  abhorrer  de 
plus  en  plus. 

Une  de  leurs  plus  jolies  inventions  est  le  parti  qu'ils  ont  su 

(i)  On  a  mis  pour  cela  dans  la  rue  un  marchand  tie  tableaux  tout  vi»- 
a-vi»  de  ma  |)or'e,  cl  &  celte  porte,  qu'on  l'uni  fermre,  u»  «ecrel,  aGii 
que  tous  ceux  qui  vondroiil  entrer  chez  moi  soient  forcés  de  s'adrcBser 
nwx  voisius  ,  qui  ont  leurs  iuslruclious  cl  leurs  ordres. 


^^m 


DIALOGUE.  3.) 

tytmr  leur  obj«t  àc  l'usage  annuel  île  briVler  êa  cèrémomt 

~IUM  de  «aille  Jan*  la  rue  aux  Ours.  Cette  ft'te  populaire 

isstit  il  barbare  et  sî  ridicule  en  en  siècle  pliilosnpite  igue , 

Q^glig^e,  on  allait  la  supprimer  Inut-à-rait    si  nos  messieurs 

!  fuwenl  avises  cle  la  renouveler  bien  précieusement   pour 

-Jsccjues.   A  L'et   elfet ,   ils  ont  fait  donner  sa   ligure  et  fon 

^tement  à  Tbomme  de  paille,  ils  lui  ont  armé  la  maiu  d'un  coii- 

I  bien  luisant,  et,  en   te  faisanl  promener  en  pompe  dans  1rs 

sée  Pari»,  ils  ont  eu  soin  qu'on  le  mît  eu  station  dirfctenirut 

I  les  fenêtres  de  Jean-Jacques  ,  tournant  et  retournant  la 

pre  de  tous  cèles  pour  la  bien  montrer  au  peuple  ,  à  qui  ce- 

t  de  charitables  inlerprctes  font  faire  1  application  qu'on 

e  ,  et  l'excitent  à  brûler  Jean-Jacques  en  etiigie ,  en  allen- 

t  (i),  Enfin  l'un  de  nos  messieurs  m'a  même   assure 

Iren  le  sensible  plaisir  de  voir  des  mendians  lui  rejeter  au 

it  aumâne ,  et  vous  comprenez  bien.  .  .  . 

|n0US8-  Qu'ils  n'y  ont  rien  perdu.  Ab  quelle  douceur  d'aoïe  ! 

^Ile  charité  !  le  zèle  de  vos  messieurs  n  oublie  rien. 

K  Fb.  Outre  toutes  ces  précautions ,  on  a  uiis  en  cciivre  un 
^en  IrÎM-ingènieux  pour  découvrir  s'il  lui  reste  par  malheur 
Mlque  personne  de  confiance  quî  n'ait  pas  encore  les  iuslruc- 
ms  et  tes  sentimens  nécessaires  pour  suivre  à  son  égard  le  plan 
n^ralenient  admis.  Ou  lui  fait  écrire  par  des  gens  qui ,  se  feî- 
lot  dans  la  détresse,  implorent  son  secours  ou  ses  conseils 
a'«n  tirer.  It  cause  avec  eux ,  il  les  console,  il  les  recoin- 
eaux  personnes  sur  lesquelles  il  compte.  De  cette  manière 
■~''?nl  k  les  connaître,  cl  de  lu  facilement  k  les  convertir, 
sauriez  croire  combien  par  cette  inann-uvre  on  a  décou- 
egeits  qui  l'estimaient  encore  et  qu'il  continuait  de  troni— 
^.  Connus  de  nos  messieurs  ,  ils  sont  bientôt  délacbés  de  lui , 
l'oa  parvient  par  un  art  tout  particulier ,  mais  infaillible  ,  à 
*~  r  rendre  aussi  ndieiii  qu'illeur  fut  cher  auparavant.  Mais 
n'il  pénètre  enlin  ce  manège,  soit  qu'en  effet  il  ne  lui  reste 
personne,   ces  tentatives   sont   sans  succès  depuis  quelque 
ps.  H  refuse  constamment  de  s'employer  pour  les  gens  qu'il 


i   et  mrme  de  leur  répoudre  ,  et 

le  faisant  passer  pour  un  homme 
rien  u  est  mieux  pour 
rendre  tellement  iiais- 


s  qn  on  se   propi 

ble  et  dur.  Car  encore  une  foîi 
rseï  pernicieux  desseins  une  de  le  rendre  le 
_  à  tous,  que,  dès  qu'il  désire  une  chose,   i 
r  ^u'il  ne  la  puisse  obtenir  ,  et  que,  dès  qu'il 


ny.ur.l.i.r 

e  t)r&Ier  en 

persn 

niio  de.i« 

grand» 

inroorFiiÎpn»  q 

nit  forcer  c.-» 

eur.  à 

>e  p 

.plai. 

iflt  une  fois  m 

b„ili 

j.  z 

iienii»  pi 

>en  1<- 

ir  pouv»ir,el 

■ient  l<  plaiti 

plu 

grand 

den 

iler  >i 

;lr  i^cna.b 

BIVB  ,  m  qu'a 

dôme 

brûle 

r  il  f.i.d 

>it  rofi 

n  m'fulBiiilrc 

pour  la  form 

;et 

edcni' 

sqiiB 

nul  gré  V 

ojtaa» 

do  préuBUliuns 

ne*  ,  U»  osent 

etiEo 

reenc 

le  risque 

/,-,  PREMIER 

fnvpur  ie  quelqu'un,  ce  quelqu'un  ne  trouve  plus  ni  patron  ni 

a^istance. 

Rouss.  En  elTel  tous  ces  mojrns  que  vous  ni'avei  défaille» 
ne  paraissent  ne  pouvoir  niniiquer  dp  ftiire  de  ce  Jean-Jacquei 
)a  risée,  le  jouet  du  genre  humain,  et  de  le  rendre  le  plujaliUorré 
des  mortels. 

Le  Fn.  EU!  sans  doute.  Voilà  le  f^-and,  le  vrai  but  des 
généreux  de  nos  messieurs.  Et,  grâces  à  leur  plein  succès,  je  pui» 
TOUS  assurer  que,  depuis  que  le  monde  eïîsie,  jamais '"'  "'- 

Rou.ss.  Mais  ne  me  disie»-vous  pas  an  contraire  que  le  tendre 
soin  de  son  bien-ôlre  entrait  pour  beaucoup  dans  ceux  qr'-'* 
prennent  u  son  égard  ? 

Le  Fk.  Oui,  vraiment,  et  c'est  lit  surtout  ce  qu'il  y   a 
grand,  de  généreui ,  d'admirable  dans  le  pi 
qu'en  l'empêchant  de  suivre  ses  volontés ,  et  d'accompli 
mauvais  desseins  ,  on  cherche  cependant  à  lui  procurer  les  dou- 
ceurs de  la  vie,  de  façon  qu'il  trouve  partout  ce  qui  lui  est  né- 
cessaire ,  et  nulle  part  ce  dont  il  peul  abuser.  On  veut  qu'il  soït 
rassasié  du  pain  de  l'ignominie  et  de  la  coupe  de  l'opprobre.  Oo 
affecte  même  pour  lui  des  attentions  moqueuses  et  dérisoires  (i) 
des  respects  comme  ceux  qu'on  prodiguait  i  Sancho  dans  son  Ile 
et  qui  le  rendent  encore  pins  ridicule  aux  yeux  de  la  popnlace. 
Enfin  ,  puisqu'il  aime  tant  les  distinctions ,  il  a  lieu  d  être  c 
tent  ;  on  a  soin  qu'elles  ne  lui  manquent  pas,  et  on  le  sert  d« 
son  goât  en  te  faisant  partout  montrer  au  doigt.  Oui ,  monsieur 
on  veut  qu'il  vive  ,  et  même  agréablement ,  autant  qu'il  est  pu~ 
■ibie  à  un  méchant  sans  mal  faire:  on  voudrait  qu'il  ne  man— 

Îuât  h  son  bonheur  que  les  moyens  de  troubler  celui  des  sutref 
lais  c'est  un  ours  qu'il  faut  enchaîner  de  iieur  qu'il  ne  dévon 
les  passons.  On  craint  surtout  le  poison  ne  sa  plume,  et  l'oi 
n'épargne  aucune  précaution  pour  l'empêcher  de  l'exhaler;  on 
nelui  laisse  aucun  moyen  de  défendre  son  honncnr,  parce  que 
cela  lui  serait  inutile,  que  ,  sous  ce  prétexte,  il  ne  manquerai) 

Eas  d'attaquer  celui  d'autrut,  et  qu'il  n'appartient  pas  à  an 
omme  livré  à  la  difTamation  d'oser  diffamer  personne.  Voa 
concevez  que  ,  parmi  les  gens  dont  on  s'est  assuré ,  l'on  n'a  p» 
oublié  les  libraires  ,  surtout  ceux  dont  il  s'est  autrefois  serrai 
L'on  en  a  même  tenu  un  Irês-long-temps  à  la  Bastille  sous  d'aï 
très  prétextes  ,  mais  en  effet  pour  l'endoctriner  plus  long-tem] 
à  loisir  sur  le  compte  de  Jean-Jacques  (a).   On  a  recommar' 

(i)  Comme  ((iianil  on  Toiilaîl  ^  leule  force  m'enroycr  le  vîn 
à  Amiens,  qu'à  I^oniliut  In  tambours  (les  gartles  devaient  T 
à  ma  poi  te  ,el  qu'au  Temple- M.  le  prince  dcConli  m'envoya 
à  mon  lever. 

(i)  On  y  ■  détenu  de  même,  en  même  temps,  el  pour  le  même  efiét , 
va  Genevois  île  inea  amis,  lequel  ,  nigri  par  d'aucienï  grîcCi  '" 

magiilrali  de  Gencive,  cicitaîl  let  cilnyeus  contre  oui  à  mou  o 
pensais  bîiu  (liStremmeni ,  el  jamais,  en  écrivnnt  sait  à  eus 


DIALOGUE.  4;i 

à  tout  ce  qui  l'entoure  de  veiller  particulicrement  à  ce  qu'il 
peut. écrire.  On  a  même  tâché  de  lui  en  ôter  les  moyens  ,  et 
Ton  était  paryenu,  dans  la  retraite  oii  on  l'avait  attire  en  Dau- 
phiné ,  k  écarter  de  lai  toute  encre  lisible ,  en  sorte  qu'il  ne  put 
trouver  sous  ce  nom  que  de  l'eau  légèrement  teinte,  qui  même 
en  peu  de  temps  perdait  toute  sa  couleur.  Malgré  toutes  ces  pré- 
cautions, le  drôle  est  encore  parvenu  à  écrire  ses  mémoires  , 
qu'il  appelle  ses  confessions ,  et  que  nous  appelons  ses  mensonges, 
avec  de  l'encre  de  la  Chine ,  à  laquelle  on  n'avait  pas  songé  : 
mais  ,  si  l'on  ne  peut  l'empêcher  de  barbouiller  du  papier  à  sou 
aise  ,  on  l'empêche  au  moins  de  faire  circuler  son  venin  :  car 
aucun  chiffon ,  ni  petit ,  ni  grand ,  pas  un  billet  de  deux  lignes 
ne  peut  sortir  de  ses  mains  sans  tomber ,  à  l'instant  même ,  aans 
celles  des  gens  établis  pour  tout  recueillir.  A  l'égard  de  ses  dis- 
cours, rien  n'enestperau.  Lepremiersoin  de  ceux  qui  l'entourent 
est  de  s'attacher  à  le  faire  jaser  ;  ce  qui  n'est  pas  difficile ,  ni  même 
de  lui  faire  dire  à  peu  près  ce  qu'on  veut,  ou  du  moins  comme 
on  le  veut  pour  en  tirer  avantage  ,  tantôt  en  lui  débitant  de 
fausses  nouvelles  ,  tantôt  en  l'animant  par  d'adroites  contradic- 
tions ,  et  tantôt  au  contraire  en  paraissant  acquiescer  à  tout  ce 
<{u'il  dit.  C'est  alors  surtout  qu'on  tient  un  registre  exact  des 
indiscrètes  vivacités  qui  lui  échappent,  et  qu'on  amplifie  et 
commente  de  sang-froid.  Ils  prennent  en  même  temps  toutes 
les  précautions  possibles  pour  qu'il  ne  puisse  tirer  d'eux  aucune 
lumière  ,  ni  par  rapport  à  lui ,  ni  par  rapport  à  qui  que  ce  soit. 
On  ne  prononce  jamais  devant  lui  le  nom  de  ses  premiers  déla- 
teurs, et  l'on  ne  parle  qu'avec  la  plus  grande  reserve  de  ceux 
qui  inlluentsurson  sort,  de  sorte  qu'il  lui  est  impossible  de  par- 
venir à  savoir  ni  ce  qu'ils  disent  ni  ce  qu'ils  font,  s'ils  sont  à 
Paris  ou  absens ,  ni  même  s'ils  sont  morts  ou  en  vie.  On  ne  lui 

5 arle  jamais  de  nouvelles,  ou  on  ne  lui  en  dit  que  de  fausses  ou 
e  dangereuses  ,  qui  seraient  de  sa  part  de  nouveaux  crimes  s'il 
s'avisait  de  les  repéter.  En  province ,  on  empêchait  aisément 
qu'il  ne  lût  aucune  gazette.  A  Paris ,  oii  il  y  aurait  trop  d'affec- 
tation ,  l'on  empêche  au  moins  qu'il  n'en  voie  aucune  dont  il 
puisse  tirer  quelque  instruction  qui  le  regarde ,  et  surtout  celles 
cil  nos  messieurs  font  parler  de  lui.  S'il  s'enquiert  de  quelque 
chose  ,  personne  n'en  sait  rien  ;  s'il  s'informe  de  quelqu'un ,  per- 
sonne ne  le  connaît;  s'il  demandait  avec  un  peu  d'empressement 
le  temps  qu'il  fait ,  on  ne  le  lui  dirait  pas.  Mais  on  s  applique  , 
en  revanche ,  à  lui  faire  trouver  les  denrées ,  sinon  à  meilleur 
'  marché  ,  du  moins  de  meilleure  qualité  qu'il  ne  les  aurait  au 
même  prix,  ses  bienfaiteurs  suppléant  généreusement  de  leur 

}e  ne  cessai  de  les  presser  tous  d'abandonner  ma  cause,  et  de  remrtlro  à 
de  meilleurs  temps  la  défense  de  leurs  droits.  Cela  n'empêcha  pas  qu'on 
De  publiai  avoir  trouvé  tout  le  contrfiire  dans  les  lettres  que  }e  lui  écri- 
▼ais,  et  que  c'était  moi  qui  était  le  boute-feu.  Que  peuvent  désormais 
attendre  des  gens  puissans  la  justice  ^  la  vérité  ,  rinnocence,  quand  uxie 
fois  ils  en  sont  venus  jusque-là. 


43  PREMIER' 

bourse  à  ce  q«*il  en  coMe  de  plus  pour  satisfaire  la  Jclîcalessr 

ou'ils  lut  supposent ,  et  iju'ils  lâchent  même  d'exciter  en  lui  par 

I  occasion  et  le  bon  niarcliè,  pour  avoir  le  plaisir  d'en  tenir  note. 
De  cette  manière,  niettanl  adroitement  le  menu  peuple  dan» 
leur  confidence,  ils  lui  font  l'amnone  piiblitjuement  lualgrc 
tui ,  de  façon  qu'il  lui  soit  impossible  de  s'y  dérober;  et  .cette 
charité,  qu'on  s'attache  à  rendre  bruyante,  a  peut-être  con- 
tribue plus  que  toute  autre  chose  à  le  déprimer  autant  que  le 
désiraient  ses  amis. 

Rouss.  Comment ,  ses  amis? 

Le  Fr.  Oui,  c'est  un  nom  qu'aiment  à  prendre  toujours  nos 
messieurs,  pour  exprimer  toute  leur  bienveillance  envers  lui, 
toute  leur  sollicitude  pour  son  bonheur ,  el ,  ce  qui  est  très-bien 
trouvé,  pour  le  faire  accuser  d'ingratitude  en  se  montrant  si  peu 
sensible  à  tant  de  bonté. 

Rouss.  Il  y  a  là  quelque  chose  que  je  n'entends  pas  bien.  Ex- 
pliquez-moi mieux  tout  cela,  je  vous  prie. 

Le  Fr.  Il  importait,  comme  je  vous  l'ai  dit,  pour  qu'on  pût 
le  laisser  libre  sanK  danger,  que  sa  diffamation  fAt  universelle  (i). 

II  ne  suffisait  pas  de  la  répandre  dans  les  cercles  et  parmi  la 
bonne  compagnie ,  ce  qui  n'était  pas  dif&cile  et  fut  bienlàl  fait. 
11  fallait  qu'elle  s'étendît  parmi  tout  ie  peuple  et  dans  les  plus 
bas  étages  aussi-bien  que  dans  les  plus  élevés  ;  et  cela  présentait 
plus  de  difficulté;  non-seulement  parce  que  l'afTeclation  de  le 
tympaniser  ainsi  à  son  insu  pouvait  scandaliser  les  simples  ,  mais 
surtout  à  cause  de  l'inviolable  loi  de  lui  cacher  tout  ce  qui  le 
regarde  pour  éloigner  à  jamais  de  lui  tout  éclaircissement ,  toute 
instruction  ,  tout  moven  de  défense  et  de  juslification  ,  toute 
Occasion  de  faire  expliquer  personne  ;   de  remonter  à  la  SôUrcC 

qu'on  ■  sur  son  compte  ,  et  qu'il  était  r 
pour  cet  effet  de  compter  sur  la  discrétion  de  la  populace  que 
sur  celle  des  honnêtes  gens.  Or ,  pour  inléresscr  cette  populace 
à  ce  mystère  ,  sans  paraître  avoir  cet  objet ,  ils  ont  ailroi 
blement  tiré  parti  d'une  ridicule  arrogai 

'e  fier  sur  les  dons,  et  de  ne  vouloir  pas  qu' 


DIALOGUE. 
S  comme  cela  iiui  fait  le  giieiis  qHoitjii'il  soît  riclie  ,  de 

I  ose-t-il  rfjeter  1rs  meniies  charité*  de  nos  messieurs? 
I.  Du  mcme  drnii ,  peijt-rtrt- ,  que  les  mendians  reîetti>iit 
es.  Quoi  iju'il  en  soit ,  s'il  fait  le  gueux,  il  reçoit  donc  ou 
{demande  l'aumône?  car  voilà  tout  ce  (]ui  distingue  le  gu«us  du 
rrc,  qui  n'est  pas  plus  riche  que  lui ,  mais  qui  se  contente 
t  qu'il  a  et  ne  demande  rien  â  personne. 
E  Fr.  Eh  non  !  celui-ci  ne  la  demande  pas  directement.  Au 
«traire ,  il  la  rejelle  insolemment  d'abord  ;  mais  il  cède  à  U  fin 
ml  doucement  quand  on  s'obstine. 

Hotss.  Il  n'est  donc  pas  si  arrogant  que  vous  disiez  d'abord  ; 
,  retournant  votre  question ,  je  demande  à  mon  tour  pourquoi 
'obsliuent  i  lui  Taire  l'aumàoe  comme  k  un  gueux  ,  puisqu'il» 
mt  si  bien  qu'il  est  riche? 

B  Fn.  Le  pourquoi ,  Je  vous  l'ai  déjà  dit.  Ce  serait ,  j'en  con- 
n  ,  oulraser  un  honnête  homme  :  mais  c'est  le  sort  que  mérilc 
eil  scHerat  d'être  avili  par  tous  le»  moyens  possibles;  et 
i  une  occasion  de  mieux  manifester  son  ingratitude ,  parcelle 
_     i)  témoigne  à  ses  bienrailcurs. 

^   Rouss.  Trouvez-vous  que  l'intention  de  l'avilir  mérite  une 
{ruide  reconnaissance? 

c'est  l'aumône  qui  la  mérite.  Car,  comme 
'.  très-bien  nos  messieurs,  l'argent  rachète  tout,  et  rien 
!  rachète.  Quelle  que  soil  l'intention  de  celui  qui  donne  , 
e  par  force  ,  il  reste  toujours  bienfaiteur  et  mérite  toujours 
t  tel  la  plus  vive  reconnaissance.  Pour  éluder  donc  la 
s  rusticité  de  noire  homme,  on  a  imaginé  de  lui  faire  en 
Uîl,  à  son  insu  ,  beaucoup  de  petits  dons  bruyans  qui  dé- 
ploient le  concours  de  beaucoup  de  gens,  et  surtout  du  menu 
tapIC)  qu'on  fait  entrer  ainsi  sans  slîectation  dans  la  grande 
nndence,  afin  qu'à  l'horreur  pour  ses  forfaits  se  joigne  le  mé— 
■  pour  sa  misère,  et  le  respect  pour  ses  bienfaiteurs.   On 
ti  il  se  pourvoit  des  denrée»  nécessaires  à  sa 
a  soin  qu'au  même  prix  on  les  lui  fournisse 
,  et  par  conséquent  plus  chère».  Au  fond  , 
,..  o^nr.r..ni.^  et  il  n  eu  3  pas  besoin,  puis- 
èrne  argent  il  est  r 


ibnUance,  et  l'oi 

e  meilleure  qualit 

1  ne  lui  fait  auc 

1   e»t   riche  : 


■  bauessect  la  générosité  de  nos  messieurs  circulent  ain 

Bpeuple,  et  l'on  parvient  de  celle  manière  à  l'y  rendre  aujeci 

I  méprisable  en  paraissant  ne  songer  qu'à  son  bien-^tre  et  à  le 

Imârc  heureux  malgré  lui.  Il  est  diHîcile  que  le  misérable  ne 

lerçoive  pus  de  ce  petit  manège,  et  tant  mieux  :  car  s'il  se 

ibe  ,  cela  prouve  de  pins  en  plus  son  ingratitude;    et  ,  s'il 

lan»  de  marchands,  on  répète  aussitôt  la  même  manœuvre  ; 

reputalioQ   qu'on    veut   lui   donner   se   répand  encore  plus 

ipidement.  Ainsi  plus  il  se  débat  dans  ses  lacs  ,   et  plus  il  les 

1. 

IS.  Voilà,  je  vous  l'avoue,  ce  que  je  ne  comprenais  pas 
D  d'abord.  Mais,  monsieur  ,  vous  en  qui  j'ai  conuu  toujour» 


^.,  PREMI! 

un  cffor  M  droit ,  se  peut-il  ijue  vous  approuviez  de  pareillMa 

laanœuvrrs  ? 

Le  Fr.  Je  les  blâmerais  fort  pour  tout  autre  ;  mats  ici  j( 
admire  par  le  motif  de  bonlé  qui  les  dicte  ,  sans  pourtant  a 
voulu  jamais  y  tremper.   Je  Lais  Jean-Jacijnes,  dos  messieurs  J 
l'uiment,  ils  veulent  le  conserver  à^tout  prix:  il  est  nature 
et  luoi  uc  nous  accordions  pas  sur  la  conduite  à  tenir 
pareil  homme.  Leur  système,    injuste  peut-f  Ire  en  lui-même  ,J 
est  rectifie  par  l'iulenlion. 

tlous.S.  Je  crois  qu'il  me  la  rendrait  suspecte  :  i 
point  au  bien  par  le  mal  ,  ni  à  la  vertu  par  la  fr 
puisque  vous  m  assurez  que  Jean-Jacques  est  Hclie , 
public  accorde-t-il  ces  cHoses-là  ?  Car  enfin  rien  ne  • 
bler  plus  biiarre  et  moins  méritoire  qu'uue  aumône  faite  parj 
force  k  un  ricbe  scélérat. 

Le  Fk.  Oh  !  le  public  ne  rapproche  pas  ainsi  les  idcea  qu'or 
l'adresse  de  lui  montrer  séparément.  11  le  voit  riche  pour  I 
reprocher  de  faire  le  pauvre  ,  ou  pour  le  frustrer  du  produit  dal 
sou  fabeur  en  se  disant  qu'il  n'eu  a  pas  besoiu.  11  le  voit  pauvraj 
pour  insulter  k  sa  misère  et  le  traiter  comme  un  mendiant.  1!  n( 
î  par  le  côté  qui  pour  l'instant  le  montre  plui 
'    '  '    ,  quoiqu  incompatibi 


odieux  ou  plus  méprisable  , 
aspecls  sous  le.squels  il  le  voit'e 
Rouss.  Il  est  cerUin  qu'à  r 


n  d  autres  temps 

s  d'être  de  la  plus  brute  ii 
[[ue  surpris  de  cel 
d'attentions  et  d'oulrages'dont  il  sent  à  chaque  instant  les  eff( 
Mais  quand  ,  pour  l'uniiiue  plaisir  de  rendre  sa  dîfîaïuation  plui 
complète  ,   on  lui  passe  )ouniellcment  tous  ses  crimes,  qui  pea) 
lire  surpris  s'il  profile  de  Cftle  coupable  indulgence  pour  c 


romraelire  inressammcnt  di 
je  vous  ai  déjà  faite  ,  et  qi 
éludée  sans  y  répondre.  Part 
voisque,  malgré  toutes  les  m< 
«on  train  comme  auparavant . 
eillans  dont  il  se  voit 


1= 


X?  C'est  une  objec 
répète  parce  que  vous  l'a   ^ 
e  que  vous  m'avez  raconté  ,  joj 
I  qu'on  a  prises,  il  va  toujours  fl 
s'embarrasser  en  aucune  sorte  j 
é,  luiqui  prit  jadis  là-dessui  ^ 
tant  de  précautions  que.  pendant  quarante  ans,  trompant  exaclï— J 
ment  tout  le  monde,  il  passa  pour  un  honuête  homme;  je  t"" 
qu'il  n'use  de  la  liberté  qu'on  lui  laissequepour  assouvir  sans  rin 
sa  méchanceté,  pour  commetlrechaque  jour  de  nouveaux  forfaÏ! 
dont  il  est  bien  sflr  qu'aucun  n'échappe  â  sessurveîllans,  et  cjn'o 
lui  laisse  tranquillement  consommer.  Est-ce  donc  une  verta  si  mi 
ritoire  !x  vos  messieurs  d'abandonner  ainsi  les  honnêtes  gens  k  h 
furie  d'un  scélérat,  pour  l'unique  plaisir  décompter  tranquille' 
menlses  crimes,  qu'il  leurseraitsî  aiséd'cmpêcl 
Lr  Fb.  Ils  ont  leurs  raisons  pour  cela. 
Roc^.  Je  n'eu  doute  point  ;  mais  ceux  mêmes  qui  commettent^ 
les  crimes  ont  sans  doute  aussi  leurs  raisons;  cela  suffit-îl  pour  letl 
justifier?  Singulière  bonté,    couvenee-en,  que  celle  qui,  pourB 
iL'uUre  le  coupable  ojicui ,  refuse  d'empèclier  le  crime ,  et  s'o 


"W 


•  à  cbbyer  le  sc^lmi  aux  dépens  dei  iiinocens  dont  il  fait 
*eî  Laisser  commettra  '"  »-f.n.«  «..'ni  ^a..i  u^.»/.^!.».  »*. 


est 
Wulenieiit  en  ^tre  téiuain  ,  c'est  en  être  complice   D'ailleurs 
lui  laisse  totijoiirt  faire  tout  ce  que  vous di tes ciu'il  fait,  que 
ic  de  l'fipioiiner  de  si  près  avec  tant  de  vigilance  et  tl'ac- 
Que  tert  d'avoir  découvert   ses  fX'uvres ,    pour  les  lut 
r  coutiuuer  coninte  si  l'on  n'en  savait  rien?   que  sert  de 
fort  sa  volonté  dans  les  choses  indiffcrenteg,  pour  Nt 
•T  en  toute  liberté  dès  (ju'il  s'agit  de  mal  Taire?  On  dirait 
»  meuiears  ne  cherchent  qu'à  Uii  ôtcr  tout  moyen  de  Taire 
chose  que  des  crimes.   Cette  indulgence  vous  paraît-elle 
ii  raisonnable  ,  si  bien  entendue  ,  et  digne  de  personnages 
liTeriupux  ? 

E  Kr.  Il  y  a  dans  tout  cela  ,  je  dois  l'avouer ,  des  citoses  que 
l'entends  pas  Tort  bien  nioi-iuénie  ;  mais  on  m'a  promis  de 
lier  tout  il  mon  entière  satisfaction.  Peut-être  pour  le 
us  exécrable  a-t-on  cru  devoir  charger  un  peu  le  tableau 
iuin ,  sans  se  faire  un  grand  scrupule  de  cette  charge  , 
le  fond  importe  assez  peu;  car  puisqu'un  homme  cou- 
i)e  d'un  crinrc  chl  capable  de  cent ,  tous  ceux  dont  on  l'nccuse 
foDl  au  moins  dans  sa  volonté ,  et  l'on  peut  â  peine  donner 
>m  d'impostures  à  de  pareilles  accusations. 
rois  que  la  base  du  système  ipie  l'on  suit  à  son  éçard  est  le 
ir  qu'on  s'est  imposé  qu'il  fut  bien  démasqué ,  bien  connu 
mile  monde,  et  néanmoins  de  n'avoir  jamais  avec  lui  au— 
explication  ,  de  lui  àler  toute  connaissance  de  ses  accusa- 
it toute  lumière  certaine  des  choses  dont  il  esl  accusé. 
double  nécessité  est  fondée  sur  la  nature  des  crimes,  qui 
lit  leur  déclaration  pudique  trop  scandaleuse  ,  et  qui  ne 
e  pas  qu'il  ioit  convaincu  sans  être  puui.  Or  voiilec-vons 
le  ponisse  sans  le  convaincre?  Nos  formes  judiciaires  ue  le 
lettnient  pas,  et  ce  serait  aller  directement  contre  les  ma— 
d'indulgence  et  de  commisération  qu'on  veut  suivre  k  son 
Tout  ce  qu'on  peut  donc  faire  pour  la  sûreté  publique  est 
■emeni  de  le  surveiller  si  bien  qu'il  n'entreprenne  rien 
le  tache  ,   qu'il  n'exécute  rien  d'important  qu'on  ne  le 
«t,  sur  le  reste,  d'avertir  tout  le  monde  du  danger 
■"'écouter  et  fréquenter  un  pareil  scélérat.   Il  esl  clair 
avertis  ceux  qui  s'exposent  à  ses  attentats  ne  doi— 
tuccombent,  s'en  prendre  qu'à  eui-inémes.  T'est 
qu'il  n'a  tenu  qu'à  eus  d'ériler,  puisque  fuyant  , 
il  fait,   les  hommes,   ce  n'esl  pas  lui  qui  va  les  chercher. 
,  Autant  en  penl^oti  dire  à  ceux  qui  passent  dans  un  bois 
i.iii  qu'il  y  n  des  vnicurs,  sans  que  cela  fasse  une  raison 
r  laisser  ceun-ci  en  toule  liberté  d'aller  leur  irain  , 
I  ponr  les  couienir  il    siifht  de  le  vouloir.    Mais 
e  peuvent  avoir  vos  messieurs  qui  ont  soin  de  fournir 
'  «  proies  h  la  crunulé  du  barbare  par  les  émissaires 
aveï  dit  qu'ils   i'enlonrcnl  ,   qui   tâchent  à  toi^le 


li,  et  dont  1)3115  doule  il  a  soia  (}e.V 
faire  ses  premières  victimes  ? 

Le  Ffi.  Point  du  tout.  Quelque  familièrement  qu'ils  TÎventl 
chez  lui ,  tiicliaut  même  d'y  mauger  et  boire  sans  s^mbar 
des  risques,  il  ne  leur  en  arrive  aucun  mal.  Les  oersonni 
lesqnellrs  il  aime  assouvir  sa  furie  sont  celles  pour  lesquelles  il  a 
de  l'eslime  et  du  penchant,  celles  aniquelles  il  < 
sa  confiance  pour  peu  que  leurs  cfviirs  s'ouvrissci 
ciens  amis  qu'il  regrette  et  dans  lesquels  il  semble  encore  cbep- 
cher  les  consolations  qui  liiî  manquent.  C'est  ceiii.-là  qu'il  choini 
pour  les  expédier  par  préférence;   le  lien  de  l'oinitie  lui  pèsed 
il  ne  voit  avec  plaisir  que  ses  ennemis. 

Kouss.  On  ne  doit  pas  disputer  conirf 
venez  que  vous  me  peignee-Ià  i 

Sui  n'empoisonne  que   ses   amis 
iveur  de  ses  ennemis  ,  et  qui  fu 


;  fairs 


s.nguh. 


Ce  c 


!ul  dev 


Fc  lie  relier  1 


s  parait  encore  bien  ctonnani 
comment  il  se  trouve  d'honnêtes  gens  qui  v 
hanter  un  pareil  monstre,  dont  l'abord  s 
horreur.  Que  [a  canaille  envoyée  par  vos  messieurs  et  faite  poaa 
l'espionnage  s'cmpnre  de  lui ,  voilà  ce  que  je  comprends  garifl 
peine.  Je  comprends  encore  qiie^  trop  heureux  de  trouver  qiieWfl 
qu'un  qui  veuille  le  souffrir,  il  ne  doit  pas  lui,  misantrope  avefil 
les  liounêles  gens ,  mais  à  charge  à  lui-mêuie  ,  se  rendre  tlitKcîIel 
sur  les  liaisons;  qu'il  doit  voir,  accueillir,  ri-cbercher  avecl 
grand  empressement  les  coquins  qui  lui  ressemblent ,  pour  Ici 
engager  dans  ses  damnables  complots.  Eux  ,  de  leur  calé  ,  dan^ 
l'espoir  de  trouver  en  lui  un  bon  camarade  bien  endurci,  pruvent^l 
nialgré  l'effroî  qu'on  leur  a  donné  de  lui ,  s'esposer  par  l'avantagaa 

3u'ils  en  espèrent  au  risque  de  le  fréquenter.  Mais  que  des  gea^^ 
'honneur  cherchent  à  se  faulîler  avec  lui,  voilà  ,  monsieur,  csl 
qui  me  p8ise.  Que  lui  disent-ils  donc  ?  quel  ton  peuvent— iltl 
prendre  avec  un  pareil  personnage?  Un  aussi  grand  scélérat  peotl 
très~hiea  cire  un  homme  vil  qui  pour  aller  à  ses  fins  souffre | 
toutes  portes  d'outrages ,  et ,  pourvu  qu'on  lui  donne  à  dîner  , 
boit  les  affronts  comme  l'eau  ,  sans  les  sentir  ou  sans  en  faire] 
semblant.  Alais  vous  m'avouerez  qu'un  commerce  d'insulte  et  de  J 
mépris  d'une  part ,  de  bassesse  et  de  mensonge  de  l'autre, 
doit  pas  être  fort  attrayant  pour  d'honuètes  gens. 

Le  Fr.  Ils  en  sont  plus  estimables  de  se  sacriiier  ainsi  pour  lai 
bien  public.  Approcher  de  ce  misérable  est  une  œuvre  méri— , 
toire,  quand  elle  mène  à  quelque  nouvelle  découverte  sur  «orL 
caractère  affreux.  Un  tel  caractère  tient  du  prodige  et  ne  saurnitl 
être  assez  attesté.  Vous  comprenez  que  personne  ne  l'approcbef 
pour  avoir  avec  lui  quelque  société  réelle  ,  mais  seulement  pour  I 
tftcher  de  le  surprendre,  d'en  tirer  quelque  nouveau  Irait  p»nr  | 
.ion  portrait,  quelque  nouveau  fait  pour  so 
iridiscrélioR  dont  ou  puisse  faire  usage  pour  !e  renUie  loitjuuis4 


DIALOGUE.  47 

plus  odieux.  D'ailleurs  comptez-yous  pour  n'en  le  plaisir  de  le 
persifler^  de  lui  donner  à  mots  couverts  les  noms  iniurieux  qu'il 


persi 

»  • 


s'il  ne  se  fâche  pas,  en  lui  disant  ainsi  ses  vérités  indirectement, 
on  se  dédommage  de  la  contrainte  oii  Ton  est  forcé  de  vivre  avec 
lui  en  feignant  de  le  prendre  pour  un  honncle  homme. 

Rouss.  Je  ne  sais  si  ces  plaisirs-là  ^nt  fort  doux  ^  pour  moi  je 
ne  les  trouve  pas  fort  nobles,  et  je  vous  crois  assez  du  même  avis, 
puisque  vous  les  avez  toujours  dédaignés.  Mais,  monsieur,  à  ce 
compte,  cet  homme  chargé  de  taut  de  crimes  n'a  donc  jamais 
été  convaincu  d'aucun  ? 

Le  Fr.  £h  !  non  vraiment.  C'est  encore  un  acte  de  l'extrême 
bonté  dont  on  use  à  son  égard  ,  de  lui  épargner  la  honte  d'être 


ne  serai  t  pour  1  ui  q  u'une  peine  de  pi  us.  En  lui  otan  l  i'inut  ile  liberté 
de  se  détendre,  on  ne  fait  que  lui  ôter  celle  de  mentir  et  de 
calomnier. 

Rouss.  Ah  I  grâces  au  ciel ,  je  respire  I  vous  délivrez  mon  cœur 
d'un  grand  poids. 

Le  Fb.  (^u'avez-vous  donc  ?  d'oii  vous  naît  cet  épanouissement 
subit  après  l'air  morne  et  pensif  qui  ne  vous  a  point  quitté  durant 
tout  cet  entretien  ,  et  si  différent  de  l'air  jovial  et  gai  qu'ont  tons 
nos  messieurs  quand  ils  parlent  de  Jean-Jacques  et  de  ses  crimes? 

Rouss.  Je  vous  l'expliquerai ,  si  vous  avez  la  patience  de  m'en- 
tendre;  car  ceci  demande  encore  des  digressions. 

Vous  connaissez  assez  ma  destinée  pour  savoir  qu'elle  ne  m'a 
guère  laissé  goûter  les  prospérités  de  la  vie  :  je  n'y  ai  trouvé  ni 
les  biens  dont  les  hommes  iont  cas,  ni  ceux  dont  j'aurais  fait  cas 
moi-même^  vous  savez  à  quel  prix  elle  m'a  vendu  celte  fumée 
dont  ils  sont  si  avides  ,  et  qui  même ,  eut-elle  été  plus  pure,  n'é- 
tait pas  l'aliment  qu'il  fallait  à  mon  cœur.  Tant  que  la  fortune 
ne  m'a  fait  que  pauvre ,  je  n'ai  pas  vécu  malheureux.  J'ai  goûté 
quelquefois  de  vrais  plaisirs  dans  l'obscurité  :  mais  je  n'en  suis 
sorti  que  pour  tomber  dans  un  gouffre  de  calamités,  et  ceux  qui 
m'y  ont  plongé  se  sont  appliques  à  me  rendre  insupportables  les 
maux  qu  ils  feignaient  de  plaindre ,  et  que  je  n'aurais  pas  connus 
sans  eux.  Revenu  de  cette  douce  chimère  de  Taniilié,  dont  la 
vaine  recherche  a  fait  tous  les  malheurs  de  ma  vie ,  bien  plus 
revenu  des  erreurs  de  l'opinion  dont  je  suis  la  victime,  ne  trou- 
vant plus  parmi  les  hommes  ni  droiture,  ni  vérité,  ni  aucun  de 
ces  sentimens  que  je  crus  innés  dans  leurs  anies  parce  qu'ils  re- 
laient dans  la  mienne,  et  sans  lesquels  toute  société  n'est  que 
tromperie  et  mensonge ,  je  me  suis  retiré  au  dedans  de  moi ,  et , 
vivant  entre  moi  et  la  nature,  je  goûtais  une  douceur  infinie  à 
penser  que  je  n'étais  pas  seul,  que  je  ne  conversais  pas  avec  un 


48  PREMIER 

être  insensible  et  mort ,  que  mes  maux  étaient  comptés  j  que  ma 
patience  était  miesurée,  et  que  toutes  les  misères  de  nia  ^ie  n'é^ 
taicnt  que  des  provisions  de  dédommaeemens  et  de  jouissances 

Î>our  un  meilleur  état.  Je  n*ai  jamais  adopté  la  philosopbie  des 
leureux  du  siècle;  elle  n'est  pas  faite  pour  moi  ^  j'en  cherchais 
une  plus  appropriée  à  mon  cœur ,  plus  consolante  dans  l'adver- 
sité, plus  encourageante  pour  la  vertu.  Je  la  trouvais  dans  les 
livres  de  Jean-Jacques.  J'y  puisais  des  sentimens  si  conformes  à 
ceux  qui  mi'étaient  naturcU,  j'y  sentais  tant  de  rapport  avec  mes 

firopres  dispositions ,  que,  seul  parmi  tous  les  auteurs  que  j'ai 
us ,  il  était  pour  moi  le  peintre  de  la  nature  et  l'historien  du 
cœur  humain.  Je  reconnaissais  dans  ses  écrits  l'homme  que  je  re- 
trouvais en  moi ,  et  leur  méditation  m'apprenait  à  tirer  de  moi- 
même  la  jouissance  et  le  bonheur  que  tous  les  autres  vont  cher- 
cher si  lom  d*eux,. 

Son  exemple  m'était  surtout  utile  pour  nourrir  ma  confiance 
_.  1 * •> — : 1 : contem- 


non  pas 
gens  à  symboles  et  à  formules.  Les  hautes  idées  que 
j'avais  de  la  divinité  me  faisaient  prendre  en  dégoût  les  institu- 
tions des  hommes  et  les  religions  factices.  Je  ne  voyais  personne 
penser  comme  moi;  je  me  trouvais  seul  au  milieu  de  la  multitude 
autant  par  mes  idées  que  par  mes  sentimens.  Cet  état  solitaire 
était  triste;  Jcau-Jacques  vint  m'en  tirer.  Ses  livres  me  forti- 
fièrent contre  la  dérision  des  esprits  forts.  Je  trouvai  ses  principes 
si  conformes  à  mes  sentimens ,  je  les  voyais  naître  de  méditations 
si  profondes  ,  je  les  voyais  appuyés  de  si  fortes  raisons  «  que  je 
cessai  de  craindre  ,  comme  on  me  le  criait  sans  cesse ,  qu  ils  ne 
fussent  l'ouvrage  des  préjugés  et  de  l'éducation.  Je  vis  que,  dans 
ce  siècle  oii  la  philosophie  ne  fait  que  détruire ,  cet  auteur  seul 
édifiait  avec  solidité.  Dans  tous  les  autres  livres,  je  démêlais  d'a- 
bord la  passion  qui  les  avait  dictés,  et  le  but  personnel  que  Tau- 
teur  avait  eu  en  vue.  Le  seul  Jean-Jacques  me  parut  chercher  la 
vérité  avec  droiture  et  simplicité  de  cœur.  Lui  seul  me  parut 
montrer  aux  hommes  la  route  du  vrai  bonheur  en  leur  appre- 
nant à  distinguer  la  réalité  de  l'apparence ,  et  l'homme  de  la  na- 
ture de  l'homme  factice  et  fantastique  que  nos  institutions  et  nos 
préjugés  lui  ont  substitué  :  lui  seul  en  un  mot  me  parut,  dans 
sa  véhémence,  inspiré  par  le  seul  amour  du  bien  public  sans  vue 
secrète  et  sans  intérêt  personnel.  Je  trouvais  d'ailleurs  sa  vie  et 
ses  maximes  si  bien   d  accord ,   que  je  me  confirmais  dans  les 
miennes,  et  j'y  prenais  plus  de  confiance  par  l'exemple  d'un  pen- 
seur qui  les  médita  si  long-temps  ;  d'un  écrivain  qui ,  méprisant 
l'esprit  de  parti  et  ne  voulant  former  ni  suivre  aucune  secte,  ne 
pouvait  avoir  dans  ses  recherches  d'autre  intérêt  que  l'intérêt 
public  et  celui  de  la  vérité.  Sur  toutes  ces  idées ,  je  me  faisais  un 
plan  de  vie  dont  son  commerce  aurait  fait  le  charme  ;  et  moi ,  à 
qui  la  société  des  hommes  u'ofire  depuis  long-temps  qu'une  fausse 
apparence  sans  réalité ,  sans  vérité ,  sans  attachement ,  sans  aucun 


DIALOGUE.  4,, 

>le  accord  de  srntimens  ni  d'idres,  et  plus  digne  de  inuii 
il  qne  de  mon  ein|ire»Knient ,  je  (ne  livrais  à  l'espoir  de  le- 
11  lut  tuul  ce  une  j'avais  perdu  ,  de  goûter  encore  les 
pceiirs  d'une  nmilié  sincère,  et  de  mo  nourrir  encore  uvec  luï 
«grandes  et  ravissantes  conlempl  allons  qui  font  la  meilleure 
lance  de  cette  vie  ,  et  la  seule  crnisolation  solide  qu'on  trouve 
l'adversitt. 

s  plein  de  ces  sentimens,  et  vons  l'avez  pu  connaître, 

ivec  vos  cruelles  confidences  vous  êtes  venu  resserrer  mon 

en  chasser  le*  douces  illusions  auxquelles  il  était  prêt  k 

r  encore.  Hoo,  vous  ne  connaîtrez  jaTuais  à  quel  point 

I  l'avez  déchiré  ;  il  faudrait  pour  cela  sentir  à  combien  de 

Mes  idées  tenaient  celles  que  vous  avez  détruites.  Je  touchais 

ment  d'être  lieureui  eu  dépit  du  sort  et  des  hommes,  el 

19 replongez  pour  iainaisdans  toute roa  misère;  vousm'ôlez 

*  «  espérances  qui  me  la  faisaient  supporter.  L'n  seul  hom- 

■nt  comme  moi  nourrissait  ma  couftance,  un  seul  iioiiime 

fut  vertueux  me  faisait  croire  k  la  vertu  ,  m'aniinsit  ù  la 

k  l'idolAlrer,  à  tout  espérer  d'elle;  et  voilà  qu'en  m'ôlant 

li  TOUS  me  laissez  seul  sur  la  terre  cnglontî  ilansun  goullre 

nai.aans  qu'il  me  reste  la  moindre  lueur  d'espoîr  dans  cette 

«1  prêt  à  perdre  encore  celui  de  retrouver  dans  un  meilleur 

t  choses  le  dédommagement  de  tout  ce  que  j'ai  souffert 

remieres  déclarations  me  bouleversi^rent.  L'appui  de  vot 

me  les  rendit  plus  accablantes ,  et  vous  navrâtes  mon  anie 

\$  «tnères  douleurs  que  j'aie  jamaïssetilies.  Lorsque,  entrant 

Kteâana  le  détail  des  manœuvres  Bysléniaiique-  dont  ce  mal- 

xbomtne  est  l'objet ,  vons  m'avcï développé  leplandecon- 

n  égard ,  tracé  par  l'auteur  de  ces  découvertes ,  ei  fidi?le- 

kfniTi  par  tout  le  inonde,  mon  allenlion  partagée  a  rendu 

)arpnseplus  grande  et  mon  affliction  moins  vive.  J*ai  trouvé 

manœavressi  cauteleuses,  sipleinesde  ruse  et  d'astuce, 

:i  pu  prendre  de  ceux  qui  s'en  font  un  système  la  baule 

d'éloges,  je  sentais  mon  cteur  en  murmurer  malgré  moi. 
'       s  eommenld'aussi  nobles  motifs  pou  valent  Hic  ter  des  pra- 
(ibnsses,  conimenl  la  fausseté,  la  trahison, lemensonge, 
ifilélre  devenus  desinstrumensdebicni'aisanceetdecbarité; 
Fniin  tant  de  marches  obliques  pouvaient  s'allier  avec 
•e.  Avais-j^  tort?  Voyez  vous-même,  et  rappeler-vau« 

nàofpn  ténébreuses  sont  un  manteau  bien  étrange  pour  la 

Il  force  de  vos  preuvesTemportailnéannioinssur  tous  les  soup- 
«machiuationspouvaientm'inspirer.  Je  voyais  qu'après 
lcetl«  bizarre  conduite,  toute  choquante  <|u'elle  me  parais- 
Rn'eit  était  pas  moins  une  œuvre  de  miséricorde ,  et  que, 
T«ol  épargner  ï  un  scélérat  les  tr^itemfni  qu'il  avait  méntéj , 


Ùo  PREMIER 

il  fallait  bien  prendre  des  précautions  extraordinaires  pour  pré- 
venir le  scandale  de  cetle  indulgence ,  et  la  mettre  à  un  prix  qui 
]ie  tentât  ni  d'autres  d'en  désirer  une  pareille  ,  ni  lui-même  d  en 
abuser.  Yoyant  ainsi  tout  le  monde  s'empresser  à  l'envi  de  ie 
rassasier  d'opprobres  et  d'indignités,  loin  de  le  plaindre,  je  le 
méprisais  davantage  d'acheter  si  lâchement  l'impunité  au  prix 
d'un  pareil  destin. 

Vous  m'avez  répété  tout  cela  bien  des  fois,  et  je  me  le  disais 
après  vous  en  gémissant.  L'angoisse  de  mon  cœur  n'empêchait 
pas  ma  raison  d'être  subjuguée,  et  de  cet  assentiment  que  j'étais 
forcé  de  vous  donner  résultait  la  situation  d'ame  la  plus  cruelle 

Eour  un  honnête  homme  infortuné,  auquel  on  arrache  impitoya- 
lement  toutes  les  consolations ,  toutes  les  ressources  j  toutes  les 
espérances  qui  lui  rendaient  ses  maux  supportables. 

iJn  trait  ae  lumière  est  venu  me  rendre  tout  cela  dans  un  ins- 
tant. Quand  j'ai  pensé,  quand  vous  m'avez  conflrmévous-mêmey 
que  cet  homme  si  indignement  traité  pour  tant  de  crimes  atroces 
n'avait  été  convaincu  d'aucun  ,  vous  avez  d'un  seul  mot  renversé 
toutes  vos  preuves  ;  et ,  si  je  n'ai  pas  vu  l'imposture  oii  vous  pré- 
tendez voir  l'évidence ,  cette  évidence  au  moins  a  tellement  di^ 
paru  à  mes  yeux,  que  dans  tout  ce  que  vous  m'aviez  démontré  je 
ne  vois  plus  qu'un  problême  insoluble  ,  un  mystère  effrayant , 
impénétrable ,  que  la  seule  conviction  du  coupable  peut  éclaircir 
à  mes  yeux. 

Nous  pensons  bien  différemment ,  monsieur  ,  vous  et  moi  sur 
cet  article.  Selon  vous ,  l'évidence  des  crimes  supplée  à  cette  con- 
viction ;  et ,  selon  moi ,  cette  évidence  consiste  si  essentiellement 
dans  cette  conviction  même,  qu'elle  ne  peut  exister  sans  elle.     * 
Tant  qu'on  n'a  pas  entendu  l'accusé  ,  les  preuves  qui  le  condam- 
nent ,   quelque  fortes  qu'elles   soient ,   quelque  convaincante! 
qu'elles  paraissent ,  manquent  du  sceau  qui  peut  les  montrer  tel-* 
les ,  même  lorsqu'il  n'a  pas  été  possible  d'entendre  l'accusé  y 
comme  lorsqu'on  fait  le  procès  à  la  mémoire  d'un  mort;  car  ,  ea 
présumant  qu'il  n'aurait  rien  eu  à  répondre ,  on  peut  avoir  rai- 
son ,  mais  on  a  tort  de  changer  cette  présomption  en  certitude 
pour  le  condamner ,  et  il  n'est  permis  de  punir  le  crime  que 
quand  il  ne  reste  aucun  moyen  d'en  douter.  Mais  quand  on  vient 
jusqu'à  refuser  d'entendre  iWcusé  vivant  et  présent,  bien  que  la 
chose  soit  possible  et  facile,  quand  on  prend  aes  mesures  extraor- 
dinaires pour  l'empêcher  de  parler  ,  quand  on  lui  cache  avec  le 
plus  grand  soin  l'accusation ,  l'accusateur ,  les  preuves ,  dès-lors 
toutes  ces  preuves  devenues  suspectes  perdent  toute  leur  force  sur 
mon  esprit.  ?i'oser  les  soumettre  à  l'épreuve  qui  les  confirme,  c'est 
me  faire  présumer  qu'elles  ne  la  soutiendraient  pas.  Ce  grand 
principe,  base  et  sceau  de  toute  justice,  sans  lequel  la  société  hu- 
maine croulerait  par  ses  fondemens,   est  si  sacré,  si  inviolable 
dans  la  pratique ,  que ,  quand  toute  la  ville  aurait  vu  un  homme 
en  assassiner  un  autre  dans  la  place  publique ,  encore  ne  puni—     z 
rait-on  point  l'assassin  sans l'aroir  préalablement  entendu.  ^ 


DIALOGUE.  6r 

Le  Fr.  Hé  quoi  I  des  formalités  judiciaires  qui  cloîyent  élre 
générales  et  sans  exception  dans  les  tribunaux  ,  quoique  souvent 
superflues,  font-elles  loi  dans  des  cas  de  grâce  et  de  bénignité 
comme  celui-<:i ?  D'ailleurs,  l'omission  de  ces  formalités  peut- 
elle  changer  la  nature  des  choses  ,  faire  que  ce  qui  est  démontré 
cesse  de  l'être ,  rendre  obscur  ce  qui  est  évident  ,  et  ,  dans 
l'exemple  que  vous  venez  de  proposer,  le  délit  serait- il  moins 
atéré  ,  le  prévenu  serait-il  moins  coupable  quand  on  néglige- 
rait de  l'entendre  ;  et ,  quand  sur  la  seule  notoriété  du  fait ,  on 
l'aurait  roué  sans  tous  ces  interrogatoires  d'usage  ,  en  serait-on 
moins  sdr  d'avoir  puni  justement  un  assassin  ?  Enfin  tontes  ces 
formes  établies  pour  constater  les  délits  ordinaires  sont-elles  né- 
cessaires à  l'égard  d'un  monstre  dont  la  vie  n'est  qu'un  tissu  de 
crimes ,  et  reconnu  de  toute  la  terre  pour  être  la  honte  et  l'op- 
probre de  l'humanité  ?  Celui  qui  n'a  rien  d'humain  mérite-t-il 
((u'on  le  traite  en  homme  ? 

RoDSS.  Vous  me  faites  frémir.  Est-ce  vous  qui  parlez  ainsi  ?  Si 
je  le  croyais ,  je  fuirais  ,  au  lieu  de  répondre.  Mais  non  ,  je  vous 
connais  trop  bien.  Discutons  de  sang-froid  avec  vos  messieurs 
ces  questions  importantes  d'oii  dépend  ,  avec  le  maintien  de 
l'ordre  social ,  la  conservation  du  genre  humain.  D'après  eux  , 
Toas  parlez  toujours  de  clémence  et  de  grâce;  mais  avant  d'exa- 
miner quelle  est  cette  grâce ,  il  faudrait  voir  d'abord  si  c'en  est 
ici  le  cas ,  et  comment  elle  y  peut  avoir  lieu.  Le  droit  de  faire 
grâce  suppose  celui  de  punir  ,  et  par  conséquent  la  préalable 
conviction  du  coupable.  Voilà  premièrement  de  quoi  il  s'agit. 

Vous  prétendez  que  cette  conviction  devient  superflue  où  règne 
l'évidence  }  et  moi  ]e  pense  au  contraire  qu'en  fait  de  délit  Té- 
ridence  ne  peut  résulter  que  de  la  conviction  du  coupable  ,  et 

3u*on  ne  peut  prononcei'  sur  la  force  des  preuves  qui  le  con- 
amnent  qu'après  l'avoir  entendu.  La  raison  en  est  que  ,  pour 
faire  sortir  aux  yeux  des  hommes  la  vérité  du  sein  des  passions  , 
il  faut  que  ces  passions  s'entre-choquent,  se  combattent,  et  que 
celle  qui  accuse  trouve  un  contre-poids  égal  dans  celle  qui  aé- 
fend ,  afÎQ  que  la  raison  seule  et  la  justice  rompent  l'éqnilibre 
et  fassent  pencher  la  balance.  Quand  un  homme  se  fait  le  déla- 
teur d'un  autre  ,  il  est  probable  ,  il  est  presque  siir  qu'il  est  mÀ 
par  quelque  passion  secrète  qu'il  a  grand  soin  de  déguiser.  Mais 
quelque  raison  qui  le  détermine  ,  et  fût'-ce  même  un  motif  de 
pore  vertu  ,  tou]Ours  est-il  certain  ,  que  ,  du  moment  qu'il  ac- 
case ,  il  est  animé  du  vif  désir  de  montrer  l'accusé  coupable , 
ae  fût-ce  qu'afîn  de  ne  pas  passer  pour  calomniateur  ;  et  comme 
d'ailleurs  il  a  pris  à  loisir  toutes  ses  mesures  ,  qu'il  s'est  donné 
tout  le  temps  uarrangcr  ses  machines  et  de  concerter  ses  moyens 
et  ses  preuves  ,  le  moins  qu'on  puisse  faire  pour  se  garantir  de 
surprise  est  de  les  exposer  à  l'examen  et  aux  réponses  de  Tac- 
'nué  ,  qui  seul  a  un  intérêt  suillsant  pour  les  examiner  avec  toute 
ittention   possible  ,  et  qui  seul   encore  peut  donner  tous  les 
':!aircisscmens  nécessaires  pour  en  bien  juger.  C'est  par  une 


•emblable  n 

celle  acIttiD  et  rêaclion  et  cfu  choc  de'ces  intérêts  opposé»  doit 


PBEMIER 
ladépoHlioii  des  témoins,  en  quelquenombrc 
'     's  poids  qu'après  leur  confrontation.  £' 

turetlement  sorlir  aux  yeux  du  juge  la  lumière  de  la  vérité  : 
est  du  moins  le  meilleur  moyen  qui  soit  en  sa  puissance,  Mais  n 
l'un  de  ces  intérêts  agit  seul  avec  toute  sa  force,  et  que  le  contr»i 

Eoids  de  l'autre  manque,  comment  l'équilibre  restera-t-il  d       *  ~ 
alance?  Le  juge,  que  je  veux  supposer  tranquille  ,  împa 
uniquement  animé  de  l'amour  de  la  justice,  qui 
'inspire  pas  de  grands  efforts  pot 
■  'fl .-_!.; „'i. 


inds  efforts 
■'assurera-t-il  d  avoir  bien  pes 
pénétré  par  lui  seul  tous  les  artifices  de  l'accusateur,  d'avoir  bi 


i 'intérêt  d^autrui  , 
e  pour  et  le  contre  , 


démêlé  des  faits  eiactemeut  vrais  ceux  qu'il  controi: 

tère  ,  qu'il  colore  k  sa  fantaisie  ,  d'avoir  même  dev 

tait  et  qui  changent  l'eflet  de  ceui  qu'il  expose?  Quel  est  rboinni 

audacieux  qui ,  non  moins  sur  de  sa  pénéf 

s'ose  donner  pour  ce  juge-là  ?  11  faut ,  poi, 

confiance  un  devoir  si  téméraire,  qu'il  se 


irfailemei! 


Que  serait-ce  si,  au  lieu  de  supposer  ici  un  juge  parfai 
intègre  et  sans  passion  ,  je  le  supposais  animé  d'un  désir  si 
trouver  l'accuse  coupable  ,  et  ne  cherchant  que  des  moyens  ptaUF 
sibles  de  justifier  sa  partialité  à  ses  propres  yeux  ? 

Cette  seconde  supposition  pourrait  avoir  plus  d'une  applicatio) 
dans  te  cas  particulier  qui  nous  occupe;  mais  n'en  cherchons  poial 
d'autre  que  la  célébrité  d'un  auteur  dont  les  succès  passes  bleatc 
l'amour-pronre  de  ceux  qui  n'en  peuvent  obtenir  de  pareilt.  !l  . 
applaudit  à  la  gloire  d'un  homme  qu'il  n'a  nul  espoir  d'offtisqacï 
qui  travaillerait  bien  vite  a  lui  faire  paver  cher  l'éclat  qu'il  p 
avoir  de  plus  que  lui ,  pour  peu  qu'il  vrt  de  jour  k  y  réussir.  F 
qu'un  homme  a  eu  le  malheur  de  se  distinguer  à  certain  poi 
moins  qu'il  ne  se  fasse  craindre  ou  qu'il  ne  tienne  à  qu 
parti  ,  il  ne  doit  plus  compter  sur  l'équité  des  autres  à  sonéj 
et  ce  sera  beaucoup  si  ceux  mêmes  qui  sont  plus  célèbres  ol. 
pardonnent  la  petite  portion  qu'il  a  du  bruit  qu'ils  voudra 


n  de  plus.  Je  ne  veux  parler  ic 
que  le  viens  de  vous  dire  ur 
e  tais.  En  attendant,  v 


faire  tout 

Je  n'ajouterai 
son.  Cherchée  à 
elle  soil  conlenle.  et  je 
sion.  Il  est  toujours  injuste  et 
qu'il  Boit  sans  vouloir  l'eulendi 
homme  qui  a  fait  du  bruit  di 

juge  sans  l'entendre  ,  mais  se  cache  de  lui  pour  le  juger,  qot 
que  prétexte  spécieux  qu'il  allègue,  et  filt-il  vraiment  juste 
vertueux ,  fili-i!  un  ange  sur  la  terre  ,  qu'il  rentre  '  ' 


qu'à  votre  n 
B  réponse  doi 

r  un  accusé  t 


même,  l'iniquité, 


s  qu  II 


1  doute  ,  est  cachée  : 


tllranger,  sans  parens ,  sans  appui ,  seul  ,  abandonné 
trahi  du  plus  grand  nombre  ,  Jean-Jacques  est  dans  U 


ibandonné  de  tow 
pire  { 


F- 


DIALOGUE.  53 

sttion  oix  Ton  puisse  être  pour  être  jugé  équitabl<?ment.  Ce- 
pendant y  dans  tes  jugemens  sans  appel  qui  le  condamnent  à  Tin- 
iamie ,  qui  est-ce  qui  a  pris  sa  défense  et  parlé  pour  lui  ?  Qui 
est-ce  qui  s'est  donné  la  peine  d'examiner  1  accusation  ,  les  ac- 
cusateurs ,  les  preuves  y  avec  ce  zële  et  ce  soin  que  peut  seul  ins- 
pirer l'intérêt  de  soi-même  ou  de  son  plus  intime  ami  ? 

Le  Fr.  Mais  vou»-même  ,  qui  vouliez  si  fort  être  le  sien  , 
n'avez-vous  pas  été  réduit  au  silence  par  les  preuves  dont  j'étais 
armé? 

Rocss.  Avais-je  les  lumières  nécessaires  pour  les  apprécier 
et  distinguer  à  travers  tant  de  trames  obscures  les  fausses  cou- 
leurs qu  on  a  pu  leur  donner  ?  Suis-je  au  fait  des  détails  qu'il 
faudrait  connaître  ?  Puis-je  deviner  les  éclaircissemens  y  les  ob- 
jections ,  les  solutions  que  pourrait  donner  l'accusé  sur  des  faits 
dont  lui  seul  est  assez  instruit?  D'un  mot  peut-être  il  eût  levé 
des  voiles  impénétrables  aux  yeux  de  tout  autre ,  et  jeté  du  jour 
sur  des  manœuvres  que  nul  mortel  ne  débrouillera  jamais.  Je 
me  suis  rendu  ,  non  parce  que  j'étais  réduit  au  silence ,  mais 
parce  que  je  l'y  croyais  réduit  lui-même.  Je  n*ai  rien  ,  je  Tavouc, 
à  répondre  à  vos  preuves.  Mais  si  vous  étiez  isolé  sur  la  terre  ^ 
sans  défense  et  sans  défenseur  ,  et  depuis  vingt  ans  en  proie  à  vos 
ennemis  comme  Jean-Jacques  ,  on  pourrait  sans  peine  me  prou- 
ver de  vous  en  secret  ce  que  vous  m  av< 


que  vous  m  avez  prouvé  de  lui ,  sans  que 


fois  qu'on  a  violé  si  ouvertement ,  si  publiquement ,  la  première 
et  la  plus  sainte  des  lois  sociales ,  celle  sans  laquelle  il  n'y  a  plus 
de  sûreté  pour  l'innocence  parmi  les  hommes.  Quoi  qu'on  rn 
puisse  dire  y  il  est  faux  qu'une  violation  si  criminelle  puisse  avoir 
jamais  pour  motif  l'intérêt  de  l'accusé  ;  il  n'y  a  que  celui  des  ac- 
i  cosateurs  y  et  même  un  intérêt  très-pressant ,  qui  puisse  les  y  dé- 
i^  terminer  ,  et  il  n'y  a  que  la  passion  des  juges  qui  puisse  les  faire 
passer  outre  malgré  l'infraction  de  cette  loi.  Jamais  ils  ne  souffri- 
raient cette  infraction ,  s'ils  redoutaient  d'être  injustes.  Non  ,  il 
n'y  a  point ,  je  ne  dis  pas  de  juge  éclairé ,  mais  d'nomme  de  bon 
sens ,  qui ,  sur  les  mesures  prises  avec  tant  d'inquiétude  et  de  soin 
pour  cacher  à  l'accusé  l'accusation  ,  les  témoins  ,  les  preuves  , 
ne  sente  que  tout  cela  ne  peut  dans  aucun  cas  possible  s'expli- 
quer raisonnablement  que  par  l'imposture  de  l'accusateur. 

Vous  demandez  néanmoins  quel  inconvénient  il  y  aurait , 
quand  le  crime  est  évident ,  à  rouer  l'accusé  sans  l'entendre.  Et 
moi  je  vous  demande  en  réponse  quel  est  l'homme  ,  quel^  est  le 
^  jii^  assez  hardi  pour  oser  condamner  à  mort  un  accusé  con- 
•  vaincu  selon  toutes  les  formes  judiciaires  ,  après  tant  d'exemples 
funestes  d'innocens  bien  interrogés  ,  bien  entendus ,  bien  con- 
frontés ,  bien  jugés  selon  toutes  les  formes  ,  et ,  sur  une  évidence 
prétendue ,  mis  à  mort  avec  la  plus  grande  confiance  pour  de* 
:rimes  qu'ils  n'avaient  point  commis.  Vous  demandez  quel  in- 


54  PREMIER 

conve'nient  il  v  aurait,  quand  le 
l'accusé  sa  m  1  entendre.   Je 


lient ,  1  rom 

ids  que  votre  supposition  ( 

,  parce  que  l'évidefH 


1  accuse  s 

impossible  et  contradictoire 

du  crime  consiste  essentiellement  dnns  la  conviction  de  l'accus^jl 
et  que  toute  autre  évidence  ou  notoriété  peut  ^Ire  fausse  , 
soire  ,  et  causer  le  supplice  d'un  innocent.  En  faut-il  confi 
les  raisons  par  des  exemples  ?  Par  malheur ,  ils  ne  nous  r 
queronl  pas.  En  voici  un  tout  récent  lire  de  la  gazette  de  Leyde,J 
et.  qui  mérite  d'être  cîlé,  LIti  liomme  accusé  dans  un  tribunall 
d'Angleierre  d'un  délit  notoire  ,  attesté  par  un  témoignage  pu^^ 
Llic  et  unanime,  se  défendit  par  uu  a/ibi  bien  singulier.  Il 
tint  et  prouva  que ,  le  m^iue  jour  et  à  la  même  heure  o 
l'avait  vu  commettre  le  crime  ,  il  était  eu  personne  occupé  i  s 
défendre  deianl  un  autre  tribunal ,  et  dans  une  autre  ville 
d'une  accusation  tonte  semblable.  Ce  fait,  non  moins  parfaite— V 
l  attesté  ,  mit  les  juges  dans  un  étrange  embarras.   A  fore" 


de  recherches  et  d'enquêtes  ,  dont  a 


accusé  avaient  étti 
mais  si  semblable  au  premie 
qu'on  avait  constamment  pt 
n'eût  point  découvert  si  ,  si. 
fàl  pressé  d'eipédier  cet  ho: 
voyez  comment,  cet  usage  l 
vie  à  mettre  un  habit  d'une 
Autre  article  encore  plus 
du  3i  octobre  1774.  "lin 
»  Londres,  allait      '  '    ' 


ntin  ( 


irément  on  ne  se  serait  paffj 
les  délits  attribut'    ' 
e  homme  moins  cDDni»]A 
de  ligure,  et  de  traits^ 


r  l'a 


re.  Voilà 


r  celle  prétendue  notoriété  ,  on  s 
nme  sans  daigner  l'écouter  ;  et  von 
ne  (bis  admis,  il  pourrait  aller  de  la| 
couleur  plutôt  que  d'une  autre, 
récent  tiré  de  la  gazette  de  Francel 
lettres  dftT 
lupplice  ,  et  il  était  déjà  suij 


l'êchafand  ,  quand  un  spectateur,  perçant  la  foule,  cri>  dd 
»  suspendre  l'exécution  ,  et  se  déclara  l'auleur  du  crime  pot^ 
»  lequel  cet  infortuné  avait  été  condamné  ,  ajoutant  que  s 
»  conscience  troublée  (cet  homme  apparemment  n'était  pdl 
»  philosophe)  ne  lui  nermellait  pas  en  ce  moment  de  sauver  iâ 
M  vie  aui  dépens  de  1  innocent.  Après  une  nouvelle  instructioi^ 
"  de  l'affaire,  le  condamné,  continue  l'article,  a  été  renvoj 
»  absous ,  et  le  roi  a  cru  devoir  faire  grâce  au  coupable 
■'  veur  de  sa  générosité.  ■.  Vous  n'avez  pas  besoin,  je  crois, 
mes  réflexions  sur  cette  noiivelU-  instruction  de  l'alfaire  et  sur 
première  en  vertu  de  laquelle  l'innocent  avait  été  condamné  1 

Vous  aveï  sans  doute  ouï  parler  de  cet  antre  jugement  0 
sur  la  prétendue  évidence  du  crime ,  onze  pairs  ayant  condamna 
I  accusé)  le  doutième  aima  mieux  s'exposer  à  mourir  de  faim 
avec  ses  collègues  que  de  joindre  sa  voix  aux  leurs;  et  ceUvj 
comme  ill'avona  dans  la  suite,  parce  qu'il  avait  lui-même  C 
mis  le  crime  dont  l'autre  paraissait  évidemment  coupable-  Ce^ 
exemples  sont  plus  frcquens  en  Angleterre  ,  oii  les  procédi      "' 
rj-iminelles  se  font  publiquement ,  au  lieu   qu'en  France, 
tout  ae  passe  dans  le  pluf  efirayant  mystère  ,  les  faibles  soi 


DIALOGUE.  55 

livrés  sans  scandale  aax  yengeailces  des  puîs^ans  ;  et  tes  procé- 
dures j  toujours  ignorées  du  public  ou  falsifiées  pour  le  trom- 
per ,  restent  ainsi  que  l'erreur  ou  l'iniquité  des  juges  dans  un 
secret  étemel ,  à  moins  que  quelque  événement  extraordinaire 
ne  les  en  tire. 

Cen  est  un  de  cette  espèce  qui  me  rtfppelle  chaque  jour  ces 
idées  à  mon  réveil.  Tous  les  matins  avant  le  jour,  la  Messe  de 
la  pie  ,  que  j'entends  sonner  à  Saint-Eustacne  ,  me  semble  un 
avertissement  bien  solennel  aux  juges  et  à  tous  les  hommes 
d'avoir  une  confiance  moins  téméraire  en  leurs  lumières  ,  d'op- 
primer et  mépriser  moins  la  faiblesse  ,  de  croire  un  peu  plus  U 
l'innocence  ,  d'y  prendre  un  peu  plus  d'intérêt ,  de  ménager  un 
peu  plus  la  vie  et  l'honneur  de  leurs  semblables  ,  et  enfin  de 
craindre  quelquefois  que  trop  d'ardeur  à  punir  les  crimes  ne 
leur  en  fasse  commettre  à  eux-mêmes  de  bien  affreux.  Que  la 
singularité  des  cas  que  je  viens  de  citer  les  rende  uniques  cnacun 
dans  son  espèce ,  qu'on  lél  dispute  ,  qu'on  les  nie  enfin  si  l'on 
veut ,  combien  d'autres  cas  non  moins  imprévus ,  non  moins 
possibles ,  peuvent  être  aussi  singuliers  dans  la  leur?  Oii  est  ce- 
lui qui  sait  déterminer  avec  certitude  tous  les  cas  oii  les  hommes  y 
abusés  par  de  fausses  apparences ,  peuvent  prendre  l'imposture 
pour  l'évidence ,  et  l'erreur  pour  la  vérité?  ^uel  est  l'audacieux 
qui ,  lorsqu'il  s'agit  de  juger  capitalement  un  homme,  passe  en 
avant  et  le  condamne  sans  avoir  pris  toutes  les  précautions  pos- 
sibles pour  se  garantir  des  pièges  du  mensonge  et  des  illusions 
de  l'erreur?  Quel  est  le  juge  barbare  qui,  refusant  ht  l'accusé  la 
déclaration  de  son  crime  ,  le  dépouille  du  droit  sacré  d'être 
entendu  dans  sa  défense  ,  droit  qui  ,  loin  de  le  garantir  d'être 
convaincu ,  $i  l'évidence  est  telle  qu'on  la  suppose,  très-souvent 


que 

abondent  en  précautions  superflues  pour  la  sûreté  de  l'inno- 
cence ?  Eh  î  qui  ne  sait ,  au  contraire  ,  que  ,  loin  de  s^y  soucier 
de  savoir  si  un  accusé  est  innocent  et  de  cliercher  à  le  trouver 
'     tel ,  on   ne  s-'y  occupe  au  contraire  qu'à  tâcher  de  le  trouver 
coupable  à  tout  prix  ,  et  qu'à  lui  ôter  pour  sa  défense  tous  les 
moyens  qui  ne  lui  sont  pas  formellement  accordés  par  la  loi  , 
!    tellement  que  si ,   dans  quelque  cas  singulier  ,   il  se  trouve  une 
t   circonstance  essentielle  qu'elle  n'ait  pas  prévue  ,  c'est  au  prévenu 
;    d*expier ,  quoique  innocent ,  cet  oubli  par  son  supplice?  Ignorez- 
vous  que  ce  qui  flatte  le  plus  les  juges  est  d'avoir  des  victimes  à 
tourmenter ,  qu'ils  aimeraient  mieux  faire  périr  cent  innocens 
que  de  laisser  échapper  un  coupable  ,  et  que ,  s'ils  pouvaient 
trouver  de  quoi  condamner  un  homme  dans  toutes  les  formes  , 


i 


•;. 


5fi  PREMIER 

qu'ils  s'étaient  promise ,  et  n'épargnent  rien  de  ce  qu'ils  peuvent 
faire  impunément  pour  que  ce  malheur  ne  leur  arrive  pas. 
Grandier ,  Calas  y  Langlade  ,  et  cent  autres  ont  fait  du  bruit 
par  des  circonstances  fortuites;  mais  quelle  foule  d'infortunés 
sont  les  victimes  de  l'erreur  ou  de  la  cruauté  des  juges ,  sans 
que  l'innocence  étouffée  sous  des  monceaux  de  procéaures  vienne 
jamais  au  grand  jour,  ou  n'y  vienne  que  par  hasard  ,  long^ 
temps  après  la  mort  des  accuses  ,  et  lorsque  personne  ne  prend 

Î>lus  d'intérêt  à  leur  sort  ?  Tout  nous  montre  ou  nous  fait  sentir 
'insuffisance  des  lois  et  l'indifférence  des  juges  pour  la  protection 
des  innocens  accusés  ,  déjà  punis  avant  le  jugement  par  les  ri- 
gueurs du  cachot  et  des  fers ,  et  ë  qui  souvent  on  arrache  à  force 
de  tourmens  l'aveu  des  crimes  qu'ils  n'ont  pas  commis.  Et  vous , 
comme  si  les  formes  établies  et  trop  souvent  inutiles  étaient  en- 
core superQues  ,  vous  demandez  quel  inconvénient  il  y  aurait , 
quand  le  crime  est  évident ,  à  rouer  l'accusé  sans  l'entendre  ! 
Allez ,  monsieur ,  cette  question  n'avait  besoin  de  ma  part 
d'aucune  réponse  ;  et  si  ,  quand  vous  la  faisiez ,  elle  eût  été 
sérieuse,  les  murmures  de  votre  cœur  y  auraient  assez  répondu. 

Mais  si  jamais  cette  forme  si  sacrée  et  si  nécessaire  pouvait 
t'tre  omise  à  l'égard  de  quelque  scélérat  reconnu  tel  de  tous 
les  temps  ,  et  jugé  par  la  voix  publique  avant  qu'on  lui  imputât 
aucun  lait  particulier  dont  il  eût  à  se  défendre  ,  que  puis— je 
penser  de  la  voir  écartée  avec  tant  de  sollicitude  et  de  vigilance 
du  jugement  du  monde  oii  elle  était  le  plus  indispensable ,  de 
celui  d'un  homme  accusé  tout  d'un  coup  d'être  un  monstre 
abominable  ,  après  avoir  joui  quarante  ans  de  l'estime  publique 
ot  de  la  bienveillance  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu.  Est-il  na- 
turel, est-il  raisonnable,  est-il  juste  ,  de  choisir  seul ,  pour 
refuser  de  l'entendre ,  celui  qu'il  faudrait  entendre  par  préfé- 
rence quand  on  se  permettrait  de  négliger  pour  d'autres  une 
aussi  sainte  formalité?  Je  ne  puis  vous  cacher  qu'une  sécurité  si 
cruelle  cl  si  téméraire  me  déplaît  et  me  choque  dans  ceux  qui 
sV  livrent  avec  tant  de  confiance  ,  pour  ne  pas  dire  avec  tant 
de  plaisir.  Si  dans  l'année  1751  quelqu'un  eût  prédit  cette  légère 
et  dédaigneuse  façon  de  juger  un  homme  alors  si  universelle- 
ment estimé ,  personne  ne  l'eût  pu  croire  ;  et  si  le  public  re- 
gardait de  sang-froid  le  chemin  qu'on  lui  a  fait  faire  pour 
l'amener  par  degrés  à  cette  étrange  persuasion  ,  il  serait  étonne 
lui-même  de  voir  les  sentiers  tortueux  et  ténébreux  par  lesquels  on 
l'a  conduit  insensiblement  jusque-là  sans  qu'il  s*en  soit  aperçu. 

Vous  dites  que  les  précautions  prescrites  par  le  bon  sens  et 
réquité  avec  les  hommes  ordinaires  sont  superflues  avec  un  pa- 
reil monstre  ,  qu'ayant  foulé  aux  pieds  toute  justice  et  toute 
humanité  ,  il  est  indigne  qu'on  s'assujettisse  en  sa  faveur  aux 
règles  qu'elles  inspirent ,  que  la  multitude  et  Ténormité  de  ses 
crimes  est  telle  que  la  conviction  de  chacun  en  particulier  en- 
traînerait dans  des  discussions  immenses  que  Tévidence  de  tous 
icnd  superflues. 


9 


DlAL()r.L  J-.  > 

Quoi  !  parce  que  tous  me  forgez  un  monstre  tel  qu*i1  n*en 
exista  jamais,  vous  voulez  vous  dispenser  de  la  preuve  qui  met 
le  sceau  à  toutes  les  autres  !  Mais  qui  jamais  a  prétendu  que 
Tabsurdité  d'un  fait  lui  servit  de  preuve,  et  qu  il  suffit  pour 
en  établir  la  vérité  de  montrer  qu'il  est  incroyable  ?  Quelle 
porte  large  et  facile  vous  ouvrez  à  la  calomnie  et  à  l'imposture  , 
si,  pour  avoir  droit  de  juger  définitivement  un  homme  à  son 
insu  et  en  se  cachant  de  lui ,  il  suffit  de  multiplier ,  de  charger 
les  accusations ,  de  les  rendre  noires  jusqu'à  faire  horreur  ,  en 
sorte  que  moins  elles  seront  vraisemblables ,  et  plus  on  devra 
leur  a]outer  de  foi.  Je  ne  doute  point  qu'un  homme  coupable 
d*un  crime  ne  soit  capable  de  cent  ;  mais  ce  que  je  sais  mieux 
encore ,  c'est  qu'un  homme  accusé  de  cent  crimes  peut  n'être 
coupable  d'aucun.  Entasser  les  accusations  n'est  pas  convaincre 
et  n'en  saurait  dispenser.  La  même  raison  qui ,  selon  vous , 
rend  sa  conviction  superflue  en  est  une  de  plus,  selon  moi ,  pour 
la  rendre  indispensaolc.  Pour  sauver  l'embarras  de  tant  de 
preuves  ,  je  n'en  demande  qu'une,  mais  je  la  veux  authentique, 
invincible  ,  et  dans  toutes  les  formes  ;  c'est  celle  du  premier 
délit  qui  a  rendu  tous  les  autres  croyables.  Celui-là  bien  prouvé , 
je  crois  tous  les  autres  sans  preuves  ;  mais  jamais  l'accusation  de 
cent  mille  autres  ne  suppléera  dans  mon  esprit  à  la  preuve  juri- 
dique de  celui-là. 

Le  Fr.  Vous  avez  raison  :  mais  prenez  mieux  ma  pensée  et 
celle  de  nos  messieurs.  Ce  n'est  pas  tant  à  la  multitude  des 
crimes  de  Jean-Jacques  qu'ils  ont  fait  attention  qu'à  son  ca- 
ractère affreux  découvert  enfin ,  quoique  tard  ,  et  maintenant 
généralement  reconnu.  Tous  ceux  qui  l'ont  vu,  suivi ,  examiné 
avec  le  plus  de  soin ,  s'accordent  sur  cet  article  et  le  reconnaissent 
unanimement  pour  être ,  comme  disait  trrs-bien  son  vertueux 
patron  ,  monsieur  Hume,  la  houle  de  Tespcce  humaine  et  iiii 
monstre  de  méchanceté.  LVxarte  et  régulière  discussion  des  faits 
de\'ient  superflue  quand  il  n'en  résulte  que  ce  qu'on  sait  déjà  sans 
eux.  Quand  Jean-Jacques  n^aurait  commis  aucun  crin^e,  il  n*en 
serait  pas  moins  capable  de  tous.  On  ne  le  punit  ni  d'un  délit  ni 
d'un  autre  ,  mais  on  Tabliorre  comme  les  couvant  tous  dans  son 
cœur.  Je  ne  vois  rien  là  que  de  juste.  L'horreur  et  l'aversion  des 
hommes  est  due  au  méchant  qu'ils  laissent  vivre  quand  leur  clé- 
mence les  porte  à  l'épargner. 

Rocss.  Après  nos  precédens  entretiens ,  je  ne  m'attendais  pas 
à  cette  distinction  nouvelle.  Pour  le  juger  par  son  caractère  ,  in- 
dépendamment des  faits,  il  faudrait  que  je  comprisse  comment, 
indépendamment  de  ces  mêmes  faits  ,  on  a  si  subitement  et  si 
sûrement  reconnu  ce  caractère.  Quand  je  songe  que  ce  monstre 
a  vécu  quarante  ans  généralement  estimé  et  bien  voulu ,  sans 
qu'on  se  soit  douté  de  son  mauvais  naturel ,  sans  que  personne  ait 
eu  le  moindre  soupçon  de  ses  crimes  ,  je  ne  puis  comprendre 
comment  tout  à  coup  ces  deux  choses  ont  pu  devenir  si  évidentes , 
et  j(?  comprends  encore  moins  que  l'une  ait  pu  Têtresans  l'untrc 


58  PREMIER 

Ajoutons  que  ces  découvertes  ayant  été  faites  conjointement  et 
tout  d'un  coup  par  la  même  personne,  elle  a  di\  nécessairement 
commencer  par  articuler  des  faits  pour  fonder  des  jugemens  si 
nouveaux ,  si  contraires  à  ceux  qu'on  avait  portés  jusqu  alors;  et 
quelle  confiance  pourrais-je  autrement  prendre  à  des  apparences  ^ 
vagues  ,  incertaines,  souvent  trompeuses,  qui  n'auraient  rien  de 
précis  que  Ton  pût  articuler?  Si  vous  voyez  la  possibilité  qu'il  ait 
passé  quarante  ans  pour  honnête  homme  sans  Fétre ,  je  vois  bien 
mieux  encore  celle  qu'il  passe  depuis  dix  ans  ,  h  tort,  pour  un 
scélérat  :  car  il  y  a  uansces  deux  opinions  cette  différence  essen- 
tielle que  jadis  on  le  jugeait  équitaolement  et  sans  partialité ,  et 
qu'on  ne  le  juge  plus  qu'avec  passion  et  prévention. 

Le  Fr.  Eh  !  c'est  pour  cela  justement  qu'on  s'y  trompait  jadis 
et  qu'on  ne  s'y  trompe  plus  aujourd'hui,  qu'on  y  regarde  avec 
moins  d'indifférence.  Y ous  me  rappelez  ce  que  j'avais  à  répondre 
à  ces  deux  êtres  si  différens ,  si  contradictoires,  dans  lesquels  vous 
l'avez  ci-devant  divisé.  Son  hypocrisie  a  long-temps  abusé  les 
hommes ,  parce  qu'ils  s'en  tenaient  aux  apparences  et  n'y  regar- 
daient pas  de  si  près;  mais ,  depuis  qu'on  s  est  mis  à  l'épier  avec 
plus  de  soin  et  à  le  mieux  examiner  ,  on  a  bientôt  découvert  la 
forfanterie  :  tout  son  faste  moral  a  disparu  ,  son  affreux  carac- 
tère a  percé  de  toutes  parts.  Les  gens  même  qui  l'ont  connu  ja- 
dis, qui  l'aimaient,  qui  rcstimaient,  parce  qu'ils  étaient  ses 
dupes  ,  rougissent  aujourd'hui  de  leur  ancienne  bêtise ,  et  ne  com- 
prennent pas  comment  d'aussi  grossiers  artifices  ont  pu  les  abuser 
si  long-temps.  On  voit  avec  la  dernière  clarté  que ,  différent  de 
ce  qu  il  parut  alors  parce  que  l'illusion  s'est  dissipée ,  il  est  te  même 
qu'il  fut  toujours. 

Rouss.  Voilà  de  quoi  je  ne  doute  point.  Mais  qu'autrefois  on 
fût  dans  l'erreur  sur  son  compte  et  qu'on  n'y  soit  plus  aujour- 
d'hui ,  c'ost  ce  qiii  ne  me  parait  pas  aussi  clair  qu'à  vous.  Il  est 


plus  difficile  que  vous  ne  seinblcz  le  croire  de  voir  exactement 
tel  qu'il  est  un  homme  dont  on  a  d'avance  une  opinion  décidée  , 
soit  en  bien  soit  en  mal.  On  applique  à  tout  ce  qu'il  fait',  à  tout 
ce  qu'il  dit ,  l'idée  qu'on  s'est  formée  de  lui.  Chacun  voit  et  admet 
tout  ce  qui  confirme  son  jugement ,  rejette  ou  explique  à  sa  mode 
tout  ce  qui  le  contrarie.  Tous  ses  mouvemens,  ses  regards,  ses 
gestes  sont  interprétés  selon  cette  idée  :  on  y  rapporte  ce  qui  s*y 
rapporte  le  moins.  Les  mêmes  choses  que  mille  autres  disent  ou 
font,  et  qu'on  dit  ou  fait  soi-même  indifféremment,  prennent  un 
sens  mystérieux  dès  qu'elles  viennent  de  lui.  On  veut  deviner ,  on 
veut  être  pénétrant;  c'est  le  jeu  naturel  de  l'amour-propre  :  on 
voit  ce  qu  on  croit  et  non  pas  ce  qu'on  voit.  On  explique  tout  se- 
lon le  préjugé  qu'on  a  ,  et  Ton  ne  se  console  de  1  erreur  oii  l'on 
pense  avoir  été  qu'en  se  persuadant  que  c'est  faute  d'attention  , 
non  de  pénétration  qu'on  y  est  tombé.  Tout  cela  est  si  vrai  que 
si  deux  nommes  ont  d'un  troisième  des  opinions  opposées ,  cette 
•  même  opposition  régnera  dans  les  observations  qu'ils  feront  sur 
lui.  L'un  verra  blanc  et  l'autre  coir^  l'un  trouvera  des  vertus, 


DIALOGUE.  Sç) 

l'autre  des  vîces  ,  dans  les  actes  les  plus  îndîfierens  qui  viendront 
de  lui;  et  chacun,  à  force  d'interprétations  subtiles,  prouvera 
que  c'est  lui  qui  a  bien  vu.  Le  même  objet  regardé  en  différens 
temps  avec  des  yeux  différemment  affectes  nous  fait  des  impres- 
sions très-différentes,  et  même,  en  convenant  que  l'erreur  vient 
de  notre  organe,  on  peut  s'abuser  encore  en  concluant  qu'on  se 
trompait  autrefois ,  tandis  que  c'est  peut-être  aujourd'hui  qu'on 
se  trompe.  Tout  ceci  serait  vrai  quand  on  n'aurait  que  l'erreur 
despréjueésà  craindre.  Que  serait-ce  si  le  prestige  des  passions 
s'y  joignait  encore  ;  si  decharitables  interprètes,  toujours  alertes  , 
allaient  sans  cesse  au-devant  de  toutes  les  idées  favorables  qu'on 
pourrait  tirer  de  ses  propres  observations  pour  tout  défigurer , 
tout  noircir,  tout  empoisonner?  On  sait  à  quel  point  la  haine 
fascine  les  yeux.  Qui  est-ce  qui  sait  voir  âes  vertus  dans  Tobjet 
de  son  aversion  ?  qui  est-ce  qui  ne  voit  pas  le  mal  dans  tout  ce 
qui  part  d'un  homme  odieux?  On  cherche  toujours  à  se  justifier 
ses  propres  sentimens;  c'est  encore  une  disposition  très-naturelle. 
On  s'enorce  à  trouver  haïssable  ce  qu'on  hait  ;  et  s'il  est  vrai  que 
l'homme  prévenu  voit  ce  qu'il  croit,  il  l'est  bien  plus  encore  que 
l'homme  passionné  voit  ce  qu'il  désire.  La  différence  est  donc  ici 
que  voyant  jadis  Jean-Jacques  sans  intérêt  on  le  jugeait  sans  par- 
tialité ,  et  qu'aujourd'hui  la  prévention  et  la  haine  ne  permettent 
plus  de  voir  en  lui  que  ce  qu'on  veut  y  trouver.  Auxquels  donc , 
à  votre  avis,  des  anciens  ou  des  nouveaux  jugemens  le  préjugé 
de  la  raison  doit-il  donner  plus  d'autorité? 

S'il  est  impossible ,  comme  je  crois  vous  l'avoir  prouvé ,  cjue 
la  connaissance  certaine  de  la  vérité ,  et  beaucoup  moins  l'évi- 
dence ,  résulte  de  la  méthode  qu'on  a  prise  pour  juger  Jean- 
Jacques  ;  si  l'on  a  évité  à  dessein  les  vrais  moyens  de  porter  sur 
son  compte  un  jugement  impartial ,  infaillible,  éclairé,  il  s'en- 
suit que  sa  condamnation ,  si  hautement,  si  fièrement  prononcée, 
est  non-seulement  arrogante  et  téméraire,  mais  violemment  sus- 
pecte de  la  plus  noire  iniquité;  d'oii  je  conclus  que  ,  n'ayant  nul 
droit  de  le  juger  clandestinement  comme  on  a  fait,  on  n'a  pas 
non  plus  celui  de  lui  faire  grâce  ,  puisque  la  grâce  d'un  criminel 
n'est  que  l'exemption  d'une  peine  encourue  et  juridiquement  in- 
fligée. Ainsi  la  clémence  dont  vos  messieurs  se  vantent  à  son 
égard  ,  quand  m<*me  ils  useraient  envers  lui  d'une  bienfaisance 
réelle,  est  trompeuse  et  fausse  :  et ,  quand  ils  comptent  pour  un 
bienfait  le  mal  mérité  dont  ils  disent  exempter  sa  personne,  ils  en 
imposent  et  mentent ,  puisqu'ils  ne  l'ont  convaincu  d'aucun  acte 
punissable;  qu'un  innocent  ne  méritant  aucun  châtiment  n'a  pas 
Besoin  de  grâce ,  et  qu'un  pareil  mot  n'est  qu'un  outrage  pour 
lui.  Ils  sont  donc  doublement  injustes  ,  en  ce  qu'ils  se  font  un 
mérite  envers  lui  d'une  générosité  qu'ils  n'ont  point ,  et  en  ce 
qu'ils  ne  feignent  d'épargner  sa  personne  qu'afin  d'outrager  im- 
punément son  honneur. 

Venons,  pour  le  sentir,  à  cette  grâce  sur  laquelle  vous  insistez 
si  fort ,  et  voyons  en  quoi  donc  elle  consiste.  A  traîner  celui  qui 


f,o  ^  PREMIER 


la  reçoit  d*opprobre  en  opprobre  et  de  misère  en  misère  ,  sans 
]ui  laisser  aucun  moyen  possible  de  s'en  garantir.  Connaissez- 
vous  ,  pour  un  cœur  d'homme ,  de  peine  aussi  cruelle  qu'une  pa- 
reille grâce?  Je  m'en  rapporte  au  tableau  tracé  paryous-méme. 
Quoi  !  c'est  par  bonté  j  par  commisération,  par  bienveillance  > 


qi      .  .  .  .  

tout  vivant?  S'il  se  pouvait  que  nous  eussions  à  subir,  vous 
moi,  le  dernier  supplice,  voudrions-nous  l'éviter  au  prix  d'une 
pareille  grâce?  voudrions-nous  de  la  vie  à  condition  ge  la  passer 
ainsi?  Non,  sans  doute;  il  n'y  a  point  de  tourment,  pomt  de 
supplice  que  nous  ne  préférassions  à  celui-là,  et  la  plus  doulou- 
reuse fm  ae  nos  maux  nous  paraîtrait  désirable  et  douce  plutôt 
que 
ont 
famj 
ce  n^est  point  accorder  la  yie  que  de  la  rendre  pire  que 

Le  Fr.  Vous  voyez  que  notre  homme  n'en  pense  pas  ainsi , 

Suisqu'au  milieu  de  tout  son  opprobre  il  ne  laisse  pas  ae  vivre  et 
e  se  porter  mieux  qu'il  n'a  jamais  fait.  Il  ne  faut  pas  juger  des 


qu 

la  honte  ,  y  sont  dans  leur  élément.  Le  mépris  n'affecte  guère  ce- 
lui qui  s'en  sent  digne  :  c'est  un  jugement  auquel  son  propre 
cœur  l'a  déjà  tout  accoutumé. 

Rouss.  L'interprétation  de  cette  tranquillité  stoïque  au  milieu 
des  outrages  dépend  du  jugement  déîà  porté  sur  celui  qui  les  en- 
dure. Ainsi  ce  n'est  pas  sur  ce  sang-troid  qu'il  convient  de  juger 
rhomme,  mais  c'est  par  l'homme,  au  contraire,  qu'il  faut  ap- 
précier le  sang-froid.  Pour  moi  je  ne  vois  point  comment  l'im- 
pénétrable dissimulation ,  la  profonde  hypocrisie  que  vous  avez 
prêtée  à  celui-ci  s'accorde  a\'ec  cette  abjection  presque  incroyable 
dont  vous  faites  ici  son  élément  naturel.  Comment,  monsieur, 
nn  homme  si  haut,  si  fier,  si  orgueilleux ,  qui ,  plein  de  génie 
et  de  feu  ,  a  pu,  selon  vous,  se  contenir  et  garder  quarante  ans 
le  silence  pour  étonner  l'Europe  de  la  vigueur  de  sa  plume;  un 
homme  qui  met  à  un  si  haut  prix  l'opinion  des  autres  ciu'il  a  tout 
sacrifié  à  une  fausse  affectation  de  vertu ,  un  homme  dont  l'am- 
bitieux amour-propre  voulait  remplir  tout  l'univers  de  sa  gloire  , 
éblouir  tous  ses  contemporains  de  l'éclat  de  ses  talens  et  de  ses 
vertus ,  fouler  à  ses  pieds  tous  les  préjugés ,  braver  toutes  les  puis- 
sances ,  et  se  faire  admirer  par  son  intrépidité  :  ce  même  homme, 
à  présent  insensible  à  tant  d'indignités  ,  s'abreuve  à  longs  traits 
d'ignominie  et  se  repose  mollement  dans  la  fange  comme  dans 
son  élément  naturel  :  De  grâce  ,  mettez  plus  d'accord  dans  vos 
idées ,  ou  veuillez  m'expliquer  comment  cette  brute  insensibilité 
peut  exister  dans  une  ame  capable  d'une  telle  effervescence.  Les 


DIALOGUE. 
pSlncei  aBecl«nt  laus  les  liommcs,  mais  beaucoup  plus 
'n  merileut  et  i|ui  u'ont  puint  d'asile  en  eux-inêmps  po 

Pour  en  être  emu   le  moins  qu'il  est  possible,  il   faut  les 

injustes,  et  s'être  fait  de  l'Iionneur  et  de  l'innocence  ua 

npart  autour  île  son  ca-ur,  inaccessible  à  l'opprobre.  Alors  ou 

t  M  consoler  de  l'erreur  ou  de  l'injustice  des  hommes  :  car 

t  le  premier  cas  les  outrages  ,  dans  l'intention  de  ceux  qui  les 

..  L,  ne  sont  pas  pour  celui  i|ui  les  reçoit,  et  dans  le  second  ils 

t  («■  lui  font  pas  dans  l'opinion  iju'il  est  vil  et  qu'il  les  mérite  , 

inlraire  parce  qu  étaut  vils  et  méchans  eux-mêmes  lU 

u\  qui  ne  le  soitl  pas. 

lais  la  force  qu'une  ame  saine  emploie  à  supporter  des  Iraile- 

I  indignes  d'elle  ne  rend  pas  ces  traitemens  moins  barbares 

le  k  part  de  ceux  qui  les  lui  font  essuyer.  On  aurait  tort  de  leur 

~  'x  compte  des  ressources  qu'ils  n'ont  pu  lui  àter  et  qu'ils  n'ont 

même  prévues  ,  parce  qu  à  sa  place  ils  ne  le»  trouveraient  pas 

ax.  Vous  avec  beau  me  faire  sonner  ces mo^s  de  bienveillance 

e  grâce  j  dans  le  ténébreux  système  auquel  vous  donne*  ces 

a,  je  ne  vois  qu'un  raffinement  de  cruauté  pour  accabler  nit 

trlaaé  de  misères  pires  que  la  mort ,  pour  donner  aux  plus 

a  perfidies  un  air  de  générosité  ,  et  taxer  encore  d'ingrali— 

«celui  qu'on  diltiiine,  parce  qu'il  n'est  pas  pénétré  de  reeoo— 

incc  des  soins  qu'on  prend  pour  l'nccabler  et  le  livrer  sans 

tedéfense  aux  lâches  assassins  qui  le  poignardent  sans  risque, 

^  M  cachant  à  ses  regards. 

K  Voili  donc  en  quoi  consiste  cette  grâce  prétendue  dont  vos 
""  '■"■"*'    i~"i*~   ~~-~~  ..  «.(  serait  par  ■■"" 


mn  font  tant  de  bruit.  Celte   grâce  n  e 


.  qu-.l 


e  pour  un  coupable, 

»pliu  vil  des  mortels.  Qi 

^êieuzqui,  malgré  tant  derésistan< 

tt  vmu  iièremeul  à  Paris  provoquer  par  sa  présence  l'inique  Iri- 

■itlqui  l'avait  décrété  connaissant  parfaitement  son  innocence  , 

^'elle  en  toit  une  pour  cet  bomme  dédaigneux  qui  cache  si  peu 

I  mépris  aux  traîtres  cajoleurs  qui    l'obsèdent  et  lieiineut  su 

•*"~"e  en'leurs  mains  j  voilà  ,  monsieur ,  ce  que  je  ne  corapreii- 

il  jamais  ;  et ,  quand  il  serait  tel  qu'ils  le  disent ,  encore  falUit- 

I  WTOir  de  lui  s  il  consentait  ii  conserver  sa  vie  et  sa  liberté  à 

It indigne  prix;  car  une  grâce,  ainsi  que  tout  antre  don  ,  ii'esi 

*^time  qu  avec  le  conseulement  ,  du  moins  présume ,  de  celui 

la  reçoit;   et  je  vous  demande  si   la  conduite  et  les  discours 

Jean-Jacques  laissent  présumer  de   luj  te  consentement.  Or 

it  don  fait  par  force  n'est  pas  un   don  ,  c'est  un  vol  ;  il  n'y  a 

'itde    plus  maligne  tyrannie  que  de  forcer  un  homme  de 

obligé  malgré  lui ,  et  c'est  indignement  abiiser  du  nom 

que    de  le  douner  il  un   traitement  force  plu*  crof'  ' 

itiment.   Je  suppose  ici  l'uccusé  coupable  :  que i( 

ai  je  le  supposais  innocent ,  comme  je  le  put*  e 

^_    qu'on  craint  de  le  convaincre/  Mais  ,  dites-vous,  il  ■ 

itc,  on  en  est  cerlaîn  puisqu'il  est  méchant-  Voye»  * 


62  PREMIER 

ment  vous  me  ballottes  !  Vous  m'avez  cî-devaDt  donné  ses  crimes 
pour  preuve  de  sa  méchanceté ,  et  vous  me  donnez  à  présent  sa 
uiéclianceté  pour  preuve  de  ses  crimes.  C'est  par  les  laits  qu'on 
a  découvert  son  caractère ,  et  vous  m'alléguez  son  caractère  pour 
éluder  la  régulière  discussion  des  faits.    Un  tel  monstre ,  me 
dites-vous,  ne  mérite  pas  au'on  respecte  avec  lui  les  formes  éta- 
blies pour  la  conviction  d  un  crimmel  ordinaire  :  on  n'a  pas  be- 
soin d  entendre  un  scélérat  aussi  détestable,  ses  œuvres  parlent 
pour  lui  !  J'accorderai  que  le  monstre  que  vous  m'avez  peint  ne 
mérite  ,  s'il  existe ,  aucune  des  précautions  établies  autant  pour 
la  sâreté  des  innocens  que  pour  la  conviction  des  coupables.  Mais 
il  les  fallait  toutes  et  plus  encore  pour  bien  constater  son  exis- 
tence ,  pour  s'assurer  parfaitement  que  ce  que  vous  appelez  ses 
œuvres  sont  bien  ses  œuvres.   C'était  par-là  qu'il  fallait  com- 
mencer, et  c'est  précisément  ce  qu'ont  oublié  Vos  messieurs  :  car 
enfin  quand  le  traitement  qu'on  lui  fait  souffrir  serait  doux  pour 
un  coupable,  il  est  affreux  pour  un  innocent.  Alléguer  la  douceur 
de  ce  traitement  pour  éluder  la  conviction  de  celui  qui  le  souffre 
est  donc  un  sophisme  aussi  cruel  qu'insensé.  Convenez  de  plus 
que  ce  monstre ,  tel  qu'il  leur  a  plu  de  nous  le  forger,  est  un  per- 
sonnage bien  étrange,  bien  nouveau,  bien  contradictoire,  un 
être  d  imagination  tel  qu'en  peut  enfanter  le  délire  de  la  fièvre  , 
confusément  formé  de  parties  hétérogènes  qui ,  par  leur  nombre, 
leur  disproportion  ,  leur  incompatibilité,  ne  sauraient  former  un 
seul  tout ,  et  l'extravagance  de  cet  assemblage,  qui  seule  est  une 
raison  d'en  nier  l'existence ,  en  est  une  pour  vous  de  l'admettre 
sans  daigner  la  constater.   Cet  homme  est  trop  coupable  pour 
mériter  d'être  entendu  ;  il  est  trop  hors  de  la  nature  pour  qu'on 
puisse  douter  qu'il  existe.   Que  pensez -vous  de  ce  raisonne- 
ment? C'est  pourtant  le  votre,  ou  du  moins  celui  de  vos  mes- 


sieurs. 


Vous  m'assurez  que  c'est  par  leur  grande  bonté  ,  par  leur  ex- 
cessive bienveillance  qu'ils  lui  épargnent  la  honte  de  se  voir  dé- 
masqué. Mais  une  pareille  générosité  ressemble  fort  à  la  bravoure 
des  fanfarons,  qu'ils  ne  montrent  que  loin  du  péril.  U  me  semble 
qu'à  leur  place  ,  et  malgré  toute  ma  pitié  ,  j'aimerais  mieux  en- 
core être  ouvertement  juste  et  sévère  que  trompeur  et  fourbe  par 
charité ,  et  je  vous  répéterai  toujours  que  c'est  une  trop  bizarre 
bienveillance  que  celle  qui,  faisant  porter  à  son  malheureux  ob- 
jet, avec  tout  le  poids  de  la  haine,  tout  l'opprobre  de  la  déri- 
sion ,  ne  s'exerce   qu'à  lui  ôter ,  innocent  ou  coupable ,   tout 
moyen  de  s'y  dérober.  J'ajouterai  que  toutes  ces  vertus  que  vous 
me  vantez  dans  les  arbitres  de  sa  destinée,  sont  telles  que  non- 
seulement  ,  grâce  au  ciel ,  je  m'en  sens  incapable ,  mais  que 
même  je  ne  les  conçois  pas.  Comment  peut-on  aimer  un  monstre 
qui  fait  horreur?  comment  peut-on  se  pénétrer  d'une  pitié  si 
tendre  pour  un  être  aussi  malfaisant ,  aussi  cruel ,  aussi  sangui- 
naire? comment  i>eut-on  choyer  avec  tant  de  sollicitude  le  iléaa 
du  genre  humain ,  le  ménager  aux  dépens  des  victimes  de  sa 


r 


DIALOGUE.  63 

furie ,  et ,  de'peur  de  le  chagriner ,  lui  aider  presque  à  faire  du 
monde  un  vaste  tombeau?....  Coiument ,  monsieur,  un  traître  , 
un  voleur  ,  un  empoisonneur,  un  assassin  ! J'ignore  s'il 

Ïieut  exister  un  sentiment  de  bienveillance  pour  un  tel  être  parmi 
es  démons;  mais,  parmi  les  hommes,  un  tel  sentiment  me  pa- 
raîtrait un  goût  punissable  et  criminel  bien  plutôt  qu'une  vertu. 
Non ,  il  n'y  a  que  son  semblable  qui  le  puisse  aimer. 

Le  Fr.  Ce  serait ,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire  ,  une  vertu  de 
l'épargner,  si  dans  cet  acte  de  clémence  on  se  proposait  un  de- 
voir à  remplir  plutôt  qu'un  penchant  à  suivre. 

Rouss.  Vous  changez  encore  ici  l'état  de  la  question ,  et  ce 
n'est  pas  là  ce  que  vous  disiez  ci-devant;  mais  voyons. 

Le  Fr.  Supposons  que  le  premier  qui  a  découvert  les  crimes 
de  ce  misérable  et  son  caractère  affreux  se  soit  cru  obligé,  comme 
il  l'était  sans  contredit,  non-seulement  à  le  démasquer  aux  yeux 
du  public,  mais  à  le  dénoncer  au  gouvernement,  et  que  cepen- 
dant son  respect  pour  d'anciennes  liaisons  ne  lui  ait  pas  permis  de 
vouloir  être  l'instrument  de  sa  perte,  n'a-t-il  pas  du,  cela  posé  , 
se  conduire  exactement  comme  il  Ta  fait ,  mettre  à  sa  dénoncia- 
tion lar  condition  de  la  grâce  du  scélérat,  et  le  ménager  telle- 
ment ,  en  le  démasquant ,  qu'en  lui  donnant  la  réputation  d'un 
coquin,  on  lui  conservât  la  liberté  d'un  honnête  homme? 

Rouss.  Votre  supposition  renferme  des  choses  contradictoires 
sor  lesquelles  j'aurais  beaucoup  à  dire.  Dans  cette  supposition 
même,  )e  me  serais  conduit ,  et  vous  aussi,  j'en  suis  trës-sûr,  et 
tout  autre  homme  d'honneur ,  d'une  façon  trës-dilTérente.  D'a- 
bord ,  à  quelque  prix  que  ce  fût ,  je  n'aurais  jamais  voulu  dénon- 
cer le  scélérat  sans  me  montrer  et  le  confondre,  vu  surtout  les 
liaisons  antérieures  que  vous  supposez ,  et  qui  obligeaient  encore 
plus  étroitement  l'accusateur  de  prévenir  préalablement  le  cou- 
pable de  ce  que  son  devoir  l'obligeait  à  faire  à  son  éçard.  Encore 
moins  aurais-je  voulu  prendre  des  mesures  extraordinaires  pour 
empêcher  que  mon  nom,  mes  accusations,  mes  preuves,  ne  par- 
vinssent à  ses  oreilles ,  parce  qu'en  tout  état  de  cause  un  dénon- 
ciateur qui  se  cache  joue  un  rôle  odieux ,  bas  ,  lâche,  justement 
saspect  d'imposture ,  et  qu'il  n'y  a  nulle  raison  suffisante  oui 
paisse  obliger  un  honnête  homme  à  faire  un  acte  injuste  et  ilé^ 
trissant.  Dès  que  vous  supposez  l'obligation  de  dénoncer  le  mal- 
faiteur, vous  supposez  aussi  celle  de  le  convaincre,  parce  que  la 
première  de  ces  deux  obligations  emporte  nécessairement  l'autre, 
et  qu'il  faut  ou  se  montrer  et  confondre  l'accusé ,  ou ,  si  l'on  veut 
•e  cacher  de  lui ,  se  taire  avec  tout  le  monde  :  il  n'y  a  point  de 
milieu.  Cette  conviction  de  celui  qu'on  accuse  n'est  pas  seulement 
l'épreuve  indispensable  de  la  vérité  qu'on  se  croit  obligé  de  dé- 
clarer; elle  est  encore  un  devoir  du  dénonciateur  envers  lui- 
même  dont  rien  ne  peut  le  dispenser ,  surtout  dans  le  cas  que 
▼ous  posez  :  car  il  n'y  a  point  de  contradiction  dans  la  vertu;  et 
jamius  I  fQwr  punir  ua  fourbe  i  elle  ne  permettra  de  l'imiter. 


64  PREMIER 

Le  Fr.  Vous  ne  pensez  pas  là-dessus  comme  Jean^Jacques. 
Ceit  en  le  trahissaiit  qu'il  faut  punir  un  traître. 

Voîlà  une  de  ses  maximes  ;  qu'y  répond ez^vous? 
Rouss.  Ce  que  votre  cœur  y  répond   lui-même.  Il  n'est  pas 
étonnant  qu'un  homme  qui  ne  se  fait  scrupule  de  rien  ne  s  en 
fasse  aucun  de  la  trahison  ;  mais  il  le  serait  fort  que  d'honnêtes 
gens  se  crussent  autorisés  par  son  exemple  à  l'imiter. 

Le  Fr.  L'imiter!  non  pas  généralement ^  mais  quel  tort  lui 
fait-on  en  suivant  avec  lui  ses  propres  maximes >  pour  l'empêcher 
d'en  abuser  ! 

Rouss.  Suivre  avec  lui  ses  propres  maximes  !  Y  pensez-vous  ? 
Quels  principes!  Quelle  morale!  Si  l'on  peut,  si  l'on  doit  suivre 
avec  les  gens  leurs  propres  maximes  ,  il  faudra  donc  mentir  aux 
menteurs ,  voler  les  fripons  ,  empoisonner  les  empoisonneurs  , 
assassiner  les  assassins,  être  scélérat  à  l'envi  avec  ceux  qui  le  sont; 
et,  si  l'on  n'est  plus  obligé  d'être  honnête  homme  qu'avec  les 
honnêtes  gens ,  ce  devoir  ne  mettra  personne  en  erands  frais  de 
vertu  dans  le  siècle  oii  nous  sommes.  Il  est  digne  du  scélérat  que 
vous  m'avez  peint  de  donner  des  leçons  de  fourberie  et  de  trahi- 
son ;  mais  je  suis  fâché  pour  vos  messieurs  que ,  parmi  tant  de 
meilleures  leçons  qu'il  a  données  et  qu'il  eût  mieux  valu  suivre  | 
ils  n'aient  profité  que  de  celle-là. 

Au  reste  ,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  rien  trouvé  de  pareil 
dans  les  livres  de  Jean-Jacques.  Oii  donc  a-t-il  établi  ce  nouveau 
précepte  si  contraire  à  tous  les  autres? 

Le  Fr.  Dans  un  vers  d'une  comédie. 

Rouss.  Quand  est-ce  qu'il  a  fait  jouer  cette  comédie? 

Le  Fr.  Jamais. 

Rouss.  Oii  est-ce  qu'il  l'a  fait  imprimer? 

Le  Fr.  Nulle  part. 

Rouss.  Ma  foi ,  je  ne  vous  entends  point. 

Le  Fr.  C'est  une  espèce  de  farce  qu  il  écrivit  jadis  à  la  hâte  et 
presque  impromptu  à  la  campaen^e ,  dans  un  moment  de  gaieté , 
qu'il  n'a  pas  même  daigné  corriger ,  et  que  nos  messieurs  lui  ont 
volée  comme  beaucoup  d'autres  choses  qu'ils  ajustent  ensuite  à 
leur  façon  pour  l'édification  publique. 

Rouss.  JViais  comment  ce  vers  est-il  employé  dans  cette  pièce? 
Est-ce  lui-même  qui  le  prononce  ? 

Le  Fr.  Non  ;  c  est  une  jeune  fille  qui ,  se  croyant  trahie  par 
son  amant ,  le  dit  dans  un  moment  de  dépit  pour  s'encourager 
à  intercepter,  ouvrir,  et  garder  une  lettre  écrite  par  cet  amant 
à  sa  rivale. 

Rouss.  Quoi,  monsieur!  un  mot  dit  par  une  jeune  fille  amou- 
reuse et  piquée,  dans  l'intrigue  galante  d'une  farce  écrite  autre- 
fois à  la  hâte  et  qui  n'a  été  ni  corrigée,  ni  imprimée ,  ni  repré- 
sentée ^  ce  mot  en  l'air  dont  elle  appuie,  dans  sa  colère,  un  acte 
qui  do  sa  part  n'est  pas  même  une  trahison  ;  ce  mot ,  dont  il  vous 
plaît  de  faire  une  maxime  de  Jean-Jacques ,  est  l'unique  autorité 


I  «t  enveloppé?  Voudrtez-i 


ïtfmenl?  Me  I 

[iluidoive"o»rL 
>  doU-il  I 


DiALOGtE.  e-J 

ont  ourdi  l'affreux  tissa  de  trabisoiis 
que  je  ri^ponJisse  à  cela 


isdits. 


t  vous-même  ?  Noi 
'y  répondre.  Eh! 


içant  me  dispei 
ne  pas  le  trahir  ,  tou[  hi 
ui-même  de  n'êlre  un  traître  envers 
ers  les  autres  auraient  beau  varier  se- 
ceux  envers  naus-mémes 


oit  ja- 
î  loin. 


>el, 


irter  avec  tant  d'eflVoi  la  manière  la  nlussiSre,  la  pli 
I  plus  raisonnable,  et  la  plus  naltirelle ,  des' 


tonne?  No! 

s  temps  ,  les  gens  , 
nrient  point;  et  je  ne  puis  penser  que  celui  qui  ne  si 
■li^  d'être  honnéle  homme  avec  tout  le  monde  le  s< 
C  qui  que  ce  soit. 

MBS  insister  sur  ce  point  davantage ,  allons  pIu! 

m  dénonciateur  d'être  un  lâche  et  un  traître  sans  nean- 

"«  un  imposteur,  et  3u«  juges  d'être  menteurs  et  dissimule': 

imoins  êlre  ini([ues  ;  quand  cette  manière  de  procéder 

ui  juste  et  permise  qu'elle  est  insidieuse  et  perride,qnell« 

•tt  l'utilité  dans  celle  occasion  pour  la  fin  qui 

Oii  donc  e«t  la  nécessité  ,  pour  faire  grâce  à  ii 

e  pu  l'entendre?  Pourquoi  lui  cacher  à  lui  seul  ,  avec  t 

■s  et  d'artifices ,  ses  crimes  qu'il  doit  savoir  mieux  que 
li  qu'il  les  ait  commis?  Pourquoi  fuir,  pour- 

de 
iiFtre  peine  que  celle  d'un  hypocrite  qui 
it  confondu'?  C'est  la  punition  qui  naît  le  mieux  de  la  chose , 
f  s'accorde  le  mieux  avec  la  grâce  nu'on  veut  lui  faire  ,  avec 
1  doit  prendre  pour  I  avenir,  et  qui  seule  pré- 
ktdcui  grands  scandales,  savoir  celui  de  la  publication  des 
ne*  rt  celui  de  leur  impunité.  Vos  messieurs  allèguent  néan- 
de  leurs  procédés  frauduleux  le  soin  d'éviter 
i  le  scandale  consiste  essentiellement  dans  la 
4,  je  ne  vois  point  celui  qu'on  évite  en  cachant  le  crime 
_Mble  qui  ne  peut  l'ignorer ,  et  en  le  divulguant  parmi 
e  reste  des  hommes  qui  n'en  savaient  rien.  L'air  de  mystère 
I  ritvrre  qu'on  met  à  celte  publication  ne  sert  qu'à  !  accé- 
br.  Sau»  doute  le  public  est  toujours  fidèle  aux  secrets  qu'on 
noCte  :   ils  ne  sortent   jamais  de  son  sein  ;  mais  il  est  risîble 
il  âîsaat  ce  secret  k  l'oreille  h  tout  le  monde  ,  et  le  cachant 
oigneusement  au  seul  qui ,  s'il  est  coupable  ,  le  sait  néces- 
leDt  avant  tout  antre,  on  veuille  éviter  par-lii  le  scandale  , 
e  de  ce  badin  mystère  un  acte  de  bienfaisance  et  de  géné- 
Poitr  moi ,  avec  une  si  tendre  bienveillance  pour  le  cou- 
rt j'aurais  choisi  de  le  confondre  sausledifl'amer,  plutôt  que 
-^ifinier  sans  le  confondre;  et  il  faut. certainement,  pour 
■ris  le  parti  contraire  ,  avoir  eu  d'autres  raisons  que  vous 
TO  pas  dites ,  et  que  cette  bienveillance  ne  comporte  pas. 
iMsoaa  qu'an  lien  d'aller  creusant  sous  ses  pas  tous  ce» 
■t  «««terrains ,  au  lieu  des  triples  murs  de  ténèbres  qn'on 
«  tjuit  d'efforts  autour  de  lui ,  au  lieu  de  rendre  le  publn; 


PREMIER 

cl  l'Europe  entière  complice  et  témoin  du  scanilale  qu'on  rcint  i 
vouloir  éviter,  au  lieu  de  lui  laisser  IranquilJemenl  continue 
consommer  ses  crimes,  en  se  contentant  de  les  voir  et  de  les  et 
1er  sans  en  empêcher  aucun  j  supposons,  dis-je,  qu'au  liet 
tout  ce  tortillage  on  se  fût  ouverleraenl  et  diiectenient  adrea| 
à  lui-même  et  à  lui  seul  ;  qu'en  lui  présentant  en  fat 
cusateur  armé  de  toulesses  preuves  on  lui  eût  dît  :  "  Misérablj 
o  qui  fais  rbonnête  homme  et  qui  n'es  qu'un  scéléra 
»  démasqué  ,  te  voilà  connu  ;  voilà  tes  faits  ,  en  voilà  les  pf0| 
"  ves  ,  qu'as-tu  à  répondre  ?"  Il  eût  nié  ,  direi-vous  :  et  qu'ù) 
porte?  Que  font  les  négations  contre  les  démonstrations?  Il  t 
resté  convaincu  et  confondu.  Alors  on  eût  ajouté  en  montrai 
son  dénonciateur  :  <i  Remercie  cet  homme  généreux  que  sa  coa 
Il  science  a  forcé  de  t'accuser  ,  et  que  sa  bonté  porte  à  te  protl 
"  ger.  Par  son  îutercession  ,  l'on  veut  bien  te  laisser  vivre  i  ' 
»  laisser  libre  ;  tu  ne  seras  même  démasqué  aux  yeux  du  pi 
X  qu'autant  que  ta  conduite  rendra  ce  som  nécessaire  pour 
u   venir  la  continuation  de  les  forfaits.  Songe  que  des  yeux 
u  çans  sont  sans  cesse  ouverts  sur  toi ,  que  le  glaive  punis 
Il  pend  sur  la  tète ,  et  qii'à  ton  premier  crime  tu  ne  lui  { 
'•  échapper.  »  Y  avait-il  ,  à  votre  avis,  une  conduite  plus  s; 
pie ,  plus  sûre  ,  et  plus  droite ,  pour  allier  à  son  égard  la 
tîce ,  la  prudence ,  et  la  charité  ?  Pour  ii 
prenant  ainsi  l'on  se  fût  assuré  de  lui  ] 
mieux  qu'on  n'a  fait  par  tout  cet  inimen 
qui  ne  1  empêche  pas  d'aller  toujours  soi 
eu  besoin  de  le  trainer  sî  barbarement, 
gnement ,  dans  le  bourbier  ;  ou  n'eût  point  habillé  la  justice  J 
fa  vertu  des  koDteusps  livrées  àe  la  perfidie  et  du  mensoD^ 
ses  délateurs  et  ses  juges  n'eussent  point  été  réduits  à  se  tel 
sans  cesse  enfoncés  devant  lui  dans  leurs  lanières ,  comme  fuyai 
en  coupables  les  regards  de  leur  victime  et  redoutant  la  lumii 
du  jour  :  enfin  l'on  eût  prévenu  ,  avec  le  double  scandale  i 
crimes  et  de  leur  impunité,  celui  d'une  maxime  aussi  funfl^ 
qu^inseiuée  que  vos  messieurs  sembleut  vouloir  établir  p 
exemple,  savoir  que,  pourvu  qu'on  ait  de  l'esprit  el  qu'o 
de  beaux  livres  ,  on  peut  se  livrer  à  toutes  sortes  de  crimes  il 


.ppai 


Voilà  le  seul  vrai  parti  qu'on  avait  à  prendre,  si  1' 
absolument  ménager  un  pareil  misérable.  Mais  pour 
vous  déclare  que  je  suis  aussi  loin  d'approuver  que  de 
dre  cette  prétendue  clémence  de  laisser  libre  ,  nonobstant  fe  f 
ril ,  je  ne  dis  pas  un  monstre  affreux  tel  qu'on  nous  le  représentl 
mais  un  malfaiteur  tel  qu'il  soil.  Je  ne  trouve  dans  cette  espW 
<le  grâce  ni  raison  ,  ni  humanité ,  ni  sûrelé ,  et  j'y  trouve  beat 
coup  moins  cette  douceur  et  celle  bienveillance  âont  s 
vos  messieurs  avec  tant  de  bruit.  Rendre  un  homme  le  jouet  d 

Iiubllc  et  de  la  canaille  ;  le  faire  chasser  successivement  de  ta 
es  «silei  les  plus  reculés,  les  plus  solitaires,  ou  il  s'ctait  de  ( 


DIALOGUE.  Gr 

même  emprisonné  et  d'oii  ccrtaiueinent  il  n*étaît  a  portée  de 
faire  aucun  mal  ;  le  faire  lapider  par  la  populace^  le  promener 
par  dérision  de  lieu  en  lieu  toujours  chargé  de  nouveaux  ou- 
trages ;  lui  6ter  luênie  les  ressources  les  plus  indispensables  de 
la  société  ;  lui  voler  sa  subsistance  pour  lui  faire  1  aumône  ;   le 
dépayser  sur  toute  la  face  de  la  terre  ;  faire  de  tout  ce  qu*il  lui 
importe  le  plus  de  savoir  autant  pour  lui  de  mystôro:»  impéné— 
traules  ;  le  rendre  tellement  étranger,  odieux,  méprisable  aux 
hommes  ,  qu^au  lieu  des  lumières  ,  de  l'assistance  ,  et  des  con- 
seils, que  chacun  doit  trouver  au  besoin  parmi  ses  frères,  il  ne 
trouve  partout  qu'embi\ches ,  mensonges,  trahisons,  insultes; 
le  livrer  en  un  mot  sans  appui ,  sans  protection,  sans  défense,  à 
Tadroite  animosité  de  ses  ennemis  :  c  t*si  le  traiter  beaucoup  plus 
cruellement  que  si  Ton  se  fut  une  bonne  fois  a<ïsuré  do  ^a  per- 
sonne par  une  détention  ,  dans  laquelle  ,  avec  la  sûreté  de  tout 
le  monde,  on  lui  eiU  fait  trouver  la  sienne ,  ou  du  moins  la  tran- 
quillité.  Vous  m'avez  appris  qu'il  désira ,  qu*il  demanda  lui- 
même  cette  détention,  et  que,  loin  de  la  lui  accorder,  on  lui 
lit  de  cette  demande  un  nouveau  crime  et  un  nouveau  ridicule. 
Je  crois  voir  à  la  fois  la  raison  de  la  demande  et  celle  du  refus. 
Ne  pouvant  trouver  de  refuse  dans  les  plus  solitaires  retraites , 
chassé  successivement  du  sein  des  montagnes  et  du  milieu  des 
Jacs ,  forcé  de  fuir  de  lieu  en  lieu  et  d'errer  sans  cesse  avec  des 
peines  et  des  dépenses  excessives  au  milieu  des  dangers  et  des 
outrages,  réduit,  à  l'entrée  de  l'hiver,  à  courir  l'Europe  pour 
j  chercher  un  asile  sans  plus  savoir  oii ,  et  sur  d'avance  de  n'en- 
tre laissé  tranquille  nulle  part;  il  était  naturel  que,  battu,  fa- 
tigué de  tant  d'orages ,  il  désirât  de  finir  ses  malheureux  jours 
dans  une  paisible  captivité,  plutôt  que  de  se  voir  dans  sa  vieillesse 

Soursuivi,  chassé,  ballotté  sans  relAclie  de  tous  côtés ,  privé 
'une  pierre  pour  y  poser  sa  tête ,  et  d'un  asile  oh  il  put  respi- 
rer,  îusqu'à  ce  qu  à  force  de  courses  et  de  dépenses  on  l'ciit  ré- 
duit à  périr  de  misère ,  ou  à  vivre ,  toujours  errant ,  des  dures 
aamônes  de  ses  persécuteurs,  ardensà  en  venir  là  pour  le  rassa- 
sier enBn  d'ignominie  à  leur  aise.  Pourquoi  n'a-t-oii  pas  con- 
Mnti  à  cet  expédient  si  sûr,  si  court ,  si  facile,  qu'il  proposait  lui- 
aême,  et  qu'il  demandait  comme  une  faveur  ?  N'est-ce  point 
qa*on  ne  voulait  pas  le  traiter  avec  tant  de  douceur ,  ni  lui 
uisserjamais  trouver  cette  tranquillité  si  désirée?  iS 'est-ce  point 

E'on  ne  voulait  lui  laisser  aucun  relAche ,  ni  le  mettre  dans  un 
t  oii   l'on  n'eût  pu  lui  attribuer  chaque  jour  de  nouveaux 
crimes  et  de  nouveaux  livres ,  et  ou  peut-être ,  à  force  de  douceur 
et  de  patience  ,  eût-il  fait  perdre  aux  gens  chargés  de  sa  garde 
les  fausses  idées  qu'on  voulait  donner  de  lui  ?  N'est-ce  point  enfin 
qne  dans  le  projet  si  chéri  ,  si  suivi ,  si  bien  concerté  ,  de  l'en- 
Toyer  en  Angleterre ,  il  entrait  des  vues  dont  son  séjour  dans  ce 
ttVB-là  et  les  effets  qu'il  y  a  produits  semblent  développer  asse« 
objet?  Si  Ton  peut  donner  à  ce  refus  d'autres  motifs,  qu'oa 
BC  les  dise  y  et  je  promets  d'en  montrer  la  fausseté. 


C8  PREMIER 

Monsieur ,  tout  ce  que  vous  m'avez  appris ,  tout  ce  que  vous 
m'avez  prouve ,  est  à  mes  yeux  plein  de  choses  inconcevables  ^ 
contradictoires,  absurdes,  qui,  pour  être  admises ,  demande- 
raient encore  d'autres  genres  de  preuves  que  celles  nui  sullisent 
pour  les  plus  complètes  démonstrations^  et  c'est  précisément  ces 
mêmes  choses  absurdes  que  vous  dépouillez  de  l'épreuve  la  plus 
nécessaire  et  qui  met  le  sceau  à  toutes  les  autres.  \ous  ni*avez 
fabriqué  tout  à  votre  aise  un  être  tel  qu'il  n'en  exista  jamais  ,  ua 
monstre  hors  de  la  nature  ,  hors  de  la  vraisemblance  ,  hors  de  la 
possibilité  ,  et  formé  de  parties  iualliables ,  incompatibles,  qui 
s'excluent  mutuellement.  Vous  avez  donné  pour  principe  à  tous 
ses  crimes  le  plus  furieux,  le  plus  intolérant ,  le  plus  extrava- 
gant amour-propre  qu'il  n'a  pas  laissé  de  déguiser  si  bien  depuis 
sa  naissance  jusqu'au  déclin  de  ses  ans  qu'il  n'en  a  paru  nulle 
trace  pendant  tant  d'années  et  qu'encore  aujourd'hui  depuis  ses 
malheurs  il  étouffe  ou  contient  si  bien  qu'on  n'en  voit  pas  le 
moindre  signe.  Malgré  tout  cet  indomptable  orgueil ,  vous  m'aves 
fait  voir  dans  le  même  être  un  petit  menteur,  un  petit  fripon  , 
un  petit  coureur  de  cabarets  et  de  mauvais  lieux,  un  vil  et  cra- 
puleux débauché  pourri  de  vérole ,  et  qui  passait  sa  vie  à  aller 
escroquant  dans  les  tavernes  quelques  écus  à  droite  et  à  gauche 
aux  inanans  qui  les  fréquentent.  Vous  avez  prétendu  que  ce 
mt'iiie  personnage  était  le  même  homme  qui  pendant  quarante 
ans  a  vécu  estimé  ,  bien  voulu  de  tout  le  moude  ,  l'auteur  des  , 
seuls  écrits  dans  ce  siècle  qui  portent  dans  l'anie  des  lecteurs  la    • 

Persuasion  qui  les  a  dictés  ,  et  dont  on  sent  en  les  lisant  que-  , 
amour  de  la  vertu  et  le  zèle  de  la  vérité  font  l'inimitable  élo* 
quence.  Vous  dites  que  ces  livres  qui  m'émeuvent  ainsi  le  coeur 
sont  les  jeux  d'un  scélérat  qui  ne  sentait  rien  de  ce  qu'il  disait 
avec  tant  d'ardeur  et  de  véhémence  ,  et  qui  cachait  sous  un  air 
de  probité  le  venin  dont  il  voulait  infecter  ses  lecteurs.  Vous  me 
forcez  même  de  croire  que  ces  écrits  à  la  fois  si  fiers ,  si  touchans , 
si  modestes,  ont  été  composés  parmi  les  pots  et  les  pintes,  et 
chez  les  filles  de  joie  où  l'auteur  passait  sa  vie ,  et  vous  me  trans* 
formez  enfin  cet  orgueil  irascible  et  diabolique  en  rabjectioa 
d'un  cœur  insensible  et  vil  qui  se  rassasie  sans  peine  de  l'igno- 
minie dont  l'abreuve  à  plaisir  la  charité  du  public. 

Vous  m'avez  figuré  vos  messieurs  qui  disposent  à  leur  gré  de  sa  J 
réputation  ,  de  sa  personne,  et  de  toute  sa  destinée ,  comme  des  3 
modèles  de  vertu ,  des  prodiges  de  générosité,  des  anges  pour  lui  1 
de  douceur  et  de  bienfaisance  ,  et  vous  m'avez  appris  en  même  "'• 
temps  que  l'objet  de  tous  leurs  tendres  soins  avait  été  de  le  rendre  ■; 
l'horreur  de  l'univers ,  le  plus  déprisé  des  êtres ,  de  le  traîner  \ 
d'opprobre  en  opprobre  ,  et  de  misère  en  misère ,  et  de  lui  faire  j 
sentir  à  loisir  dans  les  calamités  de  la  plus  malheureuse  vie  tous  < 
les  déchiremens  que  peut  éprouver  une  ame  fière  en  se  voyant  le  j 
jouet  et  le  rebut  du  genre  humain.  Vous  m'avez  appris  que  par.  1 


genre  nu  main.  Vous  m  avez  appris  que  par 

bien  voulu 
d'outrages, 


uitie  ,  par  grâce  ,  tons  ces  hoinmes  vertueux  avaient' bien  voulu 
lui  ôter  tout  moyeu  d'être  instruit  des  raisons  de  tant 


■^^tALocrr:. 


faveur  au  rtile  dp  en 
lougeon  à  dxAqae  écli 
ou  terrains  et  Je  piegi 
ses  pas  fut  nécessairemeal  uik 
nt  d'adresse  qu'en  butte  aux 
jamais  savoir  I;       "         '      ' 


tie  t 


(|(.'ilcberchait, 
tellement  leudiis  (jueclia- 
liutc  ,  enfin  le  circonvenir 
lulte»  de  tout  le  mande  il 
apprendre  un  seul  i 


,  repousser  aucun  outrage  ,  oblenTr  aucune  explication  , 
r ,  saisir  aucun  agresseur ,  et  qu'à  ctiaqtie  inMant .  alleint 
1  truelles  morsures  ,  il  sentit  dans  ceux  qui  t'entourent  1» 
ité  des  serpens  aussi-bien  que  leur  venin. 

avei  fondé  le  système  qu'on  suit  ji  son  egaril  sur  des 

t  dont  je  n'ai  nulle  idée ,  sur  des  vérins  qn!  me  font  lior'> 

cipes  qui  renversant  dans  mon  esprit  tous  ceux 

I  justice  et  de  la  morale.  Figurei-vous  des  gens  qui  coin- 

■nt  par  se  mettre  chacun  un  bon  masque  bien  attaché ,  qui 

mt  de  fer  jusqu'aux  dents,  qiiî  surprennent  ensuite  leur 

lî ,  le  saisissent  par  derrière,  le  tiieltent  nu  ,  lui  lient  le 

,  le*  bras  ,  les  mains  ,  les  pieds  ,  In  ti'le  ,  de  fa^oii  qu'il  ne 

',  lui  mettent  un  bâillon  dans  la  bouche,  lui  crèvent 

X  t  retendent  à  terre  ,  et  passent  eniin  leur  noble  vie  à  le 

r  doncemcnt  de  pcnr  une  inntirant  de  ses  blessure*  il  ne 

j>  lot  de  les  sentir.  Voilà  les  eens  que  vous  voulee  que 

niîre.  Rappeler. ,  monsieur  ,  votre  équité  ,  voire  droiture  ,  et 

^  en  Yolre  conscience  quelle  sorte  d  admiration  je  puis  avoir 

IX.  Vous  m'avei  prouvé  ,  j'en  conviens  ,  autant  nue  cela 

r  la  méthode  que  vous  avei  suivie,  que  I  homme 

raué  est  un  monstre  abominable  ;  mais  quand  cela  serait 

li  que  difficile  à  croire,  l'auteur  et  les  directeurs  du  projet 

"B  à  son  égard  seraient  k  mes  yeux  ,  je  le  déclare  ,  en- 

►ominahles  quelui. 

Bot  i(os  preuves  sont  d'une  grande  force;  maïs  il  est 
«  force  aille  pour  moi  jusqu'à  l'évidence  ,  puisijii'en 
X  de  crimes  celle  évidence  dépend  essentiel  le  ment 
B  qu'on  écarte  ici  avec  trop  de  soin  pour  qu'il  n'y 
!  omission  quelque  puissant  molif  qu'on  nons  tache 
rterait  de  savoir.  J'avoue  pourtant,  et  je  ne  puis  trop 
euves  m'élonnent ,  et  ui'ébranleraient  peul- 
ïore,  si  je  ne  leur  trouvais  d'autres  défauts  non  moiss 
S  »«lan  moi. 
t  prMDÏer  est  dans  leur  force  roèmC  et   dan»  leur  grand 
'    B  de  la  part  dont  elles  viennent.  Tout  cela  me  paraîtrait 
dans  dos  procédures  juridiques  faite*  par  le  miniittre 
:  mais  pour  que  des  particuliers  ,  et  qui  pis  est  des  amis, 
_     .iris  tant  de  peine  ,  aient  fjiil  tnnt  de  d.'penses  ,  aient  mis 
Ipt  de  temps  à  faire  tant  d'iuform allons  ,  à  rassembler  tant  de 
I  prnu  t  i  ,  h  leuf  donner  tant  de  force ,  sans  y  «tre  obligés  par 
•  ^-■^  i.ir ,  il  faut  qu'ils  aient  été  animés  pour  cela  par  quelque 
1  bien  vive  qui,  tant  qu'ils  s'obstineront  ji  la  cachci 


gc«  «upc^t  tout  ce:  ^u' 


'elle 


ojuît. 


ro  PREMIER 

Un  autre  dc?faut  que  je  trouve  à  ces  invinciblos  preuves,  c'est 
qu'elles  prouvent  trop ,  c'est  qu'elles  prouvent  des  choses  qui 
naturellement  ne  sauraient  exister.  Autant  vaudrait  me  prouver 
des  miracles,  et  vous  savez  que  je  n'y  crois  pas.  11  y  a  dans  tout 
cela  des  multitudes  d'absurdités  auxquelles  avec  toutes  leurs 
preuves  il  ne  dépend  pas  de  mou  esprit  d'acquiescer.  Les  expli- 
cations qu'on  leur  donne ,  et  que  tout  le  monde  ,  à  ce  que  vous 
m'assurez ,  trouve  si  claires  ,  ne  sont  à  mes  yeux  guère  moins 
absurdes  et  ont  le  ridicule  de  plus.  Vos  messieurs  semblent  avoir 
chargé  Jean-Jacques  de  crimes,  comme  vos  théologiens  ont  chargé 
leur  doctrine  d'articles  de  foi  ;  l'avantage  de  persuader  en  affir- 
mant ,  la  facilité  de  faire  tout  croire  ,  les  ont  séduits.  Aveuglés 
par  leur  passion  ,  ils  ont  entassé  faits  sur  faits,  crimes  sur  crimes , 
.sans  précaution  ,  sans  mesure.  Et  quand  enfin  ils  ont  aperçu 
l'incompatibilité  de  tout  cela  ,  ils  n'ont  plus  été  à  temps  d  y  re- 
médier ;  le  grand  soin  qu'ils  avaient  pris  de  tout  prouver  éga- 
lement les  forçant  de  tout  admettre  sous  peine  de  tout  rejeter. 
Il  a  donc  fallu  chercher  mille  subtilités  pour  tâcher  d'accorder 
tant  de  contradictions,  et  tout  ce  travail  a  produit ,  sous  le  nom 
de  Jean-Jacques  ,  l'être  le  plus  chimérique  et  le  plus  extrava- 
gant que  le  délire  de  la  fièvre  puisse  faire  imaginer. 

(in  troisième  défaut  de  ces  invincibles  prouves  est  dans  la 
manière  de  les  administrer  avec  tant  de  mystère  et  de  précau- 
tions. Pourquoi  tout  cela  ?  La  vérité  ne  cherche  pas  ainsi  les  té- 
nèbres et  ne  marche  pas  si  timidement.  C'est  une  maxime  en 
jurisprudence  (i)  qu'on  présume  le  dol  dans  celui  qui  suit,  au 
lieu  de  la  droite  route,  des  voies  obliques  et  clandestines.  Cen 
est  une  autre  (2)  que  celui  qui  décline  un  jugement  régulier  et 
cache  ses  preuves  est  présumé  soutenir  une  mauvaise  cause.  Ces 
deux  maximes  conviennent  si  bien  au  système  de  vos  messieurs 
qu'on  les  croirait  faites  exprès  pour  lui  ,  si  je  ne  citais  pas  mou 
auteur.  Si  ce  qu'on  prouve  d'un  accusé  en  son  absence  u'est  ja- 
mais régulièrement  prouvé  ,  ce  qu'on  eu  prouve ,  en  se  cachant 
si  soigneusement  de  lui ,  prouve  plus  contre  l'accusateur  que 
contre  l'accusé,  et ,  par  cela  seul,  l'accusation  revêtue  de  tontes 
ses  preuves  clandestines  doit  être  présumée  une  imposture. 

Lnfm  le  grand  vice  de  tout  ce  svstème  est  que ,  fondé  sur  le 
««0^ ^  ^.-  ^-.-  1 i-^z    1 »■ .  -.» Il :..-,  .......^ 


trahi,  seul  sur  la  terre,  entouré  d'ennemis  puissans  ,  rusés  ,  mas- 
qués, implacables,  qui,  sans  obstacle  de  la  part  de  personne, 
dressent  à  loisir  leurs  machines  autour  de  lui  ;  cl  vous  verrez  que 
tout  ce  «jui  lui  arrive,  méchant  et  coupable  ,  ne  lui  arriverait 
pas  moins ,  innocent  et  vertueux.  Tant  par  le  fond  que  par  la    j 

(1)  I)olii8  prïCAaniiliir  in  ro  qui  recta  via  non  inccdil ,  scd  por  anfrao-  "■ 

tu»  f  i  ilivcrlirula.  Menoch.  in  Vrasump,  j 

■  (2)  Jtuliiiiiui  subtirtugieni)  et  piobatloncs  occultans  tnnlam  causam  \ 

l'o \  Cl c  p r iL'd u  111  i l II r.  ib iU»  1 


1 

•m 

i 

i 


DIALOGUE.  71 

forme  des  preayes ,  tout  cela  ne  prouve  donc  rien  ,  précise'ment 
parce  qu'il  prouve  trop. 

Monsieur ,  quand  les  géomëtrcs  ,  marchant  de  démonstration 
en  démonstration ,  parviennent  à  quelque  absurdité  ,  au  lieu  de 
l'admettre  quoique  démontrée,  ils  reviennent  sur  leurs  pas  ,  et  , 
sûrs  qu'il  s'est  glissé  dans  leurs  principes  ou  dans  leurs  raison— 
nemens  quelque  paralogisme  qu'ils  n'ont  pas  aperçu ,  il)»  ne  s'ar- 
rêtent pas  qu  ils  ne  le  trouvent;  et ,  s'ils  ne  peuvent  le  découvrir , 
bissant  là  leur  démonstration  prétendue ,  ils  prennent  une  autre 
route  pour  trouver  la  vérité  qu'ils  cherchent,  sûrs  qu'elle  n'admet 
point  d'absurdités. 

Le  Fr.  N'apercevez-vous  point  que,  pour  éviter  de  prétendues 
absurdités ,  vous  tombez  dans  une  autre  ,  sinon  plus  forte ,  au 
moins  plus  choquante  ?  Vous  justifiez  un  seul  homme  dont  la 
condamnation  vous  déplaît ,  aux  dépens  de  toute  une  nation  ,  que 
dis-je  ?  de  toute  une  génération  dout  vous  faites  une  génération 
de  fourbes  :  car  enfin  tout  est  d'accord  ;  tout  le  public  ,  tout  le 
monde  sans  exception  a  donné  son  assentiment  au  plan  qui  vous 
parait  si  répréhensible  ;  tout  se  prête  avec  zële  à  son  exécution  : 
personne  ne  l'a  désapprouvé ,  personne  n'a  commis  la  moindre 
mdiscrétion  qui  pût  le  faire  échouer ,  personne  n'a  donné  le 
moindre  indice,  la  moindre  lumière  à  l'accusé  ,  qui  pût  le  mettre 
en  état  de  se  défendre  ;  il  n'a  pu  tirer  d'aucune  bouche  un  seul 
mot  d'éclaircissement  sur  les  charges  atroces  dont  on  l'accable  à 
l'envi  ;  tout  s'empresse  h  renforcer  les  ténèbres  dont  on  l'envi- 
ronne ,  et  l'on  ne  sait  k  quoi  chacun  se  livre  avec  plus  d'ardeur  , 
de  le  diffamer  absent ,  ou  de  le  persifler  présent.  11  faudrait  donc 
conclure  de  vos  raisonnemens  qu'il  ne  se  trouve  pas  dans  toute 
la  génération  présente  un  seul  honnête  homme  ,  pas  un  seul  ami 
de  la  vérité.  Admettez-vous  cette  conséquence  ? 

Aouss.  A  Dieu  ne  plaise  î  Si  j'étais  tenté  de  l'admettre  ,  ce  ne 
serait  pas  auprès  de  vous  ,  dont  je  connais  la  droiture  invariable 
et  la  sincère  équité.  Mais  je  connais  aussi  ce  que  peuvent  sur  les 
meilleurs  cœurs  les  préjugés  et  les  passions ,  et  combien  leurs 
illusions  sont  quelquefois  inévitables.  Votre  objection  nie  paraît 


car  enfin  ,  si  le  public  n'est  pas  tout  composé  de  niéchans  et  de 


fourbes  ,  tous  d'a'ccard  pour  trahir  un  seul  honinie  ,  il  est  encore 
moins  composé  sans  exception  d'hommes  bieiifaisans  ,  grnereux, 
francs  de  jalousie,  d'envie ,  de  haine  ,  de  malignité.  Os  vices  sont- 
ilsdouc  tellement  éteints  sur  la  terre  qu'il  n'en  rr>le  pas  le  moindre 
«germe  dans  le  cœur  d'aucun  individu?  (/oU  pourtant  ce  quM 
faudrait  admettre,  si  ce  svsième  de  secret  et  de  ténèbres  ,  qu  on 
suit  si  fidèlement  envers  Jean-Jacques,  n'élail  qu[unii  œuvre  do 
bienfaisance  et  de  charité.  Laissons  îi  part  vos  nicssictii  5 ,  qui  sonf 
des  âmes  divines  ,  et  dont  vous  admirez  la  tendre  bionveiilanr  o 
pour  lui.  H  a  daus  tous  les  états  ,  vous  tue  l'avez  dit  vous-iucnic  , 


7» 

un  grand  nomlire  d'ennemU  Ircs-ardens  qui  ne  cKercbent  auni 

meot  pas  a  lui  rendre  la  vie  agréable  el  douce.  Concevee-vo 

Sue  ,  dans  cette  muililude  de  gens ,  tous  d'accord  pour  épargne) 
e  l'inquiétude  à  un  scélérat  qu'ils  abhorrent  et  de  U  lionie  à  u 
hypocrite  qu'ils  détestent ,  il  ne  s'en  trouve  pas  un  seul  qui ,  poc 
jouir  au  moins  de  sa  confusion  ,  soit  tente  de  lui  dire  tout  < 
qu'on  sait  de  lui  ?  Tout  s'accorde  avec  une  patience  plus  qu'angi 
lique  à  l'entendre  provoquer  au  milieu  de  Paris  ses  persécuteurs 
donner  des  nouis  assez  durs  à  ceux  qui  l'obsèdent ,  leur  dtr( 
insolemment:  Partes  haut,  traîtres  que  vous  élet ;  me  woîià, 
Qu'avei-vous  à  dire  ?  A  ces  stimulantes  apostrophes  ,  la  plus  in< 
croyable  patience  n'abandonne  pas  un  instant  un  seul  homn» 
dans  toute  cette  multitude.  Tous,  insensibles  à  ses  reproches 
les  endurent  uniquement  pour  son  bien  ;  et ,  de  peur  de  lui  fairs 
la  moindre  peine  ,  ils  se  laissent  traiter  par  lui  avec  im  méprit 
que  leur  silence  autorise  de  plus  en  plus.  Qu'une  douceur 
grande  ,  qu'une  si  sublime  vertu ,  anime  généralement  tous 

,  sans  qu'un  seul  démente  un  moment  celle  uuiverseti* 
,,u.     d, 


ne  génération  qui  naturel- 
concours  de  patience  el.  im. 
ctonuant  que  celui  de  malignitrfi 


■cqun 


lés  doit  SI 
mppose,, 


LS  qu  u 

mansuétude  ;  coiivi 
lement  n'est  pas  ti 
générosité  esl  du  moin! 
dont  vous  rejetez  la  suj 
La  solution  de  ces  di 
quelque  intermédi 
ni  des  vertus  angéliqi 
disposition  naturelle  au  ci 
forme  par  des  moyens  adi 
attendant  que  mes  propres  observati 
quelque  explication  raisonnable  i  permettez-moi 
une  question  qui  s'y  rapporte.  Supposant  un  moment  qu'aprfai 
d'attentives  et  impartiales  recherches  Jean-Jacques,  au  lieudêtro 
l'ame  infernale  et  Je  monstre  que  vous  voyez  en  lui ,  se  trouvât 
au  contraire  un  homme  simple  ,  sensible  ,  et  bonj  que  son  ina^ 
cence  universellement  reconnue  par  ceuï  mûmes  qui  l'ont  traité 
avec  tant  d'indignité  vous  forçât  de  lui  rendre  votre  estime,  et 
de  vous  neprocber  les  dur.-;  jugemens  que  vous  avez  portés  de 
lui  ;  rentrée  au  fond  de  votre  ame ,  el  dites-moi  comment  voiM. 
affeclé  de  ce  changement  ? 


;  chercher  selon  moi  dam 
lans  toute  une  génération, 
des  démons,  mais  quelque 
\t  humain  ,  qui  produit  un  ellet  uni- 
Itement  disposés  à  cette  fio.  Mai*  en 
"  ■  t  là-dessus 
ftirs 


Le  Fh.  Cruellement , 


ez-eii  sâr.  Je 


e  sens  qu'en  1  estimant  et 
lui  rendant  justice  je  le  haïrais  alors  plus  peut-être  encore  poar 
mes  torts,  que  je  ne  te  haïs  maintenant  pour  ses  criiœs  t  je  no 
lui  pardonnerais  jamais  mon  injustice  envers  lui.  Je  me  reproche 
celte  disposition,  j'en  rougis i  mais  jo  la  sens  daus  mon  cœur 
malgré  moi, 

Rouss.  Homme  véridique  et  franc  ,  je  n'en  veux  pas  davan- 
tage,  el  je  prends  acte  de  cet  aveu  pour  vous  le  rappeler  en 
lemps  et  heu  ;  il  me  suffit  pour  le  moment  de  vous  y  laissar  ré- 
fléchir. Au  reste  consolex-vous  de  cette  disposition  qui  n'est 
qu'un  développement  des  plus  naturels  de  l'atnour-jiroprc.  Elle 


DIALOGUE.  7? 

TOQS  est  commune  avec  tous  les  juges  de  Jean-Jacques ,  avec  cette 
différence  que  vous  serez  le  seu]  peut-être  qui  ait  le  courage  et 
la  franchise  de  l'avouer. 

Quant  à  moi,  pour  lever  tant  de  difficultés  et  déterminer  mon 

Ï propre  jugement ,  j'ai  besoin  d'éclaircissemens  et  d'observations 
aites  par  moi-même.  Alors  seulement  je  pourrai  vous  proposer 
ma  pensée  avec  confiance.  Il  faut ,  avant  tout ,  commencer  par 
voir  Jean-Jacques ,  et  c'est  h  quoi  je  suis  tout  déterminé. 

Le  Fr.  Ah  !  ah  !  vous  voilà  donc  enfin  revenu  à  ma  proposi- 
tion que  vous  avez  si  dédaigneusement  rejetée  ?  Vous  voilà  donc 
disposé  à  vous  rapprocher  de  cet  homme  entre  lequel  et  vous 
Je  diamètre  de  la  terre  était  encore  une  distance  trop  courte  à 
votre  gré  ? 

Aouss.  M^en  rapprocher  ?  Non  ,  jamais  du  scélérat  que  vons 
m'avez  peint ,  mais  bien  de  l'homme  défiguré  que  j'imagine  h  sa 

F  lace.  Que  j'aille  chercher  un  scélérat  détestable  pour  le  hanter, 
épier,  et  le  tromper,  c'est  une  indignité  qui  jamais  n'approchora 
de  mon  cmur  ;  mais  que ,  dans  le  doute  si  ce  prétendu  scélérat 
n'est  point  peut-être  un  honnête  homme  infortuné ,  victime  du 
plus  noir  complot ,  j'aille  examiner  par  moi-même  ce  qu'il  faut 
que  j'en  pense ,  c'est  un  des  plus  beaux  devoirs  que  se  puisse  im- 
poser un  cœur  juste ,  et  je  me  livre  à  cette  noble  recherche  avec 
autant  d'estiiue  et  de  contentement  de  moi-même ,  que  j'aurais 
de  regret  et  de  honte  à  m'y  livrer  avec  un  motif  opposé. 

Le  Fr.  Fort  bien;  mais  avec  le  doute  qu'il  vous  plaît  de  con- 
server au  milieu  de  tant  de  preuves,  comment  vous  y  prendrrz- 
vous  pour  apprivoiser  cet  ours  presque  inabordable  ?  II  faudra 
bien  que  vous  commenciez  par  ces  cajoleries  que  vous  avez  en  si 
grande  aversion.  Encore  sera-ce  un  bonheur  si  elles  vous  réus- 
sissent mieux  qu'à  beaucoup  de  gens  qui  les  lui  prodiguent  saii« 
mesure  et  sans  scrupule,  et  à  qui  elles  n'attirent  de  sa  part  que 
des  bmsqueries  et  des  mépris. 

Rouss.  Est-ce  à  tort  ?  Parlons  franchement.   Si  cet  homme 
était  facile  à  prendre  de  cette  manière  ,  il  serait  par  cela  seul  à 
[    demi  jugé.  Apres  tout  ce  que  vous  m'avez  appris  du  5ysl<Miic 
l    qu'on  suit  avec  lui ,  je  suis  peu  surpris  qu'il  repousse  avec  dédain 
b  plupart  de  ceux  qui  l'abordent  ,  et  qui  pour  cela  raccusrnt 
bien  à  tort  d'être  défiant  ;  car  la  défiance  suppose  du  doute  ,  et 
il  n'en  saurait  avoir  à  leur  égard  :  el  que  peut-il  penser  de  ces 
patelins  flagorneurs  dont ,   vu  l'œil  dont  il  est  regardé  dans  le 
i  monde ,  et  qui  ne  peut  échapper  au  sien  ,  il  doit  pénétrer  aisé- 
[  ment  les  motifs  dans  l'empressement  qu'ils  lui  marquent?  Il  doit 
Voir  clairement  que  leur  dessein  n'est  ni  de  se  lier  avec  lui  de 
bonne  foi ,  ni  même  de  l'étudier  et  de  le  connaître  ,  mais  seule- 
Client  de  le  circonvenir.  Pour  moi  qui  n'ai  ni  besoin  ,  ni  dessein  (!e 
1«  tromper,  je  ne  veux  point  prendre  les  allures  cauteleuses  de 
ceux  qui  l'approchent  dans  celte  intention.  Je  ne  lui  cachenii 
M>int  la  mienne  :  s'il  en  était  alarmé ,  ma  recherche  serait  finie 
t  je  n'aurais  plus  rien  à  faire  auprès  de  lui. 


y/,  PREMIER 

Le  Fr.  Il  vous  sera  moins  aisé ,  peut-être ,  que  vous  ne  penser 
de  vous  faire  distinguer  de  ceux  qui  ]*abordent  à  mauvaise  in- 
tcntiou.  Vous  n'avez  point  la  ressource  de  lui  parler  à  cœur  oii* 
vert ,  et  de  lui  déclarer  vos  vrais  motifs.  Si  vous  me  gardez  la 
foi  que  vous  m'avez  donnée ,  il  doit  ignorer  à  jamais  ce  que  vous 
savez  de  ses  œuvres  criminelles  et  de  son  caractère  atroce.  C'est 
un  secret  inviolable ,  qui ,  près  de  lui ,  doit  rester  à  jamais  caché 
dans  votre  cœur.  Il  apercevra  votre  réserve  ,  il  l'imitera  ,  et , 
])ar  cela  seul ,  se  tenant  en  carde  contre  vous ,  il  ne  se  laissera 
voir  que  comme  il  veut  quon  le  voie  ,  et  non  comme  il  est  en 
effet. 

Rouss.  Et  pourquoi  voulez-vous  me  supposer  seul  aveugle 
parmi  tous  ceux  qui  l'abordent  journellement,  et  qui,  sans  lui 
mspirer  plus  de  confiance,  l'ont  vu  tous,  et  si  clairement  à  ce 
«£u  ils  vous  disent,  exactement  tel  que  vous  me  l'avez  peint?  S'il 
est  si  facile  à  connaître  et  à  pénétrer  quand  on  y  regarde,  mal- 
gré sa  défiance  et  son  hypocrisie,  malgré  ses  efforts  pour  se  ca- 
cher, pourquoi ,  plein  du  désir  de  l'apprécier,  serai-je  le  seul  à  n'y 
pouvoir  parvenir,  surtout  avec  une  disposition  si  favorable  à  la 
vérité  ,  et  n'ayant  d'autre  intérêt  que  de  la  connaître?  Est-il 
étonnant  que  l'ayant  si  décidément  ]ugé  d'avance  ,  et  «n'appor- 
tant aucun  doute  à  cet  examen  ,  ils  Taient  vu  tel  qu'ils  le  vou- 
laient voir?  Mes  doutes  ne  me  rendront  pas  moins  attentif,  et 
me  rendront  plus  circonspect.  Je  ne  cherche  pointa  le  voir  tel 
que  je  me  le  ngurc,  je  cherche  à  le  voir  tel  qu'il  est. 

Le  Fr.  Bon  !  n'avez-vous  pas  aussi  vos  idées  !  Vous  le  désirée 
innocent,  j'en  suis  très-sûr.  Vous  ferez  comme  eux  dans  le  sens 
contraire  :  vous  verrez  en  lui  ce  que  vous  y  cherchez. 

Rouss.  Le  cas  est  fort  différent.  Oui ,  je  le  désire  innocent , 
et  de  tout  mon  cœur;  sans  doute  je  serais  heureux  [de  trouver 
en  lui  ce  que  j'y  cherche  :  mais  ce  serait  pour  moi  le  plus  grand 
des  malheurs  â'y  trouver  C(»  qui  n'y  serait  pas ,  de  le  croire 
honnête  homme  et  de  me  tromper.  Vos  messieurs  ne  sont  pas 
dans  des  dispositions  si  favorables  à  la  vérité.  Je  vois  que  leur 
projet  est  une  ancienne  et  grande  entreprise  qu'ils  ne  veulent 

Eas  abandonner  ,  et  qu'ils  n'abandonneraient  pas  impunément, 
l'ignominie  dont  ils  l'ont  couvert  rejaillirait  sur  eux  tout  en- 
tière, et  ils  ne  seraient  pas  même  à  l'abri  delà  vindicte  pu- 
blique. Ainsi  ,  soit  pour  la  sûreté  de  leurs  personnes  ,  soit  pour 
le  repos  de  leurs  consciences ,  il  leur  importe  trop  de  ne  voir  en 
lui  qu'un  scélérat,  pour  qu'eux  et  les  leurs  y  voient  jamais  autre 
chose. 

Le  Fr.  Mais  enfin  ,  pouvez-vous  concevoir ,  imaginer  Quelque 
lide  réponse  aux  preuves  dont  vous  avez  été  si  frappe  ?  Tout 


réponse  aux  preuves  dont  vous  avez  été  si  irapp 


solid( 

ce  que  vous  verrez  ,  ou  croirez  voir  ,  pourra-t-il  jamais  les  dé- 
truire? Supposons  que  vous  trouviez  un  honnête  homme ,  oii  la 
raison,  le  bon  sens,  et  tout  le  monde,  vous  montrent  uu  scé- 
lérat, que  s'ensuivra-t-il?  Que  vos  yeux  vous  trompent  j  ou  que 
le  genre  humain  tout  entier,  excepte  vous  seul,  est  dépourvu 


DIALOGUE.  75 

de  sens?  Laquelle  de  ces  <leux  suppositions  vous  parait  la  plus 
naturelle,  et  à  laquelle  enfin  vous  en  tiendrez-vous? 

Rouss.  A  aucune  des  deux,  et  cette  alternative  ne  me  paraît 
pas  si  nécessaire  qu*à  vous.  Il  est  une  autre  explication  plus  na- 
turelle qui  lève  bien  des  diificultés.  C'est  de  supposer  une  ligue 
dont  l'objet  est  la  diflamation  de  Jean-Jacques,  qu*elle  a  pris 
ioin  d^isoler  pour  cet  cifet.  £t  que  dis-je?  supposer.  Par  quelque 
motif  que  cette  ligue  se  soit  formée,  elle  existe.  Sur  votre  propre 
rapport,  elle  semblerait  universelle.  Elle  est  du  moins  grande  ^ 

Îiuissante  ,  noiubreuse  ;  elle  agit  de  concert  et  dans  le  plus  prof- 
ond secret  pour  tout  ce  qui  n'y  entre  pas,  et  surtout  pour 
rinfortuné  qui  en  est  l'objet.  Pour  s'en  défendre  il  n'a  m  se- 
cours, ni  ami^  ni  appui,  ni  conseil,  ni  lumières;  tout  n'est 
autour  de  lui  que  pièges,  mensonges  ,  trahisons,  ténèbres.  Il 
est  absolument  seul  et  n'a  que  lui  seul  pour  ressource,  il  ne  doit 
attendre  ni  aide  ni  assistance  de  qui  que  ce  soit  sur  la  terre. 
Une  position  si  singulière  est  unique  depuis  l'existence  du  genre 
humain.  Pour  juger  sainement  de  celui  qui  s'y  trouve  et  de  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  lui ,  les  formes  ordinaires  sur  lesquellrs 
s'établissent  les  jugemens  humains  ne  peuvent  plus  sufhre.  II 
me  faudrait ,  quand  même  l'accusé  pourrait  parler  et  se  dé* 
fendre, des  sûretés  extraordinaires  pour  croire  qu'en  lui  rendant 
cette  liberté  on  lui  donne  en  même  temps  les  connaissances,  les 
instrumens  et  les  moyens  nécessaires  pour  pouvoir  se  justifier 
s'il  est  innocent.  Car  enfin,  si,  quoique  faussement  accusé,  il 
ignore  toutes  les  trames  dont  il  est  enlacé,  tous  les  pièges  dont 
,  on  l'entoure,  si  les  seuls  défenseurs  qu'il  pourra  trouver,  et  qui 
feindront  pour  lui  du  zèle,  sont  choisis  pour  le  trahir,  si  les 
témoins  qui  pourraient  déposer  pour  lui  se  taisent ,  si  ceux  qui 
parlent  sont  gagnés  pour  le  charger  ,  si  l'on  fabrique  de  fausses 
pièces  pour  le  noircir,  si  l'on  cache  ou  détruit  celles  qui  le 
justifient;  il  aura  beau  dire,  no»,  contre  cent  faux  témoignages 
à  qui  l'on  fera  dire,  oui;  sa  négation  sera  sans  eflet  contre  tant 
d'affirmations  unanimes,  et  il  u'en  sera  pas  moins  couvaincu 
aux  yeux  des  hoinnics  de  délits  qu'il  n'aura  pas  commis.  Dans 
l'ordre  ordinaire  des  choses,  celte  objection  n'a  point  la  même 
force  ,  parce  qu'on  laisse  à  l'accusé  tous  les  moyens  possibles  de 
se  défendre  ,  ae  confondre  Ips  faux  témoins  ,  de  manifester  Tim- 
posture ,  et  qu'on  ne  présume  pas  cette  odieuse  ligue  de  plu- 
sieurs hommes  pour  en  perdre  un.  Mais  ici  cette  ligue  existe  , 
rien  n'est  plus  constant,  vous  me  l'avez  appris  vous-iiicme ;  et , 
par  cela  seul ,  non-seulement  tous  les  avantages  qu'ont  les  ac- 
cuses pour  leur  défense  sont  ôtés  à  celui-ci ,  mais  les  accusateurs 
en  les  lui  ôtant  peuvent  les  tourner  tous  contre  lui-même;  il 
est  pleinement  à  leur  discrétion  j  maîtres  absolus  d'établir  les 
faits  comme  il  leur  plaît,  sans  avoir  aucune  contradiction  à 
craindre,    ils  sont  seuls  juges   de   la  validité  de  leurs  propres 

!»iècesj  leurs  témoins,  certains  de  n'être  ni  confrontés,  ni  con- 
bndu5|  ni  punis,  ne  craîgneul  rien  de  leurs  mensonges  :  ils  sont 


76  PREMIER 

sûrs  en  le  chargeant  de  la  'protection  dos  Grands,  de  Tappiiî  de* 
médecins  ,  de  l'approbation  des  gens  de  lettres ,  et  de  la  faveur 
publique;  ils  sont  sûrs  en  le  défendant  detre  perdus.  Yoilà, 
monsieur  ,  pourquoi  tous  les  témoignages  portes  contre  ]ui  sous 
les  chefs  de  la  ligue ,  c'est-à-dire ,  depuis  qu'elle  s'est  formée  , 
n'ont  aucune  autorité  pour  moi ,  et  s  il  en  est  d'antérieurs ,  de 
quoi  je  doute  ,  je  ne  les  admettrai  qu'après  avoir  bien  examiné 
s'il  n'y  a  ni  fraude  ^  ni  antidate  y  et  surtout  après  avoir  entendu 
les  réponses  de  l'accusé. 

Par  exemple ,  pour  juger  de  sa  conduite  à  Venise ,  je  n'irai 
pas  consulter  sottement  ce  qu'on  en  dit,  et,  si  vous  voulez  ,  ce 
qu'on  en  prouve  aujourd'hui ,  et  puis  m'en  tenir  là  ;  mais  bien 
ce  qui  a  été  prouvé  et  reconnu  à  Venise,  à  la  cour,  chez  les 
ministres  du  roi ,  et  parmi  tous  ceux  qui  ont  eu  connaissance 
de  cette  affaire  avant  le  ministère  du  duc  de  Choiseul ,  avant 
l'ambassade  de  l'abbé  de  Bernis  à  Venise,  et  avant  le  voyage  du 
consul  le  Blond  à  Paris.  Plus  ce  qu'on  en  a  pensé  depuis  est  difTé- 
rent  de  ce  qu'on  en  pensait  alors ,  et  mieux  je  rechercherai  les 
causes  d'un  changement  si  tardif  et  si  extraordinaire.  De  même 
pour  me  décider  sur  ses  pillages  en  musique ,  ce  ne  sera  ni  à 
M.  d'Alembert,  ni  à  ses  suppôts,  ni  à  tous  vos  messieurs,  que 
je  m'adresserai ,  mais  je  ferai  rechercher  sur  les  lieux  par  des 
personnes  non  suspectes ,  c'est-à-dire  qui  ne  soient  pas  de  leur 
connaissance,  s'il  y  a  des  preuves  authentiques  que  ces  ou- 
vrages ont  existé  ayant  que  Jean- Jacques  lésait  donnés  pour  être 
de  lui. 

Voilà  la  marche  que  le  bon  sens  m'oblige  de  suivre  pour  vc-»- 
rifier  les  délits,  les  pillages,  et  les  imputations  de  toute  espèce 
dont  on  n*a  cessé  de  le  charger  depuis  la  formation  du  complot , 
et  dont  je  n'aperçois  pas  auparavant  le  moindre  vestige.  Tant  que 
cette  vérification  ne  me  sera  pas  possible ,  rien  ne  sera  si  aisé  que 
de  me  fournir  tant  de  preuves  qu  on  voudra  auxquelles  je  n'aurai 
rien  à  répondre ,  mais  qui  n'opéreront  sur  mon  esprit  aucuue 
persuasion. 

Pour  savoir  exactement  quelle  foi  je  puis  donner  à  votre  pré- 
tendue évidence,  il  faudrait  que  je  connusse  bien  tout  ce  qu  une 
génération  entière  liguée  contre  un  seul  homme  totalement  isolé 
peut  faire  pour  se  prouvera  elle-même  de  cet  homme-là  tout  ce 
qu'il  lui  plaît ,  cl ,  par  surcroît  de  précaution  ,eu  se  cachant  de  lui 
très-soigneusement.  A  force  de  temps ,  d'intrigue ,  et  d'argent ,  de 
quoi  la  puissance  et  la  ruse  ne  viennent-elles  point  à  bout,  quand 
personne  no  s'oppose  à  leurs  manœuvres ,  quaud  rien  n'arrête  et 
ne  contre-mine  leurs  sourdes  opérations?  A  quel  point  ne  pourrait- 


trer  le  secret?  Qui  est-ce  qui  a  déterminé  jusqu'oii  des  conjurés 
puissaus,  nombreux,  et  bien  unis ,  comme  ils  lesout  toujours 


DIALOGUE.  77 

ponr  le  crime,  peuvent  fasciner  les  yeux  ,  quand  des  gens  qu'on 
ne  croil  pas  se  connaître  se  concerteront  bien  entre  eux  ;  quand , 
ttux  deux  bouts  de  Tiiurope ,  des  imposteurs  d'intelligence  et 
dirigés  par  quelque  aJroit  et  puissant  intrigant  se  conduiront 
sur  le  même  plan,  tiendront  le  même  langage,  présenteront 
soos  le  même  aspect  un  homme  à  qui  l'on  a  oté  la  voix  ,  les 
yeux  ,  les  mains  ,  et  qu'on  livre  pîéus  et  poings  lies  à  la  merci 
de  ses  ennemis?  Que  vos  messieurs,  au  lieu  d'être  tels,  soient 
fes  amis  comme  ils  le  crient  à  tout  le  monde,  qu'élouffant  leur 
protégé  dans  la  fange  ils  n'agissent  ainsi  que  par  bonté, par  gé- 
nérosité, par  compassion  pour  lui,  soit;  ]e  n  entends pomt  leur 
disputer  ici  ces  nouvelles  vertus  :  mais  il  résulte  toujours  de  vos 
propres  récits  qu'il  y  a  une  ligue ,  et  de  mon  raisonnement  que, 
sitôt  qu'une  ligue  existe,  on  ne  doit  pas  pour  juger  des  preuves 

3u*elle  apporte  s'en  tenir  aux  règles  ordinaires  ,  mais  en  établir 
e  plus  rigoureuses  pour  s'assurer  que  cette  ligue  n'abuse  pas 
de  Vavantage  immense  de  se  concerter  ,  et  par- là  d'en  imposer 
comme  elle  peut  certainement  le  faire.  Ici  je  vois,  au  contraire, 
que  tout  se  passe  entre  gens  qui  se  prouvent  entre  eux,  sans  ré-- 
sistance  et  sans  contradiction ,  ce  qu'ils  sont  bien  aises  de  croire; 
que,  donnant  ensuite  leur  unanimité  pour  nouvelle  preuve  à 
ceux  qu'ils  désirent  amener  à  leur  sentiment,  loin  d'admettre 
au  moins  l'épreuve  indispensable  des  réponses  de  l'accusé,  on  lui 
dérobe  avec  le  plus  grand  soin  la  connaissance  de  l'accusation, 
de  l'accusateur,  des  preuves,  et  même  de  la  ligue.  C'est  faire 
cent  fois  pis  qu'à  l'inquisition  :  car  si  l'on  y  force  le  prévenu  de 
s*accuser  lui-même,  du  moins  on  ne  refuse  pas  de  l'entendre, 
on  ne  l'empêche  pas  de  parler,  on  ne  lui  cache  pas  qu'il  est  ac- 
cusé, et  on  ne  le  juge  qu'après  l'avoir  entendu.  Ij  inquisition 
veut  bien  que  l'accusé  se  détende  s'il  peut ,  mais  ici  l'on  ne  veut 
pas  qu'il  le  puisse. 

Cette  explication  ,  qui  dérive  des  faits  que  vous  m'avez  exposes 
Tou^-même,  doit  vous  faire  sentir  comment  le  public,  sans  être 
dépourvu  de  bon  sens,  mais  séduit  par  mille  prestiges,  peut 
tomber  dans  une  erreur  involontaire  et  presque  excusable  à 
l'égard  d'un  homme  auquel  il  prend  dans  le  fond  trës^peu  d'in- 
térêt, dont  la  singularité  révolte  son  amour-propre,  et  qu'il 
désire  généralement  de  trouver  coupable  plutôt  qu  innocent,  et 
.comment  aussi,  avec  un  intérêt  plus  sincère  à  ce  même  homme 
et  plus  de  soin  à  l'étudier  soi-même,  on  pourrait  le  voir  autre- 
ment que  ne  fait  tout  le  monde,  sans  être  obligé  d'en  conclure 
que  le  public  est  dans  le  délire  ou  qu'on  est  trompé  par  ses  pro- 

Ïires  yeux.  Quand  le  pauvre  Lazarille  de  Tonnes  ,  attaché  dans 
e  fond  d'une  cuve ,  la  tête  seule  hors  de  l'eau ,  couronnée  de  ro- 
seaux et  d'algue,  était  promené  de  ville  en  ville  comme  un 
monstre  marin  ,  les  spectateurs  extravaguaient-ilsde  le  prendre 
pour  tel ,  ignorant  qu  on  l'empêchait  de  parler,  et  que ,  s'il  vou- 
lait cner  qu'il  n'était  pas  un  uionstre  marin  ,  une  corde  tirée 
eu  cachette  le  formait  de  faire  à  Tinstant  le  plongeon?  Supposons 


7»  PREMIER 

qu'un  d*entre  eux  plus  attentif,  apercevant  cette  manœuvre  et 
par-là  devinant  le  reste  ,  leur  eût  crié ,  l'on  voua  trompe ,  ce  pré^ 
tendu  monstre  est  un  homme  ,  n'y  eùt-il  pas  eu  plus  que  de  1  hu- 
meur à  s'offenser  de  cette  exclamation ,  comme  d'un  reproche 


plus  sages  que  lui  eh  adoptant  son  erreur  ne  ]e  sont  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  raisons  aue  je  vous  expose,  je  me  sens 
digne  ,  même  indépendamment  a'elles,  de  douter  de  ce  qui  n'a 
paru  douteux  à  personne.  J'ai  dans  le  cœur  des  témoignages  , 
plus  forts  que  toutes  vos  preuves ,  que  l'homme  que  vous  m'avez 
peint  n'existe  point ,  ou  n'est  pas  du  moins  où  vous  le  voyez.  La 
seule  patrie  de  Jean-Jacques  ,  qui  est  la  mienne,  suffirait  pour 
m'assurcr  qu'il  n'est  point  cet  homme-là.  Jamais  elle  n'a  produit 
des  êtres  de  cette  espèce  ;  ce  n'est  ni  chez  les  protestans  ni  dans 
les  républiques  qu'ils  sont  connus.  Les  crimes  dont  il  est  accusé 
sont  des  crimes  d'esclaves  ,  qui  n'approchèrent  jamais  des  âmes 
libres  ;  dans  nos  contrées  on  n'en  connaît  point  de  pareils;  et  il 
me  faudrait  plus  de  preuves  encore  que  celles  que  vous  m'aves 
fournies  pour  me  persuader  seulement  que  Genève  a  pu  produire 
un  empoisonneur. 

Apres  vous  avoir  dit  pourquoi  vos  preuves,  tout  évidentes 
qu'elles  vous  paraissent ,  ne  sauraient  être  convaincantes  pour 
moi ,  qui  n'ai,  ni  ne  puis  avoir  les  instructions  nécessaires  pour 
juger  à  quel  point  ces  preuves  peuvent  être  illusoires  et  m'en 
imposer  par  une  fausse  apparence  de  vérité ,  je  vous  avoue  pour- 
tant derechef  que,  sans  me  convaincre,  elles  m'inquiètent  , 
in'ébranlent,  et  que  j'ai  quelquefois  peine  à  leur  résister.  Je  dé- 
sirerais sans  doute  ,  et  de  tout  mon  cœur ,  qu'elles  fussent  fausses, 
et  que  l'homme  dont  elles  me  font  un  monstre  n'en  fût  pas  un  : 
mais  je  désire  beaucoup  davantage  encore  de  ne  pas  m'égarer 
dans  celte  recherche  et  de  ne  pas  me  laisser  séduire  par  mon 
penchant.  Que  puis-je  faire  dans  une  pareille  situation  (i)  pour 
parvenir,  s'il  est  possible,  à  démêler  ta  vérité?  C'est  de  rejeter 
dans  cette  affaire  toute  autorité  humaine  ,  toute  preuve  qui 
dépend  du  témoignage  d'autrui ,  et  de  me  déterminer  unique- 
ment sur  ce  que  Je  puis  voir  de  mes  yeux  et  connaître  par  moi- 
même.  Si  Jean-Jacques  est  tel  que  l'ont  peint  vos  messieurs ,  et 
s'il  a  été  si  aisément  reconnu  tel  par  tous  ceux  qui  l'ont  appro-  . 
ché  ,  je  ne  serai  pas  plus  malheureux  qu'eux  ,  car  je  ne  porterai 
pas  à  cet  examen  moins  d'attention ,  de  zèle,  et  de  bonne  foi  ;  et 
un  être  aussi  méchant,  aussi  difforme ,  aussi  dépravé,  doit  en 
effet  être  très-facile  à  pénétrer  pour  peu  qu'on  y  regarde.  Je 

(i)  Four  excuser  le  public  autant  qu'il  se  peut,  je  suppose  partout  son 
erreur  presque  invincible;  mais  moi,  qui  sais  dans  ma  conACÎenoe  qu'au- 
cun crime  jamais  n'approcha  de  mon  cœur,  jesuis  si^r  que  tout  homme 
vraiment  attentif,  vraiment  juste ,  découvrirait  l'imposture  h  travers  tout 
Vart  du  complot,  parce  qu'enfin  je  ne  crois  pas  possible  que  jamais  lo 
menioDge  ururpe  et  s'appropriç  tous  le»  caractères  de  la  vcrilé. 


DIALOGUE.  7g 

xn^D  tiens  donc  à  la  résolulion  de  l'examiner  par  moi-méuie  et 
de  le  juger  en  tout  ce  que  je  verrai  de  lui ,  non  par  les  secrets 
désirs  de  mon  cœur,  encore  moins  par  les  interprétations  d'au-« 
trui  ,  mais  par  la  mesure  de  bon  sens  et  de  jugement  que  je  puis 
avoir  reçue ,  sans  me  rapporter  sur  ce  point  à  Tautorité  de  per- 
sonne. Je  pourrai  me  tromper  sans  doute ,  parce  que  je  suis 
homme  ;  mais  après  avoir  fait  tous  mes  eiforts  pour  éviter  ce 
malheur,  je  me  rendrai ,  si  néanmoins  il  m'arrive  ,  le  consolant 
témoignage  que  mes  passions  ni  ma  volonté  ne  sont  point  com- 
plices de  mon  erreur  ,  et  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  moi  de  m'en 
garantir.  Voilà  ma  résolution.  Donnez -moi  maintenant  les 
moyens  de  l'accomplir  et  d'arriver  à  notre  homme  ,  car,  à  ce 
que  vous  m'avez  fait  entendre ,  son  accès  n'est  pas  aisé. 

Le  Fr.  Surtout  pour  vous  qui  dédaignez  les  seuls  qui  pour- 
raient vous  rouvrir.  Ces  moyens  sont ,  je  le  répète,  de  s'insinuer 
k  force  d'adresse,  de  pateliuage ,  d'opiniâtre  importunité,  de 
le  cajoler  sans  cesse,  dfe  lui  parler  avec  transport  de  ses  talens  , 
de  ses  livres  ,  et  même  de  ses  vertus  ;  car  ici  te  mensonge  et  la 
fausseté  sont  des  œuvres  pies.  Le  mot  d'admiration  surtout,  d'un 
effet  admirable  auprès  de  lui ,  exprime  assez  bien  dans  un  autre 
sens  ridée  des  senlimens  qu'un  pareil  monstre  inspire ,  et  ces 
doubles  ententes  jésuitiques  si  recherchées  de  nos  messieurs 
leur  rendent  l'usage  de  ce  mot  très-familier  avec  Jean-Jacques  , 
et  très-commode  en  lui  parlant  (i).  Si  tout  cela  ne  réussit  pas  , 
on  ne  se  rebute  point  de  son  froid  accueil ,  ou  compte  pour  rien  ses 
rebuffades;  passant  tout  de  suite  à  l'autre  extrémité ,  on  le  tance , 
on  le  eourmande,  et ,  prenant  le  ton  le  plus  arrogant  qu'il  est 

Sossible  ,  on  tâche  de  le  subjuguer  de  haute  lutte.  S'il  vous  fait 
es  grossièretés,  on  les  enaure  comme  venant  d'un  misérable 
dont  on  s'embarrasse  fort  peu  d'être  méprisé.  S'il  vous  chasse  de 
chez  lui,  on  y  revient j  s'il  vous  ferme  la  porte,  on  y  reste  jus- 

2u'à  ce  qu'elfe  se  rouvre  ,  on  tâche  de  s'y  fourrer.  Une  fois  entré 
ans  son  repaire  on  s'y  établit,  on  s'y  maintient  bon  gré  mal- 
gré. S'il  osait  vous  en  chasser  de  force ,  tant  mieux  :  on  ferait 
oeau  bruit ,  et  l'on  irait  crier  par  toute  la  terre  qu'il  assassine 
les  gens  qui  lui  font  l'honneur  de  l'aller  voir.  11  n  y  a  point ,  à 
ce  qu'on  m'assure ,  d'autre  voie  pour  s'insinuer  auprès  de  lui. 
Etes-vous  homme  à  prendre  celle-là  ? 

Rouss.  Mais,    vous-même,  pourquoi  ne  l'avez-vous  jamais 
▼oulu  prendre? 
Le  Fr.  Oh  !  moi ,  je  n'avais  pas   besoin  de  le  voir  pour  le 

(i)  En  m'écrivant,  c'est  la  même  franclûse.  J*ai  Vlionnenr  détre,  avec 
fouM  les  sentimens  qui  vous  sont  dus ,  avec  les  sentimens  les  plus  dislin^ 
^nhf  avec  une  considération  très-particulière  ,  avec  autant  d'estime  que 
ae  respect  ^  etc.  Ces  messieurs  soiit-iU  donc,  avec  ces  tournures  amphi- 
bologiques, moins  menteurs  que  ceux  qui  mentent  tout  rondement? 
Non.  Ils  sont  seulement  plus  faux  et  plus  doubles ,  ils  mentent  seulement 
plus  traîtreusement. 


8p  PREMIER 

connaître.  Je  le  connais  par  ses  œuvres  :  c'en  est  assez  et  même 
trop. 

Rouss.  Que  pensez-yoas  de  ceux  ani ,  tout  aussi  décidés  que 
\  DUS  sur  son  compte,  ne  laissent  pas  ae  le  fréquenter,  de  l'obsé-» 
c^er,  et  de  vouloir  s'introduire  à  toute  force  d!ans  sa  plus  intime 
iomiliaritc? 

Le  Fr.  Je  vois  que  vous  n'êtes  pas  content  de  la  réponse  que 
)'*ai  déjà  faite  à  cette  question. 

Rouss.  Ni  vous  non  plus ,  je  le  vois  aussi.  J'ai  donc  mes  rai- 
sons pour  y  revenir.  Presque  tout  ce  que  vous  m*avez  dit  dans 
cet  entretien  me  prouve  que  vous  n'y  parliez  pas  de  vous-même. 
.Apres  avoir  appris  de  vous  les  sentimcns  d'autrui ,  n'appren— 
drai-je  jamais  les  vôtres  ?  Je  le  vois,  vous  feignez  d'établir  des 
maximes  que  vous  seriez  au  désespoir  d'adopter.  Parlez-moi 
donc  enfin  plus  franchement. 

Le  Fr.  Ecoutez  :  je  n'aime  pas  Jean- Jacques  ,  mais  je  hais 
encore  plus  l'injustice ,  encore  plus  la  trahison.  Vous  m'avez 
dit  des  choses  qui  me  frappent  et  auxquelles  je  veux  réfléchir. 
Vous  refusiez  de  voir  cet  infortuné  ;  vous  vous  y  déterminez 
maintenant.  J'ai  refusé  de  lire  ses  livres;  je  me  ravise  ainsi  que 
vous  ,  et  pour  cause.  Voyez  l'homme ,  je  lirai  les  livres;  après 
quoi ,  nous  nous  reverrons. 


SECOND  DIALOGUE. 


Le  Français.  JlLe  bien  ,  monsieur ,  vous  l'avez  vu  ? 

Rousseau.  Hé  bien  ,  monsieur  ,  yous  l'avez  lu  ? 

Le  Fr.  Allons  par  ordre ,  je  vous  prie  ,  et  permettez  que  nous 
commencions  par  vous  qui  mtes  le  plus  pressé.  Je  vous  ai  laissé 
tout  le  temps  de  bien  étudier  notre  homme.  Je  sais  que  vous 
l'avez  vu  par  vous-même,  et  tout  à  votre  aise.  Ainsi  vous  êtes 
*  maintenant  en  état  de  le  juger  ,  ou  vous  n'y  serez  jamais.  Dites*» 
moi  donc  enfin  ce  qu'il  faut  penser  de  cet  étrange  personnage? 

Rouss.  Non;  dire  ce  qu'il  eu  faut  peuser  n'est  pas  de  ma  com^* 
pélence;  mais  vous  dire  ,  quant  à  moi ,  ce  que  j'en  pense,  c'est 
ce  que  je  ferai  volontiers,  si  cela  vous  suifit. 

Le  Fr.  Je  ne  vous  en  demaude  pas  davantage.  Voyons 
donc. 

Rouss.  Pour  vous  parler  selon  ma  croyance,  je  vous  dirai 
donc  tout  franchement  que  ,  selon  moi ,  ce  n'est  pas  un  homme 
vertueux. 

Le  Fr.  Ah  !  vous  voilà  donc  enfin  pensant  comme  tout  le 
monde! 


F 


DIALOGUE.  8i 

Rcuss.  Pas  tout-à-fait,  peut-être:  car  ,  toujours  selon  moi  , 
cest  beaucoup  moins  encore  un  détestable  scélérat. 

Le  Fr.  Mais  enfin  qu'est-ce  donc?  Car  vou£  êtes  désolant  avec 
vos  éternelles  énigmes. 

Rouss.  Il  n'y  a  point  là  d*énigme  que  celle  que  vous  y^  mettez 
vous-même.  Cest  un  homme  sans  malice  plutôt  que  bon  ,  une 
ame  saine  ,  mais  faible  ,  qui  adore  la  vertu  sans  la  pratiquer  , 
qui  aime  ardemment  le  bien  et  qui  n'en  fait  guère.  Pour  he  crime  , 
I  je  suis  persuadé  comme  de  mon  existence  qu'il  n'approcha  ja- 
mais de  son  cœur ,  non  plus  que  la  haine.  Voila  le  sommaire 
de  mes  observations  sur  son  caractère  moral.  Le  reste  ne  peut 
^dire  en  abrégé,  car  cet  homme  ne  resseiuble  à  nul  autre  que 
je  connaisse  ;  il  demande  une  analise  à  part  et  faite  uniquement 
pour  loi. 

Le  Fr.  Oh  I  faites-Ià  moi  donc  cette  unique  analise ,  et  mon- 
trez-nous comment  vous  vous  y  êtes  pris  pour  trouver  cethonime 
sans  malice,  cet  être  si  nouveau  pour  tout  le  reste  du  monde, 
et  que  personne  avant  vous  n'a  su  voir  en  lui. 

Rouss.  Vous  vous  trompez;  c'est  au  contraire  votre  Jean- 
Jacques  qui  est  cet  homme  nouveau.  Le  mien  est  l'ancien ,  celui 
que  je  m'étais  figuré  avant  que  vous  m'eussiez  parlé  de  lui , 
celui  que  tout  le  monde  voyait  en  lui  avant  qu'il  eût  fait  des 
livres ,  c'est-à-dire,  jusqu'à  l^âge  de  quarante  ans.  Jusques-là  tous 
ceux  qui  l'ont  connu  ,  sans  en  excepter  vos  messieurs  eux-mêmes, 
Tont  vu  tel  que  je  le  vois  maintenant.  C'est ,  si  vous  voulez  , 
UD  homme  que  je  ressuscite ,  mais  que  je  ne  crée  assurément  paa. 
Le  Fr.  Craignez  de  vous  abuser  encore  en  cela ,  et  de  ressus- 


'Ç  •        -  -  .... 

queux-mêmes,  quand  on  le  leur  a  fait  mieux  connaître  ,  ont 

abjuré  leur  ancienne  erreur.  En  revenant  sur  ce  qu'ils  avaient 

vu  jadis  ,  ils  en  ont  juge  tout  difTéremment. 

Rouss.  Ce  changement  d'opinion  me  parait  très-naturel ,  sans 

fournir  la  preuve  que  vous  en  tirez.  Ils  le  voyaient  alors  par 

lears  propres  yeux  ,  ils  l'ont  vu  depuis  par  ceux  des  autres.  Vous 

pensez  qu'ils  se  trompaient  autrefois  ;  moi  je  crois  que  c'est  au- 

[jonrd'hui  qu'ils  se  trompent.  Je  ne  vois  point  à  votre  opinion  <le 

^ison  solide  ,  et  j'en  vois  à  la  mienne  une  d'un  très-grand  poids  ; 

[c'est  qu'alors  il  ïi*y  avait  point  de  ligue  ,  et  qu'il  en  existe  une 

mjourd'hui)  c'est  qu'alors  personne  n'avait  intérêt  à  déguiser 

la  vérité  ,  et  à  voir  ce  qui  n'était  pas }  qu'aujourd'hui  quiconque 

[oserait  dire  hautement  de  Jean-Jacques  le  bien  qu'il  en  pourrait 

[lavoir  serait  un  homme  perdu  ;  que  ,  pour  faire  sa  cour  et  pai- 

Irenir ,  il  n'y  a  point  de  moyen  plus  sûr  et  plus  prompt  que  de 

iKnchérir  sur  les  charges  dont  on  l'accable  à  Tenvi  :  et  qu'enfin 

H»  ceux  qui  l'ont  vu  dans  sa  jeunesse  sont  sûrs  de  s'avancer  eux 

les  leurs  en  tenant  sur  son  compte  le  langage  qui  convient  à 

9  messieurs.  D'oii  je  conclus  que  qui  cherche  en  sincérité  de 

r.  (i 


b'z  SliCOND 

cœur  la  vérité  4oit  remonter  ,  pour  la  connaître  ,  aux  temps 
1)11  personne  n*avait  intérêt  à  la  déguiser.  Voilà  pourquoi  les  ju- 
gemens  qu*on  portait  jadis  sur  cet  homme  font  autorité  pour 
moi ,  et  pourquoi  ceux  que  les  mêmes  gens  en  peuvent  porter 
aujourd'hui  n  en  font  plus.  Si  vous  avez  à  cela  quelque  oonne 
réponse  ,  vous  m'obligerez  de  m'en  faire  part  ;  car  je  n'entre- 
prends point  de  soutenir  ici  mon  sentiment ,  ni  de  vous  le  faire 
adopter  ,  et  je  serai  toujours  prêt  à  l'abandonner ,  quoiqu'à  re- 
gret, quand  je  croirai  voir  la  vérité  dans  le  sentiment  contraire. 
<^uoi  qu'il  en  soit  ,  il  ne  s'agit  point  ici  de  ce  que  d'autres  ont 
vu  ,  mais  de  ce  que  j'ai  vu  moi-même ,  ou  cru  voir.  C'est  ce  que 
vous  demandez  ,  et  c'est  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire  }  sauf  à  vous 
d'admettre  ou  rejeter  mon  opinion  quand  vous  saurez  sur  quoi 
je  la  fonde. 

Commençons  par  le  premier  abord.  Je  crus  ,  sur  les  difficultés 
auxquelles  vous  m'aviez  préparé,  devoir  premièrement  lui  écrire. 
Yoici  ma  lettre  ,  et  voici  sa  réponse. 
Le  Fr.  Comment  !  il  vous  a  répondu  ? 
Rouss.  Dans  l'instant  même. 

Le  Te.  Voilà  qui  est  particulier  !  Voyons  donc  cette  lettre  qui    : 
lui  a  fait  faire  un  si  grand  efl'ort.  i 

Rouss.  Elle  n'est  pas  bien  recherchée  ,  comme  vous  allez  voir.  "^ 
{Il  lit,)  u  J'ai  besoin  de  vous  voir ,  de  vous  connaître  ,  et  ce   ' 
M  besoin  est  fondé  sur  l'amour  de  la  justice  et  de  la  vérité.  On 
I»  dît  que  vous  rebutez  les  nouveaux  visages.  Je  ne  dirai  pas  si 
M  vous  avez  tort  ou  raison  ;  mais,  si  vous  êtes  l'homme  cie  vos 
M  livres  ,  ouvrez-moi  votre  porte  avec  confiance  ;  je  vous  en  con-   ! 
M  jure  pour  moi ,  je  vous  le  conseille  pour  vous  :  si  vous  ne  l'êtes 
»  pas  ,  vous  pouvez  encore  m'admettre  sans  crainte  ;  je  ne  vous   • 
M  importunerai  pas  long-temps.  »  ^ 

Réponse,  «  Vous  êtes  le  premier  que  le  motif  qui  vous  amène  ' 
»  ait  conduit  ici  :  car  de  tant  de  gens  qui  ont  la  curiosité  de  me  • 
n  voir  ,  pas  un  n'a  celle  de  me  connaître  ;  tous  croient  me  con-  'j 
»  naître  assez.  Venez  donc  ,  pour  la  rareté  du  fait.  Mais  que  me  ] 
M  voulez  -  vous ,  et  pourquoi  me  parler  de  mes  livres?  si  ,  les  j 
M  ayant  lus ,  ils  ont  pu  vous  laisser  en  doute  sur  les  sentimens  i 
»  de  l'auteur ,  ne  venez  pas  ;  en  ce  cas  je  ne  suis  pas  votre  j 
•  homme  ,  car  vous  ne  sauriez  être  le  mien.  » 

La  conformité  de  cette  réponse  avec  mes  idées  ne  ralentit  pas 
mon  zèle.  Je  vole  à  lui  ,  je  le  vois...  Je  vous  l'avoue  ;  avant  même 
que  je  l'abordasse  ,  en  le  voyant ,  j'augurai  bien  de  mon  projet. 
Sur  ces  portraits  de  lui ,  si  vantés ,  qu'on  étale  de  toutes  parts ,  f 


ner ,  comme  colui  de  Fiquet  ;  et ,  crovant  trouver  sur  son  visage  ^ 
les  traits  du  caractère  que  tout  le  monde  lui  donne,  j«  m'avertis-  r 
^ais  de  me  tenir  en  garde  contre  une  première  impression  si  puis-  ^ 


f. 


DIALOGUE.  83 

santé  toujours  sur  moi ,  et  de  suspendre,  maigre  ma  répugnance , 
le  préjugé  qu'elle  allait  m'inspirer. 

Je  n'ai  pas  eu  cette  peine  :  au  lieu  du  féroce  ou  doucereux 
«spect  auquel  je  m'étais  attendu ,  ]e  n'ai  vu  qu'une  physiono- 
mie ouverte  et  simple ,  qui  promettait  et  inspirait  de  la  con- 
fiance et  de  la  sensibilité. 

Le  Fr.  Il  faut  donc  qu'il  n'ait  cette  physionomie  que  pour 
vous  ;  car  généralement  tous  ceux  qui  t'abordent  se  plaignent 
de  son  air  froid  et  de  son  accueil  repoussant ,  dont  heureusement 
ils  ne  s'embarrassent  guère. 

Ronss.  Il  est  vrai  oue  personne  au  monde  ne  cache  moins  que 
Ini  réioienement  et  le  dédain  pour  ceux  qui  lui  en  inspirent  ; 
mais  ce  n  est  point  là  son  abord  naturel ,  quoiqu'aujourd'hui  très- 
fréquent  j  et  cet  accueil  dédaigneux  que  vous  lui  reprochez  est 
Four  moi  la  preuve  qu'il  ne  se  contrefait  pas  comme  ceux  qui 
abordent ,  et  qu'il  n'y  a  point  de  fausseté  sur  son  visage  non 
plus  que  dans  son  cœur. 

Jean-Jacques  n'est  assurément  pas  un  bel  homme  :  il  est  petit , 
et  s'apetisse  encore  en  baissant  la  tête.  Il  a  la  vue  courte ,  de 

Fetits  yeux  enfoncés  ,  des  dents  horribles  ;  ses  traits  ,  altérés  par 
âge ,  n'ont  rien  de  fort  régulier  :  mais  tout  dément  en  lui-  l'idée 
que  vous  m'en  a  vies  donnée  ;  ni  le  regard  ,  ni  le  son  de  la  voix  , 
ni  l'accent ,  ni  le  maintien  ,  ne  sont  du  monstre  que  vous  m'ayez 
peint. 

Le  Fa.  Bon  !  n'allez-vous  pas  le  dépouiller  de  ses  traits  comme 
de  ses  livres  ? 

Rouss.  Mais  tout  cela  ya  très-bien  ensemble  ,  et  me  paraîtrait 
asses  appartenir  au  même  homme.  Je  lui  trouve  aujourd'hui  les 
traits  au  Mentor  d'Emile  ;  peut-être  dans  sa  jeunesse  lui  aurais- 
je  trouvé  ceux  de  Saint-Preux.  Enfin  ,  je  pense  que  si  sous  sa 
physionomie  la  nature  a  caché  l'ame  d'un  scélérat ,  elle  ne  pou- 
vait en  efiet  mieux  la  cacher. 

Le  Fh.  J'entends  ;  vous  voilà  livré  en  sa  faveur  au  même  pré- 
jugé contre  lequel  vous  vous  étiez  si  bien  armé  s'il  lui  eût  été 
contraire. 

Rocss.  Non  ;  le  seul  préjugé  auquel  je  me  livre  ici ,  parce  qu'il 
me  parait  raisonnable  ,  est  Dien  moins  pour  lui  que  contre  ses 
bruyans  protecteurs.  Ils  ont  eux-mêmes  fait  faire  ces  portraits 
avec  beaucoup  de  dépense  et  de  soin  ;  ils  les  ont  annoncés  avec 
pempe  dans  les  journaux  ,  dans  les  gazettes  ,  ils  les  ont  prônés 
partout  :  mais  s'ils  n'en  peignent  pas  mieux  l'original  an  moral 
qu'an  physique»  on  le  connaîtra  sûrement  fort  mal  d'après  eux. 
Voici  un  qnatrain  que  Jean-Jacques  mit  au-dessous  d'un  de  ces 
portraits  ; 

Horanei  savant  dans  l'art  de  feindre, 
Qui  me  prêtes  des  traits  li  doo»  , 
Vont  auras  beau  vouloir  me  peindre, 
Vous  nt  peindre»  jamais  que  vou^. 


84  SECOND 

Le  Fr.  Il  faut  que  ce  quatrain  soit  tout  nouveau;  car  il  est 
assez  joli  ,  et  je  n'eu  avais  point  entendu  parler. 

Rouss.  Il  y  a  plus  de  six  ans  qu'il  est  fait  :  Tauteur  l'a  donné 
ou  récité  à  plus  de  cinquante  personnes  ;  qui  toutes  lui  en  ont 
trës-fidèlement  gardé  le  secret ,  qu'il  ne  leur  demandait  pas  ,  et 
jfî  ne  crois  pas  que  vous  vous  attendiez  à  trouver  ce  quatra  n 
dans  le  Mercure.  J'ai  cru  voir  dans  toute  cefte  histoire  de  por- 
traits des  singularités  qui  m'ont  porté  à  la  suivre  ,  et  j'y  ai 
trouvé  ,  surtout  pour  celui  d'Angleterre ,  des  circonstances  bien 
extraordinaires.  David  Hume,  étroitement  lié  à  Paris  avec  vos 
messieurs  ,  sans  oublier  les  dames,  devient ,  ou  ne  sait  comment , 
le  patron  ,  le  zélé  protecteur ,  le  bienfaiteur  à  toute  outrance 
de  Jean-Jacques  ,  et  fait  tant ,  de  concert  avec  eux ,  ({u'il  par- 
vient enfin  ,  malgré  toute  la  répugnance  de  celui-ci ,  à  1  em- 
mener en  Angleterre.  Là  ,  le  premier  et  le  plus  important  de 
ses  soins  est  de  faire  faire  par  Ramsay  ,  son  -ami  particulier  ,  le 
portrait  de  son  ami  public  Jean-Jacques.  Il  désirait  ce  portrait 
aussi  ardemment  qu  un  amant  bien  épris  désire  celui  de  sa  maî- 
tresse. A  force  d'importunités  ,  il  arrache  le  consentement  de 
Jean- Jacques.  On  lui  fait  mettre  un  bonnet  bien  noir  ,  un  véte^ 
ment  bicu  brun  ,  on  le  place  dans  un  lieu  bien  sombre ,  et  là , 
pour  le  peindi^  assis  ,  on  le  fait  tenir  debout,  courbé  ,  appuya 
d'une  de  ses  mains  sur  une  table  bien  basse  ,  dans  une  attitude 
oii  ses  muscles  ,  fortement  tendus  ,  altèrent  les  traits  de  son. 
visage.  De  toutes  ces  précautions  devait  résulter  un  portrait  peu 
flatté  ,  quand  il  eût  été  fidèle.  Vous  avez  vu  ce  terrible  portrait , 
vous  jugerez  de  la  ressemblance  si  jamais  vous  voyez  1  original. 
Pendant  le  séjour  de  Jean-Jacques  en  Angleterre  ,  ce  portrait  y 
a  été  gravé  /publié,  vendu  partout ,  sans  qu'il  lui  ail  été  pos- 
sible de  voir  cette  gravure.  Il  revient  en  France  ,  et  il  y  apprend 
que  son  portrait  d^ Angleterre  est  annoncé  ,  célébré  ,  vanté 
comme  un  chef-d'œuvre  de  peinture  ,  de  gravure ,  et  surtout  de 
ressemblance.  Il  parvient  enfiu,  non  sans  peine,  à  le  voir  j  il 
frémit ,  et  dit  ce  qu'il  en  pense  :  tout  1c  monde  se  moque  de  lui  ; 
tout  le  détail  qu'if  fait  paraît  la  chose  la  plus  naturelle  ;  et  loin 
d'y  voir  rien  qui  puisse  faire  suspecter  la  droiture  du  généreux 
David  Hume ,  on  n'aperçoit  que  les  soins  de  l'amitié  la  plus 
tendre  dans  ceux  qu'il  a  pris  pour  donner  à  son  ami  Jean-Jacques 
la  figure  d'un  cyclope  aifreux.  Pensez-vous  comme  le  public  à 
cet  égard? 

lit  Fr.  Le  moyen  ,  sur  un  pareil  exposé  I  J'avoue  ,  au  con- 
traire ,  que  ce  fait  seul  ,  bien  avéré  ,  me  paraîtrait  déceler  bien 
des  choses  ;  mais  qui  m'assurera  qu'il  est  vrai  ? 

Rouss.  La  fiçure  du  portrait.  Sfur  la  question  présente  ,  cette 
figure  ne  mentira  pas. 

Le  Fr.  Mais  ne  donnez-vous  point  aussi  trop  d'importance  k 
des  bagatelles  ?  Qu'un  portrait  soit  difforme  ou  peu  ressemblant , 
c'est  la  chose  du  monde  la  moins  extraordinaire  :  tous  les  jours 
on  grave ,  on  contrefait ,  on  défigure  des  hommes  célèbres  ,  saus 


DIALOGUE.  85 

que  àe  ces  grossières  gravures  on  tire  aucune  conséquence  pa- 
reille à  la  vôtre. 

Rouss.  J'en  conviens }  mais  ces  copies  défigurées  sont  Tou- 
yrage  de  mauvais  ouvriers  avides  ,  et  non  les  productions  d'ar- 
tistes distingués ,  ni  les  fruits  du  zèle  et  de  Tamitié.  On  ne  les 
prône  pas  avec  bruit  dans  toute  l'Europe  ,  on  ne  les  annonce  pas 
dans  les  papiers  publics ,  on  ne  les  étale  pas  dans  les  apparte- 
mens  ,  ornés  de  glaces  et  de  cadres  ;  on  les  laisse  pourrir  vsur  les 
quais  ,  ou  parer  les  chambres  des  cabarets  et  les  boutiques  des 
barbiers. 

Je  ne  prétends  pas  vous  donner  pour  des  réalités  toutes  les 
idées  inquiétantes  que  fournit  à  Jean-Jacques  l'obscurité  pro- 
fonde dont  on  s'applique  à  l'entourer.  Les  mystères  qu'on  lui 
fait  de  tout  ont  un  aspect  si  noir,  qu'il'n'est  pas  surprenant  qu'ils 
aflectent  de  la  même  teinte  son  imagination  effarouchée.  Mais 
paruii  les  idées  outrées  et  fantastiques  que  cela  peut  lui  donner , 
il  en  est  qui ,  vu  la  manière  extraordinaire  dont  on  procède  avec 
lai  ,  mentent  un  examen  sérieux  avant  d'être  rejclees.  11  croit , 
par  exemple  ,  que  tous  les  désastres  de  sa  destinée  ,  depuis  sa 
funeste  célébrité  ,  sont  les  fmits  d'un  complot  formé  de  longue 
main  ,  dans  un  grand  secret ,  entre  peu  de  personnes  ,  qui  ont 
trouvé  le  moyen  d'y  faire  entrer  successivement  toutes  celles 
dont  ils  avaient  besoin  pour  son  exécution  }  les  grands  ,  les  au- 
tenn  ,  les  médecins  (  cela  n'était  pas  di/iicile  ) ,  tous  les  hommes 
paisfanSy  toutes  les  femmes  galantes,  tous  les  corps  accrédités, 
tout  ceux  qui  disposent  de  l'administration  ,  tous  ceux  qui  gou- 
vernent les  opinions  publiques.  Il  prétend  que  tous  les  événe- 
mens  relatifs  à  lui  ,  qui  paraissent  accidentels  et  fortuits  ,  ne 
sont  que  de  successifs  developpemens  concertés  d'avauce  ,  et 
tellement  ordonnés  que  tout  ce  qui  lui  doit  arriver  dans  la  suite 
a  déjà  sa  place  dans  le  tableau  ,  et  ne  doit  avoir  son  elTet  qu'au 
moment  marqué.  Tout  cela  se  rapporte  assez  à  ce  que  vous  m'a- 
vez dit  vous-même  ,  et  à  ce  que  j'ai  cru  voir  sous  des  noms  diffé- 
rens.  Selon  vous  ,  c'est  un  système  de  bienfaisance  envers  un 
scélérat  ;  selon  lui ,  c'est  un  complot  d'imposture  contre  un  In- 
nocent ;  selon  moi  ,  c'est  une  ligue  dont  je  ne  détermine  pas 
r  l'objet ,  mais  dont  vous  ne  pouvez  nier  l'existence  ,  puisque  vous* 
même  y  êtes  entré. 

Il  pense  que  du  moment  qu'on  entreprit  l'cruvre  complète  de 
sa  diffamation ,  pour  faciliter  le  succès  de  cette  entreprise ,  alors 
difficile ,  on  résolut  de  la  graduer  ,  de  commencer  par  le  rendre 
odieux  et  noir,  et  de  finir  par  le  rendre  abject,  ridicule ,  et  mé- 
prisable. Vos  messieurs  ,  qui  n'oublient  rien,  n'oublièrent  pas  sa 
figure,  et,  après  l'avoir  éloigné  de  Paris,  travaillèrent  k  fui  eu 
donner  une  aux  veux  du  public,  conforme  au  caractère  dont  ils 
voulaient  le  gratlfier.il  fallut  d'abord  faire  disparaître  la  gravure 
qui  avait  été  faite  sur  le  portrait  fait  par  la  Tour  :  cela  fut  bien- 
tôt (ait.  Après  son  départ,  pour  rAnglelerre ,  sur  un  modèle  qu'on 
^vait  fait  taire  par  le  Moine ,  on  fit  faire  une  gravure  telle  qu'on 


86  SECOND 

la  desirait  ;  nais  la  figure  en  était  hideuse  à  tel  poîut  que,  ponr 
ne  pas  se  découvrir  trop  ou  trop  tôt ,  on  fut  contraint  de  suppri- 
mer la  gravure.  On  fit  faire  k  Londres ,  par  les  bons  of&cea  de 
l'ami  Hume  ,  le  portrait  dont  je  viens  de  parler;  et,  n'épargnant 
•aucun  soin  de  l'art  pour  en  faire  valoir  la  gravure ,  on  la  rendit 


pleinement  le  premier  point,  et  rendu  aux  yeux 
einal  aussi  noir  que  la  gravure,  on  en  vint  au  second  article;  et, 
dégradant  habilement  cet  affreux  coloris  ,  de  l'homme  terrible 
et  vigoureux  qu'on  avait  d'abord  peint  on  fit  peu  à  peu  un  petit 
fourbe,  un  petit  menteur,  un  petit  escroc  ,  un  coureur  de  ta- 
vernes et  de  mauvais  lient.  C'est  alors  que  parut  le  portrait  ^— 
macier  de  Fiquet,  qu'on  avait  tenu  long-temps  en  réserve,  jus- 
qu'à ce  que  le  moment  de  le  publier  fût  venu  ,  afin  que  la  mine 
basse  et  risible  de  la  figure  répondit  à  l'idée  qu'on  voulait  donner 
de  l'original.  C'est  encore  alors  que  parut  un  petit  médaillon  en 
plâtre  sur  le  costume  de  la  gravure  anglaise ,  mais  dont  on  avait 
eu  soin  de  changer  l'air  terrible  et  fier  en  un  souris  traître  et 
sardonique  comme  celui  de  Panurge  achetant  les  moutons  de  Din- 
denaut ,  ou  comme  celui  des  gens  qui  rencontrent  Jean-Jacques 
dans  les  rues;  et  il  est  certain  que  depuis  lors  vos  messieurs  se 
sont  moins  attachés  à  faire  de  lui  un  objet  d'horreur  qu'un  objet 
de  dérision  ;  ce  qui  toutefois  ne  parait  pas  aller  à  la  fin  qu'ils 
disent  avoir  de  mettre  tout  le  monde  en  garde  contre  lui  :  car  on 
se  tient  en  garde  contre  les  gens  qu'on  redoute  ,  mais  non  pas 
contre  ceux  qu'on  méprise. 

Voilà  l'idée  que  l'histoire  de  ces  différens  portraits  a  fait  naître 
à  Jean-Jacques:  mais  toutes  ces  graduations  préparées  de  si  loin 
ont  bien  l'air  d'être  des  conjectures  chimériques,  iruits  assez  natu- 
rels d'une  imagination  frappée  par  tant  de  mystères  et  de  mal— 
heurs.  Sans  donc  adopter  ni  rejeter  à  présent  ces  idées,  laissons 
tous  ces  étranges  portraits,  et  revenons  à  l'original. 

J'avais  perce  jusqu'à  lui  ;  mais  que  de  difficultés  me  restaient 
à  vaincre  dans  la  manière  dont  je  me  proposais  de  l'examiner  ! 
Après  avoir  étudié  l'homme  toute  ma  vie,  j'avais  cru  connaître  les 
hommes;  je  m'étais  trompé.  Je  ne  parvins  jamais  à  en  connaître 
un  seul  :  non  qu'en  effet  ils  soient  difficiles  à  connaître  ;  mais  je 
m'y  prenais  mal ,  et ,  toujours  interprétant  d'après  mon  cœur  ce 
que  je  voyais  faire  aux  autres,  je  leur  prêtais  les  motifs  qui  m'au- 
raient fait  agir  à  leur  place  ,  et  je  m'abusais  toujours.  Don- 
nant trop  d'attention  à  leurs  discours  ,  et  pas  assez  à  leurs  reuvres  , 
je  les  écoutais  parler  plutôt  que  je  ne  les  regardais  agir:  ce  qui , 
dans  ce  siècle  de  philosophie  et  de  beaux  discours,  me  les  faisait 
prendre  pour  autant  de  sages,  et  juger  de  leurs  vertus  par  lenrs 


V I  1^1  p  ■  I  I    J  « 


niALor.uE.  pj 

^êntgtr,  dans  ma  Wlise  ,  que  souvent  lU  mettaient  en  avant 
«■«»re  brillante  pour  masquer ,  dans  le  cours  de  leur  vie  , 
isu  de  bassesses  et  d'inj(|uitéi.  Je  voyait  presque  tous  cciiis 
e  piquent  lie  finesse  et  de  pt-nelratîon  s'anujter  en  sens  cnn- 
»  par  le  même  principe  de  juger  rlu  cœur  d'autrui  par  le  sien. 

•  voyais  saisir  avidement  en  l'air  im  trait ,  un  ceste ,  un  mot 
baitridere,  et ,  l'interprétant  h  leur  mode  ,  s'appraudir  de  leur 

tetté  en  prêtant  i  cliaquc  mouTement  fortuit  d  un  homme  un 

»  sabtil  qui  n'cxittait  souvent  qne  dans  leur  esprit.  Eh  !  quel 

;  rh«uime  d'esprit  qai  ne  dit  jamais  de  sottise?  quel  est  Thon- 

B  homme  auquel  il  n'échappe  jamais  un  propos  répréhensiWe 

a  ctrnr  n'a  point  dicté  ?  Si  l'on  tenait  un  registre  exact  de 

■  I«  fautes  que  l'homme  le  pins  parfait  a  commises,  et 

nmpprimAt  soigneusement  tout  le  reste,  quelle  opinion  don- 

'*  on  de  cet  bomme-là?  Quedls-je,  les  fautes  L  non  ,  les  ac- 

«  ptns  innocentes,   les  gestes  les  plu»  indiflerens,  les  dis- 

■s  plussens^s,  tout,  dans  un  observateur  qui  se  passionne, 

■ente  et  nourrit  le  préjugé  dans  lequel  il  se  complait ,  quand 

t  chaque  mot  on  chaque  fait  de  sa  place  pour  le  mettre 

e  jour  qui  lui  convient. 

'onlais  m'v  prendre  autrement  pour  étudier  ii  part-moi  un 

mt  ri  cruellement ,  si   légèrement  ,  si  universellement  jugé. 

m'arréter  à  de  vairis  discours,  qui  peuvent  troinper,  ou  à 

Sun  passagers  plus  incertains  encore,  mais  si  commodes  It 

lerelé  et  à  ta  malignité,  je  résolus  de  rétndierpar  ses  incH- 

,  se9  goAls,  ses  penchaas,  ses  habitudes  ;  de 

C  les  détails  de  sa  vie ,  le  cours  de  son  humeur ,  la  pente  de 

CtitHiB  ,  de  le  voir  ag.r  en  l'entendant  parler,  de  le  péné- 

',  l^il  était  possible  ,  en  dedans  de  lui-même  ;  en  un  mot ,  de 

lerver  moins  par  des  signes  équivoques  et  rapides,  oue  par 

■  eoBstanle  mamtfre  d'être;  seule  règle  infaillible  de  bien  juger 

B  vrai  caractère  d'un  homme  ,  et  des  passions  qu'il  peut  cacher 

hfoDd  de  son  ccrnr.  Mon  embarras  était  d'écarter  les  obstacles 

,  provenu  par  vous ,  je  prévoyais  dans  l'eséculion  de  ce  projet. 

*  savais    qu'irrité  des  perGdes  emprcsseme«g  de   ceux  qui 


fenl  il  ne  cherchait  qu  S  repousser  tous  les 
Il  <]u'il  jugeait ,  et ,  ce  me  semble , 


7.  de  raison,  de 


Dtentioii  des  gens  par  l'air  ouvert  ou  réservé  qu'ils  prenaient 
"8  lui;  el,  mesengagemcnsm'àtant  le  pouvoir  de  lui  rien  dire, 
'attendre  que  ces  mysti^res  ne  le  disposeraient  pas  à 
|r bmitiarilé  dont  j'avais  besoin  pour  mon  dessein.  Je  ne  vis  de 
^e  «  cela  que  de  lui  laisser  voir  mon  projet  autant  que  cela 
•ait  s'accorder  avec  le  silence  qui  mêlait  imposé,  et  cela 
rponvait  me  fournir  un  premier  préjugé  pour  ou  contre  lui  : 
■ ,  bien  convaincu  par  ina  conduite  et  par  mon  langage  de  in 
Intentions ,  il  s'alarmait  néanmoins  de  mon  des- 
,  l'iaquiétait  de  mes  regards  ,  cherchait  à  donner  le  change 
1  curiosité,  et  commençait  par  se  mettre  en  garde,  c'était 
IB  moti  esprit  un  homme  h  demi  jugé.  Loin  d*  rien  Toir  de 


88  SECOND 

semblable,  je  fus  aussi  touché  que  surpris,  non  de  l'accueil  que 
cette  idée  m  atlira  de  sa  part,  car  il  n'y  mit  aucun  empressement 
ostensible,  mais  de  la  ]oie  qu'elle  me  parut  exciter  dans  son 
cœur.  Ses  regards  attendris  m'en  dirent  plus  nue  n'auraient  fait 
des  caresses.  Je  le  vis  à  son  aise  avec  moi  ;  c  était  le  meilleur 
moyen  de  m'y  mettre  avec  lui.  A  la  manière  dont  il  me  distin- 
gua ,  dès  le  premier  abord .,  de  tous  ceux  qui  l'obsédaient ,  je 
compris  qu'il  n'avait  pas  un  instant  pris  le  change  sur  mes  moti». 
Car  quoique ,  cherchant  tous  également  à  l'observer ,  ce  dessein 
conunun  dût  donner  à  tous  une  allure  assez  semblable,  nos  re- 
cherches étaient  trop  différentes  par  leur  objet ,  pour  que  la  dis- 
tinction n'en  fût  pas  facile  à  faire.  Il  vit  que  tous  les  autres  ne 
cherchaient, ne  voulaient  voir  que  le  mal;  que  j'étais  le  seul  qui, 
cherchant  le  bien  ,  ne  voulût  voir  que  la  vérité;  et  ce  motif,  qu'il 
démêla  sans  peine ,  m'attira  sa  confiance. 

Entre  tous  fes  exemples  qu'il  m'a  donnés  de  l'intention  de  ceux 
qui  rapprochent ,  je  ne  vous  en  citerai  qu'un.  L'un  d'eux  s'était 
tellement  distingué  des  autres  par  de  plus  affiectueuses  démons- 
trations et  par  un  attendrissement  poussé  jusqu'aux  larmes,  qu'il 
crut  pouvoir  s'ouvrir  à  lui  saus  réserve,  et  lui  lire  ses  confessions. 
Il  lui  permit  même  de  l'arrêter  dans  sa  lecture  pour  prendre  note 
de  tout  ce  qu'il  voudrait  retenir  par  préférence.  Il  remarqua  , 
durant  cette  longue  lecture ,  que ,  n'écrivant  presque  jamais  dans 
les  endroits  favorables  et  honorables  ,  il  ne  manqua  point  d'é- 
crire avec  soin  dans  tous  ceux  oii  la  vérité  le  forçait  à  s'accuser 
et  se  charger  lui-même.  Voilà  comment  se  fout  les  remarques  de 
ces  messieurs.  Et  moi  aussi ,  j'ai  fait  celle-là  ;  mais  je  n'ai  pas  , 
comme  eux ,  omis  les  autres ,  et  le  tout  m'a  donné  des  résultats 
bien  différens  des  leurs. 

Par  l'heureux  effet  de  ma  franchise ,  j'avais  l'occasion  la  plus 
rare  et  la  j)his  sûre  de  bien  connaître  un  homme,  qui  est  de  l'é- 
tudier à  loisir  dans  sa  vie  privée  et  vivant  pour  ainsi  dire  avec 
lui-même  ;  car  il  se  livra  sans  réserve  ,  et  me  rendit  aussi  maître 
chez  lui  que  chez  moi. 

Une  fois  admis  dans  sa  retraite,  mon  premier  soin  fut  de  m'in- 
former  des  raisons  qui  l'y  tenaient  confiné.  Je  savais  qu'il  avait 
toujours  fui  le  grand  monde  et  aimé  la  solitude;  mais  je  savais 
aussi  que,  dans  des  sociétés  peu  nombreuses,  il  avait  jadis  joui  des 
douceurs  de  l'intimité  en  homme  dont  le  cœur  était  fait  pour  elle, 
•ï^c^  voulus  apprendre  pourquoi  maintenant,  détaché  de  tout ,  il 
s'était  tellement  concentré  dans  sa  retraite  que  ce  n'était  plus  que 
par  force  qu'on  parvenait  à  l'aborder. 

Le  Fr.  Cela  n  était-il  pas  tout  clair?  Il  se  eênait  autrefois  parce 

3u  on  ne  le  connaissait  pas  encore.  Aujourd  nui  que,  bien  connu 
e  tous,  il  ne  gagnerait  plus  rien  à  se  contraindre  ,  il  se  livre 
tout-à-fait  à  son  horrible  misantropie.  Il  fuit  les  hommes,  parce 
au'il  les  déteste  ;  il  vit  en  loup-garou ,  parce  qu'il  n'y  a  rieu 
d'humain  dans  son  cœur. 
Rouss.  Non ,  cela  ne  me  parait  pas  aussi  clair  qu'à  vous  ;  et  ce 


DI/VLOGUt.  Si) 

discours,  que  j'entends  tenir  à  tout  le  monde,  me  prouve  Lieu 


ip  ae  gen 
leurs  avances  ?  Comment  donc  expliquez-vous  cela  ? 

RoL'SS.  Beaucoup  plus  naturellement  que  vous,  car  la  fuite  est 
un  eilet  bien  plus  naturel  de  la  crainte  que  do  la  haine.  Il  ne  fuit 

Ïioint  les  hommes  parce  qu*il  les  hait,  mais  parcoqu^il  en  a  pour. 
I  ne  les  fuit  pas  pour  leur  faire  du  mal ,  mais  pour  tacher  d*échap- 
per  à  celui  qu'ils  lui  veulent.  £ux  au  contraire  ne  le  recherchent 
pas  par  amitié,  mais  par  haine.  Ils  le  cherchent  et  il  los  fuit 
comme  dans  les  sables  d'Afrique ,  oii  sont  peu  d*homines  et  beau- 
coup de  tigres;  les  hommes  fuient  les  tigres  et  K's  tigres  cherchent 
les  hommes  :  s*ensuit-il  de  là  que  les  hommes  sout  nirchans  , 
farouches,  et  que  les  tigres  sont  sociables  et  hmnains  ?  Même  , 
quelque  opinion  que  doive'  avoir  Jean-Jacques  de  ceux  qui ,  mal- 
erë  celle  qu'où  a  de  lui ,  ne 'laissent  pas  de  le  rechercher  ,  il  ne 
ferme  point  sa  porte  à  tout  le  monde  }  il  reçoit  honnêtement  ses 


et  malhonnêtes ,  qui  décelaient  clairement  l'intention  de  ceux 
qui  les  faisaient.  Cette  manière  ouverte  et  généreuse  de  repousser 
la  perfidie  et  la  trahison  ne  fut  jamais  l'allure  des  méchans.  S'il 
ressemblait  à  ceux  qui  le  recherchent ,  au  lieu  de  se  dérober  à 
leurs  avances,  il  y  répondrait  pour  tâcher  de  les  payer  en  même 
monnaie,  et,  leur  rendant  fourberie  pour  fourberie,  trahison 
pour  trahison  ,  il  se  servirait  de  leurs  propres  armes  pour  se  défen- 
dre et  se  vengerd'eux;  mais,  loin  qu'on  Fait  jamais  accusé d*avoir 
tracassé  dans  les  sociétés  oii  il  a  vécu  ,  ni  brouillé  ses  amis  entre 
eux ,  ni  desservi  personne  avec  qui  il  fut  en  liaison  ,  le  seul  repro- 
che qu'aient  pu  lui  faire  ses  soi-disans  amis  a  clé  de  le>  «ivoir  ([uit- 
tés  ouvertement,  comme  il  a  du  faire ,  sitôt  que,  les  trouvant 
faux  et  perfides ,  il  a  cessé  de  les  estimer. 

Non  ,  monsieur ,  le  vrai  misantrope ,  si  un  être  aussi  contra- 
dictoire pouvait  exister(i),  ne  fuirait  point  dans  la  solitude; 
quel  mal  peut  et  veut  faire  aux  hommes  celui  qui  vit  seul  ?  Celui 
qui  les  hait  veut  leur  nuire  ,  et,  pour  leur  nuire,  il  ne  fnul  pas  les 
fair.^Les  méchans  ne  sont  point  dans  les  déserts,  ils  sont  dans  le 
monde.  C'est  là  qu'ils  intriguent  et  travaillent  pour  salist'aire  leur 
passion  et  tourmenter  les  objets  de  leur  haine.  De  quelque  motif 
que  soit  animé  celui  qui  veut  s'engager  dans  la  fouio  et  s'y  faire 


(i)  Timon  n'était  point  natnrellrment  misantrope  ,  et  ni«*ino  nt'  ino- 
riUit  pa»  ce  nom.  Il  y  avait  danison  fait  plus  de  d««pit  et  dVnfanlillage 
^oe  de  véritable  luéclianceié  :  cVlait  nu  fou  uiccouttnt  qui  boudait 
walre  le  genre  humain. 


go  SECOND 

mide  et  faible  qui  n'a  point  ce  courage,  et  qui  tAche  de  se  tirer 
il  l'écart  de  peur  d'être  abattu  et  foulé  aux  pieds  est  donc  un  mé- 
chant^ k  votre  compte,  les  autres,  plus  forts,  plus  durs,  plus 
ardens  à  percer ,  sont  les  bons  ?  J'ai  vu  pour  la  première  fois  cette 
nouvelle  doctrine  dans  un  discours  publié  par  le  philosophe  Di- 
derot ,  précisément  dans  le  temps  que  son  ami  Jean-Jacques  s'é- 
tait retiré  dans  la  solitude.  //  ny  a  que  h  méchant ^  dit-il,  qui 
êoii  seul.  Jusqu'alors  on  avait  regardé  l'amour  de  la  retraite 
comme  un  des  signes  les  moins  équivoques  d'une  ame  paisible  et 
saine ,  exempte  d'ambition  ,  d'envie ,  et  de  tontes  les  ardente» 

Sassions  filles  de  l'amonr-propre ,  (|pi  naissent  et  fermentent 
ans  la  société.  Au  lieu  de  cela ,  voici ,  par  un  coup  de  plume 
inattendu  ,  ce  goÀt  paisible  et  doux  ,  jadis  si  universellement 
admiré,  transformé  tout  d'un  coup  en  une  rage  infernale  ;  voilà 
tant  de  sages  respectés,  et  Descartes  lui-même  ,  changés  dans  un 
instant  en  autant  de  misantropes  affreux  et  de  scélérats.  Le  phi- 
losophe Diderot  était  seul,  peut-être,  en  écrivant  cette  sentence, 
mais  je  doute  qu'il  e&t  été  seul  k  la  méditer ,  et  il  prit  grand  soin 
de  la  faire  circuler  dans  le  monde.  Eh  I  plût  à  Dieu  que  le  mé- 
chant fût  toujours  seul  !   il  ne  se  ferait  guère  de  mal. 

Je  crois  bien  que  des  solitaires  qui  le  sont  par  force  peuvent , 
rongés  de  dépit  et  de  regrets  dans  la  retraite  ou  ils  sont  détenus^ 
devenir  inhumains,  féroces,  et  prendre  en  haine  avec  leur  chaîne 
tout  ce  qui  n'en  est  pas  chargé  comme  eux.  Mais  les  solitaires  par 
goût  et  par  choix  sont  naturellement  humains ,  hospitaliers,  ca- 
ressans.  Ce  n'est  pas  parce  qu'ils  haïssent  les  hommes,  mais  parce 
qu'ils  aiment  le  repos  et  la  paix ,  qu'ils  fuient  le  tumulte  et  le 
bruit.  La  longue  privation  de  la  société  la  leur  rend  même 
agréable  et  douce,  quand  elle  s'offre  à  eux  sans  contrainte.  Ils  en 
jouissent  alors  délicieusement,  et  cela  se  voit.  Elle  est  pour  eux 
ce  qu'est  le  commerce  des  femmes  pour  ceux  qui  ne  passent  pas 
leur  vie  avec  elles ,  mais  qui ,  dans  les  courts  momens  au'ils  y 
passent ,  y  trouvent  des  charmes  ignorés  des  galans  de  profession. 

Je  ne  comprends  pas  comment  un  homme  de  bon  sens  peut 
adopter  un  seul  moment  la  sentence  du  philosophe  Diderot;  elle 
a  beau  être  hautaine  et  tranchante  ,  elle  n'en  est  pas  moins  ab- 
surde et  fausse.  Eh  !  qui  ne  voit  au  contraire  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible que  le  méchant  aime  k  vivre  seul  et  vis-à-vis  de  lui-même? 
I(  s'y  sentirait  en  trop  mauvaise  compagnie ,  il  y  serait  trop  mal 
à  son  aise ,  il  ne  s'y  supporterait  pas  long-temps ,  on  bien  ,  sa 
passion  dominante  y  restant  toujours  oisive  ,  il  faudrait  qu'elle 
s'éteignit  et  qu'il  y  redevînt  bon.  L'a  m  ou  r-^ropre ,  principe  de 
toute  méchanceté ,  s'avive  et  s'exalte  dans  la  société  qui  l'a  fait 
naître ,  et  où  l'oo  est  à  chaque  instant  forcé  de  se  comparer  ;  il 
lanp^uit  et  meurt  faute  d'aliment  dans  la  solitude.  Quicmêgue  ge 
sujfit  à  lui-même  ,  ne  vent  nuire  à  qui  que  ce  soit.  Cette  maxime 
est  moins  éclatante  et  moins  arrogante  ,  mais  plus  sensée  et  plu» 
}us(e  que  celle  du  philosophe  Diderot ,  et  préférable  au  moins  en 
ce  qu'elle  ne  tend  à  outrager  personne.  Ne  nous  laissons  pas  éblouir 


DIALOCUE.  91 

'Wat  J.i'ntfnfieuT  dont  souvent  l'erreur  et  le  mensonge  se cou- 

foule  qui  fait  la  société,  et  c'est  en  vain 

pprachent  lorsque  les  cœurs  se  repoussent. 


e  n  est  pi 
B  lef  corps  se 
liomme  vraiment 


irellea 


iable  est  pfus  ilîfficile  en  Ha 


Celui  nui 
li  chercner 


ne  consistent  qu'en  Tousses  apparences  ne  sau- 
ir.  Il  aime  mieui  vivre  loin  de»  mecbans  sans 
u%  ,  que  de  les  voir  el  les  baïr  :  il  aime  mieux  fuir 
i  que  de  le  rectercher  pour  li 
■naall  d'autre  société  qne  celle  des  cœn 
nue  dans  vos  cercle».  Voilii  comuient  Jean-Jacfiuesa  dû  penser 
e  conduire  avant  la  ligue  dont  il  est  l'objet  ;  jugez  si ,  main- 

3u'elle  eiiste  et  qu'elle  tenil  de  toutes  parts  ses  pièges 
e  lui,  il  doit  trouver  du  plaisir  à  vivre  avec  ses  persé- 
s,  à  se  voir  l'objet  de  leur  dérision,  le  jouet  de  leur 
«,  la  dupe  de  leurs  perfides  caresses  ,  à  travers  lesquelles  ils 
l  nialignement  percer  l'air  insultant  et  moqueur  <|ui  doit  les 
Bndre  odieuses.  Le  mépris,  l'indignaLion  ,  ta  colère,  ne  sau- 
t  le  quitter  au  milieu  de  tous  ces  gene-lii.   Il  les  fuit  pour 
rrfpargner  des  .<ienlinien5  si  pénibles  ;  i]  les  fuit  parce  qu'ils  m^ 
'ntent  sa  bainc  et  qu'il  était  fait  pour  les  aimer. 

Lt  Pb.  Jg  ne  puis  apprécier  vos  préjugés  en  sa  faveur  ,  avant 

faioir  appris  sur  quoi  vous  les  fonder,  t^uaiit  à  ce  que  vous 

"s  à  l'avantage  des  solitaires  ,  cela  peut  t'ire  vrai  de  quelques 

■nnei  singuliers  qui  s'étaient  fait  de  fausses  idées  de  la  sagesse  ; 


t  lui 
MMr  4  ( 


C^. 


Bîlobe,  : 


aa  moins  ils  donnaient  des  signes  non  énuivoques  du  louable 
oi  de  leur  temps.  Les  méditations  protondes  el  les  imtnor- 
oorrages  dont  les  philosophes  que  vous  citei  ont  illustré  leur 
itadii  prouvent  assez  qu'ils  s'y  occupaient  d'une  manière  utile 
loriense,  et  qu'ils  n'y  passaient  pas  uniquement  leur  temps 
itre  homme  à  tramer  des  crimes  et  des  noirceurs. 
C'est  à  quoi  ,  ce  me  semble ,  il  n'y  passa  pas  non  plui 
ijtjonnent  le  sien.  La  lettre  a  M.  d'Alembert  sur  les  spectacles, 
"—«,  Emile,  le  Contrat  incial  ,  les  Essais  sur  la  Paix  perpé- 
«t  lOT  l'Imitation  théâtrale  ,  et  d'autres  écrits  non  moms 
'lies  qui  n'ont  point  paru  sont  des  fruits  de  la  retraite  de 
~~ues.  Je  doute  qu'aucun  philosophe  ait  médité  plus- 
nlus  utilement  peut-être,  et  plus  écrit  en  si  peu 
Appelés  -  vons  tout  cela  des  noirceurs  et  des  crimes  ? 
Fb.  Je  connais  des  gens  aux  yeuï  de  qui  c'en  pourraient 
itte  :  vous  savez  ce  que  pensent  ou  ce  que  disent  nos  mes- 
I  de  tes  livres  ;  mais  avC2-vous  oublié  qu'ils  ne  sont  pas  de 
«I  que  c'est  vous-même  qui  me  " 
OCSS.  Je  TOUS  ai  dit  ce  que  j'ii  „ 
itradiclions  que  je  voyais  alors,  et  qui 

continuous  à  passer  ainsi    d'un   sujet 
s  lïolre  objet  de  vue  ,  et  nous  ne  I  atteindrons  |aiii.ii.'<. 
iM  avec  un  peu  plus  de  suite  le  61  de  mes  observations  , 
de  passer  aux  conclusions  que  J'en  ai  tirées, 
première  attention  ,  après  m'etre  introduit  dans  la  famî- 


in-Jacquf 

>{bndém< 

r  temps.  . 


I  Socss. 


Fila 


I  persuade .' 

aais  pour  expliquer  des 
e  ne  vois  plus.  Mais  , 
jjet  à   l'autre .  nous 


93  SECOND 

liarité  ae  Jean-Jacques ,  fut  d'examiner  si  nos  liaisons  ne  lui  fai- 
saient rien  changer  dans  sa  manière  de  vivre  y  et  j'eus  bientôt 
toute  la  certitude  possible ,  que  non-seulement  il  n'y  changeait 
rien  pour  moi ,  mais  que  de  tout  temps  elle  avait  toujours  été 
la  même  ,  et  parfaitement  uniforme ,  quand  ,  maître  de  la  choi- 
sir ,  il  avait  pu  suivre  en  liberté  son  penchant.  Il  y  avait  cinq 
ans  que  ,  de  retour  à  Paris  ,  il  avait  recommencé  d'y  >-ivre.  D'a- 
bord ,  ne  voulant  se  cacher  en  aucune  manière  ,  il  avait  fré-> 
quenté  quelques  maisons  dans  l'intention  d'y  reprendre  ses  plus 
anciennes  liaisons ,  et  même  d'en  former  de  nouvelles.  Mais  ,  au 
bout  d'un  an  ,  il  cessa  de  faire  des  visites  ,  et  reprenant  dans 
la  Capitale  la  vie  solitaire  qu'il  menait  depuis  tant  d'années 
à  la  campagne  ,  il  partagea  son  temps  entre  Voccnpation  jour- 
nalière dont  il  s'était  fait  une  ressource,  et  les  promenades  cham- 
pêtres dont  il  faisait  son  unique  amusement.  Je  lui  demandai  la 
raison  de  cette  conduite.  Il  me  dit  qu'ayant  vu  toute  la  généra- 
tion présente  concourir  à  l'œuvre  de  ténèbres  dont  il  était  l'ob- 
jet il  avait  d'abord  mis  tous  ses  soins  à  chercher  quelqu'un  qui 
ne  partageât  pas  l'iniquité  publique  ^  qu'après  de  vaines  re- 
cherches dans  les  provinces  il  était  venu  les  continuer  à  Paris, 
espérant  qu'au  moins  parmi  ses  anciennes  connaissances  il  se 
trouverait  quelqu'un  moins  dissimulé  ,  moins  faux ,  qui  lui  don- 
nerait les  lumières  dont  il  avait  besoin  pour  percer  cette  obscu- 
rité :  qu'après  bien  des  soins  inutiles  il  n'avait  trouvé  ,  même 
parmi  les  plus  honnêtes  gens ,  que  trahisons  ,  duplicité  ,  men- 
songe ,  et  que  tous  en  s'empressant  h  le  recevoir,  à  le  prévenir,  à 
l'attirer  ,  paraissaient  si  contens  de  sa  diffamation  ,  y  contri- 
buaient de  si  bon  cœur  ,  lui  faisaient  des  caresses  si  fardées ,  le 
louaient  d'un  ton  si  peu  sensible  à  son  cœur  ,  lui  prodiguaient 
l'admiration  la  plus  outrée  avec  si  peu  d'estime  et  de  considéra- 
tion ,  qu'ennuyé  de  ces  démonstrations  moqueuses  et  menson- 
gères ,  et  indigné  d'être  ainsi  le  jouet  de  ses  prétendus  amis ,  il 
cessa  de  les  voir,  se  retira  sans  leur  cacher  son  dédain;  et,  après 
avoir  cherché  long-temps  sans  succès  un  homme ,  éteignit  sa  lan- 
terne et  se  renferma  tout-à-fait  au  dedans  de  lui. 

C'est  dans  cet  état  de  retraite  absolue  que  je  le  trouvai,  et 
que  j'entrepris  de  le  connaître.  Attentif  à  tout  ce  qui  pouvait 
Tiianifoster  à  mes  yeux  son  intérieur  ,  en  garde  contre  tout  juge- 
ment précipité  ,  résolu  de  le  juger,  non  sur  quelques  mots  épars 
ni  sur  quelques  circonstances  particulières,  mais  sur  le  concours 
de  ses  aiscours ,  de  ses  actions ,  de  ses  habitudes  ,  et  sur  cette 
constante  manière  d'être  ,  qui  seule  décèle  infailliblement  un 
caractère,  mais  qui  demande  pour  être  aperçue  plus  de  suite, 
■|)lus  de  persévérance  ,  et  moins  de  confiance  au  premier  coup- 
îl'œil,  que  le  tiède  amour  de  la  justice,  dépouille  de  tout  autre 
intérêt  et  combattu  par  les  tranchantes  décisions  de  l'amour- 
propre,  n'en  inspire  au  commun  des  hommes.  Il  fallut  ,  par  con- 
sc'qucnl  ,  commencer  par  tout  voir,  par  tout  entendre,  par 
tenir  note  de  tout;   avant  de  prononcer  sur  rien,  jusqu'à  ce 


DIALOGUE.  gZ 

que  î'eusse  assemblé  des  matériaux  sufHsans  pour  foncier  ua 
jugement  solide  qui  ne^fdt  l'ouvrage  ni  de  la  passion  ni  du  pré- 
jugé. 

Je  ne  fus  pas  surpris  de  le  voir  tranquille  :  vous  m'aviez  pré- 
venu qu'il  rétait;  mais  vous  attribuiez  cette  trauquillité  à  bas- 
sesse o'arae;  elle  pouvait  venir  d'une  cause  toute  contraire; 
j'avais  à  déterminer  la  véritable.  Cela  n'était  pas  difficile  ;  car , 
à  moins  que  cette  tranquillité  ne  fût  toujours  maltérablc  ,  il  ne 
fallait ,  pour  en  découvrir  la  cause ,  que  remarquer  ce  qui  pou- 
vait la  troubler.  Si  c'était  la  crainte,  vous  aviez  raison;  si  c'était 
l'indignation,  vous  aviez  tort.  Cette  vérification  ne  fut  pas 
loneue,  et  je  sus  bientôt  à  quoi  m'en  tenir. 

Je  le  trouvai  s'occupant  à  copier  de  la  musique  à  tant  la  page. 
Cette  occupation  m'avait  paru,  comme  à  vous,  ridicule  et  affec- 
tée. Je  m'appliquai  d'abord  à  connaître  s'il  s'y  livrait  sérieuse- 
ment ou  par  jeu  ,  et  puis  à  savoir  au  juste  quel  motif  la  lui  avait 
fait  reprendre  ,  et  ceci  demandait  plus  de  recberche  et  de  soin. 
11  fallait  connaître  exactement  ses  ressources  et  l'état  de  sa  for- 
tune ,  vérifier  ce  que  vous  m'aviez  dit  de  son  aisance ,  examiner 
sa  manière  de  vivre ,  entrer  dans  le  détail  de  son  petit  ménage  , 
comparer  sa  dépense  et  son  revenu  ,  en  un  mot  connaître  sa 
situation  présente  autrement  que  par  son  dire  ,  et  le  dire  con- 
tradictoire de  vos  messieurs.  C'està  quoi  je  donnai  la  plus  grande 
attention.  Je  crus  m'apercevoir  que  cette  occupation  lui  plai- 
sait ,  quoiqu'il  n'y  réussit  pas  trop  bien.  Je  cherchai  la  cause  de 
ce  bizarre  plaisir ,  et  je  trouvai  qu'elle  tenait  au  fond  de  sou  na- 
turel et  de  9on  humeur,  dont  je  n'avais  encore  aucune  idée,  et 
qu'à  cette  occasion  je  commençai  à  pénétrer.  Il  associait  ce  tra- 
vail à  un  amusement  dans  lequel  je  le  suivis  avec  une  égale 
attention.  Ses  longs  séjours  h  la  campagne  lui  avaient  donne  du 
goât  pour  l'étude  des  plantes  :  il  continuait  de  se  livrer  à  cette 
étude  avec  plus  d'ardeur  que  de  succès;  soit  que  sa  mémoire 
défaillante  commençât  à  lui  refuser  tout  service  ;  soit ,  coninie 
je  crus  le  remarquer,  qu'il  se  fît  de  cette  occupation  plutôt  un 
leu  d'enfant  qu'une  étude  véritable.  Il  s'attachait  plus  à  faire  de 
jolis  herbiers,  qu'à  classer  et  caractériser  les  genres  et  les  es- 
pèces. Il  employait  un  temps  et  des  soins  incroyables  à  dessécher 
et  aplatir  des  rameaux,  à  étendre  et  déployer  de  petits  feuil- 
lages ,  à  conserver  aux  fleurs  leurs  couleurs  naturelles  :  de  sorte 

p       Que,  collant  avec  soin  ces  fragmens  sur  des  papiers  qu'il  ornait 

'       de  petits  cadres  ,  à  toute  la  vérité  de  la  nature  il  joignait  Téclat 

)       de  la  miniature  ,  et  le  charme  de  l'imitation. 

f  Je  l'ai   vu  s'attiédir   enfin   sur  ce\  amusement ,  devenu  trop 

fatigant  pour  son   âge,  trop  coûteux  pour  sa  bourse,  et  qui  lui 

Prenait  un  temps  nécessaire  dont  il  ne  le  dédommageait  pas. 
eut-étre  nos  liaisons  ont-elles  contribué  à  l'en  détacher.  Ou 
voit  que  la  contemplation  de  la  nature  eut  toujours  un  grand 
attrait  pour  son  cœur  :  il  y  trouvait  un  supplément  aux  attache- 
mensdontil  avait  besoin  ;  mais  il  eût  laissé  le  supplément  pour 


94  SECOND 

la  cho^ ,  s'il  en  avait  eu  le  choix  :  et  il  ne  se  réduisit  à  conver&er 
avec  les  plantes ,  qu'après  de  vains  efforts  pour  converser  avec 
des  humains.  Je  quitterai  volontiers,  i&'a-t-il  dit ,   la  société 
des  végétaux  pour  celle  des  hommes  ,  au  premier  espoir  d'en    ' 
retrouver. 

Mes  premières  recherches  m'ayant  jeté  dans  les  détails  de  sa 
vie  domestique,  je  m'y  suis  particulièrement  attaché  ,  persuadé 
que  j'en  tirerais  pour  mon  oojet  des  lumières  plus  sûres  que  de 
tout  ce  ou'il  pouvait  avoir  dit  ou  fait  en  public,  et  que  d'ailleurs 
je  n'avais  pas  vu  moi-même.  Cest  dans  la  familiarité  d'un  com- 
merce intime ,  dans  la  continuité  de  la  vie  privée ,  qu'un  homme 
à  la  longue  se  laisse  voir  tel  qu'il  est  :  quand  le  ressort  de  l'at^ 
tention  sur  soi  se  relâche ,  et  qu'oubliant  le  reste  du  monde  on 
se  livre  à  l'impulsion  du  moment.  Cette  méthode  est  sûre ,  mais 
longue  et  pénible  :  elle  demande  une  patience  et  une  assiduité  que 

S  eut  soutenir  le  seul  vrai  zèle  de  la  justice  et  de  la  vérité,  et 
ont  on  se  dispense  aisément  en  substituant  quelque  remarque 
fortuite  et  rapide  aux  observations  lentes  mais  solides  que  donne 
un  examen  égal  et  suivi. 

J'ai  donc  regardé  s'il  régnait  chex  lui  du  désordre  ou  de  la 
règle ,  de  la  gène  ou  de  la  liberté  ;  s'il  était  sobre  ou  dissolu , 
sensuel  ou  grossier  ,  si  ses  goûts  étaient  dépravés  ou  sains  ;  s'il 
était  sombre  ou  eai  dans  ses  repas  ,  domine  par  l'habitude  ou 
sujet  aux  fantaisies ,  chiche  ou  prodigue  dans  son  ménage  ,  en- 
tier ,  impérieux,  tyran  dans  sa  petite  sphère  d'autorité,  ou  trop 
doux  peut-être  au  contraire  et  trop  mou ,  craignant  les  dissen- 
sions encore  plus  qu'il  n'aime  l'orare ,  et  souffrant  pour  la  paix 
les  choses  les  plus  contraires  à  son  goût  et  à  sa  volonté  :  com- 
ment il  supporte  l'adversité,  le  mépris,  la  haine  publique; 
quelles  sortes  d'affections  lui  sont  habituelles^  quels  genres  de 

Seine  ou  de  plaisir  altèrent  le  plus  son  humeur.  Je  l'ai  suivi 
ans  sa  plus  constante  manière  d'être',  dans  ces  petites  inégalités, 
non  moins  inévitables ,  non  moins  utiles  peut-être  dans  le  calme 
de  la  vie  privée ,  que  de  légères  variations  de  l'air  et  du  vent 
dans  celui  des  beaux  jours.  J'ai  voulu  voir  comment  il  se  fâche 
et  comment  il  s'apaise,  s'il  exhale  ou  contient  sa  colère;  s'il 
est  rancunier  ou  emporté  ,  facile  ou  difficile  à  apaiser  ;  s'il 
aggrave  ou  répare  ses  torts;  s'il  sait  endurer  et  pardonner  ceux 
des  autres  ;  s'il  est  doux  et  facile  à  vivre ,  ou  dur  et  fâcheux 
dans  le  commerce  familier;  s'il  aime  à  s'épancher  au  dehors,  ou 
à  se  concentrer  en  lui-même;  si  son  cœur  s'ouvre  aisément  ou 
se  fcriufî  aux  caresses  ;  s'il  est  toujours  prudent ,  circonspect  , 
maitre  de  lui-même  ,  ou  si ,  se  laissant  dominer  par  ses  mouve- 
mens ,  il  montre  indiscrètement  chaque  sentiment  dont  il  est 
ému.  Je  l'ai  pris  dans  les  situations  d'esprit  les  plus  diverses ,  les 
plus  contraires  qu'il  m'a  été  possible  de  saisir;  tantôt  calme  et 
tantôt  agité,  dans  un  transport  de  colère,  et  dans  une  effusion 
d'attendrissement;  dans  la  tristesse  et  l'abattement  de  cœur: 
daus  ces  courts  mais  doux  momens  de  joie  que  la  nature   lui 


DIALOGUE.  ij5 

fournit  encore  ,  et  que  les  hommes  n'ont  pu  lui  àter  ;  dans  la 
gaieté  d'un  repas  un  peu  prolongé  ;  dans  ces  circonstances  im- 
prévues ,  oii  un  homme  ardent  n'a  pas  le  temps  de  se  déguiser  , 
et  cil  le  premier  mouvement  de  la  nature  prévient  toute  ré* 
Ue'fion.  En  suivant  tous  les  détails  de  sa  vie ,  je  n'ai  point  né- 
gligé ses  discours,  ses  maximes  ,  ses  opinions ,  ]e  n'ai  rien  omis 
pour  bien  connaître  ses  vrais  sentimcns  sur  les  matières  qu*i1 
traite  dans  ses  écrits.  Je  l'ai  sondé  sur  la  nature  de  Tame  ,  sur 
J'existence  de  Dieu  ,  sur  la  moralité  de  la  vie  humaine  ,  sur  le 
vrai  bonheur,  sur  ce  qu'il  pense  de  la  doctrine  à  la  mode  et  de 
ses  auteurs  ,  enfin  sur  tout  ce  qui  peut  faire  connaître  avec  les 
vrais  sentimens  d'un  homme  sur  l'usage  de  cette  vie  et  sur  sa 
destination  ses  vrais  principes  de  conduite.  J'ai  soigneusement 
comparé  tout  ce  qu'il  m'a  dit  avec  ce  que  j'ai  vu  de  lui  dans  la 
pratique ,  n'admettant  jamais  pour  vrai  que  ce  que  cette  épreuve 
a  confirmé. 

*"  Je  l'ai  particulièrement  étudié  par  les  côtés  qui  tiennent  à 
l'amour-propre,  bien  sûr  qu'un  orgueil  irascible  au  point  d'en 
avoir  fait  un  monstre  doit  avoir  de  fortes  et  fréquentes  explo- 
sions difficiles  k  contenir,  et  impossibles  à  déguiser  aux  yeux 
d'un  homme  attentif  à  l'examiner  par  ce  côté-là  ,  surtout  dans 
la  position  cruelle  ou  je  le  trouvais. 

Par  les  idées  dont  un  homme  pétri  d'amour-propre  s'occupe 
le  plus  souvent ,  par  les  sujets  favoris  de  ses  entretiens,  par  l'eflet 
inopiné  des  nouvelles  imprévues,  par  la  manière  de  s'aliecter  des 
propos  qu'on  lui  tient,  par  les  impressions  qu*il  reçoit  de  la 
contenance  et  du  ton  des  gens  qui  1  approchent ,  par  Tair  dont 
il  entend  louer  ou  décrier  ses  ennemis  ou  ses  rivaux ,  par  la 
fa^on  dont  il  en  parle  lui-même  ,  par  le  degré  de  joie  ou  de 
tristesse  dont  l'auectent  leurs  prospérités  ou  leurs  revers ,  on 
peut  à  la  longue  le  pénétrer  et  lire  dans  son  ame,  surtout 
lorsqu'un  tempérament  ardent  lui  ôte  le  pouvoir  de  réprimer  ses 
premiers  mouveniens,  (si  tant  est  néanmoins  qu'un  tempérament 
ardent  et  un  violent  amour-propre  puissent  compatir  ensemble 
dans  un  même  cœur  ).  Mais  c*est  surtout  en  parlant  des  taiens 
et  des  livres  que  les  auteurs  se  contiennent  le  moins  et  se  dé- 
cèlent le  mieux  :  c*est  aussi  par-là  que  je  n'ai  pas  manqué  d'exa- 
miner celui-ci.  Je  l'ai  mis  souvent  et  vu  mettre  par  d'autres  sur 

_i r«.__    __     •■• A _*.   i.    j: r ;»_: JZ 


.     .       -  -  .     T 

celle  qui  brille  par  les  taiens ,  ou  de  celle  moins  éclatante  que 
donne  un  caractère  estimable.  J'ai  voulu  voir  s'il  était  curieux 
de  l'histoire  des  réputations  naissantes  ou  déclinantes  ,  s'il  éplu- 
r  chait  malignement  celles  qui  faisaient  le  plus  de  bruit ,  comment 
il  s'affectait  des  succès  ou  des  chutes  des  livres  et  des  auteurs  ,  et 
comment  il  supportait  pour  sa  part  les  dures  censures  des  cri- 
tiques, les  malignes  louanges  des  rivaux,  et  le  mépris  affecté 
des  LriUaus  écrivains  de  ce  siècle.  Enfin  je  l'ai  examiné  par  tous 


ify  SECOMO 

les  sens  ou  mes  regards  ont  pu  pénétrer,  et  sans  chercher  à  rien 
interpréter  scion  mon  désir  ,  mais  éclairant  mes  observations  les 
unes  par  les  autres  pour  découvrir  la  vérité ,  je  n'ai  pas  un  ins- 
tant oublie  dans  mes  recherches  qu'il  y  allait  du  de:>tin  de  ma 
vie  à  ne  pas  me  tromper  dans  ma  conclusion. 

Le  Fr.  Je  vois  que  vous  avez  regardé  k  beaucoup  de  choses  ; 
approndrai-jc  enfin  ce  que  vous  avez  \u? 

ilouss.  Ce  que  j'ai  vu  est  meilleur  à  voir  qu'à  dire.  Ce  que  j'ai 
vu  me  suflit ,  à  moi  qui  l'ai  vu  ,  pour  déterminer  mon  juge- 
ment ,  mais  non  pas  à  vous  pour  déterminer  le  vôtre  sur  mon 
rapport  j  car  il  a  besoin  d'être  vu  pour  être  cru;  et,  après  la 
façon  dont  vous  m'aviez  prévenu,  je  ne  l'aurais  pas  cru  moi-même 
sur  le  rapport  d'autrui.  Ce  que  j'ai  vu  ne  sont  que  des  choses 
bien  communes  en  apparence  ,  mais  trcs-rarcs  en  effet.  Ce  sont 
des  récits  qui  d'ailleurs  conviendraient  mal  dans  ma  bouche  } 
et ,  pour  les  faire  avec  bienséance  ,  il  faudrait  être  un  autre  que 


moi. 


Lk  Fr.  Comment,  monsieur,  espérez-vous  me  donner  ainsi 
le  change?  Remplissez-vous  ainsi  vos  engagemens,  et  ne  tire- 
rai-je  aucun  fruit  du  conseil  que  je  vous  ai  donné?  Les  lu- 
mières qu'il  vous  a  procurées  ne  doivent-elles  pas  nous  être  com- 
munes ;  et,  après  avoir  ébranlé  la  persuasion  oii  j'étais,  vous 
crovcz-vous  permis  de  me  laisser  les  doutes  que  vous  avez  fait 
naître  ,  si  vous  avez  de  quoi  m'en  tirer? 

RoLss.  Il  vous  est  aise  d'en  sortir  à  mon  exemple,  en  prenant 
pour  vous-même  ce  conseil  que  vous  dites  m'avoir  donne.. H  est 
malheureux  pour  Jean-Jacques ,  que  J[lousseau  ne  puisse  dire  tout 
ce  qu'il  sait  ne  lui.  Ces  déclarations  sont  désormais  impossibles  , 
parce  qu'elles  seraient  inutiles,  et  que  le  courage  de  les  faire  ne 
m'attirerait  que  Thumiliation  de  n'être  pas  cru. 

Voulez-vous,  par  exemple,  avoir  une  idée  sonunaire  de  mes 
observations.'  Prenez  directement  et  en  tout ,  tant  en  bien  qu'en 
mal,  le  contre-pied  du  Jean-Jacques  de  vos  messieurs,  vous  au- 


et  toujours  repoussant  ;  le  mien  est  facile  et  mou ,  ne  pouvant 
résister  aux  caresses  qu'il  croit  sincères,  et  se  laissant  subjuguer, 
quand  on  sait  s'y  prendre  ,  par  les  gens  mêmes  qu'il  n'estime 
pas.  Le  leur,  misaiitropc  ,  farouche,  déteste  les  hommes;  le 
mien,  humain  jusqu*à  l'excès,  et  trop  sensible  à  leurs  peines  , 
s'ail'ecte  autant  des  maux  qu'ils  se  font  entre  eux,  que  de  ceux 
4]u'ils  lui  l'ont  n  lui-même.  Le  leur  ne  songe  (|u'à  faire  du  bruit 
fjans  le  monde  aux  dépens  du  repos  d'autrui  et  du  sien;  le  miea 
])réfcre  le  repos  à  tout ,  et  voudrait  être  ignoré  de  toute  la  terre, 
])0urvu  qu'on  le  laissât  en  paix  dans  sou  coin.  Le  leur,  dévoré 
«l'orgueil  et  du  plus  intolérant  amour-propre,  est  tourmenté  de 
Texistence  de  ses  semblables ,  et  voudrait  voir  tout  le  genre 
humain  . s'anéantir  devant  lui;  le  mien,  s'aimant  sans  se  compa- 


DIALOGUE.  97 

rer,  n'est  pas  plus  susceptible  de  vanité  que  de  modestie;  con- 
tent de  sentir  ce  qu'il  est,  il  ne  cherche  point  quelle  est  sa  place 


pour  en  imposer,  voile  ses  vices  avec  la  plus  grande  adresse  ,  et 
cache  sa  méchanceté  sous  une  candeur  apparente;  le  mien  , 
emporté ,  violent  même  dans  ses  premiers  mouiens ,  plus  rapides 
que  l'éclair,  passe  sa  vie  à  faire  de  grandes  et  courtes  fautes,  et 
à  les  expier  par  de  vifs  et  longs  repentirs  :  au  surplus,  saus  pru- 
dence ,  sans  présence  d'esprit ,  et  d'une  balourdise  incroyable  , 
il  ofiense  quand  il  veut  plaire  ,  et  dans  sa  naïveté  ,  plutôt  étour- 
die que  franche,  dit  également  ce  qui  lui  sert  et  qui  lui  nuit  , 
sans  même  en  sentir  la  dilTérence.  Enfin  •  le  leur  est  un  esprit 
diabolique  ,  aigu ,  pénétrant;  le  mien  ,  ne  pensant  qu'avec  beau- 
coup de  lenteur  et  d'efforts,  en  craint  la  fatigue,  et,  souvent 
n'entendant  les  choses  les  plus  communes  qu'en  y  rêvant  à  soa 
aise  et  seul,  peut  à  peine  passer  pour  un  homme  d'esprit. 

N'est-il  pas  vrai  que,  si  je  multipliais  ces  oppositions,  comme 
je  le  pourrais  faire,  vous  les  prendriez  pour  des  jeux  d'imagina- 
tion, qui  n'auraient  aucune  réalité?  Et  cependant  je  ne  vous  di<* 
rais  rien  qui  ne  fAt ,  non  comme  à  vous,  affmné  par  d'autres  , 
mais  attesté  par  ma  propre  conscience.  Cette  manière  simple, 
mais  peu  croyable,  de  démentir  les  assertions  bruyantes  des  gens 
passionnés  par  les  observations  paisibles, mais  sûres, d'un  homme 
impartial ,  serait  donc  inutile  et  ne  produirait  aucun  effet.  D'ail- 
leurs, la  situation  de  Jean-Jacques  à  certains  égards  est  même 
trop  incroyable  pour  pouvoir  être  bien  dévoilée.    Cependant , 
pour  le  bien  connaître,  il  faudrait  la  connaître  k  fond;  il  fau- 
drait connaître  et  ce  qu'il  endure  et  ce  qui  le  lui  fait  supporter. 
Or,  tout  cela  ne  peut  bien  se  dire  :  pour  le  croire,  il  faut  i'a« 
voir  vu. 

Mais  essayons  s'il  n'y  aurait  point  quelque  autre  route  aussi 
droite  et  moins  traversée  pour  arriver  au  même  but;  s'il  n'y  au- 
rait point  quelque  moyeu  de  vous  faire  sentir  tout  d'un  coup  , 
par  une  impression  simple  et  immédiate,  ce  que,  dans  les  opi- 
nions oii  vous  êtes ,  je  ne  saurais  vous  persuader  en  procédant 
graduellement  sans  attaquer  sans  cesse ,  par  des  négations  dures  , 
les  tranchantes  assertions  de  vos  messieurs.  Je  voudrais  tûcher 
pour  cela  de  vous  esquisser  ici  le  portrait  de  mon  Jean-Jacques  y 
tel  qu'après  un  long  examen  de  l'original  l'idée  s'en  est  empreinte 
dans  mon  esprit.  D'abord  ,  vous  pourrez  comparer  ce  portrait  à 
celui  qu'ils  en  ont  tracé,  juger  lequel  des  deux  est  le  plus  lié  dans 
ses  parties,  et  parait  former  le  mieux  un  seul  tout;  lequel  ex- 
plique le  plus  naturellement  et  le  plus  clairement  la  conduite  de 
celui  qu'il  représente  ,  ses  goûts,  ses  habitudes,  et  tout  ce  qu'on 
connaît  de  lui ,  non-seulement  depuis  qu'il  a  fait  des  livres ,  mais 
des  son  enfance,  et  de  tous  les  temps;  après  quoi ,  il  ne  tiendra 
qu'à  vous  de  vérifier  par  vous-même  si  j'ai  bien  ou  mal  vu. 

7-  7 


Le  F*.    Rien  de  mieux  que  tout  cela.  Pari»  Jonc  ; 

Rouss.  De  tons  tes  hommes  que  j'ai  connus,  celui  dont  le  o 
raclère  dérive  le  plus  pleiuement  de  son  seul  tempérament  a 
Jean-Jacques.  11  est  ce  que  l'a  fait  la  nature  :  l'cducalion  ne  I' 

Sue.  bieu  peu  modiTie.  Si,  dès  sa  naissance,  ses  facultés  et  i 
orces  s'étaient  tout  à  coup  développées  ,  dès-lors  on  l'eût  troui^ 
lel  à  peu  près  qu'il  fut  dans  son  âge  mûr  ;  et  i 
soixante  ans  de  peines  et  de  misères,  te  temps  ,  l'adversité, 
hommes ,  l'ont  encore  très-peu  changé.  Tondis  que  son  coi _ 
vieillit  et  se  casse,  son  ciEurresle  jeune  toujours  ^  il  garde  encon 
les  uiênies  goùls,  les  mêmes  passions  de  son  jeune  âge,  et  jusquiÉ 
la  fin  de  sa  vie  il  ne  cessera  d'êlre  nn  vieux  enfant. 

Mais  ce  tempérament,  qui  lui  a  donné  sa  forme  morale 
singularités  qui ,  pour  être  démêlées,  demandent  une  alteDtïâ| 
plus  suivie  que  le  coup-d'ccil  suffisant  qu'on  jetle  sur  un  homM 
qu'on  croit  connaître  et  qu'on  a  déjà  jugé.  Je  puis  même  dU 
que  c'est  par  son  ettérieur  vulgaire  et  par  ce  qu'il  a  de  pld 
commun,  qu'en  y  regardant  mieux  je  l'ai  trouvé  le  plu» 
lier.  Ce  paradoxe  s'éclaircira  de  lui-même  à  mesure  qu 
m'écouterez. 

Si,  comme  je  vous  l'ai  dit,  je  fus  surpris  au  premier  ubord  4 
le  trouver  si  difTérent  de  ce  une  je  me  l'élais  figuré  sur  vos  recil] 

Ï*  ?  le  fus  bien  plus  du  peu  d'éclat ,  pour  oe  pas  dire  de  Jt 
e  ses  enlretiens  :  moi  qui,  a^ant  eu  à  vivre  avec  des  gens  i 
lettres,  les  ai  toujours  trouvés  brillans,  élancés,  sentenciet 
comme  des  oracles ,  subjuguant  tout  par  leur  docle  faconde  i 
par  la  hauteur  de  leurs  décisions.  Celui-ci  ne  disant  guère  qn 
des  choses  communes  ,  et  les  disant  sans  précision ,  sans  fines* 
et  sans  force,  parait  toujours  fatigué  de  parler,  même  en  pa^ 
lant  peu,  soit  de  la  peine  d'entendre;  souvent  même  n'enleiid« 
point ,  sitôt  qu'on  dit  des  choses  un  peu  fines  ,  et  n'y  répondai 
jamais  à  propos,  Que  s'il  lui  vient  par  hasard  quelque  mot  heii 
reusement  trouvé  ,  il  en  est  si  aise  ,  que  pour  avoir  quelque  cbr^ 
à  dire  il  le  répète  éternellement.  On  le  prendrait  dans  la  "" 
versa  ti  on ,  non  pour  un  penseur  plein  aidées  vives  et  neuvt 
pensant  avec  force  et  s'exprimant  avec  justesse,  mais  pour  t 
écolier  embarrassé  du  choix  de  ses  termes,  et  subjugué  par  I 
suffisance  des  gens  qui  eu  savent  plus  que  lui.  Je  n  a\  '  - 
TU  ce  maintien  timide  et  gêné  dans  nos  moindres  bar 
de  brochures;  comment  le  concevoir  dans  un  auteur  qui,  foulsi 
■ux  pieds  les  opinions  de  son  siècle  ,  semblait  en  toute  chq| 
moins  disposé  à  recevoir  la  loi  qu'à  la  faire?  S'il  n'eût  fait  i^ 
dii:e  des  cboses  triviales  et  plates  ,  j'aurais  pu  croire  qu'il  &is 
l'imbccile  pour  dépayser  les  espions  dont  il  se  sent|entouré; 

oient  les  gens  qui  l'écouteut ,  loin  d'user  avec  enx  \ 
e  précaution  ,  il  làcbe  étourdiment  cent  propoi  in- 
'    i  de  grandes  prises  :  non   qu' 


quelles  que 
de  la  moi  ad: 
considérés , 
fond  ces  propos  soient  répréher 


ibies 


l  pos- 


DIALOGUE.  oçj 

'SÎble  de  leur  donner  un  mauvais  i>eu«,  ijui,  sans  lui  î-tre  vl'iiu. 
dans  l'rtprit ,  ne  uianijue  pas  de  se  présenter  par  préférence  k  ce- 
lai d«9  Çf'Oi  qui  IVcoutent ,  el  qui  ne  cher(;lient  que  cela.  En  ua 
BWt,  je  l'ai  presque  toujours  trouvé  pesant  à  penser  ,  maladroit 
&  dire,  se  fatigant  sans  cesse  k  cliercUer  le  luot  propre  qui  ne 
loi  Tenait  jamais,  et  embrouillant  des  idées  dejn  peu  claires 
|Mrane  mauvaise  manière  de  les  exprimer.  J'ajoute  en  passant 
'    dans  nos  premiers  entretiens,  j'avais  pu  deviner  cet  en— 


[t  Irfine  eiubarras  de  parli 
■  preuve  ni 


.  le 


I  la  musique  ,  il 
iliaul  si  mal  parli 


fait  ses  livre 


f  «ar  n ,  seloi 

aeoni|>oser,  à  plusfortc  raison, s: 

tit  pu  si  bien  écrire. 
Vne  pareille  ineptie  était  déià  fort  élonnante  dans  un  homme 
Uttz  adroit  pour  avoir  trompe  quarante  ans  ,  par  de  fausses  ap- 
^.ir-'m-fs,  tous  ceux  qui  l'ont  approclié  ;  niais  ce  n'est  pas  tout, 
'  f    II    iiii>   bouime,   dont  l'œil   lerne  et  la  physionomie  «(Tarée 

''ii'iNiil,  dans  les  entretiens  indilférens  ,  n  annoncer  que  delà 
ini|-i.Jitc,  change  tout  à  coup  d'air  el  de  maintien  ,  sitôt  qu'une 
utaiiére  intéressante  pour  lui  le  lire  de  sa  léthargie.  On  voit  sa. 
phrtionomie  éteinte  sanimer,  se  vivifier,  devenir  parlante,  ex- 
pressive et  promettre  de  l'esprit.  A  juger  par  l'éclat  qu'ont  en— 
i:ar«  alors  ses  yeux  Jison  âge,  dans  sa  jeunesse  ils  ont  dA  lancer  des 
cclair*.  A  sou  geste  impétueux ,  k  sa  contenance  agitée  ,  on  voit 
ijue  son  tang  bouillonne,  on  croirait  que  des  Irait»  de  feu  vont 
partir  de  m  bouche:  et  poiut  du  touti  toute  cette  effervescence 
Dc  produit  que  des  propos  communs,  confus,  mal  ordonnés, 
'jDi  ,  sans  être  plus  expressifs  qu'à  l'ordinaire,  sont  seulement 
plu»  inconsidérés.  Il  élevé  beaucoup  la  voix  ,  mais  ce  qu'il  dit  d^ 
lient  plu»  bru  van  t  sans  èlre  plus  vigoureux.  l,)uelquei'ois  ,  cepeo- 
dani,  jp  lui  ai  trouvé  de  l'énergie  dans  l'expression,  mais  ce 
n'i  tai!  jamais  au  moment  d'une  explosion  subite  :  c'élait  sciil»- 
mriii  lorsque  cette  explosion  ayant  précédé  avait  déjà  produit 
VIII  )ir<-iuter  etTet.  Alors  cette  émotion  prolongée,  agissant  avec 
[■lu.  .le  ri-gle,  semblait  agir  avec  plus  de  force,  et  lui  suggérait 
d.-^  rtpreiisions  vigoureuses,  pleines  du  sentiment  dont  ifélait 
riii  <>r[-  Ligité.  J'ai  compris  par  là  comment  cet  homme  pouvait  , 

ijLi^K.Ll  Miti  sujet  échauffait  son  cn^ur,  écrire  avec  force,  quoiqu'il 

iMilii  l'aiblement,  et  comment  »a  plume  devait  mieux  quo  ta 

L:i^ur  parler  le  langage  des  passions. 
Le.  Fb.   Tout  t:cla  n'est  pas  si  contraire  que  vous  penses  8us 
pffln  m'a  données  de  son  caractère.  Cet  embarras  d'abord 
li  attribuée  sont  reconnus  luainlenuiit 
les  pluïïùres  enseignes  de  l'amour- 


i  de  l'orgueil . 
M.  D'oii  il  suit  qi 

regorgent  d'arno 
uns  jeunes  ubbés  et  nos  dames  du 
L-  modestie  el  d'humilité.  Oh  ' 


ios  petits-  pâtres 
propre,  et  que 


as  pauvres  vil  ta- 
rillansacademi- 
ir,  sont  des  pro- 
euse  nation,  au 


toutes  les  idées  Je  l'aimaWe  et  du  bi 
rogant  amoor-propi 
en  vites  les  verlus  qi 
Le  Fh.  Ne  vous  ei 
sur  lequel  on  peut  dispiiler ,  et  reveni 
homme ,  dont  vous  couveneï  vous-iu^nie  ,  et 
observations.  D'une  profonde  indifférence 
touche  pas  son  petit  îndïvidi 


qu'ils  foulent  a 
Luffeï  pas. 
dispute 


n  orgu. 


sibilitédc  notr^ 
se  déduit  de' 
tout  ce  qui  i 
jamais  que  pour  stiffl 
ntérèt  ;  mais  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  lui ,  la  violentr 

intensité  de  son  amour-propre  doit  en  effet  l'agiter  jusqu'au  trantfl 

port;  et  ce  n'est  que  quand  cette  agilatio 

meuce  d'eihaler  sa  bile  et  sa  rage  ,  qui ,  dans  les  premier!  mO^ 

mens,  se  concentre  avec  force  autour  de  son  cœur. 

Rouss.  Mes  observations ,  dont  vous  tirei  ce  résultat,  m'eifl 

fournissent  «n  tout  contraire.  11  est  certain  qu'il  ne  s'affecte  pa» 

généralement ,  comme  tous  nos  auteurs ,  de  toutes  les  questions 

un  peu  fines  qui  se  présentent,  et  qu'il  ne  suffit  pas,  pour  qu'une 

discussion  l'intéresse,  que  l'esprit  puis 

vu,  j'en  conviens,  que  pour  vaincre  s 

tnouvoirdans  la  conversation  ,  il  fallai 

lui  de  la  vanité  du  babil ,  mais  je  n'ai 

capable  de  l'animer,  filt  sou  intérêt  j 

vidu.  Au  contraire,  quand  il  s'agit  de 


t  paresse  à  parler ,  et  l'é- 
im  autre  intérêt  que  ce- 
;uêre  vu  que  cet  iulérf-l , 
ropre,  celui  de  sou  indi- 
1        __.-.  _.>._!  ig  cajole 


par  des  flatteries ,  soit  qu'on  cherche  à  l'outrager  à  mois  couveris, 
je  lui  ai  toujours  trouvé  un  air  nonclialant  et  dédaigneux,  qui 
ne  montrait  pas  qu'il  fit  un  ^rand  cas  de  tous  ces  discours  ,  ni  de 
ceus  qui  les  lui  tenaient,  ni  de  leurs  opinions  sur  son  compte^ 
mais  l'intérift  plus  grand  .  plus  noble,  qni  l'anime  et  le  passionne, 
est  celui  de  la  justice  et  de  la  vérité  i  et  je  ne  l'ai  jamais  vu  écou' 
ter  de  sang-froid  toute  doctrine  qu'il  crût  nuisible  au  Lien  pu- 
blic. Son  embarras  de  parler  peut  souvent  l'empêcher  de  se  com- 
mettre, lui  et  la  bonne  cause,  vis-à-vis  ces  brillans  pêroreurj 
qui  savent  babiller  en  termes  séduisans  et  magniliqtics  leur 
cruelle  philosophie^  mais  il  est  aisé  de  voir  alors  l'effort  qu'il 
fait  pour  se  taire,  et  combien  son  cœur  souffre  à  laisser  propager 
des  erreurs  tju'il  croit  funestes  au  genre  humain.  Défenseur  in- 
discret du  faible  et  de  l'opprimé  qu'il  ne  connaît  même  pas,  je 
l'ai  vu  souvent  rompre  impétueusement  en  visière  au  puissant 
oppresseur  qui,  sans  paraître  offensé  de  son  audace,  s'apprêtait, 
sous  l'air  de  la  modération  ,  à  lui  faire  payer  cher  un  jour  cette 
incartade  :  de  sorte  que ,  tandis  qu'au  lèfe  emporté  de  l'un  ,  on 
le  prend,  pour  un  furieux,  l'autre,  en  méditant  en  secret  des 
noirceurs,  paraît  no  sage  qui  ae  possède  ;  et  voilà  comment ,  ju- 
geant tcuiours  sur  les  apparences  ,  les  hommes  le  plus  souvent 
prennenlle  coutre-pied  de  la  vérité. 

Je  l'ai  vu  se  passionner  de  même ,  et  sauvent  jusqu'aux  larmes, 
pour  les  choses  bonnes  et  belles  dont  il  était  frappé  dans  les  mer- 
veilles delà  nature  ,  dans  les  (Euvrcs  des  hommes,  dans  les  vertus, 
dans  les  lalens ,  dans  les  beaui  aris  ,  cl  générnleineut  dans  tout 


à 


L?r..i!î 


DIALOGUE.  T»t 

lorle  un  caractère  de  force,  de  grâce,  on  île  ve'iilé, 
une  ame  sensible.  Mais  surtout  ce  C]ue  je  n'ai 
u  monde,  c'est  un  cgal  allachement  pour  les 
tauclions  de  ses  plus  cnieU  enuemis  ,  et  mêrue  pour  celles  cjui 
lOSaieat  contreses  propres  idées,  lorsqu'il  y  trouvait  les  beautés 
r  toucher  son  cœur  ,  les  goûtant  avec  le  même  plaisir  , 
il  louant  avec  le  même  zcle  que  si  ton  amour-propre  n  en  eût 
"atteinte,  que  si  l'anteur  eût  ele  sou  meilleur  ami , 
s'indignant  avec  le  même  feu  des  cabales  faîtes  pour  leur  ùter , 
iuffrages  du  public ,  le  prix  qui  leur  était  dû.  Son  grand 
est  que  tout  cela  n'est  jamais  réglé  par  la  prudence  , 
iLs€  Uyre  impétueusement  au  mouvement  dont  il  est  agité, 
"  """"ir  l'effet  et  les  suites  ,  ou  sans  s'en  soucier.  S'animer 
n'est  pas  une  cLose  en  sa  [)nissancej  il  faut  qu'il 
e  Uamrac  ou  de  glace  :  quand  il  est  tiède  ,  il  est  nul. 
fin  ,   j'ai   remarqué   que  l'activité  de  son  ame  durait  peu  , 
die  était  courte  à  proportion  qu'elle  était  vive  ,  que  l'ardeur 
?s  consumait ,  les  dévorait  elles-iuL-mes  ,  et  qu'a- 
ïs de  fortes  et  rapides  explosions  elles  s'anéantissaient  aussitôt, 
e  laissaient  relumber  dans  ce  premier  engourdissement  qui  le 
:l  empire  de  l'Iiabitude,   et  me  paraît  ^Ire  son  état 
marient  et  naturel. 

e  précis  des  observations  d*ou  j'ai  tire  la  connaissance 

a  constitution  plivsique,  et  par  des  conséquences  nécesnaii'eg , 

a  conduite  en  toute  chose  ,  celle  de  son  vrai  cb— 

trt.  Ces  observations,  et  les  au  très  qui  s'y  rapportent,  oITrent 

résultat  un  tempérament  mixte,  formé   d  elémens  qnï  pa— 

ni  contraires;   un   crcur  sensible,   ardent,  ou  très-intlain- 

:  ;  un  cerveau  compacte  et  lourd,  dont  les  parties  solides  et 

ves  ne  peuvent  Hm  ébranlées  quepar  une  agitation  du  sang 

l  prolongée.  Je  ne  clierclie  point  à  lever  en  physicien  ces 

«lies  contradictions,   et  que  m'importe?  Ce  qui  m'im- 

laît  ^ait  de  m'assurer  de  leur  réalite,  et  c'est  aussi  tout  ce 

î  fait.  Mais  ce  résultat ,  pour  paraître  à  vos   veux   dans 

mt  t4n  jour ,  a  besoin  des  explications  que  je  vais  lâcher  d'y 

J'ai  souvent  ouï  reprocher  â  Jean-Jacques  ,  comme  vons  -veneu 

,  un  excès  de  sensibilité  ,  et  tirer  de  là  l'évidente  :^onsé- 

qu'il  était  un  monstre.  C'est  surtout  le  but  d'un  nouveau 

bIms  intitulé.  Recherche»  sur  l'ame  ,  où,  à  la  faveur  de 

is  combien  de  beaux  détails  anatomiques  et  tout-i-fait 

■clnaas,  on  prouve  qu'il  n'y  a  point  d'amc,  puisque  l'aiiieur 

B  a  point  vu  à  l'origine  des  nerfs;  et  l'on  établit  en. principe 

e  la  sensibilité  dans  l'homme  est  la  seule  cause  de  ses  vices  et 

,  et  qu'il  est  méchant  en  rai>!on  de  cette  sensibilité  , 

pioique,  par  une  exception  il  la  rè^le ,    l'auteur  accorde  que 

ette  même  sensibilité  peut  quelquefois  engendrer  des  vertus. 

MHS  disputer  sur  la  doctrine  impartiale  du  philosophe  chirur- 

"  "     ,  tlcbons  de  commencer  par  bien  entendre  ce  mot  de  ncn- 


io3t  SECOND 

sihiUiê ,  auquel ,  faute  de  notions  exactes ,  on  applique  à  cbacjue 
instant  des  idées  si  yagueset  souvent  contradictoires. 

La  sensibilité  est  le  principe  de  toute  action.  Un  être,  quoique 
animé ,  qui  ne  sentirait  rien ,  n'agirait  point  :  car,  oii  serait  pour 
lui  le  moti/ d'agir  ?  Dieu  lui-même  est  sensible,  puisqu'il  agit. 
Tous  les  bommes  sont  donc  sensibles,  et  peut  être  au  même  de^ré , 
mais  non  pas  de  la  même  manière.  II  y  a  une  sensibilité  physique 
et  organique,  qui,  purement  passive  ,  parait  n'avoir  pour  fin 
que  la  conservation  de  notre  corps  et  celle  de  notre  espèce  par 
les  directions  du  plaisir  et  de  la  douleur.  II  y  a  une  autre  sensi- 
bilité ,  que  j'appelle  active  et  morale ,  qui  n  est  autre  cbose  que 
la  faculté  d'attacher  nos  affections  à  des  êtres  qui  nous  sont  étran*- 
gers.  Celle-ci ,  dont  l'étude  des  paires  de  nerfs  ne  donne  pas  la 
connaissance ,  semble  offrir  dans  tes  âmes  une  analogie  assez  claire 
avec  la  faculté  attractive  des  corps.  Sa  force  est  en  raison  des 
rapports  que  nous  sentons  entre  nous  et  les  autres  êtres  ;  et , 
selon  la  nature  de  ces  rapports,  elle  agit  tantôt  positivement 
par  attraction  ,  tantôt  négativement  par  répulsion  ,  comme 
un  aimant  par  ses  pôles.  L'action  positive  ou  attirante  est  l'œuvre 
simple  de  la  nature  qui  cherche  à  étendre  et  renforcer  le  senti- 
ment de  notre  être  ;  la  négative  ou  repoussante  ,  qui  conoprime 
et  rétrécit  celui  d'autrui ,  est  une  combinaison  que  la  réflexion 

Sroduit.  De  la  première  naissent  toutes  les  passions  aimantes  et 
ouces  ;  de  la  seconde  ,  toutes  les  passions  haineuses  et  cruelles. 
Veuillez  y  monsieur  ,  vous  rappeler  ici  ,  avec  les  distinctions 
faites  dans  nos  premiers  entretiens  entre  l'amour  de  soi-même  et 
l'amour-propre  ,  la  manière  dont  l'un  et  l'autre  agissent  sur  le 
cœur  humain.  La  sensibilité  positive  dérive  immédiatement  de 
l'amour  de  soi.  Il  est  très-naturel  que  celui  qui  s'aime  cherche  à 
étendre  son  être  et  ses  jouissances  ,  et  à  s'approprier  par  l'atta- 
chement ce  qu'il  sent  devoir  être  un  bien  pour  lui  ;  ceci  est  une 
pure  affaire  de  sentiment ,  où  la  réflexion  n'entre  pour  rien. 
Mais  sitôt  que  cet  amour  absolu  dégénère  en  amour-propre  et 
comparatif ,  il  produit  la  sensibilité  négative ,  parce  qu'aussitôt 
qu'on  prend  l'habitude  de  se  mesurer  avec  d'autres ,  et  de  se 
transporter  hors  de  soi ,  pour  s'assigner  la  première  et  meilleure 
place ,  il  est  impossible  de  ne  pas  prendre  en  aversion  tout  ce 
qui  nous  surpasse ,  tout  ce  K[u\  nous  rabaisse  ,  tout  ce  qui  nous 
comprime  ,  tout  ce  qui  ,  étant  quelque  chose  ,  nous  emptehe 
d'être  tout.  L'amour-propre  est  toujours  irrité  ou  mécontent, 
parce  qu'il  voudrait  que  chacun  nous  préférât  à  tout  et  à  lui- 
même  ,  ce  qui  ne  se  peut  ;  il  s'irrite  des  préférences  qu'il  sent 
4ue^d*ûutres  méritent,  quand  même  ils  ne  les  obtiendraient  JMS ; 
il  s'irrite  des  avantages  qu'un  autre  a  sur  nous  ,  sans  s'apaiser 


uniquement  de  ce  qu'on  a  de  moins.  Vous  sentez  qu'il  n*y  a  pas 
à  tout  cela  de  quoi  disposer  Tame  à  la 


bienveillance. 


1 

1 


DIALOGUE.  io3 

i  voui  me  demsnd»  d'où  naît  cette  disposilion  k  se  coni- 
inge  une  passion  naturelle  et  bonne  ea  une  aulre 
•:  et  mauvaise  ,  je  vous  répondrai  qu'elle  vient  de* 
les.  du  progrès  des  idées ,  et  de  la  culture  de  le*- 
..  Tant  qu'occupé  des  seuls  beftoiDS  absolus  on  se  borne  à  r«- 
Brcber  ce  ijut  nous  est  vraiment  utile  ,  on  ne  jette  guère  su» 
«très  un  regard  oiseux  ;  aiaisii  mesure  que  la  société  se  res- 
e  par  le  lien  des  besoins  mutuels  ,  à  mesure  que  l'esprit  s'é- 
l  ,  »'e»erce  ,  et  s'éclaire  ,  il  prend  plus  d'activité,  il  embrasse 
is  d'objets ,  saisit  plus  de  rapports  ,  examine  ,  compare  :  dans 
frétjuentes  comparaisons,  il  n'oublie  ni  lui-m^me  ,  ni  ses 
iblablcs ,  ni  la  place  k  laquelle  il  priitend  parmi  eux.  Dès 
n  a  commence  de  se  mesurer  ainsi  l'ou  ne  cesse  plus  ,  et  le 
sait  plus  s'occuper  désormais  qu'à  mettre  tout  le  monde 
lus  de  nous.  Aussi  remarque- t-on  généralement,  en 
ition  lie  cette  théorie ,  que  les  gens  d'esprit  et  surtout 
ts  de  lettres  sont  de  tous  les  boiumes  ceux  qui  ont  une  plus 
e  inleiisilé  d'amour-propre  ,  les  moins  portés  à  aimer  ,  les 
t  portés  à  Lair. 

louM  me  direi  peut-être  que  rien  n'est  plus  commun  que  de» 
i  pélris  d'amour-propre.  Cela  n'est  vrai  qu'en  distinguant. 
t  «ouvent  les  sots  sont  vains  ,  mais  rarement  ils  sont  jaloux  , 
|ue ,  se  croyant  bonnement  à  la  première  place  ,  il»  sont 
■s  trés-coulens  de  leur  lot.  Un  homme  d'esprit  n'a  guère 
le  bonheur  ^  il  sent  parfaitement  et  ce  qui  lui  manque  et 
1  fait  de  mérite  ou  de  talens  un  autre  peut  avoir 
il  ti'avone  cela  qu*à  lui-même  ,  mais  il  le  sent  en  dépit 
,  et  voilà  ce  que  l'amour-propre  ne  pardonne  point. 
!•  édaircissemens  m'ont  paru  nécessaires  pour  jeter  du  jour 
s  imputations  de  sensibilité  ,  tournées  par  les  uns  en  éloges 
r  les  autres  en  reproches,  sans  que  les  uns  ni  les  autres 
nt  trop  ce  qu'ils  veulent  dire  par  là,  l'aute  d'avoir  conçu 
t  des  genres  de  sensibilité  de  natures  difTérenles  et  méms 
'\re*  qui  ne  sauraient  s'allier  ensemble  dans  un  même  in- 
:.  Passons  mamlenant  à  l'application. 

»-Jacques  m'a  paru  doué  de  lo  sensibilité   physique  à  un 
t  degré.  Il  dépend  beaucoup  de  ses  sens,  et  il  en  dé- 
labrait bien  davantage  si  la  sensibililé  morale  n'y  fai: 


lotdi 
tBtrc  l'a 


ivement.   De  1 


celle-ci  . 
1  beau  ciel  , 


npf  cl  avoir  percé  par  quelque  côte  jusqu'à  sa 
"'—  -"-"x  lieues  par  jour  durant  presque  tout  h 
lier  à  Bercy  le  rossisnol  à  son  aise  ;  î! 
idan  I  la  solitude  ,  et  les  Dois  ,  pour  rendr 


c  pUît  il  parer  le  séjour  de  ses  en 


io4  SECOND 

a  de  mixte  dans  la  plupart  de  ses  sensations  les  tempère ,  et , 
ôtant  à  celles  qui  sont  purement  matérielles  l'attrait  séducteur 
des  autres  ,  fait  que  toutes  agissent  sur  lui  plus  modérément. 
Ainsi  sa  sensualité,  quoique  vive  ,  n'est  jamais  fougueuse  ,  et  ^ 
sentant  moins  les  privations  que  les  jouissances ,  il  pourrait  se 
dire  en  un  sens  plutôt  tempérant  que  sobre.  Cependant  l'absti— 
totale  peut  lui  coûter  qvand  riniaginatiou  le  tourmente  ^ 


nence 


au  lieu  que  la  modération  ne  lui  coûte  plus  rien  dans  ce  qu'il 
possède  ,  parce  qu'alors  l'imagination  n  agit  plus.  S'il  aime  à 
jouir  c'est  seulement  après  avoir  désiré  ,  et  il  n'attend  pas  pour 
cesser  que  le  désir  cesse  ,  il  suffit  qu'il  soit  attiédi.  Ses  goûts  sont 
sains ,  délicats  même  ,  mais  non  pas  raffinés.  Le  bon  vin  ,  les 
bons  mets ,  lui  plaisent  fort ,  mais  il  aime  par  préférence  ceux 
qui  sont  simples ,  communs ,  sans  apprêt  ,  mais  choisis  dans 
leur  espèce ,  et  ne  fait  aucun  cas  en  aucune  chose  du  prix  que 
donne  uniquement  la  rareté.  11  hait  les  mets  fins  et  la  chère  trop 
recherchée.  11  entre  bien  rarement  chez  lui  du  gibier  ,  et  il  n'y 
en  entrerait  jamais  s'il  y  était  mieux  le  maître.  Se%  repas,  ses 
festins ,  sont  d'un  plat  unique  et  toujours  le  même  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  achevé.  En  un  mot ,  il  est  sensuel  plus  qu'il  ne  faudrait 
peut-être  ,  mais  pas  assez  pour  n'être  que  cela.  Ou  dit  du  mal  de- 
ceux  qui  lo  sont  :  cependant  ils  suivent  dans  toute  sa  simplicité 
l'instinct  de  la  nature  ,  qui  nous  porte  à  rechercher  ce  qui  nous 
flatte  et  à  fuir  ce  qui  nous  répugne  ;  je  ne  vois  pas  quel  mal 
produit  un  pareil  penchant.  L'homme  sensuel  est  1  homme  de  la 
nature  j  l'honinie  réfléchi  est  celui  de  l'opinion  }  c'est  celui-ci 
qui  est  dangereux.  L'autre  ne  peut  jamais  l'être  ,  quand  même 
il  tomberait  dans  Pexcès.  Il  est  vrai  qu'il  faut  borner  ce  mot 
de  sensualité  à  l'acception  que  je  lui  donne  ,  et  ne  pas  l'étendre 
à  ces  voluptueux  de  parade  qui  se  font  une  vanité  de  l'être  ,  ou 

3ui ,  pour  vouloir  passer  les  limites  du  plaisir ,  tombent  dans  la 
épravation  ,  ou  qui ,  dans  les  raffincmens  du  luxe  ,  cherchant 
moins  les  charmes  de  la  jouissance  que  ceux  de  l'exclusion  ,  dé- 
daignent les  plaisirs  dont  tout  homme  a  le  choix  ,  et  se  bornent 
à  ceux  qui  font  envie  au  peuple. 

Jean-Jacques,  esclave  de  ses  sens ,  ne  s'affecte  pas  néanmoins 
de  toutes  les  sensations  ;  et,  pour  qu'un  objet  lui  fasse  impres- 
sion ,  il  faut  c{u'à  la  simple  sensation  se  joigne  un  sentiment  dis- 
tmct  de  plaisir  ou  de  peme  qui  l'attire  ou  qui  le  repousse.  Il  en 
est  de  même  des  idées  qui  peuvent  frapper  son  cerveau  ;  si  l'im- 
pression n'en  pénètre  jusqu'à  son  cœur  ,  elle  est  nulle.  Rien 
d'indifférent  pour  lui  ne  peut  rester  dans  sa  mémoire  ,  et  à  peine 
peut-on  dire  qu'il  aperçoive  ce  qu'il  ne  fait  qu'apercevoir.  Tout 
cela  fait  qu'il  n'y  eut  jamais  sur  la  terre  d'homme  moins  curieux 
des  affaires  d'autrui ,  et  de  ce  qui  ne  le  touche  en  aucune  sorte , 
ni  de  plus  mauvais  observateur  quoiqu'il  ait  cru  long-temps  en 
être  un  très-bon  ,  parce  qu'il  crovait  toujours  bien  voir  quand 
il  ne  faisait  que  sentir  vivement.  Mais  celui  qui  ne  sait  voir  que 
les  objets  qui  le  touchent  en  détermine  mal  les  rapports ,  et 


DIALOGUE.  io5 

qiie1q[ne  délicat  que  soit  le  toucher  d'un  aveugle  il  ne  lui  tiendra 
jamais  lieu  de  deux  bons  yeux.  En  un  mot ,  tout  ce  qui  n'est  que 
de  pure  curiosité ,  soit  dans  les  arts ,  soit  dans  le  inonde  ,  soit 
dans  la  nature,  ne  tente  ni  ne  flatte  Jean  «Jacques  eu  aucune 
sorte ,  et  jamais  on  ne  le  verra  s*en  occuper  volontairement  un 
seul  moment.  Tout  cela  tient  encore  à  coite  paresse  de  penser 

3ui,  déjà  trop  contrariée  pour  son  propre  compte,  Tempéche 
'être  affecté  aes  objets  indifl'érens.  C'est  aussi  par-là  qu'il  faut 
expliquer  ces  distractions  continuelles  qui  dans  les  conversations 
ordinaires  l'empêchent  d'entendre  presque  rien  de  ce  qui  se  dit, 
et  vont  quelquefois  jusqu'à  la  stupidité.  Ces  distractions  ne  vien- 
nent pas  de  ce  qu'il  peuse  à  autre  chose  ,  mais  de  ce  qu'il  ne  pense 
à  rien ,  et  qu'il  ne  peut  supporter  la  fatigue  d'écouter  ce  qu'il 
lai  importe  peu  de  savoir  :  il  paraît  distrait,  sans  l'ctre ,  et  n'est 
exactement  qu'engourdi. 

De  là  les  imprudences  et  les  balourdises  qui  lui  échappent  h 
tout  moment,  et  qui  lui  ont  fait  plus  de  mal  que  ne  lui  en 
auraient  fait  les  vices  les  plus  odieux  :  car  ces  vices  Paurairnt 
forcé  d*etre  attentif  sur  lui  *méme  pour  les  déguiser  aux  yeux 
d'autrui.  Les  gens  adroits,  faux,  malfaisans,  sont  toujours  en 
garde  et  ne  donnent  aucune  prise  sur  eux  par  leurs  discours.  On 
est  bien  moins  soigneux  de  cadrer  le  mal  quand  on  sent  le  bien 
qni  le  rachète  ,  et  qu'on  ne  risque  rien  à  se  montrer  tel  qu'on 
est.  Quel  est  l'honnéle  homme  qui  n'ait  ni  vice  ni  défaut ,  et  qui , 
se  mettant  toujours  à  découvert,  ne  dise  et  ne  fasse  jamais  de 
choses  répréhensibles  ?  L'homme  rusé  qui  ne  se  montre  que  tel 
qu'il  veut  qu'on  le  voie  n'en  paraît  point  faire  et  n'en  dit  ja- 
mais, du  moins  en  public;  mais  défions-nous  des  gens  parfaits. 
Même  indépendamment  des  imposteurs  qui  le  défigurent ,  Jean- 
Jacques  eût  toujours  diflîcilement  paru  ce  qu'il  vaut ,  parce  qu'il 
ne  sait  pas  mettre  son  prix  en  montre  ,  et  nue  sa  maladresse  y 
met  incessamment  ses  défauts.  Toi  sont  en  lui  les  effets  bons  et 
mauvais  de  la  sensibilité  physique. 

Quant  à  la  sensibilité  morale ,  je  n'ai  connu  aucun  homme  qui 
en  fût  autant  subjugué;  mais  c'est  ici  qu'il  faut  s'entendre  :  car 
je  n'ai  trouvé  en  lui  que  celle  qui  agit  positivement,  qui  vient 
de  la  nature  et  que  j'ai  ci-devant  décrite.  Le  besoin  d  attacher 
son  coeur,  satisiait  avec  plus  d'empressement  que  de  choix,  a 
causé  tous  les  malheurs  de  sa  vie  ;  mais  quoiqu'il  s'anime  assez 
fréquemment  et  souvent  très-vivement ,  je  ne  lui  ai  jamais  vu  de 
ces  démonstrations  affectées  et  convulsives ,  de  ces  singeries  à  la 
mode  dont  on  nous  fait  des  maladies  de  nerfs.  Ses  émotions 
s'aperçoivent  quoiqu'il  ne  s'agite  pas  :  elles  sont  naturelles  et 
simples  comme  son  caractère 5  il  est,  parmi  tous  ces  cnorgu- 
I-  mènes  de  sensibilité  ,  comme  une  belle  femme  sans  rou^e  ,  qui , 
n'ayant  que  les  couleurs  de  la  nature  ,  paraît  pAIe  an  milieu  dos 
viiaees  fardés.  Pour  la  sensibilité  répulsive  qui  s'exalte  dans  la 
ttcieté  (et  dont  je  distingue  l'impression  vive  et  rapide  du  pre- 
aier  moment  qui  produit  la  colère  et  non  pas  la  haine  ) ,  je  ne 


io6  SECOND 

lui  en  ai  trouvé  des  vestiges  que  par  le  c6të  qui  tient  à  l'instinct 
moral,  c'est-à-dire  que  la  haine  de  l'injustice  et  de  la  méchaiir 
ceté  peut  bien  lui  rendre  odieux  Tbomme  injuste  et  le  méchant , 
mais  sans  qu'il  se  mêle  à  cette  aversion  rien,  de  personnel  qui. 
tienne  à  l'amour-propre.  Rien  de  celui  d'auteur  et  d'homme  de 
lettres  ne  se  fait  sentir  en  lui.  Jamais  sentiment  de  haine  et  de 
jalousie  contre  aucun  homme  ne  prit  racine  au  fond  de  son 
cœur  ;  jamais  on  ne  l'ouït  dcpriser  ni  rabaisser  les  hommes  cé- 
lèbres pour  nuire  à  leur  réputation.  De  sa  vie  il  n'a  tenté,  même 
dans  ses  courts  succès,  de  se  faire  ni  parti,  ni  prosélytes ,  ni 
de  primer  nulle  part.  Dans  toutes  les  sociétés  oii  il  a  vécu  ^  il  a 
toujours  laissé  donner  le  ton  par  d'autres,  s'attachant  lui-même 
des  premiers  à  leur  char,  parce  qu'il  leur  trouvait  du  mérite, 
et  que  leur  esprit  épargnait  de  la  peine  au  sien  ;  tellement  que 
dans  aucune  ae  ces  sociétés  on  ne  s'est  jamais  douté  des  talent 

Î>rodigieux  dont  le  public  le  gratifie  aujourd'hui  pour  en  faire 
es  instrumens  de  ses  crimes  ;  et  maintenant  encore  s'il  vivait 
parmi  des  gens  non  prévenus,  qui  ne  sussent  point  qu'il  a  fait 
des  livres,  je  suis  sur  que,  loin  de  l'en  croire  capable,  tous 
s'accorderaient  à  ne  lui  trouver  ni  goût  ni  vocation  pour  ce 
métier. 

Ce  même  naturel  ardent  et  doux  se  fait  constamment  sentir 
daus  tous  ses  écrits  comme  dafts  ses  discours.  11  ne  cherche  ni 
n'évite  de  parler  de  ses  ennemis.  Quand  il  en  parle ,  c'est  avec 
une  fierté  sans  dédain ,  avec  une  plaisanterie  sans  (îel ,  avec  des 
reproches  sans  amertumes,  avec  une  franchise  sans  malienité. 
£t  de  même  il  ne  parle  de  ses  rivaux  de  gloire  qu'avec  des  éloges    ' 
mérités  sous  lesquels  aucun  venin  ne  se  cache  ;  ce  qu'on  ne  dira 
sûrement  pas  de  ceux  qu'ils  font  quelquefois  de  lui.  Mais  ce  que   ' 
j'ai  trouve  en  lui  de  plus  rare  pour  un  auteur,  et  même  pour 
tout  homme  sensible,  c'est  la  tolérance  la  plus  parfaite  en  fak 
de  sentimens  et  d'opinions,  et  l'éloignement  de  tout  esprit  de 
parti,  même  en  sa  faveur;  voulant  dire  en  liberté  son  avis  et 
ses  raisons  quand  la  chose  le  demande,  et  même,  quand  son 
cœur  s'échauffe,  y  mettant  de  la  passion;  mais  ne  blâmant  pas 
plus  qu'on  n'adopte  pas  son  sentiment  qu'il  ne  souffre  qu'on  le    \ 
lui  veuille  ôter,  et  laissant  à  chacun  la  même  liberté  de  penser    ■ 
qu'il  réclame  pour  lui-même.  J'entends  tout  le  monde  parler  de  '\ 
tolérance ,  mais  je  n'ai  connu  de  vrai  tolérant  que  lui  seul. 

£nfin  l'espèce  de  sensibilité  que  j'ai  trouvée  en  lui  peut  rendre  * 
peu  sages  et  très- malheureux  ceux  qu'elle  gouverne,  maïs  elle 
n'en  fait  ni  des  cerveaux  brûlés  ni  aes  monstres  :  elle  en  fait 
seulement  des  hommes  inconséquens  et  souvent  en  contradiction  , 
avec  eux-mêmes ,  quand ,  unissant  comme  celui-ci  un  cœur  vif  ? 
et  un  esprit  lent,  ils  commencent  par  ne  suivre  que  leurs  pen-  j 
chans  et  finissent  par  vouloir  rétrograder ,  mais  trop  tard ,.  quand 
leur  raison  plus  tardive  les  avertit  enfin  qu'ils  s'égarent. 

Cette  opposition  entre  les  premiers  élémens  de  sa  constitation 
se  fait  sentir  dans  la  plupart  des  qualités  qui  en  dérivent  ^  et  dans 


1 


•| 


DIALOGUE.  107 

tonte  sa  conduite.  Il  y  a  peu  de  suite  dans  ses  actions ,  parce  que 
ses  mouvemens  naturels  et  ses  projets  réfléchis  ne  le  menanl  ja- 
mais sur  la  méoie  ligne ,  les  premiers  le  détournent  à  chaque 
instant  de  la  route  qu'il  s'est  tracée ,  et  qu'en  agissant  beaucoup 
il  n'avance  point.  Il  n'y  a  rien  de  grand ,  de  beau ,  de  généreux 
dont  par  élans  il  ne  soit  capable^  mais  il  se  lasse  bien  vite ,  et 
retomoe  aussitôt  dans  son  inertie  :  c'est  en  vain  que  les  actions 
nobles  et  belles  sont  Quelques  instans  dans  son  courage ,  la  pa- 
resse et  la  timidité  qui  succèdent  bientôt  le  retiennent,  l'anéan- 
tissent, et  voilà  comment,  avec  des  sentimens  quelquefois  éle- 
vés et  grands ,  il  fut  toujours  petit  et  nul  par  sa  conauite. 

Youlez-vous  donc  connaître  à  fond  sa  conduite  et  ses  mœurs? 
Etudiez  bien  ses  inclinations  et  ses  goûts  ;  cette  connaissance 
vous  donnera  l'autre  parfaitement;  car  jamais  homme  ne  se 
conduisit  moins  sur  des  principes  et  des  règles,  et  ne  suivit  plus 
aveuglément  ses  penchans.  Prudence,  raison,  précaution,  pré- 
voyance; tout  cela  ne  sont  pour  lui  que  des  mots  sans  effet. 
Quand  il  est  tenté ,  il  succombe  ;  quand  il  ne  l'est  pas ,  il  reste 
dans  sa  langueur.  Par-là  vous  voyez  que  sa  conduite  doit  être 
inégale  et  sautillante  ,  quelques  instans  impétueuse,  et  presque 
toujours  molle  ou  nulle.  Il  ne  marche  pas;  il  fait  des  bonds,  et 
retouibe  à  la  même  place  ;  son  activité  même  ne  tend  qu'à  le 
ramener  à  celle  dont  fa  force  des  choses  le  tire  ;  et ,  s'il  n'était 
poussé  que  par  son  plus  constant  désir ,  il  resterait  toujours  im- 
mobile. £nnn  jamais  il  n'exista  d'être  plus  sensible  à  l'émotion 
et  moins  formé  pour  l'action. 

Jean-Jacques  n'a  pas  toujours  fui  les  hommes,  mais  il  a  tou- 
jours ainoié  la  solituae.  II  se  plaisait  avec  les  amis  qu'il  croyait 
aroir,  mais  il  se  plaisait  encore  plus  avec  lui-même.  Il  chérissait 
leur  société;  mais  il  avait  quelquefois  besoin  de  se  recueillir ,  et 
pent-^tre  eut-il  encore  mieux  aimé  vivre  toujours  seul  que  tou- 
jours avec  eux.  Son  affection  pour  le  roman  de  Robinson  m'a 
fait  juger  qu'il  ne  se  fût  pas  cru  si  malheureux  que  lui ,  confiné 
dans  son  ile  déserte.  Pour  un  homme  sensible  ,  sans  ambition  et 
sans  vanité,  il  est  moins  cruel  et  moins  difficile  de  vivre  seul 
dans  un  désert  que  seul  parmi  ses  semblables.  Du  reste,  quoique 
cette  inclination  pour  la  vie  retirée  et  solitaire  n'ait  certainement 
rien  de  méchant  et  de  misantrope ,  elle  est  néanmoins  si  singu- 
lière que  je  ne  l'ai  jamais  trouvée  à  ce  point  au'en  lui  seul ,  et 
qu'il  en  fallait  absolument  démêler  la  cause  précise,  ou  renoncer 
à  bien  connaître  l'homme  dans  lequel  je  la  remarquais. 

J'ai  bien  vu  d'abord  que  la  mesure  des  sociétés  ordinaires  oh 
renie  nue  familiarité  apparente  et  une  réserve  réelle  ne  pouvait 
loi  convenir.  L'impossibilité  de  flatter  son  langage  et  de  cacher 
les  mouvemens  de  son  cœur  mettait  de  son  coté  un  désavantage 
énorme  vis-à-vis  du  reste  des  hommes,  qui,  sachant  cacher  ce 
qu'ils  sentent  et  ce  qu'ils  sont ,  se  montrent  uniquement  comme 
il  leur  convient  qu'on  les  voie.  11  n'y  avait  qu'une  intimité  par- 
aite  qui  pût  entre  eux  et  lui  rétablir  régalitc.  Mais  quand  il  l'y 


!(>8  SECOND 

a  mise ,  ils  n'en  ont  mîs  eux  que  Tapparcnce  ;  elle  était  de  sa  part 
une  imprudence  ,  et  de  la  leur  une  enibilche;  et  cette  tromperie , 
dont  il  fut  la  victime,  une  fois  sentie  ,  a  dû  pour  jamais  le  tenir 
loigiijc  d'eux. 
Mais  enfin  perdant  les  douceurs  de  la  société  humaine  qu'a-t-il 
f  ubstilné  qui  pût  l'en  dédommager  et  lui  faire  préférer  ce  nouvel 
état  à  Tautre  malgré  ses  inconvéniens  ?  Je  sais  que  le  bruit  du 
monde  cffarouclie  les  cœurs  aimans  et  tendres ,  qu  ils  se  resserrent 
et  se  compriment  dans  la  foule  ,  qu'ils  se  dilatent  et  s'épanchent 
entre  eux  ,  qu'il  n'y  a  de  véritable  effusion  que  dans  le  tête-à- 
tele,  qu'enfin  cette  intimité  délicieuse  qui  fait  la  véritable  jouis- 
sance de  l'amitié  ne  peut  guère  se  former  et  se  nourrir  que  dans 
la  retraite  :  mais  je  sais  aussi  qu'une  solitude  absolue  est  un  état 
triste  et  contraires  la  nature;  les  sentimens  affectueux  nourrissent 
l'ame  ,  la  communication  des  idées  avive  l'esprit.  Notre  plus 
douce  existence  est  relative  et  collective  ,  et  notre  vrai  moi  n'est 
]>as  tout  entier  en  nous.  Enfin  telle  est  la  constitution  de  l'homme 
en  celte  vie  qu'on  n'y  parvient  jamais  à  bien  jouir  de  soi  sans  le 
concours  d'autrui.  Le  solitaire  Jean-Jacques  devrait  donc  être 
sombre  ,  taciturne,   et  vivre  toujours  mécontent.  C'est  en  clTet 
ninsi  qu'il  paraît  dans  tous  ses  portraits ,  et  c*est  ainsi  qu'on  me 
l'a  toujours  dépeint  depuis  ses  malheurs  y  même  on  lui  fait  dire 
dans  une  lettre  imprimée  qu'il  n'a  ri  dans  toute  sa  vie  que  deux 
lois  qu'il  cite,  et  toutes  deux  d'un  rire  de  méchanceté.  Mais  on 
me  parlait  jadis  de  lui  tout  autrement ,  et  je  l'ai  vu  tout  autre 
lui-même  sitôt  qu'il  s*est  mis  à  son  aise  avec  moi.  J'ai  surtout  été 
frappé  de  ne  lui  trouver  jamais  l'esprit  si  gai,   si  serein,  que 
quand  on  l'avait  laissé  seul  et  tranquille,  ou  au  retour  de  sa 

fromenade  solitaire,  pourvu  que  ce  ne  fût  pas  un  flagorneur  qui 
accostât.  Sa  conversation  était  alors  encore  plus  ouverte  et  douce 
qu'à  l'ordinaire ,  comme  serait  celle  d'uù  homme  qui  sort  d'avoir 
cîu  plaisir.  De  quoi  s'occupait-il  donc  ainsi  seul,  lui  qui,  devenu 
la  risée  et  l'horreur  de  ses  contemporains  ,  ne  voit  dans  sa  triste 
destinée  que  des  sujets  de  larmes  et  de  désespoir  ? 

O  providence  I  ô  nature  !  trésor  du  pauvre  ,  ressource  de  Vin- 
fortuné;  celui  qui  sent,  qui  connaît  vos  saintes  lois  et  s'y  confie, 
celui  dont  le  cœur  est  en  paix  et  dont  le  corps  ne  souffre  pas, 
grâces  à  vous,  n'est  point  tout  entier  en  proie  à  l'adversité. 
Malgré  tous  les  complots  des  hommes  ,  tous  les  succès  des  mé- 
chans,  il  ne  peut  être  absolument  misérable.  Dépouillé  par  des 
mains  cruelles  de  tous  les  biens  de  cette  vie  ,  l'espérance  1  eu  dé- 
dommage dans  l'avenir ,  l'imagination  les  lui  rend  dans  l'instanf. 
même;  d'heureuses  fictions  lui  tiennent  lieu  d'un  bonheur  réel  ; 
et,  qucdis-jc?  lui  seul  est  solidement  heureux,  puisque  les  biens 
terrestres  peuvent  à  chaque  instant  échapper  en  mille  manières 
à  celui  qui  croit  les  tenir  :  mais  rien  ne  peut  ôler  ceux  de  l'ima- 
gination à  quiconque  sait  en  jouir.  Il  les  possède  sans  risque  et 
sans  crainte  ;  la  fortune  et  les  hommes  ue  sauraient  l'en  dépouiller. 
Faible  ressource  ,  allez-vous  dire  ,  qne  des  visions  contre  une 


D1AL0C.[  E.  loi^ 

Jurande  adversité  !  Kh  î  monsieur,  ces  visions  ont  plus  de  réulilé 
jieul-t'lre  que  tous  1rs  biens  npparens  dont  les  lioninies  font  tant 
(.'ecas ,  puisqu'ils  ne  ])orlent  jamais  dans  Tame  un  vrai  sentiment 
lie  bonheur,  et  que  ceux  qui  les  possèdent  sont  également  forcés 
de  se  jeter  dans  favcnir,  faute  de  trouver  dans  le  présent  des 
jouissances  qui  les  satisfassent. 

Si  Ton  vous  disait  qu'un  mortel ,  d'ailleurs  très-infortuné , 
jwsse  régulièrement  cinq  ou  six  heures  par  jour  dans  des  sociétés 
délicieuses  ,  composées  d'hommes  justes  ,  vrais,  gais  ,  aimables , 
simples  avec  de  grandes  lumières  ,  doux  avec  de  grandes  vertus  ; 
de  femmes  charmantes  et  sages,  pleines  de,  sentiment   et  de 
grâces,  modestes  sans  grimace,  badines  sans  étourderie  ,  n'usant 
de  l'ascendant  de  leur  sexe  et  de  l'empire  de  leurs  charmes  que 
|)onr  nourrir  entre  les  hommes  Témulation  des  grandes  choses 
et  le  ïèle  de  la  vertu  ;  que  ce  mortel  connu  ,  estimé  ,  chéri  dans 
ces  sociétés  d'élite ,  y  vit  avec  tout  ce  qui  les  compose  dans  un 
commerce  de  confiance,  d'attachement,  de  familiarité;  qu'il 
j  trouve  à  son  choix  des  amis  sikrs  ,  des  maîtresses  fidèles ,  de 
tendres  et  solides  amies ,  qui  valent  peut-être  encore  mieux  : 
pensez -vous  que  la  moitié  de  chaque  jour  ainsi  passée  ne  ra- 
chèterait pas  bien  les  peines  de  l'autre  moitié?  Le  souvenir  tou- 
jours présent  d'une  si  douce  vie  et  l'espoir  assuré  de  son  pro- 
chain retour  n'adoucirait-il  pas  bien  encore  l'amerlume  du  reste 
èa  temps;  et  croyez-vous  qu'à  tout  prendre  l'Jiomme  le  plus 
heureux  de  la  terre  compte  dans  le  même  espace  plus  de  mo- 
mens  aussi  doux  !  Pour  moi ,  je  pense  ,  et  vous  penserez  ,  je 
m'assure  ,  que  cet  homme  pourrait  se  flatter,  malgré  ses  peines  , 
de  passer  de  cette  manière  une  vie  aussi  pleine  de  bonheur  et  d(* 
jouissances  que  tel  autre  mortel  que  ce  soit.  Hé  bien  I  monsieur, 
tel  est  l'état  de  Jean-Jacques  au  milieu  de  ses  afllictions  et  de 
tes  fictions  ,    de   ce  Jean -Jacques    si  cruellement,  si  obstiné- 
ment ,  M  indignement  noirci  ,  flétri ,   diffamé  ,  et   qu'avec  des 
soucis,  des  soins  ,  des  frais  énormes,   ses  adroits  ,  ses  puissans 
persécuteurs  travaillent  depuis  si  long-temps  sans  relâche  à  rendre 
le  plus  malheureux  des  êtres.  Au  milieu  de  tous  leurs  succès , 
il  leur  échappe ,  et  se  réfugiant  dans  les  régions  éthérées  ,  il  y 
rit  heureux  en  dépit  d'eux  :  jaiuais  avec  toutes  leurs  machines 
ils  ne  le  poursuivront  jusques-là. 

Les  hommes  ,  livrés  à  1  amour-propre  et  à  son  triste  cortège  , 

ne  connaissent  plus  le   charme  et  î'efTet  de  l'imagination.  Ils 

pervertissent  l'usase  de  cette  faculté  consolatrice  :  au  lieu  de 

s'en  servir  pour  adoucir  le  sentiment  de  leurs  maux  ,  ils  ne  8*en 

«rvent  que  pour  l'irriter.  Plus  occupés  des  objets  qui  les  blessent 

qaede  ceux  qui  les  flattent ,  ils  voient  partout  quelqjue  sujet  de 

jieîne ,  ils  gardent  toujours  quelque  souvenir  attristant  j  et  , 

«jnand  ensuite  ils  méditent  dans  la  solitude  sur  ce  qui  les  a  le 

»liis  affectes ,  leurs  cœurs  ulcérés  remplissent  leur  iniaginatioa 

î  mille  objets  funestes.  Les  concurrences,  les  préférences,  les 

ùlouiies  ,  les  rivalités ,  les  ofTeuses ,  les  vengeances  ,  le;  mécon- 


ambition  ,  les  désirs  ,  les  projets, 
rnplisseiit  Je  pensées  iiiquiétanM 
rs;  et ,  si  ijiiclquc  inisgp  agréabld 
! ,  elle  cil  est  effacée  ou  obscurcir 
e  Joute  du  succès  vient  bientôt  1 


Icnteniens  de  toute  espèce  , 
les  moyens,  les  obstacles,  i 
tes  heures  de  leurs  courts  loi 
ose  y  paraître  avec  l'cspéraT: 
par  cent  images  pénibles  que  It 

Mais  celui  qui ,  fraocliissant  l'etroile  prison  de  l'intérêt  pc(4 
sonnel  et  des  petites  passions  terrestres  ,  s'élève  sur  les  ailes  d« 
l'imagination  au-dessus  des  vapeurs  de  notre  atmosplière,  cela 
qui ,  sans  épuiser  sa  force  et  ses  facultés  à  lutter  contre  la  foctum 
et  la  destinée  ,  sait  s'élancer  dans  les  régions  étbérées  ,  y  pl« 
et  s'y  soutenir  par  de  sublimes  contemplations,  peut  de  là  bra 
les  coups  du  sort  et  des  insensés  jugeraens  des  hommes.  Il  est  a 
dessus  de  leurs  atteintes ,  il  n'a  pas  besoin  de  leur  suffrage  pot 
être  sage  ,  ni  de  leur  faveur  pour  être  beurein.  Enfin  tel  est  ■ 
nous  l'empire  de  l'imagination  ,  et  telle  en  est  l'iuUuence  , 
d'elle  naissent ,  non-seulcnient  les  vertu»  et  les  vices,  mai 
biens  et  les  maux  de  la  vie  humaine,  et  que  c'est  principatei 
la  manière  dont  on  s'y  livre  qui  rend  les  hommes  bous  ou 
cbans  ,  beureui  ou  malheureux  ici-bas, 

r  actif  et  un  naturel  paresseux  doivent  inspirer  le 


de  la  rêverie.  Ce  goill  perce 
pour  peu  qu'il  soit  '  ' 

très-fréquemment  aux  orieni 
Jacques,  qui  leur  ressemble  i 
sens  pour  pouvoir  ,  dans  les  y 


t  dévie 


par 


gination.  C'est  ce 
j  c'est  te  qui  est  arrî 
•gards.  Trop  si 


xdcla 


lejCH 


i  méditations  put 
',  long-temps.  Mais  celte  faiblet 
d'entendement  lui  est  peut-être  plus  avantageuse  que  ne  ser«| 
une  tête  plus   pliilosophique.   Le  concours   des  objets  s 
rend  ses  méditations  moins  sèches  ,  plus  douces  ,  plus  ilh 

Îlus  appropriées  à  lui  tout  entier.  La  nature  s'habille  j 
ES  formes  les  plus  charmantes  ,  se  peint  a  ses  yeux  des  c 
les  plus  vives  ,  se  peuple  pour  son  usage  d'êtres  selon  son  cmir^ 
et  lequel  est  le  plus  consolant,  dans  l'infortune  ,  de  profon 
conceptions  qui  fatiguent ,  ou  de  riantes  fictions  qui  ravis^entl 
et  transportent  celui  qui  s'y  livre  au  sein  de  la  félicité  !  11  raiionl 
moins  ,  il  est  vrai ,  mais  it  jouit  davantage  :  il  ne  perd  pas  U 
moment  pour  la  jouissance,  et ,  sitôt  qu'il  est  seul,  il  est  lieureuq 
La  rêverie  ,  quelque  douce  qu'elle  soit ,  épuise  et  fatigue  à  li 
n  de  délassement.  On  le  t 


]  tète  et  liv 


s  à  l'ii 


objets  extérieurs.  Le  plus  indifférent  spectat 
le  relâche  qu'il  nous  procure  ;  et ,  pour  peu  que  J'impressio 
soit  pas  toul-à-fait  nulle ,  le  mouvement  léger  dont  elle  nous  agifl 
suffit  pour  nous  préserver  d'un  engourdissement  léthargique  r 
nourrir  en  nous  te  plaisir  d'exister  ,  sans  donner  de  l'exercic»  I 
nos  facultés.  Le  contemplatif  Jean-Jacques,  en  tout  autre  t^'XM 
si  peu  attentif  aux  objets  qui  l'entourent ,  a  souvent  grand  besotq 


T)IALOGL"E. 


e.  goûle  aio 


r  lui 


Non-se 


une  sensaalilé  d'enfant  dont 

'aperçoU  rie.i  sinon  quelque 

ses  yeux  ,  mais  c  en  est  asses 

le  de  foire  ,  une  revue  ,  un 

mais  la  grue  ,  le  cabestan  , 

jeu  d'une  machine  quelconque,  un   bateau  qui 

ulin   qui  tourne  ,  un  bouvier  qui  laboure  ,  des 

lie  ou  de  ballotr  ,  la  rivière  qui  court,  l'oiseau 

ichent  ses  regards.  11  s'arrête  même  k  des  spec- 

■uvement ,  pour  peu  que  la  varielé  y  supplée.  Des 

Uicltetsen  étalage,  des  bouquins  ouverts  sur  les  quais,  et  dont 

e  lit  que  les  titres  ,  des  images  contre  les  murs  qu'il  parcourt 

~  sil  itupide ,  tout  cela  l'arrête  et  l'amuse  quand  son  imagî' 

a  fatiguée  a  besoin  de  repos.  Mais  nos  modernes  sages  ,  qui 

ûvenl  et  l'épient  dans  tout  ce  badaudage  ,  eu  tirent  des  con- 

■encea  à  leur  mode  sur  les  motifs  de  son  atteulion  ,  et  toujours 

>  rûmable  caractère  dont  ils  l'ont  obligeamment  gratifie.  Je 

n  jonr  assex  long-temps  arrêté  devant  une  gravure.  De 

a^na  iaquielsde  savoir  ce  qui  l'occupait  si  fort,  maïs  asser 

,  contre  l'ordinaire,  pour  ne  pas  s'aller  interposer  entre 

Il  et  lui ,  attendirent  avec  une  risible  impatience.  Sitôt  qu'il 

I,  ils  coururent  à  la  gravure,  et  trouvèrent  que  c'était  le 

II  des  attaques  du  fort  de  KehI.  Je  les  vis  ensuite  long-teinns 

^tvemeut  occupés  d'un  entretien  fort  animé,  dans  lequel  je 

inpris  qu'ils  fatiguaient  leur  Minerve  à  cliercberquel  crime  on 

tavait  méditer  eu  regardant  le  plan  des  attaques  du  fort  de  Kclil. 

[Vailà ,  monsieur  ,  ime  grande  découverte  ,  et  dont  je  me  suis 

kvcoup  félicité  ,  car  je  la  regarde  comme  la  clef  des  autres 

^iarites  de  cet  homme.  De  cette  pente 


vu  dériver  tous  les  goAts ,  tous  les  ne 


Inda  de  Jean-Ji 


icbai 


e  assez  de  suite  dai 
lais,  enflammé  pa 


,  et  les 
>  ses  id. 
la  loi 


,  toutes  les  ha- 
,1 


rl^r- 


rais  projets  ;  mais ,  enllamme  par  la  longue  contem- 
l'un  objet  ,  il  fait  par  fois  dans  sa  chambre  de  fortes  et 
•  résolutions  ,  qu'il  oublie  ou  qu'il  abandonne  avant 
rivé  dans  lit  rue.  Toute  la  vigueur  de  sa  volonté  s'épuise 
re  ;  11  n'en  a  plus  pour  eiécuter.  Tout  suit  en  lui  a'une 
mère  inconséquence,  La  même  opposition  qu'offrent  lesélé- 
«  de  ta  constitution  se  retrouve  dans  ses  inclinations,  dans 
,  et  daussa  conduite.  11  est  actif,  ardent ,  laborieux, 
itigable^  il  est  indolent ,  paresseux  ,  sans  vigueur:  il  est  fier, 

' ,»  ,   léinéraire  ;   il  est  craintif,  timide  ,  embarrassé  :  H 

,  dédaigneux  ,  rebutant  jusqu'à  la  dureté  ;  il  est  doux, 
t,  facile  jusqu'il  la  faiblesse,  et  ne  sait  pas  se  défendre 
ou  souffrir  ce  qui  lui  plait  Je  moins!  En  un  mot ,  il 
d'une  extrémité  a  l'autre  avec  une  incroyable  rapidité, 
t  même  remarquer  ce  passage  ,  ni  se  souvenir  de  ce  qu'il 
it  l'instant  auparavant  ;  et ,  pour  rapporter  ces  effets  divers  à 
1  causes  primitives  ,  il  est  lâche  et  mou  tant  que  la   seule 


112  SECOND 

raison  l'excîte ,  il  devient  tout  de  feu  sitôt  qu*il  est  animé  par 
({uelque  passion.  Vous  me  direz  que  c'est  comme  cela  que  sont 
tous  les  hommes.  Je  pense  tout  le  contraire  ,  et  vous  ne  penseriez 
pas  ainsi  vous-même ,  si  j'avais  mis  le  mot  intérêt  à  la  place  du 
mot  raison ,  qui  dans  le  fond  signifîe  ici  la  même  chose  ;  car 
c}u'est-ce  que  la  raison  pratique ,  si  ce  n'est  le  sacrifice  d'un 
Lien  pre'sent  et  passager  aux  moyens  de  s'en  procurer  un  jour  de 
plus  grands  ou  de  plus  solides  ;  et  qu'est-ce  que  l'intérêt ,  si  ce 
n'est  l'augmentation  et  l'extension  continuelle  de  ces  mêmes 
moyens  ?  L'homme  intéressé  songe  moins  à  jouir  qu'à  multi- 
plier pour  lui  l'instrument  des  jouissances.  11  n'a  point  pro- 
prement de  passions  non  plus  que  l'avare  ,  ou  il  les  surmonte  et 
travaille  uniquement  par  un  excès  de  prévoyance  à  se  mettre  en 
état  de  satisfaire  à  son  aise  celles  qui  pourront  lui  venir  un  )onr. 
Les  véritables  passions ,  plus  rares  qu'on  ne  pense  parmi  les 
hommes  ,  le  deviennent  de  jour  en  jour  davantage  ;  l'mtérét  les 
éliine  ,  les  atténue  ,  les  engloutit  toutes  ,  et  la  vanité  ,  qui  n*est 
qu'une  bctise  de  l'amour-propre  ,  aide  encore  k  les  étouffer.  La 
devise  du  baron  de  Fcneste  se  lit  en  gros  caractères  sur  toutes 
les  actions  des  hommes  de  nos  jours ,  c'est  pour  paraître.  Ces 
dispositions  habituelles  ne  sont  guère  propres  à  laisser  agir  les 
vrais  mouvemens  du  cœur. 

Pour  Jean-Jacques  ,  incapable  d'une  prévoyance  un  pea 
suivie  ,  et  tout  entier  à  chaque  sentiment  qui  l'agite,  il  ne  con- 
naît pas  même  pendant  sa  durée*  qu'il  puisse  jaiuais  cesser  d'en 
être  affecté.  Il  ne  pense  à  son  intérêt ,  c'est-à-dire  à  l'avenir  , 
que  dans  un  calme  absolu  )  mais  il  tombe  alors  dans  un  tel 
engourdissement  qu'autant  vaudrait  qu'il  n'y  pensât  point  da 
tout.  Il  peut  bien  dire,  au  contraire  de  ces  gens  del  évangile* . 
et  de  ceux  de  nos  jours  ,  qu'où  est  le  cœur  là  est  aussi  son  tré*« 
sor.  En  un  mot ,  son  ame  est  forte  ou  faible  à  l'excès ,  selon  les 
rapports  sous  lesquels  on  l'envisage.  Sa  force  n'est  pas  dans 
l'action  ,  mais  dans  la  résistance  ;  toutes  les  puissances  de  l'uni* 
vers  ne  feraient  pas  fléchir  un  instant  les  directions  de  sa  yo-* 
lonté.  L'amitiésrule  eût  eu  le  pouvoir  de  l'égarer,  il  est  à  l'épreuve 
de  tout  le  reste.  Sa  faiblesse  ne  consiste  pas  à  se  laisser  détourner 
de  son  but ,  mais  à  manquer  de  vigueur  pour  l'atteindre  et  à  se 
laisser  arrêter  tout  court  par  le  premier  obstacle  qu'elle  ren* 
contre ,  quoique  facile  à  surmonter.  Jugez  si  ces  dispositions  le 
rendraient  propre  à  faire  son  chemin  dans  le  monde  ,  où  l'on  ne  < 
marche  que  par  zig-zag.  «', 

Tout  a  concouru  dès  ses  premières  années  à  détacher  son  ame  , 
des  lieux  qu'habitait  son  corps  pour  l'élever  et  la  fixer  dans  ces  : 
régions  cthérées^dont  je  vous  parlais  ci-devant.  Les  hommes  | 
illustres  de  Plutarque  furent  sa  première  lecture  dans  un  âge  : 
où  rarement  les  eiifans  savent  lire.  Les  traces  de  ces  hommes  an«  \ 
tiques  firent  en  lui  des  impressions  qui  jamais  n'ont  pu  s'effacer.  \ 
A  ces  lectures  succéda  celle  de  Cassandre  et  des  vieux  romans  ,  ? 
qui ,  tempérant  su  fierté  romaine;  ouvrirent  ce  cœur  naissant  à  ^ 


DIALOGUE.  ,,3 

tous  les  sentîmens  expansifs  et  tendres  auxquels  il  n'ctaft  déjà 
que  trop  disposé.  Dës-lors  il  se  iît ,  des  liomnies  et  de  la  société 
des  idées  romanesques  et  fausses ,  dont  tant  d'expériences  fu- 
nestes n'ont  jamais  bi(*n  pu  le  guérir.  Me  trouvant  rien  autour 
de  lui  qui  réalisikt  ses  idées  ,  il  quitta  sa  patrie  encore  jeune  ado- 
lescent ,  et  se  lança  dans  le  monde  avec  confiance  ,  y  cherchant 
les  Aristides,  les  Lvcur^^ues  ,  et  les  Astrées  ,  dont  il  le  crovait 
rempli.  11  passa  sa  vie  à  jeter  son  cœur  dans  ceux  qu'il  crut  s^ou-* 
vrirpour  le  recevoir  ,  à  croire  avoir  trouvé  ce  c|u'il  cherchait , 
et  à  se  désabuser.  Durant  sa  jeunesse ,  il  trouva  des  âmes  boimes 
et  simples  ,  mais  sans  chaleur  et  sans  énergie.  Dans  son  âge 
mûr ,  il  trouva  des  esprits  vifs  ,  éclairés  et  fins ,  mais  faux  ,  dou- 
bles et  méchans',  qui  parurent  l'aimer  tant  qu'ils  eurent  la  pre- 
mière place  ,  mais  qui ,  des  qu'ils  s'en  crurent  offusqués  ,  n'usè- 
rent de  sa  confiance  que  pour  l'accabler  d'opprobres  et  de  mal- 
heurs. Enfin ,  se  voyant  devenu  la  risée  et  le  louet  de  son  siècle , 
sans  savoir  comment  ni  pourquoi ,  il  comprit  que,  vieillissant 
dans  la  haine  publique,  il  n'avait  plus  rien  à  espérer  des  hommes  ; 
et,  se  détrompant  trop  tard  des  illusions  qui  l'avaient  abusé  si 
long-temps,  il  se  livra  tout  entier  à  celles  qu'il  pouvait  réaliser 
tous  les  jours ,  et  finit  par  nourrir  de  ses  seules  chimères  son 
cœur ,  que  le  besoin  d  aimer  avait  toujours  dévoré.  Tous  ses 
goûts  ,  toutes  ses  passions  ,  ont  ainsi  leurs  objets  dans  une  autre 
sphère.  Cet  homme  tient  moins  à  celle-ci  qu'aucun  autre  mortel 
qui  me  soit  connu.  Ce  n'est  pas  de  quoi  se  faire  aimer  de  ceux 
qui  l'habitent,  et  qui ,  se  sentant  dépendre  de  tout  le  monde, 
veulent  aussi  que  tout  le  monde  dépende  d'eux. 

Ces  causes  ,  tirées  des  événemens  de  sa  vie ,  auraient  pu  seules 
lai  faire  fuir  la  foule  et  rechercher  la  solitude.  Les  causes  natu- 
relles ,  tirées  de  sa  constitution  ,  auraient  dû  seules  produire 
aussi  le  même  effet.  Jugez  s'il  pouvait  échapper  au  concours  de 
ces  différentes  causes ,  pour  le  rendre  ce  qu  il  est  aujourd'hui. 
Pour  mieux  sentir  cette  nécessité  ,  écartons  un  moment  tous  les 
bits ,  ne  supposons  connu  que  le  tempérament  que  je  vous  aï 
décrit,  et  voyons  ce  qui  devrait  naturellement  eu  résulter,  dans 
uiétre  fictif  dont  nous  n'aurions  aucune  autre  idée. 

Doué  d'un  cœur  très-sensible ,  et  d'une  imagination  très- 
TÎve,  mais  lent  à  penser,  arrangeant  diflicilenicnt  ses  pensées  , 
H  pins  difficilement  ses  paroles,  il  fuira  les  situations  qui  lui  sont 
pénibles ,  et  recherchera  celles  qui  lui  sont  commodes;  il  se  com- 
plaira dans  le  sentiment  de  ses  avantages,  il  en  jouira  tout  à  son 
aife  dans  des  rêveries  délicieuses  ,  mais  il  aura  la  plus  forte  ré- 
pugnance k  étaler  sa  gaucherie  dans  les  assemblées  ,  et  l'inutile 
cflbrt  d'être  toujours  attentif  à  ce  qui  se  dit,  et  d'avoir  toujours 
ïrctprit  présent  et  tendu  pour  y  répondre  ,  lui  rendra  les  sociétés 
[kdifferenfes  ,  aussi  fatigantes  que  déplaisantes.  La  mémoire  et 
|li réflexion  renforceront  encore  cette  répugnance,   en  lui  fai- 

Bt  entendre ,  après  coup ,  des  multitudes  de  choses  qu'il  n'a 

1  d'abord  entendre  ,  et  auxquelles  forcé  de  répondre  ,  à  Tins* 

7-  ^ 


u4  SECOND 

tant ,  11  a  répondu  de  travers  faulo  d'avoir  le  temps  d'y. penser. 
Biais,  ne  pour  de  vrais- attaclinnens ,  la  société  des  cœurs  et 
rintiinitc  lui  seront  trcs-précicuses  ,  et  il  se  sentira  d'autant  plus 
k  son  aise  avec  ses  amis,  que,  bien  connu  d'eux  ou  croyant 
l'être  ,  il  n'aura  pas  peur  qu  ils  le  jugent  sur  les  sottises  qui  peu- 
vent lui  échapper  dans  le  rapide  bavardage  de  la  conversation. 
Aussi  le  plaisir  de  vivre  avec  eui  exclusivement  se  marquera-t-il 
sensiblement  dans  ses  yeux  et  dans  ses  manières  ;  mais  l'arrivée 
d'un  survenant  fera  clisparaitre  à  l'instant  sa  confiance  et  sa 

gaité. 

Sentant  ce  qu'il  vaut  en  dedans ,  le  sentiment  de  son  invin- 
cible ineptie  au  dehors  pourra  lui  donner  souvent  du  dépit 
contre  lui-mémc  ,  et  quelquefois  contre  ceux  qui  le  forceront  de 
la  montrer.  Il  devra  prendre  en  aversion  tout  ce  flux  de  com- 
pliniens,  qui  ne  sont  qu'un  art  de  s'en  attirer  à  soi-même  ,  et 
de  provoquer  une  escrime  en  paroles  ;  art  surtout  employé  par 
les  femmes  et  chéri  d'elles,  sures  de  l'avantage  qui  doit  leur  en 
revenir.  Far  conséquent ,  quelque  penchant  qu'ait  notre  homme 
à  la  tendresse ,  quelque  goût  qu  il  ait  naturellement  pour  les 
femmes  ,  il  n'en  pourra  souffrir  le  commerce  ordinaire  ou  il  faut 
fournir  un  perpétuel  tribut  de  gentillesses  qu'il  se  sent  hors 
d'état  de  paver.  Il  parlera  peut-être  aussi  bien  qu'un  autre  le 
langage  de  l^auiour  dans  le  tête-à-tête  ,  mais  plus  mal  que  qui 
que  ce  soit  celui  de  la  galanterie  dans  un  cercle. 

Les  hommes  qui  ne  peuvent  juger  d'autrui  que  par  ce  qu'ils  ' 
en  aperçoivent,  ne  trouvant  rien  en  lui  que  de  médiocre  et  de  • 
commun  tout  au  plus  ,  l'estimeront  au-dessous  de  son  prix.  Se$  i 
yeux  animés  par  intervalles  promettraient  en  vain  ce  qu'il  serait  j 
hors  d'état  de  tenir.  Ils  brilleraient  en  vain  quelquefois  d'un  feu  I 
bien  différent  de  celui  de  l'esprit  :  ceux  qui  ne  connaissent  que  '] 
celui-ci  ,  ne  le  trouvant  point  en  lui ,  n'iraient  pas  plus  lom,  j 
et ,  jugeant  de  lui  sur  cette  apparence ,  ils  diraient  :  C'est  un  j 
homme  d'esprit  en  peinture  ,  c  est  un  sot  en  original.  Ses  amis  j 
mêmes  pourraient  se  tromper  comme  les  autres  sur  sa  mesure:  ' 
et ,  si  quelque  événement  imprévu  les  forçait  enfin  de  recon- 
naître en  lui  plus  de  talent  et  d'esprit  qu'ils  ne  lui  en  avaient 
d'abord  accordé  ,  leur  amour-propre  ne  lui  pardonnerait  point 
leur  première  erreur  sur  son  compte ,  et  ils  pourraient  le  haïr 
toute  leur  vie  ,  uniquement  pour  n'avoir  pas  su  d'abord  l'ap- 
précier. I 

Cet  homme .,  enivré  par  ses  contemplations  des  charmes  de  la  « 
nature,  l'imagination  pleine  de  types,  de  vertus,  de  beautés  ,  i 
de  perfections  de  toute  espèce ,  chercherait  long-temps  dans  le  1 
monde  des  sujets  oii  il  trouvât  tout  cela.  A  force  de  désirer  »  îl  ■ 
croirait  souvent  trouver  ce  qu'il  cherche  ;  les  moindres  appa^^ 
rences  lui  paraîtraient  des  qualités  réelles  }  les  moindres  protêt*  "^ 
tations  lui  tiendraient  lieu  de  preuves;  dans  tous  ses  attachement 
il  croirait  toujours  trouver  le  sentiment  qu'il  y  porterait  luî*^ 
même  ;  toujours  trompe  dans  son  attente  y  et  toujours  carestant 


DIALOGUE.  ii5 

son  erreur ,  il  passerait  sa  jeunesse  à  croire  avoir  réalisé  ses  fic- 
tions ;  à  peine  Tâge  mûr,  et  l'expérience,  les  lui  montreraient 
onfîn  pour  ce  quelles  sont ,  et  malgré  les  erreurs  ,  les  fautes ,  et 
les  expiations  d'une  longue  vie ,  il  n'y  aurait  peut-être  une  le 
concours  des  plus  cruels  malheurs  qui  put  détruire  son  illusion 
chérie  ,  et  lui  faire  sentir  que  ce  qu'il  cherche  ne  se  trouve  point 
5ur  la  terre ,  ou  ne  s'y  trouve  que  dans  un  ordre  de  choses  bien 
différent  de  celui  oîi  il  l'a  cherché. 

La  vie  contemplative  dégoûte  de.  l'action.  Il  n'y  a  point  d'at- 
trait plus  séducteur  que  celui  des  Hctions  d'un  cœur  aimant  et 
tendre  ,  qui  ,  dans  1  univers  qu'il  se  crée  à  son  gré  y  se  dilate , 
s*étend  à  son  aise  ,  délivré  des  dures  entraves  qui  le  compriment 
dans  celui-ci.  La  réflexion  ,  la  prévoyance,   mëre  des  soucis  et 
des  peines ,  n'approchent  guère  d'une  ame  enivrée  des  charmes 
de  la  contemplation.  Tous  les  soins  fatigans  de  la  vie  active  lui 
deviennent  insupportables,  et  lui  semblent  >niperflus ;  et  pour- 
quoi se  donner  tant  de  peines,  dans  l'espoir  éloigné  d'un  succès 
si  pauvre,  si  incertain,  tandis  qu'on  peut  dès  l^instant  même, 
clans  une  délicieuse  rêverie  ,  jouir  à  son  aise  de  toute  la  félicité 
dont  on  sent  en  soi  la  puissance  et  le  besoin?  11  deviendrait  doue 
iadolent,  paresseux ,  par  goût ,  par  raison  même  ,  quand  il  ne 
le  serait  pas  par  tempérament.  Que  si ,  par  intervalle  ,  quelque 
projet  de  gloire  ou  d  ambition  pouvait  1  émouvoir  ,  il  le  suivrait 
d'abord  avec  ardeur,  avec  impétuosité,  mais  la  moindre  difll-* 
culte  ,  le  moindre  obstacle  l'arrêterait ,  le  rebuterait ,  le  reje- 
ferait  dans  l'inaction.  La  seule  incertitude  du  succès  le  détache- 
rait de  toute  entreprise  douteuse.  Sa  nonchalance  lui  montre- 
rait de  la  folie  à  compter  sur  quelque  chose  ici-bas ,   à  se  tour- 
menter pour  un  avenir  si  précaire,  et  de  la  sagesse  à  renoncer  à 
la  prévoyance  ,  pour  s'attacher  uniquement  au  présent ,  qui  seul 
est  en  notre  pouvoir. 

Ainsi  livre  par  système  à  sa  douce  oisiveté ,  il  remplirait  ses 
loisirs  de  jouissances  à  sa  mode  ,  et  négligeant  ces  foules  de  pré- 
tendus devoirs  que  la  sagesse  humaine  prescrit  comme  indispen- 
sables, il  passerait  pour  fouler  aux  pieus  les  bienséances  ,  parce 
qu'il  dédaignerait  les  simagrées.  Enfin  ,  loin  de  cultiver  sa  raison 
pour  apprendre  k  se  conduire  prudemment  parmi  les  hommes , 
il  n'y  chercherait  en  effet  que  de  nouveaux  motifs  de  vivre  éloi- 
gné d'eux  ,  et  de  se  livrer  tout  entier  à  ses  fictions. 

Cette  humeur  indolente  et  voluptueuse,  se  fixant  toujours  sur 
des  objets  rians,  le  détournerait  par  conséquent  des  idées  péni- 
bles et  déplaisantes.  Les  souvenirs  douloureux  s'effaceraient  très- 
promptement  de  son  esprit  :  les  auteurs  de  ses  maux  n'y  tien- 
draient pas  plus  de  place  que  ces  maux  mêmes,  et  tout  cela, 
parfaitement  oublié  dans  très -peu  de  temps,  serait  bientôt 
pour  lui  comme  nul ,  à  moins  que  le  mal  ou  rennemi  qu'il  au- 
rait encore  à  craindre  ne  lui  rappelât  ce  qu'il  en  aurait  déjà  sont' 
fert.  Alors  il  pourrait  être  extrêmement  effarouché  des  maux  à 
^coir  j  mpins  précisément  à  cause  de  ces  maux  ,  quç  par  Iç  trou- 


n6  SKCOND 

Lie  clu  repos ,  la  privation  du  loisir  ,  la  nécessité  d'agir  de  ma- 
nière ou  d'autre ,  qui  s'ensuivraient  inévitablement,  et  qui  alar- 
meraient plus  sa  paresse ,  que  la  crainte  du  mal  n'épouvanterait 
son  courage.  Mais  tout  cet  effroi  subit  et  momentaué  serait  sans 
suite  et  stérile  en  effet.  Il  craindrait  moins  la  souffrance  que 
l'action.  Il  aimerait  mieux  voir  augmenter  ses  maux  et  rester 
tranquille,  que  de  se  tourmenter  pour  les  adoucir;  disposition 
qui  dTonnerait  beau  jeu  aux  ennemis  qu'il  pourrait  avoir. 

J'ai  dit  que  Jean-Jacques  n'était  pas  vertueux  :  notre  homme 
ne  le  serait  pas  non  plus:  et  comment,  faible  et  subjugué  par 


qui 

de  la  mollesse  et  des  doux  loisirs?  Il  serait  bon  ,  parce  que  la 
nature  l'aurait  fait  tel  ;  il  ferait  du  bien ,  parce  qu'il  lui  serait 
doux  d'en  faire  :  mais  s'il  s'agissait  de  combattre  ses  plus  chers 
désirs,  et  de  déchirer  son  cœur  pour  remplir  son  devoir,  le  fe- 
rait-il aussi  ?  J'en  doute.  La  loi  de  la  nature ,  sa  voix  du  moins 
ne  s'étend  pas  jusques-là.  Il  en  faut  une  autre  alors  qui  com- 
mande ,  et  que  la  nature  se  taise. 

Mais  se  mettrait-il  aussi  dans  ces  situations  violentes  d'oii  nais- 
sent des  devoirs  si  cruels?  J'en  doute  encore  plus.  Du  tumulte 
des  sociétés  naissent  des  multitudes  de  rapports  nouveaux  et  sou- 
vent opposés,  qui  tiraillent  en  sens  contraires  ceux  qui  marchent 
avec  ardeur  dans  la  route  sociale.  A  peine  ont-ils  alors  d'autre 
bonne  règle  de  justice ,  que  de  résister  à  tous  leurs  penchans , 
et  de  faire  toujours  le  contraire  de  ce  qu'ils  désirent ,  par  cela 
seul  qu'ils  le  désirent.  Mais  celui  qui  se  tient  à  l'écart ,  et  fuit 
ces  dangereux  combats ,  n'a  pas  besoin  d'adopter  cette  morale 
cruelle  ,  n'étant  point  en  tramé  par  le  torrent  ,  ni  forcé  de 
céder  à  sa  fougue  impétueuse,  ou  de  se  roidir  pour  y  résister  ,  il 
se  trouve  naturellement  soumis  à  ce  grand  précepte  de  morale  , 
mais  destructif  de  tout  l'ordre  social ,  de  ne  se  mettre  jamais  en 
situation  à  pouvoir  trouver  son  avantage  dans  le  mal  d'autrui. 
Celui  qui  veut  suivre  ce  précepte  à  la  rigueur  n'a  point  d'autre 
moyen  pour  cela  que  de  se  retirer  tout-à-fait  de  la  société ,  et 
celui  qui  en  vit  séparé  suit  par  cela  seul  ce  précepte  sans  avoir- 
besoin  d'y  songer. 

Notre  homme  ne  sera  donc  pas  vertueux,  parce  qu'il  n'aura, 
pas  besoin  de  l'être  ;  et,  par  la  même  raison  ,  il  ne  sera  ni  vi- 
cieux, ni  méchant.  Car  l  indolence  et  l'oisiveté,  qui  dans  la  se 
ciété  sont  un  si  grand  vice ,  n'en  sont  plus  un  dans  quiconque  a  s 
renoncer  à  ses  avantages  pour  n'en  pas  supporter  les  travaux.  L( 
méchant  n'est  méchant  qu'à  cause  du  besoin  qu'il  a  des  autres 
que  ceux-ci  ne  le  favorisent  pas  assez ,  que  ceux-là  lui  fon 
obstacle,  et  qu'il  ne  peut  ni  les  employer ,  ni  les  écarter  à  soi 
gré.  Le  solitaire  n'a  besoin  que  de  sa  subsistance,  qu'il  aimi 
mieux  se  procurer  par  son  travail  dans  la  retraite ,  que  par  se 
intrigues  aaqs  le  monde  y  qui  seraient  un  bien  plus  grand  trayail 


DIALOGUE.  1x7 

pour  lai.  Du  reste ,  i)  n'a  besoin  d'autrui  que  parce  que  son  cœur 
a  besoin  d'attachement  ;  il  se  donne  des  amis  imaginaires ,  pour 
n'en  avoir  pu  trouver  de  réels  ;  i)  ne  fuit  les  hommes  qu'après 
avoir  vainement  cherché  parmi  eux  ce  qu'il  doit  aimer. 

Notre  homme  ne  sera  pas  vertueux ,  parce  qu'il  sera  faible , 
et  que  la  vertu  n'appartient  qu'aux  âmes  fortes.  Mais  cette  verlu 
à  laquelle  il  ne  peut  atteindre ,  qui  est-ce  qui  l'admirera  ,  la 
chérira ,  l'adorera  plus  que  lui  ?  Qui  est-ce  qui ,  avec  une  ima- 
gination plus  vive,  s'en  peindra  mieux  le  divin  simulacre?  Qui 
est-ce  qui ,  avec  un  cœur  plus  tendre  ,  s'enivrera  plus  d'amour 
pour  elle?  Ordre,  harmonie,  beauté,  perfection,  sont  les  ob« 
jets  de  ses  plus  douces  méditations.  Idolâtre  du  beau  dans  tous 
les  genres ,  resterait-il  froid  uniquement  pour  la  suprême  beauté  ? 
Non ,  elle  ornera  de  ses  charmes  immortels  toutes  ces  images 
chéries  qui  remplissent  son  ame ,  qui  repaissent  son  cœur.  Tous 
ses  premiers  mouvemens  seront  viis  et  purs;  les  seconds  auront 
sur  lui  peu  d'empire.  Il  voudra  toujours  ce  qui  est  bien ,  il  le 
fera  quelquefois ,  et  si  souvent  il  laisse  éteindre  sa  volonté  par 
sa  faiblesse ,  ce  sera  pour  retomber  dans  sa  langueur.  Il  cessera 
de  bien  faire ,  il  ne  commencera  pas  même  lorsque  la  grandeur 
de  l'effort  épouvantera  sa  paresse  :  mais  jamais  il  ne  fera  volon- 
tairement ce  qui  est  mal.  En  un  mot ,  s'il  agit  rarement  comme 
il  doit ,  plus  rarement  encore  il  agira  comme  il  ne  doit  pas  ,  et 
toutes  ses  fautes ,  même  les  plus  graves ,  ne  seront  que  des  péchés 
d'omission  :  mais  c'est  par  là  précisément  qu'il  sera  le  plus  en 
scandale  aux  hommes ,  qui ,  ayant  mis  toute  la  morale  en  pe-. 
tites  formules ,  comptent  pour  rien  le  mal  dont  on  s'abstient , 
pour  tout  l'étiquette  des  petits  procédés ,  et  sont  bien  plus  atten- 
tifs à  remarquer  les  devoirs  auxquels  on  manque  ,  qu*à  tenir 
compte  de  ceux  qu'on  remplit. 
,  Tel  sera  l'homme  doué  du  tempérament  dont  j'ai  parlé ,  tel 
f  j'ai  trouvé  celui  que  je  viens  d'étudier.  Son  ame ,  forte  en  ce 
qu'elle  ne  se  laisse  point  détourner  de  son  objet ,  mais  faible  pour 
surmonter  les  obstacles  ,  ne  prend  guère  de  mauvaises  directions, 
mais  suit  lâchement  la  bonne.  Quand  il  est  quelque  chose,  il  est 
bon ,  mais  plus  souvent  il  est  nui;  et  c'est  pour  cela  mcnie  que , 
sans  être  persévérant,  il  est  ferme;  que  les  traits  de  l'adversilc 
ont  moins  de  prise  sur  lui  qu'ils  n'auraient  sur  tout  autre  homme , 
et  que  ,  malgré  tous  ses  malheurs ,  ses  sentimcns  sont  encore  plus 
affectueux  que  douloureux.  Son  cœur,  avide  de  bonheur  et  de 

J'oie,  ne  peut  garder  nulle  impression  pénible.  La  douleur  peut 
e  déchirer  un  moment  sans  pouvoir  y  prendre  racine.  Jamais 
idée  affligeante  n'a  pu  long-temps  l'occuper.  Je  l'ai  vu ,  dans  les 
plus  grandes  calamités  de  sa  malheureuse  vie ,  passer  rapide- 
ment de  la  plus  profonde  affliction  à  la  plus  pure  joie  ,  et  cela 
sans  qu'il  restât  pour  le  moment  dans  son  ame  aucune  trace  des 
douleurs  qui  venaient  de  la  déchirer ,  qui  Tallaient  déchirer  en- 
core 9  et  qui  constituaient  pour  lors  sou  état  habituel. 
Les  affections  auxquelles  il  a  le  plus  de  pente  se  distinguent 


ii8  SECOND 

hiémé  ipâr  dés  signes  phj'siquffs.  Pour  peu  qu'il  soit  ému ,  sps  yeux 
se  mouillent  à  l'instant.  Cependant  jamais  la  seule  douleur  ne 
lui  fit  verser  une  larme  ;  mais  tout  sentiment  tendre  et  doux  , 
nu  grand  et  noble ,  dont  la  vérité  passe  à  son  cœur ,  lui  en  arrache 
infailliblement.  Il  ne  saurait  pleurer  que  d'attendrissement  ou 
d'admiration;  la  tendresse  et  la  générosité  sont  les  deux  seules 
cordes  sensibles  par  lesquelles  on  peut  vraiment  l'affecter.  Il  peut 
voir  ses  malheurs  d'un  œil  sec ,  mais  il  pleure  en  pensant  à  son 
innocence  et  au  prix  qu'avait  mérité  son  cœur. 

Il  est  des  mallieurs  auxquels  il  n'est  pas  même  permis  à  un 
honnête  homme  d'être  préparé.  Tels  sont  ceux  qu'on  lui  desti- 
nait. En  le  prenant  au  dépourvu ,  ils  ont  commencé  par  l'abattre; 
cela  devait  être;  mais  ils  n'ont  pu  le  changer.  Il  a  pu  quelques 
instans  se  laisser  dégrader  jusqu'à  la  bassesse,  jusqu'à  la  lâcheté  , 
jamais  jusqu'à  l'injustice,  jusqu'à  la  fausseté,  jusqu'à  la  trahi- 
son. Revenu  de  cette  première  surprise ,  il  s'est  relevé,  et  vraisem- 
blablement ne  se  laissera  plus  abattre ,  parce  que  son  naturel  a 
repris  le  dessus ,  que  ,  connaissant  enfin  les  gens  auxquels  il  a 
affaire,  il  est  préparé  à  tout,  et  qu'après  avoir  épuisé  sur  lui 
tous  les  traits  ae  leur  rage  ils  se  sont  mis  hors  d'état  de  lui  faire 
pis. 

Je  l'ai  vu  dans  une  position  unique  et  presque  incroyable  , 
plus  seul  au  milieu  de  Paris  que  Robinson  dans  son  île  ,  et  sé- 


persecuteui 

dre  sans  cesse  plus  isolé;  et,  taudis  qu'ils  travaillaient  sans  re- 
lâche à  le  tenir  séparé  des  autres  hommes,  s'éloigner  des  autres 
et  d'eux-mêmes  de  plus  en  plus.  Us  veulent  rester  pour  lui  ser- 
vir de  barrière  ,  pour  veiller  à  tous  ceux  qui  pourraient  l'appro- 
cher, pour  les  tromper,  les  gagner,  ou  les  écarter,  pour  obser- 
ver ses  discours ,  sa  contenance,  pour  jouir  à  longs  traits  du  doux 
aspect  de  sa  misère,  pour  chercher  d'un  œil  curieux  s'il  reste 
quelque  place  en  son  cœur  déchiré  oii  ils  puissent  porter  encore 
quelque  aîteintc.  De  son  côté  ,  il  voudrait  les  éloigner  ,  ou  plu- 
tôt s'en  éloigner,  parce  que  leur  malignité,  leur  duplicité  ,  leurs 
vues  cruelles  ,  blessent  ses  yeux  de  toutes  parts  ,  et  que  le  spec- 
tacle de  la  haine  l'aflfligc  et  le  déchire  encore  plus  o'ue  ses  effets. 
Ses  sens  le  subjuguent  alors ,  et  ,  sitôt  qu'ils  sont  frappés  d'un 
objet  de  peine ,   il  n'est  plus  maître  de  lui.   La  présence  d'un 
malveillant  le  trouble  au  point  de  ne  pouvoir  déguiser  son  an- 
goisse. S'il  voit  un  traître  le  cajoler  pour  le  surprendre ,  Tindi- 
^nation  le  saisit ,  perce  de  toutes  parts  dans  son  accent ,  dans 
^on  regard ,  dans  son  geste.  Que  le  traître  disparaisse ,  à  l'instant 
n  est  oublie;  et  l'idée  des  noirceurs  que  l'un  va  brasser  ne  sau- 


pour  vivre  à  sou  aise  avec  les  amis  qu'il  s'est  créés;  mais  tout 


DIALOGUE.  119 

cela  n'est  qu*ane  raison  de  plus  à  ceux  qui  en  prennent  le  mas-* 
Que  pour  l'obséder  plus  étroitement.  Us  ne  voudraient  pas  mciney 
s  il  leur  était  possible ,  lui  laisser  dans  cette  vie  la  ressource  des 
fictions. 

Je  Tai  vu  ,  serré  dans  leurs  lacs ,  se  débattre  trës-peu  pour  en 
sortir  ;  entouré  de  mensonges  et  de  ténèbres ,  attendre  sans  mur- 
mure la  lumière  et  la  vérité^  enfermé  vif  dans  un  cercueil,  s'y 
tenir  assez  tranquille  j  sans  m^me  invoquer  la  mort.  Je  l'ai  vu 
pauvre  j  passant  pour  riche  ;  vieux ,  passant  pour  jeune  ;  doux  , 
passant  pour  féroce  ;  complaisant  et  faible ,  passant  pour  inflexi- 
ble et  dur^  gai,  passant  pour  sombre^  simple  enfin  jusqu'à  la 
bêtise ,  passant  pour  rusé  jusqu'à  la  noirceur.  Je  l'ai  vu  livré  par 
vos  messieurs  à  la  dérision  publique  ,  flagorné  ,  persiflé ,  moqué 
des  honnêtes  gens ,  servir  de  jouet  à  la  canaille;  le  voir,  le  sen- 
tir, en  gémir,  déplorer  la  misère  humaine,  et  supporter  pa- 
tiemment son  état. 
.  Dans  cet  état ,  devait-il  se  manquer  à  lui-m^me ,  au  point 

d'aller  chercher  dans  la  société  des  indignités  peu  déguisées  dont 
on  se  plaisait  à  l'y  charger?  Devait-il  s  aller  donner  en  spectacle 
à  ces  barbares ,  qui  ,  se  faisant  de  ses  peines  un  objet  d  amuse- 
ment ,  ne  cherchaient  qu'à  lui  serrer  le  cœur  par  toutes  les 
étreintes  de  la  détresse  et  de  la  douleur  qui  pouvaient  lui  être 
les  plus  sensibles  ?  Voilà  ce  qui  lui  rendit  indispensable  la  ma- 
nière de  vivre  à  laquelle  il  s'est  réduit,  oii ,  pour  mieux  dire  ,  k 
laquelle  on  l'a  réduit;  car  c'est  à  quoi  l'on  en  voulait  venir,  et 
Von  s'est  attaché  à  lui  rendre  si  cruelle  et  si  déchirante  la  fré- 
quentation des  hommes  ,  qu'il  fût  forcé  d'y  renoncer  enfin  tout- 
à-fait.  Fous  me  demandez  ,  disait-il  ,  pourquoi  Je  fuia  les 
hommes  ;  demandez^le  à  eux-mêmes  ,  Us  le  sas^ent  encore  mieux 
que  moi.  Mais  une  ame  expansive  change-t-elle  ainsi  de  na- 
ture ,  et  se  détache-l-elle  ainsi  de  tout?  Tous  ses  malheurs  ne 
I  yienuent  que  de  ce  besoin  d'aimer  qui  dévora  son  cœur  dès  son 
enfance,  et  qui  l'inquiète  et  le  trouble  encore  au  point  que,  resté 
«e!il  sur  la  terre  ,  il  attend  le  moment  d'en  sortir  pour  voir  réa- 
liser enfin  ^es  visions  favorites  ,  et  retrouver  ,  dans  un  meilleur 
ordre  de  choses  ,  une  patrie  et  des  amis. 

II  atteignit  et  passa  l'Age  mûr,  sans  songer  à  faire  des  livres, 
et  sans  sentir  un  instant  le  besoin  de  cette  célébrité  fatale  qui 
n'était  pas  faite  pour  lui ,  dont  il  n'a  goûté  que  les  amertuines, 
et  qu'on  lui  a  fait  payer  si  cher.  Ses  visions  chéries  lui  tenaient 
lieif  de  tout ,  et ,  dans  le  feu  de  la  jeunesse  ,  sa  vive  inoagination 
surchargée,  accablée  d'objets  charmans  qui  venaient  incessam- 
ment la  remplir  ,  tenait  son  cœur  dans  une  ivresse  continuelle 
Î|ui  ne  lui  laissait  ni  le  pouvoir  d'arranscr  ses  idées  ,  ni  celui  de 
es  fixer ,  ni  le  temps  de  les  écrire  ,  ni  Te  désir  de  les  communi- 
quer. Ce  ne  fut  que  (|uand  ces  grands  mouvemens  commencèrent 
à  s'apaiser  ,  quand  ses  idées ,  prenant  une  marche  pins  réglée 
et  plus  lente ,  il  en  put  suivre  assez  la  trace  pour  la  marquer  ; 
ce  fut ,  dis*je ,  alors  seulement  que  l'usage  de  la  plume  lai  de- 


120  SECOND 

vinl  possible,  et  qu'à  rcxemple  et  k  l'instigation  des  gens  de 
Jcttres  ,  avec  lesquels  il  vivait  alors,  il  lui  vint  en  fantaisie  de 
communiquer  au  public  ces  mêmes  idées  dont  il  s'était  long- 
temps nourri  lui-même,  et  qu'il  crut  être  utiles  au  genre  hu- 
main. Ce  fut  même  eu  quelque  façon  par  surprise  ,  et  sans  en 
avoir  formé  le  projet ,  qu'il  se  trouva  jeté  dans  cette  funeste 
carrière,  oii  dès  lors  peut-être  on  creusait  déjà  sous  ses  pas  ces 
goufl'res  de  mniiàeurs  dans  lesquels  on  l'a  précipité. 

ÏYes  sa  jeunesse ,  il  s'était  souvent  demandé  pourquoi  il  ne  trou- 
vait pas  tous  les  hommes  bons,  sages,  heureux,  comme  ils  lui 
semblaient  faits  pour  l'être  ;  il  cherchait  dans  son  cœur  l'obs- 
tacle qui  les  en  empêchait,  et  ne  le  trouvait  pas.  Si  tous  les 
hommes,  se  disait -il,  me  ressemblaient,  il  régnerait  sans 
doute  une  extrême  langueur  dans  leur  industrie;  ils  auraient 
peu  d'activité ,  et  n'en  auraient  que  par  brusques  et  rares  se- 
cousses :  mais  ils  vivraient  entre  eux  dans  une  très-douce  société. 
Pourquoi  n'y  vivent-ils  pas  ainsi?  Pourquoi,  toujours  accusant 
le  ciel  de  leurs  misères  ,  travaillent-ils  sans  cesse  à  les  augmen- 
ter? En  admirant  les  progrès  de  l'esprit  humain,  il  s'étonnait 
de  voir  croître  en  même  proportion  les  calamités  publiques.  11 
entrevoyait  une  secrète  opposition  entre  la  constitution  de 
l'homiiie  et  celle  de  nos  sociétés  y  mais  c'était  plutôt  un  senti— 
ment  sourd ,  une  notion  confuse  qu'un  jugement  clair  et  déve- 
loppé. L'opinion  publique  l'avait  trop  subjugué  lui-même,  pour 
qu'il  osât  réclamer  contre  de  si  unanimes  décisions. 

Une  malheureuse  question  d'académie  ,  qu'il  lut  dans  un  mer- 
cure, vint  tout  à  coup  dessiller  ses  yeux,  débrouiller  ce  chaos  dans 
sa  tête,  lui  montrer  un  autre  univers,  un  véritable  nge  d'or,  des 
sociétés  d'ho'iimcs  simples,  sages,  heurcuN,  et  réaliser  en  espé- 
rancetoutesses  visionsparla  destruction  des  préjugés  qui  l'avaient 
subjugué  lui-même  ,  mais  dont  il  crut  en  ce  moment  voir  dé- 
couler les  vices  et  les  misères  du  genre  humain.  De  la  vive  effer- 
vescence qui  se  fit  alors  dans  son  aine  sortirent  des  étincelles  de 
génie  qu'on  a  vues  briller  dans  ses  écrits  durant  dix  ans  de  délire 
et  de  Hèvre ,  mais  dont  aucun  vestige  n'avait  paru  jusqu'alors  , 
et  qui  vraisemblablement  n'auraient  plus  brillé  dans  la  suite,  si, 
cef  accès  passé,  il  eût  voulu  continuer  d'écrire.  Enflammé  par  la 
conteiuplatioii  de  ces  grands  objets ,  il  les  avait  toujours  pré- 
seus  à  sa  pensée  ;  et  ,  les  comparant  à  l'état  réel  des  choses ,  il 
les  voyait  chaque  jour  sous  des  rapports  tout  nouveaux  pour  lui. 
Kercé  du  ridicule  espoir  de  faire  enfin  triompher  des  préjugés  et 
du  mensonge  la  raison  ,  la  vérité,  et  de  rendre  les  hommes  sages 
en  leur  montrant  leur  véritable  intérêt,  son  cœur,  échauffé  par 
ridée  du  bonheur  futur  du  genre  humain  et  par  l'honneur  d'y 
contribuer  ,  lui  dictait  un  langage  digne  d'une  si  grande  entre- 
prise. Contraint  par  là  de  s'occuper  fortement   et  long- temps 
du  même  sujet ,  il  assujettit  sa  tête  à  la  fatigue  de  la  réflexion  s 
il  apprit  à  méditer  profondément ,    et ,  pour  un  moment ,  il 
élonna  l'Europe  par  des  productions  dans  lesquelles  les  amcs  vul- 


uires  ne  virent  que  di 

i  habitent  n< 
Iran. 

Lk  Fb.  Je  v< 
tprmettez  qu» 

,  i'ei 


DIALOGUE. 

e  l'éloquence  et  Je 

■égions  étherées  reconiii 


.  une  contradiction ,  n'est-ce  pas  ? 
i  vu  l'apparerice.  On  dit  que  cette  appa— 
lace  est  un  piège  que  Jean-Jacques  s'amuse  à  tendre  aux  lec- 
un  étourdis. 

Roixss.  Si  cela  est ,  il  en  est  bien  punî  par  les  lecteurs  de  mau- 
lUe  foi ,  qui  font  seiublant  de  i'y  prendre  ,  pour  l'accuser  de 
Savoir  ce  qu'il  dit. 

Fh.  Je  ne  suis  point  de  celte  dernière  classe,  el  je  lâche  de 

paa  èlre  de  l'autre.  Ce  n'est  donc  point  une  contradiclinn 

ici  je  vous  reproclie,  mais  c'est  un  éclaircissement  que   je 

it»  demande.  Vous  éliez  ci-devant  persuadé  que  les  livres  qui 

lent  le  nom  de  Jean-Jacques  n'étaient  pas  plus  de  lui  que 

tUe  traduction  du  Tasse  si  fidèle  et  si  coulaute  qu'on  répand 

\fltc  l»al  d'anèctation  sous  son  nom  ;  maintenant  vous  paraissez 

ire  le  contraire.  Si  vous  avei  en  effet  changé  d'opinion, 

lilIcE  tn'apprendre  sur  quoi  ce  changetnenl  est  fondé. 

LODSS.  Cette  recherche  fut  le  premier  objet  de  mes  soins. 

in  que  l'auteur  de  ces  livres  et  le  monstre  que  vous  m'avex 

ne  pouvaient  être  le  même  homme  ,  je  me  bornais,  pour 

mes  doutes  ,  à  résoudre  cette  question.  Cependant  je  suis , 

M  j  songer ,  parvenu  à  la  résoudre  par  la  méthode  contraire. 

F  voulais  premièrement  connaître  l'auteur  pour  Die  décider  sur 

,     aoaime  ,  et  c'est  par  la  coimaissaiice  de  l'homme  que  je  me  suis 

de'cidé  sur  l'auteur. 

Pour  vous  faire  sentir  comment  une  de  ces  deoi  recherches 
l'i'a  dispensé  de  l'autre,  il  faut  reprendre  les  détails  dans  les- 
quels je  suis  entré  pour  cet  effet  j  vous  déduirez  de  vous-même 
*t  très-aisément  les  conséquences  que  j'en  ai  tirées. 

Je  vous  ai  dit  que  je  l'avais  trouve  copiant  de  la  musique  k 
dix  sous  la  page  :  occupation  peu  sortable  à  la  dignité  d'auteur, 
«(  (|<ii   ne  ressemblait  guère  a  celles  qui  luï  ont  ac< 


re|iulalion  , 
«''■jâ  deu»  r 
"ml  de  hoi 


il'ui 


tant  de 

:al.  Ce  premier  article  m'offrait 

livrait  à  ce  travail 

hangc  au  public 


tables  occupations  ;  l'autre  ,  s'il  avait  réellement  besoîa 
étîer  pour  vivre ,  ou  si  c'était  une  alFeclation  de  simpH- 
de  pauvreté  pour  faire  l'Épictèle  et  le  Diogène,  comme 

examiner  son  ouvrage  ,  bien  sûr  que ,  s'il 
lanière  d'acquit ,  j'y  verrais  des  traces  de 
□nner  depuis  si  long-temps.  Sa  noie,  mal 
e  pesamment  ,  lentement  ,  sans  facilité  , 
riactilude.  On  voit  qu'il  tùclie  de  suppléer 
i  manquent,  à  force  de  travail  et  de  soins. 


l'v  vaquait  que  part 
'ennui  qu'il  doit  lui  i 
•Tinée,  m'a  paru  fai 
insgrnce,  mais  avec 
us.  dispositions  qui  li 


112  SECOND 

Mais  ceux  qu'il  y  met  ne  s'apercevant  que  par  Texamen  ,  et 
n'ayant  leur  effet  que  dans  Texécution  ,  sur  quoi  les  musiciens  , 
qui  ne  l'aiment  pas ,  ne  sont  pas  toujours  sincères  ,  ne  compen- 
sent pas  aux  yeuK  du  public  les  défauts ,  qui  d'abord  sautent  à 
la  vue. 

> 'ayant  l'esprit  présent  h  rien  ,  il  ne  l'a  pas  non  plus  à  son 
travail  ,  surtout  forcé  par  l'aflluence  des  survenans  de  l'associer 
avec  le  babil.  Il  fait  beaucoup  de  fautes,  et  il  les  corrige  ensuite 
en  grattant  son  papier  avec  une  perte  de  temps  et  des  peines  in— 
crovables.  J'ai  vu  des  pages  presque  entières  qu'il  avait  mieux 


a  fait  uue  fois  quoique  mal.  Il  met  à  le  corriger  une  opiniâtreté 
qu'il  no  peut  satisfaire  qu'à  force  de  peine  et  de  temps.  Du  reste 
le  plus  long  ,  le  plus  ennuyeux  travail  ne  saurait  lasser  sa  pa- 
tience ,  et  souvent,  faisant  faute  sur  faute  ,  je  l'ai  vu  gratter  et 
regratler  jusqu'à  percer  le  papier  ,  sur  lequel  ensuite  il  collait 
des  pièces.  Rien  ne  m'a  fait  juger  que  ce  travail  l'ennavât  ;  et  il 
parait ,  au  bout  de  six  ans  ,  s'y  livrer  avec  le  même  goût  et  le 
même  zèle  que  s'il  ne  faisait  que  de  commencer. 

J'ai  su  qu'il  tenait  registre  de  son  travail  ,  j'ai  désiré  de  voir 
ce  registre;  il  me  Ta  communiqué.  J'y  ai  vu  que  dans  ces  six 
ans  il  avait  écrit  en  simple  copie  plus  de  six  mille  pages  de  mu- 
sique ,  dont  une  partie ,  musique  de  harpe  et  de  clavecin ,  oa 
solo  et  concerto  de  violon ,  très-chargés  et  en  plus  grand  papier, 
demande  une  grande  attention  et  prend  un  temps  considérable. 
Il  a  inventé ,  outre  sa  note  par  chiiïres,  une  nouvelle  manière  de 
copier  la  musique  ordinaire  ,  qui  ta  rend  plus  commode  à  lire  ; 
et ,  pour  prévenir  et  résoudre  toutes  les  difHcultés,  il  a  écrit  de 
cette  manière  une  grande  quantité  de  pièces  de  toute  espèce  , 
tant  en  partition  qu  en  parties  séparées. 

Outre  ce  travail  et  son  opéra  cle  Daphnis  et  Chloé,  dont  un 
acte  entier  est  fait  et  uue  bonne  partie  du  reste  bien  avancé,  et 
le  J>eviu  du  Village ,  sur  lequel  il  a  refait  à  neuf  une  seconde 
musique  presque  en  entier,  il  a,  dans  le  même  intervalle,  com- 
posé plus  de  cent  morceaux  de  musique  en  divers  genres,  la 
plupart  vocale  avec  des  accompagnemens ,  tant  pour  obliger  les 
personnes  qui  lui  ont  fourni  les  paroles  que  pour  son  propre 
amusement.  11  a  fait  et  distribué  des  copies  de  cette  musique 
tant  en  partition  qu'en  parties  séparées  transcrite  sur  les  origi- 


sa  main.  S'il  ne  l'a  pas  composée,  que  de  temps  ne  lui  a-t— il  pas 
fallu  pour  chercher ,  pour  choisir  dans  les  musiques  déjà  toutes 
faites  celle  qui  convenait  aux  paroles  qu'on  lui  fournissait,  ou 
pour  l'y  ajuster  si  bien  qu'elle  y  fiU  parfaitement  appropriée, 
mérite  qu  a  particulièrement  la  musique  qu'il  donuepour  sienut? 


.   ,i 


DIALOGUE.  1-}.^ 

Dans  un  pareil  pillage  il  y  a  moins  d'invention  sans  doute,  mais 
il  j  a  plus  d'art ,  de  travail ,  surtout  de  consoriiination  de  temps, 
et  c'était  là  pour  lors  l'unique  objet  de  ma  recherche. 

Tout  ce  travail  qu'il  a  mis  sous  mes  yeux,  soit  en  nature, 
soit  par  articles  exactement  détaillés,  fait  oiisemblo  plus  de  huit 
mille  pages  de  musique  (i),  toute  écrite  de  sa  main  depuis  son 
retour  à  Paris. 

Ces  occupations  ne  l'ont  pas  empêché  de  se  livrer  à  l'amuse- 
ment de  la  botanique  ,  à  laquelle  il  a  donné  pendant  plusieurs 
années  la  meilleure  partie  de  son  temps.  Dans  de  grandes  et  fré- 
quentes herborisations  il  a  fait  une  immense  collection  déplantes; 
il  les  a  desséchées  avec  des  soins  infinis;  il  les  a  collées  a\ec  une 
grande  propreté  snr  des  papiers  qu'il  ornait  de  cadres  rouges.  Il 
s  est  appliqué  à  conserver  la  figure  et  la  couleur  des  fleurs  et  des 
feuilles  ,  au  point  de  faire  de  ces  herbiers  ainsi  préparés  des  re- 
cueils de  miniatures.  Il  en  a  donné,  envoyé  à  diverses  personnes, 
et  ce  qui  lui  reste  (2)  suffirait  pour  persuader  à  ceux  qui  savent 
combien  ce  travail  exige  de  temps  et  de  patience,  qu  il  en  fait 
fon  unique  occupation. 

Le  Fr.  Ajoutez  le  temps  qu'il  lui  a  fallu  pour  étudier  à  fond 
les  propriétés  de  toutes  ces  plantes  ,  pour  les  piler  ,  les  extraire , 
les  distiller,  les  préparer  de  manière  à  en  tirer  les  usages  aux- 
quels il  les  destine;  car  enfin,  quelque  prévenu  pour  lui  que 
vous  puissiez  être  ,  vous  comprenez  bien ,  je  pense ,  qu'où  n'étudie 
pas  Ja  botanique  pour  rien. 

Rouss.  Sans  doute.  Je  comprends  que  le  charme  de  l'étude 
de  la  nature  est  quelque  chose  pour  toute  ame  sensible,  et  beau- 
coup pour  un  solitaire.  Quant  aux  préparations  dont  vous  par- 
lez et  qui  n'ont  nul  rapport  à  la  botanique  ,  je  n'en  ai  i>as  vu 
chez  lui  le  moindre  vestige  ;  je  ne  me  suis  point  aperçu  qu'il  eût 
fait  aucune  étude  des  propriétés  des  plantes,  ni  incnie  qu'il  v 
crût  beaucoup.  «  Je  connais ,  m'a-t-il  dit  ,  l'organisation  vége- 
»  taie  et  la  structure  des  plantes  sur  le  rapport  de  mes  yeux, 
»  sur  la  foi  de  la  nature  qui  me  la  montre  et  qui  ne  ment  point; 
»  mais  jeneconuais  leurs  vertus  que  sur  la  foi  des  hoiiinies,  qui 
»  sont  ignorans  et  menteurs;  leur  autorité  a  généralement  sur 
»  moi  trop  peu  d'empire  pour  que  je  lui  en  donne  beaucoup 
»  en  cela.  D'ailleurs  cette  étude  ,  vraie  ou  fausse  ,  ne  se  fait  pas 
■  en  plein  cbamp  comme  celle  de  la  bolanitjiie,  mais  dans  des 
"  laboratoires  et  chez  les  malades;  elle  demande  une  vie  appli- 


Slantes  dont  je  viens  de  vous  parler,  et  des  graines  distribuées 
ans  de  petites  boîtes  classées ,  comme  les  plantes  qui  les  four- 
nissent,  selon  le  système  de  Lioiixus. 

(1)  Voyez  la  uote  page  i35. 

(a)  Ce  reste  a  été  doHiir  pi'Cfii|tie  vn  cnliov  7k  M.  Malulhs,  qui  a  aclif.t-. 
net  livret  dft  Ldlaiil'in^. 


124  SECOND 

Le  Fr.  Ab  !  de  petites  boites!  Ëh  bien  !  monsieur ,  ces  petites 
boites,  à  quoi  servent-elles?  qu'en  dites-vous? 

Rouss.  Belle  demande  !  A  empoisonner  les  gens ,  à  qui  il  fait 
avaler  en  bol  toutes  ces  graines.  Par  exemple ,  vous  avalerez  par 
znégarde  une  once  ou  deux  de  graine  de  pavots ,  qui  vous  en- 
dormira pour  toujours^  et  du  reste  comme  cela.  C'e^t  encore  la 
inéme  chose  à  peu  près  dans  les  plantes  ;  il  vous  les  fait  brouter 
comme  du  fourrage ,  ou  bien  il  vous  en  fait  boire  le  jus  dans  des 
sauces. 

Lk  Fr.  Eh  !  non,  monsieur!  on  sait  bien  que  ce  n'est  pas  de 
la  sorte  que  la  chose  peut  se  faire,  et  nos  médecins  qui  l'ont 
voulu  décider  ainsi  se  sont  fait  tort  chez  les  gens,  instruits.  Une 
écuellée  de  jus  de  ciguë  ne  suffit  pas  à  Socrate;  il  en  fallut  une 
seconde;  il  laudrait  donc  que  Jean-.Tacques  fit  boire  à  son  monde 
des  bassins  de  jus  d'herbes  ou  manger  des  litrons  de  graines.  Oh! 
que  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  s'y  prend  !  Il  sait,  à  force  d'opéra- 
tions ,  de  manipulations ,  concentrer  tellement  les  poisons  des 
plantes  qu'ils  agissent  plus  fortement  que  ceux  mêmes  des  mi- 
néraux, il  les  escamote  et  vous  les  fait  avaler  sans  qu'on  s'ea 
aperçoive,  il  les  fait  même  agir  de  loin  comme  la  poudre  de 
sympathie;  et,  comme  le  basilic,  il  sait  empoisonner  les  gens  en 
les  regardant.  Il  a  suivi  jadis  un  cours  de  chimie,  rien  n'est  plus 
certain.  Or  vous  comprenez  bien  ce  que  c'est,  ce  que  ce  peut 
être,  qu'un  homme  qui  n'est  ni  médecin  ni  apothicaire,  et  qui 
néanmoins  suit  des  cours  de  chimie  et  cultive  la  botanique  ! 
Yous  dites  cependant  n'avoir  vu  chez  lui  nuls  vestiges  de  pré- 
parations chimiques.  Quoi  !  point  d'alambics,  de  fourneaux,  de 
chapiteaux ,  de  cornues  ?  rien  qui  ait  rapport  à  un  laboratoire  ? 

llouss.  Pardonnez-moi ,  vraiment;  j'ai  vu  dans  sa  petite  cui- 
sine un  réchaud,  des  cafetières  de  fer-blanc,  des  plats,  des  pots, 
des  écuelles  de  terre. 

Le  Fk.  Des  plats  ,  des  pots ,  des  écuelles  !  Eh  !  mais ,  vraiment  ! 
voilà  Taffaire.  11  n'en  faut  pas  davantage  pour  empoisonner  tout 
le  genre  humain. 

Kouss.  Témoin  Mignot  et  ses  successeurs. 

Le  Fr.  Vous  me  direz  que  les  poisons  qu'on  prépare  dans  des 
écuelles  doivent  se  manger  à  la  cuiller ,  et  que  les  potages  ne 

s'escamotent  pas 

.  Rouss.  Oh!  non;  je  ne  vous  dirai  point  tout  cela,  je  vous 
jure,  ni  rien  de  semblable  :  je  me  contenterai  d'admirer.  O  la 
savante ,  la  méthodique  marche  que  d'apprendre  la  botanique 
pour  se  faire  empoisonneur  !  C'est  comme  si  l'on  apprenait  la 
géométrie  pour  se  faire  assassin. 

Le  Fr.  Je  vous  vois  sourire  bien  dédaigneusement.  Vous  pas^ 
sionnerez-vous  toujours  pour  cet  homme-là? 

Rouss.  Me  pa'ssionnerl  moi!  Rendez -moi  plus  de  justice,  et 
soyez  même  assuré  que  jamais  Rousseau  ne  défendra  Jean- 
Jacques  accusé  d'être  un  empoisonneur. 

Le  Fr.  Laissons  donc  tous  ces  persiflages  ^  et  reprenez  vos 


r 


3, 


DIALOGUE.  i^iS 

récits.  J'y  prête  une  oreille  altentive.  Ils  m'intéressent  de  plus 
en  plus. 

Kotss.  Ils  vous  intéresseraient  davantage  encore,  j'en  suis 
très-sûr ,  s'il  m'était  possible  ou  permis  ici  de  tout  dire.  Ce  se- 
rait abuser  de  votre  attention  que  de  l'occuper  à  tous  les  soins 
ue  j'ai  pris  pour  m'assurer  du  véritable  emploi  de  son  temps, 
le  la  nature  de  ses  occupations  et  de  l'esprit  dans  lequel  il  s'y 
livre.  Il  vaut  mieux  me  borner  à  des  résultats ,  et  vous  laisser  le 
soin  de  tout  vérifier  par  vous-même,  si  ces  recherches  vous  in- 
téressent assez  pour  cela. 

Je  dois  pourtant  ajouter  aux  détails  dans  lesquels  je  viens 
d'entrer  que  Jean-Jacques ,  au  milieu  de  tout  ce  travail  manuel , 
a  encore  employé  six  mois  dans  le  même  intervalle  tant  à  l'exa- 
men de  la  constitution  d'une  nation  malheureuse  qu'à  proposer 
ses  idées  sur  les  corrections  à  faire  à  celte  constitution  ,  et  cela 
sur  les  instances  réitérées  jusqu'à  l'opiniâtreté  d'un  des  premiers 
patriotes  de  cette  nation ,  qui  lui  faisait  un  devoir  dliumanité 
éts  soins  qu'il  imposait. 

Enfin ,  maigre  la  résolution  qu'il  avait  prise  en  arrivant  à 
Paris  de  ne  plus  s'occuper  de  ses  malheurs,  ni  de  reprendre  la 
plume  à  ce  sujet,  les  indignités  continuelles  qu'il  y  a  souffertes, 
les  harcëleinens  sans  relâciie  que  la  crainte  qu'il  n'écrivît  lui  a  fait 
essuyer,  l'impudence  avec  laquelle  on  lui  attribuait  incessam- 
ment de  nouveaux  livres ,  et  la  stupide  ou  maligne  crédulité  du 
public  à  cet  égard ,  ayant  lassé  sa  patience,  et  lui  faisant  sentir 
qu'il  ne  gagnerait  rien  pour  son  repos  à  se  taire ,  il  a  fait  encore 
nn  efibrt ,  et,  s' occupant  derechef  malgré  lui  de  sa  destinée  et 
de  ses  persécuteurs ,  il  a  écrit  en  forme  de  dialogue  une  espèce 
de  jugement  d'eux  et  de  lui  assez  semblable  à  celui  qui  pourra 
résulter  de  nos  entretiens.  11  m'a  souvent  protesté  que  cet  écrit 
était  de  tous  ceux  qu'il  a  faits  en  sa  vie  celui  qu'il  avait  entre- 

Sris  avec  le  plus  de  répugnance  et  exécuté  avec  le  plus  d'ennui» 
.  l'eût  cent  fois  abandonné  si  les  outrages  augmentant  sanis 
cesse  et  poussés  enfin  aux  derniers  excès  ne  l'avaient  forcé,  mal- 
gré lui ,  de  le  poursuivre.  Mais  loin  qu'il  ait  jamais  pu  s'en  oc- 
cuper long-temps  de  suite  ,  il  n'en  eut  pas  même  enduré  l'an- 
Î;oisse  si  son  travail  journalier  ne  fût  venu  l'interrompre  et  la 
ui  faire  oublier.  De  sorte  qu'il  y  a  rarement  donné  plus  d'un 
quart -d'heure  par  jour,  et  cette  manière  d'écrire  coupée  et  in- 
terrompue est  une  des  causes  du  peu  de  suite  et  des  répétitions 
continuelles  qui  régnent  <!aus  cet  écrit. 

Après  m'être  assuré  que  cette  copie  de  musique  n'était  point 
un  jeu,  il  me  restait  k  savoir  si  en  effet  elle  était  nécessaire  à 
Sa  subsistance,  et  pourquoi ,  ayant  d'autres  taleus  qu'il  pouvait 
employer  plus  utilement  pour  lui-même  et  pour  le  public,  il 
t'était  attaché  de  préférence  à  celui-là.  Pour  abréger  ces  re- 
cherches sans  manquer  à  mes  engagemens  envers  vous,  je  lui 
(aarquai  naturellement  ma  curiosité,  et,  sans  lui  dire  fout  ce 
]ue  vous  m'aviez  appris  de  son  opulence,  je  me  coutentai  de  lu; 


loG  SECOND 

rcpcfcr  ce  que  j'avais  ouï  dire  mille  fois,  que  du  seul  produit 
de  ses  livres ,  el  sans  avoir  rançonné  ses  libraires  ,  il  devait  cire 
assez  riche  pour  vivre  à  son  aise  de  son  revenu. 

Koua  avez  raison  ,  me  dit-il ,  si  vous  ne  voulez  dire  en  cela 
que  ce  qui  pouvait  être  ^  mais  si  vous  prétendez  en  conclure  que 
la  chose  est  réellemeut  ainsi,  et  que  je  suis  riche  en  effet  ^  vous 
avez  tort ,  tout  au  moins  ;  car  un  sophisme  bien  cruel  pourrait 
se  cacher  sous  celte  erreur. 

Alors  il  entra  dans  le  détail  articulé  de  ce  qu'il  vivait  reçu  de 
ses  libraires  pour  chacun  de  ses  livres  ,  de  toutes  les  ressources 
qu'il  avait  pu  avoir  d'ailleurs ,  des  dépenses  auxquelles  il  avait 
cté  force  ,  pendant  huit  ans  qu'on  s'est  amusé  à  le  faire  voyager 
à  grands  frais,  lui  et  sa  compagne  ,  aujourd'hui  sa  femme  ;  et, 
de  tout  cela  bien  calculé  et  bien  prouvé ,  il  résulta ,  qu'avec 
(luelque  argent  comptant ,  provenant ,  tant  de  son  accord  avec 
1  Opéra  ^  que  de  la  vente  de  ses  livres  de  botanique  ,  et  du  reste 
d'un  fonds  de  mille  écus  qu'il  avait  à  Lyon ,  et  qu'il  retira  pour 
s'établir  à  Paris,  toute  sa  fortuue  présente  consiste  en  huit  cents 
francs  de  rente  viagère  incertaine  ,  et  dont  il  n'a  aucun  titre  , 
et  trois  cents  francs  de  rente  aussi  viagère  mais  assurée  ,  du 
moins  autant  que  la  personne  qui  doit  la  payer  sera  solvable. 
«  \oilà  très  -  fidèlement ,  me  dit-il  ,   à  quoi  se  borne  toute 
»  mon  opulence.  Si  quelqu'un  dit  me  savoir  aucun  autre  fonds 
N  ou  revenu  ,  de  quelque  espèce  que  ce  puisse  être  ,  je  dis  qu'il 
»  ment ,  et  je  me  montre  ;  et  si  quelqu'un  dit  en  avoir  à  moi  y 
»  qu'il  m'en  donne  le  quart ,  et  je  lui  tais  quittance  du  tout. 
»  Vous  pourriez  ,  continua-t-il  ,  dire  comme  tant  d'autres  , 
que  ,  pour  un  philosophe  austère,  onze  cents  francs  de  rente 
devraient,  au  moins  tandis  que  je  les  ai ,  suffire  à  ma  subsis- 
M  tance  ^  sans  avoir  besoin  d'y  joindre  un  travail  auquel  je  suis 
>»  peu  propre  ,  et  que  je  fais  avec  plus  d'ostentation  que  ae  né- 
»  cessité.  A  cela  je  réponds ,  premièrement ,  que  je  ne  suis  ni 
w  philosophe,  ni  austère  ,  et  que  cette  vie  dure«  dont  il  plait 
»  à  vos  messieurs  de  me  faire  un  devoir ,  n'a  jamais  été,  ni  de 
M  mon  goîit  ,  ni  dans  mes  principes,  tant  que  ,  par  des  moyens 
»  justes  et  honnêtes  ,  j'ai  pu  éviter  de  m'y   réduire }    en   me 
»  faisant  copiste  de  musique ,  je  n'ai  point  prétendu  preudre 
»  un  étal  austère  et  de  mortification,  mais  choisir  au  contraire 
n  une  occupation  de  mon  goût ,  qui  ne  fatiguât  pas  moD  esprit 
»  paresseux  ,   et  qui  pût  me  fournir  les  coiumoaités  de  la  vie 
»  que  mon  mince  revenu  ne  pouvait  me  procurer  sans  ce  sup- 
»  plément.  En  renonçant ,  et  de  grand  C(i*ur  ,  à  tout  ce  qui  est 
»  de  luxe  et  de  vanité  ,  je  n'ai  point  renoncé  aux  plaisirs  réels  , 
»  et  c'est  même  pour  les  goûter  dans  toute  leur  pureté  ,  quç 
»  j'en  ai  détaché  tout  ce  qui  ue  tient  qu'à  l'opinion.  Les  disso-* 
y*  lut  ions  ,  ni  les  excès  n'ont  jamais  été  de  mon  goût;  mais  ,  sans 
»  avoir  jamais  été  riche  ,  j'ai  toujours  vécu  commodément;  et 
»  il  m'est  de  toute  impossibilité  de  vivre  commodément  dans 
M  mon  petit  ménage  avec  onze  cents  francs  de  rçnte ,   quan^ 


H 


DIALOGUE.  107^ 

M  même  ils  seraient  assures  ,  bien  moins  encore  avec  trois  cents , 
»  aiix(]oe1s  d*un  jour  à  Tautie  je  puis  être  réduit.  Mais  écartons 
»  cette  prévoyance.  Pourquoi  voulez-vous  que  ,  sur  mes  \ieux 
>i  jours,  je  fasse  sans  nécessité  le  dur  apprentissage  d'une  vie 
>•  plus  que  frugale  ,  à  laquc^lle  mon  corps  n  est  point  accoutumé  ; 
n  tandis  qu'un  travail  qui  n*est  pour  moi  qu'un  plaisir  me  pro- 
cure la  continuation  de  ces  mêmes  commodités,  dont  l'habi- 
tude m'a  fait  un  besoin,  et  qui  de  toute  autre  manière  seraient 
moins  à  ma  portée  ou  me  coûteraient  beaucoup  plus  cher  ? 
\os  messieurs,  qui  n'ont  pas  pris  pour  eux  cette  austérité 
qu'ils  me  prescrivent  ,  font  bien  d'intriguer  ou  emprunter  , 
plutôt  que  de  s*assujeltir  à  un  travail  manuel  qui  leur  paraît 
Ignoble  ,  usurier  ,  insupportable  ,  et  ne  procure  pas  tout  d'un 
coup  des  rafles  de  cinquante  mille  francs.  Mais  moi  qui  ne 
pense  pas  comme  eux  sur  la  véritable  dignité  ;  moi  qui  trouve 
une  jouissance  trcs-douce  dans  le  passage  alternatif  du  travail 
à  U  récréation  ;  par  une  occupation  de  mon  goût ,  que  je  me- 
sure à  ma  volonté  ,  j'ajoute  ce  qui  manque  à  ma  petite  for- 
tune ,  pour  me  procurer  une  subsistance  aisée  ,  et  je  jouis  des 
douceurs  d'une  vie'égale  et  s'uiple  autant  qu'il  dépena  de  moi. 
Un  désoeuvrement  absolu  m'assujettirait  à  l'ennui,  me  force- 
rait peut-être  à  chercher  des  amusemens  toujours  coûteux  , 
souvent  pénibles  ,  rarement  innocens ,  au  lieu  qu'après  le 
travail  le  simple  repos  a  son  charme,  et  suillt ,  avec  la  prome- 
nade ,  pour  l'amusement  dont  j'ai  besoin.  Knfm  ,  c'est  peut- 
être  un  soin  que  je  me  dois  dans  une  situation  aussi  triste  ,  d'y 
jeter  du  moins  tous  les  agrémens  qui  restent  à  ma  portée,  pour 
tâcher  d'en  adoucir  ramertume  ,  de  peur  que  le  sentiment  de 
mes  peines,  aigri  par  une  vie  austère ,  ne  fermentât  dans  mon 
ame,  et  n'y  produisit  des  dispositions  haineuses  et  vindicatives, 
propres  à  me  rendre  méchaut  et  plus  malheureux.  Je  me  suis 
toujours  bien  trouvé  d'armer  mon  cœur  contre  la  haine  par 
toutes  les  jouissances  que  j'ai  pu  me  procurer.  Le  succès  de 
cette  méthode  me  la  rendra  toujours  chère  ,  et  plus  ma  des- 
tinée est  déplorable  ,  plus  je  m'efforce  à  la  parsemer  de  dou- 
ceurs ,  pour  me  maintenir  toujours  bon. 

»  Mais ,  disent-ils ,  parmi  tant  d'occupations  dont  il  a  le  choix ,  ' 
pourquoi  choisir  par  préférence  celle  à  laquelle  il  paraît  le 
moins  propre  ,  et  qui  doit  lui  rendre  le  moins?  Pourquoi  copier 
de  la  musique  au  lieu  de  faire  des  livres  ?  Il  y  gagnerait  davan- 
tage et  ne  se  dégraderait  pas.  Je  répondrais  volontiers  à  cette 
Question  en  la  renversant.  Pourquoi  faire  des  livres  au  lieu 
c  copier  de  la  musique ,  puisque  ce  travail  me  plaît  et  me 
convient  plus  que  tout  autre,  et  que  sou  produit  est  un  gain 
juste,  honnête,  et  qui  me  suftit  .-*  Penser  est  un  travail  pour 
moi  très -pénible,  qui  me  fatigue,  me  tourmente,  et  me 
déplaît;  travailler  de  la  main  et  laisser  ma  tête  en  repos  me 
récrée  et  m'amuse.  Si  j'aime  quelquefois  à  penser  ,  c'est  libre*^ 
ment  et  sans  géae ,  en  laissant  aller  à  leur  gré  mes  idées ,  sans 


tiS  SECOND 

»  les  assujettir  à  rien.  Mais  penser  à  ceci  ou  à  cela  par  devoir, 
»  par  métier ,  mettre  à  mes  productions  de  la  correction  ,  de  la 
M  méthode ,  est  pour  moi  le  travail  d'un  galérien,  et  penser  pour 
»  vivre ,  me  parait  la  plus  pénible  ainsi  que  la  plus  ridicule  de 
»  toutes  les  occupations,  (^ue  d'autres  usent  de  leurs  talens 
»  comme  il  leur  plaît ,  je  ne  les  en  blâme  pas;  mais  pour  moi  je 
>*  n'ai  jamais  voulu  prostituer  les  miens  tels  quels ,  en  les  mettant 
»  à  prix ,  sûr  que  cette  vénalité  même  les  aurait  anéantis.  Je 
»  vends  le  travail  de  mes  mains  ,  mais  les  productions  de  mon 
M  a  me  ne  sont  point  à  vendre;  c'est  leur  désintéressement  qui 
>»  peut  seul  leur  donner  de  la  force  et  de  l'élévation.  Celles  que 
M  je  ferais  pour  de  l'argent  n'en  vaudraient  guère  et  m'en  ren* 
»  draient  encore  moins. 

»  Pourquoi  vouloir  que  je  fasse  encore  des  livres  ,  quand  j'ai 
»  dit  tout  ce  que  j'avais  à  dire ,  et  qu'il  ne  me  resterait  que  la 
»  ressource  ,  trop  cliétive  à  mes  yeux  ,  de  retourner  et  repéter 
»  les  mêmes  idées  ?  A  quoi  bon  redire  une  seconde  fois  et  mal  ce 
»  que  j'ai  dit  une  fois  de  mon  mieux  ?  Ceux  qui  ont  la  déman- 
N  geaison  de  parler  toujours  trouvent  toujours  quelque  chose  à 
»  dire  ;  cela  est  aisé  pour  qui  ne  veut  qu'agencer  des  mots  ; 
»  mais  je  n'ai  jamais  été  tenté  de  prendre  la  plume  que  pour 
»  dire  des  choses  grandes ,  neuves  et  nécessaires ,  et  non  pas  pour 
>•  rabâcher.  J'ai  fait  des  livres,  il  est  vrai ,  mais  jamais  )e  ne  fus 
»>  un  livricr.  Pourquoi  faire  semblant  de  vouloir  que  je  fasse  en- 
->  core  des  livres ,  quand  en  eil'ct  on  craint  tant  que  je  n'en  fasse  , 
i>  et  qu'on  luct  tant  de  vigilance  à  m'en  ôtcr  tons  les  moyens. 
»  On  me  ferme  l'abord  de  toutes  les  maisons ,  hors  celles  des 
i>  fauteurs  do  la  ligue.  On  me  cache  avec  le  plus  grand  soin  la 
»  demeure  et  l'adresse  de  tout  le  monde.  Les  suisses  et«les  por- 
»>  tiers  ont  tous  pour  moi  de^^  ordres  secrets,  autres  que  ceux  de 
»  leurs  maîtres  ;  on  ne  me  laisse  plus  de  communication  avec  les 
M  humains  ,  môme  pour  parler  :  me  permetlrail-ou  d'écrire  ?  On 
»  me  laisserait  peut-être  exprimer  ma  pensée  afin  de  la  savoir  , 
»  mais  très-certainement  on  m'empêcherait  bien  de  la  dire  au 
»  public. 

»  Dans  la  position  ou  je  suis  ,  si  j'avais  à  faire  des  livres ,  je 
>»  n'en  devrais  et  n'en  voudrais  faire  que  pour  la  défense  de  mon 
»  honneur,  pour  confondre  et  démasquer  les  imposteurs  qui  le 
»  diffament  :  il  ne  m'est  ])lus  pennis  ,  sans  me  manquer  à  moi- 
»  même ,  de  traiter  aucun  autre  sujet.  Quand  j'aurais  les  lu- 
>»  mières  nécessaires  pour  percer  cet  abîme  de  ténèbres  oii  l'on 
»  m'a  plongé ,  et  pour  éclairer  toutes  ces  trames  souterraines  , 
»  y  a-t-il  du  bon  sens  à  supposer  qu'on  me  laisserait  faire ,  et 
)>  que  les  gens  gui  disposent  de  moi  souffriraient  que  j'instruisi.<;se 
>»  le  public  de  leurs  manœuvres  et  de  mon  sort  ?  A  qui  m'adre fi- 

serais-je  pour  me  faire  imprimer ,  qui  ne  fût  un  de  leurs 

émissaires  ,  ou  qui  ne  le  devint  aussitôt  ?  M'ont-ils  laissé  quel- 


»»  qu'un  à  qui  je  pusse  me  confier  ?  Ne  sait-on  pas  tous  les  jours , 
»>  h  toutes  les  heures ,  à  qui  j'ai  parlé ,  ce  que  j  ai  dit  ;  et  doutcz- 


1 


DIALOGUE. 


129 


vous  que ,  depuis  nos  entrevues ,  vous-mi^me  ne  soyez  aussi 
surveille  que  moi?  Quelqu'un  peut-il  ne  pas  voir  qu'investi 
de  toutes  parts  ,  gardé  à  vue  comme  je  le  suis ,  il  m'est  im- 
possible de  faire  entendre  nulle  part  la  voix  de  la  justice  et 
de  la  vérité  ?  Si  l'oo  paraissait  m'en  laisser  le  moyen ,  ce  serait 
un  piège.  Quand  j'aurais  dit  blanc,  on  me  ferait  dire  noir , 
sans  même  que  j'en  susse  rien  (i) ,  et  puisqu'on  falsifie  tout 
ouvertement  mes  anciens  écrits  qui  sont  dans  les  mains  de  tout 
le  monde ,  manqnerait-on  de  falsifier  ceux  qui  n'auraient  point 
encore  paru  ,  et  dont  rien  ne  pourrait  constater  la  falsification , 
puisque  mes  protestations  sont  comptées  pour  rien  ?  Eh  ! 
monsieur ,  pouvez-vous  ne  pas  voir  que  le  grand  ,  le  seul 
crime  qu'ils  redoutent  de  moi ,  crime  affreux  dont  l'eflroi  les 
tient  dans  des  transes  continuelles  ,  est  ma  justification  ? 
n  Faire  des  livres  pour  subsister  eût  été  me  mettre  dans  la 
dépendance  du  public.  Il  eût  été  dës-lors  question  ,  non  d'ins- 
truire et  de  corriger ,  mais  de  plaire  et  de  réussir.  Cela  ne 
pouvait  plus  se  faire  en  suivant  la  route  que  j'avais  priso  ;  les 
temps  étaient  trop  changés  ,  et  le  public  avait  trop  changé 
pour  moi.  Quand  je  publiai  mes  premiers  écrits ,  encore  livré 
î  lui-même  ,  il  n'avait  point  en  total  adopté  de  secte  ,  et  pou- 
vait écouter  la  voix  de  la  vérité  et  de  la  raison.  Mais  aujour- 
d'hui subjugué  tout  entier,  il  ne  pense  plus,  il  ne  raisonne 
plus  ,  il  n'est  plus  rien  par  lui-même,  et  ne  suit  plus  que  les 
impressions  que  lui  donnent  ses  guides.  L'unique  doctrine  qu'il 
peut  goûter  désormais  est  celle  qui  met  ses  passions  à  leur  aise , 
et  couvre  d'un  "^rnis  de  sagesse  le  dérèglement  de  ses  mœurs. 
Il  ne  reste  plus  qu'une  route  pour  quiconque  aspire  à  lui 
plaire  :  c'est  de  suivre  à  la  piste  les  brillans  auteurs  de  ce 
siècle ,  et  de  prêcher  comme  eux  ,  dans  une  morale  hypocrite , 
l'amour  des  vertus  ,  et  la  haine  du  vice ,  mais  après  avoir  com- 
mencé par  prononcer  comme  eux  que  tout  cela  sont  des  mots 
vides  de  sens  ,  faits  pour  amuser  le  peuple  ;  qu'il  n'y  a  ni  vice 
ni  vertu  dans  le  cœur  de  l'homme ,  puisqu'il  n'y  a  ni  liberté 
dans  sa  volonté ,  ni  moralité  dans  ses  actions  ;  que  tout ,  jus- 
qu'à cette  volonté  même  ,  est  l'ouvrage  d'une  aveugle  néces- 
sité ;  qu'enfin  la  conscience  et  les  remords  ne  sont  que  préjuges 
et  chimères,  puisqu'on  ne  peut  ,  ni  s'applaudir  d'une  bonne 
action  qu'on  a  été  forcé  de  faire,  ni  se  reprocher  un  crime 
dont  on  n'a  pas  en  le  pouvoir  de  s'abstenir  (2).  Et  quelle  cha- 
leur ,  quelle  véhémence ,  quel  ton  de  persuasion  et  de  vérité 

(1)  Comme  on  fera  cerlainem«*iil  du  contenu  de  cpt  rcrit^  si  son  exis- 
tncc  est  connue  dn  public  ,  et  qu'il  tombe  entre  les  mains  de  ces  mes- 
■îenrs,  ce  qui  paraît  naturellement  inévitable. 

(s)  Voilà  ce  qu'ils  ont  ouvertement  ensei|£né  et  publié  jusqu'ici ,  sans 

l^on  ait  songé  &  les  décréter  pour  cette  doctrine.  Cette  peine  était  réiier- 

**e  au  Système  impie  de  la  Relif^ion  naturelle,  A  présent  c'est  h  Jean- 

cqnea  qu'ils  font  dire  tout  cela  ;  eux  se  taisent^  ou  crient  à  l'impie  ^  et  io 

iblic  avec  eu%,Risum  teneatis  ,  amici.' 

7-  9 


/ 


,3a  SECOND 

»  ponrrais-je  mettre ,  qnand  je  le  voudrais ,  dans  ces  craellea 
»  doctrines ,  qui ,  flattant  les  heureux  et  les  riches  ,  accablent 
M  les  infortunés  et  les  pauvres ,  en  ôtant  aux  uns  tout  frein  , 
»  toute  crainte ,  toute  retenue  ;  aux  autres  tonte  espérance ,  toute 
9  consolation  ?  et  comment  enfin  les  accorderais  -  je  avec  mes 
»  propres  écrits ,  pleins  de  la  réfutation  de  tous  ces  sophismet  ? 
»  Non ,  j'ai  dît  ce  que  je  savais  ,  ce  que  je  croyais  du  moins  être 
M  vrai ,  non  ,  consolant ,  utile.  J'en  ai  dit  asses  pour  qui  voudra 
»  m'écouter  en  sincérité  de  cœur ,  et  beaucoup  trop  pour  le 
»  siècle  oii  j'ai  eu  le  malheur  de  vivre.  Ce  que  je  dirais  de  plus 
M  ne  ferait  aucun  effet ,  et  je  le  dirais  mal ,  n'étant  animé ,  ni 
»  par  l'espoir  du  succès  comme  les  auteurs  à  la  mode ,  ni  conmie 
»  autrefois  par  cette  hauteur  de  couraee  qui  met  au-dessus ,  et 
»  qu'inspire  le  seul  amour  de  la  vérité ,  sans  mélange  d'aucun 
»  intérêt  personnel.  » 

Voyant  l'indignation  dont  il  s'enflammait  à  ces  idées ,  je  me 
gardai  de  lui  parler  de  tous  ces  fatras  de  livres  et  de  brochures 
qu'on  lui  fait  barbouiller  et  publier  tous  les  jours  avec  autant  de 
secret  que  de  bon  sens.  Par  quelle  inconcevable  bêtise  pourrait- 
il  espérer  ,  surveillé  comme  il  est ,  de  pouvoir  garder  un  seul 
moment  l'anonime  ;  et  lui  a  qui  l'on  reproche  tant  de  se  défier 
à  tort  de  tout  le  monde ,  comment  aurait-il  une  confiance  aussi 
stupide  en  ceux  qu'il  chargerait  de  la  publication  de  ses  manus- 
crits? et  s'il  avait  en  quelqu'un  cette  inepte  confiance,.  est-4l 
croyable  qu'il  ne  s'en  servirait ,  dans  la  position  terrible  oii  il  • 
est  y  que  pour  publier  d'arides  traductions  et  de  frivoles  bro« 
chures  (i)r  Enfin  peut^-on  penser  que  ,  se  voyant  ainsi  jonrnelle* 
ment  découvert ,  il  ne  laissât  pas  d'aller  toujours  son  train  avec 
le  même  mystère  y  avec  le  même  secret  si  bien  gardé  ,  soit  en 
continuant  ae  se  confier  aux  mêmes  traîtres ,  soit  en  choisissant 
de  nouveaux  confidens  tout  aussi  fidèles  ? 

J'entends  insister.  Pourquoi ,  sans  reprendre  ce  métier  d'auteur 
qui  lui  déplaît  tant,  ne  pas  choisir  au  moins  pour  ressource 
quelque  taient  plus  lionoraole  on  plus  lucratif?  Au  lieu  de  copier 
ae  la  musique  ,  s'il  était  vrai  qu'A  la  sût ,  que  n'en  fiiisait^ii  ou 
que  ne  l'enseignait-il ?  S'il  ne  la  savait  pas,  il  avait  on  passait 

Eour  avoir  d'autres  connaissances  dont  il  pouvait  donner  leçon, 
l'italien  ,  la  géographie ,  l'arithmétique  ,  que  sais-je ,  moi  t 
Tout,  puisqu'on  a  tant  de  facilités  à  Paris  pour  enseigner  ce  qu'on 
ne  sait  pas  soi-même;  les  plut  médiocres  talens  valaient  mieux 
à  cultiver  pour  s'aider  à  viyre  que  le  moindre  de  tous  qu'il  pos- 
sédait mal,  et  dont  il  tirait  si  peu  de  profit,  même  en  taxant 
si  haut  son  ouvrage.  Il  ne  se  fât  point  mis ,  comme  il  a  fait ,  dans 
la  dépendance  de  quiconque  vient  armé  d'un  chiffon  de  musique 
lui  débiter  son  amphigouri ,  ni  des  valets  insolens  qui  viennent , 
dans  leur  arrogant  maintien ,  lui  déceler  les  sentimens  cachés  des 

(i)  AaJoard*hai  ce  sont  dei  livres  en  forme  ;  maii  il  y  a  dan»  r«OTré 
c^iii  nie  regarde  un  progrèi  qu'il  n'était  pas  aise  de  prévoir. 


DIALOGUE.  i3i 

matCres.  Il  n*eût  point  perda  si  souvent  le  salaire  de  son  travail , 
ne  se  fût  point  fait  mépriser  du  peuple ,  et  traiter  de  juif  par  le 
philosophe  Diderot  pour  ce  travail  même.  Tous  ces  profits  mes- 
quins sont  méprisés  des  grandes  âmes.  L'illustre  Diderot  qui  ne 
sooille  point  ses  mains  d  un  travail  mercenaire ,  et  dédaigne  les 
petits  gains  osuriers ,  est  aux  veux  de  l'Europe  entière  un  sage , 
aussi  vertueux  que  désintéresse;  et  le  copiste  Jean-Jacques ,  pre- 
nant dix  sous  ]Nir  page  de  son  travail  pour  s'aider  k  vivre,  est  un 
Î'uif  que  son  avidité  tait  universellement  mépriser.  Mais,  en  dépit 
le  son  âpreté,  la  fortune  parait  avoir  ici  tout  remis  dans  l'ordre , 
et  je  ne  vois  point  que  les  usures  du  juif  Jean-Jacques  l'aient 
rendu  fort  riche ,  ni  que  le  désintéressement  du  philosophe  Di- 
derot Tait  appauvri.  Lh  !  comment  peut-on  ne  pas  sentir  que  si 
Jean-Jacques  eût  pris  cette  occupation  de  copier  de  la  musique  , 
uniquement  pour  donner  le  change  au  publie  ou  par  affectation, 
il  n  edt  pas  manqué  pour  6ter  cette  arme  à  ses  ennemis ,  et  se 
faire  an  mérite  de  son  métier,  de  le  faire  au  prix  des  autres ,  ou 
même  au-dessous  ? 
Lb  Fr.  L'avidité  ne  raisonne  pas  toujours  bien. 
Rouss.  L'animosité  raisonne  souvent  plus  mal  encore.  Cela  se 
lent  k  merveille  quand  on  examine  les  allures  de  vos  messieurs  , 
et  leurs  singuliers  raisonnemens  qui  les  décèleraient  bien  vite 
lax  yeux  de  quiconque  y  voudrait  regarder  et  ne  partagerait  pa^ 
knr  passion. 

Tontes  ces  objections  m'étaient  présentes  quand  j'ai  commencé 
(Tobserver  notre  homme:  mais,  en  le  voyant  familièrement  , 
fat  senti  bientôt  et  je  sens  mieux  chaque  jour  que  les  vrais  inotifs 
ani  le  déterminent  dans  toute  sa  conduite  se  trouvent  rarement 
(Uns  soif  plus  grand  intérêt  et  jamais  dans  les  opinions  de  la  mul- 
titnde.  Il  les  faut  chercher  plus  près  de  lui  si  l'on  ne  veut  s'abuser 
sans  cesse. 

D'abord  comment  ne  sent-on  pas  que  pour  tirer  parti  de  tous 
ces  petits  talens  dont  on  parle,  il  en  faudrait  un,  qui  lui  manque, 
itvcHr  celui  de  les  faire  valoir.  Il  faudrait  intriguer,  courir  à  son 
âge  de  maison  en  maison ,  faif  e  sa  c6ur  aux  grands ,  aux  riches , 
•ox  femmes ,  aux  artistes  ,  à  tous  ceux  dont  on  le  laisserait  a 


procher;  car  on  mettrait  le  même  choix  aux  gens  dont  on  lui 
permettrait  l'accès  qu'on  met  k  ceux  à  qui  l'on  permet  le  sien  , 
et  parmi  lesquels  je  ne  serais  pas  sans  vous. 

Il  a  fait  assez  d  expériences  de  la  façon  dont  le  traiteraient  les 
masiciens ,  s'il  se  mettait  k  leur  merci  pour  l'exécution  de  ses 


toujours  trouver  trop 

rlx.  Pour  moi  du  moins  ,  pensant  autrement  que  le  public  sur 
véritable  honneur ,  j'en  trouve  beaucoup  plus  à  copier  chez 
loi  de  la  musique  à  tant  la  page  ,  qu'à  courir  de  porte  en  porte 
pour  y  souffrir  les  rebuffades  des  valets ,  les  caprices  des  maîtres , 
fit  £aire  partout  le  métier  de  cajoleur  et  de  complaisant.  Voilà 


i32  SECOND 

ce  que  tout  esprit  judicieux  devrait  sentir  lui-mvinc;  mai» 
l'élude  particulière  de  l'homme  ajoute  un  nouveau  poids  à  tout 
cela. 

Jean-Jacques  est  indolent ,  paresseux ,  comme  tous  les  con— 
templatifs  :  mais  cette  paresse  n'est  que  dans  sa  tête.  Il  ne  pense 
qu'avec  effort ,  il  se  fatigue  à  penser  ,  il  s'effraie  de  tout  ce  qui 
1  y  force  ,  à  quelque  faible  degré  que  ce  soit ,  et  s'il  faut  qu'il 
reponde  à  un  bonjour  dit  avec  quelque  tournure  il  en  sera  tour— 
meule.  Cependant  il  est  vif,  laborieux  à  sa  manière.  Il  ne  pput 
souffrir  une  oisiveté  absolue  :  il  faut  que  ses  mains ,  (|ue  ses  pieds , 
que  ses  doigts  agissent ,  que  son  corps  soit  en  exercice,  et  que  sa 
tête  reste  en  repos.  Yoilà  d'oii  vient  sa  passion  pour  la  prome- 
nade y  il  y  est  en  mouvement  sans  être  obligé  de  penser.  Dan^^ 
la  rêverie ,  on  n'est  point  actif.  Les  images  se  tracent  dans  le 
cerveau ,  s'y  combinent  comme  dans  le  sommeil  sans  le  concours 
de  la  volonté  :  on  laisse  à  tout  cela  suivre  sa  marche ,  et  l'on 
jouit  sans  agir.  Mais  quand  on  veut  arrêter ,  fixer  les  objets  , 
les  ordonner,  les  arranger,  c'est  autre  chose  j  on  y  met  du  sien. 
Sitôt  que  le  raisonnement  et  la  réflexion  s'en  mêlent ,  la  médita- 
tion n  est  plus  un  repos,  elle  est  une  action  très-pénible;  et 
voilà  la  peme  qui  fait  l'effroi  de  Jean-Jacques,  et  dont  la  seule 
idée  l'accable  et  le  rend  paresseux.  Je  ne  1  ai  jamais  trouvé  tel  , 
que  dans  toute  œuvre  ou  il  faut  que  l'esprit  agisse,  quelque  peu 
que  ce  puisse  être.  Il  n*est  avare,  ni  de  sou  temps,  ni  de  sa 
peine  ,  il  ne  peut  rester  oisif  sans  souffrir;  il  passerait  volontien> 
sa  vie  à  bêcher  dans  un  jardin  pour  y  rêver  à  son  aise  :  mais  ce 
serait  pour  lui  le  plus  cruel  supplice  de  la  passer  dans  un  fau- 
teuil ,  en  fatiguant  sa  cervelle  à  chercher  des  riens  pour  amuser 
les  femmes.  * 

De  plus  ,  il  déteste  la  gêne  autant  qu'il  aime  l'occupation.  Le 
travail  ne  lui  coûte  rien ,  pourvu  qu'il  le  fasse  à  son  heure  ,  et 
non  pas  à  celle  d'autrui.  Il  porte  sans  peine  le  joug  de  la  néces- 
sité des  choses ,  mais  non  celui  de  la  volonté  des  hommes.  11 
aimera  mieux  faire  une  t^he^  double  en  prenant  son  temps  « 
qu'une  simple  au  moment  proscrit. 

A-t-il  une  affaire,  une  visite,  un  voyage  à  faire,  il  ir.i 
sur-le-champ  si  rien  ne  le  presse  j  s'il  faut  aller  à  l'instant ,  il 
regimbera.  Le  moment  oii  renonçant  à  tout  projet  de  fortune  • 
pour  vivre  au  jour  la  journée,  il  se  défit  de  sa  montre  ,  fut  un 
des  plus  doux  de  sa  vie.  Grâces  au  ciel,  s'écria -t -il  dans  un 
transport  de  joie ,  je  n'aurai  plus  besoin  de  savoir  l'heure  qu^il  est! 

S'il  se  plie  avec  peine  aux  fantaisies  des  autres,  ce  n'est  pas 
({u'il  en  ait  beaucoup  de  son  chef  Jamais  homme  ne  fut  moins 
imitateur,  et  cependant  moins  capricieux.  Ce  n'est  pas  sa  raison 
qui  l'empêche  de  l'être  ,  c'est  sa  paresse  ;  car  les  caprices  sont 
âes  secousses  de  la  volonté  dont  il  craindrait  la  fatigue.  Rebelle 
k  toute  autre  volonté,  il  ne  sait  pas  même  obéir  à  la  sienne, 
ou  plutôt  il  trouve  si  fatigant  même  de  vouloir,  qu'il  aime 
mieux,  dans  le  courant  de  la  vie  ,  suivre  une  impression  pure- 


1 


( 


I 
h- 


r 


DIALOGUE.  i33 

ment  machinale  qui  l'entraîne  sans  c|u*il  ait  la  peine  de  la  diriger. 
Jamais  liomnie  ne  porta  plus  pleinement ,  et  dès  su  jininesse  ,  le 
joug  propre  des  anies  faibles  et  des  vieillards,  savoir  celui  de 
i'babilude.  C'est  par  elle  qu'il  aime  à  faire  encore  aujourd'hui 
ce  qu'il  fît  hier,  sans  autre  motif,  si  ce  n*est  qu'il  le  Ht  hier.  La 
route  étant  déjà  frayée,  il  a  moins  de  peine  à  la  suivre,  qu'«î 
l'elfort  d'une  nouvelle  direction.  Il  ^t  incroyable  à  quel  point 
cette  paresse  de  vouloir  le  subjugue.  Cela  se  voit  jusuues  dans 
ses  promenades.  Il  répétera  toujours  la  même,  ju.squà  ce  que 
quelque  motif  le  force  absolument  d'en  chanf^or  :  ses  pieds  le 
reportent  d'eux-m^iues  où  ils  l'ont  déjà  porté.  Il  aime  à  marcher 
toujours  devant  lui ,  parce  que  cela  se  fait  sans  avoir  besoin  d'y 
])enser.  Il  irait  de  cette  façon  toujours  rêvant  jusqu'à  la  Chine, 
sans  s'en  apercevoir  ou  sans  s'ennuyer.  Voilà  pourquoi  les  longues 
promenades  lui  plaisent;  mais  il  n'aime  pas  les  jardins,  oli  à 
chaque  bout  d'allée  une  petite  direction  est  nécessaire  pour  tour- 
ner et  revenir  sur  ses  pas ,  et  en  compagnie  il  se  met  sans  y 
])enser  à  la  suite  des  autres,  pour  n'avoir  pas  besoin  de  penser 
à  son  chemin,  aussi  n'en  a-t-il  jamais  retenu  aucun  qu'il  ne 
l'eut  fait  seul. 

Tous  les  hommes  sont  paturellement  paresseux  ,  leur  intérêt 
même  ue  les  anime  pas,  et  les  plus  pressans  besoins  ne  les  font 
agir  que  par  secousses  ;  mais  à  mesure  que  l'amour-propre  s'é- 
veille, il  les  excite  ,  les  pousse,  les  tient  sans  cesse  en  haleine, 
parce  qu'il  est  la  seule  passion  qui  leur  parle  toujours  :  c'est  ainsi 
qu'on  les  voit  tous  dans  le  monde.  L'homme ,  en  qui  l'amour- 
Tiroprc  ne  domine  pas  et  qui  ne  va  point  chercher  son  bonheur 
loin  de  lui  ,  est  le  seul  qui  connaisse  l'incurie  et  les  doux  loisirs^ 
et  Jean-Jacques  est  cet  homme-là  ,  autant  que  je  puis  m'y  con- 
naître. Rien  n'est  plus  uniforme  que  sa  manière  de  vivre  :  il  se 
li've  ,  se  couche  ,  mange  ,  travaille,  sort,  et  rentre  ,  aux  mêmes 
heures  ,  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir.  Tous  les  jours  sont  jetés 
au  même  moule,  c'est  le  même  jour  toujours  répété^  sa  routine 
lui  tient  lieu  de  toute  autre  règle;  il  la  suit  très-exactement  sans 
y  manquer  et  sans  y  songer.  Cette  molle  inertie  n'influe  pas  seu- 
lement sur  ses  actions  indillérentes  ,  mais  sur  toute  sa  conduite  , 
sur  les  allèctions  mêmes  de  son  cœur  ,  et ,  lorsqu'il  cherchait  si 
passionnément  des  liaisons  qui  lui  convinssent  ,  il  n'en  forma 
réellement  jamais  d'autres  que  celles  que  le  hasard  lui  présenta 
L'indolence  et  le  besoin  d'anncr  ont  donné  sur  lui  un  ascendant 
aveugle  à  tout  ce  qui  rapprochait.  Une  rencontre  i'ortuite,  l'oc- 
casion, le  besoiu  du  mom<.>nt ,  l'habitude  trop  rapidement  prise  , 
ont  déterminé  tous  ses  altachemens  et  par  eux  toute  sa  destinée. 
£d  vain  son  cœur  lui  demandait  un  choix  ,  son  hun^eur  trop 
facile  ne  lui  en  laissa  point  faire.  Il  est  peut-être  le  seul  homme 
au  nionde^deswii 


lisons  duquel  on  ne  peut  rien  conclure,  parc<* 
que  son  propre  goût  n'en  forma  jamais  aucune,  et  qu'il  xî 
trouva  toujours  subjugué  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  clioisir. 
Du   reste  1  habitude  ne  huit  point  en  lui  par  l'ennui.  11  vivrait. 


i34  SECOND 

i^ternellement  du  même  mets,  répéterait  sans  cesse  le  même  aîr, 
relirait  tomours  le  même  livre ,  ne  verrait  toujours  que  la  même 
personne.  Enfin,  je  ne  l'ai  jamais  vu  se  dégoûter  d'aucune chos* 
qui  une  fois  lui  eut  fait  plaisir. 

C'est  par  ces  observations  et  d'autres  qui  s'y  rapportent ,  c'est 
par  l'élude  attentive  du  naturel  et  des  goûts  cfe  l'individu ,  qu*on 
apprend  à  expliquer  les  singularités  de  sa  conduite  ,  et  non  par 
des  fureurs  d  amour-propre ,  qui  rongent  les  cœurs  de  ceux  qui 
le  jugent  sans  avoir  jamais  approché  du  sien.  C'est  par  paresse  , 
par  nonchalance ,  par  aversion  de  la  dépendance  et  de  fa  gêne  , 
que  Jean-Jacques  copie  de  la  musique.  Il  fait  sa  tâche  quand  et 
comment  il  lui  plaît ,  il  ne  doit  compte  de  sa  journée  ,  de  son 
temps ,  de  son  travail ,  de  son  loisir  a  personne.  Il  n'a  besoin  de 
rien  arranger,  de  rien  prévoir,  de  prendre  aucun  souci  de  rien  , 
il  n'a  nulle  dépense  d'esprit  à  faire ,  il  est  lui  et  à  lui  tous  les 
jours ,  tout  le  ]onr  ;  et  le  soir  quand  il  se  délasse  et  se  promené  , 
son  ame  ne  sort  du  calme  que  pour  se  livrer  à  des  émotions  dé- 
licieuses sans  qu'il  ait  à  payer  de  sa  personne ,  et  à  soutenir  le 
faix  de  la  célébrité  par  oe  brillantes  ou  savantes  conversations, 
qui  feraient  le  tourment  de  sa  vie  sans  flatter  sa  vanité. 

Il  travaille  lentement ,  pesamment ,  fait  beaucoup  de  fautes  , 
efface  ou  recommence  sans  cesse ,  cela  l'a  forcé  de  taxer  haut  son 
ouvrage  ,  quoiqu'il  en  sente  mieux  que  personne  l'iniperfection. 
Il  n'épargne  cependant  ni  frais  ,  ni  soins ,  pour  lui  faire  valoir 
son  prix  ,  et  il  y  met  des  attentions  qui  ne  sont  pas  sans  effet ,  et 
€|u'on  attendrait  en  vain  des  autres  copistes.  Ce  prix  même,  qnel-> 

aue  fort  qu'il  soit,  serait  peut-être  au-dessous  au  leur,  si  l'on  en 
éduisait  ce  qu'on  s'amuse  à  lui  faire  perdre ,  soit  en  ne  retirant 
ou  en  ne  payant  point  l'ouvrage  qu'on  lui  fait  faire,  soit  en  le 
détournant  de  son  travail  en  mille  manières ,  dont  les  autres  co- 
pistes sont  exempts.  S'il  abuse  en  cela  de  sa  célébrité,  il  le  sent 
et  s'en  afRice  :  mais  c'est  un  bien  petit  avantage  contre  tant  de 
maux  qu'elle  lui  attire  ,  et  il  ne  saurait  faire  autrement  sans  s'ex* 
poser  à  des  inconvéniens  qu'il  n'a  pas  le  courage  de  supporter. 
Au  lieu  qu'avec  ce  modique  supplément ,  acheté  par  son  tra- 
vail ,  sa  situation  présente  est ,  au  côté  de  l'aisance,  telle  précisé» 
ment  qu'il  la  faut  à  son  humeur.  Libre  des  chaînes  de  la  tortune, 
il  jouit  avec  modération  de  tous  les  biens  réels  qu'elle  donne  }  il 
a  retranché  ceux  de  l'opinion  ,  qui  ne  sont  qu'apparens  et  qui 


la  plus  douce  des  voluptés  :  en  possédant  davantage  y  il  jouirait 
beaucoup  moins. 

Il  est  vrai  qu'avancé  déjà  dans  la  vieillesse  û  n  Aeut%pérer  de 
vaquer  long-temps  encore  à  son  travail;  sa  main  dé]à  tremblotante 
Ini  refuse  un  service  aisé ,  sa  note  se  déforme ,  son  activité  di<- 
miuuc  ',  il  fait  moincT  d'ouvrage  et  moins  bien  dans  plus  de  temps .- 


DIALOGUE.  i35 

un  moment  viendra  (i),  s'il  vieillit  beaucoup  ,  qui ,  lui  otaut  les 
ressources  qu'il  s'est  ménagées  ,  le  forcera  de  faire  un  tardif  et 
dur  apprentissage  d'une  frugalité  bien  austère.  Il  ne  doute  pas 
même  que  vos  messieurs  n'aient  déjà  pour  ce  temps  qui  s'ap- 

S roche  ,  et  qu'ils  sauront  peut-être  accélérer ,  un  nouveau  plan 
ebénéficence,  c'est-à-dire  de  nouveaux  moyens  de  lui  taire 
manger  le  pain  d'amertume,  et  boire  la  coupe  d'humiliation.  Il 
sent  et  prévoit  trës*bien  tout  cela  ,  mais,  si  près  du  terme  de  la 
vie ,  il  n'j  voit  plus  un  fort  grand  inconvénient.  D'ailleurs  . 
conune  cet  înconvéoient  est  inévitable,  c'est  folie  de  s'en  tour- 
menteri  et  ce  serait  s'y  précipiter  d'avance  que  de  chercher  à  le 

I prévenir.  Il  pourvoit  au  présent  en  ce  qui  dépend  de  lui ,  et  laisse 
e  soin  de  Favenir  à  la  providence. 

J'ai  donc  vu  Jean-Jacques  livré  tout  entier  aux  occupations 
que  je  viens  de  vous  décrire ,  se  promenant  toujours  seul ,  pensant 
peu  ,  rêvant  beaucoup  ;  travaillant  presque  machinalement ,  sans 
cesse  occupé  des  mêmes  choses  sans  s'en  rebuter  jamais  ;  enfin 
plus  gai ,  plus  content ,  se  portant  mieux ,  en  menant  cette  vie 
presque  automate ,  qu'il  ne  fît  tout  le  temps  qu'il  consacra  si 
cruellement  pour  lui ,  et  si  peu  utilement  pour  les  autres,  au  triste 
métier  d'auteur. 

Mais  n'apprécions  pas  cette  conduite  au-dessus  de  sa  valeur. 
Dès  que  cette  vie  simple  et  laborieuse  n'est  pas  îouée  ,  elle  serait 
sublime  dans  un  célèbre  écrivain  qui  pourrait  s  y  réduire.  Dans 
Jean-Jacques  elle  n'est  que  naturelle,  parce  (qu'elle  n'est  l'ou- 
vrage d'aucun  effort ,  ni  celui  de  la  raison ,  mais  une  simple  im- 
pulnon  du  tempérament  déterminé  par  la  nécessité.  Le  seul  mé- 
rite de  celui  qui  s'y  livre  est  d'avoir  cédé  sans  résistance  au  pen- 
chant de  la  nature ,  et  de  ne  s'être  pas  laissé  détourner  par  une 
mauvaise  honte ,  ni  par  une  sotte  vanité.  Plus  j'examine  cet 
homme  dans  le  détail  de  l'emploi  de  ses  journées,  dans  l'unifor- 
mité de  cette  vie  machinale,  dans  le  goût  qu'il  paraît  y  prendre, 
dans  le  contentement  qu'il  y  trouve ,  dans  1  avantage  qu^l  en  tire 
pour  son  humeur  et  pour  sa  santé  ;  plus  je  vois  que  cette  ma- 
nière de  vivre  était  celle  pour  laquelle  il  était  né.  Les  hommes 
le  figurant  toujours  à  leur  mode ,  en  ont  fait ,  tantôt  un  profond 
génie  ,  tantôt  un  petit  charlatan  ;  d'abord  un  prodige  de  vertu , 
puis  un  monstre  de  scélératesse  ;  toujours  l'être  du  monde  le  plus 
étrange  et  le  plus  bizarre.  La  nature  n'en  a  fait  au' un  bon  arti- 
san ,  sensible,  il  est  vrai,  jusqu'au  transport,  idolâtre  du  beau  , 
passionné  pour  la  justice ,  dans  de  courts  momens  d'effervescence, 
capable  de  vigueur  et  d'élévation  ,  mais  dont  l'état  habituel  fut 
et  sera  toujours  l'inertie  d'esprit  et  l'activité  machinale,  et,  pour 
tout  dire  en  un  mot ,  qui  n'est  rare  que  parce  qu^il  est  simple. 

(i)  Un  a  aire  inconvénient  lrè>-grave  me  forcera  d'abandonner  enfin  cv 
travailt  que  d'ailleart  la  mauvaise  volonté  du  public  me  rend  plus  onéreux 
qu'utile;  c'est  l'abord  fréquent  de  quidams  étranger»  ou  inconnus  qui 
^inlrodnîaent  cbex  moi  loua  ce  prétexte,  et  qui  savent  eniaile  s'y  cram'- 
ponner  malgré  moi,  sans  que  }o  puisse  pénétrer  leur  desseîn. 


ï36  SECOND 

Une  des  choses  dont  il  se  félicite  est  de  serelronver  dans  sa  vieil- 
lesse à  peu  près  au  même  rang  où  il  est  né ,  sans  avoir  jamais 
beaucoup  ni  monté  ni  descendu  dans  le  cours  de  sa  vie.  Le  sort 
Ta  remis  où  Tavait  placé  la  nature  ^  il  s*applaudit  chaque  jour  de 
ce  concours. 

Ces  solutions  si  simples,  et  pour  moi  si  claires,  de  mes  pre- 
miers doutes,  m'ont  lait  sentir  de  plus  en  plus ,  que  j'avais  pris 
la  seule  bonne  route  pour  aller  à  la  source  des  singularités  de 
cet  homme  ,  tant  jugé  et  si  peu  connu.  Le  grand  tort  de  ceux 
qui  le  jugent ,  n'est  pas  de  n'avoir  point  devine  les  vrais  motifs  de 
sa  conduite  ;  des  gens  si  fms  ne  s'en  douteront  jamais  (i);  mais 
c'est  de  n'avoir  pas  voulu  les  apprendre ,  d'avoir  concouru  de  tout 
leur  cœur  aux  moyens  pris  pour  empêcher ,  lui  de  les  dire ,  et  eux 
de  les  savoir.  Les  gens  mcme  les  plus  équitables  sont  portés 
k  chercher  des  causes  bizarres  à  une  conduite  extraordinaire  ; 
et  au  contraire  ,  c'est  à  force  d'être  naturelle  ,  que  celle  de  Jean- 
Jacques  est  peu  commune ,  mais  c'est  ce  qu'on  ne  peut  sentir 
qu'après  avoir  fait  une  étude  attentive  de  son  tempérament ,  de 
son  numeur ,  de  ses  goAts ,  de  toute  sa  constitution.  Les  hommes 
n'y  font  pas  tant  de  façon  pour  se  juger  entre  eux.  lis  s'attribuent 
réciproquement  les  motifs  qui  pourraient  faire  agir  le  jugeant, 
comme  fait  le  jugé ,  s'il  était  à  sa  place ,  et  souvent  ils  rencontrent 
juste,  parce  qu'ils  sont  tous  conduits  par  Topinion,  par  les  pré- 
jugés ,  par  l'ainour-propre ,  par  toutes  les  passions  factices  qui  en 
sont  le  cortège,  et  surtout  par  ce  vif  intérêt,  prévoyant  et  pour- 
voyant ,  qui  les  jette  toujours  loin  du  présent ,  et  qui  n'est  rien 
pour  l'homme  de  la  nature. 

Mais  ils  sont  si  loin  de  remonter  aux  pures  impulsions  de  cette 
nature  et  de  les  connaître  ,  que,  s*ils  parvenaient  à  comprendre 
enfin  (|ne  ce  n'est  point  par  ostentation  que  Jean-Jacques  se  con- 
duit si  difTéreinment  qu'ils  ne  font,  le  plus  grand  nombre  en  con- 
clurait aussitôt  que  c  est  donc  par  bassesse  d'anie,  quelques-uns 
peut-être,  que  c'est  par  une  héroïque  vortu  ,  et  tous  se  trompe- 
raient ésalement.  Il  y  a  de  la  bassesse  k  choisir  volontairement 
un  emploi  digne  de  mépris,  ou  a  recevoir  par  aumône  ce  qu'on 
peut  gagner  par  son  travail;  mais  il  n'y  en  a  point  à  vivre  d'un 
travail  honnête  plutôt  que  d'aumônes,  ou  plutôt  que  d'intriguer 
pour  parvenir.  11  y  a  de  la  vertu  à  vaincre  ses  penchans  pour 
iaire  son  devoir,  mais  il  n'y  en  a  point  «i  les  suivre  pour  se  li— 

(i)  Les  gens  si  fins,  totalement  transformés  par  rainour-propre,  n'ont 
plus  la  moindre  idf'e  des  vrais  mouvemens  delà  nature,  et  iieconnailroiit 
)umais  rien  ans  âmes  lioiinéles  ,  parce  qu'ils  ne  voient  partout  que  le  mal, 
excepté  dans  ceux  qu'ils  ont  intérêt  de  flatter.  Aussi  les  observations  det 
gens  fins ,  ne  s'accordant  avec  la  vérité  que  par  hasard  ,  ne  font  point  au- 
loritc  chez  les  sages. 

Je  ne  connais  pas  deux  Français  qui  pussent  parvenir  à  me  connaître, 
quand  mcme  ils  le  désireraient  de  tout  leur  cœur:  la  nature  piimilive 
de  rhomnie  est  trop  loin  de  toutes  leurs  idées.  Je  ne  dis  pas  luanmoint 
qu'il  n'y  en  a  point ,  je  dis  sculcmcut  que  )o  n'en  connais  pus  deux. 


DIALOGUE.  i> 

■ 

vrn-  à  des  occupations  de  son  goût  y  quoiqu*ignob1es  aux  yeux  des 
hommes. 

La  cause  des  faux  jugemens  portf'ssur  Jean-Jacques  est  qu'on 
suppose  toujours  qu*il  lui  a  fallu  de  grands  efforts  pour  dire  au- 
trement que  tes  autres  homiiies,  au  lieu  que,  cou.stituo  comme 
îl  est,  il  lui  en  eût  fallu  do  très-grands  pour  v\rp  comme  eux. 
Une  de  mes  observations  les  plus  certaines,  p!  dont  le  public  se 
doute  le  moins,  est  qu'impatient,  emiiortr  ,  sujrt  aux  plus  vives 
colères ,  il  ne  connaît  pas  néanmoins  ta  liaine  ,  et  qnr  jamais  dé- 
sir de  vengeance  n'entra  dans  son  cœur.  Si  quoiqu'un  pouvait 
admettre  un  fait  si  contraire  aux  idées  qu'on  a  de  l'homnio,  on 
lui  donnerait  aussiitùt  pour  cause  un  eilort  sublime,  la  pénible 
victoire  sur  l'araour-propre  ,  la  grande  mais  difficile  vertu  du 
pardon  des  ennemis,  et  c'est  simpirnicnt  un  effet  naturel  du  tem- 
pérament que  je  vous  ai  décrit.  Toujours  occupé  do  lui-même 
ou  pour  lui-même,  et  trop  avide  de  son  propre  bien  pour  avoir 
le  temps  de  songer  au  mal  d'un  autre,  il  ne  s*avise  point  de  ces 

i'alouses  comparaisons  d*amour-proprc,  d'oji  naissent  les  passions 
laineuses  dont  j'ai  parlé.  J'ose  même  dire  qu'il  n'y  a  point  de 
constitution  plus  éloignée  que  la  sienne  de  la  nn-clianceté;  car 
ion  vice  dominant  est  de  s'occuper  de  lui  plus  que  îles  autres,  et 
celui  des  mécbans,  au  contraire  ,  est  de  s'occuper  plus  des  autres 
oue  d'eux  ^  et  c'est  précisément  pour  cela  quà  prendre  le  mot 
i^égoîsme  dans  son  vrai  sens  ils  sont  tous  égoïstes,  et  qu'il  ne 
l'est  point,  parce  qu'il  ne  se  met,  ni  à  côté  ,  ni  au-dessus  ,  ni  au- 
dessous  de  personne,  et  que  le  déplacement  de  personne  n'est  né- 
cessaire à  son  bonheur.  Toutes  ses  méditations  sont  douces,  parce 
qu'il  aime  à  jouir.  Dans  les  situations  pénibles,  il  n'y  pense  ([ue 
quand  elles  1  y  forcent^  tous  les  niomens  qu'il  peut  leur  dérober 
•ont  donnés  à  ses  rêv cries j  il  sait  se  soustraire  rf\ix  idées  déplai- 
santes, et  se  transporter  ailleurs  qu'où  il  est  mal.  Occupé  si  peu 
de  ses  peines,  comment  le  serait-il  benncoup  de  ceux  qui  les  lui 
font  souiïrir  ?  11  s'en  venge  en  n'y  pensant  point,  non  par  esprit; 
de  vengeance,  mais  pour  se  délivrer  d'un  tourment.  Paresseux 
et  voluptueux,  comment  serait-il  haineux  et  vindicatif/  Vou- 
drait-il changer  en  supplices  ses  consolât  ions,  ses  jouissances,  et 
les  seuls  plaisirs  qu'on  lui  laisse  ici-bas?  Les  hommes  bilieux  et 
méchans  ne  cherchent  la  retraite  que  quand  ils  sont  tristes,  et 
la  retraite  les  attriste  encore  plus.  Le  levain  de  la  vengeance 
fennentedans  la  solitude,  par  le  plaisir  qu'on  prend  à  t'y  livrer; 
mais  ce  triste  et  cruel  plaisir  dévore  et  consume  celui  qui  s*j 
livre  5  il  le  rend  inquiet,  actif,  intrigant:  la  solitude  qu'il  cher- 
chait fait  bientôt  le  supplice  de  son  c<pur  haineux  et  tourment^f 
il  n'y  goûte  point  cette  aimable  incurie,  cette  douce  noncluir 
lance  qui  fait  le  charme  des  vrais  solitaires;  sa  passion,  anin 
>  par  ses  chagrines  réflexions,  cherche  à  se  satisfaire;  et,  bier 

Quittant  sa  sombre  retraite ,  il  court  attiser  dans  le  monde  II 
ont  îl  veut  consumer  son  ennemi.  S'il  sort  des  écrits  de  la 
d'un  tel  solitaire ,  ils  ne  ressembleront  sûrement ,  ni  â  TÉm 


i38  SECOND 

à  THéloïse ,  ils  porteront,  quelque  art  qu'emploie  l'auteur  à  se 
déguiser,  la  teinte  de  la  bile  amëre  qui  les  dicta.  Pour  Jean- 
Jacques  ,  les  fruits  de  sa  solitude  attestent  les  sentimens  dont  il 
$^y  nourrit;  il  eut  de  l'humeur  tant  qu'il  vécut  daus  le  monde,  il 
n'en  eut  plus  aussitôt  qu'il  vécut  seul. 

Cette  répugnance  à  se  nourrir  d'idées  noires  et  déplaisantes  se 
fait  sentir  dans  ses  écrits  comme  dans  sa  conversation  ,  et  sur- 
tout dans  ceux  de  longue  haleine,  oii  l\auteur  avait  plus  le 
temps  d'élre  lui ,  et  oii  son  cœur  s'est  mis ,  pour  ainsi  dire ,  plus 
à  son  aise.  Dans  ses  premiers  ouvrages ,  entraîné  par  son  sujet , 
indigné  par  le  spectacle  des  mœurs  publiques ,  excité  par  les 
gens  qui  vivaient  avec  lui ,  et  qui  dës-tors  peut-être  avaient  déjà 
leurs  vues  ,  il  s'est  permis  quelquefois  de  peindre  les  méchans  et 
les  vices  en  traits  vifs  et  poignans ,  mais  toujours  promj>ta  et 
rapides  j  et  Ton  voit  qu'il  ne  se  complaisait  que  dans  les  images 
riantes,  dont  il  aima  de  tout  temps  à  s'occuper.  Il  se  félicite  à 
la  fin  de  THéloïse  d'en  avoir  soutenu  l'intérêt  durant  six  vo* 
lûmes ,  sans  le  concours  d'aucun  personnage  méchant ,  ni  d'au- 
cune mauvaise  action.  C'est  là ,  ce  me  semble ,  le  témoignage 
le  moins  équivoque  des  véritables  goûts  d'un  auteur. 

Le  Fr.  Eh  !  comme  vous  vous  abusez  !  Les  bons  peignent  les 
méchans  sans  crainte;  ils  n'ont  pas  peur  d'être  reconnus  dans 
leurs  portraits  :  mais  un  méchant  n'ose  peindre  son  semblable; 
il  redoute  l'application. 

Rouss.  Monsieur,  cette  interprétation  si  naturelle  est-elle  de 
votre  façon? 

Le  Fr.  Non ,  elle  est  de  nos  messieurs.  Oh  !  moi ,  je  n'aurais 
jamais  eu  l'esprit  de  la  trouver  ! 

Rouss.  Du  moins,  l'admettez-vous  sérieusement  pour  bonne? 

Le  Fr.  Mais*  je  vous  avoue  que  je  n'aime  point  a  vivre  avec 
les  méchans ,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  s'ensuive  de  là  que  je  sois 
un  méchant  moi-même. 

Rouss.  11  s'ensuit  tout  le  contraire ,  et  non-seulement  les  mé- 
chans aiment  à  vivre  entre  eux ,  mais  leurs  écrits  comme  leurs 
discours  sont  remplis  de  peintures  effroyables  de  toutes  sortes 
de  méchancetés.  Quelquetois  les  bons  s'attachent  de  même  à  les 

Ï ceindre,  mais  seulement  pour  les  rendre  odieuses  :  au  lieu  que 
es  méchans  ne  se  servent  des  mêmes  peintures  que  pour  rendre 
odieux  moins  les  vices  que  les  personnages  qu'ils  ont  en  vne.  Ces 
différences  se  font  bien  sentir  à  la  lecture  ,  et  les  censures  vives 
mais  générales  des  uns  s'y  distinguent  facilement  des  satires  per- 
sonnelles des  autres.  Rien  n'est  plus  naturel  à  un  auteur,  que  de 
s'occuper  par  préférence  des  matières  qui  sont  le  plus  de  son 
goût.  Celui  de  Jean-Jacques ,  en  l'attacnant  à  la  solitude ,  at- 
teste, par  les  productions  dont  il  s^y  est  occupé,  quelle  espèce 
de  charme  a  pu  l'y  attirer  et  l'y  retenir.  Dans  sa  jeunesse,  et 
durant  ses  courtes  prospérités,  n'ayant  encore  à  se  plaindre  de 
personne,  il  n'aima  pas  moins  la  retraite  qu'il  l'aime  dans  sa 
mii»ère.  Il  se  partageait  alors  avec  délices  entre  les  amis  qu'il 


u 


DIALOGUE.  139 

croyait  avoir,  et  la  doaccur  du  recueillement.  Maintenant  si 
cmellcment  désabusé,  il  se  livre  à  son  goût  dominant  sans  par- 
tage. Ce  goût  ne  le  tourmente,  ni  ne  le  ronge;  il  ne  le  rend , 
ni  triste  ,  ni  sombre  ;  jamais  il  ne  fut  plus  satisfait  de  lui-même , 
moins  soucieux  des  affaires  d*autrui ,  moins  occupé  de  ses  persé- 
cuteurs, plus  content ,  ni  plus  heureux,  autant  qu'on  peut  l'être 
de  son  propre  fait,  vivant  dans  Fadversité.  S'il  était  tel  qu'on 


eue  le  désespoir  et  la  mort.  11  y  trouve  le  repos  d'esprit,  la 
oonceur  d'ame,  la  santé,  la  vie.  Tous  les  mystérieux  argumeus 
de  vos  messieurs  n'ébranleront  jamais  la  certitude  qu'opère  celui- 
là  dans  mon  esprit. 

Mais  y  a-t-il  quelque  vertu  dans  cette  douceur?  aucune.  II 
n'y  a  ^e  la  pente  d  un  naturel  aimant  et  tendre,  qui,  nourri 
de  visions  délicieuses,  ne  peut  s'en  détacher  pour  s'occuper 
d'idées  funestes  et  de  sentimens  déchirans.  Pourquoi  s'affliger 
quand  on  peut  jouir?  Pourquoi  noyer  son  cœur  de  nel  et  de  bile , 
^oand  on  peut  Vabreuyer  de  bienveillance  et  d'amour  ?  Ce  choix 
S]  raisonnable  n'est  pourtant  fait ,  ni  par  la  raison ,  ni  par  la  vo- 
lonté ;  il  est  l'ouvrage  d'un  pur  instinct.  Il  n'a  pas  le  mente  de 
la  vertu,  sans  doute,  mais  il  n'en  a  pas  non  plus  l'instabilité. 
Celui  qui  durant  soixante  ans  s'est  livré  aux  seules  impressions 
de  la  nature  est  bien  sûr  de  n'y  résister  jamais. 

Si  ces  impulsions  ne  le  mènent  pas  toujours  dans  la  bonne 
nmte ,  rarement  elles  le  mènent  dans  la  mauvaise.  Le  peu  de 
vertus  qu'il  a  n'ont  jamais  fait  de  grands  biens  aux  autres ,  mais 
ses  vices  bien  plus  nombreux  ne  font  de  mal  qu'à  lui  seul.  Sa 
morale  est  moins  une  morale  d'action  que  d'abstinence  :  sa 
paresse  la  lui  a  donnée  ,  et  sa  raison  l'y  a  souvent  confirmé  : 
ne  jamais  faire  de  mal  lui  paraît  une  maxime  plus  utile,  plus 
soblime ,  et  beaucoup  plus  difficile  que  celle  même  de  faire  du 
bien  :  car  souvent  le  bien  qu'on  fait  sous  un  rapport  devient 
on  mal  sous  mille  autres  :  mais  ,  dans  l'ordre  de  la  nature  ,  il 
n'y  a  de  vrai  mal  que  le  mal  positif.  Souvent  il  n'y  .1  d'autre 
moyen  de  s'abstenir  de  nuire,   que  de  s'abstenir  tout-à-fait 
d'agir,  et  «  selon  lui ,  le  meilleur  régime ,  tant  moral  que  phy- 
sique ,  est  un  régime  purement  négatif.  Mais  ce  n'est  pas  celui 
oui  convient  à  une  philosophie  ostentatrice ,  qui  ne  veut  que 
des  œuvres  d'éclat ,  et  n'apprend  rien  tant  à  ses  sectateurs  qu'à 
beaucoup  se  montrer.  Cette  maxime  de  ne  point  faire  de  mal 
tient  de  bien  près  à  une  autre  qu'il  doit  encore  à  sa  paresse , 
mais  oui  se  change  en  vertu  pour  quiconque  s'en  fait  un  devoir  : 
c*est  ae  ne  se  mettre  jamais  dans  une  situation  qui  lui  faâ>c 
trouver  son  avantage  dans  le  préjudice  d'autrui.  Nul  homme  ne 
redoute  une  situation  pareille.  Ils  sont  tous  trop  forts ,  trop 
vertueux  pour  craindre  jamais  que  leur  intérêt  ne  les  tente  contre 
Teur  devoir 3  et,  dans  leur  fière  confiance ,  ils  provoquent  san^ 


i4o  SECOND 

crainte  les  tentations  auxquelles  ils  se  sentent  si  supérieurs.  Féli- 
citons-les de  leurs  forces ,  mais  ne  hlàmons  pas  le  faible  Jean- 
Jacques  de  n'oser  se  fier  à  la  sienne ,  et  d'ainiur  mieux  fuir  les 
tentations  que  d'avoir  à  les  vaincre ,  trop  peu  sûr  du  succès  d'un 
pareil  combat. 

Cette  seule  indolence  l'eût  perdu  dans  la  société  ,  quand  il 
n'y  eût  pas  ap])orté  d'autres  vices.  Les  petits  devoirs  à  remplir 
In  lui  ont  rendue  insupportable  ;  et  ces  petits  devoirs  négliges  lui 
ont  fait  cent  fois  pUis  de  tort,  que  des  actions  injustes  ne  lui 
en  auraient  pu  faire.  La  morale  du  monde  a  été  mise  comme 
celle  des  dévots  en  menues  pratiques,  en  petites  formules  ,  en 
étiquettes  de  procédés  qui  dispensent  du  reste.  Quiconque  s'at- 
tache avec  scrupule  à  tous  ces  petits  détails,  peut  au  surplus 
être  noir,  faux ,  fourbe,  traître  et  méchant ,  peu  importe;  pourvu 
qu'il  soit  exact  aux  règles  des  procédés,  il  est  toujours  assez 
honnête  homme.  L'amour-propre  de  ceux  qu'on  uéglige  eu  pa- 
reil cas  leur  peint  cette  omission  comme  un  cruel  outrage  ,  ou 
comme  une  monstrueuse  ingratitude;  et  tel  qui  donnerait  pour 
nu  autre  sa  bourse  et  son  sang  n'en  sera  jamais  pardonné  pour 
avoir  omis  dans  quelque  rencoutrc  une  attention  de  civilité. 
Jean-Jacques  en  dédaignant  tout  ce  qui  est  de  pure  formule ,  et 
que  font  également  bons  et  mauvais ,  amis  et  indifférons ,  pour 
ne  s'attacher  qu'aux  solides  devoirs ,  qui  n'ont  rien  de  l'usage 
ordinaire,  et  fx)nt  peu  de  sensation,  a  fourni  les  pnitextes  que 
vos  messieurs  ont  si  habilement  employés.  11  eût  pu  remplir 
sans  bruit  de  grands  devoirs  dont  jamais  personne  n'aurait  rien 
dit  :  mais  la  négligence  des  petits  soius  inutiles  a  cause  sa  perte. 
Ces  petits  soins  sont  aussi  quelquefois  des  devoirs  qu'il  u'est  pas 
permis  d'enfreindre,  et  je  ne  prétends  pas  en  cela  l'excuser.  Je 
dis  seulement  que  ce  mal  même,  qui  n'en  est  pas  un  dans  sa 
ftonrce,  et  qui  n'est  tombé  que  sur  lui,  vient  encore  de  cette 
indolence  de  caractère  qui  le  domine  ,  et  ne  lui  fait  pas  nioias 
négliger  ses  intérêts  que  ses  devoirs. 

Jean-Jacques  paraît  n'avoir  jamais  convoité  fort  ardemment 
le.fi  biens  de  la  fortune,  non  par  une  modération  dont  on  puisse    "^ 
lui  faire  honneur ,  mais  parce  que  ces  biens,  loin  de  procurer     ' 
ceux  dont  il  est  avide,  en  otent  la  jouissance  et  le  goût.   Les    ' 
pertes  réelles,  ni  les  espérances  frustrées,  ne  l'ont  jamais  fort 
affecté.  Il  a  trop  désire  le  bonheur  pour  désirer  beaucoup  Ja 
richesse;  et,  s'il  eut   quelques  momens  d'ambition,  ses  désirs 
comme  ses  eflbrts  ont  été  vifs  et  courts.  Au  premier  obstacle 
qu'il  n'a  pu  vaincre  du  premier  choc,  il  s'est  rebuté,  et,   re- 
tombant aussitôt    dans  sa   langueur  ,    il  a  oublié  ce  qu*il  ne 
pouvait  attendre.  Il  fut  toujours  si  peu  agissant ,  si  peu  propre     | 
au  manège  nécessaire  pour  réussir  en  toute  entreprise,  ({ue,  les 
choses  les  plus  faciles  pour  d'autros  devenant  toujours  difUciles    ' 
pour  liii,  sa  paresse  les  lui  rendait  impossibles  pour  lui  épar- 
fçner  les  eflbrts  indispensables  pour  les  obtenir.  Un  antre  oreiller    . 
de  paresse,  dans  toute  affaire  un  peu  longue  quoiqu'aiséc ,  était 


F 

l 

DI.VLOGll.  1,1 

{>Our  Ini  Vîncfrtîtu<]e  que  le  temps  jette  sur  les  succès  qui,  dans 
'avenir,  semblent  les  plus  assures^  mille  empêchemens  imprévus 
pouvant  à  chaque  instant  faire  avorter  les  desseins  les  mieux 
concertés,  ha.  seule  instabilité  de  la  vie  réduit  pour  nous  tons 
les  événemens  futurs  à  de  simples  probabilités.  La  peine  qu*il 
faut  prendre  est  certaine,  le  prix  en  est  toujours  douteux,  et  les 
projets  éloignés  ne  peuvent  paraître  que  des  leurres  de  dupes  à 
quiconque  a  plus  d'mdolence  que  d'ambition.  Tel  est  et  fut  tou- 
jours Jean-Jacques  ;  ardent  et  vif  par  tempérament,  il  n'a  pu 
dans  sa  jeunesse  être  exempt  de  toute  espi^ce  de  convoitise,  et 
k  c'est  beaucoup  s'il  Test  toujours,  même  aujourd'hui.  .Mais  quel- 
'  ^ae  désir  qu'il  ait  pu  former,  et  quel  qu'en  ait  pu  être  l'objet, 
A  du  premier  effort  il  n'a  pu  l'attcinare ,  il  fut  toujours  inca- 
l[     pable  d'une  longue  persévérance  à  y  a^^pirer. 

Maintenant  il  paraît  ne  plus  rieu  désirer.  Indifférent  sur  le 
reste  de  sa  carrière,  il  en  voit  avec  plaisir  approcher  le  terme  , 
mais  sans  l'accélérer  même  par  ses  souhaits.  Je  doute  que  jamais 
morte)  ait  mieux  et  plus  sincèrement  dit  à  Dieu  ,  que  ta  volonté 
9oit  faite ^  et  ce  n*est  pas,  sans  doute,  une  résignation  fort 
méritoire,  à  qui  ne  voit  plus  rien  sur  la  terre  qui  puisse  flatter 
son  creur.  Mais  dans  sa  jeunesse ,  oii  le  feu  du  tempérament  et 
de  l'âge  dut  souvent  enflammer  ses  désirs,  il  en  put  former 
d'assez  vifs,  mais  rarement  d*assez  durables  pour  vaincre  les 
obstacles  ,  quelquefois  très-surm  on  tables,  qui  l'arrêtaient.  Lu 
d<*sirant  beaucoup,  il  dut  obtenir  fort  peu ,  parce  que  ce  ne 
font  pas  les  seuls  élans  du  cœur  qui  font  atteindre  à  l'objet ,  et 
qu'il  y  faut  d'autres  moyens  qu'il  n'a  jamais  su  mettre  en  fuuvre. 
La  plus  incroyable  timidité,  la  plus  excessive  indolence,  au- 
raient cédé  quelquefois  peut-être  à  la  force  du  désir ,  s'il  nVùt 
trouvé^  dans  cette  force  même,  l'art  d'éluder  les  soins  qu'elle* 
semblait  exiger,  et  c'est  encore  ici  des  clefs  de  son  caracton? 
celle  qui  en  découvre  le  mieux  les  ressorts.  A  force  de  s'occuper 
de  l'objet  qu'il  convoite,  à  force  d'y  tendre  par  ses  désirs ,  sa 
bienfaisante  imagination  arrive  au  terme,  en  sautant  par-dessus 
les  obstacles  qui  l'arrêtent  ou  l'effarouchent.  Klle  fait  plus^ 
écartant  de  l'objet  tout  ce  qu'il  a  d'étranger  à  sa  convoitise  , 
elle  ne  le  lui  présente  qu'approprié  de  tout  point  à  son  désir.  P.ir 
l  là  ses  fictions  lui  deviennent  plus  douces  que  des  réalités  mêmes  ; 
\  elles  en  écartent  les  défauts  avec  les  difUcultés,  elles  les  lui 
[  livrent  préparées  tout  exprès  pour  lui,  et  font  que  désirer  et 
I  jouir  ne  sont  pour  lui  qu'une  même  chose.  Est-il  étonnant  qu*uii 
<  faoïnme  ainsi  constitué  soit  sans  goiit  pour  la  vie  active.'  Four 
[  lui  pourchasser  au  loin  quelques  jouissances  imparfaites  et  dou- 
L  tenues,  elle  lui  ôterait  celles  qui  valent  cent  fois  mieux,  et  sont 
toujours  en  son  pouvoir.  11  est  plus  heureux  et  plus  riche  par 
la  possession  des  Liens  imaginaires  qu'il  crée  ,  qu'il  ne  le  serait 
par  celle  des  biens ,  plus  réels  si  l'on  veut ,  mais  moins  désirable» , 
qui  existent  réellement. 

Mais  cette  même  imagination  ,  »i  riche  en  tableaux  rians  k  t 


i42  SECOND 

remplis  de  charmes ,  rejette  obstinément  les  objets  de  douleor 
et  de  peine ,  ou  du  moins  elle  ne  les  lui  peint  jamais  si  vivement 
aue  sa  volonté  ne  les  puisse  efTacer.  L'incertitude  de  l'avenir ,  et 
1  expérience  de  tant  de  malheurs,  peuvent  reffaroucher  à  Tezcèf 
des  maux  qui  le  menacent ,  en  occupant  son  esprit  des  moyens 
de  les  éviter.  Mais  ces  maux  sont-ils  arrivés?  il  les  sent  vivement 
un  moment,  et  puis  les  oublie.  £n  mettant  tout  au  pis  dans 
l'avenir,  il  se  soulage  et  se  tranquillise.  Quand  une  fois  le  mal- 
heur est  arrivé  >  il  faut  le  souffrir  sans  doute ,  mais  on  n'est  plus 
forcé  d'y  penser  pour  s'en  garantir;  c'est  un  grand  tourment  de 
moins  dans  son  ame.  En  comptant  d'avance  sur  le  mal  qu'il 
craint ,  il  en  ôte  la  plus  grande  amertume  ^  ce  mal  arrivant  le 
trouve  tout  prêt  k  le  supporter;  et  s'il  n'arrive  pas,  c'est  un  bien 

3u'il  goûte  avec  d'autant  plus  de  joie ,  qu'il  n'y  comptait  point 
u  tout.  Comme  il  aime  mieux  jouir  que  souffrir,  il  se  refuse 
aux  souvenirs  tristes  et  déplaisans,  qui  sont  inutiles,  pour  livrer 
son  cœur  tout  entier  k  ceux  qui  le  flattent;  quand  ^a  destinée 
s'est  trouvée  telle  qu'il  n'y  voyait  plus  rien  d'agréable  à  se  rap- 
peler ,  il  en  a  perdu  toute  la  mémoire ,  et  rétrogradant  vers  les 
temps  heureux  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse ,  il  les  a  souvent 
recommencés  dans  ses  souvenirs.  Quelquefois  s'élançant  dans 
l'avenir  qu'il  espère  et  qu'il  sent  lui  être  dû ,  il  tâche  de  s'en 
figurer  les  douceurs  en  les  proportionnant  aux  maux  qu'on  lui 
fait  souffrir  injustement  en  ce  monde.  Plus  souvent,  laissant 
concourir  ses  sens  à  ses  fictions,  il  se  forme  des  êtres  selon  son 
cœur;  et  vivant  avec  eux  dans  une  société  dont  il  se  sent  digne , 
il  plane  dans  l'empiréc,  au  milieu  des  objets  charmans  et  presque 
angéliques  dont  il  s'est  entouré.  Concevez -vous  que  dans  une 
ame  tendre  ainsi  disposée  les  levains  haineux  fermentent  facile* 
ment?  Non,  non,  monsieur;  comptez  que  celui  qui  put  sentir 
un  moment  les  délices  habituelles  ae  Jean -Jacques  ne  méditera 
jamais  de  noirceurs. 

La  plus  sublime  des  vertus,  celle  qui  demande  le  plus  de 
grandeur^  de  courage,  et  de  force  d'ame,  est  le  pardon  des  in- 
jures, et  l'amour  de  ses  ennemis.  Le  faible  Jean-Jacques  ,  qui 
n'atteint  pas  même  aux  vertus  médiocres,  irait-il  jusqu'à  celle- 
là  ?  Je  SUIS  aussi  loin  de  le  croire  que  de  l'affirmer.  Mais  qu'im- 
Iiorte  ,  si  son  naturel  aimant  et  paisible  le  mène  où  l'aurait  mené 
a  vertu  ?  Qu'eût  pu  faire  en  lui  la  haine  s'il  l'avait  connue?  Je 
l'ignore  ;  il  l'ignore  lui-même.  Comment  saurait-il  oii  l'eût  con- 
duit un  sentiment  qui  jamais  n'approcha  de  son  cœur?  Il  n'a 
S  oint  eu.  là-dessus  de  combat  à  rendre,  parce  qu'il  n'a  point  eu 
e  tentation.  Celle  d'ôter  ses  facultés  à  ses  jouissances,  pour  les' 
livrer  aux  passions  irascibles  et  déchirantes ,  n'en  est  pas  même 
une  pour  lui.  C'est  le  tourment  «des  cœurs  dévorés  d'amour- 
propre  ,  et  qui  ne  connaissent  point  d'autre  amour.  Ils  n'ont  pas 
cette  passion  par  choix ,  elle  les  tyrannise  ,  et  n'en  laisse  pomt 
d'autre  en  leur  pouvoir. 

Lorsqu'il  entreprit  ses  confessions,  cette  œuvre  unique  parmi 


.4 


DIALOGUE.  145 

les  hommes,  dont  il  a  profané  la  lecture  ,  en  la  prodiguant  aux 
oreilles  les  moins  faites  pour  l'entendre,  il  avait  déjà  passé 
la  maturité  de  Tâge,  et  ignorait  encore  l'adversité.  Il  a  digne- 
ment exécuté  ce  projet  jusqu'au  temps  des  malheurs  de  sa  vie  ; 
dèft-lors  il  s'est  vu  Iqrce  d'y  renoncer.  Accoutumé  k  ses  douces 
rêveries ,  il  ne  trouva  ni  courage  ni  force  pour  soutenir  la  mé-* 


l'image  que  des  temps  qu'il  verrait  renaître  avec  plaisir  :  ceux 
oti  il  fut  la  proie  des  méchans  en  seraient  pour  jamais  effacés 
avec  les  cruels  qui  les  ont  rendus  si  funestes,  si  les  maux  qu'ils 
continuent  à  lui  faire  ne  réveillaient  quelquefois ,  malgré  lui , 
l'idée  de  ceux  qu'ils  lui  ont  déjà  fait  sonfTnr.  En  un  mot,  un 
naturel  aimant  et  tendre,   une  langueur  d'ame  qui  le  porte 
aux  plus  douces  voluptés,  lui  faisant  rejeter  tout  sentiment 
douloureux ,  écarte  de  son  souvenir  tout  objet  désagréable.  Il 
n'a  pa«  le  mérite  de  pardonner  les  offenses,  parce  qu'il  les  ou- 
blie; il  n'aime  pas  ses  ennemis,  mais  il  ne  pense  point  à  eux. 
Cela  met  tout  l'avantage  de  leur  côté,  en  ce  que  ne  le  perdant 
jamais  de  rue,  sans  cesse  occupés  de  lui,  pour  l'enlacer  de  plut 
en  pins  dans  leurs  pièges,  et  ne  le  trouvant,  ni  assez  attentif 
pour  les  voir,  ni  assez  actif  pour  s'en  défendre ,  ils  .sont  toujours 
si\rs  de  le  prendre  au  dépourvu ,  quand  et  comme  il  leur  plait , 
sans  crainte  de  représailles.  Tandis  qu'il  s'occupe  avec  lui-même, 
enx  s'occupent  aussi  de  lui.  Il  s'aime,   et  ils  le  haïssent^  voilà 
l'occupation  des  uns  et  des  autres;  il  est  tout  pour  lui-même  ;  il 
est  aussi  tout  pour  eux  :  car ,  quant  à  eux ,  ils  ne  sont  rien  ,  ni 
pour  lui ,  ni  pour  eux-mêmes;  et  pourvu  que  Jean-Jacques  soit 
misérable,  ils  n'ont  pas  besoin  d  autre  bonheur.  Ainsi  ils  ont , 
eux  et  lui,  chacun  ae  leur  côté,  deux  grandes  expériences  à 
faire  ;  eux,  de  toutes  les  peines  qu'il  est  possible  aux  hommes 
d'accumuler  dans  l'ame  d'un  innocent,  et  lui ,  de  toutes  les  res- 
sources que  l'innocence  peut  tirer  d'elle  seule  pour  les  supporter. 
Ce  qu'il  j  a  d'impayable  dans  tout  cela  est  aen tendre  vos  bé- 
nins messieurs  se  lamenter,  au  milieu  de  leurs  horribles  trames , 
du  mal  que  fait  la  haine  à  celui  qiii  s'y  livre,  et  plaindre  ten- 
drement leur  ami  Jean-Jacques,  d'être  la  proie  d  un  sentiment 
aussi  tourmentant. 

U  faudrait  qu'il  fût  insensible  ou  stupide  pour  ne  pas  voir  et 
sentir  son  état  ;  mais  il  s'occupe  trop  peu  de  ses  peines  pour  s*en 
aCTecter  beaucoup.  Il  se  console  avec  lui-même  des  injustices 
des  hommes;  en  rentrant  dans  son  cœur,  il  y  trouve  des  dé- 
dommagemens  bien  doux.  Tant  qu'il  est 'seul  il  est  heureux;  et 
['  quand  le  spectacle  de  la  haine  le  navre ,  ou  quand  le  mépris  et 
[  la  dérision  l'indiraent ,  c'est  un  mouvement  passager  qm  cesse 
aussitôt  que  l'objet  qui  l'excite  a  disparu,  des  émotions  sont 

Sromptes  et  vives,  mais  rapides  et  peu  durables,  et  cela  se  voit. 
»n  coeur,  transparent  comme  le  cristal ,  ne  peut  rien  cacher 


i/,4  SECOND 

de  ce  qui  s*y  passe }  chaque  mouvement  qu'il  éprouve  se  trans- 
met à  ses  yeux  et  sur  son  visage.  On  voit  cjuand  et  comment  il 
s'agite  ou  se  calme ,  quand  et  comment  il  s  irrite  ou  s'attendrit  ; 
et  sitôt  que  ce  qu'il  voit  ou  ce  qu'il  entend  l'aifecte,  il  lui  est 
impossible  d'en  retenir  ou  dissimuler  un  moment  l'impression. 
J'ignore  comment  ii  put  s'y  prendre  pour  troni])er  quarante  ans 
tout  le  monde  sur  son  caractère;  mais  pour  peu  qu'on  le  tire  de 
sa  chère  inertie,  ce  qui  par  malheur  n'est  que  trop  aisé,  je  le 
défîe  de  cacher  à  personne  ce  qui  se  passe  au  fond  de  son  cœur, 
et  c'est  néanmoins  de  ce  même  naturel  aussi  ardent  qu'indiscret 
qu'oh  a  tiré  par  nu  prestige  admirable  le  plus  habile  hypocrite 
el  le  plus  rusé  fourbe  qui  puisse  exister. 

Cette  remarque  était  importante ,  et  j*v  ai  porté  la  plus  grande 
attention.  Le  prnnier  art  de  tous  les  médians  est  la  prudence, 
c'est-à-dire,  la  dissimulation.  Ayant  tant  de  desseins  et  de  sen- 
timens  à  c.ichcr ,  ils  savent  composer  leur  extérieur,  gouverner 
leurs  regards ,  leur  air,  leur  maintien  ,  se  rendre  maîtres  des 
apparences.  Ils  sa  veut  prendre  leurs  avantages  et  couvrir  d'un 
vernis  de  sagesse  les  noires  passions  dont  ils  sont  rongés.  Les 
cœurs  vifs  sont  bouillans,  emportés,  mais  tout  s'évapore  au 
dehors;  les  mi'chans  sont  froids ,  posés  ,  le  venin  se  dépose  et  se 
cache  au  fond  de  leurs  cœurs  pour  n'agir  qu'en  temps  et  lieu: 
îusqu*alors  rien  ne  s*exhale,  et,  pour  rendre  l'eiTet  plus  grand 
ou  plus  sur,  ils  le  retardent  à  leur  volonté.  Ces  dinerences  ne 
viennent  pas  seulement  des  tempéramens,  mais  aussi  de  la  na- 
ture des  passions.  Celles  des  cœurs  ardens  et  sensibles,  étant 
l'ouvrage  de  la  nature  ,  se  montrent  en  dépit  de  celui  qui  les  a; 
leur  première  explosion  purement  machinale  est  indépendante 
de  sa  volonté.  Tout  ce  qu'il  peut  faire  à  force  de  résistance  est 
dVn  arrêter  le  cours  avant  qu*elle  ait  produit  son  effet ,  mais 
non  pas  avant  qu'elle  se  soit  manifestée  ou  dans  ses  yeux  ,  ou  par 
sa  rougeur ,  ou  par  sa  voix ,  ou  par  son  maintien  ,  ou  par  quel- 
que antre  signe  sensible. 

Mais  l'amour-propre  et  les  mouvemens  qui  en  dérivent  n'étant 
que  des  passions  secondaires,  produites  par  la  réflexion  ,  u'^»-  * 
sent  pas  si  sen.siblement  sur  la  machine.  Voilà  pourquoi  ceux 
que  ces  sortes  de  passions  gouvernent  sont  plus  maîtres  des  ap-  ' 
parences  que  ceux  qui  se  livrent  aux  impulsions  directes  de  la 
nature.  En  général  si  les  naturels  ardens  el  vifs  sont  plus  aimans, 
ils  sont  aussi  plus  emportés,  moins  enduraus,  plus  colères;  mais 
ces  emportemens  bruyans  sont  sais  conséquence  ,  et  sitôt  que  le 
signe  de  la  colère  sVO'ace  sur  le  visage,  elle  est  éteinte  aussi  dans 
le  cœur.  Au  contraire  .  les  gens  flegmatiques  et  froids,  si  doux, 
si  patiens,  si  modérés  à  l'extérieur,  en  dedans  sont  haineux, 
vindicatifs ,  implacables;  ils  savent  conserver,  déguiser,  nourrir 
Irfur  rancuTie  jusqu'à  ce  que  le  moment  de  l'assouvir  se  présente. 
Kn  p'uéral  les  premiers  aiment  pins  qu'ils  ne  haïssent,  les  seconds 
liaissfut  beaucoup  plus  qu'ils  n  aiment,  si  tant  est  qu'ils  sachent 
ainjcr.  Lésâmes  d'une  haute  trempe  sont  néanmoins  très-souvent 


DIALOGUE.  143 

'flp  celles-ci ,  comme  supérieures  aui  passions.  Le»  vrais  sages 
»nt)t  des  hornmex  froids  ,  je  n'eu  doute  pas;  mais  dans  la  classe 
Jes  boDiiues  vulgaires,  sans  le  coiilre-ooids  de  la  seniîliUitë , 
l'aiBOur-propre  emportera  toujours  la  balance ,  et ,  s'ils  ne  restent 
nnk,  il  les  rendra  méchans. 

VoQS  me  direï  qu'il  y  a  des  hommes  vifs  et  sensibles  qui  ne 

laissent  pas  d'être  luéclians,  haineux,  et  rancuniers.  Je  n'en  crois 

nVjt,  mais  il  faut  s'entendre.  Il  y  a   deux  sortes  de  vivacité; 

'-i-Iledessenliœens  et  celle  des  idées.  Les  âmes  sensibles  s'afleclent 

l'Tlcnient  et   rapidement.   Le  sang  enttaniiuc  par  une  agi  la  (ion 

Mibile  porte  à  i  a;il ,  h  la  voix  ,   au  visage,  ces  mouvemens  im- 

piitaeus  ijui  marquent  la  passion.  Il  est  au  contraire  des  esprits 

ufs  qui  s'aisocicnt  avec  des  creur*  glaces ,  et  qui  ne  tirent  que 

da  cerveau  l'agitation  qui  parait  aussi  dans  les  yeux,  dans  le 

prste,  et  accompagne  la  parole ,  mais  par  des  signes  tout  dilFé- 

ctns  ,  pantomimes  et  coiuédicns  plutât  qu'animés  et  passionnes. 

Oux-ci,  riches  d'idées,  les  produisent  avec  une  facilité  ettrème  : 

il;  ont  la  parole  a  commandement  j  leur  esprit  toujours  présent 

■  ''raul  leur  fournît  sans  cesse  des  pensées  neuves,  des 

l'i  réponses  heureuses;  quelque  force  et  quelque  Unesse 

'  Ile  à  ce  qu'on  peut  leur  dire,  ils  étonnent  par  la  promp- 

1'-  sel  de  leurs  réparties,  et  ue  restent  jamais  court.  Dans 

^  même  de  sentiment  ils  ont  un  petit  babil  si  bien  agence 

croirait  émus  jusqu'au  fond  du  cœur,  si  cette  justesse 

!  .ï pression  n'attestait  nue  c'est  leur  esprit  seul  qui   tra— 

i  ...■>  autres,  tout  occupes  de  ce  qu'ils  sentent,  soignent 

'.  ^.    j    11  leurs  paroles  pour  les  arranser  avec  tant  d'art.  La 

]-  >  inir    liiccessioii  du  discours  leur  est  insupportable  :  ils  se  dé- 

1   ^rit  ..->nlre  la  lenteur  de  sa  marche;    il  leur  semble  dans  la 

■■   ■il-  smouvcmens  qu'ils  éprouvent  que  ce  qu'ils  sentent 

■■-'  faire  jour  et  pénétrer  d'un  ccrur  à  l'autre  sans  le  froid 

■le  la  parole.  Les  idées  se  présentent  d'ordinaire  aux 

-[-lit  en  phrases  tout  arrangées.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des 

niiiuE^ns  :  il   faut  chercher,  combiner,   choisir    un    langage 

prsfpp  k  rendre  ceux  qu'on  éprouve  ;  et  quel  est  l'homiuc  sen- 

■  Lblequi  aura  la  patience  de  suspendre  te  cours  des  affections 

j  Liî  r^igitent  pour  s'occuper  à  chaque  instant  de  ce  triage.  Une 

l'iuotion  peut  suggérer  quelquefois  des  expressions  éncr- 

'    vigoureuses;  mais  ce  sont  d'heureux  uasardi  que  les 

^  hiations  ne   fournissent   pas    toujours.    D'ailleors  un 

1 V  ement  ému  est-il  en  état  de  prêter  une  attention  nii- 

I  fout  ce  qu'on  peut  lui  dire  ,  n  tout  ce  qui  se  passe  au- 

-:■■,  pour  y  approprier  sa  réponse  ou  son  propftVJe 

t  tousseront  aussi  distraits,  aussi  étourdis,  auMi 


e  Jean-Ji 


,.1  i 


lacqi 


que  qmc 


iturel  vraiment  ardent ,   vif,  sensible,  et  tendre 
1  preste  à  la  riposte, 


fait  dans  le  tnom 
r  ilo  coeurs  sensibles  des  cerveaux  brûlés  dont  le  seul  il 


£ 


i4f,  SECOND 

êe  briller  anime  les  discours,  )es  actions ,    les  écrili,  et  qui, 

[lour  être  applaudis  des  ieunes  gens  et  des  femmes,  jouent  ie 
eur  mieux  la  sensibilité  qu'ils  n'ont  point.  Tout  entiers  à  leur 
unique  objet ,  c'est-à-dire  à  la  célébrité  ,  ils  ne  s'écliauflènt  sur 
rien  au  monde,  ne  prennent  un  véritable  intérêt  à  rieu:  leur* 
tètes ,  agitées  d'idées  rapides ,  laissent  leurs  cœnrs  vides  de  tout 
sentiment,  excepté  celui  de  l 'am  ou  impropre ,  qui,  leur  étant 
habituel ,  ne  leur  donne  aucun  mouvement  sensible  et  remai— 
dehors.  Ainsi,  tranquilles  et  de  sang-froid  sur  toutes 
ne  songent  qu'aux  avantages  relatifs  à  leur  petit  in- 
dividu ,  et ,  ne  laissant  jamais  échapper  aucune  occasion  ,  s*oc> 
cupent  sans  cesse  avec  un  succès  qui  n'a  rien  d'étonnant ,  k  ra- 
baisser leurs  rivaux,  à  écarter  leurs  concurrens,  \  briller  dans 
te  monde,  k  primer  dans  les  lettres,  et  a  déprimer  tout  ce  qui 
n'est  pas  attaché  à  leur  char.  Que  de  tels  hommes  soient  mé- 
cbans  ou  malfaisans,  ce  n'est  nas  une  merveille;  mais  qu'ils 
ênronvent  d'autre  passion  que  1  égoïsme  qui  les  domine  ,  qu'ils 
aient  une  véritable  sensibilité,  qu  ils  soient  capables  d'attache- 
ment, d*amitié,  même  d'amour,  c'est  ce  que  je  nie.  Ils  ne  savent 
pas  seulement  s'aimer  eux-mêmes  ;  ils  ne  savent  que  haïr  ce  qui 
n'est  pas  eux. 

Celui  qui  sait  régner  sur  son  propre  CTur,  tenir  tnutes  ses 
passions  sous  le  joug ,  sur  qui  l'mterêt  personnel  et  les  désirs 
sensuels  n'ont  aucune  puissance,  et  qui,  soit  en  public,  loit 
tout  seul  et  sans  lémoin ,  ne  fait  en  toute  occasion  que  ce  qui 
est  juste  et  honni'tc  ,  sans  égard  aux  vœux  secrets  de  son  cccur  ; 
'     -là  seul  est  homniA  vertueux.   S'il  existe,  je  m'en  réjouis 


pour  l'honneur  de  l'espèce  humaine.  Je  sais  que  des  foules 
«l'hoinmes  vertueux  ont  jadis  existé  sur  la  terre;  je  sais  que 
Fénélon  ,  Catinat ,  d'autres  moins  connus  ,  ont  honoré  les  siècles 


lodenies  ,  et  parmi  nous  j'ai  vu  Georges  Keith  suivre  encore 
leurs  sublimes  vestiges.  A  cela  prés ,  je  n'ai  vu  dans  les  appa- 
rentes vertus  des  hommes  que  forfanterie  ,  hypocrisie  et  vanité. 
Mais  ce  qui  se  rapproche  un  peu  plus  de  nous,   ce  qui  est  dn 
moins  beaucoup  plus  dans  l'ordre  de  la  nature  ,  c'est  un  igorlel 
bien    né  qui  na   reçu  du  ciel  que   des  passions  expansivec  et 
douces,  que  des  pcnchans  aimans  et  aimables  ,  qu'un  cœvr ar- 
dent à  désirer,  mais  sensible,  aflectueux  dans  sfi  désirs,  qii  . 
n'a  que  faire  de  gloire  ni  de  trésors,  maiï  de  jouissances  réelles,  4 
de  véritables  attaclieiiiens,  et  qui  ,  comptant  pour  rien  l'apn»-  J 
rencc  des  choses  et  pour  peu  l'opinion  det  hommes  ,  cherche  na  I 
bonheur  en  dedans  sans  égard  aux  usages  suivis  et  aux  préjugM  I 
reçus. ^t  homme  ne  sera  pas  vertueux  ,  puisqu'il  ne  vaincra  gai^ 
ses  penchans  ;  mais ,  en  les  saivant ,  il  ne  fera  rien  de  contrai-^* 
il  ce  que  ferait ,  en  surmofitant  les  siens ,  celui  qui  n'ecoiile  q' 
la  vertu.  La  bonté,  la  camiqisérativn ,  la  générosité,  ce*  f 
mll-rcs  inclinations  de  la  nature  ,  qui  ne  sout  que  des  étn^  ^ 
lions  de  l'aïuour  de  soi,  ne  s'érigeront  point  dans  sa  **•  ' 
iraustères  devoir»  ,  mail  «lies  seront  dei  besoini  JS  M 


DIALOGUE.  ,4- 

qu'il  satisfera  plus  pour  son  propre  bonheur  que  par  un  prin- 
cipe d'humanité  qu'il  ne  songera  guère  à  rcUuire  en  relies. 
L  instinct  de  la  nature  est  moins  pur  peut-élre,  mais  certaine- 
ment plus  sur ,  que  la  loi  de  la  vertu  :  car  on  le  met  souveut  eu 
coDtradiction  avec  ion  devoir,  jamais  avec  son  peiiciiout ,  pour 
mal  faire. 

L'homme  de  la  nature  éclairé  par  la  raison  a  <Tes  appétits  plus 
délicata,  mais  non  moins  simples  que  dans  sa  preinicre  grossiiv 
reté.  Les  fantaisies  d'autorité,  de  célébrité,  de  prééminence, 
ne  loat  rien  pour  luij  il  ne  veut  être  connu  que  pour  être  aimé; 
il  ne  veut  être  loué  que  de  ce  qui  est  vraiment  louable  et  qu'il 
possède  en  effet.  L'esprit,  les  talens  ne  sont  pour  lui  que  des 
ornemens  du  mérile ,  et  ne  le  constituent  pas.  Us  sout  des  déye- 
loppemeni  nécessaires  dans  le  progrès  des  clioses  et  qui  ont  leurs 
avanta^s  pour  les  agrémens  de  la  vie,  mais  subordonnés  aux 
facultés  plus  précieuses  qui  rendent  l'homme  vraiment  sociable 
et  bon,  et  qui  lui  font  priser  l'ordre  ,  la  justice,  la  droiture  et 
l'innocence  au-deuus  de  tous  les  autres  biens.  L'homme  de  la 
nature  apprend  à  porter  en  toute  chose  le  joug  de  la  nécessité 
et  à  t'y  soumettre  ,  à  ne  murmurer  jamais  co  .tre  la  providence, 
qui  commença  par  le  combler  de  dons  précieux,  qui  promet  k 
son  cmur  des  biens  plus  précieux  encore ,  luiiis  qui ,  pour  répa- 
rer les  injustices  de  fa  fortune  et  des  hommes  ,  clioisu  .ton  heure 
et  non  pas  la  notre,  et  dont  les  vues  sont  trop  au-dessus  de  nous 
poDF  qu'elle  nous  doive  compte  de  ses  moyen'^.  L'homme  de  la 
nature  est  assujetti  par  elle  el  pour  sa  propre  conservation  à 
dct  transports  irascibles  et  momeiilnnés,  a  la  coli-re  ,  àl'eiupnr- 
tement,  à  l'indignation  ,  jamai.s  à  des  sentiment  haineux  el  du- 
rables, nuisibles  à  cfilui  qui  eo  est  la  proie  cl  a  celui  qui  en  est 
l'objet ,  et  qui  ne  mènenl  qu'au  iniil  et  à  la  destrai:linn  sans  ser- 
Ttr  au  bien  ni  à  la  conservation  de  persuiine.  Liilin  l'tioiiimc  de 
le  nsittire ,  sans  épuiser  ses  débiles  forces  à  se  coiiKlruirc  ici-bas 
de»  tabernacles,  iîe&  machines  éiiormesdebonlieur  ou  île  plaisir, 
jouit  de  lui-même  et  de  son  exislFnce,  sans  grand  souci  de  ce 
mi'an  pensent  les  hommes  ,  ei  sans  grand  soin  de  l'avenir. 

Te]  j'ai  vu   l'indolent  Jeao-Jacqufs,   sans   alléctaLion ,   sans 
apprit,  livré  par  goilt  à  tes  douces  rêveries,  pensant  profondé- 
ment quelquefois,  mais  toujours  avec  }jlusde  laligiie  que  de  plai- 
sir, etaimant  mienx  se  laisser  gouverner  par  <iuc  iiuaginalion 
que  de  gouverner  avec  effort  sa  tête  par  la  raison.  Je 
mener  par  goAt  une  vie  égale,  simple,  et  routinière, 
^•■'rebuter  jamais.  L'unifomiLté  de  cette  vie  et  la  douceur 
troBV«  iBOBtrent  que  mu  ame  est  en  paix,  fi'il  était  mal 

"  "-* ';  enfin  d'j  vivre;  il  lui  faudrait  des 

«nùt  chercher  :  et  si ,  par  un  tour 

«tioiit  à  s'imposer  ce  genre  de 

*lt  de  cette  contrainte  sur 

\.  11  jaunirait ,  il  langui' 

Mrireit.  Au  contraire. 


i48  SECOND 

il  M  porte  mieux  qu'il  ne  fit  jamais  (i).  Il  n'a  plus  ces  sonfirancM 
habituelles ,  cette  maigreur ,  ce  teiut  pâle ,  cet  air  mourant  qu'il 
eut  constamment  dix  ans  de  sa  vie  ,  c  est-à-dire  pendant  tout  le 
temps  qu'il  se  mêla  d'écrire ,  métier  aussi  funeste  k  sa  constitu- 
tion que  contraire  à  songodt,  et  qui  l'eût  enfin  mis  au  tombeau 
s'il  l'eût  continué  plus  long-temps.  Depuis  qu'il  a  repris  les  dous 
loisirs  de  sa  jeunesse  il  en  a  repris  )a  sérénité;  il  occupe  son  corps 
et  repose  sa  Xétt;  il  s'en  trouve  bien  à  tous  égards.  En  un  mot , 
comme  j'ai  trouvé  dans  ses  livres  l'homme  de  la  nature,  j'ai 
trouvé  dans  lui  l'homme  de  ses  livres ,  sans  avoir  eu  besoin  de 
chercher  expressément  s'il  était  vrai  qu'il  en  fût  l'auteur. 

Je  n'ai  eu  qu'une  seule  curiosité  que  j'ai  voulu  satisfaire  ;  c'est 
au  sujet  du  Devin  du  Village.  Ce  que  vous  m'aviez  dit  là-dessui 
m'avait  tellementfrappé  que  je  n'aurais  pas  été  tranquille,  si  je 
ne  m'en  fusse  particulièrement  éclairci.  On  ne  conçoit  guère 
comment  un  homme  doué  de  quelque  génie  et  de  talens,  par  les- 
quels il  pourrait  aspirer  à  une  gloire  méritée ,  pour  se  parer 
efirontément  d'un  talent  qu'il  n'aurait  pas ,  irait  se  fourrer  sans 
nécessité  dans  toutes  les  occasions  de  montrer  là-dessus  son  inep- 
tie. Mais  qu'au  milieu  de  Paris  et  des  artistes  les  moins  disposét 
Four  lui  àVinduIgcnce  ,  un  tel  homme  se  donne  sans  façon  pour 
auteur  d'un  ouvrage  qu'il  est  incapable  de  faire  ;  qu'un  homme 
aussi  timide,  aussi  peu  sufEsaot,  s'érige  parmi  les  maîtres  en  pré- 
cepteur d'un  art  auquel  il  n'entend  rien  et  qu'il  les  accuse  de  ne 
pas  entendre,  c'est  assurément  une  chose  «les  plus  incroyable) 
que  l'on  puisse  avancer.  D'ailleurs  il  y  a  tant  de  bassesse  k  x 
parer  ainsi  des  dépouilles  d'antrui;  cette  manœuvre  suppose  tant 
de  pauvreté  d'esprit,  une  vanité  si  puérile,  un  jugement  si 
borné ,  que  quiconque  peut  s'y  résoudre  ne  fera  jamais  rien  de 
grand,  d'élevé,  de  beau  dans  aucun  genre  ,  et  que,  malgré 
toutes  mes  observations,  il  serait  toujours  resté  impossible  à  ma 
yeux  que  Jean-Jacques  se  donnant  faussement  pour  l'auteur  ia 
Devin  du  Village  eût  fait  aucun  des  autres  écrits  qu'il  s'attribue, 
et  qui  certainement  ont  trop  de  force  et  d'élévation  pouraroir 
pu  sortir  de  la  petite  tête  d'un  petit  pillard  impudent.  ToulceÛt 
me  semblait  tellement  incompatible  que  j'en  revenais  touionnS 


na  première  consequi 

Uuecho.sc  encore  animait  le  «le  rie  mes  recherches.  L'a_ 
<lu  Devin  du  Village  n'est  pas,  quel  qu'il  soit ,  un  auteur  a_. 
naire  ,  non  plus  que  celui  desautres  ouvragesqui  portent  lemit.^ 
nom.  Il  y  a  dans  cette  pièce  une  douceur,  unrharme,,  une  Ml| 
plicitc  surtout,  qui  la  distinguent  sensiblement  de  toute  «._, 
production  du  même  genre.  11  n'y  a  dans  lei  pargles  ni  litd 
tioni  vives,  ni  belles  sentences,  ni  pompeuse  morale  s  il  a'K 
dans  la  musique  ni  traits  savans,  ni  morceaux  do  travail,! 
cliauls  tourne»,  ni  harmonie  pathétique.  Lt  sujet  en  est  f 
(i)  Tout  I  Min  terme  ici-bsi.  Si  ma  »«nl£  décline,  cl  lucconibBe 
soDi  lauid'nffliciionB  iius  rtllche ,  il  restera  loujonn  jiwtaaitl  m 
KÙsicté  si  luDg-teniiit,  ,^_^^^^ 


DIALOGUE.  ,.',,y 

aiique  i^u'attentlrissant ,  et  cependant  la  pièce  toucbe  ,  remu«, 
aitenJril  [iisqu'am  larmes:  on  se  sent  ému  sans  savoir  pour— 
>[Uoi.  D'oïl  ce  charme  secret  qui  coule  ainsi  dans  les  ci^urq 
lire-t— il  sa  soarce?  Celte  source  unique  oii  nul  autre  n'a  puisé 
n'est  pas  celle  de  l'Hippocrcne  :  elle  vient  d'ailleurs.  L'auteur 
«laîtêlre  aussi  singulier  que  la  pièce  est  originale.  Si  .connaissant 
âfii  Jean-Jacques ,  j'avais  vu  pour  la  première  fois  le  Devin  dii 
>'i]ligc  sans  qu'on  m'en  nommât  l'auteur ,  j'aurais  dit  sans  ba- 
lancer ,  c>st  celui  de  la  nouvelle  Héloïse,  c'est  Jean-Jacques  ,  et 
cenepeulôtre  que  lui.  Colette  intéresse  et  touche  comme  Julie, 
sans  uia^ic  de  situations,  sans  apprêt*  d'événemens  romanes- 
ques; même  naturel  ,  même  douceur,  même  accent  :  elles  sont 
t/ruriiou  je  serais  Iwen  trompé.  Voilà  ce  que  j'aui 


f.  Mai 


e  Jean-JacqT 


i  dit  ou 


donne  faussement   pour  l'auteur  de  cette  pièce,  et  qu'eFle  est 
"  ■  autre  :  qu'on  me  le  montre  donc  cet  autre-là ,  que  je  voie 
nent  il  est  fait.  Si  ce  n'est  pas  Jean-Jacques,  il  doit  du 
1  lui  ressembler  beaucoup  ,  puisque  leurs  productions  ,  si 
^KÏiules,  si  caractérisées,  se  ressenibleut  si  fort,   It  est  vrai 
le  jr  ne  puis  avoir  vu  des  productions  de  Jean^acqucs  en  mu— 
jM,  puisqu'il  n'en  sait  pas  faire;  mais  je  suis  sâr  que  ,  s'il  en 
l^iit  uire,  elles  auraient  un  caractère  très -approchant  de 
i.  A  m'en  rapporter  à  mon  propre  jugement ,  celle  mu- 
te ett  de  lui:  par  les  preuves  que  l'on   me  donne,  elle  n'en 
Hpui  que  dois-je  croire?  Je  résolus  de  m'éclaîrcir  si  bien  par 


r  cet  artid< 
l'y  suis  pris 


nu.l 
delà 


façon  I; 


Hle,ct  je  II 
Jwy  parvenir. 

fin  Fs.  Bien  n'est  plus  simple.  Vous 
i  avei  présenté  de  ' 


pAt  rester  là-dessus  aucun 
plus  courte ,  ta  plus  sûre 


|Ci^l  ne  faisait  que  barbouiller , 


tout  le 


Roiss.  Ce  n'est 
de  cela  non  plus  < 

£saéhe,  pouruni 
ail  en  donnant  de  la  musique  pour  être  de  li 
pior  en  savoir  faire.  Voîlii  ce  que  j'avais  à  " 
pooc  proposé  de  la  musiqi 


avez  tiré  la  conséquence  , 
n'était  point 


;  que  ]  ai  lail 

ait  ;  car  il  ne  s'est  pas  donne,   que 

ni  DDur  un  chantre  de  cathédrale. 

,  il  s'est  donné 

rifîer.  Je  lui  aï 

à  faire.  C'était 

^SJBft-i  ce  me  semble,   aussi  directement  qu'il  était  possible  au 

^poînt  de  la  question.  Je  l'ai  prié  de  composer  cette  musiqur    ', 

loui  présence  sur  des  paroles  qui  lui  étaient  inconnues  et  que 

^bîai  fournirs  sur-le-champ. 

•  Vous  avier.  bien  de  la  bonté;  car 
avait  pas  lire  la  musique,  n'était-ce  pas  vous  assurer  de 
'€  qu'il  n'en  savait  pas  composer? 
PÏOVBS.  Je  n'en  sais  rien;  \e  ae  vois  nulle  impossibilité  qu'un 
nae  trop  plein  de  ses  propres  idées  ne  saclieni  saisir,  ni  rendre 
S\a  des  autres  ;  et  puisque  ce  n'est  pas  faute  d'esprit  (lu'il  sait 
t  mal  parler ,  ce  peut  aussi  n'être  pas  par  i^orance  qu  il  lit  si 


i5a  SECOND 

Tual  la  mnsîqDe.  Mais  ce  que  je  sais  bien  ,  c'est  qne ,  si  de  Tacte* 
au  possible  la  conséquence  est  valable ,  lui  voir  sous  mes  yeux 
composer  de  la  musique  était  m'assurer  qu'il  en  savait  composer. 

LeFr.  D'honneur  y  voici  qui  est  curieux  !  Hé  bien ,  monsieur, 
de  quelle  dcfaile  vous  paya-t-il?  Il  fit  le  fier,  sans  doute,  et 
rejota  la  proposition  avec  hauteur? 

BoLss.  Non  ,  il  voyait  trop  bien  mon  motif  pour  pouvoir  s'en 
offenser ,  et  me  parut  même  plus  reconnaissant  qu'humilié  de  ma 
proposition.  Mais  il  me  pria  de  comparer  les  situations  et  les 
âges.  «  Considérez  ,  me  dit-il ,  quelle  différence  vingt-cinq  ans 
n  d'intervalle,  de  longs  serremens  de  corar  ,  les  ennuis,  le  dc-> 
H  couragement ,  la  vieillesse ,  doivent  mettre  dans  les  produc- 
M  tions  du  même  homme.  Ajoutez  à  cela  la  contrainte  que  vous 
»  m'imposez  ,  et  qui  me  plaît  parce  que  j'en  vois  la  raison^  mais 
M  qui  n'en^  met  pas  moins  des  entraves  aux  idées  d'un  homme 
»  qui  n'a  jamais  su  les  assujettir,  ni  rien  produire  qu'à  sou 
>»  neure  ,  à  son  aise  ,  et  à  sa  volonté.  » 

Le  Fr.  Somme  toute ,  avec  de  belles  paroles  il  refusa  l'épreuve 
proposée  ? 

Rouss.  Au  contraire ,  après  ce  petit  préambule  il  s*y  soumit 
de  tout  son  cœur,  et  s'en  tira  mieux  qu'il  n'avait  espéré  lui— 
même.  11  me  fit ,  avec  un  peu  de  lenteur ,  mais  moi  toujours 
présent ,  de  la  musique  aussi  fraîche ,  aussi  chantante,  aussi  bien 
traitée  ,  que  celle  du  Devin  ,  et  dont  le  style  assez  semblable  à 
celui  de  cette  pièce,  mais  moins  nouveau  qu'il  n'était  alors,  est 
tout  aussi  naturel,  tout  aussi  expressif,  et  tout  aussi  agréable. 
Il  fut  surpris  lui-même  de  son  succès.  ««  Le  désir  ,  me  dit-il  , 
)*  que  je  vous  ai  vu  de  me  voir  réussir  m'a  fait  réussir  davantage, 
w  La  défiance  m'étourdit ,  m'appesantit  et  me  resserre  le  cer- 
w  veau  comme  le  copur^  la  confiance  m'anime,  m'épanouit ,  et 
M  me  fait  planer  sur  des  ailes.  Le  ciel  m'avait  fait  pour  l'amitié  : 
»  elle  eût  donné  un  nouveau  ressort  à  mes  facultés,  et  j'aurais 
M  doublé  de  prix  par  elle.  •» 

VoiHi ,  monsieur,  ce  que  j'ai  voulu  vérifier  par  moi-même. 
Si  cette  expérience  ne  siimt  pas  pour  vous  prouver  qu'il  a  fait  le 
Devin  du  Village,  elle  suffit  au  moins  pour  détruire  celle  des 
preuves  qu'il  ne  l'a  pas  fait  à  laquelle  vous  vous  en  êtes  tenu. 
Vous  savez  pourquoi  toutes  les  autres  ne  font  point  autorité 
pour  moi  :  mais  voici  une  autre  observation  qui  achève  de  dé- 
truire mes  doutes,  et  me  confirme  ou  me  ramené  dans  mon  an- 
cienne persuasion. 

Après  cette  épreuve,  j'ai  examiné  toute  la  mnsique  qu'il  » 
composée  depuis  son  retour  k  Paris,  et  qui  ne  laisse  pas  de  (aire 
un  recueil  considérable,  et  j'y  ai  trouvé  une  uniformité  de  style 
et  de  faire ,  (jui  tomberait  quelquefois  dans  la  monotonie  si  elle 
n'était  autorisée  ou  excusée  par  le  grand  rapport  des  paroles 
dont  il  a  fait  choix  le  pins  souvent.  Jean- Jacques,  avec  un 
cœur  trop  porté  à  la  tendresse  ,  eut  toujours  un  ffoàt  vif  pour  la 
vie  champêtre.  Toute  sa  musique,  quoique  vanée  selon  les  su- 


DIALOGUE.  iSi 

]>U ,  porte  une  empreinte  de  ce  goAt.  On  croît  entendre  l'ac- 
ceat  pastorftl  des  mpeaux,  et  cet  accent  te  fait  partout  sentir  le 
mfme  que  dans  le  Devin  du  Village.  Ua  connaisseur  ne  peut  pas 
plus  s'y  tromper  qu'on  ne  te  trompe  au  faire  des  peintres.  Toute 
cette  musique  a  aailleurs  une  simplicité,  j'oserais  dire  une  vé- 
rité, que  n'a  parmi  nous  nulle  autre  musique  moderne,  Noii- 
senlement  elle  n'a  besoin  ni  lie  trilles,  ni  de  petites  notes,  ni 
d'agrémens  ou  de  fleurtis  d'aucune  espèce,  mais  elle  ne  peut 
mraie  rien  supporter  de'tout  cela.  Toute  son  expression  est  dans 
lei  seules  nuances  du  fort  et  du  doux,  vrai  caractère  d'une 
bonne  mélodie  i  cette  mélodie  y  est  toujours  une  et  bien  mar- 
qaée ,  les  accompagnement  l'animent  sans  l'olTusquer.  On  n'a  pat 
besoin  de  crier  sans  cesse  aux  accompagnateurs,  doux,  plus 
doux.  Tout  cela  ne  convient  encore  qu'au  seul  Dévia  du  Village. 
S'il  n'a  pas  fait  cette  pièce ,  il  faut  donc  qu'il  en  ait  l'auteur 
toujours  à  ses  ordres  pour  lui  cooiposer  de  nouvelle  musique 
toutes  les  fois  qu'il  lui  plaît  d'en  produire  sous  son  nom,  car  il 
n'y  a  que  lui  seul  qui  en  fasse  comme  celle-là.  Je  ne  dis  pas 
qu'en  épluchant  bien  toute  cette  musique  on  n'y  trouvera  ni 
reuemblances ,  ni  réminiscences  ,  ni.  traits  pris  ou  imités  d'autres 
antenrt;  cela  n'est  vrai  d'aucune  musique  que  je  connaisse. 
Mail ,  soit  que  ces  imitations  soient  des  rencontres  fortuites  on 
de  vrais  pillages,  je  dis  que  la  manière  dont  l'auteur  les  emploie 
les  lui  approprie  ;  je  dis  que  l'abondance  des  idéf'S  dont  il  est 
plein  ,  et  qu  il  associe  à  ceiles-li  ,  ne  peut  laisser  supposer  que 
ce  «oit  par  stérilité  de  son  propre  fonds  qu'il  se  les  attribue  j 
c*«t  paresse  ou  précipitation  ,  mais  ce  n'est  pas  pauvreté  :  il  lui 
ett  trop  aisé  de  produire  pour  avoir  jamais  besoin  de  piller  (i). 

(l)  Il  y  ■  troii  titaU  marceaox  dans  It  Devin  du  Village  i|Ui  ne  sont 
Ma  nniquoDiert  de  moi ,  cnmine  dci  le  commencpinciil  je  Vai  dit  sans 
cMae  1  tout  le  raonâe  ;  lam  trait  dans  \e  dUertisHnient  :  I*.  tes  jataUt 
deb  cbanaon,  qui  sont,  an  partie,  et  du  moins  l'idi'e  <-t  le  refraîu  ,  de 
M.  CoWi;  i'.  les  paroles  de  l'arielte,  qui  «ont  de  M.  Cahusac  ,  lequel 
m'angagea  à  fiire  sprès  coup  celle  arielle ,  pour  complaire  k  madEuioiwIIc 
Fd  ,  qui  ne  plii|inait  qu'il  u'y  avait  rien  de  brillant  pour  aa  <oix  dam 
■on  rh\t\S',  el  l'entrée  des  bergères,  que,  sor  les  -vivei  instances  de  M. 
d'Holbach  ,  j'arrangeai  sur  une  piice  de  clavecin  d'un  recueil  qu'il  oie 
{VÉsntIk.  le  ne  dirai  pasquelleéuîirinlention  ilaM.  d'Holbacb.maii  il 
~-  prewa  si  fort  d'emplover  quelque  clionedeca  recueil, que  ie  no  pus, 
Movlle  bagatelle,  leaisler  obstinémentà  «on  dfiir,  rour  la  romancp, 
»_lB'a  f»il  lirer  ,  lanlùt  do  Suisse,  lanlàl  Ae.  Languf.loc ,  taolùl  de 
«amea.  et  lanlôt  de  ie  uc  sais  oi\,je  ne  l'ii  lirce  que  de  ma  lèle, 
ne  toute  la  pièce.  Je  ta  composai ,  revenu  depuis  peu  d'Italie,  psa* 
t  la  mii>ii]iiq  que  j'v  avait  entendoe,  et  dont  on  n'avait  encore 
uiBMincd  k  Paris.  Quand  cette  connaissance  rommenga  de  s'y 
■  aurait  bieijl6t  découvert  me»  pillages,  si  j'avais  f*il  comme 
r»  frfl.içaia ,  paioe  qu'ils  soot  pauvre»  (l'idéea,  qu'il» 

,  .   nètne  le  vrai  chant,  el  que  leur»  acrompagn^men»  ne 

•■■t  qa*da  barboutUagp.  On  aeul'impndane*  de  mellreen  grande pompn 

'Il  la  romance  do  M.  Verne»,  uolir  faire  croii» 

tit.  Tonte  ■>•  réponse  a  été  de  faire  à  cette 


iSa  SECOND 

Je  lui  aï  conseillé  de  rassembler  toute  cette  musique  et  ie 
chercher  à  s'en  défaire  pour  s'aider  à  vivre  quand  il  ne  pourra 
pins  continuer  son  travail ,  mais  de  tâcher  sur  toute  chose  que  ce 
recueil  ne  tombe  qu'en  des  mains  fidèles  et  sAres  qui  ne  le  lais- 
sent ni  détruire ,  m  diviser  :  car  ,  quand  la  passion  cessera  de 
dicter  les  jugemens  qui  le  regardent ,  ce  recueil  fournira ,  ce  me 
semble  ,  une  forte  preuve  que  toute  la  musique  qui  le  compose 
est  d'un  seul  et  même  auteur  (i). 

Tout  ce  <|ui  est  sorti  de  la  plume  de  Jean-Jacques  durant  son 
effervescence  porte  une  empreinte  impossible  à  méconnaître  ,  et 

S  lus  impossible  à  imiter.  Sa  musique  ,  sa  prose ,  ses  vers ,  tout  ^ 
ans  ces  dix  ans  ,  est  d'un  coloris,  d'une  teinte  ,  qu'un  autre  ne 
trouvera  jamais.  Oui ,  je  le  répète  ,  si  j'ignorais  quel  est  l'au- 
teur du  Devin  du  Village  je  le  sentirais  a  cette  conformité.  Mon 
doute  levé  sur  cette  pièce  achève  de  lever  ceux  qui  pouvaient 
me  rester  sur  son  auteur.  La  force  des  preuves  qu'on  a  qu'elle 
n'est  pas  de  lui  ne  sert  plus  qu'à  détruire  dans  mon  esprit  celle 
des  cnmes  dont  on  l'accuse ,  et  tout  cela  ne  me  laisse  plus  qu'une 
surprise  ;  c'est  comment  tant  de  mensonges  peuvent  être  si  bien 
prouvés. 

Jean-Jacques  était  né  pour  la  musique  ,  non  pour  y  payer  de 
sa  personne  dans  l'exécution ,  mais  pour  en  hâter  les  progrès  et 
y  faire  des  découvertes.  Ses  idées  dans  l'art  et  sur  l'art  sont  fé- 
condes ,  intarissables.  Il  a  trouvé  des  méthodes  plus  claires ,  plus 
commodes  ,  plus  simples  ,  qui  facilitent ,  les  unes  la  composi- 
tion ,  les  autres  l'exécution  ,  et  auxquelles  il  ne  manque  pour 
être  admises  que  d'être  proposées  par  un  autre  que  lui.  Il  a  fait 
dans  Tharmonie  une  découverte  qu'il  ne  daigne  pas  même  an- 
noncer, sûr  d'avance  qu'elle  serait  rebutée,  ou  ne  lui  attire- 
rait, comme  le  Devin  du  Village  ,  que  l'imputation  de  s'empa- 
rer du  bien  d'autrui.  Il  fera  dix  airs  sur  les  mêmes  paroles  sans 
que  cette  abondance  lui  coûte  ou  Tépuise.  Je  l'ai  vu  lire  aussi  fort 
bien  la  musique ,  mieux  que  plusieurs  de  ceux  qui  la  professent. 

romance  deux  autres  aire  meillenra  que  celui*là.  Mon  argument  est 
simple  :  rrlui  qui  a  fait  les  deux  meilleurs  airs  n*avait  pas  besoin  de  fr'at- 
triburr  faussement  le  moindre. 

(i)  J*ai  mis  fidèlement  dans  ce  recueil  toute  Li  musique  de  toute  espèce 
que  )'ai  composée  depuis  mon  retour  à  Paris ,  et  dont  j'aurais  beaucoup 
retranché  si  )e  n'y  avais  laissé  que  ce  qui  me  parait  bon  ;  mais  j'ai  vouln 
ne  rien  omettre  de  ce  que  j'ai  réellement  fait ,  afin  qu'on  en  pût  discerner 
tout  ce  qu'on  m'attribue,  aussi  faussement  qu'impudemment  mênœ  ,  en 
ce  genre,  dans  le  public,  dans  les  journaux,  et  jusqucs  dans  les  recueils 
de  mes  propres  écrits.  Pourvu  que  les  paroles  soient  grossières  et  malhoo- 
nétes  ,  pourvu  que  les  airs  soient  maussades  et  plats ,  on  m'accordera 
volonliers  le  talent  décomposer  de  cette  musiqne-là.  On  affectera  même  de 
m'ait ribuer  des  airs  d'un  bon  chant  fiiits  par  d'autres,  pour  faire  croire 
que  je  me  les  attribue  moi-même  ,  et  que  je  m'approprie  les  ouvrages 
d'autrui.  M'ôter  mes  productions  et  m'attribuer  les  leurs  a  clé  depuis 
vingt  ans  la  manoeuvre  la  plus  constante  de  ces  messieurs ,  et  la  plus  sûre 
pour  me  décrier. 


DIALOGUE.  i53 

n  anra  même  en  cet  art  Vimpromptu  de  l'exc'ctitîon  ^\  lai 
manque  en  toute  autre  chose ,  quand  rien  ne  rintimulcra  , 
quand  rien  ne  troublera  cette  présence  d'esprit  qu'il  a  si  rare- 
ment ,  qu'il  perd  si  aisément  y  et  qu'il  ne  peut  plus  rappeler  des 
qu'il  l'a  perdue.  Il  y  a  trente  ans  qu'on  l'a  vu  dans  Paris  chanter 
tont  à  livre  ouvert.  Pourquoi  ne  le  peut-il  plus  aujourd'hui? 
Cest  qu'alors  personne  ne  doutait  du  talent  qu'aujourd'hui  tont 
le  noionde  lui  refuse ,  et  qu'un  seul  spectateur  malveillant  suf&t 
pour  troubler  sa  tête  et  ses  yeuic.  Qu'un  homme  auquel  il  aura 
confiance  Ini  présente  de  la  musique  qu'il  ne  connaisse  point  : 
je  parie ,  à  moms  qu'elle  ne  soit  baroque  ou  qu'elle  ne  dise  rien , 
qa  il  la  déchiffre  encore  à  la  première  vue  et  la  chante  passable- 
ment. Mais  si ,  lisant  dans  le  cœur  de  cet  homme ,  il  le  voit  mal 
intentionné  ,  il  n'en  dira  pas  une  note  ;  et  voilà  parmi  les  spec- 
tateurs la  conclusion  tirée  sans  autre  examen.  Jean-Jacques  est 
sur  la  musique  et  sur  les  choses  qu'il  sait  le  mieux  comme  il 
était  jadis  aux  échecs.  Jouait-il  avec  un  plus  fort  que  lui  qu'il 
croyait  plus  faible  ,  il  le  battait  le  plus  souvent  )  avec  un  plus 
faible  qu'il  croyait  plus  fort  ,  il  était  battu  :  la  sufhsance  des 
antres  l'intimide  et  le  démonte  infailliblement.  En  ceci  l'opinion 
l'a  toujours  subjugué  ,  ou  plutôt ,  en  toute  chose  ,  comme  il  le 
dit  lui-même  ,  c'est  au  degré  de  sa  confiance  que  se  monte  celui 
de  ses  facultés.  Le  plus  grand  mal  est  ici  que,  sentant  en  lui  sa 
capacité  ,  pour  desabuser  ceux  qui  en  doutent ,  il  se  livre  sans 
crainte  aux  occasions  de  la  montrer ,  comptant  toujours  pour 
cette  fois  rester  maître  de  lui-même  ,  et ,   toujours  intimidé , 

3noî  qu'il  fasse ,  il  ne  montre  que  son  ineptie.  L'expérience  là- 
essas  a  beau  l'instruire ,  elle  ne  l'a  jamais  corrige. 
l.jes  dispositions  d'ordinaire  annoncent  l'inclination  et  récipro- 
quement. Cela  est  encore  vrai  chez  Jean-Jacques.  Je  n'ai  vu  nul 
homme  aussi  passionné  que  lui  pour  la  musique ,  mais  seule- 
ment pour  celle  qin  parle  à  son  cœur  ;  c'est  pourquoi  il  «nîme 
mieux  en  faire  qu  en  entendre  ,  surtout  à  Paris  ,  parce  qu'il  n'y 
en  a  point  d'aussi  bien  appropriée  à  lui  que  la  sienne.  Il  la 
chante  avec  une  voix  faible  et  cassée  ,  mais  encore  animée  et 
donce  'y  il  l'accompagne  ,  non  sans  peine  ,  avec  des  doigts  treni- 
blans  ,  moins  par  I^ffet  des  ans  que  d'une  invincible  timidité. 
n  se  livre  à  cet  amusement  depuis  quelques  années  avec  plus 
d'ardeur  que  jamais,  et  il  est  aisé  de  voir  qu'il  s'en  fait  une  ai- 
mable diversion  à  ses  peines.  Quand  des  sentimens  douloureux 
affligent  son  cœur,  il  cnerche  sur  son  clavier  les  consolations  que 
les  hommes  lui  refusent.  Sa  douleur  perd  ainsi  sa  sécheresse  ,  et 
loi  fournit  à  la  fois  des  chants  et  des  larmes.  Dans  les  rues ,  il  se 
distrait  des  regards  insultans  des  passans  en  cherchant  des  airs 
dans  sa  tête  j  plusieurs  romances  ne  sa  façon  d'un  chant  triste 
et  languissant ,  mais  tendre  et  doux  ,  n'ont  point  eu  d'autre 
origine.  Tont  ce  qui  porte  le  même  caractère  lui  plaît  et  le 
:harme.  H  est  passionné  pour  le  cliaiit  du  rossignol  ;  il  aime  les 
gémissemens  de  la  tourterelle ,  et  les  a  parfaitement  imités  dans 


i54  SECOND 

racoompagnement  d'un  de  ses  airs  :  les  regrets  juî  tiennent  â 
rattachement  l'intéressent.  Sa  passion  la  plus  vive  et  la  plu» 
vaine  était  d'être  aimé }  il  croyait  se  sentir  fait  pour  l'être  ;  il 
satisfait  du  moins  cette  fantaisie  avec  les  animaux.  Toujours  il 
prodigua  son  temps  et  ses  soins  à  les  attirer ,  à  les  caresser  ;  il 
était  rami ,  presque  l'esclave  de  son  chien  ,  de  sa  chatte,  de  ses 
serins  :  il  avait  des 
laient  sur  les-  bras 
Yoisait  les  oiseaux 

et  il  est  parvenu  à  Monquin  à  faire  nicher  des  hirondelles  dans 
sa  chambre  avec  tant  de  confiance  ,  qu'elles  s'y  laissaient  même 
enfermer  sans  s'effaroucher.  £n  un  mot ,  ses  amusemens ,  ses 
plaisirs  sont  innocens  et  doux  comme  ses  travaux ,  comme  ses 
penchans  ;  il  n'y  a  pas  dans  son  ame  un  goût  qui  soit  hors  de  la 
nature  ,  ni  coûteux  ou  criminel  à  satisfaire  }  et ,  pour  être  heu- 
reux autant  qu'il  est  possible  ici-bas  ,  la  fortune  lui  eût  été 
inutile  ,  encore  plus  la  célébrité  ;  il  ne  lui  fallait  que  la  santé  ^ 
le  nécessaire  ,  le  repos,  et  l'amitié. 

Je  vous  ai  décrit  les  principaux  traits  de  l'homme  que  j'ai  vu , 
et  je  me  suis  borné  dans  mes  descriptions  non-seulement  k  ce  qui 
peut  de  même  être  vu  de  tout  autre ,  s'il  porte  à  cet  examen  un 
œil  attentif  et  non  prévenu  ,  mais  à  ce  qui  n'étant  ni  bien  ,  ni 
mal  en  soi ,  ne  peut  être  affecté  long-temps  par  hypocrisie. 
Quant  à  ce  qui  quoique  vrai  n'est  pas  vraisemblable ,  tout  ce 
mû  n'est  connu  que  du  ciel  et  de  moi ,  mais  eût  pu  mériter  de 
1  être  des  hommes ,   ou  ce  qui ,  même  connu  d'autrui ,  ne  peut 
être  dit  de  soi-même  avec  bienséance ,  n'espérez  pas  que  je  vous 
en  parle  ,  non  plus  que  ceux  dont  il  est  connu  :  si  tout  son  prix 
est  dans  les  suffrages  des  hommes ,    c'est  à  jamais  autant  de 
perdu.  Je  ne  vous  parlerai  pas  non  plus  de  ses  vices,  non  C[u'il 
n'en  ait  de  très-grands  ,   mais  parce  qu'ils  n'ont  jamais  fait  de  • 
mal  qu'à  lui ,  et  qu'il  nVn  doit  aucun  compte  aux  autres  :  le 
mal  qui  ne  nuit  point  à  autrui  peut  se  taire  quand  on  tait  le 
bien  qui  le  rachète.  Il  n'a  pas  été  si  discret  dans  ses  Confessions  , 
et  peut-être  n'en  a-t-il  pas  mieux  fait.  A  cela  près ,  tous  les  dé- 
tails que  je  pourrais  ajouter  aux  précédens  n'en  sont  que  des 
conséquences  qu'en  raisonnant  bien  chacun  peut  aisément  sup- 
pléer. Us  suffisent  pour  connaître  à  fond  le  naturel  de  l'homme 
et  son  caractère.  Je  ne  saurais  aller  plus  loin  sans  manquer  aux 
engagemens  par  lesquels  vous  m'avez  lié.  Tant  qu'ils  dureront , 
tout  ce  que  je  puis  exiger  et  attendre  de  Jean-Jacques  est  qu'il 
me  donne  ,  comme  il  a  fait ,  une  explication  naturelle  et  rai- 
sonnée  de  sa  conduite  en  toute  occasion  ;  car  il  serait  injuste  et 
absurde   d'exiger   qu'il  répondit  aux  charges  qu'il  ignore,  et   ' 


moi-même ,  en  y  donnant  toute  mon  attention.  Voili  ce  que  j'ai 
fait  :  ainsi  je  m'arrête.  Ou  faites-moi  sentir  en  quoi  je  m'abuse  > 


DIALOGUE.  i55 

ou  montm-^moi  comment  mon  Jean-Jacques  peut  s'accorder 
avec  celui  de  vos  messieurs ,  ou  convenez  enfin  que  deux  êtres  si 
différens  ne  furent  jamais  le  même  homme. 

Le  Fr.  Je  vous  ai  écouté  avec  une  attention  dont  vous  devez 
être  content.  Au  lieu  de  vous  croiser  par  mes  idées  je  vous  ai 
suivi  dans  les  vôtres ,  et  si  quelquefois  je  vous  ai  machinalement 
interrompu,  c'était  lorsqu étant  moi-même  de  votre  avis  je 
fc  voulais  avoir  votre  réponse  à  des  objections  souvent  rebattues 
que  je  craignais  d'oublier.  Maintenant  je  vous  demande  en  re- 
tour un  peu  de  l'attention  que  je  vous  ai  donnée.  J'éviterai 
d'être  difius  }  évitez  ,  si  vous  pouvez ,  d'être  impatient. 

Je  commence  par  vous  accorder  pleinement  votre  conséquence, 
et  je  conviens  franchement  que  votre  Jean -Jacques  et  celui  de 
nos  messieurs  ne  sauraient  être  le  même  homme.  L'un ,  j'en  con- 
viens encore ,  semble  avoir  été  fait  k  plaisir ,  pour  le  mettre  en 
opposition  avec  l'autre.  Je  vois  même  entre  eux  des  incompati- 
bilités qui  ne  frapperaient  peut-être  nul  autre  que* moi.  L  em- 
pire de  l'habitude  et  le  goAt  du  travail  manuel  sont ,  par  exem- 
ple, à  noies  jeux  des  choses  inalliables  avec  les  noires  et  fougueuses 
passions  des  méchans;  et  je  réponds  que  jamais  un  déterminé 
scélérat  ne  fera  de  jolis  herbiers  en  miniatures  ,  et  n'écrira  dans 
six  ans  huit  mille  pages  de  musique  (i).  Ainsi,  dès  la  première 
esquisse ,  nos  messieurs  et  vous  ne  pouvez  vous  accorder.  Il  y  a 
certainement  erreur  ou  mensonge  a'une  des  deux  parts  :  le  men- 
songe n'est  pas  de  la  vôtre,  j'en  suis  trës-sûr,  mais  1  erreur  y 
peat  être.  Qui  m'assurera  qu'elle  n'y  est  pas  en  effet?  Vous  accu- 
ses nos  messieurs  d'être  prévenus  quand  ils  le  décrient ,  n'est-ce 
point  vous  qui  l'êtes  quand  vous  l'honorez?  Votre  penchant  pour 
loi  rend  ce  doute  très-raisonnable.  Il  faudrait ,  pour  démêler  sû- 
rement la  vérité ,  des  observations  impartiales  ;  et ,  quelques  pré- 
cautions que  vous  ayez  prises ,  les  vôtres  ne  le  sont  pas  plus  aue 
les  lenrs.  Tout  le  monde ,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire ,  n  est 
pas  entré  dans  le  complot.  Je  connais  d'honnêtes  gens  qui  ne 
naissent  point  Jean-Jacques ,  c'est-à-dire  qui  ne  professent  point 
poor  lui  cette  bienveillance  traîtresse  qui ,  selon  vous  ,  n'est 
qa'nne  haine  plus  meurtrière.  Ils  estiment  ses  talens  sans  aimer  ni 
naîr  sa  personne ,  et  n'ont  pas  une  grande  confiance  en  toute  cette 
générosité  si  bruyante  qu'on  admire  dans  nos  messieurs.  Cepen- 
^     aant,  sur  bien  des  points,  ces  personnes  équitables  s'accordent  à 
l     penser  comme  le  public  à  son  éeard.  Ce  qu  elles  ont  vu  par  elles- 
mêmes,  ce  qu'elles  ont  appris  les  unes  des  autres  donne  une  idée 
pea  finvorable  de  ses  mœurs,  de  sa  droiture ,  de  sa  douceur,  de 
son  humanité,  de  son  désintéressement,  de  toutes  les  vertus  (j^u'il 
étalait  avec  tant  de  faste.  Il  faut  lui  passer  des  défauts  ,  même 

(i)  Ayant  fait  une  parlio  de  ce  calcul  d'avance,  etaenlement  parcora- 
psraîaon,  )'ai  mis  tout  trop  au  rabais,  et  c'est  ce  que  )e  découvre  bien 
•ensiblement  à  mesure  que  j'avance  daus  mou  rrg'utre,  puiiiqu'au  lioutdo 
cinq  tus  et  demi  seulement  j'ai  déjà  p  us  de  neuf  mille  pagps  bien  ariicu- 
lê«g,et  far' lesquelles- on  ne  peut  contester. 


* 


i5fi  SECOND 

des  vices  ,  puisqu'il  est  bomme  ;  mais  il  en  est  de  trop  bas  pmir 

Eouvoir  germer  dans  un  cœur  honnête.  Je  ne  cherche  point  un 
omme  parfait ,  mais  je  méprise  un  homme  abject ,  et  ne  croi- 
rai jamais  que  les  heureux  penchans  que  vous  trouvez  dans  Jean* 
Jacques  puissent  compatir  avec  des  vices  tels  que  ceux  dont  il 
est  chargé.  Vous  voyez  que  je  n'insiste  pas  sur  des  faits  aussi 

Srouvés  qu'il  y  en  ait  au  monde ,  mais  dont  l'omission  affectée 
'une  seule  formalité  énerve ,  selon  vous ,  toutes  les  preuves.  Je 
ne  dis  rien  des  créatures  qu'il  s'amuse  à  violer ,  quoique  rien  ne 
soit  moins  nécessaire ,  des  écus  qu'il  escroque  aux  passans  dans 
les  tavernes,  et  qu'il  nie  ensuite  d'avoir  empruntés,  des  copies^ 
qu'il  fait  payer  deux  fois  ,  de  celles  oii  il  fait  de  faux  comptes,  de 
1  argent  qu'il  escamote  dans  les  paiemens  qu'on  lui  fait,  de  mille- 
autres  imputations  pareilles.  Je  veux  que  tous  ces  faits,  quoique 
prouvés,  soient  sujets  à  chicane  comme  les  autres;  mais  ce  qui 
est  généralement  vu  par  tout  le  monde ,  ne  saurait  l'être.  Cet 
bomme ,-  en  qui  vous  trouvez  une  modestie  ,  une  timidité ,  de 
vierge ,  est  si  bien  connu  pour  un  satyre  plein  d'impudence,  que, 
dans  les  maisons  mêmes  oii  Ton  tâchait  de  l'attirer  à  son  arrivée 
à  Paris ,  on  faisait ,  dès  qu'il  paraissait ,  retirer  la  fille  de  la  mai- 
son ,  pour  ne  pas  l'exposer  à  la  brutalité  de  ses  propos  et  de  sei^ 
manières.  Cet  homme ,  qui  vous  paraît  si  doux  ,  si  sociable,  fuit 
tout  le  monde  sans  distinction  ,  aédaigne  toutes  les  caresses ,  re- 
bute toutes  les  avances,  et  vit  seul  comme  un  loup-garou.  Il  se 
nourrit  devisions,  selon  vous,  et  s'extasie  avec  des  chimères. 
Mais  s'il  méprise  et  repousse  les  humains ,  si  son  cœur  se  ferme 
à  leur  société,  que  leur  importe  celle  que  vous  lui  prêtez  avec 
des  êtres  imaginaires?  Depuis  qu'on  s'^st  avisé  de  l'éplucher  avec 

Î)lus  de  soin,  on  l'a  trouvé ,  non-seulement  différent  de  ce  qu'on 
e  croyait ,  mais  contraire  à  tout  ce  qu'il  prétendait  être.  Il  se 
disait  honnête ,  modeste  ;  on  l'a  trouvé  cynique  et  débauché  :  il 
se  vantait  de  bonnes  mœurs ,  et  il  est  pourri  de  vérole  ;  il  se  dk- 
sait  désintéressé ,  et  il  est  de  la  plus  basse  avidité  ;  il  se  disait 
humain  ,  compatissant,  il  repousse  durement  tout  ce  qui  lui  de- 
mande assistance  ;  il  se  disait  pitoyable  et  doux ,  il  est  cruel  et 
sanguinaire  ;  il  se  disait  charitable ,  et  il  ne  donne  rien  à  per- 
sonne; il  se  disait  liant,  facile  à  subjuguer,  et  il  rejette  arro— 
gamment  toutes  les  honnêtetés  dont  on  le  comble.  Plus  on  le  re- 
cherche, plus  on  en  est  dédaigné.  On  a  beau  prendre  en  l'accos- 
tant un  air  béat ,  un  ton  patelin  ,  dolent,  lamentable ,  lui  écrire 
des  lettres  à  faire  pleurer ,  lui  signifier  net  qu'on  va  se  tuer  à 
l'instant  si  l'on  n'est  admis ,  il  n'est  ému  de  rien  ;  il  serait  homme 
à  laisser  faire  ceux  qui  seraient  assez  sots  pour  cela;  et  les  plai— 
gnans ,  qui  affluent  à  sa  porte ,  s'en  retournent  tous  sans  conso- 
lation. Dans  une  situation  pareille  à  la  sienne  ,  se  voyant  ob- 
servé de  si  près ,  ne  devrait-il  pas  s'attacher  à  rendre  contens  de 
lui  tous  ceux  qui  l'abordent ,  à  leur  faire  perdre,  à  force  de  dou- 
ceur et  de  bonnes  manières ,  les  noires  impressions  qu'ils  ont  sur 
son  compte  y  à  substituer  dam  leurs  âmes  la  bienveillance  à  l'es- 


• 


DIALOGUE.  i5j 

limé  qu'il  a  perdue ,  et  à  les  forcer  au  moins  à  le  plaindre ,  ne 

Îouyant  plus  l'honorer?  Au  lieu  de  cela,  il  concourt ,  par  son 
umeur  sauvage  et  par  ses  rudes  manières ,  à  nourrir ,  comme 
à  plaisir ,  la  mauvaise  opinion  qu'ils  ont  de  lui.  En  le  trouvant 
si  dur ,  si  repoussant ,  si  peu  trai table ,  ils  reconnaissent  aisé- 
ment l'homme  féroce  qu'on  leur  a  peint  ;  et  ils  s'en  retournent 
convaincus  par  eux-mêmes  qu'on  n'a  point  exagéré  son  caractère, 
et  qu'il  est  aussi  noir  que  son  portrait. 

Yotts  me  répéterez  sans  doute  que  ce  n'est  point  là  l'homme 
que  vous  avez  vu  :  mais  c'est  l'homme  qu'a  vu  tout  le  monde  , 
excepté  vous  seul.  Vous  ne  parlez  ,  dites-vous ,  que  d'après  vos 
propres  observations.  La  plupart  de  ceux  que  vous  démentez  ne 
parient  non  plus  que  d'après  les  leurs.  Ils  ont  vu  noir ,  oii  vous 
voyez  blanc  ;  mais  ils  sont  tous  d'accord  sur  cette  couleur  noire  ; 
la  blanche  ne  frappe  nuls  autres  yeux  que  les  vôtres  ;  vous  êtes 
seul  contre  tous  ;  la  vraisemblance  est-elle  pour  vous?  La  raison 
permet-elle  de  donner  plus  de  force  à  votre  unique  suffrage  qu'aux 
suffrages  unanimes  de  tout  le  public?  Tout  est  d'accord  sur  le 
compte  de  cet  homme  que  vous  vous  obstinez  seul  à  croire  inno- 
cent ,  malgré  tant  de  preuves  auxquelles  vous-même  ne  trouvez 
rien  à  répondre?  Si  ces  preuves  sont  autant  d'impostures  et  de 
sophismes ,  que  faut  -  il  donc  penser  du  genre  humain  ?  Quoi  ! 
toute  une  génération  s'accorde  à  calomnier  un  innocent ,  à  le 
couvrir  de  fange  ,  à  le  suffoquer  ,  pour  ainsi  dire ,  dans  le  bour- 
bier de  la  diffamation  ,  tandis  qu'il  ne  faut ,  selon  vous ,  qu'ou- 
vrir les  yeux  sur  lui  pour  se  convaincre  de  son  innocence ,  et  de 
la  noirceur  de  ses  ennemis  !  Prenez  garde  ,  monsieur  Rousseau  ; 
c'est  vous-même  qui  prouvez  trop,  bi  Jean-Jacques  était  tel  que 
vous  l'avez  vu ,  serait-il  possible  que  vous  fussiez  le  premier  et  le 
seul  à  l'avoir  vu  sous  cet  aspect?  Ne  reste-t-il  donc  que  vous  seul 
d'homme  juste  et  sensé  sur  la  terre?  S'il  en  reste  un  autre  qui  ne 
pense  pas  ici  comme  vous,  toutes  vos  observations  sont  anéanties , 
et'vous  restez  seul  chargé  de  l'accusation  que  vous  intentez  à  tout 
le  monde,  d'avoir  vu  ce  que  vous  désiriez  de  voir ,  et  non  ce  qui 
était  en  effet.  Répondez  à  cette  seule  objection ,  mais  répondez 
juste  ,  et  je  me  reuds  sur  tout  le  reste. 

Rouss.  Four  vous  rendre  ici  franchise  pour  franchise ,  je  com- 
mence par  vous  déclarer  que  cette  seule  objection  ,  à  laquelle 
vous  me  sommez  de  répondre ,  est  à  mes  yeux  un  abîme  de  ténè- 
bres oii  mon  entendement  se  perd.  Jean-Jacques  lui-même  n'y  com- 
prend rien  non  plus  que  moi.  Il  s'avoue  incapable  d'expliquer, 
d'entendre ,  la  conduite  publique  à  son  égard.  Ce  concert,  avec  le- 

2uel  toute  une  génération  s'empresse  d'adopter  un  plan  si  exécra- 
le,  la  lui  renaincompréhensilble.  Il  n'y  voit  ni  des  bons,  ni  des 
méchans ,  ni  des  hommes  :  il  y  voit  des  êtres  dont  il  n'a  nulle  idée. 
Il  ne  les  honore,  ni  ne  les  méprise,  ni  ne  les  conçoit;  il  ne  sait  pas 
ce  que  c'est.  Son  arae  incapable  de  haine  aime  mieux  se  reposer 
dans  cette  entière  ignorance,  que  de  se  livrer,  par  des  interpré- 
tations cruelles ,  k  de^  scntùnçus  toujours  pénibles  à  celui  qui 

I 


i58  SECOND 

les  éprouve  ,  quand  ils  ont  pour  objet  des  êtres  qu'il  ne  peut  esti- 
mer. J'approuve  cette  disposition  ,  et  je  l'adopte  autant  que  je 
puis  pour  m'épargner  un  sentiment  de  mépris  pour  mes  con- 
temporains. Mais  au  fond  je  me  surprends  souvent  à  les  juger 
malgré  moi  :  ma  raison  fait  son  office  en  dépit  de  ma  volonté , 
et  je  prends  le  ciel*  à  témoin  que  ce  n'est  pas  ma  faute  si  ce 
jugement  leur  est  si  désavantageux. 

Si  donc  vous  faites  dépendre  votre  assentiment  au.  résultat  de 
mes  recherches  de  la  solution  de  votre  objection,  il  y  a  grande 
apparence  que  y  me  laissant  dans  mon  opinion ,  vous  resterez 
dans  la  votre  :  car  j'avoue  que  cette  solution  m'est  imposâible  , 
sans  néanmoins  que  cette  impossibilité  puisse  détruire  en  moi 
la  persuasion  commencée  par  la  marche  clandestine  et  tortueuse 
de  vos  messieurs  ,  et  confirmée  ensuite  par  la  connaissance  im- 
médiate de  l'homme.  Toutes  vos  preuves  contraires  tirées  de  plus 
loin  se  brisent  contre  cet  axiome  qui  m'entraîne  irrésistiblement , 

2ue  la  même  chose  ne  saurait  être  et  n'être  pas ,  et  tout  ce  que 
isent  avoir  vu  vos  messieurs  est ,  de  votre  propre  aveu ,  entiè- 
rement incompatible  avec  ce  que  je  suis  certain  d'avoir  va  moi- 
même. 

J'en  use  dans  mon  jugement  sur  cet  homme  comme  dans  ma 
croyance  en  matière  de  foi.  Je  cède  à  la  conviction  directe  sans 
m'arrêter  aux  objections  que  je  ne  puis  résoudre  ;  tant  parce  que 
ces  objections  sont  fondées  sur  des  principes  moins  clairs,  moins 
solides  dans  mon  esprit ,  que  ceux  qui  opèrent  ma  persuasion , 
que  parce  qu'en  cédant  à  ces  objections,  ]e  tomberais  dans  d'au- 
tres encore  plus  invincibles.  Je  perdrais  donc  à  ce  changement 
la  force  de  l'évidence,  sans  éviter  l'eiiibarras  des  difficultés.  Vous 
dites  que  ma  raison  choisit  le  sentiment  que  mon  cœur  préfère , 
et  je  ne  m'en  défends  pas.  C'est  ce  qui  arrive  dans  toute  délibé- 
ration oii  le  jugement  n'a  pas  assez  de  lumières  pour  se  décider 
sans  le  concours  de  la  volonté.  Croyez-vous  qu'en  prenant  avec 
tant  d'ardeur  le  parti  contraire  vos  messieurs  soient  déterminés 
par  un  motif  plus  impartial  ? 

Ne  cherchant  pas  à  vous  surprendre ,  je  vous  devais  d'abord 
cette  déclaration.  A  présent  jetons  uu  coup-d'œil  sur  vos  diffi- 
cultés ,  si  ce  n'est  pour  les  résoudre  ,  au  moins  pour  y  chercher , 
s'il  est  possible ,  quelque  sorte  d'explication. 

La  principale  et  qui  fait  la  base  de  toutes  les  autres  est  celle 
que  vous  m  avez  ci-devant  proposée  sur  le  concours  unanime  de 
toute  la  génération  présente  à  un  complot  d'impostures  et  d'ini- 
quité ,  contre  lequel  il  serait ,  ou  trop  injurieux  au  genre  humain 
ae  supposer  qu'aucun  mortel  ne  réclame  s'il  en  voyait  l'injustice, 
ou,  cette  injustice  étant  aussi  évidente  qu'elle  me  parait,  trop 
orgueilleux  k  moi,  trop  humiliant  pour  le  sens  commun,  de  croire 
qu  elle  n'est  aperçue  par  personne  autre. 

Faisons  pour  un  moment  cette  supposition  triviale,  que  tous 
les  hommes  ont  la  jaunisse  ,  et  que  vous  seul  ne  l'avez  pas. . .  Je 
prf^viens  l'interruption  que  vous  me  préparez. . . .  Quelle  plaie 


DIALOGUE.  i59 

romparaiêon!  Qu^esi-ce gue  cesi  que  cetie  jaunisse? ,. .»  Com-- 
ment  tous  les  hommes  l'ont'ils  gagnée  excepté  vous  seuil  Cest 
poser  la  même  question  en  dC autres  termes  ,  mais  ce  n'est  pas  la 
résoudre ,  ce  n^est  pas  même  Péclaircir.  Youliez-vous  dire  autre 
chose  en  m'interrompant  ? 

Le  Fr.  Non  ,  poursuivez. 

Bouss.  Je  réponds  donc.  Je  croîs  l'éclaircir ,  quoi  que  vous  en 

Suissiez  dire ,  lorsque  je  fais  entendre  qu'il  est ,  pour  ainsi  dire, 
es  épidémies  d'esprit  qui  gagnent  les  hommes  de  proche  en 
proche,  comme  une  espèce  de  contagion;  parce  que  1  esprit  hu- 
main ,  naturellement  paresseux ,  aime  à  s  épargner  de  la  peine 
en  pensant  d'après  les  autres ,  surtout  en  ce  qui  liatte  ses  propres 
penchans.  Cette  pente  à  se  laisser  entraîner  ainsi  s'étend  encore 
aux  inclinations ,  aux  coûts ,  aux  passions  des  hommes  ;  l'en- 
gouement général ,  maladie  si  commune  dans  votre  nation  ,  n'a 
point  d'autre  source  ,  et  vous  ne  m'en  dédirez  pas  quand  je  vous 
citerai  pour  exemple  k.  vous-même.  Rappelez-vous  l'aveu  que 
TOUS  m  avez  fait  ci-devant ,  dans  la  supposition  de  l'innocence 
de  Jean-Jacques ,  que  vous  ne  lui  pardonneriez  point  votre  in- 
justice envers  lui.   Ainsi  ,  par  la  peine  que  vous  donnerait  son 
souvenir,  vous  aimeriez  mieux  l'agcraver  que  la  réparer.  Ce  sen- 
timent, naturel  aux  cœurs  dévorés  aamour-propre,  peut-il  l'être 
au  votre ,  ou  règne  l'amour  de  la  justice  et  de  la  raison  ?  Si  vous 
eussiez  réfléchi  là-dessus,  pour  chercher  en  vous-même  la  cause 
d'un  sentiment  si  injuste,  et  qui  vous  est  si  étranger,  vous  auriez 
bientôt  trouvé  que  vous  haïssiez ,  dans  Jean-Jacques,  non-seule- 
ment le  scélérat  qu'on  vous  avait  peint,  mais  Jean-Jacques  lui- 
même;  que  cette  haine ,  excitée  d'ahord  par  ses  vices  ,  en  était 
devenue  indépendante  ,  s'était  attachée  à  sa  personne  ,  et  qu'in- 
nocent ou  coupable  il  était  devenu ,  sans  que  vous  vous  en  aper- 
çassiez vous-même  y  l'objet  de  votre  aversion.  Aujourd'hui  que 
vous  me  prêtez  une  attention  plus  impartiale ,  si  je  vous  rappe- 
lais vos  raisonnemens  dans  nos  premiers  entretiens  ,  vous  senti- 
riez qu'ils  n'étaient  point  en  vous  l'ouvrage  du  jugement,  mais 
celai  d'une  passion  fougueuse  qui  vous  dominait  à  votre  insu. 
Yoil.à  ,   monsieur  ,   cette  cause  étrangère  qui  séduisait   votre 
cœur  si  juste,  et  fascinait  votre  jugement  si  sain  dans  leur  état 
naturel.  Vous  trouviez  une  mauvaise  face  à  tout  ce  qui  venait 
de  cet  infortuné,  et  une  bonne  k  tout  ce  qui  tendait  à  le  diffa- 
mer^ les  perfidies,  les  trahisons,  les  mensonges,  perdaient  à 
vos  yeux  toute  leur  noirceur ,   lorsqu'il  en  était  1  objet ,  et , 
pourvu  que  vous  n'y  trempassiez  pas  vous-même  ,  vous  vous 
étiez  accoutumé   à  les  voir  sans  horreur  dans  autrui  :  mais 
çt  qui  n'était  en  vous  qu'un^ga rement  passager  est  devenu  pour 
le  public  un  délire  habituel ,  un  priucipe  constant  de  conduite  , 
une  jaunisse  universelle ,  fruit  d'une  bite  acre  et  répandue  ,  qui 
n'altère  pas  seulement  le  sens  de  la  vue  ,  mais  corrompt  toutos 
les  humeurs,  et  tue  enfin  toul-à-fait  l'homme  moral  (pu  sera  t 
demeuré  bien  constitué  sans  elle.  Si  Jean-Jacques  n'eûit  point 


iGo  SECOND 

existé  ,  peut-être  la  plupart  d'entre  eux  n*auraient-îl5  rien  k  se 
reprocher.  Otez  ce  seul  objet  d'une  passion  qui  les  transporte ,  k 
tout  autre  égard  ils  sont  honnêtes  gens  y  comme  tout  le  monde. 
Cette  animosité,  plus  vive,  plus  agissante  que  la  simple  aver- 
sion ,  me  parait ,  à  l'égard  de  Jean-Jacques ,  la  disposition  géné- 
rale de  toute  la  génération  présente.  L  air  seul  dont  il  est  re- 
gardé passant  dans  les  rues  montre  évidemment  cette  disposition 
qui  se  gêne  et  se  contraint  quelquefois  dans  ceux  qni  le  rencon- 
trent ,  mais  qui  perce  et  se  laisse  apercevoir  maigre  eux.  A  l'em- 
Ïiressement  grossier  et  badaud  de  s'arrêter ,  de  se  retourner ,  de 
e  fixer ,  de  le  suivre  ,  au  chuchotement  ricaneur  qui  dirige  sur 
lui  le  concours  de  leurs  impudens  regards ,  on  les  prendrait 
moins  pour  d'honnêtes  gens  qui  ont  le  malheur  de  rencontrer 
un  monstre  effrayant ,  que  pour  des  tas  de  bandits,  tout  joyeux 
de  tenir  leur  proie ,  et  qui  se  font  un  amusement  digne  d'eux , 
d'insulter  à  son  malheur.  Yoyea>-le  entrant  au  spectacle ,  en- 
touré dans  l'instant  d'une  étroite  enceinte  de  bras  tendus  et  de 
cannes ,  dans  laquelle  vous  pouvez  penser  comme  il  est  à  son 
aise  !  A  quoi  sert  cette  barrière  ?  S'il  veut  la  forcer  ,  résistera- 
t-elle  ?  Kon  ,  sans  doute.  A  quoi  sert-el^  donc  ?  Uniquement  k 
se  donner  l'amusement  de  le  voir  enfk^rmé  dans  cette  cage  ,  et 
à  lui  bien  faire  sentir  que  tous  ceux  qui  l'entourent  se  font  un 
plaisir  d'être,  à  son  égard  ,  autant  d'argousins  et' d'archers.  Est- 
ce  aussi  par  bonté  qu'on  ne  manque  pas  de  cracher  sur  Ini» 
toutes  les  fois  qu'il  passe  à  portée  ,  et  qu'on  le  peut  sans  être 
aperçu  de  lui  ?  Envoyer  le  vin  d'honneur  au  même  homme  sur 
qui  l'on  crache  ,  c'est  rendre  l'honneur  encore  plus  cruel  que 
1  outrage.  Tous  les  signes  de  haine ,  de  mépris,  de  fureur  même, 
qu'on  peut  tacitement  donner  à  un  homme  ,  sans  y  joindre  une 
insulte  ouverte  et  directe  ,  lui  sont  prodigués  de  toutes  parts  ; 
et  tout  en  l'accablant  des  plus  fades  complimens ,  en  affectant 
pour  lui  les  petits  soins  mielleux  qu'on  rend  aux  jolies  femmes  , 
s'il  avait  besoin  d'une  assistance  réelle  ,  on  le  verrait  périr  avec . 
joie  ,  sans  lui  donner  le  moindre  secours.  Je  l'ai  vu ,  dans  la  rue 
S. -Honoré ,  faire  presque  sous  un  carrosse  une  chute  trës-pé- 
rilleuse;  on  court  à  lui ,  mais  sitôt  qu'on  reconnaît  Jean-Jacques 
tout  se  disperse ,  les  passans  reprennent  leur  chemin  ,  les  mar- 
chands rentrent  dans  leurs  boutiques,  et  il  serait  resté  seul  dans 
cet  état ,  si  un  pauvre  mercier ,  rustre  et  mal  instruit ,  ne  l'eût 
fait  asseoir  sur  son  petit  banc ,  et  si  une  servante ,  tout  aussi  pea 

Î>hilosophe ,  ne  lui  eût  apporté  un  verre  d'eau.  Tel  est  en  réal- 
ité l'intérêt  si  vif  et  si  tendre  dont  l'heureux  Jean-Jacques  est 
l'objet. 

Une  animosité  de  cette  espèce  ne  suit  pas ,  quand  elle  est  forte 
et  durable  ,  la  route  la  plus  courte  ,  mais  la  plus  sûre  pour  s'as- 
souvir. Or ,  cette  route  étant  déjà  toute  tracée  dans  le  plan  de 
vos  messieurs ,  le  public ,  qu'ils  ont  mis  avec  art  dans  leur  con- 
fidence ,  n'a  plus  eu  qu'à  suivre  cette  route  ;  et  tous ,  avec  le 
même  secret  entre  eux  j  ont  concouru  de  concert  à  l'exécutioa 


DIALOGUE.  iGi 

ie  ce  plan.  C'est  là  ce  (jui  s'est  fait  ^  mais  comment  cela  s*est*il 
pu  faire.  VoiU  votre  difficulté  qui  revient  toujours.  Que  cette 
animositë  ,  une  fois  excitée,  ait  altéré  les  facultés  de  ceui  qui  s'y 
sont  livrés,  au  point  de  leur  faire  voir  la  bonté,  la  générosité, 
la  clémence  dans  toutes  les  manœuvres  de  la  plus  noire  perfidie; 
rien  n'est  plus  facile  à  concevoir.  Chacun  sait  trop  que  les  pas- 
sions violentes ,  commençant  toujours  par  égarer  la  raison  , 
peuvent  rendre  l'homme  injuste  et  mécnant  dans  le  fait ,  et , 
pour  ainsi  dire ,  à  l'insu  de  lui  -  même  ,  sans  avoir  cessé  d'élre 
)uste  et  bon  dans  l'ame,  ou  du  moins  d'aimer  la  justice  et  la 
vertu. 

Mab  cette  haine  envenimée ,  comment  esl-on  venu  à  bout  de 
l'allamer?  Comment  a-t-on  pu  rendre  odieux  à  ce  point  l'homme 
du  monde  le  moins  fait  pour  la  haine  ,  qui  n'eut  jamais  ,  ni  in- 
térêt ,  ni  désir  de  nuire  à  autrui;  qui  ne  fit ,  ne  voulut ,  ne  ren- 
dit jamais  de  mal  à  personne  ;  qui ,  sans  jalousie ,  sans  con- 
currence ,  n'aspirant  à  rien ,  et  marchant  toujours  seul  dans 
sa  route  ,  ne  fut  en  obstacle  à  nul  autre ,  et  qui,  au  lieu  des 
avantages  attachés  à  la  célébrité ,  n'a  trouvé  dans  la  sienne  qu'ou- 
trages ,  insultes  ,  misère  ,  et  diffamation  ?  J'entrevois  bien  dans 
tout  cela  la  cause  secrète  qui  a  mis  en  fureur  les  auteurs  du 
complot.  La  route  que  Jean-Jacques  avait  prise  était  trop  con- 
traire à  la  leur ,  pour  qu'ils  lui  pardonnassent  de  donner  un 
exemple  qu'ils  ne  voulaient  pas  suivre ,  et  d'occasionner  des  com- 
paraisons qu'il  ne  leur  convenait  pas  de  souffrir.  Outre  ces  causes 
générales,  et  celles  que  vous-même  avez  assignées  ,  cette  haine 

Srimitive  et  radicale  de  vos  dames  et  de  vos  messieurs  en  a 
'antres  particulières  et  relatives  à  chaque  individu,  qu'il  n'est, 
ni  convenable  de  dire  ,  ni  facile  à  croire,  et  dont  je  m'abstien- 
drai de  parler ,  mais  que  la  force  de  leurs  effets  rend  trop  sen- 
sibles pour  qu'on  pubse  douter  de  leur  réalité ,  et  V6n  peut  juger 
da  la  violence  de  cette  même  haine ,  par  l'art  qu'on  met  à  la 
cicher  en  l'assouvissant.  Mais  plus  cette  haine  individuelle  se 
décèle  ,  moins  on  comprend  comment  on  est  parvenu  à  y  faire 
participer  tout  le  monde ,  et  ceux  même  sur  qui  nul  des  motifs 

301  l'ont  fait  naître  ne  pouvait  aeir.  Malgré  l'adresse  des  chefs 
D  complot ,  la  passion  qui  les  dirigeait  était  trop  visible ,  pour 
ne  pas  mettre  à  cet  ésard  le  public  en  garde  contre  tout  ce  qui 
▼enait  de  leur  part.  Comment ,  écartant  des  soupçons  si  légi- 
times, Tont-ils  fait  entrer  si  aisément,  si  pleinement  dans  toutes 
leors  vues ,  jusqu'à  le  rendre  aussi  ardent  qu'eux-mêmes  à  les 
remplir?  Voilà  ce  qui  n'est  pas  facile  à  comprendre  et  à  expliquer. 
Leurs  marches  souterraines  sont  trop  ténébreuses  pour  qu'il 
soit  possible  de  les  y  suivre.  Je  crois  seulement  apercevoir  ,  d'es- 
pace en  espace ,  au-dessus  de  ces  gouffres ,  quelques  soupiraux 
qui  peuvent  en  indiquer  les  détours.  Vous  m'avez  décrit  vous- 
I  même  ,  dans  notre  premier  entretien  ,  plusieurs  de  ces  ma- 
nœuvres que  vous  supposiez  légitimes ,  comme  aérant  pour  objet 
4e  démasquer  un  méchant  ;  destinées  nu  contraire  à  faire  pa- 
T.  II 


i62  SECOND 

raître  tel  un  homme  qui  n'est  rien  moins  ,  elles  auront  égaUv- 
ineut  leur  eHct.  11  sera  nécessairement  haï ,  soit  qu'il  mérite  ou 
non  de  l'être ,  parce  qu'on  aura  pris  des  mesures  certaines  pour 
parvenir  à  le  rendre  odieux.  Jusques-Ià  ceci  se  comprend  en- 
core; mais  ici  l'ellet  va  plus  loin  :  il  ne  s'agit  pas  seulement  de 
haine  ,  il  s'agit  d'animosité;  il  s'agit  d'un  concours  très-actif  de 
tous  à  l'exécution  du  projet  concerté  par  un  petit  nombre  ,  qui 
seul  doit  y  prendre  assez  d'intérêt  pour  agir  aussi  vivement. 

L'idée  de  la  méchanceté  est  effrayante  par  elle-même.  L'im- 
pression naturelle  qu'on  reçoit  d'un  méciiant ,  dont  on  n'a  pas 
personnellement  à  se  plaindre,  est  de  le  craindre  et  de  le  fuir. 
Content  de  n'être  pas  sa  victime  ,  personne  ne  s'avise  de  vouloir 
être  son  bourreau.  Un  méchant  en  place  ,  qui  peut  et  veut  faire 
beaucoup  de  mal ,  peut  exciter  l'animosité  par  la  crainte ,  et  le 
mal  qu'on  en  redoute  peut  inspirer  des  efforts  pour  le  prévenir; 
mais  l'impuissance  jointe  à  la  méchanceté  ne  peut  produire  que 
le  mépris  et  l'éloigncment  ;  un  méchant  sans  pouvoir  peut  don- 
ner de  l'horreur,  mais  poiut'd'animosité.  On  frémit  à  sa  vue  , 
loin  de  le  poursuivre  on  le  fuit ,  et  rien  n'est  plus  éloigne  de  l'ef- 
fet que  produit  sa  rencontre,  qu'un  souris  insultant  et  moqueur. 
Laissant  au  ministère  public  le  soin  du  châtiment  qu'il  mérite  , 
un  honnête  homme  ne  s'avilit  pas  jusqu'à  vouloir  y  concourir. 
Çuand  il  n'y  aurait  même  dans  ce  châtiment  d'autre  peine  afflic- 
tive  que  l'ignominie,  et  d'être  exposé  k  la  risée  publique,  quel 
est  l'homme  d'honneur  qui  voudrait  prêter  la  main  à  cette  œuvre 
de  justice,  et  attacher  le  coupable  au  carcan?  11  est  si  vrai  qu'on 
Ti'a  point  généralement  d'animosité  contre  les  malfaiteurs,  que  , 
si  l'on  eu  voit  un  poursuivi  par  la  justice  et  près  d'être  pris ,  le 
plus  grand  nombre ,  loin  de  le  livrer,  le  fera  sauver  s'il  peut  , 
son  péril  faisant  oublier  qu'il  est  criminel ,  pour  se  souvenir  qu'il 
est  homme. 

Yoilà  tout  ce  qu'opère  la  haine  que  les  bons  ont  pour  les  nié— 
chans;  c'est  une  haine  de  répugnance  et  d'éloignement ,  d'hor- 
reur même  et  d'effroi ,  mais  non  pas  d'animosité.  Elle  fuit  son 
objet ,  en  détourne  les  yeux,  dédaigne  de  s'en  occuper  :  mais  la 
haine  contre  Jean-Jacques  est  active  ,  ardente  ,  infatigable;  loin 
de  fuir  son  objet ,  elle  le  cherche  avec  empressement  pour  eu  faire 
à  son  plaisir.  Le  tissu  de  ses  malheurs,  l'œuvre  combinée  de  sa 
diffamation,  montre  une  ligue  très-étroite  et  très-agissante,  oii 
tout  le  monde  s'empresse  d'entrer.  Chacun  concourt  avec  la  plus 
vive  émulation  à  le  circonvenir;  à  l'environnrr  de  trahisons  et  de 
pièges;  à  emjwcher  qu'aucun  avis  utile  ne  lui  parvienne  ;  à  lui 
ôter  tout  moyen  de  justification ,  toute  possibilité  de  repousser 
les  atteintes  qu'on  lui  porte,  de  défendre  son  honneur  et  sa  répu- 
tation ;  à  lui  cacher  tous  ses  ennemis,  tous  ses  accusateurs  ,  tous 
leurs  complices.  On  tremble  qu'il  n'écrive  pour  sa  défense ,  on 
s'inquiète  de  tout  ce  qu'il  dit,  de  tout  ce  qu'il  fait,  de  tout  ce 
qu'il  peut  faire;  chacun  parait  agité  de  Tetfroi  de  voir  paraître 
de  lui  quelque  apologie.  On  l'observe ,  on  l'épie  avec  le  plus  grand 


.  [>ouï 


DIALOGUE,  ifiH 

r  d'éviler  ce  malheur.  On  veille  exactement  à 
ure ,  il  tout  ce  cjni  l'approche  ,  à  ijiiicouijue  lui 
n  seul  mot,  .Sa  santé,  sa  vie,  snnt  de  nouveaux  aujels  à'ia- 
[Uiétude  pour  le  public  :  on  craint  qu'une  vieillesse  aassi  fraîchi; 
le  demenlc  l'idée  des  maux  honteux  dont  on  se  tiaitail  de  le  voir 
n'a  la  longue  les  précautions  qu'on  eotaseene 
Nifiîsent  plus  pour  l'empèclier  déparier.  Si  la  voix  de  l'innocence 
lllftit  enfin  se  faire  i    '      '      '  ■ 


travers  les  huées,  quel  malheo 


iSireus  ne  serail-ce  point  pour  le  corps  des  ^ens  de  lettres,  poui 

des  médecins,  pour  les  grands  ,  pour  les  magistrats,  poui- 

le  monde  ?  Oui ,  si ,  forçant  ses  coutemporaJns  k  le  recon-' 

e  honuéle  homme  ,  il  parvenait  il  confondre  eufin  ses  accu— 

Inteurs,  sa  pleine  justification  serait  la  désolation  publique. 

Tout  cela  prouve  invinciblement  que  la  haine  dont  Jean-Jac- 

ts  e»t  l'objet  n'est  point  la  haine  du  vice  et  de  la  méchanceté  , 

:etle  de  l'indiviau.  Méchant  ou  ben  ,  il  n'importe;  consacré 

lame  pnl>1ique,  il  ne  lui  peut  plus  échapper;  et,  pour  peu 


•s  roules  du  cfui 

ail  qu'à  le  rendre  plui 


odie 


h  transformer  en  rage  l'aniniositc  dont  il  est  l'objet 

ordonne  pas  niaînlenaut  de  secouer  le  pesant  joug  dont  chacun 

rait  I  accabler,  on  lui  pardonnerait  bien  moins  les  lorli 

1  se  reprodierait  envers  lui ,  et .  puisque  vous-même  avez 

loment  éprouvé  un  sentiment  si  injuste,  ces  gens  si  pétris 

oor-propre  supporteraient-ils  sans   aigreur  l'idée  de  leur 

ipre  bassesiC  ,  comparée  à  sa  patience  et  a  sa  douceur  ?  Eh  ! 

!2  certain  que  si  c'était  en  effet  un  monstre  ,  on  le  fuirait  da- 

tage  ,  mais  ou  le  haïrait  beaucoup  moins. 

Quant  à  moi ,  pour  expliquer  de  pareilles  dispositions  ,  je  ne 

t  nenser  autre  chose  ,  sinon  qu'on  s'est  servi,  pour  exciter 

LS  le  public  cette  violente  animosilé  ,  de   motifs  semblables  il. 

!1ix  qm  l'avaient  fait  naître  dans  l'anie  des  auteurs  du  complot. 

I'  avaient  vu  cet  homme  ,  adoptant  des  principes  tout  cou— 

tires  aux  leurs  ,  ne  vouloir ,  ne  suivre  ,  ni  parti  ni  secte  ;  ne 

e  que  ce  qui  lui  semblait  vrai ,  bon  ,  utile  aux  hommes ,  sans 

uulter  en  cela  son  propre  avantage  ,  ni  celui  de  personne  en 

liculier.  Celle  marche  ,  et  Ih  supériorité  qu'elle  lui  donnait 

irent  la  grande  source  de  leur  haine.  Ils  ne  purent  lui 

iloaner  de  ne  pas  plier ,  comme  eux  ,  sa  morale  â  sou  profit , 

iDÎr  si  peu  à  son  iulérèt  et  uu  leur,  el  do  montrer  tout  fran~ 

lent  l'abus  des  lettres  et  la  forfanterie  du  métier  d'auteur  , 

M  sonder  de  l'application  qu'on  ne  manquerait  pas  de  lui 

k  lui-même  des  maximes  qu'il  établissait  ,  ni  de  la  fureur 

allait  inspirer  à  ceux  qui  se  vantent  d'être  les  arbitresde  la 

tnuiée,  les  distributeurs  de  ta  gloire  el  de  la  réputalie^i  des 

lions  des  hommes  ,  mais  qui  ne  se  vantent  pas ,  que  je  sache  , 

faire  cette  distribution  avec  justice  et  désiuléressenienf    Ab~ 

isalire  aulnnl  qu'il  aimait  la  vérité,  rn  le  vit  toujours 

r  honorablement  tes  particuliers  et  les  uoinbler  de  «lu- 


iG4  SECOND 

cëres  ëloges  ,  lorsqu'il  avançait  des  vcritës  générales  dont  iU 
auraient  pu  s'offenser.  Il  faisait  sentir  que  le  mal  tenait  à  la  na- 
ture des  choses  ,  et  le  bien  aux  vertus  des  individus.  Il  faisait , 
et  pour  ses  amis  et  pour  les  auteurs  qu'il  jugeait  estimables,  les 
mêmes  exceptions  qu'il  croyait  mériter  ;  et  l'on  sent ,  en  lisant 
ses  ouvrages  ,  le  plaisir  que  prenait  son  cœur  à  ces  honorables 
exceptions.  Mais  ceux  qui  s'en  sentaient  moins  dignes  qu'il  ne  les 
avait  crus  ,  et  dont  la  conscience  repoussait  en  secret  ces  éloges, 
s^en  irritant  à  mesure  qu'ils  les  méritaient  moins ,  ne  lui  pardon- 
nèrent jamais  d'avoir  si  bien  démêlé  les  abus  d'un  métier  qu'ils 
tâchaient  de  faire  admirer  au  vulgaire  ,  ni  d'avoir  ,  par  sa  con- 
<luite  ,  déprisé  tacitement ,  quoique  involontairement  ,  la  leur. 
La  haine  envenimée  que  ces  réflexions  firent  naître  dans  leurs 
cœurs  leur  suggéra  le  moyen  d'en  exciter  une  semblable  dans  les 
cœurs  des  autres  hommes. 

Ils  commencèrent  par  dénaturer  tous  ses  principes,  par  tra- 
vestir un  républicain  sévère  en  un  brouillon  séditieux ,  son  amour 
pour  la  liberté  légale  en  une  licence  effrénée  ,  et  son  respect 
pour  les  lois  en  aversion  pour  les  princes.  Ils  Taccusèrent  de  vou- 
loir renverser  en  tout  l'ordre  de  la  société ,  parce  qu'il  s'indignait 
qu'osant  consacrer  sous  ce  nom  les  plus  timestes  désordres  on 
insultât  aux  misères  du  genre  humain  en  donnant  les  plus  cri- 
minels abus  pour  les  lois  dont  ils  sont  la  ruine.  Sa  colère  contre 
les  brigandages  publics  ,  sa  haine  contre  les  puissans  fripons  qui 
les  soutiennent  ,  son  intrépide  audace  à  dire  des  vérités  dures  à 
tous  les  états ,  furent  autant  de  moyens  employés  k  les  irriter  tous 
contre  lui.  Pour  le  rendre  odieux  à  ceux  qui  les  remplissent ,  on 
l'accusa  de  les  mépriser  personnellement.  Les  reproches  durs , 
mais  généraux ,  qu  il  faisait  à  tous  furent  tournés  en  autant  de 
satires  particulières  dont  on  fit  avec  art  les  plus  malignes  ap- 
plications. 

Bien  n'inspire  tant  de  courage  que  le  témoignage  d'un  cœur 
droit,  qui  tire  de  la  pureté  de  ses  intentions  l'audace  de  pro- 
noncer jnautement  et  sans  crainte  des  jugemcns  dictés  par  le  seul 
amour  de  la  justice  et  de  la  vérité  :  mais  rien  n'expose  en  même 
temps  à  tant  de  dangers  et  de  risques  de  la  part  d'ennemis 
adroits  que  cette  même  audace  ,  qui  précipite  un  homme  ardent 
dans  tous  les  pièces  qu'ils  lui  tendent ,  et ,  le  livrant  à  une  im- 
pétuosité sans  règle ,  lui  fait  faire  contre  la  prudence  mille 
fautes  oii  ne  tomba  qu'une  ame  franche  et  généreuse ,  mais 
qu'ils  savent  transformer  en  autant  de  crimes  aflreux.  Les  hom- 
mes vulgaires  ,  incapables  de  sentimens  élevés  et  nobles  ,  n'ea 
supposent  jamais  que  d'intéressés  dans  ceux  qui  se  passionnent , 
et ,  ne  pouvant  croire  que  l'amour  de  la  justice  et  du  bien  pu- 
blic puisse  exciter  un  pareil  zèle  ,  ils  leur  controuvent  toujours 
des  motifs  personnels  ,  semblables  à  ceux  qu'ils  cachent  eux- 
mêmes  sous  des  noms  pompeux ,  et  sans  lesquels  on  ne  les  ver- 
rait jamais  s'échauffer  sur  rien. 

La  chose  qui  se  pardonne  le  moins  est  un  mépris  mérité.  Celui 


DIALOGUE.  •  i65 

qne  Jean-Jacques  avait  marqué  pour  tout  cet  ordre  social  pré- 
tendu, qui  couvre  en  effet  les  plus  cruels  désordres,  tomoait 
bien  plus  sur  la  constitution  des  difFérens  états  que  sur  les  sujets 
qui  les  remplissent,  et  qui,  par  celte  constitution  même,  sont 
nécessités  à  être  ce  qu'ils  sont.  Il  avait  toujours  fait  une  distinc- 
tion trës-judicieuse  entre  les  personnes  et  les  conditions,  estimant 
souvent  les  premières,  quoique  livrées  à  l'esprit  de  leur  état, 
lorsque  le  naturel  reprenait  de  temps  à  autre  quelque  ascendant 
sur  leur  intérêt,  comme  il  arrive  assez  fréquemment  à  ceux  qui 
sont  bien  nés.  L'art  de  vos  messieurs  fut  de  présenter  les  choses 
sous  un  tout  autre  point  de  vue^  et  de  montrer  en  lui  comme 
haine  des  hommes  celle  que,  pour  l'amour  d'eux  ,  il  porte  aux 
maux  qu'ils  se  font.  Il  parait  qu'ils  ne  s'en  sont  pas  tenus  à  ces 
imputations  générales;  mais  que,  lui  prêtant  des  discours,  des 
écrits  ,  des  œuvres  conformes  à  leurs  vues ,  ils  n'ont  épargné  ni 
fictions  ,  ni  mensonges ,  pour  irriter  contre  lui  l'amour-proprc , 
et  dans  tous  les  états ,  et  chez  tous  les  individus. 

Jean-Jacques  a  même  une  opinion  qui ,  si  elle  est  juste ,  peut 
aider  k  expliquer  cette  animosité  générale.  Il  est  persuadé  que  , 
dans  les  écrits  qu'on  fait  passer  sous  son  nom  ,  l'on  a  pris  un  soin 
particulier  de  lui  faire  insulter  brutalement  tous  les  états  de  la 
société ,  et  de  changer  en  odieuses  personnalités  les  reproches 
francs  et  forts  qu'il  leur  fait  quelquefois.  Ce  soupçon  lui  est 
venu  (i)  sur  ce  que,  dans  plusieurs  lettres,  anonimes  et  autres  , 
on  lui  rappelle  des  choses ,  comme  étant  de  ses  écrits ,  qu'il  n'a  ja- 
mais songé  à  y  mettre.  Dans  Tune ,  il  a  ,  dit-on ,  mis  fori  plai^ 
êommerU  en  question  si  les  marins  étaient  des  hommes  ?  Dans 
une  autre,  un  officier  lui  avoue  modestement  que  ,  selon  l'ex- 
pression de  lui,  Jean-Jacques,  lui  militaire mrfo/tf  de  bonne  foi 
comme  la  plupart  de  ses  camarades.  Tous  les  jours  il  reçoit  amsî 
des  citations  de  passages  qu'on  lui  attribue  faussement ,  avec  la 
plus  grande  confiance,  et  qui  sont  toujours  outrageans  pour  quel- 
qu'un. Il  apprit  il  y  a  peu  de  temps  qu'un  homme  de  lettres  de  sa 
plus  ancienne  connaissance  ,  et  pour  lequel  il  avait  conscn'é  de 
l'estime  ,  ayant  trop  marqué  peut-être  un  reste  d'affection  pour 
lui ,  on  l'en  guérit  en  lui  persuadant  que  Jean-Jacques  travaillait 
à  une  critique  amère  de  ses  écrits. 

Tels  sont  à  peu  près  les  ressorts  qu'on  a  pu  mettre  en  jeu  pour 
allumer  et  fomenter  cette  animosité  si  vive  et  si  générale  dont  il- 
est  l'objet,  et  qui ,  s'attachant  particulièrement  à  sa  diffanriation, 
couvre  d'un  faux  intérêt  pour  sa  personne  le  soin  de  l'avilir  en- 
■  core  par  cet  air  de  faveur  et  de  commisération.  Pour  moi ,  je  n'i- 
magine que  ce  moyen  d'expliquer  les  diflérens  degrés  de  la  haine 
qu'on *lui  porte,  à  proportion  que  ceux  qui  s'y  livrent  sont  plus 
oans  le  cas  de  s'appliquer  les  reproches  qu'il  fait  à  son  siècle  et  à 

(i)  Ce»t  ce  qa'il  m'est  impossible  de  vérifier  ,  parce  que  ces  messieurs 
Be  laisseat  parvenir  jusqu'à  moi  aucun  exemplaire  des  écrits  qu'ils  fa- 
Wiqneatoa  fbnl  fabriquer  sous  mon  nom. 


it;6  •  SECOND 

sps  contemporains.  Les  fripons  publics,  les  intrigans  ,  les  amLi- 
lieux  ,  dont  il  dévoile  les  luanœiivres;  les  passionnés  destrucleurs 
lie  toute  religion ,  de  toute  conscience,  de  toute  liberté  ,  de  toute 
morale  ,  atteints  plus  au  vif  par  ses  censures,  doivent  le  ha'ir  et 
le  haïssent  en  effet  encore  plus  que  ne  font  les  honnêtes  gens 
trompés.  En  l'entendant  seulement  nommer,  les  premiers  ont 
peine  à  se  contenir,  et  la  modération  qu'ils  tachent  d'affecter  se 
dément  bien  vile  ,  s'ils  n'ont  pas  besoin  de  masque  pour  assouvir 
leur  passion.  Si  la  haine  de  l'tîonime  n'était  que  celle  du  vice,  la 
proportion  se  renverserait  ;  la  haine  des  gens  de  bien  serait  plus 
marquée,  les  médians  seraient  pins  indifférens.  L'observation 
contraire  est  générale ,  frappante ,  incontestable,  et  pourrait  lour- 
nir  bien  des  conséquences  :  contentons-nous  ici  de  la  confirma- 
tion que  j'en  tire  de  la  justesse  de  mon  explication. 

Cette  aversion  une  fois  inspirée  s'étend ,  se  communique  de 
proche  en  proche  dans  les  familles,  dans  les  sociétés  ,  et  devient 
en  quelque  sorte  un  sentiment  inné  qui  s'affermit  dans  les  enfans 
par  l'éducation  ,  et  dans  les  jeunes  gens  par  l'opinion  publique, 
t^'est  encore  une  remarque  à  faire,  qu'excepté  la  confédération 
secrète  de  vos  dames  et  de  vos  mes&ieurs  ce  qui  reste  de  la  géné- 
ration dans  laquelle  il  a  vécu  n*a  pas  pour  lui  une  haine  aussi 
envenimée  que  celle  qui  se  propage  dans  la  génération  qui  suit. 
Toute  la  jeunesse  est  nourrie  dans  ce  sentiment  par  un  soin  par- 
ticulier de  vos  messieurs,  dont  les  ]>lus  adroits  se  sout  charges  de 
ce  département.  C'est  d'eux  que  tous  les  apprentis  philosophes 
prennent  l'attache;  c'est  de  leurs  mains  ({ue  sont  placés  les  gou- 
verneurs des  enfans  ,  les  secrétaires  des  pères  ,  les  confideus  de» 
jnères  ;  rierf  dans  l'intérieur  des  familles  no  se  fait  que  par  leur 
direction  ,  sans  qu'ils  paraissent  se  mêler  do  rien  ;  ils  ont  trouvé 
l'art  de  faire  circuler  leur  doctrine  et  leur  aniiuosité  dans  1rs  sé- 
minaires, dans  les  collèges  ,  et  toute  la  génération  naissante  leur 
est  dévouée  dès  le  berceau.  Grands  imitateurs  de  la  marche  des 
jésuites,  ils  furent  leurs  plus  ardens. ennemis  ,  sans  doute  par  ja- 
lousie de  métier;  et  mamtenant,  gouvernant  les  esprits  avec  le 
même  empire  ,  avec  la  même  dextérité  que  1rs  autres  gouver- 
naient les  consciences ,  plus  fins  qu'eux  en  ce  qu'ils  savent  mieux 
se  cacher  en  agissant ,  et  substituant  pou  à  peu  l'intolérance  phi- 
losophique h  l'autre,  ils  deviennent,  sans  qu'on  s'en  aperçoive  , 
aussi  dangereux  que  leurs  prédécesseurs.  C'est  par  eux  que  cette 
génération  nouvelle  qui  doit  certainement  à  Jean-Jacques  d'être 
moins  tourmentée  dans  son  enfance,  plus  saine  et  mieux  consti- 
tuée dans  tous  les  âges,  loin  do  lui  vn  savoir  «;ré,  est  nourrie 
dans  les  plus  odieux  préjugés  et  dans  les  pins  cruels  sentimens  à 
son  éçard.  Le  venin  u'animosité  fru'elle  a  sucé  presque  avec  le  lait 
lui  fait  chercher  à  l'avilir  et  le  déprinu»r  avec  plus  de  zèle  encore 
que  ceux  mêmes  qui  l'ont  élevée  dans  ces  dispositions  haineuses. 
Voyez  dans  les  rues  et  aux  promenados  l'infortuné  Jean-Jacques 
entouré  de  cens  qui,  moins  par  curiosité  que  par  dérision, 
puisque  la  plupart  l'ont  déjà  vu  cent  fois,  se  délt>uvneut,  s'ar- 


DI\LOrrUE.  1G7 

rétent  pour  1c  fixer  d'un  œil  qui  n'a  rien  assurément  de  TurLa- 
iiitc  française  :  Vous  trouverez  toujours  que  les  plus  insultans  , 
les  plus  moqueurs ,  les  plus  acharnés  sont  de  jeunes  gens  qui , 
d'un  air  ironiquement  poli,  s'amusent  à  lui  donner  tous  les 
signes  d*outrage  et  de  haine  qui  peuvent  l'afTligcr ,  sans  les  com- 
promettre. 

Tout  cela  ei\t  été  moins  facile  à  faire  dans  tout  antre  siècle. 
Mais  celui-ci  est  particulièrement  un  siècle  haineux  et  malveil- 
lant par  caractère  (1).  Cet  esprit  cruel  et  méchant  se  fait  sentir 
dans  toutes  les  sociétés,  dans  toutes  lesafTaircs  publiques;  il  sulHt 
seul  pour  mettre  à  la  mode  ,  et  faire  briller  dans  le  monde  ceux 
qui  se  distinguent  par  là.  L'orgueilleux  despotisme  do  la  philo- 
sophie moderne  a  porté  Tégoisuie  de  Taniour-propre  à  son  der- 
nier terme.  Le  goût  qu'a  pris  toute  la  jeunesse  pour  une  doctrine 
si  commode  la  lui  a  tait  adopter  avec  fureur  et  prêcher  avec  la 
plus  vive  intolérance.  Ils  se  sont  accoutumés  à  porter  dans  la  so- 
ciété ce  rnéme  ton  de  maître  sur  lequel  ils  prononcent  les  oracles 
de  leur  secte,  et  à  traiter  avec  un  mépris  apparent,  qui  n'est 
qu'une  haiue  plus  insolente,  tout  ce  qui  ose  iiésitcr  à  se  sou- 
mettre à  leurs  décisions.  Ce  goàt  de  domination  n'a  pu  manquer 
d'animer  toutes  les  passions  irSsiciblcs  qui  tiennent  à  l'amour- 
propre.  Le  même  fiel  qui  coule  avec  l'encre  dans  les  écrits  des 
maîtres  abreuve  les  crpurs  des  disciples.  Devenus  esclaves  pour 
être  tyrans,  ils  ont  fini  par  prescrire ,  en  leur  propre  nom,  les 
lois  que  ceux-là  leur  avaient  dictées,  et  à  voir  dans  toute  résis- 
tance la  plus  coupable  rébellion.  Une  génération  de  despotes  ne 
peut  être  ni  fort  douce  ni  fort  paisible,  et  une  doctrine  si  hau- 
taine, qui  d'ailleurs  n'admet  ni  vice  ni  vertu  dans  le  cœur  de 
l'homme  ,  n'est  pas  propre  à  contenir  par  une  morale  indulgente 
pour  les  autres  ,  et  réprimante  pour  soi ,  l'orgueil  de  ses  secta- 
teurs. Delà  les  inclinations  haineuses  qui  distinguent  cette  géné- 
ration. Il  n'y  a  plus  ni  modération  dans  les  âmes,  ni  vérité  dans 
les  attachemcns.  Chacun  hait  tout  ce  qui  n'est  pas  lui  plutôt  au'il 
ne  s'aime  lui-même.  On  s'occupe  trop  d'autrui  pour  savoir  s  oc- 
cuper de  soi  ;  on  ne  sait  plus  que  haïr ,  et  l'on  ne  tient  point  à  son 
propre  parti  par  attachement,  encore  moins  par  estime  ,  mais 
uniquement  par  haine  du  parti  contraire.  Voilà  les  dispositions 
générales  dans  lesquelles  vos  messieurs  ont  trouvé  ou  mis  leurs 
contemporains ,  et  qu'ils  n'ont  eu  qu'à  tourner  ensuite  contre 
Jean-Jacques  (2)  ,  qui,  tout  aussi  peu  propre  à  recevoir  la  loi 

(1)  Fréron  vient  de  mourir.  On  dcniaiulail  qui  ferait  son  épîlaphe  ' 
«  Le  premier  qui  crachera  sur  fia  tombe  ,  »  répondit  à  l'inslaut  M.  M^*** 
Qaand  on  ne  m'aurait  pas  nommé  l'auteur  de  ce  mot,)'aurais  devine  qu'il 
partait  d'une  liouclie  philosophe  ,  et  qu'il  était  de  ce  siècle-cî. 

(a)  Dans  cette  génération,  nourrie  de  philosophie  et  de  fiel ,  rien  n  est 
ai  jfdcile  aux  inirigans  que  do  faire  tomber  8ar  qui  il  leur  plaît  cet  appétit 
général  de  haïr.  Leurs  succès  prodigieux  ni  ce  point  prouvent  encore 
moins  leurs  lalcns  que  la  disposition  du  public,  dont  les  apparens  témoi- 
gnages d'estime  et  d'attachement  pour  les  uns  ne  sont  eu  efiV't  que  des  acl^s 
de  haine  pour  d'autres. 


i68  SECOND 

qu'à  la  faire  ,  ne  pouvait  par  cela  seul  manquer  dans  ce  nouveau 
système  d'être  roDJet  de  la  haine  des  chefs  et  du  dépit  des  difr- 
ciples  :  la  foule,  empressée  à  suivre  une  route  qui  l'égaré,  ne 
voit  pas  avec  plaisir  ceux  qui ,  prenant  une  route  contraire , 
semblent  par-là  lui  reprocher  son  erreur  (i). 

Qui  connaîtrait  bien  toutes  les  causes  concourantes ,  tous  les 
différens  ressorts  mis  en  œuvre  pour  exciter  dans  tous  les  états 
cet  engouement  haineux ,  serait  moins  surpris  de  le  voir  de  proche 
en  proche  devenir  une  contagion  générale.  Quand  une  fois  le 
branle  est  donné,  chacun  suivant  le  torrent  en  augmente  l'im- 
pulsion. Comment  se  défier  de  son  sentiment  quand  on  le  voit 
être  celui  de  tout  le  monde?  comment  douter  que  l'objet  d'une 
haine  aussi  universelle  soit  réellement  un  homme  odieux?  alors 
plus  les  choses  qu'on  lui  attribue  sont  absurdes  et  incroyables , 
plus  on  est  prêt  à  les  admettre.  Tout  fait  qui  le  rend  odieux  on 
ridicule  est  par  cela  seul  assez  prouvé.  S'il  s  agissiit  d'une  bonne 
action  qu'il  eût  faite ,  nul  n'en  croirait  à  ses  propres  yeux ,  ou 
bientôt  une  interprétation  subite  la  changerait  du  blanc  au  noir. 
Les  méchans  ne  croient  ni  à  la  vertu ,  ni  même  à  la  bonté  ^  il 
faut  être  déjà  bon  soi-même  pour  croire  d'autres  hommes  meil- 
leurs que  soi ,  et  il  est  presque  impossible  qu'un  homme  réel- 
lement bon  demeure  ou  soit  reconnu  tel  dans  une  génération  mé- 
chante. 

Les  cœurs  ainsi  disposés,  tout  le  reste  devint  facile.  Dës-Iors 
vos  messieurs  auraient  pu ,  sans  aucun  détour,  persécuter  ouvert 
temetit  Jean-Jacques  avec  l'approbation  publique ,  mais  ils  n'au- 
raient assouvi  qu'à  demi  leur  vengeance;  et  se  compromettre 
vis-à-vis  de  lui  était  risquer  d'être  découverts.  Le  système  qu'ils 
ont  adopté  remplit  mieux  toutes  leurs  vues  et  prévient  tous  les 
inconvéniens.  Le  chef-d'œuvre  de  leur  art  a  été  de  transformer 
en  ménagemens  pour  leur  victime  les  précautions  qu'ils  ont  prises 
pour  leur  sûreté.  Un  vernis  d'humanité,  couvrant  la  noirceur  du 


complot,  acheva  de  séduire  le  public,  et  chacun  s'empressa  de 
concourir  à  cette  bonne  œu\Te  ;  il  est  si  doux  d'assouvir  sain- 
tement une  passion  et  de  joindre  au  venin  de  Faniniosité  le  mé- 
rite de  la  vertu  !  Chacun  se  glorifiant  en  lui  -  mi* 
infortuné  se  disait  avec  complaisance  :  «  Ah  !  q 


me  de  trahir  un 
que  je  suis  gén(' 


ipccnera  pas 
>»  et  de  le  servir  de  la  sorte  en  dépit  de  lui.  >»  Voilà  comment , 

(i)  J'anrais  dû  peut-être  insister  ici  sur  la  riise  favorite  de  mes  peraê- 

CQleurs,  qui  est  de  satisraireà  me»  dcppiii*  leurs  passions  liaiueuses,  de 

taire  le  mal  par  leurs  snlelliles,  et  de  l'aire  en  sorte  qu'il  me  soit  impalé* 

CVsl  ainsi  qu'ils  m'ont  successivement  attribué  le  Sjfstème  âe  la  nature^ 

la  Philosophie  de  la  nature ,  la  noie  du  roman  de  madame  d'Ormoy  ,  elc. 

C'est  ainsi  qu'ils  tachaient  de  faire  croire  au  peuple  que  c'était  moi  qui 

amenUis  les  bandits  qu'ib  tenaient  à  leur  solde  lors  de  la  cherté  du 
pain. 


m  DIALOODE.  ifvf 

'  ^ «us  le  prétexte  de  pourvoir  à  sa  sûreté,   tous,  en  s'admiraiit 

^ux-mcmes ,  se  font  contre  lui  les  satelliles  de  vos  messieurs,  et , 

«^oiuine  écrivait  Jean-Jacques   à  M**,   sont  ai  fiers   d'être  de» 

£rnitres.  Concevei-vous  qii  avec  une  pareille  disposition  d'esprit 

D  puisse  être  équitable  et  voir  les  choses  conune  elles  sont  ?  Ou 


rait  Die 


croirait  toujoi 


-verrait  Socrale  ,  Aristide. 

tn^me  avec  des  yeux  ainsi  fascines ,  qu'o' 

un  monstre  infernal. 

Mais  quelque  facile  que  soit  cette  peu 
étonnant ,  dîtos-vous ,  qu'elle  soit  univers 
sans  exception  ,  que  pas  uu  seul  n'y  résiste  et  ne  proteste,  que 
fi  même  passion  entraîne  en  aveugle  une  génération  toute  en- 
tière ,  et  que  le  consenlement  soit  unaniiue  dans  un  tel  renverse- 
ment du  droit  de  la  nature  et  des  gens. 

Je  conviens  que  le  fait  est  très-extraordinaire;  mais,  en  le  sup- 
posant très-certain,  je  le  trouverais  bien  plus  extraordinaire  en- 
cure,  s'il  avait  ia  vertu  pour  principe  :  car  il  faudrait  que  toute 
lu  génération  présente  se  fut  eHevêe  pa^^cette  unique  vertu  à  une 
sublimité  qu'elle  ne  montre  assurément  en  uulle  autre  chose, 
ri   que  ,  parmi  tant  d'ennemis  qu'a  Jean-Jacques,  il  ne  s'en  trou- 
va t.    pas  un  seul  qui  eût  la  maligne  franchise  de  gâter  la  merveil- 
leuse  œuvre  de  tous  les  autres.  Dans  mon  explication ,  un  petit 
noTXibre  de  gens  adroits,  puîssans,  întrigans,  concertés  de  longue 
m  Si  in.  abusant  les  uns  par  de  fausses  apparences  ,  et  animant  les 
autres  par  des  passions  auxquelles  ils  n'ont  déjà  que  trop  de 
nexite.  fait  tout  concourir  contre  un  innocent  qu'on  a  pris  soin 
3e    charger  de  crimes,  en  lui  olant  tout  moyen  de  s'en  laver. 
L^BIIS  l'autre  explication ,  il  faut  que  de  toutes  les  générations  la 
lias  haineuse  se  transforme  tout  d'un  coup  tout  entière ,  et  sani 
^Ciine  exception  ,  en  autant  d'anges  célestes  en  faveur  du  der- 
tar  des  scélérats  qu'on  s'obstine  a  protéger  et  à  laisser  libre  , 
plgré  les  attentats  et  les  crimes  qu'il  continue  de  commettre 
ntàson  aise,  sans  que  personne  au  monde  ose,  tant  on  craint 
k  lui  déplaire ,  songer  à  Ven  empêcher ,  ni  même  à  les  lui  reprn- 
ler.  Laquelle  de  ces  deux  suppositions  vous  paraît  la  plus  rai- 
nnable  ei  lapins  admissible? 
KAu  reste .  cette  objection  ,  tirée  du  concours  unanime  de  tout 
fnwnde  à  l'exécution  d'on  complot  abominable,  3  peut-être 
X  d'apparence  que  de  réalité.  Premièrement,  l'art  des  moteurs 
y  lonte  la  trame  a  été  de  ne  la  pas  dévoiler  également  à  tous  les 
S».  Ils  en  ont  gardé  le  principal  secret  entre  un  petit  nombre 
ftco&iurés;  ils  nonl  laissé  voir  au  reste  des  hommes  que  ce  qu'il 
^aît  pour  les  y  faire  concourir.  Chacun  n'a  vu  l'objet  que  par 
"Khiè  qui  pouvait  l'émouvoir ,  et  n'a  été  initié  dans  le  complot 
raulant  que  l'exigeait  la  partie  de  l'exécution  qui  lui  était  con- 
•.  Il  n'y  a  peut-être  ^>aS  dix  personnes  qui  sacfient  à  quoi  tient 
!><ond  de  la  trame  ;  et ,  de  ces  dix  ,  il  n'y  en  a  peut-être  pas  trois 
icoonaissent  asseï  leur  victime  pour  être  sûrs  qu'ils  noircissent 
i  mnocent.  1-e  secret  du  premier  complot  est  concentré  entre 


ï-o  SECOND 

deux  hommes  qui  n'iront  pas  le  révéler.  Tout  le  reste  des  com- 
plices, plus  ou  moius  coupables,  se  fait  illusion  sur  des  ma— 
ncruvres  qui ,  selon  eux ,  tendent  moins  à  persécuter  l'innocence 
qu*à  s*assurer  d'un  méchant.  On  a  pris  chacun  par  son  caractère 
particulier,  par  sa  passion  favorite.  S'il  était  possible  que  cette 
multitude  de  coopérateurs  se  rassemblât  et  s'éclairutpar  des  con- 
fidences réciproques  ,  ils  seraient  frappés  cux-nicmes  des  contra- 
dictions absurdes  (pi'ils  trouveraient  dans  les  faits  qu'on  a  prou- 
vés à  chacun  d'eux,  et  dos  motifs  non-seulement  dift'érens,  mais 
souvent  contraires,  par  lesquels  on  les  a  fait  concourir  tous  à 
l'œuvre  commune  ,  sans  qu'aucun  d'eux  en  vît  le  vrai  but.  Jean- 
Jacques  lui-même  sait  bien  distinguer  d*avec  la  canaille  à  la- 
quelle il  a  été  livré  à  Moliers ,  àTrve,  à  Monquin,  des  per- 
sonnes d'un  vrai  mérite,  qui,  trompées  plutôt  que  séduites,  et , 
sans  être  exemptes  de  bhhuc,  à  plamdre  dans  leur  erreur,  n'ont 
pas  laissé,  malgré  l'opinion  qu'elles  avaient  de  lui,  de  le  recher- 
cher avec  le  même  empressement  que  les  autres  ,  Quoique  dans 
de  moins  cruelles  intentions,  (.es  trois  quarts,  ]>eut-etre,  de  ceux 
qu'on  a  fait  entrer  dans  le  complot  n'y  restent  que  parce  qu'ils 
n'en  ont  pas  vu  toute  la  noirceur.  Il  y  a  même  plus  de  bassesse 
que  de  malice  dans  les  indignités  dont  le  grand  nombre  l'accable, 
et  l'on  voit  à  leur  air,  à  leur  ton,  dans  leurs  manii»res,  qu'ils 
Tout  bien  moins  en  horreur  comme  objet  de  haine  ,  qu'en  déri- 
sion comme  infortuné. 

De  plus,  quoique  personne  ne  combatte  ouvertement  l'opi- 
nion générale,  ce  qui  serait  se  compromettre  à  pure  perle,  pen- 
sez-vous que  tout  le  monde  y  acquiesce  réellement?  Combien  de 
particuliers,  peut-être,  voyant  tant  de  manœuvres  et  de  mines 
souterraines,  s'en  indignent  ^  refusent  d'v  concourir,  et  gémissent 
en  secret  sur  l'innocence  opprimée  !  combien  d'autres ,  ne  sachant 
à  quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  d'un  homme  eulacé  dans  tant  de 
pièges ,  refusent  de  le  juger  sans  l'avoir  entendu,  et ,  jugeant  seu- 
lement ses  adroits  persécuteurs,  pensent  que  des  gens  à  qui  la 
ruse,  la  fausseté,  la  trahison  ,  coûtent  si  peu ,  pourraient  bien 
n'être  pas  plus  scrupuleux  sur  l'imposture!  Suspendus  entre  la 
force  clcs  preuves  qu'on  leur  allègue ,   et  celles  de  la  malignité 
des  accusateurs ,  ils  ne  peuvent  accorder  tant  de  zèle  pour  la  vé- 
rité, avec  tant  d*aversion  pour  la  justice,  ni  tant  de  générosité  r 
p:)ur  celui  qu'ils  accusent,  avec  tant  d'art  à  gauchir  devant  loi'  , 
et  se  soustraire  à  ses  défenses.  Ou  peut  s'abstenir  de  l'iniquité  ,  * 
sans  avoir  le  rourap[c  de  la  combattre.   On  peut  refuser  d'étrtt 
complice  d'une  trahison,  sans  oser  démasquer  les  traîtres.  Un  ^ 
homme  juste,  mais  faible  ,  se  retire  alors  de  la  foule,  reste danf  j 
■^on  coin ,  et ,  n'osant  s*exposer,  plaint  tout  bas  l'opprimé  ,  craint 
l'oppresseur  ,  et  se  tait,  (^ui  peut  savoir  combien  a  honnêtes  gens 
sont  dans  ce  cas?  Us  ne  se  Innt  ni"Toir  ni  sentir  :  ils  laissent  le 
rhump  libre  à  vos  messieurs  jusqu'à  ce  que  le  moment  de  parler  1 
r^aiis  danger  arrive.  Fondé  sur  l'opinion  que  j'eus  toujours  de  la 
(iroiture  naturelle  du  cirur  humain  y  je  crois  que  cela  doit  être. 


DIALOGCE.  irt 

Sur  quel  fondement  raisonnable  peut-on  soutenir  que  cela  n'est 
pas?  Voilà  ,  monsieur,  tout  ce  que  je  puis  repondre  à  Tunique 
objection  à  laquelle  vous  vous  réduisez,  et  qu'au  reste  je  ne  me 
charge  pas  de  résoudre  à  votre  gré,  ni  même  au  mien  ,  quoi- 
qu'elle ne  puisse  ébranler  la  persuasion  directe  qu'ont  produite 
en  moi  mes  recherclics. 

Je  vous  ai  vu  prêt  à  m'interrompre ,  et  j'ai  compris  que  c'était 
pour  me  reprocher  le  soin  superflu  de  vous  établir  un  fait  dont 
vous  convenez  si  bien  vous-même  que  vous  le  tournez  m  objec- 
tion contre  moi  ,  savoir  qu'il  n'est  pas  vrai  que  tout  le  monde 
iioit  entré  dans  le  complot.  Mais  remarquez  qu^en  paraissant  nous 
accorder  sur  ce  point  nous  sommes  néanmoins  de  sentimens  tout 
contraires ,  en   ce  que  ,  selon  vous  ,   ceux  qui  ne  sont  pas  du 
complot  pensent  sur  Jean-Jacques  tout  comme  ceux  qui  en  sont , 
ft  que  ,  selon  moi  ,  ils  doivent  penser  tout  autrement.  Ainsi 
Totre  exception  que  je  n'admets  pas  ,  et  la   mienne  que  vous 
n'admettez  pas  non  plus  ,  tombant  sur  des  personnes  diflërentes , 
s'excluent  mutuellement  ,  ou  du  moins  ne  s'accordent  pas.  Je 
viens  de  vous  dire  sur  quoi  je  fonde  la  mienne  ;  examinons  la 
votre  à  présent. 

D'honnêtes  gens  ,  que  vous  dites  ne  pas  entrer  dans  le  complot 
et  ne  pas  haïr  Jean-Jacques  ,  voient  cependant  en  lui  tout  ce 
qae  disent  y  voir  ses  plus  mortels  ennemis  ^  comme  s'il  en  avait 
qui  convinssent  de  l'être  et  ne  se  vantassent  pas  de  l'aimer  î 
£n  me  faisant  cette  objection  ,  vous  ne  vous  êtes  pas  rappelé 
celle-ci  qui  la  prévient  et  la  détruit.  S'il  y  a  complot ,  tout 
par  son  effet  devient  facile  à  prouver  à  ceux  mêmes  qui  ne  sont 
pas  du  complot;  et,  quand  ils  croient  voir  par  leurs  yeux,  ils 
voient  ,  sans  s'en  douter,  par  les  yrux  d'aulrni. 

Si  ces  personnes  dont  vous  parlez  ne  sont  pas  de  mauvaise  foi , 
du  moins  elles  sont  certainement  prévenues  conmie  tout  le  pu- 
blic ,  et  doivent  par  cela  seul  voir  et  juger  comme  lui.  Et  com- 
ment vos  messieurs  ayant  une  fois  la  facilité  de  faire  tout  croire 
l  auraient-ils  négligé  de  porter  cet  avantage  aussi  loin  qu'il  pou- 
j  vaitaller?  Ceux  qui ,  dans  cette  persuasion  générale,  ont  écarté 
la  plus  sûre  épreuve  pour  distinguer  le  vrai  du  faux  ont  beau 
n'être  pas  à  vos  yeux  du  complot,  par  cela  seul  ils  en  sont  aux 
miens  ;  et  moi  ,  qui  sens  dans  ma  conscience  qu'oii  ils  croient 
.fwr  la  certitude  et  la  vérité  il  n'y  a  qu'erreur ,  mensonge  ,  im- 
posture ,  puis-jc  douter  qu'il  n'y  ait  de  leur  faute  dans  leur  per- 
nasîon  ,  et  que  ,  s'ils  avaient  aime  sincèrement  la  vérité ,  ils  ne 
l'enisent  bientôt  démêlée  à  travers  les  artifices  des  fourbes  qui 
les  ont  abusés  !  Mais  ceux  qui  ont  d'avance  irrévocablement  jngë 
lobjeti^e  leur  haine,  et  qui  n'en  veulent  pas  démordre ,  ne 
voyant  en  lai  que  ce  qu'il j^ y  veulent  voir ,  toraent  et  détonmient 
*out  an  gré  de  leur  passion ,  et ,  à  force  de  subtilités ,  donnent  nnx 
rhoscs  les  plus  contraires  k  lenrs  idées  l'interprétation  qui  les  y 
leut  ramener.  Les  personnes  que  yous  croyes  ÎDi«»-^-«'fis  ont- 
Jles  pris  les  précautions  nécessaires  pour  i  niions? 


Ï72  SECOND 

Le  Fr.  Mais,  M.  Rousseau,  y  pensez-vous,  et  qu'exiçez-Yous 
là  du  public  ?  Avez-vous  pu  croire  qu'il  examinerait  Ta  chose 
aussi  scrupuleusement  que  vous? 

Rouss.  il  en  eût  été  dispensé  ,  sans  doute  ,  s'il  se  fût  abstenu 
d'une  décision  si  cruelle.  Mais  en  prononçant  souverainement 
sur  l'honneur  et  sur  la  destinée  d'un  nomme,  il  n'a  pu  sans  crime 
négliger  aucun  des  moyens  essentiels  et  possibles  de  s'assurer  qu'il 
prononçait  justement. 

Vous  méprisez ,  dites-vous ,  un  honune  abject ,  et  ne  croires 
jamais  que  les  heureux  penchans  que  j'ai  cru  voir  dans  Jean- 
Jacques  puissent  compatir  avec  des  vices  aussi  bas  que  ceux  dont 
il  est  accusé.  Je  pense  exactement  comme  vous  sur  cet  article  ; 
mais  je  suis  aussi  certain  que  d'aucune  vérité  qui  me  soit  connue 
que  cette  abjection  que  vous  lui  reprochez  est  de  tous  les  vices 
le  plus  éloigné  de  son  naturel.  Bien  plus  près  de  l'extrémité  con- 
traire ,  il  a  trop  de  hauteur  dans  l  ame  pour  pouvoir  tendre  k 
l'abjection.  Jean-Jacques  est  faible,  sans  doute,  et  peu  capable 
de  vaincre  ses  passions;  mais  il  ne  peut  avoir  que  les  passions  re- 
latives à  son  caractère ,  et  des  tentations  basses  ne  sauraient  ap- 
procher de  son  cœur.  La  source  de  toutes  ses  consolations  est 
dans  l'estime  de  lui-même.  Il  serait  le  plus  vertueux  des  hommes 
si  sa  force  répondait  à  sa  volonté.  Mais  avec  toute  sa  faiblesse  il 
ne  peut  être  un  homme  vil ,  parce  qu'il  n'y  a  pas  dans  son  ame 
un  penchant  ignoble  auquel  il  fût  honteux  de  céder.  Le  seul  qui 
l'eût  pu  mener  au  mal  est  la  mauvaise  honte ,  contre  laquelle  il 
a  lutté  toute  sa  vie  avec  des  efforts  aussi  grands  qu'inutiles,  parce 
qu'elle  tient  à  son  humeur  timide  qui  présente  un  obstacle  in- 
vincible aux  ardens  désirs  de  son  cœur ,  et  le  force  à  leur  donner 
le  chance  en  mille  façons  souvent  blâmables.  Voilà  Tunique 
source  de  tout  le  mal  qu'il  a  pu  faire ,  mais  dont  rien  ne  peut 
sortir  de  semblable  aux  indignités  dont  vous   l'accusez.    Eh  ! 
comment  ne  voyez-vous  pas  combien  vos  messieurs  eux-mêmes 
sont  éloignés  de  ce  mépris  qu'ils  veulent  vous  inspirer  pour  lui  ? 
comment  ne  voyez-vous  pas  que  ce  mépris  qu'ils  affectent  n'est 
point  réel,  qu'il  n'est  que  le  voile  bien  transparent  d'une  estime 
qui  les  déchire,  et  d'une  rage  qu'ils  cachent  très-mal?  La  preuve 
en  est  manifeste.  On  ne  s'inquiète  point  ainsi  des  gens  qu'on  kné-  ' 
prise.  On  en  détourne  les  yeux,  on  les  laisse  pour  ce  qu'ils  sont:  . 
on  fait  à  leur  égard ,  non  pas  ce  que  font  vos  messieurs  à  Vigmim 
de  Jean-Jacques ,  mais  ce  que  lui-même  fait  an  leur.  Il  n'est  pei  j 
étonnant  qu  après  l'avoir  chargé  de  pierres  ils  le  couvrent  aain  ^ 
de  boue  :  tous  ces  procédés  sont  très-concordans  de  leur  put  ;  i 
mais  ceux  qu'ils  lui  imputent  ne  le  sont  guère  de  la  sienne  »  et . 
ces  indignités  auxquelles  vous  revenez  sont-elles  mieux  pgonréei  1 
que  les  crimes  sur  lesquels  vous  n'insistez  plus?  Non,  moniienr }■  ^ 
après  nos  discussions  précédentes  je  ne  vois  plus  de  milieu  pot.*] 
sible  entre  tout  admettre  et  tout  rejeter.  -^ 

Des  témoignages  que  vous  supposez  impartiaux,  les  uni  por^  , 
tent  sur  des  taits  absurdes  et  faux ,  mais  rendus  croyablei  à  mcc^. 


DIALOGUE.  173 

ition ,  tels  cjue  le  viol ,  la  brutalité ,  la  debaache  ,  la  cy- 
les  baiscs  friponneries  :  les  autres  sur  des  faits 
fau&sement  interprétés;  tels  que  »a  dureté  ,  son  dé- 
ilére  el  repoussaate,  l'obstiDation  de  fermer 
porte  aux  nouveaux  visages,  surtout  aux  quidams  cajoleuri 
)>leureus  ,  et  aux  arrogans  mal  appris. 

Comiae  je  ne  défendrai  jamai)  Jean-Jacques  accusé  d'assassinat 
J'eaipaisoDDement,  je  n'entends  pas  non  plus  le  justifier  d'è- 
!•  un  violateur  de  lîlles  ,  un  monstre  de  dêbauclie ,  un  petit 
'ou.  Si  vous  pouvez  adopter  sérieusement  de  pareilles  opinions 
rT  ton  compte,  je  ne  puis  que  le  plaindre,  et  vous  plaindre 
utii,  vous  qui  caressez  des  idées  dont  vous  rougiriez  comme 
imi  de  la  justice,  en  v  regardant  de  plus  près  ,  et  faisant  ce  que 
pi  fait.   Lui   dcbauclié  ,    brutal  ,   impudent  ,  cjrmque    auprès 

Teur  (lue  ce  ne  soit  l'excès  contraire 
eiil  été  ce  que  vous  dites,  il  ne  fût 
lalbeureuK.  Il  est  bien  aisé  de  faire  ,  à 


el  Eh!  j 


t  que. 


i.-t-on  l'exei 
ft  précaution  s 


er  les  filles  de  la  maison  ;  mais  qu'est-ce  que 
iii  la  maligne  disposition  des  pareus  envers  lui? 
iple  de  quelque  fait  qui  ail  rendu  nécessaire 
ilTectée  ?  et  qu'en  dut-il  penser  à 


.  rKarmantcs  ,  toutes  trois  dans  la  Heur  de  l'%e  et  de  la 
iio  ,  l'accablaient  à  l'envi  d'amitiés  et  de  caresses?  Est-ce  en 
lani  de  cette  familiarité  près  de  ces  jeunes  personnes  ,  est-ce 
les  manières  ou  des  propos  libres  avec  elles  qu'il  mérita  l'in- 
B  et  nouvel  accueil  q^ui  Vallendait  à  Paris  en  les  (quittant?  et 
W  encore  aujourd'hui,  des  mères  très-sages  craignent-elle» 
^^^jeurs  filles  chez  ce  terrible  satyre,  devant  lequel  ces 
'nt  laisser  un  moment  les  leurs  ,  chez  elles ,  et  en 
«?  En  vérité,  que  des  farces  aussi  grossières  puissent 
icat  des  gens  sensés ,  il  laul  en  être  témoin  pour  le 

ïnt  qu'où  eilt  osé  publier  tout  cela  dix  ans 
jj^lonque  l'estime  des  lionnètes  gens,  qu'il  eut  toujours 
Gesse,  était  montée  au  plus  haut  degré  :  ces  opinions, 
.ioniennes  des  mêmes  preuves,  auraient-elles  acquis  le 
•  crédit  chez  ceux  qui  maintenaut  s'empressent  de  les  adop- 
[FHrni,  uns  doute  j  ils  les  auraient  rejetees  avec  indignation. 
'cBt  tous  dit  :   <<  Quand  un  homme  est  parvenu  jusnu'à 
knvec  l'estime  publique,  quand  sans  patrie,  sans  lor- 
tans  asile ,  dant  une  situation  gênée  ,  el  forcé  ,  pour 
,,  de  recourir  sans  cesse  aux  cxpédiens,  on  o'en  a  }a- 
iployé  que  d'honorables,  et  qu'on  s'est  Uil  touiuuri 

BT  et  bien  vouloir  dans  sa  détresse ,  'i.  :        .' 

■  l'égc  mîir  ,  et  ousnd  tous  les  ye<i  < 
^M  dévoyer  de  la  droite  roule,  pour  ^  < 
lliourbeax  du  vice,  on  n'as3ocie  p'i 


1^4  SECOND 

M  plus  vils  fripons ,  avec  le  courage  et  rélcvation  des  âmes  fîères , 
]i  ni  l'aïuour  de  la  gloire,  aux  manœuvres  des  fîloux;  elsi  qua- 
M  rante  ans  d'honneur  periueltaient  à  quelqu'un  de  se  démentir 
M  si  tard  à  ce  point,  il  perdrait  bientôt  cotte  vigueur  de  senti- 
»  ment,  ce  ressort,  cette  franchise  intrépide  qu'on  n'a  point  avec 
»  des  passions  basses,  et  qui  jamais  ne  survit  à  l'honneur.  Ln 
»  fripon  peut  être  lâche,  un  méchant  peut  être  arrogant;  mais 
»  la  douceur  de  l'innocence,  et  la  fierté  de  la  vertu ,  ne  peuvent 
>»  s'unir  que  dans  une  belle  ame.   »» 

Voilà  ce  qu'ils  auraient  tous  dit  ou  pensé  ,  et  ils  auraient  cer- 
tainement refusé  de  le  croire  atteint  de  vices  aussi  bas,  à  moins 
qu'il  n'en  eut  été  convaincu  sous  leurs  yeux.  Ils  auraient  du  moins 
voulu  l'étudier  eux-mêmes  avant  de  le  juger  si  décidément  et 
si  cruellement.  Ils  auraient  fait  ce  que  j'ai  fait;  et,  avec  l'im-* 
partialité  que  vous  leur  supposez,  ils  auraient  tiré  de  leurs  re- 
cherches la  même  conclusion  que  je  tire  des  miennes.  Us  n*ont 
rien  fait  de  tout  cela  ;  les  preuves  les  plus  ténébreuses,  les 
témoignages  les  plus  suspects  ,  leur  ont  suffi  pour  se  déci- 
der en  mal  sans  autre  vérification  ,  et  ils  ont  soigneusement 
évité  tout  éclaircissement  qui  pouvait  leur  montrer  leur  er- 
reur. Donc ,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire  ,  ils  sont  du  com- 
Ï>lot;  car ,  ce  que  j'appelle  en  être  n'est  pas  seulement  être  dans 
e  secret  de  vos  messieurs ,  je  présume  que  peu  de  gens  y  sont 
admis;  mais  c'est  adopter  leur  inique  principe  :  c'est  se  faire, 
comme  eux  ,  une  loi  de  dire  à  tout  le  monde ,  et  de  cacher  au 
seul  accusé  le  mal  qu'on  pense  ou  qu'on  feint  de  penser  de  lui , 
et  1rs  raisons  sur  lesquelles  on  fonde  ce  jugement ,  afin  de  le 
mettre  hors  d'état  d'y  répondre ,  et  de  faire  entendre  les  siennes  : 
car ,  sitôt  qu'on  s'est  laissé  persuader  qu'il  faut  le  jnger ,  non—  ^ 
seulement  sans  l'entendre ,  mais  sans  en  être  entendu ,  tout  le  . 
reste  est  forcé  ,  et  il  n'est  pas  possible  qu'on  résiste  à  tant  de  . 
témoignages  si  bien  arrangés ,  et  mis  à  l'abri  de  l'inquiétante 
épreuve  des  réponses  de  Taccusé.  Comme  tout  le  succès  de  la 
trame  dépendait  de  cette  importante  précaution,  son  auteur  anra 
mis  toute  la  sagacité  de  son  esprit  k  donner  à  cette  injustice  le  J 
tour  le  plus  spécieux ,  et  à  la  couvrir  même  d'i 


'un  vernis  de  bé-  ^ 
néficence  et  de  générosité,  qui  n'eût  ébloui  nul  esprit  impartial ,  ] 
mais  qu'on  s'est  empressé  d'admirer ,  îi  l'égaro  d'un  homme  j| 
qu'on  n'estimait  que  par  force,  et  dont  les  singularités  n'étaient  i^' 
vues  de  bon  œil  par  qui  que  ce  fût.  î 

Tout  tient  h  la  première  accusation  qui  l'a  fuit  déchoir ,  tout 
d'un  coup  ,  du  titre  d'honnête  homme  qu'il  avait  porté  jusqu'à-  -4 
lors  ,  pour  y  substituer  celui  du  plus  affreux  scélérat.  Quiconque  à 
a  Tauie  saine  et  croit  vraiment  à  la  probité  ne  se  départ  pas  3 
aisément  de  l'estime  fondée  qu'il  a  coTiçue  pour  un  homme  de  j 
bien.  Je  verrais  commettre  un  crime  ,  s'il  était  possible  ,  on  faire  ^ 
une  action  basse  à  my lord-maréchal  (  i  )  ,  qur  je  n'en  croirai»  'j 

(i)  Il  est  viRi  que  niylord-marécliHl  est  (l'uiir  illuKlrc  naissance  ,  ci 
Joiii-Jacqucs  un  homme  du  peuple  3  maib  il  faut  pi-iiscr  que  HuU5iieau/~l 


DIALOOUr:.  irS 

pis  à  mes  yenx.  i^nand  j'ai  cru  de  Jean-Jacques  tout  ce  que 
vous  m'avez  prouvé,  c'était  en  le  supposant  convaincu.  Changer 
à  ce  point,  sur  le  compte  d'un   homme  estimé  durant  toute  sa 
vie ,  n'est  pas  une  chose  facile.  Mais  aussi  ce  premier  pas  fait ,  tout 
le  reste  va  de  lui-même.  De  crime  en  crime,  un  homme  coupa- 
ble d'un  seul  devient,  comme  vous  l'avez  dit,  capable  de  tous. 
Rien  n'est  moins  surprenant  que  le  passage  de  la  méchanceté  l\ 
Tabjectton ,  et  ce  n'est  pas  la  peine  cie  mesurer  si  soigneusement 
l'intervalle  qui  peut  quelquefois  séparer  un  scélérat  d'un  fripon. 
On  peut  donc  avilir  tout  à  son  aise  l'homme  qu'on  a  commencé 
par  noircir.  <^uand  on  croit  qu'il  n'y  a  dans  lui  que  du  mal ,  ou 
b'j  voit  plus  que  cela  ,  ses  actions  bonnes  ou  iudilFérentes  chan- 

Sent  bientôt  d'apparence  avec  beaucoup  de  préjugés  et  un  peu 
'interprétation  ,  et  l'on  rétracte  alors  ses  jugemens  avec  autant 
d'assurance  que  si  ceux  qu'on  leur  substitue  étaient  mieux  fon- 
dés. L'amour-propre  fait  qu'on  veut  toujours  avoir  vu  soi-même 
ce  qu'on  sait ,  ou  qu'on  croit  savoir  d'ailleurs.  Rien  n*est  si  ma- 
nifeste aussitôt  qu  on  y  regarde  ;  on  a  honte  de  ne  l'avoir  pas 
aperçu  plus  tôt  ;  mais  c'est  qu'on  était  si  distrait  ou  si  prévenu  , 
qa'on  ne  portait  pas  son  attention  de  ce  côté;  c'est  qu'on  est  si 
bon  soi-même  qu  on  ne  peut  supposer  la  méchanceté  dans  autrui» 

Quand  enfin  l'engouement ,  devenu  général ,  parvient  à  l'ex- 
cès, on  ne  se  contente  plus  de  tout  croire  ;  chacun  ,  pour  prendre 
parti  la  fête,  cherche  à  renchérir,  et  tout  le  monde,  s'afl'ec- 
tionnant  à  ce  système,  se  pique  d'y  apporter  du  sien  pour  l'or- 
aerou  pour  l'aiTermir.  Les  uns  ne  sont  pas  plus  empressés  d'in- 
Tenler  que  les  autres  de  croire.  Toute  imputation  passe  en 
preuve  invincible  ;  et  si  l'on  apprenait  aujourd'hui  qu'il  s'est 
commis  un  crime  dans  la  lune,  il  serait  prouvé  demain,  plus 
clair  que  le  jour,  à  tout  le  monde  ,  que  c  est  Jean-Jacques  qui 
en  est  l'auteur. 

La  réputation  qu'on  lui  a  donnée,  une  fois  bien  établie,  il  est 
donc  très-naturel  qu'il  en  résulte,  m(**me  chez  les  gens  de  bonne 
ÉM,  les  effets  que  vous  m'avez  détaillés.  S'il  fait  une  erreur  de 
compte,  ce  sera  toujours  à  dessein  ;  est-elle  à  sou  avantage  ?  c'est 
■ne  friponnerie:  est-elle  a  son  préjudice?  c'est  une  ruse.  Un 
bomme  ainsi  vu  ,  quelque  sujet  qu*il  soit  aux  oublis  ,  aux  dis- 
tractions, aux  balourdises,  ne  peut  plus  rien  avoir  de  tout  cela  : 
toat  ce  qu'il  fait  par  inadvertance  est  toujours  vu  comme  fait 
nprès.  Au  contraire,  les  oublis^^Ies  omisssions,  les  bévues  des 
iDtres  à  son  écard,  ne  trouvent  plus  créance  dans  l'esprit  de 
personne;  s'il  les  relève,  il  ment;  s'il  les  endure,  c'est  à  pure 

Eté.  Des  femmes  étourdies,  de  jeimes  gens  évaporés,  feront 
quiproquo  dont  il  restera  chargé;  et  ce  sera  beaucoup  si  des 
iaqnais  gagnés  ou  peu  fidèles,  trop  instruits  des  sentimens  des 
maîtres  à  son  égard ,  ne  sont  pas  quelquefois  tentés  d'en  tirer 

|QÎ  parle  ici,  n*a  pan,  en  griuTal ,  une  opinion  hion  «ublime  delà  hciif 
iverlu  des  prus  de  qualité,  et  qnr  l'hUtoire  de  Jeaii-Ju;  qucs  ne  doit  pji  ni  • 
ibueilement  agrandir  cette  opinion. 


176  SECOND 

avantage  à  ses  dépens  ;  bien  sûrs  que  l'affaire  ne  s'éclaîrcira  pas 
en  sa  présence ,  et  que ,  quand  cela  arriverait ,  un  peu  d'effron- 
terie, aidée  des  préjugés  des  maîtres,  les  tirerait  d'affaire  aisé- 
ment. 

J*ai  supposé,  comme  vous,  ceux  qui  traitent  avec  lui,  tout 
sincères  et  de  bonne  foi;  mais  si  l'on  cnerchait  à  le  tromper  pour 
le  prendre  enfante,  quelle  facilité  sa  vivacité,  son  élourderie, 
ses  distractions ,  sa  mauvaise  mémoire,  ne  donneraient-elles  pas 
pour  cela  ? 

D'autres  causes  encore  ont  pu  concourir  à  ces  faux  jugemens. 
Cet  homme  a  donné  à  vos  messieurs,  par  ses  confessions,  qu'ils 
appellent  ses  mémoires ,  une  prise  sur  lui  qu'ils  n'ont  eu  garde 
de  négliger.  Cette  lecture  qu'il  a  prodiguée  à  tant  de  gens,  mais 
dont  si  peu  d'hommes  étaient  capables,  et  dont  bien  moins  en- 
core étaient  dignes,  a  initié  le  public  dans  toutes  ses  faiblesses  , 
dans  toutes  ses  fautes  les  plus  secrètes:  L'espoir  que  ces  confes- 
sions ne  seraient  vues  qu  après  sa  mort  lui  avait  donné  le  coq- 
rage  de  tout  dire ,  et  de  se  traiter  avec  une  justice  souvent  même 
trop  rigoureuse.  Quand  il  se  vit  défiguré  parmi  les  hommes ,  au 
point  cPy  passer  pour  un  monstre;  la  conscience,  qui  lui  faisait 
sentir  en  lui  plus  de  bien  que  de  mal,  lui  donna  le  courage  qne 
lui  seul  peut-ctre  eut ,  et  aura  jamais,  de  se  montrer  tel  qu'il 
était;  il  crut  qu'en  manifestant  à  plein  l'intérieur  de  son  ame,  et 
révélant  ses  confessions,  l'explication  si  franche,  si  simple,  si 
naturelle,  de  tout  ce  qu'on  a  pu  trouver  de  bizarre  dans  $m 
conduite,  portant  avec  elle  son  propre  témoignage ,  ferait  sentir 
la  vérité  de  ses  déclarations ,  et  la  fausseté  des  idées  horribles  et 
fantastiques  qu'il  voyait  répandre  de  lui,  sans  en  pouvoir  dé- 
couvrir la  source.  Bien  loin  de  soupçonner  alors  vos  messieurs , 
la  confiance  en  eux  de  cet  homme  si  défiant  alla ,  non-seulement 

i'usqu'à  leur  lire  cette  histoire  de  son  ame,  mais  jusqu'à  leur  en 
aisser  le  dépôt  assez  long-temps.  L'usage  qu'ils  ont  lait  de  cette 
imprudence  a  été  d'en  tirer  parti  pour  diffamer  celui  qui  l'avait 
commise;  et  le  plus  sacré  aépôt  de  l'amitié  est  devenu,  dans 
leurs  mains,  l'instrument  de  la  trahison.  Ils  ont  travesti  ses  dé- 
fauts en  vices  ,  ses  fautes  en  crimes  ,  les  faiblesses  de  sa  jeunesse 
en  noirceurs  de  son  âge  mûr  :  ils  ont  dénaturé  les  effets,  quel* 
quefois  ridicules,  de  tout  ce  que  la  nature  a  mis  d'aimable  et  de 
bon  dans  son  ame ,  et  ce  qui  n'est  que  des  singularités  d'un  tem-     ' 
pé rament  ardent ,  retenu  par  A  naturel  timide ,  est  devenu^  par 
]<*iirs  soins,  une  horrible  dépravation  de  cœur  et  de  goût.  £nnn  , 
toutes  leurs  manières  de  procéder  à  son  égard,  et  des  allures    \ 
dont  le  vent  m'est  parvenu ,  me  portent  à  croire  que  pour  décrier  -:) 
ses  confessions ,  après  en  avoir  tiré  contre  lui  tous  les  avantages  *  ; 
possibles,  ils  ont  intrigué,  manœuvré,  dans  tous  les  lieux  oii  il  ' 
a  vécu ,  et  dont  il  leur  a  fourni  les  renseignemens,  pour  défigu- 
rer toute  sa  vie,  pour  fabriquer  avec  art  des  mensonges,  qui  en 
donnent  l'air  à  ses  confessions ,  et  pour  lui  ôter  le  mérite  de  la 
franchise,  même  dans  les  aveux  qu'il  fait  contre  lui.  Eh!  puis* 


DIALOGUE.  17- 

qu'ils  savent  empoisonner  ses  écrits ,  qui  sont  sous  les  yeux  <le 
tout  le  monde ,  comment  n*empoisonneraient-ils  passa  vie  ,  que  le 
public  uc  connaît  que  sur  leur  rapport  ? 

L'Héloïse  avait  tourné  sur  lui  les  regards  des  femmes  3  elles 
avaient  des  droits  assez  naturels  sur  uu  homme  qui  décrivait 
aiinsî  l'amour  ;  mais  n'en  connaissant  guère  que  le  physique ,  elles 
crurent  qu'il  n'y  avait  que  des  sens  très-vifs  qui  pussent  inspirer 
des  sentimens  si  tendres,  et  cela  put  leur  donner  de  celui  qui  les 
exprimait  plus  grande  opinion  qu'il  ne  la  méritait  peut -être. 
Supposez  cette  opinion,  portée  chez  quelques-uns  jusqu'il  la 
cariosité,  et  que  cette  curiosité  ne  fût  pas  asaez  tôt  devinée  ou 
Mtisfaite  par  celui  qui  en  était  l'objet  ;  vous  concevrez  aisément 
dans  sa  destinée  les  conséquences  de  cette  balourdise. 

Quant  à  l'accueil  sec  et  dur  qu'il  fait  aux  quidams  arrogans 
on  pleureux  qui  viennent  à  lui ,  j'en  ai  souvent  été  le  témoin 
moi-même,  et  je  conviens  qu'en  pareille  situation  cette  conduite 
serait  fort  imprudente  dans  un  hypocrite  démasqué,  qui,  trop 
heureux  qu'on  voulût  bien  feindre  de  prendre  le  change ,  devrait 
se  prêter,  avec  une  dissimulation  pareille,  à  cette  feinte,  et  aux 
apparens  ménagemens  qu'on  ferait  semblant  d'avoir  pour  lui. 
Mais  osez-vous  reprocher  à  un  homme  d'houneur  outragé ,  de 
ne  pas  se  conduire  en  coupable ,  et  de  n'avoir  pas ,  dans  ses  in- 
fortunes, la  lâcheté  d'un  vil  scélérat?  De  (|uel  œil  voulez-vous 
qu'il  envisage  les  perfides  empressemens  des  traîtres  qui  l'ob- 
tedent ,  et  qui ,  tout  en  affectant  le  plus  pur  zèle ,  n'ont  en  efl'ct 
d'autre  but  que  de  l'enlacer  de  plus  en  plus  dans  les  pièges  de 
ceux  qui  les  emploient?  Il  faudrait ,  pour  les  accueillir,  qu'il  fîit 
eneffiet  tel  qu'ils  le  supposent;  il  fauurait  qu'aussi  fourbe  qu'eux, 
et  feignant  de  ne  les  pas  pénétrer,  il  leur  rendit  trahison  pour 
trahison.  Tout  son  crime  est  d*être  aussi  franc  qu'ils  sont  faux: 
nuis  après  tout ,  que  leur  importe  qu'il  les  reçoive  bien  ou  mal  ? 
t'  Les  signes  les  plus  manifestes  de  sou  impatieuce  ou  de  son  dé- 
dain n'ont  rien  qui  les  rebute.  11  les  outragerait  ouvertement , 
qtt*ils  ne  s'en  iraient  pas  pour  cela.  Tous  de  concert,  laissaut  à 
tt porte  les  sentimens  d'honneur  qu'ils  peuvent  avoir,  ne  lui 
montrent  qu'insensibilité  ,  duplicité  ,  lâcheté,  perfidie  ,  et  sont 
laprës  de  lui  comme  il  devrait  être  auprès  d'eux,  s'il  était  tel 
quils  le  représentent;  et  comment  voulez-vous  qu'il  leur  montre 
Bae estime  qu*ils  ont  pris  si  grand  soin  de  ne  lui  pas  laisser?  Je 
conviens  que  le  mépris  d*un  homme  qu'on  méprise  soi-inê/iie 
e^  facile  à  supporter  :  mais  encore,  n'est-ce  pas  chez  lui  qu'il 
&ut  aller  en  chercher  les  marques.  Malgré  tout  ce  pateliuage 
^insidieux,  pour  peu  qu'il  croie  apercevoir,  au  fond  des  âmes, 
des  sentimens  naturellement  honnêtes,  et  quelques  bonnes  di:- 
positions,  il  se  laisse  encore  subjuguer.  Je  ris  de  sa  simplicitJ, 
et  je  l'en  fais  rire  lui-même.  Il  espère  toujours  qu'f-n  le  voyant 
tel  qu'il  est  quelques-uns  du  moins  n'auront  plus  le  courage  rie 
'î  haïr,  et  croit  à  force  de  franchise  toucher  enfin  ces  creurv  'i'* 
ronze.  Vous  concevez  comme  ut  cela  lui  réussit;  il  le  voit  1  i<- 

7.  r^ 


178  SECOND 

même ,  et  y  après  tant  de  tristes  expériences  ,  il  doit  enfin  savoir 
à  quoi  s'en  tenir. 

Si  vous  eussiez  fait  une  fois  les  réflexions  que  la  raison  sug* 
gère 4  et  les  per^isitions  que  la  justice  exice ,  avant  de  juger  si 
sévèrement  un  infortuné ,  vous  auriez  senti  que  dans  une  situa» 
tion  pareille  à  la  sienne ,  et  victime  d'aussi  détestables  complots, 
il  ne  peut  plus,  il  ne  doit  plus  du  moins  se  livrer,  pour  ce  qai 
l'entoure,  à  ses  penchaus  naturels,  dont  vos  messieurs  se  sont 
servis  si  lone-temps  et  avec  tant  de  succès  pour  le  prendre  dans 
leurs  filets.  Il  ne  peut  plus,  sans  s'y  précipiter  lui-même,  agir 
en  rien  dans  la  simplicité  de  son  cœur.  Ainsi  ce  n'est  plus  sur 
ses  œuvres  présentes  qu'il  faut  le  juger,  même  quand  on  pour- 
rait en  avoir  le  narré  fidèle.  11  faut  rétrograder  vers  les  temps 
oii  rien  ne  l'empêchait  d'être  lui-même ,  ou  bien  le  pénétrer 

{>Ius  intimement,  intus  et  in  ciiie^  pour  y  lire  immédiatement 
es  véritables  dispositions  de  son  ame,  que  tant  de  malheurs 
n'ont  pu  aigrir.  En  le  suivant  dans  les  temps  heureux  de  sa  vie , 
et  dans  ceux  moine  oii  déjà  la  proie  de  vos  messieurs  il  ne  s'en 
doutait  pas  encore ,  vous  eussiez  trouve  rhomme  bienfaisant  et 
doux  qu  il  était  et  passait  pour  être  avant  qu'on  l'eût  défiguré. 
Dans  tons  les  lieux  oii  il  a  vécu  jadis ,  dans  les  habitations  oii  on 
lui  a  laissé  faire  assez  de  séjour  pour  y  laisser  des  traces  de  son 
caractère,  les  regrets  des  habitans  l'ont  toujours  suivi  dans  sa 
retraite;  et  seul  peut-être  de  tous  les  étrangers  qui  jamais  vécu* 
renten  Angleterre ,  il  a  vu  le  peuple  de  Wootton  pleurer  k  son 
départ.  Mais  vos  dames  et  vos  messieurs  ont  pris  un  tel  soin 
d'effacer  toutes  ces  traces ,  que  c'est  seulement  tandis  qu'elles 
étaient  encore  fraîches  qu'on  a  pu  les  distinguer.  Monlmorenci, 
plus  près  de  nous,  offre  un  exemple  frappant  de  ces  diflerenccs. 
Grâce  à  des  personnes  que  je  ne  veux  pas  nommer,  et  aux  ora- 
toriens  devenus  ,  je  ne  sais  comment  ,  h?s  plus  ardens  satellites 
de  la  ligue ,  vous  n'y  retrouverez  plus  aucun  vestige  de  l'attache- 
ment ,  et  j'ose  dire  de  la  vénération  qu'on  y  eut  jadis  pour 
Jean-Jacques,  et  tant  qu'il  y  vécut,  et  après  qu'il  en  fut  parti: 
mais  les  traditions  du  moins  en  restent  encore  dans  la  mémoire 
des  honnêtes  gens  ,  qui  fréquentaient  alors  ce  pays-là. 

Dans  ces  épancliemens  auxquels  il  aime  encore  k  se  livrer,  et 
souvent  avec  plus  de  plaisir  que  de  prudence,  il  m'a  quelque- 
fois confié  ses  peines,  et  j'ai  vu  que  la  patience  avec  laquelle  il 
les  supporte  n'otait  rien  à  Timpression  qu'elles  fout  sur  son  cœur. 
Celles  que  le  temps  adoucit  le  moins  se  réduisent  à  deux  prin-  l 
cipalcs,  qu'il  compte  pour  les  seuls  vrais  maux  que  lui  aient 
fait  ses  ennemis.  La  première  est  de  lui  avoir  ôte  la  douceur 
d'être  utile  aux  hommes,  et  secourable  aux  malheureux  ,  soit 
en  lui  en  otant  les  moyens,  soit  en  ne  laissant  plus  approcher 
de  lui,  sous  ce  passe-port ,  que  des  fourbes  qui  ne  cherchent  à 
l'intéresser  pour  eux  qu'afin  de  s'insinuer  dans  sa  confiance, 
l'épier,  et  le  trahir.  La  façon  dont  ils  se  présentent ,  le  ton  qu'ils 
prennent  en  lui  parlant,  les  fades  louanges  qu'ils  lui  donnent, 


DIALOGUE.  ,•; 

•  pttelinage  (|u'iU  y  joîgneut,  le  fiel  c^'ils  ne  peuvent  s'abstenir 
^y  mêler,  tnutdt'céle  eii  em  de  petila  histrions  grimaciers,  (|us 
';B*  uvent  ou  ne  daigneot  pa«  mieui  jouer  leur  rôle.  Les  lettres 
t'il  reçoit  ne  sont ,  avec  des  lieux  comniuns  de  collège,  et  des 
"US  bien  magistrales  sur  ses  devoirs  envers  cent  qui  les  ècri- 
,  que  de  sottes  dêcla mations  contre  les  grands  et  les  ricLes , 

Cr  lesquelles  on  croit  bien  le  leurrer;  d'amers  sarcasmes  sur  tous 
'états;  d'aigres  reproches  à  la  fortune,  de  priver  un  grand 
kmme  comme  l'auteur  de  la  lettre,  et,  par  compagnie,  I  autre 

End  homme  à  qui  elle  s'adresse,  des  honneurs  et  des  biens  qui 
relaient  dus,  pour  les  prodiguer  aux  indignes;  des  preuves 
tirées  de  là  ,  qu'il  n'existe  point  de  providence  ;  de  pathétiques 
4tclar8tions  de  la  prompte  assistance  dont  on  a  besoin  ,  suivies 
lie  fiêres  protestations  de  n'en  vouloir  néanmoins  aucune.  Le 
iBUt  finit  d'ordinaire  par  la  confidence  de  la  ferme  résolution 
A  l'on  est  de  se  tuer  ,  et  par  l'avis  que  cette  résolution  sera  miïe 
ftnècntion  sonica,  si  1  on  ne  reçoit  bien  vite  une  réponse  stt- 
firfaisanle  à  la  lettre. 

Après  avoir  été  plusieurs  fois  très-sottement  la  dupe  de  ces 
lIMii açan s  suicides  ,  il  a  fini  par  se  moquer,  et  d'eux  ,  et  de  sa 
Hevfre  bêtise.  Mais  quand  ils  n'ont  plus  trouvé  la  facilité  de 
l'introduire  avec  ce  pathos,  ils  ont  tienlot  repris  leur  allure 
•lurelle  ,  et  substitué,  pour  forcer  sa  porte  ,  la  férocité  des 
igm  i  la  flexibilité  des  serpens.  H  fant  avoir  vu  les  assauts 
[taeta  femme  est  forcée  de  soutenir  sans  cesse  ,  les  injures  et 
•  outrages  qu'elle  essuie  jouruclleiueul  de  tous  ces  humbles 
'  irateurs  ,  de  tous  ces  vertueux  infortunés  ,  à  la  moindre  ré- 
e  qu'ils  trouvent ,  pour  juger  du  motif  qui  1rs  amène  ,  et 
isqui  les  envoient.  Croyez-vous  qu'il  ait  tort  d'éconduire 
B  cette  canaille,  et  de  ne  vouloir  pas  s'en  laisser  subjuguer? 
L  iaï  faudrait  vingt  ans  d'application  pour  lire  seulement  tous 
"■manuscrils  qu'on  le  vient  prier  de  revoir  ,  de  corriger,  de 
tfnidre;  car  son  temps  et  sa  peine  ne  coûtent  rien  a  vos  mes- 
•ars  ^i]  ;  il  lui  faudrait  dii  mains  et  dix  secrétaires  pour  écrire 
!■  requêtes  ,  placels  ,  lettres,  mémoires,  compliiuens,  vers, 
cnquets  ,  dont  on  vient  à  l'eavi  le  charger,  vu  la  grande  élo- 
aeoce  de  sa  plume  ,  et  la  grande  bonté  de  son  c<rur  ;  car  c'esE 
,WJoars  là  l'ordinaire  refrain  de  ces  persounages  sinoëres.  Au 
■Mtd'bumanité,  qu'ont  appris  à  bourdonner  autour  de  lui  des 
■^Winis  de  guêpes ,  elles  prétendent  le  cribler  de  leurs  aiguillons 
ian  à  leur  aise  ,  sans  qu'il  ose  s'y  dérober,  et  tout  ce  qui  lui 
Bit  arriver  de  plus  heureux  est  de  s'en  délivrer  avec  de  l'ar- 
>Dt ,  dont  ils  le  remercient  ensuite  par  des  injures. 

U)  h  dois  pourlanl  rendre  iajlice  1  ceux  qui  m'ofTicnt  de  p«ycr  me» 
■Des,  et  qui  soDt  en  assri  grand  nombri'.  Au  moinenl  iii^me  ou  j'iïsrii 
S,  ane  dame  de  pruvinre  vient  de  me  [iropoier  douze  fraries  ,  en  «lien- 
Ht  mieux  ,  pour  lui  écrire  one  belle  lettre  i  un  prince.  C'ast  dannnage 
É)ene  me  sait  pasaviiéde  lover  liou tique  sous  U*  chtraiers  de*  Inuo- 


j8o  second 

Apres  avoir  tant  réchauile  de  serpens  dans  son  seîn  ,  il  sVsl 
enfin  déterminé  j  par  une  réflexion  très-simple  ,  à  se  conduire 
comme  il  fait  avec  tous  ces  nouveaux  venus.  A  force  de  bontés 
et  de  soins  généreux  j  vos  messieurs ,  parvenus  à  le  rendre  exé- 
crable à  tout  le  monde  ,  ne  lui  ont  plus  laissé  l'estime  de  per- 
sonne. Tout  bomme  ayant  de  la  droiture  et  de  Tbonneur  ne 
peut  plus  qu'abhorrer  et  fuir  un  être  ainsi  défiguré  ;  nul  homme 
sensé  n'en  peut  rien  espérer  de  bon.  Dans  cet  état ,  que  peut-il 
donc  penser  de  ceux  qui  s'adressent  à  lui  par  préférence  ,  le  re« 
cherchent ,  le  comblent  d'éloges  ,  lui  demandent ,  ou  des  ser- 
vices, ou  son  amitié  ^  qui,  dans  l'opinion  qu'ils  ont  de  lui ,  dé- 
sirent néanmoins  d'être  liés  ou  redevables  au  dernier  des  scélé- 
rats ?  Peuvent-ils  même  ignorer  que,  loin  qu'il  ait  ni  crédit,  ni 
pouvoir  ,  ni  &veur  auprès  de  personne ,  l'intérêt  qu'il  pourrait 
prendre  à  eux  ne  ferait  que  leur  nuire  aussi  bien  qu'à  lui ,  que 
tout  l'effet  de  sa  recommandation  serait ,  ou  de  les  perdre  s  ils 
avaient  eu  recours  à  lui  de  bonne  foi ,  ou  d'en  faire  de  nou- 
veaux traîtres  destinés  à  l'enlacer  par  ses  propres  bienfaits.  £a 
toute  supposition  possible,  avec  les  jugemens  portés  de  lui  dans 
le  monde  ,  quiconque  ne  laisse  pas  de  recourir  à  lui ,  n'est— il  pas 
lui-même  un  homme  jugé?  et  quel  honnête  homme  peut  prendre 
intérêt  à  de  pareils  misérables  !  S'ils  n'étaient  pas  des  fourbes  f 
ne  seraient-ils  pas  toujours  des  infâmes?  et  qui  peut  implorer 
des  bienfaits  d'un  homme  qu'il  méprise  n'est-il  pas  lui-même 
encore  plus  méprisable  que  lui  ? 

Si  tous  ces  empressés  ne  venaient  que  pour  voir  et  chercher- 
re  qui  est ,  sans  doute  il  aurait  tort  de  les  éconduire;  mais  pas 
un  seul  n'a  cet  objet ,  et  il  faudrait  bien  peu  connaître  les 
hommes  et  la  situation  de  Jean-Jacques  pour  espérer  de  tous 
ces  gens-là  ni  vérité  ni  fidélité.  Ceux  qui  sont  payés  veulent 
gagner  leur  argent ,  et  ils  savent  bien  qu'ils  n'ont  qu'un  seul 
moyen  pour  cela  ,  qui  est  de  dire  ,  non  ce  qui  est ,  mais  ce  qui 
plaît ,  et  qu'ils  seraient  mal  venus  à  dire  au  bien  de  lui.  Ceux 
qui  l'épient  de  leur  propre  mouvement  ,  mus  par  leur  passion  ,  d 
ïie  verront  jamais  que  ce  qui  la  flatte  ;  aucun  ne  vient  pour  voir  1 
ce  qu'il  voit ,  mais  pour  l'mterpréler  à  sa  mode.  Le  blanc  et  le 
noir  ,  le  pour  et  le  contre ,  leur  8er\'ent  également.  Donne-t-il 
l'aumône  ?  Ah  !  le  cafard  !  La  refuse-t-il  !  Voilà  cet  homme  si 
charitable  I  S'il  s'enflamme  en  parlant  de  la  vertu ,  c'est  un  tar- 
tufe^ s'il  s'anime  en  parlant  de  l'amour,  c'est  un  satyre;  s'il 
lit  la  gazette  (i),  il  médite  une  conspiration;  s'il  cueille  une 
rose ,   on   cherche  quel  poison  la   rose  contient.  Trouves  à  un 

(i)  A  la  grande  satisfaction  de  meii  Irèf-inquiett  patrons,  je  renonce  à 
cette  triiite  lecture ,  devenue  indiirc'rente  à  ut»  homme  qu'on  a  rendu  tout- 
à-fait  étranger  sur  la  terre.  Je  n'y  ai  plus  ni  patrie  ni  frères.  Habitée  par 
des  êtres  qui  no  me  sont  rien  ,  elle  est  pour  moi  comme  une  autre  sphère; 
et  je  suis  ausHÎ  peu  curieux  désormais  d'apprendre  ce  qui  se  fait  dans  le 
monde ,  que  ce  qui  se  passe  à  Bicélre  ou  aux  Petites-Maisons. 


DIALOGUE.  181 

t  «îmi  va  quelque  jiropos  qui  ïoil  innocent ,  quelque  ac- 
li  ne  soit  pas  uo  crime  ,  je  von»  en  défie. 
Si  l'edmintslralioii  publique  elle-même  eût  ^lé  moins  préve- 
ou  de  bonne  foi  ,  la  confiante  nnironuite  de  sa  yi'',  égale 
mple,   l'eût  bientôt  désabnsée  ;   elle  surail  compris   quVlIe 
t  Terrait   jamais  que  les  mêmes  choses  ,    et  que  c'éruil  bien 
rdre  son  areetit ,  son  temps ,  et  ses  peines ,  que  d'espionner  un 
me  qui  vivait  ainsi.  Mais  comme  ce  n'esl  pas  la  venlJ  qu'on 
she  ,   qu'on  ne  veut  que  noircir  la  victime,   et   qu'au   lieu 
jntndier  son  caractère  on  ne  veut  que  le  dilTamer,  peu  importe 
BviAI  ■»  conduise  bien  ou  mal ,   et  qu'il  soit  innocent  ou  cou- 
~''le.  Tout  ce  qui  importe  est  d'être  assez  au  fait  de  sa  conduit» 
points  fiif  s  sur  lesquels  on  puisse  appuyer  le  eys- 
û  d'impostures  dont  il  est  l'objet ,  sans  s'exposer  à  être  con- 
çu* de  mensonge,  et  vmlà  à   quoi   l'espionnage  est  uniqne- 
t  destiné.  Si  %-ous  me  reprocher  ici  de  rendre  à  ses  accusa- 
1  les  imputations  dont  iU  le  chargent ,  j'en  conviendrai  sans 
" ,  mais  avec  cette  différepce  qu'en  parlant  d'eus   " 
n  cache  pas.  Je  ne  pense  même  ,  et  ne  dis  tout  o 
I  grande  répugnance.  Je  voudrais  de  tout  mon 
roire  que  le  gouvernement  est  à  son  éeard  dans  1  erreur  or 
t  foi,  mais  c'est  ce  qui  m'est  impossible-  Quaud  je  n'au- 
t  autre  preuve  du  contraire,    la  méthode  qu'on  suit 
n'en  fournirait  une  invincible.  Ce  n'est  point  ans  mé- 
it  qu'on  fait  toutes  ces  choses-là ,    ce  sont  eux  qui   les  font 


I  qu  avec 


I.  conséquence  qui  su; 
le-meme  trempe  dans 
Rpte  de  Jenn-Jacques 
il   puisse  être  ,   poun 


tdelà.  Si  l'administration,  si  la 
le  complot  pour  abuser  le  public 
quel  homme  au  monde,  quelque 

a  se  garantir   de  l'erreur  à  sou 

tir  que,  dans  l'étrange  position  de 
le  ne  peut  plus  juger  de  lui  avec 
itrui ,  ni  sur  aucune  espèce  de 
voir,  il  faut  vérifier ,  compa- 
me  ,  ou  s'abstenir  de  juger.  Ici , 
:  le  jour  qu'à  s'en  tenir  au  té— 
i  autres  le  reproche  de  dureté  et  d'incommisera- 
ou  non  ,  lui  serait  toujours  également  inévitable  : 
uo  moment  qu'il  remplit  de  toutes  ses  forces  les 
nanité  ,  de  cliarité,  de  bienfaisance,  dont  tout 
ns  cesse  entouré  ,  qui  est-ce  qui  lui  rendrait  dans 
istice  de  les  avoir  remplis?  Ce  ne  serait  pas  lui- 
_u'il  n'y  mît  celte  ostentation  philosophique 
^^u  gâte  l'œuvre  pur  le  motif.  Ce  ne  serait  pas  ceux  envers  qui 
^Bki  aurait  remplis  ,  qui  deviennent ,  sitôt  qu'ils  l'approchent, 
^^KitCreS  et  créatiu-i-s  de  vos  messieurs  ;  ce  serait  encore  moii: 
^^Bnessieurs  eux-mêmes  .  non  moins  leiés  à  cacher  le  bie 
^^■1  poiirrait  chercher  à  faire  ,  qu'à  i^ulilier  à  grand  bruit  celi 


Çuede 
trt  homme  infortuné,  personne 

■  riitude  .   ni  sur  le  rapport  d'à 
'  -uvir  :  il  ne  suffit  pas  même  de 

■  r ,  approfondir  tout  par  soi-m^ 
;  .^i.pi.iplc,  il  est  clair 


claja. 


SECOND 

(]u'ib  disent  lui  faire  en  secret.  En  lui  faisant  des  Jevoirs  à  ieg 
mode  pour  le  bUmer  de  ne  les  pas  remplir  ,  ils  tairaient  les  vit 
tables  qu'il  aurait  remplis  de  lout  son  cœur  ,  el  lui  feraient^ 
TnL'nie  reproche  avec  le  même  succès  ;  ce  reproche  ne  proln 
donc  rien.  Je  remarque  seulement  q 
quand ,  livré  sans  gène  »  son  naturel .  i 
ses  pencbans  ;  et  maintenant  qu'il  s( 
pie'ges  ,  entouré  d'espions,  de  moiichei 
leuanl  qu'il  ne  sait  pas  dire  un  mol  c; 
pal  faire  un  mouvement  qui  ne  soil  n 
choisit  pour  lever  le  masque  de  l'hypot 
dureté    lardive  ,    â  tous  cr>s  petits  larirîi 

cusp    aujourd'hui   le  public  I  (Convenez  que  voilà  un  faypM 
bien  bête,  et   un  trompeur  bien  maladroit.  Quand  je  p  "•' 
rien  vu  par  moi -mime,  cette  seule  reQeïion  me  rendra 
pecte  la  réputation  qu'on  lui  donne  à  présent.  Il  en  est  de  tM 
ceci  comme  des  revenus  qu'on  lui  prodigue  avec  tant  de  maip 
ficence.  Ne  faudrait-il  pas  dan^sa  position  qu'il  fût  plus  qu  u 
bécile  pour  tenter  ,  s'ils  étaient  réels ,  d'en  dérober 
]a  connaissance  au  public  ? 

Ces  réflexions  sur  les  friponneries  qu'il  s'est  mis  à  faire  ,  et  nirj 
?  fait  plus  ,  peuvent  s'étendre   auj 


l'il  était  bienfaisant  et  h<À 
,  il  suivait  en  toute  libea 
se  sent  entravé  de  mfl 
les  ,  de  surveillant;  malj 
ne  soit  recueilli , 
,  c'est  ce  temps  tM 
>,  el  se  livrer  k  âJT 
e  bandits  ,  dont  l'a 


,  qui 


le  monde 


liant  n 


et  dont  il  se  cache 
aussitôt  qu'ils  parai 


t  .   I 


3ui  croit  que  le  vigil 
e  la  police  et  de  la  libi 
Ulets,  ne  laisse  pas d'alli 
la  douzaine,  et  de  les  . 
pour  lesfaii 


B  publient,  se 
ne  afl'ectation   i 


1  butor , 
i  publique. 


,  ce  mortel  s 
à  peine  approcher  de  lui  un  seulV~ 
ne  croie  être  un  traître  ;  qui  sait  otKr^ 
gistrat  chargé  des  deux  département-  ^ 
C  le  lient  eniâcé  datis  d'iuntricabiet:?^ 
trbouilîanl  élerneliemenl  des  livrée  & 
ler  sans  crainte  au  tiers 
rand  secret  !  Ces  livres  s' 

l'il  avait   I 


;  peui 


manœuvre  s 
toujours  pri 
jours  imprimant ,  ti 
et  toujours  ignorant  qu'ils 
pour  tant  de  finesse  I  qu* 
soupçonneux  !  Tout  cela  i 
nature),  si  croyable?  Poui 
cun  de  ces   deux  extrêmes 


iupçot 


n  priment  , 
!  cetM 


i  jamais  croire  être  découvert  ,  ii 

I    train  ,    toujours  barbouillant  ,    t  _ 

se  confiant  à  des  confidens  sidiseret-__  _, 

•  se  moquent  de  lui  '.  Que  de  stupidi         % 

i  de  con6ance  pour  un   homme  au^i^^ 

ratt-il  donc  si  bie'n  arrangé, 

li  vu  dans  Jean-Jacques  a  ». 
Il  n'est  pas  aussi  fin  que  vos  inP-_  ■  g 
1  plus  aussi  bêle  que  le  public  ,  et  ^  g 
le  pareilles   bourdes.   Quand   un   ^^K 

traire  vient  en  CTand  appareil  s'établir  à  sa  porte  ,  que  d'auti 

lui  écrivent  des  lettres  bien  amicales,   lui  proposent  de   belbfl^ 

Citions,  affectent  d'avoir  aveclni  des  relations  bien  étroit«c,^^H 

I    n'ignore  pas  que  ce  voisinage,  ces  visites,  ces  lettres,  lui  viennei^^H 


sieurs  , 


f.à«  plus  loi 


DIALOCLF., 
mlîs  que  tant  de  g 


teur  il  pleure  amèrement  les  à\ 


le  dernier  cuistre  rougirait  d'être  l'a 


peu 

Yoilà 


niployès  i 


sdet.1 
li  l'ont  force  de  cliat 


1  faire 


,  monsieur,  les  raisons  c[ 

duite  avec  ceux  «jui  l'approchent .  et  de  résister  aux  peuolians  de 

son  cœur,  pour  ne  pas  s  enlacer  lui-même  dans  les  pièges  tendus 

aniourde  lui.  J'ajoute  â  cela  ijue  son  naturel  timide  et  son  goilt 

_  «loigué  de  toute  ostentation  ne  sont  pas  propres  à  mettre  en 

^vidence  son  penchant  à  faire  du  bien,  et  peuvent  même,  dans 

n  si  triste ,  l'arrêter  ijuand  il  aurait  l'air  de  se  mettre 

,  !•..;  .„.    ,Ur,c  ..^  quartier  Irés-vïvant  de  Paris,  s'abs- 


Kttnesitualio 
1  CD  scène.  Je  l'a 


I  tenir  malgré  li 
lurésoudre  û  fi: 
personnes  ;  et , 
Bjuenté ,  je  l'ai 
■Hreille.  Cette 
laturell* 


u.dat 


e  quise  présentait, ne  pouvant 
r  lui  les  regards  malveillans  de  deux  cents 
un  quartier  peu  éloigné,  mais  moins  fré- 
i  conduire  dilTcreniuient  dans  une  occasion 
e  bonté  ou  cette  bUmable  fierté  me  seoible 
I  infortuné,   sdr  d'avance  que  tout  ce  qu'il 
purra  faire  de  bien  sera  mat  interprété.   Il  vaudrait  mieux  sans 
~  Kjte  braver  l'injustice  du  public  ;  mais  avec  une  ame  hante  et 
naturel  timide  ,  qui  pPut  se  résoudre  ,  en  faisant  une  bonne 
usera  d'hypocrisie  ,    de  lire  dans  les  jeux  des 
S'Clatcnrs  l'indigne  jugement  qu'ils  en  portent  ?  Danç  nue  pa- 
■  lie  situatioD ,  celui  qui  voudrait  faire  eocore  ilu  bieo  s'en  ca- 
'■^'m^rait  comme  d'une  mauvaise  o-uvre  ,  et  ce  ne  serait  pas  ce 
-I-  ^^  rct-là  qu'on  irait  épiant  pour  le  publier. 

^>uanl  à  la  seconde  et  à  la  plus  sensible  des  peines  que  lui  ont 
i'.  B  «  tes  les  barbares  qui  le  tourmentent ,  il  la  dévore  en  secret , 
1 1  U  «  reste  en  réscne  au  fond  de 


■tje 


,  r«  «:lier.  C'est 

1  valaient  à  sa  porléi 
H«.»'elle  peut  l'être 


;  la 


,  lui  otunt  toutes  les 

ils  lui  ont  rendu  la 


i'il  eût  p 


iolations  i; 


ela 


^nt.  A  juger  du  vrai  but  de  vos 
r  toute  leur  conduite  à  son  égard  ,  ce  but  parait  être 
\^  l'amener  par  degrés,  et  toujours  sans  qu'il  y  paraisse,  jus- 
i{  i^'au  plus  violent  désespoir  ,  et  sous  l'air  de  I  intérêt  et  de  la 
c«>  inmiseration  de  le  contraindre  ,  à  force  de  secrètes  angoisses  , 
«  finir  par  les  délivrer  de  lui.  Jamais  ,  tant  qu'il  vivra  ,  ils  ne 
seront ,  malgré  toute  leur  vigilance  ,  sans  inquiétude  de  se  voir 
découvert*.  Malgré  la  triple  enceinte  de  ténèbres  qu'ils  reti- 
Torcent  sans  cesse  autour  de  lui ,  toujours  ils  trembleront  qu'un 
trait  de  lumière  ne  perce  par  quelque  fissure ,  et  n'éclaire  leurs 
travaux  souterrains.  Ils  espèrent ,  quand  il  n'y  sera  plus,  jouir 
plus  iranquIUemenl  de  leur  œuvre;  mais  ils  se  sont  abstenus 
j  us«)(i'ici  de  disposer  lout-à-fsit  de  lui ,  soit  qu'ils  craignent  de 
1^  pouvoir  tenir  cet  attentat  aussi  caché  que  les  autres,  soit 
qii'ils  se  fassent  encore  un  scrupule  d'opérer  par  eux-mêmes 
l^acte  auquel  ils  ne  s'en  font  aucun  de  le  forcer,  soit  enfin 
^«l'attachés  au  plaisir  de  le  tourmenter  eocore  ils  aiment  mieux 


i84  SECOND 

attendre  ie  sa  main  la  preuve  romplctc  ^e  sa  misère.  Quel  qne 
soit  leur  vrai  motif,  ils  ont  pris  tous  les  moyens  possibles  pour 
Je  rendre ,  à  force  de  déchireracns ,  le  ministre  de  la  haine  dont 
il  est  l'objet.  Ils  se  sont  singulièrement  appliqués  à  le  navrer  de 
profondes  et  continuelles  blessures,  par  tous  les  endroits  sen- 
^ibIes  de  son  cœur.  Ils  savaient  combien  il  était  ardent  et  sincère 
cYans  tous  ses  attachemens  ;  ils  se  sont  appliqués  sans  relâche  à  ne 
lui  pas  laisser  un  seul  ami.  Ils  savaient  que,  sensible  a  Thonneur 
ot  à  l'estime  des  honnêtes  gens  ,  il  faisait  un  cas  très-médiocre  de 
la  réputation  qu'on  n'acquiert  que  par  destalcns;  ils  ont  affecté 
de  prôner  les  siens  ,  en  couvrant  d  opprobre  son  caractère.  Ils 
ont  vanté  son  esprit  pour  déshonorer  son  cœur.  Ils  le  connais- 
saient ouvert  et  franc  jusqu'à  l'imprudence,  détestant  le  mystère 
et  la  fausseté  ;  ils  l'ont  entouré  de  trahisons ,  de  mensonges  ,  de 
ténèbres ,  de  duplicité.  Ils  savaient  combien  il  chérissait  sa 
patrie  ;  ils  n'ont  rien  épargné  pour  la  rendre  méprisable ,  et 
pour  Vy  faire  haïr.  Ils  connaissaient  son  dédain  pour  le  métier 
d'auteur,  combien  il  déplorait  le  court  temps  de  sa  vie  qu'il 
perdit  à  ce  triste  métier ,  et  parmi  les  brigands  qui  Texercent  : 
ils  lui  font  incessamment  barbouiller  des  livres,  et  ils  ont  grand 
soin  que  ces  livres ,  très-dignes  des  plumes  dont  ils  sortent , 
déshonorent  le  nom  qu'ils  leur  font  porter.  Ils  l'ont  fait  abhorrer 
du  peuple  dont  il  déplore  la  misère,  des  bons  dont  il  honora  les 
vertus ,  des  femmes  dont  il  fut  idolâtre ,  de  tous  ceux  dont  la 
haine  pouvait  le  plus  l'affliger.  A  force  d'outrages  sangl ans,  mais 
tacites ,  à  force  d'attroupemens  ,  de  chucholemens ,  de  ricane— 
mens,  de  regards  cruels  et  farouches ,  ou  insultans  et  moqueurs, 
ils  sont  parveuus  à  le  chasser  de  toute  assemblée,  de  tout  spec- 
tacle, des  cafés  ,  des  promenades  publiques;  leur  projet  est  ue  le 
<:hasser  enfin  des  rues ,  de  le  renfermer  chez  lui ,  de  l'y  tenir  in- 
vesti par  leurs  satellites,  el  de  lui  rendre  enfin  la  vie  si  doulou- 
reuse qu'il  ne  la  puisse  plus  endurer.  En  un  mot,  en  lui  portant 
à  la  fois  toutes  les  atteintes  qu'ils  savaient  lui  être  les  plus  sen- 
sibles ,  sans  qu'il  puisse  en  parer  aucune  ,  et  ne  lui  laissant  qu'un 
seul  moyen  de  s'y  dérober  ,  il  est  clair  qu'ils  Tout  voulu  forcer 
à  le  prendre.  Mais  ils  oui  tout  calculé  sans  doute ,  hors  la  res- 
fiource  de  l'innocence  et  de  la  résignation.  Malgré  l'âge  et  l'ad- 
versité, sa  santé  s'est  raffermie  et  se  maintient  :  le  calme  de  son 
.ime  semble  le  rajeunir;  et,  quoiqu'il  ne  lui  reste  plus  d'espé- 
rance parmi  les  hommes  ,  il  ne  fut  jamais  plus  loin  du  désespoir. 


'•^>  causes  est  trop  au-dessous  de  l'effet,  pour  qu'il  n'ait  pas  quel- 
<'"ie  autre  cause  encore  pins  puissante,  qu'il  m'est  impossible 
^"imaginer.  Mais  je  ne  trouverais  rien  du  tout  à  vous  répondre, 
que  je  n'en  resterais  pas  moins  dans  mon  sentiment ,  non  par  un 
rii*êtement  ridicule ,  mais  parce  que  j'y  vois  moins  d'interraé- 
^. aires  entre  moi  et  le  personnage  jugé,  et  que ,  de  tous  les  yeux 


F. 


DIALOGUE.  i85 

atliqnels  il  faut  que  je  m'en  rapporte ,  ceux  dont  j'ai  le  moins 

k  me  défier  sont  les  miens.  On  nous  prouve ,  j'en  conviens ,  des 

choses  que  je  n*aî  pu  vérifier  ,  et  qui  me  tiendraient  peut-ctre 

encore  en  doute  y  si  Ton  ne  prouvait ,  tout  aussi  bien ,  beaucoup 

d'autres  choses  que  je  sais  très-certainement  être  fausses;  et  quelle 

autorité  peut  rester  pour  être  crus  en  aucune  chose  à  ceux  qui 

savent  donner  au  mensonge  tous  les  signes  de  la  vérité  ?  Au  reste, 

souvenez-vous  que  je  ne  prétends  point  ici  que  mon  jugement 

fasse  autorité  pour  vous;  mais  ,  après  les  détails  dans  lesquels  je 

viens  d'entrer,  vous  ne  sauriez  blâmer  au'il  la  fasse  pour  moi  , 

et  quelque  appareil  de  preu\es  qu'on  m  étale  en  se  cachant  de 

l'accusé,  tant  qu'il  ne  sera  pas  convaincu  en  personne,  et  moi 

présent ,  d'être  tel  que  l'ont  peint  vos  messieurs ,  je  me  croirai 

bien  fondé  à  le  juger  tel  que  je  l'ai  vu  moi-même. 

A  présent  que  j'ai  fait  ce  que  vous  avez  désiré ,  il  est  temps  de 
TOUS  expliquer  à  votre  tour,  et  de  m'apprendre,  d'après  vos  lec- 
tures, comment  vous  Favez  vu  dans  ses  écrits. 

Le  Fr.  II  est  tard  pour  aujourd'hui  ;  je  pars  demain  pour  la 
campagne  :  nous  nous  verrons  à  mon  retour. 


TROISIEME  DIALOGUE. 


Rouss.   Y  ous  avez  fait  un  long  séjour  en  campagne. 
Le  Fr.  Le  temps  ne  m'y  durait  pas.  Je  le  passais  avec  votre 
ami. 
Rouss.  Oh!  s'il  se  pouvait  qu'un  jonr  il  devînt  le  vôtre  ! 
Le  Fr.  Vous  jugerez  de  cette  possibilité  par  l'efTot  de  votre 
conseil.  Je  les  ai  lus  enfin  ,  ces  livres  si  justement  détestés. 

Rouss.  Monsieur  ! 

.  Le  Fr.  Je  les  ai  lus ,  non  pas  assez  encore  pour  les  bien  en- 
tendre, mais  assez  pour  y  avoir  trouvé  ,  nombre,  recueilli,  drs 
crimes  irrémissibles,  qui  n'ont  pu  manquer  de  faire,  de  leur 
auteur ,  le  plus  odieux  de  tous  les  monstres ,  et  l'horreur  du  genre 
humain. 

Rouss.  Que  dites-vous?  Est-ce  bien  vous  qui  parlez,  et  faitc*!- 
▼on»  k  votre  tour  des  énigmes?  De  grâce,  expliquez-vous  promp- 
lement. 

Le  Fr.  La  liste  que  je  vous  présente  vous  servira  de  réponse 
ï  et  d'explication.  En  la  lisant ,  nul  homme  raisonnable  ne  sera 
;  sarpris  de  la  destinée  de  l'auteur. 

Bouss.  Voyons  donc  cette  étrange  liste. 

Le  Fr.  La  voilà.  J'aurais  pu  la  rendre  aisément  dix  fois  plus 

i  ample  ;  surtout  si  j'y  avais  fait  entrer  les  nombreux  articles  qui 

■  regardent  le  métier  d'auteur  et  le  corps  des  gens  de  lettres  ;  mais 

ils  sont  si  connus,  qu'il  suffit  d'eu  donner  un  ou  deux  pour  cxcim- 

I 

i 


i86  TROISIEME 

pie.  Dans  ceux  de  toute  espèce  auxquels  je  me  suis  borné ,  ^ 
que  j'ai  notés  sans  ordre  comme  ils  se  sont  présentés  ^  je  n'ai  fait 
qu'extraire  et  transcrire  fidclcmont  les  passages.  Vous  jugeres 
vous-même  des  effets  qu'ils  ont  dû  produire ,  et  des  qualifica- 
tions que  dut  espérer  leur  auteur  sitôt  qu'on  put  l'en  charger 
impunément. 


EXTRAITS. 

LES   GENS   DE   LETTRES. 

I.  «(  v^ui  est-ce  qui  nie  que  les  savans  sachent  mille  choses 


M 

»  sant  encore 


ï  plus  de  progrès  que  les  lumières ,  chaque  vérité 
mnent  ne  vient  qu'avec  cent  jugemens  faux.  Il  est 
ière  évidence  que  les  compae^nies  savantes  de  l'Eu- 


»  qu'ils  apprennent 

»  ne  la  aernière  évidence  que  les  compagnies 

n  T&pe  ne  sont  que  des  écoles  publiques  de  mensonge  ,  et  très- 

M  sûrement  il  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'académie  des  sciences  , 

»  que  dans  tout  un  peuple  de  Hurons.  »  Emile ,  liv.  3  ,  tome  2  , 

page  193. 

2.  «  Tel  fait  aujourd'hui  l'esprit  fort  et  le  philosophe  ,  qui , 
M  par  la  même  raison  ,  n'eût  été  qu'un  fanatique  du  temps  de  la 
>»  ligue.  »  Préface  du  discours  de  Dijon,  ci-après  ,  pag»  a44-, 

3.  «  Les  hommes  ne  doivent  point  être  instruits  à  demi.  S'ils 
doivent  rester  dans  l'erreur  ,  que  ne  les  laissiez  -  vous  dans 

>  l'ignorance  !  A  quoi  bon  tant  d  écoles  et  d'universités  pour  ne 
»  leur  apprendre  rien  de  ce  qui  leur  importe  à  savoir  ?  Quel  est 

>  donc  1  objet  de  vos  collèges  ,  de  vos  académies  ,  de  toutes  vos 
»  fondations  savantes?  Est-ce  de  donner  le  cliange  au  peuple, 
»  d'altérer  sa  raison  d'avance  ,  et  de  l'empêcher  d  aller  au  vrai? 
»  Professeurs  de  mensonge  ,  c'est  pour  l'égarer  que  vous  feignez 
*  de  l'instruire ,  et ,  comme  ces  brigands  qui  mettent  des  fanaux 
»  sur  les  écueils  ,  vous  l'éciairez  pour  le  perdre.  »  Lettre  à 
^.  de    Beaumont ,  tome  3 ,  page  34- 

4-  «  On  lisait  ces  mots  gravés  sur  un  marbre  aux Thermopyles. 
M  Passant ,  va  dire  à  Sparte  que  nous  sommes  morts  ici  pour 
»  obéir  à  ses  saintes  lois.  On  voit  bien  que  ce  n'est  pas  l'académie 
M  des  inscriptions  qui  a  composé  celle-là.  »  Emile ,  livre  4  » 
tome  2 ,  page  349- 

LES    MÉDECINS. 

5.  «  Un  corps  débile  affaiblit  l'ame.  De  là  l'empire  de  la  mé- 
»  decine  ;  art  plus  pernicieux  aux  hommes  que  tous  les  maux 
>»  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  sais  pour  moi  de  quelle  maladie 
»  nous  guérissent  les  médecins  ;   mais  je  sais  qu'ils  nous   en 


.1 


J 


DIALOGUE.  187 

>  donnent  de  bien  funestes  ;  la  lâcheté ,  la  pusillanimité ,  la  ter- 
»  reur  de  la  mort;  s'ils  guérissent  le  corps ,  ils  tncut  le  courage. 

•  Que  nous  importe  qu'ils  fassent  marcher  des  cadavres  ?  Ce  sont 

*  des  hommes  qu'il  nous  faut,  et  Ton  n'en  voit  point  sortir  de 
»  leurs  mains. 

»  La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous  ;  elle  doit  l'être. 
»  Cest  l'amusement  des  gens  oisifs  et  désœuvrés ,  qui  ne  sachant 
»  que  faire  de  leur  temps  le  passent  à  se  conserver.  S'ils  avaient 
»  eu  le  malheur  de  naître  immortels  ,  ils  seraient  les  plus  misé- 
>  râbles  des  êtres.  Une  vie  qu'ils  n'auraient  jamais  peur  de 
H  perdre  ne  serait  pour  eux  d'aucun  prix.  Il  faut  à  ces  gens-là 
■*  aes  médecins  qui. les  menacent  pour  les  flatter  ,  et  qui  leur 
donnent  chaque  jour  le  seul  plaisir  dont  ils  soient  suscepti- 
bles, celui  de  n'être  pas  morts. 

»  Je  n'ai  nul  dessein  de  m'étendre  ici  sur  la  vanité  de  la 
médecine.  Mon  objet  n'est  que  de  la  considère!*  par  le  côté 
moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'empêcher  d'observer  que  les 
hommes  font  sur  son  usage  les  mêmes  sophismes  que  sur  la 
recherche  de  la  vérité  :  ils  supposent  toujours  qu'en  traitant 
un  malade  on  le  guérit ,  et  qu'en  cherchant  une  vérité  on  la 
trouve.  Ils  ne  voient  pas  qu'il  faut  balancer  l'avantage  d'une 
goérison  que  le  médecin  opère  par  la  mort  de  cent  malades 
qu'il  a  tués,  et  l'utilité  d'une  vérité  découverte  par  le  tort 
que  font  les  erreurs  nui  passent  en  même  temps.  La  science 

3 ni  instruit ,  et  la  medecme  qui  guérit ,  sont  fort  bonnes  sans 
oute;  mais  la  science  qui  trompe,  et  la  médecine  qui  tue  , 
sont  mauvaises.  Apprenez-nous  donc  à  les  distinguer.  Voilà  le 
nœud  de  la  question.  Si  nous  savions  ignorer  la  vérité ,  nous 
ne  serions  jamais  les  dupes  du  mensonge  :  si  nous  savions  ne 
Touloir  pas  guérir  malgré  la  nature  ,  nous  ne  mourrions  ja- 
mais par  la  main  du  médecin.  Ces  deux  abstinences  seraient 
sages  ;  on  gagnerait  évidemment  à  s'y  soumettre.  Je  ne  dis- 
pute donc  pas  que  la  médecine  ne  soit  utile  à  quelques  hommes  ; 
mais  je  dis  qu'elle  est  funeste  au  genre  humain. 
»  On  me  dira,  comme  on  fait  sans  cesse,  que  les  fautes  sont  du 
médecin  ,  mais  que  la  médecine  en  elle-même  est  infaillible. 
A  la  bonne  heure  ;  mais  qu'elle  vienne  donc  sans  le  médecin  ; 
car,  tant  qu'ils  viendront  ensemble ,  il  y  aura  cent  fois  plus 
à  craindre  des  erreurs  de  l'artiste,  qu'à  espérer  du  secours  de 
l'art.  »  Emile ,  liv.  i  ,  tome  2,  page  26. 
6.  «  Vis  selon  la  nature,  sois  patient,  et  chasse  les  médecins. 
Tu  n'éviteras  pas  la  mort ,  mais  tu  ne  la  sentiras  qu'une  fois ,  au 
lieu  qu'ils  la  portent  chaque  jour  dans  ton  imagination  trou- 
blée ,  et  que  leur  art  mensonger  ,  au  lieu  de  prolonger  tes 
jours,  t'en  ote  la  jouissance.  Je  demanderai  toujours  quel 
vrai  bien  cet  art  a  fait  aux  hommes.  Quelc|ues  -  uns  de 
ceux  qu'il  guérit  mourraient ,  il  est  vrai ,  mais  des  millions 
qu'il  tue  resteraient  en  vie.  Homme  sensé ,  ne  mets  point  à 
cette  loterie ,  oii  trop  de  chances  sont  contre  toi.  Souffre  , 


i88  TROISIÈME 

»  meurs  on  guéris,  mais  surtout  yîs  jusqu'à  ta  dernière  heure.  » 
Emile  ,  liv.  3 ,  tome  7. ,  page  5f>. 

7.  «  luoculerons-nous  notre  élëye?  Oui  et  non,  selon  rocca- 
'•  sion  ,  les  temps ,  les  lieux  ,  les  circonstances.  Si  on  lui  donne 
■*  la  petite  vérole ,  on  aura  l'avantage  de  prévoir  et  connaître 
•>  son  mal  d'avance;  c'est  quelque  cuose  :  mais  s'il  la  prend  na— 
»  turellement ,  nous  l'aurons  préservé  du  médecin  ,  c  est  encort 
»  plus.  »  Emile  ,  liv.  2  ,  tome  2  ,  page  1 1 1 . 

0.  ((  S'agit-il  de  chercher  une  nourrice,  on  la  fait  choisir  par 
«  Taccoucneur.  Qu'arrive-t-il  de  là  ?  que  la  meilleure  est  tou- 
»  jours  celle  qui  l'a  le  mieux  payé.  Je  n  irai  donc  point  consulter 
»  un  accoucheur  pour  celle  d'Emile  ;  j'aurai  soin  de  la  choisir  moi- 
»  même.  Je  ne  raisonnerai  pas  là-dessus  si  disertement  qu'un 
>»  chirurgien  ,  mais  à  coup  sûr  je  serai  de  meilleure  foi ,  et  mon 
»  zèle  me  trompera  moins  que  son  avarice,  m  Emile ,  liy.  1  , 
tome  a ,  page  29. 

LES   ROIS,   LES   GRANDS,   LES    RICHES. 

9.  «  Nous  étions  faits  pour  être  hommes  ,  les  lois  et  la  société 
M  nous  ont  replongés  dans  l'enfance.  Les  riches ,  les  grands  ,  les 
»  rois  ,  sont  tous  des  enfans  ,  qui ,  voyant  qu'on  s'empresse  à 
»  soulager  leur  misère ,  tirent  de  cela  même  une  vanité  puérile, 
»  et  sont  tout  fiers  de  soins  qu'on  ne  leur  rendrait  pas  s'ils  étaient 
»  hommes  faits.  »  Emile  y  liv.  2  ,  tome  2  ,  page  5o. 

10.  Il  C'est  ainsi  qu'il  dut  venir  un  temps  ou  les  yeux  du  peuple 
»  furent  fascinés  à  tel  point ,  que  ses  conducteurs  n'avaient  qa'à 
»  dire  au  plus  petit  des  hommes ,  sois  grand ,  toi  et  toute  ta  race  ; 
»  aussitôt  il  paraissait  grand  à  tout  le  monde  ainsi  qu'à  ses 
»  propres  yeux ,  et  ses  descendans  s'élevaient  encore  à  mesure 
»  qu'ils  s'eloiçnaicnt  de  lui }  plus  la  cause  était  reculée  et  in- 
»  certaine  ,  plus  l'effet  l'augmentait  ;  plus  on  pouvait  compter 
»  de  fainéans  dans  une  famille  ,  et  plus  elle  devenait  illustre.  » 
Disc,  sur  l'inégaliié  ,  tome  3  ,  page  3o2. 

1 1 .  M  Les  peuples  une  fois  accoutumés  à  des  maîtres  ne  sont 
»  plus  en  état  de  s'en  passer.  S'ils  tentent  de  secouer  le  joug  ,  ils 
»  s'éloignent  d'autant  plus  de  la  liberté  ,  que  ,  prenant  pour 
>>  elle  une  licence  effrénée  qui  lui  est  opposée  ,  leurs  révolutions 

»  les  livrent  presque  toujours  à  des  séducteurs  qui  ne  font  qu'ag-    ' 
"  graver  leurs  chaînes.  »  Ep.  dédie,  du  Disc,  sur  l'inégalité , 
tome  3,  page  244. 

12.  «  Ce  petit  garçon  que  vous  voyez  là,  disait  Thémistocle  à 
"  ses  amis,  est  t arbitre  de  la  Grèce  :  car  il  gouverne  sa  mère  ,  sa 
»  mère  me  gouverne ,  je  gouverne  les  Athéniens ,  et  les  Athéniens 
»  gouvernent  les  Grecs,  Oh  I  quels  petits  conducteurs  on  \rou- 
>»  verait  souvent  aux  plus  grands  empires  ,  si  du  prince  on  des- 
»  cendait  par  degrés  jusqu'à  la  première  main  oui  donne  le 
■  branle  en  secret  !  »  EmileyViv.  2,  tome  2,  page  37,  note. 

i3.  M  Je  me  suppose  riche.  Il  me  faut  donc  des  plaisirs  ex- 
»  clusiCs ,  des  plauirs  destructifs  ;  voici  de  tout  autres  affaires. 


DIALOGUE.  189 

Il  me  faut  des  terres  ,  des  bois ,  des  gardes  ,  des  redevances*, 
des  honneurs  seigneuriaux,  surtout  de  l'encens  et  de  l'eau 
bénite. 

M  Fort  bien  ;  mais  cette  terre  aura  des  voisins  jaloux  de  leurs 
droits  ,  et  désireux  d'usurper  ceux  des  autres  :  nos  gardes  se 
chamailleront,  et  peut-être  les  maîtres  :  voilà  des  altercations, 
des  querelles ,  des  naines,  des  procès  tout  au  moins;  cela  n'est 
déjà  pas  fort  agréable.  Mes  vassaux  ne  verront  point  avec 
plaisir  labourer  leurs  blés  par  mes  lièvres ,  et  leurs  fèves  par 
mes  sangliers  :  chacun  n'osant  tuer  l'ennemi  qui  détruit  son 
travail  voudra  du  moins  le  chasser  de  son  champ  :  après  avoir 
passé  le  jour  à  cultiver  leurs  terres,  il  faudra  qu'ils  passent  la 
nuit  à  les  garder;  ils  auront  des  mâtins,  des  tambours,  des 
cornets,  des  soanettes.  Avec  tout  ce  tintamarre  ,  ils  trouble- 
ront mon  sommeil.  Je  songerai  malgré  moi  à  la  misère  de  ces 
pauvres  gens ,  et  ne  pourrai  m'empécher  de  me  la  reprocher. 
Si  j'avais  l'honneur  d'être  pHnce  ,  tout  cela  ne  me  toucherait 
guère  j  mais  moi ,  nouveau  parvenu  ,  nouveau  riche  ,  j'aurai 
le  cœur  encore  un  peu  roturier. 

•  Ce  n'est  pas  tout  ;  l'abondance  du  gibier  tentera  les  chas- 
seurs; j'aurai  bientôt  des  braconniers  à  punir  ;  il  me  faudra 
des  prisons ,  des  geôliers  ,  des  archers  ,  des  galères.  Tout  cela 
me  parait  assez  cruel.  Les  femmes  de  ces  malheureux  vien- 
dront assiéger  ma  porte  et  m'importuner  de  leurs  cris,  ou 
bien  il  faudra  qu'on  les  chasse  ,  qu'on  les  maltraite.  Les 
pauvres  gens  qui  n'auront  point  braconné  ,  et  dont  mon  gi- 
bier aura  fourragé  la  récolte  ,  viendront  se  plaindre  de  leur 
côté.  Les  uns  seront  punis  pour  avoir  tué  le  gibier  ,  les  autres 
ruinés  pour  l'avoir  épargné  :  quelle  triste  alternative  !  Je  ne 
verrai  de  tous  côtés  qu'objets  de  misère  ,  je  n'entendrai  que 
gémissemens  :  cela  doit  troubler  beaucoup,  ce  me  semble  ,  le 
plaisir  de  massacrer  à  son  aise  des  foules  de  perdrix  et  de 
lièvres  presque  sous  ses  pieds. 

M  Youlez-vous  dégager  les  plaisirs  de  leurs  peines  ?  Otez-cn 
l'exclusion....  Le  plaisir  n'est  donc  pas  moindre  ;  et  l'inconvé- 
nient est  ôté  quand  on  n'a  ni  terre  à  garder,  ni  braconnier  à 
S  unir,  ni  misérable  à  tourmenter.  Voilà  donc  une  solide  raison 
e préférence.  Quoiqu'on  fasse,  on  ne  tourmente  point  sans 
fin  les  hommes  qu'on  n'en  reçoive  aussi  quelque  malaise ,  et 
'  »  les  longues  malédictions  du  peuple  rendent  tôt  ou  tard  le 
;  »  gibier  amer.  »»  Emile  ,  livre  4  9  tome  2,  page  359. 

i4-  «  Tous  les  avantages  de  la  société  ne  sont-ils  pas  pour  les 
»  puissans  et  les  riches?  Tous  les  emplois  lucratifs  ne  sont-ils  pas 
1^»  remplis  par  eux  seuls?  Toutes  les  grâces,  toutes  les  exenip- 
r»  lions  ne  leur  sont-elles  pas  réservées,  et  l'autorité  publique 
i  »  n'est-elle  pas  toute  en  leur  faveur?  Qu'un  homme  de  consi- 
L»  dération  vole  ses  créanciers  ou  fasse  d'autres  friponneries , 
-  »  n'est-îl  pas  toujours  sûr  de  l'impunité?  Les  coups  de  b:*iton 
»  qu'il    distribue ,  les   violences  qu'il   commet ,  les  meurtres 


I90  TROISIÈME 

»  mêmes  et  les  assassinats  dont  il  se  rend  coupable  ,  ne  sonl-ce 
M  pas  des  affaires  qu'on  assoupit ,  et  dont  au  bout  de  six  mois 
»  il  n'est  plus  question?  Que  ce  même  homme  soit  volé,  toute 
»  la  police  est  aussitôt  en  mouvement ,  et  malheur  aux  innocens 
»»  qu  il  soupçonne!  Passe-t-il  dans  un  lieu  dangereux?  voilà  le» 
»  escortes  en  campagne  :  l'essieu  de  sa  chaise  vient-il  à  rompre  ? 
»  tout  vole  à  son  secours  :  fait-on  du  bruit  à  sa  porte?  il  dit  un 
»  mot,  et  tout  se  tait:  la  foule  l'incommode-t-elle  ?  il  .fait  un 
M  signe  ,  et  tout  se  range.  Un  charretier  se  trouve-rt-il  sur  son 
M  passage?  ses  gens  sont  prêts  à  l'assommer,  et  cinquante  lion- 
M  nêtes  piétons,  allant  à  leurs  affaires,  seraient  plutôt  écrasés 
»  qu'un  taquin  oisif  retardé  dans  son  équipage.  Tous  ces  égards  ne 
n  lui  coûtent  pas  un  sou  3  ils  sont  le  droit  de  l'homme  nche ,  et 
»  non  le  prix  de  la  richesse.  Que  le  tableau  du  pauvre  est  diffé- 
M  rent  !  plus  l'humanité  lui  doit ,  plus  la  société  lui  refuse. 
M  Toutes  les  portes  lui  sont  fermées  ,  même  quand  il  a  le  droit 
w  de  se  les  faire  ouvrir;  et  si  quelquefois  il  obtient  justice  ,  c'est 
M  avec  plus  de  peine  qu'un  autre  n'obtiendrait  grâce.  S'il  y  a 
n  des  cor\'ces  à  faire ,  une  milice  à  tirer  ,  c'est  à  lui  qu'on  donne 
»  la  préférence.  Il  porte  toujours,  outre  sa  charge,  celle  dont 
»  son  voisin  plus  riche  a  le  crédit  de  se  faire  exempter.  Au 
>*  moindre  accident  qui  lui  arrive,  chacun  s'éloigne  de  lui.  Si  sa 
»  pauvre  charrette  renverse,  loin  d'être  aidé  par  personne,  je 
»  le  tiens  heureux  s'il  évite  en  passant  les  avanies  des  gens  lestes 
»  d'un  jeune  duc.  En  un  mot ,  toute  assistance  gratuite  le  fuit 
»  au  besoin  ,  précisément  parce  qu'il  n'a  pas  de  quoi  la  payer  ; 
»  mais  je  le  tiens  pour  un  homme  perdu  s'il  a  le  malheur  d'avoir 
»  l'ame  honnête  ,  une  fille  aimable,  et  un  puissant  voisin.  »  Disc, 
sur  l'Écon.  polit,  tome  3  ,  page  862. 

LES  FEMMES. 

i5.  «  Femmes  de  Paris  et  de  Londres  ,  pardonnez*le  moi  \ 
w  mais  si  une  seule  de  vous  a  l'ame  vraiment  honnête ,  je  n'en- 
»  tends  rien  à  nos  institutions.  »  Emile  ^  liv.  5  ,  tome  2  ,  page  3g8. 

16.  «  Il  jouit  de  l'estime  public ,  il  la  mérite.  Avec  cela ,  fut-il 
»  le  dernier  des  hommes,  encore  ne  faudrait-il  pas  balancer; 
»  car ,  il  vaut  mieux  déroger  à  la  noblesse  qu'à  la  vertu;  et  la 
>»  femme  d'un  charbonnier  est  plus  respectable  que  la  maîtresse 
»  d'un  prince.  »  Noui^elle  Héloïse y  5'. partie ^  lettre  1 3,  tome  i , 
page  471. 

les  anglais. 

17.  ««  Les  choses  ont  changé  depuis  que  j'écrivais  ceci  (en 
»  1756),  mais  mon  principe  sera  toujours  vrai.  Il  est ,  par 
»  exemple ,  trës-aisé  de  prévoir  que,  dans  vingt  ans  d'ici  (1), 
M  l'Angleterre  avec  toute  sa  gloire  sera  ruinée^  et  de  plus  aura 

(1)  11  est  bon  de  remarquer  que  ceci  fut  écrit  et  publié  en  1760,  Tcpoquo 
(le  la  pIuM  grande  prospérité  de  TÂngleterre  durant  le  ministère  de  M. 
Pilt,  aujounl*hui  lord  Chatham. 


J 


DIALOGUE.  191 

»  perdu  le  reste  de  sa  liberté.  Tout  le  monde  assure  que  l'agri- 
»  culture  fleurit  dans  cette  ile ,  et  moi  je  parie  qu'elle  y  dépérit. 
n  Londres  s*agrandit  tous  les  jours,  donc  le  royaume  se  dé- 
w  peuple.  Les  Anglais  veulent  être  conquérans  ,  donc  ils  ne  tar- 
>•  deront  pas  d'être  esclaves.  »  Projet  de  paix perp.  tome  3,  page 
38o  j  note. 

18.  «  Je  sais  que  les  Anglais  vantent  beaucoup  leur  huma- 
»  nité  et  le  bon  naturel  de  leur  nation ,  qu'ils  appellent  good 
n  natured people.  Mais  ils  ont  beau  crier  cela  tant  qu'ils  peuvent, 
»  personne  ne  le  répète  après  eux.  »  Emile ,  liv.  2 ,  tome  2,  page 
i3b,  note. 

Vous  auriez  trop  à  faire  s'il  fallait  achever,  et  vous  à  vojez  que 
cela  n'est  pas  nécessaire.  Je  savais  que  tous  les  états  étaient  mal- 
traités dans  les  écrits  de  Jean-Jacques  ,  mais,  les  voyant  tous 
s*intéresser  néanmoins  si  tendrement  pour  lui,  j'étais  fort  éloi- 
gne de  comprendre  à  quel  point  son  crime  envers  chacun  d'eux 
était  irrémissible.  Je  l'ai  compris  durant  ma  lecture  ,  et  seule- 
ment en  lisant  ces  articles  vous  devez  sentir ,  comme  moi ,  qu'un 
homme  isolé  et  sans  appui,  qui,  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 
ose  ainsi  parler  de  la  médecme  et  des  médecins ,  ne  peut  man- 
quer d'être  un  empoisonneur*  que  celui  qui  traite  ainsi  la  philo- 
sophie moderne,  ne  peut  être  qu'un  abominable  impie;  que  celui 
qui  parait  estimer  si  peu  les  femmes  galantes  et  les  maîtresses  des 
princes ,  ne  peut  être  qu'un  monstre  de  débauche  ;  que  celui  qui 
ne  croit  pas  à  l'infaillibilité  des  livres  à  la  mode,  doit  voir  brûler 
les  siens  par  la  main  du  bourreau  ;  que  celui  qui ,  rebelle  aux 
nouveaux  oracles  ,  ose  continuer  de  croire  en  Dieu ,  doit  être 
brAIé  lui-même  à  l'inquisition  philosophique ,  comme  un  hypo- 
crite et  un  scélérat  ;  que  celui  qui  ose  réclamer  les  droits  rotu- 
riers de  la  nature ,  pour  ces  canailles  de  pavsans  ,  contre  de  si 
respectables  droits  de  chasse ,  doit  être  traite  des  princes  comme 
les  bêtes  fauves,  qu'ils  ne  protègent  que  pour  les  tuer  à  leur  aise 
et  à  leur  mode.  A  l'égard  de  l'Angleterre,  les  deux  derniers  pas- 
sages expliquent  trop  bien  l'ardeur  des  bons  amis  de  Jean-Jacques 
à  Py  envoyer ,  et  celle  de  David  Hume  à  l'y  conduire ,  pour  qu'on 
paisse  douter  de  la  bénignité  des  protecteurs,  et  de  l'ingratitude 
du  protégé  dans  toute  cette  affaire.  Tous  ces  crimes  irrémissibles, 
encore  aggravés  par  les  circonstances  des  temps  et  des  lieux  , 
prouvent  qu'il  n'y  a  rien  d'élonnant  dans  le  sort  du  coupable  , 
et  qu'il  ne  se  soit  bien  attiré.  Molière  ,  je  le  sais ,  plaisantait  les 
médecins;  mais  ,  outre  qu'il  ne  faisait  que  plaisanter,  il  ne  les 
craignait  point.  11  avait  de  bons  appuis  :  il  était  aimé  de  Louis 
XIV,  et  les  médecins ,  qui  n'avaient  pas  encore  succédé  aux 
directeurs  dans  le  gouvernement  des  femmes, n'étaient  pas  alors 
versés,  comme  au]ourd'hui,  dans  l'art  des  secrètes  intrigues. 
Tout  a  bien  changé  pour  eux ,  et  depuis  vingt  ans  ils  ont  trop 
d'influence  dans  les  affaires  privées  et  publiques  pour  qu'il  fût 
irndent  ,  même  à  des  gens  en  crédit ,  d'oser  parler  d'eux  Jibre- 
nent  ;  jugez  comme  un  Jean-Jacques  y  dut  être  bien   venu  ! 


11)2  TROISIEME    • 

Mais,  sans  nous  embarquer  ici  dans  d'inutiles  et  dangereux  détails, 
lises  seulement  le  dernier  article  de  cette  liste ,  il  surpasse  seul 
tous  les  autres. 

19.  «  Mais  s'il  est  difficile  qu'un  grand  état  soit  bien  gou* 
M  vèrné ,  il  l'est  beaucoup  plus  qu'il  soit  bien  gouverné  par  un 
M  seul  homme  ;  et  chacun  sait  ce  qu'il  arrive  quand  le  roi  se 
n  donne  des  substituts. 

M  Un  défaut  essentiel  et  inévitable  qui  mettra  toujours  le  gou- 
»  vemement  monarchique  au-dessous  du  républicain ,  est  que 
M  dans  celui-ci  la  voix  publique  n'élève  presque  jamais  aux  pre- 
n  mières  places  que  des  hommes  éclairés  et  capables  qui  les  rem- 
it plissent  avec  honneur;  au  lieu  que  ceux  qui  parviennent  daui 
M  les  monarchies  ne  sont  le  plus  souvent  que  de  petits  brouillons , 
»  de  petits  fripons ,  de  petits  intrigans  k  qui  les  petits  talens,  qui 
»  fontparvenir  dans  les  cours  aux  grandes  places ,  ne  servent  qu'à 
»  montrer  au  public  leur  ineptie  aussitôt  qu'ils  y  sont  parvenus. 
»  Le.  peuple  se  trompe  bien  moins  sur  ce  choix  que  le  prince  » 
M  et  un  homme  d'un  vrai  mérite  est  presque  aussi  rare  dans  le 
»  ministère  qu'un  sot  à  la  tête  d'un  gouvernement  républicain. 
M  Aussi ,  quand ,  par  quelque  heureux  hasard ,  un  de  ces  honunes 
M  nés  pour  gouverner  prend  le  timon  des  affaires  dans  une  mo- 
M  narchic  presque  abîmée  par  ces  tas  de  jolis  régisseurs  ,  on  est 
n  tout  surpris  des  ressources  qu'il  trouve ,  et  cela  fait  époque 
M  dans  un  pays.  »>  Contrat  social ,  livre  3 ,  chap.  G ,  tome  3 1 
page  472. 

Je  n'ajouterai  rien  sur  ce  dernier  article  ;  sa  seule  lecture  vous 
a  tout  dit.   Tenez,  monsieur,   il  n'y  a  dans  tout  ceci -qu'une   1 
chose  qui  m'étonne  :  c'est  qu'un  étranger  isolé ,  sans  parens,  sans 
appui,  ne  tenant  à  rien  sur  la  terre  ,  et  voulant  dire  toutes  ces 
cuoses-là,  ait  cru  les  pouvoir  dire  impunément. 

Rouss.  Voilà  ce  qu'il  n'a  point  cru  ,  je  vous  assure.  Il  a  dû 
s'attendre  aux  cruelles  vengeances  de  tous  ceux  qu'offense  la 
vérité ,  et  il  s'y  est  attendu.  Il  savait  que  les  grands  ,  les  visirs  1 
les  robins ,  les  financiers ,  les  médecins ,  les  prêtres ,  les  philo- 
sophes ,  et  tous  les  gens  de  parti  qui  font  de  la  société  un  vrai 
brigandage ,  ne  lui  pardonneraient  jamais  de  les  avoir  vus  et 
montrés  tels  qu'ils  sont.  Il  a  dû  s'attendre  à  la  haine,  aux  perse-. 
cutions  de  toute  es|>èce  ,  non  au  déshonneur,  à  l'opprobre ,  â  la 
diflamation.  Il  a  dû  s'attendre  à  vivre  accablé  de  misères  et  d'in- 
fortunes, mais  non  d'infamie  et  de  mépris.  Il  e»t ,  je  le  répète  , 
des  genres  de  malheurs  auxquels  il  n'est  pas  inéme  permis  à  un 
honnête  homme  d'être  préparé ,  et  ce  sont  ceux-là  précisément  . 
qu'on  a  choisis  pour  l'en  accabler.  Comme  ils  l'ont  pris  au  dé-  ^ 
pourvu,  du  premier  choc  il  s'est  laissé  abattre,  et  ne  s'est  pai 
relevé  sans  peine  :  il  lui  a  fallu  du  temps  pour  reprendre  son  cou- 
rage et  sa  tranquillité.  Pour  les  conserver  toujours  ,  il  eût  eu 
besoin  d'une  prévoyance  qui  n'était  pas  dans  l'ordre  des  choses  , 
non  plus  que  le  sort  qu'on  lui  préparait.  Non  ,  monsieur ,  ne 
croyez  point  que  la  destinée  dans  laquelle  il  est  enseveli  soit  le 


^mm 


Jt  nalantl  de  scv 
p.  lion  ,  salutai 
p  fortuites ,  pu 
îeriis.  C'esi 


DIALOGUE. 
i  zèle  k  ^ire  sans  crainte  tout  c 
■e,  utile  ;  elle  a  d'autres  cause 
ridicules  ,  qui  ne  tienucat  eu 


plan  médité  de  lo 


'f"; 


qu'il  crut  êlr» 
plus  gecrëtes, 

'l  même  avant 
is  profond  ,  a 


lébritc  ;  c'est  1  ceuvre  d'i 

lie  duquel  le  persécuteur  de  Job  aurait  pu  beaucoup  ap- 

idre  dans  l'art  de  rendre  ua  mortel  malheureux.  Si  cet  homme 

point  né,  Jean-Jacques ,  malgré  l'audace  de  ses  ceusur 

dans  l'infortune  et  dans  la  gloire  j  et  les  maux,  dont 


Bt  pas  manqué  di 
■davantage.  Non 
'è  par  ceux  luê 
^n  csecutioD  :  c'cs 
Indre  &  la  nation 


hier,  loin  de  l'avilir  ,  l'auraient  il 

lis  un  projet  aussi  exécrable  n'cilt  été 

[ui  se  sont  livrés  avec  le  plus  d'ardeur 

justice  que  Jean-Jacques  aime  encore 

'empresse  a  le  couvrir  d'opprobres.  Le 

le  sein  de  celte  uation  ,  maïs  il  n'est 

venu  d'elle.  Les  Français  en  sont  les  ardens  exécuteurs.  C'est 

,  sans  doute,  mais  du  moins  iU  n'en  sont  pas  les  auteurs.  Il 

la  pour  l'être  une  noirceur  méditée  et  réfléchie  dont  ils  ne 

pas  capables  ;  au  lieu  qu'il  ne  faut  pour  en  être  les  ministres 

animosité  qui  n'est  qu'un  elfet  fortuit  de  certaines  cir- 

:es  et  de  leur  penchant  à  s'engouer  tant  en  mal  qu'ea 

ïPa,  Quoi  qu'il  en  soit  de  la  cause  et  des  auteurs  du  com- 

K,  l'effet  n'en  est  plus  étonnant  pour  quiconque  a  lu  les  écrhi 

U-Jacaues.  Les  dures  vérités  qu'il  a  dites  ,  quoique  géné- 

sont  ue  ces  traits  dont  la  blessure  ne  se   ferme  jamais 

les  cirurs  qui  s'en  sentent  atteiuts.  De  tous  ceui  qui  se  font 

i.iut  d'ostentation  ses  patrons  et  ses  protecteurs  ,  il  n'y  en 

un  sur  qui  quelqu'un  de  ces  traits  n  ait  porté  jusqu'au  vif- 

irlie  trempe  sont  donc  ces  divines  âmes  dont  les  poignanlei 

aiiniiTi-s  n'ont  fait  qu'exciter  la  bienveillance  et  l'amour  ,  et , 

par  !>;  plm  frappant  de  tous  les  prodiges ,  d'un  scélérat ,  qu'elles 

ilt-ijjent  abhorrer  ,  ont  fait  l'objet  de  leur  plus  tendre  sollici- 

,    tudc  > 

Si  c'est  là  de  la  vertu  ,  elle  est  bizarre ,  mais  elle  est  magna- 

ùitie ,  et  ne  peut  appartenir  qu'à  des  âmes  fort  au-dessus  des 

I  petites  pasiions  vulgaires  ;  mais  comment  accorder  des  motifs  si 

,   lubliinei  avec  les  indignes  moyens  employés  par  ceux  qui  s'en 

^s  ?  Vous  le  savez ,  quelque  prévenu  ,  quelque  irrité 

contre  Jean-Jacques  ,  quelque  mauvaise  opinion  que 

n  caractère  et  de  ses  mœurs  ,  je  n'ai  jamais  pu  goûter 

Ifilvme  de  nos  messieurs,  ni  me  résoudre  ît  pratiquer  leur» 

..  J'ai  toujours  trouvé  autant  de  bassesse  que  de  fausseté 

■  celle  maligne  ostentation  de  bienfaisance,  qui  n'avait  pour 

^Bgd'en  avilir  l'objet.  Il  est  vrai  que  ,  ne  concevant  aucun 

■Élit  de  preuves  ii  claires  ,  je  ne  doutnis  pas  un  moment 

Vkcques  ne  t&t  un  détestable  hypocrite  et  un  monstre 

"Tiawddnaître;et,cela  bien  accordé, j'avoue  qu'avec 

ililé  qu'ils  diraient  avoir  k  U  confondre  ,  j'admi- 


i(}4 


TROlSIExME 


rais  leur  patience  et  leur  douceur  à  se  laisser  provoquer  par  ses 
clameurs  saus  jamais  s'en  émouvoir ,  et  sans  autre  effet  que  do 
l'enlacer  de  plus  en  plus  dans  leurs  rets  pour  toute  réponse. 
Pouvant  le  convaincre  si  aisément ,  je  voyais  une  héroïque  mo- 
dération à  nVn  rien  faire,  et  même,  en  blnmant  la  méthode 
qu'ils  voulaient  suivre ,  je  ne  pouvais  qu'admirer  leur  flegme 
stoïque  h  s'y  tenir. 

Vous  ébranlâtes  ,  dans  nos  premiers  entretiens ,  la  confiance 
que  j'avais  dans  des  preuves  si  fortes  ,  quoique  administrées  avec 
tant  c 
l'extrei 

l'avais  été  de  leur  force  ;  et  j( 

tiques  et  faibles  les  motifs  qu'on  alléguait  de  celle  conauite. 
Ces  doutes  étaient  augmentés  par  mes  réflexions  sur  cette  affec- 
tation d'intérêt  et  de  bienveillance  pour  un  pareil  scélérat.  La 
vertu  peut  ne  faire  haïr  que  le  vice  ,  mais  il  est  impossible 
qu'elle  fasse  aimer  le  vicieux ,  et ,  pour  s'obstiner  à  le  laisser  en 
liberté  malgré  1rs  crimes  qu'on  le  voit  continuer  de  commettre  , 
il  faut  certainement  avoir  quelque  motif  plus  fort  que  la  com- 
misération naturelle  et  l'humanité  ,  qui  demanderaient  m^me 
une  conduite  contraire.  Vous  m'aviez  dit  cela  ,  je  le  sentais  ;  et 
le  zcle  très-singulier  de  nos  messieurs  pour  l'impunité  du  cou— 

Sable  ,  ainsi  que  pour  sa  diffamation  ,  me  présentait  des  foules 
c  contradictions  et  d'inconséquences  qui  commençaient  à  trou- 
bler ma  première  sécurité. 

J'étais  dans  ces  dispositions  quand  ,  sur  les  exhortations  que 
vous  m'aviez  faites  ,  commençant  k  parcourir  les  livres  de  Jean- 
Jacques  ,  je  tombai  successivement  sur  les  passages  que  j*ai  tranH 
crits ,  et  dont  je  n'avais  auparavant  nulle  idée  ^  car  ,  en  me  par- 
lant de  ses  durs  sarcasmes ,  nos  messieurs  m'avaient  fait  un  secret 
de  ceux  qui  les  regardaient ,  et  ,  à  la  manière  dont  ils  s'intéref-  | 
saient  à  1  auteur  ,  je  n'aurais  jamais  pensé  qu'ils  eussent  des  grîeb  *^ 
particuliers  contre  lui.  Cette  découverte  et  le  mystère  qu'îk 
m'avaient  fait  achevèrent  de  m'éclaircir  sur  leurs  vrais  moti6; 
toute  ma  confiance  en  eux  s'évanouit ,  et  je  ne  doutai  plus  que 
ce  que  sur  leur  parole  j'avais  pris  pour  bienfaisance  et  gcnéro« 
site  ne  fût  l'ouvrage  d'une  animositc  cruelle  ,  masquée  avec  arl 
par  un  extérieur  de  bonté. 

Une  autre  réflexion  renforçait  les  précédentes.  De  si  sublimes  ^ 
vertus  ne  vont  point  seules.  Elles  ne  sont  que  des  branches  de  Ift 
vertu  :  je  cherchais  le  tronc  et  ne  le  trouvais  point.  Comment  ^ 
nos  messieurs ,  d'ailleurs  si  vains  ,  si  haineux  ,  si  rancuniers  , 
s'avisaient-ils  une  seule  fois  en  leur  vie  d'être  humains ,  géné- 
reux ,  débonnaires ,  autrement  qu'en  paroles  ,  et  cela  précisé- 
ment pour  le  mortel  ,  selon  eux  ,  le  inoins  digne  de  cette  com-  ; 
misération  qu'ils  lui  prodiguaient  malgré  lut  ?  Cette   vertu 
nouvelle  et  si  déplacée  eût  dû  m'étro  suspecte  quand  elle  eût  agi 
tout  à  découvert  sans  déguisement ,  sans  ténèbres  ;  qu'en  devais-  ' 
je  penser  en  la  voyant  s'enfoncer  avec  tant  de  soin  dans  des- 


[ 


DIALOGUE,  in', 

routes  obscures  et  tortueuses ,  et  surprendre  en  trahison  celui 
qui  en  était  l'objet ,  pour  le  charger  malgré  lui  de  leurs  igno- 
minieux bienfaits  ? 

Plus ,  ajoutant  ainsi  mes  propres  observations  aux  réflexions 
que  vous  m'aviez  fait  faire  ,  ]e  méditais  sur  ce  même  sujet ,  plus 
je  m'étonnais  de  l'aveu glonient  oii  j'avais  été  jusqu'alors  sur  le 
compte  de  nos  messieurs  ,  et  ma  confiance  en  eux  s'évanouit  au 
point  de  ne  plus  douter  de  leur  fausseté.  Mais  la  duplicité  de 
leur  manœuvre  et  l'adresse  avec  laquelle  ils  cachaient  leurs  vrais 
motifs  n'ébranlèrent  pas  à  mes  yeux  la  certitude  de  leurs  preuves. 
Je  jugeai  qu'ils  exerçaient  dans  des  vues  injustes  un  acte  de  jus- 
tice ,  et  tout  ce  que  je  concluais  de  l'art  avec  lequel  ils  enlaçaient 
lear  victime  était  qu'un  méchant  était  en  proie  à  d'autres  mé- 
chans. 

Ce  qui  m'avait  confirmé  dans  cette  opinion  était  colle  ou  je 
TOUS  avais  vu  vous-même  que  Jean-Jacques  n'était  point  l'au- 
tear  des  écrits  qui  portent  son  nom.  La  seule  chose  qui  pût  me 
faire  bien  penser  de  lui  était  ces  mêmes  écrits  dont  vous  m'aviez 
fait  un  si  bel  éloge  ,  et  dont  j'avais  ouï  quelquefois  parler  avan- 
Ugeusement  par  d'autres.  Mais  des  qu'il  n'en  était  pas  l'auteur, 
i\ne  me  restait  aucune  idée  favorable  qui  pût  balancer  les  hor- 
ribles impressions  que  j'avais  reçues  sur  son  compte  ,  et  il  n'était 
pas  étonnant  qu'un  homme  aussip  abominable  en  toute  chose  fût 
assez  impudent  et  assez  vil  pour  s'attribuer  les  ouvrages  d'autrui. 
i       Telles  furent  à  peu  près  les  réflexions  que  je  fis  sur  notre 
•    premier  entretien  y  et  sur  la  lecture  éparsc  et  rapide  qui  me 
désabusa  sur  le  compte  de  nos  messieurs.  Je  n'avais  commencé 
cette  lecture  que  par  une  espèce  de  complaisance  pour  Tintérét 
que  vous  paraissiez  y  prendre.  L'opinion  oii  je  continuais  d'être 
que  ces  livres  étaient  d'un  autre  auteur  ne  me  laissait  guère  pour 
leur  lecture  qu'un  intérêt  de  curiosité. 

Je  n'allai  pas  loin  sans  y  joindre  un  autre  motif  qui  répondait 
mieux  à  vos  vues.  Je  ne  tardai  pas  à  sentir  en  lisant  ces  livres 

3u'on  m'avait  trompé  sur  leur  contenu  ,  et  que  ce  qu'on  m'avait 
onné  pour  de  fastueuses  déclamations  ,  ornées  de  beau  langage  y 
^jnais  rieconsues  et  pleines  de  contradictions,  étaient  des  choses 


.minais ,  comme  vous  l'aviez  désiré  ,   dans  quelles  dispositions 
l^^ame  elles 
TOUS  ,  que  c 
fauteur  en  les 


ig6  TROISIEME 

bien  plein  de  ces  sentimens  devait  donner  peu  d'importance  à  la 
fortune  et  aux  affaires  de  cette  vie  ;  j^aurais  craint  moi-même  en 
m'y  livrant  trop  de  tomber  bien  plutôt  dans  l'incurie  et  le  quié*- 
tisme ,  que  de  devenir  factieux  ,  turbulent  ,  et  brouillon  , 
comme  on  prétendait  qu'était  l'auteur  et  qu^il  voulait  rendre  ses 
disciples. 

S'il  ne  se  fî&t  agi  que  de  cet  auteur  ,  j'aurais  dës-lors  été  désa- 
busé sur  le  compte  de  Jean-Jacques  :  mais  cette  lecture ,  en  me 
pénétrant  pour  l'un  de  l'estime  la  plus  sincère  ,  me  laissait  pour 
Fautre  dans  la  même  situation  qb'auparavant ,  puisqu'en  jm- 
raissant  voir  en  eux  deux  bommes  différens  vous  m'aviez  inspiré 
autant  de  vénération  pour  l'un  que  je  me  sentais  d'aversion  pour 
l'autre.  La  seule  cbose  qui  résultât  pour  moi  de  cette  lecture , 
comparée  à  ce  que  nos  messieurs  m'en  avaient  dit  ,  était  que  , 
persuadés  que  ces  livres  étaient  de  Jean^Jacqu^s ,  et  les  inter- 
prétant dans  un  tout  autre  esprit  que  celui  dans  lequel  ils  étaient 
écrits  ,  ils  m'en  avaient  imposé  sur  leur  contenu.  Ma  lecture  ne 
lit  donc  qu'acbever  ce  qu*avait  commencé  notre  entrelien ,  savoir 
de  m'ôter  toute  l'estime  et  la  confiance  qui  m'avaient  fait  livrer 
aux  impressions  de  la  lieue ,  mais  sans  cuanger  de  sentiment  sur 
rbomme  qu'elle  avait  diffamé.  Les  livres  qu  on  m'avait  dit  être 
si  dangereux  n'étaient  rien  moins  :  ils  inspiraient  des  sentimens 
tout  contraires  à  ceux  au'on  prêtait  à  leur  auteur  :  mais  si  Jean- 
Jacques  ne  l'était  pas ,  de  quoi  servaient-ils  à  sa  justifîcatioD?  Le 
soin  que  vous  m'aviez  fait  prendre  était  inutile  pour  ma  faire 
cbanger  d'opinion  sur  son  compte  ;  et ,  restant  aans  celle  que 
TOUS  m'aviez  donnée  que  ces  livres  étaient  l'ouvrage  d'un  bomme 
d'un  tout  autre  caractère ,  je  ne  pouvais  assez  m'étonner  que 
)usques-là  vous  eussiez  été  le  premier  et  le  seul  à  sentir  qu  un 
cerveau  nourri  de  pareilles  idées  était  inalliable  avec  un  cœur 
plein  de  noirceurs. 

J'attendais  avec  empressement  l'histoire  de  vos  observations 
pour  savoir  à  quoi  m'en  tenir  sur  le  compte  de  notre  bomme; 
car  ,  déjà  flottant  sur  le  jugement  que  ,  fondé  sur  tant  de  preu- 
ves ,  j'en  portais  auparavant ,  inquiet  depuis  notre  entretien  ,  je    \ 
l'étais  devenu  davantage  encore  depuis  que  mes  lectures  m*a-    \ 
vaient  convaincu  de  la  mauvaise  foi  de  nos  messieurs.  Ne  poo- 


i 


que  J.ean-Jacques  n  en  tût  pas 
plein  de  bons  sentimens  et  ne  trouver  personne  qui  les  partage  i 
est  un  état  trop  cruel.  On  est  alors  tenté  de  se  croire  la  aupe  da  ^ 
son  propre  cœur,  et  de  prendre  la  vertu  pour  une  chimère. 

Le  récit  de  ce  que  vous  aviez  vu  me  frappa.  JV  trouvai  si  peu 
de  rapport  avec  les  relations  des  autres ,  que ,  forcé  d'opter  pour 
Texclusion ,  je  penchais  à  la  donner  tout-à-fait  à  ceux  pour  qui 
j'avais  déjà  perdu  toute  estime.  La  force  même  de  leurs  preuves 
me  retenait  moins.  Les  ayant  trouvés  trompeurs  en  tant  de 
choses ,  je  commençai  de  croire  qu'ils  pouvaient  bien  l'être  en 


DIAl,Or.Uf. 
c  l'idée  qui 


^7 


il,  et  h  me  familiariser  avec  l'idée  qui  m'avait  paru  jusqu'à 
*  i  ridicule  de  Jean-Jacques  innocent  et  persécuté.  11  fallait , 
vrai,  supposer  dans  un  pareil  tissu  d'impoitores  un  art  et 
(  prestiges  qui  me  semblaient  ineoueevablei.  Mais  je  trouvais 
ire  plus  d'alMurdités  entassées  dans  l'obstination  demoapre- 
r  sentiment. 
■at  néanmoins  de  me  décider  tout-à-fait,  je  te'solus  de  re- 
M  écrits  avec  plus  de  suite  et  d'attention  que  je  n'avais  fait 
'alors.  J'y  avais  trouvé  des  idées  et  des  maximes  très-para- 
;*,  d'autres  que  je  n'avais  pu  bien,  entendre.  J'y  croyais  avoir 
'  s  înéeahtés,  même  des  contradictions.  Je  n'en  avais  pas 
Dsemble  assex  pour  juger  solidement  d'un  système  aussi 
1  pour  moi.  Ces  livres-là  ne  sont  pas  comm.e  ceux  d'au— 
il'hui  des  agrégations  de  pensées  détacbées,  sur  chacune  des- 
a  l'esprit  du  lecleur  paisse  se  reposer.  Ce  sont  les  médita- 
is d'un  solitaire  i  elles  demandent  une  attention  suivie  qui 
t  pft*  trop  du  goût  de  notre  nation.  Quand  on  s'obstine  a 
nloir  bien  en  suivre  le  fil ,  il  y  faut  revenir  avec  effort  et  plus 
:,  Je  l'avais  trouvé  passionné  pour  la  vertu  .  pour  la  H— 
,  pour  l'ordre ,  mais  d'une  vébémence  qui  souvent  l'en— 
lit  au-delà  du  but.  En  tout  je  sentais  en  lui  un  bommc  trés- 
,  (rês-csiraordinaîrc ,  mais  dont  le  caractère  et  les  prin- 
e  m'étaient  pas  encore  assez  développes.  Je  crus  qu'en  mé- 
t  très-attentivement  ses   ouvrages  ,  et  comparant  soigneu- 
!nt  ra(it«ur  avec  l'homme  que  vous  m'aviez  peint,  je  par— 
I  éclairer  ces  deui  obiets  l'un  par  l'autre,  et  à  m'assu- 
yû  tout  était  bien  d'accord  et  appartenait  incontestablement 
lininie  individu.  Cette  question  décidée  me  parut  devoir  me 
rer  loul-à-fait  de  mon  irrésolution  sur  son  compte,  el ,  pre- 
1  un  plus  vif  intérêt  3  ces  recherches  que  je  n'avais  fait  |us— 
'         ■;  me  lis  un  devoir,  à  votre  exemple,  deparvenir,  en 
tnant  mes  réflexions  ani  lumières  que  je  tenais  de  vous,  à  me 
r  enfin  du  doute  oii  vous  m'aviez  jeté,  et  k  juger  L'accusé 
li-m^me  après  avoir  jugé  ses  accusateurs. 
Ponr  faire  celle  recherche  avec  plus  de  suite  et  de  recueille— 
illai  passer  quelques  mois  à  la  campagne,  et  j'y  portai 
■  écrits  de  Jean-Jacques  autant  que  j'en  pus  taire  le  dlseerne- 
li  les  recueils  frauduleux  publiés  sous  son  nom.  J'avais 
la  première  lecture  que  ces  écrils  marchaient  dans  un 
aiB  ordre  qu'il  fallait  trouver  paur  suivre  la  chaîne  da  leur 
ienu.  J'avais  cru  voir  que  cet  ordre  était  rétrograde  à  celui  de 
r  pnblication ,  et  que  l'auteur,   remontant  de  principes  eu 
.BCipcs,  n'avait  atteint  les  premiers  que  dans  ses  derniers  écrits. 
I  ftllait  donc,  pour  marciier  par  synthèse,   commencer   par 
m-ci,  et  c'est  ce  que  je  fis  en  m'aLlachant  d'abord  b  KÊmile  , 
.r  lequel  il  a  fini,  les  deux  autres  écrits  qu'il  a  publiés  depuis 
k  fiùsant  plus  partie  de  son  système ,  et  n'étant  destinés  qu'a  la 
IfcfUe  per.tonnelle  de  sa  patrie  et  de  son  honneur. 
f  Bouu.  Vous  ne  lui  attribuez  donc  plus  ces  aulres  livres  qu'on 


igS  TROISIÈME 

Î>ublie  journellement  sous  son  nom,  et  dont  on  a  soîn  de  farcir 
es  recueils  de  ses  écrits  pour  qu'on  ne  puisse  plus  discerner  les 
véritables? 

Le  Fr.  J'ai  pu  m'y  tromper  tant  que  j'en  jugeai  sur  la  parole 
d'autrui  ;  maïs,  après  l'avoir  lu  moi-même,  j'aisu  bientôt  à  quoi 
m'en  tenir.  Apres  avoir  suivi  les  manoeuvres  de  nos  messieurs ,  je 
suis  surpris,  à  la  facilité  qu'ils  ont  de  lui  attribuer  des  livres, 
qu'ils  ne  lui  en  attribuent  pas  davantage  ;  car ,  dans  la  disposi- 
tion oti  ils  ont  mis  le  public  à  son  égard  ,  il  ne  s'imprimera  plus 
rien  de  si  plat  ou  de  si  punissable  Qu'on  ne  s'empresse  à  croire 
être  de  lui ,  sitôt  qu'ils  voudront  l'affirmer. 

Pour  moi ,  quand  même  j'ignorerais  que  depuis  douze  ans  il  a 
quitté  la  plume ,  un  coup-d  œil  sur  les  écrits  qu  ils  lui  prêtent  me 
suffirait  pour  sentir  qu'ils  ne  sauraient  être  de  l'auteur  des  autres  : 
non  que  Je  me  croie  un  juge  infaillible  en  matière  de  style  ;  je 
sais  que  fort  peu  de  gens  le  sont ,  et  j'ignore  jusqu'à  quel  point 
un  auteur  adroit  peut  imiter  le  si  vie  d'un  autre,  comme  Boilcau 
a  imité  Voiture  et  Balzac.  Mais  c  est  sur  les  choses  mêmes  que  je 
crois  ne  pouvoir  être  trompé.  J'ai  trouvé  les  écrits  de  Jean- 
Jacques  pleins  d'affections  d'ame  qui  ont  pénétré  la  mienne.  J'y 
ai  trouve  des  manières  de  sentir  et  de  voir  qui  le  distinguent  ai- 
sément de  tous  les  écrivains  de  son  temps  ,  et  de  la  plupart  de 
ceux  qui  Pont  précédé  :  c'est,  comme  vous  le  disiez,  un  habitant 
d'une  autre  sphère  ,  oii  rien^ne  ressemble  à  celle-ci.  Son  système 
peut  être  faux;  mais  en  le  développant  il  s'est  peint  lui-même 
au  vrai ,  d'une  façon  si  caractéristique  et  si  sûre,  qu^il  m'est  im- 
possible de  m'y  tromper.  Je  ne  suis  pas  à  la  seconde  page  de  ses 
sots  ou  malins  imitateurs  que  je  sens  la  singerie  (i)  9  et  combien,  1 
croyant  dire  comme  lui ,  ils  sont  loin  de  sentir  et  penser  comme 
lui  ;  en  le  copiant  même ,  ils  le  dénaturent  par  la  manière  de 
l'encadrer.  Il  est  bien  aisé  de  contrefaire  le  tour  de  ses  phrases  j 
ce  qui  est  difficile  à  tout  autre  est  de  saisir  ses  idées,  et  d'expri- 
mer ses  sentimens.  Rien  n'est  si  contraire  à  l'esprit  philoso- 
phique de  ce  siècle ,  dans  lequel  ses  faux  imitateurs  retombent 
toujours. 

Dans  cette  seconde  lecture  ,  mieux  ordonnée  et  plus  réfléchie 
que  la  première  ,  suivant  de  mon  mieux  le  lil  de  ses  méditations, 
j  y  vis  partout  le  développement  de  son  grand  principe,  que  la 

(])  Voyez,  par  exempU,  la  Philosophie  de  la  nature ,  qu'on  a  brûlée 
nu  Cli&telet,  livre  exécrable,  el  couteau  à  deux  trancbans,  Fait  fout  ex- 
près polir  me  rattribuer  ,  du  moins  en  province  et  rbcz  IV-tranger  ,  pour 
ngir  en  conséquence  ,  et  propager ,  à  nie»  dépens,  la  doctrine  :1e  ces  lues- 
flieurs  sous  le  masque  de  la  mienne.  Je  n'ai  point  vu  ce  liv  re,  et ,  j'espère , 
ne  le  verrai  )»mais ,  mais  j'ai  lu  to<)t  cela  dans  le  réquisitoire  trop  claire- 
ment |»our  pouvoir  m'y  tromper,  el  je  suis  certain  qu'il  ne  peut  y  avoir 
aucune  vraie  ressemblnnce  entre  ce  livre  et  les  miens,  parce  qu'il  n*y  en 
a  aucune  entre  les  ame  qui  les  ont  dictés.  Notez  que,  depuis  qu'on  a  su 
que  j'avais  vu  ce  réquisitoire,  on  a  pris  de  nouvelles  mesures  pour  qu'il 
tïe  me  parvint  rien  de  pareil  i  l'avenir. 


DIALOGUE.  11^ 

nature  a  fait  l'homme  heureux  et  bon  ,  mais  que  la  société  le 
déprave  et  le  rend  misérable.  L'Emile  en  particulier ,  ce  livre 
tant  lu  ,  si  peu  entendu  ,  et  si  mal  apprécie,  n'est  qu'un  traité 
de  la  bonté  originelle  de  l'homme ,  destiné  à  montrer  comment 
le  vice  et  l'erreur,  étrangers  ii  sa  constitution  ,  s*y  introduisent 
du  dehors ,  et  l'altèrent  insensiblement.  Dans  .«es  premiers  écrits, 
il  s'attache  davantage  à  détruire  ce  prestige  d'illusion  ,  qui  nous 
donne  une  admiration  stupide  pour  les  iuslrumeiis  de  nos  mi- 
sères, et  à  corriger  cette  estimation  trompeuse  qui  nous  fait  ho- 
norer des  talens  pernicieux,  et  mépriser  des  vertus  utiles.  Par- 
tout il  nous  fait  voir  l'espèce  humaine  meilleure,  plus  sage  et 
plus  heureuse  dans  sa  constitution  primitive  ^   aveugle  ,   mi- 
lérible ,  et  méchante ,  à  mesure  qu'elle  s'en  éloigne.   Son  but 
est  de  redresser  l'erreur  de  nos  jugemens  ,  pour  retarder  le  pro- 
grès de  nos  vices,  et  de  nous  montrer  que,  là  oii  nous  cher- 
chons la  gloire  et  l'éclat,  nous  ne  trouvons  en  effet  qu'erreurs  et 
misères. 

Mais  la  nature  humaine  ne  rétrograde  pas,  et  jamais  on  ne 
remonte  vers  les  temps  d'innocence  et  d'égalité  quand  une  fois  on 
l'en  est  éloigné  ;  c'est  encore  un  des  principes  sur  lesquels  il  a  le 
plus  insisté.   Ainsi  son  objet  ne  pouvait  être   de  ramener   les 
peuples  nombreux,  ni  les  grands  états  à  leur  première  simpli- 
cité ,  mais  seulement  d'arrêter ,  s'il  était  possible ,  le  progrès  de 
ceux  dont  la  petitesse  et  la  situation  les  ont  préservés  d'une 
marche  aussi  rapide,  vers  la  perfection  de  la  société,  et  vers  la 
détérioration  de  l'espèce.  Ces  distinctions  méritaient  d'être  faites 
et  ne  l'ont  point  été.  On  s'est  obstiné  à  l'accuser  de  vouloir  dé- 
troire  les  sciences,  les  arts,  les  théâtres,  les  académies,  et  re- 
!     plonger  l'univers  dans  sa  première  barbarie ,  et  il  a  toujours  in- 
I     listé  au  contraire  sur  la  conservation  des  institutions  existantes  > 
i     soutenant  que  leur  destruction  ne  ferait  qu'oter  les  palliatifs  en 
laissant  les  vices ,  et  substituer  le  brigandage  à  la  corruption.  11 
avait  travaillé  pour  sa  patrie  et  pour  les  petits  états  constitués 
comme  elle,  oi  sa  doctrine  pouvait  être  aux  autres  de  quelque 
'     ntilité  ,  c'était  en  changeant  les  objets  de  leur  estime,  et  retar- 
dant peut-être  ainsi  leur  décadence  qu'ils  accélèrent  par  leurs 
i     fausses  appréciations.  Mais  malgré  ces  distinctions  si  souvent  et 
^    si  fortement  répétées,  la  mauvaise  foi  des  gens  de  lettres,  et  la 
i     sottise  de  l'amour-propre  ,  qui  persuade  à  chacun  que  c'est  tou- 
ï    jours  de  lui  qu'on  s  occupe ,  lors  même  qu'on  n'y  pense  pas ,  ont 
l    lait  que  les  grandes  nations  ont  pris  pour  elles  ce  qui  n'avait 
ï    pour  objet  que  les  petites  républiques  ^  et  l'on  s'est  obstiné  à  voir 
'    un  promoteur  de  bouleversemcns  et  de  troubles,  dans  l'homme 
i    du  monde  qui  porte  un  plus  vrai  respect  aux  lois  et  aux  consti- 
tutions nationales  ,   et  qui   a  le  plus  d'aversion  pour  les  révo- 
,    Intions  et  pour  les  ligueurs  de  toute  espèce  ,  qui  la  lui  rendent 
'    bien. 

En  saisissant  peu  à  peu  ce  système  par  toutes  ses  branches 
dans  une  lecture  plus   réfléchie,  je  m  arrêtai  pourtant  moins 


200  TROISIÈME 

d'abord  à  Tetamen  direct  de  cette  doctrine,  qn'à  son  rapport 


peintre  et  l'apologiste  de  la  nature  ,  aujoui 
'urëe  et  si  calomniée ,  peut-il  avoir  tiré  son  modèle ,  si  ce  n*est 
de  son  propre  cœur?  Il  l'a  décrite  comme  il  se  sentait  lui-même. 
Les  préjugés  dont  il  n'était  pas  subjugué,  les  passions  factices 
dont  il  n'était  pas  la  proie ,  n'offusquaient  pomt  à  ses  yeux  , 
comme  à  ceux  a  es  autres ,  ces  premiers  traits ,  si  généralement 
oubliés  ou  méconnus.  Ces  traits  si  nouveaux  pour  nous  et  si  vrais, 
une  fois  tracés  ,  trouvaient  bien  encore  au  fond  des  cœurs  Tattes- 
tation  de  leur  justesse ,  mais  jamais  ils  ne  s'y  seraient  remontrés 
d'eux-mêmes,  si  l'historien  de  la  nature  n'eut  commencé  parafer 
la  rouille  qui  les  cachait.  Une  vie  retirée  et  solitaire,  un  goût  vif 
de  rêverie  et  de  contemplation ,  l'habitude  de  rentrer  en  soi  «  et 
d'y  rechercher,  dans  le  calme  des  passions,  ces  premiers  traits 
disparus  chez  la  multitude ,  pouvaient  seuls  les  lui  taire  retrouver. 
£n  un  mot ,  il  fallait  qu'un  homme  se  fût  peint  lui-même  pour 
nous  montrer  ainsi  l'homme  primitif;  et  si  l'auteur  n'eût  été 
tout  aussi  singulier  que  ses  livres,  jamais  il  ne  les  eût  écrits.  Mais 
oii  est-il  cet  homme  de  la  nature  qui  vit  vraiment  de  la  vie  hu- 
maine, qui,  comptant  pour  rien  l'opinion  d'autrui,  se  conduit 
uniquement  d'aprcs  ses  penchans  et  sa  raison ,  sans  égard  à  ce 
que  le  public  approuve  ou  blâme?  On  le  chercherait  en  vain 
parmi  nous.  Tous  ,  avec  un  beau  vernis  de  paroles ,  tAchent 
en  vain  de  donner  le  change  sur  leur  vrai  but;  aucun  ne  s'y 
trompe,  et  pas  un  n'est  la  dupe  des  autres,  quoique  tous  partent 
comme  lui.  Tous  cherchent  leur  bonheur  dans  1  apparence  ,  nul 
ne  se  soucie  de  la  réalité.  Tous  mettent  leur  être  dans  le  pa- 
raître :  tous ,  esclaves  et  dupes  de  l'amour-propre ,  ne  vivent  point 
pour  vivre,  mais  pour  faire  croire  qu'ils  ont  vécu.  Si  t^ous  ne 
m'eussiez  dépeint  votre  Jean-Jacques,  j'aurais  cru  que  l'homme 
naturel  n'existait  plus,  mais  le  rapport  frappant  de  celui  que 
vous  m'avez  peint  avec  l'auteur  dontj'ai  lu  les  livres  ne  me  lais- 
serait pas  douter  que  l'un  ne  fût  l'autre,  quand  je  n'aurais  nulle 
autre  raison  de  le  croire.  Ce  rapport  marqué  me  décide,  et  sans 
m'embarrasser  du  Jean-Jacques  de  nos  messieurs,  plus  mons- 
trueux encore  par  son  éloignement  de  la  nature,  q^iie  le  vôtre 
n'est  singulier  pour  en  être  resté  si  près,  j'adopte  plemement  1rs 
idées  que  vous  m'en  avez  données:  et  si  votre  Jean-Jacques  n'est 
pas  tout-à-fait  devenu  le  mien ,  if  a  l'honneur  de  plus  d'avoir 
arraché  mon  estime  sans  que  mou  penchant  ait  rien  fait  pour  lui. 
Je  ue  l'aimerai  peut-être  jamais ,  parce  que  cela  ne  dépend  pas 
de  moi  :  mais  je  l'honore ,  parce  que  je  veux  être  jusfc,  que  je  le 
crois  innocent,  et  que  je  le  vois  opprimé.  Le  tort  que  je  lui  ai 
fait,  en  pensant  si  mal  de  lui ,  était  l'effet  d'une  erreur  presque 
invincible ,  dont  je  n'ai  nul  reproche  à  faire  à  ma  volonté.  Quand 
l'aversion  que  j'eus  pour  lui  durerait  diius  toute  sa  force ,  je  n*eii 


i 


f 


DîALOGUE.  0.OX 

serais  pas  moins  disposé  à  l'est imer  et  le  plaindre.  Sa  destinée  est 
un  exemple  peut-être  unique  de  toutes  les  humiliationsnossib  les, 
et  d'une  patience  presque  invincible  à  les  supporter.  Ennn  le  sou- 
venir de  l'illusion  dont  je  sors  sur  son  compte  me  laisse  un  erand 
préservatif  contre  une  orgueilleuse  confiance  en  mes  lumières, 
et  contre  la  suflllsance  du  faux  savoir. 

Rouss.  C'est  vraiment  mettre  à  profit  rexnértence  ,  et  rendre 
ntile  l'erreur  même ,  que  d'apprendre  ainsi ,  de  celle  oii  Ton  a  pu 
tomber,  à  compter  moins  sur  les  oracles  de  nos  jngemens ,  et  à 
ne  négliger  jamais ,  quand  on  veut  disposer  arbitrairement  de 
l'honnenr  et  du  sort  d'un  homme  ,  aucun  des  mojens  prescrits 
par  la  justice  et  par  la  raison  pour  constater  la  vérité.  Si ,  mal- 
gré toutes  ces  précautions ,  nous  nous  trompons  encore ,  c'est  un 
effet  de  la  misère  humaine ,  et  nous  n'aurons  pas  du  moins  à  nous 
reprocher  d'avoir  failli  par  notre  faute.  Mais  rien  peut-il  excuser 
ceux  qui ,  rejetant  obstinément  et  sans  raison  les  tormes  les  plus 
inviolables ,  et  tout  fiers  de  partager  avec  des  grands  et  des 
princes  une  œuvre  d'iniquité,  condamnentsans  crainte  un  accusé, 
et  disposent  en  maîtres  de  sa  destinée  et  de  sa  réputation ,  uni— 
qnement  parce  qu'ils  aiment  h  le  trouver  coupable,  et  qu'il  leur 
platt  devoir  la  justice  et  l'évidence,  oii  la  fraude  et  l'imposture 
sauteraient  à  des  yeux  non  prévenus. 

Je  n'aurai  point  un  pareil  reproche  à  me  faire  2i  l'égard  de 
Jean-Jacquef;  et  si  je  m'abuse  en  le  jugeant  innocent,  ce  n'est 
du  moins  qu'après  avoir  pris  toutes  les  mesures  qui  étaient  en 
ma  puissance  pour  me  garantir  de  l'erreur.  Vous  n'en  pouvez 
pas  tout-à-fait  dire  autant  encore  ,  puisque  vous  ne  l'avez  ni  vu, 
ni  étudié  par  vous-même  ,  et  qu'au  milieu  de  tant  de  prestiges, 
d'illusions,  de  préjugés,  de  mensonges,  et  de  faux  témoignages, 
ce  soit ,  selon  moi ,  le  seul  moyen  si\r  de  le  connaître.  Ce  moyen 
en  amène  un  autre  non  moins  indispensable,  et  qui  devrait  être 
le  premier  s'il  était  permis  de  suivre  ici  Tordre  naturel  5  c'est  la 
discussion  contradictoire  des  faits  par  les  parties  elles-mêmes , 
en  sorte  que  les  accusateurs  et  l'accusé  soient  mis  en  confronta- 
\  tien ,  et  qu'on  l'entende  dans  ses  réponses.  I/effroi  que  cette 
forme  si  sacrée  paraît  faire  aux  premiers ,  et  leur  obstmation  à 
s^j  refuser,  font  contre  eux,  je  l'avoue  ,  un  préjugé  très-fort , 
très-raisonnable  ,  et  qui  suffirait  seul  pour  leur  condamnation  , 
si  la  foule  et  la  force  de  leurs  preuves  si  frappantes  ,  si  éblouis- 
santes, n'arrêtait  en  quelque  sorte  Teilèt  de  ce  refus.  On  ne  con- 
çoit pas  ce  que  l'accusé  peut  répondre  ;  mais  enfin  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  donné  ou  refusé  ses  réponses  ,  nul  n'a  droit  de  pronon- 
cer pour  lui  qu'il  n'a  rien  à  répondre  ,  ni  ,  se  supposant  parfai- 
tement instruit  de  ce  qu'il  peut  ou  ne  peut  pas  dire  ,  de  le  tenir, 
ou  pour  convaincu  tant  qu  il  ne  l'a  pas  été  ,  ou  pour  tout-à-fait 
justifié  tant  qu'il  n'a  pas  confondu  ses  accusateurs. 

Voilà ,  Monsieur  ,  ce  qui  manque  encore  à  la  certitude  de  nos 
fngemcns  sur  cette  affaire.  Hommes,  et  sujets  à  l'erreur,  nous 
pouvons  nous  tromper  en  jugeant  inuocent  un  coupable,  comme 


203  TROISIÈME 

ea  jugeant  coupable  un  innocent.  La  première  erreur  semble  ^ 
il  est  vrai ,  plus  excusable  ;  mais  peut-on  l'être  dans  une  erreur 
qui  peut  nuire ,  et  dont  on  s'est  pu  garantir?  Non  ,  tant  qu'il 
reste  un  moyen  possible  d'ëclaircir  la  vérité  ,  et  qu'on  le  né- 
glige, l'erreur  n  est  point  involontaire,  et  doit  être  imputée  à 
celui  qui  veut  y  rester.  Si  donc  vous  prenez  assez  d'intérêt  aux 
livres  que  vous  avez  lus  pour  vouloir  vous  décider  sur  l'auteur  , 
et  si  vous  haïssez  assez  l'injustice  pour  vouloir  réparer  celle  que, 
d'une  façon  si  cruelle  ,  vous  avez  pu  commettre  à  son  égard  , 
je  vous  propose  premièrement  de  voir  l'homme  j  venez  ,  je 
vous  introduirai  chez  lui  sans  peine.  Il  est  déjà  prévenu  ;  je  lui 
ai  dit  tout  ce  que  j'ai  pu  dire  à  votre  égara  sans  blesser  mes 
engageraens.  Il  sait  d'avance  que,  si  jamais  vons  vous  présentez 
à  sa  porte  ,  ce  sera  pour  le  connaître  ,  et  non  pas  pour  le  trom-» 
per.  Apres  avoir  refusé  de  le  voir ,  tant  que  vous  l'avez  jugé  p 
comme  a  fait  tout  le  monde  ,  votre  première  visite  sera  pour  lui 
la  consolante  preuve  que  vous  ne  desespérez  plus  de  lui  devoir 
votre  estime  «  et  d'avoir  des  torts  à  réparer  envers  lui.  , 

Sitôt  que  ,  cessant  de  le  voir  par  les  yeux  de  vos  messieurs  , 
vons  le  verrez  par  les  vôtres ,  je  ne  doute  point  que  vos  juge- 
luens  ne  confirment  les  miens ,  et  que ,  retrouvant  en  lui  l'auteur 
de  ses  livres ,  vous  ne  restiez  persuadé  ,  comme  moi ,  qu'il  est 
l'homme  de  la  nature,  et  point  du  tout  le  monstre  qu'on  vous  a 
peint  sou  s  son  nom.  Mais  enfin ,  pouvant  nous  abuserron  et  l'autre 
dans  des  jugemens  destitués  de  preuves  positives  et  réeuliëres^ 
il  nous  restera  toujours  une  juste  crainte  fondée  sur  la  possi- 
bilité d'être  dans  l'erreur ,  et  sur  la  difficulté  d'expliquer  ,  d'une 
manière  satisfaisante ,  les  faits  allégués  contre  lui.  tin  pas  sent 
alors  nous  reste  à  faire  pour  constater  la  vérité ,  pour  lui  rendre 
hommage  et  la  manifester  à  tous  les  yeux  :  c'est  de  nous  réunir 
pour  forcer  enfin  vos  messieurs  à  s'expliquer  hautement  en  sa 
présence  ,  et  à  confondre  un  coupable  aussi  impudent ,  ou  du 
moins  à  nous  dégager  du  secret  qu  ils  ont  exigé  de  nous ,  en  nous 
permettant  de  le  confondre  nous-mêmes.  Une  instance  aussi  lé- 
gitime sera  le  premier  pas. . . 

Le  Fr.  Arrêtez. . .  ]e  frémis  seulement  à  vous  entendre.  Je 
vous  ai  fait ,  sans  détour,  l'aveu  que  j'ai  cru  devoir  à  la  justice 
et  à  la  vérité.  Je  veux  être  juste  ,  mais  sans  témérité.  Je  ne  veux 
point  me  perdre  inutilement ,  sans  sauver  l'innocent  auquel  je 
me  sacrifie  ;  et  c'est  ce  que  je  ferais  en  suivant  votre  conseil  :  c'est 
ce  que  vous  feriez  vous-même  en  voulant  le  pratiquer.  Apprenei 
ce  que  je  puis  et  veux  faire  ,  et  n'attendez  de  moi  rien  au-delà. 


superflue  ,  et ,  sans  y  recourir ,  je  sais  d'avance  à  quoi  ni^n 
tenir  sur  ce  point.  Il  est  singulier  que  je  sois  maintenant  plus  décidé 

fjue  vous  sur  les  sentimens  que  vous  avez  eu  tant  de  peine  à  me 
faire  adopter  5  mais  cela  est  pourtant  fondé  en  raison.  Vous  in— 


È 


f 


DIALOGUE.  2o3 

5Îste2  encore  sur  la  force  des  preuves  allc'çiices  contre  lui  par 
nos  messieurs.  Cette  force  est  aesorniais  nulle  pour  moi ,  qui  en 
ai  démêlé  tout  l'artifice  depuis  que  j'y  ai  regardé  de  plus  près. 
J'ai  là-dessus  tant  de  faits  que  vous  ignorez  ;  j'ai  lu  si  claire- 
ment dans  les  cœurs ,  avec  la  plus  vive  inquiétude  sur  ce  que  peut 
dire  l'accusé  ,  le  désir  le  plus  ardent  de  lui  ôter  tout  mo^en  de  se 
défendre;  j'ai  vu  tant  de  concert ,  de  soin ,  d'activité ,  de  chaleur , 
dans  les  mesures  prises  pour  cet  effet ,  que  des  preuves  adminis* 
trées  de  cette  manière ,  par  des  gens  si  passionnés,  perdent  toute 
autorité  dans  mon  esprit  vis-à-vis  de  vos  observations.  Le  public 
est  trompé ,  je  le  vois  ,  je  le  sais  ;  mais  il  se  plaît  à  l'être  et  n'ai^ 
merait  pas  à  se  voir  désabuser.  J'ai  moi-même  été  dans  ce  cas  et 
ne  m'en  suis  pas  tiré  sans  peine.  Nos  messieurs  avaient  ma  con- 
fiance, parce  qu'ils  flattaient  le  penchant  qu'ils  m'avaient  donné, 
mais  jamais  ils  n'ont  eu  pleinement  mon  estime,  et ,  quand  je 
vous  vantais  leurs  vertus  ,  je  n'ai  pu  me  résoudre  à  les  imiter.  Je 
n'ai  voulu  jamais  approcher  de  leur  proie  pour  la  cajoler ,  la 
tromper ,  la  circonvenir ,  à  leur  exemple  ;  et  la  même  répu- 
gnance que  je  voyais  dans  votre  cœur  était  dans  le  mien  quand 
]e  cherchais  à  la  combattre.  J'approuvais  leurs  manœuvres  sans 
vouloir  les  adopter.  Leur  fausseté ,  qu'ils  appelaient  bienveil— 
lance ,  ne  pouvait  me  séduire ,  parce  qu'au  heu  de  cette  bien- 
veillance dont  ils  se  vantaient  je  ne  sentais  pour  celui  qui  en 
ëtmit  l'objet  qu'antipathie ,  répugnance ,  aversion.  J'étais  bien 
aise  de  les  voir  nourrir  pour  lui  une  sorte  d'affection  mépri- 
sante et  dérisoire  qui  avait  tous  les  effets  de  la  plus  mortelle 
haine  :  mais  je  ne  pouvais  ainsi  me  donner  le  change  à  moi- 
même  ,  et  ils  me  l'avaient  rendu  si  odieux  que  je  le  haïssais  de 
tout  mon  cœur  ,  sans  feinte ,  et  tout  à  découvert.  J'aurais  craint 
d'approcher  de  lui  comme  d'un  monstre  effroyable  ,  et  j'aimais 
mieux  n'avoir  pas  le  plaisir  de  lui  nuire  pour  n'avoir  pas  l'hor- 
reur de  le  voir. 

En  me  ramenant  par  degrés  à  la  raison  ,  vous  m'avez  inspiré 
autant  d'estime  pour  sa  patience  et  sa  douceur  que  de  compas- 
sion pour  ses  infortunes.  Ses  livres  ont  achevé  l'ouvrage  que 
TOUS  aviez  commencé.  J'ai  senti  en  les  lisant  quelle  passion  don- 
nait tant  d'énergie  à  son  aine  et  de  véhémence  à  sa  diction.  Ce 
n'est  pas  une  explosion  passagère ,  c'est  un  sentiment  dominant 
et  permanent  qui  peut  se  soutenir  ainsi  durant  dix  ans  ,  et  pro- 
duire douze  volumes  toujours  pleins  du  même  zèle  ,  toujours 
arrachés  par  la  même  persuasion.  Oui ,  je  )e  sens,  et  le  sou- 
tiens comme  vous,  dès  qu'il  est  auteur  des  écrits  qui  portent  sou 
nom  ,  il  ne  peut  avoir  que  le  cœur  d'un  homme  ae  bien. 

Cette  lecture  attentive  et  réfléchie  a  pleinement  achevé  dans 
mon  esprit  la  révolution  que  vous  aviez  commencée.  C'est  en 
faisant  cette  lecture  avec  le  soin  qu'elle  exige  que  j'ai  senti  toute 
la  malignité  ,  toute  la  détestable  adresse  de  ses  amers  commen- 
tateurs. Dans  tout  ce  que  je  lisais  de  l'original ,  je  sentais  la 
sincérité,  la  droiture  d'une  ame  haute  et  fière  ,  mais  franche  et 


2o4  TROISIEME 

sans  fiel  ,  qui  se  montre  sans  précaution  y  sans  crainte  ,  qni  cen— 
sure  à  découvert ,  qui  loue  sans  réticence ,  et  qui  n'a  point  de 
sentiment  à  cacher.  Au  contraire  tout  ce  que  je  lisais  dans  les 
réponses  montrait  une  brutalité  féroce ,  ou  une  politesse  insi- 
dieuse ,  traîtresse ,  et  couvrait  du  miel  des  éloges  le  fiel  de  la 
satire  et  le  poison  de  la  calomnie.  Qu'on  lise  avec  soin  la  lettre  hon* 
Tiéte ,  mais  franche  ,  à  M.  d'Alcmbert  sur  les  spectacles ,  et  qu'on 
la  compare  avec  la  réponse  de  celui-ci,  cette  réponse  si  soignen- 
sement  mesurée  ,  si  pleine  de  circonspection  affectée ,  de  com- 
plimens  aigre-doux ,  si  propre  à  faire  penser  le  mal  en  feignant 
cle  ne  te  pas  dire  ;  qu'on  cherche  ensuite  sur  ces  lectures  à  dé- 
couvrir lequel  des  aeux  auteurs  est  le  méchant.  CroyeE-vous 
qu'il  se  trouve  dans  l'univers  un  mortel  assez  impudent  pour 
dire  que  c'est  Jean-Jacques? 

Cette  différence  s'annonce  des  l'abord  par  leurs  épigraphes. 
Celle  de  votre  ami ,  tirée  de  l'Enéide  ,  est  une  prière  au  ciel  de 
garantir  les  bons  d'une  erreur  si  funeste ,  et  ae  la  laisser  aux 
ennemis.  Voici  celle  de  M.  d'AIembert ,  tirée  de  La  Fontaine  : 

Qaittez-moî  Tolre  serpe,  instrument  de  dommage. 

L'un  ne  songe  qu'à  prévenir  un  mal  ;  l'autre  ,  des  l'abord  , 
oublie  la  question  pour  ne  songer  qu'à  nuire  à  son  adversaire , 
et ,  dans  l'examen  de  l'utilité  des  théâtres  ,  adresse  très  à  propos 
à  Jean-Jacques  ce  même  vers  que ,  dans  La  Fontaine  ^  le  ser- 
pent adresse  à  l'homme. 

Ah  I  subtil  et  rusé  d'AIembert  I  si  vous  n'avez  pas  une  serpe  , 
instrument  très-utile  ,  quoi  qu'en  dise  le  serpent  ,  vous  avez  en 
revanche  un  stylet  bien  af&lé  ,  qui  n'est  guère  ,  surtout  dans  vos 
mains ,  un  outil  de  bienfaisance. 

Vous  voyez  que  je  suis  plus  avancé  que  vous  dans  votre  propre 
recherche ,  puisqu^il  vous  reste  à  cet  égard  des  scrupules  que  je 
n'ai  plus.    Non ,  monsieur ,   je  n'ai  pas  même   besoin   de  voir 
Jean-Jacques  pour  savoir  à  quoi  m'en  tenir  sur  son  compte.  J'ai 
vu  de  trop  près  les  manœuvres  dont  il  est  la  victime  pour  laisser  , 
dans  mon  esprit  la  moindre  autorité  à  tout  ce  qui  peut  en  ré- 
sulter. Ce  qu'il  était  aux  yçux  du  public  lors  de  la  publicatioD    , 
de  son  premier  ouvrage,  il  le  redevient  aux  miens,  parce  que  le    < 
prestige  de  tout  ce  qu'on  a  fait  dès-lors  pour  le  défigurer  est  dé«    , 
truit ,  et  que  je  ne  vois  plus  dans  toutes  les  preuves  qui  vous    , 
frappent  encore  que  fraude  ,  mensonge ,  illusion. 

Vous  demandiez  s'il  existait  un  complot.  Oui ,  sans  doute ,  il  , 
m  existe  un ,  et  tel  qu'il  n'y  en  eut  et  n'y  en  aura  jamais  de  sent*  j 
blable.  Cela  n'ctait-il  pas  clair  ,  dès  l'année  du  décret ,  par  la  î 
brusque  et  incroyable  sortie  de  tous  les  imprimés ,  de  tous  les  j 
journaux ,  de  toutes  les  gazettes ,  de  toutes  les  brochures ,  contre 
cet  infortuné  ?  Ce  décret  fut  le  tocsin  de  toutes  ces  fureurs.  Pou- 
vez-vous  croire  que  les  auteurs  de  tout  cela  ,  quelque  jaloux  »  , 
quelque  méchans,  quelque  vils  qu'ils  pussent  être  ,  se  fussent  i 
ainsi  déchaînés  de  concert  en  loups  enragés  contre  un  homme 


•■ 


DIALOGUE.  2o5 

alors  et  dès-lors  en  proie  aux  plus  cruelles  adversités  ?  Pouvcz- 
vous  croire  qu'on  eût  insolemment  farci  les  recueils  de  ses  propres 
écrits  de  tous  ces  noirs  libelles ,  si  ceux  qui  les  écrivaient  et 
ceux  qui  les  employaient  n'eussent  été  inspirés  par  cette  ligue  , 
qui ,  depuis  long<-temps  ,  graduait  sa  marche  en  silence  ,  et  prit 
alors  en  public  son  premier  essor.  La  lecture  des  écrits  de  Jean- 
Jacques  m'a  fait  faire  en  même  temps  celle  de  ces  venimeuses 
proauclions  qu'on  a  pris  grand  soin  d'y  mêler.  Si  j'avais  fait 
plutôt  ces  lectures  j'aurais  compris  dës-lors  tout  le  reste.  Cela 
n'est  pas  diflicile  à  qui  peut  les  parcourir  de  sang-froid.  Les 
ligueurs  eax-mêmes  1  ont  senti ,  et  oientot  ils  ont  pris  une  autre 
méthode  qui  leur  a  beaucoup  mieux  réussi.  C'est  de  n'attaquer 
Jean-Jacques  en  public  qu'à  mots  couverts,  et  le  plus  souvent 
sans  nommer  ni  lui ,  ni  ses  livres ,  mais  de  faire  en  sorte  que 
l'application  de  ce  qu'on  en  dirait  fût  si  claire  que  chacun  la  fit 
sur-le-champ.  Depuis  dix  ans  que  l'on  suit  cette  méthode  ,  elle  a 
produit  plus  d'eflet  que  des  outrages  trop  grossiers ,  qui ,  par  cela 
seul  y  peuvent  déplaire  au  public  ou  lui  devenir  suspects.  C'est 
dans  les  entretiens  particuliers  ,  dans  les  cercles  ,  dans  les  petits 
comités  secrets ,  dans  tous  ces  petits  tribunaux  littéraires  dont 
les  femmes  sont  les  présidens,  que  s'aflilent  les  poignards  dont 
on  le  crible  sous  le  manteau. 

On  ne  conçoit  pas  comment  la  di/faiiiation  d'un  particulier 
sans  emploi ,  sans  projet ,  sans  parti,  sans  crédit ,  a  pu  faire  une 
aflaire  aussi  importante  et  aussi  universelle.  On  conçoit  beaucoup 
moins  comment  une  pareille  entreprise  a  pu  paraître  assez  belle 
pour  que  tous  les  rangs,  sans  exception  ,  se  soient  empressés  d'y 
concoxkTXT per  fas  et  nefas^  comme  ù  l'œuvre  la  plus  glorieuse. 
Si  les  auteurs  de  cet  étonnant  complot ,  si  les  chefs  qui  en  ont 
pris  la  direction  ,  avaient  misa  quelque  honorable  entreprise  la 
moitié  des  soins ,  des  peines ,  du  travail ,  du  temps  ,  de  la  dé- 
pense ,  qu'ils  ont  prodigués  à  l'exécution  de  ce  beau  projet,  ils 
auraient  pu  se  couronner  d'une  gloire  immortelle  à  beaucoup 
moins  de  frais  (i)  qu'il  ne  leur  en  a  coûté  pour  accomplir  cette 
oeuvre  de  ténèbres,  dont  il  ne  peut  résulter  pour  eux  ni  bien  ni 
honneur,  mais  seulement  le  plaisir  d'assouvir  en  secret  la  plus 
lâche  de  toutes  les  passions,  et  dont  encore  la  patience  et  la  dou- 
ceur de  leur  victime  ne  les  laissera  jamais  jouir  pleinement. 

Il  est  impossible  que  vous  ayez  une  juste  idée  de  la  position 
de  votre  Jean-Jacques  ni  de  la  manière  dont  il  est  enlacé.  Tout 
est  si  bien  concerté  à  son  égard  qu'un  ange  descendrait  du  ciel 
pour  le  défendre  sans  y  pouvoir  parvenir.  Le  complot  dont  il  est 
le  sujet  n'est  pas  de  ces  impostures  jetées  au  hasard  qui  font  un 
eflet  rapide,  mais  passager,  et  qu'un  instant  découvre  et  dé- 
truit. Cest,  comme  il  Ta  senti  lui-même,  un  projet  médité  de 
longue  main  ,  dont  l'exécution  lente  et  graduée  ne  s'opère  qu'a- 

(i)  On  me  reprochera  ,  j'en  suis  très-sûr,  de  me  donner  une  impor- 
tance prodigieuse.  Ali  !  si  )e  n'en  avais  p:is  plus  aux  yeux  d'aatrui  qu'aux 
luieni ^  qutt  mon  sort  serait  moins  à  plaiudrc  ! 


2o6  TROISIÈME 

vec  autant  de  précaution  que  de  méthode ,  effaçant  à  mesure 
qu'elle  avance  et  les  traces  des  routes  qu'elle  a  suivies  et  les  ves- 
tiges de  la  vérité  qu'elle  a  fait  disparaître.  Potivez-vous  croire 
qu'évitant  avec  tant  de  soin  toute  espèce  d'explication  les  auteurs 
et  les  chefs  de  ce  complot  négligent  de  détruire  et  dénaturer  tout 
ce  qui  pourrait  un  jour  servir  à  les  confondre,  et,  depuis  plus 
de  quinze  ans  qu'il  est  en  pleine  exécution ,  n'ont-ils  pas  eu  tout 
le  temps  qu'il  leur  fallait  peur  y  réussir?  Plus  ils  avancent  dans 
l'avenir,  plus  il  leur  est  facile  d'oblitérer  le  passé,  ou  de  lui  don- 
ner la  tournure  qui  leur  convient.  Le  moment  doit  venir  oii , 
tous  les  témoignages  étant  à  leur  disposition,  ils  pourraient  sans 
risque  lever  le  voile  impénétrable  qu  ils  ont  mis  sur  les  yeux  de 
leur  victime.  Qui  sait  si  ce  moment  n'est  pas  déjà  venu  ?  Si ,  par 
les  mesures  qu'ils  ont  eu  tout  le  temps  de  prendre ,  ils  ne  pour- 
raient pas  dès  à  présent  s'exposer  à  ces  confrontations  qui  con— 
fondraient  l'innocence  et  feraient  triompher  l'imposture  ?  Peut— 
^tre  ne  les  évitent-ils  encore  que  pour  ne  pas  paraître  changer  de 
maximes ,  et ,  si  vous  voulez  ,  par  un  reste  de  crainte  attachée  au 
mensonge  de  n'avoir  jamais  assez  tout  prévu.  Je  vous  le  répète  , 
ils  ont  travaillé  sans  relâche  à  disposer  toutes  choses  pour  u  avoir 
rien  à  craindre  d'une  discussion  régulière,  si  jamais  ils  étaient 
forcés  d'y  acquiescer  ;  et  il  me  paraît  qu'ils  ont  eu  tout  le  temps 
et  tous  les  moyens  de  mettre  le  succès  de  leur  entreprise  à  l'abri 
de  tout  événement  imprévu.  £h!  quelles  seraient  désormais  les 
ressources  de  Jean-Jacques  et  de  ses  défenseurs ,  s'il  s'en  osait 
présenter?   Oii  trouverait -il  des  juges  qui  ne  fussent  pas  du 
complot,  des  témoins  qui  ne  fussent  pas  subornés,  des  conseils 
fidèle  qui  ne  l'égarasseiitpas?  Seul  ,  contre  toute  une  génération 
liguée,  d'oii  réclamrrail-il  la  vérité  que  le  mensonge  ne  répon- 
dit à  sa  place?  Quelle  protection  ,  quel  appui  trouverait-il  pour 
résistera  cette  conspiration  générale?  Exisle-l-il ,  peut-il  même 
exister ,  parmi  les  gens  en  place,  un  seul  honiiue  assez  intëcre 
pour  se  condamner  lui-même  ,  assez  courageux  pour  oser  dé- 
fendre un  opprimé  dévoué  depuis  si  long-temps  à  la  haine  pu- 
blique ,    assez  généreux  pour  s'animer  d'un   pareil  zèle,  sans 
autre  intérêt  que  celui  de  l'équité?  Soyez  sûr  que  quelque  crédit, 
quelque  autorité  que  put  avoir  celui  qui  oserait  élever  la  voix  en 
sa  faveur,  et  réclamer  pour  lui  les  premières  lois  de  la  justice, 
il  se  perdrait  sans  sauver  son  client ,  et.que  toute  la  ligue ,  réuni 
contre  ce  protecteur  téméraire ,  commençant  par  l'écarter  < 
manière  ou  d'autre,  finirait  par  tenir  ,  comme  auparavant , 
victime  à  sa  merci.  Rien  ne  peut  plus  la  soustraire  à  sa  destinée 
et  tout  ce  que  peut  faire  un  homme  sage  qui  s'intéresse  à  son  sort  ^ 
est  de  rechercher  en  silence  les  vestiges  de  la  vérité  pour  dirige  ^«3 
son  propre  jugement ,  mais  «jamais  pour  le  faire  adopter  par  I.  ^ 
multitude ,  incapable  de  renoncer  par  raison  au  parti  que  Japa&^ 
sion  lui  a  fait  prendre. 

Pour  moi,  je  veux  vous  faire  ici  ma  confession  sans  détour.  JC 
crois  Jean-Jacques  innocent  et  vertueux;  et  cette  croyance  ck^ 


DIALOGUE.  2.07 

* 

telle  au  fond  de  mon  ame  ,  qu'elle  n'a  pas  besoin  d'autre  confir- 
mation*  Bien  persuadé  de  son  innocence,  je  n'aurai  jamais  l'iu- 
dienité  de  parler  là-dessus  contre  ma  pensée,  ni  de  joindre  contre 
lui  ma  voix  à  la  voix  publique,  comme  j'ai  fait  jusqu'ici  dans 
une  antre  opinion.  Mais  ne  vous  attendez  pas  non  plus  que  j'aille 
étourdiment  me  porter  à  découvert  pour  son  défenseur  ,  et  forcer 
ses  délateurs  à  quitter  leur  masque  pour  l'accuser  hautement  en 
face.  Je  ferais  en  cela  une  démarche  aussi  imprudente  qu'inutile, 
à  laquelle  je  ne  veux  point  m*exposer.  J'ai  un  état ,  des  amis  à 
conserver ,  une  famille  à  soutenir  ,  des  patrons  à  ménager.  Je  ne 
veux  point  faire  ici  le  don  Quichotte  ,  et  lutter  contre  les  puis- 
sances  ,  pour  faire  un  moment  parler  de  moi ,  et  me  perdre  pour 
le  reste  aeraa  vie.  Si  Je  puis  réparer  mes  torts  envers  l'infortuné 
Jeau-Jacques ,  et  lui  être  utile  sans  m'exposer  ,  à  la  bonne  heure ^ 
je  le  ferai  de  tout  mon  cœur.  IVlais  si  vous  attendez  de  moi  quel- 
inie  démarche  d'éclat  qui  me  compromette ,  et  m'expose  aubldme 
des  miens,  détrompez-vous  ,  je  n  irai  jamais  jusques-Ià.  Vous  ne 
pouvez  vous-même  aller  plus  loin  que  vous  n'avez  fait ,  sans  man- 

3uer  à  votre  parole,  et  me  mettre  avec  vous  dans  un  embarras 
ont  nous  ne  sortirions  ni  l'un  ni  l'autre  aussi  aisément  que  vous 
Tavez  présumé. 

Rouss.  Rassurez-vous,  je  vous  prie;  je  veux  bien  plutôt  me 
conformer  moi-même  à  vos  résolutions ,  que  d'exiger  de  vous 
rien  qui  vous  déplaise.  Dans  la  démarche  que  j'aurais  désiré  de 
faire,  j'avais  plus  pour  objet  notre  entière  et  commune  satisfac- 
tion ,  que  de  ramener  ni  le  public ,  ni  vos  messieurs ,  aux  senti- 
mens  de  la  justice  et  au  chemin  de  la  vérité.  Quoique  intérieure- 
ment aussi  persuadé  que  vous  de  l'innocence  de  Jean-Jacques , 
i'e  n'en  suis  pas  régulièrement  convaincu ,  puisque  «  n'ayant  pu 
'instruire  des  choses  qu'on  lui  impute  ,  je  n  ai  pu  ni  le  confondre 
par  son  silence  )  ni  l'absoudre  par  ses  réponses.  A  cet  égard ,  je 
me  tiens  au  jugement  immédiat  que  j'ai  porté  sur  l'homme  ,  sans 
prononcer  sur  les  faits  qui  combattent  ce  jugement,  puisqu'ils 
manquent  du  caractère  qui  peut  seul  les  constater  ou  les  détruire 
à  mes  yeux.  Je  n'ai  pas  assez  de  confiance  en  mes  propres  lu- 
mières pour  croire  qu'elles  ne  peuvent  luc  tromper;  et  je  reste- 
rais peut-être  encore  ici  dans  le  doute  ,  si  le  plus  légitime  et  le 
plus  fort  des  préjugés  ne  venait  à  l'appui  de  mes  propres  rc- 


à  grands  cris  ses  accusateurs,  et  de  dire  hautement  ce  qu'il  avait 
à  aire.  Eux,  au  contraire,  ont  toujours  esquivé ,  fait  le  plon- 
geon 9  parlé  toujours  entre  eux  à  voix  basse  ,  lui  cachant  avec  le 
plus  grand  soin  leurs  accusations ,  leurs  témoins,  leurs  preuves, 
•nrtout  leurs  personnes,  et  fuyant  avec  le  plus  évident  eflroî 
toute  espèce  de  confrontation.  Donc  ils  ont  de  fortes  raisons  pour 
la  craindre ,  celles  qu'ils  allèguent  pour  cela  étant  ineptes  au 
point  d'être  même   outrageantes  pour  ceux  qu'ils  eu  veulent 


2 


►.o8  TROISIEiME 


payer,  et  qui,  je  ne  sais  comment,  ne  laissent  pas  de  s'en  con« 
tenter  :  mais  pour  moi  je  ne  m'en  contenterai  jamais  ,  et  dës-là 
toutes  leurs  preuves  clandestines  sont  sans  autorité  sur  moi.  Vous 
Toilà  dans  le  même  cas  oii  je  suis  ,  mais  avec  un  moindre  degré 
de  certitude  sur  l'innocence  de  l'accusé ,  puisque ,  ne  l'ayant 
point  examiné  par  vos  propres  yeux ,  vous  ne  juges  de  lui  aue 
par  ses  écrits  et  sur  mon  témoignage.  Donc  vos  scrupules  de- 
vraient être  plus  grands  que  les  miens ,  si  les  manœuvres  de  ses 
pcfsécuteûrs ,  que  vous  avez  mieux  suivies  ,  ne  faisaient  pour 
vous  une  espèce  de  compensation.  Dans  cette  position  ,  j'ai  pensé 
que.  ce  qu;é  nous  avions  de  mieux  à  faire  pour  nous  assurer  de  la 
V('rité,  était  de  la  mettre  à  sa  dernière  et  plus  sûre  épreuve  ,  celle 
précisément  qu'éludent  si  soigneusement  vos  messieurs.  Il  me 
semblait  que ,  sans  trop  nous  compromettre  ,  nous  aurions  pu 
leur  dire  :  «  Nous  ne  saurions  approuver  qu'aux  dépens  de  la 
»  justice ,  et  de  la  sûreté  publique ,  vous  fassiez  à  un  scélérat  une 
»  ffrace  tacite  qu'il  n'accepte  point ,  et  qu'il  dit  n'être  qu'une 
»  horrible  barbarie  que  vous  couvrez  d'un  beau  nom.  Ouand 
w  cette  grâce  en  serait  réellement  une  ,  étant  faite  par  force  , 
»  elle  change  de  nature  ;  au  lieu  d'être  un  bienfait ,  elle  devient 
»  un  cruel  outrage  ;  et  rien  n'est  plus  injuste  et  plus  tyrannîque 
»  que  de  forcer  un  homme  à  nous  être  obligé  maigre  lui.  Cest. 
»  sans  doute  un  des  crimes  de  Jean-Jacques  de  n'avoir ,  au  lieu 
»  de  la  reconnaissance  qu'il  vous  doit ,  qu'un  dédain  plus  que 
»  méprisant  pour  vous  et  pour  vos  manœuvres.  Cette  impudence 
»  de  sa  part  mérite  en  particulier  une  punition  sortable ,  et  cette 
»  punition  que  vous  lui  devez  et  à  vous-même  ,  est  de  le  con- 
fondre ,  ahn  que,  forcé  de  reconnaître  enfin  votre  indulgence. 


pour  la  sûreté  publique ,  et  pour 
»  présente  qu'il  paraît  dédaigner  si  fort.  Alors  seuFement  on 
»  pourra,  sans  risque  ,  le  laisser  errer  parmi  nous  avec  honte, 
>•  quand  il  sera  bien  authentiquemçnt  convaincu  et  démasqué. 
»  Jusques  à  quand  souffrirez-vous  cet  odieux  scandale ,  qu'avec 
»  la  sécurité  de  l'innocence  le  crime  ose  insolemment  provoquer 
»  la  vertu ,  qui  gauchit  devant  lui  et  se  cachje  dans  l'obscurité  ? 
»  C'est  lui  qu'il  faut  réduire  à  cet  indigne  silence  que  vous  gar* 
»  dez,  lui  présent  :  sans  quoi  l'avenir  ne  voudra  jamais  croire  que 
»  celui  qui  se  montre  seul  et  sans  crainte  est  le  coupable,  et 
le  celui  qui ,  bien  escorté  ,  n'ose  l'attendre  est  l'innocent.  » 
I  leur  parlant  ainsi ,  nous  les  aurions  forcés  à  s'eiipliquer 
ouvertement ,  ou  à  convenir  tacitement  de  leur  imposture  ,  et  f 
par  la  discussion  contradictoire  des  faits  ,  nous  aurions  pu  por^ 
ter  un  jugement  certain  sur  les  accusateurs  et  sur  l'accuse  ,  et 
prononcer  définitivement  entre  eux  et  lui.  Vous  dites  que  les 

Iuges  et  les  témoins  entrant  tous  dans  la  ligue  auraient  rendu 
a  prévarication  très-facile  k  exécuter ,  très-difficile  à  découvrir , 


»  que  celui  qui 
En 


a  itnl  Sue  !  m 
i  (juel<]u 


DIALOGUE. 

is  i]  n'ai  pas  impossible  : 


inl^  toutes  leurs  balleries,  et  i 


t  Ja 


•ntdo 


ussi  q,.e  l'occu,ê 
eiiiptoire  qui  eût 
e  coiuplol.  Tout 
,  l'argent ,  l'iii- 
dislractiont,  «on 
,  imil  enfin,  hors 
ne  l'assurance  de 
ardeur  ces  e«pli- 


led'un  II 


irir  qu'elle  a  pri: 
Rit-il  faire  du  ret 


I  prodig 


r  ,  de  demander  ,  de  provoqut 
l'il  aurait  tant  de  raisons  de  cra 
ail  contre  lui.  Mais  ses  désirs  attiédi 
r  l'espoir  d'un  succiîs  qu'il  ne  peu  1  plus 

,  ni  par  l'idée  d'une  réparation  qui  piHl  flatter  son  ccrur. 
a-vous  an  moment  k  sa  place  ,  et  sentez  ce  qu'il  doit  pen— 
B  Ja  génération  présente  et  de  sa  conduite  à  son  égard.  Apres 
'  "  '    'e  diSamer  en  le  cajolant  ,  quel  cas 

de  sou  estime,  et  de  quel  pris  pou r- 
s  yeux  les  caresses  sincères  des  mêmes  gens  qui 
diguérent  de  si  Tausses  ,  avec  des  c<rurE  pleins  d'aver— 
lui?  Leur  duplicité  ,  leur  trahison  ,  leur  perfidie, 
>  pu  lui  laisser  pour  eux  le  moindre  senliraent  favorable  ; 
irait-il  pas  plus  iudieiié  que  flatté  de  s'en  voir  fêlé  sinci^ 
t  avec  les  mêmes  démonstrations  qu'ils  employèrent  si 
nps  en  dérision  à  faire  de  lui  le  jouet  de  la  canaille. 

,  quand  ses  contemporains  ,  aussi  rcnenlans  et 
if  jusqu'ici  faux  et  cruels  â  son  égard  ,  revien— 
t  enfin  de  leur  erreur,  ou  plutôt  de  leur  haine,  et  que , 
ii(  leur  longue  injustice ,  ils  tâcheraient  k  force  d'bonncurs 
fi^iire  oublier  leurs  outrages,  pourrait-il  oublier  la  bas- 
I  l'indignité  de  leur  conduite  ,  pourrait  -  il  cesser  de  se 
ijTie  quand  même  il  eût  été  le  scélérat  qu'ils  se  plaisent  k 
I  lui,  leur  manière  de  procéder  avec  ce  prétendu  scé- 
iiioiiu  inique,  n'en  serait  one  plus  abjecte,  et  que  s'avî— 
our  d'un  monstre  k  tant  de  manèges  insidieux  était  se 
i-dessous  de  lui  ?  Hon  ,  il  n'est  plus  au  pou- 
porains  de  lui  ôler  le  dédain  qu'ils  ont  tant 
I  inspirer.  Devenu  même  insensible  k  leurs 
lent  pourrait-il  être  touché  de  leurs  éloges  ?  Com- 
lit— il  agréer  le  retour  tardif  et  forcé  de  leur  estime , 
en  avoir  pour  eux  ?  Non  ,  ce  relotir 
•prisable  ne  pourrait  plas  lui  donner 
~e  aucun  honneur.  Il  en  serait  iilus 
satisfait.  Ainsi  l'explication  juridiiiue 
laisobteni  -       —  ■   .     i- 


fcrt-il  agi 

p\M  lui- 


lui-m 
'iu''lui''ren'c 


e  lui 


eillesse.  Il  est  dé; 


■  P* 'ayant  pli 


cessé  de  J^^- 
Ëllê  ne  pourrait  pins  , 
jeter  aucune  véritable 

trop  étranger  ici-bss 
térèt  qui  lui  soit  per- 

ponr  agir . 


uquîllc  ,  CD  ul tendant  avec  la  mort  la  fin  de  ses  peines. 


210  TROISIEME 

voit  plus  qu'avec  indifférence  le  sort  du  peu  de  jours  qui  lui  res* 
tent  à  passer  sur  la  terre. 

Quelque  consolation  néanmoins  est  encore  k  sa  portée  ^  jecon-» 
sacre  ma  vie  à  la  lui  donner ,  et  je  vous  exhorte  d'y  concourir. 
Nous  ne  sommes  entrés ,  ni  l'un,  ni  l'autre,  dans  les  secrets  de  la 
ligue  dont  il  est  l'objet  ;  nous  n'avons  point  partagé  la  fausseté 
de  ceux  qui  la  composent  :  nous  n'avons  point  cherché  à  le  sur* 

Ï»rendre  par  des  caresses  perfides.  Tant  que  vous  l'avez  haï,  vous 
'avez  fui ,  et  moi  je  ne  l'ai  recherché  que  dans  l'espoir  de  le 
trouver  digne  de  mon  amitié  ^  et  l'épreuve  nécessaire  pour  por- 
ter un  jugement  éclairé  sur  son  compte  ,  ayant  été  long-temps 
autant  recherchée  par  lui  qu'écartée  par  vos  messieurs ,  forme 


justice  publique,  s'il  eût  trouvé  un  seul  cœur  d'homme  qui  s'ou- 
vrît au  sien  ,  qui  sentît  ses  peines  et  qui  les  plaignit  ;  l'estime 
franche  et  pleme  d'un  seul  1  eût  dédommagé  du  mépris  de  tous 
les  autres.  Je  puis  lui  donner  ce  dédommagement ,  et  je  le  lui 
voue.  Si  vous  vous  joignez  à  moi  pour  cette  bonne  œuvre  ,  nous 
pouvons  lui  rendre  dans  ses  vieux  jours  la  douceur  d'une  société 
véritable  qu'il  a  perdue  depuis  si  long-temps  ,  et  qu'il  n'espé- 
rait plus  retrouver  ici-bas.  Laissons  le  public  dans  1  erreur  ou  il 
se  complaît ,  et  dont  il  est  digne,  et  montrons  seulement  k  celui     i 
qui  en  est  la  victime  ,  que  nous  ne  la  partageons  pas.  II  ne  i*y 
trompe  déjà  plus  à  mon  égard  ,  il  ne  s'y  trompera  point  au 
vôtre  ;  et ,  si  vous  venez  à  lui  avec  les  sentimens  qui  lui  sont 
dûs  ,  vous  le  trouverez  prêt  à  vous  les  rendre.  Les  nôtres  lui 
seront  d'autant  plus  sensibles,  qu'il  ne  les  attendait  plus  de  per- 
sonne ;  et,  avec  le  cœur  que  je  lui  connais,  il  n'avait  pas  besoin 
d'une  si  longue  privation  pour  lui  en  faire  sentir  le  prix.  Que 
ses  persécuteurs  continuent  de  triompher ,  il  verra  leur  prospé- 
rité sans  peine  ;  le  désir  de  la  vengeance  ne  le  tourmenta  ja- 
mais. Au  milieu  de  tous  leurs  succès  il  les  plaint  encore  ,  et  les 
croit  bien  plus  malheureux  que  lui.  En  effet ,  quand  la  triste     • 
jouissance  aes  maux  qu'ils  lui  ont  faits  pourrait  remplir  leurs ^  ' 
cœurs  d'un  contentement  véritable  ,  peut-elle  jamais   les  ga-    , 
rantir  de  la  crainte  d'être  un  jour  découverts  et  démasqués?  * 
Tant  de  soins  qu'ils  se  donnent ,  tant  de  mesures  qu'ils  pren- 
nent sans  relâche  depuis  tant  d'années,  ne  marquent-ils  pas  la     i 
frayeur  de  n'en  avoir  jamais  pris  assez  ?  Us  ont  beau  renfermer    1 
la  vérité  dans  de  triples  murs  de  mensonces  et   d'impostures    i 
qu'ils  renforcent  contmuellement ,  ils  tremblent  toujours  qu'elle     ] 
ve  s'échappe  par  quelque  fissure.  L'immense  édifice  de  ténèbres    \ 
qu'ils  ont  élevé  autour  de  lui  ne  suflit  pas  pour  les  rassurer.     ^ 
Tant  qu'il  vit ,  un  accident  imprévu  peut  lui  dévoiler  leur  mys-     \ 
tère  et  les  exposer  à  se  voir  confondus.  Sa  mort  même,  loin^de     .j 
les  tranquilliser ,  doit  augmenter  leurs  alarmes.  Qui  sait  s'il  n*a     1 
point  trouvé  quelque  confident  discret  qui ,  lorsque  Tanimosité     ^ 

j 


DIALOGUE.  an 

hiiUic  ceuera  il'clre  allisee  par  la  présence  du  c  on  il  a  m  né , 

■  pour  se  faire  écouter  le  moment  où  les  yeux  commeiice- 

k  j'ouTrir?  Qui  sait  si  «juelque  déposilaire  fidèle   ne  pro- 

■apum  temps  et  lieu  de  telles  preuves  de  son  innocence  que  le 

'  "  ,  forcé  de  s'y  rendre  ,  sente  et  déplore  sa  longue  erreur? 

■tii,  dant  le  nombre  iniini  de  leurs  complices  ,  il  nei'ca 

rera  pas  ouelqu'un  que   le  repentir  ,  que  le  remords  fasse 

T?  On  a  Dcau  prévoir  ou  arranger  toutes  les  combinaisons 

craint   toujours  qu'il  n'eu  reste   quelqu'une 

■l'a  pas  prévue ,  et  qui  fasse  découvrir  la  vérité  quand  ou 

cra  le  moins.  La  prévoyance  a  beau  travailler  ,  la  crjiinte 

core  plus  active;  et    les  auteurs  d'un   pareil   projet  ont 

penter  sacrifie  k  leur  baine  le  repos  du  reste  de  Icuis 


î  icnn  accusations  étaient  véritables 


int  peint ,  l'ayant  une  fuis  démasqué  pour  l'acquit 

r  conscience .  et  déposé  leur  secret  cliez  ceux  qui  doivent 

k  l'ordre  public,  ils  se  reposeraient  sur  eux  du  reste,  ces- 

il  de  s'occuper  du  coupable  ,  et  ne  penseraient  plus  à  lui. 

(  l'iril  inquiet  et  vigilant  <|u'ils  ont  sans  cesse  altaclié  sur  lui , 

mÎMaireB  dont  ils  l'entourent,  les  mesures  qu'ils  ne  cessent 

randre  pour  lui  fermer  toute  voie  à  toute  explication ,  pour 

ne  puisse  leur  échapper  en  aucune  sorte,  décèlent  avec  leurs 

nu  la  cause  qui  les  entrelient  et  les  perpétue  :  elles  ne  peii- 

n  cesser ,  quoi  qu'ils  fassent  ;  vivant  ou  mort ,  il  les  in- 

a  toujours;  et  s'il  aimait  la  vengeance  ,  il  en  aurait  une 

a«sur<^  dans  la  frayeur  dont,  malgré  tant  de  précautions 

coiH"'-'"t,  ils  ne  cesseront  plus  d'être  agités. 

^  oili  le  contre-poids  de  leurs  succès  et  de  toutes  leurs  prospé- 
irt,  \',i  ont  employé  toutes  les  ressources  de  leur  art  pour  faire 
■  lu:  ii:  plus  malheureux  des  êtres  ;  à  force  d'ajouter  moyens 
;r  uinyens,  ils  les  ont  tous  épuisés;  cl,  loin  de  pan'enir  k 
m  .  liiîs  ,  ils  ont  produit  l'effet  contraire.  Ils  ont  fait  trouver  à 
-..'>-.t.L<  ques  des  ressources  en  lui-uiême  ,  qu'il  ne  connaîtrait 
.•  sLiii'.  l'ui.  Après  lui  avoir  fait  le  pis  qu'ils  pouvaient  lui  faire, 
.  (Mil  mis  en  état  de  n'avoir  plus  rien  à  craindre ,  ni  d'eux  , 
1  .te  personne,  et  de  voir  avec  la  plus  profonde  indifrérence 
'  ï  événemens  bumains.  Il  n'y  a  point  d'atteinte  sensible  à 
I  ne  lui  aient  porte'e;  mais  en  lui  faisant  tout  le 

nuvaient  faire  ,  ils  l'ont  forcé  de  se  réfugier  dans 
l'est  plus  en  leur  pouvoir  de  pénétrer,  il  peut 
l  les  défier  et  se  moquer  de  leur  impuissance,  llors 
B  rendre  plus  malbeureui  ,  ils  le  deviennent  chaque 
'  lage  ,  en  voyant  que  tant  d'efforts  n'ont  abouti  qu'à 
r  situation  et  adoucir  la  sienne.  Leur  rage ,  devenue 
mte,  n'a  fait  que  s'irriter  en  voulant  s'assouvir. 
3!e,  il  ne  doute  point  ^ue  ,  malgré  tant  d'elforts,  le 
e  lève  enfin  le  voife  de  l'imposture  ,  et  ne  découvre  son 
^«KeDoe.  La  certitude  qu'un  jour  on  sentira  te  prix  de  sn  pa- 


RI2  TROISIEME 

tience  contribue  à  la  soutenir  ;  et ,  en  lui  tout  Âtant,  ses  per-* 
sëcuteurs  n'ont  pu  lui  ôter  la  confiance  et  l'espoir.  «  Si  ma  nié- 
n  moire  devait ,  dit-il,  s'éteindre  avec  moi  ,  je  me  consolerais 
M  d'avoir  été  si  mal  connu  des  hommes  ,  dont  je  serais  bientôt 
N  oublié  ;  mais  puisque  mon  existence  doit  être  connue  après 
X»  moi  par  mes  livres  ,  et  bien  plus  par  mes  malheurs  ,  je  ne  nie 
M  trouve  point ,  je  l'avoue ,  assez  de  résignation  pour  penser 
»  sans  impatience ,  moi  qui  me  sens  meilleur  et  plus  juste  qu'au- 
»  cun  homme  qui  me  soit  connu ,  qu'on  ne  se  souviendra  de 
»  moi  que  comme  d'un  monstre ,  et  que  mes  écrits  ,  oii  le  conur 
»  qui  les  dicta  est  empreint  à  chaque  page ,  passeront  pour  les 
»  aéclamations  d'un  tartufe  qui  ne  cherchait  qu'à  tromper  le 
»  public.  Qu'auront  donc  servi  mon  courage  et  mon  zèle  j  si 
»  leurs  monumens ,  loin  d'être  utiles  aux  bons  (i),  ne  font 
w  qu'aigrir  et  fomenter  l'animosité  des  méchans  j  si  tout  ce  ^ue 
>»  1  amour  de  la  vertu  m'a  fait  dire  sans  crainte  et  sans  intérêt 
M  ne  fait  à  l'avenir,  comme  aujourd'hui ,  qu'exciter  contre  moi 
M  la  prévention  et  la  haine,  et  ne  produit  jamais  aucun  bien; 
N  si  au  lieu  des  bénédictions  qui  m'étaient  dues  ,  mon  nom ,  que 
M  tout  devait  rendre  honorable ,  n'est  prononcé  dans  Tavenir 
w  qu'avec  imprécation  !  Non  ,  je  ne  supporterais  jamais  une  si 
»»  cruelle  idée  ;  elle  absorberait  tout  ce  qui  m'est  resté  de  cou- 
»  race  et  de  constance.  Je  consentirais  sans  peine  it  ne  point 
»  exister  dans  la  mémoire  des  hommes ,  mais  je  ne  puis  consentir, 
»  je  l'avoue ,  à  y  rester  diffamé  ;  non ,  le  ciel  ne  le  permettra 
»  point ,  et  dans  quelque  état  que  m'ait  réduit  la  destinée  ,  je 
»  ne  désespérerai  jamais  de  la  providence  ,  sachant  bien  qu'elle 
M  choisit  son  heure  et  non  pas  la  nôtre ,  et  qu'elle  aime  à  frapper 
»  son  coup  au  moment  qu  on  ne  l'attend  plus.  Ce  n*est  pas  que 
I'  je  donne  encore  aucune  importance  ,  et  surtout  par  rapport 
M  à  moi ,  au  peu  de  jours  qui  me  restent  à  vivre  ,  quand  même 
"  j'y  pourrais  voir  renaître  pour  moi  toutes  les  douceurs  dont  on 
M  a  pris  peine  à  tarir  le  cours.  J'ai  trop  connu  la  misère  des 
^  prospérités  humaines  ,  pour  être  sensible  ,  à  mon  âge  ,  à  leur 
»  tardif  et  vain  retour  ;  et  ,  quelque  peu  croyable  qu*il  soit , 
>»  il  leur  serait  encore  plus  aisé  de  revenir ,  qu'à  moi  d'en  re- 
»  prendre  le  goût.  Je  n'espère  plus ,  et  je  désire  très-peu,  devoir 
M  de  mon  vivant  la  révolution  qui  doit  désabuser  le  public  sur 
»  mon  compte.  Que  mes  persécuteurs  jouissent  en  paix ,  8*ils 
)»  peuvent ,  toute  leur  vie  ,  du  bonheur  qu'ils  se  sont  fait  des 
»  misères  de  la  mienne.  Je  ne  désire  de  les  voir  ni  confondus,  ni 
»  punis  ;  et  pourvu  qu'enfin  la  vérité  soit  connue  ,  je  ne  de- 
»>  mande  point  que  ce  soit  à  leurs  dépens  :  mais  je  ne  puis  re- 
»  garder  comme  une  chose  indifférente  aux  hommes  le  rétabli** 

(i)  Jamais  les  discours  d'an  homnip  qu'on  croît  parler  contre  sa  pensée 
ne  touclieronl  ceux  qui  ont  cette  opinion.  Tons  ceux  qui ,  pensant  mal  i]« 
tnoi,  disent  avoir  profité  dans  la  vertu  par  la  lecture  de  mes  livres 
mentent,  et  même  très^sottement.  Ce  sont  ceux-là  qui  sont  vraiment  des 
tarlufi^s. 


i' 


DrALOGUE.  2t3 

>  Ktnenl  de  ma  mémoire  ,  et  le  retour  de  t'eslime  publique  qui 
»  m'était  tlue.  Ce  serait  un  trop  grand  mallietir  pour  le  ecure 
■>  buniain  ,  que  la  manière  ilont  on  a  procédé  À  mon  egord 
••  «ervlt  Jp  modèle  et  d'exemple  ,  que  l'honneur  des  parlicutiera 

■  df-pendll  de   tout  imposteur  adroit  ,  et   que  la   société  ,  fou— 

•  Unt  aux  pieds  li>s  plus  saintes  loi»  de  la  justice,  ne  fût  plus 

•  qu'un  lénébreiiK  brigandage  de  trahisons  spcrëtes  cl  d  im- 
postures adoptées  sans  confrontation  ,  sans  contradiction  , 
sans  vérification  ,  et  sans  aucune  défense  laissée  aux  ac— 
cuiéi.  Bieutûl  les  hommes  ,  à  la  merci  les  uns  des  autres  , 
n'auraient  de  force  et  d'action  que  pour  i'entre-dc'cbi 
eux  ,  sans  en  avoir  aucune  pour  '-  -""■ 

•  lout-à-fait  aux  médians ,  devit 

•  enfin  leurs  disciples;  l'innocem 

•  terre,  devenue  un  enfer  ,  ne  se 

■  occupés  à  se  tourmenter  les  u 

•  u«  laissera  point  uu  exemple  ans 

■  route  nouvelle,  inconnue  jusq 

■  uoirf'eur  d*une  trame  aussi 

■  juste  confiauce  ,  que  les  hc 

>  el  pleureront  surnion  sort 

c 


la  résistance;  les  bons,  livrés 
iilraient  d'abord  leur  proie, 
^  n'aurait  plus  d'asile;  et  la 
ait  couverte  <{iic  de  de'mons 
is  et  les  autres.  Non  ,  le  ciel 
i  funeste  ouvrir  an  crime  une 
l'a  ce  jour;  il  découvrira  la 
l'njou'- viendra,  j'en  flila 


'  consolations. 

■  terre  ,  je  n'e 

■  moment  de 


mêles  gens  béi 
Jesuissdrdel: 
mdement  de  m 

rétabli  lot 


ront  ma  mémoire , 
chose,  quoique  j'en 
patience  et  de  mes 
■d  ,  même  sur  la 


'  rant  ma 
■  ^happer 


.  doute  pas.  Mes  oppresseurs  peuvent  reculet 
na  justification  ,  mais  ils  ne  sauraient  empêcher 
le.  Cela  me  suffit  pour  être  tranquille  au  milieu 
res  ;  qu'ils  continuent  k  disposer  de  moi  du— 
,  mais  qu'ils  se  pressent  ;  je  vais  bientôt  leur 


I 


jioint  les  sentimens  de  Jean-Jacijues  ,  et  tels 
<nnt  aussi  les  miens.  Par  un  décret  dont  il  ne  m'appartient  pas 
dr  sonder  la  profondeur,  il  doit  passer  le  reste  de  ses  jours  dans 
le  mépris  et  l'humiliation  :  mais  j'ai  le  plus  vif  pressentiment 

Sii'uprcs  sa  mort  et  celle  de  se»  persécuteurs  leurs  trames  seront 
réouvertes,  et  sa  mémoire  justifiée.  Ce  sentiment  me  paraît  si 
bien  fondé,  que,  pour  peu  qu'on  y  réfléchisse,  je  ne  vois  pas 
qu'on  en  puisse  douter.  C'est  un  axidrae  généralement  admis, 
que  tùl  ou  tard  la  vérité  se  découvre  ;  et  tant  d'exemples  l'ont 
eonfirnu-,  que  l'expérience  ne  permet  plus  qu'on  en  doute.  Ici 
du  moins  il  n'est  pas  concevable  qu'une  trame  aussi  compliquée 
re»tr  cachée  aux  âges  futurs;  il  n'est  pas  même  a  présumer 
qu'elle  Ir  toît  long-temps  dans  le  nôtre.  Trop  de  signes  la  dé- 
cfteiit.  pour  qu'elle  échappe  au  premier  (juî  voudra  bien  y  re- 
garder ,  el  cette  volonté  viendra  sûrement  à  plusieurs  sitôt  que 
Jean-.I.icquesaura  cessé  de  vivre.  De  tant  de  gens  employés  â 
r.iPidr  fc»  yeux  du  public,  il  n'est  pas  possible  qu'un  grand 
ri  r  !.  .■  n'aperçoive  U  mauvaise  foi  de  ceux  oui  les  dirigent,  et 
',■'':'-  I  0  «entent  que,  si  cet  homme  était  réellement  tel  qu'ils  le 
I  serait  superflu  d'en  imposer  au  public  sur  son  compte, 


2i4  TROISIÈME 

et  d'employer  tant  d'impostures  pour  le  charger  de  choses  qu'il 
ne  fait  pas,  et  déguiser  celles  qu'il  fait.  Si  l'intérêt ,  ranimosité, 
la  crainte ,  les  font  concourir  aujourd'hui  sans  peine  à  ces  ma- 
nœuvres; un  temps  peut  venir  oii  leur  passion  calmée,  et  leur 
intérêt  chance,  leur  feront  voir  sous  un  jour  bien  différent  les 
œuvres  sourdes  dont  ils  sont  aujourd'hui  témoins  et  complices. 
Est-il  croyable  alors  qu'aucun  de  ces  coopérateurs  subalternes 
ne  parlera  confidemment  à  personne  de  ce  qu'il  a  vu,  de  ce 
qu'on  lui  a  fait  faire  ,  et  de  l'effet  de  tout  cela  pour  abuser  le 

Sublic  ?  que ,  trouvant  d'honnêtes  gens  empressés  à  la  recherche 
e  la  vérité  défigurée  ils  ne  seront  point  tentés  de  se  rendre  en* 
core  nécessaires  en  la  découvrant ,  comme  ils  le  sont  maintenant 
pour  la  cacher,  de  se  donner  quelque  importance  en  montrant 

3u'ils  furent  admis  dans  la  confidence  des  grands ,  et  qu'ils  savent 
es  anecdotes  ignorées  du  public?  Et  pourquoi  ne  croirais-je  pas 
que  le  regret  d  avoir  contribué  h.  noircir  un  innocent  en  rendra 
quelques-uns  indiscrets  ou  véridiques,  surtout  à  l'heure  oh,  prêts 
à  sortir  de  cette  vie,  ils  seront  sollicités  par  leur  conscience  à  ne 
pas  emporter  leur  coulpe  avec  eux  ?  Enfin ,  pourquoi  les  réflexions 
que  vous  et  moi  faisons  aujourd'hui  ne  viendraient -elles  pas 
alors  dans  l'esprit  de  plusieurs  personnes,  quand  elles  examine- 
ront de  sang-froid  la  conduite  qu'on  a  tenue,  et  la  facilité  qu'on 
le  peindre  cet  homme  comme  on  a  vou'  "  '^ 
icoup  plus  incroyable  qu'un  pareil  hoi 
qu'il  ne  l'est  que  la  crédulité  publiqi 
sant  les  imposteurs,  les  ait  portés  à  le  peindre  ainsi  successive- 
ment, et  en  enchérissant  toujours,  sans  s'apercevoir  qu'ils  pas- 
saient même  la  mesure  du  possible.  Cette  marche,  très-naturelle 
à  la  passion,  est  un  piège  qui  la  décèle,  et  dont  elle  se  garantit 
rarement.  Celui  qui  voudrait  tenir  un  registre  exact  de  ce  que , 
selon  vos  messieurs,  il  a  fait,  dit ,  écrit ,  imprimé  ,  depuis  qu'ils 
se  sont  emparés  de  sa  personne ,  joint  à  tout  ce  qu'il  a  tait  réelle- 
ment ,  trouverait  qu'en  cent  ans  il  n'aurait  pu  suffire  à  tant  de 
choses.  Tous  les  livres  qu'on  lui  attribue ,  tous  les  propos  qu'on 
lui  fait  tenir,  sont  aussi  concordans  et  aussi  naturels  que  les  faits 
qu'on  lui  impute,  et  tout  cela  toujours  si  bien  prouvé,  qu'en 
admettant  un  seul  de  ces  faits  on  n'a  plus  droit  d'en  rejeter  au- 
cun autre. 

Cependant  avec  un  peu  de  calcul  et  de  bon  sens  ,  on  verra  que 
tant  de  choses  sont  incompatibles ,  que  jamais  il  n'a  pu  faire 
tout  cela ,  ni  se  trouver  en  tant  de  lieux  différens  en  si  peu  de 
temps;  qu'il  y  a  par  conséquent  plus  de  fictions  que  de  vérités 
dans  toutes  ces  anecdotes  entassées  ,  et  qu'enfin  les  mêmes 
preuves  qui  n'empêchent  pas  les  unes  d'être  des  mensonges  ne 
sauraient  établir  que  les  autres  sont  des  ventés.  La  force  même 


rr 


DIALOGUE.  lij 

■  contre  lui  Je  tbar(;es  solides ,  que  celles  qui  lui  auront  été 

ues,  et  dont  il  n'aura  pu  se  jiiHifier;  c'esl-à-dire,  qu'aux 

«  près  uu'il  a  déclarées  le  premier,  et  dont  vos  meMÎeuri 

bt  lire  un  si  grand  parti ,  on  n'aura  rien  du  tuut  à  tut  ref>rocher. 

jC'csl  dans  cette  persuasion  qu'il  me  paraît  raisonnable  qu'il  se 

hioledesoutra^sUe  ses  contemporains  et  de  leur  injustice.  Quai 

TtU paissent  faire,  ses  livres,  transmis  à  la  postérité,  tiiontrerout 

f  leur  auteur  ne  fut  point  tel  qu'on  s'efforce  de  le  peindre;  et 

réglée,  simple,  uniforme,  et  Ia  même  depuis  tant  d'an— 

.  ne  s'accordera  jamais  avec  le  caractère  affreux  qu'on  veut 

■  dtmner.ilt  en  sera  de  ce  ténébreux  complot,  forme  dans  un 

■rofond  secret ,  développé  avec  de  si  grandes  pre'cautions  ,  et 

wi  avec  tant  de  tels ,  comme  de  tous  les  ouvrages  des  passions 

I  bttnniei ,  rgui  sont  passagers  et  périssables  comme  eux.  Un 

Bip*  viendra  qu'on  aura  pour  le  siècle  où  vécut  Jean-Jacques 

*me  borreurque  ce  sîircle  marque  pour  lut ,  et  que  ce  corn- 

'alisant  son  auteur,  comme  Erostrale,  passera  pour 

Livre  de  ^enie  ,  et  plus  encore  de  méchanceté. 

'»,   Je  joins  de  bon  cicur  mes  vn:ux  aux  vôtres  pour  l'ac- 

Ifllissemenl  de  celle  prédiction,   mais  j'avoue  que   je  n'y  ai 

int  de  conliaDce  ;  et  à  voir  le  tour  qu'a  pris  cette  all'aire , 

^     ais  que  des  multiludes  de  caractères  et  d'cvénetnens  dé— 

9  dans  (histoire  n'ont  peut-être  d'autre  fondement  que  l'în- 

n  de  ceux  qui  se  sont  avisés  de  les  affirmer.  Que  te  temps 

e  Iriotnplier  la  vérité ,  c'est  ce  qui  doit  arriver  très-souvent  ; 

«que  cela  arrive  toujours,  comment  le  ^ait-on,  et  sur  quelle 

e  peut-on  l'assurer?  Des  vérités  long-temps  cachées  se  dé- 

aït  enfin  par  quelques  circonstances  fortuites.  Cent  mille 

a  peut-être  resteront  à  jamais  offusquées  par  le  mensonge, 

e  nous  ayons  aucun  moyen  de  les  reconnaître  et  de  les 

lîfesler;  car,  tant  qu'elles  resleiit  cachées,  elles  sont  pour 

is  comme  n'existant  pas,  Oteï  le  hasard  qui  en  fait  découvrir 

elle  continuerait  d'être  cachée  ;  et  qui  sail  combien 

I  reste  pour  qui  ce  hasard  ne  viendra  jamais?  Ne  disons 

c  pas  que  le  temps  fait  toujours  triompher  la  vérité,  car, 

l   ce  qu'il   nous   est  impossible  de  savoir  ,  et  il   est  bien  plus 

fAXe  qu'effaçant  pas  à  pas  toules  ses  traces  il  fait  plus  souvent 

mpber  le  mensonge ,  surtout  quand  les  hommes  ont  intérêt 

i!  soutenir.  Les  conjectures  sur  lesquelles  vous  croyez  que  le 

fstère  de  ce  complot  sera  dévoilé  me  paraissent,  à  moi  qui 

Il  de  plus  près,  beaucoup  moins  plausibles  qu'à  vous.  La 

e  est  trop  forte ,  trop  nombreuse  ,  trop  bien  liée  pour  pou- 

■te  dissoudre  aisément ,  et,  tant  qu'elle  durera  comme  e"" 

,  il  nt  trop  périlleux  de  s'en  détache 

arde  sans  autre  intérêt  que  celui 

_.    »  divers  qui  composent  celle  trame,  chacun  de 

conduisent  ne  voit  aiie  celui  qu'il  doit  gouverner ,  et  tout  au 

pins  ceux  qui  l'avoisinent.  Le  concours  général  du  tout  n'est 

i  que  des  directeurs ,  qui  travaillent  sans  reUcIie  â  démêler 


1er,  pour  que  personne  s'v 
de  la  jiislice.  De  tant  (Te 


2i6  TROISIÈME 

ce  qui  sVmbrouîlle  ,  à  ôter  les  tiraiHeinens ,  les  contradictions  , 
et  à  faire  joupr  le  tout  d'une  maiiiëre  uniforme.  La  multitude 
des  choses  incompatibles  entre  elles,  qu'on  fait  dire  et  faire  à 
Jean-Jacques  ,  n  est ,  pour  ainsi  dire ,  que  le  magasin  des  ma- 
tériaux dans  lequel  les  entrepreneurs,  taisant  un  triage,  choi- 
siront à  loisir  les  choses  assortissantes  qui  peuvent  s'accorder , 
et  rejetant  celles  qui  tranchent ,  répugnent ,  et  se  contredisent , 
parviendront  bientôt  à  les  faire  oublier  ,  après  qu'elles  auront 
produit  leur  effet.  Inventez  toujourà  ,  disent-ils  aux  ligueurs 
subalternes ,  nous  nous  chargeons  de  choisir  et  d'arranger  après. 
Leur  projet  est,  comme  je  vous  l'ai  dit,  de  faire  iine  refonte 
çénérale  de  toutes  les  anecdotes  recueillies  ou  fabriquées  par 
leurs  satellites  ,  et  de  les  arranger  en  un  corps  d'histoire  dis- 
posée avec  tant  d'art ,  et  travaillée  avec  tant  de  soin  ,  que  tout 
ce  qui  est  absurde  et  contradictoire  ,  loin  de  paraître  un  tissu  de 
fables  grossières ,  paraîtra  l'effet  de  l'inconséquence  de  Thomme, 
qui ,  avec  des  passions  diverses  et  monstrueuses  ,  voulait  le  blanc 
et  le  noir  ,  et  passait  sa  vie  à  faire  et  défaire  ,  faute  de  pouvoir 
accomplir  ses  mauvais  desseins. 

Ce|  ouvrage  .  qu'on  prépare  de  longue  main  ,  pour  le  publier 
d'abord  après  sa  mort ,  doit ,  par  les  pièces  et  les  preuves  dont 
il  sera  muni ,  fixer  si  bien  le  jugement  au  public  sur  sa  mémoire  , 

3UC  personne  ne  s'avise  même  de  former  là-dessus  le  moindre 
oute.  On  y  affectera  pour  lui  le  même  intérêt ,  la  même  affec- 
tion dont  l^apparence  bien  ménagée  a  eu  tant  d'effet  de  son  vi- 
vant ,  et  pour  marquer  plus  d'impartialité  ,  pour  lui  donner , 
comme  à  regret ,  un  caractère  aftreux  ,  on  y  joindra  les  éloges 
les  plus  outrés  de  sa  plume  et  de  ses  talens  ,  mais  tournés  de 
façon  k  le  rendre  odieux  encore  par-là ,  comme  si  dire  et  prouver 


Tasse. 


Menteur  adroit ,  savant  dan»  Vart  de  nuire , 
Sous  U  forme  d*élogp  habiller  la  satire. 

Ses  livres  ,  dites-vous  ,  transmis  à  la  postérité  ,  déposeront 
en  faveur  de  leur  auteur.  Ce  sera  ,  je  1  avoue  ,  un  argument 
bien  fort  pour  ceux  qui  penseront  comme  vous  et  moi  sur  ces 
livres.  Mais  savez-vous  à  quel  point  on  peut  les  défigurer  ?  et 
tout  ce  qui  a  déjà  été  fait  pour  cela ,  avec  le  plus  grand  succès  y 
ne  prouve-t-il  pas  qu'on  peut  tout  faire  sans  que  le  public  le 
croie  ou  le  trouve  mauvais  ?  Cet  argument  tire  de  ses  livres  a 
toujours  inquiété  nos  messieurs.  INe  pouvant  les  anéantir  ,  et 
leurs  plus  malignes  interprétations  ne  suffisant  pas  encore  pour 
les  décrier  à  leur  gré  ,  ils  en  ont  entrepris  la  falsification  ;  et 
cette  entreprise  ,  qui  semblait  d'abord  presque  impossible  ,  est 
devenue ,  par  la  connivence  du  public  ,  de  la  plus  facile  exé- 
cution. L'auteur  n'a  fait  qu'une  seule  édition  de  chaque  pièce. 


DIALOGUE.  217 

&s  impressions  éparses  ont  dispara  drpnis  long-temps  ,  et  le 
peu  d'exenaplaires  qui  peuvent  rester  ,  cachés  dans  quelques  ca- 
DÎnets  ,  n'ont  excité  la  curiosité  de  personne  pour  les  comparer 
avec  les  recueils  dont  on  affecte  d'inonder  le  public.  Tous  ces 
recueils,  grossis  de  critiques  outrageantes  ,  de  libelles  venimeux, 
et  faits  avec  l'unique  projet  de  défigurer  les  productions  de  l'au- 
teur ,  d'en  altérer  les  maximes  ,  et  d'en  changer  peu  à  peu  l'es- 
prit y  ont  été ,  dans  cette  vue  ,  arrangés  et  falsifiés  avec  beau- 
coup d'art  ,  d'abord  seulement  par  des  relranchemens  ,  qui  « 
supprimant  les  éclaircissemens  nécessaires  ,  altéraient  le  sens  de 
ce  qu'on  laissait,  puis  par  d'apparentes  négligences  qu'on  pou- 
vait faire  passer  pour  les  fautes  d'impression  ,  mais  qui  pro- 
duisaient des  contre-sens  terribles,  et  qui,  fidèlement  transcrites 
à  chaque  impression  nouvelle ,  ont  enfin  substitué ,  par  tra^li- 
tion  ,  ces  fausses  leçons  aux  véritables.  Pour  mieux  réussir  dans 
ce  projet ,  on  a  imaginé  de  faire  de  belles  éditions  ,  qui ,  par  leur 
perfection  typographique  ,  fissent  tomber  les  précédentes  et 
restassent  dans  les  bibliothèques;  et ,  pour  leur  donner  un  plus 
erand  crédit, on  a  taché  d'y  mtéresser  l'auteur  même  par  l'appât 
ou  gain  ,  et  on  lui  a  fait  pour  cela  ,  par  le  libraire  chargé  de 
ces  manœuvres  ,  des  propositions  assez  magnifiques  pour  devoir 
naturellement  le  tenter.  Le  projet  était  dVlablir  amsi  la  con- 
fiance du  public  ,  de  ne  faire  passer  sous  les  yeux  de  l'auteur 
3ue  des  épreuves  correctes  ,  et  de  tirer  à  son  insu  les  feuilles 
estinées  pour  le  public  ,  et  oîi  le  texte  ei\t  été  accommodé  selon 
les  vues  de  nos  messieurs.  Rien  n'eût  été  si  facile  par  la  manière 
dont  il  est  enlacé  ,  que  de  lui  cacher  ce  petit  manège  ,  et  de  le 
faire  ainsi  servir  lui-même  à  autoriser  la  fraude  dont  il  devait 
être  la  victime  ,  et  qu'il  eAt  ignorée,  croyant  transmettre  à  la 
postérité  une  édition  fidèle  de  ses  écrits.  Mais  ,  soit  dégoût ,  soit 
paresse  ,  soit  qu'il  ait  en  quelque  vent  du  projet ,  non  content  de 
i'étre  refuséà  ta  proposition,  il  a  désavoue  dans  une  protestation 
signée  (i)  tout  ce  qui  s'imprimerait  désormais  sous  son  nom. 
Lon  a  donc  pris  le  parti  de  se  passer  de  lui  ,  et  d'aller  en  avant 
comme  s'il  participait  à  l'entreprise.  L'édition  se  fait  par  sous- 
cription et  s'imprime  ,  dit-on  ,  à  Bruxelles  ,  en  beau  papier  , 
beau  caractère  ,  belles  estampes.  On  n'épargnera  rien  pour  la 
prôner  dans  toute  l'Europe  ,  et  pour  en  vanter  surtout  l'exac- 
titude et  la  fidélité  ,  dont  on  ne  aoutera  pas  plus  que  de  la  rtw- 
semblance  du  portrait  publié  par  l'ami  Hume.  Comme  elle  con- 
tiendra beaucoup  de  nouvelles  pièces  refondues  ou  fabriquées 
par  nos  messieurs  ,  on  aura  grand  soin  de  les  munir  de  litres 
plus  que  suffisans  auprès  d'un  public  qui  ne  demande  pas  niiou\ 

3ue  de  tout  croire  ,  et  qui  ne  s'avisera  pas  si  tard  de  faire  h: 
ilBcile  sur  leur  authenticité. 

Rouss.  Mais ,  comment  !  cette  déclaration  de  Jean-Jacques  , 
dont  vous  venez  de  parler ,  ne  lui  servira  donc  de  rien  pour  se 
garantir  de  toutes  ces  fraudes?  et,  quoi  qu'il  puisse  dire  ,  vos 
(1)  Elle  se  trouve  k  la  suite  des  Coufosdious.  (  ^'ote  de  V Editeur,  ) 


2i8  TROISIÈME 

messieurs  feront  passer  sans  obstacle  tout  ce  qu'il  leur  plaira 
d'imprimer  sous  son  nom  ? 

Le  Fr.  Bien  plus;  ils  ont  su  tourner  contre  lui  jusau'à  son 
désaveu.  En  le  faisant  imprimer  eux-mêmes,  ils  en  ont  tiré  pour 
eux  un  nouvel  avantage,  en  publiant  que,  voyant  ses  mauvais 
principes  mis  à  découvert  et  consignés  dans  ses  écrits,  il  tâchait 
de  se  disculper  en  rendant  leur  fidélité  suspecte.  Passant  habile- 
ment sous  silence  les  falsifications  réelles,  ils  ont  fait  entendre 
qu'il  accusait  d'être  falsifiés  des  passages  que  tout  le  monde  sait 
bien  ne  l'être  pas;  et,  fixant  toute  l'attention  du  public  sur  ces 
passages,  ils  l'ont  ainsi  détourné  de  vérifier  leurs  infidélités.  Sup- 
posez qu'un  homme  vous  dise  :  Jean  -  Jacques  dit  qu'on  lui  a  volé 
des  poires ,  et  il  ment  ;  car  il  a  son  compte  de  pommes;  donc  on 
ne  lui  a  point  volé  de  poires.  Ils  ont  exactement  raisonné  comme 
cet  homme-là  ,  et  c'est  sur  ce  raisonnement  qu'ils  ont  persiflé 
sa  déclaration.  Ils  étaient  si  sûrs  de  son  peu  d'effet  qu'en  même 
temps  qu'ils  la  faisaient  imprimer  ils  imprimaient  aussi  cette 
prétendue  traduction  du  Tasse  tout  exprès  pour  la  lui  attribuer, 
et  qu'ils  lui  ont  en  effet  attribuée  ,  sans  la  moindre  objection  de 
la  part  du  public;  comme  si  cette  manière  d'écrire  aride  et  sau- 
tillante ,  sans  liaison  ,  sans  harmonie  ,  et  sans  grâce  ,  était  en 
effet  la  sienne.  De  sorte  que ,  selon  eux  ,  tout  en  protestant 
rontrc  tout  ce  qui  paraîtrait  désormais  sous  son  nom  ,  ou  qui 
lui  serait  attribué,  il  publiait  néanmoins  ce  barbouillage ,  non- 
seulement  sans  s'en  cacher ,  mais  ayant  grand'peur  de  n'en  être 
pas  cru  l'auteur,  comme  il  parait  par  la  préface  singeresse  qu'ils 
ont  mise  à  la  tête  du  livre. 

Vous  croyez  qu'une  balourdise  aussi  grossière ,  une  aussi  extra- 


igli 

SQsition  oit  ils  ont  mis  le  public,  sur  la  crédulité  qu'ils  lui  ont 
onnée,  ils  sont  bien  plus  siirs  de  réussir  que  s'ils  agissaient  avec 
plus  de  finesse.  Des  qu'il  s'agit  de  Jean-Jacques ,  il  n'est  besoin 
de  mettre  ni  bon  sens  ,  ni  vraisemblance ,  dans  les  choses  qu'on 
en  débite  ;  plus  elles  sont  absurdes  et  ridicules  ,  plus  oa  s  em-> 
presse  à  n'en  pas  douter.  Si  d'Alembert  ou  Diderot  s'avisaient 
d'affirmer  aujourd'hui  qu'il  a  deux  têtes ,  en  le  voyant  passer 
demain  dans  la  rue ,  tout  le  monde  lui  verrait  deux  têtes  trës- 
distinctement ,  et  chacun  serait  trës-surpris  de  n'avoir  pas  aper-> 
ÇVL  plutôt  cette  monstruosité. 

Nos  messieurs  sentent  si  bien  cet  avantage  et  savent  si  bien 
s*en  prévaloir ,  qu'il  entre  dans  leurs  plus  efficaces  ruses  d'em- 

5 loyer  des  manœuvres  pleines  d'audace  et  d'impudence  au  point 
'en  être  incroyables  ,  afin  que  s'il  les  apprend  et  s'en  plaint 
personne  n'y  veuille  ajouter  roi.  Quand  ,  par  exemple ,  un  hon- 
nête imprimeur  ,  Simon  ,  dira  publiquement  à  tout  le  monde 
que  Jean -Jacques  vient  souvent  chez  lui  voir  et  corriger  les 
épreuves  de  ces  éditions  frauduleuses  qu'ils  font  de  ses  écrits  > 


DIALOGUE.  atr) 

â  e»t-ee  qui  croir»  que  Jean-Jacques  neconnatl  pasTimpHnieur 

mon  ,  et  n'avait  pas  m^me  oui  giarlpr  de  ces  êtlilionf  quand 

e  discours  lui  revint?  Quand  encore  on  verra  son  nom  pom- 

tenient  etalë  dans  les  listes  des  souscripleur»  de  livres  de  pris , 

r^iai  esC-ce  qui ,  dés  à  présent  et  dans  l'avenir ,  ira  s'imaginer  que 

Itontei  ces  souscriptions  prétendues  sont  là  mises  k  son,insQ  ,  ou 

"  lâlp^  lui  ,  seulement  pour  lut  donner  un  air  d'opulence  et  Je 

r^Ûntion  qui  démente  le  Ion  qu'il  a  pris.   Et  cependant.... 

\  Rooss.  Je  sais  ce  qu'il  en  est  ,  car  il  m'n  proleslé  n'avoir  fait 

aie  souscription,  savoir  celte  pour  la  statue 

iM-de  Voltaire  (0- 

k  Lb  Fit.  !Ié  bien,  monsieur,  celle  seule  souscription  qn'il  ■ 
kte  est  la  seule  dont  on  ne  sait  rien;  car  le  discret  d'Alem- 
lïrt,  qui  l'a  reçue  ,  n'en  a  pas  fait  beaucoup  de  bruit.  Je  com- 
ivndt  bien  que  cetVe  souscription  est  moins  une  générosité 
mais  c'est  une  vengeance  a  lu  Jeati-Jacquei 
e  Voltaire  ne  lui  rendra  pas. 
I  Vous  devez  sentir  ,  par  ces  exemples  ,  que  ,  de  quelque  façnn 
■'il  «"r  prenne  ,  et  dans  aucun  temps,  il  ne  peut  raisonnable- 
^t  espérer  que  la  vérité  perce  h  son  égard  à  travers  les  Rlets 
^diu  autour  de  lui,  e' dans  lesquels,  en  s'y  débattant ,  il  ne 
r  davantace.  Tout  ce  qui  lui  arrive  est  trop  hors 
I  l'ordre  commun  des  cnoses  pour  pouvoir  jamais  être  cru; 
9  protestations  mêmes  ne  feront  qu'attirer  sur  lui  les  re- 
Uïes  d'impudence  et  de  mensonge  que  méritent  ses  ennemis. 
lOonnCE  à  Jean-Jacques  un  conseil ,  Je  meilleur  peut-être  qui 
lîresleà  suivre,  environné  comme  il  est  d'embitcheset  de  pièges 
■  chaque  pas  ne  peut  manquer  de  l'attirer ,  c'est  de  rester  ,  s'il 
I  peut .  immobile  ,  de  ne  point  agir  du  tout  (2) ,  de  n'acquîes- 
r  à  rien  de  ce  qu'on  lui  propose,  sous  quelque  prétexte  que 


ll)LellndeM.  Rous 


a  à  M.  delà  TourtUe, 
A  Ljon  ,  le  a  ji 


Ipprends,  moniicur,  qu'on  ■  foriné  le  projet  d'^lfver  une  «laine  à  M. 

p  Voltaire, et  igu'on  prrrnel  i  tout  ceux  qui  Roat  connna  p:ir  quelque  nii- 

t  impriiné  de  coiiootiiir  è  cette  eiilreprî*e.  J'ai  payé  aasel  ehet  te 

Ud'^lra  ndmUi  Ml  honneur  pour  osery  prélendr«,pi  jo  TOu*a>i|ipli« 

I  vouloir  bien  inlerpnser  vos  bons  oiHcet  pour  me  fulre  inscrire  an 

""^  ""  '  ncriviiiis.  J'eapère  ,  monsieur  ,  que  Ita  bontés  doiil  voui 

l'oceaaiun  pour  Inquelle  )e  m'en  [irévsDX  ici  ,  vous  feront 

_aent  pardonner  ta  liberté  que  je  preiiili.  Je  voua  salue, 

|Tan>M''uieal  et  de  tout  mnn  cœur. 

m'»t  paa  perroîa  de  suivre  ee  ronaeil ,  en  ce  qui  regirile  la 

le  de  mon  honneur.  Je  dois  juaqu'^  Il  Su  faire  lonl  re  qui  d^- 

II ,  sinnti  pour  ouvrir  lei  yeax  a  celtR  aveugle  gi'nPTiliun  ,  dil 

moiiu  pnur  en  éclairer  une  pliiséqiiiUlile.  Tous  les  moment  pour  ceU  Me 

Uni  Al»))a  le  aaîa  ;  mais,  aan*  aucun  espoir  de  succès,  Inu*  [ca  cfforla 

paaiitiln,  quoique  inutiles,  n'en  sont  pi>  rooius  A*nt  mon  derair,  et  je 

Ëemwrji  de  les  faire  iusqu'il  monderuirr  soupir.  Fay  et  qa»  doyiOr^ 
t  ^at  pourra. 


220  TROISIÈME 

ce  soît ,  et  de  résister  même  à  ses  propres  mouvemens  tant  qu*il 
peut  s'abstenir  de  les  suivre.  Sous  quelque  face  avantageuse 
qu'une  chose  à  faire  ou  à  dire  se  présente  à  son  esprit ,  il  doit 
compter  que  dès  qu'on  lui  laisse  le  pouvoir  de  l'exécuter,  c'est 

?[u'on  est  sûr  dVn  tourner  rcffet  contre  lui,  et  de  la  lui  rendre 
uneste.  Par  exemple ,  pour  tenir  le  public  en  garde  contre  les 
falsifications  de  ses  livres ,  et  contre  tous  les  écrits  pseudonîmes 
qu'on  fait  courir  journellement  sous  son  nom,  qu'j  avait-il  de 
meilleur  en  apparence  et  dont  on  pût  moins  abuser  pour  lui 
nuire  ,  que  la  déclaration  dont  nous  venous  de  parler?  Et  ce- 
pendant vous  seriei  étonné  du  parti  qu'on  a  tire  de  celte  décla- 
ration pour  un  effet  tout  contraire ,  et  il  a  dû  sentir  cela  de  Ini- 
meme  par  le  soin  qu'on  a  pris  de  la  faire  imprimer  à  son  insu  : 
car  il  n'a  sûrement  pas  pu- croire  qu'on  ait  pris  ce  soin  pour  lui 
faire  plaisir.  L'Écrit  sur  le  gouvernement  de  Pologne  (i)  qu'il 
n'a  fait  que  sur  les  plus  touchantes  instances,  avec  le  plus  par- 
fait désintéressement ,  et  par  les  seuls  motifs  de  la  plus  pure 
vertu  ,  semblait  ne  pouvoir  qu'honorer  son  auteur  et  le  ren- 
dre respectable ,  quand  même  cet  écrit  n'eût  été  qu'un  tissu 
d'erreurs.  Si  vous  saviez  par  qui ,  pour  qui ,  pourquoi  cet  écrit 
était  sollicité ,  l'usage  qu  on  s^st  empressé  d'en  faire ,  et  le  tour 
qu'on  a  su  lui  donner,  vous  sentiriez  parfaitement  combien  il 
eût  été  à  désirer  pour  l'auteur  que ,  résistant  à  toute  cajolerie  , 
il  se  refusât  à  l'anpAt  de  cette  bonne  œuvre  ,  qui,  de  la  part  de 
ceux  qui  la  sollicitaient  avec  tant  d'instance  ,  n'avait  pour  but 
que  de  la  rendre  pernicieuse  pour  lui.  En  un  mot,  s'il  connaît 
&a  situation ,  il  doit  comprendre  ,  pour  peu  qu'il  y  réfléchisse  ^ 
«ue  toute  proposition  qu  on  lui  fait  et  quelque  couleur  qu'on  j 
donne  a  toujours  un  but  qu'on  lui  cache,  et  qui  l'empêcherait 
d'y  consentir  si  ce  but  lui  était  connu.  11  doit  sentir  surtout 

(i)  Cet  écrit  rsl  tombe  dans  les  mnins  de  M.  fi*Alcmbcrl  peut-être  aus- 
silûi  qu'il  est  sorti  des  miennes,  et  Dieu  sait  quel  usage  il  en  a  su  faire. 
IVl.  le  ronite  Wielliorski  m^appril ,  en  venant  me  dire  adieu  h  son  d('*part 
de  Paris  ,  qu'on  avait  mis  des  liorrcurs  de  lui  dans  la  gazette  de  Hollmnde. 
A  Tair  dont  il  me  diî  cela ,  i'ai  jugé ,  en  y  repensant,  qu'il  me  croyait  l'an- 
tcur  de  Tarticle ,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'y  ait  du  d'Alcmbert  dans  cette 
airaire ,  aussi-bien  que  dans  celle  d'un  certain  comte Zanowisch,  Dalmi le, 
et  d'un  prêtre  aventurier,  Polonais,  qui  a  fait  mille efTorls  pour  pénétrer 
chez  moi.  Les  manœuvres  de  ce  M.  d'Alembert  ne  me  snrprennent  plus  t 
j'y  suis  tout  accoutumé.  Je  no  puis  assurément  approuver  la  conduite  du 
comte  Wielhorskià  mon  égard.  Mais,  cet  article  à  part,  que  je  n'entra* 
prends  pas  d'expliquer ,  )*ai  toujours  regardé  et  je  regarde  encore  ce  sei- 
gneur polonais  comme  un  honnête  homme  et  un  bon  patriote;  et,  ai 
)'avais  la  fantaisie  et  les  moyens  de  faire  insérer  des  articles  dans  1m  ga- 
zettes, j'aurais  assurément  des  choses  plus  pressées  à  dire  et  plas  împor- 
tantes  pour  moi  que  des  satires  du  comte  VVielhorski.  Le  tuccea  de  tontes 
ces  menées  est  un  elTet  nécessaire  du  système  do  conduite  que  l'on  suit  à 
mon  égard.  Qu'est-ce  qui  pourrait  empêcher  de  réuiiir  tout  ce  qu'on 
entreprend  contre  moi ,  dont  je  ne  sais  rivU|  a  quoi  je  nt  peux  rîeo  |  Ot 
que  tout  le  moudu  favorise? 


DIALOGUE, 
du  bien  ne  peut  être  iju* 
I  !■  part  dp  reux  qui  le  lui  proposent ,  et  put 
Û  de  l'aire  du  mat  à  lui  ou  par  li  '  ' 


1  piege  poMi 


tl'etat  de  rien 
peut  plus  lui 


I.U 


puter  énn» 

len  luIre  d'iirile 

présenter  un  pa- 

,  .,^^„„„,  tétant  phii,  <lans 

'e  aucun  bien  .  tout  ce  nii'il  peut 

s'abstenir  tonl-à-l'ait  il  ugir,  de 

fois  qu'il  cédera  i 


t  Bntr«i 

lotif  i]ue  pour   le  troinp* 

1  position  ,  en  puissance  de  fa 

■'  "  '»  faire  de  mieui  est  di 

mal  faire,  sans  le  vo 

infailliblement  cbaqu 

^         qui  l'environnenl  ,  et  qui  ont  toujours  leur  leçon  toule 

e  «UT  les  eboses  qu'ils  doivent  lui  proposer.  Surtout  qu'il  ne 

e  point  éniouvoir  par  le  reproche  ne  je  refuser  à  quelque 

ine  œnvre;  sûr  au  contraire  que  si  c'élait  réellement  une 

e  rtnvre,  loin  de  l'esUorler  à  y  roncourir  ,  tout  se  rèuni- 

■n  empêcher,  de  peur  qu'il  n'en  eût  le  mériie,  et 

J  n'en  résultât  quelque  elFel  en  sa  faveur. 

r  I«s  mesures  eslraordinaîres  qu'on  prend  pour  altérer  et 

r  ses  écrits  et  pour  lui  eu  attribuer  auxquels  il  n'a  jamais 

,  vous  devez  juger  que  l'objet  de  la  ligue  ne  se  borne  pas 

t  génération  présente,  pour  qui  ces  soins  ne  sont  plus  néces- 

tt,  et  puisqu'ayant  sous  les  yeux  ses  livres ,  tels  à  peu  près 

il  les  a  composés ,  on  n'en  a  pas  tiré  l'objection  qui  nous  pa- 

t  n  forte  k  l'ui^  et  k  l'autre  contre  l'alTreus  caractère  qu'on 

ife  k  l'auteur,  puisqu'au  contraire  on  les  a  su  mettre  au  rang 

que  la  profession  de  foi  du  Vicaire  est  devenue 

I  Mfît  impie,  TUéloite  un  roman  obscène,  le  Contrat  social 

■  lim  léditieuK  ;  puisqu'on  vient  de  mettre  à  Paris  Pygnaa- 

,  malgré  lui ,  sur  la  scène,  tout  exprès  pour  eiciter  ce  risï— 

la  Kandale  qui  n'a  fait  rire  personne  ,  et  dont  nul  n'a  senti  la 

Uqoe  absurdité;  puisqu'on  lin  ces  écrits  tels  qu'ils  existent  n'ont 

aaraiiti  leur  auteur  de  la  difTaoïation  de  son  vivant ,  l'en  ga— 

liront— ils  mieux  après  sa  mort  quand  on  les  aura  mis  dans 

Int  prnjeté  pour  rendre  sa  mémoire  odieu'ie  ,  et  quand  les  au- 

aiplot  auront  eu  tout  le  temps  d'effacer  toutes  les 

..  j.  i_.||.  iniposlure?  Ayant  pris  toutes 

s  et  pourvoyans  qui  soucent  à 
nipposition  que  vous    faites  ou  re— 
du  moins  à  l'heure  de  la  mort ,  et 
qui  pourraient  en  résulter  s'ils  n'y 
inrtl..ieiit  ordre? 

>ou  ,  monsieur;  comptez  que  toute»  leurs  mesures  sont  si 
prises  qu'il  leur  reste  peu  de  chose  â  craindre  de  ce  cot»-là. 

ingularités  qui  dittinsiient  le  siècle  oii  noas  vÎTon*  | 
itres,  est  I  esprit  mntliodiqii»  et  con»éqa*nt  qui^ 
ans,  dirige  les  opinion'    publiqiii 
mipn*  erraient  sans  suite  et  sans  ri-gir  nu  pré 
a  ,  et  ces  passions  ,  s'entre-cliitqiianl 
Ulter  le  public  de  l'une  à  l'autre  sans  auci 


îlot  auront  e 
inocence  et  de  lei 
irévoyai 


e  quelque  couiplii 


B  tous  les 


222  TROISIÈME 

tante.  Il  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui.  Les  préjugés  eux- 
mêmes  ont  leur  marche  et  leurs  règles,  et  ces  règles ,  auxquelles 
le  public  est  asservi  sans  qu'il  s'en  doute ,  s'établissent  unique- 
ment sur  les  vues  de  ceux  qui  le  dirigent.  Depuis  que  la  secte 


philosophique  s'est  réunie  en  un  corps  sous  des  chefs,  ces  chefs  , 
par  l'art  de  l'intrigue  auquel  ils  se  sont  appliqués,  devenus  les 
arbitres  de  l'opinion  publique ,  le  sont  par  elle  de  la  réputation  , 
nicme  de  la  destinée  des  particuliers ,  et ,  par  eux ,  de  celle  de 


l'Etat.  Leur  essai  fut  fait  sur  Jean-Jacques  ;  et  la  grandeur  du 
succès  qui  dut  les  étonner  eux-mêmes  leur  fit  sentir  jusqu'où  leur 
crédit  pouvait  s'étendre.  Alors  ils  songèrent  à  s  associer  des 
hommes  puissans  ,  pour  devenir  avec  eux  les  arbitres  de  la  so- 
ciété ,  ceux  surtout  qui ,  disposés  comme  eux  aux  secrètes  intri- 
gues et  aux  mines  souterraines  ,  ne  pouvaient  manquer  de  ren- 
contrer et  d'éventer  souvent  les  leurs.  Ils  leur  firent  sentir  que, 
travaillant  de  concert ,  ils  pouvaient  étendre  tellement  leurs  ra- 
meaux sous  les  pas  des  hommes  que  nul  ne  trouvât  plus  d'as- 
siette solide  et  ne  pût  marcher  que  sur  des  terrains  contreminés. 
Ils  se  donnèrent  des  chefs  principaux  qui ,  de  leur  côté  ,  diri- 
geant sourdement  toutes  les  forces  publiques  sur  les  plans  con- 
venus entre  eux ,  rendent  infaillible  l'exécution  de  tous  leurs 
projets.  Ces  chefs  de  la  ligue  philosophique  la  méprisent  et  n'en 
sont  pas  estimés ,  mais  1  intérêt  commun  les  tient  étroitement 
unis  les  uns  aux  autres ,  parca  que  la  haine. ardente  et  cachée 
est  la  ffrande  passion  de  tous ,  et  que  ,  par  une  rencontre  assex 
naturelle ,  cette  haine  commune  est  tombée  sur  les  mêmes 
objets.  Voilà  comment  le  siècle  oii  nous  vivons  est  devenu  le 
siècle  de  la  haine  et  des  secrets  complots  ;  siècle  oii  tout  agit  de 
concert  sans  affection  pour  personne ,  oii  nul  ne  tient  à  son 
parti  par  attachement,  mais  par  aversion  pour  le  parti  contraire, 
oii ,  pourvu  qu'on  fasse  le  mal  d'autrui ,  nul  ne  se  soucie  de  son 
propre  bien. 

Rocss.  C'était  pourtant  chez  tous  ces  gens  si  haineux  que  vous 
trouviez  pour  Jean-Jacques  une  affection  si  tendre. 

Le  Fr.  Ne  me  rappelez  pas  mes  torts  ;  ils  étaient  moins  réels 
qu'apparens.  Quoique  tous  ces  ligueurs  m'eussent  fasciné  l'es- 
prit par  un  certain  jargon  papilloté  ,  toutes  ces  ridicules  vertus, 
si  pompeusement  étalées ,  étaient  presque  aussi  choquantes  à  mes 
yeux  qu'aux  vôtres.  J'y  sentais  uue  forfanterie  que  je  ne  savais 
pas  démêler  ;  et  mon  jugement ,  subjugue  mais  non  satisfait , 
cherchait  les  éclaircissemens  que  vous  m'avez  donnés,  sans  sa- 
voir les  trouver  de  lui-même. 

Les  complots  ainsi  arrangés,  rien  n'a  été  plus  facile  que  de 
les  mettre  à  exécution  par  des  moyens  assortis  à  cet  effet.  Les 
oracles  des  grands  ont  toujours  un  grand  crédit  sur  le  peuple. 
On  n'a  fait  qu'y  ajouter  un  air  de  mystère  pour  les  faire  mieux 
circuler.  Les  philosophes ,  pour  conserver  une  certaine  gravité  , 
se  sont  donne  ,  en  se  faisant  chefs  de  parti ,  des  multitudes  de 
petits  élèves  qu'ils  ont  initiés  aux  secrets  de  la  secte  ,  et  dont  ils 


DIALOGUE.  2ï3 

Tsit  autant  d'émissaires  et  d'opérateurs  <1«  souriles  Iniquités  ; 
rénaiidatil  jiar  eux  let  noirceurs  qu'ils  inventaient  et  qu'ils 
[aaient   eux    de  vouloir    cacber  ,   ils  étemlaient   ainsi    leur 
ÎHÛuL'nce  dans  tous  les  rangs  sans  excepter  les  plus  élevés, 
'•ttadier  inviolableinent  leurs  créatures,    les  cbefs  ont 
ncc  par  les  einpioj-er  à    mal    faire  ,  coriimc  Catilina  fit 
e  k  Mi  conjurés  le  sang  d'un  liomnie  ,  sdrs  que  ,  par  ce  mal 
*  Ici  avaient  fait  tremper  ,  ils  les  tenaient  liés  pour  le  reste 
r  vie.  Vous  avex  dit  que  \a  virtu  n'unit  les  aomines  que 
M  li«ns  fragiles  ,  au  lieu  que  les  chaînes  du  crime  sont  ini- 
laîblei  à  rompre.  L'expérience  en  est  sensible  dans  Tbistoire 
k  Jean-Jacques.  Tout  ce  qui  tenait  à  lui  par  l'esliiue  et  la  bien- 
"*       e  que  sa  droiture  et  la  douceur  ue  son  commerce  de- 
mi naturellement  inspirer  s'est  éparpillé,  sans  retour,  à  la 
mière  épreuve ,  ou  n  est  reste  que  pour  le  trahir.  Mais  les 
CM  de  nos  messieurs  n'oseront  jamais  ni  les  démasquer, 
^n'il  arrive,  de  peur  d'être  démasqués  eux-mêmes  ,  nî  se 
:lier  d'eux  ,   de  peur  de  leur  vengeance  ,  trop  bien  instruits 
e  qn'ils  savent  laire  pour  l'exercer.  Demeurant  ainsi    tous 
par  la  crainte  plus  que  les  bons  ne  le  se 
Mnlnn  corps  indissoluble  dont  chaque  u 


l'objet  de  disposer,   par  leurs  dii 
"    ■     '       '     "   "■       des  11 


.n.ç.rr.„,o,„,il. 
lembre  ne  peut  plus 

'iples  ,  de  l'opinion 


de  la  réputation  des  hommes, 
e  à  leurs  vues:  ils  ont  fait  adopter  k  leurs  sectateurs  les 
es  plus  propres  k  se  les  tenir  inyiolablement  attachés  , 
sage  qu'ils  en  veuillent  faire  ;  et ,  pour  empêcher  que 
>n>  d'une  importune  morale  ne  vinssent  coulrarier  les 
ils  l'ont  sapée  par  la  base  en  détruisant  toule  religion  , 
litre  ,  par  conséquent  tout  remords  ,  d'abord  avec 
hjue  précaution  ,  par  la  secrète  prédication  de  leur  doctrine  , 
luîte  tout  ouvertement ,  lorsqu'ils  n'ont  plus  eu  de  puis- 
réprimanle  à  craindre.  En  paraissant  prendre  le  contre- 
les  jésuites ,  ils  ont  tendu  néanmoins  au  même  but  par  des 
routes  détournées,  en  se  faisant  comme  eux  chefs  de  parti.  Les 
jésuites  se  rendaient  tout-puissans  eu  exerçnnt  l'autorité  divine 
lilr  les  consciences  ,  et  se  fiiisant ,  avi  nom  de  Dieu ,  les  arbitres 
i  et  du  mal.  Les  philosophes,  ne  pouvant  usurper  la 
«  autorité  ,  se  sont  appliqués  à  la  détruire  ,  et  puis  ,  en  pa- 
ît expliquer  la  nature  (i)  à  leurs  dociles  sectateurs  ,  et  s'en 
t  les  suprêmes  interprètes ,  ils  se  sont  établis  en  son  nom 
itorité  non  moins  absolue  que  celle  de  leurs  ennemis, 
lu'elle  paraisse  libre  et  ne  régner  sur  les  volontés  que  par 
.  Celle  Iiaine  mutuelle  émit  au  fond  une  rivalité  de 
' ,  comme  celle  de  Cartilage  et  de  Home.  Ces  deux 
Mf  tous  deux  impérieux  ,  tous  deux  intolérans  ,  étaient  par 
)  Nm  pllilofoptira  ne  manciaent  pat  iCélaW  pompeuwiDFnt  ce  mot 
'aM  1  la  Irlc  de  Ion»  kon  ciTÎIi.  Mais  oui  rp«  le  lui*,  et  voni  vei- 
t1  jirfoii  iui-i!<{iliy«lque  ils  ont  d^cvrcite  oc  b^au  onio. 


ao4  TROISIÈME 

conséquent  incompatibles ,  puisque  le  système  fondamental  de 
l'un  et  de  l'autre  était  de  régner  despotiquement.  Chacun  vou- 
lant réener  seul  ,  ils  ne  pouvaient  partager  l'empire  et  régner 
ensemble  ;  ils  s'excluaient  inutuellciiient.  Le  nouveau  ,  suivant 
plus  adroitement  les  erremens  de  l'autre  ,  l'a  supplanté  en  lui 
débauchant  ses  appuis  ,  et ,  par  eux  ,  est  venu  à  bout  de  le  dé« 
truire.  Mais  on  le  voit  déjà  marcher  sur  ses  traces  avec  autant 
d'audace  et  plus  de  succès  ,  puisque  l'autre  a  toujours  éprouvé 
de  la  résistance,  et  que  celui-ci  n  en  éprouve  plus.  Son  intolé- 
.rauce,  plus  cachée  et  non  moins  cruelle ,  ne  parait  pas  exercer 
la  iiiéine  rigueur  ,  parce  qu'elle  n'éprouve  plus  de  rebelles;  mais 
s'il  renaissait  quelques  vrais  défenseurs  du  théisme,  de  la  tolé* 
rancc ,  et  de  la  morale ,  on  verrait  bientôt  s'élever  contre  eux  les 
plus  terribles  persécutions  ;  bientôt  ime  inquisition  philoso- 
phique,  plus  cauteleuse  et  non  moins  sanguinaire  que  Vautre  , 
ferait  biûler  san-;  miséricorde  quiconque  oserait  croire  en  Dieu. 
Je  ne  vous  déguiserai  point  qu'au  fond  du  cœur  je  suis  resté 
croyant  moi-même  aussi-bien  que  vous.  Je  pense  là-aessus  y  ainsi 
que  Jean-Jacques,  que  chacun  est  porté  naturellement  à  croire  ce 
qu'il  désire  ,  et  que  celui  qui  se  sent  digne  du  prix  des  ames 
justes  ne  peut  s'empêcher  de  l'espérer.  Mais,  sur  ce  point  comme 
sur  Jean-Jacques  lui-même,  je  neveux  point  professer  haute* 
ment  et  inutilement  des  sentimens  qui  me  perdraient.  Je  veux 
tâcher  d'allier  la  prudence  avec  la  aroiture  ,  et  ne  faire  ma  vé- 
ritable profession  de  foi  que  quand  j'y  serai  forcé  sous  peine  de 
mensonge. 

Or  cette  doctrine  de  matérialisme  et  d'athéisme  ,  préchée  et 
propagée  avec  toute  l'ardeur  des  plus  zélés  missionnaires  ,  n'a 
pas  seulement  pour  objet  de  faire  dominer  les  chefs  sur  leun 
prosélytes  ,  mais  ,  dans  les  mystères  secrets  oii  ils  les  emploient  f 
cle  n'en  craindre  aucune  indiscrétion  durant  leur  vie  ,  ni  aucune 
repentance  à  leur  mort.  Leurs  trames,  après  le  succès^  meurent 
avec  leurs  complices  ,  auxquels  ils  n'ont  rien  tant  appris  qu'à  ne 
pas  craindre  dans  l'autre  vie  ce  Poul-Sfrrho  des  Persans,  objecté 
par  Jean-Jacques  à  ceux  qui  disent  que  la  religion  ne  fait  aucun    ' 
Lien.  Le  dogme  de  l'ordre  moral,  rétabli  daus  l'autre  vie,  a  • 
fait  jadis  réparer  bien  des  torts  dans  celle-ci  ,  et  les  imposteurs 
ont  eu,  dans  les  derniers  moniens  de  leurs  complices,  un  danger 
à  courir  qui  souvent  leur  servit  de  frein.  Mais  notre  philosophie,    . 
en  délivrant  ses  prédicateurs  de  cette  crainte,  et  leurs  disciples  ; 


l'on  risque  tout  à  parler  ,  si  Von  en  revient.  Ne  voyeE-vous  pai 
que  depuis  long-temps  on  n'entend  plus  parler  de  restitutions  ^  2 
ae  réparations,  de  réconciliations  au  lit  de  la  mort;  que  tons  les  \j 
mourans ,  sans  repentir,  sans  remords,  emportent  sans  efroi  .1 
dans  leur  conscience  le  bien  d'aulrui ,  le  mensonge  et  la  fraude  ^ 
dont  ils  la  chargèrent  pendant  leur  vie  ?  £t  que  servirait  même  ^ 


DIALOGUE.  aaS 

-,  Jr .in -Jacques  ce  repentir  supposé  d'un  mourant  dont  les  Ur- 
1 1  VM  dcclaralions ,  etouiïécs  par  ceux  qui  les  entourent,  na 
['  3Dtpirer;iienl  jamais  au  deliors  ,  et  ne  parviendraient  à  la  con- 
,  .lidanee  de  personue?  Ignoreï-voiis  4jue  tous  les  ligueurs,  sur- 
,-^îllans  les  un»  des  autres,  forcent  et  sont  forces  de  rester 
tî  (lÊles  au  complot ,  et  qu'entoures  ,  surtout  k  leur  mort ,  aiicua 
,1'^us  ne  trouverait  pour  recevoir  sa  confession,  au  moins  k 
l'^gîird  df  Jeun-Jacques ,  qu€  de  faui  dépositaires  qui  ne  s'en 
rhfi''g'''"3Îent  que  pour  l'ensevelir  dans  un  secret  éternel?  Ainsi 
\iyttlti  les  bouclics  sont  ouverles  au  inensonee  ,  sans  que  parmi 
le*  vivans  et  les  mouran;  il  s'en  trouve  désormais  aucune  qui 
f'cïiiïre  k  la  vérité.  Dites-moi  donc  quelle  ressource  lui  reste 
nour  Iriomplier  ,  même  à  force  de  leiiips  ,  de  l'imposture ,  et  se 
lojariifesler  au  public  ,  quand  tous  tes  intérêts  concourent  à  la 
[eoir  cacliée  ,  et  qu'aucnn  ne  porte  à  la  révéler  ? 

Itocss.  Non  ,  ce  n'e.'.t  pas  à  moi  k  vous  dire  cela  ,  c'est  k  vous-- 
ji-iéoie ,  et  ma  réponse  est  écrite  dans  votre  crrur.  Eh  !  diles-moi 
(Incicà  votre  tour  quel  intérêt,  quel  motif  vous  ramène  de  l'aver- 
iion,  de  l'animosité  même  qu'on  vous  inspira  pour  Jean-Jacqiirs, 
"  'ntiraens  si  dilïerens?  Après  l'avoir  si  cruellement  liai 
d  VOUi  l'avez  cru  mécliaut  et  coupable  ,  pourquoi  te  plai- 
sincèrement  aujourd'hui  que  vous  le  jogez  innocent? 
l-vous  donc  ëlrc  le  seul  bomrne  au  cœur  duquel  parle  en* 
e  la  justice  indépendamment  de  tout  autre  intérêt  ?  Non, 
'  ur,  il  en  est  encore,  el  peut-être  plus  qu'on  ne  pense, 
t  plutàt  abusés  que  séduits ,  qui  font  aujourd'hui  par  fai< 
et  par  imitation  ce  qu'ils  voient  faire  à  tout  le  monde, 
""'  ,  rendus  à  eux-mêmes  ,  agiraient  tout  différemment. 
-Jacques  lui-même  pense  plus  favorablement  que  vous  de 
*  ceux  qui  l'approchent ,  il  les  voit ,  trompes  par  ses 
uns  patrons  ,  suivre  sans  le  savoir  les  impressions  de  la 
',  croyant  de  bonne  foi  suivre  celles  de  la  pitié.  Il  y  a  dans 
position  publique  un  prestige  entretenu  par  les  chefs  de  la 
S'ils  se  relâchaient  un  n3om.ent  de  leur  vigilance  ,  tes  idées 
r  leurs  artifices  ne  tarderaient  pas  à  reprendre  leur 
n  naturel  ,  et  la  tourbe  elle-mènie  ,  ouvrant  eulin  les  yeux, 
t  oli  l'on  l'a  conduite ,  s'étonnerait  de  sou  propre  éga- 
t.  Cela  ,  quoi  que  vous  en  disiez ,  arrivera  tôt  ou  tard.  La 
si  cavalièrement  décidée  dans  notre  siècle ,  sera  mieux 
e  dans  un  autre  ,  quand  la  haine  dans  laquelle  on  entre- 
B  public  cessera  d'être  fomentée  ;  et  quand  dans  des  géné- 
»  meilleures  celle-ci  aura  été  mise  à  son  prix,  ses  jugemens 
rontdcs  préjugés  contraires  ;  ce  sera  une  honte  d'en  avoir 
•i,  et  une  gloire  d'en  avoir  été  haï.  Dans  cette  génératîoa 
it  faut  distinguer  encore  et  les  auteurs  du  complot,  et  ses 
es  deux  sexes,  el  leurs  confidens  en  très-petit  nombre 
9  peut-être  dans  le  secret  de  l'imposture  ,  d'avec  le  public , 
trompé  par  eux  ,  et  le  croyant  réellement  coupable,  se 
I  sans  scrupule ,  k  tout  ce  qu'ils  iaveateat  pour  le  rendre 


U  •v"^^m  Vi^Mement  des 


y^r^/^j^^r^^,%nouir,tt  leur 
^■^'^'"Z^?'^Z^f*f'',^i>ircKnÛT  celte  -vérité  fi 
>'i/WWf/^'S'/^^^'  qu'on  emploie  à  diffamer 

1.^'""!^%^  *'r,i^*'"'''^  prevenlion  cesseront  d'être 

ITi'^''^ tiM  1^ "Ilau'o"  "^  remarque  pas  aujoard'huî 

:^J-»'^^S^^%ii\0T.i  frauduleusis  de  ses  écrits  . 

^'^•^'"'i^^i'"^  ""  "  8^='"'^  '^'^>  ^^  produiroiii 

^/V^CioP*'"'*  ,rf    el  serviront  à  les  déceler,    en  inanî- 

^t:^'"" ''l'^P«'«P"*^^"  internions  des  éditeurs.  Sa 

Lf'''"'^lZa  fi""'  P*""  ''"  traîtres,   en  se  cachant  Ircs- 

■f^  <*■""  /  J^  lu'  I  ^ottfxa  tous  les  caractères  des  plus  noirs 

p'if""**"^    (OU»  Jm  manèges  dont  il  est  l'objet  paraîtront 

jy(if*<*A  nouveau*  philosophes  aient  voulu  prévenir  le»  re- 
^Têti  nH""'*'"  P*"^  "°^  doctrine  qui  mît  leur  conscience  à 
'      'se    deq"^'?"'^  poids  qu'ils  aient  pu  lacharj^er,  c'est  de 
>^.^^„',  Joule  pas  plus  que  vous  ,  remarquant  surtout  que  la 
î^j^lton  passionnée  de  cette  doctrine  a  commencé  précisément 
T'Y /Viécu lion  du  complot  ,  et  paraît  tenir  à  d'autres  omplol» 
Jofl'  w'ui-^^'  ne  f"'*  l""^  partie.  Mais  cel  engouement  d'alheisuie 
„,  un  /anatisme  ,  éphémère  ouvrage  de  la  niode ,  et  qui  se  dé- 
(ruir*  P*""  ''"^  '  ^^  ''""  voit,  par  l'emportement  avec  lequel  le 
peuple  s'y  livre  ,  que  ce  n'est  qu'une  mutinerie  contre  sa  cons- 
cience ,    dont  il  sent  le  murmure  avec  dépit.  Celte  cointnode 
philosophie  des  heureux  et  des  riches  ,  qui  font  leur  paradis  eu 
ce  monde  ,  ne  saurai!  être  long-temps  celle  de  la  multitude  vie-- 
time  de  leurs  passions  ,  et  qui ,  faute  At  bonheur  en  cette  vie  , 
s  besoin  A'y  trouver  au  moins  l'espérance  et  les  consolations  que 
cette  barbare  doctrine  leur  bit.  Des  hommes  nourris  dès  l'en- 
fancedans  une  intolérante  impiété,  poussée  jusqu'au  fanâiimn-, 
dansnn  liher'inage  sans  crainte  et  sans  honte  ;  une  jeunesse  san- 
discipline,  des  femmes  sans  mœurs  (t)  ,   des  peuples  sans  foi . 
des  rois  sans  toi  ,    sans  supérieur  qu'ils  craignent ,   et  délivrés  d  .- 
toute  espèce  de  fretn  ,  tous  les  devoirs  de  la  conscience  anéantit , 
l'amour  de  la  patrie  et  l'allachemcnt  au  prince  éteints  dans  tout 
les  cccurs  ,  enhu  ,  nul  autre  lien  social  que   la  force  :    on   peut 
prévoir  aisément ,  ce  me  semble,  ce  qui  doit  bientôt  résulter  de 

(i)  le  viens  d'apprendre  que  la  gcoération  présente  «e  vanle  singnli'  - 
tement  debonneitratEiirs.  rHuraixiû  datiner  cela.  Je  ne  duiile  pnsiiuVIr- 
ne  se  vante  auoi  de  désinléreisement,  de  droilure,  de  francliiae,  el  >'  - 
loyauté.  C'est  él te  aussi  loin  de»  lerta*  qu'il  est  pi>Bïible  que  il'eu  peiiJi. 
l'idée  au  point  de  prendre  pour  rites  lei  vicea  cooiraircs.  Au  reale  îl  '  : 
trè«-nalurel  qu'à  force  de  «ourdes  inlriguei  et  de  ooirs  complots  ,  à  fui< 
de  le  nourrir  de  bile  rt  de  ti 
Celui  de  nuire. une  fi.iagoûl 
des  puuitians  des  uiKchios. 


L 


'«(  ur.. 

à 


niALOGUE. 


aîtres  instruils  ,  par  leur» 
'     r  intérêt ,   ni 


ht  cela.  L'Europe,  en  proie  â 
itîtuleuri  même,  à  n'avoird'aulrc  guide  que  leu 

re  dieu  que  leurs  passions  j    tantôt  sourdement  allariiée; 

t  ouverleinpnt  dévastée  ;  partout  inoiidép  de  soldais  (i) ,  de 

iJiens  ,  de  filles  publiques  ,  de  livres  corrupteurs  et  de  vices 

Ettructeurs  ,   voyant  naître  et  périr  dans  son  seiu  des  rac^s 

ni^es  de  vivre,  sentira  tôt  ou  tard,  dans  ses  calamités  ,   le 

lit  des  nouvelles  instructions;    et,    iugpant  d'elles  par  leurs 

WStei  effets  ,  prendra  dans  la  même  horreur  et  les  professeurs 

1m  disciples,  et  toutes  ces  doctrines  cruelles  qui,  laissant 

npire  absolu  de  l'homme  à  ses  sens ,  et  bornant  tout  à  la  jouis- 

ice  de  cette  courte  vîe,  rendent  le  siècle  oii  elles  régnent  aussi 

fpniable  que  malheureux. 

s  sentimens  innés,    que  la  nature  a  gravés  dans  tous  les 

s  pour  consoler  l'homme  dans  ses  misères  et  l'encourager  à 

,  peuvent  bien,  à   force  d'art,  d'intrigues,  et  de  so- 

i<:s,   elre  étouffés  dans  les  individus  ;  mais  ,  prompts  à  rc- 

t  dans  les  générations  snivanles  ,  ils  ramèneront  toujours 

iomme  à  ses  dispositions  primitives ,  comme  la  semence  d'un 

e  grelfé  redonne  toujours  le  sauvageon.  Ce  sentiment  inté— 

^r,  quenot:  philosophes  admettent  quand  il  leur  est  commode, 

trejettent  quand  il  leur  est  importun,  perce  à  travers  les  écarts 

;on,  et  crie  k  tous  les  cfcurs  que  la  justice  a  une  autre 

l'intérêt  de  cette  vie ,  et  que  l'ordre  moral ,  dont  rien 

t  nous  donne  l'idée  ,   a  son  siège  dans  un  système  dilTé- 

'on  cherche  en  vain  sur  la  'erre  ,  mais  où  tout  doit  être 

ramené  [aj.   La  voix  de  la  couscîence  ne  peut  pas  plus 

t  étouffée  dans  le  cœur  humain  ,  que  celle  de  lu  raison  dans 

ptendement  ;  et  l'insensibilité  morale  est  tout  aussi  |)eu  natu- 

«que  la  folie. 
Ne  croyei  donc  pas  que  tous  les  complices  d'une  trame  exé- 
ible  puissent  vivre  et  mourir  toujours  en  repos  dans  leur  crime. 
'  II  qui  les  dirigent  n'attiseront  plus  la  passion  qui  les 
md  cette  passion  se  sera  sulhsamme^t  assouvie,  quand 
n  auront  fait  périr  l'objet  dans  les  ennuis  ,  la  nature  insensî- 
itcment  reprendra  sou  empire  :  ceux  qui  commirent  l'iniquité  en 
(ntiront  l'insupportable  poids ,  quand  son  souvenir  ne  ^e^a  plus 
— lupagné  d'aucune  jouissance,  (eux  qui  en  furent  les  lémoins 
T  tremper,  mais  sans  la  connaître,  revenus  de  l'illusion 
)i  les  abuse,  attesteront  ce  qu'ils  ont  vu,  ce  qu'ils  ont  entendu, 
vent,  et  rendront  hommage  à  la  vérité.  Tout  a  élé 
ivre  pour  prévenir  et  empêcher  ce  retour  :  mais  on  a 

th)  Si  j'ei  le  bonheur  de  trouver  enfin  iin  Iwunr  «luitable  quoique 
^Bftif,  jVhliire  qu'il  fiovtra  comprendre  ,  au  moim  celle  fuis,qu'iFu' 
ft  A  France  ni'  raot  pai  putir  moi  Je*  muta  lynonvnies. 
\%)  Bt  tutiUli  df  ta  nligion.  Tiire  ri'un  Ixni  l'ivre  i  raire.  et  bien 
.l««mire.  M»i»  ce  litre  ne  peut  élreilignemiînt  temiili,  ni  pjir  un  homme 
lfV(llH|  ni  V^r  "O  auleiir  ilr  prulewiioM.  Il  rnoiir^il  un  liainaie  lel  qu'il 
'le  plaide  nus  jouiï,  et  qu'il  n'en  raxalli'u  île  loog-temps, 


niS  TROISIÈME 

beau  faire ,  Vonlre  naliirel  se  rclablit  tôt  ou  tard  ,  cl  le  premier 

qui  soupçounera  que  Jean-Jacques  pourrait  bien  n'avoir  pas  été 
coupable  sera  bien  près  de  s'en  convaincre ,  et  d*en  convaincre  , 

s'il  veut ,  ses  contemporains  ,  qui ,  le  complot  et  ses  auteurs  n'e- 
xistant plus,  n'auront  d'autre  intérêt  que  celui  d'être  justes  ,  et 
de  connaître  la  vérité.  C'est  alors  que  tous  ces  monumens  seront 
précieux,  et  que  tel  fait  qui  peut  n  être  aujourd'hui  qu'un  indice 
incertain  conduira  peut-être  jusqu'à  l'évidence. 

Yoilà,  monsieur  ,  à  quoi  tout  ami  de  la  justice  et  de  la  vérité 
peut ,  sans  se  compromettre  ,  et  doit  consacrer  tous  les  soins  qui 
sont  en  son  pouvoir.  Transmettre  à  la  postérité  des  éclaircisse- 
mens  sur  ce  point ,  c'est  préparer  et  remplir  peut-être  l'œuvre 
de  la  providence.  Le  ciel  nénira ,  n'en  doutez  pas ,  une  si  juste 
entreprise.  Il  en  ré.sultera  pour  le  public  deux  grandes  leçons,  et 
dont  il  avait  grand  besoin  ;  l'une,  d'avoir,  et  surtout  aux  dépens 
d'autruî ,  une  confiance  moins  téméraire  dans  l'orgueil  du  savoir 
humain;  l'autre,  d'apprendre,  par  un  exemple  aussi  mémorable, 
à  respecter  en  tout  et  toujours  le  droit  naturel ,  et  à  sentir  que 
toute  vertu  qui  se  fonde  sur  une  violation  de  ce  droit  est  une 
vertu  fausse  ,  qui  couvre  infailliblement  quelque  iniquité.  Je  me 
dévoue  donc  à  cette  auivre  de  justice  en  tout  ce  qui  dépend  de 
moi,  et  je  vous  exhorte  à  y  concourir,  puisque  vous  le  pouves 
faire  sans  risque,  et  que  vous  avez  vu  de  plus  près  des  multitudes 
de  faits  qui  peuvent  éclairer  ceux  qui  voudront  un  jour  examiner 
cette  affaire.  Nous  pouvons ,  à  loisir  et  sans  bruit ,  faire  nos  re- 
cherches,  les  recueillir  ,  y  joindre  nos  réflexions;  et,  reprenant 
autant  qu'il  se  peut  la  trace  de  toutes  ces  manœuvres  ,  dont 
nous  découvrons  déjà  les  vestiges  ,  fournir  à  ceux  qiii  viendront 
après  nous  un  fil  qui  les  guide  dans  ce  labyrinthe.  Si  nous  pou- 
vions conférer  avec  Jean-Jacques  sur  tout  cela,  je  ne  doute  point 
que  nous  ne  tirassions  de  lui  beaucoup  de  lumières  qui  resteront 
^  jamais  éteintes  ,   et  que  nous  ne  fussions  surpris  nous-mêmes 

e  la  facilité  avec  laquelle  quelques  mots  de  sa  part  expliqueraient 
des  énigmes  qui,  sans  cela,  demeureront  peut-être  impénétrables 
par  l'adresse  de  ses  ennemis.  Souvent  ,  dans  mes  entreliens  avec 
lui,  j'en  ai  reçu  de  son  propre  mouvement  des  éclaircissemens 
inattendus  sur  des  objets  que  j'avais  vus  bien  différens  ,    faute 


a 
d 


un 


d^une circonstance  que  je  n'avais  pu  deviner,  et  qui  leur  donnait 
1  tout  autre  aspect.  Mais,  gêné  par  mes  engagomens  ,  et  forcé 
de  supprimer  mes  objections,  je  me  suis  souvent  refuse  malgré 
moi  aux  solutions  qu'il  semblait  m'ollrir,  pour  ne  pas  paraître 
instruit  de  ce  que  j'étais  contraint  de  lui  taire. 

Si  nous  nous  unissons  pour  fonupr  avec  lui  une  société  sincère 
et  sans  fraude,  une  fois  sur  de  notre  droiture  et  d'être  estimé  de 
nous  ,  il  nous  ouvrira  son  cœur  sans  peine  ,  et ,  recevant  dans 
les  nôtres  les  épanchemens  auxquels  il  est  naturellement  si  dis- 
posé ,  nous  en  pourrons  tirer  de  quoi  former  de  précieux  mé- 
moires dont  d'autres  générations  sentiront  la  valeur  ,  et  qui ,  du 
moins  I  les  mettront  à  portée  de  discuter  contradictoirement 


i 


TPt- 


• 


DIALOGUE.  979 

des  questions  aujourd'hui  décidées  sur  le  seul  rapport  do  ses 
ennemis.  Le  moment  viendra ,  mon  cœur  me  l'assure  ,  oii  sa 
défense  ,  aussi  périlleuse  aujourd'hui  qu'inutile  ,  honorera  ceux 

3ui  s'en  voudront  charger  ,  et  les  couvrira  ,  sans  aucun  risque  » 
*une  gloire  aussi  belle,  aus!>i  pure  que  la  vertu  généreuse  en 
puisse  obtenir  ici-bas. 

Le  Fr.  Celte  proposition  est  tout-à-fait  de  mon  goût ,  et  j'y 
consens  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  c'est  peut-être  le  seul 
moyen  qui  soit  en  mon  ponvoir  de  réparer  mes  torts  envers  un 
innocent  persécuté,  sans  risque  de  m'en  faire  à  mni-meine.  Ce 
n'est  pas  que  la  société  que  vous  me  proposez  soit  tout-à-fait 
sans  péril.  L'extrême  attention  qu'on  a  sur  tous  ceux  qui  lui 
parlent ,  même  une  seule  fois  ,  ne  s'oubliera  pas  pour  nous.  Nos 
messieurs  ont  trop  vu  ma  répugnance  à  suivre  leurs  erremens  , 
et  à  circonvenir  comme  eux  un  homme  dont  ils  m'avaient  fait 
de  si  affreux  portraits,  pour  qu'ils  ne  soupçonnent  pas  tout  au 
moinsqu'ayant  changéde langage  à  son  égard  j'ai  vraisemblable- 
ment aussi  changé  d'opinion.  Depuis  long-temps  déjà,  malgré  vos 
préc«iutions  et  les  siennes,  vous  êlos  inscrit  comme  suspect  sur 
leurs  registres,  et  je  vous  préviens  que  ,  de  manière  ou  d'antre  ^ 
vous  ne  tarderez  pas  à  sentir  qu'ils  se  sont  occupés  de  vous  :  ils 
sont  trop  attentifs  à  tout  ce  qui  approche  de  .leau-Jacques,  pour 
que  personne  leur  puisse  échapper;  moi  surtout  qu'ils  ont  admis 
dans  leur  demi-confidence,  je  suis  sûr  de  ne  pouvoir  approcher 
de  celui  qui  en  fut  Tobjet,  sans  les  inquiéter  oeaucoup.  Mais  je 
lâcherai  de  me  conduire  sans  fausseté,  de  manière  à  leur  don— 
I  ner  le  moins  d'ombrage  qu'il  sera  possible.  S'ils  ont  quelque  sujet 
\  de  me  craindre,  ils  en  ont  aussi  diî  me  ménager,  et  je  me  flatte 
qu'ils  me  connaissent  trop  d'honneur  pour  craindre  des  trahi-' 
sons  d'un  homme  qui  n'a  jamais  voulu  tremper  dans  les  leurs. 

Je  ne  refuse  donc  pas  de  le  voir  quelquefois  avec  prudence  et 
précaution  :  il  ne  tiendra  qu'à  lui  de  connaître  que  je  partage 
vos  sentiniens  à  son  égard  ,  et  que  si  je  ne  puis  lui  révélrr  les 
mystères  de  ses  ennemis,  il  verra  du  inoîus  <[ue,  forcé  de  me 
taire,  je  ne  cherche  pas  à  le  tromper.  Je  concourrai  de  bon 
cœur  avec  vous  pour  dérober  à  leur  vigilance  ,  et  transmettre  k 
de  meilleurs  temps  ,  les  faits  qu'on  travaille  à  faire  disparaître, 
et  qui  fourniront  un  jour  de  puissans  indices  pour  parvenir  à 
la  connaissance  de  la  vérité.  Je  sais  que  srs  papiers ,  déposés  en 


•  leur  pas  convenir,  et  d'acconimodrr  à  leur  gré  los  autres;  ce 
I  qu'ils  ont  pu  faire  à  discrétion  ,  ne  rraiguanl  ni  examen  ,  ni  véri- 
fication de  la  part  de  qui  que  ce  lut ,  ni  surtout  de  gens  inté- 
ressés à  découvrir  et  manifester  leur  fraude.  Si ,  depuis  lors  ,  il 
lui  reste  quelques  papiers  encore,  on  le-^  guette  pour  s'en  empi- 
rer au  plus  tard  à  sa  mort  '  et ,  par  les  mesures  prises,  il  » -^t 
bien  diilicile  qu'il  en  échappe  aucun  aux  mains  commises  v-ouj: 


23o  TROISIÈME  DIALOGUE. 

tout  saisir.  Le  seul  moyen  qu'il  ait  de  les  conserver  est  Je  les  Je* 

S  oser  secrètement,  s'il  est  possible,  en  des  raains  vraiment 
(lëles  et  sûres.  Je  m'offre  h  partager  avec  vous  les  risques  de  ce 
dépôt ,  et  je  m'engage  à  n'épargner  aucun  s«in  pour  qu'il  pa- 
raisse uu  jour  aux  \eux  du  public  tel  que  je  l'aurai  reçu  ,  aug- 
menté de  toutes  les  observations  que  j'aurai  pu  recueillir  ,  ten- 
dantes à  dévoiler  la  vérité.  Voilà  tout  ce  que  la  prudence  me 
permet  de  faire  pour  l'acquit  de  ma  conscience ,  pour  l'intérêt 
de  la  justice  ,  et  pour  le  service  de  la  vérité. 

Rouss.  Et  c'est  aussi  tout  ce  qu'il  désire  lui-même.  L'espoir 
que  sa  mémoire  soit  rétablie  un  jour  dans  l'honneur  qu'elle  mé- 
rite, et  que  ses  livres  deviennent  utiles  par  l'estime  due  à  leur 
auteur,  est  désormais  le  seul  qui  peut  le  flatter  en  ce  monde. 
Ajoutons-y  de  plus  la  douceur  de  voir  encore  deux  cœurs  hon- 
nêtes et  vrais  s'ouvrir  au  sien.  Tempérons  ainsi  l'horreur  de  cette 
solitude  ,  oii  l'on  le  force  de  vivre  au  milieu  du  genre  humain. 
Enfin,  sans  faire  en  sa  faveur  d'inutiles  efforts,  qui  pourraient 
causer  de  grands  désordres,  et  dont  le  succès  même  ne  le  tou- 
cherait plus  ,  ménageons-lui  celte  consolation ,  pour  sa  dernière 
heure  ^  que  des  mains  amies  lui  ferment  les  yeux. 


riir  DES  DIALOGUES. 


HISTOIRE 

DU 

PRÉCÉDENT     ÉCRIT. 


[  Je  ne  parlerai  point  ici  du  sujet  ,  ni  de  l'objet ,  ni  de  la  forme 
de  cet  écrit.  C'eU  ce  que  j'ai  fait  dans  l'avaut-propos  qui  le  pré- 
céile.  Mail  je  dirai  quelle  était  sa  destination  ,  quelle  a  ete  sa 
destinée  ,  el  pourquoi  cette  copie  se  trouve  ici. 

Je  m'étais  occupé  durant  quatre  ans  de  ces  dialogues,  mslgré 
le  serrement  de  ca?ur  qui  ne  me  quittait  point  en  y  travaillant; 
et  je  touchais  a  la  Un  de  cette  douloureuse  tAche,  sans  savoir, 
tans  imaginer  comment  en  pouvoir  faire  usage  ,  et  sans  me  rë- 
Eiiurlre  sur  ce  que  je  tenterais  du  moins  pour  cela.  Vin^t  ans 
J'eipériencc  lu' avaient  appris  quelle  droiture  et  quelle  fidélité 
]f  pouvais    attendre  de   ceux  qui  m'entouraient  sous  le  notn 
ilaims.  Frappé  surtout  de  l'insigne  duplicité  de  ••'  ,  que  j'avais 
«Inné  an  puinl  de  lui  confier  mes  confessions ,  et  qui ,  du  plus 
Mcré  dépôt  de  l'aïuitic,  n'avait  fait  qu'un  instrument  d'impos- 
ture et  de  irahisoQ  ,  que  pouvais-je  attendre  des  gens    qu'on 
.  avait  mis  autour  de  mui  depuis  ce  temps-lâ  ,  et  dont  toutes  les 
l  manœuvres  m'annonçaient  si    clairement  les  intentions?  Leur 
I  confier  mon  manuscrit  n'était  autre  chose  que  vouloir  le  re- 
I  mettre    moi-même  à   mes  persécuteurs,    et    la   manière   dont 
I  l'étais  enlacé  ne  me  laissait  plus   le  mo^en  d'aborder  personne 
'  autre. 

Dans  cette  situation ,  trompé  dans  tous  mes  choix  ,  el  ne  trou- 
■  Tant  plus  que  perfidie  et  fausseté  parmi  les  hommes  ,  mon  ame, 
eiallee  par  le  sentiment  de  son  innocence  et  par  celui  de  leur 
iniquité  ,  s'éleva  par  un  élan  jusqu'au  siège  de  tout  ordre,  el  de 
toute  vérité ,  pour  y  chercher  les  ressources  que  je  n'avais  plus 
:i-l>as.  Ne  pouvant  plus  me  confier  à  aucun  lioranie  qu'il  ne  me 
aliit ,  je  résolus  de  me  confier  uniquement  à  la  providence,  et 
p  remettre  à  elle  seule  l'entière  disposition  du  dépôt  que  je  de- 
vrais Lisser  en  de  sûres  mains. 

laginai  pour  cela  de  faire  une  copie  au  net  de  cet  écrit  ,  et 

ie  la  déposer  dans  une  éelise  sur  un  autel  ;  et ,  pour  rendre  cette 

I  Jeinarche  aussi  solennelTe  qu'il  était  possible  ,  je  choisis  le  grand 

,   aufel  de  l'église  de    Notre-Dame,  jugeant  que  partout  ailleurs 

a  dépàt  serait  plus  aisément  caché  on  détourné  par  les  cures 

par  les  moines,  et  tomberait  infailliblement  dans  les  mams 

;u  qu'il  pouvait  arriver  que  le  bruit  de 

mon  manuscrit  jusques  sous  les  yeux  du 

e  que  j'avais  à  désirer  de  plus  favorable 


ui^  mes  ennemis,  au  li< 
celle  action  fit  parvenir 
";  ce  qui  était  tout  c 


é 


« 


232  HISTOIRE 

et  qui  ne  pouvait  jamais  arriver  en  m^  prenant  de  toute  autre 
far on. 

Tandis  quo  je  travaillais  à  transcrire  au  net  mon  écrit ,  je 
niéfHtais  sur  les  iiiovcns  iVexécuter  mon  projet,  ce  qui  nVtait 
pas  fort  facile ,  et  surtout  pour  un  homme  aussi  timiile  que  moi. 
Je  pensai  qu'un  samedi ,  ]our  auquel  toutes  les  semaines  on  va 
cltanter  devant  l'autel  de  Notre-Dame  un  motet ,  durant  le- 
quel le  chœur  reste  vide,  serait  le  jour  ou  j'aurais  le  plus  de  faci- 
lite d'y  entrer ,  d'arriver  jusqu'à  l'autel ,  et  d'y  placermon  dépôt, 
pour  combiner  plus  sûrement  ma  démarche ,  j'allai  plusieurs 
fois  de  loin  en  loin  examiner  Télat  des  choses,  et  la  disposition 
<ln  chœur  et  de  ses  avenues  ;  car  ce  que  j'avais  à  redouter  c'était 
d'ctre  retenu  au  passage  ,  sûr  que  dès-lors  mon  projet  était 
manque.  EnHu,  mon  manuscrit  étant  prêt ,  je  l'enveloppai  ,  et 
j'y  mis  la  suscription  suivante. 

DLPOT   nr.MIS    A   I.A   PROVIDENCE. 

«  Protecteur  des  opprimés ,  Dieu  de  justice  cl  de  vérité,  reçois 
>»  ce  dépôt  que  remet  sur  ton  autel ,  et  confie  à  ta  providence , 
)>  un  étranger  infortuné,  seul ,  sans  appui,  sans  défenseur  sur  la 
»  terre,  outragé,  moqué,  difl'amé,  trahi  de  toute  une  généra- 
»  tion  ,  chargé  depuis  (quinze  ans,  à  l'envi ,  de  traitemens  pires 
»  que  la  mort,  et  d'indignités  inouïes  jusqu'ici  parmi  les  humains, 
>«  sans  avoir  pu  jamais  en  apprendre  au  moms  la  cause.  Toute 
»  explication  nf  est  refusée  ,  toute  comniunicalion  m'tst  ôtée;  je 
)>  n'attends  plus  des  hommes  aigris  par  leur  propre  injustice, 
>►  (lu'affronts ,  mensonges  ,  et  trahisons.  Providence  éternelle , 
»  mon  seul  espoir  est  en  toi^  daigne  prendre  mon  dépôt  sous  ta 
>'  parde ,  et  le  faire  tomber  en  des  mains  jeunes  et  fidèles ,  qui  le 
>'  Iransnieltent  exempt  de  fraude  à  une  meilleure  génération; 
»  qu'elle  apprenne,  en  déplorant  mon  sort,  comment  fut  traité 
»  par  celle-ci  un  homme  sans  fiel  et  sans  fard  ,  ennemi  de  Tin- 
>»  justice,  mais  patient  à-1'endurer,  et  qui  jamais  n'a  fait,  ni 
»  voulu ,  ni  rennu  de  mal  à  personne.  Kul  n'a  droit ,  je  le  sais , 
"  dVspérer  un  miracle,  pas  mcMiie  l'innocence  opprimée  et  mécon- 
»•  nue.  Puisque  tout  doit  rentrer  dans  l'ordre  un  jour,  il  sufllt 
d'attendre.  Si  donc  mon  travail  est  perdu,  s'il  doit  être  livré 


>•  à  lues  ennemis,  et  par  eux  détruit  ou  dé/îsjuré ,  comme  cela 

>'  paraît  inévitable  ,  je  n'en  compterai  pas  moins  sur  ton  œuvre  , 

>»  quoique  j'en  ignore  l'heure  et  les  moyens,  et  après  avoir  fait  , 

>»  comme   je  l'ai  dû  ,  mes  elVorts  pour  y  concourir;   j'attends 

»  avec  confiance ,  je  me  repose  sur  ta  justice ,  et  lue  résigne  à  ta 

"  volonté,  n 

Au  verso  du  titre,  et  avant  la  première  page  ,  était  écrit  ce 
qui  suit. 

««  Qui  que  vous  soyez  ,  que  le  ciel  a  fait  l'arbitre  de  cet  écrit , 
>  (jiîflqre  u«iac;e  que  \ous  avez  résolu  d'en  faire  ,  et  quelque  opi- 
»  nion  que  vous  ayez  de  l'auteur,  cet  auteur  iufortuué  vous 


234  HISTOIRE 

méine  la  peine  de  lire  ce  long  écrit ,  cette  idée,  dis-je  ,  était  si 
folle,  que  je  m'étonnais  moi-même  d'avoir  pu  raVn  bercer  un 
moment.  Avais-je  pu  douter  que  quand  mc^ue  Téclat  de  cette 
démarche  aurait  fait  arriver  mon  dépôt  jusqu'à  la  cour ,  ce  ii*eùt 
été  que  pour  y  tomber,  non  dans  les  mains  du  roi ,  mais  dans 
celles  de  mes  plus  malins  persécuteurs  ou  de  leurs  amis ,  et  par 
conséquent  pour  être  ,  ou  tout-à-fait  supprimé  ,  ou  défiguré  se- 
lon leurs  vues,  pour  le  rendre  funeste  à  ma  mémoire?  Enfm  ,  le 
mauvais  succès  de  mon  projet ,  dontje  m'étais  si  fort  affecté ,  me 
parut,  à  force  d'y  réfléchir,  un  bienfait  du  ciel ,  qui  m'avait  em- 
pêché d'accomplir  un  dessein  si  contraire  à  mes  intérêts;  je  trou- 
vai que  c'était  un  grand  avantage  que  mon  manuscrit  me  fût 
reste  pour  en  disposer  plus  sagement ,  et  voici  l'usage  que  je  ré- 
solus d'en  faire. 

Je  venais  d'apprendre  qu'un  homme  de  lettres  de  ma  pins  an- 
cienne connaissance ,  avec  lequel  j'avais  eu  quelque  liaison ,  que 
je  n'avais  point  cessé  d'estimer ,  et  qui  passait  une  grande  partie 
de  l'année  à  la  campagne ,  était  à  Paris  depuis  peu  de  jours.  Je 
regardai  la  nouvelle  de  son  retour  comme  une  direction  de  la 
providence ,  qui  m'indiquait  le  vrai  dépositaire  de  mon  manus- 
crit. Cet  homme  était ,  il  est  vrai ,  philosophe  ,  auteur,  acadé- 
micien ,  et  d'une  province  dont  les  habitans  n'ont  pas  une  grande 
réputation  de  droiture  :  mais  que  faisaient  tous  ces  préjugés 
contre  un  point  aussi  bien  établi  que  sa  probité  l'était  dans  mon 
esprit  ?  L'exception ,  d'autant  plus  honorable  qu'elle  était  rare» 
lie  faisait  qu'augmenter  ma  confiance  en  lui  ;  et  quel  plus  digne 
instrument  le  ciel  pouvait-il  choisir  pour  son  œuvre,  que  la  main 
d'un  homme  vertueux? 

Je  me  détermine  donc;  je  cherche  sa  demeure  :  enfin  je  la 
trouve  ,  et  non  sans  peine.  Je  lui  porte  mon  manuscrit ,  et  je  le 
lui  remets  avec  un  transport  de  joie  ,  avec  un  battement  de  cceur 
qui  fut  peut-être  le  plus  digne  hommage  qu'un  mortel  ait  pa 
rendre  à  la  vertu.  Sans  savoir  encore  de  quoi  il  s'agissait ,  il  me 
dit  en  le  recevant  qu'il  ne  ferait  qu'un  bon  et  honnête  usage  de 
mon  dépôt.  L'opinion  que  j'avais  de  lui  me  rendait  cette  assu- 
rance très-superflue. 

(Quinze  jours  après  je  retourne  chez  lui,  fortement  persuadé 
que  le  moment  était  venu  oii  le  voile  de  ténèbres  qu'on  tient  de- 
puis vingt  ans  sur  mes  yeux  allait  tomber  ,  et  que,  de  manière 
ou  d'autre,  j'aurais  de  mon  dépositaire  des  éclaircissemens  qui 
me  paraissaient  devoir  nécessairement  suivre  de  la  lecture  de 
mon  manuscrit.  Rien  de  ce  que  j'avais  prévu  n'arriva.  II  me 
parla  de  cet  écrit ,  comme  il  m'aurait  parlé  d'un  ouvrage  de  lit- 
térature que  je  l'aurais  prié  d'examiner  pour  m'en  dire  son  sen- 
tiuiprit.  Il  me  parla  de  Iraiispo'îitions  à  faire  pour  donner  un 
meilleur  ordre  à  mes  matières  :  mais  il  ne  me  dit  rien  de  l'effet 
qu'avait  fait  sur  lui  mon  écrit ,  ni  de  ce  qu'il  pensait  de  l'auteur. 
Il  me  proposa  seulcinr-ii  de  faire  une  édition  correcte  de  me» 
cruvrcs,  en  me  demandant  pour  cela  mes  directions.  Cette  même 


DU  PRECEDENT  ECRIT. 

propoutîon  ipii  m'avait  été  faite  ,  et  même  aiec  opiniltrelé  par 

loui  ctax  ipR  m'onl  ralourc  ,  me  fit  peater  que  leurs  dtïptni- 

|]^^l^(•'.  les  lieBOM  étaient  Ici  inêioeï.  \ovant  entoile  que  ïapro- 

'  r-.r  me  pUiiali  point ,  il  offrit  de  me  rendre  mon  dépôt. 

iiFf  c«te  offre,  je  le  priai  »euteiiient  de  le  remettre  â 

I  plas  feone  que  lui ,   qui  pût  survivre  aaet ,  et  à  moi 

[■rrtrcuteurs  .  pour  pouvoir  le  publier  un  jour  i*os 

r  i.riti-  d  offenier  personne.   Il  s'attacha  singuliêreroenl  à  celte 

>riitcTe  idée ,  el  ii  m'a  paru  par  la  suscriptioa  qu'il  a  faite  pour 

!  enveloppe  du  pa()[iet ,  el  qu'il  m'a  commaDÎquée,  qu'il  portait 

1  ■!!»  tei  M>iii»  â  faire  en  sorte  ,  comme  je  l'en  ai  prié,  que  le  ma- 

:  Littrit  ne  fât  point  imprimé  ni  conna  avant  la  fin  du  siècle  pré~ 

fat.  <^aat  k  l'autre  partie  de  mon  intention  ,  qui  élail  qu'après 

r  terme  l'écrit  fol  ndèlement  imprimé  el  puolié,  j'ignore  ce 

<;ii'il  a  fait  pour  ta  remplir. 

Depuis  lors  j'ai  ceiîé  d'aller  chei  lui.  Il  m'a  fait  deux  ou  trois 
1  lile».  ave  nous  avons  eu  bien  de  la  peine  à  remplir  de  quelques 
lima  iodifleren»,  moi  n'ayant  pim  rien  à  lui  dire,  et  lui  ne  vou- 
lut me  rien  dire  du  tout' 

San*  porter  un  jugement  décisif  sur  mon  dépositaire,  je  sentis 
'j'ie  j'avaif  manqué  roon  but ,  et  que  vraisemcilablement  j'avais 
prdti  met  peines  et  mon  dépôt  :  mais  je  ne  perdis  point  encore 
courage.  Je  me  disque  mon  mauvais  succès  venailde  mon  mau- 
TCitCuoii;  qu'il  fallait  êlte  tien  aveugle  et  bien  prévenu  pour 
me  confier  à  un  Français,  trop  jalous  de  l'honneur  de  ta  nation 
pour  en  manifester  l'iniauitc  ;  à  un  homme  âgé,  trop  prudent , 
imp  circonspect ,  pour  s  échauffer  pour  ta  justice  et  pour  la  dé- 
ïevte  d'un  opprimé.  Quand  j'aarais  ctierclie  tout  ciprès  le  depo- 
iitaire  le  moins  propre  à  remplir  mes  vues,  je  n'aurais  pas  pu 
miriis  choisir.  C'est  donc  ma  faute  si  j'ai  mal  réussi;  mon  succès 
ne  dépend  que  d'un  meilleur  choix. 

Bercé  de  celle  nouvelle  espérance  je  me  remis  à  transcrire  et 
^nritrc  .lu  net  avec  une  nouvelle  ardeur  :  tandis  que  je  vaquais  à 
■  1-  tr.iv  jrl ,  lin  jeune  Anglais,  que  j'avais  eu  pour  voisin  à  Woot- 
iri  .  |i^-...  par  Paris,  revenant  d'Italie,  el  rae  vînt  voir.  Je  lis 
"111, n-  (mis  les  malheureux  qui  croient  voir,  dans  tout  ce  uni 
'nir  .,1  me.  une  expresse  direction  du  sort.  Je  me  dis  :  voilà  ledé- 
pi'iiiaire  que  la  providence  m'a  choisi  ;  c'est  elle  qui  me  l'envoie  ; 
r)le  n'a  rebuté  mon  choix  que  pour  m'auiener  au  sien.  Comment 
)ïai*-je  pu  ne  pas  voir  que  c'était  un  jeune  homme ,  un  étranger 
l'i'il  rae  fallait,  hors  du  tripot  des  auteurs  ,  loin  des  intrigans 
•11' ce  pays,  sans  intérêt  de  me  nuire,  el  sans  passion  contre  moi? 
loutcpla  me  parut  si  clair  que,  croyant  voir  le  doigt  de  Dieu 

Ilaus  cette  occasion  fortuite,  je  me  pressai  de  la  saisir.  Malheu- 
«atement  ma  nnuyetle  copie  n'était  pas  avancée  ;  mais  je  me 
Élat  de  lui  remettre  ce  qui  était  fait ,  renvoyant  à  l'année  pro- 
attne  à  lui  remettre  le  reste,  si,  comme  je  n'en  doutais  pas, 
■BDotir  de  la  vérilé  lui  donnait  le  ïële  de  revenir  le  chercher. 
Bïepuii  sou  départ,  de  nouvelles  réflexioas  ont  jt;lé  dans  mon 


21=56  HISTOIRE 

esprit  des  doulcs  sur  la  sagesse  de  tous  ces  clioîx  ;  je  ne  pouvaîf 
if^norer  que  depuis  long-temps  nul  ne  m'approche  qui  ne  soit 
expressément  envoyé  ,  et  que  me  confier  aux  gens  qui  mVntou- 
rent  c'est  me  livrer  à  mes  ennemis.  Pour  trouver  un  confident 
fidèle,  il  aurait  fallu  l'aller  chercher  loin  de  moi  parmi  ceux 
dont  je  ne  pouvais  approcher.  ]\lon  espe'rance  e'tait  clone  vainc  , 
toutes  mes  mesures  étaient  fausses  ,  tous  mes  soins  étaient  inu- 
tiles ,  et  je  devais  être  sûr  que  Tusapje  le  moins  criminel  que  ffr- 
rnieut  de  mon  dépôt  ceux  à  qui  je  l'allais  ainsi  confiant  serait  de 
l'anéantir. 

Cette  idée  me  sup^gcra  une  nouvelle  tentative  dont  j'attendis 
plus  d'effet.  Ce  fut  d'écrire  une  espèce  de  billet  circulaire  adressé 
à  la  nation  française  ,  d'en  faire  plusieurs  copies,  et  de  les  dis- 
tribuer aux  promenades  et  dans  les  rues  aux  inconnus  dont  la 
physionomie  me  plairait  le  plus.  Je  ne  manquai  pas  d'argumen- 
ter à  ma  manière  ordinaire  en  faveur  de  celle  nouvelle  résolu- 
tion. On  ne  me  laisse  de  communication  ,  me  disais-je  ,  qu'avec 
des  gens  aposiés  par  mes  persécuteurs.  Me  confier  à  quelqu'un 
<|ui  m'approche  n'est  autre  chose  que  me  confier  à  eux.  Du 
inoins  parmi  les  inconnus  il  s'en  peut  trouver  qui  soient  de  bonne 
foi  :  mais  quiconque  vient  chez  moi  n'y  vient  qu'à  mauvaise  in- 
tention ;  je  dois  être  sAr  de  cela. 

Je  fis  donc  mon  petit  écrit  en  forme  de  billet ,  et  j'eus  la  pa- 
tience d'en  tirer  un  grand  nombre  de  copies.  Mais,  pour  en 
faire  la  distribution  ,  j'éprouvai  un  obstacle  que  je  n'avais  pas 
prévu  ,  dans  le  refus  de  le  recevoir  par  ceux  à  qui  je  le  présen- 
tais. La  suscriptiôn  élait,  A  tout  Français  aimant  encore  la  jiis^ 
iice  et  la  vérité.  Je  n'imaginais  pas  que  ,  sur  cette  adresse,  au- 
cun l'osât  refuser  ;  presque  aucun  ne  Taccepla.  Tous  ,  après 
avoir  lu  l'adresse ,  me  déclarèrent ,  avec  une  ingénuité  qui  me 
fit  rire  au  milieu  de  ma  douleur  ,  qu'il  ne  s'adressait  pas  à  eux. 
Vous  avez  raison  ,  leur  disais-je  en  le  reprenant ,  je  vois  bien 
que  je  m'étais  trompé.  Voilà  la  seule  parole  franche  que  depuis 
quinze  ans  j'aie  obtenue  d'aucune  bouche  française. 

Kconduit  aussi  par  ce  côté  ,  je  ne  me  rebutai  pas  encore.  J'en- 
voyai des  copies  de  ce  billet  en  réponse  à  quel([nes  jetlres  d'in- 
connus qui  voulaient  à  toute  force  venir  chez  moi  ,  et  je  crus 
faire  merveilles  en  mettant  au  prix  d'une  réponse  décisive  à  ce 
même  billet  l'acquiescement  à  leur  fantaisie.  J'en  remis  deux  ou 
trois  autres  aux  personnes  qui  m'accostaient  ou  qui  me  venaient 
voir.  Mais  tout  cela  ne  produisit  que  des  réponses  amphigouri- 
ques et  normandes  qui  m'attestaient  dans  leurs  auteurs  une  faus- 
seté à  toute  épreuve. 

Ce  dernier  mauvais  succès ,  qui  devait  mettre  le  comble  \  mon 
désespoir,  ne  ni'alTecta  point  comme  les  pn'cédens.  En  m'apprc— 
nant  que  mon  sort  était  sans  ressource  ,  il  m'apprit  à  ne  plus 
lutter  contre  la  nécessité.  Vw  passage  de  l'Kmile  que  je  me  rap- 
pelai me  fit  rentrer  en  wioi-jucme  el  wi's  fil  trouver  ce  que 


DU  PRECEDENT  ÈrRIT.  23; 

pavais  clierclié  vainement  au  dcIiorN.  i^xwl  mal  t'a  fait  ce 
complot?  Que  l'a-t-il  ôtê  de  toi?  Quel  ineinbrc  l'a-l-il  mu- 
tilé/Quel  crime  t'a-l-i!  fait  coriimet Ire  .^  Tant  que  les  lioni^nes 
n'arracheront  pas  de  ma  poitrii-e  ^e  c  vur  quVlle  enferme,  pour 
J  substituer,  moi  vivant,  celui  d'un  zuaihouiiete  houuiie  ,  en 
quoi  pourront-ils  altérer ,  chaiïc;«*r,  dêUTÏorer  mon  être.*  IK  au- 
ront beau  faire  un  Jean-Jacqui'S  à  leur  mode  ,  Rousseau  restera 
toujours  le  inéme  en  dépit  d'eux. 

^*ai— je  donc  connu  la  vanité  de  Topinion  que  pour  me  re- 
mettre sous  son  joug  aux  dépens  de  la  paix  de  mou  a  me  et  du 
repos  de  mou  cxur.'  ^i  les  hommes  veulent  me  voir  autre  que 

}'e  ne  suis  ,  que  m'importe?  L'essence  de  mon  être  esl-clle  dans 
eurs  regards .'  S'ils  abusent  et  trompent  sur  mon  compte  les  ^p- 
nérations  suivantes,  que   m'importe  encore .' Je  n'y  serai  plus 
pour  être  victime  de  leur  erreur.  S'ils  empoisonnent  et  tournent 
a  mal  tout   ce  que  le  dé?ir  de  leur  bonheur  m'a   fait  dire  et 
dire  d'utile  ,  cVst  à  leur  dam  et  non  pas  au  mien.  EmportaTil 
avec  moi  le  témoignage  de  ma  conscience  ,  je  trouverai,  en  dépit 
d'eux,  le  dédomma. cernent  de  toutes  leur^  indignités.  S'ils  étaient 
dans  l'erreur  de  bu  une  foi  ,    je  pourrais  en  me  p!aip:nant  les 
plaindre  encore  et  gémir  sur  eux  et  sur  moi  ^  mais  quelle  erreur 
peut  excuser  un  systôme  aussi  exécrable  que  celui  qu'ils  suivent 
à  mon  égard  avec  un  ztle  impossible  à  qualifliT?  Quelle  erreur 
peut  faire  traiter  publiquement  en  scélérat  convaincu  le  mi'mc 
nomme  qu'on  empêche  avec  tant  de  soin  d'apprendre  au  moins 
de  quoi  on  l'accuse  ?  Dans  le  railînement  de  leur  barbane  ,  ils 
ont  trouvé  l'art  de  me  faire  soufVrir  une  longue  mort  en  me  te- 
nant enterré  tout  vif.  S'ils  trouvent  ce  traitement  doux ,  il  faut 
?u'îls  aient  des  âmes  de  fange;  s'ils  le  trouvent  aussi  cruel  qu'il 
est  y  les  Phalaris ,   les  Açathocle ,   ont   été    plus  débonnaires 
qn^eux.  J'ai  donc  eu  tort  d'espérer  les  ramener  en  leur  montrant 
qu'ils  se  trompent  ;  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  et  ,  (juand 
ils  se  tromperaient  sur  mon  compte  ,  ils  ne  peuvent  ignorer  leur 
propre  iniquité.  Ils  ne  sont  pas  injustes  et  méchans  envers  moi 
par  erreur,  mais  par  voîoiilé:  ils  le  sont  parce  qu'ils  veul<.Mit 
l'être,  et  ce  n'est  pas  à  leur  raison  qu'il  faudrait  parler,  c'est  à 
leurs  copurs  dépravés  par  la  haine.  Toutes  les  preuves  de  leur 
injustice  ne  feront  que  raugiucFiter  ;  elle  est  un  grief  de  plus 
qu^ils  ne  me  pardonneront  jamais. 

Mais  c'est  encore  plus  à  tort  que  je  me  suis  affecté  de  leurs  ou- 
trages au  point  d'en  tomber  dans  l'abattoinerit  et  presque  dans 
le  désespoir.  Comme  s'il  était  au  pouvoir  des  hommes  de  changer 
la  nature  des  choses  ,  et  de  m'ôler  les  cousolalions  dont  rien  ne 
peut  dépouiller  l'innocent  î  El  pourquoi  donc  est-il  nécessaire  à 
mon  bonheur  éternel  qu'ils  me  connaissent  et  me  rendent  jus- 
tice ?  Le  ciel  n'a-t-il  doFic  nul  autre  moyen  de  rendre  mon  ame 
lieurense  et  de  la  dédommager  des  maux  qu'ils  m'ont  fait  souf- 
frir injustement  ?  Quand  la  mort  m'aura  tiré  de  leurs  mains, 
saurai-je  el  m'inquiète  rai- je  de  savoir  ce  qui  se  pa:iie  encore  k 


23»  HISTOIRE 

mon  égSLvA  sur  la  terre?  A  l'instant  qne  la  barrière  de  l'ëtemit^ 
^'ouvrira  devant  moi ,  tout  ce  qui  est  en  deçà  disparaîtra  pour 
jamais ,  et  si  je  me  souviens  alors  de  l'existence  du  genre  hu- 
main ,  il  ne  sera  pour  moi  dès  cet  instant  même  que  comme 
n'existant  déjà  plus. 

J'ai  donc  pris  enfin  mon  parti  toùt-à-fait }  détaclié  de  tout  ce 
qui  tient  à  la  terre  et  des  insensés  jufi:cmens  des  hommes,  je  me 
résigne  à  être  à  jamais  défiguré  parmi  eux ,  sans  en  moins  comp- 
ter sur  le  prix  de  mon  innocence  et  de  ma  souflrance.  Ma  féli- 
cité doit  être  d'un  autre  ordre  ;  ce  n'est  plus  chez  eux  que  je  dois 
la  chercher,  et  il  n'est  pas  plus  en  leur  pouvoir  de  1  empêcher 
que  de  la  connaître.  Destiné  à  être  dans  cette  vie  la  proie  de 
1  erreur  et  du  mensonge  ,  j'attends  l'heure  de  ma  délivrance  et 
le  triomphe  de  la  vérité  sans  les  plus  chercher  parmi  les  mor- 
tels. Détaché  de  toute  alTection  terrestre  ,  et  délivré  même  de 
l'inquiétude  de  l'espérance  ici-bas  ,  je  ne  vois  phis  de  prise  par 
laquelle  ils  puissent  encore  troubler  le  repos  do  mon  cœur.  Je  ne 
réprimerai  jamais  le  premier  mouvement  d'indignation,  d'em- 
portement ,  de  colère  ,  et  même  je  n'y  tâche  plus^  mais  le  calme 
3ui  succède  à  cette  agitation  passagère  est  un  état  permanent 
ont  rien  ne  peut  plus  me  tirer. 

L'espérance  éteinte  étouffe  bien  le  désir  ,  mais  elle  n'anéantit 
pas  le  devoir  ,  et  je  veux  jusqu'à  la  fin  remplir  le  mien  dans  ma 
conduite  avec  les  hommes.  Je  suis  dispensé  désormais  de  vains 
efforts  pour  leur  faire  connaître  la  vérité  qu'ils  sont  déterminés 
à  rejeter  toujours  ,  mais  je  ne  le  suis  pas  de  leur  laisser  les 
moyens  d'j  revenir  autant  qu'il  dépend  ae  moi  ,  et  c'est  le  der- 
nier usage  qui  me  reste  à  taire  de  cet  écrit.  En  multiplier  in- 
cessamment les  copies ,  pour  les  déposer  ainsi  çà  et  là  dans  les 
mains  des  gens  qui  m'approchent  ,  serait  excéder  inutilement 
mes  forces  ;  et  je  ne  puis  raisonnablement  espérer  que  de  toutes 
ces  copies  ainsi  dispersées  une  seule  parvienne  entière  à  sa  des- 
tination. Je  vais  donc  me  borner  à  une  dont  j'offrirai  la  lecture 
à  ceux  de  ma  connaissance  que  je  croirai  les  moins  injustes  ,  les 
moins  prévenus ,  ou  qui ,  quoique  liés  avec  mes  persécuteurs  , 
me  paraîtront  avoir  néanmoins  encore  du  ressort  dans  Taine  et 
pouvoir  être  quelque  chose  par  eux-mêmes.  Tous ,  je  n'en  doute 
pas  ,  resteront  sourds  à  mes  raisons  ,  insensibles  -à  ma  destinée , 
aussi  cachés  et  faux  qu'auparavant.  C'est  un  parti  pris  univer- 
sellement et  sans  retour  ,  surtout  par  ceux  qui  m'approchent. 
Je  sais  tout  cela  d'avance  ,  et  je  ne  m'en  tiens  pas  moins  à  cette 
dernière  résolution,  parce  qu'elle  est  le  seul  moyen  qui  reste  en 
mon  pouvoir  de  concourir  à  l'œuvre  de  la  providence ,  et  d'y 
mettre  la  possibilité  qui  dépend   de  moi.  ISul  ne  m' écoutera, 
l'expérience  m'en  avertit  ;  mais  il  n'est  pas  impossible  qu'il  s'en 
trouve  un  qui  m'écoute  ,  et  il  est  désormais  impossible  que  le» 
yeux  des  hommes  s'ouvrent  d'eux-mêmes  à  la  vérité.  C  en  est 
assez  pour  m'imposer  l'obligation  de  la  tentative  ,  sans  en   es- 
pérer aucun  succès.  Si  je  me  contente  de  laisser  cet  écrit  après 


.    "1  I 

DU  PRÉCÉDENT  ÉCRIT. 


e  n'échappera  pas  aux  maîns  de  rapine  qui 
t  que  ma  dernière  heure  pour  tout  saisir  et  bnllc 
•.  Mais  si  parmi  cem  qui  m'auront  li 
I  cxnr  d'homme  , 


H  persécuteurs  auraient  pe 


du  leur  t 


trouvait  u 
esprit  vraiment  s 


e  ,  et  bientôt  la  vérité 


DCrait  »a\  jeux  du  public.  La  certitude  ,  si  ce  bonlieur  ii 
l'arrivé  ,  de  ne  pouvoir  m'y  tromper  un  moment  m'en— 
e  àce  nouvel  essai.  Je  sais  d'avance  quel  ton  Ions  pren- 
t  après  m'avoir  lu.  Ce  ton  sera  le  même  qu'auparavant, 
U  ,  patelin  ,  bénévole  ;  ils  me  plaindront  beaucoup  de  voir 
r  ce  qui  est  si  blanc  ,  car  ils  ont  tous  la  candeur  des  cygnes  : 
\t  ils  ne  comprendront  rien  à  tout  ce  (jue  j'ai  dit  là.  Ceus-là  , 
7t à  l'instant ,  ne  me  surprendront  point  du  tout,  et  me  TA- 
int  trêfr-peu.  Mais  si ,  contre  toute  attente,  il  s'en  trouve 
ne  mes  raisons  frappent  et  qui  commence  k  soupçonner  la 
' ,  je  ne  resterai  pas  un  moment  en  doute  sur  cet  elTet  ,  et 
B  signe  assuré  pour  le  distinguer  des  autres  quand  même  il 
poudrait  pas  s'ouvrir  à  mot.  C  est  de  celui-là  que  je  ferai  mon 
■itaire ,  sans  môme  examiner  si  je  dois  compter  sur  sa  pra> 
i  1  car  je  n'ai  besoiu  que  de  son  jugement  pour  l'intéresser  k 
e  fidèle.  Il  sentira  qu'en  suppriiaant  mon  dépôt  il  n'en  tire 
mn  avantage  ;  qu'en  le  livraul  à  uies  ennemis  U  ne  leur  livre 
e  qu'ils  ont  aéjï  ;  qu'il  ne  peut  par  conséquent  donner  un 
i  pris  à  cette  trahison  ,  ni  éviter  ,  tôt  ou  tard  ,  par  elle  le 
e  reproche  d'avoir  fait  une  vilaine  action  :  au  lieu  qu'en  gar- 
n  dépôt  il  reste  toujours  le  maître  de  le  supprimer  quand 
I  j  et  peut  un  jour  ,  si  des  révolutions  asseï  naturelles 
!Dt  les  dispositions  du  public ,  se  faire  un  honneur  inlîai 
r  de  ce  même  dépôt  un  grand  avantage  dont  il  se  prive 
^ICMcrifîanl.  S'il  sait  prévoir  et  s'il  peut  attendre  ,  il  doit,  en 
mt  bien  ,  in'être  lîdèle.  Je  dis  plus:  quand  même  le 
:  persisterait  dans  les  mêmes  dispositions  où  il  est  à  mon 
,  encore  un  mouvement  très-naturelle  portera-t-il ,  tôt 
ri  ,  à  désirer  de  savoir  au  moins  ce  que  Jean-Jacques  au- 
it  pu  dire  si  on  lui  eâl  laissé  la  liberté  de  parler.  Que  mon  de- 
ntaire se  montrant  leur  dise  alors  :  Vous  voulez  donc  savoir 
it  dit  ?  Eh  bien  I  le  voilà.  Sans  prendre  mon  parti , 
m  vouloir  défendre  ma  cause  ni  ma  mémoire  ,  il  peut ,  en  se 
impie  rapporteur  ,  et  restant  au  surplus,  s'il  peut, 
S  fopinion  de  tout  le  monde  ,  jeter  cependant  un  nouveau 
innr  le  caractère  de  l'homme  jugé  :  car  c'est  toujours  un  Irait 
■plus  à  son  portrait  de  savoir  comment  un  pareil  homme  osa 
T  de  lui-même. 

■s  lecteurs  je  trouve  cet  homme  sensé  disposé,  pour 
I  propre  avantage,  à  m'êire  fidèle  ,  je  suis  déterminé  k  lui 
ulemenl  cet  écrit ,  ii 
■s  mains  ,  et  dfsuuf 

I   destinée  ,   puisqu' 


:s  papiers  qui 
■  un  jour  de 
l'ils  contiennent  des 


lote* ,  àa  explications  ,  et  des  faits  que  nul  autre  que  i 


ne  pput  donner  ,  et  qui  sont  les  seules  clefs  de  beauconp  j*â 
nïgmcs  qui ,  sans  cela  ,  resteront  â  jamais  inexplicables 
Si  cet  homme  ne  se  trouve  point,  il  est  possible 
que  la  mémoire  de  celte  lecture  ,  restée  dans  l'espril 
qui  l'auront  faite  ,  réveille  un  jour  en  quelqu'un  d  eux  quelqtU 
sentiment  de  justice  et  de  commiscratioti ,  quand  ,  loug^teaipl 
après  ma  mort ,  le  délire  public  commencera  à  s'alTaiblir.  Alof^ 
ce  souvenir  peut  produire  en  son  .imc  quelque  heureux  eSêt  qW 
la  passion  qui  les  anime  arrête  de  mon  viraut ,  et  il  n'en  faut  pu 
davantoge  pour  commencer  l'œuvre  Je  la  providence.  Je  pro^ 
fîterai  donc  des  occasious  de  faire  connaître  cet  écrit  ,  s:  je  Id 
trouve,  sans  en  atlebdre  aucun  succès.  Si  je  trouve  un  déposM 
taire  que  j'en  puisse  raisonnablement  charger,  je  le  ferai ,  reer 
dant  néanmoins  mon  dépôt  comme  perdu  et  m  en  consolant  d' 
vance.  Sî  je  n'en  trouve  point,   comme  je  ni'v  attends,  je  G< 
linucrai  de  garder  ce  que  je  lui  aurais  remis,  jusqu'à  ce  qu'à 
mort,   s!  ce  n'est  plutôt ,  mes  persécuteurs  s'en  saisissent, 
destin  de  mes  papier»  ,  que  je  vois  inévitable  ,  ne  m'alarmeplat 
Quoi  que  fassent  les  hommes  ,  le  ciel  à  son  tour  fera 
J  en  ignore  le  temps  ,  les  moyens  ,  l'espèce.  Ce  que  j 
que  l'arbilre  suprême  est  puissant  et  juste  ,  que  mon 
nocente  ,  et  que  je  n'ai  pas  mérité  mon  sort,  Cela  is 
der  désormais  à  ina  destinée ,  ne  plus  m'ohstiner  à  lutter  conl 
elle  ,  laisser  mes  persécuteurs  disposer  a  leur  gré  de 
rester  leur  jouet  sans  aucune  résistance  du: 
vieux  et  tristes  jours ,  leur  abandonner  même  1' 
nom  et  ma  réputation  dans  l'avenir,  s'il  plait 
disposent,  sans  plus  m' affecter  de  rien ,  quoiqu'il  arrive;  c' 
ma  dernière  résolution.  Qi     '     '  "         '    '  ' 

ce  qu'ils  voudront  ;  après 
auront  beau  tourmenter  □; 


fassent  désormais  totil 
ijue  j'ai  i&  , 


npaiï 


e  ,  ils  ne  m'empi;cheront  pu 


COPIE 

Du  billet  circulaire  dont  il  est  parle  dans  Vôcrit  préc^t 


A  TOCT  TKÀnCkIS  AIH 


NCORE   LA  JUSTICE  ET  L&    \ 


J-  RANÇAis  !  nation  jadis  aimable  et  douce  ,  qn'étes-vous  devei 
Que  vous  Êtes  changés  pour  un  étranger  infortune ,  seul  ,  k  v 
merci ,  sans  appui ,  sans  défenseur ,  mais  qui  n'en  aurait  pai 
soin  cbeiun  peuple  juste;  pour  un  homme  sans  fard  et  sans  : 
li  de  l'injustice,  mais  patient  à  l'endurer ,  qui  jamais 
ni  voulu  )  ni  rendu  de  mal  Ix  personne,  et  qui,  depuî 


DU  PRÉCÉDENT  ÉCRIT.  24t 

qainie  ans ,  plongé,  traîné  par  vous  dans  la  fange  de  l'opprobrr 
et  de  la  dif&mation,  se  voit ,  se  sent  charger  à  l'en^i  d'indignité» 
inouïes  jusqu'ici  parmi  les  humains  ,  sans  avoir  pu  jamais  en  np-* 

S  rendre  au  moins  la  cause  !  C'est  donc  là  votre  franchise  ,  votre 
ouceur ,  votre  hospitalité  ?  Quittez  ce  vieux  nom  de  Francs  ; 
il  doit  trop  vous  faire  rougir.  Le  persécuteur  de  Job  aurait  pu 
beaucoup  apprendre  de. ceux  qui  vous  guident  dans  l'art  de  ren- 
dre un  mortel  malheureux.  Ils  vous  ont  persuadé  ,  je  vl^w  doute 
pas,  ils  vous  ont  prouve  même  ,  comme  cela  est  toujours  facilo 
en  se  cachant  de  l'accusé  ,  que  je  méritais  ces  traitemens  indi- 
gnes, pires  cent  fois  que  la  mort.  En  ce  cas  ,  je  dois  me  résigner; 
car  je  n'attends  ,  ni  ne  veux  d'eux  ,  ni  de  vous  ,  aucune  grâce  ; 
mais  ce  que  je  veux  et  qui  m'est  dA  tout  au  moins ,  après  un» 
condamnation  si  cruelle  et  si  infamante  ,  c'est  qu'on  m'apprenne 
enfin  quels  sont  mes  crimes ,  et  comment  et  par  qui  j'ai  e(e  jugé  ! 
Pourquoi  faut-il  qu'un  scandale  aussi  public  soit  pour  moi 
seul  un  mystère  impénétrable  !  A  quoi  bon  tant  de  machines  , 
de  ruses  ,  de  trahisons,  de  mensonges,  pour  cacher  au  coupable 
ses  crimes  ,  qu'il  doit  savoir  mieux  que  personne  s'il  est  vrai  quM 
\t%  ait  commis  ?  Que  si ,  pour  des  raisons  qui  me  passent ,  per- 
sistant à  m'ôter  un  droit  (i)  dont  on  n'a  privé  jamais  aucun  cri- 
minel ,  vous  avez  résolu  d'abreuver  le  reste  de  mes  tristes  jours 
d'angoisses,  de  dérision,  d'opprobres ,  sans  vouloir  que  je  sac-lie 
pourquoi,  sans  daigner  écouter  mes  griefs,  mes  raisons,  mes 
plaintes,  sans  me  permettre  même  de  parler  (2)  ;  j'élèverai  au 
ciel  ,  pour  toute  défense ,  un  cœur  sans  fraude ,  et  des  niain^ 
pures  de  tout  mal,  lui  demandant ,  non  ,  peuple  cruel ,  qu'il  me 
venge  et  vous  punisse,  (ah  I  qu'il  éloigne  de  vous  tout  malheur 
et  toute  erreur!)  mais  qu'il  ouvre  bientôt  à  ma  vieillesse  un 
meilleur  asile ,  oii  vos  outrages  ne  m'atteignent  plus. 

/*.  5.  Français ,  on  vous  tient  dans  un  délire  qui  ne  cessera 
pas  de  mon  vivant.  Mais  quand  je  n'y  serai  plus  ,  que  raccès  sent 
passé ,  et  que  votre  animosité  ,  cessant  d'être  attisée  ,  laissera 
l'équité  naturelle  parler  à  vos  cœurs  ,  vous  regardcre^^  mieux ,  je 

(1)  Quel  homme  de  bon  »eiis  croira  jn  ma  i.H  qu'il  ne  niis<ii  oriniitc  violai  ion 
de  la  loi  naturelle  et  du  droit  des  gens  pui!<s(.-  avoir  |joui-  |iririci{)e  une 
vertu?  S'il  est  p(;rmiiide  dépouiller  un  niorti^l  de  son  élai  d'iionirnc  ,  s:m 
ne  peut  être  qu'après  ^a^oir  jug»',  mnis  non  pjis  pour  !<•  )«>^«'r.  Je  \ois 
beaucoup  d'ardens  exccuieurs  ,  niuis  je  n'iii  pinut  apiit;.u  ^v.  juge.  Si  leU 
sont  les  préceptes  d'équilé  de  la  piiilo^opiii'-  uioderne,  nialliem,  sou>m's 
auspices^  au  faible  innocent  et  simple-,  honneur  et  gloire  aux  iulii><aT)<i 
cruel»  et  rusés. 

(a)  De  bonnes  raii>onA  doivent  toujours  être  éc<Mit<'('s ,  surtout  (io  l:i  pnrt 
d'un  accusé  qui  se  défend  ,  ou  d'un  opprinu'  qui  se  plaint;  et  si  je  n':ii  lii  ii 
de  aolide  à  dire,  que  ne  me  laisse- t-on  parie  r  eu  lil}erté?  C'est  ie  plus 
sûr  moyen  de  décrier  tout-.à-fail  ma  cniisr',  cl  dr  iusllfu'r  pleini-uK  ut 
mes  «ccusaleurs.  Mais,  tant  qu'on  m'enipt  clura  de  |)arler,  ou  qu'on  refu- 
sera de  m'enicndro  ,  i\\\\  pourra  jamais,  sans  trmérilé,  prononcer  que  je 
n'avais  fien  à  dire? 

7.  W> 


d4^      histoire  du  précédent  écrit,    . 

Vespëre ,  à  tous  les  faits,  dits,  écrits ,  que  l'on  m'attribue  en  se  ca- 
chant de  moi  très-soigneusement,  à  tout  ce  qu'on  vous  fait  croire 
de  mon  caractère ,  à  tout  ce  qu'on  vous  fait  faire  par  bonté  pour 
moi.  Vous  serez  alors  bien  surpris  ;  et ,  moins  contena  de  vous 
que  vous  ne  l'êtes,  vous  trouverez  ,  j'ose  vous  le  prédire ,  la  lec* 
ture  de  ce  billet  plus  intéressante  qu'elle  ne  peut  vous  paraître 
aujourd'hui.  Quand  enfin  ces  messieurs ,  couronnant  toutes  leurs 
bontés ,  auront  publié  la  vie  de  l'infortuné  qu'ils  auront  fait 
mourir  de  douleur  ,  cette  vie  impartiale  et  fidèle  qu'ils  préparent 
depuis  long-temps  avec  tant  de  secret  et  de  soin;  avant  que  d'à* 
jouter  foi  k  leur  dire  et  à  leurs  preuves  ,  vous  rechercherez ,  je 
m'assure  ,  la  source  de  tant  de  zèle  ,  le  motif  de  tant  de  peines , 
la  conduite  surtout  qu'ils  eurent  envers  moi  de  mon  vivaut.  Ces 
recherches  bien  faites ,  je  consens  ,  je  le  déclare  ,  puisque  vous 
voulez  me  juger  sans  m  entendre  ,  que  vous  jugiei  entre  eux  et 
moi  sur  leur  propre  pcoductioa. 


DISCOURS 

QUI    A  REMPORTÉ  LE  PRIX 
A  L'ACADÉMIE 

DE  DIJON, 

en  Tannée  lySo^ 

sur  cette  question  y  proposée  par  la  même  académie  : 

Si  le  rétablissement  des  Sciences  et  des  Arts  a  contribué 

à  épurer  les  mœurs. 


Bârbarus  bîc  ego  tam  qnia  non 
iiitelligor  illis.  OviJD. 


246  DISCOURS, 

on  Tanraît  le  moins  attendue.  Ce  fut  le  stnpide  musulman ,  ce 
fut  l'éternel  fléau  des  lettres ,  qui  les  fit  renaître  parmi  nous.  La 
chute  du  tr6ne  de  Constantin  porta  dans  l'Italie  les  débris  de 
l'ancienne  Grèce.  La  France  s  enrichit  à  son  tour  de  ces  pré- 
cieuses dépouilles.  Bientôt  les  sciences  suivirent  les  lettres  :  à  l'art 
d'écrire  se  joignit  l'art  de  penser;  gradation  qui  parait  étrange , 
et  qui  n'est  peut-être  que  trop  naturelle  :  et  l'on  commença  à 
srntir  le  principal  avantage  du  commerce  des  muses  ,  celui  de 
rendre  les  hommes  plus  sociables  en  leur  inspirant  le  désir  de  se 
plaire  les  uns  aux  autres  par  des  ouvrages  dignes  de  leur  appro- 
bation mutuelle. 

L'esprit  a  ses  besoins ,  ainsi  que  le  corps.  Ceux  -  ci  font  les 
fondemens  de  la  société  ,  les  autres  en  font  l'agrément.  Tandis 
que  le  gouvernement  et  les  lois  pourvoient  à  la  sûreté  et  au 
bien-être  des  hommes  assemblés ,  les  sciences ,  les  leltres  et  les 
arts,  moins  despotiques  et  plus  puissans  peut-être ,  étendent  des 
guirlandes  de  fleurs  sur  les  chaînes  de  fer  dont  ils  sont  chargés , 
étouifent  en  eux  le  sentiment  de  cette  liberté  originelle  pour  la- 
quelle ils  semblaient  être  nés ,  leur  font  aimer  leur  esclavage , 
et  en  forment  ce  qu'on  appelle  des  peuples  policés.  Le  besoin 
éleva  les  trônes  \  les  sciences  et  les  arts  les  ont  affermis.  Puis- 
sances de  la  terre ,  aimes  les  talens ,  et  protégez  ceux  qui  les 
cultivent  (i).  Peuples  policés,  cultivez-les  :  heureux  esclaves, 
vous  leur  devez  ce  goût  délicat  et  fin  dont  vous  vous  piquez  ; 
cette  douceur  de  caractère  et  cette  urbanité  de  mœurs  qui  ren- 
dent parmi  vous  le  commerce  si  liant  et  si  facile  ;  en  un  mot , 
les  apparences  de  toutes  les  vertus  sans  en  avoir  aucune. 

C'est  par  cette  sorte  de  politesse ,  d'autant  plus  aimable  qu'elle 
affecte  moins  de  se  montrer  ,  que  se  distinguèrent  autrefois 
Athènes  et  Rome  dans  les  jours  si  vantés  de  leur  magnificence  et 
de  leur  éclat  ;  c'est  par  elle ,  sans  doute ,  que  notre  siècle  et  notre 
nation  l'emporteront  sur  tous  les  temps  et  sur  tous  les  peuples. 
Un  ton  philosophe  sans  pédanterie ,  des  manières  naturelles  et 

Sourtant  prévenantes ,  également  éloignées  de  la  rusticité  tu* 
esque  et  de  la  pantomime  ultramontaine  :  voilà  les  fruits  du 
goût  acquis  par  de  bonnes  études  et  perfectionné  dans  le  com- 
merce du  monde. 

Qu'il  serait  doux  de  vivre  parmi  nous  ,  si  la  contenance  extc- 

(i)  Lm  princes  voient  touiours  avec  plaisir  le  goût  des  arts  a/^rcnbles 
et  des  superfluités ,  dont  Tcxportation  de  Targenl  ne  résulte  pas ,  s'étendra 
parmi  leurs  sujets:  car,  outre  qu'ils  les  nourrissent  ainsi  dans  cette  peti* 
tesse  d'ame  si  propre  à  la  servitude,  ils  savent  très-bien  que  tous  les 
l>esoius  que  le  pou  pie  se  donne  sont  autant  de  chaînes  dont  il  se  charge, 
Alexandre  voulant  maintenir  les  Ichtyophages  dans  sa  dépendance  les 
contraigait  de  renoncer  a  la  pécbc  ,  et  de  se  nourrir  des  alimens  com- 


bflsouEi  derieu? 


DISCOURS.  24^ 

rieure  était  toujours  l'image  des  dispositions  du  cœur ,  si  la 
décence  était  la  vertu  ,  si  nos  maximes  nous  servaient  de  règles  , 
sî  la  véritable  philosophie  était  inséparable  du  titre  de  philo* 
sophe  !  Mais  tant  de  qualités  vont  trop  rarement  ensemble  ,  et 
la  vertu  ne  marche  guère  en  si  grande  pompe.  La  richesse  de  la 
parure  peut  annoncer  un  homme  opulent ,  et  son  élégance  un 
nomme  de  goût  :  l'homme  sain  et  robuste  se  reconnaît  à  d'autres 
marques;  c'est  sous  l'habit  rustique  d'un  laboureur,  et  non  sous 
Ja  dorure  d'un  courtisan  ,  qu'on  trouvera  la  force  et  la  vigueur 
du  corps.  La  parure  n'est  pas  moins  étrangère  à  la  vertu  ,  qui 
est  la  force  et  la  vigueur  de  l'âme.  L'homme  de  bien  est  un 
athlète  qui  se  plaît  à  combattre  nu  :  il  méprise  tous  ces  vils  or- 
nemens  qui  généraient  l'usage  de  ses  forces ,  et  dont  la  plupart 
n'ont  été  inventés  que  pour  cacher  quelques  difformités. 

Avant  que-  l'art  eiit  façonné  nos  manières  et  appris  à  nos 
]wssions  à  parler  un  langage  apprêté ,  nos  mœurs  étaient  rus- 
tiques, mais  naturelles;  et  la  diUerence  des  procédés  annonçait, 
au  premier  coup  d'œil ,  celle  des  caractères.  La  nature  humaine , 
au  fond ,  n'était  pas  meilleure  ;  mais  les  hommes  trouvaient  leur 
sécurité  dans  la  facilité  de  se  pénétrer  réciproquement  ;  et  cet 
avantage ,  dont  nous  ne  sentons  plus  le  prix ,  leur  épargnait  bien 
des  vices. 

Aujourd'hui  oue  des  recherches  plus  subtiles  et  un  goikt  plus 
fin  ont  réduit  1  art  de  plaire  en  principes ,  il  règne  dans  nos 
mœurs  une  vile  et  trompeuse  uniformité,  et  tous  les  esprits  sem- 
blent avoir  été  jetés  dans  un  même  moule  :  sans  cesse  la  poli- 
tesse exige ,  la  bienséance  ordonne  ;  sans  cesse  on  suit  des  usages , 
jamais  son  propre  génie.  On  n'ose  plus  paraître  ce  qu'on  est; 
et ,  dans  cette  contrainte  perpétuelle.,  les  hommes  qui  forment 
ce  troupeau  qu'on  appelle  société  ,  placés  dans  les  mêmes  cir- 
constances ,  feront  tous  les  mêmes  choses  si  des  motifs  pluspuis- 
sans  ne  les  en  détournent.  On  ne  saura  donc  jamais  bien  à  qui 
Ton  a  affaire  :  il  faudra  donc  ,  pour  connaître  son  ami ,  attenare 
les  grandes  occasions ,  c'est-à-dire  attendre  qu'il  n'en  soit  plus 
temps ,  puisque  c'est  pour  ces  occasions  mêmes  qu'il  eût  étc  es- 
sentiel de  le  connaître. 

Quel  cortège  de  vices  n'accompagnera  point  cette  incertitude! 

Plus  d'amitiés  sincères  ;  plus  d'estime  réelle  ;  plus  de  confiance 

fondée.  Les  soupçons,  les  ombrages,  les  craintes,  la  froideur,  la 

réserve  ,  la  haine  ,  la  trahison  ,  se  cacheront  sans  cesse  sous  ce 

voile  uniforme  et  perfide  de  politesse  ,  sous  cette  urbanité  si 

I  *  vantée  que  nous  devons  aux  lumières  de  notre  siècle.  On  ne 

profanera  plus  par  des  ju remens  le  nom  du  maître  de  Foniven; 

mais  on  1  insultera  par  des  blasphèmes ,  sans  que  nos  oreillci 

f      scrupuleuses  en  soient  offensées.  On  ne  vantera  pas  son  propre 

^      mérite  ,  mais  on  rabaissera  celui  d'autrui.  On  n'outragera  point 

grossièrement  son  ennemi,  mais  on  le  calomniera  avec  adresse» 

Les  haines  nationales  s'éteindront ,  mais  ce  sera  avec  l'amour  de 

la  patrie.  A  l'ignorance  méprisée  on  substituera  un  dangereux 


« 


948  DISCOURS. 

pyrrhonisme.  Il  y  aura  des  excès  proscrits,  des  vices  dësbonorrs; 
mais  d'autres  seront  décorés  du  nom  de  vertus  ;  ii  faudra  ou  les 
avoir  ou  les  affecter.  "Vantera  qui  voudra  la  sobriété  des  sages 
du  temps;  je  n'y  vois,  pour  moi ,  qu'un  raflînement  d'intempé- 
rance autant  indigne  de  mon  éloge  que  leur  artificieuse  sim- 
plicité (i). 

Telle  est  la  pureté  que  nos  mœurs  ont  acquise  5  c'est  ainsi  que 
nous  sommes  devenus  gens  de  bien.  C'est  aux  lettres  ,  aux 
sciences  et  aux  arts ,  à  revendiquer  ce  qui  leur  appartient  dans 


iropeennes 

des  sciences  parmi  nous ,  sur  la  perfection  de  nos  arts ,  sur  la 
bienséance  de  nos  spectacles  ,  sur  la  politesse  de  nos  manières, 
sur  l'affabilité  de  nos  discours ,  sur  nos  démonstrations  perpé- 
tuelles de  bienveillance ,  et  sur  ce  concours  tumultueux  d'hommes 
de  tout  Sige  et  de  tout  état  qui  semblent  empressés  depuis  le  lever 
de  l'aurore  jusqu'au  coucher  du  soleil  à  s'obliger  réciproque- 
ment; c'est  que  cet  étranger  ,  dis-je,  devinerait  exactement  de 
nos  mœurs  le  contraire  de  ce  qu'elles  sont. 

Oii  il  n'y  a  nul  effet ,  il  n'y  a  point  de  cause  k  chercher  :  mais 
ici  l'effet  est  certain  ,  la  dépravation  réelle;  et  nos  âmes  se  sont 
corrompues  h  mesure  que  nos  sciences  et  nos  arts  se  sont  avancés 
^  la  perfection.  Dira-t-on  que  c'est  un  malheur  particulier  à 
notre  âge?  Non  ,  messieurs;  les  maux  causés  par  notre  vaine  cu- 
riosité sont  aussi  vieux  que  le  monde.  L'élévation  et  l'abaisse- 
ment journaliers  des  eaux  de  l'océan  n*ont  pas  été  plus  réguliè- 
rement assujettis  au  cours  de  l'astre  qui  nous  éclaire  durant  la 
nuit ,  que  le  sort  des  mœurs  et  de  la  probité  au  progrès  des 
sciences  et  des  arts.  On  a  vu  la  vertu  s'enfuir  à  mesure  que  leur 
lumière  s'élevnit  sur  notre  horizon ,  et  le  même  phénomène  s'est 
obser^'é  dans  tous  les  temps  et  dans  tons  1rs  lieux. 

Voyez  l'Egypte  ,  celte  première  école  de  Tunivers ,  ce  climat 
si  fertile  sous  un  ciel  d'airain  ,  cette  contrée  célèbre  d'oii  Sésos- 
tris  partit  autrefois  pour  conquérir  le  monde.  Klle  devient  la 
mère  de  la  philosophie  et  des  beaux-arts,  et,  bientôt  après  ,  la 
conquête  de  Canibyse  ,  puis  celle  des  Grecs,  des  Romains,  des 
Arabes  ,  et  enfin  des  Turcs. 

"Voyez  la  Grèce,  jadis  peuplée  de  héros  qui  vainquirent  deux 
fois  l'Asie  ,  l'une  devant  Troie ,  et  l'autre  dans  leurs  propres 
loyers.  Les  lettres  naissantes  n'avaient  point  porté  encore  la 
corruption  dans  les  cœurs  de  ses  habitans  ;  mais  le  progrès  des 
arts  ,  la  dissolution  des  mœurs  ,  et  le  joug  du  Macédonien  ,  se 
suivirent  de  près;  et  la  Grèce ,  toujours  savante  ,  toujours  volup- 

(1)  «  J'aime  y  dit  Montaigne  ,  à  contester  cl  discourir^  mais  c'est  avrc 
»  peu  d'hommes,  et  pour  moi.  Car  de  servir  de  spectacle  aux  grands  ,  ci 
»  faire  à  l'envi  parade  de  son  esprit  et  de  son  caquet ,  ie  trouve  que 
)>  c*cst  nn  métier  très-mcsséant  à  un  homme  d'honneur.  »  C'est  ci>hii  do 
lous  nos  beaux  esprits  ,  hors  un. 


DISCOURS.  249 

tueuse,  et  toujours  esclave  ,  nVpronva  plus  dans  ses  révolutions 
que  des  changenions  de  maîtres.  Toute  Téloquence  de  Démos- 
tlkène  ne  put  jamais  ranimer  un  corps  que  le  luxe  et  les  arts 
avaient  énervé. 

Cest  au  temps  des  Ennius  et  des  Térencc  que  Rome  ,  fondée 
par  an  pâtre  et  illustrée  par  des  laboureurs  ,  commence  à  dé- 
générer. Mais  après  les  0\'ide  ,  les  Catulle  ,  les  Martial ,  et  cette 
foule  d'auteurs  obscènes  dont  les  noms  seuls  alarment  la  pudeur, 
Rome ,  jadis  le  temple  de  la  vertu ,  devient  le  théâtre  du  crime, 
l'opprobre  des  nations  et  le  jouet  des  barbares.  Cette  capitale 
du  monde  tombe  enfin  sous  le  joug  qu'elle  avait  iuiposé  à  tant 
de  peuples  ,  et  le  jour  de  sa  chute  fut  la  veille  de  celui  oii  l'on 
donna  à  l'un  de  ses  citoyens  le  titre  d'arbitre  du  bon  goi\t. 

Que  dirai-je  de  cette  métropole  de  l'empire  d'Orient  qui  par 
sa  position  semblait  devoir  l'être  du  monde  entier ,  de  cet  asile 
des  sciences  et  des  arts  proscrits  du  roste  de  l'Europe,  plus  peut- 
être  par  sagesse  que  par  barbarie  ?  Tout  ce  que  la  débauche  et 
la  corruption  ont  de  plus  honteux  ;  les  trahisons  ,  les  assassinats 
et  les  poisons  de  plus  noir  ^  le  concours  de  tous  les  crimes  de 
plus  atroce  :  voilà  ce  qui  forme  le  tissu  de  l'histoire  de  Constan- 
tinople  'y  voilà  la  source  pure  d'oii  nous  sont  émanées  les  lu- 
mières dont  notre  siècle  se  glorifie. 

Mais  pourquoi  chercher  dans  des  temps  reculés  des  preuves 
d'une  vérité  dont  nous  avons  sous  nos  yeux  des  témoignages 
sabsistans  ?  Il  est  en  Asie  une  contrée  immense  oii  les  lettres 
honorées  conduisent  aux  premières  dignités  de  l'état.  Si  les 
KÎences  épuraient  les  mœurs  ,  si  elles  apprenaient  aux  hommes 
à  verser  leur  sang  pour  la  patrie  ,  si  elles  animaient  le  courage  . 
"  les  peuples  de  la  Chine  devraient  cire  sages  ,  libres  et  invincibles. 
I  Mais  s'il  n'y  a  point  de  vice  qui  ne  les  domine  ,  point  de  crime 
qui  ne  leur  soit  familier:  si  les  lumières  des  ministres,  ni  la 
prétendue  sagesse  des  lois  ,  ni  la  multitude  des  habitans  de  ce 
yaste  empire  ,  n'ont  pu  le  garantir  du  joug  du  Tarlare  ignorant 
et  grossier  ;  de  quoi  lui  ont  servi  tons  ses  savans?  Quel  fruit  a-t-il 
retiré  des  honneurs  dont  ils  sont  comblés  ?  serait-ce  d'être  peu- 
plé d'esclaves  et  de  méchans? 

Opposons  à  ces  tableaux  celui  des  monurs  du  petit  nombre  de 
peuples  qui ,  préservés  de  cette  contagion  des  vaincs  connais- 
sances, ont  par  leurs  vertus  fait  leur  propre  bonheur  et  rexcmpic 
des  autres  nations.  Tels  furent  les  premiers  Perses  :  nation  sin- 
gulière ,  chez  laquelle  on  apprenait  la  vertu  comme  chez  nous 
00  apprend  la  science  ,  qui  subjugua  l'Asie  avec  tant  de  facilité. 
et  qui  seule  a  eu  cette  gloire,  que  l'histoire  de  ses  institutions  ail 
passé  pour  un  roman  de  philosophie.  Tels  furent  les  Scythe-» . 
aont  on  nous  a  laissé  de  si  niagnihques  éloges.  Tels  les  Germains . 
dont  une  plume  lasse  de  tracer  les  crimes  et  les  noirceurs  d'un 
peuple  instruit ,  opulent  et  voluptueux  ,  se  soulageait  à  peindre 
h  simplicité,  Tinnocence  et  les  vertus.  Telle  avait  été  Rome, 
même  dans  les  temps  de  sa  pauvreté  et  de  son  ignorance.  Telle 


25o  DISCOURS. 

enfin  s*est  montrée  jusqu^à  nos  jours  cette  nation  rtistiqne  si 
vanlée  pour  son  courage  que  Tadversitc  n'a  pu  abattre ,  et  pour 
sa  fidélité  que  Texemple  n  a  pu  corrompre  (i). 

Ce  n'est  point  par  stupidité  que  ceux-ci  ont  préféré  d'autres 
exercices  à  ceux  de  j'espnt.  Us  n'ignoraient  pas  que  dans  d'au- 
tres contrées  des  hommes  oisifs  passaient  leur  vie  à  disputer  sur 
le  souverain  bien  ,  sur  le  vice  et  sur  la  vertu ,  et  que  d  orgueil- 
leux raisonneurs ,  se  donnant  à  eux-mêmes  lefi  plu^  grands 
éloges ,  confondaient  les  autres  peuples  sous  le  nom  méprisant 
de  barbares  ;  mais  ils  ont  considéré  leurs  mœurs  et  appris  à  dé— 
daigner  leur  doctrine  (2). 

Oublierais-je  que  ce  fut  dans  le  sein  même  de  la  <Trèce  qu'on 
vit  s'élever  cette  cité  aussi  célèbre  par  son  heureuse  ignorance 


Sparte ,  opprobi 

tandis  que  les  vices  conduits  par  les  beaux  arts  s'introduisaient 
ensemble  dans  Athènes  ,  tanais  qu'un  tyran  j  rassemblait  avec 
tant  de  soin  les  ouvrages  du  prince  des  poètes  y  tu  chassais  de  tes 
murs  les  arts  et  les  artistes  ,  les  sciences  et  les  savans  ! 

L'événement  marqua  cette  difl'érence.  Athènes  devint  le  séjour 
de  la  politesse  et  du  bon  goiU  ,  le  pays  des  orateurs  et  des  philo- 
sophes :  l'élégance  des  bâtimens  y  répondait  à  celle  du  langage  : 
on  v  voyait  de  toutes  parts  le  marbre  et  la  toile  animés  par  les 
mams  des  maîtres  les  plus  habiles  :  c'est  d'Athènes  que  sont  sortis 
ces  ouvrages  surprenans  qui  serviront  de  modèles  dans  tous  les 
Âges  corrompus.  Le  tableau  de  Lacédémone  est  moins  brillant. 
Là  y  disaient  les  autres  peuples,  les  hommes  naissent  vertueux  ^ 
et  Vair  même  du  pays  semole  inspirer  la  vertu.  Il  ne  nous  reste 
de  ses  habitans  que  la  mémoire  cle  leurs  actions  héroïques.  Dé 
tels  monumens  vaudraient-ils  moins  pour  nous  que  les  marbres 
curieux  qu'Athènes  nous  a  laissés? 

Quelques  sages  ,  il  est  vrai ,  ont  résisté  au  torrent  général ,  et 

Ti)  Ja  iroftc  parler  de  ces  nations  heureuses  qui  ne  connaissent  pas 
inêmc  de  nom  les  vicps  que  nous  avons  tant  de  peine  à  réprimer  ,  de  ces 
siuvagcs  (le  TAmérique  dont  Montaigne  ne  balance  point  à  préférer  la 
himple  cl  naturelle  police*  non-seulemenl  aux  lois  de  Plaloo  t  mais  même 
à  lontce  que  la  philosopliie  pourra  jamais  imaginer  de  plus  parfait  pour 
le  gou\enicment  des  peuples.  Il  en  cilc  quantilé  d'exemples  Trappans 
pour  qui  les  saurait  admirer  :  mais  quoi  1  dlL-il ,  ils  ne  portent  point  de 
chausses! 

(a)  De  bonne  foi,  qiron  me  dise  quelle  opinion  les  Athéniens  mémce 
devaient  avoir  de  l'éloquence,  quand  iln  Técarlerent  avec  tant  de  ai>in  de 
cctrihnual  intègre  des  jugcmens  duquel  les  dieux  mêmes  n'appelaient  pas. 


qu'ils  eussent  de  la  jurisprudence?  Ne  dirait-on  pas  qu'ils  ont  cru  répa- 
rer par  cp  8?ul  acte  tous  lei  maux  qu'ils  avaient  faits  à  ces  malheureux 
Indiens? 


DISCOURS.  a5i 

se  sont  garantis  da  yice  dans  le  séjour  des  muses.  Maïs ,  qu'on 
écoute  le  jugement  que  le  premier  et  le  plus  malheureux  d'entre 
eax  portait  des  savans  et  des  artistes  de  son  temps. 

«  J'ai  examiné ,  dit-il ,  les  poètes ,  et  je  les  regarde  comme 
»  des  gens  dont  le  talent  en  impose  à  eux-mcmcs  et  aux  autres, 
»  qui  se  donnent  pour  sages ,  qu'on  prend  pour  tels  ,  et  qui  ne 

•  sont  rien  moins. 
»  Des  poètes  ,  continue  Socrate  ,  j'ai  passé  aux  artistes.  Pcr- 

•  sonne  n'ignorait  plus  les  arts  que  moi  •  personne  n'était  plus 
»  convaincu  que  les  artistes  possédaient  de  fort  beaux  secrets. 

•  Cependant  je  me  suis  aperçu  que  leur  condition  n'est  pas  nieil- 

•  leare  que  celle  des  poètes,  et  qu'ils  sont ,  les  uns  et  les  autres, 

•  dans  le  même  préjugé.  Parce  que  les  plus  habiles  d'entre  eux 
■  excellent  dans  leur  partie ,  ils  se  regardent  comme  les  plus 
»  sages  des  hommes.  Cette  présomption  a  terni  tout-à-fait  leur 

<  »  savoir  à  mes  yeux  :  de  sorte  que ,  me  mettant  à  la  place  de 
»  l'oracle ,  et  me  demandant  ce  que  j'aimerais  le  mieux  être , 
»  ce  que  je  suis  ou  ce  qu'ils  sont ,  savoir  ce  qu'ils  ont  appris  ou 
»  stfvoir  que  je  ne  sais  rien ,  j'ai  répondu  à  moi-même  et  au 
»  dieu  :  Je  veux  rester  ce  que  je  suis. 

»  Nous  ne  savons  ,  ni  les  sophistes ,  ni  les  poêles  ,  ni  les  ora* 
*  leurs ,  ni  les  artistes  ,  ni  moi ,  ce  que  c'est  que  le  vrai .  le  bon 
»  et  le  beau.  Mais  il  y  a  entre  nous  cette  différence ,  que ,  quoique 
»  ces  gens  ne  sachent  rien  ,  tous  croient  savoir  quelque  chose  ; 
»  au  heu  que  moi ,  si  je  ne  sais  rien  ,  au  moins  je  n'en  suis  pas 
»  en  doute.  De  sorte  que  toute  cette  supériorité  de  sagesse  qui 
[*  >  m'est  accordée  par  l'oracle  se  réduit  seulement  à  être  bien 
•  »  convaincu  que  j  ignore  ce  que  je  ne  sais  pas.  m 
»  Voilà  donc  le  plus  sage  des  hommes  au  jugement  des  dieux  , 

€t  le^plus  savant  des  Athéniens  au  sentiment  de  la  Grèce  entière, 
Socrate  ,  faisant  l'éloge  de  l'ignorance  !  Croit-on  que  s'il  ressus- 
'  citait  parmi  nous  ,  nos  savans  et  nos  artistes  lui  feraient  changer 
d'avis  ?  Non ,  messieurs  :  cet  homme  juste  continuerait  de  nié- 
h    priser  nos  vaines  sciences  ^  il  n'aiderait  point  à  grossir  cette  foule 
oe  livres  dont  on  nous  inonde  de  toutes  parts,  et  ne  laisserait , 
comme  il  a  fait ,  pour  tout  précepte  à  ses  disciples  et  à  nos  ne- 
f  Tenx  y  que  l'exemple  et  la  mémoire  de  sa  vertu.  C'est  ainsi  qu'il 
f   est  beau  d'instruire  les  hommes. 

I        Socrate  avait  commencé  dans  Athènes  ,  le  vieux  Caton  conti- 
r  nua  dans  Rome  de  se  déchaîner  contre  ces  Grecs  artificieux  et 
1  anbtils  qui  séduisaient  la  vertu  et  amollissaient  le  courage  de 
'    ses  concitoyens.  Mais  les  sciences  ,  les  arts  et  la  dialectique  pré- 
i  Talorent  encore  :  Rome  se  remplit  de  philosophes  et  d'orateurs  ; 
P  on  négligea  la  discipline  militaire  ,  on  méprisa  l'agriculture,  on 
I  embrassa  des  sectes ,  et  Ton  oublia  la  patrie.  Au*  noms  sacrés 
>  de  liberté ,  de  désintéressement ,  d'obéissance  aux  lois  ,  succé- 
dèrent les  noms  d'Épicure ,  de  Zenon  ,  d'Arcésilas.  Depuis  que 
imê  satfans  ont  commencé  à  paraître  parmi  nous  ,  disaient  leurs 
■  propres  philo»ophes ,  lex  gens  de  I^ien  se  sont  éclipsés.  Jusqu'à- 


t 


!>r2  DISCOURS. 

lors  les  Iloiiiuiiis  s'étaient  contentés  de  pratiquer  la  vertus  tout 
fut  perdu  quand  ils  commencèrent  à  l'étudier. 

O  Fabricius!  qu'eût  peusé  votre  grande  ame,  si,  pour  votre 
malheur  ,  rappelé  à  la  yie  ,  vous  eussiez  vu  la  face  pompeuse  de 
cette  l\ouie  sauvée  par  votre  bras,  et  que  votre  nom  respec- 
table avait  plus  illustrée  que  toutes  ses  conquêtes?  u  Dieux  !  eu^- 
>»  sicz-vous  dit ,  que  sont  devenus  ces  toits  de  chaume  et  ces  foyers 


signifient  ces  statues,  ces  tableaux,  ces  édifices?  Insensés ,  qu'a- 
>•  vcz-vous  fait?  Vous,  les  maîtres  des  nations,  vous  vous  êtes 
»  rendus  les  esclaves  des  hommes  frivoles  que  vous  avez  vaincus! 
»  Ce  sont  des  rhéteurs  qui  vous  gouvernent!  C'est  pour  enrichir 
M  des  architectes,  des  peintres,  des  statuaires  et  des  histrions, 
»  que  vous  avez  arrosé  de  votre  sang  la  Grèce  et  l'Asie  !  Les  dé- 
»  pouilles  de  Carthage  sont  la  proie  d'un  joueur  de  flûte  !  B.o- 
»>  mains ,  hâtez-vous  de  renverser  ces  ampnithéâtres  ;  brisez  ces 
»  marbres ,  brûlez  ces  tableaux ,  chassez  ces  esclaves  qui  vous 
»  subjuguent,  et  dont  les  funestes  arts  vous  corrompent.  Que 
M  d'autres  mains  s'illustrent  par  de  vains  talens  ;  le  seul  talent 
»  digne  de  Ilome  est  celui  de  conquérir  le  monde  ,  et  d'y  Ctire 
M  régner  la  vertu.  Quand  Cynéas  prit  notre  sénat  pour  une  as- 
»  semblé^  de  rois ,  il  ne  fut  ébloui  ni  par  une  pompe  vaine  «  ni  . . 
>»  par  une  élégance  recherchée  ;  il  n'y  entendit  point  cette  élo—  ^ 
»  quence  frivole  ,  l'étude  et  le  charme  des  hommes  futiles.  Que 
n  vit  donc  Cynéas  de  si  majestueux?  O  citoyens!  il  vit  un  spec- 
»  tacle  que  ne  donneront  jamais  vos  richesses  ni  tous  vos  arts; 
»  le  plus  beau  spectacle  qui  ait  jamais  paru  sous  le  ciel;  l'assem- 
»  bloe  de  deux  cents  hommes  vertueux ,  dignes  de  commander 
»>  à  Rome,  et  de  gouverner  la  terre.  » 

Mais  franchissons  la  distance  des  lieux  et  des  temps ,  et  voyons 
ce  qui  s'est  passé  dans  nos  contrées  et  sous  nos  yeux  ;  ou  plutôt , 
<*cartons  des  peintures  odieuses  qui  blesseraient  notre  délicatesse  » 
et  épargnons*nous  la  peine  de  répéter  les  mêmes  choses  sous 
d'autres  noms.  Ce  n'est  point  en  vain  que  j'évoquais  les  mânes 
de  Fabricius  ;  et  qu'ai*je  fait  dire  à  ce  ^rand  homme  ,  Que  je 
n'eusse  pu  mettre  aans  la  bouche  de  Louis  XII  ou  de  Henri  iV? 
Parmi  nous ,  il  est  vrai ,  Socrate  n'eût  point  bu  la  ciguë;  mais  il 
eût  bu,  dans  une  coupe  encore  plus  anicre,  la  raillerie  insul- 
tante ,  et  le  mépris  pire  cent  fois  que  la  mort. 

Voilà  comment  le  luxe,  la  dissolution  et  l'esclavage  ont  été  de 
tout  temps  le  châtiment  des  efforts  orgueilleux  que  nous  avons 
faits  pour  sortir  de  l'heureuse  ignorance  oii  la  sagesse  éternelle  1 
nous  avait  p||^cés.  Le  voile  épais  dont  elle  a  couvert  toutes  ses  I 
opérations  semblait  nous  avertir  assez  qu'elle  ne  nous  a  point 
destinés  à  de  vaines  recherches.  Mais  est-il  quelqu'une  de  ses  le-  ^ 
^:ons  dont  nous  ayons  su  profiter,  ou  que  nous  ayons  négligée    , 
impunément?  Peuples ,  sachez  donc  une  fois  que  la  nature  a  voulu  ^ 


DISCOURS.  2.33 

vous  préserver  de  la  science  ,  comme  une  mère  arrache  une  arme 
dangereuse  des  mains  de  son  enfant  ;  que  tous  les  secrets  qu'elle 
vous  cache  sont  autant  de  maux  dont  elle  vous  garantit,  et  que 
la  peine  que  vous  trouvez  à  vous  instruire  n'est  pas  le  moindre  de 
ses  bienfaits.  Les  hommes  sont  pervers  ;  ils  seraient  pires  encore^ 
s'ils  avaient  eu  le  malheur  de  naître  sa  vans. 

Que  ces  réflexions  sont  humiliantes  pour  l'humanité  !  que 
notre  orgueil  en  doit  être  mortifié!  Quoi!  la  prohité  serait  fille 
de  l'ignorance?  la  science  et  la  vertu  seraipiit  incompatibles? 
Quelles  conséquences  ne  tirerait-on  point  de  ces  préjugés?  Mais  , 
pour  concilier  ces  contrariétés  apparentes ,  il  ne  faut  qu'exami- 
ner de  près  la  vanité  et  le  néant  de  ces  litres  orgueilleux  qui  nous 
éblouissent,  et  que  nous  donnons  si  gratuitement  aux  connais- 
sances humaines.  Considérons  donc  les  sciences  et  les  arts  en 
mx-mémes  :  voyons  ce  qui  doit  résulter  de  leur  progrès^  et  iv: 
balançons  plus  à  convenir  de  tous  les  points  oii  nos  raisonne- 
meos  se  trouveront  d'accord  avec  les  inductions  historiques. 


SECONDE    PARTIE. 


C'était  une  ancienne  tradition  passée  de  l'Egyp'tc  en  Giccp, 
qu'un  dieu  ennemi  du  repos  des  hommes  était  ['inventeur  des 
idences  (i).  Ouelle  opinion  fallait-il  donc  qu'eussent  d'elles  les 
Egyptiens  mêmes,  cbez  qui  elles  étaient  nées?  C'est  qu'ils 
Tovaient  de  près  les  sources  qui  les  avaient  produites.  En  efl'et  j 
i|  loit  qu'on  feuilleté  les  «innales  du  monde,  soit  qu'on  supplée  à  des 
dironiques  incertaines  par  des  recherches  philosophiques  ,  ou  ne 
trouvera  pas  aux  connaissances  humaines  une  origine  qui  ré- 
ponde à  l'idée  qu'on  aime  à  s'en  former.  L'astronomie  est  née  di^ 
U  superstition  ;  l'éloquence,  de  l'ambition,  delà  haine,  de  la 
iatterie,  du  mensonge;  la  géométrie ,  de  l'avarice  ;  la  physique  , 
d'une  vaine  curiosité  ;  toutes  ,  et  la  morale  même  ,  de  Torgueil 
lomain.  Les  sciences  et  les  arts  doivent  donc  leur  naissance  à  nos 
TÎces  :  nous  serions  moins  en  doute  sur  leurs  avantages  ,  s'ils  la 
devaient  à  nos  vertus. 

Le  défaut  de  leur  origine  ne  nous  est  que  trop  retracé  dans 


ai  guerres,  ni  conspirateurs?  Qui  voudrait,  en  unmot,  paiii 
lie  à  de  stériles  contemplations ,  si  chacun ,  ne  consultant 
les  devoirs  de  l'homme  et  les  besoins  de  la  nature ,  n'avi 


temps  que  pour  la  patrie,  pour  les  malheureux ,  et  pour 
Sommes-nous  donc  faits  pour  mourir  attachés  sur  les  bor 

(i)  On  voit  aisément  l'allégorie  de  la  Table  de  Promélbée;  et 
ymil  pM  que  let  Grecs, qui  TudI  cloué  sur  le  CaiicaiP,  en  pensassent 
filiu  Cavorablement  que  les  Égyptiens  de  leur  dieu  Tealhiit.  «  Le  Hii 
a  dit  une  ancienne  fable ,  voulut  baiser  et  embrasser  le  ieu  ,  la  pren 
a  foiaquMlc  vît;  mais  Promclheus  lui  cria  :  Satyre,  tu  pleureim. 
a  barbe  de  ton  meuton ,  car  il  brûle  quand  on  y  touche.  » 


«"l 


954  DISCOURS. 

puits  oîi  la  vérité  s'est  retirée? Celte  seule  réflexion  devrait  rebuter 
dès  les  premiers  pas  tout  liomuie  qui  cherclierait  sérieusement  à 
s'instruire  par  l'étude  de  la  philosophie. 

Que  de  aangers ,  que  de  lausses  routes  dans  l'investigation  des 
sciences  I  Par  combien  d'erreurs,  mille  fois  plus  dangereuses  que 
la  vérité  n'est  utile,  ne  faut-il  point  passer  pour  arriver  à  elle  ! 
Le  désavantage  est  visible  :  car  le  faux  est  susceptible  d'une  in* 
iinité  de  combinaisons^  mais  la  vérité  n'a  qu'une  manière  d'être. 
Qui  est-ce  d'ailleurs  qui  la  cherche  bien  sincèrement  ?  Même  avec 
la  meilleure  volonté,  à  quelles  marques  est -on  sûr  de  la  re- 
connaître.'' Dans  cette  foule  de  sentimcns  dilFérens ,  quel  sera 
notre  critérium  pour  en  bien  juger  (i }  ?  Et ,  ce  qui  est  le  plus  dif- 
ficile ,  si  par  bonheur  nous  la  trouvons  à  la  fin  ,  qui  de  nous  en 
saura  faire  un  bon  usngc? 

Si  nos  sciences  sont  vaines  dans  l'objet  qu'elles  se  proposent , 
elles  sont  encore  plus  dangereuses  par  les  effets  qu'elles  produisent. 
Nées  dans  l'oisiveté ,  elles  la  nourrissent  à  leur  tour  ;  et  la  perte 
irréparable  du  temps  est  le  premier  préjudice  qu'elles  causent 
nécessairement  à  la  société.  Ln politique  comme  en  morale,  c'est 
un  grand  mal*que  de  ne  point  f^ire  de  bicn^  et  tout  citoven  inu- 
tile peut  être  regardé  comme  un  homme  pernicieux.  Répondes* 
moi  donc ,  philosophes  illustres,  vous  par  qui  nous  savons  ea 
quelles  raisons  les  corps  s'attirent  dans  le  vide;  quels  sont,  dans 
les  révolutions  des  planètes,  les  rapports  des  aires  parcourues  en 
temps  ég;aux  \  quelles  courbes  ont  des  points  conjugués^  des  points 
d*iuiiexion  et  de  rebroussement;  comment  l'homme  voit  tout  en 
dieu  )  comment  Tame  et  le  corps  se  correspondent  sans  commu* 
iiication ,  ainsi  que  feraient  deux  horloges;  quels  astres  peuvent 
être  habités;  quelsinsectesse  reprod  uisent  d'une  manière  extraor- 
dinaire :  répondez-moi,  dis- je,  vous  de  qui  nous  avons  reçu 
tant  de  sublimes  connaissances  :  Quand  vous  ne  nou's  auriez  ja« 
mais  rien  appris  de  ces  choses,  en  serions-nous  moins  nombreux, 
moins  bien  gouvernés,  moins  redoutables,  moins  florissans,  ou 
plus  pervers:'  Revenez  donc  sur  l'importance  de  vos  produc- 
tions ;  et  si  les  travaux  des  plus  éclairés  de  nos  savanset  de  nos 
meilleurs  citoyens  nous  procurent  si  peu  d'utilité,  dites— nous 
ce  que  nous  aevous  penser  de  cette  foule  d'écrivains  obscurs 
et  de  lettrés  oisifs  qui  dévorent  en  pure  perte  la  substance  de 
l'état. 

Que  dis-je ,  oisifs  ?  et  plût  à  Dieu  qu'ils  le  fussent  en  effet  !  Les 
ni'j^urs  en  seraient  plus  saines  et  la  société  plus  paisible.  Mais  ces 
vains  et  futiles  décîamateurs  vont  de  tous  côtés,  armés  de  lenrs 
funestes  paradoxes  ,  sapant  les  fondemens  de  la  foi,  et  anéantis- 
sant la  vertu.  Ils  sourient  dédaigneusement  à  ces  vieux  mots  Je    à 

(1)  Moins  011  nait ,  plus  on  croit  savoir.  Ijos  pcri  pâté  tic  iens  doutaient*    4 
ils  de  rien?  0<*»carles  n'a-l-il  pas  construit  l'univers  avec  des  cubes  et  de» 
tourbillons?  Et  y  a-l-il  aiijonrdMiui  nié  nie  en  Europe  si  mince  physicien     ' 
()iii   nVxplique  liuidiineni   ce  profond   mystère  de  rélcctricité  qui  firra 
peut-être  à  juuiais  le  desespoir  des  vrais  phiiotophes? 


i 


DISCOURS.  255 

patrie  et  de  religion  ,  et  consacrent  leurs  talens  et  leur  pliilo- 
Sophie  à  détruire  et  avilir  tout  ce  i[u*il  y  a  de  sacré  parmi  les 
hommes.  Non  qu'au  fond  ils  haïssent  ni  la  vertu  ni  nos  dogiues  ; 
c'est  de  l'opinion  publique  qu'ils  sont  ennemis  :  et ,  pour  les 
ramener  aux  pieds  des  autels,  il  suilirait  de  les  reléguer  p.nrujî 
les  athées.  O  fureur  de  se  distinguer,  que  nepouvcz-vuus  point! 
C'est  un  grand  mal  que  l'abus  du  temps.  D'autres  maux  pires 
encore  suivent  les  lettres  et  les  arts.  Tel  est  le  luxe  ,  né  comme 
eux  de  l'oisiveté  et  de  la  vanité  des  hommes.  Le  luxe  va  rarement 
sans  les  sciences  et  les  arts  ,  et  jamais  ils  ne  vont  sans  lui.  Je  sais 
que  notre  philosophie,  toujours  féconde  en  maximes  singulières, 

{iréteud  ,  contre  l'expérience  de  tous  los  siècles,  que  le  luxe  fait 
asplendeur  des  états  :  mais,  après  avoir  oublié  la  nécessité  des 
lois  somptuaires ,  osera-t-ellc  nier  encore  que  les  bonnes  m'rurs 
ne  soient  essentielles  à  la  durée  des  empires ,  et  que  le  luxe  ne 
soit  diamétralement  opposé  aux  bonnes  mcrurs.'  Que  le  luxe  soit 
nn  ftigne  certain  des  richesses;  qu'il  serve  morne  si  l'on  veut  à  les 
lonltiplier  :  que  faudra-t-il  conclure  de  ce  paradoxe  si  digne 
d'être  né  de  nos  jours?  et  que  deviendra  la  vertu  ,  quand  il  fau- 
dra s'enrichir  à  quelque  prix  que  ce  soit?  Les  anciens  poliliunes 
parlaient  sans  cesse  de  mii^urset  de  vertu  ;  les  nôtres  ne  parlent 
^oe  de  commerce  et  d'argent.  L'un  vous  dira  qu'un  homme  vaut 
en  telle  contrée  la  somme  qu'on  le  vendrait  à  Alger  ;  nn  autre 
en  suivant  ce  calcul  trouvera  des  pays  oii  un  homuie  ne  yani 
rien  ,  et  d'autres  où  il  vaut  moins  que  rien.   Ils  évaluent  les 
hommes  comme  des  troupeaux  de  bétail.  Selon  eux,  un  homme 
ne  vaut  à  l'éf  at  que  la  consommation  qu'il  y  fait  ;  ainsi  un  Syba- 
rite aurait  bien  valu  trente  Lacédémoniens.  Qu'on  devine  donc 
laaueile  de  ces  deux  républiques,  de  Sparte  ou  de  Sybaris ,  fut 
subjuguée  par  une  poignée  de  paysans  ,  et  laquelle  lit  trcjubler 
r^ie. 

La    monarchie  de   Cyrus   a  été  conquise  avec  trente   mille 
kommes  par  un  prince  pins  pauvre  que  le  moindre  des  satrapes 
de  Perse j  et  les  Scythes,  le  plus  misérable  de  tous  les  peuples  , 
ont   résisté   aux  plus  puissaus  monarques  de   l'univers.   Deux 
laineuses  républiques  se  disputèrent  l'empire  du  monde  ;  Tune 
était  très-riche,  l'autre  n'avait  rien,  et  ce  fut  celle-ci  qui  détruî- 
dt  l'autre.  L'empire  rojnain  à   son  tour ,  après  avoir  englouti 
tontes   les  richesses  de  l'univers ,  fut  la  proie  de  gens  qui  ne 
savaient  pas  uiéme  ce  que  c'était  que  richesse.  Les  Francs  con-* 
foirent  les  Gaules,  les  Saxons  l'Angleterre,  sans  autres  trésors 
que  leur  bravoure  et  leur  pauvreté.  Une  troupe  de  pauvres  mor 
tagnards  «dont   toute  l'avidité  se  bornait  à  quelques  peaux  i 
moutons,  après  avoir  domté  la  fierté  autrichienne,  écrasa  cel 
^opulente  et  redoutable  maison  de  Bourgogne  qui  faisait  trem- 
Uerles  potentats  de  l'Europe.  Enfm  toute  la  puissance  et  toute 
la  sagesse  de  l'héritier  de  Charles-Quint,  soutenues  de  tous  les 
trésors  des  Indes ,  vinrent  se  briser  contre  une  poignée  de  pè-« 
^eurs  de  harengs.  Que  nos  politiques  daignent  suspendre  leurs 


256  DISCOURS. 

calculs  pour  réfléchir  k  ces  exemples  ,  et  qu'ils  apprennent  une 
lois  qu'on  a  de  tout  avec  de  l'argent ,  hormis  des  mœurs  et  des 
citoyens. 

De  quoi  s'agit-il  donc  précisément  dans  cette  question  du 
luxe?  De  savoir  lequel  importe  le  plus  aux  empires  d'être  bril- 
lans  et  momentanés ,  ou  vertueux  et  durables.  Je  dis  brillans  , 
mais  de  quel  éclat?  Le  goût  du  faste  ne  s'associe  guère  dans 
les  mêmes  âmes  avec  celui  de  l'honnête.  Non^  il  n'est  pas  pos- 
sible que  des  esprits  dégradés  par  une  multitude  de  soins  futiles 
s'élèvent  jamais  à  rien  de  grand;  et  quand  ils  en  juraient  1< 
force  ,  le  courage  leur  manquerait. 

Tout  artiste  veut  être  applaudi.  Les  éloges  de  ses  contempo- 
rains sont  la  partie  la  plus  précieuse  de  sa  récompense.  Que 
fera-t-il  donc  pour  les  obtenir,  s'il  a  le  malheur  d'être  né  chez 
un  peuple  et  dans  des  temps  où  les  savans  devenus  à  la  mode 
ont  mis  une  jeunesse  frivole  eu  état  de  douner  le  ton  ;  oii  les 
hommes  ont  sacrifié  leur  goût  aux  tyrans  de  leur  liberté  (i)  ;  où, 
l'un  des  sexes  n'osant  approuver  que  ce  qui  est  proportionné  à 
la  pusillanimité  de  l'autre ,  on  laisse  tomber  des  chefs-d'œavre 
de  poésie  dramatique,  et  des  prodiges  d'harmonie  sont  rebutés? 
Ce  qu'il  fera ,  messieurs  ?  Il  rabaissera  son  génie  au  niveau  de 
son  siècle ,  et  aimera  mieux  composer  des  ouvrages  communs 
qu'on  admire  pendant  sa  vie,  que  des  merveilles  qu'on  n'admi- 
rerait que  long-temps  après  sa  mort.  Dites-nous  ,  célèbre  Arouet, 
combien  vous  avez  sacrifié  de  beautés  mâles  et  fortes  à  notre 
fausse  délicatesse!  et  combien  l'esprit  de  la  galanterie,  si  fertile 
en  petites  choses  ,  vous  en  a  coûté  de  grandes! 

C'est  ainsi  que  la  dissolution  des  mœurs ,  suite  nécessaire  da 
luxe,  entraîne  à  son  tour  la  corruption  du  goût.  Que  si  par  ha- 
sard, entre  les  hommes  extraordinaires  par  leurs  talens  ,  il  s'en 
trouve  quelqu'un  qui  ait  de  la  fermeté  dans  Tame  et  qui  refuse 
de  se  prêter  au  génie  de  son  siècle  et  de  s'avilir  par  des  produc- 
tions puériles,  malheur  à  lui  !  Il  mourra  dans  l'indigence  et  dans 
l'oubli.  Que  n'est-ce  ici  un  pronostic  que  je  fais ,  et  non  une  ex- 
périence que  je  rapporte!  Carie  ,  Pierre  ,  le  moment  est  venu  où 
ce  pinceau ,  destine  à  augmenter  la  majesté  de  nos  temples  par 
des  images  sublimes  et  saintes,  tombera  de  vos  mains,  ou  sera 
prostitue  à  orner  de  peintures  lascives  les  panneaux  d'un  vis-à- 

(i)  Je  siiÎA  bien  éloigné  de  penser  que  cet  ascendant  des  femmes  soit 
un  mal  en  soi.  C'est  au  présent  que  leur  a  fait  la  nature  ,  pour  le  bon- 
heur du  genre  humain  :  mieux  dirigé,  il  pourrait  produire  autant  de 
bien  qu'il  fait  de  mal  aujourd'hui.  Ou  ne  sent  point  assez qnel»»avantag^s 
nailraient  dans  la  société  d'une  meilleure  éducation  donm'^e  à  cette  moitié 
du  gpnre  humain  qui  gouverne  l'autre.  Les  hommes  seront  touiiturs  ce 
qu'il  plaira  aux  femmes:  si  vous  voulez  donc  qu'ils  deviennent  grandi»  et 
vertueux,  apprenez  aux  femmes  ce  que  cVst  que  grandeur  d'amc  et  vertu. 
LiCS  reflexions  que  ce  sujet  fournit ,  et  que  Platon  a  faites  autrefois  ,  mé- 
riteraient fort  d*étre  mieux  développées  par  une  plume  digne  d'écrite 
d'après  nn  tel  inalire,  r\  de  défendre  une  si  grande  cau&e. 


DISCOURS.  îSy 

Sets  Praxitcles  et  des  PhiJiai;  toi ,  dontlei  an- 

mpluyc  le  cUeau  k  leur  faire  des  dieux  capables 

1  nos  ;cui  leur  idolitrie  ;  mimiutile  Pigalle  ,  ta  maîn 

a  à  mviiler  le  veulre  d'un  magot ,  ou  il  foudra  qu'elle 

'inwure  oisive. 

On  ne  ncut  rellechir  sur  les  mœurs ,  qu'on  ne  se  plaite  à  se 
.appeler  l'iinage  de  la  ïîmpticilé  des  premiers  temps.  C'est  ua 
i.MU  rivage,  paré  des  seules  mains  delà  nature,  vers  lequel  on 
urne  lu cessa ininent  les  yeu«  ,  et  dont  on  se  sent  éluigner  k  re- 
.pct.  Quand  les  tiomrDes  innocens  et  vertueui  aiuiaienl  k  avoir 
."  dieux  pour  témoins  de  leurs  actions ,  ils  habitaient  ensemble 
(o ut  1rs  mfitues  cabanes;  mais  bientôt  devenus  méchans,  ils  se 
huèrent  de  ces  incommodes  spectateurs  et  les  reléguèrent  dans 
de*  temples  magnifiques.  Ils  les  eu  cbassérenl  enfin  pour  s'y  éta- 
blir eux-mêmes ,  ou  du  moins  les  temples  des  dieux  ne  se  distin- 
gBCrentplus  des  maisons  des  citoyens.  Ce  fut  alors  le  comble 
àe  lit  dépravation  ;  et  les  vices  ne  lurent  jamais  poussés  plus  loin 
que  qnand  on  les  vit ,  pour  ainsi  dire  ,  soutenus  à  l'entrée  des 
palai*  des  grands  sur  des  colonnes  de  marbre  ,  et  gravés  sur  des 
cbapileaux  corinthiens. 

Tandis  que  tes  commodités  de  la  w  se  multiplient ,  que  les 
arts  Kf  perfectionnent ,  et  que  le  luxe  s'étend  ;  le  vrai  courage 
«'énerve,  les  vertus  militaires  s'évanouissent;  et  c'est  encore 
l'viiivr.ip;?  des  sciences  et  de  tous  ces  arts  qui  s'exercent  dans 
l'anil-rc  du  cabinet.  Quand  les  Coths  ravagèrent  la  Grèce,  toutes 
In  bibliothèques  ne  furent  sauvées  du  feu  que  par  cette  opinioa 
X'inée  par  l'uu  d'entre  eux  ,  qu'il  fallait  laisser  aux  ennemis  des 
neublrs  si  propres  h  les  détourner  de  l'exercice  militaire  et  à  les 
inuïcr  il  des  occupations  oisives  et  «.édcntaires.  Charles  VIU  se 
1  Jl  (uaitre  de  la  Toscane  et  du  royaume  de  Naples  snns  avoir 
presqtie  tiré  l'épée  ;  et  toute  sa  cour  attribua  cette  facilité  ines- 
nérce  â  ce  que  les  princes  et  la  noblesse  d'Italie  s'amusaient  plus 
à  te  rendre  ingénieux  et  savans ,  qu'ils  ne  s'exerçaient  à  devenir 
rigoureux  et  guerriers.  En  efl'et ,  dit  l'homme  de  sens  qui  rap- 
porte ces  deux  traits  ,  tous  les  exemples  nous  apprennent  qu'ea 
cette  marliale  police,  et  en  toutes  celles  qui  lui  sont  semblaLleSi 
P^tudc  des  sciences  est  bien  plus  propre  à  amollir  et  effé miner 
Im  courages  ,  qu'il  les  affermir  et  les  animer. 

I  /■-  K'iiuains  ont  avoué  que  la  vertu  militaire  s'était  éteinte 
ptriiii  eux  a  mesure  qu'ils  avaient  commencé  à  se  connaître  ea 
ubicjiix.en  gravures, en  vases  d'orfèvrerie,  et  à  cultiver  les 
I  beaux-arli  ;  et  comme  si  cette  contrée  fameuse  était  destinée  à 
[  wrvir  sans  cesse  d'exemple  aux  autres  peuples  ,  l'élévation  des 
L  Médtci»  et  le  rétablissement  des  lettres  ont  tait  tomber  derechef 
nR  pcut-^lre  pour  toujours  cette  réputation  guerrière  que  l'Ita- 
^H|Mn)blait  avoir  recouvrée  il  y  a  quelques  siècles. 
^^B>a  «ncienncs  républiques  de  la  Grèce,  avec  cette  sagesse  qui 
^^BUit  dans  U  plupart  de  leurs  institutions  ,  avaient  interdit 
^^pntn  citoyens  tous  ces  métiers  tranquilles  et  sédentaires  qui, 
^^p  aRkiiunt  et  corrompant  te  corps,  énervent  sitôt  la  vigueur  da 
■  7- 


-58  DISCOURS. 

Tame.  De  quel  œil ,  en  effet ,  jprense-t-on  que  puissent  envisager 
]a  faim  ,  la  soif,  les  fatigues  ,  les  dangers  et  la  mort ,  des  hommes 
que  le  moindre  besoin  accable,  et  que  la  moindre  peine  rebute? 
Avec  quel  courage  les  soldats  supporteront-ils  des  travaux  exces-^ 
sifs  donl  ils  n'ont  aucune  habitude?  Avec  quelle  ardeur  feront-^ 
ils  des  marches  forcées  sous  des  officiers  qui  n'ont  pas  même  Fa 
force  de  voyager  à  cheval?  Qu'on  ne  m'objecte  pomt  la  valeur 
renommée  de  tous  ces  modernes  guerriers  si  savamment  disci- 
plinés. On  me  vante  bien  leur  bravoure  en  un  jour  de  bataille  ; 
inais  on  ne  me  dit  point  comment  ils  supportent  Texcës  du  tra» 
vail ,  comment  ils  résistent  à  la  rigueur  des  saisons  et  aux  in- 
tempéries de  l'air.  11  ne  faut  qu'un  peu  de  soleil  ou  de  neige  ,  il 
ne  faut  que  la  privation  de  quelques  superfluités ,  pour  fondre 
et  détruire  en  peu  de  jours  la  meilleure  de  nos  armées.  Guerriers 
intrépides,  souffrez  une  fois  la  vérité  qu'il  vous  est  si  rare  dVn- 
tendre.  Yout  êtes  braves  ,  je  le  sais;  vous  eussiez  triomphé  avec 
Annibal  à  Cannes  et  à  Thrasymëne  ;  César  avec  vous  eût  patfé 
le  Rubicon  et  asservi  son  pays:  mais  ce  n^est  point  avec  vous 
que  le  premier  eût  traverse  les  Alpes ,  et  que  l'autre  eût  vafncu 
vos  aïeux. 

Les  combats  ne  font  pas  toujours  le  succès  de  la  guerre,  et  il 
est  pour  les  généraux  un  art  supérieur  à  celui  de  gagner  ides 
batailles.  Tel  court  au  fen  avec  mtrépidité  ,  qui  ne  laisse  pas 
d'être  un  très-mauvais  officier  :  dans  le  soldat  même,  on  peu 
plus  de  force  et  de  vigueur  serait  peut-être  plus  nécessaire  que 
tant  de  bravoure  qui  ne  le  garantit  pas  de  la  mort.  Et  qu'importe 
à  l'état  que  ses  troupes  périssent  par  la  fièvre  et  le  froid  ,  ou  par 
le  fer  de  Vcnnemi  ? 

Si  la  culture  des  sciences  est  nuisible  aux  qualités  guerrières  , 
elle  l'est  encore  plus  aux  qualités  morales.  C'est  dès  nos  pre^ 
mières  années  qu'une  éducation  insensée  orne  notre  esprit  etcoi^    i 
rompt  notre  jugement.  Je  vois  de  toutes  parts  des  établissement  A 
immenses ,  oii  1  on  élève  à  grands  frais  la  jeunesse  pour  lui  ap-  1 
prendre  toutes  choses  ,  excepté  ses  devoirs.  Vos  enfans  ignore» 
ront  leur  propre  langue ,  mais  ils  en  parleront  d'autres  qui 


posséderont 

autres  par  des  argumens  spécieux  :  mais  ces  mots  de  magnani- 
mité ,  a'équité  ,  de  tempérance ,  d'humanité  ,  de  courage ,  ils  ne 
sauront  ce  que  c'est*;  ce  doux  nom  de  patrie  ne  frappera  jamai 
leur  oreille  ;  et  s'ils  entendent  parler  de  Dieu  ,  ce  sera  moini 
pour  le  craindre  que  pour  en  avoir  peur  (i).  J'aimerais  autant , 
disait  un  sage  ,  que  mon  écolier  eût  passé  le  temps  dans  un  jen  ' 
de  paume ,  au  moins  le  coq)s  en  serait  plus  dispos.  Je  sais  qu'il  ' 
faut  occuper  les  enfans,  et  que  l'oisiveté  est  pour  eux  le  danger  b 
plus  à  craindre.  Que  faut-il  donc  qu'ils  apprennent  ?  Voilà  certes  '.] 

^^"^  Pcni,  pîiilotoplu 


DISCOURS.  2:9 

nne  belle  question  î  Qu'ils  a|inreiincnt  ce  qu'ils  doivent  faire 
étant  hommes  (i)j  et  non  ceqii  ils  doivent  oublier. 

Nos  jardins  sont  ornes  de  statues  et  nos  galeries  de  tableaux. 
Que  pcnsericz-vous  que  représentent  ces  chefs-d'œuvre  de  l'art 
exposés  à  l'admiration  publique?  les  défenseurs  de  la  patrie  7  ou 
ces  homines  plus  grands  encore  qui  l'ont  enrichie  par  leurs  ver- 
tas?  ^on.  Ce  sont  des  images  de  tous  les  égaremcns  du  cœur  et 
de  la  raison,  tirées  soigneusement  de  rancienne  mythologie  ,  et 
présentées  de  bonne  heure  à  la  curiosité  de  nos  enfans;  sans  doute 
afin  qu'ils  aient  sous  leurs  yeux  des  modèles  de  mauvaises  ac- 
tions ,  ayant  même  que  de  savoir  lire. 

D'oà  naissent  tous  ces  abus  ,  si  ce  n*est  de  l'inégalité  fu- 
aeste  introduite  entre  les  hommes  par  la  distinction  des  talens  et 
par  Tavilissement  des  vertus?  Voilà  l'effet  le  plus  évident  de 
tontes  nos  études  ,  et  la  plus  dangereuse  de  toutes  leurs  consé- 
quences. On  ne  demande  plus  d'un  homme  s*il  a  de  la  probité , 
mais  s'il  a  des  talens;  ni  d'un  livre  s'il  est  utile  ,  mais  s'il  est 
bien  écrit.  Les  récompenses  sont  prodiguées  au  bel-esprit ,  et  la 
vertu  reste  sans  honneurs.  11  y  a  mille  prix  pour  les  beaux  dis- 
cours, aucun  pour  les  belles  actions.  Qu'on  me  dise  cependant 

si  la  gloire  attachée  au  meilleur  des  discours  qui  seront  couron» 

• 

(1)  Telle  <^tait  réducalioii  deii  Spartiates ,  au  rapport  du  plus  grand  do 
lear»  ruîs.  C'est ,  dit  Montaigne  ,  rlioHO  digne  de  iiè:i.£raudc  cunsidérii- 
tion  ,  qaVn  cette  rxcellfnte  police  do  Lyciirgus,  et  a  la  véiitf'  niuii!>-- 
troeoifs  par  sa  perfectinn,  si  noij^iicuHe  ponrlani  de  la  iionrritura  des  rii<- 
Àns.  comme  de  sa  principale  charge ,  et  au  gite  ai<  me  dt'S  muiea,  il  s'y 
liirr  si  pen  mention  de  U  tlociriue:  comme  «i  celte  fiéii^ri-iise  )(Mlne»^o 
âédatgOADt  tout  autre  joug,  un  ait  dû  lui  fuuruir  •  au  lieu  de  iiot  maUri'i 
de  sciences  ,  seulement  des  maiires  dr  \aillauce  ,  prudence  et  justice. 
Voyons  inaiutenanl  comment  le  iii^me  auteur  parle  de»  anciens  Perses» 
>toa  ,  dît-il ,  raconte  que  le  fil»  ainr  d*-  leur  sure  ssion  rov:ile  êtail  sÎDsi 
irri»  Apr**a  sa  nainAance  ,  on  le  donnait,  non  h  des  femme<*imais  k  des 
ittuqnes  de  la  première  autorité  près  du  rt>i ,  :i  rsnse  de  leur  vc*rtu« 
s-ci  prenaient  charge  de  lui  rendre  le  corps  beau  et  sain,  et,  après 
KM  ans  ,  le  duisaicnt  à  monter  à  cheval  et  aller  â  la  cliSHse.  Quanti  il  etaik 
^rivé  ao  quatorzième,  iU  h*  déposaieni  entre  les  mains  de  quatre  :  Im 
ilaa  sage  ,  le  plus  juste ,  le  plus  temprrant,  le  plu»  vaillant  de  la  uatioiw 
lÎAp'evnier  lui  apprenait  In  religion;  le  si  coud  ,  à  être  toujours  Téri^ 
teUe;  le  tiers,  à  \aincre  «es  cupidités  ;  le  quart,  à  ne  rien  craindre  | 
Isas,  ajonterai-ie,  à  le  rendre  bon,  aucun  î\  le  rendre  sa^-anl. 

Astvage  ,  en  Xénophon  ,  demande  à  Cyi  us  compte  de  sa  dernière  leçov 
Ciel /dît-il,  qu'en  noire  école  un  grand  gaiçO'i  ayant  un  petit  aayi 
ijajM  À  Vun  de  ses  compagnons  de  plus  pctiic  tuille,el  lui  ôla  son  si 
[|ai  était  plus  grHiid.  N  Ire  iip-cepleur  m'ayanl  tait  juge  d>   ce  difTêreatk 
Kjageai  qu'il  fallail  laisser  le»  choses  en  cet  éial,  et  que  l'un  ei   l'aulrn 
lUaît  être  mieux   accommodé  en  ce  peint.  Sur  quoi  il  ne  >S)poatr| 

iséjnecr;  et. 


î'a^ais  raal  fait  ;  car  ie  m'flai*  arrêté  à  cnn-idérer  la  biensés 
liait  iirrmièremenr  avoir  pourvu  à  la  justice  ,  qui  roulait  < 
ut  forcé  en  ce  qui  lui  appart»'oai!  ;  et  dit  qu'il  en  fut  puni, 


et 

Uilait  |irrmièremenr  avoir  pourvu  à  la  justice  ,  qui  roulait  qae  nol^ 
fut  forcé  en  ce  qui  lui  appartenait  ;  et  dit  qu'il  en  fut  puni,  comiM 
I  nous  punit  en  no»  villages  pour  avoir  ooblié  le  premier  aorilla 
hr7«*  Mon  n'gent  me  ferait  nne  belle  harangue ,  in  gêm§n  à^ 
tQ ,  avant  qu'il  me  persuadât  que  son  école  vaot  celle-IA* 


:,.(>o  DISCOURS. 

nés  dans  cette  académie  est  comparable  au  mérite  d'en  avoir 

fondé  le  prix. 

Le  sage  ne  couil  point  après  la  fortune  ;  mais  il  n'est  pas  in- 
aensibie  à  la  gloire  ;  et  quand  il  la  voit  si  mal  distribuée ,  sa 
vertu,  qu'un  peu  d'émulation  aurait  animée  et  rendue  avanta- 
geuse à  la  société ,  tombe  en  langueur  ,  et  s'éteint  dans  la  mi- 
sère et  dans  l'oubli.  Voilà  ce  qu'à  la  longue  doit  produire  partout 
la  préférence  des  talens  agréaoles  sur  les  talens  utiles ,  et  ce  qae 
l'expérience  n'a  que  trop  confirmé  depuis  le  renouvellement  des 
sciences  et  des  arts.  Nous  avons  des  physiciens  ,  des  géomètres  , 
des  chimistes  ,  des  astronomes ,  des  poètes ,  des  musiciens ,  des 
peintres  :  nous  n'avons  plus  de  citoyens  ;  ou  ,  s'il  nous  en  reste 
encore ,  dispersés  dans  nos  campagnes  abandonnées  ,  ils  y  péris* 
sent  indigens  et  méprisés.  Tel  est  l'état  où  sont  réduits ,  tek  sont 
les  sentimens  qu'obtiennent  de  nous ,  ceux  qui  nous  donnent  da 
pain ,  et  qui  donnent  du  lait  à  nos  enfans. 

Je  l'avoue  cependant ,  le  mal  n'est  pas  aussi  grand  qn'îl  aurait 

Su  le  devenir.  La  prévoyance  étemelle ,  en  plaçant  à  côté  de 
iverses  plantes  nuisibles  des  simples  salutaires ,  et  dans  la  subs- 
tance de  plusieurs  animaux  maltaisans  le  remëde  à  leurs  bles- 
sures ,  a  enseigné  aux  souverains ,  qui  sont  ses  ministres,' à  imiter 
sa  sagesse.  C'est  à  son  eyemple  que  du  sein  même  des  sciences 
«t  des  arts ,  sources  de  mille  déreglemens ,  ce  grand  monarque 
dont  la  gloire  ne  fera  qu'acquérir  d'âge  en  âge  un  nouvel  éclat 
tira  ces  sociétés  célèbres  chargées  à  la  fois  du  dangereux  dépôt 
des  connaissances  humaines  et  du  dépôt  sacré  des  mœurs ,  par 
l'attention  qu'elles  ont  d'en  maintenir  chez  elles  toute  la  pareté, 
et  de  l'exiger  dans  les  membres  qu'elles  reçoivent. 

Ces  sages  institutions  ,  affermies  par  son  auguste  successeur , 
et  imitées  par  tous  les  rois  de  l'Europe  ,  sen^'ront  du  moins  de 
frein  aux  gens  de  lettres ,  qui ,  tous  ,  aspirant  à  l'honneur  d'étrt  1 
admis  dans  les  académies ,  veilleront  sur  eux-mêmes ,  et  tâche*  ' 
ront  de  s'en  rendre  dignes  par  des  ouvrages  utiles  et  des  mœurs 
irréprochables.  Celles  de  ces  compagnies  qui  pour  les  prix  dont 
elles  honorent  le  mérite  littéraire  feront  un  choix  de  sujets  pro- 
pres à  ranimer  l'amour  de  la  vertu  dans  les  cœurs  des  citoyens , 
montreront  qne  cet  amour  règne  parmi  elles  ,  et  douneront  aux 
peuples  ce  plaisir  si  rare  et  si  doux  de  voir  des  sociétés  savantes 
se  dévouer  à  verser  sur  le  genre  humain  non-seulement  des  lu- 
miëres  agréables ,  mais  aussi  des  instructions  salutaires. 

Qu'on  ne  m'oppose  donc  point  une  objection  qui  n'est  pour 
moi  qu'une  nouvelle  preuve.  Tant  de  soins  ne  montrent  que  trop 
la  nécessité  de  les  prendre ,  et  l'on  ne  cherche  point  des  remèdes 
à  des  oaaux  qui  n'existent  pas.  Pourquoi  faut-il  que  ceux-ci  por- 
tent encore  par  leur  insiimsance  le  caractère  des  remèdes  ordi* 
naires?  Tant  d'élablissemcns  faits  à  l'avantaee  des  savans  n'en 
sont  que  plus  capables  d'en  imposer  sur  les  objets  des  sciences  , 
et  de  tourner  \ea  esprits  à  leur  culture.  Il  semble  ,  aux  précau- 
tions qu'où  prend  y  qu'on  ait  trop  de  laboureurs  et  qu'on  craigne 


i 


DISCOURS.  aSt 

ie  man^ner  ie  philosophes.  Je  ne  veux  point  hasarder  ici  une 
comparaison  de  l'agriculture  et  de  la  philosophie  :  on  ne  la 
supporterait  pas.  Je  demanderai  seulement  :  Qu'est-ce  que  la 
philosophie?  Que  contiennent  les  écrits  des  philosophes  les  plus 
connus/  Quelles  sont  les  leçons  de  ces  amis  de  la  sagesse  ?  A  les 
entendre ,  ne  les  prendrait-on  pas  pour  une  troupe  de  charlatans 
criant  chacun  de  son  coté  sur  une  place  puhlique  :  Venez  à  moi , 
c*est  moi  seul  qui  ne  trompe  point?  L'un  prétend  quM  n*y  a  point 
de  corps,  et  que  tout  est  en  représentation;  l'autre  ,  qu^il  n'y  a 
rl'autre  substance  que  la  matière  ,  ni  d'autre  dieu  que  le  monde. 
()elui-ci  avance  qu'il  n'y  a  ni  vertus  ni  vices ,  et  que  le  bien  et 
le  mal  moral  sont  des  chimères  ;  celui-là ,  que  les  nommes  sont 
des  loups  et  peuvent  se  dévorer  en  sûreté  de  conscience.  O  grands, 
philosophes  !  que  ne  réservez-vous  pour  vos  amis  et  pour  vos  en- 
lans  ces  leçons  profitables?  vous  en  recevriez  bientôt  le  prix  ,  çt 
nous  ne  craindrions  pas  de  trouver  dans  les  nôtres  quelqu'un  de 
vos  sectateurs. 

Voilà  donc  les  hommes  merveilleux  k  qui  Testirae  de  leurs 
contemporains  a  été  prodiguée  pendant  leur  vie ,  et  l'immorta- 
lité réservée  après  letir  trépas  !  Voilà  les  sages  maximes  que  nous 
avons  reçues  aenx  et  que  nous  transmettrons  d'âge  en  âge  à  nos 
descendans  !  Le  paganisme  ,  livré  k  tous  les  égaremens  de  la  rai-*,^ 
son  humaine  ,  a-t-il  laissé  à  la  postAîté  rien  qu'on  puisse  com—  ^; 
parer  aux  monumens  honteux  que  lui  a  préparés  l'imprimerie  , 
sous  le  règne  de  l'évangile  ?  Les  écrits  impies  des  Leucippe  et  de*  • 
Diagoras  sont  péris  avec  eux  ;  on  n'avait  point  encore  inventé 
Fart  d'éterniser  les  extravagances  de  l'esprit  humain  :  mais,  grâce 
aux  caractères  typographiques  (  i  )  et  à  Tusage  que  nous  en  fai- 
sons ,  las  dangereuses  rêveries  des  Hobbes  et  des  Spinosa  reste- 
roift  à  jamais.  Allez  ,  écrits  célèbres  dont  l'ignorance  et  la  rus- 


(•)  A  couiidérer  les  dcsordref  aiTrenx  q^ie  rimprimorie  a  déjà  camés 
en  Europe  y  à  juger  de  l'avenir  par  le  progrès  quo  le  mal  fait  d'un  jour 
4  l'autre,  oi>  peut  provoir  aiâémeiit  que  les  souverains  ne  tarderont  pan  à 
se  doDuer  autant  de  soins  pour  Imnnir  cet  art  lerrible  de  leurs  éiats, 
qo^îls  en  ont  pris  pour  l'y  introduire.  Le  sultan  Aclimel,  cédant  aux 
ini portail î tés  de  quelques  prétendus  gens  do  goût,  avail  consenti  dVlablir 
une  imprimerie  à  Conslanlinople  •  maïs  à  peine  la  presse  fut-elle  en  train. 


olhèque  contiennent  des  choses  opposées 
Tais,  et  il  faut  les  brûler  ;  s'ils  ne  conlicnnent  que  la  doctrine  de  l'alco- 
nn,  brûlez-les  encore  ,  ils  sont  superflus.  Nos  savans  ont  cite  ce  raison- 
nement comme  le  comble  de  Talihuniité.  Cependant ,  supt>o«ezOréj;oirr-. 
le-grand  à  la  place  d'Om;>r  ,  et  Tàvangilc  à  la  plac«  do  Talcoran  ,  la  biblio- 
tliêque  aurait  encore  été  brûlée ,  et  ce  serait  peul-clre  le  plus  beau  trait 
de  la  vie  de  cet  illustre  puutife. 


262  DISCOURS. 

semble  aux  siècles  à  venir  une  histoire  fidèle  du  progrès  et  des 
avantages  de  nos  sciences  et  de  nos  arts.  S'ils  vous  lisent ,  vous 
ne  leur  laisserez  aucune  perplexité  sur  la  question  que  nous  agi- 


qui 
les  esprits ,  délivre-nous  âes  lumières  et  des  funestes  arts  de 
nos  pères  ;  et  rends-nous  l'ignorance  ,  l'innocence. et  la  pau- 
»  vrete ,  les  seuls  biens  qui  puissent  faire  notre  bonheur  et  qui 
M  soient  précieux  devant  toi.  » 
K  Mais  si  le  progrès  des  sciences  et  des  arts  n'a  rien  ajouté  a  no- 
I  tre  véritable  félicité;  s'il  a  corrompu  nos  mœurs,  et  si  la  cor- 
ruption des  mœurs  a  porté  atteinte  à  la  pureté  du  goût ,  que 
penserons-nous  de  cette  foule  d'auteurs  élémentaires  qui  ont 
^arté  du  temple  des  muses  les  difficultés  qui  défendaient  son 
abord  ,  et  que  la  nature  y  avait  répandues  comme  une  épreuve 
des  forces  de  ceux  qui  seraient  tentés  de  savoir?  Que  penserons- 
nous  de  ces  compilateurs  d'ouvrages  qui  ont  indiscrètement  brisé 
la  porte  des  sciences  et  introduit  dans  leur  sanctuaire  une  popu- 
lace indigne  d'en  approcher  ,  tandis  ^u'il  serait  à  souhaiter  qne 
tous  ceux  qui  ne  pouvaient  avancer  lom  dans  la  carrière  des  let- 
tres eussent  été  rebutés  dès  l'entrée  ,  et  se  fussent  jetés  dans  des 
arts  utiles  à  la  société  ?  Tel  iqni  sera  toute  sa  vie  un  mauvais  ver- 
sificateur, un  géomètre  subalterne,  serait  peut-être  devenu  un 
4  grand  fabricateur  d'étofies.  Il  n'a  point  fallu  de  maîtres  à  ceux 

Îue  la  nature  destinait  à  faire  des  disciples.  Les  Yerulam ,  les 
lescartes ,  et  les  Newton  ,  ces  précepteurs  du  eenre  humain  , 
n'en  ont  point  en  eux-mêmes  ;  et  quels  guides  les  eussent  con- 
duits jusqu'oii  leur  vaste  génie  les  a  portés?  Des  maîtres  ordi- 
naires n'auraient  pu  que  rétrécir  leur  entendement  en  le  resser- 
rant dans  l'étroite  capacité  du  leur.  C'est  par  les  premiers  obs- 
tacles qu'ils  ont  appris  à  faire  des  efforts,  et  qu'ils  se  sont  exercés 
k  franchir  l'espace  immense  qu'ils  ont  parcouru.  S'il  faut  per- 
mettre k  quelques  hommes  de  se  livrer  k  l'étude  des  sciences  et 
des  arts ,  ce  nVst  qu'à  ceux  qui  se  sentiront  la  force  de  marcher 
seuls  sur  leurs  traces  ,  et  de  les  devancer  :  c'est  à  ce  petit  nombre 
qu'il  appartient  d'élever  des  raonumens  à  la  gloire  de  l'esprit  hu- 
main. Mais  si  l'on  veut  que  rien  ne  soit  au-dessus  de  leur  cénie  , 
il  faut  que  rien  ne  soit  au-dessus  de  leurs  espérances  ;  voilà  l'u- 
nique encouragement  dont  ils  ont  besoin.  L'ame  se  proportionne 
insensiblement  aux  objets  qui  l'occupent,  et  ce  sont  les  grandes 
occasions  qui  font  les  grands  hommes.  Le  prince  de  l'éloquence 
fut  consul  de  Rome;  et  le  plus  grand  peut-être  des  philosophes, 
chancelier  d'Angleterre.  Croit-on  qne  si  l'un  n'eût  occupé  qu'une 
chaire  dans  quelque  université ,  et  que  l'autre  n'eût  obtenu  qu'une 
znodiqne  pension  d'académie;  croit-on,  dis-je ,  que  leurs  ouvra- 

fes  ne  se  sentiraient  pas  de  leur  état?  Que  les  rois  ne  dédaignent 
onc  pas  d'admettre  dans  leurs  conseils  les  gens  les  plus  capables 
de  les  bien  conseiller;  qu'ils  renoncent  à  ce  vieux  préjuge  ia- 


DISCOURS.  7G3 

venté  par  roimeil  des  grands ,  que  l'art  de  conduire  les  peuples 
est  pins  difficile  que  celui  de  les  éclairer  ;  comme  s'il  était  plus 
aise  d'engager  les  hommes  à  bien  faire  de  leur  bon  gré,  que  de 
ks  j  contraindre  par  la  force  :  que  les  savaos  du  premier  ordre 
tronvent  dans  leurs  cours  d'honorables  asilesi  qu'ils  y  obtieaaent 
la  seule  récompense  digne  d'eux ,  celle  d#contribuer  paHf eur 
crédit  au  bonheur  des  peuples  à  qui  ils  auront  enseigné  la  sa- 
gesse :  c'est  alors  seulement  qu'on  verra  ce  que  peuvent  la  vertu , 
la  science  et  l'autorité  animées  d'une  noble  émulation,  et  travail- 
lant de  concert  à  la  félicité  du  genre  humain.  Mais  tant  que  la 
puissance  sera  senle  d'un  côté,  les  lumières  et  la  sagesse  seules 
d'an  antre,  les  savans  penseront  rarement  de  grandes  choses,  les 
fnmccB  en  feront  plus  rarement  de  belles ,  et  les  peuples  conti- 
■neront  d'être  vils  ,  corrompus  et  malheureux. 

Pour  nous ,  hommes  vulgaires ,  à  qui  le  ciel  n'a  point  départi 
de  si  grands  talens  et  qn'il  ne  destine  pas  à  tant  de  gloire  ,  res- 
dans  notre  obscurité.  Ne  courons  point  après  une  repu  ta— 
qui  noos  échapperait ,  et  qui ,  dans  l'état  présent  des  choses , 


■e  BOUS  rendrait  lamais  ce  qu'elle  nous  aurait  coàté ,  quand 
Doos  aurions  tous  les  titres  pour  l'obtenir.  A  quoi  bon  chercher 
■otre  bonhenr  dans  l'opinion  d'autrui ,  si  nous  pouvons  le  trouver 
CB  naus-niémes  ?  Laissons  à  d'autres  le  som  d'instruire  les  peuples 
de  lears  devoirs ,  et  bornons-nous  à  bien  remplir  les  nôtres  ;  nous 
s'atioos  pas  besoin  d'en  savoir  davantage. 

O  vnrta ,  science  sublime  des  âmes  simples ,  fant-il  donc  tant, 
de  peîact  et  d'appareil  pour  te  connaître  :  Tes  principes  ne  sont— 
ib  pas  gravés  dans  tous  les  corars  ?  et  ne  snliît-il  pas  pour  ap- 
prâidre  tes  lois  de  rentrer  en  soi-même  et  d'écouter  la  voix  de 
m  conscience  dans  le  silence  des  passions  ?  Voilà  la  véritable 
pUosophie  ;  sachons  nous  en  contenter  ;  et ,  sans  envier  la  gloire 
oe  ces  nommes  célèbres  qui  s'immortalisent  dans  la  république 
lettres,  tâchons  de  mettre  entre  eux  et  nous  cette  distinc- 
gloriense  qu'on  remarquait  jadis  entre  deux  grands  peuples]^ 
1  on  savait  bien  dire  ,  et  l'autre  bien  faire. 


LETTRE 

A    M-    L'ABBÉ  RAYNAL, 

^*    AUTEUR%a  MERCURE  DE  FRANCE, 
lirëe  du  Mercure  de  juin  1751,  second  volume* 


J  E  dois ,  monsieur ,  des  remercimeiis  à  ceux  qui  tous  ont  fait 
passer  les  observations  aue  vous  avez  la  bonté  de  me  commu** 
niquer  ,  et  je  tâcherai  d  en  faire  mon  profit  :  je  vous  avouerai 
pourtant  que  je  trouve  mes  censeurs  un  peu  sévères  sur  ma  lo- 

*• .^^•-  - ».•! : 1 *-^- : ^ 


peu  de  cette  exactitude  rigoureuse 
qu'ils  exigent  de  moi ,  je  n'aurais  aucun  besoin  des  éclaircisse- 
mens'  que  je  leur  vais  aemauder. 

UfmUur  semble  f  diseut-ils ,  préféter  la  aUuiUi&n  où  éiaii 
l^ Europe  avant  le  renouvellemerU  des  sciences  ;  état  pirm  que 
F  ignorance  par  le  faux  saptdf  ou  lejar^n  qui  était  en  règne. 

L'auteur  de  cette  observation  semble  me  faire  dire  que  le  faux 
javoir ,  ou  le  jargon  scolasti^ue ,  soit  préférable  à  la  science  ; 
et  c'est  moi-même  qui  ai  dit  qu'il  était  pire  que  l'ignorance. 
Mais  qu'entend-il  par  ce  mot  de  situation  ?  l'applique-^t-il  aux 
lumières  ou  aux  mœurs  ,  ou  s'il  confond  ces  choses  que  j'ai  tant 

Îtris  de  peine  à  distinguer  ?  Au  reste  ,  comme  c'est  ici  le  fond  de 
a  question  ,  j'avoue  qu'il  est  très -maladroit  à  moi  de  n'avoir 
fait  que  sembler  prendre  parti  là-dessus. 

Ils  ajoutent  que  V auteur  préfère  la  rusticité  à  la  politesse* 
Il  est  vrai  que  l'auteur  préfère  la  rusticité  à  l'orgueilleuse  et 
fausse  politesse  de  notre  siècle  ,  et  il  en  a  dit  la  raison.  Et  quil 
fait  main  basse  sur  tous  les  savans  et  les  artistes.  Soit ,  puisqu'on 
Je  veut  ainsi ,  je  consens  de  supprimer  toutes  les  distinctions  que 
j'y  avais  mises. 

//  aurait  dû  ,  disent-ils  encore  ,  marquer  le  point  (Toà  il  part  ^ 
pour  désigner  F  époque  de  la  décadence.  J'ai  fait  plus  :  j'ai  rendu 
ma  proposition  générale  ;  j'ai  assigné  ce  premier  degré  de  la 
décadence  des  mœurs  au  premier  moment  de  la  culture  des 
lettres  dans  tous  les  pays  du  monde  ,  et  j'ai  trouvé  le  progrès  de 
ces  deux  choses  toujours  en  proportion.  Et^  en  remontant  à  cette 
première  époque  ,  faire  comparaison  des  mœurs  de  ce  temps^là 
avec  les  nôtres.  C'est  ce  que  j'aurais  fait  encore  plus  au  long  dans 
un  volume  in-4**.  Sans  cela  nous  ne  voyons  point  jusqu'oà  il 
faudrait  remonter  ,  à  moins  que  ce  ne  soit  au  temps  des  apôtres. 
Je  ne  vois  pas  ,  moi ,  l'inconvénient  qu'il  y  aurait  à  cela  ,  si  le 
fait  était  vrai.  Mais  je  demande  justice  au  censeur  :  voudrait-il 


LETTRE  A  M.  L'ABBÉ  RAYNAL.  aK 

que  j'eusse  dit  que  le  temps  de  la  plas  profonde  ignorance  était 
celui  des  ap6tres? 

Us  disent  de  plus  ,  par  rapport  au  luxe  ,  qv^en  bonne  poli'* 
tique  on  sait  quel  doit  être  interdit  dans  les  petits  états  .  mais 
que  le  cas  d!un  royaume  tel  que  la  Framis ,  par  exempt^  ,  est 
tout  différent ,  les  raisons  en  sont  connues, 

N'ai-je  pas  ici  encore  quelque  sujet  de  me  plaindre  ?  ces  raisons 
sont  celles  auiqnelles  j'ai  tâché  de  répondre.  Bien  ou  maf  y  j'ai 
répondu.  Or  on  ne  saurait  guère  donner  k  un  auteur  une  plus 
grande  marque  de  mépris  qu'en  ne  lui  répliquant  que  par  les 
mêmes  argumens  qu'il  a  réfutés.  Mais  faut-il  leur  indiquer  la 
difficulté  qu'ils  ont  h  résoudre  ?  la  voici  :  Que  deviendra  la  vertit 
quand  il  faudra  s'enrichir  à  quelque  prix  que  ce  soit  ?  Voilà  ce 
que  je  leur  ai  demandé ,  et  ce  que  je  leur  demande  encore. 

Quant  aux  deux  observations  suivantes  ,  dont  la  première 
commence  par  ces  mots  ,  enfin  voici  ce  qiton  objecte  ,  etc,  ;  et 
l'autre  par  ceux-ci ,  mais  ce  qui  touche  de  plus  près ,  etc.  ;  je 
supplie  le  lecteur  de  m'éporgner  la  peine  de  les  transcrire.  L'a- 
cadémia  m'avait  demandé  si  le  rétablissement  des  sciences  et  des 
arts  avait  contribué  à  épurer  les  mœurs.  Telle  était  la  question 

Sue  l'avais  à  résoudre  :  cependant  voici  qu'on  me  fait  un  crime 
e  n  en  avoir  pas  résolu  une  autre.  Certainement  cette  critique 
est  tout  au  moins  fort  singulière.  Cependant  j'ai  presque  à  cle- 
iiuind«r  pardon  an  lecteur  de  l'avoir  prévue  ,  car  c'est  ce  qu'il 
pourrait  croire  en  lisant  les  cinq  ou  six  dernières  pages  de  mon 
discours. 

Au  reste  ,  si  mes  censeurs  s'obstinent  à  désirer  encore  des  con- 
clusions pratiques  ,  je  lenr  en  promets  de  très-clairement  énon- 
cées dans  ma  première  réponse. 

Sur  l'inutilité  des  lois  somptuaires  pour  déraciner  le  luxe  une 
fois  établi ,  on  dit  que  V auteur  ^ignore  pas  ce  quil  y  a  à  dire 
là'dëêsus.  Vraiment  non  ,  je  n'ignore  pas  que  quand  un  homme 
est  mort  il  ne  faut  point  appeler  le  médecin. 

Ois  ne  saurait  mettre  dans  un  trop  grand  Jour  des  vérités  qui 
heurtent  autant  de  front  le  goût  -général ,  et  il  importe  d'ôter 
toisie  prise  à  la  chicane.  Je  ne  suis  pas  tout-â-fait  de  cet  avis , 
et  je  crois  qu'il  faut  laisser  des  osselets  aux  enfans. 

Il  est  aussi  bien  des  lecteurs  qui  les  goûteront  mieux  dans  un 
style  tout  uni ,  que  sous  cet  habit  de  cérémonie  qu  exigent  les 
dtseours  académiques.  Je  suis  fort  du  goût  de  ces  lecteurs-là. 
Voici  donc  un  point  dans  lequel  je  puis  me  conformer  au  sen- 
timent de  mes  censeurs  ,  comme  ]e  fais  dès  aujourd'hui. 

J'ignore  quel  est  l'adversaire  dont  on  me  menace  dans  le  /305/- 
scripium  ;  tel  qu'il  puisse  être  ,  je  ne  saurais  me  résoudre  à  ré- 

Eondre  à  un  ouvrage  avant  que  de  l'avoir  lu ,  ni  à  me  tenir  pour 
attn  avant  que  d'avoir  été  attaqué. 
Au  surplus ,  soit  que  je  réponde  aux  critiques  qui  me  sont 
annoncées ,  soit  que  ]e  me  contente  de  publier  l'ouvrage  aug- 
menté qn'on  me  demande  ,  j'avertis  ûies  censeurs  qu'ils  pour- 


fi66  LETTRE 

raient  bien  n*y  pas  trouver  les  modifications  qu'ils  espè^nt  ;  je 
prévois  que  ,  quand  il  sera  question  de  me  défendre ,  je  suivrai 
sans  scrupule  toutes  les  conséquences  de  mes  principes. 

Je  sais  d'avance  avec  quels  grands  mots  on  m'attaquera  :  lu- 
miëM^  connaissance ,  lois ,  morale  ,  raison ,  bienséance ,  égards, 
douOTor,  aménité,  politesse,  éducation,  etc.  A  tout  cela  je  ne 
répondrai  que  par  deux  autres  mots ,  C[ui  son^Mlit  encore  plus 
fort  à  mon  oreille  i'Ferlu!  vérilé  !  m'écrierai-je  sans  cesse,  vériià  ! 
vertu  !  Si  quelqu'un  n'aperçoit  là  que  des  mots ,  je  n'ai  plus 
rien  à  loi  dire. 


LETTRE 
DE  J.  J.   ROUSSEAU 

A  M.'*». 

Sur  la  réfutation  de  son  discours  par  M.  Gautier  ,  professeur 
de  mathématiques  et  d'histoire,  et  membre  de  P académie  royale 
des  heUes^lettres  de  Nancy. 

«Je  vous  renvoie ,  monsieur ,  le  Mercure  d'octobre  que  vous  avez 
eu  la  bonté  de  me  prêter.  J'y  ai  lu  avec  beaucoup  de  plaisir  la 
réfutation  ^ue  M.  Gautier  4  pris  la  peine  de  faire  de  mon  dis^ 
cours  :  mais  je  ne  crois  pas  être ,  comme  vous  le  prétendes , 
dans  la  nécessité  d'y  répondre  ;  et  voici  mes  objections. 

1®.  Je  ne  puis  me  persuader  que  ,  pour  avoir  raison ,  on  soit 
indispensablement  obiieé  de  parler  le  dernier. 

2".  Plus  je  relis  la  réfutation  ,  et  plus  je  suis  convaincu  que 
je  n'ai  pas  besoin  de  donner  à  M.  Gautier  d'autre  réplique  que 
lé  discours  même  auauel  il  a  répondu.  Lisez ,  je  vous  prie ,  dans 
l'un  et  l'autre  écrit,  les  articles  du  luxe ,  de  la  guerre,  des  aca- 
démies ,  de  l'éducation  ;  liseï^  la  prosopopée  de  Louis-le-Grand 
et  celle  de  Fabricius  ;  enfin ,  lises  la  conclusion  de  M.  Gautier 
et  la  mienne  ;  et  vous  comprendrez  ce  que  je  veux  dire. 

3**.  Je  pense  en  tout  si  différemment  ae  M.  Gautier  ,  qae ,  s'il 
me  fallait  relever  tous  les  endroits  oii  nous  ne  sommes  pas  de 
même  avis ,  je  serais  obligé  de  le  combattre ,  même  dans  les 
cboses  que  j'aurais  dites  comme  lui ,  et  cela  me  donnerait  on  air 
contrariant  que  je  voudrais  bien  pouvoir  éviter.  Par  exemple, 
en  parlant  de  la  politesse ,  il  fait  entendre  trës-clai rement  que  , 

four  devenir  homme  de  bien ,  il  est  bon  de  commencer  par 
tre  hypocrite ,  et  que  la  fausseté  est  un  chemin  sûr  pour  arri- 
ver à  la  vertu.  Il  dit  encore  que  les  vices  ornés  par  la  politesse  ne 
sont  pas  contagieux  ,  comme  ils  le  seraient  s'ils  se  présentaient 
de  front  avec  rusticité  ;  que  l'art  de  pénétrer  les  hommes  a  fait 
le  même  progrès  que  celui  de  se  déguiser  ;  q^u'on  est  convaincu 


A  M.  ***.  ftf>7 

qu^il  Yie  faut  pas  compter  sur  eux  ,  à  moins  qu*oii  ne  leur  plaise 
ou  qu'on  ne  leur  soit  utile^  qu'on  sait  évaluer  les  oflres  spécieuses 
de  la  politesse  ^  c'est-à-dire ,  sans  doute,  que  quand  deux  liouimes 
se  font  des  complimens  ,  et  que  l'un  dit  k  l'autre  dans  le  fond 
de  son  cœur,  Je  voua  traite  coinme  un  sot ,  et  je  me  moque  de 
vous  ;  l'autre  lui  répond  dans  le  fond  du  sien  ,  je  sais  que  vous 
mentez  impudemment ,  mais  je  vous  le  rends  de  mon  mieux.  Si 
j'avais  voulu  employer  la  plus  araère  ironie ,  j'en  aurais  pu  dire 
à  peu  près  autant. 

4**-  On  voit ,  à  chaque  page  de  la  réfutation ,  que  l'auteur  n'en- 
tend point  ou  ne  veut  point  entendre  l'ouvrage  qu'il  réfute  ;  ce 
qui  lui  est  assurément  fort  commode  ,  parce  que ,  répondant 
sans  cesse  à  sa  pensée  ,  et  jamais  à  la  mienne  ,  if  a  la  plus  belle 
occasion  du  monde  de  dire  tout  ce  qu'il  lui  plait.  D  un  autre 
côté,  si  ma  réplique  en  devient  plus  difficile,  elle  en  devient 
aussi  moins  nécessaire  ,  car  on  n'a  jamais  ouï  dire  qu'un  peintre 

3 ni  expose  en  public  un  tableau  soit  obligé  de  visiter  les  yeux 
es  spectateurs ,  et  de  fournir  des  lunettes  à  tous  ceux  qui  en  ont 
besom. 

D'ailleurs ,  il  n'est  pas  bien  sûr  que  je  me  fisse  entendre,  même 
en  répliquant. .  Par  exemple ,  je  sais,  dirais-je  à  M.  Gautier, 
que  nos  soldats  ne  sont  point  des  Réaumurs  et  des  Fontenelles  ; 
et  c'est  tant  pis  pour  eux ,  pour  nous ,  et  surtout  pour  les  en- 
nemis. Je  sais  qu'ils  ne  savent  rien,  qu'ils  sont  brutaux  et  gros- 
siers ;  et  toutefois  j'ai  dit ,  et  je  dis  encore ,  qu'ils  sont  énervés 
par  les  sciences  qu'ils  méprisent ,  et  par  les  beaux  arts  qu'ils 
ignorent.  C'est  un  des  grands  inconvéniens  de  la  culture  des  let- 
tres, que ,  pour  quelques  hommes  qu'elles  éclairent,  elles  cor- 
rompent à  pure  perte  toute  une  nation.  Or ,  vous  voyez  bien  , 
monsieur,  que  ceci  ne  serait  qu'un  autre  paradoxe  inexplicable 
pour  M.  Gautier  ;  pour  ce  M.  Gautier  qui  me  demande  fière- 
ment ce  que  les  troupes  ont  de  commun  avec  les  académies  ;  si 
les  soldats  en  auront  plus  de  bravoure  pour  être  mal  vêtus  et 
mal  nourris  ;  ce  que  je  veux  dire  en  avançant  qu'à  force  d'ho- 
norer les  talens  on  néglige  les  vertus  ;  et  d'autres  questions  sem- 
blables, qui  toutes  montrent  qu'il  est  impossible  d'^  répondre 
intelligiblement  au  gré  de  celui  qui  les  fait.  Je  crois  que  vous 
conviendrez  que  ce  n'est  pas  la  peine  de  m'expliquer  une  seconde 
fois  pour  n'être  pas  mieux  entendu  que  la  première. 

5**.  Si  je  voulais  répondre  à  la  première  partie  de  la  réfuta- 
tion ,  ce  serait  le  moyen  de  ne  jamais  finir.  M.  Gautier  juge  W 
Îiropos  de  me  prescrire  les  auteurs  que  je  puis  citer,  et  ceux  qu'il 
aut  que  je  rejette.  Son  choix  est  tout-à-fait  naturel  ;  il  récuse 
l'autorité  de  ceux  qui  déposent  pour  moi ,  et  veut  que  je  m'en 
rapporte  à  ceux  qu'il  croit  m'être  contraires.  En  vain  voudrais- 
je  Ini  faire  entendre  qu'un  seul  témoignage  en  ma  faveur  est  dé- 
cisif, tandis  que  cent  témoignages  ne  prouvent  rien  contre  mou 
sentiment,  parce  que  les  témoins  sont  parties  dans  le  procès;  etk 
vain  le  prierais-je  de  distinguer  dans  les  exemples  qu'il  allègue^ 


i 


a68  LETTRE 

en  vain  lai  représentera is-je  qu'être  barbare  on  Grimînet'  tont. 
deux  choses  tout-à*fait  diftérentes ,  et  que  les  peuples  véritablo-- 
ment  corrompus  sont  moins  ceux  qui  ont  de  mauvaises  lois  que 
ceux  qui  méprisent  les  lois.  Sa  réplique  est  aisée  k  prévoir  :  Le 
mojen  qu'on  puisse  ajouter  foi  à  des  écrivains  scandaleux ,  qui 
osent  louer  des  barbares  qui  ne  savent  ni  lire  ni  écrire?  Le  moyea 
qu'on  puisse  jamais  supposer  de  la  pudeur  à  dM^gens  qai  vont 
tout  nus  ,  et  de  la  vertu  à  ceux  qui  mangent  de  la  chair  crue? 
Il  faudra  donc  disputer.  Voilà  donc  Hérodote ,  Strabon  ,  Pom* 

Îonius-Mela ,  aux  prises  avec  Xénophon ,  Justin ,  Qninte-Curce , 
acite  ;  nous  voilà  dans  les  recherches  de  critiques ,  dans  les  an- 
tiquités ,  dans  rérudition.  Les  brochures  se  transforment  en  yo- 
lûmes ,  les  livres  se  multiplient ,  et  la  Question  s'oublie.  Cest  le 
sort  des  disputes  de  littérature ,  qu'après  des  in-folio  d'éclaircis- 
semens  on  finit  toujours  par  ne  savoir  plus  oh  l'on  en  est }  ce 
n'est  pas  la  peine  de  commencer. 

Si  je  voulais  répliquer  à  la  seconde  partie ,  cela  serait  bientèC 
fait  ;  mais  je  n'apprendrais  rien  à  personne.  M.  Gautier  se 
contente,  pour  m'y  réfuter,  de  dire  oui  partout  où  f^ai  dit  non, 
et  non  partout  oh  j'ai  dit  oui  ;  je  n'ai  donc  qu'à  dire  encore  non 
partout  ou  j'avais  dit  non ,  oui  partout  ou  j'afVais  dit  oui ,  et 
supprimer  les  preuves,  j'aurai  très-exactement  répondu.  £n  sui- 
vant la  méthooe  de  M.  Gautier ,  je  ne  puis  donc  répondre  aax 
deux  parties  de  la  réfutation  sans  en  dire  trop  et  trop  peu  s  or  ^ 
je  voudrais  bien  ne  faire,  ni  l'un  ni  l'autre. 

&*.  Je  pourrais  suivre  une  autre  méthode ,  et  examiner  sépa- 
rément les  raisonnemens  de  M.  Gautier ,  et  le  style  de  le  réfa-> 
tation. 

Si  j'examinais  ses  raisonnemens  ,  il  me  serait  aisé  de  montrer 
qu'ils  portent  tous  à  faux  ,  que  l'auteur  n'a  point  saisi  l'état  de 
la  question ,  et  qu'il  ne  m'a  point  entendu. 

rar  exemple,  M.  Gautier  prend  la  peine  de  m'apprendre  au'il 
Y  a  des  peuples  vicieux  qui  ne  sont  pas  savans;  et  je  m'étais  aéjà 
oien  douté  que  les  Kalmoucs  ,  les  Bédouins ,  les  Cafres ,  n'étaient 
pas  des  prodiges  de  vertu  ni  d'érudition.  Si  M.  Gautier  avait 
donné  les  mêmes  soins  à  me  montrer  quelque  peuple  savant  qui 
ne  fût  pas  vicieux  ,  il  m'aurait  surpris  davantage.  Partout  il  me 
fait  raisonner  comme  si  j'avais  dit  que  la  science  est  la  seule 
source  de  corruption  parmi  les  hommes  ;  s'il  a  cru  cela  de  bonne 
foi ,  j'admire  la  bonté  qu'il  a  de  me  répondre. 

Il  dit  que  le  commerce  du  monde  suffit  pour  acquérir  cette 
politesse  dont  se  pique  un  galant  homme  ;  d  oh  il  conclut  qu'on 
n'est  pas  fondé  à  en  faire  honneur  aux  sciences.  Mais  à  quoi  donc 
nous  ]>ermettra-t-il  d'en  faire  honneur?  Depuis  que  les  hommes 
vivent  en  société ,  il  y  a  eu  des  peuples  polis ,  et  d'autres  qui  ne 
Tétaient  pas.  M.  Gautier  a  oublié  de  nous  rendre  raison  de  cette 
différence. 

M.  Gautier  est  partout  en  admiration  de  la  pureté  de  nos 
mœurs  actuelles.  Cette  bonne  opinion  qu'il  eu  a  ,  fait  assurément 


AM.  *♦*.  269 

1>eatfêoup  d*honneur  aux  siennes  ;  mais  elle  n*annonce  pas  une 
çrande  eipérîence.  On  dirait ,  au  ton  dont  il  en  parle ,  qu'il  a 
étudie  les  nommes  comme  les  péripatëticiens  étudiaient  la  physi- 
que ,  sans  sortir  de  son  cabinet.  Quant  à  moi ,  j'ai  fermé  mes  li- 
vres }  et  f  après  avoir  écouté  jMirler  les  hommes ,  je  les  ai  regardés 
a^r.  Ce  n  est  jpas  une  merveille  qu'ayant  suivi  des  méthodes  si 
diffémtes  n^/^ji  nous  rencontrions  si  peu  dans  nos  jugemens.  Je 
vois  qu'on  ne  •tfQ^ait  employer  un  langage  plus  honnête  que  ce- 
lai de  notre  siècle }  t%  voilà  ce  qui  frappe  M.  Gautier  :  mais  je 
vois  aussi  qu'on  ne  saurait  avoir  des  mœurs  plus  corrompues  ; 
et  voilà  ce  qui  me  scandalise.  Pensons-nous  donc  être  devenus 
f;en8  de  bien  parce  qu'à  force  de  donner  des  noms  décens  à  not 
vices  nous  avons  appris  à  n'en  plus  rougir? 

Il  dit  encore  que  quand  même  on  pourrait  prouver  par  des 
faits  que  la  dissolution  des  mœurs  a  toujours  régné  avec  les 
sciences ,  il  ne  s'ensuivrait  pas  que  le  sort  de  la  probité  dépendit 
de  leur  progrès.  Après  avoir  employé  la  première  partie  de  mon 
discours  à  prouver  que  ces  choses  avaient  toujours  marché  en- 
semble y  fWi  destiné  la  seconde  à  montrer  qu'en  effet  l'une  tenait 
à  l'autre.  A  qui  donc  puis-je  imaginer  que  M.  Gautier  veut  ré- 
pondre ici  ? 

Il  me  parait  surtout  très-scandalisé  de  la  manière  dont  j'ai 
parlé  de  l'éducation  des  collèges.  Il  m'apprend  qu'on  y  enseigne 
aux  jeunes  gens  je  ne  sais  combien  de  belles  choses  qui  peuvent 
être  a'nne  bonne  ressource  pour  leur  amusement  quand  ils  seront 
minds  ,  mais  dont  j'avoue  que  je  ne  vois  point  le  rapport  avec 
les  devoirs  des  citoyens ,  dont  u  faut  conmiencer  par  les  ins- 
truire. •«  Nous  nous  enquérons  volontiers  :  Sait-il  du  grec  et  du 
9  latin?  écrit-il  en  vers  ou  en  prose?  Mais  s'il  est  devenu  mcil- 
p  leur  ou  plus  avisé ,  c'était  le  principal  ;  et  c'est  ce  qui  demeure 
n  derrière.  Criez  d'un  passant  àtiotre  peuple,  O  le  savant  homine! 
»  et  d'un  autre,  O  le  bon  homme  l  il  ne  faudra  pas  à  détourner  ses 
»  yeux  et  son  respect  vers  le  premier.  Il  y  faudrait  un  tiers 
»  crieur ,  O  les  lourdes  téUs  !  » 

J'ai  dit  que  la  nature  a  voulu  nous  préserver  de  la  science 
comme  une  mère  arrache  une  arme  dangereuse  des  mains  de  soa 
enfant ,  et  que  la  peine  que  nous  trouvons  à  nous  instruire  n'est 
pas  le  moindre  de  ses  bienfaits.  M.  Gautier  aimerait  autant  que 
j'eusse  dit  :  Peuples,  sachez  donc  une  fois  que  la  nature  ne  veut 
pas  que  vous  vous  nourrissiez  des  productions  de  la  terre;  la 
peine  qu'elle  a  attachée  à  sa  culture  est  un  avertissement  pour 
Yons  de  la  laisser  en  friche.  M.  Gautier  n'a  pas  songé  qu'avec  un 
peu  de  travail  on  est  sûrjde  faire  du  pain ,  mais  qu'avec  beau- 
coup d'étude  il  est  très-douteux  qu  on  parvienne  à  faire  un 
homme  raisonnable.  Il  n'a  pas  songé  encore  que  ceci  n'est  pré- 
cisément qu'une  observation  de  plus  en  ma  faveur  ;  car  pour- 
quoi la  nature  nous  a-t-elle  imposé  des  travaux  nécessaires  ,  si 
ce  n'est  pour  nous  détourner  des  occupations  oiseuses  ?  Mais  ,  au 
mépris  qu'il  montre  pour  l'agriculture  ^  on  voit  aisément  que  s'il 


î3i5?o  LETTRE 

ne  tenait  qa'à  lui  tous  les  laboureurs  déserteraient  bientôt  lef 
campagnes  pour  aller  argumenter  dans  les  écoles^  occupation  , 
selon  M.  Gautier ,  et ,  je  crois,  selon  bien  des  professeurs  ,  fort 
importante  pour  le  bonheur  de  l'état. 

En  raisonnant  sur  un  passage  de  Platon  ,  j'avais  présumé  que 
peut--étre  les  anciens  Égyptiens  ne  faisaient-ils  pas  des  sciences 
tout  le  cas  qu'on  aurait  pu  croire.  L'auteur  de  Qi^#éfutati»n  me 
demande  comment  on  peut  faire  accorder  cette  opinion  avec 
l'inscription  qu'Osymandias  avait  mise  à  sa  bibliothèque.  Cette 
difficulté  ei!^t  pu  être  bonne  du  vivant  de  ce  prince.  A  présent 
qu'il  est  mort ,  je  demande  à  mon  tour  oii  est  la  nécessité  de 
faire  accorder  le  sentiment  du  roi  Osymandias  avec  celui  des 
sages  d'Egypte.  S'il  eût  compté  et  surtout  pesé  les  voix ,  qui  me 
répondra  que  le  mot  de  poisons  n'eût  pas  été  substitué  à  celui  de 
remèdes?  Mais  passons  cette  fastueuse  inscription.  Ces  remèdes 
sont  excellens ,  j'en  conviens ,  et  je  l'ai  déjà  répété  bien  des 
fois  ^  mais  est-ce  une  raison  pour  les  administrer  inconsidéré- 
ment f  et  sans  égard  aux  tempéramens  des  malades  ?  Tel  aliment 
est  très-btfn  en  soi ,  qui,  dans  ^n  estomac  infirme, ibe  produit 
qu'indigestions  et  mauvaises  humeurs.  Que  (jlirait-<>n  d'un  méde- 
cin  qui ,  après  avoir  fait  l'éloge  de  quelques  viandes  succulentes, 
conclurait  que  tous  les  malades  doivent  s'en  rassasier? 

J'ai  fait  voir  que  les  sciences  et  les  arts  énervent  le  courage. 
M.  Gautier  appelle  cela  une  façon  singulière  de  raisonner,  et  il 
ne  voit  point  la  liaison  qui  se  trouve  entre  le  courage  et  la  vertu. 
Ce  n'est  pourtant  pas,  ce  me  semble,  une  chose  si  dilËcile  à 
comprendre.  Celui  qui  s'est  une  fois  accoutumé  à  préférer  sa  vie 
à  son  devoir  ne  tardera  guère  à  lui  préférer  encore  les  choses  qui 
rendent  la  vie  facile  et  agréable. 

J'ai  dit  que  la  science  convient  à  quelques  grands  génies  ,  mais 
<p'elle  est  toujours  nuisible  aux^unlesqui  la  cultivent.  M.  Gau- 
tier dit  que  Socrate et  Caton,  qui  blâmaient  les  sciences,  étaient 
pourtant  eux-mêmes  de  fort  savans  hommes  ;  et  il  appelle  cela 
m'avoir  réfuté.  • 

J'ai  dit  que  Socrate  était  le  plus  savant  des  Athéniens ,  et  c'est 
de  là  que  je  tire  l'autorité  de  son  témoignage  :  tout  cela  n'em- 
pèche  point  M.  Gautier  de  m'apprendre  que  Socrate  était  sa- 
vant. 

Il  me  blâme  d'avoir  avancé  que  Caton  méprisait  les  philoso- 
phes grecs;  et  il  se  fonde  sur  ce  que  Carnéade  se  faisait  un  jeu 
d'établir  et  de  renverser  les  mêmes  propositions,  ce  qui  prévint 
mal  à  propos  Caton  contre  la  littérature  des  Grecs.  M.  Gautier 
devrait  bien  nous  dire  quel  était  le  pays  et  le  métier  de  ce  Car- 
néade. 

Sans  doute  que  Carnéade  est  le  seul  philosophe  ou  le  seul  savant 

qui  se  soit  piqué  de  soutenir  le  pour  et  le  contre  :  autrement 

tout  ce  que  dit  ici  M.  Gautier  ne  signifierait  rien  du  tout.  Je 

m'en  rapporte  nir  ce  point  à  son  érudition. 

Si  la  refatati9ii  n'est  pas  abondante  en  bons  raisonnemens ,  en 


A  M.  ♦♦*.  171 

rerandie  elle  l'est  fort  en  belles  déclamations.  L'auteur  substitue 
partout  les  omemens  de  l'art  k  la  solidité  des  preuves  qu'il  pro- 
mettait en  commençant  ;  et  c'est  en  prodiguant  la  pompe  ora- 
toire dans  une  réfutation ,  qu'il  me  reproche  à  moi  de  l'avoir 
employée  dans  un  discours  académique. 

yi  quoi  tênderU  donc^  dit  M.  Gautier ,  Uê  éloquentes  déclama- 
tioiu  de  3f.  Bmnf$eau?  A  abolir ,  s'il  était  possible  ,  les  vaines 
déclamations  des  collèges.  Qui  ne  serait  pas  indigné  de  l*  entendre 
aêêurer  que  nous  atn^ns  les  apparences  de  toutes  les  vertus  sans 
en  a%H}ir  aucune!  J'avoue  qu il  y  a  un  peu  de  flatterie  ii  dire  que 
nous  en  avons  les  apparences  ;  mais  M.  Gautier  aurait  dà  mieux 
que  personne  me  pardonner  celle-là.   Eh  !  pourquoi  n'a^-4-on 
plus  de  vertu?  c est  qu'on  cultive  les  beUes^lettres ,  les  sciences 
et  les  arts.  Pour  cela,  précisément.  Si  l'on  était  impolis,  rus» 
tiques  y  ignorons  ,  Goths  ,  Huns  ,  ou  F'andales  ,  on  serait  dignes 
des  éloges  de  M,  Rousseau.  Pourquoi  non?  Y  a-t-il  quelqu'un 
de  ces  noms-là  qui  donne  l'exclusion   à  la  vertu  ?  Ne  se  lasse» 
ra-t'-on  point  d'invectiver  les  hommes  ?  Ne  se  lasseront-ils  point 
d'être  mécfaAns?  Croira^'l-on  toujours  les  rendre  plus  vertueux 
en  leur  disant  qu'ils  n'ont  point  de  vertu  ?  Croira- t-on  les  rendre 
meilleurs  en  leur  persuadant  qu'ils  sont  assez  bons?  Sous  pré» 
texte  d^  épurer  les  mœurs,  est^il  permis  d'en  renverser  les  appuis? 
Sous  prétexte   d'éclairer  les  esprits,  faudra-t-il  pervertir  les 
anoes  7  Q  doux  nœuds  de  la  société ,  charme  des  vrais  philo- 
sophes ,  aimables  vertus  ,  c*est  peur  vos  propres  attraits  que  vous 
régnez  dans  les  cœurs  :  vous  ne  devez  votre  empire  ni  à  Pàpreté 
sioîque  ,  ni  à  des  clameurs  barbares  j  ni  aux  conseils  d'une  or» 
gueiUeuse  rusticité. 

Je  remarquerai  d'abord  une  chose  assez  plaisante  ;  c'est  que  , 
de  toutes  les  sectes  des  anciens  philosophes  que  j'aie  attaquées 
comme  inutiles  à  la  vertu ,  les  stoïciens  sont  les  seuls  que  M.  Gau— 
tier  m'abandonne^  et  qu'il  semble  même  vouloir  mettre  de  mon 
côté.  11  a  raison  :  je  n'en  serai  guère  plus  fier. 

Mais  voyons  un  peu  si  je  pourrais  rendre  exactementen  d'autres 
termes  le  sens  de  cette  exclamation  :  O  aimables  vertus  yC  est  par 
vos  propres  attraits  que  vous  régnez  dans  les  âmes.  Vous  rHavez 
pas  besoin  de  tout  ce  grand  appareil  d'ignorance  et  de  rusticité  : 
vous  savez  aller  au  cœur  par  des  routes  plus  simples  et  plus  nor- 
turelles.  Il  suffit  de  savoir  la  rhétorique,  la  logique  ^  la  phy» 
sique  j  la  métaphysique  et  les  mathémcUiques ,  pour  acquérir  le 
droit  de  vous  posséder. 

Autre  exemple  du  style  de  M.  Gautier. 

Vous  savez  que  les  sciences  dont  on  occupe  les  jeunes  philo- 
sophes dans  les  universités  sont  la  logique ,  la  métaphysique  ,  la 
morale ,  la  physique ,  les  mathématiques  élémentaires.  Si  je 
l'ai  su ,  je  l'avais  oublié ,  comme  nous  faisons  tous  en  deve- 
nant raisonnables.  Ce  sont  donc  là ,  selon  vous ,  de  stériles  spé- 
culations? Stériles,  selon  l'opinion  commune  )  mais ,  selon  moi , 
trcs-Certiles  en  mauvaises  choses.  Les  universités  vous  ont  une 


ft72  LETTRE 

grande  obligation  de  leuravoir  appris  que  la  vénii  ée  tes 9eienees 
s'est  retirée  au  fond  d'un  puits.  Je  ne  crois  pas  ayoir  appris  cela 
à  personne  :  cette  sentence  n'est  point  de  mon  invention  ;  elle 
est  aussi  ancienne  que  la  philosophie.  Au  reste ^  je  sais  mie  les 
universités  ne  me  doivent  aucune  reconnaissance  ;  et  je  irîgno- 
rais  pas ,  en  prenant  la  plume,  que  je  ne  pouvais  à  la  fois  taire 
ma  cour  aux  hommes ,  et  rendre  honmiage  à  la  vérité.  Les  grands 
philosophes  qui  les  possèdent  dans  un  degré  éminent  sont  sans 
doute  bien  surpris  d'apprendre  qui  ils  ne  sat^ent  rien.  Je  crois  qu'en 
effet  ces  a;rands  philosophes  qui  possèdent  toutes  ces  grandes 
sciences  dans  un  degré  éminent  seraient  très -surpris  d'ap^* 
prendre  qu'ils  ne  savent  rien  :  mais  je  serais  bien  plus  surpris 
moi-mém^s  si  ces  hommes  qui  savent  tant  de  choses  savaient  ja<* 
mais  celle-là. 

Je  i«marque  que  M.  Gautier ,  qui  me  traite  partout  avec  la 
plus  grande  politesse,  n'épargne  aucune  occasion  de  me  susciter 
des  ennemis  :  il  étend  ses  soins  à  cet  égard  depuis  les  régens  de 
collège  jusqu'à  la  souveraine  puissance.  M.  Gautier  fait  fort  bien 
de  justifier  les  usager  du  monde  :  on  voit  qu'ils  ne  loi  sont  point 
étrangers.  Mais  revenons  à  la  réfutation. 

Toutes  ces  manières  d'écrire  et  de  raisonner,  qui  ne  vont  point 
à  un  homme  d'autant  d'esprit  que  M.  Gautier  me  paraît  en  avoir^ 
m'ont  fait  faire  une  conjecture  que  vous  trouvères  hardie ,  et 
que  je  crois  raisonnable,  u  m'accuse,  très-sûrement  sans  en  rien 
croire,  èe  n'être  point  persuadé  du  sentiment  que  je  soutiens.  Moi» 
)e  le  soupçonne ,  avec  plus  de  fondement ,  d'être  en  secret  de  mon 
avis  :  les  places  qu'il  occupe ,  les  circonstances  ou  il  se  trouve  » 
l'auront  mis  dans  une  espèce  de  nécessité  de  prendre  parti  contre 
moi.  La  bienséance  de  notre  siècle  est  bonne  à  bien  des  choses  :  ii 
m'aura  donc  réfuté  par  bienséance;  mais  il  aura  pris  toutes  sortes 
de  précautions ,  et  employé  tout  l'art  possible  pour  le  faire  de 
manière  à  ne  persuader  personne. 

C'est  dans  cette  vue  qu'il  commence  par  déclarer  très-mal  k 
pr<^os  que  la  cause  qu'il  défend  interesse  le  bonheur  de  l'assem* 
l>Ice  devant  laquelle  il  parle ,  et  la  gloire  du  grand  prince  sons 
les  lois  duquel  il  a  la  douceur  de  vivre.  Cest  précisément  comme 
s'il  disait  :  Vous  ne  pouvez  ,  messieurs ,  sans  ingratitude  envers 
votre  respectable  protecteur ,  vous  dispenser  de  me  donner  rai^* 
son  ;  et ,  de  plus,  c'est  votre  propre  cause  que  je  plaide  aujour* 
d'hui  devant  vous.  Ainsi ,  de  quelque  coté  que  vous  envisagies 
mes  preuves ,  j'ai  droit  de  compter  que  vous  ne  vous  rendrez  pas 
difficiles  sur  leur  solidité.  Je  dis  que  tout  homme  qui  parle  ainsi 
a  plus  d'attention  à  fermer  la  bouche  aux  gens  que  d'envie  de  les 
convaincre. 

Si  vous  lises  attentivement  la  réfutation ,  vous  n'y  tronveres 
presque  pas  une  ligne  qui  ne  semble  être  là  pour  attendre  et  in- 
diquer sa  réponse.  On  seul  exemple  suffira  pour  me  faire  en- 
tendre. 

Les  victoires  que  les  Athéniens  remportèrenl  sur  les  Perses  et 


A  M.  ♦*♦.  273 

sur  les  Lacédémoniens  mêmes  font  voir  que  les  arts  peuvent  a' aS" 
socier  avec  la  pertu  militaire.  Je  demande  si  ce  n'est  pas  là  une 
adresse  pour  rappeler  ce  que  j'ai  dit  de  la  défaite  de  Aerxës ,  et 
pour  mefairesongerau  dénouement  de  la  guerre  du  Péloponnèse. 
Z^eur  gouvernement^  devenu  vénal  sous  Periclès^  prend  une  nou" 
ue/lej'ace  :  l* amour  du  plaisir  étouffe  leur  bravoure ,  lesjbnctiona 
les  plus  honorables  sont  avilies  ^  timpunité  multiplie  les  mauvais 
citoyens  y  les  fonds  destinés  à  la  guerre  sont  destinés  à  nourrir  la 
mollesse  et  Coisiveté  :  toutes  ces  causes  de  corruption ,  quel  rap^ 
port  onl'^lles  aux  sciences  ? 

Que  fait  ici  M.  Gautier ,  sinon  de  rappeler  toute  la  seconde 

Partie  de  mon  discours  oii  j'ai  montré  ce  rapport?  Remarquez 
art  avec  lequel  il  nous  donne  pour  causes  les  effets  de  la  cor^ 
ruption ,  afin  d'engager  tout  homme  de  bon  sens  à  remonter  de 
lui-même  à  la  première  cause  de  ces  causes  prétendues.  Remar- 
quez encore  comment ,  pour  en  laisser  faire  la  réflexion  au  lec- 
teur y  il  feint  d'ignorer  ce  qu'on  ne  peut  supposer  qu'il  ignore  eu 
efiet ,  et  ce  que  tous  les  historiens  aisent  unanimement ,  que  la 
dépravation  des  mœurs  et  du  gouvernement  des  Athéniens  fut 
l'ouvrage  des  orateurs.  Il  est  donc  certain  que  m'attaquer  de 
cette*  manière  ,  c'est  bien  clairement  m'indiquer  les  réponses  que 
je  dois  faire. 

Ceci  n'est  pourtant  qu'une  conjecture  que  je  ne  prétends  point 
garantir.  M.  Gautier  n'approuverait  peut-être  pas  que  je  vou- 
lusse justifier  son  savoir  .aux  dépens  de  sa  bonne  foi  :  mais  si  eu 
effet  il  a  parlé  sincèrement  en  réfutant  mon  discours  ,  comment 
M.  Gautier,  professeur  en  histoire ,  professeur  en  mathématique , 
membre  de  l'académie  de  Nancy  ,  ne  s'est-il  pas  un  peu  défié  de 
tous  les  titres  qu'il  porte  ? 

Je  ne  répliquerai  donc  pas  à  M.  Gautier  :  c'est  un  point  résolu. 
Je  ne  pourrais  jamiais  répondre  sérieusement ,  et  suivre  la  réfu- 
tation pied  à  pied  :  vous  en  voyez  la  raison^  et  ce  serait  m^l  re- 
connaître les  éloges  dont  M.  Gautier  m'honore ,  que  d'employer 
le  ridiculum  acri ,  l'ironie  et  l'amère  plaisanterie.  Je  crains  bien 
déjà  qu'il  n'ait  que  trop  à  se  plaindre  du  ton  de  cette  lettre  :  au 
moins  n'ignorait-il  pas,  en  écrivant  sa  réfutation ,  qu'il  attaquait 
un  homme  qui  ne  fait  pas  assez  de  cas  de  la  politesse  pour  vou- 
loir apprendre  d'elle  à  déguiser  son  sentiment. 

Au  reste ,  -je  suis  prêt  à  rendre  à  M.  Gautier  toute  la  jus- 
tice qui  lui  est  due.  Son  ouvrage  me  parait  celui  d'un  honmie 
d'esprit  qui  a  bien  des  connaissances  :  d'autres  y  trouveront  peut- 
être  de  la  philosophie  ;  quant  à  moi,  j'y  trouve  beaucoup  d'éru- 
dition. 

Je  suis  de  tout  mon  cœur,  monsieur,  etc. 

P,  S,  Je  viens  de  lire  ,  dans  la  gazette  d'Utrecht  du  22  oc* 

tobre,  une  pompeuse  exposition  de  l'ouvrage  de  M.  Gautier,  et 

cette  exposition  semble  faite  exprès  pour  confirmer  mes  soup- 

çons«  Un  auteur  qui  a  quelque  confiance  en  son  ouvrage  laisse 

7.  18 


274  LETTRE  A  M.  ♦*♦. 

aux  autres  le  soin  d'en  faire  l'éloge ,  et  se  borne  à  en  faire  un 
bon  extrait  :  celui  de  la  réfutation  est  tourné  avec  tant  d'adresse 
que,  quoiqu'il  tombe  uniquement  sur  des  bagatelles  que  je  n*a- 
vais  employées  que  pour  servir  de  transitions  ,  il  n'y  en  a  pas 
une  seule  sur  laquelle  un  lecteur  judicieux  puisse  être  de  l'avis 
de  M.  Gautier. 

Il  n'est  pas  vrai ,  selon  lui ,  que  ce  soit  des  vices  des  hommes 
que  l'histoire  tire  son  principal  intérêt. 

Je  pourrais  laisser  les  preuves  de  raisonnement;  et  pour  mettre 
M.  Gautier  sur  son  terrain,  je  lui  citerais  des  autorités. 

Heureux  les  peuples  dont  les  rois  ont  fait  peu  de  bruit  dans 
r/iisloire  ! 

Si  jamais  les  hommes  deviennent  sages,  leur  histoire  n*  amusera 
guère, 

M.  Gautier  dit  avec  raison  qu'une  société ,  fût-elle  toute  com- 
posée d'hommes  justes ,  ne  saurait  subsister  sans  lois;  et  il  con- 
clut de  là  qu'il  n'est  pas  vrai  que,  sans  les  injustices  des  hommes, 
la  jurispruaence  serait  inutile.  Un  si  savant  auteur  confondraitnil 
la  jurisprudence  et  les  lois? 

Je  pourrais  encore  laisser  les  preuves  de  raisonnement;  et  pour 
mettre  M.  Gautier  sur  son  terrain ,  je  lui  citerais  des  faits. 

Les  Lacédémoniens  n'avaient  ni  jurisconsultes  ni  avocats;  leurs 
lois  n'étaient  pas  même  écrites  :  cependant  ils  avaient  des  lois.  Je 
m'en  rapporte  à  l'érudition  de  M.  Gautier  pour  savoir  si  les  lois 
étaient  plus  mal  observées  à  Laccdémone  que  dans  les  pays  où 
fourmillent  les  gens  de  loi. 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  toutes  les  minuties  qui  servent  de  texte 
à  M.  Gautier,  et  qu'il  étale  dans  la  gazette;  mab  je  finirai  par 
cette  observation  ,  que  je  soumets  à  votre  examen. 

Donnons  partout  raison  k  M.  Gautier,  et  retranchons  de  mon 
discours  toutes  les  choses  qu'il  attaque;  mes  preuves  n'auront 
presque  rien  perdu  de  leur  force.  Otons  de  l'écrit  de  M.  Gantier 
tout  ce  qui  ne  touche  pas  le  fond  de  la  question ,  il  n'j  restera 
rien  du  tout. 

Je  conclus  toujours  qu'il  ne  faut  point  répondre  à  M.  Gantier. 

A  Paris  y  c«  premier  novembre  i75i. 


REPONSE 
DE  J.  J.    ROUSSEAU 

AU  ROI  DE  POLOGNE,  DUC  DE  LORRAINE, 
sur  la  réfutation  faite  par  ce  prince  de  son  discours. 

J  E  devrais  plutôt  un  remerciaient  qu'une  répliaue  k  l'auteur 
anonime  (i),  qui  vient  d'honorer  mon  discours  d  une  réponse  : 
mais  ce  que  je  dois  à  la  reconnaissance  ne  me  fera  point  oublier 
ce  que  je  dois  à  la  vérité;  et  je  n'oublierai  pas  non  plus  que, 
toutes  les  fois  qu'il  est  question  de  raison  ,  les  hommes  rentrent 
«Uins  le  droit  de  la  nature ,  et  reprennent  leur  première  égalité. 
Le  discours  auquel  j'ai  à  répliquer  est  plein  de  choses  trcs- 
vraies  et  très-bien  prouvées  auxquelles  je  ne  vois  aucune  réponse  : 
car,  quoique  j'y  sois  qualifié  de  docteur,  je  serais  bien  fâché 
cl'étre  au  nombre  de  ceux  qui  savent  répondre  à  tout. 

Ma  défense  n'en  sera  pas  moins  facile  :  elle  se  bornera  à  com- 
parer avec  mon  sentiment  les  vérités  qu'on  m'objecte  ;  car  si  je 
prouve  qu'elles  ne  l'atUquent  point ,  ce  sera  ,  je  crois  ,  l'avoir 
assex  bien  défendu. 

Je  puis  réduire  à  deux  points  principaux  toutes  les  proposi- 
tions établies  par  mon  adversaire;  l'un  renferme  l'éloee  des 
^iences ,  l'autre  traite  de  leur  abus.  Je  les  examinerai  séparément. 
Il  semble  ,  au  ton  de  la  réponse  ,  qu'on  serait  bien  aise  que 
j'eusse  dit  des  sciences  beaucoup  plus  de  mal  qve  je  n'en  ai  dit 
en  effet.  On  j  suppose  que  leur  éloge ,  qui  se  trouve  à  la  tête  de 
mon  discours ,  a  du  me  coûter  beaucoup  :  c'est ,  selon  l'auteur , 
un  aveu  arraché  à. la  vérité  et  que  je  n  ai  pas  tardé  k  rétracter. 
Si  cet  aveu  est  un  éloge  arraché  par  la  vérité  ,  il  faut  donc 
croire  que  je  pensais  des  sciences  le  bien  que  j'en  ai  dit  :  le  bien 
que  l'auteur  en  dit  lui-même  n'est  donc  point  contraire  à  mon 
sentiment.  Cet  aveu ,  dit-on ,  est  arraché  par  force  :  tant  mieux 
pour  ma  cause  ;  car  cela  montre  que  la  vérité  est  chez  moi  plus 
forte  que  le  penchant.  Mais  sur  quoi  peut-on  juger  que  cet  éloge 
est  forcé?  Serait-ce  pour  être  mal  fait?  Ce  serait  intenter  un 
procès  bien  terrible  à  la  sincérité  des  auteurs ,  que  d'en  juger 
sur  ce  nouveau  principe.  Serait-ce  pour  être  trop  court  ?  Il  me 
semble  que  j'aurais  pu  facilement  dire  moins  de  choses  en  plus 
de  pages.  C  est ,  dit-on ,  que  je  me  suis  rétracté.  J'ignore  en 
quel  endroit  j'ai  fait  cette  faute;  et  tout  ce  que  je  puis  répondre^ 
c'est  que  ce  n'a  pas  été  mon  intention. 

(i)  L'ouvrage  du  roi  de  Pologne  étant  d*abord  anonime,  et  non  avoué 
par  Tautenr  ,  m'obligeait  à  lui  laisser  Vincognito  qu'il  av^it  pris  ;  mais  co 
prince  J  ayant  depuis  reconnu  publiquement  ce  même  ouvrage,  m'a  dis- 
pensé de  taire  plus  lovg-temps  rhonnt ur  qu'il  m'a  hiU 


276  RÉPONSE 

La  science  est  très-bonne  en  soi  :  cela  est  évident  ;  et  il  fau- 
drait avoir  renoncé  au  bon  sens  pour  dire  le  contraire.  L'auteur 
de  toutes  choses  est  la  source  de  la  vérité;  tout  connaître  est  uu 
de  ses  divins  attributs  :  c'est  donc  participer  en  quelc^ue  sorte  à 
la  suprême  intelligence  que  d'acquérir   des   connaissances  et 
d'étendre  ses  lumières.  £n  ce  sens  j'ai  loué  le  savoir  ,  et  c'est  en 
ce  sens  que  le  loue  mon  adversaire.  Il  s'étend  encore  sur  les  di- 
vers genres  d'utilité  que  l'homme  peut  retirer  des  arts  et  des 
sciences  ;  et  j'en  aurais  volontiers  dit  autant  si  cela  eût  été  de 
mon  sujet.  Ainsi  nous  sommes  parfaitement  d'accord  en  ce  point. 
iViais  comment  se  peut-il  faire  que  les  sciences ,  dont  la  source 
est  si  pure  et  la  fin  si  louable  ,  engendrent  tant  d'impiétés,  tant 
d'hérésies  ,  tant  d'erreurs  ,  tant  de  systèmes  absurdes ,  tant  de 
contrariétés ,  tant  d'inepties  ,  tant  de  satires  amères ,  tant  de 
misérables  romans  ,  tant  de  vers  licencieux  ,  tant  de  livres  ob- 
scènes ;  et,  dans  ceux  qui  les  cultivent ,  tantd'oreueil ,  tant  d'ava- 
rice ,  tant  de  malignité  ,  tant  de  cabales  ,  tant  de  jalousies,  tant 
de  mensonges ,  tant  de  noirceurs  ,  tant  de  calomnies ,  tant  de 
lâches  et  honteuses  flatteries?  Je  disais  aue  c'est  parce  que  la 
science.,  toute  belle,  toute  sublime  qu'elle  est,  n'est  point  faite 
pour  l'homme }  qu'il  a  l'esprit  trotfliomé  pour  y  faire  de  grands 
progrès ,  et  trop  de  passions  dans  le  cœur  pour  n'en  pas  faire  un 
mauvais  usage  ;  que  c'est  assez  pour  lui  ae  bien  étudier  sts  de— 
yoirs  ,  et  que  chacun  a  reçu  toutes  les  lumières  dont  il  a  besoin 
pour  cette  étude.   Mon'  adversaire  avoue  de  son  côté  que  les 
sciences  deviennent  nuisibles  quand  on  en  abuse,  et  que  plusieurs 
en  abusent  en  efièt.  £n  cela  nous  ne  disons  pas ,  )e  crois ,  des 
choses  fort  différentes  :  j'ajoute ,  il  est  vrai ,  qu  on  en  abuse  beau- 
coup ,  et  qu'on  en  abuse  toujours  ;  et  il  ne  me  semble  pas  que 
dans  la  réponse  on  ait  soutenu  le  contraire. 

Je  peux  donc  assurer  que  nos  principes ,  et ,  par  conséquent , 
toutes  les  propositions  qu'on  en  peut  aéduire ,  n'ont  rien  d'op- 
posé ;  et  c  est  ce  que  j'avais  à  prouver  :  cependant ,  quand  nous 
venons  k  conclure ,  nos  deux  conclusions  se  trouvent  contraires. 
La  mienne  était  que,  puisque  les  sciences  font  plus  de  mal  aux 
mœurs  que  de  bien  à  la  société  ,  il  eût  été  à  désirer  que  les 
hommes  8*y  fussent  livrés  avec  moins  d'ardeur  :  celle  de  mon 
adversaire  est  que ,  quoique  les  sciences  fassent  beaucoup  de  mal , 
il  ne  faut  pas  laisser  de  les  cultiver  à  cause  du  bien  qu'elles  font. 
Je  m'en  rapporte ,  non  au  public  ,  mais  au  petit  nombre  des 
vrais  philosophes  ,  sur  celle  qu'il  faut  préférer  de  ces  deux 
conclusions. 

Il  me  reste  de  légères  observations  à  faire  sur  quelques  en- 
droits de  cette  réponse ,  qui  m'ont  paru  manquer  un  peu  de  la 
justesse  que  j'admire  volontiers  dans  les  autres,  et  qui  ont  pa 
contribuer  par-là  à  l'erreur  de  la  conséquence  que  1  auteur  en 
tire. 

L'ouvrage  commence  par  quelques  personnalités  que  je  ne 
relèverai  qu'autant  qu'elles  feront  à  la  question.  L'auteur  m'ho- 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  ^77 

Tiore  de  plusieurs  éloges  ;  et  c'est  assurément  m'ouvrîr  une  belle 
carrière.  Mais  il  y  a  trop  peu  de  proportion  entre  ces  choses  :  un 
silence  respectueux  sur  les  objets  de  notre  admiration  est  sou- 
vent plus  convenable  que  des  louanges  indis|:rëte8  (i). 

Mon  discours,  dit-on ,  a  de  quoi  surprendre  (2).  Il  me  semble 
que  ceci  demanderait  quelque  éclaircissement.  On  est  encore 
surpris  de  le  voir  couronné  :  ce  n'est  pourtant  pas  un  prodige  de 
voir  couronner  de  médiocres  écrits.  Dans  tout  autre  sens  cette 
surprise  serait  aussi  honorable  à  l'académie  de  Dijon  qu'inju- 
rieuse à  l'intégrité  des  académies  en  général  ;  et  il  est  aisé  de 
sentir  combien  j'en  ferais  le  profit  de  ma  cause. 

On  me  taxe  par  des  phrases  fort  agréablement  arrangées  de 
contradiction  entre  ma  conduite  et  ma  doctrine  :  on  me  re- 
proche d'avoir  cultivé  moi-même  les  études  que  je  condamne  (3). 
Fuisque  la  science  et  la  vertu  sont  incompatibles ,  comme  on 
prétend  que  je  m'efforce  de  le  prouver  ,  on  me  demande  d'un 
ton  assez  pressant  comment  j'ose  employer  l'une  en  me  déclarant 
pour  l'autre. 

II  y  a  beaucoup  d'adresse  à  m'impliquer  ainsi  moi-même  dans 
la  question  :  cette  personnalité  ne  peut  manquer  de  jeter  de 
l'embarras  dans  ma  répons^  ou  plutôt  dans  mes  réponses  ;  car 
malheureusement  j'en  ai  pHh  d'une  à  faire.  Tâchons  du  moins 
que  la  justesse  y  supplée  à  l'agrément. 

(1)  Toasies  princes,  bons  et  mauvais,  seront  foujoars  bassement  et 
indifferemmeut  loués ,  tant  qu'il  7  aura  des  courtisans  et  des  gens  de 
lettres.  Quant  aux  princes  qui  sont  de  grands  hommes,  il  leur  faut  dea 
éloges  plus  modcrés  et  mieux  choisie.  lia  flatterie  offense  leur  vertu  ,  et 
la  Jonange  même  peut  faire  tort  à  leur  gloire.  Je  sais  bien  du  moins  que 
Trajan  serait  beaucoup  plus  grand  à  mes  yeux ,  si  Pline  n'eût  jamais 
écrit.  Si  Alexandre  eût  été  en  effet  ce  qu'il'affeclait  de  paraître,  il  n*eût 
point  songé  à  son  portrait  ni  à  sa  statue  \  mais  pour  son  panégyrique  ,  il 
n'eût  permis  qu'à  un  Lacédémonien  de  le  faire  ,  au  risque  de  n'en  point 
avoir.  Le  seul  éloge  digne  d'un  roi  est  celui  qui  se  fait  entendre  ,  non  par 
la  bouche  mercenaire  d'un  orateur^  mais  par  la  voix  d'un  peuple  libre. 
Tour  que  j e  prisse  plaisir  à  vos  louanges ,  disait  l'empereur  Julien  a  des 
courtisans  qui  vantaient  sa  justice ,  il  faudrait  que  vous  osassiez  dire  le 
contraire  ,  s*ii  était  vrai, 

(2)  C'est  de  la  question  même  qu'on  pourrait  être  surpris  :  grande  et 
belle  question,  s'il  en  fut  jamais,  et  qui  pourra  bien  n'être  pas  sitôt 
renouvelée.  L'académie  française  vient  de  proposer ,  pour  le  prix  d'élo- 
quence de  l'année  zySz,  un  sujet  fort  semblable  à  celui-U.  11  s'agit  de 
soutenir  que  Vamour  des  lettres  inspire  l'amour  de  la  vertu*  L'académie 
n*a  pas  jugé  à  propos  de  laisser  un  lel  sujet  en  problême  ,et  celte  sage 
compagnie  a  doublé  dans  cette  occasion  le  temps  qu'elle  accordait  oi- 
devant  aux  auteurs,  même  pour  les  sujets  les  plus  difficiles. 

(3)  Je  ne  saurais  me  justifier,  comme  bien  d'autres,  sur  ce  que  notre 
éducation  ne  dépend  point  de  nous^  et  qu'on  ne  nous  consulte  pas  pour 
nous  empoisonner.  C'est  de  Irès-bon  gré  que  je  me  suis  jeté  dans  l'étude; 
et  c'est  de  meilleur  coeur  encore  que  je  Tai  abandonnée ,  en  m'aperccvant 
du  trouble  qu'elle  jetait  dans  mon  ame  sans  ancnn  profit  pour  ma  raison. 
Je  ne  veux  plus  d'un  métier  trompeur  ,  où  l'on  croit  beaucoup  faire  pour 
la  sagesse,  en  faisant  tout  pour  la  vanité. 


378  RÉPONSE 

i<*.  Qae  la  culture  des  sciences  corrompe  les  mœurs  d'une 
nation  ,  c'est  ce  que  j'ai  osé  soutenir ,  c'est  ce  que  î'ose  croire 
avoir  prouve.  Mais  comment  aurais-je  pu  dire  que  dans  chaque 
homme  en  particulier  la  science  et  la  vertu  sont  incompatibles , 
moi  qui  ai  exhorté  les  princes  à  appeler  les  vrais  savans  k  leur 
cour  et  à  leur  donner  leur  confiance ,  afin  qu'on  voie  une  fois  ce 
que  peuvent  la  science  et  la  vertu  réunies  pour  le  bonheur  du 
genre  humain?  Ces  vrais  savans  sont  en  petit  iMHnbre  y  je  l'avoue  ; 
car  ,  pour  bien  user  de  la  science  ,  il  faut  réunir  de  grands  ta- 
lens  et  de  grandes  vertus  :  or ,  c'est  ce  qa'on  peut  espérer  de 
Quelques  âmes  privilégiées  ,  mais  qu'on  ne  doit  point  attendre 
ae  tout  un  peuple.  On  ne  saurait  donc  conclure  de  mes  principes 
qu'un  homme  ne  puisse  être  savant  et  vertueux  tout  à  fa  fois. 

2°.  On  pourrait  encore  moins  me  presser  personnellement  par 
cette  prétendue  contradiction  ,  quand  même  elle  existerait  réel- 
lement. J'adore  la  vertu  :  mon  cœur  me  rend  ce  témoignage  5  il 
me  dit  trop  aussi  combien  il  y  a  loin  de  cet  amour  à  la  pratique 

3 ni  fait  lliomme  vertueux.  D'ailleurs  ,  je  suis  fort  éloigné 
'avoir  de  la  science ,  et  plus  encore  d'en  affecter.  J'aurais  cru 
que  l'aveu  ingénu-  que  j'ai  fait  au  commencement  de  mon  dis- 
cours me  garantirait  ae  cette  imutation  ;  je  craignais  bien 
plutôt  qu'on  ne  m'accusât  de  jugerVs  choses  que  je  ne  connais- 
sais pas.  On  sent  assez  combien  il  «allait  impossible  d'éviter  à 
la  fois  ces  deux  reproches.  Que  sais-je  même  si  l'on  n'en  vien- 
drait point  à  les  reunir  ,  si  je  ne  me  hâtais  de  passer  condamna- 
tion sur  celui^i ,  quelque  peu  mérité  qu'il  puisse  être  ? 

3**.  Je  pourrais  rapporter  à  ce  sujet  ce  que  disaient  le»  pères 
de  l'église  des  sciences  mondaines  qu'ils  méprisaient  ,  et  dont 
pourtant  ils  se  servaient  pour  combattre  les  philosophes  païens  : 
)e  pourrais  citer  la  comparaison  qu'ils  en  faisaient  avec  les  vases 
des  Égyptiens  volés  par  les  Israélites.  Mais  je  me  contenterai  pour 
dernière  réponse  de  proposer  cette  question  :  Si  quelqu'un  ve- 
nait pour  me  tuer ,  et  aue  j'eusse  le  bonheur  de  me  saisir  de 
son  arme  ,  me  serait-il  aéfendu  ,  avant  que  de  la  jeter,  de  m'en 
servir  pour  le  chasser  de  chez  moi  ? 

Si  la  contradiction  qu'on  me  reproche  n'existe  pas ,  il  n'est  donc 
pas  nécessaire  de  supposer  que  ]e  n'ai  voulu  que  m'égayer  sur 
un  frivole  paradoxe  ;  et  cela  me  paraît  d'autant  moins  néces- 
saire, que  le  ton  que  j'ai  pris,  quelque  mauvais  qu'il  puisse  être, 
n'est  pas  du  moins  celui  qu'on  emploie  dans  les  jeux  d'esprit. 

Il  est  temps  de  Bnir  sur  ce  qui  me  regarde  :  on  ne  gagne  jamais 
rien  à  parler  de  soi  ;  et  c'est  une  indiscrétion  que  le  public  par- 
donne difficilement ,  même  quand  on  y  est  forcé.  La  vérité  est 
si  iildépendante  de  ceux  qui  l'attaquent  et  de  ceux  qui  la  défen- 
dent ,  que  les  auteurs  qui  en  disputent  devraient  bien  s'oublier 
réciproquement  :  cela  épargnerait  beaucoup  de  papier  et  d'encre. 
Mais  cette  règle  si  aisée  à  pratiquer  avec  moi  ne  l'est  point  du 
tout  vis<-à-vis  de  mon  adversaire  ;  et  c'est  une  différence  qui 
n'est  pas  à  l'avantage  de  ma  réplique. 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  279 

L'antenr ,  observant  que  j'attaque  les  sciences  et  les  artf;  par 
lears  effets  sur  les  mœurs ,  emploie  pour  me  répondre  le  dénom- 
brement des  utilités  qu'on  en  retire  dans  tous  les  états  :  c'est 
comme  si ,  pour  justifier  un  accusé ,  on  se  contentait  de  prouver 

Îin'ii  se  porte  fort  bien  y  qu'il  a  beaucoup  d'habileté ,  ou  qu'il  est 
ort  riche.  Pourvu  qu'on  m'accorde  que  les  arts  et  les  sciences 
noasrendent  malhonnêtes  gens,  je  ne  disconviendrai  pas  qu'ils 
ne  nous  soient  d'ailleurs  très-commodes  :  c'est  une  conformité  de 
pins  qu'ils  auront  avec  la  plupart  des  vices. 

L'antenr  va  plus  loin  ,  et  prétend  encore  que  l'étude  nous  est 
nécessaire  pour  admirer  les  beautés  de  l'univers ,  et  que  le  spec- 
tacle de  la  nature ,  exposé ,  ce  semble ,  aux  yeux  de  tous  pour 
Tinstraction  des  simples ,  exige  lui-même  beaucoup  d'instruc- 
tion dans  les  observateurs  pour  en  être  aperçu.  J'avoue  que  cette 
C position  me  surprend:  serait-ce  qu'il  est  ordonné  â  tous  les 
amcs  d'être  philosophes  ,  ou  qu'il  n'est  ordonné  qu'aux  seuls 
philosophes  de  croire  en  Dieu  ?  L  Écriture  nous  exhorte  en  mille 
endroits  d'adorer  la  grandeur  et  la  bonté  de  Dieu  dans  les  mer- 
veilles de  ses  œuvres  :  je  ne  pense  pas  qu'elle  nous  ait  prescrit 
nulle  part  d'étudier  la  physique  ,  m  que  l'auteur  de  la  nature 
sent  moins  bien  adoré  par  moi  qui  ne  sais  rien  ,  que  par  celui 
qui  connaît  et  le  cèdre ,  et  llysope  ,  et  la  trompe  de  la  mouche  y 
et  celle  de  l'éléphant  :  Non  enim  nos  Deus  ista  scire ,  sed  tan^ 
tummodo  uH  voluit. 

On  croit  toujours  avoir  dit  ce  que  font  les  sciences ,  quand  on 
a  dit  ce  qu'elles  devraient  faire.  Cela  me  paraît  pourtant  fort 
différent.  L'étude  de  l'univers  devrait  élever  l'homme  à  son  créa- 
teur Y  je  le  sais  ;  mais  elle  n'élève  que  la  vanité  humaine.  Le  phi- 
losophe ,  qui  se  flatte  de  pénétrer  dans  les  secrets  de  Dieu  ,  ose 
associer  sa  prétendue  sagesse  à  la  sagesse  éternelle  :  il  approuve, 
il  blâme,  il  corrige ,  il  prescrit  des  lois  à  la  nature ,  et  des  bornes 
à  la  divinité  ;  et  tandis  qu'occupé  de  ses  vains  systèmes  il  se 
donne  mille  peines  pour  arranger  ta  machine  du  monde  ,  le  la- 
boureur ,  qui  voit  la  pluie  et  le  soleil  tour  à  tour  fertiliser  son 
champ,  admire  ,  loue  et  bénit  la  main  dont  il  reçoit  ces  grâces, 
sans  se  mêler  de  la  manière  dont  elles  lui  parviennent.  Il  ne 
cherche  point  à  justifier  son  ignorance  ou  ses  vices  par  son  incré- 
dulité, ri  ne  censure  point  les  œuvres  de  Dieu  ,  et  ue  s'attaque 


gaire  :  c'est  à  une  bouche  savante  que  ce  blaspli 
serve.  Tandis  que  la  savante  Grèce  était  pleine  d'athées  ,  Elien 
remarquait  (i)  que  jamais  barbare  n'avait  mis  en  doute  l'exis- 
tence de  la  divinité.  Nous  pouvons  remarquer  de  même  aujour- 
d'hui qu'il  n'y  a  dans  toute  l'Asie  qu'un  seul  peuple  lettré  ,  que 
pins  de  la  moitié  de  ce  peuple  est  athée ,  et  que  c'est  la  seule 
nation  de  l'Asie  oii  l'athéisme  soit  connu. 

(1)  Var.  Hist.l.  2,c.  3i. 


28o  RÉt>ONSE 

Iai  curiosité  neUurelle  à  Vhomme  y  continue-t-on ,  lui  inspire 
V envie  (Papprendre,  II  devrait  donc  travailler  à  la  contenir, 
comme  tous  ses  penchans  naturels.  Ses  besoins  lui  en  font  sentir 
la  nécessité,  A  bien  des  égards  les  connaissancesjsont  utiles  ;  ce- 
pendant les  sauvages  sont  des  hommes,  et  ne  sentent  point  cette 
nécessité-là.  Ses  emplois  lui  en  imposent  T obligation,  ils  lui  im- 

rasent  bien  plus  souvent  celle  de  renoncer  à  l'étude  pour  vaquer 
ses  devoirs  (i).  Ses  progrès  lui  en  font  goûter  le  plaisir.  C'est 
pour  cela  même  qu'il  devrait  s'en  défier.  Ses  premières  décou^ 
vertes  augmentent  l'avidité  qu*il  a  de  savoir.  Cela  arrive  en  effet 
à  ceux  qui  ont  du  talent.  Plus  il  connaît ,  plus  il  sent  qu^il  a  de 
connai tances  à  acquérir.  C'est-à-dire  que  l'usage  de  tout  le 
temps  qu'il  perd  est  de  l'exciter  à  en  perdre  encore  davantage. 
Mais  il  n'y  a  guère  qu'un  petit  nombre  d'hommes  de  génie  en 
qui  la  vue  de  leur  ignorance  se  développe  en  apprenant ,  et  c'est 
pour  eux  seulement  que  l'étude  peut  être  bonne.  A  peine  les 
petits  esprits  ont-ils  appris  quelque  chose ,  qu'ils  croient  tout 
savoir  ;  et  il  n'y  a  sorte  de  sottise  que  cette  persuasion  ne  leur 
fasse  dire  et  faire.  Plus  il  a  de  connaissances  acquises  ,  plus  il 
a  de  facilité  à  bien  faire.  On  voit  qu'en  parlant  ainsi  l'auteur  a 
bien  plus  consulté  son  cœur  qu'il  n^  observé  les  hommes. 

Il  avance  encore  qu'il  est  bon  4l^  connaître  le  mal  pour  ap- 
prendre à  le  fuir  ;  et  il  fait  entendre  qu'on  ne  peut  s'assurer  de 
sa  vertu  qu'après  l'avoir  mise  à  l'épreuve.  Ces  maximes  sont  au 
moins  douteuses  et  sujettes  à  bien  des  discussions.  11  n'est  pas 
certain  que ,  pour  apprendre  à  bien  faire  ,  on  soit  obligé  de 
savoir  en  conibicn  de  manières  on  peut  faire  le  mal.  Nous 
avons  un  guide  intérieur,  bien  plus  infaillible  que  tous  les  li- 
vres ,  et  qui  ne  nous  abandonne  jamais  dans  le  besoin.  C'en 
serait  assez  pour  nous  conduire  innocemment ,  si  nous  voulions 
l'écouter  toujours.  Et  conmient  serait-on  obligé  d'éprouver  se% 
forces  pour  s'assurer  de  sa  vertu ,  si  c'est  un  des  exercices  de  la 
vertu  cle  fuir  les'Occasions  du  vice? 

L'homme  sage  est  continuellement  sur  ses  gardes  ,  et  se  défie 
toujours  de  ses  propres  forces  :  il  réserve  tout  son  courage  pour 
)e  besoin ,  et  ne  s'expose  jamais  mal  à  propos.  Le  fanfaron  est 
celui  qui  se  vante  sans  cesse  de  plus  qu'il  ne  peut  faire  ,  et  qui , 
après  avoir  bravé  et  insulté  tout  le  monde  ,  se  laisse  battre  à  la 

(i)  CVstune  mauvaise  marque  pour  une  aociélé,  qu'il  faille  tant  d© 
science  dans  ceux  qni  la  conduisent  5  si  les  hommes  étaient  ce  qu'ils 
doiveni  êlre  ,  ils  n'auraient  guère  besoin  dVludier  pour  apprendre  let 
chofvrs  qu'ils  onl  à  faire.  Au  reste ,  Cicéron  lui-même,  qui,  dit  Mon- 
taigne ,  «  deAait  au  savoir  tout  son  vaillant ,  reprend  aucuns  de  ses  amis 
>}  d'avoir  accoulumé  de  mettre  à  l'astrologie  ,  au  droit ,  a  la  dialectique 
u  et  à  la  géométrie ,  plus  de  temps  que  ne  méritaient  ces  arts  ,  et  que  cela 
»  les  divertissait  des  devoirs  de  la  vie,  plus  utiles  et  honnêtes.»  II  me 
semble  que,  dans  cette  cause  commune,  les  sa  vans  devraient  mieux  a'en- 
Icndr»  entre  eux,  et  donner  au  moins  drs  misons  sur  lesquelles  cux- 
xaémes  fussent  d'accord. 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  a8i 

première  rencontre.  Je  demande  lequel  de  ces  denx  portraits 
ressemble  le  mieux  k  un  philosophe  aux  prises  avec  ses  passions. 

On  me  reproche  d'avoir  affecté  de  prendre  chez  les  anciens 
mes  exemples  de  vertu.  Il  y  a  bien  de  l'apparence  que  j'en  au- 
rais trouvé  encore  davantage  ,  si  j'avais  pu  remonter  plus  haut. 
J'ai  cité  aussi  un  peuple  moderne  ,  et  ce  n'est  pas  ma  faute  si 
je  n'en  ai  trouvé  qu'un.  On  me  reproche  encore  dans  une  ma- 
xime générale  des  parallèles  odieux  ,  oii  il  entre  ,  dit-on  y  moins 
de  xële  et  d'équité  que  d'envie  contre  mes  compatriotes  et  d'hu- 
meur contre  mes  contemporains.  Cependant  personne  ,  peut- 
être  ,  n'aime  autant  que  moi  son  pays  et  ses  compatriotes.  Au 
surplus  j  je  n'ai  qu'un  mot  à  répondre.  J'ai  dit  mes  raisons  ,  et 
ce  sont  elles  qu'il  faut  peser  :  quant  à  mes  intentions  ,  il  en  faut 
laisser  le  jugement  à  celui-là  seul  auquel  il  appartient. 

Je  ne  dois  point  passer  ici  sous  silence  une  objection  consi- 
dérable qui  m  a  déjà  été  faite  par  un  philosophe  (i).  N'est'-ce 
point ,  me  dit-on  ici ,  an  climat ,  au  tempérament ,  au  mangue 
tPoccaêion ,  au  défaut  d'objet ,  à  l'économie  du  gouvernement , 
aux  coutumes  y  aux  lois  ,  à  toute^  autre  cause  quraux  sciences  , 
^«'ois  doit  attribuer  cette  différence  qu^on  remarque  quelquefois 
dans  les  mœurs  en  différens  pafs  et  en  différens  temps  ? 

Cette  question  renferme  de  grandes  vues  et  demanderait  des 
éclaîrcissemens  trop  étendus  pour  convenir  à  cet  écrit.  D'ail- 
leurs ,  il  s'agirait  d'examiner  les  relations  trës-cachées  mais  trës- 
réelles  qui  se  trouvent  entre  la  nature  du  gouvernement  et  le 
çénie  ,  les  mœurs  et  les  connaissances  des  citoyens  ;  et  ceci  me 
jetterait  dans  des  discussions  délicates ,  qui  me  pourraient  mener 
trop  loin.  De  plus  ,  il  me  serait  bien  difHcilc  cle  parler  dé  gou- 
vernement ,  sans  donner  trop  beau  jeu  à  mon  adversaire  ;  et , 
tout  bien  pesé ,  ce  sont  des  recherches  bonnes  à  faire  à  Genève  y 
et  dans  d'autres  circonstances. 

Je  passe  à  une  accusation  bien  plus  grave  que  Tobjection 
précédente.  Je  la  transcrirai  dans  ses  propres  termes  :  car  il  est 
important  de  la  mettre  fidèlement  sous  les  yeux  du  lecteur. 

PluM  le  chrétien  examine  t authenticité  de  ses  titres  ,  plus  il  se 
Tttsewne  dans  la  possession  de  sa  croyance  ;  plus  il  étudie  la  ré- 
vélation y  plus  il  se  fortifie  dans  la  foi.  C'est  dans  les  divines 
écritures  qu'il  en  découvre  l'origine  et  l'excellence  ;  cest  dans  les 
doctes  écrits  des  pères  de  V église  qu'il  en  suit  de  siècle  en  siècle 
le  développement  ;  cest  dans  les  livres  de  morale  et  les  annales 
saintes  qu* il  en  voit  les  exemples  et  quil  s^ en  fait  f  application • 

Quoi!  r ignorance  enlèvera  à  la  religion  et  à  la  vertu  des  appuis 
si  puissans  !  et  ce  sera  à  elle  qiiun  docteur  de  Genève  ensei- 
gnera hautement  qu'on  doit  P irrégularité  des  mœurs  !  On  «'e- 
tonnerait  davantage  d'entendre  un  si  étrange  paradoxe ,  si  on  ne 
tavait  que  la  singularité  d'un  système  ,  quelque  dangereux  qu'il 

(i)  Prcf.  clerEftcycI. 


28a  RÉPONSE 

hoU^  n^est  qv!une  raison  de  pluê  pour  qui  n'a  pour  regh  que 
L^  esprit  pariiculier» 

J'ose  le  demander  à  Tauteur  :  G>inment  a-t-il  pu  jamais 
donner  une  pareille  interprétation  aux  principes  qne  j'ai  éta- 
blis ?  Comment  a'-t-il  pu  m'accuser  de  blâmer  1  étude  de  la  re*» 
Hgion ,  moi  qui  blânîe  surtout  l'étude  de  nos  vaines  sciences 
parce  qu'elle  nous  détourne  de  celle  de  nos  devoirs  7  Et  qu'est-ce 
que  l'étude  des  devoirs  du  chrétien  ,  sinon  celle  de  sa  religion 
même? 

Sans  doute  j'aurais  dû  blâmer  expressément  toutes  ces  pn^ 
riles  subtilités  de  la  scolastique  avec  lesquelles  ,  sous  prétexte 
d'éclaircir  les  principes  de  la  religion  ,  on  en  anéantit  l'esprit 
en  substituant  l'orgueil  scientifique  à  l'humilité  chrétienne. 
J'aurais  dû  m'élever  avec  plus  de  lorce  contre  ces  ministres  in* 
discrets  qui  les  premiers  ont  osé  porter  les  mains  à  l'afche  pour 
étayer  avec  leur  faible  savoir  un  édifice  soutenu  par  la  main  de 
Dieu.  J'aurais  dû  m'indigner  contre  ces  hommes  frivoles  qui , 
par  leurs  misérables  pomtillcries  ,  ont   avili  la  sublime  sim- 

5 licite  de  l'évansile  ,  et  réduit  en  syllogismes  la  doctrine  de 
ésus-Girist.  Mais  il  s'agit  aujourd'hui  de  me  défendre  ,  et  non 
d'attaquer. 

Je  vois  que  c'est  par  l'histoire  et  les  faits  qu'il  faudrait  ter- 
miner cette  dispute.  Si  je  savais  .exposer  en  peu  de  mots  ce  que 
les  sciences  et  la  religion  ont  eu  de  commun  dès  le  commence- 
ment ,  peut-être  cela  servirait-il  à  décider  la  question  sur  ce 
point. 

Le  peuple  que  Dieu  s'était  choisi  n'a  jamais  cultivé  les  sciences, 
et  on  ne  lui  en  a  jamais  conseillé  l'étude  ;  cependant  ,  si  cette 
étude  était  bonne  à  quelque  chose  ,  il  en  aurait  eu  plus  besoin 
qu'un  autre.  Au  contraire  ,  ses  chefs  firent  toujours  leurs  efforts 

Î>our  le  tenir  séparé  autant  qu'il  était  possible  des  nations  ido- 
âtres  et  savantes  qui  l'environnaient  :  précaution  moins  né- 
cessaire pour  lui  d'un  côté  que  de  l'autre  ;  car  ce  peuple  faible 
et  grossier  était  bien  plus  aisé  à  séduire  par  les  fourberies  des 
prêtres  de  Baal  ,  que  par  les  sophismes  des  philosophes. 

Après  des  dispersions  fréquentes  parmi  les  Égyptiens  et  les 
Grecs  ,  la  science  eut  encore  mille  peines  à  germer  aans  les  télés 
des  Hébreux.  Joseph  et  Philon  ,  qui  partout  ailleurs  n'auraient 
été  que  deux  hommes  médiocres  ,  lurent  des  prodiges  parmi 
eux.  Les  saducéens ,  reconnaissables  à  leur  irréligion  ,  furent  les 
philosophes  de  Jérusalem  5  les  pharisiens,  grands  hypocrites ,  en 
furent  les  docteurs  (i).   Ceux-ci ,  quoiqu'ils  bornassent  à  peu 

(1)  On  voyait  régner  entre  ces  denx  partis  cette  haine  et  ce  mépris 
réciproqnes  qui  régnèrent  de  tout  temps  entre  les  docteurs  et  les  philo* 
sophes;  c'est-à-dire  entre  ceux  qui  font  de  leur  léle  on  répertoire  de  la 
science  d'au trui ,  et  ceux  qui  se  piquent  d'en  avoir  une  à  eux.  Mettes  aox 
prises  le  maître  de  musique  et  le  mattre  à  danser  do  Bourgeois  gentil- 
homme, vouR  aurex  ]*anliqnaire  et  le  bel  r.oprît ,  le  chimiste  et  Thomme 
de  Jcllr^'s,  le  jurifconsulte  et  le  médecin,  le  géomètre  et  le  versificateur  , 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  ^83 

près  leur  science  à  Tétude  de  la  loi  ,  faisaient  cette  étude  avec 
tout  le  faste  et  toute  la  suifisauce  doginatiaues.  Ils  observaient 
aussi  avec  un  trës-grand  soin  toutes  les  pratiques  de  la  religion  ; 
mais  l'évangile  nous  apprend  l'esprit  de  cette  exactitude  ,  et  le 
cas  qu'il  en  fallait  faire.  Au  surplus  »  ils  avaient  tous  très-peu 
de  science  et  beaucoup  d'orgueil  ^  et  ce  n'est  pas  en  cela  qu'ils 
différaient  le  plus  de  nos  docteurs  d'aujourd'hui. 

Dans  l'établissement  de  la  nouvelle  loi ,  ce  ne  fut  point  à  des 
savans  oue  Jésus-Christ  voulut  confier  sa  doctrine  et  son  mi- 
nistère. Il  suivit  dans  son  choix  la  prédilection  qu'il  a  montrée 
en  toute  occasion  pour  les  petits  et  les  simples  ;  et  dans  les  ins- 
tructions qu'il  donnait  à  ses  disciples ,  on  ne  voit  pas  un  mot 
d'étude  ni  de  science ,  si  ce  n'est  pour  marquer  le  mépris  qu'il 
faisait  de  tout  cela. 

Après  la  mort  de  Jésus-Christ,  douze  pauvres  pécheurs  et  arti- 
sans entreprirent  d'instruire  et  de  convertir  le  monde.  Leur 
méthode  était  simple  ;  ils  prêchaient  sans  art,  mais  avec  un  cœur 
pénétré  ;  et  de  tous  les  miracles  dont  Dieu  honorait  leur  foi ,  le 
plus  frappant  était  la  sainteté  de  leur  vie  :  leurs  disciples  sui- 
virent cet  exemple,  et  le  succès  fut  prodigieux.  Les  prêtres' 
païens  y  alarmés,  firent  entendre  aux  princes  que  l'état  était 
perdu  y  parce  que  les  offrandes  diminuaient.  Los  persécutions 
s'élevèrent ,  et  les  persécuteurs  ne  firent  qu'accélérer  les  pro- 
grès de  cette  religion  qu'ils  voulaient  étouffer.  Tous  les  cUrc- 
Uens  couraient  au  martyre  ,  tous  les  peuples  couraient  au  bap- 
tême ;  l'histoire  de  ces  premiers  temps  est  un  prodice  continuel. 

Cependant  les  prêtres  des  idoles  ,  non  contens  de  persécuter 
les  chrétiens ,  se  mirent  à  les  calomnier.  Les  philosophes,  qui 
ne  trouvaient  pas  leur  compte  dans  une  religion  qui  prêche  l'hu- 
milité ,  se  joignirent  à  leurs  prêtres.  Les  simples  se  faisaient 
chrétiens  ,  il  est  vrai  ;  mais  les  savans  se  moquaient  d'eux  ,  et 
Ton  sait  avec  quel  mépris  saint  Paul  lui-même  lut  reçu  des  Athé- 
Biens.  Les  railleries  et  les  injures  picuvaient  de  toutes  parts  sur 
la  noovelle  secte.  11  fallut  prendre  la  plume  pour  se  défendre. 
Saint  Justin  martjr  (i)  écrivit  le  premier  l'apologie  de  sa  foi. 

le  thrologîen  et  le  philosophe.  Pour  bien  juger  de  tons  c'.h  ^e us-là ,  il 
Mffit  de  s'eu  rapporter  à  «^ux^inémes  ,  cl  découler  ce  que  chacun  vous 
dit, Bon  de  doi ,  inni»  dcn  autres. 

(i)  Ce»  premiers  écrivains  ,  qui  scf^Ilaient  de  leur  sang  lo  It'moignnj;^ 
dt  leur  plaine,  M-raient  aujourdMiui  des  auteurs  bien  scandaleux,  car  ih 
«ntenaient  précisément  le  même  sentiment  que  moi.  Snint  Jtislin  ,  dan<% 
sra  entretien  avecTriphon  ,  passe  en  revue  les  diverses  sccics  d**  philo- 
•opbie  dont  il  avait  autrefois  essayé  ,  et  1rs  rend  si  ridicules  qu'on  croi» 
nit  lire  un  dialogue  de  Liucieu  :  aussi  voit-on  ,  dans  l\»p«>lojiie  de  Trr- 
tnlISen  ,  combien  les  premiers  chrétiens  se  tenaient  oflriisés  dVire  pri:> 
pour  des  philosophe». 

Ce  serait  en  effet  nn  détail  bien  flétrissant  pour  la  philosophie ,  qu'^ 
Vezposition  des  maximes  pernicieuses  et  des  dogmes  impies  de  sr'<>  di- 
verses sectes.  Les  épicuriens  niaient  toute  provid'Mice  ,  les  :ir:i(l«'inirt'>ns 
doutaient  de  rczislencc  de  la  divinité  ,  et  U"<  s\*nr'\t*u<  df>  riinvi'-i'i':!' 


a84  RÉPONSE 

On  attaqua  les  païeus  à  leur  tour;  les  attaquer,  c'était  les 
vaincre.  Les  premiers  succès  encouragèrent  d'autres  écrivains. 
Sous  prétexte  d'exposer  la  turpitude  au  paganisme  ,  on  se  jeta 
dans  la  mythologie  et  dans  l'érudition  (i;;  on  voulut  montrer 
de  la  science  et  du  bel  esprit  ;  les  livres  parurent  en  foule  ,  et 
les  mœurs  commencèrent  à  se  relâcher. 

Bientôt  on  ne  se  contenta  plus  de  la  simplicité  de  l'évangile  et 
de  la  foi  des  apôtres,  il  fallut  toujours- avoir  plus  d'esprit  que 
ses  prédécesseurs.  On  subtilisa  sur  tous  les  dogmes;  chacun  vou- 
lut soutenir  son  opinion ,  personne  ne  voulut  céder.  L'ambition 
d*étre  chef  de  secte  se  fit  entendre  ,  les  hérésies  pullulèrent  de 
toute»  parts. 

L'emportement  et  la  violence  ne  tardèrent  pas  à  se  joindre  à 
la  dispute.  Ces  chrétiens  si  doux ,  qui  ne  savaient  que  tendre  la 

de  Tame.  Les  sectes  moins  célèbres  n'avaient  pas  de  meilleurs  seotimcns  ; 
en  voici  un  échantillon  dans  c-eux  de  Théodore,  chef  d'dne  des  deox 
branches  des  oyrénaïqaes ,  rapporté  par  Dîogène  Laërce.  Suêiulit  amici* 
tieun,  qubd  ea  neque  inaipientibus  neque  sapientibua  adsit.  • .  •  Proba' 
bile  dicebat  prudent em  virum  non  seipsum  pro  patria  periculis  exponert , 
neque  enim  pro  insipientium  commodis  amittendam  esse  prudeniiawu 
Furto  quoque  et  adulterio  et  sacrilegio  ,  cùm  tempestivum  erit ,  daturum 
opérant  sapientem,  Nihil  quippe  horum  turpe  naturâ  esse.  Sedaufera» 
fur  de  hisce  vuigaris  opinio ,  quœ  e  stultorum  imperitorumquepUbecmla 

conflata  est sapieniem  publiée  absque  ullo  pudore  ac  auspicionê 

scortis  congressurum. 

Ces  opinions  sont  particulières ,  je  le  sais  :  mais  y  a-t-il  une  seule  de 
toutes  les  socles  qui  ue  soit  tombée  dans  quelque  erreur  dangereuse  ?  El 
que  dirons-nous  de  la  distinction  des  deux  doctrines,  si  avidement  reçue 
de  tous  les  philosophes,  et  par  laquelle  ils  professaient  en  secret  des 
scntimens  contraires  à  ceux  qu'ils  enseignaient  publiquement  ?  Pylha- 
gore  fut  le  premier  qui  fît  usage  de  la  doctrine  intérieure;  il  ne  la  d^ 
couvrait  à  ses  disciples  qu'après  de  longues  épreuves  et  avec  le  pins 
grand  mystère.  Il  leur  donnait  en  secret  des  leçons  d'athéisme,  et  offrait 
solennellement  des  hécatombes  «i  Jupiter.  Les'  philosophes  se  trouvèrent 
si  bien  de  celle  méthode,  qu'elle  se  répandit  rapidement  dans  la  Grèce, 
et  de  là  dans  Rome  ,  comme  on  le  voit  par  les  ouvrages  de  Cicéron  ,  qui 
se  moqunit  avec  ses  amis  des  dieux  immortels,  qu'il  attestait  avec  tant 
d'emphase  sur  la  tribune  aux  harangues. 

La  doctrine  intérieure  n'a  point  élé  porlée  d'Europe  à  la  Chine ,  maïs 
elle  y  est  née  aussi  avec  la  philosophie  ;  et  c'est  à  elle  que  les  Chinois  sont 
redevables  de  cette  foule  d'aihées  ou  de  philosophes  qu'ils  ont  parmi 
eux.  L'histoire  de  cette  fatale  doctrine ,  faite  par  un  homme  instruit  et 
sincère,  serait  un  terrible  conp  porté  à  la  philosophie  ancienne  et  mo- 
derne. Mais  la  philosophie  bravera  toujours  la  raison,  la  vérité,  et  le 
temps  même,  parce  qu'elle  a  sa  source  dans  l'orgueil  humain  ,  plus  fort 
que  toutes  ces  choses. 

(i)  On  a  fuit  de  justes  reproches  à  Clément  d'Alexandrie  d'avoir  aflêe- 
té,  dans  ses  écrits  ,  une  érudition  profane,  peu  convenable  a  un  chré- 
tien. Cependant  il  semble  qu'on  était  excusable  alors  de  s'instruire  de 
la  doctrine  contre  laquelle  on  avait  à  se  défendre.  Mais  qui  pourrait  voir 
sans  rire  toutes  les  peines  que  se  donnent  aujourd'hui  nos  savans  pour 
éclaircir  les  rêveries  de  la  mythologie? 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  285 

gorge  aux  couteaux  ,  devinrent  .entre  eux  des  persécuteurs  fu- 
rieux ,  pires  que  les  idolâtres  :  tous  trempèrent  dans  les  mêoies 
excès ,  et  le  parti  de  la  vérité  ne  fut  pas  soutenu  avec  plus  de 
modération  que  celui  de  Terreur.  Un  autre  mal  encore  plus  dan- 
gereux naquit  de  la  même  source  ;  c'est  l'introduction  de  Tan- 
cienne  philosophie  dans  la  doctrine  chrétienne.  A  force  d'étu- 
dier les  philosophes  grecs ,  on  crut  y  voir  des  rapports  avec  le 
christianisme.  Ou  osa  croire  que  la  religion  en  deviendrait  plus 
respectable ,  revêtue  de  l'autorité  de  Ta  philosophie.  Il  fut  un 
temps  oii  il  fallait  être  platonicien  pour  être  orthodoxe  ;  et  peu 
s'en  fallut  que  Platon  d  abord  ,  et  ensuite  Aristole ,  ne  fit  placé 
sar  l'autel  à  coté  de  Jésus-Christ. 

L'église  s'éleva  plus  d'une  fois  contre  ces  abus.  Ses  plus  illustres 
défenseurs  les  déplorèrent  souvent  en  termes  pleins  de  force  et 
d'éner^e;  souvent  ib  tentèrent  d'en  bannir  toute  cette  science 
mondaine  qui  en  souillait  la  pureté.  Un  des  plus  illustres 
papes  en  vint  même  jusqu'à  cet  excès  de  zèle  de  soutenir  que 
c'était  une  chose  honteuse  d'asservir  la  parole  de  Dieu  aux 
iwles  de  la  grammaire. 

Mais  ils  eurent  beau  crier;  entraînés  par  le  torrent ,  ils  furent 
contraints  de  se  conformer  eux-mêmes  à  l'usage  qu'ils  condam- 
naient ;  et  ce  fut  d'une  manière  très-savante  que  la  plupart 
d'entre  eux  déclamèrent  contre  le  progrès  des  sciences. 

Après  de  longues  agitations ,  les  choses  prirent  enfin  une  as- 
siette plus  fixe.  V  ers  le  dixième  siècle ,  le  flambeau  des  sciences 
cessa  a  éclairer  la  terre  ;  le  clergé  demeura  plongé  dans  une  igno- 
rance que  je  ne  veux  pas  justifier ,  puisqu'elle  ne  tombait  pas 
moins  sur  les  choses  qu'il  doit  savoir  que  sur  celles  qui  lui  sont 
inutiles ,  mais  à  laquelle  l'église  gagna  du  moins  un  peu  plus  de 
repos  qu'elle  n'en  avait  éprouvé  )usques-là. 

Apres  la  renaissance  des  lettres,  les  divisions  ne  tardèrent 
pas  à  recommencer  plus  terribles  que  jamais.  De  savans  hommes 
émurent  la  querelle,  de  savans  hommes  la  soutinrent,  et  les 
plus  capables  se  montrèrent  toujours  les  plus  obstinés.  C'est  en 
vain  qu  on  établit  des  conférences  entre  les  docteurs  des  différens 
partis  :  aucun  n'y  portait  l'amour  de  la  réconciliation ,  ni 
pentp-étre  celui  de  la  vérité;  tous  n'y  portaient  que  le  désir  de 
briller  aux  dépens  de  leur  adversaire;  chacun  voulait  vaincre, 
aal  De  voulait  s'instruire;  le  plus  fort  imposait  silence  au  plus 
;  Subie;  la  dispute  se  terminait  toujours  par  des  injures,  et  la 
persécution  en  a  toujours  été  le  fruit.  Dieu  seul  sait  quand  tous 
ces  maux  finiront. 

Les  sciences  sont  florissantes  aujourd'hui  ;  la  littérature  et 
ks  arts  brillent  parmi  nous  :  quel  profit  en  a  tiré  la  religion? 
Demandons-le  à  cette  multitude  de  philosophes  qui  se  piquent 
de  n'en  point  avoir.  Nos  bibliothèques  regorgent  de  livres  de 
théologie  ,  et  les  casuistes  fourmillent  parmi  nous.  Autrefois 
nous  avions  des  saints,  et  point  de  casuistes.  La  science  s'étend, 
et  la  foi  s'anéantit  ;  tout  le  monde  veut  enseigner  à  bien  faire, 


28G  REPONSE 

et  perscmne  ne  veut  l'apprendre  ;   nous  sommes  tous  devenuâ 
docteurs,  et  nous  ayons  cessé  d'être  chrétiens. 

Non ,  ce  n'est  point  avec  tant  d'art  et  d'appareil  que  l'évangile 
s'est  étendu  par  tout  l'univers ,  et  que  sa  beauté  ravissante  a 
pénétré  ]es  cœurs.  Ce  divin  livre,  le  seul  nécessaire  à  un  chré- 
tien ,  et  le  plus  utile  de  tous  à  quiconque  même  ne  le  serait 
pas ,  n'a  besoin  que  d'être  médité  pour  porter  dans  l'ame  Taniour 
de  son  auteur  ,  et  la  volonté  d'accomplir  ses  préceptes.  Jamais 
la  vertu  n'a  parlé  un  si  doux  langage  ;  jamais  la  plus  profonde 
sagesse  ne  s'est  exprimée  avec  tant  d'énergie  et  de  simplicité. 
On  n'en  quitte  point  la  lecture  sans  se  sentir  meilleur  qu'au- 
paravant. O  vous ,  ministres  de  la  loi  qui  m'y  est  annoncée,  don- 
nez-vous moins  de  peine  pour  m'instruire  de  tant  de  choses  inu- 
tiles. Laissez-là  tous  ces  livres  savans  qui  ne  savent  ni  me  con- 
vaincre ni  me  toucher.  Prostemez-vous  aux  pieds  de  ee  Dieu  de 
miséricorde  que  vous  vous  chargez  de  më  faire  connaître  et 
aimer;  demandez-lui  pour  vous  cette' humilité  profonde  que 
vous  devez  me  prêcher.  N'étalez  point  à  mes  yeux  cette  science 
orgueilleuse  ni  ce  faste  indécent  qui  vous  déshonorent  et  qui 
me  révoltent  ;  soyez  touchés  vous-mêmes ,  si  vous  voulez  que  je 
le  sois  ;  et  surtout  montrez-moi  dans  votre  conduite  la  pratique 
de  cette  loi  dont  vous  prétendez  m'instruire.  Vous  n*aves  pas 
besoin  d'en  savoir  ni  de  m'en  enseigner  davantage ,  et  votre  mi- 
nistère est  accompli.  Il  n'est  point  en  tout  cela  question  de 
belles-lettres  ni  de  philosophie.  C'est  ainsi  qu'il  convient  de 
«uivre  et  de  prêcher  l'évangile  ,  et  c'est  ainsi  que  ses  premiers 
défenseurs  l'ont  fait  triompher  de  toutes  les  nations,  nonarùtO" 
telico  more^  disaient  les  pères  de  l'église,  sed piscatorio  (i). 

Je  sens  que  je  deviens  long  ,  mais  j'ai  cru  ne  pouvoir  me  dis- 
penser de  m'élendre  un  peu  sur  un  point  de  l'importance  de  ce- 
lui-ci. De  plus,  les  lecteurs  impatiens  doivent  faire  réflexion  que 
c'est  une  chose  bien  commode  que  la  critique  :  car  oii  l'on  at- 
taque avec  un  mot ,  il  faut  des  pages  pour  se  défendre. 

Je  passe  à  la  deuxième  partie  de  la  réponse  ,  sur  laquelle  je 
tâcherai  d'être  plus  court ,  quoique  je  n'y  trouve  guère  nioius 
d'observations  à  faire. 

Ce  Ti  est  pas  des  sciences,  me  dit-on ,  c^est  du  sein  dêê  richesses, 
que  sont  nés  de  tous  temp:  la  mollesse  et  le  luxe.  Je  n'avais  pas  dît 
non  plus  que  le  luxe  fût  né  des  sciences  ,  mais  qu'ils  étaient  nés . 

(i)  Notre  foi ,  dît  Montaigne,  ce  n'est  pas  notre  acquêt ,  c'est  un  par 
pi-(^8cnt  de  la  libéralité  d'autrui.  Ce  n'est  pas  par  dibcoura  o«i  parnolia 
entendement  que  nous  avons  icçu  notre  religion,  cVst  par  autorité  et  par 
commandement  étranger.  La  faiblesse  de  notre  jugement  uousy  SMla 
plus  c[ue  la  force,  et  notre  aveuglement  plus  que  noire  clair^oyaiioeu 
Cest  par  l'entremise  de  notre  ignorance  que  nous  sommes  savans.  Go 
uVst  pas  merveille  si  nos  moyens  naturels  e(  terrestres  ne  peuvent  cob- 
cevoit-  cette  connaissance  supernalurelle  et  céleste:  apporlons->y  seule* 
ment  du  nôtre  l'obéissance  et  la  subicctïbn  j  car,  comme  il  est  écrit ,  }• 
détruirai  la  sapicnce  des  sages  t  et  abattrai  la  prudence  des  prudent. 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  287 

ensemble  et  que  Tiin  n'allait  guère  sans  l'autre.  Yoicî  comment 

{^'arrangerais  cette  généalogie.  La  première  source  du  mal  est 
'inégalité  :  de  l'inégalité  sont  venues  les  richesses  ;  car  ces  niot« 
de  pauvre  et  de  riche  sont  relatifs ,  et  partout  oii  les  hommes  se- 
ront égaux  il  n'y  aura  ni  riches  ni  pauvres.  Des  richesses  sont 
nés  le  luxe  et  l'oisiveté;  du  luxe  sont  venus  les  beaux-arts,  et  de 
l'oisiveté  les  sciences.  Dana  aucun  temps  les  richesses  n*ont  été 
tapanaffe  des  sauans.  C'est  en  cela  même  que  le  mal  est  plus 
grand  :  les  riches  et  les  sa  vans  ne  servent  qu'à  se  corrompre  mu- 
tuellement. Si  les  riches  étaient  plus  savuns,  ou  que  les  savans 
fassent  plus  riches,  les  uns  seraient  de  moins  iâcnes  flatteurs, 
les  autres  aimeraient  moins  la  basse  flatterie ,  et  tous  en  vau- 
draient mieux.  C'est  ce  qui  peut  se  voir  par  le  petit  nombre  de 
ceux  qui  ont  le  bonheur  d'être  savans  et  riches  tout  à  la  fois. 
Pour  un  Platon  dans  l'opulence ,  pour  un  Aristippe  accrédité  à 
la  cour,  combien  de  philosophfs  réduite  au  manteau  et  à  la  bc 
MÊce,  enveloppés  dans  leur  propre  vertu  et  ignorés  dans  leur  soli- 
tude! Je  ne  disconviens  pas  qu'il  n'y  ait  un  grand  nombre  di* 
philosophes  très-pauvres,  et  sûrement  très-fâchés  de  l'être  ;  je 
ne  doute  pas  non  plus  que  ce  ne  soit  à  leur  seule  pauvreté  que  la 
plnpart  a'entre  eux  doivent  leur  philosophie  ;  mais  quand  je 
foudrais  bien  les  supposer  vertueux  ,  serait-ce  sur  leurs  mœurs 
me  le  peuple  ne  voit  point  qu'il  apprendrait  à  réformer  les 
twnnes?  Les  savans  n^ont  ni  le  goût  tii  le  loisir  d'amasser  de 
mênde  biens.  Je  consens  k  croire  qu'ils  n'en  ont  pas  le  loisir. 
iiê  aiment  ^ étude.   Celui  qui   n'aimerait  pas  son   métier  se* 
nit  un   homme  bien  fou  ou  bien   misérable.  Ils  vivent  dans 
la  médiocrité.  Il  faut  être  extrêmement  disposé  eu  leur  faveur 
poar  leur  en  faire  un  mérite.    Une  vie  Uiborieuse  et  modérée , 
paeeée  dans  le   silence  de   la  retraite ,   occupée   dj  la   lecture 
ei  du  ti'avail,  n'est  pas  assurément  une  vie  voluptnmse  et  cri^ 
minelle.  Non  pas  du  moins  aux  yeux  des  hommes  :  tout  dépend 
de  l'intérieur.  Un  homme  peut  être  contraint  h  mener  une  telle 
vie,  et  avoir  pourtant  Tame  très-corrompue ;  d'ailleurs  qu'iiu- 
porte  qu'il  soit  lui-même  vertueux  et  modeste,  si  les  travaux  dont 
il  s'occupe  nourrissent  l'oisiveté  et  gâtent  l'esprit  de  ses  (onci- 
tojens?  Les  commodités  de  la  vie ,  pour  être  souvent  le  fruit  des 
arie  ,  is'e^i  sont  pas  davantage  le  partage  det  artistes,  11  ne  me 
ptntt  guère  qu'ils  soient  gens  à  se  les  refuser,  surtout  ceux  qui , 
•  occupant  d'arts  tout-à-foit  inutiles  et  par  conséquent  très-lu- 
cratifii,  sont  plus  en  état  de  se  procurer  tout  ce  qu'ils  désirent. 
tu  ne  travaillent  que  pour  les  riches.  Au  train  que  prennent  les 
dbotes,  je  ne  serais  pas  étonné  de  voir  quelque  jour  les  riches 
travailler  pour  eux.  Et  ce  sont  les  riches  oistfa  fjui  profitent  et 
.  abueeni  des  fruits  de  leur  industrie.  Encore  une  fois,  je  ne  vois 
point  que  nos  artistes  soient  des  gens  si  simples  et  si  modestes. 
Le  luxe  ne  saurait  régner  dans  un  ordre  de  citoyens ,  qu'il  ne  se 
glisse  bientôt   parmi  tous  les  autres  sous  diflërentes  modifica- 
tions,  et  partout  il  fait  le  même  ravage. 


388  RÉPONSE 

Le  luxe  corrompt  tout,  et  le  riche  qui  en  jouit ,  et  le  misérable 
qui  le  convoite.  On  ne  saurait  dire  que  ce  soit  un  mai  en  soi  de 
porter  des  manchettes  de  point,  un  habit  brodé  et  une  boite 
emaillée;  mais  c'en  est  un  très -grand  de  faire  quelque  cas  de  ces 
colifichets I  d'estimer  heureux  le  peuple  qui  les  porte,  et  de  con- 
sacrer à  se  mettre  en  ttat  d'en  acquérir  de  semblables  un  temps 
et  des  soins  que  tout  homme  doit  à  de  plus  nobles  objets.  Je  n'ai 

Sas  besoin  d  apprendre  quel  est  le  métier  de  celui  qui  s'occupe 
e  telles  vues ,  pour  savoir  le  jugement  que  je  dois  porter  de  lui. 
J'ai  passé  le  beau  portrait  qvLon  nous  fait  ici  des  savans  ,  et  je 
crois  pouvoir  me  faire  un  mérite  de  cette  complaisance.  Mon 
adversaire  est  moins  indulgent  :  non-seulement  il  ne  m'accorde 
rien  qu'il  puisse  me  refuser,  mais  plutôt  que  de  passer  condam- 
nation sur  le  mal  que  je  pense  de  notre  vaine  et  fausse  politesse , 
il  aime  mieux  excuser  l'hypocrisie.  Il  me  demande  si  je  voudrais 
que  le  vice  se  montrât  à  découvert.  Assurément  je  le  voudrais  : 
la  confiance  et  l'estime  renaîtraient  entre  les  bons ,  on  appren- 
drait à  se  défier  des  méchans ,  et  la  société  en  serait  plus  sûre. 
J'aime  mieux  que  mon  ennemi  m'attaque  à  force  ouverte  ,  que 
de  venir  en  trahison  me  frapper  par  derrière.  Quoi  donc  ! 
faudra-t-il  joindre  le  scandale  au  crime  ?  Je  ne  sais ,  mais  je 
voudrais  bien  qu'on  n'y  joignît  pas  la  fourberie.  C'est  une  chose 
très-commode  pour  les  vicieux  que  toutes  les  maximes  qu'on 
nous  débite  depuis  long-temps  sur  le  scandale.  Si  on  les  voulait 
suivre  à  la  rigueur ,  il  taudrait  se  laisser  pilier,  trahir,  tuer  im- 
punément, et  ne  jamais  punir  personne  :  car  c'est  un  objet  très- 
scandaleux  qu'un  scélérat  sur  la  roue.  Mais  l'hypocrisie  est  un 
hommage  que  le  vice  rend  à  la  vertu.  Oui ,  comme  celui  des 
assassins  de  César ,  qui  se  prosternaient  à  ses  pieds  pour  l'égorger 
plus  sûrement.  Cette  pensée  a  beau  être  brillante ,  elle  a  beau  être 
autorisée  du  nom  célèbre  de  son  auteur  (  i  )  ;  elle  n'en  est  pas 
plus  juste.  Dira-t-on  jamais  d'un  filou  qui  prend  la  livrée  d'une 
maison  pour  faire  son  coup  plus  commodément,  qu'il  rend  hom- 
mage au  maître  de  la  maison  qu'il  voie?  Non  :  couvrir  sa  mé- 
chanceté du  dangereux  manteau  de  l'hypocrisie  ,  ce  n'est  point 
honorer  la  vertu }  c'est  l'outrager  en  profanant  ses  enseignes  ; 
c'est  ajouter  la  lâcheté  et  la  fourberie  à  tous  les  autres  vices  ; 
c'est  se  fermer  pour  jamais  tout  retour  vers  la  probité,  lly  sl  des 
caractères  élevés  qui  portent  jusques  dans  le  crime  je  ne  sais  quoi 
de  fier  et  de  généreux  qui  laisse  voir  au  dedans  encore  quelque 
étincelle  de  ce  feu  céleste  fait  pour  animer  les  belles  âmes.  Mais 
l'ame  vile  et  rampante  de  l'hypocrite  est  semblable  à  un  cadavre, 
oii  l'on  ne  trouve  plus  ni  feu ,  ni  chaleur^  ni  ressource  à  la  vie. 
J'en  appelle  à  l'expérience.  On  a  vu  de  grands  scélérats  rentrer 
en  eux-mêmes ,  achever  saintement  leur  carrière  et  mourir  en 
prédestinés  ;  mais  ce  que  personne  n'a  jamais  vu  ,  c'est  un  hypo- 
crite devenir  homme  de  bien  :  on  aurait  pu  raisonnablement 

(i)  Le  duc  de  U  Rochefoucauld. 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  289 

tenter  la  conversion  de  Cartouche ,  jamais  un  homme  sage  n'eût 
entrepris  celle  de  Cromwel. 

J'ai  attribué  au  rétablissement  des  lettres  et  des  arts  Téléeance 
et  la  politesse  qui  régnent  dans  nos  manières.  L'auteur  de  la  ré- 

Sonse  me  le  dispute  :  et  j'en  suis  étonné;  car,  puisqu'il  fait  tant 
e  cas  de  la  politesse ,  et  qu'il  fait  tant  de  cas  des  sciences ,  je 
n'aperçois  pas  l'avantage  qui  lui  reviendra  d'oter  à  l'une  de  ces 
choses  l'honneur  d'avoir  produit  l'autre.  Mais  examinons  ses 
preaves  :  elles  se  réduisent  à  ceci.  On  ne  voit  point  que  les  «a» 
vanê  soient  plus  polis  que  les  autres  hommes;  au  contraire  ils  le 
soni  souvent  beaucoup  moins  :  donc  notre  politesse  n'est  pas  PoW" 
vfofte  des  sciences. 

Je  remarquerai  d'abord  qu'il  s'agit  moins  ici  de  sciences  que 
de  littérature,  de  beaux-arts  et  d'ouvrages  de  goiit;  et  nos  beaux 
esprits,  aussi  peu  savans  qu'on  voudra ,  mais  si  polis,  si  répan- 
dus, sibrillans,  si  petits-maîtres,  se  reconnaîtront diillcilemeut 
à  l'air  maussade  et  pédantesque  que  l'auteur  de  la  réponse  leur 
vent  donner.  Mais  passons-lui  cet  antécédent  ;  accordons  ,  s'il  le 
faat,  que  les  savans,  les  poètes,  et  les  beaux  esprits,  sont  tous 
égalenaent  ridicules  ;  que  messieurs  de  l'académie  des  belles-let- 
tres, messieurs  de  l'académie  des  sciences,  messieurs  de  l'aca- 
démie française ,  sont  des  gens  grossiers  ,  qui  ne  connaissent  ni 
le  ton  ni  les  usages  du  monde  ,  et  exclus  par  état  de  la  bonne 
compagnie  ;  l'auteur  gagnera  peu  de  chose  à  cela ,  et  n'en  sera 
pas  plus  en  droit  de  nier  que  la  politesse  et  l'urbanité  qui  régnent 
parmi  nous  soient  TefTet  du  bon  goût ,  puisé  d'abord  ches  les 
anciens,  et  répandu  parmi  les  peuples  de  FEurope  par  les  livres 
agréables  qu'on  y  publie  de  toutes  parts  (1).  Comme  les  meilleurs 
maîtres  à  danser  ne  sont  pas  toujours  les  gens  qui  se  présentent 
le  mieux ,  on  peut  donner  de  très-bonnes  leçons  de  politesse  sans 
Toaloîr  ou  pouvoir  être  fort  poli  soi-méiue.  Ces  pesans  commen- 
tateurs ,  qu'on  nous  dit  qui  connaissaient  tout  dans  les  anciens  hors 
la  grâce  et  la  finesse,  n*out  pas  laissé,  par  leurs  ouvrages  utiles , 
quoique  méprisés  ,  de  nous  apprendre  à  sentir  ces  beautés  qu'ils 
ne  sentaient  point.  II  en  est  de  même  de  cet  agrément  du  corn- 

(1)  Quand  il  est  qnr'âlion  d'ubjets  aunsi  généraux  que  les  mœurs  rt  les 
■anîèret  d'un  peuple,  il  fuit  pp-ndre  girdc  de  n*.*  pas  toujours  rétrécir 
ses  vues  80 r  des  exemples  partictilicrs.  Cf>  serait  le  inuytMi  de  ne  iainais 
apercevoir  les  sources  des  clii>s<>s.  Pour  savoir  si  j'ai  raison  d'allribuor  la 
polîteaae  à  la  culiure  dfs  lettres,  il  n^'  faut  p-ts  ch"rclier  si  un  savant 
Oa  an  autre  sont  des  gens  polis,  unis  il  (autcxaminer  les  rapports  qui 
leavent  élre  entre  U  liilératur-  et.  la  poliipsse  ,  et  voir  ennui  le  quels  sont 
Isi  peuples  chee  lesquels  ces  choses  se  sont  trouvées  réunies  ou  séparées. 
Ten  dU  autant  du  luxe,  de  la  liberté,  et  de  toutes  les  autres  choses  qui 
influent  sur  les  mœurs  d'une  nation,  et  sur  leM|U(lles  jVutends  faire 
chaque  )Our  tant  de  pitoyables  raison nemens.  Cxauiiner  tout  cela  ea 
pttit,  et  »ur  quelques  individus,  ce  n'est  pas  phiio.<>opiier  ,  c'est  perdre 


temps  et  ses  réflexions;  car  on  peut  counaitr:  à  fond  Pierre  ou 
lacqoes,  et  avoir  lait  ircs-peu  de  progrès  dsns  l.i  connaii^suiicu  des 
hommes. 

7  M) 


,Hjo  RÉPONSE 

merce  et  cle  cette  élégance  de  mœurs  c{u'on  substitue  à  leur  pu« 
reté,  et  qui  s'est  fait  remarquer  chez  tous  les  peuples  oii  les 
lettres  ont  été  en  honneur;  à  Athènes ,  à  Rome,  à  la  Chine ,  par- 
tout on -a  YU  la  politesse  ^t  du  langage  et  des  manières  accom- 
pagner toujours  I  non  les  sayans  et  les  artistes ,  mais  les  sciences 
et  les  beaux-arts. 

L'auteur  attaque  ensuite  les  louanges  que  j^ai  données  à  l'igno-- 
rance^  et,  me  taxant  d'avoir  parlé  plus  en  orateur  j^u'en  philo- 
sophe ,  il  peint  l'ignorance  à  son  tour  ^  et  l'on  peut  bien  se  aouter 
qu'il  ne  lui  prête  pas,  de  belles  couleurs. 

Je  ne  nie  point  qu'il  ait  raison ,  mais  je  ne  crois  pas  avoir  tort* 
n  ne  faut  qu'une  distinction  très- juste  et  très-vraie  pour  nous 
concilier. 

Il  y  a  une  ignorance  féroce  (i)  et  brutale  qui  naît  d'un  mau- 
vais cœur  et  d  un  esprit  faux }  une  ignorance  criminelle  qui  s'é- 
tend jusqu'aux  devoirs  de  l'humanité  ;  qui  multiplie  les  vices  ; 
qui  dégrade  la  raison  ,  avilit  l'ame  ,  et  rend  les  hommes  sem-* 
blables  aux  bêtes  :  cette  ignorance  est  celle  que  l'auteur  attaque , 
et  dont  il  fait  un  portrait  fort  odieux  et  fort  ressemblant.  Il  jr  a 
une  autre  sorte  d  ignorance  raisonnable  qui  consiste  à  borner  sa 
curiosité  à  l'étendue  des  facultés  qu'on  a  reçues  ;  une  ignorance 
modeste ,  qui  naît  d'un  vif  amour  pour  la  vertu  et  n'inspire 
qu'indifférence  sur  toutes  les  choses  qui  ne  sont  point  dignes  de 
remplir  le  cœur  de  l'homme ,  et  qui  ne  contribuent  point  à  Iç 
rendre  meilleur  ;  une  douce  et  précieuse  ignorance ,  trésor  d'one 
ame  pure  et  contente  de  soi ,  qui  met  toute  sa  félicité  à  se  re- 
plier sur  elle-même ,  à  se  rendre  témoignage  de  son  innocence  , 
et  n'a  pas  besoin  de  chercher  un  faux  et  vain  bonheur  dans  l'o- 

I)inion  que  les  autres  pourraient  avoir  de  ses  lumières  :  voilà 
'ignorance  que  j'ai  louée ,  et  celle  que  je  demande  au  ciel  en 
punition  du  scandale  que  j'ai  causé  aux  doctes  par  mon  mépris 
déclaré  pour  les  sciences  humaines. 

Que  ton  compare ,  dit  l'auteur ,  à  ces  tempe  d'ignorance  ei  éU 
barbarie  ces  siècles  heureux  oà  les  sciences  ont  répandu  partout 
f  esprit  d^ ordre  et  de  justice.  Ces  siècles  heureux  seront  difficiles  k 
trouver  ;  mais  on  en  trouvera  plus  aisément  oii ,  grâce  aux  scien- 
ces ,  ordre  el  justice  ne  seront  plus  que  de  vains  noms  faits  pour 
en  imposer  au  peuple  ,  et  oii  Fapparence  en  aura  été  conservée 
avec  soin  pour  les  aétruire  en  efiet  plus  impunément.  On  voit  de 

(i)  Je  serai  fort  étonné  si  qnelqn'un  de  mes  critiques  ne  part  de 
réloge  que  )'ai  fait  de  plusieurs  peuples  ignorans  et  vertueux  ,  pour 
m'opposer  la  liste  de  toutes  les  troupes  de  brigands  qui  ont  infecté-U 
terre  ,  et  qui ,  pour  l'ordinaire,  n'étaient  pas  de  fort  savans  hommes.  Je 
les  exhorte  d'avance  à  ne  pas  se  fatiguer  à  cette  recherche ,  à  moins 
qu'ils  ne  l'estiment  nécessaire  pour  montrer  de  l'érudition.  Si  l'avais  dit 
qu'il  suffit  d'être  ignorant  pour  être  vertueux ,  ce  ne  serait  pas  la  peine 
de  me  répondre^  et,  par  la  même  raison  ,  )e  me  croirai  trèa-dispensé  de 
répondre  moi-même  â  ceux  qui  perdront  leur  temps  à  me  soutenir  It 
•onlraire.  Voyea  le  Timon  de  M.  de  VolUire, 


AU  ROI  DE  POLOGNE.  291 

no»  fours  des  guerres  moins  fréquenteft  ^  mais  plus  justes»  En  quel- 
que temps  que  ce  soit,  comment  la  guerre  pourra-t-clle  être 
Ïilus  juste  dans  Tun  des  partis  sans  être  plus  injuste  dans  l'autre? 
e  ne  saurais  concevoir  cela.  Des  actions  moins  étonnantes,  mais 
plus  héroïques.  Personne  assurément  ne  disputera  à  mon  adver- 
saire le  droit  de  juger  de  riiéroïsme;  mais  pense-t-il  que  ce  qui 
n'est  point  étonnant  pour  lui  ne  le  soit  pas  pour  nous?  Des  vic^ 
ioires  moins  sanglantes,  mais  plus  glorieuses  ;  des  conquêtes  moins 
rapides  ,  mais  plus  assurées  ;  des  guerriers  moins  violens ,  mais 
plus  redoutés  ;  sachant  vaincre  avec  modération  ,  traitant  les 
vaincus  avec  humanité;  f  honneur  est  leur  guide,  la  gloire  leurré- 
compense.  Je  ne  nie  pas  à  Tauteur  qu'il  n'y  ait  de  grands  hommes 
parmi  nous,  il  lui  serait  trop  aise  d'en  fournir  la  preuve;  ce  qui 
n'empêche  point  que  les  peuples  ne  soient  très-cor  rompus.  Au 
reste ,  ces  choses  sont  si  vagues  cju'on  pourrait  presque  les  dire 
de  tous  les  âges  ;  et  il  est  impossible  d  y  répondre  ,  parce  qu'il 
iandrait  feuilleter  des  bibliothèques  et  faire  des  in-folio  pour  éta- 
blir des  preuves  pour  ou  contre. 

Quand  Socrate  a  maltraité  les  sciences,  il  n'a  pu ,  ce  me  sem- 
ble ,  avoir  en  vue  ni  l'orgueil  des  stoïciens ,  ni  la  mollesse  des 
épicuriens  ,  ni  l'absurde  jargon  des  pyrrhoniens ,  parce  qu'aucun 
oe  tous  ces  gens-là  n'existait  de  son  temps.  Mais  ce  léger  anachro- 
nînne  n'est  point  messéant  k  mon  adversaire  :  il  a  mieux  em- 
ployé sa  vie  qu'à  vérifier  des  dates  ,  et  n'est  pas  plus  obligé  de 
uvoîr  par  cœur  son  Diogène-Laërce  que  moi  d'avoir  vu  de  près 
ce  qui  se  passe  dans  les  combats. 

Je  conviens  donc  que  Socrate  n'a  songé  qu'à  relever  les  vices 
des  philosophes  de  son  temps  :  mais  je  ne  sais  qu'en  conclure , 

»ullulaî( 


ânon  que  des  ce  temps-là  les  vices  pullulaient  avec  les  ]>hilo.so- 


'poi 

Irai— je  sans  balancer  ,  toutes  celles  dont  l'abus  fait  plus  de  mal 
qae  leur  usage  ne  fait  de  bien. 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  cette  dernière  conséquence ,  et 
mdons-nous  d'en  conclure  qu'il  faille  aujourd'hui  brûler  toutes 


cer  une  grande  et  fatale  vérité.  Il  n'y  a  qu'un  pas  du  savoir  à 
rignorance  ;  et  l'alternative  de  l'un  à  l'autre  est  fréquente  chec 
kl  nations  ;  mais  on  n'a  jamais  vu  de  peuple  une  fois  corrompu 
revenir  à  la  vertu.  En  vain  vous  prétendriez  détruire  les  sources 
du  mal  ;  en  vain  vous  ôteriez  les  alimens  de  la  vanité ,  de  l'oisi- 

(1)  Les  vices  nous  resteraient,  ^\i  le  philosophe  que  j'ai  déjà  cité,  et 
mouâ  aurions  l'ignorance  déplus.  Dans  le  peu  de  lignes  que  cet  auleur  a 
^îtei  sur  ce  grand  su)et ,  un  voit  qu'il  a  tourné  les  yeux  de  ce  cOté ,  ot 
qa*il  a  va  loin. 


2g!r  RÉPONSE  AU  ROI  DE  POLOGNE. 

veté,  et  du  hixè  ;  en  vain  même  vous  ramèneriez  les  hommes  a 
cette  première  égalité  conservatrice  de  l'innocence  et  source  de 
toute  vertu  :  leurs  cœurs  une  fois  gâtés  le  seront  toujours^  il  n'y 
a  plus  de  remède,  k  moins  de  quelcfue  grande  révolution  pres- 
que aussi  k  craindre  que  le  mal  qu'elle  pourrait  guérir  ,  et  qu'il 
est  blâmable  de  désirer  et  impossible  de  prévoir. 

Laissons  donc  les  sciences  et  les  arts  adoucir  en  quelque  sorte 
la  férocité  des  hommes  qu'ils  ont  corrompus;  cherchons  à  faire 
une  diversion  sage,  et  tâchons  de  donner  le  change  à  leurs  pas- 
sions. Offrons  quelques  alimens  à  ces  tigres  ,  afin  qu'ils  ne  dévo- 
rent pas  nos  enfans.  Les  lumières  du  méchant  sont  encore  moins 
à  cramdre  que  sa  brutale  stupidité  :  elles  le  rendent  au  moins 
plus  circonspect  sur  le  mal  qu'il  pourrait  faire ,  par  la  connais- 
sance de  celui  qu'il  en  recevrait  lui-même. 

J'ai  loué  les  académies  et  leurs  illustres  fondateurs  ,  et  j'en  ré- 
péterai volontiers  l'éloge.  Quand  le  mal  estincurable,  le  médecin 
applique  des  palliatifs ,  et  proportionne  les  remèdes  moins  aux 
besoins  qu'au  tempérament  du  malade.  C'est  aux  sages  législa- 
teurs d'imiter  sa  prudence  ,  et ,  ne  pouvant  plus  approprier  aux 
peuples  malades  la  plus  excellente  police,  de  leur  donner  da 
moins,  comme  Solon  ,  la  meilleure  qu^'ls  puissent  comporter. 

Il  y  a  en  Europe  un  grand  prince,  et,  ce  qui  est  bien  plus ,  un 
vertueux  citoyen ,  qui ,  dans  la  patrie  qu'il  a  adoptée  et  qu'il 
rend  heureuse,  vient  de  former  plusieurs  institutions  en  (aveor 
des  lettres.  Il  a  fait  en  cela  une  chose  très-digne  de  sa  sagesse  et 
de  sa  vertu.  Quand  il  est  question  d'établissemens politiques^  c'est 
le  temps  et  le  lieu  qui  décident  de  tout.  Il  faut  pour  leurs  pro- 
pres intérêts  que  les  princes  favorisent  toujours  les  sciences  et  les 
arts  'y  j'en  ai  dit  la  raison  :  et ,  dans  l'état  présent  des  choses  ,  il 
faut  encore  qu'ils  les  favorisent  aujourd'hui  pour  l'intérêt  même 
des  peuples.  S'il  y  avait  actuellement  parmi  nous  quelque  m<H> 
narque  assez  borné  pour  penser  et  agir  différemment,  ses  sujets 
resteraient  pauvres  et  iguorans,  et  n'en  seraient  pas  moins  vi- 
cieux. Mon  adversaire  a  négligé  de  tirer  avantage  d'un  exemple 
si  frappant  et  si  favorable  en  apparence  à  sa  cause  ;  peut-être 
est-il  le  seul  qui  l'ignore  ou  qui  n  y  ait  pas  songé.  Qu  il  souffre 
donc  qu'on  le  lui  rappelle  ;  qu'il  ne  refuse  point  à  de  grandes 
choses  les  éloges  qui  leur  sont  dus;  qu'il  les  admire  ainsi  que 
nous  ,  et  ne  s'en  tienne  pas  plus  fort  contre  les  vérités  qu'il  at- 
taque. 


DERNIERE    REPONSE 
A    M.    BORDES. 

Ne ,  du  m  tacrmun ,  non  vf  reciind'in  secl 
dîflSdentiK  causa  lacrrc  viilrnmnr. 
Cyprian.  cunti'B  Deinct. 

Iui'est  avec  une  extrême  répugnance  que  j'amuse  <1e  mes  flisputoji 
des  lecteurs  oisifs  qui  se  soucient  très-peu  de  ia  vrrito  :  mais  la 
manière  dont  on  vient  de  l'attaquer  me  force  à  prendre  fta  d»i- 
fense  encore  une  fois  ,  afin  que  mon  silenco  ne  soit  pas  pris  par 
la  multitude  pour  un  aveu  ,  ni  pour  un  dédain  par  les  pliiloso- 
phes. 

Il  faut  me  répéter  ,  je  le  sens  bien  ;  et  le  public  ne  me  le  par- 
donnera pas.  Mais  les  sages  diront  :  Cet  homme  n'a  pas  brsoin  de 
chercher  sans  cesse  de  nouvelles  raisons;  c'est  une  preuve  de  la 
iolidité  des  siennes  (i). 

Comme  ceux  qui  m'attaquent  ne  manquent  jamais  de  s'écar- 
ter de  la  question  et  de  supprimer  les  distinctions  essentielles  que 
jV  ai  mises,  il  faut  toujours  commencer  par  \c%  y  ramener. 
Voici  donc  un  sommaire  des  propositions  que  j'ai  soutenues  et 
que  je  soutiendrai  aussi  long-temps  que  je  ne  consulterai  d'autre 
mtirét  qne  celui  de  la  vérité. 

Les  sciences  sont  le  chef-d'œuvre  du  génie  et  de  la  raison. 
L'esprit  d'imitation  a  produit  les  beaux-arts  ,  et  Texpérience  les 
a  perfectionnés.  Nous  sommes  redevables  aux  arts  mécaniques 
d'an  grand  nombre  d'inventions  utiles  qui  ont  ajouté  aux  char- 
Bcs  et  aux  commodités  de  la  vie.  Voilà  des  vérités  dont  je  con- 
Tiens  de  trës-bon  cœur  assurément.  Mais  considérons  maiute- 
■ant  toutes  ces  connaissances  par  rapport  aux  mœurs  (?>;. 

(l)  n  y  a  des  vpritrfl  Irès- certaines,  qui,  an  premier  rniip-d'œil  ,  pa- 
niaaeDt  des  ab^ardîlrs,  et  qui  pa!«serorit  loiiioiirs  pour  Irlles  aiiprrA  t\r  la 
plupart  des  gens.  Allez  dire  à  un  Iioinme  du  peuple  que  l(^  no\en\  tr^l  plus 
prés  de  nous  en  hiver  qu^en  été ,  ou  qu'il  esi  comité  ararii  que  nous 
casions  de  le  Toir ,  il  se  moqiifrsi  de  \ous.  Il  en  v^l  ^tuni  du  sr  ntirnent 
^OK  ie  4M>atiens.  l^n  hommes  les  p!uftSupf*r6cieU  onf  lonjours  été  Ifs  ^»1us 
prompts  à  pr'-ndrt;  pniti  contre  moi.  L^s  vrai<i  philosiiplie^  s«:  hii'ent 
■oîa*;  et  si  j'ai  U  gloire  d'a\oir  fjif  qnelq-.i*^*  pris'Ivies,  ee  nV^l  que 
parmi  ces  derniers,  \vant  que  d«*  m'expllifu-^r  ,  j'ai  long-ienp^er  piofon- 
ot  médité  mon  sui^r ,  et  yni  fàrhé  de  Je  C4  m  ;•  itérer  par  tiiuies  ses 
;  ie  donte  qn*aucun  de   m^s  arlver^iaîre!!  eu  piiiitv*  dire  aatiinf  ,  aa 

ins  n'apercoivie  point  â^tn*  l^'ur»  écriti  de  c->  vri'és  lumin' uses  qui 
De  Cirappent  pa.4  moins  par  leur  évidenc  -  que  par  l^'ur  nouveïiuté  ,  et  qui 
flonf  toQÎoar^  If  fruit  et  U  preuve  d'une  sulTis;«nif  m'dilation.iW'  dtr«» 
qu'ils  ne  m'ont  iam:*iii  fiit  une  ohieclinu  raisonnable  que  ie  nVu^se 
prévue,  et  4  laquelle  )p  n'.iie  répondu  d'av^ncf  j  voiU  pourqnoi  je  suix 
rédait  à  redi'e  loujonm  hs  mrmf->«  choses. 

(3}  £43  connais ionces  rendant  Us  homme*  doux,  dit  ce  p!iilosopli# 


294  RÉPONSE 

Si  des  intelligences  célestes  cultivaient  les  sciences ,  il  n*en 
résulterait  que  du  bien  ;  j'en  dis  autant  des  grands  hommes  qui 
5ont  faits  pour  guider  les  autres.  Socrate  ,  savant  et  vertueux , 
fut  Thonneur  de  Thumanité  :  mais  les  vices  des  hommes  vul- 
gaires empoisonnent  les  plus  sublimes  connaissances  et  les  ren- 
dent pernicieuses  aux  nations  ;  les  méchans  en  tirent  beaucoup 
de  choses  nuisibles  ;  les  bons  en  tirent  peu  d'avantage.  Si  nul 
autre  que  Socrate  ne  se  fût  piqué  de  philosophie  à  Athènes  ,  le 
sang  a  un  juste  n'eût  point  crié  vengeance  contre  la  patrie  des 
sciences  et  aes  arts  (i). 

Cest  une  question  à  examiner ,  s'il  serait  avantageux  aux 
hommes  d'avoir  de  la  science ,  en  supposant  que  ce  qu'ils  ap- 
pellent de  ce  nom  le  méritât  en  effet  :  mais  c  est  une  folie  de 
prétendre  que  les  chimères  de  la  philosophie ,  les  erreurs  et  les 
mensonges  des  philosophes,  puissent  jamais  être  bons  à  rien. 
Serons-nous  toujours  dupes  des  mots  ?  et  ne  comprendrons-nous 
jamais  quiétudes  ,  connaissances  ,  savoir  et  philosophie ,  ne  sont 
que  de  vains  simulacres  élevés  par  l'orgueil  humain  ,  et  très- 
indignes  des  noms  pompeux  qu'il  leur  donne? 

A  mesure  que  le  goût  de  ces  niaiseries  s'étend  chez  une  nation  ; 
elle  perd  celui  des  solides  vertus  :  car  il  en  coûte  moins  pour  se 
distinguer  par  du  babil  que  par  de  bonnes  mœurs  ,  dès  qu'on 
est  dispense  d'clre  homme  de  bien  .pourvu  qu'on  soit  un  homme 
agréable. 

illustre  dont  TouTragf»,  toujours  profond  et  quelquefois  sublime,  respire 
partout  l'amour  de  rtiuraanité.  Il  a  écril  en  ce  peu  de  mots,  et,  ce  qui  est 
rare,  sans  déclamation,  ce  qu*oii  a  jamais  écrit  de  plus  solide  à  l'avan- 
%ag*'  des  lettres.  Il  est  vrai ,  les  connaissances  rendent  les  hommes  doux; 
mai»  la  douceur ,  qui  est  la  plus  aimable  des  vertus  ,  est  ao8«i  quelquefois 
nnt;  faiblesse  de  l'ame.  La  vertu  n'esl  pas  toujours  douce;  elle  sait  s'armer 
»  propos  de  sévérité  contre  le  vice,  elle  s'enflamme  d'indignation  contre 
le  crime. 

Et  le  juste  au  mëchant  ne  sait  point  pardonner. 

Ce  fut  une  réponse  très-sage  que  celle  d'un  roi  de*  Lacédémone  à  cenx 
qui  louaient  en  sa  présence  Vexlréme  bonté  de  son  collègue  CharîUus. 
«c  Et  comment  srrait-il  bon  •  leur  dit-il ,  s'il  ne  sait  pas  être  terrible  aux 
»  médians?»  Qubd  maios  boni  oderint ^  bonos  oportet  esse,  Brutus 
n'était  point  un  homme  doux;  qui  aurait  le  front  de  dire  qu'il  n'était 
paft  vertueux?  Au  contraire  ,  il  y  a  des  âmes  Uches  et  pusillanimes  qui 
n'ont  ni  feu  ni  chaleur,  et  qui  ne  sont  douces  que  par  indifférence  pour 
le  bien  et  pour  le  mal.  Telle  est  la  douceur  qu'inspire  aux  peuples  le 
goiit  des  lettres. 

(i)  Il  en  a  coulé  la  vie  à  Socrate  pour  avoir  dit  précisément  les  mêmes 
cbotfes  que  moi.  Dans  le  procès  qui  lui  fut  intente ,  l'un  de  ses  accusateurs 
plaidait  pour  les  artistes  ,  l'autre  pour  U;s  orateurs,  le  troisième  pour  les 
poètes,  Ion»  pour  la  prétendue  cause  des  dieux.  Les  poètes,  les  artistes» 
les  fanatiques,  les  rhéteurs,  triomphèrent;  et  Socralo  périt.  J'ai  bien 
peur  d'avoir  fait  trop  d'honneur  à  mon  siècle  en  avançant  que  Socralci 
n'y  eût  point  bu  la  ciguë.  On  remarquera  que  je  disais  cela  dès  Tan  1752. 


A  M.  BOUDES.  295 

Plot  rinlerîear  se  corrompt ,  et  plus  l'extérieur  se  compose  (1)  r 
c'est  ainsi  que  U  culture  des  lettres  engendre  insensiblement  la 
politesse.  Lie  goût  naît  encore  de  la  même  source.  L'approbatioa 
publique  étant  le  premier  prix  des  travaux  littéraires  ^  il  est  na- 
turel que  ceux  qui  s'en  occupent  réfléchissent  sur  les  moyens  de 
plaire  ;  et  ce  sont  ces  réflexions  qui  à  la  longue  forment  le  style ^ 
épurent  le  goAt ,  et  répandent  partout  les  grâces  et  l'urbanité. 
Toute»  ces  choses  seront,  si  Ton  veut,  le  supplément  de  la  vertu;, 
mais  jamais  on  ne  pourra  dire  qu'elles  soient  la  vertu ,  et  rare- 
ment elles  s'associeront  avec  elle.  11  y  aura  toujours  cette  diffé— 
ri*nce,  qne  celui  qui  se  rend  utile  travaille  pour  les  autres,  et 
que  celui  qui  ne  songe  qu'à  se  rendre  agréable  ne  travaille  que 
pour  lui.  Le  flatteur  ,  par  exemple  ,  n'épargne  aucun  soin  pour 
plaire ,  et  cependant  if  ne  fait  que  du  mal. 

La  vanité  et  l'oisiveté ,  qui  ont  engendré  nos  sciences ,  ont 
ans»i  engendré  le  luxe.  Le  goût  du  luxe  accompagne  toujours  ce- 
lui des  lettres,  et  le  goiU  des  lettres  accompaii^ne  souvent  celui 
du  luxe  (2):  toutes  ces  choses  se  tiennent  assez  fidèle  compagnie , 
parce  qu'elles  sont  l'ouvrage  des  mêmes  vices. 

Si  l'expérience  ne  s'accordait  pas  avec  ces  propositions  démon- 
trées, il  faudrait  chercher  les  causes  particulières  de  cette  con- 
trariété. Mais  la  première  idée  de  ces  propositions  est  née  elle- 
même  d'une  longue  méditation  sur  l'expérience  :  et  pour  voir  k 
quel  point  elle  les  confirme  il  ne  faut  qu'ouvrir  les  annales  du 
aonae. 

Les  premiers  homuMS  furent  très-ignorans.  Comment  oserait-on. 
dire  qu'ils  étaient  corrompus  dans  des  temps  oit  les  sources  de  la 
corruption  n'étaient  point  encore  ouvertes  ? 

A  travers  l'obscurité  des  anciens  temps  et  la  rusticité  des  an- 
ciens peuples  on  aperçoit  chez  plusieurs  d'entre  eux  de  fort 
grandes  vertus ,  surtout  une  sévérité  de  mœurs  qui  est  une 
marque  infaillible  de  leur  pureté,  la  bonne  foi,  l'hospitalité,  la 

(1)  Je  n'aMÎsre  jamais  A  la  représenta  lion  cVnne  comt'riie  de  Molière» 
(lue)e  n'admire  la  dclicatesMi  d(*s  spnctaleiirs.  Un  mol  un  p(*n  libre  ,  une 
expression  plutùt  grossiôre  qu'obscène,  lont  blesse  lenis  chastes  oreilles  » 
et  je  ue  doute  nullement  que  les  plus  corrompu»  ne  soient  toujours  les 

fût 
tout 

^ bon 

ne  lexienenr ,  on  redouble  tous  ics  soins  pour  le  coiis<*rvrr. 

(2)  On  m'a  opposé  quelque  paii  le  luxe  des  Asiatiques  ,  par  celte  même 
aiMiière  de  raisonner  qui  fait  qu*mi  m'oppose  les  vices  des  peuples  igno- 
rans  :  mais,  par  un  malheur  qui  poursuit  mes  adversaires ,  iU  se  Iromjient 
même  dans  les  faits  qui  ne  prouvent  rien  conlre  moi.  3c  sais  bien  que  le» 
peuples  de  TOi  icnt  ne  sont  pas  moins  ignorans  que  nous  j  mais  cela  n'em- 
pcclie  pas  qu'ils  ne  soient  aussi  vains  f^l  ne  fassent  presque  autant  de 
tivrei.  tjet  Turcs  ,  ceux  do  tous  qui  cultivent  le  moins  les  lettres ,  comp- 
taient parmi  eux  cinq  ccnis  quatre-vingt»  poêles  classic^ues  ,  vci*  U  «u^- 
licu  du  siècle  dernier. 


:,cfi  RÉPONSE 

justice  ,  et ,'  ce  qui  est  très-important ,  une  grande  horreur 
pour  U  débauche  (i),  mère  féconde  de  tous  les  autres  vice». 
La  vertu  n'est  donc  pas  incompatible  avec  l'ignorance. 

Elle  Ti*est  pas  non  plus  toujours  sa  compagne  :  car  plusieurs 
peuples  trës-ignorans  étaient  trës-vicieux.  L'ignorance  n'est  un 
obstacle  ni  au  bien  ni  au  mal }  elle  est  seulement  l'état  naturel 
de  l'homme  (2). 

On  n'en  pourra  pas  dire  autant  de  la  science.  Tous  les  peuples 
savans  ont  été  corrompus ,  et  c'est  déjà  un  terrible  préjuge  contre 
elle.  Mais  comme  les  comparaisons  de  peuple  à  peuple  sont  diffi- 
ciles ,  qu'il  y  faut  faire  entrer  un  fort  grand  nombre  d'objets ,  et 
qu'elles  manquent  toujours  d'exactitude  par  quelque  coté  ,  on 

(1)  le  n'ai  nul  dessein  de  faire  ma  coar  aux  femmes  ^  yt  consens  qu'elles 
m'honorent  de  répitliètc  de  pédant,  si  redoutée  de  tous  nos  galans  phi- 
losophes. Je  suis  grossier,  maussade,  impoli  par  principes ,  et  ne  veux 
point  de  prôneurs  ;  ainsi  je  vais  dire  la  vérité  tout  a  mon  aise. 

L'homme  et  la  femme  sont  faits  pour  s'aimer  et  s'unir |  maîSf  paasé 
cette  union  Irgitime,  tout  commerce  d'amour  entre  eux,  est  une  sourca 
affreuse  de  désordres  dans  la  société  et  dans  les  mœurs.  Il  est  certain  que 
les  femmes  seules  pourraient  ramener  l'honneur  et  la  probité  parmi 
nous  :  mais  elles  dédaignent  des  mains  de  la  vertu  nn  empire  qu'elles  ne 
veulent  devoir  qu'à  leurs  charmes;  ainsi  elles  ne  font  que  du  mal,  et 
reçoivent  sonveni  elles-mêmes  la  punition  de  cette  préférence.  Ou  a  peine 
à  concevoir  comment,  dans  une  religion  si  pure ,  la  chasteté  a  pu  devenir 
une  vertu  basse  et  monacale,  capable  de  rendre  ridicule  tout  homme , 
et)e  dirais  presque  toute  femme  qui  oserait  s'en  piquer,  tandis  que,  chesles 
païens,  cette  même  vertu  était  universellement  honorée,  regardée  comme 
propre  aux  grands  hommes,  et  admirée  dans  leurs  plus  illustres  héros. 
J'en  puis  nommer  trois  qui  ne  céderont  le  pas  à  nul  autre,  et  qui,  sans 
que  la  religion  s'en  mêlât,  ont  tous  donné  des  exemples  mémorables 
de  continence  :  Cyrus,  Alexandre,  et  le  jeune  Scipîon.  De  toutes  les 
raretés  que  renferme  le  cabinet  du  roi,  je  ne  voudrais  voir  qtie  le  bou- 
clier d'argent  qui  fat  donné  à  ce  dernier  par  les  peuples  d'Espagne  ,  et 
sur  lequel  ils  avaient  fait  graver  le  triomphe  de  sa  vertu.  Cest  ainsi  qu'il 
appartenait  aux  Romains  de  soumettre  les  peuples,  autant  par  la  véné- 
ration due  à  leurs  mœurs ,  que  par  l'effort  de  leurs  armes;  c'est  ainsi  que 
la  ville  des  Falisques  fut  subjuguée  ,  et  Pyrrhus  vainqueur  chassé  de 
l'Italie. 

Je  me  souviens  d'avoir  lu  quelque  part  une*  assez  bonne  réponse  du 
poète  Dryden  à  un  jeune  seigneur  anglais  qui  lui  reprochait  que,  dans 
une  de  sses  tragédies,  Clt'omène  s'amusait  à  causer  tête  à  tète  avec  son 
amante,  au  lieu  de  former  quelque  entreprise  digne  de  son  amour. 
«  Quand  je  suis  auprès  d'une  belle,  lui  tiisait  le  jeune  lord,  je  sais  mieux 
3»  mptire  le  temps  ii  profit.  Je  le  crois  ,  lui  répliqua  Dryden  ;  mais  aussi 
»  m'avouerez<vou8  bien  que  vous  n*étes  pas  un  héros.  » 

(2)  Je  ne  puis  m'empecher  de  rire  en  voyant  je  ne  sais  combien  de 
fort  savans  hommes  qui  m'honorent  de  leur  critique  m'opposer  toujours 
les  vices  d'une  multitude  dépeuples  ignoraus,  comme  si  cela  faisait 
quelque  chose  à  la  question.  De  ce  que  la  science  engendre  nécessairement 
le  vice,  s'ensnit-il  que  l'ignorance  engendre  néceMairement  la  vertu? 
Ces  manières  d'argumenter  peuvent  être  bonnes  pour  des  rhéteurs,  ou 
pour  les  enfans  par  lesquels  on  m'a  fait  réfuter  dans  mon  pays  ;  mais  les. 
philosophes  doivent  raisonner  d'autre  sorte. 


A  M.  BORDES.  207 

^st  beancoap  plas  sàr  de  ce  qu*oa  fait  eu  suivant  rhî^toîre  d*uii 
même  peuple ,  et  comparant  les  progrès  de  ses  connaissances 
ATec  les  révolutions  de  ses  mœurs,  ôr,  le  résultat  de  cet  eiamen 
est  que  le  beau  temps,  le  temps  de  la  vertu  de  chaque  peuple  a  été 
celm  de  son  ignorance  ;  et  qu*à  mesure  qu*il  est  devenu  savant , 
artiste,  et  philosophe  ,  il  a  perdu  ses  mœurs  et  sa  probité ,  il  est 
redescendu  à  cet  égard  au  rang  des  nations  ignorantes  et  vicieuses 
oni  font  la  honte  de  l'humanité.  Si  Ton  veut  s'opiniâtrer  à  j 
CBercher  des  diflférences ,  j'en  puis  reconnaître  une  ,  et  la  voici  : 
c'est  que  tous  les  peuples  barbares  ,  ceux  mêmes  qui  sont  sans 
vertu,  honorent  cependant  toujours  la  vertu  ;  au  lieu  qu'à 
force  de  progrès  les  peuples  sa  vans  et  philosophes  parviennent 
enfin  à  la  tourner  en  ridicule  et  à  la  mépriser.  C'est  quand  une 
nation  est  une  fois  à  ce  point ,  qu'on  peut  dire  que  la  corruption 
est  «a  comble ,  et  qu'il  ne  faut  plus  espérer  de  remèdes. 

Tel  est  le  sommaire  des  choses  que  j'ai  avancées  ,  et  dont  je 
crois  avoir  donné  les  preuves.  Voyons  maintenant  celui  de  la 
doctrine  qu'on  m'oppose. 

«  Les  hommes  sout  méchans  naturellement  ;  ils  ont  été  tels 
aruit  la  formation  des  sociétés  ^  et ,  partout  oii  les  sciences 
n'ont  pas  porté  leur  flambeau  ,  les  peuples ,  abandonnés  aux 
Êeo\e%/actuiéë  de  l'instinct ,  réduits  avec  les  lions  et  les  ours 
à  nne  vie  purement  animale ,  sont  demeurés  plongés  dans  la 
barbarie  et  dans  la  misère. 

La  Grèce  seule ,  dans  les  anciens  temps ,  pensa  et  s'éleva  par 
tprit  k  tout  ce  qui  peut  rendre  un  peuple  recommandante. 
Des  philosophes  formèrent  ses  mœurs  et  lui  donnèrent  des  lois. 
•  Sparte  ,  il  est  vrai ,  fut  pauvre  et  ignorante  par  institution 
et  par  choix  ;  mais  ses  lois  avaient  de  grands  défauts,  ses  ci- 
toyens un  ^and  penchant  à  se  laisser  corrompre  ^  sa  gloire 
fat  peu  solide  ,  et  elle  perdit  bientôt  ses  institutions  ,  ses  lois 
et  ses  mœurs. 

»  Athènes  et  Rome  dégénérèrent  aussi.  L'une  céda  à  la  for- 
tune de  la  Macédoine  ;  Tautre  succomba  sous  sa  propre  gran- 
deur ,  parce  que  les  lois  d'une  petite  ville  n'étaient  pas  faites 
pour  gouverner  le  monde.  S'il  est  arrivé  quelquefois  que  la 
cloire  des  grands  empires  n'ait  pas  duré  long-temps  avec  celle 
des  lettres,  c'est  qu'elle  était  à  son  comble  lorsque  les  lettres 
y  ont  été  cultivées  ,  et  que  c'est  le  sort  des  choses  humaines 
de  ne  pas  durer  long-temps  dans  le  même  état.  En  accordant 
donc  que  l'altération  des  lois  et  des  mœurs  ait  influé  sur  ces 
grands  événemens,  on  ne  sera  point  forcé  de  convenir  que  les 
sciences  et  les  arts  y  aient  contribué;  et  Ton  peut  obser^-er  , 
au  contraire  ,  que  le  progrès  et  la  décadence  des  lettres  est 
toujours  en  proportion  avec  la  fortune  et  rabaissement  des 
empires. 

»  Cette  vérité  se  confirme  par  l'expérience  des  derniers  temps, 
où  l'on  voit ,  dans  une  monarchie  vaste  et  puissante  ,  la  pros- 
périté de  l'état,  la  culture  des  sciences  et  des  arts,  et  la  vertu 


i 


298  IlÉPONSE 

«  guerrière ,  concourir  à  la  fois  à  la  gloire  et  à  la  grandeur  de 
»  r empire. 

M»  Nos  mœurs  sont  les  meilleares  qu'on  puisse  avoir;  plusiears- 
»  vices  ont  été  proscrits  parmi  nous  ;  ceux  qui  nous  restent 
»  appartiennent  à  l'humanité  ,  et  les  sciences  n'y  ont  nulle  part. 

»  Le  luxe  n'a  rien  non  plus  de  commun  avec  elles  ;  ainsi  les 
»  désordres  qu'il  peut  causer  ne  doivent  point  leur  être  attribués*. 
»  D'ailleurs,  le  luxe  est  nécessaire  dans  les  grands  états;  il  j 
>»  fait  plus,  de  bien  que  de  mal  ;  il  est  utile  pour  occuper  lea 
»  citoyens  oisifs  et  donner  du  pain  aux  pauvres. 

»  U9L  politesse  doit  être  plutôt  comptée  au  nombre  des  vertus  f 
»  qu'au  nombre  des  vices/:  elle  empêche  les  hommes  de  se  mon- 
»  trer  tels  qu'ils  sont;  précaution  très-nécessaire  pour  les  rendre 
»  supportables  les  uns  aux  autres. 

»  Les  sciences  ont  rarement  atteint  le  but  qu'elles  se  propo* 
»  Sent  ;  mais  au  moins  elles  y  visent*  On  avance  à  pas  lents  dans 
»  la  connaissance  de  la  vérité  :  ce  qui  n'empêche  pas  qu'on  n'y 
»  fasse  quelque  progrès. 

»  Enfin  ,  quand  il  serait  vrai  que  les  sciences  et  les  arts  amol-- 
»  lissent  le  courage  ,  les  biens  mfînis  qu'ils  nous  procurent  ne 
»  seraient-ils  pas  encore  préférables  à  cette  vertu  barbare  et  fa- 
»  rouche  qui  fait  frémir  rhumanité?  »  Je  passe  l'inutile  et  pom- 
peuse revue  de  ces  biens  ;  et ,  pour  commencer  sur  ce  dernier 
point  par  un  aveu  propre  à  prévenir  bien  du  verbiage  y  ]e  dé- 
clare, une  fois  pour  toutes,  que,  si  quelque  chose  peut  compen- 
ser la  ruine  des  mœurs ,  je  suis  prêt  à  convenir  que  les  scie&cas 
font  plus  de  bien  que  de  mal.  Venons  maintenant  an  reste. 

Je  pourrais ,  sans  beaucoup  de  risque ,  supposer  tout  cela 
prouvé ,  puisque  de  tant  d'assertions  si  hardiment  avancées  il  y 
en  a  très-peu  qui  touchent  le  fond  de  la  question  ,  moins  encore 
dont  on  puisse  tirer  contre  mon  sentiment  quelque  cooclusioa 
valable ,  et  que  même  la  plupart  d'entre  elles  fourniraient  de 
nouveaux  arguraens  en  ma  faveur  ,  si  ma  cause  en  avait  besoin. 

En  effet,  i"".  si  les  hommes  sont  méchans  par  leur  nature,  il 
Tieut arriver,  si  l'on  veut,  que  les  sciences  produiront  quelque 
bien  entre  leurs  mains  ;  mais  il  est  très-certain  qu'elles  y  feront 
beaucoup  plus  de  mal  :  il  ne  faut  point  donner  d'armes  à  des 
furieux. 

2*.  Si  les  sciences  atteignent  rarement  leur  but ,  il  y  aura  tou- 
jours beaucoup  plus  de  temps  perdu  que  de  temps  bien  employé. 
Et  Quand  il  serait  vrai  que  nous  aurions  trouvé  les  meilleures 
méthodes ,  la  plupart  de  nos  travaux  seraient  encore  aussi  ridi- 
cules que  ceux  d'un  homme  qui, -bien  sûr  de  suivre  exactement 
la  ligne  d'aplomb  ,  voudrait  mener  un  puits  jusqu'au  centre  de 
la  terre. 

3'.  Il  ne  faut  point  nous  faire  tant  de  peur  de  la  vie  pure— 
nient  animale ,  m  la  considérer  comme  le  pire  état  oii  nous  puis- 
sions tomber;  car  il  vaudrait  encore  mieux  ressembler  à  une 
brebis  qu'à  un  mauvais  ange. 


j 


A  M.  BORDE55.  igg 

4*.  La  Grèce  fut  redevable  de  ses  mœurs  et  de  ses  lois  à  drs 
philosophes  et  à  des  législateurs.  Je  le  veux.  J'ai  déjà  dit  cent 
fois  qa  il  est  bon  qu'il  y  ait  des  philosophes ,  pourvu  que  le  peuple 
ne  se  mêle  pas  de  l'être. 

5*.  N'osant  avancer  que  Sparte  n'avait  pas  de  bonnes  lois,  on 
blâme  les  lois  de  Sparte  d'avoir  eu  de  grands  défauts  :  de  sorte 
qoe  ,  pour  rétorquer  les  reproches  que  je  fais  aux  peuples  sa- 
vans  d  avoir  toujours  été  corrompus ,  on  reproche  aux  peuples 
ignorans  de  n'avoir  pas  atteint  la  perfection. 

(î^.  Le  progrès  des  lettres  est  toujours  en  proportion  avec  la 
erandenr  des  empires.  Soit.  Je  vois  qu'on  me  parle  toujours  de 
fortune  et  de  grandeur.  Je  parlais ,  moi ,  de  mrrurs  et  de  vertu. 

y*.  Nos  mœurs  sont  les* meilleures  que  de  m'*chans  hommes 
comme  nous  puissent  avoir  ;  cela  peut  être.  Mous  avons  proscrit 

tlnsienrs  vices;  je  n'en  disconviens  pas.  Je  n'accuse  point  les 
ommes  de  ce  siècle  d*avoir  tous  les  vices;  ils  n'ont  que  ceux 
des  aœes  lâches  ,  ils  sont  seulement  fourbes  et  fripons.  Quant 
aux  yices  qui  supposent  du  courage  et  de  la  fermeté ,  je  les  en 
crois  incapables. 

8*.  Le  luxe  peut  être  nécf'ssaire  pour  donner  du  pain  aux 
pauvres;  mais  ,  s'il  n'y  avait  point  de  luxe  ,  il  n'y  aurait  point 
de  pauvres  (i).  11  occupe  les  citoyens  oisifs.  Et  pourquoi  y  a-t-il 
descitovens  oisifs  ?  Quand  l'agriculture  était  en  honneur,  il  n'y 
avait  ni  misère  ni  oisiveté ,  et  il  y  avait  beaucoup  moins  de 
fices. 

jgr.  Je  vois  qu'on  a  fort  à  cœur  cette  cause  du  luxe ,  qu*on 
femt  pourtant  de  vouloir  séparer  de  celle  dcs»sciences  et  des 
arts.  Je  conviendrai  donc,  puisqu'on  lo  veut  si  absolument, 
que  le  luxe  sert  au  soutien  des  états,  comme  les  cariatides  ser\'ent 
à  soutenir  les  palais  qu'elles  décorent;  ou  plutôt,  comme  ces 
poutres  dont  on  étnie  des  bâtimens  pourris ,  et  qui  souvent 
achèvent  de  les  renverser,  lioinmcs  sages  et  prudens ,  sortez  de 
toute  maison  qu'on  étaie. 

Ceci  peut  montrer  combien  il  me  serait  aisé  de  retourner  en 
ma  faveur  la  plupart  des  choses  qu'on  prétend  m'opposer;  mais, 
k  parler  franchement ,  je  ne  les  trouve  pas  assez  bien  prouvcei 
pour  avoir  le  courage  de  m'en  prévaloir. 


(l)  Le  luxe  non  rril  cent  pan  VIT*  dans  no«  viUoa  ,  p!  en  fait  puircent 
■îlledans  nos  campagne».  L*ar[»ent  qui  circnle  onirr  !*»«  miiiistles  ricli*»» 
tt  «In artiste»  ponr  ioornir  à  leurs  superfluiléflcst  penln  pour  la  subsis* 
lance  du  laboureur;  itt  celui-ci  n'a  po:iit  criiahit,  prcViscment  pHrce 
i|a'il  faal  du  galon  aux  auip'a.  Le  gaspillage?  cieA  natitrc»  qui  bf-rvent 
à  la  nonrriUire  (les  hoinmeftantlit  seul  pour  rendro  le  luxo  odieux  à  Thu- 
inanité.  Mes  adversaires  sont  bien  heureux  que  la  coupblo  drlicalesse  de 
noire  langue  n'empècb^  d'entrer  là-dessus  dans  des  drlnilsqui  les  f.-raient 
xoagirde  la  cause  qu'ils  osent  défendre.  Il  faut  des  jus  dnuM  nos  cuisines, 
Toilâ  pourquoi  tant  de  malades  manqncnt  de  bouillon.  Il  faut  des  liqueur.i 
•ar  nos  table* ,  voilà  pourquoi  le  paysan  no  boit  que  de  IVau.  Il  faul  d^ 
la  v<>odre  à  nos  perruques,  voilà  pourquoi  tant  de  pauvres  n*ont  point 
4e  pain. 


Soo  RÉPONSE 

Ott  avance  que  les  premiers  hommes  furent  mëchans  ;  d*ob  il 
suit  que  l'homme  est  méchant  naturellement  (i).  Ceci  n*est  pas 
une  assertion  de  légère  importance  ;  il  me  semble  qu'elle  eût 
bien  valu  la  peine  d'être  prouvée.  Les  annales  de  tous  les  peuples 
qu'on  ose  citer  en  preuve  sont  beaucoup  plus  favorables  à  la 
supposition  contraire  ;  et  il  faudrait  bien  des  témoignages  pour 
m  obliger  de  croire  une  absurdité.  Avant  que  ces  mots  affreux 
de  tien  et  de  mien  fussent  inventés;  avant  qu'il  y  eût  de  cette 
espèce  d'hommes  cruels  et  brutaux  qu'on  appelle  maîtres ,  et  de 
cette  autre  espèce  d'hommes  fripons  et  menteurs  qii'on  appelle 
esclaves  ;  avant  qu'il  y  eût  des  nommes  assez  abommables  pour 
oser  avoir  du  superflu  pendant  que  d'autres  hommes  meurent 
de  faim;  avant  qu'une  dépendance  mutuelle  les  eût  tous  forcés 
à  devenir  fourbes,  jaloux  et  traîtres;  je  voudrais  bien  qu'on 
m'expliquât  en  quoi  pouvaient  consister  ces  vices,  ces  crimes 

Su'on  leur  reproche  avec  tant  d'emphase.  On  m'assure  qu'on  est 
epnis  long-temps  désabusé  de  la  chimère  de  l'âge  d*or.  Que 
a'ajoutait-on  encore  qu'il  y  a  long-temps  qu'on  est  désabusé  de 
la  chimère  de  la  vertu  ? 

J*ai  dit  que  les  premiers  Grecs  furent  vertueux  avant  que  la 
science  les  eût  corrompus  ;  et  je  ne  veux  pas  me  rétracter  sur  ce 
point ,  quoiqu'en  y  regardant  déplus  près  je  ne  sois  pas  sans  dé- 
fiance sur  la  solidité  des  vertus  d'un  peuple  si  babillard ,  ni  sur 
la  justice  des  éloges  qu'il  aimait  tant  à  se  prodiguer,  et  que  je 
ne  vois  confirmés  par  aucun  autre  témoignage.  Que  m'oppose-t-on 
k  cela  ?  Que  les  premiers  Grecs  dont  j'ai  loué  la  vertu  étaient 
éclairés  et  savais,  puisque  des  philosophes  formèrent  leurs  mœurs 
et  leur  donnèrent  des  lois.  Mais ,  avec  cette  manière  de  raison- 
ner ,  qui  m'empêchera  d'en  dire  autant  de  tontes  les  autres  na- 
tions ?  Les  Perses  n'ont-ils  pas  eu  leurs  mages,  les  Assyriens 
leurs  Chaldéens,  les  Indes  leurs  gymnosophistes ,  les  Celtes  leurs 
druides?  Ochus  n'a-t-il  pas  brille  chez  les  Phéniciens ,  Atlas  chez 
les  Lybiens,  Zoroastre  chez  les  Perses,  Zaraolxis  chez  les 
Thraces?  Et  plusieurs  même  n'ont-ils  pas  prétendu  que  la  philo- 
sophie était  née  chez  les  Barbares?  C'étaient  donc  des  savans,  k 
ce  compte,  que  tous  ces  peuples-là?  jé  côté  des  MUtiade  et  dee 
Thètnistocle  ,  on  trouvait ,  me  dit-on ,  les  Aristide  et  les  SocrcUe. 
A  côté,  si  l'on  veut  ;  car  que  m'importe?  Cependant  Miltiade  , 
Aristide,  Thémistocle,  qui  étaient  des  héros,  vivaient  dans  un 

(  1  )  Tel  te  note  est  po<ir  len  philosophes  ;  ieconseille  auxautres  de  la  passer. 

Si  l*homriie  est  méchant  par  sa  nature,  il  est  clair  que  les  sciences 
ne  feront  que  le  renére  pire  ;  ainsi  voilà  leur  cause  perdue  par  elle  seule 
flii|ipu9ilion.  M<iis  il  faut  bien  faire  attention  que,  quoique  rbomme  soit 
iialurellernent  l>on ,  comme  je  If  crois,  et  comme  i'ai  le  bonheur  de  le 
sentir  ,  il  nr-  s'ensuit  pas  pour  cela  que  les  sciences  lui  soient  salutaires; 
«ar  louir  poxiiion  qui  met  an  peuple  dans  le  cas  de  les  cultiver  annonce 
nrccsMiii-eiueut  un  commenceuienl  de  corruption  qu'elles  accélèrent  bien 
vite.  M«irs  le  vice  de  la  cousLilution  fait  toat  le  mal  qu'aurait  pn  fai^ 
celui  de  la  nature»  et  les  mauvais  préjugés  tiennent  lieu  des  mauvais 
peacliana. 


3o6  RÉPONSE 

savoir  résister  anx  vices  de  leur  siècle  ,  et  à  détester  cette  hor- 
rible maxime  des  gens  à  la  mode  ,  qu'il  faut  faire  comme  Us 
autres  ;  maxime  avec  laquelle  ib  iraient  loin  sans  doute ,  s'ils 
avaient  le  malheur  de  tomber  dans  quelque  bande  de  cartou- 
chiens.  ISos  descendans  apprendront  un  jour  que  ,  dans  ce  siècle 
de  sages  et  de  philosophes ,  le  plus  vertueux  des  hommes  a  été 
tourné  en  ridicule  et  traité  de  fou ,  pour  n'avoir  pas  voulu 
souiller  sa  grande  ame  des  crimes  de  ^e&  contemporains ,  pour 
n'avoir  pas  voulu  être  un  scélérat  avec  César  et  les  autres  bri- 
gands de  son  temps. 

On  vient  de  voir  comment  nos  philosophes  parlent  de  Caton. 
On  va  voir  comment  en  parlaient  les  anciens  philosophes.  Kcce 
spectaculum  dignum  ad  quod  respiciat  intentuH  operi  suo  Deus. 
Écce  par  Deo  dignum ,  vir  fortia  cum  mala  forêuna  compoêitus. 
Nor^  video  ,  inçnam ,  quid  habeat  in  terris  Jupiter  pufçàrius  ,  si 
convertere  animum  vêtit ,  quàm  ut  spectet  Catonem  y  Jam  par-^ 
tihus  non  stn^lfractis  y  nihilominus  inter  ruinas  publicasertctum. 

Voici  ce  qu'on  nous  dit  ailleurs  des  premiers  Romains  :  Tad- 
mire  les  Brutus ,  les  Décius^  les  Litçràce  »  les  Firginius  ,  les 
Scévola,.-.  Cest  quelque  chose  dans  le  siècle  oii  nous  sommes. 
Jfais  if  admirerai  encore  plus  un  état  puissant  et  biengçui^mé... 
tJn  état  puissant  et  bien  gouverné  I  Et  moi  aussi ,  vraimenL 
Oà  les  citoyens  ne  seront  point  condamnés  à  des  vertus  si  cruelles. 
J'entends;  il  est  plus  commode  de  vivre  dans  une  constitution 
de  choses  oii  chacun  soit  dispensé  d'être  homme  de  bien.  Mais 
si  les  citoyens  de  cet  état  qu'on  admire  se  trouvaient  réduits  par 
quelque  malheur  ou  à  renoncer  à  la  vertu  ,  ou  à  pratiquer  ces 
vertus  cruelles ,  et  qu'ils  eussent  la  force  de  faire  leur  devoir, 
serait-ce  donc  une  raison  de  les  admirer  moins? 

Prenons  l'exemple  qui  révolte  le  plus  notre  siècle,  et  exami* 
nons  la  conduite  ae  Brutus  souverain  magistrat ,  faisant  mourir 
ses  enfans  qui  avaient  conspiré  contre  l'état  dans  un  moment 
critique  oii  il  ne  fallait  presque  rien  pour  le  renverser.  Il  est 
certain  que ,  s'il  leur  eût  fait  grâce  ,  son  collègue  eût  infailli- 
blement sauvé  tous  les  autres  complices ,  et  que  la  république 
était  perdue.  Qu'importe?  me  dira-t-on.  Puisque  cela  est  si 
indiffèrent ,  supposons  donc  qu'elle  eût  subsisté ,  et  que  Brutus 
ayant  condamna  à  mort  quelque  malfaiteur ,  le  coupahle  lui  eût 
parlé  ainsi  :  «  Consul ,  pourquoi  me  fais-tu  mourir  ?  Ai-je  fait 
>»  pis  que  de  trahir  ma  patrie  ?  et  ne  suis-je  pas  aussi  ton  en— 
»  rant  r  m  Je  voudrais  bien  qu'on  prit  la  peine  de  me  dire  ce  que 
Brutus  aurait  pu  répondre. 

Brutus ,  me  dira-t-on  encore  ,  devait  abdiquer  le  consulat , 
plutôt  que  de  faire  périr  ses  enfans.  Et  moi  je  dis  que  tout  ma- 
gistrat qui ,  dans  une  circonstance  aussi  périlleuse ,  abandonne 
le  soin  de  la  patrie  et  abdique  la  magistrature ,  est  un  traître 
qui  mçr^te  la  mort. 

Il  n'y  a  point  de  milieu }  il  fallait  que  Brutus  fût  un  infâme  , 
ou  que  les  têtes  de  Titus  et  de  Tiberinus  tombassent  par  son 


A  M.  BORDES.  307 

ordre  sous  la  hache  des  licteurs.  Je  ne  dis  pas  pour  cela  que  beau- 
coup de  gens  eussent  choisi  comme  lui. 

<^uoi qu'on   ne  se  décide  pas  ouvertement  pour  les  derniers 


(percevoir  d  nonnetes  gens  a  travers  la  pompe 
des  autres.  On  oppose  Titus  k  Fabricms }  mais  on  a  omis  cette 
diflerence  ,  qu'au  temps  de  Pyrrhus  tous  les  Romains  étaient 
des  Fabricius  ,  au  lien  que  sous  le  règne  de  Tite  il  n'y  avait  que 
loi  seul  d'homme  de  bien  (i).  J'oublierai ,  si  l'on  veut  y  les  actions 
héroïques  des  premiers  Romains  et  les  crimes  des  derniers  :  mais 
ce  que  je  ne  saurais  oublier ,  c'est  que  la  vertu  était  hokiorée 
des  uns  et  méprisée  des  autres ,  et  que  quand  il  y  avait  des  cou- 
ronnes pour  les  vainqueurs  des  jeux  du  cirque  ,  il  n'y  en  avait 
pins  pour  celui  qui  sauvait  la  vie  à  un  citoyen.  Qu'on  ne  croie 
pas  au  reste  que  ceci  soit  particulier  à  Rome.  Il  fut  un  temps 
on  la  république  d'Athènes  était  assez  riche  pour  dépenser  des 
sommes  immenses  k  ses  spectacles ,  et  pour  payer  très-chèrement 
les  auteurs ,  les  comédiens ,  et  même  les  spectateurs  :  ce  même 
temps  fut  celui  oii  il  ne  se  trouva  point  d'argent  pour  défendre 
rétal  contre  les  entreprises  de  Philippe. 

On  vient  enfin  aux  peuples  moderues;  et  je  n'ai  garde  de  suivre 
les  raîsonnemens  qu'on  juge  à  propos  de  faire  à  ce  sujet.  Je  re- 
marquerai seulement  que  c'est  un  avantage  peu  honorable  que 
celui  qu'on  se  procure  ,  non  en  réfutant  les  raisons  de  son  ad- 
Tcnaire  ,  mais  en  l'empêchant  de  les  dire. 

Je  ne  suivrai  pas  non  plus  toutes  les  réflexions  qu'on  prend  la 
peine  de  faire  sur-le  luxe,  sur  la  politesse  j  sur  radmirable  édu- 
cation denosenfans(a),  sur  les  meilleures  méthodes  pour  étendre 
nos  <:onnaissances y  sur  l'utilité  des  sciences  et  l'agrément  des 
beaux-arts,  et  sur  d'autres  points  dont  plusieurs  ne  me  regardent 
pas  f  dont  quelques-uns  se  réfutent  d  eux-mêmes  ,  et  dont  les 

(c)  Si  Titus  n'eût  été  empereur  ,  nous  n'aurions  jnmais  entendu  parler 
lie  loi  y  car  il  eût  cootiiiné  de  vivre  comme  les  autres;  et  il  uo  devint 
homme  de  bien  que  quand  ,  cessant  de  recevoir  l'exemple  de  son  siècle, 
il  lai  fut  permis  d'en  donner  un  meilleur.  Privatusy  atque  etiam  suh 
poiré  principe  j  ne  odio  guident,  nedum  vituperatione  publicâ,  caruit. 
Ai  iUi  €afama  pro  bono  cessit ,  converaaque  est  in  maximaa  laudes, 

(j)  n  ne  faut  pal  demander  si  les  pères  et  les  maîtres  seront  uttentifs  à 
éearter  met  dangereux  écrits  des  yeux  de  leurs  enfans  et  de  leurs  élèves. 
£b  effil,  quel  aftrenx  désordre,  quelle  indécence  ne  serait-ce  point  si  ces 
«n&ns,  si  bien  élevés,  venaient  à  dédaigner  tant  de  jolies  choses,  et  à 
préierrr  tput  de  bon  la  vertu  au  savoir  !  Ceci  me  rappelle  la  réponsf^  d'un 
précepteur  lacédémonien,  à  qui  l'ou  demandait  par  moquerie  ce  qu'il  cii- 
isigpeniil  à  sou  élève.  Je  lui  apprendrai ,  dit-ii ,  à  aimer  les  choses  hoti- 
hItm.  Si  )e  rencontrai»un  tel  homme  parmi  nous,  je  lui  dirais  à  l'oreille 
Garder  vous  bien  de  parler  ainsi ,  car  jamais  vous  n'auriez  de  disciple»  ; 
laaU  dîtea  que  vous  leur  apprendrez  à  babiller  agréablement,  et  je  voua 
xéponds  de  votre  fortune. 


ao8  RÉPONSE 

autres  ont  déîà  été  réfutés..  Je  inc  contenterai  de  citer  encore 
quelques  morceaux  pris  au  hasard  ,  et  qui  uje  paraîtront  avoir 
besoin  d'éclaircissement,  li  faut  bien  que  je  me  borne  à  des 
phrases ,  dans  l'impossibilité  de  suivre  des  raisonnemens  dont  je 
n'ai  |>u  saisir  le  fil. 

On  prétend  que  les  nations  ignorantes  qui  ont  eu  des  idées  de 
la  gloire  et  de  la  veriu  sont  des  exceptions  singulières  qui  ne 
peuvent  former  aucun  préjuge  contre  leb  scientes.  Fort  bien; 
mais  toutes  les  nations  savantes ,  avec  leurs  beiles  idées  de  gloire 
et  de  vertu  ,  en  ont  toujours  perdu  l'amour  et  ia  pratique.  Cela 
est  sans  exception;  passons  à  la  preuve.  Pour  nous  en  convaincre  ^ 
Jetons  les  yeux  suri* immense  continent  de  l* Afrique  ;  où  nul  mortel 
n*est  assez  hardi  pour  pénétrer  «  ou  assez  heui-eux  pour  l'aiHiir  tenté 
impunément.  Amsi ,  de  ce  que  nous  n'avons  pu  pénétrer  dans  le 
continent  de  l'Afrique ,  de  ce  que  nous  ignorons  ce  qui  s'v  passe  y 
on  nous  fait  conclure  que  les  peuples  en  sont  chargés  de  vices  : 
c'est  si  nous  avions  trouvé  le  moyen  d'y  porter  les  nôtres ,  qu'il 
faudrait  tirer  cette  conclusion,  di  j'étais  chef  de  quelqu'un  des 
peuples  de  la  Nigritie,  je  déclare  que  je  ferais  élever  sur  la  fron- 
tière du  pays  une  potence  oh  je  ferais  pendre  sans  rémission  le 
premier  Européen  qui  oserait  y  péuétrer ,  et  le  premier  citoyen 
qui  tenterait  d'en  sortir  (i).  iJ Amérique  ne  nous  offre  pas  des 
spectacles  moins  honteux  pour  ^espèce  humaine.  Surtout  depuis 
que  les  Européens  y  sont.  On  comptera  cent  peuples  barbares  ou 
sauvages  dans  l'ignorance  pour  un  seul  vertueux.  Soit;  on  en 
comptera  du  moins  un  :  mais  de  peuple  vertueux  et  cultivant 
les  sciences ,  on  n'en  a  jamais  vu.  JLa  terre  abandonnée  sans 
culture  n'est  point  oisive '^  elle  produit  des  poisons  ,  elle  nourrit 
des  monstres.  Voilà  ce  qu'elle  commence  à  faire  dans  les  lieux 
oii  le  goût  des  arts  frivoles  a  fait  abandonner  celui  de  Tagricul- 
ture.  Notre  am«,  peut-on  dire  aussi,  n'est  point  oisive  quand  la 
vertu  ^abandonne  ;  elle  produit  des  fictions ,  des  romans ,  des 
satires  ,  des  vers  ;  elle  nourrit  des  vices. 

Si  des  barbares  ont  fait  des  conauêtes  ,  c*est  qu'ils  étaient 
très-in/ustes.  Qu'étions-nôus  donc  ,  le  vous  prie ,  quand  nous 
avons  fait  cette  conquête  de  TAménque  qu'on  admire  si  fort  ? 
Mais  le  moyen  que  des  gens  qui  ont  du  canon ,  des  cartes  ma- 
rines et  des  boussoles ,  puissent  commettre  des  injustices  !  Me 
dira-t^on  que  l'événement  marque  la  valeur  des  couquérans .'  11 
marque  seulement  leur  ruse  et  leur  habileté;  il  marque  qu'un 
homme  adroit  et  subtil  peut  tenir  de  son  industrie  les  succès 
qu'un  brave  homme  n'attend  que  de  sa  valeur.  Parlons  sans  par- 
tialité. Qui  jugprons-iious  le  plus  courageux  de  l'odieux  Cortez 
subjuguant  le  Aiexique  à  force  de  poudre  ,  de  perfidie  et  de  tra^ 

(i).On  me  deruandem  peut-être  quel  mal  peut  faire  à  Féut  an  citoyer^. 

qui  eo  sort  ponr  n'y  plus  rentrer.  11  fuit  du  mal  aux  autres  par  le  niau 

vais  exemple  qu'il  donne  ,  il  en  fait  à  lui-même  par  les  vice»  qu'il  va^ 

ohercber.  De  toutes  manières,  c'est  à  la  loi  de  le  prévenir  j  et  il  vaut  en 

corc  mieux  qu'il  soit  pendu  que  méchant. 


A  M.  BORDES.  309 

hiftons;  ou  de  Finforluné  Guatimozin  étenda  par  d'honnêtes 
Européens  sur  des  charbons  ardens  pour  avoir  ses  trésors ,  tan- 
çant UD  de  ses  officiers  à  qui  leméine  traitement  arrachait  quel- 
ques plaintes  ,  et  lui  disant  fièrement  :  Et  moi,  suis-je  sur  des 

TOêtS? 

Dire  que  les  sciences  sont  nées  de  l'oisipeté,  cest  abuser  visi^ 
blement  deë  termes  ;  eUes  naissent  du  loisir ,  mais  elles  garan- 
tissent de  l'oisiveté.  De  sorte  qu'un  homme  qni  s'amuserait  an 
bord  d'un  grand  chemin  à  tirer  sur  les  passans  pourrait  dire 
qu'il  occupe  son  loisir  â  se  garantir  de  l'oisiveté.  Je  n'entends 
point  cette  distinction  de  roisiveté  et  du  loisir;  mais  je  sais 
trè^<ertainement  que  nul  honnête  homme  ne  peut  jamais  se 
Tanter  d'avoir  du  loisir  tant  qu'il  j  aura  du  bien  à  faire  ,  une 
patrie  à  servir,  des  malheureux  à  soulager;  et  je  défie  qu'on 
me  montre  dans  mes  principes  aucun  sens  honnête  dont  ce  mot 
loisir  puisse  être  susceptible.  I^e  citoyen  que  ses  besoins  attachent 
à  la  cnarrue  n'est  pas  plus  occupé  que  le  géomètre  ou  l'anatO" 
miste.  Pas  plus  que  l'enfant  qui  élève  un  château  de  cartes , 
mais  pins  utilement.  Sous  prétexte  que  le  pain  est  nécessaire  , 


faui^U  que  tout  le  mondir  se  mette  à  labourer  la  terre  7  Pourquoi 
non  ?  Qu'ils  paissent  même ,  s'il  le  faut  :  j'aime  encore  nueux 
voir  les  hommes  brouter  Therbe  dans  les  champs  que  s'entre- 
dévorer  dans  les  villes.  Il  est  vrai  que  ,  tels  que  je  les  demande  , 
tb  ressembleraient  beaucoup  à  des  bêtes ,  et  que ,  tels  qu'ils  sont  , 
ib  ressemblent  beaucoup  à  des  hommes. 

12 était  d! ignorance  est  un  état  de  crainte  et  de  besoin  ;  tout  est 
danger  alors  pour  noire  fragilité.  La  mort  gronde  sur  nos  têtes  ; 
elle  est  cachée  dans  F  herbe  que  noue  foulons  aux  pieds,  LorS'^ 
qiion  craint  tout  et  qu'on  a  besoin  de  tout ,  quelle  disposition 
plue  raisonnable  que  celle  de  vouloir  tout  connaître  ?  Il  ne  faut 
que  considérer  les  inquiétudes  continuelles  des  médecins  et  des 
anatoniistes  sur  leur  vie  et  sur  leur  santé ,  pour  savoir  si  les  con- 
naissances servent  à  nous  rassurer  sur  nos  dangers.  Comme  elles 
nous  en  découvrent  toujours  beaucoup  plus  que  de  moyens  de 
nous  en  garantir,  ce  n'est  pas  une  merveille  si  elles  ne  font 
qu'augmenter  nos  alarmes  et  nous  rendre  pusillanimes.  Les  ani- 
maux vivent  sur  tout  cela  dans  une  sécurité  profonde ,  et  ne 
iTeD  trouvent  pas  plus  mal.  Une  génisse  n'a  pas  besoin  d'étudier 
la  botanique  pour  apprendre  â  trier  son  foin,  et  le  loup  dévore 
sa  proie  sans  songer  à  l'indigestion.  Pour  répondre  à  cela , 
osera*t-on  prendre  le  parti  de  l'instinct  contre  la  raison?  C'est 
précisément  ce  que  je  demande. 

//  semble ,  nous  dit^on ,  qu'on  ait  trop  de  laboureurs  ,  et  quon 
craigne  de  nuinquer  de  philosophes*  Je  demanderai  à  mon  tour 
si  l'on  craint  que  les  professions  lucratives  ne  manquent  de  hujeis 
pour  les  exercer.  Cest  bien  mal  connaître  l'empire  de  la  cupi^ 
dite.  Tout  nous  jette  dèt  notm  enfance  dans  les  conditions  utiles. 
Et  quels  préjugés  n'a^l^on  pas  à  vaincre  ,  quel  courage  ne  fautait 
pas  ,  pour  oser  n'tlre  qu'un  Dacarte^^  un  Newton  ,  un  L/ocke  f 


3io  RÉPONSE 

Leibnits  et  Newton  sont  morts  comblés  de  biens  et  d'honnenrs, 
et  ils  en  méritaient  encore  davantage.  Dirons-nous  qne  c'est  par 
modération  qu'ils  ne  se  sont  point  élevés  jusqu'à  la  charme?  Je 
connais  asses  l'empire  de  la  cupidité  pour  savoir  que  tout  nous 
porte  aux  professions  lucratives;  voilà  pourquoi  je  dis  que  tout 
nous  éloigne  des  professions  utiles.  Un  Hébert ,  un  Lafrenaje  , 
itn  Dulac ,  un  Mariin  ,  gagnent  plus  d'argent  en  un  jour  que 
tous  les  laboureurs  d'une  province  ne  sauraient  faire  en  un  mois. 
Je  pourrais  proposer  un  problême  asses  singulier  sur  le  passage 
qui  m'occupe  actuellement.  Ce  serait  ^  en  6tant  les  deux  pre- 
mières lignes  et  le  lisant  isolé ,  de  deviner  s'il  est  tiré  de  mes 
écrits  ou  de  ceux  de  mes  adversaires. 

Leè  bonê  livres  sont  la  seule  défense  des  esprits  faibles ,  c*est' 
àndire  des  trois  quarts  des  hommes ,  contre  la  contagion  de  fexem^ 
ple^  Premièrement ,  les  savans  ne  feront  jamais  autant  de  bons 
livres  qu'ils  donnent  de  mauvais  exemples.  Secondement ,  il  y 
aura  toujours  plus  de  mauvais  livres  que  de  bons.  En  troisième 
lieu ,  les  meilleurs  guides  que  les  honnêtes  gens  puissent  avoir 
sont  la  raison  et  la  conscience  :  Paucis  est  opus  litteris  ad  men- 
tem  bonam.  Quant  à  ceux  qui  ont  l'esprit  louche  ou  la  conscience 
endurcie  ,  la  lecture  ne  peut  jamais  leur  être  bonne  à  rien.  En- 
fin ,  pour  quelque  homme  que  ce  soit ,  il  n'y  a  de  livres  néces- 
saires que  ceux  de  la  religion  ,  les  seuls  que  je  n'ai  jamais  con- 
damnes. 

On  prétend  nous  faire  regretter  F  éducation  des  Perses,  Remar- 
quez que  c'est  Platon  qui  prétend  cela.  J'avais  cru  me  faire  une 
sauvegarde  de  Pautonté  de  ce  philosophe  ,  mais  je  vois  que 
rien  ne  me  peut  garantir  de  l'animosité  ae  mes  adversaires  :  Tros 
Rutulusvejuat ,  Us  aiment  mieux  se  percer  l'un  l'autre  que  de  me 
donner  le  moindre  quartier  ,  et  se  font  plus  de  mal  qu'à  moi  (i). 
Cette  édnàation  était ,  dit-on  ^fondée  sur  des  principes  barbares  , 
parce  qi^on  donnait  un  maître  pour  t exercice  de  chaque  vertu  , 
quoique  la  vertu  soit  indivisible;  parce  qu* il  s* agit  de  l'inspirer  ,  et 
non  de  V  enseigner;  d^  en  faire  aimer  la  pratique^  et  non  d'en  dé-' 
montrer  la  théorie.  Que  de  choses  n'aurais-îe  point  à  répondre  î 
mais  il  ne  faut  pas  faire  au  lecteur  Tin  jure  de  lui  tout  dire.  Je  me 
contenterai  de  ces  deux  remarques.  La  première  ,  que  celui  qui 
vent  élever  un  enfant  ne  commence  pas  par  lui  dire  qu'il  faut  pra- 
tiquer la  vertu,  car  il  n'en  serait  pas  entendu;  mais  il  lui  enseigne 
premièrement  à  être  vrai ,  et  puis  à  être  tempérant ,  et  puis  cou- 
rageux ,  etc.  ;  et  enfin  il  lui  apprend  que  la  collection  de  toutes 
ces  choses  s'appelle  vertu.  La  seconde  y  que  c'est  nous  qui  nous 

(i)  Il  me  passe  par  la  tête  un  nouveau  projet  de  défense,  et  je  ne  ré- 
ponds pas  que  je  n*aie  encore  la  faiblesse.de  l'exécuter  quelque  jour.  Cette 
défense  ne  sera  composée  que  de  raisons  tirées  des  philosophes  :  d'où  il 
s'ensuivra  qu'ils  ont  tous  été  des  bavards  ,  comme  je  le  prétends ,  si  l'on 
trouve  leurs  raisons  mauvaises;  ou  que  j'ai  cause  gagnée,  si  on  les  trouve 
bonnes. 


328  CORRESPONDANCE. 

vous  laisse  juger  à  yous-'inéme  ,  mon  cher  père  ,  s'il  a  dépendu 
de  moi  d'en  remplir  les  conditions.  , 

Ce  que  je  viens  de  dire  ne  peut  regarder  que  le  passé.  A  l'Age 
ou  je  suis  ,  il  est  trop  tard  pour  penser  à  tout  cela  ;  et  telle  est 
ma  misérable  condition  ,  que  ,  quand  j'aurais  pu  prendre  ub 
parti  solide  ,  tous  les  secours   nécessaires  m'ont  manqué  ;  et , 

3nand  J'ai  lieu  d'espérer  de  me  voir  quelque  avance  ,  le  temps 
e  l'enfance ,  ce  temps  précieux  d'apprendre  ,  se  trouve  écoulé 
sans  retour. 

Voyons  donc  à  présent  ce  qu'il  conviendrait  de  faire  dans  la 
situation  oii  je  me  trouve  :  en  premier  lieu  je  puis  pratiquer  la 
musique  que  je  sais  assez  passablement  pour  cela  :  secondement ,  . 
un  peu  de  talent  que  j'ai  pour  l'écriture  (je  parle  du  style)  pour- 
rait m'aider  à  trouver  un  emploi  de  secrétaire  chez  quelque 
grand  seigneur  :  enfin ,  je  pourrais ,  dans  quelques  années  ,  et 
avec  un  peu  plus  d'expérience ,  servir  de  gouverneur  à  des  jeunes 
gens  de  qualité. 

Quant  au  premier  article  Je  me  suis  toujours  assez  applaudi 
du  bonheur  que  j'ai  eu  de  faire  quelque  progrès  dans  la  mu- 
sique ,  pour  laquelle  on  me  flatte  a  un  goût  assez  délicat  ;  et  voi- 
ci 9  mon  cher  père  ,  comme  j'ai  raisonné. 

La  musique  est  un  art  de  peu  de  difficulté  dans  la  pratique  , 
c'est-à-dire ,  par  tout  pays  on  trouve  facilement  à  Fexercer  ; 
les  hommes  sont  faits  de  manière  qu'ils  préfèrent  assez  souvent 
l'agréable  à  l'utile  ;  il  faut  les  prendre  par  leurs  faibles ,  et  en 

Srofiter  ,  quand  on  le  peut  faire  sans  injustice  ;  or  ,  qu'y  a-t-il 
e  plus  juste  que  de  tirer  une  rétribution  honnête  de  son  tra- 
vail? La  musique  est  donc  de  tous  les  talens  que  je  puis  avoir  , 
non  pas  peut-être  à  la  vérité  celui  qui  me  fait  le  plus  d'honneur , 
mais  au  moins  le  plus  sûr  quant  à  la  facilité  ;  car  vous  con- 
viendrez qu'on  ne  s'ouvre  pas  toujours  aisément  l'entrée  des 
maisons  considérables^  pendant  qu'on  cherche  et  qu'on  se  donne 
des  mouvemens ,  il  faut  vivre  ,  et  la  musique  peut  toujours  servir 
d'expectative. 

Voilà  la  manière  dont  j'ai  considéré  que  la  musique  pourrait 
m'étre  utile  :  voici  pour  le  second  article  ,  qui  regarde  le  poste 
de  secrétaire. 

Comme  je  me  suis  déjà  trouvé  dans  le  cas  ,  je  connais  à  peu 
près  les  divers  talens  qui  sont  nécessaires  dans  cet  emploi  ;  un  ^ 
style  clair  et  bien  intelligible  ,  beaucoup  d'exactitude  et  de  fidé- 
lité ,  de  la  prudence  à  manier  les  affaires  qui  peuvent  être  de 
notre  ressort  ^  et ,  par-dessus  tout ,  un  secret  inviolable  :  avec 
ces  qualités  on  peut  faire  un  bon  secrétaire.  Je  puis  me  flatter 
d'en  posséder  quelques-unes  ;  je  travaille  chaque  jour  à  l'acqui- 
sition des  autres  ,  et  je  n'épargnerai  rien  pour  y  réussir. 

Enfin  ,  quant  au  poste  de  gouverneur  d  un  jeune  seigneur  ,  je 
vous  avoue  naturellement  que  c'est  l'état  pour  lequel  je  me  stns 
un  peu  de  prédilection  ;  vous  allez  d'abord  être  surpris  ^  différez  ^ 
s'il  vous  plaît ,.  un  instant  de  décider. 


ANNÉE  1735.  329 

Il  ne  faul»pa5  que  vous  pensiez ,  mon  cher  përe ,  que  je  me 
sois  adonné  si  parfaitement  à  la  musique  que  j  aie  néeligë  toute 
autre  espèce  de  travail  ;  la  bonté  qu  a  eue  madame  de  Warens 
d«  m*accorder  cLez  elle  un  asile  m'a  procuré  l'avantage  de 
pouvoir  employer  mon  temps  utilement ,  et  c'est  ce  que  )'ai  fait 
avec  assez  de  soin  jusqu'ici. 

D*abord ,  Je  me  suis  Osiit  un  système  d'étude  que  j'ai  divisé 
en  deux  chefs  principaux  ;  le  premier  comprend  tout  ce  qui  sert 
à  éclairer  l'esprit ,  et  l'orner  de  connaissances  utiles  et  agréa- 
bles ;  l'autre  renferme  les  moyens  de  former  le  cœur  à  la  sa- 
gesse et  à  la  vertu.  Madame  de  Warens  a  la  bonté  de  me  fournir 
des  livres  ,  et  j^ai  tâché  de  faire  le  plus  de  progrès  qu'il  était 
possible  f  et  de  diviser  mon  temps  de  manière  que  rien  n'en  restât 
inutile. 

De  plus,  tout  le  monde  peut  me  rendre  justice  sur  ma  con- 
duite ;  je  chéris  les  bonnes  mœurs  ,  et  je  ne  crois  pas  que  per- 
sonne ait  rien  à  me  reprocher  de  considérable  contre  leur  pu- 
reté ;  j'ai  de  la  religion  ,  et  je  crains  Dieu  ;  d'ailleurs  ,  sujet  à 
d'extrêmes  faiblesses  ,  et  rempli  de  défauts  plus  qu'aucun  autre 
homme  au  monde  ,  je  sens  combien  il  y  a  de  vices  à  corriger 
chez  moi.  Mais  enfin  les  jeunes  gens  seraient  heureux  s'ils  tom- 
baient toujours  entre  les  mains  de  personnes  qui  eussent  autant 
que  moi  de  haine  pour  le  vice  ,  et  d'amour  pour  la  vertu. 

Ainsi  9  pour  ce  qui  regarde  les  sciences  et  les  belles-lettres  ^ 
je  crois  en  savoir  autant  qu'il  en  faut  pour  l'instruction  d'uu 
gentilhomme,  outre  que  ce  n'est  point  précisément  l'office  d'un 
gouverneur  de  donner  les  leçons,  mais  seulement  d'avoir  atten- 
tion qu'elles  se  prennent  avec  fruit ^  et  effectivement  il  est  né- 
cessaire qu'il  sache  sur  toutes  les  matières  plus  que  son  élève 
ne  doit  apprendre. 

Je  n'ai  rien  à  répondre  à  l'objection  qu'on  me  peut  faire  sur 
l'irrégularité  de  ma  conduite  passée^  comme  elle  n'est  pas  excu- 
sable ,  je  ne  prétends  pas  l'excuser  :  aussi ,  mon  cher  père ,  je 
vous  ai  dit  d'abord  que  ce  ne  serait  que  dans  quelques  années 
et  avec  plus  d'expérience  que  j'oserais  entreprendre  de  me  char- 
ger de  la  conduite  de  quelqu'un.  C'est  que  j'ai  dessein  de  me  cor- 
riger entièrement  et  que  j  espère  d'y  réussir. 

Sur  tout  ce  que  je  viens  de  dire ,  vous  pourrez  encore  m'op- 
poser  que  ce  ne  sont  point  des  établissemens  solides ,  principale- 
ment quant  au  premier  et  troisième  articles  ;  là-dessus  je  vous 
prie  de  considérer  que  je  ne  vous  les  propose  point  comme  tels , 
mais  seulement  comme  les  uniques  ressources  oii  je  puisse  re- 
courir dans  la  situation  oli  je  me  trouve  ,  en  cas  que  les  secours 
présens  vinssent  à  me  manquer  ;  mais  il  est  temps  de  vous  dé- 
velopper mes  véritables  idées  et  d'en  venir  à  la  conclusion. 

Vous  n'ignorez  pas,  mon  cher  père,  les  obligations  infinies 
que  î'ai  à  madame  de  Warens;  c'est  sa  chanté  qui  m'a  tiré 
plusieurs  fois  de  la  misère  ^  et  qui  s'est  cônslumiuent  attaclicc 


33o  CORRESPONDANCE. 

depuis  huit  ans  à  pourvoir  à  tous  mes  besoins ,  et  mérile  bien  au- 
delà  du  nécessaire.  La  bonté  qu'elle  a  eue  de  me  retirer  dans 
sa  maison  ,  de  me  fournir  des  livres  ,  de  me  payer  des  maîtres  , 
et ,  par-dessus  tout ,  ses  excellentes  instructions  et  son  exemple 
édifiant ,  m'ont  procuré  les  moyens  d'une  heureuse  éducation , 
et  de  tourner  au  bien  mes  mœurs  alors  encore  indécises.  Il 
n'est  pas  besoin  que  je  relève  ici  la  grandeur  de  tous  ces  bien- 
faits; la  simple  exposition  que  j'en  fais  à  vos  yeux  suffit  pour 
vous  en  farre  sentir  tout  le  prix  au  premier  coup-d'œil  :  jugez, 
mon  cher  përe ,  de  tout  ce  qui  doit  se  passer  dans  un  cœur 
bien  fait,  en  reconnaissance  de  tout  cela  ;  la  mienne  est  sans 
bornes  }  voyez  jusqu'où  s'étend  mon  bonheur,  je  n'ai  de  moyen 

Eour  la  manifester  que  le  seul  qui  peut  me  rendre  parfaitement 
eureux. 

J'ai  donc  dessein  de  supplier  madame  de  Warens  de  vouloir 
bien  agréer  que  je  passe  le  reste  de  mes  jours  auprès  d'elle  ,  et 
que  je  lui  rende  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie  tous  les  services  qui  se- 
ront en  mon  pouvoir  ;  je  veux  lui  faire  goûter  autant  qu  il  dé- 
Î tendra  de  moi  par  mon  attachement  à  elle  et  par  la  sagesse  et 
a  régularité  de  ma  conduite  ,  les  fruits  des  soins  et  des  peines 
qu'elle  s'est  donnés  pour  moi  :  ce  n'est  point  une  manière  fri- 
vole de  lui  témoigner  ma  reconnaissance  ;  cette  sage  et  aimable 
«lame  a  des  sentimens  assez  beaux  pour  trouver  de  quoi  se  paye^ 
de  ses  bienfaits  par  ses  bienfaits  mêmes,  et  par  l'hommage  con- 
tinuel d'un  cœur  plein  de  zèle  ,  d'estime  ,  d'attachement ,  et  de 
respect ,  pour  elle. 

J'ai  lieu  d'espérer  ,  mon  cher  jpère  ,  que  vous  approuverez  ma 
résolution  et  que  vous  la  seconderez  de  tout  votre  pouvoir.  Par 
là  ,  toutes  difficultés  sont  levées  ;  l'établissement  est  tout  fait , 
et  assurément  le  plus  solide  et  le  plus  heureux  qui  puisse  être 
au  monde  ,  puisque  ,  outre  les  avantages  qui  en  résultent  en  ma 
faveur  ,  il  est  fondé  de  part  et  d'autre  sur  la  bonté  du  cœur  et 
sur  la  vertu. 

Au  reste  ,  je  ne  prétends  pas  trouver  par  là  un  prétexte  hon- 
nête de  vivre  dans  la  fainéantise  et  dans  l'oisiveté  :  il  est  vrai 
que  le  vide  de  mes  occupations  journalières  est  grand  ;  mais  je 
l'ai  entièrement  consacré  à  l'élude ,  et  madame  de  Warens  pourra 
me  rendre  la  justice  que  j'ai  suivi  assez  régulièrement  ce  plan  : 
jasc(u'à  présent  elle  ne  s'est  plainte  que  de  l'excès.  11  n'est  pas  à 
craindre  que  mon  goût  change  ;  l'étude  a  un  charme  qui  fait 
que  quand  on  l'a  une  fois  goûtée  on  ne  peut  plus  s'en  détacher  , 
et  d'autre  part  l'ohjct  en  est  si  beau  ,  qu'il  n'y  a  personne  qui 
puisse  blâmer  ceux  qui  sont  assez  heureux  pour  y  trouver  du 
goût  et  pour  s'en  occuper. 

Voilà ,  mon  cher  père ,  l'exposition  de  mes  vues  :  je  vous  sup- 
plie très-humblement  d'y  donner  votre  approbation  ,  d'écrire 
a  madame  de  Warens ^  et  de  vous  employer  auprès  d'elle  pour 
les  faire  réussir  3  j'ai  lieu  d'espérer  que  vos  démarches  ne  seront 


ANNÉE  1735.  33i 

pkÈ  înfractueases ,  et  qu'elles  tourneront  à  notre  commune  satis- 
faction. 

Je  suis,  etc. 


M 


A  SON  PERE. 

ON    CHER    PÉEE. 


Malgré  les  tristes  assurances  que  vous  m'avez  df^nnées  que 
TOUS  ne  me  regardiez  pins  pour  votre  fils  ,  j*ose  encore  recourir 
à  vous ,  comme  au  meilleur  de  tous  les  pères ,  et  quels  que 
soient  les  justes  sujets  de  haine  que  vous  devez  avoir  contre  moi, 
le  titre  de  fils  malheureux  et  repentant  les  efface  dans  votre 
coeur ,  et  la  douleur  vive  et  sincère  que  je  ressens  d'avoir  si  mal 
usé  de  votre  tendresse  paternelle ,  me  remet  dans  les  droits  que  le 
sang  me  donne  auprès  de  vous  ;  vous  êtes  toujours  mon  cher 
père,  et  quand  je  ne  ressentirais  que  le  seul  poids  de  mes  fautes, 
]e  soif  assez  puni  dès  que  je  suis  criminel.  Mais  hëlas  I  il  est  bien 
encore  d'autres  motifs  qui  feraient  changer  votre  colère  en  une 
compassion  légitime  ,  si  vous  en  étiez  pleinement  instruit.  Les 
infortunes  qui  m'accablent  depuis  long-temps  n'expient  que  trop 
les  fautes  dont  je  me  sens  coupable  ,  et,  s'il  est  vrai  qu'elles  sont 
énormes ,  la  pénitence  les  surpasse  encore.  Triste  sort  que  celui 
d'avoir  le  cœur  plein  d'amertume  et  de  n'oser  même  exhaler  sa 
douleur  par  quelques  soupirs  !  Triste  sort  d'être  abandonné 
d'un  père  dont  on  aurait  pu  faire  les  délices  et  la  consolation  ! 
mais  plus  triste  sort  de  se  voir  forcé  d'être  à  jamais  ingrat  et 
malheureux  en  même  temps  ,  et  d'être  obligé  de  traîner  par 
toute  la  terre  sa  misère  et  ses  remords  !  Vos  yeux  se  chargeraient 
de  larmes  si  vous  connaissiez  à  fond  ma  véritable  situation  ; 
l'indignation  ferait  bientôt  place  à  la  pitié,  et  vous  ne  pourriez 
vous  empêcher  de  ressentir  quelque  peine  des  malheurs  dont  je 
me  vois  accablé.  Je  n'aurais  ose  me  donner  la  liberté  de  vous 
écrire  si  je  n'y  avais  été  forcé  par  une  nécessité  indispensable. 
J'ai  long-temps  balancé,  dans  la  crainte  de  vous  offenser  encore 
davantage;  mais  enfin  j'ai  cru  que  ,  dans  la  triste  situation  oîi  je 
me  trouve  ,  j'aurais  été  doublement  coupable  si  je  n'avais  fait 
Ions  mes  efforts  pour  obtenir  de  vous  des  secours  qui  me  sont 
absolument  nécessaires.  Quoique  j'aie  à  craindre  un  refus  ,  je  ne 
m'en  flatte  pas  moins  de  quelque  espérance;  je  n'ai  point  oublié 
que  vous  êtes  bon  père  ,  et  je  sais  que  vous  êtes  assez' g<'*uéreux 
pour  faire  du  bien  aux  malheureux  indépendamment  d^s  lois  du 
sang  et  de  la  nature,  qui  ne  s'effacent  jamais  dans  les  grandes 
âmes.  Enfin  ,  mon  cher  père  ,  il  faut  vous  l'avouer,  je  suis  à 
Neuchâtel  dans  une  misère  à  laquelle  mon  imprudence  a  donné 
lieu.  Comme  je  n'avais  d'autre  talent  que  la  musique  qui  piH 
me  tirer  d'affaire ,  je  crus  que  je  ferais  bien  de  le  mettre  en 
usage  si  je  le  pouvais  ;  et ,  voyant  bien  que  je  n'en  savai>  pas  en- 
core a^sezpour  l'exercer  dans  des  pays  catholiques,  je  m'arrêtai 


33»  CORRESPONDANCE. 

à  Lausanne,  oii  j'ai  enseigné  pendant  quelaues  mois;  d'où, 
étant  venu  à  Neuchâtel ,  je  me  vis  dans  peu  de  temps ,  par  des- 
gains  assez  considérables  ] oints  à  une  conduite  fort  réglée  ,  eu 
état  d'acquitter  quelques  dettes  que  j'avais  à  Lausanne  ;  mais 
étant  sorti  d'ici  inconsidérément ,  après  une  longue  suite  d'a- 
ventures que  je  me  réserve  l'honneur  ae  vous  détailler  de  bouche, 
si  vous  voulez  bien  le  permettre,  je  suis  revenu  ;  mais  le  chagrin 

Sue  je  puis  dire  sans  vanité  que  mes  écolières  conçurent  de  mon 
épart  a  bien  été  payé  à  mon  retour  par  les  témoignages  que  j'en 
reçois  qu'elles  ne  veulent  plus  recommencer  ;  de  façon  que , 
privé  des  secours  nécessaires  ,  j'ai  contracté  ici  quelques  dettes, 
qui  m'empêchent  d'en  sortir  avec  honneur  et  qui  m'obligent  de 
recourir  à  vous. 

Que  ferais-je  ,  si  vous  me  refusiez  ?  de  quelle  confusion  ne 
serais-je  pas  couvert?  faudra-t-il ,  après  avoir  si  long-temps  vécu 
sans  reproche  malgré  les  vicissitudes  d'une  fortune  inconstante  , 
que  je  déshonore  aujourd'hui  mon  nom  par  une  indignité?  Non  , 
mon  cher  père  ,  j'en  suis  sûr ,  vous  ne  le  permettrez  pas.  Ne  crai- 
gnez pas  que  je  vous  fasse  jamais  une  semblable  prière  ;  je  puis 
enfin  ,  par  le  moyen  d'une  science  que  je  cultive  incessamment, 
vivre  sans  le  secours  d'autrui }  je  sens  combien  il  pèse  d'avoir 
obligation  aux  étrangers ,  et  je  me  vois  enfin  en  état ,  après  des 
SOUCIS  continuels  ,  oe  subsister  par  moi-même  ;  je  ne  ramperai 
plus;  ce  métier  est  indigne  de  moi;  si  j'ai  refuse  plusieurs  fois 
une  fortune  éclatante ,  c'est  que  j'estime  mieux  une  obscure 
liberté  qu'un  esclavage  brillant  :  mes  souhaits  vont  être  accom* 
plis ,  et  j'espère  que  je  vais  bientôt  jouir  d'un  sort  doux  et  tran— 
quille,  sans  dépendre  que  de  moi-même  ,  et  d'un  père  dont  je 
veux  toujours  respecter  et  suivre  les  ordres. 

Pour  me  voir  en  cet  état ,  il  ne  me  manque  que  d'être  hors 
d'ici  oii  je  me  suis  témérairement  engagé  ;  j  attends  ce  dernier 
bienfait  de  votre  main  avec  une  entière  confiance. 

Honorez-moi ,  mon  cher  père ,  d'une  réponse  de  votre  main^ 
ce  sera  la  première  lettre  que  j'aurai  reçue  de  vous  depuis  ma 
sortie  de  Genève  ;  accordez-moi  le  plaisir  de  baiser  au  moins  ces 
chers  caractères  ;  faites-moi  la  grâce  de  vous  hâter,  car  je  suis 
dans  une  crise  très-pressante.  Mon  adresse  est  ici  jointe;  youB- 
devinerez  aisément  les  raisons  qui  m'ont  fait  prendre  un  nom. 
supposé  ;  votre  prudente  discrétion  ne  vous  permettra  pas  de 
rendre  publique  cette  lettre  ,  ni  de  la  montrer  à  personne  qu'à 
ma  chère  mère ,  que  j'assure  de  mes  très-humbles  respects  ,  et 

3ue  je  supplie ,  les  larmes  aux  yeux  ,  de  vouloir  bien  me  par- 
onner  mes  fautes  et  me  rendre  sa  chère  tendresse.  Pour  vous  , 
mon  cher  père  ,  je  n'aurai  jamais  de  repos  que  je  n'aie  mérité 
le  retour  de  la  vôtre ,  et  je  me  flatte  que  ce  jour  viendra  encore 
oii  vous  vous  ferez  un  vrai  plaisir  de  m'avouer  pour  , 

Mon  cher  père  ^  .  ^ 

Votre  très-humble  et  très-obéissaul 
serviteur  et  fils. 


ANNÉE  1735.  333 

A  SA  TANTE. 

J'ai  reçu  avant-hier  la  visite  de  mademoiselle  F....  F....  dont 
le  triste  sort  me  surprend  d'autant  plus  ,  que  je  n'avais  rien  su 
tusqu'ici  de  tout  ce  qui  la  regardait.  Quoique  je  n'aie  appris  son 


— ^  — — g . ^ ^ ,  —  —  -w  1^^^.,  ^^  ^..w 

a'achève  de  déshonorer  sa  famille  et  son  nom  ^  et  c'est  un  soin 
qai  vous  regarde  aussi  en  qualité  de  helle-mëre.  J'ai  écrit  à 
M.  Jean  F...',  son  frëre,  pour  l'engager  à  venir  ici ,  et  tâcher  de 
la  retirer  des  horreurs  oîi  la  misère  ne  manquera  pas  de  la  jeter. 
Je  crois  ,  ma  chère  tante ,  que  vous  ferez  bien ,  et  conformément 
aux  sentimens  que  la  charité  ,  l'honneur ,  et  la  religion ,  doivent 
TOUS  inspirer,  de  joindre  vos  sollicitations  aux  miennes,  et 
même ,  sans  vouloir  m'aviser  de  vous  donner  des  leçons ,  je  vous 
prie  de  le  faire  pour  l'amour  de  moi  ;  je  crois  que  Oieu  ne  peut 
manquer  de  jeter  un  œil  de  faveur  et  de  bonté  sur  de  pareilles 
actions.  Pour  moi ,  dans  l'état  oii  je  suis  moi-même  ,  je  n'ai  pu 
rien  faire  que  la  soutenir  par  les  consolations  et  les  conseils  d'un 
honnête  homme ,  et  je  Fai  présentée  à  madame  de  Warens , 
qni  s'est  intéressée  pour  elle  à  ma  considération,  et  qui  a  ap- 
prouvé que  je  vous  en  écrivisse. 

J'ai  appris  avec  un  vrai  regret  la  mort  de  mon  oncle  Ber- 
nard. Dieu  veuille  lui  donner  dans  l'autre  monde  le  bien  qu'il  n'a 
pu  trouver  en  celui-ci ,  et  lui  pardonner  le  peu  de  soin  qu'il  a 
eu  de  ses  pupilles.  Je  vous  prie  d'en  faire  mes  condoléances  à  ma 
tante  Bernard  ,  à  qui  j'en  écrirais  volontiers  ^  mais  en  vérité  je 
suis  pardonnable  dans  l'abattement  et  la  langueur  oii  je  suis  ae 
ne  pas  remplir  tous  mes  devoirs.  S'il  lui  reste  quelques  manus- 
crits de  feu  mon  oncle  Bernard  qu'elle  ne  se  soucie  pas  de  con- 
server ,  elle  peut  me  les  envoyer  ou  me  les  garder;  je  tâcherai 
de  trouver  de  quoi  les  payer  ce  qu'ils  vaudront.  Donnez-moi  , 
s'il  vous  plaît ,  des  nouvelles  de  mon  pauvre  père  ;  j*en  suis 
dans  une  véritable  peine  :  il  y  a  long-temps  qu'if  ne  m'a  écrit  ; 
je  vous  prie  de  l'assurer  dans  l'occasion  que  le  plus  grand  de 
mes  regrets  est  de  n'avoir  pu  jouir  d'une  santé  qui  m'eût  permis 
de  mettre  à  profit  le  peu  de  talens  que  je  puis  avoir;  assurément 
il  aurait  connu  que  je  suis  un  bon  et  tendre  fils.  Dieu  m'est  té- 
moin que  je  le  dis  du  fond  ducœur.  Je  suis  redevable  à  madame 
de  Warens  d'avoir  toujours  cultivé  en  moi  avec  soin  les  senti- 
mens d'attachement  et  de  respect  qu'elle  m'a  toujours  trouvés 
pour  mon  père ,  et  pour  toute  ma  vie.  Je  serais  bien  aise  que 
vous  eussiez  pour  cette  dame  les  sentimens  dûs  à  ses  hautes  ver- 
tus et  à  son  caractère  excellent ,  et  que  vous  lui  sussiez  quelque 
gré  d'avoir  été  dans  tous  les  temps  ma  bienfaitrice  et  ma  mère. 

Je  vous  prie  aussi ,  ma  chère  tante  ,  de  vouloir  assurer  de  mes 
respects  et  de  mou  sincère  attachement  ma  tante  Gonceru ,  quand 


334  CORRESPONDANCE. 

vous  serez  k  portée  de  la  voir  ;  mes  salutations  aussi  à  mon  oncle 
David.  Ayez  la  bonté  de  nie  donner  de  vos  nouvelles  ,  et  de 
in'instruire  de  l'état  de  votre  santé ,  et  du  succès  de  yos  démar-* 
ches  auprès  de  M.  F 

A   liADEMOISELLE 

Je  suis  très-sensible  à  la  bonté  que  veut  bien  avoir  madame  de 
Warens  de  se  ressouvenir  encore  de  moi.  Cette  nouvelle  m'a 
donné  une  consolation  que  je  ne  saurais  vous  exprimer^  et  je 
vous  proteste  que  jamais  rien  ne  m'a  plus  violemment  affligé  que 
d'avoir  encouru  sa  disgrâce.  J'ai  eu  aéjà  l'honneur  de  vous  dire, 
mademoiselle ,  que  j'ignorais  les  fautes  qui  avaient  pu  me  rendre 
coupable  à  ses  yeux;  mais  jusqu'ici  la  crainte  de  lui  déplaire  m'a 
emp«ché  de  prendre  la  liberté  de  lui  écrire  pour  me  justifier  on 
dn  jnoins  pour  obtenir ,  par  mes  soumissions ,  un  pardon  qui 
serait  dû  à  ma  profonde  douleur  ,  quand  même  j'aurais  commis 
les  plus  grands  crimes.  Aujourd'hui ,  mademoiselle ,  si  vous  vou- 
lez bien  vous  employer  pour  moi ,  l'occasion  est  favorable ,  et  k 
votre  ^Uicitation  elle  m'accordera  sans  doute  la  permission  de 
lui  écrire  ;  car  c'est  une  hardiesse  que  je  n'oserais  prendre  de 
moi-même.  C'était  me  faire  injure  que  demander  si  je  voulais 
qu'elle  sût  mon  adresse  ;  puis-je  avoir  rien  de  caché  pour  une 
personne  à  qui  je  dois  tout?  Je  ne  mange  pas  un  morceau  de  pain 
que  je  ne  reçoive  d'elle  ^  sans  les  soins  de  cette  charitable  dame^ 
je  serais  peut-être  déjà  mort  de  faim  ^  et ,  si  j'ai  vécu  jusqu'à 
présent,  c'est  aux  dépens  d'une  science  qu'elle  m'a  procurée. 
Hâtez-vous  donc  ,  maaemoiselle  ,  je  vous  en  supplie;  intercédez 
pour  moi ,  et  tâchez  de  m'ob tenir  la  permission  de  me  justifier. 
J'ai  bien  reçu  votre  lettre  datée  du  2  T  novembre  aaressée  à 
Lausanne.  J'avais  donné  de  bons  ordres  ,  et  elle  me  fut  envoyée 
sur-le-champ.  L'aimable  demoiselle  de  Galley  est  toujours  dans 
mon  cœur ,  et  je  brûle  d'impatience  de  recevoir  de  ses  nouvelles; 
faites-moi  le  plaisir  de  lui  clemander  ,  au  cas  qu'elle  soit  encore 
à  Annecy ,  si  elle  agréerait  une  lettre  de  ma  main.  Comme  j'ai 
ordre  de  m'informer  de  M.  Yenture,  je  serais  fort  ai^e  d'appren- 
dre oii  il  est  actuellement  ;  il  a  eu  grand  tort  de  ne  point  écrire 
à  M.  son  père ,  qui  est  fort  en  peine  de  lui  ;  j'ai  promis  de  don- 
ner de  ses  nouvelles  dès  que  j'en  saurais  raoi-mêiïie.  Si  cela  ne 
vous  fait  pas  de  peine ,  accordez-moi  la  grâce  de  me  dire  s'il  est 
toujours  à  Annecy  ,  et  son  adresse  à  peu  près.  Comme  j'ai  beau- 
coup travaillé  depuis  mon  départ  d'auprès  de  vous ,  si  vous  agréez 
pour  vous  désennuyer  que  je  vous  envoie  quelques-unes  de  mes 
pièces  ,  je  le  ferai  avec  joie  ,  toutefois  sous  le  sceau  du  secret , 
car  je  n'ai  pas  encore  assez  de  vanité  pour  vouloir  porter  le  nom 
d'auteur;  il  faut  auparavant  que  je  sois  parvenu  à  un  degré  qui 
puisse  me  faire  soutenir  ce  titre  avec  honneur.  Ce  que  ]e  vous 
offre  ,  c'est  pour  vous  dédommager  en  quelque  sorte  de  la  com- 
pote ,  qui  n'est  pas  encore  mangeable.  Passons  à  votre  dernier 


ANNEE  1735.  3Zr^ 

«article  oui  est  le  plus  important.  Je  commencerai  par  vous  dire 
qu'il  n'était  point  nécessaire  de  préambule  pour  me  faire  agréer 
vos  snges  avis  ;  je  les  recevrai  toujours  de  bonne  part  et  avec 
beaucoup  de  respect,  et  je  tâcherai  d'en  profiter.  Quant  à  celui- 
ci  que  vous  me  donnez ,  soyez  persuadée ,  mademoiselle ,  que  ma 
religion  est  profondément  gravée  dans  mon  ame  et  que  rien  n'est 
c^ipable  de  Fen  effacer.  Je  ne  veux  pas  ici  me  donner  beaucoup 
de  gloire  de  la  constance  avec  laquelle  j'ai  refu.sc  de  retourner 
chez  moi.  Je  n'aime  pas  prôner  des  dehors  de  piété ,  qui  souvent 
trompent  les  yeux  ,  et  ont  de  tout  autres  motifs  que  ceux  qui  se 
montrent  en  apparence.  Enfin ,  mademoiselle ,  ce  n'est  pas  par 
divertissement  que  j'ai  changé  de  nom  et  de  patrie  ,  et  que  je 
risque  à  chaque  instant  d'être  regardé  comme  un  fourbe  et  peut- 
être  un  espion.  Finissons  une  trop  longue  lettre  ^  c*est  assez  vous 
ennuyer^  je  vous  prie  de  vouloir  bien  ni'honorer  d'une  prompte 
réponse,  parce  que  je  ne  ferai  peut-être  pas  long  séjour  ici.  Mes 
affaires  y  sont  dans  une  fort  mauvaise  crise.  Je  suis  déjà  fort  en- 
detté ,  et  je  n'ai  qu'une  seule  écoliëre.  Tout  est  en  campagne  ; 
je  ne  sais  comment  sortir^  je  ne  sais  comment  rester;  parce  que 
je  ne  sais  poiut  faire  de  bassesses.  Gardez-vous  de  rien  dire  de 
ceci  à  maaame  de  Warens.  J'aimerais  mieux  la  mort ,  qu'elle 
crût  que  je  suis  dans  la  moindre  indigence  ;  et  vous-même  tâchez 
de  l'oublier,  car  je  me  repens  de  vous  l'avoir  dit.  Adieu  ,>  ma- 
demoiselle ,  je  suis  toujours  avec  autaut  d'estime  que  de  recon- 
naissance. 

A  M,  D'EYBENS. 

jyiADAME  de  Warens  m'a  fait  l'honneur  de  me  communiquer  la 
réponse  que  vous  avez  pris  la  peine  de  lui  faire  ,  et  celle  que  vous 
avez  reçue  de  M.  de  Mably  à  mon  sujet.  J'ai  admiré  avec  une  vive 
Reconnaissance  les  marques  de  cet  empressement  de  votre  part  à 
faire  du  bien  qui  caractérise  les  cœurs  vraiment  généreux;  ma 
sensibilité  n'a  pas  sans  doute  de  quoi  mériter  beaucoup  votre 
attention ,  mais  vous  voudrez  du  moins  bien  permettre  à  mon 
aèle  de  vous  assurer  que  vous  ne  sauriez  ,  monsieur ,  porter  vos 
bontés  à  mon  égard  au-delà  de  ma  reconnaissance  ,  et  ]C  vous  en 
dois  beaucoup,  monsieur ,  pour  le  bien  que  Texcès  de  voire  in- 
dulgence vous  a  fait  avancer  en  ina  faveur  :  il  est  vrai  que  j'ai 
tâché  de  répondre  aux  soins  que  madame  de  Warens ,  ma  très- 
chère  maman ,  a  bien  voulu  prendre  pour  me  pousser  dans  les 
belles  connaissances;  mais  les  principes  ,  dont  je  fais  profession  , 
su'ont  souvent  fait  négliger  la  culture  des  talens  de  1  esprit ,  eu 
faveur  de  celle  des  sentimens  du  cœur,  et  j'ai  bien  pins  ambi- 
tionné de  penser  juste  que  de  savoir  beaucoup.  Je  ferai  cepen- 
dant ,  monsieur,  même  à  cet  égard  ,  les  plus  puissans  efforts  pour 
soutenir  l'opinion  avantageuse  que  vous  avez  voulu  donner  de 
moi ,  et  c'est  en  ce  sens  que  je  regarde  tout  le  bien  que  vous  avez 
dit  y   comme  une  exhortation  polie  de  remplir  de  mon  mieux 


ANNÉE  1735.  337 

mais  ]e  ne  puis  mesurer  mes  engagemens  qu'à  mes  forces.  Le 
surplus  dépendra  de  lui. 

Il  est  temps  de  cesser  de  tous  fatiguer.  Daignez ,  monsieur , 
continuer  de  m'honorer  de  vos  bontés  et  agréer  le  profond  res^ 
pect  avec  lequel  jVii  Thonneur  d'être ,  etc. 

A  M 

Y  ous  voilÀ  donc  j  monsieur ,  déserteur  du  monde  et  de  ses  plai- 
sirs; c'est ,  à  votre  âge  et  dans  votre  situation,  une  métamor^ 
Îihose  bien  étonnante.  Quand  un  homme  de  vingt-deux  ans ,  ga« 
ant,  aimable,  poli ,  spirituel ,  comme  vous  l'êtes  ,  et  d'ailleurs 
point  rebuté  de  la  fortune ,  se  détermine  à  la  retraite,  par  simple 
goût ,  et  sans  y  être  excité  par  quelques  mauvais  succès  dans  ses 
«fGûres  ou  dans  ses  plaisirs  ,  on  peut  s'assurer  qu'un  fruit  si  pré^ 
cieux  du  bon  sens  et  de  la  réflexion  n'amènera  point  après  lui  de 
dégoût  ni  de  repentir.  Fondé  sur  cette  assurance ,  j'ose  vous 
faire ,  sur  votre  retraite ,  un  compliment  qui  ne  vous  sera  pas 
répété  par  bien  des  gens  ;  je  vous  en  félicite.  Sans  vouloir  trop 
relever  ce  qu'il  j  a  de  grand  et  peut-être  d'héroïque  dans  votre 
résolution ,  je  vous  dirai  franchement  que  j'ai  souvent  regretté 
qu'an  esprit  aussi  juste  et  une  ame  aussi  belle  que  la  vôtre ,  ne 
fassent  faits  que  pour  la  galanterie,  les  cartes,  et  le  vin  de  Cham- 
pagne }  vous  étiez  né  ,  mon  très-cher  monsieur  ,  pour  une  meil-i 
leure  occupation  ;  le  goût  passionné ,  mais  délicat ,  qui  vous  en- 
traîne vers  les  plaisirs  ,  vous  a  bientôt  fait  démêler  la  fadeur  des 
plus  brillans;  vous  éprouverez  avec  étonnement  que  les  plus  sim- 
ples et  les  plus  modestes  n'en  ont  ni  moins  d'attraits  ni  moins  de 
vivacité.  Vous  connaissez  désormais  les  hommes;  vous  n'avee 
plus  besoin  de  tant  les  voir  pour  apprendre  à  les  mépriser;  il  sera 
Don  maintenant  que  vous  vous  consultiez  un  peu  pour  savoir  à 
votre  tour  quelle  opinion  vous  devez  avoir  de  vous-même.  Ainsi  ^ 
en  même  temps  que  vous  essaierez  d'un  autre  genre  de  vie,  vous 
ferez  sur  votre  intérieur  un  petit  examen  ,  dont  le  fruit  ne  sera 
pas  inutile  à  votre  tranquillité. 

Monsieur ,  que  vous  donnassiez  dans  l'excès ,  c'est  ce  que  je 
ne  voudrais  pas  sans  ménagement.  Vous  n'avez  pas  sans  doute 
absolument  renoncé  à  la  société,  ni  au  commerce  des  hommes; 
comme  vous  vous  êtes  déterminé  de  pur  choix,  et  sans  qu'aucun 
fâcheux  revers  vous  y  ait  contraint ,  vous  n'aurez  garde  d'épou- 
ser les  fureurs  atrabilaires  des  misantropes ,  ennemis  mortels 
'  du  genre  humain  ;  permis  à  vous  de  le  mépriser ,  à  la  bonne 
heure,  vous  ne  serez  pas  le  seul:  mais  vous  devez  l'aimer  tou- 
jours :  les  hommes,  quoi  qu'on  aise,  sont  nos  frères,  en  dépit  de 
BOUS  et  d'eux;  frères  fort  durs  à  la  vérité  ;  mais  nous  n'en 
sonunes  pas  moins  obligés  de  remplir  à  leur  égard  tous  les  de- 
voirs qui  nous  sont  imposés.  A  cela  près,  il  faut  avouer  qu'on 
ne  peut  se  dispenser  de  porter  la  lanterne  dans  la  quantité  pour 
s'établir  un  commerce  et  des  liaisons;  et^  quand  malheureuse^ 
7.  aa 


338  CORRESPONDANCE. 

ment  la  lanterne  ne  montre  rien ,  c'est  bien  une  nécessité  de 
traiter  avec  soi-même,  et  de  se  prendre,  faute  d'autre,  ponr 
ami  et  pour  confident.  Mais  ce  confident  et  cet  ami ,  il  faut  aussi 
im  peu  le  connaître  et  savoir  comment  et  jusqu'à  quel  point  on 
peut  se  fier  à  lui  ;  car  souvent  l'apparence  nous  trompe,  même 
jusque  sur  nous-mêmes  :  or  le  tuiuulte  des  villes ,  et  le  fracas 
«Lu  grand  monde,  ne  sont  guère  propres  à  cet  examen.  Les  dis- 
tractions des  objets  extérieurs  y  sont  trop  longues  et  trop  fré- 
Suentes  ;  on  ne  peut  y  jouir  d'un  peu  de  solitude  et  de  tranqnil- 
té.  Sauyons-nous  à  la  campagne  ;  allons-y  chercher  un  repos 
•t  un  contentement  que  nous  n  ayons  pu  trouver  au  milieu  det 
assemblées  et  des  divertissemens  ;  essayons  de  ce  nouveau  genre 
4e  vie  ;  goûtons  un  peu  de  ces  plaisirs  paisibles ,  douceur  dont 
Horace ,  fin  connaisseur  s'il  en  fut ,  taisait  un  si  grand  cas. 
Voilà ,  monsieur ,  conmnent  je  soupçonne  que  yo'QS  avez  raisonné. 


A  M. 


M 


ONSIBVR 


Daigneres-vous  bien  encore  me  recevoir  en  grâce ,  aprte  une 
(aussi  indigne  négligence  que  la  mienne  ?  J'en  sens  toute  la  tnr* 
pitude ,  et  je  vous  en  demande  pardon  de  tout  mon  cœur.  A  le 
j»ien  prendre ,  cependant ,  quand  je  vous  offense  par  mes  retards 
déplacés ,  je  vous  trouve  encore  le  plus  heureux  des  deux.  Vous 
'  exerces  à  mon  égard  la  plus  douce  de  toutes  les  vertus  de  l'ami- 
tié ,  l'indulgence  ;  et  vous  goûtes  le  plaisir  de  remplir  les  deroirs 
d'un  parfait  ami ,  tandis  que  je  n'ai  que  de  la  honte  et  des  re- 
proches à  me  faire  sur  l'irrégularité  de  mes  procédés  envers 
TOUS.  Vous  devez  du  moins  comprendre  par  là  que  je  ne  cherche 
point  de  détour  pour  me  disculper.  J'aime  mieux  devoir  unique- 
ment mon  pardon  à  votre  bonté  que  de  chercher  à  m'excnser 
£r  de  mauvais  subterfuges.  Ordonnes ,  ce  que  le  cœur  vous 
:tera ,  du  coupable  et  du  chÂtiment  ;  vous  seree  obéi.  Je  n'ex- 
cepte qu'un  seul  genre  de  peine ,  qu'il  me  serait  impossible  de 
supporter  :  c'est  le  refroidissement  de  votre  amitié.  Conserves- 
la-moi  tout  entière,  je  vous  en  prie;  et  souvenes-vous  que  je 
serai  toujours  votre  tendre  ami,  quand  même  je  me  rendrais 
indigne  que  vous  fussiee  le  mien. 

Vous  trouverez  ici  incluse  la  lettre  de  remercîment  que  vous 
fait  la  très-chère  maman.  Si  elle  a  tardé  trop  à  vous  repondre, 
comptes  qu'elle  ne  vous  en  dit  pas  la  véritable  raison.  Je  sais 
qu'elle  avait  des  vues  dont  sa  situation  présente  la  contraint  de 
renvoyer  l'effet  à  un  meilleur  temps;  ce  que  je  ne  vous  dirais  pas 
si  je  n'avais  lieu  de  craindre  que  vous  n  attribuassiez  à  Fimpo- 
litesse  un  retardement  qui,  de  sa  part,  avait  assurément  bien 
une  autre  source. 

H  faut  -maintenant  vous  parler  de  votre  charmante  pièce. 
Si  vous  faites  de  piireils  essais ,  que  devons-nous  attendre  de 


ANNÉE  1735.  339 

vos  ouvrages  ?  Continuez  ,  mon  cher  ami ,  la  carrière  brillante 
que' vous  venei  d'ouvrir;  cultivez  toujours  l'élëgance  de  votre 
goût  par  la  connaissance  des  bonnes  règles  ;  vous  ne  sauriez 
manquer  d'aller  loin  avec  de  pareilles  dispositions.  Vous  voulez, 
moi,  we  \e  vous  corrige!  croyez-moi,  il  me  conviendrait 
mieux  de  faire  encore  sous  vous  quelaues  thèmes ,  que  de  vous 
donner  des  leçons.  Non  que  je  veuille  vous  assurer  que  votre 
cantate  soit  entièrement  sans  défauts  ;  mon  amitié  abhorre  une 
basse  flatterie  ,  jusou'à  tel  point  que  j'aime  mieux  donner  dana 
l'excès  opposé  que  a'afTaiblir  le  moms  du  monde  la  rigueur  de  la 
aiàcérite  ;  quoique  peut-être  j'aie  aussi  de  ma  part  quelque  chose 
il  vous  pardonner  a  cet  égard.  Nous  avons  le  regret  de  ne  pour- 
voir mettre  cette  cantate  en  exécution  fante  de  violoncelle  ,  et 
maman  a  même  eu  celui  de  ne  pouvoir  chanter  autant  qu'elle 
aurait  souhaité ,  à  cause  de  ses  incommodités  continuelles  : 
actuellement  elle  a  une  fièvre  habituelle ,  des  vomissemens 
fin^uens  ,  et  une  enflure  dans  les  jambes  qui  s'opiniàtre  à  ne 
nous  rien  présager  de  bon. 

Maman  m'a  engagé  de  copier  la  mienne  pour  vous  l'envoyer  , 
puisque  vous  avez  paru  en  avoir  quelque  envie  ;  mais ,  ayant 
égare  {'adresse  que  vous  m'aviez  donnée  pour  les  paquets  à 
envoyer ,  je  suis  contraint  d'attendre  que  vous  me  l'ayez  indi* 
quée  ane  seconde  fois  ;  ce  que  je  vous  prie  défaire  au  plus  tôt.  La 
cantate  étant  prête  à  partir  ,  j^y  joindrai  volontiers  deux  ou  trois 
exemplaires  au  Verger ,  qui  me  restent  encore ,  si  vous  été»  à 
portée  d'en  faire  cadeau  à  quelque  ami. 

Je  vous  prie  de  vouloir  faire  mes  complimens  k  M.  l'abbé 
Borlin.  Vous  pourrez  aussi  le  ressouvenir ,  si  vous  le  jugez  bon, 
qu'il  a  une  cantate  et  un  autre  chiffion  de  musique  k  moi.  L'a- 
venture de  la  Charonne  me  fait  craindre  que  le  bon  monsieur  ne 
soit  sujet  à  égarer  ce  qu'on  lui  remet.  S'il  vous  les  rend ,  je  vous 

Îirie  de  ne  me  les  renvoyer  qu'après  en  avoir  fait  usage  aussi 
ong-temps  qu'il  vous  plaira. 

Vous  savez  sans  doute  que  les  afiaires  vont  très-mal  en  Hon- 
grie ,  mais  vous  ignorez  peut-être  que  M.  Bouvier  le  fils  y  a 
été  tué  ;  nous  ne  le  savons  que  d'hier. 


A   MADEMOISELLE 


Je  me  suis  exposé  au  danger  de  vous  revoir,  et  votre  vue  a  trop 
justifié  mes  craintes  ,  en  rouvrant  toutes  les  plaies  de  mon  cœur. 
J'ai  achevé  de  perdre ,  auprès  de  vous  ,  le  peu  de  raison  qui  me 
restait,  et  je  sens  que ,  dans  l'état  ou  vous  m'avez  réduit ,  je  ne 
suis  plus  bon  à  rien  qu'à  vous  adorer.  Mon  mal  est  d'autant  plus 
triste,  que  je  n'ai  ni  l'espérance  ni  la  volonté  d'en  guérir,  et 
qu'au  risque  de  tout  ce  qu'il  en  peut  arriver,  il  faut  vous  aimer 
éternellement.  Je  comprends,  mademoiselle  ,  qu'il  n'y  a  de  votre 
part  à  espérer  aucun  retour;  je  suis  un  jeune  homme  sans  for- 


34©  CORRESPONDANCE. 

tQnc  ;  je  n'ai  qu'un  cœur  à  vous  offrir ,  et  cegcœur,  tout  ylcin  âe 

ïeu  ,  de  sentimens ,  et  de  délicatesse  qu'il  puisse  être ,  n  est  pas 

isans  doute  un  présent  digne  d'être  reçu  de  vous.  Je  sens  cepen-» 

dant  y  dans  un  fonds  inépuisable  de  tendresse  ,  dans  un  caractère 

toujours  vif  et  toujours  constant ,  des  ressources  pour  le  bonheur, 

qui  devraient ,  auprès  d'une  maîtresse  un  peu  sensible ,   être 

'comptés  pour  quelque  chose  en  dédommagement  des  biens  et  de 

la  fiimre  qui  me  manquent.  Mais  quoi  !  vous  m'avez  traité  avec 
"j r^  :^^ vil    ^..    -»:i _. • :.,À  j>«.r^:«  •*^.,-  *«*v; 


vues  que  de  me  tourmenter.  Tout  cela  me  désespère  sans  m'éton- 
lïer ,  et  je  trouve  assez  dans  tous  mes  défauts  de  quoi  justifier 
Votre  insensibilité  pour  moi  :  mais  ne  croyez  pas  que  )e  you$ 
taxe  d'être  insensible  en  effet.  Non  ,  votre  coeur  n'est  pas  moins 
fait  pour  l'amour  que  votre  visage.  Mon  désespoir  est  que  ce  n^est 
t>as  moi  qui  devais  le  toucher.  Je  sais  de  science  certaine  que  vous 


sard  f  sans  le  chercher,  mon  respect  pour  vous  ne  me  permettra 
jamais  de  vouloir  savoir  autre  chose  de  votre  conduite  que  ce 
qu'il  vous  plaira  de  m'en  apprendre  vous-même.  En  un  mot ,  si 
je  vous  ai  ait  que  vous  ne  seriez  jamais  religieuse,  c'est  que  je 
connaissais  que  vous  n'étiez  en  aucun  sens  faite  pour  l'être;  et  si , 
comme  amant  passionné ,  je  regarde  avec  horreur  cette  perni- 
cieuse résolution  ;  comme  ami  sincère  et  comme  honnête  homme , 
je  ne  vous  conseillerai  jamais  de  prêter  votre  consentement  aux 
vues  qu'on  a  sur  vous  k  cet  égard  ;  parce  qu'ayant  certainement 
une  vocation  tout  opposée  ,  vous  ne  feriez  que  vous  préparer  des 
regrets  superflus  et  de  longs  repentirs.  Je  vous  le  dis  ,  comme  je 
le  pense  au  fond  de  mon  ame  et  sans  écouter  mes  propres  inté- 
rêts. Si  je  pensais  autrement ,  je  vous  le  dirais  de  même  ;  et , 
voyant  que  je  ne  puis  être  heureux  personnellement ,  je  trouve- 
rais du  moins  mon  bonheur  dans  le  votre.  J'ose  vous  assurer  que 
vous  me  trouverez  en  tout  la  même  droiture  et  la  même  délica- 

'ose 

honnête 

vous 


qu 

la  vie ,  quelque  ardeur  qui  soit  dans  mon  cœur,  je  sens  qu'il  l'au- 
rait encore  redoublée;  et,  pour  m'empêcher d'expirer  au  milieu 
de  mon  bonheur ,  il  aurait  à  chaque  instant  porté  de  nouveaux 
feux  dans  mon  sang  :  cette  seule  pensée  le  fait  bouillonner;  je  ne 


ANNÉE  1735.  341 

puis  résister  aax  pîéges  d'une  chimère  séduisante  ;  votre  char- 
inaote  image  me  suit  partout ,  je  ne  puis  m'en  défaire  même  en 
m'^  livrant  ;  elle  me  poursuit  jusque  pendant  mon  sommeil  ;  elle 
agite  mon  cœur  et  mes  esprits  ;  elle  consume  mon  tempérament, 
et  je  sens,  en  un  mot,  que  vous  me  tuez  malgré  vous-même, 
et  que,  quelque  cruauté  que  vous  ayez  pour  moi ,  mon  sort  est 
de  mourir  d  amour  pour  vous.  Soit  cruauté  réelle ,  soit  bonté 
imaginaire ,  le  sort  de  mon  amour  est  toujours  de  me  faire  mou- 
rir. Mais  hélas  !  en  me  plaignant  de  mes  tourmens,  je  m'en  pré- 
pare de  nouveaux  ;  je  ne  puis  penser  à  mon  amour  sans  que  moi| 
cœur  et  mon  imagination  s'échaufient,  et  quelque  résolution  que 
je  fasse  de  vous  obéir  en  commençant  mes  lettres ,  je  me  sens  en- 
suite emporté  au-delà  de  ce  que  vous  exigez  de  moi.  Auriez-vous 
la  dureté  de  m'en  punir?  Le  ciel  pardonne  les  fautes  involon- 
taires; ne  soyez  pas  plus  sévère  que  lui ,  et  comptez  pour  quel- 
que chose  l'excès  d'un  penchant  invincible,  qui  me  conduit  mal- 
Mré  moi  bien  plus  loin  que  je  ne  veux ,  si  loin  même  aue ,  s'il 
était  en  mon  pouvoir  de  posséder  une  minute  mon  adorable  reine, 
sous  la  condition  d'être  pendu  un  quart-d'heure  après  ,  j'accep- 
terais cette  offre  avec  plus  de  joie  que  celle  du  trône  de  l'uni- 
vers. Après  cela  ,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire  ;  il  faudrait  ^ue 
vous  fussiez  un  monstre  de  barbarie  pour  me  refuser  au  moms 
un  peu  de  pitié. 

L  ambition  ni  la  fumée  ne  touchent  point  un  cœur  comme  le 
mien  5  j'avais  résolu  de  passer  le  reste  de  mes  jours  en  philosophe, 
dans  une  retraite  qui  s  offrait  à  moi  :  vous  avez  détruit  tous  ces 
beaux  projets  ;  j'ai  senti  qu'il  m'était  impossible  de  vivre  éloi- 
gné de  vous  ,  et ,  pour  me  procurer  les  moyens  de  m'en  rappro- 
cher ,  je  tente  un  voyage  et  des  projets  que  mon  malheur  ordi- 
naire empêchera  sans  doute  de  réussir.  Mais  puisque  je  suis  des- 
tiné à  me  bercer  de  chimères ,  il  faut  du  moins  me  livrer  aux 
plus  agréables,  c'est-à-dire,  à  celles  qui  vous  ont  pour  objet;  dai- 
gnez ,  mademoiselle ,  donner  quelque  marque  de  bonté  à  un 
amant  passionné  ,  qui  n'a  commis  d'autre  crime  envers  vous  que 
de  vous  trouver  trop  aimable  ;  donnez-moi  une  adresse  ,  et  per- 
mettez que  je  vous  en  donne  une ,  pour  les  lettres  que  j'aurai 
Vhouneur  de  vous  écrire  ,  et  pour  les  réponses  que  vous  voudrez 
bien  me  faire;  en  un  mot  laissez-moi  par  pitié  quelque  rayon 
d'espérance  ,  quand  ce  ne  serait  que  pour  calmer  les  folies  dont 
je  suis  capable. 

Ne  me  condamnez  plus  pendant  mon  séjour  ici  à  vous  voir  si 
rarement;  je  n'y  saurais  tenir;  accordez-moi  du  moins  dans  les 
intervalles  la  consolation  de  vous  écrire  et  de  recevoir  de  vos 
nouvelles,  autrement  je  viendrai  plus  souvent,  au  risque  de  tout 
ce  qui  en  pourra  arriver.  Je  suis  logé  chez  la^cuve  Petit,  en  rue 
Genti ,  à  l'épée  royale. 


342  CORRESPONDANCE. 

A  HÀDÀME    LA   BARONNE   DE   WÂRENS. 

Grenoble^  i3  septembre  1737.  , 

JMadaxe, 

Je  suis  ici  depuis  deux  jours  :  on  ne  peut  être  pins  satisfait 
cTune  ville ,  que  ]e  le  suis  de  celle-ci.  On  m'y  a  marqué  tant  d'a- 
mitiés et  d'empressemens  que  je  croyais ,  en  sortant  de  Cham— 
bëry ,  me  trouver  dans  un  nouveau  monde.  Hier,  M..Micoud  xne 
donna  à  diner  avec  plusieurs  de  ses  amis;  et  le  soir  ,  après  la  co- 
médie ,  j'allai  souper  avec  le  bon-homme  Lagëre. 

Je  n'ai  vu  ni  madame  la  présidente  ,  ni  madame  d'Eybena  , 
ni  M.  le  président  de  Tencin  :  ée  seigneur  est  en  campagne.  Je 
n'ai  pas  laissé  de  remettre  la  lettre  à  ses  gens.  Pour  ihadame  de 
Bardonanche,  je  me  suis  présenté  plusieurs  fois,  sans  pouvoir  lui 
faire  la  révérence  j  j'ai  fait  remettre  la  lettre  ,  et  j'y  dois  diner 
ce  matin  ,  où  j'apprendrai  des  nouvelles  de  madame  d'Eybens. 

Il  faut  parler  de  M.  de  l'Orme.  J'ai  eu  l'honneur ,  madame  , 


porher.  Je  ne  sais  si  j'ai  bien  fait;  mais  il  faudra  que  mon  ame 
change  de  moule ,  avant  que  de  me  résoudre  à  faire  autrement. 
J'ose  croire  que  la  vôtre  ne  m'en  démentira  pas. 

J'ai  eu  le  bonheur  de  trouver  pour  Montpellier,  en  droiture, 
une  chaise  de  retour  :  j'en  profiterai.  Le  marché  s'est  fait  par 
Tent remise  d'un  ami ,  et  u  ne  m'en  coûte  ,  pour  la  voiture  , 
qu'un  louis  de  24  francs  :  je  partirai  demain  matin.  Je  suis  mor- 
tifié, madame,  que  ce  soit  sans  recevoir  ici  de  vos  nouvelles  ; 
mais  ce  n'est  pas  une  occasion  à  négliger. 

Si  vous  avez  ,  madame ,  des  lettres  à  m'envoyer ,  je  crois 
qu'on  pourrait  les  faire  tenir  ici  à  M.  Micoud  ,  qui  les  ferait 
partir  ensuite  pour  Montpellier,  à  l'adresse  de  M.  Lazenue. 
Vous  pouvez  aussi  les  envoyer  de  Chambéry  en  droiture  ;  ayez 
la  bonté  de  voir  ce  qui  convient  le  mieux;  pour  moi,  je  n'en 
sais  rien  du  tout. 

Il  me  fî^che  extrêmement  d'avoir  été  contraint  de  partir  sans 
faire  la  révérence  à  M.  le  marquis  d'Antremont,  et  lui  présenter 
mes  très-humbles  actions  de  grâces  :  oserais-je  ,  madame  ,  vous 
prier  de  vouloir  suppléer  à  cela  ? 

Comme  je  compte  de  pouvoir  être  à  Montpellier  mercredi  au 
soir,  le  18  courant,  je  pourrais  donc,  madame  ,  recevoir  de  vos 
précieuses  nouvelles  dans  le  cours  de  la  semaine  prochaine  ,  si 
vous  preniez  la  peine  d'écrire  dimanche  ou  lundi  matin.  Vous 
m'accorderez  ,  s  il  vous  plaît ,  la  faveur  de  croire  que  mon  em- 
pressement jusqu'à  ce  temps-là  ira  jusqu'à  l'inquiétude. 

Permettez  encore  ,  madame  ,  que  je  prenne  la  liberté  de  vous 
recommander  le  soin  de  votre  santé.  N  êles-vous  pas  ma  chère 


ANNÉE  1737.  343 

maman  ?  n'ai-je  pas  droit  d'y  prendre  le  plus  vif  intérêt  ?  et  n*a«- 
yez-vous  pas  besoin  qu'on  vous  excite  à  tout  moment  à  y  donner 
plus  d'attention  ? 

La  mienne  fut  fort  dérangée  hier  au  spectacle.  On  représenta 
Alxire  ,  mal  à  la  vérité,  mais  je  ne  laissai  pas  d'y  être  emu  jus- 
qu'à perdre  la  respiration  ;  mes  palpitations  augmentèrent  éton- 
namment ,  et  je  crains  de  m'en  sentir  quelque  temps. 

Pourquoi ,  madame  ,  y  a-t-il  des  cœurs  si  sensibles  au  grand , 
au  sublime,  au  pathétique ,  pendant  que  d'autres  ne  semblent 
faits  que  pour  ramper  dans  la  bassesse  de  leurs  seutimens  ?  La 
fortune  semble  faire  à  tout  cela  une  espèce  de  compensation  ;  k 
force  d'élever  ceux-ci ,  elle  cherche  à  les  mettre  de  niveau  avec 
la  gryideur  des  autres  :  y  réussit-elle  ou  non?  Le  public  et  vous , 
madame  ,  ne  serez  pas  de  même  avis.  Cet  accident  m'a  forcé  de 
renoncer  désormais  au  tragique,  jusqu'au  rétablissement  de  mc^ 
santé.  Me  voilà  privé  d'un  plaisir  qui  m'a  bien  coûté  des  larmes 
en  ma  vie.  J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  respect ,  etc. 

A   ICADAME   LA    BAUOVliE    DE    WARENS. 

Montpellier,  a3  octobre  1737. 

J\'Xadame, 

Je  ne  me  sers  point  de  la  voie  indiquée  de  M.  Barillot ,  parce 
que  c'est  faire  le  tour  de  l'école.  Vos  lettres  et  les  miennes  pas- 
sant toutes  par  Lyon ,  il  faudrait  avoir  une  adresse  à  Lyon. 

Voici  un  mois  passé  de  mon  arrivée  à  Montpellier  ,  sans  avoir 
pu  recevoir  aucune  nouvelle  de  votre  part ,  quoique  j'aie  écrit 
plasieurs  fois  et  par  différentes  voies.  Vous  pouvez  croire  que  je 
ne  suis  pas  fort  tranquille ,  et  que  ma  situation  n'est  pas  des 
plus  gracieuses  ;  je  vous  proteste  cependant ,  madame ,  avec  la 

λlus  parfaite  sincérité,  que  ma  plus  grande  inquiétude  vient  de 
a  crainte  qu'il  ne  vous  soit  arrivé  quelque  accident.  Je  voua 
écris  cet  ordinaire-ci  par  «trois  différentes  voies,  savoir,  par 
MM.  Vêpres  ,  M.  Micoud ,  et  en  droiture  ;  il  est  impossible 
qu'une  de  ces  trois  lettres  ne  vous  parvienne;  ainsi ,  j'en  attends 
la  réponse  dans  trois  semaines  au  plus  tard  ;  passé  ce  temps-là, 
si  je  n'ai  point  de  nouvelles ,  je  serai  contraint  de  partir  dans  le 
dernier  désordre ,  et  de  me  rendre  à  Ghambéry  comme  ]e  pour- 
rai. Ce  soir  la  poste  doit  arriver,  et  il  se  peut  qu'il  y  aura 
quelque  lettre  pour  moi  ;  peut-être  n'avez-vous  pas  fait  mettre 
les  vôtres  à  la  poste  les  jours  qu'il  fallait ,  car  |  aurais  réponse 
depuis  quinze  )ours ,  si  les  lettres  avaient  fait  chemin  dans  leur 
temps.  Vos  lettres  doivent  passer  par  Lyon  pour  venir  ici  ;  «nsi 
c'est  les  mercredi  et  samedi  de  bon  matin  qu'elles  doivent  être 
mises  à  la  poste  ;  je  vous  avais  donné  précédemment  l'adresse  àt 
ma  pension  :  il  vaudrait  peut-être  mieux  les  adresser  en  droitaH 
oii  )e  suis  logé  ,  parce  que  je  suis  siir  de  les  y  recevoir  eiMcW 
ment.  C'est  chez  M.  BarccUon ,  huissier  de  la  bourse  y  ea  ntf| 


344  CORRESPONDANCE. 

liasse ,  proche  da  Palais.  J'ai  l'iionoeur  d'être  avec  un  profond 
respect,  etc. 

P.  S.  Si  vous  ayez  quelque  chose  à  m'envoyer  par  la  voie  des 
tnarchands  de  Lyon  ,  et  que  vous  écriviez ,  par  exemple  ,  à 
MM.  Yépres  par  le  même  ordinaire  qu'à  moi ,  )e  dois  ,  s'ils  sont 
exacts  y  recevoir  leur  lettre  en  même  temps  que  la  vôtre. 

J'allais  fermer  ma  lettre  ,  quaud  j'ai  reçu  la  votre  ,  madame  , 
du  12  du  courant.  Je  crois  n  avoir  pas  mérité  les  reproches  que 
vous  m'y  faites  sur  mon  peu  d'exactitude.  Depuis  mon  départ  de 
Chambery ,  je  n'ai  point  passé  de  semaine  sans  vous  écrire.  Du 
reste,  je  me  rends  justice  ;  et  quoique  peut-être  il  dût  me  pa- 
raître un  peu  dur  que  la  première  lettre  que  j'ai  l'honneur  de 
recevoir  de  vous  ne  soit  pleine  que  de  reproches ,  je  convins 
Que  îe  les  mérite  tous.  Que  voulez-vous  ,  madame,  que  je  vous 
aise  r  Quand  j'agis  je  crois  faire  les  plus  belles  choses  au  monde  , 
et  puis  il  se  trouve  au  bout  que  ce  ne  sont  que  sottises  :  je  le  re- 
connais parfaitement  bien  moi-même.  Il  faudra  tâcher  de  se 
roidir  contre  sa  bêtise  à  l'avenir  ,  et  faire  plus  d'attention  sur 
sa  conduite  :  c'est  ce  que  je  vous  promets  ,  avec  une  forte  envie 
de  l'exéculer.  Après  cela ,  si  quelque  retour  d'amour-propre 
voulait  encore  m  engager  à  tenter  quelque  voie  de  justification  , 
je  réserve  à  traiter  cela  de  bouche  avec  vous ,  madame  ,  non 
pas,  s'il  vous  plaît,  à  la  Saint-Jean  ,  mais  à  la  fin  du  mois  de 
janvier  ou  au  commencement  du  suivant. 

Quant  à  la  lettre  de  M.  Arnauld  ,   vouS  savez ,  madame  , 

mieux  que  moi-même  ,  ce  qui  me  convient  en  fait  de  recom-> 

mandation.  Je  vois  bien  que  vous  vous  imaginez  que ,  parce  que 

je  suis  à  Montpellier ,  je  puis  voir  les  choses  de  plus  près  et  juçer 

de  ce  qu'il  y  a  à  faire  ;  mais  ,  madame ,  j.c  vous  prie  d'être  bien 

persuaaée  que ,  hors  ma  pension  et  l'hôte  de  ma  chambre ,    il 

m'est  impossible  de   faire  aucune  liaison  ,  ni  de  connaître   le 

terrain  le  moins  du  monde  à  Montpellier ,   jusqu'à   ce  qu'on 

m'ait  procuré  quelque  arme    pour    forcer  les  barricades  que 

l'humeur  inaccessible  des  particuliers  et  de  toute    la  nation   en 

général  met  à  l'entrée  de  leurs  maisons.  Oh  !  qu'on  a  une  idée 

bien  fausse  du  caractère  languedocien  ,   et  surtout  des  habitans 

de  Montpellier  à  l'égard  de  l'étranger  !  mais  pour  revenir ,  les 

recommandations  dont  j'aurais  bcsoiu  sont  de  toutes  les  esucces. 

Premièrement ,   pour  la  noblesse  et  les  gens  en  place  :  il   me 

serait   très-avantageux   d'être   présenté  à  quelqu'un  de  celte 

classe,   pour  tâcher  de  me  faire  connaître  et  de   faire  quelque 

usage  du  peu  de  talens  que  j'ai ,  ou  du  moins  me  donner  quelque 

ouverture,  qui  pût  m'être  utile  dans  la  suite  en  temps  et  lieu  : 

en  second  lieu ,  pour  les  commerçans,  afin  de  trouver  quelque 

voie  de  communication  plus  courte  et  plus  facile  ,  et  pour  nulle 

autres  avantages  que  vous  savez  que  l'on  tire  de   ces  coiinais- 

sances-là  :  troisièmement,   parmi  les   gens  de  lettres,  sav.ins  » 

professeurs ,  par  les  lumières  qu'on  peut  acquérir  avec  eux  et 


ANNÉE  1737.  345 

ks  progrès  qu'on  y  pourrait  faire  ;  enfin  ,  généralement  pour 
toutes  les  personnes  de  mérite  avec  lesquelles  on  peut  du  moins 
Jier  une  honnête  société ,  apprendre  quelque  chose ,  et  couler 
quelques  heures  prises  sur  la  plus  rude  et  la  plus  ennuyeuse  so- 
litude du  monde.  J'ai  l'honneur  de  vous  écrire  cela  ,  madame, 
et  non  à  M.  l'abbé  Arnauld,  parce  qu'ayant  la  lettre  vous  verrez 
mieux  ce  qu'il  y  aura  à  répoudre ,  et  que ,  si  vous  voulez  bien 
vous  donner  cette  peine  vous-même  ,  cela  fera  encore  un  meil- 
leur effet  en  ma  faveur. 

Vous  faites  ,  madame  ,  un  détail  si  riant  de  ma  situation  à 
Montpellier ,  qu'en  vérité  je  ne  saurais  mieuic  rectifier  ce  qui 
peut  n'être  pas  conforme  au  vrai ,  qu'en  vous  priant  de  prendre 
tout  le.  contre-pied.  Je  m'étendrai  plus  au  long  ,  dans  ma  pro- 
chaine ,  sur  l'espèce  de  vie  que  je  mène  ici.  Quant  à  vous  ,  ma- 
dame y  plût  à  Dieu  que  le  récit  de  votre  situation  fût  moins  vc- 
ridîque  :  hélas  î  je  ne  puis  ,  pour  le  présent ,  faire  que  des  vœux 
ardens  pour  l'adoucissement  de  votre  sort  j  il  serait  trop  envié  , 
s'il  était  conforme  à  celui  que  vous  méritez.  Je  n'ose  espérer  le 
rétablissement  de  ma  santé ,  car  elle  est  encore,  plus  en  désordre 
que  quand  je  suis  parti  de  rhauibérv  ^  mais,  madame,  si  Dieu 
daignait  me  la  rendre  ,  il  est  sûr  que  je  n'en  ferais  d'autre  usage 
qu'à  tâcher  de  vous  soulager  de  vos  soins  ,  et  à  vous  seconder  en 
bon  et  tendre  fils  ,  et  en  élève  reconnaissant.  Vous  m'exhortez, 
madame ,  à  rester  ici  jusqu'à  la  Saint-Jean  :  je  ne  le  forais  pas, 
quand  on  m'y  couvrirait  d'or.  Je  ne  sache  pas  avoir  vu  ,  de  ma 
vie  ,  un  pays  plus  antipathique  à  mon  goût,  que  celui-ci ,  ni  de 
séjour  plus  ennuyeux  ,  plus  maussade  ,  que  celui  de  Montpellier. 
•  Je  sais  bien  que  vous  ne  me  croirez  point  ;  vous  êtes  encore  rem- 
plie des  belles  idées  que  ceux  qui  y  ont  été  attrnpés  en  ont  ré- 
Sandues  au  dehors  pour  attraper  les  autres.  Cependant  ,  ma- 
ame  ,  je  vous  réserve  une  relation  de  Montpellier  ,  qui  vous 
fera  toucher  les  choses  au  doigt  et  à  l'œil  ;  je  vous  attends  là, 
pour  vous  étonner.  Pour  ma  santé  ,  il  n'est  pas  étonnant  qu'elle 
ne  s'y  remette  pas.  Premièrement ,  les  alimens  n'y  valent  rien  , 
mais  rien  ,  je  dis  rien  ,  et  je  ne  badine  point.  Le  vin  y  est  trop 
TÎolent ,  et  incommode  toujours;  le  pain  y  est  passable  ,  à  la 
vérité  j  mais  il  n^y  a  ni  bœuf,  ni  vache  ,  ni  beurre  ;  on  n'y  mange 
que  de  mauvais  mouton  ,  et  du  poisson 'de  mer  en  abondance  , 
le  tout  toujours  apprêté  à  l'huile  puante.  Il  vous  serait  impossible 
de  goûter  de  la  soupe  ou  des  ragoûts  qu'on  nous  sert  à  ma  penr- 
siou  ,  sans  vomir.  Je  ne  veux  pas  m'arrêter  davantage  là-dessus , 
car ,  si  je  vous  disait  les  choses  précisément  comme  elles  sont , 
vous  seriez  en  peine  de  moi  ,  bien  plus  que  je  ne  le  mérite.  En 
second  lieu  ,  l'air  ne  me  convient  pas:  autre  paradoxe  ,  encore 
plus  incroyable  que  les  précédens  :  c'est  pourtant  la  vérité.  On 
ne  saurait  disconvenir  que  l'air  de  Montpellier  ne  soit  fort  pur  , 
et  en  hiver  assez  doux.  Cependant  le  voisinage  de  la  mer  le  rend 
à  craindre ,  pour  tous  ceux  qui  sont  attaqués  de  la  poitrine: 
aussi  y  yoit-on  beaucoup  de  phthisiqucs.  Un  certain  vent .  qu'on 


346  CORRESPONDANCE. 

appelle  ici  le  marin  ,  amène  de  temps  en  temps  des  brouillards 
épais  et  froids  ,  chargés  de  particules  salines  et  acres ,  oui  sont 
fort  dangereuses  :  aussi ,  j'ai  ici  des  rhumes  ,  des  maux  ae  gorge 
et  des  esquinancies ,  plus  souvent  €\u*k  Chambéry.  Ne  parlons 
plus  de  cela ,  quant  à  présent ,  car  si  j'en  disais  dfayantage  vons 
n'en  croiriez  pas  un  mot.  Je  puis  pourtant  protester  ane  je  n'ai 
dit  que  la  vérité.  Enfin  ,  un  troisième  article  ,  c'est  la  cnerté  : 
pour  celui-là  je  ne  m'y  arrêterai  pas,  parce  que  je  vous  en  ai  parlé 
précédemment ,  et  que  je  me  prépare  à  parler  de  tout  cela  plus 
au  long  en  traitant  de  Montpellier.  Il  suffit  de  vous  dire  y  qu'avec 
l'argent  comptant  que  j'ai  apporté ,  et  les  200  livres  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  me  promettre,  il  s'en  faudrait  beaucoup 
qu'il  m'en  restât  actuellement  autant  devant  moi ,  pour  prendre 
1  avance ,  comme  vous  dites  qu'il  en  faudrait  laisser  en  arrière 
pour  boucher  les  trous.  Je  n'ai  encore  pu  donner  un  sou  à  hi 
maîtresse  de  la  pension ,  ni  pour  le  louage  de  ma  chambre  ;  jugez  , 
madame ,  comment  me  voilà  joli  garçon  ;  et ,  pour  achever  de 
me  peindre ,  si  je  suis  contraint  de  mettre  quelque  chose  à  la 
presse,  ces  honnêtes  gens-cî  ont  la  charité  de  ne  prendre  que  la 
sous  par  écu  de  six  francs ,  tous  les  mois.  A  la  vérité ,  j  aime^ 
rais  mieux  tout  vendre  que  d'avoir  recours  à  un  tel  moyen. 
Cependant ,  madame  ,  je  suis  si  heureux  ,  que  personne  ne  s*est 
encore  avisé  de  me  demander  de  l'argent ,  saut  celui  qu'il  faut 
donner  tous  les  jours  pour  les  eaux,  bouillons  de  poulets,  pur^ 
gatifs ,  bains  ;  encore  ai-je  trouvé  le  secret  d'en  emprunter  pour 
cela,  sans  gage  et  sans  usure ,  et  cela  du  premier  cancre  ae  la 
terre.  Cela  ne  pourra  pas  durer ,  pourtant ,  d'autant  plus  que  le 
deuiicme  mois  est  commencé  depuis  hier  ;  mais  je  suis  tranquille, 
depuis  que  j'ai  reçu  de  vos  nouvelles ,  et  je  suis  assuré  d'être  se- 
couru à  temps.  Pour  les  commodités,  elles  sont  en  abondance.  Il 
n'y  a  point  de  bon  marchand  à  Lyon,  qui  ne  tire  une  lettre-de- 
change  sur  Montpellier.  Si  vous  en  parlez  à  M.  C.  il  lui  sera  de  la 
dernière  facilité  ae  faire  cela  :  en  tout  cas,  voici  l'adresse  d'un  qui 
paie  un  de  nos  messieurs  de  Belley,  et  de  la  voie  duquel  on  peut  se 
servir,  31.  Parent,  marchand  drapier,  à  Lyon^  au  change.  Quant 
à  mes  lettres ,  il  vaut  mieux  les  adresser  chez  M.  Barcellon,  ou 
plutôt  Marcellon.,  comçoie  l'adresse  est  à  la  première  page  ;  on 
sera  plus  eiact  à  me  les  rendre.  Il  est  deux  heures  après  minuit , 
la  plume  me  tombe  des  mains.  Cependant  je  n'ai  pas  écrit  la 
moitié  de  ce  que  j'avais  à  écrire.  La  suite  de  la  relation  et  le 
reste  ,  etc. ,  sera  renvoyé  pour  lundi  prochain.  C'est  que  je  ne 
puis  faire  mieux  ^  sans  qiroi  ,  madame  ,  je  ifc  vous  imiterais  cer- 
tainement pas  à  cet  égard.  En  attendant ,  je  m'en  rapporte  aux 
précédentes ,  et  présente  mes  respectueuses  salutations  aux  révé- 
rends pères  jésuites ,  le  révérend  père  Hemet  ,  et  le  révérend 
père  Coppier.  Je  vous  prie  bien  humblement  de  leur  présenter 
Tine  tasse  de  chocolat ,  que  vous  boirez  ensemble  ,  s'il  vous  plaît, 
à  ma  sanlc.  Pour  moi ,  je  me  contente  du  fumet ,  car  il  ne  m'en 
reste  pas  un  misérable  morceau. 


AiVNÉE  1737.  347 

J'ai  oublié  de  finir  ,  en  parlant  de  Montpellier ,  et  de  vous 
dire  que  j*ai  résolu  d'en  partir  vers  la  fin  de  aécembre  ,  et  d'aller 
prendre  le  lait  d'ànesse  en  Provence ,  dans  un  petit  endroit  fort 
]oSi ,  à  deux  lieues  du  Saint-Esprit.  C'est  un  air  excellent  ;  il  y 
aura  bonne  compagnie ,  avec  laquelle  j'ai  déjà  fait  connaissance 
en  cbemin  ,  et  j'espère  de  n'v  être  pas  tout-à«>fait  si  chèrement 
qu'à  Montpellier.  Je  demande  votre  avis  là-dessus  :  il  faut  en- 
core ajouter  ,  que  c'est  faire  d'une  pierre  deux  coups ,  car  je  me 
rapproche  de  deux  jorurnées. 

Je  vois  ,  madame  ,  qu'on  épargnerait  bien  des  embarras  et  des 
frais  y  si  l'on  faisait  écrire  par  un  marchand  de  Lyon,  à  son  cor- 
respondant d'ici ,  de  me  compter  de  l'argent ,  quand  j'en  aurais 
besoin,  jusqu'à  la  concurrence  de  la  somme  destinée  5  car  ces 
retards  me  mettent  dans  de  fâcheux  embarras  j  et  ne  vous  sont 
d'aucun  avantage. 

A  M 

Monlpeliicr,  23  octobre  1737. 

JYloîrsiEUR , 

J'eus  l'honneur  de  vous  écrire  ,  il  y  a  environ  trois  semaines  ; 
je  vous  priais ,  par  ma  lettre  ,  de  vouloir  bien  donner  cours  à 
celle  que  j'y  avais  incluse  pour  M.  Charbonnel }  j'avais  écrit 
l'ordinaire  précédent  ,  en  droiture ,  à  madame  de  Warens ,  et 
huit  jours  après  je  pris  la  liberté  de  vous  adresser  encore  une 
lettre  pour  elle  :  cependant  je  n'ai  reçu  réponse  de  nulle'  part  ; 
je  ne  puis  croire  ,  monsieur  ,  de  vous  avoir  déplu  en  usant  un 
peu  trop  familièrement  de  la  liberté  que  vous  m'aviez  accordée  ; 
tout  ce  que  je  crains  ,  c'est  que  quelque  contre-temps  fôcheux 
n'ait  retardé  mes  lettres  ou  les  réponses  ;  quoi  qu'il  en  soit ,  il 
m'est  si  essentiel  d'être  bientôt  tiré  de  peine  ,  que  je  n'ai  point 
balancé ,  monsieur  ,  de  vous  adresser  encore  l'incluse ,  et  de 
TOUS  prier  de  vouloir  bien  donner  vos  soins  pour  qu'elle  par- 
vienne à  son  adresse  ;  j'ose  même  vous  inviter  à  me  donner  des 
nouvelles  de  madame  de  Warens  ,  je  tremble  qu'elle  ne  soit 
malade.  J'espère  ,  monsieur  ,  que  vous  ue  dédaignerez  pas  de 
m'hoDorer  d  un  mot  de  réponse  par  le  premier  ordinaire  ;  et  ^ 
afin  que  la  lettre  me  parvienne  plus  directement ,  vous  aurez  y 
s'il  vous  plaît ,  la  bonté  de  me  l'adresser  chez  M.  Barcellon , 
huissier  de  la  bourse  ,  en  rue  basse  ,  proche  du  Palais  ,  c*est  là 

3 ne  je  suis  logé.  Vous  ferez  une  œuvre  de  charité  de  m'accor- 
er  cette  grâce  ;  et  si  vous  pouvez  me  donner  des  nouvelles  de 
M.  Charbonnel ,  je  vous  en  aurai  d'autant  plus  d'obligation.  Je 
suis  avec  une  respectueuse  considération. 


ANNÉE  1737.  '  349 

ni  dont  ]e  ne  me  déferai  jamais  ;  et  comme  cet  argent  ne  sufll- 
rait  point  pour  payer  mes  dettes  et  me  tirer  de  Montpellier , 
j'oserai  l'exposer  au  jeu ,  non  par  goût ,  car  |'ai  mieux  aimé  me 
condamner  à  la  solitude  que  de  m'introduire  par  cette  voie  , 
quoiqu'il  n'y  en  ait  point  d'autre  à  Montpellier,  et  qu'il  n'ait 
tenu  qu'à  moi  de  me  faire  des  connaissances  assez  brillantes  par 
ce  moyen.  Si  je  perds ,  ma  situation  ne  sera  presque  pas  pire 

Su'auparavant  ;  mais ,  si  je  gaçne ,  je  me  tirerai  du  plus  fâcheux 
e  tous  les  pas.  C'est  un  grand  hasard  ,  à  la  vérité ,  mais  j'ose 
croire  qu'il  est  nécessaire  de  le  tenter  dans  le  cas  oii  je  me  trouve. 
Je  ne  prendrai  ce  parti  qu'à  l'extrémité ,  et  quand  je  ne  ver- 
rai plus  jour  ailleurs.  Si  je  reçois  de  bonnes  nouvelles  d'ici  à 
ce  temps-là,  je  n'aurai  certainement  pas  l'imprudence  de  tenter 
la  mer  orageuse  et  de  m'exposer  à  un  naufrage  :  je  prendrai  un 
autre  parti.  J'acquitterai  mes  dettes  ici ,  et  je  me  rendrai  en  di- 
ligence à  un  petit  endroit  proche  du  Saint-Esprit ,  oii ,  à  moin<» 
dres  frais  et  dans  un  meilleur  air ,  je  pourrai  recommencer  mes 
petits  remèdes  avec  plus  de  tranquillité ,  d'agrément ,  et  de  suc- 
cès, comme  j'espère  ,  que  je  n'ai  fait  à  Montpellier ,  dont  le  sé- 
jour m'est  d'une  mortelle  antipathie.  Je  trouverai  là  bonne  com- 
pagnie d'honnêtes  gens  qui  ne  chercheront  point  à  écorcher.le 
pauvre  étranger,  et  qui  contribueront  à  lui  procurer  un  peu  de 
gaieté  dont  il  a  ,  je  vous  assure ,  très-grand  besoin. 

Je  vous  fais  toutes  ces  confidences,  mon  cher  monsieur,  comme 
à  un  bon  ami  qui  veut  bien  s'intéresser  à  moi  et  prendre  part  à 
mes  petits  soucis.  Je  vous  prierai  aussi  d'en  vouloir  oien  faire  part 
à  qui  de  droit,  a6n  que  ,  si  mes  lettres  ont  le  malheur  de  se  per- 
dre de  quelque  côté  ,  l'on  puisse  de  l'autre  en  récapituler  le  con- 
tenu. J  écris  aujourd'hui  à  M.  de  Trianon  ^  et  comme  la  poste 
de  Paris  ,  qui  est  la  vôtre ,  ne  part  d'ici  qu'une  fois  la  semaine, 
à  savoir  le  lundi ,  il  se  trouve  que  ,  depuis  mon  arrivée  à  MonU 
pellier,  je  n'ai  pas  manqué  d'écrire  un  seul  ordinaire  ,  tant  il  y 
a  de  négligence  dans  mon  fait ,  comme  vous  dites  fort  bien  et 
fort  à  votre  aise. 

Il  vous  reviendrait  une  description  de  la  charmante  ville  de 
Montpellier ,  ce  paradis  terrestre  ,  ce  centre  des  délices  de  la 
France  ;  naais ,  en  vérité ,  il  y  a  si  peu  de  bien  et  tant  de  mal 
à  en  dire ,  que  je  me  ferais  scrupule  d'en  charger  encore  le  por- 
trait de  quelque  saillie  de  mauvaise  humeur  j  j'attends  qu'un  es- 
prit plus  reposé  me  permette  de  n'en  dire  que  le  moins  de  mai 
que  la  vérité  me  pourra  permettre.  Voici  en  gros  ce  que  vous  en 
pouvez  penser  en  attendant. 

Montpellier  est  une  grande  ville  fort  peuplée,  coupée  par  un 
immense  labyrinthe  de  rues  sales ,  tortueuses ,  et  larges  de  six 
pieds.  Ces  rues  sont  bordées  alternativement  de  superbes  hôtels 
et  de  misérables  chaumières  >  pleines  de  boue  et  de  fumier.  Les 
habitans  y  sont  moitié  très-riches  ,  et  l'autre  moitié  misérables  à 
l'excès  :  mais  ils  sont  tous  également  gueux  par  leur  manier^  de 
vivre,  la  plus  vile  et  la  plus  crasseuse  qu'on  puisse  imaginer.  Les 


35o  CORRESPONDANCE. 

femmes  sont  divisées  en  deux  classes  ;  les  dames  qui  passent  la 
Tnatinée  k  s'enluminer  ,  l'aprës-midi  au  pharaon ,  et  la  nuit  à  la 
débauche  ,  à  la  différence  des  bourgeoises  ,  qui  n'ont  d'occupa- 
tion que  la  dernière.  Du  reste  ,  ni  les  unes  ni  les  autres  n'enten- 
dent te  français  ;  et  elles  ont  tant  de  goût  et  d'esprit  qu'elles  ne 
doutent  point  que  la  comédie  et  l'opéra  ne  soient  des  assemblées 
de  sorciers.  Aussi  on  n'a  jamais  vu  de  femmes  aux  spectacles  de 
Montpellier ,  excepté  peut-être  quelques  misérables  étrangères 
qui  auront  eu  l'imprudence  de  braver  la  délicatesse  et  la  modes- 
tie des  dames  de  Montpellier.  Vous  savez  sans  doute  quels  égards 
on  a  en  Italie  pour  les  huguenots  ,  et  pour  les  Juifs  en  Espagne; 
c'est  comme  on  traite  les  étrangers  ici  :  on  les  regarde  précisé- 
ment comme  une  espèce  d'animaux  faits  exprès  pour  être  pillés , 
volés  et  assommés  au  bout  s'ils  avaient  l'impertinence  de  le  trou*- 
ver  mauvais.  Voilà  ce  q^ue  j'ai  pu  rassembler  de  meilleur  du  ca- 
ractère des  habitans  de  Montpellier.  Quant  au  pays  en  général , 
il  produit  de  bon  vin ,  un  peu  de  blé ,  de  l'huile  abominable  » 
pomt  de  viande ,  point  de  beurre  ,  point  de  laitage ,  point  de 
fruit  et  point  de  bois.  Adieu ,  mon  cher  ami. 

A   MADAllE   LA   BARONNE   DE   WARENS*. 

Montpellier  y  i4  décembre  ij^T* 

ADAMEy  •% 

Je  viens  de  recevoir  votre  troisième  lettre ,  vous  ne  la  datez 
point  y  et  vous  n'accusez  point  la  réception  des  miennes  :  cela 
fait  que  je  ne  sais  à  quoi  m'en  tenir.  Vous  me  mandez  que  vous 
avez  fait  compter,  entre  les  mains  de  M.  Bouvier  ,  les  deux  cents 
livres  en  question  ;  je  vous  en  réitère  mes  humbles  actions  de 
grâces.  Cependant ,  pour  m'avoir  écrit  cela  trop  tôt ,  vous  m'a- 
vez fait  faire  une  fausse  démarche  ,  car  je  tirai  une  lettre-de- 
chanse  sur  M.  Bouvier ,  qu'il  a  refusée  ,  et  qu'on  m'a  renvoyée  ; 
je  l'ai  fait  partir  derechel  :  il  y  a  apparence  qu'elle  sera  payée 
présentement.  Quant  aux  autres  deux  cents  livres ,  je  n  aurai 
oesoîn  que  de  la  moitié ,  parce  que  je  ne  veux  pas  faire  ici  un  plus 
long  séjour  que  jusqu'à  la  fin  de  février^  ainsi  ,  vous  aurez  cent 
livres  de  moins  à  compter }  mais  je  vous  supplie  de  faire  en  sorte 
que  cet  argent  soit  sûrement  entre  les  mains  de  M.  Bouvier,  pour 
ce  temps-là.  Je  n'ai  pu  faire  les  remèdes  qui  m'étaient  prescrits , 
faute  d!^argent.  Vous  m'avez  écrit  que  vous  m'enverriez  de  l'ar- 
gent pour  pouvoir  m'arranger  avant  la  tenue  des  états  ,  et  voilà 
la  clôture  des  états  qui  se  fait  demain  ,  après  avoir  siégé  deux 
mois  entiers.  Dès  que  j'aurai  reçu  réponse  de  Lyon  ,  je  partirai 
pour  le  Saint-Esprit,  et  je  ferai  l'essai  des  remèdes  qui  m  ont  été 
ordonnés  :  remèdes  bien  inutiles  à  ce  que  je  prévois.  Il  faut  périr 
malgré  tout ,  et  ma  santé  est  en  pire  état  que  jamais. 

Je  ne  puis  aujourd'hui  vous  donner  une  suite  de  ma  relation^ 
cela  demande  plus  de  tranquillité  que  je  ne  m'en  sens  au  jour- 


M 


ANNÉE  1737.  35i 

d*hai.  Je  vous  dirai ,  en  passant ,  aue  j'ai  tAché  de  ne  pas  perdre 
entièrement  mon  temps  à  Montpellier;  j'ai  fait  quelques  progrès 
dans  les  mathématiques;  pour  le  divertissement ,  je  n'en  ai  eu 
d'antre  que  d'en  tenu  re  des  musiques  charmantes.  J'ai  été  trois 
fois  à  l'opéra  ,  qui  n'est  pas  beau  ici ,  mais  où  il  j  a  d'excellentes 
voix.  Je  suis  enaetté  ici  de  cent  huit  livres;  le  reste  servira ,  avec 
un  peu  d'économie ,  à  passer  les  deux  mois  prochains.  J'espère  les 
couler  plus  agréablement  qu'à  Montpellier  :  voilà  tout.  Vous 
pouves  cependant ,  madame,  m'écrire  toujours  ici  à  l'adresse  or- 
dinaire; au  cas  que  je  sois  parti ,  les  lettres  me  seront  renvoyées. 
J'offre  mes  très-humbles  respects  aux  révérends  pères  jésuites. 
Quand  j'aurai  reçu  de  l'argent ,  et  que  je  n'aurai  pas  l'esprit  si 
chagriBy  j'aurai  l'honneur  de  leur  écrire.  Je  suis^  madame  y  avec 
un  très-profond  respect. 

P.  S,  Vous  devez  avoir  reçu  ma  réponse,  par  rapport  à  M.  de 
Lautrec.  Oh  ma  chère  maman  !  j'aime  mieux  être  auprès  de  D. , 
et  être  employé  aux  plus  rudes  travaux  de  la  terre,  que  de  pos- 
séder la  plus  grande  lortune  dans  tout  autre  cas;  il  est  inutile  de 
penser  que  je  puisse  vivre  autrement  :  il  y  a  long-temps  que  je 
vous  l'ai  dit ,  et  je  le  sens  encore  plus  ardemment  que  jamais. 
Ponrvu  que  j'aie  cet  avantage ,  dans  quelque  état  que  je  sois ,  tout 
m'est  indiffèrent.  Qnand  on  pense  comme  moi ,  je  vois  qu'il  n'est 
pas  difficile  d'éluder  les  raisons  importantes  que  vous  ne  voulez 
pas  me  dire.  Au  nom  de  Dieu ,  rangez  les  choses  de  sorte  que  je 
ne  meure  pas  de  désespoir.  J'approuve  tout ,  je  me  soumets  à 
tout,  excepté  ce  seul  article,  auquel  je  me  sens  hors  d'état  de 
consentir ,  dussé-je  ctre  la  proie  au  plus  misérable  sort.  Ah!  ma 
chère  maman,  n'ctes-vous  donc  plus  ma  chère  maman  ?  ai-je  vécu 
quelques  mois  de  trop  ? 

Vous  savez  qu'il  y  a  un  cas  oii  j'accepterais  la  chose  dans  toute 
^  la  joie  de  mon  cœur ,  mais  ce  cas  est  unique.  Vous  m'entendez. 

A   MADAME   LA    BARONNE    DE    WARENS. 

Charmettes  ,  18  mars  lySg. 

rfl.k   TRÈS-CHÉRE    MAMAN, 

J'ai  reçu ,  comme  je  le  devais  ,  le  billet  que  vous  m'écrivîtes 
dimanche  dernier ,  et  j'ai  convenu  sincèrement  avec  moi-même 
que,  puisque  vous  trouviez  que  j'avais  tort,  il  fallait  que  je  l'eusse 
effectivement;  ainsi ,  sans  chercher  à  chicaner,  j'ai  fait  mes  excuses 
de  bon  cœur  à  mon  frère,  et  je  vous  fais  de  même  ici  les  miennes 
très-humbles.  Je  vous  assure  aussi  que  j'ai  résolu  de  tourner  tou- 
jours du  bon  c6té  les  corrections  que  vous  jugerez  à  propos  de 
me  faire  ,  sur  quelque  ton  qu'il  vous  plaise  de  les  tourner. 

Vous  m'avez  fait  dire  qu'à  l'occasion  de  vos  pûques  vous  vou- 
lez bien  me  pardonner.  Je  n'ai  garde  de  prendre  la  chose  au  pied 
de  la  lettre ,  et  je  suis  sûr  que  quand  un  cœur ,  comme  le  vôtre , 
a  autant  aimé  quelqu'un  que  je  me  souviens  de  l'avoir  été  de 


352  CORRESPONDANCE. 

vous ,  il  lui  est  impossible  d'en  venir  jamais  à  un  tel  point  d*ai<- 
greur  qu'il  faille  aes  motifs  de  religion  pour  le  réconcilier.  Je 
reçois  cela  comme  une  petite  mortification  que  vous  m'imposez 
en  me  pardonnant ,  et  dont  vous  savez  bien  qu'une  parfaite  con- 
naissance de  vos  vrais  sentimens  adoucira  l'amertume. 

Je  vous  remercie ,  ma  trës-chëre  maman  ,  de  l'avis  que  vous 
m'avez  fait  donner  d'écrire  à  mon  père.  Rendez-moi  cependant 
la  justice  de  croire  que  ce  n'est  ni  par  négligence ,  ni  par  ou- 
bli ,  que  j'avais  retardé  jusqu'à  présent.  Je  pensais  qu'il  aurait 
convenu  a'attendre  la  réponse  de  M.  l'abbé  Arnauld,  afin  que  si 
le  sujet  du  mémoire  n'avait  eu  nulle  apparence  de  réussir,  comme 
il  est  à  craindre,  je  lui  eusse  passé  sous  silence  ce  projet  évanoui. 
Cependant  vous  m'avez  fait  faire  réflexion  que  mon  délai  était 
appuyé  sur  une  raison  trop  frivole ,  et ,  pour  réparer  la  chose  le 
plutôt  qu'il  est  possible  ,  ie  vous  envoie  ma  lettre ,  que  je  vous 
prie  de  prendre  la  peine  de  lire  ,  de  fermer  y  et  de  faire  partir  , 
si  vous  le  jugez  à  propos. 

Il  n'est  pas  nécessaire,  je  crois ,  de  vous  assurer  que  je  languis 
depuis  long-temps  dans  1  impatience  de  vous  revoir.  Songez,  ma 
trës-chcre  maman  ,  qu'il  y  a  un  mois,  et  peut-être  au-delà  ,  que 
je  suis  privé  de  ce  bonheur.  Je  suis  du  plus  profond  de  mon  cœur^ 
et  avec  les  sentimens  du  fils  le  plus  tendre ,  etc. 


M 


A   MADAME    LA    BAROZfNE    DE   WARENS. 

5  mars. 

A   TRÈS-CHÉRE  ET  TRÉS-BONNE  MAMAN  , 


Je  vous  envoie  ci-joint  le  brouillard  du  mémoire  que  vous  trou- 
verez après  celui  de  la  lettre  à  M.  Arnauld.  Si  j'étais  capable  de 
faire  un  chef-d'œuvre ,  ce  mémoire  à  mou  goût  serait  le  mien  ; 
non  qu'il  soit  travaillé  avec  beaucoup  d'art ,  mais, parce  qu'il  est 
écrit  avec  les  sentimens  qui  conviennent  à  un  homme  que  vous 
honorez  du  nom  de  fils.  Assurément  une  ridicule  fierté  ne  me 
conviendrait  guère  dans  l'état  ou  je  suis  :  mais  aussi  j'ai  toujours 
cru  qu'on  pouvait  sans  arrogance,  et  cependant  sans  s'avilir, 
conserver  dans  la  mauvaise  fortune  et  dans  les  supplications  une 
certaine  dignité  plus  propre  à  obtenir  des  grâces  d'un  honnête 
homme  que  les  plus  basses  lâchetés.  Au  reste  ,  je  souhaite  plus 
que  je  n'espère  de  ce  mémoire,  à  moins  que  votre  zèle  et  votre 
habileté  ordinaires  ne  lui  donnent  un  puissant  véhicule;  car  je 
sais  par  une  vieille  eiipérience  que  tous  les  hommes  n'entendent 
et  ne  parlent  pas  le  même  langage.  Je  plains  les  âmes  à  qui  le 
mien  est  inconnu  ;  il  y  a  une  maman  au  monde  qui ,  à  leur  place, 
l'entendrait  très-bien  :  mais,  me  direz-vous,  pourquoi  ne  pas 
parler  le  leur?  C'est  ce  que  je  me  suis  assez  représenté.  Après 
tout,  pour  quatre  misérables  jours  de  vie  ,  vaut-il  la  peine  de 
se  faire  faquin  ? 

Il  n'y  a  pas  tant  de  mal  cependant;  et  j'espère  que  vous  trou- 


ANNÉE  i73<>  355 

vercz ,  par  la  lecture  Au  niëinoire  ,  que  je  n'aî  pas  fait  le  rodo- 
mont  hors  de  propos,  et  que  je  me  suis  raisonuablement  huma- 
nisé. Je  sais  bien  ,  Dieu  merci  à  quoi,  que  ,  sans  cela  ,  Petit  au- 
rait Êouru  grand  risque  de  mourir  de  faim  en  pareille  occasion  ; 
preuve  que  je  ne  suis  pas  propre  à  ramper  indignement  dans  les 
malheurs  de  la  yie  ,  c'est  que  je  n'ai  jamais  fait  le  rogue  ,  ni  le 
fendant  dans  la  prospérité  :  mais  qu'est-ce  que  je  vous  lanterne  \k  ? 
Sans  me  souvenir ,  chère  maman  ,  que  je  parle  à  qui  me  connaît 
mieux  que  moi-même.  Baste  I  un  peu  d  effusion  de  cœur  dans 
l'occasion  ne  nuit  jamais  à  l'amitié. 

Le  mémoire  est  tout  dressé  sur  le  plan  que  nous  avons  plus 
d'une  fois  dieéré  ensemble.  Je  vois  le  tout  assez  lié ,  et  propre  à 
se  soutenir.  11  j  a  ce  maudit  voyage  de  Besançon ,  dont ,  pour 
mon  honneur ,  j'ai  jugé  à  propos  de  déguiser  un  peu  le  motif. 
Voyage  éternel  et  malencontreux,  s'il  en  fut  au  monde,  et  qui 
s'est  déjà  présenté  à  moi  bien  des  fois  et  sous  des  faces  bien  diffé- 
rentes. Ce  sont  des  images  oii  ma  vanité  ne  triomphe  pas.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  j'ai  mis  à  cela  une  emplâtre.  Dieu  sait  comment  I 
en  tout  cas,  si  l'on  vient  me  faire  subir  l'interrogatoire  aux  Char- 
mettes,  j'espère  bien  ne  pas  rester  court.  Comme  vous  n'êtes  pas 
au  fait  comme  moi ,  il  sera  bon ,  en  présentant  le  mémoire ,  de 
glisser  légèrement  sur  le  détail  des  circonstances ,  crainte  de 
yuiproqiio^  à  moins  que  je  n'aie  l'honneur  de  vous  voir  avant  ce 
temps-là. 

A  propos  de  cela.  Depuis  que  vous  voilà  établie  en  ville  ,  ne 
vous  prend-il  point  fantaisie,  ma  chère  maman,  d'entreprendre 
un  jour  quelque  petit  voyage  à  la  campagne?  Si  mon  bon  génie 
vous  l'inspire ,  vous  m  obligerez  de  me  faire  avertir  quelques 
trois  ou  quatre  moisà  l'avance ,  afin  que  je  me  prépare  à  vous  re- 
cevoir ,  et  à  vous  faire  dueraent  les  honneurs  de  cnez  moi. 

Je  prends  la  liberté  de  faire  ici  mes  honneurs  à  M.  le  Cureu  ,  et 
mes  amitiés  à  mon  frère.  Ayez  la  bonté  de  dire  au  premier,  que 
comme  Proserpîne  (  ah  I  la  belle  chose  que  de  placer  là  Pro- 
serpine  !  ) 

Peste  !  où  prend  mon  esprit  toutes  ces  geuti liesses? 

comme  Proserpine  donc  passait  autrefois  six  mois  sur  terre  et  six 
mois  aux  enfers  ,  il  faut  de  même  qu'il  se  résolve  de  partager  son 
temps  entre  vous  et  moi  :  mais  aussi  les  enfers ,  oii  les  mettrons- 
nous?  Placez-les  en  ville,  si  vous  le  jugez  à  propos;  car  pour 
ici  ,  ne  vous  déplaise  ,  n^en  voli pas  gés.  j  ai  l'honneur  d'être  ,  du 
plus  profond  de  mon  cœur,  ma  très -chère  et  très -bonne  ma- 
man, etc. 

/*.  S.  Je  m'aperçois  que  ma  lettre  vous  pourra  servir  d'apolo- 
gie ,  quand  il  vous  arrivera  d'en  écrire  quelqu'une  un  peu  longue  : 
mais  aussi  il  faudra  que  ce  soit  à  quelque  maman  bien  chère  et 
bien  aimée  ;  sans  quoi ,  la  mienne  ne  prouve  rien. 


354  CORRESPONDANCE. 

A  M-  DE  CONZIÉ. 

i4  mars  1742e 

AloirsiEuiL, 

Nous  reçAmes  hier  au  soir,  fort  tard  y  une  lettre  de  votre  part, 
•dressée  à  madame  de  Warens  ;  mais  que  nous  ayons  bien  sup- 
posé être  pour  moi.  J'envoie  cette  réponse  aujourd'hui  de  bon 
matin,  et  cette  exactitude  doit  suppléer  à  la  brièveté  de  ma  lettre, 
•t  k  la  médiocrité  des  vers  qui  y  sont  joints.  D'ailleurs,  maman 
n'a  pas  voulu  que  je  les  fisse  meilleurs,  disant  qu'il  n'est  pas  bon 

a  ne  tes  malades  aient  tant  d'esprit.  Nous  avons  été  trës-alarmés 
'apprendre  votre  maladie  ;  et ,  quelque  effort  que  vous  fassiez 
pour  nous  rassurer ,  nous  conservons  un  fond  d  inquiétude  sur 
votre  rétablissement,  qui  ne  pourra  être  bien  dissipé  que  par  votre 
présence. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  respect  et  un  attachement  in« 
ànif  etc. 

A  FANIE. 

Mlalorû  Ttrt  d'Bscultpe  et  ses  tristes  secours» 
La  fièvre  impitoyable  allait  trancher  mes  )ours; 
Il  n'était  dû  qa'â  vons ,  adorable  Fanie , 

De  me  rappeler  à  la  vie. 
Dieux  1  )e  De  puis  encor  y  penser  sans  effroi  : 
Les  horrears  da  Tartare  ont  para  devant  moi| 
La  mort  à  md  regards  a  voile  la  nature; 
J'ai  du  Cocyte  affreux  entendu  le  murmure. 
Hélas!  j'étais  perdu  »  le  nocher  redouté 
M'avait  déjà  conduit  sur  les  bords  du  Lélhé; 
Là,  m'oflfrant  une  coujpe,  et ,  d'un  regard  sévère, 
Me  pressant  aussitôt  cravaler  l'onde  amère  : 
Viens,  dit-il,  éprouver  ces  secourables  eaux. 
Viens  déposer  ici  les  erreurs  et  les  maux 
Qui  des&ibles  mortels  remplissent  la  carrière  : 
Le  secours  de  ce  fleuve  à  tous  est  salutaire, 
Sans  regretter  le  jour  par  des  cris  superflus, 
L«ar  ceeur  en  l'oubliant  ne  le  désire  plus, 
ikli!  pourquoi  cet  oubli  leur  est-il  nécessaire? 
S'ils  connaissaient  la  vie,  ils  craindraient  sa  misère. 
Voilà f  lui  dis- je  alors,  un  fort  docte  sermon  ; 
Biais  osex-vons  penser ,  mon  bon  seigneur  Caron , 
Qu'après  avoir  aimé  la  divine  Fanie 
Jamais  de  cet  amour  la  mémoire  s'oublie? 
Ne  vous  en  flattez  point;  non  5  malgré  vos  efforts,    ' 
Mon  cœnr  l'adorera  jusque  parmi  les  morts  : 
C'est  pourquoi  supprimez,  s'il  vous  plali ,  vutro  eitu  noire | 
Toute  l'encre  du  monde,  et  tout  Tafixeux  grimoire | 
Ne  m'en  ôteraient  pas  le  charmant  souvenir. 
I^ur  un  si  beau  sujet  j'avais  beaucoup  à  dire  : 

Bt  n'étais  pas  prêt  à  finir  , 


ANNÉE  1742.  355 

Quand  toat  4  coap  vers  nous  je  via  venir 

Le  tlieu  de  Tinfenial  empire. 
Calme>toi,  me  dit- il  *  je  connais  ton  martyre. 
La  constance  a  son  prix ,  même  parmi  les  morti: 
Ce  que  je  fis  jadis  ponr  quelques  vains  accords. 
Je  l'accorde  en  ce  jour  à  ta  tendresse  extrême  , 
Va  parmi  les  mortels,  ponr  la  seconde  fois» 

Témoigner  que,  sur  Plu  ton  même. 

Un  si  tendre  amour  a  des  droits. 

C'est  ainsi ,  charmante  Fanie, 
Qae  mon  ardeur  pour  vous  m'empêcha  de  périr  | 
Mais ,  quand  le  dieu  des  morts  veut  me  rendre  à  la  vie  g 

N'allés  pas  me  fitire  mourir. 

A  M.  DUPONT, 

Secrétaire  de  M»  Jonyille ,  en\foyé  extraordinaire  de 

France  à  Gênes, 

Venise,  le  a5 juillet  1743. 

J  E  commence  ma  lettre ,  mon  cher  confrère ,  par  les  instructions 
que  vous  me  demandez ,  dans  la  vôtre  du  18 ,  de  la  part  de  mon- 
sieur l'envoyé;  après  quoi,  nous  aurons  ensemble  Quelque  petite 
explication  sur  les  hussards  du  prince  de  Lobkowitz  ,  et  sur  ce 
bon  curé  de  Foligno ,  dont  vous  parlez  avec  une  irrévérence  qui 
sent  extrêmement  le  fagot. 

Les  ambassadeurs  ont  deux  voies  de  négociation  avec  le  gou- 
yemement.  La  première  ,  et  la  plus  commune  ,  est  celle  des  mé- 
moires  ,  et  celle-là  plaît  fort  au  sénat  ;  car,  outre  qu'il  évite  par 
là  les  liaisons  particulières  entre  les  ambassadeurs  et  certains 
membres  de  l'état ,  il  y  trouve  encore  l'avantage  de  mieux  pré- 
parer ce  qu'il  veut  dire  ,  et  de  s'engager ,  par  la  tournure  équi- 
voque et  vague  de  ses  réponses ,  beaucoup  moins  qu'il  n'est  forcé 
de  faire  dans  des  conférences  oii  l'ambassadeur  est  plus  le  maître 
d'aller  au  degré  de  clarté  dont  il  a  besoin. 

Mais  comme  cette  manière  de  traiter  par  écrit  est  sujette  à  bien 
des  inconvéniens ,  soit  par  les  longueurs  qui  en  sont  inséparables, 
soit  par  la  difficulté  du  secret ,  plus  grande  dans  un  corps  com- 

ÏK>sé  de  plusieurs  têtes;  quand  les  ambassadeurs  sont  chargés  par 
eurs  principaux  de  quelque  négociation  particulière ,  et  d'une 
certaine  importance  auprès  de  la  république,  on  leur  nomme  ,  à 
leur  réquisition  ,  un  sénateur  pour  conférer  tête  à  tête  avec  eux; 
et  ce  sénateur  est  toujours  un  homme  qui  a  passé  par  des  am- 
bassades ,  un  procurateur  de  S. -Marc ,  un  cnevalier  de  l'étole 
d'or,  un  sage  grand ,  en  un  mot ,  une  des  premières  têtes  de  l'état 
par  le  rang  et  par  le  génie.  « 

Il  Y  a  des  exemples  ,  et  même  assez  récens,  que  la  république 
a  renisé  des  conférens  aux  ambassadeurs  de  princes ,  dont  elle 
n'était  pas  contente  ,  ou  dont  elle  ne  croyait  pas  les  négociations 
de  nature  à  en  mériter.  C'est  pourtant  ce  qui  n'arriye  guère  ; 


356  CORRESPONDANCE. 

parce  que ,  suivant  une  maxime  générale,  même  à  Venise  ,  on 
ne  risque  rien  à  écouter  les  propositions  d'autrui. 

Quand  le  confèrent  «st  nommé ,  il  en  fait  donner  avis  à  l'am- 
bassadeur, en  j  joignant  un  compliment ,  et  lui  propose  en  même 


le  rendez-vous  de  M.  le  comte  de  Montaiffu  est  presque  à  la  porte 
de  son  palais,  quoiqu'il  ait  eu  là-dessus  des  disputes  de  politesse 
avec  son  confèrent ,  qui  en  est  à  plus  d'une  lieue ,  et  qui  n'en  a 
voulu  jamais  établir  un  autre ,  oii  le  chemin  fût  mieux  partagé. 
Les  meubles  et  le  feu  en  hiver  sont  fournis  aux  dépens  de  la  ré- 
publique; et  je  pense  qu'il  en  est  de  même  des  rafraîchissemens , 
que  l'nonnétete  du  confèrent  ne  néglige  pas  dans  l'occasion.  A 
regard  du  temps  des  séances ,  celui  des  deux  qui  a  quelque  chose 
à  communiquer  à  l'autre  lui  envoie  proposer  la  conférence  par  un 
secrétaire  ou  par  un  gentilhomme;  et  cela  forme  encore  une  dis- 

Ïrate  de  civilité ,  chacun  voulant  laisser  à  l'autre  le  choix  de 
'heure  :  sur  quoi  je  me  souviens  qu'étant  un  jour  allé  au  sénat 
pour  appointer  la  conférence,  je  fus  obligé  de  prendre  sur  moi  de 
marquer  l'heure  au  confèrent,  M.  l'ambassadeur  m'ayant  chargé 
de  prendre  la  sienne ,  et  lui  n'ajant  jamais  voulu  la  donner.  Le 
confèrent  arrive  ordinairement  le  premier ,  parce  que  ,  le  loge- 
ment appartenant  à  la  république ,  il  est  convenable  qu'il  en 
fasse  les  nonneurs.  Voilà ,  mon  cher  ,  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire 
sur  cette  matière.  A  présent ,  que  nous  avons  mis  en  règle  les 
chicanes  des  potentats ,  reprenons  les  nôtres,  etc. 

A  M-  LE  coMTi  DES  CHARMETTES. 

Venise,  ce  21  septembre  1743. 

Je  connais  si  bien,  monsieur  ,  votre  générosité  naturelle  que  je 
ne  doute  point  que  vous  ne  preniez  part  à  mon  désespoir ,  et  que 
vous  ne  me  fassiez  la  grâce  de  me  tirer  de  l'état  affreux  d'incer- 
titude oii  je  suis.  Je  compte  pour  rien  les  infirmités  qui  me 
rendent  mourant,  au  prix  de  la  douleur  de  n'avoir  aucune  nou- 
velle de  madame  de  Warens ,  quoique  je  lui  aie  écrit  depuis  que 
*e  suis  ici,  par  une  infinité  de  voies  différentes.  Vous  counaissez 
es  liens  de  reconnaissance  et  d'amour  filial  qui  m'attachent  à 
elle  ;  jugez  du  regret  que  j'aurais  à  mourir  sans  recevoir  de  ses 
nouvelles.  Ce  n'est  pas  sans  aoute  vous  faire  un  grand  éloge  que 
de  vous  avouer ,  monsieur ,  que  je  n'ai  trouvé  que  vous  seul ,  à 
Chambéry,  capable  de  rendre  un  service  par  pure  générosité  ; 
mais  c'est  du  moins  vous  parler  suivant  mes  vrais  sentimens ,  que 
de  vous  dire  que  vous  êtes  l'homme  du  monde  de  qui  j'aimerais 
mieux  en  recevoir.  Rendez-moi ,  monsieur ,  celui  de  me  donner 

sez  rien ,  mon- 
je  souffre  dtjâ 


i 


des  nouvelles  de  ma  pauvre  maman  ;  ne  me  déguisez  rien  ,  mon- 
sieur, je  vous  en  supplie;  je  m'attends  à  tout ,  y 


ANNÉE  174  J.  357 

tous  les  maux  tfate  ]e  peux  prévoir ,  et  la  pîre  de  tontes  les  nou- 
velles ponr  moi  c'est  de  n'en  recevoir  aucnne.  Vous  aurez  la  bonté, 
monsieur ,  de  m'adresser  votre  lettre  sous  le  pli  de  quelque  cor- 
respondant de  Genève ,  pour  qu'il  me  la  fasse  parvenir  ;  car  elle 
ne  viendrait  pas  en  droiture. 

Je  passai  en  poste  à  Milan  ,  ce  qui  me  priva  du  plaisir  de 
rendre  moi-même  votre  lettre  que  j'ai  fait  parvenir  depuis.  J'ai 
appris  que  votre  aimable  marquise  s'est  remariée  il  v  a  quelque 
temps.  Adieu ,  monsieur,  puisqu'il  faut  mourir  tout  oe  bon,  c  est 
k  présent  qu'il  faut  être  philosophe.  Je  vous  dirai  une  autre 
fois  quel  est  le  genre  de  philosophie  que  je  pratique.  J'ai  l'hon- 
neur d'être  avec  le  plus  sincère  et  le  plus  parfait  attachement , 
monsieur,  etc. 

JP.  S.  Faites-moi  la  grâce ,  monsieur ,  de  faire  parvenir  sd- 
rement  l'incluse  que  je  confie  à  votre  générosité. 

Monsieur, 

J'avoue  que  je  m'étais  attendu  au  consentement  que  vous  aves 
donné  à  ma  proposition  ^  mais,  quelque  idée  que  j'eusse  de  la  dé- 
licatesse de  vos  sentimens ,  je  ne  m'attendab  point  absolument  à 
une  réponse  aussi  gracieuse. 

A  M 

Il  faut  convenir  que  vous  avez  bien  du  talent  ponr  obliger 
d'une  manière  à  doubler  le  prix  des  services  que  vous  rendez  } 
je  m'étais  véritablement  attendu  à  une  réponse  polie  et  spiri- 
tuelle, autant  qu'il  se  peut;  mais  j'ai  trouvé  dans  la  vôtre  des 
choses  qui  sont  pour  moi  d'un  tout  autre  mérite  :  des  sentimens 
d'affection  ,  de  bonté  ,  d'épanchement ,  si  j'ose  ainsi  parler ,  que 
la  sincérité  et  la  voix  du  cœur  caractérisent.  Le  mien  n'est  pas 
muet  pour  tout  cela  :  mais  il  voudrait  trouver  des  termes  éner- 
giques à  son  gré ,  qui ,  sans  blesser  le  respect ,  pussent  exprimer 
assez  bien  l'amitié.  Nulle  des  expressions  qui  se  présentent  ne  me 
satisfont  sur  cet  article.  Je  n'ai  pas  comme  vous  l'heureux  talent 
d'allier  dignement  le  langage  de  la  plume  avec  celui  du  cœur , 
mais  ,  monsieur,  continuez  de  me  parler  quelquefois  sur  ce  ton- 
là  ,  et  vous  verrez  que  je  profiterai  de  vos  leçons ,  etc.  etc. 

A   MADAME    LÀ   BARONNE   DE    WARENS. 

Venise ,  5  octobre  i743.' 

V^uoi  !  ma  bonne  maman,  il  j  a  mille  ans  que  je  soupire  sans 
recevoir  de  vos  nouvelles  ,  et  vous  souffrez  que  je  reçoive  des 
lettres  de  Chambéry  qui  ne  soient  pas  de  vous.  J'avais  eu  l'hon- 
neur de  vous  écrire  à  mon  arrivée  à  Venise  ;  mais  dès  que  notre 
ambassadeur  et  notre  directeur  des  postes  seront  partis  pour  ^" 
rin  y  je  ne  saurai  plus  par  oii  vous  écrire ,  car  il  faudra  faire 


Tu- 
tro« 


S58  CORRESPONDANCE. 

ou  quatre  entrepâts  assez  difficiles;  cependant,  les  lettres  dussent* 
elles  voler  par  Pair ,  il  faut  que  les  miennes  vous  parviennent ,  et 
surtout  que  je  reçoive  des  v6tres  j  sans  quoi  je  suis  tout-à-fait 
mort.  Je  vous  ferai  parvenir  cette  lettre  par  la  voie  de  M.  ram- 
bassadeur  d'Espagne  qui ,  j 'espère ,  ne  me  refusera  pas  la  grâce 
de  la  mettre  dans  son  paquet.  Je  vous  supplie,  maman  ,  de  faire 


dire  à  M.  Dupont  que  j*ai  reçu  sa  lettre,  et  que  je  ferai  avee 
>ut  ce  qu'il  me  demande ,  aussitôt  que  j'aurai  l'adresse 


plaisir  tout 


du  marchand  qu'il  m'indique.  Adieu ,  ma  trcs-bonne  et  trës-chëre 
maman.  J'écns  aujourd'hui  à  M.  de  Lautrec  exprès  pour  lui  par- 
ler ie  vous.  Je  tâcherai  de  faire  qu'on  vous  envoie ,  avec  cette 
lettre,  une  adresse  pour  me  faire  parvenir  les  vôtres;  vous  ne  la 
donnerez  à  personne  ,  mais  vous  prendrez  seulement  les  lettres  de 
ceux  qui  voudront  ni'ëcriré,  pourvu  qu'elles  ne  soient  pas  volu- 
mineuses, afin  que  M.  l'ambassadeur  d'Espagne  n'ait  pas  k  se 
Slaindre  de  mon  indiscrétion  à  en  charger  ses  courriers.  Adieu 
erechef,  très-chère  maman;  je  me  porte  bien,  et  vous  aime 
pins  que  jamais.  Permettez  que  je  fasse  mille  amitiés  à  tous  vos 
amis ,  sans  oublier  Zizi  et  Taleralatalera ,  et  tous  mes  oncles. 

Si  vous  m'écrirez  par  Genève ,  en  recommandant  votre  lettre 
à  quelqu'un ,  l'adresse  sera  simplement  à  M.  Rousseau,  secrétaire 
d'ambassade  de  France ,  à  Venise. 

Comme  il  y  aurait  toujours  de  l'embarras  à  m'envoyer  vos 
lettres  par  les  courriers  de  M.  de  la  Mina  ,  je  crois ,  toute  ré- 
flexion faite,  que  vous  ferez  mieux  de  les  adresser  à  quelque 
correspondant  à  Genève  ,  qui  me  les  fera  parvenir  aisément.  Je 
TOUS  prie  de  prendre  la  peine  de  fermer  l'incluse,  et  de  la  faire 
remettre  à  son  adresse.  O  mille  fois  ,  chère  maman ,  il  me  semble 
déjà  qu'il  r  a  un  siècle  que  je  ne  vous  ai  vue  :  en  vérité,  je  ne 
puis  vivre  loin  de  vous. 


M 


A  M.  DU  THEIL. 

Venise,  le  7  octobre  1744. 
OffSIEtJR, 


J'apprends  que  M.  le  comte  de  Montaigu ,  pour  couvrir  ses 
torts  envers  moi,  m'ose  imputer  des  crimes;  et  qu'après  avoir 
donné  un  mémoire  au  sénat  de  Venise  pour  me  faire  arrêter  il 
porte  jusqu'à  vous  ses  plaintes ,  pour  prévenir  celles  auxquelles 
il  a  donne  lieu.  Le  sénat  me  rend  justice  ;  M.  le  consul  de  France 
a  été  chargé  de  m'en  assurer.  Vous  me  la  rendrez  ,  monsieur , 
j'en  suis  tres-sûr,  sitôt  que  vous  m'aurez  entendu.  Pour  cet  effet, 
au  lieii  de  m'arrêter  à  Genève ,  comme  je  l'avais  résolu ,  je  vais 
en  diligence  continuer  mon  voyage;  j'aspire  avec  ardeur  au  mo- 


ANNÉE  174/f.  aSgr 

jusqu'à  mon  dernier  soupir.  En  altendant ,  permettez-moî,  mon- 
sieur, de  vous  représenter  combien  la  plainte  de  M.  l'ambassadeur 
est  frivole ,  et  combien  ses  accusations  sont  absurdes.  Il  m'accuse^ 
dit--on  ,  d'avoir  vendu  ses  chiiFres  à  M.  le  prince  Pio,  Vous  sa- 
vez mieux  que  personne  ,  de  quelle  importance  sont  les  affaire» 
dont  est  charge  M.  le  comte  de  MonUUgu.  M.  le  prince  Pio  n'esfe 
sûrement  pas  assez  dupe  pour  donner  un  écu  de  tous  ses  chiffres; 
et  moi ,  q^uand  j'aurais  été  assez  fripon  pour  vouloir  les  lui  vendre^ 
Je  n'aurais  pas  été  du  moins  assez  bete  pour  l'espérer.  L'impu-^ 
dence  y  f  ose  le  dire  ,  et  l'ineptie  d'une  pareille  accusation ,  vous^ 
sauteront  aux  yeux,  si  vous  daignez  lui  donner  un  moment  d'exa* 
men.  Vous  verrez  qu'elle  est  faite  sans  raison,  sans  fondement, 
contre  toute  vraisemblance ,  et  avec  aussi  peu  d'esprit  que  de 
vérité ,  par  quelqu'un  qui ,  sentant  ses  injustices,  croit  les  effa- 
cer en  décriant  celui  qui  en  est  victime ,  et  prétend ,  à  l'abri 
de  son  titre,  déshonorer  impunément  son  inférieur»  Cepen«> 
dant ,  monsieur ,  cet  inférieur  ,  tel  qu'il  est ,  emporte  ,  au 
milieu  des  outrages  de  AI.  l'ambassadeur,  l'estime  pablique. 
Xai  vu  toute  la  nation  française  m'àccueillir  ,.  me  consoler 
dans  mon  malheur.  J'ai  logé  chez  le  chancelier  du  constilat  y 
)'ai  été  invité  dans  toutes  les  maisons;  toutes  les  bourses  m'ont  été 
ouvertes  ;  et ,  en  attendant  qu'il  plaise  à  M.  l'ambassadeur  de  me 
payer  mes  appointemens,  j'ai  trouvé,  dans  celle  de  AL  le  consul , 
l'argent  qui  m'est  nécessaire ,  puisqu'il  ne  platt  pas  à  M.  l'am— 
bassadeur  de  me  payer  mes  appointemens.  Vous  conviendrez  , 
monsieur ,  qu'un  pareil  traitement  serait  fort  extraordinaire ,  de 
la  part  des  sujets  du  roi  les  plus  fidèles,  envers  un  pauvre  étran- 
ger qu'ils  soupçonneraient  d'être  un  traître  et  un  fripon.  Je  ne 
vous  offre  ces  préjugés  légitimes,  qu'en  attendant  de  plus  solides 
raisons.  Vous  connaîtrez  dans  peu  s'ils  sont  fondés.  Le  soin  de 


l'utilité  de  mes  services ,  je  ne  joindrai  point  de  sollicitations 
pour  avoir  de  l'emploi  ;  je  m'en  tiens  à  l'épreuve  que  je  viens  de 
faire  ,  et  ne  la  réitérerai  plus.  J'aime  mieux  vivre  libre  et  pauvre 
jusqu'à  la  fin ,  que  de  faire  mon  chemin  dans  une  route  aussi 
dangereuse. 

A  MADAME   LA   BAROWHE   DE   WARENS* 

Paris,  le  a5  février  ijk^* 

J'ai  reçu,  ma  très-bonne  maman ,  avec  les  deux  lettres  que 
vous  m'avez  écrites,  les  présens  que  vous  y  avez  joints  ,  tant  en 
savon  qu'en  chocolat  j  je  n'ai  point  jugé  à  propos  de  me  froltf*r 
les  moustaches  du  premier  ,  parce  que  je  le  réserve  pour  m'en 
servir  plus  utilement  dans  l'occasion.  Mais  commençons  par  le 

1       _ ».  •        __^ i__ ^Â  ^4     VA*^t    ^^Àat,.^¥      Aa    ^rr»C     if,- 


36o  CORRESPONDANCE. 

faire  des  prësens  inutiles  ;  vous  êtes  ,  en  fayeur  des  vertus  que 
vous  en  avez  reçues  ,  condamnée  à  en  faire  un  exercice  conti- 
nuel. Quand  vous  êtes  malade ,  cVst  la  patience;  quand  vous 
servez  ceux  qui  le  sont ,  c'est  l'humanité.  Puisque  vos  peines 
tournent  toutes  à  votre  gloire ,  ou  au  soulagement  d'autrui ,  elles 
entrent  dans  le  bien  général  «  et  nous  n'en  devons  pas  murmurer. 
J'ai  été  très-touché  de  la  maladie  de  mon  pauvre  frère  ,  j'espère 
d'en  apprendre  incessamment  de  meilleures  nouvelles.  M.  d  Ar- 
ras  m  en  a  parlé  avec  une  affection  <|ui  m'a  charmé  :  c'était  me 
faire  la  cour  mieux  qu'il  ne  le  pensait  lui-même.  Dites-iùi ,  je 
vous  supplie ,  qu'il  prenne  couraee ,  car  je  le  compte  échappé 
de  cette  affaire  y  et  je  lui  prépare  des  magistères  qui  le  rendront 
immortel. 

Quant  à  moi ,  je  me  suis  toujours  asseib  bien  porté  depuis  mon 
amvée  à  Paris ,  et  bien  m'en  a  pris ,  car  j'aurais  été,  aussi-bieu 
que  vous ,  un  malade  de  mauvais  rapport  pour  les  chirurgiens 
et  les  apothicaires.  Au  reste  ,  je  n'ai  pas  été  exempt  des  mêmes 
embarras  que  vous ,  puisque  l'ami  chez  leq[uel  je  suis  loeé  a  été 
attaqué ,  cet  hiver ,  aune  maladie  de  poitrme  ,  dont  il  s  est  en- 
fin tiré  contre  toute  espérance  de  ma  part.  Ce  bon  et  généreux 
ami  est  un  gentilhomme  espagnol ,  assez  à  son  aise,  qui  me  presse 
d'accepter  un  asile  dans  sa  maison  ,  pour  y  philosopher  ensemble 
le  reste  de  nos  jours.  Quelque  conformité  de  goûts  et  de  senti- 
mens  qui  me  lie  à  lui ,  ]e  ne  le  prends  point  au  mot ,  et  je  vous 
laisse  à  deviner  pourquoi. 

Je  ne  puis  rien  vous  dire  de  particulier  sur  le  yoyase  que 
TOUS  méditez  ,  parce  que  l'approoation  qu'on  peut  lui  donner 
dépend  des  secours  que  vous  trouverez  pour  en  supporter  les 
frais  ,  et  des  moyens  sur  lesquels  vous  appuyez  l'espoir  du  succès 
de  ce  que  vous  y  allez  entreprendre. 

Quant  à  vos  autres  projets ,  je  n'y  vois  rien  que  lui ,  et  je 
n'attends  pas  là-dessus  aautres  lumières  que  celles  de  vos  yeux 
et  des  miens.  Ainsi ,  vous  êtes  mieux  en  état  que  moi  de  juger 
de  la  solidité  des  projets  que  nous  pourrions  faire  de  ce  côté.  Je 
trouve  mademoiselle  sa  nlle  assez  aimable  ;  je  pense  pourtant 
que  vous  me  faites  plus  d'honneur  que  de  justice  en  me  compa- 
rant à  elle,  car  il  faudra  ,  tout  au  moins ,  qu'il  m'en  coûte  mon 
cher  nom  de  petit  né.  Je  n'ajouterai  rien  sur  ce  que  vous  m'en 
dites  de  plus ,  car  je  ne  saurais  répondre  à  ce  que  je  ne  comprends 
pas.  Je  ne  saurais  finir  cet  article,  sans  vous  demander  comment 
vous  vous  trouvez  de  cet  archi-âne  de  Keister.  Je  pardonne  à  un 
sot  d'être  la  dupe  d'un  autre  ,  il  est  fait  pour  cela;  mais  ,  quand 
on  a  vos  lumières ,  on  n'a  bonne  grâce  à  se  laisser  tromper  par 
un  tel  animal  qu'après  s'être  crevé  les  yeux.  Plus  j'acquiers  de 
lumières  en  chimie  ,  plus  tous  ces  maîtres  chercheurs  de  secrets 
et  de  magistères  me  paraissent  cruches  et  butors.  Je  voyais,  il  y 
a  deux  jours ,  un  de  ces  idiots,  qui ,  soupesant  de  Thuile  de  vi- 
triol dans  un  laboratoire  oh  j'étais  ,  notait  pas  étonné  de  s.» 
grande  pesanteur  ,  parce  ,  disait-il ,  qu'elle  contient  beaucoup* 


ANNÉE  1745.  3Gi 

ùe  mercure ,  et  le  même  homme  se  vantait  de  savoir  parfaitement 
TanaJise  et  la  composition  des  corps.  Si  de  pareils  bavards  sa- 
vaient que  je  daigne  écrire  leurs  impertinences ,  ils  en  seraient 
trop  6ers. 

Me  demanderez-vou8  ce  que  je  fais.  Hélas  !  maman  ,  je  vous 
aime  ,  je  pense  à  vous  ,  je  me  plains  de  mon  cheval  d'ambassa- 
deur :  on  me  plaint  ^  on  m'estune  ,  et  Ton  ne  me  rend  point 
d'autre  justice.  Ce  n'est  pas  que  je  n'espère  m'en  venger  un  jour 
en  lui  faisant  voir  non-seulement  que  je  vaux  mieux ,  mais  que 
je  suis  plus  estimé  que  lui.  Du  reste ,  beaucoup  de  projets  ,  peu 
d'espérances,  mais  toujours  n'établissant  pour  mon  point  de  vue 
que  le  bonheur  de- finir  mes  jours  avec  vous. 

J'ai  eu  le  malheur  de  n'être  bon  à  rien  à  M.  de  Bille ,  car  il  a 
fini  ses  affaires  fort  heureusement ,  et  il  ne  lui  manque  que  de 
l'argent ,  sorte  de  marchandise  dont  mes  mains  ne  se  souillent 
plus.  Je  ne  sais  comment  réussira  cette  lettre,  car  on  m'a  dit  que 
M.  Deville  devait  partir  demain  ;  et  comme  je  ne  le  vois  pomt 
Tenir  aujourd'hui  ,  je  crains  bien  d'être  regardé  de  lui  comme 
un  homme  inutile,  qui  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  s'en  sou- 
vienne. Adieu ,  maman  ,  souvenez-vous  de  m'écrire  souvent  et 
de  me  donner  une  adresse  sûre. 

A  M.  DANIEL  ROGUIN. 

Paris ,  le  9  jaillet  1745. 

«Ie  ne  sais ,  monsieur ,  quel  jugement  vous  portez  de  moi  et 
de  ma  conduite  ;  mais  les  apparences  me  sont  si  contraires ,  que 
je  n'aurais  pas  à  me  plaindre  quand  vous  en  penseriez  peu  favo- 
rablement. Vous  n'en  jugeriez  pas  de  même ,  si  vous  lisiez  au 
fond  de  mon  ame.  L'amertume  et  l'aflliction  que  vousy  verriez  n'y 
sont  pas  les  sentimens  d'un  homme  capable  d'oublier  son  devoir. 

Vous  connaissez  h  peu  près  ma  situation.  La  première  fois  que 
j'aurai  l'honneur  de  vous  voir  en  particulier ,  je  vous  expliquerai 
!a  nature  de  mes  ressources  :  vous  jugerez  des  secours  qu'elles 
peuvent  me  produire,  et  de  la  connance  que  j'v  dois  donner. 
Je  n'ai  plus  reçu  de  réponse  de  mon  coquin  ,  et  je  commence  à 
désespérer  tout-à-fait  d  en  tirer  raison.  Cependant,  une  impuis- 
sance ,  que  je  n'ai  pu  prévoir,  me  met  dans  la  triste  nécessité 
de  payer  de  délais ,  vous  le  premier ,  vous  mon  bon  et  généreux 
ami  et  bienfaiteur ,  et  les  autres  honnêtes  gens  qui  ,  comme 
vous  ,  ont  bien  voulu  s'incommoder  pour  soulager  mes  besoins 
et  fonder  ,  sur  ma  probité  ,  des  sûretés  qu'ils  ne  pouvaient  at- 
tendre de  ma  fortune.  Le  juge  des  cœurs  fit  dans  le  mien  :  si  leur 
espérance  a  été  trompée ,  mon  impuissance  actuelle  doit  d'au- 
tant moins  m'être  imputée  à  crime ,  que  ,  selon  toutes  les  règles 
de  la  prudence  humaine  ,  je  n'ai  pas  dû  la  prévoir  dans  le  temps 
que  j'ai  si  malheureusement  abuse  de  votre  confiance  et  de  votre 
amitié,  à  moins  qu'on  ne  veuille  que  mes  malheurs  passés  n'eus- 
sent dû  me  servir  de  leçon  ,  pour  me  préparer  à  d'autres  encore 


362  CORRESPONDANCE. 

moins  vraisemblables.  Ainsi,  privé  de  toutes  ressources  et  ré- 
duit à  des  espérances  vagues  et  éloignées,  je  lutte  contre  la  pau- 
vreté depuis  mon  arrivée  à  Paris  ;  et  mes  démarches  sont  si 
droites,  qu'à  la  moindre  lueur  de  quelque  avantage  je  vous  avais 
prié ,  même  avant  de  le  ponvoir  ,  de  trouver  bon  que  je  fisse 
par  partie  ce  que  je  ne  pouvais  faire  tout  à  la  fois  :  mais  mon  in- 
fortune ordinaire  m*a  encore  6té  jusqu'ici  les  moyens  de  satis- 
faire mon  empressement  à  cet  éeard.  Vous  savez  que  j'ai  entre- 
pris un  ouvrage  ,  sur  lequel  je  fondais  des  ressources  suffisantes 


pomt 
TOUS  en  jugerez.  Il  n'est  guère  possible  que  les  dispositions  d'un 
esprit  affligé  et  mélancolique  n'influent  sur  ses  productions  ; 
mais  je  prévois  déjà  tant  d'oDstacles  à  le  faire  valoir,  qu'il  pour- 
rait être  bon  à  pure  perte  ,  et  que  je  suis  bien  trompe  j  9ï\  n'a 
le  succès  ordinaire  à  tout  ce  que  j'entreprends.  Quoi  qu'il  en 
toit ,  je  n'épargnerai  ni  peines  ni  soins  pour  vaincre  les  difflcuK- 
tés ,  soit  de  ce  côté ,  soit  de  tout  autre ,  qui  pourraient  produire 


que  ce  u  est  que  la  seule  loi  de  l'honneur  qui 
ici,  et  que ,  si  jamais  je  parviens  au  comble  de  mes  vœux,  c'est- 
à-dire  à  ne  devoir  plus  nen ,  on  ne  me  re verra  pas  à  Paris  vingt- 
quatre  heures  après. 

Telles  sont ,  mon  cher  monsieur ,  les  dispositions  de  mon 
ame.  Je  suis  fort  à  plaindre  ,  sans  doute  ;  mais  je  me  sens  tou- 
jours digne  de  votre  estime  ,  et  je  vous  supplie  de  ne  me  l'ôter 
que  quand  vous  me  verrez  oublier  mon  devoir  et  mon  immor- 
telle reconnaissance  :  c'est  vous  la  demander  pour  toujours.  Je 
vous  avoue  ingénument  que ,  sur  le  point  de  vous  aller  voir  ,  je 
n'ai  pas  osé  reparaître  devant  vous  sans  m'assurer,  en  quelque 
manière,  de  vos  dispositions  à  mon  égard,  par  une  justification 
que  mes  malheurs  seuls ,  et  non  mes  sentimens  ,  rendent  né- 
cessaire. 

Je  vous  supplie  de  savoir  si  l'on  ne  pourrait  pas  engager  le 
marchand  à  reprendre  la  veste  ,  en  y  perdant  ce  qu'il  voudra. 
J'ai  aussi ,  encore  neufs ,  plusieurs  des  autres  effets  ;  mais,  comme 
)e  me  flatte  que  le  paiement  en  est  moins  éloigné  que  la  restitu- 
tion ne  vous  en  serait  onéreuse  ,  je  ne  vous  en  parle  point. 

Mes  respects  ,  je  vous  supplie ,  à  madame  Duplessis  et  à  ma- 
demoiselle. J'ai  1  honneur  d'être  avec  le  plus  tendre  et  le  plus 
immortel  attachement ,  monsieur ,  etc. 


M 


ANNÉE  1745.  363 

A  M.  DE  VOLTAIRE. 

Paris  I  it  décembre  1745. 

ONSIEUBy 

Il  y  a  auinze  ans  t^ne  je  travaille  pour  me  rendre  digne  de 
vos  regards,  et  des  soixu  aont  voiis  favorises  les  jeunes  muses  cm 
^ui  vous  découvrez  quelque  talent.  Mais  pour  avoir  fait  la  mu- 
sique d'un  opéra ,  je  me  trouve ,  je  ne  sais  comment ,  mëu*' 
morphosé  en  musicien.  C'est ,  monsieur ,  en  cette  qualité  que 
M.  le  duc  de  Richelieu  m'a  chargé  des  scènes  dont  vous  avez  lié 
les  divertissemens  de  la  princesse  de  Navarre  ;  il  a  même  eiigé 
que  je  fisse ,  dans  les  canevas  ,  les  ehangemens  nécessaires  pour 
les  rendre  convenables  à  votre  nouveau  sujet.  J*ai  fait  mes  re»^ 
pectueuses  représentations  ;  monsieur  le  duc  a  insisté ,  j*ai  obéi. 
C'est  le  seul  parti  qui  convienne  à  l'état  de  ma  fortune.  M.  Ballot 
s'est  chareé  de  vous  conununiquer  ces  ehangemens  :  je  me  suis 
attaché  à  les  rendre  en  moins  de  mots  qu'il  était  possible  :  c^est 
le  seul  mérite  que  je  puis  leur  donner.  Je  vous  supplie ,  mon- 
sieur, de  les  examiner ,  ou  plutôt  d'en  substituer  de  plus  dignes 
de  la  place  qu'ils  doivent  occuper. 

Quant  au  récitatif,  j'espcre  aussi,  monsieur,  que  vous  vou- 
drez bien  le  juger  avant  Tciécution  ,  et  m'indiquer  les  endroits 
oh  je  me  serais  écarté  du  beau  et  du  vrai ,  c'est-à-dire  de  votre 
pensée.  Quel  que  soit  pour  moi  le  succès  de  ces  faibles  essais,  ils 
me  seront  toujours  glorieux  ,  s'ils  me  procurent  l'honneur  d'être 
connu  de  vous  ,  et  de  vous  montrer  l'admiration  et  le  profond 
respect  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être ,  monsieur ,  votre 
très-liumble ,  etc. 

A   MADAME    hk    BAROMVR    DE.  WARENS. 

Paris',  le  17  décembre  1747. 

Il  n'y  a  que  six  jours,  ma  très-clière  maman  ,  que  je  suis  de 
retour  de  Chenonceaux.  En  arrivant,  j'y  ai  reçu  voire  lettre 
du  2  de  ce  mois,  dans  laquelle  vous  me  reprochez  mon  silence 
et  avec  raison  ,  puisque  j'y  vois  que  vous  n'avez  point  reçu  celle 

3ue  je  vous  avais  écrite  de  là  ,  sous  renveloppc  de  l'abbé  Giloz. 
'en  viens  de  recevoir  une  de  luî-raêiRc ,  dans  laquelle  il  me 
fait  les  mêmes  reproches.  Ainsi  je  suis  certain  qu'il  n'a  point 
reçu  son  paquet ,  ni  vous  votre  lettre  ;  mais  ce  dont  il  semble 
m'accuser  est  justement  ce  qui  me  justifie.  Car  ,  dans  l'éloigne- 
mcnt  où  j'étais  de  tout  bureau  pour  aiïranchir,  je  hasardai  ma 
double  lettre  sans  aifranchi^ement ,  vous  marquant  à  tous  les 
deux  combien  je  craignais  qu'elle  n'arrivât  pas  et  que  j'attendais 
votre  réponse  pour  me  rassurer  ;  je  ne  l'ai  point  reçue  cette  ré- 
ponse ;  et  j'ai  bien  compris  par  là  que  vous  n'aviez  rien  reçu  ,  et 
qu'il  fallait  nécessairement  attendre  mon  retour  à  Paris  pour 


364  CORRESPONDANCE. 

écrire  de  nouveau.  Ce  qui  m'avait  encore  enhardi  à  hasarder 

cette  '-*"-^      -'--" '^- 


une 

manière , 

preuve  de  ce  que  je  'dis ,  prenez  la  peine  de  faire  chercher  au 
bureau  du  Pont  un  paquet  endossé  de  mon  écriture  à  l'adresse 
de  M.  l'abbé  Gilos,  etc.  vous  pourrez  l'ouvrir,  prendre  votre 
lettre ,  et  lui  envoyer  la  sienne  ;  aussi-bien  contiennent-elles 
des  détails  qui  me  coûtent  trop  pour  me  résoudre  à  les  re- 
commencer. 

M.  Descreux  vint  me  voir  le  lendemain  de  mon  arrivée  j  il  me 
dit  qu'il  avait  de  l'argent  à  votre  service  et  qu'il  avait  un  voyage 
à  faire ,  sans  lequel  il  comptait  vous  voir  en  passant  et  vous 
oflFrir  sa  bourse.  Il  a  beau  dire  ,  je  ne  la  crois  çuère  en  meilleur 
état  que  la  mienne.  J'afi  toujours  regardé  vos  lettres-de-change 
qu'il  a  acceptées ,  comme  un  véritable  badinage.  Il  en  acceptera 
bien  pour  autant  de  millions  qu'il  vous  plaira ,  au  même  prix  ; 
je  vous  assure  que  cela  lui  est  fort  égal.  Il  est  fort  sur  le  zéro  , 
aussi-bien  que  M.  Baqueret ,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'aill« 
achever  ses  projets  au  même  lieu.  Du  reste,  je  le  crois  fort  bon 
homme ,  et  qui  même  allie  deux  choses  rares  à  trouver  en* 
semble ,  la  folie  et  l'intérêt. 

Par  rapport  à  moi ,  je  ne  vous  dis  rien ,  c'est  tout  dire.  Malgré 
les  injustices  que  vous  me  faites  intérieurement ,  il  ne  tien- 
drait Qu'à  moi  de  changer  en  estime  et  en  compassion  vos  per- 
pétuelles défiances  envers  moi.  Quelques  explications  suffiraient 
pour  cela  :  mais  votre  cœur  n'a  que  trop  oc  ses  propres  maux  , 
sans  avoir  encore  à  porter  ceux  d'autrui;  j'espère  toujours  qu'un 
jour  vous  me  connaîtrez  mieux ,  et  vous  m'en  aimerez  da- 
vantage. 

Je  remercie  tendrement  le  frère  de  sa  bonne  amitié  et  l'assure 
de  toute  la  mienne.  Adieu,  trop  chère  et  trop  bonne  maman; 
je  suis  de  nouveau  à  l'hôtel  du  Saint-Esprit,  rue  Plâtrière. 

J'ai  différé  quelques  jours  à  faire  partir  cette  lettre ,  sur  l'espé- 
rance que  m'avait  donnée  M.  Descreux  de  me  venir  voir  avant 
son  départ  ;  mais  je  l'ai  attendu  inutilement ,  et  je  le  tiens  parti 
ou  perdu. 

    MADAME    LA   BAROI^NE   DE   WARENS. 

Paris, le  26  août  1748. 

«Je  n'espérais  plus ,  ma  très-bonne  maman  ,  d'avoir  le  plaisir  de 
vous  écrire  ;  l'intervalle  de  ma  dernière  lettre  a  été  rempli  coup 
sur  coup  de  deux  maladies  affreuses.  J'ai  d'abord  eu  une  attaque 
de  colique  néphrétique,  fièvre,  ardeur,  et  rétention  d'urine^  la 
douleur  s'est  calmée  à  force  de  bains,  de  nitre ,  et  d'autres  diu- 
rétiques ;  mais  la  difficulté  d'uriner  subsiste  toujours  ,  et  la 
pierre,  qui  du  rein  est  descendue  dans  la  vessie ,  ne  peut  en  sortir 
que  par  l'opération  :  mais  ^  ma  santé  ni  ma  bourse  ne  me  lais- 


ANNEE  1748.  3G5 

sant  pas  en  état  d'y  songer ,  il  ne  me  reste  plus  de  ce  côté-là  que 
la  patience  et  la  résignation ,  remèdes  qu'on  a  toujours  sous  la 
main ,  mais  qui  ne  guérissent  pas  de  grand'chose. 

En  dernier  lieu  ,  ]e  viens  d  être  attaqué  de  violentes  coliques 
d^estomac,  accompagnées  de  vomissemens  continuels  et  a'un 
flux  de  ventre  excessif.  J'ai  fait  mille  remèdes  inutiles  ,  j'ai  pris 
l'émétique  ,  et  en  dernier  lien  le  sjrmarouba  ;  le  vomissement  est 
calmé  y  mais  je  ne  digère  plus  du  tout.  Les  alimens  sortent  tels 
qne  je  lésai  pris;  il  a  fallu  renoncer  même  au  riz  qui  m'avait 
été  prescrit ,  et  je  suis  réduit  k  me  priver  presque  de  toute 
Boorritare ,  et  par-dessus  tout  cela  d'une  faiblesse  inconcevable. 

Cependant  le  besoin  me  cbasse  de  la  chambre  ,  et  je  me  pro** 
pose  de  faire  demain  ma  première  sortie  ;  peut-être  que  le  grand 
air  et  im  peu  de  promenade  me  rendront  quelque  cnose  de  mes 
forces  perdoes.  On  m'a  conseillé  l'usage  de  l'extrait  de  genièvre, 
mais  il  est  ici  bien  moins  bon  et  beaucoup  plus  cher  que  dans  nos 
montagnes. 

Et  voos  ,  ma  chère  maman ,  comment  êtes-vons  k  présent  ? 
Vos  peines  ne  sont-elles  point  calmées  ?  n'êtes-vous  point  apai- 
sée an  sujet  d*un  malbenrenx  fils ,  qui  n'a  prévu  vos  peines  que 
de  trop  loÎBy  sans  jamais  les  pouvoir  soulager?  Vous  n'avexcoona 
ni  mon  cœur  ni  ma  situation.  Permettex-moi  de  vous  répondre 
ce  que  voos  m'avex  dit  û  souvent ,  joq»  ne  me  connaitrex  que 
qaûd  il  n'en  sera  plus  temps. 

M.  Léonard  a  envové  ê^nnr  de  mes  nouvelles ,  il  y  a  qnelqne 
temps,  le  promis  de  fui  écrire ,  et  je  l'aurais  fait  si  je  n'étais  re» 
tomLé  malade  précisément  dans  ce  temps4à.  Si  vous  jugiex  à 
propos  ,  BOUS  nous  écririons  à  l'ordinaire  par  cette  voie.  Ce  serait 
qoelques  ports  de  lettres  «  quelques  afD-aochiuemens  ,  épargnés 
dan»  nn  temps  oii  cette  lésine  est  presque  de  nécessité.  J'espère 
ton  jours  que  ce  temps  n'est  pas  pour  durer  étemel  leineo  t.  Je 
voudrais  bien  avoir  quelque  voie  sûre  pour  tu  ouvrir  à  vous  sur 
z::a  véritable  situation.  J  aurais  le  plus  grand  hetoïu  de  vos  con- 
seils. Xuse  mon  esprit  et  ma  santé  pour  tâcher  de  me  conduire 
avec  saçesse  dans  ces  circonstances  difiiciles ,  pour  sortir  ,  s'il  est 
po&sîLie.,  de  cet  état  d*€»pproLre  et  de  misère;  et  je  crois  m'a- 
percei  oir  chaque  jour  que  c'est  le  bavard  seul  qui  re;;Ie  ma  des- 
tinée .  et  que  la  prudence  la  plus  consoutnoM-e  nr  peut  riea  faire 
du  tout.  Adieu  «  mon  aimable  xuainao .  écTivex^-iuoi  toujours  k 
i'nôteJ  du  Saint-Esprit .  rue  Pliitriere. 

A  MkviiÊZ  Là  cAfossc  DE  WARENS. 

L.  K  tranail  extraordinaire  qui  mVi»t  survenu .  et  une  très-mau- 
vaise sanltr.  m'ont  empêché  .  uu  tre?-boDDe  luaiuaD  .  de  remphr 
xuDs  oeroiT  envers  vous .  depuis  ud  mois.  Je-  me  suis  charge  de 
GL»eiqu€rs  arLiL>ï  pour  ie  graud  DiC'tionuajre  de^  art^  et  des 
c .'  ïi'>*^  .  cjii  on  '.a  metlre  scuis  piea^t.  La  be^oçne  cr^ll  sous  n^ 


366  CORRESPONDANCE. 

main  y  et  il  faut  la  rendre  à  jour  nomme  ;  de  ^açon  que ,  sur* 
chargé  de  ce  travail  ,  sans  préjudice  de  mes  occupations  ordi- 
naires ,  je  suis  contraint  de  prendre  mon  temps  sur  les  heures  de 
mon  sommeil.  'Je  suis  sur  les  dents }  mais  j  ar  promis  ,  il  faut 
tenir  parole  :  d'ailleurs  je  tiens  au'cul  et  aux  cnausses  de  gens 
oui  m'ont  fait  du  mal  y  la  bile  me  domne  des  forces  ,  et  même  de 
1  esprit  et  de  la  science  : 

La  colère  suffit  et  vaut  un  Apollon. 

Je  bouquine ,  j'apprends  le  grec.  Chacun  a  ses  armes  :  au  lien 
de  faire  des  chansons  à  mes  ennemis  ,  je  lenr  fais  des  articles  de 
dictionnaire  :  l'un  vaudra  bien  l'autre  y  et  durera  plus  long- 
temps. 

Voilà  ,  ma  chëre  maman ,  quelle  serait  l'excuse  de  ma  négli- 
gence ,  si  j'en  avais  quelqu'une  de  recevable  auprès  de  vous  : 
mais  Je  sens  bien  que  ce  serait  un  nouveau  tort  de  prétendre  me 
justifier.  J'avoue  le  mien  en  vous  en  demandant  pardon.  Si  l'ar- 
denr  de  la  haine  l'a  emporté  quelques  instans  dans  mes  occupa- 
tions sur  celle  de  l'amitié ,  crovez  qu'elle  n'est  pas  faite  pour 
avoir  long-temps  la  préférence  dans  un  cœur  qui  vous  appartient. 
Je  quitte  tout  pour  vous  écrire  :  c'est  Ui  véritablement  mon  état 
naturel. 

En  vous  envoyant  une  réponse  à  la  dernière  de  vos  lettres  , 
celle  que  j'avais  reçue  de  Genève ,  je  n'y  ajoutai  rien  de  ma  main  ; 
mais  )e  pense  que  ce  que  je  vous  adressai  était  décisif  et  pou- 
vait me  dispenser  d'autre  réponse ,  d'antant  pins  que  j'aurais  eu 
trop  à  dire. 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  vous  charger  de  mes  tendres 
remercîmens  pour  le  frère  ;  de  lui  dire  que  j'entre  parfaitement 
dans  ses  vues  et  dans  ses  raisons ,  et  qu'if  ne  me  manque  que  les 
moyens  d'y  concourir  plus  réellement.  U  faut  espérer  qu'un 
temps  plus  favorable  nous  rapprochera  de  séjour,  comme  la 
même  façon  de  penser  nous  rapproche  de  sentiment. 

Adieu,  ma  bonne  maman ,  n'imitez  pas  mon  mauvais  exemple  ; 
donnez-moi  plus  souvent  des  nouvelles  de  votre  santé ,  et  plai- 
gnez un  homme  qui  succombe  sous  un  travail  ingrat. 

A  M.  DE  VOLTAIRE. 

Paris,  3o janvier  ijSo*-. 

U  N  Rousseau  se  déclara  autrefois  votre  ennemi ,  de  peur  de  se 
reconnaître  votre  inférieur  ;  un  autre  Rousseau ,  ne  pouvant 
approcher  du  premier  par  le  génie ,  veut  imiter  ses  mauvais  pro- 
céaés.  Je  porte  le  même  nom  qu'eux  ;  mais ,  n'ayant  ni  les  talens 
de  l'un  ni  la  suffisance  de  l'autre,  je  suis  encore  moins  capable 
d'avoir  leurs  torts  envers  vous.  Je  consens  bien  de  vivre  inconnu, 
mais  non  déshonoré  ;  et  je  croirais  l'être  si  j'avais  manqué  au 
respect  que  vous  doivent  tous  les  gens  de  lettres  ^  et  qu'ont  pour 
yous  to^s  ceux  qui  en  méritent  eux-mêmes. 


ANNÉE  1750.  367 

Je  oe  veux  point  m'étendre  sur  ce  sujet ,  ni  enfreindre ,  même 
avec  vous ,  U  loi  que  je  me  suis  imposée  de  ne  jamais  louer  per- 
sonne en  face,  mais  ,  monsieur  ,  ie  prendrai  la  liberté  de  vous 
dire  aue  vous  avez  mal  jugé  d'un  nomme  de  bien  en  le  croyant 
capable  de  payer  d'ingratitude  et  d'arrogance  la  bonté  et  rhonné- 
teté  dont  vous  avez  usé  envers  lui  au  sujet  denféUê  de  /?aim>w(i). 
Je  n'ai  point  oublié  la  lettre  dont  vous  m'honorâtes  dans  cette 
occasion.  £lle  a  achevé  de  me  convaincre  que,  malgré  de  veines 
calomnies ,  vous  êtes  véritablement  le  protecteur  des  talens  nais* 
sans  qui  en  ont  besoin.  C'est  en  faveur  de  ceux  dont  je  faisais 
l'essai  que  voua  daignâtes  me  promettre  de  l'amitié  j  leur  sort  fut 
malheureux  ,  et  j'aurais  dA  m'^  attendre.  Un  solitaire  qui  ne  sait 
point  parler  ,  un  homme  timide ,  découragé ,  n'osa  se  présenter 
à  vous.  Quel  eût  été  mon  titre?  Ce  ne  fut  point  le  zèle  qui  me 
manqua  ,  mais  l'orgueil  }  et ,  n'osant  m'ofTrir  à  vos  yeux  ,  j'at- 
tendis du  temps  quelque  occasion  favorable  pour  vous  témoigner 
mon  respect  et  ma  reconnaissance. 

Depuis  ce  jour,  j'ai  renoncé  aux  lettres  et  &  la  fantaisie  d'ac- 
quérir de  la  réputation  :  et ,  désespérant  d'y  arriver  comme  vous 
à  force  de  génie ,  j'ai  dédaigné  dfe  tenter ,  comme  les  hommes 
vnlçaires ,  a  y  parvenir  k  force  de  manège  ;  mais  je  ne  renonce- 
rai jamais  à  mon  admiration  pour  vos  ouvrages.  Vous  avez  peint 
l'amitié  et  toutes  les  vertus ,  en  homme  qui  les  connaît  et  les 
aime.  J'ai  entendu  murmurer  l'envie  ;  j'ai  méprisé  ses  clameurs , 
et  j'ai  dit,  sans  crainte  de  me  tromper  :  Ces  écrits,  qui  m'élê- 
vent  Tame  et  m'enflamment  le  courage ,  ne  sont  point  les  pro- 
ducûons  d'un  homme  indiflerent  pour  la  vertu. 

Vous  n'avez  pas  non  plus  bien  jugé  d'un  républicain  ,  puisque 
l'étais  connu  de  vous  pour  tel.  J'adore  la  liberté,  je  déteste  éga- 
lement la  domination  et  la  ser^'itude  ,  et  ne  veux  en  imposer  k 
personne.  De  tels  sentimens  sympathisent  mal  avec  VïutnAttnce  'p 
elle  est  plus  propre  à  des  esclaves,  ou  k  des  hommes  plus  vils 
encore,  à  de  petits  auteurs  jaloux  des  grands. 

Je  vous  proteste  donc ,  monsieur,  qoe  non'-^eulement  Rousseau 
de  Genève  n'a  point  tenu  les  discours  que  vous  lui  9\i'z  Attribués, 
mais  qu'il  est  incapable  d'en  tenir  de  pareils.  Je  ne  me  flatu»  pas 
de  rhonnenr  d'être  connu  de  vous,  mais,  si  jamais  ce  bonheur 
m'arrive ,  ce  ne  sera  ,  j'espère ,  que  par  des  endroits  digues  de 
TOtre  estime. 

J*ai  l'honneur  d'être  avec  on  profond  respect , 

Monsieur , 

Votre  trcS'bumLIe ,  etc* 

(i)  La  Princesse  de  NsTarre*  * 


363  CORRESPONDANCE. 

A  MM.  DE  L'ACADÉMIE  DE  DIJON. 

Paris ,  le  18  jailleUi/Sot 
ESSIECnS . 


M 


Vous  m'honorez  d'un  prix  nuquel  j'ai  concouru  sans  y  pré^ 
tendre,  et  qui  m'est  d'autant  plus  cher  que  ]e  l'attendais  moins. 
Préférant  votre  estime  à  vos  recompenses  ,  j'ai  osé  soutenir,  de^ 
vant  vous ,  contre  vos  propres  intérêts  ,  le  parti  que  j'ai  cra 
celui  de  la  vérité,  et  vous  avez  couronné  mon  courage.  Messieurs, 
ce  que  vous  avez  fait  pour  ma  gloire  ajoute  à  la  vôtre.  Assez 
d'autres  jugemens  honoreront  vos  lumières;  c'est  à  celui-ci  qu'il 
appartient  d'honorer  votre  intégrité. 

Je  suis  avec  un  profond  respect ,  etc. 

A  M.  l'abbé  RAYNAL, 
alors  auteur  du  Mercure  de  France» 

Paris,  le  25  juillet  i75o» 

y  eus  le  voulez  ,  monsieur ,  je  ne  résiste  pins:  il  faut  vous  ou- 
vrir un  porte-feuille  qui  n'était  pas  destiné  à  voir  1^  jour ,  et 
3ui  en  est  trës-peu  digne.  Les  plaintes  du  puhlic  sur  ce  déluge 
e  mauvais  écrits  dont  on  l'inonde  journellement  m'ont 
assez  appris  qu'il  n'a  que  faire  des  miens  ;  et  ^  de  mon  côté  ,  la 
réputation  d'auteur  médiocre^  à  laquelle  seule  j'aurais  pu  aspi- 
rer ,  a  peu  flatté  mon  ambition.  N'ayant  pu  vaincre  mon  pen- 
chant pour  les  lettres  ,  j'ai  presque  toujours  écrit  pour  moi 
seul  (1)  ;  et  le  public  ,  ni  mes  amis,  n'auront  pas  à  se  plaindre 

Sue  j'aie  été  pour  eux  recitator  acerbus.  Or  ,  on  est  toujours  in- 
ulgent  à  soi-même  ,  et  des  écrits  ainsi  destinés  à  l'obscurité  , 
l'auteur  même  eût-il  du  talent ,  manqueront  toujours  de  ce  feu 

3ue  donne  l'émulation  ,  et  de  cette  correction  dont  le  seul  désir 
e  plaire  peut  surmonter  le  dégoût. 

Une  chose  singulière,  c'est  qu'ayant  autrefois  publié  un  seul 
ouvrage  (2),  oii  certainement  il  n'est  point  question  de  poésie  , 
on  me  fasse  aujourd'hui  poëte  malgré  moi;  on  vient  tous  les 
jours  me  faire  compliment  sur  des  comédies  et  d'autres  pièces 
de  vers  que  je  n'ai  point  faites  ,  et  que  je  ne  suis  pas  capable 
de  faire.  C'est  l'identité  du  nom  de  l'auteur  et  du  mien ,  qui 
m'attire  cet  honneur.  J'en  serais  flatté  ,  sans  doute  ,  si  l'on  pou- 
vait l'être  des  éloges  qu'on  dérobe  à  autrui  )  mais  louer  un 
homme  de  choses  qui  sont  au-dessus  de  ses  forces  ,  c'est  le  faire 
songer  à  sa  faiblesse. 

(1)  Pour  juger  si  ce  langage  était  sincère,  on  Tondra  bien  faire  atten- 
tion que  celui  qui  parlait  aiusi  dans  une  lettre  publique  avait  alors  près 
de  quarante  ans. 

(2)  Dissertation  sur  la  musique  moderne. 


ANNÉE 
<e  m^étais  eisajé  ,  je  l'a 


7În. 


3fi, 


Bue,  dans  le  genre  lyriqui 
lateurs  ,  décrie  desarlisles,  et  que  Sa  reu— 
e  deux  aris  difficiles  a  fatL  exclure ,  par  ces  deruier» ,  avec 
autant  de  cliulenr  que  si  en  elTel  il  eût  ele  excellent. 

Je  m'êiais  ituaginê,  en  vrai  Suisse,  que  pour  réussir  il  ne  fal- 
lait que  bien  faire  ;  mais  ayant  vu ,  par  I  expérience  d'aulrui , 
^ue  bien  faire  est  le  premier  et  le  plus  graud  obstacle  qu'on 
trouve  a  surmanCer  dans  cette  carrière ,  et  ayaut  éprouvé  moî- 
méine  qu'il  y  faut  d'autres  laiens  que  je  ne  puis  ni  ne  veux 
«voir,  je  me  sois  hàlé  de  rentrer  dans  l'obscurité  qui  convient 
également  à  mes  laiens  et  à  mon  caractère  .  et  ou  vous  devries 
ne  laisser  pour  l'hoiineur  de  votre  journal.  Je  suis  ,  etc. 


I 

I 


Ori.madam 
chargé  de  leur 
misère  et  mes  j 
cher  ,  c'est  un  i 


DAME  DE  CHENO.\CEAUX. 


entretien   Tel 
laui  u'ôtent  le  po 
lalheur  dont  il  fau 


ril.7S,. 

[  Enfans-Trouyés.  J'a 

t'ait  pour  cela.  Si  mi 

r  de  remplir  un    soin  s 

plaindre  ,  et  non  pas  ui 

ubsistance;  je  la  leur  a 


urée  meilleure ,        _ 
ia  li?ur  (ionner  moi-même.  Cet  article  eU  avant  tout.  Lusui'te 
\Ient  la  considération  de  leur  mère,   qu'il  ne  faut  pas  désbo- 

'  la  journée 


i  pam 


situation  :  je  gagne 
de  peine.  Comnienl  nourrirais-je  eucore 
uue  idiuiiie:  i:.i  m  (états  contraint  de  recourir  au  métier 
d'auteur,  comment  les  soucis  domestiques  et  le  tracas  des  en- 
fans  me  laisse  raient- il  s  ,  dan«  mon  grenier  ,  la  traucjuillite  d'es- 
prit nécessaire  pour  faire  un  travail  lucratif?  Les  écrits  que 
dicte  la  faim  ne  rapportent  guère ,  et  cette  ressource  est  bientôt 
épuisée.  Il  faudraitdunc  recourir  aux  protections,  k  l'intrigue  , 
au  manège  ;  briguer  quelque  vil  emploi  ;  le  foire  valoir  par  les 
moyens  ordinaires,  autrement  il  ne  me  nourrira  pas,  et  me 
sera  bientôt  ôté  ;  enfin  ,  me  livrer  moi-même  à  toutes  les  infa- 
mies pour  lesquelles  je  suis  pénétré  d'une  si  juste  horreur.  Nour- 
rir moi ,  mes  enlans  et  leur  mère ,  du  sang  des  misérables  '.  ^on  , 
madame,  il  vaut  mieux  qu'ils  soient  orphelins  ,  que  d'avoir  pour 
père  un  fripon. 

Accablé  d'une  maladie  douloureuse  et  mortelle,  je  ne  poi« 
espérer  encore  une  longue  vie;  quand  je  ponrr.iis  entretenir, 
de  mon  vivant,  ces  infortunés  destinés  ^  souffrir  un  jour,  ils 
paieraient  chèrement  l'avantage  d'avoir  été  tenus  un  peu  plus 
délicatement  qu'ils  ne  pourront  l'être  oii  ils  sont.  Leurmcre, 
victime  de  mon  zèle  indiscret ,  chargée  de  sa  propre  honte ,  et 
de  ses  propres  besoins  ,  presque  aussi  valétudinaire  et  encore 
moins  en  étal  de  les  nourrir  tjue  moi ,  sera  forcée  de  les  abon- 
donner  à  eiu-mèmes  ;  et  je  ne  vois ,  pour  eux  ,  que  l'allernalive 

24 


37©  '  CORRESPONDANCE. 

de  se  faire  décrottenrs  ou  bandits ,  ce  qui  revient  l>ieiitM  aa 
même.  Si  du  moins  leur  ëtat  était  légitime,  ils  pourraient  trou* 
▼er  plus  aisément  des  ressources.  Ayant  à  porter  à  la  fois  le 
deshonneur  de  leur  naissance,  et  celui  de  leur  misère  ,  que  de* 
viendront-ils  ? 

Que  ne  me  suis^je  marié ,  me  direz- vous?  Demandes-le  à  vos 
injustes  lois ,  madame.  Il  ne  me  convenait  pas  de  contracter  un 
engagement  étemel ,  et  jamais  on  ne  me  prouvera  qu'ancnn 
devoir  m'j  oblige.  Ce  qu  il  y  a  de  certain ,  c'est  que  je  n'en  ai 
rien  fait ,  et  que  je  n'en  veux  rien  faire.  Il  ne  faut  pas  faire  des 
enfans,  quand  on  ne  pent  pas  les  nourrir?  Pardoones-oioî , 
madame  ;  la  nature  veut  qu'on  en  fasse ,  puisque  la  terre  pro- 
duit de  quoi  nourrir  tout  le  monde:  mais  c'est  l'état  des  riches, 
c'est  votre  état ,  qui  vole  au  mien  le  pain  de  mes  enfans.  Lsi 
nature  veut  aussi  qu'on  pourvoie  à  leur  subsistance  :  voilà  ce 

Sue  j'ai  fait  ;  s'il  n'existait  pas  pour  eux  un  asile  ,  je  ferais  mon 
avoir ,  et  me  résoudrais  à  mourir  de  faim  moi-ménoe ,  plutdt 
que  de  ne  les  pas  nourrir. 

Ce  mot  d'Enfans-Trouvés  vous  en  imposeraît-îl ,  comme  it 
l'on  trouvait  ces  enfans  dans  les  mes ,  exposés  à  périr  ,  û  le 
hasard  ne  les  sauve  ?  Sovex  sûre  que  vous  n'auries  pas  plus 
d'horreur  que  moi  pour  l'indiçne  përe  qui  pourrait  se  résoudre 
à  cette  barbarie  :  elle  est  trop  loin  de  mon  cœur ,  pour  que  je 
daigne  m'en  justifier.  II  y  a  des  règles  établies  ;  hiformei^TOOt 
de  ce  qu'elles  sont ,  et  vous  saurez  que  les  enfans  ne  sortent  des 
mains  de  la  sage-fenune ,  que  pour  passer  dans  celles  d*uno 
nourrice.  Je  sais  que  ces  en&ns  ne  sont  pas  élevés  délicatement; 
tant  mienx  pour  eux  ,  ils  en  deviennent  pins  robustes  ;  on  ne 
leur  donne  rien  de  superflu  ,  mais  ils  ont  le  nécessaire.  On  n'en 
fait  pas  des  messieurs  ,  mais  des  paysans  ou  des  ouvriers.  Je  ne 
vois  rien  ,  dans  cette  manière  ae  les  élever ,  dont  je  ne  fisse 
choix  pour  les  miens.  Quand  j'en  serais  le  maitre ,  je  ne  les  pré- 

Cirerais  point,  par  la  mollesse  ,  aux  maladies  que  donnent  la 
tigue  et  les  intempéries  de  l'air  k  ceux  qui  n'y  sont  pas  faits. 
Us  ne  sauraient  ni  danser ,  ni  monter  à  cheval  ;  mais  ils  auraient 
de  bonnes  Jambes  infatigables.  Je  n'en  ferais  ni  des  auteurs  ,  ni 
des  gens  de  bureau  ;  je  ne  les  exercerais  point  à  manier  la 
phime ,  mais  la  charrue ,  la  lime ,  ou  le  rabot ,  instrumens  qui 
ibnt  mener  une  vie  saine  ,  laborieuse ,  innocente ,  dont  on  n'a- 
buse  jamais  pour  mal  faire  ,  et  qui  n'attirent  point  d'ennemis 
en  faisant  bien.  Cest  à  cela  quils  sont  destinés;  par  la  rus- 
tique éducation  qu'on  leur  donne ,  ils  seront  plus  heureux  que 
leur  përe. 

Je  suis  privé  du  plaisir  de  les  voir  ,  et  je  n'ai  jamais  savouré 
la  douceur  des  embrassemens  paternels.  Hélas  !  je  vous  l'ai 
déjà  dit ,  je  ne  vois  là  qnfi  de  quoi  me  plaindre ,  et  je  les  délivre 
de  la  misère  à  mes  dépens.  Ainsi  voulait  Platon  que  tous  les  enfans 
fussent  élevés  dans  sa  république  ;  que  chacun  restât  inconnu  à 
son  père,  et  que  tons  fussent  les  enfans  de  l'état.  Mais  cette  édu- 


ANNÉE  i^St;  371 

cation  est  vile  et  basse  !  voilà  le  grand  crime ,  il  vous  en  impose 
comme  anx  autres;  et  vous  ne  voyez  pas  que,  suivant  toujours 
les  préjuges  du  monde ,  vous  prenez,  pour  le  déshonneur  du 
vice  y  ce  qui  n'est  que  celui  de  la  pauvreté. 

A  XÀDÂXB  DE  GRÉQUL 

FlirU  1 9  octobre  lySi» 

u  B  me  flattais ,  madame ,  d'avoir  une  ame  à  l'épreuve  des 
louanges;  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  m'apprend  à  comp- 
ter moins  sur  moi-même  ;  et ,  s'il  faut  que  je  vous  voie ,  voua 
d'autres  raisons  d*y  compter  beaucoup  moins  encore.  J'obéirai 
toutefois ,  car  c'est  à  vous  qu'il  appartient  d'apprivoiser  les 
monstres. 
Je  me  rendrai  donc  à  vos  ordres  ,  madame  ,  le  jour  qu'il  vous 

Slaira  de  me  prescrire.  Je  sais  que  M.  d'Alembert  a  Fhonnenr 
e  vous  faire  sa  cour  ;  sa  présence  ne  me  chassera  point  ;  mais 
ne  trouvez  pas  mauvais  ,  je  vous  supplie  ,  que  tout  autre  tiers 
me  fasse  disparaître. 
Je  suis  avec  un  profond  respect ,  madame  ,  etc. 

A  MÂDÂXB  GONCERU,  née  Roussbav.     . 

Genève,  le  11  jaillet  ij5u 

1 L  y  a  quinse  jours ,  ma  très-bonne  et  trës-chëre  tante  ,  que 
je  me  propose  ,  chaque  matin  ,  de  partir  pour  aller  vous  voir, 
vous  embrasser ,  et  mettre  à  vos  pieds  un  neveu  qui  se  souvient  f 
avec  la  plus  tendre  reconnaissance ,  des  soins  que  vous  aves 
pris  de  lui  dans  son  enfance ,  et  de  l'amitié  que  vous  lui  avec 
toujours  témoignée.  Des  soins  indispensables  m'ont  empéchtf^ 
jusqu'ici ,  de  suivre  le  penchant  démon  cœur,  et  me  retiendront 
encore  quelques  jours  ;  mais  rien  ne  m'empêchera  de  satisfairs 
mon  empressement  à  cet  égard ,  le  plutât  qu'il  me  sera  pos- 
sible ;  et  j'aime  encore  mieux  un  retard ,  qui  me  laissera  le  loisir 
de  passer  quelque  temps  près  de  vous ,  que  d'être  obligé  d'aller 
et  revenir  le  même  jour.  Je  ne  puis  vous  dire  quelle  lete  Je  nuf 
fais  de  vous  revoir ,  et  de  retrouver  en  vous  cette  chère  et  bonne 
tante ,  que  je  pouvais  appeler  ma  mëre ,  par  les  bontés  qu'elle 
avait  pour  moi ,  et  à  laquelle  je  ne  pense  jamais  sans  un  véri- 


peu  de  la  même  bonté  que  vous  aves  toujours  eue  pour 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur  l'un  et  l'autre ,  et  suis  avec 
le  plus  tendre  et  le  plus  respectueux  attachement  ;  etc. 


37a  'correspondance. 

  MADAME   LA   BAROMKE   DE   WARENS. 

PirîS|  le  iSférrier  1753. 

T  ous  trouvères  ci-joint,  ma  chère  maman  ,  une  lettre  de  240 
livres.  Mon  cœar  s'afflige  également  de  la  petitesse  de  la  somme 
et  du  besoin  que  vont  en  avez  :  tâchez  de  pourvoir  aux  besoins 
les  plus  pressans  ;  cela  est  plus  aisé  oîi  vous  êtes  qu'ici ,  oit 
toutes  choses ,  et  surtout  le  pain ,  sont  d'une  cherté  horrible. 
Je  ne  veux  pas,  ma  bonne  maman  ,  entrer  avec  vous  dans  le  dé- 
tail des  choses  dont  vous  me  parlez  ,  parce  que  ce  n'est  pas  le 
temps  de  vous  rappeler  auel  a  toujours  été  mon  sentiment  sur 
Tos  entreprises  :  je  vous  airai  seulement  qu'au  milieu  de  toutes 
vos  infortunes ,  votre  raison  et  voire  vertu  sont  des  biens  qu'on 
ne  peut  vous  6ter ,  et  dont  le  principal  usage  se  trouve  dans  les 
afflictions. 

Votre  fils  s'avance  k  grands  pas  vers  sa  dernière  deitoenre  :  le 
mal  a  fait  un  si  grand  progrès  cet  hiver  que  je  ne  dois  j>lu8  m'at- 
tendre  à  en  voir  un  autre.  J'irai  donc  à  ma  destination  avec  le 
seul  regret  de  vous  laisser  malheureuse. 

On  donnera ,  le  premier  de  mars ,  la  première  représentation 
du  Devin  à  l'Opéra  de  Paris  :  je  me  ménage  jusqu'à  ce  temps-là 
avec  un  soin  extrême ,  afin  d'avoir  le  plaisir  de  le  voir.  Il  sera 
joué  aussi  le  lundi  gras  au  château  de  iBéllevue  en  présence  dn 
roi }  et  madame  la  marouise  de  Pompadour  y  fera  un  rôle. 
Comme  tout  cela  sera  exécuté  par  des  seigneurs  et  dames  de  la 
cour ,  je  m'attends  à  être  chanté  faux  et  estropié  ;  ainsi  je  n'irai 
point,  b'ailleurs  ,  n'ayant  pas  voulu  être  présenté  an  roi ,  je  ne 
veux  rien  faire  de  ce  qui  aurait  l'air  d'en  rechercher  de  nouveau 
l'occasion  :  avec  toute  cette  gloire  ,  je  continue  à  vivre  de  mon 
métier  de  copiste  qui  me  rend  indépendant ,  et  qni  me  rendrait 
heureux  si  mon  bonheur  pouvait  se  faire  sans  le  vôtre  et  sans  la 
santé. 

J'ai  quelques  nouveaux  ouvrages  à  vous  envoyer ,  et  je  me  ser^ 
virai  pour  cela  de  la  voie  de  monsieur  Léonard  ou  de  celle  de 
l'abbe  Giloz  ,  faute  d'en  trouver  de  plus  directes. 

Adieu ,  ma  très-bonne  maman  ;  aimez  toujours  nn  fils  qni  vou- 
drait vivre  plus  pour  vous  que  pour  lui-même. 

  MADAME   LA   BAROUVE   DE  WARENS. 


M 


ADAME , 


J'ai  lu  et  copi2  le  nouveau  mémoire  que  vous  avez  pris  la 
peine  d^  m'envoyer  :  j'approuve  fort  le  retranchement  que  vous 
avez  fait ,  puisqu'outre  que  c'était  un  assez  mauvais  verbiage  , 
c'est  que ,  les  circonstances  n'en  étant  pas  conformes  à  la  vérité , 
je  me  faisais  une  violente  peine  de  les  avancer  ;  mais  aussi  il  ue 


ANNÉE  17Ï3.  373 

fallait  pas  me  faire  dire  au  commencement  que  j'avais  aban- 
donné tous  mes  droits  et  prétentions  ,  puisque  y  rien  n'étant  plus 
manifestement  faux ,  c'est  toujours  mensonge  pour  mensonge , 
et ,  de  plus ,  que  celui-là  est  bien  plus  aisé  à  vérifier. 

Quant  aux  autres  changemens  ,  je  vous  dirai  là-dessus ,  ma- 
dame ,  ce  que  Socrate  répondit  autrefois  à  un  certain  Lisias.  Ce 
Lisias  était  le  plus  habile  orateur  de  son  temps ,  et ,  dans  l'accusa- 
tion oii  Socrate  fut  condamné  ,  il  lui  apporta  un  discours  qu*i] 
avait  travaillé  avec  grand  soin  ,  oii  il  mettait  ses  raisons  et  les 
moyens  de  Socrate  dans  tout  leur  jour  :  Socrate  le  lut  avec  plaisir 
et  le  trouva  fort  bien  fait  ;  mais  il  lui  dit  franchement  qu'il  ne  lui 
était  pas  propre.  Sur  quoi  Lisias  lui  ayant  demandé  comment  il 
était  possible  que  ce  aiscours  fiit  bien  fait  s'il  ne  lui  était  pas 
propre  ;  de  même  ,  dit-il ,  en  se  servant ,  selon  sa  coutume,  de 
comparaisons  vulgaires ,  qu'un  excellent  ouvrier  pourrait  m'ap- 
porter  des  habits  ou  des  souliers  magnifiques,  brodés  d'or,  et 
auxquels  il  ne  manquerait  rien  ,  mais  qui  ne  me  conviendraient 
pas.  Pour  moi ,  plus  docile  que  Socrate ,  j'ai  laissé  le  tout  comme 
vous  avez  jugé  a  propos  de  le  changer ,  excepté  deux  ou  trois 
expressions  de  style  seulement ,  qui  m'ont  paru  s'être  glissées 
par  mécarde. 

J'ai  été  plus  hardi  à  la  fin  :  je  ne  sais  quelles  pouvaient  être 
vos  vues  en  faisant  passer  la  pension  par  les  mains  de  Son  Excel- 


équivoque  et  qu'on  pût  me  soupçonner  d'être  homme  à  détoni 
ner  cet  argent  ou  à  en  faire  un  mauvais  usage  ,  je  me  serais  biea 
gardé  de  changer  l'endroit  aussi  librement  que  je  l'ai  fait  ;  et  ce 
qui  m'a  engage  à  parler  de  moi ,  c'est  que  f  ai  cru  pénétrer  que 
votre  délicatesse  se  faisait  quelque  peine  qu'on  pût  penser  que 
cet  arsent  tournât  à  votre  pront  :  idée  qui  ne  peut  tomber  bue 
dans  1  lesprit  d'un  enragé.  Quoi  qu  il  en  soit,  j'espère  bien  n'en  ja- 
mais souiller  mes  mains. 

Yous  avez  ,  sans  doute  par  mégarde ,  joint  ao  mémoire  one 
feuille  séparée  que  je  ne  suppose  pas  qui  fût  à  copier  :  en  efiet , 
ne  pourrait-on  pas  me  demander  de  quoi  je  me  mêle  là  ;  et 
moi ,  qui  assure  être  séquestré  de  toute  affaire  civile ,  me  sîéraît- 
il  de  paraître  si  bien  instruit  de  choses  quf  ne  sont  pas  de  ma 
compétence? 

Quant  à  ce  qu'on  me  fait  dire  que  je  souhaiterais  n'être  pas 
nommé  ,  c'est  une  fausse  délicatesse  que  je  n'ai  point  :  la  honte 
ne  consiste  pas  à  dire  qu'on  reçoit ,  mais  à  être  obligé  de  rece* 
voir  'y  je  méprise  les  détours  d'une  vanité  mal  entendue  autant 
que  je  fais  cas  des  sentimens  élevés.  Je  sens  pourtant  le  prix  d'an 
pareil  ménagement  de  votre  part  et  de  celle  ae  mon  oncle;  mais  je 


374  CORRESPONDANCE, 

vous  en  dispeaie  l'un  et  Tautre.  D'ailleurs ,  sous  quel  nom ,  dites- 
moi  ,  feries-vous  enregistrer  la  pension  ? 

Je  fais  mille  remercimens  au  très -cher  onde  :  je  connais 
tous  les  jours  mieux  quelle  est  sa  bonté  nour  moi  ;  sM  a  obligé 
tant  d'ingrats  en  sa  yie,  il  peut  s'assurer  d'avoir  au  moins  trouvé 
ttn  cœur  reconnaissant  ;  car ,  conune  dit  Sénëque  : 

Malla  perdanda  tant ,  nt  lemel  ponat  bene. 

Ce  latin-tt  c'est  pour  l'oncle  :  en  voici  pour  vous  la  traduc- 
tion française  : 

Perdes  force  bien&its  pour  es  bien  placer  un. 

n  j  a  long-temps  que  vous  pratiques  cette  sentence ,  sans  9  je 
gage ,  l'avoir  jamais  lue  dans  Séncque. 
Je  suis  dans  la  plus  grande  vivacité  de  tous  mes  sentimens»  etc. 

A  xinAXB  LA  BÀRoirHB  DE  WARENS. 

IdfS  départ  de  M.  Deville  se  trouvant  prolongé  de  quelques 
jours ,  cela  me  donne ,  chère  maman ,  le  loisir  de  m'entretenir 
encore  avec  vous. 

Comme  je  n'ai  nulle  relation  k  la  cour  de  l'Infant ,  je  ne  sau- 
rais que  vous  exhorter  à  vous  servir  des  connaissances  que  vos 
amis  peuvent  vous  procurer  de  ce  côté-là  :  je  puis  avoir  quelque 
facilité  de  plus  du  côté  de  la  cour  d'Espagne ,  ayant  plusieurs 
amis  qui  pourraient  nous  servir  de  ce  cote.  J'ai  9  entre  autres , 
ici  M.  le  marquis  de  Turrieta  ,  qui  est  assez  ami  de  mon  ami , 

Îeut-étre  un  peu  le  mien  :  je  me  propose  à  son  départ  pour  Ma* 
rid  9  on  il  doit  retourner  ce  printemps ,  de  lui  remettre  un  mé- 
moire relatif  à  votre  pension  ,  qui  aurait  pour  objet  de  vous  la 
faire  établir  pour  toujours  à  la  pouvoir  manger  oii  il  vous  plai- 
rait ;  car  mon  opinion  est  que  c'est  une  affaire  désespérée  du  côté 
de  la  cour  de  Turin  ,  oii  les  Savoyards  auront  toujours  assez  de 
crédit  pour  vous  faire  tout  le  mal  qu'ils  voudront,  c'est-à-dire  tout 
celui  qu'ils  pourront.  Il  n'en  sera  pas  de  même  en  Espagne  oùl 
nons  trouverons  toujours  autant,  et,  comme  je  crois,  plus  d'a- 
mis qu'eux.  Au  reste ,  je  suis  bien  éloigné  de  vouloir  vous  flatter 
du  succès  de  ma  dcmarcbe  ;  mais  que  risquons-nous  de  tenter  ? 
^lant  à  M.  le  marquis  Scottî ,  je  savais  déjà  tout  ce  que  vous 
m'en  dites  ,  et  je  ne  manquerai  pas  d'insinuer  cette  voie  à  celui 
à  qui  je  remettrai  le  mémoire  ;  mais  comme  cela  dépend  de  plu- 
sieurs circonstances-,  soit  de  l'accès  qu'on  peut  trouver  auprès  de 
lui ,  soit  de  la  répugnance  que  pourraient  avoir  mes  correspon- 
dans  à  lui  faire  leur  cour  ,  soit  enfin  de  la  vie  du  roi  d'Espace , 
il  ne  sera  peut-être  pas  si  mauvais  que  vous  le  pensez ,  de  suivre 
la  voie  orainaire  des  ministres  :  les  affaires  qui  ont  passé  par  les 
bureaux  se  trouvent  à  la  longue  toujours  plus  solides  que  celles 
qui  n(»  se  sont  faites  que  par  faveur. 
Quelque  peu  d'intérêt  que  je  prenne  aux  fêtes  publiques,  je  ne 


ANNÉE  i-W.  57Ç 

me  pardonnerais  pas  de  ne  vous  rien  dire  du  tout  de  celles  mii 
5e  font  ici  pour  le  mariage  de  M.  le  Danpbin  :  elles  sont  telles 
qu'après  les  merveilles  que  saint  Paul  a  vues  Tesprit  humain  ne 
])eut  rien  concevoir  de  plus  brillant.  Je  vous  ferais  un  détail  de 
tout  cela  ,  si  je  ne  pensais  que  M.  Deville  sera  à  portée  de  vous 
en  entretenir  :  je  puis  en  deux  mots  vous  donner  une  idée  de  la 
cour,  soit  par  le  nomkre ,  soit  par  la  magnificence ,  en  vous  di- 
sant preimèrement  qu'il  y  avait  quinze  mille  masques  au  bal 
masqué  qui  s'est  donné  à  Versailles ,  et  que  la  richesse  des  ha- 
bits au  bat  paré ,  au  ballet  et  aux  granas  appartemens  ,  était 
telle  que  mon  Espagnol ,  saisi  d'un  enthousiasme  poétique  de 
son  pays ,  s^écria  :  que  madame  la  Dauphine  était  un  soleil ,  dont 
la  présence  avait  liquéfié  tout  l'or  du  royaume  ,  dont  s'était  fait 
un  fleuve  inàinense  au  milieu  duquel  nageait  tonte  la  cour. 

Je  n'ai  pas  eu  pour  ma  part  le  spectacle  le  moins  agréable  ; 
ear  j'ai  vu  danser  et  sauter  toute  la  canaille  de  Parts  dans  ces 
salles  superbes  et  magnifiquement  illuminées,  qui  ont  été  cons— 
truites  dans  toutes  les  places  pour  le  divertissement  du  peuple. 
Jamais  ils  ne  s'étaient  trouvés  à  pareille  fête  :  ils  ont  tant  secoué 
leurs  guenilles  ,  ils  ont  tellement  bu  ,  et  se  sont  si  pleinement 
piffrés ,  40e  la  plupart  en  ont  été  malades.  Adieu ,  maman. 

A  MA.DÂMS  LA  BAROimB  DE  WARENS. 

«I E  dois  ,  ma  trës-chère  maman ,  vous  donner  avis  que  ,  contre 
toute  espérance  ,  j'ai  trouvé  le  moyen  de  faire  recommander 
votre  affaire  à  M.  le  comte  de  Castellane  de  la  manière  la  plus 
avantageuse  :  c'est  par  le  ministre  même  qu'il  en  sera  chargé , 
de  manière  que ,  ceci  devenant  une  affaire  de  dépêches ,  vous 
pouvex  vous  assurer  d'y  avoir  tous  les  avantages  que  la  faveur 
peut  prêter  à  l'équité.  J'ai  été  contraint  de  dresser ,  sur  les  pièces 
que  vous  m'avez  envoyées ,  un  mémoire  dont  |e  Joins  ici  la  copie  ^ 
afin  que  vous  voyiez  si  j'ai  pris  le  sens  qa'ii  fallait  :  f  aurai  le 
temps  y  si  vous  vous  hâtez  de  me  répondre ,  d*y  faire  les  corne-' 
tions  convenables ,  avant  que  de  le  faire  donner  ;  car  la  conr 
ne  reviendra  de  Fontainebleau  que  dans  quelques  jours.  B  faut 
d'ailleurs  que  vous  vous  hâtiez  de  prenare  sur  cette  a&ire  lea^ 
instructions  qni  vous  manquent  ;  et  il  est ,  par  exemple ,  fort 
étrange  de  ne  savoir  pas  même  le  nom  de  baptême  des  per^ 
sonnes  dont  on  répète  la  succession.  Vous  savez  aussi  querief» 
ne  peut  être  décidé  dans  des  cas  de  cette  nature  sans  de  Bons  ex- 
traits baptistaires  et  du  testateur  et  de  l'héritier,  légaUsés-par  leà. 
magistrats  du  lien ,  et  par  les  ministres  du  roi  qui  y  résident.  Je- 
vous  avertis  de  cela  ahn  que  vous  vous  munissiez  de  toatea  ce» 
pièces ,  dont  l'envoi  de  temps  à  autre  servira  de  mémoratif  »^i 
ne  sera  pas  inutile.  Adieu  ,  ma  chère  maman  j  je  me  pfopose 
vous  écrire  bien  an  long  sur  mes  propres  affaires ,  mais  frai  1 
choses  si  peu  réjouissantes  à  vous  apprendre ,  que  ce  n'est  fpN 
peine  de  se  hâter.  *-' 


376  CORRESPONDANCE. 

MÉMOIRE. 

N.  N.  De  la  Tour ,  gentilhomme  du  pays  de  Vaud  ,  étant 
mort  k  CoDStantinople ,  et  ayant  établi  le  sieur  Honoré  Pelîco , 
marchand  français,  pour  son  exécuteur  (i)  testamentaire,  à  la 
charge  de  faire  parvenir  ses  biens  à  ses  plus  proches  parens; 
Françoise  de  la  Tour,  baronne  de  Warens,  qui  se  trouve  dans 
le.  cas  (2),  souhaiterait  qu'on  pdt  agir  auprès  audit  sieur  Pelico, 
pour  l'engager  k  se  dessaisir  desdits  biens  en  sa  faveur ,  en  lui 
démontrant  son  droit.  Sans  vouloir  révoquer  en  doute  la  bonne 
volonté  dudit  sieur  Pelico,  il  semble,  par  le  silence  qu'il^a 
observé  jusqu'à  présent  envers  la  famille  du  défunt ,  qu'il  n'est 
pas  pressé  d  exécuter  ses  volontés.  C'est  pourquoi  il  serait  à  dé- 
sirer que  M.  l'ambassadeur  voulât  interposer  son  autorité  pour 
l'examen  et  la  décision  de  cette  affaire.  Ladite  baronne  de  Warens, 
ayant  en  ses  biens  confisqués  pour  cause  de  la  religion  catholique 
qu'elle  a  embrassée ,  et  n'étant  pas  payée  des  pensions  que  le 
roi  de  Sardaigne,  et  ensuite  sa  majesté  catholique  loi  ont  assignées 
sur  la  Savoie ,  ne  doute  point  que  la  dure  nécessité  ou  elle  se 
trouve  ne  soit  un  motif  de  plus  pour  intéresser  en  sa  faveur  la  re- 
ligion de  son  excellence.  .. 

   HÂDÂHE    LA   BÂBOHIIB   DE   WÂRENS. 

AlLadame, 

J'eus  l'honneur  de  vous  écrire  jeudi  passé ,  et  M.  Genevois  se 
chargea  de  ma  lettre  ;  depuis  ce  temps  je  n'ai  point  vu  M. 
Barillet ,  et  j'ai  resté  enfermé  dans  mon  auoerge  comme  nn  vrai 
prisonnier.  Hier ,  impatient  de  savoir  l'état  de  mes  a£faires , 
j'écrivis  à  M.  Bari41ot ,  et  lui  témoignai  mon  inquiétude  en  termes 
assez  forts.  Il  me  répondit  ceci  : 

«  Tranquillisez-vous ,  mon  cher  monsieur ,  tout  va  bien.  Je 
)>  crois  que  lundi  ou  mardi  tout  finira.  Je  ne  suis  point  en  état 
M  de  sortir.  Je  vous  irai  voir  le  plus  tôt  que  je  pourrai,  m 

Voilà  donc  ,  madame  ,  à  quoi  j'en  suis  ;  aussi  peu  instruit  de 
mes  affaires  que  si  j'étais  à  cent  lieues  d'ici  :  car  il  m'est  défendu 
de  paraître  en  ville.  Avec  cela  ,  toujours  seul ,  et  grande  dé- 
pen.se  ;  puis  les  frais  qui  se  font  d'un  autre  c6té  pour'  tirer  ce 
misérable  argent,  et  puis  ceux  qu'il  a  fallu  faire  pour  consulter 


(1)  M,  Miol  tirtilt  mi*  procureur  y  sans  faire  réflexion  que  le  pcaraîr 
da  procareur  cesse  a  U  mort  du  commettant. 

(a)  Il  ne  reste  de  toute  U  maison  de  la  Tour  que  madame  de  Warens, 
et  une  sienne  niéce,qnise  trouve  par  conséquent  d'un  degré  an  moins 
plus  éloigné ,  et  qui  d'ailleurs ,  n'ayant  pas  quille  sa  religion  ni  ses 
biens ,  n'csl  pas  assujettie  aux  mêmes  besoins* 


ANNEE  1753.  377 

ainsi  je  oe  mène  point  la  vie  la  plus  agréable  du  inonde  ;  et  , 
pour  surcroît  de  malheur,  je  n'ai ,  niadame  ,  point  de  nouvelles 
de  votre  part.  Cependant  je  fais  bon  courage  autant  que  je  le 

1>uis  y  et  j  espère  qu'avant  que  vous  receviez  ma  lettre  }e  saurai 
a  définition  de  toutes  choses  ;  car ,  en  vérité  ,  si  cela  durait 
λIu5  long-temps ,  je  croirais  que  l'on  se  moque  de  moi ,  et  que 
'on  ne  me  réserve  que  la  coquille  de  l'huitre. 

Vous  voyez  ,  madame ,  que  le  voyage  que  j'avais  entrepris 
comme  une  espèce  de  partie  de  plaisir  a  pris  une  tournure  bien 
opposée  :  aussi  le  charme  d'être  tout  le  jour  seul  dans  une 
caambre ,  à  promener  ma  mélancolie  ,  dans  des  transes  con- 
tinuelles ,  ne  contribue  pas  ,  comme  vous  pouvez  bien  croire , 
à  l'amélioration  de  ma  santé.  Je  soupire  après  l'instant  de  mon 
retour  ,  et  je  prierai  bien  Dieu  désormais  qu'il  me  préserve  d'ua 
voyage  aussi  déplaisant. 

J'en  étais  là  de  ma  lettre  quand  M.  Barillot  m'est  venu  voir. 
Il  m'a  fort  assuré  que  mon  affaire  ne  souffrait  plus  de  difficultés. 
M.  le  résident  est  intervenu  ,  et  a  la  bonté  de  prendre  cette  af- 
faire*là  à  cœur.  Comme  il  y  a  un  intervalle  de  deui  jours  entre 
]e  commeocement  de  ma  lettre  et  la  fin  ,  j'ai ,  pendant  ce  temps- 
là  ,  été  rendre  mes  devoirs  à  M.  le  résident,  qui  m'a  reçu  le  plus 
gracieusement ,  et ,  jose  dire ,  le  plus  familièrement ,  du  monde. 
Je  suis  sûr  à  présent  que  mon  affaire  finira  totalement  dans 
moins  de  trois  jours  d'ici  ,  et  que  ma  portion  me  sera  comptée 
sans  difficulté ,  sauf  les  frais  qui  ,  à  la  vérité  ,  seront  un  peu 
forts ,  et  même  bien  plus  haut  que  je  n'aurais  cru. 
Je  n'ai ,  madame  ,  reçu  aucune  nouvelle  de  votre  part ,  ces 


faire  ,  et  que  ce  pré  est  perdu  pour  moi. 

Je  n'ai  point  encore  écrit  à  mon  père ,  ni  tu  «ncan  de  mes 

Sarens ,  et  j'ai  ordre  d'observer  le  même  incognito,  juaqn'ea* 
éboursement.  J'ai  une  furieuse  dëmanceaisoB  dit  tonnier  li|r 
feuille ,  car  j'ai  encore  bien  des  choses  k  dire.  Je  n'eBvftrai  M» 
cependant ,  et  je  me  réserve  k  l'ordinaire  prochein  fMr  f ovi: 
donner  de  bonnes  nouvelles.  ...*.<-.    '    ^. 

J'ai  l'honneur  d'être ,  avec  un  profond  respect ,  etc. 

A  MADAME  DE  SOURGEL^  .     -  r 

J.   '    •     * 
E  suis  fâché ,  madame  ,  d'être  oblige  de  relever  les  itrégtik^ 

rites  de  la  lettre  que  vous  avez  écrite  à  M.  Favre  ,  à  I'^ 

madame  la  baronne  de  Warens.  Quoique  î'eosse  préi 

près  les  suites  de  sa  facilité  à  votre  éçard ,  je  n'aveis<; 

vérité  soupçonné  que  les  choses  en  vinssent  an  poiol 

les  avez  amenées  ,  par  une  conduite  qui  ne  provient  pr 

veur  de  votre  caractère.  Vous  avei  trës-raisôn ,  miM 


378  CORRESPONDANCE. 

dire  qu'ira  été  mal  k  madame  de  Warens  d'en  agir  comme  elle 
a  fait  avec  vous  et  monsieur  votre  époux.  Si  son  procédé  fait 
honneur  à  son  cœur  ,  il  est  sûr  qu'il  n'est  pas  également  digne 
de  ses  lumières ,  puisqu'avec  beaucoup  moms  de  pénétration  et 
d'usage  du  monde  )e  ne  laissai  pas  de  percer  mieux  qu'elle  dan» 
Favenir ,  et  de  lui  prédire  assez  juste  une  partie  du  retour  dont 
TOUS  payez  son  amitié  et  ses  bons  offices.  Vous  le  sentîtes  par- 
fidtement ,  madame  ,  et  si  je  m'en  souviens  bien  y  la  crainte  que 
OMS  conseils  ne  fussent  écoutés  vous  engagea  ,  aussi-bien  une 
mademoiselle  votre  iille  ,  à  faire  à  mon  égard  certaines  dé- 
marches  un  peu  rampantes ,  qui  y  dans  un  cœur  comme  le  miyt , 
n'étaient  guère  propres  à  jeter  de  meilleurs  préjugés  que  ceux 

!ue  j'avais  conçus  ^  à  l'occasion  de  quoi  vous  rappelez  tort  no-> 
lement  le  présent  que  vous  voulûtes  me  faire  de  ce  précieux 
justaucorps ,  qui  tient ,  aussi-bien  que  moi ,  une  place  si  hono- 
rable dans  votre  lettre.  Mais  j'aurai  l'honneur  de  vous  dire  , 
madame,  avec  tout  le  respect  que  je  vous  dois  y  que  je  n'ai  ja- 
mais songé  h  recevoir  votre  présent,  dans  quelque  état  d'abaia- 
•ement  qu'il  ait  plu  k  laTfortune  de  me  placer.  J'y  r^arde  de 
plus  près  que  cela  dans  le  choix  de  mes  bienfaiteurs.  Jraurais  « 
en  vérité ,  belle  matière  à  railler ,  eu  faisant  la  description  de  ce 
superbe  habit  retourné ,  rempli  de  graisse  ,  en  tel  état ,  en  un 
mot,  que  toute  ma  modestie  aurait  eu  bien  de  la  peine  d'obte- 
nir de  moi  d'en  porter  un  semblable.  Je  suis  en  pouvoir  de  prou- 
ver ce  que  j'avance ,  de  manifester  ce  trophée  de  votre  généro- 
sité ;  il  est  encore  en  existence  dans  le  même  garde-meuble 
qui  renferme  tous  ces  précieux  effets  dont  vous  faites  un  si  pomt- 
peux  étalage.  Heureusement  madame  la  baronne  eut  la  judi- 
cieuse précaution,  sans  présumer  cependant  que  ce  soin  pût  deve- 
nir utile,  de  faire  ainsi  enfermer  le  tout  sans  y  toucher,  avec 
toutes  les  attentions  nécessaires  en  pareils  cas.  Je  crois ,  madame , 

Sue  l'inventaire  de  tous  ces  débris  ,  comparés  avec  votre  mag^i— 
que  catalogue ,  ne  laissera  pas  que  de  aonner  lieuà  un  fort  joli 
contraste ,  surtout  la  belle  cave  à  tabac.  Pour  les  flambeaux  , 
vous  les  aviez  destinés  à  M.  Pcrrin,  vicaire  de  police,  dont 
▼otre  situation  en  ce  pays-ci  vous  avait  rendu  la  protection  in— 
dispensablement  nécessaire.  Mais  les  ayant  refusés,  ils  sont  ici  tout 
prêts  aussi  k  faire  un  des  orncmens  de  votre  triomphe. 

Je  ne  saurais ,  madame,  continuer  sur  le  ton  plaisant.  Je  suis 
véritablement  indigné,  el  je  crois  qu'il  serait  impossible  à  tout 
honnête  homme  k  ma  place ,  d'éviter  de  l'être  autant.  Rentrez , 
madame ,  en  vous-même ,  rappclez-yous  les  circonstances  déplo- 
rables oii  vous  vous  êtes  trouvée  ici  ;  vous  ,  M.  votre  époux  ,  et 
toute  votre  famille  :  sans  argent,  sans  amis,  sans  connaissances, 
sans  ressources,  qu'eussiez-vous  fait  sans  l'assistance  de  madame 
de  yVarens?  Ma  toi ,  madame,  je  vous  le  dis  franchement ,  vous 
auriez  jeté  un  fort  vilain  coton.  Il  y  avait  long-temps  que  vous 
en  étiez  plus  loin  qu'à  votre  dernière  pièce  ;  le  nom  que  vous  aviez 
jugé  à  propos  de  prendre ,  et  le  ceup-d'œil  sons  lequel  vous  vous 


ANNÉE  1753.  379 

montriez ,  n'avaient  garde  d'exciter  les  sentiment  en  Totre  fa- 
veur; et  vous  n'aviez  pas,  que  je  sache  ,  de  grands  tëmoignacet 
avantageux  qui  parlassent  ae  votre  rang  et  de  votre  mërite.  Ce- 
pendant ,  ma  bonne  marraine  ,  pleine  de  compassion  pour  vos 
maux  et  pour  votre  misère  actuelle ,  (  pardonnes-moi  ce  mot , 
madame ,  )  n'hésita  point  à  vous  secourir ,  et  la  manière  prompte 
et  hasardée  dont  elle  le  fit  prouvait  assez ,  je  croîs ,  que  son 
cœur  était  bien  éloigné  des  sentimens  pleins  de  bassesse  et  d'in— 
dignités  que  vous  ne  rougissez  point  de  lui  attribuer.  Il  y  parait 
aujourd'hui ,  et  même  ce  soin  mystérieux  de  vous  cacher  en  est 
encore  une  preuve ,  qui  véritablement  ne  dépose  guère  avanta-* 
geusement  pour  vous. 

Mais ,  madame ,  que  sert  de  tergiverser?  Le  fait  même  est  votre 
juge.  Il  est  clair  comme  le  soleil  que  vous  cherchez  à  noircir  bas- 
sement une  dame  qui  s'est  sacrifiée  sans  ménagement  pour  vous 
tirer  d'embarras.  L  intérêt  de  quelques  pistoles  vous  porte  k  payer 
d'une  noire  ingratitude  un  dos  bienfaits  les  plus  importans  que 
vous  pussiez  recevoir,  et  quand  toutes  vos  calomnies  seraient  aussi 
vraies  qu'elles  sont  fausses ,  il  n'y  a  point  cependant  de  cœur  bien 
fait  qui  ne  rejetAt  avec  horreur  les  détonrs  d'une  conduite  aussi 
meaiéante  que  la  vôtre. 

Mais,  grâces  à  Dieu ,  il  n'est  pas  à  craindre  que  vos  discours 
fassent  de  mauvaises  impressions  sur  ceux  qui  ont  l'honneur  de 
connaître  madame  la  baronne ,  ma  marraine^  son  caractère  et  ses 
sentimens  se  sont  jusqu'ici  soutenus  avec  assez  de  dignité ,  pour 
n'avoir  pas  beaucoup  à  redouter  des  traits  de  la  calomnie;  et 
sans  doute ,  si  jamais  rien  a  été  opposé  à  son  goût ,  c'est  l'avarice 
et  le  vil  intérêt.  Ces  vices  sont  bons  pour  ceux  qui  n'osent  se 
montrer  au  grand  jour  ;  mais  pour  elle ,  ses  démarches  se  font 
k  la  face  du  ciel;  et ,  comme  elfe  n'a  rien  à  cacher  dans  sa  con- 
duite ,  elle  ne  craint  rien  Aes  discours  de  ses  ennemis.  Au  reste  , 
madame ,  vous  avez  inséré  dans  votre  lettre  certains  termes  gros- 
siers, nu  sujet  d'un  collier  de  grenats,  très-iodignes  d'une  per- 
sonne qui  se  dit  de  condition  ,  à  l'égard  d'une  autre  qui  l'est  do 
même  ,  et  à  qui  elle  a  obligation.  On  peut  les  pardonner  an  cha- 
erin  que  vous  avez  de  lâcher  quelques  pistoles,  et  d'être  privée 
de  votre  cher  argent;  et  c'est  le  parti  que  prendra  madame  de 
Waren^ ,  en  redressant  cependant  la  fausseté  de  votre  exposé. 

Quant  à  moi ,  madame,  quoique  vous  affectiez  de  parler  de 
moi  sur  uu  ton  équivoque,  j'aurai,  s'il  vousplait,  l'honneur  de 
vous  dire  que,  quoiqne  je  n  aie  pas  celui  d'être  connu  de  vous  , 
je  ne  Inissepas  ne  Têtre  d'un  grand  nombre  de  personnes  de  mé- 
rite et  de  distinction,  qui  toutes  savent  que  j'ai  l'honneur  d'être 
le  filleul  de  madame  la  baronne  de  Warens,  qui  a  eu  la  bonté 
dem'éiever  et  de  m'inspirer  des  sentimens  de  droiture  et  de  pro- 
bité digues  d'elle.  Je.  tâcherai  de  les  conserver  pour  lui  on 
rendre  bon  compte ,  tant  qu'il  ine  restera  un  souffle  de  vie  : 
et  je  SUIS  fort  trompé ,  si  tous  les  exemples  de  dureté  et  d'iu- 
çralitude,  qui  me  tomberont  sous  les  ycuX;  ne  sont  pour  moi 


38o  CORRESPONDANCE. 

aatant  it  bonnes  leçons  qui  m'apprendront  à  les  éviter  avec 
horreur. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect. 

A   MADAME   LA   MARQUISE   DE   POMPADOUR, 

(fui  nCavait  envoyé  cinquante  louis  pour  une  représenta^ 
tien  du  Devin  du  Village ,  qu'elle  aidait  donnée  au  chd^ 
teau  de  Belleyue ,  et  où  elle  audit  fait  un  rôle. 

Paris  y  le  7  mars  lyoS. 

AIadamb, 

En  acceptant  le  présent  qui  m'a  été  remis  de  votre  part^  je 
crois  avoir  témoigné  mon  respect  pour  la  main  dont  il  vient  ;  et 
j'ose  ajouter ,  sur  l'honneur  que  vous  avez  fait  à  mon  ouvrage  , 
que ,  des  deux  épreuves  oti  vous  mettez  ma  modération  1  rinterét 
n'est  pas  là  plus  dangereuse. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 

A  M.  FRÉRON  (i). 

Paris,  le  31  jaillet  1753. 

Jt  uiSQUE  vous  jugez  à  propos ,  monsieur ,  de  faire  cause  commune 
avec  l'auteur  de  Ja  lettre  d'un  hermite  à  /.-/.  iRouêseaUj  vous 
trouverez  fort  bon  ,  sans  doute  y  que  cette  réponse  vous  soit  aussi 
commune  à  tous  deux.  Quant  à  lui ,  si  une  pareille  association 
Poffense ,  il  ne  doit  s'en  prendre  qu'à  lui-même  ,  et  son  procédé 
peu  honnête  a  bien  mérité  cette  humiliation. 

Vous  avez  raison  de  dire  que  le  faux  hermite  a  pris  le  masque  : 
il  l'a  pris  en  effet  de  plus  d'une  manière  :  mais  j  ai  peine  à  con- 
cevoir comment  cet  artifice  l'a  mis  en  droit  de  me  parler  avec 
plus  de  franchise  :  car  je  vous  avoue  que  cela  lui  donne  à  mes 
yeux  beaucoup  moins  l'air  d'un  homme  franc  que  celui  d'un 
fourbe  et  d'un  lâche ,  qui  cherche  à  se  mettre  à  couvert  pour 
faire  du  mal  impunément.  Mais  il  s'est  trompé  :  le  mépris  pu- 
blic a  suffi  pour  ma  vengeance,  et  je  n'ai  perdu  à  tout  cela ,  qu'un 
sentiment  tort  doux  ,  qui  est  l'estime  que  je  croyais  devoir  à  un 
honnête  homme  (2). 


vm 

autre 

vous  qui  trouviez  mauvais  qu'on  décide  le  plus  hautement  des 

choses  que  l'on  connaît  le  moins. 

La  comparaison  de  /•-/.  Rousseau  avec  une  jolie  femme  me 


(1^  Cette  lettre  n'a  été  ni  imprimée  nî  envoyée. 

(3)  L'hermite  prétenda  était  un  M.  de  Bouneval,  assez  bon  homme, 
et  qni  ne  manquait  pas  d'érudition.  J'avais  eu  avec  lai  quelques  liaw 
sous  ,  et  jamais  aucun  démêlé. 


ANNEE  1753.  5Sî 

p«rat  tool-à-lait  plaisante  ;  elle  i&'a  mis  de  si  bonne  Irameur , 
qme  )«  veox  prendre,  pour  cette  fois,  le  parti  des  dames,  et  îe 
TOUS  deoLanaerai  d*abord  de  cjnel  droit  vous  conclnea  contre 
odle-o .  que  se  laisser  Toîr  à  la  promenade  soit  une  preure 
qa'cUe  a  envie  de  piaire,  si  elle  ne  donne  d'ailleurs  aucune  marque 
de  «  désir.  La  joue  femme  serait  encore  bien  mieux  justifiée .  si  « 
dan»  le  piàl  snppo<é  de  se  plaire  à  elle-mèuie  ,  il  lui  était  im- 
pngîblf  de  se  Toir  sans  se  montrer,  et  <{ue  Tumcjne  miroir  lut , 
pnr  eirmple ,  dans  la  place  publique  :  car  alors  il  est  évident  que, 
ponr  satislaire  sa  propre  curiosité,  il  faudrait  bien  qu'elle  livrât 
aonvîsaçeà  celle  des  autres,  sans  qu*on  pût  Taccu^er  d^avoir 
cbcrcbé  à  leur  plaire  «  à  moins  qu^un  air  de  coquetterie ,  et  toutes 
les  nûnanderies  des  femmes  à  prétentions ,  n  en  montrassent  le 
II  vous  reste  donc ,  â  l^ermite  et  à  vous,  monsieur ,  de 
dire  les  démarcbes  qu*a  faites  J.-/.  Rousseau^  pour  capti- 
la  bienveillance  des  spectateurs ,  les  cabales  qu^il  a  fonaees  , 
flatteries  envers  le  public  ,  la  cour  qu*il  a  faite  aux  çrands  et 
I ,  les  soins  qu'il  s'est  donnés  pour  gagner  des  prônenrs 
cA  des  partisans  :  ou  bien  il  faudra  que  vous  expliquiez  quel  moven 
ponvnit  employer  un  particulier,  ponr  voir  son  ou^ ra^  au 
ibéitre  ,  sans  le  laisser  voir  en  même  temps  au  public  ;  car  je  ne 
poufais  pas ,  comme  Lnlli .  faire  jouer  l'opéra  ponr  moi  seul ,  à 
portes  fciuiêes  (1  ;.  Je  trouve  de  plus  cette  diflerence  dans  le  pa- 
idllcle ,  ^'on  ne  le  pare  point  pour  soi  tout  seul ,  et  que  la  plus 
belle  femme ,  reléguée  ponr  toujours  seule  dans  un  désert ,  n  5 
t  pas  même  à  sa  toilette  ;  an  lien  qu'un  amatenr  de  mu- 
pourrait  être  seul  an  monde ,  et  ne  pas  laisser  de  se  plaire 
bôinoonpâ  la  représentation  d'un  opéra.  \oilà,  monsienr,  ce 
— e  l'ai  à  vous  repondre,  à  vons  et  à  votre  camarade ,  an  nom 
In  jolie  femme  et  an  mien.  Au  reste  ,  un  bermite  qui  ne  parle 
dé  femmes ,  de  toilette  et  d'opéra ,  ne  donne  guère  meilleure 
opinion  de  sa  vertu .  que  les  procédés  du  vôtre  n'en  donnent  de 
ton  caractère;  et  sa  lettre,  de  son  esprit. 

Vons  me  reprocbes,  monsieur,  un  crime  dont  je  fais  gloire, 
et  que  je  tâcbe  d'aggraver  de  jour  en  jour.  11  ne  vous  est  pas , 
sons  dooie,  aisé  de  concevoir  comment  on  peut  jouir  de  sa 
pwp^  estime  :  mais  afin  que  vons  ne  vons  tassiez  pas  faute, 
■î  1  bcmtfte  ni  vons,  de  donner  â  un  tel  sentiment  ces  qualifi- 
cations si  menaçantes  que  vous  n'osez  même  les  nommer,  je 
vons  déclare  derecbef  tiès-publîqnenient  que  je  m^'estime  beau- 
oonp,  et  me  je  ne  désespère  pas  de  venir  à  bout  de  m'eslimer 
bennoonp  davantage.  Quant  aux  éloges  qu'on  voudrait  me  donner, 
et  dont  vons  me  laites  d'avance  un  crime ,  pourquoi  n*v  con- 
-je  pas  ?  Je  consens  bien  à  vos  injures,  et  vous  vovez 
qn'il  n  y  a  guère  plus  de  modestie  à  Tun  de  ces  consente- 
qn'â  l'antre.   En  me  reprochant  mon  orgueil ,  vous  me 

(1)  Oest  ainsi  que  Ualli  fit  fouer  oue  fois  ton  op^ra  d^Armîde  ;  Tovant 
qn*ilne  réosiiait  fas,  il  s'appUodit  lai-tnême  ,  a  ban!*  toîz,  «n  toi- 
tant;  tout  lut  plein  â  la  reprcsenlatian  suivante. 


n 


38a  COIlRESPONt)AN(ÎE. 

forces  d^n  avoir^  car,  fût-pn  d'ailleurs  le  plus  modeste  de  toas^ 
les  honameSy  coniment  ne  pas  un  peu  s*en  faire  accroire ,  en 
recelant  les  mêmes  honneurs  que  les  Voltaire ,  lesMontesquieu, 
et  tous  les  hommes  illustres  du  siècle ,  dont  vos  satires  font  Vé* 
loge  presque  autant  que  leurs  propres  écrits?  Aussi  crois-je  voua 
deroir  des  remerclmens ,  et  non  des  reproches ,  pour  avoir  ao*- 
quiescë  à  ma  prière ,  quand ,  persuade  avec  tout  le  public  qM 
TOf  louanges  aëshonorent  un  nomme  de  lettres ,  je  vous  6a  de* 
mander,  par  un  de  vos  amis,  de  m'épargner  sur  ce  point ,  tous 
laissant  toute  liberté  sur  les  injures.  Si  vous  vous  j  fussies  borné 
selon  votre  coutume,  je  ne  vous  aurais  jamais  répo^dn;  mai» 
en  repoussant  la  petite  et  nou?elle  attaque  que  vous  portes  ans 
vérités  que  j'ai  démontrées ,  on  peut  relever  charitablement  vos 
invectives,  comme  on  met  du  foin  à  la  corne  d'un  médiant 
bcraf. 

Tout  ce  qui  ipe  fâche  de  nos  petits  démêlés  est  le  mal  qn'tb 
vont  faire  k  mes  ennemis.  Jeunes  barbouilleurs ,  qui  n'miéres 
vous  faire  nn  nom  qu'aux  dépens  du  mien ,  toutes  les  offenses 
qne  vous  me  feres  sont  oubliées  d^avance ,  et  je  les  pardonne  à 
i  étonrderie  de  votre  Age;  mais  l'exemple  de  l^nermite  m'assnrei 
de  ma  vengeance  s  elle  sera  cruelle  sans  que  j'y  trempe  9  et  j# 
TOUS  livre  aux  éloges  de  M.  Fréron. 

Je  reviens  âi  vous,  monsieur;  et,  puisque  vous  le  vonles,  je 
vais  tâcher  d'éclaircir  avec  vous  quelques  idées  relatives  âi  nn« 
question  pendante  depuis  long-temps  devant  le  public.  Vous 
vous  plaignes  que  cette  question  est  devenue  ennuyeuse  et  trop 
rebattue  :  vous  deves  le  croire  ;  car  nul  n'a  plus  travaillé  que 
vous  à  faire  que  cela  fût  vrai. 

Quant  à  moi ,  sans  revenir  sur  des  vérités  démontrées ,  je  me 
contenterai  d'examiner  l'ingénieux  et  nouveau  problème  me 
vous  avez  imaginé  sur  ce  sujet  ;  c'est  d'engager  quelque  acadé^ 
mie  à  proposer  cette  question  intéressante  :  Si  le  jour  a  cofUri^ 
but  à  épurer  iee  mœurs  ?  Après  quoi ,  prenant  la  négative ,  vous 
dires  de  fort  belles  choses  en  faveur  des  ténèbres  et  de  l'aveu- 

Slement)  vous  loueres  la  méthode  de  courir,  les  yeux  fermés, 
ans  le  pays  le  plus  inconnu;  de  renoncer  à  toute  lumière  pour 
considérer  les  objets;  en  un  mot ,  comme  le  renard  éooortJit  qni 
voulait  que  chacun  se  coupAt  la  queue ,  vous  exhorlesiB  tout  le 
monde  k  s'ôter,  au  propre ,  l'orsane  qui  vous  manque  au  figuré» 
Sur  le  ton  qu'on  me  dit  qui  règne  dans  vos  petites  feuilles ,  je 
juge  que  vous  aves  dû  vous  applaudir  beaucoup  d'avoir  pa 
tourner  en  ridicule  une  des  plus  graves  questions  qu'on  puisse 
agiter  t  mais  vous  aves  déjà  £ait  vos  preuves:  et  après  avoir  si 
agréablement  plaisanté  sur  l'Esprit  des  lois^  il  n'est  .pas  difficile 
d^n  faire  autant  sur  quelque  sujet  que  ce  soit.  Dans  cette  occa» 
sion ,  j'ai  trouvé  votre  plaisanterie  asses  bonne;  et  je  pense,  en 


ANNÉE  1753.  3S5 

rieurs  je  réclame  les  amis  de  la  raison  :  aussi-bien ,  que  feries* 
vous  de  ces  gens-là  dans  votre  parti  ? 

Vous  trouvez  donc,  monsieur,  que  la  science  est  k  l'esprit  ce 
que  la  lumière  est  au  corps.  Cependant ,  en  prenant  ces  mots 
dans  votre  propre  sens,  j'y  vois  cette  différence,  ^ue,  sans  l'usage 
des  yeux ,  les  nommes  ne  pourraient  se  conduire  ni  vivre  ;  aa 
lien  qu'avec  le  secours  de  la  seule  raison ,  et  les  plus  simples 
observations  des  sens,  ils  peuvent  aisément  se  passer  de  tonte 
^^de«  La  terre  s'est  peuplée  «  et  le  j^re  humain  a  subsisté, 
avant  qu'il  fàX  question  d'aucune  de  ces  belles  connaissances  : 
croyei*-vous  qu'il  subsisterait  dans  une  étemelle  obscurité  ?  Cest 
la  raison ,  mais  non  la  science ,  qui  est  k  l'esprit  ce  que  la  yuA 
est  an  corps. 

Une  autre  difierence  non  moins  importante  est  qrne ,  quoique 
la  lomiëre  soit  une  condition  nécessaire  sans  laquelle  les  choses 
dont  TOUS  parles  ne  se  feraient  pas,  on  ne  peut«dire,  en  aucune 
manière ,  que  le  jonr  soit  la  cause  de  ces  cnoses-là^  au  lieu  que 
j'ai  fktt  voir  comment  les  sciences  sont  la  cause  des  maux  que  je 
leur  attribue.  Quoique  le  feu  brûle  un  corps  combustible  qu  il 
touche,  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  lumière  brûle  un  corps  com- 
bustible qu'elle  éclaire  :  voilà  pourtant  la  conclusion  que  voni 
tirez. 

Si  vous  aviez  pris  la  peine  de  lire  les  écrits  que  vous  me  faites 
rhonneur  de  mépriser ,  et  que  vous  devez  du  moins  fort  haïr , 
car  ils  sont  d'un  ennemi  des  méchans ,  vous  y  auriez  vu  une 
distinction  perpétuelle  entre  les  nombreuses  sottises  que  nous 
konotrons  du  nom  de  science,  celles,  par  exemple ,  dont  vos  re« 
cneils  sont  pleins ,  et  la  connaissance  réelle  de  la  vérité  ;  vous  j 
auriez  vu ,  par  Ténumération  des  maux  causés  par  la  première  , 
combien  la  culture  en  est  dangereuse  ^  et  par  l'examen  de  l'esprit 
de  l'homme,  combien  il  est  incapable  de  la  seconde,  si  ce  nest 
dans  les  choses  immédiatement  nécessaires  à  sa  conservation ,  et 
sur  lesquelles  le  plus  grossier  paysan  en  sait  du  moins  autant 
que  le  meilleur  pnilosophe.  De  sorte  que ,  pour  mettre  quelque 
apparence  de  parité  dans  les  deux  questions,  vous  dévies  sup* 
poser ,  non-seulement  «n  jour  illusoire  et  trompeur ,  qui  ne 
montre  les  choses  que  sous  une  fausse  apparence ,  mais  encore 
un  vice  dans  l'organe  visuel ,  qui  altère  la  sensation  de  la  lu- 
mière, des  figures  et  des  couleurs;  et  alors  vous  eussiez  trouvé 
qu'en  effet  il  vaudrait  encore  mieux  rester  dans  une  étemelle 
obscurité ,  que  de  ne  voir  k  se  conduire  que  pour  s'aller  casser 
le  nez  contre  des  rochers,  ou  se  vautrer  dans  la  fange,  ou 
mordre  et  déchirer  tous  les  honnêtes  gens  qu'on  pourrait  atp> 
teindre.  La  comparaison  du  jour  convient  k  la  raison  naturelle , 
dont  la  pure  et  bienfaisante  lumière  éclaire  et  guide  les  hommes  : 
la  science  peut  mieux  se  comparer  k  ces  fenx  follets  qui ,  dit-en  , 
ne  semblentt  éclairer  les  pa/mns  que  pour  les  mener  à  des  pré- 
cipices. * 

Pénétré  d'une  sincère  admiration  pour  ces  rares  génies ,  dont 


384  CORRESPONDANCE. 

les  écrits  immortels  et  les  mœurs  pures  et  bonnétes  ^lairtnt 
et  instruisent  l'univers ,  j'aperçois  chaque  jour  davantage  le  dan- 
ger qu'il  y  a  de  tolérer  ce  tas  de  grimauds ,  qui  ne  déshonorent 
pas  moins  la  littérature  par  les  louantes  qu'ils  lui  donnent,  qoe 

Sar  la  manière  dont  ils  la  cultivent.  $i  tous  les  hommes  ëtaiaAt 
es  Montesquieu ,  des  Buflbn  ,  des  Dnclos ,  etc. ,  je  désirerais  ar* 
demment  qu'ils  cultivassent  toutes  les  sciences,  afin  que  le  genre 
humain  ne  fût  qu'une  société  de  sages  :  mais  vous,  monsieur , 
qui  sans  doute  êtes  si  modeste ,  puisque  vous  me  reproches  tant 
mon  orgueil ,  vous  conviendrez  volontiers  ,  je  m'assure ,  qae  si 
tous  les  hommes  étaient  des  Frérons  leurs  livres  n'offriraient  pas 
des  instructions  fort  utiles ,  ni  leur  caractère,  une  société  rorl 
aimable. 

Ne  manques  pas  ,  monsieur ,  je  vous  prie ,  quand  votre  pièce 
aura  remporté  le  prix ,  de  faire  entrer  ces  petits  éclaircissemens 
dans  la  préface. «En  attendant,  je  vous  souhaite  bien  des  lauriers  ; 
mais  si ,  dans  la  carrière  que  vous  allez  courir ,  le  succès  ne  ré- 

Sond  pas  à  votre  attente  ,  gardez-vous  de  prendre ,  comme  vons 
ites ,  le  parti  de  vous  envelopper  dans  votre  propre  estime;  car 
vous  auriez  là  un  méchant  manteau. 


J 


A  M.  RAYNAL. 

Sur  r usage  dangereux  des  ustensiles  de  culture. . 

Juillet  i755i 


E  croîs  ,  monsieur,  que  vous  verrez  avec  plaisir  l'extrait  ci* 
joint  d'une  lettre  de  Stockholm  ,  que  la  personne  à  qui  elle  est 
adressée  me  charge  de  vous  prier  d'msérer  dans  le  Mercure.  L'ob- 
jet en  est  de  la  dernière  importance  pour  la  vie  des  hommes  5  et 
plus  la  négligence  du  public  est  excessive  à  cet  égard  ,  plus  les 
citoyens  éclairés  doivent  redoubler  de  zèle  et  d'activité  pour  la 
vaincre. 

Tous  les  chimistes  de  l'Europe  nous  avertissent  depuis  long- 
temps des  mortelles  qualités  du  cuivre  ,  et  des  dangers  auxquels 
on  s  expose  en  faisant  usage  de  ce  pernicieux  métal  dans  les  bat- 
teries de  cuisine.  M.  Rouelle ,  de  l'académie  des  sciences  ,  est 
celui  qui  en  a  démontré  plus  sensiblement  les  funestes  effets  ,  et 
qui  s'en  est  plaint  avec  le  plus  de  véhémence.  M«  Thierri ,  doc- 
teur en  médecine ,  a  réuni  dans  une  savante  thèse  qu'il  soutint 
en  17499  sous  la  présidence  de  M.  Falconnet,  une  multitude  de 
preuves  capables  d'effrayer  tout  homme  raisonnable  qui  fait 
quelque  cas  de  sa  vie  et  de  celle  de  ses  concitoyens.  Ces  physi- 
ciens ont  fait  voir  que  le  vert-de-gris ,  ou  le  cuivre  dissous ,  est 
un  poison  violent  dont  l'effet  est  toujours  accompagné  de  symp- 
tômes affreux  ;  que  la  vapeur  même  de  ce  métal  est  dangereuse, 
puisque  les  ouvriers  qni  le  travaillent  sont  sujets  à  diverses  ma- 
ladies mortelles  ou  habituelles  ;  que  tous  les  menstrues,  les  grais- 
ses ,  les  sels ,  et  l'eau  même  dissolvent  le  cuivre ,  et  en  font  du 


ANNÉE  1753.  385 

vert-cie-gns  ;  que  rétamage  le  plus  exact  ne  fait  que  diminuer 
cette  dissolution  ;  que  Tétain  qu'on  emploie  dans  cet  étaïuage 
n'est  pas  lui-même  exempt  de  danger ,  malgré  Piisage  indiscret 
qu'on  a  fait  jusqu'à  présent  de  ce  métal  ,  et  que  ce  danger  est 
plus  grand  ou  moindre  ,  selon  les  différens  étains  qu'on  emploie , 
en  raison  de  l'arsenic  qui  enlre  dans  leur  composition ,  ou  du 
plomb  qui  entre  dans  leur  alliage  (1)}  que  même  ,  en  supposant 
à  l'étamage  une  précaution  suilisante,  c'est  une  imprudence  im- 

Sardonnaole  de  faire  dépendre  la  vie  et  la  santé  des  hommes 
'une  lame  d'étain  très-deliée,  qui  s'use  très  prouiptement  (2), 
et  de  l'exactitude  des  domestiques  et  des  cuisiniers  qui  rejettent 
ordinairement  les  vaisseaux  récemment  étamés,  à  cause  du  mau- 
vais goût  que  donnent  les  matières  employées  à  l'étamage  :  ils 
ont  fait  voir  combien  d'accidens  affireux ,  produits  par  le  cuivre  y 
sont  attribués  tous  les  jours  à  des  causes  toutes  différentes  ;  ils 
ont  prouvé  qu'une  multitude  de  gens  périssent  ,  et  qu'un  plus 
^rand  nombre  encore  sont  attaqués  de  mille  différentes  mala- 
dies ,  par  l'usage  de  ce  métal  dans  nos  cuisines  et  dans  nos  fon- 
taines y  sans  se  douter  eux-mêmes  de  la  véritable  cause  de  leurs 
maux.  Cependant ,  quoique  la  manufacture  d'ustensiles  de  fer 
battu  et  étaméf  qui  est  établie  au  faubourg  Saint-Antoine  ,  offre 
des  moyens  faciles  de  substituer  dans  les  cuisines  une  batterie 
moins  dispendieuse ,  aussi  commode  que  celle  de  cuivre,  et  par- 
faitement saine ,  au  moins  quant  au  métal  principal ,  l'indolence 
ordinaire  aux  hommes  sur  les  choses  qui  feur  sont  véritablement 
utiles ,  et  les  petites  maximes  que  la  paresse  invente  sur  les  usages 
établis  ,  surtout  quand  ils  sont  mauvais  ,  n'ont  encore  laissé  que 
peu  de  progrès  aux  sages  avis  des  chimistes,  et  n'ont  proscrit  le 
cuivre  que  de  peu  de  cuisines.  La  répugnance  des  cuisiniers  à 
employer  d'autres  vaisseaux  que  ceux  qu'ils  connaissent  est  un 
obstacle  dont  on  ne  sent  toute  la  force  que  quand  on  connaît  la 
paresse  et  la  gourmandise  des  maîtres.  Cnacun  sait  que  la  société 
abonde  en  gens  oui  préfèrent  l'indolence  au  repos  ,  et  le  plaisir 
au  bonheur  ;  mais  on  a  bien  de  la  peine  à  concevoir  qu'il  y  en  ait 
qui  aiment  mieux  s'exposer  à  périr  ,  eux  et  toute  leur  famille  , 
aans  des  tourmens  affreux  ,  qu'à  manger  un  ragoût  brûlé. 

Il  faut  raisonner  avec  les  sages  ,  et  ]amais  avec  le  public.  Il  y 
a  long-temps  qu'on  a  comparé  la  multitude  à  un  troupeau  de 

(1)  Que  le  plomb  dissous  soit  un  poison,  les  arcidens  funestes  que 
causent  tous  le.H  jours  les  vins  falsifiés  avec  de  la  litharge  ne  le  prouvent 
que  trop.  Ainsi,  pour  employer  ce  métal  avec  sûreté,  il  est  important 
de  bien  connaître  les  dissolvans  qui  l'attaquent. 

(2)  Il  est  aisé  de  démontrer  que,  de  quelque  manière  qu'on  s'y  prenne, 
on  ne  saurait,  dans  les  usages  des  vaisseaux  de  cuisine,  s'assurer  pour 
un  seul  iour  l'étamage  le  plussolivl  car,  comme  l'étain  enlre  en  fusion 
à  an  degré  de  feu  fort  inférieur  â  celui  de  la  graisse  bouilUnte,  toutes 
les  fois  qu'un  cuisinier  fait  roussir  du  beurre,  il  ne  lui  est  pas  po:siblo 
de  garantir  de  la  fusion  quelque  partie  de  l'étamage,  ni  par  conséquent 
le  ragoût  du  contact  du  enivre. 

7.  n^ 


386  CORRESPONDANCE. 

nioutoDS  ;  il  lui  faut  des  exemples  au  lieu  de  raisons  ,  car  cha- 
cun crainl  beaucoup  plus  d'être  ridicule  que  d'être  fou  ou  mé- 
chant. D'ailleurs ,  dans  toutes  les  choses  qui  concernent  Tinte* 
rét  commun ,  presque  tous,  jugeant  d'après  leurs  propres  maxi- 
mes ,  s'attachent  moins  à  examiner  la  force  des  preuves,  qu'à 
pénétrer  les  motifs  secrets  de  celui  qui  les  propose  :  par  exemple, 
beaucoup  d'honnêtes  lecteurs  soupçonneraient  volontiers  qu'avec 
de  l'argent  le  chef  de  la  fabrique  de  fer  battu  ,  ou  l'auteur  des 
fontaines  domestiques ,  excite  mon  zèle  en  cette  occasion  ;  dé-* 
fiance  assez  naturelle  dans  un  siècle  de  charlatanerie,  ou  les  plus 
grands  fripons  ont  toujours  l'intérêt  public  dans  la  bouche. 
L'exemple  est  en  ceci  plus  persuasif  que  le  raisonnement ,  parce 

3 ne  ,  la  même  défiance  ayant  vraisemblablement  dû  naître  aussi 
ans  l'esprit  des  autres ,  on  est  porté  à  croire  que  ceux  qu'elle  n'a 
point  empêché  d'adopter  ce  que  l'on  propose  ont  trouvé  pour 
cela  des  raisons  décisives.  Ainsi,  au  lieu  de  m'arrêtera  montrer 
combien  il  e>t  absurde.,  même  dans  le  doute  ,  de  laisser  dans  la 
cuisine  des  ustensiles  suspects  de  poison,  il  vaut  mieux  dire  que 
M.  Duverney  vient  d'ordonner  une  batterie  de  fer  pour  l'école 
militaire  ;  que  M.  le  prince  de  Conti  a  banni  tout  le  cuivre  de  la 
sienne  ^  que  M.  le  duc  de  Duras,  ambassadeur  en  Espagne  ,  en 
a  fait  autant  ;  et  que  son  cuisinier  ,  qu'il  consulta  là-dessus,  lui 
dit  nettement  que  tous  ceux  de  son  métier  qui  ne  s'accommo* 
daicnt  pas  de  la  battecie  de  fer  ,  tout  aussi  bien  que  de  celle  de 
cuivre  ,  étaient  des  ignorans ,  ou  des  gens  de  mauvaise  volonté. 
Plusieurs  particuliers  ont  suivi  cet  exemple,  que  les  personnes 
éclairées ,  qui  m'ont  remis  l'extrait  ci-joint ,  ont  donné  depuis 
long-temps  ,  sans  que  leur  table  se  ressente  le  moins  du  monde 
de  ce  changement,  que  par  la  confiance  avec  laquelle  on  peut 
manger  d'excellcns  ragoûts,  très-bien  préparés  dans  des  vaisseaux 
de  fer. 

Mais  que  peut-on  mettre  sous  les  yeux  du  public  de  plus  frap- 
pant que  cet  extrait  même  ?  S'il  y  avait  au  monde  une  nation  qui 
dût  s  opposer  à  l'expulsion  du  cuivre  ,  c'est  certainement  la 
Suède,  dont  les  mines  de  ce  métal  font  la  principale  richesse,  et 
dont  les  peuples  en  général  idolâtrent  leurs  anciens  usages.  Cest 
pourtant  ce  royaume,  si  riche  en  cuivre  ,  qui  donne  I  exemple 
aux  autres  d'oter  à  ce  métal  tous  les  emplois  qui  le  rendent  dan- 
gereux ,  et  qui  intéressent  la  vie  des  citoyens;  ce  sont  ces  peuples, 
si  attachés  à  leurs  vieilles  pratiques,  qui  renoncent  sans  peine 
à  une  multitude  de  commodités  qu'ils  retireraient  de  leurs  mi- 
nes ,  dès  que  la  raison  et  l'autorité  des  sages  leur  montrent  le 
risque  que  l'usage  indiscret  de  ce  métal  leur  fait  courir.  Je  vou- 
drais pouvoir  espérer  qu'un  si  salutaire  exemple  sera  suivi  dans 
le  reste  de  l'Europe,  où  Ton  ne  doit  pas  avoir  la  même  répu- 
gnance à  proscrire ,  au  moins  dans  les  cuisines ,  un  métal  que 
l'on  tire  de  dehors.  Je  voudrais  que  les  averïissemens  publics  des 
philosophes  et  des  gens  de  lettres  réveillassent  les  peuples  sur  le^^ 
dangers  dp  toute  espèce  auxquels  leur  imprudence  les  expose ,  <  t 


M 


ANNÉE  ijC^.  387 

rappelassent  plus  souvent  à  tous  les  souverains  que  le  soin  de  la 
conservation  des  hommes  n'est  pas  seulement  leur  premier  de- 
voir ,  mais  aussi  leur  plus  grana  intérêt. 
Je  suis ,  etc. 

A  M.  LE  COMTE  D'ARGENSON, 

ministre  et  secrétaire  éCétat  (i). 

Paris,  le  6  mars  1754. 
OlfSIEUR  , 

Avant  donné ,  l'année  dernière  à  Fopéra  ,  un  intermède  ,  in- 
titulé le  Devin  du  Village ,  sous  des  conditions  que  les  directeurs 
de  ce  théâtre  ont  enfreintes ,  je  vous  supplie  d'ordonner  que  la 
partition  de  cet  ouvrage  me  soit  rendue  ,  et  que  les  représenta- 
tions leur  en  soient  à  jamais  interdites,  comme  d'un  bien  qui  ne 
leur  appartient  pas  ;  restitution  à  laquelle  ils  doivent  avoir  d'au- 
tant moins  de  répugnance ,  qu'après  quatre-vingts  représenta- 
tions en  doubles  u  ne  leur  reste  aucun  parti  à  tirer  de  la  pièce  , 
ni  aucun  tort  à  faire  à  Tauteur.  Le  mémoire  ci-joint  contient 
les  justes  raisons  sur  lesquelles  cette  demande  est  fondée.  On  op- 
pose à  ces  raisons  des  règlemens  qui  n'existent  pas,  et  qui ,  quand 
ils  existeraient ,  ne  sauraient  les  détruire  ;  puisque  ,  le  marché 
par  lequel  j'ai  cédé  mon  ouvrage  étant  rompu  j  cet  ouvrage  me 
revient  en  toute  justice.  Permettez,  monsieur  le  Comte,  que 
j'aie  recours  à  la  vôtre  en  cette  occasion ,  et  que  j'implore'ccUe 
qui  m'est  due. 

Je  suis  avec  un  profond  respect ,  etc. 

A  M.  LE  COMTE  DE  TURPIN, 

ijui  m^avait  adressé  une  épître  à  la  tête  des  Amuscmcns 
philosophiques  et  littéraires  de  deux  amis. 

Paris,  le  12  mai  lySé. 

£j^  vous  faisant  mes  remercîmens  ,  monsieur ,  du  recueil  que 
vous  m'avez  envoyé ,  j'en  ajouterais  pour  l'épîlre  qui  est  à  la  tête, 
et  qu'on  prétend  m'ctre  adressée  (2),  si  la  leçon  qu'elle  contient 
n'était  gâtée  par  l'éloge  qui  l'accompagne ,  et  que  je  veux  me 
hâter  d'oublier ,  pour  n'avoir  point  de  reproches  à  vous  faire. 

Quant  à  la  leçon  ,  j'en  trouve  les  maximes  très-sensées  )  il  ne 
leur  manque  ,  ce  me  semble  ,  qu'une  plus  juste  application.  Il 
faudrait  que  je  changeasse  étrangement  d'humeur  et  de  carac- 
tère ,  si  jamais  les  devoirs  de  l'humanité  cessaient  de  m'étre 
chers  ,  sous  prétexte  que  les  hommes  sont  méchans.  Je  ne  punis 
ni  moi  ,  ni  personne,  en  me  refusant  à  une  société  trop  nom- 
breuse. Je  délivre  les  autres  du  triste  spectacle  d'un  homme  qui 

(1)  L'académie  royale  de  musique  était  de  son  départemeut. 
(3)  II  n'y  a  que  les  lettres  initiales  de  mou  noui. 


388  CORRESPONDANCE. 

souffre,  ou  d'un  observateur  importun,  et  je  me  délivre  moi- 
même  de  la  gêne  où  me  mettrait  )e  commerce  de  beaucoup  de 
gens,  dont  heureusement  je  ne  connaîtrais  que  les  noms.  Je  ne 
suis  point  sujet  à  Tennui  que  vous  me  reprocnez  ;  et  si  j'en  sens 
quelquefois,  c*est  seulement  dans  les  belles  assemblées,  oii  j'ai 
1  honneur  de  me  trouver  fort  déplacé  de  toutes  façons.  Lia 
seule  société  qui  m'ait  paru  désirable  est  celle  qu'on  entretient 
avec  ses  amis  ,  et  j'en  jouis  avec  trop  de  bonheur  pour  regretter 
celle  du  grand  monde.  Au  reste ,  quand  je  haïrais  les  hommes 
autant  que  je  les  aime  et  que  je  les  plains  ,  j'ai  peur  que  Yes  voir 
de  plus  près  ne  fût  un  mauvais  moyen  de  me  raccommoder 
avec  eux  -y  et ,  quelque  heureux  que  je  puisse  être  dans  mes  liai- 
sons ,  il  me  serait  difficile  de  me  trouver  jamais  avec  personne 
aussi-bien  que  je  suis  avec  moi-même. 

J'ai  pense  que  me  justifier  devant  vous  était  la  meilleure  preuve 
que  je  pouvais  vous  donner  que  vos  avis  ne  m'ont  pas  déplu  ,  et 
que  je  fais  cas  de  votre  estime.  Venons  à  vous,  monsieur ,  par 
qui  j'aurais  dd  commencer;  j'ai  déjà  lu  une  partie  de  votre  ou- 
vrage ,  et  j'y  vois  avec  plaisir  l'usage  aimable  et  honnête  que 
vous  et  votre  ami  faites  de  vos  loisirs  et  de  vos  talens.  Votre 
recueil  n'est  pas  assez  mauvais  pour  devoir  vous  rebuter  du  tra- 
vail ,  ni  assez  bon  pour  vous  ôter  l'espoir  d'en  faire  un  meilleur 
dans  la  suite.  Travaillez  donc  sous  vos  divins  maîtres  à  étendre 
leurs  droits  et  votre  gloire.  Vaincre ,  comme  vous  avez  com- 
mencé ,  les  préjugés  de  votre  naissance  et  de  votre  état ,  c'est  se 
mettre  fort  au-dessus  de  l'une  et  de  l'autre.  Mais  joindre  l'exem- 
ple aux  leçons  de  la  vertu  ,  c'est  ce  qu'on  a  droit  d'attendre  de 
quiconque  la  prêche  dans  se»  écrits.  Tel  est  l'honorable  engage- 
ment que  vous  venez  de  prendre ,  et  que  vous  travaillez  à  rem- 
plir. 

Je  suis  de  tout  mon  cœur,  etc. 

Au  PÈRE  LESAGE. 

Aux  Eaux-Vives  (i)  ,  le  i«'.  juillet  au  soir. 

Sumita  materiam  vestris,  qui  scribitis,  œquam 
f^irtbus  (2). 

J^E  musicien  qui ,  en  1720 ,  disait  que  la  musique  la  plus  simple 
était  la  plus  belle ,  tenait  là  ,  ce  me  semble ,  un  étrange  propos. 
J'aimerais  autant  qu'il  eût  dit  que  le  meilleur  comédien  est  celui 
quijfait  le  moins  degestes  et  parle  leplus  posément.  A  l'égard  des 
roulemens  de  Lulh  ,  je  conviens  qu'ils  sont  plats  et  de  mauvais 
goût. 

Je  suis  fort  surpris  qu'on  retrouve  dans  le  Deuin  du  Fillage 

(1)  Les  Eaux-Vives  sont  a  la  porte  de  Genève.  Ainsi  la  date  de  celt* 
lettre  doit  élre  celle  d'un  voyage  que  ût  Rousseau  dans  celte  ville  en 
1754. 

(2)  «  Faites  choix  d'un  sujet  proportionné  à  vos  forces.  » 


ANNÉE  1754.  389 

les  mêmes  roulemens  que  dans  fopéra  de  Roland;  il  faut  que  , 
n'y  trouvant  pas,  moi,  le  moindre  rapport ,  je  m'aveugle  ëtran- 

feraent  sur  ce  point.  Au  reste  ,  ce  n'est  pas  une  chose  aisée  de 
éterminer  les  cas  oii  la  musique  comporte  des  roulemens ,  et 
ceux  oii  elle  n'en  comporte  point.  Je  me  suis  fait  des  règles  pour 
distinguer  ces  cas  ,  et  j  ai  soigneusement  suivi  ces  règles  dans  la 
pratique.  Rem  a  me  nœpe  deliberatam  et  m^ultum  agitatam  requis 
77*  (1). 

Si  la  musique  ne  consiste  qu'en  de  simples  chansons ,  et  ne 

S  lait  que  par  les  sons  physiques  ,  il  pourra  arriver  que  des  airs 
e  province  plairont  autant  ou  plus  que  ceux  de  la  cour  :  mais 
toutes  les  fois  que  la  musique  sera  considérée  comme  un  art 
d'imitation  ,  ainsi  que  la  poésie  et  la  peinture  ,  c'est  à  la  ville, 
cVst  à  la  cour ,  c'est  partout  oii  s'exercent  aux  arts  agréables 
beaucoup  d'hommes  rassemblés,  qu'on  apprend  à  la  cultiver. 
En  général  la  meilleure  musique  est  celle  qui  réunit  le  plaisir 
physique  et  le  plaisir  moral ,  c'est-à-dire  l'agrément  de  l'oreille 
et  l'intérêt  du  sentiment. 

'Alteriua  sic 
Altéra  poscit  opem  re.s ,  et  conjurât  amice  (3). 

Si  Molière  a  consulté  sa  servante  ,  c'est  sans  doute  sur  le  Mé- 
decin malgré  lui,  sur  les  saillies  de  Nicole ,  et  la  querelle  de 
Sosie  et  de  Cléanthis  :  mais  à  moins  que  la  servante  de  Molière  ne 
fût  une  personne ' fort  extraordinaire,  je  parierais  bien  que  ce 
grand  homme  ne  la  consultait  pas  sur  le  Misantrope  ,  ni  sur  le 
Tartufe  ,  ni  sur  la  belle  scène  d'Alcmène  et  d'Amphitryon.  Les 
musiciens  ne  doivent  consulter  les  ignorans  qu'avec  le  même 
discernement ,  d'autant  plus  que  l'imitation  musicale  est  plus 
détournée  ,  moins  immédiate ,  et  demande  plus  de  finesse  de 
sentiment  pour  être  aperçue  ,  que  celle  de  la  comédie. 

Quoique  les  principes  de  la  beauté  théâtrale  n'aient  été  por- 
tés ,  ni  par  les  modernes  ,  ni  même  par  Aristote ,  au  degré  de 
clarté  dont  ils  sont  susceptibles,  ils  sont  faciles  à  établir.   Ces 

Î principes  me  paraissent  se  réduire  à  deux,  savoir  l'imitation  et 
'intérêt ,  qui  s'appliquent  également  à  la  musique.  Je  ne  dirais 
pas  ,  de  peur  d'obscurité  ,  que  le  beau  consiste  dans  l'inoLÎtation 
du  vrai,  mais  dans  le  vrai  de  l'imitation;  c'est  là ,  ce  me  semble, 
le  sens  du  vers  d'Horace  et  de  celui  de  Boileau.  Que  l'imitation 
ne  doive  s'exercer  que  sur  des  objets  utiles  ,  c'est  un  bon  précepte 
de  morale  ,  mais  non  pas  une  règle  poétique  :  car  il  y  a  de  Ires- 
belles  pièces  dont  le  sujet  ne  peut  être  d'aucune  utilité.  ïel  est 
rOEdipe  de  Sophocle. 

Les  mathématiciens  ont  très-bien  expliqué  la  partie  de  la  mu- 
sique qui  est  de  leur  compétence,  savoir  les  rapports  des  sons  , 
d'oii  dépend  aussi  le  plaisir  physique  de  l'harmonie  et  du  chant. 

(1)  tt  Vous  nie  questionnez  sur  un  sujet  que  )*ai  long-temps  médite.  » 
(j)  a  Ainsi  Ton  emprunte  le  secours  de  l'aulrc ,  cl  tous  deux  coos- 
l)irenl  pour  produire  le  même  eifct.  n 


3yo  CORRESPON  D  ANGE. 

Les  phîlosoplies ,  de  leur  côté ,  ont  fait  voir  que  la  musique^ 
prise  pour  un  des  beaux  arts ,  a  comme  eux  le  principe  de  ses 
plus  grands  charmes  dans  celui  de  l'imitation. 

Les  musiciens  ne  sont  point  faits  pour  raisonner  sur  leur  art  : 
c'est  à  eux  de  trouver  les  choses ,  au  philosophe  de  les  expliquer. 

Quoique  l'abbé  Du  Bos  ait  parlé  de  musique  en  homme  qui 
n'y  entendait  rien,  cela  n'empêcne  pas  qu'il  n'y  ait  des  règles  pour 
juger  d'une  pièce  de  musique,  aussi-bien  que  d'un  poème  ,  ou 
d'un  tableau.  Que  dirait-on  d'un  homme  qui  prétendrait  juger 
de  rniade  d'Homère ,  ou  de  la  Phèdre  de  Racine ,  ou  du  Déluge 
du  Poussin ,  comme  d'une  oille  ou  d'un  jambon  ?  Autant  en  se- 
rait nul  celui  qui  voudrait  comparer  les  prestiges  d'une  musique 
ravissante  ,  qui  porte  au  cœur  le  trouble  de  toutes  les  passions  et 
]a  volupté  de  tous  les  sentimens  y  avec  la  sensation  grossière  et 
purement  physique  du  palais  dans  l'usage  des  alimens.  Quelle 
différence  pour  les  mouvemens  de  l'ame  ,  entre  des  hommes 
exercés  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas  !  Un  Pergolèse  ,  un  Voltaire, 
un  Titien,  disposeront,  pour  ainsi  dire  ,  à  leur  gré  du  cœur 
chez  un  peuple  éclairé;  mais  le  paysan  ,  insensible  aux  chefs- 
d'œuvre  de  ces  grands  hommes  ]  ne  trouve  rien  de  si  beau  que 
la  bibliothèque  bleue  ^  les^  enseignes  à  bière,  et  le  branle  de 
son  village. 

Je  crois  donc  qu'on  peut  très-bien  disputer  de  musique  ,  et 
même  assigner ,  relativement  au  langage  ,  les  .qualités  qu'elle 
doit  avoir  pour  être  bonne  et  pour  plaire;  car,  quoiquon  ne 


,  '^sique.  Je  me  garderai  bien  d'entrer  dans  fa  préten- 
due dispute  ne  la  musique  simple  et  de  la  composée ,  jusqu'à  ce 
que  j'aie  aj)pris  ce  que  signifient  ces  mots  que  je  n'enlends  point. 
Je  penserais,  en  attendant,  que  les  sons  et  les  mouvemens 
doivent  être  composés  et  modinés  par  le  musicien  ,  comme  les 
lignes  et  les  couleurs  par  le  peintre  ,  selon  les  teintes  et  les 
nuances  des  objets  qu  il  veut  rendre  et  des  choses  qu'il  veut 
exprimer.  Mais  pour  bien  résoudre  ces  questions ,  qui  ne  laissent 
pas  d'avoir  leur  difliculté , 

Vacet  oportet,  Eutyche,  a  negotiis , 

Ut  liber  animas  sentiat  vim  carminis  (i), 

A  M.  VERNES. 

Paris,  le  i5  octobre  1764. 

L  L  faut  vous  tenir  parole  «  monsieur ,  et  satisfaire  en  même 
temps  mon  cœur  et  ma  conscience  ;  car  ,  estime  ,  amitié  ,  sou- 

(1)  «  Il  faut  être  libre  d'affaires.  C'est  alors  seulement  q^uc  l'on  sent 
w  la  force  et  le  charme  de  la  poésie  et  de  la  m^nsique.  » 


ANNÉE  1754.  391 

%enir  ,  reconnaissance',  tout  vous  est  dû  ,  et  Je  m'acquitterai  de 
tout  cela  sans  songer  que  je  vous  le  dois.  Aimons-nous  donc 
bien  tous  deux  ,  et  hâtons-nous  d'en  venir  au  point  de  n'avoir 
plus  besoin  de  nous  le  dire. 

J'ai  fait  mon  voyage  très-heureusement  et  plus  promptement 
encore  que  je  n'espérais.  Je  remarque  que  mon  retour  a  surpris 
bien  des  gens  ,  qui  voulaient  faire  entendre  que  la  rentrée  dans 
le  royaume  m'était  interdite  ,  et  que  j'étais  relégué  à  Genève  ; 
ce  qui  serait  pour  moi ,  comme  ,  pour  un  évêque  français ,  être 
relégué  à  la  cour.  Enfin ,  m'y  voici,  malgré  eux  et  leurs  dents  , 
en  attendant  que  le  cœur  me  ramène  oii  vous  êtes  ,  ce  qui  se 
ferait  dès  à  présent ,  si  je  ne  consultais  que  lui.  Je  n'ai  trouvé 
ici  aucun  de  mes  amis.  Diderot  est  à  Langres,  Duclos  en  Bre- 
tagne ,  Grimm  en  Provence ,  d' Alembert  même  est  en  campagne , 
de  sorte  qu'il  ne  me  reste  ici  que  des  connaissances ,  dont  je  ne 
me  soucie  pas  assez  pour  déranger  ma  solitude  en  leur  faveur. 
Le  (fuatrièine  volume  de  V Encyclopédie  parait  depuis  hier  ;  ou 
le  dit  supérieur  encore  au  troisième.  Je  n'ai  pas  encore  le  mien  ; 
ainsi  je  n'en  puis  juger  par  moi-même.  Des  nouvelles  littéraires 
ou  politiques  ,  je  n'en  sais  pas  ,  Dieu  merci ,  et  ne  suis  pas  plus 
curieux  dessottises  qui  se  font  dans  ce  monde  que  de  celles  qu'on 
imprime  dans  les  livres. 

J'oubliai  de  vous  laisser ,  en  partant ,  les  canzoni  que  vous 
m'aviez  demandées  :  c'est  une  étourderie  que  je  réparerai  ce 
printemps  ,  avec  usure  ,  en  y  joignant  quelques  chansons  fran- 
çaises, qui  seront  mieux  du  goût  de  vos  aamcs  et  qu'elles  chan- 
teront moins  mal. 

Mille  respects  ,  je  vous  supplie,  à  monsieur  votre  père  et  à 
madame  votre  mère,  et  ne  m'oubliez  pas  non  plus  auprès  de 
madame  votre  sœur  ,  ({(innd  vous  lui  écrirez;  je  vous  prie  de  me 
<lonncr  parliculièremont  de  ses  nouvelles;  je  me  recommande 
encore  à  vous  pour  faire?  «no  ample  mention  de  moi  dans  vos 
voyages  de  Sécheron ,  au  cas  qu'on  y  soit  encore.  Item ,  à  mon- 
sieur, madame  et  mademoiselle  Mussard,  à  Châtelaine;  votre 
éloquence  aura  de  quoi  briller  à  faire  l'apologie  d'un  homme 
qui  ,  après  tant  d'honnêtetés  reçues,  part  et  emporte  le  chat. 

J'ai  voulu  faire  un  article  à  part  pour  M.  Abauzit.  Dédom- 
magez-moi, en  mon  absence,  (Te  la  gêne  que  m'a  causée  sa  mo- 
destie, toutes  les  fois  que  j'ai  voulu  lui  témoigner  ma  profonde 
et  sincère  vénération.  Déclarez-lui,  sans  quartier,  tons  les  sen- 
timens  dont  vous  me  savez  pénétré  pour  lui ,  et  n'oubliez  pas  de 
vous  dire  à  yous-iuêine  quelque  chose  des  miens  pour  vous. 

P.  S.  Mademoiselle  Le  Vasseur  vous  prie  d'agréer  ses  très^ 
humbles  respects.  Je  me  proposais  d'écrire  à  M.  de  Rochemont  ; 

mais  cette  maudite   paresse Que  votre  amitié  fasse  pour  la 

mienne  auprès  de  lui  ,  je  vous  en  supplie. 


Sga  CORRESPONDANCE. 

A  M.  PERDRIAU,  à  Genève. 

Paris,  le  28  novembre  1754. 

Hi  w  répondant  avec  franchise  à  votre  dernière  lettre ,  en  dépo- 
sant mon  cœur  et  mon  sort  entre  vos  mains,  je  crois,  monsieur, 
TOUS  donner  une  marque  dVstime  et  de  confiance  moins  équi- 
voque que  des  louange.s  et  des  comptimens ,  prodigues  par  la 
flallerie  plus  souvent  que  par  l'amitié. 

Oui,  monsieur,  frappé  des  confondîtes  que  Je  trouve  entre 
la  constitution  de  gouvernement  qni  découle  de  mes  principes, 
et  celle  qui  existe  réellement  dans  notre  république  ,  je  me  suis 
proposé  de  lui  dédier  mon  discours  sur  l'origine  et  les  fonde- 
mens  de  l'inégalité  ;  et  j*ai  saisi  cette  occasion,  comme  un  heu- 
reux moyen  d'honorer  ma  patrie  et  ses  chefs  par  de  justes 
éloges  ;  d'y  porter  ,8'il  se  peut,  dans  le  fond  des  ccrurs ,  l'olive 
que  je  ne  vois  encore  que  sur  des  médailles,  et  d'enciter  en 
même  trmps  les  hommes  à  se  rendre  heureux  par  l'exemple 
d'un  penpie  qui  l'est  ou  qni  pourrait  l'être  sans  rien  changer  à 
son  institution.  Je  cherche  en  cela  ,  selon  ma  coutume  ,  moins  à 
plaire  qu'à  me  rendre  utile  ;  je  ne  compte  pas  en  particulier 
sur  le  suffrage  de  quiconque  est  de  quelque  parti;  car,  n'adop- 
tant pour  moi  que  celui  de  la  justice  et  de  la  raison  ,  je  ne 
dois  guère  espérer  que  tout  homme  qui  suit  d'aulrrs  règles 
puisse  être  l'approbateur  des  miennes  ;  et  si  celte  considération 
ne  m'a  point  retenu,  c'est  qu'en  toute  chose  le  blâme  de  l'uni- 
vers entier  me  touche  beaucoup  moins  que  Taveu  de  ma  cons- 
cience. Mais,  dites-vous,  dédier  un  livre  à  Ta  république  ,  cela 
ne  s'est  jamais  fait.  Tant  mieux,  monsieur;  dans  les  choses  loua- 
bles ,  il  vaut  mieux  donner  l'exemple  que  le  recevoir,  et  je  crois 
n'avoir  que  de  trop  justes  raisons  pour  n'être  l'imitateur  de  per- 
sonne ;  ainsi,  votre  objection  n'est ,  au  fond ,  qu'un  préjugé  de  plus 
en  ma  faveur,  car  depuis  long-temps  il  ne  reste  plus  de  mauvaise 
action  à  tenter;  et  ,  quoiqu'on  en  pût  dire ,  il  s  agirait  moins  de 
savoir  si  la  chose  s'est  faite  ou  non  ,  que  si  elle  est  bien  ou  mal 
en  soi ,  de  quoi  je  vous  laisse  le  juge.  Quant  à  ce  que  vous  ajou- 
tez qu'après  ce  qui  s'est  passé  ,  de  telles  nouveautés  peuvent  être 
dangereuses,  c'est  là  une  grande  vérité  à  d'autres  égards;  mais 
à  celui-ci,  je  trouve  ,  au  contraire,  ma  démarche  d  autant  plus 
h  sa  place,  après  ce  qui  s'est  passé,  que  mes  éloges  étant  pour 
les  magistrats  ,  et  mes  exhortations  pour  les  citoyens,  il  con- 
vient que  le  tout  s'adresse  à  la  république  ,  pour  avoir  occasion 
de  parler  à  ses  divers  membres  ,  et  pour  ôter  à  ma  dédicace 
toute  apparence  de  partialité.  Je  sais  qu'il  y  a  des  choses  qu'il 
ne  faut  point  rappeler;  et  j'espère  que  vous  me  croyez  assez  de 
Jugement  pour  n'en  user  ,  à  cet  égard,  qu'avec  une  réserve  dans 
laquelle  j'ai  plus  consulté  le  goût  des  autres  que  le  mien  ,  car  je 
ne  pense  pas  qu'il  soit  d'une  adroite  politique  ,  de  pousser  cette 


ANNÉE  1754.  39S 

maxime  jusqu^au  scrupule.  La  mémoire  d'Erostrate  nous  ap- 
prend que  c'est  un  mauvais  moyen  de  faire  oublier  les  choses  , 
que  d'otcr  la  liberté  d*en  parler;  mais  si  vous  faites  qu'on  n'en 
parle  qu'avec  douleur ,  vous  ferez  bientôt  qu'on  n'en  par- 
fera plus.  Il  y  a  je  ne  sais  quelle  circonspection  pusillanime  fort 
goûtée  en  ce  siècle  ,  et  qui ,  voyant  partout  des  iuconvéniens  y 
se  borne  ,  par  sagesse,  à  ne  faire  ni  bien  ni  mal:  j'aime  mieux 
une  hardiesse  généreuse  qui,  pour  bien  faire,  secoue  quel- 
quefois le  puéril  joug  de  la  bienséance. 

Qu'un  zèle  indiscret  m'abuse  peut-être,  que,  prenant  mes 
erreurs  pour  des  vérités  utiles,  avec  les  meilleures  mtentions  du 
monde  je  puisse  faire  plus  de  mal  que  de  bien  ;  je  n'ai  rien  à  ré- 
pondre à  cela  ,  si  ce  n'est  qu'une  semblable  raison  devrait  rete- 
nir tout  homme  droit ,  et  laisser  l'univers  à  la  discrétion  du  mé- 
chant et  de  l'étourdi ,  parce  que  les  objections ,  tirées  de  la 
seule  faiblesse  de  la  nature,  ont  force  contre  quelque  homme 
que  ce  soit ,  et  qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  dût  être  suspect  à  soi- 
même,  s'il  ne  se  reposait  de   la  justesse  de  ses  lumières  sur  la 
droiture  de  son  cœur  ^  c'est  ce  que  je   dois  pouvoir  faire  sans 
témérité,  parce   qu'isolé  parmi  les  hommes  ,  ne  tenant  à  rien 
dans  la  société ,  dépouillé  de  toute  espèce  de  prétention,  et  ne 
cherchant  mon  bonheur  même  que  dans  celui  des  autres,  je 
crois  du  moins  être  exempt  de  ces  préjugés  d'état  qui  font  plier 
le  jugement  des  plus  sages  aux  maximes  qui  leur  sont  avanta- 
geuses. Je  pourrais,  il  est  vrai,  consulter  des  gens  plus  habiles 
que  moi,  et  je  le  ferais  volontiers,  si  je  ne  savais  que  leur  intérêt 
me  conseillera  toujours  avant  leur  raison.  En  un  mot ,  pour 
parler  ici  sans  détour  ,  je  me  fîe  encore  plus  à  mon  désintéresse- 
ment ,  qu'aux  lumières  de  qui  que  ce  puisse  être. 

Quoiqu'en  général  je  fa>se  très-peu  de  cas  des  étiquettes  de 
procédés ,  et  que  j'en  aie  depuis  long-temps  secoué  le  joug  plu« 
pesant  qu'utile  ,  je  pense  avec  vous  qu'il  aurait  convenu  dToDte- 
nir  l'agrément  de  la  république  ou  du  conseil ,  comme  c'est 
assez  l'usage  en  pareil  cas  ^  et  j'étais  si  bien  de  cet  avis ,  que  mon 
voyage  fut  fait  eu  partie  dans  l'intention  de  solliciter  cet  agr^ 
ment  ;  mais  il  me  fallut  peu  de  temps  et  d'observations  pour 
reconnaître  l'impossibilité  de  l'obtenir  ;  je  sentis  que,  demander 

une  telle  permission,  c'était  vouloir  un  refus,  et  qu'alors  ïna 
démarr*--      -•'!--  1  -  -    — .-•__  l: — 

séance 

désobéi 

d'un  sot ,  si  j'eusse  abandonné  mon  dessein  ;  car  ayant  appria 

que ,  dès  le  mois  de  mai  dernier ,  il  s'était  fait ,  à  mon  insu  ,  des 

copies  de  l'ouvrage  et  de  la  dédicace,  dont  je  n'étais  plus  le 

maitre  de  prévenir  l'abus ,  je  vis  que  je  ne  l'étais  pas  non  plu» 

de  renoncer  à  mon  projet ,  sans  nrexposer  à  le  voir  exécuter  pair 

d'autres. 

Votre  lettre  m'apprend  elle-même  que  vous  ne  sentes  paa 
moins  que  moi  toutes  les  difficultés  que  ) 'avais prévues  ;  or,  voua 


3î)4  CORRESPONDANCE. 

savez  qu'à  force  de  se  rendre  difficile  sur  les  permissions  indiffé- 
rentes on  invite  les  hommes  à  s'en  passer.  C'est  ainsi  que  l'exces- 
sive circonspection  du  feu  chancelier,  sur  l'impression  des  meil- 
leurs livres ,  fit  enfin  iju'on  ne  lui  présentait  plus  de  manuscrits  , 
et  que  les  livres  ne  s'imprimaient  pas  moins  ,  quoique  cette  im- 

Îression ,  faite  contre  les  lois ,  fût  réellement  criminelle ,  au 
eu  qu'une  dédicace  non  communiquée  n'est  tout  au  plus  qu'une 
impolitesse  ;  et  loin  qu'un  tel  procédé  soit  blâmable  par  sa  na- 
ture y  il  est ,  au  fond ,  plus  conforme  à  l'honnêteté  que  l'u- 
sage établi  ;  car  il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  lâche  à  demander  aux 
gens  la  permission  de  les  louer ,  et  d'indécent  à  l'accorder.  Ne 
croyez  pas,  non  plus  ,  qu'une  telle  conduite  soit  sans  exemple  : 
je  puis  vous  faire  voir  des  livres  dédiés  à  la  nation  française , 
d'autres  au  peuple  anglais  ,  sans  qu'on  ait  fait  un  crime  aux  au- 
teurs de  n'avoir  eu  pour  cela  ni  le  consentement  de  la  nation  , 
ni  celui  du  prince ,  qui  sûrement  leur  eût  été  refusé ,  parce  qpe, 
dans  toute  monarchie ,  le  roi  veut  être  l'état ,  lui  tout  seul ,  et 
ne  prétend  pas  que  le  peuple  soit  quelque  chose. 

Au  reste ,  si  j'avais  eu  à  m'ouvrir  à  quelqu'un  sur  cette  affaire , 
c'aurait  été  à  M.  le  Premier  moins  qu'à  qui  que  ce  soit  au 
inonde.  J'honore  et  j'aime  trop  ce  digne  et  respectable  magis^ 
trat ,  pour  avoir  voulu  le  compromettre  en  la  moindre  chose  , 
et  l'exposer  au  chagrin  de  déplaire ,  peut-être  ,  à  beaucoup  de 
gens,  en  favorisant  mon  projet  ;  ou  d'être  forcé,  peut-être,  à 
le  blâmer  contre  son  propre  sentiment.  Vous  pouvez  croire 
qu'ayant  réfléchi  long-temps  sur  les  matières  de  gouvernement 
je  n'ignore  pas  la  force  de  ces  petites  maximes  d'état  qu'un  sage 
magistrat  est  obligé  de  suivre ,  quoiqu'il  en  sente  lui-même 
toute  la  frivolité.. 

Vous  conviendrez  que  je  ne  pouvais  obtenir  l'aveu  du  conseil , 
sans  que  mon  ouvrage  fût  examiné  ;  or ,  pensez-vous  que  j'ignore 
ce  que  c'est  que  ces  examens ,  et  combien  raraour-proprc  de» 
censeurs  les  mieux  intentionnés ,  et  les  préjugés  des  plus  éclairés , 
leur  font  mettre  d'opiniâtreté  et  de  hauteur  à  la  place  de  la 
raison  ,  et  leur  font  rayer  d'excellentes  choses  ,  uniquement 
parce  qu'elles  ne  sont  pas  dans  leur  manière  de  penser,  et  qu'ils 
ne  les  ont  pas  méditées  aussi  profondément  que  l'auteur  ?  N  ai-je 
pas  eu  ici  mille  altercations  avec  les  miens  ?  Quoique  gens  d'es- 
prit et  d'honneur  ,  ils  m'ont  toujours  désolé  par  de  misérables 
chicanes ,  qui  n'avaient  ni  le  sens  commun  ,  ni  d'autre  cause 
qu'une  vile  pusillanimité,  ou  la  vanité  de  vouloir  tout  savoir 
mieux  qu'un  autre.  Je  n'ai  jamais  cédé,  parce  que  je  ne  cède 
qu'à  la  raison  ;  le  magistrat  a  été  notrejuge  ,  et  il  s'est  toujours 
trouvé  que  les  censeurs  avaient  tort.  Quand  je  répondis  au  roi 
de  Pologne  ,  je  devais ,  selon  eux  ,  lui  envoyer  mon  manuscrit  , 
et  ne  le  publier  qu'avec  son  agrément  :  c'était ,  prétendaient-ils  , 
manquer  de  respect  au  père  de  la  reine  que  de  l'attaquer  publi- 
quement ,  surtout  avec  la  fierté  qu'ils  trouvaient  dans  ma, ré- 
ponse, et  ils  ajoutaient  même  que  ma  sûreté  exigeait  des  prccau- 


ANNÉE  1754.      ^  395 

lions  ;  je  n'en  ai  pris  aucune  }  je  n'ai  point  envoyé  mon  manus- 
crit au  prince }  je  me  suis  fié  à  l'honnêteté  publique  y  comme  je 
fais  encore  aujourd'hui ,  et  l'événement  a  prouvé  aue  j'avais 
raison.  Mais ,  à  Genève ,  il  n'en  irait  pas'comnie  ici  ;  la  décision 
de  mes  censeurs  serait  sans  appel  ;  je  me  verrais  réduit  à  me 
taire  9  ou  à  donner,  sous  mon  nom,  le  sentiment  d'autrui,  et 
je  ne  veux  faire  ni  l'un  ni  l'autre.  Mon  expérience  m'a  donc  fait 
prendre  la  ferme  résolution  d'être  désormais  mon  uni<;^ue  cen- 
seur ;  je  n'en  aurais  jamais  de  plus  sévère ,  et  mes  principes  n'en 
ont  pas  besoin  d'autre  ,  non  plus  que  mes  mœurs  :  puisque  tous 
ces  gens-là  regardent  toujours  à  mille  choses  étrangères  dont 
je  ne  me  soucie  point ,  j'aime  mieux  m'en  rapporter  à  ce  juge 
mtérieur  et  incorruptible  qui  ne  passe  rien  de  mauvais ,  et  ne 
condamne  rien  de  bon  ,  et  qui  ne  trompe  jamais  quand  on  le 
consulte  de  bonne  foi.  J'espère  que  vous  trouverez  qu'il  n'a  pas 
mal  fait  son  devoir  dans  l'ouvrage  en  question ,  dont  tout  le 
monde  sera  content ,  et  qui  n'aurait  pourtant  obtenu  l'apprx)-* 
bation  de  personne. 

Vous  devez  sentir  encore  que  l'irrégularité  qu'on  peut  trou- 
ver dans  mon  procédé  est  toute  à  mon  préjudice  et  à  l'avantage 
du  gouvernement.  S'il  y  a  quelque  chose  de  bon  dans  mon  ou- 
vrage, on  pourra  s'en  prévaloir  ;  s'il  y  a  quelque  chose  de  mau- 
vais ,  on  pourra  le  désavouer  ;  on  pourra  m'approuver  ou  me 
blâmer  selon  les  intérêts  particuliers,  ou  le  jugement  du  public: 
on  pourrait  même  proscrire  mon  livre  ,  si  l'auteur  et  l'élat 
avaient  ce  malheur  que  le  conseil  n'en  fût  pas  content  :  toutes 


bera  sur  moi  seul.  Un  bon  citoyen  peut-il  se  faire  un  scrupule 
d'avoir  à  courir  de  tels  risques  ? 

Je  supprime  toutes  les  considérations  personnelles  qui  peuvent 
me  regarder,  parce  qu'elles  ne  doivent  jamais  entrer  dans  les 
motifs  d'un  homme  de  bien  ,  qui  travaille  pour  l'utilité  pu- 
blique. Si  le  détachement  d'un  cœur  qui  ne  tient  ni  à  la  gloire  , 
ni  à  la  fortune  ,  ni  même  à  la  vie ,  peut  le  rendre  digne  d'an- 
noncer la  vérité  ,  j'ose  me  croire  appelé  à  cette  vocation  su- 
blime :  c'est  pour  faire  aux  hommes  du  bien  selon  mon  pouvoir, 
que  je  m'abstiens  d'en  recevoir  d'eux  ,  et  que  je  chéris  pia  pau- 
vreté et  mon  indépendance.  Je  ne  veux  point  supposer  que  de 
tels  sentimens  puissent  jamais  me  nuire  auprès  de  mes  conci- 
toyens ^  et  c'est  sans  le  prévoir ,  ni  le  craindre  ,  que  je  prépare 
mon  ame  à  cette  dernière  épreuve ,  hi  seule  à  laquelle  je  puisse 


être  sensible  ;  croyez  que  je  veux  être  ,  jusqu'au  tombeau  ,  hon- 
nête ,  vrai,  et  citoyen  zélé  ;  et  que,  s  il  fallait  me  priver,  à 
cette  occasion,  du  doux  séjour  de  la  patrie,  je  couronnerais 
ainsi  les   sacrifices  que  j'ai  faits  à  l'amour  des  hommes  et  de  la 


vérité  ,  par  celui  de  tous  qui  coûte  le  plus  à  mon  cœur  ,  et  qui 
par  conséquent  m'honore  le  plus. 


Sgf)  CORREJ5PONDANCE. 

Vous  comprendrez  aisénieTit  que  cette  lettre  est  pour  y  on» 
seul  :  j^aurais  pu  vous  en  écrire  une  pour  être  vue  daus  un  stjle 
fort  différent  ;  mais  ,  outre  que  ces  petites  adresses  répugnent  à 
mon  caractère ,  elles  ne  répugn<  raient  pas  moins  à  ce  que  îe 
connais  du  votre,  et  je  me  saurai  gré,  toute  ma  vie,  d  avoir 
profité  de  cette  occasion  de  m'ouvrir  à  vous  sans  réserve  ,  et  de 
me  confier  à  la  discrétion  d'un  homme  de  bien  qui  a  de  l'amitië 
pour  moi.  Bon  jour ,  monsieur  ,  je  vous  embrasse  de  tout  moa 
cœur  avec  attendrissement  et  respect. 

A   MADAME    LÀ   MARQUISE   DE   MENARS* 

Farif ,  le  ao  décembre  1754» 
J>1adame^ 

Si  vous  prenez  la  peine  de  lire  l'incluse ,  vous  verrez  pour- 
quoi j'ai*  l'nonneur  de  vous  l'adresser.  II  s'agit  d'un  paquet  que 
vous  avez  refusé  de  recevoir  ,  parce  qu'il  n'était  pas  pour  vous , 
raison  qui  n^a  pas  paru  si  bonne  à  monsieur  votre  gendre.  En 
confiant  la  lettre  à  votre  prudence ,  .pour  en  faire  l'usage  que 
vous  trouverez  à  propos  ,  je  ne  puis  m'empeclier  ,  madame  ,•  de 
vous  faire  réfléchir  au  hasard  qui  fait  que  celle  affaire  parvient 
k  vos  oreilles.  Combien  d'injustices  se  font  tous  les  jours  ,  à  l'abri 
du  rang  et  de  la  puissance  ,  et  qui  restent  ignorées,  parce  que 
le  cri  des  opprimes  n'a  pas  la  -force  de  se  faire  entendre  !  C'est 
surtout ,  madame  ,  dans  votre  condition  ,  qu'on  doit  apprendre 
à  écouter  la  plainte  du  pauvre  ,  et  la  voix  de  l'humanité  y  de  la 
commisération  ,  ou  du  moins  celle  de  la  justice. 

Vous  n'avez  pas  besoin  ,  sans  doute  ^  de.ces  réflexions,  et  ce 
n'est  pas  à  moi  qu'il  conviendrait  de  vous  les  proposer  5  mais  ce 
sont  aes  avis  qui ,  de  votre  part ,  ne  sont  peut-être  pas  inutiles 
à  vos  en  fans. 

Je  suis  avec  respect ,  etc. 

A  M.  LE  COMTE  DE  LASTIC. 

Paris,  le  20  décembre  1754. 

Oans  avoir  l'honneur ,  monsieur,  d'être  connu  de  vous,  j'es- 
père qu'ayant  à  vous  offrir  des  excuses  et  de  l'argent  ma  lettre 
ne  saurait  être  mal  reçue. 

J'apprends  que  mademoiselle  de  Clery  a  envoyé  de  Blois  un 
panier  à  une  bonne  vieille  femme ,  nommée  madame  Le  Vasseur, 
et  si  pauvre  qu'elle  demeure  chez  moi  j  que  ce  panier  contenait  , 
entre  autres  choses,  un  pot  de  vingt  livres  de  beurre  ;  que  le 
tout  est  parvenu  ,  je  ne  sais  comment ,  dans  votre  cuisine  ;  que 
la  bonne  vieille  ,  l'ayant  appris,  a  eu  la  simplicité  de  vous  en- 
voyer sa  Bile ,  avec  la  lettre  a'avis ,  vous  redemander  son  beurre , 
ou  le  prix  qu'il  a  coûté  j  et  qu'après  vous  être  moqué  d'elle  ,  se- 


ANNÉE  1754.  397 

Ion  Tusage ,  vous  et  madame  votre  épouse  ,  vous  avez ,  pour 
toute  réponse ,  ordonné  à  vos  gens  de  la  chasser. 

J'ai  taché  de  consoler  la  bonne  feomie  affligée  ,  en  lui  expli- 
quant les  règles  du  grand  monde  et  de  la  graude  éducation  ^  je 
lui  ai  prouve  que  ce  ne  serait  pas  la  peine  aavoir  des  gens ,  .s'ils 
ne  servaient  à  chasser  le  pauvre  ,  quand  il  vient  réclamer  son 
bien  5  et ,  en  lui  montrant  combien  jwttice  et  humanité  sont  des 
mots  roturiers ,  je  lui  ai  fait  comprendre ,  à  la  fin  ,  qu'elle  est 
trop  honorée  qu'un  comte  ait  mangé  son  beurre.  £lle  me  charge 
donc  ,  monsieur,  de  vous  témoigner  sa  reconnaissance  de  Thon— 
neur  que  vous  lui  ayez  fait ,  son  regret  de  l'importunité  qu'elle 
vous  a  causée  ,  et  le  désir  qu'elle  aurait  que  son  beurre  vous  eût 
paru  bon. 

Que  si  par  hasard  il  vous  en  a  coûté  quelque  chose  pour  le 
port  du  paquet  à  elle  adressé,  elle  offre  de  vous  le  rembourser, 
comme  il  est  juste.  Je  n'attends  là-dessus  que  vos  ordres  pour 
exécuter  ses  intentions  ,  et  vous  supplie  d'agréer  les  sentimens 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  etc.  (1). 

A  M.  VERNES. 

Paris,  le  a  avril  i755« 

ITour  le  coup,  monsieur,  voici  bien  du  retard;  mais,  outre  que 
je  ne  vous  ai  point  caché  mes  défauts ,  vous  devez  songer  qu  un 
ouvrier  et  un  malade  ne  disposent  pas  de  leur  temps  comme  ils 
aimeraient  le  mieux.  D'ailleurs ,  l'amitié  se  plaît  à  pardonner , 
et  l'on  n'y  met  guère  la  sévérité  qu'à  la  place  du  sentiment. 
Ainsi  je  crois  pouvoir  compter  sur  votre  indulgence. 

Vous  voilà  donc ,  messieurs ,  devenus  auteurs  périodiques.  Je 
vous  avoue  que  ce  projet  ne  me  rit  pas  autant  qu'à  vous  :  j'ai  du 
regret  de  voir  des  hommes  faits  pour  élever  des  monumens  se 
contenter  de  porter  des  matériaux  ,.  et ,  d'architectes  ,  se  faire 
manœuvres.  Qu'est-ce  qu'un  livre  périodique  ?  Un  ouvrage  éphé- 
mère ,  sans  mérite  et  sans  utilité  ,  dont  la  lecture  ,  négligée  et 
méprisée  par  des  gens  de  lettres  ,  ne  sert  qu'à  donner  aux  femmes 
et  aux  sots  de  la  vanité  sans  instruction  ,  et  dont  le  sort ,  après 
avoir  brillé  le  matin  sur  la  toilette  ,  est  de  mourir  le  soir  dans  la 
garde-robe.  D'ailleurs ,  pouvez-vous  vous  résoudre  à  prendre 
des  pièces  dans  les  journaux,  et  jusque  dans  le  Mercure  ,  et  à 
compiler  des  compilations?  S'il  n'est  pas  impossible  qu'il  s'y 
trouve  quelque  bon  morceau  ,  il  est  impossible  que,  pour  le  dé- 
terrer ,  vous  n'ayez  le  dégoût  d'en  lire  toujours  une  multitude  de 
détestables.  La  philosophie  du  cœur  coûtera  cher  à  l'esprit,  s'il 
faut  le  remplir  de  tous  ee$  fatras.  Enfin  ,  quand  vous  auriez 
assez  de  zèle  pour  soutenir  l'ennui  de  toutes  ces  lectures ,  qui 
vous  répondra  que  votre  choix  sera  fait  comme  il  doit  l'être , 

(1)  Cette  lettre  et  la  précédente  pourront  expliquer  une  petite  note  île 
VHéloise ,  adressée  à  Vhommê  au  beurre. 


398  CORRESPONDANCE. 

que  l'attrait  dé  vos  vues  particulières  ne  l'emportera  pas  souvent 
sur  l'utilité  publique  ,  ou  que,  si  vous  ne  songez  qu'à  cette  uti- 
lité, l'agrément  n'en  soufirira  point  ?  Vous  n'rgnorez  pas  qu'un 
bon  choix  littéraire  est  le  fruit  du  goût  le  plus  exquis  ;  et  qu'a-<^ 
vcc  tout  l'esprit  et  toutes  les  connaissances  imaginables  le  goût 
ne  peut  assez  se  perfectionner  dans  une  petite  ville ,  pour  y  ac- 
quérir cette  sûreté  nécessaire  à  la  formation  d'un  recueil.  Si  le 
votre  est  excellent,  qui  le  sentira?  S'il  est  médiocre,  et  par 
conséquent  détestable ,  aussi  ridicule  que  le  Mercure  suisse ,  il 
mourra  de  sa  mort  naturelle  ,  après  avoir  amusé  pendant  quel- 
ques mois  les  caillettes  du  pavs  de  Yaud.  Croyez-moi ,  mon- 
sieur ,  ce  n'est  point  cette  espèce  d'ouvrage  qui  nous  convient. 
Des  ouvrages  graves  et  profonds  peuvent  nous  honorer 5  tout  le 
colifichet  de  cette  petite  philosophie  à  la  mode  nous  va  fort  mal. 
Les  grands  objets ,  tels  que  la  vertu  et  la  liberté ,  étendent  et 
fortihent  l'esprit  ;  les  petits,  tels  que  la  poésie  et  les  beaux  arts, 
lui  donnent  plus  de  délicatesse  et  de  subtilité.  Il  faut  un  téles- 
cope pour  les  uns  ,  et  un  microscope  pour  les  autres  ;  et  les 
hommes  accoutumés  à  mesurer  le  ciel  ne  sauraient  disséquer  des 
mouches  :  voilà  pourquoi  Genève  est  le  pays  de  la  sagesse  et  de 
la  raison  ,  et  Paris  le  siège  du  goût.  Laissons-en  donc  les  rafh- 
nemens  à  ces  myopes  de  la  littérature ,  qui  passent  leur  vie  à 
regarder  des  cirons  au  bout  de  leur  nez  ^  sachons  être  plus  fiers 
du  goût  qui  nous  manque ,  qu'eux  de  celui  qu'ils  ont;  et ,  tandis 
qu'ils  feront  des  journaux  et  des  brochures  pour  les  ruelles,  ta* 
chons  de  faire  des  livres  utiles  et  dignes  de  l'immortalité. 

Après  vous  avoir  tenu  le  langage  de  l'amitié,  je  n'en  oublierai 
pas  les  procédés  ;  et,  si  vous  persistez  dans  votre  projet ,  je  ferai 
de  mon  mieux  un  morceau  tel  que  vous  le  souhaiterez  pour  y  rem* 
plir  un  vide  tant  bien  que  mal.  _. 

A  M.  VERNES- 

Farîs,  le  6jail]et  lySS. 

V  oici ,  monsieur ,  une  longue  interruption  ;  mais  comme  je 
n'ignore  pas  mes  torts ,  et  que  vous  n'ignorez  pas  notre  traite  , 
je  n'ai  rien  de  nouveau  à  vous  dire  pour  mon  excuse  ,  et  j'aime 
mieux  reprendre  notre  correspondance  tout  uniment ,  que  de 
recommencer  à  chaque  fois  mon  apologie  ou  mes  inutiles  ex- 
cuses. 

Je  suppose  que  vous  avez  vu  actuellement  l'écrit  pour  lequel  vous 
aviez  marqué  de  l'empressement.  Il  y  en  a  des  exemplaires  entre 
les  mains  de  M.  Cllappuis.  J'ai  reçu  ,  à  Genève ,  tant  d'honnêtetés 
de  tout  le  monde  ,  que  je  ne  saurais  là-dessus  donner  des  préfé- 
rences, sans  donner  en  même  temps  des  exclusions  offensantes  ; 
mais  il  y  aurait  à  voler  M.  Chappuis  une  honnêteté  dont  l'amitié 
seule  est  capable,  et  que  j'ai  quelque  droit  d'attendre  de  ceux  qui 

-'en  ont  témoigné  autant  que  vous.  Je  ne  puis  exprimer  la  joie 
ec  laquelle  j'ai  appris  que  le  conseil  avait  agréé,  au  nom  de  U  re- 


in 
avec 


ANNÉE  1755.  3yfl 

puLliaue,  la  dédicace  de  cet  ouvrage,  et  je  sens  parfaitement  tout 
ce  qu^l  y  a  d'indulgence  et  de  grâce  dans  cet  aveu.  J'ai  toujours 
espéré  qu'on  ne  pourrait  méconnaître,  dans  cette  épître,  les  sen^ 
limens  qui  l'ont  dictée,  et  qu'elle  serait  approuvée  de  tous  ceux 
qui  les  partagent  :  je  compte  donc  sur  votre  suffrage,  sur  celui 
de  votre  respectable  përe  ,  et  de  tous  mes  bons  concitoyens.  Je 
me  soucie  très-peu  de  ce  qn'cn  pourra  penser  le  reste  de  l'Eu- 
rope. Au  reste,  on  avait  afiecté  ue  répandre  des  bruits  terribles 
sur  la  violence  de  cet  ouvrage ,  et  il  n'avait  pas  tenu  à  mes  en- 
nmis  de  me  faire  des  affaires  avec  le  gouvernement  ;  beureuse- 
ment,  l'on  ne  m'a  point  condamné  sans  me  lire  ,  et,  après  l'exa- 
men ,  l'entrée  a  été  permise  sans  difficulté. 

Donnez-moi  des  nouvelles  de  votre  journal.  Je  n'ai  point  ou-* 
blié  ma  promesse  :  ma  copie  me  presse  si  fort  depuis  quelque 
temps  ,  qu'elle  ne  me  donne  pas  le  loisir  de  travailler.  D'ail- 
leurs ,  je  ne  veux  rien  vous  donner  que  j'aie  pu  faire  mieux  : 
mais  je  vous  tiendrai  parole  ,  comptez-y  ,  et  le  pis-aller  sera  de 
vous  porter  moi-même ,  le  printemps  prochain,  ce  que  je  n'aurai 
pu  vous  envoyer  plutôt  :  si  je  connais  bien  votre  cœur,  je  crois 
qu'à  ce  prix  vous  ne  serez  pas  fâché  du  retard. 

Bon  jour,  monsieur,  préparez-vous  à  m'aimer  plus  que  jamais  ^ 
car  j'ai  bien  résolu  de  vous  y  forcer  à  mon  retour. 


J 


A   KIADIMB    LÀ   MARQUISE    DE   CRÉQUI. 

Épioay  ,  8  septembre  1755* 


E  vois ,  madame  ,  que  la  bienveillance  dont  vous  m'honores 
vous  cause  de  l'inquiétude  sur  le  sort  dont  quelques  gens ,  tout 
au  moins  fort  indiscrets ,  aiment  à  me  menacer.  De  grâce,  que 
ma  tranquillité  ne  vous  alarme  point ,  quand  on  vous  annon- 
cera ma  détention  comme  prochaine.  Si  ]e  ne  fais  rien  pour  la 
prévenir,  c'est  que,  n'ayant  rien  fait  pour  la  mériter,  ]e  croi- 
rais oflfcnser  l'hospitalité  de  la  nation  française  ,  et  l'équité  du 
prince  qui  la  gouverne ,  en  me  précautionnant  contre  une  in- 
]ustice. 

Si  f  ai  écrit ,  comme  on  le  prétend  ,  sur  une  question  de  droit 
politique  proposée  par  l'académie  de  Dijon  ,  j'y  étais  autorisé 
par  le  programme  j  et  puisqu'on  n'a  point  fait  un  crime  à  cette 
académie  de  proposer  cette  question  ,  je  ne  vois  pas  pourquoi 
Ton  m'en  ferait  un  de  la  résoudre.  Il  est  vrai  que  j'ai  dû  me  con- 
tenir dans  les  bornes  d'une  discussion  générale  et  purement  phi- 
losophique ,  sans  personnalités  et  sans  application  ;  mais  pour- 
riez-vous  croire,  madame,  vous,  dont  j'ai  l'honneur  d'être 
connu  ,  que  j'aie  été  capable  de  m'onblier  un  moment  là-dessus  ? 
Quand  la  prudence  la  plus  commune  ne  m'aurait  point  interdit 
toute  licence  à  cet  égard  ,  j'aime  trop  la  franchise  et  la  vérité  , 
pour  ne  pas  abhorer  les  libelles  et  la  satire  ;  et  si  je  mets  si  peu 
de  précaution  dans  ma  conduite  ,  c'est  que  mon  cœur  me  ré- 
j)ond  toujours  que  je  n'en  ai  pas  besoin.  Soyez  donc  bien  as-^u- 


ft 


4oo  CORRESPONDANCE. 

rée  j  je  vous  supplie ,  qu'il  n'est  jamais  rien  sorti  et  ne  sor- 
tira jamais  rien  de  ma  plume ,  qui  puisse  m'exposer  au  moindre 
danger  sous  un  gouvernement  juste. 

Quand  je  serais  dans  l'erreur  sur  l'utilité  de  mes  maximes , 
n'a-t-on  pas ,  en  France ,  des  formes  prescrites  pour  la  publica- 
tion des  ouvrages  qu'on  y  fait  paraître?  et  quand  je  pourrais 
m'écarter  impunément  de  ces  formes ,  mon  seul  respect  pour  les 
lois  ne  suffirait-il  pas  pour  m'en  empêcher  ?  Vous  savez ,  ma- 
dame ,  à  quel  point  j'ai  toujours  porté  le  scrupule  à  cet  é 
vous  n'ignorez  pas  que  mes  écrits  les  plus  hardis ,  sans  ex( 


as  p< 

:>^.  . — : 4^  I 1-  1  _..  égard; 

excepter 
cette  effroyable' lettre  sur  la  musique,  n'ont  jamais  vu  le  ] 

3u'avec  approbation  et  permission,  (/est  ainsi  que  je  continuerai 
'en  user  toute  ma  vie  3  et  jamais ,  durant  mon  séjour  en  France , 
aucun  de  mes  ouvrages  n'y  paraîtra  de  mon  aveu  qu'avec  celui 
du  magistrat. 

Mais ,  si  je  sais  quels  sont  mes  devoirs  ,•  je  n'ignore  pas  non 

Jplus  quels  sont  mes  droits  :  je  n'ignore  pas  qu'en  obéissant  fidë- 
ement  aux  lois  du  pays  où  je  vis  je  ne  dois  compte  à  per- 
sonne de  ma  religion  ni  de  mes  sentimens ,  qu'aux  magistrats  de 
l'état  dont  j'ai  llionneur  d'être  membre.  Ce  serait  établir  une 
loi  bien  nouvelle  ,  de  vouloir  qu'à  chaque  fois  qu'on  met  le  pied 
dans  un  état  on  fût  obligé  d'en  adopter  toutes  les  maximes,  et 
qu'en  voyageant  d'un  pays  à  l'autre  il  faillit  changer  d'inclina- 
tions et  de  principes  ,  comme  de  langage  et  de  logement.  Par- 
tout où  l'on  est,  on  doit  respecter  le  prince  et  se  soumettre  à  la 
loi  'y  mais  on  ne  leur  doit  rien  de  plus  ,  et  le  cœur  doit  toujours 
être  pour  la  patrie.  Quand  donc  il  serait  vrai  qu'ayant  en  vue 
le  bonheur  de  la  mienne  j'eusse  avancé ,  hors  du  royaume  ,  des 
principes  plus  convenables  au  gouvernement  républicain  qu'au 
monarchique  ,  où  serait  mon  crime  ? 

Qui  jamais  ouit  dire  que  le  droit  des  gens ,  qu'on  se  vante  si 
fort  de  respecter  en  France ,  permit  de  punir  un  étranger  pour 
avoir  osé  préférer ,  en  pays  étranger ,  le  gouvernement  de  son 
pays  à  tout  autre  ? 

On  dit ,  il  est  vrai ,  que  cette  occasion  ne  sera  qu'un  prétexte , 
à  la  faveur  duquel  on  me  punira  de  mon  mépris  pour  la  musi- 
que française.  Comment ,  madame ,  punir  un  homme  de  son 
mépris  pour  la  musique?  Ouites-vous  jamais  rien  de  pareil?  Une 
injustice  s'excuse-t-elle  par  une  injustice  encore  plus  criante?  et 
dans  le  temps  de  cette  horrible  fermentation ,  digne  de  la  plume 
de  Tacite  ,  n'eût-il  pas  été  moins  odieux  de  m'opprinier  sur  ce 
grave  sujet ,  que  d'y  revenir ,  après  coup  ,  sur  un  sujet  encore 
moins  raisonnable? 

Quant  à  ce  que  vous  me  dites,  madame,  qu'il  n'est  pas  ques- 
tion du  biou  ou  du  mal  qu'on  fait ,  mais  seulement  des  amis  ou 
des  ennemis  qu'on  a,  malgré  la  mauvaise  opinion  que  j'ai  de 
mon  siècle  je  ne  puis  croire  que  les  choses  en  soient  encore  tout- 
à-fait  à  ce  point.  Mais,  quand  cela  serait ,  quels  ennemis  puis-je 
avoir?  Content  de  ma  situation ^  je  ne  cours  il i  les  pensions,  ni 


crains 


ANNÉE  1755.  4<^, 

les  emplois ,  ni  les  honneurs  littéraires.  Loin  de  vouloir  du  mal 
à  personne  ,  ]e  ne  cherche  pas  même  à  me  venger  de  celui  qu'oa 
me  fait.  Je  ne  refuse  point  mes  services  aux  autres ,  et  ne  leur  en 
demande  jamais.  Je  ne  suis  point  flatteur ,  il  est  vrai  :  mais  aussi 
je  ne  suis  pas  trompeur ,  et  ma  franchise  n'est  point  satirique 
toutes  personnalités  odieuses  sont  bannies  de  ma  bouche  et 
de  mes  écrits  ;  et  si  je  maltraite  les  vices ,  c'est  en  respectant  les 
hommes. 

Ne  craignez  donc  rien  pour  moi ,  madame ,  puisque  je  ne 
ains  rien  et  que  je  ne  dois  rien  craindre.  Si  l'on  jugeait  mon 
ouvrage  sur  les  bruits  répandus  par  la  calomnie ,  je  serais ,  je 
l'avoue  ,  en  fort  grand  danger  ^  mais ,  dans  un  gouvernement 
sage ,  on  ne  dispose  pas  si  légèrement  du  sort  des  hommes;  et  je 
sais  bien  que  je  n'ai  rien  à  craindre,  si  l'on  ne  me  juge  qu'après 
m'avoir  lu.  Mes  sentimens  ,  ma  conduite ,  et  la  justice  du  roi , 
sont  la  sauvegarde  en  qui  je  me  fie  :  je  demeure  au  milieu  de 
Paris  ,  dans  la  sécurité  qui  convient  à  l'innocence  ,  et  sous  la 
protection  des  lois  que  je  n'ofliensai  jamais.  Les  cris  des  bateleurs 
ne  seront  pas  plus  écoutés  qu'ils  ne  l'ont  été.  Si  j'ai  tort ,  on  me 
réfutera ,  peut-être }  peut-être  même  si  j'ai  raison  :  mais  un 
homme  irréprochable  ne  sera  point  traité  comme  un  scélérat , 
pour  avoir  honoré  sa  patrie ,  et  pour  avoir  dit  que  les  Français 
ne  chantaient  pas  bien.  Enfin,  quand  même  il  pourrait  m'arri-* 
ver  un  malheur  que  l'honnêteté  ne  me  permet  pas  de  prévoir  , 
j'aurais  peine  à  me  repentir  d'avoir  juge  plus  favorablement  da 
gouvernement  sous  lequel  j'avais  à  vivre ,  que  les  gens  qui  cher^ 
chent  à  m'effrayer. 

Je  suis  avec  respect ,  etc. 

A  M.  DE  VOLTAIRE; 

Paris ,  le  10  septembre  1755*' 

Vj'est  à  moi,  monsieur,  de  vous  remercier  à  tous  égards.  En 
vous  offrant  l'ébauche  de  mes  tristes  rêveries ,  je  n'ai  point  cru 
vous  faire  un  présent  digne  de  vous,  mais  m'acquitter  d'un  de-- 
voir  et  vous  rendre  un  hommage  que  nous  vous  devons  tous 
comme  à  notre  chef.  Sensible ,  d'ailleurs ,  à  l'honneur  que  vous 
faites  à  ma  patrie ,  je  partage  la  reconnaissance  de  mes  conci- 
toyens ,  et  j  espère  qu'elle  ne  fera  qu'augmenter  encore ,  lors- 
qu'ils auront  profilé  des  instructions  que  vous  pouvee  leur  don- 
ner. Embellissez  l'asile  que  vous  avez  choisi:  éclairez  un  peuple 
digne  de  vos  leçons;  et,  vous  qui  savez  si  bien  peindre  les  vertus 
et  la  liberté ,  apprenez-nous  à  les  chérir  dans  nos  murs  comme 
dans  vos  écrits.  Tout  ce  qui  vous  approche  doit  apprendre  de 
vous  le  chemin  de  la  gloire. 

Vous  voyez  que  je  n'aspire  pas  à  nous  rétablir  dans  notre  bê- 
tise ,  quoique  je  r^rette  beaucoup,  pour  ma  part ,  le  peu  que 
j'en  ai  perau.  A  votre  égard  ;  monsieur ,  ce  retour  serait  un  mi- 
•7.  a6 


4o2  CORRESPONDANCE. 

racle  si  grand ,  à  la  fois  ,  et  si  nuisible  ,  qu'il  n'appartiendrait 

3u'à  Dieu  de  le  faire  y  et  qu'au  diable  de  le  vouloir.  Ne  tentez 
onc  pas  de  retomber  à  quatre  pattes  ;  personne  au  monde  n'y 
réussirait  moins  que  vous.  Vous  nous  rearessez  trop  bien  sur  nos 
deux  pieds  ,  pour  cesser  de  vous  tenir  sur  les  vôtres. 

Je  conviens  de  toutes  les  disgrâces  qui  poursuivent  les  hommes 
célèbres  dans  les  lettres  ;  je  conviens  même  de  tous  les  maim  at- 
tachés à  l'humanité ,  et  qui  semblent  indépendans  de  nos  vaines 
connaissances.  Les  hommes  ont  ouvert  sur  eux-mêmes  tant  de 
sources  de  misères,  que ,  quand  le  hasard  en  détourne  quelqu'une, 
ils  n'en  sont  guère  moins  inondés.  D'ailleurs ,  il  y  a ,  dans  le 
progrès  des  choses  ,  des  liaisons  cachées  que  le  vulgaire  n'aper- 
çoit pas,  mais  qui  n'échapperont  point  à  l'œil  du  sage  ,^uand  il 
y  voudra  réfléchir.  Ce  n'est  ni  Térence,  ni  Ciiîéron  ,  ni  Virgile^ 
ni  Sénèque ,  ni  Tacite  ;  ce  ne  sont  ni  les  savans,  ni  les  poètes  qui 
ont  produit  les  malheurs  de  Rome  et  les  crimes  des  Romains  : 
mais  sans  le  poison  lent  et  secret  qui  corrompit  peu  à  peu  le  plus 
TÎgoureux  gouvernement ,  dont  l'histoire  ait  fait  mention  ,'  Ci- 
céron ,  ni  Lucrèce ,  ni  Salluste  n'eussent  point  existé ,  ou  n'eussent 

§oiqt  écrit.  Le  siècle  aimable  de  Lélîus  et  de  Térence  amenait 
e  loin  le  siècle  brillant  d'Auguste  et  d'Horace ,  et  enfin  les 
siècles  horribles  de  Sénèque  et  de  Néron ,  de  Domitien  et  de 
Martial.' Le  goût  des  lettres  et  des  arts  naît  chez  un  peuple  d'un 
vice  intérieur  qu'il  augmente  ;  et  s'il  est  vrai  que  tous  les  progrès 
humains  sont  pernicieux  à  l'espèce  ,  ceux  de  l'esprit  et  des  con- 
paissances  qui  augmentent  notre  orgueil  et  multiplient  nos  égare- 
mens  accélèrent  bientôt  nos  malheurs.  Mais  il  vient  un  temps  oii 
le  mal  est  tel  que  les  causes  mêmes  qui  l'ont  fait  naître  sont  né- 
cessaires pour  l'empêcher  d'augmenter;  c'est  le  fer  qu'il  faut 
laisser  dans  la  plaie ,  de  peur  que  Je  blessé  n'expire  en  l'arra- 
chant. 

Quant  à  moi ,  si  j'avais  suivi  ma  première  vocation,  et  que  je 
n'eusse  ni  lu  ni  écrit,  j'en  aurais  sans  doute  élé  plus  heureux. 
Cependant ,  si  les  lettres  étaient  maintenant  anéanties  ,  je  serais 
privé  du  seul  plaisir  qui  me  reste.  C'est  dans  leur  sein  que  je  me 
console  de  tous  mes  maux  ;  c'est  parmi  ceux  qui  les  cultivent 

2 ne  je  goûte  les  douceurs  de  l'amitié,  et  que  j'apprends  à  jouir 
e  la  vie  sans  craindre  la  mort.  Je  leur  dois  le  peu  que  je  suis  ; 
je  leur  dois  même  l'honneur  d'être  connu  de  vous.  Mais  con- 
sultons l'intérêt  dans  nos  affaires  et  la  vérité  dans  nos  écrits. 
Quoiqu'il  faille  des  philosophes ,  des  historiens ,  des  sa  vans,  pour 
éclairer  le  inonde  et  conduire  ses  aveugles  habitans  ;  si  le  sage 
Memnon  m'a  dit  vrai ,  je  ne  connais  rien  de  si  fou  qu'un  peuple 
de  sages. 

Convenez-en,  monsieur;  s'il  est  bon  que  les  grands  génies  ins« 
truisent  les  hommes ,  il  faut  que  le  vulgaire  reçoive  leurs  ins- 
tructions :  si  chacun  se  mêle  d  en  donner,  qui  les  voudra  rece- 
voir? M  Les  boiteux  ,  dit  Montaigne,  sont  mal  propres  aux  exer- 
»  cices  du  corps  ;  tt  aux  exercices  de  l'esprit ,  Tes  âmes  boiteuses.  » 


ANNÉE  1755.  4o3 

Mais  en  ce  siècle  sayant  y  on  ne  voit  que  boiteux  vouloir  apprendre 
à  marcher  aux  autres. 

Le  peuple  reçoit  les  écrits  des  sages  pour  les  juger,  non  pour 
s'instruire.  Jamais  on  ne  vit  tant  de  Dandins.  Le  théâtre  en  tour» 
mille,  les  cafés  retentissent  de  leurs  sentences,  ils  les  affichent 
dans  les  journaux,  les  ouais  sont  couverts  de  leurs  écrits;  et  j'en- 
tends critiquer  rOrphelin  (i) ,  parce  qu'on  l'applaudit ,  à  tel  grn 
raaud  si  peu  capable  d'en  voir  les  défauts ,  qu  à  peine  en  aent-îl 
les  beautés. 

Recherchons  la  première  source  d|es  désordres  de  la  société , 
nous  trouverons  que  tous  les  maux  des  hommes  leur  viennent  de 
l'erreur  bien  plus  que  de  l'ignorance',  et  que  ce  que  nous  ne  sa* 
vons  point  nous  nuit  beaucoup  moins  que  ce  que  nous  croyons 
savoir.  Or ,  quel  plus  sur  moyen  de  courir  d'erreurs  en  erreurs , 
que  la  fureur  de  savoir  tout/  Si  l'on  n'eÀt  prétendu  savoir  que 
la  terre  ne  tournait  pas ,  on  n'eût  point  puni  Galilée  pour  avoir 
dit  qu'elle  tournait. Si  les  seuls  philosophes  en  eussent  réclamé  le 
titre,  l'Encyclopédie  n'eût  point  en  de  persécuteurs.  Si  cent  Mir« 
midons  n'aspiraient  à  la  gloire,  vous  jouiriez  en  paix  de  la  vôtre, 
ou  du  moins  vous  n'auries  que  des -rivaux  dignes  de  vous. 

Ne  soyez  donc  pas  surpris  de  sentir  quelques  épines  insépa* 
râbles  aes  fleurs  qui  couronnent  les  grands  talens.  Les  injures 
de  vos  ennemis  sont  les  acclamations  satiriques  qui  suivent  le 
eortége  des  triomphateurs  :  c'est  l'empressement  du  public  pour 
tous  vos  écrits ,  qui  produit  les  vols  dont  vous  vous  plaignes  : 
mais  les  falsifications  n'y  sont  pas  faciles  ,  car  le  fer  ni  le  plomb 
.  ne  s'allient  pas  avec  l'or.  Permettez-moi  de  vous  le  dire ,  par  l'in- 
térêt que  je  prends  à  votre  repos  et  à  potrç  instruction  :  méprisez 
de  vaines  clameurs  par  lesquelles  on  cherche  moins  à  vous  faire 
du  i^al ,  qu'à  vous  aétoumer  de  bien  faire.  Plus  on  vous  criti- 
quera ,  plus  vous  devez  vous  faire  admirer.  Un  bon  livre  est  une 
terrible  réponse  à  des  injures  imprimées^  et  qui  vous  oserait  at- 
tribuer des  écrits  que  vous  n'aurez  point  faits,  tant  que  vous  n'en 
ferez  que  d'inimitables  ? 

Je  suis  sensible  à  votre  invitation;  et  si  cet  hiver  me  laisse  en 
état  d'aller  au  printemps  habiter  ma  patrie,  j'y  profiterai  de 
vos  bontés.  Mais  j'aimerais  mieux  boire  de  l'eau  de  votre  fon- 
taine que  du  lait  de  vos  vaches  ;  et  quant  aux  herbes  de  votre  ver- 
ger ,  je  crains  bien  de  n'y  en  trouver  d'autres'  que  le  lotos,  qui 
n'est  pas  la  pâture  des  betes ,  et  le  moly  qui  empêche  les  hommes 
de  le  devenir. 

Je  suis  de  tout  mon  cœur  et  avec  respect ,  etc. 

(1)  Tragédie  de  M.  de  Voltafre ,  qn'on  jouait  dans  ee  tempt-U. 


4o4  CORRESPONDANCE. 

A  M.  DE  VOLTAIRE. 

Paris,  le  ao  septembre  lySiî. 

Jlfir  arrivant 9  monsieur,  de  la  campagne  où  j'ai  passé  cinq  on 
six  jours  j  je  trouve  votre  billet  qui  me  tire  aune  grande  per- 
plexité :  car  ayant  conununiqué  à  M.  de  Gauffecourt ,  notre  ami 
commun  ,  votre  lettre  et  ma  réponse  ,  j'apprends  à  Tinstant  qu'il 
les  a  lui->méme  conmiuniquées  à  d'autres ,  et  qu'elles  sont  tom- 
bées entre  les  mains  de  quelqu'un  qui  travaille  à  me  réfuter,  et 
qui  se  propose,  dit -on,  de  les  insérer  à  la  fin  de  sa  critique.' 
M.  Bouchaud,  agrégé  en  droit ,  qui  vient  de  m'apprendre  cela , 
n'a  pas  voulu  nren  dire  davanta^  :  de  sorte  que  je  suis  hors 
d'état  de  prévenir  les  suites  d'une  inaiscrétion  que,  vu  le  contenu 
deTotre  lettre ,  je  n'avais  eue  que  pour  une  bonne  fin.  Heureu- 
sement ,  monsieur ,  je  vois  par  votre  projet  que  le  mal  est  moins 
grand  que  je  n'avais  craint.  £n  approuvant  une  publication  qui 
me  fait  honneur  et  qui  peut  vous  être  utile  ,  il  me  reste  une  ex- 
cuse à  vous  faire  sur  ce  qu'il  peut  y  avoir  eu  de  ma  faute  dans  la 
promptitude  avec  laquelle  ces  lettres  ont  couru ,  sans  votre  con- 
sentement ni  le  mien. 

Je  suis  avec  les  sentimens  du  phis  sincère  de  vos  admirateurs , 
monsieur,  etc. 

P.  S,  Je  suppose  que  vous  avez  reçu  ma  réponse  du  lo  de  ce 
mois. 

A  M.  DE  BOISSY, 

de  T  académie  française ,  auteur  du  Mercure  de  France. 

Paris,  le  4  novembre  lySS. 

V^UAND  je  vis,  monsieur,  paraître  dans  le  Mercure,  sous  le 
nom  de  M.  de  Voltaire  ^  la  lettre  que  j'avais  reçue  de  lui ,  je 
supposai  que  vous  aviez  obtenu  pour  cela  son  consentement;  et, 
conune  il  avait  bien  voulu  me  demander  le  mien  pour  la  faire 
imprimer ,  je  n'avais  qu'à  me  louer  de  son  procède ,  sans  avoir 
à  me  plainare  du  vôtre.  Mais  que  puis-je  penser  du  galimatia!» 
que  vous  avez  inséré  dans  le  Mercure  suivant ,  sous  le  titre  de 
ma  réponse  ?  Si  vous  me  dites  que  votre  copie  était  incorrecte  , 
je  demanderai  qui  vous  forçait  d'employer  une  lettre  visible- 
ment incorrecte  ,  qui  n'est  remarquable  que  par  son  absurdité. 
Vous  abstenir  d'insérer  dans  votre  ouvrage  aes  écrits  ridicules 
est  un  égard  que  vous  devez  ,  sinon  aux  auteurs ,  du  moins  au 
public. 

Si  vous  avez  cru ,  monsieur ,  que  je  consentirais  à  la  publica- 
tion de  cette  lettre ,  pourquoi  ne  pas  me  communiquer  votre 
copie  pour  la  revoir  ?  Si  vous  ne  l'avez  pas  cru  ,  pourt^uoi  Tim- 

Î>nmer  sous    mon  nom?   S'il  est  peu  convenable  d'imprimer 
es  lettres  d'autrui  sans  l'aveu  des  auteurs  j  il  Tesl  be«iucoiip 


ANNÉE  1755.  4o5 

moins  de  les  leur  attribuer  sans  être  sAt  qu'Us  les  arouent ,  ou 
même  qu'elles  soient  d'eux ,  et  bien  moins  encore  lorsqu'il  est  à 
croire  qu'ils  ne  les  ont  pas  écrites  telles  qu'on  les  a.  Le  libraire 
de  M.  de  Voltaire  ,  qui  avait  à  cet  égard  plus  de  droit  que  per- 
sonne ,  a  mieux  aimé  s'abstenir  d'imprimer  la  mienne,  que  de 
l'imprimer  sans  mon  consentement ,  qu'il  avait  eu  l'honnêteté 
de  me  demander.  Il  me  semble  qu'un  homme  ,  aussi  justement 
estimé  que  vous ,  ne  devrait  pas  recevoir  d'un  libraire  des  leçons 
de  procédés.  J'ai  d'autant  plus ,  monsieur ,  à  me  plaindre  du 
v6tre  en  cette  occasion  ,  que ,  dans  le  même  volume  ,  oii  vous 
avez  mis ,  sous  mon  nom  ,  un  écrit  aussi  mutilé ,  vous  craignez 
avec  raison  d'imputer  à  M.  de  Voltaire  des  vers  qui  ne  soient 
pas  de  lui.  Si  un  tel  égard  n'était  dA  qu'à  la  considération ,  je 
me  garderais  d'y  prétendre  ;  mais  il  est  un  acte  de  justice  ,  et 
vous  la  devez  à  tout  le  monde. 

Comme  il  est  bien  plus  naturel  de  m'attribuer  une  sotte  lettre 
cju'à  vous  un  procéda  peu  régulier,  et  que  par  conséquent 
je  resterais  chargé  du  tort  de  cette  affaire ,  si  ]e  négligeais  de 
m'en  justifier  ;  je  vous  supplie  de  vouloir  bien  insérer  ce  désaveu 
dans  le  prochain  Mercure ,  et  d'agréer ,  monsieur ,  mon  respect 
et  mes  salutations. 

A  M.  VERNES. 

Paris  f  33  novembre  1 755. 

v^UE  je  suis  touché  de  vos  tendres  inquiétudes!  Je  ne  vois 
rien  de  vous  qui  ne  me  prouve  de  plus  en  plus  votre  amitié  pour 
moi ,  et  qui  ne  vous  rende  de  plus  en  plus  digne  de  la  mienne. 
A^ous  avez  quelque  raison  de  me  croire  mort ,  en  ne  recevant 
de  moi  nul  signe  de  vie  ,  car  je  sens  bien  que  ce  ne  sera  qu'avec 
elle  que  je  perdrai  les  sentimens  que  je  vous  dois.  Mais  ,  toujours 
aussi  négligent  que  ci-devant ,  ]e  ne  vaux  pas  mieux  que  ]e  ne 
faisais ,  si  ce  n'est  que  je  vous  aime  encore  davantage  ^  et ,  si 
vous  saviez  combien  il  est  difficile  d'aimer  les  gens  avec  qui  l'on 
a  tort ,  vous  sentiriez  que  mon  attachement  pour  vous  n  est  pas 
tout-à-fait  sans  prix. 

Vous  avez  été  malade ,  et  je  n'en  ai  rien  su  :  mais  je  savais 
que  vous  étiez  surchargé  de  travail  ;  je  crains  que  la  fatigue 
n'ait  épuisé  votre  santé ,  et  que  vous  ne  soyez  encore  prêt  à  la 
reperdre  de  même  ;  ménagez-la  ,  je  vous  prie ,  comme  un  bien 

3ui  n'est  pas  à  vous  seul  et  qui  peut  contribuer  à  la  consolation 
'un  ami ,  qui  a  pour  jamais  perdu  la  sienne.  J'ai  eu  ,  cet  été , 
une  rechute  assez  vive  ^  l'automne  a  été  très-bien  ;  mais  les  ap- 
proches de  l'hiver  me  sont  cruelles  :  j'ignore  ce  que  je  pourrai 
vous  dire  de  celles  du  printemps. 

Le  cinquième  volume  de  l'Encyclopédie  paraît  depuis  quinze 
jours  ;  comme  la  lettre  E  n'y  est  pas  même  achevée ,  votre  ar- 
ticle n'y  a  pu  être  employé  j  j'ai  même  prié  M.  Diderot  de  n'en 


4o6  CORRESPONDANCE. 

faire  usage  qu'autant  qu'il  en  sera  content  lui-même.  Car  dans 
un  ouvrage  fait  ayec  autant  de  soin  que  celui-là ,  il  ne  faut  pas 
mettre  un  article  faible,  quand  on  n'en  met  qu'un.  L'article 
Encyclopédie  ,  qui  est  de  Diderot ,  fait  l'admiration  de  tout 
Pans ,  et  ce  qui  augmentera  la  vôtre  ,  quand  vous  le  lirez ,  c'est 
qu'il  l'a  fait  étant  malade. 

Je  viens  de  recevoir  d'un  noble  Vénitien  une  épître  italiennei  oii 
j'ai  lu  avec  plaisir  ces  trois  vers  en  l'honneur  de  la  patrie  : 

Dell!  CilUdino  dî  Ciità  ben  retta 
£  compagno  e  Tratel  d'ottime  Genli 
Ch'amor  del  ^iusto  ha  ragunato  insieme  ,  etc. 

Cet  éloge  me  parait  simple  et  sublime ,  et  ce  n'est  pas  d'Italie 
que  je  l'aurais  attendu.  Puissions-nous  le  mériter  ! 

Bon  jour ,  monsieur  )  il  faut  nous  quitter ,  car  la  copie  me 
presse.  Mes  amitiés,  je  vous  prie,  à  toute  votre  aimable  famille } 
je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.         • 

A  UN  ANONIME, 
par  la  voie  du  Mercure  de  France. 

Paris ,  le  29  novembre  ijSS, 

J'ai  reçu,  le  26  de  ce  mois,  une  lettre  anonime,  datée  du 
28  octobre  dernier,  qui,  mal  adres$éc,'aprës  avoir  été  à  Genève, 
m'est  revenue  à  Paris  franche  de  port.  A  cette  lettre  était  joint 
un  écrit  pour  ma  défense  ,  que  je  ne  puis  donner  au  Mercure  , 
comme  1  auteur  le  désire ,  par  des  raisons  qu'il  doit  sentir  ,  s'il  a 
réellement  pour  moi  l'estime  qu'il  m'y  témoigne.  Il  peut  donc 
le  faire  retirer  de  mes  mains  ,  au  moyen  d'im  billet  de  la  même 
écriture  ;  sans  quoi  ,  sa  pièce  restera  supprimée. 

L'auteur  ne  devait  pas  croire  si  facilement  que  celui  qu'il  ré- 
fute fôt  citoyen  de  Genève ,  quoiqu'il  se  donne  pour  tel  ;  car  il 
est  aisé  de  dater  de  ce  pays-là  :  mais  tel  se  vante  d'en  être  ,  qui 
dit  le  contraire  sans  y  penser.  Je  n'ai  ni  la  vanité  ni  la  consolation 
de  croire  que  tous  mes  concitoyens  pensent  comme  moi  j  mais  je 
connais  la  candeur  de  leurs  procédés  :  si  quelqu'un  d'eux  m'at- 
taque ,  ce  sera  hautement  et  sans  se  cacher  ;  ils  m'estimeront 
assez  en  me  combattant ,  ou  du  moins  s'estimeront  assez  eux- 
mêmes,  pour  me  rendre  la  franchise  dont  j'ase  envers  tout  le 
monde.  D'ailleurs  ,  eux ,  pour  qui  cet  ouvrage  est  écrit ,  eux,  à 
qui  il  est  dédié  ,  eux  ,  qui  l'ont  honoré  de  leur  approbation  ,  ne 
me  demanderont  point  à  quoi  il  est  utile  :  ils  ne  m'objecteront 
point ,  avec  beaucoup  d'autres ,  que  ,  qnand  tout  cela  serait 
vrai,  je  n'aurais  pas  dû  le  dire  j  comme  si  le  bonheur  de  la  so- 
ciété était  fondé  sur  les  erreurs  des  hommes.  Ils  y  verront ,  j'ose 
le  croire ,  de  fortes  raisons  d'aimer  leur  gouvernement  ,  des 
moyens  de  le  conserver  ;  et ,  s'ils  y  trouvent  les  maximes  qui 
conviennent  au  bon  citoyen ,  ils  ne  mépriseront  point  un  écrit 


ANNÉE  1755.  407 

qui  respire  partout  rhumanité,  la  liberté ,  l'amour  de  la  patrie 
et  l'oboissance  au\  lois. 

Quant  aux  liabitans  des  autres  pays,  s'ils  ne  trouvent  dans  cet 
ouvrage  rien  d'utile  ni  d'amusant ,  il  serait  mieux ,  ce  me  semble, 
de  leur  demander  pourauoi  ils  le  lisent ,  que  de  leur  expliquer 
pourquoi  il  est  écrit.  Ou  un  bel  esprit  de  Bordeaux  m'exhorte 
gravement  à  laisser  les  discussions  politiques  pour  faire  des  opéra, 
attendu  que  lui ,  bel  esprit,  s'amuse  beaucoup  plus  à  la  repré- 
sentation du  Devin  du  village ,  qu'à  )a  lecture  du  Discours  sur 
l'inégalité;  il  a  raison  sans  doute,  s'il  est  vrai  qu'en  écrivant 
aux  citoyens  de  Genève  je  sois  obligé  d'amuser  les  bourgeois  de 
Bordeaux. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  en  témoignant  ma  reconnaissance  à  mon 
défenseur ,  je  le  prie  de  laisser  le  champ  libre  à  mes  adversaires, 
et  j'ai  bien  du  regret  moi-même  au  temps  que  je  perdais  autre- 
fois à  leur  répoiidre/  Quand  la  rechercne  de  la  vérité  dégénère 
en  disputes  et  querelles  personnelles,  elle  ne  tarde  pas  à  prendre 
les  anncs  du  mensonge  ;  craignons  de  l'avilir  ainsi.  De  quelque 
prix  que  soit  la  science ,  la  paix  de  l'ame  vaut  encore  mieux.  Je 
ne  veux  point  d'autre  défense  pour  mes  écrits  ,  que  la  raison  et 
la  vérité  ;  ni  pour  ma  personne ,  que  ma  conduite  et  mes  mœurs  : 
si  CCS  appuis  me  manquent ,  rien  ne  me  soutiendra  ;  s'ils  me  sou- 
tiennent ,  qu'ai-je  à  craindre  ? 

A  M.  LE  COMTE  DE  TRESSAN. 

Paris,  le  si6  décembre  iyS6. 

•J  E  vous  honorais ,  monsieur ,  comme  nous  faisons  tous;  il. m'est 
doux  de  joindre  la  reconnaissance  â  l'estime ,  et  je  remercierais 
volontiers  M.  Palissot  de  m'avoir  procuré ,  sans  y  songer ,  des  té- 
moignages de  vos  bontés,  qui  me  permettent  de  vous  en  domier 
de  mon  respect.  Si  cet  auteur  a  manqué  à  celui  qu'il  devait ,  et 
que  doit  toute  la  terre  au  prince  qu'il  voulait  amuser,  qui  plus 
que  moi  doit  le  trouver  inexcusable  ?  Mais  si  tout  son  crime  est 
d'avoir  exposé  mes  ridicules  ,  c'est  le  droit  du  théâtre;  je  ne  vois 
rien  en  cela  de  répréhensible  pour  l'honnête  homme,  et  j'y  vois 
pour  l'autetir  le  mérite  d'avoir  su  choisir  un  sujet  très-riche.  Je 
vous  prie  donc  ,  monsieur  ,  de  ne  pas  écouter  là-dessus  le  zèle 
que  Tamitié  et  la  générosité  inspirent  à  M.  d'Alembert,  et  de  ne 
point  chagriner,  pour  cette  bagatelle,  un  homme  de  mérite  , 
qui  ne  m'a  fait  aucune  peine,  et  qui  porterait  avec  douleur  la 
disgrâce  du  roi  de  Pologne  et  la  vôtre. 

Mon  cœur  est  ému  des  éloges  dont  vous  honorez  ceux  de  mes 
concitoyens  qui  sont  sous  vos  ordres.  Effectivement  le  Genevois 
est  naturellement  bon,  il  a  l'ame  honnête,  il  ne  manque  pas  de 
sens ,  et  il  ne  lui  faut  que  de  bons  exemples  pour  se  tourner  tout- 
à-fait  au  bien.  Permettez-moi,  monsieur,  d'exhorter  ces  jeunes 
officiers  à  profiter  du  vôtre,  à  se  rendre  dignes  de  vos  bontés ,  et 
à  perfectionner  sous  vos  yeux  les  qualités  qu'ils  vous  doivent  peut- 


4o8  CORRESPONDANCE. 

être,  et  qae  vous  attribuez  à  leur  éducation.  Je  prendrai  volon- 
tiers pour  moi ,  quand  vous  viendrez  à  Paris ,  le  conseil  que  je 
leur  oonne.  Ils  étudieront  l'homme  de  guerre  ;  moi ,  le  philo- 
sophe: notre  étude  commune  sera  l'homme  de  bien  y  et  vous 
serez  toujours  notre  maître. 
Je  suis  avec  respect  j  etc. 

A  M-  LE  coMTB  DE  TRESSAN. 

Paris  »  le  7  janvier  1756. 

tsc^^^Q^^  danger  ,  monsieur  ,  qu'il  y  ait  de  me  rendre  im* 
portun ,  je  ne  puis  m'empécher  de  joindre  aux  remercimens  que 
le  vous  dois  des  remarques  sur  l'enregistrement  de  raffaire  de 
M.  Palissot  'y  et  je  prendrai  d'abord  la  liberté  de  vous  dire  que 
mon  admiration  même  pour  les  vertus  du  roi  de  Pologne  ne  me 
permet  d'accepter  le  témoignage  de  bonté  dont  sa  majesté  m'ho- 
nore en  cette  occasion  ,  qu  à  condition  que  tout  soit  oublié.  J'ose 
dire  qu'il  ne  lui  convient  pas  d'accorder  une  grâce  incomplète , 
et  qu  il  n'y  a  qu'un  pardon  sans  réserve  qui  soit  digne  de  sa 
grande  ame.  D'ailleurs ,  est-ce  faire  grâce  que  d'éterniser  la  pu- 
nition ?  et  les  registres  d'une  académie  ne  doivent-ils  pas  plutôt 
pallier  que  relever  les  petites  fautes  de  ses  membres?  Enfin  , 
quelque  peu  d'estime  que  je  fasse  de  nos  contemporains ,  à  Dieu 
ne  plaise  que  nous  les  avilissions  à  ce  point  y  d'inscrire ,  comme 
un  acte  de  vertu ,  ce  qui  n'est  qu'un  procédé  des  plus  simples  que 
tout  homme  de  lettres  n'eût  pas  manqué  d'avoir  à  ma  place. 

Achevez  donc  ,  monsieur  ,  la  bonne  œuvre  que  vous  avez  si 
bien  commencée  ,  afin  de  la  rendre  digne  de  vous.  Qu'il  ne  soit 
plus  question  d'une  bagatelle  qui  a  déjà  fait  plus  de  bruit  et 
donne  plus  de  chagrin  à  M.  Palissot ,  que  ranaire  ne  le  méri- 
tait. Qu'aurons-nous  fait  pour  lui ,  si  le  pardon  lui  coûte  aussi 
cher  que  la  peine  ? 

Permettez-moi  de  ne  point  répondre  aux  extrêmes  louanges 
dont  vous  m'honorez }  ce  sont  des  leçons  sévères  dont  je  ferai 
mon  profit  :  car  je  n'ignore  pas ,  et  cette  lettre  en  fait  foi  ,  qu'on 
loue  avec  sobriété  ceux  qu  on  estime  parfaitement.  Mais,  mon- 
sieur, il  faut  renvoyer  ces  éclaircissemens  à  nos  entrevues;  j'at- 
tends avec  empressement  le  plaisir  que  vous  me  promettez  ,  et 
vous  verrez  que,  de  manière  ou  d'autre ,  vous  ne  me  louerez 
plus ,  lorsque  nous  nous  connaîtrons.. 
Je  suis  avec  respect ,  etc. 

A  M.  PERDRIAU. 

Paris,  le  18  janvier  1756. 

Je  ne  sais,  monsieur,  pourquoi  je  suis  toujours  si  fort  en  ar- 
rière avec  vous  ;  car  je  m'occupe  fort  agréablement  en  vous  écri- 
vant. Mais  ce  n'est  pas  en  cela  seul  que  je  m'aperçois  combina 


ANNÉE  1756.  4^9 

le  tempérament  l'emporte  souvent  sur  l'inclination,  et  l'habitude 
sur  le  plaisir  même. 

Je  commence  par  ce  qui  m'a  le  plus  touché  dans  votre  lettre  y 
après  les  témoignages  d  amitié  que  vous  m'y  donnez  ,  et  qui  me 
deviennent  plus  chers  de  jour  en  jour.  C'est  l'espèce  de  défiance 
oii  vous  me  paraissez  être  de  vous-même  à  l'entrée  de  la  nou- 
velle carrière  qui  se  présente  à  vous.  Je  ne  puis  vous  parler  de 
vos  études  et  ae  vos  connaissances  ,  parce  que  je  ne  suis  rien 
moins  que  juge  dans  ces  matières  ,  mais  j'oserai  vous  parler  de 
l'instrument  qui  fait  valoir  tout  cela,  et  dont  je  trouve  que  vaus 
vous  servez  à  merveille.  Vous  avez  de  la  finesse  dans  l'esprit  ; 
c'est  ce  que  j'ai  remarqué  chez  beaucoup  de  nos  compatriotes  i 
mais  vous  y  joignez  le  naturel  plus  rare ,  qui  lui  donne  des  grâces^ 
Je  trouve  dans  toutes  vos  lettres  une  élégante  simplicité  qui  va 
au  cœur;  rien  de  la  sécheresse  des  lettres  de  pur  oel  esprit  y.  et 
tout  l'agrément  qui  manque  souvent  à  celles  oii  le  sentiment  seul 
s'épanche  avec  un  ami.  j'ai  trouvé  la  même  chose  dans  votre 
conversation  ;  et  moi ,  qui  ne  crains  rien  tant  que  les  gens  d'es- 
prit, je  me  suis,  sans  y  songer,  attaché  à  vous  par  le  tour  du 
vôtre.  Avec  de  telles  dispositions,  il  ne  faut  point  que  vous  vous 
embarrassiez  des  caprices  de  votre  mémoire  :  vous  aurez  peu  be- 
soin de  ses  ressources  pour  figurer  dans  le  monde  littéraire.  La 
lecture  des  anciens  ne  vous  attachera  point  au  fatras  de  l'éru- 
dition ;  vous  y  prendrez  cet  intérêt  de  1  ame ,  que  la  méthode  et 
le  compas  ont  chassé  de  nos  écrits  modernes.  Si  vous  n'éclaip- 
cissez  point  quelque  texte  obscur ,  vous  ferez  sentir  les  vraies 
beautés  de  ceux  qui  s'entendent  j  et  vous  ferez  dire  à  vos  audi- 
teurs ,  Qu'il  vaut  encore  mieux  imiter  les  anciens  que  les  expli- 
quer. Voilà  ,  monsieur ,  ce  que  j'augure  de  vos  talens,  appliqués 
à  l'étude  des  belles  lettres.  Les  inquiétudes  que  vous  témoi- 
gne/. ,  et  la  manière  dont  vous  les  exprimez ,  m'apprennent  que 
la  seule  faculté  qui  vous  manque  est  le  courage  de  mettre  à 
profit  celles  que  vous  possédez.  Il  me  serait  fort  doux ,  et  il  ne 
vous  serait  peut-être  pas  inutile  en  cette  occasion ,  que  la  con- 
fiance que  vous  devez  à  ma  sincérité  vous  en  donnât  un  peu 
dans  vos  forces. 

Je  pense  qu'il  ne  faut  pas  trop  chercher  de  précision  dans  les 
mots  modusy  numerus^  employés  par  Horace ,  non  plus  que  dans 
tous  les  termes  techniques  qu'on  trouve  dans  les  poètes.  Le  seul 
endroit  d'Horace  ,  oii  il  paraisse  avoir  choisi  les  termes  propres, 
et  qu'aussi  les  seuls  içnorans  entendent  et  expliquent ,  est  le  «0- 
nante  mistum  ,  etc.  de  la  neuvième  épode.  Dans  tout  le  reste  , 
il  prend  vaguement  un  instrument  pour  la  musique ,  le  nombre 
pour  la  poésie ,  etc. ,  etc'est  faute  d'avoir  fait  cette  réflexion  très- 
simple  ,  que  tant  de  commentateurs  se  sont  si  ridiculement  tour* 
mentes  sur  tout  cela. 

Quant  au  sens  précis  des  deux  mots  en  question ,  c'est  dans 
Boëce  et  Matianus  Capella  (i) ,  qu'il  faut  le  chercher;  car  ils  sonl^ 

(1)  On  y  peut  y  si  ron  veut^  ajouter  S.  Aaguitin. 


4io  CORRESPONDANCE. 

parmi  les  anciens ,  les  seuls  Latins  dont  les  écrits  sur  la  musique 
nous  soient  parvenus.  Vous  y  trouverez  que  numerus  est  pris  pour 
Tcxécution  du  rythme  ;  c'est-à-dire ,  en  fait  de  musique  »  pour 
la  division  régulière  des  temps  et  des  valeurs.  A  l'égard  du  mot 
modua  ,  il  s'applique  aux  règles  particulières  de  la  mélodie  ,  et 
surtout  à  celles  qui  constituent  le  mode  ou  le  ton.  Ainsi  le  mode, 
faisant  sur  les  intervalles  ou  degrés  des  sons  ce  que  faisait  le 
nombre  sur  la  durée  des  temps ,  la  marche  du  chant ,  selon  le 
premier  sens ,  procédait />«r  acutum  et  grave ,  et ,  selon  le  second, 
per  arsin  et  thesin, 

A  propos  de  chant ,  j'oubliais  depuis  long-temps  ,  de   vous 

Sarler  d  une  observation  que  j'ai  faite  sur  celui  des  psaumes 
ans  nos  temples^  chant  dont  je  loue  beaucoup  l'antique  simpli- 
cité, mais  dont  l'exécution  est  choquante  aux  oreilles  délicates, 
par  un  défaut  facile  à  corriger.  Ce  défaut  est  que  le  chantre  se 
trouvant  fort  éloigné  de  certaines  parties  du  temple  ,  et  le  son 
parcourant  assez  lentement  ces  grands  intervalles,  sa  voix  se  fait  à 
ipeine  entendre  aux  extrémités ,  qu'il  a  déjà  changé  de  ton  et  com— 
mencé  d'autres  notes:  ce  qui  devient  d'autant  plus  choquant  ea 
certains  points  que  ,  le  son  arrivant  beaucoup  plus  tara  encore 
d'une  extrémité  à  l'autre  que  du  milieu  oii  est  le  chantre ,  la 
masse  d'air  qui  remplit  le  temple  se  trouve  partagée  à  la  fois  en 
divers  sons  fort  discordans  ,  qui  enjambent  sans  cesse  les  uns  sur 
les  autres,  et  choquent  fortement  une  oreille  exercée  :  défaut  que 
l'orgue  même  ne  fait  qu'augmenter,  parce  qu'au  lieu  d'être  au 
milieu  de  l'édifice  ,  comme  le  chantre  ,  il  ne  donne  le  ton  que 
d'une  extrémité. 

Or ,  le  remède  à  cet  inconvénient  me  paraît  très-facile  ;  car 
comme  les  rayons  visuels  se  communiquent  à  l'instant  de  l'objet 
à  l'œil ,  ou  du  moins  ,  avec  une  vitbsse  incomparablement  plus 
grande  que  celle  avec  laquelle  le  son  se  transmet  du  corps  so- 
nore à  l'oreille ,  il  suffit  de  substituer  l'un  à  l'autre  ,  pour  avoir  , 
dans  toute  rétendue  du  temple,  un  chant'siraultané  et  parfaite- 
ment d'accord.  Il  ne  faut  pour  cela  que  placer  le  chantre ,  ou 
quelqu'un  chargé  de  cette  partie  de  sa  fonction  ,  de  manière 
qu'il  soit  à  la  vue  de  tout  le  monde ,  et  qu'il  se  serve  d'un  bâton 
de  mesure ,  dont  le  mouvement  s'aperçoive  aisément  de  loin  , 
tel ,  par  exemple  ,  qu*un  rouleau  de  papier.  Car  alors ,  avec  la 
précaution  de  prolonger  assez  la  première  note  ,  pour  que  l'in- 
tonation en  soit  partout  entendue  avant  de  continuer ,  tout  le 
reste  du  chant  marchera  bien  ensemble ,  et  la  discordance  obser- 
vée disparaîtra  infailliblement.  On  pourrait  même  ,  au  lieu  d'un 
homme  ,  employer  un  chronomètre  ,  dont  le  mouvement  serait 
encore  plus  égal. 

Il  résulterait  de  là  deux  antres  avantages  ;  l'un  aue  ,  sans 
presque  altérer  le  chant  des  psaumes  ,  on  pourra  lui  donner  un 
peu  ae  rythme  ou  de  quantité,  et  y  observer  du  moins  les  lon- 
gues et  les  brèves  les  plus  sensibles  ;  l'autre ,  que  ce  qu'il  a  de 
langueur  et  de  monotonie  pourra  être  relevé  par  une  harmonie 


ANNÉE  1756.  /,«i 

juste  ,  mAle  ,  et  majestueuse  ,  en  y  ajoutant  la  basse  et  les  par- 
ties ,  selon  la  première  intention  ie  1  auteur  ,  qui  n'était  pas  un 
harmoniste  à  mépriser.  Voilà,  monsieur,  ce  me  semble,  un 
usage  important  de  Varsis  et  thesia  ,  et  du  nombre.  Mais  je  n'en 

Suis  dire  davantage  ,  et  le  papier  me  manque  plutôt  que  rcifvic 
e  m'ent retenir  avec  vous.  Bon  jour ,  monsieur ,  je  vous  em- 
brasse avec  respect  et  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  LE  COMTE  DE  TRESSAN. 

Paris,  le  a3  janvier  1756. 

J 'apprends  ,  monsieur  ,  avec  une  vive  satisfaction  que  vous  avez 
entièrement  terminé  l'affaire  de  M.  Palissot ,  et  je  vous  en  re- 
mercie de  tout  mon  cœur.  Je  ne  vous  dirai  rien  du  petit  déplai- 
sir qu'elle  a  pu  vous  occasionner ,  car  ceux  de  cette  espèce  ne 
sont  guère  sensibles  à  l'homme  sage  ;  et  d'ailleurs  vous  savez 
mieux  que  moi  que  ,  dans  les  chagrins  qui  peuvent  suivre  une 
bonne  action  ,  le  prix  en  efface  toujours  la  peine.  Après  avoir 
heureusement  achevé  celle-ci,  il  ne  nous  reste  plus  rien  à  dési- 
rer ,  à  vous  et  à  moi ,  que  de  n'en  plus  entendre  parler. 
Je  suis  avec  respect,  etc. 

A  M.  DE  BOISSY, 

en  lui  renvoyant  la  Lettre  d'un  bourgeois  de  Bordeaux, 
qu'il  n'aidait  voulu  imprimer  dans  le  Mercure,  qu'ava: 
mon  consentement ,  et  après  les  retranchemens  que  je 
jugerais  à  propos  (V y  faire. 

Paris,  le  24  janvier  1756. 

Je  remercie  très-humblement  M.  de  Boissy,  de  la  bonté  qu'il  a 
eue  de  me  communiquer  cette  pièce.  Elle  me  paraît  agréable- 
ment écrite ,  assaisonnée  de  cette  ironie  fine  et  plaisante  qu'on 
appelle,  je  crois  ,  de  la  politesse ^  et  je  ne  m'y  trouve  nullement 
offensé.  Non-seulement  je  consens  à  sa  publication  ,*  mais  je  dé- 
sire même  qu'elle  soit  imprimée  dans  l'état  oii  elle  est ,  pour 
l'instruction  du  public  et  pour  la  mienne.  Si  la  morale  de  rau- 
teur  paraît  plus  saine  que  sa  logique,  et  si  ses  avis  sont  meil- 
leurs que  ses  raisonnemens  ,  ne  serait-ce  point  que  les  défauts  de 
ma  personne  se  voieut  bien  mieux  que  les  erreurs  de  mon  livre? 
Au  reste  ,  toutes  les  horribles  choses  qu'il  y  trouve  lui  mon- 
trent ,  plus  que  jamais  ,  qu'il  ne  devrait  pas  perdre  son  temps  à 
le  lire. 

A  M.  VERNES. 

Paris  ,  le  28  mars  1766. 

JtiECEVEZ  ,  mon  cher  concitoyen  ,  une  lettre  très-courte,  mais 
«^crite  avec  la  tendre  amitié  que  j'ai  pour  vous;  c'est  à  regret 


4ia  CORRESPONDANCE. 

que  je  vois  prplonger  le  temps  qui  doit  nous  rapprocher  y^  mais 
je  désespère  de  pouvoir  m'arracher  d'ici  cette  année  ;  quoi  qu'il 
en  soit ,  ou  je  ne  serai  plus  en  vie  ,  ou  vous  m'cmbrasseres  ao 
printemps  Sj  :  voilà  une  résolution  inébranlable. 

Vous  êtes  content  de  l'article  économie  :  je  le  crois  bien  ;  mon 
cœur  me  l'a  dicté  ,  et  le  vôtre  l'a  lu.  M.  Laoat  m'a  dit  que  vous 
aviez  dessein  de  l'employer  dans  votre  choix  liitéraire  :  n'oublies 
pas  de  consulter  VerrcUa,  J'avais  fait  quelque  chose  que  je  vons 


qu  il  faut  le  reserver  pour  le  lire  le  long 
Ma  copie  m'occupe  tellement  à  Paris ,  qu'il  m'est  impossible  de 
méditer  ;  il  faut  voir  si  le  séjour  de  la  campagne  ne  m'inspirera 
rien  pendant  les  beaux  jours. 

Il  est  difficile  de  se  brouiller  avec  quelqu'un  que  l'on  ne  con- 
naît pas  ;  ainsi  il  n'y  a  nulle  brouillerie  entre  M.  Palissot  et  moi. 
On  prétendait,  cet  hiver,  qu'il  m'avait  joué  à  Nancy  devant  le 
roi  ne  Pologne ,  et  je  n'en  fis  que  rire  )  on  ajoutait  qu'il  avait 
aussi  joué  feu  madame  la  marquise  du  Châtelet,  femme  considé- 
rable par  son  mérite  personnel  et  par  sa  grande  naissance ,  consi- 
dérée principalement  en  Lorraine  comme  étant  l'une  des  grandes 
maisons  de  ce  pays-là  ;  et  à  la  cour  du  roi  de  Pologne ,  ou  elle 
avait  beaucoup  d'amis ,  à  commencer  par  le  roi  même.  Il  me 
parut  que  tout  le  monde  était  choqué  de  cette  imprudence ,  que 
l'on  appelait  impudence.  Voilà  ce  que  j'en  savais  quand  je  re- 
çus une  lettre  du  comte  de  Tressan  ,  qui  en  occasionna  d'autres , 
dont  je  n'ai  jamais  parlé  à  personne  ,  mais  dont  je  crois  vous 
devoir  envoyer  copie  sous  le  secret ,  ainsi  que  de  mes  réponses  ; 
car ,  quelque  indiftérence  que  j'aie  pour  les  jugemens  du  public > 
je  ne  veux  pas  qu'ils  abusent  mes  vrais  amis.  Je  n'ai  jamais  eu 
sur  le  cœur  la  moindre  chose  contre  M.  Palissot ,  mais  je  doute 
qu'il  me  pardonne  aisément  le  service  que  je  lui  ai  rendu. 

Bon  jour ,  mon  bon  et  cher  concitoyen  ;  soyons  toujours  gens 
de  bien,  et  laissons  bavarder  les  hommes.  Si  nous  voulons  vivre 
en  paix  ,  il  faut  que  cette  paix  vienne  de  nous-mcmes. 

A  M.  DE  SCHEYB, 
Secrétaire  des  états  de  la  basse  Autriche. 

A  rilertnilage  ,  le  i5  juillet  1766. 

V  ous  me  demandez,  monsieur,  des  louanges  pour  vos  augustes 
souverains,  et  pour  les  lettres  qu'ils  font  fleurir  dans  leurs  états. 
Trouvez  bon  que  je  commence  par  louer  en  vous  un  zélé  sujet 
de  l'impératrice  et  un  bon  citoyen  de  la  république  des  lettres. 
Sans  avoir  l'honneur  de  vous  connaître,  je  dois  juger  ,  à  la  fer- 
veur qui  vous  anime,  que  vous  vous  acquittez  parfaitement 
vous-même  des  devoirs  que  vous  imposez  aux  autres  ,  et  que 


ANNÉE  1750.  4i3 

vous  exercez  à  la  fois  les  fonctions  d'homme  d'état  au  gré  de 
leurs  majestés,  et  celles  d'auteur  au  gré  du  public. 

A  l'égard  des  soins  dont  vous  me  cnargez ,  je  sais  bien  ,  mon- 
sieur, que  je  ne  serais  pas  le  premier  républicain  qui  aurait  en- 
censé le  trône  ^  ni  le  premier  ignorant  qui  chanterait  les  arts  ; 
mais  je  suis  si  peu  propre  à  remplir  dignement  vos  intentions  , 
que  mon  insuihsance  est  mon  excuse ,  et  je  ne  sais  comnient  les 
grands  noms  que  vous  citez  vous  ont  laissé  songer  au  mien.  Je 
vois ,  d'ailleurs  ,  au  ton  dont  la  flatterie  usa  de  tout  temps  avec 
les  princes  vulgaires  ,  que  c'est  honorer  ceux  qu'on  estime  que 
de  les  louer  sobrement ,  car  on  sait  que  les  princes  loués  avec  le 
plus  d'excès  sont  rarement  ceux  qui  méritent  le  mieux  de  l'être. 
Or ,  il  ne  convient  à  personne  de  se  mettre  sur  les  rangs  avec 
le  projet  de  faire  moins  que  les  autres ,  surtout  quand  on  doit 
craindre  de  faire  moins  bien.  Permettez-moi  donc  de  croire  qu'il 
n'y  a  pas  plus  de  vrai  respect  pour  l'empereur  et  l'impératnce- 
reine  dans  les  écrits  des  auteurs  célèbres  dont  vous  me  parlez  , 
que  dans  mon  silence,  et  que  ce  serait  une  témérité  de  le  rompre 
à  leur  exemple ,  à  moins  que  d'avoir  leurs  talens. 

Vous  me  pressez  aussi  de  vous  dire  si  leurs  majestés  impériales 
ont  bien  fait  de  consacrer  de  maspifiques  établisse  mens  et  des 
sommes  immenses  à  des  leçons  publiques  dans  leur  capitale  ;  et 
après  la  réponse  affirmative  de  tant  d'illustres  auteurs  ,  vous 
exigez  encore  la  mienne.  Quant  à  moi ,  monsieur ,  je  n'ai  pas  les 
lumières  nécessaires  pour  me  déterminer  aussi  promptement;  et 
je  ne  connais  pas  assez  les  mœurs  et  les  talens  de  vos  compa- 
triotes, pour  en  faire  une  application  sûre  à  votre  question. 
Mais  voici ,  là-dessus ,  le  précis  de  mon  sentiment ,  sur  lequel 
vous  pourrez ,  mieux  que  moi^  tirer  la  conclusion. 

Par  rapport  aux  mœurs.  Quand  les  hommes  sont  corrompus , 
il  vaut  mieux  qu'ils  soient  savans  qu'ignorans  ;  quand  ils  sont 
bons  ,  il  est  à  craindre  que  les  sciences  ne  les  corrompent. 

Par  rapport  aux  talens.  Quand  on  en  a ,  le  savoir  les  perfec- 
tionne et  les  fortifie;  quand  on  en  manque  ,  l'étude  ôte  encore 
la  raison  ,  et  fait  un  pédant  et  un  sot  d'un  homme  de  bon  sens 
et  de  peu  d'esprit. 

Je  pourrais  ajouter  à  ceci  quelques  réflexions.  Qu'on  cultive  ou 
non  les  sciences,  dans  quelque  siècle  que  naisse  un  grand  homme , 
i)  est  toujours  un  grand  homme  ;  car  la  source  de  son  mérite  n'est 
pas  dans  les  livres  ,  mais  dans  sa  tête ,  et  souvent  les  obstacles  qu'il 
trouve  et  qu'il  surmonte  ne  font  que  l'élever  et  l'agrandir  encore. 
On  peut  acheter  la  science ,  et  même  les  savans ,  mais  le  génie  qui 
rend  le  savoir  utile  ne  s'achète  point ^  il  ne  connaît  ni  l'argent,  ni 
l'ordre  des  princes;  il  ne  leur  appartient  point  de  le  faire  naître, 
mais  seulement  de  l'honorer;  il  vit  et  s'immortalise  avec  la  liberté 
ui  lui  est  naturelle  ,  et  votre  illustre  Métastase  lui-même  était 
éjà  la  gloire  de  l'Italie  avant  d'être  accueilli  par  Charles  VI. 
Tachons  doue  de  ne  pas  confondre  le  vrai  progrès  des  talens 
avec  la  protection  que  les  souverains  peuvent  leur  accorder.  Le» 


l 


4i4  CORRESPONDANCE. 

sciences  régnent ,  pour  ainsi  dire ,  à  la  Cbine  depuis  deux  mille 
ans ,  et  n'y  peuvent  sortir  de  l'enfance ,  tandis  qu'elles  sont  dans 
leur  vigueur  en  Angleterre ,  oii  le  gouvernement  ne  fait  rien 

Îiour  elles.  L'Europe  est  vainement  inondée  de  gens  de  lettres, 
es  gens  de  mérite  y  sont  toujours  rares  ^  les  écrits  durables  le 
sont  encore  plus ,  et  la  postérité  croira  qu'on  fit  bien  peu  de 
livres  dans  ce  même  siècle  oii  l'on  en  fait  tant. 

Quant  à  votre  patrie  en  particulier ,  il  se  présente  9  monsieur, 
une  observation  bien  simple.  L'impératrice  et  ses  augustes  an- 
cêtres n'ont  pas  eu  besoin  de  gager  des  historiens  et  des  poëtes 
pour  célébrer  les  grandes  choses  qu'ils  voulaient  faire  ^  maia  ils 
ont  fait  de  grandes  choses,  et  elles  ont  été  consacrées  à  l'immor'- 
talité  comme  celles  de  cet  ancien  peuple  qui  savait  agir  et  n'é- 
crivait point.  Peut -être  manquait- il  à  leurs  travaux  le  plus 
digne  de  les  couronner  ,  parce  qu'il  est  le  plus  diificile  :  c'est  de 
soutenir ,  li  l'aide  des  lettres  ,  tant  de  gloire  acquise  sans  elles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  monsieur,  assez  d'autres  donneroat  aux 
protecteurs  des  sciences  et  des  arts  des  éloges  que  leurs  majestés 
impériales  partageront  avec  la  plupart  des  rois  :  pour  moi,  ce 
que  j'admire  en  elles  et  qui  leur  est  plus  véritablement  propre  , 
c'est  leur  amour  constant  pour  la  vertu  et  pour  tout  ce  qui  est 
honnête.  Je  ne  nie  pas  que  votre  pays  n'ait  été  long-temps  bar- 
bare; mais  je  dis  qu'il  était  plus  aisé  d'établir  les  beaux  arts 
chez  les  Huns ,  que  de  faire ,  de  ta  plus  grande  cour  de  l'Europe , 
une  école  de  bonnes  mœurs. 

Au  reste,  je  dois  vous  dire  que,  votre  lettre  ayant  été  adressée 
k  Genève  avant  de  venir  à  Pans  ,  elle  a  resté  près  de  six  semaines 
en  route ,  ce  qui  m'a  privé  du  plaisir  d'y  répondre  aussitôt  que 
je  l'aurais  voulu. 

Je  suis  ,  autant  qu'un  honnête  homme  peut  Tétre  d'un  autre , 
monsieur,  etc. 

A  M.  DE  VOLTAIRE. 

Le  18  août,  1766. 

Vos  deux  derniers  poèmes  (1),  monsieur,  me  sont  parvenus 
dans  ma  solitude  ;  et ,  quoique  tou^  mes  amis  connaissent  l'amour 
que  j'ai  pour  vos  écrits,  je  ne  sais  de  quelle  part  ceux-ci  me 
pourraient  venir ,  à  moins  que  ce  ne  soit  de  la  vôtre.  Ainsi  je 
crois  vous  devoir  remercier  à  la  fois  de  l'exemplaire  et  de  l'ou- 
vrage. J'y  ai  trouvé  le  plaisir  avec  l'instruction  ,  et  reconnu  la 
raam  du  maître.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  tont  m'en  paraisse  éga^* 
lement  bon  ,  mais  les  choses  qui  m'v  déplaisent  ne  font  que 
m'inspirer  plus  de  confiance  pour  celles  qui  me  transportent  : 
ce  n'est  pas  sans  peine  que  je  défends  quelquefois  ma  raison , 
contre  les  charmes  de  votre  poésie  ;  mais  c'est  pour  rendre  mou 

(1)  Sur  la  loi  naturelle ,  el  sur  le  désastre  de  Lisbonne. 


ANNÉE  1756.  4i5 

admiration  plus  digne  de  vos  ouvrages ,  que  je  m'efforce  de  n'y 
fms  tout  admirer. 

Je  ferai  plus,  monsieur;  je  vous  dirai  sans  détour  ,  non  les 
beautés  que  j'ai  cru  sentir  dans  ces  deux  poèmes ,  la  tâche  effraie-^ 
rait  ma  paresse  ,  ni  même  les  défauts  qu'y  remarqueront  peut* 
être  de  plus  habiles  gens  que  moi,  maisles  déplaisirs  qui  trouuleut 
en  cet  instant  le  goût  que  je  prenais  à  vos  leçons;  et  je  vous  les 
dirai ,  encore  attendri  d'une  première  lecture  oii  mon  cœur 
écoutait  avidement  le  vôtre ,  vous  aimant  comme  mon  frère , 
vous  honorant  comme  mon  maître,  me  flattant  enfin  que  vous 
reconnaîtrez  dans  mes  intentions  la  franchise  d'une  ame  droite  , 
et  dans  mes  discours  le  ton  d'un  ami  de  la  vérité  qui  parle  à  un 
philosophe.  D'ailleurs ,  plus  votre  second  poémc  m'enchante , 
plus  je  prends  librement  parti  contre  le  premier;  car,  si  vous 
n'avez  pas  craint  de  vous  opposer  à  vous-même,  pourquoi  crain- 
drais-je  d'être  de  votre  avis?  Je  dois  croire  que  vous  ne  tenez 
pas  beaucoup  à  des  sentimens  que  vous  réfutez  si  bien. 

Tous  mes  griefs  sont  donc  contre  votre  poëme  sur  le  désastre 
de  Lisbonne ,  parce  que  j'en  attendais  des  effets  plus  dignes  de 
l'humanité  qui  parait  vous  l'avoir  inspiré.  Vous  reprochez  à  Pope 
et  à  Leibnitz  d  insulter  à  nos  maux  en  soutenant  que  tout  est 
bien  ,  et  vous  chargez  tellement  le  tableau  de  nos  misères  ,  que 
vous  en  aggravez  le  sentiment  :  au  lieu  des  consolations  que  j'es- 
pérais, vous  ne  faites  que  m'afHiger;  on  dirait  que  vous  craignez 
que  je  ne  voie  pas  assez  combien  je  suis  malheureux,  et  tous  croi- 
riez ,  ce  semble,  me  tranquilliser  beaucoup  en  me  prouvant  que 
tout  est  mal. 

Ne  vous  y  trompez  pas ,  monsieur  ;  il  arrive  tout  le  contraire 
de  ce  que  vous  vous  proposez.  Cet  optimisme ,  que  vous  trouvez 
si  cruel,  me  console  pourtant  dans  les  mêmes  douleurs  que  vous 
me  peignez  comme  insupportables.  Le  poème  de  Pope  adoucit 
mes  maux  et  me  porte  à  la  patience;  le  vôtre  aigrit  mes  peines , 
m'excite  au  murmure ,  et  m'ôtant  tout ,  hors  une  espérance 
ébranlée,  il  me  réduit  au  désespoir.  Dans  cette  étrange  opposi- 
tion qui  règne  entre  ce  que  vous  prouvez  et  ce  que  j'éprouve , 
calmez  la  perplexité  qui  m'agite ,  et  dites-moi  qui  s  abuse ,  du 
sentiment  ou  ae  la  raison. 

M  Homme,  prends  patience,  me  disent  Pope  et  Leibnitz,  les 
»  maux  sont  un  effet  nécessaire  de  la  nature  et  de  la  constitu- 
»»  tion  de  cet  univers.  L'être  éternel  et  bienfaisant  qui  le  gou- 
»  verne  eût  voulu  t'en  garantir  :  de  toutes  les  économies  pos- 
sibles, il  a  choisi  celle  qui  réunissait  le  moins  de  mal  et  le 


n 
n 


plus  de  bien,  ou,  pour  dire  la  même  chose  encore  plus  crû- 
ment, s'il  le  faut ,  s'il  n'a  pas  mieux  fait ,  c'est  qu'il  ne  pouvait 
»  mieux  faire.  » 

Que  me  dit  maintenant  votre  poëme?  «Souffre  h.  jamais,  mal- 
1*  heureux.  S'il  est  un  Dieu  qui  t'ait  créé ,  sans  doute  il  est  tout 
M  puissant ,  il  pouvait  prévenir  tous  tes  maui;  n'espère  donc  ja- 
»  mais  qu'ils  finissent;  c^r  00  ne  saurait  yoir  pourquoi  tu  existes^ 


4i6  CORRESPONDANCE. 


que  la  tatalite  même  ;  pour  moi ,  j  avoue  au  eue  me  pi 
crueUe  encore  que  le  manithéisme.  Si  l'embarras  de  1  origÎDedu 
mal  vous  forçait  d'altérer  quelqu'une  des  perfections  de  Dieu  , 
pourquoi  vouloir  justifier  sa  puissance  aux  dépens  de  sa  bonté  ? 
S'il  faut  choisir  entre  deux  errieurs ,  j'aime  encore  mieux  la  pre- 
mière. 

Vous  ne  voulez  pas,  monsieur,  qu'on  regarde  votre  ouvrage 
comme  un  poëme  contre  la  providence;  et  je  me  garderai  bien 
de  lui  donner  ce  nom,  quoique  vous  avez  qualifié  de  livre  contre 
)e  genre  humain  un  écrit  (i)  oii  je  plaidais  la  cause  du  genre  hu- 
main contre  lui-mcme.  Je  sais  la  distinction  qu'il  faut  faire  entre 
les  intentions  d'un  auteur  et  les  conséquences  qui  peuvent  se  ti- 
rer de  sa  doctrine.  La  juste  défense  de  moi -même  m'oblige 
seulement  à  vous  faire  observer  qu'en  peignant  les  misères  hu- 
maines mon  but  était  excusable ,  et  même  louable  h  ce  que  je 
crois  :  car  je  montrais  aux  hommes  comment  ils  faisaient  leurs 
malheurs  eux-mêmes  ,  et  par  conséquent  comment  ils  les  pou- 
vaient éviter. 

Je  ne  vois  pas  qu'on  puisse  chercher  la  source  du  mal  moral 
ailleurs  que  dansl  homme  libre,  perfectionné,  partant  corrompu  ; 
et  quant  aux  maux  physiques ,  si  la  matière  sensible  et  impas- 
sible est  une  contradiction  ,  comme  il  me  le  semble ,  ils  sont  iné- 
vitables dans  tout  système  dont  l'homme  fait  partie  ;  et  alors  la 
question  n'est  point  pourquoi  l'homme  n'est  pas  parfaitement 
heureux ,  mais  pourquoi  il  existe.  De  plus ,  je  crois  avoir  montré 
qu'excepté  la  mort,  qui  n'est  presque  un  mal  que  par  les  prépa- 
ratifs dont  on  la  fait  précéder  ,  la  plupart  de  nos  maux  physiques 
sont  encore  notre  ouvrage.  Sans  quitter  votre  sujet  de  Lisbonne, 
convenez,  par  exemple ,  que  la  nature  n'avait  point  rassemblé  là 
vingt  mille  maisons  de  six  à  sept  étages  ;  et  que  ,  si  les  habitans  de 
cette  grande  ville  eussent  été  dispersés  plus  également  et  plus 
légèrement  logés,  le  dégât  eût  été  beaucoup  moindre  et  peut- 
être  nul.  Tout  eût  fui  au  premier  ébranlement,  et  on  les  eut  vus 
le  lendemain  à  vingt  lieues  de  là ,  tout  aussi  gais  que  s'il  n'était 
rien  arrivé.  Mais  il  faut  rester,  s'opiniatrer  autour  des  masures  , 
s'exposer  à  de  nouvelles  secousses ,  parce  que  ce  qu'on  laisse  vaut 
mieux  que  ce  qu'on  peut  emporter.  Combien  de  malheureux  ont 

Féri  dans  ce  désastre  pour  vouloir  prendre  ,  l'un  ses  habits , 
autre  ses  papiers  ,  l'autre  son  argent?  Ne  sait-on  pas  que  la  per- 
sonne de  chaque  homme  est  devenue  la  moindre  partie  de  lui- 
même  ,  et  que  ce  n'est  presque  pas  la  peine  de  la  sauver  quand 
on  a  perdu  tout  le  reste? 

Yous  auriez  voulu  que  le  tremblement  se  fût  fait  au  fond  d'un 
désert  plutôt  qu'à  Lisbonne.  Peut-on  douter  qu'il  ne  s'en  forme 
aussi  dans  les  déserts  :  mais  nous  n'en  parlons  point ,  parce  qu'iU 

(i)  Le  Discourt  sur  rorigîne  de  Tin^galité* 


ANNÉE  1758.  417 

ne  font  aucun  mal  aux  nK^ssieurs  des  villes ,  les  seuls  hommes 
dont  nous  tenions  compte.  Ils  eu  font  peu  même  aux  animaux  et 
sauvages  qui  habitent  éparsccs  lieux  retirés ,  et  qui  ue  craigneut 
ni  la  chute  des  toits ,  ni  Tembraseinent  des  maisons.  Mais  que  si- 
gnifierait un  pareil  privilège?  Serait-ce  donc  à  dire  que  1  ordre 
du  monde  doit  changer  selon  nos  caprices  ,  que  la  nature  doit 
être  soumise  à  nos  lois ,  et  que  pour  lui  interdire  un  tremble-- 
ment  de  terre  en  quelque  Heu  nous  n'avons  qu'à  y  bâtir  uns 
ville? 

Il  y  a  des  cvénemens  qui  nous  frappent  souvent  plus  ou  moins 
selon  les  faces  par  lesquelles  on  les  considère,  et  qui  perlent 
beaucoup  de  l'horreur  qu'ils  inspirent  au  premier  aspect,  quand 
on  veut  les  eiaminer  de  près.  J'ai  ajinris  dans  Zadig  ,  et  la  na- 
ture me  confirme  de  jour  en  jour  ,  qu  une  mort  accélérée  n'est 
pas  toujours  un  mal  réel ,  et  qu'elle  peut  quelquefois  passer  pour 
un  bien  relatif.  De  tant  d'hommes  écrasés  sous  les  ruines  de 
Lisbonne ,  plusieurs  ,  sans  doute,  ont  évité  de  plus  grands  mal- 
Leurs;  et,  malgré  ce  qu'une  pareille  description  a  de  touchant 
et  fournit  k  la  poésie,  il  n'est  pas  sûr  qu'un  seul  de  ces  iufortunég 
ait  plus  souffert  que  si ,  selon  le  cours  ordinaire  des  choses ,  il  eût 
attendu  dans  de  longues  angoisses  la  mort  qui  l'est  venu  sur- 
prendre.  £st*il  une  fin  plus  triste  que  celle  d  un  mourant  qu'oa 
accable  de  soins  inutiles,  qu'un  notaire  et  des  héritiers  ne  laissent 
pas  respirer,  que  les  médecins  assassinent  dans  son  lit  à  leur  aise, 
et  à  qui  des  prêtres  barbares  font  avec  art  savourer  la  mort? 
Pour  moi ,  je  vois  partout  que  les  maux  auxquels  nous  assujettit 
la  nature  sont  moins  cruels  que  ceux  que  nous  y  ajoutons. 

Mais  ,  quelque  ingénieux  que  nous  puissions  être  à  fomenter 
noft misères  à  force  de  belles  institutions,  nous  n'avons  pu  jus-* 
qu'à  présent  nous  perfectionner  au  point  de  nous  rendre  çénéra- 
ienient  la  vie  à  charge ,  et  de  préférer  le  néant  a  notre  existence, 
sans  quoi  le  découragement  et  le  désespoir  se  seraient  bientôt 
emparés  du  plus  grand  nombre,  et  le  genre  humain  n'eût  pu 
subsister  long-temps.  Or ,  s'il  est  mieux  pour  nous  d'être  que  de 
n'être  pas^  c  en  serait  asses  pour  justifier  notre  existence  ,  quand 
même  nous  n'aurions  aucun  dédommagement  à  attendre  des 
maux  que  uous  avons  à  souffrir,  et  que  ces  maux  seraient  aussi 
grands  que  vous  les  dé(>eigneE.  Mais  il  est  difficile  de  trouver , 
sur  ce  point,  de  la  bonne  foi  chez  les  hommes  ,  et  de  bons  cal- 
culs chez  les  philosophes,  parce  que  ceux-ci ,  dans  la  comparai- 
son des  biens  et  des  maux,  oublient  toujours  le  doux  sentiment 
de  l'existence  indépendant  de  toute  autre  sensation,  et  que  la  va- 
nité de  mépriser  la  mort  engage  les  autres  à  calomnier  la  vie , 
à  peu  près  comme  ces  femmes  qui,  avec  une  robe  tachée  et  des 
ciseaux ,  prétendent  aimer  mieux  des  trous  que  des  tachc»^. 

\ous  pensez  ,  avec  Érasme ,  que  peu  de  gens  voudraient  re- 
naître aux  mêmes  conditions  qu'ils  ont  vécu  ;  mais  tel  tient  sa 
marchandise  fort  haut ,  qui  en  rabattrait  beaucoup  s'il  avait 
«quelque  espoir  de  conclure  le  nivch^.  D'ailleurs ,  qui  doif-j« 
7-  ^7 


4i8  CORRESPONDANCE. 

Croire  que  vous  avez  consulté  sur  cela  ?  des  riches  ,  peut-être , 
rassasiés  de  faux  plaisirs  ,  mais  ignorant  les  véritables  ,  toujours 
ennuyés  de  la  vie ,  et  toujours  tremblans  de  la  perdre.  Peut- 
être  des  gens  de  lettres,  de  tous  les  ordres  d'hommes  le  plus  sé- 
dentaire ,  le  plus  mal  sain  ,  le  plus  réfléchissant ,  et  par  consé- 
quent le  plus  malheureux.  Voulez-vous  trouver  des  hommes  de 
meilleure  composition ,  ou  ,  du  moins ,  communément  plus  sin- 
cères ,  et  qui ,  formant  le  plus  grand  nombre ,  doivent  au  moins , 
pour  cela  ,  être  écoutés  par  préférence  ?  Consultez  un  honnête 
bourgeois  qui  aura  passe  une  vie  obscure  et  tranquille ,  sans 

Srojets  et  sans  ambition  ;  un  bon  artisan  qui  vit  commodément 
e  son  métier  ;  un  paysan  même  ,  non  de  France  ,  oii  Ton  pré- 
tend qu'il  faut  les  taire  mourir  de  misère  afln  qu'ils  nous  fassent 
vivre  ,  mais  du  pays ,  par  exemple  ,  où  vous  êtes ,  et  générale- 
ment de  tout  pays  libre.  J'ose  poser  en  fait  qu'il  n'y  a  peut-être 
pas  ,  dans  le  naut  Yalais ,  un  seul  montagnard  mécontent  de  sa 
vie  presque  automate  ,   et  qui  n'acceptât  volontiers ,  an  lieu 
même  du  paradis  qu'il  attend  et  qui  lui  est  dû  ,  le  marché  de 
irenaitre  sans  cesse  toour  végéter  ainsi  perpétuellement.  Ces  diffé- 
rences me  font  croire  que  c'est  souvent  l'abus  que  nous  faisons 
de  la  vie  qui  nous  la  rend  à  charge  ;  et  j'ai  bien  moins  bonne 
opinion  de  ceux  qui  sont  £àchés  d'avoir  vécu ,  que  de  celui  qui 
peut  dire  avec  Caton  :  nec  me  vixisse  pœnUet ,  quorUamitavisi^ 
ui  frustra  me  natum  non  exiatimem.  Cela  n'empêche  pas  que  le 
sage  ne  puisse  quelquefois  déloger  volontairement  ,  sans  mur- 
mure et  sans  désespoir  y  quand  la  nature  ou  la  fortune  lui  porte 
bien  distinctement  l'ordre  de  mourir.  Mais  ,  selon  le  cours  ordi- 
naire des  choses ,  de  quelques  maux  que  soit  semée  la  vie  hu- 
maine ,  elle  n'est  pas,  à  tout  prendre ,  un  mauvais  présent  ;  et  si 
ce  n'est  pas  toujours  un  mal  de  mourir  ,  c'en  est  tort  rarement 
un  de  vivre. 

Nos  différentes  manières  de  penser  sur  tous  ces  points  m'ap- 
prennent pourquoi  plusieurs  de  vos  preuves  sont  peu  concluantes 
pour  moi  :  car  ]e  n'ignore  pas  combien  la  raison  humaine  prend 
plus  facilement  le  moule  de  nos  opinions  que  celui  de  la  vérité , 
et  qu'entre  deux  hommes  d'avis  contraire  ce  que  l'un  croit  dé- 
montré n'est  souvent  qu'un  sophisme  pour  l'autre. 

Quand  vous  attaquas ,  par  exemple ,  la  chaîne  des  êtres  si 
bien  décrite  par  Pope  ,  vous  dites  qu'il  n'est  pas  vrai  que  ,  si 
l'on  était  un  atome  du  monde ,  le  monde  ne  pourrait  subsister. 
Vous  citez  là-dessus  M.  de  Crouzas  ;  puis  vous  ajoutez  que  la 
nature  n'est  asservie  à  aucune  mesure  précise  ni  à  aucune  forme 
précise  ^  que  nulle  planète  ne  se  meut  dans  une  courbe  absolu- 
ment régulière  ;  que  nul  être  connu  n'est  d'une  figure  précisé- 
ment mathématique  ;  que  nulle  quantité  précise  n'est  requise 
pour  nulle  opération  ^  que  la  nature  n'agit  jamais  rigoureuse- 
ment :  qu'ainsi  on  n'a  aucune  raison  d'assurer  qu'un  atome  de 
moins  sur  la  terre  serait  la  cause  de  la  destruction  de  la  terre.  Je 
vous  avoue  que  sur  tout  cela  ,  monsieur ,  je  suis  plus  frappé  de 


ANNEE  1756.  419 

Ib  force  de  l'assertion  que  de  celle  du  rahonnement ,  et  qu'eu 
cette  occasion  je  céderais  avec  plus  de  confiance  à  votre  auto- 
rité qu'à  vos  preuves. 

A  l'égard  de  M.  de  Crouzas ,  je  n'ai  point  lu  son  écrit  contre 
Pope ,  et  ne  suis  peut-être  pas  en  état  de  l'entendre  ^  mais  ce 
qu  il  y  a  de  trës-certain ,  c'est  que  je  ne  lui  céderai  pas  ce  que  je 
vous  aurais  disputé,  et  que  j'ai  tout  aussi  peu  de  foi  à  ses  preuves 
qu'à  son  autorité.  Loin  de  penser  que  la  nature  ne  soit  point 
asservie  à  la  précision  des  quantités  et  des  figures ,  je  croirais  , 
tout  au  contraire  ,  qu'elle  seule  suit  à  la  rigueur  cette  précision, 
parce  qu^elle  seule  sait  comparer  exactement  les  fins  et  les  moyens , 
et  mesurer  la  force  à  la  résistance.  Quant  à  ces  irrégularités  pré-> 
tendues,  peut-on  douter  qu'elles  n'aient  toutes  leur  cause  phy- 
sique; et  suiHt-il  de  ne  la  pas  apercevoir  pour  nier  qu'elle  existe? 
Ces  apparentes  irrégularités  viennent  sans  doute  de  quelques  lois 
que  nous  ignorons  et  que  la  nature  suit  tout  aussi  fidèlement  que 
celles  qui  nous  sont  connues ,  de  quelque  agent  que  nous  n'aper- 
cevons pas ,  et  dont  l'obstacle  ou  le  concours  a  des  mesures  fixes 
dans  toutes  ses  opérations  ;  autrement  il  faudrait  dire  nettement 
qu'il  y  a  des  actions  sans  principes  et  des  effets  sans  cause,  ce  qui 
répugne  à  toute  pliilosopuie. 

Supposons  deux  poids  en  équilibre  et  pourtant  inégaux  ;  qu'on 
ajoute  au  plus  petit  la  quantité  dont  ils  difTcrent  :  ou  les  deux 
poids  resteront  encore  en  équilibre  ,  et  l'on  aura  une  cause  sans 
effet ,  ou  l'équilibre  sera  rompu ^  et  l'on  aura  un  effet  sans  cause; 
mais  si  les  poids  étaient  de  fer  ,  et  qu'il  y  eût  un  grain  d'aimant 
caché  sous  l'un  des  deux  ,  la  précision  de  la  nature  lui  ôterait 
alors  l'apparence  de  la  précision  ,  et  à  force  d'exactitude,  elle 
paraîtrait  en  manquer.  Il  ny  a  pas  une  figure,  pas  une  opéra- 
tion ,  pas  une  loi  dans  le  monde  physique  à  laquelle  on  ne  puisse 
ap])liquer  quelque  exemple  semblable  à  celui  que  je  viens  de 
proposer  sur  la  pesauteur  (i). 

\  ous  dites  que  nul  être  connu  n'est  d'une  figure  précisément 
mathématique;  je  vous  demande  ,  monsieur,  s'il  y  a  quelque 
figure  qui  ne  le  soit  pas  ,  et  si  la  courbe  la  plus  bizarre  n  est  pas 
aussi  régulière  ,  aux  yeux  de  la  nature  ,  qu'un  cercle  par&it  aux 
nôtres.  J'imagine ,  au  reste ,  que ,  si  quelque  corps  pouvait  avoir 

(i)  M,  de  Voltaire  ayant  avancé  que  la  nature  n'agit  jamait  rîgoa^ 
rfîusi'inent ,  que  nulle  quantité  précise  n'est  requise- pour  nnlle  opéra- 
tion ,  il  s*agidsait  de  combnitre  celle  doctrine  et  d'ôdaircir  mon  raison- 
nemcnt  par  un  cxouiph*.  Dans  celui*  de  Téquilibre  entre  deaxpoidj,  il 
n'est  pas  nécessaire,  selon  M.  de  Voltaire,  que  ces  deux  poidt  toiaDt 
rigourciisetnent  rgaux  pour  que  cet  équilibre  ait  lien.  Qr  je  loi  fais 
voir  que,  dans  cette  supposition,  il  y  a  ni'cessairemeiit  effet  sa  nacaiise, 
ou  cause  sans  effet.  Puts,a)oulant  la  seconde  supposition  des  deux  poidt 
de  fer  et  du  grain  d'aimant,  je  lui  fais  voir  que,  quand  on  ferait  dan* 
la  nature  quelque  observation  semblable  k  l'exemple  supposé ,  cela  ne 
prouveruit  encore  rien  en  sa  faveur  ,  parce  qu'il  ne  saurait  s'assorerqne 
quelque  cause  naturelle  ou  secrète  ne  produit  pas  en  oeite 
l'apparente  irrégularité  dont  il  accuse  la  nature. 


4M  CORRESPONDANCE. 

cette  apparente  régulante ,  ce  ne  serait  que  l'univers  mime',  en  1% 
supposant  plein  et  borné  :  car  les  figures  mathématiques  n'étant 
que  des  abstractions  n'ont  de  rapport  qu'à  elles-mêmes  ,  au  lien 
que  toutes  celles  des  corps  naturels  sont  relatives  à  d'autres  corjp 
et  à  des  monvemens  qui  les  modifient  ;  ainsi ,  cela  ne  prouverait 
encore  rien  contre  la  précision  de  la  nature  ,  quand  même  nous 
serions  d'accord  sur  ce  que  vous  entender  par  ce  mot  de  pré^ 
cision. 

Vous  distinguez  les  événemens  qui  ont  des  effets  de  ceux  qui 
n'en  ont  point  :  je  doute  que  cette  distinction  soit  soHde.  Tout 
événement  me  semble  avoir  nécessairement  quelque  effet,  ou 
9ioral ,  ou  physique,  ou  composé  des  deux ,  mais  qu'on  n'aper* 
çoit  pas  toujours  ,  parce  que  la  filiation  des  événemens  est  en- 
core plus  difficile  k  survre  que  celle  des  hommes.  Comme  en  gé- 
néral on  ne  doit  pas  chercner  des  effets  plus  considérables  que 
les  événemens  qui  les  produisent ,  la  petitesse  des  causes  renï 
souvent  l'examen  ridicule ,  quoique  les  effets  soient  certains^  et 
souvent  aussi  plusieurs  effets  presque  imperceptibles  se  réunissent 
pour  produire  un  événement  considéraole.  Ajoutez  que  tel  effet 
ne  laisse  pas  d'avoir  lieu  ,  quoiqu'il  agisse  hors  du  corps  qui  l'a 
produit.  Ainsi ,  la  poussière  qu'élève  un  carrosse  peut  ne  rien 
faire  k  la  marche  de  la  voiture ,  et  influer  sur  celle  du  monde  : 
mais  comme  il  n'y  a  rien  d'étranger  à  l'univers  ,  tout  ce  qui  s'y 
fait  agit  nécessairement  sur  l'univers  même. 

Ainsi,  monsieur,  vos  exemples  me  paraissent  plus  ingénieux 


Rome  que  César  tournât  les  yeux  à  droite  ou  à  gauche  ,  et  cra- 
chât de  l'un  ou  de  l'autre  côté  en  allant  au  sénat  le  jour  qu'il  y 
fut  puni.  En  un  mot ,  en  me  rappelant  le  grain  de  sable  cité 
par  Pascal ,  je  suis ,  à  quelques  égards ,  de  l'avis  de  votre  bra- 
mine  ^  et ,  de  quelque  manière  qu  on  envisage  les  choses  ,  si  tous 
les  événemens  n'ont  pas  des  effets  sensibles  ,  il  me  paraît  incon- 
testable aue  tous  en  ont  de  réels,  dont  l'esprit  humain  perd  aisé- 
ment le  ni ,  mais  qui  ne  sont  jamais  confondus  par  la  nature. 

Vous  dites  qu'il  est  démontré  que  les  corps  célestes  font  leur 
révolution  dans  l'espace  non  résistant  :  c'était  assurément  une 
belle  chose  à  démontrer  ;  mais ,  selon  la  coutume  des  ignorans , 


doit  donner  aux  astres  tel  mouvement  dans  un  milieu  non  ré- 
sistant; or,  les  astres  ont  exactement  le  mouvement  calculé, 
donc  il  n'y  a  point  de  résistance.  Mais  qui  peut  savoir  s'il  n'y  a 
nas,  peut-être,  un  million  d'autres  lois  possibles,  sans  compter 
la  véritable  ,  selon  lesquelles  les  mêmes  monvemens  s'explique- 
raient mieux  encore  dans  un  fluide  que  dans  le  vide  par  celle-ci? 
L'horreur  du  vide  n'«-^-elle  pas  long-temps  explique  la  plupart 


ANNÉE  1756.  4*» 

Jfs  effets  qu'on  a  Jepuîs  attribués  à  Taction  cle  Tair?  D'autres 


a  pi 

nombre  qu'un  physicien  ferait  peut-être  sur  la  nature  de  la  lu— 
inicre  et  des  espaces  éclairés  ;  mais  croyez-yous  de  bonne  foi  que 
Baylc  ,  dont  j'admire  avec  vous  la  sagesse  et  la  retenue  en  ma-» 
tière  d'opinions,  eût  trouvé  la  vôtre  si  démontrée?  £n  général , 
il  semble  que  les  sceptiques  s'oublient  un  peu  sitôt  qu'ils  pren- 
nent le  ton  dogmatique,  et  qu'ils  devraient  user  plus  sobrement 
que  personne  du  terme  de  démontrer.  Le  moyen  d'être  cru 
quand  on  se  vante  de  ne  rien  savoir ,  en  aiUrmant  tant  de  choses! 
Au  reste,  vous  avec  fait  un  correctif  trës-juste  au  système  de 
Pope ,  en  observant  qu'il  n'y  a  aucune  gradation  proportion- 
nelle entre  les  créatures  et  le  Créateur  ,  et  que  si  la  chaîne  des 
êtres  créés  aboutit  à  Dieu ,  c'est  parce  qu  il  la  tient ,  et  noa 
parce  qu'il  la  termine. 

Sur  le  bien  du  tout  préférable  à  celui  de  sa  partie,  vous  faites 
dire  il  l'homme  :  Je  dois  être  aussi  cher  à  mon  maître ,  moi  être 
pensant  et  sentant,  que  les  planètes,  qui  probablement  ne  sentent 
point  Sans  doute  cet  univers  matériel  ne  doit  pas  être  plus  cher 
à  son  auteur  qu'un  seul  être  pensant  et  sentant^  mais  le  système 
de  cet  univers ,  qui    produit ,  conserve ,  et  perpétue  tous  les 
êtres  pensans  et  sentaus,  lui  doit  être  plus  cher  qu'un  seul  de 
ces  êtres  ;  il  peut  donc  ,  malgré  sa  bonté ,   ou  plutôt  par  sa 
bonté  même ,  sacrifier  quelque  chose  du  bonheur  des  inaividui 
à  la  corisorvatiou  du  tout.  Je  crois,  j'espère  valoir  mieux  aux 
yeux  de  Dieu  que  la  terre  d'une  planète  ;  mais  si  les  planètes 
sont  habitées,  comme  i)  est  prooable,  pourquoi  vaudrais-)0 
mieux  à  ses  yeux  que  tous  les  habitans  de  Saturne?  Oa  a  beau 
tourner  ces  idées  en  ridicule  ,  il  est  certain  que  toutes  les  ana** 
logies  sont  pour  cette  population  ,  et  qu'il  ny  a  que  rorgueil 
limuain  qui  soit  contre.  Or,  cette  population  supposée  ,1a  con" 
servalionde  l'univers  semble  avoir  pour  Dieu  même  une  moralî^ 
qui  se  multiplie  par  le  nombre  des  mondes  habités. 

Que  le  cadavre  d'un  homme  nourrisse  des  vers^  des  loups  9  ^^ 
des  plantes,  ce  n'est  pas,  je  l'avoue,  un  dédommagement  Ac 
la  mort  de  cet  homme^  mais  si,  dans  le  système  de  cet  univer^y 
il  est  nécessaire  à  la  conservation  du  genre  humain  qu'il  y  ^^^ 
une  circulation  de  substance  entre  les  hommes,  les  animaux  et 
les  végétaux,  alors  le  mal  particulier  d'un  individu  contribua 
au  bien  général.  Je  meurs ,  je  suis  mangé  des  vers  ;  mais  sa€9 
rnfans ,  mes  frères  vivront  comme  j'ai  vécu  ;  mon  cadavre  eo— 
graisse  la  terre  dont  ils  mangeront  les  productions;  et  je  fai'^ 
par  l'ordre  de  la  nature  et  pour  tous  les  hommes ,  ce  que  firent 
volontairement  Codrus ,  Curtius ,  les  Décies ,  les  FhileqeB  €t 
mille  autres  pour  une  petite  partie  des  hommes. 

Pour  revenir ,  monsieur  j  au  système  que  vous  attaquez ,  je 


42a  CORRESPONDANCE. 

qu'on  ne  |>eat  rezaminer  convenablement  sans  distîngner  avec' 
soin  le  mal  particulier,  dont  aucun  philosophe  n'a  jamais  nié 
l'existence,  du  mal  général  que  nie  l'optimisme.  Il  n'est  pas  ques- 
tion desavoir  si  chacuq  de  nous  sounre  ou  non,  mais  s'il  était 
bon  que  l'univers  fût ,  et  si  nos  maux  étaient  inévitables  dans  sa 
constitution.  Ainsi ,  l'addition  d'un  article  rendrait,  ce  semble, 
la  proposition  plus  exacte  ;  et ,  au  lieu  de  tout  est  bien ,  il  vau» 
drait  peut-être  mieux  dire ,  le  tout  est  bien  ,  ou  tout  est  bien 
pour  le  tout.  Alors  il  est  très  évident  qu'aucun  homme  ne  sau- 
rait donner  de  preuves  directes  ni  pour  ni*  contre  ^  car  ces 
preuves  dépendent  d'une  connaissance  parfaite  de  la  constita- 
tien  du  monde  et  du  but  de  son  auteur,  et  cette  connaissance 
est  incontestablement  au-dessus  de  l'intelli^nce  humaine.  Les 
vrais  principes  de  l'optimisme  ne  peuvent  se  tnrerni  des  propriétés 
de  la  matière ,  ni  de  la  mécanique  de  l'univers ,  mais  seulement 
par  induction  des  perfections  de  Dieu  qui  préside  à  tout  :  de 
sorte  qu'on  ne  prouve  pas  l'existence  de  Dieu  par  le  système  de 
Pope ,  mais  le  système  ae  Pope  par  l'existence  de  Dieu ,  et  c'est , 
sans  contredit ,  de  la  question  de  la  providence  qu'est  dérivée 
celle  de  l'orieine  du  mal  ;  que  si  ces  deux  questions  n'ont  pas 
été  mieux  traitées  l'une  que  l'autre,  c'est  qu'on  a  toujours  si  mal 
raisonné  sur  la  providence ,  que  ce  qu'on  en  a  dit  a'absurde  a 
fort  embrouillé  tous  les  corollaires  qu'on  pouvait  tirer  de  ce  grand 
et  consolant  dogme. 

Les  premiers  qui  ont  gâté  la  cause  de  Dieu  sont  les  prêtres 
et  les  dévots ,  qui  ne  sounrent  pas  que  rien  se  fasse  selon  l'ordre 
établi,  miais  font  toujours  intervenir  la  justice  divine  à  des 
événemens  purement  naturels,  et,  pour  être  sûrs  de  leur  fait, 
punissent  et  châtient  les  méchans,  éprouvent  ou  récompen- 
sent les  bons  indifféremment  avec  des  biens  ou  des  maux ,  selon 
l'événement.  Je  ne  sais ,  pour  moi ,  si  c'est  une  bonne  théo- 
logie ,  mais  je  trouve  que  c'est  un^  mauvaise  manière  de  raison- 
ner, de  fonder  indifféremment  sur  le  pour  et  le  contre  les 
preuves  de  la  providence ,  et  de  lui  attribuer ,  sans  choix ,  tout 
ce  qui  se  ferait  également  sans  elle. 

Les  philosophes ,  à  leur  tour ,  ne  me  paraissent  guère  plus 
raisonnables ,  quand  je  les  vois  s'en  prendre  au  ciel  de  ce  qu'ils 
ne  sont  pas  impassibles ,  crier  que  tout  est  perdu  quand  ils  ont 
mal  aux  dents ,  ou  qu'ils  sont  pauvres ,  ou  qu'on  les  vole ,  et 
charger  Dieu ,  .comme  dit  Sénèque ,  de  la  garde  de  leur  valise. 
Si  quelque  accident  tragique  eût  fait  périr  Cartouche  ou  CÔar 
dans  leur  enfance,  on  aurait  dit.  Quel  crime  avaient-ils  com- 
mis? Ces  deux  brigands  ont  vécu  ,  et  nous  disons,  pourquoi  les 
avoir  laissé  vivre?  Au  contraire,  un  dévot  dira ,  dans  le  premier 
cas,  Dieu  voulait  punir  le  père  en  lui  ôtant  son  enfant;  et  dans 
)e  second  ,  Dieu  conservait  l'enfant  pour  le  châtiment  du  peuple. 
Ainsi,  quelque  parti  qu'ait  pris  la  nature,  la  providence  a  tou- 

i'ours  raison  chez  les  dévots,  et  toujours  tort  chez  les  philosophes. 
*eut-être ,  dans  l'ordre  des  choses  humaines ,  n'a-t-elle  ni  tort 


ANNÉE  1756.  423 

nî  raison,  parce  que  tout  tient  à  la  loi  commune;  et  qu'il  n'y  a 
d'exception  pour  .personne.  Il  est  à  croire  que  les  evénemens 
particuliers  ne  sont  rien  aux  jeux  du  raaitre  de  l'univers;  que 
sa  providence  est  seulement  universelle  ;  qu'il  se  contente  de 
conserver  les  eenres  et  les  espèces,  et  de  présider  au  tout  sans 
s'inquiéter  de  la  manière  dont  chaque  individu  passe  cette  courte 
vie.  Un  roi  sage,  qui  veut  que  chacun  vive  heureux  dans  ses 
états,  a-t-il  besoin  de  s'informer  si  les  cabarets  y  sont  bons?  IjC 

{)a$saut  murmure  une  nuit  quand  ils  sont  mauvais  ,  et  vit  tout 
e  reste  de  ses  jours  d'une  impatience  aussi  déplacée.  CommoramU 
enim  natura  awersorium  nobisy  non  habilandi  dcdit. 

Pour  penser  juste  à  cet  égard ,  il  semble  que  les  choses  de- 
vraient être  considérées  (relativement  dans  l'ordre  physique  et 
absolument  dans  l'ordre  moral  :  la  plus  grande  idée  que  je  puis 
me  faire  de  la  providence  est  que  chaque  être  matériel  soit  dis- 
posé le  mieux  qu'il  est  possible  par  rapport  au  tout ,  et  cha([ue 
être  intelligent  et  sensible  le  mieux  qu'il  est  possible  par  rap- 
port à  lui-même;  en  sorte  que,  pour  qui  sent  son  existence, 
il  vaille  mieux  exister  que  ne  pas  exister.  Mais  il  faut  appliquer 
cette  règle  à  la  durée  totale  de  chaque  être  sensible  ,  et  non  ù 
quelque  instant  particulier  de  sa  durée,  tel  que  la  vie  humaine , 
ce  qui  montre  combien  la  question  de  la  providence  tient  à 
celle  de  l'immortalité  de  l'ame  ,  que  j'ai  le  bonheur  de  croire , 
sans  ignorer  que  la  raison  peut  en  douter,  et  à  celle  de  l'éter- 
nité des  peines  que  ni  vous ,  ni  moi ,  ni  jamais  homme  pensant 
bien  de  Dieu  ,  ne  croirons  jamais. 

Si  je  ramène  ces  questions  diverses  à  leur  principe  commun , 
il  me  semble  qu'elles  se  rapportent  toutes  à  celle  oe  l'existence 
de  Dieu.  Si  Dieu  existe,  il  est  parfait;  s'il  est  parfait,  il  est  sage, 
puissant  et  juste  ;  s'il  est  sage  et  puissant,  tout  est  bien;  s'il  est 
luste  et  puissant,  mon  aine  est  immortelle;  si  mon  ame  est 
ininiortelfe  ,  trente  ans  de  vie  ne  sont  rien  pour  moi ,  et 
sont  peut-être  nécessaires  du  maintien  de  l'univers.  Si  l'on 
m'accorde  la  première  proposition,  jamais  on  n'ébranlera  lei 
suivantes  ;  si  on  la  nie ,  il  ne  faut  point  disputer  sur  ies  con- 
séquences. 

Nous  ne  sommes ,  ni  l'un  ni  l'autre ,  dans  ce  dernier  cas.  Bien 
loin,  du  moins,  que  je  puisse  rien  présumer  de  semblable  de 
votre  part  en  lisant  le  recueil  de  vos  œuvres ,  la  plupart  m'of- 
frent les  idées  les  plus  grandes,  les  plus  douces,  les  plus  conso- 
lantes de  la  divinité,  et  j'aime  bien  mieux  un  chrétien  de  votre 
façon  que  de  celle  de  la  Sorbonne. 

Quant  à  moi ,  je  vous  avouerai  naïvement  que  ni  le  pour  ni 
le  contre  ne  me  paraissent  démontrés  sur  ce  point  par  les  seules 
lumières  de  la  raison,  et  que ,  si  le  théiste  ne  fonde  son  senti* 
ment  que  sur  des  probabilités  #  l'athée  ,  moins  précis  encore ,  ne 
me  parait  fonder  le  sien  que  sur  des  possibilités  contraires.  De 
plus  ,  les  objections  de  part  et  d'autre  sont  toujours  insolubles  , 
parce  qu'elles  roulent  sur  des  choses  dont  les  hommes  n'ont  pas 


I[î4  CORRESPONDANCE. 

de  vëritftUe  idée.  5e  cotivicns  de  tout  cela  ,  et  pourtant  je  croîs 
en  Dieu  toat  aaisi  fortement  que  je  crois  une  autre  véritë , 
mrce  que  croire  et  ne  pas  croire  sont  les  choses  du  monde^in 
dépendent  le  moins  de  moi  ;  que  l^ëtat  de  doute  est  un  étttt  trop 
violeht  pour  mon  ame  j  «que ,  quand  ma  raison  flotte ,  ma  foi  ne 


raison. 

Voilà  donc  une  véritë  dont  nous  "partons  tous  deux ,  à  ]*appm 
de  laquelle  vous  sentez  combien  l'optimisme  est  facile  à  dëfenore 
-et  la  providence  k  justifier,  et  ce  n  est  pas  à  vous  qu'il  faut  répé- 
ter les  ratsonnemens  rebattus  ,  maïs  solides ,  qui  ont  été  faits  ai 
«ouvent  à  ce  sujet.  A  Végard  des  philosophes  qui  ne  conviennent 
pas  du  principe ,  il  ne  faut  point  disputer  avec  eux  sur  ces  ma- 
tières ,  parce  que  ce  qui  n'est  qu'une  preuve  de  sentiment  pour 
nous  ne  peut  devenir  pour  eux  une  démonstration ,  et  que  ce 
«n'est  pas  un  discours  raisonnable  de  dire  à  «n  homnte  :  Fous  de^ 
tfêz  croire  ceci  parce  que }€  le  crois.  Eux  ,  de  leur  coté ,  ne  doi- 
vent point  non  plus  dispnter  avec  nous  sor  oes  mémea  matiërea , 
parce  qu'elles  ne  sont  que  des  corollaires  de  la  prc^oaitien  prin* 
cîpale  qu'un  adversaire  honnête  ose  a  peine  leur  opposer  :  et 
qu'à  leur  lour  ils  auraient  tort  d'exiger  qn'4m  leur  prouvât  le 
corollaire  indépendamment  de  la  proposition  qui  lui  sert  de  base.  - 
Je  pense  qu'ils  ne  le  doivent  pas  encore  par  une  autre  raison  , 
c'est  qu'il  y  a  de  l'inliumanité  à  troubler  des  âmes  paisibles  et  à 
désoler  les  hommes  à  pure  perte,  quand  ce  qu'on  vent  leur  ap- 
prendre n'est  ni  certain  ni  utile.  Je  pense ,  en  un  mot ,  qu'à 
votre  exemple  ,  on  ne  saurait  attaquer  trop  fortement  la  supers^ 
tition  qui  trouble  la  société ,  ni  trop  respecter  la  religion  qui  la 
soutient. 

Mais  je  suis  indigné ,  eomme  vous ,  que  la  foi  de  chacun  ne 
soit  pas  dans  la  plus  parfaite  libefté ,  et  que  l'homme  ose  con- 
trôler l'inténeur  des  consciences  oii  il  ne  saurait  pénétrer,  comme 
s  il  dépendait  de  nous  de  croire  ou  de  ne  pas  croire  dans  àe% 
matières  oii  la  démonstration  n'a  point  lieu  ,  et  qu'on  pût  ja- 
mais asservir  la  raison  à  l'autorité.  Les  rois  de  ce  monde  ont-ils 
donc  quelque  inspection  dans  l'autre ,  et  sont-ils  en  droit  de 
tourmenter  leurs  sujets  ici-bas  pour  les'forcer  d'aller  en  paradis? 
Non  ,  tout  gouvernement  humain  se  borne  ,  par  sa  nature,  aux 
devoirs  civils  ;  et ,  quoi  qu'en  ait  pu  dire  le  sophiste  Hobbes  , 
quand  un  homme  sert  bien  l'état ,  il  n^  doit  compte  à  personne 
de  la  manière  dont  il  sert  Dieu. 

J'ignore  si  cet  être  juste  ne  punira  point  un  jour  toute  tyran- 
nie exercée  en  son  nom^  je  suis  bien  sûr  au  moins  qu'il  ne  la  par- 
tagera pas,  et  ne  refusera  le  bonheur  étemel  à  nul  incrédule 
vertueux  et  de  bonne  foi.  Puis-je ,  sans  offenser  sa  bonté  ,  et 
même  sa  justice,  douter  qu'un  cœur  droit  ne  rachète  une  erreur 
mvolon taire  ,  et  que  des  mœurs  irréprochables  ne  vaillent  bien 


ANNÉE  1756.  475 

xnîlle  cultes  bizarres  prescrits  par  les  hommes  et  rejetés  par  la 
raison  ?  Je  dirai  phis  ;  si  je  poayais  ,  à  mon  choix  ,  acheter  les 
œuvres  au  dépend  de  ma  foi ,  et  compenser  ,  à  force  de  verta  , 
mon  incrédulité  supposée  ,  {e  ne  balancerais  pas  un  instant ,  et 
j'aimerais  mieux  pouvoir  dire  à  Dieu  :  T  ai  fait ,  sans  songer  à 
toi ,  le  bien  qui  /  est  agréable  ,  et  mon  cœur  suivait  ta  volonté 
€an8  la  connaître  ^  que  de  lui  dire  ,  comme  il  faudra  que  je  Casse 
va  jour  :  Je  t'aimais  ,  et  Je  n'ai  cessé  de  t'offenserjje  t'aiconnu^ 
et  n'ai  rien  fait  poitr  te  plaire. 
II  y  a ,  je  l'avoue ,  une  sorte  de  profession  de  foi  que  les  lois 

Seuvent  imposer  ;  mais,  hors  les  principes  de  la  morale  et  da 
roit  naturel ,  elle  doit  être  purement  négative,  parce  qu'il  peut 
exister  des  religions  qui  attaquent  les  fondemens  de  la  société* 
et  qu'il  faut  commencer  par  exterminer  ces  religions  pour  assu- 
rer la  paix  de  l'état.  De  ces  dogmes  à  proscrire  l'intolcraiice  est 
sansdimcultë  le  plus  odieux  \  mais  il  faut  la  prendre  à  sa  source, 
car  les  fanatiques  les  pins  sanguinaires  ciiangent  ^e  langage 
selon  la  fortune  ,  et  ne  prêchent  que  patience  et  douceur  quaud 
ils  ne  sont  pas  les  plus  forts.  Ainsi  j'appelle  intolérant  par  prin- 
cipe tout  homme  qui  s'imagine  qu'on  ne  peut  être  homme  de 
bien  sans  croire  tout  ce  qu'il  croit,  et  damne  im.nitoyabIenient 
ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui.  En  eflet,  les  fiaëles  sont  rare- 
ment d'humeur  à  laisser  les  réprouvés  en  paix  dans  ce  monde  , 
et  un  saint  qui  croit  vivre  avec  ces  damnés  anticipe  volontiers  sur 
le  métier  du  diable.  Quant  aux  incrédules  intolérans  qui  vou- 
draient forcer  le  peuple  à  ne  rien  croire ,  je  ne  \es  bannirais  pas 
moins  sévèrement  que  ceux  qui  le  veulent  forcer  à  croire  tout 
ce  qu'il  leur  plaît;  car  on  voit,  au  zèle  de  leurs  décisions,  à 
l'amertume  de  leurs  satires,  qu'il  ne  leur  manque  que  d'ctre  les 
maîtres  pour  persécuter  tout  aussi  cruellement  les  croyans  qu'ils 
sont  eux-mêmes  persécutés  par  les  fanatiques.  Ou  est  Thomme 
paisible  et  doux  qui  trouve  boq  qu'on  ne  pense  pas  comme  lui  ? 
Cet  homme  ne  se  trouvera  sûrement  jamais  parmi  \ts  dévots , 
et  il  est  encore  à  trouver  chez  les  philosophes. 

Je  voudrais  donc  qu'on  eût ,  dans  chaque  état ,  un  code  mo- 
ral ,  ou  une  espèce  de  profession  de  foi  civile  qui  contint  positi- 
vement les  maximes  sociales  que  chacun  serait  tenu  d'admettre  , 
et  négativement  les  maximes  intolérantes  qu'on  serait  tenu  de 
rejeter ,  non  comme  impies ,  mais  comme  séditieuses.  Ainsi  , 
toute  religion  qui  pourrait  s'accorder  avec  le  code  serait  admise; 
toute  religion  qui  ne  s'y  accorderait  pas  serait  proscrite  ,  et  cha- 
cun serait  libre  de  n'en  avoir  point  d'autre  que  le  code  même. 
Cet  ouvrage ,  fait  avec  soin ,  serait ,  ce  me  semble ,  le  livre  le 
plus  utile  qui  jamais  ait  été  composé,  et  peut-être  le  seul  néces- 
saire aux  hommes.  Voilà,  monsieur,  un  sujet  pour  vous;  je 
souhaiterais  passionnément  que  vous  voulussiez  entreprendre 
cet  ouvrage,  et  l'embellir  de  votre  poésie,  afin  que,  chacun 
pouvant  l'apprendre  aisément ,  il  portât  des  l'enfance  ,  dans 
tous  les  cœurs,  ces  sentimens  de  douceur  et  d'humanité   qui 


4^6  CORRESPONDANCE. 

brillent  dans  vos  écrits  ,  et  qui  manquent  à  tout  le  monde  dans 
la  pratique.  Je  vous  exhorte  à  méditer  ce  projet ,  qui  doit  plaire 
à  1  auteur  d'Alzxre.  Vous  nous  avez  donné  ,  dans  votre  poème 
sur  la  religion  naturelle ,  le  catéchisme  de  l'homme  ;  donnes- 
nous  maintenant ,  dans  celui  que  je  vous  propose  ,  le  caté- 
chisme du  citoyen.  C'est  une  matière  à  méditer  long-temps  ,  et 
peut-être  à  réserver  pour  le  dernier  de  vos  ouvrages ,  afin  d  ache* 
ver,  par  un  bienfait  au  genre  humain  ,  la  plus  brillante  car- 
rière que  jamais  homme  de  lettres  ait  parcourue. 

Je  ne  puis  m'empêcher  ,  monsieur  ,  de  remarquer  à  ce  propos 
nne  opposition  bien  singiilière  entre  vous  et  mol  dans  le  sujet 
de  cette  lettre.  Rassasié  de  gloire ,  et  désabusé  des  vaines  gran- 
deurs ,  vous  vivez  libre  au  sein  de  l'abondance  ;  bien  sur  de 
votre  immortalité,  vous  philosophez  paisiblement  sur  la  natore 
de  l'ame  ;  et ,  si  le  corps  ou  le  cœur  souffre  ,  vous  avez  Troochia 
pour  médecin  et  pour  ami  :  vous  ne  trouves  pourtant  que  mal 
sur  la  terr#.  Et  moi ,  homme  obscur ,  pauvre  et  tourmenté  d'an 
mal  sans  remède  ,  je  médite  avec  plaisir  dans  ma  retraite  ,  et 
trouve  que  tout  est  bien.  D'oii  viennent  ces  contradictions  appa- 
rentes ?  Vous  l'avez  vous-même  expliqué  :  vous  jouissez  ,  noLêiê 
j'espère;  et  l'espérance  embellit  tout. 

•Tai  autant  de  peine  à  quitter  cette  ennuyeuse  lettre  que  vous 
en  aurez  à  l'achever.  Pardonnez-moi ,  grand  homme  ,  un  sèle 
peut-être  indiscret ,  mais  qui  ne  s'épancherait  pas  avec  vous  si  je 
vous  estimais  moins.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  ofifenser 
celui  de  mes  contemporains  dont  j  honore  le  plus  les  talens  ,  et 
dont  les  écrits  parlent  le  mieux  à  mon  cœur  ;  mais  il  s'agit  de  la 
cause  de  la  providence  ,  dont  j'attends  tout.  Après  avoir  si  long- 
temps puise  dans  vos  leçons  des  consolations  et  du  courage ,  il 
m'est  dur  que  vous  m'ôtiez  maintenant  tout  cela  pour  ne  m'offrir 
qu'une  espérance  incertaine  et  vague ,  plutôt  comme  un  pallia- 
tif actuel ,  que  comme  un  dédommagement  à  venir.  Non  ,  j'ai 
trop  souffert  en  cette  vie  pour  n'en  pas  attendre  une  autre. 
Toutes  les  subtilités  de  la  métaphysique  ne  me  feront  pas  douter 
un  moment  de  l'immortalité  de  l'ame,  et  d'une  providence 
bienfaisante.  Je  la  sens  ,  je  la  crois ,  je  la  veux,  je  l'espère,  je 
la  défendrai  jusqu'à  mon  dernier  soupir  ;  et  ce  sera  ,  de  toutes 
les  disputes  que  j'aurai  soutenues ,  la  seule  oii  mon  intérêt  ne 
sera  pas  oublié. 

Je  suis  avec  respect,  monsieur,  etc. 


ANNÉE  1756.  427 

A  M.  MONIER, 

peintre  éCAifignon ,  qui  m'aidait  envoyé  trois  fois  la  même 
pièce  de  vers,  demandant  instamment  une  réponse, 

A  rHennitage ,  le  i4  septembre  1756. 

XXiNSi,  monsieur ,  yotre  ëpitre  et  vos  louanges  sont  un  expé- 
dient que  la  curiosité  vous  inspire,  pour  voir  une  lettre  de  ma 
façon  :  d'oii  j'infère  à  quoi  j'aurais  du  m'attend re  ,  si  des  moyens 
contraires  vous  eussent  conduit  à  la  même  fin. 

Pour  moi ,  je  trouve  qu'on  ne  doit  jamais  répondre  aux  injures» 
et  moins  encore  aux  louanges  ;  car ,  si  la  vérité  les  dicte  ,  elle 
en  fait  l'excuse  ou  la  récompense  ;  et  si  c'est  le  mensonge  ,  il 
les  faut  également  mépriser. 

D'ailleurs,  monsieur  ,  que  dire  à  quelqu'un  qu'on  ne  connaît 
point  ?  Il  y  a  de  Tesprit  dans  vos  vers  \  vous  m  y  donnez  beau- 
coup d'éloges  ,  et  peut-être  en  méritez-yous  à  plus  jilste  titre  : 
mais  ce  sont  deux  taibles  recommandations  près  de  moi ,  que  de 
l'esprit  et  de  l'encens. 

Je  vois  que  vous  aimez  à  écrire  ;  en  cela  ,  je  ne  vous  blâme 
pas  :  mais,  moi ,  je  n'aime  point  à  répondre,  surtout  à  des  com- 
plimens ,  et  il  n'est  pas  juste  que  je  sois  tyrannisé  pour  votre  plai- 
sir: non  que  mon  temps  soit  précieux  comme  vous  dites  ;  il  se 
passe  à  souffrir ,  ou  se  perd  dans  l'oisiveté  ,  et  j'avoue  qu'on  ne 

F  eut  guère  en  faire  un  moindre  usage  ;  mais,  quand  je  ne  puis 
employer  utilement  pour  personne  ,  je  ne  veux  pas  qu'on 
xn'empeche  de  le  perdre  comme  il  me  plaît.  Une  seule  minute 
usurpée  est  un  bien  que  tous  les  rois  de  l  univers  ne  me  sauraient 
rendre^  et  c'est  pour  disposer  de  moi  que  je  fuis  les  oisifs  des 
villes ,  gens  aussi  ennuyés  qu'ennuyeux ,  qui  ,  ne  sachant  que 
faire  de  leur  temps,  abusent  de  celui  des  autres. 
Je  suis  très-parfaitement ,  etc. 

A  M.  Jacob  VERNET. 

Montmorenci ,  le  18  septembre  1766. 

J'ai  lu,  monsieur  ,  avec  d'autant  plus  de  joie  la  dernière  lettre 
dont  vous  m'avez  honoré,  que  j'étais  toujours  dans  quelque  in- 
quiétude sur  TefFet  de  la  mienne  à  M.  d'Alembert,  par  rapport 
à  ses  imputations  indiscrètes  )  car,  pour  bien  traiter  des  matières 
aussi  délicates,  rien  n'est  moins  suffisant  que  la  bonne  intention, 
et  rien  n'est  plus  commun  que  de  tout  gâter  en  pensant  bien 
faire.  L'assurance  que  vous  me  donnez  ,  que  je  ne  suis  pas  dans 
le  cas ,  m'ôte  un  grand  poids  de  dessus  le  cœur ,  et  ce  n'est  pas 

{)eu  d'ajouter  au  plaisir  que  m'aurait  fait  votre  lettre  dans  tous 
es  temps.  Vous  avez  raison,  monsieur  ,  de  croire  que  j'ai  été 
content  de  votre  déclaration  (1) ,  mais   content  n'est  pas  assez 

(1)  La  Déclaration  des  ministres  de  Genève,  à  Toccasion  de  l'article 
Genève  de  V Encyclopédie, 


428  CORRESPONDANCE. 

dire.  La  modération  ,  la  sagesse,  la  fermeté^  tout  s'y  tronye^ 
je  regarde  cette  pièce  comme  un  modèle  qui,  malheureusement, 
ne  sera  pas  imite  par  beaucoup  de  théologiens.  Tout  ce  qu'il  fal- 
lait étant  fait  de  part  et  d'autre  ,  j'espère  que  cette  dangereuse 
tracasserie  n'aura  point  de  suites  ;  et ,  quand  elle  en  aurait ,  je 
pense  jque  le  silence  est  le  meilleur  moyen  de  la  faire  finir  :  au 
moins  par  rapport  à  moi ,  c'est  le  parti  que  je  crois  devoir  prendre 
dans  les  critiques  qui  me  pleuvent  sur  ce  point  et  sur  tous  le» 
autres.  Il  m'est  d'autant  moins  difficile  de  n'y  pas  répondre ,  qiie 
je  me  suis  imposé  de  n'en  lire  aucune.  Il  a  pourtant  fallu  faire 
exception  pour  celle  de  Vabbé  de  ta  Porte  ,  parce  qu'il  me  l'a 
envoyée  avec  une  lettre ,  et  qu'il  a  bien  fallu  faire  réponse  à  cette 
lettre  ;  mais  ce  qui  ne  fait  que  s'écrire  est  bien  différent  de  ce  qni 
s'imprime.  Voici  tout  ce  que  je  lui  ai  dit  à  ce  sujet  :  Quand  aux 
mots  de  consubstantiel ,  de  in'nUé ,  d'incarnation ,  que  vous  me 
dites  être  clair-^emés  dans  nos  livres  »  ils  y  sont  tout  aussi  fré^ 
quens  que  dans  Récriture ,  et  nous  nous  consolons  d*étre  héréti'^ 
ques  avec  les  apôtres  et  J ésus^Clirist\ 

n  est  incontestable ,  monsieur,  par  le  reste  de  votre  lettre,  qne 
vous  avez  vu  le  fond  de  la  question  plus  nettement  et  plus  dai— 
reraent  que  moi;  d'ailleurs  ,  connaissant  mieux  le  local  ,  vous 
faites  des  distinctions  plus  justes  ,  et  je  ne  doute  pas  qne  si  j'avais 
eu  quelque  conversation  avec  vous  sur  cette  matière  ,  avant  que 
d'écrire  mon  livre,  il  n'en  fût  devenu  meilleur.  Si  j'avais  le  bon* 
heur  de  me  retirer  dans  ma  patrie,  et  que  je  me  sentisse  encore 
en  état  de  travailler  ,  je  vous  demanderais  la  permission  de  vous 
voir  et  de  vous  consulter  quelquefois.  Je  n'aurais  pas  seulement 
liesoin  du  secours  de  vos  lumières,  mais  aussi  de  celui  de  votre 
sagesse,  car  je  me  sens  trop  emporté  par  un  caractère  ardent  qui 
aurait  souvent  besoin  d'être  retenu.  Je  m'aperçois  du  bien  que 
me  font  vos  lettres ,  et  je  ne  doute  pas  que  votre  conversation 
ne  m'en  fît  encore  davantage.  Ce  serait  satisfaife  un  besoin  en 
me  procurant  un  plaisir.  Recevez  ,  monsieur,  les  assurances  de 
mon  véritable  et  profond  respect. 

A  M.  DIDEROT. 

Ce  mercredi  soir,  lySj. 

v^UAND  vous  prenez  des  engagemens,  vous  n'ignorez  pas  que 
vous  avez  femme ,  enfant ,  domestique ,  etc.  Cependant  vous 
ne  laissez  pas  de  les  prendre  comme  si  rien  ne  vous  forçait  d'y 
manquer  :  j'ai  donc  raison  d'admirer  votre  courage.  Il  est  vrai 
que ,  quand  vous  avez  promis  de  venir ,  je  murmure  de  vous 
attendre  toujours  vainement;  et ,  quand  vous  me  donnez  des  ren- 
dez-vous ,  de  vous  voir  manquer  à  tous  sans  exception  :  voilà , 
je  pense ,  le  plus  grand  des  maux  que  je  vous  ai  faits  en  ma  vie. 

Vous  n'avez  pas  changé?  Ne  vous  flattez  pas  de  cela.  Si  vous 
eussiez  toujours  été  ce  que  vous  êtes,  j'ai  bien  de  la.peine  à  croire 


ANNÉE  17^7.  4^9 

que  je  fusse  devenu  voire  ami  ;  je  suis  bien  siir  au  moins  que  vous 
ue  seriez  pas  devenu  le  niieu. 

Vous  voulez  venir  à  Thcrniitagc  samedi  ?  Je  vous  prie  de  n'en 
rien  faire  ;  je  vous  en  prie  inslanmicnt.  Dansladisposition  oii  nouft 
sommes  lous  deux ,  il  ne  convient  pas  de  se  voir  sitôt  ;  car  il  y  a 
Lien  de  Tapparence  que  ce  serait  notre  dernière  entrevue,  et  je  ne 
veux  pas  exposer  une  amitié  qui  m'est  chcre  à  cette  crise.  Il  n'est  pas 
question  de  mon  ouvrage,  et  je  ne  suis  plus  en  état  d'en  parler , 
ni  d'y  penser.  Mais  peut-être  serez-vous  bien  aise  de  gagner  une 
maladie,  pour  avoir  le  plaisir  de  mêla  reprocher,  et  de  me 
chagriner  doublement.  Dans  nos  altercations ,  vous  avez  toujours 
été  l'agresseur.  Je  suis  très-sûr  de  ne  vous  avoir  jamais  fait 
d'autre  mal ,  que  de  ne  pas  endurer  assez  patiemment  celui  que 
vous  aimez  à  me  faire ,  et  en  cela  je  conviens  que  j'avais  tort. 
J'étais  heureux  dauo  ma  solitude  ;  vous  avez  pris  à  tâche  d'y 
troubler  mon  bonheur,  et  vous  la  remplissez  fort  bien.  D'ail- 
leurs, vous  avez  dit  qu'il  n'y  a  que  le  méchant  qui  soit  seul;  et, 
pour  justifier  votre  sentence  ,  il  faut  bien  ,  à  quelque  prix  que  ce 
soit,  faire  en  sorte  que  je  le  devienne.  Philosophes  !  Philosophes! 
Non,  je  ne  reprocherai  point  au  ciel  de  m'avoir  donné  des 
amis;  mais  sans  madame  à^Hpinay  ^  j'ai  bien  peur  que  je  n'eusse 
k  lui  reprocher  de  ne  m'en  avoir  point  donne.  Au  reste  ,  je  ne 
conviens  pas  de  leur  inutilité  3  ils  servaient  ci -devant  à  me 
rendre  la  vie  agréable ,  et  servent  maintenant  h  m'en  détacher. 

Quant  au  sophisme  inhumain  que  vous  me  reprochez ,  vous 
avez  raison  d'en  parler  bien  bas  5  vous  ne  sauriez  eti  parler  assez 
bas  pour  votre  honneur.  Que  Dieu  vous  préserve  d'avoir  un  cœur 
qui  voie  ainsi  ceux  de  vos  amis  I  Je  commence  à  être  de  votre 
avis  sur  madame  Le  Vasseur'y  elle  sera  mieux  à  Paris  :  malheu- 
reusement je  ne  puis  l'y  tenirdans  l'aisance  ;  mais  je  lui  donnerai 
tout  t(.»  que  j'ai ,  je  vendrai  tout  ;  si  je  puis  gagner  quelque  chose, 
le  produit  sera  pour  elle.  Elle  a  des  eufans  k  Paris,  qui  peuvent 
la  .soigner  :  ^'ils  ue  sufUsent  pas  ,  sa  fille  la  suivra.  Eu  tout  cela, 
je  ne  ferais  pas  trop  pour  mon  cœur ,  ni  assez  pour  mes  amis. 
Mais,  quoi  qu'il  en  puisse  arriver,  je  ne  veux  pas  aliéner  la  li- 
berté de  ma  personne  ,  ni  devenir  son  esclave  ;  la  philosophie 
dûl-elle  me  démontrer  que  je  le  dois.  Je  resterai  seul  ici  ;  je  man- 
gerai du  pain  ,  je  boirai  de  l'eau  )  je  serai  heureux  et  tranquille  : 
vous  aurez  madame  Le  yussenr ,  et  je  serai  bientôt  oublié. 

Je  crois  avoir  répondu  au  lettré,  c'est-à-dire,  au  fîls  d'un  fer- 
mier général ,  que  je  ne  plaignais  pas  les  pauvres  qu'il  avait  aper- 
çus sur  le  rempart ,  attendant  mon  liard;  qu'apparemmeut  il  les 
en  avait  amplement  dédommagés  ;  que  je  1  étaulissais  mon  subs- 
titut ;  que  les  pauvres  de  Paris  n'auraient  pas  à  se  plaindre  de  cet 
échange  ;  mais  que  je  ne  trouverais  pas  aisément  un  si  bon  subs- 
titut pour  ceux  de  Montmorenci ,  qui  en  avaient  beaucoup  plus 
de  besoin.  Il  y  a  ici  un  bon  vieillard  respectable ,  qui  a  passé  sa 
vie  à  travailler ,  et  qui ,  ne  le  pouvant  plus»  meurt  de  faim  sur 
les  vieux  jours.  Ma  cooicience  eit  plut  epntentc  des  deux  sous 


43o  CORRESPONDANCE. 

que  je  lui  donne  tous  les  lundis  ,  que  de  cent  liards  que  j'aurait 
uistribucs  à  tous  les  gueux  du  rempart.  Vous  êtes  plaisans  ,  vous 
autres  pliilosophes,  quand  vous  regardez  les  habitans  des  villes , 
comme  les  seuls  hommes  auxquels  vos  devoirs  vous  lient.  C'est 
à  la  campagne ,  qu'on  apprend  à  aimer  et  servir  l'humanîté  :  on 
n'apprend  qu'à  la  mépriser  dans  les  villes.  J'ai  des  devoirs  dont 
je  suis  l'esclave  ;  et  c'est  pour  cela  que  je  ne  veux  pas  m'en  im- 
poser d'autres  qui  m'ôtent  le  pouvoir  de  remplir  ceux-là. 

Je  remarque  une  chose ,  qu  il  est  important  que  je  vous  dise. 
Je  ne  vous  ai  jamais  écrit  sans  attendrissement ,  et  je  mouillai  de 
mes  larmes  ma  précédente  lettre  ;  mais  enfin ,  la  sécheresse  des 
vôtres  s'étend  jusqu'à  moi.  Mes  yeux  sont  secs,  et  mon  cœur  se 
resserre  en  vous  écrivant.  Je  ne  suis  pas  en  état  de  vous  voir  :  oe 
venez  pas ,  je  vous  en  conjure.  Je  n'ai  jamais  consulté  le  temps , 
ni  compté  mes  pas  ,  quand  mes  amis  ont  eu  besoin  de  ma  pré- 
sence. Je  puis  attendre  d'eux  le  même  zële  ;  mais  ce  n'est  pas  ici 
le  cas  de  remployer.  Si  vous  avez  quelque  respect  pour  une  an- 
cienne amitié  ,  ne  venez  pas  l'exposer  à  une  rupture  infaillible 
et  sans  retour.  Je  vous  envoie  cette  lettre  par  un  exprès ,  auquel 
vous  pourrez  remettre  mes  papiers  cachetés. 

A  M.  DIDEROT. 

«l' A I  envie  de  reprendre  ,  en  peu  de  mots,  l'histoire  de  nos  dé- 
mêlés. Vous  m'envoyâtes  votre  livre.  Je  vous  écrivis  là-dessus 
un  billet,  le  plus  tendre  et  le  plus  honnête  que  j'aie  écrit  de  ma 
vie ,  et  dans  lequel  je  me  plaignais  ,  avec  toute  la  douceur  de 
Tamitié ,  d'une  maxime  très-louche  ,  et  dont  on  pourrait  me 
faire  une  application  bien  injurieuse.  Je  reçus  en  réponse  une 
lettre  très -sèche  ,  dans  laquelle  vous  prétendez  me  faire  grâce, 
en  ne  me  regardant  pas  comme  un  malhonnête  homme  ;  et  cela , 
uniquement  parce  que  j'ai  chez  moi  une  femme  de  quatre-vingts 
ans  :  comme  si  la  campagne  était  mortelle  à  cet  âge,  et  qu'il  n'y 
eût  des  femmes  de  quatre-vingts  ans  qu'à  Paris.  Ma  réplique  avait 
toute  la  vivacité  d'un  honnête  homme  insulté  par  son  ami  :  vous 
repartîtes  par  une  lettre  abominable.  Je  me  défendis  encore  et 
très-fortement  ;  mais  me  défiant  de  la  fureur  oii  vous  m'aviez 
mis ,  et ,  dans  cet  état  même ,  redoutant  d'avoir  tort  avec  un 
ami ,  j'envoyai  ma  lettre  à  madame  à^Epinay,  que  je  fis  juge  de 
notre  différend.  Elle  me  renvoya  cettemême  lettre  ,  en  me  con- 
jurant de  la  supprimer,  et  je  la  supprimai.  Vous  m'en  écrivez 
maintenant  une  autre  ,  dans  laquelle  vous  m'appelez  méchant  , 
injuste^  cruel ,  féroce.  Voilà  le  précis  de  ce  qui  s'est  passé  dans 
cette  occasion. 

Je  voudrais  vous  faire  deux  ou  trois  questions  très-simples. 
Quel  est  l'agresseur  dans  cette  affaire?  Si  vous  voulez  vous  eu 
rapporter  à  un  tiers  ,  montrez  mou  premier  billet  ;  je  montrerai 
le  vôtre. 

£n  supposant  que  j'eusse  mal  reçu  vos  reproches,  et  que 


1'  V. 


ANNEE  1757.    .  .  43i 

j*cusse  tort  dans  le  fond,  qui  de  nous  deux  était  le  plus  obligé  de 
prendre  le  ton  de  la  raison  pour  y  ramener  l'autre  ?  Je  n'ai  ja- 
mais résisté  à  un  mot  de  douceur.  Vous  pouvez  l'ignorer  ,  mais 
TOUS  pouvez  savoir  que  je  ne  cède  pas  volontiers  aux  outrages. 
Si  votre  dessein ,  dans  toute  cette  affaire ,  eût  été  de  lu'irriter  , 
qu'eussiez^vous  fait  de  plus  ? 

Vous  vous  plaignez  beaucoup  des  maux  que  je  vous  ai  faits. 
Quels  sont-ils  donc  ^nfin  ces  maux  ?  Serait-ce  de  ne  pas  endurer 
assez  patiemment  ceux  que  vous  aimez  à  me  faire  ;  de  ne  pas  me 
laisser  tyranniser  à  votre  gré  ;  de  murmurer  quand  vous  affectez 
de  me  mancjuer  de  parole  ,  et  de  ne  jamais  venir  lorsque  vous 
l'avez  promis?  Si  jamais  je  vous  ai  fait  d'autres  maux ,  articulez- 
les.  Moi ,  faire  du  mal  à  mon  ami!  Tout  cruel ,  tout  méchant , 
tout  féroce  que  je  suis ,  je  mourrais  de  douleur ,  si  je  croyais 
jamais  en  avoir  fait  à  mon  plus  cruel  ennemi  autant  que  vous 
m'en  faites  depuis  six  semaines. 

Vous  me  parlez  de  vos  services  ;  je  ne  les  avais  point  oubliés  : 
mais  ne  vous  y  trompez  pas  ;  beaucoup  de  gens  m'en  ont  rendu , 
qui  n'étaient  point  mes  amis.  Un  honnête  homme  ,  qui  ne  sent 
rien,  rend  service,  et  croit  être  ami;  il  se  trompe  ;  il  n'est  qu'hon« 
néte  homme.  Tout  votre  empressement ,  tout  votre  zèle  pour  me 
procurer  des  choses  dont  je  n  ai  que  faire,  me  touchent  peu.  Je  ne 
veux  que  de  l'amitié }  et  c'est  la  seule  chose  qu'on  me  refuse.  In- 
grat ,  ie  ne  t'ai  point  rendu  de  services ,  mais  je  t'ai  aimé  ;  et  tu  ne 
me  paieras  de  ta  vie  ce  que  j'ai  senti  pour  toi  durant  trois  mois. 
Montre  cet  article  à  ta  femme ,  plus  eauitable  que  toi  ;  et  de- 
mande-lui si ,  quand  ma  présence  était  douce  à  ton  cœur  affligé , 
je  comptais  mes  pas  et  regardais  au  temps  qu'il  faisait,  pour  aller 
à  Vincennes consoler  mon  ami.  Homme  insensible  et  dur;  deux 
larmes ,  versées  dans  mon  sein ,  m'eussent  mieux  valu  que  le 
trône  du  monde  ;  mais  tu  me  les  refuses,  et  te  contentes  de  m'en 
arracher.  Hé  bien  !  carde  tout  le  reste ,  je  ne  veux  plus  rien  de  toi. 
Il  est  vrai  que  j'ai  engagé  madame  d  Epinay  à  vous  empêcher 
de  venir  samedi  aemier.  Nous  étions  tous  deux  irrités  :  je  ne  sais 
point  mesurer  mes  paroles;  et  vous  ,  vous  êtes  défiant,  ombra- 
geux ,  pesant  à  la  rigueur  les  mots  lâchés  inconsidérément ,  et 
sujet  à  donner  à  mille  choses  simples  un  sens  subtil  auquel  on  n'a 
point  songé.  Il  était  dangereux  en  cet  état  de  nous  voir.   De 
plus,  vous  vouliez  venir  à  pied;    vous  risquiez  de  vous  faire 
malade ,  et  n'en  auriez  pas ,  peut-être ,  été  trop  fâche.  Je  ne  me 
sentais  pas  le  courage  de  courir  tous  les  dangers  de  cette  entre- 
vue. Cette  frayeur  ne  méritait  assurément  pas  vos  reproches; 
car,  quoi  que  vous  puissiez  faire,  ce  sera  toujours  un  lien  sacré 
pour  mon  cœur,  que  celui  de  notre  ancienne  amitié;  et,dus- 
fiez-vous  m'insulter  encore ,  je  vous  verrai  toujours  avec  plaisir, 
quand  la  colère  ne  m'aveuglera  pas. 

A  l'égard  de  madame  a  Epinay ,  je  lui  ai  envoyé  vos  lettres 
et  les  miennes;  je  serais  étouffé  cte  douleur  ,  sans  cette  conimu- 
nication;  et ,  n'ayant  plus  de  raison,  j'avais  besoin  de  conseils. 


433  •      CORRESPONDANCE. 

\ous  paraisses  toujours  si  fier  de  vos  procédée  dans  cette  affiur*  p 
que  vous  devez  être  fort  content  d'avoir  un  témoin  qui  les  puisse 
admirer.  Il  est  vrai  qu'elle  vous  sert  bien  ;  et ,  si  je  ne  ccninaû>« 
sais  son  motif,  je  la  croirais  anssi  injuste  que  vous. 

Pourmxti,  pins  j'y  pense,  moins  je  puis. vous  comprendre* 
Comment!  parce  qu^ù  propos  je  ne  sais  pas  tfopde  quoi,  tous 
aves  dit  que  le  méchant  est  seul  ,  faut-il  absolument  me  rendre 
méchant ,  et  sacrifier  votre  ami  à  votre  sentence  ?  Pour  d^autfes 
auteurs ,  l'alternative  serait  dangereuse  :  mais  tous  !  D'ailleurs  , 
cette  alternative  n'est  point  nécessaire  ;  votre  sentence ,  quoique 
obscure  et  louche ,  est  trës-vraie  en  un  sens ,  et  dans  ce  sens  elle 
elle  ne  me  fait  qu'honneur  :  car ,  quoi  que  vous  en  disies ,  je  sais 
beaucoup  moins  seul  ici,  que  vous  au  milieu  de  Paris.  Dideret  ! 
Diderot  !  Je  le  vois  avec  une  douleur  amëre  :  sans  cesse  an  mi- 
lieu des  méchans ,  vous  apprenez  à^leur  ressembler;  votre  bon 
cœur  se  corrompt  parmi  eux,  et  vous  forcez  le  mien  de  se  détar 
cher  insensiblement  de  vous. 

A  MADAME    D'ÉPINAY. 

A  l'Henni  tag^ ,  ce  jeudi ,  i  jS^* 

DiDEKOT  m'a  écrit  une  troisième  lettre,  en  me  renvoyant 
mes  papiers.  Ma  réponse  était  faite  quand  j'ai  reçu  la  vôtre }  il 
y  a  trop  lonff-temps  que  cette  tracasserie  dure  ;  il  faut  qu'elle 
finisse  :  ainsi  n'en  parlons  plus.  Mais  oii  ave^vous  pris  que  je 
me  plaindrai  de  vous  aussi ,  parce  que  vous  me  querellez  ?  £h  ! 
vraiment ,  vous  faites  fort  oien  :  j'en  ai  souvent  grand  besoin 
quand  j'ai  tort;  et  même  à  présent  que  vous  me  querellez  quand 
)  ai  raison ,  je  ne  laisse  pas  de  vous  en  savoir  gré  ;  car  )e  vois  vos 
motifs  ;  et  tout  ce  que  vous  me  dites ,  pour  être  franc  et  sin- 
cère ,  n'en  a  que  mieux'  le  ton  de  l'eshme  et  de  l'ami feié.  Mais 
vous  ne  me  ferez  jamais  entendre  que  vous  croyez  me  faire 
grâce  ,  en  parlant  bien  de  moi  :  vous  ne  direz  jamais  :  Encore  y 
aurail^il  bien  à  dire  là-^ssue.  Vous  m'offenseriez  vivement ,  et 
vous  vous  outrageriez  vous-^ême:  car  il  ne  convient  point  à 
d'honnêtes  gens  d'avoir  des  amis  dont  ils  pensent  mal.  Com* 
ment ,  madame  !  appelez-^vous  cela  une  forme ,  un  extérieur  ? 
£n  qualité  de  solitaire  ,  je  suis  plus  sensible  qu'un  autre  :  en 

Sualité  de  malade ,  j'ai  droit  anx  ménagemens  que  l'humanité 
oit  à  la  faiblesse  et  à  l'humeur  d'un  homme  qui  souffre.  Je  suis 
panvre,  et  il  me  semble  que  cet  état  mérite  encore  des  égards. 
Que  je  vous  fasse  donc  ma  déclaration  sur  ce  que  }'exige  de  l'ami- 
tié ,  et  sur  ce  que  j'y  veux  mettre.  Reprenez  librement  ce  que 
vous  trouverez  à  blâmer  dans  mes  règles;  mais  atteudez-vous  à 
ne  m'en  pas  voir  départir  aisément  ;  car  elles  sont  tirées  de  mou 
caractère ,  que  je  ne  puis  changer. 

Premièrement ,  je  veux  que  mes  amis  soient  mes  amis ,  et  non 
pas  mes  maHres  ;  qu'ils  m^e  conseillent ,  et  non  pas  qu'iU  me 


ANNÉE  1757.  433 

gûuTernent  :  je  veux  bien  leur  aliéner  mon  cœur ,  mais  non  pas 
ma  liberté. 

Qu'ils  me  parlent   toujours  librement    et  franchement.  Ils 

Esuvent  me  tout  dire  :  hors  le  mépris ,  je  leur  permets  tout, 
e  mépris  des  indiflerens  m'est  indiiïerent  ;  mais  si  je  le  soulFrais 
de  mes  amis,  j'en  serais  digne.  S'ils  ont  le  malheur  de  me  mé- 
priser, qu'ils  ne  me  le  disent  pas;  car  à  quoi  cela  sert-il?  Qu'ils 
me  quittent ,  c'est  leur  devoir  envers  eux-niéuaes.  A  cela  près , 
quand  ils  me  font  leurs  représentations ,  de  quelque  ton  qu'ils 
les  fassent ,  ils  usent  de  leur  droit  ;  quand  ,  après  les  avoir  écou- 
tés ,  je  fais  ma  volonté  ,  j'use  du  mien ,  et  je  ne  veux  plus  que, 
quand  j'ai  pris  une  fois  mon  parti ,  ils  y  trouvent  sans  cesse  à 
redire,  en  m'accablant  de  criaillcries  éternelles ,  et  tout^à-fait 
inutiles. 

Leurs  grands  empressemens  à  me  rendre  mille  services,  dont 
je  ne  me  soucie  point ,  me  sont  à  charge;  j'y  trouve  un  certain 
air  de  supériorité  ,  qui  me  déplaît.  D'ailleurs ,  tout  le  monde  en 
peut  faire  autant.  J  aime  mieux  qu'ils  m'aiment  et  se  laissent 
aimer;  voilà  ce  que  les  amis  seuls  savent  faire.  Je  m'indigne, 
surtout ,  quand  le  premier  venu  les  dédommage  de  moi ,  tandis 
que  je  ne  peux  souifrir  qu'eux  seuls  au  monde.  11  n'y  a  que  leurs 
caresses  qui  puissent  me  faire  endurer -leurs  bienfaits;  et,  quand 
je  fais  tant  que  d'en  recevoir  d'eux ,  je  veux  qu'ils  consultent 
mon  goût,  et  non  pas  le  leur:  car  nous  pensons  si  différemment 
sur  tant  de  choses,  que  souvent  ce  qu'ils  jugent  bon  me  parait 
mauvais. 

S'il  survient  une  querelle ,  je  dirais  bien  que  c'est  à  celui  qui 
a  tort  de  revenir  le  premier  ;  mais  c'est  ne  rien  dire  ,  car  chacun 
croit  toujours  avoir  raison.  Tort  ou  raison  ,  c'est  k  celui  qui  a 
coinmeucé  la  querelle  à  la  finir.  Si  je  reçois  mal  sa  censure  ,  si 
je  m'aigris  sans  sujet ,  si  je  me  mets  en  colère  mal  à  propos  ,  je 
ne  veux  point  qu'il  s'y  mette  à  son  tour.  Je  veux  qu'il  me  ca- 
resse bien;  qn  il  me  baise  bien;  entendez-vous,  madame;  eu 
un  mot,  qu  il  commence  par  m'apaiser,  ce  qui  ne  sera  pas 
long  ;  car  il  n'y  a  point  d'incendie  au  fond  de  mon  cœur ,  qu'une 
larme  ne  puisse  éteindre.  Alors  ,  quand  je  serai  attendri ,  calmé, 
honteux,  confus,  qu'il  me  gourmande  bien ,  qu'il  me  dise  bien 
mon  fait ,  et  sûrement  il  sera  content  de  moi.  'VoiU  ce  que  je 
veux  que  mon  ami  fasse  envers  moi  quand  j'ai  tort,  et  ce  que  ]e 
suis  toujours  prêt  à  faire  envers  lai  dans  le  même  cas.  S  il  est 

?[uestion  d'une  minutie,  qu'on  la  laisse  tomber,  et  qa'on  ne  se 
àsse  pas  un  sot  point  d'honneur  d*avoir  tbajonn  Tcvantage- 

Je  puis  vous  citer  là-dessus  une  espèce  de  p«til  ^ovft 

TOUS  ne  vous  doutez  pas ,  quoiqu'il  vous  resari 
sion  de  ce  billet  oii  je  vous  parlais  de  la  Baftilb| 
diftérent  de  celui  oii  vous  le  prîtes,  et  qna'Tu.. 
assurément  pas  comme  je  vous  l'avais  ^nt.  Yo 
une  lettre  bien  éloignée  d'être  injurieuse  et  dàol* 
n'en  savez  point  écrire  de  telles  k  vos  amis) , 

7- 


434  CORRESPONDANCE. 

que  vous  étiez  mécontente  de  la  mienne.  J'étais  persuadé,  comme 
je  le  suis  encore,  qu'en  cela  vous  aviez  tort;  je  vous  répliquai: 
vous  aviez  établi  certaines  maximes ,  qu'il  faut  aimer  les  nommes 
indifféremment;  qu'il  faut  être  content  des  autrea,  pour  l'tent 
de  soi;  que  nous  sommés  faits  pour  la  société,  pour  5opportar 
mutuellement  nos  défauts ,  pour  avoir  entre  nous  une  intimité 
de  frères,  etc.  Vous  m'aviez  mis  précisément  sur  mon  terrain. 
Ma  lettre  était  bonne  ,  du  moins  je  la  crus  telle ,  et  sûrement 
vous  auriez  pris  du  temps  pour  y  répondre.  Prêt  à  la  fermer ,  |e 
la  relus  avec  plaisir  ;  elle  avait ,  n'en  doutez  pas ,  le  ton  de  rami« 
lié ,  mais  une  certaine  chaleur  dont  je  ne  puis  me  défendre.  Je 
sentis  que  vous  n'en  seriez  pas  plus  contente  que  de  la  première, 
et  qu'il  s'élèverait  entre  nous  un  nuage  d'altercation  dont  je  se* 
rais  la  cause.  A  l'instant  je  jetai  ma  lettre  au  feu  ,  résolu  d'en  de- 
meurer là.  Je  ne  saurais  vous  dire  avec  quel  contentement  de 
cœur  je  vis  brdler  mon  éloquence  ;  et  vous  savez  que  je  ne  vons 


mitié. 


J'ai  bien  d'autres  prétentions  encore  avec  mes  amis ,  et  elles 
augmentent  k  mesure  qu'ils  me  sont  chers.  Aussi  serai-jc  de  jour 
en  )onr  plus  difficile  avec  vous  :  mais,  pour  le  coup  ,  il  faut  finir 
cette  lettre. 

Je  vois ,  en  relisant  la  vôtre  ,  que  vous  m'annoncez  le  paqnet 
de  Diderot.  L'un  et  l'autre  ne  me  sont  pourtant  pas  parvenus 
ensemble,  et  j'ai  reçu  le  paquet  long-temps  avant  la  lettre.  Ne 
vous  étonnez  pas  ,  si  je  prends  Paris  toujours  plus  en  haine  ; 
il  ne  m'en  vient  rien  que  de  chagrinant ,  hormis  vos  lettres. 
Je  n'irai  jamais.  Si  vous  voulez  me  faire  vos  représentations  là- 
dessus  ,  et  même  aussi  vivement  qu'il  vous  plaira ,  vous  en  avez 
le  droit.  Elles  seront  bien  reçues  et  inutiles.  Après  cela,  vous  ne 
m'en  ferez  plus. 

Faites  ce  que  vous  jugerez  à  propos  au  sujet  du  livre  de 
M.  d'Holbach  ;  mais  je  n'approuve  pomt  qu'on  se  charge  d'une 
édition ,  et  surtout  une  femme.  C'est  une  manière  de  faire  ache- 
ter un  livre  par  force ,  et  de  mettre  à  contribution  ses  amis.  Je 
ne  veux  point  de  cela.  Bon  jour ,  ma  bonne  amie. 

A  M.  VERNES. 

A  THermiUige  ,  le  4  avril  lySy, 

Votre  lettre,  mon  cher  concitoyen ,  est  venue  me  consoler 
dans  un  moment  oii  je  croyais  avoir  à  me  plaindre  de  l'araitié  , 
et  je  n'ai  jamais  mieux  senti  combien  la  vôtre  ta'était  chère.  Je 
me  suis  dit  :  Je  gagne  un  jeune  ami  j  je  me  survivrai  dans  lui ,  il 
aimera  ma  mémoire  après  moi  ;  et  j'ai  senti  delà  douceur  à  m'at- 
tendrir  dans  cette  idée. 

J'ai  lu  avec  plaisir  les  vers  de  M.  Roustan  ;  il  y  en  a  de  très- 


ANNÉE  1757.  435 

beaux  parmi  d'autres  fott  mauvais  ;  mais  ces  disparates  sont  ordi- 
naires au  génie  qui  commence.  J'y  trouve  beaucoup  de  bonnes 
pensées  et  de  la  vigueur  dans  l'expression  ;  j'ai  grand  peur  que 
ce  jeune  homme  ne  devienne  assez  bon  poëte  'pour  élre  un  mau- 
vais prédicateur  ;  et  le  métier  qu'un  nonnête  homme  doit  le 
mieux  faire,  c'est  toujours  le  sien.  Sa  pièce  peut  devenir  fort 
bonne ,  mais  elle  a  besoin  d'être  retouchée  ;  et  à  moins  que  M.  de 
Voltaire  n'en  voulût  bien  prendre  la  peine ,  cela  ne  peut  pas  se 
faire  ailleurs  qu'à  Paris;  car  il  y  a  une  certaine  pureté  de  goût , 
et  une  correction  de  style  qu'on  n'atteint  jamais  dans  la  province , 
quelque  effort  qu'on  fasse  pour  cela.  Je  chercherai  volontiers 
quelque  ami  qui  corrige  la  pièce  et  ne  la  gâte  pas^  c'est  la  ma<« 
nière  la  plus  nonnête  et  la  plus  convenable  dont  je  puisse  re-. 
mercier  1  auteur  :  mais  son  consentement  est  préalablement  né- 
cessaire. 

Il  est  vrai ,  mon  ami ,  que  j'espérais  vous  embrasser  ce  prin- 
temps, et  que  je  compte  avec  impatience  les  minutes  qui  s'écoulent 
jusques  à  ma  retraite  dans  ma  patrie ,  ou  du  moins  k  son  voisi- 
nage. Mais  j'ai  ici  une  espèce  dfe  petit  ménage,  une  vieille  gou- 
vernante de  quatre-vingts  ans ,  qu'il  m'est  impossible  d'emme* 
ner,  et  que  je  ne  puis  abandonner,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  ua 
asile ,  ou  que  Dieu  veuil  le  disposer  d'elle  ;  ]e  ne  vois  aucun  moyea 
de  satisfaire  mon  empressement  et  le  vôtre  tant  que  cet  obstacle 
subsistera. 

Vous  ne  me  parlez  ni  de  votre  santé  ni  de  votre  façiille  f  voilà 
ce  que  je  ne  vous  pardoane  point  j  je  vous  prie  de  croire  que  vous 
m'êtes  cher  et  que  j'aime  tout  ce  qui  vous  appartient.  Pour  moi , 
je  traîne  et  souffre  plus  patiemment  dans  ma  solitude,  que 
qoand  j'étais  obligé  de  grûnacer devant  les  importuns;  cepçndant 
je  vais  toujours ,  je  me  promène ,  je  ne  manque  pas  de  vigueur  f 
et  voici  le  temps  que  je  vais  me  dédommager  du  rude  hiver  que 
j'ai  passé  dans  les  Dois. 

Je  vous  prie  instamment  de  ne  point  m'adresser  de  lettres  ches 
madame  a'Épinay  ',  cela  lui  donne  des  embarras ,  et  multiplie 
les  frais;  il  faut  écrire,  envoyer  des  exprès;  et  l'on  évite  tout 
cela  en  m'écrivant  tout  bonnement  à  (Hermitagé  ,  sous  Moitié 
morenci ,  par  Paris  y  les  lettres  me  sont  plus  promptement ,  aussi 
fidèlement  rendues,  et  à  moindres  frais  pour  maaame  d'Épinay 
et  pour  moi.  A  la  vérité  quand  il  est  question  de  paquets  un  peu 
gros ,  comme  le  précédent ,  on  peut  mettre  une  enveloppe  avec 
cette  adresse  :  A  M»  de  Lalive  d'Épinay ,  fermier^général  du 
roi,  à  r hôtel  des  Fermes^  à  Paris.  Car  ,  ce  que  je  vois  qu'on  ne 
sait  pas  à  Genève  ,  c'est  que  les  fermiers-généraux  ont  bien  leurs 
ports  francs  à  l'hôtel  des  Fermes,  mais  non  pas  chez  eux.  Encore 
faut-il  bien  prendre  garde  qu'il  ne  paraisse  pas  que  leurs  paquets 
contiennent  des  lettres  à  d  autres  adresses;  et  il  y  a  dans  cette 
économie  une  petite  manœuvre  que  je  n'aime  point. 

Adieu  ,  mon  cher  concitoyen  ;  quand  viendra  le  temps  oii 
nous  irons  ensemble  profiter  des  utiles  délassemens  de  ce  méde- 


436  CORRESPONDANCE. 

cin  du  corps  et  de  l'aine ,  de  ce  Chrysippe  moderne ,  que  j'estîme 
plus  que  1  ancien  ,  que  j'aime  comme  mon  ami ,  et  que  je  res^ 
pecte  comme  mon  maître. 

P.  S.  Je  vous  envoie  ,  ouverte ,  ma  réponse  à  M.  Roustan , 
pour  que 
croyez  ca] 
intention. 


i  VOUS  en  jueiez  et  que  vous  la  supprimiez  ,  si  vous  It 
Lpable  de  lui  déplaire  ;  car  assurément  ce  n'est  pas  mon 


A  M.  DE  SAINTLAMBBRT. 

A  rHermitage^  le  4  septembre  lySy. 

liiif  commençant  de  vous  connaître  ,  je  désirai  de  vons  aîraer. 
Je  n'ai  rien  vu  de  vous  qui  n'augmentât  ce  désir.  Au  moment 
oh  j'étais  abandonné  de  tout  ce  qui  me  fut  cher ,  je  vons  dns 
utie  amie  ,  qui  me  consolait  de  tout ,  et  à  laquelle  je  m'attachais 
à  mesure  qu  elle  me  parlait  de  vous.  Voyez  ,  mon  cher  Saint- 
Lambert  ,  si  j'ai  de  quoi  vous  aimer  tous  deux  ,  et  croyes  qne 
mon  cœur  n'est  pas  de  ceux  qui  demeurent  en  reste.  Pourquoi 
fant-il  donc  que  vous  m'ayez  afiliçé  l'un  et  l'autre  ?  Laissez-moi 
promptement  délivrer  mon  ame  du  poids  de  vos  torts.  Comme 
fe  me  suis  plaint  de  vous  à  elle,  je  viens  me  plaindre  d'elle  à 
TOUS.  Elle  m'a  bien  entendu  :  j'espère  que  vous  m'entendrez  de 
même;  et  peut-être,  une  explication  ,  dictée  par  l'estime  et  la 
confiance  ,  produira-t-elle ,  entre  de  nouveaux  amis ,  l'effet  de 
l'habitude  et  des  ans. 

Je  songeais  à  vous ,  sans  songer  guëre  k  elle ,  quand  elle  est 
venue  me  voir  et  qu'elle  a  commence  de  me  chercher.  Connais- 
sant mon  penchant  à  m'atlacher ,  et  les  chagrins  qu'il  me 
donne ,  j'ai  toujours  fui  les  liaisons  nouvelles;  et  il  y  avait  quatre 
ans  qu'elle  m'offrait  l'entrée  de  sa  maison,  sans  que  jamais  j'v 
eusse  mis  le  pied.  Je  n'ai  pu  la  fuir  ;  je  l'ai  vue  ;  j'ai  pris  la  douce 
habitude  de  la  voir.  J'étais  solitaire  et  triste  ;  mon  cœur  a/TIigé 
ne  cherchait  que  des  consolations  ;  je  les  trouvais  auprès  d'elle  ; 
elle  en  avait  bcsoin*à  son  tour;  elle  trouvait  un  ami  sensible  à 
ses  peines.  Nous  parlions  de  vous  ,  du  bon  et  trop  facile  Diderot , 
de  l'ingrat  Grimm  ,  et  d'autres  encore.  Les  jours  se  passaient 
dans  cet  épanchement  mutuel.  Je  m'attachais  en  solitaire  ,  eu 
homme  amigé  :  elle  conçut  aussi  de  l'amitié  pour  moi  ;  elle  m'en 
promit  du  moins.  Nous  faisions  des  projets  pour  le  temps  oii 
nous  pourrions  lier  entre  nous  trois  une  société  charmante  ,  dans 
laquelle  j'osais  attendre  de  vous  ,  il  est  vrai ,  du  respect  pour  elle 
et  des  égards  pour  moi. 

Tout  est  changé  ,  hormis  mon  cœur.  Depuis  votre  départ  elle 
me  reçoit  froidement  ;  elle  me  parle  à  peine,  même  de  vous  : 
elle  trouve  cent  prétextes  pour  m'éviter;  un  homme  dont  on 
veut  se  défaire  n'est  pas  autrement  traité  que  je  le  suis  d'elle  j  du 
moins  autant  que  j'en  puis  juger,  car  je  n  ai  encore  été  congédié 
de  personne.  Je  ne  sais  ce  que  signifie  ce  changement.  Si  je  l'ai 
mérité ,  qu'on  me  le  dise ,  et  je  me  tiens  pour  chassé  :  si  c'est 


ANNÉE  1757.  437 

légèreté  ,  qu'on  me  le  dise  encore  ;  je  me  retire  aujourd'hui,  et 
serai  consolé  demain.  Mais  après  avoir  répondu  aux  avances 
qui  m'ont  été  faites  ,  après  avoir  goûté  le  charme  d'une  société 
oui  m'est  devenue  nécessaire ,  je  crois ,  par  l'amitié  qu'on  m'a 
uemandée ,  avoir  acquis  quelque  droit  à  celle  qui  m'était  offerte  ; 
je  crois,  par  l'état  de  langueur  oii  je  suis  réduit  dans  ma  retraite, 
mériter  au  moins  quelques  égards  ;  et ,  quand  je  vous  demande 
compte  de  l'amie  que  vous  m'avez  donnée ,  je  crois  vous  inviter 
à  remplir  un  devoir  de  l'humanité. 

Oui ,  c'est  à  vous  que  je  demande  compte  d'elle.  N'est-ce  pas 
de  vous  qu%Iui  viennent  tous  ses  sentimens?  Qui  le  sait  mieux 
que  moi  r  J|f  le  sais  mieux  que  vous  ,  peut-être ,  et  je  puis  hien 
lui  reprocher  ce  que  je  reprochais ,  avec  moins  de  justice ,  à 
feu  madame  d'Holbacn  (1) ,  qu'elle  ne  m'aime  que  par  l'impul- 
sion de  celui  qu'elle  aime.  Dites-moi  donc  d'où  vient  son  refroi- 
dissement? Auriez-vous  pu  craindre  que  je  ne  cherchasse  avons 
nuire  auprès  d'elle  ,  et  qu'une  vertu  mal  entendue  ne  me  rendit 
perfide  et  trompeur?  L article  d'une  de  vos  lettres,  qui  me  re- 
garde, m'a  fait  entrevoir  ce  soupçon.  Non ,  non,  Saint-Lam- 
bert, la  poitrine  de  J.  J.  Rousseau  n'enferma  jamais  le  cœur 
d'un  traître  ,  et  je  me  mépriserais  bien  plus  que  vous  ne  pensez  , 
si  jamais  j'avais  essayé  de  vous  ôter  le  sien. 

Ne  croyez  pas  m'avoir  séduit  par  vos  raisons  :  j'y  vois  l'hon- 
nêteté de  votre  ame ,  et  non  votre  justification.  Je  blâme  vos 
liens  }  vous  ne  sauriez  les  approuver  vous-même  ;  et  tant  que 
vous  me  serez  chers  l'un  et  1  autre ,  je  ne  vous  laisserai  jamais  la 
Bécurité  de  l'innocence  dans  votre  état.  Mais  un  amour  tel  que 
le  votre  mérite  aussi  des  égards ,  et  le  bien  qu'il  produit  le  rend 
moins  coupable.  Après  avoir  connu  tout  ce  qu  elle  sent  pour 
vous ,  pourrais-je  vouloir  vous  rendre  malheureux  l'un  par 
l'autre?  Non  ,  je  me  sens  du  respect  pour  une  union  si  tendre,  et 
ne  la  puis  mener  à  la  vertu  par  le  chemin  du  désespoir.  Un  mot, 
surtout,  qu'elle  me  dit  il  y  a  deux  mois  ,  et  que  je  vous  rappor- 
terai quelque  jour,  m'a  touché  au  point  que  ,  de  confident  de 
sa  passion ,  j'en  suis  presque  devenu  le  complice  ;  et  il  est  cer- 
tain que ,  si  vous  pouviez  jamais  abandonner  une  pareille 
amante  ,  je  ne  saurais  m'empêcher  de  vous  mépriser.  Je  me  suis 
abstenu  d'attaquer  vos  raisons,  que  je  pouvais  mettre  en  poudre; 
j'ai  laissé  goûter  à  son  tendre  cœur  le  charme  de  s'y  complaire; 
et,  sans  lui  cacher  mon  sentiment,  j'ai  laissé  le  voile  sur  cette 
égide  redoutable  ,  dont  ses  yeux  et  les  vôtres  se  seraient  détour- 
nés. Je  le  répète ,  je  ne  veux  point  vous  ôter  l'un  à  l'autre.  Bien 
loin  de  là  :  si  jamais  ,  entre  vous  deux ,  j'ai  le  bonheur  de  faire 

}>arler  la  vérité  ,  sans  vous  déplaire  ,  et  d'adoucir  sa  voix  dans 
à  bouche  d'un  ami ,  je  ne  veux  que  prévenir  l'infaillible  terme 
de  l'amour ,  en  vous  unissant  d'un  lien  plus  durable ,  à  l'épreuve 

(i)  Q'iand  j'écrivais  celte  lettre  >  M.  dTIolbach  avait  déjà  sa  secondo 
&muie ,  sœur  de  la  première. 


438  CORRESPONDANCE. 

du  ravage  des  ans,  dont  yoos  puissiez  tous  deux  vous  honorer  a 
la  face  des  hommes ,  et  qui  vous  soit  doux  encore  au  dernier 
moment  de  la  vie.  Mais  soyez  sûrs  que  je  ne  tiendrai  jamais  cci 
discours  à  aucun  des  deux  séparément. 

Un  excès  de  délicatesse  vous  aurait-il  fait  croire  aussi  9  que 
l'amitié  fait  tort  il  l'amour  ,  et  que  les  sentimens  qne  l'obtien* 
drais  nuiraient  à  ceux  qui  vous  sont  dus  ?  Mats ,  dites-moi  ,  qui 
est-ce  qui  sait  abner ,  si  ce  n'est  un  cœur  sensible  ?  JLes  cœurs 
sensibles  ne  le  sont -ils  pas  à  toutes  les  sortes  d'affections  ?  et 
peut-il  V  naître  un  ^nl  sentiment  qui  ne  tourne  au  profit  de 
celui  qui  les  domine?  Oii  est  l'amant  qui  n'en  devÉlnt  pas  plus 
tendre  ,  en  parlant  de  celle  au'il  aime  k  son  ami?  O^  est  le  cœur, 

λlein  d'un  sentiment  qui  déborde ,  qui  n*a  pas  besoin  ,  dans 
'absence ,  d'un  autre  cœur  pour  s'épancher  ?  Je  fus  jeune  une 
fois  ,  et  je  conuus  l'ame  la  plus  aimante  qui  ait  existe.  Tons  les 
attachemens  imaginables  étaient  réunis  dans  cette  ame  tendre  ; 
chacun  n'en  était  que  pins  délicieux  par  le  concours  de  tons  les 
autres  :  et  celui  qui  l'emportait  tirait  de  tous  an  nouveau  prix. 
Quoi  I  ne  vous  est-il  point  doux ,  dans  l'éloignement ,  qu  il  se 
trouve  un  être  sensible ,  à  qui  votre  amie  aime  k  parler  de  vous , 
et  qui  se  plaise  à  l'entendre  ?  Je  suis  persuadé  que  vous  goAteries 
ce  plaisir  aujourd'hui ,  si  vous  m'eussiez  donné  la  journée  que 
vous  m'aviez  promise ,  et  que  vous  fussiez  venn  recevoir,  k 
l'Hermitage,  l'effusioa  d'un  cœur  j  dont  sûrement  le  vôtre  eàl 
été  content. 

Il  est  fait ,  j'en  suis  sûr ,  pour  m'entendre  et  répondre  an 
mien.  Consultez-le^  il  vous  redemandera  pour  moi  l'amie  que  je 
tiens  de  vous,  qui  m'est  devenue  nécessaire ,  et  que  je  n'ai  point 
mérité  de  perdre.  Si  son  changement  vient  d'elle  ,  dites— lui  ce 
qu'il  convient  :  s'il  vient  de  vous ,  dites-le  à  vous-même.  Sachez 
au  moins  que ,  de  quelque  manière  que  vous  en  usiez ,  vous  serez , 
elle  et  vous,  mes  aerniers  attachemens.  Mes  maux  me  eagnent, 
et  m'éloignent  chaque  jour  davantage  de  la  société.  La  vôtre 
était  la  seule  de  mon  goût  ,  qui  restât  k  ma  portée.  Si  vous 
cherchez  tous  deux  à  vous  éloigner  de  moi ,  je  retirerai  mon  amt 
au  dedans  d'elle-même  ;  je  mourrai  seul  et  abandonné  dans  ma 
solitude ,  et  vous  ne  penserez  jamais  à  moi  sans  regret.  Si  vous 
vous  rapprochez ,  vous  trouverez  un  cœur  qui  ne  laisse  jamais 
/aire  la  moitié  du  chemin  à  ceux  qui  lui  conviennent. 

A  M.  GJIIMM  (i). 

A  THermilage ,  le  19  octobre  1757. 

XJiTES-MOi ,  mon  cher  Grimm ,  pourquoi  tous  mes  amis  pré- 
tendent que  je  dois  suivre  à  Genève  madame  d'Ëpinay.  Ai-je 

(1)  Notez ,  sur  la  lettre  anivanle  ,  que  le  secret  de  ce  voyage  de  madame 
d'Epinay,  qu'elle  me  croyait  bien  caché,  m'ctail  bien  connu  ,  do  même 
qu'à  toute  sa  maison  ;  mais,  comme  il  ne  me  convenait  pas  d'en  paraître 
instruit;  j'étais  forcé  de  motfver  mon  refus  sur  d'anlrcs  causes:  et  ce 


ANNÉE  1757.  43<l 

tort ,  ou  seraient-ils  tous  séduits  ?  Auraient*ils  tous  cette  basse 
partialité  ,  toujours  prête  à  prononcer  en  faveur  du  riche  ,  et  à 
surcharger  la  misère  de  cent  devoirs  inutiles  qui  la  rendent  plus 
sûre  et  plus  dure?  Je  ne  veux  m'en  rapporter  làniessus  qu'à  vous 
seul.  Quoique  sans  doute  prévenu  comme  les  autres ,  je  vous 
crois  assev  équitable  pour  vous  mettre  à  ma  place  ,  et  me  juger 
sur  mes  vrais  devoirs.  Écoutez  donc  mes  raisons ,  mon  ami ,  et 
décidez  du  parti  que  je  dois  prendre  ;  car ,  quel  que  soit  votre 
avis  y  je  vous  déclare  qu'il  sera  suivi  sur-le-champ. 

Qu'est-ce  qui  peut  m'obliffer  à  suivre  madame  d'Épinav  ?  L'a- 
mitié,  la  reconnaissance  y  1  utilité,  qu'elle  peut  retirer  de  moi* 
Examinons  tous  ces  points. 

Si  madame  d'Épinaj  m'a  témoigné  de  l'amitié ,  je  lui  en 
ai  témoigné  davantage.  Les  soins  ont  été  mutuels  y  ou  du 
moins  aussi  assidus  de  ma  part  que  de  la  sienne.  Nous  sommes 
tous  deux  malades,  et  je  ne  lui  aois  plus  qu'elle  ne  me  doit  sur 
ce  point ,  qu'en  cas  que  le  plus  souffrant  soit  obligé  de  garder 
l'autre.  Je  n'ai  là-dessus  qu'un  mot  à  vous  dire.  Elle  a  des  amis 
moins  malades ,  moins  pauvres,  moins  jaloux  de  leur  liberté , 
et  qui  lui  sont  du  moins  aussi  chers  que  moi|  mais  je  ne  vois  pas 
qu'aucun  d'eux  se  fasse  un  devoir  de  la  suivre.  Par  quelle  bizar- 
rerie en  sera-ce  un  pour  moi  seul ,  qui  suis  moins  en  état  de  le 
remplir?  Si  madame  d'Épinay  m'est  assez  chère  pour  que  je  re- 
nonce à  tout ,  afin  de  l'amuser ,  comment  lui  suis-je  assez  peu 
cher  moi-même  pour  qu'elle  achète,  aux  dépens  de  ma  santé , 
de  ma  vie ,  de  mon  temps ,  de  mon  repos ,  et  de  toutes  mes 
ressources,  les  soins  d'un  complaisant  aussi  maladroit?  Je  ne 
sais  si  je  devais  offrir  de  la  suivre;  mais  je  sais  qu'à  moins  d'avoir 
cette  dureté  d'âme  que  donne  l'opulence,  et  dont  elle  m'a  toujours 
paru  loin  ,  elle  ne  devait  jamais  l'accepter. 

Quant  aux  bienfaits,  premièrement,  je  ne  les  aime  point, 
n'en  veux  point ,  et  ne  sais  aucun  gré  de  ceux  que  je  reçois  par 
force.  J'ai  articulé  cela  bien  nettement  à  madame  d'Épinay,  avant 
d'en  recevoir  aucun  d'elle.  Ce  n'est  pas  que  je  n  aime  à  me 
livrer  comme  un  autre  à  ces  doux  liens,  quand  l'amitié  les  forme; 
mais  lorsqu'on  veut  trop  tirer  la  chaîne  ,  elle  rompt ,  et  je  suis 
libre.  Qu'a  fait  pour  moi  madame  d'Épinay?  Vous  le  savez  tous 
mieux  que  personne ,  et  j'en  puis  parler  librement  avec  vous. 

fut  par  là  qae  je  donnai  si  beaa  jeu  à  lenr  vengeance ,  d'antant  plus  craell» 
qu'elle  était  plus  iniuste.  Je  savais  les  secrets  de  madame  d'Epinay ,  sans 
qu'elle  me  les  e6t  dits  ,  et  sans  avoir  pris  le  moindre  soin  pour  les  ap<- 
prendre.  Jamais  je  n'en  ai  révélé  aucun  ,  même  après  ma  rupture  aveo 
elle.  Elle  el  d'autres  savaient  les  miens  par  ma  pleine  et  libre  cooâance  , 
parce  que  la  réserve  avec  lea'amis  nie  paraît  un  crims,  et  qu'on  ne  doit 
pas  vouloir  passer  à  leurs  yeux  pour  meilleur  qu'on  est.  C'est  dan«  ces 
aveux^  faits  d'une  manière  qui  devait  les  leur  rendre  si  sacrés  ^qu'ils  ont 
tiré  contre  moi  le  parti  que  chacun  sait.  Quel  honnête  homme  n'aime* 
rait  pas  cent  fois  mieux  être  coupable  de  mes  fautes  que  de  leurs  trahi- 
sons 1 


44o  CORRESPONDANCE. 

Elle  a  fait  bAtîr  à  mon  occasion  une  petite  maison  à  l'Hemn- 
ta  se ,  et  m'a  engagé  d'y  loger  :  j'ajoute  avec  plaisir  qu'elle  a  pris 
soin  d'en  rendre  l'habitation  agréable  et  sûre.  Qu'ai-je  fait  de 
mon  côté  pour  madame  d'Ëpinay  ?  Dans  le  temps  que  j'étais 
prêt  à  me  retirer  dans  ma  patrie  ,  qne  je  le  désirais  si  vivement, 
et  que  j'aurais  dû  le  faire  ,  elle  remua  ciel  et  terre  pour  me  re- 
tenir. A  force  de  sollicitations  et  même  d'intrigues,  elle  réussit  ; 
elle  vainquit  ma  longue  résistance ,  mes  vœux  ,  mon  goût ,  l'îm- 

Srobalion  de  mes  amis.  Tout  céda  dans  mon  cœur  à  son  ascen- 
ant.  Je  me  laissai  conduire  à  l'Hermitage;  des  ce  moment  j'ai 
toujours  senti  qne  j'étais  chez  autrui ,  et  cet  instant  de  faiblesse 
jn'a  déjà  causé  de  longs  repentirs.  Mes  chers  amis ,  attentifs  II 
m'y  désoler  sans  relâche ,  ont  eu  grand  soin  de  m'6ter  le  repos 
que  j'espérais  y  trouver.  Madame  d'Épinay ,  souvent  seule  à  sa 
campagne ,  souhaitait  que  je  lui  tinsse  compagnie.  Apres  avoir 
fait  un  sacrifice  à  l'amitié ,  il  en  fallut  faire  un  autre  à  la  re- 
connaissance. Il  faut  être  pauvre  ,  sans  valet ,  haïr  la  gène ,  et 
avoir  mon  ame ,  pour  sentir  ce  que  c'est  pour  moi  que  de  vivre 
dans  la  maison  d'autrui.  J'ai  pourtant  vécu  deux  ans  dans  la 
sienne  ,  assujetti  sans  relâche  avec  les  plus  beaux  disccfurs  de 
liberté ,  servi  par  vingt  domestiques  et  nettoyant  tous  les  matins 
mes  souliers,  surchargé  de  tristes  indigestions  et  soupirant  sans 
cesse  après  ma  gamelle.  Vous  savez  ,  ami ,  qu'il  m  est  impos- 
sible de  travailler  autrement  que  dans  ma  retraite,  seul,  à  mon 
aise^  au  milieu  des  bois,  sans  distraction,  et  sans  assujettisse- 
ment. Mais  je  ne  parle  point  du  temps  perdu,  j'en  serai  quitte 
pour  aller  tout  nu  quelques  mois  plutôt.  Cependant,  cherchez 
combien  d'écus  paient  une  heure  de  vie  et  de  liberté  ;  comparez 
les  bienfaits  de  madame  d'Épinay  avec  mes  sacrifices  ,  et  aites- 
moi  qui  d'elle  ou  de  moi  reste  redevable  à  Tautre. 

Je  passe  à  l'article  de  l'utilité.  Madame  d'Épinay  part  dans 
une  bonne  chaise  de  poste  ,  accompagnée  de  son  mari ,  du  gou- 
verneur de  son  fils,  de  sa  femme  ae  chambre,  et  de  cinq  ou  six 
domestiques.  Elle  va  à  Genève ,  ville  peuplée  et  pleine  de  so- 
ciétés ,  oii  elle  n'aura  que  l'embarras  du  choix.  Elle  va  chez 
M.  Troiicliin  ,  son  médecin  ,  son  ami ,  homme  d'esprit ,  homme 
considéré  ,  recherché ,  entouré  du  plus  grand  monde  ,  dans  une 
famille  pleine  de  mérite ,  et  ou  elle  trouvera  les  ressources  de 
toute  espèce  pour  la  santé  ,  pour  l'amitié ,  pour  l'amusement. 
Considérez  à  présent  mon  état ,  mes  maux ,  mon  humeur  ,  mes 
moyens,  et  voyez ,  je  vous  prie  ,  en  quoi  je  puis  être  utile  à  ma- 
dame d'Epinay  dans  ce  voyage  ?  Soutiendrai-je  une  chaise  de 
poste?  Puis-je  espérer  d'achever  la  route  dans  cette  saison  ,  sans 
accident  ?  Ferai-je  arrêter  h  chaque  instant  pour  descendre  ?  ou 
faudra-t-il  me  retenir,  souffrir,  et  mourir  ?  Que  Diderot  fasse  bon 
marché  tant  qu'il  voudra  de  ma  santé  ,  de  ma  vie  j  mon  état  est 
connu  :  les  chirurgiens  qui  m'ont  visité  peuvent  l'attester;  et  je 
vous  jure  qu'avec  ce  que  je  souflfre  je  ne  suis  guère  moins  en- 
nuyé que  les  autres  de  me  voir  vivre  si  long-temps.  Madame 


ANNÉE  1757.  441 

d'Kpinay  doit  donc  s'attendre  à  de  continuels  dësagrëmens ,  et 
peut-être  à  quelque  accident  dans  la  route.  Elle  me  connaît  trop 
bien  pour  ignorer  qu'en  pareil  cas  j'irais  plut6t  expirer  secrète- 
ment au  côm  d'un  buisson  ,  que  de  causer  les  momdres  frais  et 
retenir  un  seul  domestique  ;  et  moi ,  je  connais  trop  son  bon 
cœur  pour  ignorer  combien  il  lui  serait  pénible  de  me  laisser 
dans  cet  état. 

Je  pourrais  suivre  la  yoiture  à  pied  «comme  le  veut  M.  Diderot; 
mais  les  boues  pourront  me  retarder,  et  la  pluie  ou  la  neige  me 
retenir.  D'ailleurs  /quelque  fort  que  je  coure  ,  comment  faire 
trente  lieues  par  jour?  et  si  je  laisse  aller  la  chaise,  en  quoi 
serai-rje  utile  à  la  personne  qui  sera  dedans  ?  Arrivé  à  Genève ,  il 
faudra  passer  mes  jours  enfermé  avec  madame  d'Épinay  ;  et , 
quelque  effort  que  ]e  fasse  pour  tâcher  de  l'amuser ,  il  est  im- 
possible  qu'une  vie  si  contrainte  et  si  contraire  à  mon  goût  ne 
me  plonge  pas  dans  une  mélancolie  dont  je  ne  serai  pas  le 
maître.  Quand  nous  sommes  seuls  et  contens ,  madame  d'Epinay 
ne  me  parle  point ,  ni  moi  à  elle  ;  que  sera-ce  quand  je  serai 
triste  et  gêne  ?  Si  elle  tombe  des  nues  à  Genève ,  j'y  tomberai 
beaucoup  plus  ;  car  avec  de  l'argent  on  a  partout  des  amis  ;  mais 
le  pauvre  n'est  chez  lui  nulle  part.  Les  connaissances  que  j'y  ai 
ne  peuvent  lui  convenir  ;  celles  qu'elle  y  fera  ne  me  convien- 
dront pas  davantage.  J'aurai  des  aevoirs  à  remplir  ,  qui  m'éloi- 
gneront  souvent  d  elle  ,  ou  bien  on  ne  saura  quel  soin  me  les 
fait  négliger  et  me  retient  sans  cesse  dans  sa  maison.  Mieux  mis, 
j'y  pourrais  passer  tout  au  plus  pour  son  valet  de  chambre. 
Quoi  !  monsieur ,  un  malheureux  ,  accablé  de  maux ,  qui  traîne 
à  peine  des  souliers  à  ses  pieds ,  qui  n'a  ni  habits,  ni  argent ,  ni 
ressource  ,  qui  ne  demanae  à  ses  amis  que  de  le  laisser  misérable 
et  libre  ,  serait  nécessaire  à  madame  d'Épinay ,  qu'il  voit  en- 
vironnée de  toutes  les  commodités  de  la  vie,  et  que  suit  un  cor- 
tège de  dix  personnes  !  O  fortune  !  si  dans  ton  sein  l'on  ne  peut 
se  passer  du  pauvre  ,  je  suis  plus  heureux  que  ceux  qui  te  possè- 
dent, car  je  sais  me  passer  d'eux.  Ah!  me  direr-vous,  c'est 
qu'elle  vous  aime  ;  elle  ne  peut  se  passer  de  son  ami.  Mais  ,  mon 
cher  Grimm ,  elle  se  passera  bien  de  vous ,  à  qui  je  ne  serai 
sûrement  pas  préféré.  Oh  !  que  je  connais  bien  tous  les  sens  de  ce 
mot  d^amitié  :  C'est  un  beau  nom ,  qui  sert  souvent  de  gage  à  la 
servitude.  J'aimerai  toujours  à  servir  mon  ami,  pourvu  qu'il  soit 
aussi  pauvre  que  moi.  S'il  est  plus  riche  ,  soyons  libres  tous  deux, 
ou  qu  il  me  serve  lui-même;  car  son  pain  est  tout  gagné,  et  il 
a  plus  de  temps  à  donner  à  ses  plaisirs. 

Il  me  reste  à  vous  dire  deux  mots  de  moi.  S'il  est  des  devoirs 
qui  m'appellent  à  la  suite  de  madame  d'Épinay,  n'en  est-il  point 
de  plus  mdispensables  qui  me  retiennent;  et  ne  dois-je  rien  qu'à 
elle  seule?  Je  n'aurai  pas  fait  six  lieues,  que  Diderot,  qui  trouve 
si  mauvais  que  je  reste ,  trouvera  bien  plus  mauvais  que  je 
parte,  et  sera  beaucoup  mieux  fondé.  Ah  î  m'écrira-t-il ,  vous 
suivez  une  femme  à  son  aise,  bien  accompagnée,  à  laquelle , 


44*  CORRESPONDANCE. 

après  tout ,  vous  ne  devez  rien ,  et  qui  n'a  pas  )é  moindre  be* 
soin  de  vous ,  pour  laisser  ici ,  dans  la  misère  et  l'abandon ,  des 

Sersonnes  qui  ont  passé  leur  vie  à  vous  servir ,  et  que  votre 
épart  réduit  au  désespoir.  Si*  je  me  laisse  défrayer,  Diderot 
m  en  fera  encore  une  nouvelle  obligation.  Si  jamais  dans  la 
suite  j'ose  un  moment  disposer  de  moi ,  il  dira  :  Voyes  cet  in-* 
grat  !  elle  l'a  conduit  dans  son  pays ,  et  puis  il  la  quitte.  Si  je 
paie  ma  part  des  frais,  comme  je  dois  et  veux  faire  assurément; 
d'oii  rassembler  si  promptement  tant  d'areent  !  A  qui  vendre 
sitôt  le  peu  de  livres,  d'effets,  et  de  meubles,  qui  me  restent  7  , 
Je  ne  demande  point  ce  que  je  deviendrai ,  le  voyage  fini  ;  îi  est 
bien  clair  que ,  ne  pouvant  vivre  que  d'un  travail  lent  et  paisible , 
et  tout  le  monde  disposant  de  mon  temps,  il  faudra  bien,  tôt  on 
tard,  mourir  de  faim.  Pendant  que  j  irai  là-bas,  je  laisserai 
ici  un  ménage  qui ,  quoique  petit ,  ne  laissera  pas  de  m'incom- 
moder  durant  mon  absence.  Je  serai  défrayé  cnes  madame  d'E- 
pinay.  Mais  qu'est-ce  qu'être  défraya  dans  la  maison  d'autrui  ^ 
quand  on  n'a  ni  valet  à  soi,  ni  autorité?  C'est  dépenser  beaucoup 
plus  que  chez  soi,  pour  être  contrarié  toute  la  journée,  pour  man- 
quer de  tout  ce  qu'on  désire ,  pour  ne  rien  faire  de  ce  qu'on 
veut,  pour  être  accablé  de  mille  cbaines,  et  se  trouver  ensuite 
fort  obligé  à  ceux  au  service  desquels  on  s'est  ruiné.  Ajoutez 
à  cela  l'indolence  d'un  malade  paresseux ,  dans  l'usage  de  laisser 
tout  traîner  et  de  ne  rien  perdre ,  de  ne  rien  demander  et 
d'avoir  tout  son  nécessaire ,  de  sentir  toujonrs  à  coté  de  lui 
quelqu'un  qui  devine  et  prévienne  ses  besoms.  Dans  la  maison 
d'autrui ,  les  maîtres  ,  toujours  bien  servis ,  sont  tranquilles  , 
et  supposent  tout  le  monde  aussi  content  qu'eux.  Les  étrangers , 
qui  ont  leurs  gens,  savent  se-  faire  servir  encore;  mais  un 
nomme  comme  moi ,  dont  l'équipage ,  la  fortune ,  et  le  silence^ 
invitent  également  à  le  négliger  ,  n  est  servi  qu'au  prix  de  l'or. 
Il  n'ose  être  son  valet  lui-même  ,  et  ne  peut  employer  ceux 
d'autrui. 

Je  vois  d'oii  viennent  tous  les  chagrins  qu'on  me  donne.  C'est 

{larce  que  j'ai  des  sociétés  hors  de  mon  état  ;  c'est  parce  que  tous 
es  gens  avec  qui  je  vis  me  jugent  toujours  sur  leur  sort,  jamais 
sur  le  mien ,  et  qu'ils  veulent  qu'un  homme  qui  n'a  rien  vive 
comme  s'il  avait  dix  mille  livres  de  rente.  Personne  ne  sait  se 
mettre  à  ma  place  :  on  ne  veut  pas  voir  que  je  suis  un  être  à  part, 
qui  n'a  point  le  caractère  ,  les  maiimes ,  les  ressources  des 
autres,  et  qu'il  ne  faut  point  juger  sur  leurs  règles.  Si  Ton  fait 
attention  à  ma  pauvreté ,  ce  n  est  que  pour  m'en  rendre  les 
charges  plus  insupportables.  C'est  ainsi  que  le  philosophe  Di- 
derot ,  dans  son  cabinet,  au  coin  d'un  bon  feu  ,  dans  une  bonne 
robe  de  chambre  bien  fourrée ,  veut  que  je  fasse  trente  lieues  par 
jour  en  hiver,  pour  courir  après  une  chaise  de  poste  ,  parce 
qu'après  tout  courir  et  se  crotter  est  le  métier  d'un  pauvre.  Quoi 
qu'il  arrive,  soyez  bien  sûr  que  le  philosophe  Diderot,  s'il  ne 
pouvait  supporter  la  chaise  ^  ne  courrait  de  sa  vie  après  celle  de 


ANNÉt  1757.  443 

personne.  Cependant  il  j  aurait  àa  moins  cette  différence,  qu'il 
aurait  de  bons  bas  et  de  bons  souliers,  une  bonne  camisole  ,  qu'il 
aurait  bien  soupe  la  veille ,  et  se  serait  bien  chauffé  en  partant  ; 
au  moyen  de  quoi  l'on  est  plus  fort  pour  courir,  que  celui  qui  n'a 
de  quoi  payer  ni  le  souper ,  ni  les  fagots ,  ni  la  fourrure.  Ma  foi, 
si  la  philosophie  ne  sert  pas  à  faire  ces  distinctions  ,  je  ne  vois 
pas  trop  à  quoi  elle  sert. 

t'esex  bien  mes  raisons ,  mon  cher  ami ,  et  puis  dites-moi  ce 
que  je  dois  faire.  Je  yeux  remplir  mon  devoir  ;  mais ,  dans  l'état 
oii  je  suis ,  en  vérité  ^  l'on  ne  doit  rien  exîffer  de  plus.  Si  vous 
pensez  que  je  doive  partir  ^  prévenes-en  madame  d'Épinay  ;  pre- 
née  quelques  mesures  pour  ne  pas  laisser  ces  pauvres  femmes 
seules  cet  hiver  au  milieu  des  bois.  Puis  envoyez-moi  un  elprës^ 
et  soyez  sAr  que  je  pars  pour  Paris ,  à  la  réception  de  votre  ré- 
ponse. 

A  MADAME  D'ÉPINAY. 

Octobre  l'jSj, 

«I'appbeitds  ,  madame,  que  votre  voyage  est  différé,  et  votre 
fîls  malade.  Je  vous  prie  de  me  donner  de  ses  nouvelles  et  des 
vôtres.  Je  voudrais  bien  que  votre  .voyage  fût  rompu  ,  mais  par 
le  rétablissement  de  votre  sant^ ,  et  non  par  le  dérangement  de 
la  sienne. 

Madame  d'Houdetot  me  parla  mardi  beaucoup  de  votre  voyaee, 
et  m!exhorta  à  vous  accompagner  presque  aussi  vivement  qu  a- 
vait  fait  Diderot.  Cet  empressement  à  me  faire  partir ,  qui  de- 
vrait élre  si  peu  naturel  à  ceux  qui  ont  de  l'humanité  et  qui 
connaissent  mon  état ,  me  fît  soupçonner  une  espèce  de  ligue 
dont  vous  étiez  le  mobile.  Je  ne  disconviens  pas  que  ce  désir  de 
m'ayoir  avec  vous  ne  soit  obligeant  pour  moi  et  ne  m'honore  ; 
mais  ,  outre  que  vous  ne  m'aviez  pas  témoigné  ce  désir  à  moi- 
même  avec  une  extrême  chaleur,  je  ne  puis  souffrir  qu'une  amie 
emploie  l'autorité  d'autrui  pour  obtenir  ce  que  personne  n'eût 
mieux  obtenu  qu'elle-même.  Je  trouve  à  tout  cela  un  air  de  ty- 
rannie et  d'intrigue ,  qui  m'a  donné  une  indignation  contre  vous,, 
que  je  n'ai  peut-être  que  trop  exhalée ,  mais  seulement  avec 
votre  ami  et  le  mien.  Je  n'ai  pas  oublié  ma  promesse  :  mais  on 
n'est  pas  maître  de  ses  pensées  ;  et  tout  ce  que  je  puis  faire  est 
de  vous  dire  la  mienne  en  cette  occasion  pour  être  désabusé,  si 
j'ai  tort.  Je  n'ai  ni  l'art  ni  la  patience  ae  vérifier  les  choses; 
mais  j'ai  le  tact  assez  sûr,  et  je  suis  certain  que  le  billet  de  Dide- 
•  rot  ne  vient  pas  de  lui.  Soyez  sûre  qu'au  lieu  de  tous  ces  men- 
songes détournés ,  si  vous  eussiez  insisté  avec  amitié ,  que  vous 
m'eussiez  dit  que  vous  le  désiriez  fort ,  et  que  je  vous  serais 
utile ,  j'aurais  passé  par-dessus  toute  autre  considération  ,  et  je 
serais  parti. 

Je  ne  sais  point  encore  comment  tout  ceci  finira  ;  mais  je  vous 
proteste^  avec  vérité,  que,  quoi  qu'il  arrive  ,  je  n'oublierai  point 


444  CORRESPONDANCE. 

vos  bontés  pour  moi ,  et  que ,  quand  vous  ne  voudrez  pas  m'a* 
voir  pour  valet ,  vous  m'aurez  toujours  pour  ami.  Toutes  mes 
inégalités  viennent  de  ce  que  j'étais  fait  pour  vous  aimer  du  fond 
de  mon  cœur  ;  qu'ensuite ,  ayant  eu  pour  suspect  votre  carac- 
tère, et,  jugeant  qu'insensiblement  vous  chercuiez  à  me  réduire 
en  servitude  ou  à  m'employer  selon  vos  secrètes  vues ,  je  flotte 
depuis  long-temps  entre  mon  penchant  pour  vous  et  les  soup- 
çons qui  le  contrarient.  Les  indiscrétions  de  Diderot ,  son  ton 
impérieux  et  pédagogue  avec  un  homme  plus  âgé  que  lui ,  tout 
cela  a  changé  le  trouble  de  mon  ame  en  une  indignation ,  qu'heu- 
reusement je  n'ai  laissé  exhaler  qu'avec  votre  meilleur  ami.  Avant 
de  savoir  quels  en  seront  les  effets  et  les  suites ,  je  me  hâte  de  vous 
déclarer  que  le  plus  ardent  de  mes  vœux  est  de  pouvoir  vous  ho- 
norer toute  ma  vie ,  et  continuer  à  nourrir  pour  vous  autant 
d'amitié  que  je  vous  dois  de  reconnaissance. 

A  MADAME  D'HOUDETOT. 

Oetobre  ij5j» 

JVlADAifE  d'Épinay  ne  part  que  demain  dans  la  matinée  :  cela 
m'empêchera ,  chère  comtesse ,  de  pouvoir  me  rendre  de  bonne 
heure  à  Eaubonne;  à  moins  que  vous  n'ayez  la  bonté  d'envoyer 
votre  carrosse,  entre  onze  heurçs  et  midi,  m'attendre  à  la  croix 
de  Deuil.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'irai  dîner  avec  vous  ;  je  vous  por- 
terai un  cœur  tout  nouveau ,  dont  vous  serez  contente  ;  j'ai  dans 
ma  poche  une  égide  invincible ,  qui  me  garantira  de  vous.  Il  n'en 
fallait  pas  moins  pour  me  rendre  à  moi-même  ^  mais  j'y  suis 
rendu  ,  cela  est  sûr ,  ou  plutôt  je  suis  tout  à  l'amitié  que  vous 
me  devez  ,  que  vous  m'avez  jurée  ,  et  dont  je  suis  digne  dès  ce 
moment-ci. 

A  M.  DE  SAINT-LAMBERT. 

A  l'Herraitage  ,  le  28  octobre  1757. 

V^UE  de  joie  et  de  tristesse  me  viennent  de  vous,  mon  cher  ami  î 
A  peine  l'amitié  est-elle  commencée  entre  nous  ,  que  vous  m'en 
faites  sentir  en  même  temps  tous  les  tourmens  et  tous  les  plai- 
sirs. Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'impression  que  m'a  faite  la 
nouvelle  de  votre  accident.  Madame  d'Épinay  en  a  été  témoin. 
Je  ne  vous  peindrai  point  non  plus  les  agitations  de  notre  amie  ; 
votre  cœur  est  fait  pour  les  imaginer  :  et  moi ,  la  voyant  hors 
d'elle-même ,  j'avais  à  la  fois  le  sentiment  de  votre  état  et  le 
spectacle  du  sien 5  jugez  de  celui  de  votre  ami.  On  voit  bien  ,  à 
vos  lettres ,  que  vous  êtes  ,  de  nous  tous ,  le  moins  sensible  à  vos 
maux.  Mais  pour  exciter  le  zèle  et  les  soins  que  vous  devez  à 
votre  guérison  ,  songez ,  je  vous  en  conjure ,  que  vous  avez  en 
dépôt  l'espoir  de  tout  ce  qui  vous  est  cher.  Au  reste,  quel  que 
soit  l'effet  des  eaux ,  dont  j'attends  tout ,  le  bonheur  ne  réside 
point  dans  le  sentiment  d'une  jambe  et  d'un  bras.  Tant  que  vo- 


ANNÉE  1757.  445 

tre  cœur  sera  sensible  ,  soyez  sûr ,  mon  cher  et  digne  ami ,  qu'il 
pourra  faire  des  heureux  et  Tétre. 

Notre  amie  vint  mardi  faire  ses  adieux  h  la  vallée  ;  j'y  passai 
une  demi-journée  triste  et  délicieuse.  Nos  cœurs  vous  plaçaient 
entre  eux  ,  et  nos  yeux  n'étaient  point  secs  en  parlant  de  vous. 
Je  lui  dis  que  son  attachement  pour  vous  était  désormais  une 
vertu  ;  elle  en  fut  si  touchée ,  qu  elle  voulut  que  je  vous  l'écri-  - 
visse ,  et  je  lui  obéis  volontiers.  Oui ,  mes  enfans ,  âoyez  à  jamais 
unis  ;  il  n'est  plus  d'ames  comme  les  vôtres ,  et  vous  méritez  de 
vous  aimer  jusqu'au  tombeau.  Il  m*est  doux  d'être  en  tiers  dans 
une  amitié  si  tendre.  Je  vous  remercie  du  cœur  que  vous  m'aves 
rendu ,  et  dont  le  mien  n'est  pas  indigne.  L'estime  que  vous  lui 
devez,  et  celle  dont  elle  m'honore  ,  vous  feront  sentir  toute  vo- 
tre vie  l'injustice  de  vos  soupçons. 

Vous  sayez  mon  raccommodement  avec  Grimm  :  j'ai  cette 
obligation  de  plus  à  madame  d'Ëpinay ,  et  l'honneur  d'avoir  fait 
toutes  les  avances.  J'en  fis  autant  avec  Diderot ,  et  j'eus  xette 
obligation  à  notre  amie.  Qu'on  ait  tort  ou  qu'on  ait  raison  ,  je 
trouve  qu'il  est  toujours  doux  de  revenir  à  son  ami  ;  et  le  plaisir 
d'aimer  me  semble  plus  cher  à  un  cœur  sensible  que  les  petites 
vanités  de  l'amour-propre. 

Vous  savez  aussi  le  prochain  départ  de  madame  d'Épinay  pour 
Genève.  Elle  m'a  proposé  de  l'accompagner ,  sans  me  montrer 
là-dessus  beaucoup  d'empressement.  Moi ,  la  voyant  escortée  de 
son  mari ,  du  gouverneur  de  son  (ils,  de  cinq  ou  six  domestiques, 
aller  chez  son  médecin  et  son  ami ,  et  par  conséquent  mon  cor- 
tège lui  étant  fort  inutile ,  sentant  d'ailleurs  qu'A  me  serait  im- 
possible de  supporter  avec  mon  mal  ,  et  dans  la  saison  où  nous 
entrons,  une  chaise  de  poste  jusqu'à  Genève  ,  et,  joignant  aux 
obstacles  tirés  de  ma  situation  présente  la  gêne  insurmontable 
que  j'éprouve  toujours  à  vivre  chez  autrui ,  je  n'ai  pas  accepté  le 
voyage  ,  et  elle  s'est  contentée  de  mes  raisons.  Là-dessus  Dide- 
rot m'écrit  un  billet  extravagant ,  dans  lequel  ,  me  disant  sur^ 
chargé  du  poids  des  obligations  que  j'ai  à  madame  d'Épinay , 
il  me  représente  ce  voyage  comme  indispensable ,  en  quelque 
état  que  soit  ma  santé ,  jusqu'à  vouloir  que  je  suive  plutôt  à  pied 
la  chaise  de  poste.  Mais  ce  qui  m'a  surtout  percé  le  cœur ,  c'est 
de  voir  que  votre  amie  est  du  même  avis ,  et  m'ose  donner  les 
conseils  de  la  servitude.  On  dirait  qu'il  y  a  une  ligue  entre  tous 
mes  amis,  pour  abuser  de  mon  état  précaire  et  me  livrer  à  la 
merci  de  madame  d'Epinay.  Laissant  ici  des  gens  qu'il  faut  en- 
tretenir, partant  sans  argent,  sans  habits  ,  sans  linge ,  je  serai 
forcé  de  tout  recevoir  d'elle  ,  et  peut-être  de  lui  tout  demander. 
L'amitié  peut  confondre  les  biens  ainsi  que  les  cœurs  ;  mais  d(  s 
qu'il  sera  question  de  devoirs  et  d'obligations,  étant  encore  à  ses 
gages  ,  je  ne  serai  plus  chez  elle  comme  son  ami ,  mais  comme 
son  valet  j  et ,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne  veux  pas  l'être,  ni  m'aller 
étaler,  dans  mon  pays,  à  la  suite  d'une  fermière-générale.  Ce- 
pendant j'ai  écrit  à  Grimm  une  longue  lettre  ,  dans  laquelle  je 


440  CORRESPONDANCE. 

lui  dis  mes  raisons ,  et  le  laisse  le  maître  de  décider  si  je  doU 
partir  ou  non ,  résolu  de  suivre  à  l'instant  son  avis;  mais  j'espëfe 
qu'il  ne  m'avilira  pas.  Jusqu'ici  je  n'ai  point  de  réponse  positnre  « 
et  j'apprends  que  madame  d'Épinay  part  demain.  Je  me  sens  , 
en  écrivant  cet  article ,  dans  une  agitation  qui  me  le  ferait  indis- 
crètement prolonger  5  il  faut  finir.  Mon  ami ,  que  n'étes-^oas  ici  ! 
Je  verserais  mes  peines  dans  votre  ame;  elle  entendrait  la  miennei 
et  ne  donnerait  point  à  ma  juëté  fierté  le  vil  nom  d'ingratitude. 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  m  enchaînera  jamais  par  certains  bien- 
faits ;  )e  m'en  suis  toujours  défendu  ;  je  méprise  l'argent  :  Je  ne 
sais  point  mettre  à  prix  ma  liberté  ^  et ,  si  le  sort  me  rédnit  à 
choisir  entre  les  deux  vices  que  j'abhorre  le  plus ,  mon  parti  est 
pris,  et  j'aime  encore  mieux  être  un  ingrat  qu'un  lâche. 

Je  neaois  point  finir  cette  lettre,  sans  vous  donner  un  avis  qui 
nous  importe  à  tous.  La  santé  de  notre  amie  se  délabre  sensible- 
ment. Elle  est  maigrie  }  son  estomac  va  mal  ;  elle  ne  digère 
point,  elle  n'a  plus  d'appétit  ;  et ,  ce  qu'il  y  a  de  pis,  est  que  le 
peu  qu'elle  mange  ne  sont  que  des  choses  malsaines.  Elle  était 
déjà  changée  avant  votre  accident  :  juces  de  ce  qu'elle  est ,  et 
de  ce  qu'elle  va  devenir.  Elle  confie  à  des  quidams  la  direction 
de  sa  santé  :  on  lui  a  conseillé  les  eaux  de  Passv  ;  mais  ce  qui 
importe  beaucoup  plus  à  lui  conseiller  est  le  choix  d'un  médecin 
qui  sache  l'examiner  et  la  conduire ,  et  d'un  régime  qui  n'aug- 
mente pas  le  désordre  de  son  estomac.  J'ai  dit  là^dessus  tout  ce 
que  j'ai  pu  ,  mais  inutilement.  C'est  à  vous  d'obtenir  d'elle  ce 
qu'elle  refuse  à  mon  amitié.  Cest  surtout  par  le  soin  que  vous 
prendrez  de  vous,  que  vous  l'engageres  à  en  prendre  d'elle.  Adieu, 
mon  ami. 

A  MADAME  D'HOUDETOT. 

Janvier  lySS. 

V, 


VOTRE  barbarie  est  inconcevable;  elle  n'est  pas  de  vous.  Ce 


(i)  Kolez  qoe  toules  les  horribles  noirceurs  dout  on  n/accusait  se  ré- 
duisaient à  n'aroir  pns  voulu  suivre  à  Genève  madame  d'Épinay.  C'était 
uniquement  pour  cela  que^'étais  un  monstre  d'ingratitude  ,  un  homme 
abominable.  Il  est  vrai  qu'on  m'accusait  de  plus  dn  crime  horrible  d'élre 
amoureux  de  madame  d'Houdelot»  et  de  ne  pouvoir  me  résoudre  à  m'é« 
loigner  d'elle.  Que  ceU  fût  ou  non  »  il  est  certain  que  j'avais  une  autre 
puissante  raison,  pour  ne  pas  suivre  madame  d'Épinay ,  qui  m'en  eût 
empêché,  quand  je  n'aurais  eu  que  celle-là.  Je  ne  pouvais  ,  sans  lui 
manquer,  dire  cette  raison^  qui  n'avait  de  rapport  qu'à  elle.  Ainsi, 
réduit  à  taire  les  deux  véritables  raibons  que  j'avais  pour  rester  ^  j'étais 
forcé  ,  pour  m'excuser  ,  de  battre  la  campagne,  et  de  me  laisser  accuser, 
par  madame  d'Épinay  et  par  ses  amis,  de  l'ingratitude  la  plus  noire  , 
précisémeot  parce  que  je  ne  voulais  pas  être  ingrat  ai  la  compro* 
mettre. 


ANNÉE  1758.  447 


les  yeux  sur  le  passé,  et  que  je  vois  quarante  ans  d'honneur  à 
cète  d'une  mauvaise  lettre,  je  ne  puis  désespérer  de  moi. 

Je  n'affecterai  point  une  fermeté  dont  je  suis  bien  loin  ;  je  mt 
sens  accablé  de  mes  maux.  Mon  ame  est  épuisée  de  douleurs  eC 
d*ennuis.  Je  porte  dans  un  cœur  innocent  toutes  les  horreurs  da 
crime  ;  je  ne  fuis  point  des  humiliations  ^ui  conviennent  k  mon 
infortune  ;  et ,  si  j  espérais  vous  fléchir,  j'irais,  ne  pouvant  arri- 
ver îusqu'à  vous ,  tous  attendre  a  votre  sortie ,  me  prosterner 
au-aevant  de  vous ,  trop  heureux  d'être  foulé  aux  pieds  des  che«- 
vaux,  écrasé  sous  votre  carrosse  ,  et  de  vous  arracher  au  moins 
un  regret  à  ma  mort.  N'en  parlons  plus  :  la  pitié  n'efface  point 
le  mépris  ;  et ,  si  yous  me  croyes  digne  du  votre ,  il  faut  ne  me 
regaraer  jamais. 

Ah  !  méprisezHtnoi  si  vous  le  pouvez  ;  il  me  sera  plus  cruel  de 
yons  sayoir  injuste  que  moi  déshonoré  ,  et  j'implore  de  la  vertu 
la  force  de  supporter  le  plus  douloureux  aes  opprobres.  Mais , 
pour  m'ayoir  oté  votre  estime  ,  faut-il  renoncer  à  l'humanité  ? 
Méchant  ou  bon  ,  quel  bien  attendez-vous  de  mettre  un  homme 
an  désespoir  ?  Vojez  ce  que  je  yous  demande  ;  et ,  si  vous  n'êtes 
pire  qne  moi ,  osez  me  refuser.  Je  ne  vous  verrai  plus  ^  les  re- 
gards de  Sophie  ne  doivent  tomber  qne  sur  un  homme  estimé 
d'elle  ,  et  l'œil  du  mépris  n'a  jamais  souillé  ma  personne.  Mais 
vous  taies ,  après  Saint-Lambert ,  le  dernier  attachement  de 
mon  cœur  :  m  lui  ^  ni  vous ,  n'en  sortirez  jamais  ;  il  faut  que  je 
m'occupe  de  vous  sans  cesse ,  et  je  ne  puis  me  détacher  de  vous 
qu'en  renonçant  à  la  vie.  Je  ne  vous  demande  aucun  témoignage 
de  souvenir;  ne  parlez  plus  de  moi;  ne  m'écrivez  plus;  oublies 

3ue  yous  m'ayez  honore  du  nom  de  votre  ami  ,  et  que  j'en  fus 
igné.  Mais  ayant  à  vous  parler  de  vous  ,  ayant  à  vous  tenir  le 
sacré  langage  de  la  vérité ,  que  yous  n'entendez  peut-être  que  de 
moi  seul ,  que  je  sois  sdr  au  moins  que  vous  daignerez  recevoir 
mes  lettres,  qu  elles  ne  seront  point  jetées  au  feu  sans  les  lire, 
et  qne  je  ne  perdrai  pas  ainsi  les  chers  et  derniers  travaux  aux- 

3uejs  je  consacre  le  reste  infortuné  de  hia  vie.  Si  vous  craignez 
'y  trouver  le  venin  d'une  ame  noire ,  je  consens  qu'avant  de  les 
lire  vous  les  fassiez  examiner  ,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  cet  hon- 
nête homme  qui  se  complaît  si  fort  à  faire  un  scélérat  de  son 
ami.  Que  la  première  oh  l'on  trouvera  la  moindre  chose  à  blâ- 
mer fasse  à  jamais  révoquer  la  permission  que  je  vous  demande. 
Ne  soyez  pas  surprise  de  cette  étrange  prière  ;  il  y  a  si  long-temps 
que  j'apprends  à  aimer  sans  retour ,  que  mon  cœur  y  est  tout 
accoutumé. 


\ 


44B  CORRESPONDANCE. 

A  M.  VERNES. 

MoiUmorenci  y  le  i8féTrier  1758. 

yjvi ,  mon  cher  concitoyen  ,  je  vous  aime  toujours ,  et ,  ce  me 
semble  ,  plus  que  jamais;  mais  je  suis  accablé  Je  mes  maux;  j'ai 
bien  de  la  peine  à  vivre  ,  dans  ma  retraite  ,  d'un  travail  peu  lu- 
cratif; je  n  ai  que  le  temps  qu'il  me  faut  pour  eagner  mon  nain« 
et  le  peu  qui  m'en  resle  est  employé  pour  sounrir  et  me  reposer. 
Ma  maladie  a  fait  un  tel  progrès  cet  hiver ,  j'ai  senti  tant  de  dou- 
leur de  toute  espèce  ,  et  je  me  trouve  tellement  affaibli ,  que  je 
commence  à  craindre  que  la  force  et  les  moyens  ne  me  man- 
quent pour  exécuter  mon  projet  :  je  me  console  de  cette  impui^ 
sance  y  par  la  considération  de  l'état  oii  je  suis.  Que  me  servirait 
d'aller  mourir  parmi  vous?  Hélas!  il -fallait  y  vivre.  Qu'importe 
oii  l'on  laisse  son  cadavre?  Je  n'aurais  pas  besoin  qu'on  reportât 
mon  cœur  dans  ma  patrie  :  il  n'en  est  jamais  sorti. 

Je  n'ai  point  eu  occasion  d'exécuter  votre  commission  anprèi 
de  M.  d'Alembert.  Comme  nous  ne  nous  sommes  jamais  beau- 
coup vus ,  nous  ne  nous  écrivons  point  ;  et ,  coofîné  dans  ma  so» 
litude,  je  n'ai  conservé  nulle  espèce  de  relation  avec  Paris  ;  j^en 
suis  comme  à  l'autre  bout  de  la  terre,  et  ne  sais  pas  plus  ce  qui 
s'y  passe  qu'à  Pékin.  Au  reste ,  si  l'article  dont  vous  me  pariez 
est  indiscret  et  répréhensible  ,  il  n'est  assurément  pas  offensant: 


je  n'aime  guère  qu'en  matière  de  foi  Ton  assujettisse  la  conscience 
à  des  formules.  J'ai  de  la  religion ,  mon  ami ,  et  bien  m'en  prend  ; 
je  ne  crois  pas  qu'homme  au  monde  en  ait  autant  besoin  que  moi. 
J'ai  passé  ma  vie  parmi  les  incrédules^  sans  me  laisser  ébranler; 
les  aimant,  les  estimant  beaucoup,  sans  pouvoir  souffrir  leur 
doctrine.  Je  leur  ai  toujours  dit  que  je  ne  les  savais  pas  combat- 
tre ,  mais  que  je  ne  voulais  pas  les  croire;  la  philosophie  n'ayant 
sur  ces  matières  ni  fond  ni  rive  ,  manquant  d'idées  primitives  et 
de  principes  élémentaires  ,  n'est  qu'une  mer  d'incertitudes  et 
de  aoutes ,  dont  le  métaphysicien  ne  se  tire  jamais.  J'ai  donc 
laissé  là  la  raison,  et  j'ai  consulté  la  nature,  c'est-à-dire,  le  sen- 
timent intérieur  qui  dirige  ma  croyance  ,  indépendamment  da 
ma  raison.  Je  leur  ai  laisse  arranger  leurs  chances  ,  leurs  sorts, 
leur  mouvement  nécessaire;  et,  tandis  qu'ils  bâtissaient  le  monde 
à  coups  de  dés ,  j'y  voyais  ,  moi  ,  cette  unité  d'intentions  qui 
me  faisait  voir,  en  dépit  d'eux,  un  principe  unique;  tout  comme 
s'ils  m'avaient  dit  que  l'Iliade  avait  été  formée  par  un  jet  fortuit 
do  caraclèrcs  ,  je  leur  aurais  dit  très-résolument  :  Cela  peut  être, 
mais  cela  n'est  pas  vrai;  et  je  n'ai  point  d'autre  raison  pour  n'en 
rien  croire  ,  si  ce  n'est  que  je  n'en  crois  rien.  Préjugé  que  cela  î 
disent-ils.  Soit  ;  mais  que  peut  faire  cette  raison  si  vague,  contre 
un  préjuge  plus  persuasif  qu'elle?  Autre  argumentation  sans  lia 


i 


A    ■•  N'  i'"  r^  ^(* 

/i  :>  ?i  KL   irjo.  .  /j  |i) 

contre  î.i  (lisliiiclion  dcsdiMix  sulj.st.'incf^s;  autre  persuasion  île  ma 
]»arL  qu'il  n'y  a  rien  de  coiiiiuuu  eutre  un  arbre  et  ma  pensée; 
et  ce  qui  m'a  paru  plaisant  en  ceci,  c'est  de  les  voir  s'acculer  eux- 
mêmes  par  leurs  propres  sopliismes  ,  au  point  d'aimer  mieux  don- 
ner le  sentiment  aux  pierres  que  d'accorder  une  anie  à  l'homme. 

Mon  ami ,  je  crois  en  Dieu  ,  et  Dieu  ne  serait  pas  juste  si  mon 
nme  nVtait  immortelle.  Voilà,  ce  me  semble,  ce  que  la  religion  a 
d'essentiel  et  d'utile;  laissons  le  reste  aux  disputeurs.  A  l'égard 
de  rétcrnité  des  peines,  elle  ne  s'accorde  ni  avec  la  faiblesse  de 
l*jioinme  ni  avec  la  justice  de  Dieu.  11  est  vrai  qu'il  v  a  des  âmes 
•si  noires,  que  je  ne  j)uis  concevoir  qu'elles  puissent  jamais  goûter 
rette  éternelle  béatitude,  dont  il  me  semble  que  le  ])lus  doux 
^entiment  doit  être  le  contentement  de  soi-même.  Cela  me  fait 
soupçonner  qu'il  se  pourrait  bien  que  les  âmes  des  médians  fus- 
sent anéanties  à  leur  mort ,  et  qu'être  et  sentir  fut  le  premier  prix 
d'une  bonne  vie.  Quoi  qu'il  en  soit ,  que  m'importe  ce  que  seront 
les  mécbans ,  il  me  suffit  qu'eu  approchant  du  terme  de  ma 
vie  je  ny  voie  point  celui  de  mes  espérances,  et  que  j'en  attende 
une  plus  heureuse  après  avoir  tant  soulier l  dans  celle-ci.  Quand 
je  me  tromperais  dans  cete&poir,  il  est  lui-même  un  bien  qui 
m'aura  fait  supporter  tous  mes  maux.  J'attends  paisiblement  I  é- 
claircissement  ue  ces  grandes  vérités  qui  me  sont  cachées,  bien 
convaincu  cependant  quVn  toutétat  de  cause  si  la  vertu  ne  rend 
pas  toujours  l'homme  heureux  ,  il  ne  saurait  au  moins  être  heu- 
reux sans  elle  ;  que  les  alllictions  du  juste  ne  sont  point  sans  quel- 
que dédommagement ,  et  que  les  larmes  même  de  l'innocence 
sont  plus  douces  au  cœur  que  la  prospérité  du  méchant. 

Il  est  naturel ,  mon  cher  Vernes ,  qu'un  solitaire  souffrant  et 
privé  de  toute  société  épanche  son  ame  dans  le  sein  de  l'amitié , 
et  je  ne  crains  pas  que  mes  confidences  vous  déplaisent.  J'aurais 
<lu  commencer  par  votre  projet  sur  l'histoire  de  Genève  ;  mais  il 
est  des  temps  de  peines  et  de  maux  ou  Ton  est  force  de  s'occuper 
de  soi ,  et  vous  savez  bieu  que  je  n'ai  pas  un  cœur  qui  veuille  se 
déguiser.  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  sur  votre  entreprise ,  avec 
tous  les  ménageniens  que  vous  y  voules  mettre ,  c'est  qu'elle 
est  d'un  sage  intrépide  ou  d'un  jeune  homme.  Embrasses  bien 
pour  moi  1  ami  Roustan.  Adieu,  mon  cher  concitoyen;  je  vous 
«icris  avec  une  aussi  grande  effusion  de  cœur  que  si  je  me  séparais 
de  vous  pour  jamais,  parce  que  je  me  trouve  dans  un  état  qui 
peut  me  mener  très-loin  encore ,  mais  qui  me  laisse  douter  pour- 
tant si  chaque  lettre  que  j'écris  ne  seyi  point  la  dernière. 

A  UN  JEUNE  HOMME, 

<jui  demnncUiit  à  s'établir  à  Montmorenci  {domicile 
de  AI.  Rousseau  )  ,  pour  profiter  de  ses  leçons, 

\  ous  ignorez,  monsieur,  que  vous  écrivez  à  un  pauvre  ^ 
accable  de  maux ,  et ,  de  plus ,  fort  occupé ,  qui  n'est  g" 

7  2*9 


45o  CORRESPONDANCE. 

état  de  vous  répondre ,  et  qui  léserait  encore  moins  d'établir  mvec 
vous  la  société  que  vous  lai  proposez.  Vous  m'honorez  en  pensant 
que  je  pourrais  vous  être  utile,  et  vous  êtes  louable  du  motif  qui 
vous  la  fait  désirer;  mais,  sur  le  motif  même,  je  ne  vois  rien  de 
moins  nécessaire  que  de  venir  vous  établir  à  Montmorenci.  Vons 
n'avez  pas  besoin  d'aller  chercher  si  loin  les  principes  de  la  mo- 
rale :  rentrez  dans  votre  cœur ,  et  vous  les  y  trouverez  ;  et  je  ne 
pourrai  vous  rien  dire  à  ce  sujet  que  ne  vous  dise  encore  mieox 
votre  conscience  quand  vous  voudrez  la  consulter.  La  vertu, 
monsieur ,  n'est  pas  une  science  qui  s'appreâne  avec  tant  d'appa- 
reil. Pour  être  vertueux,  il  sufEit  de  vouloir  l'être:  et,  si  vous  avez 
bien  cette  volonté ,  tout  est  fait ,  votre  bonheur  est  aécidé.  S'il  m'ap- 
partenait de  vous  donner  des  conseils,  le  premier  que  je  voudrais 
vous  donner  serait  de  ne  point  vous  livrer  à  ce  goût  que  vous  dites 
avoir  pour  la  vie  contemplative ,  et  qui  n'est  qu'une  paresse  de 
l'ame  condamnable  à  tout  âge,  et  surtout  au  votre.  L'homme  n'est 

Eoint  fait  pour  méditer ,  mais  pour  agir  :  la  vie  laborieuse  qoe 
^ieu  nous  impose  n'a  rien  que  de  doux  an  cœnr  de  l'homme  de 
bien  qui  s'y  livre  en  vue  de  remplir  son  devoir,  et  la  vigueur  de 
la  jeunesse  ne  vous  a  j>as  été  donnée  pour  la  perdre  à  d'oisives 
contemplations.  Travaillez  donc  ,  monsieur ,  dans  l'état  oii  Tons 
ont  placé  vos  parens  et  la  providence  :  voilà  le  premier  précepte 
de  la  vertu  que  vous  voulez  suivre  ;  et  si  le  séjour  de  Pans,  jomt 
à  l'emploi  que  vous  remplissez ,  vous  parait  d  un  trop  difficile  al- 
liage avec  elle ,  faites  mieux ,  monsieur ,  retournez  dans  votre 
province  ;  allez  vivre  dans  le  sein  de  votre  famille  ;  servez ,  soi- 
gnez vos  vertueux  narens  :  c'est  là  que  vous  remplirez  véritable- 
ment les  soins  que  la  vertu  vous  impose.  Une  vie  dure  est  plus 
facile  à  supporter  en  province  que  la  fortune  à  poursuivre  à 
Paris  ,  surtout  quand  on  sait ,  comme  vous  ne  l'ignorez  pas ,  que 
les  plus  indignes  manèges  v  font  plus  de  fripons  gueux  que  de 
parvenus.  Vous  ne  devez  point  vous  estimer  malheureux  de  vivre 
comme  fait  monsieur  votre  përe  ,  et  il  n'y  a  point  de  sort  que  le 
travail ,  la  vigilance ,  l'innocence ,  et  le  contentement  de  soi  ne 
rendent  sujsnortable ,  quand  on  s'y  soumet  en  vue  de  remplir  son 
devoir.  Yoiià ,  monsieur ,  des  conseils  qui  valent  tous  ceux  que 
vous  pourriez  venir  prendre  à  Montmorenci  :  peut-être  ne  se- 
ront-ifs pas  de  votre  goût ,  et  je  crains  que  vons  ne  preniez  pas  le 
parti  de  les  suivre  ;  mais  je  suis  sûr  que  vous  vous  en  repentirez 
nn  jour.  Je  vous  souhaite  un  sort  qui  ne  vous  force  jamais  à 
vous  en  souvenir.  Je  vous  prie ,  monsieur ,  d'agréer  mes  saluta- 
tions très-humbles. 

A  M.  DIDEROT. 

a  mars  1758. 

Jl  L  faut ,  mon  cher  Diderot ,  que  je  vous  écrive  encore  une  fois 
en  ma  vie  :  vous  ne  m'en  avez  que  trop  dispensé  ;  mais  le  plus 


ANNÉE  1758.  ^5, 

grand  crime  Je  cet  liomme  cjup  vous  noircissez  d'une  si  clrange 
luaDière  ,  est  de  ne  pouvoir  se  détacher  de  vous. 

Mon  dessein  n'est  point  d'euirer  en  esplicalion  ,  pour  ce  mo- 
menl-ci ,  sur  le*  horreurs  que  vous  m'iuipulei.  Je  voi»  (jue  cette 
explication  serait  à  présent  inutile  ;  car,  ciuoitjuc  né  bon  el  avec 
une  ame  franche  ,  vous  avez  pourtant  un  malbeiireiix  penchunt 
à  me«inlerprpler  les  discours  el  1rs  actions  de  vos  amis.  Prévenu 
contre  moi,  comme  vous  l'èles ,  vous  tourneriez  en  mal  lont  ce 
([ue  je  pourrais  dire  pour  me  justifier,  et  nifs  plus  ingénues 
explications  ne  Teraienl  (]uc  fournir  h  votre  esprit  sublil  de  nou- 
velles inlerprétalions  à  ma  charge.  Non,  Diaeroi  ,  je  sens  ijue 
re  n'est  pas  par  là  qu'il  faut  comoiencer.  Je  veux  d'abord  propo- 
ser à  voire  bon  sens  des  préjugés  plus  simples,  plus  vrnis  ,  luieuK 
fondés  cjue  les  vôtres,  et  dans  lesquels  je  ne  pense  pas,  au  moins, 
(jue  vous  puissiez  trouver  de  nouveaux  crimes. 

Je  suis  un  méchant  homme ,  n'est-ce  pas  ?  Vous  en  avez  les  lé- 
nioignages  tes  plus  sArs  ;  cels  vous  esl  bien  alleclc.  (,>uand  \ou» 
avCE  commence  de  l'apprendre  ,  il  y  avait  seize  ans  que  j'élais 
pour  vous  un  homme  de  bien ,  et  quarante  ans  que  je  I  étais  pour 
tout  le  monde.  En  pouvez-vous  dire  autant  de  ceux  qui  vous  onL 
communiqué  celle  belle  découverte?  Si  l'on  peut  pgrler  h  faux 
si  long-temps  le  masque  d'un  honnête  homme,  quelle  preuve 
arez-vous  que  ce  masque  ne  couvre  pas  leur  visage  aiissi-biea 
que  le  mien  ?  Est-ce  un  moyen  bien  propre  à  donner  du  poids  à 
If'ur  autorité,  que  de  charger  en  secret  un  homme  absent ,  lion 
:  défendre  ?  I\lâis  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit. 
léchant  !  mai*  pourquoi  le  suis-je?  Pre 


(l'état  de  si 

Je  suis  I 

grtrde,  m 


:her  Didero 


S'il  y 


t  qnelqu. 


,  On 


mes  penchans  ;  cUerc 
pu  portera  l'ëlre.  Mo 
un  cœur  trop  sensible 
m'étaient  chers?  A.  qi 

JT    '     ■ 

the 


t-on  vu  préteudi 


i.<<la 


,|-en  peut-il 
ililu/e  et  la 


dei. 


'  Moi 


.  le  souverain  bien 
it  l'indolence  et  les 
r  à  ma  subsistance, 


aqu< 


■s  scélérats  ! 


a  p.iresse  et  l'oisiveté  ,  moi  doi 
nt  à  peine  le  temps  de  pourvoi 
à  quoi  bon  m'irais-je  plonger 
uu  ..iiiuc,  iri.  in'embarquer dans  l'éternel  ma 
Quoi  que  vous  en  disiez,  on  ne  fuit  point  les  hommes  quand  on 
cherche  à  leur  nuire;  le  méchant  peut  méditer  ses  coups  dans  U 
solitude  ,  mais  c'est  dans  la  société  qu'il  les  porte.  Un  fourbe  a 
de  l'adresse  el  du  sang-froid  ;  un  perfide  se  possède  et  ne  s'em- 
porte point  !  reconnaissez-vous  en  moi  quelque  chose  de  tout 
tcla?  Je  sois  emporté  dans  lacoli;rc,  et  souvent  étourdi  de  sang- 


452  CORRESPONDANCE. 

froid.  Ces  défauts  font^ils  le  méchant  ?  Non ,  sans  doute  }  mais  le 
méchant  en  profite  pour  perdre  celui  qui  les  a.  ' 

Je  voudrais  que  vous  pussiez  aussi  réfléchir  un  peu  snr  v^iis- 
xnéme.  Vous  vous  fiez  à  votre  bonté  naturelle  ;  mais  savesf-vons 
à  quel  point  l'exemple  et  l'erreur  peuvent  la  corrompre?  N'avez 
vous  jamais  craint  aétre  entouré  d'adulateurs  adroits  qui  n'évi- 
tent de  louer  grossièrement  en  face ,  que  pour  s'emparer  plus 
adroitement  de  vous  sous  l'appât  d'une  teinte  sincérité/  Quel  sort 
pour  le  meilleur  des  hommes  d'être  égaté  par  sa  candeur  même, 
et  d'être  innocemment,  dans  la  main  des  méchans,  Tinstrunient 
de  leur  perfidie  !  Je  sais  que  Pamour-propre  se  révolte  à  cette 
idée ,  mais  elle  mérite  l'examen  de  la  raison. 

Voilà  des  considérations  que  je  vous  prie  de  bien  peter  :  pen- 
sez-y long-temps  avant  que  de  me  répondre.  Si  elles  ne  vous 
toucibent  pas,  nous  n'avons  plus  rien  à  nous  dire;  mais  si  elles 
font  quelque  impression  sut*  vous ,  alors  nous  entrerons  en  éclair^ 
cissemens  ;  vous  retrouverez  un  ami  digne  de  vous,  et  qui,  peut- 
être  ,  ne  vous  aura  pas  été  inutile.  J'ai ,  pour  vous  exhorter  à  cet 
examen  ,  un  motif  de  grand  poids ,  et  ce  motif,  le  voici  : 

Vous  pouvez  avoir  été  séduit  et  trompé.  Cependant ,  votre  ami 
gémit  dans  sa  solitude ,  oublié  de  tout  ce  qui  lui  était  cher.  Il 
peut  y  tomber  dans  le  désespoir ,  y  mourir  enfin  ,  maudissant 
l'ingrat  dont  l'adversité  lui  fit  tant  verser  de  larmes ,  et  qui  Tac- 
cable  indignement  dans  la  sienne  ;  il  se  peut  que  les  preuves  de 
son  innocence  vous  parviennent  enfin ,  que  vous  soyet  forcé 
d'honorer  sa  mémoire  (i),  et  que  l'image  de  votre  ami  mourant 
ne  vous  laisse  pas  des  nuits  tranquilles.  Diderot ,  pensez-y.  Je  ne 
vous  en  parlerai  plus. 

A  MADAMB  D'HOUDETOT- 

Ce  lamcclî  ,35  mars  lySS. 

JLi  ir  attendant  votre  courrier ,  je  commence  par  répondre  à  votre 
lettre  de  vendredi ,  venue  par  la  poste. 

Je  crois  avoir  à  m'en  plamdre,  et  j'ai  peine  â  comprendre  que 
TOUS  l'ayez  écrite  avec  l'intention  que  j'en  fusse  content.  Expli- 
quons-nous ;  et ,  si  j'ai  tort ,  dites-le  moi  sans  détour. 

Vous  me  dites  que  j'ai  été  le  plus  grand  obstacle  au  progrès  de 
votre  amitié.  D'abora ,  j'ai  à  vous  dire  que  je  n'exigeais  pomt  que 
votre  amitié  fit  du  progrès ,  mais  seulement  qu'elle  ne  diminuât 
pas  ;  et  certainement  je  n'ai  point  été  la  cause  de  cette  diminu- 
tion. En  nous  séparant  k  notre  dernière  entrevue  d'Eaubonne  , 
j'aurais  juré  que  nous  étions  les  deux  personnes  de  l'univers  qui 
avaient  le  plus  d'estime  et  d'amitié  1  une  pour  l'autre ,  et  qui 
s'honoraient  le  plus  réciproquement.  C'est ,  ce  me  semble  ,  avec 
les  assurances  de  ce  mutuel  sentiment  que  nous  nous  séparâmes , 

(0  Voyez,  lecteurs,  les  notes  insérées  dans  la  Vie  de  Séncque.  ( Edi- 
tion in- la^pa^es  lai,  267, etc.) 


ANNEE  1758.  /,:3 

f  t  c'est  encore  sur  ce  même  ton  que  vous  m'écrivîtes  quatre  jours 
après.  Insensiblement,  vos  lettres  ont  changé  de  style;  vos  témoi- 
gnages cl*amitié  sont  devenus  plus  réserves,  plus  circonspects, 
plus  conditionnels  ;  au  bout  d*un  mois  il  s*est  trouvé  ,  je  ne  sais 
comment ,  que  votre  ami  n'était  plus  votre  ami.  Je  vous  ai  de- 
mandé plusieurs  fois  la  raison  de  ce  changement ,  et  vous  m'o» 
bligez  de  vous  la  demander  encore  :  je  ne  vous  demande  pas 
pourquoi  votre  amitié  n'a  point  augmenté  ,  mais  pourquoi  elle 
s'est  éteinte.  Ne  m'alléguez  pas  ma  rupture  avec  votre  belle-sœnr 
et  son  digne  ami.  Vous  savez  ce  qui  s'est  passé  ;  et ,  de  tout  temps, 
vous  avez  dû  savoir  qu'il  ne  sauraity  avoir  de  paix  entre  J.  J.  Rous- 
seau et  les  méchans. 

Vous  me  parlez  de  fautes ,  de  faiblesses ,  d'un  ton  de  reproche. 
Je  suis  faible ,  il  est  vrai  ;  ma  vie  est  pleine  de  fautes,  car  je  sui» 
homme.  Mais  voici  ce  qui  me  distingue  des  hommes  que  je  con- 
nais :  c'est  qu'au  milieu  de  mes  fautes  je  me  les  suis  toujours  re- 
prochées ;  c  est  qu'elles  ne  m'ont  jamais  fait  mépriser  mon  de- 
voir ,  ni  fouler  aux  pieds  la  vertu;  c'est  qu'enfin  j  ai  combattu  et 
vaincu  pour  elle  ,  dans  les  momens  oii  tous  les  autres  l'oublient. 
Puissiez -vous  ne  trouver  jamais  que  des  hommes  aussi  cri- 
minels ! 

Vous  me  dites  qne  votre  amitié,  telle  qu'elle  est,  subsistera 
toujours  pour  moi ,  tel  que  je  sois,  excepté  le  crime  et  l'indi- 
gnité ,  dont  vous  ne  me  croirez  jamais  capable.  A  cela  ,  je  vous 
réponds  que  j'ignore  quel  prix  je  dois  donner  à  votre  amitié,  telle 

Qu'elle  est  ;  que  ,  quant  à  moi ,  je  serai  toujours  c^  que  je  suis^ 
epuis  quarante  ans  ;  qu'on  ne  commence  pas  si  tard  à  changer  ; 
et  quant  au  crime  et  à  l'indignité ,  dont  vous  ne  me  croirez  ja- 
mais capable ,  je  vous  apprends  que  ce  conâpliment  est  dur  pour 
un  honnête  homme  ,  et  insultant  pour  un  ami. 

Vous  me  dites  que  vous  m'avez  toujours  vu  beaucoup  meîl-* 
Jcur  que  je  ne  me  suis  montré.  D'autres,  trompés  par  les  appa- 
rences, nrcsliment  moins  que  je  ne  vaux  ,  et  sont  excusables;, 
mais  ,  pour  vous ,  vous  devez  me  connaître  :  je  ne  vous  demande 
que  de  me  juger  sur  ce  que  vous  avez  vu  de  moi. 

Mettez-vous  un  moment  à  ma  place.  Que  voulez-vous  que  je- 
pense  de  vous  et  de  vos  lettres?  On  dirait  que  vous  avez  peur  que 
je  ne  sois  paisible  dans  ma  retraite ,  et  que  vous  êtes  bien  aise  de 
m'y  donner,  de  temps  en  temps,  des  témoignages  de  peu  d'estime , 
que,  quoique  vous  en  puissiez  dire,  votre  cœur  démentira  tou- 
jours. Rentrez  en  vous-même,  je  vous  en  conjure.  Vous  m'avez 
demande  quelquefois  les  sentimens  d'un  père  :  je  les  sens  en  vous 
parlant,  même  aujourd'hui  que  vous  ne  me  les  demandez  plus. 
Je  n'ai  point  changé  d'opinion  sur  votre  bon  cœur;  mais  je  vois 
que  vous  ne  savez  plus  ni  penser,  ni  parler,  ni  agir  par  vous- 
même.  Voyez  au  moins  quel  rôle  on  vous  fait  jouer.  Imaginez  ma 
situation.  Pourquoi  venez-vous  contrister  encore ,  par  vos  lettres, 
uneame  que  vous  devez  croire  assez  aflligée  de  ses  propres  ennuis? 
Est-il  si  uéccsscu'rc  à  votre  repos  de  troubler  le  mien?  Ne  sauriez— 


454      *  CORRESPONDANCE. 

vous  concevoir  qtie  j'ai  plus  besoin  de  consolations  que  de  re- 
proches? Épargnez-moi  donc  ceux  que  vous  savez  bien  qae  je  ne 
jnërile  pas,  et  portez  quelque  respect  à  mes  malheurs.  Je  vous 
demande  de  trois  choses  Tune;  ou  changes  de  style,  ou  justifies 
le  vôtre ,  ou  cessez  de  mVcrire  :  j'aime  mieux  renoncer  k  vos 
lettres,  que  d'en  recevoir  d'injurieuses.  Je  puis  me  passer  que  vous 
m'estimiez,  mais  j'ai  besoin  de  vous  estimer  vous-même;  et  c'esl 
ce  que  je  ne  saurais  faire  ,  si  vous  manquez  à  votre  ami. 

Quanta  la  Julie,  ne  vous  gênez  point  pour  elle.  Soit  que  vous 
m'écriviez  ou  non,  vos  copies  ne  se  feront  pas  moins;  et  si  je  les 
ai  suspendues  après  un  silence  de  trois  semaines,  c'est  que  j'ai  cru 
que,  m'ayant  tout-â-fait  oublia,  vous  ne  vous  souciies  plus  de 
rien  qui  vint  de  moi.  Adieu  :  je  ne  suis  ni  changeant,  ni  subju- 
gué comme  vous  ;  l'amitié  que  vous'  m'avez  demandée  et  que  je 
vous  ai  promise,  je  vous  la  garderai  jusqu'au  tombeau.  Mais  si 
vous  continuez  à  m'écrire  de  ce  ton  équivoque  et  soupçonneux 
que  vous  affectez  avec  moi ,  trouvez  bon  que  je  cesse  de  vous 
répondre;  rien  n'est  uioins  regrettable  qu'un  commerce  d'ou- 
trages :  mon  cœur  et  ma  plume  s'y  refuseront  toujours  avec  vous. 

A  M.  VERNES. 

Montmor«Dci ,  le  s5  mars  1758. 

vJci ,  mon  cher  Vemes,  j'aime  à  croire  que  nous  somuies  tous 
deux  bien  aimés  l'un  de  l'autre,  et  dignes  de  l'être.  Voilà  cre  qui 
fait  plus  au  soulagement  de  mes  peines  que  tous  les  trésors  du 
monde.  Ah,  mon  ami!  mon  concitoyen!  sache  m'aimer,  et  laisse 
là  tes  inutiles  offres ^  en  me  donnant  ton  cœur,  ne  m'as-tu  pas  en- 
richi? Que  fait  tout  le  reste  aux  maux  du  corps  et  aux  soucis 
<Ie  Tame?  Ce  dont  j'ai  faim ,  c'est  d'un  ami  :  je  ne  connais  point 
rl'autrc  besoin  auquel  je  ne  suffise  moi-même.  La  pauvreté  ne 
m'a  jamais  fait  de  mal)  soit  dit  pour  vous  tranquilliser  là-dessus 
une  fois  pour  toutes. 

Nous  sommes  d'accord  sur  tant  de  choses,  que  ce  n'est  pas  la 
peine  de  nous  disputer  sur  le  reste.  Je  vous  Tai  dit  bien  des  fois, 
nul  homme  an  monde  ne  respecte  plus  que  moi  l'évangile  ;  c'est , 
à  mon  gré,  le  plus  sublime  de  tous  les  livres^  quand  tous  les  autres 
m'ennuient,  ]e  reprends  toujours  celui-là  avec  un  nouveau  plai- 
sir; et,  quand  toutes  les  consolations  humaines  m'ont  manqné, 
iamais  je  n'ai  recouru  vainement  aux  siennes.  Mais  enfin  c'est  un 
] ivre,  un  livre  ignoré  des  trois  quarts  du  monde;  croirais-je  qu'un 
Scythe ,  ou  un  yVfricain ,  soient  moins  chers  au  père  commun  que 
vous  et  moi ,  et  pourquoi  croirais-je  qu'il  leur  ait  ôté,  pjutôt  qu'a 
nous,  les  ressources  pour  le  connaître? Non,  mon  digue  ami,  ce 
n*est  point  sur  quelques  feuilles  éparses  qu'il  faut  aller  clierclier 
]a  loi  de  Dieu  ,  mais  dans  le  cœur  de  Thomme,  oii  sa  main  daigna 
l'écrire.  O  homme,  qui  que  tu  sois,  rentre  en  toi-même,  apprends 
à  consulter  ta  copscience  et  tes  facultés  naturelles;  tu  seras  juste , 
bon ,  vertueux ,  tu  t'inclineras  devant  ton  maître ,  et  tu  partici-^* 


ANNÉE  1753.  455 

peras  clans  son  ciel  à  un  bonheur  éternel.  Je  ne  me  fie  là-dessus 
ni  à  ma  raison ,  ni  à  celle  d'autrui ,  mais  je  sens,  k  la  paix  de  mon 
ame,  et  au  plabir  que  je  sens  à  vivre  et  penser  sous  les  yeux  du 
f  rand  être ,  que  je  ne  m'abuse  point  dans  les  jugemens  que  je 
fais  de  lui,  ni  dans  l'espoir  que  je  fonde  sur  sa  justice.  Au  reste , 
mon  cher  concitoyen,  j  ai  voulu  verser  mon  cœur  dans  votre  sein , 
et  non  pas  entrer  en  lice  avec  vous;  ainsi,  restons-en  là,  s'il  vous 
plaît ,  d'autant  plus  que  ces  sujets  ne  se  peuvent  traiter  guère 
commodément  par  lettres. 

J'étais  un  peu  mieux;  je  retombe.  Je  compte  pourtant  un  peu 
sur  le  retour  du  printemps;  mais  je  n'espère  plus  recouvrer  des 
forces  suffisantes  pour  retourner  dans  la  patrie.  Sans  avoir  lu 
votre  déclaraiion^  je  la  respecte  d*avance,  et  me  félicite  d'avoir, 
le  premier ,  donné  à  votre  respectable  corps  des  éloges  qu'il  jus- 
tifie si  bien  aux  yeux  de  toute  l'Europe. 

Adieu ,  mon  ami. 

A  M.  VERNES. 

Monimorencî ,  le  25  mal  1758. 

J  E  ne  vous  écris  pas  exactement,  mon  cher  Vernes ,  mais  je  pense 
à  vous  tous  les  jours.  Les  maux  ,  les  langu4u*s ,  les  peines  aug- 
mentent sans  cesse  ma  paresse;  je  n'ai  plus  rien  d'actif  que  le 
cœur;  encore,  hors  Dieu,  ma  patrie  et  le  genre  humain,  n'y 
reste-t-il  d'attachement  que  pour  vous  ;  et  j'ai  connu  les  hommes 
par  de  si  tristes  expériences ,  que ,  si  vous  me  trompiez  comme  les 
autres ,  j'en  serais  affligé,  sans  doute,  mais  je  n  en  serais  plus 
surpris.  Heureusement  je  ne  présume  rien  de  semblable  de  votre 
part;  et  je  suis  persuaaé  que,  si  vous  faites  le  voyage  que  vous 
me  promettez,  l'habitude  de  nous  voir  et  de  nous  mieux  con- 
naître affermira  pour  jamais  cette  amilié  véritable  que  j'ai  tant 
de  penchant  à  contracter  avec  vous.  S'il  est  donc  vrai  que  votre 
fortune  et  vos  affaires  vous  permettent  ce  voyage  J  et  que  votre 
cœur  le  désire,  annoncez-le  moi  d'avance,  afin  qne  je  me  pré- 

λare  au  plaisir  de  presser,  du  moins  une  fois  en  ma  vie,  un 
lonnéte  homme  et  un  ami  contre  ma  poitrine. 
Par  rapport  à  ma  croyance ,  j'ai  examiné  vos  objections ,  et  je 
vous  dirai  naturellement  qu'elles  ne  me  persuadent  pas.  Je  trouve 

Sue ,  pour  un  homme  convaincu  de  l'immortalité  de  l'ame ,  vous 
onnez  trop  de  prix  aux  biens  et  aux  maux  de  cette  vie.  J'ai 
connu  les  derniers  mieux  que  vous,  et  mieux  peut-être  qu'homme 
qui  existe  ;  je  n'en  adore  pas  moins  l'équité  de  la  providence,  et 
me  croirais  aussi  ridicule  de  murmurer  de  mes  maux  durant  cette 
courte  vie ,  que  de  crier  à  l'infortune  pour  avoir  passé  une  w\t 
dans  un  mauvais  cabaret.  Tout  ce  que  vous  dites  sur  rim^^^"" 
sauce  de  la  conscience  se  peut  rétorquer  plus  vivement  eiti<^<>^^' 
contre  la  révélation  ;  car  que  voulez-vous  qu'on  pense   de    ï»^'^* 
leur  d'un  remède  qui  ne  guérit  de  rien?  Ne  dirait-on   p^.^^^*^ 
tous  ceux  qui  connaissent  l'évangile  sont  de  fort  saints    nc?^^^^' 


45G  CORRESPONDANCE. 

nages,  et  qu'un  Sicilien  sanguinaire  et  perfide  vaut  beaucoup 
mieux  qu'un  Hottentot  stupide  et  grossier  ? 

Youlez-Yous  que  je  croie  que  Dieu  n'a  donne  sa  loi  aux  hommet 
que  pour  avoir  une  double  raison  de  les  punir?  Prenez  garde, 
mon  ami;  vous  voulez  le  justifier  d'un  tort  chimérique,  et  vous 
afi^gravez  l'accusation.  Souvenez-vous ,  surtout ,  que ,  dans  cette 
dispute ,  c'est  vous  qui  attaquez  mon  sentiment ,  et  que  je  ne  fats 
que  le  défendre;  car,  d'ailleurs,  je  suis  très-éloigné  de  désap- 
prouver le  votre ,  tant  que  vous  ne  voudrez  contraindre  personne 
a  Fembrasser. 

Quoi!  cette  aimable  et  cbëre  parente  est  toujours  dans  son  lit! 
Que  ne  suis-je  auprès  d'elle!  Nous  nous  consolerions  mutaelie- 
ment  de  nos  maux ,  et  j'apprendrais  d'elle  ii souffrir  les  miens  avec 
constance  ;  mais  je  n'espère  plus  faire  un  voyage  si  désiré;  je  me 
sens  de  jour  en  jour  moms  en  état  de  le  soutenir.  Ce  n'est  pas  que 
la  belle  saison  ne  m'ait  rendu  de  la  vigueur  et  du  courage ,  mais 
le  mal  local  n'en  fait  pas  moins  de  progrès;  il  commence  même  à 
se  rendre  intérieurement  tres-sensible ;  une  enflure,  qui  croit 
quand  je  marche ,  m'ote  presque  le  plaisir  de  la  promenade  ,  le 
seul  qui  jn'était  resté;  et  je  ne  reprends  des  forces  que  pour  souf- 
frir :  la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  Cela  ne  m'empêchera  pas, 
j'espère ,  de  vous  fai^hroir  les  environs  de  ma  solitude ,  auxquels 
il  ne  manque  que  d'être  autour  de  Genève  pour  me  paraître  dé- 
licieux. J'embrasse  le  cherRoustan,  mon  prétendu  disciple;  j'ai 
lu  avec  plaisir  son  Examen  des  quatre  beaux  aiècles ,  et  je  m'en 
tiens,  avec  plus  de  confiance  ,  à  mon  sentiment,  en  voyant  que 
c'est  aussi  le  sien.  La  seule  chose  que  je  voudrais  lui  demander 
serait  de  ne  pas  s'exercer  à  la  vertu  à  mes  dépens,  et  de  ne  pas  se 
ïnontrer  modeste  en  flattant  ma  vanité.  Adieu ,  mon  cher  Vernes , 
je  trouve  de  jour  en  jour  plus  de  plaisir  à  vous  aimer. 

A  M.  DELEYRE. 

XîiNFiiï ,  mon  cher  Deleyre,  j'ai  de  vos  nouvelles.  Vous  attendiez 
plutôt  des  miennes,  et  vous  n'aviez  pas  tort;  mais,  pour  vous  en 
donner,  il  fallait  savoir  oii  vous  prendre ,  et  je  ne  voyais  personne 
qui  pût  me  dire  ce  que  vous  étiez  devenu  ;  n'ayant  et  ne  voulant 
avoir  désormais  pas  plus  de  relation  avec  Paris  qu'avec  Pékin  ,  il 
était  difficile  que  je  pusse  être  mieux  instruit.  Cependant  jeudi 
dernier  un  pensionnaire  des  Vertus ,  qui  me  vint  voir  avec  le  père 
Curé ,  m'apprit  que  vous  étiez  à  Liège;  mais  ce  que  j'aurais  dd 
faire  il  y  a  deux  mois  était  à  présent  hors  de  propos ,  et  ce  n'était 
]>lus  le  cas  de  vous  prévenir;  car  je  vous  avoue  que  je  suis  et  serai 
toujours,  de  tous  les  hommes,  le  moins  propre  à  retenir  les  gens 
(]ui  se  détachent  de  moi. 

J'ai  d'autant  plus  senti  le  coup  que  vous  avez  reçu,  que  j'étais 
bien  plus  content  de  votre  nouvelle  carrière  que  de  celle  oii  vous 
êtes  en  train  de  rentrer.  Je  vous  crois  assez  de  probité  pour  vous 
conduire  toujours  en  homme  de  bieudans  les  afTaircs,  mais  non 


ANNEE  175*  457 

pas  assez  de  vertu  pour  préférer  toujours  le  bien  public  âr  votre 
gloire  ,  et  ne  dire  jamais  aux  hoonmes  que  ce  qu'il  leur  est  bon  de 
savoir.  Je  me  complaisais  à  vous  imaginer  d'avance  dans  le  car 
de  relancer  quelquefois  les  fripons  ,  au  lieu  que  je  tremble  de 
vous  voir  contrister  les  âmes  simples  dans  vos  écrits.  Cher  De-P- 
ieyre, défiez-vous  de  votre  esprit  satirique;  surtout  apprenez  à 
respecter  la  religion  :  l'humanité  seule  exige  ce  respect.  Les 
grands ,  les  riches ,  les  heureux  du  siècle  seraient  charmes  qu'il  n'y 
eût  point  de  Dieu  ;  mais  l'attente  d'une  autre  vie  console  ,  de 
celle-ci  ,  le  peuple  et  le  misérable.  Quelle  cruauté  de  leur  6ter 
encore  cet  espoir  ! 

Je  suis  attendri ,  touché  de  tout  ce  que  vous  me  dites  de 

M.  G ;  quoique  je  susse  déjà  tout  cela,  je  l'apprends  de  vous 

avec  un  nouveau  plaisir  ;  c'est  bien  plus  votre  éloge  que  le  sien 
que  vous  faites  :  la  mort  n'est  pas  un  malheur  pour  un  homme 
de  bien  ,  et  je  me  réjouis  presque  de  la  sienne ,  puisqu'elle  m'est 
une  occasion  de  vous  estimer  davantage.  Ah  !  Deleyre,  puissé-je 
ni'étre  trompé ,  et  goûter  le  plaisir  de  me  reprocher,  cent  fcHS  le 
jour,  de  vous  avoir  été  juge  trop  sévère  ! 

Il  est  vrai  que  je  ne  vous  parlai  point  de  mon  écrit  sur  les  spec- 
tacles ;  car ,  comme  je  vous  l'ai  dit  plus  d'une  fois ,  je  ne  me  fiais 
pas  k  vous.  Cet  écrit  est  bien  loin  de  la  prétendue  méchanceté 
dont  vous  parlez;  il  est  lâche  et  faible  ;  les  méchans  n'y  sont 

Îilus  gourmandes  ;  vous  ne  m'y  reconnaîtrez  plus  :  cependant  je 
'aime  plus  que  tous  les  autres ,  parce  qu'il  m'a  sauve  la  vie ,  et 
qu'il  me  servit  de  distraction  dans  des  momens  de  douleur ,  oh , 
sans  lui ,  je  serais  mort  de  désespoir.  Il  n'a  pas  dépendu  de  moi  de 
mieux  faire;  j'ai  fait  mon  devoir,  c'est  assez  pour  moi.  Au  sur- 
plus ,  je  livre  l'ouvrage  à  votre  juste  critique.  Honorez  la  vérité  j 
je  vous  abandonne  tout  le  reste.  Adieu ,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

A  M.  ROMILLY. 

vJ  N  ne  saurait  aimer  les  përcs  sans  aimer  des  enfans  qui  leur 
sont  chers  ;  ainsi ,  monsieur ,  je  vous  aimais  sans  vous  connaître , 
et  vous  croyez  bien  que  ce  que  je  reçois  de  vous  n'est  pas  propre 
à  relâcher  cet  attachement.  J'ai  lu  votre  ode  ;  j'y  ai  trouvé  de 
l'énergie ,  des  images  nobles  ,  et  quelquefois  des  vers  heureux  : 
jiiais  votre  poésie  parait  sénée  ;  elle  sent  la  lampe ,  et  n'a  pas  ac- 
quis la  correction.  Vos  rimes,  quelquefois  riches ,  sont  rarement 
(.*légantes,  et  le  mot  propre  ne  vous  vient  pas  toujours.  Mon  cher 
Bomilly,  quand  je  paie  les  complimens  par  des  vérités,  je  rends 
luieux  que  ce  qu  on  me  donne. 

Je  vous  crois  du  talent ,  et  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  vous 
fassiez  honneur  dans  la  carrière  oiivous  entrez.  J'aimerais  pour- 
tant mieux,  pour  votre  bonheur ,  que  vous  eussiez  suivi  la  pro- 
fession de  votre  digne  pcre ,  surtout  si  vous  aviez  pu  vous  y  dis- 
tinguer comme  lui.  Uo  travail  modéré;  une  vie  égale  et  simple, 


458  CORRESPONDANCE. 

la  paix  de  l'ame  et  la  santé  du  corps ,  qui  sont  le  fruit  de  tout 
cela  9  valent  mieux  pour  vivre  heureux  que  le  savoir  et  Ut  gloire  : 
du- moins  en  cultivant  les  talens  des  gens  de  lettres  y  n'en  proiiti 
pas  les  préjugés;  n'estimez  votre  état  que  ce  qu'il  vaut ,  et  vont 
en  vaudrez  davantage.  Je  vous  dirai  que  je  n'aime  pas  la  fin  de 
votre  lettre,  vous  me  paraissez  juger  trop  sévèrement  les  riches  ; 
vous  ne  songez  pas  qu'ayant  contracté  des  leur  enfance  mille 
besoins  que  nous  n'avons  point,  les  réduire  k  l'état  des  pauvres , 
ce  serait  les  rfiidre  plus  misérables  qu'eux.  Il  faut  être  juste  en- 
vers tout  le  monde ,  même  envers  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ponr 
nous.  Eh  !  monsieur ,  si  nous  avions  les  vertus  contraires  aux 
vices  que  nous  leur  reprochons,  nous  ne  songerions  pas  même 
qu'ils  sont  au  monde,  et  bientôt  ils  auraient  plus  besoin  de  nous, 

Sue  nous  deux  ?  Encore  un  mot ,  et  je  finis^  Pour  avoir  droit 
e  mépriser  les  riches,  il  faut  être  économe  et  prudent  soî-méme, 
afin  de  n'avoir  jamais  besoin  de  richesses. 

Adieu  y  mon  cher  Romilly  ;  je  <  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

A  M.  D'ALEMBERT. 

Montmorenci ,  le  95  jaio  1758. 

J'ai  dû,  monsieur,  répondre  à  votre  article  Genève  :  je  l'ai 
fait ,  et  je  vous  ai  même  adressé  cet  écrit.  Je  suis  sensible  aux  té- 
moignages de  votre  souvenir ,  et  à  l'honneur  que  j'ai  reçu  de 
vous  en  plus  d'une  occasion  :  mais  vous  nous  donnez  un  conseil 
pernicieux;  et,  si  mon  père  en  avait  fait  autant,  je  n'aurais  pu 
ni  dû  me  taire.  J'ai  tâche  d'accorder  ce  que  je  vous  dois,  avec  ce 
que  je  dois  à  ma  patrie  ;  quand  il  a  fallu  choisir ,  j'aurais  fait  un 
crime  de  balancer.  Si  ma  témérité  vous  offense ,  vous  n'en  serez 
que  trop  vengé  par  la  faiblesse  de  l'ouvrage.  Vous  y  chercherez 
en  vain  les  restes  d'un  talent  qui  n'est  plus ,  et  qui  ne  se  nourrissait 
peut-être  que  de  mon  mépris  pour  mes  adversaires.  Si  je  n'avais 
consulté  que  ma  réputation ,  j'aurais  certainement  supprimé  cet 
écrit  ;  mais  il  n'est  pas  ici  question  de  ce  qui  peut  vous  plaire  ou 
m'honorer;  en  faisant  mon  devoir,  je  serai  toujours  assez  con- 
tent de  moi ,  et  assez  justifié  près  de  vous. 


J 


A  M.  VERNES. 

Monlmorrnci ,  le  4  juillet  lySS. 


E  me  hâte  ,  mon  cher  Vernes,  de  vous  rassurer  sur  le  sens  que 
vous  avez  donné  à  ma  dernière  lettre ,  et  qui  sûrement  n'était 
pas  le  mien.  Soyez  sûr  que  j'ai  pour  vous  toute  l'estime  et  toute 
la  confiance  qu'un  ami  doit  à  son  ami.  Il  est  vrai  que  j'ai  eu  les 
mêmes  sentimens  pour  d'autres  qui  m'ont  trompé  ,  et  que  ,  plein 
d'une  amertume  en  secret  dévorée ,  il  s'en  est  répandu  quelque 
chose  sur  mon  papier;  mais,  mon  ami  ,  cela  vous  regardait  si 
peu  }  que ,  dans  la  même  lettre ,  je  vous  ai ,  ce  me  semble ,  assez 


ANNEE  1758.  459 

témoigné  l'ardent  désir  que  j'ai  de  vous  voir  et  de  vous  embras- 
ser. Vous  me  connaissez  mal  ;  si  je  tous  croyais  capable  de  me 
tromper,  je  n'aurais  plus  rien  à  vous  dire. 

J'ai  reçu  l'exemplaire  de  M.  Duvillard)  je  vous  prie  de  l'en  re- 
mercier. S'il  veut  bien  m'en  adresser  deux  autres,  non  pas  par 
la  même  voie  dont  il  s'est  servi ,  mais  k  l'adresse  de  M.  Coinaei^ 
chez  MM,  Thelwtaon ,  Necker ,  et  compagnie ,  rue  Michel  U 
Comte  ^  je  lui  en  serai  obligé.  Il  a  eu  tort  d'imprimer  cet  article 
sans  m'en  rien  dire  ;  il  a  laissé  des  fautes  que  j'aurais  ôtées ,  et 
il  n'a  pas  fait  des  corrections  et  additions  que  je  lui  aurais 
données. 

J'ai  sous  presse  un  petit  écrit  sur  l'article  Genève  de  M.  d'A- 
lembert.  Le^conseil  qu'il  nous  donne  d'établir  une  comédie  m'a 
paru  pernicieux;  il  a  réveillé  mon  zèle,  et  m'a  d'autant  plus  in- 
digné ,  que  j'ai  vu  clairement  qu'il  ne  se  faisait  pas  un  scrupul^ 
de  faire  sa  cour  à  M.  de  Voltaire  à  nos  dépens.  Voilà  les  auteurs 
et  les  philosophes!  Toujours  pour  motif  quelque  intérêt  particu- 
lier ,  et  toujours  le  bien  public  pour  prétexte.  Cher  Vemes , 
soyons  hommes  et  citoyens  jusqu'au  dernier  soupir.  Osons  tou- 
jours parler  pour  le  bien  de  tous,  fût-il  préjudiciable  à  nos  amis 
et  à  nous-mêmes.  Quoi  qu'il  en  soit ,  j'ai  dit  mes  raisons;  ce  sera 
à  nos  compatriotes  à  les  peser.  Ce  qui  me  fôche,  c'est  que  cet 
écrit  est  de  la  dernière  faiblessej  il  se  sent  de  l'état  de  langueur 
oii  je  suis ,  et  où  j'étais  bien  plus  encore  quand  je  l'ai  composé* 
Vous  n'y  reconnaîtrez  plus  rien  que  mon  cœur  ;  mais  je  me  flatte 
que  c'en  est  assez  pour  me  conserver  le  vôtre.  Voulez -vous 
bien  passer  de  ma  part  chez  M.  Marc  Chappuis  lui  faire  mes 
tendres  amitiés,  et  lui  demander  s'il  veut  bien  ^ue  je  lui  fasse 
adresser  les  exemplaires  de  cet  écrit  que  je  me  suis  réservés  ,  afin 
de  les  distribuer  à  ceux  à  qui  je  les  destine  ,  suivant  la  note  que 
le  lui  enverrai? 

Vous  m'avez  parlé  ci*devant  de  madame  d'Epinay  ;  l'ami  Rous- 
lan  ,  que  j'embrasse  et  remercie  ,  m'en  parle,  et  d'autres  m'en 
parlent  encore.  Cela  me  fait  juger  qu'elle  vous  laisse  dans  nne 
erreur  dont  il  faut  que  je  vous  tire.  Si  madame  d'Épinav  vous  dit 
que  je  suis  de  ses  amis,  elle  vous  trompe;  si  elle  vous  <}it  qu'elle 
est  des  miens,  elle  vous  trompe  encore  plus  :  voilà  tout  ce  que 
j'ai  à  vous  dire  d'elle. 

Loin  que  l'ouvrage  dont  vous  mé  parlez  soit  un  roman  philo- 
sophique ,  c'est  au  contraire  un  commerce  de  bonnes  gens.  Si  vous 
venez,  je  vous  montrerai  cet  ouvrage;  et,  si  vous  jugez  qu'il 
vous  convienne  de  vous  en  mêler  ,  je  l'abandonne  avec  plaisir  à 
votre  direction.  Adieu  ,  mon  ami  ,  soncez  ,  non  pas  ,  grâces  au 
ciel  ,  aux  ides  de  mars,  mais  aux  calendes  de  septembre 5  c'est  ce 
jour-là  que  je  vous  attends. 


46o  CORRESPONDANCE. 

A  SOPHIE. 

Le  i5jaillet  tySS» 

J  E  commence  une  correspondance  qui  n'a  point  d'exemple  et  ne 
êer9i  guère  imitée  :  mais  ,  votre  cœur  n'ayant  plus  rien  à  dire  au 
mien ,  j'aime  mieux  faire  seul  les  frais  d'un  commerce  qui  ne  se* 
rait  qu'onéreux  pour  yous  ,  et  oii  vous  n'auriez  k  mettre  que  des 
paroles.  C'est  une  fausseté  méprisable  de  substituer  des  procédés 
à  la  place  des  sentimens ,  et  de  n'être  honnête  qu'à  l'extérieur. 
Quiconque  a  le  courage  de  paraître  toujours  ce  qu'il  est  devien- 
dra tôt  ou  tard  ce  qu'ildoit  être  ;  mais  il  n'y  a  plus  rien  à  espé- 
rer de  ceux  qui  se  font  un  caractère  de  parade.  Si  je  vous  par- 
donne de  n'avoir  plus  d'amitié  pour  moi ,  c'ait  parce  que  vous 
ne  m'en  montrez  plus.  Je  vous  aime  cent  fois  mieux  ainsi,  qu'a- 
vec ces  lettres  froides  qui  voulaient  être  obligeantes  ,  et  mon- 
traient 9  malgré  vous ,  que  vous  songiez  à  autre  chose  en  les 
écrivant.  De  la  franchise  ,  6  Sophie  !  il  n'y  a  qu'elle  qui  élève 
l'ame  ,  et  soutienne ,  par  l'estime  de  soi-même  ,  le  droit  à  celle 
d'autrui.  » 

Mon  dessein  n'est  pas  de  vous  ennuyer  de  fréquentes  et  longues 
lettres.  Je  n'espère  pas  même  ,  avec  toute  ma  discrétion ,  que 
vous  lisiez  toutes  celles  que  je  yous  écrirai  ;  mais  du  moins  aurai^ 
je  eu  le  plaisir  de  les  écrire ,  et  peut-être  est-il  bon ,  pour  vous  et 
pour  moi  y  que  yous  ayez  la  complaisance  de  les  recevoir.  Je  vous 
crois  un  bon  naturel  ;  c'est  cette  opinion  qui  m'attache  encore  à 
vous  :  mais  une  grande  fortune  sans  adversités  a  dû  vous  endurcir 
l'ame  ^  vous  avez  trop  peu  connu  de  maux  pour  être  fort  sensible 
à  ceux  àes  autres.  Ainsi  les  douceurs  de  la  commisération  vous 
sont  encore  inconnues.  N'ayant  su  partager  les  peines  d'autrui , 
vous  serez  moins  en  état  dVn  supporter  vous-même ,  si  jamais  il 
en  vient;  et  il  est  toujours  à  craindre  qu'il  n'en  vienne  ,  car  vous 
n*ignorez  pas  que  la  lortune  même  n'en  garantit  pas  toujours  ; 
et,  quand  elles  nous  attaquent  au  milieu  de  ses  faveurs  ,  quelles 
ressources  lui  reste-t-il  pour  les  guérir? 

Non  fidarti  délia  sorte  , 
Aacor  a  me  già  fà  grata  ,     . 
Et  lu  ancor  abandonata 
Sospirar  potresii  un  di. 

Veuille  le  ciel  tromper  ma  prévoyance  !  en  ce  cas ,  mes  soins 
n'auront  été  qu'inutiles ,  et  il  n'y  aura  point  de  mal  au  moins  à 
les  avoir  pris  :  mais  si  jamais  votre  cœur  affligé  se  sent  besoin  de 
ressources  qu'il  ne  trouvera  pas  en  lui-même  ,  si  peut-être  un 
jour  d'autres  manières  de  penser  vous  dégoûtent  de  celles  qui 
n'ont  pu  vous  rendre  heureuse  ,  revenez  à  moi ,  si  je  vis  encore  , 
et  vous  saurez  quel  ami  vous  avez  méprisé.  Si  je  ne  vis  plus, 
relisez  mes  lettres  5  peut-être  le  souvenir  de  mon  attachement 


ANNÉE  1758.  4G1 

adoucira -t -il  vos  peines;  peut-être  trouyerez-Vous  clans  mes 
maximes  des  consolations  que  vous  n'imaginez  pas  aujourd'hui. 

A  MADAME  DE  CRÉQUL 

Montmorenci,  i3  octobre  1758^ 

ts^uoi ,  madame,  vous  pouviez  me  soupçonner  d'avoir  perdu  le 
souvenir  de  vos  bontés  ;  C'était  ne  rendre  justice  ni  à  vous,  ni  à 
moi  :  les  témoienagcs  de  votre  estime  ne  s'oublient  pas ,  et  je  n'ai 

Ï)as  un  cœur  fait  pour  les  oublier.  J'en  puis  dire  autant  de 
'honneur  que  me  fait  monsieur  l'ambassadeur  ;  c'est  un  grand 
encouragement  pour  m'en  rendre  digne  :  l'approbation  des  gens 
de  bien  est  la  seconde  récompense  de  la  vertu  sur  la  terre. 

Je  comprends  par  le  commencement  de  votre  lettre,  que  vous 
voilà  toul-à-fait  dans  la  dévotion.  Je  ne  sais  s'il  faut  vous  en  féli- 
citer ou  vous  en  plaindre  :  la  dévotion  est  un  état  trës-doux , 
mais  il  faut  des  dispositions  pour  le  goûter.  Je  ne  vous  crois  pas 
Tame  assez  tendre  pour  être  dévote  avec  extase,  et  vous  devez 
vous  ennuyer  durant  l'oraison.  Pour  moi ,  j'aimerais  encore- 
mieux  être  dévot  que  philosophe  ;  mais  je  m'en  tiens  à  croire  en 
Dieu ,  et  à  trouver  dans  l'espoir  d'une  autre  vie  ma  seule  conso- 
lation dans  celle-ci. 

Il  est  vrai ,  madame,  que  l'amitié  me  fait  payer  chèrement sef 
charmes,  et  je  vois  que  vous  n'en  avez  pas  eu  meilleur  marché. 
Ne  nous  plaignons  en  cela  que  de  nous-^mémes.  Nous  sommes 
justement  punis  des  attachemens  exclusifs  qui  nous  rendent  aveu** 
gles ,  injustes ,  et  bornent  l'univers  pour  nous  aux  personnes  que 
nous  aimons.  Toutes  les  préférences  de  l'amitié  sont  des  vols  faitf 
au  genre  humain ,  à  la  patrie.  Les  hommes  sont  tous  nos  frères; 
ils  doivent  tous  être  nos  amis. 

Je  conçois  les  inquiétudes  que  vous  donne  le  dangerenzmétief 
de  monsieur  votre  nls ,  et  tout  ce  que  votre  tendresse  vous  porte 
à  faire  pour  lui  donner  un  état  digne  de  son  nom  :  mais  j'espèrt 
que  vous  ne  vous  serez  point  ruinée  pour  le  faire  tuer  ;  au  con* 
traire  ,  vous  le  verrez  vivre  ,  prospérer ,  honorer  vos  soins ,  et 
vous  payer  au  centuple  de  tous  les  soucis  qu'il  vous  a  coûtés. 
Yoilà  ce  que  son  âge ,  le  vôtre  ,  et  l'éducation  qu'il  a  reçue  de 
vous ,  doivent  vous  faire  attendre  le  plus  naturellement.  Au 
reste ,  pardonnez  si  je  ne  puis  voir  les  périls  qui  vous  efiràient 
du  même  œil  que  les  voit  une  mère.  Eh  !  madame  ,  est-ce  un  si 
grand  mal  de  mourir  ?  Hélas  !  c'en  est  souvent  un  bien  plus  grand 
de  vivre. 

Plus  je  reste  enfermé  dans  ma  solitude,  moins  je  suis  tenté  de 
l'interrompre  par  un  voyage  de  Paris  :  cependant  je  n'ai  point 
pris  là-dessus  de  résolution.  Quand  le  désir  m'en  viendra,  je  serai 
prompt  à  le  satisfaire  ;  mais  il  n'est  point  encore  venu.  Tout  ce 
que  je  puis  vous  dire  sur  l'avenir,  c'est  que  ,  si  jamais  je  fais  ce 
voyage  ,  ce  ne  sera  point  san$  me  présenter  chez  vous;  et  que, 


462  CORRESPONDANCE. 

dans  mon  systëme  actuel ,  j'aurai  peut-être  quelque  reproche  à 
me  faire  du  motif  qui  m'y  conduira. 

Recevez  j  madame  ,  les  assurances  de  mon  respect.  < 

A  MADAME  D'HOUDETOT. 

8  novembre  1758* 

tJ  E  viens  de  recevoir  de  Crimm  une  lettre  qui  m'a  fait  frémir  » 
et  que  je  lui  ai  renvoyée  à  l'insf  aiit ,  de  peur  de  la  lire  une  seconde 
fois.  Madame ,  tous  ceux  que  j'aimais  me  haïssent ,  et  voas  con- 
naissez mon  cœur  ;  c'est  vous  en  dire  assez.  Tout  ce  que  j'avaii 
appris  de  madame  d'Ëpinay  n'est  que  trop  vrai ,  et  j'en  sais  da- 
vantage encore.  Je  ne  trouve  de  toute  part  que  sujets  de  déses- 
poir, il  me  reste  une  seule  espérance  ;  elle  peut  me  consoler  de 
tout  et  me  rendre  le  courage.  Hâtez-vous  de  la  confirmer  ou  de 
la  détruire.  Ai-je  encore  une  amie  et  un  ami  ?  Un  mot ,  un  seul 
mot ,  et  je  puis  vivre. 

Je  vais  déloger  de  l'Hermitage.  Mon  dessein  est  de  chercher 
un  asile  éloigné  et  inconnu  :  mais  il  faut  passer  l'hiver  ,  et  vos 
défenses  m'empêchent  de  l'aller  passer  à  Paris.  Je  vais  donc  m'é- 
tablir  à  Montmorenci ,  comme  Je  pourrai ,  en  attendant  le  prin- 
temps. Ma  respectable  amie,  je  ne  vous  reverrai  jamais:  je  le 
sens  à  la  tristesse  qui  me  serre  le  cœur  :  mais  je  m  occuperai  de 
vous  dans  ma  retraite.  Je  songerai  que  j  ai  deux  amis  au  monde  » 
et  j'oublierai  que  j'y  suis  seul. 


V 


  LA  MÊME. 

Novembre  1758. 


oici  la  quatrième  lettre  que  je  vous  écris  ,  sans  réponse.  Ah  ! 
si  vous  continuez  de  vous  taire,  je  vous  aurai  trop  entendue. 
Songez  à  l'état  ou  je  suis  ,  et  consultez  votre  bon  cœur.  Je  puis 
supporter  d'être  abandonné  de  tout  le  monde.  Mais  vous  !...  vous 
qui  me  connaissez  si  bien  !  Grand  Dieu  !  suis-jc  un  scélérat  ?  un 
scélérat,  moi!  Je  l'apprends  bien  tard.  C'est  M.  Grimm  ,  c'est 
mon  ancien  ami ,  c'est  celui  qui  me  doit  tous  les  amis  qu'il  m'ôte , 
qui  a  fait  cette  belle  découverte ,  et  qui  la  publie.  Hélas  !  il  est 
1  honnête  homme ,  et  moi  l'inffrat.  II  jouit  des  honneurs  de  la 
vertu  pour  avoir  perdu  son  ami ,  et  moi  je  suis  dans  l'opprobre 
pour  n'avoir  pu  flatter  une  femme  perfide  ,  ni  m'asservir  à  celle 
que  j'étais  forcé  de  haïr.  Ah!  si  je  suis  un  méchant ,  que  toute  la 
race  humaine  est  vile  !  Cruelle  ,  fallait-il  céder  aux  séductions 
de  la  fausseté,  et  faire  mourir  de  douleur  celui  qui  ne  vivait  que 
pour  aimer. 

Adieu.  Je  ne  vous  parlerai  plus  de  moi  ;  mais ,  si  je  ne  pui^ 
vous  oublier ,  je  vous  défie  d'oublier  à  votre  tour  ce  cœur  que 
vous  méprisez  ,  ni  d'en  trouver  jamais  un  semblable. 


ANNÉE  1758.  463 

A  M.  VERNES. 

Moiilmorencly  le  21  norembre  1758. 

Vjber  Vernes ,  plaignes-moi.  Les  approches  de  l'hiver  se  font 
sentir.  Je  souffre  ,  et  ce  n'est  pas  le  pire  pour  ma  paresse.  Je  suis 
accahlé  de  travail ,  et  jamais  mon  dernier  écrit  ne  m'a  coûté  la 
moitié  de  la  peine  et  du  temps  k  faire  ^ue  me  coûteront  k  ré- 
pondre les  lettres  qu'il  m'attire.  Je  voudrais  donner  la  préférence 
à  mes  concitoyens  ;  mais  cela  ne  se  peut ,  sans  m'exposer  :  car  , 
parmi  les  autres  lettres  ,  il  y  en  a  de  trës-dangereuses ,  dans  les- 
quelles on  me  tend  visiblement  des  pièges,  auxquelles  il  faut  pour- 
tant répondre ,  et  répondre  promptement ,  de  peur  que  mon 
silence  même  ne  soit  imputé  à  crime.  Faites  donc  en  sorte  ,  mon 
ami ,  qu'un  retard  de  nécessité  ne  soit  pas  attribué  k  négligence , 
et  aue  mes  compatriotes  aient  pour  moi  plus  d'indulgence  que 
je  n  ai  lieu  d'en  attendre  des  étrangers.  J'aurai  soin  de  répondre 
à  tout  le  monde  ;  je  désire  seulement  qu'un  délai  forcé  ne  dé- 
plaise à  personne. 

Vous  me  parles  des  critiques.  Je  n'en  lirai  jamais  aucune  ; 
c'est  le  parti  que  j'ai  pris  des  mon  précédent  ouvrage,  et  je  m'en 
suis  très-bien  trouvé.  Apres  avoir  dit  mon  avis ,  mon  devoir  est 
rempli.  Errer  est  d'un  mortel ,  et  surtout  d'un  ignorant  comme 
moi ,  mais  je  n'ai  pas  l'entêtement  de  l'ignorance.  Si  j'ai  fait  des 
fautes ,  qu'on  les  censure,  c'est  fort  bien  fait.  Pour  moi ,  je  veux 
rester  tranquille ^  et,  si  la  vérité  m'importe,  la  paix  m'importe 
encore  plus. 

Cher  Vernes ,  qu'avons-nous  fait?  Nous  avons  oublié  M.  Abau- 
sit.  Ah!  dites,  méchant  ami!  cet  homme  respectable,  qui  passe 
sa  vie  à  s'oublier  soi-même  ,  doit- il  être  oublié  des  autres?  Il  fal- 
lait oublier  tout  le  monde  avant  lui.  Que  ne  m'avez-vous  dit  un 
mot  ?  Je  ne  m'en  consolerai  jamais.  Adieu. 

Je  n'oublie  pas  ce  que  vous  m'avez  demandé  pour  votre  recueil  ; 
mais....  du  temps!  du  temps!  Hélas  !  je  n'en  tais  cas  que  pour  le 
perdre.  Ne  trouvez-vous  pas  qu'avec  cela  mes  comptes  seront 
bien  rendus? 

A  M-  LE  DocTEun  TRONCHIN- 

A  Montmorenci^  le  37  novembre  l'jSS» 

OTRK  lettre  ,  monsieur,  m'aurait  fait  grand  plaisir  en  tout 
temps ,  et  m'en  fait  surtout  aujourd'hui  ;  car  j'y  vois  qu'ayant 
juge  l'absent  sans  l'entendre,  vous  ne  l'avez  pas  jugé  tout-à-fait 
aussi  sévèrement  qu'on  me  l'avait  dit.  Plus  je  suis  indifférent  sur 
les  jugemens  du  public ,  moins  je  le  suis  sur  ceux  des  hommes 
de  votre  ordre  ;  mais ,  quoique  j'aspire  k  mériter  l'estime  des 
honnêtes  gens,  je  ne  sais  mendier  celle  de  personne }  et  j'avoue 
que  c'est  la  chose  du  monde  la  moins  importante,  que  d'être  juste 
ou  injuste  envers  moi. 


Y 


464  CORRESPONDANCE. 

Je  ne  doutais  pas  que  vous  ne  fussiez  de  mon  avis  ,  ou  plutôt 
que  je  ne  fusse  du  vôtre,  sur  la  proposition  de  M.  d'AIembert ,  et 
je  suis  charme  que  vous  ayez  bien  voulu  confirmer  vous-mônie 
cette  opinion.  Il  y  aura  du  malheur,  si  votre  sagesse  et  votre  crè» 
dit  n'empêchent  pas  la  comédie  de  s'établir  à  Genève  ,  et  de  te 
maintenir  à  nos  portes. 

A  l'égard  des  cercles ,  je  conviens  de  leurs  abus ,  et  je  n*ea 
doutais  pas  ;  c'est  le  sort  des  choses  humaines  ;  mais  je  crois 
qu'aux  cercles  détruits  succéderont  de  J>lus  grands  abus  encore. 
Vous  faites  une  distinction  trës-judicieuse  sur  la  différence  des 
républiques  grecques  à  la  nôtre ,  par  rapport  à  l'éducation  pu- 
blique :  mais  cela  n'empêche  pas  que  cette  éducation  ne  puisse 
avoir  lieu  parmi  nous ,  et  qu'elle  ne  l'ait  même  par  la  seule  force 
des  choses ,  soit  qu'on  le  veuille  ,  soit  qu'on  ne  le  veuille  pas.  * 
Considérez  qu'il  y  a  une  grande  différence  entre  nos  artisans  et 
ceux  des  autres  pays.  Uu  horloger  de  Genève  est  un  homme  k 
présenter  partout  ;  un  horloger  de  Paris  n'est  bon  qu'à  parler  de 
montres.  L'éducation  d'un  ouvrier  tend  à  former  ses  doigts  ,  rien 
de  plus.  Cependant  le  citoyen  reste.  Bien  ou  mal  ,  la  tcte  et  le 
cœur  se  forment  ^  on  trouve  toujours  du  temps  pour  cela  ,  et 
vôil  à  quoi  l'institution  doit  pourvoir.  Ici ,  monsieur ,  j'ai  sur 
vous ,  dans  le  particulier ,  l'avantage  que  vous  avez  sur  moi  dans 
les  observations  générales  :  cet  état  des  artisans  est  le  mien  ,  celui 
dans  lequel  je  suis  né ,  dans  lequel  j'aurais  dû  vivre  ,  et  que  je 
n'ai  quitté  que  pour  mon  malheur.  J'y  ai  reçu  cette  éducation 
publique ,  non  par  une  institution  formelle  ,  mais  par  des  tra- 
ditions et  des  maximes  qui ,  se  transmettant  d'âge  en  âge ,  don- 
naient de  bonne  heure  à  la  jeunesse  les  lumières  qui  lui  con* 
viennent  et  les  sentimens  qu'elle  doit  avoir.  A  douze  ans,  j'étais 
un  Romain  ;  à  vingt,  j'avais  couru  le  monde,  et  n'étais  plus  qu'un 
polisson.  Les  temps  sont  changés  ,  je  ne  l'ignore  pas  ^  mais  c'est 
une  injustice  de  rejeter  sur  les  artisans  la  corruption  publique  ^ 
on  sart  trop  que  ce  n'est  pas  par  eux  qu'elle  a  commencé.  Par- 
tout le  riche  est  toujours  le  premier  corrompu  ,  le  pauvre  suit , 
l'état  médiocre  est  atteint  le  dernier.  Or ,  chez  nous ,  l'état  mé- 
diocre est  l'horlogerie. 

Tant  pis  si  les  enfans  restent  abandonnés  à  •eux-mêmes.  Mais 
pourquoi  le  sont-ils?  Ce  n'est  pas  la  faute  des  cercles  ;  au  contraire, 
c'est  là  qu'ils  doivent  être  élevés ,  les  filles  par  les  mères ,  les  gar- 
çons par  les  pères.  Yoilà  précisément  l'éducation  moyenne  qui 
noiis  convient ,  entre  l'éducation  publique  des  républiques  grec- 

3ues,  et  l'éducation  domestique  des  monarchies ,  oii  tous  les  sujets 
oivent  rester  isolés ,  et  n'avoir  rien  de  commun  que  l'obéissance. 
Il  ne  faut  pas  non  plus  confondre  les  exercices  que  je  conseille, 
avec  ceux  de  l'ancienne  gymnastique.  Ceux-ci  formaient  une  vé- 
ritable occupation ,  presque  un  métier^  les  autres  ne  doivent  être 
qu'un  délassement,  des  fêtes,  et  je  ne  les  ai  proposés  qu^en  ce 
sens.  Puisqu'il  faut  des  amusemens  ,  voilà  ceux  qu'on  nous  doit 
ollrir.  C'est  une  observation  qu'on  faisait  de  mon  temps ,  que  le» 


ANNÉE  1758.  465 

Ï^lus  habiles  ouvriers  de  Genève  étaient  précisément  ceux  qui  bril- 
aient  le  plus  dan^ces  sortes  d'exercices ,  alors  en  honneur  parmi 
nous.  Preuve  que  ces  diversions  ne  nuisent  point  Tune  à  l'autre , 
mais  au  contraire  s*entr*aident  mutuellement  ;  ie  temps  qu'on 
leur  donne  en  laisse  moins  k  la  crapule ,  et  empêche  les  citoyens 
de  s'abrutir. 

Adieu  ,  monsieur;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Puis- 
sies-vous  long-temps  honorer  votre  patrie,  et  faire  du  bien  an 
genre  humain  ! 

A  M.  MOULTOU- 

Monlmorenci,  le  i5  décembre  1758* 

v^uoiQUEJesoisincommodéetaccabléd'occupationsdésagréableSy 
je  ne  puis,  monsieur,  différer  plus  long-temps  à  vous  remercier 
de  votre  excellente  lettre.  Je  ne  puis  vous  dire  k  quel  point  elle 
m'a  touché  et  charmé.  Je  l'ai  relue  et  la  relirai  plus  d'une  fois  : 

}''y  trouve  des  traits  dignes  du  sens  de  Tacite  et  du  zèle  de  Colon, 
1  ne  faut  pas  deux  lettres  comme  celle-là  pour  faire  connaître  un 
homme;  et  c'est  d'après  cette  connaissance  que  je  m'honore  de 
votre  suffrage.  O ,  cher  Moultou ,  nouveau  Genevois ,  vous  mon- 
trez pour  la  patrie  toute  la  ferveur  que  les  nouveaux  chrétiens 
avaient  pour  la  foi.  Puissiez- vous  l'étendre ,  la  communiquer  à 
tout  ce  qui  vous  environne  !  Puissiez-vous  réchauffer  la  tiédeur 
de  nos  vieux  citoyens ,  et  puissions-nous  en  acquérir  beaucoup 
qui  vous  ressemblent  !  Car  malheureusement  il  nous  en  reste  peu^ 

Ne  sachant  si  M.  Femea  vous  avait  remis  un  exemplaire  da 
mon  dernier  écrit ,  j'ai  prié  M.  Coindet  de  vous  en  envoyer  un 
par  la  poste ,  et  il  m'a  promis  de  le  faire  contre-signer.  Si  p§r  ha» 
sard  vous  aviez  reçu  les  deux,  et  que  vous  n'en  eussiez  pas  dis- 
posé, vous  m'obligeriez  d'en  rendre  un  à  M.  F'ernea;  car  j'ap- 
prends qu'il  a  distribué  pour  moi  tous  ceux  que  je  lui  avais  uit 
adresser  ,  et  qu'il  ne  lui  en  reste  pas  un  seul.  Si  vous  n'en  aves 
qu'un,  vous  m'offenseriez  de  songer  aie  rendre  :  si  vous  n'en  aves 
point ,  vous  m'afUigeriez  de  ne  m'en  pas  avertir. 

Quoi ,  monsieur,  le  respectable  AbauzU  daigne  me  lire ,  il  dai- 
gne m'approuver  !  Je  puis  donc  me  consoler  de  l'improbation  de 
ceux  qui  me  blâment  ;  car  il  est  bien  à  craindre  que ,  si  j'obtenais 
leur  approbation  ,  je  ne  méritasse  guère  la  sienne.  Adieu,  mon 
cher  monsieur.  Quand  vous  aurez  un  moment  à  perdre  ,  je  vous 
prie  de  me  le  donner  ;  il  me  semble  qu'il  ne  sera  pas  perdu  pour 
moi. 

A  M.  VERNES- 

MoQtxnorenci,  le  6  janvier  1759, 

JuE  mariage  est  un  état  de  discorde  et  de  trouble  pnnr  les  gens 
corrompus  ,  mais  pour  les  gens  de  bien  ^  il  eit  le  paradis  sur  1« 
7.  30 


466  CORRESPONDANCE. 

terre.  Cher  Verncs ,  vous  allez  être  heureux ,  peut-^tre  rête»-YOUf 
déjà.  Votre  mariage  n'est  point  secret;  il  ne  doit  point  Tétre,  il 
a  1  approbation  de  tout  le  monde,  et  ne  pouvait  manquer  de  l'a- 
voir. Je  me  fais  honneur  de  penser  que  votre  épouse ,  quoiqu'é- 
trangëre  ,  ne  le  sera  point  parmi  nous.  Le  mente  et  la  vertu  ne 
sont  étrangers  que  parmi  lesméchans  ;  ajoutez  une  figure  qui  n'est 
commune  nulle  part ,  mais  qui  sait  bien  se  naturaliser  partout , 

et  vous  verrez  que  mademoiselle  C n  était  Genevoise  avant  de 

le  devenir.  Je  m'attendris  ,  en  songeant  au  bonhear  de  deux 
époux  si  bien  unis ,  à  penser  que  c'est  le  sort  qui  vous  attend. 
Cher  ami ,  quand  pourrai- je  en  être  témoin?  quand  verserai-je 
des  larmes  ae  joie  en  embrassant  vos  ckers  en  fans?  quand  me 
dirai-je ,  en  abordant  votre  chère  épouse  :  «  Voilà  la  mère  de  fa- 
mille que  j'ai  dépeinte;  voilà  la  femme  qu'il  faut  honorer?  » 

Je  ne  suis  point  étonné  de  ce  que  vous  avez  fait  pour  M.  Abaa- 
zit ,  je  ne  vous  en  remercie  pas  même  ;  c'est  insulter  ses  amis  que 
de  les  remercier  de  quelque  chose.  Mais  cependant  vous  avez 
donné  votre  exemplaire;  et  il  ne  suffit  pas  que  vous  en  ayez  un  , 
il  faut  que  vous  l'ayez  de  ma  main.  Si  donc  il  ne  vous  en  reste 
aucun  des  miens  ,  marquez -le  moi  ;  je  vous  enverrai  celui  que 
je  m'étais  réservé,  et  que  je  n'espérais  pas  employer  si  bien. 

Vous  serez  le  maître  ae  me  le  payer  par  un  exemplaire  de 
V Economie  politique  ;  car  je  n'en  ai  point  reçu. 

M.  de  Voltaire  ne  m'a  point  écrit.  Il  me  met  tout-à-fait  à  mon 
aise  ,  et  je  n'en  suis  pas  fâché.  La  lettre  de  M.  Tronchin  roulait 
uniquement  sur  mon  ouvrage,  et  contenait  plusieurs  objec* 
tions  très-judicieuses  ,  sur  lesquelles  pourtant  je  ne  suis  pas  de 
son  avis. 

Je  n'ai  point  oublié  ce  que  vous  voulez  bien  désirer  sur  le  choix 
liiiéraire.  Mais,  mon  ami  ,  mettez-vous  à  ma  place;  je  n'ai  pas 
le  loisir  ordinaire  aux  gens  de  lettres.  Je  suis  si  près  de  mes 
pièces ,  que  si  je  veux  dîner,  il  faut  que  je  le  gagne;  si  je  me  re- 
pose, il  faut  que  je  jeûne,  et  je  n'ai ,  pour  le  métier  d'an- 
teur,  que  mes  courtes  récréations.  Les  faibles  honoraires  qnc 
m'ont  ripportés  mes  écrits  m'ont  laissé  le  loisir  d'être  malade , 
et  de  mettre  un  peu  plus  de  graisse  dans  ma  soupe;  mais  tout 
cela  est  épuisé,  et  je  suis  plus  près  de  mes  pièces  que  je  ne  l'ai  ja- 
mais été.  Avec  cela ,  il  faut  encore  répondre  à  cinquante  mille 
lettres ,  recevoir  mille  importuns,  et  leur  offrir  l'hospitalité.  Le 
temps  s'en  va  et  les  besoins  restent.  Cher  ami,  laissons  passer 
ces  temps  durs  de  maux,  de  besoins,  d'importunités ,  et  croyet 
aue  je  ne  ferai  rien  si  promptement  et  avec  tant  de  plaisir  que 
d'achever  le  petit  morceau  que  je  vous  destine ,  et  qui  malheu- 
reusement ne  sera  guère  au  goût  de  vos  lecteurs  ni  de  vos  philo- 
sophes; car  il  est  tiré  de  Platon. 

Adieu  ,mon  bon  ami.  Nous  sommes  tous  deux  occupés;  vous, 
de  votre  bonheur;  moi,  de  mes  peines  :  mais  l'amitié  partage 
tout.  Mes  maux  s'allègent  quand  je  songe  que  vous  les  plaignex; 
lis  s'efiacent  presque  par  le  plaisir  de  vous  croire  heureux.  Ke 


ANNÉE  175g.  4G7 

montres  cette  lettre  à  personne,  aumoins  le  dernier  article.  Adieu 
derechef. 

A  MADAME  DE  CRÉQUL 

«  MootmoreBci  y  le  i5  janvier  1769. 

Jljn  vérité  ,  madame,  s'il  ne  fallait  pas  vous  remercier  de  votre 
souvenir,  je  crois  que  je  ne  vous  remercierais  point  de  vos  pou- 
lardes. Que  pouvais*je  faire  de  quatre  poulardes  ?  J'ai  commencé 
par  en  envoyer  deux  à  gens  dont  jene  me  souciais.guëre.  Cela  m'a 
fait  penser  combien  il  y  a  de  différence  entre  un  présent  et  un 
témoignage  d'amitié.  Le  premier  ne  trouvera  jamais  en  moi 

au'un  cœur  ingrat;  le  second G  madame!  si  vous  m'aviez  fait 

donner  de  vos  nouvelles  sans  rien  m'envoyer  de  plus ,  que  vous 
m'auriez  fait  riche  et  reconnaissant  !  au  lieu  qu'à  présent  que  les 

Soulardes  sont  mangées,  tout  ce  que  je  puis  taire  de  mieux  c'est 
e  les  oublier  :  n'en  parlons  donc  plus.  Voilà  ce  qu'on  gagne  à 
me  faire  des  préseus. 

J'aime  et  j'approuve  la  tendresse  maternelle  qui  vous  fait  par- 
ler avec  tant  d  émotion  de  l'armée  où  est  monsieur  votre  fils  ; 
mais  je  ne  vois  pas,  madame,  pourquoi  il  faut  absolument  que 
vous  vous  ruiniez  pour  lui  :  est-ce  qu  avec  le  nom  qu'il  porte  ,  et 
l'éducation  qu'il  a  reçue,  il  a  besoin,  pour  se  distinguer,  de  ces 
ridicules  équipages  qui  font  battre  vos  armées  et  mépriser  vos 
officiers  ?  Quand  le  luxe  est  universel ,  c'est  par  la  simplicité 
qu'on  se  distingue  :  et  cette  distinction ,  qui  laisserait  un  homme 
obscur  dans  la  boue ,  ne  peut  qu'honorer  un  homme  de  qualité. 
Il  ne  faut  pas  que  monsieur  votre  fils  souffre  ,  mais  il  faut  qu'il 
n'ait  rien  de  trop  :  quand  il  ne  brillera  pas  par  son  équipage,  il 
voudra  briller  par  son  mérite  5  et  c'est  ainsi  qu'il  peut  honorer  et 
payer  vos  soins. 

A  propos  d'éducation  ,  j'aurais  quelques  idées  sur  ce  sujet  que 
je  serais  oien  tenté  de  jeter  sur  le  papier  si  j'avais  un  peu  d'aide; 
mais  il  faudrait  avoir  là-dessus  les  observations  qui  me  manquent. 
Yous  êtes  mëre ,  madame,  et  philosophe  ,  quoique  dévote  :  vous 
avez  élevé  un  fils  ;  il  n'en  fallait  pas  tant  pour  vous  faire  penser. 
Si  vous  vouliez  jeter  sur  le  papier,  à  vos  momens  perdus  ,  quel- 
ques réflexions  sur  cette  matière,  et  me  les  communiquer,  vous 
seriez  bien  payée  de  votre  peine  si  elles  m'aidaient  à  faire  un  ou- 
vrage utile;  et  c'est  à  de  tels  dons  que  je  serais  vraiment  scn* 
sible  :  bien  entendu  pourtant  que  je  ne  m'approprierais  que  ce  que 
vous  me  feriez  penser ,  et  non  pas  ce  que  yous  auriez  pensé  yous«* 


même. 


Votre  lettre  m'a  laissé  sur  votre  santé  des  inquiétudes  que  vous 
m'obligeriez  de  vouloir  lever  ;  il  ne  faut  pour  cela  qu'un  mot  par 
la  poste.  Votre  ame  se  porte  trop  bien  ;  elle  vous  use  ;  vous  n'au- 
rez jamais  un  corps  sain.  Je  hais  ces  santés  robustes,  ces  gens  qui 
ont  tant  de  force  et  si  peu  de  vie;  il  me  semble  que  je  n  ai  vécu 
moi-même  que  depuis  que  je  me  sens  demi-mort.  Bon  jour,  ma- 


468  CORRESPONDATîCE. 

dame.  Il  Faut  finir  par  *régime^  car  «AreiBent ,  sî  ma  règle  e*t 
3>oane ,  je  ne  guérirai  pas  en  tous  écrivant. 

A  M.  LE  «omiB  DE  SAINT-FLORENTIN  (ly. 

•Monlmorenci,  le*ii  février  1759* 

JXLoTrsïit>irEuii^ 

J'apprends  qu'on  s'apprête  à  remettre  à  roi>éra  de  Paris,  une 

Siëce  ae  ma  composition ,  intitulée  le  Devin  au  pillage.  Si  vous 
aignez  jeter  les  yeux  sur  le  mémoire  ci-joint^  vous  verrez ,  mon- 
seigneur, que  cet  ouvrage  n'appartient  ^oint  à  l'académie  rojale 
de  musique.  Je  vous  supplie  donc  de  vouloir  bien  lui  défendre  de 
le  représenter,  et  ordonner  que  la  partition  m'en  soit  restituée, 
n  y  a  trois  ans  que  f  avais  écrit  à  M.  le  comte  d' Argenson  pour 
lui  demander  cette  restitution*  Il  ne  fît  aucune  attention  à  ma 
lettre  ni  à  mon  mémoire.  J'espëre ,  monseigneur ,  être  plus  heu- 
taux  aujourd'hui  ;  car  je  ne  demande  rien  que  de  juste  |  et  vous 
nae  refusez  la  justice  à  nersonne. 

Je  suis  avec  un  profond  respect ,  etc. 

MÉMOIRE- 

XjLu  commencement  de  Tannée  lySS  je  présentai  à  l'opéra  un 
petit  ouvrage  intitulé  le  Devin  du  village ,  qui  avait  été  repré- 
sente devant  le  roi  è  Fontainebleau  l'automne  précédent.  Je 
•déclarai  aux  sieurs  Rebel  et  Francœur ,  alors  inspecteurs  de  l'a- 
cadémie royale  de  musique ,  en  présence  de  M.  Duclos ,  de 
l'académie  française,  historiographe  de  France,  que  je  ne  de- 
mandais aucun  argent  de  ce  petit  opéra;  que  je  me  contentais 
Îiour  son  prix  de  mes  entrées  tranches  à  perpétuité  ;  mais  que  je 
es  stipulais  expressément  :  à  quoi  il  me  fut  répondu  par  ledit 
sieur  Rebel ,  en  présence  du  même  M.  Duclos ,  que  cela  était  de 
droit,  conforme  à  Tusa^e ,  et  que  de  plus  il  m'était  dû.  des  ho- 
noraires qu'on  aurait  soin  de  me  faire  payer. 

Le  Deidn  du  village  fut  jouéj  et  quoique  j'eusse  aussi  exigé 
que  les  quatre  premières  représentations  seraient  faites  par  les 
bons  acteurs ,  ce  qui  fut  accordé ,  il  fut  mis  en  double  des  la 
troisième;  et  la  pièce  eut  trente-une  représentations  de  suite 
avant 'pàque^  sans  compter  les  trois  capitations  oii  elle  fut  aussi 
donnée. 

Pour  les  honoraires  qui  m'étaient  dus  et  que  je  n'avais  point 
demandés ,  on  m'apporta  chez  moi  douze  cents  francs ,  dont  je 
signai  la  quittance ,  telle  qu'elle  me  fut  présentée. 

Le  Devin  du  village  fut  repris  après  pàque  ,  et  continué  toute 
l'année^  et  même  le  carnaval  suivant ,  presque  sans  interruption , 

(1)  Celte  lettre  et  le  mémoire  qui  suit  furent  remis,  par  M.  Sellon  , 
«ésideot  de  Genève,  à  Ma  de  Saiul-FlorenliD ,  qui  promit  une  réponse, 
^t  qui  n'en  fit  point* 


ANNÉE  i75gt.  469 

Braîs  dans  un  état  qui ,  ne  me  laissant^pas  le  courage  d^èn  ftonte- 
nir  le  spectacle ,  m'a  toujours  forcé'  de  m'en  absenter  ;  et  c'est' 
une  année  de  non  jûuîssance  de  mon  diK>it  y  dont  je  ne  serais  que 
trop  fondé  à  demander  compte*. 

Enfin ,  dans  lie  temps-  que ,  délivré  dé'cexhagrîn ,  fe  croyais 
pouvoir  profiter  sans  dégoût  du  privilège  de  me» entrées ,  le  sieur 
de  Neuville  me  déclara  à  la  portede  lx>péra  qu'il  avait  ordre  dtr 
bureau  de  la  ville  (»)  de  mre  les  refuser,  convenant  en  même 
temps  qu'un  tel  procédé  était  sans  exemple.  Et  en  effet ,  si  telle 
est  fa  distinction  que  réserve  le  bureau  de  la  ville  à  ceux  qui  font 
k  la  fois  les  paroles  et  la  nrusique  d'un  opéra ,  et  aux  auteurs  dea. 
ouvrages  qu'on  joue  cent  fois  de  suite ,  il  n'est  pas  étonnant 
qu'elle  soit  rare; 

Sur  cet  exposé  simple  et  fidèle ,  je  me  crois  en  droit  dé  deman- 
der la  restitution  de  mon  manuscrit ,  et  qu'il  soit  défendu  à  l'a- 
cadémie royale  de  musique  de  jamais  représenter  le  Devin  da 
village ,  sur  lequel  elle  a  perdu  son  droit  en  violant  le  traité  par 
lequel  je  le  lui  avais  cédé  :  car  m'en  âter  le  prix  convenu ,  c  est 
m  en  rendre  la  propriété^  cela  est  incontestable  en  toute  jus- 
tice. 

i^.  Ce  ne  serait  pas  répondre  que  de  m'opposer  un  règlement 
prétendu  qui ,  dit-on ,  borne  à  une  année  le  droit  d'entrée  pour 
les  auteurs  d'opéra  en  un  acte  :  règlement  qu'on  allègue  sans  le 
montrer ,  qui  n'est  connu  de  personne ,  et  n'a  jamais  eu  d'exé- 
cution contre  aucun  auteur  avant  moi  ;  règlement  enfin  qui , 
après  une  soigneuse  vérification  y  se  trouve  n'avoir  pas  existé- 
quand  mon  accord  fut  fait ,  et  qui ,  quand  on  l'aurait  établi  de- 
puis ,  ne  peut  avoir  un  effet  rétroactii. 

a"*.  Quand  ce  règlement  existerait,  quand  il' serait  en  vigueur^ 
il  ne  peut  avoir  aucune  force  vis-à*vis  de  moi  étranger,  qui  ne 
le  connaissais  point ,  et  à  qui  on  ne  l'a  point  opposé  dans  le  temps 
que,  maître  de  mon  ouvrage,  je  ne  cédais  qu'en  stipulant  une 
condition  contraire.  N'a-t-on  pas  dérogé  à  ce  règlement  en  trai- 
tant avec  moi?  C'était  alors  qu'il  fallait  m'en^  parler.  Qui  a  ja- 
mais OUI  dire  qu'on  annulle  une  convention  expresse  par  l'inten- 
tion secrète  de  ne  la  pas  tenir  1 

3*.  Pourquoi  l'académie  royale  de  nmsique  se  prévaudrait-elle 
contre  moi  d'un  règlement  qu'elle-même  viole  à  mon  préjudice? 
Si  l'auteur  des  paroles  et  celui  de  la  musique  d'un  opéra  d'un 
acte  ont  chacun  leurs  entrées  pour  un  an  ,  celui  qui  est  à  la  fois 
l'un  et  l'autre  doit  les  avoir  pour  deux,  à  moins  que  la  réunion 
des  talens,  qui  concourt  à  leur  perfection,  ne  soit  un  titre  contre 
celui  qui  les  rassemble. 

4°.  Si  l'intention  du  bureau  de  la  ville  était  d'en  user  à  toute 
rigueur  avec  moi ,  il  fallait  donc  commencer  par  me  payer  à  la 
rigueur  ce  qui  m'était  dû.  Le  produit  d'un  grand  opéra ,  pour 
chacun  des  ceux  auteurs ,  est  de  deux  mille  livres  lorsqu'il  sou— 

(1)  La  ville  de  Paris  tenait  alors  Topera»- 


470  CORRESP.ONDANCE. 

tient  trente  représentations  consécutives^  savoir ,  cent  francs 
pour  chacune  des  dix  premières  représentations ,  et  cinquante 
francs  pour  chacune  des  vingt  autres.  Or ,  ]e  tiers  de  quatre 
mille  francs  est  plus  de  douze  cents  francs.  Si  je  n*ai  pas  ré- 
clamé le  surplus ,  ce  n'était  point  par  ignorance  de  mon  droit , 
mais  c'est  qu  ayant  stipulé  un  autre  prix  pour  mon  ouvrage  je 
ne  voulais  pas  marchander  sur  celui-là. 

Si  l'on  ajoute  à  ces  raisons  que ,  contre  ce  qu'on  m'avait  pro- 
mis ,  mon  ouvrage  a  été  mis  en  double  des  la  troisième  représen- 
tation ,  l'on  trouvera  que  la  direction  de  l'opéra  n'ayant  observé 
avec  moi  ni  les  conditions  que  j'avais  stipulées  y  ni  ses  propres 
règlemens ,  s'est  dépouillée  comme  à  plaisir  de  toute  espèce  de 
droit  sur  ma  pièce.  Il  est  vrai  que  j'ai  reçu  douze  cents  francs 
que  je  suis  prêt  à  rendre  en  recevant  ma  parlilion ,  espérant  qu'à 
son  tour  l'académie  royale  de  musique  voudra  bien  me  rendre 
compte  de  cent  représentations  (i)  qu'elle  a  faites  d'un  ouvrage, 
qu'elle  savait  n'étae  pas  à  elle  i  puisqu'elle  n'en  voulait  pas  payer 
le  prix  convenu. 

Que  si  cette  académie  a  des  plaintes  à  faire  contre  moi ,  elle 
peut  les  faire  par-devant  les  tribunaux ,  et  non  pas  s'établir  juge 
dans  sa  propre  cause,  ni  se  croire  en  droit  pour  cela  de  s'emparer 
de  mon  bien.  Sitôt  qu'on  est  mécontent  aun  homme  il  ne  s'en 
suit  pas  qu'il  soit  permis  de  le  voler. 

A   MADAME    LA   MA1LÉGHALE   DE   LUXEMBOURG. 

An  petit  château  ile  Montmorenci ,  le  i5  mai  1759. 

J.  OL'TE  ma  lettre  est  déjà  dans  sa  date.  Que  celle  date  m'honore! 
que  je  l'écris  de  bon  cœur!  Je  «ne  vous  loue  point ,  madame  ,  je 
ne  vous  remercie  point;  mais  j'habite  votre  maison.  Chacun  a 
.5on  langage,  j'ai  tout  dit  dans  le  mien. 

Daignez ,  madame  la  maréchale  ,  agréer  mon  profond  res- 
pect. 

A  M.  LE  CHEVALIER  DE  LORENZY. 

Au  petit  château  «  le  21  mai  17S9. 

J'ai  fort  prudemment  fait,  monsieur,  de  supprimer  avec  vous 
les  rcmercîmens;  vous  m'auriez  donné  trop  d'afTaires.  Tant  de 
livres  me  sont  venus  de  votre  part,  que  ]e  ne  sais  par  lequel 
commencer.  D'ailleurs  le  séjour  encbanlé  que  j'habite  ne  me 
laisse  guère  le  courage  de  lire,  pas  même  d'écrire,  au  moins 
pour  le  besoin.  Dans  les  charmantes  promenades  dont  je  me  vois 
environné,  mes  pieds  me  font  perdre  l'usage  de  mes  mains  ,  et  le 
métier  n'en  va  pas  mieux.  Si  la  campagne  a  besoin  de  pluie  ,  j'en 

(1)  îl  fant  ajouter  tontes  celles  de  celte  dernière  reprise  et  des  sui- 
Tantrs,  où  ,  pour  le  coup  ,  les  directeurs,  qui  eux-mêmes  araieiit  con- 
Iracli'  avec  moi ,  ne  pouvaient  igaorer  qu'ils  dispoâaicnl  d'un  bien  qui 
ue  leur  apparleuuit  pas. 


ANNÉE  1759.  471 


plus  comment  y  rentrer,  louteiois  je  ne  saurais  me  repentir 
de  la  faute  que  je  puis  avoir  commise  ;  et,  dussc-je  ra*accoutu- 
mer  à  un  bicn-ctre  pour  lequel  je  n'étais  pas  fait ,  je  ne  voudrais 

F  as ,  pour  le  repos  de  ma  vie  ,  avoir  reçu  d'une  autre  manière 
honneur  et  les  grâces  dont  m'ont  comblé  monsieur  et  madame 
de  Luxembourg.  Je  suis  fâché  qu'il  y  ait  si  loin  d'eux  à  moi.  Je 
ne  fais  ni  ne  veux  faire  ma  cour  à  personne ,  pas  même  à  eux. 
J'ai  mes  règles,  mon  ton,  mes  manières,  dont  je  ne  saurais  chan- 
ger; mais  toute  la  sensibilité  que  les  témoignages  d'estime  et  de 
bienveillance  peuvent  exciter  dans  une  ame  honnête,  ils  la  trou- 
veront dans  la  mienne.  Je  vois  qu'ils  s'efforcent  de  me  faire  ou- 
blier leur  rang  :  s'ils  réussissent ,  je  réponds  qu'ils  seront  contenu 
de  moi. 

Pour  vous,  monsieur,  je  ne  vous  dis  rien  ;  j'ai  trop  à  vous  dire 
Il  fatit  se  voir.  Ou  venez ,  ou  je  vais  vous  chercher.  Bon  jour. 

M.  d*AIembert  m'a  envoyé  son  recueil,  oh  j'ai  vu  sa  réponse. 
Je  m'étais  tenu  à  l'examen  ie  la  question  ,  j'avais  oublié  l'adver- 
saire. Il  n'a  pas  fait  de  même  ;  il  a  plus  parlé  de  moi  que  je 
n'avais  parlé  de  lui  ;  il  a  donc  tort. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Au  petit  château ,  le  37  mai  i75g« 
JMoîf  SIEUR, 

Votre 'maison  est  charmante  j  le  séjour  en  est  délicieux.  Il  le 
serait  plus  encore  si  la  magnificence  que  j'y  trouve  et  les  atten- 
tions qui  m'y  suivent  me  laissaient  un  peu  moins  apercevoir  que 
j('  ne  suis  pas  chez  moi.  A  cela  près  ,  il  ne  manque  au  plaisir 
avoc  lequel  je  l'habite  que  celui  ae  vous  en  voir  le  témoin. 

Vous  savez  ,  monsieur  le  maréchal ,  que  les  solitaires  ont  tons 
}'rsprit  romanesque.  Je  suis  plein  de  cet  esprit  ;  je  le  sens  et  ne 
m'en  a/llige  point.  Pourquoi  chercherais- je  à  guérir  d'une  si 
douce  folie,  puisqu'elle  contribue  à  me  rendre  heureux?  Gcb» 
du  monde  et  de  la  cour ,  n'allez  pas  vous  croire  plus  sages  que 
moi  :  nous  ne  différons  que  par  nos  chimères. 

Voici  donc  la  mienne  en  cette  occasion.  Je  pense  que,  si  non» 
soînmf»s  tons  deux  tels  que  j'aime  à  le  croire,  nons  pouvons 
former  un  spectacle  rare  ,  et  peut-être  unique  ,  dans  un  com- 
merce d'estime  et  d*amitié(  vous  m'avez  dicté  ce  mot)  entre  deux 
hommes  d'états  si  divers  ,  qu'ils  ne  semblaient  pas  faits  pour 
avoir  la  moindre  relation  entre  eux.  Mais  pour  cela  ,  monsieur  ^ 
il  faut  rester  tel  (jue  vous  êtes  ,  et  me  laisser  tel  que  je  suis.  Ne 
veuillez  point  être  mon  patron  j  je  vous  promets,  moi,  de  ne 
point  être  votre  panép^ynste  j  ^e  vous  promets  de  plus  que  nous 
aurons  fait  tous  deux  une  très-belle  chose ,  et  que  notre  société  , 


472  CORRESPONDANCE. 

ai] 'ose  employer  ce  mot ,  sera,  pour  l'un  et  pour  l'autre ,  tn 
sujet  d'ëloge  préférable  à  tous  ceux  que  l'adulation  prodigue. 
Au  contraire  ,  si  vous  voulez  me  protéger ,  me  faire  aes  dons  , 
obtenir  pour  moi  des  grâces  ,  me  tirer  de  mon  état ,  et  que  j'ac- 
quiesce à  y  os  bienfaits  ,  vous  n'aurez  recherché  qu'un  Ctiîseur  de 
phrases,  et  vous  ne  serez  plus  qu'un  grand  à  mes  yeux.  J'espère 
que  ce  n'est  pas  à  cette  opinion  réciproque  qu  aboutiront  les 
bontés  dont  vous  m'honorez. 

Mais  y  monsieur  ,  il  faut  vous  avouer  tout  mon  embarras.  Je 
n'imagine  point  la  possibilité  de  ne  voir  que  vous  et  madame  Ja 
maréchale ,  au  milieu  de  la  foule  inséparable  de  votre  ranç ,  et 
dont  vous  êtes  sans  cesse  environnés.  C'est  pourtant  une  condition 
dont  j'aurais  peine  à  me  départir.  Je  ne  veux  ni  complaire  aux 
curieux  ,  ni  voir  ,  pas  même  uu  moment  9  d'autres  hommes  qiie 
ceux  qui  me  conviennent;  et  si  j'avais  cru  faire  pour  vous  une 
exception  ,  je  ne  l'aurais  jamais  faite.  Mon  humeur  qui  ne  souffire 
aucune  gêne  ,  mes  incommodités  qui  ne  la  sauraient  supporter , 
mes  maximes  sur  lesquelles  je  ne  veux  pas  me  contraindre  ,  et 
qui  sûrement  offenseraient  tout  autre  que  vous ,  la  paix  surtont  et 
le  repos  de  ma  vie  ,;tout  m'impose  la  douce  loi  de  finir  comme  j'ai 
•commencé.  Monsieur  le  maréchal ,  je  souhaite  de  vous  voir ,  de 
cultiver  votre  estime  ,  d'apprendre  de  vous  à  la  mériter  ;  nuûs 
je  ne  puis  vous  sacrifier  ma  retraite.  Faites  que  je  puisse  vous 
voir  seul,  et  trouvez  bon  que  je  ne  vous  voie  que  de  cette  manière. 

Je  ne  me  pardonnerais  jamais  d'avoir  ainsi  capitulé  avec  voni 
avant  d'accepter  l'honneur  de  vos  offres  j  et  c'est  encore  un  hom- 
mage que  je  crois  devoir  à  votre  générosité,  de  ne  vous  dire  mes 
fantaisies  qu'après  m'être  mis  en  votre  pouvoir  :  car ,  en  sentant 
quels  devoirs  j'allais  contracter  ,  j'en  ai  pris  l'engagement  sans 
crainte.  Je  n'ignore  pas  que  mon  séjour  ici ,  qui  n'est  rien  pour 
vous ,  est  pour  moi  d'une  extrême  conséquence.  Je  sais  que  , 
quand  je  n'y  aurais  couché  qu'une  nuit ,  le  public ,  la  postérité 
peut-être  ,  me  demanderaient  compte  de  cette  seule  nuit.  Sans 
douté  ils  me  le  demanderont  du  reste  de  ma  vie  }  je  ne  suis  pas 
en  peine  de  la  réponse.  Monsieur ,  ce  n'est  pas  à  moi  de  la  faire. 
£n  vous  nommant,  il  faut  que  je  sois  justifié,  ou  jamais  je  ne 
saurais  l'être. 

Je  ne  crois  pas  avoir  besoin  d'excuse  pour  le  ton  que  je  prends 
avec  vous.  II  oie  semble  que  vous  devez  m'entendre.  Monsieur  le 
maréchal ,  je  pourrais  ,  il  est  vrai ,  vous  parler  en  termes  plus 
respectueux ,  mais  non  pas  plus  honorables. 

A   MADAME    LA   MARÉCHALE  DE   LUXEMBOURG. 

Aa  petit  château,  le  5  juin  i'j5^. 


M 


ADAME, 


J'apprends  que  votre  santé  est  parfaitement  rétablie,  et  je 
compte  au  nonîbre  de  vos  bienfaits  de  m'en  réjouir  et  de  vous 


ANNÉE  1759.  473 

le  clire.  Si  chacun  doit  veiller  sur  la  sienne  à  proportion  de  ceux 
qu'elle  intéresse ,  songez  quelouefois ,  je  vous  supplie ,  aux  nou- 
velles raisons  que  vous  avez  ae  vous  conserver.  L'air  de  votre 
parc  est  si  bon  pour  les  malades  >« qu'il  ne  doit  pas  l'être  moins 
pour  les  convalescens  ;  et  quant  à  moi ,  je  m'en  trouve  trop  bien 

Ï>our  ne  pas  vous  le  conseiller.  Agréez  ,  madame  la  maréchale  y 
es  assurances  de  mon  profond  respect. 

AM-VERNES. 

Moutmorenci ,  le  i4  juin  1759< 

tl  E  suis  négligent ,  cber  Yernes ,  vous  le  savez  bien  ;  mais  vous 
savez  aussi  que  je  n'oublie  pas  mes  amis.  Jamais  je  ne  m'avise 
de  compter  leurs  lettres  ni  les  miennes ,  et ,  quelque  exacts 
qu'ils  puissent  être  ,  je  pense  à  eux  plus  souvent  qu'ils  ne  m'écri- 
vent. En  rien  de  ce  monde  je  ne  m'inquiète  de  mes  torts  appa— 
rensy  pourvu  que  je  n'en  aie  pas  de  véritables  ,  et  j'espère  bien 
n'en  avoir  jamais  à  me  reprocher  avec  vous.  Quand  M.  Tron- 
chin  vous  a  dit  que  j'avais  pris  le  parti  de  ne  plus  aller  à  Genève, 
il  a ,  lui ,  pris  la  chose  au  pis.  Il  y  a  bien  de  la  différence  entre 
n'avoir  pas  pris ,  quant  à  présent  ,  la  résolution  d'aller  à  Ge- 
nève ,  ou  avoir  pris  celle  ae  n'y  aller  plus.  J'ai  si  peu  pris  cette 
dernière ,  que  ,  si  je  savais  y  pouvoir  être  de  la  momdre  utilité  à 
quelqu'un ,  ou  seulement  y  être  vu  avec  plaisir  de  tout  le  mond  e , 
je  partirais  dès  demain  :  mais,  mon  bon  Smi ,  ne  vous  y  trompez 
pas ,  tous  les  Genevois  n'ont  pas  pour  moi  le  cœur  de  mon  ami 
Vernes  ;  tout  ami  de  la  vérité  trouvera  des  ennemis' partout  5  et  il 
m'est  moins  dur  d'en  trouver  partout  ailleurs  que  dans  ma  pa- 
trie. D'ailleurs ,  mes  chers  Genevois,  on  travaille  à  vous  mettre 
tous  sur  un  si  bon  ton  ,  et  Ton  y  réussit  si  bien  ,  que  je  vous 
trouve  trop  avancés  pour  moi.  Vous  voilà  tous  si  élégans ,  si 
brillans ,  si  agréables  ,  que  feriez^vous  de  ma  bizarre  figure  et 
de  mes  maximes  gothiques  ?  Que  deviendrais- je  au  milieu  de 
vous ,  à  présent  que  vous  avez  un  maître  en  plaisanteries  qui 
vous  instruit  si  bien  !  Vous  me  trouveriez  fort  ridicule  ,  et  moi 
je  vous  trouverais  fort  jolis  :  nous  aurions  grand'peine  à  nous 
accorder  ensemble.  Je  ne  veux  point  vous  répéter  mes  vieilles 
rabâcheries,  ni  aller  chercher  de  l'humeur  parmi  vous.  Il  vaut 
mieux  rester  en  des  lieux  oii ,  si  je  vois  des  choses  qui  nie  déplai- 
sent ,  l'intérêt  que  j'y  prends  n'est  pas  assez  grand  pour  me 
tourmenter.  Yoilà,  quant  à  présent,  la  disposition  où  je  me 
trouve ,  et  mes  raisons  pour  n'en  pas  changer ,  tant  que ,  ne 
convenant  pas  au  pays  oii  vous  êtes  ,  je  ne  serai  pas  dans  ce 
pays-ci  un.  hôte  très-insupportable  et  jusqu'ici  je  n'y  suis  pas 
traité  comme  tel.  Que  s'il  m'arrivait  jamais  d'être  obligé  d'en 
sortir ,  j'espère  que  je  ne  rendrais  pas  si  peu  d'honneur  à  ma  pa- 
trie que  de  la  prendre  pour  un  pis^aller. 
Adieu ,  cher  Vernes.  Je  n'ai  pas  oublié  le  temps  oii  vous  m'of- 


tlE  te 


474  CORRESPONDANCE. 

frites  de  me  venir  yoir ,  et  oii',  quand  je  vous  eus  pris  an  mot  ^ 
vous  ne  m'en  parlâtes  plus.  Je  n'ai  rien  dit  quand  vous  êtes  r«sté 
garçon  ;  et  si ,  maintenant  que  vous  voilà  marié ,  et  que  la  chose 
est  impossible  ,  je  vous  en  parle,  c'est  pour  vous  dire  que  je  ne 
désespère  point  d'avoir  le  plaisir  de  vous  embrasser ,  non  pas  à 
Montinorenci ,  mais  à  Genève.  Adieu ,  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  CARTIER. 

Montmorencî ,  le  lo  jaillet  lySg. 

remercie  de  tout  mon  cœur,  mon  bon  patriote,  et  de 
l'intérêt  que  tu  veux  bien  prendre  à  ma  santé,  et  des  offres  hu- 
maines et  généreuses  que  cet  intérêt  t'engage  à  me  faire  pour  la 
rétablir.  Crois  que ,  si  la  chose  était  faisable ,  j'accepterais  ces 
offres  avec  autant  et  plus  de  plaisir  de  toi  que  de  personne  an 
monde  ;  mais« ,  mon  cher  ,  on  t'a  mal  exposé  l'état  de  la  mala- 
die; le  mal  est  plas  grave  et  moins  mérité ,  et  un  vice  de  confor- 
niation,  apporté  des  ma  naissance,  achevé  de  le  rendre  absolu- 
ment incurable.  Tout  ce  qu'il  y  aura  donc  de  réel  dans  Teffet 
de  tes  offres,  c'est  la  reconnaissance  qu'elles  m'inspirent,  et  le 
plaisir  de  connaître  et  d'estimer  un  de  mes  concitoyens  de  plus. 
Quant  à  ton  style  ,  il  est  bon  et  honorable  ;  pourquoi  veux-tu 
t'excuser  puisqu'il  est  celui  de  l'amitié?  Je  ne  peux  mieux  te 
montrer  que  je  l'approuve  qu'en  m'efforçant  de  l'imiter ,  et  il  ne 
tient  qu'à  toi  de  voir  que  c'est  de  bon  cœur.  Ne  serais-tu  point 
par  hasard  un  de  nos  frères  les  quakers  ?  Si  cela  est ,  je  m'en  ré- 
jouis ,  car  je  les  aime  beaucoup ,  et,  à  cela  près  que  je  ne  tutoie 
pas  tout  le  monde  ,  je  me  crois  plus  quaker  que  toi.   Cependant 

Feut-^tre  n'est-ce  pas  là  ce  que  nous  faisons  de  mieux  l'un  et 
autre  ;  car  c'est  encore  une  autre  folie  que  d'elrc  sage  panui 
les  fous.  Quoi  qu'il  en  soit  ,  je  suis  très-content  de  loi  et  de  ta 
lettre,  excepté  la  fin,  oii  tu  te  dis  encore  plus  à  moi  qu'à  toi  ; 
car  tu  mens  ,  et  ce  n'est  pas  la  peine  de  se  mettre  à  tutoyer  les 
gens  pour  leur  dire  aussi  des  mensonges.  Adieu  ,  cher  patriote  ; 
}c  te  salue  et  t*embrasse  de  tout  mon  cœur.  Tu  peux  compter 
que  je  ne  mens  pas  en  cela. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Août  lySg. 

ijLssEZ  d'autres  vous  feront  des  complimens.  Je  sais  combien  le 
roi  vous  est  cher,  et  vous  venez  d'en  recevoir  un  nouveau  témoi- 
gnage d'estime  (i).  Je  sais  bien  que  vous  êtes  bon  pèrr  ,  et  ce 
témoignage  est  une  grâce  pour  voire  fils.  Vous  voyez  i\v.f^. 
mon  cœur  entend  le  vôtre,  et  qu'il  sait  quelle  sorte  île  n'..>'r 
vous  touche  le  plus  ;  il  le  sait,  il  le  sent  ,  il  s'en  f^'h*  iî»-.  Ali  ! 
luoiisicur  le  maréchal,  vous  ne  savez  pas  combien  il  iu*<>*  d.Miv 

(i)  fia  survivance  de  sa  charge  de  capitaine  des  gardes,   acLv.îJ/. 
M.  le  duc  deMoDlinorcnci. 


ANNÉE  1759.  475 

de  voir  que  rioëgalîté  n'est  pas  incompatible  avec  l'amitié ,  et 
qu'on  peut  avoir  plus  grand  que  soi  pour  ami  ! 

A  MADAME   LA   MARÉCHALE   DE   LUXEMBOURG. 

Montmorencî^  le  5i  août  1759* 

Il  ON  ,  madame  la  maréchale  ,  vous  ne  me  faites  point  de  pré- 
sens ,  vous  n'en  faites  qu'à  ma  gouvernante.  Quel  détour!  Est-il 
digne  de  vous  ,  et  me  méprisez-vous  assez  pour  croire  me  don- 
ner ainsi  le  change  ?  En  vérité  ,  madame  ,  vous  me  faites  bien 
souvenir  de  moi.  J'allais  tout  oublier  hormis  mon  devoir  ;  et , 
comme  si  j'étais  votre  égal ,  mon  cœur  eût  osé  s'élever  jusqu'à 
l'amitié  ;  mais  vous  ne  voulez  que  de  la  reconnaissance  y  il  faut 
bien  tâcher  de  vous  obéir. 

A   MADAME   LA   MARÉCHALE    DE    LUXEMBOURG. 

Montmorenci ,  le  2g  octobre  1759. 

vAj  ctcs-vous  à  présent ,  madame  la  maréchale?  à  Paris?  à  l'Ile- 
Adam  ?  à  Versailles  ?  car  je  sais  que  vous  avez  fait  ce  mois-cî 
tous  ces  voyages.  Vous  me  trouverez  curieux;  mais  puisque  cette 
curiosité  m'intéresse,   elle  est  dans  l'ordre.  A  Versailles,  vous 

Î tariez  de  moi  avec  M.  le  maréchal  ;  à  l'Ile-Adam ,  vous  en  par* 
ez  avec  le  chevalier  de  Lorenzy  ;  mais  à  Paris ,  avec  qui  en  par* 
lez-vous  ?  Je  m'imagine  que  c'est  à  Paris  qu'on  va  oublier  les  gens 
qu'on  aime  ;  et,  comme  je  le  hais ,  je  l'accuse  de  tous  les  manx 
que  je  crains.  De  grâce ,  madame  la  maréchale ,  songez  quelque* 
fois  qu'il  existe  à  Montmorenci  un  pauvre  hern^itc  à  qui  vous 
avez  rpndu  votre  souvenir  nécessaire  ,  et  qui  ne  va  point  à  Paris. 
Mais  ,  en  vérité  ,  je  ne  sais  de  quoi  je  m'inquiète  ;  après  1rs  bon- 
tés dont  vous  m'avez  honoré  ,  aois-je  craindre  d'clre  oublie  dans 
vos  courses  ?  et  dans  quelque  lieu  que  vous  puissiez  être  ,  n'en 
sais-je  pas  un  duquel  vous  ne  sortez  point  ? 

Vos  copies  ne  sont  point  encore  commencées  ,  mais  elles  vont 
l'être.  En  toutes  choses,  il  faut  suivre  l'ordre  et  la  justice.  Quel- 
qu'un ,  vous  le  savez  ,•  est  en  date  avant  vous }  ce  quelqu'un  me 
presse  ,  et  il  faut  bien  tenir  ma  parole  ,  puîs'mie  vous  ne  voulez 

f)as  que  je  dise  les  raisons  que  j'aurais  de  la  retirer.  Je  vais  finir 
a  cinquième  partie;  et ,  avant  de  commencer  la  sixième  ,  je  fe- 
rai en  sorte  de  vous  envoyer  la  première  :  mais,  madame  la  ma- 
réchale ,  quoique  vous  soyez  sûrement  une  bonne  prali(|ue ,  je  me 
fais  quelque  peine  de  prendre  de  votre  argent  :  régulièrciueut  , 
ce  serait  à  moi  de  payer  le  plaisir  que  j'aurai  de  travailler  pour 
vous. 

Grondez  un  peu  monsieur  le  maréchal ,  je  vous  supplie  ,  de  ce 
que  ,  dans  IVinbarras  oii  il  est ,  il  prend  la  peine  de  m  écrire  lui- 
même.  J'ai  désiré  d'avoir  souvent  de  ses  nouvelles  et  des  vôtres  , 


mais  non  pas  f{ue  ce  fut  lui  qui  m'en  donnât  ;  ne  sait-il  pas  que  je 
n'ai  plus  besoin  qu'il  m'écriye  ?  S'il  m'écrit  en 


encore  une  fois  de 


ANNÉE  1759.  477 

qu'après  avoir  eu  l'honneur  de  vous  voir  ,  il  notait  plus  surpris 
que  vous  fussiez  exceptée  de  mon  renoncement  au  monde  et  à 
ses  pompes  :  ce  sont  ses  termes  ;  de  sorte  que ,  si  l'on  accuse  en- 
core ma  conduite  d'être  en  contradiction  avec  mes  principes  y 
j'aurai  toujours  ma  réponse  assurée  quand  il  vous  plaira  d'en 
faire  les  frais ,  trës-sûr  d'avoir  autant  réfuté  de  gens  que  vous 
aurez  bien  voulu  recevoir  de  visites.  M.  d'Alembert  me  prie 
aussi  d'être  son  interprète  envers  vous.  Mais  moi ,  qui  ai  tant  de 
choses  à  dire  y  qui  sera  le  mien  ?  mon  silence. 

Je  n'entends  point  parler  du  retour  de  monsieur  le  miaréchal  ; 
je  vois  bien  quil  faut  renoncer  à  l'espoir  de  vous  voir  ici  cet 
été.  Voilà  donc  déjà  l'hiver  venu  ,  et  malheureusement  le  prin-  * 
temps  n'en  est  pas  plus  rapproché  de  nous.  Vos  voyages  en  ce 
pays  m'ont  fait  perdre  la  montre  d'Emile  ;  le  temps  ne  coule 
plus  également  pour  moi. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG- 

Novembre  lySg* 

v^UELLE  vie  triste  et  pénible  !  Que  je  pressens  d'ici  vos  ennuis, 
et  que  je  les  partage  !  O  monsieur  le  maréchal  !  quand  viendrez- 
vous  reprendre  ici ,  dans  la  simplicité  de  nos  promenades  cham- 
pêtres ,  le  contentement ,  la  gaieté ,  la  sérénité  d'esprit  ?  Je  me 
sais  presque  mauvais  gré  de  la  tranquillité  dont  je  jouis  ici  sans 
vous:  elle  n'est  plus  parfaite  quand  vous  ne  la  partagez  pas. 

Depuis  ma  dernière  lettre  je  n'ai  point  eu  de  rechute  ,  et  je 
suis  aussi  bien  que  je  puisse  être  pour  la  saison.  Mais  vous,  mon-* 
sieur  ,  faites-moi  dire  un  mot  de  vous  ,  je  vous  supplie.  Je  vou- 
drais bien  aussi  savoir  oii  est  M.  le  duc  de  Montmorenci ,  et  si 
vous  ne  l'attendez  pas  cet  hiyer. 

A    MADAME    LA    MARÉCHALE    DE    LUXEMBOURG. 

MoDlmorenci ,  le  i5  novembre  lySg. 

Vous  ne  me  répondez  point ,  madame  la  maréchale  ;  votre  si-  ' 
lence  m'effraie.  Il  faut  que  j'aie  avec  vous  quelque  tort  que 
j^ignore ,  ou  que  j'aie  eu  trop  raison  ,  peut-être ,  de  crainare 
d'être  oublié.  Daignez  vous  mettre  à  ma  place ,  et  soyez  équi- 
table. Comblé  de  tant  de  caresses,  n'ai-je  pas  dà  prévoir  la  fin 
de  l'illusion  qui  m'en  faisait  trouver  digne?  Mais  oii  est  ma 
faute?  Qu'ai-je  fait  pour  causer  cette  illusion?  Qu'ai-je  fait  pour 
la  détruire?  Elle  devait  ne  point  commencer ,  ou  ne  point  finir... 
Quoi  !  sitôt?...  C'eût  été  toujours  trop  tôt.  Si  mes  alarmes  vous 
ont  offensée,  était-ce  en  les  justifiant  qu'il  fallait  m'en  punir? 

En  vérité,  madame  la  maréchale  ,  j'ai  le  regret  de  ne  savoir 
de  quoi  m'accuser  ^  car,  dans  la  distance  qui  nous  sépare,  il 
vauarait  mieux  que  le  tort  fût  à  moi  qu'à  vous.  Craignant 
d'avoir  commis  quelque  faute  par  ignorance,  si  vous  étiez  une 
moins  grande  dame ,  j'irais  me  jeter  à  vos  pieds  ,  et  je  n'épar-. 


/i*jS  CORRE  SPOND  ANCE. 

gneraîs  nî  soumissions ,  ni  prières ,  pour  effacer  vos  xnécontente- 
niens ,  bien  ou  mal  fondés  ^  mais ,  dans  le  rang  où  vous  êtes ,  ne 
vous  attendez  pas  que  je  xasse  tout  ce  que  mon  cœur  me  de- 
mande i  je  dois  bien  plutôt  me  punir  de  l'avoir  trop  ëconté.  Si 
cette  lettre  reste  encore  sans  réponse ,  je  me  dirai  qu  il  n'en  faut 
plus  espérer. 

A  M.  VERNES- 

Montmerenci ,  le  18  novembre  lySg* 

J  E  savais  ,  mon  cher  Yemes ,  la  bonne  réception  que  vous  avîex 
faite  à  Tabbé  de  Saint-Non  ,  que  vous.  Tavies  fêté  ,  que  vous 
l'aviez  présenté  à  M.  de  Voltaire  ,  en  un  mot  que  vous  l'aviez 
reçu  comme  recommandé  par  un  ami  :  il  est  parti  le  oœur  plein 
de  vous  *  ^ '■      1/1-1  m*__- 


quoi  vous 

iNe  me  devez-vous  pas 

vous  désormais  de  vous  acquitter  envers  moi  ? 

Il  n'y  a  rien  de  moi  sous  la  presse  ;  ceux  qui  vous  l'ont  dit 
vous  ont  trompé.  Quand  j'aurai  quelque  écrit  prêt  à  paraître , 
vous  n*en  serez  pas  instruit  le  dernier.  J*ai  traduit ,  tant  bien 
que  mal ,  un  livre  de  Tacite ,  et  j'en  reste  là.  Je  ne  sais  pas  assez 
le  latin  pour  l'entendre ,  et  n'ai  pas  assez  de  talent  pour  le  rendre. 
Je  m'en  tiens  à  cet  essai  ;  je  ne  sais  même  si  j'aurai  jamais 
l'effronterie  de  le  faire  paraître }  j'aurais  grand  besoin  de  voas 
pour  l'en  rendre  digne.  Mais  parlons  de  l'histoire  de  Genève. 
Vous  savez  mon  sentiment  sur  cette  entreprise  ;  je  n'en   ai  pas 
change  :  tout  ce  qui  me  reste  à  vous  dire  ,  c'est  que  je  souhaite 
que  vous  fiassiez  un  ouvrage  assez  vrai  ,  assez  beau,  et  assez  utile 
pour  qu'il  soit  impossible  de  l'imprimer;  alors  ,  quoiqu'il  arrive, 
votre  manuscrit  deviendra  un  monument  précieux  qui  fera  bé- 
nir à  jamais  votre  mémoire  par  tous  les  vrais  citoyens  ,  si  tant 
est  qu'il  en  reste  après  vous.  Je  crois  que  vous  ne  doutez  pas  de 
mon  empressement  à   lire  cet  ouvrage  ;  mais  si  vous   trouvez 
quelque  occasion  pour  me  le  faire  parvenir ,  à  la  bonne  heure; 
car,  pour  moi,  dans  ma  retraite  ,  je  ne  suis  point  à  portée  d'en 
trouver  les  occasions.  Je  sais  qu'il  va  et  vient  beaucoup  de  gens 
de  Genève  à  Paris  ,  et  de  Paris  à  Genève  ;  mais  je  connais  peu 
tous  ces  voyageurs,  et  n'ai  nul  dessein  d'en  beaucoup  connaître. 
J'aime  encore  mieux  ne  pas  vous  lire. 

Vous  me  demandez  de  la  musique  :  eh  Dieu  ,  cher  Verncs  î 
de  quoi  me  parlez-vous?  Je  ne  connais  plus  d'autre  musique  que 
celle  des  rossignols  ;  et  les  chouettes  de  la  forêt  m'ont  dédom- 
magé de  l'opéra  de  Paris.  Revenu  au  seul  goût  des  plaisirs  de 
la  nature  ,  je  méprise  l'apprêt  des  amusemens  des  villes.  Rede- 
venu presque  enfant ,  je  m'attendris  en  rappelant  les  vieilles 
chansons  de  Genève;  je  les  chante  d'une  voix  éteinte,  et  je  finis 
par  pleurer  sur  ma  patrie  en  sougeant  que  je  lui  ai  survécu.  Adieu. 


ANNÉE  1759.  479 

A  M.  LE  MAEÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

MontmoreDci  y  le  sS  décembre  1759. 

J'apprends  monsieur,  le  maréchal,  la  perte  que  vous  venez  de 
faire  (i)  et  ce  moment  est  un  de  ceux  oii  j'ai  le  plus  de  regret  de 
n*étre  pas  auprès  de  vous.  Car  la  joie  se  suÛit  à  elle-même , 
mais  la  tristesse  a  besoin  de  s'épancher,  et  Tamitié  est  bien  plus 
précieuse  dans  la  peine  que  dans  le  |)laisir.  Que  les  mortels  sont 
a  plaindre  de  se  faire  entre  eux  des  attachemens  durables  !  Ah  ! 
puisqu'il  faut  passer  sa  vie  à  pleurer  ceux  qui  nous  sont  chers  ,t 
à  pleurer  les  uns  morts ,  les  autres  peu  dignes  de  vivre  ,  que  je 
la  trouve  peu  regrettable  à  tous  égards  !  Ceux  qui  s'en  vont  sont 
plus  heureux  que  ceux  qui  restent:  ils  n'ont  plus  rien  à  pleurer. 
Ces  réflexions  sont  communes  :  qu  importe  ?  en  sont-elles  moins 
naturelles?  Elles  sont  d'un  homme  plus  propre  à  s'affliger  avec 
ses  amis  qu'à  les  consoler  ,  et  qui  sent  aigrir  ses  propres  peines 
en  s'attendrissant  sur  les  leurs. 

A    MADAME   lA    MARÉCHALE    DE    LUXEMBOURG. 

1 5  janvier  1760* 

J  E  vous  oublie  donc,  madame  la  maréchale?  Si  vous  le  pensiez, 
vous  ne  daigneriez  pas  me  le  faire  dire;  et,  si  cela  était ,  je  ne 
vaudrais  pas  la  peine  que  vous  vous  en  aperçussiez.  Taxez-moi 
de  lenteur,  mais  non  pas  de  négligence.  L  exactitude  dépend  de 
moi ,  la  diligence  n'en  dépend  pas.  Jugez-moi  sur  les  faits.  Vous 
savez  que  je  fais  pour  madame  d'Houdetot  une  copie  pareille  à 
)a  votre.  Elle  avait  grande  envie  d'avoir  cette  copie,  et  moi 
grande  envie  de  lui  faire  plaisir.  Cependant  il  y  a  trois  ans  que 
cette  copie  est  commencée ,  et  elle  n'est  pas  finie  :  il  n'y  a  pas 
encore  deux  mois  que  la  vôtre  est  commencée  ,  et  vous  aurez  la 
première  partie  dans  huit  jours.  En  continuant  de  la  même  ma- 
nière ,  vous  aurez  le  tout  en  moins  d'un  an.  Comparez,  et  con- 
cluez. Quaud  j'aurai  eu  le  temps  de  vous  expliquer  comment  je 
travaille  et  comment  je  puis  travailler  ,  vous  jugerez  vous-mejne 
s'il  dépend  de  moi  d'aller  plus  vite.  En  attendant ,  j'ai  un  peu 
sur  le  cœur  le  reproche  que  vous  m'avez  fait  faire.  Je  ne  croyais 
pas  que  vous  me  jugeassiez  sans  m'en  tendre  ,  et  que  vous  me  ju- 
geassiez si  sévèrement.  Je  n'oublierai  de  long-temps  que  vous 
m'accusez  de  vous  oublier.  Consultez  un  peu  là-dessus  M.  le  ma- 
réchal, je  vous  en  supplie.  Il  y  a  un  temps  infini  que  je  ne  lui 
ai  écrit.  Oemandez-Iui  s'il  croit  pour  cela  que  je  l'oublie.  Ma- 
dame ,  il  faut  être  lent  à  donner  son  estime  ,  afin  de  n'être  pas 
si  prompt  à  la  retirer. 

(1)  De  madame  la  duchesse  de  Villcroi  ;  sa  sœur. 


48o  CORRESPONDANCE. 

A  M.  »♦». 

I 

Montmorencl ,.  •  •  • .  1760. 
JuE  mot  propre  me  vient  rarement ,  et  je  ne  le  regrette  guère  en 


yoyer,  si  vous  voulez  ;  mais  elle  ne  contient  nen  dont  je  ne 
vous  aie  déjà  dit  ou  écrit  la  substance  ;  et  j'espëre  que  yons  ne 
tarderez  pas  à  l'avoir  avec  le  livre  même ,  car  il  est  en  route. 
Malheureusement  mes  exemplaires  ne  viennent  qu'avec  ceux  dn 
libraire.  J'espère  pourtant  faire  en  sorte  que  vous  ayez  le  vôtre 
avant  que  le  livre  soit  public.  Comme  cette  préface  n'est  que 
l'abrège  de  celle  dont  je  vous  ai  parlé ,  je  persiste  dans  la  pensée 
de  donner  celle-ci  à  part  ;  mais  j  y  dis  trop  de  bien  et  trop  de 
mal  du  livre  pour  la  donner  d'avance  ^  il  faut  lui  laisser  faire 
son  effet  bon  ou  mauvais  de  lui-même,  et  puis  la  donner  après. 

Quant  auK  aventures  d'Edouard ,  il  serait  trop  tard  ,  puisque 
le  livre  est  imprimé  :  d'ailleurs ,  craignant  de  succomber  à  la 
tentation  ,  j'en  ai  jeté  les  cahiers  au  teu  ,  et  il  n'en  reste  qu'on 
court  extrait  que  j'en  ai  fait  pour  madame  la  maréchale  de 
Luxembourg ,  et  qui  est  entre  ses  mains. 

A  l'égard  de  ce  que  vous  me  dites  de  Wolmar ,  et  du  danger 
qu'il  peut  faire  courir  à  l'éditeur,  cela  ne  m'efifraie  point;  je  suis 
sûr  qu'on  ne  m'inquiétera  )amais  justement ,  et  c  est  une  folie 
de  vouloir  se  précautionner  contre  l'injustice.  Il  reste  là— dessus 
d'importantes  vérités  à  dire ,  et  qui  doivent  être  dites  par  on 
croyant.  Je  serai  ce  croyant-là;  et  si  je  n'ai  pas  le  talent  né- 
cessaire ,  j'aurai  du  moins  l'intrépidité.  A  Dieu  ne  plaise  que  je 
veuille  ébranler  cet  arbre  sacre  que  je  respecte  ,   et    que  je 
voudrais  cimenter  de  mon  sang  !  Mais  j'en  voudrais  bien  6ter 
les  branches  qu'on  y  a  greffées  ,  et  qui  portent  de  si  mauvais 
fruits. 

Quoique  je  n'aie  plus  reçu  de  nouvelles  de  mon  libraire  depuis 
la  dernière  feuille  ,  je  crois  son  envoi  en  route ,  et  j'estime 
qu'il  arrivera  à  Paris  vers  noèl.  Au  reste,  si  vous  n'êtes  pas 
honteux  d'aimer  Cet  ouvrage;  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous 
vous  abstiendriez  de  dire  que  vous  l'avez  lu  ,  puisque  cela  ne 
peut  que  favoriser  le  débit.  Pour  moi ,  j'ai  gardé  le  secret 
que  nous  nous  sommes  promis  mutuellement  ;  mais  si  vous 
me  permettez  de  le  rompre ,  j'aurai  grand  soin  de  me  vanter 
de  votre  approbation. 

Un  jeune  Genevois ,  qui  a  du  goût  pour  les  beaux  arts,  a 
entrepris  de  faire  graver,  pour  ce  livre,  un  recueil  d'estampes 
dont  je  lui  ai  donné  les  sujets  :  comme  elles  ne  peuvent  être 
prêtes,  à  temps  pour  paraître  avec  le  liyre;  elles  se  débita 
ront  à  part. 

(i)  CeUe  de  la  Nouvelle  Ilcloïse. 


ANNÉE  176e.  481 

A  M.  MOULTOU, 

Monunorencl ,  19  janvier  1760. 

Ch  j'ai  dei  torts  avec  tous,  monsienr,  je  n'ai  pas  eelaî  de  nç 
les  pas  sentir  et  de  ne  me  les  pas  reprocher,  mon  silence  es^ 
bien  plus  contre  moi  que  contre  vous;  car  comment  rëpoadire 
k  une  lettre  qui  m'honore  si  fort  et  oh  je  me  reconnais  si  peu? 
Je  laisserai  de  votre  lettre  ce  qui  ne  me  convient  pas;  je  ne 
vous  rendrai  point  les  éloges  que  vous  me  donnez  ;  )e  suppose 
que  vous  n'aimeries  pas  k  les  entendre ,  et  je  tâcherai  d^  niériter 
dans  la  suite  que  vous  en  pensier  autant  ae  moi. 

M.  Favre  avait  un  extrait  de  voire  sermon,  sur  le  luxe  :  il  me 
Ta  lu ,  et  je  Tai  pri^  de  me  le  prêter  pour  le  copier.  M'entendez- 
V<His,  monsieur? 

Au  reste  vous  4tes  le  premier,  que  je  sache,  qui  ait  montré 
eue  la  feinte  charité  du  riche  n'est  en  lui  qii'un  lu^e  de  plus  ; 
it  nourrit  les  pauvres  comme  des  chiens  et  des  d^evaux.  Le  n^al 
«et  que  les  chiens  et  les  chevaux  servent  à  ses  plaisirs ,  et  cpz^à 
la  fin  les  pauvres  Pennuient  ;  à  la  fin ,  c'est  un  air  de  les  laisser 
périr  ,  comme  c'en  fut  dVbPrd  u|i  df  le#  assister. 

J'ai  peur  qu'en  montrant  l'incompatihilité  du  luxe  et  de  l'éga- 
lité vous  n'ayez  fait  le  contraire  de  ce  que  vous  vous  vouliez  , 
vous  ne  pouvez  ignorer  que  les  partisans  au  luxe  sont  tous  enne- 
mis de  l'égalité.  En  leur  montrant  comment  il  la  détruit ,  voi|f 
ne  fere^  quis  le  leur  faire  .aimer  davantage  «  il  fellail  £iinr  votr^ 
au  contraire ,  que  l'opinion  tournée  09  wi^aur  de  la  richesse  ^ 
du  luxe  ané^iatit  réalité  des. rangs,  et  que  tout  crédit  g^g^é 
par  les  riches  est  perdu  pour  les  magistrats.  U  pie  êemb^fi  qu'iji 
y  aurait  là-dessus  un  autre  s^mQU  oien  plus  utile  à  fisjre  ,  flm 
profond ,  plus  politique  encore  ,  et  4?ns  lequel ,  en  faisant  votn^ 
cour ,  vous  dirjiez  des  vérités  très^iiMporiimtes  »  et  dont  tout  le 
inonde  serait  frappé. 

Ne  nous  faisons  plus  jJluisioii,  monsieur;  je  mie  suis  troipspé 
jUns  ma  lettre  à  M.  d'Alemiiert  ^  je  me  croyais  pas  nos  progrès  j»i 
grands ,  ni  nos  mœurs  si  avancées.  J$ps  maux  sont  désorvoeis 
sans  remède  ;  il  ne  vous  faut  plus  que  des  f^Htatift  »  et  la  ço^ 
médie  ep  est  un.  Homme  de  oien,  ne  perdez  p^s  y^re  ardenfe 
elojguence  à  nous  prêcher  Pégajilé ,  vous  ne  seriez  plus  etaendii* 
NiNus  ne  sommes  encore  que  des  esclaves^  apprenezf-nous ,  s'il  se 
pejut ,  à  n'être  pas  des  médians.  Non  ad  $^tUr»  ^nêU^fi^ ,  qM0^' 
jatn  jaridem ,  carrujUU  moribm  9  iuditriç  4i4nt ,  r^ifoeanf ,  mw 
en  9'etardanjt  le  progrjbs  dju  mal  par  des  raisons  d'intérêt ,  ^^ 
seules  peuvent  toucoer  dès  komn^  corrtonif)^.  Adif  ¥  9  jn^i»- 
aieur  ;  ]e  vous  embrasse. 


3i 


48a  CORRESPONDANCE. 

A  M.  lE  MAEÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

( 

Montmorencî,  le  a  février  1760. 

VJOXPTEZ-Tous  les  mois,  monsieur  le  maréchal  ?  Ponr  mtoi, 
je  compte  les  jours,  et  il  me  semble  que  je  trouve  cet  hiver  plas 
long  que  les  autres.  J'attends  avec  impatience  le  voyage  de 

Sâque  pour  célébrer  un  anniversaire  ({ui  me  sera  toujours  cker. 
'ai  donc  oublié  d'user  du  présent,  puisque  je  désire  Tavenir  :  et 
voilà  de  quoi  vous  êtes  cause.  La  vie  n'est  plus  égale  quand  le 
cœur  a  des  besoins  ;  alors  le  temps  passe  trop  lentement  on  trop 
vite }  il  n'a  sa  mesuns  fixe  que  pour  le  sage.  Mais  où  est  le  sage  : 
Que  je  le  plains  !  Il  est  égal ,  parce  qu'il  est  insensible  :  set  heures 
ont  toutes  la  même  longueur ,  parce  qu'il  ne  jouit  d  aucune.  Je 
ne  voudrais,  pas  pour  tout  au  monde,  un  ami  dont  la  montre  irait 
toujours  bien.  Monsieur  le  maréchal ,  vous  avez  fort  dërancé  la 
mienne  ;  elle  retarde  tous  les  jours  davantage ,  elle  est  prête  à 
s'arrêter.  Je  voudrais  aller  la  remonter  près  de  vous ,  mais  cela. 
m'est  impossible  ;  mon  état  et  la  saison  me  condamnent  à  vous 
attendre. 

A  M-  VERNES, 
sur  la  mort  de  sa  femme. 

Montmorenci ,  le  9  février  1760. 

J  L  j  a  une  quinzaine  de  jours,  mon  cher  Vemes,  que  j'ai  ap- 
pris par  M.  Favre  votre  infortune  ;  il  n'y  en  a  euëre  moins  que 
je  SUIS  tombé  malade ,  et  je  ne  sois  pas  rétabli.  Je  ne  compare 
point  mon  état  au  vôtre;  mes  maux  actuels  ne  sont  que  phy- 
siques; et  moi,  dont  la  vie  n'est  qu'une  alternative  des  uns  et 
des  autres,  je  ne  sais. que  trop  que  ce  n'est  pas  les  premiers  qui 
transpercent  le  cœur  le  plus  vivement.  Le  mien  est  fait  pour 
partager  vos  douleurs ,  et  non  ponr  vous  en  consoler.  Je  sais 
trop  bien ,  par  expérience ,  que  rien  ne  console  que  le  temps , 
et  que  souvent  ce  n'est  encore  qu'une  affliction  de  plus  de  songer 
que  le  temps  nous  consolera.  Cher  Vemes,  on  n'a  pas  tout  perdo 
quand  on  pleure  encore;  le  regret  du  bonheur  passé  en  est  un 
Ttstt,  Heureux  qui  porte  encore  au  fond  de  son  cœur  ce  qui  loi 
fut  cher  !  Oh ,  croyef-moi ,  vous  ne  connaissez  pas  la  manière  la 
plus  cruelle  de  le  perdre;  c'est  d'avoir  à  le  pleurer  vivant.  Mon 
bon  ami ,  vos  peines  me  font  songer  aux  miennes  ;  c'est  un  re- 
tour naturel  aux  malheureux.  D'autres  pourront  montrer  à  vos 
douleurs  une  sensibilité  plus  désintéressée,  mais  personne |  j*en 
suis  bien  sûr  j  ne  les  partagera  plus  sincèrement. 


ANNÉE  1760.  483 

  M.  DUCHESNE»  lib&àias. 
en  lui  mnvojant  la  comédie  des  Philosophes. 

X-iV  parcourant ,  monnenr,  la  pièce  que  vous  m'avez  envoyai 
j'ai  frëmi  de  m'y  yoir  loue.  Je  n  accepte  point  cet  horrible  pré- 
sent. Je  suis  persuadé  qu^en  me  l'envoyant  vous  n'ayes  pas  voulu 
me  faire  une  injure;  mais  vous  ienorez,  ou  vous  avez  oublié 
crue  )'ai  eu  l'honneur  d'être  l'ami  d'un  homme  respectable ,  in* 
dignement  noirci  et  calomnié  dans  ce  libelle. 

A  XADAXK  LA  xAaÉcflALE  DE  LUXEMBOURG. 

Monlmorenci ,  5  mars  1760* 

E  vous  sers  lentement  et  mal ,  madame  la  maréchale  :  il  ne 
faut  pas  me  le  reprocher ,  il  faut  m'en  plaindre.  Je  n'aurai  ja- 
mais de  tort  envers  vous  qui  ne  soit  un  tourment  pour  moi  : 


J 


crifié 

supporterais  patiemment  tout  le  reste ,  mais  je  murmure  contre 
les  occupations  désagréables  qui  m'arrachent  au  plaisir  de  tra- 
vailler pour  vous. 

Je  viens  de  recevoir,  par  un  exprès  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  m'envoyer,  une  lettre  de  mon  libraire  de  Hollande  , 
sans  que  je  sache  conounent  elle  vous  est  parvenue.  Je  suppose 
que  c'est  par  M.  de  Malesherbes  ;  mais  j'aurais  besoin  d'en  être 
sur. 

Vous  savez  que  je  ne  vous  remercie  plus  de  rien ,  ni  vous , 
madame,  ni  M.  le  maréchal.  Vous  méritez  l'un  et  l'autre  que 
je  ne  vous  dise  rien  de  plus ,  et  que  je  vous  laisse  interpréter  co 
silence. 

Les  beaux  jours  approchent,  mais  ils  viennent  bien  lentement. 
J'ai  beau  compter,  ils  n'en  viennent  pas  plus  vite;  ils  ne  seront 
venus  que  quand  vous  serez  ici.  Je  suis  forcé  de  finir  ;  j'ai  vingt 
lettres  indispensables  à  écrire,  dont  pas  une  ne  m'intéresse ,  et , 
ce  qui  vous  fera  juger  de  mon  sort  mieux  que  tout  ce  que  je 
pourrais  dire ,  je  n'en  puis  faire  de  courte  que  celle-ci. 

A  MADAME   LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

V  Ce  jeudi  matin. 

J'apprends  les  plus  tristes  nouvelles ,  ou  plutôt  elles  se  confîr« 
ment,  car  madame  de  Yerdelin  m'avait  fait  donner  avis  de  la 
maladie  de  M.  le  duc  de  Montmorenci;  mais  n'en  sachant  rien 
de  personne  de  votre  maison ,  je  croyais  la  nouvelle  fausse  ,  et 
j'avais  déjà  envoyé  chez  votre  jardinier,  une  lettre  oii  je  parlais  h 


484  CORRESPONDANCE. 

nionsîeur  le  maréchal  de  ces  bruits  et  de  mon  inquiétude ,  fetCre 
que  celle  de  M.  Dùbertîer  inë  fait  retirer.  Il  me  marque  qu'on 
attend  aujourd'hui  des  nouvelles  décisives,  et'«ie  promet  de 
m'en  faire  part.  Je  vous  supplie ,  madame  îâ  maréchale  ,  de  loi 
rappeler  sa  promesse ,  et  de  me  faire  instruire  enactenaeiit  de 
VmX  des  choses  tant  qu'il  y  aura  le  moindre  danger.  Je  sois 
dans  un  trouble  qui  mé  permet  à  peine  d^éorire  :  je  ne  vous  dît 
rièii  àe  làion  état;  vous  en  pouvez  juget  puisque  vous  ne  me 
vôjréz  pas. 

A  M;  IDE  MALE5HERBËS. 

Movttfiéréiki)  fc  €  ihèta  1760. 

KjoUÊftt  dqMBift  )ott|[-tè>mty$,  monsieur,  de  vos  bontés,  fen 
profitais  en  silence ,  bien  sûr  que  vous  n'auriez  pm  m'en  croire 
d^b  fti  Vous  !dl^^  eussiez  cru  peu  sensible ,  et  bien  plus  sûr  en- 
core ^tië  VoùH  àiihieiB  mieux  mériter  des  rèmerctmens  <(ae  d'en 
iiecè\pbir.  3k  h^ai  Soti'c  )pbiht  été  surpris  de  la  permission  que 
vous  âvéz  dbùn'éë  à  M.  Rev,  mon  libraire,  de  vous  «dresser  les 

.L    . .  ._._  J-.  iv  j-i  -A'^^ieii  qtx enfin  je  fais  imprimer;  je  sni — ** — 

e ,  et  à  m'en  glorifier ,  que  cette  gi 
qù^à  lui.  Mais,  monsieur,  fl  n'a  pu 
dieïnàndér ,  et  je  ne  jpùîs  m'en  prévaloir ,  qu'en  supposant  qu'elle 
ne  Vous  est  p'às'oWérèu^è  ;  ël  c'est  sût*  quoi  n  iie  m'a  point  éclaird. 
J'attendais  cet  éclaircissement  d'une  de  sts  lettres,  dont  il  (ait 
ih'ention  dabs  ûnë  auh-e  ,et  qui  ne  m  es^  pas  parvenue  ^  ceqni  me 
feit  ptènAt-e  l'a  ïil)ërté  de  vous  le  demande^*  à  vous-même. 
Je  suis  tropjalolix  de  votre  estime  pour  ne  pas  souffrira 

Îënset  que  ce  lon^  recueil  passera  tout  entier  sous  vos  yeux. 
Ion  ridicule  attachement  pour  ces  lettres  ne  m'aveugle  doïdI 
âur  le  jueetiiént  que  v6us  en  porterez,  sans  doute ,  et  qui  doit 
être  connrmé  parle  public;  je  souhaiterais  seulement  que  ce 
jngeWent  se  bornât  àù  livre ,  èl  ne  s'étendit  pas  jusqu'à  Féditeur. 
Je  tâcherai ,  monsieur ,  de  justifier  cette  indulgence  par  quelque 

itï'ôduction  plus  cligné  de  1  approbation  dont  vous  avez  uoiioré 
es  {>récédentès. 

Lés  éjprcfuvês  lues,  refermées  à  mon  adresse,  et  niîaes  à  la 
posté ,  ïne  parviendront  exactement.  Si  les  paquets  étaient  fort 
^os ,  nous  avons  un  messager  qui  va  quatre  fois  la  semaine  à 
Paris ,  et  dont  fentrèpAt  est  à  ThÔieî  de  K^ramntofit ,  rue  Saint- 
Qènfiaby^AuxèrroiB,  Toàs  les  paquets  qu'on  y  porte  à  meo 
adresse  me  parviennent  fidèlement  aussi ,  et  même  quelquefoi» 
plus  têft  que  par  la  poste,  parce  que  le  messager  retourne  le 
même  jour.  Recevez,  monsieur,,  avec  mes  très  —  humbles  ex- 
cuses, les  assurance^  de  ma  reconnaissance  et  de  mon  profod 
respect. 


M.Rey 


ANNÉE  1760.  48S 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Moiitmorencî  y  le  18  mti  1760. 


me  marque ,  monsieur ,  qu'il  a  mis  à  la  poste  ,  le  8  de 
ce  mois,  un  paquet  çofitenant  l'ëpreuve  H  et  U  bonne  feuille  D 
de  la  première  partie  i\^  reouell  qu'il  imprime.  Je  n'ai  point 
reçu  ce  paquet ,  Qt  i{  ne  m'est  rien  parvenu  l'ordinaire  précé- 
dent.  Permettez-moi  donc ,  monsieur  9  de  vous  demander  si  vous 
avez  reçu  ce  même  paquet  j  car ,  comme  son  retard  suspepd 
tput ,  il  m'importerait  de  savoir  où  ii  faut  le  rëcUmer.  Le  contre- 
seing, votre  cachet,  votre  nom  sont  trop  respectés  pour  que  je 
puisse  imaginer  qu'un  tel  paquet  se  perae  à  la  poste;  et  je  CQfj* 
nais  trop  vos  «attentions  1  votre  ex^ctit^de^  pour  supposer  c(u'il 
vous  soit  resté.  M^is ,  monsieur,  csMl  bien  sur  que  les  envojs  no 


turai  c[ue  vous  n'ayie^  pa^  arrangé  ainsi  cet  envoi.  Si  cela  était  1 
il  serait  à  croire  qu'un  paquet  pÂt  %p  perdre  oii  les  autres  se 
retardent. 

C^est  à  regret ,  monsieur ,  que  îe  fais  ]^B9fir  sous  vos  yeux  ces 
minuties  ',  mais  j'y  suis  forcé  par  la  chose  même ,  et  il  est  très- 
silr  que  Timportunité  que  je  vous  causq  me  fait  beaucoup  plus 
de  peine  que  mon  propre  embarras. 

Agrées ,  monsieur ,  les  assurances  de  mon  profond  respect. 

A  M.  DE  BASTIDE. 

L9  16  jain  1760. 

Jvl.  Duclos  vous  aura  dit,  monsieur,  qu'il  m'envoya  la  s/Crr 
maine  dernière  l'argent  que  vous  lui  aviez  .rerais  pour  moi;  et 
j'ai  aussi  reçu ,  avant-hier ,  le  premier  cahier  de  votre  nouvel 
ouvrage  périodique,  dont  je  Vous  fais  mes  remercimens.  Je  l'ai 


difficile  h  soutemr  sur  le  ton  que  vous  avez  pris.  Je  crains  aussi 
que  les  petites  lettres  dont  vous  coupez  les  matières  ne  disent 


pier  au  feu. 

Quand  vous  ferez  imprimer  la  Paix  perpétuelle ,  vous  vou- 
drez bien ,  monsieur,  ne  pas  oublier  de  m'en  envoyer  les  éprou- 
ves. J'approuve  fort  le  changement  de  M.  Duclos.  Il  est  très- 
apparent  que  le  public  ne  prendrait  pas  le  mot  de  secie  dans  lo 
sens  que  je  l'avais  écrit;  an  reste,  ce  sens  peut-être  contre  la 


■  « . 


ront 
leur 
encore. 


486  CORRESPONDANCE. 

bonne  acception  du  mot,  mais  il  n'est  pas  contre  mes  principes. 
Il  y  a  une  note  où  je  dis  que ,  dans  vingt  ans,  les  Anglais  au- 
nt  perdu  leur  lil>erté  :  je  crois  qu'il  faut  mettre  le  rfsie^  de 
ur  liberté  ;  car  il  y  en  a  d'assez  sots  pour  croire  qu'il*  l'ont 

«acore.  ^_  ,„ 

Quand  vous  mt  demandes  de  vous  ouynr  mon  porte-temlie , 
Toutea-votts,  monsieur ,  insulter  à  ma  misère?  Non;  mais  tous 
oubliez  que  tous  avec  yn  le  fond  du  sac.  Je  vous  saine  de  tovt 
mon  cœur. 

A  ukDkuz  LA  xAaÉcBALs  DE  LUXEMBOURG. 

Lesojoin  1760W 

Voici,  madame ,  la  troisième  partie  des  lettres.  Je  tâcherai 

Sue  vous  les  ayez  toutes  au  mois  de  juillet  ;  et,  puisque  vons  nedé- 
airaez  pas  de  les  faire  relier ,  je  me  propose  de  donner  à  cette 


pas  le  mal  pour  le  mal  ;  car  je  cherche  à  trouver  quelque  chose 
qui  vous  amuse,  vous  et  monsieur  le  maréchal 5  au  lieu  que  vous 
ne  cessez  de  vous  occuper  ici ,  l'un  et  l'autre ,  à  me  rendre  ma 
solitude  ennuyeuse  quand  vous  n'y  êtes  plus. 


V 


A   LA   MÊME. 

Gelaodî  30  juillet. 

ous  savez  mes  regrets  et  votls  me  les  pardonnez  :  je  ne  me  les 
reproche  donc  plus,  et  l'intérêt  que  vous  y  prenez  me  console  de 
ma  folie.  Mon  pauvre  Turc  n'était  qu'un  chien ,  mais  il  m'aimait, 
il  était  sensible  ,  désintéressé,  d'un  bon  naturel.  Hélas  I  comme 
vous  le  dites ,  combien  d'amis  prétendus  ne  le  valaient  pas  !  Heu- 
reux même  si  je  retrouvais  ces  avantages  dans  la  recherche  dont 
vous  voiliez  bien  vous  occuper  ;  mais ,  quel  qu'en  soit  le  succès , 
j'y  verrai  toujours  les  soins  de  l'amitié  la  plus  précieuse  qui  ja- 
mais ait  flatte  mon  cœur  ;  et  cela  seul  dédommage  de  tout.  J'ai 
été  plus  malade  ces  temps  derniers,  j'ai  eu  des  vomissemens; 
mais  je  suis  mieux  ,  et  il  me  reste  plus  de  découragement  et  d'en- 
nui que  de  mal  :  je  ne  puis  m'occuper  à  rien;  les  romans  même 
iîni:isent  par  m'ennuyer.  J'ai  voulu  prendre  Childéric  ;  il  y  faut 
renoncer.  C'en  est  fait ,  je  ne  redonnerai  de  ma  vie  un  seul  coup 
de  plume  ;  mes  vains  eflbrts  ne  feraient  qu'exciter  votre  pitié.  A 
ne  me  reste  qu'une  occupation,  qu'une  consolation  dans  la  viei 
mais  elle  est  douce  ;  c'est  de  m'attendrir  en  pensant  à  vous,  j 


ANNÉE  1760.  487 

A   MADAME    LA   MARÉCHALE   DE  LUXEMBOURG. 

Le  Inndi  aE  jaiUet  1760. 

Y  OTRE  lettre  ,  madame  la  maréchale  ,  m'a  tiré  de  la  peine  oii 
me  tenaient  mille  bruits  populaires,  qui  tous  tendaient  àm'alar- 
mer.  Il  me  paraîtra  toujours  bizarre  que  je  me  sois  donaé  des 
attachemens  qui  m'intéressent  aux  nouvelles,  publiques  ;  mais  , 
quoi  qu'il  arrive ,  ces  nouvelles  ne  m'intéresseront  jamais  guère 
par  elles-mêmes ,  et  \e  me  soucierai  toujours  fort  peu  du»  sort  de 
la  Normandie ,  quand  monsieur  le  maréchal  n'y  sera  pas.  Tant 
qu'il  y  est ,  rien  de  ce  qui  s'y  passe  ne  peut  m'étre  indifférent.  Sa 
santé  «  sa  sûreté ,  son  jrepos  y  sa  gloire  ,  me  rendent  attentif  â  tout 
ce  "  * 
attachemens 

discrétion;  et  je  n'ai  pas  peur  d'être  fai 

cette  alternative  lorsqu'il  sera  question  de  vous.  Je  n'ai  offert  ni 
de  suivre  monsieur  le  maréchal  ni  de  vous  aller  voir.  Vous  avez  > 
là-dessus,  trës-bien  dit  à  madame  du  Deffand  que  je  ne  me  dé» 

5 laçais  pas  ainsi.  Vous  avez  bien  raison  ;  ce  serait  beaucoup  me 
éplacer  que  me  croire  quelque  chose  en  pareilles  circonstances. 
En  vous  rappelant  la  lettre  que  je  vous  écrivis  à  l'occasion  de 
S.-Martin ,  je  vous  ai  parlé  pour  toute  ma  vie ,  et  je  vous  la  rap- 
pelle pour  la  dernière  fois.  Si  jamais  l'attachement  d'un  homme 
qui  n'a  que  du  zële  pouvait  vous  être  de  la  moindre  utilité ,  cVst 
à  vous  ae  vous  en  souvenir. 

J'espère,  madame^  par  ce  que  vous- me  marquez,  que  le  voyage 
de  monsieur  le  maréchal  ne  sera  pas  de  longue  durée ,  et  que 

vous  n'irez  pas  à  Ror  ~  '^  ' ' — '*'  ^-"^ -•-'---^— 

vous  avez  bien  vouli 
quand  elles  seront  cal 
et  que  vous  achèverez  la  bonne  œuvre  que  vous  avez  si  bien  com- 
mencée. Si  vous  receviez  quelque  nouvelle  favorable  ,  je  vous 
supplierais  d'en  faire  imméaiatement  part  k  M.  d'Alembayt ,  afin 
que  le  pauvre  abbé  en  fût  instruit  plus  promptement.  Deux 
heures  de  peine  de  plus  ou  de  moins  ne  sont  pas  une  petite  af- 
faire pour  un  prisonnier:  et,  à  juger  de  son  cœur  par  le  mien, 
le  sentiment  de  vos  bienfaits  lui  doit  être  trop  cher  pour  ne  pas 
le  lui  donner  le  plutôt  qu'il  est  possible. 

A    MADAME   LA    MAlÉCUALE   DE    LUXEMBOURG. 

Lundi  10  aoér. 

J  E  vois  avec  peine  ,  madame  la  maréchale  ,  combien  vous  vous 
en  donnez  pour  réparer  mes  fautes  ;  mais  je  sens  qu'il  est  trop 
tard  et  que  mes  mesures  ont  été  mal  prises.  Il  est  juste  que  je 
porte  la  peine  de  ma  négligence  ,  et  le  succès  même  de  vos  re- 
cherches ne  pourrait  plus  me  donner  une  satisfaction  pure  ci 
sans  inquiétude}  il  est  trop  tard  ,  il  est  trop  tard  :  ne  vous  oppo- 


488  CORRESPONDANCE. 

sez  point  à  Tcflitt  de  vos  premiers  soins ,  mais  je  vous  sappUe  de 
né  pas  y  en  donner  davantage.  J^ai  reçu ,  dans  cette  occasion  , 
la  preuve  là  plus  chère  et  la  plus  touchante  de  votre  amitié;  ce 
précieux  souvenir  me  tiendra  lieu  de  tout ,  et  mon  cœur  est  tre^ 
lileiti  d6  totÉs  pour  sentit^  le  vide  dé  ce  qui  me  manque.  Dans 
rétat  oii  je  suis  f  cette  techerche  m'ikitéressait  encore  pitu  pour 
knit^  qne  pour  moi  ;  et  vn  )é  caractère  trop  (kcile  à  stib|iign[er 
de,  là  personne  en  question  ,  il  n*est  pas  sAr  qtie  ce  cra'eile  eftt 
tfôuye  d^à  tout  forme ,  soit  en  bien  ,  soit  en  mal ,  ne  fût  pas  de» 
venu  pojàr  elle  uh  présent  foneste.  H  eût  ëte  bien  cmel  pour  moi 
éé  la  làisàer  la  victime  A^ixû  bourreau. 

y^ûi  v4m\ét  qne  je  vous  parle  de  mon  ëtat  ;  n*est-il  pas  con* 
véilti  que  je  (i)  vous  en  donnerai  des  nouvelles  que  quand  il  y  en 
aura ,  et  il  n'y  en  a  pas  jusqu'id.  Si  je  puis  parvenir  a  rebuter  eft- 
liii  les  iikiportuns  consolateurs  ,  et  à  jouir  tout-à-fait  de  la  soli- 
tiÉde  que  mon  état  esise ,  j*auraf  du  moins  le  repos }  et  c*est , 
atet^  lé  petit  nombre  jrattachemens  qui  me  sont  chers,  le  seul 
bien  qui  me  reste  à  goûter  dans  la  vie. 

A  stAY)Ai»«  lA  MAaÉ^BALE  DE  LUXEMBOURG. 

Mootmèrenci ,  le  6  octobre  1760. 

Vous  savez,  madame,  qne  je  ne  vous  remercie  plus  de  rien. 
Je  me  contenterais  donc  de  vous  parler  de  ma  santé ,  si  elle  nV- 
tait  assez  bonne  pour  n'en  rien  dire.  Yt>us  me  faites  tort  de  croire 
que  je  ne  me  soncîe  pas  assez  de  me  conserver.  Vous  et  monsieur 
le  màtéchal  m'avez  rendu  Tamour  de  la  vie  ;  elle  me  sera  cfaëre 
tant  que  tous  y  prendrez  intérêt.  M.  le  prince  de  Conti  est  venu 
ici  avec  madame  de  Boujfhnij^  je  n'ignore  pas  à  qui  s'adressait 
cette  visite.  Je  ne  suis  point  surpris  que  l'honneur  de  votre  bien- 
Teîilance  m'en  attire  d'autres;  mais,  en  voyant  la  considération 
qu'on  me  témoigne ,  je  suis  effirayi^  des  dettes  qne  je  vous  fais  con- 
tracter;^ Les  perdreaux  que  j'ai  reçus  me  confirment  que  mon- 
sieur le  maréchal  se  porte  bien ,  et  que  vous  ne  m'oubliez  ni  Tua 
ni  l'autre.  Pour  moi ,  je  ne  sais  si  je  dois  être  bien  aise  ou  fâché 
d'avoir  si  peu  de  mérite  à  penser  continuellement  à  vous  ;  mais 
je  sais  bien  qu'il  ne  se  passe  pas  une  heure  dans  la  journée  oii  votre 
nom  ne  soit  prononcé  dans  ma  retraite  avec  attendrissement  et 
respect. 

votre  copie  n'est  pas  encore  achevée  ;  vous  ne  sauriez  croire 
combien  je  suis  détourné  dans  cette  saison.  Mais  cependant ,  ma- 
dame ,  vous  aurez  la  sixième  partie  avant  le  ]5 ,  ou  j'aurai  maib- 
que  de  parole  à  madame  é^Haudetot ,  et  je  tâche  de  n'en  man- 
quer à  personne. 

(1)  JP^tf  est  omit. 


ANNÉE  1760.  489 

A  M;  LE  MÀEÉCHÀL  DE  LUXEMBOURa 

Le  7  octobre  1760. 
di  j'avais  à  me  ficber  contre  vous,  monsieur  le  maréchal ,  ce 


La  maladie  de  madame  la  princesse  de  Robeck  vous  tenait  eu 
peine  »  et  je  n'en  savais  rien  !  Après  cela  ,  pensez-vous  qne  je 
puisse  être  tranquille  toutes  les  fois  que  vous  tarderez  à  me  re- 
pondre ?  Comment  poia-je  alors  éviter  de  me  dire  que  y  si  tout 
allait  bien  9  vous  auriez  déjà  répondu? 

Madame  la  maréchale  est  quitte  de  sa  fièvre  :  mais  ce  n'est  pas 
nssez  ;  je  voudrais  bien  apprendre  aussi  on'elle  est  quitte  de^  son 
rhume  et  n'a  plus  besoin  de  garder  le  lit.  Sans  écrire  vous-même, 
faites-moi  marquer ,  je  vous  prie ,  par  quelqu'un  de  vos  gens 
comment  elle  se  trouve.  Il  faut  bien  que  mon  attachement  vous 
coûte  un  peu  de  peine ,  qnand  il  ne  me  laisse  pas  sop  plus  fans 
soucis. 

'  La  nouvelle  perte  dont  vous  êtes  menacé ,  ou  plut&t  que  vons 
avez  déjà  faite ,  vous  aflligera  sans  vous  surprendre  :  vous  n'avez 
que  trop  eu  le  temps  de  la  pressentir  et  de  vous  y  préparer. 
Après  l'avoir  pleuré  vivante ,  voua  devez  voir  avec  quelque  sorte 


îusau  à  la  nn  de  ses  peines 
qui  les  adoucit  5  elle  cessera  ae  souffirir  sans  avoir  eu  l'effroi  de 
cesser  de  vivre.  Tandis  qu'elle  est  dans  cet  état  paisible  ,  mais 
6ans  ressource,  le  meilleur  souhait  qui  me  reste  à  laire  pour  vont 
et  pour  elle  est  de  vous  savoir  bientôt  délivré  du  sentiment  de 
ses  maux. 

A  M.  DE  LALIVE. 

Le  7  octobre  1760. 

o 'ÉTAIS  occupé 9  monsieur,  an  moment  que  je  reçus  votre 
présent ,  à  un  travail  qui  ne  pouvait  se  remettre ,  et  qui  m'em- 
pêcha de  vous  en  remercier  sur-le-champ.  Je  l'ai  reçu  avec  le 
••plaisir  et  la  reconnaissance  que  me  donnent  tous  les  témoignages 
de  Votre  souvenir. 

Venez ,  monsieur,  quand  il  voua  plaira ,  voir  ma  retraite  ornée 
•de  vos  bienfaits^  ce  sera  les  augmenter  ,  et  les  momens  qne 
vous  aurez  h.  perdre  ne  seront  point  perdus  pour  moi.  Quant 
au  scrupule  de  me  distraire ,  n'en  ayez  point.  Grâces  au  ciel 
j'ai  quitté  la  plume  pour  ne  la  plus  reprendre  ^  du  moins  l'uni- 
qne  emploi  que  j'en  fus  désormais  craint  peu  les  distractions, 
i^ue  n*ai-je  été  toujours  aussi  sage  !  je  serais  aimé  des  bonnes 
gens,  et  ne  Sfrais  point  connu  des  autres.  Rentré  dans  robscurilc 


*i 


490  CORRESPONDANCE. 

qui  me  convient ,  je  la  trouverai  toujours  honorable  et  donce, 
ti  je  n'y  suis  point  oublié  de  vous. 

A  ukokuz  DE  BOUFFLERS. 

Montmorenciy  le  7  octobre  17^. 

XVecetez  mes  fnstes  plaintes,  madame  :  j'ai  reça  de  la  part  de 
monsieur  le  prince  de  Conti  un  second  présent  de  gibier  »  dont 
sûrement  TOUS  êtes  complice  ,  quoique  vous  sussiez  qu'après  avoir 
reçu  le  premier  j'avais  résolu  de  n'en  plus  accepter  d'autre.  Maïs 
S.  A.  S.  a  fait  ajouter  dans  la  lettre  que  ce  gibier  avait  été  tné 
de  sa  main  ,  et  j  ai  cru  ne  pouvoir  refuser  ce  second  acte  de  res- 
pect à  une  attention  si  flatteuse.  Deux  fois  je  n'ai  songé  qu'à  ce 
que  je  devais  au  prince  ;  il  sera  juste  à  la  troisième  que  je  songe 
k  ce  que  je  me  dois. 

Je  suis  vivement  touché  des  témoignages  d'estime  et  de  bonté 
dont  m'a  honoré  S.  A. ,  et  auxquels  j'aurais  le  moins  dû  m'at- 
tendre.  Je  sais  respecter  le  mérite  jusque  dans  les  princes ,  d'au- 
tant plus  que,  quand  ils  en  ont ,  il  faut  qu'ils  en  aient  plus  que 
les  autres  hommes.  Je  n'ai  rien  vu  de  lui  qui  ne  soit  seîon  moi 
cœur ,  excepté  son  titre  ;  encore  sa  personne  m'attire-t-elle  piqs 
que  son  rane  ne  me  repousse.  Mais  ,  madame  ,  avec  tout  cela , 
je  n'en  freina  rai  plus  mes  maximes,  même  pour  lui.  Je  leur  dois, 
peut-être ,  en  partie  l'honneur  qu'il  m'a  tait  ;  c'est  encore  une 
raison  pour  qu'elles  me  soient  toujours  chères.  Si  ]e  pensais  comme 
un  autre ,  eût-il  daigné  me  venir  voir  ?  Hé  bien  !  j'aime  mieux 
sa  conversation  que  ses  dons. 

Ces  dons  ne  sont  que  du  gibier  ,  j'en  conviens  ;  mais  qu'im- 
porte ?  ils  n'en  sont  que  d'un  plus  grand  prix ,  et  je  n'y  vois  ouc 
mieux  la  contrainte  dont  on  use  pour  me  les  faire  accepter.  de- 
Ion  moi ,  rien  de  ce  que  l'on  reçoit  n'est  sans  conséquence.  Quand 
on  commence  par  accepter  quelque  chose ,  bientôt  on  ne  refuse 
plus  rien.  Sitôt  qu'on  reçoit  tout ,  bientôt  on  demande  ;  et  qui- 
conque en  vient  k  demander  fait  bientôt  tout  ce  qu'il  faut  pour 
obtenir.  La  gradation  me  paraît  inévitable.  Or,  madame,  quoi 
qu'il  arrive ,  je  n'en  veux  pas  venir  là. 

Il  est  vrai  que  M.  le  maréchal  de  Luxembourg  m'envoie  da 
gibier  de  sa  chasse ,  et  que  je  l'accepte.  Je  suis  bien  heureux 

3u'il  ne  m'envoie  rien  de  plus;  car  j'aurais  honte  de  rien  refuser 
e  sa  main.  Mais  je  suis  très-sûr  qu'il  m'aime  trop  pour  abuser 
de  ses  droits  sur  mon  cœur ,  et  pour  avilir  toute  la  pureté  de 
mon  attachement  pour  lui.  M.  le  maréchal  de  LuxemDourg  est 
avec  moi  dans  un  cas  unique.  Madame,  je  suis  à  lui;  il  peut  dis^ 
poser  comme  il  lui  plaît  de  son  bien. 

Voilà  une  bien  grande  lettre  employée  à  ne  vous  parler  que 
de  moi  :  mais  je  crois  que  vous  ne  vous  tromperez  pas  à  ce  lan- 
gage ;  et  si  je  vous  fais  mon  apologie  avec  tant  d'inquiétude , 
vous  en  verrez  aisément  la  raisou. 


ANNÉE  1760.  491 

A  M.  LE  CHETALIBR  DE  LORENZY. 

Montmorenci ,  le  3i  octobre  1760. 

J  K  pr^is  bien  ,  cher  chevalier ,  que  le  mauvais  temps  vous  em- 
pêcherait de  venir  lundi  dernier ,  comme  vous  me  1  aviez  mar- 
Sué,  et  je  fus  plus  îkché  qu'alarmé  de  ne  vous  pas  voir  arriver, 
e  n'aurais  mêuie  goûté  qu'à  demi  le  plaisir  de  passer  une  heure 
ou  deux  avec  vous;  car  j  étais  malade  et  insociable.  Je  suis  réta- 
bli ,  ou  à  peu  près  ;  mais  je  ne  sais  si  l'hiver ,  qui  s'avance  en 
manteau  fourre  de  neige ,  me  laissera  recouvrer  le  plaisir  perdu , 
aussitôt  que  la  santé.  Quoi  qu'il  en  soit ,  que  je  vous  revoie  ou 
non  ,  je  pourrai  passer  des  momens  moins  agréables  ;  mais  je 
n'en  penserai  pas  moins  à  vous  et  ne  vous  en  aimerai  pas  moins. 
Je  sens  que  je  me  suis  attaché  à  vous  sûrement  plus  que  vous  ne 
pensez  et  plus  que  je  n'ai  d'abord  pensé  moi-même.  J'en  juge 

5ar  le  plaisir  sensible  et  vrai  que  j'éprouve  quand  je  vous  vois, 
e  ne  suis  pas  recherchant ,  il  est  vrai  ;  et  mon  cœur  est  usé  pour 
l'amitié  :  je  laisse  venir  ceux  qui  viennent,  et  s'en  aller  ceux  qui 
s'en  vont  ;  mais  j'aime  encore  k  être  aimé.  Quand  on  me  con- 
vient autant  que  vous,  je  ne  demeure  guère  en  reste  ;  et*,  si  je  ne 
suis  pas  le  premier  à  mettre  ma  mise ,  je  ne  le  suis  pas  non  plus 
à  la  retirer. 

Je  vous  remercierais  davantage  d'avoir  fait  ma  commission 
avec  tant  d'exactitude ,  si  vous  ne  l'aviez  faite  aussi  avec  une 
magnificence  qui  m'effraie.  Je  soupçonne  par  cet  essai  c|ue  vous 
n'êtes  pas  fort  propre  à  être  un  commissionnaire  de  copiste.  De- 
pêchez-vous  bien  vite  de  m'envo^rer  mon  mémoire  ,  afin  que  je 
sache  à  quoi  m'en  tenir ,  et  que  je  m'arranf^e  pour  écorcher  les 
pratiques  de  manière  à  me  payer  bientôt  de  toute  cette  profu- 
sion. 

La  Julie  s'avance  ,  et  je  commence  à  espérer  que ,  si  les  glaces 
ne  ferment  pas  les  canaux  de  bonne  heure  ,  elle  pourra  paraître 
ici  cet  hiver.  Vous  avez  pris  tant  d'intérêt  aux  sujets  d'estampes, 
que  vous  apprendrez  avec*  plaisir  qu'ils  seront  exécutés  :  j'ai  vu 
les  premiers  dessins  ;  j'en  suis  très-content ,  et  l'on  en  grave  ac- 
tuellement les  planches.  Ce  n'est  pas  mon  libraire  qui  a  fait  cette 
entreprise  ;  c'est  un  M.  Coindet ,  mon  compatriote ,  homme  de 

Î^oût  9  qui  aime  les  arts  ,  et  qui  s'y  connaît.  Il  a  choisi  d'excel- 
ens  artistes ,  et  l'ouvrage  sera  fait  avec  le  plus  grand  soin  :  cela 


contribuer  beaucoup  :  le  malheur  est  qu'elles  se  débiteront  sépa- 
rément. Adieu ,  cher  chevalier.  Je  vous  parle  de  mes  aiEiires , 
parce  que  je  pense  k  moi  premièrement  :.  mais  c'est  à  vons  que 
)'en  parle  ;  yoyes  quelle  conclusion  tous  deve>  tirer  de  là. 


/,93  CORRESPONDANCE. 

A  M.  LE  cHEVALixn  DE  LORIBNZY. 

Monlmorcnci ,  le  3  novembre  1760. 

V  OU  S  allez  à  Versailles»  mon  clier  chevalier;  )^en  suis  charma, 
et  je  ne  nie  croirai  pas  tout-à-fait  absent  des  personnes  que 
TOUS  allez  voir  tant  que  vous  serez  auprès  d'elles.  Jle  vous  eii?ie« 
rais  de  semblables  voyages  en  pareille  occasion  «  s*il  ne  fallait 
vous  envier  en  même  temps  votre  état ,  qui  vous  les  rend  cobts- 
nablesj  et  chacun  doit  être  content  du  sien.  Ailes  donc,  cher 
chevalier  ;  faites  uq  bon  voyage  :  parlez  de  moi ,  parles  poar 
moi.  Vous  connaissez  mei  sentimens,  vous  dires  mieun  qoe  jt 
ne  dirais  ;  un  ami  vaut  mieus  que  soi-même  en  mille  occasions  ^ 
et  surtout  en  celle-là.  Ne  manques  pas  »  à  votre  retour ,  de  ne 


paquet 
n'ai  aucun  avis  de  la  réception. 

Vous  ne  me  soupçonnez  pas ,  je  pense ,  d'être  insensible  as 
souvenir  de  madame  de  Boufflers  ;  ou  je  me  tropc&pe  fort ,  oq 
vous  êtes  bien  sûr  qi;e  je  ne  pécherai  jamais  envers  elle  par  e» 
cote-là  :  mais  quand  vous  voulez  que  je  lui  écrive  »  nous  soouDts 
loin  de  compte  :  j'ai  bien  de  la  peine  à  répondre  k  ceux  qui  m'é- 
crivent ,  ce  n'est  pas  pour  écrire  à  ceux  qui  ne  me  répondent 
point.  D'ailleurs  je  trouve  bien  mieux  mon  compte  ii  pensera 
elle  qu'à  lui  écrire  ;  car  en  moi-même  je  lui  dis  tout  ce  qu'il  ne 
plaît  ;  et ,  en  lui  écrivant ,  il  ne  faut  lui  dire  que  ce  qui  conTient. 
Considérez  encore  que  les  devoirs  et  le$  soins  changent  selon  les 
états.  Yous  autres  gens  du  monde  ,  qui  ne  savez  que  faire  de 
voire  temps  ,  êtes  trop  heureux  d'avoir  des  lettres  à  écrire  pour 
vous  amuser;  mais  quand  un  pauvre  copiste  a  passe  la  journée  à 
son  travail ,  il  ne  s'en  délasse  point  à  écrire  des  lettres  ;  il  faut 
qu'il  quitte  la  plume  et  le  papier.  En  général ,  je  suis  convaincu 
qu'un  homme  sage  ne  doit  jamais  former  des  liaisons  dans  des 
conditions  fort  au-dessus  de  la  sienne;  car,  quelque  convenance 
d'humeur  et  de  caractère ,  quelque  sincérité  d'attachement  qa'il 
y  trouve,  il  en  résulte  toujours  ,  dans  sa  manière  de  vivre,  uae 
multitude  d'inconvéniens  secrets  qu'il  sent  tous  les  jours ,  qa'il 
ne  peut  dire  à  personne  ,  et  que  personne  ne  peut  deviner.  Four 
moi,  à  Dieu  ne  plaise  que  Je  veuille  jamais  rompre  des  attacbe- 
mens  qui  font  le  bonheur  de  ma  vie  ,  et  qui  me  deviennent  plus 
chers  de  jour  eq  jour  !  Mais  j'ai  bien  résolu  d'en  retrancher  tout 
ce  qui  me  rapproche  d'une  société  générale  pour  laquelle  je  ne 
suis  point  fait.  Je  vivrai  pour  ceux  qui  m'aiment ,  et  ne  vivrai 
que  pour  eux.  Je  ne  veux  plus  que  les  indifférens  me  volent  os 
Âcul  moment  de  ma  vie;  je  sais  bien  à  quoi  l'employer  sans  eu. 

(])  Le  mot  pendant  est  vraisemblablement  omis. 


ANNÉE  1760.  4()3 

L*eiplicalioti  que  rons  m'avez  donnée  an  sujet  du  papier  ne 
vous  justifie  pas  tout-à-fait  de  la  profusion  dont  je  vous  accuse  : 
mais  comme  j'aurai  peu  d'arg^ent  à  débourser  ,  grâce  â  l'atten- 
tion dé  M.  le  prince  de  Conli ,  je  ne  me  plains  pas  beaucoup 
d'une  dépétaëe  que  je  M  dois  paver  qu'en  chansons.  Afin  donc 


livres  avancées  par  son  altesse.  Quant  à  vous  y  je  consens  à  ne 
TOUS  rembourser  les  neuf  firancs  qu'à  notre  première  entrevue  ; 
iliais  j<e  voudrais  bien  ne  pas  les  garder  trop  long-temps.  Je  dois 
TOUS  dire  encore  que  le  grand  papier  ,  destmé  à  la  copie  du  ma- 
nuscrit ,  a  été  un  peu  limé  par  le  dos  dans  la  voiture  ;  ce  qui 
peut  rendre  la  reliure  plus  difficile  et  moins  solide  :  d'ailleurs  la 
forme  m'en  parait  bien  grande  pour  être  employée  dans  toute 
sa  grandeur.  Ne  conviendrait-il  pas  de  le  plier  en  deux  pour  lui 
dt>nner  un  format  in-4* ,  à  peu  près  comme  celui  du  manuscrit? 
De  cette  manière  la  Umure  ne  serait  plus  au  dos ,  mais  sur  la 
tranche ,  et  cela  s'en  irait  en  le  reliant.  Vous  pourrez  là-dessus 
savoir  à  hnsir  les  intentions  du  prince  ;  car  j'ai  commencé  par  la 
musique ,  efe  je  ne  prendrai  le  manuscrit  <|ue  quand  elle  sera 
ftiittf.  Adieu ,  cher  cnevalier.  Je  ne  vous  dirai  plus  que  je  vous 
aime  ^de  tont  mon  cœur;  mais  si  jamais  je  cesse,  quoa  absUf 
alors  je  vous  le  dirai. 

P.  vS.  Je  connais  un  traité  de  l'éducation  médicinale  des  en- 
fans  ,  et  j'ai  trouvé  ce  titre  si  béte ,  que  je  n'ai  pas  daigné  lire 
l'ouvrage  :  mais  qnetreloi  dont  vous  parlée  soit  celui-là  ou  un 
autre,  s'il  vous  tombait  aisément  sous  la  main  ,  je  ne  serais  pas 
fôché  de  le  parcourir  ,  sinon  ,  nous  pouvons  le  laisser  là.  Adieu  : 
le  reste  pour  une  autre  fois. 

Soriptos  et  in  tergo ,  Beodvm  finîtus^OrestM. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Moalmerenci,  le  5  novembre  1760. 

J  E  vois  ,  «monsieur ,  par  la  réf>onse  dt>nt  vous  m'avez  honoré , 
que  j'ai  commis ,  sans  fe  savoir  ,  une  indiscrétion  pour  laquelle 
\e  vo««  dois ,  av^  mes  humbles  excuses ,  ma  justification ,  autant 
qu'il  est  possible.  Prenant  donc  la  lâistussion  dans  laquelle  vous 
voulez  bien  ^trer  avec  moi  comme  une  permission  d  y  entrer  à 
TiMBL  touAr,*) 'lierai  "de  cette  Kberté  p(mr  vous  exposer  les  raisons 
de  mon  sentittivnt ,  qne  j'ecrtimats  être  aussi  le  vôtre ,  sur  TafTaire 
en  que^Mi. 

Je  remarquerai  d'abord  qu'il  y  asurïe  droit  des  gens  beaucoup 
de  'maxifflies  iAOObtesflées ,  lesquelles  sont  pourtant  et  seront  tou- 
jours Vaines  €ft  sans  effet  dans  la  pratique,  parce  qu'îles  portent 
■sur  une  égalité  supposée  «ntre  les  états  comme  entre  les  hommes; 
«principe  qui  n'est  vrai  pow  les  premiers ,  ni  de  leur  grandeur  . 


4cj4  CORRESPONDANCE. 

ni  de  leur  forme  ,  ni  par  conséquent  du  droit  relatif  des  sujets  , 
qui  dérive  de  l'une  et  de  l'autre.  Le  droit  naturel  est  le  même 
pour  tous  les  hommes  ,  qui  tous  ont  reçu  de  la  nature  une  me- 
sure commune  ,  et  des  bornes  qu'ils  ne  peuvent  passer  ;  mais  le 
droit  des  gens,  tenant  à  des  mesures  d'mstitutions  humaines  et 
qui  n'ont  point  de  terme  absolu ,  varie  et  doit  varier  de  nation  à 
nation.  Les  grands  états  en  impoi'ent  aux  petits  et  s'en  font  rttr* 
pecter;  cependant  ils  ont  besoin  d*euz,  et  plus  besoin,  peut-être, 
que  les  petits  n'ont  des  grands.  Il  faut  donc  qu'ils  leur  cèdent 
quelque  chose  en  équivalent  de  ce  qu'ils  en  exigent.  Les  avan- 
tages pris  en  détail  ne  sont  pas  égaux,  mais  ils  se  compensent; 
et  de  1^  naît  le  vrai  droit  des  gens  ,  établi ,  non  dans  les  liyres  » 
mais  entre  les  hommes.  Les  uns  ont  pour  eux  les  honneurs ,  le 
rang ,  la  puissance  ;  les  autres ,  le  profit  i^oble ,  et  la  petite  uti- 
lité. Quand  les  grands  états  voudront  avoir  à  eux  seuls  leurs  avan- 
tages, et  partager  ceux  des  petits  ,  ils  voudront  une  chose  im- 
possible; et,  quoi  qu'ils  fassent,  ils  ne  parviendront  jamais  à  éta- 
blir ,  dans  les  petites  choses  ,  celle  parité  qu'ils  ne  souiSrent  pas 
dans  les  grandes. 

Les  diflérences  qui  naissent  de  la  nature  du  gouvernement  ne 
modifient  pas  moins  nécessairement  les  droits  respectifs  des  su- 
jets. La  liberté  de  la  presse ,  établie  en  Hollande ,  exige  dans  la 
Solice  de  la  librairie  des  rë^leuiens  différens  de  ceux  cju'on  lui 
oiine  en  France ,  oii  cette  liberté  n'a  ni  ne  peut  avoir  heu.  Et  si 
l'on  voulait ,  par  des  traités  de  puissance  à  puissance ,  établir  une 

λolice  uniforme  et  les  mêmes  rcgleinens  sur  cette  matière  entre 
es  deux  états ,  ces  traites  seraient  bientôt  sans  eifet ,  ou  l'un  de^ 
deux  gouvernemens  changerait  de  forme;  attendu  que  dans  tons 
pays  il  n'y  a  jamais  de  lois  observées  que  celles  qui  tiennent  à  la 
nature  du  gouvernement. 

Le  débit  de  la  librairie  est  prodigieux  en  France ,  presque  aussi 
grand  que  dans  le  reste  de  l'Europe  entière.  En  Hollande ,  il  est 
presque  nul.  Au  contraire,  il  s  imprime  proportionnellement 
plus  de  livres  en  Hollande  qu'en  France.  Ainsi  Ton  pourrait  dire, 
à  quelque  égard  ,  que  la  consouimalion  est  en  France ,  et  la  fa- 
brication en  Hollande ,  quand  iiiêiue  la  France  enverrait  en  Hol- 
lande plus  de  livres  qu'elfe  n'en  reçoit  du  même  pays  ;  parce  qu'oii 
le  Français  est  consommateur  le  Hollandais  n  est  que  facteur  : 
la  France  reçoit  pour  elle  seule  ;  la  Hollande  reçoit  pour  autrui. 
Tel  est ,  entre  les  deux  puissances  ,  l'état  relatif  de  cette  partie 
du  commerce  :  et  cet  état,  forcé  par  les  deux  constitutions, 


viendra  toujours,. malgré  qu'on  en  ait.  J'entends  bien  que  le  gon- 
vemeinent  de  France  voudrait  que  la  fabrique  fût  ou  est  la  con- 
sommation :  mais  cela  ne  se  peut ,  et  c'est  lui-même  .qui  TempA- 
che  par  la  rigueur  de  la  censure.  H  ne  saurait,  quand  il  le 


drait ,  adoucir  cette  rigueur  ;  car  un  gouvernement  qni  MitflfBpl. 
ne  peut  pas  s'ôter  à  lui-même  les  chaînes  qu'il  est  foi^4Yff^4iiî^ 


ner  pour  continuer  de  tout  pouvoir.  Si  les  avantages.^ 
sance  arbitraire  sont  grands ,  un  pouvoir  modéré  a  amiî.|eiîi|l 


ANNÉE  1760.  495 

qui  ne  sont  pas  moindres  ;  c'est  de  faire ,  sans  inconvénient ,  tout 
ce  qui  est  utile  à  la  nation. 

Suivant  une  des  maximes  du  gouvernement  de  France  9  il  y  a 
beaucoup  de  choses  qu'on  ne  doit  pas  permettre,  et  qu'il  convient 
de  tolérer  :  d'oii  il  suit  qu'on  peut  et  qu'on  doit  souffrir  l'entrée 
de  tel  livre  dont  on  ne  doit  pas  souffrir  l'impression.  Et  en  effet, 
sans  cela  ,  la  France  ,  réduite  presque  a  sa  seule  littérature ,  ferait 
scission  avec  le  corps  de  la  republique  des  lettres ,  retomberait 
bientôt  dans  la  barbarie  y  et  perdrait  même  d'autres  branches  de 
commerce  auxquelles  celle-là  sert  de  contre-poids.  Mais  quand 
un  livre ,  imprimé  en  Hollande  ,  parce  qu'il  n'a  pu  ni  du  être 
imprimé  en   France ,  j  est  pourtant  réimprimé  ,  le  gouverne- 
ment pèche  alors  contre  ses  propres  maximes  ,  et  se  met  en  con- 
tradiction avec  lui-même.  J'ajoute  que  la  parité  dont  il  s'autorise 
est  illusoire  ^  et  la  conséquence  qu'il  en  tire ,  quoique  juste,  n'est 
pas  équitable  :  car  comme  on  imprime  en  France  pour  la  France , 
et  en  Hollande  encore  pour  la  France  ,  et  comme  on  ne  laisse  pas 
entrer  dans  le   royaume  les  éditions  contrefaites  sur  celles  du 
pays ,  la  réimpression  faite  en  Hollande  d'un  livre  imprimé  en 
France  ,  fait  peu  de  tort  au  libraire  français  ;  et  la  réimpression 
faite  en  France  d'un  livre  imprimé  en  Hollande  y  ruine  le  libraire 
hollandais.  Sk  cette  considération  ne  touche  pas  le  gouvernement 
de  France  ,  elle  touche  le  gouvernement  de  Hollande  :  et  il  saura 
bien  la  faire  valoir  si  jamais  le  premier  lui  propose  de  mettre  la 
chose  au  pair. 

Je  sais  trop  bien ,  monsieur  ,  à  qui  je  parle  pour  entrer  avec 
vous  dans  un  détail  de  conséquences  et  d'applications.  Le  magis- 
trat et  l'homme  d'état  versé  dans  ces  matières  n'a  pas  besoin  des 
éclaircissemens  qui  seraient  nécessaires  à  un  homme  privé.  Mais 
voici  une  observation  plus  directe,  et  qui  me  rapproche  du  cas 
particulier.  Lorsqu'un  libraire  hollandais  commerce  avec  un  li- 
braire français,  comme  ils  disent,  en  change  ,  c'est-à-dire  lors- 
3u'il  reçoit  le  paiement  de  ses  livres  en  livres ,  alors  le  profit  est 
ouble  et  commun  entre  eux;  et ,  aux  frais  du  transport  près  , 
l'effet  est  absolument  le  même  que  si  les  livres  qu'ils  s'envoient 
réciproquement  étaient  imprimés  dans  les  lieux  oli  ils  se  débitent. 
C'est  ainsi  que  Rey  a  traite  ci-devant  avec  Pissot  et  avec  Durand 
de  ce  qu'il  a  imprimé  pour  moi  jusqu'ici.  Déplus  le  libraire  hol- 
landais, qui  craint  la  contrefaction  ,  se  met  à  couvert ,  et  traite 
avec  le  libraire  français  de  manière  que  celui-ci  se  charge  ,  à  ses 
périls  et  risques ,  du  débit  des  exemplaires  qu'il  reçoit ,  et  dont  le 
nombre  est  convenu  entre  eux.  C'est  encore  ainsi  que  Bey  a  né- 
gocié ponrla  Julie.  Il  met  son  correspondant  français  en  son  lieu 
et  place;  et  saivant,  sans  le  savoir,  le  conseil  que  vous  avez  bien 
Toaln  me  donner  pour  loi ,  il  lui  envoie  à  la  fois  la  moitié  de  son 
édition.  Parcemoyenylacontre&ction  ,si  ellealieu,  nenuira  point 
mlibraîred'AmltèfdAm,  mais  an  libraire  de  Paris  qui  lui  est  sub- 
rtitntf.Cefeniva  Khrainffiiliigaiaquî  en  ruinera  un  autre;  ou  ce  sc- 
nnft  cbn  Ubrtfatt  4ièÂj'''"'  «nû  c'entreruincrout  mutuellemcut. 


4g6  CORRESPOjNDANCE.     - 

De  (outceci  se  déduisent  seulement  les  raisons  qui  me  portaient 
à  croire  que  vous  ne  permet  tries  point  qu'on  réimprimât  en 
France  contre  le  gré  du  premier  éditeur  un  livre  imprimé  d'a- 
bord en  Hollande,  il  me  reste  à  tous  exposer  celles  qui  m'em^ 
pèchent  et  de  consentir  à  cette  réimpression  et  d'en  accepter  au- 
cun bénéfice ,  si  elle  se  fait  malgré  moi.  Vous  dites  ,  monsieur , 
que  je  ne  dois  point  me  croire  lié  par  l'eneagement  que  j'ai  pris 
avec  le  libraire  hollandais  ,  parce  que  je  n  ai  pu  lui  céder  que  ce 
que  j'avais,  et  que  je  n'avais  pas  le  droit  d'empêcher  les  libraires 
de  Paris  de  copier  ou  contrefaire  son  édition.  Mais  équitablement 
je  ne  puis  tirer  de  là  qu'une  conséquence  à  ma  charge  :  car  fai 
traité  avec  le  libraire  sur  le  pied  de  la  valeur  que  je  dcanaîs  à 
ce  que  je  lui  ai  cédé.  Or,  il  se  trouve  qu'au  lieu  de  lui  vendre 
un  droit  que  j'avais  réellement,  je  lui  ai  vendu  seulement  un 
droit  que  je  croyais  avoir.  Si  donc  ce  droit  se  trouve  moindre 
que  je  n'avais  cru ,  il  est  clair  que ,  loin  de  tirer  du  profil  de  mon 
erreur ,  je  lui  dois  le  dédommagement  du  préjudice  qu'il  en  peut 
souffrir. 

Si  je  recevais  derechef  d'un  libraire  de  Paris  le  bénéfice  que 

J*'aide|à  reçu  decelui  d'Amsterdam,  j'aurais  vendu  mon  manuscrit 
leux  tois;  et  comment  aurais-je  ce  droit  de  l'aveu  de  celui  avec 
qui  j'ai  traité ,  puisqu'il  m'a  disputé  même  le  droit  de  faire  une 
édition  générale  et  unique  de  mes  écrits ,  revus  et  augmentés  de 
nouvelles  pièces?  Il  est  vrai  que , n'ayant  jamais  pense  m'ôter  ce 


que  j'ai  ou  énoncé  on  entendu  mettre  dans  mes  marchés^  je  ne 
me  crois  tenu  à  rien  au-^elà. 

Soit  donc  que  vous  jugiez  &  propos  de  permettre  ou  d'empê* 
cher  la  contrefaction  ou  réimpression  du  livre  dont  il  s'agit ,  je 
ne  puis ,  en  ma  qualité  d'éditeur  ,  ni  choisir  un  libraire  français 
pour  cette  réimpression  ,  ni  beaucoup  moins  en  recevoir  aucune 
sorte  de  bénéfice  en  repos  de  conscience.  Mais  un  avantage  qui 
m'est  plus  précieux ,  et  dont  je  profite  avec  le  contentement  de 
moi-même ,  est  de  recevoir  en  cette  occasion  de  nouveaux  té- 
moignages de  vos  bontés  pour  moi ,  et  de  pouvoir  vous  réitérer, 
monsieur ,  ceux  de  ma  reconnaissance  et  de  mon  profond  res- 
pect ,  etc. 

P,  S.  Je  vons  demande  pardon ,  monsieur ,  d'avoir  troublé 
vos  délasscmens  par  ma  précédente  lettre.  J'attendrai ,  pour  fràe 
partir  celle-ci ,  votre  retour  de  la  campagne.  Je  n'ai  point  non 


ger  le  Ii\nre  ;  et  puis  je  dirai  mes  raisous. 

Bey  me  paraît  fort  en  peine  de  n'avoir  point  reçu  y  monsieur, 
la  permission  qu'il  ^-ous  a  demandée.  Je  lui  ai  marqué  qu'il  ne 


A  N  N I'^  li  1760.  Xq^ 

lovait  point  être  inquiet  de  ce  retard  ^  que  le  livre,  par  son  es- 
pèce, ne  pouvait  souffrir  de  dillicuUé,  et  que,  sur  toute  matière 
suspecte,  il  était  le  plus  circonspect  de  tous  les  écrits  que  j'avais 
publiés  jusqu'ici.  J'espère  qu'il  ne  s'est  rien  trouvé  dans  les  feuilles 
qui  vous  en  ai  fait  penser  autrement. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Novembre  1 760, 
.IJORSQUE  je  reçus,  monsieur,  la  première  feuille  que  vous 


c|ue  ]e  vous  avais  ecnte  ,  ni  la  réponse 
ré,  ne  me  donnaient  lieu  de  concevoir  cette  idée.  Je  jugeai  sim- 
plement que  ,  n'ayant  pas  eu  le  loisir  ou  la  curiosité  d'ouvrir 
cette  feuille ,  vous  n'aviez  point  pris  la  peine  inutile  d'ouvrir  le 
paquet.  Cependant ,  voyant  que  vous  n'aviez  pas  moins  eu  l'at- 
tention d'y  faire  ajouter  une  enveloppe  contre-signée ,  je  jugeai 
que  celles  de  Rey  étaient  inutiles,  et  je  lui  écrivis  d'envoyer  désor- 
mais les  feuilles  sous  une  seule  enveloppe  àvotre  adresse;  jugeant 
<jue  vous  connaîtriez  suffisamment,  au  contenu,  qu'il  m  était 
destiné.  En  voj-ant  le  billet  que  vous  avez  fait  joindre  à  la  se- 
conde feuille ,  je  me  suis  félicité  de  ma  précaution  par  une  autre 
r.iison  a  laquelle  je  n'avais  pas  songé,  et  dont  je  prends  la  liberté 
do  me  plaindre.  Si  malgré  nos  conventions  vous  vous  faites  un 
scrupule  d'ouvrir  les  paquets,  comiuent  puis- je,  monsieur,  ne 
m'en  pas  faire  un  de  permettre  qu'ils  vous  soient  adressés?  Quand 
Vxcy  vous  a  demandé  cette  permission  ,  nous  avons  songé,  lui  et 
moi ,  que  ,  puisqu'il  fallait  toujours  que  le  livre  passAt  sous  vos 
veux  comme  magistrat ,  vous  vous  feriez  un  plaisir,  comme  ami 
ci  protecteur  des  lettres  ,  d'en  rendre  l'envoi  utile  au  libraire ,  et 
commode  à  l'éditeur.  Si  vous  avez  résolu  de  ne  point  lire  l'ou- 
vrage, peut-être  en  dois -je  être  charmé  ;  mais,  si  vous  croyez 
devoir  le  parcourir  avant  aen  permettre  l'entrée  ,  je  vous  prie , 
monsieur ,  de  donner  la  préférence  aux  envois  qui  me  sont  des- 
tinés ,  afin  que  je  me  reproche  moins  l'embarras  que  je  vous  cause, 
et  que  je  vous  en  sois  ouligé  de  meilleur  cœur.  J  ai  trouve  la  pre- 


pournez  lire  1  ouvrage 
désagréablement  sur  la  feuille  que  i ar  Tépreuve  ;  mais  comme 
cela 
pas 

la  ferai 
gérai  ^ 

que  la  feuille  ne  soit  pas  coupée.  (Test  un  emLarraf  trèf-impor- 
tun  que  celui  de  tous  ces  envois  et  renvois  de  feuilles  et  d'é- 
preuves. Je  ne  le  sentis  jamais  mieux  Qu^  ^  vous  dai- 
gnez vous  en  charger  :  et  il  me  serait  1  'épargner 


498  CORRESPONDANCE. 

dans  la  suite  à  vous  et  à  moi.  Je  sais  aussi ,  par  ma  propre  expé- 
rience et  par  des  témoignages  plus  récens,  que  je  pourrais  ,  en 
pareil  cas ,  espérer  de  vous  toute  la  fayeur  qu'un  ami  de  la  Té- 
rité  peut  attendre  d'un  magistrat  éclairé  et  judicieux  :  mais, 
monsieur,  je  Toudrais  bien  n^repas  gêné  dans  la  liberté  de  dire 
ce  que  je  pense  ^  ni  m'exposer  à  me  repentir  d'avoir  dit  ce  que  je 

pensais. 

Soyez  bien  persuadé ,  monsieur  ,  qu'on  ne  peut  être  plus  re- 
connaissant de  vos  bontés,  plus  touché  de  votre  estime  (|ue  je  le 
suis  j  ni  vous  honorer  plus  respectueusement  que  je  le  fais. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Montmorenci ,  le  17  noTembre  1760b 

X  ARFAITEMEN T  s&r,  mousîeur,  que  le  volume  que  vous  avec  eu 
la  bonté  de  m'envoyer  n'est  pas  pour  moi ,  je  prends  ta  liberté  de 
vous  le  renvoyer,  jugeant  qu^l  fait  partie  de  l'exemplaire  que  vous 
voulez  bien  agréer.  M.  Rey  l'aura  trouvé  trop  gros  pour  être  en- 


les  siens ,  il  n'est  pas  croyable  qu'il  eût  rindiscrétîon  d'en  en- 
voyer un  par  la  poste  sans  que  je  le  lui  eusse  commandé. 

Je  n'ai  jamais  pensé  ni  désiré  même  que  vous  eussiez  la  pa- 
tience de  lire  ce  recueil  tout  entier  ;  mais  je  souhaite  extrême^ 
ment  que  vous  ayez,  monsieur,  telle  de  le  parcourir  asses  pour 
îuger  de  ce  qu'il  contient.  Je  n'ai  point  la  témérité  de  porter  mon 
]4gement  devant  vous  sur  un  livre  que  Je  publie;  j'en  appelais 
au  v6tre,  supposant  que  vous  l'aviez  lu.  En  tout  autre  cas,  ]e  me 
rétracte ,  et  vous  supplie  d'ordonner  du  livre  comme  si  je  n'en 
avais  rien  dit.  Mes  leunes  correspondans  sont  des  protestans  et 
des   républicains.   Il  est  très -simple   qu'ils  parlent   selon  les 
^aximes  qu'ils  doivent  avoir,  et  trcs-sùr  qu'ils  n'en  parlent 
qu'en  honnêtes  gens;  mais  cela  ne  suffit  pas  toujours.  Au  reste, 
je  pense  que  tout  ce  qui  peut  être  sujet  à  examen  dans  ce  livre 
ne  sera  guère  que  dans  les  deux  ou  trois  derniers  volumes;  et  j'a- 
voue que  je  ne  les  crois  pas  indignes  d'être  lus.  Ce  sera  toujours 
quelque  cnose  que  de  vous  avoir  sauvé  l'ennui  des  premiers. 

Je  n'ai  rien  à  répliquer  aux  éclaircissemens  qu'il  vous  a  plu  de 
me  donner  sur  la  question  ci-devant  agitée ,  au  moins  quant  à  la 
considération  économique  et  politique.  Il  serait  également  contre 
le  respect  et  contre  la  nonne  foi  de  disputer  avec  vous  sur  ce 
point.  J'attends  seulement  et  je  désire  de  tout  mon  cœur  l'occa- 
sion de  recevoir  de  vous  les  lumières  dont  j'ai  besoin  pour  dé- 
brouiller de  vieilles  idées  qui  me  plaisent,  mais  dont  au  surplus 
je  ne  ferai  jamais  usage.  Quant  à  ce  qui  me  regarde,  je  pourrai 
être  convaincu ,  sans  être  persuadé ,  et  je  sens  que  ma  conscience 
argumente  là-dessus  mieux  que  ma  raison.  Je  vous  salue  ,  mon- 
sieur ^  avec  un  profond  respect. 


ANNÉE  1760.  499 

A  M.  DUCLOS. 

Ce  mercredi ,  19  norembre  1760* 

jjj!!  vous  cnyoyant  It  cinquiërae  partie,  ]e  commence  par  vous 
dire  ce  qui  me  presse  le  plus;  c'est  que  je  m'aperçois  que  nous 
ayons  plus  de  goûts  communs  que  je  n'avais  cru ,  et  que  nous  au- 
rions dû  nous  aimer  tout  autrement  que  nous  n'avons  fait.  Mais 
votre  philosophie  m^a  fait  peur }  ma  misantropie  vous  a  donné  le 
change.  Nous  avons  eu  des  amis  intermédiaires  qui  ne  nous  ont 
connus  ni  l'un  ni  l'autre ,  et  nous  ont  empêchés  de  nous  bien 
connaître.  Je  suis  fort  content  de  sentir  enfin  cette  erreur,  et  je  le 
serais  bien  plus  si  j'étais  plus  près  de  vous. 

Je  lis  avec  délices  le  bien  que  vous  me  dites  de  la  Julie  ;  mais 
vous  ne  m'avez  point  fait  de  critique  dans  le  dernier  billet  ;  et , 

I)uisque  l'ouvrage  est  bon  ,  plus  de  gens  m'en  diront  le  bien  que 
e  mal. 

Je  persiste,  malgré  votre  sentiment ,  à  croire  cette  lecture  très^ 
dangereuse  aux  filles.  Je  pense  même  que  Richardson  s'est  lour- 
dement trompé  en  voulant  les  instruire  par  des  romans;  c'est 
mettre  le  feu  à  la  maison  pour  faire  jouer  les  pompes. 

A  la  quatrième  partie  vous  trouverez  que  le  style  n'est  pas 
feuillu  :  tant  mieux.  Je  trouve  la  même  chose  :  mais  celui  qui  l'a 
jugé  tel  n'avait  lu  que  la  première  partie  ;  et  j  ai  peur  qu'il  n'eût 
raison  aussi.  Je  crois  la  quatrième  partie  la  meilleure  de  tout  le 
recueil ,  et  j'ai  été  tenté  de  supprimer  les  deux  suivantes  :  mais 
peut-être  compensent-elles  l'ajgrément  par  l'utilité  ;  et  c'est  dans 
cette  opinion  que  je  les  ai  laissées.  Si  Wolmar  pouvait  ne  pas 
déplaire  aux  dévots  ,  et  que  sa  femme  plût  aux  philosophes ,  j'au- 
rais peut-être  publié  le  livre  le  plus  salutaire  qu'on  pût  lire  dans 
ce  temps-ci. 

A  M.  JACOB  VERNET. 

MoDtmorencîfle  39  noTembre  1760. 

Oi  j'avais  reçu ,  monsieur ,  quinze  jours  plutôt  la  lettre  dont 
vous  m'avez  honoré  le  4  de  ce  mois  ,  j'aurais  pu  faire  mention 
assez  heureusement  de  l'affaire  dont  vous  avez  la  bonté  de  m'ins- 
truire;  et  cela  d'autant  plus  à  propos  que  ,  le  livre  dans  lequel 
j'en  aurais  parlé  n'étant  point  fait  pour  être  vu  de  vous,  j'au- 
rais pu  vous  y  rendre  honneur  plus  à  mon  aise  que  dans  les 
écrits  qui  doivent  passer  sous  vos  yeux.  Cest  une  espèce  de 
fade  et  plat  roman  dont  je  suis  l'éditeur ,  et  dont  quiconque 
en  aura  le  courage  pourra  me  croire  l'auteur  s'il  veut.  J'ai  semé 

5ar-ci ,  par-là ,  dans  ce  recueil  de  lettres  ,  quelques  notes  sur 
iffei  •  '       -      "  '  " '- ^ 


que  le  livre  y  lui  acneve  a  impi 
La  vie  solitaire  que  je  mène  ici  ^  sartout  en  hiver  ^  ne  me  donne 


5^  CORRESPONDANCE. 


transmettre  sur  celle-ci  la  juste  indignation  dont  j'ai  été  saisi  à  U 
lecture  de  votre  lettre.  Je  n'en  négligerai  point  1  occasion  si  je  la 
trouve.  En  attendant ,  je  me  réjouis  de  tout  mon  cœur  que  1  évi- 
dence de  votre  justification  ait  confondu  la  calomnie  ,  et  fait  re- 
tomber sur  ses  auteurs  l'opprobre  dont  ils  voudraient  couvrir 
tous  les  défenseurs  de  la  foi ,  des  mœurs  et  de  la  vertu. 

Ainsi  donc  la  satire,  le  noir  mensonge  et  les  libelles  sont  de- 
venus lés  armes  des  philosophes  et  de  leurs  partisans  !  Ainsi  paie 
M.  de  Voltaire  l'hospitalité  dont ,  par  une  funeste  indulgence, 
Oenève  use  envers  lui  !  Ce  fanfaron  d'impiété,  ce  beau  génie  et 
cette  ame  basse ,  cet  homme  si  grand  par  ses  talens,  et  si  vil  par 
leur  usage ,  nous  laissera  de  longs  et  cruels  souvenirs  de  son  sé- 
jour parmi  nous.  La  ruine  des  mœurs ,  la  perte  de  la  liberté, 
€|ui  en  est  la  suite  inévitable ,  seront  chez  nos  neveux  les  monii- 
mens  de  sa  gloire  et  de  sa  reconnaissance.  S'il  reste  dans  leon 
cœurs  quelque  amour  pour  la  patrie ,  ils  détesteront  sa  mémoire, 
'  et  il  en  sera  plus  maudit  qu'admiré. 

Ce  n'est  pas ,  monsieur  ,  que  j'aie  aussi  mauvaise  opinion  de 
l'état  actuel  de  notre  ville  que  vous  paraissez  le  croire.  Je  saû 
qu'il  y  reste  beaucoup  de  vrais  citoyens  qui  ont  du  sens  et  de  It 
vertu,  qui  respectent  les  lois,  les  magistrats,   qui  aiment  lei 
luœurs  et  la  lioerté.  Mais  ceux-là  diminuent  tous  les  jours  ;  lei 
autres  augmentent ,  mox  daturos  progeniem  vitiosiorem.  La  pente 
donnée ,  rien  ne  peut  désormais  arrêter  le  progrès  du  mal  :  la 
génération  présente  l'a  commencé;  celle  qui  vient  l'achèvera; la 
jeunesse  qui  s'élève  étouiïera  bientôt  les  restes  du  sanç  patrio- 
tique qui  circule  encore  parmi  nous  ;  chaque  citoyen  qui  meurt 
est  remplacé  par  quelque  agréable.  Le  ridicule  ,  ce  poison  du 
bon  sens  et  de  l'honnêteté ,  la  satire ,  ennemie  de  la  paix  pu- 
blique ,  la  mollesse ,  le  faste  arrogant ,  le  luxe  ,  ne  nous  forment 
dans  l'avenir  qu'un  peuple  de  petits  plaisans,  de  bouffons,  de 
baladins  ,  de  philosophes  de  ruelle  ,  et  de  beaux  esprits  de  comp- 
toir ,  qui ,  de  la  considération  qu'avaient  ci-devant  nos  gens  oe 
lettres  ,  les  élèveront  à  la  gloire  des  académies  de  Marseille  oa 
d'Angers ,  qui  trouveront  bien  plus  beau  d'être  courtisans  que 
libres  ,  comédiens  que  citoyens ,  et  qui  n'auraient  jamais  voula 
sortir  de  leur  lit  à  l'escalade ,  moins  par  lâcheté  que  par  crainte 
de  s'enrhumer.  Je  vous  avoue ,  monsieur ,  que  tout  cela  n'est 
çuère  attrayant  pour  un  homme  qui  a  encore  la  simplicité,  peut- 
être  la  folie ,  de  se  passionner  pour  sa  patrie  ,  et  auquel  il  ne 
reste  d'autre  ressource  que  de  détourner  les  yeux  des  maux  qu'il 
ne  peut  guérir. 

J  aime  le  repos ,  la  paix  ;  la  haine  du  tracas  et  des  soins  fait 
toute  ma  modération  ,  et  un  tempérament  paresseux  m'a  jus- 
qu'ici tenu  lieu  de  vertu.  Moins  enivré  qu'étouffé  de  je  ne  sais 
quelle  petite  fumée  ,  j'en  ai  seuti  cruelleineat  l'amertume  saoi 


ANNÉE  1760.  5oc 

en  pouvoir  contracter  le  goût,  et  j'aspire  au  retour  Je  cette  heu^ 
reuse  obscurité  oui  permet  de  jouir  de  soi.  Voyant  les  gens  de 
lettres  s'entredécoirer  comme  des  loups ,  et  sentant  tout^à-fait 
éteint  les  restes  de  chaleur  qui ,  à  près  de  quarante  ans ,  m^avaient 
mis  la  plume  à  la  main  ,  je  Fai  posée  ayant  cinquante  pour  ne  la 
plus  reprendre.  Il  me  reste  à  publier  une  espèce  de  traité  d'édu- 
cation ,  plein  de  mes  rêveries  accoutumées ,  et  dernier  fruit  de 
mes  promenades  champêtres  ,  après  quoi ,  loin  du  public  et  livré 
tout  entier  à  mes  amis  et*  moi ,  j'attendrai  paisiblemcfht  la  Bn 
d'une  carrière  déjà  trop  longue  pour  mes  ennuis  ,  et  dont  il  est 
indifférent  pour  tout  le  monde  et  pour  moi  en  quels  lieux  les 
restes  s'achèvent. 

Je  suis  charmé  du  voyage  chez  les  montagnons  ;  cela  montre 
quelque  souvenir  de  leur  panégyriste  chez-  des  personnes  qu'il 
aime  et  qu'il  respecte  :  it  se  réjouit  de  n'avt)ir  pas  été  trouvé 
menteur.  Le  luxe  a  fait  du  progrès  parmi  ces  bonnes  gens.  C'est 
la  pente  générale  ,  c'est  le  gouffre  oii  tout  périt  tôt  ou  tard.  Mais 
ce  progrès  s'accélère  quelquefois  par  des  causes  particulières  ;  et 
voua  ce  qui  avance  notre  perte  de  deux  cents  ans.  Je  ne  puis 
vous  quitter ,  monsieur  ,  comme  vous  voyez ,  à  moins  que  le  pa- 
pier ne  m'y  forée.  Tirez  de  cela ,  je  vous  prie  ,  la  conclusion  na- 
turelle ,  et  recevez  les  assurances  de  mon  profond  respect. 

A  MADAME  LA  makéghalr  DE  LUXEMBOURG. 

MoDtmorenc! ,  lie  12  décembre  1760. 

Il  y  a  mille  ans  ,  madame  ,  que  je  n'ai  écrit  à  vous  ni  à  mon- 
sieur le  maréchal.  Mille  riens  m'occupent  journellement ,  et?ju^- 
qu'à  prendre  sur  ma  santé  ,  sans  qu^il  me  soit  possible ,  comme 
que  ]e  fasse,  de  me  délivrer  de  cet  importun  tracas.  Mais  une 
autre  raison  bien  plus  agréable  de  mon  silence  est  la  confiance 
de  pouvoir  le  garder  sans  risque.  Si  j'avais  peur  d'être  oublié,  les 
tracas  auraient  beau  venir  ,  je  trouverais  bien  le  moment  d'é- 
crire. 

Il  se  présente  plusieurs  occasions  dé  disposer  dé  mon  traité  dû 
l'Éducation  j  et  même  avec  avantage.  Je  respecte  trop  l'engage- 
ment que  vous  m'avez  fait  prendre  pour  traiter  de  rien  sans 
votre  consentement.  Je  vous  le  demande,  madame,  parce  qne 
la  diligence  m'importe  beaucoup  dans  cette  affaire  ,  et  que  j'y 
mettrai  un  nouveau  zèle  pour  mon  intérêt  que  celui  que  vous 
voulez  bien  y  prendre.  D'ailleurs  vous  serez  instruite  des  condi- 
tions ,  et  rien  ne  sera  conclu  qrfe  sous  votre  bon  plaisir.  Mon 
libraire  doit  arriver  d'ans  peu  de  jours  à  Paris:  si,  comme  je  le 
désire ,  il  a  la  préférence,  permettez-vous  qu'il  aille  vons  porter 
notre  accord  et  vons.  en  demander  la  ratification  ? 

J*ài  appris  la  perte  qu'a  fiûte  madame  la  duchesse  de  Mont- 
morenci trop  ttfdiKHmliiiaii  écrire;  car,  quoic^ue  le  chevalier 
^e  LnmmMr  9^'  »«  ^it  fort  affligée  ,  j'ai  jugé 

^'m  gw  M  éUdt  trop  peu  fondée  pouc 


5o3  CORRESPONDANCE. 

élre  durable  ,  surtout  quand  on  en  est  si  bien  console  par  ce  qui 
nous  reste,  et  même  par  ce  qu'on  a  droit  d'espérer. 

Je  vois  s'avancer  avec  bien  de  l'impatience  le  moment  oui 
vous  rapprochera  d'un  pas  de  Montmorenci ,  en  attendant  celnî 
qui  doit  vous  y  ramener.  J'aspire  tous  les  matins  à  Thenre  que 
je  passe  à  causer  avec  monsieur  le  maréchal  près  de  votre  lit  5  et, 
tant  que  mon  cœur  sera  sur  ma  langue ,  ]e  n'ai  pas  peur  que 
mon  babil  tarisse  auprès  de  vous  ;  mais ,  pour  vos  soupers  ,  je 
n'aspire  point  à  l'honneur  d'en  être  y  k  moins  que  vous  n  ajef  fa 
charité  de  m'y  recevoir  gratis  ;  car  je  me  sens  moins  en  ëtat  que 
jamais  d'y  payer  mon  écot ,  et ,  qui  pis  est ,  fort  peu  afiligë  de 
cette  misère. 

Je  dois  vous  dire  que  i'ai  fait  lire  la  Julie  à  l'auteur  (i)  des 
Confessions  $  et  ce  qui  ma  confondu  est  qu'il  en  a  été  enchanté  : 
il  a  plus  fait ,  il  a  eu  l'intrépidité  de  le  aire  en  pleine  académie 
et  dans  des  lieux  tout  aussi  secrets  que  cela.  Ce  n  est  pas  son  cou- 
rage qui  m'étonne;  mais  concevez-vous  M*  Duclos  aimant  cette 
longue  trainerie  de  paroles  emmiellées  et  de  fade  galimatias? 
Pour  moi ,  je  ne  serais  pas  trop  fâché  que  le  livre  se  trouvât  dé-< 
testable ,  après  que  vous  l'aunez  jugé  bon  ^  car  ,  comme  on  ne 
vous  accuse  pas  d'avoir  un  goût  qui  se  trompe  y  je  saurais  bien 
tirer  parti  de  celte  erreur. 

Avant  de  parler  de  payer  les  copies ,  il  faut ,  madame  ,  que 
vous  ayez  la  oonté  de  me  renvoyer  la  cinquième  partie  pour  la 
corriger;  après  cela  vous  me  donnerez  beaucoup  d'empressement 

Î>our  être  payé  ,  si  vous  me  promettez  mon  salaire  la  première 
bis  que  j'aurai  l'honneur  de  vous  voir. 

A  M,  MOULTOU. 

A  MoutmoreDci,  le  18  janvier  1761. 

J  'ai  voulu  ,  monsieur  ,  attendre  ,  pour  répondre  à  votre  lettre 
du  26  décembre  ,  de  pouvoir  vous  donner  des  nouvelles  précises 
de  mon  état  et  de  mon  livre. 

Quant  à  mon  état ,  il  est  de  jour  en  jour  plus  déplorable ,  sans 
pourtant  que  les  accidens  aient  assez  changé  de  nature  pour  que 
ie  puisse  les  attribuer  aux  suites  de  celui  dont  je  vous  ai  parlé. 
Mes  douleurs  ne  sont  pas  fort  vives ,  mais  elles  sont  sans  relâche  ; 
et  je  ne  suis ,  ni  jour  ni  nuit ,  un  seul  instant  sans  souffrir  ,  ce 
qui  m'aliène  tout-à-fait  la  tête ,  et ,  de  toutes  les  situations  ima- 
ginables ,  me  met  dans  celle  oii  la  patience  est  le  plus  difficile  : 
cependant  elle  ne  m'a  pas  manqué  jusqu'ici ,  et  jespère  qu'elle 
ne  me  manquera  pas  jusqu'à  la  fin.  Le  progrès  est  continuel  » 
mais  lent ,  et  je  crains  que  ceci  ne  soit  encore  long. 

Mon  livre  s  imprime  y  quoique  lentement.  Il  s'imprime  enfin; 
et  je  suis  persuadé  que  j'ai  fait  tort  au  libraire  en  lui  prêtant  de 
mauvaises  intentions  contraires  à  ^^  propres  intérêts.  Je  le  crois 

(1)  M.  Daclof. 


ANNEE  1761.  5o3 

honnête  homme  ,  mais  peu  entendu.  Je  vois  qu*îl  ne  sait  pas  son 
métier  ;  et  c'est  ce  qui  m'a  troAipé  sur  ses  intentions.  Quant  à 
M.  Guérin ,  mes  soupçons  sur  son  compte  sont  encore  plus  im- 
pardonnables, puisqu  ils  empoisonnaient  des  soins  pleins  de  bien- 
faisance et  d'amitié  ,  et  tout^-à-fait  désintéressés,  fil.  Guérin  est 
un  homme  irréprochable ,  qui  jouit  de  l'estime  universelle  ,  et 
qui  la  mérite;  et  quand  on  a  vécu  cinquante  ans  homme  de  bien, 
on  ne  commence  pas  si  tard  k  cesser  de  l'être.  Je  sens  amèrement 
mes  torts  et  la  bassesse,  de  mes  soupçons  ;  mais ,  si  quelque  chose 
peut  m'excuser,  c'est  mon  triste  état ,  c'est  ma  solitude ,  c'est  Je 
silence  de  mes  amis  ,  c'est  la  négligence  de  mon  libraire ,  qui , 
me  laissant  dans  une  ignorance  profonde  de  tout  ce  qui  se  faisait, 
me  livrait  sans  défense  à  l'inquiétude  de  mon  imagination  effa- 
rouchée par  mille  indices  trompeurs,  qui  me  paraissaient  autant 
de  preuves.  Que  mon  injustice  et  mes  torts  soient  donc,  mon 
cher  Moultou ,  ensevelis ,  par  votre  discrétion ,  dans  un  éter- 
nel silence  :  mon  honneur  y  est  plus  intéressé  que  celui  des  of- 
fensés. 

Durant  mes  longues  inquiétudes  je  suis  enfin  venu  à  bout  de 
transcrire  le  morceau  principal  ;  et ,   quoique  je  n'aie  plus  lef 
mêmes  raisons  de  le  mettre  en  sûreté ,  je  suis  pourtant  déterminé 
â  vous  l'envoyer,  non-seulement  pour  réjouir  mon  cœur  en  vou^ 
donnant  cette  marque  d'estime  et  de  confiance ,  mais  aussi  pour 
profiter  de  vos  lumières,  et  vous  consulter  sur  ce  morceaur>là 
tandis  qu'il  en  est  temps.  Quant  au  fond  des  sentimens ,  je  n'^ 
veux  rien  changer ,  parce  que  ce  sont  les  miens  ;  mais  les  rai- 
sonnemens  et  les  preuves  ont  crand  besoin  d'un  Aristarque  tel 
que  vous.  Lisez-le  avec  attention  ,  je  vous  prie  ;  et  ce  que  vous 
trouverez  à  y  corriger,  changer ,  ajouter  ou  retrancher ,  marquez- 
le  moi  te  plus  vite  qu'il  vous  sera  possible  ;  car  l'imprimeur  en 
sera  là  dans  peu  de  jours;   et,   pour  peu  que  vos  corrections 
tardent ,  je  ne  serai  plus  à  temps  d'en  profiter,  ce  qui  pourrait 
être  un  très-grand  mal  pour  la  chose;  et  la  chose  est  importante 
dans  ce  temps-ci.  Ne  m'indiquez  pas  des  corrections  ;  taites-les 
vous-même  :  je  me  réserve  seulement  le  droit  de  les  admettre  ou 
de  ne  les  pas  admettre  ;  car  ,  pour  moi ,  je  n'en  ai  jamais  su  faire  ;. 
et  maiiitenant ,  épuisé ,  fatigué  ,  accablé  de  travail  et  de  maux  , 
je  me  sens  hors  d  état  de  changer  une  seule  liçne.  J'ai  eu  soin  de 
coter  sur  mon  brouillon  les  pages  de  votre  copie  ;  ainsi  vous  n'au- 
rez qu'à  marquer  la  page ,  et  transcrire  en  deux  colonnes  ,  sur 
Tune  le  texte ,  et  sur  l'autre  vos  corrections  ;  cela  me  sufllra  pour 
trouver  l'endroit  indiqué.  Mercredi,  ao,  le  paquet  sera  mis  ici  à  la 
poste  :  ainsi,  vous  devez  le  recevoir  trois  ou  quatre  jours  après 
cette  lettre.  N'en  parlez  .^  je  vous  supplie ,  à  personne  au  monde  : 
ie  n'en  excepte  que  le  seul  Roustan  ,  avec  lequel  vous  pouvez  le 
lire ,  et  le  consulter  si  vous  jugez  à  propos ,  et  qui ,  j'espère ,  sera 
fidèle  au  secret ,  ainsi  que  vous. 

Je  suis  sensiblement  touché  de  l'honneur  que  vous  voulez  rendre 
à  ma  mémoire.  L'estime  et  les  regrets  des  hommes  tels  que  vous 


5o4  CORRESPONDANCE. 

me  suffisent  ;  il  ne  faut  point  d'autre  éloge.  Cependant  les  témoi- 
gnages publics  de  votre  bon  cœtr  flatteraient  le  mien ,  si  les  ëvé- 
nemens  de  ma  vie,  qui  sont  propres  à  me  faire  connaître,  poo- 
vaient  être  exposés  au  public  dans  tout  leur  jour.  Mais  conune 
ce  que  j'ai  eu  de  plus  estimable  a  été  un  coeur  très-aimant ,  tout 
ce  qui  peut  m'honorer  dans  les  actions  de  ma  vie  est  eoseveK 
dans  des  liaisons  très-intimes ,  et  n'en  peut  être  tiré  sans  révéler 
les  secrets  de  l'amitié  ,  qu'on  doit  respecter  même  après  qu'elle 
est  éteinte ,  et  sans  divulguer  des  faits  que  le  public  ne  doit  ja- 
mais savoir.  J'espère  pouvoir  un  peu  causer  avec  vous  de  tout 
cela  dans  nos  bois,  si  vous  avez  le  courage  de  venir  ce  printempt, 
comme  vous  m'en  avez  donné  l'espérance.  Parlez-moi  francne- 
ment  sur  cela ,  afin  que  je  sache  à  quoi  je  dois  m'attendre.  Je  dif- 
fère jusqu'à  votre  réponse  à  vous  envoyer  le  morceau  dont  je  toos 
ai  parle ,  parce  qu'il  est  écrit  fort  au  large ,  et  ne  vaut  pas ,  en 
vérité,  les  frais  de  la  poste. 

Quant  à  ma  lettre  imprimée  à  M.  de  Voltaire,  les  démarches 
dont  vous  parlez  ont  été  déjà  faites  auprès  de  lui  par  d'autres  et 
par  moi-même ,  toujours  inutilement  ;  ainsi  je  ne  pense  point  du 
tout  qu'il  convienne  d'y  revenir. 

Je  Gois  vous  dire  que  je  fais  imprimer  en  Hollande,  un  petit  on* 
vrage  qui  a  pour  titre.  Du  Contrat  social,  ou  Principes  du  ctrwê 
politique^  lequel  est  extrait  d'un  plus  grand  ouvrage,  intitulé, 
Institutions  politiques ,  entrepris  il  y  a  dix  ans ,  et  abandonné  en 
quittant  la  plume ,  entreprise  qui ,  d'ailleurs  ,  était  certainement 
au-dessus  de  mes  forces.  Ce  petit  ouvrage  n'est  point  encore 
connu  du  public ,  ni  même  de  mes  amis,  vous  êtes  le  premier  à 
qui  j'en  parle.  Comme  je  revois  aussi  les  épreuves,  jugez  si  je  suis 
occupé,  et  si  j'en  ai  assez  dans  l'état  oii  ]e  suis.  Adieu  ;  n'affran- 
chissez plus  vos  lettres. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

A  Montmorenci ,  le  28  janvier  1761. 

JL  ERMETTEz-MOi ,  monsieur ,  de  vous  représenter  que ,  la  seconde 
édition  s'étant  faite  à  mon  insu,  je  ne  dois  point  ménager  à  mes 
dépens  les  libraires  qui  l'ont  faite  ,  lorsqu'ils  ont  eu  eux-mêmes 
assez  peu  d'égards  pour  moi^  qu'aux  fautes  de  la  première  édi- 
tion ils  ont  ajouté  des  multitudes  de  contre-sens  ,  qu'ils  auraient 
évités  si  j'avais  été  instruit  à  temps  de  leur  entreprise  et  revu  leurs 
épreuves  :  ce  qui  était  sans  difficulté  de  ma  part ,  cette  seconde 
édition  se  faisant  par  votre  ordre ,  et  du  consentement  de  Rey. 
J'aurais  pu  en  même-temps  coudre  quelques  liaisons ,  et  laisser 
des  lacunes  moins  choquantes  dans  les  endroits  retranchés.  Cepen* 
dant  je  n'ai  pas  dit  un  mot  jusqu'ici ,  si  ce  n'est  au  seul  M.  Coin- 
det ,  qui  est  au  fait  de  toute  cette  affaire;  je  me  tairai  encore  par 
respect  pour  vous.  Mais  je  vous  avoue,  monsieur  ,  qu'il  est  cruel 
de  sacrifier  en  silence  sa  propre  réputation  à  des  gens  à  qui  on  ne 
doit  rien. 


ANNÉE  i76r;  5o5 

Lesîeur  Robin  a  grand  tort  d'oser  tous  dire  que  Je  lui  ai  promis 
de  garder  chez  moi  les  exemplaires  qu'il  devait  m  envoyer.  Cette 
promesse  eût  été  absurde  ;  car  de  quoi  m'eût  servi  de  les  avoir 
pour  n'en  faire  aucun  usage?  Je  lui  ai  promis  d'en  distribuer  le 
moins  qu'il  était  possible ,  et  de  manière  que  cela  ne  lui  nuisit 
pas.  Il  n'^  a  eu  q^uesix  exemplaires  distribués  des  douze  qu'a  reçus 
pour  moi  M.  Coindet.  Je  lui  marque  aujourd'htii  de  faire  tous 
ses  efforts  pour  les  retirer.  Quant  aux  six  autres ,  ils  sont  chez 
moi,  et  n'en  sortiront  point  sans  votre  permission.  Voilà  tout  ce 
aue  je  puis  faire.  Recevez ,  monsieur ,  les  assurances  dé  mon  pro* 
K>nd  respect ,  etc. 

    MADAME   DE    CRÉQUI. 

A  Monlmorenci,  le  3o  janvier  1761. 

jyi  AD  AME ,  votre  lettre  me  plaît,  me  touche  et  m'alarq^e.  On  fait 
des  complimens  aux  gens  indifférens  ;  mais  aux  personnes  qu'on 
aime  on  leur  parle  de  soi.  Je  vous  parlerai  de  moi  aussi  dans  un 
autre  temps  ;  mais  pour  le  présent  parlez-moi  de  monsieur  l'am- 
bassadeur ,  je  vous  supplie  :  vous  savez  qu'il  a  depuis  long-temps 
tous  les  respects  de  mon  cœur,  et  votre  attachement  pour  lui  me 
rend  sa  vie  et  sa  santé  encore  plus  chères.  Vous  pleurez  la  mort 
d'un  ami  ;  je  vous  plains  :  mais  je  connais  des  gens  plus  malheu- 
reux que  vous.  En  I  madame ,  c'est  une  perte  bien  plus  cruelle 
d'avoir  à  pleurer  son  ami  vivant  ! 

A  LA  MÊME, 

A  Monlmorenci,  le  5  février  lyGx* 

J  E  suis,  madame,  pénétré  de  reconnaissance  et  de  respect  pour 
vous;  mais  je  ne  puis  accepter  un  présent  de  l'espèce  de  celui  que 
vous  m'avez  envoyé.  Je  ne  vends  pas  mes  livres  j^^t  sije  les  ven- 
dais je  ne  les  vendrais  pas  si  cher.  Si  vous  avez  retiré  vos  anciennr^s 
bontés  pour  moi  au  point  de  dédaigner  un  exemplaire  des  écrits 
que  je  publie,  vous  pouvez  me  renvoyer  celui-là;  je  le  recevrai 
avec  douleur,  mais  en  silence. 

Vous  me  marquez  qu'on  trouve  ce  livre  dangereux  :  je  le  crois 
en  effet  dangereux  aux  fripons ,  car  il  fait  aimer  les  choses  hon- 
nêtes. Vous  devez  concevoir  là-dessus  combien  il  doit  être  dé- 
crié, et  vous  ne  devez  point  être  fâchée  pour  moi  de  ce  décri; 
il  me  serait  bien  plus  humiliant  d'être  approuvé  de  ceux  qui  me 
blâment.  Au  reste,  si  vous  voulez  en  juger  par  vous-même.  Je 
crois  que  vous  pouvez  hasarder  de  lire  ou  parcourir  les  trois  der- 
niers volumes  :  le  pis-aller  sera  de  suspendre  votre  lecture  aus- 
sitôt qu'elle  vous  scandalisera. 

Vous  n'ignorez  pas,  madame,  que  je  n'ai  jamais  fait  grand 
cas  de  la  philosophie  ,  et  que  je  me  suis  absolument  détaché  du 
parti  des  philosophes.  Je  n'aime  point  qu'on  prêche  Timpiélé  : 
voilà  déjà  de  ce  coté-là  un  crime  qu'on  ne  me  pardonnera  pas. 


5o6  CORRESPONDANCE. 

D*un  autre  côté,  je  blâme  l'iiitolérance,  et  je  yeox  qu'on  laûte  en 

f>aix  les  ÎDcrëdales;  or  le  parti  dévot  n'est  pas  plus  endurant  qae 
'autre.  Jugez  en  quelles  mains  me  voilà  tombe. 

Par-dessus  cela ,  il  faut  vqus  dire  qu'une  équivoque  plwaate 
de  M:  de  Marmontel  m'en  a  fait  un  ennemi  personnel, nirieox et 
implacable,  attendu  que  la  vanité  blessée  ne  pardonne  point 
Quand  ma  Letlre  contre  les  spectacles  parut ,  je  lui  en  adfressai 
un  exemplaire  avec  ces  mots,  Non  pas  à  l'auteur  du  JUCercure, 
mais  à  M,  de  MarmonUL  J'entendais  par  là  que  j'envoyais  le 
livre  à  sa  personne  et  non  pas  pour  qu'il  en  parlât  dans  son  jour- 
nal ;  de  plus,  je  voulais  dire  que  M.  de  Marmontel  était  capable 
de  mieux  que  de  faire  le  Mercure  de  France.  C'était  un  compli- 
ment que  ]e  lui  faisais  :  il  y  a  trouvé  une  injure;  et  d'après  cela 
vous  pouvez  bien  croire  que  tous  mes  livres  sont  dangereux  tout 
au  moins. 

Tels  sof^t  les  dignes  défenseurs  des  mœurs  et  de  la  yérité.  Je 
me  suis  rendu  justice  en  m'éloignant  de  leur  vertueuse  troupe;  il 
ne  fallait  pas  qu'un  aussi  méchant  homme  déshonorât  tant  d'hon- 
nêtes gens.  Je  les  Laisse  dire,  et  je  vis  en  paix;  je  doute  qu'aucun 
d'eux  en  fît  autant  à  ma  place. 

Je  me  flatte  que  le  bon  Saint-Louis  m'a  trouvé  le  n»éme  que 
j'étais  quand  vous  m'honoriez  de  votre  estime.  Il  me  serait  cruel 
de  la  perdre ,  madame;  mais  il  me  serait  encore  plus  cruel  de  l'a- 
voir mérité.  Quelque  malheureux  qu'on  puisse  être ,  il  est  tou* 
jours  quelques  maux  qu'on  peut  éviter.  Bon  jour ,  madame.  Vous 
avez  raison  de  me  renvoyer  à  ma  devise  ;  je  continue  à  me  servir 
de  mon  cachet  sans  honte ,  parce  qu'il  est  empreint  dans  mon 
cœur. 

J'apprends  avec  grand  plaisirl'entier  rétablissement  de  M.  l'am- 
bassadeur ;  mais  vous  me  parlez  de  votre  santé  d'un  ton  qui 
in'inquiëte  ;  cependant  S  t. -Louis  me  dit  que  vous  êtes  assez 
bien.  Pour  moi ,  la  solitude  m'ôte  ,  sinon  mes  maux,  du  moins 
mes  soucis  ;  et  cela  fait  que  j'engraisse  :  voilà  tout  le  cbange- 
ment  qui  s'est  fait  en  moi. 

A   MADAME   D'AZ***, 

qui  niasfait  envoyé  T estampe  encadrée  de  son  portrait , 
avec  des  vers  de  son  maii  au-dessous. 

Le  10  février  1761. 

V  DUS  m'avez  fait,  madame,  un  présent  bien  précieux  ;  mais 
j'ose  dire  que  le  sentiment  avec  lequel  je  le  reçois  ne  m'en  rend 
pas  indigne.  Votre  portrait  annonce  les  charmes  de  votre  carac- 
tère •  les  vers  qui  l'accompagnent  achèvent  de  le  rendre  inesti- 
mable. 11  semble  dire.  Je  fais  le  bonheur  d'un  tendre  époux  ;  je 
suis  la  muse  qui  l'inspire  ,  et  jf  suis  la  bergère  qu'il  chante.  En 
vérité  ,  madame  ,  ce  n'est  qu'avec  un  peu  de  scrupule  que  je 
l'admets  dans  ma  retraite ,  et  je  crains  qu'il  ne  m'y  laisse  plus 


ANNÉE  1761.  507 

aussi  solitaire  qu'auparavant.  J'apprends  aussi  que  yous  avez 
payé  le  port  et  même  à  trës-haut  prix  ;  quant  à  cette  dernière 
générosité,  trouyez^bon  qu'elle  ne  soit  point  acceptée ,  et  qu'à  la 
première  occasion  je  prenne  la  liberté  de  yous  rembourser  vos 
avances  (i). 
Agréez,  madame,  toute  ma  reconnaissance  et  tout  mon  respect. 

A  UN  ANONIME. 

Montmorenci ,  le  11  février  1761. 

tl  'ai  reçu ,  le  i a  de  ce  mois ,  par  la  poste ,  une  lettre  anonime , 
sans  date ,  timbrée  de  Lille;  et  francne  de  port.  Faute  d'y  pou- 
voir répondre  par  uiie  autre  voie ,  je  déclare  publiquement  à  l'au- 
teur de  cette  lettre  que  je  l'ai  lue  et  relue  avec  émotion ,  avec 
attendrissement  ;  qu  elle  m'inspire  pour  lui  la  f>lus  tendre  es- 
time ,  le  plus  grana  désir  de  le  connaître  et  de  l'aimer;  qu'en  me 
parlant  de  ses  larmes,  il  m'en  a  fait  répandre  ;  qu'enfin,  jusqu'aux 
éloges  outrés  dont  il  me  comble ,  tout  me  plaît  dans  cette  lettre  ; 
excepté  la  modeste  raison  qui  le  porte  à  se  cacber. 

A  M-  DE  MALESHERBES, 

Montmorenci,  le  10  février  1761. 

tJ  'a  I  fait ,  monsieur ,  tout  ce  que  vous  avez  voulu  ;  et  le  con- 
sentement du  sieur  Rey  ayant  levé  mes  scrupules ,  je  me  trouve 
riche  de  vos  bienfaits.  L'intérêt  que  vous  daignez  prendre  à  moi 
est  au-dessus  de  mes  remercîmens  ;  ainsi  je  ne  vous  en  ferai  plus: 
mais  M.  le  maréchal  de  Luxembourg  sait  ce  que  je  pense  et  ce 
que  je  sens  ;  il  pourra  vous  en  parler.  N'aurai-je  point ,  mon- 
sieur ,  la  satisfaction  de  vous  voir  chez  lui  à  Montmorenci  au 
prochain  voyage  de  pâque  ,  ou  au  mois  de  juillet ,  qu'il  y  fait 
une  plus  longue  station  et  que  le  pays  est  plus  agréable  r  Si  je 
n'ai  nul  autre  moyen  de  satisfaire  mon  empressement  et  que  vpus 
vouliez  bien  dans  la  belle  saison  me  donner  chez  vous  une  heure 
d'audience  particulière ,  j'en  profiterai  pour  aller  vous  rendre 
mes  devoirs. 

A   MADAME   C***. 

Montmorenci ,  le  la  février  1761. 

V  ou  S  avez  beaucoup  d'esprit ,  madame  ,  et  vous  l'aviez  avant 
la  lecture  de  la  Julie  ;  cependant  je  n'ai  trouvé  que  cela  dans 
votre  lettre  :  d'oii  je  conclus  que  cette  lecture  ne  vous  est  pas 
propre  ,  puisqu'elle  ne  vous  a  rien  inspiré.  Je  ne  vous  en  estime 
pas  moins,  madame  ;  les  âmes  tendres  sont  souvent  faibles,  cl 
c'est  toujours  un  crime  à  une  femme  de  l'être.  Ce  n'est  point  de 
mon  ayeu  que  ce  livre  a  pénétré  jusqu'à  Genëye;  je  n'y  en  ai  pas 

(1)  Elle  avait  donné  an  baiser  au  porte  art 


5oS  CORRESPONDANCE. 

envoyé  un  seul  exemplaire^  et,  quoique  je  ne  pense  pas  trop 
bien  de  nos  mœurs  actuelles,  jene  les  crois  pas  encore  as^ez  mau- 
vaises pour  qu'elles  gagnassent  de  remonter  à  l'amour. 

Recevez,  madame ,  mes  trës-humbles  remercîmens  «  et  les 
assurances  de  mon  respect. 

A  M***. 

Montmorenci  ^  le  i3  février  1761. 

tl  E  n'ai  reçu  qu'hier ,  monsieur ,  la  lettre  que  vous  m'aves 
écrite  le  5  de  ce  mois.  Vous  avez  raison  de  croire  qne  l'har- 
monie de  l'ame  a  aussi  ses  dissonances  ,  qui  ne  gâtent  point  l'effet 
du  tout:  chacun  ne  sait  que  trop  comment  elles  se  préparent  ;  mais 
elles  sont  difficiles  à  sauver.  C'est  dans  les  ravissans  concerts  des 
sphères  célestes  qu'on  apprend  ces  savantes  successions  d'accords. 
Heureux  ,  dans  ce  siècle  de  cacophonie  et  de  discordance  »  qai 
peut  se  conserver  une  oreille  assez  pure  pour  entendre  ces  divins 
concerts  ! 

Au  reste,  je  persiste  à  croire ,  quoi  qu*on  en  puisse  dire,  OHe 
quiconque ,  après  avoir  lu  la  Nouvelle  Héloïse ,  la  peut  regarder 
comme  un  livre  de  mauvaises  mœurs ,  n'est  pas  fait  pour  aimer 
les  bonnes*  Je  me  réjouis ,  monsieur  ,  que  vous  ne  soyez  pas  au 
nombre  de  ces  infortunés ,  et  je  vous  salue  de  tout  mon  cœac. 

A  M.  D'ALEMBERT. 

Montmorenci ,  le  i5  février  1761  • 

tJ  E  suis  charmé ,  monsieur  ,  de  la  lettre  que  vous  venez  de  m'é- 
crire  ;  et ,  bien  loin  de  me  plaindre  de  votre  louange  ,  je  vous 
en  remercie  ,  parce  qu'elle  est  jointe  à  une  critique  franche  et 
judicieuse,  qui  méfait  aimer  l'une  et  l'autre  comme  le  langage 
de  l'amitié.  Quant  à  ceux  qui  trouvent  ou  feignent  de  trouver 
de  l'opposition  entre  ma  Lettre  sur  les  spectacles  et  la  Nouvelle 
Héloïse  ,  je  suis  bien  sûr  qu'ils  ne  vous  en  imposent  pas.  Vous 
savez  que  la  vérité  ,  quoiqu'elle  soit  une  ,  change  de  forme  selon 
ies  temps  et  les  lieux ,  et  qu'on  peut  dire  à  Paris  ce  qu'en  des 
jours  plus  heureux  on  n'eût  pas  au  dire  à  Genève.  Mais  à  pré- 
sent les  scrupules  ne  sont  plus  de  saison  :  et  partout  oii  séjour- 
nera long-temps  M.  de  Voltaire ,  on  pourra  jouer  après  lui  la 
comédie  et  lire  des  romans  sans  danger.  Bon  jour,  monsieur  ;  je 
vous  embrasse ,  et  vous  remercie  derechef  de  votre  lettre  :  elle  me 
plaît  beaucoup. 

A   MADAME   LA   MARÉCHALE   DE   LUXEMBOURG. 

Montmorenci,  le  16  février  1761. 

tJ  E  vous  dois  un  remerciment ,  madame  la  maréchale ,  pour  le 
beurre  que  vous  m'avez  envoyé  j  mais  vous  savez  bien  que  je  suis 
de  ces  ingrats  qui  ne  remercient  guère.  D'ailleurs  ce  petit  panier 


ANNEE  1761.  S09 

m^'inquiëte  :  je  m'attendais  à  un  petit  pot.  J'ai  peur  que  vous  ne 
lu'ayez  puni  d'avoir  dit  ëtourdiment  mon  goût  y  en  le  contentant 
aux  dépens  du  vôtre.  En  ce  cas,  on  ne  saurait  donner  plus  poli- 
ment une  leçon  plus  cruelle.  J'ai  reçu  de  bon  cœur  votre  pré- 
sent ,  madame  :  mais  je  ne  puis  me  résoudre  à  j  toucher  5  je 
croirais  faire  une  communion  indigne  ,  je  croirais  manger  ma 
condamnation. 


qui 

Î'e  ne  saurais  encore  à  quoi  m'en  tenir  sur  son  succès ,  si  monsieur 
e  maréchal  n'avait  eu  la  bonté  de  me  rassurer.  La  préface  est 
unanimement  décriée  ;  et  cependant  telle  est  ma  prévention , 
que ,  plus  je  la  relis  ,  plus  elle  me  plaît.  Si  elle  ne  vaut  rien ,  il 
raut  que  j'aie  tout^à-fait  la  tête  a  l'enveiB.  Il  faudra  voir  ce 
qu'on  dira  de  la  grande.  Il  ^||m  faut  bien ,  à  mon  gré ,  qu'elle 
vaille  l'autre.  Je  la  suppose  actuellement  entre  vos  mains  :  pour 
moi ,  je  ne  l'ai  pas  encore.  Elle  devait  paraître  aujourd'hui ,  et 
je  n'en  ai  point  de  nouvelles. 

Vous  savez,  sans  doute,  que  madame  deBoufflers  est  venue  me 
voir.  Elle  ne  m'a  point  dit  que  vous  lui  aviez  parlé  :  mais  je  ne 
me  suis  pas  trompé  sur  cette  visite  ,  et  elle  m'a  fait  d'autant  plus 
de  plaisir.  Le  chevalier  de  Lorenzy  m'a  écrit  deux  fois  ,  et  je  n'ai 
pas  encore  trouvé  le  moment  de  pouvoir  lui  répondre^  mais  il 
doit  savoir  que  j'aime  plus  que  je  n'écris  ;  pour  lui ,  je  crois 
qu'il  fait  le  contraire. 

11  souffle  un  grand  vent  qui  me  fait  beaucoup  de  plaisir , 
parce  que  les  vents  de  cette  espèce  sont  les  précurseurs  cluprin* 
temps.  Cette'saison  commence  ,  madame,  le  jour  de  votre  arri- 
vée ',  il  me  semble  que  le  vent  me  porte  à  pleines  voiles  au  la  dç 
mars. 

A  M,  DE'^**. 

Montmorenci  >  le  19  février  lyGi, 

V  o  I L  A  ,  monsieur  ,  ma  réponse  aux  observations  que  vou^ 
avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  sur  la  Nouvelle  Héloïse.  Vous 
l'avez  élevée  à  Thouneur  auquel  elle  ne  s'attendait  guère  ,  d'oc- 
cuper des  théologiens  :  c'est  peut-être  un  sort  attaché  à  ce  nom 
et  à  celles  qui  le  portent,  d'avoir  toujours  à  passer  par  les  mains 
de  ces  messieurs-là.  Je  vois  qu'ils  ont  travaillé  à  la  conversion 
de  celle-ci  avec  un  grand  zèle,  et  je  ne  doute  point  que  leurs 
soins  pieux  n^en  aient  fait  cette  personne  très-orttiodoxe  ^  mais  je 
trouve  qu'ils  l'ont  traitée  avec  un  peu  de  rudesse:  ils  ont  flétri 
ses  charmes  ;  et  j'avoue  qu'elle  me  plaisait  plus ,  aimable  quoi- 
qu'hérétique ,  que  bigote  et  maussade  comme  la  voilà.  Je  de- 
mande qu'on  me  la  rende  comme  je  l'ai  donnée,  ou  je  Vaban- 
donnerai  à  ses  directeurs. 


5io  CORRESPONDANCE* 

A  MADAME  DE  CRÉQUL 

Montmorenci,  le  aS  férrier  1761. 

AIaûame  , 

Je  vous  dois  bien  des  réponses;  j'aime  à  recevoir  de  yos  lettres  s 
j'ai  du  plaisir  à  vous  écrire;  je  voudrais  vous  écrire  long-temps  ; 
il  me  semble  que  j'ai  mille  cnoses  a  vous  dire  ,  mais  il  m'est  im- 
possible de  vous  écrire  à  mon  aise  quanta  présent;  les  tracas 
m'absorbent ,  me  tuent  ^  je  suis  excédé.  Permettez  que  je  renvoie 
à  un  temps  plus  tranquille  le  plaisir  de  m'eatretenir  avec  tous. 
Je  prends  part  à  tous  vos  soucis  :  les  miens  ne  sont  pas  si  graves, 
mais  ils  me  touchent  d'aussi  près.  Si  vous  effectues  jamais  le|ircH 
jet  d'aller  vivre  à  la  campagne ,  ne  me  laissez  pas  ignorer  votre 
retraite  ^  car ,  fussiez -vous  an  boutAi  royaume ,  si  vous  ne  rebu- 
tez pas  ma  visite ,  j'irai ,  de  mon  pied  y  faire  un  pèlerinage  auprès 
de  vous. 

A  MADAME  LA  DUCHESSE  DE  M  ONTMORENCI. 

Moiitmoreoci ,  le  21  février  176t. 

J 'ÉTAIS  bien  sûr ,  madame ,  que  vous  aimeriez  la  Julie  malgré 
ses  défauts;  le  bon  naturel  les  efface  dans  les  cœurs  faits  noor  le 
sentir.  J'ai  pensé  que  vous  accepteriez  des  mains  de  madame  It 
maréchale  de  Luxembourg  ce  léger  hommage  que  je  n'osais 
vous  ofiBrir  moi-même.  Mais  en  m  en  faisant  des  remercimens, 
madame ,  vous  prévenez  les  miens ,  et  vous  augmentez  l'obliga- 
tion. J'attends  avec  empressement  le  moment  de  vous  faire  ma 
cour  à  Montmorenci ,  et  de  vous  renouveler ,  madame  la  du- 
chesse, les  assurances  de  mon  profond  respect. 

A  MADAME  BOURETTE, 

qui  m'aidait  écrit  deux  lettres  consécutives  ai^ec  des  'vers ,  et 
qui  inHnvitait  à  prendre  du  café  chez  elle  dans  une  tasse 
incrustée  d*or  que  M.  de  Voltaire  lui  avait  donnée. 


Montmorenci ,  le  la  mars  1761. 


muterai  pas  qu'il  avait  parlé  déplus  près  à  mon  cœur  que  ne  font 
des  complimens  et  des  vers. 

Je  voudrais,  madame ,  pouvoir  répondre  à  l'honneur  que  vous 
me  faites  de  me  demander  un  exemplaire  de  la  Julie;  mais  ^ant 


ANNÉE  1761.  5n 

cle  gens  vous  ont  encore  ici  prévenue  ,  que  les  exemplaires  qui 
m'avaient  été  envoyés  de  Hollande  par  mon  libraire  sont  donnés 
ou  destinés ,  et  je  n'ai  nulle  espèce  de  relation  avec  ceux  qui 
les  débitent  à  Paris.  Il  faudrait  donc  en  acheter  un  pour  vous 
Toi&ir  ;  et  c*est ,  vu  l'état  de  ma  fortune  ,  ce  que  vous  n'ap- 
prouveriez pas  vous-même  :  de  plus ,  je  ne  sais  point  payer  les 
louanges  ;  et  si  je  faisais  tant  que  de  payer  les  vôtres ,  j'y  vou- 
drais mettre  on  plus  haut  prix. 

Si  jamais  l'occasion  se  présente  de  profiter  de  votre  invitation , 
j'irai,  madame,  avec  grand  plaisir,  vous  rendre  visite  et  prendre 
du  café  chez  vous  ;  mais  ce  ne  sera  pas ,  s'il  vous  plaît ,  dans  la 
tasse  dorée  de  M.  de  Voltaire ,  car  je  ne  bois  point  dans  la  coupe 
de  cet  homme-là.  • 

Agréez ,  madame ,  que  je  vous  réitère  mes  trës-humbles  remer- 
ctmens ,  et  les  assurances  de  mon  respect. 

A  M.  MODLTOU. . 

Montmorenci ,  mars  1761. 

.IL  faudrait  être  le  dernier  des  hommes  pour  ne  pas  s'intéresser 
à  l'infortunée  Louison.  La  pitié ,  la  bienveillance  que  son  hon- 
nête historien  m'inspire  pour  elle  ,  ne  me  laissent  pas  douter 
que  son  zële  à  lui-même  ne  puisse  être  aussi  pur  que  le  mien  ; 
et ,  cela  supposé  ,  il  doit  compter  sur  toute  l'estime  d'un  homme 
qui  ne  la  prodigue  pas.  Grâces  au  ciel,  il  se  trouve  ,  dans  un  rang 
plus  élevé,  des  cœurs  aussi  sensibles ,  et  qui  ont  à  la  fois  le  pou- 
voir et  la  volonté  de  protéger  la  malheureuse ,  mais  estimable 
victime  de  l'infamie  d'un  brutal.  M.  le  maréchal  de  Luxembourg 
et  madame  la  maréchale  ,  à  qui  j'ai  communiqué  votre  lettre  , 
ont  été  émus  ainsi  que  moi  à  sa  lecture  ^  ils  sont  disposés  ,  mon- 
sieur ,  à  vous  entendre  et  à  consulter  avec  vous  ce  qu'on  peut 
et  ce  qu'il  convient  de  faire  pour  tirer  la  jeune  personne  de  la 
détresse  ou  elle  est.  Ils  retournent  à  Paris  après  pâque.  Allez  , 
monsieur  ,  voir  ces  dignes  et  respectables  seigneurs  ;  parlez-leur 
avec  cette  simplicité  touchante  qu'ils  aiment  dans  votre  lettre  5 
soyez  avec  eux  sincère  en  tout ,  et  croyez  que  leurs  cœurs  bien- 
faisans  s'ouvriront  à  la  candeur  du  votre.  Louison  sera  protégée, 
si  elle  mérite  de  l'être  j  et  vous,  monsieur,  vous  serez  estimé 
comme  le  mérite  votre  bonne  action.  Que  si  dans  cette  attente  , 
auoiqu'assez  courte ,  la  situatiop  de  la  jeune  personne  était  trop 
dure  ,  vous  devez  savoir  que  ,  quant  à  présent ,  je  puis  payer, 
modiquement  à  la  vérité  ,  le  tribut  dû ,  par  quiconque  a  son 
nécessaire ,  aux  indigens  honnêtes  qui^ne  1  ont  pas. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorenci ,  le  39  mai  1764. 

Y  eus  pardonneriez  aisément  mon  silence ,  cher  Moultou  ,  si 
vous  connaissiez  mon  état  ;  mais  ^  sans  vous  écrire  ^  je  ne  laisse 


5ia  /  CORRESPOiNDANCE. 

pas  de  penser  à  vous ,  et  j^aî  une  proposition  k  vons  fiûi 
Ayant  quitte  la  plume  et  ce  tumultueux  métier  d'auteur,  pour 
lequel  je  n'étais  point  né  ,  je  m'étais  proposé,  après  la  publict- 
tion  de  mes  rêveries  sur  l'éducation  ,  de  finir  par  une  édition 
générale  de  mes  écrits  ,  dans  laquelle  il  en  serait  entré  quelques- 
uns  qui  sont  encore  en  manuscrit.  Si  peut-être  le  mal  qui  me 
consume  ne  me  laissait  pas  le  temps  de  faire  celte  édition 
moi-même  ,  seriez-vous  homme  à  faire  le  vovage  de  Paris  «  à 
venir  examiner  mes  papiers  dans  les  mains  oii  ifs  seront  laissés  , 
et  à  mettre  en  état  de  paraître  ceux  que  vous  jugerei  bons  à 
cela?  Il  faut  vous  prévenir  que  vous  trouverez  des  scntimens  sur 
la  religion  qui  ne  sont  pas  les  vôtres ,  et  que  peut^tre  vons 
n'approuverez  pas,  quoique  les  dogmes  essentiels  à  l'ordre 
moral  s^j  trouvent  tous.  Or  ,  je  ne  veux  pas  qu'il  soit  touché  à 
cet  article  :  il  s'açit  donc  de  savoir  s'il  vous  convient  de  vons 
prêter  à  cette  édition  avec  cette  réserve  qui ,  ce  me  semble ,  ne 
peut  vous  compromettre  en  rien  ,  quana  on  saura  qu'elle  vous 
est  formellement  imposée  ,  sauf  à  vous  de  réfuter  en  votre  nom , 
et  dans  l'ouvrage  même  ,  si  vous  le  jugez  à  propos,  ce  qui  vous 
paraîtra  mériter  réfutation  ,  pourvu  que  vous  ne  changiez  ni 
supprimiez  rien  sur  ce  point  ^  sur  tout  autre ,  vous  serez  le 
maître. 

J'ai  besoin  ,  monsieur  ,  d'une  réponse  sur  cette  proposition  « 
avant  de  prendre  les  derniers  arrangemens  que  mon  état  rend 
nécessaires.  Si  votre  situation  ,  vos  affaires ,  ou  d'autres  raisons 
vous  empêchent  d'acquiescer  ,  je  ne  vois  que  M.  Roustan  ,  qui 
m'appelle  son  maître ,  lui  qui  pourrait  être  le  mien  ,  auquel  je 

Îmsse  donner  la  même  confiance  ,  et  qui ,  je  crois  ,  rendrait  vo- 
ontiers  cet  honneur  à  ma  mémoire.  £n  pareil  cas ,  comme  &a 
situation  est  moins  aisée  que  la  vôtre  ,  on  prendrait  des  mesures 
pour  que  ces  soins  ne  lui  fussent  |)as  onéreux.  Si  cela  ne  vous 
convient  ni  à  l'un  ni  à  l'autre ,  tout  restera  comme  il  est  ;  car  je 
suis  bien  déterminé  à  ne  confier  les  mêmes  soins  à  nul  homme 
de  lettres  de  ce  pays.  Réponse  précise  et  directe  ,  je  vous  sup- 
plie ,  le  plutôt  qu'il  se  pourra  ,  sans  vous  servir  de  la  voie  de 
M.  Coindet.  Sur  pareille  matière  le  secret  convient ,  et  je  vous 
le  demande.  Adieu  ,  vertueux  Moultou  :  je  ne  vous  fais  pas  des 
complimens  ,  mais  il  ne  tient  qu'à  vous  de  voir  si  je  vous  estime. 
Vous  comprenez  bien  que  la  Nouvelle  Héloïse  ne  doit  pas  en- 
trer dans  le  recueil  de  mes  écrits. 

A   MADAME  LA   MARÉCHALE   DE   LUXEMBOURG. 

« 

Montmorenci  y  le  12  juin  1761. 

V^UE  de  choses  j'aurais  à  vous  dire  avant  que  de  vous  quitter! 
Mais  le  temps  me  presse  ;  il  faut  abréger  ma  confession  ,  et  ver* 
sor  dans  votre  cœur  bienfaisant  mon  dernier  secrets  Vous  saurez 
donc  que  depuis  seize  ans  j'ai  vécu  dans  la  plus  grande  intimité 


ANNÉE  1761.  5i3 

avec  cette  pauvre  fille  qui  demeure  avec  raoî ,  excepté  depuis 
ma  retraite  à  Montmorenci ,  que  mon  état  m'a  forcé  de  vivre 
avec  elle  comme  avec  ma  sœur  ;  mais  ma  tendresse  pour  elle  n'a 
point  diminué ,  et ,  sans  vous ,  l'idée  de  la  laisser  sans  ressource 
empoisonnerait  mes  derniers  instans. 

"De  ces  liaisons  sont  provenus  cinq  enfans  ,  qui  tous  ont  été 
mis  aux  Enfans-trouves  j  et  avec  si  peu  de  précaution  pour  les 
reconnaître  un  jour,  que  je  n'ai  pas  même  gardé  la  date  de  leur 
naissance.  Depuis  plusieurs  années  le  remords  de  cette  négli- 
gence trouble  mon  repos  ,  et  je  meurs  sans  pouvoir  la  réparer. 


à  peu  près.  Voilà  tout  ce  que  je  me  rappelle.  S'il  y  avait  le 
moyen  de  retrouver  cet  enfant ,  ce  serait  iaire  le  bouheur  de  sa 
tendre  mëre }  mais  j'en  désespère ,  et  je  n'emporte  point  avec  moi 
cette  consolation.  Les  idées  dont  ma  faute  a  rempli  mon  esprit 
ont  contribué  en  grande  partie  à  me  faire  méditer  le  traite  de 
l'éducation  5  et  vous  y  trouverez,  dans  le  livre  premier ,  un 
passage  qui  peut  vous  indiquer  cette  disposition.  Je  n'ai  point 
épousé  la  mëre ,  et  je  n'y  étais  point  oblige ,  puisque  avant  ae  me 
lier  avec  elle  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  l'épouserais  jamais  ;  et 
même  un  mariage  public  nous»  eût  été  impossible  à  cause  de  la 
différence  de  religion  :  mais  du  reste  je  l'ai  toujours  aimée  et 
honorée  comme  ma  femme,  à  cause  de  son  bon  cœur,  de  sa  sin- 
cère affection ,  de  son  désintéressement  ^sans  exemple ,  et  de  sa 
fidélité  sans  tache  ,  sur  laquelle  elle  ne  m'a  pas  même  occa- 
sionné le  moindre  soupçon. 

Voilà,  madame  la  maréchale,  la  trop  juste  raison  de  ma  solli- 
citude sur  le  sort  de  cette  pauvre  fille  après  qu'elle  m'aura  perdu; 
tellement  que,  si  j'avais  moins  de  confiance^  votre  amitié 
pour  moi  et  en  celle  de  monsieur  le  maréchal  ,'je  partirais  pé* 
nétré  de  douleur  de  l'abandon  oii  je  la  laisse  ;  mais  je  vous  la 
confie  ,  et  je  meurs  en  paix  à  cet  égard.  Il  me  reste  à  vous  dire 
ce  que  je  pense  qui  conviendrait  le  mieux  à  sa  situation  et  à 
son  caractère  ,  et  qui  donnerait  le  moius  de  prise  à  ses  défauts. 
Ma  première  idée  était  de  vous  prier  de  lui  donner  asile  dans 
votre  maison,  ou  auprès  de  l'enfant  qui  en  est  l'espoir ,  jusqu'à 
,  ce  qu'il  sortit  des  mains  des  femmes  :  mais  infailliblement  cela 
ne  réussirait  point  ;  il  y  aurait  trop  d'intermédiaire  entre  vous 
et  elle,  et  elle  a,  dans  votre  maison,  des  malveillans  qu'elle  ne 
s'est  assurément  point  attirés  par  sa  faute  ,  et  qui  trouveraient 
infailliblement  l'art  de  la  disgracier  tôt  ou  tard  auprès  de  vous  , 
ou  de  M.  le  maréchal.  Elle  n  a  pas  assez  de  souplesse  et  de  pru- 
dence pour  se  maintenir  avec  tant  d'esprits  différens  ,  et  se  prêter 
aux  petits  manéses  avec  lesquels  on  gagne  la  confiance  des  maî- 
tres ,  quelque  éclairés  qu'ils  soient.  Encore  une  fois  cela  ne  réus- 
sirait point  ;  ainsi  je  vous  prie  de  n'y  pas  soneer. 

Je  ne  voudrais  pas  non  plus  qu'elle  demeurât  à  Paris ,  de  quel- 
7.  33 


5,4  CORRESPONDANCE. 

que  maniëre  que  ce  fût  ;  bien  sûr  que ,  craintÎTe  et  facile  k  tnln 
juguer,  elle  y  deviendrait  la  proie  et  la  victime  de  sa  nombreme 
famille ,  cens  d'une  avidité  et  d'ane  méchanceté  aana  bornes , 
auxquels  ]'ai  eu  moi-même  bien  de  la  peine  à  l'arracher,  et  qm 
sont  cause  en  grande  partie  de  ma  retraite  en  campagne.  Si  ja* 
mais  elle  demeure  à  Paris ,  elle  est  perdoe^  car  ^  leur  fût-elle 
cachée ,  comme  elle  est  d'un  bon  naturel  y  elle  ne  pourra  jamab 
s'abstenir  de  les  voir ,  et  en  peu  de  temps  ils  lui  suceront  le  saiiji 
jusqu'à  la  dernière  goutte ,  et  puis  la  feront  mourir  de  mauvais 
traitemens. 

Je  n'ai  pas  de  moins  fortes  raisons  pour  souhaiter  qu'elle  n'aille 
point  demeurer  avec  sa  mère ,  livrée  à  mes  plus  cruela  ennemis, 
nourrie  par  eux  à  mauvaise  intention  ,  et  qui  ne  cherchent  que 
l'occasion  de  punir  cette  pauvre  fille  de  n'avoir  point  voulu  se 
prêter  à  leurs  complots  contre  moi.  Elle  est  la  seule  qui  n'ait 
nen  '  ^" 

sa 

vous 
mille 

retourne  point  avec  elle.  Ainsi  je  vous  prie  d'interposer  même, 
s'il  le  faut ,  votre  autorité  pour  l'en  empêcher. 

Je  ne  vois  que  deux  partis  qui  lui  conviennent  5  l'un ,  de  cooti* 
nuer  d'occuper  mon  logement  (i)  et  de  vivre  en  paix  à  Montmo- 
renci  ;  ce  qu'elle  peut  Faire  à  peu  de  frais  avec  votre  assistance 
et  protection ,  tant  du  produit  de  mes  écrits  que  de  celui  de  son 
travail  ;  car  elle  coud  très-bien ,  et  il  ne  lui  manque  que  de  l'oc- 
cupation, que  vous  voudree  bien  lui  donner  ou  lui  procursr, 
souhaitant  seulement  qu'elle  ne  soit  point  à  la  discrétion  des 
femmes  de  chambre,  car  leur  tyrannie  et  leur  monopole  me 
sont  connus. 

L'autre  parti  est  d'être  placée  dans  quelque  communauté  de 
province  oh  l'on  vit  à  bon  marché ,  et  où  elle  pourrait  très-bien 
gagner  sa  vie  par  son  travail.  J'aimerais  moins  ce  parti  que  l'an* 
tre  ,  parce  qu'elle  serait  ainsi  trop  loin  de  vous,  et  pour  d'autres 
raisons  encore.  Y  ou  s  choisirez  pour  le  mieux ,  madame  la  mare* 
chale  'y  mais ,  quelque  choix  que  vous  fassiez ,  je  vous  supplie  de 
faire  en  sorte  qu'elle  ait  toujours  sa  liberté,  et  qu'elle  soit  la  mai- 
tresse  de  changer  de  demeure  sitôt  qu'elle  ne  se  trouvera  pas  bienr. 
Je  vous  supplie  enfin  de  ne  pas  dédaigner  de  prendre  soin  de  sa 
petites  affaires ,  en  sorte  que ,  quoi  qu'il  arrive ,  elle  ait  du  pain 
jusqu'à  la  fin  de  ses  jours. 

J  ai  prié  M.  le  maréchal  de  vous  consulter  sur  le  choix  de  la 
personne  qu'il  chargerait  de  veiller  aux  intérêts  Je  ht  pauvfe 
nlle ,  après  mon  décès.  Vous  n'ignores  pas  l'injuste  jMurtialité 
que  marque  contre  elle  celui  qui  naturellement  serait  choisi 
pour  cela.  Quelque  estime  que  j'aie  conçue  pour  sa  probité ,  je 
ne  voudrais  pas  qu'elle  restât  à  la  merci  d  un  homme  que  jê 

(1)  Je  De  vous  propose  point  de  lui  en  donner  un  vons-mêflio  à  Jtuâ* 
morenci ,  ^  causo  de  Chassât  et  de  sa  ft^iile« 


ANNEE  1761.  5i5 

dois  croire  honnête ,  maïs  que  je  vois  livré ,  par  nn  avenglement 
inconcevable,  aux  intérêts  et  aux  passions  d  un  fripon. 

Yous  voyez,  madame  la  marécnale,  avec  quelle  simplicité, 
avec  quelle  confiance ,  j'épanche  mon  cœur  devant  vous.  Tout 
le  reste  de  l'univers  n'est  déjà  plus  rien  à  mes  yeur.  Ce  cœur  qui 
vous  aima  sincèrement  ne  vit  déjà  plus  que  pour  vous,  pour 
inonsieqr  le  maréchal,  et  pour  la  pauvre  fille.  Adieu,  amis  ten- 
dres et  chéris;  aimée  un  peu  ma  mémoire;  pour  moi,  j'espère 
vous  aimer  encore  dans  l'autre  vie  :  mais,  quoi  qu'il  en  soit  de 
cet  obscur  et  redoutable  mystère ,  en  quelque  heure  que  la  mort 
me  surprenne  |  je  suis  sûr  qu'elle  me  trouvera  pensant  à  vous» 

A  M.  VEINES. 

Montmorencî ,  le  a4  juin  17614 

tJ  '1ÉTAI6  presque  à  l'extrémité ,  cher  concitoyen  ,  quand  j'ai  reçu 
votre  lettre ,  et ,  maintenant  que  j'y  réponds ,  je  suis  dans  un  état 
de  souffrances  continuelles  qui ,  selon  toute  apparence ,  ne  me 
quitteront  qu'avec  la  vie.  Ma  plus  grande  consolation ,  dans 
létat  oii  je  suis,  est  de  recevoir  des  té^ioignages  d'intérêt  de 
mes  compatriotes ,  et  surtout  de  vous ,  cher  Vernes ,  que  j'ai 
toujours  aimé  et  que  j'aimerai  toujours.  Le  cœur  me  rit ,  et  il 
me  semble  que  je  me  ranime  au  projet  d'aller  partager  avec  vous 
jcette  retraite  charmante ,  qui  me  tente  encore  plus  par  son  ha- 
bitant, que  par  elle-même.  Oh ,  si  Dieu  raffermissait  a^sez  ma 
Aanté  pour  mt  mettre  en  état  d'entreprendre  ce  voyage  9  je  ne 
mourrais  point  sans  vous  embrasser  encore  une  fois. 

Je  n'ai  jamais  prétendu  justifier  les  innombrables  défauts  de 
ia  Nouvelle  Héloîse;  je  trouve  que  l'on  l'a  reçue  trop  favorable- 
ment ;  et ,  dans  Içs  jugemens  du  public ,  j'ai  bien  moins  à  me 
plaindre  de  sa  rigueur  qu'à  me  louer  de  son  indulgence^  mais 
vos  griefs  contre  fVolmar  me  prouvent  que  j'ai  mal  reo^pli 
l'objet  du  livre,  ou  que  vous  ne  l'avez  pas  bien  saisi.  Cet  objet 
était  de  rapprocher  les  partis  opposés ,  par  une  estime  récipro- 
que ;  d'apprendre  aux  philosophes  qu'on  peut  croire  en  Dieu 
sans  être  nypocrite ,  et  aux  croyons  qu'on  peut  être  incrédule 
sans  être  un  coquin.  Julie^  dévote,  est  une  leçon  pour  les  philo- 
sophes, et  fVolmar^  athée,  en  est  une  pour  les  intolérans.  Voilà 
le  vrai  but  du  livre.  C'est  à  vous  de  voir  si  J£  ip'en  suis  écarté. 
Vous  me  reprochez  de  n'avoir  pas  fait  changer  de  système  à 
fVolnksr  sur  la  fin  du  roman  :  mais ,  mon  cher  Vernes ,  vous 
n'avez  pas  lu  cette  fin;  car  sa  conversion  y  est  indiquée  avec 
mie  clarté  qui  ne  pouvait  souffirir  un  plus  grand  développement 
fans  vouloir  faire  une  capucinade. 

-  Adieu,  cher  Vernes  :  je  saisis  un  intervalle  de  mieux  pour 
^o«s  écrire,  ie  vous  prie  d'informer  de  ce  mieux  ceux  de  vos 
;i^s  qui  pensent  à  moi  9  et  entre  autres  ^messieurs  Moultou  et 
Hoastan ,  que  j'em)>ra5se  de  tout  mon  cœur  ^ûnsi  que  tous. 


5i6  CORRESPONDANCE. 

  M.  D'ALEMBERT. 

Ce  s6  juin» 

J  E  TOUS  renvoie ,  monsiear ,  la  lettre  C ,  c^ne  je  n'ai  pa  relire 
plutôt ,  ayant  toujours  été  malade.  Je  ne  sais  point  comment  va 
résiste  à  la  manière  dont  tous  m'ayee  fait  Fhonnear  de  m'écrirey 
et  je  serais  bien  fâché  de  le  savoir.  Ainsi  j'entre  dans  toutes  vos 
vues,  et  j'approuve  les  chançemens  que  vous  avez  jugé  à  propos 
de  faire  :  )  ai  pourtant  rétaoli  un  ou  deux  morceaux  que  vous 
aviez  supprimes,  parce  c^u'en  me  réfflant  sur  le  principe  que  voos 
avez  établi  vous-même  il  m'a  semblé  que  ces  morceaux  taisaient 
k  la  chose ,  ne  marquaient  point  d'humeur ,  et  ne  disaient  point 
d'injures.  Cependant  je  veux  que  vous  soyez  absolument  le  mat- 
tre ,  et  je  soumets  le  tout  à  votre  équité  et  à  vos  lumières. 

Je  ne  puis  assez  vous  remercier  de  votre  discours  préliminaire. 
J'ai  peine  k  croire  que  vous  ayez  eu  beaucoup  plus  de  plaisir  à 
le  faire  que  moi  à  le  lire.  La  chaîne  encyclopédique,  surtout, 
m'a  instruit  et  éclairé ,  et  je  me  propose  de  la  relire  plus  d'noe 
fois.  Pour  ce  qui  concerne  ma  partie ,  je  trouve  votre  idée  $vt 
l'imitation  musicale  très-juste  et  très-neuve.  En  effet,  à  un  très- 
petit  nombre  de  choses  près ,  l'art  du  musicien  ne  consiste  point 
à  peindre  immédiatement  les  objets ,  mais  à  mettre  l'ame.  dans 
une  disposition  semblable  k  celle  où  la  mettrait  leur  présence. 
Tout  le  monde  sentira  cela  en  vous  lisant;  et,  sans  vous,  per- 
sonne peut-être  ne  se  fût  ayisé  de  le  penser.  C'est  là ,  comme  dît 
Lamotte , 

De  ce  vrai  dont  toas  les  esprits 
Ont  en  eux-mêmes  la  semence  ; 
Que  l'on  sent,  mais  qu'on  est  surprix 
De  troayer  vrai  quand  on  y  pense. 

n  y  a  très-peu  d'éloges  auxquels  je  sois  sensible;  mais  je  le 
suis  beaucoup  k  ceux  qu'il  vous  a  plu  de  me  donner.  Je  ne  puis 
jn'empêcher  de  penser  avec  plaisir  que  la  postérité  verra ,  aans 
un  tel  monument,  que  vous  ayez  bien  pensé  de  moi. 

Je  vous  honore  du  fond  de  mon  ame ,  et  suis  de  la  même  ma- 
nière ,  monsieur ,  votre  très-humble ,  etc. 

A  JACQUELINE  DANET,  sa  nourrice. 

Montmorenci ,  le  22  juillet  1761. 

V  OTRE  lettre ,  ma  chère  Jacqueline ,  est  venue  réjouir  mon 
cœur  dans  un  moment  oii  je  n'étais  guère  en  état  d'y  répondre. 
Je  saisis  un  temps  de  relâcne  pour  vous  remercier  de  votre  sou- 
venir et  de  votre  amitié  qui  me  sera  toujours  chère.  Pour  moi  je 
n'ai  point  cessé  de  penser  à  vous  et  de  vous  aimer.  Souvent  )e 
me  suis  dit  dans  mes  souffrances  que  si  ma  bonne  Jacqueline 
n'eàt  pas  tant  pris  de  peine  à  me  conserver  étant  petit ,  je  n'an- 


ANNÉE  1761.  5i7 

rais  pas  souffert  tant  de  maux  étanV.graiid.  Soyes  persuadée  que  je 
ne  cesserai  jamais  de  prendre  le  plus  tendre  intérêt  à  votre  santé 
et  à  votre  bonheur,  et  que  ce  sera  toujours  un  vrai  plaisir  pour 
moi  de  recevoir  de  vos  nouvelles.  Adieu',  ma  chère  et  bonne 
Jacqueline.  Je  ne  vous  parle  pas  de  ma  santé  pour  ne  pas  vous 
affliger.  Que  le  bon  Dieu  conserve  la  v6tre ,  et  vous  comble  de 
tons  les  biens  que  vous  désirez. 

Votre  pauvre  Jean-Jacques ,  qui  vous  embrasse  de  tout  son 
cœur. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorenci,  le  a4  juillet  176]» 

J  E  ne  doutais  pas ,  monsieur ,  que  vous  n'acceptassiez  avec  plai- 
sir les  soins  que  je  prenais  la  liberté  de  confier  à  votre  a-mitié,  et 
votre  consentement  m'a  plus  touché  que  surpris.  Je  puis  donc  , 
en  quelque  temps  que  je  cesse  de  souffrir,  compter  que,  si  mon 
recueil  n'est  pas  encore  en  état  de  voir  le  jour,  vous  ne  dédai- 
gnerez pas  de  Vy  mettre  ;  et  cette  confiance  m'ôte  absolument 
Pinquiétude  qu'il  est  difficile  de  n'avoir  pas  en  pareil  cas  pour  le 
sort  de  ses  ouvrages.  Quant  aux  soins  qui  regardent  l'impression , 
comme  il  ne  faut  que  de  l'amitié  pour  les  prendre,  ils  seront 
remplis  en  ce  pavs-ci  par  les  amis  auxquels  je  suis  attaché ,  et 
que  je  laisserai  dépositaires  de  mes  papiers  pour  en  disposer  selon 
leur  prudence  et  vos  conseils.  S'il  s  y  trouve  en  manuscrit  quel- 
que chose  qui  mérite  d'entrer  dans  votre  eabinet,  de  c[uoi  je 
cloute ,  je  m  estimerai  plus  honoré  qu'il  soit  dans  vos  mains  que 
dans  celles  du  public^  et  mes  amis  penseront  comme  moi.  Vous 
voyez  qu'en  pareil  cas  un  voyage  a  Paris  serait  indispensable  ^ 
mais  vous  seriez  toujours  le  maître  de  choisir  le  temps  de  votre 
commodité;  et,  dans  votre  façon  de  penser,  vous  ne  tiendriez 
pas  ce  voyage  pour  perdu,  non-seulement  par  le  service  que 
vous  rendriez  à  m^  mémoire ,  mais  encor^  par  le  plaisir  de  con- 
naître des  personnes  estimables  et  respectables ,  les  seuls  vrais 
amis  que  j'ai  jamais  eus ,  et  qui  sûrement  deviendraient  aussi  les 
vôtres.  En  attendant  je  n'épargne  rien  pour  vous  abréger  du 
travail.  Le  peu  de  momens  où  mon  état  me  permet  de  m'occu- 

Ser  sont  uniquement  employés  à  mettre  au  net  mes  chiffons;  et, 
epuis  ma  lettre ,  je  n'ai  pas  laissé  d'avancer  assez  la  besogne 
pour  espérer  de  l'achever ,  à  moins  de  nouveaux  accidens. 

Connaissez-vous  un  M.  Mollet,  dont  je  n'ai  jamais  entendu 
parler?  Il  m'écrivit^  il  y  a  quelque  temps,  une  espèce  de  rela- 
tion d'une  fête  militaire,  laquelle  me  fit  grand  plaisir,  et  je 
Pen  remerciai.  Il  est  parti  de  là  pour  faire  imprimer ,  sans  m'en 
parler ,  non-seulement  sa  lettre ,  mais  ma  réponse ,  qui  n'était 
sûrement  pas  faite  pour  paraître  en  public.  J'ai  quelquefois  es- 
suyé de  pareilles  malhonnêtetés  ;  mais  ce  qui  me  fâche  est  que 
celle-ci  vienne  de  Genève.  Cela  m'apprendra  ,  une  fois  pour 
toutes ,  à  ne  plus  écrire  à  gens  que  ]e  ne  connais  point. 


5i8  CORRESPONDANCE; 

Voici  t  monsieur)  deux  lettres  dont  je  grossis  k  ^grêt  édlè-ci} 
Tune  est  pour  M.  Roustan ,  dont  vous  avee  bien  touIq  m'en  dire 
parvenir  une  :  et  l'autre  pour  une  bonne  femme  qui  m*a  é\eri , 
et  ponr  laquelle  je  crois  que  vous  ne  regretterec  pas  TaùMieliti^ 
tion  d'un  port  de  lettre ,  que  je  ne  ytnx  pas  lui  taire  coSter ,  ci 
que  je  ne  puis  affranchir  avec  siiiretë  à  Moiltraorisnci.  Lisèt  èwÈà 
mon  cœur ,  cher  Moultou  ,  le  principe  de  la  familiarité  ^oiit  j'iliè 
avec  vous ,  et  qui  gérait  indiscrétion  pouh*  un  autre  ;  le  V6tne  ne 
lui  donnera  pas  ce  nom-là.  Mille  choses  pour  moi  à  l'ami  WetiïH* 
Adieu  ;  je  vous  embrasse  tendrement. 

A   MADAME   LA   MARÉCHALE   DE  LUXEMBOURG. 

Montxnorenci  I  le  premier  septembre  i76i» 

Il  est  vrai)  madame  la  marëchaie ,  que  j'avais  grand  b^esofn  de 
votre  deïnière  lettre  ponr  me  tranquilliser  ^  d'autant  ploà  ffne , 
par  une  fatalité  qui  me  poursuit  en  toutes  choses ,  celle  de  M.  h 
maréchal  »  qui  aurait  fait  le  même  effet ,  s'est  égarée  en  roieite , 
et  ne  m'est  parvenue  que  depuis  quelques  jours.  Depais  q[ue  TOttà 
jivez  daigne  me  rassurer  je  n'ai  plus  besoin  de  tépôïlsè  ;  j«  sevrai 
des  nouvelles  de  Votre  santé  ^  et  d'aillevtrs,  puisqiiè  vos  lyentét 
pour  moi  sont  toujours  les  mêmes,  il  ne  me  font  phisde  Heii- 
vellés  sur  ce  point-lÀ.  J'ai  pourtant  un  peu  votre  dernier  met 
sur  le  cœur  j  vous  me  reproctteE  de  l'avoir  moins  tendte  que  vous. 
Madame  la  maréchale,  k  cela  je  n'ai  qu'un  mot  'à  dire;  à  Dieu  n^ 
plaise  que  je  vous  cause  jamais  le  q\iart  des  inquiétufdes  et  des 
peines  que  vous  m'avez  fait  souffrir  depuis  dem  mois  ! 

A  MADAME   LATOUR, 

Montmorenci^  le  39  septembre  1761. 

J'tespèRE,  madame,  malgré  le  début  de  votre  lettre,  que  vouS 
n'êtes  point  auteur,  que  vous  n'e/ites  jamais  intention)  de  l'être; 
et  que -ce  n'est  point  un  combat  d'esprit  anquel  vous  me  provo* 
quez,  genre  d  escrime  pour  lequel  j'ai  autant  d'aversion  que 
d'incapacité.  Cependant,  vous  vous  êtes  promis,  dites-vous,  de 
n'écrire  de  vos  jours  ;  je  me  suis  promis  la  wiême  chose ,  ma* 


pren( 

craindre  que  la  vôtre  ne  me  coûtât  une  infidélité.  A  l'éditenr 
d'une  Julie  vous  en  annoncez  une  autre,  une  réellement  exis- 
tante, dont  vous  êtes  la  Claire.  J'en  suis  charmé  pour  votre  sève, 
et  même  pour  le  mien;  car,  quoi  qu'en  dise  votre  amie,  sitêt 
qu'il  y  a^ra  des  Julies  et  des  -Claires ,  les  St.-Prcux  ne  manque** 
ront  pas  ;  avertisses-la  de  cela  ,  je  Vous  StfppHe ,  afin  qu'elle  'te 
tienne  sur  ses  gardes;  et  vous-même,  fussie«-vous  (  cfe  que  je  ne 
présume  pas  ),  aussi  folle  que  votre  modèle,  n'allekpas  c'roîre  , 
à  son  exemple,  que  cela  9tmt  pour  être  à  l'abri  des  folies.  Pell^- 


ANNÉE  1761.  Sff) 

être  tout  ce  que  jevotudis  ici  yous  parai tra-t-il  fort  inconsidéré  ; 
mais  c'est  votre  faute.  4^ue  dire  à  des  personnes  qu'on  aime  41 
croire  très-aimables  et  très-vertueuses  y  mais  qu'on  ne  connaît 
point  du  tout  ?  Ghamantes  amies  I  si  vous  êtes  telles  que  mon 
cœur  le  suppose ,  paissie£<-voas ,  pour  l'honneur  de  votre  sexe  ,  et 
pour  le  bonheur  de  votre  vie,  ne  trouver  jamais  de  St.-Preux  ! 
Mais  si  vous  êtes  comme  les  autres ,  puissiezrvous  ne  trouver  que 
des  5t .-Preux  ! 

Vous  parlez  de  faire  connaissance  avec  moi  ;  vous  ignorez  sans 
doute  que  l'homme  à  qui  vous  écrivez  ,  affligé  d'^ne  maladie  incu- 
rable et  cruelle,  lutte  tous  les  jours  de  sa  vie  entre  la  douleur  et 
la  mort ,  et  que  la  lettre  même  qu'il  vous  ^crit ,  est  souvent  inter^ 
rompue  p<ir  des  distractions  d'un  genre  bien  difiërent.  Toutefois 
je  ne  puis  vous  cacher  que  votre  lettre  me  donne  un  désir  secret  de 
vous  connaître  toutes  deux  ;  et  que  si  notre  commerce  finit  là  « 
il  ne  me  laissera  pas  sans  quelqu'inquiétude.  Si  ma  curiosité  était 
satisfaite ,  ce  serait  peut-être  bien  pis  encore.  Malgré  les  ans ,  lés 
maux ,  la  raison ,  l'expérience  ,  un  solitaire  ne  doit  point  s'expo- 
ser à  voir  des  Julies  et  des  Glaires ,  quand  il  veut  garder  sa  trao- 
quîUité. 

Je  vous  écris ,  madame ,  comme  vous  me  l'aves  prescrit ,  sans 
m'informer  de  ce  que  vous  ne  voulez  pas  que  je  sache.  Si  j'étais 
indiscret,  il  ne  me  serait  peut-être  pas  impossible  de  vous  connaître; 
maisfussiez-vous  madame  de  Solar  elle-même,  je  ne  saurai  jamais 
«le  votre  secret  que  ce  que  j'en  apprendrai  de  vous.  Si  votre  in- 
tention est  que  je  le  devine ,  vous  me  trouverez  fort  bête  ;  mais 
vous  n'avez  pas  dÀ  vous  attendre  a  me  trouver  plus  d'esprit. 

A  M.  D'OFFREVILLE, 

sur  cette  question  :  S* il  y  a  une  morale  démontrée,  ou  s* il 

TLy  en  a  point. 

Montmorenoî ,  le  4  octobre  1761* 

Ju  A  question  que  vous  me  proposez ,  monsieur,  dans  votre  lettre 
du  13  septembre ,  est  importante  et  grave;  c'est  de  sa  solution 
qu'il  dépend  de  savoir  s'il  y  a  une  morale  démontrée  ou  s'il  n'y 
en  a  point. 

Votre  adversaire  soutient  que  tout  homme  n'agit  quoi  qu'il 
■fasse ,  que  relativement  à  lui-même ,  et  que  ,  jusqu'aux  actes  dt* 
vertu  les  plus  sublimes,  jusqu'aux  œuvres  de  ciiarité  les  plui» 
pures ,  chacun  rapporte  tout  à  soi. 

Vous,  monsieur ,  vous  pensez  qu^on  doit  faire  le  bien  pour  le 
bien,  même  sans  aucun  retour. d'intérêt  personnel;  que  les  bonne<; 
œuvreS'qu'on  rapporte  à  soi  ne  sont  plus  des  actes  de  vertu ,  mais 
•d'amour-propre  :  vous  ajoutez  que  nos  aumônes  sont  sans  mé- 
-riie  si  nous  ne  les  faisons  que  par  vanité  ou  dans  la  vue  d'écarter 
de  notre  esprit  l'idée  des  miàères  de  la  vie  humaine }  et  en  cela 
irous  avez  raison. 


520  CORRESPONDANCE. 

Mais,  snr  le  fond  de  la  question,  je  dois  vous  aToaer  qae  je 
8u\s  de  l'avis  de  votre  adversaire  :  car  ,  quand  nous  acnissoiis ,  il 
faut  que  nous  ayons  un  motif  pour  agir ,  et  ce  motif  ne  peut- 
être  étranger  à  nous  ,  puisque  c'est  nous  qu'il  met  en  œnvre  ;  fl 
est  absurde  d'imaginer  qu'étant  moi  j'agirai  comme  si  j'étais  m 
autre.  N'est-il  pas  vrai  que  si  l'on  vous  disait  qu'on  corps  cit 
poussé  sans  que  rien  ne  le  touche ,  vous  diriez  que  cela  n'est  pti 
concevable  ?  C'est  la  même  chose  en  morale  >  quand  on  croit 
agir  sans  nul  intérêt. 

Mais  il  faut  expliquer  ce  mot  d'intérêt ,  car  vous  pourries  lui 
donner  tel  sens ,  vous  et  votre  adversaire ,  que  vous  séries  d'ac- 
cord sans  vous  entendre  ,  et  lui-même  pourrait  lui  en  donner  m 
si  grossier,  qu'alors  ce  serait  vous  qui  auriez  raison. 

Il  y  a  un  mtérêt  sensuel  et  palpable  qui  se  rapporte  nnique- 
ment  à  notre  bien-être  matériel ,  à  la  fortune ,  à  la  considers- 
tion  ,  aux  biens  physiques  qui  peuvent  résulter  pour  nous  de  k 
bonne  opinion  d'autrui.  Tout  ce  qu'on  fait  pour  un  tel  iniéth 
ne  produit  qu'un  bien  du  même  ordre  ,  comme  un  mardiasl 
fait  son  bien  en  vendant  sa  marchandise  le  mieux  qu'il  peut  S 


pour  me  fati«  estimer  charitable  et  jouir  des  avantages  attachô 
a  cette  estime ,  je  ne  suis  encore  qu'un  marchand  qui  achète  4e 
la  réputation.  Il  en  est  à  peu  près  de  même  si  je  ne  fais  cette  an- 
mône  que  pour  me  délivrer  de  l'importunité  d'un  gueux  on  di 
spectacle  de  sa  misère  ;  tous  les  actes  de  cette  espèce  oui  ont  ci 
vue  un  avantage  extérieur  ne  peuvent  porter  le  nom  de  bonnes 
actions  ;  et  Ton  ne  dit  pas  d'un  marchand  qui  a  bien  fait  ses  a^ 
faires,  qu'il  s'y  est  comporté  vertueusement. 

11  y  à  un  autre  intérêt  qui  ne  tient  point  aux  avantages  de  II 
société  ,  qui  n'est  relatif  qu'à  nous-mêmes ,  au  bien  de  notit 
ame  ,  à  notre  bien-être  absolu,  et  que  pour  cela  j'appelle  intérêt 
spirituel  ou  moral ,  par  opposition  au  premier;  intérêt  qui ,  pour 
n'avoir  pas  des  objets  sensibles  ,  matériels,  n'en  est  pas  moins 
vrai ,  pas  moins  grand ,  pas  moins  solide,  et,  pour  tout  dire  es 
un  mot ,  le  seul  qui ,  tenant  intimement  à  notre  nature  ,  tende 
à  notre  véritable  bonheur.  Voilà,  monsieur,  rintcrét  que  h 
vertu  se  propose  et  qu'elle  doit  se  proposer,  sans  rien  ôter  au  mé- 
rite, à  la  pureté  ,  à  la  bonté  morale  des  actions   qu'elle  inspire. 

Premièrement,  dans  le  système  de  la  religion,  c'est-à-dire  des 
peines  et  des  récompenses  de  l'autre  vie,  vous  voyez  que  l'inté- 
rêt de  plaire  à  l'auteur  de  notre  être  et  au  juge  suprême  de  nos  ac- 
tions est  d'une  importance  qui  l'emporte  sur  les  plus  grands  maux, 
qui  fait  voler  au  martyre  les  vrais  croyans,  et  en  môme  temps 
d'une  pureté  qui  peut  ennoblir  les  plus  sublimes  devoirs.  La  loi 
de  bien  faire  est  tirée  de  la  raison  même  ;  et  le  chrétien  n'a  be- 
soin que  de  logique  pour  avoir  de  la  vertu. 

]^ais  outre  cet  intérêt  ^  qu'on  peut  regarder  en  quelque  façon 


ANNÉE  1761.  521 

comme  ëtratiger  k  la  chose ,  comme  n'y  tenant  que  par  une  ex- 
presse volonté  de  Dieu  ,  vous  me  demanderez ,  peut-être ,  s'il  y 


a  quelque  autre  intérêt  lié  plus  immédiatement ,  plus  nécessai- 
rement à  la  vertu  par  sa  nature ,  et  qui  doive  nous  la  faire  aimer 
uniquement  ppur  elle-même.  Ceci  tient  à  d'autres  questions  dont 
la  discussion  passe  les  bornes  d'une  lettre ,  et  dont ,  par  cette 
raison ,  je  ne  tenterai  pas  ici  l'examen  ;  comme  :  si  nous  avons 
un  amour  naturel  pour  l'ordre,  pour  le  beau  moral ,  si  cet  amour 
peut  être  assez  vif  par  lui-même  pour  primer  sur  toutes  nos  pas- 
sions; si  la  conscience  est  innée  aans  le  cœur  de  l'homme,  ou  si 
elle  n'est  que  l'ouvrage  des  préjugés  et  de  l'éducation  :  car  en 
ce  dernier  cas  il  est  clair  que  nul  n  ayant  en  soi-même  aucun 
intérêt  à  bien  faire  ne  peut  faire  aucun  bien  que  par  le  profit 
qu'il  en  attend  d'autrui  ;  qu'il  n'y  a  par  conséquent  que  des  sots 
qui  croient  à  la  vertu,  et  des  dupes  qui  la  pratiquent.  Telle  est 
la  nouvelle  philosophie. 

Sans  m'embarquer  ici  dans  cette  métaphysique ,  qui  nous  mè- 
nerait trop  loin  ,  ]e  me  contenterai  de  vous  proposer  un  fait  que 
vous  pourrez  mettre  en  question  avec  votre  adversaire  ,  et  qui , 
bien  discuté ,  vous  instruira  peut-être  mieux  de  ses  vrais  senti- 
xnens  que  vous  ne  pourriez  vous  en  instruire  en  restant  dans  la 
généralité  de  votre  tnëse. 

En  Angleterre  ,  quand  un  homme  est  accusé  criminellement , 
douze  jurés,  enfermés  dans  une  chambre  pour  opiner ,  sur  l'exa- 
men de  la  procédure ,  s'il  est  coupable  ou  s'il  ne  l'est  pas ,  ne  sor- 
tent plus  de  cette  chambre ,  et  n'y  reçoivent  point  à  manger  qu'ils 
ne  soient  tous  d'accord  ;  en  sorte  que  leur  jugement  est  toujours 
unanime  et  décisif  sur  le  sort  de  l'accusé. 

Dans  une  de  ces  délibérations  les  preuves  paraissant  convain- 
cantes ,  onze  des  jurés  le  condamnèrent  sans  balancer  ;  mais  le 
douzième  s'obstina  tellement  à  l'absoudre  sans  vouloir  alléguer 
d'autre  raison  sinon  qu'il  le  croyait  innocent ,  que ,  voyant  ce 
juré  déterminé  à  mourir  de  faim  plutôt  que  d'être  de  leur  avis  , 
tous  les  autres,  pour  ne  pas  s'exposer  au  même  sort,  revinrent 
au  sien ,  et  l'accusé  fut  renvoyé  absous. 

L'affaire  finie,  quelques-uns  des  jurés  pressèrent  en  secret  leur 
collègue  de  leur  dire  la  raison  de  son  obstination  ;  et  ils  surent 
enfin  que  c'était  lui-même  qui  avait  fait  le  coup  dont  l'autre 
était  accusé ,  et  qu'il  avait  eu  moins  d'horreur  de  la  mort  que  de 
faire  périr  l'innocent  chargé  de  son  propre  crime. 

Proposez  le  cas  à  votre  homme ,  et  ne  manquez  pas  d'examiner 
avec  lui  l'état  de  ce  juré  dans  toutes  ses  circonstances.  Ce  n'était 
point  un  homme  juste ,  puisqu'il  avait  commis  un  crime  ;  et,  dans 
cette  affaire,  l'enthousiasme  delà  vertu  ne  pouvait  point  lui  éle- 
ver le  cœur  et  lui  faire  mépriser  la  vie*  Il  avait  l'intérêt  le  plus 
réel  à  condamner  l'accusé  pour  ensevelir  avec  lui  l'imputation 
du  forfait)  il  devait  craindre  que  son  invincible  obstination  n'en 
fit  soupçonner  la  véritable  cause,  et  ne  fiit  un  commencement 
d'indice  contre  loi  s  la  prodenoe  et  le  aoin  de  sa  iAreté  deman- 


523  CORRESPONDANCE. 

daient)  ce  semble ,  qu'il  fit  ce  qu'il  ne  fit  pas,  et*roii  M  T«ît 
aucun  intérêt  sensible  qui  dût  le  porter  â  faire  ce  qu'il  fit.  Il  n'y 
avait  cependant  qu'un  intérêt  tres-puissant  qui  put  le  détenni-» 
ner  ainsi  dans  le  secret  de  son  cœur  k  toute  sorte  de  risque  :  qad 
était  donc  cet  intérêt  auquel  il  sacrifiait  sa  vie  mépae  ? 

S'inscrire  en  faux  contre  le  fiait  serait  prendre  une  maoTaîse 
défaite  ;  car  on  peut  toujours  l'établir  par  suppositioB  ,  et  cher- 
cher ,  tout  intérêt  étranger  mis  à  part ,  ce  que  ferajj;  en  pareil  cas» 
pour  l'intérêt  de  lui-même ,  tout  homme  de  bon  sens  qui  ne  serait 
ni  vertueux  ni  scélérat. 


nonce 
mettre 

propres  risques^  puis  suivant  dans  les  deux  cas  le  reate  de  la  vie 
ou  )iiré  et  la  probsiMlité  du  sort  c[u'il  se  serait  préparé ,  presses 
votre  homme  de  prononcer  décisivement  sur  cette  conduite  ,  et 
d'exposer  nettement ,  de  part  ou  d'autre ,  l'intérêt  et  les  motib 
du  parti  qu'il  aurait  choisi  :  alors ,  si  votre  dispute  n'est  pas  finie, 
vous  connaîtrez  du  moins  si  vous  vous  entendez  Tun  Tautre ,  oa 
si  vous  ne  vous  entendez  pas. 

Que  sHl  distingue  entre  l'intérêt  d'un  crime  à  commettre  on  à 
ne  pas  commettre ,  et  celui  d'une  bonne  action  k  faire  ou  à  ne 
pas  Caire ,  vous  lui  ferez  voir  aisément  que  ,  dans  l'hypothèse ,  la 
raison  de  s'abstenir  d'un  crime  avantageux  qu'on  peut  commettre 
impunément  est  du  anême  genre  que  celle  de  faire ,  entre  le  cid 
et  soi,  une  bonne  action  onéreuse;  car  outre  que,  quelque  bieâ 
que  nous  puissions  faire,  en  cela  nous  ne  sommes  que  justes,  on 
ne  peut  avoir  nul  intérêt  en  soi-même  à  ne  pas  faire  le  mal  qu'on 
n'ait  un  intérêt  semblable  à  faire  le  bien  ;  run  et  l'autre  dérivent 
de  la  même  source  et  ne  peuvent  être  séparés. 

Surtout,  monsieur ,  songez  qu'il  ne  faut  point  outrer  les  choses 
au-delà  de  la  vérité ,  ni  confondre  ,  comme  faisaient  les  stoï- 
ciens ,  le  bonheur  avec  la  vertu.  Il  est  certain  que  faire  le  bien 
pour  le  bien  c'est  le  faire  pour  soi ,  pour  notre  propre  intérêt , 
puîsqu^il  donne  à  l'ame  une  satisfaction  intérieure  ,  un  conten- 
tement d'elle-même  sans  lequel  il  n'y  a  point  de  vrai  bonheur. 
Il  est  sûr  encore  que  les  raécnans  sont  tous  misérables  ,  quel  que 
soit  leur  sort  apparent ,  parce  que  le  bonheur  s'empoisonne  dans 
une  ame  corrompue  comme  le  plaisir  des  sens  dans  un  corps 
malsain.  Mais  il  est  faux  que  les  bons  soient  tous  heureux  dès 
ce  monde  ;  et  comme  il  ne  suflit  pas  au  corps  d'être  en  santé 

Sour  avoir  de  quoi  se  nourrir ,  il  ne  suffit  pas  non  plus  à  Tame 
'être  saine  pour  obtenir  tous  les  biens  dont  elle  a  besoin.  Quoi- 
qu'il n'y  ait  que  les  gens  de  'bien  qui  puissent  vivre  contens  ,  ce 
n'est  pas  à  dire  que  tout  honmie  de  bien  vive  content.  La  vertu 
ne  donne  pas  le  bonheur ,  mais  elle  seule  apprend  à  en  jouir 
quand  on  1  a  :  la  vertu  ne  garantit  pas  des  maux  de  cette  vie  et 
n'en  procure  pas  les  biens  ;  c'est  ce  que  ne  fait  pas  non  plus  le 
vice  avec  toutes  ses  ruses  3  mais  la  vertu  fait  porter  plus  par 


ANNÉE  1761;  5iS 

iitfmittênt  lès  ans  et  goûter  plus  délicieusement  les  ontres.  Nons 
avons  donc ,  en  tout  état  de  cause ,  un  véritable  intérêt  k  la  cul- 
tiver, et  nous  faisons  bien  de  travailler  pour  cet  intérêt  y  quoi-> 
qu'il  y  ait  des  cas  oii  il  serait  insuffisant  par  lai-méme  sans 
i  attente  d'uneirie  à  venir.  Voilà  mon  sentiment  sur  la  question 
que  vous  m'avee  proposée. 

En  vous  remerciant  du  bien  que  tous  pensez  de  moi ,  je  vous 
conseille  pourtant ,  monsieur  ,  ne  ne  plus  perdre  votre  temps  k 
me  défendre  ou  k  me  louer.  Tout  le  bien  ou  le  mal  qu'on  dît 
d'un  homme  qu'on  ne  connaît  point  ne  signifie  pas  grand*- 
chose.  Si  ceux  qui  m'accnsenC  ont  tort ,  c'est  à  ma  conduite  k 
me  justifier  ;  toute  autre  apologie  est  inutile  ou  superflue.  Tavh- 
rais  dû  vous  répondre  plutôt ,  mais  le  triste  état  ok  je  vis  doit 
eicuser  ce  retard.  Dans  le  peu  d'intervalle  que  mes  maux  me 
laissent ,  mes  occupations  ne  sont  pas  de  mon  choix  ^  et  je  vous 
avoue  que ,  quana  elles  en  seraient ,  ce  choix  ne  serait  pas 
d'écrire  des  lettres.  Je  ne  réponds  point  à  celles  de  complimens , 
et  je  ne  répondrais  pas  non  plus  à  la  vôtre  si  la  qnestton  que 
vous  m'y  proposez  ne  me  faisait  un  «kvoir  de  vous  en  dire  mon 
avis. 

Je  vous  salue ,  monsieur ,  de  tout  mon  coeur. 

A   MADAME   LÂTOUR. 

Montmorencif  19  obtobre  i76i« 

E  plaisir  que  j'ai ,  madame,  de  recevoir  de  vous  vne  seconée 
lettre  ,  serait  tempéré  on  peut«^tre  augmenté  par  vos  reproc^hes , 
si  je  pouvais  les  concevoir  ;  mais  c'est  k  quoi  je  fais  de  vains  ef- 
forts. Vous  me  parlez  d'nne  lettrede  votre  amie;  je  n'en  ai  point 
reçu  d^autre  que  celle  qui  accompagnait  la  vôtre  du  16,  et  qni 
est  de  même  date  ;  et  cette  lettre  ,  ne  vous  déplaise  ,  n'est 
point  d'une  femme ,  mais  seulement  d'nn  homme,  ou  d'un  ange, 
ce  qui  est  tout  nn  pour  mon  dépit.  Vovs  semblez  vous  plaindre 
de  ma  négligence  à  répondre  ,  et  plus  je  mérite  ce  reproche  de 
toute  autre  part ,  plus  votre  ingratitude  en  augmente  ,  puisque 
j'ai  répondu  à  votre  première  lettre  le  surlendemain  de  sa  ré- 
ception ,  et  qiie  ,  par  un  progrès  de  diligence  ^dont  je  me  passe- 
rais bien,  voUà que  dès  le  lendemain  je  réponds  à  la  seconde. 

Le  grand  mal  est  qu'en  vous  donnant  un  homme  pour  ami , 
vous  êtes  restée  femme  ;  et  la  tromperie  est  d'autant  plus 
cruelle,  que  vous  ne  m'avez  trompé  qu'à  demi.  Deux  hommes 
me  feraient  mille  pareils  tours ,  que  je  n'en  ferais  que  rire  ; 
mais  je  ne  «ais  pourquoi  je  ne  puis  vons  imaginer  tête  à  tête 
avec  monsieur  Jnlie ,  concertant  vos  lettres  et  tout  le  persiflage 
adressé  à  la  pauvre  dupe ,  sans  des  mouvemens  de  colère  ,  et  , 
je  crois,  de  quelque  chose  de  pis;  si,  pour  me  venger,  je 
voulais  vous  imaginer  horrible ,  vous  vous  doutez  bien  que  cela 
me  réussirait  mal:  je  me  venge  donc,  au  contraire,  en  vous 
imaginant  si  charmante,  que  comme  que  vous  puissiez  être,  j'ai 


L 


6M  CORRESPONDANCE. 

de  quoi  vous  rendre  jalouse  de  vous.  Tout  ce  qui  me  âépldt 
dans  cette  vengeance  est  la  peur  de  la  prendre  à  mes  dépens. 

Nouvelle  folie  qu'il  vous  faut  avouer.  En  lisant  cette  lettre 
désolante ,  en  l'examinant  par  tous  les  recoins ,  pour  y  chercber 
cette  chimérique  Julie ,  que  je  ne  puis  m'empécner  de  recrelter 

I)resque  jusquaux  larmes,  j  ai  été  découvrir  que  le  timbre  de 
a  petite  poste  avait  fait  impression  au  papier ,  à  travers  Teii-- 
veloppe,  d'où  j'ai  conclu  que  l'auteur  de  cette  lettre  ne  Fayait 
point  écrite  dans  votre  chambre.  Cette  découverte  a  snr^le- 
charap  désarmé  ma  furie  ;  et  j'ai  compris  par-là  que  je  vous 

Sardonnais  plutôt  le  complot  de  me  tromper ,  que  le  tête  à  tête 
e  l'exécution.  Pour  Dieu ,  madame ,  vous  qui  devez  faire  des 
miracles  ,  tolérez  l'indiscrétion  de  ma  prière  ;  je  vous  demande 
à  genoux  de  rechanger  ce  monsieur  en  femme.  Abuses-moi , 
mentez-moi:  mais  de  grâce ,  refaites-en,  comme  vous  pourrez, 
une  autre  Julie  ,  et  je  tous  donnerai  à  toutes  deux  les  cœurs  de 
mille  St. -Preux  dans  un  seul. 

Quant  aux  lettres  que  vous  dites  m'avoir  été  précédemment 
écrites,  et  qu'il  est,  ajoutez-vous,  impossible  de  supposer  ne  m'étre 
pas  parvenus,  il  ne  faut  pas,  madame,  le  supposer,  il  faut  en  être 
persuadée.  Je  n'ai  point  reçu  ces  lettres;  si  je  les  avais  reçues,  j'au- 
rais pu  n'y  pas  répondre ,  du  moins  sitôt,  car  je  suis  paresseux, 
souffrant,  triste,  occupé,  et  de  ma  vie  je  n'ai  pu  avoir  d'exacti- 
tude dans  les  correspondances  qui  m'intéressaient  le  plus ,  mais 
je  n'en  aurais  point  nié  la  réception,  et  je  n'aurais  point  désavoot 
mon  tort.  Je  )uge  par  le  tour  de  vos  reproches  qu'il  était  ques- 
tion du  soin  de  ma  santé,  et  Je  suis  touché  ae  l'intérêt  que 
vous  voulez  bien  y  prendre.  Loin  que  mon  dessein  soit  de 
mourir  ,  c'est  pour  vivre  jusq:u'à  ma  dernière  heure  que  j'ai  re- 
noncé aux  impostures  des  médecins.  Vingt  ans  de  tourmens  et 
d'expérience  m'ont  suffisamment  instruit  de  la  nature  de  mon 
mal  et  de  l'insuffisance  de  leur  art.  Ma  vie,  quoique  triste  et  dou- 
loureuse ,  ne  m'est  point  à  charge ,  elle  n  est  point  sans  dou- 
ceurs, tant  que  des  personnes  telles  que  vous  me  paraissez  être , 
daignent  y  prendre  intérêt  ;  mais  lutter  en  vain  pour  la  prolon- 
ger ,  c'est  l'user  et  l'accourcir  ;  le  peu  qui  m'en  reste  m'est  en- 
core assez  cher  pour  en  vouloir  jouir  en  paix.  Mon  parti  est  pris, 
je  n'aime  pas  la  dispute ,  et  je  n'en  veux  point  soutenir  contre 
vous  ;  mais  je  ne  changerai  pas  de  résolution.  Adieu ,  madame , 
ici  finira  probablement  notre  courte  correspondance  ;  jouisses 
du  triomphe  aisé  de  me  laisser  du  regret  k  la  finir.  Je  suis  sen- 
sible, facile  ,  et  naturellement  fort  aimant;  je  ne  sais  point  ré- 
sister aux  caresses.  D'une  seule  lettre  vous  m'aviez  déjà  subju- 
gué ;  j'avoue  aussi  que  votre  feinte  Julie  ajoutait  beaucoup  k 
votre  empire  ;  et  maintenant  encore,  que  je  sais  qu'elle  n'existe 
pas ,  son  idée  augmente  le  serrement  de  cœur  qui  me  reste  ,  ea 
songeant  au  tour  que  vous  m'avez  joué. 


ANNÉE  1761.  SaS 

AUX  INSEPARABLES  ,  hommes  ou  femmes. 

Ce  landi  loir. 

J.  L  faut  l'avoaer  ,  messîears  oa  mesdames ,  me  voilà  tout  aussi 
fou  que  vous  l'ayez  touIu.  Votre  commerce  me  devient  plus  in- 
téressant qu'il  ne  convient  à  mon  âge ,  à  mon  état ,  à  mes  prin- 
cipes. Malgré  cela ,  mes  soupçons  mal  euérîs  ne  me  permettent 
plus  de  le  continuer  sans  défiance,  voilà  pourquoi  je  n'écris 
point  nommément  à  Julie ,  parce  qu'en  effet  si  elle  est  ce  que 

re 
an| 

...  V  »        4-i'un 

ange  ,  il  lui  faut  des  adorations  ;  si  elle  est  nomme,  cet  homme 
a  beaucoup  d'esprit  ^  mais  l'esprit  est  comme  la  puissance ,  on  en 
abuse  toujours  quand  on  ei^  a  trop.  Encore  un  coup ,  ceci  de- 
vient trop  vif  pour  continuer  l'anonime.  Faites-vous  connaître, 
ou  je  me  tais  :  c'est  mon  dernier  mot. 

A  MADAME    LÀ  MARÉCHALE   DE  LUXEMBOURG. 

Montmorenci ,  aa  octobre  1761. 

tJ  'ai  reçu  ,  madame  la  marécbale  ,  une  trës-^nergique  réponse 
cle  M.  le  maréchal ,  et  j'aime  à  me  flatter  que  cette  réponse  vous 
est  commune  avec  lui ,  d'autant  plus  que  vous  m'en  faites  quel- 
ques-unes de  ce  ton-là,  au  papier  près  que  vous  n'y  mettes 
pas.  Il  est  vrai  qu'une  réponse  que  vous  écrivez  parle  pour  dix 
que  vous  n'écrivez  point ,  et ,  si  j'étais  moins  msatiable ,  unt 
seule  de  vos  lettres  suffirait  pour  alimenter  mon  cœur  pour  toute 
ma  vie  :  mais  c'est  précisément  leur  prix  qui  m'en  rend  avide  , 
et  je  trouve  que  vous  n'avez  jamais  assez  dit  ce  que  je  me  plais 
tant  à  entendre  et  à  lire.  Au  moyen  de  la  correspondance  nou- 
vellement établie  ,  j'espère  que  vous  me  dispenserez  plus  libéra- 
lement des  grâces  qui  me  sont  chères  ;  il  ne  vous  en  coûtera  qu'une 
feuille  de  papier  et  une  adresse  de  votre  main  ;  car  il  me  faut , 
s'il  vous  plaît ,  quelques  mots  que  vous  avez  tracés ,  et  qui  me 
donneront  la  confiance  de  supposer  dans  fa  lettre  tous  ceux  qui 
n'y  seront  point ,  mais  que  vos  boutés  pour  moi  et  mon  attache- 
ment pour  vous  m'y  feront  supposer.  Nous  gagnerons  tous  deux 
à  cet  arrangement ,  madame  la  maréchale  ;  vous  aurez  la  peine 
d'écrire  de  moins  ,  et  moi  j'aurai  le  plaisir  de  lire  des  lettres , 
moins  agréables  peut-être  que  vous  ne  les  auriez  écrites ,  mais  , 
en  revanche ,  aussi  tendres  qu'il  me  plaira. 


5a6  CORRESPONDANCE. 

A  M.  R 

Montmorenci,  le  34  octobre  1761* 

Votre  lettre  ,  monsieur,  du  3o  sentembre  ayant  pasatf  par  Gf-» 
nëve  y  c'est-à-dire  ayant  traversé  aeux  fois  la  France ,  ne  m'eit 

Sarvenue  qu'avant-uier.  J'y  ai  vu^  avec  une  douleur  mêlëed'iiH» 
ignation  ,  les  traitemens  affreux  que  souffrent  nos  malheurtia 
frères  dans  le  pays  ou  vous  êtes ,   et  qui  m'étonnent  d'autant 

Ï»]us  que  l'intérêt  du  gouvernement  serait ,  ce  me  semble  «  de  Ici 
ais^er  en  repos  9  du  moins  quant  à  présent.  Je  comprends  bien 


cruauté  si  la  conduite  de  nos  frères  n  v  donnaient  pas  quelque 
prétexte.  Je  sens  combien  il  est  dur  ae  se  voir  sans  cesse  à  la 
merci  d'un  peuple  cruel  ^  sans  appui ,  sans  ressource ,  et  sans 
avoir  même  la  consolation  d'entenare  en  paix  la  parole  de  Dien» 
Mais  cependant,  monsieur ,  cette  même  parole  ae  Dieu  est  for- 
melle sur  le  devoir  d'obéir  aux  lois  des  princes.  La  défense  de 
s'assembler  est  incontestablement  dans  leurs  droits  ;  et ,  après 
tout,  ces  assemblées  n'étant  pas  de  l'essence  du  cbristianisme, 
on  peut  s'en  abstenir  sans  renoncer  à  sa  foi.  L'entreprise  d'enlf* 
ver  un  bomme  des  mains  de  la  justice  ou  de  ses  ministres  ,  ttU 
il  même  injustement  détenu  ,  est  encore  une  rébellion  qu'on  ne 
peut  justifier ,  et  que  les  puissances  sont  toujours  en  droit  de  pu* 
nir.  Je  comprends  qu'il  y  a  des  vexations  si  dures  qu'elles  lassent 
même  la  patience  aes  justes.  Cependant  qni  vent  être  chrétiea 
doit  apprendre  à  souffrir ,  et  tout  homme  doit  avoir  une  con- 
duite conséquente  k  sa  doctrine.  Ces  objections  peuvent  être 
mauvaises  ;  mais  toutefois  si  on  me  les  faisait  je  ne  vois  pas 
trop  ce  que  j'aurais  à  répliquer. 

Malheureusement  je  ne  suis  pas  dans  le  cas  d'en  courir  le  ris* 

que.  Je  suis  très-peu  connu  de  M ,  et  je  ne  le  suis  même  que 

par  quelque  tort  qu'il  a  eu  jadis  avec  moi ,  ce  qui  ne  le  dispose* 
rait  pas  favorablement  pour  ce  que  j'aurais  à  lui  dire  :  car , 
comme  vous  devez  savoir ,  quelquefois  l'offensé  pardonne  ,  mais 
l'offenseur  ne  pardonne  jamais.  Je  ne  suis  pas  en  meilleur  prédî- 
cament  auprès  des  ministres  ;  et  quand  j'ai  eu  à  demander  à 
quelqu'un  d'eux  ,  non  des  grâces  ,  je  n'en  demande  point ,  mais 
la  justice  la  plus  claire  et  la  plus  due ,  je  n'ai  pas  même  obtenu 
de  réponse.  Je  ne  ferais ,  par  un  zèle  indiscret ,  que  gâter  la  cause 
pour  laquelle  je  voudrais  m'intéresser.  Les  amis  de  la  vérité  ne 
sont  pas  bien  venus  dans  les  cours,  et  ne  doivent  pas  s'attendre 
à  l'être.  Chacun  a  5a  vocation  sur  la  terre ^  la  mienne  est  de  dire 
au  public  des  vérités  dures ,  mais  utiles }  je  tâché  de  la  remplir 
sans  m'embarrasser  du  mal  que  m'en  veulent  les  méchans ,  et 
qu'ils  me  font  quand  ils  peuvent.  J'ai  prêché  l'humanité,  la  dou- 
ceur ,  la  toIéroAce ,  autant  qu'il  a  dépendu  de  moi  ;  ce  n'est  pas 


ANNÉE  1761.  527 

ma  faute  si  Ton  ne  m'a  pas  écouté  ^  du  reste ,  )e  me  suis  fait 
une  loi  de  m'en  tenir  toujours  aux  vérités  générales  :  je  ne  fais 
ni  libelles,  ni  satires^  je  n'attaque  point  un  homme,  mais  les 
hommes;  ni  une  action,  mais  un  vice.  Je  ne  saurais  ,  monsieur, 
aller  au-delà. 

Vous  aves  pris  un  meilleur  expédient  en  écrivant  h  M....  Il  est 
fort  ami  de....  ,  et  se  ferait  certainement  écouter  s'il  lui  parlait 
pour  nos  frères  ;  mais  je  doute  qu'il  mette  un  grand  zèle  à  sa  re- 
commandation :  mon  cher  monsieur ,  la  volonté  lui  manque  ,  à 
moi ,  le  pouvoir  ;  et  cependant  le  juste  pâtit.  Je  vois  par  votre 
lettre  que  vous  avez  ainsi  que  moi  appris  k  souffrir  à  l'école  de 
la  pauvreté.  Hélas  !  elle  nous  fait  compatir  aux  malheurs  des  au- 
tres ,  mais  elle  nous  met  hors  d'état  ae  les  soulager.  Bon  jour , 
monsieur  ;  je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 

k    MADAME    LA   MARÉCHALE    DE    LUXEMBOURG. 

Ce  dimanche  26  octobre. 

ITerhettez  ,  madame  la  maréchale ,  que  je  vous  envoie  le  bnl«- 
letin  de  ma  journée  d'hier.  J'appris  le  matin  que  vous  deviez 
passer  à  St.-Brice  entre  midi  et  une  heure.  Je  dtnai  à  onze  heures 
«t  demie }  et ,  de  peur  d'arriver  trop  tard ,  voulant  gagner  le 
temps  du  relai ,  j'allai  couper  le  grand  chemin  au  barrage  de 
Pierre-Fite:  de  là  je  remontai  au  petit  pas  jusqu'à  la  vue  de  St.- 
Brice.  Là^  les  premières  gouttes  de  pluie  m'ayant  surpris,  je  fus 
me  réfugier  chez  le  curé  de  Groslay  ,  d'oii ,  voyant  que  la  pluie 
ne  faisait  qu'augmenter,  je  pris  enfin  le  parti  de  me  remettre  en 
route ,  et  j  arrivai  chez  moi  mouillé  jusqu  aux  os ,  crotté  jusqu'au 
dos ,  et ,  qui  pis  est ,  ne  vous  ayant  point  vue.  Je  voudrais  bien  , 
madame  la  maréchale ,  que  tous  ces  maux  excitassent  votre  pitié 
•t  me  valussent  un  petit  emplâtre  de  papier  blanc. 

A  MAPAMB  LA  MARÉCHALE   DE    LUXEMBOURG* 

Ce  mardi  matin. 

Ijoiv  dieu !' madame ,  quelle  lettre!  quel  style  !  Est-ce  bien  à 
moi  que  vous  écrivez  ?  est-ce  une  plaisanterie  et  vous  moquez- 
vous  de  mes  frayeurs  ?  J'aurais  ce  soupçon  ,  peut-être  ,  sM  ne 
faisait  que  m'humilier^  mais  il  vous  outrage,  et  je  l'étouffé. 
Non  ,  non  ,  plus  d'alannes,  plus  d'inquiétudes  ;  cet  état  est  trop 
cruel ,  et  sans  doute  il  est  trop  injuste^  j'y  renonce  pour  la  vie  : 
je  me  livre  dans  la  simplicité  de  mon  cœur  à  toute  la  bonté  du 
vôtre  ;  et  je  suis  bien  sûr,  quelque  ton  que  vous  puissiez  prendre , 
queje  ne  mériterai  jamais  que  vous  quittiez  celui  de  l'amitié. 

Mais  quoi ,  toujours  des  torts  ?  Vous  m'en  reprochez  d'autres 
au  sujet  du  livre.  Qu'ai-jedonc  fait?  Que  vous  m'affligez!  Oui, 
madame  la  maréchale  ,  si  je  vous  ai  promis  quelque  chose  que 
j'aie  oublié  ^  il  faut  que  JQ  sois  un  monstre  :  je  ne  sens  pas  en  moi 


5?.8  CORRESPONDANCE. 

que  je  sois  fait  pour  l'être  ^  en  vérité  je  croyais  £tre  en  règle.  Je 
Tais  tout  quitter  à  l'instant  pour  me  mettre  à  vos  copies  ,  et  je 
vous  promets,  et  je  m'en  souviendrai ,  que  je  pt  les  suspendrai 
point  sans  votre  congé. 

J'écris  ces  mots  à  la  hâte  pour  vous  renvoyer  plutôt  votre  ex- 
près.; je  voudrais  qu'il  eût  des  ailes  pour  vous  porter  ce  témoi- 
gnage de  ma  reconnaissance  et  de  mon  repentir.  Mais  pourtant  je 
ne  puis  avoir  regret  au  souci  que  m'a  donné  ma  mauvaise  tête , 
puisqu'il  m'attire  un  soin  si  obligeant  de  votre  part, 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE   DE    LUXEMBOURG. 

Ce  mercredi  18. 

Voici,  madame,  une  quatrième  partie  que  vous  devriez  avoir 
depuis  long-temps;  mais  mon  libraire  et  d'autres  tracas,  dont 
je  vous  rendrai  compte  ,  ne  me  laissent  pas  le  temps  d'aller  plus 
vite,  quelque  effort  que  je  fasse  pour  cela.  Tous  les  tracas  da 
monde  ne  justifieraient  pourtant  pas  mon  silence ,  et  ne  m'au- 
raient pas  empêché  d'écrire  à  M.  le  maréchal  et  à  vous.  Mon  ex- 
cuse est  d'une  autre  espèce,  et  plus  propre  à  me  faire  trouver 
grâce  auprès  de  vous.  Dans  le  commencement  de  mes  attache- 
mens  j'écris  fréquemment  pour  les  serrer  ,  pour  établir  la  con« 
fiance }  quand  elle  est  acquise ,  je  n'écris  plus  que  pour  le  besoin; 
il  me  semble  qu'alors  on  s'entend  assez  sans  se  rien  dire.  Si  vous 
trouvez  cette  raison  valable,  voici ,  madame  la  maréchale ,  com- 
ment vous  me  le  ferez  connaître;  c'est  en  vous  faisant,  pour  ré- 
£ondre ,  la  même  rè^le  que  je  me  fais  pour  écrire.  Quand  on 
onnête  homme  indifiérent  a  l'honneur  d  écrire  à  madame  la  ma- 
réchale de  Luxembourg  ,  sa  politesse  peut  lui  faire  un  devoir  de 
répondre;  mais  quand  elle  ne  répondra  pas  exactement  à  celui 
qu'elle  honore  d'une  estime  particulière ,  ce  silence  ne  sera  pas 
équivoque  et  vaudra  bien  une  lettre.  Je  n'aime  pas  tout  ce  qui 
se  fait  par  règle,  si  ce  n'est  n'en  point  avoir  d'autre  que  son  cœur; 
et  je  suis  bien  sûr  que  ,  sans  me  dicter  de  fréquentes  lettres  ,  le 
mien  ne  se  taira  jamais  pour  vous.  J'apprends  à  l'instant  la  dé- 
sertion de  ce  malheureux  Saint -Martin  :  la  plume  m'en  tombe 
des  mains.  Oh  !  si  vous  avez  des  fripons  à  votre  service ,  qui  ja- 
mais aura  d'honnêtes  gens?  Que  je  vous  plains  !  que  je  gémis 
de  ce  qui  fait  l'admiration  des  autres  !  Que  la  providence ,  en 
vous  rendant  si  bons ,  si  aimables ,  si  estimables ,  vous  a  tous  deux 
déplacés!  Ah  !  vous  méritiez  d'être  nés  obscurs  et  libres ,  de  n'a- 
voir ni  maître  ni  valets  ,  de  vivre  pour  vous  et  pour  vos  amis  : 
vous  les  auriez  rendus  heureux,  et  vous  l'auriez  été  vous^ 
mêmes. 


ANNÉE  1761.  S2Q 

  JULIE,  (madame  LATOUR.) 

Je  joindra  if  une  épithète,  si  j'en  Bavais  qielqu'ane 
qui  put  ajoute!  k  C9  meU 

5o  octobre  1761. 

KJ  V I ,  madame ,  vous  êtes  femme ,  j'en  suis  persuadé  ;  si ,  sur  les 
indices  contraires,  que  je  vous  dirai  quand  ii  vous  plaira,  jem'ohs« 
tinais  après  vos  protestations ,  k  en  douter  encore ,  je  ne  ferais 
plus  de  tort  au'à  moi.  Cela  pose ,  je  sens  que  j'ai  à  réparer  près  de 
vous  toutes  les  offenses  qu  on  peut  faire  à  quelqu'un  qu  on  ne 
connaît  que  par  son  espri^  ^  mais  ce  devoir  ne  m'effraie  point ,  et 
il  faudra  que  vous  soyez  bien  inexorable,  si  la  disposition  011  je 
suis  de  m'humilier  devant  vous  ne  vous  apaise  pas  «D  ailleurs,  vous 
vous  trompes  fort ,  quand  vbus  regardes  votre  amour-propre 
comme  offensé  par  mes  doutes  ;  la  frayeur  que  j'avais  qu'Us  ne 
fussent  fondés  vous  en  venge  assez  ,  et  pensez-vous  que  ce  ne  fût 
rien ,  quand  vous  avez  osé  prendre  ce  nom  de  Jolie ,  de  n'avoir 
pu  vous  le  disputer? 

La  condition  sous  laquelle  vous  daignez  satisfaire  l'empressement 
Gue  j'ai  de  savoir  qui  vous  êtes ,  me  confirme  qu'il  vous  est  biea 
où.  Je  vous  rends  donc  justice;  mais  vous  ne  mêla  rendez  pas, 
quand  vous  me  supposez  plus  curieux  que  sensible.  Non ,  madame, 
ce  que  je  n'aurais  pas  tait  pour  vous  complaire ,  je  ne  le  ferais 
pas  pour  vous  connaître,  et  je  ne  vous  yendrais  pas  un  bien  que 
vous  voulez  me  faire ,  pour  en  arracher  un  plût  grand  maigri 
vous.  Je  suppose  que  l'homme  que  vous  voulei;  que  je  voie  est  le 
frère  Côme  ,  dont  vous  m'avez  parlé  précédemment;  si  la  chose 
était  à  faire,  je  vous  obéirais»  et  vous  resteriez  inconnue;  mais 
l'amitié  a  prévenu  l'humanité.  M.  le  maréchal  de  Luxembourg 
exigea  l'été  dernier  que  je  le  visse;  j'obéis,  et  il  l'a  fait  venir 
deux  fois.  Le  frère  Come  a  fait  ce  que  n'avait  pu  faire  avaot  lui 
nul  homme  de  l'art  ;  je  n'ai  rien  vu  de  lui  qui  ne  soii  très-^on-* 
forme  à  sa  réputation  et  au  jugement  que  vous  en  portée  ;  enfin» 
il  m'a  délivré  d'une  erreur  tâcheuse ,  en  vérifiant  que  mon  mal 
n'était  point  celui  que  je  croyais  avoir.  Mais  celui  que  )'ai  n'ea 
est  ni  moins  inconnu  ,  ni  moins  incurable  qu'auparavant  »  et  je 
n'en  soufire  pas  moins  depuis  ses  visites  ;  ainsi ,  tous  les  soins  hu- 
mains ne  servent  plus  cju'à  me  tourmenter.  Ce  n'est  sûrement  pas 
votre  intention  qu'ils  aient  cet  nsage. 

Vous  me  reprochez  l'abus  de  l'esprit  qu'en  vous  supposant 
homme  j'avais  cru  voir  dans  vos  lettres.  J'ignore  si  cette  imputa- 
tion est  fondée ,  mais  je  n'ai  jamais  cru  avoir  asses  d'esprit  pour 
en  pouvoir  abuser ,  et  je  n'en  fais  pas  asses  de  cas  pour  le  veu^ 
loir.  Mais  il  est  vrai  que  dans  Fespèce  de  correspondance  <)u'il 
vous  a  plu  d'établir  avec  moi ,  l'embarras  de  savoir  que  dire  a 
pu  me  laire  recourir  à  de  mauvaises  plaisanteries  qui  ne  me  vont 
point ,  et  dont  je  me  tire  toujours  gauchement.  11  ne  tiendra 
qu'à  vous ,  madame ,  et  à  votre  aimable  amie .  de  connaître  que 
7-  34 


M 


fiSor  CORRESPONDANCE. 

mon  cœur  et  ma  plume  ont  un  autre  langage  ,  et  que  celui  de 
l'estime  et  de  la  confiance  ne  m'est  pas  absolument  étranger.  Mais 
vous  qui  parlez  ,  il  s'en  faut  beaucoup  que  yous  soyez  disculpée 
auprès  de  moi  sur  ce  chapitre  ;  et  je  vous  avertis  que  ce  grief 
n'est  pas  si  léger  à  mon  opinion  ,  qu'il  ne  vaille  la  peine  d  être 
d'abord  discuté  ,  et  puis  tout-à-fait  6té  d'une  correspondance 
continuée. 

Après  ma  lettre  pliée ,  je  m'aperçois  qu'on'peut  lire  l'écriture  à 
travers  le  papier ,  ainsi  je  mets  une  enveloppe. 

A  M.  Li  MÀKÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorenci ,  le  3  novembre  1761. 

o  N  S I E  u  R  le  maréchal ,  je  ne  suis  point  un  sinistre  interprète  ; 
)'ai  donné  à  votre  lettre  blanche  le  sens  qu'elle  devait  avoir  : 
mais  je  vous  avoue  que  l'invincible  silence  de  madame  la  maré- 
chale m'épouvante ,  et  me  fait  craindre  d'avoir  été  trop  con- 
fiant. Je  ne  comprends  rieii  à  cet  effrayant  mystère  ,  et  n  en  suis 
?uè  plus  alarme.  De  grâce  faites  cesser  un  silence  ausai  crueL 
fuelle  douleur  serait  la  mienne  s'il  durait  au  point  de  me  forcer 
de  l'entendre  !  C'est  ce  que  je  n'ose  même  imaginer. 

A  JULIE-  (madame  LATOUR.) 

Montmorencî ,  le  10  novembre  1761. 

Je  crois ,  madame ,  que  vous  avez  deviné  juste ,  et  que  je  me  se- 
rais moins  avancé ,  à  l'égard  de  l'homme  en  question  ,  si ,  malgré 
ce  que  m'avait  écrit  votre  amie ,  j'avais  cru  que  ce  ne  fût  pas  le 
frère  Côme.  Non ,  ce  me  semble  ,  par  le  désir  de  me  faire  hon- 
neur d'une  déférence  que  je  ne  voulais  pas  avoir,  mais  parce 
qu'avant  d'avoir  vu  le  frère  Côme,  il  me  restait  à  faire  un  der- 
nier sacrifice,  que  vous  eussiez  sans  doute  obtenu  ,  quoique  j'ea 
ausse  le  désagrément  et  l'inutilité.  Maintenant  qu'il  est  tait ,  ce 
sacrifice  amis  le  terme  à  ma  complaisance,  et  je  ne  veux  plus  rien 
faire ,  à  cet  égard ,  que  ce  que  j'ai  promis.  Je  ne  me  souviens  pas 
de  ma  lettre  ^  mais  soyez  vous-même  juge  de  cet  engagement  :  à 
je  ne  suis  tenu  à  rien ,  je  ne  veux  rien  accorder  ;  si  vous  me 
croyez  lié  par  ma  parole,  envoyez  M.  Sarbourg,  il  sera  content 
de  ma  docilité  I  Mais ,  au  reste  ,  de  quelque  manière  que  se  passe 
cette  entrevue ,  elle  ne  peut  aboutir  de  sa  part  qu'à  un  exameo 
de  pure  curiosité  ;  car ,  s  il  osait  entreprendre  ma  guérison ,  je  ne 
serais  pas  assez  fou ,  pour  me  livrer  à  cette  entreprise ,  et  je  suis 
très-sur  de  n'avoir  rien  promis  de  pareil.  J'ai  senti  dès  l'enfance 
les  premières  atteintes  du  mal  qui  me  consume  ;  il  a  sa  source 
dans  quelque  vice  de  conformation  né  avec  moi  ;  les  plus  cré- 
dules dupes  de  la  médecine  ne  le  furent  jamais ,  au  point  de 
penser  qu'elle  pût  guérir  de  ceux-là.  Elle  a  son  utilité,  j'en  con- 
viens ,  elle  sert  à  leurrer  l'esprit  d'une  vaine  espérance  ;  mais  Ici 
C!XDplâtref  de  cette  espèce  ne  mordent  plus  sur  le  mien. 


ANNËE  1761.  53i 

A  regard  de  l'a  promesse  conditionnelle  de  vous  faire  con- 
naître ,  je  vous  en  remercie  ;  mais  je  vous  en  relève ,  quelque 
parti  que  vous  preniez  au  sujet  de  M.  Sarbourg.  £n  y  mieux 
pensant ,  j'ai  change  de  sentiment  sur  ce  point;  si ,  selon  votre 
manière  d'interpréter,  vous  trouvez  encore  là  une  indifférence 
désobligeante ,  ce  ne  sera  pas  en  cette  occasion  que  je  vous  re- 
procherai trop  d'esprit.  Mon  empressement  de  savoir  qui  vous 
êtes,  venait  de  ma  défiance  sur  votre  sexe;  elle  n'existe  plus; 
je  vous  crois  femme ,  je  n'en  doute  point  ;  et  c'est  pour  cela 
que  je  ne  veux  plus  vous  connaître  ;  vous  ne  sauriez  plus  y 
gagner ,  et  moi  j'y  pourrais  trop  perdre. 

Ne  croyez  pas,  au  reste  ,  que  jamais  j'aie  pu  vous  prendre 
pour  un  nomme  ;  il  n'y  a  rien  de  moins  alliaole  que  les  deux 
idées  qui  me  tourmentaient  :  j'ai  seulement  cru  vos  lettres  de  la 
main  d'un  homme  ;  je  l'ai  cru  ,  fondé  sur  l'écriture  ,  aussi  liée, 
aussi  formée  que  celle  d'un  homme  ;  sur  la  grande  régularité 
de  l'orthographe  ;  sur  la  ponctuation  plus  exacte  que  celle  d'un 
prote  d'imprimerie  ;  sur  un  ordre  que  les  femmes  ne  mettent 
pas  communément  dans  leurs  lettres,  et  qui  m'empêchait  de 
me  fier  à  la  délicatesse  qu'elles  y  mettent ,  mais  que  quelques 
hommes  y  mettent  aussi  ;  enfin ,  sur  les  citations  italiennes , 
qui  me  déroutaient  le  plus.  Le  temps  est  passé  des  Bouillons, 
des  la  Suze,  des  la  Fayette,  des  dames  françaises  qui  lisaient  et 
aimaient  la  poésie  italienne.  Aujourd'hui ,  leurs  oreilles  racor- 
nies à  votre  opéra ,  ont  perdu  toute  finesse ,  toute  sensibilité  : 
ce  goût  est  éteint  pour  jamais  parmi  elles. 

Neppiù  il  veiligio  appar,  ne  dir  si  pu6 
Egli  qui  fue. 

Ajoutez  à  tout  cela  certain  petit  trait  accolé  de  deux  points , 

3ui  finit  toutes  vos  lettres ,  et  qui  me  fournissait  un  indice 
écisif  au  gré  de  ma  pointilleuse  défiance.  Oii  diantre  aves- 
vous  aussi  péché  ce  maudit  trait  qu'on  ne  fit  jamais  qae  dans 
des  bureaux,  et  qui  m'a  tant  désolé  ?  Charmante  Claire ,  exa- 
minez bien  la  jolie  main  de  votre  amie;  je  parie  que  ses  petits 
doigts  ne  sauraient  faire  un  pareil  trait  sans  contracter  un  du- 
rillon. Mais  ce  n'est  pas  tout;  vous  voulez  savoir  sur  quoi  por- 
tait aussi  ma  frayeur  que  cette  lettre  ne  fût  de  la  main  d'un 
homme  :  c* est  que  votre  Claire  vous  avait  donné  la  vie,  et  que 
cet  homme-là  vous  tuait. 

Il  est  vrai,  madame ,  qne  je  n'ai  pas  répondu  à  vos  dix  pages, 
et  que  je  n'y  répondrais  pas  en  cent.  Mais ,  soit  que  vous  comp- 
tiez les  pages,  les  choses,  les  lettres,  je  serai  toujours  en  reste; 
et,  si  vous  exigez  autant  que  vous  donnez,  je  n'accepte  point 
un  marché  qui  passe  mes  forces.  Je  ne  sais  par  quel  prodige  j'ai 
été  jusqu'ici  plus  exact  avec  vous,  que  je  ne  connais  point ,  que 
je  ne  le  fus  de  ma  vie  avec  mes  amis  les  plus  intimes.  Je  veux 
conserver  ma  liberté  jusque  dans  mes  attachemens;  je  veux 
qu'une  correspondance  me  soit  un  plaisir  et  non  pas  un  deroir  : 


532  CORRESPONPANCE. 

je  porte  cette  indépendance  dans  Tamitié  mênM;  je  veux  aîmer 
librement  mes  amis  pour  le  plaisir  que  j'y  prends  ;  mais  ,  sitôt 
qu'ils  metteni  les  services  à  la  place  des  sentimens ,  et  que  la  re- 
connaissance m'est  imposée,  l'attacheiùent  en  sou£Bre,  et  je  oe 
fais  plus  avec  plaisir  ce  que  je  suis  forcé  de  faire.  Tenes— vous 
cela  pour  dit,  quand  vous  m  aurez  envoyé  votre  M.  Sarboarg. 
Je  comprends  que  vous  n'exigerez  rien ,  c'est  pour  cela  même 
que  je  vous  devrai  davantage ,  et  que  je  m'acquitterai  d'autant 
plus  mal.  Ces  dispositions  me  font  peu  d'honneur ,  sans  doute; 
mais  les  ayant  malgré  moi ,  tout  ce  que  je  puis  faire ,  est  de  les 
déclarer  :  je  ne  vaux  pas  mieux  que  cela.  Revenant  donc  à  nos 
lettres ,  soyez  persuadée  que  je  recevrai  toujours  les  vôtres  et 
celles  d^  votre  amie ,  avec  quelque  choêe  de  plus  que  du  plaisir , 
qu'elles  peuvent  charmer  mes  maux  et  parer  ma  solitude;  mais, 
que  quand  j'en  recevrais  dix  de  suite  sans  faire  une  réponse ,  et 
que  vous  écrivant  enfin ,  au  lieu  de  répondre  article  par  article, 
je  suivrais  seulement  le  sentiment  qui  me  fait  prendre  la  plume, 
)e  qe  ferais  rien  que  j'aie  promis  de  ne  pas  faire ,  et  à  quoi  vous 
ne  deviez  vous  attendre. 

C'est  encore  k  peu  près  la  même  chose  à  l'égard  du  ton  de 
mes  lettres.  Je  ne  suis  pas  poli,  madame;  je  sens  dans  mon 
cœur  de  quoi  me  passer  de  Vétre ,  et  il  y  surviendra  bien  dit 
changement,  si  jamais  je  suis  tenté  de  F  être  avec  vous*  Yoyet 
encore  quelle  interprétation  votre  bénignité  veut  donner  k  cela, 
car  pour  moiije  ne  puis  m'expliquer  mieux.  D'ailleurs ,  j'écris 
très-difficilement  quapd  je  veux  châtier  mon  style  :  j'ai  pai>- 
dessus  la  tête  du  métier  d  auteur  ;  la  gène  qu'il  impose  est  une 
des  raisons  qui  m'v  font  renoncer.  A  force  de  peine  et  de  soin , 
je  puis  trouver  enfin  le  tour  convenable  et  le  mot  propre  ;  mats 
lé  ne  veux  mettre  ni  peine  ni  soins  dans  mes  lettres;  j'y  cherche 
le  délassement  d'être  incessamment  vis-à-vis  du  public;  et,  quand 


par  mon  caractère ,  non  mon  caractère  par  mes  discours  ;  et  que 
si  j'avais  le  malheur  de  leur  écrire  des  choses  malhonnêtes ,  ils 
seraient  sûrs  de  ne  m'avoir  entendu ,  qu'en  y  trouvant  un  sens 
qui  ne  le  fût  pas?  Vous  me  direz  que  tous  ceux  à  qui  j'écris  ne 
sont  ni  mes  amis,  ni  obligés  de  me  connaître.  Pardonnez^moi, 
madame;  je  n'ai,  ni  ne  veux  avoir  desimpies  connaissances; 
je  ne  sais,  ni  ne  veux  savoir  comment  on  leur  écrit.  Il  se  peut 
que  je  mette  mon  commerce  k  trop  haut  prix ,  mais  je  n'en  veux 
rien  rabattre ,  surtout  avec  vous ,  quoique  je  ne  vous  connaisse 
pas ,  car  je  présume  qu'il  m'est  plus  aisé  de  vous  aimer  saps 
vous  connaître ,  que  de  vous  connaître  sans  vous  aimer.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  c'est  ici  une  affaire  de  convention  :  n'attendez  de 
moi  nulle  exactitude ,  et  n'allez  plus  épiloguant  sur  mes  mots. 
Si  je  ne  vous  écris  ni  régulièrement,  ni  convenablement,  je 
vous  écris  pourtant  :  cela  dit  tant ,  el  corrige  tout  le  reste. 


ANNÉE  1761.  533 

Voilà  mes  explications ,  mes  conditions  ;  acceptez  ou  refusez , 
mais  ne  marcnandez  pas  ;  cela  serait  inutile* 

Je  vois  par  ce  que  vous  me  marques ,  et  par  la  couleur  de 
votre  cacnet,  que  vous  avez  fait  quelque  perte;  et  je  sais  par 
votre  amie  que  vous  n'êtes  pas  heureuse  :  c'est  peut-être  à  cela 
que  je  dois  votre  commisération  et  l'intérêt  que  vous  daignez 
prendre  à  moi.  L'infortune  attendrit  l'ame  ;  les  gens  heureux 
sont  toujours  durs.  Madame,  plus  le  coê  que  je  f eue  de  voire 
bienveillance  augmente,  plus  je  la  troupe  trop  chère  à  ce  prix. 

Je  vous  dirai  une  autre  fois  ce  que  je  pense  de  l'affranchisse- 
ment de  votre  lettre,  et  de  la  mauvaise  raison  que  vous  m'en 
donnez.  £n  attendant ,  je  vous  prie,  par  cette  raison  même,  de 
ne  plus  continuer  d'affranchir,  c'est  le  vrai  moven  de  faire 
perdre  les  lettres.  Je  suis  à  présent  fort  riche ,  et  le  serai ,  j'es- 
père ,  long-tiunps />oiir  cela;  tout  ce  que  j'6te  à  la  vanité  dans 
ma  dépensf  «%'tf«^  pour  le  donner  au  vrai  plaieir. 

A  MADAME  LATOUR. 

Ce  lundi  i6. 

^H  !  ces  maudits  médecins ,  ils  me  la  tueront  avec  leurs  sai«- 
gaées  !  Madame  ,  j'ai  été  trës-sujet  aux  esquinancies  ,  et  ton- 
)ours ,  par  les  saignées,  elles  sont  devenues  pour  moi  des  maladies 
terribles.  Quand  ,  au  lieu  de  me  faire  saigner ,  je  me  suis  con- 
tenté de  me  gargariser,  et  de  tenir  les  pieds  dans  l'eau  chaude, 
le  mal  de  gorge  s'est  en  allé  des  le  lendemain  :  mais ,  malheu- 
reusement ,  il  est  trop  tard  ;  quand  on  a  conmiencé  de  saigner, 
alors  il  faut  continuer ,  de  peur  d'étouffer.  Des  nouvelles ,  et 
trës-promptement ,  je  vous  en  supplie  ;  je  ne  puis ,  quand  à  pré- 
sent ,  répondre  à  votre  lettre  ;  et  moi-même  aussi  je  suis  encore 
moins  bien  qu'à  mon  ordinaire.  J'ajouterai  seulement ,  sur  votre 
anonime  ,  qu'il  n'est  guère  étonnant  que  vous  ne  puissiez  deviner 
ce  que  je  veux  ;  car ,  en  vérité ,  je  ne  le  sais  pas  trop  moi-même. 
J'avoue  pourtant  que  toutes  ces  enveloppes  et  adresses  me  sem- 
blent assez  incommodes ,  et  que  je  .ne  vois  pas  l'inconvénient 
qu'il  y  aurait  à  s'en  délivrer. 

Je  n'ai,  montré  vos  lettres  à  personne  au  monde.  Si  vous  pre^ 
nez  le  parti  de  vous  nommer,-  ] 'approuve  très-fort  que  nous  cou* 
tinuious  à  garder  Yincognito  dans  notre  correspondance. 

A  M.  l'abbé  de  JODELH. 

Monlmorenci ,  16  novembre  1761* 

XLsT-iL  bien  naturel ,  monsieur ,  que,  pour  avoir  des  éclaircîsse- 
mens  sur  un  écrit  des  pasteurs  de  Genève ,  vous  vous  adressiez  à 
un  homme  qui  n'a  pas  l'honneur  d'être  de  leur  nombre  ?  et  ne 
serait-ce  pas  matière  à  scandale  de  voir  un  ecclésiastique  dans 
un  séminaire  demander  à  un  hérétique  des  instructions  sur  la 
foi\  si  l'on  ne  présumait  que  c'est  une  ruse  polie  de  votre  zèle 


534  CORRESPONDANCE. 

pour  me  faire  accepter  les  vôtres  ?  Mais  ,  monsieur ,  qaelqae  dis- 
posé qae  je  paisse  être  à  les  recevoir  dans  tout  aatre  temps  ,  les 
maux  dont  ]e  suis  accablé  me  forcent  de  vaquer  à  d'autres  teins 
que  cette  petite  escrime  de  controverse  ,  bonne  seulement  pour 
amuser  les  gens  oisifs  qui  se  portent  bien.  Receves  donc ,  mon- 
sieur ,  mes  remercimens  de  votre  soin  pastoral ,  et  les  assurances 
de  mon  respect. 

A  JULIE.  (MiDAME  LATOUR.) 

Montmorenci,  a4  novembre  1761. 

V  ous  serez  peu  surprise ,  madame ,  et  peut-être  encore  moins 
flattée ,  quand  je  vous  dirai  que  la  relation  de  votre  amie  m'a 
toucbée  jusqu'aux  larmes.  Vous  êtes  faite  pour  en imire  verser, 
et  pour  les  rendre  délicieuses;  il  n'y  a  rien  Ik  d^nonvean,  ai 
de  nien  piquant  pour  vous.  Mais  ce  qui  sans  doinhî^est  an  pe« 
plus  rare  ,  est  que  votre  esprit  et  votre  ame  ont  tout  fait ,  sans 
que  votre  figure  s'en  soit  mêlée  ;  et ,  en  vérité  ,  je  suis  bien  aise 
ae  vous  connaître  sans  vous  avoir  vue  ,  afin  de  lui  dérober  un 
cœur  qui  vous  appartienne ,  et  de  vous  aimer  autrement  que  toas 
ceux  qui  vous  approchent.  Providence  immortelle  !  il  y  a  doue 
encore  de  la  vertu  sur  la  terre  !  il  y  en  a  chez  des  femmes  ;  il  J  * 
en  a  en  France ,  à  Paris ,  dans  le  quartier  du  Palais-Royal  !  Assu- 
rément 9  ce  n'est  pas  là  que  j'aurais  été  la  chercher.  Madame , 
il  n'y  a  rien  de  plus  intéressant  que  vous:  mais  ,  malgré  tous  vos 
malheurs,  je  ne  vous  trouve  pointa  plaindre.  Une  ame  honnête 
et  noble  peut  avoir  des  afflictions  ;  mais  elle  a  des  dédommaffe- 
mens  ignorés  de  toutes  les %u très,  et  je  suis  tous  les  jours  pins 
persuadé  qu'il  n'y  a  point  de  jouissance  plus  délicieuse  que  celle 
de  soi-même  ,  quand  on  y  porte  un  cœur  content  de  lui. 

Pardonnez  -  moi  ce  moment  d'enthousiasme.  Vous  êtes  an- 
dessus  des  louanges  ;  elles  profanent  le  vrai  mérite  ,  et  je  vons 
promets  que  vous  n'en  recevrez  plus  de  moi.  Mais  ,  en  revanche, 
attendez-vous  à  de  fréquens  reproches  ;  vous  ne  savez  peut-être 
pas  que  plus  vous  m'inspirez  d'estime ,  plus  vous  me  rendez  exi- 
geant et  difficile.  Oh  !  je  vous  avertis  que  vous  faites  tout  ce  qu'il 
faut ,  vous  et  votre  amie  ,  pour  que  je  ne  sois  jamais  content  de 
vous.  Par  exemple  ,  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  caprice  ,  aptes  que 
vous  avez  été  rétablie ,  de  ne  pas  m'écrire  ,  parce  que  je  ne  vous 
avais  pas  écrit?  Eh!  mon  Di^u ,  c'est  précisément  pour  cela 
qu'il  fallait  écrire,  de  peur  que  le  commerce  ne  languit  des  deux 
côtés?  Avez-vous  donc  oublié  notre  traité  ,  ou  est-ce  ainsi  que 
vous  en  remplissez  les  conditions?  Quoi  I  Madame,  vous  ailes 
donc  compter  mes  lettres  par  numéro,  un,  deux,  trois  ,  pour 
savoir  quand  vous  devez  m'écrire,  et  quand  vous  ne  le  devez  pas. 
Faites  encore  une  fois  ou  deux  un  pareil  calcul ,  et  je  pourrai 
vous  adorer  toujours,  mais  je  ne  vous  écrirai  de  ma  vie. 

Et  l'autre  qui  vient  m'écrire  bêtement  qu'elle  n'a  pas  d'esprit. 
Je  suis  donc  un  sot ,  moi ,  qui  lui  en  trouve  presque  autant  qu'à 


ANNEE  1761.  535 

vous?  Cela  n'est-il  pas  bien  obligeant  ?  Aimable  Claire  ,  pardon- 
nez-moi ma  franchise  ^  je  ne  puis  m'empécher  de  vous  dire  que 
les  gens  d'esprit  se  mettent  toujours  à  leur  place ,  et  que  chez 
eux  la  modestie  est  toujours  fausseté. 

Mais ,  si  elle  m'a  donné  quelque  prise  en  parlant  d'elle ,  que 
d'hommages  nem'arrache-t-elle  point  pour  son  compte  en  parlant 
de  vous  I  Avec  quel  plaisir  son  cœur  s'épanche  sur  ce  charmant 
texte  I  Avec  quel  zèle ,  avec  quelle  énergie  elle  décrit  les  mal- 
heurs et  les  vertus  de  son  amie  !  Vingt  fois  en  lisant  sa  dernière 
lettre ,  j*ai  baisé  sa  main  tout  au  moins,  et  nous  étions  au  cla- 
vecin. Encore  ,  si  c'était  là  mon  plus  grand  malheur!  mais  non  : 
le  pis  est  qu'il  faut  vous  dire  cela  comme  un  crime ,  que  je  suis 
obligé  de  vous  confesser. 

Adieu ,  belle  Julie  ;  je  ne  vous  écrirai  de  six  semaines ,  cela 
est  résolu  :  voyez  ce  que  vous  voulez  faire  durant  ce  temps-là. 
Je  vous  parlerais  de  moi,  si  j'avais  quelque  chose  de  consolant  à 
vous  dire  :  mais  quoi  !  plus  souffrant  qu  à  l'ordinaire,  accablé  de 
tracas  et  de  chagrins  ae  toute  espèce ,  mon  mal  est  le  moindre 
de  mes  maux,  {.e  n'est  pas  ici  le  moment  de  M.  Sarbonrg.  Je 
n'ai  pas  oublié  sop  article  ,  auquel  votre  amie  revient  avec  tant 
d'obstination  ;  il  sera  traité  dans  ma  première  lettre. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Montmoreiici ,  le  26  novembre  lyCf* 

«3\VEZ-vous  bien ,  monsieur  le  maréchal ,  que  celle  de  toutes 
vos  lettres  dont  j'avais  le  plus  grand  besoin ,  savoir  la  dernière 
sans  date  mais  timbrée  de  Fontainebleau ,  ne  m'est  arrivée  que 
depuis  trois  ou  quatre  jours,  quoique  je  la  croie  écrite  depuis  as- 
sez long-temps/  Je  soupçonne,  par  les  chiffres  et  les  renseigne- 
mens  dont  elle  est  couverte ,  qu'elle  est  allée  à  Enghien  en  Flandre 
avant  de  me  parvenir.  Ce  sont  des  fatalités  faites  pour  moi.  Heu- 
reusement, il  m'est  venu  dans  l'intervalle  une  lettre  de  madame  la 
maréchale,  qui  m'a  rassuré;  la  vôtre  achève  de  me  rendre  le  re- 
pos ,  et  enfin  me  voilà  tranquille  sur  la  chose  qui  m'intéresse  le 
plus  au  monde.  Assurément  je  n'avais  pas  besoin  qu'une  pareille 
alarme  vînt  me  faire  sentir  tout  le  prix  de  vos  bontés.  Monsieur 
le  maréchal,  il  me  reste  un  seul  plaisir  dans  la  vie,  c'est  celui  de 
vous  aimer  et  d'être  aimé  de  vous.  Je  sens  que ,  si  jamais  je  per- 
dais celui-là ,  je  n'aurais  plus  rien  à  perdre. 

A  JULIE,  (madame  LATOUR.) 

Montmorenci,  le  39  novembre  1761» 

•  JliNCORfe  une  lettre  perdue  9  madame  !  cela  devient  fréquent ,  et 
il  est  bizarre  que  ce  malheur  ne  m'arrive  qu'avec  vous.  Dans  le 
premier  transport  que  me  donna  la  relation  de  votre  amie,  je 
vous  écrivis,  le  cœur  plein  d'attendrissement ,  d'admiration,  et 
les  yeux  en  larmes.  Ma  lettre  fut  mise  à  la  poste ,  sons  son  adressai 


536  CORRESPONDANCE. 

rue 9  comme  elle  me  l'avait  marque.  Le  lendeinaîn ,  je  reçu 

la  vôtre ,  où  vous  me  tancez  de  mon  impolitesse  »  et  je  crainis 
de*là  que  la  dernière  ne  vous  eût  encore  aéplu  ;  car  je  n'ai  qa  un 
ton  ,  madame,  et  je  n'en  saurais  changer,  même  avec  vous.  Si 
mon  style  vousdépUit ,  il  faut  me  taire  ;  mais  il  me  semble  que 
mes  sentimens devraient  me  le  faire  pardonner.  Adiea,  madame; 
je  ne  puis  maintenant  vous  parlera  mon  état ,  ni  veus  écrire  de 
quelque  temps  ;  mais  soyez  sure  que ,  quoi  qu'il  arrive  ,  votre  sou- 
venir me  sera  cher. 

Mille  choses  de  ma  part  à  l'aimable  Qaire  ;  j'ai  d«  regret  de  ae 
pouvoir  écrire  à  toules  deux. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmoitmeî ,  le  13  décembre  1761. 

V  ous  voulec ,  cher  MouUou ,  que  je  vous  paHe  de  waom  état.  Il 
est  triste  et  cruel  à  tous  égards;  mon  corps  souffre ,  mon  onr 

Î;émit ,  et  je  vis  encore.  Je  ne  sais  si  je  dois  m'attrister  on  me  ré- 
ouir  d'un  accident  qui  m'est  arrivé  il  y  a  trois  semaines  ,  et  qui 
doit  aaturellement  augmenter ,  mais  abréger  qms  soufirasces.  Un 
bout  de  sonde  molle,  sans  laquelle  je  ne  saurais  plus  pister,  est 
resté  dans  le  canal  de  l'urètre  ,  et  augmente  considérablement  U 
difficuUé  An  passage  ;  et  vous  savez  que  dans  cette  partie-là  Ifs 
corps  étrangers  ne  restent  pas  dans  le  même  état ,  mais  croissent 
incessamment,  en  devenant  les  noyaux  d'autant  de  pierres.  Dass 
peu  de  temps  nous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir  sur  ce  nouvel  ac- 
cident 

Depuis  lone-temps  j'ai  quitté  la  plume  et  tout  travail  appli- 
quant ^  mon  état  me  forcerait  k  ce  sacrifice,  qnand  je  n'en  aurais 
pas  pris  la  résolution.  Que  ne  l'ai-je  prise  trois  ans  plutôt!  Je  me 
serais  épargné  les  cruelles  peines  qu'on  me  donne  et  qu'on  me 
prépare  au  sujet  de  mon  dernier  ouvrage.  Vous  savez  que  j'ai 
jeté  sur  le  papier  quelques  idées  sur  l'éducation.  Cette  importante 
matière  s'est  étendue  sous  ma  plume  au  point  de  faire  un  asies 
et  trop  gros  livre,  mais  qui  m'était  cher ,  comme  le  plus  utile, 
le  meilleur  et  le  dernier  de  mes  écrits.  Je  me  suis  laissé  guider 
dans  la  disposition  de  cet  ouvrage  ;  et ,  contre  mon  avis,  mais 
non  pas  sans  l'aveu  du  nuigistrat ,  le  manuscrit  a  été  remis  à  un 
libraire  de  Paris,  pour  l'imprimer;  et  il  en  a  donné  six  mille  fraacs, 
moitié  comptant,  et  moitié  en  billets  payables  k  divers  termes. 
Ce  libraire  a  ensuite  traité  avec  un  autre  libraire  de  Hollande, 
pour  faire  en  même  temps,  et  sur  ses  feuilles ,  une  autre  édition 
parallèle  à  la  sienne,  pour  fa  Hollande,  l'Allemagne  et  l'Angleterre. 
Vous  croiriez  là-dessus  que  l'intérêt  du  libraire  français  étantde 
retirer  et  faire  valoir  son  argent,  il  n'aurait  eu  plus  grande  hâte 
que  d'imprimer  et  publier  le  livre  :  point  du  tout ,  monsieur. 
Mon  livre  se  trouve  perdu,  puisque  je  n'en  ai  aucun  double  ,  et 
mon  manuscrit  supprimé ,  sans  qu'il  me  soit  possible  de  savoir  ce 
qu'il  est  devenu.  Pendant  deux  ou  trois  mois,  le  libraire,  feignant  de 


ANNÉE  i-Gi.  53; 

vouloir  imprimer ,  m*a  envoyé  quelques  épreuves,  et  même  quel- 
ques dessins  de  planches  ;  mais  ces  épreuves  allant  et  revenant  in- 
cessamment les  mêmes,  sans  qu'il  m'ait  jamais  été  possiblede  voir 
une  seule  bonne  feuille  ,  et  ces  dessins  ne  se  gravant  point ,  j'ai 
enfin  découvert  que  tout  cela  ne  tendait  qu'à  m'abuser  par  une 
feinte;  qu'après  les  épreuves  tirées  on  défaisait  les  formes,  au  lieu 
d'imprimer ,  et  qu'on  ne  songeait  à  rien  moins  qu'à  l'impression 
de  mon  livre. 

Vous  me  demanderez  quel  peut  être  de  la  part  du  libraire 
le  but  d'une  conduite  si  contraire  à  son  intérêt  apparent.  Je 
l'ignore;  il  ne  peut  certainement  être  arrêté  que  par  un  in- 
térêt plus  grand ,  ou  par  une  force  supérieure.  Ce  que  ]esais,  c'est 
que  ce  libraire  dépena  d'un  autre  libraire ,  nommé  Guérin  ,  beau- 
coup plus  riche  ,  plus  accrédité,  qui  imprime  pour  la  police,  qui 
voit   les  ministres,   qui   a  l'inspection  de  la  bibliothèque  de  la 
Bastille,  qui  est  au  fait  des  affaires  secrètes  ,  qui  a  la  confiance 
du  gouvernement,  et  qui  est  absolument  dévoué  aux  jésuites. 
Or ,  vous  saurez  que  depuis  long-temps  les  jésuites  ont  paru  fort 
inquiets  de  mon  traité  de  l'éducation  :  les  alarmes  qu'ils  en  ont 
prises  m'ont  fait  plus  d'honneur  que  je  n'en  mérite ,  puisque  dans 
ce  livre  il  n'est  pas  question  d'eux ,  ni  de  leurs  collèges,  et  que  je 
nie  suis  fait  une  loi  de  ne  jamais  parler  d'eux  dans  mes  écrits  ni 
en  bien  ni  en  mal.  Mais  il  est  vrai  que  celui-ci  contient  une  pro- 
fession de  foi  qui  n'est  pas  plus  favorable  aux  intolérans  qu  aux 
incrédules,  et  qu'il  faut  bien  à  ces  gens-là  des  fanatiques,  mais 
non  pas  des  gens  qui  croient  en  Dieu.  Vous  saurez  de  plus  que 
Irdit  Guérin  ,  par  mille  avances  d'amitié ,  m'a  circonvenu  depuis 
plusieurs  années  en  se  récriant  contre  les  marchés  que  je  faisais  avec 
Iley,  en  le  décriant  dans  mon  esprit ,  et  prenant  mes  intérêts 
cvec  une  générosité  sans  exemple.  Enfin  ,  sans  vouloir  être  mon 
imprimeur  lui-même,  il  m'a  donné  celui-ci ,  auquel  sans  doute 
il  a  fait  les  avances-  nécessaires  pour  avoir  le  manuscrit  ;  car  , 
malheureusement  pour  eux ,  il  n'était  plus  dans  mes  mains,  mais 
dans  celles  de  madame  de  Luxembourg,  qui  n'a  pas  voulu  le  lâ- 
cher sans  argent. 

Voilà  les  faits;  voici  maintenant  mes  conjectures.  On  ne  jette 
pas  six  mille  francs  dans  la  rivière,  simplement  pour  supprimer 
un  ipanuscrit.  Je  présume  que  l'état  de  dépérissement  ou  je  suis 
aura  fait  prendre  à  ceux  qui  s'en  sont  emparés  le  parti  de  gagner 
du  temps ,  et  différer  l'impression  du  mien  jusqu'après  ma  mort. 
Alors ,  maîtres  de  l'ouvrage  sur  lequel  personne  n'aura  plus  d'ins-* 
pection ,  ils  le  changeront  et  falsifieront  à  leur  fantaisie  ;  et  lepn^ 
blic  sera  tout  surpris  de  voir  paraître  une  doctrine  jésuitique  soui 
le  nom  de  J.  J.  Rousseau. 

Jugez  de  l'effet  que  doit  faire  une  pareille  prévoyance  sur  un 
pauvre  solitaire  qui  n'est  au  fait  de  rien ,  inr  un  pauvre  malade 
4|ui  se  sent  finir,  sur  un  auteur  enfin  qui  peut-être  a  trop  cher- 
ché sa  gloire  ,  mais  qui  ne  Va  cherchée  an  moins  que  dani  des 
écrits  utiles  à  sel  semblables.  Cher  Monlton ,  il  faut  font  mon 


538  CORRESPONDANCE. 

espoir  dans  celui  qui  protège  Tinnocence  pour  me  faire  endurer 
l'idée  qu'on  n'attend  que  de  me  voir  les  yenx  feront  pour  désho- 
norer ma  mémoire  par  un  livre  pernicieux.  Cette  crainte  m'agite 
au  point  que,  malgré  mon  état,  j'ose  entreprendre  de  rae  r^ 
mettre  sur  mon  brouillon  pour  refaire  une  seconde  fois  mon 
livre  :  mais,  en  pareil  cas  même  ,  comment  en  tirer  parti ,  je  ne 
dis  pas  quant  à  1  argent^  car ,  vu  la  matière  et  les  circonstances, 
un  tel  livre  doit  donner  au  moins  vingt  mille  francs  de  profit  an 
libraire  ,  et  je  ne  demande  qu'à  pouvoir  rendre  les  mille  écus  que 
i'ai  reçus,  mais  je  dis  quant  au  crédit  des  opposans,  qui  trouve- 
ront partout ,  avec  leurs  intrigues ,  le  moyen  d'arrêter  une  édi- 
tion dont  ils  seront  instruits?  Il  faudrait  un  libraire  en  état  de 
faire  une  pareille  entreprise;  et  Rey  pour  cela  peut  être  boo; 
mais  il  faudrait  aussi  de  la  diligence  et  du  secret,  et  Ton  ne  peut 
attendre  de  lui  ni  l'un  ni  l'autre.  D'ailleurs,  il  faut  du  temp, 
et  je  ne  sais  si  la  nature  m'en  donnera  ;  sans  compter  çjue  ceux 
qui  ont  intercepté  le  livre  ne  seront  pas,  quels  qu'ils  soient, gens 
à  laisser  Tauteur  en  repos,  s'il  vit  trop  long-temps  à  leur  gré. 
Souvent  l'offensé  pardonne ,  mais  l'offenseur  ne  pardonne  jamais. 
Yoilà  mes  embarras;  je  crois  qu'un  plus  sage  en  aurait  à  moins. 
Prendre  le  parti  de  me  plaindre  serait  agir  en  enfant  :  Neiàt 
Orcua  redcUre  prœdam.  Je  n'ai  pour  moi  que  le  droit  et  la  jus- 
tice contre  des  adversaires  qui  ont  la  ruse ,  le  crédit,  la  puissance  : 
c'est  le  moyen  de  se  faire  haïr. 

Cher  Moultou ,  cher  Roustan  ,  soyez  tous  deux ,  dans  cet  état , 
ma  consolation  ,  mon  espérance.  Instruits  de  mon  malheur  et  de 
sa  cause ,  promettez-moi ,  si  mes  craintes  se  vérifient ,  que  vous 
ne  laisserez  pas  sans  désaveu  passer  sous  mon  nom  un  livre  fal- 
sifié. Vous  reconnaîtrez  aisément  mon  style  ,  et  vous  n'ignores 
pas  quels  sont  mes  sentimens  :  ils  n'ont  point  changé.  J'ai  peine 
«i  croire  que  jamais  des  jésuites  y  substituent  assez  adroitement 
les  leurs  pour  vous  en  imposer  ;  mais  au  moins  ils  tronqueront  et 
mutileront  mon  livre  j  et  par  cela  seul  ils  le  défigureront  :  en 
otant  mes  éclaircissemcns  et  mes  preuves ,  ils  rendront  extrava- 
gant ce  qui  est  démontré.  Protestez  hautement  contre  une  édi- 
tion infidèle,  désavouez-la  publiquement  en  mon  nom  :  cette 
lettre  vous  y  autorise  ;  une  telle  aémarche  est  sans  danger  dans 
le  pays  oii  vous  êtes;  et  prendre  la  juste  défense  d'un  ami  qui 
n'est  plus  c'est  travailler  à  sa  propre  gloire.  Que  Roustan  ne  laisse 

Sas  avilir  dans  l'opprobre  la  mémoire  d'un  homme  qu'il  honora 
u  nom  de  son  maître.  Quelque  peu  mérité  que  soit  de  ma  part 
un  pareil  titre ,  cela  ne  le  dispense  pas  des  devoirs  qu'il  s'est  im- 
posés en  me  le  donnant.  Rien  ne  l'obligeait  à  contracter  la  dette, 

en  commun  celle  de 


pour  premier  fonde- 
Marquez-moi  si  vous  ac- 
ceptez l'engagement.  J'ai  grand  besoin  de  tranquillité ,  et  je  n'en 
aurai  point  jusqu'à  votre  réponse. 
Parions  maintenant  de  votre  voyage.  L'espérance  est  la  der- 


ANNEE  1761.  539 

nicre  chose  qui  nous  quitte,  et  je  ne  puis  renoncer  k  celle  que 
vous  m'avez  donnée.  Oh  !  venez ,  cher  Moultou.  Qui  sait  si  le 
plaisir  de  vous  voir,  de  vous  presser  contre  mon  cœur  ,  ne  me 
rendra  pas  assez  de  force  pour  vous  suivre  dans  votre  retour  ,  et 
pour  aller  au  moins  mourir  dans  cette  terre  chérie  oii  je  n'ai  pu 
vivre.  C'est  un  projet  d'enfant ,  je  le  sens  ;  mais  quand  toutes  les 
autres  consolations  nous  manquent ,  il  faut  bien  s  en  faire  de  chi- 
mériques. Venez,  cher  Moultou  ,  voilà  l'essentiel  ;  si  nous  y  som- 
mes à  temps  ,  alors  nous  délibérerons  du  reste.  Quant  au  passe- 
port ,  ayez-le  par  vos  amis  ,  si  cela  se  peut  ;  sinon  je  crois  ,  de 
manière  ou  d'autre,  pouvoir  vous  le  procurer  :  mais  je  vous  avoue 

3ue  je  me  sens  une  répugnance  mortelle  à  demander  des  grâces 
ans  un  pays  oii  l'on  me  fait  des  injustices. 
Je  vous  remercie  de  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  sur  la  lettre 
à  M.  de  Voltaire  ,  et  je  vous  prie  d'en  faire  aussi  mes  trcs-hum- 
blés  remercîmens  à  M.  le  syndic  Mussard.  Je  n'ai  pour  raison  de 
ni'opposer  à  sa  publication  que  les  égards  dus  à  M.  de  Voltaire , 
et  que  je  ne  perdrai  jamais ,  de  quelque  manière  qu'il  se  conduise 
avec  moi;  car  je  ne  me  sens  porté  à  l'imiter  en  rien.  Cependant, 
puisaue  cette  lettre  est  déjà  publique ,  il  y  aurait  peu  de  mal 
qu'elle  le  devînt  davantage  en  devenant  plus  correcte  ;  et  je  ne 
crains  sur  ce  point  la  critique  de  personne ,  honoré  du  suffrage  de 
M.  Abauzit.  Faites  là-dessus  tout  ce  qui  vous  paraîtra  convenable  ; 
je  m'en  rapporte  entièrement  à  vous. 

J'ai  trouvé  ,  parmi  mes  chiffons ,  un  petit  morceau  que  je  vous 
destine,  puisque  vous  l'avez  souhaité.  Le  morceau  est  très-faible^ 
mais  il  a  été  fait  pour  une  occasion  oii  il  n'était  pas  permis  de 
mieux  faire ,  ni  de  dire  ce  que  j'aurais  voulu.  D'ailleurs  il  est  li- 
sible et  complet  ;  c'est  déjà  quelque  chose  :  de  plus  il  ne  peut  ja- 
mais être  imprimé  ,  parce  qu'il  a  été  fait  de  commande  et  qu'il 
m'a  été  payé.  Ainsi  c'est  un  dépôt  d'estime  et  d'amitié  qui  ne 
doit  jamais  passer  en  d'autres  mains  que  les  vôtres  ;  et  c'est  uni- 
quement par  là  qu'il  peut  valoir  quelque  chose  auprès  de  vous. 
Je  voudrais  bien  espérer  de  vous  le  remettre  ;  mais  si  vous  m'in- 
diquez quelque  occasion  pour  vous  l'envoyer,  je  vous  l'enverrai. 
Que  Dieu  bénisse  votre  famille  croissante ,  et  donne  à  ma  pa- 
trie ,  dans  vos  enfans,  des  citojcens  qui  vous  ressemblent  !  Adieu, 
cher  Moultou. 

P,  S,  18  dêc.  J'ai  suspendu  l'envoi  de  ma  lettre  jusqu'à  plus 
ample  éclaircissement  sur  la  matière  principale  qui  la  remplit; 
et  tout  concourt  à  guérir  des  soupçons  conçus  mal  à  propos , 
bien  plus  sur  la  paresse  du  libraire  que  sur  son  infidélité.  Or  ces 
soupçons ,  ébruités ,  deviendraient  ahorribles  calomnies }  ainsi , 
jusqu'à  nouvel  avis ,  le  secret  en  doit  demeurer  entre  vous  et 
inoi,  sans  que  personne  en  ait  le  moindre  vent,  non  pas  laême 
le  cher  Rouslan.  Je  récrirais  même  ma  lettre,  ou  j'en  ferais  une 
autre  ,  si  j'avais  .la  force  ;  mais  je  suis  accablé  de  mal  et  de  tra- 
vail ;  et  ce  qui  serait  indiscrétion  avec  un  autre  n*est  que  con- 


540  CORRESPONDANCE. 

fiance  avec  an  homme  yertueux.  Dans  cet  intervalle  j'ai  traTaîllé 
à  remettre  au  net  le  morceau  le  plus  important  de  mon  livre, 


signer  le  paguet  mon  secret  tout  au  moins  est  aventuré.  Biarqnea- 
moi  votre  avis  là-dessus,  et  du  secret.  Adieu. 

» 

A    MADAME    LA    MARÉCHALE  DE    LUXEMBOURG. 

MoDlmorenciy  1 5  décembre  X76i. 

«I B  ne  voulais  point ,  madame  la  maréchale ,  vous  inquiéter  de 
l'histoire  de  mon  malheur;  mais  puisque-  le  chevalier  vous  en  a 
parlé  et  que  vous  voules  y  chercher  remëde,  je  ne  pais  yons  dis- 
simuler que  mon  livre  est  perdu.  Je  ne  doute  nullement  oue  les 
jésuites  ne  s'en  soient  emparés  avec  le  projet  de  ne  point  le  lais- 
ser paraître  de  mon  vivant }  et ,  sûrs  de  ne  pas  long-temps  atten- 
dre, d'en  substituer  ,  après  ma  mort ,  un  autre  toujours  sons 
mon  nom  ,  mais  de  leur  fabrique  ,  lequel  réponde  mieux  à  lears 
vues.  Il  faudrait  un  mémoire  pour  vous  exposer  les  raisons  que 
j'ai  de  penser  ainsi.  Ce  qu'il  y  a  de  très-sùr ,  au  moins ,  c'est  que 
le  libraire  n'imprime ,  ni  ne  veut  imprimer;  qu'il  a  trompé  M.  de 
Malesherbes ,  qu'il  vous  trompera ,  et  qu'il  se  moque  de  moi  avec 
l'impudence  d'un  coquin  qui  n'a  pas  peur  et  qui  se  sent  bien  sou- 
tenu. Cette  perte ,  la  plus  sensible  que  j'aie  jamais  imite,  a  mis 
le  comble  à  mes  maux ,  et  me  coûtera  la  vie  :  mais  je  la  crois  ii^ 
réparable  ;  ce  qui  tombe  dans  ce  gouffre-là  n'en  sort  plus  ;  ainsi 
je  vous  conjure  de  tout  laisser  là  ,  et  de  ne  vous  pas  compromet- 
tre inutilement.  Toutefois  ,  si  vous  voulez  absolument  parler  au 
libraire,  M.  de  Malesherbes  est  au  fait  et  lui  a  parlé;  il  serait 
peut-être  à  propos  qu'il  vous  vit  auparavant,  oi ,  contre  tonte 
attente  de  ma  part,  il  est  possible  d'avoir  mon  manuscrit  en  ren* 
dant  tout,  faites  ,  madame  la  maréchale  ,  et  je  vous  devrai  plos 
que  la  vie.  Les  quinze  cents  francs  que  j'ai  reçus  ne  doivent  point 
faire  d'obstacle }  je  puis  les  retrouver  et  vous  les  renvoyer  au  pre* 
mier  signe.  * 

A   MADAME   liATOUR. 

Montmorenci ,  le  19  décembre  1761* 

Je  voudrais  continuer  de  vous  écrire ,  madame ,  à  vous  et  à  vo« 
tre  digne  amie ,  mais  je  ne  puis  ,  et  je  ne  supporterais  pas  l'idée 
que  vous  attribuassiez  à  négligence  ou  à  indifférence  un  silence 
que  je  compte  parmi  les  malheurs  de  mon  état.  Vous  exiges  de 
1  exactitude  dans  le  commerce ,  et  c'est  bien  le  moins  que  je  doive 
à  celui  que  vous  daignez  lier  avec  moi  ;  mais  cette  exactitode 
m'est  impossible  :  ma  situation  empirée  partage  mon  temps  en- 
tre l'occupation  et  la  souffrance  ;  il  ne  m  en  reste  plus  à  donner 
à  mon  plaisir.  11  n'est  pas  naturel  que  vous  vous  metties  à  ma 


ANNÉE  1761.  5/<i 

place ,  vous  qui  avez  du  loisir  et  de  la  santé  ;  mais  ^  faites  donc 
couijue  les  dieux  : 

Donnez  en  eom mandant  le  ponvoir  d'obéir. 

Il  fant  j  malgré  moi\  finir  une  correspondance .  dans  laquelle 
il  m'est  impossible  de  mettre  assez  du  mien  ,  et  qu'avec  raison 
vous  n'êtes  point  d'humeur  d'entretenir  seules.  Si  peut-être  dans 
la  suite....  mais....  c'est  une  folie  de  vouloir  s'aveugler  ,  et  une 
bêtise  de  regimber  contre  la  nécessité.  Adieu  donc  ,  mesdames , 
forcé ,  par  mon  état ,  je  cesse  de  vous  écrire  ,  mais  je  ne  cesse 
point  de  penser  à  vous. 

Je  découvre  à  l'instant  que  toutes  vos  lettres  ont  été  k  Beau- 
mont  ,  avant  que  de  me  parvenir.  11  ne  fallait  que  Monimortnci 
sur  l'adresse ,  sans  parler  de  la  route  de  Beaumont. 


G 


A  M.  MOULTOU  (i). 

Montmorenci ,  le  ai  décembre  1761. 


'en  est  fait ,  cher  Moultou  y  nous  ne  nous  reverrons  plus  que 
dans  le  séjour  des  justes.  Mon  sort  est  décidé  par  les  suites  de 
l'accident  dont  je  vous  ai  parlé  ci-devant;  et ,  quand  il  en  sera 
temps ,  je  pourrai  sans  scrupule  prendre  chez  mylord  Edouard 
les  conseils  de  la  vertu  même. 

Ce  qui  m'humilie  et  m'afflige ,  est  une  fin  si  peu  digne ,  j'ose 
dire ,  ae  ma  vie ,  et  du  moins  de  mes  sentimens.  Il  y  a  six  semaines 
que  je  ne  fais  que  des  iniquités ,  et  n'imagine  que  des  calom- 
nies contre  deux  honnêtes  libraires ,  dont  l'un  n'a  de  tort  que 
quelques  retards  involontaires,  et  l'autre  un  zële  plein  de  géné*^ 
rosite  et  de  désintéressement ,  que  j'ai  payé ,  pour  toute  recon- 
naissance ,  d'une  accusation  de  fourberie.  Je  ne  sais  quel  aveu- 
glement ,  quelle  sombre  humeur  inspirée  dans  la  solitude  par  un 
mal  affreux ,  m'a  fait  inventer  ,  pour  en  noircir  ma  vie  et  l'hon- 
neur d'autrui ,  ce  tissu  d'horreurs ,  dont  le  soupçon ,  changé  dans 
mon  esprit  prévenu  presque  en  certitude ,  n'a  pas  mieux  été  dé- 
guisé à  d'autres  qu  à  vous.  Je  sens  pourtant  que  la  source  de 
cette  folie  ne  fut  jamais  dans  mon  cœur.  Le  délire  de  la  douleur 
m'a  fait  perdre  la  raison  avant  la  vie  ;  en  faisant  des  actions  de 
méchant ,  je  n'étais  qu'un  insensé. 

Toutefois  y  dans  l'état  de  dérangement  ou  est  ma  tête  »  ne  me 
fiant  plus  à  rien  de  ce  que  je  vois  et  de  ce  que  je  crois ,  j*ai  jirU 
le  parti  d'achever  la  copie  du  morceau  dont  je  vous  ai  parle  ci- 
devant,  et  même  de  vous  l'envoyer ,  trës-penuadé  qu'A  ne  sera 
jamais  nécessaire  d'en  faire  usage,  mais  plus  sûr  encore  que  je  ne 
risque  rien  de  le  confier  à  votre  probité.  C'est  avec  la  plus  grande 
répugnance  que  je  vous  extorque  les  frais  immenses  que  ce  pa- 

(i)  Celle  lellre ,  ainsi  que  la  saivante ,  troavéet  dans  les  papien  de 
Tauieur,  n'ont  point  élé  envoyas  k  leur  adresse  ;  mais,  pniaqoe  Renaseaa 
les  a  conservées  ^  on  n'a  pas  cru  devoir  las  sapprimer.  /voff  dâ  tédiimVm 


I 

541  CORRESPONDANCE. 

quet  TOUS  coûtera  par  la  poste.  Mais  le  temps  presse  ;  et ,  tout 
bien  pesé ,  j'ai  pense  que  de  tous  les  risques ,  telui  que  je  pou- 
vais resarder  comme  le  moindre  était  celui  d'un  peu  d  areent. 


y 

votre  charité.  Le  paquet  sera  mis  ,  demain  24  décembre  ,  à  la 
poste ,  sans  lettre  ;  et  même  il  j  a  quelque  apparence  qne  c'est 
ici  la  dernière  que  je  vous  écrirai. 

Adieu  ,  cher  Moultou.  Vous  concevrez  aisément  que  la  pro- 
fession de  foi  du  vicaire  savoyard  est  la  mienne.  Je  dësire  trop 
Gu'il  y  ait  un  dieu  pour  ne  pas  le  croire  ;  et  je  mears  avec  la 
iterme  confiance  que  je  trouverai  dans  son  sein  le  bonhenr  et  la 
paix  dont  je  n'ai  pu  jouir  ici-bas. 

J'ai  toujours  aimé  tendrement  ma  patrie  et  mes  concitoyens; 
j'ose  attendre  de  leur  part  quelque  témoignage  de  bienveillance 
pour  ma  mémoire.  Je  laisse  une  gouvernante  presque  sans  ré- 


que  cela  n'arrivera  pas  :  je  lui  laisse  pour  protecteurs  et  pour  ap 
puis  tous  ceux  qui  m'ont  aimé  de  mon  vivant.  Toutefois ,  si  cette 
assistance  venait  à  lui  manquer ,  je  crois  pouvoir  espérer  que  mes 
compatriotes  ne  lui  laisseraient  pas  mendier  son  pain.  Engages , 
je  vous  supplie ,  ceux  d'entre  eux  en  qui  vous  connaissez  l'ame 
genevoise  à  ne  jamais  la  perdre  de  vue  ,  et  à  se  réunir ,  s'il  le 
fallait ,  pour  lui  aider  à  couler  ses  jours  en  paix  à  l'abri  de  la 
pauvreté. 

Voici  une  lettre  pour  mon  très-honoré  disciple.  Je  crois  que 
j'aurais  été  son  maître  en  amitié  ;  en  tout  le  reste  je  me  serais 
glorifié  de  prendre  leçon  de  lui.  Je  souhaite  fort  qu'il  accepte  la 
proposition  de  faire  la  préface  du  recueil  de  mes  œuvres  ;  et  en 
ce  cas  vous  voudrez  bien  faire  avec  M.  le  maréchal  de  Luxem- 
bourg des  arrangemens  pour  lui  faire  agréer  un  présent  sur  l'é- 
dition. Au  reste  ,  si  les  choses  ne  tournaient  pas  comme  je  Tes- 
Sëre  pour  une  édition  en  France ,  je  n'ai  point  à  me  plaindre 
e  la  probité  de  Rey ,  et  je  crois  qu'il  n  a  pas  non  plus  à  se 
plaindre  de  mes  écrits.  On  pourrait  s'adresser  à  lui. 

Adieu  derechef.  Aimez  vos  devoirs,  cher  Moultou  ;  ne  cher- 
chez point  les  vertus  éclatantes.  Elevez  avec  grand  soin  vos  en- 
fans;  édifiez  vos  nouveaux  compatriotes  sans  ostentation  et  sans 
dureté,  et  pensez  quelquefois  que  la  mort  perd  beaucoup  de  ses 
horreurs  quand  on  en  approche  avec  un  cœur  content  de  sa  vie. 

Gardez-moi  tous  deux  le  secret  sur  ces  lettres  ,  du  moins  jus- 
qu'après l'événement ,  dont  j'ignore  encore  le  temps  quoique  sû- 
rement peu  éloigné.  Je  commence  par  les  amis  et  les  affaires , 


ANNÉE  iT^i.  543 

pour  voir  ensuite  en  repos  avec  Jean-Jacques  si  par  hasard  il  n'a 
rien  oublié. 

Si  vous  venez  ,  vous  trouverez  le  morceau  que  je  vous  desti- 
nais parmi  ce  qu'il  me  reste  encore  de  petits  manuscrits.  Si  vous 
ne  venez  pas,  et  qu'on  négligeât  de  vous  l'envoyer ,  vous  pouvez 
le  demander ,  car  votre  nom  y  est  en  écrit.  C'est ,  comme  |e 
crois  vous  l'avoir  déjà  marqué ,  une  oraison  funèbre  de  feu  M.  le 
duc  d'Orléans. 

A  M.  ROUSTAN. 

Montmorenci,  le  35  décembre  1761. 

jyioN  disciple  bien  aimé ,  quand  je  reçus  votre  dernière  lettre , 
j'espérais  encore  vous  voir  et  vous  embrasser  un  jour  ;  mais  le 
ciel  en  ordonne  autrement  :  il  faut  nous  quitter  avant  que  de 
nous  connaître.  Je  crois  que  nous  y  perdons  tous  deux.  Vous  avez 
du  talent,  cher  Roustan;  quand  je  finissais  ma  courte  carrière  , 
vous  commenciez  la  vôtre ,  et  j'augurais  que  vous  iriez  loin.  La 
gcne  de  votre  situation  vous  a  forcé  d'accepter  un  emploi  qui 
vous  éloigne  de  la  culture  des  lettres.  Je  ne  regarde  point  cet 
éloignement  comme  un  malheur  pour  vous.  Mon  cher  Roustan , 
pesez  bien  ce  que  je  vais  vous  dire.  J'ai  fait  quelque  essai  de  la 
gloire  ;  tous  mes  écrits  ont  réussi  ^  pas  un  homme  de  lettres  vi- 
vant ,  sans  en  excepter  Voltaire,  n  a  eu  des  momens  plus  bril- 
lans  que  les  miens  ;  et  cependant  je  vous  proteste  que ,  depuis 
le  moment  que  j'ai  commencé  de  faire  imprimer ,  ma  vie  n'a  été 
que  peine  ,  angoisse ,  et  douleur  de  toute  espèce.  Je  n'ai  vécu 
tranquille  ,  heureux  ,  et  n'ai  eu  de  vrais  amis ,  que  durant  mon 
obscurité.  Depuis  lors  il  a  fallu  vivre  de  fumée ,  et  tout  ce  qui 
pouvait  plaire  à  mon  cœur  a  fui  sans  retour.  Mon  enfant ,  fais- 
toi  petit ,  disait  à  son  fils  cet  ancien  politique^  et  moi ,  je  dis  à 
mon  disciple  Roustan  ,  Mon  enfant ,  reste  obscur;  profite  du 
triste  exemple  de  ton  maître.  Gardez  cette  lettre  ,  Roustan  ;  je 
vous  en  conjure.  Si  vous  en  dédaignez  les  conseils  ,  vous  pour- 
rez réussir  sans  doute  ,  car  ,  encore  une  fois  ,  vous  avez  du  ta* 
lent ,  quoiqu'encore  mal  réglé  par  la  fougue  de  la  jeunesse  :  mais 
si  jamais  vous  avez  un  nom,  relisez  ma  lettre,  et  je  vous  promets 
que  vous  ne  l'achèverez  pas  sans  pleurer.  Votre  famille ,  votre 
fortune  étroite  ,  un  émule  ,  tout  vous  tentera  :  résistez ,  et  sachez 
que ,  quoi  qu'il  arrive ,  Tindigence  est  moins  dure ,  moins  cruelle 
à  supporter  que  la  réputation  littéraire. 

Toutefois  voulez-vous  faire  un  essai  ?  L'occasion  est  belle;  le 
titre  dont  vous  m'honorez  vous  la  fournit,  et  tout  le  monde 
approuvera  qu'un  tel  disciple  fasse  une  préface  à  la  tête  du  re- 
cueil des  écrits  de  son  maître.  Faites  donc  cette  préface;  faites-la 
même  avec  soin  ;  concertez^ous  là-dessus  avec  Moultou  :  mais 
gardez-vous  d'aller  faire  le  fade  louangeur;  vous  feriez  plus  de 
tort  à  votre  réputation  que  de  bien  à  la  mienne.  Louez-moi 
d'une  seule  chose  ,  mais  louez-m'en  de  votre  mieux ,  parce 


544  CORRESPONDANCE. 

qu'elle  est  louable  et  belle ,  c'est  d'avoir  eu  «{uelque  talent  et  de 
ne  ni'étre  point  presse  de  le  montrer  ,  d'avoir  passe  sans  écnn 
tout  le  feu  de  la  jeunesse^  d'avoir  pris  la  plume  à  qiMurante  ans, 
et  de  l'avoir  quittée  avant  cinquante  ;  car  vous  savea  que  telle 
était  ma  résolution  ,  et  le  traité  de  l'Éducation  devait  être  mon 
dernier  ouvrage  ,  quand  j'aurais  encore  vécu  cinquante  ans.  Ce 
n'est  pas  qu'il  n^  ait  chez  Key  uu  traité  du  ConiriU.  social  j 
duquel  je  n'ai  encore  parlé  à  personne  ,  et  qui  ne  paraîtra  peut- 
être  qu'après  VEducalion  ;  mais  il  lui  est  antérieur  d'un  grand 
nombre  d'années.  Faites  donc  cette  préface ,  et  puis  des  sermons, 
et  jamais  rien  de  plus.  Au  surplus  ,  soyez  bon  père  ,  bon  mari, 
bon  régent,  bon  ministre,  bon  citoyen  ,  homme  simple  en  toute 
chose ,  et  rien  de  plus ,  et  je  vous  promets  une  vie  heureose. 
Adieu ,  Roustan  ;  tel  est  le  conseil  de  votre  maître  el  ami  prêt 
à  quitter  la  vie  ,  en  ce  moment  oii  ceux  même  qui  n'ont  pas 
aimé  la  vérité  la  disent.  Adieu. 

A  M.  DE  MALESHER6ES. 

Monlmorenci  »  le  a3  décembre  1761. 

XL  fut  un  temps,  monsieur,  011  vous  m'honorâtes  de  votre 
estime  ,  et  011  je  ne  m'en  sentais  pas  indigne  :  ce  temps  est  passé 
je  le  reconnais  enfin  ;  et  quoique  votre  patience  et  vos  bontés 
envers  moi  soient  inépuisables ,  je  ne  puis  plus  les  attribuer  à  la 
même  cause  sans  le  plus  ridicule  aveuglement.  Depuis  plus  de 
six  semaines  ma  conduite  et  mes  lettres  ne  sont  qu'un  tissu 
d'iniquités  ,  de  folies ,  d'impertinences.  Je  vous  ai  compromis , 
monsieur  ;  j'ai  compromis  madame  la  maréchale  de  la  uianiëre 
du  monde  la  plus  punissable.  Vous  avez  tout  enduré  ,  tout  fait 
pour  calmer  mon  délire^  et  cet  excès  d'indulgence  ,  qui  pour* 
rait  le  prolonger  ,  est  en  effet  ce  qui  l'a  détruit.  J'ouvre  en  fré« 
missant  les  yeux  sur  moi ,  et  je  me  vois  tout  aussi  méprisable 
que  je  le  suis  devenu.  Devenu  !  non  ;  l'homme  qui  porta  cin- 
quante ans  le  cœur  que  je  sens  renaître  en  moi  n'est  point  celui 
qui  peut  s'oublier  au  point  que  je  viens  de  faire  :  on  ne  demande 
point  pardon  à  mon  âge ,  parce  qu'on  n'en  mérite  plus  ;  mais, 
monsieur ,  je  ne  prends  aucun  intérêt  à  celui  qui  vient  d'usurper 
et  déshonorer  mon  nom.  Je  l'abandonne  à  votre  juste  indigna- 
tion ,  mais  il  est  mort  pour  ne  plus  renaître  :  daignez  rendre 
votre  estime  à  celui  qui  vous  écrit  maintenant  ;  il  ne  saurait 
s'en  passer  etne  méritera  jamais  de  la  perdre.  Il  en  a  pour  garant, 
non  sa  raison  ,  mais  son  état  ,  qui  le  met  désormais  à  l'abri  des 
grandes  passions. 

Quoique  je  ne  doive  ni  ne  veuille  plus  ,  monsieur  ,  vous  im- 
portuner de  l'affaire  de  Duchesne ,  et  que  je  prétende  encore 
moins  m'excuser  envers  lui ,  je  ne  puis  cependant  me  dispenser 
de  vous  dire  que  ,  s'il  était  vrai  qu'il  m'eût  proposé  de  ne  m'en- 
voyer  les  bonnes  feuilles  que  volume  à  volume^  alors  mes  alarmes 


ANNÉE  1761.  545 

et  1c  hriiît  que  j'en  ai  fait  ne  seraient  plus  seulement  les  acles 
d'un  fou ,  mais  d'un  vrai  coquin. 

Il  faut  vous  avouer  aussi ,  monsieur,  que  je  n'ose  écrire  à  ma- 
dame la  maréchale  ,  et  que  je  ne  sais  comment  m'y  prendre 
auprès  d'elle ,  ignorant  à  quel  poiut  elle  peut  être  irritée. 

A  M.  HUBER. 


J 


Montmorebci  |  le  a4  décembre  1761. 

'ÉTAIS,  monsieur,  dans  un  accès  du  plus  cruel  des  maux  du 
corps  quand  je  reçus  votre  lettre  et  vos  idylles.  Après  avoir  lu  la 
lettre ,  j'ouvris  machinalement  le  livre ,  comptant  le  refermer 
aussitôt  ;  mais  je  ne  le  refermai  qu'après  avoir  tout  lu  ,  et  je  le 
mis  à  côté  de  moi  pour  le  relire  encore.  Voilà  l'exacte  vérité.  Je 
sens  que  votre  ami  Gessner  est  un  homme  selon  mon  cœur ,  d'oîi 
vous  pouvez  juger  de  son  traducteur  et  de  son  ami,  par  lequel 
seul  il  m'est  connu.  Je  vous  sais  ,  en   particulier,  un  gré   infini 
d'avoir  osé  dépouiller  notre  langue  de  ce  sot  et  précieux  jargon 
qui  ôte  toute  vérité  aux.  images  et  toute  vie  aux  sentiinens. 
Ceux  qui  veulent  embellir  et  parer  la  nature  sont  des  gens  sans 
ame  et  sans  goût  qui  n'ont  jamais  connu  ses  beautés.  Il  y  a 
six  ans  que  je  coule,  dans  ma  retraite,  une  vie  assex  semblable 
à  celle  de  Ménalque  et  d'Amyntas,  au  bien  près,  que  j'aime 
comme  eux  ,  mais  que  je  ne  sais  pas  faire  ;  et  je   puis   vous 
protester,  monsieur,  que  j'ai  plus  vécu   durant  ces  six  ans 
que  je  n'avais  fait  dans  tout  le  cours  de  ma  vie.  Maintenant 
vous  me  faites  désirer  de  revoir  encore  un  printemps  ,  pour 
faire  avec  vos  charmaus  pasteurs  de  nouvelles  promenades ,  pour 
partager  avec  eux  ma  solitude  ,  et  pour  revoir  avec  eux  des 
asiles  champêtres  ,  qui  ne  sont  pas  inférieurs  à  ceux  que  M.  Ges- 
sner et  vous  avez  si  bien  décrits.  Saluez-le  de  ma  part,  je  vous 
supplie,  et  recevez  aussi  mes  remercîmens  et  mes  salutations. 

Voulez-vous  bien ,  monsieur,  quand  vous  écrirez  à  Zurich, 
faire  dire  mille  choses  pour  moi  à  M.  Usteri  ?  J'ai  reçu  de  sa 
part  une  lettre  que  je  ne  me  lasse  point  de  relire ,  et  qui  con- 
tient des  relations  d'un  paysan  plus  sage ,  plus  vertueux ,  plus 
sensé  que  tous  les  philosophes  de  l'univers.  Je  suis  fâché  qu'A  ne 
me  marqufe  pas  le  nom  de  cet  homme  respectable.  Je  lui  voulais 
répondre  un  peu  au  long,  mais  mon  déplorable  état  m'en  a 
empêché  jusqu'ici. 

A  MADAME   LA  MARÉCHALE   DE   LUXEMBOURG* 

MontmorencI,  le  24  décembre  1761. 

tJ  E  sens  vivement  tous  mes  torts  et  je  les  expie  :  oubliez-les  ,* 
madame  la  maréchale  ,  je  vous  en  conjure.  Il  est  certain  que 
je  ne  saurais  vivre  dans  votre  disgrâce  ;  mais  si  je  ne  mérite 
pas  que  cette  considération  vous  touche,  ayez ,  pour  m'en  dé- 
livrer, moins  d'égard  k  moi  qu'à  vous.  Songez  que  tout  ce  q^uî 
7.  35 


546  CORRESPONDANCE. 

«st  grand  et  beau  doit  plaire  à  votre  bon  cœur  ,  et  qu'il  n*T  a 
rien  de  si  grand  ni  de  si  beau  que  de  faire  grâce.  Je  voulais  à't- 
bord  supplier  M.  le  maréchal  d'employer  son  crédit  pour  obte- 
nir la  mienne  ;  mais  j'ai  pensé  <jue  la  voie  la  plus  courte  cl  U 
plus  simple  était  de  recourir  directement' a  vous^  et  qu'il  ne 
fallait  point  arracher  de  votre  complaisance  ce  que  j'aime  mieux 
devoir  à  votre  seule  générosité.  Si  l'histoire  de  mes  fautes  en 
faisait  l'excuse,  je  reprendrais  ici  le  détail  des  indices  qui  m'ont 
alarmé,  et  que  mon  imagination  troublée  a  changés  en  preuves 
certaines  :  mais,  madame  la  maréchale,  quand  je  vous  aurai 
montré  comme  quoi  je  fus  un  extravagant,  je  n'en  serais  pas 
plus  pardonnable  de  l'être }  et  je  ne  vous  demande  pas  ma 
grâce  parcequ'elle  m'est  due ,  mais  parce  qu'il  est  digue  de  vous 
de  me  l'accorder. 

A  MADAME   LA   MAKÉCHALE   DE  LUXEMBOURG  (l). 

Ce  luudi  18. 

J'avais' espéré  ,  madame  la  maréchale,  de  vous  porter  hier 
moi-même  de  mes  nouvelles  à  votre  passage  à  Saint-Brice  ; 
mais  vos  relais  n'étant  point  venus ,  Tiieure  étant  incertaine ,  et 
le  temps  menaçant  de  pluie  ,  je  n'osai ,  n'étant  point  encore  * 
bien  remis ,  hasarder  cette  course  sans  être  sûr  de  vous  ren* 
contrer.  \ous  êtes  trop  en  peine  de  mon  état;  il  n'est  pas  si 
mauvais  qu'on  vous  Fa  fait  ^  j'ai  plus  d'inquiétudes  que  de 
douleurs ,  et  les  alternatives  qui  se  succèdent  me  font  croire 
que,  pour  cette  fois,  il  n'empirera  pas  considérablement.  Si  . 
vous  étiez  actueîlciuent  au  château,  je  vous  irais  voir  à  l'or- 
dinaire, et  je  ne  serai  pas  assez  malheureux  pour  ne  le  pouvoir 
pas  quand  vous  y  serez.  Ce  voyage,  dont  j'espère  proiiter,  fait 
mon  espoir  le  plus  doux,  et  je  puis  vous  répondre  que  mon 
cœur  n*cst  point  malade.  Quant  à  mon  corps,  s  il  n'est  pas  bien, 
c'est  une  espèce  de  soulagement  pour  moi  de  savoir  qu'il  ne  peut 
être  mieux  ,  ou  du  moins  que  cela  ne  dépend  pas  des  hommes; 
par  là  j'évite  la  peine  et  la  gcne  attachées  à  la  crédulité  des 
malades  et  à  la  charlatanerie  des  médecins.  Je  ne  veux  plus 
ajouter  la  dépendance  de  ces  messieurs-là  à  celle  de  la  nécessité, 
dont  ils  ne  dispensent  pas  ,  quoi  qu'ils  fassent  :  comme  j'ai  pris 
mon  parti  là-dessus  depuis  long-temps ,  j'attends  de  l'amitié  dont 
vous  m'honorez  que  vous  voudrez  bien  ne  m'en  plus  parler. 
Bon  jour,  madame  la  maréchale 5  conservez  votre  santé,  et  ve- 
nez m'aider  à  rétablir  la  mienne.  Si  votre  présence  et  celle  de 
monsieur  le  maréchal  ne  guérit  pas  mes  souilrances  ,  elle  me  les 
fera  oublier. 

(1)  Celte  lettre  et  les  lroi«  lettres  suivantes  ne  portent  pas  d'autre  dite; 
nous  avons  conservé  pour  leur  classcmeut  l'ordre  adopté  par  M.  Pougens 
dans  son  édition  des  Lettres  originales  de  J»^J,  Rousseau  à  madaia» 
^***  9  à  mAdamt  la  maréchale  de  Ituxembourg ^  etc. 


ANNÉE  1761;  547 

A   MADAME   LA   MARÉCHALE   DE   LUXEMBOURG. 

Ce  vendredi  a8. 
oiLA ,  madame  la  maréchale ,  la  Julie  anglaise.  Si  madame 


V 


la  comtesse  de  BoufHers  prend  la  peine  de  la  parcourir  et  d'y 
faire  des  observations  ,  je  lui  serai  fort  oblige  de  vouloir  bien  me 
les  comniuni<|uer  :  le  libraire  anglais  m'en  demande  pour  une 
nouvelle  édition  ,  et  je  n'entends  pas  assez  la  langue  pour  me  fier 
aux  miennes. 

Je  ne  voos  dirai  point  que  j'ai  le  cœur  plein  de  votre  voyage ,  de 
tous  vos  soins,  de  toutes  vos  bontés^  en  ceci  plus  on  sent  moins 
on  peut  dire.  Je  ne  sais  si  vous  n'appelez  tout  cela  qu'une  ome- 
lette ,  mais  je  sais  qu'il  faut  un  estomac  bien  chaud  pour  la  di- 
gérer. En  vérité,  madame,  il  faut  toute  la  plénitude  des  senti- 
mens  que  vous  m'avez  inspirés  pour  suffire  à  la  reconnaissance 
sans  rien  ôter  à  l'amitié. 

A  LA  MÊME. 

Ce  mercredi  soir. 

J'ai  beau  relire  le  passage  que  vous  avez  transcrit,  il  faut, 
madame,  que  je  vous  avoue  ma  bêtise;  je  n'y  vois  point  ce  qui 
peut  vous  olTeuser  :  je  n'y  vois  qu'une  plaisanterie  ,  mauvaise  à  la 
vérité,  mais  non  pas  criminelle ,  puisque  la  seule  volonté  fait  le 
crime  :  je  n'y  trouve  à  blâmer  que  de  vous  avoir  déplu  5  et  sans 
ce  malheur  je  la  pourrais  faire  encore ,  et  ne  me  la  reprocherais 

Sas  plus  qu'auparavant.  Daignez  donc  vous  expliquer  davantage; 
ttes-moi  précisément  de  quoi  il  faut  que  je  me  repente ,  et 
tenez-le  déjà  rétracté. 

"Vous  voulez  savoir  des  nouvelles  de  ma  santé  :  je  me  propo-^ 
sais  de  répondre  aujourd'hui  là-dessus  au  petit  billet  que  mon- 
sieur le  maréchal  me  fit  écrire  mercredi  dernier  pour  s  en  infor- 
mer. Trouvez  donc  bon  que  cette  réponse  vous  soit  commune  , 
ainsi  que  tous  les  sentimens  de  mon  cœur.  Je  me  porté  moins 
Lien  depuis  quelque  temps;  les  approches  de  l'hiver  ne  sont 
point  pour  moi  sans  conséquence  :  les  premières  gelées  se  sont 
lait  sentir  si  vivement ,  que  je  me  suis  cru  tout-à-fait  arrêté.  Ce- 
pendant je  suis  mieux  aepuis  deux  ou  trois  jours  :  le  relâche- 
ment de  l'air  m'a  beaucoup  soulagé;  et,  si  cet  état  continue, 
je  n'aurai  pas  plus  à  me  plaindre  de  ma  santé  depuis  l'été  der^ 
nier  qu'elle  était  si  bonne ,  que  de  mon  sort  depuis  que  je  fuie 
aimé  de  vous. 

A  LA  MÊME. 

Vendredi ,  28  maL 

Y  ous  savez ,  madame  la  maréchale ,  qu'il  y  a  une  édition  con- 
trefaite de  mon  livre ,  laquelle  doit  paraître  ces  fêtes.  Il  est 
certain  que  ,  si  cette  édition  se  débite^  Duchesnt  est  ruiné ,  €( 


548  CORRESPONDANCE. 

que ,  si  les  auteurs  n'en  sont  pas  découverts ,  je  suis  déshonoré. 
Ouclque  nouvel  embarras  que  ceci  vous  donne  ,  il  ne  faut  pas 
qu'il  puisse  être  dit  qu'une  affaire  entre{)rise  par  madame  la 
xnaréchale  de  Luxembourg  ait  eu  une  si  triste  fm.  J*ai  écrit  hier 
à  M.  de  Malesherbcs  :  piais  j'ai  quelque  frayeur,  Je  l'avoue, 
qu'on  n'ait  abusé  de  sa  confiance  ,  et  que  l'auteur  de  la  fraude 
ne  soit  plus  près  de  lui  qu'il  ne  pen§e.  Car  enfin  cet  auteur  est 
l'imprimeur,  ou  le  correcteur,  où  l'homme  chargé  de  cette 
affaire  ,  ou  moi.  Or  il  est  bien  difUcile  que  ce  soit  l'imprimeur, 
puisqu'ils  étaient  deux ,  lesquels  n'avaient  aucune  communica- 
tion ensemble  :  le  correcteur  est  l'ami  du  libraire ,  et  même 
toutes  les  feuilles  n'ont  pas  passé  par  $e3  mains.  Resterait  donc 
à  chercher  le  fripon  entre  deux  hommes  dont  je  suis  l'an. 
J'écris  aujourd'hui  à  monsieur  le  lieutenant  de  police,  et  je  vons 
envoie  copie  de  ma  lettre.  J'aurais  voulu  me  trouver  à  votre 
passage  au  retour  de  l'Ile -Adam  ;  mais  je  n'ai  pu  venir  à  bout 
de  savoir  si  c'était  aujourd'hui  ou  demain  que  vous  deviez  venir; 
et  je  suis  si  faible,  si  troublé,  si  occupé,  que,  ne  sachant  pas 
non  plus  l'heure,  je  ne  tenterai  pas  même  de  m'y  trouver, 
espérant  me  dédommager  mardi  prochain.  Je  vous  excède, 
madame  la  maréchale  ;  j'en  suis  navré  :  mais  si  cette  affaire 
n'est  éclaircie ,  il  faut  que  j'en  meure  de  désespoir. 

Yous  comprenez  quil  ne  faudrait  pas  montrer  ma  lettre  à' 
M.   de  Malesherbes ,  mais  seulement  le  prier  de  vouloir  biei 
regarder  lui-même  à  cette  affaire.  Le  premier  colporteur  saisi 
chargé  d'un  exemplaire  de  la  fausse  édition  donne  le  bout  de 
la  pelotte  5  il  n'y  a  plus  qu'à  dévider. 

A   MADAME   LATOUR. 

Monlmorenci ,  le  11  janvier  1762. 

i^aint-Preux  avait  trente  ans ,  se  portait  bien  ,  et  n'était  occupé 
que  de  ses  plaisirs;  rien  ne  ressemble  moins  à  Saint-Preux  que 
J.  J.  Rousseau.  Sur  une  lettre  pareille  à  la  dernière  ,  Julie  se 
fût  moins  oiTensée  de  mon  silence  qu'alarmée  de  mon  état  ;  elle 
ne  se  fût  point ,  en  pareil  cas ,  amusée  à  compter  des  lettres  et 
à  souligner  des  mots;  rien    ne    ressemble  moins  à  Julie  que 

M"^'.  de Vous  avez   beaucoup    d'esprit ,  madame ,  vont 

êtes  bien  aise  de  le  montrer  ,  et  tout  ce  que  vons  voulez  àe 
moi  ce  sont  des  lettres  :  vous  êtes  plus  de  votre  quartier  que  f 
ne  pensais. 

A  LA  MÊME. 


Monlmorenci^  le  ai  janvier  1769. 

J  E  vous  ai  écrit ,  madame,  espérant  à  peine  de  revoir  le  soleil; 
je  vous  ai  écrit  dans  un  état  oii ,  si  vous  aviez  souffert  la  cen- 
ti;.w«o  ,v«..#;-.  ji . l'auriez  sûrement  guère  songé 

momens  oii  une  seule  ligne  A 


tiëme  partie  de  mes  maux  ,  vous  n'auriez  sûrement  guère  songé 
à  m'écrire  ;  je  vous  ai  écrit  dans  des  ] 


ANNÉE  17G2.  5<{<> 

sans  prix.  Là-dessus ,  tout  ce  que  vous  avez  faît  de  votre  côté  a 
été  Je  compter  les  lettres,  et  voyant  que  j'étais  en  reste  avec 
vous  de  ce  côté,  de  m'envoyer  pour  toute  consolation  des 
plaintes,  des  reproches,  et  niérne  des  invectives.  Après  cela, 
vous  apprenez  clans  le  public  que  j'ai  été  très-mal ,  et  que  je  le 
suis  encore;  cela  fait  nouvelle  pour  vous.  Vous  n'en  avez  rieu 
vu  dans  mes  lettres;  c'est,  madame,  que  votre  cœur  n'a  pas 
autant  d'esprit  que  votre  esprit,  Yous  voulez  alors  être  instruite 
de  mon  état;  vous  demandez  que  ma  gouvernante  vous  écrive  ; 
mais  ma  gouvernante  n'a  pas  d'autre  secrétaire  que  moi ,  et 
quand  dans  ma  situation  Ion  est  obligé  de  faire  ses  bulletins 
soi-même  ,  en  vérité,  l'on  est  bien  dispensé  d'être  exact.  D'ail- 
leurs, je  vous  avoue  qu'un  commerce  de  querelles  n'a  pas  pour 
moi  d'assez  grands  charmes  pour  me  fatiguer  à  l'entretenir. 
Vous  pouvez  vous  dispenser  de  mettre  à  prix  la  restitution  de 
votre  estime;  car  je  vous  jure,  m.adame  ,  que  c'est  une  restitu-^ 
tion  dont  je  ne  me  soucie  point. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

MontmorencI ,  le  8  février  1762. 

Oit6t  que  j'appris,  monsieur,  que  mon  ouvrage  serait  impri- 
mé en  France ,  je  prévis  ce  qui  m  arrive  ,  et  j'en  suis  moins  fiiché 
que  si  j'en  étais  surpris.  Mais  n'y  aurait-il  pas  luoyen  de  remé- 
dier pour  l'avenir  aux  Jnconvéniens  que  je  prévois  encore,  si, 
publiant  d'abord  les  deux  premiers  volumes ,  Duchesne  ,  et 
Ncaulme  son  correspondant  ,  restent  propriétaires  des  deux 
autres?  Il  résultera  certainement  de  toutes  ces  cascades  des  dif- 
ficultés et  des  embarras  qui  pourraient  tellement  prolonger  la 
publication  de  mon  livre,  qu'il  serait  à  la  fin  supprimé  ou  mutilé , 
ou  que  je  serais  forcé  de  recourir  tôt  ou  tard  à  quelque  expédient 
dont  ces  libraires  croiraient  avoir  à  se  plaindre.  Le  remède  à 
tout  cela  me  paraît  simple  ;  la  moitié  du  livre  est  faite  ou  à  peu 
près,  la  moitié  de  la  somme  est  payée  ;  que  le  marché  soit  résilié 
pour  le  reste ,  et  que  Duchesne  me  rende  mon  manuscrit  :  ce 
sera  mon  affaire  ensuite  d'en  disposer  comme  je  l'entendrai. 
Bien  entendu  que  cet  arrangement  n'aura  lieu  qu'avec  l'agré- 
ment de  madame  la  maréchale ,  qui  sûrement  ne  le  refusera 
pas  lorsqu'elle  saura  mes  raisons.  Si  vous  vouliez  bien ,  monsieur, 
négocier  cette  affaire,  vous  soulageriez  mon  pœur  d'un  grand 
poids  qui  m'oppressera  sans  relâche  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  en-^ 
tièremcnt  terminée. 

Quant  aux  changemens  à  faire  dans  les  deux  premiers  yo^ 
lûmes  avant  leur  publication,  je  voudrais  bien  qu'ils  fussent 
une  fois  tellement  spécifiés,  que  je  fusse  assuré  qu'on  n'en  exigera 
pas  d'ultérieurs ,  ou,  pour  parler  plus  juste,  qu'ils  ne  seront  pa» 
nécessaires;  car,  monsieur,  je  serais  bien  fâché  que,  par  égard 
pour  moi ,  vous  laissassiez  rien  qui  pût  tirer  à  conséquence  :  il 
vaudrait  alors  cent  fois  mieux  suivre  l'idée  d'envoyer  toale- 


55o  CORRESPONDANCE. 

l'édition  hors  du  pays.  C'est  de  quoi  Ton  ne  peut  juger  cni*âprès 
avoir  vu  bien  précisément  à  quoi  se  réduit  tout  ce  qu'il  s.agit 
d'ôter  ou  de  changer  j  car  je  crains  sur  toute  chose  qu'on  n'y 
revienne  à  deux  fois.  Pour  prévenir  cela ,  je  vous  supplie ,  mon- 
sieur ,  de  lire  ou  faire  lire  les  deux  volumes  en  entier  ,  afin  qu'il 
ne  s'y  trouve  plus  rien  qui  n'ait  été  vu. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  votre  visite ,  jugeant  que  ce 
silence  doit  être  entendu  de  vous.  Agréez ,  monsieur ,  mou  pro- 
fond respect. 

Je  ne  vois  pas  qu'il  soit  nécessaire  que  vous  vous  donniez  la 
peine  d'envoyer  ici  personne  pour  cette  affaire  ;  il  suffira  peut- 
être  de  m'envoyer  une  note  de  ce  qui  doit  être  ôté  ,  et  j'écrirai 
là-dessus  à  Duchesne  de  faire  les  cartons  nécessaires^  car ,  encore 
tme  fois,  monsieur,  je  ne  veux  en  cette  occasion  llisputer  sur 
rien ,  et  je  serais  bien  fâché  de  laisser  un  seul  mot  qui  pût  faire 
trouver  étrange  qu'on  eût  laissé  faire  cette  édition  à  Paris.  In- 
diquez seulement  ce  qu'il  convient  qu'on  ôte ,  et  tout  cela  sera 
ôte.  Une  seule  chose  me  fait  de  la  peine  ,  c'est  qu'on  ne  saurait 
exiger  de  Néaulme  de  faire  en  Hollande  les  mêmes  cartons,  C 

Îue,  ne  les  faisant  pas,  son  édition  pourrait  nuire  à  celle  de 
)uchesne. 

A  M.  MOULTOU. 

MoDtmoreiici,  le  16  février  1763. 

IrLus  de  monsieur  ,  cher  Moultou  ,  je  vous  en  supplie  ;  je  ne  puis 
souffrir  ce  mot-là  entre  gens  qui  s'estiment  et  qui  s'aiment: 
je  tâcherai  de  mériter  que  vous  ne  vous  en  serviez  plus  avec 
moi. 

Je  suis  touché  de  vos  inquiétudes  sur  ma  sûreté  ;  mais  vous 
devez  comprendre  que ,  dans  l'état  oii  je  suis ,  il  y  a  plus  de 
franchise  que  de  courage  à  dire  des  vérités  utiles  ,  et  je  puis  dé- 
sormais mettre  les  hommes  au  pis  ,  sans  avoir  grand'chosc  à 
perdre.  D'ailleurs  ,  en  tout  pays  ,  le  respecte  la  police  et  les  lois  ; 
et ,  si  je  parais  ici  les  éluder  ,  ce  n'est  qu'une  apparence  qui  n'est 
point  fondée  ;  on  ne  peut  être  plus  en  règle  que  je  le  suis.  Il  est 
vrai  que  si  l'on  m'attaquait ,  je  ne  pourrais  sans  bassesse  em- 
ployer tous  mes  avantages  pour  me  défendre  ;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  qu'on  ne  pourrait  m'attaquer  justement ,  et  cela 
suffit  pour  ma  tranquillité  :  toute  ma  prudence  dans  ma  con- 
duite est  qu'on  ne  puisse  jamais  me  faire  mal  sans  me  faire 
tort  ;  mais  aussi  je  ne  me  dépars  jamais  de  là.  Vouloir  se  mettre 
à  l'abri  de  l'injustice  ,  c'est  tenter  l'impossible  ,  et  prendre  des 
précautions  qui  n'ont  point  de  fin.  J'ajouterai  qu'honoré  dans  ce 
pays  de  l'estime  publique  j'ai  une  grande  défense  dans  la  droiture 
de  mes  intentions  qui  se  fait  sentir  dans  mes  écrits.  Le  Français 
est  naturellement  humain  et  hospitalier:  que  gagnerait-on  de 
persécuter  un  pauvre  malade  qui  n'est  sur  le  chemin  de  personne, 
et  ne  prêche  que  la  paix  et  la  vertu?  Tandis  que  l'auteur  du  livre 


ANNÉE  1763.  nSn 

Je  l'Esprilylt  en  paix  clans  sa  patrie  ,  J.  J.  Rousseau  peutespeVec 
de  n'y  être  pas  tourmenté. 

Tranquillisez-vous  donc  sur  mon  compte  ,  et  soyez  persuada 
que  je  ne  risque  rien.  Mais  pour  mon  livre ,  je  vous  avoue  qu'il  est 
maintenant  dans  un  état  de  crise  qui  me  fait  craindre  pour  son 
sort.  Il  faudra  peut-être  n'en  laisser  paraître  qu'une  partie  ,  oa 
le  mutiler  misérablement^  et ,  là-dessus  ,  je  vous  dirai  que  moa 
parti  est  pris.  Je  laisserai  ôter  ce  qu'on  voudra  des  deux  pre- 
miers volumes  ;  mais  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  touche  à  la  pro- 
fession de  foi;  il  faut  qu'elle  reste  telle  qu  elle  est ,  ou  qu'elle  soit 
supprimée  :  la  copie  qui  est  entre  vos  mains  me  donnr*  le  courage 
de  prendre  ma  résolution  là-dessus.  Nous  en  reparlerons  quand 
j'aurai  quelque  chose  de  plus  à  vous  dire;  quant  à  présent  tout 
est  suspendu.  Le  grand  eloignement  de  Paris  et  d  Amsterdam, 
fait  que  toute  cette  affaire  se  traite  fort  lentement  et  tire  extrê- 
mement en  longueur.  " 

L'ohjection  que  vous  me  faites  sur  l'état  de  la  religion  en 
Suisse  et  à  Genève  ,  et  sur  le  tort  qu'y  peut  faire  l'écrit  eu  ques- 
tion ,  serait  plus  grave  si  elle  était  fondée;  mais  je  suis  bien  éloi- 
gné de  penser  comme  vous  sur  ce  point.  Vous  dites  que  vous  ave» 
lu  vingt  fois  cet  écrit;  hé  bien,  cher  Moultou,  lisez-le  encore 
une  vingt-unième;  et  si  vous  persistez  alors  dans  votre  opinion  y, 
nous  la  discuterons. 

J'ai  du  chagrin  de  l'inquiétude  de  monsieur  votre  prre ,  et 
surtout  par  l'influence  qu'elle  peut  avoir  sur  votre  voyage  ;  car , 
d'ailleurs^  je  pense  trop  bien  de  vous  pour  croire  que  ,  quand 
votre  fortune  serait  momdre  ,  vous  en  fussiez  plus  malheureux. 
Quand  votre  résolution  sera  tout-à-fait  prise  là-dessus  marquez- 
le  moi ,  afin  que  je  vous  garde  ou  vous  envoie  le  misérable  chif- 
fon auquel  votre  amitié  veut  bien  mettre  un  prix.  J'aurais  d'au- 
tant 'plus  de  plaisir  à  vous  voir  que  je  me  sens  un  peu  soulagé  y 
et  plus  en  état  de  profiter  de  votre  commerce  ;  j'ai  quelques  ins— 
tans  de  relâche  que  je  n'avais  pas  auparavant ,  et  ces  instans  me 
seraient  plus  chers  si  je  vous  avais  ici.  Toutefois  vous  ne  me  de- 
vez rien  ,  et  vous  devez  tout  à  votre  père ,  à  votre  famille,  à 
votre  état  ;  et  l'amitié  qui  se  cultive  aux  dépens  du-  devoir  n'a 
plus  de  charmes.  Adieu  ,  cher  Moultou  ;  je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur.  J'ai  brûlé  votre  précédente  lettre:  mais  pourquoi 
signer  ?  ayez-vous  peur  que  je  ne  vous  reconnaisse  pas  ? 

A    MADAME    LA  MARÉCHALE   DE   LUXEMBOURG. 

MontmorcDci  y  le  18  février  1762.. 

V  OU  S  êtes,  madame  la  maréchale ,  comme  la  divinité  qui  ne 
parle  aux  mortels  que  par  les  soins  de  sa  providence  et  les  dons 
de  sa  libéralité.  Quoique  ces  marques  de  votre  souvenir  me  soient 
très-précieuses,  d'autres  me  léseraient  encore  plus:  mais,  quand 
on  est  si  riche,  on  ne  doit  pas  être  insatiable;  et  il  faut  bien  , 
quant  à  présent ,  me  contenter  du  bien  que  vous  me  faites  eu 


55a  CORRESPONDANCE. 

signe  ie  celui  que  vous  me  voulez.  Avec  quel  empressement  je 
vois  approcher  le  temps  de  recevoir  des  témoignages  d'amitié  de 
votre  bouche ,  et  combien  cet  empressement  n'augmenterait-il 

Ï)as  encore  ,  si  mes  maux  ,  me  donnant  un  peu  de  relâche ,  me 
aissaient  plus  en  état  d'en  profiter  !  Oh  !  venez ,  madame  la 
maréchale  :  quand  ,  aux  approches  de  pâque  ,  j'aurai  vu  M.  le 
maréchal  et  vous  ,  en  quelque  situation  que  je  reste  je  chanterai 
d'un  cœur  content  le  cantique  de  Siméon. 

M.  de  Malesherbes  vous  aura  dit ,  madame  la  maréchale ,  (p'il 
se  présente ,  sur  la  publication  de  mon  ouvrage ,  quelques  diffi- 
cultés que  j'ai  prévues  depuis  long^tems  ,  et  qu'il  faudra  lever 
par  des  changemens  pour  la  partie  qui  est  imprimée  ;  mais , 
quant  à  la  partie  qui  ne  l'est  pas  ,  je  souhaite  fort ,  tant  pour  la 
sûreté  du  libraire  que  pour  ma  propre  tranquillité  ,  qu  elle  ne 
soit  pas  imprimée  en  France.  Ce  même  libraire  ne  devant  plus 
l'imprimer  lui-même,  il  est  inutile  qu'il  en  reste  charge  pour  la 
faire  imprimer  en  pays  étranger  par  un  autre  ;  et  toutes  ces  cas- 
cades ,  diminuant  mon  inspection  sur  mon  propre  ouvrage,  le 
laissent  trop  à  la  discrétion  de  ces  messieurs-là.  Voilà  ce  qui  me 
fait  désirer ,  si  vous  l'agréez  ,  que  le  traité  soit  annullé  pour  celte 
partie  ,  que  les  billets  soient  rendus  à  Duchesne  ,  et  que  le  reste 
de  mon  manuscrit  me  soit  aussi  rendu.  J'aime  beaucoup  mieux 
supprimer  mon  ouvrage  que  le  mutiler  ;  et ,  s'il  lui  demeure ,  il 
faudra  nécessairement  qu  il  soit  mutilé  ,  gâté  ,  estropié  pour  le 
faire  paraître  ,  ou,  ce  qui  est  encore  pis,  qu'il  reste  après  moi  k 
la  discrétion  d'autrui  ,  pour  être  ensuite  publié  sous  mon  nom 
dans  l'état  oii  l'on  voudra  le  mettre.  Je  vous  supplie ,  madame  U 
maréchale ,  de  peser  ces  considérations ,  et  de  décider  là-dessus  ce 
que  vous  jugez  à  propos  qui  se  fasse  ^  car  mon  plus  grand  désir 
dans  cette  affaire  est  qu'il  vous  plaise  d'en  être  l'arbitre  ,  et  que 
rien  ne  soit  fait  que  sur  votre  décision. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorenci,  le  19  février  1762. 

il  E  vois ,  madame  la  maréchale ,  que  vous  ne  vous  lassez  point 
de  prendre  soin  de  mon  malheureux  livre;  et  véritablement  il  a 
grand  besoin  de  votre  protection  et  de  celle  de  M.  de  Males- 
herbes ,  qui  a  poussé  la  bonté  jusqu'à  venir  même  à  Montmorenci 
pour  cela.  Je  crains  que  le  parti  de  faire  imprimeries  deux  der- 
niers volumes  en  Hollande  ne  devienne  chaque  jour  sujet  à  plus 
d'inconvéniens ,  parce  que  Duchesne  ,  paresseux  ou  diligent  tou- 
jours mal  à  propos  ,  a  commencé  ces  deux  volumes,  quoique  je 
lui  eusse  écrit  de  suspendre:  mais  comme,  de  peur  d'en  trop 
dire  ,  je  ne  lui  ai  écrit  que  par  forme  de  conseil ,  il  n'en  a  tenu 
compte;  et  ce  sera  du  travail  perdu  dont  il  faudra  le  dédomma- 
ger, à  moins  qu'il  n'envoie  les  feuilles  en  Hollande  ;  auquel  cas 
autant  vaudrait  peut-cire  qu'il  achevAt  et  prit  le  même  parti  pour 
le  tout.  Je  souffre  véritablement ,  madame  la  maréchale ,  du  tra- 


ANNÉE  1762.  5:11 

casque  tout  ceci  vous  donne  depuis  si  long-temps;  et  moi  ,  de 
mon  côté ,  j'en  suis  aussi  depuis  cinq  mois  dans  des  angoisses  con- 
tinuelles, sans  qu'il  me  soit  possible  encore  de  prévoir  quand  et 
comment  tout  ceci  finira.  Voici  une  petite  note  en  réponse  h  celle 
que  M.  de  Malesherbes  m'a  envoyée ,  et  que  je  suppose  que  vous 
aurez  vue.  Je  vous  supplie  de  la  lui  communiquer  quand  il  sera 
de  retour. 

Yous  me  marquez ,  et  M.  le  maréchal  me  marque  aussi  que 
vous  me  cherchez  un  chien.  En  combien  de  manières  ne  vous  oc- 
cupez-vous point  de  moi  !  Mais  ,  madame ,  ce  n'est  pas  un  autre 
chien  qu'il  me  faut,  c'est  un  autre  Turc,  et  le  mien  était  unique: 
les  pertes  de  cette  espèce  ne  se  remplacent  point.  J'ai  juré  que 
mes  attachemens  de  toutes  les  sortes  seraient  désormais  les  der- 
niers. Celui-là ,  dans  son  espèce  ,  était  du  nombre  ;  et  pour 
avoir  un  chien  auquel  je  ne  m  attache  point ,  je  l'aime  mieux  de 
toute  autre  main  que  de  la  vôtre.  Ainsi,  ne  songez  plus,  de 
grâce  ,  à  m'en  chercher  un.  Bon  jour,  madame  la  maréchale, 
bon  jour,  monsieur  le  maréchal;  je  ne  vous  écris  jamais  à  l'un 
ou  à  l'autre  sans  m'attend rir  sur  cette  réilexion  ,  qu'il  y  a  long- 
temps que  je  n'ai  plus  de  moniens  heureux  de  la  part  des  hommes 
que  ceux  qui  me  viennent  de  vous. 

A   MADAME   LA   MARÉCHALE    DE    LUXEMBOURG. 

Montmorenci,  le  a5  mars  1762. 

Il  faut,  madame  la  maréchale,  que  je  vous  conBe  mes  inquié- 
tudes ;  car  elles  troublent  mon  cœur  à  proportion  qu'il  tient  à 
ses  attachemens.  Monsieur  le  maréchal  ayant  été  incommodé  i 
et  M.  Dubettier  ayant  bien  voulu  m'informer  de  son  état ,  je 
l'avais  prié  de  continuer  jusqu'à  son  entier  rétablissement  j  et 
précisément  depuis  ce  moment  il  ne  m'a  pas  récrit  un  mot  :  le 
même  M.  Dubettier  est  venu  hier  à  Montmorcnci ,  et  ne  m'a 
rien  fait  dire.  J'ai  écrit  en  dernier  lieu  à  monsieur  le  maréchal , 
et  il  ne  m'a  pas  répondu.  Le  temps  du  voyage  approche }  il  avait 
accoutumé  de  me  réjouir  le  cœur  en  me  l'annonçant,  et  cette 
fois  il  a  gardé  le  silence  ,  enfin  tout  le  monde  se  tait ,  et  moi  je 
m'alarme.  C'est  un  défaut  très-importun  ,  je  le  sens  bien  ,  aux 
personnes  qui  me  sont  chères,  mais  qui,  tenant  à  mon  caractère  , 
est  impossible  à  guérir,  et  que  la  solitude  et  les  maux  ne  font 
qu'augmenter.  Ayez-en  pitié  ,  madame  la  maréchale  ,  vous  qui 
m'en  pardonnez  tant  d'autres ,  et  sur  qui  tant  de  marques  d'in- 
térêt et  de  bonté  que  j'ai  reçues  de  vous  en  dernier  lieu  m'em- 
pêchent d'étendre  mes  craintes  ;  engagez ,  de  grâce ,  monsieur  le 
maréchal  à  les  dissiper  par  une  simple  feuille  de  papier  blanc.  Ce 
témoignage  si  chéri ,  si  désiré  ,  me  dira  tout;  et,  en  vérité,  j'en 
ai  besoin  pour  goûter  sans  alarmes  l'attente  du  moment  qui  s'ap- 
proche ,  et  pour  me  livrer  sans  crainte  à  l'épanouissement  de 
cœur  que  j'éprouve  toujours  en  vous  abordant. 


554  CORRESPONDANCE. 

A  MADAME  LATOUR. 

Ce  4  avril  y  176». 

JVLa  situation ,  madame ,  est  toujours  la  même,  et  j'avoue  que 
sa  durée  me  la  fend  quelquefois  pénible  à  supporter;  elle  me  met 
hors  d'ctat  d'entretenir  aucune  correspondance  suivie,  et  le  Ion 
de  vos  précédentes  lettres  achevait  de  me  déterminer  à  n'y  plus 
répondre  5  mais  vous  en  avez  pris  un  dans  les  dernières  ,  auquel 
j'aurai  toujours  peine  à  résister.  N'abusez  pas  de  ma  faiblesse , 
madame  ;  de  grâce ,  devenez  moins  exigeante ,  et  ne  faites  pas  le 
tourment  de  ma  vie  d'un  commerce  qui,  dans  tout  autre  état, 
en  ferait  l'agrémeut. 

À  LA  MÊME. 

a4  avril  1762* 

J'ÉTAIS  si  occupé,  madame,  h  l'arrivée  de  votre  exprès,  que  je 
fus  contraint  d  user  de  la  permission  de  ne  lui  donner  qu'une  ré- 
ponse verbale.  Je  n'ai  pas  un  cœur  insensible  à  l'intérêt  qu'on 
parait  prendre  à  moi ,  et  je  ne  puis  qu'être  touché  de  la  persévé- 
rance d'une  personne  faite  pour  éprouver  celle  d'autrui  ;  mais , 
quand  ]ç  songe  que  mon  âge  et  mon  état  ne  me  laissent  plus 
sentir  que  la  gène  du  commerce  avec  les  dames ,  quand  je  vois 
ma  vie  pleine  d'assujettissemens ,  auxquels  vous  en  ajoutez  ua 
nouveau,  je  voudrais  bien  pouvoir  accorder  le  retour  que  je  vous 
dois  avec  la  liberté  de  ne  vous  écrire  que  lorsqu'il  m'en  prend 
envie.  Quant  au  silence  de  votre  amie ,  j  en  avais  deviné  la  cause, 
et  ne  lui  en  savais  point  mauvais  gré,  quoiqu'elle  rendit  en  cela 
plus  de  justice  à  ma  négligence  qu'à  mes  sentimens.  Du  reste, 
cette  fierté  ne  me  déplaît  pas ,  et  je  la  trouve  de  fort  bon 
exemple.  Bon  jour,  madame  ,  on  n'a  pas  besoin  d'ctre  bienfai- 
sant pour  vous  rendre  ce  qui  vous  est  dû^  il  suffit  d'être  juste, 
et  c'est  ce  que  je  serai  toujours  avec  vous ,  tout  au  moins. 

A  M.  MOULTOU. 

Monlmorenci ,  le  26  avril  176a* 

tJ  E  voulais ,  mon  cher  concitoyen  ,  attendre  pour  vous  écrire  , 
et  pour  vous  envoyer  le  chiffon  ci-joint ,  puisque  vous  le  desirez, 
de  pouvoir  vous  annoncer  définitivement  le  sort  de  mon  livre  ; 
mais  cette  affaire  se  prolonge  trop  pour  m'en  laisser  attendre  la 
fin.  Je  crois  que  le  libraire  a  pris  le  parti  de  revenir  au  premier 
arrangement  ,^  et  de  faire  imprimer  en  Hollande  ,  comme  il  s'y 
était  d'abord  engagé.  J'en  suis  charmé,  car  c'était  toujours  mal- 
gré moi  que ,  pour  augmenter  son  gain  ,  il  prenait  le  parti  de 
faire  imprimer  en  France,  quoique  de  ma  part  je  fusse  autant 
en  règle  qu'il  me  convient ,  et  que  je  n'eusse  rien  fait  sans  l'aveu 


ANNÉE  1762.  555 

da  magistrat.  Mais  maintenant  que  le  libraire  a  reçu  et  payé  le 
manuscrit,  il  en  est  le  maître.  Il  ne  me  le  rendrait  pas  quand  je 
lui  rendrais  son  argent  y  ce  que  j'ai  voulu  faire  inutilement  plu— 
sieurs  fois  ,  et  ce  que  je  ne  suis  plus  en  état  de  faire.  Ainsi  j'ai 
résolu  de  ne  plus  m  inquiéter  de  cette  affaire ,  et  de  laisser  courir 
sa  fortune  au  livre ,  puisqu'il  est  trop  tard  pour  Tempécher. 

Quoique  par  là  toute  discussion  sur  le  danger  de  la  profes- 
sion de  toi  aevienne  inutile  ,  puisque    assurément ,  quand  je  la 
voudrais  retirer ,  le  libraire  ne  me  la  rendrait  pas ,  j'espère  pour- 
tant que  vous  avez  mis  ses  effets  au  pis,  en  supposant  qu'elle  jet- 
terait le  peuple  parmi  nous  dans  une  incrédulité  absolue  ;  car  , 
premièrement,  je  n'ôte  pas  à  pure  perte,  et  même  je  n'ôte  rien , 
et  j'établis  plus  que  je  ne  détruis.  D'ailleurs  le  peuple  aura  tou- 
jours une  religion  positive,    fondée  sur  l'autorité  des  hommes; 
et  il  est  impossible  que ,  sur  mon  ouvrage  ,  le  peuple  de  Genève 
en  préfère  une  autre  à  celle  qu'il  a.  Quant  aux  miracles  ,  ils  ne 
sont  pas  tellement  liés  à  celte  autorité  qu'on  ne  puisse  les  en  dé- 
tacher à  certain  point;  et  cette  séparation  est  très-importante  à 
faire ,  afîn  qu'un  peuple  religieux  ne  soit  pas  à  la  discrétion  des 
fourbes  et  des  novateurs  ;  car,  quand  vous  ne  tenez  le  peuple 
que  par  les  miracles,  vous  ne  tenez  rien.  Ou  je  me  trompe  fort , 
ou  ceux  sur  qui  mon  livre  ferait  quelque  impression  parmi  le 
peuple  en  seraient  beaucoup  plus  gens  de  bien ,  et  n'en  seraient 
guère  moins  chrétiens  ,  ou  plutôt  ils  le  seraient  plus  essentielle- 
ment. Je  suis  donc  persuadé  que  le  seul  mauvais  efTet  que  pourra 
faire  mon  livre  parmi  les  nôtres  sera  contre  moi }  et  même  je  ne 
donte  point  que  les  plus  incrédules  ne  soufflent  encore  plus  le 
feu  que  les  dévots  :  mais  celte  considération  ne  m'a  jamais  re- 
tenu de  faire  ce  que  j'ai  cru  bon  et  utile.  11  y  a  long-temps  que 
j'ai  mis  les  hommes  au  pis;  et  puis  je  vois  très-bien  que  cela  ne 
fera  que  démasquer  des  haines  qui  couvent  ;  autant  vaut  les 
mettre  à  leur  aise.  Pouvez-vous  croire  que  je  ne  m'aperçoive  pas 


visites  à  Montmorenci ,  mais  on  n'y  aperçoit  jamais  la  trace  d'un 
Genevois;  et,  quand  il  en  est  venu  quelqu'un,  ce  n'a  jamais  été  que 


des  disciples  de  Voltaire  qui  ne  sont  venus  que  comme  espions» 
Voilà,  très-cher  concitoyen,  la  véritable  raison  qui  m'empê- 
chera de  jamais  me  retirer  à  Genève  ;  un  seul  haineux  empoi- 
sonnerait tout  le  plaisir  d'y  trouver  quelques  amis.  J'aime  trop 
ma  patrie  pour  supporter  de  m'y  voir  haï  :  il  vaut  mieux  vivre 
et  mourir  en  exil.  Dites-moi  donc  ce  que  je  risque.  Les  bons  sont 
à  l'épreuve,  et  les  autres  me  haïssent  déjà.  Ils  prendront  ce  pré- 
texte pour  se  montrer,  et  je  saurai  du  moins  à  qui  j'ai  affaire. 
Du  reste,  nous  n'en  serons  pas  sitôt  à  la  peine.  Je  vois  moins  clair 
que  jamais  dans  le  sort  de  mon  livre;  c  est  un  abîme  de  mystère 
ou  je  ne  saurais  pénétrer.  Cependant  il  est  payé,  du  moins  en 
partie,  et  il  me  semble  que,  dans  les  actions  des  hommes,  il 


556  CORRESPONDANCE. 

faut  toujours  ,  en  dernier  ressort,  remonter  à  la  loi  de  nntërêt» 
Attendons. 

Le  Contrat  social  est  imprimé ,  et  vous  en  recevrez ,  par  l'envoi 
de  Rey ,  douze  exemplaires,  franc  de  port,  comme  j'espère  ^  sinon 
vous  aurez  la  bonté  ae  m'envoyer  la  note  de  vos  déboursés.  Voici 
la  distribution  que  je  vous  prie  de  vouloir  bien  faire  des  onze  qui 
vous  resteront,  le  vôtre  prélevé. 

Un  à  la  bibliothèque  ,  etc. 

A  propos  de  la  bibliothèque,  ne  sachant  point  le  nom  des 
messieurs  qui  en  sont  charges  à  présent,  et  par   conséquent  ne 

Souvant  leur  écrire ,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  leur  dire 
e  ma  part  que  je  suis  chargé ,  par  monsieur  le  maréchal  de 
Luxembourg,  d'un  présent  pour  la  bibliothèque.  C'est  un  exem- 
plaire de  la  magnifique  édition  des  fables  de  La  Fontaine,  avec 
des  figures  d'Oudry,  en  quatre  volumes  in-folio.  Ce  beau  livre 
est  actuellement  entre  mes  mains,  et  ces  messieurs  le  feront  reti- 
rer quand  il  leur  plaira.  S'ils  jugent  à  propos  d'en  écrire  une 
lettre  de  rcmercîment  à  monsieur  le  maréchal,  je  crois  qu'ils 
feraient  une  chose  convenable.  Adieu,  cher  concitoyen^  ma 
feuille  est  finie,  et  je  ne  sais  finir  avec  vous  que  comme  cela.  Je 
vous  embrasse. 

P,  S.  Vous  verrez  que  Celte  lettre  est  écrite  à  deux  reprises , 

Ïiarcc  que  je  me  suis  fait  une  blessure  à  la  main  droite  ,  qui  m'a 
ong-temps  empêché  de  tenir  la  plume.  C'est  avec  regret  que  je 
vous  fais  coûter  un  si  gros  port ,  mais  vous  l'avez  voulu.  " 

A   MM.    DE    LA    SOCIÉTÉ    ÉCOITOMIQUE    DE    BERKE. 

Montinorenci ,  le  39  avril  1 762, 

Vous  êtes  moins  inconnus  ,  messieurs,  que  vous  ne  pensez ,  et 
il  faut  que  votre  société  ne  manque  pas  de  célébrité  dans  le 
monde  puisque  le  bruit  en  est  parvenu  dans  cet  asile  à  un  homme 
qui  n'a  plus  aucun  commerce  avec  les  gens  de  lettres.  Vous  vous 
montrez  par  un  coté  si  intéressant,  que  votre  projet  ne  peut 
manquer  d'exciter  le  public,  et  surtout  les  honnêtes  gens  à  vou- 
loir vous  connaître  :  et  pourquoi  voulez-vous  dérober  aux  hommes 
le  spectacle  si  toucnant  et  si  rare  dans  noire  siècle  de  vrais  ci- 
toyens aimant  leurs  frères  et  leurs  semblables,  et  s'occupaut  sin- 
cèrement du  bonheur  de  la  patrie  et  du  genre  humain? 

Quelque  beau  cependant  que  soit  votre  plan  ,  et  quelques  talens 
que  vous  ayez  pour  l'exécuter,  ne  vous  flattez  pas  d'un  succès 
qui  réponde  entièrement  à  vos  \'ues.  Les  préjugés  qui  ne  tien- 
nent qu'à  l'erreur  se  peuvent  détruire,  mais  ceux  qui  sont  fondés 
sur  nos  vices  ne  tomberont  qu'avec  eux.  Vous  voulez  commen- 
cer par  apprendre  aux  hommes  la  vérité  pour  les  rendre  sages, 
et,  tout  au  contraire,  il  faudrait  d'abord  les  rendre  sages  pour 
leur  faire  aimer  la  vérité.  La  vérité  n'a  presque  jamais  rien  fait 
danslc  monde ,  parce  que  les  hommes  se  conduisent  toujours  plu» 
par  leurs  pa^sious  que  par  leurs  lumières  ,  et  qu'ils  font  le  mal 


ANNÉE  17G2.  557 

approuvant  le  bien.  Le  siècle  ou  nous  vivons  est  des  plus  éclai- 
rés ,  même  en  morale  :  est-il  des  meilleurs?  Les  livres  ne  sont  bons 
à  rien  ;  j*en  dis  autant  des  académies  et  des  sociétés  littéraires;  oa 
ne  donne  jamais,  à  ce  qui  en  sort  d'utile,  qu'une  approbation  sté- 
rile :  sans  cela,  la  nation  qui  a  produit  les  Fénélon,  les  Montes- 
quieu ,  les  Mirabeau,  ne  serait-elle  pas  la  mieux  conduite  et  la 
plus  heureuse  de  la  terre?  En  vaut-elle  mieux  depuis  les  écrits  de 
ces  grands  hommes ,  et  un  seul  abus  a-t-il  été  redressé  sur  leurs 
maximes?  Ne  vous  flattez  pas  de  faire  plus  qu'ils  n'ont  fait.  Non, 
messieurs,  vous  pourrez  instruire  les  peuples,  mais  vous  ne  les 
rendrez  ni  meilleurs  ni  plus  heureux.  C'est  une  des  choses  qui 
m'ont  le  plus  décourage  durant  ma  courte  carrière  littéraire ,  de 
sentir  que ,  même  me  supposant  tous  les  talens  dont  J'avais  be- 
soin, j'attaquerais  sans  fruit  des  erreurs  funestes ,  et  que,  quand 
je  les  pourrais  Vaincre ,  les  choses  n'en  iraient  pas  mieux.  J'ai 
quelquefois  charmé  mes  maux  en  satisfaisant  mon  cœur,  mais 
sans  m'en  imposer  sur  l'effet  de  mes  soins.  Plusieurs  m'ont  lu  , 
quelques-uns  m'ont  approuvé  même;  et , comme  je  l'avais  prévu, 
tous  sont  restés  ce  qu  ils  étaient  auparavant.  Messieurs ,  vous 
direz  mieux  et  davantage,  mais  vous  n'aurez  pas  un  meilleur 
succès  ;  et ,  au  lieu  du  bien  public  que  vous  cherchez ,  vous  ne 
trouverez  que  la  gloire  que  vous  semblez  craindre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  puis  qu'être  sensible  à  l'honneur  que 
vous  me  faites  de  m'associer  en  quelque  sorte,  par  votre  corres- 
pondance ,  à  dé  si  nobles  travaux.  Mais ,  en  me  la  proposant ,  vous 
Ignoriez,  sans  doute, que  vous  vous  adressiez  a  un  pauvre  malade 
qui  ,  après  avoir  essayé  dix  ans  du  triste  métier  d'auteur  ,  pour 
lequel  il  n'était  point  fait ,  y  renonce  dans  la  joie  de  son  cœur  , 
et,  après  avoir  eu  l'honneur  d'entrer  en  lice  avec  respect,  mais 
en  homme  libre,  contre  une  tête  couronnée,  ose  dire,  en  quit- 
tant la  plume  pour  ne  la  jamais  reprendre: 

Victor  ceatuB  arlcmquc  repono. 

Mais  sans  aspirer  aux  prix  donnés  par  votre  munificence,  j'en 
trouverai  toujours  un  très-grand  dans  l'honneur  de  votre  estime  ; 
et  si  vous  me  jugez  digne  de  votre  correspondance ,  je  ne  refuse 

f>oint  de  l'entretenir,  autant  que  mon  état,  ma  retraite  et  mes 
umières  pourront  le  permettre  j  et,  pour  commencer  par  ce  que 
vous  exigez  de  moi ,  je  vous  dirai  que  votre  plan  ,  quoique  tres- 
bieu  fait,  me  parait  généraliser  un  peu  trop  les  idées ,  et  tourner 
trop  vers  la  métaphysique  des  recherches,  qui  deviendraient  plus 
utiles ,  selon  vos  vues ,  si  elles  avaient  des  applications  pratiques , 
locales  et  particulières.  Quant  à  vos  questions ,  elles  sont  très- 
belles  ;  la  troisième  (i),  surtout,  me  plaît  beaucoup;  c'est  celle 
qui  me  tenterait  si  j'avais  à  écrire.  Vos  vues,  en  la  proposant , 
sont  assez  claires,  et  il  faudra  que  celui  qui  la  traitera  soit  bica 
maladroit  s'il  ne  les  remplit  pas.  Dans  la  preouèrei  oii  vous  d^ 

(1]  Quel  peuple  a  jamais  éié  le  pla»  Leureoz  ? 


558  CORRESPONDANCE. 

iriandez  quels  sont  les  moyens  de  tirer  un  peuple  de  la  corruption^ 
outre  que  ce  mot  de  cotruption  me  paraît  un  peu  vague ,  et  rendre 
la  questiqn  presque  indéterminée,  il  faudrait  commencer,  pent* 
ctre,  par  demander  s'il  est  de  tels  moyens  ;  car  c'est  de  quoi  l'on 
peut  tout  au  moins  douter.  En  compensation  vous  pourriez  ôter 
ce  que  vous  ajoutez  à  la  fin ,  et  qui  n'est  qu'une  ^répétition  de  la 
question  même  ,  on  en  fait  une  autre  tout-à-fait  à  part  (i). 

Si  j'avais  à  traiter  votre  seconde  question  (2) ,  je  nepuis  vous 
dissimuler  que  je  me  déclarerais  avec  Platon  pour  l'amnnatîve, 
ce  qui  sûrement  n'était  pas  votre  intention  en  la  proposant.  Faites 
comme  l'académie  française  ,  qui  prescrit  le  parti  que  l'on  doit 
prendre ,  et  qui  se  garde  bien  de  mettre  en  problème  les  ques- 
tions sur  lesquelles  elle  a  peur  qu'on  ne  dise  la  vérité. 

La  quatrième  (3)  est  la  plus  utile  ,  à  cause  de  cette  application 
locale  dont  j'ai  parlé  ci-devant;  elle  offre  de  granules  vues  à  rem- 
plir. Mais  il  n'y  a  qu'un  Suisse ,  ou  quelqu  un  qui  connaisse  à 
fond  la  constitution  physique  ^  politique  et  morale  du  corps  hel- 
vétique ,  qui  puisse  la  traiter  avec  succès.  Il  faudrait  voir  soi- 
même  pour  oser  dire  :  O  utinam  !  Hélas  !  c'est  augmenter  ses 
regrets  de  renouveler  des  vœux  formés  tant  de  fois  et  devenus 
inutiles.  Bon  jour,  monsieur  :  je  vous  salue  ,  vous  et  vos  dignes 
collègues  ,  de  tout  mon  cœur  et  avec  le  plus  vrai  respect. 


M 


A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

MoDtmorenci ,  le  3o  avril  1762. 

ONSIEUR 


> 


Je  n'ai  oublié  ni  les  grâces  dont  vous  m'avez  comblé  ,  ni  l'en- 
gagement auquel  le  respect  et  la  reconnaissance  ne  m'ont  pas 
permis  de  me  refuser.  Je  n'ai  perdu  ni  la  volonté  de  tenir  ma 

Îiarole ,  ni  le  sentiment  avec  lequel  il  me  convient  d'accepter 
'honneur  que  vous  m'avez  fait.  Mais  ,  monsieur  le  maréchal , 
cet  engagement  ne  pouvait  être  que  conditionnel  ;  et ,  dans  l'ex- 
trême distance  qu'il  y  a  de  vons  à  moi ,  ce  serait  de  ma  part  une 
témérité  inexcusable  d'oser  habiter  votre  maison  sans  savoir  si 
j'y  serais  vu  de  vous  et  de  madame  la  maréchale  avec  la  même 
bienveillance  qui  vous  a  porté  à  me  l'offrir. 

Vos  bontés  m'ont  mis  dans  une  perplexité  qu'augmente  le 
désir  de  n'en  pas  être  indigne.  Je  conçois  comment  on  rejette  avec 
un  respect  froid  et  repoussant  les  avances  des  grands  qu'on  n'es- 
time pas  :  mais  comment ,  sans  m'oublier ,   en  userais-je  avec 

(1)  Voici  la  «uile  de  cette  question  ,  Et  quel  est  le  plan  le  plus  parfait 
qu'un  législateur  puisse  suivre  à  cet  égard? 

(2)  Esl-i!  des  prrjugeH  respectables  qu'un  bon  citoyen  doive  se  faire 
un  scrupule  de  combattre  publiquement? 

(3)  Par  quel  mdlj^n  pourrail-on  resserrer  les  liaisons  et  Famitié  entre 
les  citoyens  de  diverses  icpubliques  qui  composent  la  confédéralion 
helvétique? 


ANNÉE  1762.  559 

vous  ,  monsieur ,  que  mon  cœur  honore ,  avec  vous  que  je  re* 
chercherais  si  vous  étiez  mon  égal?  N'ayant  jamais  voulu  vivre 
qu'avec  mes  amis,  je  n'ai  qu'un  langage  ,  cJ  *i  de  l'amitié  ,  de 
la  familiarité.  Je  n'ignore  pas  combien  de  mon  état  au  v6tre  il 
faut  modifier  ce  langage  ;  je  sais  que  mon  respect  pour  votre 
personne  ne  me  dispense  pas  de  celui  que  je  dois  à  votre  rang  ; 
mais  je  sais  mieux  encore  que  la  pauvreté  qui  s'avilit  devient 
bientôt  méprisable;  je  sais  qu'elle  a  aussi  sa  dignité  ,  que  l'amour 
même  de  la  vertu  l'oblige  de  conserver.  Je  suis  ainsi  toujours 
dans  le  doute  de  manquer  k  vous  ou  à  moi ,  d'être  familier  ou 
rampant  ;  et  ce  danger  même  qui  me  préoccupe ,  m'empêche 
de  rien  faire  ou  rien  dire  à  propos.  Dé] à  ,  sans  le  vouloir  ,  je 
puis  avoir  commis  quelque  faute ,  et  cette  crainte  est  bien  rai'- 
sonnable  à  un  homme  qui  ne  sait  point  comment  on  doit  se  con- 
duire avec  les  grands  ,  qui  ne  s'est  point  soucié  de  l'apprendre, 
et  qui  n'aura  qu'une  fois  en  sa  vie  regretté  de  ne  le  pas  savoir. 

Pardonnez  aonc ,  monsieur  le  maréchal ,  la  timidité  qui  me 
fait  hésiter  à  me  prévaloir  d'une  grâce  à  laquelle  je  devais  si  peu 
m'attendre  ,  et  dont  je  voudrais  ne  pas  abuser.  Je  n'ai  point , 
quant  à  moi,  changé  de  résolution  ;  mais  je  crains  de  vous  avoir 
donné  lieu  de  changer  de  sentiment  sur  mon  compte.  Si  mon- 
sieur Chassot  m'apprend  ,  de  votre  part  et  de  celle  de  madame 
la  maréchale  ,  que  je  suis  toujours  le  bien  venu,  vous  verrez  , 

Ï>ar  mon  empressement  à  profiter  de  vos  grâces ,  que  ce  n'est  pas 
a  crainte  d'être  ingrat  qui  m'a  fait  balancer. 

Soit  que  j'habite  votre  maison  et  que  je  sois  admis  quelquefois 
auprès  de  vous  ,  soit  que  je  reste  dans  la  distance  qui  me  con- 
vient ,  les  bontés  dont  vous  m'avez  honoré  ,  et  la  manière  dont 
j'ai  tâché  d'y  répondre ,  ont  mis  désormais  un  intérêt  commua 
entre  nous.  L'estime  réciproque  rapproche  tous  les  états  ; 
quelque  élevé  que  vous  soyez  ,  quelque  obscur  que  je  puisse 
être  ,  la  gloire  de  chacun  des  deux  ne  aoit  plus  être  inaifferente 
à  l'autre.  Je  me  dirai  tous  les  jours  de  ma  vie  :  Souviens-toi  que 
si  monsieur  le  maréchal  duc  de  Luxembourg  t'honora  de  sat 
visite ,  et  vint  s'asseoir  sur  ta  chaise  de  paille  ,  au  milieu  de  tes 
pots  cassés,  ce  ne  fut  ni  pour  ton  nom  ni  pour  ta  fortune ,  mais 

Î)our  quelque  réputation  de  probité  que  tu  t'es  acquise  ;  ne  le 
âis  jamais  rougir  de  l'honneiir  qu'il  t'a  fait.  Daignez ,  mon- 
sieur le  maréchal ,  vous  dire  aussi  quelquefois  :  Il  est ,  dans  le 
patrimoine  de  mes  pères  ,  un  solitaire  qui  s'intéresse  à  moi ,  qui 
s'attendrit  au  bruit  de  ma  bénéfîcence  ,  qui  joint  les  bénédic- 
tions de  son  cœur  à  celles  des  malheureux  que  je  soulage ,  et 
qui  m'honore  ,  non  parce  que  je  suis  grand  ,  mais  parce  que  je 
suis  bon. 

Recevez ,  monsieur  le  maréchal  ,  les  humbles  témoignages  de 
ma  reconnaissance  et  de  mon  profond  respect. 


56o  CORRESPONDANCE. 

■ 

A  M.  DE  MALESHER6ES. 

Montmorenci,  le  7  mai  i76i« 

vj'est  à  moi ,  monsieur,  de  vous  remercier  de  iie*pas  dédaigner 
de  si  faibles  hommages  ,  que  je  voudrais  bien  rendre  plus  dignes 
de  vous  être  offerts.  Je  crois,  à  propos  de  ce  dernier  écrit,  devoir 
vous  informer  d'une  action  du  sieur  Rey ,  laquelle  a  peu  d'exem- 
ples chez  les  libraires,  et  ne  saurait  manquer  de  lui  valoir  quelque 
partie  des  bontés  dont  vous  m'honorez.  C'est ,  monsieur ,  qu  en 
reconnaissance  des  profits  qu'il  prétend  avoir  faits  sur  mes  ou- 
vrages ,  il  vient  de  passer ,  en  faveur  de  ma  gouvernante  ',  l'acte 
d'une  pension  viagère  de  trois  cents  livres,  et  cela  de  son  propre 
mouvement  et  de  la  manière  du  monde  la  plus  obligeante.  Je 
vous  avoue  qu'il  s'est  attaché  pour  le  reste  de  ma  vie  un  ami  par 
ce  procédé  ;  et  j'en  suis  d'autaut  plus  touché ,  que  ma  plus 
grande  peine  ,  dans  l'état  où  je  suis  ,  était  l'incertitude  de  celui 
oii  je  laisserais  cette  pauvre  fille  après  dix*sept  ans  de  service , 
de  soins  et  d'attachement.  Je  sais  que  le  sieur  Rey  n*a  pas  une 
bonne  réputation  dans  ce  pays-ci ,  et  j'ai  eu  moi-même  plus 
d'une  occasion  de  m'en  plaindre,  quoique  jamais  sur  des  discus- 
sions d'intérêt ,  ni  sur  sa  fidélité  à  faire  honneur  à  ses  engage- 
mens.  Mais  il  est  constant  aussi  qu'il  est  généralement  estime  en 
Hollande;  et  voilà,  ce  me  semble,  un  fait  authentique  qui  doit 
effacer  bien  des  imputations  vagues.  En  voilà  beaucoup  ,  mon- 
sieur, sur  une  affaire  dont  j'ai  le  cœur  plein  ;  mais  le  vôtre  est 
fait  pour  sentir  et  pardonner  ces  choses-là. 

A    MADAME    LÀ    MARÉCHALE    DE    LUXEMBOURG. 

Montmorenci,  le  19  mai  1762. 

J  £  ne  croyais  pas  ,  madame  la  maréchale  ,  que  notre  livre  pût 
paraître  avant  les  fêtes  ;  mais  Duchesne  me  marque  qu'il  compte 

Eouvoir  le  mettre  en  débit  la  semaine  prochaine;  et  vous  peusez 
ien  que  je  vois  ce  qui  l'a  rendu  diligent.  J'avais  destiné  ,  pour 
vos  distributions  et  celles  de  monsieur  le  maréchal ,  les  quarante 
exemplaires  qui  ont  été  stipulés  de  plus  que  les  soixante  que  je 
me  réserve  ordinairement ,  mais  mes  distributions  indispensa- 
bles ont  tellement  augmenté ,  que  je  me  vois  forcé  de  vous  en 
voler  dix  pour  y  suflire;  sauf  restitution  cependant,  si  vous  n'eu 
avez  pas  assez  :  encore  ai-je  espéré  que  vous  voudriez  bien  en 
faire  agréer  un  à  monsieur  le  prince  de  Conti,  et  un  autre  à 
monsieur  le  duc  de  Yilleroi ,  clésirant  qu'ils  reçoivent  quelque 
prix  auprès  d'eux  de  la  main  qui  les  offrira.  Je  voudrais  bien  en 
présenter  un  exemplaire  à  monsieur  le  marquis  d' Armentières , 
qui  m'a  paru  prendre  intérêt  à  cet  ouvrage  ;  mais  ne  sachant 
comment  le  lui  envoyer,  je  vous  supplie,  madame  la  maréchale, 
de  vouloir  bien ,  si  vous  le  jugez  à  propos  ,  vous  charger  de  cet 
envoi ,  et  j'en  remplirai  le  vide. 


ANNÉE  ifjih.  5Gt 

J'ai  écrit  à  Duchesne  d  envoyer  les  trente  exemplaires  à  riiôtel 
àe  Luxembourg ,  dans  le  courant  de  la  semaine ,  et  de  com- 
mencer ,  dimanche  prochain  23 ,  mes  distributions  ,  dont  je  lui 
ai  envoyé  la  note.  Si  vous  voulez  bien  ,  madame  la  maréchale , 
n'ordonner  les  vôtres  que  le  même  jour  ,  cela  fera  que  moins  de 
gens  auront  k  se  plaindre  que  d'autres  aient  eu  le  livre  avant  eux. 
Au  reste  ,  quel  quç  soit  son  succès  dans  le  monde  ,  mon  dernier 
ouvrage  ayant  étc  publiquement  honoré  de  vos  soins  et  de  votre 
protection  ,  je  crois  ma  carrière  très-heureusement  couronnée  ; 
il  était  impossible  de  mieux  finir. 

Pour  éviter  tout  double  emploi ,  je  crois  devoir  vous  préve- 
nir ,  madame  la  maréchale ,  que  j'enyerrai  un  exemplaire  à 
madame  la  comtesse  de  Boufflers ,  ainsi  qu'au  chevalier  de 
Lorenzy. 

A  MADAME  LATOUR. 

Montmorenci ,  le  ai  mai  lyGi» 

Vous  avez  fait,  madame,  un  petit  quiproquo  ;  voilà  la  lettre 
de  votre  heureux  papa  ;  redemandez-lui  fa  mienne ,  je  vous 
prie  ;  étant  pour  moi ,  elle  est  à  moi ,  je  ne  veux  pas  la  perdre  ; 
car  depuis  que  vous  avez  changé  de  ton  ,  votre  douceur  me 
gagne  ;  et  je  m'aifectionne  de  plus  en  plus  à  tout  ce  qui  me  vient 
de  vous.  Ce  petit  accident  même  ne  vous  rend  pas ,  dans  mon 
esprit ,  un  mauvais  office }  et  dût-il  entrer  du  bonheur  dans 
cette  affaire  ,  on  ne  peut  que  bien  penfter  des  mœurs  d'une  jeune 
femme  ,  dont  les  méprises  ne  sont  pas  plus  dangereuses. 

Mais  à  juger  de  vos  sociétés  par  les  gens  dont  vous  m'avez 
parlé,  j'avoue  que  ce  préjugé  vous  serait  bien  moins  favorable. 

Je  n'avais  de  ma  vie  ouï  parler  de  S ,  non  plus  que  de 

M.  M ,  dont  vous  m*avez  fait  mention  ci-devant.  Mon 


point  a  prononcer  ;  ]e  ne  blâme  qu 

vais  jamab  à  Paris.  Que  faut-il  donc  penser  de  ces  messieurs-là, 

madame,  et  quelle  liaison  doit  exister  entre  vous  et  de  telles 

gens? 

A  M.  DE  SARTINE. 


Du  28  mai  176a. 


M 


OFfSIEUR, 

Permettez  que  l'auteur  d'un  livre  sur  l'éducation  ,  au  sujet 
duquel  requête  vous  a  été  présentée ,  prenne  la  liberté  d'y  joinare 
la  sienne.  Si  l'édition  contrefaite  est  mise  en  vente,  mon  libraire 
en  souffrira  des  pertes  que  je  dois  partager  ^  si  les  auteurs  de  la 
fraude  ne  sont  pas  connus  ,  je  serai  suspect  d'en  être  complice. 
N'en  voilà  que  trop,  monsieur,  pour  autoriser  l'extrême  inquic- 
7.  3G 


ONSIEUR, 


562  CORRESPONDANCE. 

tilde  oit  je  suis ,  et  Timportunitë  que  je  vous  cause.  A  la  ma- 
nière dont  s'y  prennent  ces  éditeurs  frauduleux  ,  j'ai  lieu  de 
croire  qu'ils  se  sentent  appuyés  j  et  même  ,  malgré  vos  ordres, 
le  colporteur  de  Saugen  en  promet  à  ses  camarades  des  exem- 
plaires pour  la  veille  des  fêtes.  Mais  je  suis  fortement  persuadé , 
6ur  quelque  protection  qu'ils  comptent,  qu'un  magistrat  de  votre 
intégrité  et  de  votre  fermeté  ne  permettra  jamais  que  cette  pro- 
tection soit  portée  jusqu'à  favoriser  les  fripons  aux  dépens  de  la 
fortune  du  libraire  et  de  la  réputation  de  l'auteur. 

Daignez,  monsieur,  agréer  mon  profond  respect,  et  yoos  rap- 
peler que  je  m'honorais  de  ce  sentiment  pour  vous  ayant  qae  ]e 
pusse  prévoir  que  j'implorerais  un  jour  votre  justice. 

kV   I»IIEMIER   MAGISTRAT   DE    GENÈVE. 

M 

Revenu  du  long  étonnement  oh  m'a  jeté,  de  la  part  du  ma- 
gistrat ,  le  procédé  que  j'en  devais  le  moins  attendre ,  je  prends 
enfin  le  parti  que  l'honneur  et  la  raison  me  prescrivent  y  quelque 
cher  qu  il  coûte  à  mon  cœur. 

Je  vous  déclare  donc ,  monsieur,  et  je  vous  prie  de  déclarer  da 
ma  part  au  magnifique  conseil  que  j'abdique  à  perpétuité  moa 
droit  de  bourgeoisie  et  de  cité  de  la  ville  et  république  de  Genève. 
Ayant  rempli  de  mon  mieux  les  devoirs  attachés  k  ce  titre  sans 
jouir  d'aucun  de  ses  avantages,  je  ne  crois  point  être  en  restt 
envers  l'état  en  le  quittant. 

J'ai  tâché  d'honorer  le  nom  genevois  ;  j'ai  tendrement  aimé 
m^  compatriotes  ;  je  n'ai  rien  oublié  pour  me  faire  aimer  :  oa 
ne  saurait  plus  mal  réussir.  Je  veux  leur  complaire  jusque  dans 
leur  haine  ;  le  dernier  sacrifice  qui  me  reste  à  leur  faire  est  celui 
d'un  nom  qui  me  fut  si  cher. 

Mais,  monsieur,  ma  patrie  en  me  devenant  étrangère,  ne 
peut  me  devenir  indifférente  ;  je  lui  reste  attaché  par  un  tendre 
souvenir,  et  je  n'oublie  d'elle  que  les  outrages.  Pnisse-t-elle 
prospérer  toujours  et  voir  augmenter  sa  gloire  !  Puisse-t-elle 
abonder  en  citoyens  meilleurs,  et  surtout  plus  heureux  que 
moi! 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  les  assurances  démon 
profond  respect. 

A   MADAME   LATOUR. 

Ce  Mmedî  29. 

JLiA  preuve ,  madame ,  que  je  n'ai  point  voulu  mettre  en  ^lEté 
votre  amie  et  vous,  est  que  son  exemplaire  vous  a  étë  remis, 
quoique  j'eusse  son  adresse  ainsi  que  la  vôtre.  J'ai  pensé  qu'avant 
une  fille  à  élever ,  elle  serait  peut-être  bien  aise  de  voir  ce  livrej 
^  comme  le  librairç Iç  yçnd  fort  cher,  et  qu'dic  n'en  pas  riche, 


I 


ANNÉE  1762.  563 

ai  pense  encore  que  vous  seriez  bien  aise  de  le  lui  offrir.  Offrez- 
e  lui  donc,  madame,  non  de  ma  part,  mais  de  la  vôtre,  et 
ne  lui  faites  aucune  mention  de  moi.  Du  reste ,  quoi  que  vous 
puissiez  dire,  je  n'appellerai  ni  Julie,  ni  Claire,  deux  femmes 
dont  Tune  aura  des  secrets  pour  l'autre.  Car,  si  j'imagine  bien 
les  cœurs  de  Julie  et  de  Claire ,  ils  étaient  transparens  Pun  pour 
l'antre;  il  leur  était  impossible  de  se  cacher;  contentez-vous, 
croyez-moi,  d'être  Marianne;  et  si  cette  Marianne  est  telle  que 
je  me  la  figure ,  elle  n'a  pas  trop  à  se  plaindre  de  son  lot. 


A  M,  MOULTOU. 

Montmorenci ,  le  5o  mai  1763* 


L 


ÉTAT  critique  oii  e'taienl  vos  enfans  quand  vous  m^avez  écrit 
me  fait  sentir  pour  vous  la  sollicitude  et  les  alarmes  paternelles. 
Tirez-moi  d'inquiétude  aussitôt  que  vous  le  pourrez,  car,  cher 
,  •   Moultou ,  je  vous  aime  tendrement. 

Je  suis  trcs-sensible  au  témoignage  d'estime  que  je  reçois  de 
la  part  de  M.  de  Reventlow,  dans  la  lettre  dont  vous  m'avez  en- 
voyé l'extrait;  mais  outre  que  je  n'ai  jamais  aimé  la  poésie  fran- 
çaise, et  que  n'ayant  pas  fait  de  vers  depuis  trës-long-temps , 
j'ai  absolument  oublié  cette  petite  mécanique;  je  vous  dirai, 
de  pins ,  que  je  doute  qu'uue  pareille  entreprise  eût  aucun  suc- 
cès ;  et  quant  à  moi ,  du  moms ,  je  ne  sais  mettre  en  chanson 
rien  de  ce  qu'il  faut  dire  aux  princes  :  ainsi  je  ne  puis  me  char- 
ger du  soin  dont  veut  bien  m'honorer  M.  de  Reventlow.  Cepen- 
dant ,  pour  lui  prouver  que  ce  refus  ne  vient  point  de  mauvaise 
volonté,  je  ne  refuserai  pas  d'écrire  un  mémoire  pour  l'instruc- 
tion du  jeune  prince ,  si  M.  de  Reventlow  veut  m'en  prier.  Quant 
à  la  récompense ,  je  sais  d'oii  la  tirer  sans  qu'il  s  en  donne  le 
soin.  Aussi-bien  ,  quelque  médiocre  que  puisse  être  mon  travail 
en  lui-même ,  si  je  faisais  tant  que  d'y  mettre  un  prix ,  il  serait 
tel  que  ni  M.  de  Reventlow,  ni  le  roi  de  Danemarck ,  ne  pour- 
raient le  payer. 

Enfin  mon  livre  paraît  depuis  quelques  jours ,  et  il  est  parfai- 
tement prouvé  par  l'événement  que  j  ai  payé  les  soins  otncieux 
d'un  honnête  homme  des  soupçons  les  plus  odieux.  Je  ne  me  con- 
solerai jamais  d'une  ingratitude  aussi  noire,  et  je  porte  au  fond 
de  mon  cœur  le  poids  d'un  remords  qui  ne  me  quittera  plus. 

Je  cherche  quelque  occasion  de  vous  envoyer  aes  exemplaires  , 
et,  si  je  ne  puis  faire  mieux,  du  moins  le  vôtre  avant  tout.  Il  r 
a  une  édition  de  Lyon  qui  m'est  trës-suspecte ,  puisqu'il  ne  ma 

pas  été  possible  d'en  voir  les  feuilles  ;  d'ailleurs  le  linraîre 

qui  l'a  iaite  s'est  signalé  dans  cette  affaire  par  tant  de  manœu- 
vres artificieuses ,  nuisibles  à  Néaulme  et  à  Duchesne,  que  Ift 
justice ,  aussi-bien  que  l'honneur  de  l'auteur,  demandent  qae 
cette  édition  soit  décriée  autant  qu'elle  mérite  de  l'être.  J'ai 
grand'peur  que  ce  ne  soit  la  seule  qui  sera  connue  oii  vous  étet| 


Gr)4  CORRESPONDANCE. 

et  que  Genëye  n'en  soit  iufecié.  Quand  vous  aurez  votre  esem- 
])laire,  vous  serez  eu  étal  de  faire  la  comparaîsoa  et  d*en  dire 
votre  avis. 

Vous  ayez  bien  prévu  que  je  serais  embarrassé  du  transport 
des  Fables  de  La  Fontaine,  Moi,  que  le  moindre  tracas eftaroucbe, 
et  qui  laisse  dépérir  mes  propres  livres  dans  les  transports  faute 
d'eu  pouvoir  prendre  le  moindre  soin;  jugez  du  souci  où  me 
met  la  crainte  que  celui-là  ne  soit  pas  assez  bien  emballé  pour 
lie  point  souffrir  en  route,  et  la  diificulté  de  le  faire  entrer  à 
Paris  sans  qu'il  aille  traînant  des  mois  entiers  à  la  cbanibre  syn- 
dicale. Je  vous  jure  que  j'aurais  mieux  aimé  en  procurer  dix  an* 
très  à  la  bibliotliëque  que  de  faire  faire  une  lieue  à  celui-là. 
C'est  une  leçon  pour  une  autre  fois. 

Vous  qui  dites  que  je  suis  si  bien  voulu  dans  Genève,  répon- 
dez au  fait  que  je  vais  vous  exposer.  11  n'y  a  pas  une  ville  dans 
l'Europe  dont  les  libraires  ne  reclierchent  mes  écrits  avec  le  plus 
grand  empressement.  Genève  est  la  seule  oii  Rey  n'a  pu  négocier 
des  exemplaires  du  Contrat  social.  Pas  un  seul  libraire  n*a  voula 
s'en  charger.  Il  est  vrai  que  l'entrée  de  ce  livre  vient  d'être  dé- 
fendue en  France  ]  mais  c'est  précisément  pour  cela  qu'il  devrait 
êire  bien  reçu  dans  Genève ,  car  même  j  y  préfère  hautement 
l'aristocratie  à  tout  autre  gouvernement.  Répondez.  Adieu,  cher 
Moultou.  Des  nouvelles  de  vos  enfaus. 


C 


   MADAME    LA   MARQUISE   DE   CRÉQUI. 

Monlmorenci ,  fin  de  mai  1769. 


'est  vous,  madame ,  oui  m'oubliez  ;  je  le  sens  fort  bien  :  mais 
je  ne  vous  laisserai  pas  taire  ^  car  si  j'ai  peine  à  former  des  liai- 
sons ,  j'en  ai  plus  encore  à  les  rompre ,  et  surtout .... 

J'aurai  donc  soin ,  malgré  vous,  de  vous  faire  quelquefois soa- 
venir  de  moi ,  mais  non  pas  de  la  même  manière.  Ayant  posé  la 
plume  pour  ne  la  jamais  reprendre,  je  n'aurai  plus,  grâces aa 
ciel ,  de  pareil  hommage  à  vous  ofi'rir  (i);  mais  pour  ceox  d'na 
en  ur  plein  de  respect,  de  reconnaissance  et  d'attachement,  ils 
ne  finiront  pour  vous ,  madame  ,  de  ma  part ,  qu'avee  ma  vîe. 

Quoi  !  vous  voulez  faire  un  pèlerinage  à  Montmorenci  ?  Yam 
y  viendrez  visiter  ces  pauvres  reliques  genevoises ,  qai  bî«il6t 
ne  seront  bonnes  qu'à  enchâsser?  Que  j'attends  avec  rmprciifl 
ment  ce  pèlerinage  d'une  espèce  nouvelle  y  oii  Ton  ne  vient  pil 
chercher  le  miracle,  mais  le  faire;  car  vous  me  trouvères  moa* 
raut ,  et  je  ne  doute  pas  que  votre  présence  ne  me  ressuscite,  aa 
moins  pour  quinze  jours.  Au  reste,  madame,  prépareB-^voas à 
voir  un  joli  garçon,  qui  s'est  bien  formé  depuis  cinq  oa  sis  ans; 
j'étais  un  peu  sauvage  à  la  ville  ,  mais  je  suis  venu  me  civiEw 
dans  les  bois. 
M.  et  madame  de  Luxembourg  viennent  ici  mardi  pour  an 

(i).  L'envoi  de  son  Emile» 


ANNÉE  17G2.  ces 

mois.  J*aî  cru  vous  devoir  cet  avertissement,  madame,  sur  la  ré- 
pugnance que  vous  avec  à  vous  y  trouver  avec  eux.  Mais  j'avoue 
oue  les  raisons  que  vons  en  alléguez  me  semblent  très-mal  Ton- 
aëes  ;  et  de  plus  ,  j'ai  pour  eux  tant  d'attachement  et  d'estime , 
que  quand  on  ne  m'en  parle  pas  avec  éloge ,  j'aimerais  mieux 
qu'on  ne  m'en  parlât  point  du  tout. 

Puisque  vous  aimez  les  solitaires,  vous  aimezaussi  les  promenades 
qui  le  sont;  et  quoique  vous  connaissiez  le  pa^s,  je  vous  en  pro^ 
mets  de  charmantes  ,  que  vous  ne  connaissez  sûrement  pas.  J'ai 
aussi  mon  intérêt  à  cela;  car,  outre  l'avantage  du  moment  pré- 
sent ,  j'aurai  encore  pour  l'avenir  celui  de  parcourir  avec  plus 
de  plaisir  les  lieux  oii  j'aurai  eu  le  bonheur  de  vous  suivre. 

A  MADAME   LATOUR. 

Le  i".  juin  1762- 

J  E  suis  mortifié,  madame  ,  que  mon  exemplaire  n'ait  pu  être 
employé,  et  peut-être  ne  vous  sera-t-il  pas  si  aisé  de  le  rem- 
placer que  vous  avez  pu  le  croire;  car  on  dit  que  mon  livre  est 
arrêté  et  ne  se  vend  plus;  à  tout  événement,  il  reste  ici  à  vos 
ordres.  Je  ne  renonce  qu'à  regret  à  l'espoir  de  vous  cti  voir  dispo- 
ser, et  je  vous  avoue  que  la  délicatesse  ({ni  vous  en  empêche ,  n  est 
pas  de  mon  goût.  Mais  il  faut  se  soumettre;  nous  parlerons  du 
reste  plus  à  loisir.  Votre  voyaçeest  une  affaire  à  méditer;  car  je 
TOUS  avoue  que  y  malgré  mou  état ,  j'ai  grand'pcur  de  vous. 

A  LA  MÊME. 

A  M.  M.  4  jain  1762. 

«I '  AI >  madame,  nne  requête  à  vous  présenter  ;  le  cœur  plein  de 
vous,  j'en  ai  parlé  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg  ;  et, 
sans  prévoir  l  effet  de  mon  zèle ,  je  lui  ai  inspiré  le  désir  de  savoir 
qui  vous  êtes ,  et  peut-être  d'aller  pins  loin.  Elle  m'a  donc 
chargé  de  vous  demander  la  permission  de  vous  nommer  à  elle  , 
et  je  dois  ajouter  que  vous  m'obligerez  de  me  l'accorder.  Mais  , 
clii  reste,  vous  pouvez  me  signifier  vos  volontés  en  toute  con- 
fiance, vous  serez  fidèlement  obéie.  La  seule  chose  que  je  vous 
demande  pour  l'acquit  de  ma  commission,  est,  en  cas  de  refus  , 
de  vouloir  bien  tourner  votre  lettre  de  manière  que  je  puisse  la 
lui  montrer. 

Dois-je  désirer  ou  craindre  U  visite  que  vous  semblée  me  pro- 
mettre? Je  crois,  en  yiriti ,  quelle  m^Ate  le  repos  d'avance  ;  que 
sera-ce  après  révénement ,  mon  Diea  !  Que  vonles-vous  venir 
faire  ici  de  ces  beaux  jeux  vainqueurs  des  Suisses  ?  Ne  sauraient- 
ils  du  moins  laisser  en  paix  les  Genevois?  Ah  !  respectes  mes 
maux  et  ma  barbe  grise  «  ne  venei  pu  grl|«r  sur  le  persil,  irfaut 
pourtant  achever  de  m'hnmilîer,  en  TOtfSijdîiMit  combien  les 

Sréjngés  que  vous  craif^nei  sont  dimiérigii<~  ~  n'est  pa» 

'aujourdbui  que  de  jolies  fenunesiii^  eut  m-*- 


566  CORRESPONDANCE. 

sulter  a  ma  misère,  €t  me  faire  à  la  fois  de  leurs  visites  nn  kooi- 
neur  et  un  affront  I  Je  ne  sais  pourquoi  le  cœur  me  dit  que  je  me 
tirerai  mal  de  la  vôtre.  Non  ,  je  n'ai  jamais  redouté  femiue  au- 
tant que  vous.  Cependant  je  dois  vous  prévenir  que  si  vous  vou- 
lez tout  de  bon  faire  ce  pèlerinage,  il  faut  nous  concerter  d'a- 
vance, et  convenir  du  jour  entre  nous ,  surtout  dans  une  saison, 
oii  sans  cesse  accablé  d'importuns  de  toutes  les  sortes  ,  )e  suis  ré- 
duit à  me  ménager  d'avance ,  et  même  avec  peine  ,  un  jour  de 
pleine  liberté,  vous  pouvez  renvoyer  la  réponse  à  cet  article  à 
quelque  autre  lettre,  et  n'en  point  parler  dans  la  réponse  à 
celle-ci. 

Je  n'ai  encore  montré  aucune  de  vos  lettres  k  madame  de 
Luxembourg;  et  si  je  lui  en  montre,  et  que  vous  ne  voulier  pu 
être  connue,  soyez  sûre  que  j'y  mettrai  le  choix  nécessaire,  et 
qu'elle  ne  saura  jamais  qui  vous  êtes ,  à  moins  que  vous  n'y  con- 
sentiez. Excusez  mon  barbouillage  ;  j'écris  à  la  hâte  ,  fort  dis- 
trait ^  et  du  monde  dans  ma  chambre. 

A  M.  NÉAULME. 


J 


Monlmorcnci,  le  5  juin  1769» 

E  reçois,  monsieur,  à  l'instant  et  dans  le  même  paquet,  avec 
six  feuilles  imprimées  et  cinq  cartons,  vos  quatre  lettres  des  20, 
29. ,  24  et  26  njai.  J'y  vois  avec  déplaisir  la  continuation  de  voi 
plaintes  ,  vis-â-vis  de  vos  deux  confrères;  mais  n'étant  entré  ni 
dans  les  traités  ni  dans  les  négociations  réciproques,  je  me  borne 
à  désirer  que  la  justice  soit  observée ,  et  que  vous  soyies  touscon- 
tens  ,  sans  avoir  droit  de  m'ingércr  dans  une  affaire  qui  ne  me 
regarde  pas.  J'ajouterai  seulement  que  j'aurais  souhaité,  et  de 
grand  cœur ,  que  le  tout  eût  passé  par  vos  mains  seules,  et  qu'oi 
n*eiit  traité  qu'avec  vous;  mais  n'ayant  pas  été  consulté  dam 
celte  affaire  ,  je  ne  puis  répondre  de  ce  qui  s'est  fait  à  mon  inio. 
Je  vous  ai  dit ,  monsieur ,  et  je  le  répète,  qu'^mx/«est  leder^ 
nier  écrit  qui  soit  sorti  et  qui  sortira  jamais  de  ma  plume  pour 
J'impression.  Je  ne  comprends  pas  sur  quoi  vous  pouves  in- 
fcrer  le  contraire;  il  me  sufllt  de  vous  avoir  dit  la  vérité  :  vous  ea 
croirez  ce  qu'il  vous  plaira. 

Je  suis  trcs-fi^ché  des  embarras  011  vous  dites  être  au  sajet  it 
la  profession  de  foi  ;  mais  comme  vous  ne  m'avez  point  consnllc 
sur  le  contenu  de  mon  manuscrit,  en  traitant  pour  l'impression, 
vous  n*avez  point  à  vous  prendre  à  moi  des  obstacles  qui  vons 
arrêtent;  et  d'autant  moins  que  les  vérités  hardies  semées  dans 
tous  mes  livres  devaient  vous  faire  présumer  que  celui-là  n'en  se- 
rait pas  exempt.  Je  ne  vous  ai  ni  surpris  ni  abusé ,  monsiear; 
j'en  suis  incapable;  je  voudrais  même  vous  complaire ,  mais  ce 
ne  saurait  être  en  ce  que  vous  exigez  de  moi  sur  ce  point  ;  et  je 
m'otonne  que  vous  puissiez  croire  qu'un  homme  qui  prend  tant 
de  mesures  pour  que  son  ouvrage  ne  soit  point  altéré  après  sa 
mort ,  le  laisse  mulilcr  durant  sa  vie. 


ANNÉE  1762.  567 

À  IVgard  des  raisons  que  vous  m'exposes ,  vous  pouviez  vous 
xlisponser  de  cet  étalage,  et  supposer  que  j'avais  pensé  à  ce  qu'il 
me  convenait  de  faire.  \ous  diles  que  les  gens  même  qui  pensent 
comme  moi  me  blâment.  Je  vous  réponds  que  cela  ne  peut  pas 
être;  car  moi ,  qui  sûrement  pense  comme  moi ,  je  m'approuve, 
et  ne  fis  rien  de  ma  vie  dont  mon  co'ur  fût  aussi  content.  En  ren- 
dant gloire  à  Dieu  ,  ot  parlant  pour  le  vrai  bien  des  hommes ,  j'ai 
fait  rnon  devoir  :  qu'ils  eu  proiiteiit  ou  non,  qu'ils  me  blâment 
ou  m'approuvent  ,  c'est  hrur  aflaire  ;  je  ne  donnerais  pasim  fétu 
pour  clianger  leur  blume  en  louange.  Du  reste,  je  les  mets  au 
pis^  que  me  friront-ils  que  la  nature  et  mes  maux  ne  fassent 
Lientot  sans  eux?  Ils  ne  me  donneront  ni  ne  m'oteront  ma  ré- 
compense; elle  ne  dépend  d'aucun  pouvoir  humain.  Vous  voyes 
Lien,  monsieur,  que  mon  parti  est  pris.  Ainsi  je  vous  conseille 
de  ne  m'en  plus  parler  ,  car  cela  serait  parfaitement  inutile. 

A  M.  MOULT  OU. 

MontmofQncî ,  le  7  juin  1762. 

«I E  me  garderais  de  vous  inquiéter,  cher  Moultou  ,  si  je  croyais 
que  vous  fussiez  tranquille  sur  mon  compte  ;  mais  la  fermenta- 
tion est  trop  forte  pour  que  le  bruit  n'on  soit  pas  arrivé  jusqu'à 
vous;  et  je  juge  par  les  lettres  que  je  reçois  des  pro\'inces  que  les 
gens  qui  m'aiment  y  sont  encore  plus  alarmés  pour  moi  qu*à 
Paris.  Mon  livre  a  paru  dans  des  circonstances  malheureuses.  Le 
parlement  de  Paris ,  pour  justifier  son  fêle  contre  les  jésuites  , 
veut,  dit-on,  persécuter  aussi  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme 
eux;  et  le  seul  homme  en  France  qui  croie  en  Dieu  doit  être  la 
victime  des  défenseurs  du  christianisme.  Depuis  plusieurs  jours  , 
tous  mes  amis  s'efforcent  à  l'envi  de  m'elfrayer  :  on  m'offre  par- 
tout des  retraites;  mais  comme  on  ne  me  donne  pas ,  pour  les 
accepter,  des  raisons  bonnes  pour  moi,  je  demeure  ;  car  votre 
ami  Jean-Jacques  n'a  point  appris  à  se  cacher.  Je  pense  aussi 
qu'on  grossit  le  mal  à  mes  yeux  pour  tâcher  de  m'ébrauler ,  car 
je  ne  saurais  concevoir  à  quel  titre  ,  moi  citoyen  de  Genève ,  je 
puis  devoir  compte  au  parlement  de  Paris  d'un  livre  que  j'ai  fait 
imprimer  en  Hollande  avec  privilège  des  états-généraux.  Le  seul 
moyen  de  défense  que  j'entends  employer ,  si  l'on  m'interroge*, 
est  la  récusation  de  mes  juges  :  mais  ce  moyen  ne  les  contentera 

?>as;  car  je  vois  qne ,  tout  plein  de  son  pouvoir  suprême,  le  par- 
ement a  peu  d'idée  du  droit  des  gens ,  et  ne  le  respectera  guère 
dans  un]  " 
des  intén 


a  pas  _ 

Pans  qu'à  en  rouer  nn  autre  an  parlemei^  -de  Toûlonae.  Il  est 
vrai  qu'en  général  les  magistrat»  an  premier  de  eei  corpt  aiment 
la  justice ,  et  sont  toujours  équitables  et  modërës  quand. r-*  iiw 
dant  trop  fort  ne  8*y  o]raose  pas;  maîa  si  cet  aM  '^ 

cette  ailaire ,  comme  il  est  probable^  ilf  d*j 


II 


568  CORRESPONDANCE. 

Teb  sont  les  hommes  ,  cher  Moaltou ,  telle  est  cette  socriët^  à 
Tantëe  ;  la  justice  parle ,  et  les  passions  ajpssent.  D'aillenrs , 
quoique  je  n'eusse  qu'à  déclarer  ouvertement  la  vérité  des  faits , 
ou  ,  au  contraire  y  k  user  de  quelque  mensonge  pour  me  tirer 
d'affaire,  même  malgré  eux,  bien  résolu  de  ne  rien  dire  qae  de 
vrai ,  et  de  ne  compromettre  personne ,  toujours  gêné  dans  mes 
réponses,  je  leur  donnerai  le  plus  beau  jeu  du  monde  pour  me 
perdre  à  leur  plaisir. 

Mais ,  cher  Moultou ,  si  la  devise  oue  j'ai  prise  n'est  pas  nn  pur 
bavardage ,  c'est  ici  l'occasion  de  m  en  montrer  digne  ;  et  ii  quoi 
puis-je  employer  mieux  le  peu  de  vie  qui  me  reste?  De  quelque 
manière  que  me  traitent  les  hommes,  que  me  feront-ils  que  la 
nature  et  mes  maux  ne  m'eussent  bientôt  fait  sans  eux?  Ils  ponr^ 
ront  m'ôter  une  vie  que  mon  état  me  rend  à  charge  ,  mais  ib  ne 
xn'ôteront  pas  ma  liberté  ;  je  la  conserverai ,  quoi  qu'ils  fassent , 
dans  leurs  liens  et  dans  leurs  murs.  Ma  carrière  est  finie ,  il  ne 
me  reste  plus  qu'à  ht  couronner.  J'ai  rendu  gloire  à  Dieu ,  j'ai 
parlé  pour  le  bien  des  hommes.  O  ami!  pour  une  si  grande  cause, 
ni  toi  ni  moi  ne  refuserons  jamais  de  souffrir.  C'est  aujourd'hui 
que  le  parlement  rentre^  j'attends  en  paix  ce  qu'il  lui  plaira  d'oi^ 
donner  de  moi. 

Adieu ,  cher  Moultou  ;  je  vous  embrasse  tendrement  :  sit6t  que 
mon  sort  sera  décidé ,  je  vous  en  instruirai ,  si  je  reste  libre;  fi- 
non  vous  l'apprendrez  par  la  voix  publique. 

    MADAME  DE  CRÉQUI. 

Montmorenci ,  le  7  juin  1763. 

«Ie  vous  remercie  ,  madame,  de  l'avis  que  vous  vou les  bien  me 
donner;  on  me  le  donne  de  toutes  parts,  mais  il  n'est  pas  en 
xnon  usage  ;  J.  J.  Rousseau  ne  sait  point  se  cacher.  D'ailleurs,  je 
vous  avoue  qu'il  m'est  impossible  de  concevoir  à  quel  titre  un 
citoyen  de  Genève,  imprimant  un  livre  en  Hollande ,  avec  privi- 
lège des  états-généraux  ,  en  peut  devoir  compte  au  parlement  de 
Paris.  Au  reste  ,  j'ai  rendu  gloire  à  Dieu  ,  et  parlé  pour  le  bien 
des  hommes.  Pour  une  si  digne  cause  ,  je  ne  refuserai  jamais  de 
souffrir.  Je  vous  réitère  mes  remercimens,  madame,  et  n'ou- 
blierai point  ce  soin  de  votre  amitié. 

A  MADAME  LATOUR. 

Monlmorencî ,  le  7  juin» 

XlASSUREZ-vous ,  madame ,  je  vous  supplie ,  vous  ne  serez  ni 
nommée  ni  connue  ;  je  n'ai  tait  qne  ce  (lue  je  pouvais  faire  sans 
indiscrétion.  Je  visiterai  dès  aujourd'hui  toutes  vos  lettres;  et , 
n'ayant  pas  le  courage  de  les  brûler,  à  moins  que  vous  ne  l'or- 
donniez ,  j'en  ôterai  du  moins  ,  avec  le  plus  grand  soin  ,  tout  ce 
qui  pourrait  servir  de  renseignement  ou  d'indice  pour  vous  rc- 
counaître.  Au  reste  ^  attendez  quelques  jours  à  m'écrire.  On  dit 


ANNÉE  1762,  569 

que  le  parlement  de  Paris  veat  disposer  de  moi  ;  il  faut  le  laisser 
faire,  et  ne  pas  compromettre  yos  lettres  dans  cette  occasion. 

Je  rouvre  ma  lettre  pour  vous  dire  que  j'aurai  soin  d*ôler  aussi 
votre  cachet ,  et  de  mettre  toutes  yos  lettres  en  s&reté  ;  ainsi , 
soyez  tranquille. 

A  M.  DE  LA  POPLINIÈRE. 

Montmorencî  »  le  8  juin  1762. 

INo.T ,  monsieur,  les  livres  ne  corrigent  pas  les  hommes,  je  le 
sais  bien  ;  dans  Tétat  oii  ils  sont,  les  mauvais  les  rendraient  pires, 
s'ils  pouvaient  l'ctre  ,  sans  que  les  bons  les  rendissent  meilleurs. 
Aussi  ne  m'en  imposais-je  point  en  prenant  la  plume  sur  l'inuti- 
lité de  mes  écrits;  mais  j'ai  satisfait  mon  cœur  en  rendant  hom- 
mage à  la  vérité  ;  en  parlant  aux  hommes  pour  leur  vrai  bien  , 


m'avait  confiés.  Voilà  ,  monsieur ,  tout  ce  que  je  pouvais  faire  ; 
rien  de  plus  n'a  dépendu  de  moi.  Du  reste  ,  j'ai  fini  ma  courte 
tâche;  je  n'ai  plus  rien  à  dire  et  je  me  tais.  Heureux,  monsieur, 
si  bientôt  oublié  des  hommes  et  rentré  dans  l'obscurilé  qui  me 
convient ,  je  conserve  encore  quelque  place  dans  votre  estime  et 
dans  votre  souvenir. 

A  M.  MOULTOU. 

Yverdan ,  le  i5  juin  i763« 

Y  ous  avies  mieux  jugé  que  moi ,  cher  Moultou  ;  l'événement 
a  justifié  votre  prévoyance,  et  votre  amitié  voyait  plus  clair  que 
moi  sur  mes  dangers.  Après  la  résolution  oii  vousm'avee  vu  dans 
ma  précédente  lettre,  vous  seree  surpris  de  me  savoir  maintenant 
à  Yverdun  ;  mais  je  puis  vous  dire  que  ce  n'est  pas  sans  peine  et  sans 
des  considérations  trcs-sravcs,  que  j'ai  pu  me  déterminer  à  un  parti 
si  peu  de  mon  goût.  J^i  attendu  jusqu'au  dernier  moment  sans 
me  laisser  effrayer  ;  et  ce  ne  fut  qu'un  courrier ,  venu  dans  la 
nuit  du  8  au  9  ,  de  M.  le  prince  de  Cpnti  à  madame  de  Luxem- 
bourg ,  qui  apporta  les  détails  sur  lesquels  je  pris  sur-le-champ 
mon  parti.  11  ne  s'agissait  plus  de  moi  seul  ,  qui  sûrement  n'ai 
jamais  approuvé  le  tour  qu  on  a  pris  dans  cette  affaire,  mais  des 
personnes  oui ,.  pour  l'amour  de  moi ,  s'y  trouvaient  îtitéressées , 
et  qu'une  fois  arrêté,  mon  silence  même  ,  ne  voulant  pas  men^ 
tir ,  eût  compromises.  Il  a  donc  fallu  fuir ,  cher  MôultoiT ,  et 
m'exposer ,  dans  une  retraite  assez  difficile ,  k  toutes  les  transe» 
des  scélérats ,  laissant  le  parlement  dans  la  joie  de  tfaon  évasion . 
et  très-résolu  de  suivre  la  contumace  aussi  loin  qu'elle  peut  aile' 
Ce  n'pst  pas  ,  croyez- moi ,  que  ce  corps  me  haïsse  et  ne  r" 
fort  bien  son  iniquité.  Mais  voulant  fermer  la  bouche  auxdi 
eu  poursuivant  les  jésuites  ^  il  m'eût  y  sans  égard  pour  mon  1 


Byo  CORRESPONDANCE. 

état ,  fait  souffirir  les  plus  cruelles  tortures  ;  il  m'eAt  fait  brider 
vif  avec  aussi  peu  de  plaisir  que  de  justice,  et  simplement  parce 
que  cela  l'arrangeait.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  jure,  cher 
idoultou ,  devant  ce  Dieu  qui  lit  dans  moa  cœur ,  que  je  n'ai 
rien  fait  en  tout  ceci  contre  les  lois  ;  que  non-senlement  j'étais 
parfaitement  en  règle  ,  mais  que  j'en  avais  les  preuves  les  plas 
authentiques  ,  et  qu'avant  de  partir  je  me  suis  défait  yolontai- 
rement  de  ces  preuves  pour  la  tranquillité  d'autrui. 

Je  suis  arrivé  ici  hier  matin  ,  et  je  vais  errer  dans  ces  monta- 
gnes jusqu'à  ce  que  j'y  trouve  un  asile  assez  sauvage  pour  y  passer 
en  paix  te  reste  de  mes  misérables  jours.  Un  autre  me  demande- 
rait peut-être  pourquoi  je  ne  me  retire  pas  k  Genève  ;  mais  «  on 
je  connais  mal  mou  ami  M oultou ,  ou  il  ne  me  fera  silrement  pas 
cette  question  ;  il  sentira  que  ce  n'est  point  dans  la  patrie  qn  an 
malheureux  proscrit  doit  se  réfugier;  qu'il  n'y  doit  point  porter 
son  ignominie  ,  ni  lui  faire  partager  ses  affronts.  Que  ne  puis-je, 
dès  cet  instant ,  y  faire  oublier  ma  mémoire  !  N'y  donnes  mon 
adresse  à  personne }  n'y  parlez  plus  de  moi  ;  ne  m'y  nommes 

Ïdus.  Que  mon  nom  soit  effacé  de  dessus  la  terre  !  Ah  ;  Moultou, 
a  providence  s'est  trompée  ;  pourquoi  m'a-t-elle  fait  naître  parmi 
les  hommes ,  en  me  faisant  a  une  autre  espèce  qu'eux  ? 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Ytrerdan,  le  iSjuin  1762. 

XliNHN  j'ai  mis  le  pied  sur  cette  terre  de  justice  et  de  liberté  qu'il . 
ne  fallait  jamais  quitter.  Je  ne  puis  écrire  aujourd'hui....  Il  était 
temps  d'arriver. 

Mon  adresse ,  sous  le  couvert  de  M.  Daniel  Roguin  ,  à  Yver- 
dun  en  Suisse.  Le  lettres  ne  parviennent  ici  qu'affranchies  jusqu'à 
la  frontière.  De  grâce ,  monsieur  le  maréchal ,  un  mot  de  ma- 
demoiselle Le  Yasseur.  J'attends  sa  résolution  pour  prendre  la 
mienne. 

A  M-    LE   PRINCE    DE   CONTI. 

Yverdan,  le  17  juin  176a. 

iVloNSEIGNEUR, 

Je  dois  à  Y.  A.  S.  ma  vie ,  ma  liberté  ,  mon  honneur  même, 
plus  augmenté  par  l'intérêt  que  vous  daignez  prendre  à  moi 
qu'altéré  par  Tiniquité  du  parlement  de  Paris.  Ces  biens,  les 

Î>lus  estimés  des  hommes  ,  ont  un  nouveau  prix  pour  celui  qui 
es  tient  de  vous.  Que  ne  puis-je ,  monseigneur  ,  les  employer 
au  gré  de  ma  reconnaissance  !  C'est  alors  que  je  me  glorifierais 
tous  les  jours  de  ma  vie  d'ctre  avec  le  plus  profond  respect ,  elcu 


ANNÉE  1762.  G71 

A    MADAME   LA   MAKÉCHALE   DE   LUXEMBOURG. 

Yverdaii,  le  17  jniu  1762. 

V  ous  Tavcz  voulu  ,  maclame  la  maréchale.  IMe  voilà  donc  exilé 
loin  de  tout  ce  qui  m'ai  lâchait  à  la  vie  I  Est*cc  un  bien  de  la 
conserver  à  ce  prix  ?  Du  moins  en  perdant  le  bonheur  auquel 
vous  m'aviez  accoutnnir* ,  ce  sera  qu«'lqne  consolation  dans  ma 
misère  de  songer  aux  motifs  <]ui  nront  déterminé. 

r.tant  allé  à  Villrroi ,  comme  nous  en  étions  convenus,  je  re- 
mis à  monsieur  le  duc  la  lettre  que  vous  m'aviez  donnée  pour 
lui.  Il  me  reçut  en  homme  bien  voulu  de  vous,  et  me  donna  une 
lettre  pour  le  secrétaire  de  monsieur  le  commandant  de  Lyon  ; 
mais  réfléchissant  en  chemin  que  celui  à  qui  elle  était  adressée 
pouvait  être  absent  ou  malade,  et  qu'alors  je  serais  pins  embar- 
rassé peut-être  que  si  monsieur  le  duc  n'avait  point  écrit,  je  pris 
le  parti  d'éviter  également  Lyon  et  Besançon  ,  afin  de  n'avoir  à 
comparaître  par-devant  aucun  commandant;  et ,  prenant  entre 
les  deux  ime  route  moins  suivie  ,  je  suis  venu  ici  sans  accident, 
par  Salins  et  Pontarlier.  Je  dois  pourtant  vous  dire  qu'en  passant 
à  Dijon  il  fallut  donner  mon  nom  ,  et  qu'ayant  pris  la  plume 
dans  rintention  de  substituer  celui  de  ma  mère  à  celui  de  mon 

})ère,  il  me  fut  impossible  d'en  venir  à  bout  :  la  main  me  trem- 
blait tellement,  que  je  fus  contraint  deux  fois  de  poser  la  plume; 
enfin  le  nom  de  Rousseau  fut  le  seul  que  je  pus  écrire,  et  toute 
ma  falsification  consista  à  supprimer  le  J  d'un  de  mes  deux  pré- 
noms. Sitôt  que  je  fus  parti  ,  je  croyais  toujours  entendre  la 
maréchaussée  à  mes  trousses  ;  et  un  courrier  ayant  passé  la  même 
nuit  sous  mes  fenêtres ,  je  crus  aussitôt  qu'il  venait  m'arrêter. 
Quels  sont  donc  les  tourmens  du  crime ,  si  l'innocence  opprimée 
en  a  de  tels? 

Je  suis  arrivé  ici  dans  un  accablement  inconcevable  ;  mats , 
depuis  deux  jours  que  j'y  suis ,  je  me  sens  déjà  beaucoup  mieux  : 
l'air  natal ,  l'accueil  de  l'amitié  ,  la  beauté  des  lieux,  la  saison  , 
tout  concourt  à  réparer  les  fatigues  du  plus  triste  voyage.  Quand 
j'aurai  reçu  de  vos  nouvelles ,  que  vous  m'aurez  dit  que  vous 
m'aimez  toujours ,  que  monsieur  le  maréchal  m'aura  dit  la  même 
chose  ,  je  serai  tranquille  sur  tout  le  reste.  Quelque  malheur  qui 
m'attende  ,  une  consolation  qui  m'est  s&re  est  de  ne  l'avoir  pas 
mérité.  / 

Voilà  ,  madame  la  maréchale ,  une  lettre  pour  monsieur  le 

"' —  ^    ''     '*     *     vous  supplie  de  la  lui  fairi '^~    ^  '"'"' 

DUS  paraîtra  propre  à  lui  n 
pénétré  pour  ses  bontés.  Qi 
a  besoin  de  faveur  et  de  grâces ,  elle  est  heureuse  au  moins  de 
les  recevoir  d'une  main  dont  elle  peut  s'honorer.  Je  youdraif 
écrire  à  madame  la  comtesse  de  Boufïlers  ;  mais  l'heure  presse  , 
et  le  courrier  ne  repartira  de  huit  jours. 
K*ayaat  poiut  encore  commencé  mes  recherches  y  j'ignoit  ea 


572  CORRESPONDANCE. 

quel  lieu  je  fixerai  ma  retraite  :  de  nouvelles  courses  m'effraient 
trop  pour  la  chercher  bien  loin  d'ici.  Tout  séjour  m'est  bon 
pourvu  qu'il  soit  ignore,  et  que  l'injustice  et  la  violence  ne  vien- 
nent pas  m'y  poursuivre  ,  et  c'est  un  mallieur  qu'on  n'a  pas  à 
craindre  en  ce  pays.  Je  n'ose  vous  demander  des  nouvelles ,  je 
les  attends  horribles  ;  mais  les  jugemens  du  parlement  de  Paris 
ne  sont  pas  si  respectables  qu'on  n'en  puisse  appeler  à  l'Europe 
et  à  la  postérité.  Je  prends  la  liberté  die  vous  recommander  ma 
pauvre  gouvernante.  Dans  quels  embarras  je  l'ai  laissée,  et  quel 
Donheur  pour  elle  et  pour  moi ,  que  vous  ayez  été  à  Montmo- 
renci  dans  ces  temps  de  nos  calamités  ! 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Yverdun ,  le  17  juin  1763» 

tl  c  vous  écrivis  de  Dôle ,  monsieur  le  maréchal ,  samedi  dernier. 
Hier  je  vous  écrivis  d'ici  par  la  roule  de  Genève  ;  et  je  vous  écris 
aujourd'hui  par  la  route  de  Pontarlier.  En  voilà  maintenant  pour 
huit  jours  avant  qu'aucun  courrier  reparte.  A  l'égard  de  ceux  de 
Paris  pour  ce  pays ,  on  peut  écrire  presque  tous  les  jours  ;  il  y 
en  a  cependant  trois  de  préférence  ,  mais  le  mercredi  est  le  meil- 
leur. 

Si  quelque  chose  an  monde  pouvait  me  consoler  de  m'être  éloi- 
gné de  vous ,  ce  serait  de  retrouver  ici  ,  dans  un  digne  Suisse, 
tout  l'accueil  de  l'amitié,  et  dans  tous  les  habitansdu  pays  l'hos- 
pitalité la  plus  douce  et  la  moins  gênante.  Je  n'ai  pourtant  dit 
mon  nom  qu'à  monsieur  Roguin ,  et  je  ne  suis  connu  de  personne 
que  comme  un  de  ses  amis;  mais  je  ne  pourrai  éviter  d'être  pré- 
senté aujourd'hui  ou  demain  à  monsieur  le  bailli ,  qui  est  ici  le 
gouverneur  de  la  province.  J'espère  qu'en  m'ouvraut  à  lui  il  me 
gardera  le  secret. 

Tous  mes  arrangemens  ultérieurs  dépendent  tellement  de  la 
décision  de  mademoiselle  I^e  Yasseur,  qu'il  faut  que  j'en  sois  ins- 
truit avant  que  de  rien  faire.  Je  verrai  en  attendant  tous  les  lieux 
des  environs  ou  je  puis  chercher  un  asile  ;  mais  je  ne  le  choisirai 
qu'après  que  j'aurai  su  si  elle  veut  le  partager  ;  et ,  là-dessus ,  je 
vous  supplie  qu'il  ne  lui  soit  rien  insinué  pour  l'engager  à  vemr 
si  elle  y  a  la  moindre  répugnance  ;  car  l'empressement  de  l'avoir 
avec  moi  n'est  que  le  second  de  mes  désirs^  le  premier  sera  tou- 
jours quelle  soit  heureuse  et  contente  ,  et  je  crains  qu'elle  ne 
trouve  ma  retraite  trop  solitaire ,  qu'elle  ne  s'y  ennuie.  Si  elle 
ne  vient  pas  je  la  regretterai  toute  ma  vie;  mais  si  elle  vient , 
son  séjour  ici  ne  sera  pas  pour  moi  sans  embarras  :  cependant 
qu'à  cela  ne  tienne ,  et  fût-elle  ici  dès  demain  ! 

Une  autre  chose  qui  me  tient  en  suspens ,  c'est  le  sort  des  petits 
effets  que  j'ai  laissés  :  s'ils  me  restent,  ce  que  mademoiselle  Le  \ês* 
seur  ne  voudra  pas  et  qui  sera  d'un  plus  facile  transport  pourrait 
être  emballé  ou  encaissé,  et  envoyé  ici  par  les  soins  ne  M.  de 
Rougçinoul,  banquier,  rue  Jjcaubourg,  lequel  est  prévenu.  Mais 


^i  le  parlement  juge  à  propos  de  tout  confisquer  et  de  s'enrichir 
de  mes  guenilles,  iïfaut  que  je  pourvoie  ici  peu  à  peu,  aux  choses 
dont  j'ai  un  absolu  besoin.  Voulez-vons  bien,  monsieur  )c  ma- 
réchal,  me  faire  donner  un  mot  d'avis  sur  tout  cela,  et  vous 
charger  des  lettres  que  mademoiselle  Le  Yasseur  peut  avoir  à 
ni'écrire?Car  elle  n'apas  mon  adresse,  et  je  souhaite  qu'elle  ne  soit 
communiquée  à  personne ,  ne  voulant  plus  être  connu  que  de 
vous.  Voici  une  lettre  pour  elle.  Je  me  crois  autorisé ,  par  vos 
bontés,  à  prendre  ces  sortes  de  libertés. 

Je  ne  vous  ai  point  fait  l'histoire  de  mon  voyage;  il  n'a  rien  de 
fort  intéressant.  Je  ne  vous  renouvelle  plus  1  exposition  de  mes 
sentimens ,  ils  seront  toujours  les  mêmes.  Mon  tendre  attache- 
ment pour  vous  est  à  l'épreuve  du  temps,  de  l'cloignement ,  des 
malheurs ,  de  ces  malheurs  même  auxquels  le  cœur  d'un  hon- 
nête homme  ne  sait  point  se  préparer,  parce  qu'il  n'est  pas  fait 
pour  l'ignominie,  et  qui  l'absorbent  tout  entier  quand  ils  lui  sont 
arrivés.  £n  cachant  ma  honte  à  toute  la  terre ,  je  penserai  toujours 
à  vous  avec  attendrissement,  et  ce  précieux  souvenir  fera  ma 
consolation  dans  mes  misères.  Mais  vous ,  monsieur  le  maréchal , 
daignerez-vous  quelquefois  vous  souvenir  d'un  malheureux  pros- 
crit? 

A    MADEMOISELLE   LE   YÂSSETJR. 

YverduQ  ,  le  17  juin  176a. 

M 


1a  chère  enfant,  vons  apprendrez  avec  grand  plaisir  que  je 
suis  en  sûreté.  Puissé-je  apprendre  bientôt  que  vous  vous  por- 
tez bien  et  que  vous  m  aimez  toujours!  Je  me  suis  occupé  de  vous 
en  partant  et  durant  mon  voyage;  je  m'occupe  tout  à  présent 
du  soin  de  nous  réunir.  Voyez  ce  que  vons  voulez  faire,  et  ne 
suivez  en  cela  que  votre  inclination  ;  car  quelque  répugnance 
que  j'aie  à  me  séparer  de  vous,  après  avoir  .si  long-temps  vécu 
ensemble,  je  le  puis  cependant  sans  inconvénient,  quoimi'<ivec 
regret  ;  et  même  votre  séjour  en  ce  pays  trouve  des  difucultés 
qui  ne  m'arrêteront  pourtant  pas  s'il  vous  convient  d'y  venir. 
Consultez*vous  donc,  ma  chère  enfant,  et  voyez  si  vous  pourrez 
supporter  ma  retraite.  Si  vous  venez  je  tâcherai  de  vous  la  rendre 
douce ,  et  je  pourvoirai  même ,  autant  qu'il  sera  possible  ,  à  ce 
que  vous  puissiez  remplir  les  devoirs  de  votre  religion  aussi  sou- 
vent qu'il  vous  plaira.  Mais  si  vous  aimei  mieux  rester,  faites-le 
sans  scrupule,  et  je  concourrai  toujours  de  tout  mon  pouvoir  à 
vous  rendre  la  vie  commode  et  agréable. 

Je  ne  sais  rien  de  ce  qui  se  passe  ;  mais  les  iniqmtés  du  parle« 
ment  ne  peuvent  plus  me  surprendre,  et  il  n'y  «point  d'horrenw 
auxquelles  je  ne  sois  déjà  prépare.  Mon  enfant,  ne  me ménr^*^ 
pas  à  cause  de  ma  misère.  Les  hommes  peuvent  me  1 
tieureux ,  mais  ils  ne  sauraient  me  rendre  nA:han^ 
et  vous  savez  mieux  que  personne  que  je  n'ai  rien 

lois. 


574  CORRESPONDANCE. 

J'ignore  comment  on  aura  disposé  des  effets  qui  sont  restci 
dans  ma  maison;  j'ai  toute  confiance  en  la  complaisance  qa'a 
eue  M.  Dumoulin  de  vouloir  bien  en  être  le  gardien.  Je  crois 
que  cela  pourra  lever  bien  des  difficultés  que  aautres  auraient 
pu  faire.  Je  ne  présume  pas  que  le  parlement,  tout  injuste  qu'il 
est,  ait  la  bassesse  de  confisquer  mes  guenilles.  Cependant,  si 
cela  arrivait,  venez  avec  rien,  mon  enfant,  et  je  serai  consolé 
de  tout  quand  je  vous  aurai  près  de  moi.  Si ,  comme  je  le  crois, 
on  ferme  les  yeyx  et  qu'on  vous  laisse  disposer  du  tout ,  consul- 
tez messieurs  Matlias ,  Dumoulin,  de  la  noclie,  sur  la  manière 
de  vous  défaire  de  tout  cela  ou  de  la  plus  grande  partie,  surtout 
des  livres  et  des  gros  meubles  ,  dont  le  transport  coûterait  plus 
qu'ils  ne  valent;  et  vous  ferez  emballer  le  reste  avec  soin,  afin 
qu'il  me  soit  envoyé  par  une  voie  qui  est  connue  de  monsieur  le 
maréchal  :  mais ,  avant  tout,  vous  tâcherez  de  me  faire  parvenir 
une  malle  pleine  de  linge  et  de  bardes,  dont  j'ai  un  très-grand 
besoin ,  donnant  avec  la  malle  un  mémoire  exact  de  tout  ce 
qu'elle  contient.  Si  vous  venez ,  vous  garderez  ce  qu'il  j  a  de 
meilleur  et  qui  occupe  le  moins  de  volume,  pour  l'apporter  avec 
vous ,  ainsi  que  l'argent  que  le  reste  aura  produit ,  dont  vous 
vous  servirez  pour  votre  voyage.  Si  cela ,  joint  à  l'appoint  du 
compte  de  monsieur  de  la  Roche ,  excède  ce  qui  vous  est  néces- 
saire, vous  le  convertirez  en  lettres  de  change  par  le  banquier 
qui  dirigera  votre  voyage;  car,  contre  mon  attente  ,  j'ai  trouvé 
qu'il  faisait  ici  très-cher  vivre,  que  tout  y  coûtait  beaucoup,  et 
que  s'il  faut  nous  remonter  absolument  en  meubles  et  bardes ,  ce 
ne  sera  pas  une  petite  afiaire.  Vous  savez  qu'il  y  a  l'épinelte  et 
quelques  livres  à  restituer,  et  monsieur  Mathas,  et  le  boucher, 
et  mon  barbier  à  payer  :  je  vous  enverrai  un  mémoire  sur  tout 
cela.  Vous  avez  dû  trouver ,  dans  le  couvercle  de  la  boite  aux 
bonbons ,  trois  ou  quatre  écus  qui  doivent  suffire  pour  le  paie- 
ment du  boucher. 

Je  ne  suis  point  encore  déterminé  sur  l'asile  que  je  choisirai 
dans  ce  pays.  J'attends  votre  réponse  pour  me  fixer,  car  si  vous 
ne  veniez  pas  je  m'arrangerais  difléreuiment.  Je  vous  prie  de  té- 
moigner à  messieurs  Mathas  et  Dumoulin  ,  à  madame  de  Verde- 
liu  ,  à  messieurs  Alamanni  et  Mandard  ,  à  monsieur  et  madame 
de  la  Roche ,  et  généralement  à  toutes  les  personnes  qui  vous  pa- 
raîtront s'intéresser  à  mon  sort ,  combieu  il  m'en  a  coûté  pour 
quitter  si  brusquement  tous  mes  amis  et  un  pays  où  j'étais  bien 
voulu.  Vous  savez  le  vrai  motif  de  mon  départ  ;  si  personne  n'eût 
été  compromis  dans  celte  malheureuse  afiaire,  je  ne  serais  sûre- 
ment jamais  parti ,  n'ayant  rien  à  me  reprocher.  Ne  manquez 
pas  aussi  de  voir  de  ma  part  monsieur  le  curé  ,  et  de  lui  marquer 
avec  quelle  édification  ]'ai  toujours  admiré  son  zèle  et  toute  sa 
conduite ,  et  combien  j'ai  regretté  de  m'éloigner  d'un  pasteur  si 
respectable  dont  l'exemple  me  rendait  meilleur.  M.  Alamanni 
avait  promis  de  me  faire  taire  un  bandage  semblable  à  un  modèle 
qu'il  m'a  montré,  excepté  que  ce  qui  était  à  droite  devait  cire  à 


ANNÉE  1762.  575 

gauche  :  je  pense  que  ce  bandage  peut  trës-bien  se  faire  sans  me- 
sure  eiacte ,  en  n'ouvrant  pas  les  boutonnières ,  en  sorte  que  je 
les  pourrais  faire  ouvrir  ici  à  ma  mesure.  S'il  voulait  bien  prendre 
la  peine  de  m'en  faire  faire  deux  semblables,  je  lui  en  serais  sen- 
siblement obligé;  vous  auriez  soin  de  lui  en  rembourser  le 
prix ,  et  de  me  les  envoyer  dans  la  première  malle  que  vous  me 
ferez  parvenir.  N'oubliez  pas  aussi  les  ëtuis  à  bougies ,  et  sojes 
attentive  à  envelopper  le  tout  avec  le  plus  grand  soin. 

Adieu ,  ma  chère  enfant.  Je  me  console  un  peu  des  embarras 
oii  je  vous  laisse ,  par  les  bontés  et  la  protection  de  monsieur  le 
maréchal  et  de  madame  la  maréchale ,  qui  ne  vous  abandonne-* 
ront  pas  au  besoin.  Monsieur  et  madame  Dubettier  m'ont  para 
bien  disposés  pour  vous;  je  souhaiterais  que  vous  fissiez  les 
avances  d'un  raccommodement ,  auquel  ils  se  prêteront  sûre- 
ment :  que  ne  puis-je  les  raccommoder  de  même  avec  monsieur 
et  madame  de  la  Hoche!  Si  j'étais  resté  j'aurais  tenté  cette  bonne 
œuvre,  et  j'ai  dans  l'esprit  que  j'aurais  réussi.  Adieu  derechef.  Je 
vous  recommande  toute  chose,  mais  surtout  de  vous  conserver  et 
de  prendre  soin  de  vous. 

A  M.'mOULTOU. 

Yverduii ,  le  22  juin  lyGs* 

Kjz  que  vous  me  marquez,  cher  Moultou ,  est  à  peine  croyable. 
Quoi .  décrété  sans  être  ouï!  Et  oii  est  le  délit?  oii  sont  les  preuves? 
Genevois  ,  si  telle  est  votre  liberté,  je  la  trouve  peu  regrettable. 
Cité  à  comparaître  ,  j'étais  obligé  d  obéir ,  au  lieu  qu'un  décret 
de  prise  de  corps  ne  pi'ordonnant  rien ,  je  puis  demeurer  tran- 
quille. Ce  n'est  pas  que  je  ne  veuille  purger  le  décret ,  et  me 
rendre  dans  les  prisons  en  temps  et  lieu,  curieux  d'entendre  ce 
qti'on  peut  avoir  à  me  Are,  car  j'avoue  que  je  ne  l'imagine  pas. 
Quant  à  présent,  je  pense  qu'il  est  à  propos  de  laisser  au  conseil 
le  temps  de  revenir  sur  lui-même  ,  et  de  mieux  voir  ce  qu'il  a  fait. 
D'ailleurs  ,  il  serait  à  craindre  que  dans  ce  moment  ae  chaleur 
quelques  citoyens  ne  vissent  pas  sans  murmure  le  traitement  qui 
m'est  destiné  ,  et  cela  pourrait  ranimer  des  aigreurs  qui  doivent 
rester  à  jamais  éteintes.  Mon  intention  n'est  pas  de  jouer  un  rôle, 
mais  de  remplir  mon  devoir. 

Je  ne  puis  vous  dissimuler,  cher  Moultou,  que,  quelque  péné- 
tré que  ]e  sois  de  votre  conduite  dans  cette  aflaire  ,  je  ne  saurais 
l'approuver.  Le  zèle  que  vous  marquez  ouvertement  pour  mes 
intérêts  ne  me  fait  aucun  bien  présent ,  et  me  nuit  beaucoup  pour 
l'avenir  en  vous  nuisant  à  vous-même.  Vous  vous  ôtez  un  crédit 
que  vous  auriez  employé  très-utilement  pour  moi  dans  un  temps 
plus  heureux.  Apprenez  à  louvoyer ,  mon  jeune  ami ,  et  ne 
heurtez  jamais  de  front  les  passions  des  hommes  quand  vous 
voulez  les  ramener  à  la  raison.  L'envie  et  la  haine  sont  mainte- 
nant contre  moi  à  leur  comble.  Elles  diminueront  quand  ,  ayant 
depuis  long-temps  cessé  d'écrire,  je  commencerai  d'être  oublié  du 


57G  CORRESPONDANCE. 

public  9  et  qu'on  ne  craindra  plus  de  moi  la  vérité.  Alors,  si  je 
suis  encore  ,  vous  me  servirez  et  l'on  vous  écoutera.  Mainteoaot, 
taisez-vous  ;  respectez  la  décision  des  magistrats  et  l'opiaion  pu- 
blique; ne  m'abandonnez  pas  ouvertement,  ce  serait  une  lâcheté; 
mais  parlez  peu  de  ipoi^  n'affectez  point  de  me  défendre  ;  écri* 
vez-moi  rarement ,  et  surtout  gardez- vous  de  me  venir  voir, 
je  vous  le  défends  avec  toute  l'autorité  de  l'amitié;  enfin  ,  si  vous 
voulez  me  servir ,  servez-moi  à  ma  mode;  je  sais  mieux  que  vous 
ce  qui  me  convient. 

.  J  ai  fait  assez  bien  mon  voyage ,  mieux  que  je  n'eusse  osé  l'es- 
pérer :  mais  ce  dernier  coup  m'est  trop  sensible  pour  ne  pis 
prendre  un  peu  sur  ma  santé.  Depuis  quelques  jours  je  sens  des 
douleurs  qui  m'annoncent  peut-être  une  rechute.  C'est  grand 
dommage  de  ne  pas  jouir  en  paix  d'une  retraite  si  agréable.  Je 
suis  ici  chez  un  ancien  et  digne  patron  et  bienfaiteur  (i) ,  dont 
l'honorable  et  nombreuse  famille  m'accable,  à  son  exemple, 
d'amitiés  et  de  caresses.  Mon  bon  ami ,  que  j'aime  à  être  bien 
voulu  et  caressé  !  Il  me  semble  que  je  ne  suis  plus  malheureux 
quand  on  m'aime  :  la  bienveillance  est  douce  à  mon  cœur ,  elle 
me  dédommage  de  tout.  Cher  Moulteu ,  un  temps  viendra  peut- 
être  que  je  pourrai  vous  presser  contre  mon  sein ,  et  cet  espoir  me 
fait  encore  aimer  la  vie. 

A  M.  DE  GINGINS  DE  MOIRY. 

Yverdun  ,  le  aa  juin  1762. 

AlLonsieur, 

Vous  verrez  par  la  lettre  ci-jointe,  que  je  viens  d'être  décrété 
à  Genève  de  prise  de  corps.  Celle  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
écrire  n'a  point  pour  objet  ma  sûreté  péronnelle;  au  contraire, 
je  sais  que  mon  devoir  est  de  me  rcnare  dans  les  prisons  de  Ge- 
nève puisqu'on  m'y  a  jugé  coupable,  et  c'est  certainement  ce 
que  je  ferai  sitôt  que  je  serai  assure  que  ma  présence  ne  causera 
aucun  trouble  dans  ma  patrie.  Je  sais,  d'ailleurs ,  que  j'ai  le  bon* 
heur  de  vivre  sous  les  lois  d'un  souverain  équitable  et  éclairé 
qui  ne  se  gouverne  point  par  (es  idées  d'autrui ,  qui  peut  et  qui 
veut  protéger  l'innocence  opprimée.  Mais ,  monsieur ,  il  ne  me 
suiEt  pas  dans  mes  malheurs  de  la  protection  même  du  souve- 
rain ,  si  je  ne  suis  encore  honoré  de  son  estime ,  et  s'il  ne  me 
voit  de  bon  œil  chercher  un  asile  dans  ses  états.  C'est  sur  ce 
point,  monsieur,  que  j'ose  implorer  vos  bontés,  et  vous  snp* 
plier  de  vouloir  bien  faire  au  souverain  sénat  un  rapport  de  mes 
respectueux  sentimens.  Si  ma  démarche  a  le  malheur  de  ne  pas 
agréer  à  LL.  £E.,  je  ne  veux  point  abuser  d'une  protection 
qu'elles  n'accorderaient  qu'aux  malheureux ,  et  dont  l'homme 
ne  leur  paraîtrait  pas  digue ,  et  je  suis  prêt  à  sortir  de  leurs  états, 

(1)  M,  D.  Rogoin. 


ANNÉE  1762.  577 

même  sans  ordre  ;  mais  si  le  défenseur  de  la  cause  de  Dieu  ,  des 
lois,  de  la  vertu,  trouve  grâce  devant  elles,  alors,  supposé  cjue 
mon  devoir  ne  m'appelle  point  à  Genève  ,  je  passerai  le  reste  de 
mes  jours  dans  la  confiance  d'un  cœur  droit  et  sans  reproche  ^ 
soumis  aux  justes  lois  du  plus  sage  des  souverains. 

A  M.  MOULTOU. 

Yverdun ,  le  a4  juin  176a. 

fiNCORE  un  mot,  cher  Moultou  ,  et  nous  ne  nous  écrirons 
plus  qu'au  besoin. 

Ne  cherchez  point  à  parler  de  moi;  mais,  dans  l'occasion ,  dites 
à  nos  magistrats  que  je  les  respecterai  toujours  ,  même  injustes; 
et  à  tous  nos  concitoyens  que  je  les  aimerai  toujours  ,  même 
ingrats.  Je  sens  dans  mes  malheurs  que  je  n'ai  point  l'ame  hai- 
neuse ,  et  c'est  une  consolation  pour  moi  de  me  sentir  bon  aussi 
dans  l'adversité.  Adieu,  vertueux  Moultou;  si  mon  cœur  est 
ainsi  pour  les  autres ,  vous  devez  comprendre  ce  qu'il  est  pour 
vous. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

YverdnD  ,  le  39  juin  1763. 

J^ 'ayant  plus  à  Paris  d'autre  correspondance  qne  la  vôtre, 
monsieur  le  maréchal,  je  me  trouve  forcé  de  vous  importuner  de 
mes  commissions  ,  puisque  je  ne  puis  m'adresser  pour  cela  qu'à 
vous  seul.  Je  crois  qu'on  a  sauvé  quelques  exemplaires  de  mon 
dernier  livre.  M.  le  bailli  d' Yverdun  ,  qui  m'a  fait  l'accueil 
le  plus  obligeant ,  a  le  plus  grand  empressement  de  voir  cet 
ouvrage  ^  et  moi  j'ai  l#»plus  grand  désir  et  le  plus  grand  in- 
térêt de  lui  complaire.  J'en  ai  promis  aussi  un  à  mon  hôte  et 
ami  M.  Roguin.  Il  s'agirait  donc  d'en  faire  empaqueter  deux 
exemplaires ,  de  les  faire  porter  chez  M.  Rougemont ,  rue  Beau- 
bourg ,  en  lui  faisant  marquer  sur  une  carte  qu'il  est  prié  par 
M.  D.  Roguin  de  les  lui  faire  parvenir  par  la  voie  la  plus  courte 
et  la  plus  sure,  qui  est ,  je  pense,  le  carrosse  de  Besançon.  Pardon , 
monsieur  le  maréchal  ;  je  suis  dans  un  de  ces  momens  oui  doivent 
tout  excuser.  Mes  deux  livres  viennent  d'exciter  la  plus  grande 
fermentation  dans  Genève.  On  dit  que  la  voix  publique  est  pour 
moi  ;  cependant  ils  y  sont  défendus  tous  les  deux.  Ainsi  mes 
malheurs  sont  au  comble  j  il  ne  peut  plus  guère  m'arriver  pis. 
J'attends  avec  grande  impatience  un  mot  sur  la  déciiion  de 
mademoiselle  Le  Vasseur ,  dont  le  séjour  ici  ne  sera  pat  sans  in- 
convénient ;  mais  qu'à  cela  ne  tienne,  «t  qu'elle  fiuse  ce  qu'elle 
aimera  le  mieux. 


17 


578  CORRESPONDANCE. 

A  MADAME  CRAMER  DE  LON. 

ajaillet  1762. 

J  L  y  a  long-temps ,  madame ,  que  rien  ne  m'ëtonne  plus  cle  la  part 
des  hommes ,  pas  même  le  DÎen  quand  ils  en  font.  Heureuse- 
ment je  mets  toutes  le6  vingt- quatre  heures  un  jour  de  plus  à 
couvert  de  leurs  caprices ,  il  faudra  bientôt  qu'ils  se  dépêchent 
s'ils  veulent  me  rendre  la  victime  de  leurs  jeux  d'enfaiis. 

A  M.  MOULTOU. 

6  juillet  176t. 

Je  vois  bien  ,  cher  concitoyen  ,  que  tant  que  je  serai  malheu- 
reux ,  vous  ne  pourrez  vous  taire ,  et  cela  vraisemblablement 
m'assure  vos  soins  et  votre  correspondance  pour  le  reste  de  mes 
jours.  Plaise  k  Dieu  que  toute  votre  conduite  dans  cette  affaire 
ne  vous  fasse  pas  autant  de  tort  qu'elle  vous  fera  d'honneur.  D 
ne  fallait  pas  moins  avec  votre  estime  que  celle  de  quelques  vrais 
përes  de  la  patrie  pour  tempérer  le  sentiment  de  ma  misère  dans 
un  concours  de  calamités  que  je  n'ai  jamais  dû.  prévoir  :  la  noble 
fermeté  de  monsieur  Jalabert  ne  me  surprend  point.  J'ose  croire 
que  son  sentiment  était  le  plus  honorable  au  conseil  ,  ainsi  uae 
le  plus  équitable }  et  pour  cela  même  je  lui  suis  encore  plus  obligé 
du  courage  avec  lequel  il  l'a  soutenu.  C'est  bien  des  philosophes 
qui  lui  ressemblent  qu'on  peut  dire  que ,  s'ils  gouvernaient  les 
états  ,  les  peuples  seraient  heureux. 

Je  suis  aussi  fâché  que  touché  de  la  démarche  des  citoyens 
dont  vous  me  parlez,  lis  ont  cru  dans  cette  affaire  avoir  leurs 
propres  droits  à  défendre ,  sans  voir  qu'ils  me  faisaient  beau- 
coup de  mal.  Toutefois,  si  cette  déiJÉrche  s'est  faite  avec  la 
décence  et  le  respect  convenables,  je  la  trouve  plus  nuisible  que 
répréhensible.  Ce  qu'il  y  a  de  très- sûr  ,  c'est  que  je  ne  rai 
ni  sue  ni  approuvée,  non  plus  que  la  requête  de  ma  famille, 
quoiqu'à  dire  le  vrai,  le  refus  qu'elle  a  produit  soit  surprenant, 
et  peut-être  inouï. 

Plus  je  pesé  toutes  les  considérations ,  plus  je  me  confirme 
dans  la  résolution  de  garder  le  plus  parfait  silence.  Car  enfin 
que  pourrais-je  dire  sans  renouveler  le  crime  de  (^ham  .'  Je 
me  tairai,  cher  Moultou  ,  mais  mon  livre  parlera  pour  moi; 
chacun  y  doit  voir  avec  évidence  que  l'on  m'a  juge  sans  m'a- 
voir  lu. 

Non-seulement  j'attendrai  le  mois  de  septembre  avant  d'aller 
àOenèvo,  mais  je  ne  trouve  pas  même  ce  voyage  fort  néces- 
saire depuis  que  le  conseil  lui-même  désavoue  le  décret  ,  et 
jp  ne  suis  e;npre  en  état  d'aller  faire  pareille  corvée.  Il  faut 
êtrr  fou  dans  ma  situation  ponr  courir  à  de  nouveaux  désa- 
gréïurus  quand  le  devoir  ne  l'rxigp  pas.  J'aimerai  toujours  ma 
patrie  |  mais  je  n'en  peux  plus  revoir  le  séjour  avec  plaisir. 


ANNÉE  1762.  579 

On  a  écrit  ici  à  M.  le  bailli  que  le  sénat  de  Berne,  prévenu 
par  le  réquisitoire  imprimé  dans  la  gazette ,  doit  dans  peu 
in'envoyer  un  ordre  de  sortir  des  terres  de  la  république.  J'ai 
peine  à  croire  qu'une  pareille  délibération  soit  mise  à  exécu- 
tion dans  un  si  sage  conseil.  Sitôt  que  je  saurai  mon  sort 
j'aurai  soin  de  vous  en  instruire  :  jusque-là  gardez-moi  le  secret 
9ur  ce  point. 

Ce  réquisitoire  ou  plutôt  ce  libelle  me  poursuit  d'état  en  état, 
pour  me  faire  interdfire  partout  le  feu  et  l'eau.  On  vient  encore 
de  l'imprimer  dans  le  Mercure  de  Neuchdtel.  Est-il  possible 
qu'il  ne  se  trouve  pas  dans  tout  le  public  un  seul  ami  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité  qui  daigne  prendre  la  plume  et  montrer  les 
calomnies  de  ce  sot  libelle  ,  lesquelles  ne  pourraient  q^ifle  par  leur 
bêtise  sauver  l'auteur  du  châtiment  qu'il  recevrait  d'im  tribunal 
équitable,  quand  il  ne  serait  qu'un  particulier?  Que  doit-ce  être 
d'un  homme  qui  ose  employer  le  sacré  caractère  de  la  magistra- 
ture à  faire  le  métier  qu'il  devrait  punir  ?  Je  yous  embrasse  de 
tout  mon  cœur, 

A  M.  MOULTOU. 

Moiierft-Travers ,  le  1 1  juillet  1762. 

^VANT-HiER  ,  cher  Moultou,  je  fus  averti  que  le  lendemain 
devait  m'arriver  de  Berne  l'ordre  de  sortir  des  terres  de  la  ré- 
publique dans  l'espace  de  quinze  jours  ;  et  l'on  m'apprit  aussi 
que  cet  ordre  avait  été  donné  à  regret,  aux  pressantes  Sollicita- 
tions du  conseil  de  Genève.  Je  jugeai  qu'il  me  convenait  de  le 
prévenir  ;  et  avant  que  cet  ordre  arrivât  à  Yverdun  j'étais  hors 
du  territoire  de  Berne.  Je  suis  ici  depuis  hier ,  et  j'y  prends  ha- 
leine jusqu'à  ce  qu'il  plaise  à  messieurs  de  Voltaire  et  Tronchia 
de  m'^  poursuivre  et  d^jp'en  faire  chasser^  ce  que  je  ne  doute 
pas  qui  n'arrive  bientôt,  j^ai  reçu  votre  lettre  du  7  :  n'avez- vous 
pas  reçu  la  mienne  du  6  ?  Ma  situation  me  force  à  consentir  que 
vous  écriviez  ,  si  vous  le  jugez  à  propos  ,  pourvu  que  ce  soit 
d'une  manière  convenable  à  vous  et  à  moi ,  sans  emportemens , 
sans  satires  ,  surtout  sans  éloges  ,  avec  douceur  et  disnité,  avec 
force  et  sagesse  ;  enfin ,  comme  il  convient  à  an  ami  de  la  jus- 
tice, encore  plus  que  de  l'opprimé.  Du  reste,  je  ne  veux  point  voir 
cet  ouvrage;  mais  je  dois  vous  avertir  que  ,  si  vous  l'exécutez 
comme  j'imagine  ,  il  immoirtalisera  votre  nom  (car  il  faut  vous 
nommer  on  ne  pas  écrire).  Mais  vous  serez  un  homme  perdu. 
Pensez-y.  Adieu,  cher  Moultou. 

Yous  pouvez  continuer  de  m'écrire  sous  le  pli  de  M.  Roguin^ 
ou  ici  directement  ;  mais  écrivez  rarement. 

AU  MÊME. 

Motiers.Travers,le  i5  juillet  1761. 

Votre  dernière  lettre  m'afflige  fort ,  cher  Moultou.  J'ai  tort 
dans  les  termes  ,  je  le  sens  bien  ;  mais  ceux  d'un  ami  doivent-ils 


58i>  CORRESPONDANCE. 

être  si  durement  interprétés ,  et  ne  deviez-voos  pas  vous  dire  k 
vous-même ,  S'il  dit  mal ,  il  ne  pense  pas  ainsi  ? 

Quand  j'ai  demandé  s'il  ne  se  trouverait  pas  un  ami  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité  pour  prendre  ma  défense  contre  le  réquisi- 
toire ,  j'imaginais  si  peu  que  ce  discours  eût  quelq^ue  trait  à  vous, 
que 
ai  él 

précédente. 

reille  entreprise  vous  fût  praticable  en  cette  occasion  ,  et  d'au- 
tant moins  que  mes  défenseurs ,  si  jamais  j'en  ai  ,  ne  doivent 
point  être  anouimes.  Mais  sachant  que  vous  voyez  et  connaisses 
des  gens  de  léltres ,  j'ai  pensé  que  vous  pourriez  exciter  ou  en- 
courager é|i  quelqu'un  d  eux  l'idée  de  faire  ce  que  ,  sans  impru- 
dence ,  vous  ne  pouvez  faire  vous-même  ;  et  que ,  si  le  projet 
était  bien  exécuté ,  il  vous  remercierait  quelque  jour  peut-être 
de  le  lui  avoir  suggéré. 

Cependant,  comme  personne  ne  connaît  mieux  que  vous 
votre  situation  et  vos  risques ,  que  d'ailleurs  cette  entreprise  est 
belle  et  honnête ,  et  que  je  ne  connais  personne  au  monde  qui 
puisse  mieux  que  vous  s'en  tirer  et  s'en  faire  honneur ,  si  vous 
avez  le  courage  de  la  tenter  après  l'avoir  bien  examinée  »  je  ne 
m'y  oppose  pas,  persuadé  que,  selon  l'état  des  choses  que  )e  ne 
connais  point  et  que  vous  pouvez  connaître  ,  elle  peut  vous  êtfe 
plus  glorieuse  que  périlleuse.  C'est  à  vous  de  bien  peser  tout 
avant  que  de  vous  résoudre.  Mais  comme  c'est  votre  avis  que 
vous  devez  dire,  et  non  pas  le  mien,  je  persiste  dans  la  résolu- 
tion de  ne  pas  me  mêler  ae  votre  ouvrage ,  et  de  ne  le  voir  qu'avec 
le  public. 

Ce  que  M.  de  Voltaire  a  dit  à  madame  d'Anville  sur  la  déli^ 
bération  du  sénat  de  Berne  à  mon  suMt  n'est  rien  moins  que 
vrai ,  et  il  le  savait  mieux  que  personne.  Le  9  de  ce  mois ,  INI.  le 
bailli  d'Yverdun,  homme  d  un  mérite  rare,  et  que  j'ai  vu  s'atten- 
drir sur  mon  sort  jusqu'aux  larmes,  m'avoua  qu'il  devait 
recevoir  le  lendemain  et  me  signifier  le  même  jour  l'ordre  de 
sortir  dans  quinze  jours  des  terres  de  la  république.  Mais  il  est 
vrai  que  cet  avis  n'a  pas  passé  sans  contradiction  ni  sans  mur- 
znure  ,  et  qu'il  y  a  eu  peu  d'approbateurs  dans  le  deux— cent,  et 
aucun  dans  le  pays.  Je  partis  le  même  jour  9,  et  le  lendemain 
j'arrivai  ici ,  oii ,  malgré  l'accueil  qu'on  m'y'  fait ,  j'aurais  tort 
de  me  croire  plus  en  sûreté  qu'ailleurs.  Mylord  maréchal  attend 
à  mon  sujet  des  ordres  du  roi,  et,  en  attendant,  m'a  écrit  la 
réponse  la  plus  obligeante. 

Comment  pouvez-vous  penser  que  ce  soit  par  rapport  à  moi 
que  je  veux  suspendre  notre  correspondance?  Jugez- vous  que 
j  aie  trop  de  consolations  pour  vouloir  encore  m'ôter  les  vôtres? 
Si  vous  ne  craignez  rien  pour  vous,  écrivez,  je  ne  demande  pas 
mieux  5  et  surtout  n'allez  pas  sans  cesse  interprétant  si  mal  les 
sentimens  de  votre  ami.  Donnez  mon  adresse  à  M.  L'Steri.  Je  ne 
me  cache  point;  on  m'écrit  même. et  l'on  peut  m'écrire  ici  di- 


ANNEE  1762.  58i 

reclement  sans  enveloppe^  je  souhaite  seulement  que  tons  les 
désœuvrés  ne  se  mettent  pas  à  écrire  comme  ci-devant  :  aussi- 
bien  ne  répondrai-je  qu'à  mes  amis ,  et  je  ne  puis  être  exact 
même  avec  eux.  Adieu  ;  aimez-moi  conmie  je  vous  aime ,  et  de 
grâce  ne  m'affligez  plus. 

Remerciez  pour  moi  M.  Usteri ,  je  vous  prie.  Je  ne  rejette 
point  ses  offres;  nous  en  pourrons  reparler. 

A  M.  DE  GINGINS  DE  MOIRT, 

Membre  du  conseil  souverain  de  la  république  de  Berne , 

et  seigneur  bailli  à  Yverdun. 

Motiers,  ai  juillet  1762. 

«l'usE,  monsieur,  de  la  permission  que  vous  m'avez  donnée  de 
rappeler  à  votre  souvenir  un  homme  dont  le  cœur  plein  de  vous 
et  de  vos  bontés  conservera  toujours  chèrement  les  sentimens  que 
vous  lui  avez  inspirés.  Tous  mes  malheurs  me  viennent  d'avoir 
trop  bien  pensé  des  hommes.  Ils  me  font  sentir  combien  je 
m'étais  trompé.  J'avais  besoin ,  monsieur ,  de  vous  connaître , 
vous  et  le  petit  nombre  de  ceux  qui  vous  ressemblent ,  pour  ne 
pas  me  reprocher  une  erreur  qui  m'a  coûté  si  cher.  Je  savais 
qu'on  ne  pouvait  dire  impunément  la  vérité  dans  ce  siècle  ,  ni 
peut-être  dans  aucun  autre  :  je  m'attendais  à  souffrir  pour  la 
cause  de  Dieu  ;  mais  je  ne  m'attendais  pas ,  je  l'avoue ,  aux  traite- 
xnens  inouïs  que  je  viens  d'éprouver.  De  tous  les  niaux  de  la  vie 
humaine ,  l'opprobre  et  les  affronts  sont  les  seuls  auxquels  l'hon- 


par  des  hommes  ctablif  pour  vengei 
un  malfaiteur  dans  mon  propre  pays  que  j'ai  tâché  d'honorer , 
poursuivi ,  chassé  d'asile  en  asile ,  sentant  à  la  fois  mes  propres 
maux  et  la  honte  de  ma  patrie,  j'avais  l'ame  émue  et  troublée, 
j'étais  découragé  sans  vous.  Homme  illustre  et  respectable ,  vos 
consolations  m  ont  fait  oublier  ma  misère,  vos  discours  ont  élevé 
mion  cœur,  votre  estime  m'a  mis  en  état  d'en  demeurer  toujours 
digne  :  j'ai  plus  gagné  par  votre  bienveillance  que  je  n'ai  perdu 
par  mes  malheurs.  Vous  me  la  conserverez,  monsieur,  je  l'es- 
père, malgré  les  hurlemens  du  fanatisme  et  |[es  adroites  noir- 
ceurs de  l'impiété.  Vous  êtes  trop  vertueux  pour  me  haïr  d'oser 
croire  en  Dieu  ^  et  trop  sage  pour  me  punir  d'user  de  la  raison 
qu'il  m'a  donnée. 


582  CORRESPONDANCE. 

A  MYLORD-MARÉCHAL. 

Vitam  impendere  vtrû» 
J  aille!  i762« 


M 


TLORD  , 


Un  pauvre  auteur  proscrit  de  France ,  de  sa  patrie ,  du  cantom 
de  Berne, ^our  avoir  dit  ce  qu'il  pensait  être  utile  et  bon,  vient 
chercher  un  asile  dans  les  états  du  roi.  Mylord,  ne  me  l'accordex 
pas  si  je  suis  coupable ,  car  je  ne  demande  point  de  grâce  et  ne 
crois  point  en  avoir  besoin  ;  mais ,  si  je  ne  suis  qu'opprimé ,  il 
est  digne  de  vous  et  de  sa  majesté  de  ne  pas  me  refuser  le  feu  et 
l'eau  qu'on  veut  m'ôter  par  toute  la  terre.  J'ai  cru  vous  devoir 
déclarer  ma  retraite  et  mon  nom  trop  contiu  par  mes  malheurs: 
ordonnez  de  mon  sort ,  je  suis  soumis  à  vos  ordres;  mais  si  vous 
m'ordonnez  aussi  de  partir  dans  l'état  oii  je  suis,  obéir  m'est 
impossible,  et  je  ne  saurais  plus  oii  fuir. 

Daignez ,  mjlord  ,  agréer  les  assurances  de  mon  profond 
respect. 

A  M 

Motiert,  juillet  1763. 

«J  'ai  rempli  ma  mission  ,  monsieur,  j'ai  dit  tout  ce  que  j'avais  à 
dire;  je  regarde  ma  carrière  comme  finie;   il  ne  me  reste  plus 

3u'à  souffrir  et  mourir;  le  lieu  011  cela  doit  se  faire  est  assez  in» 
iflférent.  11  importait  peut-être  que,  parmi  tant  d'auteurs 
menteurs  et  lâches,  il  en  existât  un  d'une  autre  espèce  qui  osât 
dire  aux  hommes  les  vérités  utiles  qui  feraient  leur  bonheur  s'ils 
savaient  les  écouter.  Mais  il  n'importait  pas  que  cet  homme  ne 
fût  point  persécuté;  au  contraire,  on  m'accuserait  peut-être 
d'avoir  calomnié  mon  siècle  si  mon  histoire  même  n  en  disait 
plus  que  mes  écrits;  et  je  suis  presque  obligé  à  mes  contempo- 
rains de  la  peine  qu'ils  prennent  à  justifier  mon  mépris  pour 
eux.  On  en  lira  mes  écrits  avec  plus  de  confiance.  On  verra 
même,  et  j'en  suis  fâché,  que  j'ai  souvent  trop  bien  pensé  des 
hommes.  Quand  je  sortis  de  France  je  voulus  honorer  de  ma 
retraite  l'état  de  l'Europe  pour  lequel  j'avais  le  plus  d'estime, 
et  j'eus  la  simplicité  de  croire  être  remercié  de  ce  choix.  Je  me 
suis  trompé;  n'en  parlons  plus.  Vous  vous  imaginez  bien  que 
je  ne  suis  pas,  après  cette  épreuve,  tenté  de  me  croire  ici  plus 
solidement  établi.  Je  veux  renSre  encore  cet  honneur  à  votre 
pays  de  penser  que  la  sûreté  que  je  n'y  ai  pas  trouvée  ne  se  trou- 
vera pour  moi  nulle  part.  Ainsi,  si  vous  voulez  que  nous  nous 
voyions  ici,  venez  taudis  qu'on  m'y  laisse;  je  serai  charmé  de 
vous  embrasser. 

Quant  à  vous,  monsieur,  et  à  votre  estimable  société,  je  suis 
toujours  à  votre  égard  dans  les  mêmes  dispositions  oii  je  vous 


ANNÉE  17G2.  58Î 

«cri  vis  de  Montmonmci  ;  \e  prendrai  toujours  un  Teritable  in  té-» 
rét  au  succès  de  votre  entreprise^  et  si  je  n'avais  formé  l'inébran- 
lable resolution  de  ne  plus  écrire,  à  moins  aue  la  furie  de  mes 
persécuteurs  ne  me  force  à  reprendre  enfin  la  plume  pour  ma 
défense ,  je  me  ferais  un  honneur  et  un  plaisir  d'y  contribuer  ; 
mais ,  monsieur ,  les  maux  et  l'adversité  ont  achevé  de  m'ôter  le 

?eu  de  vigueur  d'esprit  qui  m'était  resté  ^  je  ne  suis  plus  qu'un 
tre  végétatif,  une  machine  ambulante;  il  ne  me  reste  qu'un 
peu  de  chaleur  dans  le  cœur  pour  aimer  mes  amis  et  ceux  qui 
méritent  de  l'être;  j'eusse  été  bien  réjoui  d'avoir  à  ce  titre  le 
plaisir  de  yous  embrasser. 

   MADAME    LA   MARÉCHALE    DE   LUXEMBOURG. 

Moliers-Trareri^  21  jaillet  1762« 

UE  me  hâte  de  vous  apprendre,  madame  la  maréchale,  qut 
mademoiselle  Le  Vasseur  est  arrivée  ici  hier  en  assez  bonne  santés 
et  le  cœur  plein  de  nouveaux  sentimens,  qu'elle  m'aurait  com- 
mi uniques  si  les  miens  pour  vous  étaient  susceptibles  d'augmen- 
tation ,  et  si  vos  bontés  et  celles  de  monsieur  le  maréchal  n'avaient 
pas  dès  long-temps  atteint  la  mesure  oii  les  augmentations  n'a- 
joutent plus  rien.  Elle  m'a  apporté  un  reçu  de  M.  de  Rougemont 
d'une  somme  trop  considérable  pour  être  fort  bien  en  règle , 

Îmisque  entre  autres  articles  M.  de  la  Roche  remboursé  en  entier 
es  six  cents  francs  que  je  lui  remis  au  voyage  de  pâque  sans  faire 
aucune  déduction  aes  déboursés  qu'il  a  faits  pour  mes  habits 
d'Arménien  ;  erreur  sur  laquelle  j'attends  éclaircissement  et 
redressement. 

Yous  avez  su ,    madame  la  maréchale ,  que  y  pour  prévenir 
l'ordre  qui  venait  de  m'étre  signifié  de  sortir  du  canton  ae  Berne 
sous  quinzaine,  je  suis  venu  avant  l'intimation  de  cet  ordre  me 
réfugier  dans  les  états  du  roi  de  Prusse ,  où  mylord  maréchal 
d'Ecosse,  gouverneur  du  pays,  m'a  accordé  avec  toute  sorte 
d'honnêtetés  la  permission  de  demeurer  jusqu'à  la  réception  des 
ordres  du  roi ,  auquel  il  a  donné  avi^  de  mon  arrivée.  Ln  atten— 
dant,  voici  le  second  ménage  dont  je  commence  l'établissement: 
si  l'on  me  chasse  de  celui-ci  je  ne  sais  plus  où  aller,  et  je  dois 
m'attendre  qu'on  me  refusera  le  feu  et  l'eau  par  toute  la  terre. 
L'équitable  et  judicieux  réquisitoire  de  M.  Joly  de  Fleuri  a  pro- 
duit tous  ces  enets  :  il  a  donné  une  telle  horreur  pour  mon  livre , 
qu'on  ne  peut  se  résoudre  à  le   lire,  et  qu'on  n'a  rien  de  plus 
pressé  à  faire  que  de  proscrire  l'auteur  comme  le  dernier  des 
scélérats.  Quand  enfin  quelque  téméraire  ose  faire  celte  abomi- 
nable lecture  et  en  parler ,  tout  surpris  de  ce  qu'on  trouve  et  de 
ce  qu'on  a  fait,  on  s'en  repent,  comme  il  est  arrivé  à  Genève  , 
et  comme  il  arrive  actuellement  à  Berne;  on  maudit  le  réquisi- 
toire et  son  fat  auteur  :  mais  l'infortuné  n'en  demeure  pas  moins 
proscrit  :  et  vous  savez  que  la  maxime  la  plus  fonda menlalc  de: 
tout  gouvernement  est  de  ne  jamais  revenir  des  sottises  qu'il  n 


584  CORRESPONDANCE. 

faites.  Du  reste,  c'est  le  polichinelle  Voltaire  et  le  compèîe 
Tronchin  qui ,  tout  doucement  et  derrière  la  toile ,  ont  mis  en 
jeu  toutes  les  autres  marionnettes  de  Genève  et  de  Berne  :  celles 
de  Paris  sont  menées  aussi ,  mais  plus  adroitement  encore ,  par 
un  autre  arlequin  que  vous  connaissez  bien.  Reste  k  savoir  s'il 
y  a  aussi  des  marionnettes  à  Berlin.  Je  vous  demande  pardon  de 
mes  folies)  mais,  dans  l'état  où  je  suis  ,  il  faut  s'égayer  on  s'é- 
gorger. 

J  ai  envoyé  ci-devant  à  M.  le  maréchal  copie  d'ane  lettre  d'un 
membre  de  notre  conseil  des  deux-cent  au  sujet  de  mon  Conùnâ 
social.  Cette  lettre  avant  fait  beaucoup  de  bruit,  l'auteur  a  pris 
noblement  le  parti  cle  la  reconnaître  par-devant  nos  quatre  syn* 
dics  :  aussitôt  l'affaire  est  devenue  criminelle,  et  Ton  est  mainte- 
nant  occupé  et  embarrassé  peut-être  &  former  un  tribunal  pour 
la  juger.  Trop  intéressé  dans  tout  cela ,  je  suis  suspect  en  jugeant 
mes  juges;  mais  j'avoue  que  les  Genevois  me  paraissent  deveous 
fous.  Quoi  qu'il  en  soit ,  qu'on  fasse  tout  ce  qu'on  voudra ,  je  ne 
dirai  rien,  je  n'écrirai  point,  je  resterai  tranquille  :  tout  ceci 
me  parait  trop  violent  pour  pouvoir  durer. 

Excusez,  madame  la  maréchale,  mes  longues  jérëmiades.  Avec 
qui  épancherais-je  mon  cœvtt  si  ce  n'était  avec  tous?  Je  n'ai  pas 
peur  qu'elles  vous  ennuient,  mais  qu'elles  ne  vous  chagrineDt: 
encore  un  coup  ceci  ne  saurait  durer.  Après  les  peines  vient  U 
repos;  cette  alternative  n'a  jamais  manqué  dans  ma  vie  :  et  il 
me  reste  un  espoir  très-solide,  c'est  que  mon  sort  ne  peut  plas 
changer  qu'en  mieux ,  à  moins  que  vous  ne  vinssiez  à  m'oublier, 
malheur  que  j'ai  d'autant  moins  à  craindre  que  je  ne  l'endure- 
rais pas  long-temps.  Après  vos  bontés  et  celles  de  monsieur  le 
maréchal,  rien  n  a  tant  pénétré  mon  ame  que  celles  que  M.  le 
prince  de  Conti  a  daigné  étendre  jusqu'à  mademoiselle  Le  Yas- 
seur.  Pour  madame  la  comtesse  de  Boufflers  il    faut   l'adorer. 
£h  !  pourquoi  me  plaindre  de  mes  malheurs?  ils  m'étaient  né- 
cessaires pour  sentir  tout  le  prix  des  biens  qui  m'étaient  laissés. 

On  peut  m'écrire  en  droiture  à  Motiers-Travers  sous  mon 
nom,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  sous  le  couvert  de  M.  le  major 
Girardier;  mais  il  faut  que  les  lettres  soient  affranchies  jusqu'à 
Pontarlier.  Il  ne  m'est  encore  arrivé  aucune  malle. 

(i)  Quand  M.  de  la  Tour  a  voulu  faire  graver  mon  portrait 
je  m'y  suis  opposé  ;  j'y  consens  maintenant  si  vous  le  jugez  à 
propos,  pourvu  qu'au  lieu  d'y  mettre  mon  nom  Ton  n'y  mette 
que  ma  devise  :  ce  sera  désormais  assez  me  nommer. 

Le  nom  de  ma  demeure  doit  être  écrit  ainsi  : 
j4  Motiers'Travers ,  par  Pontarlier, 

(i)  Sur  le  dos  do  la  lettre. 


ANNÉE  i7(ta.  585 

A  M.  MOULTOU. 

Motien ,  le  s4  juillet  1762. 

Lja  lettre  ci-jointe ,  mon  bon  ami ,  a  été  occasionnée  par  une 
de  M.  Marcet ,  dans  laquelle  il  me  rapporte  celle  qu'il  a  écrite  à 
Genève  au  sujet  du  triounal  légal  qu  on  dit  devoir  être  formé 
contre  M.  Pictet.  Comme  depuis  fort  long-temps  je  n'ai  eu  nulle 
correspondance  avec  M.  Marcet ,  et  que  j'ignore  quelle  est  au- 
jourd'hui sa  manière  de  penser  ,  j'ai  cru  devoir  vous  adresser  la 
lettre  que  je  lui  écris  y  pour  être  envoyée  ou  supprimée  comme 
vous  le  jugerez  à  propos.  Au  reste  ne  soyez  pas  surpris  de  me 
voir  changer  de  ton;  mon  expulsion  du  canton  ae  Berne ,  laquelle 
vient  certainement  de  Genève ,  a  comblé  la  mesure.  Un  état  dans 
lequel  le  poëte  et  le  jongleur  régnent  ne  m'est  plus  rien  ;  il  vaut 
mieux  que  j'y  sois  étranger  qu'ennemi.  Que  la  crainte  de  nuire 
à  mes  intérêts  dans  ce  pays-là  ne  vous  empêche  donc  pas  d'en- 
voyer la  lettre ,  si  vous  n  avez  nulle  autre  raison  pour  la  suppri- 
mer. Je  jugerai  désormais  de  sang-froid  toutes  les  folies  qu'ils 
vont  faire,  et  je  les  jugerai  comthe  s'il  n'était  pas  question  de  moi. 

Si  vous  persistez  dans  le  projet  que  vous  aviez  formé ,  je  vous 
recommande  sur  toute  chose  le  réquisitoire  de  Paris,  fabriqué  à 
Montmorenci  par  deux  prêtres  déguisés  qui  font  la  gazette  ecclé- 
siastique ,  et  qui  m'ont  pris  en  hame  parce  que  je  n  ai  pas  voulu 
me  faire  janséniste.  Il  ne  faut  pourtant  pas  dire  tout  cela ,  du 
moins  ouvertement  ;  mais  en  montrant  combien  ce  libelle  est 
calomnieux  et  méchant ,  il  n'est  pas  défendu  de  montrer  combien 
il  est  bête.  Du  reste  ,  parlez  peu  de  Genève  et  de  ce  qui  s'y  est 
fait ,  de  même  qu'à  Berne  et  même  à  Neuchâtel ,  011  l'on  vient 
aussi  de  défendre  mon  livre.  Il  faut  avouer  que  les  prêtres  papis- 
tes ont  chez  les  réformés  des  recors  bien  zélés. 

Je  n'aimerais  pas  trop  que  votre  ouvrage  fût  imprimié  à  Zurich , 
ou  du  moins  qu  il  ne  le  fut  que  là  ;  car  ce  serait  le  moyen  qu'il 
ne  fût  connu  qu'en  Suisse  et  à  Genève.  J'aimerais  bien  mieux 
qu'il  se  répandit  en  France  et  en  Angleterre  ,  ou  je  suis  un  pea 
plus  en  honneur.  Ne  pourriez-vous  pas  vous  adresser  à  Rey  y  sur- 
tout si  vous  vous  nommez  ?  Car ,  si  vous  gardez  l'anonime ,  il 
ne  faudrait  peut-être  pas  vous  servir  de  lui  de  peur  qu'on  ne  crût 
que  l'ouvrage  vient  de  moi.  Du  reste  ,  travaillez  avec  confiance  9 
et  n'allez  pas  vous  figurer  que  vous  manquez  de  talent;  vous  en 
avez  plus  que  vous  ne  pensez.  D'ailleurs  l'amourdu  bien,  la  vertu, 
la  générosité  vous  élèveront  l'ame.  Vous  songerez  que  vous  dé- 
fendez l'opprimé ,  que  vous  écrivez  pour  la  vérité  et  pour  votre 
ami  ;  vous  traiterez  un  sujet  dont  vous  êtes  digne;  et  je  suis  bien 
trompé  dans  mon  espérance  si  vous  n'effacez  votre  client.  Surtout 
ne  vous  battez  pas  les  flancs  pour  faire.  Soyez  simple ,  et  aimes- 
moi.  Adieu. 

Convenons  que  nous  ne  parlerons  plus  de  cet  écrit  danf  nos 


58G  CORRESPONDANCE. 

lettres  ,  de  peur  qu'elles  ne  soieat  vues;  car  je  croîs  qu'il  faut  du 
secret. 

Apres  un  long  silence  je  viens  de  recevoir  de  M.  Vcrncs  une 
lettre  de  bavardage  et  de  cafardise  ,  qui  m'achève  de  dévoiler  le 
pauvre  homme.  Je  m'étais  bien  trompe  sur  son  compte.  Ses  di- 
recteurs l'ont  chargé  de  me  tirer ,  comme  on  dit ,  les  vers  do  nés. 
Vous  vous  doutez  bien  qu'il  n'aura  pas  de  réponse. 

A  M,  MERCET. 

Vitam  impendere  v^ro. 

V  OTRE  lettre ,  monsieur,  stir  l'affaire  de  monsieur  Pictet ,  est  ju- 
dicieuse ;  elle  va  trës-bien  au  fait.  Permettez-moi  d'y  ajouter 
quelques  idées  pour  achever  de  déterminer  l'état  de  la  question. 

1.  La  doctrine  de  la  profession  de  foi  du  vicaire  savoyard  est- 
elle  si  évidemment  contraire  à  la  religion  établie  à  Genève  ,  que 
cela  n'ait  pas  même  pu  faire  tine  question ,  et  que  le  conseil , 
quand  il  s'agissait  de  l'honneur  et  du  sort  d'un  citoyen ,  ait  dû  sur 
cet  article  ne  pas  même  consulter  les  théologiens  r 

2.  Supposé  que  cette  doctrine  y  soit  contraire  ,  est-il  bien  sdr 
que  J.  J.  Rousseau  en  soit  l'auteur?  L'est-il  même  qu'il  soit  l'au- 
teur du  If^rre  qui  porte  son  nom  ?  Ne  peut-on  pas  faussement 
imprimer  le  nom  d  un  homme  à  fa  tête  d'un  livre  qui  n'est  pas 
de  lui  ?  Ne  convenait-il  pas  de  commencer  par  avoir  ou  des  preuves 
ou  la  déclaration  de  l'accusé  ,  avant  de  procéder  contre  sa  per- 
sonne ?  On  dirait  qu'on  s'est  hâté  de  le  décréter  sans  l'entendre 
de  peur  de  le  trouver  innocent. 

3.  Le  cas  du  parlement  de  Paris  est  tout-à-fait  différent ,  et 
n'autorise  point  la  procédure  du  conseil  de  Genève.  Le  parlement 
ayant  prétendu,  je  ne  sais  sur  quel  fondement,  que  le  livre  était 
imprimé  dans  le  royaume  sans  approbation  ni  permission  ,  avait 
ou  croyait  avoir  à  ce  titre  inspection  sur  le  livre  et  sur  l'auteur. 
Cependant  tout  le  monde  convient  qu'il  a  comniis  une  irrégula- 
rité choquante  en  décrétant  d'abord  de  prise  de  corps  celui  qu'il 
devait  premièrement  assigner  pour  être  oui.  Si  cette  procédure 
était  légitime  ,  la  liberté  de  tout  honnête  homme  serait  toujours 
à  la  merci  du  premier  imprimeur.  On  dira  que  la  voix  publique 
est  unanime ,  et  que  celui  à  qui  l'on  attribue  le  livre  ne  le  desa- 
voue pas.  Mais,  encore  une  tois,  avant  que  de  flétrir  l'honneur 
d'un  homme  irréprochable,  avant  que  d'attenter  à  la  liberté  d'un 
citoyen,  il  faudrait  quelque  preuve  positive  :  or  la  voix  publique 
n'en  est  pas  une  ;  et  nul  n'est  tenu  de  répondre  lorsqu'il  n  est 
pas  interrogé.  Si  donc  la  procédure  du  parlement  de. Paris  est  ir- 
régulière en  ce  point ,  comme  il  est  incontestable,  que  dirons- 
nous  de  celle  du  conseil  de  Genève  qui  n'a  pas  le  moindre  pré- 
texte pour  la  fonder?  Quelquefois  on  se  hâte  de  décréter  légère- 
ment un  accusé  qu'on  peut  saisir,  de  peur  qu'il  ne  s'échappe  ; 
mais  pourquoi  le  décréter  absent ,  à  moins  que  le  délit  ne  soit  de 
la  deraière  évidence  ?  Ce  procédé  yioleut  e^t  sans  prétexte  ainsi 


ANNÉE  17G2.  587 

oue  sans  raison.  Quand  le  public  juge  avec  ëtourderie ,  il  est 
a*autant  moins  permis  aux  tribunaux  de  Timiter,  que  le  public  se 
rétracte  comme  il  juge  ;  au  lieu  que  la  première  maxime  de  tous 
les  gouvernemens  du  .monde  est  d'entasser  plutôt  sottise  sur  sot- 
tise que  de  convenir  jamais  qu'ils  en  ont  fait  une^  encore  moins 
de  la  réparer. 

4.  Maintenant  supposons  le  livre  bien  reconnu  pour  être  de  l'au- 
teur dont  il  porte  le  nom  :  il  s'agit  ensuite  de  savoir  si  la  profes- 
sion de  foi  en  est  aussi.  Autre  preuve  positive  et  juridique,  in- 
dispensable en  cette  occasion  :  car  enfin  l'auteur  du  livre  ne  s'y 
donne  point  pour  celui  de  la  profession  de  foi;  il  déclare  que  c'est 
un  écrit  qu'il  transcrit  dans  son  livre  ;  et  cet  écrit ,  dans  le  préam- 
bule, paraît  lui  être  adressé  par  un  de  ses  concitoyens.  Voilà 
tout  ce  qu'on  peut  inférer  de  l'ouvrage  même  ;  aller  plus  loin 
c'est  devmer  ;  et  si  Ton  se  mêle  une  fois  de  deviner  dans  les  tri- 
bunaux, que  deviendront  les  particuliers  qui  n'auront  pas  le  bon- 
beur  de  plaire  aux  magistrats  ?  Si  donc  celui  qui  est  nommé  à  la 
tête  du  livre  oii  se  trouve  la  profession  de  foi  doit  être  puni  pour 
l'avoir  publiée  ,  c'est  comme  éditeur  et  non  comme  auteur;  on 
n'a  nul  droit  de  regarder  la  doctrine  qu'elle  contient  comme 
étant  la  sienne  ,  surtout  après  la  déclaration  qu'il  fait  lui-même 
qu'il  ne  donne  point  celle  profession  de  foi  pour  règle  les  senti- 
mens  qu'on  doit  suivt*e  en  matière  de  religion  ;  et  il  dit  pourquoi 
il  la  donne.  Mais  on  imprime  tous  les  jours  dans  Genève  des  livres 
catholiques  ,  même  de  controverse  ,  sans  que  le  conseil  cherche 

3uerelle  aux  éditeurs.  Par  quelle  injuste  partialité  punit-on  l'é- 
iteur  genevois  d'un  ouvrage  prétendu  hétérodoxe,  imprime  en 
pays  étranger,  sans  rien  dire  aux  éditeurs  genevois  d'ouvrages  in- 
contestablement hétérodoxes  ,  imprimés  dans  Genève  môme? 

5.  A  l'égard  du  Contrat  social,  l'auteur  de  cet  écrit  prétend 
u'une  religion  est  toujours  nécessaire  à  la  bonne  constitution 
'un  état.  Ce  sentiment  peut  bien  déplaire  au  poète  Voltaire ,  au 

jongleur  Tronchin ,  et  à  leurs  satellites;  mais  ce  n'est  pas  par  là' 
qu'ils  oseront  attaquer  le  livre  en  public.  L'auteur  examine  en- 
suite quelle  est  la  religion  civile  sans  laquelle  nul  état  ne  peut- 
être  bien  constitué.  11  semble,  il  est  vrai,  ne  pas  croire  que  le 
christianisme  ,  du  moins  celui  d'aujourd'hui ,-  soit  cette  religion 
civile,  indispensable  à  toute  bonne  législation  :  et  en  effet  beau- 
coup de  gens  ont  regardé  jusqu'ici  les  républiques  de  Sparte  et 
de  Rome  comme  bien  constituées,  quoiqu'elles  ne  crussent  pas 
en  Jésus-Christ.  Supposons  toutefois  qu  en  cela  l'auteur  se  soit 
trompé  :  il  aura  fait  une  erreur  en  politique;  car  il  n'est  pas  ici 
question  d'autre  chose.  Je  ne  vois  point  oii  sera  l'hérésie,  encore 
moins  le  crime  à  punir. 

6.  Quant  aux  principes  de  gouvernement  établis  dans  cet  ou- 
vrage ,  ils  se  réduisent  à  ces  deux  principaux  :  le  premier ,  que 
légitimement  la  souveraineté  appartient  toujours  au  peuple  ;  le 
second,  que  le  gouvernement  aristocratique  est  le  meilleur  de 
tous.  Peut-être  importerait-il  beaucoup  au  peuple  de  Genève  , 


3 


588  CORRESPONDANCE. 

et  même  à  ses  magistrats,  desavoir  précisément  en  ^ooi  qael- 
qu*un  d'eux  trouve  ce  livre  blâmable  et  son  auteur  cruninel.  Si 
vêtais  procureur-général  de  la  république  de  Genëye  ,  et  qu'on 
bourgeois ,  quel  qu'il  fût ,  osât  condamner  les  principes  établis 
dans  cet  ouvrage  ,  je  l'obligerais  à  s'expliquer  avec  clarté  ,  ou  je 
le  poursuivrais  criminellement  comme  traître  à  la  patrie  et  cri- 
minel de  lëse-majesté. 

On  s'obstine  cependant  à  dire  qu'il  y  a  un  décret  secret  du  con- 
seil contre  J.  J.  Rousseau ,  et  même  que  sa  famille  ayant  par  re- 
quête demandé  communication  de  ce  décret ,  elle  lui  a  été  re- 
fusée. Cette  manière  ténébreuse  de  procéder  est  efifrayante  ;  elle 
est  inouïe  dans  tous  les  tribunaux  au  monde ,  excepté  celui  des 
inquisiteurs  d'état  à  Venise.  Si  jamais  elle  s'établissait  k  Genève, 
il  vaudrait  mieux  être  né  Turc  que  Genevois. 

Au  reste  je  ne  puis  croire  qu'on  érige  contre  M  Pictet  le  tribu- 
nid  dont  vous  parlez.  En  tout  cas  ce  sera  fournir  à  un  liorame 
ferme  qui  a  du  sens  ,  de  la  santé,  des  lumières,  l'occasion  de 
jouer  un  trèfr-beau  r61e,  et  de  donner  à  ses  concitoyens  de 
grandes  leçons. 

Celui  qui  vous  écrit  ces  remarques  vous  aime  et  vous  salue  de 
tout  son  Qoeur. 

A  M.  MOULTOU. 

Motierf ,  5  août  1762* 

tJ  E  soupçonne ,  ami ,  que  nos  lettres  sont  interceptées ,  ou  du 
moins  ouvertes  ;  car  la  dernière  que  vous  m'avez  envoyée  de 
notre  ami  j  avec  un  mot  de  vous  au  dos  d'une  autre  lettre  tim- 
brée deJVletz,  ne  m'est  parvenue  que  six  jours  après  sa  date. 
Marquez-moi,  je  vous  prie  ,  si  vous  avez  reçu  celle  que  je  vous 
écrivis  il  y  a  huit  ou  dix  jours ,  avec  une  réponse  à  un  citoyen  de 
Genève  qui  m'avait  écrit  au  sujet  de  l'anaire  de  M.  Pictet.  Je 
vous  laissais  le  maître  d'envoyer  cette  réponse  à  son  adresse  ,  ou 
de  la  supprimer  si  vous  le  jugiez  à  propos. 

Vous  aviez  raison  de  croire  que  quelqu'un  qui  m'écrirait  à 
Genève  ne  serait  pas  fort  au  fait  de  ma  situation.  Mais  la  lettre 
que  vous  m'avez  envoyée  ,  quoique  datée  et  timbrée  de  Metz , 
sent  son  Voltaire  à  pleine  gorge ,  et  je  ne  doute  point  qu'elle  ne 
«oit  de  ce  glorieux  souverain  de  Genève  ,  qui ,  tout  occupé  de  ses 
noirceurs  ,  ne  néglige  pas  pour  cela  les  plaisanteries  ^  son  génie 
universel  suffit  à  tout.  Laissez  donc  au  rebut  les  lettres  qu'on 
m'écrit  à  Genève  ;  mes  amis  savent  bien  que  ce  n'est  pas  là  qu'il 
faut  me  chercher  désormais. 

Je  viens  de  recevoir  l'arrêt  du  parlement  qui  me  concerne , 


*      1  * 


apostille  par  un  anonime  que  j'ai  lieu  de  soupçonner  être  un 
évcc[ue.  Quoi  qu'il  en  soit ,  les  notes  sont  bien  faites  et  de  bonne 
main  ^  et  je  n  attends  ,  pour  vous  faire  passer  ce  papier ,  que 
de  savoir  si  mes  paquets  et  lettres  vous  parviennent  sûrement  et 
dans  leur  temps.  C'est  par  la  même  défiance  que  je  n'écris  point 


ANNÉE  1762.  589 

à  notre  ami  que  je  ne  veux  pas  compromettre  ;  car  ,  poar  vous , 
il  est  désormais  trop  tard.  Vous  êtes  noté  d'amitié  pour  moi  5 
et  c'est  à  Genève  on  crime  irrémissible.  Adieu. 

Réponse  aussitôt ,  je  yous  prie  ,  si  cette  lettre  vous  parvient. 
Cachetez  les  vôtres  avec  un  peu  plus  de  soin  ,  afin  ^ue  je  puisse 
juger  si  elles  ont  été  ouvertes. 

A  M.  MOULTOU. 


J 


MotierSy  ce  10  août  1762. 

_  'ai  reçu  hier  au  soir  votre  lettre  du  7  :  ainsi ,  à  quelques  pe- 
tits retards  près ,  notre  correspondance  est  en  règle  ;  et  si  Pen 
n'ouvre  pas  nos  lettres  à  Genève  ,  on  ne  les  ouvre  sûrement  pas 
en  Suisse.  De  sorte  qu'à  moins  d'affaires  plus  importantes  à  trai- 
ter ,  et  malgré  les  voies  intermédiaires  qu  on  pourra  vous  propo- 
ser ,  je  suis  d'avis  que  nous  continuions  à  nous  écrire  directe- 
ment l'un  à  l'autre. 

Si  notre  ami  lisait  dans  mon  cœur  ,  il  ne  serait  pas  en  peine 
dé  mon  silence.  Dites-lui  que ,  s'il  peut  me  tenir  parole  sans  se 
compromettre  et  sans  qu  on  sache  oii  il  va ,  j'aimerais  bien 
mieux  l'embrasser  que  lui  écrire.  Son  projet  de  mM^éfuter  est 
excellent ,  et  peut  même  m'être  très-utile  et  très^onorable. 
Il  est  bon  qu'on  voie  qu'il  me  combat  et  qu'il  m'aime  ^  il  est  bon 

3u'on  sache  que  mes  amis  ne  me  sont  point  attachés  par  esprit 
e  parti ,  mais  par  un  sincère  amour  pour  la  vérité ,  lequel 
nous  unit  tous. 

L'arrêt  est  si  volumineux  que  j'ai  mieux  aimé  vous  transcrire 
les  notes.  Attachez-vous  surtout  à  la  huitième.  Quelle  doctrine 
abominable  que  celle  de  ce  réquisitoire ,  qui  détruit  tout  prin- 
cipe commun  de  société  entre  les  fidèles  et  les  autres  hommes  ! 
Conséquemment  à  cette  doctrine  il  faut  nécessairement  pour- 
suivre et  massacrer  comme  des  loups  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
jansénistes  :  car  si  la  loi  naturelle- est  criminelle  ,  il  faut  brûler 
ceux  qui  la  suivent  et  rouer  ceux  qui  ne  la  suivent  pas.  Ce  que 
vous  a  mandé  M.  C. . .  ne  doit  point  vous  retenir }  car  outre  que 
je  n'ai  pas  grand'foi  à  ses  almanachs,  vous  devez  toujours  parler 
du  parlement  avec  le  plus  grand  respect ,  et  même  avec  consi- 
dération de  l'avocat-général.  Le  tort  de  ce  magistrat  est  très- 
crand  ,  sans  doute ,  d'avoir  adopté  ce  réquisitoire  sans  avoir  la 
le  livre  ;  mais  il  serait  bien  plus  grand  encore  s'il  en  était  lui- 
même  l'auteur.  Ainsi  sépArez  toujours  le  tribunal  et  l'homme 
du  libelle  ,  et  tombez  sur  cet  horrible  écrit  comme  il  le  mérite. 
C'est  un  vrai  service  à  rendre  au  genre  humain  d'attirer  sur  cet 
écrit  toute  l'exécration  qui  lui  est  due;  nul  ménagement  pour 
votre  ami  ne  doit  l'emporter  sur  cette  considération. 

Je  souhaiterais  que  récrit  de  notre  ami  fût  imprimé  en  France , 
et  même  le  vôtre  ;  car  il  est  bon  qu'ils  y  paraissent  :  et  s'ils  sont 
imprimés  dehors  on  ne  les  y  laissera-pas  entrer.  Je  pense  encore 
qu'il  ne  trouvera  nulle  part  ailleurs  un  certain  profit  de  son  on- 

4 


Bç)o  CORRESPONDANCE. 

vrage  ,  et  il  faut  un  peu  faire  ce  qu'il  ne  fera  pas ,  c'est-à«dirt 
songer  à  ses  intérêts.  Si  vous  jugez  à  propos  de  me  confier  ce 
soin ,  je  tâcherai  de  le  remplir.  Cependant  je  crois  que  rhomme 
dont  je  vous  ai  parle  ci-devant  pourrait  également  se  charger  de 
celte  affaire.  Mais  comme  je  n'ai  point  de  ses  nouvelles  je  ne  me 
soucie  pas  de  lui  écrire  le  premier.  A  l'égard  de  la  Suisse  et  de 
Genève ,  j'ai  cessé  de  prendre  intérêt  à  ce  qu'on  y  pensait  de  moi. 
Ces  gens-là  sont  si  cafards,  ou  si  faux,  ou  si  bêtes,  qu'il  faut 
renoncer  à  les  éclairer. 

Plus  je  médite  sur  votre  entreprise,  plus  je  la  trouve  grande 
fit  belle.  Jamais  plus  noble  sujet  ne  put  être  plus  dignement 
traité.  Votre  état  même  vous  permet  et  vous  prescrit  de  mettre 
dans  vos  discours  une  certaine  élévation  qui  ne  siérait  pas  k  tont 
autre.  Quelle  touchante  voix  que  celle  du  chrétien  relerarnt  les 
fautes  de  son  ami!  et  quel  spectacle  aussi  de  le  voir  couvrir 
l'opprimé  de  l'égide  de  l'évangile  !  Ministre  du  Très-Haut  «  faites 
tomoer  à  vos  pieds  tous  ces  misérables ,  sinon  jetez  la  plume  et 
courez  vous  cacher  ;  vous  ne  ferez  jamais  rien. 

Il  est  certain  qu'il  y  a  des  sens  de  mauvaise  humeur  à  Neu- 
châtel,  qui  meurent  d'envie  d'imiter  les  autres  ,  et  de  me  cher- 
cher chiche  à  leur  tour;  mais  outre  qu'ils  sont  retenus  par 
d'autres  ^ftsplus  sensés ,  que  peuvent-ils  me  faire?  Ce  n'est  pas 
sous  leur  protection  que  je  me  suis  mis  ,  c'est  sous  celle  du  roi 
de  Prusse  ;  il  faut  attendre  ses  ordres  pour  disposer  de  moi  :  en 
attendant ,  il  ne  paraît  pas  que  mylord-maréchal  soit  d'avis  de 
retirer  la  protection  qu  il  m  a  accordée ,  et  que  probablement 
ils  n'oseront  pas  violer.  Au  reste ,  comme  l'expérience  m'ap- 
prend à  tout  mettre  au  pis,  il  ne  peut  plus  rien  in'arriver  de 
désagréable  à  quoi  je  ne  sois  prépare.  Il  est  vrai  cependant  que 
dans  cette  affaire-ci  j'ai  trouvé  la  stupidité  publique  plus  grande 


protestans  se  faire  ,  à  ma  poursuite  ,  les  archers  des  prêtres  ?  La 
méchanceté  ne  me  surprend  plus  ;  mais  je  vous  avoue  que  la  bê- 
tise ,  poussée  à  ce  point ,  m'étonne  encore.  Adieu  ,  ami ,  je  vous 
embrasse. 

A   MADAME   LÀ   MARÉCHALE    DE   LUXEMBOURG. 

Motiers-Travers ,  le  i4  août  1762. 

VoiCT,  madame  la  maréchale,  une  troisième  lettre  depuis  mon 
arrivée  à  Motiers.  Je  vous  supplie  de  ne  pas  vous  rebuter  de  mon 
iraportunité  :  il  est  diilicile  de  n'être  pas  un  peu  plus  inquiet 
d'un  long  silence  à  un  si  grand  éloignement  que  si  l'on  était  plus 
à  portée.  Quand  je  vous  écris ,  madame  ,  vous  m'êtes  présente  ; 
c'est  en  quelque  sorte  comme  si  vous  m'écriviez.  Il  faut  se  dé- 
dommager comme  on  peut  de  ce  qu'on  désire  et  qu'on  ne  sau- 
rait avoir.  D'ailleurs  ,  M.  le  maréchal  m'a  marqué  qu'il  croyait 


ANNÉE  176a.  •         5ç)i 

que  vous  m'aviez  ëcrit  ;  et ,  pour  savoir  si  les  lettres  se  perdent , 
il  faut  accuser  ce  qu'on  reçoit ,  et  aviser  de  ce  qu'on  ne  reçoit 
pas. 

A  MYLORD-MARÉCHAL. 


M 


Motiert-Tnvers»  tout  1763. 
YLOBD| 


Il  est  bien  juste  que  je  vous  doive  la  permission  que  le  roi  me 
âonne  d'habiter  dans  ses  états ,  car  c'est  vous  qui  me  la  rendez 
précieuse  :  et  si  elle  m'eût  été  refusée  ,  vous  auriez  pu  vous  re- 
procher d  avoir  changé  mon  départ  en  exil.  Quant  à  l'engage- 
ment que  j'ai  pris  avec  moi  de  ne  plus  écrire  ,  ce  n'est  pas ,  j  es- 
père ,  une  condition  que  sa  majesté  entend  mettre  à  l'asile 
qu'elle  veut  bien  m'accorder.  Je  m  engage  seulement ,  et  de  très- 
bon  cœur  ,  envers  elle  et  votre  excellence  ,  à  respecter  ,  comme 
Î''ai  toujours  fait  ,  dans  mes  écrits  et  dans  ma  conduite ,  les 
ois  ,  le  prince  ,  les  honnêtes  gens  et  tous  les  devoirs  de  l'hospi- 
talité. En  général  j'estime  peu  de  rois,  et  je  n'aime  pas  le  gou- 
vernement monarchique  ;  mais  j'ai  suivi  la  règle  des  Bohémiens , 
qui ,  dans  leurs  excursions ,  épargnent  toujours  la  maison  qu'ils 
habitent.  Tandis  que  j'ai  vécu  en  France ,  Louis  XY  n'a  pas  eu 
de  meilleur  sujet  que  moi ,  et  sûrement  on  ne  me  verra  pas 
moins  de  fidélité  pour  un  prince  d'une  autre  étoffe.  Mais  quant 
à  ma  manière  de  penser  en  général  sur  quelque  matière  que  ce 
puisse  être  ,  elle  est  à  moi ,  né  républicain  et  libre  ;  et ,  tant  que 
je  ne  la  divulgue  pas  dans  l'état  oii  j'habite,  je  n'en  dois  aucun 
compte  au  souverain ,  car  il  n'est  pas  juce  compétent  de  ce  qui 


que  j'avais  à  dire ,  et  je  n'aime  pas  à  rabâcher.  Ainsi  je  me  suis 
promis  ,  et  je  me  promets  de  ne  plus  écrire  ;  mais  encore  une 
fois  je  ne  l'ai  promis  qu'à  moi. 

Non  ,  mylord  ,  je  n  ai  pas  besoin  que  les  agréables  de  Motiers 
m'en  chassent  pour  désirer  d'habiter  la  tour  carrée  ;  et  si  je 
rhabitais  ,  ce  ne  serait  sûrement  pas  pour  m'y  rendre  invisible  ; 
car  il  vaut  mieux  être  homme  et  votre  semblable  ,  que  le  Tien 
du  vulgaire  et  Dalay^Lama.  Mais  j'ai  commencé  à  m'arranger 
dans  mon  habitation  ,  et  je  ne  saurais  en  changer  avant  l'hiver , 
sans  une  incommodité  qui  effarouche ,  même  pour  vous.  Si  mes 
pèlerinages  ne  vous  sont  pas  importuns  ,  je  ferai  de  mon  temps 
un  partage  très-agréable,  à  peu  près  comme  vous  le  marquez 
au  roi.  Ici ,  je  ferai  des  lacets  avec  les  femmes  ;  à  Colombier , 
j'irai  penser  avec  vous. 


CORRESPONDANCE. 

A  MADAME  LATOUR. 

Motiers-Travers,  le  aoaoût  176a. 

tl  'ai  reçu ,  madame ,  vos  trois  lettres  en  leur  temps  ;  )*ai  tort 
de  ne  vous  avoir  pas  à  l'instant  accusé  la  réception  ae  celle  que 
vous  avez  envoyée  à  madame  de  Luxembourg ,  et  sur  laquelle 
vous  jugez  si  mal  d'une  personne  dont  le  cœur  m'a  fait  oublier  le 
rang.  J^vais  cru  que  ma  situation  vous  ferait  excuser  des  retards 
auxquels  vous  deviez  être  accoutumée ,  et  que  vous  m'accuseriez 
plutôt  de  négligence  que  madame  de  L.  d'iofidélité.  Je  m'effor- 
cerai d'oublier  que  je  me  suis  trompé.  Du  reste,  puisque  ,  même 
dans  la  circonstance  présente,  vous  ne  savez  que  gronder  avec 
moi ,  ni  m'écrire  que  des  reproches ,  coutentez-vous ,  madame  , 
si  cela  vous  amuse  :  je  m  en  complairai ,  peut-être ,  un  peu 
moins  à  vous  réponare  ;  mais  cela  n'empêchera  pas  que  je  ne 
reçoive  vos  lettres  avec  plaisir ,  et  que  votre  amitié  ne  me  soit 
toujours  chëre.  Vous  pouvez  m'écrire  en  droiture  ici ,  en  AJoa- 
tant ,  par  Ponlarlier  ;  mais  il  faut  faire  affranchir  jusqu'à  Pon- 
tarlier ,  sans  quoi  les  lettres  ne  passent  pas  la  frontière. 

A  MiiSlAME    LA  COMTESSE  DE  60UFFLERS. 

MoUert-Travers ,  août  176a. 

J'a  I  reçu  dans  leur  temps,  madame ,  vos  deux  lettres  des  ai  et 
3i  juillet ,  avec  l'extrait  par  duplicata  d'un  P.  S.  de  M.  Hume» 

Î[ue  vous  y  avez  joint.  L'estime  de  cet  homme  unique  efface  tous 
es  outrages  dont  on  m'accable.  M.  Hume  était  Fhomme  selon 
mon  cœur ,  même  avant  que  j'eusse  le  bonheur  de  vous  connaî- 
tre ,  et  vos  sentimens  sur  son  compte  ont  encore  augmenté  les 
miens  ;  il  est  le  plus  vrai  philosophe  que  je  connaisse  ,  et  le  seul 
historien  qui  jamais  ait  écrit  avec  impartialité.  Il  n'a  pas  plus 
aimé  la  vérité  que  moi ,  j'ose  le  croire^  mais  j'ai  mis  de  la  passion 
dans  sa  r^chercne ,  et  lui  n'y  a  mis  que  ses  lumières  et  son  beau 
génie.  L'amour-propre  m'a  souvent  égaré  par  mon  aversion  même 
pour  le  mensonge  ;  j'ai  haï  le  despotisme  en  républicain,  et  l'in* 
tolérance  en  théiste.  M.  Hume  a  dit ,  Voilà  ce  que  fait  l'intolé- 
rance ,  et  ce  que  fait  le  despotisme.  Il  a  vu  par  toutes  ses  faces 
l'objet  que  la  passion  ne  m'a  laissé  voir  que  par  un  côté.  II  a  me- 
suré, calculé  les  erreurs  des  hommes  en  être  au-dessus  de  l'hu- 
manité. J'ai  cent  fois  désiré  et  je  désire  encore  voir  l'Angleterre, 
soit  pour  elle-même,  soit  pour  y  converser  avec  lui ,  et  cultiver 
son  amitié  ,  dont  je  ne  me  crois  pas  indigne.  Mais  ce  projet  de- 
vient de  jour  en  jour  moins  praticable  ^  et  le  grand  éloignement 
des  lieux  suffirait  seul  pour  le  rendre  tel ,  surtout  à  cause  du  tour 
qu'il  faudrait  faire,  ne  pouvant  plus  passer  par  la  Frauce. 

Quoi  !  madame,  moi  qui  ne  puis  plus  ,  sans  horreur,  soufirir 
l'aspect  d'une  rue,  moi  qui  mourrai  de  tristesse  lorsque,  je  ces- 
serai de  voir  des  prés,  des  buissons,  des  arbr^  devant  ma  fe- 


ANNÉE  i7fi2.  SqÎ 

nttre ,  irai-jc  maintenant  habiter  la  ville  de  Londres  ?  traî-je ,  à 
mon  âge  ,  et  dans  mon  êlal  ,  clierclicr  fortune  à  la  cour,  el  ma 
fourrer  iianni  la  valetaille  qui  entoure  les  luiniïlres.'  Non,  ma- 
dame j  ]e  puis  être  embarrassé  des  restes  d'une  vie  plus  longue 
que  je  n'ai  compté,  mais  ces  restea,  quoi  qu'il  arrive,  ne  seront 
point  si  raal  employés.  Je  ne  me  suis  que  trop  montré  pour  mon 
repos;  je  ne  commencerai  vraiment  i  jouir  de  moi  que  quand 
on  ne  saura  plus  que  j'eiiste  ;  or  je  ne  vois  pas,  dans  cette  ma- 
nière de  penser,  comment  le  séjour  de  l' Angleterre  itie  serait  pos- 
sible ;  car  si  je  n'en  tire  pas  mes  ressources  ,  il  m'en  faudra  b 
....•..'ii„..-.    Il  „,.  ,i„ 


5 lus  là  qu' ___  __ 
ans  mira  indépendance ,  ai 
ÎDsez.  J'ai  pris  sur  la  nalion 
onne  à  personne,  et  surtout 
ainsi  que  le  bien;  et  vous  sa 
TÏTre  CM  Angleterre  mal  vouli 

3 ne  mon  dernier  livre  ne  m'y  fasse  délester, 
e  ma  note  sur  le  Good 
dame ,  si  vous  pouvez  1 
instruire. 

Quant  à  l'édition  ^éi 


lus  trës-doulG 

<i  agréablement  que  vous  le  scj>- 
iglaise  une  liberté  qu'elle  ne  par— 
IX  étranger),  c'est  d  en  dire  le  mal 
>x  qu'il  faut  être  bu^e  pour  aller 
'    peuple  anglais.  Je  ne  doute  pas 
.c  délester,  ne  fdt-ce  qu'à  cause 
•.lured  peopiv.  Vous  m'obligerer.  >  ma- 
is informer  de  ce  qu'il  en  est, et  m'en 


ion  absence.  Ccpendai 

s  Angielerre,  i 


que  réditi, 


>s  écrits  à  faire  k  L>oridres  , 
ce  projet  peut  s'eséculer  en 
'impression  coûte  beaucoup 
igniliqueet  ne  sa 
et  j  en  tirerait 


$1 

^*ve 


fît  par  souscription  ,  elle  serait  difficile  à  faire  , 
peu  de  prolit. 

Le  cbâleau  de  Scbicyden ,  étant  moins  éloigné ,  serait  plus  à 
ma  portée ,  et  l'avantage  de  vivre  à  bon  marché ,  iiue  je  n  ai  pal 
ici,  serait  dans  mon  état  une  grande  raison  de  préférence;  mail 
je  ne  connais  pas  as«et  M.  et  madame  de  ta  Mare  pour  savoir  s'il 
"  '  avoir  cette  obligation  ;  c'est  a  vous,  ma— 
la  maréchale,  à  me  décider  là-desïi».  A 
'tfgardde  la  situation,  je  Reconnais  aucan  séjour  triste  et  vilain 
Avec  de  la  verdure  ;  mais  s'il  n'y  a  que  des  ïables  ou  des  rocher» 
tout  nus,  n'en  parlons  pas,  J'entends  peu  ce  que  c'est  qu'aller  par 
corvées  ;  mais ,  sur  le  leul  mot ,  s'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  d  ar- 
river au  château  ,  je  n'irai  jamais.  Quant  au  troisième  asile  dont 
vous  me  parlex,  madame,  je  suis  très -reconnaissant  de  «M* 
offre,  mais  très-déterminé  à  n'en  pas  profiter.  Au  reste,  il  y  a 
du  terap9  pour  délibérersur  les  autres;  car  je  ne  suis  point  main- 
tenant en  état  de  voyager  ;  et ,  quoiqae  les  kivers  soient  ici  tnnn 
et  rudes ,  je  suis  forcé  d'y  passer  celai-ci  ht  tout  risque  ,  ne  pré- 
sumant pas  que  le  roi  de  Prusse,  dont  la  réponse  n'est  point  ve- 
nue, me  refuse,  en  l'état  oh  je  suis,  l'asile  qa'tl  a  stiuvent  ac» 
cordé  à  des  gens  qui  ne  le  méritaient  f; 


Yoiià, 


I  Im  soins  relatifsà  moi, donivi 
persuadée  nue  mon  sot 
niiis  qu'à  l  intérêt  qui 


■,  quant  à  présent,  ce  que  je  puis  v 


is  occuper.  Jiagros 
^ni  Dien  moins  a  i  cnét  di<  ces  ni^mei 
s  les  inspire.  La  bonté  que  voui  avec 


694  CORRESPONDANCE. 

cle  vous  souvenir  de  mademoiselle  Le  Vasseur  Tantorise  ht  vôin 
assurer  de  son  profond  respect.  11  n'y  a  pas  de  jour  qu'elle  ne 
m'atleudrisse  eu  me  parlant  de  vous  et  de  vos  bontés  ,  madame. 
Je  bénirais  un  malheur  qui  m'a  si  bien  appris  à  vous  connaître, 
s'il  ne  meut  en  même  temps  éloigné  de  yous. 


M 


A  M.  DE  MONTMOLLIN. 

Molien,  le  s4août  1762. 
GNSIEURy 


■  Le  respect  que  je  vous  jporte ,  et  mon  drvoir  comme  votre  pa« 
roissien ,  m'oblige ,  avant  d'approcber  de  la  sainte  table  ,  de  vons 
faire  de  mes  sentimens  en  matière  de  foi  une  déclaration ,  deve- 
nue nécessaire  par  l'étrange  préjugé  pris  contre  un  de  mes  écrils 
(  sur  un  réquisitoire  calomnieux ,  dont  on  n'aperçoit  pas  les  prin- 
cipes détestables  ). 

11  est  fâcheux  que  les  ministres  de  l'évangile  se  fassent  en  cette 
occasion  les  vengenrs  de  l'église  romaine,  dont  les  dogmes  into- 
lérans  et  sanguinaires  sont  seuls  attaqués  et  détruits  dans  mon 
livre;  suivant  ainsi  sans  examen  une  autorité  suspecte,  iante 
d'aroir  voulu  m'entendre,  ou  faute  même  de  m'avoir  lu.  Comme 
vous  n'êtes  pas  ,  monsieur ,  dans  ce  cas-là ,  j'attends  de  vous  ap 


que  par  lui-meme ,  ]e  1  aoandonne  tel  qi 

1  approbation  des  sages,  sans  vouloir  le  défendre  ni  le  désavouer. 

Me  bornant  donc  à  ce  qui  regarde  ma  personne ,  je  vous  dé- 
clare ,  monsieur,  avec  respect,  que  ,  depuis  ma  réunion  à  l'é- 
glise dans  laquelle  je  suis  né  ,  j'ai  toujours  fait  de  la  religion 
chrétienne  reformée  une  profession  d'autant  moins  suspecte, 
qu'on  n'exigeait  de  moi  dans  le  pays  ou  j'ai  vécu  que  de  garder 
le  silence ,  et  laisser  quelques  doutes  à  cet  égard ,  pour  jouir  des 
avantages  civils  dont  j'étais  exclu  par  ma  religion.  Je  suis  attaché 
de  bonne  foi  à  cette  relipon  véritable  et  sainte ,  et  je  le  serai  jus- 
qu'à mon  dernier  soupir.  Je  désire  être  toujours  uni  extérieure- 
ment à  l'église  comme  je  le  suis  dans  le  fond  de  mon  coeur  ^  et 
quelque  consolant  qu'il  soit  pour  moi  de  participera  la  commo- 
nian  des  fidèles,  je  le  désire ,  je  vous  proteste,  autant  pour  leur 
édification  et  pour  l'honneur  du  culte  que  pour  mon  propre  avan- 
tage *j  car  il  n'est  pas  bon  qu'on  pense  qu'un  homme  de  bonne 
foi  qui  raisonne  ne  peut  être  un  membre  de  Jésus-Christ. 

Jirai,  monsieur,  recevoir  de  vous  une  réponse  verbale,  et 
vous  consulter  sur  la  manière  dont  je  dois  me  conduire  en  cette 
occasion  pour  ne  donner  ni  surprise  au  pasteur  que  j'honore,  ni 
scandale  au  troupeau  que  je  voudrais  édifier. 

Agréez ,  monsieur ,  je  vous  supplie ,  les  assurances  de  tout  mon 
respect. 


H 


ANNÉE  1763.  595 

A  M.  JACOB  VERNET. 

Motiers-Travers ,  le  5i  aoAt  1762. 

J  E  crois ,  monsieur  ,  devoir  vous  envoyer  la  lettre  ci-jointe  (juc 
je  viens  de  recevoir  dans  l'enveloppe  que  je  vous  envoie  aus!«i. 
£puisé  en  ports  de  lettres  anonimes,  j  ai  d*abord  déchiré  celle- 
ci  par  dépit  sur  le  bavardage  par  lequel  elle  commence;  mais 
ayant  repris  les  pièces  par  un  mouvement  machinal,  j'ai  pensé 
qu'il  pouvait  vous  importer  de  connaître  quels  sont  les  misé- 
lables  qui  passent  leur  temps  à  écrire  ou  dicter  de  pareilles  bê- 
tises. Nous  avons,  monsieur,  des  ennemis  communs  qui  cher- 
chent à  brouiller  deux  hommes  d'honneur  qui  s'estiment  :  je 
vous  réponds,  de  mon  côté,  qu'ils  auront  beau  faire,  ils  ne  par- 
viendront pas  à  m'ôter  la  confiance  que  je  vous  ai  vouée  et  qui 
ne  se  démentira  jamais  ;  et  j'espère  bien  aussi  conserver  les  mêmes 
bontés  dont  vous  m'avez  honoré  et  que  je  ne  mériterai  point  de 

Serdre.  J'apprends  avec  grand  plaisir  que  non-seulement  vous  ne 
édaignez  pas  de  prendre  la  plume  pour  me  combattre  ,  mais 
que  même  vous  me  faites  l'honneur  de  m'adresser  la  parole.  Je 
suis  très-persuadé  que ,  sans  me  ménager  lorsque  vous  ]  ugez  que 
je  me  trompe ,  vous  pouvez  faire  beaucoup  plus  de  bien  à  vous , 
à  moi  et  à  la  cause  commune  ,  que  si  vous  écriviez  pour  ma  dé- 
fense ,  tant  je  crois  avoir  bien  saisi  d'avance  l'esprit  de  votre  ré- 
futation. Sur  cette  idée,  je  ne  feindrai  point ,  monsieur  ,  de  vous 
demander  quelques  exemplaires  de  votre  ouvrage  pour  en  distri- 
buer dans  ce  pays-ci.  Je  me  propose  aussi  d'en  prévenir  mes  amis 
on  France  aussitôt  que  le  titre  m'en  sera  connu  ,  persuadé  qu'il 
suffira  de  l'v  faire  connaître  pour  l'y  faire  bientôt  re  chercher. 

Je  croîs  devoir  vous  prévenir  que ,  sur  une  lettre  que  j'ai  écrite 
à  M.  de  Montmollin ,  pasteur  de  Motiers ,  et  dont  je  vous  enver- 
rai  copie,  si  vous  le  souhaitez  ,  au  cas  qu'elle  ne  vous  parvienne 
pas  d'ailleurs ,  il  a  non-seulement  consenti ,  maïs  désiré  qae  je 
m'approchasse  de  la  sainte  table,  comme  j'ai  fait  avec  la  plus 
grande  consolation  dinlanche  dernier.  Je  me  flatte,  monsieur  ,, 
que  vous  voudrez  bien  ne  pas  désapprouver  ce  qu'a  fait  en  cette 
occasion  l'un  de  messieurs  vos  collègues,  ni  me  traiter  dans  votre 
écrit  comme  séparé  de  l'église  réformée,  à  laquelle  m'étant  iréuni 
sincèrement  et  de  tout  mon  cœur,  j'ai,  depuis  ce  temps,  demeuré 
constamment  attaché  ,  et  le  serai  |usqru'k  la  fin  de  ma  vie.  Rece- 
vez, monsieur,  les  assurances  inviolables  de  tout  mon  attacher 
lucnt  et  de  tout  raion  respect. 

A  M.  MOULTOU- 

ff 

Motiers-Travers  pi**,  septembre  ijSsu 
•I  '  A I  reçu  dans  son  temps  ,  mon  ami ,  votre  lettre  du  ^ttuoAV 


•I  '  A I  reçu  dans  son  temps  ,  mon  ami 
JY'tais  alarmé  de  n'avoir  xiea  reçu  l'a 


reçu  l'ordinaire  précédent ,.  perc* 


SgG  CORRESPONDANCE. 

que  l'ami  avec  qui  vous  aviez  conféra  me  marquait  que  vooi 
m'écriviez  par  ce  même  ordinaire  ;  ce  qui  me  faisait  craindre  que 
votre  lettre  n'eût  été  interceptée.  11  me  paraît  maintenant  qn'il 
n'en  était  rien.  Cependant  je  persiste  à  croire  que ,  si  nous  avions 
i  nous  marquer  des  choses  importantes ,  il  faudrait  prendre  quel- 
ques précautions. 

J'ai  eu  le  plaisir  de  passer ,  vendredi  dernier ,  la  journée  a?ec 
M.  le  professeur  Hess ,  lequel  m'a  appris  bien  des  choses  plus  nou- 
velles pour  moi  que  surprenantes,  entre  autres  l'histoire  des  deus 
lettres  que  vous  a  écrites  le  jongleur  k  mon  sujet,  et  votre  ré- 
nonse.  Je  suis  pénétré  de  reconnaissance  de  vous  voir  rendre  de 
jour  en  jour  plus  estimable  et  plus  respectable  un  ami  ^ui  m'est 
si  cher.  Potfr  moi ,  je  suis  persuadé  que  le  poète  et  le  jongleur 
méditent  quelque  profonde  noirceur ,  pour  l'exécution  de  laquelle 
votre  vertu  leur  est  incommode.  Je  comprends  qu'ils  travaille- 
raient plus  à  leur  aise  si  je  n'avais  plus  d'amis  là-bas.  Il  me  vient 
journellement  de  Genève  des  affluences  d'espions  qui  font  ici  de 
moi  Jes  perquisitions  les  plus  exactes.  Ils  viennent  ensuite  se  re- 
nommer k  moi  de  vous  et  de  l'autre  ami  avec  une  affectation  qui 
m'avertit  assez  de  me  tenir  sur  la  réserve.  J'ai  résolu  de  ne  m'en* 
vrir  qu'à  ceux  qui  m'apporteront  des  lettres.  Ainsi  n'écoutes  point 
•ce  que  tous  les  autres  vous  diront  de  moi. 

Il  me  pleut  aussi  journellement  des  lettres  anonimes ,  dans  les- 
quelles je  reconnais  presque  partout  les  fades  plaisanteries  et  le 
goiit  corrompu  du  poète.  On  a  soin  de  les  faire  beaucoup  voya- 
ger ,  afin  de  me  mieux  dépayser ,  et  de  m'en  rendre  les  ports 
plus  onéreux.  11  m'en  est  venu  cette  semaine  une  ,  dans  laquelle 
on  cherche ,  fort  grossièrement  à  la  vérité  ,  à  me  rendre  suspect 
l'homme  de  poids  que  vous  me  marquez  avoir  entrepris  de  me 
réfuter ,  et  dont  vous  m'avez  envoyé  un  passage  qui  commence 
par  ce  mot ,  iesUtnonium.  J'ai  déchiré  cette  lettre  ,  dans  un  pre- 
mier mouvement  de  mépris  pour  l'auteur  ;  mais  ensuite  j'ai  pris 
le  parti  d'en  envoyer  les  pièces  à  M.  Yernet.  Il  est  clair  qu'pn 
cherche  à  me  brouiller  avec  notre  clergé  :  très-certainement  on 
ne  réussira  pas  de  mon  c6té;  mais  il  est  bon  qu'on  soit  averti  de 
l'autre. 

Je  dois  vous  dire  qu'ensuite  d'une  lettre  que  J'avais  écrite  k 
M.  de  Montmollin ,  pasteur  de  Motiers  ,  j'ai  été  admis ,  sans  diffi- 
culté^ et  même  avec  empressement ,  k  la  sainte  table  dimanche 
dernier^  sans  qu'il  ait  même  été  question  d'explication  ni  de  ré- 
tractation* Si  ma  lettre  ne  vous  parvient  pas ,  et  que  vous  en 
désiriez  copie  ^  vous  n'avez  qu'à  parler. 

Je  crois  qu'il  n'est  pas  prudent  que  ni  vous  ni  Roustan  veniez 
me  voir  cette  année  ;  car  très-certainement  il  est  impossible  que 
<;e  voyage  demeure  caché.  Mais  si  je  puis  supporter  ici  la  irîgueur 
de  l'hiver  ,  et  marcher  encore  l'année  prochame  ,  mon  projet  est 
d'aller  faire  une  tournée  dans  la  Suisse  ,  et  surtout  à  Zurich. 
Cher  ami ,  si  vous  pouviez  vous  arranger  pour  faire  cette  pro- 
jnenade  avec  moi ,  ceU  feriiit  çhtroMAt.  Jt  verserais  à  loisir 


ANNÉE  176X  597 

«ion  ame  toute  entière  dans  la  v6tre ,  et  puis  je  mourrais  sans 
reeret. 

Vous  m'écrives  ces  mots  dans  votre  dernière  lettre  ,  avec  Uê 
noies  que  vous  avez  transcrit.  Il  fant  transcrites.  C'est  une  faute 
que  tout  le  monde  fait  à  Genève.  Cherchez  ou  rappelez-vous  les 
règles  de  la  langue  sur  les  participes  déclinables  et  mdéclinables. 
Il  est  bon  d'y  penser  quand  on  imprime  ,  surtout  pour  la  pre- 
mière fois  ;  car  on  y  regarde  en  France  :  c'est ,  pour  ainsi  dire , 
Ja  pierre  de  touche  du  grammairien.  Pardon ,  cher  ami  ;  l'intérêt 
que  vous  prenez  à  ma  gloire  doit  me  rendre  excusable ,  si  ma 
tendre  sollicitude  pour  la  vôtre  va  quelquefois  jusqu'à  la  pué- 
rilité. 

Je  ne  vous  parle  point  de  la  réponse  du  roi  de  Prusse }  je  sup- 
pose que  vous  avez  appris  que  sa  majesté  consent  qu'on  ne  mt 
refuse  pas  le  ieu  et  l'eau. 

A  M.  PICTET. 

MoUers,  le  a5  septembre  lyGi* 

J  E  suis  touché,  monsieur,  de  votre  lettre;  les  sentimens  que 
vous  m'y  montrez  sont.de  ceux  qui  vont  à  mon  cœur.  Je  sais 
d'ailleurs  aue  l'intérêt  que  vous  avez  pris  à  mon  sort  vous  en  a 
fait  sentir  l'influence;  et,  persuadé  de  la  sincérité  de  cet  intérêt, 
je  ne  balancerais  pas  à  vous  confier  mes  résolutions  si  l'en  avais 
pris  quelqu'une.  Mais ,  monsieur  ,  il  s'en  faut  bien  que  )e  ne  mé- 
rite la  bonne  opinion  que  vous  avez  prise  de  ma.phuosophie.  J'ai 
été  très-ému  du  traitement  si  peu  mérité  qu'on  m'a  fait  dans- ma 
patrie  ;  je  le  suis  encore  }  et  quoique  jusqu'à  présent  cette  émo- 
tion ne  m'ait  pas  empêché  de  faire  ce  que  j'ai  cru  être  de  mon 
j — :-    ^11 ..__.-.. —  i__-. — '-"-dure,  de  prendre 

'être  uniquement 
persécution ,  bien 
que  plus  couverte ,  n'a  pas  cessé.  On  s'est  aperçu  que  lea  voiea 


prendre  une  résolution  que  la  rigueur  de  mon  sort  peut  rendre 
superflue.  Tout  ce  que  je  puis  faire  de  plus  sage  dans  ma  situai 
tion  présente  est  de  ne  point  écouter  fa  passion ,  et  de  pHer  les 
voiles  jusqu'à  ce  qu'exempt  du  trouble  qui  m'agite ,  je  puisse 
mieux  discerner  et  comparer  les  objets.  Ehirant  la  tempête ,  je 
cède  ,  sans  mot  dire ,  aux  coups  de  la  nécessité.  Si  Quelque  jour 
elle  se  calme  ,  je  tâcherai  de  reprendre  le  gouvernail.  Au  reste  , 
je  ne  vous  dissimulerai  pas  que  le  parti  d'aller  vivre  dans  la  pa- 
trie me  parait  très-périlleux  pour  moi  sans  être  utile  à  personne- 
On  a  beau  se  dédire  en  public ,  on  ne  saurait  se  dissimuler  les  ou- 
trages qu'on  m'a  faits  ;  et  je  connais  trop  les  bommes  pour  îgno«> 
rer  que  souvent  roflensé  pardonne,  mais  que  l'ofTenseur  ne  par-» 
donne  jamais.  Ainsi ,  aller  vivre  L  Genève  n'est  autre  chose  que 


5«)8  CORRESPONDANCE. 

m'aller  livrer  à  des  malveillanspuissans  et  habiles  y  qoî  ne  man- 
queront ni  de  moyens,  ni  de  volonté  de  me  nuire.  Le  mal.  on'oa 
■l'a  fait  est  un  trop  grand  motif  pour  m'en  Tooloîr  tOQ)Oors 
faire  :  le  seul  bien  après  lequel  je  soupire  est  le  repos.  Peat-ètre 
ne  le  trouverai-je  plus  nulle  part  :  mais  sûrement  ]e  ne  le  troo- 
verai  jamais  à  Genève ,  surtout  tant  ^ne  le  poète  j  régnera ,  et 
que  le  jongleur  y  sera  son  premier  ministre. 
.  Quant  à  ce  que  vous  me  dites  du  bien  que  pourrait  onérer  mon 
séjour  dans  la  patrie ,  c'est  un  motif  désormais  trop  eievé  pour 
moi  j  et  que  même  je  ne  crois  pas  fort  solide  ;  car  oh  le  ressort 
public  est  usé  les  abus  sont  sans  remède.  L'état  et  les  mœurs  ont 
péri  chez  nous  ;  rien  ne  les  peut  faire  renaître.  Je  crois  ou'il  nom 
^este  quelques  bons  citoyens  5  mais  leur  génération  s'eteiat ,  et 
celle  qui  suit  n'en  fournira  plus.  Et  puis,  monsienr,  vous  me 
faites  encore  trop  d'honneur  en  ceci.  Xai  dit  tout  ce  qne  j'avais 
à  dire  y  je  me  tais  pour  jamais  ;  on  ,  si  je  suis  enfin  forcé  de  re- 
prendre la  plume,  ce  ne  sera  que  ponr  ma  propre  défense,  et  à  U 
dernière  extrémité.  Au  surplus ,  ma  carrière  est  finie  ;  j'ai  reçu: 
il  ne  me  reste  qu'à  mourir  en  paix.  Si  je  me  retirais  à  Genève , 
j'y  voudrais  être  nul ,  n'embrasser  aucun  parti ,  ne  me  mêler  de 
rien ,  rester  ignoré  du  public  ,  s'il  était  possible ,  et  passer  le  pen 
(de  jours  que  peut  durer  encore  ma  pauvre  machine  délabrée , 
entre  quelques  amis ,  dont  il  ne  tiendrait  qu'à  vous  d'augmenter 
le  non£bre.  Voilà,  monsieur,  mes  sentimens  les  plus  secrets  et 
■mon  cœur  à  découvert  devant  vous.  Je  souhaite  qu'en  cet  état  il 
me  vous  paraisse  pas  indigne  de  quelque  affection.  Vous  ares 
tant  de  droits  à  mon  estime  que  je  me  tiendrais  heureux  d'en 
avoir  à  votre  amitié. 


S. 


AU  ROI  DE  PRUSSE. 

Septembre  1762. 


'  J'ai  dit  beaucoup  de  mal  de  vous;  j'en  dirai  peut-être  encore  : 
cependant ,  chassé  de  France,  de  Genève ,  du  canton  de  Berne  , 
je  Tiens  chercher  un  asile  dans  vos  états.  Ma  faute  est  peut-être 
oe  n'avoir  pas  commencé  par  là  :  cet  éloge  est  de  ceux  aont  vous 
êtes  digne.  Sire,  je  n'ai  mérité  de  vous  aucune  grâce,  et  je  n'en 
demande  pas  ;  mais  j'ai  cru  devoir  déclarer  à  votre  majesté  qne 
j'étais  en  son  pouvoir  et  que  j'y  voulais  être  ;  elle  peut  disposer 
de  moi  conotme  il  lui  plaira. 

  MADAME  LATÔUR. 

Motiers,  le  26  septembre  1762. 

«Je  suis  encore  prêt  à  me  fâcher ,  madame  ,  de  la  crainte  que 
TOUS  marquez  de  me  tourmenter  par  vos  lettres.  Croyez ,  je.  vous 
supplie ,  que  quand  vous  ne  m'y  gronderez  pas ,  elles  ne  me  tour- 


ANNEE  1762.  5cj7 

menterOTit  cpie  par  le  désir  d'en  voir  l'auteur ,  de  lui  rendre  me» 
hommages  j  et  je  yous  avoue  que,  de  cette  manière,  vous  me 
tourmenteE  plus  de  jour  en  jour.  Vous  m'avez  plus  d'obligation 
que  vous  ne  penses  ne  la  douceur  que  je  vous  force  d'avoir  avec 
moi,  car  elle  yous  donne ,  k  mon  imagmation ,  toutes  les  grâces 
que  vous  pourriez  avoir  à  mes  yeux  ;  et  moins  vous  me  repro- 
chez ma  négligence ,  plus  vous  me  forces  à  me  la  reprocher. 

La  femme  qui  me  dit  le  tais -toi  Jean-Jixcques^  n'était  point 
madame  de  Luxembourg,  que  je  ne  connaissais  pas  même  dans 
ce  temps-U  ;  c'est  une  personne  que  je  n'ai  jamais  revue ,  mais 
qui  dit  avoir  pour  moi  une  estime  dont  je  me  tiens  trës-konoré. 
Vous  dites  que  je  ne  suis  indifférent  k  personne }  tant  mieux ,  je 
ne  puis  souttrir  les  tiëdes,  et  j'airae  mieux  être  bai  de  mille  à 
outrance  ,  et  aimé  de  même  d'un  seul.  Quiconque  ne  se  passionne 
pas  pour  moi ,  n*est  pas  digne  de  moi.  Comme  je  ne  sais  point 
naïr,  je  paie  en  mépris  la  haine  des  autres,  et  cela  ne  me  tour— 
mente  point  :  ils  sont  pour  moi  comme  n'existant  pas.  A  l'égard 
de  mon  livre,  vous  le  jugerez  comme  il  vous  plaira  ;  vous  savez 
que  j'ai  toujours  séparé  l'auteur  de  l'homme  ;  on  peut  ne  pas 
aimer  mes  livres ,  et  je  ne  trouve  point  cela  mauvais  ;  mais  qui- 
conque ne  m'aime  pas  k  cause  de  mes  livres,  est  un  fripon  :  ja— 
mais  on  ne  m'6tera  cela  de  l'esprit. 

C'est  en  effet  M.  de  Gizors  oont  j'ai  voulu  parler ,  je  n'ai  pas 
cru  qu'on  s'y  pût  tromper.  Nous  n'avons  pas  le  bonheur  de  vivre 
dans  un  siècle  012  le  même  éloge  se  puisse  appliquer  à  plusieurs- 
jeunes  gens. 

Je  crois  que  vous  connaissez  M.  du  Terreaux;  il  faut  que  je 
vous  dise  une  chose  que  je  souhaite  qu'il  sache.  J'avais  demandé 
par  une  lettre  qui  a  passe  dans  ses  mains ,  un  exemplaire  du  man- 
dement que  monsieur  l'archevêque  de  Paris  adonné  contre  moi. 
M.  du  Terreaux  voulant  m'obliger,  a  prévenu  celui  à  qui  je  m'a- 
dressais, et  m'a  envoyé  un  exemplaire  de  ce  mandement  par 
monsieur  son  frère,  qui,  avaut  de  me  le  donner  ,  a  pris  le  soin 
de  le  faire  promener  partout  Mot iers  ;  ce  qui  ne  peut  faire  qu'uu 
fort  mauvais  effet  dans  un  pays  ou  les  jugemens  de  Paris  servent 
de  règle ,  et  oii  il  m'importe  d'être  bien  voulu.  Entre  noua  il  y  a 
bien  de  la  différence  entre  les  deux  frères  pour  le  mérite.  Enga- 
gez M.  du  Terreaux ,  si  jamais  il  m'honore  de  quelque  envoi ,  de 
ne  le  point  faire  passer  par  les  mains  de  son  frère ,  et  prenez  ,  s'il 
vous  plaît ,  la  même  requête  pour  vous. 

Bonjour  ,  madame  :  si  vous  ressemblez  k  vos  lettres,  vous  êtes 
mon  ange  ;  si  j'étais  des  vôtres ,  je  vous  ferais  ma  prière  tous  les 
matins. 

A  MADAME  LATOUR. 

Motîert »  le  5  octobre  1762. 

• 

J'ai  reçu  dans  leur  temps ,  madame,  la  lettre  que  vous  m'avcs 
envoyée  par  M.^  du  Terreaux  ,  et  l'épître  qui  y  était  jointe.  ï» 


6oo  CORRESPONDANCE. 

onMië  de  vous  en  remercier ,  j'ai  eu  grand  tort  y  maïs  enfin  fe  ne 
saurais  faire  que  je  ne  Taie  pas  oublie.  Au  resté  ,  je  ne  sais  point 
louer  les  louanges  qu'on  me  donne,  ni  critiquer  les  vers  que  l'on 
fait  pour  moi  ;  et ,  comme  je  n'aime  pas  qn  on  me  fasse  pins  de 
Bien  que  je  n'en  demande  ,  je  n'aime  pas  non  plus  k  remercier. 
Je  suis  excédé  de  lettres  ,  de  mémoires  ,  de  vers  ,  de  louanees  , 
de  critiques  ,  de  dissertations  ;  tout  veut  des  réponses ,  il  me  fan- 
drait  dix  mains  et  dix  secrétaires  ;  je  n'y  puis  plus  tenir.  Ainsi, 
madame ,  puisque ,  comme  que  je  m'y  prenne ,  vous  aves  l'obs* 
tination  d'exiger  toujours  une  prompte  réponse ,  et  l'art  de  la 
rendre  toujours  nécessaire, je  vous  demande  en  grâce  de  finir 
notre  commerce ,  comme  je  vous  demanderais  de  le  cultiver  dana 
un  autre  temps. 

A  M.  MOULTOU. 

Moliers-Travers ,  U  8  oclobre  1761. 

«J'ai  eu  le  plaisir,  cherMouîtou ,  d'avoir  ici,  durant  huit  jonrt, 
l'ami  Roiistan  et  ses  deux  amis;  et  tout  ce  qu'ils  m'ont  dit  de  votre 
amitié  pour  moi  m'a  plus  touché  que  surpris.  Ils  ne  m'qnt  pas 
beaucoup  parlé  des  jongleurs ,  et  tant  mieux  ;  c'est  grand  dom- 
mage de  perdre  ,  à  parler  des  malveillans,  un  temps  consacré  k 
l'amitié.  Roustan  m'a  dit  que  vous  n'aviez  pas  encore  pu  travailler 
beaucoup  à  votre  ouvrage,  mais  que  vous  profiteriez  du  loisir 
de  la  campagne  pour  vous  y  mettre  tout  de  bon.  Ne  vous  presses 
point,  cher  ami,  travaillez  à  loisir  ,  mais  réfléchissez  beaucoup; 
car  vous  avez  fait  une  entreprise  aussi  difficile  que  grande  et  ho- 
norable. Je  persiste  à  croire  qu'en  l'exécutant  comme  je  pense ,  et 
comme  vous  le  pouvez  faire,  vous  êtes  un  homme  imntortaliséet 
perdu.  Pensez-y  bien ,  vous  y  êtes  à  temps  encore.  Mais  si  vous 
persévérez  dans  votre  projet  gardez  mieux  votre  secret  que  vous 
n'avez  fait.  Il  n'est  plus  temps  de  cacher  absolument  ce  qui  a 
transpiré,  mais  parlez  -  en  avec  négligence  comme  d'une  entre- 
prise de  longue  naleine  et  qui  n'est  pas  prête  à  mettre  à  fin  ,  ni 
près  de  là  ,  et  cependant  allez  votre  train.  Tout  cela  se  peut  faire 
sans  altérer  la*  vérité;  et  il  n'est  pas  toujours  défendu  de  la  taire 
quand  c'est  pour  la  mieux  honorer, 

M.  Vernet  m'a  enfin  répondu  ,  et  je  suis  tombé  des  nues  à  la 
lecture  de  sa  lettre.  Il  ne  me  demande  qu'une  rétractation  au- 
thentique ,  aussi  publique,  prétend-il,  que  l'a  été  la  doctrine 
qu'il  veut  que  je  rétracte.  Nous  sommes  loin  de  compte  assuré- 
ment. Mon  Dieu  ,  que  les  ministres  se  conduisent  étourdiraent 
dans  cette  affaire  I  Le  décret  du  parlement  de  Paris  leur  a  faità 
tous  tourner  la  tête.  Ils  avaient  si  beau  jeu  pour  pousser  toujours 
les  prérres  en  avant  et  se  tirer  de  coté  ;  mais  ils  veulent  absolu- 
ment faire  cause  commune  avec  eux.  Qu'ils  fassent  donc  ;  ils  me 
mettent  fort  à  mon  aise  :  Tros  Rittulusve  fual ,  j'aurai  luoins  à 
discerner  oii  portent  mes  coups  ;  et  je  vous  reponds  que  tout  ro- 
gnes qu'ils  sont  je  suis  fort  tro.npé  s'il»  ne  les  sentent.  Quand  ou 


ANNÉE  1762.  601 

Teut  s'ériger  en  jogei  du  christianisme  il  faut  le  connaître  mieux 
que  ne  font  ces  messieurs  ;  et  je  suis  étonné  qu'on  ne  se  soit  pas 
encore  avisé  de  leur  apprendre  que  leur  tribunal  n'est  pas  si  su- 
prême qu'un  chrétien  n'en  puisse  appeler.  Il  me  semble  que  je 
vois  J.  J.  Rousseau  élevant  une  statue  à  son  pasteur  Montmollm 
sur  la  tête  des  autres  ministres ,  et  le  vertueux  Moultou  couron- 
nant cette  statue  de  ses  propres  lauriers.  Toutefois  je  n'ai  point 
encore  pris  la  plume  ;  je  veux  même  voir  un  peu  mieux  la  suite 
de  tout  ceci  avant  de  la  prendre.  PeutnStre  l'effet  de  cet  écrit 
m'en  dispensera-t-il.  Si  la  chaleur  que  l'indignation  commence 
k  me  rendre  s'exhale  sur  le  papier  ,  ]e  ne  laisserai  du  moins  rien 
]>araltre  avant  que  d'en  conférer  avec  vous. 

J'avais  encore  je  ne  sais  combien  de  choses  à  vous  dire  ;  mais 
voilà  mes  chers  hôtes  prêts  à  partir  :  ils  ont  une  longue  traite  à 
faire,  ils  vont  à  pied,  il  ne  faut  pas  les  retenir.  Adieuj  je  vous 
embrasse  tendrement. 

A  M.  MOULTOU. 

Moliers-Travert  y  le  9i  oolobre  1769. 

«I'ai  eu  l'ami  Deluc,  comme  vous  me  l'aviez  annoncé.  Il  m'est 
arrivé  malade;  je  l'ai  soigné  de  mon  mieux ,  et  il  est  reparti  bien 
rétabli.  C'est  un  excellent  ami ,  un  homme  plein  de  sens ,  de 
droiture  et  de  vertu;  c'est  le  plus  honnête  et  le  plus  ennuyeux 
des  hommes.  J'ai  de  l'amitié  ,  de  l'estime ,  et  même  du  respect 
pour  lui  ;  mais  je  redouterai  toujours  de  le  voir.  Cependant 
]e  ne  l'ai  pas  trouvé  tout-à-fait  si  assommant  qu'à  Genève  :  en 
revanche  il  m'a  laissé  ses  deux  livres  ;  j'ai  même  eu  la  faiblesse 
de  promettre  de  les  lire  ,  et  de  plus  j'ai  commencé.  Bon  Dieu , 
quelle  tâche  !  moi  qui  ne  dors  point  !  J'ai  de  l'opium  au  moins 
pour  deux  ans.  Il  voudrait  bien  me  rapprocher  de  vos  messieurs; 
et  moi  aussi  je  le  voudrais  de  tout  mon  cœur ,  mais  je  vois  clai- 
rement que  ces  gens-là  ,  mal  intentionnés  comme  ils  sont ,  vou- 
dront me  remettre  sous  la  férule  ;  et  s'ils  n'ont  pas  tout-à-fait 
le  front  de  demander  des  rétractations  de  peur  que  je  ne  les  en- 
voie promener,  ils  voudront  des  éclair cissemens  qui  cassent  les 
vitres,  et  qu'assurément  je  ne  donnerai  qu'autant  que  je  le  pour- 
rai dans  mes  principes  ;  car  très-certainement  ils  ue  me  feront 
point  dire  ce  que  je  ne  pense  pas.  D'ailleurs  n^est-il  pas  plai- 
sant que  ce  soit  à  moi  de  faire  les  frais  de  la  réparation  des  af- 
fronts que  j'ai  reçus?  On  commence  par  brûlerie  livre,  et  Ton 
demande  les  éclaircissemens  après.  En  un  mot ,  ces  messieurs , 
que  je  croyais  raisonnables ,  sont  cafards  comme  les  autres ,  et , 
comme  eux ,  soutiennent  par  la  force  une  doctrine  qu'ils  ne 
croient  pas.  Je  prévois  que  tôt  ou  tard  il  faudra  rompre  :  ce 
n'est  pas  la  peine  de  renouer.  Quand  je  vous  verrai ,  nous  cause- 
rons a  fond  de  tout  cela. 

Vous  avez  très-bien  vu  l'état  de  la  question  sur  le  dernier  cha«> 
pLtre  du  Contrat  social^  et  la  critique  de  Roustan  porte  à  faux  à 


6o2  CORRESPONDANCE. 

cet  égard  ;  mais  comme  cela  n'empêche  pas ,  d'aîlleiirs ,  me  sos 
ouvrage  ne  soit  bon ,  je  n'ai  pas  du  l'engager  à  jeter  an  fea  an 
ëcrit  dans  lequel  il  me  réfute  ;  et  c'est  pourtant  ce  qu'il  aurait 
dû  faire  si  je  lui  ayais  fait  Toir  combien  il  s'est  trompe.  Je  trouve 
dans  cet  écrit  un  zële  pour  la  liberté  qui  me  le  fait  aimer.  Si  le» 
coups  portés  aux  tyrans  doivent  passer  par  ma  poitrine  ,  qu'on 
la  perce  sans  scrupule ,  je  la  livrerai  volontiers. 

Afettez-moi ,  je  vous  prie  9  aux  pieds  de  l'aimable  dame  qui 
daigne  s'intéresser  pour  moi.  Pour  les  lacets,  l'usage  en  est  con- 
sacré ,  et  je  n'en  suis  plus  le  maître.  Il  faut ,  pour  en  obtenir 
un ,  qu'elle  ait  la  bonté  de  redevenir  fille ,  dîe  se  remarier  de 
nouveau  y  et  de  s'engager  à  nourrir  de  son  lait  son  premier  en- 
fant. Pour  vous  y  vous  avez  des  filles;  je  déposerai  dans  vos  mains 
ceux  qui  leur  sont  destinés.  Adieu ,  cher  ami. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Motiers-Travars ,  le  36  oclobre  1 76a. 

X  F.RMETTEZ ,  mousieur,  qu'un  homme  tant  de  fois  honoré  de  vos 
ffraces ,  mais  qui  ne  vous  eu  demanda  jamais  que  de  justes  et 
d'honnêtes ,  vous  en  demande  encore  une  aujourd'hui.  L'hiver 
dernier  je  vous  écrivis  quatre  lettres  consécutives  sur  mon  carac- 
tère et  l'histoire  de  mon  ame  dont  j'espérais  que  le  calme  ne 
finirait  plus  :  je  souhaiterais  extrêmement  d'avoir  nue  copie  de 
ces  quatre  lettres  ,  et  je  crois  que  le  sentiment  qui  les  a  dictées 
mérite  cette  complaisance  de  votre  part.  Je  prends  donc  la  li- 
berté de  vous  demander  cette  copie  y  ou  ,  si  vous  aimes  mieux 
m'envo^er  les  originaux  y  je  ne  prendrai  que  le  temps  de  les 
transcrire  y  et  vous  les  renverrai .  si  vous  le  désirez  ,  dans  peu 
de  jours.  Je  serai ,  monsieur,  d'autant  plus  sensible  à  cette  ^race , 
qu!elle  m'apprendra  que  mes  malheurs  n'ont  point  altéré  v<^-- 
tre  estime  et  vos  bontés  pour  moi ,  et  que  vous  ne  jugez  point 
les  hommes  sur  leur  destinée. 

Recevez  ,  monsieur  ,  les  assurances  de  mon  profond  respect. 

Mon  adresse  est  à  Motiers-Travers ,  comté  de  Neufchâtei ,  par 
Pontarlier  ;  et  les  lettres  qui  ne  sont  pas  contre-signées  doivent 
être  affranchies  jusqu'à  Pontarlier. 

A  MADAME 

Le  3o  octobre  1769. 

JtjN  m'annonçant ,  madame ,  dans  votre  lettre  du  22  septembre 
(c'est  je  crois  22  octobre)  un  changement  avantageux  dans  mon 
sort ,  vous  m'avez  d'abord  fait  croire  que  les  hommes  qui  me 
persécutent  s'étaient  lassés  de  leurs  méchancetés  ,  que  le  parle* 
ment  de  Paris  avait  levé  son  inique  décret ,  que  le  magistrat  de 
Genève  avait  reconnu  son  tort ,  et  que  le  public  me  rendait  en- 
fin justice.  Mais  loin  de  là  ,  je  vois  par  votre  lettre  même  qu'on 
m'intente  encore  de  nouvelles  accusations  :  le  changement  de 


ANNÉE  1762.  6o3 

sort  qae  vous  m'annoncez  se  réduit  à  des  offres  de  subsistances 
dont  ]e  u*ai  pas  besoin  quant  à  pré&ent  ;  et  comme  j'ai  toujours 
compté  pour  rien ,  même  en  santé ,  un  avenir  aussi  incertain  que 
la  vie  humaine  y  c'est  pour  moi ,  je  vous  jure ,  la  chose  la  plus 
indifférente  que  d'avoir  à  dîner  dans  trois  ans  d'ici. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup  cependant  que  je  sois  insensible  aux 
bontés  du  roi  de  Prusse  ;  au  contraire,  elles  augmentent  un  sen- 
timent trè»-doux ,  savoir  l'attachement  que  j'ai  conçu  pour  ce 
grand  prince.  Quant  à  l'usage  que  j'en  dois  faire  ,  rien  ne  presse 
pour  me  résoudre,  et  j'ai  du  temps  pour  y  penser. 

A  l'égard  des  offres  de  M.  Stanlay ,  comme  elles  sont  toutes 
pour  votre  compte  ,  madame ,  c'est  k  vous  de  lui  en  avoir  obli^ 
gation.  Je  n'ai  point  ouï  parler  de  la  lettre  qu'il  vous  a  dit  m'a- 
voir  écrite. 

Je  viens  maintenant  au  dernier  article  de  votre  lettre  ,  auquel 
j'ai  peine  à  comprendre  quelque  chose,  et  qui  me  surprend  à  tel 
point ,  surtout  après  les  entretiens  que  nous  avons  eus  sur  cette 
matière ,  que  j'ai  regardé  plus  d'une  fois  à  l'écriture  pour  voir 
si  elle  était  bien  de  votre  main.  Je  ne  sais  ce  que  vous  pouvez 
désapprouver  dans  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  mon  pasteur  dans 
une  occasion  nécessaire.  A  vous  entendre  avec  votre  ange ,  on 
dirait  qu'il  s'agissait  d'embrasser  une  religion  nouvelle  ,  tandis 
qu'il  ne  s'agissait  que  de  rester  comme  auparavant  dans  la  com- 
munion de  mes  pères  et  de  mon  pavs»  dont  on  cherchait  à  m'ex- 
clure  :  il  ne  fallait  point  pour  cela  d'autre  ange  que  le  vicaire 
savoyard.  S'il  consacrait  en  simplicité  de  conscience  dans  un 
culte  plein  de  mystères  inconcevables  ,  je  ne  vois  pas  pourquoi 
J.  J.  Rousseau  ne  communierait  pas  de  même  dans  un  culte  oii 
rien  ne  choque  la  raison  ;  et  je  vois  encore  moins  pourquoi ,  après 
avoir  jusqu'ici  professé  ma  religion  ches  les  catholiques  sansaue 

Ï personne  m'en  Ht  un  crime ,  on  s'avise  tout  d'un  coup  de  m  en 
aire  un  fort  étrange  de  ce  que  je  ne  la  quitte  pas  en  pays  pro- 
testant. 

Mais  pourquoi  cet  appareil  d'écrire  une  lettre?  Ah  !  pourquoi  ? 
Le  voici.  M.  de  Voltaire  me  voyant  opprimé  par  le  parlement 
de  Paris,  avec  la  générosité  naturelle  à  lui  et  à  son  parti ,  saisit 
ce  moment  de  me  faire  opprimer  de  même  à  Genève  ,  et  d'op- 
poser une  barrière  insurmontable  k  mon  retour  dans  ma  patne. 
Un  des  plus  sûrs  moyens  qu'il  employa  pour  cela  fut  de  me  faire 
regarder  comme  déserteur  de  ma  religion  :  car  là-dessus  nos  lois 
sont  formelles  ,  et  tout  citoyen  ou  bourgeois  qtii  ne  professe  pas 
la  religion  qu'elles  autorisent  perd  par  \k  même  son  droit  de 
cité.  Il  travailla  donc  de  toutes  ses  forces  à  soulever  les  ministres  : 
il  ne  réussit  pas  avec  ceux  de  Genève  qui  le  connaiuent  ;  mais  il 
ameuta  tellement  ceux  du  pays  de  Yaud  que ,  malgré  la  protec- 
tion et  l'amitié  de  monsieur  le  bailli  d'Yverdun  et  de  plusieurs 
magistrats ,  il  fallut  sortir  du  canton  de  Berne.  On  tenta  de  faire 
la  même  chose  en  ce  pays  ;  le  magistrat  ihunicipal  de  Neuchàtel 
défendit  mon  livre }  la  classe  des  ministres  le  déféra  ;  U  conseil 


«o4  CORRESPONDANCE. 

d'état  allait  lé  défendre  dans  tout  l'état ,  et  pent-étre  procéder 
contre  ma  personne  ;  mais  les  ordres  de  mylord-marécnal  et  la 
protection  déclarée  du  roi  Tarrétërent  tout  court  5  il  fallut  me 
laisser  tranquille.  Cependant  le  temps  de  la  communion  appro- 
chait ,  et  cette. époque  allait  décider  si  j'étais  séparé  de  l'église 
protestante  ou  si  je  ne  l'étais  pas.  Dans  cette  circonstance ,  ne 
voulant  pas  m'ezposer  à  un  anront  public  ,  ni  non  plus  consta* 
ter  tacitement ,  en  ne  me  présentant  pas ,  la  désertion  qu'on  me 
reprochait ,  je  pris  le  parti  d'écrire  à  M.  de  Montmollin  ,  pasteur 

j/i •  _'      - i_i.A »:i  .  r_:.. :- .•    j *  il- 17^1 


regardais  comme  une  protestation  nécessaire  ,  et  qui  aurait  son 
nsage  en  temps  et  Heu.  Quelle  fut  ma  surprise  et  ma  joie  devoir 
dès  le  lendemain  chez  moi  M.  de  Montmollin  me  déclarer  que 
non-seulement  il  approuvait  que  j'approchasse  de  4a  sainte  taole, 
mais  qu'il  m'en  priait ,  et  qu'il  m'en  priait  de  l'aven  unanime 
de  tout  le  consistoire,  pour  1  édification  de  sa  paroisse,  dont  j'a- 
vais l'approbation  et  1  estime.  Nous  eilbmes  ensuite  quelques  con- 
férences dans  lesquelles  je  lui  développai  franchement  mes  sen- 
timens  tels  à  peu  près  qu'ils  sont  exposés  dans  la  profession  da 
vicaire  ,  appuyant  avec  vérité  sur  mon  attachement  constant  à 
l'évangile  et  an  christianisme ,  et  ne  lui  déguisant  pas  non  plus 
mes  difficultés  et  mes  doutes.  Lui,  de  son  côté,  connaissant  asses 
mes  sentimens  par  mes  livres  ,  évita  prudemment  les  points  do 
doctrine  qui  auraient  pu  m'arréter  ou  le  compromettre;  il  ne 
prononça  pas  même  le  mot  de  rétractation  ,  n'insista  sur  aucune 
explication  ;  et  nous  nous  séparâmes  contens  l'nn  de  l'autre.  De- 

Ï»uis  lors  j'ai  la  consolation  a'étre  reconnu  membre  de  son  église. 
1  faut  être  opprimé ,  malade ,  et  croire  en  Dieu  pour  sentir 
combien  il  est  doux  de  vivre  parmi  ses  frères. 

M.  de  Montmollin ,  avant  à  justifier  sa  conduite  devant  ses 
confrères  ,  fit  courir  ma  lettre.  Elle  a  fait  à  Genève  un  effet  qui 
a  mis  les  Yoltairiens  au  désespoir  et  qui  a  redoublé  leur  rage. 
Des  foules  de  Genevois  sont  accourus  à  Motiers  ,  m'embrassant 
avec  des  larmes  de  joie,  et  appelant  hautement  M.  de  Montmol- 
lin leur  bienfaiteur  et  leur  père.  Il  est  même  sûr  que  cette  affaire 
aurait  des  suites  pour  peu  que  je  fusse  d'humeur  à  m'y  prêter. 
Cependant  il  est  vrai  que  bien  des  ministres  sont  mécontens.  Voilà 
pour  ainsi  dire  la  procession  de  foi  du  vicaire  approuvée  en  tous  ses 
points  par  un  de  leurs  confrères  :  ils  ne  peuvent  digérer  cela.  Les 
uns  murmurent,  lesautres  menacent  d'écrire;  d'autres  écrivent  en 
eflet;  tous  veulent  absolument  des  rétractations  et  des  explications 
qu'ils  n'auront  jamais.  Que  dois-je  faire  à  présent,  madame,  à  votre 
avis  ?  Iraî-je  laisser  mon  digne  pasteur  dans  les  lacs  oii  il  s'est 
mis  pour  l'amour  de  moi?  l'abandonnerai-je  à  la  censure  de  ses 
confrères?  autoriserai*je  cette  censure  par  ma  conduite  et  par 
mes  écrits?  et,  démentant  la  démarche  que  j'ai  faite  ,  lui  laisse- 
rai-je  toute  la  honte  et  tout  le  repentir  de  s'y  être  prêté  ?  Non> 


ANNÉE  1762.  6o5 

non  y  madame  ^  on  me  traitera  d*hypocrite  tant  qu'on  voudra , 

'  mais  je  ne  serai  ni  un  perfide  ni  un  lâche.  Je  ne  renoncerai  point 

à  la  religion  de  mes  pères ,  à  cette  religion  si  raisonnable ,  si 

Sure ,  si  conforme  à  la  simplicité  de  l'c'vangile ,  où  je  suis  rentré 
e  bonne  foi  depuis  nombre  d'années ,  et  que  j'ai  depuis  toujours 
hautement  professée.  Je  n'y  renoncerai  point  au  moment  oii  elle 
fait  toute  la  consolation  de  ma  yie,  et  ou  il  importe  à  l'honnête 
homme  qui  m'y  a  maintenu  que  j'y  demeure  smcërement  atta- 
ché. Je  n  en  conserverai  pas  non  plus  les  liens  extérieurs ,  tout 
chers  qu'ils  me  sont ,  aux  dépens  de  la  vérité  ou  de  ce  ciue  je 
prends  pour  elle  ;  et  l'on  pourrait  m'ezcommunier  et  me  aécré- 
ter  bien  des  fois  avant  de  me  faire  dire  ce  que  îe  ne  pense  pas. 
Du  reste  ,  je  me  consolerai  d'une  imputation  d  hypocrisie  sans 
vraisemblance  et  sans  preuves.  Un  auteur  qu'on  bannit ,  qu'on 
décrète ,  qu'on  brûle  pour  avoir  dit  hardiment  ses  sentimcns , 
pour  s'être  nommé,  pour  ne  vouloir  pas  se  dédire;  un  citoyen 
chérissant  sa  patrie,  qui  aime  mieux  renoncer  à  son  pays  qu'à 
sa  franchise  ,  et  s'expatrier  que  se  démentir,  est  un  nypocrita 
d'une  espèce  assez  nouvelle.  Je  ne  connais  dans  cet  état  qu'un 
moyen  de  prouver  qu'on  n'est  pas  un  hypocrite  ;  mais  cet  expé- 
dient auquel  mes  ennemis  veulent  me  réduire  ne  me  convienara 
jamais  quoi  qu'il  arrive  ;  c'est  d'être  un  impie  ouvertement.  De 
grâce ,  expliquez-moi  donc ,  madame  ,  ce  que  vous  voulez  dire 
avec  votre  ange,  et  ce  que  vous  trouvez  à  reprendre  à  tout  cela. 

Vous  ajoutez ,  madame  ,  qu'il  fallait  que  j'attendisse  d'autres 
circonstances  pour  professer  ma  religion  (  vous  avez  voulu  dirtt 
pour  continuer  de  la  professer.  )  Je  n'ai  peut-être  que  trop  at- 
tendu par  une  fierté  dont  je  ne  saurais  me  défaire.  Je  n'ai  fait 
aucune  démarche  tant  que  les  ministres  m'ont  persécuté  ;  mais 
quand  une  fois  j'ai  été  sous  la  protection  du  roi ,  et  qu'ils  n'ont 
plus  pu  me  rien  faire ,  alors  j'ai  fait  mon  devoir ,  ou  ce  que  j'ai 
cru  l'être.  J'attends  que  vous  m'appreniez  en  quoi  je  me  suis 
trompé. 

Je  vous  envoie  l'extrait  d'un  dialogue  de  M.  de  Voltaire  avec 
un  ouvrier  de  ce  pays-ci  qui  est  à  son  service.  J'ai  écrit  ce  dia- 
logue de  mémoire ,  d'après  le  récit  de  M.  de  Montmollin ,  qui 
ne  me  l'a  rapporté  lui-même  que  sur  le  récit  de  l'ouvrier ,  il  y  a 
plus  de  deux  mois.  Ainsi,  le  tout  peut  n'être  pas  absolument 
exact ,  mais  les  traits  principaux  sont  fidèles  ^  car  ils  ont  frappe 
M.  de  Montmollin  ;  il  les  a  retenus,  et  vous  croyez  bien  que  je 
ne  les  ai  pas  oubliés.  Vous  j  verrez  que  M.  de  Voltaire  n  avait 

Sas  attendu  la  démarche  dont  vous  vous  plaignez  pour  me  taxer 
'hypocrisie. 

CoTn^ersaiion  de  M.  de  Foliaire  apec  un  de  eea  ouvrière  du  comté 

de  NeuckàUsL 

n.    DE  VOLTAIHE. 

Est-il  vrai  que  vous  êtes  du  comté  de  Neuchitel? 


6o6  CORRESPONDANCE. 

l'ouyriee. 
Oui  y  monsieur. 

M.    DE  VOLTAIRE. 

Êtes-yous  de  Neuchâtel  même? 

l'ouvrier. 

Non ,  monsieur  ^  je  suis  du  village  de  Butte  dans  la  vallée  de 
Travers. 

M.  de  voltaire. 

Butte  !  Cela  est-il  loin  de  Motiers? 

l'ouvrier. 
A  une  petite  lieue. 

M.    DE  voltaire. 

Vous  avez  dans  votre  pays  un  certain  personnage  de  celui-ci 
qui  a  bien  fait  des  siennes. 

l'ouvrier. 

Qui  donc ,  monsieur? 

M.    DE  voltaire. 

Un  certain  Jean-Jacques  Rousseau.  Le  connaissefr^ons  ? 

l'ouvrier. 

Oui,  monsieur  ;  je  l'ai  vu  un  jour  à  Butte ,  dans  le  carrosse 
de  M.  de  Montmollin  qui  se  promenait  avec  lui. 

M.    DE   voltaire. 

Comment  ce  pied-plat  va  en  carrosse!  Le  voilà  donc  bien  fier? 

l'ouvrier. 

Oh  !  monsieur  ,  il  se  promené  aussi  à  pied.  Il  court  comme  un 
chat  maigre  ^  et  grimpe  sur  toutes  nos  montagnes. 

M.    DE   Y  0LTAIRE. 

Il  pourrait  bien  grimper  quelque  jour  sur  une  échelle.  Il  eût 
été  pendu  à  Paris  s'il  ne  se  fit  sauvé  ;  et  il  le  sera  ici  s'il  j  vient. 

l'ouvrier. 

Pendu ,  monsieur  I  II  a  l'air  d'un  si  bon  homme  ;  eh  mon 
Dieu  !  qu'a-t-il  donc  fait  ? 

M.   DE  VOLTAIRE. 

Il  a  fait  des  livres  abominables.  Cestun  impie  ,  un  athée. 

l'ouvri  er. 
Vous  me  surprenez.  Il  va  tous  les  dimanches  à  l'église. 

H.    DE   VOLTAIRE. 

Ah,  l'hypocrite  !  Et  que  dit-on  de  lui  dans  le  pays?  Y  a-t-il 
quelqu'un  qui  veuille  le  voir? 


ANNÉE  i7â3u  607 

l'outrier. 

Tout  le  monde ,  monsieur,  tout  le  monde  Faîme.  II  est  reclier» 
ché  partout ,  et  on  dit  que  mylord  lui  fait  aussi  bien  des  caresses. 

H.    DE   YOLTAIEE. 

C'est  que  mylord  ne  le  connaît  pas  y  ni  yous  non  plus.  Atten- 
dez seulement  deux  ou  trois  mois ,  et  yous  connaîtrez  l'homme. 
Les  gens  de  Montmorenci ,  oh  il  demeurait  y  ont  fait  des  feux  de 
joie  quand  il  s'est  sauyë  pour  n'être  pas  pendu.  C'est  un  homme 
sans  foi ,  sans  honneur  ,  sans  religion. 

l'ouvrier. 

Sans  religion ,  monsieur  !  mais  on  dit  que  yous  n'en  ayez  pas 
beaucoup  yous-méme. 

M.   DE  YOLTAIRE. 

Qui  ?  moi ,  grand  Dieu!  £t  qui  est-ce  qui  dit  cela? 

l'  0  u  y  R I E  R. 
Tout  le  monde  y  monsieur. 

M.    DE  YOLTAIRE. 

Ah ,  quelle  horrible  calomnie  !  Moi  qui  ai  étudié  chez  le» 
jésuites  I  moi  qui  ai  parlé  de  Dieu  mieux  que  tous  les  théolo<» 
giens  ! 

l'ouyeier. 

* 

Mais ,  monsieur ,  <m  dit  que  yous  ayez  fait  bien  des  mauyaîi 
liyres. 

H.    DE   yOLTAIRE. 

On  ment.  Qu'on  m'en  montre  un  seul  qui  porte  mon  nom  | 
comme  ceux  de  ce  croquant  portent  le  sien  y  etc. 

AU  ROI  DE  PRUSSE. 

Du  3o  octobre  1762* 

OIRE9 

Yous  êtes  mon  protecteur  et  mon  bienfaiteur  ;  et  je  porte  un 
cœur  fait  pour  la  reconnaissance  ;  je  y iens  m'acquitter  avec  yous  ^ 
si  je  puis. 

Vous  youlez  me  donner  du  pain  ;  n'y  a-t-il  aucun  de  y  os  su- 
jets qui  en  manque?  Otez  de  deyant  mes  yeux  cette  épée  qui 
m'ébiouit  et  me  blesse  ;  elle  n'a  que  trop  fait  son  devoir  ,  et  le 
sceptre  est  abandonné.  La  carrière  est  grande  pour  les  rois  de 
votre  étoffe ,  et  vous  êtes  encore  loin  du  terme  :  cependant  le 
temps  presse,  et  il  ne  yous  reste  pas  un  moment  à  perdre  pour 
aller  au  bout  (i)« 

(1)  Dans  le  broaillon  de  cette  lettre  il  y  ayaît  à  la  place  cette  phrase  : 
c<  Sondez  bien  votre  cœur,  6  Frédéric!  vons  convient- il  de  mourir  sans 
»  avoir  été  l«  plus  grand  des  hommes?  »  et  à  la  fin  de  la  lettre  celte  autre 


6o8  CORRESPONDANCE. 

Puîsse-je  yoîr  Frédéric  le  juste  et  le  redouté  couvrir  ses  élaU 
d'un  peuple  nombreux  dont  il  soit  le  père  !  et  Jean-Jacqaes 
Rousseau ,  l'ennemi  des  rois ,  ira  mourir  aux  pieds  de  son  trône. 

A  MYLORD-MARÉCHAL, 
en  lui  envoyant  la  lettre  précédente* 

Motiers  |  le  i^*".  novembre  17624 

Je  sens  bien,  mylord,  le  prix  de  votre  lettre  à  madame  de 
Boufflers  ;  mais  elfe  ne  m'apprend  rien  de  nouveau  ,  et  vos  soins 
ffénéreux  ne  peuvent  désormais  pas  plus  me  surprendre  qu'a- 
jouter à  mes  sentimens.  Je  crois  n'avoir  pas  besoin  de  vous  dire 
combien  je  suis  touché  des  bienfaits  du  roi  :  mais  ,  pour  vous 
faire  mieux  sentir  l'effet  de  vos  bontés  et  des  siennes ,  je  dois  voos 
avouer  que  je  ne  l'aimais  point  auparavant  ,  ou  plutôt  on 
m'avait  trompé;  j'en  haïssais  un  autre  sous  son  nom.  Vous 
m'avez  fait  un  cœur  tout  nouveau ,  mais  un  cœur  à  l'épreuve , 
qui  ne  changera  pas  plus  pour  lui  que  pour  vous. 

J'ai  de  quoi  vivre  deux  ou  trois  ans,  et  jamais  je  n'ai  poussé 
si  loin  la  prévoyance  :  mais,  fussé-je  prêt  à  mourir  de  faim,  j'ai- 
merais nueux ,  dans  l'état  actuel  de  ce  bon  prince ,  et  ne  lui  étant 
bon  à  rien ,  aller  brouter  l'herbe  et  ronger  des  racines  que  d'ac- 
cepter de  lui  un  morceau  de  pain.  Que  ne  puis-je  bien  plutôt ,  k 
l'insu  de  lui-même  et  de  tout  le  monde ,  aller  jeter  la  pitte  dans 
un  trésor  qui  lui  est  nécessaire  ,  et  dont  il  sait  si  bien  oser  !  je 
n'aurais  rien  fait  de  ma  vie  avec  plus  de  plaisir.  Laissonfr-lui 
faire  uae  paix  glorieuse ,  rétablir  ses  finances  et  revivifier  ses 
états  épuisés  y  alors ,  si  je  vis  encore  et  qu'il  conserve  pour  moi 
les  mêmes  bontés ,  vous  verrez  si  je  crains  ses  bienfaits. 

Voici ,  mylord  ,  une  lettre  que  je  vous  prie  de  lui  envoyer.  Je 
sais  quelle  est  sa  confiance  en  vous ,  et  j'espère  que  vous  ne  dou- 
iez pas  de  la  mienne  ;  mais  ce  qui  est  convenable  marche  avant 
tout.  La  lettre  ne  doit  être  vue  que  du  roi  seul ,  à  moins  qu'il 
ne  le  permette. 

J'envoie  à  Votre  Excellence  un  paquet  dont  je  la  supplie 
d'agréer  le  contenu  ;  ce  sont  des  fruits  de  mon  jardin.  Ils  ne  sont 

Ï)as   si  doux  que  les  vôtres  ;  aussi  n'ont-ils  été  arrosés  que  de 
armes. 

Mylord  ,  il  n'y  a  pas  de  jour  que  mon  cœur  ne  s'épanouisse 
en  songeant  à  notre  château  en  Espagne.  Ah ,  que  ne  peut-il 
faire  le  quatrième  avec  nous  ,  ce  digne  homme  que  le  ciel  a  con- 
damné à  payer  si  cher  la  gloire,  et  à  ne  connaître  jamais  le  bon- 
heur de  la  vie  !  Recevez  tout  mon  respect. 

|)lii-ase:  a  Voilà,  sire  ^  ce  qnej*avaisà  vous  dire:  il  est  donné  à  peu  de 
V  rois  de  l'entendre  ,  et  il  u'cAt  donné  à  aacun  de  l'entendre  deux  foi»,  n 


ANNÉE  176a.  C09 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Paris,  11  novembre  1762. 

J  E  serais,  monsieur,  bien  mortifié  aue  vous  me  privassiez  du 
plaisir  dont  vous  m'aviez  flatté  de  m  occuper  d'un  soin  qui  pût 
vous  être  agréable ,  et  de  préparer  des  plantes  pour  compléter 
vos  herbiers.  Ne  pouvant  subsister  sans  Taide  ae  mon  travail , 
je  n'ai  jamais  pensé,  malgré  le  plaisir  que  celui-U  pouvait  me 
faire ,  à  vous  olTrir  gratuitement  l'emploi  de  mon  temps.  Je  vous 
avoue  même  que  j'aurais  fort  désiré  d'entremêler  le  travail  sé<- 
dentaire  et  ennuyeux  de  ma  copie  d'une  occupation  plus  de  mon 
goût,  et  meilleure  à  ma  santé,  en  travaillant  à  des  herbiers  pour 
tant  de  cabinets  d'histoire  naturelle  qu'on  fait  à  Paris,  et  où  ,  selon 
moi ,  ce  troisième  rëgue  ,  qu'on  y  compte  pour  rien  ,' n'est  pas 
moins  nécessaire  que  les  autres.  Plusieurs  nerbiers  à  faire  à  la 
fois  m'auraient  été  plus  lucratifs  ,  et  m'auraient  mieux  dédom- 
inafi;é  des  menus  frais  qu'exigent  quelquefois  les  courses  éloignées 
et  1  entrée  des  jardins  curieux.  Mais  les  Français ,  en  général  , 
ont  de  si  fausses  idées  de  la  botanique  et  si  peu  de  goût  pour 
l'étude  de  la  nature ,  qu'il  ne  faut  pas  espérer  qne  cette  cliar- 
mante  partie  leur  donne  jamais  la  tentation  de  faire  des  col- 
lections en  ce  genre  :  ainsi  je  renonce  à  cette  ressource.  Pour 
vous,  monsieur ,  qui  joignez  aux  connaissances  de  tous  les  genres 
la  passion  de  les  augmenter  sans  cesse  ,  ne  m'ôtez  pas  le  plaisir 
de  contribuer  à  vos  amusemens.  £nvoyez-moi  là  note  de  ce  que 
vous  désirez  ;  j'en  rassemblerai  tout  ce  qui  me  sera  possible  ,  et 
je  recevrai  sans  aucune  difficulté  le  paiement  de  ce  que  je  vous 
aurai  fourni.  A  l'égard  du  petit  échantillon  que  je  vous  ai  en- 
voyé ,  c'est  tout  autre  chose  ;  c'étaient  des  plantes  qui  vous  ap- 
partenaient. Ce  que  j'ai  substitué  à  celles  qui  se  sont  gAtées  n'a 
point  été  rainasse  pour  vous;  je  n'ai  eu  d'autre  peine  que  de  le 
tirer, de  ce  que  j'avais  rassemblé  pour  moi-même;  et  comme  je 
n'ai  point  offert  d'entrer  dans  la  dépense  que  vous  a  coûtée  l'her^ 
borisation  que  j'ai  faite  à  votre  suite  ,  il  me  semble  ,  monsieur  , 
que  vous  ne  devez  pas  non  plus  m'offrir  le  paiement  de  ce  que 
nous  avons  ramasse  ensemble ,  ni  du  petit  arrangement  que  je 
me  suis  amusé  à  y  mettre  pour  vous  l'envoyer. 

Malgré  le  bien  que  vous  m'avez  dit  de  votre  santé  actuelle  , 
on  m'assure  qu'elle  n'est  pas  encore  parfaitement  rétablie  ;  et 
malheureusement  la  saison  oii  nous  entrons  n'est  pas  favorable  à 
l'exercice  pédestre,  que  je  crois  aussi  bon  pour  vous  que  pour 
moi.  L'hiver  a  aussi ,  comme  vous  savez  ,  monsieur  ,  ses  herbo- 
risations qui  lui  sont  propres  ;  savoir ,  les  mousses  et  les  lichens. 
Il  doit  y  avoir  dans  vos  parcs  des  choses  curieuses  en  ce  genre  , 
et  je  vous  exhorte  fort,  quand  le  temps  vous  le  permettra,  d'al- 
ler examiner  cette  partie  sur  les  lieux  et  dans  la  saison. 

Vos  résolutions  ,  monsieur ,  étant  telles  que  vous  me  les  mar- 
quez ,  je  ne  suis  assurément  pas  homme  à  les  désapprouver;  c'est 

7-  39 


«10  CORRESPONDANCE. 

s^etre  procuré  bien  honorablement  des  loisirs  bien  agréables. 
Remplir  de  grands  devoirs  dans  de  grandes  places ,  c'est  la  tâche 
des  hommes  de  votre  état  et  doués  de  vos  talens  |  mais  ,  quand , 
après  avoir  offert  à  son  pays  le  tribut  de  son  ikle  on  lé  voit 
inutile  ,  il  est  bien  permis  alors  de  vivre  pour  soi-même  ,  et  dt 
se  contenter  d'être  heureux. 

A  MYLORD-MARÉCHAL. 

Novembre  1769. 

.IM  ON  9  mvlord  ,  je  ne  suis  ni  en  santé  ni  content  ;  mais  q^uaiid 
je  reçois  de  vous  quelque  marque  de  bonté  et  de  aoavenir ,  je 
m'attendris ,  j'oublie  mes  peines  :  au  surplus ,  j'ai  le  cœur  «battu, 
et  je  tire  bien  moins  de  courage  de  ma  philosophie  que  de  votre 
vin  d'Espagne. 

Madame  la  comtesse  de  Boufflers  demeure  rue  Notre-Dame- 
de-Nazareth ,  proche  le  Temple  ;  mais  je  ne  comprends  ps 
comment  vous  n'avez  pas  son  adresse ,  puisqu'elle  me  marque  que 
vous  lui  avez  encore  écrit  pour  l'engager  à  me  faire  accepter  les 
offres  du  roi.  De  grâce  ,  mylord  ,  ne  vous  servez  plus  de  média- 
teur avec  moi ,  et  daignez  être  bien  persuadé  ,  je  vous  supplie  y 
que  ce  que  vous  n'obtiendrez  pas  directement  ne  sera  obtenu 
par  nul  autre.  Madame  de  Boufflers  semble  oublier  dans  cette 
occasion  le  respect  qu'on  doit  aux  malheureux.  Je  lui  réponds 
plus  purement  que  je  ne  devais  peut-être  ;  £t  je  crains  que  cette 
a£&ire  ne  me  brouille  avec  elle,  si  même  cela  n'est  déjà  fait. 

Je  ne  sais,  mylord ,  si  vous  songez  encore  à  notre  château  en 
Espagne  ;  mais  je  sens  que  cette  idée ,  si  elle  ne  s'exécute  pis , 
fera  le  malheur  de  ma  vie.  Tout  me  déplaît ,  tout  me  gêne ,  tout 
m'importune  :  je  n'ai  plus  de  confiance  et  de  liberté  qu'ave* 
vous ,  et ,  séparé  par  d'insurmontables  obstacles  du  peu  d'amis 
qui  me  restent,  je  ne  puis  vivre  en  paix  que  loin  de  toute  autre 
société.  C'est ,  j'espère  ,  un  avantage  que  j'aurai  dans  votre 
terre ,  n'étant  connu  là-bas  de  personne ,  et  ne  sachant  pas  It 
langue  du  pays.  Mais  je  crains  que  le  désir  d'y  venir  vous- 
même  n'ait  été  plutôt  une  fantaisie  qu'un  vrai  projet.  Et  je  suis 
mortifié  aussi  que  vous  n'ayez  aucune  réponse  ae  M.  Hume. 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  je  ne  puis  vivre  avec  vous  je  veux  vivre 
seul.  Mais  il  y  a  bien  loin  d'ici  en  Ecosse,  et  je  suis  bien  peu  en  état 
d'entreprendre  un  si  long  trajet.  Pour  Colombier ,  il  n'y  fant 
pas  penser;  j'aimerais  autant  habiter  une  ville.  C'est  assez  dV 
faire  de  temps  en  temps  des  voyages  lorsque  je  saurai  ne  vou:> 
pas  importuner. 

J'attends  pourtant  avec  impatience  le  retour  de  la  belle  saison 
pour  vous  y  aller  voir ,  et  décider  avec  vous  quel  parti  je  doi» 
prendre,  si  j'ai  encore  long-temps  à  traîner  mes  chagrins  et  mes 
maux;  car  cela  commence  à  devenir  long,  et  n'ayant  rien  prévu 
de  C4)  qui  m'arrive ,  j'ai  peine  à  savoir  comment  je  dois  m'en  tirer. 
J'ai  demandé  à  M.  de  Malesherbes  la  copie  de  quatre  lettres  que 


ANNÉE  1762.  611 

)e  lui  écrivis  l*hiver  dernier ,  croyant  avoir  peu  de  temps  encore 
à  vivre  ,  et  n'imaginant  pas  que  j'aurais  tant  à  souffrir.  Ces  lettres 
contiennent  la  peinture  exacte  de  mon  caractère  et  la  clef  de 
toute  ma  conduite ,  autant  que  j'ai  pu  lire  dans  mon  propre 
cœur.  L'intérêt  que  vous  daisnez  prendre  à  moi  me  fait  croire 
que  vous  ne  serez  pas  fôché  oe  les  lire ,  et  je  les  prendrai  en  al-^ 
lant  à  Colombier. 

On  m'écrit  de  Pétersbourg  que  rimpératrice  fait  proposer  à 
M.  d'Alembert  d'aller  élever  son  fîls.  J  ai  répondu  là--ilessus  que 
M.  d'Alembert  avait  de  la  philosophie ,  du  savoir  et  beaucoup 
d'esprit  ;  mais  que  s'il  élevait  ce  petit  garçon  ,  il  n'en  ferait  ni 
un  conquérant  ni  un  sage ,  qu'il  en  ferait  un  arlequin. 

Je  vous  demande  pardon f  mjlord,  de  mon  ton  familier;  je 
n'en  saurais  prendre  un  autre  quand  mon  cœur  s'épancbe }  et 
quand  un  homme  a  de  l'étoffe  en  lui-même  ,  je  ne  regarde  plus 
à  ses  habits.  Je  n'adopte  nulle  formule,  n'y  voyant  aucun  ternie 
fixe  pour  s'arrêter  sans  être  faux  :  j'en  pourrais  cependant  adop- 
ter une  auprès  de  vous,  mylprd 9 #ans courir  ce  risque;  ce  serait 
celle  du  bon  Ibrahim  (i). 

A  M.  MOULTOU. 

i3  novembre  1762. 

Vous  ne  saurez  jamais  ce  que  votre  silence  m'a  fait  souffrir  ; 
mais  votre  lettre  m'a  rendu  la  vie  ,  et  l'assurance  que  vous  me 
donnez  me  tranquillise  pour  le  reste  de  mes  jours.  Ainsi  écrivez 
désormais  à  votre  aise  ;  votre  silence  ne  m'alarmera  j)lus.  Mais  , 
cher  ami ,  pardonnez  les  inquiétudes  d'un  pauvre  solitaire  qui  nç 
sait  rien  de  ce  qui  se  passe ,  dont  tant  de  cruels  souvenirs  attris- 
tent l'imaçination ,  qui  ne  connaît  dans  la  vie  d'autre  bonheur 
5ue  l'amitié ,  et  qui  n'aima  jamais  personne  autant  que  vous. 
Wix  se  nescit  amare ,  dit  le  poëte }  mais  moi  je  dis ,  Pelix  nts^ 
vit  amare.  Des  deux  cotés  les  circonstances  qui  ont  serré  notre 
attachement  l'ont  mis  à  l'épreuve  y  et  lui  ont  donné  la  solidité 
d'une  amitié  de  vingt  ans. 

Je  ne  dirai  pas  un  mot  à  M.  de  Montmollin  pour  la  coqimu- 
nication  de  la  lettre  dont  vous  me  parlez  ;  il  fera  ce  qu'il  jugera 
convenable  pour  son  avantage  :  pour  moi ,  je  ne  veux  pas  faire 
un  pas ,  ni  dire  un  mot  de  plus  dans  toute  cette  affaire,et  je  lais- 
serai vos  gens  se  démener  comme  ils  voudront,  sans  m'en  mêler 
ni  réponure  à  leurs  chicanes.  Ils  prétendent  me  traiter  comme 
un  enfant  à  qui  l'on  commence  par  donner  le  fouet ,  et  puis  on 
lui  fait  demander  pardon.  Ce  n'est  pas  tout-à-fait  mon  avis.  Ce 
n'est  pas  moi  qui  veut  donner  des  éclaircissemens;  c'est  le  bon- 
homme Deluc  qui  veux  que  j'en  donne  ;  et  je  suis  très-fâché  de 
ne  pouvoir  en  cela  lui  complaire  ,  car  il  m'a  tout-à-fait  gagné 

(1)  Ibrahim,  esclave  tare  de   mylord-maréchal ,   finisMÎt  les  lettres 
«  €|u'il  lui  adrt^ssail  par  celle  formule  :  «  Je  suis  plus  volie  ami  que  )»- 
»  mais.  Ibrahim.  » 


6is  CORRESPONDANCE. 

le  cœnr  ce  voyage  j  et  j'ai  été  bien  plus  content  de  loi  qne  je 
n'espérais.  Puisqu'on  n'a  pas  été  content  de  ma  lettre ,  on  ne  le 

fasse, 

me  pres- 

ne  fût 

• 

Je  trouve,  en  revenant  sur' tout  ceci ,  ^ue  nous  avons  donné 
trop  d'importance  à  cette  affaire  :  c'est  un  jea  de  sots  enfans  dont 
on  se  fàcne  pour  un  moment ,  mais  dent  on  ne  sait  que  rire  sitôt 
qu'on  est  de  sang-froid. 

Adieu,  cher  Moulton. 

J'oubliais  de  vous  marquer  que  le  roi  de  Prusse  m*a  fait  faire 
par  mylord-maréchal  des  offres  trës-obligeantes  et  d'une  ma- 
nière dont  je  suis  pénétré. 

A  M,  MOULTOU. 

Motiert-Traverf ,  le  i5  novembre  176^. 

J'E  reçois  à  l'instant,  cher  ami,  une  lettre  de  M.  Deluc ,  que  je 
viens  d'envoyer  à  M',  de  Mohtmollin ,  sans  le  solliciter'  de  rien , 
m^is  le  priant  seulement  de  me  faire  dire  ce  qu'il  a  résolu  de 
faire  quant  à  la  copie  qu'on  lui  demande ,  afin  que  je  m'arrange 
aussi  de  mon  côté  en  conséquence  de  ce  qu^il  aura  fait.  S'il  prend 
le  parti  d^envoyer  cette  copie,  moî ,  de  mon  côté,  je  lui  écrirai 
en  peu  de  lignes  la  lettre  d'éclaircissement  que  M.  Deluc  souhaite, 
laquelle  pourtant  ne  dira  rien  de  plus  qne  la  précédente  ,  parce 
qu'il  n^est  pas  possible  de  dire  plus.  S'il  ne  veut  pas  envoyer  cette 
copie ,  moi ,  de  mon  côté ,  je  ne  dirai  plus  rien  ;  j'en  resterai  là , 
et  continuerai  de  vivre  en  bon  chrétien  réformé  ,  comme  j'ai  fait 
jusqu'ici  de  tout  mon  pouvoir. 

Le  moment  critique  approche  011  je  saurai  si  Genève  m'est  en- 
core quelque  chose.  Si  les  Genevois  se  conduisent  comme  ils  le 
doivent ,  je  me  reconnaîtrai  toujours  leur  concito^^en  et  les  aime- 
rai comme  ci-devant.  S'ils  me  manquent  dans  cette  occasion ,  s'ils 
oublient  quels  affronts  et  quelles  insultes  ils  ont  à  réparer  envers 
moi ,  je  ne  cesserai  point  de  les  aimer ,  mais  du  reste  mon  parti 
est  pris. 

Je  ne  puis  répondre  à  M.  Deluc  cet  ordinaire,  parce  que  ma 
réponse  dépend  de  celle  de  M.  de  Montmollin ,  qui  m'a  fait  dire 
simplement  qu'il  viendrait  me  voir  ;  car  depuis  plusieurs  se- 
maines l'état  oii  je  suis  ne  me  permet  pas  de  sortir.  Or  ,  comme 
la  poste  part  dans  peu  d'heures  ,  il  n'est  pas  vraisemblable  que 
faie  le  temps  d'écrire  :  ainsi  je  n'écrirai  à  M.  Deluc  que  jeudi  au 
soir.  Je  vous  prie  de  le  lui  dire,  afin  qu'il  ne  soit  pas  inquiet  de 
mon  Mlcnce. 

Il  est  certain  que ,  quoi  qu'il  arrive ,  je  ne  demeurerai  jamais  à 
Genève  ,  cela  est  bien  déciaé.  Cependant  je  vous  avoue  qne  les 
approches  du  moment  qui  décidera  si  je  suis  encore  Genevois ,  ou 


ANNÉE  176a.  6i3 

si  je  ne  le  suis  plus ,  me  donnent  une  vire  agitation  de  cœur.  Je 
donnerais  tout  au  monde  pour  être  à  la  fin  du  mois  prochain. 
Adieu ,  cher  ami. 

A  MADAME  LATOUR. 

Motiers,  le  31  novembre  176a. 

JL  u  Wkaduli^  ma  tu  mipiaci.  Il  faut  se  rendre  ,  madame  y  je 
sens  tous  les  jours  mieux  qu'il  est  impossible  à  mon  cœur  de  vous 
résister.  Plus  je  gronde,  plus  je  m'enlace  ^  et ,  à  la  manière  dont 
vous  me  permettez  de  ne  vous  plus  écrire,  vous  êtes  bien  sûre 
de  n'être  pas  prise  au  mot.  Oui,  vous  êtes  femme  ;  je  le  sens  à 
votre  ascendant  sur  moi  ;  je  le  sens  à  votre  adresse ,  et  il  y  a 
long-temps  que  je  ne  m'avise  plus  d'en  douter.  Je  ne  tenterai 
donc  plus  de  briser  ces  chaînes  si  pesantes  que  vous  me  donnes 
si  légèrement  \  mais ,  de  grâce ,  allégez-en  le  poids  vous-même  ; 
soyez  aussi  bonne  que  charmante  ;  acceptez  mes  hommages  ,  en 
compensation  de  ma  négligence  ^  et  ne  comptez  pas  si  rigoureu-- 
sèment  avec  votre  serviteur. 

Il  est  certain ,  madame ,  oue  j'ai  en  tort  de  parler  encore  à 
M.  de  Rongemont  de  ce  que  je  vous  avais  dit  au  sujet  de  M.  du 
Terreaux  ;  mais  la  manière  dfont  vous  m'aviez  répondu ,  me  fai- 
sait douter  que  vous  en  parlassiez  à  monsieur  son  frère ,  et  il  con- 
venait cependant  qu'il  le  sût.  Yoilà ,  non  l'excuse  ^  mais  la  raison 
de  mon  tort. 

Je  vous  prie,  madame,  d'être  bien  persuadée  de  deux  choses  f 
l'une,  que  si  vous  eussiez  gardé  avec  moi  le  silence  que  j'avais 
mérité  ,  je  n'aurais  eu  garde  de  vous  laisser  faire,  du  moins  jus- 
qu'à  m'oublier  ;  pour  peu  que  vous  eussiez  encore  différé  à  na'é- 
crire ,  je  vous  aurais  sûrement  prévenue  ;  et ,  quelque  touché  que 
je  sois  de  votre  lettre ,  je  suis  presque  fâché  que  vous  ne  m'ayiez 
pas  donné  cette  occasion  de  vous  marquer  mon  empressement 
et  mon  repentir.  L'autre  vérité,  que  je  vous  supplie  de  croire  , 
est ,  que  nien  que  Ton  ne  se  corrige  point  à  mon  âge ,  et  que  je 
ne  puisse ,  sans  vous  tromper ,  vous  promettre  plus  d'exactituae 
que  par  le  passé,  j'ai  pourtant  le  cœur  pénétré  de  vos  bontés,  et 
très-zélé  pour  m'en  rendre  digne.  Voilà,  madame,  que  j'écrive 
ou  non  }  sur  quoi  vous  devez  toujours  compter. 

A  M.  MOULTOU. 

Métiers ,  95  novembre  1763. 

J  E  m'étais  attendu ,  cher  ami ,  à  ce  qui  vient  de  se  passer;  ainsi 
j'en  suis  peu  ému.  Peut-être  n'a-t-il  tenu  ^n'à  moi  crue  cela  ne  se 
passât  autrement.  Mais  une  maxime  dont  ]e  ne  me  aépartirai  ja<-> 
mais  ,  est  de  ne  faire  du  mal  à  personne.  Je  suis  charmé  de  ne 
m'en  être  pas  départi  en  cette  occasion  :  car  je  vous  avoue  que 
la  tentation  était  vive.  Savez-vous  à  quel  jeu  )'ai  perdu  M.  Mar- 
cet?  Il  me  parait  certain  que  je  Tai  perdu.  J'aorais  cru  pouvoir 


6i4  CORRESPONDANCE. 

compter  sur  un  anciefi  àmi  dé  mon  përe.  Je  soupçonne  que  Ta- 
mitié  de  M.  D.  L.  m'a  ôté  la  sienne. 

Je  siiischarmoque  vous  voyiez  enfin  quejen'en  aï  déjà  que  trop 
fait.  Ces  messieurs  les  Genevois  le  prennent  en  vérité  sur  un  sin- 
gulier ton.  On  dirait  qull  faut  que  j'aille  encore  demander  par- 
don des  afironts  qu'on  m'a  faits.  Et  puis  ,  quelle  extravannte  in* 
quisition  !  L'on  n'en  ferait  pas  tantcnez  les  catholiques,  rln  vérité 
ces  genS'là  Sont  bieti  bétéitient  rognes.  Comment  ne  Toient-ils 
pas  qu'il  s'agit  bien  plus  dé  leur  intérêt  que  du  mien  ? 

Le  bon  homme  dispose  df  itaoi  comme  de  ses  vieux  souliers  ;  il 
veut  que  j'aille  eoUrir  k  Genève  dans  une  saison  et  dans  nn  état 
oii  je  ne  puis  sortir ,  je  ne  dis  pas  de  Molière ,  mais  dé  liia  chambre. 
H  n'y  a  pas  dé  sens  à  cela.  Je  souhaite  dé  tout  mon  cœur  de  re- 
voir Genève  ,  et  je  me  sens  un  cœur  ftiit  pour  oublier  leurs  ou- 
tragés; tuais  on  né  in'y  verra  sûrement  jamais  en  homme  qui 
demande  gr^ce ,  ou  qui  la  reçoit. 

Vouè  toulez  m'éhvoyer  votre  outrage,  sûpposatit  que  je  suis 
en  état  dé  le  rendi*é  tneilléur.  Il  nVn  est  rieti ,  cher  ami  ;  je  n'ai 
jamais  pu  corriger  une  seule  phrase  ni  pour  moi  tii  pdur  les  autres. 
J'ai  Të^prit  prime-sàùtiér ,  comme  disait  Montaigne;  passé  cela  je 
fie  suis  rien.  Oatis  un  ôtcivrage  fait  je  ne  vms  que  ce  qu'il  y  a  ;  ]e 
ne  Vois  rieiidé  ce  qu'on  y  peut  mettre.  Si  je  yettx  toucher  ii  votre 
ouvrage ,  je  me  tourmenterai  beaucoup,  et  je  le  gâterai  infail-^ 
liblenient,  ne  fût-ce  que  parce  qu'il  s'agit  de  moi  :  on  tle  sait  ja- 
mais parler  de  soi  comme  il  faut.  Je  vois  que  vous  tous  déner 
de  vous^  tnais  vous  devriez  vous  fier  un  peu  à  moi,  qui  peat  mieux 
que  vous  vous  mettre  k  votre  taux.  En  ceci  seulement  je  jugerai 
mieux  que  vous.  Faites  de  vous-même;  vous  seres  moins  correct, 
mais  plus  un.  Au  reste,  revenez  plusieurs  fois  sur  votre  ouvrage 
avant  que  de  le  donner.  Je  crains  seulement  les  fautes  de  langue  ; 
mais  ,  si 'vous  êtes  bieti  attentif,  elles  ne  vous  échapperont  pas. 
Je  crains  aussi  un  peu  les  boutades  du  feu  de  la  jeunesse.  Atta* 
ches-vous  à  oter  tout  ce  qui  peut  être  exclamation  ou  déclama- 
tion. Simplifiez  votre  style,  surtout  dans  les  endroits  ou  les  choses 
ont  de  la  chaleuf .  J'ai  une  lecture  à  vous  conseiller  avant  que  de 
ravoir  pôiir  la  dernière  fois  votre  écrit ,  c*ést  celle  des  Lettrtt 
Persanes.  Cette  lecture  est  excellente  k  tout  jeune  honime  qui 
écrit  pour  la  première  fois.  Vous  y  trouverez  pourtant  quelques 
faute  de  langue.  £n  voici  une  dans  la  quarante-deuxième  lettre: 
Tel  que  Von  devrait  nhépriser  parce  qu'il  est  un  sot^  neCest  èoU'^ 
vent  que  parce  quHl  est  un  homme  de  robe,  La  faute  est  de  prendre 
pour  le  participe  passif  méprisé,  qui  n'est  pas  dans  la  phrase, 
i'infiYiitif  mépriser  qui  y  est.  Les  Genevois  sont  encore  fort  sujets 
à  faire  cette  faute-là.  Toutefois ,  si  vous  voulez  absolument  m'en- 
voyer  votre  écrit ,  faites.  Je  ne  sais  lequel  de  vous  ou  de  moi  mo 
donnera  lé  plus  d'intérêt  à  sa  lecture;  mais  je  vous  répète  que  je 
ne  vous  y  jniis  être  d'aucune  utilité. 

Je  vous  ai  parlé  dés  offres  du  roi  de  Prusse  et  de  ma  reconnais- 
sance. Mais  voudriez-vous  que  je  les  eusse  acceptées?  Est-il  né* 


ANISEE  1762.  Ci5 

(:essaire  de  vous  dîre  ce  que  j'ai  fait?  ces  choses-là  devraient  se 
deviner  entre  nous. 

Je  dois  vous  prévenir  d'une  cbose.  Vous  avez  dû  voir  beau- 
coup d'inégalité  dans  mes  lettres^  c'est  qu'il  y  en  a  hoaucoiip 
dans  mon  humeur,  et  je  ne  la  cache  point  à  mes  amis.  Mais  ma 
conduite  ne  se  règh?  point  sur  mon  humeur  ;  elle  a  une  règle  pins 
constante;  à  mon  âge  on  ne  change  plus.  Je  serai  ce  que  j'ai  été. 
Je  ne  suis  différent  qu'en  une  chose ,  c'est  que  jusqu'ici  j'ai  eu 
des  amis ,  mais  à  présent  je  sens  que  j'ai  un  ami. 

Vous  apprendrez  avec  plaisir  qn' Emile  a  le  plus  grand  succès 
en  Angleterre.  On  en  est  à  la  seconde  édition  anglaise.  Il  n'y  a 
pas  d'exemple  à  Londres  d'un  succès  si  rapide  pour  aucun  livre 
étranger  ,  et ,  nola^  malgré  le  mal  que  j'y  dis  des  Anglais. 

A  M.  DE  MONTMOLLIN. 

Novembre  1762. 

v^UAND  je  me  suis  réuni  ,  monsieur ,  il  y  a  neuf  ans  h  l'église , 
je  n'ai  pas  manqué  de  censeurs  qui  ont  blâmé  ma  démarche  ,  et 
je  n'eu  manque  pas  aujourd'hui  que  j'y  reste  uni  sous  vos  aus- 
pices,  contre  l'espoir  de  tant  de  gens  qui  voudraient  m'en  voir 
séparé.  Il  n'y  a  rien  là  de  bien  étonnant  ;  tout  ce  qui  m'honore 
et  me  console  déplaît  à  mes  ennemis  ;  et  ceux  qui  voudraient 
rendre  la  religion  méprisable  sont  fâchés  qu'un  ami  de  la  vérité 
la  professe  ouvertement.  Nous  connaissons  trop,  vous  et  moi , 
les  hommes ,  pour  ignorer  à  combien  de  passions  humaines  le 
feint  zèle  de  la  foi  sert  de  manteau  ^  et  Ton  ne  doit  pas  s'at- 
tendre à  voir  l'athéisme  et  l'impiété  plus  charitables  que  n'est 
l'hypocrisie  ou  la  superstition.  J*espère,  monsieur,  ayant  main- 
tenant le  bonheur  d'être  plus  connu  de  vous,  que  vous  ne  voyiez 
rien  en  moi  qui ,  démentant  la  déclaration  que  je  vous  ai  faite , 
puisse  vous  rendre  suspecte  ma  démarche ,  ni  vous  donner  du 
regret  à  la  votre.  S'il  y  a  des  gens  qui  m'accusent  d'être  un  hypo- 
crite ,  c'est  parce  que  je  ne  suis  pas  un  impie:  ils  se  sont  arran- 
gés pour'  m  accuser  de  l'un  ou  de  l'autre  ^  sans  doute,  parce 
qu'ils  n'imaginent  pais  qu'on  puisse  sincèrement  croire  en  L)ieu. 
Vous  voyez  que,  de  quelque  manière  que  je  me  conduise,  il 
m'est  impossible  d'échapper  à  l'une  des  deux  imputations.  Mais 


vous  V 


^oyez  aussi  que,  si  toutes  deux  sont  également  destituées  de 
preuves ,  celle  d'hypocrisie  est  pourtant  la  plus  inepte  ;  car  un 
peu  d'hypocrisie  m  eût  sauvé  bien  des  disgrâces  ;  et  ma  bonne 
foi  me  coûte  assez  cher  y  ce  me  semble ,  pour  devoir  être  au- 
dessus  de  tout  soupçon. 

Quand  nous  avons  eu  y  monsieur  ,  des  entretiens  sur  mon  ou- 
vrage (1)  «  je  vous  ai  dit  dans  quelles  vues  il  avait  été  public ,  et 
je  vous  réitère  la  même  chose  en  sincérité  de  cœur.  Ces  Y' 
n'ont  rien  que  de  louable ,  vous  en  êtes  convenu  voua-m£|p 

(4)  Il  e»t  question  ilc  rEinlle* 


6i6  CORRESPONDANCE. 

et  quand  vous  m'apprenez  qu'on  me  prête  celle  d'avoir  voiiI« 
jeter  du  ridicule  sur  le  christianisme ,  vous  sentez  en  même 
temps  combien  cette  imputation  est  ridicule  elle-même  ,  puis- 
qu'elle porte  uniquement  sur  un  dialogue  dans  un  langage  im- 
prouvé- des  deux  côtés  dans  l'ouvrage  même  ,   et  oii   1  on  ne 


3 


Pourquoi  s'ccbauffent-ils  si   fort  qi 
vices  de  son  argumentation,  qui  n'a  point  été  la  leur  jusqu'ici? 
Veulent-ils  donc  se  rapprocher  peu  à  peu  de  ses  manières  de 

}>enser  comme  ils  se  rapprochent  déjà  de  son  intolérance  ,  contre 
es  principes  fondamentaux  de  leur  propre  communion  ? 

Je  suis  oien  persuadé ,  monsieur,  que  ,  si  j'eusse  toujours  vécu 
en  pays  protestant ,  alors  ,  ou  la  profession  du  vicaire  savoyard 
n'eut  point  été  faite  ,  ce  qui  certainement  eût  été  un  mal  à  bien 
des  égards  ,  ou  ,  selon  toute  apparence  ,  elle  eût  eu  dans  sa 
seconde  partie  un  tour  fort  différent  de  celui  qu'elle  a. 

Je  ne  pense  pas  cependant  qu'il  faille  supprimer  les  objections 
u'on  ne  peut  résouare  ;  car  cette  adreilse  subreptice  a  un  air 
e  mauvaise  foi  qui  me  révolte,  et  me  fait  craindre  qu'il  n'y  ait 
au  fond  peu  de  vrais  croyans.  Toutes  les  connaissances  hu- 
maines ont  leurs  obscurités ,  leurs  difficultés ,  leurs  objections 
que  l'esprit  humain  trop  borné  ne  peut  résoudre.  La  géométrie 
elle-même  en  a  de  telles  que  les  géomètres  ne  s'avisent  point  de 
supprimer  ,  et  qui  ne  rendent  pas  pour  cela  leur  science  in- 
certaine. Les  objections  n'empêchent  pas  qu'une  vérité  démon- 
trée ne  soit  démontrée;  et  il  faut  savoir  se  tenir  à  ce  qu'on  sait , 
et  ne  pas  vouloir  tout  savoir  même  en  matière  de  religion.  Nous 
u'eu  servirons  pas  Dieu  de  moins  bon  cœur  j  nous  n'en  serons 
pas  moins  vrais  croyans,  et  nous  en  serons  plus  humains  ,  plus 
<loux,  plus  tolérans  pour  ceux  qui  ne  pensent  pas  coniine  nous 
vn  toute  chose.  A  considérer  en  ce  sens  la  profession  de  foi  du 
vicaire  ,  elle  peut  avoir  son  utilité  même  dans  ce  qu'on  y  a  le 
plus  improuvé.  En  tout  cas  il  n'y  avait  qu'à  résoudre  les  objec- 
tions aussi  convenablement  ,  aussi  honnêtement  qu'elles  étaient 
proposées ,  sans  se  fâcher  comme  si  l'on  avait  tort ,  et  sans  croire 
qu'une  objection  est  suffisamment  résolue  lorsqu'on  a  brûlé  le 
papier  oui  la  contient. 

Je  n'epiloguerai  point  sur  les  chicanes  sans  nombre  et  sans 
fondement  qu'on  m  a  faites  et  qu'on  me  fait  tous  les  jours.  Je 
sais  supporter  dans  les  autres  des  manières  de  penser  qui  ne  sont 
pas  les  miennes  j  pourvu  que  nous  soyons  tous  unis  en  Jésus- 
Christ  ,  c'est  là  l'essentiel.  Je  veux  seulement  vous  renouveler  , 
monsieur ,  la  déclaration  de  la  résolution  ferme  et  sincère  oii 
je  suis  de  vivre  et  mourir  dans  la  communion  de  l'église  chré- 
tienne réformée.  Rien  ne  m'a  plus  consolé  dans  mes  disgrâces 
que  d'en  faire  la  sincère  profession  auprès  devons,  de  trouver 
en  vous  mon  pasteur,  et  mes  frères  dans  vos  paroissiens.  Je  vous 
demande  à  vous  et  à  eux  la  continuation  des  mêmes  bontés  5  et 


ANNÉE  1761.  617 

comme  je  ne  crains  pas  que  ma  conduite  vons  fasse  changer  de 
sentiment  sur  mon  compte  ,  j'espère  que  les  méchancetés  de  mes 
ennemis  ne  le  feront  pas  non  plus.  ' 

A  M  *  *  *. 

1763. 

X-JN  parlant,  monsieur,  dans  votre  gazette  du  23  juin,  d'un 
papier  appelé  réquisitoire ,  publié  en  France  contre  le  meilleur 
et  le  plus  utile  de  mes  écrits  ,  vous  avez  rempli  votre  of&ce,  et 
je  ne  vous  en  sais  pas  mauvais  gré  ;  je  ne  me  plains  pas  même 
que  vous  ayez  transcrit  les  imputations  dont  ce  papier  est  rem-^ 
pli ,  et  auxquelles  je  m'abstiens  de  donner  celle  qui  leur  est  due. 

Mais  lorsque  vous  ajoutez  de  votre  chef  que  je  suis  condam- 
nable au-delà  de  ce  qu'on  peut  dire  pour  avoir  composé  le  livre 
dont  il  s*agit ,  et  surtout  pour  y  avoir  mis  mon  nom ,  comme 
5*il  était  permis  et  honnête  de  se  cacher  en  parlant  ^u  public; 
alors  ,  monsieur  ,  j'ai  droit  de  me  plaindre  de  ce  que  vous  jugez 
sans  connaître  :  car  il  n'est  pas  possible  qu'un  homme  éclaire  et 
un  homme  de  Lien  porte  avec  connaissance  un  jugement  si  peu 
équitable  sur  un  livre  oii  l'auteur  soutient  la  cause  de  Dieu  ,  des 
mœurs,  de  la  vertu  ,  contre  la  nouvelle  philosophie,  avec  toute 
la  force  dont  il  est  capable.  Vous  avez  aonné  trop  d'autorité  à 
des  procédures  irréguiiëres  et  dictées  par  des  motifs  particuliers 
que  tout  le  monde  connaît. 

Mou  livre ,  monsieur ,  est  entre  les  mains  du  public  ;  il  sera 
lu  tôt  ou  tard  par  des  hommes  raisonnables  ,  peut-être  enfin 
par  des  chrétiens  ,  qui  verront  avec  surprise  et  sans  doute  avec 
indignation  ,  qu'un  disciple  de  leur  divin  maître  soit  traité  parmi 
eux  comme  un  scélérat. 

Je  vous  prie  donc ,  monsieur ,  et  c'est  une  réparation  que 
vous  me  devez ,  de  lire  vous-même  le  livre  dont  vous  avez  si 
légèrement  et  si  mal  parlé;  et ,  quand  vous  l'aurez  lu  ,  de  vou- 
loir alors  rendre  compte  au  public  ,  sans  faveur  et  sans  grâce,  du 
jugement  que  vous  en  aurez  porté.  Je  vous  salue ,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur. 

A  M.  LOISEAU  DE  MAULÉON, 

pour  lui  recommander  T affaire  de  M.   Le  Beuf  de 

f^alaalion. 

Voici,  mon  cher  Mauléon  ,  du  travail  pour  vous  ,  qui  savez 
braver  le  puissant  injuste  et  défendre  l'innocent  opprime.  Il  s'agit 
de  protéger  par  vos  talens  un  jeune  homme  de  mérite  qu'on  ose 
poursuivre  criminellement  pour  une  faute  que  tout  homme 
voudrait  commettre  ,  et  qui  ne  blesse  d'autres  lois  que  celles  de 
l'avarice  et  de  l'opinion.  Armez  votre  éloquence  de  traits  plus 
doux  et  non  moins  pénétrans  ,  en  faveur  de  deux  amans  persé- 
cutés par  un  père  vindicatif  et  dénaturé.  Ils  ont  la  voix  pu- 


6i8  CORRESPONDANCE. 

I>lique  ,  et  ils  l'auront  partout  où  vous  parlerez  pour  eux.  Il  me 
semble  que  ce  nouveau  sujet  vous  offre  d'aussi  grands  principes 
k  développer,  d'aussi  grandes  vues  à  approfondir  que  les  prëcé* 
dens  ;  et  vous  aurez  de  plus  à  faire  valoir  des  sentimens  n^itureU 
à  tous  les  cœurs  sensibles ,  et  qui  ne  sont  pas  étrangers  au  vôtre. 
J'espëre  encore  aue  vous  compterez  pour  quelque  chose  la  re- 
commandation a'un  homme  que  vous  avez  honoré  de  votre 
amitié.  M  acte  virtuie  ,  cher  Mauléon .  C'est  dans  une  rouie  que 
vous  vous  êtes  frayée  qu'on  trouve  le  noble  prix  que  je  vous  ai 
depuis  si  long-temps  annoncé ,  et  qui  est  seul  digne  de  vous. 

A   MADEMOISELLE   D'IVERNOIS  , 

fille  de  M.  le  procureur  -  général  de  Neuchdtel ,  en  lui 
en^foyant  le  premier  lacet  de  ma  façon ,  qu*elle  nCawait 
demandé  pour  présent  de  noces* 

XJE  voilà  ,  mademoiselle,  ce  beau  présent  de  noces  que  voas 
avez  désiré  :  s'il  s'y  trouve  du  superflu  ,  faites ,  en  bonne  ména- 
gère, qu'il  ait  bientôt  son  emploi.  Portez  sous  d'heureux  aus- 
pices cet  emblème  des  liens  de  douceur  et  d'amour  dont  vous 
tiendrez  enlacé  votre  heureux  époux  ,  et  songez  qu'en  portant 
un  lacet  tissu  par  la  main  qui  traça  les  devoirs  des  mères ,  c'est 
s'engager  à  les  remplir. 

A   MADAME   LA   COMTESSE   DE   BOUFFLERS. 

Moliers,  le  a6  novembre  176a. 

Je  reçois  à  l'instant,  madame*,  la  lettre  dont  vous  m'avez  ho- 
noré le  10  de  ce  mois  sous  le  couvert  de  mylord -maréchal ,  et 
je  vous  avoue  qu'elle  me  surprend  plus  encore  que  la  précé- 
dente. J'ai  tant  a'estime  et  de  respect  pour  vous  ,  que  ,  dussiex- 
vous  continuer  à  m'en  écrire  de  semblables,  elles  me  surpren- 
draient toujours. 

Je  suis  pénétré  de  reconnaissance  et  *de  respect  pour  le  roi  de 
Prusse  ;  mais  ses  bienfaits  ,  souvent  répandus  avec  plus  de  géné- 
rosité que  de  choix ,  ne  sont  pas  une  preuve  bien  sûre  qu'on  les 
mérite.  Si  je  les  acceptais  je  croirais  lui  rendre  autant  d'hon- 
neur que  j'en  recevrais  de  lui  ;  et  je  ne  suis  point  persuadé  que , 
par  cette  démarche ,  je  fisse  un  si  grand  déplaisir  à  mes  ennemis. 

Je  crois  ,  madame ,  que  si  j'étais  dans  le  besoin  et  que  j'eusse 
recours  à  vous ,  vous  consulteriez  plus  votre  cœur  que  votre 
fortune  ;  mais  ce  que  vous  ne  feriez  pas  à  cet  égard ,  peut-«tre 
devrais-je  le  faire.  Comme  je  ne  suis  pas  dans  ce  cas-là  ,  et  que 
jusqu'ici  mes  amis  ne  se  sont  point  aperçus  que  j'y  aie  été ,  cette 
délibération  me  paraît ,  quant  à  présent ,  fort  inutile.  II  me 
semble  que  je  n'ai  jamais  donné  à  personne  occasion  de  prendre 
un  si  grand  souci  de  mes  besoins. 

Yous  persistez  ,  dites-vous  ,  à   croire  que  ma  lettre  à  BI.  de 


ANNÉE  1762.  619 

Montinollin  était  peu  nécessaire.  Je  ne  vois  pas  bien  comment 
vous  pouvez  juger  de  cela.  Je  vous  ai  dit  les  raisons  qui  m'ont 
fait  croire  qu'elle  Tétail  ;  vous  auriez  dû  me  dire  celles  qui  vous 
font  penser  autrement. 

Yous  dites  qu'elle  a  fait  un  mauvais  effet  ;  mais  sur  qui?  Si 
c'est  sur  MM.  d'Alembcrt  et  Voltaire  ,  je  m'en  félicite.  J  espère 
n'être  jamais  assez  malheureux  pour  obtenir  leur  approbation. 

Il  était  inutile  que  cette  lettre  courût ,  et  je  ne  l'ai  jamais 
montrée  à  personne.  Vous  dites  l'avoir  vue  à  Paris.  Je  sais  qu'elle 
a  été  falsifiée  ,  et  je  vous  l'ai  ditj  cela  n'emportait  pas  la  néces- 
sité de  vous  la  transcrire ,  puisque  cette  pièce  ,  ayant  fait  ici  son 
oflet ,  n'importe,  au  surplus,  ni  à  vous,  ni  à  moi,  ni  à  personne, 
rependant ,  puisqu'elle  vous  fait  plaisir  ,  la  voilà  telle  que  je  l'ai 
écrite  ,  et  que  je  l'écrirais  tout  à  riicure  si  c'était  à  recom- 
mencer. 

J'ai  toujours  approuvé  que  mes  amis  me  donnassent  des  avis  , 
mais  non  pas  des  lois.  Je  veux  bien  qu'ils  me  conseillent,  mais 
fion  pas  qu'ils  me  gouvernent.  Vous  avez  daigné ,  madame  , 
remplir  avec  moi  le  soin  de  l'amitié  5  je  vous  en  remercie.  Vous 
vous  en  tenez  là  j  je  vous  en  remercie  encore  :  car  je  n'aimerais 
pas  être  obligé  de  marquer  moi-même  la  borne  de  votre  pouvoir 
sur  moi. 

Ne  parlerons-nous  jamais  de  vous ,  madame  ?  Il  me  semble 
ant  que  les  droits  et  les  devoirs  de  l'amitié  devraient  être 


pourtant  que 


prouverais ,  je  m'attendrirais  ,  je  m'égayerais  de  votre  joie  ,  et 
tous  mes  maux  seraient  oubliés. 

Je  nVi  jamais  songé  à  vous  demander ,  madame ,  si  l'on  avait 
rendu  à  M.  le  prince  de  Conti  la  musique  que  j'avais  copiée  pour 
lui.  Daignez  agréer  les  humbles  remercimens  et  respects  de  ma- 
demoiselle Le  Yasseur. 

A  M 

Curé  iAmhérier  en  Bugey  (1)4 

Motien*Traverf ,  le5o  novembre  1763. 

J  E  n'aurais  pas  tardé  si  long-temps ,  monsieur ,  à  vous  témoi- 
gner ma  reconnaissance  des  soins  et  des  bontés  que  vous  n'aTM 

(1)  Mademoiselle  Le  Vasseur,  partie  eu  juillet  176s ,  par  le  oamsse  de 
Paris  à  Dijon  ,  pour  se  rendre  aaprès  de  M.  RoniseaQ  ,  alors  en  Soiaie  , 
fut  insaliée  par  deux  j  nu  nés  étourdis ,  que  M.  le  curé  d'Ambérier  ne  par* 
vint  ù  contenir  qu'en  portant  ses  plaintes  Â  l'un  des  commis  dabaref 
Sensible  à  ce  service  ,robligce  se  fit  connaître  à  son  protecteur  ,  et 
demanda  avec  instance  et  son  nom  et  son  adresse.  Cest  à  celte  ocatk 
qti*out  été  cci'iles  les  trois  lettr^  adressées  à  M....  •  •  »  curé  d'AnbfrlM 


620  CORRESPONDANCE. 

cessé  d'avoir  pour  ma  gouvernante  durant  son  voyage  de  Paris  k 
Besançon ,  si  je  n'avais  égare  votre  adresse  qu'elle  me  remit  en 
arrivant ,  et  en  me  rendant  compte  de  toutes  les  obligations  que 
nous  avions  elle  et  m.oi  à  votre  humanité  et  à  votre  charité.  J'ai 
retrouvé  cette  adresse  hier  au  soir  ,  et  je  me  hâte  de  remplir  un 
devoir  qui  m'est  cher  ,  en  vous  faisant  d'un  cœur  vraiment  tou- 
ché les  remercîmens  de  cette  pauvre  fille  et  les  miens.  Je  vou— 
drais  être  en  état  de  rendre  ces  remercîmens  moins  stériles ,  en 
vous  marquant  par  quelque  retour  que  vous  n'avez  pas  obligé 
un  ingrat.  Si  jamais  l'occasion  s'en  présente ,  je  vous  demande 
en  grâce  de  ne  pas  oublier  le  citoyen  de  Genève  ,  et  d'être  per- 
suadé qu'il  vous  est  acquis.  Recevez ,  monsieur ,  les  respects  de 
aiademoiselle  Le  Vasseur,  et  ceux  d'un  homme  qui  vous  honore. 

A   MADAME    LATOUR. 

Motiers,  le  i8  décembre  1762. 

JrouR  le  coup  ,  madame  ,  vous  auriez  été  conteste  de  mon 
exactitude ,  si  j'avais  pu  suivre  ,  en  recevant  votre  dernière 
lettre ,  la  résolution  que  je  pris  d'y  répondre  dès  le  lendemain  ; 
mais  il  est  dit  que  je  voudrai  toujours  vous  plaire  ,  et  que  je  n'y 
parviendrai  jamais.  Une  maudite  fièvre  est  venu  traverser  mes 
bonnes  résolutions^  elle  m'a  abattu ,  au  point  d'en  garder  le  lit, 
ce  qui  ne  m'était  jamais  arrivé  dans  mes  plus  grands  maux  :  sans 
doute,  le  bon  usage  que  je  voulais  faire  ae  mes  forces  ,  m'a  aidé 
à  les  recouvrer  ,  et  je  me  suis  dépêché  de  guérir  pour  vous  offrir 
les  prétnices  de  ma  convalescence ,  si  tant  est  pourtant  qu'on 
puisse  appeler  convalescence  l'état  où  je  suis  resté. 

Je  voudrais  ,  madame  ,  pouvoir  vous  donner  l'éclaircissement 
que  vous  désirez  sur  Thomine  au  gros  poireau,  et  je  voudrais, 
pour  moi-momc  ,  connaître  un  homme  qui  m'ose  louer  publi- 
qucinent  à  Paris  ;  car ,  quoique  je  doive  peut-être   bien  plus  à 
vous  qu'à  lui  la  chaleur  de  son  zèle  ,  ce  qu'il  a   dit  pour  vous 
complaire  nie  le  fait  autant  aimer  que  s'il  l'avait  dit  pour  moi. 
Mais  ma  mémoire  ne  me  fournit  rien  d'applicable  en  tout  au 
signalement  que  vous  m'avez   donné.    J'ai    fréquenté  dix    ans 
Epinay  et  la  Chevrette  j  pendant  ce  temps-là  ,  on  a  représenté 
beaucoup  de  pièces ,  et  exécuté  beaucoup  de  divertissemens  ,  oii 
j'ai  quelquefois  fait  de  la  musique  ,  et  oii  divers  auteurs  ont  fait 
des  paroles  ;  mais  depuis  lors  tant  de  choses  me  sont  arrivées , 
que  je  ne  me  rappelle  tout  cela  que  fort  confusément.  Le  poi- 
reau surtout  me  désoriente  ;  je  ne  me  rappelle  pas  d'avoir  vécu 
dans  une  certaine  intimité  avec  quelqu'un  qui  en  eût  un  ;  si  ce 
n'est ,  ce  me  semble  ,  M.  le  marquis  de  Croix-Mard  ,  qui ,  à  la 
vérité ,   a  beaucoup  d'esprit  ,  mais  qui  n'est  plus  ni  jeune  ,  ni 
d'une  assez  jolie  figure  ,  et  auquel  je  ne  me  suis  sûrement  jamais 
mêlé  de  donner  des  conseils. 

Il  est  vrai  ,^madame  ,  que  je  ne  doute  plus  que  vous  ne  soyiex 
femme  3  vous  me  l'ayez  trop  bien  fait  sentir  par  l'empire  que 


ANNÉE  1762.  62 1 

VDus  avez  pris  sur  moî ,  et  par  le  plaisir  aue  je  prends  à  m'y  sou- 
mettre; mais  vous  n'avez  pas  à  vous  plaindre  d'un  échange  qui 
voas  donne  tant  de  nouveaux  droits  ,  en  vous  laissant  tous  ceux 
que  je  voulais  revendiquer  pour  mon  sexe.  Toutefois ,  puisque 
vous  deviez  être  femme ,  vous  deviez  bien  aussi  vous  montrer. 
Je  crois  que  votre  figure  me  tourmente  encore  plus  que  si  je 
l'avais  vue.  Si  vous  ne  voulez  pas  me  dire  comment  vous  êtes 
faite  y  dites-moi  donc  du  moins  comment  vous  vous  habillez , 
afin  que  mon  imagination  se  fixe  sur  quelque  chose  que  je  sois 
SÛT  vous  appartenir ,  et  que  je  puisse  rendre  hommage  à  la  per- 
sonne qui  porte  votre  robe  ,  sans  crainte  de  vous  faire  une  infi- 
délité. 

A  M.  MOULTOU. 

Molîers-Travcrs ,  le  19  décembre  1762. 

IVloif  cher  ami ,  j^ai  été  assez  mal ,  et  je  ne  suis  pas  bien.  Les 
effets  d'une  fièvre  causée  par  un  grand  rhume  se  sont  fait  sentir 
sur  la  partie  faible,  et  il  semble  que  ma  yessie  veuille  se  boucher 
tout-à-fait.  Je  me  lève  pourtant ,  et  je  sors  quand  le  temps  le 
permet  ;  mais  je  n'ai  ni  la  tête  libre  ni  la  machine  en  bon  état. 
La  rigueur  de  l'hiver  peut  causer  tout  cela  :  je  suis  persuadé 
qu'aux  approches  du  temps  doux  je  serai  mieux. 

Je  me  détache  tous  les  jours  plus  de  Genève  :  il  faut  être  foa 
pour  s'affecter  des  torts  de  gens  qui  se  conduisent  si  mal.  Je  pour- 
rai y  aller  parce  que  vous  y  êtes  :  mais  j'irai  voir  mon  ami  chez 
des  étrangers.  Du  reste  ces  messieurs  me  recevront  comme  il 
leur  plaira.  L'Europe  a  déjà  prononcé  entre  eux  et  moi  :  que 
m'importe  le  reste  ?  Nous  verrons  ,  au  surplus  ,  ce  qu'ils  ont  à 
me  dire:  pour  moi  ,  je  n'ai  rien  à  leur  dire  du  tout. 

Je  vous  envoie  ce  billet  par  le  messager  plutôt  que  par  la 
poste  ,  afin  que ,  si  vous  avez  quelque  chose  à  m'envoyer  ,  vous 
en  ayez  la  commodité.  Du  reste ,  il  importe  de  vous  communi- 
quer une  réflexion  que  j'ai  faite.  Vous  m'avez  marqué  ci-devant 
que  vous  n'aimiez  pas  votre  corps  ,  et  que  votre  intention  était  de 
le  quitter  un  jour  :  nous  causerons  de  cela  quand  nous  nous  ver- 
rons. Mais  si  cette  résolution  pouvait  transpirer  chez  quelqu'un 
de  ces  messieurs,  peut-être  ne  chercheraient-ils  qu'une  occasion 
de  vous  prévenir  ;  et  il  est  bien  difficile  qu'ils  ne  trouvassent  pas 
cette  occasion  dans  l'écrit  en  question  s'ils  l'y  voulaient  chercher. 
Tout  est  raison  pour  qui  ne  cherche  que  des  prétextes.  Pensez  à 
cela.  Il  faut  quitter ,  et  non  pas  se  faire  renvoyer. 

Je  crois  que  my lord-maréchal  pourrait  aller  dans  quelque 
temps  à  Genève  voir  mylord  Stanhope.  S'il  y  va ,  allez  le  voir , 
et  nonunez-vons.  C'est  un  homme  froid  qui  ne  peut  souffrir  les 
complimens,  et  qui  n'en  fait  à  personne  ;  mais  c  est  un  homme  , 
et  je  crois  que  vous  serez  content  de  l'avoir  vu.  Du  re<.lr  ,  ne 
parlez  à  personne  de  ce  voyage.  Il  ne  m'en  a  pas  demandé  le  se- 


622  CORRESPONDANCE.  ANNÉE  1762. 

cret ,  mais  il  n'en  a  parlé  qu'à  moi  ;  ce  qui  me  fait  croire  on 
qu'il  a  changé  de  sentiment  ou  qu'il  veut  aller  incognito. 

Adieu ,  cher  Moultou  :  je  compte  les  heures  comme  des  siècles 
jusqu'à  la  belle  saison. 

A  M.  D'ALEMBERT. 

Ce  27  décembre  176a. 

Je  suis  sensible  ,  mon  cher  monsieur ,  à  l'intérêt  que  vous  pre- 
nez à  moi;  mais  je  ne  puis  approuver  le  zèle  qui  vous  fait  pour- 
suivre ce  pauvre  M.  ralissot ,  et  j'aurais  grand  regret  aux  mo- 
mens  que  tout  cela  vous  a  fait  perare  sans  le  témoignage  d'amitié 
qu'il  en  résulte  en  ma  faveur.  Laissez  donc  là  cette  affaire,  je 
vous  en  prie  derechef  j  je  vous  en  suis  aussi  obligé  que  si  elle 
était  tei;minée  ,  et  je  vous  assure  que  l'expulsion  de  Palissot , 
pour  l'amour  de  moi ,  me  ferait  plus  de  peine  que  de  plaisir. 
A  l'égard  de  Fréron ,  je  n'ai  rien  à  dire  de  mon  chef ,  parce  aùe 
la  cause  est  commune  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  bien  certain  ,  c  est 
que  votre  mépris  l'eût  plus  mortifié  que  vos  poursuites,  et  que  , 
quel  qu'en  soit  le  succès  ,  elles  lui  feront  toujours  plus  d'hon- 
neur que  de  mal. 

J'ai  écrit  à  M.  de  Tressan  pour  le  remercier  et  le  prier  d'en 
rester  là.  Je  vous  montrerai  ma  réponse  avec  sa  lettre  à  notre 

{)remière  entrevue.  Je  ne  puis  douter  que  je  ne  vous  doive  tous 
es  témoignages  d'estime  dont  elle  est  remplie.  Tout  compté, 
tout  rabattu  ,  il  se  trouve  que  je  gagne  à  tous  égards  dans  cette 
affaire.  Pourquoi  rendrons-nous  du  mal  à  ce  pauvre  homme  poitr 
le  bien  réel  qu'il  m'a  fait  ?  Je  vous  remercie  et  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 


FIN    DU    SEPTIEME    VOLXMF. 


TABLE 

DES    PIÈCES   ET   DES   MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


rloUSSEAU  JUGE  DE  JeaN-JaCQUES.  DIALOGUES.  PagC  I 

Du  sujet  et  de  la  forme  de  cet  Ecrit.  3 

PREMIER    OIALOOnS. 

Du  système  de  conduite  envers  Jean-Jacques,  adopté  par  l'adminU- 

tralion  ,  avec  Tapprobalion  du  pnblic.  7 

SECOND     DIALOGUE. 

Du  naturel  de  Jean* Jacques,  et  de  ses  habitudes.  80 

TROISIEME     DIALOGUE. 

De  l'espril  de  ses  livres ,  et  conclusion.  i85 

Histoire  du  précédent  Écrit.  33 1 

A. 

Anglais.  Roussean  remet  k  nn  jeune  homme  qu'il  a  connu  à  Woot- 

ion  une  partie  de  ses  Dialogues.  a35 

B. 

But  de  cet  ouvrage.  Pourquoi  il  choisit  la  formo  du  dialogut.  ^ 

c 

Cause  des  faux  )ugeOB«ni  portés  fur  Rouaieaa.  «07 

Catinat.  C'a6.  .  lAG 

Catilina.  Fait  boire  du  sang  humain  à  lei  conjuréf.  435 

Diderot.  Son  procédé  envers  Rousseau.  go 

-  Son  désintéressement  no  L'a  point  appauvri. 

D'Alemhert.  Cité. 
Son  stylet. 
Sa  mauvaise  foi  envers  Roussean. 

Dépôt  remis  a  la  Providence. 


624  TABLE  DES  PIÈCES 

Bpidence  au  crime.  Ne  peut  résulter  que  de  la  conviclion  du  coupable.  5i 

Exemples  frappa tis.  54 

BxtrcùU  de  ses  ouvrages.  186 

Espoir  que  le  temps  leyera  le  voile  de  l'imposturo.  911 

F. 

Fénélon,  Cité.  i46 

Fréron,  Son  épitaphe  par  Marmontel.  167 

G. 

Genève»  Citée  avec  éloge»  ^8 

H. 

Haine  contre  Rousseau*  Toujours  active.  162 

I. 

Importuns,  Combien  sa  femme  a  de  peine  à  les  éconduire.'  179 

J. 

Joly  de  Fleuri.  Cilé.  aS 

Juges,  Sont  quelquefois  barbares.  bS 

Jésuites,  Compares  aux  philosophes.  S25 

L. 

Larmes  des  Anglais  au  départ  de  Jean-Jacques.  178 
Livre  de  la  Philosophie  de  la  Naturtf,  Brûlé.                                      198,  u. 

M. 

Méchans.Se  lient  entre  eux  plus  fortement  que  les  bons.  32 

Méchant.  Craint  d'être  seul,  parce  qu'il  se  seul  ira  il  en  trop  mauvaise 

compagnie.  r^o 

Le  méchant  fait  le  mal  à  cause  du  besoin  qu'il  a  des  autres.  116 

N. 

Naturelvif.  Est  plus  aimant.  2^4 

Notre»Dame,  Rousseau  s'y  rend  le  24  février  1776.  255 

o. 

Opéra  du  Devin  du  village.   Preuve  que  Rousseau  en  est  l'auteur.  1 5o 

On  tait  circuler  des  écrits  pour  le  perdre.  i65 
On  cherche  à  lui  faire  faire  une  nouvelle  édition  de  ses  ouvrages.       21  j 


ET  DES  MATIÈRES.  6a5 
P. 

nHosophes,  Ne  vealent  qae  dei  œaTrei  d'^lat.  i3a 
Présentent  leurs  disciples  poar  secrétaires ,  pour  confidens.  166 
Leurs  intrigues.  232 
Lieur  influence  jusque  dans  les  rangs  les  plos  élevés.  923 
Ils  sont  ennemis  de  toute  religion.  Ibid.* 
Impérieux,  inlulérans,  capables  do  créer  ane  inquisition  philoso- 
phique. 324 
L#eur  doctrine.  Ibid. 
EiTcts  de  leur  morale  sur  la  génération  présente.                          996 1  n. 

R. 

Rôle  humiliant  de  sa  propre  défense  fait  faire  à  Rousseau  un  nouvel 

effort  pour  reprendre  cet  écrit.  5 

Rousseau»  Sa  destinée.  Son  portrait  fait  par  ses  ennemis.  iS 

Ruses  et  perfidie  de  la  ligue  pour  le  perdre  dans  l'opinion  publique.  39 

Manœuvres  de  ses  ennemis.  35 

Lteur  cruanté.  36 

Leur  acharnement.  57 

Leur  crainte  d'être  démasqués.  4o 

Ronsiteau  revi«*nt  de  la  douce  chimère  de  l'amitié.  47 

Ne  veut  plus  do  la  clémence  de  ses  ennemis.  69 

Conduite  que  la  ligue  eût  dd  tenir  envers  Rousseau,  s'il  eût  été 

réellement  coupable.  65 

Son  portrait  fait  par  Piquet  est  très-mauvais.  82 

Origine  de  sa  liaison  avec  Hume.  84 

Rousseau  ne  fuit  les  hommes  que  parce  qu'il  en  a  peur.  89 

Il  renonce  aux  visites.  92 

Il  fait  de  jolis  herbiers.  35 

Dédaigne  les  flatteurs.  100 

Fait  deux  lieues  par  jour  pour  écouter  le  rossignol.  io3 

Frugalité  de  ses  repas.  io4 

Son  goût  pour  la  rêverie.  110 

Rousseau  est  très- désintéressé.  11a 

Ses  premières  lectures.  Ibid. 

Il  copie  la  musique  à  dix  sous  la  page.  121 

Eu  quoi  consiste  sa  fortune.  126 

Sa  répugnance  à  faire  des  livres.  127 

11  porte  le  joug  de  rhabitudc.  i32 

Rousseau  n'est  pas  sans  inquiétude  pour  sa  vieillesse.  i34 

Il  se  porte  mieux  depuis  qu'il  cesse  d'écrire.  i48 

Sa  passion  pour  la  musique  et  le  chant.  i^3 

Sa  bonté  pour  les  animaux.  i^^ 

Accidens  qu'il  éprouve.  160 

Son  espoir  que  ses  Confessions  ne  paraîtront  qu'après  sa  mort.  17C 

7.  40 


636        TABLE  DES  PIÈGES  ET  DES  MATIÈRES.       • 

S. 

Solitude.  Désigne  daiis  celui  qui  raîme  ane  ame  laîne.  90 

Seruibiliié.  Est  le  principe  de  toute  action.  luj 

Siècle  présent.  Haineux  par  caractère,  égoïste.  1C7 

V. 

Voltaire.  Rousseau  souscrit  pour  sa  statue.  219*  n. 

Vanité  de  l'opinion  publique.  237 


Discours  qui  a  remporté  le  prix  à  racadémie  de  Dijon.  243 

Lettre  à  M.  Tabbë  Raynal.  9.64 

Lettre  à  M.  ♦♦*.  266 

Réponse  au  roi  de  Pologne.  274 

Dernière  réponse  à  M.  Bordes.  293 

Lettre  de  J.  J.  Rousseau  sur  une  nouvelle  réfutation  de  son 

discours  par  un  académicien  de  Dijon.  3i3 

Correspondance.  Année  1782  à  1762.  3a  1 


FIN   DE   LA   TABLE. 


NOTICE 

SUR  LES  ÉCRITS  DE  ROUSSEAU 

Contenus  dans  ce  volume  et  dans  le  suivant. 


ROUSSEAU  JUGE  DE  JEAN-JACQUES. 


C 


ET  ouvrage,  fruit  de  la  vieillesse  de  Rousseau,  peut  être 
considéré  comme  une  suite  de  ses  Rêveries ,  puisque  l'autour  s*y 
abandonne  souvent  aux  sentimens  dominans  de  son  aine,  el  , 
disons-le  avec  franchise,  aux  préjugés  de  son  esprit.  Ce  n'est  pas 
un  des  principaux  écrits  du  philosophe  de  Genève  ,  mais  il  porte 
l'empreinte  de  son  génie,  comme  tout  ce  qui  est  sorti  de  sa  plume. 

DISCOURS  couBON^É  PAR  lVcadémie  de  Dijon,  en  1750. 

Dans  deux  passages  de  ses  écrits  ,  Rousseau  a  raconté  l'orw 
gine  de  ce  discours  éloquent  ;  c'est  dans  ses  Confessions  et  dans 
ses  lettres  à  M.  de  Malesherbes.  Voici  comme  il  écrit  à  ce  der- 

■ 

Tiîer  :  m  J'allais  voir  Diderot ,  alors  prisonnier  à  Yincennes  ; 
j'avais  dans  ma  poche  un  Mercure  de  France ,  que  je  me  mis  à 
feuilleter  le  long  du  chemin.  Je  tombe  sur  la  question  de  l'aca- 
démie de  Dijon ,  qui  a  donné  lieu  à  mon  premier  écrit.  Si  jamais 
quelque  chose  a  ressemblé  à  une  inspiration  subite ,  c'est  le  mou- 
vement qui  se  fit  en  moi  à  cette  lecture.  Tout  à  coup  je  me  sens 
l'esprit  ébloui  de  mille  lumières ,  des  foules  d'idées  vives  se  pré- 
sentent à  la  fois  avec  une  force  et  une  confusion  qui  me  jeta 
dans  un  trouble  inexprimable;  je  sens  ma  tête  prise  par  un 
étourdissement  semblable  à  l'ivresse.  Une  violente  palpitation 
m'oppresse ,  soulevé  ma  poitrine  ;  ne  pouvant  plus  respirer  en 
marchant ,  je  me  laisse  tomber  sous  un  des  arbres  de  l'avenue , 
et  j'y  passe  une  demi-heure  dans  une  telle  agitation,  qu'en  me 
relevant  j'aperçus  tout  le  devant  de  ma  veste  mouillé  de  mes 
larmes  sans  avoir  senti  que  j'en  répandais.  Oh  ,  monsieur  ,  si 
j'avais  jamais  pu  écrire  le  quart  de  ce  que  j'ai  vu  et  senti  sous 
cet  arbre ,  avec  quelle  clarté  j'aurais  fait  voir  toutes  les  contra- 
dictions du  système  social  ;  avec  quelle  force  j'aurais  exposé  tous 
les  abus  de  nos  institutions  ;  avec  quelle  simplicité  j'aurais  dé- 
montré que  l'homme  est  bon  naturellement ,  et  que  c'est  par  ces 
institutions  seules  que  les  hommes  deviennent  méchans  I  Tout 


V) 


NOTICE. 


ce  que  j'ai  pu  retenir  de  ces  foules  de  grandes  rériiés  qui,  dapi 
un  <{uart-d'heure|,  m'illuminèrent  sous  cet  arbre  ,  a  été  bien  fai- 
blement épars  dans  les  trois  principaux  de  mes  écrits  ,  savoir  ce 
premier  discours ,  celui  sur  rinégalité,  et  le  traité  de  réducation, 
lesquels  trois  ouvrages  sont  inséparables ,  et  forment  ensemble 
un  même  tout.  Tout  le  reste  a  été  perdu  ;  et  il  ny  eut  d'écrit 
iur  le  lieu  même  que  la  prosopopée  de  Fabricius.  Voilà  com* 
ment,  lorsque  j'y  pensab  le  moins,  je  devins  auteur  presque 
malgré  moi.  »    • 

Dans  ses  Confessions,  Rousseau  dit  qu'arrivé  à  Vin ccnnes  il  était 
dans  une  agitation  qui  tenait  du  délire,  et  qu'ayant  communiqué 
à  Diderot  son  projet  de  traiter  la  question  proposée  par  l'acadé- 
mie de  Dijon ,  celui-ci  Fexhorta  de  donner  l'essor  à  ses  idées. 
On  sait  que  la  fameuse  question  était  de  savoir  si  le  progrcs 
des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à  corrompre  ou  à  épurer 
les  mœurs.  On  lit  dans  quelques  recueils  d'anecdotes  que  Rous- 
seau consulta  Diderot  sur  la  manière  de  traiter  cette  question, 
et  lui  fît  part  de  son  projet  de  prouver  Tinfluence  heureuse  d« 
sciences  et  des  arts  sur  les  mœurs ,  mais  que  Diderot  lui  répon- 
dit: N  C'est  le  pont-aux-ânes;  prenez  plutôt  le  parti  contraire.* 
La  fausseté  de  ce  conte  se  voit  assez  par  la  peinture  animée  que 
Rousseau  fait  des  sensations  qu'il  éprouva  en  lisant  le  Mercure  de 
France.  «  Je  travaillai ,  coutinue-t-il  dans  ses  Confessions,  ce  dis- 
cours d'une  façon  bien  singulière...  Je  lui  consacrais  les  insomnies 
de  mes  nuits.  Je  méditais  dans  mou  lit  à  yeux  fermés ,  et  je  tour- 
nais et  retournais  dans  ma  tête  mes  périodes  avec  des  peines  in- 
croyables j  puis  quand  j'étais  parvenu  à  en  être  content ,  je  lei 
déposais  dans  ma  mémoire  jusqu'à  ce  que  je  pusse  les  mettre  sur 
le  papier...  Quand  ce  discours  fut  fait ,  je  le  montrai  U  Diderot, 
qui  en  fut  content,  et  m'indiqua  quelques  corrections.  Cependant 
cet  ouvrage  ,  plein  de  chaleur  et  de  force,  manque  absolument 
d'ordre  et  de  logique  ;  de  tous  ceux  qui  sont  sortis  de  ma  plume 
c'est  le  plus  faible  de  raisonnemeut  et  le  plus  pauvre  de  nombre 
et  d'harmonie.;  mais  avec  quelque  talent  qu'on  puisse  cire  né, 
l'art  d'écrire  ne  s'apprend  pas  tout  d'un  coup.  »» 

Quelque  ressentiment  secret  contre  les  hommes  d'un  esprit 
cultivé,  qui  l'avaient  traité  avec  une  indiflV'rence  humiliante  parce 
qu'ils  lui  supposaient  peu  de  talens,  influa  peut-être  sur  le  parti 
que  Roussrau  prit  dans  cette  occasion ,  et  fît  naître  cette  élo- 
quence qu'il  déploya  pour  soutenir  un  paradoxe.  «  11  se  souviut, 
dit  Laharpo.  qu'étant  commis  chez  M.  Dupin  ,  il  ne  dînait  pa> 
à  table  les  jours  que  les  gens  de  lettres  s'y  rassemblaient ,  et  il  e:i- 


NOTICE.  vil 

trait  clans  le  champ  de  la  liltcrature  comme  Marius  rentrail 
dans  Rome  ,  respirant  la  vengeance ,  et  se  souvenant  des  marais 
de  Minturnes.  » 

L'académie  de  Dijon  ne  pensait  pas ,  comme  Rousseau ,  que  les 
bommes  sont  corrompus  parce  qu'ils  cultivent  les  sciences  et  les 
arts,  mais  elle  trouva  ce  paradoxe  soutenu  avec  tant  d'art,  qu'elle 
ne  put  s'enipôclier  de  donner  au  discours  de  Rousseau  la  préfé- 
rence sur  les  discours  plus  sages  de  ses  concurrens.  Diderot  se 
chargea  de  faire  imprimer  l'écrit  couronné  de  son  ami.  11  parut 
chez  le  libraire  Pissot  à  Paris  ,  lit  une  sensation  prompte  et  ex- 
traordinaire ,  et  fonda  la  réputation  de  l'auteur.  Mais  en  même 
temps  il  s'éleva  un  cri  général  dans  les  lettres  contre  leur  détrac- 
teur, et  il  se  présenta  des  écrivains  en  foule  pour  les  défendre.  Rous- 
seau parle  assez  gaiement  de  cette  querelle  littéraire.  «Indigné, 
dit-il  ,  de  voir  tant  de  petits  messieurs  Josse,  qui  n'entendaient 
pas  même  la  question,  vouloir  en  décider  en  maîtres,  je  pris  la 
plume ,  et  j'en  traitai  quelques-4ins  de  manière  à  ne  pas  leur 
laisser  les  rieurs  pour  eux.  Un  certain  M.  Gautier  de  Nancy  ,  le 
premier  qui  tomba  sous  ma  coupe,  fut  rudement  malmené  dans 
une  lettre  à  M.  Grimm.  Le  second  fut  le  roi  Stanislas  lui-même, 
qui  ne  dédaigna  pas  d'entrer  en  lice  avec  moi.  L'honneur  qu'il 
me  fit  me  força  de  changer  de  ton  pour  lui  répondre;  j'en  pris 
un  plus  grave,  mais  non  moins  fort,  et,  sans  manquer  de  respect 
à  l'auteur,  je  réfutai  pleinement  l'ouvrage....  Mes  amis ,  elTrayés 
pour  moi ,  croyaient  déjà  me  voir  à  la  Bastille.  Je  n'eus  pas  cette 
crainte  un  seul  moment ,  et  j'eus  raison.  Ce  bon  prince  après 
avoir  vu  ma  réponse  y  dit  :  u  J'ai  mon  compte ,  je  ne  m'y  frotte 
plus,  w 

'  Voltaire  se  contenta  de  plaisanter  sur  le  discours  couronné: 
en  général  il  ne  se  trouva  pas  d'adversaire  capable  de  lutter  avec 
assez  de  talent  contre  Rousseau ,  quelque  belle  que  (àt  la  cause  , 
sujet  de  la  querelle.  «  Rousseau ,  dit  Grimm  dans  sa  Correapon-^ 
dance  littéraire  (année  1754)  »  n'a  trouvé  que  deux  adversaires 
([ui  méritent  d'être  nommés.  Le  roi  Stanislas  a  fait  sur  son  dis- 
cours des  observations  fort  sensées- ,  mais  toujours  à  c6té  du  su- 
jet. M.  Bordes ,  de  Lyon ,  a  fait  imprimer  un  discours  sur  ie» 
avantages  des  sciences  et  à.es  arts  ,  qui  a  eu  à  Paris  plus  de  suc- 
cès qu'il  n'en  méritait  à  mon  gré(i).  Ce  discours  est  dans  le  cas  des 
observations  du  roi  de  Pologne  :  il  est  faiblement  écrit ,  faible- 

(1)  Imprimé  à  Genève,  cbez  BarillotyMoi  ce  ttlre  :  Discoure  êwr  i^ 
avantages  des  sciences  et  des  arts  ,  avec  la  Héponn  de  /.  /•  RoutnêM 

I73i  ,  iii-8**.  «le  iSopngrs. 


Mit 


y\\]  NOTICE. 

ment  pensé,  et  ne  fait  rien  du  tout  à  la  question.  Rousseau 
avait  trop  beau  jeu  pour  rester  en  arrière.  Il  fît  une  réponse  au 
roi  Stanislas,  et  une  autre  qu'il  appelle  sa  dernière,  à  M.  Bordes. 
Ces  deux  morceaux  contiennent  des  choses  admirables ,  et  même 
sublimes  ;  et  ce  dernier  est ,  à  mon  gré  ,  égal  et  même  supérieur 
à  son  discours.  M.  Bordes  n'a  pas  jugé  à  propos  d'abandonner  sa 
cause.  Il  nous  a  donné  un  second  discours  sur  les  avantages  des 
sciences  et  des  arts,  dans  lequel  il  tâche  de  réparer  les  nouvelles 
brèches  que  son  redoutable  adversaire  avait  faites  à  son  système 
à  grands  coups  de  hache. . . .  Cependant  la  question  est  restée 
indécise  ;  car  quoique  Rousseau  ait  dit  beaucoup  de  choses  ad- 
mirables ,  on  ne  peut  pas  dire  que  la  logique  de  ses  raisonnemeos 
soit  assez  forte  ou  assez  bien  établie  ,  pour  nous  entraîner  à 
adopter  son  système,  et  il  est  à  regretter  sans  doute  qu*aucunde 
nos  philosophes  du  premier  ordre  n'ait  songé  à  traiter  cette 
question,  qui  est  véritablement  belle  et  grande.. .  L*abusde< 
sciences  et  des  arts  a  sans  doule  produit  des  maux  terribles  sur  la 
terre;  mais  comment  prévenir  cet  abus? Est-ce  en  défendant 
aux  hommes  l'usage  des  choses  dont  ils  peuvent  abuser  ?  mais 
en  ce  cas-là,  il  faut  leur  défendre  tout ,  parce  qu'ils  abu^^entde 
tout  :  il  faut  donc  en  faire  des  bêtes  ,  des  ctres  inanimés  même. 
D\'iilleurs ,  comment  fait-on  pour  empêcher  un  peuple  de  se  li- 
vrer aux  sciences  et  aux  arts  ,  c'est-à-dire,  suivant  le  style  de 
Rousseau  ,  de  se  corrompre? . . .  Prouver  qu'une  nation  a  tort  de 
se  livrer  aux  lettres  me  parait  tout  aussi  sensé  que  de  prou\cr 
que  les  honmies  ont  tort  de  luonrir.  Eh!  philosophe  faible  et 
incertain  ,  ne  vois-tu  pas  que  ces  peuples  qui  couvrent  la  sur- 
face de  la  terre  sont  entraînés  par  la  main  toute  puissante  du 
destin  ,  et  qu'il  le  faut  subir  les  hiênies  lois  du  mécanisme  uni* 
versel ,  malgré  tes  raisonnemens  s|)ccieux  el  superbes  I » 

CORRESPO^^ANCE. 

En  rédigeant  ses  Confessions^  Rousseau  avait  lui-nirme  recueilli 
ef  classé  sa  correspondance  ,  afin  que  ses  Lettres  et  celles  qui 
lui  avaient  éti'-  écrites  pussent  servir  en  quelque  sorte  de  pièce;» 
justificatives  à  ses  écrits.  Il  avait  en  effel  à  parler  de  personnels 
marquantes  ;  il  avait  à  dévoiler  leurs  procédés  à  son  égard  ;  il 
avait  à  justifier  les  siens  :  sa  correspondance  devait  fournir  le-i 
preuves  authentiques  de  ses  assertions.  On  voit  par  ses  Lettres  à 
iM.  du  Pcyrou  ,  dépositaire  de  ses  papiers ,  combien  il  avait  ;i  c«T»ur 
de  mettre  cette  partie  de  ses  écrits  en  ordre.  Apns  sa  mort, 
elle  acquit  bien  plus  d'importance  encore  par  la  publication  d'un 


NOTICE.  fx 

grand  nombre  ie  lettrés  que  Rousseau  avait  adressées  à  plusieurs 
personnes  ,  particulièrement  à   celles   qui   jouissaient   de   son 
estime  et  de  sa  confiance.  Mais  dans  aucune  édition  de  ses  Œu- 
vres la  correspondance  de  Rousseau  n'offre  une  suite  aussi  com- 
plète que  dans  celle-ci.  Toutes  les  lettres  publiées,  soit  dans  deg 
correspondances  particulières ,  soit  dans  des  recueils  périodiques 
ou  inédites  encore  et  parvenues  à  notre  connaissance  ,  y  ont  été 
insérées  d*après  l'ordre  chronologique ,  en  sorte  que  la  corres- 
pondance de  Rousseau  ,  qui  d'abord  se  composait  de  pièces  jus- 
tificatives ,  est  maintenant   une  partie    très-importante  de  ses 
écrits  ,  et  cède  peu  en  intérêt  aux  Confessions  même  ,  dont  elle 
est  en  quelque  façon  la  suite  et  le  complément.   En  effet ,  les 
Confessions  ne  vont  que  jusqu'à  l'époque  oii  Rousseau  fut  obligé 
de  quitter  la  Suisse  ;  c'est  dans  sa  correspondance  qu'il   faut 
chercher  les  détails  des  autres  événemens   que  Rousseau  avait 
formé  le  projet  de  raconter  dans  une  troisième  partie  ;  mais  il 
parait  que  cette  partie  ne  fut  jamais  écrite  ;  et  si  elle  l'eût  été  , 
Rousseau  n'eût  pas  manqué  de  la  déposer  entre   les  mains  de 
son  fidèle  ami  Dupeyrou.  Mais,  vraisemblablement,  il  aurait 
eu  peu  à  ajouter  aux  lettres  qu'il  avait  écrites  dans  les  diverses 
positions  de  sa  vie;  elles  nous  font  connaître  jusqu'à  ses  plus 
secrètes  pensées  ,  jusqu'à  ses  sensations  passagères;  le  caractère 
soupçonneux ,   chagrin  et   malheureux  de   Rousseau  s'y  peint 
tout  entier  ;   mais  nous  y  retrouvons  aussi  son   style   élevé  et 
éloquent ,    un   grand    fond   d'idées    tantôt  gaies  et  aimables , 
tantôt  tristes    et  moroses  ;  de  belles  pensées  sur  l'amitié  ,  sur 
les  divers  rapports  sociaux  ,  sur  des  sujets  littéraires,  sur  des 
personnes  connues,  etc.  Nous  pouvons  suivre,  pour  ainsi  dire,  pas 
à  pas  le  philosophe  de  Genève  dans  sa  vie  privée  et  pour  la 
plupart    du    temps  solitaire  ,  et   l'observer    dans  les    diverses 
retraites  oh  il  cherche  successivement ,  mais   en  vain ,  le  bon- 
heur qui  le  fuyait. 

Si  nous  voulons  le  prendre  à  l'époque  ou  finissent  les  Confes- 
sions ,  c'est-à-dire  à  son  départ  de  la  Suisse,  nous  le  voyons 
d'abord  décidé  à  chercher  un  refuge  chez  mylord-maréchal  k 
Berlin  ,  puis  céder  tout  à  coup  aux  instances  de  ses  amis  en 
France ,  rentrer  par  Strasbourg ,  et  s'y  déterminer  à  accepter* 
l'offre  de  M.  Hume,  et  à  se  rendre,  avec  ce  célèbre  écrivain  anglaiS| 
à  Londres ,  pour  s'établir  dans  quelque  retraite  en  Angleterre. 
En  passant  à  Paris  ,  il  est  accueilli  au  Temple  par  lé  prince  de 
Conti ,  et  accablé  de  visites  de  toute  espèce.  Une  dame  qoi  avait 
pris  pour  lui  la  passion  la  plus  vive  ^  madame  Latour  de  Fran- 


X  NOTICE. 

qumlle,  sollicita  comme  une  grâce  à  sa  porte  la  permission  d'en- 
trer  cbez  lui ,  et  s'estima  heureuse  d'avoir  eu  une  courte  entrevue 
avec  le  célèbre  écrivain  à  qui  elle  avait  voué  un  attachement 
sans  bornes ,  dont  tontes  les  lettres  qu'elle  lui  adressa  font  foi  (i). 
£lle  n'en  fut  pas  malheureusement  mieux  récompensée  que  tons 
ceux  qui  sollicitaient  trop  vivement  l'amitié  du  philosophe.  Rous- 
seau lui   fit  entendre  assez  clairement  que  sa    correspondance 
l'ennuyait,  et  refusa  et  de  la  voir  et  de  lui  écrire.  On  trouvera 
dans  ce  recueil  toutes  les  lettres  qu'il  lui  avait  adressées,  et 
qu'elle  léf^ua ,  après  les  avoir  soigneusement  gardées ,  à  M.  da 
Peyrou;  elles  ont  été  publiées  avec  celles  que  Rousseau  avait 
écrites  à  cet  ami  constant.  Le  séjour  en  Angleterre  fut  marqué 
par  la  fameuse  querelle  avec  Hume,  querelle  dont  Rousseau 
a  exposé  le  sujet  fort  au  long  dans  ses  lettres  écrites   à  cette 
époque  (1766  et  1767).   Madame  de   Créqui  n'avait   pas    été 
mieux   traitée;  quoique  sa  correspondance  eût  commencé  plus 
amicalement  encore  que  celle  de  madame  Latour.  Elle  répondit 
à  la  dernière  lettre  que  Rousseau  lui  écrivit ,  et  qu'on  trouvera 
avec  les  précéden  tes  dansce  recueil,  par  le  billet  suivant:  ««J'avoue 
que  je  ne  croyais  pas  que  mes  précautions  pour  ne  pas  manquer 
de  recevoir  M.  Rousseau  fussent  susceptibles  d'interprétation; 
je  ne  les  prendrai  plus  puicqu'elles  m'attirent  des  billets  si  pea 
conformes  aux  sentimens  d'amitié  que  je  lui  ai  voués.  J'ji  tou- 
jours cru  qu'on  m'honorait  beaucoup  en  venant  chez  moi ,  et  que    • 
j'honorais  infiniment  en  y  recevant  :  je  n'ai  pas  plus  à  rectifier 
mes  idées  en  ce  point  qu'en  tout  autre.  »  Et  la  correspondance 
entre  elle  et  Rousseau  en  resta  là  (2). 

Hume  a  donné  un  précis  des  griefs  de  Rousseau  contre  lui;  il 
n'a  pas  eu  beaucoup  de  peine  à  se  justifier  des  accusations  sin- 
gulières du  Philosophe  (3). 

(1)  Correspondance  originale  et  inédite  de  7.-/.  Rousseau  avec  ma^ 
dame  Latour  de  Franqueuille  et  M,  du  Feyrou,  Paria  ,  180.S ,  2  vol.  in-8'. 

(2)  retires  originales  de  J.~J.  Rousseau  à  madame  de**  ^  à  madame 
la  maréchale  de  Luxembourg ,  à  M.  de  MaUsherbes,  à  d'jélembert,  etc.  9 
publiées  par  Charles  Pougcns,  Paris  1798. 

(5)  Un  grand  nombre  de  brochures  ont  été  publiées  dans  ce  temps  à 
ce  sujet  :  Exposé  succinct  de  la  contestât  ion  qui  s'est  élevée  entre  M.  Hume 
et  M.  Rousseau,  avec  les  pièces  justificatives,  Londres ,  1766.  —  Précis 
pour  J,-J,  Rousseau,  en  réponse  à  t Exposé  succinct  de  JIL  Hutne^  suivi 
d'une  Lettre  de  madame  D**  {Latour)  à  l'auteur  de  la  justification 
de  M.  Rousseau,  i-jù-j.  ^  Réflexions  posthumes  sur  U  grand  procès  dé 
Jean-Jacques  avec  Darid;  etc* 


NOTICE.  x) 

Voici  comment  Hume  écrivit  à  un  de  sei  amis  en  France  au 
snjet  du  départ  de  Rousseau  de  T Angleterre  pour  la  France  :  «  Je 
ne  sais  si  vous  avez  entendu  parler  des  derniers  éyénemens  arri- 
vés à  ce  pauvre  malheureux  Rousseau  qui  est  devenu  tout-à-fait 
extravagant ,  et  qui  mérite  la  plus  grande  compassion.  Il  y  a  en—   ' 
viron  trois  semaines  qu*il  partit ,  sans  en  donner  le  moindre  avis, 
de  chez  M.  Davenport,  n'emmenant  avec  lui  que  sa  gouvernante , 
laissant  la  plus  grande  partie  de  ses  effets,  et  environ  3o  guinées 
d'argent.  On  trouva  aussi  une  lettre  sur  sa  table  ,  pleine  de  re- 
proches contre  son  hôte  ,  auquel  il  imputait  d'avoir  été  complice 
de  mon  projet  pour  le  ruiner  et  le  déshonorer.  Il  prit  le  chemin 
de  Londres  ;  et  M.  Davenport  me  pria  de  le  faire  chercher  et  de 
découvrir  comment  on  pourrait  lui  envoyer  son  bagage  et  son 
argent.  On  fut  quinze  jours  sans  en  entendre  parler,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  le  chancelier  reçut  de  lui  la  lettre  la  plus  extravagante, 
datée  de  Spalding ,  dans  le  comté  de  Lincoln.  Il  dit  à  ce  magis- 
trat qu'il  est  en  chemin  pour  Douvres  ,  dans  le  dessein  de  quitter 
le  royaume  (observez  que  Spalding  s'éloigne  tout-à-fait  du  che- 
min), mais  qu'il  n'ose  pas  faire  un  pas  de  plus  ni  sortir  de  la  mai- 
son ,  dans  la  crainte  de  ses  ennemis.  Il  conjure  donc  le  chance- 
lier de  lui  envoyer  un  guide  autorisé  pour  le  conduire,  et  il  le 
lui  demande  comme  le  dernier  acte  d'hospitalité  de  cette  nation 
'envers  lui.  Quelques  jours  après  ,  j'appris  de  M.  Davenport  qu'il 
•    avait  reçu  une  nouvelle  lettre  de  Rousseau  ,  datée  encore  de 
Spalding ,  dans  laquelle  il  lui  témoigne  le  plus  vif  repentir.  Il 
parle  de  sa  triste  et  malheureuse  situation ,  et  annonce  le  dessein 
de  retourner  dans  sa  première  retraite  de  Wootton.  J'espérai 
qu'il  aurait  recouvré  ses  sens  ^  point  du  tout.  Au  bout  de  quel- 
ques heures  le  général  de  Conway  reçut  une  lettre  de  lui ,  datée 
de  Douvres ,  distant  de  200  milles  de  Spalding.  Il  n'avait  guère 
mis  que  deux  jours  à  faire  cette  longue  route.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  fou  que  cette  lettre  :  il  suppose  qu'il  est  prisonnier  d'état 
entre  les  mains  du  général  Conway  ,  et  cela  en  conséquence  de 
mes  suggestions  ;  il  le  conjure  de  lui  permettre  de  quitter  !• 
royaume  ;  il  représente  le  danger  qu'il  court  d'être  assassiné;  et , 
en  même  temps  qu'il  avoue  qu'il  a  été  déshonoré  en  Angleterre 
pendant  sa  vie  ,  il  prédit  que  sa  mémoire  sera  justifiée  après  sa 
mort  :  il  dit  qu'il  a  composé  un  volume  de  mémoires,  principa- 
lement relatifs  au  traitement  qu'il  a  éprouvé  en  Angleterre,  et  à 
l'état  de  captivité  dans  lequel  il  est  détenu.  Si  le  général  veut  bien 
lui  accorder  la  permission  de  partir ,  il  lui  fera  remettre  ce  to- 
lume ,  qui  est  déposé  dans  des  mains  sûres ,  et  jamais  il  ne  parât* 


lij  NOTICE. 

Ira  rien  de  loi  contre  la  nation  et  ses  ministres.  Il  ajoute ,  comme 
si  un  rayon  de  raison  avait  tout  à  coup  pénétré  dans  son  ame , 
et  en  parlant  de  lui-même  à  la  troisième  personne ,  qu'il  aban- 
donne pour  toujours  le  projet  d'écrire  sa  vie  et  ses  mémoires,  et 
<]u'il  ne  lui  échappera  jamais  «  de  bouche  ni  par  écrit',  un  seul 
mot  de  plainte  sur  les  malheurs  qui  lui  sont  arrivés  en  Angleterre; 
qu'il  ne  parlera  jamais  de  M.  Hume ,  ou  qu'il  n'en  parlera  qu'a- 
vec honneur ,  et  que  lorsqu'il  sera  pressé  de  s'expliquer  sur  quel- 
ques plaintes  indiscrètes  qui  lui  sont  quelquefois  échappées  dans 
le  fort  de  ses  peines  ,  il  les  rejettera  sans  mystère  sur  son  humeur 
aigrie  et  portée  à  la  défiance  et  aux  ombrages  par  ce  maUieurtux 
penchant ,  ouinrage  de  ses  malheurs ,  et  qui  maintenant  y  met  le 
comble, 

«  Je  vous  informe  de  tous  ces  détails  afin  que  vous  voyiez  que 
ce  pauvre  homme  est  absolument  fou ,  et  que ,  par  conséquent, 
il  ne  peut  être  dans  le  cas  d'être  poursuivi  par  les  lois  ,  ni  l'objet 
d!une  peine  civile.  Il  a  certainement  passé  à  Calais  ;  et  se  trou- 
vant dans  le  ressort  du  parlement  de  Paris ,  il  sera  probablement 
arrêté,  et  peut-être  traité  sans  aucun  égard  à  sa  malheureuse 
situation.  Quand  j'étais  à  Paris ,  j'ai  vu  des  traits  d'une  animo- 
sité  peu  commune  contre  lui ,  de  la  part  de  plusieurs  membres 
de  cet  illustre  corps  «  et  je  crains  que  sa  présence  ne  fasse  revivre 
contre  lui  ce  même  zèle  ardent  et  amer,  il  me  parait  donc  inté- 
ressant que  quelques  personnes  de  poids  et  de  mérite  sachent  de 
la  première  main  le  véritable  état  des  choses,  afin  que  les  enne- 
mis de  ce  malheureux  homme,  voyant  leur  vengeance  pleinement 
rassasiée  par  ses  infortunes  passées,   n'appesantissent  pas  pliH 
long-temps  sur  lui  des  peines  trop  fortes  pour  qu'un  homme 
puisse  les  soutenir.  J'ai  parlé  à  M.  de  Guerchy  (  ambassadeur  de 
France  à  I^ondres),  afin  qu'il  représente  la  chose  sous  ce  point, 
de  vue,  s'il  en  écrit  à  sa  cour,  et  je  vous  adresse  cette  lettre  à 
cachet  volant ,  sous  l'enveloppe  de  M.  de  Montigny  ,   pour  le 
cas  oii  vous  auriez  quitté  Paris.  II  faut  que  vous  ou  lui  instrui- 
siez M.   de   Malesherbcs.   M.    Trudaine  joindra  aussi    ses  bons 
offices;  et  je  ne  doute  pas  que  par  vos  efforts  réunis ,  et  s'agis- 
sant  d'une  chose  aussi  raisonnable,  vous  ne  lui  procuriez  une 
entière  sûreté.  S'il  pouvait  être  établi  dans  une  retraite  sûre  et 
tranquille,  sous  la  protection  de  quelque  personne  prudente, 
il  a  de  quoi  subvenir  à  tous  ses  besoins  :  il  a ,  si  je  ne  me  trompe, 
environ  cent  louis  de  rente  par  lui-même.  Le  roi  d'Angleterre 
vient  de  lui  en  accorder  encore  autant;  et  l'on  pourrait  trouver 
quelque  part  en  France  quelque  personne  qui ,  par  égard  pour 


NOTICE.  x»i 

son  génie ,  le  traiterait  avec  amitié ,  et  l'empêcherait  de  faire 
du  mal  à  lui  et  aux  autres.  Il  serait  à  propos  que  sa  gouver^ 
nante  entrât  dans  le  projet:  je  sais  cependant  que  M.  Davenport 
n*avait  pas  une  idée  bien  avantageuse  de  son  caractère  ni  de  sa 
conduite ,  lorsqu'ils  vivaient  chez  lui  ;  mais  Rousseau  est  ac- 
coutumé à  cette  femme ,  et  elle  sait  mieux  que  qui  que  ce  soit 
entrer  dans  ses  humeurs.  On  soupçonne  qu'elle  a  entretenu 
toutes  ses  chimères  afin  de  le  chasser  d'un  pays  oii  n'ayant 
personne  avec  qui  elle  pàt  parler,  elle  s'ennuyait  â  la  mort.  » 

Cette  lettre  semble  prouver  que  Ilume  ne  haïssait  pas  Rousseau, 
et  n'avait  pas  envie  de  le  persécuter,  comme  celui-ci  se  l'était 
persuadé  à  lui-même.  Mais  elle  n'était  guère  propre  à  réconci- 
lier les  deux  anciens  amis ,  ni  à  apaiser  les  ressentimens  du 
philosophe  de  Genève.  Peut-être  ne  présente- 1- cl  le  pas  non  plus 
les  faits  bien  exactement.  Hume ,  par  exemple ,  compte  parmi 
les  revenus  de  son  antagoniste  la  pension  du  roi  d'Angleterre , 
quoique  Rousseau  y  eût  renoncé.  Des  amis  trop  officieux  firent 
dans  la  suite  des  démarches  pour  la  faire  rétablir  ;  mais  Rousseau 
qui  avait  une  aversion  pour  les  démarches  faites  à  son  insu  quoi- 
qu'en  sa  faveur,  et  qui  soupçonnait  probablement  ses  amis  d'être 
d'accord  avec  des  ennemis  secrets  ,  leur  en  sut  très-mauvais  gré, 
et  les  força  de  renoncer  à  leur  projet  complaisant. 

Voltaire  avait  pris  part  à  la  querelle  entre  Hume  et  Rousseau , 
en  adressant  au  premier  une  Lettre  dont  le  style  spirituel  fut 
malheureusement  gAté  par  des  notes  injurieuses  pour  celui  aux 
dépens  duquel  il  était  tout  au  plus  permis  à  Voltaire  de  badiner. 
Rousseau  eut  en  général  un  fort  parti  contre  lui  dans  cette  affaire. 
C'est  M.  Suard  qui  avait  traduit  Y  Exposé  de  Hume ,  et  on  attri- 
bue à  d'Alembert  la  préface  de  ce  pamphlet  (i). 

Revenu  en  France ,  Rousseau  logea  quelques  jours  à  Fleury, 
chez  le  marquis  de  Mirabeau,  et  obtint  ensuite  un  asile  au 
château  de  Trye ,  auprès  de  Gisors ,  appartenant  au  prince  de 
Conti.  Les  premières  lettres  datées  de  ce  séjour  tranquille  font 
présumer  que  Rousseau  s'y  plaît ,  et  va  s'y  reposer  enfin  des  agi- 
tations de  sa  vie  malheureuse.  Mais  les  suivantes  ne  décèlent 
que  trop  l'inquiétude  naturelle  de  son  arae;  il  retrouve  des  enne- 
mis dans  ceux  qui  Tentourent ,  et  dégoûté  bientôt  de  sa  retraite, 
il  va  en  chercher  une  autre  en  Dauphiné.  Une  nouvelle  aventure 
y  augmente  sa  misantropie.  iJn  homme  obscur  prétend  avoir 
prêté  autrefois  à  Rousseau,  en  Suisse,  la  somme  de  neuf  francs. 

(i)  Voyez  les  Lettres  de  ninilnme  «lu  Doffiinil  ù  Horace  Walpole. 


xîv  N  O  T  I  C  £. 

et  comme  il  est  dans  rîudigcncc ,  on  fait  entenclre  â  Roasseaa 
qu'il  est  de  toute  justice  de  payer  une  ancienne  dette.  L'ame  de 
Âousscau  se  reyolte  à  l'idée  du  déshooneur  attaché  à  sa  conduite 
st  elle  est  avérée.  11  demande  à  être  confronté  avec  cet  inconnu  , 
et  la  publicité  qu'il  cherche  lui-même  à  donner  à  cette  afTaire,  et 
qui  le  justifie,  donne  lieu  à  une  correspondance  avec  le  comte 
de  Tonnerre ,  comuiaudant  à  Grenoble.  Un  habitant  de  celte 
ville  a  bieu  voulu  nous  communiquer  la  suite  complote  des  let- 
tres que  Rousseau  écrivit  à  ce  sujet;  quelques-unes  sont  iné- 
dites. 

Poursuivi  et  tourmenté  de  l'idée  d'une  persécution  sourde, 
mais  vaste,  dirigée  contre  lui,  Rousseau  demande  un  passe-port 
pour  sortir  de  France  ,  sans  savoir  oii  porter  ses  pas  ;  il  penche 
d'abord  pour  la  Savoie  ;  puis  il  voudrait  retourner  en  Angle- 
terre ,  malgré  tous  les  tourmens  qu'il  y  a  éprouvés ,  ou  s'embar- 
quer pour  Minorqne;  mais  lorsque  le  passe-port  de  M.  de  Choi- 
seul  arrive,  il  prend  la  résolution  de  rester  en  France;  il  s'adresse 
au  prince  de  Conti  pour  obtenir  la  permission  de  s'établir  aa 
château  de  Lavagnac.  Avant  même  que  le  prince  y  donne  son 
consentement ,  Rousseau  persuadé  qu'il  sera  dans  ce  château  aa 
pouvoir  de  ses  ennemis  ,  renonce  à  son  projet ,  et  reste  à  Bour- 
goin  ou  à  Monquin  ;  d'oii  sont  datées  un  grand  nombre  de  set 
lettres,  entre  autres  la  lettre  âM.deS.-Germain,  une  des  plus  lon- 
gues qu'il  ait  jamais  écrites.  Ce  M.  de  S.-Germain  était  un  honnête 
homme  qui  par  des  motifs  religieux  ne  voulait  pas  faire  la  con- 
naissance de  Rousseau,  que  tous  les  liabitans  des  environs  recher- 
chaient. Ce  fut  peut-être  cette  réserve,  jointe  à  son  excellente 
réputation ,   qui  lui  valut  l'amitié  du  philosophe.  Celui-ci  lui 
écrivit  la  lettre  qu'on  trouvera  dans  ce  recueil  sous  la  date  du 
9  novembre  17G8.  M.  de  S.-Germain  l'accueillit  avec  la  cordia- 
lité d'un  homme  de  bien  ,  et  la  franchise  d'un  ancien  militaire. 
Rousseau  ayant  témoigné  le  désir  de  le  faire  le  dépositaire  de 
ses  derniers  scntimens  ,  et  en  quelque  sorte  de  son  testament 
moral ,  M.  de  S.-Geruiain  lui  écrivit  :  <«  Si  vous  avez  à  me  con- 
fier des  choses  qui  ne  s'accordent  pas  avec  la  religion  que  je  pro- 
fesse, je  ne  peux  y  prendre  aucune  part  :  si  elle  n'est  point 
compromise ,  elle  me  prescrit  de  vous  être  agréable  et  utile  au- 
tant qu'il  est  en  mon  pouvoir.  Vous  faut-il,  pour  ce  que  vous 
:ivc7.  à  me  confîor,  un  homme  ami  de  la  vérité  et  qui  n'ait 
«Vautre  crainte  que  de  faire  le  mal ,  en  ce  cas  vous  pouvez  dis- 
jioscr  de  moi.  »  Rousseau  lui  répondit  qu'il  respectait  ti^p  sa 
personne  et  ses  scntiuicnb  pour  faire  rien  qui  pût  lui  déplaire .  et 


NOTICE.  XV 

ce  fut  quelques  ]ours  après,  qu'il  lui  adressa  la  lettre  dont  nous 
parlons,  et  qui  offre  encore  un  précis  de  la  vie  du  phiIoso])lie. 
Dusaulx,  qui  l'a  publiée  et  commentée ,  l'appelle  assez  bizarre* 
ment  la  Passion  de  JeaiÊF^acfjues  Rousseau  (ij. 

C'est  aussi  de  la  mcme  retraite  que  Rousseau  écrivit  la  belle 
lettre  surrexistenc«  de  Dieu  et  sur  les  croyances  religieuses^  c'est 
la  profession  de  foi  d'un  grand  penseur  et  d'un  grand  écrivain. 

Dans  des  momens,  pour  ainsi  dire  lucides,  il  reprenait  ses 
anciens  goûts,  surtout  celui  de  la  botanique,  et  entretenait  ses  an- 
ciennes liaisons;  mais,  dans  ses  accès  de  mélancolie,  il  ne  voyait 
que  trames  et  perfidies  de  toutes  parts.  Des  chagrins  domesti- 
ques augmentèrent  ses  dispositions  moroses;  on  peut  \oir  par  sa 
'  lettre  à  mademoiselle  Le  Yasseur  ,  sa  gouvernante,  devenue  ea 
Dauphiné  sa  femme ,  qu'il  n'était  pas  heureux  en  ménage. 

Las  enfin  de  son  séjour  dans  la  province ,  il  résolut  de  revenir 
à  Paris,  d'y  reprendre  le  métier  de  copiste,  et  de  mener  la  vie 
retirée  qu'il  avait  toujours  aimée.  Cette  dernière  époque  de  sa 
vie  nous  offre  peu  de  lettres  ;  on  en  trouvera  quelques-unes  des 
deux  premières  années,  1771  et  1772  ;  il  yen  a  qui  sont  adressées 
â  Dusaulx.  Celui-ci  les  a  fait  connaître  en  y  ajoutant  un  long 
commentaire  et  une  sorte  d'apologie,  dans  laquelle  tout  le  tort 
est  jeté  sur  le  célèbre  écrivain  dont  Dusaulx  avait  pourtant  am- 
bitionné l'amitié  ,  sans  pouvoir  l'obtenir  (2). 

Il  existe  une  lacune  de  quatre  ans  dans  la  correspondance  de 
la  dernière  époque  de  la  vie  de  Jean-Jacques;  elle  s'étend  depuis 
177a  jusqu'en  1776;  il  n'est  cependant  pas  probable  qu'il  les  ait 
laissé  s'écouler  sans  entretetcnir  au  moins  quelques-unes  de  ses 
anciennes  liaisons.  Peut-être  les  lettres  do  cette  époque  sont-elles 
encore  déposées  dans  des  portefeuilles  de  famille  :  les  trois  der- 
nières années  de  sa  vie  nous  en  fournissent  très-peu.   Celles  qu'il 
adressa  à  M.  Duprat ,  pour  le  remercier  de   lui  avoir  oûèrt  un 
asile,  paraissent -ici  pour  la  première  fois  à  la  suite  de  toute  la 
,  correspondance.  On  sait  que  Rousseau  mourut  en  177b,  -i  Erme- 
nonville ,  chez  M.  de  Girardin  ,  et  qu'on  lui  érigea  un  toinboau 
dans  l'île  des  Peupliers.  Les  uns  prétendent  que  la  mort  l'avait 
surpris  ;  d'autres  sont  persuadés  qu'il  se  la  douna  dans  un  accès  de 
mélancolie,  fin  qui   malheureusement   s'accr>rdc  avec   vue  vie 
remplie  de  tourmens.  Mais, dans  le  doute,  adoptons  la  tradition 

(1)  Notice  de  la  Correspondance  de  J,^J,  Rousseau  avec  M.  de  Saint' 
Germain  «  iluns  Touvragc  cité  ci^esnous. 

(a)  De  mes  rapports  avec  J.'-J,  Jloiis.'ieau  ^  et  de  notre  corr'spondnncc; 
vùvie  d'une  notice  trè a- importante,  par  J.  Dusaulx.  Pari»;  lyn^j  iii*b". 


« 


xvj  NOTICE- 

qui  ne  déshonore  pas  sa  mémoire ,  et  croyons  que  son  corps  usé 

par  tant  de  maux  physiques  et  moraux  a  fini  par  y  succomber. 

Outre  les  lettres  déjà  publiées  dont  bous  ayons  parlé  dans  celte 
notice  ,  nous  avons  enrichi  le  recueil  ne  la  correspondance  de 
Jean-Jacques  de  plusieurs  lettres  inédites ,  telles  que  la  corres-^ 
pondance  entretenue  avec  M.  de  Tonnerre  an  sujet  du  sieur  The- 
yenin  ,  une  lettre  à  M.  le  Nieps ,  trois  lettres  à  M.  le  comte 
D'Eschemy  qui  nous  ont  été  communiquées  par  M.  Yillenaye , 
etc.  Nous  ayons  rendu  plus  complète  la  table  des  matières  pour 
cette  partie  des  OËuyres  de  Rousseau. 


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