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Library
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Uni\ersilv of Toronto
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OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU.
TOME QUATRIÈME.
DE L'IMPRIMERIE DE P. DIDOT L'AINÉ,
CHEVALIER DE l'oRDRE ROYAL DE SAIIîT-MICHfeL ,
tM^BIHEtR DU «01.
OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE.
NOUVELLE ÉDITION
ORNÉE DE VINGT GRAVURES.
TOME QUATRIÈME.
m)
A PARIS
CHEZ DETERVILLE, LIBRAIRE,
RUE HACTKFEtJILLE, H® 8;
ET LEFEVRE, RUE DE L'ËPERON, N» 6.
MD CGC XVII.
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JULIE,
ou
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
QUATRIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MADAME DE WOLMAR A MADAME d'oRBE.
(^UE tu tardes long-temps à revenir! Toutes ces
allées et venues ne m'accomniodent point. Que
d'heures se perdent à te rendre où tu devrois
toujours être, et, qui pis est, à t'en éloifjner!
L'idée de se voir pour si peu de temps gâte tout
le plaisir d'être ensemble. Ne sens-tu pas qu'être
ainsi alternativement ctez toi et chez moi , c'est
n'être bien nulle part ? et n'imagines-tu point
quelque moyen de faire que tu sois en même
temps chez l'une et chez l'autre?
Que faisons-nous, chère cousine? Que d'in-
stants précieux nous laissons perdre, quand il
ne nous en reste plus à prodiguer? Les années
se multiplient, la jeunesse commence à fuir, la
4- i
2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vie s'écoule ; le bonheur passager qu elle offre
est entre nos mains , et nous négligeons d en
jouir! Te souvient-il du temps où nous étions
encore filles , de ces premiers temps si char-
mants et si doux qu'on ne retrouve plus dans
un autre âge, et que le cœur oublie avec tant
de peine? Combien de fois, forcées de nous sé-
parer pour peu de jours et même pour peu
d heures, nous disions en nous embrassant tris-
tement, Ah! si jamais nous disposons de nous,
on ne nous verra plus séparées! Nous en dispo-
sons maintenant , et nous passons la moitié de
l'année éloignées fune de l'autre. Quoi ! nous
aimerions-nous moins ? Chère et tendre amie ,
nous le sentons toutes deux, combien le temps,
Ihabitude et tes bienfaits, ont rendu notre at-
tachement plus fort et plus indissoluble. Pour
moi, ton absence me paroît de jour en jour
plus insupportable, et je ne puis plus vivre un
instant sans toi. Ce progrès de notre amitié est
plus naturel qu'il ne semble ; il a sa re^ison dans
notre situation ainsi que dans nos caractères. A
mesure ([u'on avance en âge tous les sentiment^
se concentrent; on pend tous les jours quelque
chose de ce (jui nous fut cher, et l'on ne le rem-
place plus. On meurt ainsi par degrés, jusqu'à
ce que, n'aimant enfin que soi-même, on ait
cessé de sentir et de viyre avant de cesser d'exis-
ter. Mais un cœur sensible se défend de toute sa
force contre cette mort anticipée; quand le froid
commence aux extrémités, il rassemble autour
QUATRIÈME PARTIE. 3
de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd,
plus il s'attache à ce qui lui reste, et il tient
pour ainsi dire au dernier objet par les liens
de tous les autres.
Voilà ce qu'il me semble éprouver déjà, quoi-
que jeune encore. Ah! ma chère, mon pauvre
cœur a tant aimé ! il s'est épuisé de si bonne
lieure , qu il vieillit avant le temps ; et tant d af-
fections diverses l'ont tellement absorbé, qu'il
n'y reste plus de place pour des attachements
nouveaux. Tu m'as vue successivement fille ,
amie, amante, épouse et mère. Tu sais si tous
ces titres m'ont été chers ! Quelques uns de ces
liens sont détruits, d'autres sont relâchés. Ma
mère, ma tendre mère n'est plus; il ne me reste
que des pleurs à donner à sa mémoire , et je ne
goûte qu à moitié le plus doux sentiment de la
nature. L'amour est éteint, il l'est pour jamais,
et c'est encore une place qui ne sera point rem-
plie. Nous avons perdu ton digne et bon mari
que j'aimois comme la chère moitié de toi-mê-r
me, et qui méritoit si bien tq tendresse et mon
amitié. Si mes fils étoient plus grands, l'amour
maternel rempliroit tous ces vides : mais cet
amour, ainsi que tous les autres, a besoin de
communication; et quel retour peut attendre
une mère d'un enfant de quatre ou cinq ans?
Nos enfants nous sont chers long-temps avant
qu'ils puissent le sentir et nous aimer à leur tour;
et cependant on a si grand besoin de dire com-
bien on les aime à quelquun qui nous entende l
4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Mon mari m'entend, mais il ne me répond pas
assez à ma fantaisie ; la tête ne lui en tourne pas
comme à moi : sa tendresse pour eux est trop
raisonnable; j'en veux une plus vive et qui res-
semble mieux à la mienne. 11 me faut une amie,
une mère qui soit aussi folle que moi de mes en-
fants et des siens. En un mot, la maternité me
rend l'amitié plus nécessaire encore, par le plai-
sir de parler sans cesse de mes enfants sans
donner de fennui. Je sens que je jouis double-
ment des caresses de mon petit Marcellin quand
je te les vois partager. Quand j'embrasse ta fille,
je crois te presser contre mon sein. Nous l'avons
dit cent fois; en voyant tous nos petits bambins
jouer ensemble, nos cœurs unis les confondent,
et nous ne savons plus à laquelle appaj tient
chacun des trois.
Ce n'est pas tout, j'ai de fortes raisons pour
te souhaiter sans cesse auprès de moi, et ton
absence m'est cruelle à plus d'un égard. Songe
à mon éloignement pour toute dissimulation,
et à cette continuelle réserve où je vis depuis
près de six ans avec Thomme du monde qui
m'est le plus cher. Mon odieux secret me pèse
de plus en plus, et semble chaque jour devenir
j)lus indispensable. Plus l'honnêteté veut que je
le révèle, plus la prudence m'oblige à le garder.
Conrois-tu quel état affreux c'est pour une
femme de porter la défiance, le mensonge et la
crainte, jusque dans les bras d'un époux, de
n'oser ouvrir son cœur à celui qui le possède ,
QUATRIÈME PARTIE. 5
et de lui cacher la moitié de sa vie pour as-
surer le repos de l'autre. A qui', ^rand dieu ! faut-
il déguiser mes plus secrètes pensées, et celer
l'intérieur d'une ame dont il auroit lieu d'être
si content? A M. de Wolmar, à mon mari, au
plus dijifne époux dont le ciel eût pu récom-
penser la vertu d'une fille chaste! Pour l'avoir
trompé une fois , il faut le tromper tous les
jours, et me sentir sans cesse indigne de toutes
ses hontes pour moi. Mon cœur n'ose accepter
aucun témoignage de son estime, ses plus ten-
dres caresses me font rougir, et toutes les mar-
ques de respect et de considération qu'il me
donne se changent dans ma conscience en op-
probres et en signes de mépris. Il est bien dur
d'avoir à se dire sans cesse , C'est une autre que
moi qu'il honore. Ah! s'il me connoissoit, il ne
me traiteroit pas ainsi. Non, je ne puis suppor-
ter cet état affreux; je ne suis jamais seule avec
cet homme respectable que je ne sois prête à
tomber à genoux devant lui, à lui confesser ma
faute , et à mourir de douleur et de honte à ses
pieds.
Cependant les raisons qui m'ont retenue dès.
le commencement prennent chaque jour de
nouvelles forces , et je n'ai pas un motif de par-
ler qui ne soit une raison de me taire. En con-
sidérant l'état paisible et doux de ma famille ,
je ne pense point sans effroi qu'un seul mot y
peut causer un désordre irréparable. Après six
ans passés dans une si parfaite union , irai-je
6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
troubler le repos d'un mari si sage et si bon ,
qui n'a d'autre volonté que celle de son heu-
reuse épouse , ni d'autre plaisir que de voir
régner dans sa maison l'ordre et la paix? Con-
tristerai-je par des troubles domestiques les
vieux jours d'un père que je vois si content, si
charmé du bonheur de sa fille et de son ami?
Exposerai-je ces chers enfants, ces enfants ai-
mables et qui promettent tant, à n'avoir qu'une
éducation négligée ou scandaleuse, à se voir les
tristej victimes de la discorde de leurs parents,
entre un père enflammé d'une juste indigna-
tion, agité par la jalousie, et Une mère infor-
tunée (?t coupable , toujotirs noyée dans les
pleurs? Je connois M. de Wolmar estimant sa
femme; que sais-je ce qu'il sera ne l'estimant
p)us^ Peut-être n'cst-il si modéré que parceque
la passion qui domineroit dans son caractère
n'a pas encore eu lieu de se développer. Peut-
être sera-t-il aussi violent dans l'emportement
de la colère qu'il est doux et tranquille tant qu'il
n'a nul sujet de s irriter.
Si je dois tant d'égards à tout ce qui m'en-
vironne, ne m'en dois-je point aussi quelques
uns à moi-même? Six ans d'une vie honnête
et régulière n'cffacent-ils rien des erreurs de la
jeunesse? et faut-il m'exposer encore à la peine
d'une faute ({ue je pleure depuis si long-temps •*
Je te l'avoue, ma cousine, je ne tourne point sans
répugnance les yeux sur le passé; il m humilie
jusqu'au découragement, et je suis trop sensible
QUATRIÈME PARtIE. y
à la lîonle pour en supporter Tidée sans rétoml)er
dans une sorte de désespoir. Le temps cpii s'est
écoulé depuis mon mariage est celui qu'il faut
que j'envisafje pour me rassurer. Mon état j^ré-
sent m'inspire une confiance que dimportuns
souvenirs voudroient m'ôter. J'aime à nourrir
mon cœur des sentiments d'honneur que je crois
retrouver en moi. Le rang d'épouse et de mère
m'élève lame et me soutient contre les remords
d'un autre état. Quand je vois mes enfants et leur
père autour de moi, il me semble que tout y
respire la vertu; ils chassent de mon esprit l'idée
même de mes anciennes fautes. Leur innocence
est la sauvegarde de la mienne ; ils m'en de-
viennent plus chers en me rendant meilleure ;
et j'ai tant dhorreur pour tout ce qui blesse
l'honnêteté, que j ai peine à me croire la même
qui put l'oublier autrefois. Je me sens si loin de
ce que j'étois, si sûre de ce que je suis , qu'il s'en
faut peu que je ne regarde ce que j aurois à dire
comme un aveu qui m'est étranger et que je ne
suis plus obligée de feiire.
Voilà l'état d'incertitude et d'anxiété dans le-
quel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu
ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon
père va bientôt partir pour Berne, résolu de
n'en revenir qu'après avoir vu la fin de ce long
procès dont il ne veut pas nous laisser lembar-
fas, et ne se fiant pas trop non plus, je pense,
à notre zèle à le poursuivre. Dans l'intervalle de
son départ à son retour, je resterai seule avec
8 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
mon mari , et je sens qu'il sera presque impos-
sible (juc mon fatal secret ne m'échappe. Quand
nous avons du monde, tu sais que M. de Wol-
mar quitte souvent la compagnie et fait volon-
tiers seul des promenades aux environs: il cause
avec les paysans ; il s'informe de leur situation;
il examine l'état de leurs terres ; il les aide au
besoin de sa bourse et de ses conseils. Mais
quand nous sommes seuls , il ne se promène
qu'avec moi ; il quitte peu sa femme et ses en-
fants , et se prête à leurs petits jeux avec une
simplicité si charmante , qu'alors je sens pour
lui quelque chose de plus tendre encore quà
l'ordinaire. Ces moments d'attendrissement sont
d autant plus périlleux pour la réserve , qu'il
me fournit lui-même les occasions d en man-
quer, et qu il m'a cent fois tenu des propos qui
sembloient m'exciter à la confiance. Tôt ou tard
il faudra (jue je lui ouvre mon cœur , je le
sens ; mais, puisque tu veux que ce soit de con-
cert entre nous et avec toutes les précautions
que la prudence autorise , reviens, et fais de
moins longues absences, ou je ne réponds plus
de rien.
Ma douce amie , il faut achever ; et ce qui
reste importe assez pour me coûter le plus à
dire. Tu ne m'es pas seulement nécessaire quand
je suis avec mes enfants ou avec mon mari ,
mais sur-tout quand je suis seule avec ta pauvre
Julie; et la solitude m'est dangereuse précisé-
ment parcequ'elle m'est douce, et que souvent
QUATRIÈME PARTIE. 9
j€ la cherche sans y songer. Ce n'est pas , tu le
sais , que mon cœur se ressente encore de ses
anciennes hlessures ; non : il est guéri , je le sens ,
j'en suis très sûre: j ose me croire vertueuse. Ce
n'est point le présent que je crains , c'est le passé
qui me tourmente. Il est des souvenirs aussi re-
doutahles que le sentiment actuel ; on s'attendrit
par réminiscence ; on a honte de se sentir pleu-
rer, et l'on n'en pleure que davantage. Ces lar-
mes sont de pitié, de regret, de repentir; l'a-
mour n'y a plus de part; il ne m'est plus rien :
mais je pleure les maux qu'il a causés; je pleure
le sort d'un homme estimable que des feux in-
discrètement nourris ont privé du repos et peut-
être de la vie. Hélas ! sans doute il a péri dans ce
long et périlleux voyage que le désespoir lui a
fait entreprendre. S il vivoit, du bout du monde
il nous eût donné de ses nouvelles ; près de qua-
tre ans se sont écoulés depuis son départ. On dit
que l'escadre sur laquelle il est a souffert mille
désastres , qu'elle a perdu les trois quarts de ses
équipages , que plusieurs vaisseaux sont sub-
mergés , qu'on ne sait ce qu'est devenu le reste.
Il n'est plus , il n'est plus; un secret pressenti-
ment me l'annonce. L'infortuné n'aura pas été
plus épargné que tant d'autres. La mer, les ma-
ladies, la tristesse, bien plus cruelle, auront
abrégé ses jours. Ainsi s'éteint tout ce qui brille
un momeijt sur la terre. Il manquoit aux tour-
ments de ma conscience d'avoir à me reprocher
la mort d'un honnête homme. Ah ! ma chère ,
lO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
quelle ame cétoit que la sienne!... comme il
savoit aimer!... Il méritbit de vivre... Il aura pré-
sente devant le souverain jug^e une ame foible,
mais saine et aimant la vertu... Je m'efforce en
vain de chasser ces tristes idées ; à chaque instant
elles reviennent malgré moi. Pour les Lannir ,
ou pour les régler, ton amie a besoin de tes
soins ; et puisque je ne puis otibliei' cet infortuné,
j'aime mieux en causer avec toi qiife d'y pienser
toute seule.
Regardé , que de raisons augmentent lé besoin
continuel que j'ai de t'a voir avec moi! Plus sage
et plus heureuse, si les mêmes raisons te man-
quent , ton cœur sent-il moins le même besoin ?
S il est bien vrai que tu ne veuilles point te rema-
rier, ayantsi peu de contentement de ta famille,
quelle maison te peut mieux convenir que celle-
ci^ Pour moi , je souffre à te savoir dans la tienne;
car, malgré ta dissimulation , je connois ta ma-
nière d'y vivre , et ne suis point dupe de l'air
folâtre que tu viens nous étaler à Clarens. Tu
m'as bien reproché des défauts en ma vie ; mais
j'en ai un très grand à te reprocher à ton tour ;
cest que ta douleur est toujours concentrée et
solitaire. Tu te caches pour t'affliger, comme si
tu rougissois de pleurer devant ton amie. Claire,
je n'aime pas cela. Je ne suis point injuste comme
toi ; je n*e blâme point tes regrets , je ne veux
pas qu'au bout de deux ans, de dix , ni de toute
ta vie , tu cesses d'honorer la mémoire d'un si
tendre époux; mais je te blâme, après avoir
QUATRIÈME PARTIE. H
passé tes plus beaux jours à pleurer avec ta
Julie , de lui dérober la douceur de pleurer à
son tour avec toi , et de laver par de plus dignes
larmes la bonté de celles qu elle versa dans ton
sein. Si tu es fàcbée de t'affliger, ab! tu ne con-
nois pas la véritable affliction. Si tu y prends
une sorte de plaisir, pourquoi" ne veux-tu pas
que je le partage ? Ignores-tu que la commu-
nication des cœurs imprime à la tristesse je ne
sais quoi de doux et de toucbant que n'a pas
le contentement? et l'amitié n'a-t-eïle pas été
spécialement donnée aux malbeureux pour le
soulagement de leurs maux et la consolation de
leurs peines?
Voilà , ma chère , des considérations que tu
devrois faire, et auxquelles il faut ajouter qU'en
te proposant de vëïiir demeurer avec moi je ne
te parle pas moins au nom de mon mari qu'au
mien. Il m'a paru plusieurs fois surpris, presque
scandalisé , que deux amies telles que nous
n'habitassent pas eiisemble ; il assure te l'avoir
dit à toi-même , et il n'est pas homme à parler
inconsidérément. Je ne sais quel parti tu pren-
dras sur mes représentations ; j'ai lieu d'espérer
qu'il sera tel que je le désire. Quoi qu'il en soit,
le mien est pris, et je nen changerai pas. Je
n ai point oublié le temps où tu voulois me sui-
vre en Angleterre. Amie incomparable , c'est à
présent mon tour. Tu connois mon aversion
pour la ville, mon goût pour la campagne,
pour les travaux rustiques, et l'attachement que
12 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
trois ans de séjour m'ont donné pour ma mai-
son de Clarens. Tu nignores pas non plus
quel embarras c'est de dénnéna{^er avec toute
une famille , et combien ce seroit abuser de la
complaisance de mon père de le transplanter
si souvent. lié bien! si tu ne veux pas quitter
ton ménage et venir gouverner le mien, je suis
résolue à prendre une maison à Lausanne, où
nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi
là-dessus- tout le veut, mon cœur, mon de-
voir , mon bonbeur , mon honneur conservé ,
ma raison recouvrée, mon état, mon mari,
mes enfants, moi-même ; je te dois tout; tout
ce que j'ai de bien me vient de toi , je ne vois
rien qui ne m'y rappelle , et sans toi je ne suis
rien. Viens donc, ma bien-aimée, mon ange
tutélaire , viens conserver ton ouvrage , viens
jouir de tes bienfaits. N'ayons plus qu'une fa-
mille , comme nous n'avons qu'une ame pour
la chérir ; tu veilleras sur l'éducation de mes
fils , je veillerai sur celle de ta fille : nous nous
partagerons les devoirs de mère , et nous en
doublerons les plaisirs. Nous élèverons nos cœurs
ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins;
et n'ayant plus rien à désirer en ce monde, nous
attendrons en paix l'autre vie dans le sein de
l'innocence et de l'amitié.
QUATRIÈME PARTIE. i3
LETTRE IL
REPONSE DE MADAME DORBE
A MADAiME DE WOLMAR.
iVl ON dieu! cousine, que ta lettre m'a donné
de plaisir! Charmante prêcheuse !... charmante,
en vérité , mais prêcheuse pourtant... pérorant à
ravir. Des œuvres , peu de nouvelles. L'archi-
tecte athénien... ce beau diseur... tu sais bien...
dans ton vieux Plntarque... Pompeuses descrip-
tions , superbe temple!... Quand il a tout dit,
l'autre revient; un homme uni, l'air simple, g^rave
et posé... comme qui diroit ta cousine Claire...
D'une voix creuse , lente et même un peu na-
sale... Ce qiCil a dit ^ je le ferai. Il se tait , et les
mains de battre. Adieu Ihomme aux phrases.
Mon enfant, nous sommes ces deux architectes;
le temple dont il s'agit est celui de l'amitié.
Résumons un peu les belles choses que tu m'as
dites. Premièrement, que nous nous aimions,
et puis , que je t'étois nécessaire ; et puis , que
tu me l'étois aussi ; et puis, qu'étant libres de
passer nos jours ensemble il les y falloit passer.
Et tu as trouvé tout cela toute seule ! Sans men-
tir tu es une éloquente personne ! Oh bien ! que
je t'apprenne à quoi je m'occupois de mon côté
tandis que tu méditois cette sublime lettre.
l4 LA NOUVELLE HÊLOÏSE.
Après cela tu jugeras toi-même lequel vaut le
mieux de ce que tu dis ou de ce que je fais.
A peine eus-je perdu mon mari , que tu rem-
plis le vide quil avoit laissé dans mon cœur. De
son vivant il en partageoit avec toi les affec-
tions ; dès qu'il ne fut plus , je ne fus qu'à toi
seule ; et , selon ta remarque sur l'accord de la
tendresse maternelle et de l'amitié , ma fille
même n'étoit pour nous qu'un lien de plus. Non
seulement je résolus dès-lors de passer le reste
de ma vie avec toi , mais je formai un projet
plus étendu. Pour que nos deux familles n'en
fissent qu'une , je me proposai , supposant tous
les rapports convenables , d'unir un jour ma
fille à ton fils aîné ; et ce nom de mari , trouvé
par plaisanterie , me parut d'heureux augure
pour le lui donner un jour tout de bon.
Dans ce dcss.ein , je cherchai d'abord à lever
les embarras d'une succession embrouillée ; et ,
me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque
chose à la li([uidation du reste, je ne songeai
quà mettre le partage de ma fille en effets as-
surés et à l'abri de tout procès. Tu sais que j'ai
des fantaisies sur bien des choses; ma folie dans
celle-ci étoit de te surprendre. Je m'étois mis en
tête d'entrer un beau matin dans ta chambre,
tenant d'une main mon enfant , de l'autre un
poric-fouillc , et de le présenter l'un et l'autre
i^vcc un l)eau compliment pour déposer en tes
mains la mère, la fille et leur bien, c'est-à-dire
la (lot de celle-ci. Oouvcrne-la , voulois-je te
QUATRIÈME PARTIE. l5
dire , comme il convient aux intérêts de ton
fils ; car c'est désormais son affaire et la tienne;
pour moi je ne men mêle plus.
Remplie de cette charmante idée , il fallut
men ouvrir à quelqu'un qui m'aidât à l'exécu-
ter. Or, devine qui je choisis pour cette confi-
dente. Un certain M. de Wolmaç : ne le connoî-
trois^tu point? — Mon mari , cousine? — Oui,
ton mari, cousine. Ce même homme à qui tu
as tant de peine à cacher un secret qu'il lui im-
porte de ne pas savoir est celui qui t'en a su
taire un qu'il t'eût été si doux d'apprendre. C'é-
toit là le vrai sujet de tous ces entretiens mys-
térieux dont tu nous faisois si comiquement la
guerre, l^xi vois comme ils sont dissimulés ces
maris. 4S'çst-il pas bien plaisant que ce soient
eux qui nous accusent de dissimulation? J'exi-
geois du tien davantage encore. Je voyois fort
bien que tu méditois le même projet que moi
mais plus en dedans, et comme celle qui n'ex-
hale ses sentiments qu'à mesure qu'on s'y livre.
Cherchant donc à te ménager une surprise plus
agréable , je voulois que , quand tu lui propo-
serois notre réunion , il ne parût pas fort ap-
prouver cet empressement , et se montrât un
peu froid à consentir. Il me fît là-dessus une ré-
ponse que j'ai retenue et que tu dois bien re-
tenir; car je doute que, depuis qu'il \ a des ma-
ris au monde , aucun d eux en ait fait une pa-
reille. La voici : « Petite cousine , je counois Ju-
« lie... je la connois bien... mieux Qu'elle ne croit
l6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
«peut-être. Sdn cœur est ti'op honnête pour
« qu'on doive résister à rien de ce qu'elle désire,
" et trop sensible pour qu'on le puisse sans l'al-
« fliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis ,
" je ne crois pas qu elle ait reçu de moi le moin-
ic drc chagrin ; j'espère mourir sans lui en avoir
«jamais fait aucun. " Cousine, songe-s-y bien :
voilà quel est le mari dont tu médites sans cesse
de troubler indiscrètement le repos.
Pour moi , j'eus moins de délicatesse , ou plus
de confiance en ta douceur; et j'éloignai si na-
turellement les discours auxquels ton cœur te
ramenoit souvent , que , ne pouvant taxer le
mien de s'attiédir pour toi , tu t'allas mettre
dans la tête que j attendois de secondes noces ,
et que je t'aimois mieux que tout autre chose ,
hormis un mari. Car, vois-tu, ma pauvre en-
fant , tu n'as pas un secret mouvement qui m'é-
chappe; jeté devine, jeté pénètre, je perce jus-
qu'au plus profond de ton ame ; et c'est pour
cela que je t'ai toujours adorée. Ce soupçon ,
qui te faisoit si heureusement prendre le change,
m'a paru excellent à nourrir. Je me suis mise à
faire la veuve coquette assez bien pour t'y trom-
per toi-même : c'est un rôle pour lequel le ta-
lent me manque moins que l'inclination. J'ai
adroitement employé cet air agaçant que je ne
sais pas mal prendre, et avec lequel je me suis
quelquefois amusée à persifler plus d'un jeune
fat. Tu en as été tout-à-fait la dupe, et m'as crue
prête à chercher un successeur à l'homme du
QUATRIÈME PARTIE. ï^
monde auquel il étoit le moins aisé d'en trou-
ver. IMais je suis trop franche pour pouvoir me
contrefaire long-temps , et tu tes bientôt rassu-
rée. Cependant je veux te rassurer encore mieux
en l'expliquant mes vrais sentiments sur ce
point.
Je te l'ai dit cent fois étant fille , je n'étois
point faite pour être femme. S'il eût dépendu de
moi, je ne me serois point mariée; mais dans
notre sexe on n'achète la liberté que par l'escla-
vage , et il faut commencer par être servante
pourdevenir sa maîtresse un jour. Quoique mou
père ne me gênât pas , j'avois des chagrins dans
ma famille. Pour m'en délivrer, j'épousai donc
]V1. d'Orbe. Il étoit si honnête homme et m aimoit
si tendrement , que je l'aimai sincèrement à mon
tour. L'expérience me donna du mariage une
idée plus avantageuse que celle que j'en avois
■conçue , et détruisit les impressions que m'en
avoit laissées la Chaillot. M. d'Orbe me rendit
heureuse et ne s'en repentit pas. Avec un autre
j'aurois toujours rempli mes devoirs, mais je
l'aurois désolé ; et je sens quil falloit un aussi
bon mari pour faire de moi une bonne femme,
ïmaginerois-tu que c'est de cela même que j'a-
vois à me plaindre ? Mon enfant , nous nous
aimions trop', nous n'étions point gais. Une ami-
tié plus légère eût été plus folâtre; je l'aurois
préférée , et je crois que j'aurois mieux aimé
vivre moins contente et pouvoir rire plus sou-
vent.
/l.
l8 LA NOUVELLE HELQISE.
A cela se joignirent les sujets particuliers
d'inquiétude que me donnoit ta situation. Je
n'ai pas besoin de te rappeler les dangers que
t'a fait courir une passion mal réglée : je les vis
en frémissant. Si tu n'avois risqué que ta vie ,
i)eut-être un reste de gaieté ne m eùt-il pas tout-
à-fait abandonnée : mais la tristesse et l'effroi
pénétrèrent mon aine ; et jusqu'à ce que je t'aie
vue mariée , je n'ai pas eu un moment de pure
joie. Tu connus ma douleur, tu la sentis : elle a
beaucoup fait sur ton bon cœur; et je ne ces-
serai de bénir ces heureuses larmes qui sont peut-
être la cause de ton retour au bien.
Voilà comment s'est passé tout le temps que
j'ai vécu avec mon mari. Juge si, depuis qpe
Dieu me l'a ôté , je pourrois espérer d'en retrou-
ver un autre qui fût autant selon mon cœur, et
si je suis tentée de le chercher. Non , cousine , le
mariage est un état trop grave ; sa dignité ne va
point avec mon humeur , elle m'attriste et me
sied mal , sans compter que toute gène m'est in-
supportable. Pense , toi qui me connois , ce que
peut être à mes yeux un lien dans lequel je n'ai
pas ri durant sept ans sept petites fois à mon
aise. Je ne veux pas faire comme toi la matrone
à vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve
assez piquaiile , assez mariable encore ; et je
crois que, si j'étois homme, je m'accommode-
rois assez de moi. Mais me remarier , cousine 1
Ecoute ; je pleure bien sincèrement mon pau-
vre mari ; j'aurois donné la moitié de ma vie
QUATRIÈME PARTIE. ig
pour passer l'autre avec lui; et pourtant, s'il
pouvoit revenir, je ne le reprendiois, je crois,
lui-même que pareecjue je Tavois dv^-ja pris.
Je viens de t'expbser mes véritables intentions.
Si je n'ai pu les exécuter encore malgré les soins
de M. de Wolmar , c'est que les diHicultés sem-
blent croître avec mon zèle à les surmonter.
Mais mon zèle sera le plus fort, et avant que
Tété se passe j'espère me réunir à toi pour le
reste de nos jours.
Il reste à me justifier du reproche de te ca-
cher mes peines et d'aimer à pleurer loin de toi:
je ne le nie pas , c'est à quoi j emploie ici le meil-
leur temps que j y passe. Je n'entre jamais dans
ma maison sans y retrouver des vesti{]es de ce-
lui qui me la rendoit chère. Je n'y fais pas un
pas, je n'y fixe pas un objet, sans apercevoir
quebjue signe de sa tendresse et de la bonté de
son cœur; voudrois-tu que le mien n'en fût
pas ému!* Quand je suis ici , je ne sens que
la perte que j'ai faite; quand je suis près de
toi, je .ne vois que ce qui m est resté. Peux -tu
me faire un crime de ton pouvoir sur mon
humeur? Si je pleure en ton absence et si je
ris près de toi, d'où vient cette diifrrenre ' Pe-
tite ingrate! c'est que tu me consoles de tout,
et que je ne sais plus m'affliger de rien quand
je te possède.
Tu as dit bie i des choses en faveur de notre
ancieime amitié : mais je ne te pard nue pas
d'oublier celle qui nie fait le plus d honneur ;
30 LA NOUVELLE IIELOÏSE.
c est de te chérir quoique tu m'éclipses. Ma Ju-
lie , tu es faite pour régner. Ton empire est le
plus absolu que je connoissc : il s'étend jus-
que sur les volontés , et je Féprouve plus que
personne. Gomment cela se fait -il , cousine?
Nous aimons toutes deux la vertu ; l'honnêteté
nous est éfjalement chère; nos talents sont les
mêmes ; j'ai presque autant d'esprit que toi , et
ne suis guère moins jolie. Je sais fort bien tout
cela ; et malgré tout cela tu m'en imposes , tu
nie subjugues , tu m'atterres , ton génie écrase
le mien , et je ne suis rien devant toi. Lors même
que tu vivois dans des liaisons que tu te repro-
chois , et que , n'ayant point imité ta faute ,j'au-
rois dû prendre l'ascendant à mon tour, il ne te
demeuroit pas moins. Ta foiblesse , que je blâ-
mois , me sembloit presque une vertu ; je ne pou-
vois m'empêcher d'admirer en loi ce que j aurois
repris dans une autre. Enfin, dans ce temps-là
même , je ne t'abordois point sans un certain
mouvement de respect involontaire; et il est sûr
que toute ta douceur , toute la familiarité de ton
commerce étoit nécessaire pour me rendre ton
amie: naturellement je devois être la servante.
Explique si tu peux cette énigme; quant à moi,
je n'y entends rien.
Mais si fait pourtant , je l'entends un peu , et
je crois même l'avoir autrefois expliquée; c'est
que ton cœur vivifie tous ceux qui l'environ-
nent, et leur donne pour ainsi dire un nouvel
être dont ils sont forcés de lui faire hommage ,
QUATRIÈME PARTIE. 21
puisqu ils ne lauroient point eu sans lui. Je t'ai
rendu d'importants services , j'en conviens : tu
m'en fais souvenir si souvent qu'il n'y a pas
moyen de l'oublier. Je ne le nie point , sans moi
tu étois perdue. Mais qu'ai-je fait que te rendre
ce que j'avois reçu de toi? Est-il possible de te
voir long-temps sans se sentir pénétrer lame des
charmes de la vertu et des douceurs de l'amitié?
Ne sais-tu pas que tc^ut ce qui t'approche est
par toi-même armé pour ta défense, et que je
n'ai par-dessus les autres que l'avantage des gar-
des de Sésostris, d'être de ton âge et de ton sexe,
et d'avoir été élevée avec toi ? Quoi qu'il en soit ,
Claire se console de valoir moins que Julie , en
ce que sans Julie elle vaudroit bien moins en-
core ; et puis, à te dire la vérité, je crois que
nous avions grand besoin l'une de l'autre , et que
chacune des deux y perdroit beaucoup si le sort
nous eût séparées.
Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui
me retiennent encore ici , c'est le risque de ton
secret toujours prêt à s'échapper de ta bouche.
Considère , je t'en conjure , que oe qui te porte
à le garder est une raison forte et solide , et que
ce qui te porte à le révéler n'est qu'un sentiment
aveugle. Nos soupçons même que ce secret n'en
est plus un pour celui qu'il intéresse nous sont
une raison de plus pour ne le lui déclarer qu'a-
vec la plus grande circonspection. Peut-être la
réserve de ton mari est-elle un exemple et une
leçon pour nous ; car en de pareilles matières il
22 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
y a souvent une grande différence entre ce qu'on
feint cli^piorer et ce qu on est forcé de savoir.
Attends donc, je 1 exi^^^e , (jue nous en délibérions
encore une fois. Si tes pressentiments étoient
fondés et {|ue ton déplorahie ann' ne fût plus , le
meilleur parîi qui resieroit à piendre seroit de
laisser son iii^toire et tes nialiieurs ensevelis
avec lui. S'il vit , comme je l'espère , le cas peut
devenir diiféient ; ma's encore faut-il que ce
cas se présente. En tout état de cause, crois tu
ne devoir aucun égard aux derniers conseils
d un infortuné dont tous les maux sont ton ou-
vrage ?
A regard des dangers de la solitude , je con-
<;ois et j'approuve tes alarmes , quoique je les
sache très mal fondées. Tes fautes passées te ren-
dent craintive; j'en augure d'autant mieux du
présent , et tu le serois bien moins s il te restoit
plus de sujet de l'être : mais je ne puis te passer
ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A
présent que tes affections ont changé d espèce,
crois qu'il ne m'est pas moins cher qu'à toi. Ce-
pendant j'ai des pressentiments tout contraires
aux liens , et mieux d'accord avec la raison. My-
lord Edouard a re(^u deux foiide ses nouvelles,
et m'a écrit à la seconde qu'il étoit dans la mer
du Sud , ayant déjà passé les dangers dont tu
paries. Tu sais cela aussi bien fjue moi, et tu
t'aifliges comme si tu n en savois rien. Mais ce
que tu ne sais pas et qu'il faut t'apprendre ,
c'est que le vaisseau sur lequel il a été vu il y a
QUATRIÈME PARTIE. 2J
deux mois à la hauteur des Canaries , faisant
voile en Europe. Voilà ce qu'on écrit de Hol-
lande à mon père, et dont il na pas manqué de
me faire part , selon sa coutume de m'instruire
des affaires publiques beaucoup plus exactement
que des siennes. Le cœur me dit à moi que nous
ne serons pas long-temps sans recevoir des nou-
velles de notre philosophe , et que tu en seras
pour tes larmes , à moins qu après l'avoir pleuré
mort tu ne pleures de ce qu'il est en vie. Mais ,
dieu merci, tu n'en es plus là.
Deh ! fosse or qui quel miser pur un poco ,
Cil' è già di piangere e di viver lasso (i)!
Voilà ce que j'aveis à te répondre. Celle qui
t'aime t'offre et partage la douce espérance d'une
éternelle réunion. Tu vois que tu n'en as formé
le projet ni seule ni la première, et que l'exécu-
tion en est plus avancée que tunepensois. Prends
donc patience encore cet été , ma douce amie :
il vaut mieux tarder à se rejoindre que d'avoir
encore à se séparer.
Hé bien ! belle madame, ai-je tenu parole,
et mon triomphe est-il complet? Allons, qu'on
se mette à genoux , qu'on baise avec respect cette
lettre, et qu'on reconnoisse humblement qu au
moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été
vaincue en amitié (2).
(i) Eh ! que n'est-il un moment ici ce pauvre malheu-
reux, dëja las de souffrir et de vivre ! Pétr.
(2) Que cette bonne Suissesse est heureuse d'être gaie ,
24 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
LETTRE III.
DE l'amant de JULIE A MADAME DORBE.
JViA cousine, ma bienfaitrice, mon amie, j'arrive
des extrémités de la terre, et j'en rapporte un
cœur tout plein de vous. J ai passé quatre fois la
ligne ; j'ai parcouru les deux hémisphères ; j'ai
vu les quatre parties du monde ; j'en ai mis le
diamètre entre nous; j'gi fait le tour entier du
globe, et n'ai pu vous échapper un moment. On
a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus
vite que la mer et les vents», nous suit au bout
de l'univers ; et par-tout oii loti se porte , avec
soi l'on y porte ce qui nous fait vivre. J'ai beau-
coup souffert ; j'ai vu souffrir davantage. Que d'in-
fortunés j'ai vus mourir! Hélas ! ils mettoient un
si grand prix à la vie ! et moi je leur ai survécu!...
Peut-être étois-je en effet moins à plaindre; les
misères de mes compagnons m'étoient plus sen-
.sibles que les miennes; je les voyois tout entiers
à leurs peines ; ils dévoient souffrir plus que
quand elle est gaie sans esprit, sans naïveté , sans finesse !
Elle ne se cloute pas des apprêts qu'il faut parmi nous
pour faire passer la bonne humeur. Elle ne sait pas qu'on
n'a point cette bonne humeur pour soi , mais pour les
autres, et qu'on ne rit pas pour rire, mais ponr être ap-
plaudi.
QUATRIÈME PARTIE. 2$
moi. Je me disois: Je suis mal ici, mais il est
un coin sur la terre où je suis heureux et pai-
sible , et je me dédommageois au bord du lac
de Genève de ce que j'endurois sur l'océan. J ai
le bonheur en arrivant de voir confirmer mes
espérances ; mylord Edouard m'apprend que
vous jouissez toutes deux de la paix et de la
santé, et que, si vous en particulier avez perdu
le doux titre d'épouse, il vous reste ceux d'a-
mie et de mère , qui doivent suffire à votre
bonheur.
Je suis trop pressé de vous envoyer cette let-
tre , pour vous faire à présent un détail de mon
voyage ; j ose espérer d'en avoir bientôt une oc-
casion plus commode. Je me contente ici de vous
en donner une légère idée, plus pour exciter
que pour satisfaire votre curiosité. J ai mis près
de quatre ans au trajet immense dont je viens
de vous parler, et suis revenu dans le même
vaisseau sur lequel j'étois parti, le seul que le
commandant ait ramené de son escadre.
J ai vu d'abord l'Amérique méridionale , ce
vaste continent que le manque de fer a soumis
aux Européens , et dont ils ont fait un désert
pour s en assurer l'empire. J'ai vu les côtes du
Brésil , où Lisbonne et Londres puisent leurs
trésors, et dont les peuples misérables foulent
aux pieds l'or et les diamants sans oser y porter
la main. J ai traversé paisibhîment les mers ora-
geuses qui sont sous le cercle antarctique ; j ai
26 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables
tempêtes ,
E in mar dubbioso sotto ig;noto polo
Provai Tonde fallaci , e'I vento infido(i).
Jîji VU fie loin le séjour de ces prétendus
géants (2) qui ne sont fijrands quen courage, et
dont l'indépendance est plus assurée par une
vie simple et frugale que par une haute stature.
J'ai séjourné trois mois dans une île déserte et
délicieuse , douce et touchante image de lanti-
que beauté de la nature, et qui semble être
confinée au bout du monde pour y servir d'asile
à l'innocence et à famour persécutés : mais la"»
vide Européen suit son humeur farouche en
empêchant l'Indien paisible de l'habiter, et se
rend justice en ne l'habitant pas lui-même.
J ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou
le même spectacle que dans le Brésil : j'en ai vu
les rares et infortunés habitants , tristes restes
de deux puissants peuples , accablés de fers ,
d'opprobre et de misères , au milieu de leurs
riches métaux , reprocher au ciel en pleurant
les trésors qu'il leur a prodigués. J ai vu fincen-
dic affreux d'une ville entière sans résistance et
sans défenseurs. Tel est le droit de la guerrp
parmi les peuples savants, humains et polis de
l'Europe ; on ne se borne pas à faire à son en-
(i) Et sur dos mers suspectes, sous un pôle inconnu,
j'éprouvai la trahison de Tonde et Tinfidelité des vents,
(a) Les Patagons.
QUATRIÈME PAllTIE. 27
nemi tout le mal dont on peut tirer du profit,
mais on compte pour un profit tout le mal qu'on
peut lui faire à pure perte. J ai côtoyé presque
toute la partie occidentale de l'Anicrique, non
sans être frappé d'admiration en voyant quinze
cents lieues de côte et la plus grande mer du
monde sous l'empire d une seule puissance qui
tient pour ainsi dire en sa main les clefs d'un
hémisphère du glohe.
Après avoir traversé la grande mer, j'ai trouvé
dans 1 autre continent un nouveau spectacle. J ai
vu la plus nombreuse et la plus illustre nation
de 1 univers soumise à une poignée de brigands ;
j'ai vu de près ce peuple célèbre, et n'ai plus été
surpris de le trouver esclave. Autant de fois con-
quis qu'attaqué, il fut toujours en proie au pre-
mier venu et le sera jusqu'à la fin des siècles. Je
lai trouvé digne de son sort, n'ayant pas même
le courage d'en gémir. Lettré, lâche, hypocrite
et charlatan ; parlant beaucoup sans rien dire ,
plein d'esprit sans aucun génie, abondant en si-
gnes et stérile en idées ; poli , complimenteur .
adroit, fourbe et fripon; qui met tous les de-
voirs en étiquettes, toute la morale en simagrées,
et ne connoît d'autre humanité que les saluta-
tions et les révérences. Jai surgi dans une se-
conde île déserte, plus inconnue, plus char-
mante encore que la première, et où le plus
cruel accident faillit à nous confiner pour ja-
mais. Je fusje seul peut être qu'un exil si doux
n'épouvanta point. Ne suis-je pas désormais par-
28 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tout en exil ? J'ai vu dans ce lieu de délices et
d'effroi ce que peut tenter Tindustrie humaine
pour tirer l'homme civilisé d'une solitude où rien
ne lui manque, et le replonger dans un gouffre
de nouveaux besoins.
J'ai vu dans le vaste océan , où il devroit être
si doux à des hommes d'en rencontrer d'autres,
deux grands vaisseaux se chercher , se trouver ,
s'attaquer, se battre avec fureur, comme si cet
espace immense eût été trop petit pour chacun
d'eux. Je les ai vus vomir l'un contre l'autre le
fer et les flammes. Dans un combat assez court ,
j'ai vu limage de l'enfer; j'ai entendu les cris de
joie des vainqueurs couvrir les plaintes des bles-
sés et les gémissements des mourants. J'ai reçu*
en rougissant ma part d'un immense butin; je
l'ai reçu, mais en dépôt ; et s il lut pris sur des
malheureux, c'est à des malheureux quil sera
rendu.
J'ai vu l'Europe transportée à l'extrémité de
l'Afrique par les soins de ce peuple avare, pa-
tient et laborieux , qui a vainc;u par le temps et
la constance des difficultés que tout l'héroïsme
des autres peuples n'a jamais pu surmonter. J'ai
vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne
semblent destinées qu à couvrir la terre de trou-
peaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai détourné
les yeu:4 de dédain , d'horreur et de pitié ; et
voyant la quatrième partie de mes semblables
changée en bêtes pour le service d(^ antres,, j'ai
gémi d'être honmie.
QUATRIÈME PARTIE. 29
Enfin j'ai vu dans mes compafjnons de-voya^e
un peuple intrépide et fier, dont J exemple et la
liberté rétablissoient à mes yeux Tlionneur de
mon espèce , pour lequel la douleur et la mort
ne sont rien , et qui ne craint au monde que la
faim et l'ennui. J'ai vu dans leur chef un capi-
taine , un soldat, un pilote , un sage, un grand
homme , et, pour dire encore plus peut-être, le
digne ami d'Edouard Bomston : mais ce que je
n'ai point vu dans le monde entier, c'est quel-
qu'un qui ressemble à Claire d Orbe , à Julie
d'Étange , et qui puisse consoler de leur perte
un cœur qui sut les aimer.
Gomment vous parler de ma guérison ? C'est
de vous que je dois apprendre à la connoître.
Reviens-je plus libre et plus sage que je ne suis
parti? J'ose le croire et ne puis l'affirmer. La
même image régne toujours dans mon cœur ;
vous savez s'il est possible qu'elle s'en efface :
mais son empire est plus digne d'elle .; et si je
ne me fais pas illusion , elle régne dans ce cœur
infortuné comme dans le vôtre. Oui , ma cou-
sine, il me semble que sa vertu m'a subjugué ,
que je ne suis pour elle que le meilleur et le plus
tendre ami qui fut jamais , que je ne fais plus
que l'adorer comme vous l'adorez vous-même j
ou plutôt il me semble que mes sentiments ne
se sont pas affoiblis, mais rectifiés; et , avec
quelque soin que je m'examine , je les trouve
aussi purs que l'objet qui les inspire. Que puis-
je vous dire de plus jusqu'à l'épreuve qui peut
3o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
in'appreiidre à juger de moi;' Je suis sincère et
\'rai ; je veux être ce que je dois être : mais
comment répondre de mon cœur avec tant de
raisons de m en défier? Suis-je le maître du
passé? Peux -je empêcher que mille léux né
m'aient autrefois dévoré ? Comment distingue-
rai-je par la seule imagination ce qui est de ce
qui fut? et comment me représenterai-je amie
celle que je ne vis jamais qu'amante ? Quoi que
vous pensiez peut-être du motif secret de mon
empressement , il est honnête et raisonnable ;
il mérite que. vous fapprouviez. Je réponds
d'avance au moins de mes intentions. Soufirez
que je vous voie, et m'examinez vous-même j
ou laissez-moi voir Julie, et je saurai ce que
je suis.
. Je dois acccompagner mylord Edouard ea
Italie. Je passerai près de vous ; et je ne vous
verrois point ! Pensez-vous que cela se puisse ?
Eh 1 si vous aviez la barbarie de l'exiger , vous
mériteriez de n'être pas obéie. Mais pourquoi
l'exigcriez-vous? N'êtes-vous pas cette même
Claire., aussi bonne et compatissante que ver-
tueuse et sage , qui daigna m'aimer dès sa plus
tendre jeunesse, et qui doit m'aimer bien plus
encore aujourd'hui que je lui dois tout (i)? Non,
non, chère et charmante amie, un si cruel
(i) Que lui tloit-il donc tant, à elle qui a fait les mal-
heurs (lésa vie? Malheureux questionnetir ! il lui doit
rhonneur, la vertu , le repos de celle qu'il aime; il lui
doit font.
QUATRIÈME PARTIE. Si
refus ne seroit ni de vous ni fait pour moi ; il
ne mettra point le comble à ma misère. Encore
une fois, encore une lois en ma vie, je dépo-
seiai mon cœur à vos pieds. Je vous verrai, vous
y conscutirc* Je la verrai, elle y consentira.
Vous coniioissez trop bien toutes deux mon res-
pect pour elle. Vous savez si je suis homme à
m'offiir à ses yeux en me sentant indi^;nc d'y
paroîtrc. Elle a déplore si long-temps l'ouvrage
de ses cliurmes! ali! quelle voie une fois fou-
vrage de sa vertu !
P. S. Mylord Edouard est retenu pour quel-
que temps encore ici par des affaires: s'il m'est
permis de vous voir , pourquoi ne prendrois-
je pas les devants pour être plus tôt auprès de
vous ?
LETTRE IV.
DE M. DE WOLMAR A LAMANT DE JULIE.
(Quoique nous ne nous connoissions pas en-
core , je suis charge de vous écrire. La plus sage
et la plus chérie des femmes vient d ouvrir son
cœur à son heureux époux. Il vous croit digne
d'avoir été aimé d'elle, et il vous offre sa maison.
L innocence et la paix y régnent ; vous y trou-
verez l'amitié , l'hospitalité , lestime , la con-
fiance. Consultez votre cœur : et $ il nV a rien
32 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
là qui vous effraie, venez sans crainte. Vous ne
partirez point d ici sans y laisser un ami.
WOLMAR.
•
P. S. Venez, mon ami, nous vous attendons
avec empressement. Je naurai pas la douleur
que vous nous deviez^ un refus.
Julie.
LETTRE V.
DE MADAME d'oRBE A l'aMANT DE JULIE.
DANS CETTE LETTRE ÉTOIT INCLUSE LA PRECEDENTE.
Bien arrivé! cent fois le bien arrivé, cher Saint-
Preux; car je prétends que ce nom (i) vous de-
meure, au moins dans notre société. C'est, je
crois, vous dire assez qu'on n'entend pas vous
en exclure, à moins que cette exclusion ne vien-
ne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe
que j ai fait plus que vous ne me demandiez,
apprenez à prendre un peu plus de confiance
en vos amis, et à ne plus reprocher à leur cœur
ries chagrins qu'ils partagent quand la raison
les force à vous en donner. M. de Wolmar veut
vous voir; il vous offre sa maison, son amitié,
(i) C'est celui qu'elle lui avoit donné devant ses
Ijens à son précédent voyage. Voyez troisième partie .
lettre XIV.
QUATRIÈME PARTIE. 33
ses conseils: il nen falloit pas tant pour calmer
tout», s mes craintes sur votre voyage, et je m'of-
fenserois moi-même si je pouvois uu moment
me défier de vous. Il fait ])ius, il prétend vous
guérir, et dit que ni Julie, ni lui, ni vous, ni
moi, ne pouvons être parfaitement heureux sans
cela. Quoique j'attende beaucoup de sa sagesse,
et plus de votre vertu, j ignore quel sera le suc-
cès de cette entreprise. Ce que je sais bien, cest
qu'avec la femme qu'il a , le soin qu'il veut pren-
dre est une pure générosité pour vous.
Venez donc, mon aimable ami, dans la sécu-
rité d'un cœur honnête, satisfaire l'empresse-
ment que nous avons tous de vous embrasser
et de vous voir paisible et content; venez dans
votre pays et parmi vos amis vous délasser de
vos voyages et oublier tous les maux que vous
avez soufferts. La dernière fois que vous me vîtes
j'étois une grave matrone, et mon amie étoit à
lextrémité; mais à présent qu'elle se porte bien,
et queje suis redevenue fille , me voilà tout aussi
folle et presque aussi jolie qu'avant mon ma-
riage. Ce qu'il y a du moins de bien sûr, c'est
queje n'ai point changé pour vous, et que vous
feriez bien des fois le tour du monde avant d'y
trouver quelqu'un qui vous aimât comme moi.
4-
34 LA NOUVELLE HÉL0Ï5E,
LETTRE VI.
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
J E me lève au milieu de la nuit pour vous écrire.
Je ne saurois trouver un moment de repos. Mon
cœur agité, transporté, ne peut se contenir au-
dedans de moi; il a besoin de s'épancher. Vous
qui Tavez si souvent garanti du désespoir, soyez
le cher dépositaire des premiers plaisirs qu'il ait
goûtés depuis si long-temps.
Je l'ai vue, mylord! mes yeux l'ont vue! J'ai
entendu sa voix; ses mains ont touché les mien-
nes; elle m'a reconnu; elle a marqué de la joie
à me voir; elle m'a appelé son ami, son cher
ami; elle m'a reçu dans sa maison; plus heu-
reux que je ne fus de ma vie, je loge avec elle
sous un même toit, et maintenant que je vous
écris je suis à trente pas d'elle.
Mes idées sont troj) vives pour se succéder ;
elles se présentent toutes ensemble; elles se nui-
sent mutuellement. Je vais m'arrêter et repren-
dre haleine pour tâcher de mettre quelque or-
dre dans mon récit.
A peine après une si longue absence m'étois-
je livré près de vous aux premiers transports de
mon cœur en embrassant mon ami, mon libé-
rateur et mon père, que vous songeâtes au voya-
ge d'Italie. Vous me le fUes désirer dans l'espoir
QUATRIÈME PARTIE. 35
de m'y soulager enfin du fartleau de mon inuti-
lité pour vous. Ne pouvant terminer sitôt les at»
faires fjiy vous retenoient à Londres, vous me
proposâtes de partir le premier pour avoir plus
de temps à vous attendre ici. Je demandai la
permission d'y venir; je l'obtins, je partis; et
quoique Julie s'offiît d'avance à mes regards,
en* songeant que j'allois m'approclier d elle je
sentis du regret à m'éloigner de vous. Mylord,
nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a
tout payé.
Il ne faut pas Vous dire que durant toute là
route je n'étois occupé que de 1 objet de mon
voyage; mais une chose à remarquer, c'est que
je commençai de voir sous un autre point de
vue ce même objet qui n'étoit jamais sorti de
mon cœur. Jusque-là je m'étois toujours rap-
pelé Julie brillante comme autrefois des cbar-
mes de sa première jeunesse; j'avois toujours
vu ses beaux yeux aniiiîés du feu qu'elle m'in-
spiroit; ses traits chéris n'offroient à mes regards
que des garants de mon bonheur; son amour
et le mien se mêloient tellement avec sa figure
que je ne pouvois les en séparer. Maintenant
j'allois voir Julie mariée, Julie mère, Julie in-
différente. Je m'inquiétois des changements que
huit ans d'intervalle avoient pu faire à sa beau-
té. Elle avoit eu la petite vérole ; elle s'en trou-
voit changée: à quel point le pouvoit-elle être?
Mon imagination me reEusoit opiniâtrement des
taches sur ce charmant visage; et sitôt que j'en
3.
36 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
voyois un marqué de petite vérole, ce nétoif
plus celui de Julie. .Te pensois encore à Tentre-
vue que nous allions avoir, à la réception qu elle
m'alloit faire. Ce premier abord se présentoit à
mon esprit sous mille tableaux différents , et ce
moment qui de voit passer si vite revenoit pour
moi mille fois le jour.
Quand j'aperçus la cime des monts, le coeur
me battit fortement, en me disant, elle est là.
La même chose venoit de m'arriver en mer à la
vue des côtes d Europe. La même chose m étoit
arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la
maison du baron d'Étange. Le monde nest ja-
mais divisé pour moi qu'en deux régions ; celle
oii elle est, et celle où elle n'est pas. La pre-
mière s'étend quand je m'éloigne, et se resserre
à mesure que j'approche, comme un lieu oii je
ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornée
aux murs de sa chambre. Hélas ! ce lieu seul est
habité ; tout le reste d» l'univers est vide.
Plus j'approchois de la Suisse, plus je me sen-
tois ému. L'instant où des hauteurs du Jura je
découvris le lac de Genève fut un instant d ex-
tase et de ravissement. La vue de mon pays,
de ce pays si chéri où des torrents de plaisirs
avoient inondé mon cœur; l'air des Alpes si sa-
lutaire et si pur; le doux air de la patrie, plus
suave que les parfums de l'Orient; cette terre
riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau
dont l'œil humain fut jamais frappé; ce séjour
charmant auquel je navois rien trouvé d'égal
QUATRIÈME PARTIE. 3'J
dans le tour du monde ; l'aspect d'un peuple
heureux et libre, la douceur de la saison, la sé-
rénité du climat, mille souvenirs délicieux' qui
réveilloient tous les sentiments que j'avois goû-
tés; tout cela me jetoit dans des transports que
je ne puis décrire, et sembloit me rendre à-la-
fois la jouissance de ma vie entière.
En descendant vers la côte je sentis une im-
pression nouvelle dont je navois aucune idée;
c'étoit un certain mouvement d'effroi qui me
resserroit le cœur et me troubloit malgré moi.
Cet effroi, dont je ne pouvois démêler la cause,
croissoit à mesure que j'approchois de la ville :
il ralentissoit mon empressement d'arriver, et fit
enfin de tels progrès que je m'inquiétois autant
de ma diligence que j'avois fait jusque-là de ma
lenteur. En entrant à Vevai la sensation que
j'éprouvai ne fut rien moins qu'agréable : je fus
saisi d'une violente palpitation quim'empêchoit
de respirer; je parlois d'une voix altérée et trem-
blante. J'eus peine à me faire entendre en de-
mandant M. de Wolmar; car je n'osai jamais
nommer sa femme. On me dit qu'il demeuroit
à Clarens. Cette nouvelle m'ôta de dessus la poi-
trine un poids de cinq cents livres; et prenant
les deux lieues qui me restoient à faire pour un
répit, je me réjouis de ce qui m'eût désolé dans
un autre temps; mais j'appris avec un vrai cha-
grin que madame d'Orbe étoit à Lausanne. J'en-
trai dans une auberge pour reprendre les forces
qui me manquoient : il me fut impossible d'ava-
38 LA NOUVELLE HÉLOJfSE.
1er un seul morceau; je suffoquois en huvant,
et ne pouvois vider un verre qu à plusieurs re-^
prises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre
les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurois
donne tout au monde pour voir briser une roue
en chemin. Je ne voyois plus Julie; mon imagi'
nation troublée ne me présentoit que des objets
confus ; mon ame étoit dans un tumulte univer-
sel. Je connoissois la douleur et le désespoir; je
les aurois préférés à cet horriiile état. Enfin je
puis dire n'avoir de ma vie éprouvé d'apitation
plus cruelle que celle oii je me trouvai durant
ce court trajet, et je suis convaincu que je ne
Tau rois pu supporter une journée entière.
En arrivant je fis arrêter à la grille, et, me
sentant hors détat de faire un pas, j'envoyai le
postillon dire qu'un étranger demandoit à parler
à M. de Wolmar. Il étoit à la promenade avec
ga femme. On les avertit, et ils vinrent par un
autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l'ave-
nue ,j'attendois dans des transes mortelles d'y
voir paroître quelqu'un,
A peine Julie m'eut-elle aperçu qu'elle me
reconnut. A linstant, me voir, s'écrier, courir,
g'élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu'une
même chose. A ce son de voix je me sens tres-^
saillir; je me retourne, je la vois, je la sens.
O mylord! 6 mon ami!... je ne puis parler...
Adieu crainte, adieu terreur, effroi, respect hu-
piain. Son regard, son cri, son geste, me ren-^
dent en un moment la confiance, le courage et
QUATRIÈME PARTIE. 89
les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et
la vie, je pétille de joie en la serrant dans les
mieps. Un transport sacré nous tient dans un.
long silence étroitement embrassés, et ce n'est
qu'après un si doux saisissement que nos voix
commencent à se confondre et nos yeux à mêler
leurs pleurs. M. de Wolmar étoit là; je le savois
je le voyois : mais qu'aurois-je pu voir? Non ,
quand lunivers entier se fût réuni contre moi,
quand l'appareil des tourments m'eût envi-
ronné, je n'aurois pas dérobé mon cœur à la
moindre de ces caresses, tendres prémices d'une
amitié pure et sainte que nous emporterons dans
le ciel!
Cette première impétuosité suspendue , ma-
dame de Wolmar me prit par la main , et, se re-
tournant vers son mari, lui dit avec une cer-
taine grâce d'innocence et de candeur dontje me
sentis pénétré. Quoiqu'il soit mon ancien ami ,
je ne vous le présente pas, je le reçois de vous,
et ce n est qu'honoré de votre amitié qu'il aura
désormais la mienne. Si les nouveaux amis ont
moins d'ardeur que les anciens, me <lit-il en
m'embrassant , ils seront anciens à leur tour,
et ne céderont point aux autres. Je reçus ses
embrassements , mais mon cœur venoit de s'é-
puiser, et je ne fis que les recevoir.
Après cette courte scène j'observois du coin
de l'œil qu'on avoit détaché ma malle et re-
misé ma chaise. Julie me prit sous le bras , et
.je m'avançai avec eux vers la maison, presque
4o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
oppressé d'aise de voir qu'on y prenoit posses-
sion de moi.
Ce fut alors qu'en contemplant plus paisible-
ment ce visage adoré que j'avois cru trouver en-
laidi, je vis avec une surprise amère et douce
quelle étoit réellement plus belle et plus bril-
lante que jamais. Ses traits charmants se sont
mieux formés encore; elle a pris un peu plus
d'embonpoint qui ne lait qu'ajouter à son éblouis-
sante blancheur. La petite vérole n'a laissé sur
ses joues que quelques légères traces presque
imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souf-
frante qui lui faisoit autrefois sans cesse baisser
les yeux, on voit la sécurité de la vertu s'allier
dans son chaste regard à la douceur et à la sen-
sibilité; sa contenance , non moins modeste, est
moins timide; un air plus libre et des grâces
plus franches ont succédé à ces manières con-
traintes, mêlées de tendresse et de honte; et si
le sentiment de sa faute la rendoit alors plus
touchante, celui de sa pureté la rend aujour-
d'hui plus céleste.
A peine étions-nous dans le salon qu'elle dis-
parut, et rentia le moment d après. Elle n'étoit
pas seule. Qui pensez-vous qu'elle amenoit avec
elle? Mylord, c'étoient ses enfants I ses deux en-
fants plus beaux que le jour, et portant déjà sur
leur physionomie enfantine lecliarme et fattrait
de leur mère! Que devins-je à cet aspect? cela
•e peut ni se dire ni se comprendre; il faut le
sentir. Mille mouvements contraires massailli- •
QUATRIÈME PARTIE. ^ 4'
rent à-la-fois; mille cruels et délicieux souve-
nirs vinrent partager mon cœur. O spectacle î
ô regrets ! Je me sentois déchirer de douleur et
transporter de joie. Je voyois pour ainsi dire
multiplier celle qui me fut si chère. Hélas! je
vovois au même instant la trop vive preuve
qu'elle ne m'étoit plus rien, et mes pertes .sem-
hloiont se multiplier avec elle.
Elle me les amena par la main. Tenez, me dit-
elle d'un ton qui me percha lame, voilà les en-
fants de votre amie; ils seront vos amis un jour:
soyez le leur dès aujourd'hui. x4ussitôt ces deux
petites créatures s'empressèrent autour de moi,
me prirent les mains, et, m'accablant de leurs
innocentes caresses , tournèrent vers l'attendris-
sement toute mon émotion. Je les pris dans mes
bras l'un et l'autre ; et les pressant contre ce
cœur agité: Chers et aimables enfants, dis-je
avec un soupir, vous avez à remplir une grande
tâche. Puissiez -vous ressembler à ceux de qui
vous tenez la vie! puissiez-vous imiter leurs ver-
tus, et faire un jour parles vôtres la consolation
de leurs amis infortunés! Madame de Wolmar
enchantée me sauta au cou une seconde fois,
et sembloit me vouloir payer pas ses caresses de
celles que je faisois à ses deux fils. Mais quelle
différence du premier embrassement à celui-là !
Je réprouvai avec surprise. Cétoit une mère de
famille que jembrassois; je la voyois environ-
née de son époux et de ses enfants; ce cortège
men imposoit. Je trouvois sur son visage un air
42 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de dignité qui ne m'avoit pas frappé d'abord;
je me scntois forcé de lui porter une nouvelle
sorte de respect; sa familiarité m'étoit presque à
charge; quelque belle quelle me parût, j'aurois
baisé le bord de sa robe de meilleur cœur que
sa joue : dès cet instant , en un mot, je connus
quelle ou moi n'étions plus les mêmes , et je
commençai tout de bon à bien augurer de moi.
M. de Wolniar me prenant par la main me
conduisit ensuite au logement qui m'étoit des-
tiné. Voilà, me dit-il en y entrant, votre appar-
tement : il n'est point celui d'un étranger; il ne
sera plus celui d'un autre; et désormais il res-
tera vide, ou occupé par vous. Jugez si ce com-
pliment me fut agréable; mais je ne le méritois
pas encore assez pour l'écouter sans confusion.
M. de Wolmar me sauva lembarras d'une ré-
ponse. Il m'invita à faire un tour de jardin. Là il
fit si bien que je me trouvai plus à mon aise ;
et prenant le ton d un bomnie instruit de mes
anciennes erreurs, mais plein de confiance dans
ma droiture, il me parla comme un père à son
enfant, et me mit à force d'estime dans l'impos-
sibilité de la démentir. Non, mylord, il ne s'est
pas trompé ; je n'oublierai point que j'ai la
sienne et la vôtre à justifier. Mais pourquoi
faut-il que mon cœur se resserre à ses bienfaits?
Pourquoi faut-il qu'un homme que je dois aimer
soit le mari de Julie?
Cette journée sembloit destinée à tous les
génies d'épreuves que je pouvois subir. Revenus
QUATRIÈME PARTIE. 4^
auprès de madaine de Wolmar, son mari fut
appc K" pour quelque ordre à donner, et je res-
tai seul avec elle.
Je iTic tiouvai alors dans un nouvel embarras,
le plus pénible et le moins prévu de tous. Que
lui dire !* comment débuter? Oserois-je rappeler
nos anciennes liaisons et des temps si présents
à ma mémoire? Laisserois-je penser que je les
eusse oubliés ou que je ne m'en souciasse plus?
Quel supplice de traiter en étrangère celle qu'on
porte au fond de son cœur ! Quelle infamie d a-
buser de Ibospitalité pour lui tenir des discours
qu'elle ne doit plus entendre ! Dans ces perplexi-
tés je perdois toute contenance; le feu me mon-
toit au visage; je nosois ni parler, ni lever les
yeux, ni faire le moindre geste; et je crois que
je serois resté dans cet état violent jusqu au re-
tour de son mari , si elle ne m'en eût tiré. Pour
elle, il ne parut pas que ce tête-à-tête leût gênée
en rien. Elle conserva le même maintien et les
mêmes manières qu'elle avoit auparavant, elle
continua de me parler snr le même ton ; seule-
ment je crus voir qu'elle essayoit d'y mettre en-
core plus de gaieté et de liberté, jointe à un
regard, non timide et tendre, mais doux et al-
fectueux, comme pour m'encourager à me ras-
surer et à sortir d'une contrainte quelle ne pou-
voit manquer dapercevoir.
Elle me parla de mes longs voyages : elle
vouloit en savoir les détails , ceux sur-tout des
dangers que j'avois courus , des maux que j'a-
44 I^A NOUVELLE HÉLOÏSE.
Vois endurés ; car elle n'i^noroit pas, disoit-elle,
que son amitié m en devoit le dédomma{Tcment,
Ah ! Julie , lui dis-je avec tristesse, il n'y a qu'un
moment que je suis avec vous; voulez-vous déjà
me renvoyer aux Indes ? Non pas , dit-elle en
riant , mais j'y veux aller à mon tour.
Je lui dis que je vous avois donné une rela-
tion de mon voyage , dont je lui apportois une
copie. Alors elle me demanda de vos nouvelles
avec empressement. Je lui parlai de vous, et ne
pus le faire sans lui retracer les peines que j'a-
vois souffertes et celles que je vous avois don-
nées. Elle en fut touchée : elle commença d'un
ton plus sérieux à entrer dans sa propre justifi-
cation, et à me montrer quelle avoit dû faire
tout ce qu'elle avoit fait. M. de Wolmar rentra
au milieu de son discours ; et ce qui me con-
fondit , c'est qu'elle le continua en sa présence
exactement comme s il n'y eût pas été. Il ne put
s'empêcher de sourire en démêlant mon étonne-
ment. Après qu elle eut fini , il me dit : Vous
voyez un exemple de la franchise qui régne ici.
Si vous voulez sincèrement être vertueux , ap-
prenez à l'imiter : c'est la seule prière et la seule
leeon que j aie à vous faire. Le premier pas vers
le vice est de mettre du mystère aux actions in-
nocentes ; et quiconque aime à se cacher a tôt
ou tard raison de se cacher. Un seul précepte
de morale peut tenir lieu de tous les autres, c'est
celui-ci: Ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne
veuilles que tout le monde voie et entende ; et ,
QUATRIÈME PARTIE. i\'j
pour moi, j ai toujours regardé comme le plus
estimable des hommes ce Romain qui vouloit
que sa maison fût construite de manière qu'on
vît tout ce qui s'y faisoit.
J'ai, continua-t-il , deux partis à vous propo-
ser. Choisissez librement celui qui vous convien-
dra le mieux , mais choisissez l'un ou lautre.
Alors prenant la main de sa femme et la mienne,
il me dit en la serrant : Notre amitié commence,
en voici le cher lien , qu'elle soit inthssoluble.
Embrassez votre sœur et votre amie ; traitez-la
toujours comme telle; plus vous serez familier
avec elle , mieux je penserai de vous. Mais vivez
dans le tête-à-tête comme si j'étois présent , ou
devant moi comme si je n'y étois pas ; voilà tout
ce que je vous demande. Si vous préférez le der-
nier parti, vous le pouvez sans inquiétude; car,
comme je me réserve le droit de vous avertir
de tout ce qui me déplaira , tant que je ne dirai
rien vous serez sûr de ne m'avoir point déplu.
Il y avoit deux heures que ce discours m'au-
roit fort embarrassé; mais M. de Wolmar com-
mençoit à prendre une si grande autorité sur
moi que j'y étois déjà presque accoutumé. Nous
recommençâmes à causer paisiblement tous
trois , et chaque fois que je parlois à Julie je ne
manquois point de lappeler madame. Parlez-
moi franchement, dit enfin son mari en m'in-
terrompant , dans l'entretien de tout-à-l'neure
disiez-vous înadame P Non , dis-je un peu décon-
certé; mais la bienséance... La bienséance, re-
46 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
prit-il , n'est que le masque du vice; où la vertu
régne elle est inutile; je n'en veux point. Appe-
lez ma femme Julie en ma présence, ou mada-
me en particuliei-, cela m'est indifférent. Je com*
mençai de connoître alors à quel homme j'avois
à faire, et je résolus bien de tenir toujours mon
cœur en état d'être vu de lui.
Mon corps épuisé de fatigue avoit grand be-
soiu de nourriture , et mon esprit de repos ; je
trouvai l'un et lautre à table. Après tant d années
d absence et de douleurs , après de si longues
courses , je me disois dans une sorte de ravisse-
ment : Je suis avec Julie , je la vois , je lui parle;
je'suis à table avec elle, elle me voit sans inquié-
tude, elle me reçoit sans crainte', rien ne trou-
ble le plaisir que nous avons d'être ensemble.
Douce et précieuse innocence, je n'avois point
goûté tes charmes, et ce nest que d'aujourdhui
que je commence d'exister sans souffrir !
Le soir en me retirant je passai devant la
chambre des maîtres de la maison ; je les y vis
entrer ensemble : je gagnai tristement la mienne,
et ce moment ne fut pas pour moi le plus agréa-
ble de la journée.
Voilà , mylord , comment sest pas.sée cette
première entrevue , désirée si passionnément et
si cruellement redoutée. J'ai tâché de me recueil-
lir depuis que je suis seul , je me suis efforcé de
sonder mon cœur; mais lagitation de la journée
précédente s'y prolonge encore , et il m'est im-
possible de juger sitôt de mon véritable état.
QUATRIÈME PARTIE. ^J
Tout ce que je sais très certainement , c'est que
si mes sentiments pour elle n'ont pas chanfjé
d'espèce , ils ont au moins hien clian[;é de forme,
que j'aspire toujours à voir un tiers entre nous,
et que je crains autant le lètc-à-tète que je le
desirois autrefois.
Je compte aller dans deux ou trois jours à
Lausanne. Je n'ai vu Julie encore qu a demi
quand je nai pas vu sa cousine, cette aimable
et chère amie à qui je dois tant, qui partaj^era
sans cesse avec vous mon amitié, mes soins , ma
reconnoissance , et tous les sentiments dont moa
cœur est resté le maître. A mon retour je ne
tarderai pas à vous en dire davantage. J ai be-
soin de vos avis, et je veux m'observer de près.
Je sais mon devoir et le remplirai. Quelque doux
qu il me soit d habiter cette maison , je 1 ai ré-
solu , je le jure, si je m'aperçois jamais que je
m'y plais trop , j en sortirai dans 1 instant.
LETTRE VIL
DE MADAME DE WOLMAR A MADAME d'ORBE.
Oi tu nous avois accordé le délai que nous te
demandions , tu aurois eu le plaisir avant toii
départ d'embrasser ton protégé. Il arriva avant-
hier et vouloit t'aller voir aujourdhui ; mais une
espèce de courbature, fruit de la fatigue et du
voyage , le retient dans sa chambre , et il a été
48 LA NOUVELLE ÏIÉLOÏSE.
saigné (i) ce matin. D ailleurs, j'avois bien ré-
solu , pour te punir, de ne le pas laisser partir
sitôt ; et tu n as qu'à le venir voir ici , ou je te
promets que tu ne le verras de long-temps. Vrai-
ment eela seroit bien imaginé qu'il vît séparé-
ment les inséparables !
En vérité , ma cousine , je ne sais quelles
vaines terreurs ni'avoient faseiné l'esprit sur ce
voyage , et j'ai honte de m'y être opposée avec
tant d'obstination. Plus je craignois de le revoir,
plus je serois fâchée aujourd'hui de ne l'avoir
pas vu ; car sa présence a détruit des craintes
qui m inquiétoient encore , et qui pouvoient de-
venir légitimes à force de m'occuper de lui. Loin
que l'attachement que je sens pour lui m'effraie,
je crois que s'il m'étoit moins cher je me défie-
rois plus de moi; mais je l'aime aussi tendre-
ment que jamais , sans l'aimer de la même ma-
nière. C'est de la comparaison de ce que j éprouve
à sa vue , et de ce que j'éprouvois jadis , que je
tire la sécurité de mon état présent ; et dans des
sentiments si divers la différence se fait sentir
à proportion de leur vivacité.
Quant à lui, quoique je l'aie reconnu du pre-
mier instant, je l'ai trouvé fort changé; et, ce
qu'autrefois je n'aurois guère imaginé possible,
à bien des égards il me paroît changé en mieiA.
Le premier jour il donna quelques signes d'em-
barras, et j eus moi-même bien de la peine à lui
(i) Pourquoi saigné? est-ce aussi la mode en Suisse?
QUATRIÈME PARTIE. /^g
cacher le mien; mais il ne tarda pas à prendre
le ton ferme et l'air ouvert qui convient à son
caractère. Je Tavois toujours vu timide et crain
tif; la frayeur de me déplaire, et peut-être la
secrète honte d'un rôle peu digne d'un honnête
homme, lui donnoient devant moi je ne sais
quelle contenance servile et basse dont tu tes
plus d'une fois moquée avec raison. Au lieu de
la soumission d'un esclave , il a maintenant le
respect d'un ami qui sait honorer ce qu'il es-
time; il tient avec assurance des propos hon-
nêtes; il n'a pas peur que ses maximes de vertu
contrarient ses intérêts; il ne craint ni de se faire
tort, ni de me faire affront, en louant les cho-
ses louahles ; et l'on sent dans tout ce qu il dit
la confiance d'un homme droit et sûr de lui-
même, qui tire de son propre cœur l'approba-
tion qu'il ne cherchoit autrefois que dans mes
regards. Je trouve aussi que l'usage du monde
et l'expérience lui ont ôté ce ton dogmatique et
tranchant qu'on prend dans le cabinet; ({u'il est
moins prompt à juger les hommes depuis qu il
en a beaucoup observé, moins pressé d'établir
des propositions universelles depuis qu'il a tant
vu d'exceptions, et qu'en général l'amour de la
vérité la guéri de lesprit de système : de sorte
qu il est devenu moins brillant et plus raison-
nable, et qu'on s'instruit beaucoup mieux avec
lui depuis qu il n est plus si savant.
Sa figure est changée aussi et n'est pas moins
bien; sa démarche est plus assurée; sa conte-
5o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
nance est plus libre, son port est plus fier: il a
rapporté de ses campagnes un certain air mar-
tial qui lui sied d'autant mieux , que son j^este ,
vif et prompt qiianil il s'anime, est d'ailleurs
plus grave et plus posé qu'autrefois. C'est un
marin dont l'attitude est flegmatique et froide,
et le parler bouillant et impétueux. A trente ans
■passés son visage est celui de Ihomme dans sa
perfection, et joint au feu de la jeunesse la ma-
jesté de fàge mûr. Son teint n'est pas reconnois-
sable; il est noir comme un More, et de plus
fort marqué de la petite vérole. Ma chère, il te
faut tout dire : ces marques me font quelque
peine à regarder, et je me surprends souvent à
les regarder malgré moi.
Je crois m'apercevoir que si je l'examine, il
n'est pas moins attentif à m'examiner. Après une
si longue absence, il est naturel de se considé-
rer mutuellement avec une sorte de curiosité;
mais si cette curiosité semble tenir de lancien
empressement, quelle différence dans la maniè-
re aussi bien que dans le motif! Si nos regards se
rencontrent moins souvent, nous nous regardons
avec plus de liberté, 11 semble que nous ayons
une convention tacite pour nous considérer
alternativement. Chacun sent pour ainsi dire
quand c'est le tour de l'autre, et détourne les
yeux à son tour. Peut -on revoir sans plaisir,
quoique lémotion n'y soit plus, ce qu'on aima
si tendrement îiutrelbis, et qu'on aime si pure-
ment aujourd'hui? Qui sait si 1 amour- propre
QUATRIÈME PARTIE. 5l
ne cherche point à justifier les erreurs passées?
Qui sait si cliacun des deux, quand la passion
cesse de l'aveugler, n'aiine point encore à se
dire, Je navois pas trop mal clioihi? Quoi qu'il
en soit, je te le répète sans honte, je conserve
pour lui des sentiments très doux qui dureront
autant que ma vie. Loin de nie reprocher ces
sentiments, je m'en applaudis; je rougirois de
ne les avoir pas comme d'un vice de caractère
et de la marque d un mauvais cœur. Quant à
lui, j'ose croire qu après la vertu je suis ce qu'il
aime le mieux au monde. Je sens qu'il s'honore
de mon estime; je m'honore à mon tour de la
sienne, et mériterai de la conserver. Ah! si tu
voyois avec quelle tendresse il caresse mes en-
fants, si tu savois quel plaisir il prend à parler
de toi, cousine, tu connoîtrois que je lui suis
encore chère.
Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion
que nous avons toutes deux de lui, c'est que
M. de Wolmar la partaj^e, et qu'il en pense par
lui-même, depuis qu'il l'a vu, tout le bien que
nous lui en avions dit. Il m'en a beaucoup par-
lé ces deux soirs, en se félicitant du parti qu'il
a pris, et me faisant la {juene de ma résistance.
INon, me disoit-il hier, nous ne laisserons point
un si honnête homme en doute sur lui-même;
nous lui apprendrons à mieux compter sur sa
vertu; et peut-être un jour jouirons-nous avec
plus d'avantagée que vous ne pensez du huit des
soins que nous allons prendre. Quant à présent,
4-
52 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
je commence déjà par vous dire que son carac-
tère me plaît, et que je l'estime sur-tout par un
côté dont il ne se doute guère, savoir la froi-
deur qu'il a vis-à-vis de moi. Moins il me té-
moigne d amitié, plus il m'en inspire; je ne sau-
rois vous dire combien je craignois d'en être
caressé. G'étoit la première épreuve que je lui
destinois. Il doit s'en présenter une seconde (i)
sur laquelle je 1 observerai; après quoi je ne l'ob-
serverai plus. Pour celle-ci, lui dis -je, elle ne
prouve autre chose que la franchise de son ca-
ractère; car jamais il ne put se résoudre autre-
fois à prendre un air soumis et complaisant
avec mon père, quoiqu'il y eût un si grand in-
térêt et que je l'en eusse instamment prié. Je vis
avec douleur qu'il s'ôtoit cette unique ressource,
et ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir
être faux en rien. I^e cas est bien différent, re-
prit mon mari; il y a entre votre père et lui
une antipathie naturelle fondée sur l'opposi-
tion de leurs maximes. Quant à moi, qui n'ai ni
svstêmes ni préjugés, je suis sûr qu'il ne me
hait point naturellement. Aucun homme ne me
hait; un homme sans passion ne peut inspirer
d aversion à personne : mais je lui ai ravi son
bien, il ne me l(! pardonnera pas sitôt. Il ne m'en
aimera que plus tendrement quand il sera par-
faitement convaincu que le mal que je lui ai
(i) La lettre où il étoit question de celte seconde
épreuve a été supprimée; mais j'aurai soin d'en parier
dans foccasion.
QUATRIÈME PARTIE. 53
fait ne mempêche pas de le voir de lion œil.
S il me caressoit à présent, il seroit un fourbe;
s'il ne nie caressoit jamais, il seroit un monstre.
Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes; et
je commence à croire que le ciel bénira la droi-
ture de nos cœurs et les intentions bienfaisan-
tes de mon mari. Mais je suis bien bonne d'en-
trer dans tous ces détails : tu ne mérites pas
que j'aie tant de plaisir à m'entretenir avec toi :
j'ai résolu de ne te plus rien dire; et si tu veux
en savoir davantage, viens l'apprendre.
P. S. 11 faut pourtant que je te dise encore
ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre.
Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar
reçut l'aveu tardif que ce retour imprévu me
força de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il
sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte.
Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu
l'as assez raisonnablement conjecturé, soit qu'en
effet il lût touché d une démarche qui ne pou-
voit être dictée que par le repentir, non seule-
ment il a continué de vivre avec moi comme
auparavant, mais il semble avoir redoublé de
soins, de confiance, d estime, et vouloir me
dédommager à force d'égards de la confusion
que cet aveu m'a coûté. Ma cousine, tu connois
mon cœur; juge de f impression qu'y fait une
pareille conduite !
Sitôt que je le vis résolu à laisser venir notre
ancien maître, je résolus de mon côté de pren
54 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
dre contre moi la meilleure précaution que je
pusse employer; ce fut de choisir mon mari
même pour mon confident, de n avoir aucun
entretien particulier qui ne lui fût rapporté, et
de n'écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée.
Je m'imposai même décrire chaque lettre com-
me s'il ne la devoit point voir, et de la lui mon-
trer ensuite. Tu trouveras un article rlans celle-
ci qui m'est venu de cette manière; et si je n'ai
pu in empêcher en l'écrivant cie sonp,er qu'il le
verroit, je me rends le iémoip,nafje que cela ne
m'y a pas fait chanpfer un mot : mais quand j'ai
voulu lui porter ma lettre il s'est moqué de moi,
et n'a pas eu la complaisance fie la lire.
Je t avoue que j'ai été un peu pi({uée de ce re-
fus, comme sil sétoit défié de ma bonne foi. Ce
mouvement ne lui a pas échappé : le plus franc
et le plus ffénéreux des hommes m'a bientôt ras-
surée. Avouez, m'a-t-il dit, que dans cette lettre
vous avez moins parlé de moi qu'à 1 ordinaire.
J'en suis convenue. Eioiî-il séant d en beaucoup
parler pour lui montrer ce que j'en aurois dit?
Hé bien ! a-t-il repris en souriant , j'aime mieux
que vous parliez de moidavantajjeotne point sa-
voir ce que vous en direz. Puis il a poursuivi d'un
ton plus sérieux : ï^e mariafjc est un état trop
austère et trop f^rave pour supporter toutes les
petites ouvertures de cœur qu'admet la tendre
amitié. Ce dernier lien tenq)ère quelquefois à
propos l'extrême sévérité de l'autre, et il est bon
qu'une femme honnête et sage puisse chercher
QUATRIÈME PARTIE. Sf»
auprès d'une ficlcle amie les consolations , les lu-
mières et les conseils qu'elle n'oseroit demander
à son mari sur certaines matières. Quoique vous
ne disiez jamais rien entre vous dont vous n'ai-
massiez à m'instruire , gardez-vous de vous en
faire une loi , de peur que ce devoir ne de-
vienne une gêne, et que vos confidences" n'en
soient moins douces en devenant plus étendues.
Croyez-moi, les épanchements de l'amitié se re-
tiennent devant un témoin quel quil soit. Il y
a mille secrets que trois amis doivent savoir et
qu'ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous
communiquez bien les mêmes choses à votre
amie et à votre époux , mais non pas de la même
manière ; et si vous voulez tout confondre , il
arrivera que vos lettres seront écrites plus à moi
qu'à elle, et que vous ne serez à votre aise ni
avec l'un ni avec l'autre. C'est pour mon* intérêt
autant que pour le vôtre que je vous parle ainsi.
Ne voyez -vous pas que vous craignez déjà la
juste honte de me louer en ma présence ? Pour-
quoi voulez-vous nous ôter , à vous , le plaisir
de dire à votre amie combien votre mari vous
est cher, à moi, celui de penser que dans vos
plus secrets entretiens vous aimez à parler bien
de lui? Julie! Julie! a-t-il ajouté en me serrant
la main et me regardant avec bonté , vous abais-
serez-vous à des précautions si peu dignes de ce
que vous êtes, et n'apprendrez-vous jamais cV
vous estimer votre prix ?
Ma chère araie,j aurois peine à dire comment
56 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
s'y prend cet homme incomparable , mais je ne
sais plus rougir de moi devant lui. Mal^^ré que
j'en aie il m'élève au-dessus de moi-même , et
je sens qu'à force de confiance il m'apprend à la
mériter.
LETTRE VIII.
RÉPONSE DE MADAME DORBE
A MADAME DE WOLMAR.
CiOMMENT ! cousine , notre voyageur est arrivé ,
et je ne l'ai pas vu encore à mes pieds chargé
des dépouilles de l'Amérique ! Ce n'est pas lui ,
je t'en avertis , que j'accuse de ce délai , car je
sais qu'il lui dure autant qu'à moi ; mais je vois
qu'il li-a pas aussi bien oublié que tu dis «on an-
cien métier d'esclave, et je me plains moins de sa
négligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi
fort bonne de vouloir qu'une prude grave et
formaliste comme moi fasse les avances , et que ,
toute affaire cessante, je coure baiser un visage
noir et crotu (i), qui a passé quatre fois sous le
soleil et vu le pays des épices ! Mais tu me fais
rire sur-tout quand tu te presses de gronder de
peur que je ne gronde la première. Je voudrois
bien savoir de quoi tu te mêles. C'est mon mé-
tier de quereller, j'y prends plaisir , je m'en ac-
(i) Marqué de petite vérole. Terme du pays.
QUATRIÈME PARTIE. 5;
quitte à merveille , et cela me va très bien ; maiâ
toi, ta y es gauche on ne peut davantage , et ce
n'est point du tout ton fait. En revanche , si tu
savois combien tu as de grâce à avoir tort , com-
bien ton air confus et ton œil suppliant te ren-
dent charmante , au lieu de gronder tu passe-
rois ta vie à demander pardon , sinon par devoir,
au moins par coquetterte.
Quant à présent , demande-moi pardon de tou-
tes manières. Le beau projet que celui de pren-
dre son mari pour son confident, et l'obligeante
précaution pour une aussi sainte amitié que la
nôtre ! Amie injuste et femme pusillanime 1 à qui
te fieras-tu de ta vertu sur la terre , si tu te dé-
fies de tes sentiments et des miens ? Peux-tu ,
sans nous offenser toutes deux , craindre ton
cœur et mon indulgence dans les nœuds sacrés
où tu vis ^ J ai peine à comprendre comment la
seule idée d'admettre un tiers dans les secrets
caquetages de deux femmes ne t'a pas révoltée.
Pour moi , j'aime fort à babiller à mon aise avec
toi ; mais si je savois que fœil d'un homme eût
jamais fureté mes lettres , je n'aurois plus de
plaisir à t écrire ; insensiblement la froideur s'in-
troduiroit entre nous avec la réserve, et nous
ne nous aimerions plus que comme deux au-
tres femmes. Regarde à quoi nous exposoit ta
sotte défiance , si ton mari n'eût été plus sage
que toi.
11 a très prudemment fait de ne vouloir point
lire ta lettre. 11 en eût peut-être été moins con-
I
58 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tent que tu n'espérois, et moins que je ne suis
nioi-mcme, à qui l'état où je t'ai vue apprend à
mieux juger de celui où je te vois. Tous ces sa-
ges contemplatifs qui ont passé leur vie à Fétude
du cœur humain en savent moins sur les vrais
signes de l'amour que la plus bornée des femmes
sensibles. M. de Wolmar auroit d'abord remar-
qué que ta lettre entière est employée à parler
de notre ami , et n'auroit point vu l'apostille où
tu n'en dis pas un mot. Si tu avois -écrit cette
apostille il y a dix ans, mon enfant , je ne sais
comment tu aurois fait , mais l'ami y seroit tou-
jours rentré par quelque coin, d autant plus que
Je mari ne la devoit point voir.
M. de Wolmar auroit encore observé l'atten-
tion que tu as mise à examiner son hôte, et le
plaisir que tu prends à le décrire ; mais il man-
gcroit Aristote et Platon avant de savoir qu'on
regarde son amant et qu'on ne l'examine pas.
Tout examen exige un sang-froid qu'on n'a ja-
mais en voyant ce qu'on aime.
Enfin il s'imagineroit que tous ces change-
ments que tu as observés seroient échappés à un
autre ; et moi j ai bien pour au contraire d'en
trouver qui te seront échappés. Quelque diffé-
rent que ton hôte soit de ce qu'il étoit, il chan-
geroit davantage encore, que, si ton cœur n'a-
voit point changé , tu le vcrrois toujours le même.
Quoi ((u'il en soit , tu détournes les yeux quand
il te regarde : c'est encore un fort bon signe. Tu
les détournes , cousine ! Tu ne les baisses donc
QUATRIÈME PARTIE. 5g
plus? car sûrement tu nas pas pris un mot pour
l'autre. Crois-tu que notre sage eût aussi re-
marqué cela?
Une autre chose très capable d'inquiéter un
mari, c'est je ne sais quoi de toucliant et d'af-
fectueux qui reste dans ton langage au sujet de
ce qui te fut cher. En te lisant , en t'entendant
parler, on a hesoin de te bien connoître pour ne
pas se tromper à tes sentiments ; on a besoin de
savoir que c'est seulement dun ami que tu par-
les , ou que tu parles ainsi de tous tes amis :
mais quant à cela , c'est un effet naturel de ton
caractère , que ton mari connoît trop bien pour
s'en alarmer. Le moyen que dans un cœur si ten-
dre la pure amitié n'ait pas encore un peu l'air
de famour? Écoute , cousine; tout ce que je te
dis là doit bien te donner du courage, mais non
pas de la témérité. Tes progrès sont sensibles,
et cest beaucoup. Je ne coniptois que sur ta
vertu, et je commence à compter aussi sur ta
raison : je regarde à présent ta guérison sinon
comme parfaite, au moins comme facile, et tu
en as précisément assez fait pour te rendre in-
excusable si tu n'achèves pas.
Avant dêtre à ton apostille j'avois déjà remar-
qué le petit article que tu as eu la franchise de
ne pas supprimer ou modifier en songeant qu il
seroit vu de ton mari. Je suis sûre ([u'en le lisant
il eût, s'il se pouvoit, redoublé pour toi d'es-
time; mais il n'en eût pas été plus content de
l'article. En général ta lettre étoit très propre à
6o LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
lui donner beaucoup de confiance en ta coil*-
duite et l)eaucoup d'inquiétude sur ton pen-
chant. Je t'avoue que ces marques de petite vé-
role, que tu regardes tant, me font peur; et ja-
mais l'amour ne s'avisa d'un plus dangereux
fard. Je sais que ceci ne seroit rien pour une
autre; mais, cousine, souviens-ten toujours, celle
que la jeunesse et la figure d'un amant n'avoient
pu séduire se perdit en pensant aux maux qu'il
avoit soufferts pour elle. Sans doute le ciel a vou-
lu qu'il lui restât des marques de celte maladie
pour exercer ta vertu, et quil ue t'en restât pas
pour exercer la sienne.
Je reviens au principal sujet de ta lettre : tu
sais qu'à celle de notre ami j'ai volé ; le cas étoit
grave. Mais à présent si tu savois dans quel em-
barras m'a mise cette courte absence et combien
j ai d'affaires à-la-fbis, tu sentirois limpossibilité
où je suis de quitter derechef ma maison sans
m'y donner de nouvelles entraves et me mettre
dans la nécessité d'y passer encore cet hiver, ce
qui n'est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il
pas mieux nous priver de nous voir deux ou
trois jours à la hâte, et nous rejoindre six mois
plus lot? Je pense aussi qu'il ne sera pas inutile
que je cause en particulier et un peu à loisir
avec notre philosophe, soit pour sonder et raf-
fermir son cœur, soit pour lui donner fjuelqiies
avis utiles sur la manière dont il doit se con-
duire avec ton mari, et même avec toi; car je
n'imagine pas que tu puisses lui parler bien H-
'quatrième partie. 6i
brement là-dessus, et je vois par ta lettre même
qu'il a besoin tic conseil, Nous avons pris une
si grande habitude de le gouverner, que nous
sommes un peu responsables de lui à notre
propre conscience; et jusqu'à ce que sa raison
soit entièrement libre nous y devons suppléer.
Pour moi, c'est un soin que je prendrai toujours
avec plaisir; car il a eu pour mes avis des défé-
rences coûteuses que je li'oublierai jamius, et il
n'y a point d homme au monde, depuis que le
mien n'est plus, que j'estime et que j'ainîe au-
tant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte
le plaisir de me rendre ici quelques services.
J'ai beaucoup de papiers mal en ordre quil m'ai-
dera à débrouiller, et quelques aftiaires épineuses
cil j'aurai besoin à mon tour de ses luinières et
de ses soins. Au reste, je compte ne le garder
que cinq ou six jours tout au plus, et peut-être
te le renverrai-je dès le lendemain; car j'ai trop
de vanité pour attendre tjue l'impatience de s'en
retourner le prenne, et l'œil trop bon pour m y
tromper.
Ne manque donc pas , sitôt qu'il sera remis ,
de me 1 envoyer, cest-à dire de le laisser vcni- ,
ou je n'entendrai pas raillerie. Tu sais bien que
si je ris quand je pleure et n en suis pas moins
affligée, je ris aussi quand je gronde et n'en suis
pas moins en colère. Si tu es bien sage et q^e
tu fasses les choses de bonne grâce, je te pro-
mets de t'envoyer avec lui un joli petit présent
qui te fera plaisir, et très grand plaisir; mais
62 LA NOUVELLE ÏIÉLOÏSE.
si tu nie fais languir, je t'avertis que tu n'auras
rien.
P. S. A propos , dis-moi ; notre marin fume-
t-il? jure-t-il? boit- il de l'eau-de-vie? porte-t-
il un grand sabre? a-t-il bien la mine d'un
flibustier? Mon dieu! que je suis curieuse de
voir l'air qu'on a quand on revient des anti-
podes !
LETTRE IX.
DE MADAME DORBE A MADAME DE WOLMAR.
Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te ren-
voie. J'en ai fait le mien durant ces huit jours ,
et il a porté ses fers de si bon cœur qu'on voit
qu'il est tout fait pour servir. Rends-moi grâce
de ne l'avoir pas gardé huit autres jours encore;
car, ne t'en déplaise, si j'avois attendu qu'il liât
prêt à s'ennuyer avec moi, j'aurois pu ne pas
le renvoyer sitôt, .le l'ai donc gardé sans scru-
pule; mais j ai eu celui de n'oser le loger dans
"ma maison. Je me suis senti quelquefois cette
fierté dame qui dédaigne les serviles bien-
séances et sied si bien à la vertu. Jai été plus
timide en cette occasion sans savoir pounjuoi;
et tout ce qu'il y a de sûr, c'est que je scrois [)lus
portée à me reprocher cette réserve qu'à m'en
applaudir.
QUATRIÈME PARTIE. 63
Mais toi, sais-lii bien pourquoi notre ami
s'enduroit si paisil)lcuient ici? Premièrement, il
étoit avec moi, et je prétends que cesl déjà
beaucoup pour prendre patience. Il nVcparjjnoit
des tracas et me rendoit service dans mes af-
faires ; un ami ne s'ennuie point à cela. Une
troisième chose que tu as déjà dçvince, quoi-
que tu n'en fasses pas semblant, cest qu'il me
parloit de toi ; et , si nous ôtions le temps qu'à
duré cette causerie de celui qu'il a passé ici , tu
verrois qu il m en est fort peu resté pour mon
compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s'éloi-
gner de toi pour avoir le plaisir d'en parler?
Pas si bizarre qu'on diroit bien. Il est contraint
en ta présence, il faut quil s observe incessam-
ment , la moindre indiscrétion deviendroit un
crime, et dans ces moments dangereux le seul
devoir se laisse entendre aux cœurs honnêtes ;
mais loin de ce qui nous fut cher on se permet
d'y songer encore. Si l'on étouffe un sentiment
devenu coupable, pourquoi se reprocheroil-on
de l'avoir eu tandis qu il ne l'étoit point ?Le doux
souvenir d'un bonheur qui fut légitime peut-il
jamais être criminel? Voilà, je pense, un rai-
sonnement qui t'iroit mal, mais qu'après tout
il peut se permettre. Il a recommencé pour
ainsi dire la carrière de ses anciennes amours ;
sa première jeunesse s'est écoulée une seconde
fois dans nos entretiens ; il me renouveloit toutes
ses confidences; il rappeloit ces temps heureux
où il lui étoit permis de l'aimer; il peignoit à
64 LA NOUVELLE IIÉL0Ï9E.
mon cœur les charmes d'une flamme innocente...
Sans doute il les embellissoit.
11 m'a peu parlé de son état présent par rap-
port à toi , et ce qu'il m'en a dit tient plus du
respect et de l'admiration que de l'amour ; en
sorte que je le vois retourner beaucoup plus ras-
suré sur son cœur que quand il est arrivé. Ce
n'est pas qu'aussitôt qu'il est question de toi l'on
n'aperçoive au fond de ce cœur trop sensible un
certain attendrissement que l'amitié seule, non
moins touchante, marque pourtant d'un autre
ton : mais j'ai remarqué depuis lonjj-temps que
personne ne peut ni te voir ni penser à toi de
sang-froid; et si l'on joint au sentiment univer-
sel que ta vue inspire le sentiment plus doux
qu'un souvenir inelfaçable a dû lui laisser, on
trouvera qu'il est difficile et peut-être impossible
qu'avec la vertu la plus austère il soit autre
chose que ce qu'il est. Je l'ai bien questionné,
bien observé, bien suivi; je l'ai examiné autant
qu'il m'a été possible : je ne puis bien lire dans
son ame, il n'y lit pas mieux Ivji-même; mais je
puis te répondie au moins qu'il est pénétré de
la force de ses devoirs et des tiens, et que l'idée
de Julie méprisable et corrompue lui feroit plus
d'horrcnr à, concevoir que celle de son propre
anéantissement. Cousine, je nai qu'un conseil
à te donner, et je te prie d'y faire attention;
évite les détails sur le passé , et je te réponds de
l'avenir.
Quant à la restitution dont tu me parles, il
QUATRIÈME PARTIE. 65
n'y faut plus songer. Après avoir épuisé toutes
les raisons imaginables, je l'ai prié, pressé, con-
juré , boudé, baisé , je lui ai pris les deux mains,
je me serois mise à genoux s'il m'eût laissée
faire : il ne m'a pas même écoutée ; il a poussé
l'humeur et lopiniàtreté jusqu'à jurer qu'il con-
sentiroit plutôt à ne te plus voir qu'à se dessai-
sir de ton portrait. Enfin, dans un transport
d'indignation, me le faisant touclier attaché sur
son cœur, Le voilà, m'a-t-il dit d'un ton si ému
qu'il en respiroit à peine, le voilà ce portrait,
le seul bien qui me reste, et qu'on m'envie en-
core ! soyez sûre qu'il ne me sera jamais arraché
qu'avec la vie. Crois-moi, cousine, soyons sages
et laissons-lui le portrait. Que t'importe au fond
qu il lui demeure =^ tant pis pour lui s il s obstine
à le garder.
Après avoir bien épanché et soulagé son cœur,
il m'a paru assez tranquille pour que je pusse
lui parler de ses affaires. J ai trouvé que le temps
et la raison ne l'avoient point fait changer de
système, et qu'il bornoit toute son ambition à
passer sa vie attaché à mylord Edouard. Je n'ai
pu qu'approuver un projet si honnête , si con-
venable à son caractère , et si digne de la recon-
noissance qu'il doit à des bienfaits sans exemple.
Il m'a dit que tu avois été du même avis , mais
que M. âe Wolmar avoit gardé le silence. Il me
vient dans la tête une idée : à la conduite assez
singulière de ton mari et à d autres indices , je
soupçonne qu'il a sur notre ami quelque vue
4- S
66 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
secrète qu'il ne dit pas. Laissons - le faire et.
fions-nous à sa sagesse : la manière dont il s'y
prend prouve assez que, si ma conjecture est
juste , il ne médite rien que d'avantageux à ce-
lui pour lequel il prend tant de soins.
Tu n'as pas mal décrit sa figure et ses maniè-
res , et c'est un signe assez favorable que tu l'aies
observé plus exactement que je n aurois cru ;
mais ne trouves - tu pas que ses longues peines
et l'habitude de les sentir ont rendu sa physio-
nomie encore plus intéressante qu'elle n'étoit
autrefois ? Malgré ce que tu m'en avois écrit, je
craignois de lui voir cette politesse maniérée ,
ces façons singeresses, qu'on ne manque jamais
de contracter à Paris , et qui, dans la foule des
riens dont on y remplit une journée oisive, se
piquent d'avoir une forme plutôt qu'une autre.
Soit que ce vernis ne prenne pas sur certaines
âmes , soit que l'air de la mer fait entièrement
effacé , je n'en ai pas aperçu la moindre trace,
et , dans tout l'empressement qu'il m'a témoigné,
je n'ai vu que le désir de contenter son cœur. Il
m'a parlé de mon pauvre mari ; mais il aimoit
mieux le pleurer avec moi que me consoler, et
ne m'a point débité là-dessus de maximes ga-
lantes. Il a caressé ma Hlle ; mais , au lieu de
partager mon admiration pour elle, il m'a re-
proché comme toi ses déliuits , et s'eSt plaint
que je la gàtois. Il s'est livré avec zèle à mes
affaires et n'a presque été de mon avis sur rien.
Au surplus , le grand air m'auroit arraché les
QUATRIÈME PARTIE. 67
yeux qu'il ne se seroit pas avisé d'aller fermer un
rideau ; je me serois fatiguée à passer d'une
chambre à lautre qu'un pan de son luihit ga-
lamment étendu sur sa main ne soroit pas venu
à mon secours. Mon éventail resta hier une
grande seconde à terre sans qu'il s'élanqat du
bout de la chambre comme pour le retirer du
feu. Les matins , avant de venir me voir, ii n'a
pas envoyé une seule fois savoir de mes noyr
velles. A la promenade il n'affecte point d'avoir
son chapeau cloué sur sa tête , pour montrer
qu'il sait les bons airs (i). A table je lui ai de-
mandé souvent sa tabatière , qu'il n'appelle pas
sa boîte , toujours il me l'a présentée avec la
uiain , jamais sur une assiette , comme un la-
quais : il n'a pas manqué de boire à ma santé
deux fois au moins par repas ; et je parie que
s'il nous restoit cet hiver, nous le verrions assis
avec nous autour du feu se chauffer en vieux
bourgeois. Tu ris , cousine ; mais montre-moi
un des nôtres fraîchement venu de Paris qui ait
conservé cette bonhomie. Au reste, il me sem-
ble que tu dois trouver notre philosophe em-
piré dans un seul point ; c'est qu'il s'occupe un
(i) A Paris, on se pique sur-tout de rendre la socie'té
commode et facile, et c'est dans une foule de règles de
cette importance qu'on y fait consister cette facilité. Tout
est usages et lois dans la bonne compagnie. Tous «es
usages naissent et passent comme un éclair. Le savoir-
vivre consiste à se tenir toujours au guet, à les saisir au
passage, à les affecter, à montrer qu'on sait celui du
jour. Le tout pour être simple.
5
68 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
peu plus des gens qui lui parlent , ce qui ne
peut se faire qu'à ton préjudice , sans aller pour-
tant , je pense , jusqu'à le raccommoder avec
madame Belon. Pour moi , je le trouve mieux
en ce qu'il est plus grave et plus sérieux que ja-
mais. Ma mignonne , garde-le-moi bien soigneu-
sement jusqu'à mon arrivée : il est précisément
comme il me le faut pour avoir le plaisir de le
désoler tout le long du jour.
Admire ma discrétion ; je ne t'ai rien dit en-
core du présent que je t'envoie et qui t'en pro-
met bientôt un autre : mais tu l'as reçu avant
que d'ouvrir ma lettre ; et toi qui sais combien
j'en suis idolâtre et combien j ai raison de l'être,
toi dont l'avarice étoit si en peine de ce présent,
tu conviendras que je tiens plus que je n'avois
promis. Ah ! la pauvre petite ! au moment où
tu lis ceci elle est déjà dans tes bras : elle est
plus heureuse que sa mère, mais dans deux mois
je serai plus heureuse qu'elle , car je sentirai
mieux mon bonheur. Hélas ! chère cousine , ne
m'as-tu pas déjà tout entière ? Où tu es , où est
ma lille , que manque-t-il encore de moi ? La
voilà cette airpable enfant , reçois - la comme
tienne ; je te la cède , je te la donfie; je résigne
en tes mains le pouvoir maternel ; corrige mes
fautes , charge-toi des soins dont je m'acquitte
si mal à ton gré ; sois dès aujourd'hui la mère
de celle qui doit être ta bru, et, pour me la
rendre plus chère encore , fais-en , s'il se peut ,
une autre Julie. Elle te ressemble déjà de visage,
QUATRIÈME PARTIE. 6^
à son humeur j'augure qu'elle sera grave et prê-
cheuse : quand tu auras corrigé- les capriees
qu'on m'accuse d'avoir fomentés , tu verras que
ma fille se donnera les airs d'être ma cousine ;
mais, plus heureuse , elle aura moins de pleurs
à verser et moins de combats à rendre. Si le ciel
lui eût conservé le meilleur des pères , qu il eût
été loin de gêner ses inclinations ! et que nous
serons loin de les gêner nous-mêmes ! Avec quel
charme je les vois déjà s'accorder avec nos pro-
jets ! Sais-tu bien qu'elle ne peut déjà plus se
passer de son petit mali , et que c'est en partie
pour cela que je te la renvoie? J'eus hier avec
elle une conversation dont notre ami se mou-
roit de rire. Premièrement, elle n'a pas le moin-
dre regret de me quitter , moi qui suis toute la
journée sa très humble servante et ne puis ré-
sister à rien de ce qu'elle veut ; et toi qu'elle
craint et qui lui dis non vingt fois le jour, tu es
la petite maman par excellence , qu'on va cher-
cher avec joie et dont on aime mieux les refus
que tous mes bonbons. Quand je lui annonçai
que j'allois te l'envoyer , elle eut les transports
que tu peux penser : mais , pour l'embarrasser ,
j ajoutai que tu m'enverrois à sa place le petit
mali , et ce ne fut plus son compte. Elle me de-
manda tout interdite ce que j'en voulois faire :
je répondis que je voulois le prendre pour moi;
elle fit la mine. Henriette , ne veux-tu pas bien
me le céder , ton petit mali ? Non , dit-elle assez
sèchement. Non ? Mais si je ne veux pas te le
70 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
céder non plus, qui nous accordera? Maman,
ce sera la petite maman. J'aurai donc la préfé-
rence ; car tu sais qu'elle veut tout ce que je
veux. Oîi ! la petite nuirnan ne veut jamais que
la raison. Gomment, mademoiselle , n'est-ce pas
la même chose? I.a rusée se mit à sourire. Mais
encore , continuai-jc , par quelle raison ne me
dormeroit-elle pas le petit mali? Parce([u'il ne
vous convient pas. Et pourquoi ne me convien-
droit-il pas? Autre sourire aussi malin que le
premier. Parle franchement; est-ce que tu me
trouves trop vieille pour lui ? Non , maman ,
mais il est trop jeune pour vous... Cousine , un
enfant de sept ans!... En vérité, si la tête ne
m'en tournoit pas , il faudroit qu'elle m'eût déjà
tourné.
Je m'amusai à la provoquer encore. Ma chère
Henriette, lui dis-je en prenant mon sérieux,
je t'assure qu'il ne te convient pas non plus.
PounjLioi donc ? s'écria-t-elle d un air alarmé.
C'est quil est trop étourdi pour toi. Oh! ma-
man, n'est-ce que cela? je le rendrai sap,e. Et si
par malheur il te rendoit folle ? Ah ! ma honne
maman, que j'aimerois à vous ressemhler! Me
ressemhler, impertinente? Oui, maman : vous
dites toute la journée que vous êtes folle de moi; *
hé hien ! moi, je serai Iblle de lui : voilà tout.
Je sais que tu n'approuves pas ce joli caquet
et que tu sauras bientôt le modérer : je ne veux
pas non plus le justifier, qnoicpiil mCncliante,
mais le montrer seulement que (a fille aime déjà
QUATRIÈME PARTIE. 71
bien son petit mali, et que s'il a deux ans de
moins quelle, elle ne sera pas indi^^ne de l'au-
torité que lui donne le droit d'aînesse. Aussi
bien je vois, par l'opposition de ton exemple
et du mien à celui de ta pauvre mère , que ,
quand la femme gouverne, la maison n'en va
pas plus mal. Adieu, ma hien-ainiée; adieu,
ma chère inséparable : compte que le temps ap-
proche, et que les vendanges ne se feront pas
sans moi.
LETTRE X.
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
\)nE de plaisirs trop tard connus je goûte de-
puis trois semaines! La douce chose de couler
ses jours dans le sein d'une tranquille amitié, à
l'abri de l'orage des passions impétueuses ! My-
lord, que c'est un spectacle agréable et touchant
que celui d'une maison simple el bien réglée
où régnent l'ordre, la paix, l'innocence; où l'on
voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce
qui répond à la véritable destination de Thoni-
me! La campagne, la retraite, le repos, la sai-
son , la vaste plaine d'eau qui s'offre à mes yeux,
le sauvage aspect des montagnes, tout me rap-
pelle ici ma délicieuse île de Tinian. Je crois
voir accomplir les vœux ardents que j'y formai
tant de fois. J'y mène une vie de mon goût, j'y
72 LA NOUVELLE UÈLOÏSE.
trouve une société selon mon cœnr. Il ne man-
que en ce lieu que deux personnes "pour que
tout mon bonheur y soit rassemblé, et j'ai les-
poir de les y voir bientôt.
En attendant que vous et madame d'Orbe
veniez mettre le comble aux plaisirs si doux et
si purs que j'apprends à goûter où je suis , je
veux vous en donner une idée par le détail
d'une économie domestique qui annonce la fé-
licité des maîtres de la maison, et la fait par-
tager à ceux qui l'habitent. .Tespère, sur le pro-
jet qui vous occupe, que mes réflexions pour-
ront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert
encore à les exciter.
Je ne vous décrirai point la maison de Cla-
rens : vous la connoissez; vous savez si elle est
charmante, si elle m'offre des souvenirs inté-
ressants, si elle doit m'êtrc chère et par ce qu'elle
me montre et par ce qu'elle me rappelle. Madame
de Wolmar en préfère avec raison le séjour à
celui d'Etange, château magnifique et grand,
mais vieux, triste, incommode, et qui n'offre
clans ses environs rien de comparable à ce qu'on
voit autour de Clarcns.
Depuis que les maîtres de cette maison y ont
fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage
tout ce qui ne servoit qu'à l'ornement : ce n'est
plus ime maison faite pom^ être vue, mais pour
être habitée. Ils ont bouché de longues enfila-
des pour changer des portes mal situées; ils ont
coupé de trop grandes pièces pour avoir des lo-
QUATRIÈME PARTIE. 73
céments mieux distri])ués; à des nicu])les an-
ciens et riches ils en ont substitué de simples et
de commodes. Tout y est agréable et riant, tout
y respire l'abondance et la propreté, rien n'y
sent la richesse et le luxe; il n'y a pas une cham-
bre où Ton ne se reconnoisse à la campaj^ne, et
où Ton ne retrouve toutes les commodités de la
ville. Les mêmes changements se font remar-
quer au -dehors: la basse- cour a été agrandie
aux dépens des remises. A la place d'un vieux
billard délabré Ton a -fait un beau pressoir, et
une laiterie où logeoient des paons criards dont
on s'est défait. Le potager étoit trop petit pour
la cuisiile; on en a fait du parterre un second ,
mais si propre et si bien entendu, que ce par-
terre ainsi travesti plaît à l'œil plus qu'aupara-
vant. Aux tristes ifs qui couvroient les murs ont
été substitués de bons espaliers. Au lieu de li-
nutile marronnier d'Inde , déjeunes mûriers noirs
commencent à ombrager la cour; et Ion a plan-
té deux rangs de noyers jusqu'au chemin, à la
place des vieux tilleuls qui bordoient l'avenue.
Par -tout on a substitué l'utile à l'agréable, et
lagréable y a presque toujours gagné. Quant à
moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-
cour, le chant des coqs, le mugissement du bé-
tail, l'attelage des chariots, les repas des champs,
le retour des ouvriers, et tout l'appareil de l'é-
conomie rustique, donnent à cette maison un
air plus champêtre, plus vivant, plus animé,
plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le
74 LA NOUVELLE HÉLOISE.
bien-être, qu'elle navoit pas dans sa morne di-
(jnite.
Leurs terres ne sont pas affermées, mais cul-
tivées par leurs soins; et cette culture fait une
grande partie de leurs occupations, de leurs
biens, et de leurs [)laisirs. La baronnie d'Etan-
ge n'a que des prés, des champs et du bois;
mais le produit.de Glarens est en vifjnes, qui
font un objet considérable; et comme la diffé-
rence de la culture y produit un ef^et plus sen-
sible.que dans les blés, c'est encore une raison
d'économie pour avoir préféré ce dernier séjour.
Cependant ils vont presque tous les ans faire
les moissons à leur terre, et M. de Wolmar y
va seul assez fréquemment. Ils ont pour maxi-
me de tirer de la culture tout ce qu'elle peut
donner, non pour faire un plus grand gain,
mais pour nourrir plus dhommes. M. de Wol-
mar prétend que la terre produit à proportion
du nombre des bras qui la cultivent : mieux cul-
tivée elle rend davantage; cette surabondance
de production donne de quoi la cultiver mieux
encore; plus on y met d'hommes et de bé-
tail, plus elle fournit d'excédant à leur entre-
tien. On ne sait, dit-il, où peut s'arrêter cette
augmentation continuelle et réciproque de pro-
duit et de cultivateurs. Au contraire, les terrains
négligés perdent leur fertilité : moins im pays
produit dhommes, moins il produit de den-
rées; c'est le défaut d'habitants qui l'empêche de
nourrir le peu qu'il en a , et dans toute contrée
QUATRIÈME PARTIE. -jS
qui se dépeuple on doit tôt ou tard mourir de
faim.
Ayant donc l)oauroup de terres et les culti-
vant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut,
outre les domestiques de la basse-cour, un grand
nombre d'ouvriers à la journée; ce qui leur pro-
cure le plaisir de faire subsister beaucoup de
gens sans smcommoder. Dans le choix de ces
journaliers, ils préfèrent toujours ceux du pays,
et les voisins aux étrangers et aux inconnus. Si
l'on perd quelque chose à ne pas prendre tou-
jours les plus robustes, on le regagne bien par
Taffection que cette préférence inspire à ceux
quon choisit, par lavantage de les avoir sans
cesse autour de soi , et de pouvoir compter sur
eux dans tous les temps , quoiqu'on ne les paye
qu'une partie de l'année.
Avec tous ces ouvriers on fait toujours deux
prix: l'un est le prix de rigueur et de droit, le
prix courant du pays, qu'on s'oblige à leur payer
pour les avoir employés; lautre, un peu plus
fort, est un prix de bénéficence, qu'on ne leur
paye qu'autant qu'on est content d'eux ; et il
arrive presque toujours que ce qu'ils font pour
qu'on le soit vaut mieux que le surplus qu'on
leur donne; car M. de Wolmar est intégre et
sévère, et ne laisse jamais dégénérer en cou-
tume et en abus les institutions de faveur et de
grâce. Ces ouvriers ont des surveillants qui les
animent et les ojjservent. Ces surveillants sont
les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-
*j6 LA NOUVELLE HELOÏSE.
mêmes, et sont intéressés au travail des autres
par un petit denier qu'on leur accorde, outre
leurs gaf>es, sur tout ce qu'on recueille par leurs
soins. De plus, M. de Wolmar les visite lui-
même presque tous les jours, souvent plusieurs
fois le jour, et sa femme aime à être de ces pro-
menades. Enfin , dans le temps des grands tra-
vaux, Julie donne toutes les semaines vingt
batz (i) de gratification à celui de tous les tra-
vailleurs , journaliers , ou valets , indifféremment ,
qui, durant ces huit jours, a été le plus diligent
au jugement du maître. Tous ces moyens d'é-
mulation qui paroissent dispendieux, employés
avec prudence et justice, rendent insensible-
ment tout le monde laborieux, diligent, et rap-
portent enfin plus qu'ils ne coûtent : mais com-
me on n'en voit le profit qu'avec de la constance
et du temps, peu de gens savent et veulent s'en
servir.
Cependant un moyen plus efficace encore , le
seul auquel des vues économiques ne font point
songer, et qui est plus propre à madame de
Wolmar, c'est de gagner falfection de ces bon-
nes gens en leur accordant la sienne. Elle ne
croit point s'ac([uitter avec de l'argent des peines
cjue Ton prend pour t^lle , et pense devoir des
services à quiconque lui en a rendu ; ouvriers ,
domestiques, tous ceux qui l'ont servie , ne fût-
ce que pour un seul jour, deviennent tous ses
(») Petite monuoie du pays.
^
QUATRIÈME PARTIE. 77
enfants ; elle prend part à leurs plaisirs , à leurs
chagrins , à leur sort ; elle s'informe de leurs af-
faires , leurs intérêts sont les siens ; elle se charge
de mille soins pour eux; elle leur donne des con-
seils ; elle accommode leurs différents , et ne
leur marque pas l'affabilité de son caractère par
des paroles emmiellées et sans effet , mais par
des services véritables et par de continuels actes
de bonté. Eux , de leur côté, quittent tout à son
moindre signe ; ils volent quand elle parle ; son
seul regard anime leur zèle ; en sa présence ils
sont contents ; en son absence ils parlent d'elle
et s'animent à la servir. Ses charmes et ses dis-
cours font beaucoup; sa douceur, ses vertus
font davantage. Ah ! mylord, l'adorable et puis-
sant empire que celui de la beauté bienfai-
sante!
Quant au service personnel des maîtres, ils
ont dans la maison huit domestiques , trois fem-
mes et cinq hommes , sans compter le valet-de-
chambre du baron ni les gens de la basse-cour.
Il n'arrive guère qu on soit mal servi par peu de
domestiques; mais on diroit, au zèle de ceux-ci ,
que chacun , outre son service , se croit chargé
de celui des sept autres , et , à leur accord , que
tout se fait par un seul. On ne les voit jamais
oisifs et désœuvrés jouer dans une antichambre
ou polissonner dans la cour, mais toujours oc-
cupés à quelque travail utile : ils aident à la
basse-cour , au cellier , à la cuisine ; le jardinier
n'a point d'autres garçons qu'eux ; et ce qu'il y
78 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
a de plus agréable, c'est qu'on leur voit faire tout
cela gaiement et avec plaisir.
On s'y prend de bonne beure pour les avoir
tels qu'on les veut : on n'a point ici la maxime
que j'ai vue régner à Paris et à Londres , de
cboisir des domestiques tout formés , c'est-à-dire
des coquins déjà tout faits , de ces coureurs de
conditions, qui, dans cbaque maison qu'ils par-
courent, prennent à-la-fois les défauts des va-
lets et des maîires, et se font un métier de servir
tout le monde sans jamais s attacber à personne.
Il ne peut régner ni bonnêtelé , ni fidélité , ni
zèle , au milieu de pareilles gens ; et ce ramassis
de canaille ruine le maître et corrompt les en-
fants dans toutes les maisons opulentes. Ici c'est
une affaire importante que le cboix des domes-
tiques : on ne les regarde point seulement comme
des mercenaires dont on n'exige qu'un service
exact , mais comme des membres de la famille ,
dont le mauvais cboix est capable de la désoler.
La première cbose qu'on leur demande est d'être
honnêtes gens, la seconde d'aimer leur maître,
la troisième de le servir à son gré ; mais , pour
peu qu un maître soit raisonnable et un domes-
tique intelligent, la troisième suit toujours les
deux autres. On ne les lire donc point de la ville,
mais de la campagne. C'est ici leur premier ser-
vice, et ce sera sûrement le dernier pour tous
ceux qui vaudront qucbjue chose. On les prend
dans quel([ue famille nombreuse et surchargée
d'enfants dont les pères et mères viennent les
QUATRIÈME PARTIE. 79
offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes , bien
faits , de })onne santé , et dhine physionomie
agréable. M. de Wolmar les interroge, les exa-
mine , puis les présente à sa femme. S'ils aj^réent
à tous deux , ils sont reçus , d'abord à l'épreuve ,
ensuite au nombre des gens , c'est-à-dire des en-
fants de la maison ; et l'on passe quelques jours
à leur apprendre avec beaucoup de patience et
de soin ce qu'ils ont à faire. Le service est si sim-
ple , si égal, si uniforme, les maîtres ont si peu
de fantaisie et d'humeur , et leurs domestiques
les affectionnent si promptement, que cela est
bientôt appris. Leur condition est douce ; ils
sentent un bien-être qu'ils n'avoient pas chez
eux ; mais on ne les laisse point amollir par l'oi-
siveté mère des vices. On ne souffre point qu'ils
deviennent des messieurs et s enorgueillissent
de la servitude ; ils continuent de travailler
comme ils faisoient dans la maison paternelle :
ils n'ont fait, pour ainsi dire, que changer de
père et de mère , et en gagnef de plus opulents.
De cette sorte ils ne prennent point en dédain
leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortoient
d'ici, il n'y en a pas un qui ne reprît plus vo-
lontiers son état de paysan que de supporter une
autre condition. Enfin je n'ai jamais vu de mai-
son où chacun fît niieux son service et simagi-
nât moins de servir.
C'est ainsi qu'en formant et dressant ses pro-
pres domestiques on n'a point à se faire cette
objection si commune et si peu sensée , Je les
8o Ia nouvelle héloÏse.
aurai formés pour d'autres ! Formez-les comme
il faut, pourroit-on repondre , et jamais ils ne
serviront à d'autres. Si vous ne songez qu'à vous
en les formant, en vous quittant ils font fort
bien de ne songer qu'à eux ; mais occupez-vous
d'eux un peu davantage , et ils vous demeure-
ront attachés. Il n'y a que l'intention qui oblige ;
et celui qui profite d'un bien que je ne veux
faire qu'à moi ne me doit aucune reconnois-
sance.
Pour prévenir doublement le même inconvé-
nient, M. et madame de Wolmar emploient en-
core un autre moyen qui me paroît fort bien en-
tendu. En commençant leur établissement , ils
ont cherché quel nombre de domestiques ils
pouvoient entretenir dans une maison montée
à peu près selon leur état , et ils ont trouvé que
ce nombre alloit à quinze ou seize : pour être
mieux servis ils l'ont réduit à la moitié ; de sorte
qu'avec moins d'appareil leur service est beau-
coup plus exact. IViur être mieux servis encore,
ils ont intéressé les mêmes gens à les servir long-
temps. Un domestique en entrant chez eux re-
çoit le gage ordinaire ; mais ce gage augmente
tous les ans d'un vingtième ; au bout de vingt
ans il seroit ainsi plus que doublé , et l'entretien
des domestiques seroit à peu près alors en rai-
son du moyen des maîtres : mais il ne faut pas
être un grand algébriste pour voir (jue les frais
de cette augmentation sont plus apparents que
réels , qu'ils auront peu de doubles gages à payer,
QUATRIÈME PARTIE. 8r
et que , quand ils les paicroient à tous , Tavan-
tage cfavoir été bien servis durant vinjjt ans com-
penscroit et au-delà ce surcroît de dépense. Vous
sentez bien , niylord , que cest un expédient sûr
pour augnienter incessamment le soin des do-
mestiques et se les attacher à mesure qu'on s'at-
tache à eux. Il n'y a pas seulement de la pru-
dence, il y a même de l'équité dans un pareil
établissement. Est-il juste qu'un nouveau venu ,
sans aflection, et qui n'est peut-être qu'un mau-
vais sujet , reçoive en entrant le même salaire
qu'on donne à un ancien serviteur, dont le zélé
et la fidélité sont éprouvés par de longs services,
et qui d'ailleurs approche en vieillissant du
temps où il sera hors d'état de gagner sa vie? Au
reste, cette dernière raison n'est pas ici démise,
et vous pouvez bien croire que des maîtres aussi
humains ne m gligcnt pas des devoirs que rem-
plissentpar ostentation beaucoup de maîtres sans
charité , et n'abandonnent pas ceux de leurs
gens à qui les infirmités ou la vieillesse ôtent les
moyens de servir.
J'ai dans l'instant même un exemple assez
frappant de cette attention. Le baron d'Étange,
voulant récompenser les longs services de son
valet-de-chambre par une retraite honoiabie ,
a eu le crédit d olitenir pour lui de L. \j. E. E.
un emploi lucratif et sans peine. Julie vient de
recevou' la-dessus de ce vieux douiesiiqur» une
lettre à tirer des larmes, dans laquelle il la sup-
plie de le faire dispenser d'accepter cet emploi.
4. 6
82 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
« Je suis àgë , lui dit-il ; j'ai perdu toute ma fa»
« mille ; je n'ai plus d autres parents que mes
« maîtres : tout mon espoir est de finir paisible-
« ment mes jours dans la maison où. je les ai
«passés... Madame, en \ous tenant dans mes
«bras à votre naissance, je demandois à Dieu
« de tenir de même un jour vos enfants : il m'en
« a fait la jjrace; ne me refusez pas celle de les
«voir croître et prospérer comme vous... Moi
« qui suis accoutumé à vivre dans une maison
«de paix, où en retrou verai-je une semblable
« pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la cbarité
« d écrire en ma faveur à monsieur le baron. S'il
« est mécontent de moi, qu il me cbasse et ne
«me donne point d'emploi; mais je l'ai fidèle-
« ment servi durant quarante ans , qu il me laisse
« achever mes jours à son service et au vôtre , il
« ne sauroit mieux me récompenser. » Il ne faut
pas demander si Julie a écrit. Je vois qu'elle se-
roit aussi fâchée de perdre ce bon homme qu'il
le seroit de la quitter. Ai-je tort, mylord, de
comparer des maîtres si chéris à des pères, et
leurs domestiques à leurs enfants? Vous voyez
que cest ainsi qu'ils se rej^ardent eux-mêmes.
Il n'y a pas d'exemple dans cette maison (|u un
domesii({ue ait demandé son conjjé; il est même
rare ([u on n»enace quel([u un de le lui donner.
Cette menace effraie à proportion de ce que le
service est ap,réable et doux; les meilleurs sujets
en sont toujours les plus alarmés, et l'on n'a ja-
mais besoin d'en vcuir à l'exécution qu'avec
QUATRIÈME PARTIE. 83
ceux qui sont peu rc^retlahlcs. Il y a encore une
régie à cela. Quand M. de Wohnar a diiy'e vous
chasse j on peut implorer l'intercession de ma-
dame, Toblenir quelquefois , et rentrer en grâce
à sa prière; mais un congé qu'elle donne est ir-
révocable, et il n'y a plus de grâce à espérer.
Cet accord est très bien entendu pour tempé-
rer à-la-fois l'excès de confiance qu'on pourroit
prendre en la douceur de la femme, et la crainte
extrême que causeroit l'inflexibilité du mari. Ce
mot ne laisse pas pourtant dêtre extrêmement
redouté de la part d un maître équitable et sans
colère ; car , outre qu'on n'est pas sûr d'obtenir
grâce et qu'elle n'est jamais accordée deux fois
au même, on perd par ce mot seul son droit
d'ancienneté, et l'on recommence, en rentrant,
un nouveau service : ce qui prévient l'insolence
des vieux domestiques et augmente leur circon-
spection à mesure qu'ils ont plus à perdre.
Les trois femmes sont, la femme-de-chambre,
la gouvernante des enfants , et la cuisinière.
Celle-ci est une paysanne fort propre et fort en-
tendue à qui madame de Wolmar a appris la
cuisine; car dans ce pays, simple encore (i), les
jeunes personnes de tout état apprennent à faire
elles-mêmes tous les travaux que feront un jour
dans leur maison les femmes qui seront à leur
service, afin de savoir les conduire au besoin
et de ne s'en pas laisser imposer par elles. La
(0 Simple ! Il a donc beaucoup change'.
84 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
fcmnie-de -chambre n'est plus Babi : on l'a ren-
voyée à Etante où elle est née : on lui a remis le
soin du château , et une inspection sur la re-
cette , qui la rend en quelque manière le con-
trôleur de l'économe. Il y avoit long-temps que
M. de Wolmar pressoit sa femme de faire cet
arrangement sans pouvoir la résoudre à éloi-
gner d'elle un ancien domestique de sa mère ,
quoiqu'elle eût plus d'un sujet de s'en plaindre.
Enfin , depuis les dernières explications , elle y
a consenti , et Babi est partie. Cette femme est
intelligente et fidèle, mais indiscrète et babil-
larde. Je soupçonne qu'elle a trahi plus d'une
fois les secrets de sa maîtresse, que M. de Wol-
mar ne l'ignore pas, et que, pour prévenir la
même indiscrétion vis-à-vis de quelque étran-
ger, cet homme sage a su l'employer de ma-
nière à profiter de ses bonnes qualités sans s'ex-
poser aux mauvaises. Celle qui l'a remplacée est
cette même Fanchon Regard dont vous m'en-
tendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Mal-
gré l'augure de Julie , ses bienfaits , ceux de son
père, et les vôtres, cette jeune femme si hon-
nête et si sage n'a pas été heureuse dans son éta-
blissement. Claude Anet , qui avoit si bien sup-
porté sa misère, n'a pu soutenir un état plus
doux. En se voyant dans l'aisance, il a négligé
son métier; et s'élant tout-à-fait dérangé , il s'est
enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant
qu'elle a perdu depuis ce temips-là. Julie, après
l'avoir retirée chez elle, lui a appris tous les jpe-
QUATRIÈME PARTIE. 85
tits ouvrages d'une femnie-de-ch ambre ; et je ne
fus jamais plus agréablement surpris que de la
trouver en fonction le jour de mon arrivée.
M. de Wolmar en lait un très grand cas, et tous
deux lui ont confié le soin de veiller tant sur
leurs enfants que sur celle qui les gouverne.
Celle-ci est aussi une villageoise simple et cré-
dule , mais attentive , patiente et docile ; de
sorte qu'on n'a rien oublié pour que les vices
des villes ne pénétrassent point dans une mai-
son dont les maîtres ne les ont ni ne les souf-
frent.
Quoique tous les domestiques n'aient qu'une
même taille, il y a d ailleurs peu de communi-
cation entre les deux sexes; on regarde ici cet
article comme très important. On n'y est point
de l'avis de ces maîtres indifférents à tout , hors
à leur intérêt, qui ne veulent qu'être bien servis
sans s'embarrasser au surplus de ce que font
leurs gens : on pense au contraire que ceux qui
ne veulent qu'être bien servis ne sauroient l'être
long-temps. Les liaisons trop intimes entre les
deux sexes ne produisent jamais que du mal.
C'est des conciliabules qui se tiennent chez les
femmes-de-chambre que sortent la plupart des
désordres d'un ménage. Sil s'en trouve une qui
plaise au maître-d'hôtel, il ne manque pas de
la séduire aux dépens du maître. L'accord des
hommes entre eux ni des femmes entre elles
n'est pas assez sûr pour tirer à conséquence.
Mais c'est toujours entre hommes et femmes
S6 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
que s'établisssent ces secrets monopoles qui rui-
nent à Ja longue les familles les plus opulentes.
On veille donc à la sagesse et à la modestie
des femmes, non seulement par des raisons de
bonnes mœurs et d honnêteté, mais encore par
un intérêt très bien entendu; car, quoi qu'on
en dise , nid ne remplit bien son devoir s'il ne
l'aime; et il n'y eut jamais que des gens d'hon-
neur qui sussent aimer leur devoir.
Pour prévenir entre les deux sexes une fami-
liarité dangereuse, on ne les gêne point ici par
des lois positives qu'ils seroient tentés denfrein-
dre en secret ; mais , sans paroître y songer, on
établit des usages plus puissants que l'autorité
même. On ne leur défend pas de se voir, mais
on fait en sorte qu'ils n'en aient ni l'occasion ni
la volonté. On y parvient en leur donnant des
occupations, des habitudes, des goûts, des plai-
sirs , entièrement différents. Sur l'ordre admi-
rable qui règne ici , ils sentent ([ue dans une
maison bien réglée les hommes et les femmes
doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel
qui laxcroit en cela de caprice les volontés d'un
maître, se soumet sans répugnance à une ma-
nière de vivre qu'on ne lui prescrit pas formel-
lement, mais qu'il juge lui-même être la meil-
leure et la plus naturelle. Julie prétend qu'elle
l'est en effet, elle soutient que de l'amour ni de
l'union conjugale ne résulte point le commerce
continuel des deux sexes. Selon elle, la femme
et le mari soAjt bien destinés à vivre ensemble,
QUATRIÈME PARTIE. 87
mais non pas de la même manière; ils doivent
agir de concert sans faire les mêmes choses. La
vie qui charmeroit lun seroit, dit-elle, insup-
portable à l'autre ; les inclinations que leur
donne la nature sont aussi diverses que les
fonctions qu'elle leur impose ;.leurs amusements
ne diffèrent pas moins que leurs devoirs; en un
mot, tous deux concourent au bonheur com-
mun par des chemins différents; et ce partage
de travaux et de soins est le plus fort lien de
leur union.
Pour moi , j'avoue que mes propres observa-
tions sont assez favorables à cette maxime. En
effet , n'est-ce pas un usage constant de tous les
peuples du monde , hors le François et ceux
qui limitent , que les hommes vivent entre eux,
les femmes entre elles'' S'ils se voient les uns
les autres, c'est plutôt par entrevues et presque
à la dérobée, comme les époux de Lacédémone,
que par un mélange indiscret et perpétuel , ca-
pable de confondre et défigurer en eux les plus
sages distinctions de la nature. On ne voit point
les sauvages mêmes indistinctement mêlés ,
hommes et femmes. Le soir la famille se ras-
semble , chacun passe la nuit auprès de sa
femme: la séparation recommence avec le jour,
et les deux sexes n'ont plus rien de commun que
les repas tout au plus. Tel est l'ordre que sou
imiversalité montre être le plus naturel , et ,
dans les pays même où il est perverti, l'on en
voit encore des vestiges. En France , où les
88 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
hommes se sont soumis à vivre à la manière des
femmes et à rester sans cesse enfermes dans la
chambre avec elles, l'involontaire agitation qu'ils
y conservent montre que ce n est point à cela
qu'ils étoient destinés. Tandis que les femmes res-
tent tranquillement assises ou couchées sur leur
chaise lonj^ue, vous voyez les hommes se lever,
aller , venir , se rasseoir , avec une inquiétude
continuelle ; un instinct macliinal combattant
sans cesse la contrainte où ils se mettent , et les
poussant malgré eux à c< tte vie active et labo-
rieuse que leur imposa la nature. Cest le seul
peuple du monde où les hommes se tiennent
debout au spectacle, comme s'ils alloient se dé-
lasser au parterre d'avoir resté tout le jour assis
au salon. Enfin , ils sentent si bien l'ennui de
cette indolence efféminée et casanière , que ,
pour y mêler au moins quelque sorte d activité,
ils cèdent chez eux la place aux étranj^ers , et
vont auprès des femmes d'autrui chercber à
tempérer ce dégoût.
La maxime de madame de Wolmar se sou-
tient très bien par l'exemple de sa maison ;
chacun étant pour ainsi dire tout à son sexe ,
les femmes y vivent très séparées des hommes.
Pour prévenir entre eux des liaisons suspectes,
son grand secret est d'occuper incessamment
les uns et les autres; car leurs travaux sont si
différents qu'il n'y a que l'oisiveté qui les ras-
semble. Le matin chacun vaque à ses fonctions,
et il ne reste du loisir à personne pour aller
QUATRIÈME PARTIE. 89
troubler celles d'un autre. L'après - dînée les
hommes ont pour département le jardin , la
basse-cour , ou d autres soins de la campagne ;
les femmes s'occupent dans la chambre des en-
fants jusqu'à l'heure de la promenade, quelles
font avec eux , souvent même avec leur maî-
tresse , et qui leur est aj^réable comme le seul
moment oii elles prennent lair. Les hommes ,
assez exercés par le travail de la journée, n'ont
guère envie de s'aller promener, et se reposent
en gardant la maison.
Tous les dimanches , après le prêche du soir,
les femmes se rassemblent encore dans la cham-
bre des enfants avec quelque parente ou amie,
qu'elles invitent tour-à-tour du consentement
de madame. Là , en attendant un petit régal
donné par elle , on cause , on chante , on joue
au volant, aux onchets, ou à quelque autre jeu
d adresse propre à plaire aux yeux des enfants ,
jusqu à ce qu ils s en puissent amuser eux-mê-
mes. La collation vient, composée de quelques
laitages , de gaufres , déchaudés , de mer-
veilles (i), ou d'autres mets du goût des enfants
et des femmes. Le vin en est toujours exclus;
et les hommes , qui dans tous les temps entrent
peu dans ce petit gynécée (2) , ne sont jamais de
cette collation où Julie manque assez rarement.
J'ai été jusqu ici le seul privilégié. Dimanche
(1) Sorte de gâteaux du pays.
(2) Appartement des femmes.
90 LA NOUVELLE HI^LOÏSE/
dernier j'obtins, à force triniportunités , de l'y
accompa(»ner. Elle eut grand soin de me faire
valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu'elle
me laccordoit pour cette seule fois , et qu'elle
l'avoit refusée à M. de Wolmar lui-même. Ima-
ginez si la petite vanité féminine étoit flattée , et
si un laquais eût été bien venu à vouloir être
admis à l'exclusion du maître.
Je fis un (yoûter délicieux. Est - il quelques
mets au monde comparables aux laitaj^es de ce
pays ? Pensez ce que doivent être ceux d'une
laiterie où Julie préside , et manges à côté d'elle.
La Fanchon me servit des grus , de la céracée (i),
des gaufres , des écrelets. Tout disparoissoit à
l'instant. Julie rioit de mon appétit. Je vois ,
dit-elle en me donnant encore vine assiette de
crème , que votre estomac se fait honneur par-
tout, et que vous ne vous tirez pas moins bien
de l'écot des femmes que de celui des Valaisans.
Pas plus impunément, repris -je; on s'enivre
quelquefois à l'un comme à lautre , et la raison
peut s'égarer dans un chalet tout aussi bien que
dans un cellier. Elle baissa les yeux sans répon-
dre , rougit, et se mit k caresser ses enfants.
C'en fut assez pour éveiller mes remords. My-
lord , ce fut là ma y>remière indiscrétion , et j'es-
père que ce sera la dernière.
Il régnoit dans 'cette petite assemblée un cer-
(i) Laitages excellents qui se font sur la montagne de
Salèvc. Je doute qu'ils soient connus sous ce nom au
Jura, sur-tout vers l'autre extrémité du lac.
QUATRIÈME PARTIE. gt
tain air d'antique simplicité qui me touchoit le
cœur ; je voyois sur tous les visages la même
gaieté , et plus de franchise peut-être que s'il s'y
fût trouvé des hommes. Fondée sur la confiance
et l'attachement, la familiarité qui réjjnoit entre
les servantes etla maîtresse ne faisoit qu'affermir
le respect et fautorité ; et les services rendus et
reçus ne semhloient être que des témoignages
d'amitié réciproque. Il n'y avoit pas jusqu'au
choix du régal qui ne contribuât à le rendre
intéressant. Le laitage et le sucre sont un des
goûts naturels du sexe, et comme le symbole
de l'innocence et de la douceur qui font son plus
aimable ornement. Les hommes , au contraire ,
recherchent en général les saveurs fortes et les
liqueurs spiritueuses, aliments plus convenables
à la vie active et laborieuse que la nature leur
demande ; et quand ces divers goûts viennent
à s'altérer et se confondre , c'est une marque
presque infaillible du mélange désordonné des
sexes. En effet , j'ai remarqué qu'en France , où
les femmes vivent sans cesse avec les hommes ,
elles ont tout-à-fait perdu le goût du laitage, les
hommes beaucoup celui du vin; et qu'en An-
gleterre , où les deux sexes sont moins confon-
dus , leur goût propre s'est mieux conservé. En
général , je pense qu'on pourroit souvent trou-
ver quelque indice du caractère des gens dans le
choix des aliments qu'ils préfèrent. Les Italiens,
qui vivent beaucoup d'herbages , sont efféminés
et mous. Vous autres Anglois, grands mangeurs
ga LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de viande , avez dans vos inflexibles vertus quel-
que chose de dur et qui tient de la barbarie. Le
Suisse, naturellement froid, paisible et simple,
mais violent et emporté dans la colère, aime à-
la-fois Tun et l'autre aliment, et boit du laitage
et du vin. Le François, souple et changeant, vit
de tous les mets et se plie à tous les caractères.
Julie elle-même pourroit me servir d'exemple;
car, quoique sensuelle et gourmande dans ses
repas , elle n'aime ni la viande , ni les ragoûts ,
ni le sel, et n'a jamais goûté de vin pur; d'ex-
cellents légumes, les œufs, la crème, les fruits,
voilà sa nourriture ordinaire ; et , sans le pois-
son qu'elle aime aussi beaucoup , elle seroit une
véritable pythagoricienne.
Ce n est rien de contenir les femmes si Ion ne
contient aussi les hommes ; et cette partie de la
règle, non moins importante que l'autre, est
plus difficile encore ; car l'attaque est en géné-
ral plus vive que la défense : c'est l'intention du
conservateur de la nature. Dans la république,
on retient les citoyens par des mœurs, des prin-
cipes , de la vertu ; mais comment contenir des
domestiques , des mercenaires , autrement que
par la contrainte et la gène? Tout l'art du maî-
tre est de cacher cette gène sous le voile du
plaisir ou de l'intérêt , en sorte qu'ds pensent
vouloir tout ce qu'on les oblige de faire. L'oisi-
veté du dimanche, le droit qu'on ne peut guère
leur ôter d'aller oîi bon leur semble (luand leurs
fonctions ne les retiennent point au logis , dé-
QUATRIÈME PARTIE. c)3
truisent souvent en un seul jour l'exemple et les
leçons des six autres. L'habitude du cabaret, le
coninierce et les maximes de leui s camarades ,
la fréquentation des lenmies débauchées , les
perdant bientôt pour leurs maîtres et pour eux-
mêmes, les rendent par nuille »iet"auts incapables
du service et indip,nes de la liberté.
On remédie à cet inconvénient en les rete-
nant par les mêmes motifs qui les portoient à
sortir. Qu'alloient-ils faire ailleurs? Boire et jouer
au cabaret. Ils boivrnt et jouent au logis. Toute
la différence est que le vin ne leur coûte rien ,
qu'ils ne s'enivrent pas, et qu'il y a des gagnants
au jeu sans que jamais personne perde. Voici
comment on s'y prend pour cela.
Derrière la maison est une allée couverte ,
dans laquelle on a établi la lice des jeux : c'est
laque les gens de livrée et ceux de la basse-cour
se rassemblent en été , le dimanche , après le
prêche , pour y jouer, en plusieurs parties liées ,
non de l'argent, on ne le souffre pas , ni du vin ,
on leur en donne, mais une mise fournie par la
libéralité des maîtres. Cette mise est toujours
quelque petit meuble ou quelque nippe à leur
usage. Le nombre des jeux est proportionné à
la valeur de la mise; en sorte que, quand celte
mise est un peu considérable, comme des bou-
cles d'argent, un porte-col, des bas de soie, un
chapeau fin , ou autre chose semblable , on em-
ploie ordinairement plusieurs séances à la dis-
puter. On ne s'en tient point à une seule espèce
94 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de jeu ; on les varie , afin que le plus habile dans
un n'emporte pas toutes les mises , et pour les
rendre tous plus adroits et plus forts par des
exercices multipliés. Tantôt c'est à qui enlèvera
à la course un but placé à l'autre bout de l'ave-
nue ; tantôt à qui lancera le plus loin la même
pierre; tantôt à qui portera le plus long-temps
le même fardeau ; tantôt on dispute un prix en
tirant au blanc. On joint à la plupart de ces
jeux un petit appareil qui les prolonge et les
rend amusants. Le maître et la maîtresse les
honorent souvent de leur présence; on y amène
quelquefois les enfants ; les étrangers même y
viennent, attirés par la curiosité, et plusieurs
ne demanderoient pas mieux que d'y concourir^
mais nul n'est jamais admis qu'avec l'agrément
des maîtres et du consentement des joueurs ,
qui ne trouveroientpas leur compte à laccorder
aisément. Insensiblement il s est fait de cet usage
une espèce de spectacle , où les acteurs , animés
par les regards du public , préfèrent la gloire des
applaudissements à lintérêt du prix. Devenus
plus vigoureux et plus agiles , ils s'en estiment
davantage, et, s'accoutumant à tirer leur valeur
deux-mêmes plutôt <|ue de ce qu'ils possèdent,
tout valets qu'ils sont, l'honneur leur devient
plus cher que l'argent.
Il seroît long de vous détailler tous les biens
qu'on retire ici d'un soin si puéril en apparence
et toujours dédaigné des esprits vulgaires, tan-
dis que c'est le propre du vrai génie de produire
QUATRIÈME PARTIE. q5
de grands effets par de petits moyens. M. de
Wolmar m'a dit qu il lui en eoûtmt à peine cin-
quante ccus par an pour ces petits établisse-
ments que sa femme a la première iniap,inés.
Mais , dit-il , combien de fois croyez-vous que
je regagne cette somme dans mon ménage et
dans mes affaires par la vigilance et l'attention
que donnent à leur service des domestiques at
tachés qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs
maîtres , par l'intérêt qu'ils prennent à celui
d'une maison qu ils regardent comme la leur ,
par l'avantage de profiter dans leurs travaux de
la vigueur qu'ils acquièrent dans leurs jeux ,
par celui de les conserver toujours sains en les
garantissant des excès ordinaires à leurs pareils
et des maladies qui sont la suite ordinaiie de
ces excès, par celui de prévenir en eux les fri-
ponneries que le désordre amène infailliblement
et de les conserver toujours honnêtes gens , en-
fin par le plaisir d'avoir chez nous à peu de
frais des récréations agréables pour nous-mê-
mes? Que s il se trouve parmi nos gens quel-
qu'un , soit homme, soit femme, qui ne s'ac-
commode pas de nos régies et leur préfère la
liberté d'aller sous divers prétextes courir où
bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la
permission ; mais nous regardons ce gcùt de
licence comme un indice très suspect , et nous
ne tardons pas à nous défaire de ceux (jui l'ont.
Ainsi ces mêmes amusements qui nous con-
servent de bons sujets nous servent encore dé-
96 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
preuve pour les choisir. Mylord, j'avoue que je
n'ai jamais vi» qu'ici des maîtres former à-la-
fois dans les mêmes hommes de hons domes-
tiques pour le service de leurs personnes , de
bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons
soldats pour la défense de la patrie, et des gens
de bien pour tous les états oîi la fortune peut les
appeler.
Lhiver , les plaisirs changent d'espèce ainsi
que les travaux. Les dimanches, tous les gens
de la maison, et même les voisins, hommes et
femmes indifféremment , se rassemblent après
le service dans une salle basse , où ils trouvent
du feu , du vin , des fruits , des gâteaux , et un
violon qui les fait danser. Madame de Wolmar
ne manque jamais de s'y rendre, au moins pour
quelques instants , afin d'y maintenir par sa
présence l'ordre et la modestie ; et il n'est pas
rare qu'elle y danse elle-même, fût ce avec ses
propres gens. Cette règle , quand je l'appris ,
me parut d'abord moins conforme à la sévérité
des mœurs protestantes. Je le dis à Julie j et voici
à peu près ce qu'elle me répondit.
La pure morale est si chargée de devoirs sé-
vères , que si on la surcharge encore de formes
indifférentes , c'est presque toujours aux dépens
de l'essentiel. On dit que c'est le cas de la plu-
part des moines , qui, soumis à mille règles inu-
tiles, ne savent ce que c'est qu'honneur et vertu.
Ce défaut règne moins parmi nous , mais nous
n'en sommes pas tout-à-fait exempts. ÎSos gens
QUATRIÈME PARTIE. 9^
d'église , aussi supérieurs en sagesse à toutes les
sortes de prêtres que notre religion est supé--
rieure à toutes les autres en sainteté, ont pour-
tant encore quelques maximes qui paroissent
plus fondées sur le préjugé que sur la raison.
Telle est celle qui blâme la danse et les assem-
blées ; comme s'il y avoit plus de mal à danser
quà clianter, que chacun de ces amusements ne
fût pas également une inspiration de la nature,
et que ce fût un crime de s'égayer en commun
par une récréation innocente et honnête ! Pour
moi, je pense au contraire que, toutes les fois
qu'il y a concours des deux sexes , tout diver-
tissement public devient innocent par cela même
qu'il est public; au lieu que l'occupation la plus
louable est suspecte dans le tète-à-tête (i).
L'homme et la femme sont destinés l'un pour
l'autre , la fin de la nature est qu'ils soient unis
par le mariage. Toute fausse religion combat la
nature: la nôtre seule, qui la suit et la rectifie ,
annonce une institution divine et convenable à
l'homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le
mariage aux embarras de l'ordre civil des diffi-
cultés que l'évangile ne prescrit pas, et qui sont
contraires à fesprit du christianisme. Mais qu'on
me dise où déjeunes personnes à marier auront
(i) Dans ma lettre à M. d'Alembert sur les specta-
cles, j'ai transcrit de celle-ci le morceau suivant, et
quelques autres : mais comme alors je ne faisois que
préparer cette édition , j'ai cru devoir attendre qu'elle
parût pour citer ce que j'en avois tiré.
4- 7
98 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
occasion de prendre du goût Tune pour l'autre
et de se voir avec plus de décence et de circon-
spection que dans une assemblée où les yeux
du public, incessamment tournés sur elles, les
forcent à s'observer avec le plus grand soin. En
quoi Dieu est-il offensé par un exercice agréable
et salutaire, convenable à la vivacité de la jeu-
nesse, qui consiste à se présenter l'un à l'autre
avec grâce et bienséance, et auquel le spectateur
impose une gravité dont personne n oseroit sor-
tir? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de
ne tromper personne , au moins quant à la fi-
gure , et de se montrer avec les agréments et les
défauts qu'on peut avoir aux gens qui ont in-
térêt de nous bien connoître avant de s'obliger
à nous aimer ? Le devoir de se chérir récipro-
quement n'emporte-t-il pas celui de se plaire? et
n'est-ce pas un soin digne de deux personnes
vertueuses et chrétiennes qui songent à s'unir,
de préparer ainsi leurs cœurs à l'amour mutuel
que Dieu leur impose?
Qu'arrive -t- il dans ces lieux où règne une
éternelle contrainte , où Ion ^unit comme un
crime la plus innocente gaieté , où les jeunes
gens des deux sexes n'osent jamais s'assembler
en public , et où l'indiscrète sévérité d'un pas-
teur ne sait prêcher au nom de Dieu qu'une gêne
servile, et la tristesse, et l'ennui? On élude une
tyrannie insupportable que la nature et la rai-
son désavouent; aux plaisirs permis dont on
prive uue jeunesse enjouée et folâtre elle en
QUATRIEME PARTIE. 9g
substitue de plus danjjereux ; les têtes-à-tùtes
adroitement concertés prennent la place des as-
semblées publiques ; à force de se cacber comme
si l'oxi étoit coupable, on est tenté de le deve-
nir. L innocente joie aime à s évaporer au grand
jour; mais le vice est ami des ténèbres ; et jamais
1 innocence et le mystère n'babitèrentlong-tomps
ensemble. Mon cber ami , me dit-elle en me
serrant la main comme pour me communiquer
son repentir et faire passer dans mon cœur la
pureté du sien, qui doit mieux sentir que nous
toute limportance de cette maxime? Que de
douleurs et de peines , que de remords et de
pleurs nous nous serions épargnés durant tant
d'années, si, tous deux aimant la vertu comme
nous avons toujours fait, nous avions su prévoir
de plus loin les dangers qu'elle court dans le
tête-à-tête !
Encore un coup , continua madame de Wol-
mar d'un ton plus tranquille , ce n'est point
dans les assemblées nombreuses , où tout le
monde nous voit et nous écoute, mais dans des
entretiens particuliers , où régnent le secret et
la liberté , que les mœurs peuvent courir des
risques. C'est sur ce principe que , quand mes
domestiques des deux sexes se rassemblent , je
suis bien aise qu'ils y soient tous. J approuve
même qu'ils invitent parmi les jeunes gens du
voisinage ceux dont le commerce n'est point
capable de leur nuire ; et j'apprends avec grand
plaisir que pour louer les mœurs de quelqu'un
100 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
de nos jeunes voisins, on dit, Il est requ chez
M. de Wolmar. En ceci nous avons encore unre
autre vue. Les hommes qui nous servent sont ,
tous p;arrons, et parmi les femmes la gouver-
nante des enfants est encore à marier. 11 nest
pas juste que la réserve où vivent ici les uns et
les autres leur ôte Toccasion d'un honnête éta-
• hlissement. Nous tâchons dans ces petites as-
semblées de leur procurer cette occasion sous
nos yeux, pour Jes aider à mieux choisir; et en
travaillant ainsi à former d'heureux ménages ,
nous augmentons le bonheur du nôtre.
Il resteroit à me justifier moi-même de danser
' avec ces bonnes gens ; mais j'aime mieux passer
condamnation sur ce point , et j'avoue franche-
ment que mon plus grand motif en cela est le
plaisir que j'y trouve. Vous savez que j'ai tou-
jours partagé la passion que ma cousine a pour
la danse; mais après la perte de ma mère je re-
nonçai pour ma vie au bal et à toute assemblée
publique : j'ai tenu parole , même à mon ma-
riage , et la tiendrai , sans croire y déroger en
dansant quehjuefois chez moi avec mes hôtes
et mes domestiques. C'est un exercice utile à
ma santé, durant la vie sédentaire qu'on est forcé
de mener ici l'hiver. Il m'amuse innocemment ;
car, quand j'ai bien dansé, mon cœur ne me
reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar ;
toute ma coquetterie en cela se borne à lui plaire.
Je suis cause qu'il vient au lieu oii Ton danse :
ses gens en sont plus contents dêtre honorés
QUATRIEME PARTIE. 101
des regards de leur maître ; ils témoignent aussi
de la joie à me voir parmi eux. Enfin , je trouve
que cette familiarité modérée forme entre nous
un lien de douceur et d'attachement qui ra-
mené un peu l'humanité naturelle en tempérant
la bassesse de la servitude et la rigueur de l'au-
torité.
Voilà, mylord , ce que me dit Julie au sujet
de la danse ; et j'admirai comment avec tant d'af-
fabilité pouvoit régner tant de subordination , et
comment elle et son mari pouvoient descendre
et s'égaler si souvent à leurs domestiques , sans
que ceux-ci fussent tentés de les prendre au
mot et de s'égaler à eux à leur tour. Je ne crois
pas qu'il y ait des souverains en Asie servis dans
leurs palais avec plus de respect que ces bons
maîtres le sont dans leur maison. Je ne connois
rien de moins impérieux que leurs ordres, et
rien de si promptement exécuté : ils prient, et
Ton vole ; ils excusent , et l'on sent son tort. Je
n ai jamais mieux compris combien la force des
choses qu'on dit dépend peu des mots qu'on
emploie.
Ceci m'a fait faire une autre réflexion sur la
vaine gravité des maîtres ; c'est que ce sont
moins leurs familiarités que leurs défauts qui les
font mépriser chez eux, et que linsolence des
domestiques annonce plutôt un maître vicieux
que foible ; car rien ne leur donne autant d'au-
dace que la connoissance de ses vices, et tous
ceux qu'ils découvrent en lui sont à leurs yeux
102 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
autant de dispenses d'obéir à un homme qu'ils
ne sauroient plus respecter.
Les valets imitent les maîtres; et les imitant
grossièrement , ils rendent sensibles dans leur
conduite les défauts que le vernis de Téducation
cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeois
des mœurs des femmes de ma connoissance par
l'air et le ton de leurs femmes-de-chambre ; et
cette règle ne m'a jamais trompé. Outre que la
femme-de-chambre , une fois dépositaire du se-
cret de sa maîtresse , lui fait payer cher sa dis-
crétion , elle agit comme l'autre pense , et décèle
toutes ses maximes en les pratiquant maladroi-
tement. En toute chose fexemple des maîtres
est plus fort que leur autorité , et il n'est pas
naturel que leurs domestiques veuillent être
])lus honnêtes gens qu'eux. On a beau crier,
jurer, maltraiter, chasser, faire maison nou-
velle; tout cela ne produit point le bon service.
Quand celui qui ne s'embarrasse pas d être mé-
prisé et haï de ses gens s'en croit pourtant bien
servi , c'est qu'il se contente de ce qu'il voit et
d'une exactitude apparente, sans tenir compte
de mille maux secrets qu'on lui fait incessam-
ment et dont il n'aperçoit jamais la source.
Mais oii est l'homme assez dépourvu d'honneur
pour pouvoir supporter les dédains de tout ce
((ui lenvironne? Qii est la femme assez perdue
pour n'être plus sensible aux outrages? Combien
tians Paris et dans I^ondres de dames se croient
fort honorées, qui foudroient en larmes si elles
QUATRIÈME PARTIE. io3
entendoient ce qu'on dit d'elles dans leur anti-
chambre! Heureusement pour leur repos elles
se rassurent en prenant ces Argus pour des im-
Lécilles, et se flattant quils ne voient rien de
ce quelles ne daignent pas leur cacher. Aussi,
dans leur mutine obéissance, ne leur cachent-ils
guère à leur tour le mépris qu'ils ont pour elles.
Maîtres et valets sentent mutuellement que ce
n'est pas la peine de se faire estimer les uns dès
autres.
Le jugement des domestiques me paroît être
l'épreuve la plus sûre et la plus difficile de la
vertu des maîtres ; et je me souviens , mylord ,
d'avoir bien pensé de la vôtre en Valais sans vous
connoître , simplement sur ce que , parlant as-
sez rudement à vos gens , ils ne vous en étoient
pas moins attachés, et qu'ils témoignoient en-
tre eux autant de respect pour vous en votre
absence que si vous les eussiez entendus. On a
dit qu'il n'y avoit point de héros pour son valet-
de-chambre : cela peut être ; mais l'homme juste
a l'estime de son valet : ce qui montre assez que
l'héroïsme n'a qu'une vaine apparence , et qu'il
n'y a rien de solide que la vertu. C'est sur-tout
dans cette maison qu'on reconnoît la force de
son empire dans le suffrage des domestiques ;
suffrage d'autant plus sûr, qu'il ne consiste point
en de vains éloges , mais dans l'expression na-
turelle de ce qu'ils sentent. N en tendant jamais
rien ici qui leur fasse croire que les autres maî-
tres ne ressemblent pas aux leurs , ils ne les
Io4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
louent point des vertus qu'ils estiment commu
nés à tous, mais ils louent Dieu dans leur sim-
plicité d'avoir mis des riches sur la terre pour le
J^onheur de ceux qui les servent et pour le sou-
lagement des pauvres.
La servitude est si peu naturelle à Thomme ,
qu elle ne sauroit exister sans quelque mécon-
tentement. Cependant on respecte le maître et
Ton n'en dit rien. Que s'il échappe tjuelques
murmures contre la maîtresse , ils valent mieux
que des éloges. Nul ne se plaint qu'elle manque
pour lui de bienveillance , mais qu elle en ac-
corde autant aux autres; nul ne peut souffrir
qu'elle fasse comparaison de son zèle avec celui
de ses camarades , et chacun voudroit être le
premier en faveur comme il croit l'être en atta-
chement : c'est là leur unique plainte et leur plus
grande injustice.
A la subordination des inférieurs se joint la
concorde entre les égaux ; et cette partie de l'ad-
ministration domestique n'est pas la moins diffi-
cile. Dans les concurrences de jalousie et d'in-
térêt qui divisent sans cesse les gens d'une mai-
son , môme aussi peu nombreuse que celle-ci ,
ils ne demeurent presque jamais unis qu'aux dé-
pens du maître. S'ils s'accordent, c'est pour vo-
ler de concert ; s'ils sont fidèles , chacun se fait
valoir aux dépens des autres : il faut qu'ils soient
ennemis ou complices, et l'on voit à peine le
moyen d'éviter à-la-fois leur friponnerie et leurs
dissentions. La plupart des pères de famille no
QUATRIÈME PARTIE. lo5
connoissent que l'alternative entre ces deux in-
convénients. Les uns, préférant Tintérêt à Thon-
nêteté , fomentent cette disposition des valets
aux secrets rapports , et croient faire un chef-
d'œuvre de prudence en les rendant espions et
surveillants les uns des autres. I^es autres , plus
indolents, aiment mieux qu'on les vole et qu'on
vive en paix ; ils se font une sorte d honneur de
recevoir toujours mal des avis qu'un pur zèle
arrache quelquefois à un serviteur fidèle. Tous
s'ahusent également. Les prcmters , en excitant
chez eux des trouhles continuels, incompatibles
avec la régie et le bon ordre, n'assemblent qu'un
tas de fourbes et de délateurs , qui s'exercent ,
en trahissant leurs camarades , à trahir peut-
être un jour leurs maîtres. Les seconds , en re-
fusant d'apprendre ce qui se fait dans leur mai-
son, autorisent les ligues contre eux-mêmes,
encouragent les méchants, rebutent les bons,
et n'entretiennent à grands frais que des fri-
pons arrogants et paresseux , qui , s'accordant
aux dépens du maître , regardent leurs servi-
ces comme des grâces , et leurs vols comme des
droits (i).
C est une grande erreur , dans l'économie do-
mestique ainsi que dans la civile , de vouloir
(i) J'ai examiné d'assez près la police des grandes
maisons , et j'ai vu clairement qu'il est impossible à
un maître qui a vinjjt domestiques de venir jamais à
bout de savoir s'il y a parmi eux un honnête homme,
et de ne pas prendre pour tel lé plus méchant fripon de
Io6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
combattre an vice par un autre , ou former en-
tre eux une sorte d équililjre ; comme si ce qui
sape les fondements de. Tordre pouvoit jamais
servir k Tétablir. On ne fait par cette mauvaise
police que réunir enfin tous les inconvénients.
Les vices tolérés dans une maison n'y régnent
pas seuls ; laissez-en germer un , mille vien-
dront à sa suite. Bientôt ils perdent les valets
qui les ont , ruinent le maître qui les souffre ,
corrompent ou scandalisent les enfants attentifs
à les observer. Quel indigne père oseroit mettre
quelque avantage en balance avec ce dernier
mal? Quel honnête homme voudroit être chef
de famille, s'il lui étoit impossible de réunir
dans sa maison la paix et la fidélité , et qu'il
fallût acheter le zèle de ses domestiques aux dé-
pens de leur bienveillance mutuelle ?
Qui n auroit vu que cette maison n'imagine-
roit pas même qu'une pareille difficulté pût
exister, tant l'union des membres y paroît venir
de leur attachement aux chefs. C'est ici qu'on
trouve le sensible exemple qu'on ne sauroit ai-
mer sincèrement le maître sans aimer tout ce
fiui lui appartient ; vérité qui sert de fondement
à la charité chrétienne. N'est-il pas bien simple
que les enfants du méiite père se traitent en
frères entre eux? C'est ce qu on nous dit tous
tous. Cela seul me dégoûtevoit d'être au nomlire des ri-
clics. Un des plus doux plaisirs de la vie, le plaisir de
la confiance et de l'estime , est perdu pour ces malheu-
reux. Ils achètenl bien cher tout leur or.
QUATRIÈME PARTIE. I07
les jours au temple sans nous le faire sentir ;
c'est ce que les habitants de cette maison sentent
sans qu on le leur dise.
Cette disposition à la concorde commence par
le choix des sujets. M. de Wolmar n'examine
pas seulement en les recevant s'ils conviennent
à sa femme et à lui , mais s'ils se conviennent
l'un à lautre; et fantipathie bien reconnue entre
deux excellents domestiques suffiroit pour faire
à l'instant congédier l'un des deux : car , dit Ju-
lie , une maison si peu noml)reuse , une maison
dont ils ne sortent jamais et oîi ils sont toujours
vis-à-vis les uns des autres , doit leur convenir
également à tous , et seroit un enfer pour eux
si elle n étoit une maison de paix. Ils doivent la
regarder comme leur maison paternelle où tout
n'est qu'une même famille. Un seul qui déplai-
roit aux autres pourroit la leur rendre odieuse;
et cet objet désagréable y frappant incessam-
ment leurs regards , ils ne seroient bien ici ni
pour eux ni pour nous.
Après les avoir assortis le mieux qu'il est pos-
sible , on les unit pour ainsi dire malgré eux par
les services qu'on les force en quelque sorte à se
rendre , et l'on fait que chacun ait un sensible
intérêt d'être aimé de tous ses camarades. Nul
n'est si Lien venu à demander des grâces pour
lui-même que pour un autre : ainsi celui qui de-
sire en obtenir tâche d engager un autre à par-
ler pour lui ; et cela est d'autant plus facile , que ,
soit qu on accorde ou quon refuse une faveur
Io8 LA NOUVELLE HELOÏSE.
ainsi demandée , on en fait toujours un mérite
à celui qui s'en est rendu l'intercesseur; au con-
traire , on rebute ceux qui ne sont bons que pour
eux. Pourquoi, leur dit-on, accorderois-je ce
qu'on me demande pour vous qui n'avez jamais
rien demandé pour personne? Est-il juste
que vous soyez plus heureux que vos camarades
parcequ'ils sont plus obligeants que vous ? On
lait plus, on les engage à se servir mutuelle-
ment en secret , sans ostentation , sans se faire
valoir; ce qui est d'autant moins difficile à ob-
tenir qu'ils savent fort bien que le maître , té-
moin de cette discrétion , les en estime davan-
tage : ainsi l'intérêt y gagne , et l'amour-propre
n'y perd rien. Ils sont si convaincus de cette dis-
position générale , et il règne une telle confiance
entre eux, que quand quelqu'un a quelque grâce
à demander , il en parle à leur table par forme
de conversation : souvent sans avoir rien fait de
plus il trouve la chose demandée et obtenue ; et
ne sachant qui^ remercier , il en a l'obligation à
tous.
C'est par ce moyen et d'autres semblables
qu'on fait régner entre eux un attachement né
de celui qu'ils ont tous pour leur maître, et qui
lui est subordonné. Aiusi , loin de se liguer à
son préjudice, ils ne sont tous unis que pour le
mieux servir. Quelque intérêt qu'ils aient à
s'aimer, ils en ont encore un plus grand à lui
plaire; le zèle pour son service l'emporte sur
leur bienveillance mutuelle; et tous, se regar-
QUATRIÈME PARTIE. 109
dant comme lésés par des pertes qui le laisse-
roient moins en état de récompenser un bon
serviteur , sont éj^alement incapables de souffrir
en silence le tort que l'un d'eux voudroit lui
faire. Cette partie de la police établie dans cette
maison me paroît avoir quelque chose de su-
blime ; et je ne puis assez admirer comment
monsieur et madame de Wolmar ont su trans-
former le vil métier daccusateur en une fonc-
tion de zèle , d'intégrité , de courage, aussi noble
ou du moins aussi louable qu elle l'étoit chez les
Romains.
On a commencé par détruire ou prévenir clai-
rement, simplement, et par des exemples «sen-
sibles, cette morale criminelle et servile, cette
mutuelle tolérance aux dépens du maître, qu'un
méchant valet ne manque point de prêcher aux
bons sous l'air d'une maxime de charité. On leur
a bien fait comprendre que le précepte de cou-
vrir les fautes de son prochain ne se rapporte
qu'à celles qui ne font de tort à personne ; qu'une
injustice qu'on voit, qu'on tait, et qui blesse
un tiers , on la commet soi-même ; et que comme
ce n'est que le sentiment de nos propres défauts
qui nous oblige à pardonner ceux d'autrui , nul
n'aime à tolérer les fripons s'il n'est un fripon
comme eux. Sur ces principes , vrais en général
d'homme à homme , et bien plus rigoureux en-
core dans la relation plus étroite du serviteur
au maître, on tient ici pour incontestable que
qui voit faire un tort à ses maîtres sans le dé-
IIO LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
noncer est plus coupable encore que celui qui
l'a commis j car celui-ci se laisse abuser dans
son action par le profit qu'il envisage; mais
Tautre de sang-froid et sans intérêt n'a pour
motif de -son silence qu'une profonde indiffé-
rence pour la justice , pour le bien de la maison
qu il sert, et un désir secret dimiter l'exemple
qu'il cache : de sorte que , quand la faute est
considérable , celui qui l'a commise peut encore
quelquefois espérer son pardon; mais le témoin
qui l'a tue est infailliblement congédié comme
un homme enclin au mal.
En revanche on ne souffre aucune accusation
qui puisse être suspecte d'injustice et de calom-
nie ; c'est-à-dire qu'on n'en reçoit aucune en
l'absence de faccusé. Si quelqu'un vient en par-
ticulier faire quelque rapport contre son cama-
rade, ou se plaindre personnellement de lui , on
lui demande s il est suffisamment instruit, c'est-
à-dire s'il a commencé par s'éclaircir avec celui
dont il vient se plaindre. S'il dit que non , on
lui demande encore comment il peut juger une
action dont il ne connoît pas assez les motifs.
Cette action, lui dit-on, tient peut-être à quel-
que autre qui vous est inconnue ; elle a peut-
être quelque circonstance qui sert à la justifier
ou à l'excuser, et que vous ignorez. Comment
osez-vous condamner cette conduite avant de
savoir les raisons de celui qui l'a tenue? Un mot
d'explication l'eût peut-être justifiée à vos yeux.
Pourquoi risquer de Fa blâmer injustement, et
QUATRIÈME PARTIE. nr
m'exposera partager voire injustice? S'il assure
s'être éclairci auparavant avec Taccusé, Pour-
quoi donc, lui réplique-t-on , venez-vous sans
lui comme si vous aviez peur quil ne démentît
ce que vous avez à dire? De quel droit négligez-
vous pour moi la précaution que vous avez cru
devoir prendre pour vous-même? Est-il bien de
vouloir que je juge sur votre rapport d'une ac-
tion dont vous n'avez pas voulu juger sur le té-
moignage de vos yeux? et ne seriez-yous pas
responsable du jugement partial que j'en pour-
rois porter, si je me contentois de votre seule
déposition ? Ensuite on lui propose de faire venir
celui qu'il accuse : s'il y consent, c'est une affaire
bientôt réglée ; s'il s'y oppose , on le renvoie
après une forte réprimande ; mais on lui garde
le secret, et l'on observe si bien l'un et l'autre
qu'on ne tarde pas à savoir lequel des deux
avoit tort.
Cette règle est si connue et si bien établie,
qu'on n'entend jamais un domestique de cette
maison parler mal d'un de ses camarades ab-
sent ; car ils savent tous que c'est le moyen de
passer pour lâche ou menteur. Lorsqu'un d'entre
eux en accuse un autre , c'est ouvertement ,
franchement, et non seulement en sa présence,
ïnais -en celle de tous leurs camarades, afin d'a-
voir dans les témoins de ses discours des ga-
rants de sa bonne foi. Quand il est question de
querelles personnelles, elles s'accommodent pres-
que toujours par médiateurs sans importuner
113 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
monsieur ni madame : mais quand il s'agit de
l'intérêt sacré du maître , l'affaire ne sauroit de-
meurer secrète; il faut que le coupable s'accuse
ou qu'il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers
sont tiès rares , et ne se font qu'à table dans les
tournées que Julie va faire journellement au
dîner et au souper de ses gens , et que M. de
Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors,
après avoir écouté paisiblemeut la plainte et la
réponse, si l'affaire intéresse son service, elle
remercie l'accusateur de son zèle. Je sais, lui
dit-elle, que vous aimez votre camarade; vous
m'en avez toujours dit du bien, et je vous loue
de ce que l'amour du devoir et de la justice
l'emporte en vous sur les affections particu-
lières ; c'est ainsi qu'en use un serviteur fidèle
et un honnête homme. Ensuite , si l'accusé n'a
pas tort , elle ajoute toujours quelque éloge à sa
justification. Mais s il est réellement coupable,
elle lui épargne devant les autres une partie de
la honte. Elle suppose qu'il a quelque chose à
dire pour sa défense qu'il ne veut pas déclarer
devant tant de monde; elle lui assigne une
heure pour l'entendre en particulier, et c'est là
qu'elle ou son mari lui parlent comme il con-
vient. Ce qu'il y a de singulier en ceci , c est que
le plus sévère des deux n'est pas le plus redouté,
et qu'on craint moins les graves réprimandes de
M. de Wolmar que les reproches touchants de
Julie, r^un , faisant parler la justice et la vérité,
humilie et confond les coupables; l'autre leur
QUATRIÈME PARTIE. ii3
donne un regret mortel de 1 être , en leur mon-
trant celui qu'elle a d'être forcée à leur ôter su
bienveillance. Souvent elle leur arrache des lar-
mes de douleur et de honte, et il ne lui est pas
rare de s'attendrir elle-même en voyant leur re-
pentir, dans l'espoir de n être pas obligée à tenir
parole.
Tel qui jugeroit de tous ces soins sur ce qui
se passe chez lui ou chez ses voisins , les estime-
roit peut-être inutiles ou jîénibles. Mais vous,
mylord, qui avez de si grandes idées des devoirs
et des plaisirs du père de famille , et qui con-
noissez lempire naturel que le génie et la vertu
ont sur le cœur humain, vous Voyez l'impor-
tance de ces détails, et vouf^ sentez à quoi tient
leur succès. Richesse ne tait pas riche, dit le
roman de la Rose. Les hiens dun homme né
sont point dans ses coffres , mais dans l'usage de
ce qu il en tire ; car on ne s'approprie les choses
qu'on possède que par leur emploi, et les abus
sont toujours plus inépuisables que les richesses;
ce qui fait qu'on ne jouit pas à proportion de sa
dépense, mais à proportion qu'on la sait mieux
ordonner. Un fou peut jeter des lingots dans la
mer et dire ({u'il en a joui : mais quelle compa-
raison entre cette extravagante jouissance et
celle qu'un homme sage eût su tirer d'une moin-
dre somme:' L'ordre et la règle qui multiplient
et perpétuent lusage des biens peuvent seuls
transformer le plaisir en bonheur. Que si c'est
du rapport des choses à nous que naît la véri-
4. 8
Il4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
table propriété; si c'est plutôt Temploi des ri-*-
chesses que leur acquisition qui nous les donne;
quels soins importent plus au père de famille
que réconomie domestique et le bon réj^jime de
sa maison, où les rapports les plus parfaits vont
le plus directement à lui, et oîi le bien de chaque
membre ajoute alors à celui du chef?
Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que
sert donc l'opulence à la félicité ? Mais toute
maison bien ordonnée est l'image de lame du
maître. Les lambris dorés , le luxe et la magni-
ficence n'annoncent que la vanité de celui qui
les étale ; au lieu que par-tout oii vous verrez
régner la régie sans tristesse , la paix sans es-
clavage , l'abondance sans profusion , dites avec
confiance : G est un être heureux qui commande
ici.
Pour moi , je pense que le signe le plus assuré
du vrai contentement d'esprit est la vie retirée
et domestique , et que ceux qui vont sans cesse
chercher leur bonheur chez autrui ne l'ont point
chez eux-mêmes. Un père de famille qui se plaît
dans sa maison a pour prix des soins continuels
quil s'y donne la continuelle jouissance des
plus doux sentiments de la nature. Seul entre
tous les mortels , il est maître de sa propre fé-
licité, parcequ'il est heureux comme Dieu mê-
me , sans rien désirer de plus que ce dont il
jouit. Gomme cet Etre immense , il ne songe pas
à amplifier ses possessions , mais à les rendre
véritablement siennes par les relations les plus
QUATRIÈME PARTIE. Îi5
parfaites et la directwn la mieux entendue : s'il
ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions ^
il senricliit en possédant mieux ce qu il a. Il ne
jouissoit que du revenu de ses terres ; il jouit
encore de ses terres mêmes en présidant à leur
culture et les parcourant sans cesse. Son domeS"
tique lui étoit étranger; il en fait son bien , son
enfant, il se l'approprie. Il n'avoit droit que sur
les actions ; il s'en donne encore sur les volon-
tés. Il n'étoit maître qu'à prix d'argent , il le
devient par l'empire sacré de l'estime et des
bienfaits. Que la fortune le dépouille de ses ri-
chesses , elle ne sauroit lui ôter les cœurs qu'il
s'est attachés ; elle n'ôtera point des enfants à
leur père : toute la différence est qu il les nour-
rissoit hier, et qu'il sera demain nourri par eux.
C'est ainsi qu'on apprend à jouir véritablement
de ses biens , de sa famille et de soi-même ; c est
ainsi que les détails d'une maison deviennent
délicieux pour l'honnête homme qui sait en con-
noître le prix ; c'est ainsi que , loin de regarder
ses devoirs comme une charge , il en fait son
bonheur , et qu'il tire de ses touchantes et
nobles fonctions la gloire et le plaisir d'être
homme.
Que si ces précieux avantages sont méprisés
ou peu connus , et si le petit nombre même qui
les recherche les obtient si rarement , tout cela
vient de la même cause. Il est des devoirs sim-
ples et sublimes qu'il n'appartient qu'à peu de
gens d'aimer et de remplir : tels sont ceux du
\ iG LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
père de famille, pour lesquels l'air et le bruit du
inonde n'inspirent que du dégoût , et dont on
«'acquitte mal encore quand on n'y est porté
que par des raisons d'avarice et d intérêt. Tel
croit être un }3on père de famille , et n'est qu'un
vigilant économe ; le bien peut prospérer , et la
maison aller fort mal. Il faut des vues plus éle-
vées pour éclairer, diriger cette importante ad-
ministration et lui donner un beureux succès. Le
premier soin par lequel doit commencer l'ordre
d'une maison , c'est de n'y souffrir que d bonnôtes
gens qui n'y portent pas le désir secret de troubler
cet ordre. Mais la servitude et l'honnêteté sont-
elles si compatibles qu'on doive espérer de trou-
ver des domestiques honnêtes gens ? Non , my-
lord , pour les avoir il ne faut pas les chercher,
il faut les faire , et il n'y a qu'un homme de bien
qui sache l'art d'en former d'autres. Un hypo-
crite a beau vouloir prendre le ton de la vertu,
il n'en peut inspirer le goût à personne , et, s'il
savoit la rendre aimable , il faimeroit lui-même.
Que servent de froides leçons démenties par un
exemple continuel, si ce n'est à faire penser que
celui qui les donne se joue de la crédulité d'au-
irui ? Que ceux qui nous exhortent à faire ce
qu'ils disent, et non ce (pi'ils font, disent une
grande absurdité ! Qui ne fait pas ce qu'il dit ne
le dit jamais bien ; car le langage du cœur, qui
touche et persuade , y man(pie. J'ai quelquefois
entendu de ces conversations grossièi entent ap-
prêtées qu'on tient devant les domestiques com-
QUATRIÈiME PARTIE. i i y
me devant des enfants pour leur faire des leçons
indirectes. Loin de juger qu'ils en fussent un
instant les dupes , je les ai toujours vus sourire
en secret de Vineptie du maître qui les prenoit
pour des sots en débitant lourdement devant
eux des maximes qu'ils savoient bien -n'être pas
les siennes.
Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans
cette maison , et le grand art des maîtres pour
rendre leurs domestiques tels qu'ils les veulent
est de se montrer à eux tels qu'ils sont. Leur
conduite est toujours franche et ouverte, parce-
quils n ont pas peur que leurs actions démen-
tent leurs discours. Comme ils n'ont point pour
eux-mêmes une morale différente de celle quils
veulent donner aux autres, ils n ont pas besoin de
circonspection dans leurs propos ; un mot élour-
diment échappé ne renverse point les principes
qu'ils se sont efforcés d'établir. Ils ne disent point
indiscrètement toutes leurs affaires, mais ils di-
sent librement toutes leurs maximes. A table ,
à la promenade , tête à tête , ou devant tout le
monde , on tient toujours le même langage; on
dit naïvement ce qu'on pense sur chaque chose;
et , sans quon songe à personne , chacun y
trouve toujours quelque instruction. Comme les
domestiques ne voient jamais rien faire à leur
maître qui ne soit droit, juste, équitable, ils
ne regardent point la justice comme le tribut
du pauvre , comme le joug du malheureux ,
comme une des misères de leiu' état. L'attention
Il8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qu'on a de ne pas faire courir en vain les ou-
vriers , et perdre des journées pour venir solli-
citer le paiement de leurs journées, les accou-
tume à sentir le prix du temps. En voyant le
soin des maîtres à ménager celui d'autrui, cha-
cun en conclut que le sien leur est précieux , et
se fait un plus grand crime de loisiveté. La con-
fiance qu on a dans leur intégrité donne à leurs
institutions une force qui les fait valoir et pré--
vient les abus. On n'a pas peur que , dans la
gratification de chaque semaine , la maîtresse
trouve toujours que cest le plus jeune ou le
mieux fait qui a été le plus diligent. Un ancien
domestique ne craint pas qu'on lui cherche quel-
que chicane pour épargner laugmentaiion de
gages qu on lui donne. On n'espère pas profiter
de leur discorde pour se faire valoir et obtenir
de l'un ce qu'aura refusé l'autre. Ceux qui sont
à marier ne craignent pas qu'on nuise à leur
établissement pour les garder plus long-temps,
et qu'ainsi leur bon service leur fasse tort. Si
quelque valet étranger venoit dire aux gens de
celte maison qu un maître et ses domesticjues
sont entre eux dans un véritable état de guerre;
que ceux-ci , faisant au premier tout du pis
qu'ils peuvent , usent en cela d'une juste repré-
saille; que les maîtres étant usurpateurs, men-
teurs et fripons, il n'y a pas de mal à les traiter
comme ils traitent le prince , ou le peuple , ou
les particuliers, et à leur rendre adroitement
le mal quils font à force ouverte; celui qui par-
QUATRIÈME PARTIE. i i(j
leroit ainsi ne seroit entendu de personne : on
ne s'avise pas même ici de combattre ou j>réve-
nir de pareils discours ; il n'appartient qu'à ceux
qui les font naître d être obligés de les rëliiter.
Il n'y a jamais ni mauvaise humeur ni muti-
nerie dans l'obéissance , parcequ il n'y a ni hau-
teur ni caprice dans le commandement, qu'on
n'exige rien qui ne soit raisonnable et utile , et
qu'on respecte assez la dignité de Ihomme ,
quoique dans la servitude , pour ne l'occuper
qu'à des choses qui ne lavilissent point. Au
surplus , rien n'est bas ici que le vice, et tout
ce qui est utile et juste est honnête et bienséant.
Si l'on ne souffi e aucune intrigue au dehors ,
personne n'est tenté d'en avoir. Ils savent bien
que leur fortune la plus assurée est attachée à
celle du maître , et qu'ils ne manqueront jamais
de rien tant qu'on verra prospérer la maison.
En la servant ils soignent donc leur patrimoine,
et l'augmentent en rendant leur service agréa-
ble ; c'est là leur plus grand intérêt. Mais ce mot
n'est guère à sa place dans cette occasion ; car
je n'ai jamais vu de police où lintérêt fiit si sa-
gement dirigé et où pourtant il influât moins
que dans celle-ci. Tout se fait par attachement ;
l'on diroit que ces âmes vénales se purifient en
entrant dans ce séjour de sagesse et d union.
L'on diroit qu'une partie des lumières du maî-
tre et des sentiments de la maîtresse ont passé
dans chacun de leurs gens , tant on les trouve
judicieux , bienfaisants , honnêtes , et supérieurs
120 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
à leur état. Se faire estimer , considérer , bien
vouloir , est leur plus fjrande ambition ; et ils
comptent les mots ol)lifreants qu on leur dit ,
comme ailleurs les étrcnnes qu'on leur donne.
Voilà , mylord, mes principales observations
sur la partie de l'économie de cette maison qui
rep,arde les domestiques et mercenaires. Quant
à la manière de vivre des maîtres et au p^ouver-
nement des enfants , chacun de ces articles mé-
rite bien une lettre à part. Vous savez à quelle
intention j ai commencé ces remarques; mais
en vérité tout cela forme un tableau si ravissant,
qu'il ne faut pour aimer à le contempler d'autre
intérêt que le plaisir qu'on y trouve.
LETTRE XL
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
JNoN, mylord, je ne m'en dédis point, on ne
voit rien dans cette maison qui n associe l'a-»
gréabie à l'utile; mais les occupations utiles ne
se bornent pas aux soins qui donnent du pro-
fit, elles comprennent encore tout amusement
innocent et simple qui nourrit le pfoût de la
retraite, du travail, de la modération, et con-»
serve à celui qui s'y livre une ame saine, un
cœur libre du trouble des passions. 8i lindo-»
lente oisiveté n'eno^endre que la tristesse et l'en-
siui, le charme des doux loisirs est le huit dune
quathième partie. 121
vie laborieuse. On ue travaille que pour jouir;
cette alternative de peine et de jouissance est
notre véritable vocation. Le repos qui sert de
délassement aux travaux passés et d'encourage-
ment à d'autres nest pas moins nécessaire à
rhonime que le travail même.
Après avoir admiré leffet de la vifjilance et
des soins de la plus respectable mère de famille
dans Tordre de sa maison, j'ai vu celui de ses
récréations dans un lieu retiré dont elle fait sa
promenade favorite et qu'elle appelle son Elysée.
Il y avoit plusieurs jours que j'entendois par-
ler de cet Elysée dont on me faisoit une espèce
de mystère. Enfin hier après dîner l'extrême cha-
leur rendant le dehors et le dedans de la mai-
son presque également insupportables , M. de
Wolniar proposa à sa femme de se donner congé
cette après-midi; et, au lieu de se retirer comme
à lordinaire dans la chambre de ses enfants jus-
que vers le soir, de venir avec nous respirer
dans le verger, elle y consentit, et nous nous y
rendîmes ensemble.
Ce lieu, quoique tout proche de la maison,
est tellement caché par l'allée couverte qui Ion
sépare, qu'on ne l'aperçoit de nulle part. L'épais
feuillage qui fenvironne ne permet point à l'œil
d'y pénétrer, et il est toujours soigneuseipent
fermé à la clef. A peine fus -je au-dedans , que ,
la porte étant masquée par des aunes et des
coudriers qui ne laissent que deux étroits pas-
sages sur les côtés, je ne vis plus en me retour-
i
122 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
nant par où j'étois entré- et, n'apercevant point
de porte, je me trouvai là comme tombé des
nues.
En entrant dans ce prétendu verger, je fus
frappé d'une agréable sensation de fraîcheur
que d'obscurs ombrages, une verdure animée
et vive , des fleurs éparses de tous côtés , un
gazouillement d'eau courante, et le chant de
mille oiseaux , portèrent à mon imagination du
moins autant qu'à mes sens; mais en même
temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le
plus solitaire de la nature, et il nie sembloit
d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré
dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d'un
spectacle si peu prévu, je restai un moment im-
mobile, et m'écriai dans un enthousiasme in-
volontaire: O Tinian! O Juan Fernandez (i)!
Julie, le bout du monde est à votre porte! Beau-
coup de gens le trouvent ici comme vous, dit-
elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ra-
mènent bien vite à Clarens : voyons si le charme
tiendra plus long- temps chez vous. C'est ici le
même verger oii vous vous êtes promené autre-
fois, et où voua vous battiez avec ma cousine à
coups de pêches. Vous savez que l'herbe y étoit
assez aride, les arbres assez clair-semés, donnant
assez, peu d'ombre, et qu'il n'y avoit point d'eau.
Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré,
(i) îslcs désertes tic la mer du Siul , réièhrcs dans le
voyage de ramiial Anson.
QUATRIÈME PARTIE. 123
fleuri, arrosé. Que pensez- vous qu'il m'en a
coûté pour le njettre dans l'état où il est; car il
est bon de vous dire que j'en suis la surinten-
dante, et que mon mari m'en laisse l'entière
disposition. Ma foi, lui dis -je, il ne vous en a
coûté que de la néf^jli(>ence. Ce lieu est char-
mant , il est vrai , mais agreste et aliandonné ;
je n'y vois point de travail humain. Vous avez
fermé la porte ; Icau est venue je ne sais com-
ment ; la nature seule a fait tout le reste; et vous-
même n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle.
Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait ,
mais sous ma direction, et il n'y a rien là que je
n'aie ordonné. Encore un coup, devinez. Pre-
mièrement, repris -je, je ne comprends point
comment avec de la peine et de farj^ent on a
pu suppléer au temps. Les arbres.... Quant à
cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu'il
n'y en a pas beaucoup de fort g,rands, et ceux-
là y étoient dt^a. De plus, Julie a commencé
ceci long- temps avant son mariage et presque
d'abord apiès la mort de sa mère, qu'elle vint
avec son père chercher ici la solitude. Hé bien!
dis -je, puisque vous voulez que tous ces mas-
sifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes ,
ces bosquets si bien ombragés, soient venus en
sept ou huit ans, et que lart s'en soit mêlé, j'es-
time que, si dans une enceinte aussi vaste vous
avez fait tout cela pour deux mille écus, vous
avez bien économisé. Vous ne surfaites que de
deux mille écus , dit-elle; il ne m'en a rien coûté.
I2/i LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
Comment, rien? Non, rien; à moins que vous
ne comptiez une douzaine de journées par an
de mon jardinier, autant de deux ou trois de
mes f;ens, et quelques unes de M. de Wolmar
lui-même, qui na pas dédaigné d'être quelque-
fois mon garçon jardinier. Je ne comprenois
rien à cette énigme: mais Julie, qui jusque-là
m'a voit retenu, me dit en me laissant aller:
Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian ,
adieu Juan Fernandez, adieu tout Fenchante-
ment! Dans un moment vous allez être de re-
tour du bout du monde.
Je me mis à parcourir avec extase ce verger
ainsi métamorphosé; et si je ne trouvai point
de plantes exotiques et de productions des Indes,
je trouvai celles du pays disposées et réunies de
manière à produire un effet plus riant et plus
agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court
et serré, étoit mêlé de serpolet, de baume, de
thym, de marjolaine, et d'autres herbes odoran-
tes. On y voyoit briller mille fleurs des champs ,
parmi lesquelles l'œil en démêloit avec surprise
quelques unes de jardin, qui scmbloient croître
naturellement avec les autres. Je rcncontrois de
temps en temps des touffes obscures, impéné-
trables aux rayons du soleil , comme dans la
plus épaisse forêt ; ces touffes étoient formées
des arbres du bois le plus flexible, dont on avoit
lait recourber les branches, pendre en terre , et
prendre racine, par un art semblable à ce que
font naturellement les mangles en Amérique.
QUATRIÈME PARTIE. laS
Dans les lieux plus découverts je voyois (^à et là
sans ordre et sans symétrie, des broussailles de
roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés
de lilas , de noisetier, de sureau, de seringat, de
genêt, de trilolium, qui paroient la terre en lui
donnant I air d'être en friche. Je suivois des allées
tortueuses et irréguiières bordées de ces bocages
fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vipne
de Judée, de vigne-vierge, de houblon, de lise-
ron, de couleuvrée , de clématite, et d'autres
plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chè-
vre-feuille et le jasmin daignoient se confondre.
Ces guirlandes sembloient jetées négligemment
d\in arbre à lautre, comme j'en avois remar-
qué quelquefois dans les forêts, et formoient sur
nous des espèces de draperies qui nous garan-
tissoient du soleil, tandis que nous avions sous
nos pieds un marcher doux, commode et sec,
sur une mousse fine, sans sable, sans herlje, et
sans rejetons raboteux. Alors seulement je dé-
couvris, non sans surprise, que ces ombrages
verts et touffus, qui m'en avoient tant imposé
de loin , n'étoient formés que de ces plantes ram-
pantes et parasites, qui, guidées le long des ar-
bres, environnoient leurs têtes du plus épais
feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraîcheur.
J'observai même qu'au moyen d'une industrie
assez simple on avoit fait prendre racine sur les
troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de
sorte qu'elles s'étendoient davantage en faisant
moins de chemin. Vous concevez bien que les
156 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces
additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifié
futile à l'agréable, et dans le reste des terres on
a pris un tel soin des plants et des arbres -, qu'a-
vec ce verger de moins la récolte en fruits ne
laisse pas d'être plus forte qu auparavant. Si vous
songez combien au fond d'un bois on est cbarmé
quelquefois de voir un fruit sauvage et même
de s'en rafraîcbir, vous comprendrez le plaisir
qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des
fruits excellents et mûrs , quoique clair-semés et
de mauvaise mine; ce qui donne encore le plai-
sir de la recherche et du choix.
Toutes ces petites routes étoient bordées et
traversées dune eau limpide et claire , tantôt
circulant parmi Therbe et les fleurs en filets pres-
que imperceptibles , tantôt en plus grands ruis-
seaux courant sur un gravier pur et marqueté
qui rcndoit feau plus brillante. On voyoit des
sources bouillonner et sortir de la terre , et quel-
quefois des canaux plus profonds dans lesquels
l'eau calme et paisible réfléchi ssoit à l'œil les
objets. Je comprends à présent tout le reste, dis-
je à Julie : mais ces eaux que je vois de toutes
parts... Elles viennent de là, reprit-elle en me
montrant le côté où étoit la terrasse de son jar-
din. C'est ce même ruisseau qui fournit à grands
frais dans le parterre un jet d'eau dont personne
ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le dé-
truire , par respect j)our mon père qui l'a fait
faire : mais avec quel plaisir nous venons tou%
QUATRIÈME PARTIE. 127
les jours voir courir dans ce vcrf^er cette eau
dont nous n approchons guère au jardin ! le jet-
d'eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule
ici pour nous. Il est vrai que j.y ai réuni l'eau
de la fontaine publique , qui se fendoit dans le
lac par le grand chemin , qu elle dégradoit au
préjudice des passants et à pure perte pour tout
le monde. Elle faisoit un coude au pied du ver-
ger entre deux rangs de saules ; je les ai renfer-
més dans mon enceinte, et j'y conduis la même
eau par dautres routes.
Je vis alors qu'il n'avoit été question que de
faire serpenter ces eaux avec économie en les di-
visant et réunissant à propos , en épargnant la
pente le plus qu'il étoit possible, pour prolonger
le circuit et se ménager le murmure de quel-
ques petites chutes. Une couche de glaise cou-
verte d'un pouce de gravier du lac et parsemée
de coquillages formoit le lit des ruisseaux. Ces
mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous
quelques larges tuiles recouvertes de terre et de
gazon au niveau du sol , formoient à leur issue
autant de sources artificielles. Quelques filets
s'en élevoient par des siphons sur des lieux ra-
boteux , et bouillonnoient en retombant. Enfin
la terre ainsi rafraîchie et humectée donnoit sans
cesse de nouvelles fleurs et entretenoit Iherbe
toujours verdoyante et belle.
Plus je parcourois cet agréable asile, plus je
sentois augmenter la sensation délicieuse que
j'avois éprouvée en y entrant : cependant la eu-
l'iS LA NOUVELLE HELOÏSE.
rîosité me tcnoit en haleine. Jetois plus em-
pressé de voir les objets que d'examiner leurs
impressions , et j'aimois à me livrer à cette char-
mante contemplation sans prendre la peine de
penser. Mais madame de Wolniar,me tirant de
ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras :
Tout ce que vous voyez n'est que la nature vé-
{jctale et inanimée , et , quoi qu'on puisse faire ,
elle laisse toujours une idée de solitude qui at-
triste. Venez la voii animée et sensible; c'est là
qu'à chaque instant du jour vous lui trouverez
un attrait nouveau. Vous me prévenez, lui dis-
je ; j'entends un rama(ife bruyant et confus, et
j aperçois assez peu d'oiseaux : je comprends que
vous avez une volière. Il est vrai , dit-elle ; ap-
prochons-en. Je n'osai dire encore ce que je
pensois de la volière ; mais cette idée avoit quel-
que chose qui me déplaisoit, et ne me setnbloit
point assortie au reste.
Nous descendîmes par mille détours au bas
du verger, où je trouvai toute leau réunie en un
joli ruisseau , coulant doucement etitre deu?i.
rangs de vieux saules qu'on avoit souvent ébran-
chés. Leurs tètes creuses et demi-chauves for-
moient des espèces de vases d'où sortoient , par
l'adresse dont j ai parlé , des touffes de chèvre-
feuille , dont une partie s'cntrelaçoit autour des
branches ,' et l'autre tomboit avec grâce le long
du ruisseau. Presque à l'extrémité de l'enceinte
étoit un petit bassin bordé d'herbes , de joncs ,
de roseaux, serviiut d'abreuvoir à la volière , et
QUATRIÈME PARTIE. 129
dernière stjition de cette eau si précieuse et si
bien ména(5ëe.
Au-delà de ce bassin étoit un terre-plain ter-
miné dans Tan^le de l'enclos par un monticule
garni d'une multitude d'arbrisseaux de toute es-
pèce; les plus petits vers le baut, et toujours
croissant en grandeur à mesure que le sol s'a-
baissoit ; ce qui rendoit le plan des têtes presque
horizontal, ou montroit au moins qu'un jour il
le devoit être. Sur le devant étoient une (lou-
zaine d'arbres jeunes encore , mais faits pour
devenir fort grands , tels que le hêtre, l'orme ,
le frêne , l'acacia. Getoient les bocages de ce
coteau qui servoient d'asile à cette multitude
d'oiseaux dont j'avois entendu de loin le ra-
mage , et c étoit à fombre de ce feuillage comme
sous un grand parasol qu'on les voyoit voltiger,
courir , chanter , s'agacer, se battre comme s'ils
ne nous avoient pas aperçus. Ils senfuirent si
peu à notre approche , que, selon l'idée dont j'é-
tois prévenu , je les crus d'abord enfermés par
un grillage ; mais comme nous fûmes arrivés au
bord du bassin, j en vis plusieurs descendre et
s'approcher de nous sur une espèce de courte
allée qui séparoit en deux le terre-plain et com-
muniquoit du bassin à la volière. Alors M. de
Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur
l'allée deux ou trois poignées de grains mélangés
qu'il avoit dans sa poclie ; et quand il se fut re
tiré , les oiseaux accoururent et se mirent à man-
ger comme des poules , d'un air si familier que
4. 9
l3o LA NOUVELLE UÉLOÏSE.
je vis bien qu'ils ctoient faits à ce nianéfje. Cela
est charmant ! m'éci iai-je. Ce mot de volière ni a-
voit surpris de votre part; mais je lentends
maintenant : je vois que vous voulez des hôtes
et non pas des prisonniers. Qu appelez-vous des
hôtes ? répondit Julie : c'est nous qui sommes
les leurs (i) ; ils sont ici les maîtres , et nous leur
payons tiibut pour en être soufferts quelquefois.
Fort bien , repris-je;mais comment ces maîtres-
là se sont-ils emparés de ce lieu? le moyen d'y
rassembler tant d'habitants volontaires ? je n'ai
pas ouï dire qu'on ait jamais rien tenté de pa-
reil ; et je n'aurois point cru qu'on y pût réussir,
si je n'en avois la preuve sous mes yeux.
La patience et le temps, dit M. de Wolmar ,
ont fait ce miracle. Ce sont des expédients dont
les gens riches ne s'avisent guère dans leurs plai-
sirs. Toujours pressés de jouir , la force et l'ar-
gent sont les seuls moyens qu'ils connoissent :
ils ont des oiseaux dans des cages , et des amis
à tant par mois. Si jamais des valets appro-
choient de ce lieu, vous en verriez bientôt les
oiseaux disparoître ; et s'ils y sont à présent en
grand nombre , c'est qu'il y en a toujmirs eu.
On ne les fait pas venir f[uand il n'y en a j)oint,
mais il est aisé quand il y en a d en attirei- da-
vantage en prévenant tous leurs besoins , en ne
(i) Cette réponse n'est pas exacte, puisque le mot
d'hôte est corrélatif de lui-niéfne. Sans vouloir relever
toutes les fautes de lan{^ue , je dois avertir de celles qui
peuvent induire eu erreur.
QUATRIÈME PARTIE. i3l
les effrayant jamais, en leur laissant faire leur
couvée en sûreté et ne dénichant point les pe-
tits; car alors ceux qui s'y trouvent restent, et
ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage
existoit , qnoiqu il lut séparé du verger ; Julie
n'a fait que l'y renfermer par une haie vive, ôter
celle qui l'en séparoit , lagrandir et l'orner de
nouveaux plants. Vous voyez, à droite et à gau-
che de l'allée qui y conduit , deux espaces leni-
plis d un mélange confus d'herbes , de pailles et
de toutes sortes* de plantes. Elle y fait semer
chaque année du blé , du mil , du tournesol ,
du chenevis, des pesettes (i), généralement de
tous les grains que les oiseaux aiment , et l'on
n'en moissonne rien. Outre cela, presque tous
les jours, été et hiver, elle ou moi leur appor-
tons à manger; et quand nous y manquons , la
Fanchon y supplée dordinaire. Us ont l'eau à
quatre pas , comme vous voyez. Madame de
Wolniar pousse l'attentiou jusqu à les pourvoir
tous les printemps de petits tas de crin , de paille ,
de laine, de mousse , et d autres matières pro-
pres à faire des nids. Avec le voisinage des ma-
tériaux., l abondance des vivres et le grand soin
qu'on prend d'écarter tous les ennemis (2) , l'é-
ternelle tranquillité dont ils jouissent les porte
à pondre en un lieu commode où rien ne leur
manque , où personne ne les trouble. Voilà
(i) De la vesce.
(2) Les loirs, les souris, les chouettes, et sur-tout les
enfants.
ï32 LA NOUVELLE IIÉLOÏSt.
comment la patrie des pcrCvS est encore celle des
enfants , et comment la peuplade se soutient et
se multiplie.
Ah ! dit Julie, vous ne voyez plus rien ! cha-^
cun ne songe plus qu'à soi : mais des époux in-
séparables , le zélé des soins domestiques , la
tendresse paternelle et maternelle , vous avez
perdu tout cela. Il y a deux mois quil falloit
être ici pour livrer ses yeux au plus charmant
spectacle et son cœur au plus doux sentiment
de la nature. Madame , reprif-je assez triste-
ment, vous êtes épouse et mère; ce sont des
plaisirs quil vous appartient de connoître. Aus-
sitôt M. de Wolmar me prenant par la main ,
me dit en la serrant : Vous avez des amis , et
ces amis ont des enfants ; comment 1 affection
paternelle vous seroit-elle étrangère? Je le re-
gardai , je regardai Julie ; tous deux se regar-
dèrent, et me rendirent un regard si touchant,
que , les embrassant l'un après l'autre , je leur
dis avec attendrissement : Ils me sont aussi chers
qu'à vous. Je ne sais par quel bizarre effet un
mot peut ainsi changer une ame; mais , depuis
ce moment, M. de Wolmar me paroît un autre
homme , et je vois moins en lui le mari de celle
que j'ai tant aimée que le père de deux enfants
pour lesquels je donnerois ma vie.
Je voulus faire le tour du bassin pour aller
voir de j)lus près ce charmant asile et ses petits
habitants; mais nmdame de Wolmar me retint.
Personne , nie dit-elle , ne va les troubler dans
QUATRIÈME PARTIE. i33
leur domicile, et vous êtes même le premier de
nos hôtes que j'aie amené jusqu ici. 11 y a quatre
clefs de ce ver^^er, dont mon père et nous avons
chacun une ; Fanchon a la quatrième , comme
inspectrice et pour y mener quelquefois mes
enfants ; faveur dont on auf^mente le prix par
l'extrême circonspection qu'on exige d'eux tan-
dis quils y sont Gustin lui-même n'y entre ja-
mais qu'avec un des quatre ; encore , passe deux
mois de printemps où ses travaux sont utiles ,
n'y entre-t-il presque plus , et tout le reste se
fait entre nous. Ainsi, lui dis-je, de peur que
vos oiseaux ne soient vos escla.ves vous vous
êtes rendus les leurs. Voilà bien , reprit-elle , le
propos dun tyran , qui ne croit jouir de sa li-
berté qu autant qu il trouble celle des autres.
Comme nous partions pour nous en retour-
ner, M. de Wolmai' jeta une poignée d orge dans
le bassin , et en y regardant j aperçus quelques
petits poissons. Ah! ah! dis-je aussitôt , voici
pourtant des prisonniers ! Oui , dit-il , ce sont
des prisonniers de guerre auxquels on a fait
grâce de la vie. Sans doute , ajouta sa femme. Il
y a quelque temps que Fanchon vola dans la
cuisine des perchettes qu'elle apporta ici à mon
insu. Je les y laisse , de peur de la mortifier si je
les renvoyois au lac; car il vaut encore mieux
loger du poisson un peu à l'étroit que de fâcher
une honnête personne. Vous avez raison , ré-
pondis-je ^ et celui-ci n'est pas trop à plaindre
détre échappé de la poêle à ce prix.
l34 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Hé bien! que vous en senihle? me dit -elle
en nous en retournant. Etes - vous encore au
bout flu monde 1' Non, dis-je , m en voici tout-
à-fait dehors , et vous m'avez en eflet transporté
dans lÉlysce. Le nom pompeux qu'elle adonné
à ce verger , dit M. de Wolmar , mérite bien cette
raillerie. Louez modestement des jeux déniants,
et songez quils n'ont jamais rien pris sur les
soins de la mère de famille. Je le sais, repris-je,
j'en suis très sûr ; et les jeux d'enfants me
plaisent plus en ce genre que les travaux des
hommes.
Il y a pourtant ici, continuai-je , une chose
que je ne puis comprendre ; cest qu'im lieu si
différent de ce qu'il étoit ne peut être devenu
ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin : ce-
pendant je ne vois nulle part la moindre trace
de culture; tout est verdoyant, frais , vigoureux,
et la main du jardinier ne se montre point ; rien
ne dément lidée d'une île déserte qui m'est ve-
nue en entrant , et je n'aperçois aucuns pas
d hommes. Ah! dit M. de Wolmar , c'est qu'on
a pris grand soin de les effacer. J'ai été souvent
témoin , quelquefois complice de la friponnerie.
On fait semer du foin sur tous les endroits la-
bourés , et l'herbe cache bientôt les vestiges du
travail ; on fait couvrir 1 hiver de quelques cou-
ches d engrais les lieux maigres et arides ; l'en-
grais mange la mousse , ranime l'herbe et les
plantes ; les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent
QUATRIÈME PARTIE. l35
pas plus mal, et l'été il n'y paroît plus. A l'é-
gard de la mousse qui couvre quelques allées,
c'est mylord Edouard qui nous a envoyé d'An-
{{leterre le secret pour la faire naître. Ces deux
côtés, continua-t-il , étoientlermés par des murs;
les murs ont été masqués , non par des espaliers ,
mais par d'épais arbrisseaux qui font prendre
les hornes du lieu pour le commencement d'un
bois. Des deux autres côtés refînent de fortes
haies vives , bien (garnies d'érable , d'aubépine ,
de houx, de troène, et d'autres arbrisseaux mé-
langés qui leur ôtent l'apparence de haies et
leur donnent celle d'un taillis. Vous ne voyez
rien d'aligné , rien de nivelé ; jamais le cordeau
n'entra dans ce lieu ; la nature ne plante rien au
cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégida-
rité sont ménagées avec art pour prolonger la
promenade , cacher les bords de l'île , et en a-
grandir létendue apparente sans faire des dé-
tours incommodes et trop fréquents (i).
En considérant tout cela , je trouvois assez
bizarre qu'on prît tant de peine pour se cacher
celle qu'on avoit prise ; n'auroit-il pas mieux
valu n'en point prendre? Malgré tout ce qu'on
vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du
travail par l'effet , et vous vous trompez. Tout
(i) Ainsi ce ne sont pas de ces petits bosquets à la
moJe , si ridiculement contournés qu'on n'y marche
qu'en zigzag , et qu'à chaque pas il faut faire une pi •
rouette.
l36 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou
robustes qu'il suffit de mettre en terre , et qui
viennent ensuite d'elles-mêmes. D'ailleurs , la
nature semble vouloir dérober aux yeux des
hommes ses vrais attraits , auxquels ils sont
trop peu sensibles , et qu'ils défigurent quand
ils sont à leur portée : elle fuit les lieux fréquen-
tés ; c'est au sommet des montagnes , au fond
des forêts , dans des îles désertes qu elle étale
ses charmes les plus touchants. Ceux qui l'ai-
ment et ne peuvent l'aller chercher si loin sont
réduits à lui faire violence, à la forcer en quel-
que sorte à venir habiter avec eux ; et tout cela
ne peut se faire sans un peu d'illusion.
A ces mots , il me vint une imagination qui
les fit rire. Je me figure, leur dis-je, un homme
riche de Paris ou de Londres , maître de cette
maison et amenant avec lui un architecte chère-
ment payé pour gâter la nature. Avec quel dé-
dain il entreroit dans ce lieu simple et mesquin !
avec quel mépris il feroit arracher toutes ces
guenilles! les beaux alignements qu'il prendroit!
les belles allées qu il feroit percer ! les belles
pattes d'oie , les beaux arbres en parasol , en
éventail ! les beaux treillages bien sculptés! les
belles charmilles bien dessinées, bien équarries,
bien contournées ! les beaux boulingrins de fin
gazon d'Angleterre, ronds, carrés, échancrés ,
ovales ! les beaux ifs taillés en dragons, en pa-
godes , en marmouzets , en toutes sortes de
monstres ! les beaux vases de bronze , les beaux
QUATRIÈME PARTIE. 1^-}
Truits de pierre dont il ornera son jardin (i)!...
Quand tout cela sera exécuté, dit M. de Wolmar,
il aura fait un très beau lieu, dans lequel on n'ira
guère, et dont on sortira toujours avec empres-
sement pour aller chercher la campagne; un lieu
triste, où Ion ne se promènera point, mais par
où l'on passera pour s'aller promener; au lieu
que dans mes courses champêtres je me hâte
souvent de rentrer pour venir me promener ici.
Je ne vois dans ces terrains si vastes et si ri-
chement ornés que la vanité du propriétaire et
de lartiste , qui , toujours empressés d'étaler ,
l'un sa richesse et l'autre son talent , préparent
à grands frais de l'ennui à quiconque voudra
jouir de leur ouvrage. Un faux goût de gran-
deur qui n'est point fait pour l'homme empoi-
sonne ses plaisirs. L'air grand est toujours triste ;
il fait songer aux misères de celui qui l'affecte.
Au milieu de ses parterres et de ses grandes al-
lées , son petit individu ne s'agrandit point; un
arbre de vingt pieds le couvre comme un de
soixante (2); il n'occupe jamais que ses trois"
(i) Je suis persuadé que le temps approche où l'on
ne voudra plus dans les jardins rien de ce qui se trouve
dans la campa^jne ; on n'y souffrira plus ni plantes ni
arbrisseaux ; on n'y voudra que des fleurs do porcelaine,
des magots , des treillages , du sable de toutes couleurs ,
et de beaux vases pleins de rien.
(2) Il devoit bien s'étendre un peu sur le mauvais goût
d'élaguer ridiculement les arbres, pour les élancer dans
les nues, en leur ôtant leurs belles têtes, leurs ombra-
ges , en épuisant leur sève , et les empécliant de profiter.
l38 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pieds despace , et se perd comme un ciroii dans
ses immenses possessions.
Il y a un autre j^oùt directement opposé à
celui-là, et plus ridicule encore, en ce cpiil ne
laisse pas même jouir de la promenade pour
larpiclle les jardins sont laits. .1 entends, lui dis-
je; c'est celui de ces petits curieux, de ces petits
fleuristes qui se pâment à l'aspect d'une renon-
cule, et se prosternent devant des tulipes. Là-
dessus, je leur racontai, mylord, ce qui m'étoit
arrivé autrefois à Londres dans ce jardin de
fleurs où nous fûmes introduits avec tant d'ap-
pareil, et où. nous vîmes briller si pompeuse-
ment tous les trésors de la Hollande sur quatre
coucIk^s de fumier. Je n'oubliai pas la cérémonie
du parasol et de la petite baguette dont on m'ho-
nora, moi indigne, ainsi que les autres specta-
teurs. Je leur confessai humblement comment
ayant voulu m'évertucr à mon tour, et hasar-
der de m'extasier à la vue d'une tulipe dont la
coideur me parut vive et la forme élégante, je
.fus moqué, hué, sifflé de tous les savants, et
comment le professeur du jardin, passant du
mépris de la fleur à celui du panégyriste , ne
Cette mélhodc, il est vrai, donne du hois aux jardiniers;
mais elle en ôte au pays , qui n'qp a pas déjà trop. On
croiroit que la nature est faite en France autrement (|ue
dans tout le reste du monde, tant on y prentl soin de la
défigurer. Les parcs n'y sont plantés que de longues per-
ches ; ce sont des forets de mâts ou de maïs, et l'on s'y
promène au milieu des bois sans trouver d'ombre.
QUATRIÈME PAUTIK. l3()
daigJia plus me regarder de toute la séance, .le
pense, ajoutai-je, quil eut bien du regret à sa
baguette et à son parasol profanés.
Ce goût, dit M. de Wolmar, quand il dégé-
nère en manie, a quelque cbosc de petit et de
vain qui le rend puéril et. ridiculement coûteux.
L'autre, au moins, a de la noblesse, de la gran-
deur, et quelque sorte de vérité; mais qu'est-ce
que la valeur d'une patte ou d'un ognon qu'un
insecte ronge ou détruit peut-être au moment
qu'on le marchande, ou d'une fleur précieuse à
midi et flétrie avant que le soleil soit couché?
qu'est-ce qu'iuie beauté conventionnelle qui n'est
sensible qu'aux yeux des curieux , et qui n'est
beauté que parcequ'il leur plaît qu'elle le soit?
liC temps peut venir qu'on cherchera dans les
fleurs tovitle contrahc de ce qu'on y cherche au-
jourdhui, et avec autant de raison; alors vous
serez le docte à votre tour, et votre curieux l'i-
gnorant. Toutes ces petites observations qui
dégénèrent en étude ne conviennent point à
l'homme raisonnable qui veut donner à son
corps un exercice modéré, ou délasser son es-
prit à la promenade en sentretenant avec ses
amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos re-
gards en passant, et non pour être si curieuse-
ment anatomisées (i). Voyez leur reine briller
(i) Le safje Wolmar n'y avoit pas bien rcp;ardé. Lui
qui savoit si bien obserAer les bommcs , observoit-il si
mal la nature? Ignoroit-il que si son auteur est grand
dans les grandes choses, il est très grand dans les petites?
i^O LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de toutes parts dans ce verger : elle parfume
l'air, elle enchante les yeux, et ne coûte pres-
que ni soin ni culture. C'est pour cela rpie les
fleuristes la dédaignent : la nature Ta laite si
belle qu'ils ne lui sauroicnt ajouter des beautés
de convention; et ne pouvant se tourmenter à
la cultiver, ils ny trouvent rien qui les flatte.
L'erreur des prétendus gens de goût est de
vouloir de l'art par-tout, et de n'être jamais
contents que l'art ne paroisse ; au lieu que c'est
à le cacher que consiste le véritable goût, sur-
tout quand il est question des ouvrages de la
nature. Que signifient ces allées si droites, si
sablées, qu'on trouve sans cesse ; et ces étoiles ,
par lesquelles , bien loin d'étendre aux yeux la
grandeur d un parc, comme on l'imagine, on ne
fait qu'en montrer maladroitement les bornes?
Voit-on dans les bois du sable de rivière? ou le
pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable
que sur la mousse ou la pelouse ^^ La nature em-
ploie-t-elle sans cesse l'équerre et la régie? Ont-
ils peur qu'on ne la reconnoisse en quelque
chose malgré leurs soins pour la défigurer'' En-
fin n'est-il pas plaisant que , comme s'ils étoient
déjà las de la promenade en la commen(;ant, ils
affectent de la faire en ligne droite pour arriver
plus vite au terme? Ne diroit-on pas que, pre-
nant le plus court chemin, ils font un voyage
plutôt qu'une promenade, et se hâtent de sortir
aussitôt quils sont entrés i'
Que fera donc l'homme de goût qui vit pour
QUATRIÈME PARTIE. l^t
vivre, qui sait jouir de lui-même, qui clicrche
les plaisirs vrais et simples, et qui veut se Faire
une promenade à la porte de sa maison? 11 la
tcra si commode et si agréable quil sy puisse
plaire à toutes les heures de la journée, et pour-
tant si simple et si naturelle qu'il semble n'avoir
rien fait. Il rassemblera leau, la verdure, l'om-
bre et la fraîcheur; car la nature aussi rassemble
toutes ces choses. Il ne donnera à rien de la
symétrie ; elle est ennemie de la nature et de
la variété ; et toutes les allées d Un jardin ordi-
naire se ressemblent si fort qu'on croit être tou-
jours dans la même : il élaguera le terrain pour
s'y promener commodément ; mais les deux
côtés de ses allées ne seront point toujours
exactement parallèles ; la direction n'en sera
pas toujours en ligne droite , elle aura je ne sais
quoi de vague comme la démarche d un homme
oisif qui eme en se proipenant. Il ne s inquiétera
point de se percer au loin de belles perspectives:
le goût des points de vue et des lointains vient
du penchant qu'ont la plupart des hommes à
ne se plaire qu'oii ils ne sont pas : ils sont tou-
jours avides de ce qui est loin d'eux; et l'artiste
qui ne sait pas les rendre assez contents de ce
qui les entoure se donne cette ressource pour
les amuser : mais 1 homme dont je parle n'a pas
cette inquiétude , et quand il est bien où il est ,
il ne se soucie point d'être ailleurs. Ici , par
exemple , on n'a pas de vue hors du lieu, ei Ion
est très content de n'en pas avoir. On penseroit
l42 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
volontiers que tous les charmes de la nature y
sont renfermes, et je craintlrois fort que la moin-
dre t^ehappée de vue au-dehors n ôtât beaueoup
d'agrément à cette promenade (i). Certaine-
ment tout homme qui n'aimera pas à passer les
beaux jours dans un lieu si simple et si agréable
n'a pas le goût pur ni lame saine. J'avoue (ju'il
n'y faut pas amener en pompe les étrangers ;
mais en revanche on s'y peut plaire soi-même,
sans le montrer à personne.
Monsieur, lui dis -je, ces gens si riches qui
font de si beaux jardins ont de fort bonnes rai-
sons pour n'aimer guère à se promener tout
seuls, ni à se trouver vis-à-vis d'eux-mêmes;
ainsi ils font très bien de ne songer en cela
(i)Je ne sais si l'on a jamais essayé de donner aux lon-
gues allées d'une étoile une courbure légère, en sorte
que l'œil ne pût suivre chacjue allée tout-à-fait jusqu'au
bout , et que l'extrémité opposée en fût cacliée au spec-
tateur. On perdroit, il est vrai, l'agrément des points
de vue; mais on gagnoixjit l'avantage si cher aux pro-
priétaiix's d'agrandir a riuiaginalion le lieu où l'on est;
et, dans le milieu d'une étoile assez bornée, on se croi-
roit perdu dans un parc immense. Je suis persuadé que
la promenade en seroit aussi moins ennuyeuse, quoique
plus solitaire ; car tout ce qui donne prise à l'imagi-
nation excite les idées et nourrit l'esprit. Mais les fai-
seurs de jardins ne sont pas gens à sentir ces choses-là.
Combien de fois-, dans un lieu rustique, le crayon leur
tomberoit des mains , comme à Le Nostre dans le parc
de Saiiit-James , s'ils connoissoient comme lui ce qui
donne de la \\o à la nature , et do l'intérêt à son
spectacle !
QUATRIÈME PARTIE. i/jS
qu'aux autres. Au i este .^ j ai vu à la Chine des
jardins tels que vous les demandez, et faits avec
tant d'art (jue l'art n'y vaioissoit poiiit , mais
d'une uianiôie si dispendieuse et entretenus à
si grands irais, que cette idée' ni'ôtoit tout le
plaisir que j'aurois pu goûter à les voir. G'étoient
des roches, des grottfs, des casf^ades artificiel-
les, tlans des lieux plains et sablonneux oii ion
n'a que de l'eau de puits; c'étoient des fleurs et
des plantes rares de tous les climats de la Chine
et de la Tarta rie rassemblées e^ cultivées en un
même sol. On n-'y voyoit à la vérité ni belles
allées ni compartiments réguliers; mais on y
voyoit entassées avec profusion des merveilles
qu'on ne trouve qu'éparses et séparées ; la na-
ture s'y présentoit sous mille aspects divers, et
le tout ensemble n'étoil point naturel. Ici l'on
n a transporté ni te» res ni ])icrres , on n'a fait
ni pompes ni réservoirs , on n'a besoin ni de
serres , ni de fourneaux , ni de cloches, ni de
paillassons. Un terrain presque uni a reçu des
ornements très simples; des herbes communes,
des arbrisseaux communs, quelques hiets deau
coulant sans apprêt, sans contrainte, ont suffi
pour l'endjcllir. Cest un jeu sans effort, dont la
facilité donne ûu spectateur un nouveau plaisir.
Je sens que ce séjour pourroit être encore plus
agréable et me plaire infiniment moins. Tel est,
par exemple , le parc célèbre de mylord Cobham
à Staw. C'est un composé dé lieux très beaux et
très pittoresques dont les aspects ont été ciioisis
l44 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
en clifFërents pays, et dont tout paroit naturel
excepté l'assemblage, comme clans les jardins
de la Chine dont je viens de vous parler. Le
maître et le créateur de cette superbe solitude
y a même lait construire des ruines, des tem-
ples, d'anciens édilices; et les temps ainsi que
les lieux y sont rassemblés avec une magnifi-
cence plus qu'humaine. Voilà précisément de
quoi je me plains. Je voudrois que les amuse-
ments des hommes eussent toujours un air fa-
cile qui ne fît point songer à leur foiblesse, et
qu'en admirant ces merveilles on n'eût point
l'imagination fatiguée des sommes et des tra-
vaux qu'elles ont coûtés. Le sort ne nous donne-
t-il pas assez de peines sans en mettre jusque
dans nos jeux?
Je n'ai quun seul reproche à faire à votre
Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui
vous paroîtra grave; c'est d'être un amusement
superflu. A quoi bon vous ftiire une nouvelle
promenade^ ayant de l'autre côté de la maison,
des bosquets si charmants et si négligés? 11 est
vrai, dit-elle un peu embarrassée; mais j'aime
mieux ceci. Si vous aviez bien songé à votre
question avant que de la faire, interrompit M. de
Wolmar, elle seroit plus qu'indiscrète. Jamais
ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds
dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la
raison quoiqu'elle me lait toujours tue. Vous
qui ne l'ignorez pas , apprenez à respecter les
QUATRIKMÉ PARTIE. t^5
lieux oïl vous êtes; ils sont plantes par les mains
de la vertu.
A peine avois-je reçu cette juste réprimande,
que la petite famille, menée par Fanchon, en-
tra comme nous sortions. Ces trois aimables en-
fants se jolcrent au cou de monsieur et de ma-
dame de Wolmar. J'eus ma part de leurs petites
caresses. Nous rentrâmes Julie et moi dans lE-
lysée en taisant quelques pas avec eux, puis
nous allâmes rejoindre M. de Wolmar qui par-
loit à des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit
qu'après être devenue uière il lui étoit venu
sur cette promenade une idée qui avoit aug-
menté son zélé pour 1 embellir. Jai pensé, nie
dit-elle, à l'amusement de mes enfants et à leur
santé quand ils seront plus âgés. Ij'entretien de
ce lieu demande plus de soin que de peine; il
s'agit plutôt de donner un certain contour aux
rameaux des plantes que de bêcher et labourer
la terre : j en veux faire un jour mes petits jar-
diniers; ils auront autant d'exercice qu'il leur
en faut pour renforcer leur tempérament, et
pas assez pour le fatiguer; d ailleurs ils feront
faire ce qui sera trop fort pour leur âge, et se
borneront au travail qui les amusera. Je ne sau-
rois vous dire, ajouta-t-elle, quelle douceur je
goûte à me représenter mes enfants occupés à
me rendre les petits soins que je prends avec
tant de plaisir pour eux, et la joie de leurs ten-
dres cœurs en voyant leur mère se promener
4.
l46 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
avec délices sous des ombrages cultives de leurs
mains. En vérité, mon ami, me dit-elle d'une
voix émue, des jours ainsi passés tiennent du
bonheur de l'autre vie; et ce nest pas sans rai-
son qu'en y pensant j'ai donné d avance à ce
lieu le nom d'Elysée. Mylord, cette incompa-
rable femme est mère comme elle est épouse ,
comme elle est amie, comme elle est fille; et,
pour 1 éternel supplice de mon cœur, c'est en-
core ainsi qu'elle fut amante.
Enthousiasmé d'un séjour si charmant, je les
priai le soir de trouver bon que durant mon
séjour chez eux la Fanchon me confiât sa clef
et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie
envoya le sac au grain dans ma chambre et
me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi
je la reçus avec une sorte de peine : il me sem-
bla que j'aurois mieux aimé celle de M. de
Wolmar.
Ce matin je me suis levé de bonne heure, et
avec l'empressement d'un enfant je suis allé
m'enfermer dans file déserte. Que d'agréables
pensées j'espérois porter dans ce lieu solitaire où
le doux aspect de la seule nature devoit chasser
de mon souvenir tout cet ordre social et fiactice
qui m'a rendu si malheuieux! Tout ce qui va
m'environner est l'ouvrage de celle qui me fut
si chère. Je la contemplerai tout autour de moi;
je ne verrai rien que sa main n'ait touché; je
baiserai des fleurs que ses pieds auiont foulées;
je respirerai avec la rosée un air (ju'cUe a res-
QUATRIÈME PARTIE. 147
pire; son goût dans ses amusements me ren-
dra présents tous ses charmes, et je la trouverai
par -tout comme elle est au fond de mon cœur.
En entrant dans 1 Elysée avec ces dispositions
je nie suis subitement rappelé le dernier mot que
me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la
même place. Le souvenir de ce seul mot a changé
sur-le-champ tout l'état de mon ame. J ai cru
voir l'image de la vertu où je cherchois celle du
plaisir; cette image s'est confondue dans mon
esprit avec les traits de madame de Wolmar; et,
pour la première fois depuis mon retour, j ai vu
Julie en son absence, non telle quelle fut pour
moi et que j aiQie encore à me la représenter,
mais telle quelle se montre à mes yeux tous les
jours. Mylord, j'ai cru voir cette femme si diar-
mante , si chaste et si vertueuse , au milieu de ce
même cortège qui l'entouroit hier. Je voyois au-
tour délie ses trois aimables enfants, honorable
et précieux gage de lunion conjugale et de la
tendre amitié, lui faire et recevoir délie mille
touchantes caresses. Je voyois à ses côtés le grave
Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne
de l'être. Je croyois voir son œil pénétrant et ju-
dicieux percer au fond de mon cœur et m'en
faire rougir encore; je croyois entendre sortir
de sa bouche des reproches trop mérités et des
leçons trop mal écoutées. Je voyois à sa suite
cette même Fanchon Regard, vivante preuve
du triomphe des vertus et de 1 humanité sur le
plus ardent amour.. Ah! quel sentiment cou-
l48 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pable eût pénétré jusqu'à elle à travers cette in-
violable escorte.'' Avec quelle indifjiiation j'eusse
étouffé les vils transports d'une passion crimi-
nelle et mal éteinte ! et que je me sorois méprisé
de souiller d un seul soupir un aussi ravissant
tableau d'innocence et d'honnêteté! Je rcpas-
sois dans ma mémoire les discours qu'elle m'a-
voit tenus en sortant; puis, remontant avec elle
dans un avenir qu'elle contemple avec tant de
charmes, je voyois cette tendre mère essuyer la
sueur du front de ses enfants, baiser leurs joues
enflammées, et livrer ce cœur fait pour aimer
au plus doux sentiment de la nature. Il n'y avoit
pas jusqu'à ce nom d'Elysée qui ne rectifiât ea
moi les écarts de l imagination, et ne portât
dan^ mon ame un calme préférable au trouble
des passions les plus séduisantes. 11 me peic^noit
en quelque sorte liniérieur de celle qui lavoit
trouvé; je pensois qu'avec une conscience agitée
on n'auroit jamais choisi ce nom-là. Je me di-
sois, la paix régne au Ibnd de son cœur comme
dans l'asile (|u elle a nommé.
Je m'étois promis une rêverie agréable; j'ai
rêvé plus agréablement que je ne m'y étois
attendu. J'ai passé dans l'ILlysée deux-lnures
auxquelles je ne préfère aucun temj)S de ma vie.
En voyant avec quel charme et quelle rapidité
elles s'étoient écoulées, j ai trouvé qu'il y a dans
la méditation des pensées honnêtes une sorte
de bien-être que les méchants n ont jamais con-
nu ; c'est celui de se plaire avec soi-même. Si
QUATRIÈME PARTIE. l^g
l'on y sonffeoit sans prévention , je ne sais quel
autre plaisir on pourroit ('^aler à celui-là. Je sens
au moins que (juiconque aime autant que moi
la solitude doit craindre de s'y préparer des
tourments. Peut-être tireroit - on des mêmes
principes la clef des faux jugements des hom-
mes sur les avantafjes du vice et sur ceux de la
vertu ; car la jouissance de la vertu est tout in-
térieure, et ne s'aperçoit que par celui qui la
sent : mais tous les avantages du vice frappent
les yeux d'autrui , et il n'y a que celui qui les a
qui sache ce qu'ils lui coûtent.
Se a ciascun Tinterno affanno
Si legffesse in fronte scritto , *
Qufinti mai, che invidia fanno,
Ci farebbero pietà (i) ^^2)!
Comme il se faisoit tard sans que j'y son-
geasse, M, de Wolmar est venu me joindre et
ni'avertir que Julie et le thé m'attendoient. C est
(i) Oh! si les tourments secrets qui rongent les cœurs
se lisoient sur les visages , cotnbien de gens qui font envie
feroient pitié !
(2) Il auroit pu ajouter la suite, qui est très belle, et
ne convient pas moins au sujet :
Si verdria che i lor nemici
Anno in seno , et si riduce
Nel parère a noi felici
Ogni lor félicita.
« On verroit que Tennemi qui les dévore est caché dans
-« leur propre sein , et que tout leur prétendu bonheur se
« réduit à paroitre heureux. »
l5o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
VOUS, leur ai-jc dit en m'excusant, qui m'empê-
chiez (1 être avec vous : ic fus si charmé de ma
soirée d liier que j en suis retourné jouir ce ma-
tin : heureusement il n'y a point de mal ; et puis-
que vous m avez attendu, ma matinée n'est pas
perdue.
C'est fort bien dit , a répondu madame de
Wolniar; il vaudroit mieux sattendre jusqu'à
midi que de perdre le plaisir de déjeuner en-
semble. liCs étranjTjers ne sont jamais admis le
matin dans ma chambre et déjeûnent dans la
leur. Le déjeûner est le repas des amis ; les va-
lets en sont exclus , les importuns ne s y mon-
trent point ; on y dit tout ce qu'on pense, on y
révèle tous ses secrets , on n y contraint aucun
de ses sentiments ; on peut s'y livrer sans im-
prudence aux douceurs de la confiance et de la
familiarité. C'est presque le seul moment où il
soit pçrmis d'être ce qu'on est; que ne dure-t-il
toute la journée ! Ah .lulie , ai-je été prêt à dire,
voilà un vœu bien intéressé! mais je me suis tu.
La première chose que j'ai retranchée avec l'a-
mour a été la louange. Louer quelqu'un en face,
à moins que ce ne soit sa maîtresse, quest-ce
laire autre chose sinon le taxer de vanité i^ Vous
savez, mylord , si c'est à madame de Wolmar
qu'on peut faire ce reproche. Non , non ; je l'ho-
nore trop pour ne pas l'honorer en silence. La
voir, lentendre , observer sa conduite, n est-ce
pas assez la louer?
QUATRIÈME PARTIE. l5l
LETTRE XII.
DE MADAME DE WOLMAR A MADAME D ORBE.
Il est écrit, chère amie, que tu dois être dans
tous les temps ma sauvegarde contre moi-mê-
me , et qu'après ni'avoir délivrée avec tant de
peine des pièges de mon cœur tu me garantiras
encore de ceux de ma raison. Après tant d'épreu-
ves cruelles , j apprends à me défier des erreurs
comme des passions dont elles sont si souvent
l'ouvrage. Que n'ai-je eu toujours la même pré-
caution ! Si dans les temps passés j'avois moins
compté sur mes lumières , j aurois eu moins* à
rougir de mes sentiments.
Que ce préambule ne t'alarme pas. Je serois
indigne de ton, amitié si j'avois encore à la con-
sulter sur des sujets graves. Le crime lut tou-
jours étranger à mon cœur , et j ose len croire
plus éloigné que jamais. Écoute-moi donc pai-
siblement, ma cousine, et crois que je n'aurai
jamais besoin de conseil sur des doutes que la
seule honnêteté peut résoudre.
Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar
dans la plus parfaite union qui puisse régner
entre deux époux , tu sais qu'il ne ma jamais
parlé ni de sa famille ni de sa personne, et que,
l'ayant reçu d'un père aussi jaloux du bonheur
de sa fille que de l'honneur de sa maison , je
l52 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
n'ai point marqué d empressement pour en sa-
voir sur son compte plus qu'il ne ju^eoit à pro-
pos (le m on dire. Contente de lui devoir , avec
la vie de celui qui me Ta donnée, mon honneur,
mon repos, ma* raison , mes enfants, et tout ce
qui peut me rendre quelque prix à mes propres
yeux , j'étois bien assurée que ce que j'i^fjnorois
de lui ne démentoit point ce qui m'étoit connu ;
et je n'avois pas besoin d'en savoir davantage
pour l'aimer, l'estimer, l'honorer autant qu'il
étoit possible.
Ce matin , en déjeunant , il nous a proposé
un tour de promenade avant la chaleur ; puis ,
sous prétexte de ne pas courir, disoit-il , la cam-
pagne en robe de chambre , il nous a menés
dans les bosquets , et précisément , ma chère ,
dans ce même bosquet où commencèrent tous
les malheurs de ma vie. En approchant de ce
lieu fatal , je nie suis senti un affijeux battement
de cœur; et j'aurois refusé d'entrer si la honte
ne m'eût retenue , et si le souvenir d'un mot qui
fut dit fautre jour dans lElysée ne m'eût fait
craindre les interprétations. Je ne sais si le phi-
losophe étoit plus tranquille ; mais , quelque
temps après , avant par hasard tourné les yeux
.sur lui, je lai trouvé pâle , changé ; et je ne puis
te dire quelle peine tout cela m'a fait.
En entrant dans le bosquet j'ai vu mon mari
me jeter un coup-d'œil et sourire. 11 s est assis
entre nous ; et , après un moment de silence ,
nous prenant tous deux par la main : Mes en-
QUATRIÈME PARTIE. l53
fants, nous a-t-il dit , je commence à voir que
mes projets ne seront point vains, et que nous
pouvons être unis tous trois cVun attachement du-
rable, propre à faire notre bonheur commun et
ma consolation dans les ennuis d'une vieillesse
qui s'approche : mais je vous connois tous deux
mieux que vous ne me connoissez : il est juste
de rendre les choses égales; et, quoique je n'aie
rien de fort intéressant à vous apprendre, puis-
que vous ft'avez plus de secret pour moi je n'en
veux plus avoir pour vous.
Alors il nous a révélé le mystère de sa nais-
sance , qui jusquici n'avoit été connue que de
mon père. Quand tu le sauras , tu concevras
jusquoù vont le sang-h^oid et la modération
d'un homme capable de taire six ans un pareil
secret à sa femme : mais ce secret n'est rien pour
lui , et il y pense trop peu pour se faire un grand
efforf de n'en pas parler.
Je ne vous arrêterai point , nous a-t-il dit ,
sur les événements de ma vie : ce qui peut vous
importer est moins de connoître mes aventures
que mon caractère. Elles sont simples comme
liii, et sachant bien ce que je suis, vous com-
prendrez aisément ce que j'ai pu faire. J'ai na-
turellement lame tranquille et le cœur froid.
Je suis de ces hommes qu on croit bien injurier
en disant qu'ils ne sentent rien , c'est - à - dire
qu'ils n'ont point de passion qui les détourne de
suivre le vrai guide de fliomme. Peu sensible
au plaisir et à la douleur, je n'éprouve même
l54 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
que très foihlcment ce sentiment d'intérêt et
d'humanité (jui nous approi r e les affections
d'autrui. Si j'ai de la peine à voir souffrir les
ffens de l)icn , la pitié n'y entre pour rien , car
je n'en ai point à voir souffrir les n)éehants.
Mon .seul principe actif est le p,oùr naturel de
l'ordre ; et le concours bien combiné du jeu de
la fortune et des actions des hommes me plaît
exactement comme une belle symétrie dans
un tableau , ou comme une pièce bieli conduite
au théâtre. Si j'ai quelque passion dominante,
c'est celle de l'observation. J'aime à lire dans les
cœurs des hommes ; comme le mien me fait peu
d'illusion , que j'observe de sanjy-froid et sans
intérêt, et qu'une lonpjue expérience m'a donné
de la sagacité , je ne me trompe guère dans mes
jugements ; aussi c'est là toute la récompense de
l'amour-propre dans mes études continuelles ;
car je n'aime point à faire un rôle, mais seule-
ment à voir jouer les autres : la société m'est
agréable pour la contempler , non pour en faire
partie. Si je pouvois changer la nature de mon
être et devenir un œil vivant , je fcrois volontiers
cet échange. Ainsi mon indifférence pour les
hommes ne me rend point indépendant d'eux ;
sans me soucier d en être vu j'ai besoin de les
voir , et sans mètre chers ils me sont néces-
saires.
Les deux premiers états de la société que j'eus
occasion d'observer furent les courtisans et les
valets: deux ordres d'hommes moins différents
QUATRIÈME PARTIE. l55
en eFPet qu'en apparence , et si peu dignes d'être
étudiés, si faciles à connoître, que je m'ennuyai
d'eux au premier regard. En quittant la cour ,
où tout est sitôt vu , je me dérobai sans le savoir
au péril qui m'y menaçoit et dont je n'aurois
point échappé. Je changeai de nom ; et voulant
connoître les militaires , j'allai chercher du ser-
vice chez un prince étranger ; c'est là que j'eus
le bonheur d être utile à votre père que le déses-
poir d'avoir tué son ami forçoit à s'exposer témé-
rairement et contre son devoir. Le cœur sensi-
ble et reconnoissant de ce brave officier com-
mença dès-lors à me donner meilleure opinion
de l'humanité. Il s'unit à moi d'une amitié à la-
quelle ilm'étoit impossible de refuser la mienne ;
et nous ne cessâmes d'entretenir depuis ce temps-
là des liaisons qui devinrent plus étroites de
jour en jdVir. J'appris dans ma nouvelle condi-
tion que lintérêt n'est pas , comme je l'avois
cru , le seul mobile des actions humaines, et que
parmi les foules de préjugés qui combattent la
vertu il en est aussi qui la favorisent. Je con-
çus que le caractère général de l'homme est un
amour-propre indifférent par lui-même, bon ou
mauvais par les accidents qui le modifient, et
qui dépendent des coutumes , des lois , des rangs ,
de la fortune, et de toute notre police humaine.
Je me livrai donc à mon penchant ; et , mépri-
sant la vaine opinion des conditions, je me jetai
successivement dans les divers états qui pou-
Yoient m'aider à les comparer tous et à connow
l56 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tre les uns par les autres. Je sentis , comme vous
Tavez remarqué dans quelque leitre , dit-il à
Saint-Preux, qu'on ne voit rien quand on se con-
tente de regarder , qu'il faut agir soi-même pour
voir agir les hommes ; et je me fis acteur pour
être spectateur. Il est toujours aisé de descen-
dre : j'essayai d'une multitude de conditions dont
jamais homme de la mienne ne sctoit avisé. Je
devins même paysan ; et quand Julie m'a fait
garçon jardinier, elle ne m'a point trouvé si no-
vice au métier quelle amoit pu croire.
Avec la véritahle connoissance des hommes ,
dont l'oisive philosophie ne donne que l'appa-
rence , je trouvai un autre avantage auquel je
ne m'étois point attendu ; ce fut d'aiguiser par
une vie active cet amour de l'ordre que j'ai reçu
de la nature , et de prendre un nouveau goût
pour le hien par le plaisir d'y contrihucr. Ce
sentiment me rendit un peu moins contempla-
tif, m'unit un peu plus à moi-même; et, par
une suite assez naturelle de ce progrès , je m'a-
perçus que j'étois seul. La solitude qui m'ennuya
toujours me devenoit affreuse , et je ne pouvois
plus espérer de l'éviter long-temps. Sans avoir
perdu ma froideur j'avois })esoin d'un attache-
ment; IJimage de la caducité sans consolation m af-
fligeoit avant le temps, et pour la première fois
de ma vie je connus linquiétude et la tristesse. Je
parlai de ma peine au haron d'Élange. Il ne faut
point, me dit-il, vieillir garçon. Moi-même ,
après avoir vécu presipic indépendant dans les
QUATRIÈME PARTIE. 167
liens du mariajje , je sens que j'ai I)CSoin de re-
devenir époux et père , et je vais me retirer dans
le sein de ma famille. Une tiendra qu'à vous d'en
faire la vôtre et de me rendre le Hls que j'ai perdu.
J'ai une tille uni([ue à marier : elle n'est pas sans
mérite ; elle a le cœur sensible , et l'amour de
son devoir lui fait aimer tout ce qui s y rapporte.
Ce n'est ni une beauté ni un prodige desprit;
mais venez la voir , et croyez que si vous ne sen-
tez rien pour elle vous ne sentirez jamais rien
pour personne au monde. Je vins , je vous vis ,
Julie, et je trouvai que votre père m'avoit parlé
modestement de vous. Vos transports, vos lar-
mes de joie en 1 embrassant, me donnèrent la
première ou plutôt la seule émotion que j'aie
éprouvée de ma vie. Si cette impression fut lé-
gifère , elle étoit unique; et les sentiments n'ont
besoin de force pour a^îfir qu'en proportion dé
ceux qui leur résistent. Trois ans d absence ne
changèrent point létat de mon cœur. L'état du
vôtre ne m'échappa pas à nîon retour ; et c'est
ici qu'il faut que je vous venge d un aveu qui
vous a tant coûté. Juge , nia chère, avec quelle
étrange surprise j'appris alors que tous mes se-
crets lui avoient été révélés avant mon mariage,
et qu'il m a voit épousée sans ignorer que j'appar-
tenois à un autre.
Cette conduite étoit inexcusable, a continué
M. de Wolmar. J'ofFensois la délicatesse ; je pé-
chois contre la prudence ; j cxposois votre hon-
neur et le mien ; je devois craindre de nous pré-
l58 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cipiter tous deux dans des malheurs sans res-
source : mais je vous aimois , et n'ainiois que
vous ; tout le reste m'étoit indilïérent. Comment
réprimer la passion même la plus foible quand
elle est sans contre-poids? Voilà linconvénient
des caractères froids et tranquilles. Tout va bien
tant que leur froideur les garantit des tentations;
mais sil en survient une qui les atteigne, ils
sont aussitôt vaincus, qu'attaqués ; et la raison ,
qui gouverne tandis qu elle est seule, n'a jamais
de torce pour résister au moindre effort. Je n'ai
été tenté qu'une fois , et j'ai succombé. Si li-
vresse de quelque autre passion m'eût fait va-
ciller encore, jaurois fait autant de chutes que
de faux pas. 11 n y a que des arnes de feu qui sa-
chent combattre et vaincre; tous les grands ef-
forts , toutes les actions sublimes , sont leur ou-
vrage : la froide raison n'a jamais rien fait d'il-
lustre, et l'on ne triomphe des passions qu'en les
opposant l'une à l'autre. Quand celle de la vertu
vient à s'élever, elle domine seule et tient tout
en équilibre. Voilà comment se forme le vrai
sage , qui n'est pas plus qu'un autre à l'abri des
passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-
mêmes , comme un pilote fait route par les mau-
vais vents.
Vous voyez que je ne prétends pas exténuer
ma faute : si c'en eût été une , je l'aurois faite
infailliblement ; rnais , Julie , je vous connois-
sois , et n'en lis point en vous époui^ant. Je sen-
tis que de vous seule dépendoit tout le bonheur
QUATRIÈME PARTIE. 1^9
dont je pouvois jouir, et que si quelqu'un étoit
capal)le de vous rendre heureuse, c'étoit moi.
Je savois que 1 innocence et Ja paix étoient né-
cessaires à votre cœur, que 1 amour dont il étoit
préoccupé ne les lui donneroit janîais, et ([uil
ny avoit que 1 iiorreur du crin;c qui pût en
chasser 1 amour. .îe vis que votre anie étoit dans
un accablement dont elle ne sortiroit que par.
un nouveau comhat , et que ce seroit en sentant
combien vous pouviez encore être estimable que
vous apprendriez à le devenir.
Votre cœur étoit usé pour j amour : je comp-
tai donc pour rien une di.^proportion d'âge qui
môtoit le droit de prétendre à un sentiujent
dont celui qui en étoit Tolyet ne pouvoit jouir ,
et impossible à obtenir pour tout autre. Au con-
traire , voyant dans une vie plus d à Uioitié
écoulée quun seul goût s'étoit lait sentir à moi,
je jugeai qu'il seroit durable , et je me plus à lui
conserver le reste de mes jours. Dans mes lon-
gues recherches , je n avois rien trouvé qui vous
valût; je pensai que ce que vous ne feriez pas
nulle autre au monde ne pourroit le faire ; j'osai
croire à la vertu, et vous épousai. Le mystère
que vous me faisiez ne me surprit point ; j en.
savois les raisons , et je vis dans votre sajije con-
duite celle de sa durée. Par égard pour vous ji-
mitai votre réserve , et ne voulus point vous
ôter l'honneur de me faijc un jour de vous-
même un aveu que je voyois à cha(|ue instant
sur le bord de vos lèvres. Je ne me suis trompé
iGo LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
en rien ; vous avez tenu tout ce que je m etois
promis de vous. Quand je voulus me choisir
une épouse, je desirai d'avoir en elle une com-
pagne aimable, sage, heureuse. Les deux pre-
mières conditions sont remplies : mon enfant,
j'espère que la troisième ne nous manquera pas.
Aces mots, malgré tous mes efforts pour ne
1 interrompre que par mes pleurs, je n'ai pu
m'empêcher de lui sauter au cou en m'écriant :
Mon cher mari! 6 le meilleur et le plus aimé des
hommes ! apprenez-moi ce qui manque à mon
l)onheur, si ce n'est le vôtre, et dêtre mieux
mérité . . . Vous êtes heureuse autant qu'il se
peut, a-t-il dit en m'interrompant ; vous mé-
ritez de lêtre ; mais il est temps de jouir en paix
d un bonheur qui vous a jusqu'ici coûté bien des
soins. Si votre fidélité m'eût suffi, tout étoit fait
du moment que vous me la promîtes; j'ai voulu
déplus qu'elle vous fût facile et douce, et c'est
à la rendre telle que nous nous sommes tous
deux occupés de concert sans nous en parler.
Julie, nous avons réussi mieux que vous ne
pensez peut-être. Le seul tort que je vous trouve
est de n'avoir pu reprendre en vous la con-
fiance que vous vous devez, et de vous estimer
moins que votre prix. La modestie extrême a
ses dangers ainsi que l'orgueil. Comme une té-
mérité qui nous porte au-delà de nos forces les
rend impuissantes, un effroi qui nous empêche
d'y compter les rend inutiles. La véritable pru-
dence consiste à les bien connoître et à s'y te-
QUATRIÈME PARTIE. l6t
DÎr. Vous en avez acquis de nouvelles en chan-
geant d'état. Vous nêtes plus cette fille infor-
tunée qui déploroit sa foiblesse en s'y livrant ;
vous êtes la plus vettueuse des femmes , qui né
counoît d'autres lois que celles du devoir et de
l'honneur, et à qui le trop vif souvenir de ses
fautes est la seule faute qui reste à reprocher.
Loin de prendre encore contre vous-même des
précautions injurieuses, apprenez donc à comp-
ter sur vous pour pouvoir y compter davantage.
Ecartez d'injustes défiances capables de réveil-
ler quelquefois les sentiments qui les ont pro-
duites. Félicitez -vous plutôt d'avoir su choisir
un honnête homme dans un âge où il est si fa-
cile de s'y tromper, et d'avoir pris autrefois un
amant que vous pouvez avoir aujourdhui pour
ami sous les yeux de votre mari même. A peine
vos liaisons me furent-elles connues, que je vous
estimai lun par l'autre. Je vis quel trompeur,
enthousiasme vous avoit tous deux égarés : il
n'agit que sur les belles âmes ; il les perd quel-
quefois, mais c'est par un attrait qui ne séduit
qu'elles. Je jugeai que le même goût qui avoit
formé votre union la relâcheroit sitôt qu'elle de-
viendroit criminelle, et que le vice pou voit en-
trer dans des cœurs comme les vôtres, mais non
pas y prendre racine.
Dès-lors je coçipris qu'il régnoit entre vous des
liens qu'il ne falloit point rompre; que votre mu-
tuel attachement tenoit à tant de choses louables,
qu'il falloit plutôt le régler que l'anéantir, et
l62 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qu'aucun des deux ne pouvoit oublier l'autre
sans perdre beaucoup de son prix. Je savois que
les grands combats ne font qu'irriter les grandes
passions, et que si les violents efforts exercent
lame, ils lui coûtent des tourments dont la du-
rée est capable de l'abattre. J'employai la dou-
ceur de Julie pour tempérer sa sévérité. Je nour-
ris son amitié pour vous, dit-il à Saint-Preux;
j'en ôtai ce qui pouvoit y rester de trop; et je
crois vous avoir conservé de son propre cœur
plus peut-être quelle ne vous en eût laissé si je
l'eusse abandonné à lui-même.
Mes succès m'encouragèrent, et je voulus
tenter! votre guérison comme j'avois obtenu la
sienne; car je vous estimois; et, malgré les pré-
jugés du vice, j'ai toujours reconnu quil ny
avoit rien de bien qu'on n'obtînt des belles âmes
avec de la confiance et de la francbise. Je vous
ai vu, vous ne m'avez point trompé; vous ne
me tromperez point; et quoique vous ne soyez
pas encore ce que vous devez être, je vous vois
mieux que vous ne pensez, et suis plus content
de vous que vous ne lêtes vous-même. Je sais
bien que ma conduite a l'air bizarre, et clioque
toutes les maximes communes; mais les maxi-
mes deviennent moins générales à mesure
qu'on lit mieux dans les cœurs ; et le nmri de
Julie ne doit pas se conduire jMpnme un autre
homme. Mes enfants, nous ditW^dun ton d'au-
tant [)lus touchant quil partoit d un homme
tran(pûllc, soyez ce que vous êtes, et nous
QUATRIÈME PARTIE. ïC3
serons tous contents. Le tlanp,er nVst que clans
l'opinion : n ayez pas peur de vous, et vous n au-
rez rien à craindre; ne songez qu'au présent, et
je vous réponds de Tavenir, Je ne puis vous en
dire aujourdhui davantage; mais si mes projets
s'accomplissent, et que mon espoir ne m'abuse
pas, nos destinées seront mieux remplies, et
vous serez tous deux plus heureux que si vous
aviez été 1 un à lautre.
En se levant il nous embrassa , et voulut que
nous nous embrassassions aussi , dans ce lieu...
dans ce lieu même où jadis... Claire, ô bonne
Claire , combien tu m'as toujours aimée ! Je n'en
fis aucune difficulté : hélas ! que j aurois eu tort
d'en faire! ce baiser n'eut rien de celui qui m'a-
voit rendu le bosquet redoutable : je m'en fé- V
licitai tristement, et je connus que mon cœur
étoit plus changé que jusque-là je n'avois osé le
croire.
Comme nous reprenions le chemin du logis ,
mon mari m'arrêta par la main, et, me montrant
ce bosquet dont nous sortions , il me dit en riant ,
Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d'être
profané. Tu ne veux pas me croire, cousine,
mais je te jure qu'il a quelque don surnaturel
pour lire au fond des cœurs : que le ciel le lui
laisse toujours! Avec tant de sujet de me mépri-
ser, c'est sans doute à cet art que je dois son in-
dulgence.
Tu ne vois point encore ici de conseil à don-
ner : patience , mon ange, nous y voici ; mais la
l64 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
conversation que je viens de te rendre étoit né-
cessaire à léclaircissement du reste.
En nous en retournant, mon mari, qui depuis
long-temps est attendu à Etange , m'a dit qu'il
comptoit partir demain pour s'y rendre , qu'il te
verroit en passant , et qu'il y resteroit cinq ou six
jours. Sans dire tout ce que je pensois d'un départ
aussi déplacé, j'ai représenté qu'il ne me parois-
soit pas assez indispensable pour obliger M. de
Wolmar à quitter un hôte qu'il avoit lui-même
appelé dans sa maison. Voulez-vous , a-t-il ré-
pliqué , que je lui fasse mes honneurs pour l'a-
vertir qu'il n'est pas chez lui ?Je suis pour l hos-
pitalité des Valaisans. J'espère qu'il trouve ici
leur franchise et qu'il nous laisse leur liberté.
Voyant qu'il ne vouloit pas m'entendre, j'ai pris
un autre tour et tâché d'engager notre hôte à
faire ce voyage avec lui. Vous trouverez, lui ai-
je dit , un séjour qui a ses beautés, et même de
celles que vous aimez; vous visiterez le patri-
moine de mes pères et le mien : l'intérêt que
vous prenez à moi ne me permet pas de croire
que cette vue vous soit indifférente. J'avois la
bouche ouverte pour ajouter que ce château res-
sembloit à* celui de mylord Edouard, qui... mais
heureusement j'ai eu le temps de me mordre la
langue. ïl m'a répondu tovit simplement que
j'avois raison et qu'il fcroit ce qu'il me plairoit.
Mais M. de Wolmar, qui sembloit vouloir me
poussera bout , a répliqué qu'il devoit faire ce
qui lui plaisoit à lui-même. Lequel ainiez-yous
QUATRIÈxME PARTIE. l65
mieux, venir ou rester? Rester, a-t-il dit sans
balancer. Hé bien ! restez, a repris mon mari en
lui serrant la main. Homme bonnête et vrai, je
suis très content de ce mot-là. 11 n y avoit pas
moyen d'alterquer beaucoup là-dessus devant le
tiers qui nous écoutoit. J'ai gardé le silence , et
n'ai pu caclier si bien mon chagrin que mon
mari ne s en soit aperçu. Quoi donc i a-t-il re-
pris d'un air mécontent dans un moment où
Saint-Preux étoit loin de nous, aurois-je inutile-
ment plaidé votre cause contre vous-même? et
madame de Wolmar se contenteroit-elle dune
vertu qui eût besoin de choisir ses occasions?
Pour moi, je suis plus difficile ; je veux devoir
la fidélité de ma femme à son cœur et non pas
au hasard ; et il ne me suffit pas qu'elle garde sa
foi, je suis, offensé qu'elle en doute.
Ensuite il nous a menés dans son cabinet , où
j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant sor-
tir d'un tiroir, avec les copies de quelques rela-
tions de notre ami que je lui avois données, les
originaux mêmes de toutes les lettres que je
croyois avoir vu brûler autrefois par Babi dans
la chambre de ma mère. Voilà , m'a-t-il dit en
nous les montrant , les fondements de ma sécu-
rité ; s'ils me trompoient, ce seroit une folie de
compter sur rien de ce que respectent les hom-
mes. Je remets ma femme et mon honneur en
dépôt à celle qui , fille et séduite , préféroit un
acte de bienfaisance à un rendez-vous vinique
et sûr : Je confie Julie , épouse et mère , à celui
l66 LA NOUVELLE HELOÏSE.
qui, maître de contenter ses désirs, sut respec-
ter Julie amante et fiile. Que celui de vous deux
qui se méprise assez pour penser que j'ai tort le
dise , et je me rétracte à l'instant. Cousine ,
crois-tu qu'il fût aisé de répondre à ce lanj^age?
J'ai pourtant cherché un moment dans l'après-
midi pour prendre en particulier mon mari, et,
sans entrer dans des raisonnements qu'il ne m'é-
toit pas permis de pousser fort loin, je me suis
bornée à lui demander deux jours de délai : ils
m'ont été accordés sur-le-champ. Je les emploie
à t envoyer cet exprès et à attendre ta réponse
pour savoir ce que je dois faire.
Je sais bien que je n'ai qu'à prier mon mari
de ne point partir du tout , et celui qui ne me
refusa jamais rien ne me refusera pas une si lé-
(],ère fyrace. Mais, ma chère, je vois qu'il prend
plaisir à la confiance qu'il me témoigne ; et je
crains de perdre une partie de son estime , s'il
croit que j'aie besoin de plus de réserve qu'il ne
m'en permet. Je sais bien encore que je nai
qu il dire un mot à Saint-Preux et qu'il n'hésitera
pas à l'accompagner; mais mon mari prendra-
t-il ainsi le change? et puis-je faire cette démarche
sans conserver sur Saint-Preux un air d'autorité
qui senibleroit lui laisser à son tour quelque
sorte de droits^ Je crains d'ailleurs qu'il n'infère
de cette précaution que je la sens nécessaire ;
et ce moyen , qui semble d'abord le plus facile ,
est peut-être au fond le plus dangereux. Enfin
QUATRIÈME PARTIE. 1G7
je n'ignore pas que nulle considération ne peut
être mise en balance avec un danger réel; mais
ce danger exisie-t-il en effet? Voilà précisément
le doute que tu dois résoudre.
Plus je veux sonder l'état présent de mon
ame , plus j'y trouve de quoi me rassurer. Mon
cœur est pur , ma conscience est tranquille, je
ne sens ni trouble ni crainte ; et, dans tout ce
qui se passe en moi , ma sincérité vis-à-vis de
mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n'est
pas que certains souvenirs involontaires ne me
donnent quelquefois un attendrissement dont
il vaudroit mieux être exempte ; mais , bien
loin que ces souvenirs soient produits par la
vue de celui qui les a causés , ils me semblent
plus rares depuis son retour , et , quelque doux
qu'il me soit de le voir, je ne sais par quelle bi-
zarrerie il m'est plus doux de penser à lui : en
un mot je trouve que je n'ai pas même besoin
du secours de la vertu pour être paisible en
sa présence , et que , quand l'horreur du crime
n'existeroit pas , les sentiments qu'elle a détruits
auroient bien de la peine à renaître.
Mais, mon ange, est-ce assez que mon cœur
me rassure quand la raison doit m'alarmer? J'ai
perdu le droit de compter sur moi. Qui me ré-
pondra que ma confiance n'est pas encore une
illusion du vice ? Comment me fier à des senti-
ments qui m'ont tant de fois abusée? Le crime
ne commence-t-il pas toujours par l'orgueil qui
l68 LA NOUVELLE HELOÏSE. *
fait mépriser la tentation? et braver des périls
où l'on a succombé n'est-ce pas vouloir succom-
ber encore ?
Pèse toutes ces considérations , ma cousine ;
tu verras que quand elles seroient vaines par
elles-mêmes , elles sont assez graves par leur
objet pour mériter qu'on y songe. Tire - moi
donc de l'incertitude où elles m'ont mise. Mar-
que-emoi comment je dois me comporter dans
cette occasion délicate ; car mes erreurs passées
ont altéré mon jugement et me rendent timide
à me déterminer sur toutes choses. Quoi que tu
penses de toi-même , ton ame est calme et tran-
quille , j en suis sûre, les objets s'y peignent tels
quils sont ; mais la mienne , toujours émue
comme une onde agitée , les confond et les dé-^
figure. Je n'ose plus me fier à rien de ce que
je vois ni de ce que je sens; et, malgré de si
longs repentirs , j éprouve avec douleur que le
poids d'une ancienne faute est un fardeau qu'il
faut porter toute sa vie.
LETTRE XIII.
RÉPONSE DE MADAME d'oRBE
A MADAME DE WOLMAR.
Pauvre cousine, que de tourments tu te don-
nes sans cesse avec tant de sujets de vivre en
paix ! Tout ton mal vient de toi , ô Israël! Si tu
QUATRIÈME PARTIE. 169
«uivois tes propres ré(>les , que dans les choses
de sentiment tu n'écoutasses que la voix inté-
rieure, et que ton cœur fît taire ta raison, tu te
livrerois sans scrupule à la sécurité qu'il t'ins-
pire, et tu ne t'efforcerois point, contre son té-
moijO^nape , de craindre un péril qui ne peut ve-
nir que de lui.
Je t'entends , je t'entends bien , ma Julie : plus
sûre de toi que tu ne feins de 1 être , tu veux
thumilier de tes fautes passées sous prétexte
d en prévenir de nouvelles , et tes scrupules sont
bien moins des précautions pour l'avenir qu'une
peine imposée à la témérité qui t'a perdue au-
trefois. Tu compares les temps ! y penses-tu ?
compare aussi les conditions , et souviens -toi
que je te reprochois alors ta confiance comme
je te reproche aujourd hui ta frayeur.
Tu t'abuses , ma chère enfant : on ne se donne
point ainsi le change à soi-même; si Ion peut
s'étourdir sur son état en n'y pensant point , on
le voit tel qu'il est sitôt qu'on veut s'en occuper,
et 1 on ne se déguise pas plus ses vertus que ses
vices. Ta douceur, ta dévotion, t'ont donné du
penchant à Ihumilité. Défie-toi de cette dange-
reuse vertu qui ne fait qu'animer l'amour-proprc
en le concentrant, et crois que la noble fran-
chise d'une ame droite est préférable à l'orgueil
des humbles. S'il faut de la tempérance dans la
sagesse , il en faut aussi dans les précautions
qu'elle inspire , de peur que des soins ignomi-
nieux à la vertu n'avilissent l'ame , et n'v réali-
lyO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
sent un danger chimérique à force de nous en
alarmer. Ne vois-tu pas qu'après sêtre relevé
d'une cbute il faut se tenir debout , et que sin-
cliner du côié opposé à celui oii on est tombé
c'est le moyen de tomber encore? Cousine, tu
fus amante comme Héloïse ; te voilà dévote
comme elle ; plaise à Dieu que ce soit avec plus
de succès ! En vérité , si je connoissois moins ta
timidité naturelle, tes terreurs seroient capables
de m'effrayer à mon tour ; et si j étois aussi scru-
puleuse, à force de craindre pour toi tu nie fe-
rois trembler pour moi-même.
Pense-s-y mieux, mon aimable amie; toi dont
la morale est aussi facile et douce qu elle est
honnête et pure , ne mets-tu point une âpreté
trop rude, et qui sort de ton caractère, dans
tes maximes sur la séparation des sexes .' Je con-
viens avec toi qu'ils ne doivent pas vivre en-
semble ni d'une même manière; mais regarde si
cette importante règle n'auroit pas besoin de
plusieurs distinctions dans la pratique; s il faut
rappliquer indifféremment et sans exception
aux femmes et aux fdles , à la société générale
et aux entretiens particuliers , aux affaires et
aux amusements, et si ia décence et Ihonnêteté
qui linspirent ne la doivent pas quelquefois
tempérer. Tu veux qu'en un [)ays de bonnes
mœurs, où l'on cherche dans le niariage des
convenances naturelles , il y ait des assemblées
où les jeunes gens des deux sexes puissent se
voir , se connoîtrc , et s'assortir , mais tu leur
QUATRIÈME. PARTIE. lyi
interdis avec grande raison toute entrevue par-
ticulière. Ne seroit-ce pas tout le contraire pour
les lemnics et les mères de famille, qui ne peu-
vent avoir aucun intérêt légitime à se montrer
en public, que les soins domestiques retiennent
dans l'intérieur de leur maison , et qui ne doi-
vent s y refuser à rien de convenable à la maî-
tresse du logis? Je naimerois pas à te voir dans
tes caves aller faire goûter les vins aux mar-
chands , ni quitter tes enfants pour aller régler
des comptes avec un banquier ; mais , s il sur-
vient un honnête homme qui vienne voir ton
mari, ou Içaiteravec lui de quelque affaire, re-
fuseras-tu de recevoir son hôte en son absence
et de lui faire les honneurs de ta maison , de
peur de te trouver tète à tète avec lui? Remonte
au principe , et toutes les règles s'expliqueront.
Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent
vivre retirées et séparées des hommes? Ferons-
nous cette injure à notre sexe de croire que ce
soit par des raisons tirées de sa foiblcsse, et seu-
lement pour éviter le danger des tentations ?
Non, ma chère, ces indignes craintes ne con-
viennent point à une femme de bien , à une
mère de famille sans cesse environnée d'objets
qui nourrissent en elle des sentiments d'hon-
neur, et livrée aux plus respectables devoirs de
la nature. Ce qui nous sépare des hommes c'est
la nature elle-même , qui nous prescrit des oc-
cupations différentes ; c'est cette douce et timide
modestie qui , sans songer prcciscment à lu
172 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
chasteté , en est la plus sûre f;arclienne ; c'est
cette réserve attentive et piquante qui , nour-
rissant à-la-fois dans les cœurs des hommes et
les désirs et le respect , sert pour ainsi dire de
coquetterie à la vertu. Voilà pourquoi les époux
mêmes ne sont pas exceptés de la règle ; voilà
pourquoi les femmes les plus honnêtes conser-
vent en général le plus d'ascendant sur leurs
maris , parcequ à l'aide de cette sage et discrète
réserve, sans caprice et sans rehis, elles savent
au sein de l'union la plus tendre les maintenir
à une certaine distance , et les empêchent de
jamais se rassasier d'elles. Tu conviendras avec
moi que ton précepte est trop général pour ne
pas comporter des exceptions , et que , n'étant
point fondé sur un devoir rigoureux , la même
bienséance qui l'établit peut quelquefois en diS'
penser.
La circonspection que tu fondes sur tes fautes
passées est injurieuse à ton état présent : je ne
la pardonnerois jamais à ton cœur, et j'ai bien
de la peine a la pardonner à ta raison. Com-
ment le rempart qui défend ta personne n'a-t-
il pu te garantir d'une crainte ignominieuse?
Comment se peut-il que ma cousine, ma sœur,
mon amie, ma Julie, confonde les faiblesses
d'une Hlle trop sensible avec les infidélités d'une
femme coupable? Regarde tout autour de toi,
tu n'y verras rien qui ne doive élever et soute-
nir ton ame. Ton mari, qui en présume tant,
et dont tu as Icstime à iustificii tes enfants,
QUATRIÈME PARTIE. 17,3
que tu veux former au bien et qui s'honoreront
un jour de t avoir eue pour mère; ton vénérable
père, qui t'est si cher, qui jouit de ton bonheur
et s'illustre de sa fille plus même que de ses
aïeux; ton amie, dont le sort dépend du lien
et à qui tu dois compte d'un retour auquel elle
a contribué; sa fdle, à qui tu dois l'exemple des
vertus que tu lui veux inspirer; ton ami, cent
fois plus idolâtre des tiennes que de ta per-
sonne, et qui te respecte encore plus que tu ne
le redoutes; toi-même enfin, qui trouves dans
ta sagesse le prix des efforts qu'elle t'a coûtés,
et qui ne voudras jamais perdre en un moment
le fruit de tant de peines; combien de motifs
capables d'animer ton courage te font honte de
toser défier de toi! Mais, pour répondre de ma
Julie, qu'ai -je besoin de considérer ce qu'elle
est? Il me suffit de savoir ce qu'elle fut durant
les erreurs qu'elle déplore. Ah! si jamais ton
cœur eût été capable d'infidélité, je te permet-
trois de la craindre toujours; mais, dans l'in-
stant même où tu croyois fenvisoger dans l'éloi-
gnement, conçois Ihorreur quelle t eût faite pré-
sente, par celle qu'elle t'inspira dès qu'y penser
eût été la commettre.
Je me souviens de l'étonnement avec lequel
nous apprenions autrefois qu il y a des pays où
la foiblesse d une jeune amante est un crime
irrémissible , quoique fadultère d'une femme
y porte le doux nom de galanterie, et où l'on
se dédonimaîïe ouvertement étant mariée de la
174 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
courte ffène oii Ion vivoit étant fille. Je sais
quelles niaxinjes régnent là-dessus clans le grand
inonde, où la vertu nest rien, où tout n'est que
vaine apparence, où les crimes s effacent par la
difficulté de les prouver, où la preuve même en
est ridicule contre l'usage qui les autorise. Mais
toi, Julie, 6 toi qui, brûlant d'une flamme pure
et fidèle, n'étois coupalile quaux yeux des hom-
mes, et n'avois rien à te reprocher entre le ciel
et toi, toi qui te faisois respecter au milieu de
tes fautes , toi qui , livrée à d impuissants regrets
nous forçois d adorer encore les vertus que tu
n'avois plus, toi qui t'indignois de supporter ton
pro-pre mépris quand tout senjhloit te rendre
excusable; oses-tu redouter le crime après avoir
payé si cher ta foiblesse? oses-tu craindre de va-
loir moins aujourd'hui que dans les temps qui
t'ont tant coûté de larmes? Non, ma chère; loin
que tes anciens égarements doivent talarmer,
ils doivent animer ton courage; un repientir si
cuisant ne mène point au remords; et quicon-
que est si sensible à la honte ne sait point bra-
ver l'infamie.
Si jamais une ame ioible eut des soutiens con-
tre sa foiblesse, ce sont ceux qui s'offrent à toi;
si jamais une ame forte a pu se soutenir elle-
même, la tienne a-t-elle besoin d'appui? Dis-
moi donc quels sont les raisonnables motifs de
crainte. Toute ta vie n'a été qu'un combat con-
tinuel, où, niême après ta défaite, Ihonneur,
le devoir, n ont cessé de résister, et ont fini par
QUATRIÈME PARTIE. i-jS
vaincre. Ah! Julie, croiiai-jc qu'après tant de
tourments et de peines, douze ans de pleurs
et six ans de fjloire te laissent redouter une
épreuve de huit jours î' En deux mots, soit sin-
cère avec toi-même : si le péril existe, sauve ta
personne et rougis de ton cœur; s'il n'existe pas,
c'est outrager ta raison, cest flétrir ta vertu,
que de craindre un danger qui ne peut l'at-
teindre. Ignores-tu quil est des tentations des-
honorantes qui n'approchèrent jamais d'une ame
honnête, qu'il est même honteux de les vaincre,
et que se précautionner contre elles est moins
s humilier que s avilir?
Je ne prétends pas te donner mes raisons pour
invincibles, mais te montrer seulement qu il y en
a qui combattent les tiennes; et cela sutfit pour
autoriser mon avis. Ne t'en rapporte ni à toi qui
ne sais pas te rendre justice, ni à moi qui dans
tes défauts n'ai jamais su voir que ton cœur,
et t'ai toujours adorée, mais à ton mari, qui te
voit telle que tu es, et te juge exactement selon
ton mérite. Prompte comme tous les gens sen-
sibles à mal juger de ceux qui ne le sont pas,
je me défiois de sa pénétration dans les secrets
des cœurs tendres ; mais , depuis l'arrivée de no-
tre voyageur, je vois par ce qu'il m'écrit qu il lit
très bien dans les vôtres, et que pas un des mou-
vements qui s'y passent n'échappe à ses obser-
vations : je les trouve même si fines et si justes,
que j'ai rebroussé presque à l'autre extrémité
de mon pren)ier sentiment; et je croirois vo-
176 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
lontiers que les hommes froids , qui consultent
plus leurs yeux que leur cœur, jugent mieux
des passions d'autrui que les gens turbulents et
■vifs, ou vains comme moi, qui commencent
toujours par se mettre à la place ites autres,
et ne savent jamais voir que ce quils sentent.
Quoi quil en soit, M. de Wolmar te connoît
Lienj il t'estime, il t'aime, et son sort est lié au
tien : que lui manquc-t-il pour que lu lui laisses
l'entière direction de ta conduite sur laquelle
tu crains de t'aljuser? Peut-être, sentant ap-
procher la vieillesse, veut-il par des épreuves
propres à le rassurer prévenir les inquiétudes
jalouses qu'une jeune femme inspire ordinai-
rement à un vieux mari; peut-être le dessein
qu'il a demande-t-il que tu puisses vivre fami-
lièrement avec ton ami sans alarmer ni ton
époux ni toi-même; peut-être veut-il seulement
te donner un témoignage de confiance et d'es-
time digne de celle qu'il a pour toi. Il ne faut
jamais se refuser à de pareils sentiments comme
si l'on n'en pouvoit sou tenir le poids ; et pour moi ,
je pense en un mot que tu ne peux mieux satis-
faire ^ la prudence et à la modestie qu'en te rap-
portant de tout à sa tendresse et à ses lumières.
Veux-tu, sans désobliger M. de Wolmar, te
punir d'un orgueil que tu n'eus jamais, et pré-
venir un danger qui n'existe plus? Restée seule
avec le philosophe, prends contre lui toutes les
précautions superflues qui t'auroicnt été jadis
si nécessaires; impose- toi la même réserve que
QUATRIÈME PARTIE. i-j'j
si avec ta vertu tu pou vois te défier encore de
ton cœur et du sien : évite les conversations trop
affectueuses, les tendres souvenirs du passé; in-
terromps ou préviens les trop longs têtes-à-tétes ;
entoui'e-ioi sans cesse de tes enflants; reste peu
seule avec lui dans la chambre, dans TÉlysée,
dans le bosquet, malgré la profanation. Sur-tout
prends ces mesures dune manière si naturelle
quelles semblent un eifet du hasard, et qu'il
ne puisse imaginer un moment que tu le re-
doutes. Tu aimes les promenades en bateau; tu
ten prives pour ton mari qui craint Teau, pour
tes enfants que tu n y veux pas exposer : prends
le temps de cette absence pour te donner cet
amusement en laissant tes enfants sous la garde
de la Fanclîon. G est le moyen de te livrer sans
risque aux doux épanchements de Tamitié, et
de jouir paisiblement d'un long tête-à-tête sous
la protection des bateliers, qui voient sans en-
tendre, et dont on ne peut s'éloigner avant de
penser à ce qu'on fait.
Il me vient encore une idée qui feroit rire
beaucoup de gens, mais qui te plaira, j'en suis
sûre; c'est de faire en l'absence de ton mari un
journal fidèle pour lui être montré à son retour,
et de songer au journal dans tous les entretiens
qui doivent y entrer. A la vérité, je ne crois pas
qu'un pareil expécîient fût utile à l>eaucoup de
femmes; mais une ame franche et incapable de
mauvaise foi a contre le vice bien des ressources
qui manqueront toujours aux autres. Rien n'est
4* 12
I-yS LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
méprisable de ce qui tend à garder la pureté; et
ce sont les petites précautions qui conservent
les grandes vertus.
Au reste , puisque ton mari doit me voir en
passant, il me dira, j'espère, les véritables rai-
sons de son voyage; et si je ne les trouve pas
solides, ou je le détournerai de l'acbevcr, ou,
quoi quil arrive, je ferai ce quil n'aura pas
voulu faire ; c'est sur quoi tu peux compter. En
attendant, en voilà, je pense, plus qu'il n'en
faut pour te rassurer contre une épreuve de huit
jours. Va , ma Julie , je te connois trop bien
pour ne pas répondre de toi autant et plus que
de moi-même. Tu seras toujours ce que tu dois
et que tu veux être. Quand tu te livrerois à la
seule honnêteté de ton ame , tu ne risquerois
rien encore ; car je n'ai point de foi aux défaites
imprévues : on a beau couvrir du vain nom de
foiblesses des fautes toujours volontaires , ja-
mais femme ne succombe qu'elle n'ait voulu suc-
comber ; et si je pensois qu'un pareil sort pût
t attendre, crois-moi , crois-en ma tendre amitié ,
crois-en tous les sentiments qui peuvent naître
dans le cœur de ta pauvre Claire, j'aurois un
intérêt trop sensible à t'en garantir pour t'aban-
donner à toi seule.
Ce que M. de Wolmar t'a déclaré des connois-
nances qu'il avoit avant ton mariage me sur-
prend peu; tu sais que je m'en suis toujours
doutée; et je te dirai de plus que mes soupçons
ne se sont pas bornés aux indiscrétions de Babi.
QUATRIÈME PARTIE. I-JQ
Je n'ai jamais |)ii croire qu'un homme droit et
vrai comme ton pire, et qui avoit tout au moins
des soupçons Jui-mcme, pût se sésoudre à trom-
per son gendre et son ami; que s'il t'ongagcoit
si fortement'au secret, cest que la manière de
le révéler devenoit fort dilfércute de sa part ou
de la tienne, et qu'il vouloit sans doute y don-
ner un tour moins propre à rebuter M. de Wol-
mar que celui qu'il savoit bien que tu ne man-
querois pas d'y donner toi-même. Mais il faut
te renvoyer ton expiés; nous causerons de tout
cela plus à loisir dans un mois d'ici.
Adieu, petite cousine, cest assez prêcher la
prêcheuse : reprends ton ancien métier, et pour
cause. Je me sens tout inquiète de n'être pas
encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires
en me hâtant de les finir, et ne sais guère ce
que je fais. Ah! Chaillot, Chaillot!.., si j'étois
moins folle!... mais j'espère de letre toujours.
P. S. A propos , j'oubliois de faire compli-
ment à ton altesse. Dis-moi, je t'en prie, mon-
seigneur ton mari est -il Atteman , Knès , ou
Boyard? Pour moi, je croirai jurer s'il fîut l'ap-
peler madame la Boyarde (i). O pauvre enfant !
toi qui as tant gémi d'être née demoiselle, te voilà
bien chanceuse d être la femme d'un prince !
Entre nous cependant, pour une dame de si
(i) Madame d'Orbe ignoroit apparemment que les
deux premiers noms sont en effet des titres distingués ,
mais qu'un boyard n'est qu'un simple gentilbomme.
ï8o LA NOUVELLE HÉLOISE.
grande qualité , je te trouve des frayeurs un peu
roturières. Ne sais-tu pas que les petits scrupu-
les ne conviennent qu'aux petites gens, et qu'on
rit d'un enfant de bonne maison qui prétend
être fds de son père ?
LETTRE XIV.
DE M. DE WOLMAR A MADAME D'ORBE.
Je pars pour Étange , petite cousine : je m'étois
proposé de vous voir en allant; mais un retard
dont vous êtes cause me force à plus de diligence ,
et j'aime mieux coucher à Lausanne en reve-
nant, pour y passer quelques heures de plus
avec vous. Aussi bien j'ai à vous consulter sur
plusieurs choses dont il est bon de vous parler
d'avance afin que vous ayez le temps d'y réflé-
chir avant de m'en dire votre avis.
Je n'ai point voulu vous expliquer mon projet
au sujet du jeune homme avant que sa présence
eût confirmé la bonne opinion que j'en avois
conçue. Je crois dc^a mètre assez assuré de lui
pour vous confier entre nous que ce projet est
de le charger de l'éducation de mes enfants. Je
n'ignore pas que ces soins importants sont le
principal devoir d'un père : mais quand il sera
temps de les prendre je serai trop Agé pour les
remplir; et tranquille et contemplatif par tem-
pérament ,j.'cus toujours trop peu d activité pour
QUATRIÈME Px\RTIE. i8t
pouvoir régler celle de la jeunesse. D'ailleurs,
par la raison qui vous est connue (i), Julie ne
me verroit point sans inquiétude prendre une
fonction dont j'aurois peine à m'acquitter à son
gré. Comme par mille autres raisons votre sexe
n'est pas propre à ces mêmes soins, leur mère
s'occupera tout entière à bien élever son Hen-
riette : je vous destine pour votre part le gou-
vernement du ménage sur le plan que vous trou-
verez établi et que vous avez approuvé; la mienne
sera de voir trois honnêtes gens concourir au
bonheur de la maison, et de goûter dans ma
vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.
J'ai toujours vu que ma femme auroit une
extrême répugnance à confier ses enfants à des
mains mercenaires , et je n'ai pu blâmer se^
scrupules. Le respctable état de précepteur exige
tant de talents qu'on ne sauroit payer, tant de
vertus qui ne sont point à prix , qu'il est inu-
tile d en chercher un avec de largent. Il n'y a
qu'un homme de génie en qui l'on puisse espérer
de trouver les lumières d'un maître; il n'y a
qu un ami très tendre à qui son cœur puisse in-
spirer le zélé d un père ; et le génie n'est guère à
vendre, encore moins l'attachement.
Votre ami m'a paru réunir en lui toutes les
qualités convenables; et, si j'ai bien connu son
ame, je n imagine pas pour lui de plus grande
(i) Cette raison n'est pas connue encore du lecteur,
mais il est prié de ne pas s'impatienter.
|8i LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
félicité que de faire dans ces enfants chéris celle
de leur mère. Le seul obstacle que je puisse pré-
voir est dans son affection pour niylord Edouard ,
qui lui pernietlra diflicilemcnt de se détacher
d'un ami si cher et auquel il a de si grandes obli-
gations , à moins (pi Edouard ne l'exige lui-
-même. Nous attendons bientôt cet homme ex-
traordinaire ; et comme vous avez beaucoup
d'empire sur son esprit, s'il ne dément pas l'idée
que vous m en avez donnée, je pouriois bien
vous charger de ce! te négociai ion près de lui.
Vous avez à présent, petite cousine , la clef
de tonte ma conduite, qui ne peut que paroître
fort bizarre sans cette explication, et qui , j es-
père, aura désormais lapprobation de Julie et
la vôtre. TAvanfage d'avoir une femme comme
la mienne ma fait tenter des moyens qui se-
roient impraticables avec une autre. Si je la laisse
en toute confiance avec son ancien amant sous
la seule garde de sa vertu, je serois insensé d'é-
tablir dans ma maison cet amant avant de m'as-
surer qn il eût pour jamais cessé de lêtre : et
comment pouvoir m'en assiner, si j'avois une
épouse sur laquelle je comptasse moins?
Je vous ai vue quelquefois sourire à mes ob-
servations sur lamour : mais pour le coup je
tiens de quoi vous humilier. Jai fait une dé-
couverte que ni vous ni femme au monde, avec
toute la subtilité cpi'on prête à votre sexe, n'eus-
siez jamais faite, dont pourtant vous sentirez
peut-être l'évidence au premier instant , et que
QUATRIÈME PARTIE. l8.î
VOUS tiendrez au moins pour démontrée quand
j'aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde.
De vous dire que nies jeunes fjens sont plus
amoureux que jamais, ce n'est pas sans doute
une merveille à vous apprendre. De vous assu-
rer au contraire qu'ils sont parfaitement guéris;
vous savez ce que peuvent la raison, la vertu;
ce n'est pas là non plus leur plus grand miracle.
Mais que ces deux opposés soient vrais en même
temps ; qu'ils brûlent plus ardemment que ja-
mais l'un pour l'autre, et qu'il ne règne plus en-
tre eux qu'un honnête attachement ; qu'ils soient
toujours amants et ne soient plus qu'amis : c'est
je pense à quoi vous vous attendez moins , ce
que vous aurez plus de peine à comprendre , et
ce qui est pourtant selon l'exacte vérité.
Telle est lénigme que forment les contradic-
tions fréquentes que vous avez dû remarquer en
eux, soit dans leurs discours, soit dans leurs
lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet
du portrait a servi plus que tout le reste à m'en
éclaircir le mystère; et je vois qu'ils sont tou-
jours de bonne foi , même en se démentant sans
cesse. Quand je dis eux, c'est sur-tout le jeune
homme que j entends ; car, pour votre amie, on
n'en peut parler que par conjecture : un voile
de sagesse et d honnêteté fait tant de replis au-
tour de son cœur , qu il n'est plus possible à l'œil
humain d'y pénétrer, pas même au sien propre.
La seule chose qui me fait soupçonner quil lui
reste quelque défiance à vaincre, et qu'elle ne
t84 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cesse de chercher en elle-même ce quelle feroit
si elle étoit tout-à-fait guérie , et le fait avec
tant d'exactitude, ({ue si elle ctoit réellement
guérie elle ne le feroit pas si bien.
Pour votre ami , qui, bien que vertueux, s'ef-
fraie moins des sentiments qui lui restent , je lui
vois encore tous ceux qu il eut dans sa première
jeunesse ; mais je les vois sans avoir droit de
mcn offenser. Ce nest pas de Julie de Wolmar
qu il est amoureux , c'est de Julie d'Etange ; il
ne me hait point comme le possesseur de la
personne qu il aime , mais comme le ravisseur
de celle qu il a aimée. La femme d'un autre n'est
point sa maîtresse ; la mère de deux enfants n'est
plus son ancienne écolière. Il est vrai quelle lui
ressemble beaucoup et qu'elle lui en rappelle
souvent le souvenir. Il l'aime dans le temps
passé ; voilà le vrai mot de l'énigme : ôtez-lui la
mémoire, il n'aura plus d'amour.
Ceci n'est pas une vaine subtilité, petite cou-
sine ; c'est une observation très solide , qui , éten*
due à d'autres amours , auroit peut-être une ap-
plication bien ])lus générale qu'il ne paroît. Je
pense même qu'elle ne seroit pas difficile à ex-
pliquer en cctle occasion par vos propres idées.
Le temps où vous séparâtes ces deux amants fut
celui oii leur passion étoit à son plus haut point
de véhémence. Peut-être s'ils fussent restés plus
long-temps ensemble se seroient-ils peu à peu
refroidis ; mais leur imagination vivement émue
les a sans cesse offerts l'un à l'autre tels qu'ils
QUATRIÈME PARTIE. l85
étoierit à riiistant de leur séparation. Le jeune
homme , ne voyant point dans sa maîtresse les
chan^fyements qu'y faisoit le pro^rfrès du temps ,
laimoit telle qu il Tavoit vue, et non plus telle
qu elle étoit (i). Pour le rendre heureux il n'é-
toit pas question seulement de la lui donner .,
mais de la lui rendre au même a^e et dans les
mêmes circonstances où elle s'étoit trouvée au
temps de leurs premières amours; la moindre al-
tération à tout cela étoit autant doté du hon-
heur qu il s'étoit promis. Elle est devenue plus
belle , mais elle a changé ; ce qu'elle a gagné
tourne en ce sens à son préjudice ; car c'est de
l'ancienne et non pas d'une autre qu'il est amou-
reux.
Lerreur qui l'abuse et le trouble est de con-
fondre les temps et de se reprocher souvent
comme un sentiment actuel ce qui n'est que l'ef-
fet d un souvenir trop tendre : mais je ne sais
(i) Vous êtes bien folles , vous autres femmes , de
vouloir donner de la consistance à un sentiment aussi
frivole et aussi passager que Tamour. Tout change dans
la nature , tout est dans un flux continuel ; et vous vou-
lez inspirer des feux constants ! Et de quel di^oit préten-
dez-vous être aimée aujourd'hui parceque vous l'étiez'
hier? Gardez donc le même visage, le même âge, la
même humeur, soyez toujours la même , et l'on vous ai-
mera toujours , si l'on peut. Mais changer sans cesse, et
vouloir toujours qu'on vous aime, c'est vouloir qu'à cha-
que instant on cesse de vous aimer ; ce]n'est pas chercher
des cœurs constants, c'est en chercher d'aussi changeants
que vous.
l86 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
s'il ne vaut pas mieux achever de le guérir que
le désa])user. On tirera peut-être meilleur parti
pour cela de son erreur que de ses lumières. Lui
découvrir le véritable état de son cœur seroit lui
apprendre la mort de ce qu'il aime ; ce seroit lui
donner une affliction dangereuse en ce que l'état
de tristesse est toujours favorable à lamour.
Délivré des scrupules qui le gênent , il nourri-
roit peut-être avec plus de complaisance des sou-
venirs qui doivent s'éteindre ; il en parleroit avec
moins de réserve; et les traits de sa Julie ne sont
pas tellement effacés en madame de Wolmar ,
qu'à force de les y chercher il ne les y pût re-
trouver encore. J'ai pensé qu'au lieu de lui ôter
1 opinion des progrès qu'il croit avoir faits, et
qui sert d'encouragement pour achever, il falloit
lui faire perdre la mémoire des temps qu'il doit
oublier, en substituant adroitement d'autres
idées à celles qui lui sont si chères. Vous , qui
contribuâtes à les faire naître , pouvez contri-
buer plus que personne à les effacer ; mais c'est
seulement quand vous serez tout-à-fait avec nous
que je veux vous dire à l'oreille ce qu'il faut
faire pour cela; charge qui, si je ne me trompe,
ne vous sera pas fort onéreuse. En attendant ,
je cherche à le familiariser avec les objets qui
l'effarouchent, en les lui présentant de manière
qu ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est
ardent, mais foible et facile à subjuguer. Je pro-
fite de cet avantage en donnant le change à son
imagination. A la place de sa maîtresse je le
QUATRIÈME PARTIE. 187
force de voir toujours réponse d'un honnête
homme et la mère de mes entants : j'efface un ta-
bleau par un autre , et couvre le passé du pré-
sent. On mène un coursier omhraj^eux à Tobjct
qui l'effraie , afin qu'il n'en soit plus effrayé.
C'est ainsi qu'il en faut user avec ces jeunes j^ens
dont l'imagination brûle encore quand leur
cœur est déjà refroidi , et leur offre dans féloi-
gncment des monstres qui disparoissent à leur
approche,
Je crois bien connoître les forces de l'un et de
l'autre ; je ne les expose qu'à des épreuves qu'ils
peuvent soutenir : car la sagesse ne consiste
pas à prendre indifîéremment toutes sortes de
précautions , mais à choisir celles qui sont uti-
les et à néoliger les superflues. Les huit jours
pendant lesquels je les vais laisser ensemble suf-
firont peut-être pour leur apprendre à démêler
leur vrais sentiments et connoître ce qu'ils sont
réellement l'un à l'autre. Plus ils se verront seul
à seul , plus ils comprendront aisément leur er-
reur en comparant ce qu'ils sentiront avec ce
qu'ils auroient autrefois senti dans une situation
pareille. Ajoutez qu'il leur importe de s'accou-
tumer sans risque à la familiarité dans laquelle
ils vivront nécessairement si mes vues sont rem-
plies. Je vois par la conduite de Julie qu'elle a
reçu de vous des conseils qu'elle ne pouvoit re-
fuser de suivre sans se faire tort. Quel plaisir je
prendrois à lui donner cette preuve que je sens
tout ce qu'elle vaut,sic'étoit une femme auprès
l88 LA NOUVELLE HÈLOÏSE.
de laquelle un mari pût se faire un mérite de sa
confiance ! Mais quand elle n'auroit rien j*}a[;nc
sur son cœur, sa vertu resteroit la même: elle
lui coLiteroit davanta.fije , et ne triomplicroit pas
moins. Au lieu que sH lui reste aujourd'hui quel-
que peine intérieure à souffrir, ce ne peut être
que dans lattcndrissement d'une conversation
de réminiscence , qu elle ne saura que trop pres-
sentir, et qu'elle évitera toujours. Ainsi , vous
voyez quil ne faut point juger ici de ma con-
duite par les régies ordinaires, mais par les vues
qui me l'inspirent et par le caractère unique de
celle envers qui je la tiens.
Adieu, petite cousine, jusqu'à mon retour.
Quoique je n'aie pas donné toutes ces explica-
tions à Julie , je n'exige pas que vous lui en fas-
siez un mystère. J'ai pour maxime de ne point
interposer de secrets entre. les amis : ainsi je re-
mets ceux-ci à votre discrétion; faites-en l'usage
que la prudence et lamitié vous inspireront . je
sais que vous ne ferez rien que pour le mieux et
le plus honnête.
LETTRE XV.
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
\
JVT. DE WoLMAR partit hier pour Étange , et j'ai
peine à concevoir l'état de tristesse où m'a laisse
son départ. Je crois que l'éloignenient de sa
QUATRIÈME PARTIE. 189
lèmme m'affligeroit moins que le sien. Je me sens
plus contraint qu'en sa présence même, vm
morne silence régne au fond de mon cœur; un
effroi secret en étouffe le murmure, et moins
troublé de désirs que de craintes , j éprouve les
terreurs du crime sans en avoir les tentations.
Savez-vous, mylord, où mon ame se rassure
et perd ces indignes hayeurs? auprès de madame
de Wolmar. Sitôt que j'approche d'elle, sa vue
apaise mon trouble, ses regards épurent mon
cœur. Tel est f ascendant du sien , qu il semble
toujours inspirer aux autres le sentiment de son
innocence et le repos qui en est l'effet. Malheu-
reusement pour moi sa règle de vie ne la livre
pas toute la journée à la société de ses amis , et
dans les moments que je suis forcé de passer
sans la voir je souffrirois moins d'être plus loin
d'elle.
Ce qui contribue encore à nourrir la mélan-
colie dont je me sens accablé , c'est un mot
qu'elle me dit hier après le départ de son mari.
Quoique jusqu'à cet instant elle eût fait assez
bonne contenance , elle le suivit long-temps des
yeux avec un air attendri, que j attribuai d'a-
bord au seul éloignement de cet heureux époux;
mais je conçus à son discours que cet attendris-
sement avoit encore une autre cause qui ne
m'é.toit pas connue. Vous voyez comme nous
vivons, me dit-elle , et vous savez s il m est cher.
iSe croyez pas pourtant que le sentiment qui
m'unit à lui, aussi tendre et plus puissant quç
IQO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
l'amour, en ait aussi les foibicsses. S'il nous en
coûte quand la douce habitude de vivre ensem-
ble est interrompue , l'espoir assuré de la re-
prendre bientôt nous console. Un état aussi per-
manent laisse peu de vicissitudes à craindre • et
dans une absence de quelques jours nous sen-
tons moins la peine d'un si court intervalle que
le plaisir d'en envisager la fin. L'affliction que
vous lisez dans mes yeux vient d'un sujet plus
grave, et quoiqu'elle soit relative à M. de Wol-
mar , ce n'est point son éloignement qui la
cause.
Mon cher ami, ajouta-t-elle d'un ton pénétré,
il n'y a point de vrai bonheur sur la terre. J'ai
pour mari le plus honnête et le plus doux des
hommes, un penchant mutuel se joint au devoir
qui nous lie, il n'a point d'autres désirs que les
miens; j'ai des enfants qui ne donnent et pro-
mettent que des plaisirs à leur mère; il n'y eut
jamais d'amie plus tendre, plus vertueuse, plus
aimable que celle dont mon cœur est idolâtre ,
et je vais passer mes jours avec elle; vous-même
contribuez à me les rendre chers en justifiant si
bien mon estime et mes sentiments pour vous:
un long et fâcheux procès prêt à finir va ra-
mener dans nos bras le meilleur des pères : tout
nous prospère; l'ordre et la paix régnent dans
notre maison; nos domestiques sont zélés et fi-
dèles; nos voisins nous marquent toutes sortes
d'attachement, nous jouissons de la bienveil-
QUATRIÈME PARTIE. igi
lance pul)lique. Favorisée en toutes choses du
ciel , de la fortune, et des hommes, je vois tout
concourir à mon bonheur. Un chagrin secret ,
un seul chaf>rin renipoisonne , et je ne suis pas
heureuse. Elle dit ces derniers mots avec un
soupir qui me perça 1 ame , et aw:|ucl je vis trop
que je n'avois aucune part. Elle n'est pas heu-
reuse, me dis-j(; en soupirant à mon tour, et
ce n'est plus moi qui l'empêche de Fêtre !
Cette f'uueste idée bouleversa dans un instant
toutes les miennes , et troubla le repos dont je
conimençois à jouir. Impatient du doute insup-
portable où ce discours m'avoit jeté, je la pres-
sai tellement d achever de m'ouvrir son cœur ,
qu'enfin elle versa dans le mien ce fatal secret
et me permit de vou^ le révéler. Mais voici
rhieure de la promenade. Madame de Wolmar
sort actuellement du gynécée pour aller se pro-
mener avec ses enfants; elle vient de me le faire
dire. J'y cours, mylord : je vous quitte pour
cette fois, et remets à reprendre dans une autre
lettre le sujet interrompu dans celle-ci.
LETTRE XVI.
DE MADAME DE WOLMAR A SON MARI.
Je vous attends mardi, comme vous me le mar-
quez, et vous trouverez tout arrangé selon vos
192 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
intentions. Voyez en revenant madame d'Orbe;
elle vous dira ce qui s'est passé durant votre
absence : j'aime mieux que vous l'appreniez
d'elle que de moi.
Wolmar, il est vrai, je crois mériter votre
estime; mais votre conduite n'en est pas plus
convenable , et vous jouissez durement de la
vertu de votre femme.
LETTRE XYII.
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
Je veux , mylord , vous rendre compte d'un
danger que nous courûmes ces jours passés, et
dont heureusement nous avons été quittes pcfur
la peur et un peu de fatigue. Geci vaut bien
une lettre à part : en la lisant vous sentirez ce
qui m'engage à vous l'écrire.
Vous savez que la maison de madame de
Wolmar n'est pas loin du lac, et qu'elle aime
les promenades sur feaii. Il y a trois jours que
le désœuvrement où l'absence de son mari nous
laisse et la beauté de la soirée nous firent pro-
jeter une de ces promenades pour le lendemain.
Au le,ver du soleil nous nous rendîmes au rivage;
nous prîmes un bateau avec des filets pour pé-
cher, trois rameurs, un domestique, et nous
nous embarquâmes avec (juelqurs provisions
pour le dîner. J'avois pris un fusil pour tirer des
%
QUATRIÈME PARTIE. if)3
l)esolets (i); mais elle me fit honte de tuer des
oiseaux à pure perte et pour le seul plaisir de
faire du mal. Je m'amusois donc à rappeler de
temps en temps des gros-sifflets , des tiou-tiou,
des crenets, des sifflassons (2), et je ne tirai
qu'un seul coup de fort loin sur une grèbe que je
manquai.
Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à
cinq cents pas du rivage. La pêche fut bonne;
mais , à l'exception d'une truite qui avoit requ
un coup d'aviron, Julie fit tout rejeter à l'eau.
Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent;
délivrons-les ; jouissons du plaisir qu'ils auront
d'être échappés au péril. Cette opération se fit
lentement, à contre-cœur , non sans quelques
représentations ; et je vis aisément que nos gens
auroient mieux goûté le poisson qu'ils avoient
pris que la morale qui lui sauvoit la vie.
Nous avançâmes ensuite en pleine eau ; puis
par une vivacité de jeune homme dont il seroit
temps de guérir, m'étant mis à nager (3), je
dirigeai tellement au milieu du lac que nous
nous trouvâmes bientôt à plus d'une lieue du
rivage (4). Là j'expliquois à Julie toutes les par-
(i) Oiseau de passage sui- le lac Je Genève. Le besolet
n'est pas bon à niangçr.
(2) Diverses sortes d'oiseaux du lac de Genève, tous
très bons à manger.
(3) Terme des bateliers du lac de Genève; c'est tenir
ia rame qui gouverne les autres.
(4) Comment cela? Il s'en faut bien que vis-à-vis de
Clarens le lac ait deux lieues de large.
4- i3
t94 ï"^ NOUVELLE IIELOÏSE.
lies du superbe horizon qui nous entouroit. Je
lui montrois de loin les embouchures du Rhône,
dont limjjélueux cours sarrête tout-à-coup au
bout d un quart de lieue, et semble craindre de
souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré
du lac. Je lui faisois observer les redans des
monta(^nes, dont les angles correspondants et
parallèles forment dans 1 espace qui les sépare
un lit digne du fleuve qui le remplit. En l'écar-
tant de nos côtes j'aimois à lui faire admirer
les riches et charmantes rives du pays de Vaud,
où la quantité des villes , 1 innombrable foule du
peuple, les coteaux verdoyants et parés de toutes
parts, forment un tableau ravissant; où la terre,
par-tout cultivée et par-tout féconde , offre au
laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit as-
curé de leurs peines , que ne dévore point lavide
publicain. Puis lui montrant le Chabiais sur la
côte opposée, pavs non moins favorisé de la na-
ture, et qui n'offre pourtant qu un spectacle de
misère , je lui faisois sensiblement distinguer les
différents effets des deux .gouvernements pour
la richesse, le nombre et le bonheur des hom-
mes. C'est ainsi, lui disois-je, que la terre ouvre
son sein fertile et prodigue ses trésors aux heu-
reux peuyjlcs qui la cultivent pour eux-mêmes :
elle semble sourire et s'animer au doux spectacle
de la liberté; elle aime à nourrir des hommes.
Au contraire, les tristes masures, la bruyère et
les ronces qui couvrent une terre à demi dé-
serte, annoncent de loin qu'un maître absent y
QUATRIÈME PARTIE. tgS
domine , et qu'elle donne à regret à des esclaves
quelques maigres productions dont ils ne pro-
fitent pas.
Tandis que nous nous amusions agréablement
à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines , un
séchard , qui nous poussoit de biais vers la rive
opposée, s'éleva, fraîchit considérablement; et
quand nous songeâmes à revirer, la résistance
se trouva si forte qu'il ne fut pas possible à'ïiotre
frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes de-
vinrent terribles : il fallut regagner la rive de
Savoie , et tâcher d'y prendre terre au village de
Meillerie qui étoit vis-à-vis de nous , et qui est
presque le seul lieu de cette côte où la grève
offre un abord commode. Mais le vent ayant
changé se renforçoit, rendoit inutiles les efforts
de nos bateliers , et nous faisoit dériver plus bas
le long d'une file de rochers escarpés où l'on ne
trouve plus d asile.
Nous nous mîmes tous aux rames , et presque
au même instant j'eus la douleur de voir Julie
saisie du mal de cœur , foible et défaillante au
bord du bateau. Heureusement elle étoit faite
à l'eau et cet état ne dura pas. Cependant nos
efforts croissoient avec le danger; le soleil, la
fatigue et la sueur , nous mirent tous hors d'ha-
leine et dans un épuisement excessif: c'est alors
que , retrouvant tout son courage, Julie animoit
le nôtre par ses caresses compatissantes ; elle
nous essuyoit indistinctement à tous le visap^e ,
et mêlant dans un vase du vin avec de l'eau de
i3.
{gG LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
peur d'ivresse , elle en offroit alternativement
aux plus épuisés. Non, jamais votre adorable
amie ne brilla d'un si vif éclat que dans ce mo-
ment où la chaleur et l'agitation avoient animé
son teint d'un plus grand feu ; et ce qui ajoutoit
le plus à ses charmes étoit qu'on voyoit si bien à
§on air attendri que tous ses soins venoient
moins de hayeur pour elle que de compassion
pour nous. Un instant seulement deux planches
s-'étant entrouvertes , dans un choc qui nous
inonda tous, elle crut le bateau brisé; et dans
une exclamation de cette tendre mère j'entendis
distinctement ces mots : O mes enfants! faut-il
ne vous voir plus? Pour moi dont liniagination
va toujours plus loin que le mal , quoique je
connusse au vrai l'état du péril , je croyois voir
de moment en moment le bateau englouti, cette
beauté si touchante se débattre au milieu des
flots , et la pâleur de la mort ternir les roses de
son visage.
Enfin à force de travail nous remontâmes à
Meillerie, et, après avoir lutté plus d'une heure
à dix pas du rivage, nous parvînmes à prendre
terre. En abordant', toutes les fatigues furent
oubliées. Julie prit sur soi Ta reconnoissance
de tons les soins que chacun s étoit donnés; et
comme au fort du danger elle n'avoit songé qu'à
nous , à terre il lui sembloit qu'on n'avoit sauvé
qu'elle.
jNous dînâmes avec l'appétit qu'on gagne dans
un violent travail. La truite fut apprêtée. Julie
QUATRIÈME PARTIE. jg'j
qui Taime extrêmement en man{Tfca peu; et je
compris que , pour ôter aux bateliers le rej^ret
de leur sacrifice, elle ne se soucioit pas que j'en
mangeasse beaucoup moi-même. Mylord, vous
l'avez dit mille fois , dans les petites choses
comme dans les grandes cette ame aimante se
peint toujours.
Après le dîner, l'eau continuant d'être forte
et le bateau ayant besoin d'être raccommodé, je
proposai un tour de promenade. Julie m'opposa
le vent, le soleil, et songeoit à ma lassitude. .T'a-
vois mes vues; ainsi je répondis à tout. Je suis ,
lui dis-je , accoutumé dès Icnfance aux exer-
cices pénibles ; loin de nuire à ma santé ils raf-
fermissent , et mon dernier voyage m'a rendu
bien plus robuste encore. A l'égard du soleil et
du vent , vous avez votre chapeau de paille ;
nous gagnerons des abris et des bois ; il n'est
question que de monter entre quelques rochers;
et vous qui n aimez pas la plaine en supporterez
volontiers la fatigue. Elle fit ce que je voulois ,
et nous partîmes pendant le dîner de nos gens.
Vous savez qu'après mon exil du Valais je re-
vins il y a dix ans à Meillerie attendre la per-
mission de mon retour. C'est là que je passai
des jours si tristes et si délicieux , uniquement
occupé d'elle, et c'est de là que je lui écrivis
une lettre dont elle fut si touchée. J'avois tou-
jours désiré de revoir la retraite isolée qui me
servit d'asile au milieu des glaces, et où mon
cœur se plaisoit à converser en lui-même avec
198 LA NOUVELLE HÉL0Ï8E.
ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasioit
de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus
agréable , et avec celle dont l'image l'habitoit
jadis avec moi , fut le motif secret de ma pro-
menade. Je me faisois un plaisir de lui montrer
d anciens monuments d une passion si constante
et si malheureuse.
Nous y parvînmes après une heure de marche
par des sentiers tortueux et frais, qui, montant
insensiblement entre les arbres et les rochers ,
n'avoient rien de plus incommode que la lon-
gueur du chemin. En approchant et reconnois-
sant mes anciens renseignements, je fus prêt à
me trouver mal; mais je me surmontai , je ca-
chai mon trouble , et nous arrivâmes. Ce lieu
solitaire formoit un réduit sauvage et désert,
mais plein de ces sortes de beautés qui ne plai-
sent qu'aux âmes sensibles , et paroissent hor-
ribles aux autres. Un torrent formé par la fonte
des neiges rouloit à vingt pas de nous une eau
bourbeuse, et charrioit avec bruit du limon, du
sable et des pierres. Derrière nous une chaîne
de roches inaccessibles séparoit lesplanade où
nous étions de cette partie des Alpes qu'on
nomme les Glacières, parceque d'énormes som-
mets de glaces qu'il s'accroissent incessamment j
les couvrent depuis le commencement du mon-
de (i). Des forêts de noirs sapins nous ombra-
(i) Ces monUijjMies sont si liantes, qu'une demi-Tieurc
après le soleil couché leurs sommets sont encore éclainis
de ses rayons, dont le rou[[C forme sur ces cimes blan-
QUATRIÈME PARTIE. I g(;
geoient tristement à droite. Un grand bois dé
chênes étoit à gauche au-delà du torrent; et au-'
dessous de nous cette immense plaine d'eau rjue
le Jac forme au sein des Alpes nous séparoit des
riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du
majestueux Jura couronnoit le tableau.
Au milieu de ces grands et superbes objets ,
le petit terrain où nous étions étaloit les char-
mes dun séjour riant et champêtre; quelques
ruisseaux filtroient à travers les rochers , et rou-
loient sur la verdure en filets de cristal ; quel-
ques arbres fruitieis sauvages penchoicnt leura
têtes sur les nôtres ; la terre humide et fraîche
étoit couverte d herbes et de fleurs. En compa-
rant un si doux séjour aux objets qui l'environ-
noient , il sembloit cjue ce lieu tlésert dût être
l'asile de cheux amants échappes seuls au boule-
versement de la nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit et que jr
l'eus qlielque temps contemplé : Quoi, dis-je à
Julie en la regardant avec un œil humide, votre
cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous
point quelque émotion secrète à l'aspect d'ui>
Heu si plein de vous ? Alors , sans attendre sa
réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui
montrai son chiffre gravé dans mille endroits,
et plusieurs vejs de Pétrarque et du Tasse rela-
tifs à la situation oîij'étois en les traçant. En les
chcs une belle couleur de rose qu'on a]>crroit de fort
loin.
20O LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
revoyant moi-même après si long-temps, j'é-
prouvai combien la présence des objets peut ra-
nimer puissamment les sentiments violents dont
on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu
de véhémence : O Julie, éternel charme de mon
cœur î voici les lieux où soupira jadis pour toi
le plus fidèle amant du monde ; voici le séjour
où ta chère image faisoit son bonheur, et pré-
paroit celui quil reçut enfin de toi-même. On
n'y voyoit alors ni ces fruits ni ces ombrages, la
verdure et les fleurs ne tapissoient point ces^
compartiments , le cours de ces ruisseaux n'en
formoit point les divisions , ces oiseaux n'y fai-
soient point entendre leurs ramages ; le vorace
ëpervier, le corbeau funèbre , et l'aigle terrible
des Alpes , faisoient seuls retentir de leurs cris
ces cavernes ; d immenses glaces pendoient à
tous ces rochers, des festons de neige étoient
le seul ornement de ces arbres : tout respiroit
ici les rigueurs de Ihiver et Ihorreur des frimas;
les feux sevds de mon cœur me rendoient ce lieu
supportable , et les jours entiers s'y passoient à
penser à toi. Voila la pierre où je m'asseyoi.<*
pour contempler au loin ton heureux séjour;
sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton
cœur ; ces cailloux tranchants me servoient de
burin pour graver ton chiffre; ici je passai le
torrent glacé pour reprendre une de tes lettres
qu'emportoit un tourbillon ; là je vins relire et
baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis ;
voilà le bord où d'un œil avide et sombre je
QUATRIÈME PARTIE. 201
mesurois la profondeur de ces abymes ; enfin
ce fut ici qu'avant mon triste départ je vins le
pleurer mourante et jurer de ne te pas survi-
vre. Fille trop constamment aimée, Ô toi pour
qui j'étois né , faut - il me retrouver avec toi
dans les mêmes lieux, et regretter le temps que
j'y passois à gémir de ton absence !... J'allois
continuer; mais Julie, qui me voyant approcher
du bord s'étoit effrayée et niavoit saisi la main,
la serra sans mot dire en me regardant avec
tendresse et retenant avec peine un soupir; puis
tout-à-coup détournant la vue et me tirant par
le bras : Allons-nous-en , mon ami , me dit-elle
d'une voix émue ; l'air de ce lieu n'est pas bon
pour moi. Je partis avec elle en gémissant , mais
sans lui répondre , et je quittai pour jamais ce
triste réduit comme j aurois quitté Julie elle-
même.
Revenus lentement au port après quelques
détours , nous nous séparâmes. Elle voulut res-
ter seule , et je continuai de me promener sans
trop savoir où j'allois. A mon retour, le bateau
n'étant pas encore prêt ni l'eau tranquille , nous
soupâmes tristement , les yeux baissés , l'air rê-
veur , mangeant peu et parlant encore moins.
Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la
grève en attendant le moment du départ. In-
sensiblement la lune se leva, l'eau devint plus
calme , et Julie me proposa de partir. Je lui don-
nai la main pour entrer dans le bateau , et en
m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à
202 LA NOUVELLE HÉtOÏSE.
quitter sa main. Nous f>ardion.s un profond si-
lence. Le bruit épal et mesuré des rames m'ex-
citoit à rêver. Le chant assez gai des Lécassi»
nés (i) , me retratjant les plaisirs d'un autre âge^
au lieu de niégayer m'attristoit. Peu-à-pcu je
sentis augmenter la mélancolie dont j'étois ac-
cablé. Un ciel serein , la Iraîcbeur de Tair , les
doux rayons de la lune , le frémissement argenté
dont l'eau brilloit autour de nous , le concours
des plus agréables sensations , la présence même
de cet objet chéri , rien ne put détourner de
mon cœur mille réflexions douloureuses.
Je commençai par me rappeler une prome-
nade semblable faite autrefois avec elle durant
le charme de nos premières amours. Tous les
sentiments délicieux qui remplissoient alors mon
ame s'y retracèrent pour l'affliger ; tous les évé-
nements de notre jeunesse, nos études, nos en-
tretiens , nos lettres , nos rendez-vous , nos plai-
sirs ,
E tnnta fede , e si tlolcî momorie ,
E si linif^o costume (9.) !
ces foules de petits objets qui m'offroient l'image
de mon bonheur passé ; tout revenoit pour aug-
(i) La bécassine du loc de Genève n'est point l'oiseau
qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus
vif et plus animé de la nôtre donne au lac, durant les
nuits d'été, un air de vie et de fraiclicur qui rend ses
rives encore plus charmantes.
(2) Et cette foi si pure, et ces doux souvenirs, et cette
lonffue familiarité ! Métast.
QUATRlÈiME PARTIE. 2o5
mentor ma misère présente, prendre place en
mon souvenir. C'en est fait , ilisois-je en moi-
même , ces temps , ces temps heareux ne sont
plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils ne
reviendront plus; et nous vivons , et nous sont
mee ensemble , et nos cœurs sont toujours unis!
Il me semhloit que j'aurois porté plus patiem-
ment sa mort ou son absence , et que j'avois
moins soulVert tout le temps que j'avois passé
loin d'elle. Quand je gémissois dans l'éloigne-
ment, l'espoir de la revoir soulageoit mon cœur;
je me flattois qu un instant de sa présence effa-
ceroit toutes mes peines ; j'envisageois au moins
dans les possibles un état moins cruel que le
mien : mais se trouver auprès d'elle, mais la voir,
la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et,
presqu'en la possédant encore , la sentir perdue
à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetoit dans
des accès de fureur et de rage, qui m'agitèrent
par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je com-
mençai de rouler dans mon esprit des projets
funestes, et, dans un transport dont je frémis
en y pensant , je fus violemment tenté de la
précipiter avec moi dans les flots , et d'y finir
dans ses bras ma vie et mes longs tourments.
Cette horrible tentation devint à la fin si forte
que je fus obligé de quitter brusquement sa main
pour passer à la pointe du bateau.
Lames vives agitations commencèrent à pren-
dre un autre cours ; un sentiment plus doux s in-
sinua peu-à-peu dans mon amc , l'attendrisse-
."îo/j LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ment surmonta le désespoir , je me mis à verser
des torrents de larmes ; et cet état comparé à
celui dont je sortois n'étoit pas sans quelque
plaisir, je pleurai fortement, long-temps , et fus
soulagée. Quand je me trouvai bien remis je re-
vins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle te-
iioit son mouchoir; je le sentis fort mouillé.
Ah ! lui dis-je tout bas , je vois que nos cœurs
ïi'ont jamais cessé de s'entendre ! Il est vrai ,
dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la
dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton. Nous
recommençâmes alors à causer tranquillement,
et au bout d'une heure de navigation nous arri-
vâmes sans autre accident. Quand nous fûmes
rentrés j'aperçus à la lumière qu'elle avoit les
yeux rouges et fort gonflés : elle ne dut pas trou-
ver les miens en meilleur état. Après les fatigues
de cette journée elle avoit grand besoin de re-
pos ; elle se relira, et je fus me coucher.
Voilà, mon ami , le détail du jour de ma vie
où sans exception j ai senti les émotions les plus
vives. J espère quelles seront la crise qui me
rendra tout-à-fait à moi. Au reste , je vous dirai
que cette aventure m'a plus convaincu que tous
les arguments de la liberté de Ihommc et du
mérite de la vertu. Combien de gens sont foiblc-
lîient tentés et succombent ! Pour Julie , mes
yeux le virent et mon cœur le sentit, elle sou-
tint ce jour-là le plus grand combat qu'âme
humaine ait pu soutenir; elle vainquit pour-
tant. Mais qu'ai-je fait pour rester si loin d'elle ?
QUATRIÈME PARTIE. 2o5
O Edouard ! quand séduit par ta maîtresse tu
sus triompher à-la-fois de tes désirs et des siens,
n'élois-tu qu'un homme? Sans toi j'étois perdu
peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le
souvenir de ta vertu ma rendu la mienne.
FIN DE LA QUATRIEME PARTIE.
JULIE
ou
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
CINQUIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MYLORD EDOUARD A SAIIST-PREUX (l).
Sors de lenfance, ami, réveille-toi. Ne livre
point ta vie entière au long sommeil de la rai-
son. Luge s'écoule, il ne t'en reste plus que
pour être sage. A trente ans passés il est temps
de songer à soi; commence donc à rentrer en
toi-même , et sois homme une fois avant la
mort.
Mon cher, votre cœur vous en a long-temps
imposé sur vos lumières. Vous avez voulu phi-
losopher avant d en être capable ; vous avez pris
le sentiment pour de la raison , et content des--
(i) Cette lettre paroît avoir été ëciite avant la rti'cep-
tion de la précédente.
2o8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
timer les choses par rimpression qu'elles vous
ont faite, vous avez toujours ignoré leur vérita-
ble prix. Un cœur droit est , je l'avoue , le pre-
mier organe de la vérité ; celui qui n'a rien senti
ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter
d'erreurs en erreurs ; il n'acquiert qu'un vain
savoir et de stériles connoissances , parceque le
vrai rapport des choses à Ihoninie , qui est sa
principale sciente, lui demeure toujours caché.
Mais c'est se borner à la première moitié de
cette science que de ne pas étudier encore les
rapports qu'ont les choses entre elles pour mieux
juger de ceux qu'elles ont avec nous. C'est peu
de connoître les passions humaines , si l'on
n'en sait apprécier les objets; et cette seconde
étude ne peut se faire que dans le calme de la
méditation.
La jeunesse du sage est le temps de ses expé-
riences; ses passions en sont les instruments :
mais après avoir appliqué son ame aux objets
extérieurs pour les sentir , il la retire au-dedans
de lui pour les considérer, les comparer, les
«onnoltre. Voilà le cas où vous duvez être plus
que personne au monde. Tout ce qu'un cœur
«ensible peut éprouver de plaisirs et de peines
a rempli le vôtre; tout ce f[u'un homme peut
voir vos yeux l'ojit vu. Dans un espace de douze
ans vous avez épuisé tous les sentiments qui
peuvent être épars dans une longue vie, et vous
avez acquis, jeune encore, l'expérience M'un
vieillard. Vos premières observations se sont
Cinquième partie. 20g
portées sur des gens simples et sortant presque
des mains de la nature, comme pour vous ser-
vir de pièce de comparaison. Exilé dans la capi-
tale du plus céléhre peuple de l'univers, vous
€tes sauté pour ainsi dire a l'autre extrémité : le
génie supplée aux intermédiaires. Passé chez
la seule nation d'hommes qui reste parmi les
troupeaux divers dont la terre est couverte, si
vous n'avez pas vu réjjner les lois, vous les avez
vues du moins exister encore ; vous avez appris
à quels signes on reconnoît cet organe sacré de
la volonté d'un peuple, et comment l'empire de
la raison puhlique est le vrai fondement de la
liberté. Vous avez parcouru tous les climats ,
vous avez vu toutes les régions que le soleil
éclaire. Un spectacle plus rare et digne de 1 œil
du sage , le spectacle d'une ame sublime et pu-
re , triomphant de ses passions et régnant
sur elle-même , est celui dont vous jouissez. Le
premier objet qui happa vos regards est celui
qui les frappe encore , et votre admiration pour
lui n'est que mieux fondée après en avoir con-
templé tant dautres. Vous n'avez plus rien à
sentir ni à voir qui mérite de vous occuper. Il
ne vous reste plus d'objet à re(ifarder que vous-
même , ni de jouissance à goûter que celle de la
sagesse. Vous avez vécu de cette courte vie, son-
gez à vivre pour celle qui doit durer.
Vos passions , dont vous fûtes long-temps
l'esclave , vous ont laissé vertueux. Voilà toute
votre gloire : elle est grande , sans doute • mais
4- 14
2 10 LA NOUVELLE HELOÏSE.
soyez-en moins fier : votre force même est l'ou-
vrap;e de votre foiblesse. Savez-vous ce qui vous
a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris à vos
yeux la figure de cette femme adorable qui la
représente si bien , et il seroit difficile qu'une si
obère image vous en laissât perdre le goût. Mais
ne faimerez-vous jamais pour elle seule , et n'irez-
vous point au bien par vos propres forces , comme
Julie a fait par les siennes :*Entbousiaste oisif de
ses vertus, vous bornerez-vous sans cesse à les
admirer sans les imiter jamais? Vous parlez avec
chaleur de la manière dont elle remplit ses de-
voirs d épouse et de mère ; mais vous , quand
remplirez-vous vos devoirs d'homme et d'ami à
son exemple? Une femme a triomphé d'elle-
même , et un philosophe a peine à se vaincre î
Voulez-vous donc n'être toujours qu'un discou-
reur comme les autres, et vous borner à faire
de bons livres, au lieu de bonnes actions (i)?
(i) Non , ce siècle de la philosophie ne passera point
sans avoir produit un vrai philosophe. J'en connois un,
un seul, j'en conviens; u»ais c'est heaucoup encore; et,
pour conihle tic honheur, c'est dans njon pays ([u'il existe.
L'oserai-je nounner ici , lui dont la véritahle jjloire est
d'avoir su rester peu connu? Savant et modeste Al)auzit,
que votre sublime simplicité pardonne à mon cœur un
zèle qui n'a point votre nom pour objet. Non , ce n'est
pas vous que je veux faire connoître à ce siècle indigne
de vous admirer; c'est Genève que je veux illustrer de
votre séjour; ce sont mes concitoyens que je veux ho-
norer de l'honnctu' qu'ils vous rendent. Heureux le pays
où le mérite qui se cache en est d'autant plus estimé !
CINQUIÈME PARTIE. 211
Prenez-y garde , mon cher ; il rèfijne encore dans
•vos lettres un ton de mollesse et de langueur
qui me déplaît, et qui est bien plus un reste
de votre passion qu'un effet de votre caractère.
Je hais par-tout la foiblesse , et n'en veux point
dans mon ami. Il n'y a point de vertu sans
force, et le chemin du vice est la lâcheté. Osez-
vous bien compter sur vous avec un cœur sans
courage? Malheureux! si Julie étoit foible, tu
succomberois demain et ne serois qu'un vil adul-
tère. Mais te voilà resté seul avec elle : apprends
à la connoitre , et rougis de toi.
Jespère pouvoir bientôt vous aller joindre.
Vous savez à quoi ce voyage est destiné. Douze
ans d'erreurs'et de troubles me rendent suspect
à moi-même : pour résister j'ai pu me suffire ,
pour choisir il me faut les yeux d'un ami ; et
je me fais un plaisir de rendre tout commun
entre nous , la reconnoissance aussi bien c|ue
l'attachement. Cependant , ne vous y trompez
pas, avant de vous accorder ma confiance, j'exa-
Heureux le peuple où la jeunesse ahière vient abaisser
son ton dogmatique et rougir de son vain savoir devant
la docte ignorance du sage! Vénérable et vertueux vieil-
lard , vous n'aurez point été prôné par les beaux esprits ,
leurs bruyantes académies n'auront point retenti de vos
éloges ; au lieu de déposer comme eifx votre sagesse duns
des livres , vous l'aurez mise dans votre vie , pour l'exem-
ple de la patrie que vous avez daigné vous choisir, que
vous aimez, et qui vous respecte. Vous avez vécu comme
Socrate : mais il mourut par la main de ses concitoyens,
et vous êtes chéri des vôtres.
'4-
212 LA NOUVELLE IIELOISE.
minerai si vous en êtes digne, et si vous méri-*
tez de me rendre les soins que j ai pris de vous.
Je connois votre cœur, j'en suis content: ce
n'est pas assez; c'est de votre jugement que j'ai
besoin dans un choix où doit présider la raison
seule , et où la mienne peut m abuser. Je ne
crains pas les passions qui , nous faisant une
guerre ouverte, nous avertissent de nous mettre
en défense, nous laissent, quoi qu'elles fassent,
la conscience de toutes nos fautes, et auxquel-
les on ne cède qu'autant qu'on leur veut céder.
Je crains leur illusion qui trompe au lieu de
contraindre, et nous fait faire sans le savoir au-
tre chose que ce que nous voulons. On n'a be-
soin que de soi pour réprimer ses penchants ,
on a quelquefois besoin d'autrui pour discerner
ceux qu'il est permis de suivre ; et c'est à quoi
sert l'amitié dun homme sage, qui voit pour
nous sous un autre. point de vue les objets que
nous avons intérêt à bien connoître. Songez
donc à vous examiner, et dites-vous si, tou-
jours en proie à de vains regrets , vous serez
à jamais inutile à vous et aux autres, ou si,
reprenant enfin lempire de vous-même, vous
voulez mettre une fois votre ame en état d'éclai-
rer celle de votre ami.
^es affaires ne me retiennent plus à TiOndres
que pour une quinzaine de jours: je passerai par
notre armée de Flandre où je compte rester en-
core autant; de sorte que vous ne devez guère
m'attendre avant la fin du mois prochain^ou le
CINQUIÈME PARTIE. 2l3
commencement croctobre. Ne m'écrivez plus à
Londres , mais à l'armée , sous ladresse ci-
jointe. Continuez vos descriptions : malgré le
mauvais ton de vos lettres elles me touchent et
m'instruisent; elles m inspirent des projets de re-
traite et de repos convenables à* mes maximes
et à mon âge. Calmez sur-tout linquiétude que
vous m'avez donnée sur madame de Wolmar :
si son sort nest pas heureux, qui doit oser aspi-
rer à Têtre? Après le détail qu'elle vous a fait,
je ne puis concevoir ce qui manque à son bon-
heur (i).
LETTRE IL
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
Oui , mylord , je vous le confirme avec des
transports de joie, la scène de Meillerie a été la
crise de ma folie et de mes maux. Les explica-
tions de M. de Wolmar m'ont entièrement ras-
suré sur le véritable état de mon cœur. Ce cœur
trop foible est guéri tout autant qu'il peut l'être;
et je préfère la tristesse d'un regret imaginaire à
l'effroi d'être sans cesse assiégé par le crime. De-
(i) Le galimatias de cette lettre me plaît, en ce qu'il
est tout-à-fait dans le caractère du bon Edouai'd , qui
n'est jamais si philosophe que quand il fait des sottises ,
et ne raisonne jamais tant que quand il ne sait ce qu'il
dit.
2l4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
puis le retour de ce digne ami , je ne balance
plus à lui donner un nom si cher et dont vous
m avez si bien fait sentir tout le prix. C'est le
moindre titre que je doive à quiconque aide à
me rendre à la vertu. La paix est au fond de
mon ame confhie dans le séjour que j'habite. Je
commence à m'y voir sans in({uiétude, à y vivre
comme chez moi; et si je n'y prends pas tout-
à-fait l'autorité d'un maître, je sens plus de plai-
sir encore à me regarder comme l'enfant de la
maison. La simplicité, l'égaHté que j'y vois ré-
gner, ont un attrait qui me touche et me porte
au respect. Je passe des jours sereins entre la
raison vivante et la vertu' sensible. En fréquen-
tant ces heureux époux , leur ascendant me ga-
gne et me touche insensiblement , et mon cœur
se met par degrés à l'unisson des leurs , comme la
voix prend sans qu'on y songe le ton des gens
avec qui l'on parle.
Quelle retraite délicieuse ! quelle charmante
habitation ! que la douce habitude d'y vivre en
augmente le prix! et que, si l'aspect en paroît
d'ahord peu brillant, il est difficile de ne pas
l'aimer aifssitôt qu'on la connoit ! Le goût que
prend madame de Wolmarà remplir ses nobles
devoirs , à rendre heureux et bons ceux qui rap-
prochent, se communique à tout ce qui en est
l'objet, à son mari , à ses enfants, à ses hôtes , à
ses domesli(|ues. Le tumulte, les jeux hiuyants,
les longs éclats de rire , ne retentissent point
dans ce paisible séjour; mais on y trouve par-
CINQUIÈME PARTIE. 2l5
tout des cœurs contents et des visages gais. Si
queltjuefois on *y verse des larmes , elles sont
d attendrissement et de joie. Les noirs soucis ,
l'ennui , la tristesse , n approchent pas plus d'ici
que le vice et les remords dont ils sont le fruit.
Pour elle , il est certain qu'excepté la peine
secrète qui la tourmente , et dont je vous ai dit
la cause dans ma précédente lettre (i), tout con-
court à la rendre heureuse. Cependant avec tant
de raisons de 1 être mille autres se désoleroient
à sa place : sa vie uniforme et retirée leur seroit
insupportable; elles s'impatienteroientdu tracas
des enfants ; elles s'ennuieroient des soins do-
mestiques ; elles ne pourroient souffrir la cam-
pagne; la sagesse et festime d un mari peu cares-
sant ne les dédommageroient ni de sa froideur
ni de son âge ; sa présence et son attachement
même leur seroient à charge. Ou elles trouve-
roient l'art de l'écarter de chez lui pour y vivre à
leur liberté , ou , s'en éloignant elles-mêmes , elles
mépriseroient les plaisirs de leur état ; elles en
chercheroient au loin de plus dangereux, et ne
seroient à leur aise dans leur propre maison que
quand elles y seroient étrangères. Il faut une ame
saine pour sentir les charmes de la retraite : on ne
voit guère que des gens de bien se plaire au sein de
leur famille et s y renfermer volontairement ; s'il
est au monde une vie heureuse, c'est sans doute
(0 Cette précédente lettre ne se trouve point. On en
verra ci-après la raison.
2l6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
celle qu'ils y passent. Mais les instruments du
bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les
mettre en œuvre , et Ion ne sent en quoi le vrai
bonheur consiste qu'autant qu'on est propre à
le jOfoùtor.
S'il falloitdire avec précision ce qu'on fait dans
cette maison pour être heureux, je croirois avoir
bien répondu en disant, On y sait vivre ; non.
dans le sens qu'on donne en France à ce mot,
qui est d'avoir avec autrui certaines manières
établies par la mode; mais de la vie de l'homme
et potir laquelle il est né ; de cette vie dont vous
me purlez, dont vous m'avez donné l'exemple ,
qui dure au-delà d'elle-même , et qu'on ne tient
pas pour perdue au jour de ta mort.
Julie a un père qui s'inquiète du bien-être de
sa famille : elle a des enfants à la subsistance
desquels il laut pourvoir convenablement. Ce
doit être le principal soin de l'homme sociable,
et c'est aussi le premier dont elle et son mari se
sont conjointement occupés. En entrant en mé-
nage .ils ont examiné l'état de leurs biens : ils
n'ont pas tant re{>ardé s'ils étoient proportionnés
à leur condition qu'à leurs besoins; et voyant
quil n'y avoit point de famille honnête qui ne
dût s'en contenter, ils n'ont pa's eu assez mau-
vaise opinion de leurs enfants pour craindre que
le patrimoine quils ont à leur laisser ne leur pût
sudire. Ils se sont donc appliqiu's à laméliorer
plutôt qu'à l'étendre ; ils ont placé leur argent
plus sûrement qu'avantageusement ; au lieu d'à-
CINQUIÈME PARTIE. ^17
cheter de nouvelles lencs, ils ont donné un
nouveau prix à celles quils a voient déjà , et
l'exemple de leur conduite est le seul trésor dont
ils veuillent accroître leur héritaf^e.
Il est vrai qu un bien qui n'augmente point
est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si
cette raison est un motif pour 1 augmenter une
fois , quand cessera-t-elle d'être un prétexte pour
l'augmenter toyjours? Il faudra le partager à
plusieurs enfants. Mais doivent- ils rester oi-
sifs? le travail de chacun n est-il pas un supplé-
ment à son partage? et son industrie ne doit-
elle pas entrer dans le calcul de son bien ? L in-
satiable avidité £iit ainsi son chemin sous le
masque de la prudence, et mène au vice à force
de chercher la sûreté. G est en vain , dit M. de
Wolmar, qu'on prétend donner aux choses hu-
maines une solidité qui n'est pas dans leur na-
ture : la raison même veut que nous laissions
beaucoup de choses au hasard ; et si notre vie et
notre fortune en dépendent toujours malgré
nous , quelle folie de se donner sans cesse un
tourment réel pour prévenir des maux douteux
et des dangers inévitables ! La seule précaution
qu'il ait prise à ce sujet a été de vivre un an sur
son capital , pour se laisser autant d'avance sur
son revenu ; de sorte que le produit anticipe tou-
jours dune année sur la dépense. Il a mieux
aimé diminuer un peu son fonds que d'avoir sans
cesse à courir après ses rentes. L'avantage de
n'être point réduit à des expédients ruineux au
2l8 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
moindre accident imprévu la déjà remboursé
bien des fois de cette avance. Ainsi Tordre et la
règle lui tiennent lieu d'épargne, et il s'enrichit
de ce qu'il a dépensé.
Les maîtres de cette maison jouissent d'un
bien médiocre selon les idées de fortune qu'on a
dans le monde; mais au fond je ne connois per-
sonne de plus opulent qu'eux. Il n'y a point de
richesse absolue. Ce mot ne signifie qu'un rap-
port de surabondance entre les désirs et les fa-
cultés de Ihomme riche. Tel est riche avec un
arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses
monceaux d'or. Le désordre et les fantaisies
n'ont point de bornes, et font plus de pauvres
que les vrais besoins. Ici la proportion est éta-
blie sur un fondement qui la rend inébranlable,
savoir le parfait accord des deux époux. Le mari
s est chargé du recouvrement des rentes , la
femme en dirige l'emploi, et c'est dans l'harmo-
nie qui régne entre eux qu'est la source de leur
richesse.
Ce qui m'a d'abord le plus frappé dans cette
maison, c'est d'y trouver l'aisance, la liberté, la
gaieté , au milieu de l'ordre et de l'exactitude.
Le grand défaut des maisons bien réglées est
d'avoir un air triste et contraint. L'extrême sol-
licitude des chefs sent toujours un peu l'avarice;
tout respire la gêne autour d'eux : la rigueur de
l'ordre a quelque chose de servile qu'on ne sup-
porte point sans peine. Les domestiques font
leur devoir, mais ils le font d'un air mécontent
CINQUIÈME PARTIE. 219
et craintif. Les hôtes sont bien reçus, mais ils
n'usent quavec défiance de la liberté qu on leur
donne; et comme on s'y voit toujours hors de
Iaré[fle, on n'y fait rien quen tremblant de se
rendre indiscret. On sent que ces pères esfiaves
ne vivent point pour eux, mais pour leurs en-
fants; sans son^oer quils ne sont pas seulement
pères, mais hommes, et qu'ils doivent à leurs
enfants lexemple de la vie de Ihomme et du
bonheur attaché à la sagesse. On suit ici des
règles plus judicieuses : on y pense qu'un des
principaux devoirs d'un bon père de famille
n'est pas seulement de rendre son séjour riant
afin que ses enfants s'y plaisent , mais d'y mener
lui-même une vie agréable et douce, afin quils
sentent quon est heureux en vivant comme
lui, et ne soient jamais tentés de prendre pour
l'être une conduite opposée à la sienne. Une des
maximes que M. de Wolmar répète le plus sou-
vent au sujet des amusements des deux cou-
sines , est que la vie triste et mesquine des
pères et mères est presque toujours la première
source du désordre des enfants.
Pour Julie , qui n'eut jamais d autre règle que
son cœur, et n'en sauroit avoir de plus sûre,
elle s'y livre sans scrupule , et, pour bien faire,
elle fait tout ce qu'il lui demande. Il ne laisse
pas de lui demander beaucouj), et personne ne
sait mieux qu'elle mettre un prix aux douceurs
de la vie. Comment cette ame si sensible seroit-
ellc insensible aux plaisirs:* Au contraire, elle
220 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
les aime , elle les recherche, elle ne s'en refuse
aucun de ceux qui la flattent; on voit qu'elle
sait les goûter : mais ces plaisirs sont les plaisirs
de Julie. Elle ne néglige ni ses propres conimo-
dités-iïii celles des gens qui lui sont chers , c'est-
à-dire de tous ceux qui l'environnent! Eile ne
compte pour superflu rien de ce qui peut con-
tribuer au bien-être dune personne sensée; mais
elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu'à briller
aux yeux d'autrui; de sorte qu'on trouve dans
sa maison le luxe de plaisir et de sensualité sans
ralfinement ni mollesse. Quant au luxe de ma-
gnilicence et de vanité, on ny en voit que Ce
qu'elle na pu refuser au goût de son père; en-
core y reconnoît-on toujours le sien, qui con-
siste à donner moins de lustre et d'éclat que
d'élégance et de grâce aux choses. Quand je lui
parle des moyens qu'on invente journellement à
Paris ou à Londres pour suspendre plus douce-
ment les carrosses , elle approuve assez cela ;
mais quand je lui dis jusqu'à quel j)rix on a
poussé les vernis , elle ne me comprend plus , et
nie demande toujours si»ces beaux vernis i^n-
dent les carrosses plus commodes. Elle ne doute
pas que je n'exajjère beaucoup sur les peintures
scandaleuses dont on orne à grands frais ces voi-
tures, au lieu des armes qu'on y mettoit autre-
fois; comme s'il étoit plus beau de s'annoncer
aux passants pour un honnnc de mauvaises
mœurs que pour un homme de (jualité! Ce
qui l'a sur-tout révoltée a été d'apprendre que
CINQUIÈME PARTIE. 221
les femmes avoient introduit ou soutenu cet
usa{>e,eî ([ue leurs carrosses ne se distinguoient
de ceux des hommes que par des taîileaux un
peu plus lascifs, .lai été forcé de lui citer là-
dessus un mot de votre illustre ami, qu'elle a
bien de la peine à différer. J étois chez lui un
jour qu on lui montroit un vis-à-vis de cette es-
pèce. A peine eut-il jeté les yeux sur les pan-
neaux, qu'il partit eu tlisant au maître : Mon-
trez ce carrosse à des femmes de la cour; un hgn-
nête homme n oseroit seo servir.
Comme le premier pas vers le bien est de ne
point faire de mal, le premier pas vers le bon-
heur est de ne point souffrii.Ges deuxmaxiiues,
qui bien entendues épar{3,neroient beaucoup de
préceptes de morale, sont chères à madame de
Wolmar. Le mal-être lui est extrêmement sen-
sible et pour elle et pour les autres; et il ne lui
seroit pas plus aisé d'être heureuse en voyant
des misérables, qu'à l'homme droit de conserver
sa veitu toujours pure en vivant sans cesse au
milieu des méchants. Elle n'a point cette pitié
barbare qui se contente de détourner les yeux
des maux qu'elle pourroit soulafjer; elle les va
chercher pour les guérir : c'est l'existence et non
la vue des malheureux qui la tourmente ; il ne
lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a ,
il faut pour son repos qu'elle sache qu'il n'y en
a pas, du moins autour d'elle ; car ce seroit sor-
tir des termes de la raison que de faire dépejidre
son bonheur de celui de tous les hommes. Elle
222 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
S informe des besoins de son voisinage avec la
chaleur qu'on met à son propre intérêt; elle en
connoit tous les habitants; elle y étend pour
ainsi dire l'enceinte de sa famille, et n'épargne
aucun soin pour en écarter tous les sentiments
de doideur et de peine auxquels la vie humaine
est assujettie.
Mylord, je veux profiter de vos leçons : mais
pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me
reproche plus et que vous partagez. Il n'y aura
jamais qu'une Julie au monde. La providence
a veillé sur elle, et rien de ce qui la regarde
n'est un effet du hasard. Le ciel seml)le favoir
donnée à la terre pour y montrer à-la-fois l'excel-
lence dont une ame humaine est susceptible, et
le bonheur dont elle peut jouir dans Fobscurité
de la vie privée, sans le secours des vertus écla-
tantes qui peuvent l'élever au-dessus d'elle-
mên>e, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa
faute , si c'en fut une , n'a servi qu'à déployer sa
force et son courage. Ses parents, ses amis, ses
domestiques , tous heureusement nés , étoient
faits pour l'aimer et pour en être aimés. Son
pays étoit le seiU où il lui convînt de naître ; la
simplicité qui la rend sublime devoit régner au-
tour d'elle; il lui lalloit pour être heureuse vivre
parmi des gens heureux. Si pour son malheur
elle fût née chez des peuples infortunés qui gé-
missent sous le poids de loppression, et luttent
sans espoir et sans fruit contre la misère qui les
consume, chaque plainte dçs opprimés eût em-
OliNQUlÈME PARTIE. 22.3
|>oisonné sa vie; la désolation commune leùt
accablée; et son cœur bienfaisant, épuisé de
peines et d'ennuis, lui eût fiiit éprouver sans
cesse les maux qu'elle n'eût pu soula[;er.
Au lieu de cela, tout animé et soutient ici sa
bonté naturelle. Elle n'a point à pleurer les ca-
lamités publiques; elle n'a point sous les yeux
limage affreuse de la misère et du désespoir.
Le villageois à son aise (i) a plus besoin de ses
avis que de ses dons. Sil se trouve quelque or-
phelin trop jeune pour gagner sa vie, quelque
veuve oilbliée qui souffre en secret , quelque
vieillard sans enfants , dont les bras affoiblis par
l'âge ne fournissent plus à son entretien, elle
ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent
onéreux, et fassent aggraver sur eux les charges
publiques pour en exempter des coquins accré-
dités. Elle jouit du bien qu'elle fait, et le voit
profiter. Le bonheur qu'elle goûte se multiplie
et s'étend autour d'elle. Toutes les maisons où
elle entre offrent bientôt un tableau de la sienne;
l'aisance et le bien-être y sont une de ses moin-
dres influences ; la concorde et les mœurs la sui-
(i)Il va près de Clarens un village appelé Mou tru, dont
la commune seule est assez riche pour entretenir tous les
communiers , n'eussent-ils pas un pouce de terre en pro-
pre. Aussi la bourgeoisie de ce village esl-eiie presque
aussi difficile à ac(|uéiir que celle de Berne. Quel dom-
mage qu'il n'y ait pas là quelque honnête honvme de sub-
délégué, pour rendre messieurs de Mou tru plus sociable?,
et leur bourgeoisie un peu moins chère!
224 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vent de ménap,e en ménage. En sortant de chez
elle ses yeux ne sont iVappcs (jue d'objets agréa-
bles ; en y rentrant elle en retrouve de plus doux
encore : elle voit par-tout ce qui plaît à son
cœur; et cette ame si peu sensible à l'amour-
propre apprend à s'aimer dans ses bienfaits. Non,
mylord, je le répète, rien de ce cpii touche à Ju-
lie n'est indifférent pour la vertu. Ses charmes,
ses talents , ses goûts , ses combats , ses fautes ,
ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses
peines, ses plaisirs, et toute sa destinée, font
de sa vie un exemple unique , que peu' de fem-
mes voudront imiter, mais qu'elles aimeront en
dépit délies.
Ce qui me plaît le plus dans les soins quon
prend ici du bonheur d'autrui; cest qu'ils sont
tous dirigés par la sagesse , et qu'il n'en résulte
jamais (i'abus. N'est pas toujours bienfaisant qui
veut ; et souvent tel croit rendre de grands ser-
vices , qui fait de grands maux qu'il ne voit pas ,
pour un petit bien qu'il aperçoit. Une qualité
rare dans les femmes du meilleur caractère, et
([ui brille éminemment dans celui de madame
de Wolmar , c'est un discernement exquis dans
la distribution de ses bienfaits, soit par le choix
des moyens de les rendre utiles, soit par le choix
des gens sur qui elle les répand. Elle sest lait des
règles dont elle ne se départ point. Elle sait
accorder et refuser ce qu'on lui demande, sans
(ju'il y ait ni foiblesse dans sa bonté, ni caprice
dans son refus. Quiconque a commis en su vie
CINQUIÈME PARTIE. 225
une mccliante action na rien à espérer d'elle
que justice , et pardon s'il l'a offensée ; jqinais
faveur ni protection qu'elle puisse placer sur un
meilleur sujet. Je l'ai vue refuser assez sèche-
ment à un homme de cette espèce une ^race qui
dépendoit délie seule. « Je vous souhaite du
«bonheur, lui dit-elle, mais je ny veux pas
ic contribuer, de peur de faire du mal à d'autres
« en vous mettant en état d'en faire, he monde
« n'est pas assez épuisé de gens de bien qui souf-
« frent pour qu'on soit réduit à songer à vous. »
Il est vrai que cette dureté lui coûte extrême-
ment et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime
est de compter pour bons tous ceux dont la mé-
chanceté ne lui est pas prouvée; et il y a bien
peu de méchants qui n aient 1 adresse de se met-
tre à l'abri des preuves. Elle n'a point cette
charité paresseuse des riches qui payent en ar-
gent aux malheureux le droit de rejeter leurs
prières , et pour un bienfait imploré ne savent
jamais donner que l'aumône. Sa bourse n'est
pas inépuisable ; et depuis qu'elle est mère de
famille , elle en sait mieux régler 1 usage. De
tous les secours dont on peut soulager les mal-
heureux , l'aumône est à la vérité celui qui coûte
le moins de peine ; mais il est aussi le plus pas-
sager et le moins solide; et Julie ne cherche pas
à se délivrer d'eux , mais à leur être utile.
Elle n'accorde pas non plus indistinctement
des recommandations et des services sans bien
savoir si l'usage qu'on en veut faire est raison-
4> i'^
326 LA NOUVELLE IlKLOÏSE.
nahlc et juste. Sa pi otcclioii n'est jamais refu-
sée à quiconque en a un vénta])le besoin et mé-
rite lie l'obtenir; mais pour ceux que l'inquié-
tude ou l'ambition porte à \ouloir s'élever et
quitter un état où ils sont bien, rarement peu-
vent-ils l'engapfer à se mêler de leurs affaires. La
condition naturelle à l'homme est de cultiver
la terre et de vivre de ses fruits. Le paisible
habitant des champs n'a besoin pour sentir son
bonheur que de le cbnnoître. Tous les vrais
plaisirs de l'homme sont à sa portée ; il n'a que
les peines inséparables de l'humanité, des pei-
nes que celui qui croit s'en délivrer ne fait qu'é-
changer contre d'autres plus cruelles ( i ). Cet
état est le seul nécessaire et le plus utile : il n'est
malheureux que quand les autres le tyrannisent
par leur violence, ou le séduisent par l'exemple
de leurs vices. G'es^t en lui que consiste la véri-
table j)rospérité d'un pays , la force et la gran-
deur qu'un peuple tire de lui-même, qui ne dé-
pend en rien des autres nations , qui ne contraint
jamais d'attaquer pour se soutenir, et donne
les plus sûrs moyens de se défendre. Quand il
est question d'estimer la puissance publique, le
bel-esprit vivSite les palais du prince, ses ports,
ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le vrai
politique parcourt les terres et va dans la chau-
(i) L'homme sorti de sa première simplicité devient
•si slupide qu'il ne sait pas même désirer. Ses souhaits
exaucés le méiieroient tous à la fortune , jamais à la fé-
licité.
CINQUIÈME PARTIE. 227
mière du laboureiu-. Le premier voit ce qu'on a
fait, et le second ce quon peut faire.
Sur ce principe on s'attache ici , et plus encore
à Etange, à contribuer autant qu'on peut à ren-
dre aux paysans leur condition douce , sans ja-
mais leur aider à en sortir. Les plus aisés et les
plus pauvres ont également la fureur d envoyer
leurs enfanta dans les villes, les uns pour étu-
dier et devenir un jour des messieurs, les au-
tres pour entrer en condition et décharger leurs
parents de leur entretien. Les jeunes gens de
leur côté aiment souvent à courir; les filles as-
pirent à la parure bourgeoise : les garçons s'en-
gagent dans un service étranger ; ils croient va-
loir mieux en rapportant dans leur village , au
lieu de lamour de la patrie et de la liberté, lair
à-la-fois rogue et rampant des soldats merce-
naires, et le ridicule mépris de leur ancien état.
On leur montre à tous Terreur de ces préjugés,
la corruption des enfants, l'abandon des pères,
et les risques continuels de la vie, de la fortune ,
et des mœurs , où cent périssent pour un qui
réussit. S ils s obstinent, on ne favorise point
leur fantaisie insensée, on les laisse courir au
vice et à la misère, et Ton s'applique à dédom-
mager ceux qu'on a persuadés des sacrifices qu ils
Ibnt à la raison. On leur apprend à honorer leur
condition naturelle en l'honorant soi-même;
on n'a point avec les paysans les façons des villes ,
mais on use avec eux d une honnête et grave fa-
miliarité, qui j maintenant chacun dans son état,
228 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n'y
a point de bon paysan qu'on ne porte à se con-
sidérer lui-même, en lui montrant la dilïérence
cju on fait de lui à ces petits parvenus qui vien-
nent briller un moment dans leur village et
ternir leurs parents de leur éclat. M. de Wol-
mar, et le baron , quand il est ici, manquent
rarement d'assister aux exercices , aux prix , aux
revues du village et des environs. Cette jeunesse
déjà naturellement ardente et guerrière , voyant
de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s'en
estime davantage et prend plus de confiance en
elle-même. On lui en donne encore plus en lui
montrant des soldats retirés du service étranger
en savoir moins qu'elle à tous égards; car, quoi
qu'on fasse, jamais cinq sous de paye et la peur
des coups de canne ne produiront une émula-
tion paredle à celle que donne à un homme
libre et sous les armes la présence de ses parents,
de ses voisins, de ses amis, de sa maîtresse, et
la gloire de son pays.
La grande maxime de madame de Wolmar
est donc de ne point favoriser les changements
de condition , mais de contribuer à rendre heu-
reux chacun dans la sienne , et sur-tout d'em-
pêcher que la plus heureuse de toutes , qui est
celle du villageois dans un état libre , ne se dé-
peuple en faveur des autres.
3-c lui faisois là-dessus l'objection i\qs talents
divers que la nature semble avoir partagés aux
hommes pour leur donner à chacun leur era-
CINQUIÈME PARTIE. 229
ploi, sans égard à la condition dans laquelle ils
sont nés. A cela elle nie repondit qu il y avoit
deux choses à considérer avant le talent, savoir,
les mœurs et la félicité. L'homme, dit-elle, est
un être trop nohle pour devoir servir simple-
ment d'instrument à d'autres , et l'on ne doit
point l'employer à ce qui leur convient sans
consulter aussi ce qui lui convient à lui-même ;
car les hommes ne sont pas laits pour les places ,
mais les places sont faites pour eux; et, pour
distribuer convenablement les choses, il ne faut
pas tant chercher dans leur partage l'emploi au-
quel chaque homme est le plus propre, que
celui qui est le plus propre à chaque homme
pour le rendre bon et heureux autant qu'il est
possible. Il n'est jamais permis de détériorer
une ame humaine pour l'avantage des autres ,
ni de faire un scélérat pour le service des hon-
nêtes gens.
Or, de mille sujets qui sortent du village, il
n'y en a pas dix qui n'aillent se perdre à la ville ,
eu qui n'en portent les vices plus loin que les
gens dont ils les ont appris. Ceux qui réussissent
et font fortune la font presque tous parles voies
déshonnêtes qui y mènent. Les malheureux
quelle n'a point favorisés ne reprennent plus
leur ancien état, et se font mendiants ou voleurs
plutôt que de redevenir paysans. De ces mille
s'il s'en trouve un seul qui résiste ii l'exemple et
se conserve honnête homme , pensez-vous qu'à
tout prendre celui-là passe une vie aussi heu-
2JO LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
reuse qu'il l'eût passée à Tabri des passions vio-
lentes , dans la tranquille obscurité de sa pre-
mière condition ?
Pour suivre son talent il le faut connoîire.
Est-ce une chose aisée de discerner toujours les
talents des hommes? et à l'âge où l'on prend un
parti, si l'on a tant de peine à bien connoître
ceux des enfants qu'on a le mieux observés , com-
ment un petit paysan saura-t-il de lui-:même dis-
tinguer les siens? Rien n'est plus équivoque que
les signes dinclination qu'on donne dès l'en-
liincë, l'esprit imitateur y a souvent plus de part
que le talent : ils dépendront plutôt d'une ren-
contre fortuite que d'un penchant décidé , et le
penchant même n'annonce pas toujours la dis-
position. Le vrai talent, le vrai génie a une cer-
taine simphcité qui le rend moins inquiet , moins
remuant, moins prompt à se montrer, qu'un
apparent et faux talent, qu'on prend pour véri-
table, et qui n'est qu'une vaine ardeur de bril-
ler, sans moyens pour y réussir. Tel entend un
tambour et veut être général ; un autre voit bâ-
tir et se croit architecte. Gustin, mon jardiniei",
prit le goût du dessin pour m'avoir vue dessiner :
je l'envoyai apprendre à I^ausannc; il se croyoit
déjà peintre, et n'est qu'un jardinier. L'occasion,
le désir de s'avancer, décident de l'état qu'on
choisit.* Ce n'est pas assez de sentir son génie,
il faut aussi vouloir s'y livrer. Tin prince ira-t-il
se faire cocher parcequ'il mène bien son car-
rosse ? uu duc se fera-t-il cuisinier parcequ'il in-
CINQUIÈME PARTIE. 2jf
vente de bops ra(>oùts? On n'a des talents que
pour s'élever, personne n'en a pour descendre:
pensez-vous que ce soit là Tordre de la nature?
Quand chacun connoîtroit son talent et vou-
droit le suivre, combien lepourroient -^ combien
surmonteroient diujustes obstacles ? combien
vaincroient d indignes concurrents? Celui qui
sent sa foiblesse appelle a son secours le ma-
nège et la brigue, que l'autre, plus sur de lui,
dédaigne. Ne m'avez-vous pas cent fois dit vous-
même que tant d'établissements en faveur des
arts ne font que leur nuire? En multipliant in-
discrètement les sujets on les confond ; le vrai mé-
rite ix3ste étouffé dans la foule, et les honneurs
dus au plus habile sont tons pour le plus in-
trigant. Sil existoit une société où les emplois
et les rangs fussent exactement mesurés sur les
talents et le mérite personnel , chacun pourroit
aspirer à la place qu'il sauroijl le mieux remplir ;
mais il faut se conduire par des règles plus sii-
res, et renoncer au prix des talents , quand le
plus vil de tous est le seul qui mène à la fortune.
Je vous dirai plus, continua-t-elle : j'ai peine
à croire que tant de talents divers doivent être
tous développés ; car il Ikudroit pour cela que le
nombre de ceux qui les possèdent fût exactement
proportionné au besoin de la société; et si l'on
ne laissoit au travail de la terre que ceux qui
ont éminemment le talent de l'agriculture , ou
qu'on enlevât à ce travail tous ceux qui sont
plus propres à un autre , il ne resteroit pas asseï^.
232 LA NOUVELLE JIÉLOÏSE.
de laboureurs pour la cultiver et nous faire jû-
vre. Je penscrois que les talcnls des hommes
sont comme les vertus des drogues , que la na-
ture nous donne pour guérir nos maux, quoi-
que son intention soit que nous nen ayons pas
besoin. Il y a des plantes qui nous empoison-
nent , des animaux qui nous dévorent , des ta-
lents qui nous sont pernicieux. S'il falloit tou-
jours employer chaque chose selon ses princi-
pales propriétés, peut-être feroit-on moins de
bien que de mal aux hommes. Les peuples bons
et simples n'ont pas besoin de tant de talents ;
ils se soutiennent mieux par leur seule simph-
cité que les autres par toute leur industrie ;
mais à mesure qu'ils se corrompent , leurs ta-
lents se développent comme pour servir de sup-
plément aux vertus qu'ils perdent , et pour for-
cer les méchants eux-mêmes d'être utiles en dé-
pit d'eux.
Une autre chose sur laquelle j'avois peine à
tomber d'accord avec elle étoit lassistance des
mendiants. Gomme c'^t ici une grande route,
il en passe beaucoup , et l'on ne refuse l'aumône
à aucun. Je lui représentai que ce n'étoit pas
seulement un bien jeté à pure perte , et dont on
privoit ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage
contribuoit à multiplier les gueux et les vaga-
bonds qui se plaisent à ce lâche métier, et, se
rendant à charge à la société , la privent encore
du travail qu'ils y pourroient faire.
Je vois bien , me dit-elle, que vous avez pris
CINQUIÈME PARTIE. ' 233
dans les grandes villes les maximes dont de
complaisants raisonneurs aiment à flatter la du-
reté des riches ; vous en avez même pris les ter-
mes. Croyez-vous dégrader un pauvre de sa qua-
lité d'homme en lui donnant le nom méprisant
de gueux ? Compatissant comme vous 1 êtes ,
comment avez-vous pu vous résoudre à l'em-
ployer r" Renoncez-y, mon ami, ce mot ne va
point dans votre bouche ; il est plus déshono-
rant pour rhomme dur qui s'en sert cpie pour
le malheureux qui le porte. Je ne déciderai point
si ces détracteurs de l'aumône ont tort ou rai-
son ; ce que je sais, c'est que mon mari, qui ne
cède point en hon sens à vos philosophes, et
qui ma souvent rapporté tout ce qu ils disent
là-dessus pour étouffer dans le cœur la pitié na-
turelle et l'exercer à linsensibilité, m'a toujours
paru mépriser ces discours et n'a point désap-
prouvé ma conduite. Son raisonnement est sim-
ple : On souffre , dit-il , et l'on entretient à grands
frais des mtdtitudes de professions inutiles dont
plusieurs ne servent qu'à corrompre et gâter les
mœurs. A ne regarder létat de mendiant que
comme un métier, loin quon en ait de pareil à
craindre, on n'y trouve que de quoi nourrir en
nous les sentiments dintérêt et d humanité qui
devroient unir tous les hommes. Si l'on veut le
considérer par le talent, pourquoi ne récom-'
penserois-je [)as l'éloquence de ce mendiant qui
me remue le cœur et me porte à le secourir ,
comme je paye un con^édien qui me fait verser
234 LA NOUVELLE liÉLOÏSE.
quelques larmes stériles'' Si l'un me fait aimer
les bonnes actions d autrui , l'autre me porte à en
faire moi-même : tout ce qu'on sent à la traf»cdie
s'ouhlie à l'instant qu'on en sort, mais la mé-
moire (les malheureux qu'on a soulagés donne
un plaisir qui renaît sans cesse. Si le (][rand
nombre des mendiants est onéreux à l'état , de
combien d'autres professions qu'on encourage
et qu'on tolère n'en peut-on pas dire autant!
C'est au souverain de faire en sorte qu'il n'y ait
point de mendiants; mais , pour les rebuter de
leur profession (i), faut-il rendre les citoyens
inhumains et dénaturés? Pour moi, continua
(i) Nounii- les mendiants r'^est, disent-ils, former des
pépinières de voleurs; et, tout au contraire , c'est empê-
cher qu'ils ne le deviennent. Je conviens qu'il ne faut pas
encourajjfcr les pauvres à se faire mendiants ; mais quand
une fois ils le sont, il faut les nourrir, de peur qu'ils ne
se fassent volçurs. Kien n'engage tant à changer de pro-
fession que de ne pouvoir vivre dans la sienne: or tous
ceux qui ont une fois goûte' de ce métier oiseux prennent
tellement le travail en aversion, qu'ils aiment mieux vo-
ler et se faire pendre, (|ue de reprcniire l'usage de leurs
hras. Qu liard est bientôt demandé et refusé; mais vingt
liards auroîent payé le souper d'un pauvre que vingt re-
fus peuvent impatienter. Qui est-ce qui voudroit Jamais
refuser une si légère aumône, b'il songeoit «ju'elle peut
sauver deux iiommes ,run du crime, et l'autre de la uhuI?
J'ai lu quelque part que les mendiants -sont une vermine
qui s'attache aux riches. Il est naturel que les enfants
s^attachent aux pères; mai» ces })ères opulents et durs
les méconnuissent, ct'lais^ent aux pauvres le soin de le^
Mourrir.
ir:
CINQUIEME PARTIE. 2.)!)
Julie , sans savoir ce que les pauvres sont à Tc-
tat , je sais qu'ils sont tous mes frères, et que je
ne puis sans une inexcusable tlureté leur reluscr
le foible secours qu ils me demandent. La plu-
part sont des vajjabonds , j'en conviens ; mais je
connois trop les peines de la vie pour ignorer
par combien de malheurs un honnête homme
peut se trouver réduit à leur sort; et commetit
puis-je être sûre que l'inconnu qui vient implo-
rer au nom de Dieu mon assistance et mendier
un pauvre morceau de pain, n'est pas peut-être
cet honnête homme prêt à périr de misère , et
que mon refus va réduire au d(ïsespoir? L'au-
mône que je fais donner à la porte est légère : un
demi-crutz (i) et un morceau de pain sont ce
qu'on ne refuse à personne; on donne une ra-
tion double à ceux qui sont évidemment estro-
piés : s'ils en trouvent autant sur leur route dans
chaque maison aisée , cela suffit pour les faire
vivre en chemin ; et c'est tout ce qu'on doit au
mendiant étranger qui passe. Quand ce ne se-
rôit pas pour eux un secours réel , c'est au moins
un témoignage qu'on prend part à leur peine,
un adoucissement à la dureté du refus , une
sorte de salutation qu'on leur rend. Un demi-
crutz et un morceau de pain ne coûtent guère
plus à donner et sont une réponse plus h(j||-
nête qu un Dieu vous assiste/ comme si les dons
de Dieu n'étoient pas dans la main des hommes^
(i) P'^tito monnoie du pays.
236 LA NOUVELLK IIÉLOÏSE.
et qu'il eût d'autres fjreniers sur la terre que les
magasins des riches! Enfin, quoi qu'on puisse
penser de ces infortunés, si l'on ne doit rien au
jjueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-
même de rendre honneur à Thumanité souf-
frante ou à son image, et de ne point s'endurcir
le cœur à 1 aspect de ses misères.
Voilà comment j'en use avec ceux qui men-
dient pour ainsi dire sans prétexte et de honne
foi : à l'égard de ceux qui se disent ouvriers et
se plaignent de manquer d'ouvrage , il y a tou-
jours ici pour eux des outils et du travail qui
les attendent. Par cette méthode on les aide,
on met leur honne volonté à 1 épreuve; et les
menteurs le savent si hien qu'il ne s'en présente
plus chez nous.
Cest ainsi, mylord , que cette ame angélique
trouve toujours dans ses vertus de quoi com-
l)attre les vaincs suhtilités dont les gens cruels
palHenl leurs vices. Tous ces soins et dautres
semhlahles sont mis par elle au rang de ses plai-
sirs, et remplissent une partie du temps que lui
laissent ses devoirs les plus chéris. Quand , après
.s être acquittée de tout ce qu'elle doit aux au-
tres, elle songe ensuite à elle-même, ce qu'elle
fait pour se rendre la vie agréahle peut encore
êu^ compté parmi ses vertus ; tant son motif est
toujours louahle et honnête, et tant il y a de
tempérance et de raison dans tout ce qu'elle ac-
corde à ses désirs! Elle veut plaire à son mari
qui aime à la voir contente et gaie ; elle veut
CINQUIÈME PARTIE. 287
inspirer à ses enfants le goût des innocents plai-
sirs que la modération , Tordre et la simplicité
font valoir, et qui détournent le cœur des pas-
sions impétueuses. Elle s'amuse pour les amu-
ser, conjme la colombe amollit dans son esto-
mac le grain dont elle veut nourrir ses petits.
Julie a lame et le corps également sensible's.
La même délicatesse régne dans ses sentiments
et dans ses organes. Elle et oit laite pour con-
noître et goûter tous les plaisirs, et long-temps
elle n'aima si chèrement la vertu même que
comme la plus douce des voluptés. Aujourd liui
quelle sent en paix cette volupté suprême, elle
ne se refuse aucune de celles qui peuvent s'asso-
cier avec celle-là : mais sa manière de les goûter
ressemble à fauslérité de ceux qui s'y refusent ,
et l'art de jouir est pour elle celui des privations;
non de ces privations pénibles et douloureuses
qui blessent la nature et dont son auteur dédai-
gne Ihommage insensé, mais des privations pas-
sagères et modérées, qui conservent à la raison
son empire, et, servant d'assaisonnement au
plaisir, en préviennent le dégoût et labus. Elle
prétend que tout ce qui tient aux sens et n'est
pas nécessaire à la vie change de nature aussitôt
qu'il tourne en habitude , qu'il cesse d'être un
plaisir en devenant un besoin , que c est à-la-fois
une chaîne qu'on se donne et une jouissance
dont on se prive , et que prévenir toujours les
désirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les
éteindre. Tout celui qu'elle emploie à donner
2!^8 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
(kl prix aux moindres choses est de se les refuser
vingt fois pour en jouir une. Cette ame simple
se conserve ainsi son premier ressort : son goût
ne s'use point ; elle n'a jamais besoin de le rani-
mer par des excès , et je la vois souvent savourer
avec délices un plaisir d'enfant qui seroit insi-
pide à tout autre.
Un objet plus noble qu'elle se propose encore
en cela est de rester maîtresse d'elle-même, d'ac-
coutumer ses passions à l'obéissance , et de plier
tous ses désirs à la régie. C'est un nouveau moyen
d'être heureuse ; car on ne jouit sans inquiétude
que de ce qu'on peut perdre sans peine , et si le
vrai bonheur appartient au sage, c'est parccqu'il
est de tous les hommes celui à qui la fortune peut
le moins ôter.
Ce qui me paroît le plus singulier dans sa tem-
pérance , c'est quelle la suit sur les mêmes rai-
sons qui jettent les voluptueux dans l'excès. La
vie est courte, il est vrai, dit-elle ;'c'est une rai-
son d'en user jusqu'au bout , et de dispenser avec
art sa durée afin d'en tirer le meilleur parti qu'il
est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an
de jouissance , c'est une mauvaise philosophie
fl'allcr toujours jusqu'où le désir nous mène ,
sans considérer si nous ne serons point plus tôt
au bout de nos facultés que de notre carrière ,
et si notre cœur épuisé ne mourra point avant
nous. Je vois que ces vulgaires Epicuriens pour
ne vouloir jamais perdre une occasion les per-
dent toutes , et , toujours ennuyés au sein des
CINQUIÈME PARTIE. 2.^9
plaisirs, n'en savent jamais trouver aucun. Ils
prodiguent le temps cpills pensent économiser,
et se ruinent comme les avares pour ne savoir
rien perdre à propos. Je me trouve bien de la
maxime opposée , et je crois que j'ainierois en-
core mieux sur ce point trop de sévérité que
de relâchement. Il m'arrive quelquefois de rom-
pre une partie de plaisir par la seule raison
quelle m en lait trop; en la renouant j'en jouis
deux fois. Cependant je m'exerce à conserver sur
moi l'empire de ma volonté , et j aime mieux être
taxée de caprice que de me laisser dominer par
mes fantaisies.
Voilà sur quel principe on fonde ici les dou-
ceurs de la vie et les choses de pur agrément.
Julie a du penchant à la gourmandise, et dans
les soins qu'elle donne à toutes les parties du mc-
nage la cuisine sur -tout n'est pas négligée. La
table se sent de l'abondance générale ; mais cette
abondance n'est point ruineuse; il y régne une
sensualité sans raffinement ; tous les mets sont
communs, mais excellents dans leurs espèces ;
l'apprêt en est simple et pourtant exquis. Tout
ce qui n'est que d'appareil , tout ce qui tient à
l'opinion , tous les plats fins et recherchés, dont
la rareté fait tout le prix et qu'il faut nommer'
pour les trouver bons , en sont bannis à jamais;
et même, dans la délicatesse et le choix de ceux
qu'on se permet, on s'abstient journellement de
certaines choses qu'on réserve pour donner à
quelque repas wn air de fête qui les rend plus
24o LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
agréables sans être plus dispendieux. Que croi-
riez-vous que sont ces mets si sobrement ména-
gés ? du gibier rare ? du poisson de mer? des
productions étrangères ? Mieux que tout cela ;
<]uclque excellent légume du pays, quelqu'un
des savoureux lierbages qui croissent dans nos
jardins , certains poissons tlu lac apprêtés d'une
certaine manière , certains laitages de nos mon-
tagnes , quelque pâtisserie à 1 allemande, à quoi
Ion joint quelque pièce de la chasse des gens de
la maison : voilà tout 1 extraordinaire qu'on y
remarque; voilà ce qui couvre et orne la table,
ce qui excite et contente notre appétit les jours
de réjouissance. Le service est modeste et cham-
pêtre , mais propre et riant ; la grâce et le plaisir
y sont, la joie et l'appétit l'assaisonnent. Des
surtouts dorés autour desquels on meurt de faim,
des cristaux pompeux chargés de fleurs pour
tout dessert, ne remplissent point la place des
mets ; on n'y sait point 1 art de nourrir l'estomac
par les yeux, mais on y sait celui d'ajouter du
charme à la bonne chère, de manger beaucoup
sans s'incommoder , de s'égayer à boire sans al-
térer sa raison , de tenir table long-temps sans
ennui , et d'en sortir toujours sans dégoût.
Il y a au premier étage une petite salle à
manger différente de celle où l'on mange ordi-
nairement , laquelle est au rez-de-chaussée :
cette salle particulière est à l'angle de la maison
et éclairée de deux côtés ; elle donne par l'un
sur le jardin , au-delà duquel on voit le lac à
CINQUIÈME PAÙTÎE. 24t
travers les arlires ; par Tautre on aperçoit ce
grand coteau de vignes qui commencent d étaler
aux yeux les richesses qu'on y recueillera dans
deux mois. Cette pièce est petite , mais ornée de
tout ce qui peut la rendre agréable et riante.
Cest là que Julie donne ses petits festins à son
père, à son mari , à sa cousine , à moi , à elle-^
même , et quelquefois à ses enfants. Quand elle
ordonne dy mettre le couvert on sait d'avance
ce que cela veut dire ; et M. de Wolmar l'ap-
pelle en riant le salon d'Apollon : mais ce sa-
lon ne diffère pas moins de celui de Ijucnilus
par le choix des convives que parcehii des mets.
liCs simples hôtes n'y sont point admis, "jamais
t)n n'y mange quand on a des étrangers ; c'est
l'asile inviolable de la confiance, de l'amitié , de
la liberté ; c'est la société des coeurs qui lie en ce
lieu celle de la table ; elle est une sorte d'initia-
tion à l'intimité, et jamais il ne s'y rassemble
que des gens qui voudroient n'être plus séparés.
Mylord, la fête vous attend, et c'est dans cette
salle que vous ferez ici votre premier repas.
Je n'eus pas d'abord le même honneur ; ce ne
fut qu'à mon retour de chez madame d Orbe que
je fus traité dans le salon d Apollon. Je n'ima^
ginois pas qu'on pût rien ajouter d'obligeant à
la réception qu'on m'avoit faite : mais ce souper
me donna d autres idées; j'y trouvai je ne sais
quel délicieux mélange de familiarité , de plaisir,
d'union , d'aisance , que je n'avois point encore
éprouvé. Je me sentois plus libre sans qu'on
4. iC
24li LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
ni eût averti de Tétre ; il nie scmbloit que nous
nous entendions mieux qu'auparavant. Ij'éloi-
gnenient des domestiques miuvitoit à n'avoir
plus de réserve au fond de mon cœur; et c'est là
qu'à l'instance de Julie je repris rusa{>e , quitté
depuis tant d années, de boire avec mes hôtes
du vin pur à la fin du repas»
Ce souper m'enchanta : j'aurois voulu que
tous nos repas se fussent passés de même. Je
ne connoissois point cette charmante salle , dis-
je à madame de Wolmar; pourquoi n'y mangez-
vous pas toujours? Voyez, dit-elle, elle est si
jolie! ne stroit-ce pas dommage de la gâter?
Cette réponse me parut trop loin de son ca-
ractère pour n'y pas soupçonner quelque sens
caché. Pourquoi du moins, repris-je, ne ras-
semblez-vous pas toujours autour de vous les
mêmes commodités qu'on trouve ici , afin de
pouvoir éloigner vos domestiques et causer plus
en liberté? C'est, me répondit-elle encore, que
cela seroit trop agréable, et (jue l'ennui d'être
toujours à son aise est enfin le pire de tous. li
ne m'en fallut pas davantage pour concevoir
son système; et je jugeai qu'en effet l'art d'as-
saisonner les plaisirs n'est que celui d'en être
avare.
Je trouve qu'elle se met avec plus de soin
qu'elle ne faisoit autrefois. La seule vanité qu'on
lui ait jamais reprocbée étoit de négliger son
ajustement. L'orgueilleuse avoil ses raisons, et
ne me laissoit poiut de préte.vle pour mécon-
CINQUIÈME PARTIE. 243
noîtfe son empire. Mais elle avoit heau faire,
renchatitenienl étoit trop fort pour me sembler
naturel; je m'opiniâtrois à trouver de fart dans
sa négligence; elle se seroit coiffée d'un sac que
je l'aurois accusée de coquetterie. Elle n'auroit
pas moins de pouvoir aujourd'liui; mais elle dé-
daigne de l'employer; et je dirois quelle affecte
une parure plus recherchée pour ne sembler
plus qu'une jolie femme, si je n'avois découvert
la cause de ce nouveau soin. J'y fus tronipé les
premiers jours; et, sans songer quelle n'étoit
pas mise autrement qu'à mon arrivée où je n'é^
tois point attendu, j'osai m'attribuer l'honneur
de cette recherche. Je me désabusai durant l'ab-
sence de M. de Wolmar. Dès le lendemain ce
n'étoit plus cette élégance de la veille dont l'œil
ne pouvoit se lasser , ni cette simplicité tou-
chante et voluptueuse qui m'enivroit autrefois;
c'étoit une certaine modestie qui parle au cœur
par les yeux > qui n'inspire que du respect, et
que la beauté rend plus imposante. La dignité
d'épouse et de mère régnoit sur tous ses char-
mes ; ce regard timide et tendre étoit devenu
•plus grave; et l'on eût dit qu'un air plus grand
et plus noble avoit voilé la douceur de ses traits*
Ce n'étoit pas qu'il y eût la moindre altération
dans son maintien ni dans ses manières ; son
égalité, sa candeur ne connurent jamais les si-
magrées; elle usoit seulement du talent naturel
aux femmes de changer quelquefois nos senti-
ments et nos idées par un ajustement différent,
i6.
244 ^^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
par une coiffure cVune autre forme , par une
robe d'une autre couleur , et d'exercer sur les
cœurs l'empire du goût en faisant de rien quel-
que chose. Le jour qu'elle attendoit son mari de
retour, elle retrouva lart d animer ses ^oraces na-
turelles sans les'couvrir; elle étoit éblouissante
en sortant de sa toilette ; je trouvai qu'elle ne
savoit pas moins effacer la plus brillante parure
qu'orner la plus simple; et je me dis avec dépit
en pénétrant l'objet de ses soins, En fit-elle ja-
mais autant pour l'amour?
Ce goût de parure s'étend de la maîtresse de
la maison à tout ce qui la compose. Le maître,
les enfants , les domestiques, les chevaux, les
bâtiments, les jardins, les meubles, tout est
tenu avec un soin qui marque qu'on n'est pas
au-dessous de la magnificence, mais qu'on la
dédaigne ; ou plutôt la magnificence y est en
effet, s'il est vrai quelle consiste moins dans la
richesse de certaines choses que dans un bel
ordre du tout qui marque le concert des parties
et l'unité d intention de fordonnateur (i). Pour
moi, je trouve au moins que c'est une idée plus
grande et plus noble de voir dans une maison
(i) Cela me paroît incontestable. Il y a de la magnifi-
cence flans la symétrie d'un grand palais ; il n'y en a
point dans une foule de maisons confusément entassées.
Il y a de la magnificence dans funiforme d'un régiment
en bataille,iln'y en a point dans le peuple qui le regarde,
quoiqu'il ne s'y trouve peut-être pas un seul homme dont
CINQUIÈME PARTIE. 245
simple et modeste un petit iioiiil)re rie gens heu-
reux d'un bonheur commun, que de voir régner
dans un paUiis la discorde et le trouble, et cha-
cun de ceux qui l'habitent chercher son bon
heur dans la ruine d'un autre et dans le désor-
dre général. La maison bien réglée est une , et
forme un tout agréable à voir : dans le palais
on ne trouve qu'un assemblage confus de di-
vers objets dont la liaison n'est qu'apparente.
Au premier coup-d'œil on croit voir une lin
commune; en y regardant mieux on est bientôt
détrompé.
A ne consulter que limpression la plus natu-
relle , il sembleroit que pour dédaigner l'éclat et
le luxe on a moins besoin de modération que de
goût. La symétrie et la régularité plaisent à
tous les yeux. L'image du bien-être et de la féli-
cité touche le cœur humain qui en est avide :
mais un vain appareil qui ne se rapporte ni à
l'ordre ni au bonheur , et n'a pour objet que de
frapper les yeux, quelle idée favorable à celui
qui l'étalé peut-il exciter dans l'esprit du spec-
tateur? L'idée du goût? Le goût ne paroît-il pas
cent fois mieux dans les choses simples que dans
celles qui sont offusquées de richesse. L'idée de
l'habit en particulier A vaille mieux que celui d'un sol-
dat. En un mot, la véritable magnificence n'est que l'or-
dre rendu sensible dans le grand ; ce qui fait que , de tous
les spectacles imaginables, le plus magnifique est celui
de la nature.
246 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
la commodité? Y a-t-il rien de plus incommode
que le faste (i)? L'idée de la grandeur? C'est pré-
cisément le contraire. Quand je vois qu'on a
voulu faire un grand palais , je me demande
aussitôt : Pourquoi ce palais n est-il pas plus
grand? pourquoi celui qui a cinquante domes-
tiques n'en a-t-il pas [cent? cette helle vaisselle
d'argent pourquoi n'est-elle pas d'or? cet homme
qui» dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas
ses lambris? si ses lambris sont dorés, pourquoi
son toit ne Test-il pas? Celui qui voulut bâtir
une haute tour faisoit bien de la vouloir porter
jusqu'au ciel; autrement il eût eu beau 1 élever,
le point ou il se lut arrêté n eut servi qu'à don-
ner de plus loin la pieuve de son impuissance.
O homme petit et vain ! montre-moi ton pou-
voir, je te montrerai ta misère.
Au contraire, un ordie de choses où rien n'est
(i) Le bruit des fjcns d'une maison trouble incessam-
ment le repos du maîire; il ne peut rien c;icher à tant
d'Argus. La foide de ses créanciers lui fait payer cher
celle de ses admirateurs. Ses appaiiements sont si super-
bes qu'il est force de coucher dans un bouge pour être
à son aise, et son singe est que Irpiefois mieux logé que
lui. S'il veut dîner, il dépend de son cuisinier, et jamais
de sa faim; s'il veut sortir, il est à la merci de ses che-
vaux ; mille embarras l'arrêtent dans les rues ; il ])rûle
d'arriver, et ne sait plus qu'il a m>s jambes. (Ihloé l'at-
tend, les boues le retiennent, le poids de l'or de son
habit l'accable , et il ne peut faire vingt pas à pied : mais
s'il perd un rendez-vous avec sa maîtresse, il en est bien
dédommagé par les passants; chacun remarf|ue sa livrée,
l'admire, et dit tout haut que c'est monsieur un tel.
CINQUIÈME PARTIE. vJ^"^
donné à Topinion , où tout a son utilité réelle ,
et qui se borne aux vrais besoins de la nature,
n'offre pas seulement un spectacle approuvé par
la raison , mais qui contente les yeux et le cœur,
en ce que l'hoinnie ne s'y voit que sous tles rap-
ports agréables, comme se suffisant à lui-même,
que l'image de sa foiblesse n y paroît point , et
que ce riant tableau n'excite jamais de réflexions
attristantes. Je défie aucim homme sensé de con-
templer une heure durant le palais d'un prince
et le faste qu'on y voit briller sans tomber dans
la mélancolie et déplorer le sort de Ihumanité.
Mais l'aspect de cette maison et de la vie uni-
forme et simple de ses habitants répand dans
lame des spectateurs un charme secret qui ne
fait qu'augmenter sans cesse. Un petit nombre
de gens doux et paisibles , unis par des besoins
mutuels et par une réciproque bienveillance, y
concourt par divers soins à une fin commune:
chacun trouvant dans son état tout ce qu'il faut
pour en être content et ne point désirer den
sortir, on s'y attache comme y devant rester
toute la vie ; et la seule ambition qu'on garde
est celle d'en bien remplir les devoirs. Il y a
tant de modération dans ceux qui commandent
et tant de zèle dans ceux qui obéissent , que
des égaux eussent pu distribuer entre eux les
mêmes emplois sans qu'aucun se Kit plaint de
son partage. Ainsi nul n'envie celui d'un autre;
nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que
par l'augmentation du bien commun j les mai-
248 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
très mêmes ne jugent de leur bonheur que par
celui des p^ens qui les environnent. On ne sau-
roit qu ajouter ni que retrancher ici, parcequ'on
n'y trouve que les choses utiles et qu elles y sont
toutes; en sorte qu'on n'y souhaite rien de ce
qu'on n'y voit pas, et qu'il n'y a rien de ce qu'on
y voit tlont on puisse dire. Pourquoi n y en a-t-
il pas davantage? Ajoutez-y du galon , des ta-
bleaux, un lustre, de la dorure, à l'instant vous
appauvrirez tout. En voyant tant dabondance
dans le nécessaire , et nulle trace de superflu ,
on est porté à croire que, s'il n'y est pas, c'est
qu'on n a pas voulu qu il y fût , et que si on le
vouloit il y régneroit avec la nicnie profusion :
en voyant continuellement les biens refluer au
dehors par l'assistance du pauvre, on est porté
à dire, Cette maison ne peut contenir toutes
ses richesses. Voilà, ce me semble, la véritable
magnificence.
Cet air d opulence m'effraya moi-même quand
je fus instruit de ce qui servoit à lentretcnir.
Vous vous ruinez , dis-je à monsieur et madame
de Wolmar; il n'est pas possible ((uuu si mo-
dique revenu suffise à tant de dépenses. Ils se
mirent à rire , et me firent voir que , sans
rien retrancher dans leur maison , il ne tiendroit
qu'à eux d'épargner beaucoup et d'augmenter
leur revenu plutôt que de se ruiner. Notre grand
secret pour être riches, me dirent-ils, est d'avoir
peu d'argent, et d'éviter autant qu il se peut
dans l'usage de nos biens les échanges interrné-
CINQUIÈME PARTIE. 249
diaires entre le produit et Icniploi. Aucun de
ces échanges ne se fait sans perte , et ces pertes
multipliées réduisent presque à rien dassez
grands moyens , comme à force d'être brocan-
tée une belle boîte d or devient un mince colifi-
chet. Le transport de nos revenus s'évite en les
employant sur le lieu, l'échange s'en évite en-
core en les consommant en nature; et dans lin-
dispensable conversion de ce que nous avons de
trop en ce qui nous manque , au lieu des ventes
et des achats pécuniaires qui doviblent le pré-
judice, nous cherchons des échanges réels où
la commodité de chaque contractant tienne lieu
de profit à tous deux.
Je conçois, leur dis-je, les avantages de cette
méthode ; mais elle ne me paroît pas sans in-
convénient. Outre les soins importuns auxquels
elle assujetiit, le profit doit être plus apparent
que réel ; et ce que vous perdez dans le détail
de la régie de vos biens femporte probablement
sur le gain que feroient avec vous vos fermiers ,
car le travail se fera toujours avec plus d'éco-
nomie et la récolte avec plus de soin par un
paysan que par vous. C'est une erreur, me ré-
pondit Wolmar ; le paysan se soucie moins
d'augmenter le produit que d'épargner sur les
frais , parceque les avances lui sont plus péni-
bles que les profits ne lui sont utiles : comme
son objet n'est pas tant de mettre un fonds en
valeur que d'y faire peu de dépense , s'il s assure
. un gain actuel c'est bien moins en améliorant
25o LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
la terre qu'en 1 épuisant, et le mieux qui puisse
arriver est qu'au lieu de l'épuiser il la néglige.
Ainsi, pour un peu d'argent comptant recueilli
sans embarras , un propriétaire oisif prépare
à lui ou à ses enlauts de grandes pertes, de
grands travaux, et quelquefois la ruine de son
patrimoine.
D'ailleurs , poursuivit M. de Wolmar , je ne
disconviens pas que je ne fasse la culture de mes
terres à plus grands frais que ne feroit un fer-
mier ; mais aussi le profit du fermier c est moi
qui le fais; et cette culture étant beaucoup meil-
leure, le produit est beaucoup plus grand; de
sorte qu'en dépensant davantage je ne laisse pas
de gagner encore. 11 y a plus ; cet excès de dé-
pense n'est qu'apparent , et produit réellement
une très grande économie : car si d'autres cul-
tivoient nos terres nous serions oisifs; il faudroit
demeurer à la ville; la vie y seroit plus chère;
il nous fiiudroit des amusements qui nous coû-
teroient beaucoup plus que ceux que nous trou-
vons ici, et nous seroient moins sensibles. Ces
soins que vous appelez importuns font à-la-fois
nos devoirs et nos plaisirs : grâces à la pré-
voyance avec laquelle on les ordonne , ils ne
sont jamais pçnibics ; ils nous tiennent lieu
d'une foule de fantaisies ruineuses dont la vie
cbampèlrc prévient ou détruit le goût , et. tout
ce qui contribue à notre bien-être devient poui»
nous un amusement
CINQUIÈME PARTIE. 25l
Jetez les yeux toyt autour de \ous , ajoutoit
ce judicieux père de famille, vous ny verrez
que des choses utiles, qui ne nous coûtent pres-
que rien , et nous éparjonent mille vaines dépen-
ses. Les seules denrées du crû couvrent notre
table, les seules étoffes du pays composent pres-
que nos meubles et nos habits : rien n'est mé-
prisé parcequ'il est commun, rien n'est estimé
parcequ il est rare. Comme tout ce qui vient de
loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous
nous bornons, par délicatesse autant que par
modération , au choix de ce qu'il y a de meilleur
auprès de nous et dont la qualité n'est pas sus-
pecte. Nos mets sont simples , mais choisis. Il
ne manque à notre table pour être somptueuse
que d être servie loin d ici ; car tout y est bon ,
tout y seroit rare ; et tel gourmand trouveroit
les truites du lac bien meilleures s'il les mangeoit
à Paris.
La même règle a lieu dans le choix de la pa-
rure, qui, comme vous voyez, n'est pas négli-
gée; mais l'élégance y préside seule, la richesse
ne s'y montre jamais , encore moins la mode.
Il y a une grande différence entre le prix que
l'opinion donne aux choses et celui qu'elles ont
réellement. C'est à ce dernier seul que Julie
s'attache ; et quand il est question d'une étoffe ,
elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou
nouvelle que si elle est bonne et si elle lui sied.
Souvent même la nouveauté seule est pour elle
202 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
un motif d'exclusion , quand cette nouveauté
donne aux choses un piix qu elles n'ont pas ou
qu'elles ne sauroient parder.
Considérez encore qu'ici Feffet de chaque
chose vient moins ddle-même que de son usage
et de son accord avec le reste ; de sorte qu'avec
des parties de peu de valeur Julie a fait un tout
d'un grand prix. Le goût aime à créer, à donner
seul la valeur aux choses. Autant la loi de la
mode est inconstante et ruineuse , autant la
sienne est économe et durable. Ce que le bon
goût approuve une fois est toujours bien ; s'il
est rarement à la mode , en revanche il n'est
jamais ridicule; et, dans sa modeste simplicité,
il tire de la convenance des choses des régies
inaltérables et sûres , qui restent quand les mo-
des ne sont plus.
Ajoutez enfin que l'abondance du seul néces-
saire ne peut dégénérer eu abus, parceque le
nécessaire a sa mesure naturelle , et que les vrais
besoins n'ont jamais d'excès. On peut mettre la
dépense de vingt habits en un seul et manger
en un repas le revenu d une année , mais on
ne sauroit porter deux habits en même temps
ni dîner deux fois en un jour. Ainsi l'opinion
est illimitée, au lieu que la nature nous arrête
de tous côtés; et celui qui dans un état médio-
cre se borne au bien-être ne risque point de se
ruiner.
Voilà , mon cher , continuoit le sage Wol-
mar, comment avec de l'économie et des soins
* CINQUIÈME PARTIE. 253
on peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne
tiendroit qu à nous d'augmenter la nôtre sans
changer notre manière de vivre; car il ne se fait
ici presque aucune avance qui n'ait un produit
pour objet , et tout ce que nous do^pensons nous
rend de quoi dépenser beaucoup plus.
Hé bien ! niylord, rien de tout cela ne paroît
au premier coup-d'œil. Par-tout un air de profu-
sion couvre l'ordre qui le donne. Il faut du tem.ps
pour apercevoir des lois somptuairesqui fi>' nent
à l'aisance et au plaisir, et Ion a d'.ibord peine
à comprendre comment on jouit de ce qu on
épargne. En y réfléchissant le contentement aug-
mente , parcequ'on voit que la source ^n est inta-
rissable, et que lart de goûter le bonheur de la
vie sert encore à le prolonger. Comment se las-
seroit-on d'un état si conforme à la nature ?
Comment épuiseroit-on son héritage en l'amé-
liorant tous les jours ? Comment ruineroit-on
sa fortune en ne consommant que ses revenus ?
Quand chaque année on est sûr de la suivante ,
qui peut troubler la paix de celle qui court? Ici
le fruit du labeur passé soutient labondance pré-
sente , et le fruit du labeur présent annonce l'a-
bondance à venir; on jouit à-la-fois de ce qu'on
dépense et de ce qu'on recueille, et les divers
temps se rassemblent pour affermir la sécurité
du présent.
Je suis entré dans tous les détails du ménage,
et j ai par-tout vu régner le même esprit. Toute
la broderie et la dentelle sortent du gynécée;
254 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
toute la toile est filée dans la hasse-cour ou par
de pauvres femmes que Ton nourrit. La laine
s'envoie à des manufactures dont on tire en
échanjyc des draps pour habiller les (^ens ; le
vin, l'huile et le pain, se font dans la maison;
on a des bois en coupe ré^jlce autant qu'on en
peut consommer : le boucher se paye en bétail ;
lépicier reçoit du blé pour ses fournitures ; le
salaire des ouvriers et des domestiques se prend
sur le produit des terres qu'ils font valoir; le
loyer des maisons de la ville suffit pour l'ameu-
blement de celles qu'on habite ; les rentes sur
les fonds publics fournissent à l'entretien des
maîtres Qt au peu de vaisselle qu'on se permet ;
la vente des vins et des blés qui restent donne
tm fonds qu'on laisse en réserve pour les dépen-
ses extraordinaires ; fonds que la prudence de
Julie ne laisse jamais tarir, et que sa charité
laisse encore moins augmenter. Elle n'accorde
aux choses de pur agrément que le profit du
travail qui se fait dans sa maison , celui des terres
qu'ils ont défrichées, celui des arbres qu'ils ont
fait planter, etc. Ainsi le produit et l'emploi se
trouvant toujours compensés par la nature des
choses, la balance ne peut être rompue, et il
est impossible de se déranger.
Bien plus; les privations qu'elle s'impose par
cette volupté tempérante dont j'ai parlé sont à-
la-fois de rtouveaux moyens de plaisir et de nou-
velles ressources d'économie. Par exemple, elle
aime beaucoup le café; chez sa mère elle en
CINQUIÈME PARTIE. o55
prenoit tous les jours : elle en a quitté Ihabitucle
pour en augmenter le goût ; elle s'est bornée à
n'en prendre que quand elle a des hôtes, et dans
le salon d Apollon , afin d'ajouter cet air de fête
à tous les autres. C'est une petite sensualité qui
la flatte plus, qui lui coûte moins, et par la-
quelle elle aiguise et règle à-la-fois sa gourman-
dise. Au contraire, elle met à deviner et satis-
faire les goûts de son père et de son mari une
attention sans relâche, une prodigalité naturelle
et pleine de grâces, qui leur fait mieux goûter
ce qu'elle leur offre par le plaisir qu'elle trouve
à le leur offrir. Ils aiment tous deux à prolon-
ger un peu la fin du repas , à la suisse : elle ne
manque jamais après le souper de faire servir
une bouteille de vin plus délicat, plus vieux que
celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe des
noms pompeux qu'on donnoit à. ces vins, qu'en
effet je trouve excellents; et les buvant comme
étant des Reux dont ils portoient les noms , je
fis la guerre à Julie d'une infraction si manifeste
à ses maximes ; mais elle îne rappela en riant
un passage de Plutarque oùFlaminius compare
les troupes asiatiques d'Antiochus , sous mille
^oms barbares , aux ragoûts divers sous lesquels
un ami lui a voit déguisé la même viande. Il en
est de même, dit-elle, de ces vins étrangers que
vous me reprochez. Le Rancio , le Cherez, le
Malaga , le Chassaigne , le Syracuse , dont vous
buvez avec tant de plaisir, ne §ont en effet que
des vins de Lavaux diversement préparés , et
â56 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
VOUS pouvez voir d'ici le vignoble qui produit
toutes ces boissons lointaines. Si elles sont infé-
rieures en qualité aux vins fameux dont elles
portent les noms, elles n'en ont pas les inconvé-
nients; et comme on est sûr de ce qui les com-
pose , on peut au moins les boire sans risque.
Jai lieu de croire, continua-t-elle , que mon
père et mon mari les aiment autant que les vins
les plus rares. Les siens , me dit alors M. de Wol-
mar , ont pour nous un goût dont manquent
tous les autres ; c'est le plaisir qu'elle a pris à
les préparer. Ah! reprit-elle, ils seront toujours
exquis 1
Vous jugez bien qu'au milieu de tant de soins
divers le désœuvrement et l'oisiveté qui rendent
nécessaires la compagnie, les visites et les so*
ciétés extérieures, ne trouvent guère ici de place.
On fréquente les voisins assez pour entretenir
un commerce agréable , trop peu pour s'y as-
sujettir. Les hôtes sont toujours bien venus et
ne sont jamais désirés. On ne voit précisément
qu autant de monde-qu'il faut pour se conserver
le goût de la retraite ; les occupations cham-
pêtres tiennent lieu d'amusements ; et pour qui
trouve au sein de sa famille une douce sociéto^
toutes les autres sont bien insipides. La manière
dont on passe ici le temps est trop simple et
trop uniforme pour tenter beaucoup de gens (i);
(i) Je crois qu'un de nos îieaux-csprits voyageant dans
ce pays-là, reçu et^aressé dans cette maison à son pas-
sage, feroit ensuite à ses amis une relatiou bien plaisante
CIISQUIÈME PARTIE. oSy
mais c'est par la disposition du cœur de ceux
qui Font adoptée qu'elle leur est intéressante.
Avec une anie saine peut-on sennuyer à rem-
plir les plus chers et les plus cliarmants'devoirs
de riiumanité, et à se rendre mutuellement la
"vie heureuse? Tous les soirs, Julie, contente de
sa journée, n'en désire point une différente pour
le lendemain, et tous les matins elle demande
au ciel un jour semhlable à celui de la veille :
elle fait toujours les mêmes choses parcequ'elles
sont bien , et qu'elle ne connoît rien de mieux
à faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la
félicité permise à l'homme. Se plaire dans la du-
rée de son état , n'est-ce pas un signe «assuré
qu'on y vit heureux ?
Si l'on voit rarement ici de ces tas de désœu-
vrés qu'on appelle bonne compagnie , tout ce
qui s'y rassemble intéresse le cœur par quelque
endroit avantageux, et rachète quelques ridi-
cules par mille vertus. De paisibles campagnards,
sans monde et sans politesse , mais bons , sinir
pies, honnêtes et contents de leur sort; d'an-
ciens officiers retirés du service ; des commer-
çants ennuyés de s enrichir ; de sages mères de
famille qui amènent leurs filles à l'école de la
modestie et des bonnes mœurs : voilà le cor-
de la vie tle manants qu'on y mène. Au reste , je vois par
les lettres de mvUuly (^atesby que ce goût n'est pas par-
ticulier à la France, et que c'est apparemment aussi fu-
sage en Angleterre de tourner ses hôtes en ridicule pour
prix de leur hospitalité.
4. 17
258 LA NOUVELLE ïftîLOÏSE.
tége que Julie aime à rassembler autour délie.
Son mari n'est pas fâché d'y joindre quelquefois
de ces aventuriers corrigés par l'âge et l'expé-
ricnce *qui, devenus sages à leurs dépens, re-
viennent sans chagrin cultiver le champ de leur
père qu'ils voudroient n'avoir point quitté. Si
quelqu'un récite à table les événements de sa
vie , ce ne sont point les aventures merveilleuses
(lu riche Sindbad racontant au sein de la mol-
lesse orientale comment il a gagné ses trésors : ce
sont les relations plus simples de gens sensés
que les caprices du sort et les injustices des
hommes ont rebutés des faux Jjiens vainement
])oursuivis , pour leur rendre le goût des véri-
lables.
Croiriez-vous que l'entretien même des pay-
sans a des charmes pour ces âmes élevées avec
r(ui le sage aimeroit à s'instruire? Le judicieux
VV^olmar trouve dans la naïveté villageoise des
caractères plus marqués, plus d'hommes pen-
sant par eux-mêmes, que sous le masque unifor-
me des habitants des villes , où chacun se mon-
tre comme sont les autres plutôt que comme
il est lui-même. La tendre Julie trouve en eux
des cœurs sensibles aux moindres caresses, et
(jui s'estuTient heureux de lintérêt qu'elle prend
à leur bonheur. Leur cœur ni leur esprit ne sont
point façonnés par l'art ; ils n'ont point appris
à se former sur nos modèles , et l'on n'a pas
peur de trouver en eux Ihonmie de l'homme
au lieu de celui de la nature.
CINQUIÈME PARTIE. 259
Souvent, dans ties tournées, M. de Wolinar
rencontre quelque bon vieillard dont le sens et
Ja raison le frappent , et qu'il se plaît à faire
causer. Il laméne à sa femme; elle lui fait un
accueil chai niant , qui marque non la politesse
et les airs de son état, mais la bienveillance et
l'humanité de son caractère. On retient le bon-
homme à dîner : Julie le place à côté d'elle, le
sert , le caresse , lui parle avec intérêt , s informe
de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de
5on embarras , ne donne point une attention
gênante à ses manièies rustiques, mais le met
à son aise par la facilité des siennes , et ne sort
point avec lui de ce tendre et touchant respect
dû à la vieillesse infirme qu'honoie une lonjjue
vie passée sans reproche. Le vietllard enchanté
se livre à répanchement de ^on cœur; il semble
reprendre un moment la vivacité de sa jeunesse.
Le vin bu à la santé d une jeune dame en ré-
chauffe mieux son sang à demi glacé. Il se ra-
nime à parler de son ancien temps , de ses a-
mours , de ses campagnes , des combats où il
s'est trouvé, du courage de ses compatriotes,
de son retour au pays , de sa femme, de ses en-
fants , des travaux champêtres , des abus qu il a
remarqués , des remèdes qu'il imagine. Souvent
des longs discours de son âge sortent d'excel-
lents préceptes moraux ou des leçons d aj^ricul-
ture; et quand il n y auroit dans les choses quil
dit que le plaisir qu il prend à les dire , Julie en
prendroit à les écouter.
26o LA NOUVELLE IIÉLOÎSE.
•Elle passe après le dîner dans sa cliaTnbre et
en rapporte un petit présent de quelque nippe
convenable à la femme ou aux Filles du vieux
bon-homme. Elle le lui fait offrir par les enfants,
et réciproquement il rend aux enfants quelque
don simple et de leur goût, dont elle Ta secrète-
ment chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne
heure l'étroite et douce bienveillance qui fait la
haison des états divers. Les enfants s'accoutu-
ment à honorer la vieillesse , à estimer la sim-
plicité et à distinguer le mérite dans tous les
rangs. Les paysans , voyant leurs vieux pères
fêtés dans une maison respectable et admis à la
table des maîtres , ne se tiennent point offen-
sés d en être exclus ; ils ne s'en prennent point ,
à leur rang, mais à leur âge; ils ne disent point,
nous sommes trop pauvres, mais nous sommes
trop jeunes pour être ainsi traités ; l'honneur
qu'on rend à leurs vieillards et l'espoir de le
partager un jour les consolent d'en être privés
et les excitent à s'en rendre dignes.
Cependant le vieux bon-homme, encore at-
tendri des caresses qu'il a reçues, revient dans
sa chaumière , empressé de montrer à sa femme
et à ses enfants les dons qu'il leur apporte. Ces
bagatelles répandent la joie dans toute une fa-
mille qui voit qu'on a daigné soccuper d'elle. Il
leur raconte avec emphase la réception qu'on
lui a faite , les mets dont on l'a servi, les vins
dont il a goûté, les discours ol)lij;eants qu'on lui
a tenus, combien on s'est informé d'eux, l'affa-
CINQUIÈME PARTIE. 2G1
hiiité des maîtres, l'attention des serviteurs, et
{jénéralement ce qui peut donner du prix aux
marques d'estime et de bonté qu'il a reçues : en
le racontant il en jouit une seconde lois , et
toute la maison croit jouir aussi des honneurs
rendus à son chef. Tous bénissent de concert
cette famille illustre et ji;éncreuse qui donne
exemple aux grands et refuge aux petits, qui ne
dédaigne point le pauvre et rend honneur aux
cheveux blancs. Voilà 1 encens qui plaît aux amcs
bienfaisantes. S'il est des bénédictions humaines
que le ciel daigne exaucer , ce ne sont point
celles qu'arrachent la flatterie et la bassesse en
présence des gens qu'on loue , mais celles que
dicte en secret un cœur simple et reconnoissant
au coin dun foyer rustique.
C'est ainsi qu'un sentiment agréable et doux
peut couvrir de son charme une vie insipide à
des cœurs indifférents ; c est ainsi que les soins ,
les travaux, la retraite, peuvent devenir des amu-
sements par lart de les diriger. Une ame saine
peut donner du goût à des occupations commu-
nes, comme la santé du corps fait trouver bons
les aliments les plus simples. Tous ces gens en-
nuyés qu'on amuse avec tant de peine doivent
leur dégoût à leurs vices, et ne perdent le senti-
ment du plaisir qu'avec celui du devoir. Pour
Julie, il lui est arrivé précisément le contraire;
et des soins qu'une certaine langueur dame lui
eût laissé négliger autrefois lui deviennent inté-
ressants par le motif qui les inspire. Il faudroit
203 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
être insensible pour être toujours sans vivacité.
La sienne s est développée par les mêmes causes
qui la réprimoient autrefois. Son cœur cherclioit
la retraite et la solitude pour se livrer en paix
aux alFections dont il éloit pénétré; maintenant
elle a pris une activité nouvelle en formant de
nouveaux liens. Elle n'est point de ces indolen-
tes mères de famille , contentes d'étudier (piand
il faut agir , qui perdent à s'instruire des devoirs
d'autrui le temps qu'elles devroicnt mettre à
remplir les leurs. Elle pratique aujourdliui ce
qu'elle apprenoit autrefois. Elle n'étudie plus,
elle ne lit plus ; elle agit. Gomme elle se lève une
heure plus tard que son mari , elle se couche
aussi plus tard d'une heure. Cette heure est le
seul temps quelle donne encore à l'étude, et la
journée ne lui paroît jamais assez longue pour
tous les soins dont elle aime à la remplir.
Voilà, mylord , ce que j'avois à vous <iire sur
l'économie de cette maison et sur la vie privée
des maîtres qui la gouvernent. Contents de leur
sort, ils en jouissent paisiblement; contents de
leur fortune , ils ne travaillent pas à l'augmenter
pour leurs enfants, mais à leur laisser, avec l'hé-
ritage (pi ils ont reçu, des terres en hou état,
des dome8ti((ues affectionnés, le goût du tra-
vail , de l'ordre, de la modération, et tout ce
qui peut rendre douce et charmante à des gens
sensés la jouissance d'un hien médiocre , aussi
sagement conservé qu il fut honnêtement acquis.
CINQUIÈME PARTIE. 2G3
LETTRE III (i).
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
jNous avons eu des hôtes ces jours derniers : ils
sont repartis hier; et nous recommençons entre
nous trois une société d'autant pkis charmante
qu'il n'est rien resté dans le fond des cœurs qu'on
veuille se cacher l'un à l'autre. Quel plaisir je
goûte à reprendre un nouvel être qui me rend
digne de votre confiance ! Je ne reçois pas une
marque d'estime de Julie et de son mari que je
ne me dise avecvine certaine fierté dame : Enfin
j'oserai me montrer à lui. G est par vos soins ,
c'est sous vos yeux , que j'espère honorer mon
état présent de mes fautes passées. Si lamour
éteiùt jette lame dans 1 épuisement, l'amour sub-
juguélui donne, avec la conscience de sa victoire,
une élévation nouvelle et un attrait plus vif pour
tout ce qui est grand et beau. Voudroit-on per-
dre le fruit d'un sacrifice qui nous a coûté si cher?
(i) Deux lettres écrites en différents temps rouloient
sur le sujet de celle-ci , ce qui occasionoit bien des ré-
pétitions inutiles. Pour les retrancher, j'ai réuni ces
deux lettres en une seule. Au reste, sans* prétendre justi-
fier Texcessive longueur de plusieurs des lettres dont ce
recueil est composé, je remarquerai que les lettres des
solitaires sont longues et rares , celles des gens du monde
fréquentes et couîtes. Il ne faut qu'observer cette diffé-
rence pour en sentir à l'instant la raison.
264 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
Non, mylord ; je sens qu'à votre exemple mon
cœur va mettre à profit tous les ardents senti-
ments quil a vaincus; je sens qu'il faut avoir
été ce que je fus pour devenir ce que je veux
être.
Après six jours perdus aux entretiens frivoles
des gens indifrérents , nous avons passé aujour-
dhuiune matinée à laup^loisc , réunis et dans le
silence , ajoutant à-la-lois le plaisir d'être ensem-
ble et la douceur du recueillement. Que les dé-
lices de cet état sont connues de peu de fjens ! Je
nai vu personne en France en avoir la moindre
idée. La conversation des amis ne tarit jamais ,
disent-ils. 11 est vrai, la langue fournit un babil
facile aux attacbements médiocres ; mais lami-
tié, mylord, l'amitié! Sentiment vif et céleste,
quels discours sont dignes de toi? quelle langue
ose être ton interprète? Jamais ce qu'on dit à
son ami peut-il valoir ce qu'on sent à ses côtés?
Mon dieu! qu une main serrée, qu'un regard
animé, qu\me étreinte contre la poitrine, que
le soupir qui la suit , disent de clioses ! et que le
premier mot c[u on prononce est froid après tout
cela ! O veillées de Besan(;on ! moments consa-
crés au silence et recueillis par l'amitié! O Boms-
ton , ame grande , ami su])limc! non , je n'ai point
avili ce que tu fis pour moi, et ma boucbe ne
t'en a jamais rien dit.
11 est sur que cet état de contemplation fait un
des glands cbarmes des bommes. sensibles. Mais
j'ai toujours tromé que les importuns empê-
CINQUIÈME PARTIE. 265
choient de le (>oùler , et que les amis ont besoin
délie sans témoin pour pouvoir ne se rien dire
qu'à leur aise. On veut être recueillis, pour ainsi
dire , 1 un danslautre : les moindres distractions
sont désolantes, la moindre contrainte est in-
supportable. Si'quelquefois le cœur porte un mot
à la bouche, il est si doux de pouvoir le pronon-
cer sans {>êne ! Il semble qu on n'ose penser li-
brement ce qu on n ose dire de même : il semble
que la présence d un seul étranger retienne le
sentiment et comprime des âmes qui s enten-
droient si bien sans lui.
Deux heures se sont ainsi écoulées entre nous
dans cette immobilité d'extase, plus douce mille
fois que le froid repos des dieux d Epicure. Après
le déjeuner , les enfants sont entrés comme à
l'ordinaire dans la chambre de leur mère; mais,
au lieu daller ensuite s enfermer avec eux dans
le gynécée selon sa coutume, pour nous dédom-
mager en quelque sorte du temps perdu sans
nous voir, elle les a fait rester avec elle, et nous
ne nous sommes point quittés jusqu'au- dîner.
Henriette , qui commence à savoir tenir l'ai-
guille, travadloit assise devant la Fanchon , qui
faisoit de la dentelle , et dont l'oreiller posoit sur
le dossier de sa petite chaise. Les deux garçons
feuilletoient sur une table un recueil d images
dont l'aîné expliquoit les sujets au cadet. Quand
il se trompoit , Henriette attentive, et qui sait
le recueil par cœur,avoit soin de le corriger.
Souvent, feignant d ignorer à quelle estampe ils
266 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
étoient, elle en tiroit un prétexte de se lever,
d'aller et venir de sa chaise à la table et de la
table à sa chaise. Ces promenades ne lui déplai-
soient pas , et lui attiroient toujours quelque aga-
cerie de la part du petit niali; quelquefois même
il s'y joignoit un baiser que sa 'bouche enfan-
tine sait mal appliquer encore , mais dont Hen-
riette, déjà plus savante, lui épargne volontiers
la façon. Pendant ces petites leçons, qui se'pre-
noient et se donnoient sans beaucoup de soin,
mais aussi sans la moindre gêne , le cadet comp-
toit furtivement des onchets de buis qu'il avoit
cachés sous le livre.
Madame de Wolmar brodoit près de la fenêtre
vis-à-vis des enfants ; nous étions son mari et moi
encore autoin- de la table à thé lisant la gazette,
à laquelle elle prêtoit assez peu d'attention. Mais
à l'article de la maladie du roi de France et de
rattachement singulier de son peuple, qui neut
jamais d'égal que celui des Romains pour Ger-
manicus , elle a fait quelques réflexions sur le
bon naturel de cette nation douce et bienveil-
lante, que toutes haïssent, et qui n'en hait au-
cune, ajoutant qu'elle n'envioit du rang suprême
que le plaisir de s'y faire aimer. N'enviez rien ,
lui a dit son mari d'un ton (|u il m'eût dû laisser
prendre; il y a long-temps que nous sommes
tous vos sujets. A ce mot son ouvrage est tombé
de ses mains; elle a tourné la tête, et jeté sur
son digne époux im regard si touchant, si ten-
dre , que j'en ai tressailli moi-même. Elle n'a
CINQUIÈME PAiniK. 267
rien dit : qu'eût -elle dit qui valût ce rep,ard?
Nos yeux se sont aussi rencontrés. J'ai senti,
à la manière dont sonVnari m'a serré la main,
que la même émotion nous ^apuoit tous trois ,
et que la douce influence de cette ame expansive
a(|issoit autour d'elle et triomphoit de 1 insensi-
bilité même.
C'est dans ces dispositions qu'a commencé le
silence dont je vous parlois : vous pouvez juger
qu'il n'étoit pas de froideur et d'ennui. Il n'étoit
interrompu que par le petit manège des enfants ;
encore, aussitôt que nous avons cessé déparier,
ont-ils modéré, par imitation, leur caquet.^ comme
craignant de troubler le recueillement universel.
C'est la petite surinteiidante qui la première
s'est mise à baisser la voix , à faire signe aux
autres, à courir sur la pointe du pied; et leurs
jeux sont devenus dautant plus amusants que
cette légère contrainte y ajoutoit un nouvel
intérêt. Ce spectacle, qui semhloit être mis sous
nos'yeux pour prolonger notre attendrissement,
a produit son effet naturel.
Ammutiscon le liugue, e parlan l'aime (i).
Que de eboses se sont dites sans ouvrir la bou-^
cbe ! que d'ardents sentiments se sont commu-
niqués sans la froide entremise de la parole !
Insensiblement Julie s'est laissé absorber à celui
(i) Les lanf[ues se taisent, mais les cœurs parlent.
MAUlNi.
268 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qui dominoit tous les autres. Ses yeux se sont
tout-à-fait fixés sur ses trois enfants ; et son
cœur, ravi clans une st délicieuse extase, ani-
moit son charmant visage de tout ce que la
tendresse maternelle eut jamais de plus tou-
chant.
Livrés nous-mêmes à cette douhle contem-
plation, nous nous laissions entraîner Wolmar
et moi à nos rêveries , quand les enfants qui les
causoient les ont fait finir. L'aîné , qui s'amusoit
aux images, voyant que les onchets empêchoient
son frère d être attentif, a pris le temps qu il les
avoit rassemblés, et, lui donnant un coup sur
la main , les a fait sauter par la chambre. Mar-
cellin s'est mis à pleurer; et, sans s'agiter pour
le faire taire, madame de Wolmar a dit à Fan-
chon d'emporter les onchets. L'enfant s'est tu
sur-le-champ, mais les onchets nont pas moins
été emportés sans qu'il ait recomuïencé de pleu-
rer comme je m'y étois attendu. Cette circon-
stance, qui n'étoit rien, m'en a rappelé beaucoup
d'autres auxquelles je n'avois fait nulle atten-
tion; et je ne me souviens pas, en y pensant,
d'avoir vu d'enfants à qui l'on parlât si peu et
qui fussent moins incommodes. Us ne quittent
presque jamais leur mère, et à peine saperçoit-
on qu'ils soient là. Ils sont vifs, étourdis, sé-
millants, comme il couvient- à leur âge, jamais
importuns ni criards , et l'on voit qu'ils sont
discrets avant de savoir ce que c'est que discré-
tion. Ce qui m'étonnoit le plus dans les relie-
CINQUIÈME PARTIE. 269
xions où ce sujet m'a conduit, c'étoit que cela
se fit comme Je soi-iiiônic, et qu'avec une si
vive tendresse pnur ses enfants Julie se tour-
mentât si peu autour d'eux. En effet, on ne la
voit jamais s'empresser à les faire parler ou
taire , ni à leur presciire ou défendre ceci ou
cela. Elle ne dispute point avec eux, elle ne les
contrarie point dans leurs amusements; on diroit
qu'elle se contente de les voir et de les ainier, et
que, quand ils ont passé leur journée avec elle,
tout son devoir de mère est rempli.
Quoique cette paisil)le tranquillité me parût
plus douce à considérer que finquiéte sollicitude
des autres mères, je n'en étois pas moins frappé
d'une indolence qui s'accordoit mal avec mes
idées. J'aurois voulu quelle n'eût pas encore été
contente avec tant de sujets de l'être : une acti-
vité superflue sied si bien à l'amour maternel!
Tout ce que je voyois de bon dans ses entants
j'aurois voulu l'attribuer à ses soins ; j'aurois
voulu qu'ils dussent moins à la nature et davan-
tage à leur mère; je leur aurois presque désiré
des défauts, pour la voir plus empressée à leg
corriger.
Après mètre occupé long-temps de ces ré-
flexions en silence, je l'ai rompu pour les lui
communiquer. Je vois, lui ai-je dit, que le ciel
récompense la vertu des mères par le bon natu-
rel des enfants ; mais ce bon naturel veut être
cultivé. C'est dès leur naissance que doit com-
mencer leur éducation. Est-il un temps plus
2^0 LA NOUVELLE IIELOISE.
j:)ropre à les former que celui où ils n'ont encore
aucune forme à détruire i* Si vous les livrez à
eux-mêmes dés leur enfance, à quel âge atten-
drez-vous d'eux de la docilité? Quand, vous
n'auriez rien à leur apprendre, il faudroit leur
apprendre à vous obéir. Vous apercevez- vous,
a-t-elle répondu, quils nie désobéissent? Gela
seroit difficile, ai- je dit, quand vous ne leur
commandez rien. Elle sest mise à sourire en
regardant son mari ; et , me prenant par la main ,
elle m'a mené dans le cabinet , où nous pou-
vions causer tous trois sans être entendus des
enfants.
G est là que, m'expliquant à loisir ses maxi-
mes, elle ma fait voir sous cet air de néglif^ence
la plus vigilante attention qu ait jamais donnée
la tendresse maternelle. Long-temps , m'a-t-elle
dit, j'ai pensé comme vous sur les instructions
prématurées; et durant ma première grossesse,
effrayée de tous mes devoirs et des soins que
j'aurois bientôt à remplir, j en parlois souvent
à M. de Wolmar avec inquiétude. Quel meil-
leur guide pouvois-je prendre en cela qu'un
observateur éclairé qui joignoit à l'intérêt d'un
père le sang-lroiil d'un ])liilosoplie f* 11 rejnplit
et passa mon attente; il dissipa mes préjugés,
et m'apprit à m'assurer avec moins de peine
un succès beaucoup plus étendu. Il me fit sen-
tir que la première et plus importante édu-
cation , celle précisément que tout le monde
CINQUIKME PARTIE. 27 I
oublie (i) , est de rendre un enfant propre à être
élevé. Une erreur commune à tous les parents
qui se piquent de lumières est de sup|X)ser leurs
enfants raisonnables dès leur naissance, et de
leur parler comme à des liommes avant même
quHs saclient parler. La raison est finstrument
qu'on pense employer à les instruire ; au lieu
que les autres instruments doivent servir à for-
mer celui-là , et que de toutes les instructions
propres à riiomme celle qu'il acquiert Ic plus
tard et le plus difficilement est la raison même.
En leur parlant dès leur bas â^oe une langue
qu'ils n'entendent point, on les accoutume à se
payer de mots , à en payer les autres , à contrôler
tout ce qu'on leur dit, à se croir^ aussi sages
que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mu-
tins ; et tout ce qu'on pense obtenir d eux par
des motifs raisonnables, on ne l'obtient en effet
que par ceux de crainte ou de vanité quon est
toujours forcé d'y joindre.
11 ny a point de patience que ne lasse enfin
lenfant qu'on veut élever ainsi; et voilà com-
ment, ennuyés, rebutés, excédés de 1 éternelle
iraportunité dont ils leur ont donné l'babitude
eux-mêmes, les parents, ne pouvant plus sup-
porter le tracas des enfants , sont forcés de les
éloigner deux en les livrant à des maîtres;
(i) Locke lui-même, le sage Locke fa oubliée; il dit
bien plus ce qu'on doit exiger des enfants que ce qu'il
faut faire pour l'obtenir.
2-j2 LA NOUVELLE HELOISE.
comme si Ion pouvoit jamais espérer d'un pré*
ceptcurplus de patience et de douceur que n'en
peut avoir un père !
La nature, a continué Julie, veut .que les en-
fants soient enfents avant que d'être liommes.
Si nous voulons pervertir cet ordre, nous pro-
duirons des truits précoces qui nauront ni ma-
turité ni saveur , et ne tarderont pas à se cor-
rompre; nous aurons de jeunes docteurs et de
vieux enfants. L'enfance a des manières devoir,
de penser, de sentir, qui lui so\it propres. Rien
n'est moins sensé que d'y vouloir substituer les
nôtres; et j'aimerois autant exiger qu'un enfa it
eût cinq pieds de haut que du jugement à dix
ans.
m
La raison ne commence à se former qu'au
hout de plusieurs années , et quand le corps a
pris une certaine consistance. L'intention de la
nature est donc que le corps se fortifie avant
que l'esprit s'exerce. Les enfants sont toujours
en mouvement; le repos et la réflexion sont l'a-
version de leur âge ; une vie appliquée et séden-
taire les empêche de croître et de profiter; leur
esprit ni leur corps ne peuvent supporter la
contrainte. Sans cesse enfermés dans une cham-
bre avec des livres, ils perdent toute Icin- vi-
gueur;, ils deviennent délicats, foibles, mal-
sains, plutôt héhêtés que raisonnables; et lame
se sent toute la vie du dépérissement du corps.
Quand toutes ces instructions prématurées
profitcroicnt à leur jugement autant qu'elles y
CINQUIÈME PARTIE. 273
nuisent, encore y auroit-il un très f>rand incon»
vénient à les leur donner indistinctement et sans
c(jard à celles qui conviennent par préférence
au génie de chaque enfant. Outre la constitu-
tion commune à Tespéce, chacun apporte en
naissant un tempérament particulier qui déter-
mine son génie et son caractère, et qu'il ne s'agit
ni de changer «ni de contraindre, mais de former
et de perfectionner. Tous les caractères sont
l)ons et sains en eux-mêmes , selon M. de Wol-
mar. Il n'y a point, dit-il, d'erreurs dans la na-
ture (i); tous les vices qu'x)n impute au naturel
sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reçues.
Il ny a point de scélérat dont les penchants
mieux dirigés n'eussent produit de grandes ver-
tus. Il n'y a point desprit faux dont on n'eût
tiré des talents utiles en le prenant d'un certain
Liais , comme ces figures difformes et mon-
strueuses qu'on rend belles et bien proportion-
nées en les mettant à leur point de vue. Tout
concourt au bien commun dans le système uni-
versel. Tout homme a sa place assignée dans le
meilleur ordre des choses , il s'agit de trouver
cette place et de ne pas pervertir cet ordre.
Qu'arrive-t-il d'une éducation commencée dès
le berceau et toujours sous une même formule,
sans é-oard à la prodigieuse diversité des esprits?
Qu'on donne à la plupart des instructions nui-
(1) Cette doctrine si vraie me surprend dans M. de
Wolmar; on verra bientôt pourquoi.
4. i3
274 l'A NOUVELLE HÉLOÏSE.
siblcs ou cicplacces, qu'on les prive de celles qui
leur conviendroicnt , qu'on fjêne de toutes parts
la nature, qu'on efface les grandes qualités de
lame pour en substituer de petites et d'appa-
rentes qui n'ont aucune réalité ; qu'en exerçant
indistinctement aux mêmes choses tant de ta-
lents divers, on efface les uns par les autres,
on les confond tous ; qu'après hien des soins
perdus à gâter dans les enfants les vrais dons de
la nature, on voit bientôt ternir cet éclat pas-
sager et frivole qu'on leur préfère, sans que le
naturel étouffé revienne jamais; qu'on perd à-
la-fois ce qu'on a détruit et ce qu'on a fait; qu'en-
fin, pour le prix de tant de peine indiscrètement
prise, tous ces petits prodiges deviennent des
esprits sans force et des hommes sans mérite ,
uniquement remarquables par leur foiblesse et
par leur inutilité.
J'entends ces maximes, ai-je dit à.Julie;mais
j'ai peine à les accorder avec vos propres senti-
ments sur le peu d'avantage qu'il y a de déve-
lopper le génie et les talents naturels de chaque
individu, soit pour son propre bonheur, soit
pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il pas
infiniment mieux former un parfait modèle de
Ihonmie raisonnable et de Ihonnête homme,
puis rappiocher chaque enfant de ce modèle
par la force de léducation , en excitant l'un , en
retenant l'autre , en réprimant les passions, en
perfectionnant la raison , en* corrigeant la na-
ture?... Corriger la nature! a dit Wolmar en
CINQUIÈME PARTIE. 2-5
m' interrompant ; ce mot est beau , aiiais avant
que de l'employer il falloit répondre à ce que
Julie vient devons dire.
Une réponse très péremptoire, à ce quil me
sembloit , étoit de nier le principe; c'est ce que
j'ai fait. Vous supposez toujours que cette diver-
sité d'esprits et de (>énies qui distingue les indi-
vidus est l'ouvrage de la nature ; et cela n'est
rien moins qu'évident. Car enfin, si les esprits
sont différents, ils sont inégaux; et si la na-
ture les a rendus inégaux, c'est en douant les
uns préférablement aux autres d'un peu plus de
finesse de sens, d'étendue de mémoire, ou de
capacité d'attention. Or, quant au sens et à la
mémoire , il est prouvé par l'expérience que
leurs divers degrés d'étendue et.de perfection
ne sont point la mesure de l'esprit des hommes;
et quant à la capacité d'attention, elle dépend
uniquement de la force des passions qui nous
animent ; et il est encore prouvé que tous les
hommes sont par leur nature susceptibles de
passions assez fortes pour les douer du degré
d'attention auquel est attachée la supériorité de
l'esprit.
Que si la diversité des esprits , au lieu de venir
de la nature, étoit un effet de l'éducation , c'est-
à-dire des diverses idées, des divers sentiments
qu'excitent en nous dès l'enfance les objets qui
nous frappent, les circonstances où nous nous
trouvons , et toutes les impressions que nous re-
cevons ; bien loin d'attendre pour élever les en-
i8.
276 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
faiits qu'on connût le caractère de leur esprit,
il faudroit au contraire se hâter de déterminer
convenalîlement ce caractère par une éducation
propre à celui quon veut leur donner.
A cela il nia répondu que ce n'étoit pas sa
méthode de nier ce qu'il voyoit , lorsqu'il ne
pouvoit l'expliquer. Regardez, ni'a-t-il dit, ces
deux chiens qui sont dans la cour ; ils sont de la
même portée, ils ont été nourris et traités de
même, ils ne se sont jamais quittés; cependant
l'un des deux est vif, gai, caressant, plein d in-
telligence ; l'autre lourd, pesant, hargneux, et
jamais on n'a pu lui rien apprendre. La seule
différence des tempéraments a produit en eux
celle des caractères , comme la seule différence
de l'organisation intérieure produit en nous
celle des esprits; tout le reste a été semhlahle...
Semhlahle? ai-je interrompu; quelle différence!
Combien de petits oljjets ont agi sur lun et
non pas sur lautrer' combien de petites circon-
stances les ont frappés diversement sans que
vous vous en soyez aperc^u! Bon! a-t-il repris,
vous voilà raisonnant comme le:i astrologues.
Quand on leur opposoit que deux hommes nés
soijs le même aspect avoient des fortunes si di-
verses.,, ils rejetoient bien loin cette identité. Ils
soutenoient que , vu la rapidité des cieux , il y
avoit une distance immense du thème de l'un
de ces hommes à celui de l'autre, et que, si
1 on eut pu marquer, les deux instants précis
CINQUIÈME PARTIE. 277
de leurs naissances , l'objection se fût tournée
en preuve.
Laissons, je vous prie, toutes ces subtilités ,
et nous en tenons à l'observation. Elle nous ap-
prend qu'il y a des caractères qui s'annoncent
presque en naissant, et des enfants qu'on peu»,
étudier sur le sein de leur nourrice. Ceux-là
font une classe à part et s'élèvent en commen-
çant de vivre ; mais, quant aux autres qui se dé-
veloppent moins vite, vouloir former leur esprit
avant de le connoître , cest s'exposer à gâter Te
Lien que la nature a fait , et à faire plus mal à sa
place. Platon votre maître ne soutenoit-il pas
que tout le savoir humain, toute la philosophie
ne pouvoit tirer d une ame humaine que ce que
la nature y avoit mis, comme toutes les opé-
rations chimiques n'ont jamais tiré dagcun
mixte qu'autant dor qu'il en contenoit déjà?
Cela n'est vrai ni de nos sentiments ni de nos
idées ; mais cela est vrai de nos dispositions à les
acquérir. Pour chanjjer un esprit, il faudioit
chan^fjer for^^anisation intéiieure; pour chanper
un caractère, il faudroit chanj^er le tempéra-
ment dont il dépend. Avez- vous jamais ouï
dire qu'un emporté soit devenu fle.jjmatique , et
qu'un esprit méthodique et froid ait acquis de
rima{]ination ? Pour moi, je trouve qu'il seroit
tout aussi aisé de faire un blond d'un brun, et
d'un sot un homme d'esprit. C'est donc en vain
qu'on prétendrait refondre les divers esprits sur
378 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
un modèle commun. On peut les contraindre et
non les clianf]cr: on peut empêcher les hommes
de se montrer tels qu'ils sont, mais non les faire
devenir autres ; et s'ils se déguisent dans le cours
ordinaire de la vie, vous les verrez dans toutes
les occasions importantes reprendre leur carac-
tère orifjiiîcl , et s'y livrer avec d'autant moins
de régie qu'ils n'en connoissent plus en s'y li-
vrant. Encore une fois , il ne s'agit point de
changer le caractère et de plier le naturel, mais
aft contraire de le pousser aussi loin qu'il peut
aller, de le cultiver, et d'empêcher qu'il ne dé-
génère ; car c'est ainsi qu'un homme devient
tout ce qu'il peut être, et que l'ouvrage de la
nature s'achève en lui par l'éducation. Or, avant
de cultiver le caractère, il faut l'étudier, attendre
paisiblement qu'il se montre, lui fournir les oc-
casions de se montrer, et toujours s'abstenir de
rien faire plutôt que dagir mal-à-propos. A tel
génie il faut donner des ailes, à d'autres des en-
traves; l'un veut être pressé, fautre retenu; l'un
veut qu'on le flatte, et l'autre qu'on l'intimide :
il faudroit tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel
homiîie est fait pour porter la connoissance
humaine jusqu à son dernier terme; à tel autre
il est même funeste de savoir lire. Attendons la
première étincelle de la raison ; c'est elle (\\n
liait sortir le caractère et lui donne sa véritable
forme ; c'est par elle aussi qu on le cultive , et il
n'y a point avant la raison de véritable éduca-
tion poiu" l'homme^
CINQUIÈME PARTIE. 279
Quant aux maximes de Julie que vous mettez
en opposition , je ne sais ce que vous y voyez de
contradictoire : pour moi je les trouve parlaite-
ment d'accord ; chaque homme apporte en nais-
sant un caractère, un génie et des talents qui lui
sont propres. Ceux qui sont destinés à vivre dans
la simplicité champêtre n'ont pas besoin pour
être heureux du développement de leurs facul-
tés , et leurs talents enfouis sont comme les
mines d'or du Valais que le bien public ne per-
met pas qu'on exploite. Mais dans l'état civil ,
où l'on a moins besoin de bras que de têtes etoîi.
chacun doit compte à soi - même et aux autres
de tout son prix , il importe d'apprendre à tirer
des hommes tout ce que la nature leur a donné,
à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus
loin , et sur-tout à nourrir leurs inclinations de
tout ce qui. peut les rendre utiles. Dans le pre-
mier cas , on n'a d'égard qu'à l'espèce , chacun
fait ce que font tous les autres ; l'exemple est la
seule règle , fhabitude est le seul talent ; et nul
n'exerce de son ame que la partie commune à
tous. Dans le second , on s'applique à lindividu ,
à riiomme en général ; on ajoute en lui tout ce
qu'il peut avoir de plus qu un autre ; ou le suit
aussi loin que la nature le mène , et l'on en fera
le plus grand des hommes s'il a ce qu'il faut pour
le devenir. Ces maximes se contredisent si peu
que la pratique en est la même pour le premier
âge. N'instruisez point l'enfant du villageois , car
il ne lui convient pas d'être instruit. N instruisez
28o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pas l'enfant du citadin , car vous ne savez en-
core quelle instruction lui convient. En tout état
de cause , laissez former le corps jusqu à ce que
la raison commence à poindie ; alors c'est le
moment de la cultiver.
Tout cela me paroîtroit fort bien , ai-je dit ,
si je n'y voyois un inconvénient qui nuit fort
aux avantages que vous attendez de cette mé-
thode ; c est de laisser prendre aux enfants mille
mauvaises habitudes qu'on ne prévient que par
les bonnes. Voyez ceux qu'on abandonne à eux-
mêmes ; ils contractent bientôt tous les défauts
dont l'exemple frappe leurs yeux, parceque
cet exemple est commode à suivre , et «imitent
jamais le bien , qui coûte plus à pratiquer. Ac-
coutumés à tout obtenir, à faire en toute occa-
sion leur indiscrète. volonté , ils deviennent mu-
tins, têtus , indomptables... Mais , a repris M. de
Wolmar , il me semble que vous avez remarque
le contraire dans les nôtres, et que c'est ce qui
a donné lieu à cet entretien. Je l'avoue, ai -je
dit , et c'est précisément ce qui m'étonne. Qu'a-
t-clle fait pour les rendre dociles? comment s'y
est-elle prise -^ qua-t-elle substitué au jouj^ de la
discipline? Un joufj^ bien plus inflexible, a-t-il
dit à finstant , celui de la nécessité. Mais, en
vous détaillant sa conduite, elle vous fera mieux
entendre ses vues. Alors il la engagée à m'ex-
pliquer sa méthode ; et, après une courte pause,
voici à peu près comme elle m'a paHé.
Heureux les enfants bien nés , mon aimable
CINQUIÈME PARTIE 281
ami ! Je ne présume pas autant de nos soins que
M. de Wolmar. Malgré ses maximes , je doute
qu'on puisse jamais tirer un bon parti d'un mau-
vais caractère, et que tout naturel puisse être
tourné à bien; mais, au surplus, convaincue
de la bonté de sa méthode, je tâche d'y confor-
mer en tout ma conduite dans le gouvernement
de la famille. Ma première espérance est que des
méchants ne seront pas sortis de mon sein ; la
seconde est d élever assez bien les enfants que
Dieu m'a donnés, sous la direction de leur père,
pour qu ils aient un jour le bonheur de lui res-
sembler. J'ai tâché pour cela de m'approprier les
régies qu'il m'a prescrites, en leur donnant un
principe moins philosophique et plus convena-
ble à lamour maternel ; c est de voir mes en-
fants heureux. Ce fut le premier vœu de mon
cœur en portant le doux nom de mère , et tous
les soins de mes jours sont destinés à raccom-
plir. La première fois que je tins mon fils aîné
dans mes bras , je songeai que l'enfance est pres-
que un quart des plus longues vies , qu'on par-
vient «arement aux trois autres quarts , et que
c'est une bien cruelle prudence de rendre' cette
première portion malheureuse pour assurer le
bonheur du reste, qui peut-être ne viendra ja-
mais. Je songeai que , durant la foiblesse du
premier âge, la nature assujettit les enfants de
tant de manières, qu'il est barbare d'ajouter à
cet assujettissement l'empire de nos caprices, en
leur ôtant une liberté si bornée et dont ils peu-
282 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vent si peu abuser. Je résolus (Tépargner au
mien toute contrainte autant quil seroit pos-
sible , de lui laisser tout l'usaj^e de ses petites
forces , et de ne gêner en lui nul des mouve-
ments de la nature. J'ai déjà gagne à cela deux
grands avantages ; 1 un , d'écarter de son ame
naissante le mensonge , la vanité , la colère ,
l'envie, en un mot tous les vices qui naissent de
l'esclavage , et qu'on est contiaint de fomenter
dans les enfants pour obtenir d'eux ce qu'on en
exige ; lautre , de laisser fortifier librement son
corps par l'exercice continuel que l'instinct lui
demande. Accoutumé tout comme les paysans
à courir tête nue au soleil , au froid , à s'essouf-
fler , à se mettre en sueur , il s'endurcit comme
eux aux injures de fair , et se rend plus robuste
en vivant plus content. C'est le cas de songer à
fâge dhomme et aux accidents de Ibumanité.
Je vous l'ai déjà dit, je crains cette pusillani-
mité meurtrière qui, à force de délicatesse et de
soins , affoiblit , efféminé un enfant , le tour-
mente par une éternelle contrainte, l'enchaîne
par mille vaines précautions , enfin r«xpose
pour toute sa vie aux périls inévitables dont
elle veut le préserver un moment, et, pour lui
sauver quelques rhunses dans son enfance, lui
prépare de loin des (luxions de poitrine, des
pleurésies , des coups de soleil , et la mort étant
grand.
Ce qui donne aux enfants livrés à eux-mêmes
la plupart des défauts dont vous parliez , c'est-
CINQUIÈME PARTIE. ^83
lorsque, non contents de faire leur propre vo-
lonté , ils la font encore faire aux autres , et
cela par Imsensée indulgence des mères à qui
l'on ne complaît quen servant toutes les fan-
taisies de leurs enfants. Mon ami , je me flatte
que vous navez rien vu dans les miens qui sen-
tît l'empire et l'autorité, même avec le dernier
domestique, et que vous ne m'avez pas vu non
plus applaudir en secret aux fausses complai-
sances qu'on a pour eux. C'est ici que je crois
suivre une route nouvelle et sûre pour rendre
ù-la-fois un enfant libre , paisible , caressant ,
docile , et cela par un moyen fort simple , c'est
de le convaincre qu'il n'est qu'un enfant.
A considérer l'enfance en elle-même, y a-t-il
au monde un être plus foible, plus misérable,
plus à la merci de tout ce qui lenvironne , qui
ait si grand besoin de pitié, d'amour, de pro-
tection , qu'un enfant ? Ne semble-t-il pas que
c'est pour cela que les premières voix qui lui
sont suggérées par la nature sont les cris et les
plaintes ; qu'elle lui a donné une figure si douce
et un air si toucliant, afin que toift ce qui l'ap-
procbe s'intéresse à sa foiblesse et s'empresse à
le secourir? Qu'y a-t-il donc de plus choquant ,
de plus contraire à l'ordre , que de voir un en-
fant, impérieux et mutin , commander à tout
ce qui l'entoure, prendre impudemment un ton
de maître avec ceux qui n'ont qu'à l'abandonner
pour le faire périr, et d'aveugles parents, ap-
prouvant cette audace , l'exercer à devenir le ty-
284 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
ran de sa nourrice, en attendant qu'il devienne
le leur?
Quant à moi , je n'ai rien ëparj^né pour éloi-
gner de mon fils la dangereuse image de l'em-
pire et de la servitude, et pour ne jamais lui
donner lieu de penser qu'il fût plutôt servi par
devoir que par pitié. Ce point est peut-être le
plus difficile et le plus important de toute l'édu-
cation ; et c'est un détail qui ne finiroit point
que celui de toutes les précautions qu'il m'a
fallu prendre pour prévenir en lui cet instinct
si prompt à distinguer les services mercenaire»
des domestiques de la tendresse des soins ma-
ternels.
L un des principaux moyens que j'aie employés-
a été, comme je vous l'ai dit, de le bien con-
vaincie de l'impossibilité oh le tient son âge de
vivre sans notie assistance. Après quoi je n'ai
pas eu peine à lui montrer que tous les secours
qu'on est forcé de recevoir d'autrui sont des
actes de dépendance ; que les domestiques ont
une véritable supériorité sur lui , en ce qu'il ne
sauroit se paffescr d'eux, tandis qu'il ne leur esC
bon à rien; de sorte que , bien loin de tirer va-
nité de leurs services , il les reçoit avec une sorte
d humiliation , comme un témoignage de sa
foiblessc, et il aspire ardemment au tefnps où
il sera assez grand et assez fort pour avoir riion-
neur de se servir bii-même.
Ces idées, ai-je dit, seroient difficiles à établir
dans des maisons où le père et la mère se font
CINQUIÈME PARTIE. 285
servir comme des enfants; mais dans celle-ci,
où chacun, à commencer par vous, a ses fonc-
tions à remplir, et où le rapport des valets aux
maîtres n'est qu'un échange perpétuel de services
et de soins, je ne crois pas cet étahlissement
impossihle. Cependant il me reste à concevoir
comment des enfants accoutumés à voir préve-
nir leurs besoins n'étendent pas ce droit à leurs
fantaisies, ou comment ils ne souffrent pas quel-
quefois de Ihumeur d un domestique qui traitera
de fantaisie un véritable besoin.
Mon amî, a repris madame de Wolmar , une
mère peu éclairée se fait des monstres de tout.
Les vrais besoins sont très bornés dans les en-
fants comme dans les hommes , et l'on doit plus
regarder à la durée du bien-être qu'au bien-
être d'un seul moment. Pensez-vous qu'un en-
fant qui n'est point gêné puisse assez souffrir
de Ihumeur de sa gouvernante, sous les yeux
d'une mère, pour en être incommodé? Vous
supposez des inconvénients qui naissent de vices
déjà contractés, sans songer que tous mes soins
ont été d'empêcher ces vices de naître. Naturel-
lement les femmes aiment les enfants. La més-
intelligence ne s'élève entre eux que quand l'un
veut assujettir l'autre à ses caprices. Or cela ne
peut arriver ici , ni sur lenfant dont on n'exige
rien, ni sur la gouvernante à qui l'enfant n'a rien
à commander. J'ai suivi en cela tout le contre-
pied des autres mères, qui font semblant dft
vouloir que lenfant obéisse au domestique , et
286 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
veulent en effet que le domestique obéisse à len-
fant. Personne ici ne commande ni n'obéit ;
mais lenfant n'obtient jamais de ceux qui l'^P"
prochent qu'autant de complaisance qu'il en a
pour eux. Par^Ià , sentant qu'il n'a sur tout ce
qui l'environne d'autre autorité que celle de la
bienveillance , il se rend docile et complaisant ;
en cherchant à s'attacher les cœurs des autres,
le sien s'attache à eux à son tour : car on aime
en se faisant aimer, c'est l'infaillible effet de
l'amour-propre; et de cette affection réciproque,
née de l'égalité, résultent sans effort les bonnes
qualités qu'on prêche sans cesse à tous les en-
fants , sans jamais en obtenir aucune.
J'ai pensé que la partie la plus essentielle de
l'éducation d'un enfant, celle dont il n'est ja-
mais question dans les éducations les plus soi-
gnées , c'est de lui bien faire sentir sa misère ,
sa foiblesse , sa dépendance , et , comme vous a
dit mon mari, le pesant jpug de la nécessité
(jue la nature impose à fliomme ; et cela, non
seulement afin qu'il soit sensible à ce qu'on fait
pour lui alléger ce joug, mais sur-tout afin quil
connoisse de bonne heure en quel rang l'a placé
la providence , qu'il ne s élève point au-dessus
de sa portée , et que rien d humain ne lui semble
étranger à lui.
Induits dès leur naissance par la mollesse dans
laquelle ils sont nourris, par les égards que tout
le monde a pour eux , par la facilité d'obtenir
tout ce qu ils désirent , à penser que tout doit
CINQUflÈME PxVRTlE. 287
céder à leurs fantaisies , les jeunes gens entrent
dans le monde avec cet impertinent préjugé, et
souvent ils ne s'en corrigent qu à force dhumi-
liations ) d'affronts et de déplaisirs. Or je vou-
drois bien sauver à mon fils cette seconde et
mortifiante éducation , en lui donnant par la
première une plus juste opinion des choses.
J'avois dabord résolu de lui accorder tout ce
quil demanderoit, persuadée que les premiers
mouvements de la nature sont toujours bons et
salutaires. Mais je n'ai pas tardé de cormoitre
qu'en se faisant un droit d être obéis les enfants
sortoient de l'état de nature presque en naissant,
et contractoient nos vices par notre exemple , les
leurs par notre indiscrétion. J ai vu que , si je
voulois contenter toutes ses fantaisies, elles croî-
troient avec ma complaisance ; qu il y auroit
toujours un point où il faudroit s arrêter, et où
le refus lui deviendroit d'autant plus sensible
qu'il y seroit moins accoutumé. Ne pouvant
donc, en attendant la raison, lui sauver tout
chagrin, j'ai préféré le moindre et le plus tôt
passé. Pour qu'un refus lui fût moins cruel , je
l'ai plié d'abord au refus; et, pour lui épargner
de longs déplaisirs, des lamentations, des mu-
tineries , j'ai rendu tout refus irrévocable. Il est
vrai que j'en fais le moins que je puis, et que
j y regarde à deux fois avant que d'en venir là.
Tout ce qu'on lui accorde est accordé sans con-
dition dès la première demande , et l'on est très
indulgent là-dessus : mais il n'obtient jamais
:âS8 lA NOUVELLE flÉLOÏSE.
rien par importuriité ; les pleurs et les flatteries
sont éf^alenient inutiles. Il en est si convaincu ,
qu'il a cfessé de les employer; du premier mot
il prend son parti, et ne se tourmente pas plus
de voir fermer un cornet de bonbons qu'il vou-
droit manger, qu'envoler un oiseau qu'il vou-
droit tenir; car il sent la même impossibilité
tl'avoir l'un et l'autre. Il ne voit rien dans ce
qu'on lui ôte, sinon qu'il ne l'a pu garder, ni
dans ce qu'on lui refuse , sinon qu'il n'a pu
l'obtenir; et, loin de battre la table contre la-
quelle il se blesse , il ne battroit pas la personne
qui lui résiste. Dans tout ce qui le cbagrine il
sent l'empire de la nécessité , l'effet de sa pro-
pre foiblosse, jamais l'ouvrage du mauvais vou-
loir d'autrui Un moment! dit-elle un peu
vivement , voyant que j'allois répondre ; je
pressens votre objection ; j'y vais venir à l'in-
stant.
Ce qui nourrit les criailleries des enfants ,
c'est l'attention qu'on y fait, soit pour leur cé-
der, soit pour les contrarier. 11 ne leur faut
quelquefois pour pleurer tout un jour que s'a-
percevoir qu'on ne veut pas qu'ils pleurent. Qu on
les flatte ou qu'on les menace, les moyens qu'on
prend pour les faire taire sont tous pernicieux
et presque toujours sans effet. Tant qu'on s'oc-
cupe de leurs pleurs, c'est une raison pour eux
de les continuer; mais ils s'en corrigent bientôt
quand ils voient qu'on n'y prend pas garde; car,
grands et petits, nul n'aime à prendre une peine
CINQUIÈME PARTIE. 289
inutile. V^oilà précisément ce qui est arrivé à
mon aîné. Getoit rrabord un petit criard qui
étourdissoit tout le monde; et vous êtes témoin
qu'on ne l'entend pas plus à présent dans la
maison que s'il n'y avoit point d'enfant. 11 pleure
quand il souffre ; c'est la voix de la nature qu'il
ne faut jamais contraindre ; mais il se tait à
l'instant qu'il ne souffre plus. Aussi fais-je une
très grande attention à ses pleurs , bien sûre
qu'il n'en verse jamais en vain. Je gagne à cela
de savoir à point nommé quand il sent de la
douleur et quand il n'en sent pas , quand il se
porte bien et quand il est malade ; avantage
qu'on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie
et seulement pour se faire apaiser. Au reste ,
j'avoue que ce point n'est pas facile à obtenir
des nourrices et des gouvernantes : car comme
rien n'est plus ennuyeux que d'entendre toujours
lamenter un enfant, et que ces bonnes femmes
ne voient jamais que l'inslent présent, elles ne
songent pas qu'à faire taire l'enfant aujourd'hui
il en pleurera demain davantage. Le pis est que
l'obstination qu'il contracte tire à conséquence
dans un âge avancé. La même cause qui le rend
criard à trois ans le rend mutin à douze , que-
relleur à vingt, impérieux à trente, et insup-
portable toute sa vie.
Je viens maintenant à vous , me dit-elle en
souriant. Dans tout ce qu'on accorde aux enfants
ils voient aisément le désir de leur complaire ;
dans tout ce qu'on en exige ou qu on leur refuse
4- '9
lîgo LA INOUVELLE HELOÏSE.
ils doivent supposer des raisons sans les deman-
der. C'est un autre avantage qu'on gagne à user
avec eux d autorité plutôt que de persuasion
dans les occasions nécessaires : car , comme il
n'est pas possible qu'ils n'aperçoivent quelque-
fois la raison qu'on a d'en user ainsi , il est na-
turel (pj'ils la supposent encore quand ils sont
hors d'état de la voir. Au contraire, dès qu'on a
soumis quelque chose à leur jugement, ils pré-
tendent juger de tout, ils deviennent sophistes,
subtils, de mauvaise foi , féconds en chicanes ,
cherchant toujours à réduire au silence ceux qui
ont la fbiblesse de s'exposer à leurs petites lu-
mières. Quand on est contraint de leur rendre
compte des choses quils ne sont point en état
d'entendre, ils attribuent au caprice la conduite
la plus prudente , sitôt qu'elle est au-dessus de
leur portée. En un mot , le seul moyen de les
rendre dociles à la raison n'est pas de raisonner
avec eux, mais de é©s bien convaincre que la
raison est au-dessus de leur âge : car alors ils la
supposent du côté où elle doit être , à moins
qu on ne leur donne un juste sujet de penser au-
trement. Us savent bien qu'on ne veut pas les
tourmenter ([uand ils sont sûrs qu'on les aime;
et les enfants se trompent rarement là-dessus.
Quand donc je refuse quelque chose aux miens,
je n'argumente ])oint avec eux , je ne leur dis
point pourquoi je ne veuX ]>as , mais je fais en
sorte quils le voient , autant qu il est possible,
et quelquefois 9près coup. De cette manière ifs
CINQUIÈME PARTIE. 291
s'accoutument à comprendre que jamais je ne
les refuse sans en avoir une bonne raison , quoi»'
qu'ils ne l'aperçoivent pas toujours.
Fondée sur le même principe, je ne souffrirai
pas non plus que mes enfants se mêlent dans la
conversation des gens raisonnables , et s'imagi-
nent sottement y tenir leur rang comme les au-
tres , quand on y souffre leur babil indiscret. Je
v^ux qu'ils répondent modestement et en peu de
mots quand on les interroge, sans jamais parler
de leur cbef, et sur-tout sans qu'ils s'ingèrent à
questionner hors de propos les gens plus âgés
qu'eux, auxquels ils doivent du respect.
Envérité, Julie, dis-je en l'interrompant, voilà
bien de la rigueur pour une mère aussi tendre!
Pythagore n'étoit pas plus sévère à ses disciples
que vous lêtes aux vôtres. ]Non seulement vous
ne les traitez pas en hommes, mais on diroit que
vous craignez de les voir cesser trop tôt dêtre
enfants. Quel moyen plus agréable et plus sûr
peuvent-ils avoir de s'instruire que d interroger
sur les choses qu'ils ignorent les gens plus éclai-
rés qu'eux? Que penseroient de vos maximes les
dames de Paris, qui trouvent que leurs enfants
ne jasent jamais assez tôt ni assez long-temps ,
et qui jugent de l'esprit qu'ils auront étant grands
par les sottises quils délntent étant jeunes ?
Wolmar me dira que cela peul être bon dans un
pays où le premier mérite est de bien babiller ,
et oii l'on est dispensé de penser pourvu qu'on
parle. Mais vous qui voulez faire à vos eniiants
'9-
292 LA NOUVELLE HELOISE.
un sort si doux, comment accorcierez-vous tant
de bonheur avec tant de contrainte? et que de-
vient parmi toute cette gêne la liberté que vous
prétendez leur laisser ?
Quoi donc ! a-t-elle repris à l'instant , est-ce
gêner leur liberté que de les empêcher d'attenter
à la nôtre ? et ne sauroient-ils être heureux à
moins que toute une compagnie en silence n'ad-
mire leurs puérilités ? Empêchons leur vanité de
naître , ou du moins arrêtons-en les progrès ; c'est
là vraiment travailler à leur félicité : car la va-
nité de l'homme est la source de ses plus grandes
peines , et il n'y a personne de si parfait et de si
fêté à qui elle ne donne encore plus de chagrins
que de plaisirs (i).
Que peut penser un enfant de lui-même , quand
il voit autour de lui tout un cercle de gens sen-
sés l'écouter , l'agacer , l'adraireç , attendre avec
un lâche empressement les oracles qui sortent
de sa bouche , et se récrier avec des retentisse-
ments de joie à chaque impertinence qu'il dit ?
La tête d'un homme auroit bien de la peine à
tenir à tous ces faux applaudissements ; jugez de
ce que deviendra la sienne! Il en est du babil
des enfants comme des prédictions des alma-
nachs. Ce seroit un prodige si , sur tant de vai-
nes paroles, le hasard ne fournissoit jamais une
rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors
(1) Si jamais la vanité fit quelque heureux sur la terre,
à coup sûr cet heureux-là n'étoit qu'un sot.
CINQUIÈME PARTIE. 293
les exclamations de la flatterie sur une pauvre
mère déjà trop abusée par son propre cœur , et
sur un enfant qui ne sait ce qu'il dit et se voit
célébrer ! ne pensez pas que pour démêler l'er-
reur je m'en garantisse : non ; je vois la faute , et
j'y tombe : mais si j'admire les reparties de mon
fils , au moins je les admire en secret ; il n'ap-
prend point , en me les voyant applaudir , à de-
venir babillard et vain ; et les flatteurs , en me les
faisant répéter, n'ont pas le plaisir de rire de ma
foiblesse.
Un jour qu'il nous étoit venu du monde , étant
allée donner quelques ordres , je vis en rentrant
quatre ou cinq grands nigauds occupés à jou?r
avec lui , et s'apprètant à me raconter d un air
d'emphase je ne sais combien de gentillesses qu'ils
venoient d'entendre , et dont ils sembloient tout
émerveillés. Messieurs, leur dis-je assez froide-
ment , je ne doute pas que vous ne sachiez faire
dire à des marionnettes de foct jolies choses ;
mais j espère qu'un jour mes enfants seront hom-
mes, qu'ils agiront et parleront deux-mômes , et
alors j'apprendrai toujours dans la joie de mon
cœur tout ce qu'ils auront dit et fait de bien. De-
puis qu'on a vu que cette manière de faire sa
cour ne prenoit pas , on joue avec mes enfants
comme avec des enfants , non comme avec Poli-
chinel ; il ne leur vient plus de compère, et ils
en valent sensiblement mieux depuis qu'on ne
les admire plus.
A l'égard des questions , on ne les leur défend
394 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pas indistinctement : je suis la première à leur
dire de demander doucement en particulier à
leur père ou à moi tout ce qu ils ont besoin de
savoir; mais je ne souffre pas qu'ils coupent un
entretien sérieux pour occuper tout le monde
de la première impertinence qui leur passe par
la tête. L'art d'interroger n'est pas si facile qu'où
pense : c'est bien plus 1 art des maîtres que des
disciples; il faut avoir déjà beaucoup appris de
choses pour savoir demander ce qu'on ne sait
pas. Le savant sait et s'enquiert, dit un proverbe
indien ; mais l'ignorant ne sait pas même de
quoi s'enquérir (i). Faute de cette science préli-
minaire , les enfants en liberté ne font presque
jamais que des questions ineptes qui ne servent
à rien, ou profondes et scabreuses, dont la so-
lution passe leur portée ; et puisquil ne faut pas
qu'ils sachent tout, il importe qu'ils n'aient pas
le droit de tout demander. Voilà pourquoi, gé-
néralement parlant, ils s'instruisent mieux par
les interrogations quon leur fait que par celles
qu'ils font eux-mêmes.
Quand cette méthode leur seroit aussi utile
qu'on croit, la première et la plus importante
science qui leur convient n'est-elle pas d'être
discrets et modestes? et y en a-t-il quelque autre
qu'ils doivent apprendre au préjudice de celle-là?
Que produit donc dans les enfants cette éman-
(i) Ce proverbe est tiré de Cliardin . lomc V, p. 170^
in- 12. ♦
CINQUIÈME PARTIE. 59 f)
cipation de parole avant l'âge de parler, et ce
droit de soumettre eliVontcmeiit les hommes à
leur interrogatoire? de petits questionneurs ba-
hillards , qui questionnent moins pour s'in-
struire que pour importuner, pour occuper d'eux
tout le monde , et qui prennent encore plus de
goût à ce babil par l'embarras où ils s'aperçoi-
vent que jettent quelquefois leurs questions in-
discrètes , en sorte que chacun est inquiet aus-
sitôt qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'est pas tant
un moyen de les instruire que de les rendre é-
tourdis et vains; inconvénient plus grand à mon
avis que l'avantage qu'ils acquièrent par-là n'est
utile ; car par degrés l'ignorance diminue, mais
la vanité ne fait jamais qu'augmenter.
Le pis qui put arriver de cette réserve trop
prolongée seroit que mon fils en âge de raison
eût la conversation moins légère , le propos
moins vif et moins abondant; et en considérant
combien cette habitude de passer sa vie à dire
des riens rétrécit l'esprit , je regarderois plutôt
cette heureuse stérilité comme un bien que com-
me un mal. Les gens oisifs , toujours ennuyés
d'eux-mêmes , s'efforcent de donner un grand
prix à l'art de les amuser ; et Ion diroit que le
savoir-vivre consiste à ne dire que de vaincs pa-
roles, comme à ne faire que des dons inutiles :
mais la société humaine a un objet plus noble ,
et ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L'organe
de la vérité, le plus digne organe de l'homme ,
le seul dont l'usage le distingue des animaux .
296 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
ne lui a point été donné pour n'en pas tirer un
meilleur parti qu'ils ne font de leurs cris. 11 se
dégrade au-dessous d'eux quand il parle pour
ne rien dire ; et Ihonime doit être homme jus-
que dans ses délassements. S'il y a de la poli-
tesse à étourdir tout le monde d'un vain caquet,
j'en trouve une bien plus véritable à laisser par-
ler les autres par préférence , à faire plus grand
cas de ce qu'ils disent que de ce qu'on diroit soi-
même, et à montrer quon les estime trop pour
croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage
du monde , celui qui nous y fait le plus recher-
cher et chérir , n'est pas tant d'y briller aue d'y
faire briller les autres , et de mettre , à. force de
modestie , leur orgueil plus en liberté. Ne crai-
gnons pas qu'un homme d'esprit qui ne s'abs-
tient de parler que par retenue et discrétion
puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque
pays que ce puisse être , il n'est pas possible
qu'on juge un homme sur ce qu'il n'a pas dit,
et qu'on le méprise pour s'être tu> Au con-
traire , on remarque en général que les gens si-
lencieux en imposent, qu'on s'écoute devant eux,
et qu'on leur donne beaucoup d'attention quand
ils parlent ; ce qui, leur laissant le choix des ocr
casions et faisant qu'on ne perd rien de ce qu'ils
disent , met tout l'avantage de leur côté. 11 est si
diflicile à l'homme le plus sage de garder toute
sa présence d'esprit dans un long flux de pa-
roles , il est si rare qu'il ne lui échappe des cho-
ses dont il se repent à loisir , qu'il aime mieux
CINQUIÈME PARTIE. 297
retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin,
quand ce n'est pas faute d'esprit qu'il se tait ,
s'il ne parle pas , quelque discret qu il puisse
être , le tort en est à ceux qui sont avec lui.
Mais il y a bien loin de six ans à vingt : mon
fils ne sera pas toujours enfant; et, à mesure que
sa raison commencera de naître, lintention de
son père est bien de la laisser exercer. Quant à
moi, ma mission ne va pas jusque-là. Je nourris
des enfants et n'ai pas la présomption de vou-
loir former des hommes. J espère, dit-elle en re-
gardant son mari, que de plus dignes mains se
chargeront de ce noble emploi. Je suis femme
et mère , je sais me tenir à mon rang. Encore
une fois , la fonction dont je suis chargée n'est
pas d'élever mes fils, mais de les préparer pour
être élevés.
Je ne fais même en cela que suivre de point
en point le système de M. de Wolmar; et plus
j'avance , plus j'éprouve combien il est excellent
et juste, et combien il s'accorde avec le mien.
Considérez mes enfants , et sur-tout laîné ; en
connoissez-vous de plus heureux sur la terre,
de plus gais , de moins importuns ? Vous les
voyez sauter, rire, courir toute la journée, sans
jamais incommoder personne. De quels plaisirs,
de quelle indépendance leur âge est-il suscep-
tible , dont ils ne jouissent pas ou dont ils abu-
sent? Ils se contraignent aussi peu devant moi
qu'en mon absence. Au contraire , sous les yeux
de leur mère ils ont toujours un peu plus de
^98 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
confiance; et, quoique je sois l'auteur de toute
la sévérité quils éprouvent, ils nie trouvent tou-
jours la moins sévère : car je ne pourrois sup-
porter de nôtre pas ce qu'ils aiment le plus au
monde.
Les seules lois qu'on leur impose auprès de
nous sont celles de la lil^erté même , savoir, de
ne pas plus pêner la compagnie qu elle ne les
gène , de ne pas crier plus haut qu'on ne parle ;
et, comme on ne les oblige point de s-'occuper
de nous , je ne veux pas non plus qu'ils préten-
dent nous occuper d'eux. Quand ils manquent
à de si justes lois , toute leur peine est d être à
l'instant renvoyés; et tout mon art, pour que
c'en soit une , de faire qu'ils ne se trouvent nulle
part aussi bien qu'ici. A cela près, on ne les as-
sujettit à rien ; on ne les force jamais de rien
apprendre ; on ne les ennuie point de vaines
corrections; jamais on ne les reprend ; les seules
lettons quils reçoivent sont des leçons de pra-
tique prises dans la simplicité de la nature. Cha-
cun , bien instruit là-dessus , se conforme à mes
intentions avec une intelhgence et un soin qui
ne me laissent rien à désirer; et, si quelque
faute est à craindre , mon assiduité la prévient
ou la répare aisément.
Hier , par exemple , laîné , ayant ôté un tami
bour au cadet, l'avoit fait pleurer. Fanchon ne
dit rien ; mais , une heure après , au moment
que le ravisseur du tambour en étoit le plus oc-
cupé , elle le lui reprit : il la suivoit en le rcdc-
CINQUIÈME PARTIE. 299
mandant, et pleurant à son tour. Elle lui dit:
Vous Tavcz pris par lorce à votre frère , je vous
le reprends de même; quavez-vous à dire:' ne
suis-jc pas la plus forte ? Puis elle se mit à battre
la caisse à son imitation , comme si elle y eût
pris beaucoup de plaisir. Jusque-là tout étoit à
merveille; mais quelque temps après elle voulut
rendre le tambour au cadet; alors je larrétai ;
cai] ce n'étoit plus la leçon de la nature , et de
là pouvoit naître un premier p,crme d envie entre
les deux frères. ( n perdant le tambour, le ca-
det supporta la <lure loi de la nécessité ; faîne
sentit son injustice , tous deux connurent leur
foiblessf et lurent consolés le moment d après.
. Un plan si nouveau et si contraire aux idées
reçues m'avoii dabojd effarouché. A force de
me lexpliquer, ils m'en rendirent enfin fadmi-
rateur; et je sentisque pour fjuidcr 1 homme la
marche de la nature est toujours la meilleure.
Le seul inconvénient que je trouvois à cette mé-
thode , et cet inconvénient me parut fort grand,
c étoit de négliger dans les enfants la seule fa-
culté quils aient dans toute sa vigueur et qui
ne fait que s'affbiblir en avançant en âge. Il me
sembloit que, selon leur propre système, plus
les opérations de l'entendement étoient foibles,
insuffisantes , plus on devoit exercer et fortifier
la mémoire , si propre alors à soutenir le tra-
vail. C'est elle, disois-je, qui doit suppléer à la
raison jusqu'à sa naissance , et fenrichir quand
elle est née. Un esprit qu'on n'exerce à rien de-
3oO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vient lourd et pesant dans Finaction. La semence
ne prend point dans un champ mal préparé , et
c'est une étrange préparation pour apprendre à
devenir raisonnable que de commencer par
être stupide. Gomment , stupide ! s est écriée aus-
sitôt madame de Wolmar. Confondriez -vous
deux qualités aussi différentes et presque aussi
contraires que la mémoire et le jugement (i)?
comme si la quantité des choses mal digérées et
sans liaison dont on remplit une tête encore
foible n'y faisoit pas plus de tort que de profit
à la raison ! J'avoue que de toutes les facultés de
Ihomme la mémoire est la première qui se dé-
veloppe et la pliis commode à cultiver dans les
enfants : mais , à votre avis ^ lequel est à préfé-
rer de ce quil leur est le plus aisé d'apprendre,
ou de ce qu'il leur importe le plus de savoir?
Regardez à l'usage qu'on fait en eux de cette
facilité, à la violence qu'il faut leur faire, à
l'éternelle contrainte où il les faut assujettir
pour mettre en étalage leur mémoire, et com-
parez l'utilité qu'ils en retirent au mal qu'on
leur fait souffrir pour cela. Quoi ! forcer un en-
fant d'étudier des langues qu'il ne parlera ja-
mais , même avant qu'il ait bien appris la sienne ;
lui faire incessamment répéter et construire des
vers qu'il n'entend point, et dont toute Tharmo-
(i) Cela ne me paroît pas bien vu. Rien n'est si néces-
saire au jugement que la mémoire : il est vi*ai que ce n'est
pas la mémoire des mots.
CINQUIÈME PxVRTIE. 3oi
nie nest pour lui quau bout de ses doigts; em-
brouiller son esprit de cercles et de sphères dont
il n'a pas la moindre idée , l'accabler de mille
noms de villes et de rivières qu'il confond sans
cesse et qu'il rapprend tous les jours ; est-ce
cultiver sa mémoire au profit de son jugement?
et tout ce frivole acquis vaut-il une seule des
larmes qu'il lui coûte ?
Si tout cela n'étoit qu'inutile, je m'en plaindrois
moins ; mais n'est-ce rien que d'instruire un en-
fant à se payer de mots, et à croire savoir ce
qu'il ne peut CQmprendre ? Se pourroit-il qu'un
tel amas ne nuisît point aux premières idées dont
on doit meubler une tète humaine? et ne vau-
droit-il pas mieux n'avoir point de mémoire
que de la remplir de tout ce fatras , au préju-
dice des connoissances nécessaires dont il tient
la place ?
Non, si la nature a donné au cerveau des en-
fants cette souplesse qui le rend propre à rece-
voir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas
pour qu'on y grave des noms de rois, des dates,
des termes de blason , de sphère , de géographie ,
et tous ces mots sans aucun sens pour leur âge ,
et sans aucune utilité pour quelque âge que ce
soit , dont on accable leur triste et stérile en-
fance ; mais c'est pour que toutes les idées rela-
tives à l'état de l'homme , toutes celles qui se rap-
portent à son bonheur et l'éclairent sur ses de-
voirs , s'y tracent de bonne heure en caractères
3o2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ineffaçables , et lui servent à se conduire pendant
sa vie d'une manière convenal)le à son être et à
ses facultés.
Sans étudier dans les livres , la mémoire d'un
enfant ne reste pas pour cela oisive: tout ce qu'il
voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en
souvient; il tient rej^istrc en lui-même des ac-
tions , des discours des hommes; et t^ut ce qui
l'environne est le livre dans lequel, sans y son-
per , il enrichit continuellement sa mémoire ,
en attendant que son jujifement puisse en profi-
ter. C'est dans le choix de ces objets, c'est dans
le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il doit
connoître., et de lui cacher ceux qu'il doit igno-
rer, que consiste le véritable art de cultiver la
première de ses facultés; et c'est par-là qu'il faut
tâcher de lui former un magasin de connoissan-
ces qui serve à son éducation durant la jeunesse,
et à sa conduite dans tous les temps. Cette mé-
thode, il est vraî, ne forme point de petits pro-
di.«^es , et ne fait pas briller les gouvernantes et
les précepteurs ; mais elle forme des hommes
judicieux, robustes, sains de corps et d'entende-
ment, (jui, sans s'être fait admirer étant jeunes,
se font honorer étant grands.
Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu'on
néglige ici tout-à-fait ces soins dont vous faites
un si grand cas. T'ne mère un peu vigilante tient
dans ses mains les passions de ses enfants. Il y
a des moyens pour exciter et nourrir en eux le
désir d'apprendre ou de faire telle ou telle chose ;
CINQUIÈME PARTIE. 3o3
et autant que ces moyens peuvent se concilier
avec la plus entière liberté de l'enfant, et n en-
gendrent en. lui nulle semence de vice, je les
emploie assez volontiers , sans m'opiniâtrer quand
le succès n'y répond pas; car il aura toujours le
temps d'apprendre, mais il ny a pas un moment
à perdre pour lui former un hon naturel; et M. de
Wolmar a une telle idée du premier développe-
ment de la raison, qu'il soutient que, quand son
fils ne sauroit rien à douze ans, il nen seroit pas
moins instruit à quinze , sans compter que rien
n'est moins nécessaire que d'être savant , et rien
plus que d'être sage et hon.
Vous savez que notre aîné lit déjà passable-
ment. Voici comment lui est venu le goût d'ap-
prendre à lire. J'avois dessein de lui dire de temps
en temps quelque lable de La Fontaine^pour l'a-
muser, et j avois déjà commencé, quand il me
demandas! les corbeaux parloient. A l'instant je
vis la difficulté de lui faire sentir bien nettement
la différence de lapologue au mensonge : je me
tirai d affaire comme je pus ; et convaincue que
les fables sont faites pour les hommes, mais qu'il
faut toujours dire la vérité nue aux enfants, je
supprimai La Fontaine. Je lui substituai un re-
cueil de petites histoires intéressantes et instruc-
tives, la plupart tirées de la Bible; puis, voyant
que l'enfant prenoit goût à mes contes, j'imagi-
nai de les lui rendre encore plus utiles , en es-
sayant d'en composer moi-même d aussi amu-
sants qu'il me fut possible, et les appropriant
3o4 LA NOUVELLE HÉLÔÏSE.
toujours au Ijesoiii du moment. Je les écrivoi*
à mesure dans un l)eau livre orné d'ima^^es, que
jetenois bien enfermé, et dont je lui iisois de
temps en temps quelques contes, rarement , peu
long-temps , et répétant souvent les mêmes avec
des commentaires , avant de passer à de nou-
veaux. Un enfant oisif est sujet à l'ennui; les pe-
tits contes servoient de ressources : mais, quand
je le voyois le plus avidement attentif, je me
souvenois quelquefois d'un ordre à donner, et
je le quittois à l'endroit le plus intéressant, en
laissant négligemment le livre. Aussitôt il alloit
prier sa bonne , ou Fancbon , ou quelqu'un ,
d'achever la lecture : mais comme il n'a rien à
commandera personne, et qu'on étoit prévenu.
Ton n obéissoit pas toujours. L'un refusoit, l'au-
tre avoit à faire, l'autre balbutioit lentement et
mal , l'autre laissoit , à mon exemple , un conte
à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant
de dépendance, quelqu'un lui suggéra secrète-
ment d'apprendre à lire, pour s'en délivrer et
feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet.
Il fallut trouver des gens assez complaisants pour
vouloir lui donner leçon : nouvelle difficulté
qu'on n'a poussée qu'aussi loin qu'il falloit. Mal-
gré toutes ces précautions , il s'est lassé trois ou
quatre fois : on l'a laissé faire. Seulement je me
suis efforcée de rendre les contes encore plus
amusants ; et il est revenu à la charge avec tant
d'ardeur, que , quoiqu'il n'y ait pas six mois qu'il
CINQUIÈME PARTIE. 3o5
a tout de l)on commencé trapprendre, il sera
bientôt en état de lire seul le recueil.
C'est à peu près ainsi que je tâcherai d exciter
son zèle et sa honne volonté pour acquérir les
connoissances qui demandent de la suite et de
l'application ,et qui peuvent convenir à son âge:
mais quoiqu il apprenne à lire , ce n'est point des
livres qu il tiiera ces connoissances : car elles ne
s'y trouvent point , et la lecture ne convient en
aucune manière aux enfants. Je veux aussi l'ha-
bituer de bonne heure à nourrir sa tête d'idées
et non de mots : c'est pourquoi je ne lui lais ja-
mais rien apprendre par cœur.
Jamais! interrompis-je : c'est beauconp dire ;
car encore faut-il bien qu il scche son ratécîiisrae
et ses prières. Cest ce qui vous trouipe, reprit-
elle. A l'égard de la prière, tous les matins et
tous les soirs je fais la mienne à haute voix dans
la chambre de mes enlaots , et c'est assez pour
qu'ils l'apprennent sans qu'on les y oblige : quant
au catéchisme, ils ne savent ce que cest. Quoi î
Julie , vos enfants n'apprennent pas leur caté-
chisme? Non, mon ami, mes enfants n'appren-
nent pas leur catéchisme. Comment ! ai-je dit
tout étonné, une mère si pieuse !... Je ne vous
comprends point. Et pourquoi vos enfants n'ap-
prennent-ils pas leur catéchisme .' Afin qu ils le
croient un jour , dit-elle : j en veux faire un.
jour des chrétiens. Ah! j'y suis, m'écriai-je;
vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu'en
4- ^o
3o6 LA NOUVELLE IIÈLOÏSE.
paroles , ni qu'ils sachent seulement leur reli-
gion, mais qu'ils la croient ; et vous pensez avec
raison qu'il* est impossible à l'homme de croire
ce qu'il n'entend point. Vous êtes bien difficile,
me dit en souriant M, de Wolmar : seriez-vous
chrétien , par hasard ? Je m'elForce de l'être ,
lui dis -je avec fermeté. .Te crois de la relifjion
Tout ce que j'en puis comprendre, et respecte le
reste sans le rejeter. Julie me fit un signe d'ap-
probation, et nous reprîmes le sujet de notre
entretien.
Après être entrée dans d'autres détails qui
mont fait concevoir combien le zélé maternel
est actif, infatigable et prévoyant , elle a conclu
en observant que sa méthode se rapportoit exac-
tement aux deux objets qu'elle s'étoit proposés ,
savoir , de laisser développer le naturel des en-
fants , et de l'étudier. Les miens ne sont gênés
en rien, dit-elle , et ne sauroient abuser de leur
liberté; leur caractère ne peut ni se dépraver ni
se contraindre : on laisse en paix renforcer leur
corps et germer leur jugement ; l'esclavage n'a-
vilit point leur anu) ; les regards d'autrui ne font
point fermenter leur amour-propre ; ils ne se
croient ni des hommes puissants ni des animaux
enciiaînés , mais des enfants heureux et libres.
Pour les garantir des vices qui ne sont pas en
eux, ils ont, ce me semble, un préservatif plus
fort t[uc des discours (|u ils n'entendroient point ,
ou dont ils seroicnt bientôt ennuyés; c'est 1 exem-
ple des mœurs de tout ce qui les environne; ce
CINQUIÈME PARTIE. 807
sont les entretiens qu'ils entendent , qui sont ici
naturels à tout le monde , et qu'on n'a pas hcsoia
de composer exprès pour eux ; c'est la paix et
I union dont ils sont témoins; c'est l'accorfl (|iî'ils
voient régner sans cesse et dans la conduite res-
pective de tous , et dans la conduite et les dis-
cours de chacun.
Nourris encore dans leur première simplicité,
d'où leur viendroient des vices dont ils n'ont
point vu d exemple , des passions qu'ils n'ont
nulle occasion de sentir, des [)réiupés que rien,
ne leur inspire ? Vous voyez qu'aucune erreur ne
les gagne , qu aucun mauvais penchant ne se
montre en eux. Leur ignorance n'est point entê-
tée, leurs désirs ne sont point ohstii:és ; les incli-
nations au mal sont prévenues ; la nature est jus-
tifiée ; et tout me prouve que les défauts dont
nous l'accusons ne sont point son ouvrage, mais
le nôtre.
C'est ainsi que , livrés au penchant de leur
cœur sans que rien le déguise ou l'altère , nos
enfants ne reçoivent point une forme extérieure
et artificielle , mais conservent exactement celle
de leur caractère originel ; c'est ainsi que ce ca-
ractère se dévejoppe journellement à nos yeux
sans réserve , et que nous pouvons étudier les
mouvements de la nature jusque dans leurs
principes les plus secrets. Sûrs de nêtre jamais
ni grondés ni punis, ils ne savent ni mentir ni
se cacher ; et dans tout ce qu'ils disent, soit en-
tre eux , soit à nous , ils laissent voir sans con-
3o8 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
trainte tout ce qu'ils ont au fond clelame. Liljires
de babiller entre eux toute la journée , ils ne
songent pas même à se gêner un moment de-
vant moi. Je ne les reprends jamais , ni ne les
fais taire , ni ne feins de les écouter , et ils di-
roient les choses du monde les plus blâmables
que je ne ferois pas semblant d'en rien savoir:
mais en effet je les écoute avec la plus grande
attention sans qu'ils s'en doutent ; je tiens un re-
gistre exact de ce qu'ils font et de ce qu'ils di-
sent ; ce sont les productions naturelles du fonds
qu'il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur
bouche est une herbe étrangère dont le vent ap-
porta la graine : si je la coupe par une réprimande,
bientôt elle repoussera ; au lieu de cela , j'en
cherche en secret la racine, et j'ai soin de l'ar-
racher. Je ne suis , ni'a-t-elle dit en riant , que
la servante du jardinier; je sarcle le jardin, j'en
ôte la mauvaise herbe ; c'est à lui de cultiver la
bonne.
Convenons aussi qu'avec toute la peine que
j'aurois pu prendre il falloit être aussi bien se-
condée pour espérer de réussir, et que le succès
de mes soins dépendoit d'un concours de cir-
constances qui ne s'est peut-êtBC jamais trouvé
qu'ici; il falloit les lumières d'un père éclairé
pour démêler, à travers les préjugés établis, le
véritable art de gouverner les enfants dès leur
naissance ; il falloit toute sa patience j)our se
prêter à l'exécution, sans jamais démentir ses
leçons par sa conduite; il falloit des entants
CINQUIÈME PARTIE. 3o9
bien nés en qui la nature eût assez fait pour
qu'on pût aimer. son seul ouvrage ; il falloit n'a-
voir autour (le soi que des domestiques intelli-
gents et bien intentionnés , qui ne se lassassent
point d'entrer dans les vues des maîtres : un
seul valet brutal ou flatteur eût suffi pour tout
gâter. En vérité, quand on sqnge eombien de
causes étrangères peuvent nuire aux meilleurs
desseins, et renverser les projets les mieux con-
certés, on doit remercier la fortune de tout ce
qu'on fait de bien dans la vie , et dire que la sa-
gesse dépend beaucoup du bonbeur.
Dites, me suis-je écrié , que le bonbeur dépend
encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas
que ce concours dont vous vous félicitez est vo-
tre ouvrage, et que tout ce qui vous approcbe
est contraint de vous ressembler? Mères de fa-
mille , quand vous vous plaignez de n'être pas
secondées, que vous connoissez mal votre pou-
voir! Soyez tout ce que vous devez être , vous
surmonterez tous les obstacles ; vous forcerez
chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez
bien tous les vôtres. Vos droits ne sont-ils pas
ceux de la nature? Malgré les maximes du vice,
ils seront toujours cbers au cœur humain. Ah !
veuillez être femmes et mères, et le plus doux
empire qui soit sur la terre sera aussi le plus res-
pecté.
En achevant cette conversation Julie a remar-
qué que tout prenoit une nouvelle facilité de-
puis l'arrivée d'Henriette. Il est certain , dit-elle,
3lO LA NOUVELLE HÉLOÏSE,
que j'aurois besoin de beaucoup moins rie soins
et d'adresse si je voulois introduire l'éinulation
entre les deux frères; mais ce moyen me paroît
trop dan(jereux ; j'aime mieux avoir plus de peine
et ne rien risquer. Henriette supplée à cela:
comme elle est d'un autre sexe , leur aînée, qu'ils
l'aiment tous deux à la folie, et qu'elle a du sens
au-dessus de son âfje,j'en fais en quelque sorte
leur première (^gouvernante , et avec d'autant
plus de succès que ses leçons leur sont moins
suspectes.
Quant à elle , son éducation me re^q^arde ; mais
les principes en sont si différents qu'ils méritent
un entretien à part. Au moins puîs-je bien dire
d'avance qu'il sera difficile d'ajouter en elle aux
dons de la nature, et quelle vaudra sa mère
elle-même , si quelqu'un au monde la peut va-
loir.
Mylord , on vous attend de jour en jour, et ce
devroit être ici ma dernière lettre. Mais je com-
prends ce qui prolonfje votre séjour à larmée ,
et j'en frémis. Julie n'en est pas moins inquiète:
elle vous prie de nous donner plus souvent de
vos nouvelles, et vous conjure de songer, en ex-
posant votre personne, combien vous prodiguez
le repos de vos amis. Pour moi je n'e(i rien à vous
dire. Faite? votre devoir; un conseil timide ne
peut non plus sortir de mon cœur qu'approcher
du vôtre. Cber Bomston, je le sais trop, la seule
mort digne de ta vie seroit de verser ton sang
pour la gloire de ton pays ; mais ne dois-tu nul
CINQUIÈME PARTIE. 3ll
compte de tes jours à celui qui n'a conservé les
siens que pour toi ?
LETTRE IV.
DE MYLORD EDOUARD A SAINT-PREUX.
JE vois par vos deux dernières lettres qu il m'en
manque une antérieure à ces deux-là, appa-
remment la première que vous m'aviez écrite à
1 armée , et dans laquelle étoit l'explication des
chagrins secrets de madame de Wolmar. Je n'ai
point reçu cette lettre, et je conjecture qu'elle
pouvoit être dans la malle d'un courrier qui nous
a été enlevé. Répétez-moi donc , mon ami , ce
qu'elle contenoit ; ma raison s y perd et mon cœur
s'en inquiète : car , encore une fois , si le bonheur
et la paix ne sont pas dans lame de Julie , où
sera leur asile ici-bas ?
Rassurez-la sur les risques auxquels elle me
croit exposé. Nous avons à faire à un ennemi
trop habile pour nous en laisser courir; avec
une poignée de monde il rend toutes nos forces
inutiles , et nous ôte par-tout les moyens de l'at-
taquer. Cependant , comme nous sommes con-
fiants, nous pourrions bien lever des difficultés
insurmontables pour de meilleurs généraux , et
forcer à la fin les François de nous battre. J'au-
gure que nous paierons cher nos premiers suc-
cès, et que la bataille gagnée à Dettingue nous
3l2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
en fera perdre une en Flandre. Nous avons en
tête un grand capitaine : ce n'est pas tout, il a
la confiance de ses troupes ; et le soldat François
qui compte sur son {général est invincible ; au
contraire, on en a si bon marche quand il est
commandé par des courtisans qu il méprise , et
cela arrive si souvent, (|uH ne faut qu'attendre
les intrigues de cour et l'occasion pour vaincre
à coup sûr la plus brave nation du continent.
Ils le savent fort bien eux-mêmes. Mylord Marl-
boroug, voyant la bonne mine et l'air guerrier
d'un soldat pris à Bleinliem (i), lui dit : Sil y
eût eu cinquante mille lionimes comme toi à
l'armée francoise, elle ne se lût pas ainsi laissé
battre. Eh morbleu! repartit le grenadier, nous
avions assez d hommes comme moi; il ne nous
en manquoit qu un comme vous. Or cet lionniie
comme lui commande à présent l'armée de
France, et manque à la nôtre; mais nous ne
songeons guère à cela.
Quoi qu'il en soit, je veux voir les manœuvres
du reste de cette campagne, et j'ai résolu de
rester à l'armée jusqu'à ce qu'elle entre en quar-
tiers. Nous gagnerons tous à ce délai. I-ia saison
étant trop avancée pour traverser les monts,
nous passerons l'hiver où vous êtes, et n'irons
en Italie qu'au commencement du printemps.
Dites à monsieur et madame de Wolmar que je
(i) C'est le nom que les Anglois donnent à la l)atallle
«Vllochstet.
CINQUIÈME PARTIE. ûiJ
fais ce nouvel arrangement pour jouir à mon
aise (lu touchant spectacle que vous décrivez si
bien , et pour voir madame d Orbe établie avec
eux. Continuez, mon cher, à m'écrire avec le
même soin , et vous me ferez plus de plaisir
que jamais. Mon cquipaj^e a été pris, et je suis
sans livres; mais je lis vos lettres.
LETTRE V.
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
(Quelle joie vous me donnez en m'annoneant
que nous passerons Thiver à Glarens ! mais que
vous me la faites payer cher en prolongeant
votre séjour à farmée! Ce qui me déplaît sur-
tout, cestde voir clairement qu'avant notre sé-
paration le parti de faire la camj>agne et oit déjà
pris , et que vous ne m'en voulûtes rien dire.
Mylord, je sens la raison de ce mystère et ne
puis vous en savoir bon gré. Me mépriseriez-
vous assez pour croire qu'il me fût bon de vous
survivre, ou mavez-vous connu des attache-
ments si bas que je les préfère à l'honneur de
mourir avec mon ami ? Si je ne méritois pas de
vous suivre , il failoit me laisser à Londres ;
vous m'auriez moins offensé que de m'envoyer
ici.
Il est clair par la dernière de vos lettres qu'en
effet une des miennes s'est perdue , et cette
3l4 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
perte a dû vous rendre les deux lettres suivantes
fort obscures à bien des égards ; niais les éclair-
cissements nécessaires pour les bien entendre
viendront à loisir. Ce qui presse le plus à
présent est de vous tirer de linquiétude où.
vous êtes sur le cha^jrin secret de madame de
Wolmar.
Je ne vous redirai point la suite de la conver-
sation que j eus avec elle après le départ de son
inari. Il s est passé depuis bien des choses 'qui
m'en ont fait oublier une partie; et nous la re-
prîmes tant de fois durant son absence, que je
m'en tiens au sommaire pour épargner des ré-
pétitions.
Elle m'apprit donc que ce même époux qui
faisoit tout pour la 'rendre heureuse étoit Tuni-
que auteur de toute sa peine, et que plus leur
attachement mutuel étoit sincère , plus il lui
donnoit ii souffrir. Le diriez-vous, mylord? cet
homme si sage, si raisonnable, si loin de toute
espèce de vice , si peu soumis aux passions hu-
maines, ne croit rien de ce qui donne un prix
aux vertus, et, dans l'innocence d'une vie irré-
prochable, il porte au fond de sdn cœur l'af-
freuse paix des méchants. La réflexion qui naît
de ce contraste augmente la douleur de Julie;
et il semble qu'elle lui pardonneroit plutôt de
méconnoître l'auteur de son être, s'il avoit plus
de motifs pour le craindre ou plus d'orgueil
pour le braver. Qu'un coupable apaise sa con-
CINQUIÈME PARTIE. 3l5
science aux dépens de sa raison , que Thonncur
de penser autrement que le vul};aire anime ce-
lui (jui <lo{;niatise, cette erreur an moins se con-
<;(^it; niais, poursuit-elle en soupirant, pour un
si honnête homme et si peu vain de son savoir,
c'ëtoit hien la peine d'être incrédule !
Il faut être instruit du caractère des deux
époux; il faut les imaginer concentrés dans le
sein de leur famille, et se tenant Tun à l'autre
lieu du reste de l'univers; il faut connoître Tu-
Viion qui règne entre eux dans tout le reste ,
pour concevoir combien leur différent sur ce
seul point est capable d'en troubler les charmes.
M. de Wolmar, élevé dans le rit grec, n'étoit pas
fait pour supporter l'absurdité d'un culte aussi
ridicule. Sa raison, trop supérieure à limbécille
joug qu'on lui vouloit imposer, le secoua bien-
tôt avec mépris ; et rejetant èi-la-fois tout ce qui
lui venoit d'une autorité si suspecte, forcé d'être
impie, il se fit athée.
Dans la suite, ayant toujours vécu dans des
pays catholiques, il n apprit pas à concevoir une
meilleure opinion de la foi chrétienne par celle
qu on y professe. .11 n'y vit d'autre religion que
l'intérêt de ses ministres. Il vit que tout y con-
sistoit encore en vaines simagrées, plâtrées un
peu plus subtilement par des mots qui ne signi-
fioient rien; il s'aperçut que tous les honnêtes
gens y étoient unanimement de son avis, et ne
s'en cachoient guère j que le clergé même, un
3l6 LA NOUVELLE HËXOlSii.
peu plus discrètement, se moquoit en secret de
ce qu'il enseignoit en public; et il m'a protesté
souvent qu'après hicn du temps et des recher-
ches il n'avoit trouvé de sa vie que trois prêtres
qui crussent en Dieu (i). En voulant s'éclaircir
de bonne foi sur ces matières, il s'étoit enfoncé
dans les ténèbres de la métaphysique, où Ihom-
me n'a d'autres guides que les systèmes qu'il y
porte ; et ne voyant par-tout que doutes et con-
tradictions, quand enfin il est venu parmi des
chrétiens, il y est venu trop tardj sa foi s'étoit
déjà fermée à la vérité, sa raison n'étoit plus
accessible à la certitude ; tout ce qu'on lui prou-
voit détruisant plus un sentiment qu'il n'en éta-
blissoit un autre, il a fini par combattre égale-
ment les do(ymes de toute espèce, et n'a cessé
d'être athée que pour devenir sceptique.
Voilà le mari que le ciel destinoit à cette Julie
en qui vous connoissez une foi si simple et une
piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi fa-
(i) A Dieu ne plaise que je veuille approuA-er ces as-
sertions dures et téméraires! j'affirme seulement (|u'il y
a (les gens qui les font, et dont la conduite du clergé de
tous les pays et de toutes les sectes n'autorise que trop
souvent l'indiscrétion. Mais , loin que mon dessein dans
cette note soit de me mettre lâchement à couvert , voici
bien nettement mon propre sentiment sur ce point :
c'est que nul vrai croyant ne sauvoit être intolérant ni
persécuteur. Si j'étois magistrat, et que la loi portât
peine de mort contre les athées, je comment erois par
faire brûler comme tel quiconque en viendroit dénoncer
un autre.
CINQUIÈME PARTIE. 817
milièrement avec elle que sa cousine et moi,
pour savoir combien cette ame tendre est natu-
rellement portée à la dévotion. On diroit que
rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin
d'aimer dont elle est dévorée, cet excès de sen-
sibilité soit forcé de remonter à sa source. Ce
n'est point comme sainte Tbérèse un cœur
amoureux qui se donne le change et veut se
tromper d objet ; c'est un cœur vraiment inta-
rissable que l'amour ni lamitié n'ont pu épuiser,
et qui porte ses affections surabondantes au seul
être dip,ne de les absorljer (i). L'amour de- Dieu
ne la détache point des créatures ; il ne lui donne
ni dureté ni aigreur. Tous ces attachements
produits par la même cause , en s animant 1 un
par l'autre, en deviennent plus charmants et
plus doux; et, pour moi, je crois qu'elle seroit
moins dévote si elle aimoit moins tendrement
son père, son mari, ses enfants, sa cousine, et
moi-même.
Ce qu'il y a de sinf^ulier , c'est que plus elle
l'est, moins elle croit l'être, et qu'elle se plaint de
sentir en elle-même une ame aride qui ne sait
point aimer Dieu. On a beau faire, dit-elle sou-
vent, le cœur ne s'attache que par l'entremise
des sens ou de limagination qui les représente :
(i) Comment ! Dieu n'aura donc que les restes des
créatures? Au contraire, ce que fes créatures peuvent
occuper du cœur liumain est si peu de chose, que, quand
on croit l'avoir rempli d'elles, il est encore vide. Il faut
un objet infini pour le remplir.
3l8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
et le moyen de voir ou d'imaginer rimmensité
du (^rand Être (^i)? Quand je veux ni'élever à lui
je ne sais où je suis; n'apercevant aucun rap-
port entre lui et moi, je ne sais par où 1 attein-
dre , je ne vois ni ne sens plus rien , je me trouve
dans une espèce d'anéantissement; et si j osois
juger d'autrui par moi-même, je craindrois que
les extases des mysti<|Ues ne vinssent moins d un
cœur plein que d'un cerveau ville.
Que faire donc, continue-t-elle , pour me
dérober aux fantômes d'une raison qui s égare?
Je substitue un culte grossier , mais à ma portée ,
à ces sublimes contemplations qui passent mes
facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine ,
j interpose entre elle et moi des objets sensibles;
ne la pouvant contempler dans son essence, je
la contemple au moins dans ses œuvres , je
l'aime dans ses bienfaits ; mais, de quelque ma-
nière que je m'y prenne, au lieu d(; i amour pur
qu'elle exige , je n'ai qu'une reconnoissance inté-
ressée à lui présenter.
(i) II est certain qu'il faut se fatiguer l'ame pour l'éle-
ver aux sublimes idées de la Divinité. Un culte plus sen-
sible repose l'esprit du peuple : il aime qu'on lui offre
des oljjets de piété qui le dispensent de penser à Dieu.
Sur ces maximes, les catholiques ont-ils mal fait de rem-
plir leurs légendes , leurs calendriers , leurs églises , de
petits anges, de beaux garçons , et de jolies saintes? I^'en-
fant Jésus entre les l)ras d'une mère cliarmante'et mo-
deste est en même temps un des plus touchants et des
plus agréables spectacles que la dévotion chrétienne
puisse offrir aux yeux des fidèles.
CINQUIÈME PARTIE. 3ig
C'est ainsi que tout devient sentiment dans un
cœur sensible. Julie ne trouve dans l'univers en-
tier que des sujets d'attendrissement et de gra-
titude : par- tout elle aperçoit la bienfaisante
main de la Pix)vidence; ses enfants sont le cher
dépôt qu'elle en a reçu; elle recueille ses dons
dans les productions de la terre ; elle voit sa
table couverte par ses soins; elle s endort sous
sa protection; son paisible réveil lui vient d'elle;
elle sent ses leçons dans les disgrâces , et ses
faveurs dans les plaisirs ; les biens dont jouit
tout ce qui lui est cher sont autant de nou-
veaux sujets d hommages; si le Dieu de l'univers
échappe à ses foibles yeux , elle voit par- tout le
père commun des hommes. Honorer ainsi ses
bienfaits suprêmes , n'est-ce pas servir autant
qu'on peut l'Etre infini?
Concevez , mylord , quel tourment c'est de
vivre dans la retraite avec celui qui partage
notre existence et ne peut partager l'espoir
qui nous la rend chère ; de ne pouvoir avec
lui ni bénir les œuvres de Dieu , ni parler
de l'heureux avenir que nous promet sa bonté ;
de le voir insensible , en faisant le bien , à
tout ce qui le rend agréable à faire , et , par
la plus bizarre inconséquence , penser en im-
pie et vivre en chrétien ! Imaginez Julie à la
promenade avec son mari ; l'une , admirant ,
dans la riche et brillante parure que la terre
étale, l'ouvrage et les dons de fauteur de l'uni-
vers; l'autre ne voyant en tout cela qu une com-
320 Lx\ I^OUVELLE HÉLOÏSE.
binaisou fortuite , où rien n'est lié que par une
force aveugle. Imaginez deux époux sincèrement
unis, n'osant, de peur de s'importuner mutuelle-
ment, se livrer, l'un aux réflexions, lautre aux
sentiments que leur inspirent les objets qui les
entourent, et tirer de leur attachement même
le devoir de se contraindre incessamment. Nous
ne nous promenons presque jamais , Julie et moi ,
que quelque vue frappante et pittoresque ne lui
rappelle ces idées douloureuses. Hélas! dit-elle
avec attendrissement, le spectacle de la nature,
si vivant, si animé pour nous, est mort aux
yeux de l'infortunéWolmar , et , dans cette grande
harmonie des êtres où tout parle de Dieu dune
voix si douce, il n'aperçoit qu'un silence éternel !
Vous qui connoissez Julie, vous qui savez
combien cette ame eommunicative aime à se
répandre, concevez ce qu'elle souffriroit de ces
réserves, quand elles n'auroient d autre incon-
vénient qu'un si triste partage entre ceux à qui
tout doit être commun. Mais des idées plus fu-
nestes sélévent malgré quelle en ait à la suite
de celle-là. Elle a beau vouloir rejeter ces ter-
reurs involontaires , elles reviennent la troubler
à chaque instant. Quelle horreur pour une ten-
dre épouse dimaginer lEtre suprême vengeur
de sa divinité méconnue , de songer que le bon-
heur de celui qui fait le sien doit finir avec sa
vie, et de ne voir qu un réprouvé dans le père
de ses enfants! A cette affreuse image, toute sa
douceur la garantit à peine du désespoir; et la
CINQUIÈME PARTIE. 321
religion , qui lui rend amère lincrédulité de son
mari, lui donne seule la forée de la supporter.
Si le ciel , dit-elle souvent, me refuse la conver-
sion de cet honnête homme , je n ai plus qu'une
grâce à lui demander, c'est de mourir la pre-
mière.
Telle est, mylord, la trop juste cause de ses
chagrins secrets , telle est la peine intérieure qui
semhle charger sa conscience de Fendurcisse-
mentd autrui, et ne lui devient que plus cruelle
par le soin qu'elle prend de la dissimuler.
L'athéisme, qui marche à visage découvert chez
les papistes , est obligé de se cacher dans tout
pays oii, la raison permettant de croire en Dieu,
la seule excuse des incrédules leur est ôtée. Ce
système est naturellement désolant : sil trouve
des partisans chez les grands et les riches qu'il
favorise, il est par-tout en horreur au peuple
opprimé et misérable , qui, voyant délivrer ses
tyrans du seul frein propre a les contenir, se
voit encore enlever, dans l'espoir d'une autre vie,
la seule consolation qu'on lui laisse en celle-ci.
Madame de Wolmar sentant donc le mauvais
effet que feroit ici le pyrrhonisme de son mari ,
et voulant sur- tout garantir ses enfants dun si
dangereux exemple, n'a pas eu de peine à enga-
ger au secret un homme sincère et vrai, mais
discret, simple, sans vanité, et fort éloigné de
vouloir ôter aux autres un biçn dont il est fâché
d'être privé lui-même. Il ne dogmatise jamais; il
vient au temple avec nous, il se conforme aux
4- 21
J22 LA JNOUVELLE IIELOI8I:.
usages établis; sans professer de bouche une foi
quil na pas, il évite le scandale, et fait sur le
culte réglé par les lois tout ce que l'état peut
exiger d un citoyen.
Depuis près de huit ans qu ils sont unis , la
seule madame d'Orbe est du secret , parcequ on
le lui a confié. Au surplus , les apparences sont
si bien sauvées , et avec si peu d'ailcctation ,
qu'au bout de six semaines passées ensemble
dans la plus grande intimité, je n'avois pas
même conçu le moindre soupçon , et n'aurois
peut-être jamais pénétré la vérité sur ce point,
si Julie elle-même ne me l'eût apprise.
Plusieurs motifs font déterminée à cette con-
fidence. Premièrement, quelle réserve est com-
patible avec famitié qui règne entre nous? N'est-
ce pas aggraver ses chagrins à pure perte que
sôter la douceur de les partager avec un ami?
De plus, elle n'a pas voulu que ma présence fût
plus long-temps un obstacle aux entretiens qu ils
ont souvent ensemlde sur un sujet qui lui tient
si fort au cœur. Enfin , sachant que vous deviez
bientôt venir nous joindre, e*lle a désiré, du
consentement de son mari , que vous fussiez
d'avance instruit de ses sentiments ; car elle
attend de votre sagesse un supplément à nos
vains efforts, et des effets dignes de vous.
Le temps qu'elle choisit pour me confier sa
peine m'a fait soupçonner une autre raison dont
elle n'a eu garde de me parler. Son mari nous
quittoit j nous restions seuls : nos cœurs sétoient
CINQUIÈME PARTIE. 323
aimés , ils s'en souvenoient encore : s'ils s'étoicnt
un instant oubliés , tout nous livroit à l'oppro-
bre. Je voyois clairement quelle avoit craint ce
tête-à-tête et tâché tle s'en (garantir; et la scène
de Meillerie m'a trop appris que celui des deux
qui se défioit le moins de lui-même devoit seul
s en défier.
Dans l'injuste crainte que lui inspiroit sa ti-
midité naturelle , elle n'imagina point de pré-
caution plus sûre que de se donner incessam-
ment un témoin qu'il fallût respecter , d'appe-
ler en tiers le juge intégre et redoutable qui voit
les actions secrètes et sait lire au fond des
cœurs. Elle s'environnoit de la majesté suprême ;
je voyois Dieu sans cesse entre elle et moi. Quel
coupable désir eût pu franchir une telle sauve-
garde ? Mon cœur s'épuroit au feu de son zèle,
et je partageois sa vertu.
Ces graves entretiens remplirent presque tous
nos têtes-à-têtes durant l'absence de son mari ; et
depuis son retour nous les reprenons fréquem-
ment en sa présence. Il s'y prête comme s'il étoit
question d'un autre, et, sans mépriser nos soins,
il nous donne souvent de bons conseils sur la
manière dont nous devons raisonner avec lui.
C'est cela même qui me fait désespérer du suc-
cès; car, s'il avoit moins de bonne-loi , l'on pour*
roit attaquer le vice de lame qui nourriroit son
incrédulité ; mais , s'il n'est question que de con-
vaincre , où chercherons-nous des lumières qu'il
n'ait point eues et des raisons qui lui aient é-
324 LA iNOUVELLE HI-ILOÏSE.
chappé? Quand j'ai voulu disputer avec Jui , j'ai
vu que tout ce que je pouvois employer d'argu-
ments avoit été déjà vainement épuisé par Julie,
et que ma sécheresse étoit bien loin de cette élo-
quence du cœur et de cette douce persuasion
qui coule de sa bouche. Mylord , nous ne ra-
niènerons jamais cet homme ; il est trop froid et
n'est point méchant : il ne s'agit pas de le tou-
cher ; la preuve intérieure ou de sentiment lui
manque , et celle-là seule peut rendre invinci-
bles toutes les autres.
Quelque soin que prenne sa femme de lui dé-
guiser sa tristesse , il la sent et la partage : ce
n'est pas un œil aussi clairvoyant qu'on abuse.
Ce chagrin dévoré ne lui en est que plus sen-
sible. Il m'a dit avoir été tenté plusieurs fois de
céder en apparence , et de feindre , pour la tran-
quilliser, des sentiments qu'il n avoit pas; mais
une telle bassesse dame est trop loin de lui. Sans
en imposer à Julie, cette dissimulation neût été
qu'un nouveau tourment pour elle. La bonne-
foi, la franchise , funion des cœurs qui console
de tant de maux , se fût éclipsée entre eux.
Étoit-ce en se faisant moins estimer de sa femme
qu'il pou voit la rassurer sur ses craintes? Au lieu
d'user de déguisement avec elle , il lui dit sin-
cèrement ce quil pense; mais il le dit d un ton
si simple , avec si peu de mépris des opinions
vulgaires , si peu de cette ironique fierté des es-
prits forts , que ces tristes aveux donnent bien
'plus d affliction que de colère à Julie, et que,
CINQUIÈME PARTIE. 32S-
ne pouvant transmettre à son mari ses senti-
ments et ses espérances , elle en cherche avec
plus de soin à rassembler autour de lui ces dou-
ceurs passagères auxquelles il borne sa lélicité.
Ah ! dit-elle avec douleur , si l'infortuné fait son
paradis en ce monde , rendons-le-lui du moins
aussi doux qu'il est possible (i).
Le voile de tristesse dont cette opposition de
sentiments couvre leur union prouve mieux que
toute autre chose l'invincible ascendant de Julie,
par les consolations dont cette tristesse est mê-
lée, et qu'elle seule au monde étoit peut-être
capaWe d'y joindre. Tous leurs démêlés , toutes
leurs disputes sur ce point important , loin de
se tourner en aigreur, en mépris , en querelles ,
finissent toujours par quelque scène attendris-
sante , qui ne fait que les rendre plus chers l'un
à lautre.
Hier, l'entretien s'étant fixé sur ce texte, qui
revient souvent quand nous ne sommes que
nous trois , nous tombâmes sur l'origine du mal ;
et je m'efforçois de montrer que non seulement
il n y avoit point de mal absolu et général dans
le système des êtres, mais que même les maux
(i) Combien ce sentiment plein d'humanité n'est-il pas
plus naturel que le zèle affreux des persécuteurs , tou-
jours occupés à tourmenter les incrédules, comme pour
les damner dès cette vie , et se faire les précurseurs des
démons ! Je ne cesserai jamais de le redire, c'est que ces
persécuteurs-là ne sont point des croyants ; ce sont des
fourbes.
326 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
particuliers étoient beaucoup moindres qu'ils ne
le semblent an premier coup-d'œil , et qu'à tout
prendre ils étoient surpassés de beaucoup par
les biens particuliers et individuels. Je citois à
M. de Wolmar son propre exemple; et, pénétré
du bonbeur de sa situation , je la peignois avec
des traits si vrais qu'il en païut ému lui-même.
Voilà, dit-il en m'interrompant , les séductions
de Julie. Elle met toujours le sentiment à la place
des raisons, et le rend si touchant qu'il faut tou-
jours lembrasser pour toute réponse: ne seroit-
ce point de son maître de philosophie , ajouta-t-il
en riant , qu'elle auroit appris cette manière
d'arf];umenter ?
Deux mois plus tôt la plaisanterie m'eût décon-
certé cruellement ; mais le temps de l'embarras
est passé: je n'en fis que rire à mon tour, et,
quoique Julie eût un peu roiip^i, elle ne parut
pas plus embarrassée que moi. Nous continuâ-
mes. Sans disputer sur la quantité du mal, Wol-
mar se contentoit de l'aveu qu'il fallut bien faire,
que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe ; et
de cette seule existence il déduisoit défaut de
puissance , d'intelligence- ou de bonté dans la
première cause. Moi , de mon côté , je tâchois
de montrer lorigine du mal physique dans la
nature de la matière , et du mal moral dans la
liberté de l'homme. Je lui soutenois que Dieu
pouvoit tout faire , hors de créer d'autres subs-
tances aussi parfaites que la sienne , et qui ne
laissassent aucune prise au mal. Nous étions
CINQUIÈME PARTIE. 827
dans la clialeur de la dispute quand je m'apcr-
rus que Julie avoit disparu. Devinez où elle est ,
me dit son mari voyant que je la chcrchois des
yeux. Mais , dis-je , elle est allée donner quelque
ordre dans le ménage. INon, dit-il, elle n'auroit
point pris pour d'autres affaires le temps de
celle-ci : tout se fait sans qu'elle me quitte, et
je ne la vois jamais rien faire. Elle est donc
dans la chambre des enfants? Tout aussi peu :
ses enfants ne lui sont pas plus chers que mon
salut. Hé bien , repris-je , ce qu'elle fait , je n'en
sais rien , mais je suis très sûr qu'elle ne s'oc-
cupe qu'à des soins utiles. Encore moins , dit-il
froidement ; venez , venez , vous verrez si j'ai
bien deviné.
Il se mit à marcher doucement : je le suivis
sur la pointe du pied. Nous arrivâmes à la porte
du cabinet : elle étoit fermée ; il fouvrit brus-
quement. Mylord , quel spectacle ! Je vis Julie à
genoux, les mains jointes, et toute en larmes.
Elle se lève avec précipitation , s'essuyant les
yeux, se cachant le visage et cherchant à s'é-
chapper. On ne vit jamais une honte pareille.
Son mari ne lui laissa pas le temps de fuir ; il
courut à elle dans une espèce de transport.
Chère épouse , lui dit-il en l'embrassant , l'ar-
deiir même de tes vœux trahit ta cause ; que
leur manque-t-il pour être efficaces ? Va , s'ils
étoient entendus , ils seroient bientôt exaucés.
Ils le seront, lui dit-elle d'un ton ferme et per-
suadé j j'en ignore fheure et foccasion. Pussé-je
328 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Tacheter aux dépens de ma vie ! mon dernier
jour seroit le mieux employé.
Venez, mylord , quittez vos malheureux com-
bats , venez remplir un devoir plus nohle. Le
sa^e prélère-t-il 1 honneur de tuer des hommes
aux soins qui peuvent en sauver un (i) ?
LETTRE VL
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
C^uoil même après la séparation de l'armée ^
encore un voyage à Paris ! Ouhliez-vous donc
tout-à-fait Glarens et celle qui Tliahite? Nous
êtes-vous moins cher qu'à mylord Hyde ? êtes-
vous plus nécessaire à cet ami qu'à ceux qui vous
attendent ici? Vous nous forcez à faire des vœux
opposés aux vôtres, et vous me faites souhaiter
d avoir du crédit à la cour de France pour vous
empêcher d'obtenir les passe-ports que vous en.
attendez. Contentez-vous toutefois ; allez voir
votre digne compatriote. Malgré lui, malgré
vous , nous serons vengés de cette pn-lcrencc ;
et, quefque plaisir que vous goûtiez à. vivre avec
lui, je sais que, quand vous serez avec nous,
vous regretterez le temps que vous ne nous au-
rez pas donné.
(i) Il y avoit ici une grande lettre de mylord Edouard
à Julie. Dans la suite il sera parlé de cette lettre ; mais ,
pour de bonnes raisons , j'ai été forcé de la supprimer.
CINQUIÈME PARTIE. 329
En recevant votre lettre, j'avois d'ahord soup-
çonné quune commission secrète... Quel plus
digne médiateur de paix !... Mais les rois don-
nent-ils leur confiance à des hommes vertueux?
osent-ils écouter la vérité ? savent-ils même hono-
rer le vrai mérite?... Non , non , cher Edouard ,
vous n'êtes pas fait pour le ministère ; et je pense
trop bien de vous pour croire que, si vous n'étiez
pas né pair d'Angleterre , vous le fussiez jamais
devenu.
Viens, ami; tu seras mieux à Glarens qu'à la
cour. Oh ! quel hiver nous allons passer tous en-
semble, si l'espoir de notre réunion ne m'abuse
pas! Chaque jour la prépare, en ramenant ici
quelqu'une de ces âmes privilégiées qui sont si
chères l'une à l'autre , 'qui sont si dignes de s'ai-
mer , et qui semblent n'attendre que vous pour
se passer du reste de l'univers. En apprenant
quel heureux hasard a fait passer ici la partie
adverse du baron d'Etange,vous avez prévu tout
ce qui devoit arriver de cette rencontre, et ce
qui est arrivé réellement (i). Ce vieux plaideur,
quoique inflexible et entier presque autant que
son adversaire, n'a pu résister à l'ascendant qui
nous a tous subjugués. Après avoir vu Julie,
après l'avoir entendue , après avoir conversé
avec elle , il a eu honte de plaider contre son
(i) On voit qu'il manque ici plusieurs lettres intermé-
diaires , ainsi qu'en beaucoup d'autres endroits. Le lecteur
dira qu'on se tire fort commodément d'affaire avec de
pareilles omissions , et je suis tout-à-fait de son avis.
33o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
père, n est parti pour Berne si ])ien disposé, et
laccoinmodenient est actuellement en si bon
train , que, sur la dernière lettre du baron, nous
1 attendons de retour dans peu de jours.
Voilà ce que vous aurez déjà su par M. de
Wolmar ; mais ce que probablement vous ne
savez point encore , c'est que madame d Orbe ,
ayant enfin terminé ses affaires , est ici depuis
jeudi, et n'aura plus d autre demeure que celle
de son amie. Gomme j étois prévenu du jour de
son arrivée, j'allai au-devant d'elle à l'insu de
madame de Wolmar qu'elle vouloit surprendre,
et l'ayant rencontrée au-deçà de Lutri, je revins
sur mes pas avec elle.
Je la trouvai plus vive et plus charmante que
jamais, mais inégale, distraite, n'écoutant point,
répondant encore moins , parlant sans suite et
par saillies, enfin livrée à cette inquiétude dont
on ne peut se défendre sur le point d obtenir ce
qu'on a fortement désiré. On eût dit à chaque
instant qu'elle treml)loit de retourner en arrière.
Ce départ, quoique lonj^-temps différé, s'étoit
fait si à la hâte que la tête en tournoit à la maî-
tresse et aux domestiques. Il régnoit un désordre
risible dans le menu bagage ({u'on amcnoit. A
mesure que la femme-de-cliand)re craifynoit d'a-
voir oublié quelque chose, Glaire assuroit tou-
jours l'avoir fait mettre tlans le coffre du car-
rosse; et le plaisant, quand on y rejjarda, fut
qu'il ne s'y trouva rien du tout.
Gomme elle ne vouloit pas que Julie entendît
CINQUIÈME PARTIE. 33l
sa voiture , elle descendit dans l'avenue , traversa
la cour en courant comme une folle, et monta
si précipitamment qu'il fallut respirer après la
première rampe avant d achever de monter.
M. de Wolmar vint au-devant d'elle : elle ne put
lui dire un seul mot.
En ouvrant la porte de la chambre je vis Julie
assise vers la fenêtre et tenant sur ses genoux la
petite Henriette , comme elle faisoit souvent.
Claire avoit médité un beau discours à sa ma-
nière, mêlé de sentiment et de gaieté; mais, en
mettant le pied sur le seuil de la porte, le dis-
cours, la gaieté, tout fut oublié; elle vole à
son amie en s écriant avec un emportement im-
possible à peindre : Cousine , toujours , pour
toujours , jusqu'à la mort ! Henriette , apercevant
sa mère , saute et court au-devant d'elle en criant
aussi, Maman! Maman! de toute sa force , et la
rencontre si rudement que la pauvre petite
tomba du coup. Cette subite apparition , cette
chute, la joie, le trouble, saisirent Julie à tel
point, que, s'étant levée en étendant les bras
avec un cri très aigu , elle se laissa retomber et
se trouva mal. Claire , voulant relever sa fille ,
voit pâlir son amie : elle hésite , elle ne sait à
laquelle courir. Enfin, me voyant relever Hen-
riette , elle s'élance pour secourir Julie défail-
lante , et tombe sur elle dans le même état.
Henriette, les apercevant toutes deux sans
mouvement, se mit à pleurer et pousser des cris
qui firent accourir la Fanchon : l'une court à sa
332 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mère, l'autre à sa maîtresse. Pour moi, saisi,
transporté , hors de sens , j'errois à (jrands pas
par la chambre sans savoir ce que je faisois , avec
des exclamations interrompues , et dans un mou-
vement convulsif dont je n etois pas le maître.
Wolmar lui-même, le iroid Wohnar se sentit
ému. O sentiment ! sentiment ! douce vie de
lame! quel est le cœur de fer qufe tu n'as jamais
touché? quel est l'infortuné mortel à qui tu n'ar-
rachas jamais de larmes ? Au lieu de courir à Ju-
lie, cet heureux époux se jeta sur un fauteuil
pour contempler avidement ce ravissant specta-
cle. Ne crai^cjnez rien , dit-il en voyant notre em-
pressement; ces scènes de plaisir et de joie n'é-
puisent un instant la nature que pour la ranimer
d'une vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dan-
jjereuses. liaissez-moi jouir du bonheur que je
goûte et que vous partagez. Que doit-il être pour
vous ! Je n'en connus jamais de semblable , et je
suis le moins heureux des six.
Mylord, sur ce premier moment vous pouvez
juger du reste. Cette réunion excita dans toute
la maison un ressentiment d'alégresse , et une
fermentation qui n'est pas encore calmée. Julie,
hors d'elle-même, étoit dans une agitation où
je ne l'avois jamais vue ; il fut impossible de
songer à rien de toute la journée qu'à se voir et
s'embrasser sans cesse avec de nouveaux trans-
ports. On ne s'avi.sa pas même du salon d A-
poUon ; le plaisir étoit par-tout, on n'avoit pas
besoin d'y songer. A pein« le lendemain eut-on
CINQUIÈME PARTIE. 333
assez de sang-froul pour préparer une fête. Sans
Wolmar, tout seroit allé de travers. Chacun se
para de son mieux. Il n'y eut de travail permis
que ce quil en falloit pour les amusements. La
fête fut célébrée, non pas avec pompe, mais
avec délire ; il y ré(jnoit une confusion qui la ren-
doit touchante , et le désordre en faisoit le plus
bel ornement.
La matinée se passa à mettre madame d'Orbe
en possession de son emploi d'intendante ou de
maîtresse-d'hôtel; et elle se hâtoit d'en faire les
fonctions avec un empressement d'enfant qui
nous fit rire. En entrant pour dîner dans le beau
salon les deux cousines ^i^irent de tous côtés
leurs chiffres unis et formés avec des fleurs. Julie
devina dans l'instant d'oii venoit ce soin : elle
m'embrassa dans un saisissement de joie. Claire,
contre son ancienne coutume, hésita d'en faire
autant. Wolmar lui en fit la guerre ; elle prit en
rougissant le parti d'imiter sa cousine. Cette rou-
geur, que je remarquai trop, me fit un effet que
je ne saurois dire ; mais je ne me sentis pas dans
ses bras sans émotion.
L'après-midi il y eut une belle collation dans
le gynécée, où pour le cou]) le maître et moi fû-
mes admis. Les hommes tirèrent au blanc une
mise donnée par madame d'Orfje. Le nouveau
venu l'emporta, quoique moins exercé que les
autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse ;
Hanz lui-même ne s y trompa pas, et refusa dac
cepter le prix j mais tous ses camarades l'y for-
334 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cèrent, et vous pouvez ju^er que cette honnêteté
de leur part ne fut pas perdue.
Le soir, toute la maison , augmentée de trois
personnes , se rassembla pour danser. Claire
sembloit parée par la main des Grâces ; elle n'a-
voit jamais été si brillante que ce jour-là. Elle
dansoit , elle causoit , elle rioit, elle donnoit ses
ordres, elle suffisoit à tout. Elle avoit juré de
m'excéder de Fatigue; et, après cinq ou six con-
tredanses très vives tout d'une haleine, elle n'ou-
blia pas le reproche ordinaire que je dansois
comme un philosphe. Je lui dis , moi , qu'elle
dansoit comme un lutin , qu'elle ne faisoit pas
moins de ravage , et ||jue j'avois peur qu'elle ne
me laissât reposer ni jour ni nuit. Au contraire ,
dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout
d'une pièce ; et à linstant elle me reprit pour
danser.
Elle étoit infatigable : mais il n'en étoit pas
ainsi de Julie ; elle avoit peine à se tenir , les
genoux lui trembloicnt en dansant; elle étoit
trop touchée pour pouvoir être gaie : souvent on
voyoit des larmes de joie couler de ses yeux ;
elle contemploit sa cousine avec une sorte de ra
Yissement; elle aimoit à se croire létrangère à
qui l'on donnoit la fête, et à regarder Claire
comme la maîtresse de la maison qui l'ordonnoit.
Après le souper je tirai des fusées que j'avois ap-
portées de la Chine, et qui firent beaucoup d'ef-
fet. Nous veillâmes fort avant dans la nuit. Il
fallut enfin se quitter : madame dOrbc étoit
CINQUIÈME PARTIE. 335
lasse, ou cîevoit Têtrc, et Julie voulut qu'on se
couchât (le bonne heure.
Insensiblement le calme renaît , et l'ordre avec
lui. Claire, toute i'olûtre (|uelle est , sait pren-
dre quand il lui plaît un ton dautorité qui en
impose. Elle a d'ailleurs du sens, un discerne-
ment exquis, la pénétration de Wolmar, la
bonté de Julie; et, (juoique extrêmement libé-
rale , elle ne laisse pas d'avoir aussi beaucoup
de prudence; en sorte que, restée veuve si jeune,
et chargée de la garde-noble de sa fille, les biens
de l'une et de lautre n'ont fait que prospérer
dans ses mains : ainsi l'on n'a pas lieu de crain-
dre que sous ses ordres la maison soit moins
bien gouvernée qu'auparavant. Cela donne à
Julie le plaisir de se livrer tout entière à l'occu-
pation qui est le plus de son goût, savoir, l'é-
ducation des enfants ; et je ne doute pas qu'Hen-
riette ne profite extrêmement de tous les soins
dont une de ses mères aura soulagé l'autre. Je
dis ses mères; car, à voir la manière dont elles
vivent avec elle, il est difficile de distinguer la
véritable ; et des étrangers qui nous sont venus
aujourdhui sont ou paroisscnt là-dessus encore
en doute. En effet, toutes deux lappellent Hen-
riette, ou ma fdle, indifféremment. Elle appelle
maman fuire, et l'autre yy^^/Ze maman; la même
tendresse régne de part et d autre; elle obéit
également à toutes deux. Sils demandent aux
dames à laquelle elle appartient, chacune répond,
à moi. Sils interrogent Henriette, il se trouve
336 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
quelle a àeux mères. On seroit embarrassé à
moins. Les plus clairvoyants se dëcitlent pour-
tant à la fin pour .lulie. Henriette , dont le père
étoit blond, est lilonde conmie elle, et lui res-
semble beaucoup. Une certaine tendresse de
mère se peint encore mieux dans ses yeux si
doux que dans les regards plus enjoués de Glaire.
La petite prend auprès de Julie un air plus res-
pectueux , plus attentif sur elle-même. Machi-
nalement elle se met plus souvent à ses côtés ,
parceque Julie a plus souvent quelque chose à
lui dire. Il faut avouer que toutes les apparences
sont en faveur de la petite maman ; et je me suis
aperçu que cette erreur est si agréable aux deux
cousines , qu elle pourroit bien être quelquefois
volontaire , et devenir un moyen de leur faire
sa cour.
Mylord, dans quinze jours il ne manquera
plus ici que vous. Quand vous y serez , il faudra
mal penser de tout homme dont le cœur cher-
chera sur le reste de la terre des vertus ,des plai-
sirs qu'il n'aura pas trouves dans cette maison.
LETTRE VIL
DE SAINT-PPEUX A MYLORD EDOUARD.
Il Y a trois jours que j'essaie chaque soir de vous
écrire. Mais, après une journée laborieuse, le
sommeil me gagne en rentrant : le, matin , dès le
CINQUIÈME PARTIE. 337
poiot du jour il faut retourner à l'ouvrage. Une
ivresse plus douce que celle du vin me jette au
fond de lame un trouble délicieux , et je ne puis
dérober un moment à des plaisirs devenus tout
nouveaux pour moi.
Je ne conçois pas quel séjour pourroit me dé-
plaire avec la société que je trouve dans celui-
ci. Mais savez-vous en quoi Clarens me plaît pour
lui-même? c'est que je m'y sens vraiment à la
campagne , et que c'est presque la première fois
que j en ai pu dire autant. Les gens de ville ne
savent point aimer la campagne ; ils ne savent
pas même y être : à peine quand ils y sont savent-
ils ce qu'on y fait. Ils en dédaignent les travaux,
les plaisirs; ils les ignorent : ils sont chez eux
comme en pays étranger; je ne m'étonne pas
qu'ils s'y déplaisent. Il faut être villageois au vil-
lage , ou n'y point aller ; car qu'y va-t-on faire ?
Les habitants de Paris qui croient aller à la cam*
gne n'y vont point ; ils portent Paris avec eux.
Les chanteurs , les beaux-esprits , les auteurs , les
parasites , sont le cortège qui les suit. Le jeu , la.
musique , la comédie, y sont leur seule occupa-
tion (i). Leur table est couverte comme à Paris ;
ils y mangent aux mêmes heures ; on leur y sert
les mêmes mets avec le même appareil ; ils n'y
(i) II y faut ajouter la chasse. Encore la font-ils si
commodément, qu'ils n'en ont pas la moitié de la fatigue
ni du plaisir. Mais je n'entame point ici cet article de la
chasse ; il fournit trop pour être traité dans une note;.
J'aurai peut-être occasion d'en parler ailleurs.
4> aa
338 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
font que les mêmes choses : autant valoit y res-
ter ; car, quelque riche qu'on puisse être et quel-
que soin qu'on ait pris, on sent toujours quel-
que privation , et Ton ne sauroit apporter avec
soi Paris tout entier. Ainsi cette variété qui leur
est si chère , ils la fuient; ils ne connoissent ja-
mais qu'une manière de vivre , et s'en ennuient
toujours.
Le travail de la campagne est agréahle à con-
sidérer , et n'a rien d'assez pcnihie en lui-même
pour émouvoir à compassion. L'objet de l'utilité
publique et privée le rend intéressant : et puis,
c'est la première vocation de l'homme ; il rap-
pelle à l'esprit une idée agréable, et au cœur
tous les charmes de Tâge d'or. L'imagination ne
reste point froide à l'aspect du labourage et des
moissons. La simplicité de la vie pastorale et
champêtre a toujours quelque chose qui touche.
Qu'on regarde les prés couverts de gens qui fa-
nent et chantent, et des troupeaux épars dans
l'éloignement ; insensiblement on se sent atten-
drir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois en-
core la voix de la nature amollit nos cœurs fa-
rouches; et, quoiqu'on l'entende avec un regret
inutile, elle est si douce qu'on ne l'entend jamais
sans plaisir.
J'avoue que la misère qui couvre les champs
en certains paysoii le publicain dévore les fruits
de la terre , l'âpre avidité d'un fermier avare , l'ia-
flcxible rigueur d'un maître inhumain, ôtent
beaucoup d'attrait à ces tableaux. Des chevaux
CINQUIÈME PARTIE. 339
étiques près d'expirer sous les coups, de malheu-
reux paysans exténués de jeûnes , excédés de f'a-^
tiffue et couverts de haillons, des hameaux de
masures, offrent un triste spectacle à la vue : on
a presque rej^ret d être homme quand on songe
aux malheureux dont il faut manger le sang.
Mais quel charme de voir de bons et sages ré-
gisseurs faire de la culture de leurs terres l'in-
strument de leurs bienfaits , leurs amusements ,
leurs plaisirs ; verser à pleines mains les dons de
la Providence; engraisser tout ce qui les en-
toure , hommes et bestiaux, des biens dont re-
gorgent leurs granges , leurs caves , leurs gre-
niers ; accumuler l'abondance et la joie autour
d'eux , et faire du travail qui les enrichit une
fête continuelle ! Gomment se dérober à la douce
illusion que ces objets font naître? On oublie
son siècle et ses contemporains ; on se transporte
au temps des patriarches ; on veut mettre soi-»
même la main à l'œuvre, partager les travaux
rustiques et le bonheur qu'on y voit attaché. O
temps de l'amour et de l'innocence, oii les fem-
mes étoient tendres et modestes , où les hom-
mes étoient simples et vivoient contents ! O Ra-
chel ! fille charmante et si constamment aimée ,
heureux celui qui pour t'obtenir ne regretta pas
quatorze ans d'esclavage ! O douce élève de
Noémi ! heureux le bon vieillard dont tu réchauf-
fois les pieds et le cœur! Non , jamais la beauté
ne règne avec plus d'empire qu'au milieu des
soins champêtres. C'est là que les grâces sont
34o LA Nouvelle héloïse.
sur leur trône , que la simplicité les pare , que
la gaieté les anime, et qu'il faut les adorer mal-
gré soi. Pardon , mylord; je reviens à nous.
Depuis un mois les chaleurs de l'automne ap-
prêtoient d'heureuses vendanges ; les premières
gelées en ont amené l'ouverture (i) ; le pampre
grillé , laissant la grappe à découvert , étale aux
yeux les dons du père Lyée , et semhle inviter
les mortels à s'en emparer. Toutes les vignes
chargées de ce fruit bienfaisant que le ciel offre
aux infortunés pour leur faire oublier leur mi-
sère ; le bruit des tonneaux , des cuves , des lé-
grefass (2) qu'on relie de toutes parts ; le chant
des vendangeuses dont ces coteaux retentissent;
la marche continuelle de ceux qui portent la
vendange au pressoir ; le rauque son des instru-
ments rustiques qui les anime au travail ; l'aima-
ble et touchant tableau d'une alégresse générale
qui semble en ce moment étendu sur la face de
la terre ; enfin le voile de brouillard que le soleil
élève au matin comme une toile de théâtre pour
découvrir à l'œil un si charmant spectacle: tout
conspire à lui donner un air de fête ; et cette
fête n'en devient que plus belle à la réflexion ,
quand on songe qu'elle est la seule où les hom-
mes aient su joindre l'agréable à l'utile.
(i)On vendange fort tard dans le pays de Vaud, pai^
ceque la principale récolte est en vins blancs, et que la
gelée leur est salutaire.
(a) Sorte de foudre ou de grand tonneau du pays.
CINQUIÈME PARTIE. 34l
M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain
consiste en vignobles , a fait d avance .tous les
préparatifs nécessaires. Les cuves, le pressoir, le
cellier, les futailles, n'attendoient que la douce
liqueur pour laquelle ils sont destinés. Madame
de Wolmar s est chargée de la récolte; le choix
des ouvriers , Tordre et la distribution du travail,
la regardent. Madame d Orbe préside aux fes-
tins de vendange et au salaire des journaliers
selon la police établie, dont les lois ne s'enfrei-
gnent jamais ici. Mon inspection à moi est de
faire observer au pressoir les^ directions de Julie,
dont la tète ne supporte pas la vapeur des cuves;
et Claire n'a pas manqué d'applaudir à cet em-
ploi, comme étant tout-à-fait du ressort d'un
buveur.
Les tâches ainsi partagées, le métier commun
pour remplir les vides est celui de vendangeur.
Tout le monde est sur pied de grand matin :
on se rassemble pour aller à la vign€. Madame
d'Orbe , qui n'est jamais assez occupée au gré
de son activité , se charge pour surcroît de faire
avertir et tancer les paresseux, et je puis me
vanter qu'elle s'acquitte envers moi de ce soin
avec une maligne vigilance. Quant au vieux ba-
ron, tandis que nous travaillons tous, il 3e pro-
mène avec un fusil, et vient de temps en temps
m'ôter aux vendangeuses pour aller avec lui ti-
rer des grives, à quoi Ton ne manque pas de
dire que je l'ai secrètement engagé; si bien que
342 LA NCTUVELLE HÉLOÏSE.
j'en perds peu-à-peii le nom de philosophe
pour {]fagner celui de fainéant, qui dans le fond
n'en diffère pas de beaucoup.
Vous voyez, par ce que je viens de vous mar-
quer du baron, que notre réconciliation est sin-
cère , et que Wolmar a lieu d'être content de
sa seconde épreuve (i). Moi, de la haine pour
le père de mon amie! Non, quand j'aurois été
son fils, je ne l'aurois pas plus parfaitement ho-
noré. En vérité je ne connois point d'homme
plus droit, plus franc, plus généreux, plus res-
pectable à tous éfifards que ce bon gentilhomme.
Mais la bizarrerie de ses préjugés est étrange.
Depuis qu'il est sûr que je ne saurois lui appar-
tenir, il n'y a sorte d'honneur qu'il ne me fasse;
et pourvu que je ne sois pas son gendre, il se
niettroit volontiers au-dessous de moi. La seule
chose que je ne puis lui pardonner, c'est quand
(i) Ceci s'entendra mieux par Textrait suivant d'une
lettre de Julie qui n'est pas dans ce recueil.
«Voilà, me dit M. de Wolmar en me tirant à part, la
« seconde épreuve que je lui destinois. S'il n'eût pas ca-
« ressé votre père, je me serois défié de lui. Mais, dis-je,
«comment concilier ces caresses et votre épreuve avec
«l'antipathie que vous avez vous-même trouvée entre
« eux? Elle n'existe plus, reprit-il ; les préjufjés de votre
« père ont fait à Saint-Preux tout le mal qu'ils pouvoient
«lui faire: il n'en a plus rien à craindre, il ne les hait
«plus, il les plaint. Le baron, de son côté, ne le craint
« plus : il a le cœur bon ; il sent qu'il lui a fait bien du
u ma! , il en a pitié. Je vois qu'ils seront fort bien ensem-
«hle, et se verront avec plaisir: aussi, dès cet instant,
«'je compte sur lui tout-à-fait. »
CINQUIÈME PARTIE. 343
nous sommes seuls de railler quelquefois le prë-
tendu philosophe sur ses anciennes leçons. Ces
plaisanteries me sont amères et je les reçois tou-
jours fort mal : mais il rit de ma colère , et dit :
Allons tirer des grives, c'est assez pousser d'ar-
guments. Puis il crie en passant : Claire, Claire,
un hon souper à ton maître, car je vais lui faire
gagner de 1 appétit. En effet , à son âge il court
les vignes avec son fusil tout aussi vigoureuse-
ment que moi, et tire incomparahlement mieux.
Ce qui me venge un peu de ses railleries , c'est
que devant sa fille il n'ose plus souffler; et la
petite écolière n'en impose guère moins à son
père même qu'à son précepteur. Je reviens à nos
vendanges.
Depuis huit jours que cet agréable travail
nous occupe , on est à peine à la moitié de l'ou-
vrage. Outre les vins destinés pour la vente et
pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont
d'autre façon que d'être recueillis avec soin , la
bienfaisante fée en prépare d'autres plus fins
pour nos buveurs; et j'aide aux opérations ma-
giques dont je vous ai parlé, pour tirer d'un
même vignoble des vins de tous les pays. Pour
l'un, elle fait tordre la grappe quand elle est
mûre et la laisse flétrir au soleil sur la souche ;
pour l'autre, elle fait égrapper le raisin et trier
les grains avant de les jeter dans la cuve; pour
un autre, elle fait cueillir avant le lever du so-
leil du raisin rouge, et le porter doucement sur
le pressoir couvert encore de sa fleur et de sa
344 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
rosée , pour en exprimer du vin blanc. Elle pré-
pare un vin de liquein^ en mêlant dans les ton-
neaux du moût réduit en sirop sur le feu ; un vin
sec , en Tempêchant de cuver ; un vin d'ab-
sinthe pour l'estomac (i) ; un vin muscat avec
des simples. Tous ces vins dillerents ont leur
apprêt particulier; toutes ces préparations sont
saines et naturelles : c'est ainsi qu'une économe
industrie supplée à la diversité des terrains , et
rassemble vingt climats en un seul.
Vous ne sauriez concevoir avec quel zélé,
avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante ,
on rit toute la journée, et le travail n'en va que
mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité;
tout le monde est égal , et personne ne s'oublie.
Les dames sont sans airs, les paysannes sont
décentes , les hommes badins et non grossiers.
C'est à qui trouvera les meilleures chansons , à
qui fera les meilleurs contes , à qui dira les meil-
leurs traits. L union même engendre les folâtres
querelles; et l'on ne s'agace mutuellement que
pour montrer combien on est sûr les uns des
autres. On ne revient point ensuite faire chez
soi les messieurs; on passe aux vignes toute la
journée : Julie y a fait faire une loge où l'on va
se chaufKer quand on a froid, et dans laquelle
on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les
(i^ En Suisse on boit beaucoup de vin d'absinthe j
et en géne'ral, comme les herbes des Alpes ont plus de
vertu que dans les plaines , on y fait plus d'usage des in-
fusions.
CINQUIÈME PARTIE. 345
paysans et à leur heure, aussi bien qu'on tra-
vaille avec eux. On mange avec appétit leur
soupe un peu (^rossière , mais bonne , saine , et
chargée d'excellents légumes. On ne ricane point
orgueilleusement de leur air gauche et de leurs
compliments rustauds ; pour les mettre à leur
aise , on s'y prête sans affectation. Ces complai-
sances ne leur échappent pas, ils y sont sensi-
bles ; et voyant qu'on veut bien sortir pour eux
de sa place , ils s en tiennent d autant plus vo-
lontiers dans la leur. A dîner , on amène les en-
fants , et ils passent le reste de la journée à la
vigne, xivec quelle joie ces bons villageois les
voient arriver ! O bienheureux enfants! disent-
ils en les pressant dans leurs bras robustes , que
le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des
nôtres ! ressemblez à vos pères et mères, et soyez
comme eux la bénédiction du pays ! Souvent en
songeant que la plupart de ces hommes ont
porté les armes , et savent manier l'épée et le
mousquet aussi bien que la serpette et la houe ,
en voyant Julie au milieu d eux si charmante et
si respectée recevoir elle et ses enfants leurs
touchantes acclamations, je me rappelle lillus-
tre et vertueuse Agiippine montrant son fils
aux troupes de Qermanicus. Julie! femme in-
comparal)le ! vous exercez dans la simplicité de
la vie privée le despotique empire de la sagesse
et des bienfaits : vous êtes pour tous le pays un
dépôt cher et sacré que chacun voudroit défen-
dre et conserver au prix de son sang; et vous
346 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vivez plus sûrement , plus honorablement au
milieu d'un peuple entier qui vous aime, que
les rois entourés de tous leurs soldats.
Le soir, on revient gaiement tous ensemble.
On nourrit et loge les ouvriers tout le temps
de la vendange; et même le dimanche, après
le prêche du soir, on se rassemble avec€ux et
l'on.danse jusqu'au souper. Les autres jours on
ne se sépare point non plus en rentrant au lo-
gis, hors le baron qui ne soupe jamais et se
couche de fort bonne heure, et Julie qui monte
avec ses enfants chez lui jusqu'à ce qu'il s'aille
coucher. A cela près, depuis le moment qu'on
prend le métier de vendangeur jusqu'à celui
qu'on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine
à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus
agréables et plus sages que celles des Romains.
Le renversement qu'ils affectoient étoit trop
vain pour instruire le maître ni lesclave : mais
la douce égalité qui régne ici rétablit Tordre de
la nature, forme une instruction pour les uns ,
une consolation pour les autres, et un lien d'a-
mitié pour tous (i).
Le lieu d'assemblée est une salle à l'antique
(i) Si de là naît un commun état de fête, non moins
doux à ceux qui descendent qu'à ceux qui montent, ne
s'ensuit-il pas que tous les états sont prescjue indifférents
par eux-mêmes, pourvu qu'on puisse et qu'on veuille en
sortir quelquefois? Les gueux sont malheureux parce-
qu'ils sont toujours gueux ; les rois sont malheureux par-
cequ'ils sont toujours rois. Les états moyens , dont on sort
CINQUIÈME PARTIE. 347
avec une grande cheminée où l'on fait bon feu.
La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles
M. de Wolniar a seulement fait ajouter des capu-
chons de fer blanc pour intercepter la fumée et
réfléchir la lumière. Pour prévenir l'envie et
les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux
de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver
chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence
que le choix du bon dans les choses communes
et un peu plus de largesse dans la distribution.
Le souper est servi sur deux longues labiés. Le
luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais
l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se
met à table, maîtres , journaliers , domestiques;
chacun se lève indifféremment pour servir, sans
exclusion, sans préférence, et le service se fait
toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à
discrétion ; la liberté n'a point d'autres bornes
que l'honnêteté. La présence de maîtres si res-
pectés contient tout le monde, et n'empêche pas
quon ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive
à quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point
la fête par des réprimandes , mais il est congédié
sans rémission dès le lendemain.
plus aisément, offrent des plaisirs au-dessus et au-dessous
de soi; ils étendent aussi les lumières de ceux qui les
remplissent, en leur donnant plus de préjugés à connoî-
tre , et plus de degrés à comparer. Voilà , ce me semble ,
la principale raison pourquoi c'est généralement dans
les conditions médiocres (in'on trouve Ips liommcs les
plus heureux et du meilleur sens.
348 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et de
la saison. Je reprends la liberté de vivre à la
valaisanne , et de boire assez souvent du vin
pur; mais je n'en bois point qui n'ait été versé
de la main d'une des deux cousines. Elles se
chargent de mesurer ma soif à mes forces , et
de ménager ma raison. Qui sait mieux qu'elles
comment il la faut gouverner, et l'art de me
Tôter et de me la rendre ? Si le travail de la
journée, la durée et la gaieté du repas, donnent
plus de force au vin versé de ces mains chéries,
je laisse exhaler mes transports sans contrainte;
ils n'ont plus rien que je doive taire, rien que
gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains
point que son œil éclairé lise ati fond de mon
cœur, et quand un tendre souvenir y veut re-
naître, un regard de Claire lui donne le change,
un regard de Julie men fait rougir.
Après le souper on veille encore une heure
ou deux en teillant du chanvre : chacun dit
sa chanson tour-à-tour. Quelquefois les vendan-
geuses chantent en chœur toutes ensemble, ou
bien alternativement à voix seule et en refrain.
La plupart de ces chansons sont de vieilles ro-
mances dont les airs ne sont pas piquants ,
mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux
qui touche à la longue. Les paroles sont simples ,
naïves , souvent tristes ; elles plaisent pourtant.
Nous ne pouvons noiis empêcher , Claire de
sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand
nous retrouvons dans ces chansons des tours et
CINQUIÈME PARTIE. ^49
des expressions dont nous nous sommes servis
autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et
me rappelant les temps éloignés, un tressaille-
ment me prend, un poids insupportable me tom-
be tout-à-coup sur le cœur, et me laisse une
impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine.
Cependant je trouve à ces veillées une sorte de
charme que je ne puis vous expliquer, et qui
n'est pourtant fort sensible. Cette réunion des
différents états, la simplicité de cette occupa-
tion, l'idée de délassement, d'accord, de tran-
quillité , le sentiment de paix qu'elle porte à
lame, a quelque chose d'attendrissant qui dis-
pose à trouver ces chansons plus intéressantes.
Ce concert des voix de femmes n'est pas non
plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu
que de toutes les harmonies il n'y en a point
d'aussi agréable que le chant à l'unisson, et que
s'il nous faut des accords, c'est parceque nous
avons le goût dépravé. En effet, toute l'harmonie
ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque?
et qu'y pouvons -nous ajouter sans altérer les
proportions que la nature a établies dans la
force relative des sons harmonieux? En doublant
les uns et non pas les autres , en ne les renfor-
çant pas en même rapport, n'ôtons-nous pas à
l'instant ces proportions? La nature a tout fait
le mieux qu'il éioit possible ; mais nous voulons
mieux faire encore , et nous gâtons tout.
Il y a une grande émulation pour ce travail
du soir aussi bien que pour celui de la journée;
35o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
et la filouterie que j'y voulois employer m'attira
hier un petit affront. Gomme je ne suis pas des
plus adroits à teiller et que j'ai souvent des dis-
tractions , ennuyé d'être toujours noté pour
avoir fait le moins d'ouvrage, je tirois douce-
ment avec le pied des chenevottes de mes voisins
pour grossir mon tas : mais cette impitoyable
madame d'Orbe s'en étant aperçue, fit signe à
Julie , qui , m ayant pris sur le fait , me tança
sévèrement. Monsieur le fripon, me dit- elle
tout haut, point d injustice, même en plaisan-
tant ; c'est ainsi qu'on s'accoutume à devenir
méchant tout de bon , et , qui pis est , à plai-
santer encore (i).
Voilà comment se passe la soirée. Quand
l'heure de la retraite approche, madame de Wol-
mar dit , allons tirer le feu d'artifice. A linstant
chacun prend son paquet de chenevottes , signe
honorable de son travail ; on les porte en triom-
phe au milieu de la cour , on les rassemble en
un tas, on en fait un trophée; on y met le feu :
mais n'a pas cet honneur qui veut : Julie l'ad-
juge en présentant le flambeau à celui ou celle
qui a fait ce soir-là le plus d ouvrage; fût-ce elle-
même , elle se l'attribue sans façon. L'auguste
cérémonie est accompagnée dacclamations et
de battements de mains. Les chenevottes font
un feu clair et brillant qui séléve jusqu'aux
(i) L'homme au beurre, il me semble que cet avis vous
iroit assez bien.
CINQUIÈME PARTIE. 35l
nues, un vrai feu de joie, autour duquel on
saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute
l'assemblée : chacun boit à la santé du vain-
queur, et va se coucher content d'une journée
passée dans le travail, la f^aieté, l'innocence, et
qu'on ne seroit pas fâché de recommencer le
lendemain , le surlendemain , et toute sa vie.
LETTRE VIII.
DE SAINT-PREUX A M. DE WOLMAR.
Jouissez, cher M^olmar, du fruit de vos soins.
Recevez les hommages d'un cœur épuré, qu'avec
tant de peine vous a\ez rendu digne de vous
être offert. Jamais homme n'entreprit ce que
vous avez entrepris; jamais homme ne tenta ce
que vous avez exécuté; jamais ame reconnois-
sante et sensible ne sentit ce que vous m'avez
inspiré. La mienne avoit perdu son ressort, sa
vigueur , son être ; vous m'avez tout rendu.
J'étois mort aux vertus ainsi quau bonheur; je
vous dois cette vie morale à laquelle je me sens
renaître. O mon bienfaiteur! ô mon père! en
me donnant à vous tout entier, je ne puis vous
offrir, comme à Dieu même, que les dons que je
tiens de vous.
Faut-il vous avouer ma foiblesse et mes crain-
tes? Jusqu'à présent je me suis toujours défié de
moi. Il n'y a pas huit jours que j'ai rougi de mon
352 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cœur et cru toutes vos bontés perdues. Ce mo-
iTient fut cruel et décourageant pour la vertu :
grâce au ciel, grâce à vous, il est passé pour ne
plus revenir. Je ne nie crois plus guéri seulement
parceque vous nie le dites, mais parceque je le
sens. Je n'ai plus besoin que vous nie répondiez
de moi; vous m'avez mis en état d'en répondre
moi-même. Il m'a fallu séparer de vous et d'elle
pour savoir ce que je pouvois être sans votre
appui. Gest loin des lieux qu'elle habite que
j'apprends à ne plus craindre d'en approcher.
J'écris à madame d'Orbe le détail de notre
voyage. Je ne vous le répéterai point ici. Je veux
bien que vous connoissiez toutes mes foiblesses,
mais je n'ai pas la force de vous les dire. Cher
Wolmar , c'est ma dernière faute : je m'en sens
déjà si loin que je n'y songe point sans fierté ;
mais l'instant en est si près encore que je ne
puis l'avouer sans peine. Vous qui sûtes pardon-
ner mes égarements, comment ne pardonneriez-
vous pas la honte qu'a produite leur repentir?
Rien ne manque plus à mon boiiheur ; my-
lord ma tout dit. Cher ami , je serai donc à
vous, j'élèverai donc vos enfants. L'aîné des trois
élèvera les deux autres. Avec quelle ardeur je l'ai
désiré! combien l'espoir d'être trouvé digne d'un
si cher emploi redoubloit mes soins pour ré-
pondre aux vôtres ! combien de fois j osai mon-
trer là-dessus mon empressement à Julie ! Qu'a-
vec plaisir j'intcrprétois souvent en ma faveur
vos discours et les siens! Mais, quoiqu'elle fût
CINQUIÈME PARTIE. 353
sensihle à mon zèle er qu elle en parût approu-
ver Tobjct , je ne la vis point entrer assez préci-
sément dans mes vues pour oser en parler plus
ouvertement. Je sentis qu'il falloit mériter cet
honneur et ne pas le demander. J'attendois de
vous et d elle ce {Tfage de votre confiance et de
votre estime. Je n'ai point été trompé dans mon
espoir: mes amis, croyez-moi, vous ne serez
point trompés dans le vôtre.
Vous savez qu'à la suite de nos conversations
sur l'éducation de vos enfants j a vois jeté sur le
papier quelques idées qu'elles m'avoient four-
nies et que vous approuvâtes. Depuis mon dé-
part il m'est venu de nouvelles réflexions sur le
même sujet , et j ai réduit le tout en une espèce
de système que je vous communiquerai quand
je l'aurai mieux digéré , afin que vous l'exami-
niez à votre tour. Ce n'est qu'après notre arri-
vée à Rome que j'espère pouvoir le mettre en
état de vous être montré. Ce système commence
où finit celui de Julie, ou plutôt if n'en est que
la suite et le développement ; car tout consiste
à ne pas gâter l'homme de la nature en l'appro-
priant à la société.
J'ai recouvré ma raison par vos soins : rede-
venu libre et sain de cœur, je me sens aimé de
tout ce qui m'est cher, l'avenir le plus charmant
se présente à moi ; ma situation devroit être dé-
licieuse ; mais il est dit que je n'aurai jamais
lame en paix. En approchant du terme de notre
voyage , j'y vois lepoque du sort de mon illus-
354 LA NOUVELLE HELOÏSE.
tre ami ; c'est moi qui dois pour ainsi dire en
décider. Saurai-je faire au moins une fois pour
lui ce qu'il a fait si souvent pour moi ? Saurai-je
remplir dignement le plus grand , le plus im-
portant devoir de ma vie ? Cher Wolmar, j'em-
porte au fond de mon cœur toutes vos leçons ;
mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-jc
de même emporter votre sagesse ! Ah ! si je puis
voir un jour Edouard heureux ; si , selon son
projet et le vôtre , nous nous rassemblons tous
pour ne nous plus séparer , quel vœu me res-
tera-t-il à faire? Un seul , dont l'accomplissement
ne dépend ni de vous , ni de moi , ni de per-
sonne au monde, mais de celui qui doit un prix
aux vertus de votre épouse et compte en secret
vos bienfaits.
LETTRE IX.
DE SAIIST-PREUX a MADAME D'oRBE.
Oii êtes-vous, charmante cousine '^ où êtes-vous,
aimable confidente de ce foible cœur que vous
partagez à tant de titres et que vous avez con-
solé tant de fois? Venez; qu'il verse aujourd'hui
dans le vôtre faveu de sa dernière erreur. N'est-
ce pas à vous qu'il appartient toujours de le pu-
rifier ? et sait-il se reprocher encore les torts
qu'il \ous a confessés? Non , je ne suis plus le
même, et ce changement vous est dû : c'est un
CINQUIÈME PARTIE. 355
nouveau cœur que vous m'avez fait et qui vous
offre SCS prémices ; mais je ne me croirai déli-
vré de celui que je quitte qu'après l'avoir dépo-
sé dans vos mains. O vous qui l'avez vu naître ,
recevez ses derniers soupirs!
L'eussiez-vous jamais pensé ? le moment de
ma vie où je fus le plus content de moi-même
fut celui où je me séparai de vous. Revenu de
mes longs égarements , je fixois à cet instant la
tardive époque de mon retour à mes devoirs; je
commençois à payer enfin les immenses dettes
de l'amitié, en m'arrachant d'un séjour si chéri
pour suivre un bienlaiteur , un sage, qui, fei-
gnant d'avoir besoin de mes soins , mettoit le
succçs des siens à l'épreuve. Plus ce départ m'é-
toit douloureux, plus je m'honorois d'un pareil
sacrifice. Après avoir perdu la moitié de ma vie
à nourrir une passion malheureuse , je consa-
crais l'autre à la justifier , à rendre par mes ver-
tus un plus digne hommage à celle qui reçut si
long-temps tous ceux de mon cœur. Je marquois
hautement le premier de mes jours .où je ne
faisois rougir de moi ni vous , ni elle , ni rien de
tout ce qui m'étoit cher.
Mylord Edouard avoit craint l'attendrissement
des adieux , et nous voulions partir sans être a-
perqus ; mais , tandis que tout dormoit encore ,
nous ne pûmes tromper votre vigilante amitié.-
En apercevant votre porte entrouverte et votre
femme-de-chambre au guet, en vous voyant
venir au-devant de nous, en entrant et trouvant
a3.
356 LA NOUVELLE IIÉJ.OJSE.
une table à thé préparée , le rapport des circon-
stances nie fit sonfTcr à d'autres temps ; et , com-
parant ce départ à celui dont il vue rappeloit
l'idée , je me sentis si différent de ce que j'étois
alors, que, me félicitant d'avoir Edouard pour
témoin de ces différences , j espérai bien lui faire
oublier à Milan lindijone scène de Besancon. Ja-
mais je ne m étois senti tant de couraj^e :, je me
faisois une gloire de vous le montrer; je me pa-
rois auprès de vous de cette fermeté que vous
ne m aviez jamais vue , et je me glorifiois en
vous quittant de paroître un moment à vos
yeux tel que j'allois être. Cette idée ajoutoit à
mon courage ; je me fortifiois de votre estime-;
et peut-être vous cussé-je dit adieu d'un œij sec,
si vos larmes coulant sur ma joue n'eussent for-
cé les miennes de s'y confondre.
Je partis le cœur plein de tous mes devoirs ,
pénétré sur-tout de ceux que votre amitié iTf"im-
pose , et bien résolu d'employer le reste de ma
vie à la mériter. Edouard , passant en revue
toutes mes fautes, me remit devant les yeux un
tableau qui nétoit pas flatté; et je connus par
sa juste rigueur à blâmer tant de foiblesses, qu'il
craignoit peu de les injiter. Cependant il feignoit
d'avoir cette crainte; il me parloii avec inquié-
tude de son voyage de Rome et des indignes at-
tachements qui l'y rappeloiont malgré lui : mais
je joigeai facilement (pi'il augmentoit ses propres
dangers pour m'en occuper davantage et m'é-
CINQUIÈME PARTIE. 357
loigner d'autant plus de ceux auxquels j'étois
exposé.
Gomme nous approchions de Villeneuve, un
laquais qui montoit un mauvais cheval se laissa
tomber et se fit une légère contusion à la tête.
Son maître le fit sai[>ner , et voulut coucher là
cette nuit. Ayant dîné de bonne heure , nous
prîmes des chevaux pour aller à Bex voir la sa-
line ; et mylord ayant des raisons particulières
qui lui rendoient cet examen intéressant , je pris
les mesures et le dessin du bâtiment de gradua-
tion : nous ne rentrâmes à Villeneuve qu'à la
nuit. Après le souper , nous causâmes en buvant
du punch et veillâmes assez tard. Ce fut alors
qu'il m'apprit quels soins m'étoient confiés , et
ce qui avoit été fait pour rendre cet arrrange-
nient praticable. Vous pouvez juger de l'effet
que fit sur moi cette nouvelle : une telle con-
versation n'amenoit pas le sommeil. Il fallut,
pourtant enfin se coucher.
En entrant dans la chambre qui m'étoit des-
tinée , je la reconnus pour la même que j'avois
occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect
je sentis une impression que j aurois peine "à
vous rendre. J en fus si vivement frappé, que
je crus redevenir à l'instant tout ce que j étois
alors; dix années s'effacèrent de ma vie, et tous
mes malheurs furent oubliés. Hélas! cette erreur
fut courte, et le second instafit me rendit plus
accablant le poids de toutes mes anciennes pei-
358 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lies. Quelles tristes réflexions succédèrent à ce
premier enchantement! Quelles comparaisons
douloureuses s'oflrirent à mon esprit ! Charmes
de la première jeunesse , délices des premières
amours, pourquoi vous retracer encore à ce cœur
accablé d ennuis et surchargé de lui-môme ? O
temps , temps heureux , tu n'es plus ! J'aimois ,
j'étois aimé. Je me livrois dans la paix de lin-
nocence aux transports d un amour partagé ; je
savourois à longs traits le délicieux sentiment
qui me faisoit vivre. La douce vapeur de lespé-
lancc enivroit mon cœur; une extase, un ra-
vissement , un délire , absorboit toutes mes fa-
cultés. Ah ! sur les rochers de Meillerie , au mi-
lieu de l'hiver et des glaces , d'affreux abymes
devant les yeux , quel être au monde jouissoit
d'un sort comparable au mien?... Et je pleurois !
et je me trouvois à plaindre ! et la tristesse osoit
approcher de moi!... Que ferai-je donc aujour-
d'hui que j'ai tout possédé, tout perdu?... Jai
bien mérité ma misère puisque j ai si peu senti
mon bonheur... Je pleurois alors... Tu pleurois...
Infortuné, tu ne pleures plus... Tu n'as pas
môme le droit de pleurer... Que n'est-elle morte !
osai-je m'écrier dans un transport de rage; oui ,
je serois moins malheureux; j'oserois me livrer
à mes douleurs ; j'embrasserois sans remords sa
froide tombe ; mes regrets seroient dignes d elle;
je dirois : Elle entend mes cris , elle voit mes
pleurs, mes gémissements la touchent, elle ap-
prouve et reçoit mon pur hommage... J'aurois
CINQUIÈME PARTIE. 359
au moins Tespoir de la rejoindre... Mais elle vit ,
elle est lioiircuse... Elle vit , et sa vie est ma mort ,
et son bonheur est mon supplice ; et le ciel ,
après me l'avoir arrachée , m'ôte jusqu'à la dou-
ceur de la rejqfrettcr !.. Elle vit, mais non pas pour
moi; elle vit pour mon désespoir. Je suis cent
fois plus loin d'elle que si elle n'étoit plus.
Je me couchai dans ces tristes idées ; elles me
suivirent durant mon sommeil, et le remplirent
d'images funèbres. Les amères douleurs, les re-
grets, la mort, se peignirent dans mes songes ,
et tous les maux que j avois soufferts reprenoient
à mes yeux cent formes nouvelles pour me tour-
menter une seconde fois. Un rêve sur-tout, le
plus cruel de tous , s'obstinoit à me poursuivre ;
et de fantôme en fantôme toutes leurs appari-
tions confuses finissoient toujours par celui-là.
Je crus voir la digne mère de votre amie dans
son lit expirante , et sa fdle à genoux devant elle ,
fondant en larmes, baisant ses mains et recueil-
lant ses derniers soupirs. Je revis cette scène que
vous m'avez autrefois dépeinte et qui ne sortira
jamais de mon souvenir. O ma mère, disoit Julie
d un ton à me navrer lame , celle qui vous doit
le jour vous lôte! Ah î reprenez votre bienfait !
sans vous il n est pour moi qu'un don funeste.
Mon enfant, répondit sa tendre mère... il faut
remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mère
à ton tour... Elle ne put achever. Je voulus lever
les yeux sur elle , je ne la vis plus. Je vis Julie
à sa place; je lavis, je la reconnus, quoique
56o LA NOUVELLE HÉLOifsiE.
son visage fût couvert d'un voile. Je fais un cri ;
je m'élance pour écarter le voile , je ne pus
l'atteindre; j'étendois les bras , je nie tounnen-
tois, et ne touchois rien. Ami, calme-toi, me
dit-elle d'une voix loihle : le voile redoutable
me couvre, nulle main ne peut 1 écarter. A ce
mot je m agite et fais un nouvel effort : cet ef-
fort me réveille ; je me trouve dans mon lit ,
accablé de fatigue , et trempé de sueur et de
larmes.
Bientôt ma frayeur se dissipe , l'épuisement
me rendort : le même songe me rend les mêmes
agitations; je m'éveille, et me rendors une troi-
sième fois. Toujours ce spectacle lugubre , tou-
jours ce même appareil de mort, toujours ce
voile impénétrable échappe à mes mains , et dé-
robe à mes yeux l'objet expirant qu'il couvre.
A ce dernier réveil ma terreur fut si forte que
je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à
bas de mon lit sans savoir ce que je faisois. Je
me mets à errer par la chambre, effrayé comme
un enfant des ombres de la nuit, croyant me
voir environné de fantômes , et l'oreille encore
frappée de cette voix plaintive dont je n'enten-
dis jamais le son sans émotion. Le crépuscule ,
en commençant d éclairer les objets , ne fit que
les transformer au gré de mon imagination trou-
blée. Mon effroi redouble et m'ôte le jugement:
après avoir trouvé ma porte avec peine , je m'en-
fuis de ma chambre , j'entre brusquement dans
celle d'Edouard : j'ouvre son rideau , et me laisse
CINQUIÈME PARTIE. 36l
tomber sur son lit en m'écriant hors cVhalcine :
C'en est fait, je ne la verrai plus! Il s'éveille en
sursaut, il saute à ses armes, se croyant surpris
par un voleur, A l'instant il mereconnoît; je me
reconnois moi-même ; et pour la seconde fois de
ma vie je me vois devant lui dans la confusion
que vous pouvez concevoir.
Il me fit asseoir , me remettre , et parler. Sitôt
qu'il sut de quoi il s'apissoit , il voulut tourner
la chose en plaisanterie ; mais voyant que j étois
vivement frappé et que cette impression ne se-
roit pas facile à détruire , il changea de ton.
Vous ne méritez ni mon amitié ni mon estime,
me dit-il assez durement : si j avois pris pour
mon laquais le quart des soins que j ai pris pour
vous , j'en aurois fait un homme ; mais vous n'ê-
tes rien. Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce
que j'avois de bon me venoit délie : je ne la
reverrai jamais; je ne suis plus rien. Il sourit ,
et m'embrassa. Tranquillisez-vous aujourd'hui ,
me dit-il; demain vous serez raisonnable : je me
charge de lévènement. Après cela , changeant
de conversation, il me proposa de partir. J'y
consentis. On fit mettre les chevaux, nous nous
habillâmes. En entrant dans la chaise, mylord
dit un mot à l'oreille au postillon, et nous par-
tîmes.
Nous marchions sans rien dire. J'étois si oc-
cupé de mon fiincste rêve, que je n'entendois
et ne voyois rien : je ne fis pas même attention
que le lac, qui la veille étoit à ma droite , étoit
362, LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
maintenant à ma [gauche. 11 n'y eut qu'un bruit
de pavé qui me tira de ma létharj^ie , et me fit
apercevoir avec un ctonnement facile à com-
prendre que nous rentrions dansClarens. A trois
cents pas de la (grille mylord fit arrêter; et me
tirant à Tccart : Vous voyez , nie dit-il , mon
projet; il na pas besoin d'explication. Allez,
visionnaire , ajouta-t-il en me serrant la main ,
allez la revoir. Heureux de ne montrer vos fo-
lies qu'à des gens qui vous aiment! Hàtez-vous,
je vous attends; mais sur-tout ne revenez qu'a-
près avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre
cerveau.
Qu'aurois-je dit?. Te partis sans répondre. Je
marchois d'un pas précipité que la réflexion ra-
lentit en approchant de la maison. Quel person-
nage allois-je faire? comment oser me montrer?
de quel prétexte couvrir ce retour imprévu ?
avec quel front irois-je alléguer mes ridicules
terreurs et supporter le regard méprisant du gé-
néreux Wolmar ?. Plus j approchois , plus ma
frayeur me paroissoit puérile, et mon extrava-
gance me faisoit pitié. Cependant un noir pres-
sentiment m'agitoit encore, et je ne me sentois
point rassuré, .l'avançois toujours, quoique len-
tement, et j'étois déjà près de la cour quand
j'entendis ouvrir et refermer la porte de l'Elysée.
N'en voyant sortir personne, je fis le tour en de-
hors, et j'allai par le rivage côtoyer la volière
autant qu'il me fut possible. Je ne tardai pas de
juger qu'on en approchoit. Alors prêtant l'oreille
/
CIISQUIÈME PARTIE. 363
je vous entendis parler toutes deux, et, sans
qu'il me fût possible de distinguer un seul mot ,
je trouvai dans le son de votre voix je ne sais
quoi de languissant et de tendre qui me donna
de 1 émotion , et dans la sienne un accent affec-
tueux et doux à son ordinaire, mais paisible et
serein , quLme remit à l'instant, et qui fit le vrai
réveil de mon rêve.
Sur-le-champ je me sentis tellement changé
que je me moquai de moi-même et de mes vaines
alarmes. En songeant que je n'avois qu'une haie
et quelques buissons à franchir pour voir pleine
de vie et de santé celle que j avois cru ne revoir
jamais , j'abjurai pour toujours mes craintes ,
mon effroi, mes chimères, et je me déterminai
sans peine à repartir, même sans lavoir. Claire,
je vous le jure, non seulement je ne la vis point,
mais je m'en retournai fier de ne l'avoir point
vue, de n'avoir pas été foible et crédule jusqu'au
bout , et d avoir au moins rendu cet honneur à
lami d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe.
Voilà, chèje cousine, ce que j avois à vous
dire et le dernier aveu qui mé restoit à vous
faire. Le détail du reste de notre voyage n'a plus
rien d'intéressant : il me suffit de vous protester
que depuis lors non seulement myiord est con-
tent de moi, mais que je le suis encore plus
moi-même qui sens mon entière guérison bien
mieux quil ne la peut voir. De peur de lui
laisser une défiance inutile, je lui ai caché que
je ne vous avois point vues. Quand il me de-
364 I-^ NOUVELLE IIKLOÏSE.
manda si le voile étoit levé , je raffirmai sans
balancer, et nous n'en avons plus parlé. Oui,
cousine, il est levé pour jamais ce voile dont
ma raison fut lonfj-temps offusquée. Tous mes
transports inquiets sont éteints : je vois tous
mes devoirs, et je les aime. Vous m'êtes toutes
deux plus chères que jamais ; mais mon cœur ne
distingue plus l'une de l'autre et ne sépare point
les inséparables.
Nous arrivâmes avant-hier à Milan : nous en
repartons après-demain. Dans huit jours nous
comptons être à Rome, et j'espère y trouver de
vos nouvelles en arrivant. Qu'il me tarde de
voir ces deux étonnantes personnes qui trou-
blent depuis si long -temps le repos du plus
grand des hommes! O Julie! ô Glaire! il fau-
droit votre égale pour mériter de le rendre heu-
reux.
LETTRE X.
DE MADAME DORBE A SAINT-PREUX.
jNous attendions tous de vos nouvelles avec
impatience, et je n'ai pas besoin de vous dire
combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite
communauté : mais ce que vous ne tievinerez pas
de même, c(^'it que de toute la maison je suis
peut-être celle qu'elles çnt le moins réjouie. Ils
ont tous appris que vous aviez heureusement
CINQUIÈME PARTIE. SGf»
passe les Alpes; moi j'ai sonjjé que "vous elle/,
au-cîclà.
A 1 é^tjard du détail que vous m avez fait , nous
n'en avons rien dit au baron, et j'en ai passé à
tout le monde quelques soliloques fort inutiles.
M, de Wolmar a eu flionnêteté de ne faire que
se moquer de voUvS ; mais Julie n'a pu se rappeler
les derniers moments de sa mère sans de nou-
veaux regrets et de nouvelles larmes. Elle n'a
remarqué de votre rêve que ce qui ranimoir se.-;
douleurs.
Quant à moi , je vous dirai , mon cher maître,
que je ne suis plus surprise de vous voir en con-
tinuelle admiration de vous-même, toujours
achevant quelque folie , et toujours commen-
çant dêtre sage; car il y a long -temps que
vous passez votre vie à vous reprocher le jour
de la veille et à vous applaudir pour le len-
demain.
Je vous avoue aussi que ce grand effort de
courage, qui, si près de nous, vous a fait re-
tourner comme vous étiez venu, ne me paroît
pas aussi merveilleux qu'à vous. Je le trouve
plus vain que sensé, et je crois qu'à tout pren-
dre j'aimerois autant moins de force avec un
peu plus de raison. Sur cette manière de vous
en aller , pourroit-on vous demander ce que
vous êtes venu faire ? Vous avez eu honte de
vous montrer, et c'étoit de n'oser vous mon-
trer qu'il falloit avoir honte; comme si la dou-
ceur de voir ses amis neffaçoit pas cent fois le
366 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
petit chagrin de leur raillerie l N etiez-vous pas
trop heureux de venir nous offrir votre air ef-
faré pour nous faire rire? Hé bien donc! je ne
me suis pas moquée de vous alors , mais je m'en
moque tant plus aujourd'hui, quoique, n'ayant
pas le plaisir de vous mettre en colère , je ne
puisse pas rire de si bon cœur.
Malheureusement il y a pis encore ; c'est que
j'ai gagné toutes vos terreurs sans me rassurer
comme vous. Ce rcve a quelque chose d'effrayant
qui m inquiète et m attriste malgré que j en aie.
En lisant votre lettre je blâmois vos agitations ;
en la finissant j'ai blâmé votre sécurité. L'on ne
sauroit voir à-la-fois pourquoi vous étiez ému,
et pourquoi vous êtes devenu si tranquille. Par
quelle bizarrerie avez-vous gardé les pi us tristes
pressentiments jusqu'au moment où vous avez
pu les détruire et ne l'avez pas voulu? Un pas ,
un geste, un mot, tout étoit fini. Vous vous
étiez alarmé sans raison, vous vous êtes rassuré
de même : mais vous m'avez transmis ^a frayeur
que vous n'avez plus; et il se trouve qu'ayant
eu de la force une seule fois en votre vie, vous
l'avez eue à mes dépens. Depuis votre fatale let-
tre un serrement de cœur ne m'a pas quittée : je
n'approche point de Julie sans trembler de la
perdre ; à chaque instant je crois voir sur son
visage la pâleur de la mort ; et ce malin la pres-
sant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs
sans savoir pourquoi. Ce voile! ce voile!.,, il a
je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque
CINQUIÈME PARTIE. 36'J
fois que j'y pense. Non, je ne puis vous pardon-
ner d'avoir pu l'ccarler sans l'avoir fait, et j'ai
bien peur de n'avoir plus désormais un moment
de contentement que je ne vous revoie auprès
d'elle. Convenez aussi qu'après avoir si long-
temps parlé de philosophie , vous vous êtes
montré philosophe à la lin bien mal-à-propos.
Ah ! rêvez, et voyez vos amis; cela vaut mieux
que de les fuir et d'être un sage.
11 paroît, par la lettre de mylord à M. de Wol-
mar, quil songe sérieusement à venir s'établir
avec nous. Sitôt qu'il aura pris son parti là-bas
et que son cœur sera décidé, revenez tous deux
heureux et fixés ; c'est le vœu de la petite com-
munauté , et sur-tout celui de votre amie
Claire d'Orbe.
P. S. Au reste , s'il est vrai que vous n'avez
rien entendu de notre conversation dans TÉly-
sée , c'est peut-être tant mieux pour vous ; car
vous me savez assez alerte pour voir les gens
sans quils m aperçoivent, et assez maligne pour
persifler les écouteurs.
LETTRE XI.
DE M. DE WOLMAR A SAINT-PREUX.
J'ÉCRIS à mylord Edouard, et je lui parle de
vous si au long qu'il ne me reste en vous écri-
3G8 LA NOUVELLK HÉLOÏSE.
vaut à vous-même qu'à vous renvoyer à sa let-
tre. La vôtre exigcroit peut-être de ma part un
retour dhonnêtetés : mais vous appeler dans ma
famille , vous traiter en frère, en ami, faire votre
sœur de celle qui fut votre amante, vous remet-
tre lautorité paternelle sur mes enfants, vous
confier mes droits après avoir usurpé les vôtres;
voilà les compliments dont je vous ai cru digne.
De votre part, si vous justifiez ma conduite et
mes soins, vous m aurez assez loué, .lai lâché
de vous honorer par mon estime ; honorez-moi
par vos vertus. Tout autre éloge doit être hanni
d'entre nous.
Loin d'être surpris de vous voir frappé d'un
songe , je ne vois pas trop pourquoi vous vous
reprochez de l'avoir été. Il me semble que pour
un homme à systèmes ce n'est pas une si grande
affaire qu'un rêve de plus.
Mais ce que je vous reprocherois volontiers ,
c'est moins l'effet de votre songe que son es-
pèce , et cela par une raison fort différente de
celle que vous pourriez penser. Un .tyran fit au-
trefois mourir un hompie qui , dans un songe ,
avoit cru le poignarder. Rappelez-vous la raison
qu'il donna de ce meurtre , et faites -vous -en
l'application. Quoi ! vous allez décider du sort
de votre ami , et vous songez à vos anciennes
amours ! Sans les conversations du soir précé-
dent, je ne vous pardonnerois jamais ce rêve-
là. Pensez le jour à ce que vous allez faire à
/"
CINQUIÈME PARTIE. 369
Home, vous songerez moins la nuit à ce qui s'est
fait à Vevai.
La Fanclion est malade; cela tient ma femme
occupée et lui ôte le temps de vous écrire. Il y a
ici quelqu'un qui supplée volontiers à ce soin.
Heureux jeune homme ! tout conspire à votre
bonheur; tous les prix de la vertu vous recher-
chent pour vous forcer à les mériter. Quant à
celui de mes bienfaits , n'en chargez personne
que vous-même ; c'est de vous seul que je fat-
tends.
LETTRE XIL
DE SAINT-PREUX A M. DE WOLMAR.
(^UE cette lettre demeure entre vous et moi ;
qu'un profond secret cache à jamais les erreurs
du plus vertueux des hommes. Dans quel pas
dangereux je me trouve engagé ! O mon sage et
bienfaisant ami , que n'ai-je tous vos conseils
dans la mémoire comme j'ai vos bontés dans le
cœur I Jamais je n'eus si grand besoin de pru-
dence , et jamais la peur den manquer ne nuisit
tant au peu que j en ai. Ah ! où sont vos soins
paternels ? où sont vos leçons , vos lumières ? que
deviendrai-je sans vous? Dans ce moment de
crise je donnerois tout l'espoir de ma vie pour
vous avoir ici durant huit jours. •
4. 24
370 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Je me suis trompé dans toutes mes conjectu-
res ; je n'ai fait que des fautes jusqu'à ce moment.
Je ne redoutois que la marquise : après l'avoir
vue , effrayé de sa beauté , de son adresse , je
m'efforqois d'en détacher tout-à-fait lame noble
de son ancien amant. Gliarmé de le ramener du
côté d où je ne voyois rien à craindre , je lui par-
lois deLaure avec l'estime et l'admiration qu'elle
m'avoit inspirée; en relâchant son plus fort at-
tachement par l'autre , j'espérois les rompre enfin
tous les deux.
Il se prêta d'abord à mon projet, il outra même
la complaisance ; et voulant peut-être punir mes
importunités par un peu d'alarmes , il affecta
pour Laure encore plus d'empressement qu'il ne
croyoit en avoir. Que vous dirai-je aujourd'hui ?
Son empressement est toujours le même, mais
il n'affecte plus rien. Son cœur , épuisé par tant
de combats , s'est trouvé dans un état de foi-
blesse dont elle a profité. Il seroit difficile à tout
autre de feindre long-temps de l'amour auprès
d'elle; jugez-en par l'objet niêmc delà j)assion qui
le consume. En vérité l'on ne peut voir cette in-
fortunée sans être touché de son air et de sa
figure ; une impression de langueur et d'abatte-
ment qui ne quitte point son charmant visage,
en éteignant la vivacité de sa physionomie ,. la
rend plus intéressante ; et , comme les rayons du
soleil échappés à travers les nuages , -ses yeux
ternis par la^douleur lancent des feux plus pi-
quants. Son humiliation même a toutes les gra-
CINQUIÈME PARTIE. 871
ces de la modestie : en la voyant on la plaint , en
l'écoutant on l'honore : enfin je dois dire, à la
justification de mon ami , que je ne connois que
deux hommes au monde qui puissent rester sans
risque auprès d'elle.
Il s'égare, 6 Wolmar! je le vois , je le sens;
je vous l'avoue dans l'amertume de mon creur.
Je frémis en songeant jusqu'où son égarement
peut lui faire oublier ce quil est et ce qu'il se
doit. Je tremble que cet intrépide amour de la
vertu , qui lui fait mépriser Fopinion publique ,
ne le porte à l'autre extrémité , et ne lui fasse
braver encore les lois sacrées de la décence et de
l'honnêteté. Edouard Bomston faire un tel ma-
riage!... vous concevez!... sous les yeux de son
ami!... qui le permet!... qui le souffre!... et qui
lui doit tout !... Il faudra qu'il m'arrache le cœur
de sa main avant de la profaner ainsi.
Cependant que faire'' comment me compor-
ter ? Vous connaissez sa' violence ; on ne gagne
rien avec lui par les discours , et les siens depuis
quelque temps ne sont pas propres à calmer mes
craintes. J'ai feint d'abord de ne pas fentendre;
j'ai fait indirectement parler la raison en maxi-
mes générales : à son tour il ne m'entend point.
Si j'essaie de le toucher un peu plus au vif, il ré-
pond des sentences, et croit m avoir réfuté; si
j'insiste, il s'emporte , il prend un ton qu'un ami
devroit ignorer et auquel l'amitié ne sait point
répondre. Croyez que je ne suis en cette occasion
ni craintif ni timide ; quand on est dans son de-
372 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
voir on n'est que trop tenté detrefien mais il ne
s'agit pas ici de fierté , il s'agit de réussir , et de
fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs
moyens. Je n'ose presque entrer avec lui dans
aucune discussion ; car je sens tous les jours la
vérité de l'avertissement que vous m'avez donné ,
qu'il est plus fort que moi de raisonnement , et
qu'il ne faut point fenflammcr par la dispute.
Il paroît d'ailleurs un peu refroidi pour moi ;
on diroit que je finquiéte. Combien avec tant
de supériorité à tous égards un homme est ra-
baissé par un moment de foiblesse ! Le grand ,
le sublime Edouard a peur de son ami, de sa
créature , de son élève ! il semble même , par
quelques mots jetés sur le choix de son séjour
s'il ne. se marie pas, vouloir tenter ma fidélité
par mon intérêt. Il sait bien que je ne dois ni ne
veux le quitter. O Wolmar, je ferai mon devoir
et suivrai par-tout mon bienfaiteur. Si j'étois
lâche et vil , que gagnerois-je à.ma perfidie ? Ju-
lie et son digne époux confieroient-ils leurs en-
fants à un traître ? ,
Vous m'avez dit souvent que les petites pas-
.sions ne prennent jamais le change et vont tou-
jours à leur lin , mais ([u'on peut armer les gran-
des contre elles-mêmes. J ai cru pouvoir ici faire
usage de cette maxime. En effet, la compassion,
le mépris des préjugés , l'habitude, tout ce qui
détermine Edouard en cette occasion échappe à
force de petitesse et devient presque inattaqua-
!)le ; au lieu que le véritable amour est insépa-
CINQUIÈME PARTIE. .l;^
rable de la générosité , et que par elle on a
toujours sur lui quelque prise. J'ai tenté cette
voie indirecte , et je ne désespère pas du succès.
Ce moyen paroît cruel ; je ne lai pris qu'avec
répugnance. Cependant, toutbien pesé, je crois
rendre service à Laure elle-même. Que feroit-
elle dans l'état auquel elle peut monter qu'y
montrer son ancienne ignominie? mais quelle
peut être grande en demeurant ce qu'elle est! Si je
connois bien cette étrange fille, elle est faite pour
jouir de son sacrifice plus que du rang qu'elle
doit refuser.
Si cette ressource me manque, il m'en reste
une de la part du gouvernement à cause de la
religion ; mais ce moyen ne doit être employé
qu'à la dernière extrémité et au défaut de tout
autre : quoi qu'il en soit , je n'en veux épargner
aucun pour prévenir une alliance indigne et dés-
honnête. O respectable Wolniar ! je suis jaloux
de votre estime durant tous les moments de ma
vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard , quoi
que vous puissiez entendre dire , souvenez-vous
qu'à quelque prix que ce puisse être , tant que
mon cœur battra dans ma poitrine , jamais Lau-
retta Pisana ne sera lady Bomston.
Si vous approuvez mes mesures,* cette lettre
n'a pas besoin de réponse. Si je me trompe , in-
struisez-moi '; mais bâtez-vous , car il n'y a pas
un moment à perdre. Je ^erai mettre l'adresse
par une main étrangère. Faites de même en me
répondant. Après avoir examiné ce qu'il faut
374 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
faire, brûlez ma lettre et oubliez ce qu'elle con-
tient. Voici le premier et le seul secret que j'aurai
eu de ma vie à cacher aux deux cousines : si
j'osois me fier davantage à mes lumières , vous-
même n'en sauriez jamais rien (i).
LETTRE XIII.
DE MADAME DE WOLMAR A MADAME D'oRBE.
Le courrier d'Italie sembloit n'attendre pour ar-
river que le moment de ton départ , comme pour
te punir de ne l'avoir différé qu'à cause de lui.
Ce n'est pas moi qui ai fait cette jolie décou-
verte , c'est mon mari qui a remarqué qu'ayant
fait mettre les chevaux à huit heures , tu tardas
de partir jusqu'à onze , non pour l'amour de
nous, mais après avoir demandé vingt fois s'il
en étoit dix , parceque c'est ordinairement l'heure
où la poste passe.
Tu es prise , pauvre cousine ; tu ne peux plus
(i) Pour bien entendre cette lettre et la troisième de la
sixième partie, il faudroit savoir les aventures de my-
lord Edouard , et j'avois d'abord résolu de les ajouter à
ce recueil. En y repensant, je n'ai pu me résoudre à gâ-
ter la simplicité de l'histoire des deux amants par le ro-
manesque de la sienne. Il vaut mieux laisser quelque
chose à deviner au lect^r (*).
(*) Les aventures de mylord Edouard ont été ajoute'es à cette
rditjon.
CINQUIÈME PARTIE. 376
t'en dédire. Malgré l'augure de la Chaillot, cette
Glaire si folle , ou plutôt si sage , n'a pu l'être
jusqu'au bout: te voilà dans les mêmes las (1)
dont tu pris tant de peine à me dégager, et tu
n'as pu conserver pour toi la liberté que tu m'as
rendue. Mon tour de rire est-il donc venu ?
Chère amie , il faudroit avoir ton charme et tes
grâces pour savoir plaisanter comme toi , et
donner à la raillerie elle-même l'accent tendre
et touchant des caresses. Et puis quelle diffé-
rence entre nous ! De quel front pourrois-je me
jouer d'un mal dont je suis la cause et que tu
tes fait pour me Fôter ? Il n'y a pas un senti-
ment dans ton cœur qui n'offre au mien quelque
sujet de reconnoissance; et tout, jusqu'à ta foi-
blesse, est en toi l'ouvrage de ta vertu. C'est cela
même qui me console et m'égaie. 11 falloit me
plaindre et pleurer de mes fautes ; mais on peut
se moquer de la mauvaise honte qui te fait rou-
gir d'un attachement aussi pur que toi.
Revenons au courrier d Italie et laissons un
moment les moralités. Ce seroit trop abuser de
mes anciens titres ; car il est periliis d endormir
son auditoire , mais non pas de l'impatienter.
Hé bien donc ! ce courrier que je fais si lente-
ment arriver , qu'a-t-il apporté ? Rien que de
bien sur la santé de nos amis, et de plus une
grande lettre pour toi. Ah ! bon ! je te vois déjà
(i) .Je n'ai pas voulu laisser lacs ^ à cause de la pronon-
ciation genevoise remarquée par madame d'Orbe dans la
lettre cinquième de la sixième partie.
376 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
soiu'ire et reprendre haleine ; la lettre venue te
fait attendre plus patiemment ce qu elle con-
tient.
Elle a pourtant bien son prix encore , même
après s'être fait désirer; car elle respire une si...
Mais je ne veux te parler que de nouvelles, et
sûrement ce que j'allois dire n'en est pas une.
Avec cette lettre il en est venu une autre de
mylord Edouard pour mon mari, et beaucoup
d'amitiés pour nous. Celle-ci contient véritable-
ment des nouvelles, et d'autant moins attendues
que la première n'en dit rien. Ils dévoient le len-
demain partir pour Naples, oîi mylord a quel-
ques affaires , et d oii ils iront voir le Vésuve...
Gonçois-tu , ma chère , ce que cette vue a de si
attrayant? Revenus à Rome, Claire, pense, ima-
gine... Edouard est sur le point d épouser... non,
f>race au ciel , cette indigne marquise ; il marque
au contraire qu'elle est fort mal. Qui. donc?...
Laure , l'aimable Laure , qui... Mais pourtant...
quel mariage!... Notre ami n'en dit pas un mot.
Aussitôt après ils partiront tous trois et vien-
dront ici prendre leurs derniers arrangements.
Mon mari ne m'a pas dit Vjuels; mais il compte
toujours que Saint-Preux nous restera.
Je t'avoue que son silence m'inquiète un peu.
.l'ai peine à voir clair dans tout cela ; j'y trouve
des situations bizarres, et des jeux du cœur hu-
main qu'on n'entend guère. Comment un hom-
me aussi vertueux a-t-il pu se prendre d'une pas-
sion si durable pour une aussi méchante femme
CINQUIÈME PARTIE. 877
que cette marquise? comment elle-même, avec
un caractère violent et cruel , a-t-elle pu con-
cevoir et nourrir un amour aussi vif pour un
homme qui lui ressembloit si peu, si tant est
cependant qu'on puisse honorer du nom d'a-
mour une fureur capable d inspirer des crimes?
Gomment un jeune cœur aussi généreux, aussi
tendre , aussi désintéressé que celui de Laure ,
a-t-il pu supporter ses premiers désordres? com-
ment s'en est-il retiré par ce penchant trompeur
fait pour égarer son sexe? et comment l'amour,
qui perd tant d'honnêtes femmes , a-t-il pu ve-
nir à bout d'en faire une? Dis-moi , ma Claire,
désunir deux cœurs qui s aimoient sans se conve-
nir; joindre ceux qui se convenoient sans s'en-
tendre ; faire triompher Famour de l'amour mê-
me ; du sein du vice et de l'opprobre tirer le bon-
heur et la vertu , délivrer son ami d'un monstre
en lui créant pour ainsi dire une compagne...
infortunée , il est vrai , mais aimable , honnête
même , au moins si , comme je lose croire , on
peut le redevenir : dis ; celui qui auroit fait tout
cela seroit-il coupable? celui qui lauroit souffert
seroit-il à blâmer?
Lady Bomston viendra donc ici ! ici , mon
ange ! Qu'en penses-tu ? Après tout , quel pro-
dige ne doit pas être cette étonnante fille que
son éducation perdit , que son cœuq a sauvée ,
et pour qui lamour fut la route de la vertu !
Qui doit plus l'admircr-que moi qui fis tout le
contraire et que mon penchant seul égara quand
378 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tout concouroit à me bien conduire? Je m'avilis
moins , il est vrai ; mais me suis-je élevée comime
elle? ai-je évité tant do picj^es et fait tant de sa-
crifices? Du dernier defjré de la honte elle a su
remonter au premier degré de l'honneur: elle
est plus respectable cent fois que si jamais elle
n'eût été coupable. Elle est sensible et vertueuse;
que lui faut-il de plus pour nous ressembler ?
S'il n'y a point de retour aux fautes de la jeu-
nesse, quel droit ai-je à plus d'indulgence? de-
vant qui dois-je espérer de trouver grâce? et à
quel honneur pourrois-je prétendre en refusant
de fhonorer?
Hé bien ! cousine , quand ma raison me dit
cela , mon cœur en murmure ; et , sans que je
puisse expliquer pourquoi , j'ai peine à trouver
bon qu'Edouard ait fait ce mariage et que son
ami s'en soit mêlé. O l'opinion ! l'opinion ! qu'on
a de peine à secouer son joug ! toujours elle
nous porte à l'injustice : le bien passé s'efface par
le mal présent ; le mal passé ne s'effacera-t-il ja-
mais par aucun bien?
J'ai laissé voir à mon mari mon inquiétude
sur la conduite de Saint- Preux dans cette af-
faire. Il semble , ai-je dit , avoir honte d'en par-
ler à ma cousine. Il e&t incapable de lâcheté ,
mais il est foiblc... trop d indulgence pour les
fautes d'un ami... Non , m'a-t-il dit , il a fait son
devoir ; il le fera , je le sais ; je ne puis rien vous
dire de plus : mais Saint-Preux est un honnête
garçon; je réponds de lui, vous en serez con-
CINQUIÈME PARTIE. 379
tente... Glaire , il est impossible que Wolmar me
trompe et qu'il se trompe. Un discours si posi-
tif ma fait rentrer en moi-même; j'ai compris
que tous mes scrupules ne venoient que de
fausse délicatesse , et que , si j'étois moins vaine
et plus équitable; je trouverois lady Bomston
plus difî^ne de son rang.
Mais laissons un peu lady Bomston , et reve-
nons à nous. Ne sens - tu point trop en lisant
cette lettre que nos amis reviendront plus tôt
qu'ils n'étoient attendus? et le cœur ne te dit-il
rien? ne bat-il point à présent plus fort qu'à
l'ordinaire , ce cœur trop tendre et trop sem-
blable au mien ? ne songe-t-il point au danger
de vivre familièrement avec un objet cliéri , de
le voir tous les jours , de loger sous le même
toit? Et si mes erreurs ne m'ôtèrent point ton
estime , mon exemple ne te fait-il rien craindre
pour toi? Combien dans nos jeunes ans la rai-
son , l'amitié , l'honneur , t'inspirèrent pour moi
de craintes que l'aveugle amour me fit mépri-
ser! C'est mon tour maintenant, ma douce amie;
et j'ai de plus pour me faire écouter la triste au-
torité de l'expérience. Ecoute -moi donc tandis
qu'il est temps, de peur qu'après avoir passé la
moitié de ta vie à déplorer mes fautes, tu ne
passes l'autre à déplorer les tiennes. Sur-tout ne
te fie plus à cette gaieté folâtre qui garde celles
qui n'ont rien à craindre et perd celles qui sont
en danger. Glaire ! Claire ! tu te moquois de l'a-
mour une fois , mais c'est parcequetu ne le con-
38o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
noissois pas ; et pour n'en avoir pas senti les
traits tu te croyois au-dessus de ses atteintes. Il
se venf^e et rit à son tour. Apprends à te défier
de sa traîtresse joie , ou crains quelle ne te coûte
un jour bien des pleurs. Chère amie , il est
temps de te montrer à toi-même ; car jusqu'ici
tu ne t'es pas bien vue ; tu t'es trompée sur ton
caractère , et n'as pas su t'estimer ce que tu
Valois. Tu t'es fiée aux discours de la Ghaillot :
sur ta vivacité badine elle te jugea peu sensible;
mais un cœur comme le tien étoit au-dessus de
sa portée. La Ghaillot n'étoit pas faite pour te
connoître ; personne au monde ne t'a bien con-
nue, excepté moi seule. Notre ami même a plu-
tôt senti que vu ton prix. Je t'ai laissé ton er-
reur tant qu'elle a pu t'être utile ; à présent
qu'elle te perdroit il faut te l'ôter.
Tu es vive , et te crois peu sensible. Pauvre
enfant, que tu t'abuses ! ta vivacité même prouve
le contraire : n'est-ce pas toujours sur des choses
de sentiment qu'elle s'exerce? n'est-ce pas de ton
cœur que viennent les grâces de ton enjouement?
Tes railleries sont des signes d'intérêt plus tou-
chants que les compliments d'une autre : tu ca-
resses quand tu folâtres; tu ris, mais ton rire
pénétre lame; tu ris , mais tu fais pleurer de ten-
dresse , et je te vois presque toujours sérieuse
avec les indifférents.
Si tu n'étois que ce que tu prétends être, dis-
moi ce qui nous uniroit si fort l'une à l'autre;
où seroit entre nous le lien d'une amitié sans
CINQUIÈME PARTIE. 38l
exemple? par quel prodige un tel attachement
seroit-il venu chercher par préférence un cœur
si peu capable d'attachement? Quoi! celle qui
n'a vécu que pour son amie ne sait pas aimer 1
celle qui voulut quitter père , époux , parents, et
son pays, pour la suivre, ne sait préférer l'ami-
tié à rien ! Et qu ai-je donc fait , moi qui porte
un cœur sensible ? Cousine , je me suis laissé
aimer; et j'ai beaucoup fait , avec toute ma sen-
sibilité , de te rendre une amitié qui valût la
tienne.
. Ces contradictions t'ont donné de ton carac-
tère lidée la plus bizarre qu'une folle comme toi
pût jamais concevoir, c'est de te croire à-la-fois
ardente amie et froide amante. Ne pouvant dis-
convenir du tendre attachement dont tu te sen-
tois pénétrée , tu crus n'être capable que de
celui-là. Hors ta Julie, tu ne pensois pas que rien
pût t'émouvoir au monde : comme si les cœurs
naturellement sensibles pouvoient ne l'être que
pour un objet, et que, ne sachant aimer que
moi , tu m'eusses pu bien aimer moi-même ! Tu
demandois plaisamment si l'aine avoit un sexe.
Non, mon enfant, lame n'a point de sexe; mais
ses affections les distinguent, et tu commences
trop à le sentir. Parceque le premier amant qui
s'offrit ne t avoit pas émue, tu crus aussitôt ne
pouvoir l'être; parceque tu manquois d'amour
pour ton soupirant, tu crus nen pouvoir sentir
pour personne. Quand il fut ton mari, tu l'aimas
pourtant, et si fort que notre intimité même en
382 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
soufFrit : cette anie si peu sensible sut trouver à
l'amour un supplément encore assez tendre pour
satisfaire un honnête homme.
Pauvre cousine, c'est à toi désormais de ré-
soudre tes propres doutes; et s'il est vrai,
(i) Ch'un freddo amante è mal sicuro amico (2) ,
j'ai grand'peur d'avoir maintenant une raison
de trop pour compter sur toi. Mais il faut que
j'achève de te dire là-dessus tout ce que je pense.
Je soupçonne que tu as aimé sans le savoir
hien plus tôt que tu ne crois, ou du moins que le
même penchant qui me perdit t'eût séduite si je
ne t'avois prévenue. Conçois-tu qu'un sentiment
si naturel et si doux puisse tarder si long-temps
à naître? conçois-tu qu'à 1 âge oii nous étions on
puisse impunément se familiariser avec un jeûne
homme aimable, ou qu'avec tant de conformité
dans tous nos goûts celui-ci seul ne iious eût
pas été commun? Non, mon ange; tu l'aurois
aimé, j'en suis sûre, si je ne l'eusse aimé la pre-
mière. Moins foible et non moins sensible , tu
aurois été plus sage que moi sans être plus heu-
reuse. Mais quel penchant eût pu vaincre dans
ton ame honnête l'horreur de la trahison et
de l'inhdélité? L'amitié te sauva des pièges de
l'amour; tu ne vis plqs qu'un ami dans l'amant
(i) Ce vers est renversé de l'original ; et, n'en dt'plaise
aux belles dames, le sens de l'auteur est plus véritable
et plus beau.
(3) Qu'un froid amuui est un peu sûr ami. Métast.
CINQUIÈME PARTIE. 383
de ton amie , et tu rachetas ainsi ton cœur aux
dépens du mien.
Ces conjectures ne sont pas même si conjec-
tures que tu penses; et, si je voulois rappeler
des temps qu'il faut ouJjlier, il me seroit aisé de
trouver dans 1 intérêt que tu croyois ne prendre
qu'à moi seule un intérêt non moins vif pour ce
qui m etoit cher. N'osant l'aimer tu voulois que
je l'aimasse : tu jugeas chacun de nous néces-
saire au bonheur de lautre; et ce cœur qui n'a
point dégal au monde nous en chérit plus ten-
drement tous les deux. Sois sûre que sans ta
propre foiblesse tu m'aurois été moins indul-
gente ; mais tu te serois reproché sous le nom
de jalousie une juste sévérité. Tu ne te sentois
pas en droit de combattre en moi le penchant
qu'il eût fallu vaincre; et, craignant d'être per-
fide plutôt que sage , en immolant ton bonheur
au nôtre tu crus avoir assez fait pour la vertu.
• Ma Claire, voilà ton histoire; voilà comment
ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de
ma honte , et à te remercier de mes torts. Ne
crois pas pourtant que je veuille t imiter en cela :
je ne suis pas plus disposée à suivre ton exemple
que toi le mien ; et comme tu n'as pas à craindre
mes fautes , je n'ai plus, grâce au ciel , tes raisons
d'indulgence. Quel plus digne usage ai-je à faire
de la vertu que tu m'as rendue que de t'aider à
la conserver?
Il faut donc te dire encore mon avis sur ton
état présent. La longue absence de notre maître
384 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
n'a pas changé tes dispositions pour lui : ta li-
berté recou vrée et son retour ont produit une nou-
velle époque dont l'amour a su profiter. Un nou-
veau sentiment n'est pas né dans ton cœur; celui
qui s'y cacha si long-temps n'a fait que se mettre
plus à l'aise. Fière d oser te l'avouer à toi-même,
tu t'es pressée de me le dire. Cet aveu te sembloit
presque nécessaire pour le rendre tout -à-fait
innocent : en devenant un crime pour ton amie ,
il cessoit den être un pour toi; et peut-être ne
t'es- tu livrée au mal que tu combattois depuis
tant d'années que pour mieux achever de m'en
guérir.
J'ai senti tout cela , ma chère; je me suis peu
alarmée d'un penchant qui me servoit de sauve-
garde , et que tu n'avois point à tç reprocher. Cet
hiver, que nous avons passé tous ensemble au
sein de la paix et de lamitié, m'a donné plus de
confiance encore en voyant que , loin de rien
perdre de ta gaieté , tu semblois l'avoir aug-
mentée. Je tai vue tendre, empressée , attentive,
mais franche dans tes caresses, naïve dans tes
jeux, sans mystère, sans ruse en toutes choses;
et dans tes plus vives agaceries la joie de 1 inno-
cence réparoit tout.
Depuis notre entretien de l'Elysée je ne suis
plus si contente de toi; je te trouve triste et
rêveuse ; tu te plais seule autant qu'avec ton
ariiie: tu n'as pas changé de langage, mais d ac-
cent ; tes plaisanteries sont plus timides : tu
n'oses plus parler de lui si souvent, on diroit
/
CINQUIÈME PARTIE. 385
que tu crains toujours quil ne t'écoute; et l'on
voit à ton inquiétude que tu attends de ses nou*
velles plutôt que tu n'en demandes.
Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes
pas tout ion mal, et que le trait ne soit enfoncé
plus avant que tu n'as paru le craindre, Grois-
nioi, sonde bien ton cœur malade; dis-toi bien,
je le répète, si, quelque sage qu'on puisse être,
on peut sans risque demeurer long-temps avec
ce qu'on aime, et si la confiance qui me perdit
est tout-à-fait sans danger pour toi. Vous êtes
libres tous deux ; c'est précisément ce qui rend
les occasions plus suspectes. Il n'y a point dans
un cœur vertueux de foiblesse qui cède aux re-
mords; et je conviens avec toi qu'on est tou-
jours assez forte contre le crime : mais bêlas \
qui peut se garantir d'être foible? Cependant re«
garde les suites, songe aux effets de la bonté. Il
faut s'bonorer pour être bonorée. Comment
peut-on mériter le respect d autrui sans en avoir
pour soi-même? et oii s'arrêtera dans la route
du vice celle qui fait le premier pas sans effroi ?
Voilà ce que je dirois à ces femmes du monde
pour qui la morale et la religion ne sont rien ,
et qui n'ont de loi que l'opinion d'autrui. Mais
toi, femme vertueuse et cbrétienne, toi qui vois
ton devoir et qui l'aimes, toi qui connois et suis
d'autres règles que les jugements publics , tou
premier bonneur est celui que te rend ta con-
science ; et c'est celui-là quil s'agit de con-
server.
4. aS
386 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette
affaire? c'est, je te le redis, de roup,ir d'un sen-
timent honnête que tu n'as qu'à déclarer pour
le rendre innocent (i). Mais avec loute ton hu-
meur folâtre rien n'est si timide que toi : tu plai-
santes pour faire la hrave, et je vois ton pauvre
cœur tout tremblant , tu fais avec l'amour, dont
tu feins de rire , comme ces enfants qui chan-
tent la nuit quand ils ont peur. O chère amie !
souviens-toi de l'avoir dit mille fois, c'est la
fausse honte qui mène à la véritable, et la vertu
ne sait rougir que de ce qui est mal. L'amour
en lui-même est-il un crime? n'est-il pas le plus
pur ainsi que le plus doux penchant de la na-
ture ? n'a-t-il pas une fin bonne et louable? ne
dédaigne-t-il pas les âmes basses et rampantes?
n'anime-t-il pas les âmes {p^andes et fortes? n'en-
noblit-il pas tous leurs sentiments ? ne doublc-
t-il pas leur être? ne les élève-t-il pas au-dessus
d'elles-mêmes? Ah ! si pour être honnête et sage
il faut être inaccessible à ses traits, dis , que reste-
t-il pour la vertu sur la terre ? f jC rebut de la na-
ture et les plus vils des mortels.
Qu'as-tu donc fait que tu puisses te repro-
cher? N'as-tu pas fait choix d'un honnête hom-
me^ N'est-il pas libre? ne l'es-tu pas? Ne mé-
(i) Pourquoi réditeur laisse-t-il les continuelles répé-
titions dont cette lettre est pleine, ainsi que beaucoup
d'autres? Par une raison fort simple; c'est qu'il ne se
soucie point du tout que ces lettres plaisent à ceux qui
feront cette question.
CINQUIÈME PARTIE. 387
rite-t-il pas toute ton estime? n'as-tu pas toute
la sienne:' Ne seras-tu pas trop heureuse de faire
le Ijonheur d un ami si digne de ce nom , de
payer de ton cœur et de ta personne les ancien-
nes dettes de ton amie , et d honorer en 1 devant
à toi le mérite outragé par la fortune?
Je vois les petits scrupules qui t'arrêtent : dé-
mentir une résolution prise et déclarée , donner
un successeur au défunt, montrer sa foihlesse
au public, épouser un aventurier, car les âmes
basses , toujours prodigues de titres flétiissants ,
sauront bien trouver celui-ci ; voilà donc les rai-
sons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher
ton penchant que le justifier, et couver tes feux
au fond de ton cœur que les rendre légitimes !
Mais , je te prie , la honte est-elle d'épouser ce-
lui qu'on aime, ou de l'aimer sans l'épouser?
Voilà le choix qui te reste à faire. L'honneur
que tu dois au défunt est de respecter assez sa
veuve pour lui donner un mari plutôt qu'un
amant ; et si ta jeunesse te force à remplir sa
place , n'est-ce pas rendre encore hommage à
sa mémoire de choisir un homme qui lui fut
cher?
Quant à l'inégalité , je croirois t'ofïenser de
combattre une objection si frivole lorsqu'il s'a-
git de sagesse et de bonnes mœurs. Je ne con-
nois d'inégalité déshonorante que celle qui vient
du caractère ou de l'éducation. A quelque état
que parvienne un homme imbu de maximes
basses, il est toujours honteux de s'allier à lui :
as.
388 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mais un homme élevé dans des sentiments
d'honneur est légal de tout le monde ; il n'y a
point de rang où il ne soit à sa place. Tu sais
quel étoit Tavis de ton père même quand il fut
question de moi pour notre ami. Sa famille est
honnête quoique obscure ; il jouit de l'estime
publique, il la mérite. Avec cela, fût-il le der-
nier des hommes, encore ne faudroit-il pas
balancer ; car il vaut mieux déroger à la no-
blesse qu'à la vertu , et la femme d'un charbon-
nier est plus respectable que la maîtresse d'un
prince.
J'entrevois bien encore une autre espèce d'em-
barras dans la nécessité de te déclarer la pre-
mière, car, comme tu dois le sentir, pour qu'il
ose aspirer à toi il faut que tu le lui permettes j
et c'est un des justes retours de l'inégalité, qu'elle
coûte souvent au plus élevé des avances morti-
fiantes. Quant à cette difficulté, je te la par-
donne ) et j'avoue même qu'elle me paroîtroit
fort grave si je ne prenois soin de la lever. J'es-
père que tu comptes assez sur ton amie pour
croire que ce sera sans te compromettre : de
mon côté , je compte assez sur le succès pour
m'en charger avec confiance; car, quoi que vous
m'ayez dit autrefois tous deux sur la difficulté
de transformer une amie en maîtresse, si je con-
nois bien un cœur dans lequel j'ai trop appiis à
lire, je ne crois pas quen cette occasion ) entre-
prise exige une grande habileté de ma [)art. Jeta
propose donc de noe laisser charger de celte né'
CINQUIÈME PARTIE. SSg
jjociation, afin que tu puisses te livrer au plaisir
que te fera son retour, sans mystère, sans re-
grets, sans danger, sans honte. Ah! cousine,
quel charme pour moi de réunir à jamais deux
cœurs si hien faits fun pour l'autre, et qui se
confondent depuis si long-temps dans le mien !
Qu'ils s'y confondent mieux encore s il est pos-
sible : ne soyez plus qu'un pour vous et pour
moi. Oui, ma Glaire, tu serviras encore ton
amie en couronnant ton amour; et j'en serai
plus sûre de mes propres sentiments quand je
ne pourrai plus les distinguer entre vous.
Que si malgré mes raisons ce projet ne te con-
vient pas , mon avis est qu'à quelque prix que ce
soit nous écartions de nous cet homme dange-
reux, toujours redoutable à l'une ou à l'autre ;
car, quoi qu il arrive, l'éducation de nos enfants
nous importe encore moins que la vertu de
leurs mères. Je te laisse le temps de réfléchir
sur tout ceci durant ton voyage : nous en par-
lerons après ton retour.
Je prends le parti de t'envoyer cette lettre en
droiture à Genève, parceque tu n'as dû coucher
qu'une nuit à Lausanne , et qu'elle ne t'y trou-
veroit plus. Apporte-moi bien des détails de la
petite république. Sur tout le bien qu'on dit de
cette ville charmante , je t'estimerois heureuse
de l'aller voir si je pouvois faire cas des plaisirs
qu'on achète aux dépens de ses amis. Je n'ai ja-
mais aimé le luxe, et je le hais maintenant de
t'avoir ôtée à moi pour je ne sais combien d'an-
3go LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
nées. Mon enfant , nous n'allâmes ni l'une ni
Tautre faire nos emplettes de noce à Genève ;
mais, quelque mérite que puisse avoir ton frère,
je doute que ta belle-sœur soit plus heureuse
avec sa dentelle de Flandre et ses étoffes des
Indes que nous dans notre simplicité. Je te
charge pourtant , malgré ma rancune , de l'en-
gager à venir faire la noce à Clarens. Mon père
écrit au tien , et mon mari à la mère de l'épouse,
pour les en prier. Voilà les lettres; donne-les,
et soutiens linvitation de ton crédit renaissant ;
c'est tout ce que je puis faire pour que la fête ne
se fasse pas sans moi ; car je te déclare qu'à quel-
que prix que ce soit je ne veux pas quitter ma
famille. Adieu, cousine : un mot de tes nouvel'
les, et que je sache au moins quand je dois t'at-
lendre. Voici le deuxième jour depuis ton dé-
part, et je ne sais plus vivre si long-temps sans
toi.
P. S. Tandis que j'achevois cette lettre inter-
rompue , mademoiselle Henriette se donnoit les
airs d'écrire aussi de son côté. Gomme je veux
que les enfants disent toujours ce qu'ils pensent
et non ce qu'on leur fait dire , j ai laissé la petite
curieuse écrire tout ce qu'elle a voulu sans y
changer un seul mot. Troisième lettre ajoutée à
la mienne. Je me doute bien que ce n'est pas
encore celle que tu cherchois du coin de lœil
en furetant ce paquet. Pour celle-là dispense-
toi de l'y chercher plus long-temps, car tu ne
CINQUIÈME PARTIE. 3gi
la trouveras pas. Elle est adressée à Clarens ;
c'est à Clarens qu elle doit être lue ; arrange-toi
là-dessus.
LETTRE XIV.
d'henriette a sa mère.
Ou êtes-vous donc, maman? On dit que vous
êtes à Genève , et que c'est si loin , si loin , qu'il
faudroit marcher deux jours tout le jour pour
vous atteindre ; voulez-vous donc faire aussi le
tour du monde? Mon petit papa est parti ce ma-
tin pour Étange ; mon petit grand-papa est à la
chasse ; ma petite maman vient de s'enfermer
pour écrire; il ne reste que ma mie Pernette et
ma mie Fauchon. Mon dieu ! je ne sais plus com-
ment tout va ; mais, depuis le départ de notre
bon ami, tout le monde s'éparpille. Maman ,
vous avez commencé la première. On sennuyoit
déjà bien quand vous n'aviez plus personne à
faire endêver. Oh ! c'est encore pis depuis que
vous êtes partie, car la petite maman n'est pas
non plus de si bonne humeur que quand vous y
êtes. Maman , mon petit mali se porte bien ; mais
il ne vous aime plus , parceque vous ne l'avez
pas fait sauter hier comme à l'ordinaire. Moi ,
je crois que je vous aimcrois encore un peu si
vous reveniez bien vite , afin qu'on ne s'ennuyât
pas tant. Si vous voulez m'apaiser tovit-à-fait ,
392 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
apportez à mon petit mali quelque chose qui
lui lasse plaisir. Pour l'apaiser , lui , vous aurez
bien l'esprit de trouver aussi ce qu'il faut faire.
Ah ! mon dieu! si notre bon ami étoit ici, comme
il l'auroit déjà deviné ! Mon bel éventail est tout
brisé; mon ajustement bleu n'est plus qu'un
chiffon ; ma pièce de blonde est en loques , mes
mitaines à jour ne valent plus rien. Bonjour ,
maman. Il faut finir ma lettre, car la petite ma-
man vient de finir la sienne et sort de son cabi-
net. Je crois qu'elle a les yeux rouges , mais je
n'ose le lui dire; mais en lisant ceci elle verra
bien que je l'ai vu. Ma bonne maman , que vous
êtes méchante si vous faites pleurer ma petite
maman !
P. S. J'embrasse mon grand-papa , j'embrasse
mes oncles , j'embrasse ma nouvelle tante et sa
maman ; j'embrasse tout le monde excepté vous.
Maman, vous m'entendez bien ; je n'ai pas pour
vous de si longs bras.
FIN DE LA CINQUIÈME PARTIE.
JULIE
ou
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
SIXIEME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MADAME D ORBE A MADAME DE WOLMAR.
Avant de partir de Lausanne il faut t écrire un
petit mot pour t apprendre que j'y suis arrivée ,
non pas pourtant aussi joyeuse que j'espérois.
Je me faisois une fête de ce petit voyage qui t'a
toi-même si souvent tentée ; mais en refusant
d'en être tu me J as rendu presque importun ;
car quelle ressource y trouverai-je? S'il est en-
nuyeux , j'aurai l'ennui pour mon compte y et s'il
est agréable , j'aurai le regret de m'amuser sans
toi. Si je n'ai rien à dire contre tes raisons , crois-
tu pour cela que je m'en contente ?Ma foi , cou-
sine , tu te trompes bien fort ; et c'est encore ce
qui me fâche de n'être pas même en droit de me
fâcher. Dis , mauvaise , n'as-tu pas honte d'avoir
3^4 I^A NOUVELLE ÎIÉLOÏSE-
toujours raison avec ton anjio, et de résistera
ce qui lui fait plaisir , sans lui laisser même celui
de giondcr .''Quand tu aurois planté là pour huit
jours ton mari , ton ména^^e , et tes marmots ,
ne diroit-on pas que tout eût été [)crdvi i' Tu au-
rois fait une étourderie, il est vrai, mais tu en
vaudrois cent fois iiiieux ; au lieu qu en te mêlant
dêtre parfaite, tu ne seras plus bonne à rien , et
tii n'auras qu ïi te chercher des amis parmi les
anges.
Malgré les mécontentements passés , je n'ai pu
sans atiendrissement me retrouver au milieu de
ma famille : j y ai été reçue asec plaisir, ou du
Rioins avec beaucoup de caresses. J'atiends pour
te parler de mon frère que j'aie fait connois-
sance avec lui. Avec ime assez belle figure il a
l'air empesé du pays d'où il vient. Il est sérieux
et froid ; je lui trouve même un peu de morgue :
j ai grand'peur pour la petite persorme qu au
lieu d'être un aussi bon mari que les nôtres , il ne
tranche un peu du seigneur et maître.
Mon père a été si charmé de me voir , qu il a
quitté pour membrasserla relation d'une grande
bataille que les François viennent de gagner en
Flandre, comme pour vérifier la prédiction de
l'apii de notre ami. Quel bonheur qu'il n ait pas
été là! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir
Jes Anglois , et fuyant lui-même ?... Jamais , ja-
mais !... il se fût fait tuer cent fois.
Mais à propos de nos amis , il y a long-temps
quiis Tie nous ont-écrit. Nctoit-ce pas hier, je
SIXIÈME PARTIE BqS
crois, jour de courrier.^ Si tu reçois de leurs let-
tres,] espère que tu n'oublieras pas l'intérêt que
j'y prends.
Adieu , cousine ; il faut partir. J attends de tes
nouvelles à Genève , oii nous comptons arriver
demain pour dîner. Au reste , je t'avertis que
de manière ou d'autre la noce ne se fera pas
sans toi , et que , si tu ne veux pas venir à Lau-
sanne , moi je viens avec tout mon monde met-
tre Clarens au pillage , et boire les vins de tout
l'univers.
LETTRE IL
DE MADAME d'ORBE A MADAME DE WOLMAR.
A merveille, sœur prccbeuse! mais tu comptes
un peu trop, ce me semble, sur Icffet salutaire
de tes sermons. Sansj uoer s ils cndornioient beau-
coup autrefois ton ami , je t'avertis qu'ils n'en-
dorment point aujourdhui ton amie ; et celui
que j ai reçu bier au soir , loin de m'exciter au
sommeil, me l'a ôté durant la nuit entière. Gare
la paraphrase de mon Argus s'il voit cette let-
tre ' mais j'y mettrai bon ordre, et je te jure que
tu te brûleras les doigts plutôt que de la lui
montrer.
Si j'allois te récapituler point par point , j'em-
piéterois stir tes droits ; il vaut mieux suivre ma
tète : et puis , pour avoir lair plus modeste et
396 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ne pas te donner trop beau jeu , je ne veux
pas d'abord parler de nos voyageurs et du cour-
rier d Italie. Le pis aller, si cela m'arrive , sera
de récrire ma lettre , et de mettre le commen-
cement à la fin. Parlons de la prétendue lady
Bomston.
Je m indigne à ce seul titre. Je ne pardonne-
rois pas plus à Saint-Preux de le laisser prendre
à cette fille , qu'à Edouard de le lui donner , et
à toi de le reconnoître. Julie de Wolmar rece-
voir Lauretta Pisana dans sa maison ! la souf-
frir auprès d'elle ! eh ! mon enfant , y penses-tu •*
Quelle douceur cruelle est-ce là ? Ne sais-tu pas
que l'air qui t'entoure est mortel à l'infamie ? La
pauvre malheureuse oseroit-elle mêler son ha-
leine à la tienne ? oseroit-elle respirer près de
toi? Elle y seroit plus mal à son aise qu'un pos-
sédé touché par des reliques ; ton seul regard la
feroit rentrer en terre • ton ombre seule la tue-
roit.
Je*ne méprise point Laure , à Dieu ne plaise!
au contraire , je ladniire et la respecte d'autant
plus qu'un pareil retour est héroïque et rare. En
est-ce assez pour autoriser les comparaisons bas-
ses avec lesquelles tu t'oses profaner toi-même?
comme si, dans ses plus grandes foiblesses , le
véritable amour ne gardoit pas la personne, et
ne rendoit pas l'honneur plus jaloux! Mais je
t'entends, et je t'excuse. Les objets éloignés et
bas se confondent maintenant à ta vrte ; dans ta
sublime élévation , tu regardes la terre , et n'en
/
SIXIÈME PARTIE. 897
vois plus les iné(ïalités : ta dévote humilité sait
mettre à profit jusqu à ta vertu.
Hé Ijien ! que sert tout cela ? Les sentiments
naturels en reviennent-ils moins ? l'amour-pro-
pre en fait-il moins son jeu ? Malgré toi tu sens
ta répugnance ; tu la taxes d'orgueil , tu la vou-
drois combattre, tu limputes à l'opinion. Bonne
fille ! et depuis quand 1 opprobre du vice n'est-il
que dans l'opinion ? Quelle société conçois-tu
possible avec une femme devant qui l'on ne sau-
roit nommer la chasteté , Ihonnêteté , la vertu,
sans lui faire verser des larmes de honte, sans
ranimer ses douleurs , sans insulter presque à
son repentir ? Crois-moi , mon ange , il faut res-
pecter Laure et ne la point voir. La fuir est un
égard que lui doivent d'honnêtes femmes ; elle
auroit trop à souffrir avec nous.
Ecoute. Ton cœur te dit que ce mariage ne se
doit point faire ; n'est-ce pas te dire qu il ne se
fera point?... Notre ami , dis-tu , n'en parle pas
dans sa lettre... dans la lettre que tu dis qu'il
m'écrit?... et tu dis que cette lettre est fort
longue ?... Et puis vient le discours de ton mari...
Il est mystérieux ton mari !... Vous êtes un cou-
ple de fripons qui me jouez d'intelligence ; mais..
Son sentiment au reste n étoit pas ici fort néces-
saire... sur-tout pour toi qui as vu la lettre... ni
pour moi qui ne l'ai pas vue... car je suis plus
sûre de ton ami -, du mien , que de toute la phi-^
losophie.
Ah çà ! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui
?i()S tA KOUVELLIÎ IlELOÏSE.
i:evient on ne sait comment 1 Ma foi, de peur
quil ne revienne encore, puisque je suis sur son
chapitre , il faut que je Tépuise , afin de n'en pas
faire à deux fois.
IS'allons point nous perdre dans le pays des
chimères. Si tu n'avois pas été Julie, si ton ami
n'eût pas été ton amant , j'i(rnore ce qu'il eût été
pour moi ; je ne sais ce que j'aurois été moi-
même : tout ce que je sais hicn , c'est que, si sa
mauvaise étoile me l'eût adressé d'ahord, c'étoit
fait de sa pauvre tète ; et , que je sois folle ou
non, je l'aurois infailliblement rendu fou. Mais
qu'importe ce que je pouvois être? parlons de ce
que je suis. La première chose que j ai faite a
été de t'aimer. Dès nos premiers ans mon cœur
s'absorba dans le tien : toute tendre et sensible
que j eusse été , je ne sus plus aimer ni sentir
par moi-même ; tous mes sentiments me vinrent
de toi; toi seule me tins lieu de tout, et je ne vé-
cus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la
Chaillot; voilà sur quoi elle méjugea. Réponds,
cousine , se trompa-t-elle ?
Je fis mon frère de ton ami, tu le sais. L'a-
mant de mon amie me fut comme le fils de nia
mère. Ce ne fut point ma raison , mais mon
cœur, qui fit ce choix. J'eusse été plus sensi))le
encore, que je ne l'aurois pas autrement aimé.
Je t'embrassois en embrassant la plus clière moi-
tié de toi-même; j'avois pour garant de la pu-
reté de mes caresses leur propre vivacité. Une
fille traite-t-elle ainsi ce qu'elle aime ? le trai-
SIXIÈME PARTIE. 899
tois-tu toi-mênio ainsi:' Non , Julie ; Tamonr cliez
nous est craintif et timide ; la réserve et la honte
sont ses avances ; il s'annonce par ses refus , et ,
sitôt qu'il transforme en faveurs les caresses , il
en sait bien ciisliu^tjfuer le prix. L'amitié est pro-
digfue , mais lamour est avare.
J'avoue que de trop étroites liaisons sont tou-
jours périlleuses à l àf;e oii nous étions lui et
moi ; mais , tous deux le cœur plein du même
objet, nous nous accoutumâmes tellement à le
placer entre nous , qu'à moins de t'anéantir nous
ne pouvions plus arriver l'un à 1 autre ; la fami-
liarité même dont nous avions pris la douce ha-
bitude , cette familiarité dans tout autre cas si
dangereuse , fut alors ma sauvej^arde. Nos sen-
timents dépendent de nos idées ; et , quand elles
ont pris un certain cours , elles en changent
difficilement. Nous en avions trop dit sur un
ton pourrecommencer surun autre ; nous étions
déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L'amour
veut faire tout son progrès lui-même ; il n aime
point que l'amitié lui épargne la moitié du che-
min. Enfin , je lai dit autrefois, et j ai heu de le
croire encore , on ne prend guère de baisers
coupables sur la même bouche où Ion en prit
dinnocents.
A l'appui de tout cela vint celui que le ciel
destinoit à faire le court bonheur de ma vie. Tu
le sais, cousine, il étoit jeune , bien fait, hon-
nête , attentif, complaisant : il ne savoit pas ai-
mer comme ton ami ; mais c'étoit moi qu'il ai-
400 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
moit ; et quand on a le cœur libre , la passion
qui s adresse à nous a toujours quelque chose
de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout
ce qu'il en restoit à prendre , et sa part fut en ■
core assez bonne pour ne lui pas laisser de re-
gret à son choix. Avec cela qu'avoi.'3-je à redou-
ter? J'avoue même que les droits du sexe, joints
à ceux du devoir, portèrent un moment préju-
dice aux tiens, et que , livrée à mon nouvel état»
je fus d'abord plus épouse qu'amie; mais en re-
venant à toi je te rapportai deux cœurs au lieu
d'un , et je n'ai pas oublié depuis que je suis res-
tée seule chargée de cette double dette.
Que te dirai-je encore, ma douce amie? Au
retour de notre ancien maître , c'étoit pour ainsi
dire une nouvelle connoissance à faire. Je crus
le voir avec d'autres yeux ; je crus sentir en
l'embrassant un frémissement qui jusque - là
mavoit été inconnu. Plus cette émotion me fut
délicieuse, plus elle me fit de peur. Je m'alarmai
comme d'un crime d'un sentiment qui n'existoit
peut-être que parcequ'il n'étoit plus criminel. Je
pensai trop que ton amant ne l'étoit plus et qu'il
ne pouvoit plus l'être ; je sentis trop qu'il étoit
libre et que je l'étois aussi. Tu sais le reste , ai-
mable cousine; mes frayeurs , mes scrupules te
furent connus aussitôt qu'à moi. Mon cœur sans
expérience s'intimidoit tellement d'un état si
nouveau pour lui, que je me reprochois mon
empressement de te rejoindre , comme s il n'eût
pas précédé le retour de cet ami. Je n'aimois
SIXIÈME PARTIE. ZJ^i
point qu il iùt précisément où je desirois si fort
dètie , el je crois que j'aurois moins souffert de
sentir ce dcsir plus tiède que d'imaginer qu'il ne
fût pas tout pour toi.
Enfin , je te rejoignis , et je fus presque ras-
surée. Je m'étois moins reproché ma foiblesse
après t en avoir fait laveu ; près de toi je me la
leprocliois moins encore : je crus mètre mise à
mon tour sous la garde, et je cessai de craindre
pour moi. Je résolus , par ton conseil même ,
de ne point changer de conduite avec lui. Il est
constant qu'une plus grande réserve eût été une
espèce de déclaration ; et ce n'étoit que trop de
celles qui pouvoient m échapper malgré moi ,
sans en fture une volontaire. Je continuai donc
dètre badine par honte et familière par modes-
tie. Mais peut-être tout cela, se faisant moins
naturellement, ne se faisoit-il plus avec la mê-
me mesure. De folâtre que j'étois je devins tout-
à-fait folle ; et ce qui m en accrut la confiance
fut de sentir que je pouvois lêtre impunément.
Soit f[ue lexemple de ton retour à toi - même
me donnât plus de force pour t imiter, soit que
ma Julie épure tout ce qui lapproche, je me
trouvai tout-à-fait tranquille , et il ne me resta
de mes premières émotions quun sentiment
très doux , il est vrai, mais calme et paisible, et
qui ne demandoit rien de plus à mon cœur que
la durée de létat oii j'étois.
Oui , chère amie , je suis tendre et sensible
aussi bien que toi ; mais je le suis d'une autre
4. a6
4o2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
manière : mes affections sont plus vives , les
tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec
des sens plus animés ai -je plus de ressources
pour leur donner le change ; et cette même gaieté
qui coûte Tinnocence à tant d'autres me l'a tou-
jours conservée. Ce n'a pas toujours été sans
peine, il faut l'avouer. Le moyen de rester veuve
a mon âge , et de ne pas sentir quelquefois que
les jours ne sont que la moitié de ma vie? Mais,
comme tu Tas dit et comme tu l'éprouves , la sa-
pesse est un grand moyen d'être sage j car, avec
toute ta bonne contenance , je ne te crois pas
dans un cas fort différent du mien. C'est alors que
fcnjouement vient à mon secours, et fait plus
peut-être pour la vertu (|ue n'eussent fait les
graves leçons de la raison. Combien de fois dans
le silence de la nuit, oii l'on ne peut s'échapper
à soi-illême , j ai chassé des idées importunes en
méditant des tours pour le lendemain ! combien
de fois j'ai sauvé les dangers d'un téte-à-têtc par
une saillie extravaganteJ. Tiens, ma chère, il y
a toujouis, quand on est ioible, un moment où
la gaieté devient sérieuse , et ce momeot ne vien-
dra point pour moi : voilà ce que je crois sentir
et de quoi je t'ose répondre.
Après cela, je te conlirme librement tout ce
que je t'ai dit dans l'Elysée sur l'attachement que
j'ai senti naître, et sur tout le bonheur dont j'ai
joui cet hiver. Je m'en livrois de meilleur cœur
au charme de vivre avec ce que j aime en sen-
tant que je ne desirois rien de plus. Si ce temps
SIXIÈME PARTIE. 4o3
eût duré toujours, je n'en aurois jamais sou-
haité un autre. Ma gaieté venoit de contente-'
ment , et non d'artiHce. Je tournois en espiè-
glerie le plaisir de ra'occuper de lui sans cesse :
je sentois qu'en me bornant à rire je ne in'ap-
prètois point de pleurs.
Ma toi, cousine, j'ai cru m'apercevoir quel-*
quef'ois que le jei> ne lui déplai^oii pas trop à
lui même. Le ruse n étoit pas iâclié ci être fâché;
et il ne s'apaisoit avec tant de peine que pour
se faire apaiser pi us long-temps. J en tirois oc-
casion de lui tenir des propos afscz tendres en
paroissant me moquer de lut; c étoit a qui des
deux seroit le plus enfant, tîn jour qu'en ton
absence il jouoit aux échecs avec ton maii , et
que je jouois au volant avec la Fanchon dans
la même salle, elle arvoit le mot, et j'observois
notre philosophe. A son air humblement fier et
à la promptitude de ses coups, je vis qu'il avoit
beau jeu. La table étoit petite , et l'échiquier dé-
bordoit. J attendis le moment ; et, sans paroitre
y tâcher, d'un revers de raquette je renversîri
l'échec-et-mat. Tu ne vis de tes jours pareille
colère : il étoit si furieux, que, Jui ayant laissé
le choix d'un soufflet ou d'un baiser pour ma
pénitence, il se détourna quand je lui présentai
la joue. Je lui demandai pardon , il fut inflexible.
Il m'auroit laissée à genoux si je m'y étois mise.
Je finis par lui faire une autre pièce qui lui fit
oublier la première , et nous fûmes meilleurs
amis que jamais,
a6.
4o4 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
Avec une autre niétli«de infailliblement je
m'en serois moins bien tirée; et je m'aperçus
une fois que, si le jeu fût devenu sérieux, il
eut pu trop lèlre. Gétoit un soir qu'il nous ac-?
compaf»i,ioit ce duo si simple et si touchant de
liCO , Fado a morir, ben mio. Tu cbantois avec
assez de néglijjence ; je n'en faisois pas de même;
et, comme j avois une main appuyée sur le cla-
vecin au moment le pltis palhciiqueet où j'étois
moi-même émue, il appliqua sur cette main un
baiser que je sentis sur mon cœur. Je ne connois
pas j)ien les baisers de lamour; mais ce que je
peux te dire , c'est cfue jamais 1 amitié , pas même
la nôtre, n'en a donné ni reçu de seml)lable à
eelui-là. Hé bien ! mon enfant, après de pareils
moments que devient-on quand on s'en va rêver
seule et qu'on emporte avec soi leur souvenir?
Moi je troublai la nmsique : il fallut danser; je
fis danser le philosophe. On soupa presque en
l'air; on veilla fort avant dans la nuit; je fus
me coucher bien lasse, et je ne fis qu'un som-
meil.
J'ai donc de fort bonnes raisons pour ne point
gêner mon humeur ni chanj^er de manières. Le
moment qui rendra ce cban^jcmcnt nécessaire
est si près, que ce n'est pas la peine d'anticiper.
Le temps ne viendra que trop tôt d'être prude
et réservée. Tandis ([ue je compte encore pax-
vingt , je me dépêche d'user de mes droits; car^
passé la trentaine , on n'est plus folle , mais ri-
dicule. Et ton épilogueur d'homme ose bien um
SIXIÈME PARTIi:. .\oS
dire qu il ne me reste que six mois encore à re-
tourner la salade avec les doigts. Patience î pour
payer ce sarcasme je prétends la lui retourner
dans six ans; et je te jure qu'il faudra quil la
manf;e. Mais revenons.
Si l'on n'est pas maître de ses sentiments, au
moins on l'est de sa conduite. Sans doute je de-
manderois au ciel un cœur plus tranquille; mais
puissè-je à mon dernier jour offrir au souverain
juji^e une vie aussi peu criminelle que celle que
j'ai passée cet hiver! En vérité, je ne me repro-
chois rien auprès du seul homme qui pouvoit
me rendre coupahlc. Ma chère, il n'en est pas
de même depuis qu'il est parti : en m'accoutu,-
mant à penser à lui dans son absence, j y pense
ù tous les instants du jour; et je trouve son
image plus dangereuse que sa personne. S'il est
loin , je suis amoureuse ; s il est près , je ne suis
que folle : qu'il revienne, et je ne le crains
plus.
Au chagrin de son éloignement s'est joinle
l'inquiétude de son rêve. Si tu as tout mis sur
le compte de l'amour, tu t'es trompée; 1 amitié
avoit part à ma tristesse. Depuis leur départ, je
te voyois pâle et changée : à chaque instant je
pensois te voir tomber malade. Je ne suis pas
crédule, mais craintive. Je sais bien qu'un songe
n amène pas un événement, mais j'ai toujoun?
peur que l'événement n'arrive à sa suite. A peine
ce maudit rêve m'a-t-il laissé une nuit tranquille,
jusqu'à ce que je t'aie vue bien remise et rc^
4o6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
prendre tes couleurs. Dussè-je avoir mis sans le
savoir un intérêt suspect à cet empressement, il
est sûr que j'aurois donné tout au monde pour
qu il se fût'montré quand il s en retourna comme
un imbccille. Enfin ma vaine terreur s'en est al-
lée avec ton mauvais visage. Ta santé, ton ap-
pétit, ont plus fait que tes plaisanteries; et je
lai vue si hien argumenter à table contre mes
frayeurs, qu'elles se sont tout-à-fait dissipées.
Pour surcroît de bonheur il revient; et j'en'suis
charmée à tous égards. Son retour ne m'alarme
point, il me rassure; et sitôt que nous le ver-
rons, je ne craindrai plus rien y)Our tes jours ni
pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon
amie, et ne sois point en peine de la tienne; je
réponds d'elle tant qu'elle t'aura... Mais, mon
dieu ! qu'ai-je donc qui m'inquiète encore et me
serre le cœur sans savoir pourquoi? Ah! mon
enfant , laudra-t-il un jour (ju'une des deux sur-
vive à l'autre ? Malheur à celle sur qui doit tom-
ber un sort si cruel! elle restera peu digne de
vivre, ou sera morte avant sa mort.
Pourrois-tu mé dire à propos de quoi je m'é-
puise en sottes lamentations»' Foin de ces ter-
reurs paniques qui n'ont pas le sens commun!
au lieu de parler de mort, parlons de mariage;
cela sera plus amusant. Il y a long-temps que
cette idée est venue à ton mari; et s'il ne m en
eût jamais parlé, peut-être ne me fût-elle point
venue à moi-même. Dcjiuislors j y ai pensé quel-
quefois , et toujours avec dédain. Fi! cela vieillit
SIXIÈME PARTIE, 4^7
une jeune veuve. Si j'avois des enfants d'un se-
cond lit, je me croirois la (rrand'mcre de ceux
du premier. Je te trouve aussi fort bonne de
faire avec lég[èreté les honneurs de ton amie, et
de regarder cet arrangement comme un soin de
ta bénigne charité. Oh bien ! je t'apprends, moi,
que toutes les raisons fondées sur tes soucis
ebligeants ne valent pas la moindre des mien-
nes contre un second mariage.
Parlons sérieusement. Je n'ai pas lame assez
basse pour faire entrer dans ces raisons la honte
de me rétracter d un engagement téméraire pris
avec moi seule , ni la crainte du blâme en faisant
mon devoir, ni liuégaJité des fortunes dans un
cas où tout l'honneur est pour celui des deux à
qui lautre veut bien devoir la sienne : mais ,
sans répéteu ce que je t'ai dit laut de fois sur
mon humeur indépendante et sur mon éloigne-
ment naturel pour le joug du mariage, je me
tiens à une seule objection, et je la tire de cette
voix si sacrée que personne au monde ne res-
pecte autant que toi. Lève cette objection , cou-
sine , et je me rends. Dans tous ces jeux qui te
donnent tant deffroi ma conscience est tran-
quille. Le souvenir de mon mari ne me fait
point rougir ; j aime à lappeler à témoin de mon
innocence : et pourquoi craindrois-je de faire
devant son image tout ce que je faisois autre-
fois devant lui? En seroit-il de même, ô Julie ,
si je violois les saints engagements qui nous
unirent j que j'osasse jurer à un autre l'amour
4o8 LA NOUVrJ.LE IfÉLOÏSE.
éternel que je lui jurai tant de fois; que mon
cœur indignement partajjé, dérobât à sa mé-
moire ce qu'il donncroit à son successeur, et
ne pût sans offenser l'un des deux remplir ce
• quil doit à l'autre? Cette même image qui m est
si chère ne me donncroit qu'épouvante et qu'ef^
fpoi ; sans cesse elle viendroit empoisonner mon-
bonheur, et son souvenir, qui fait la douceur d«
me vie, en feroit le tourment. Gomment oses-tu
aie parler de donner un successeur à mon mari ,
après avoir juré de n'en jamais donner au tien?
comme si les raisons que tu m'allègues t'étoient
moins applicables en pareil cas! Ils s'aimèrent "^
C est pis encore. Avec quoile indignation verroit-
il un homme qui lui fut cher usurper ses droits
et rendre sa femme infidèle! Enfin , quand il se-
roit vrai que je ne lui dois plus rien à lui-même,
ne dois-je rien au cher gage de son anïour? et
puis -je croire qu'il eût jamais voulu de moi s'il
eût prévu que j'eusse un jour exposé sa fille
unique à se voir confondue avec les enfants
d un autre?
Ej:icore un mot, et j'ai fini. Qui t'a dit que toua
les obstacles viendroient de moi seule? En ré-
pondant de celui que cet engagement regarde ,
n as-tu point plutôt consulté ton désir que ton
pouvoir? Quand tu serois sûre de son aveu,
n aurois-tu donc aucun scrupule de m offrir un
cœur usé par une autre passion ? Grois-lu (jue le
mien dût s'en contenter , et que je pusse être
heureuse avec un homn»e que je ne rendrois pas
SIXÎKME PARTIE. /jOr)
heureux ? Cousine , penso-s-y mieux ; sans exi-
ger plus d'amour que je n'en puis ressentir mni-
luênic, tous lessenlimonts que j accorde je veux
qu'ils me soient rendus; et je suis trop honnête
femme pour pouvoir me passer de piaiic à mon-
mari. Quel garant as-tu donc de tes espérances?
Un certain plaisir à se voir, qui peut être l'effet
de la seule amitié; un transport pnssofjer, qui
peut naître à notre âge de la seule différence du
sexe; tout cela suffit-il pour les fonder? Si ce
transport eût produit quel((ue sentiment dura-
ble, est-il croyable qu il s'en fût tu non seulement
à moi, mais à toi, mais à ton mari, de qui ce
propos n'eût pu qu'être favorablement reçu? En
a-t-il jamais dit un mot à personne? Dans nos
têtes-à-têtes a-t-il jamais été question que de toi?
a-t-il jamais été question de moi dans les vôtres?
Puis-je penser que s'il avoit eu là-dessus quelque
secret pénible à garder, je n'aurôis jamais aperçu
sa contrainte, ou qu il ne lui seroit jamais échap-
pé d indiscrétion? Enfin , même depuis son dé-
part , de laquelle de nous deux parle-t-il le plus
dans ses lettres, de laquelle esi-il occupé dans
ses songes? Je t'admire de me croire sensible et
tendre , et de ne pas imaginer que je me dirai
tout cela ! Mais j'aperçois vos ruses , ma mi-
gnonne ; c est pour vous donner droit de repré-
sailles que vous m accusez d'avoir jadis sauvé
mon cœur aux dépens du vôtre. Je ne suis pas la
dupe de ce tour-là.
Voilà toute ma confession, cousine : je l'ai
4lO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
faite pour t'écJairer et non pour te contredire.
Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette
affaire. Tu connois à présent mon intérieur aussi
bien et peut-être mieux que moi-même : mon
lïonneur , mon bonheur, te sont chers autant
qu'à moi; et dans le calme des passions la rai-
son te fera mieux voir où je dois trouver lun et
l'autre. Charge-toi donc de ma conduite; je t'en
'remets Tentière direction. Rentrons dans notre
état naturel et chanf^eons entre nous de métier;
nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gou-
verne; je serai docile : c'est à toi de vouloir ce
que je dois faire , à moi de faire ce que tu vou-
dras. Tiens mon ame à couvert dans la tienne ;
que sert aux inséparables d'en avoir deux?
Ah çà ! revenons à présent à nos voyageurs.
Mais j'ai déjà tant parlé de lun que je n'ose plus
parler de lautre, de peur que la différence du
style ne se fit un peu trop sentir , et que l'amitié
même que j ai pour lAnglois ne dît trop en fa-
veur du Suisse. Et puis, que dire sur des lettres
qu'on n'a pas vues ? Tu devois bien au moins
m'envoyer celle de mylord Edouard : mais tu
n'as osé lenvoyer sans lautre, et tu as fort bien
fait... Tu pouvois pourtant faire mieux encore...
Ah! vivent les duègnes de vingt ans ! elles sont
plus traital)les qu'à trente.
Il faut au moins que je me venge en t'appre-
nant ce que tu as opéré par (;ette belle réserve;
c'est de me faire imaginer la lettre en question...
cette lettre si... cent fois plus si, qu'elle ne l'est
SIXIÈME PAF.TIE. 4' *
répllomrnt. De dcjjii je me plais à la rrmplii de
choses ((ui n'y sauroient êt«e. Va , si je n'y suis
pas adorée , c'est à toi que je ferai payer tout ce
qu'il en faudra rabattre.
En vérité , je ne sais après^tout cela comment
tu m'oses parler du courrier d'Italie. Tu prouves
que mon tort ne fut pas de l'attendre , mais de
ne pas lat tendre assez lon^-temps. Un pauvre
petit quart d'heure de plus,jallois au-devant
du paquet, je m'en emparois la première, je
lisois le tout à mon aise; et c'étoit mon tour de
me faire valoir. I^es raisins sont trop verts. On
me retient deux lettres ; mais j en ai deux autres
que , quoi que tu ptiisses croire , je ne change-
rois sûrement pas contre celles-là , quand tous
les sî du monde y seroient. Je te jure que si celle
d'Henriette ne tient pas sa place à côté de la
tienne , c'est qu'elle la passe , et que ni toi ni
moi n'écrirons de la vie rien d'aussi joli. Et puis
on se donnera les airs de traiter ce prodige de
petite impertinente ! ah ! c'est assurément pure
jalousie. En effet , te voit-on jamais à genoux
dt'vant elle lui baiser humblement les deux
mains l'une après lautre ? Grâce à toi la voilà
modeste comme une vierge , et grave comme un
Caton ; respectant tout le monde , jusqu'à sa
mère : il n'v a plus le mot pour rire à ce qu'elle
dit ; à ce (ju'elle écrit , pîjsse encore. Aussi , de-
puis que j'ai découvert ce nouveau talent, avant
que tu gâtes ses lettres comme ses propos, je
compte établir de sa chambre à la mienne un
4l2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
courrier d'Italie dont on n'escamotera point les
paquets.
Adieu , petite cousine. Voilà des réponses qui
t'apprendront à respecter mon crédit renaissant.
Je voulois te parle^' de ce pays et de ses habi-
tants : mais il faut mettre fin k ce volume; et
puis tu m'as toute brouillée avec tes fantaisies ,
et le mari m'a presque fait oublier les hôtes.
Gomme nous avons encore cinq ou six jours à
rester ici, etque j'aurai le temps de mieux revoir
le peu que j ai vu , tu ne perdras rien pour at-
tendre , et tu peux compter sur un second tome
avant rnqn départ.
LETTRE III.
DE MYLORD EDOUARD A M. DE WOLMAR.
JNoN, cher Wolmar, vous ne vous êtes point
trompé ; le jeune homme est sûr ; mais moi je
ne le suis guère , çt j'ai failli payer cher l'expé-
riencc qui m'en a convaincu. Sans lui je suc-
Comb ois moi-même à l'épreuve que je lui avois
destinée. Vous savez que pour contenter sa re-
connoissance, et remplir son ca^ur de nouveaux
objets, j'afFectois de donner à ce voyage plus
d'importance qu'il n'en avoit réellement. D^an-»
ciens penchants à flatter, une vieille habitude à
Suivre encore une fois; voilà, avec ce qui se
)'àpporfoif à Saint-Preux, tout ce qui m'enga-
SIXIÈME PARTIE. 4l3
geoit à rentreprencli'c. Dire les derniers adieux
aux attachements de ma jeunesse, ramener un
ami parfaitement fjuéri ; voilà tout le fruit que
j en voulois recueillir.
Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve
m'avoit laissé des inquiétudes : ce songe me ren-
dit suspects les transports de joie auxquels il s'é-
toit livré quand je lui avois annoncé qu'il étoit
le maître délever vos enfants et de passer sa vie
avec vous. Pour mieux fobserver dans les effu-
sions de son cœur , j'avois d'abord prévenu ses
diflicultés; en lui déclarant que je métablirois
moi-même avec vous, je ne laissois plus à son
amitié d'objections à me faire : mais de nouvelles
résolutions me firent changer de langage.
Il n'eut pas vu trois fois la marquise , que nous
fûmes d'accord sur son compte. Malheureuse-
ment pour elle, elle voulut le gagner , et ne fit
que lui montrer ses artifices. L'infortunée ! que
de grandes qualités sans vertu ! que d'amour sans
honneur! Cet amour ardent et vrai me touchoit,
m attaclîoit , nourrissoit le mien ; mais il prit la
teinte de son ame noire, et finit par me faire
horrepr. Il ne fut plus question d'elle.
Quand il eut vu Laure , qu'il connut son cœur ,
sa beauté , son esprit, et cet attachement sans
exemple , trop fait pour me rendre heureux , je
résolus de me servir d'elle pour bien éclaircir l'é-
tat de Saint -Preux. Si j'épouse Laure, lui dis-je,
mon dessein n est pas de la mener à Londres, où
quelqu'un pourroit la reconnoîre ,iiBais dans de*
4l4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lieux OÙ l'on sait honorer la vertu par-tout oU
elle est ; vous remplirez votre emploi , et nous ne
cesserons point de vivre ensemble. 8i je ne l'é-
pouse pas, il est temps de nie recueillir. V^ous
connoissez ma maison d Oxfoi d-Sliire , et vous
choisirez d'élever les enfants d'un de vos amis ,
ou d accompagner l'autre dans sa solitude. Il me
fît la réponse à laquelle je pouvois m'attendre :
mais je voulois lobserver par sa conduite. Car
si pour vivre à Clarens il lavorisoit un mariage
qu'il eut dû blâmer , ou si, dans cette occasion
délicate , il préfcroit à son bonheur la gloire de
son ami , dans 1 un et dans l'autre cas l'épreuve
étoit faite , et son cœur étoit jugé.
Je le trouvai d abord tel que je le desiroiSj
ferme contre le projet que je feignois d'avoir, et
armé de toutes les raisons qui dévoient m'em-
pêcher depouser Laurr. Je sentois ces raisons
mieux que lui ; mais je la voyois sans cesse, et
je la voyois affligée et tendre. Mon cœur, tout-
à-fait détaché de la maïqiiise , se fixa par ce
commerce assidu. Je trouvai dans les sentiments
deLaure de quoi redoubler rattachement qu'elle
m'avoit inspiré. J'eus honte de sacrifier à lopi-
nion , «|ue je méprisois, l'estime que je devois
à son mérite : ne devois-je rien aussi a l'espérance
que je lui avois donnée, sinon par mes discours,
au moins par mes soins.^Sans avoir rien promis,
ne rien tenir c'étoit la tromper; cette tronq)erie
étoit barbare. Enfin, joignante mon penchant
une espèce de devoir , et songeant plus à mon
>
SIXIÈME PARTIE. 4'5
boiiliour qu'à ma p,Ioire , j'achevai de l'aimer par
raison ; je résolus de pousser la feinte aussi loin
qu'elle pouvoil aller , et jusqu'à la réalité même
si je ne pouvois m'en tirer autrement sans in-
justice.
Cependant je sentis augmenter mon inquié-
tude sur le compte du jeune homme, voyant
qu il ne remplissoit pas dans toute sa force le
rôle dont il s'étoit chargé. Il s'opposoit à mes
vues , il improuvqit le nœud que je voulois for-
mer ; mais il conjbattoit mal mon inclination
naissante , et me parloit de Laure avec tant
d'éloges , qu'en paroissant me détourner de l'é-
pouser , il augmentoit mon penchant pour elle.
Ces contradictions malarmèrent. Je ne le trou-
vois point aussi ferme qu'il auroit dû l'être : il
semhloil n'oser heurter de front mon senti-
ment , il mollissoit contre ma résistance , il crai-
gnoit de me fâcher, il n avoit point à mon gré
pour son devoir l'intrépidité qu'il inspire à ceux
qui l'aiment.
D'autres observations augmentèrent ma dé-
fiance ; je sus qu'il voyoit Laure en secret ; je
remarquois entre eux des signes d intelligence.
L'espoir de s'unir à celui qu'elle avoit tant aimé
ne la rendoit point gaie. Je lisois bien la même
tendresse dans ses regards ; mais cette tendresse
n'étoit plus mêlée de joie à mon abord, la tris-
tesse y dominoit toujours. Souvent , dans les
plus doux épanchements de son cœur , je la
voyois jeter sur le jeune homme un coup-d'œil
4l6 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
à la dérobée, et ce coup-d œil étoit suivi de quel-
<|ues larmes quon clicrclioit à me cacher, ELiifin
le mystère fut poussé au point que j'en lus alarmé.
Ju(jcz de ma surprise. Que pouvois-je penser?
Navois-je récliautFé quun serpent dans mon
sein? Jusquoù nosois-je point porter mes soup-
çons cl lui rendre son ancienne injustice! Foi-
bles et malheureux cjue nous sommes ! c'est nous
qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous
plaindre que les méchants nous tourmentent,
si les bons se tourmentent encore entre eux?
Tout cela ne fit qu'achever de me déterminer.
Quoique j i{>norasse le lond de cette intrigue , je
\oyois que le cœur de Laure étoit toujours le
même ; et cette épreuve ne me la rendoit que
plus chère. Je me proposois d avoir une expli-
cation avec elle avant la conclusion ; mais je
voulois attendre jusqu'au dernier moment, pour
prendre auparavant par moi-même tous les
éclaircissements possibles. Pour lui, j'étois ré-
solu de me convaincre, de le convaincre, enfin
daller jusqu'au bout avant que de lui rien dire
ni de prendre un parti par rapport à lui, pré-
voyant une rupture infaillible, et ne voulant pas
njeltre un bon natuicl et \ ingt ans d honneur en
balance avec de.s soupçons.
Jja marquise nif^noroit rien de ce qui se pas-
soit entre nous. Elle avoit des épies dans le cou-
vent de Laure, et parvint à savoir qu'il étoit
question diC mariage. 11 n'en fallut p,as davantage
pour réveiller ses fureurs : elle «n'écrivit deh let-
SIXIÈME PxVRTIE. 4 I 7
très mena(^antes. Elle fit plus que décrire; mais
comme ce nétoit pas la première fois, et que
nous étions sur nos (jardcs, ses tentatives furent
vaines. J'eus seulement le plaisir tle \oir dans
loccasion que Saint-Preux savoit payer de sa
personne, et ne marchandoit pas sa vie pour
sauver celle d'un ami.
Vaincue par les transports de sa rage , la mar-
quise tomba malade et ne se releva plus. Ce fut
là le terme de ses tourments (i) et de ses crimes.
Je ne pus apprendre son état sans en être affligé.
Je lui envoyai le docteur Eswin; Saint -Preux y
fut de ma part : elle ne voulut voir ni lun ni
l'autre ; elle ne voulut pas niêrne entendre parler
de moi , et m'accabla d'imprécations borribles
chaque fois quelle entendit prononcer mou
nom. Je gémis sur elle, et sentis mes blessures
prêtes à se rouvrir. I^a raison vainquit ^ncore;
mais j'eusse été le dernier des hommes de songer
au mariage, tandis qu'une femme qui me fut si
chère étoit à l'extrémité, Saint-Preux, craignant
qu'enfin je ne pusse résister au désir de la voir,
me proposa le voyage de Naples , et j'y consentis.
Le surlendemain de notre arrivée , je le vis
entrer dans ma chambre avec une conienance
ferme et grave, et tenant une lettre à la main.
Je m'écriai : La marquise est morte ! Plût à Dieu !
reprit-il froidement ; il vaut mieux n'être plus
(i) Par la lettre de mylord Edouard ci-devant suppri-
mée, on voit qu'il pensoit qu'à la mort des méchants leurs
âmes étoient anéanties.
^■ 27
4l8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
que d'exister pour mal faire. Mais ce n'est pas
d'elle que je viens vous parler; écoutez-moi.
J'attendis en silence.
Mylord , me dit- il, en me donnant le saint
nom d'ami vous m'apprîtes à le porter. J'ai rem-
pli la fonction dont vous m'avez chargé; et, vous
voyant prêt à vous oublier, j'ai dû vous rappeler
à vous-même. Vous n'avez pu rompre une chaîne
que par une autre. Toutes deux étoicnt indignes
de vous. S'il n'eût été question que d'un mariage
inégal, je vous aurois dit, songez que vous êtes
pair d'Angleterre, et renoncez aux honneurs du
monde, ou respectez l'opinion. Mais un mariage
abject ! . . . vous ! . . . Choisissez mieux votre
épouse. Ce n'est pas assez qu'elle soit vertueuse,
elle doit être sans tache. . . la femme d'Edouard
Bomston n'est pas facile à trouver. Voyez ce que
j'ai fait.
Alors il me remit la lettre. Elle étoit de Laure.
Je ne l'ouvris pas sans émotion. « L'amour a
« vaincu , me disoit-elle : vous avez voulu m'é-
i' pouser; je suis contente. Votre ami ma dicté
i( mon devoir; je le remplis sans regret. En vous
(( déshonorant j'aurois vécu malheureuse ; en
« vous laissant votre gloire je crois la partager.
<c Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir
« si cruel me fait oublier la honte de ma jeu-
« nesse. Adieu; dès cet instant je cesse d'être en
« votre pouvoir et au mien. Adieu pour jamais.
« O Edouard ! ne portez pas le désespoir dans
« ma retraite ; écoutez mon dernier vœu. Ne
SIXIÈME PARTIE. /jiy
" donnez à nulle autre une place que je n ai pu
« remplir. Il fut au monde un cœur fait pour
« vous, et c'étoit celui de I^aure. »
L'agitation m'empêchoit de parler. Il profita
de mon silence pour me dire quaprès mon dé-
part elle avoit pris le voile dans le couvent où
elle étoit pensionnaire; que la cour de Rome,
informée qu'elle devoit épouser un luthérien ,
avoit donné des ordres pour m'empêcher de la
revoir; et il m'avoua franchement qu'il avoii
pris tous ces soins de concert avec elle. Je ne
m'opposai point à vos projets, continua-t-il ,
aussi vivement que je l'aurois pu, craignant un
retour à la marquise , et voulant donner le change
à cette ancienne passion par celle de T^aure. En
vous voyant aller plus loin quil ne falloit, je fis
d'abord parler la raison ; mais, ayant trop acquis
par mes propres fautes le droit de me défier
d'elle , je sondai le cœur de Laure ; et , y trouvant
toute la générosité qui est inséparable du véri-
table amour, je m'en prévalus pour la porter au
sacrifice qu'elle vient de faire. L'assurance de
n'être plus fobjet de votre mépris lui releva le
courage et la rendit plus digne de votre estime.
Elle a fait son devoir; il faut faire le vôtre.
Alors s'approchant avec transport, il me dit
en me serrant contre sa poitrine : Ami, je lis,
dans le sort commun que le ciel nous envoie,
la loi commune qu'il nous prescrit. Le régne de
famour est passé , que celui de l'amitié com-
mence; mon cœur n'entend plus que sa voix
420 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
sacrée, il ne connoît plus (Vautre chaîne que
celle qui me lie à toi. Choisis le séjour que tu
veux hahiter; Clarcns, Oxlbrd, Londres, Paris,
ou Rome; tout me convient, pourvu que nous y
vivions ensemhle. Va , viens ou tu voudias , cher-
che un asile en quelque lieu que ce puisse être,
je te suivrai par-tout : j en lais le serment solen-
nel à la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus
quà la mort.
Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ardent
jeune homme éclatoient dans ses yeux. J'ouhliai
îa marquise et Laure. Que peut-on regretter au
jnonde quand on y conserve un ami ? Je vis aussi,
par le parti qu'il prit sans hésiter dans cette occa-
sion, qu'il étoit guéri vériiahlement et que vous
n'aviez pas perdu vos peines ; enfin j'osai croire,
par le vœu qu'il fit de si bon cœur de rester atta-
ché à moi , qu il l'étoit plus à la vertu qu'à ses
anciens penchants. Je puis donc vous le ramener
en toute confiance. Oui*, cher Wolmar , il est
digne d'élever des hommes , et , qui plus est ,
d'habiter votre maison.
Peu de jours après j'appris la mort de la mar-
quise. Il y avoit long- temps pour moi qu'elle
étoit morte; cette perte ne me toucha plus. Jus-
iju'ici j avois regardé le mariage comme une dette
que chacun contracte à sa naissance envers son
espèce, envers son pays, et j'avois résolu de me
marier moins par inclination que par devoir,
lai changé de sentiment. L obligation de se ma-
rier n'est pas commune à tous ; elle dépend pour
SIXIÈME PARTIE. /J2I
chaque homme de l'état où le sort la placé : c'est
pour le peuple, pour l'artisan, pour le villageois,
pour 1rs hommes vraiment utiles, que le célibat
est illicite; pour les onhcs qui dominent les au-
tres, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne
sont toujours que trop remplis, il est permis et
niônie convenal)le. Sans cela, l'état ne fait que se
dépeupler par la multiplication des sujets qui
lui sont à charge. Les hommes auront toujours
assez de maîtres , et l'Angleterre manquera plu-
tôt de laboureurs que de pairs.
Je me crois donc libre et maître de moi dans
la condition où le ciel m'a fait naître. A 1 âge où
je suis on ne répare plus les pertes que moil
cœur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me
reste , et ne puis mieux le rassembler qu'à Gla-
rens. J'accepte donc toutes vos offres , sous les
conditions que ma fortune y doit mettre , alin
qu'elle ne me soit pas inutile. Après l'engage-
ment qu'a pris Saint-Preux , je n'ai plus d'autre
moyen de le tenir auprès de vous que d'y de-
meurer moi-même; et si jamais il y est de trop ,
il me suffira d'en partir. Le seul embarras qui
me reste est pour mes voyages d Angleterre j
car, quoique je n'aie plus aucun crédit dans le
parlement, il me suffit d'en être membre pour
faire mon devoir jusqu'à la fin. Mais j'ai un col-
lègue et un ami sûr que je puis charger de ma
voix dans les affaires courantes. Dans les occa-
sions où je croirai devoir m'y trouver moi-mê-
me, notre élève pourra ni'accompagner , même
422 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
avec les sieijs quand ils seront un peu plus
grands , et que vous voudrez bien nous les con-
fier. Ces voyages ne sauroient que leur être
utiles et ne seront pas assez; longs pour affliger
beaucoup leur mère.
Je n ai point montré cette lettre à St.-Preux ;
ne la montrez pas entière à vos dames : il con-
vient que le projet de cette épreuve ne soit ja--
mais connu que de vous et de moi. Au surplus,
ne leur cachez rien de ce qui fait honneur à mon
digne ami , même à mes dépens. Adieu , cher
Wolmar, Je vous envoie les dessins de mon
pavillon ; réformez , changez comme il vous
plaira; mais faites-y travailler dès-à-préscnt , sii
se peut. J'en voulois ôter le salon de musique ;
car tous mes goûts sont éteints , et je ne me
soucie plus de rien. Je le laisse, à la prière de
Saint-Preux , qui se propose d'exercer dans ce
salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques
livres pour l'augmentation de votre bibliothè-
que ; mais que trouverez-vous de nouveau dans
des livres? O Wolmar ! il ne vous manque que
d'apprendre à lire dans celui de la nature pour
être le plus sage des mortels.
SIXIÈME PARTIE. 423
LETTRE IV.
DE M. DE WOLMAR A MYLORD EDOUARD.
J E me suis attendu , cher Bomston, au dénoue-
ment de vos longues aventures. Il eût paru bien
étrange qu'ayant résisté si long -temps à vos
penchants , vous eussiez attendu , pour vous
laisser vaincre , qu un ami vînt vous soutenir ,
quoiqu'à vrai dire on soit souvent plus foihle en
s'appuyantsur un autre que quand on ne compte
que sur soi. J'avoue pourtant que je fus alarmé
de votre dernière lettre, où vous m'annonciez
votre mariage avec Laure comme une affaire
absolument décidée. Je doutai de l'événement
malgré votre assurance; et, si mon attente eût
été trompée , de mes jours je n'aurois revu Saint-
Preux. Vous avez fait tous deux ce que j'avois
espéré de l'un et de l'autre, et vous avez trop
bien justifié le jugement que j'avois porté de
vous, pour que je ne sois pas charmé de vous
voir reprendre nos premiers arrangements. Ve-
nez , hommes rares , augmenter et partager le
bonheur de cette maison. Quoi qu'il en soit de
l'espoir des croyants dans l'autre vie , j'aime à
passer avec eux celle-ci , et je sens que vous me
convenez tous mieux tels que vous êtes que si
vous aviez le malheur de penser comme moi.
Au reste , vous savez ce que je vous dis sur
424 t.A NOUVELLE HÉLQÏSE.
son sujet à votre départ. Je n'avois pas besoin
pour le juger de votre épreuve , car la mienne
étoit faite , et je crois le connoître autant qu'un
homme en peut connoître un autre. J'ai d'ail-
leurs plus d'une raison de compter sur son cœur,
et de bien meilleures cautions de lui que lui-
même. Quoique dans votre renoncement au ma-
riage il paroisse vouloir vous imiter , peut-être
trouvcrez-vous ici de quoi l'engager à changer
de système. Je m'expliquerai mieux après votre
retour.
Quant à vous, je trouve vos distinctions sur
le célibat toutes nouvelles et fort suf)tiles. Je-les
crois même judicieuses pour le politique qui ba-
lance les forces respectives de l'état afin d'en
maintenir l'équiUbre. Mais je ne sais si dans vos
principes ces raisons sont assez soHdcs pour dis-
penser les particuliers de leur devoir envers la
nature. Il sembleroit que la vie est un bien qu'on
ne reçoit qu'à la cliarge de le transmettre , une
sorte de substitution qui doit passer de race en
race, et que quiconque eut un père est obligé
de le devenir. G'étoit votre seiuiment jusqu'ici ,
c'étoit une des raisons de votre voyage; mais je
sais d'où vous vient cette nouvelle philosophie,
et j'ai vu dans le liillet de F^aure un argument
auquel voire cœur n'a point de réplique.
La petite cousine est depuis huit ou dix jours
à Genève avec sa famille pour des emplettes et
d'autres affaires. Nous l'attendons de retour de
jour en jour. J'ai dit à ma femme de votre lettre
SIXIÈME PARTIE. /pS
tout ce qu elle en devoit savoir. Nous avions ap-
pris par M, Miol que le mariafje éloit rompu ;
mais elle ignoroit la part qu'avoit Saint-Preux à
cet événement. Soyez sûr qu elle n apprendra ja-
mais qu'avec la plus vive joie tout ce qu'il fera
pour mériter vos bienfaits et justifier voire es-
time. Je lui ai montré les dessins de votre pa-
villon; elle les trouve de très bon goût : nous y
ferons pourtant quelque changement que le lo-
cal exige, et qui rendront votre logement plus
commode ; vous les approuverez sûrement. Nous
attendons Tavis de Claire avant d'y toucher ;
car vous savez qu'on ne peut rien faire sans elle.
En attendant j'ai déjà mis du monde en œuvre,
et j'espère qu'avant fhiver la maçonnerie sera
fort avancée.
Je vous remerdîe de vos livres ; mais je ne lis
plus ceux que j'entends , et il est trop tard pour
apprendre à lire ceux que je n'entends pas. Je
suis pourtant moins ignorant que vous ne m'ac-
cusez de l'être. Le vrai livre de la nature est
pour moi le cœur des hommes , et la preuve que
j y sais lire est dans mon amitié pour vous.
LETTRE V.
DE MADAME DORBE A MADAME DE WOLMAR.
J'ai bien des griefs, cousine , à la charge de ce
séjour. Le plus grave est qu'il me donne envie
426 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cVy rester. La ville est cliarmante, les habitante
sont hospitaliers, les mœurs sont honnêtes; et
la liberté, que j aime sur toutes choses, semble
s'y être réfujjiée. Plus je contemple ce petit état,
plus je trouve qu'il est beau d'avoir une patrie ;
et Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en
avoir une, et n'ont pourtant qu'un pays! Pour
moi , je sens que si j'étois née dans celui-ci, j au-
rois lame toute romaine. Je n'oserois pourtant
pas trop dire à présent,
Rome n'est plus à Rome , elle est toute où je suis ;
car j'aurois peur que dans ta malice tu n'allasses
penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome ,
et touj-ours Rome ? restons à Genève.
Je ne te dirai rien de l'aspect du pays. Il res-
semble au nôtre, excepté qu'il est moins mon-
tueux , plus champêtre , et qu'il n'a pas des cha-
lets si voisins (i). Je ne te dirai rien non plus du
jîfouvernement. Si Dieu ne t'aide, mon père t'en
parlera de reste : il passe toute la journée à po-
litiquer avec les maf^istrats dans la joie de son
Cfjeur; et je le vois doja très mal édifié que la
gazette parle si peu de Genève. Tu peux juger
de IcuYs conférences par mes lettres. Quand ils
m'excèdent, je me dérobe, et je t'ennuie pour me
désennuyer.
Tout ce qui m'est resté de leurs longs entre-
tiens, c'est beaucoup d'estime pour le grand sens
•
(i) L'éditeur les croit un peu rapprochés.
SIXIÈME PARTIE. /[2']
qui régne en cette ville. A voir J'action et réac-
tion mutuelles de toutes les parties de l'état qui
le tiennent en équilibre, on ne peut douter quil
n'y ait plus d art et de vrai talent employés au
gouvernement de cette petite république qu'à
celui des plus vastes empires, oii tout se soutient
par sa propre masse, et où les rênes de létal
peuvent tomber entre les mains d'un sot sans
que les affaires cessent d aller. Je te réponds
quil n'en seroit pas de même ici. Je n'entends
jamais parler à mon père de tous ces grands mi-
nistres des grandes cours sans songer à ce pau-
vre musicien qui barbouilloit si fièrement sur
notre grand orgue (i) à Lausanne, et qui se
croyoit un fort liabile homme parcequil faisoit
heaucoup de bruit. Ces gens-ci n ont qu'une pe-
tite épinette; mais ils en savent tirer une bonne
harmonie , quoiqu elle soit souvent assez mal
d'accord.
Je ne le dirai rien non plus... Mais à force de
ne te rien dire je ne finirois pas. Parlons de quel-
que chose pour avoir plus tôt fait. Le Genevois
est de tous les peuples du monde celui qui ca-
che le moins son caractère et qu'on connoît le
plus promptement. Ses mœurs, ses vices même,
sont mêlés de franchise. Il se sent naturellement
(i) Il Y avait grande orgue. Je remarquerai , pour ceux
de nos Suisses et Genevois qui se piquent fie parler cor-
rectement, que le mot orgue est masculin au sin^julier,
féminin au pluriel , et s'emploie également dans les deux
nombres-, mais le singulier est plus élégant.
428 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
bon; et cela lui suffit pour ne pas craindre de
se montrer tel qu'il est. Il a de la générosité, du
sens, de la pénétration; mais il aime trop l'ar-
gent : défaut que j'attribue à sa situation qui le
lui rend nécessaire; car le territoire ne suffiroit
pas pour nourrir les babitants.
Il arrive de là que les Genevois, épars dans
l'Europe pour s'enrichir, imitent les grands airs
des étrangers, et s, après avoir pris les vices des
pays où ils ont vécu (i), les rapportent chez eux
en triomphe avec leurs trésors. Ainsi le luxe des
autres peuples leur fait mépriser leur antique
simplicité: la fière liberté leur paroît ignohle;
ils se forgent des fers d'argent , non comme une
chaîne, mais comme un ornement.
Hé bien! ne me voilà-t-il pas encore dans
cette maudite politique? Je. m'y perds, je m'y
noie, j'en ai par-dessus la tête, je ne sais plus
par où m'en tirer. Je n'entends parler ici d'autre
chose, si ce n'est quand mon père n'est pas avec
nous, ce qui n'arrive qu'aux heures des cour-
riers. C'est nous, mon enfant, qui portons par-
tout notre influence; car (Tailleurs les entretiens
du pays sont utiles et variés, et l'on n'aj)prend
rien de bon dans les livres qu'on ne puisse ap-
prendre ici dans la conversation. Comme autre-
fois les mœurs angloises ont pénétré jusqu'en
ce pays, les hommes, y vivant encore un peu
(i) Maintenant on ne leur donne plus la peine de les
aller chercher, on les leur porte.
SIXIÈME PARTIE. /^2C)
plus'séparés des femmes que dans le nôtre, con-
tractent entre eux un ton plus grave, et {jcné-
ralcmcnt plus de solidité dans leurs discours.
Mais aussi cet avantage a son inconvénient qui
se fait bientôt sentir. Des longueurs toujours
excédantes, de* arguments, des exordes, un peu
d'apprêt, quel([uelôis des phrases, rarement de
la légèreté, jamais de cette simplicité naïve qui
dit le sentiment avant la pensée, et lait si bien
"valoir ce rpi elle dit. Au iitu (jue le François écrit
comme il parle, ceux-ci patient comme ils écri-
vent; ils dissertent, au lieu de causer; on les croi-
roit toujours prêts à soutenir thèse. Us distin-
guent, ils divisent, ils traitent la conversation
par points; ils mettent dans leurs propos la
même méthode que dans leurs livres; ils sont
auteurs, et toujours auteurs. Ils semblent lire
en parlant, tant ils observent bien lesétymo-
logies, tant ils font sonner toutes les lettres avec
soin. Ils articulent le marc du raisin comme
Marc nom d'homme; ils disent exactement du
taba k et non pas du taha, un pare-sol ^l non
pas un parasol y avan-t-liier et non pas avan-
hier, secrétaire et non pas se^retaii^e ^ un lac-
d'amour o\\ l'on se noie, et non pas oii Ion sé-
trangle; par-tout les s finales, par-tout les /• des
infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu,
leurs discours sont i\Qi harangues, et ils jasent
comme s'ils prêclioient.
Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec ce ton
dogmatique et froid ils sont vifs, impétueux, et
43à LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ont les passions très ardentes : ils diroient même
assez bien les choses de seii liment s'ils ne di-
soient pas tout, ou s ils ne parloient qu'à des
oreilles: mais leurs points, leurs virgules, sont
tellement insupportables, ils peignent si posé-
ment des émotions si vives, que, quand ils ont
achevé leur dire, on cherclieroit volontiers autour
d'eux où est l'homme qui sent ce qu'ils ont décrit.
Au reste, il faut t'avouer que je suis un peu
payée pour bien penser de leurs cœurs, et croire
qu'ils ne sont pas de mauvais goût. Tu sauras en
confidence qu'un joli monsieur à marier, et, dit-
on, fort riche, m'honore de ses attentions, et
qu'avec des propos assez tendres il ne m'a point
fait chercher ailleurs l'auteur de ce qu'il me di-
soit. Ah! s'il étoit venu il y a dix-huit rnois, quel
plaisir j'aurois pris à me donner un souverain
pour esclave, et à faire tourner la tête à un ma-
gnifique seigneur! Mais à présent la mienne n'est
plus assez droite pour que le jeu me soit agréa-
ble, et je sens que toutes mes folies s'en vont
avec ma raison.
Je reviens à ce goût de lecture qui porte les
Genevois à penser. Il s'étend à tous les états, et
se fait sentir dans tous avec avantage. Le Fran-
çois lit beaucoup; mais il ne lit que les livres
nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour
les lire que pour dire qu'il les a lus. Le Genevois
ne lit que les bons livres; il les lit, il les digère:
il ne les juge pas, mais il les sait. liC jugement
et le choix se font à Paris ; les livres choisis sont
SIXIÈME PARTIE. 4^1
presque les seuls qui vont à Genève. Cela fait
que la lecture y est moins mêlée et s'y fait avec
plus de profit. Les femmes dans leur letraite (i)
lisent de leur côté; et leur ton s'en ressent aussi,
mais d'une autre manière. Les belles madaraes
y sont petites -maîtresses et beaux -esprits tout
comme chez nous. Les petites citadines elles-
mêmes prennent dans les livres un babil plus
arrangé , et certain choix d'expressions qu'on
est étonné d'entendre sortir de leur bouche,
comme quelquefois de celle des enfants. Il faut
tout le bon sens des hommes, toute la gaieté
des femmes, et tout l'esprit qui leur est com-
mun, pour qu'on ne trouve pas les premiers un
peu pédants et les autres un peu précieuses.
Hier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d'ou-
vriers, fort jolies, causoient devant leur bouti-
que d'un air assez enjoué pour me donner de la
curiosité. Je prêtai loreille, et j'entendis qu'une
des deux proposoit en riant d'écrire leur jour-
nal. Oui, reprit l'autre à l'instant; le journal tous
les matins, et tous les soirs le commentaire.
Qu'en dis-tu, cousine? Je ne sais si c'est là le ton
des fdles d'artisans; mais je sais qu'il faut faire
un furieux emploi du temps pour ne tirer du
cours des journées que le commentaire de son
journal. Assurément la petite personne avoit lu
les aventures des mille et une nuits.
(i) On se souviendra que cette lettre est de vieille date ,
et je crains bien que cela ne soit trop facile à voif.
432 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Avec ce style un peu {guindé, les Genevoisea
ne laissent pas dètie vives et piquantes, et
l'on voit autant de grandes passions ici qu'en
ville du monde. Dans la simplicité de leur pa-
rure elles ont de la grâce et du goût; elles en
ont dans leur entretien, dans leurs manières.
Comme les hommes sont moins galants que ten-
dres, les femmes sont moins coquettes que sen-
sibles; et cette sensibilité donne même aux plus
honnêtes un tour desprit agréable et fin qui
va au cœur et qui en tire toute sa finesse. Tant
que les Genevoises seront Genevoises , elles se-
ront les plus aimables femmes de 1 Europe ;
mais bientôt elles voudront être Françoises, et
alors les Françoises vaudront mieux qu'elles.
Ainsi tout dépérit avec les mœurs. Le meilleur
goût tient à la vertu même; il disparoît avec elle,
et fait place à un goût factice et guindé qui n'est
plus que l'ouvrage de la mode. Le véritable esprit
est presque dans le même cas. N est-ce pas la mo-
destie de notre sexe qui nous oblige d'user d a-
dresse pour repousser les agaceries des hommes?
et s'ils ont besoin d art pour se faire écouter, nous
en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre?
N'est-ce pas eux qui nous délient fesprit et la
langue, qui nous rendent plus vives à la ri-
poste (i), et nous forcent de nous moquer d'eux?
Car enfin , tu as beau dire, une certaine coquet-
(i)Il fixWoh risposte^ de l'italien risposla; toutefois /v^oi'/e
se dit aussi, et je le laisse. Ce n'est au pi.« aller qu'une
faute de plu«.
SIXIÈME PARTIE. 4^3
terie maligne et railleuse désoriente encore plus
les soupirants que le silence ou le mépris. Quel
plaisir de voir un beau Céladon , tout décon-
certé, se confondre, se troubler, se perdre à
chaque repartie, de s'environner contre lui de
traits moins brûlants, mais plus aigus que ceux
de l'Amour; de le cribler de pointes de glace qui
piquent a l'aide du froid! Toi-même, qui ne fais
semblant de rien, crois -tu que tes manières
naïves et tendres, ton air timide et doux, ca-
chent moins de ruse et d'habileté que toutes
mes étourderies? iNJa foi, mignonne, si! falloit
compter les galants que chacune de nous a per-
siflés, je doute fort qu'avec ta mine hypocrite
ce fût toi qui serois en reste. Je ne puis m'eni-
pêcher de rire encore en songeant à ce pauvre
Conflans, qui venoit tout en furie me repro-
cher que tu l'aimois trop. Elle est si caressante,
me disoit-il, que je ne sais de quoi me plaindre;
elle me parle avec tant de raison , que j'ai honte
d'en manquer devant elle; et je la trouve si fort
mon amie, que je n'ose être son amant.
Je ne crois pas quil y ait nulle part au monde
des époux plus unis et de meilleurs ménages
que dans cette ville. La vie domestique y est
agréable «et douce: on y voit des maris com-
plaisants, et presque d'autres Julies. Ton sys-
tème se vérifie très bien ici. Les deux sexes ga-
gnent de toutes manières à se donner des tra-
vaux et des amusements différents qui les em-
pêchent de se rassasier lun de l'autre, et font
434 LA NOUVELLE HELOÏSE.
qu'ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi
s'aiguise la volupté du sa^ifc ; s'abstenir pour
jouir, c'est ta philosophie; c'est l'ëpicuréisme de
la raison.
Malheureusement cette antique modestie com-
mence à décliner. On se rapproche, et les cœurs
s'éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé
de bien et de mal, mais à différentes mesures.
Le Genevois tire ses vertus de lui-même; ses
vices lui viennent d'ailleurs. INon seulement il
voyage beaucoup , mais il adopte aisément les
mœurs et les manières des autres peuples ; il
parle avec facilité toutes les langues; il prend
sans peine leurs divers accents, quoiquil ait lui-
même un accent traînant très sensible, sur-tout
dans les femmes , qui voyagent moins. Plus
humble de sa petitesse que fier de sa liberté , il
se fait chez les nations étrangères une honte de
sa patrie; il se hâte pour ainsi dire de se natu-
raliser dans le pays où il vit , comme pour faire
oublier le sien : peut-être la réputation qu'il a
d'être âpre au gain .contribue-t-elie à cette cou-
pable honte. Il vaudroit mieux sans doute effa-
cer par son désintéressement lOpprobre du nom
genevois , que de lavilir encore en craignant de
le porter : mais le Genevois le mépriie. même
en le rendant estimable; et il a plus de tort en-
core de ne pas honorer son pays de son propre
mérite.
Quelque avide qu'il puisse être , on ne le voit
guère aller à la fortune par des moyens serviles
1
SIXIÈME PARTIE. 4^5
et bas; il n'aime point s'attacher aux fjrands et
ramper dans les cours. L'esclava^jc personnel ne
lui est pas moins odieux que l'esclavaf^e civil.
Flexible et liant comme Aicibiade , il supporte
aussi peu la servitude; et quand il se piie aux
usages des autres, il les imite sans s'y assujettir.
Le commerce , étant de tous les moyens de s'en-
licliir le plus compatible avec la liberté, est
aussi celui que les Genevois préfèrent. Ils sont
presque tous marchands ou banquiers; et ce
grand objet de leurs désirs leur fait souvent en-
fouir de rares talents que leur prodigua la na-
ture. Ceci me ramène au commencement de md
lettre. Ils ont du j^énie et du coiu'age ; ils sont
vifs et pénétrants ; il n'y a rien d'honnête et de
grand au-dessus de leur portée : mais plus pas-
sionnés d'argent que de gloire , pour vivre dans
l'abondance ils meurent dans l'obscurité, et lais-
sent à leurs enfants pour tout exemple lamour
des trésors quils leur ont acquis.
Je tiens tout cela des Genevois mêmes; car ils
parlent d'eux fort impartialement. Pour moi, je
ne sais comment ils sont chez les autres, mais
je les trouve aimables chez eux , et je ne c<^nnois
qu'un moyen de quitter sans regret Genève.
Quel est ce moyen, cousine ? Oh ! ma foi, tu as
beau prendre ton air humble; si tu dis ne l'avoir
pas déjà deviné, tu mens. Cest après-demain
que s'embarque la bande joyeuse dans un joli
brigantin appareillé de lète ; car nous avons
choisi feau à cause de la saison , et pour de-
28.
436 LA NOUVELLE HÉLOÏSÈ.
meUrer tous rassemblés. Nous comptons cou-
cher le même soir à Morjyes, le lendemain à
Lausanne (i), pour la cérémonie, et le surlen-
demain... tu m'entends. Quand tu verras de loin
briller des flammes, flotter des banderoles,
quand tu entendras ronfler le canon, cours par
toute la maison comme une folle , en criant ,
Armes ! armes ! voici les ennemis ! voici les en-
nemis.
P. S' Quoique la distribution des logements
entre incontestablement dans les droits de ma
charfje, je veux bien m'en désister en cette oc-
casion. J'entends seulement que mon père soit
logé chez mylord Edouard à cause des cartes de
géographie , et qu'on achève d'en tapisser du
haut en bas tout l'appartement.
LETTRE VL
DE MADAME DE WOLMAR A SAINT-PREUX.
Quel sentiment délicieux j'éprouve en com-
Tnencjant cette lettre! Voici la première fois de
ma vie où j'ai pu vous écrire sans crainte et sans
(i) Comment cela ? Lausanne n'est pas au bord du
lac; il y a du port à la ville une demi-lieue de fort mau-
vais chemin ; et puis il faut un peu supposer que tous
ces jolis arrangements ne seront point contraries par U
vent.
SIXIÈME PARTIE. 437
honte. Je m'honore de l'amitié qui nous joint
comme d'un retour sans exemple. On étouffe de
grandes passiobs, rarement on les épure. Ou-
hlier ce qui nous fut cher quand l'honneur le
veut , c'est l'effort d'une ame honnête et com-
mune ; mais , après avoir été ce que nous fumes ,
être ce que nous sommes aujourd'hui, voilà le
vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait ces-
ser d'aimer peut être un vice ; celle qui change
un tendre amour en une amitié non moins vive
ne sauroit être équivoque.
Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos
seules forces? Jamais , jamais, mon bon ami ; le
tenter même étoit une témérité. Nous fuir étoit
pour nous la première loi du devoir, que rien
ne nous eût permis d'enfreindre. Nous nous se-
rions toujours estimés , sans doute : mais nous
aurions cessé de nous voir , de nous écrire; nous
nous serions efforcés de ne plus penser l'un à
lautre ; et le plus grand honneur que nous pou-
vions nous rendre mutuellement étoit de rom-
pre tout commerce entre nous.
Voyez, au lieu de cela , quelle est notre situa-
tion présente. En est-il au monde une plus agréa-
ble? et ne goûtons-nous pas mille fois le jour le
prix des combats qu'elle nous a coûtés ? Se voir,
s'aimer, le sentir, s'en féliciter, passer les jours
ensemble dans la familiarité fraternelle et dans
la paix de l'innocence, s'occuper l'un de l'autre,
y penser sans remords, en parler sans rougir, et
s'honorer à ses propres yeux du même attache
438 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
ment qu'on s'est si lonjy-tenips reproché; voilà
le point où nous en sommes. O ami , quelle
carrière d honneur nous avons d^ja parcourue!
Osons noLis en glorifier pour savoir nous y
maintenir, et lachever coniir.e nous Tavons
commencée.
A qui devons-nous un honheur si rare? vous
le savez. J'ai vu votre cœur sensible, plein des
bienfaits du meilleur des hommes, aimer à s'en
pénétrer. Et comment nous seroient-ils à charge,
à vous et à moi? Us ne nous imposent point de
nouveaux devoirs ; ils ne font que nous rendre
plus chers ceux qui nous étoient déjà si sacrés.
Le seul moyen de reconnoître ces soins est d'en
être dignes , et tout leur prix est dans leur suc-
cès. Tenons-nous-en donc là dans i effusion de
notre zèle; payons de nos vertus celles de notre
bienfaiteur : voilà tout ce que nous lui devons.
Il a fait assez pour nous et pour lui s'il nous a
rendus à nous-mêmes. Absents ou présents, vi-
vants ou morts , nous porterons par-tout un
témoignage qui ne sera perdu pour aucun des
trois.
Je faisois ces réflexions en moi-même quand
mon mari vous destinoit l'éducation de ses en-
fants. Quand mylord Edouard m'annonça son
prochain retour et le vôtre , ces mêmes réflexion.**
revinrent, et d'autres encore, qu'il importe de
vous communiquer tandis qu'il est temps de les
faire.
Ce n'est point de moi qu'il est question , c'est
SIXIÈME PARTIE. 439
de vous : je me crois plus en droit de vous don-
ner des conseils depuis qu'ils sont tout-à-fait dés-
intéressés, et que nayani plus ma sûreté pour
objet, ils ne se rapportent quïi vous-même. Ma
tendre amitié ne vous est pas suspecte, et je n'ai
que trop acquis de lumières pour faire écouter
mes avis.
Permettez -moi de vous offrir le tableau de
l'état où vous allez être, afin que vous exami-
niez vous-même s'il n a rien qui vous doive ef-
frayer. O bon jeune bommel si vous aimez la
vertu, écoutez d'une oreille chaste les conseils
de votre amie. Elle commence en tremblant un
discours qu elle voudroit taire : mais comment
le taire sans vous trahir? Sera-t-il temps de
voir les objets que vous devez craindre, quand
ils vous auront égaré? Non , mon ami; je suis la
seule personne au monde assez familière avec
vous pour vous les présenter. Nai-je pas le droit
de vous parler, au besoin, comme une sœur,
comme une mère? Ah! si les leçons d'un cœur
honnête étoient capables de souiller le vôtre , il
y a long-temps que je n'en aurois plus à vous
donner.
Votre carrière, dites -vous, est finie; mais
convenez quelle est finie avant làge. L'amour
est éteint , les sens lui survivent , et leur délire
est d'autant plus à craindre, que, le seul senti-
ment qui le bornoit n'existant plus, tout est oc-
casion de chute à qui ne tient plus à rien. Un
homme ardent et sensible , jeune et garçon, vent
44o I.A NOUVELLE HÉLOÏSE.
élre continent et chaste ; il sait , il sent , il Fa
dit mille fois,. que la force de lame qui produit
toutes les' vertus tient à la pureté qui les nourrit
toutes. Si l'amour le préserva des mauvaises
mœurs dans sa jeunesse, il veut que la raison
l'en préserve dans tous les temps : il connoit
pour les devoirs pénibles un prix qui console
de leur rigueur ; et , s'il en coûte des combats
quand on veut se vaincre, fera-t-il moins au-
jourdhui pour le Dieu quil adore, qu'il ne fit
pour la maîtresse qu il servit autrefois ? Ce sont
là , ce me semble , des maximes de votre morale,
ce sont donc aussi des régies de votre conduite;
car vous avez toujours méprisé ceux qui , con-
tants de l'apparence, parlent autrement qu'ils
n'agissent, et chargent les autres de lourds far-
deaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-
mêmes.
Quel genre de vie a choisi cet homme sage
pour suivre les lois qu'il se prescrit? Moins phi-
losophe encore qu il n'est vertueux et chrétien ,
sans doute il na point pris son orgueil pour
guide. Il sait que Ihomme est plus libre d'éviter
les tentations que de les vaincre, et qu'il n'est
pas question de réprimer les passions irritées ,
mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-il
donc aux occasions dangereuses? fuit-il les ob-
jets capables de lémouvoir? fait4l d'une humble
défiance de lui-même la sauvegarde de sa ver-
tu? Tout au contraire, il n'hésite pas à s'offrir
aux plus téméraires combats. A trente ans , il va
SIXIÈME PARTIE. 44'
s'enfermer dans une solitude avec des femmes
de son ège , dont une lui fut trop chère pour
quun si dangereux souvenir se puisse effacer,
dont lautre vit avec lui dans une étroite fami-
liarité , et dont une troisième lui tient encore
par les droits qu'ont les bienfaits sur les âmes
reconnoissantcs. 11 va s'exposer à tout ce qui
peut réveiller en lui des passions mal éteintes;
il va s'enlacer dans les piéjyes qu il devroit le plus
redouter. Il n'y a pas un rapport dans sa situa-
tion qui ne dût le faire défier de sa force, et pas
un qui ne l'avilît à jamais s'il étoit foible un
moment. Où est - elle donc cette grande force
dame à laquelle il ose tant se fîeri^ Qu'a-t-elle
fait jusqu'ici qui lui réponde de l'avenir? Le ti-
ra-t-elle à Paris de la maison du colonel ? Est-ce
elle qui lui dicta l'été dernier la scène de Meil-
lerie? L'a-t-elle bien sauvé cet liyver des charmes
d un autre objet, et ce printemps des frayeurs
d un rêve :' S'csmI vaincu pour elle au moins une
fois, pour espérer de se vaincre sans cesse ? Il
sait, quand le devoir l'exige, combattre les pas-
sions d'un ami; mais les siennes...? Hélas! sur
la plus belle moitié de sa vie , qu'il doit penser
modestement de l'autre !
On supporte un état violent quand il passe.
Six mois , un an , ne sont rien ; on envisage un
terme , et l'on prend courage. Mais , quand cet
état doit durer toujours , qui est-ce qui le sup-
porte? qui est-ce qui sait triompher de lui-mê-
me jusqu'à la mort? O mon ami ! si la vie est
443 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
courte pour le plaisir, qu'elle est longue pour
la vertu ! Il faut être ineessamment sur ses f>ar-
des. L instant de jouir passe et ne revient plus;
celui de mal faire passe et revient sans cesse : on
s'oublie un moment, et Ion est perdu. Est-ce
dans cet état effrayant qu'on peut couler des
jours tranquilles? et ceux même quon a sauves
du péril n'offrent-ils pas une raison de n'y plus
exposer les autres ?
Que d'occasions peuvent renaître , aussi dan-
gereuses que celles dont vous avez échappé , et,
qui pis est, non moins imprévues ! Croyez-vous
que les monuments à craindre n existent qu'à
Meillerie? Ils existent par-tout où nous sommes;
car nous les portons avec nous. Eh ! vous savez
trop qu'une ame attendrie intéresse l'univers
entier à sa passion, et que, môme après la gué-
rison , tous les objets de la nature nous rappel-
lent encore ce qu'on sentit autrefois en les
voyant. Je crois pourtant, oui, 'j ose le croire,
que ces périls ne reviendront nlus , et mon cœur
me répond du vôtre. Mais , pour être au-dessus
d'une lâcheté, ce cœur facile est il au-dessus
d'une foiblcsse ? et suis-je la seule ici qu'il lui
en coûtera peut-être de respecter? Songez, Saint-
Preux, que tout ce qui m'est cher doit être cou-
vert de ce même respect que vous me devez ;
songez que vous aurez sans cesse à porter inno-
cemment les jeux innocents d'une femme char-
mante ; songez aux mépris éternels que vous
auriez mérités si jamais votre cœur osoit s ou-
SIXIÈME PARTIE. 44^
blier un moment et profaner ce qu'il doit ho-
norer à tant de titres.
Je veux que le devoir, la foi, l'ancienne ami-
tié, vous arrêtent, que l'obstacle opposé par la
vertu vous ôte uii vain espoir , et qu'au moins
par raison vous étouffiez des vœux inutiles : se-
rez-vous pour cela délivre de l'empire des sens
et des pièji^es tle l'imagination ? Forcé de nous
respecter toutes deux et d oublier en nous notre
sexe , vous le verrez dans celles qui nous ser-
vent , et en vous abaissant vous croirez vous
justifier : mais serez-vous moins coupable en ef-
fet , et la différence des rangs change-t-elle ainsi
la nature tics fautes? Au contraire, vous vous
avilirez d'autant plus que les moyens de réussir
seront moins honnêtes. Quels moyens ! Quoi !
vous!... Ah! périsse l'homme indigne qui mar-
chande un cœur et rend l'amour mercenaire !
c'est lui qui couvre la terre des crimes que la
débauche y fait commettre. Gomment ne seroit
pas toujours à vendre celle qui se laisse acheter
une fois? Et, dans l'opprobre où bientôt elle
tombe, lequel est l'auteur de sa misère, du bru-
tal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du
séducteur qui l'y traîne en mettant le premier
ses faveurs à prix?
Oserai-je ajouter une considération qui vous
touchera, si je ne me trompe! Vous avez vu
quels soins j'ai pris potfr établir ici la régie et
les bonnes mœurs; la modestie et la paix y ré-
gnent j tout y respire le bonheur et linnoccnce.
444 LA NOUVELLE ÎIÉLOÏSE.
Mon ami, songez à vous , à moi , à ce que nous
fûmes , à ce que nous sommes , à ce que nous
devons être. Faudra-t-il que je dise un jour, en
regrettant mes peines perdues : Cest de lui que
vient le désordre de ma maiso'n ?
Disons tout , s'il est nécessaire , et sacrifions
la modestie elle-même au véritable amour de la
vertu. L'homme n'est pas fait pour le célibat,
et il est bien difficile qu'un état si contraire à
la nature n'amène pas quelque désordre public
ou caché. Le moyen d'échapper toujours à l'en-
nemi qu'on porte sans cesse avec soi f* Voyez en
d'autres pays ces téméraires qui font vœu de
n'être pas hommes. Pour les punir d'avoir tenté
Dieu , Dieu les abandonne ; ils se disent saints ,
et sont déshonnêtes ; leur feinte continence n'est
que souillure; et, pour avoir dédaigné Ihuma-
nité, ils s'abaissent au-dessous d'elle. Je com-
prends qu'il en coûte peu de se rendre difficile
sur des lois qu'on n'observe qu'en apparence (i);
mais celui qui veut être sincèrement vertueux
se sent assez chargé des devoirs de Ihomme sans
s'en imposer de nouveaux. Voilà , cher Saint-
(i) Quelques hommes sont continents sans mérite,
d'autres le sont par vertu, et je ne (loiite point que })lu-
sienrs prêtres catholiques ne soient dans ce dernier cas :
mais imposer le célihat à un coi'ps aussi nombreux que
le cler{;é de l'é^jlise romaine, ce n'est pas tant lui de'fen-
dre de n'avoir point de femmes, que lui ordonner de se
contenter de celles d'autrui. Je suis surpris que , dans
tous pays où lés bonnes mœurs sont encore en estime,
les! lois et les magistrats tolèrent un vœu si scandaleux.
SIXIÈME PARtIE; 445
Preux , la véritable humilité du chrétien, c'est
de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses
forces , bie.iî loin d'avoir 1 orgueil de la doubler.
Faiies-vous l'application de cette régie, et vous
sentirez qu'un état qui devroit seulement alar-
mer un autre homme doit par mille raisons
vous faire trembler. Moins vous craignez, plus
vous avez à craindre ; et , si vous n'êtes point
effrayé de vos devoirs, n'espérez pas de les rem-
plir.
Tels sont les dangers qui vous attendent ici.
Pensez-y tandis qu'il en est temps. Je sais que ja-
mais de propos délibéré vous ne vous exposerez
à mal faire, et le seul mal que je crains de vous
est celui ^ue vous n'aurez pas prévu. Je ne vous
dis donc pas de vous déterminer sur mes rai-
sons , mais de les peser. Trouvez-y quelque ré-
ponse dont vous spyez content , et je m'en con-
tente ; osez compter sur vous, et j'y compte.
Dites-moi , Je suis un ange , et je vous reçois à
bras ouverts.
Quoi ! toujours des privations et des peines !
toujours des devoirs cruels à remplir ! toujours
fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon ai-
mable ami. Heureux qui peut dès cette vie offrir
un prix à la vertu ! J en vois un digne d'un
homme qui sut combattre et souffrir pour elle.
Si je ne présume pas trop de moi , ce prix que
j'ose vous destiner acquittera tout ce que mon
cœur redoit au vôtre ; et vous aurez plus que
vous n'eussiez obtenu si le ciel eût béni nos pre-
446 LA NOUVELLE HELOÏSE.
mières inclinations. Ne pouvant vous faire an^e
vous-même, je vous en veux donner un (jui
garde votre ame , qui l épure, qui la ranime , et
sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec
nous dans la paix du séjour céleste. Vous n'au-
rez pas , je crois, ])caucoup de peine à deviner
qui je veux dire; c'est 1 objet qui se trouve à
peu près établi d'avance dans le cœur qu'il doit
remplir un jour, si mon projet réussit.
Je vois toutes les difficultés de ce projet sans
en être rebutée , car il est honnête. Je connois
tout l'empire que j'ai sur mon amie , et ne crains
point d'en abuser en l'exerçant en votre faveur.
Mais ses résolutions vous sont connu es, et, avant
de les ébranler , je dois m'assurer de voj disposi-*-
tions, afin qu'en l'exhortant de vous permettre
d'aspirer à elle je puisse répondre de vous et de
vos sentiments; car, si l'inép^alité que le sort a
mise entre l'un et l'autre vous ôte le droit de vous
proposer vous-même , elle permet encore moins
que ce droit vous soit accordé sans savoir quel
usage vous en pourrez faire.
Je connois toute votre délicatesse ; et si vous
avez des objections à m'opposer , je sais qu'elles
seront pour elle bien plus que pour vous. Lais-
sez ces vains scrupules. Serez-vons plus jaloux
(jue moi de l'honneur de mon amie;' Non , quel-
que cher que vous nie puissiez être , ne craignez
point que je préfère votre intérêt à sa gloire.
Mais autant je mets de prix à l'estime des gens
sensés , autant je méprise les jugements téraé-"
SIXIÈME PARTIE. 44?
raires de la multitude , qui se laisse éblouir par
un faux éclat , et uc voit rien de ce qui est hon-
nête. La dilTérencelùt-ellc cent fois plus grande,
il n'est point de rang auquel les talents et les
mœurs n'aient droit d'atteindre : et à quel titre
une femme oseroit-elle dédaigner pour époux
celui qu'elle s'honore d'avoir pour ami? \'ous
savez quels sont là-dessus nos principes à toutes
deux. La fausse honte et la crainte du blâme
inspirent plus de mauvaises actions que de bon-
nes , et la vertu ne sait rougir que de ce qui est
mal.
A votre égard, la fierté que je vous ai quel-
quefois connue ne sauroit être plus déplacée
que dans cette occasion ; et ce seroit à vous une
ingratitude de craindre d'elle un bienfait de plus.
Et puis, quelque difficile que vous puissiez être,
convenez qu'il est plus doux et mieux séant de
devoir sa fortune à son épouse qu'à son ami ; car
on devient le protecteur de Tune, et le protégé
de l'autre ; et , quoi que l'on puisse dire , un hon-
nête homme n'aura jamais de meilleur ami que
sa femme.
Que s'il reste au fond de votre ame quelque
répugnance à former de nouveaux engagements ,
vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire
pour votre honneur et pour mon repos; car je
ne serai jamais contente de vous et de moi que
quand vous serez en effet tel que vous devez être,
et que vous aimerez les devoirs que vous avez
à remplir. Eh ! mon ami , je devrois moins crain-^
448 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
dre cette répugnance qu'un empressement trop
relatif à vos anciens penchants* Que ne fais-je
point pour m'acquitter auprès de vous! Je tiens
plus que je n'avois promis. N'est-ce pas aussi
Julie que je vous donne? naurez-vous pas la
meilleure partie de moi-même , et n'en serez-
vos pas plus cher à l'autre? Avec quel charme
alors je me livrerai sans contrainte à tout mon
attachement pour vous ! Oui , portez-lui la foi
que vous m'avez jurée ; que votre cœur rem-
plisse avec elle tous les engagements qu'il prit
avec moi; qu'il lui rende, s il est possible, tout
ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux !
je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-
vous qu'elle n'est pas facile à payer.
Voilà, mon ami, le moyen que j'imagine de
nous réunir sans danger, en vous donnant dans
notre famille la même place que vous tenez dans
nos cœurs. Dans le nœud cher et sacré qui nous
unira tous , nous ne serons plus entre nous que
des âœurs et des frères ; vous ne serez plus votre
propre ennemi ni le nôtre ; les plus doux senti-
ments , devenus légitimes , ne seront plus dan-
gereux; quand il ne faudra plus les étouffer, on
n'aura plus à les craindre. Loin de résister à des
sentiments si charmants , nous en ferons à-la-
fois nos devoirs et nos plaisirs : c'est alors que
nous nous aimerons tous plus parfaitement , et
que nous goûterons véritablement réunis les
charmes de l'amitié , de l'amour , et de l'inno-
cence. Que si , dans l'emploi dont vous vous char-
SIXIÈME PARTIE. 44^
gez, le ciel rccoiiipense du bonlicur d'être pèi^
le soin que vous prendrez de nos enfants, alors
vous connoîtrez par vous-même le piix de ce
<jue vous aurez fait pour nous. Comblé des vrais
biens de Ihumanité , vous apprendrez à porter
avec plaisir le doux fardeau d'une vie utile à vos
proches, vous sentirez enfin ce que la vaine sa-
gesse des méchants n'a jamais pu croire , qu'il
est un .bonheur réservé dès ce monde aux seuls
amis de la vertu.
Réfléchissez à loisir sur le parti que je vous
propose , non pour savoir s'il vous convient , je
n'ai pas besoin là-dessus de votre réponse , mais
s il convient à madame d Orbe , et si vous pouvez
faire son bonheur comme elle doit faire le vôtre.
Vous savez comment elle a rempli ses devoirs
dans tous les états de son sexe ; sur ce qu'elle
est, jugez de ce qu'elle a droit d exiger. Elle aime
comme Julie , elle doit être aimée comme elle.
Si vous sentez pouvoir la mériter, parlez , mon
amitié tentera le reste, et se promet tout de la
sienne : mais si j'ai trop espéré de vous , au
moins vous êtes honnête homme , et vous con-
noissez sa délicatesse ; vous ne voudriez pas d'un
bonheur qui lui coùteroit le sien : que votre cœur
soit digue délie , ou qu'il ne lui soit jamais
offert.
Encore une fois , consultez-vous bien. Pesez
votre réponse avant de la faire. Quand il s agit
du sort de la vie , la prudence ne permet pas de
se déterminer légèrement ; mais toute délibéra-
4- 39
45o LA NOUVELLE IIÉLÔÏSE.
lion légère est un crime quand il s'agit du des*»
tin de lame et du choix de la vertu. Fortifiez la
vôtre , ô mon bon ami , de tous les secours de la
sagesse. La mauvaise honte m'empccheroit-elle
de vous rappeler le plus nécessaire? Vous avez
de la religion • mais j ai peur que vous n'en tiriez
pas tout l'avantage quelle offre dans la conduite
de la vie, et que la hauteur philosophique ne
dédaigne la simplicité du chrétien. Je vojusai vu
sur la prière des maximes que je nesaurois goû-
ter. Selon vous , cet acte d'humilité ne nous est
d'aucun truit ; et Dieu ., nous ayant donné dans
la conscience tout ce qui peut nous porter au
bien , nous abandonne ensuite à nous-mêmes ,
et laisse agir notre liberté. Ce n'est pas là , vous
le savez, la doctrine àe saint Paul, ni celle qu'on
professe dans notre église. Nous sommes libres ,
il est vrai; mais nous sommes ignorants, foibles,
portés au mal. Et d'où nous viendroient la lu-
mière et la force , si ce n'est de celui qui en
est la source? et pourquoi les obtiendrions-nous
si nous ne daignons pas les demander ? Prenez
garde , mon ami, qu'aux idées sublimes que
vous vous laites du grand Être l'orgueil hu-
main ne mêle des idées basses qui se rapportent
à l'homme; comme si les moyens qui soulagent
notre foiblcsse convcnoient à la puissance di-
vine , et qu'elle eût besoin d'art comme nous
pour généraliser les choses afin de les traiter
plus facilement! Il semble, à vous entendre,
que ce soit un embarras ])our cll<' de veiller
SIXIÈME PARTIE. 4^1
sur chaque individu ; vous craij^ncz qu'une at-
tention partagée et continuelle ne la fatijjue , et
vous trouvez bien plus beau qu'elle fasse tout
par des lois générales , sans doute parcequ'elles
lui coûtent moins de soin. O grands philosophes !
que Dieu vous est obligé de lui fournir ainsi
des méthodes commodes , et de lui abréger le
travail !
A quoi bon lui rien demander? dites -vous
«ncore : ne connoît-il pas tous nos besoins? n'est-
il pas notre père pour y pourvoir? savons-nous
mieux que lui ce qu'il nous faut? et voulons-
nous notre bonheur plus véritablement qu il ne
le veut lui-même? Cher Saint-Preux, que de
vains sophismes ! Le plus grand de nos besoins ,
le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui
de sentir nos besoins ; et le premier pas pour
sortir de notre misère est de la connoître. Soyons
humbles pour être sages ; voyons notre foiblesse,
et nous serons forts. Ainsi s'accorde la justice
avec la clémence; ainsi régnent à-la-fois la grâce
et la liberté. Esclaves par notre foiblesse, nous
sommes libres par la prière ; car il dépend de
nous de demander et d'obtenir la force qu'il ne
dépend pas de nous d'avoir par nous-mêmes.
Apprenez donc à ne pas prendre toujours
conseil devons seul dans les occasions difficiles,
mais de celui qui joint le pouvoir à la prudence,
€t sait faire le meilleur parti du parti qu'il nous
fait préférer. Le grand défaut de la sagesse hu-
maine , même de celle qui n'a que la vertu pour
9.9.
452 LA NOUVELLE HELOÏSE.
objet, est un excès de confiance qui nous fait
juger de l'avenir par le présent, et, par un mo-
ment, de la vie entière. On se sent ferme un in-
stant, et Ton compte nôtre jamais ébranlé. Plein
d'un orgueil que l'expérience confond tous les
jours , on croit n'avoir plus à craindre un piège
une fois évité. Le modeste langage de la vaillance
est, Je fus brave un tel jour; mais celui qui dit,
Je suis brave , ne sait ce qu'il sera demain ; et
tenant pour sienne une valeur qu'il ne s'est pas
donnée, il mérite de la perdre au moment de
s'en servir.
Que tous nos projets doivent être ridicules ,
que tous nos raisonnements doivent être insen-
sés devant l'Être pour qui les temps n'ont point
de succession ni les lieux de distance ! Nous
comptons pour rieri ce qui est loin de nous ,
nous ne voyons que ce qui nous touche : quand
nous aurons changé de lieu, nos jugements seront
tout contraires, et ne seront pas mieux fondés.
Nous réglons l'avenir sur ce qui nous convient
aujourd'hui , sans savoir s il nous conviendra
demain ; nous jugeons de nous comme étant
toujours les mêmes, et nous changeons tous les
jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous
aimons, si nous voudrons ce que nous voulons,
si nous serons ce qaenous sommes, si les objets
étrangers et les altérations de nos corps n'auront
pa« autrement modifié nos âmes, et si nous ne
trouverons pas notre misère dans ce que nous
SIXIÈME PARTIE. 453
aurons arrange pour notre bonheur? Montrez-
moi la rô()le de la sajifesse humaine, et je vais la
jjrendre pour (yuide. Mais si sa meilleure leçon
est de nous apprendre à nous défier d'elle , recou-
rons à celle qui ne trompe point, et faisons ce
quelle nous inspire. Je lui demande d éclairer
mes conseils ; demandez-lui d'éclairer vos réso-
lutions. Quelque parti que vous preniez, vous
ne voudrez que ce qui est bon et honnête, je le
sais bien : mais ce n'est pas assez encore; il faut
vouloir ce qui le sera toujours; et ni vous ni
moi n'en sommes les juges.
LETTRE VII.
DE SAIi:>T- PREUX A MADAME DE WOLMAR.
J ULIE ! une lettre de vous ! . . . après sept ans de
silence! . . . Oui, c'est elle; je le vois, je le sens :
mes yeux méconnoîtroient-ils des traits que mon
cœur ne peut oublier? Quoi ! vous vous sou-
venez de mon nom ! vous le savez encore écrire !...
En formant ce nom (i), votre main n'a-t-ellc
point tremblé?... Je m'égare, et c'est votre faute.
La forme , le pli, le cachet, l'adresse; tout dans
cette lettre m'en rappelle de trop différentes. Le
(i) On a dit que Saint-Preux étoit un nom controuvé.
Peut-être le véritable étoit-il sur^Fadresse.
454 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cœur et la main semblent se contredire. Ah !
deviez-vous employer la même écriture pour
tracer d'autres sentiments?
Vous trouverez peut-être que sonfifer si fort à
vos anciennes lettres, c'est trop justifier la der-
nière. Vous vous trompez. Je me sens bien ; je
ne suis plus le même , ou vous n'êtes plus la
même; et ce qui me le prouve, est qvi'excepté
les charmes et la bonté, tout ce que je retrouve
en vous de ce que j'y trouvois autrefois m'est un
nouveau sujet de surprise. Cette observation
répond d'avance à vos craintes. Je ne me fie
point à mes forces, mais au sentiment qui me
dispense d'y recourir. Plein de tout ce qu'il faut
que j'honore en celle que j'ai cessé d'adorer, je
sais à quels respects doivent s'élever mes anciens
hommages. Pénétré de la plus tendre reconnois-
sance, je vous aime autant que jamais, il est
vrai; mais ce qui m'attache le plus à vous est le
retour de ma raison. Elle vous montre à moi
telle que vous êtes; elle vous sert mieux que
l'amour même. Non, si j étois resté coupable,
vous ne me seriez pas aussi chère.
Depuis que j'ai cessé de prendre le change, et
que le pénétrant Wolmar m'a éclairé sur mes
vrais sentiments , j'ai mieux appris à me con-
noître , et je m'alarmc moins de ma foiblesse.
Qu'elle al)use mon imagination, que cette erreur
me soit douce encore; il suffit pour mon repos
qu'elle ne puisse pljus vous offenser, et la chi-
SIXIÈME PARTIE. ^SS
mère qui m'égare à sa poursuite me sauve d'un
danger réel..
O Julie ! il est des impressions éternelles <jue
le temps ni les soins n'eftacent point. lia blessure
guérit, mais la marque reste; et cette marque
est un sceau respecté qui préserve le cœur d'une
autre atteinte. L'inconstance et l'amour sont in-
compatibles : lamant qui change ne change pas ;
il commence , ou finit d'aimer. Pour moi , j'ai fini ;
mais, en cessant d'être à vous, je suis resté sous
votre garde. Je ne vous crains plus ; mais vous
m'empêchez d'en craindre une autre. Non , Julie ,
non, femme respectable, vous ne verrez jamais
en moi que l'ami de votre personne et l'amant
de vos vertus ; mais nos amours , nos premières
et uniques amours, ne sortiront jamais de mon
cœur. La fleur de mes ans ne se flétrira point
dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles en-
tiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni
renaître pour moi, ni s'effacer de mon souvenir.
Nous avons beau n être plus les mêmes , je ne
pui§ oublier ce que nous avons été. Mais parlons
de votre cousine.
Chère amie, il faut l'avouer, depuis que je
n'ose plus contempler vos charmes je deviens
plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer
toujours de beautés en beautés sans jamais se
fixer sur aucune? liCS miens l'ont revue avec trop
de plaisir peut-être; et depuis mon éloignement,
ses traits, déjà gravés dans mon cœur, y font
456 LA NOUVELLE ÎIÉLOÏSE.
une impression plus profonde. Le sanctuaire est
fermé, mais son image est dans le temple. Insen-
siblement je deviens pour elle ce que j'aurois été
si je ne vous avois jamais vue; et il n'appartenoit
qu'à vous seule de me faire sentir la diflerence
de ce qu'elle m'inspire à l'amour. Les sens , libres
de cette passion terrible, se joifjnent au doux
sentiment de l'amitié. Devient-elle amour pour
cela? Julie, abl quelle différence! Où est l'en-
thousiasme? où est l'idolâtrie? où sont ces divins
égarements de la raison, plus brillants, plus su-
blimes, plus forts, meilleurs cent fois que la
raison même? Un feu passager m'embrase, un
délire d'un-moment me saisit, me trouble, et me
quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis
qui s'aiment tendrement et qui se le disent. Mais
deux amants s'aiment-ils l'un l'autre? Non ; vous
et moi sont des mots proscrits de leur langue :
ils ne sont plus deux,. ils sont un.
Suis-je donc tranquille en effet? Comment
puis-je lêtre? Elle est chartnante , elle est votre
amie et la mienne : la reconnoissance m'attache
à elle; elle entre dans mes souvenirs les plus
doux. Que de droits sur une ame sensible! et
comment écarter un sentiment plus tendre de
tant de sentiments si bien dus :^ Hélas ! il est dit
qu'entre elle et vous je ne serai jamais un mo-
ment paisible.
Femmes ! femmes ! objets chers et funestes ,
que la nature orna pour notre supplice, «jui pu-
nissez quand on vous brave , qui poursuivez
SIXIÈME PARTIE. ^Sj
quand on vous craint, dont la liainc et l'amour
sont c{|alenicnt nuisibles , et qu'on ne peut ni
rechercher ni fuir impunément '... Beauté, char-
me, attrait, sympathie, être ou chimère incon-
cevable , abyme de douleurs et de voluptés 1
beauté, plus terrible aux mortels que Félément
où Ton t'a fait naître, malheureux qui se livre
à ton calme trompeur ! c est toi qui produis les
tempêtes qui tourmentent le [^enre humain. O
Julie! ô Claire! que vous me vendez cher cette
amitié cruelle dont vous osez vous vanter à
moi !... J'ai vécu dans l'orapfe, et c'est toujours
vous qui favez excité. Mais quelles agitations
diverses vous avez fait éprouver à mon cœiu' !
Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus
aux flots du vaste océan. L'un n'a que des ondes
vives et courtes dont le perpétuel tranchant
aoite . émeut , submerge quelquefois , sans jamais
former de lon^qj cours. Mais sur la mer , tranquille
en apparence , on se sent élevé , porté doucement
et loin par un flot lent et presque insensible; on
croit ne pas sortir de la place, et l'on arrive au
bout du monde.
Telle est la différence de l'effet qu'ont produit
sur moi vos attraits et les siens. Ce premier, cet
unique amour qui fit le destin de ma vie, et que
rien n'a pu vaincre que lui-même, étoit né sans
que je m'en fusse aperçu ; il m'entraînoit que je
l'ijornorois encore: je me perdis sans croire m'ètrc
éijaré. Durant le vent j étois au ciel ou dans les
abymes j le calme vient, je ne sais plus où je
458 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
suis. Au contraire , je vois , je sens mon trouble
auprès d'elle, et me le figure plus grand qu'il
n'est; j'éprouve des transports passagers et sans
suite; je m'emporte un moment, et suis paisible
un moment après : l'onde tourmente en vain le
vaisseau , le vent n'enfle point les voiles ; mon
cœur, content de ses cbarmes, ne leur prête
point son illusion; je la vois plus belle que je
ne l'imagine, et je la redoute plus de près que
de loin : c'est presque l'effet contraire à celui
qui me vient de vous, et j'éprouvois constam-
ment l'un et l'autre à Clarens.
Depuis mon départ , il est vrai qu'elle se pré-
sentera moi quelquefois avec plus d'empire. Mal-
heureusement il m'est difficile de la voir seule.
Enfin je la vois , et c'est bien assez ; elle ne m'a
pas laissé de l'amour, mais de l'inquiétude.
Voilà fidèlement ce que je suis pour l'une et
pour l'autre. Tout le reste de votre sexe ne
m'est plus rien ; mes longues peines me l'ont fait
oublier ,
E fornito '1 mio tempo a me^o gli anni (i).
Le malheur m'a tenu lieu de force pour vain-
cre la nature et triompher des tentations. On
a peu de désirs quand on. souffre; et vous m'a-
vez appris à les éteindre en leur résistant. Une
grande passion malheureuse est un grand moyen
de sagesse. Mon cœur est devenu , pour ainsi
'i) Ma carrière est finie au milieu de mes ans.
SIXIÈME PARTIE. /\^g
fîire , l'orfjane de tous mes besoins ; je n'en ai
point quand il- est tranquille. Laissez-Ic en paix
lune et l'autre ; et désormais il l'est pour tou-
jours.
Dans cet état , qu'ai-je à craindre de moi-
même , et par quelle précaution cruelle voulez-
vous ni'ôter mon bonheur pour ne pas m'expo-
ser à le perdre? Quel caprice de m'avoir fait
combattre et vaincre pour m enlever le prix après
Ja victoire ! N'est-ce pas vous qui rendez blâma-
ble un danger bravé sans raison? Pourquoi m'a-
voir appelé près de vous avec tant de risques ?
ou pourquoi m'en bannir quand je suis digne
d'y rester ? Deviez-vous laisser prendre à votre
mari tant de peine à pure perte? Que ne le fai-
siez-vous renoncer à des soins que vous aviez
résolu de rendre inutiles ? Que ne lui disiez-
vous, Laissez-le au bout du monde, puisqu'aussi
bien je l'y veux rwivoyer? Hélas ! plus vous crai-
gnez pour moi, plus il faudroit vous hâter de
me rappeler. Non , ce n'est pas près de vous
qu'est le danger, c'est en votre absence, et je
ne vous crains qu'où vous netes pas. Quand
cette redoutable Julie me. poursuit , je me réfu-
gie auprès de madame de Wolmar , et je suis
tranquille: où fuirai -je si cet asile m'est ôté?
Tous les temps, tous les lieux me sont dange-
reux loin d'elle; par-tout je trouve Glaire ou
Julie. Dans le passé, dans le présertt , fune et
l'autre m'agite à sop tour : ainsi mon imagina-
tion toujours troublée ne se calme qu'à votre
/\6o L\ NOUVELLE IIÉLOifSE.
vue , et ce n'est qu'auprès de vous que je suis
on sûreté contre moi. Gomment vous explic[uer
le cliançement que j éprouve en vous abordant?
Toujours vous exercez le même empire , mais
son effet est tout opposé ; en réprimant les
transports que vous causiez autrefois, cet em-
pire est plus grand, plus sublime encore; la paix,
, la sérénité succèdent au trouble des passions ;
mon cœur, toujours formé sur le vôtre, aima
comme lui, et devient paisible à son exemple.
Mais ce repos passager n'est qu'une trêve ; et j ai
beau m'élever jusqu'à vous en votre présence ,
je retombe en moi-même en vous quittant. Ju-
lie, en vérité, je crois avoir deux âmes, dont la
bonne est en dépôt dans vos mains. Ab! voulez-
vous me séparer d'elle ?
Mais les erreurs des sens vous alarment; vous
craignez les restes d'une jeunesse éteinte par les
ennuis; vous craignez pour les^eunes persotines
qui sont sous votre garde ; vous craignez de moi
ce que le sage Wolmar n'a pas craint! O dieu !
que toutes ces frayeurs m'bumilient! Estimez-
vous donc votre ami moins que le dernier de vos
gens? Je puis vous pardonner de mal penser de
moi , jamais, de ne vous pas rendre à vous-
même l'honneur que \t)us voiis devez. Non ,
non; les feux dont j'ai brûlé m'ont purifié; je
n'ai plus rien d'un b^mme ordinaire. Après ce
<}ue je fus, si je pouvoîs être vil un moment ,
j'irois me cacher au bout du monde, et ne me
croirois jamais assez loin de vous.
SIXIÈME PARTIE. 4^1
Quoi ! je troubleiois cet ordre aimable que
j'admirois avec tant de plaisir! Je souillerois ce
séjour d innocence et de paix que j'iiahitois avec
tant de respect! Je pourrois être assez lâche!.,.
Eh ! comment le plus corrompu des hommes
ne seroit-il pas touché d'un si charmant tableau?
comment ne reprendroit-il pas dans cet asile
l'amour de l'honnêteté i* Loin d'y porter ses
mauvaises mœurs , c'est là qu'il iroit s'en dé-
faire... Qui? moi , Julie, moi'\.. si tard?... sous
vos yeux?... Chère amie, ouvrez-moi votre mai-
son sans crainte ; elle est pour moi le temple
de la vertu ; par-tout j'y vois son simulacre au-
guste , et ne puis servir qu'elle auprès de vous.
Je ne suis pas un ange, il est vrai j mais j'ha-
biterai leur demeure, j'imiterai leurs exemples :
on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.
Vous le voyez , j'ai peine à venir au point
principal de votre lettre , le premier auquel il
falloit songer, le seul dont je m'occuperois si
j'osois prétendre au bien qu'il m'annonce. G
Julie ! ame bienfaisante ! amie incomparable !
en m'offrant la digne moitié de vous-même, et
le plus précieux trésor qui soit au monde après
vous, vous laites plus , s il est possible , que vous
ne fîtes jamais pour moi. Ji'amour, l'aveugle
amour put vous forcer à vous donner; mais
donner votre amie est une preuve d'estime non
suspecte. Dès cet instant je crois vraiment être
homme de mérite, car je suis honoré de vous.
Mais que le témoignage de cet honneur mest
462 LA NOUVELLE HLLOÏSE.
cruel ! En l'acceptant je le démentirois , et pour
le mériter il faut que j'y renonce. Vous me con-
noissez; jugez-moi. Ce n'est pas assez que votre
adorable cousine soit aimée ; elle doit l'être
comme vous, je le sais : le sera-t-elle? le peut-
elle être ? et dépend-il de moi de Jui rendre sur
ce point ce qui lui est dû? Ah! si vous vouliez
ni'unir avec elle , que ne me laissiez-vous un
cœur à lui donner, un cœur auquel elle inspirât
des sentiments nouveaux dont il lui pût offrir
les prémices? En est-il un moins digne d'elle
que celui qui sut vous aimer? Il faudroit avoir
lame libre et paisible du bon et sage d'Orbe pour
s'occuper d'elle seule à son exemple ; il faudroit
le valoir pour lui succéder : autrement la compa-
raison de son ancien état lui rendroit le dernier
plus insupportable ; et l'amour foible et distrait
d'un second époux , loin de la consoler du pre-
mier, le lui feroit regretter davantage. D'un ami
tendre et reconnoissant elle auroit fait un mari
vulgaire. Gagneroit-elle à cet échange ? Elle y
perdroit doublement. Son cœur délicat et sensi-
ble senliroit trop cette perte; et moi comment
supporierois-je le spectacle continuel d'une tris-
tesse dont je serois cause, et dont je ne pourrois
la guérir? Hélas! j'en mourrois de douleur même
avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon
bonheur aux dépens du sien. Je l'aime trop pour
Vépouser.
Mon bonheur? Non. Serois-je heureux moi-
même en ne la rendant pas heureuse;' L'un des
SIXIÈME PARTIE. 4^3
deux peut-il se faire un sort exclusif dans le ma-
riaj;e? Les biens, les maux n'y sont-ils pas com-
muns , malgré qu'on en ait ? et les chagrins qu'on
se donne l'un à l'autre ne retombent-ils pas tou-
jours sur celui qui les cause? Je serois malheu-
reux par ses peines , sans être heureux par ses
bienfaits. Grâces , beauté, mérite , attachement,
fortune , tout concourroit à ma féHcité ; mon
cœur, mon cœur seul empoisonneroit tout cela,
et me rendroit misérable au sein du bonheur.
Si mon état présent est plein de charme au-
près d'elle , loin que ce charme pût augmenter
par une union plus étroite , les plus doux plaisirs
que j'y goûte me seroient ôtés. Son humeur ba-
dine peut laisser un aimable essor à son amitié ,
mais c'est quand elle a des témoins de ses cares-
ses. Je puis avoir quelque émotion trop vive au-
près d'elle , mais c'est quand votre présence me
distrait de vous. Toujours entre elle et moi dans
nos têtes-à-têtes , c'est vous qui nous les rendez
délicieux. Plus notre attachement augmente, plus
nous songeons aux chaînes qui font formé ; le
doux lien de notre amitié se resserre • et nous
nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille
souvenirs chers à votre amie, plus chers à votre
ami, les réunissent ; unis par d'autres nœuds, il
y faudra renoncer, des souvenirs trop charmants
ne seroient-ils pas autantd'infidélités envei s elle?
Et de quel front prendrois-je une épouse respec-
tée et chérie pour confidente des outrages que
mon cœur lui feroit malgré lui? Ce cœur n'ose-
4f>4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
roit tlonc plus s'épancher dans le sien , il se fer-
iiieroit à son ahoicl. N'osant plus lui parler de
\ous, bientôt je ne lui parlerois plus de moi. Le
dev*)ir, riionneur, en m'iinposant pour elle une
résejr ve nouvelle, me rendroient ma femme étran-
gère, et je n'aurois plus ni guide ni conseil pour
éclairer mon ame et corriger mes erreurs. Est-ce
là l'hommage quelle doit attendre? Est-ce là le
tribut de tendresse et de reconnoissance que j'i-
rois lui porter? Est-ce ainsi que je ferois son
bonheur et Je mien ?
Julie , oubliâtes-vous mes serments avec les
vôtres? Pour moi, je ne les ai point oubliés. J'ai
tout perdu; ma foi seule m'est restée; elle me
restera jusqu'au tombeau. Je n'ai pu vivre à
vous; je mourrai libre. Si rengagement en étoit
à prendre , je le prendrois aujourd'hui : car si
c'est un devoir de se marier, un devoir plus in-
dispensable encore est de ne faire le malheur de
personne; et tout ce qui me reste à sentir en
d'autres nœuds, c'est l'éternel regret de ceux
auxquels j'osai prétendre. Je porterois dims ce
lien sacré l'idée de ce que j'espérois y trouver une
fois. Cette idée feroit mon supplice et celui d'une
infortunée. Je lui demanderois compte des jours
heureux que j'attendis de vous. Quelles compa-
raisons j'aurois à faire ! quelle femme au monde
les pourroit soutenir ? Ah ! comment me conso-
lerois-je à-la-fois de n'être pas à vous , et d'être
à une autre?
Chère amie , n'ébranlez point des résolutions
SIXIÈME PARTIE. 465
dont dépend le repos de mes jours; ne cherchez
point à nie tirer de l'anéantissement où je suis
tomhé, de peur qu'avec le sentiment de mon
existence je ne reprenne celui de mes maux, et
qu'un état violent ne rouvre toutes mes bles-
sures. Depuis mon retour j'ai senti , sans m'en
alarmer, l'intérêt plus vif que je prenois à votre
amie ; car je savois bien que l'état de mon coeur
ne lui permettroit jamais d'aller trop loin ; et
voyant ce nouveau ^oût ajouter à l'attachement
déjà si tendre que j eus pour elle dans tous les
tentps , je me suis félicité d'une émotion qui
m'aidoit à prendre le change, et me faisoit sup-
porter votre image avec moins de peine. Cette
émotion a quelque chose des douceurs de l'a-
mour, et n'en a pas les tourments. Le plaisir de
la voir n'est point troublé par le désir de la pos-
séder; content de passer ma vie entière comme
3 ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux
cette situation paisible (i) et douce qui tempère
l'austérité de la vertu et rend ses leçons aimables.
Si quelque vain transport m'agite un moment ,
tout le réprime et le fait taire : j en ai trop vaincu
de plus dangereux pour qu il m'en reste aucun
à craindre. J'honore votre amie comme je l'aime,
et cest tout dire. Quand je ne songerois qu'à
(i) Il a dit précisément le contraire quelques paj^es au-
paravant. Le pauvre philosophe , entre deux jolies fem-
mes , me paroît dans un plaisant embarras : on diroit
qu'il veut n'aimer ni l'une ni l'autre , afin de les aimer tou-
tes deux.
4- 3o
466 LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié
me sont trop cliers auprès d'elle pour que je
m'expose à les perdre en cherchant à les éten-
dre; et je n'ai pas même eu besoin de songer au
respect que ie lui dois pour ne jamais lui dire
un seul mot danslctête-à-lête, qu'elle eût besoin
d interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-
être elle a trouvé quelquefois un peu trop d'em-
pressement dans mes manières , sûrement elle
n'a point vu dans mon cœur la volonté de le té-
moigner. Tel que je fus six mois auprès d'elle,
tel je serai toute ma vie. Je ne connois rien après
vous de si parfait qu'elle; mais, ftit-elle plus par-
faite que vous encore, je sens qu'il faudroit n'a-
voir jamais été votre amant pour pouvoir deve-
nir le sien.
Avant d'achever cette lettre, il faut vous dire
ce que je pense de la vôtre. J'y trouve avec
toute la prudence de la vertu les scrupules d'une
ame craintive qui se fait un devoir de s'épouvan-
ter, et croit qu'il faut tout craindre pour se ga-
rantir de tout. Cette extrême timidité a son dan-
ger ainsi qu'une confiance excessive. En nous
montrant sans cesse des monstres oii il n'y en
a point , elle nous épuise à combattre des chimè-
res ; et, à force de nous effaroucher sans sujet ,
elle nous tient moins en garde contre les périls
véritables et nous les laisse moins discerner. Re-
lisez quelquefois la lettre que mylord Edouard
vous écrivit l'année dernière au sujet de votre
mari : vous y trouverez de bons avis à votre
SIXIÈME Partie. 4^7
usage à plus d'un égard. Je ne blâme point votre
dévotion; elle est touchante, aimable et douce
comme vous; elle doit plaire à votre mari même.
Mais prenez garde qu à force de vous rendre ti-
mide et prévoyante, elle ne vous mène au quié-
tisme par une route opposée, et que, vous mon-
trant par-tout du risque à courir , elle ne vous
empêche enfin d acquiescer à rien. Chère amie ,
ne savez-Vous pas que la vertu est un état de
guerre , et que pour y vivre on a toujours queb
que combat à rendre contre soi? Occupons-nous
moins des dangers que de nous, afin de tenir
notre ame prête à tout événement. Si chercher
les occasions , c'est mériter d'y succomber ; les
fuir avec trop de soin , c'est souvent nous refu-
ser à de grands devoirs; et il n'est pas bon de
songer sans cesse aux tentations, même pour
les éviter. On ne me verra jamais rechercher
des moments dangereux ni des têtes-à-têtes avec
des femmes; mais, dans quelque situation que
me place désormais la Providence , j'ai pour sû-
reté de moi les huit mois que j'ai passés àClarens,
et ne crains plus que personne m'ôte le prix que
vous m'avez fait mériter. Je ne serai pas plus
foible que je fai été ; je n'aurai pas de plus grands
combats à rendre: j ai senti l'amertume des re-
mords ; j'ai goûté les douceurs de la victoire.
Après de telles comparaisons , on n'hésite plus
sur le choix ; tout , jusqu'à mes fautes passées,
m est garant de l'avenir.
Sans vouloir entrer avec vous dan« de nou-
3o.
468 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
velles discussions sur l'ordre de l'univers et sur
la direction des êtres qui le composent, je me
contenterai de vous dire que, sur des questions
si fort au-dessus de l'homme, il ne peut juger
des choses qu'il ne voit pas, que par induction
sur celles qu'il voit, et que toutes les analogies
sont pour ces lois générales que vous semblez
rejeter. La raison même, et les plus saines idées
que nous pouvons nous former de lEtre suprê-
me, sont très favorables à cette opinion ; car, bien
que sa puissance n'ait pas besoin de méthode
pour abréger le travail, il est digne de sa sagesse
de préférer pourtant les voies les plus simples ,
afin qu'il n'y ait rien d inutile dans les moyens
non plus que dans les effets. En créant l'homme,
il la doué de toutes les facultés nécessaires pour
accomplir ce qu'il exigeoit de lui ; et quand nous
lui demandons le pouvoir de bien faire , nous
ne lui demandons rien qu'il ne nous ait déjà
donné. Il nous a donné la raison pour connoître
ce qui est bien, la conscience pour l'aimer (i),
et la liberté pour le choisir. Cest dans ces dons
sublimes que consiste la grâce divine; et comme
nous les avons tous reçus, nous en sommes tous
comptables.
J'entends beaucoup raisonner contre la liberté
de riiommc , et je méprise tous ces sophismes,
(i) Saint-Preux fait de la conscience morale un senti-
ment, et non pas un juf;ement; ce qui est contre les défi-
nitions des philosophes. Je crois pourtant qu'en ceci
leur prétendu confrère a raison.
SIXIÈME PARTIE. /jGg
parcequ un raisonneur a beau me prouver que
je ne suis pas libre , le sentiment intérieur , plus
fort (jue tous ces arguments, les clément sans
cesse ; et, quelque parti que je prenne, dans
quelque délibération que ce soit, je sens parfai-
tement qu'il ne tient qu'à moi de prendre le
parti contraire. Toutes ces subtilités de l'école
sont vaines précisément parcequ'elles prouvent
trop , qu'elles combattent tout aussi bien la vé-
rité que le mensonge , et que , soit que la liberté
existe ou non , elles peuvent servir également à
prouver qu'il n'existe pas. A entendre ces gens-
là , Dieu même ne seroit pas libre, et ce mot de
liberté n'auroit aucun sens. Ils triomphent, non
d'avoir résolu la question , mais d'avoir mis à
sa place une chimère. Ils commencent par sup-
poser que tout être intelligent est purement pas-
sif, et puis ils déduisent de cette supposition
des conséquences pour prouver quil nest pas
actif. La commode méthode qu'ils ont trouvée
là ! S'ils accusent leurs adversaires de raisonner
de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons
point actifs et libres , nous sentons que nous le
sommes. G est à eux de prouver non seulement
que ce sentiment pourroit nous tromper, mais
quil nous trompe en effet (i). L'év^êquedeCloyne
a démontré que , sans rien changer aux appa-
rences , la matière et les corps pourroient ne
(i) Ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit. Il s'agit de
savoir si la volonté se'de'termine sans cause, ou quelle
est la cause qui détermine la volonté.
470 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pas exister; est-ce assez pour affirmer qu'ils n'exis-
tent pas? En tout ceci la seule apparence coûte
plus que la réalité : je m en tiens à ce qui est
plus simple.
Je ne crois donc pas qu'après avoir pourvu de
toute manière aux besoins de 1 homme, Dieu
accorde à l'un plutôt qu'à lautre des secours ex-
traordinaires , dont celui qui abuse des secours
communs à tous est indi.^ne , et dont celui qui
en use bien n'a pas besoin. Cette acception de
personnes est injurieuse à la justice divine.
Quand cette dure et décourageante doctrine se
déduiroit de l'Ecriture elle-même, mon premier
devoir n est-il pas d honorer Dieu ? Quelque res-
pect que je doive au texte sacré , j'eif dois
plus encore à son auteur; et j aim^^^ois mieux
croire la Bible falsifiée, ou inintelligible, que Dieu
injuste ou malfaisant. 8. Paul ne veut pas que
le vase dise au potier: Pourquoi m as -tu fait
ainsi? Gela est fort bien, si le potier n'exige du
vase que des services qu il la mis en état de lui
rendre; mais, s'il s'en prcnoit au vase de n'être
pas propre à un usage pour lequel il ne l'auroit
pas fait , le vase auroit-il tort de lui dire , Pour-
quoi m'as-tu fait ainsi .'
S'ensuit-il de là que la prière soit inutile ? A
Dieu ne plaise que je m ôte cette ressource contre
mes foiblesses ! Tous les actes de l'entendement
(pii nous élèvent à Dieu nous portent au-dessus
de nous-mêmes; en implora^jtson secours, nous
apprenons à le trouver. Ce n'est pas lui qui nous
SIXIÈME PARTIE. 4?»
change , c'est nous qui nous changeons en nous
élevant à hii (i). Tout ce qu'on lui demande
comme il faut, on se le donne, et, comme vous
l'avez dit , on augmente sa force en reconnois-
sant sa foi])lesse. Mais, si l'on abuse de l'oraison
et qu'on devienne mystique , on se perd à force
de s'élever ; en cherchant la grâce , on renonce
à la raison; pour obtenir un don du ciel, on en
foule aux pieds un autre ; en s'obstinant à vou-
loir qu'il nous éclaire, on s'ôte les lumières qu'il
nous a données. Qui sommes-nous pour vouloir
forcer Dieu de faire un miracle?
Vous le savez ; il n'y a rien de bienqui n'ait un
excès blâmable, même la dévotion qui tourne
en délire. La vôtre est trop pure pour arriver
jamais à ce point ; mais Fexcès qui produit léga-
rement commence avant lui , et c'est de ce pre-
mier ternie que vous avez à vous défier. Je vous
ai souvent entendue blâmer les extases des ascé-
tiques ; savez-vous comment elles viennent? en
prolongeant le temps qu'on donne à la prière
(f) Notre galant philosophe, après avoir imité la con-
duite d'Abélard, semble en vouloir prendre aussi la doc-
trine. Leurs sentiments sur la prière ont beaucoup de
rapport. Bien des gens , relevant cette hérésie , trouve-
ront qu'il eût mieux valu persister dans l'égarement que
de tomber dans l'erreur. Je ne pense pas ainsi. C'est un
petit mal de se tromper; c'en est un grand de se mal
conduire. Ceci ne contredit point, à mon avis, ce que
j'ai dit ci-devant sur le danger des fausses maximes de
morale. Mais il faut laisser quelque chose à faire au
lecteur.
472 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
plus que ne le permet la foihlcsse humaine. Alors
l'esprit s épuise, Tiniagination s allume et donne
des visions ; on devient inspiré , prophète , et il
n'y a plus ni sens ni génie qui garantisse du fa-
natisme. Vous vous enfermez fré((ucmment dans
votre cahinet , vous vous recueillez , vous priez
sans cesse ; vous ne voyez pas encore les piétis-
tes (i), mais vous lisez leurs livres. Je n ai jamais
blâmé votre goût pour les écrits du bon Féné-
lon ; mais que faites- vous de ceux de sa disciple?
Vous lisez Murait ; je le lis aussi ; mais je choisis
ses lettres, et vous choisissez son instinct divin.
Voyez comment il a fini , déplorez les égarements
de cet homme sage , et songez à vous. Femme
pieuse et chrétienne , allez - vous n'être plus
qu'une dévote ?
Chère et respectable amie , je re(^ois vos avis
avec la docilité d'un enfant, et vous donne les
miens avec le zèle d'un père. Depuis que la
vertu , loin de rompre nos liens , les a rendus
indissolubles , ses devoirs se confondent avec les
droits de l'amitié. Les mêmes leçons nous con-
viennent, le*iTiême intérêt nous conduit. Jamais
nos cœurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se
(i) Sorte de fous qui avoient la fantaisie d'être chré-
tiens et de suivre TÉvangile à la lettre; à peu près comme
sont aujourd'hui les méthodistes en Angleterre, les mô-
raves en Allemagne, les jansénistes en France; excepté
pourtant qu'il ne manque à ces derniers que d'être les
maîtres, pour être plus durs et plus intolérants que leurs
ennemis.
SIXIÈME PARTIE. /j-yS
rencontrent, sans offrir à tous deux un objet
d honneur et de gloire qui nous élève conjoin-
tement ; et la perfection de chacun de nous im-
portera toujours à Tautre. Mais si les délibéra-
tions sont communes , la décision ne lest pas ;
elle appartient à vous seule. O vous qui lîtes tou-
jours mon sort, ne cessez point d'en être lar-
hitre ;. pesez mes réflexions , prononcez : quoi
que vous ordonniez de moi , je me soumets; je
serai digne au moins que vous ne cessiez pas de
me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous
me serez toujours présente , vous présiderez
toujours à mes actions ; dussiez - vous m'ôter
l'honneur délever vos entants , vous ne m'ôterez
point les vertus que je tiens de vous : ce sont les
enfants de votre ame., la mienne les adopte, et
rien ne les lui peut ravir.
Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que
je vous ai bien expliqué ce que je sens et ce que
je pense, dites-moi ce qu'il faut que je fasse.
Vous savez à quel point mon sort est lié à celui
de mon iHustre ami. Je ne lai point consulté
dans cette occasion , je ne lui ai montré ni cette
lettre ni la vôtre. Sil apprend que vous désap-
prouviez son projet, ou plutôt celui de votre
époux, il le désapprouvera lui-même; et je suis
bien éloigné d'en vouloir tirer une objection
contre vos scrupules ; il convient seulement qu il
les ignore jusqu'à votre entière décision. En at-
tendant, je trouverai , pour différer notre dé-
part, des prétextes qui pourront le surprendre.
474 LA NOUVELLE lîÉLOifSE.
mais auxquels il acquiescera sûrement. Pour
moi , j'aime mieux ne vous plus voir que de vous
revoir pour vous dire un nouvel adieu. Appren-
dre à vivre chez vous en étranger est une humi-
liation que je n'ai pas méritée.
LETTRE VIII.
DE MADAME DE WOLMAR A SAINT -PREUX.
riÉ hien! ne voilà-t-il pas encore votre imagi-
nation effarouchée? et sur quoi, je vous prie?
sur les plus vrais ténioij^jnages deslime et da-
mitié que vous ayez jamais reclus de moi; sur
les paisihles réflexions que le soin de votre vrai
bonheur m'inspire; sur la proposition la plus
oblij^cante, la plus avantageuse, la plus hono-
rable qui vous ait ja-mais été faite ; sur l'empres-
sement, indiscret peul-être, de vous unir à ma
famille par des nœuds indissolubles ; sur le désir
de faire mon allié, mon parent, d'un'ingrat qui
croit ou qui feint de croire que je ne veux plus
de lui pour ami. Pour vous tirer de l'inquiétude
oii vous paroissez é(re, il ne falloit que prendre
ce que je vous écris dans son sens le plus natu-
rel. Mais il y a long-temps que vous aimez à
vous tourmenter par vos injustices. Votre let-
tre est, comme votre vie, sublime et ranipante,
pleine de force et de puérilités. Mon cher philo*
sophe, ne cesserez-vous jamais d'être enfant :'
SIXIÈME PARTIE. 4?^
Où avez-vous donc pris que je songeasse à
vous imposer des lois, à rompre avec vous, et ,
pour me servir de vos termes , à 'vous renvoyer
au bout du monde? De bonne foi , trouvez-vous
là l'esprit de ma lettre ? Tout au contraire : en
jouissant d avance du plaisir de vivre avec vous,
j'ai craint les inconvénients qui pouvoient le
troubler; je me suis occupée des moyens de pré-
venir ces inconvénients d'une manière a^^réable
et douce, en vous faisant un sort digne de votre
mérite et de mon attacliement pour vous. Voilà
tout mon crime : il n'y avoit pas là, ce me sem-
ble , de quoi vous alarmer si fort.
Vous avez tort , mon ami; car vous n'ignorez
pas combien vous m'êtes cher : mais vous aimez
à vous le faire redire; et comme je n'aime guère
moins à le répéter , il vous est aisé d'obtenir ce
que vous voulez sans que la plainte et Tliumeur
s'en mêlent.
Soyez donc bien sur que si votre séjour ici
vous est agréable, il me lest tout autant quà
vous , et que, de tout ce que M. de Wolmar a
fait pour moi, rien ne m'est plus sensible que le
soin qu'il a pris de vous appeler dans sa mai-
son, et de vous mettre en état d'y rester. .Ten
conviens avec plaisir, nous sommes utiles lun
à l'autre. Plus propres à recevoir de bons avis
qu'à les prendre de nous-mêmes, nous avons
tous deux besoin de guides. Et qtii saura mieux
ce qui convient à l'un , que l'autre qui le con-
çoit si bien? Qui sentira mieux le danger de
476 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
s'égarer par tout ce que coûte un retour péni-
ble i' Quel objet peut mieux nous rappeler ce
danger? Devan't qui rougirions-nous autant d'a-
vilir un si grand sacrifice;' Après avoir rompu
de tels liens, ne devons-nous pas à leur mé-
moire de ne rien faire d'indigne du motif qui
nous les fit rompre? Oui, c'est une fidélité que
je veux vous garder toujours de vous prendre à
témoin de toutes les actions de ma vie, et de
vous dire, à chaque sentiment qui m'anime,
voilà ce que je. vous ai préféré. Ali! mon ami,
je sais rendre honneur à ce que mon cœur a si
bien senti. Je puis être foihle devant toute la
terre, mais je réponds de moi devant vous.
C'est dans cette délicatesse qui survit toujours
au véritable amour, plutôt que dans les subtiles
distinctions de M. de Wolmar, qu'il faut cher-
cher la raison de cette élévation dame et de cette
force intérieure que nous éprouvons l'un près
de l'autre, et que je crois sentir comme vous.
Cette explication du moins est plus naturelle ,
plus honorable à nos cœurs, que la sienne, et
vaut mieux pour s encourager à bien faire, ce
qui suffit pour la préférer. Ainsi croyez que ,
loin d'être dans la disposition bizarre où vous
me supposez, celle où je suis est directement
contraire; que s'il falloit renoncer au projet de
nous réunir , je regarderois ce changement
comme un grUnd malheur pour vous, pour
moi, pour mes enfants, et pour mon mari
même, qui, vous le savez, entre pour beau-
SIXIÈME PARTIE. /\-jq
coup dans les raisons que j'ai de vous désirer
ici. Mais, pour ne parler que de mon inclina-
tion particulière, souvenez-vous du moment
de votre arrivée : marquai-je moins de joie à
vous voir que vous n'en eûtes en m'abordant?
vous a-t-il paru que votre séjour à Glarens me
fût ennuyeux ou péniMe? avez-vous jupé que
je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller
jusqu'au bout et vous parler avec ma franchise
ordinaire? Je vous avouerai sans détour que les
six derniers mois que nous avons passés en-
semble ont été le temps le plus doux de ma vie,
et que j'ai goûté dans ce court espace tous les
biens dont ma sensibilité m ait fourni 1 idée.
Je n'oublierai jamais un jour de cet hiver,
où, après avoir fait en commun la lecture de
vos voyages et celle des aventures de votre ami,
nous soupâmes dans la salle d'Apollon, et où,
songeant à la félicité que Dieu m'envoyoit en ce
monde, je vis tout autour de moi mon père,
mon mari, mes enfants, ma cousine, mylord
Edouard, vous, sans compter la Fanchon, qui
ne gâtoit rien au tableau , et tout cela rassemblé
pour l'heureuse Julie. Je me disois : Cette petite
chambre contient tout ce qui est cher à mon
cœur, et peut-être tout ce quil y a de meilleur
sur la terre; je. suis environnée de tout ce qui
m'intéresse; tout funivers est ici pour moi; je
jouis à-la-fois de rattachement que j ai pour mes
amis, de celui qu'ils me rendent, de celui qu'ils
ont l'un pour l'autre ; leur bienveillance mu-
4/8 LA KOUVELLE IIÉLOÏSE.
tuelle ou vient tic moi ou s'y rapporte; je ne
vois rien qui n étende mon être, et rien qui le
divise; il est dans tout ce qui m'environne, il
n'en reste aucune portion loin de moi , mon
imagination n'a plus rien à faire, je n'ai rien
à désirer; sentir et jouir sont pour moi la même
chose; je vis à-la-lbis dans tout ce que j'aime ,
je me rassasie de bonheur et de vie. O mort 1
viens quand tu voudras , je ne te crains plus ,
j'ai vécu , je tai prévenue; je n'ai plus de nou-
veaux sentiments à connoîlre, tu n'as plus rien
à me dérober.
Plus j ai senti le plaisir de vivre avec vous,
plus il m'étoit doux dy compter, et plus aussi
tout ce qui pouvoit troubler ce plaisir-m'a donné
d'inquiétude. Laissons un moment à part cette
morale craintive et cette prétendue dévotion
que vous me reprochez ; convenez du moins
que tout le charme de la société qui régnoit
entre nous est dans cette ouverture de cœur
qui met en commun tous les sentiments, toutes
les pensées, et qui fait que chacun, se sentant
tel qu'il doit être, se montre à tous tel qu'il est.
Supposez un moment quelque intrigue secrète ,
quelque liaison qu'il failPe cacher, quelque rai-
son de réserve et de mystère; à l'instant tout le
plaisir de se voir s'évanouit , on est contraint
l'un devant l'autre, on cherche à se dérober,
quand on se rassemble on voudroit se fuir : la
circonspection , la bienséance , amènent la dé-
fiance et le dégoût. TiC moyen d'aimer long-
SIXIÈME PARTIE. ^'jg
temps ceux qu'on craint 1 On se devient impor-
tun l'un à l'autre... Julie importune!... impor-
tune à son ami! non, non ; cela ne sauroit être;
on n'a jamais de maux à craindre que ceux
qu'on peut supporter.
En vous exposant naïvement mes scrupules,
je n'ai point prétendu clian^oer vos résolutions ,
mais les éclairer, de peur que, prenant un parti
dont vous n'auriez pas prévu toutes les suites,
vous n eussiez peut -être à vous en repentir
quand vous n'oseriez plus vous en dédire. A l'é-
gard des craintes que M. de Wolmar n'a pas
eues, ce n'est pas à lui de les avoir, c'est à vous :
nul n'est juge du danger qui vient de vous que
vous-même. Réfléchissez-y bien , puis dites-moi
qu'il n'existe pas, et je n'y pense plus : car je
connois votre droiture , et ce n'est pas de vos
intentions que je me défie. Si votre cœur est
capable d'une faute imprévue , très sûrement
le mal prémédité n'en approcha jamais. C'est
ce qui distingue l'homme fragile du méchant
homme.
D'ailleurs , quand n)es objections auroient
plus de solidité que je n'aime à le croire, pour-
quoi mettre d abord la chose au pis comme vous
faites? Je n'envisage point les précautions à,
prendre aussi sévèrement que vous. S agit -il
pour cela de rompre aussitôt tous vos projets ,
et de nous fuir pour toujours? Non, mon ai-
mable ami, de si tristes ressources ne sont point
nécessaires. Encore enfant par la tête, vous été»
48o LA NOUVELLE IIELOÏSE.
déjà vieux par le cœur. Fjos {^randes passions
usées dégoùlent des autres; la paix de lame qui
leur succède est le seul sen riment qui s'accroît
par la jouissance. Un cœnr sensible craint le
repos qu'il ne connoît pas : qu'il le sente une
fois , il ne voudra plus le pcrrlie. En comparant
deux états si contraires , on a})prend à préférer
le meilleur; mais pour les comparer il les faut
connoître. Pour moi, je vois le moment de votre
sûreté plus près peut-être que vous ne le voyez
vous-même. Vous avez trop senti pour sentir
lonj^-temps ; vous avez trop aimé pour ne pas
devenir indifférent : on ne rallume plus la cen-
dre qui sort de la fournaise, mais il faut atten-
dre que tout soit consumé. Encore quelques an-
nées d'attention sur vous-même, et vous n'avez
plus de risque à courir.
Le sort que je voulois vous faire eût anéanti
ce risque; mais, indépendamment de cette con-
sidération, ce sort étoit assez doux pour devoir
être envié pour lui-même ; et si votre délicatesse
vous empêche d'oser y prétendre , je n'ai pas be-
soin que vous me disiez ce qu'une telle retenue
a pu vous coûter : mais j'ai peur qu'il ne se mêle
à vos raisons des prétextes plus spécieux que so-
lides ; j'ai peur qu'en vous piquant de tenir des
engagements dont tout vous dispense et qui n'in-
téressent plus personne , vous ne vous fassiez
une fausse vertu de je ne sais quelle vaine con-
stance plus à blâmer qu'à louer , et désormais
tont-à-fait déplacée. Je vous l'ai déjà dit autre-
SIXIÈME PARTIE. ^Sl
fois, c'est un second crime de tenir un serment
criminel : si le vôtre ne 1 etoit pas , il l'est deve-
nu ; c'en est assez pour l'annuller. La promesse
qu'il faut tenir sans cesse "est celle d'être hon-
nête homme et toujours ferme dans son devoir;
changer quand il change, ce n'est pas légèreté ,
c'est constance. Vous fîtes bien peut-être alors
de promettre ce que vous feriez mal aujourd'hui
de tenir. Faites dans tous les temps ce que la
venu demande, vous ne vous démentirez jamais.
Que s'il y a parmi vos scrupules quelque ob-
jection solide , cest ce que nous pourrons exa-
miner à loisir : en attendant, je ne suis pas trop
fâchée que vous n'ayez pas saisi mon idée avec
la même avidité que moi , afin que mon étour-
derie vous soit moins cruelle, si j'en ai fait une.
J'avois médité ce projet durant l'absence de ma
cousine. Depuis son retour et le départ de ma
lettre , ayant eu avec elle quelques conversations
générales sur un second mariage , elle m'en a
paru si éloignée , que malgré tout le penchant
que je lui connois pour vous, je craindrois qu'il
ne fallût user de plus d'autorité qu'il ne me con-
vient pour vaincre sa répugnance , même en vo-
tre faveur ; car il est un point où l'empire de l'a-
mitié doit respecter celui des inclinations et les
principes que chacun se fait sur des devoirs ar-
bitraires en eux-mêmes , mais relatifs à létat du
cœur qui se les impose.
Je vous avoue pourtant que je tiens encore à
mon projet : il nous convient si bien à tous ^ il
4. 3i
482 LA NOUVELLE HÉLOÏSÉ.
VOUS tireroit si honorablement de l'état précaire
où vous vivez dans le monde , il confondroit tel-
lement nos intérêts , il nous feroit un devoir si
naturel de cette amitié qui nous est si douce ,
que je n y puis renoncer tout-à-fait. Non , mon
ami , vous ne m'appartiendrez jamais de trop
près : ce n'est pas même assez que vous soyez
tnon cousin ; ah ! je voudrois que vous fussiez
mon frère.
Quoi qu'il en soit de toutes ces idées, rendez
plus de justice à mes sentiments pour vous;
jouissez sans réserve de mon amitié , de ma con-
fiance , de mon estime ; souvenez-vous que je n'ai
plus rien à vous prescrire , et que je ne crois
point en avoir besoin. Ne m'ôtez pas le droit de
vous donner des conseils , mais n'imaginez ja-
mais que j'en fasse des ordres. Si vous sentez
pouvoir habiter Glarens sans danger , venez-y ,
demeurez-y; j'en serai charmée. Si vous croyez
devoir donner encore quelques années d'absence
aux restes toujours suspects d'une jeunesse im-
pétueuse, écrivez-moi souvent, venez nous voir
quand vous voudrez, entretenons la correspon-
dance la plus intime. Quelle peine n'est pas adou-
cie par cette consolation ! quel éloignement ne
supporte-t-on pas par l'espoir de finir ses jours
ensemble ! Je ferai plus; je suis prête à vous con-
fier un de mes enfants ; je le croirai mieux dans
vos mains que dans les miennes : quand vous
me le ramènerez, je ne sais duquel des deux le
retour me couchera le plus. Si tout -à -fait de-
I
SIXIÈME PARTIE. 4^3
venu raisonnable vous bannissez enfin vos chi-
mères et voulez mériter ma cousine, venez ,
aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire; en
vérité, je crois que vous avez déjà commencé :
triomphez de son cœur et des obstacles quil
vous oppose , je vous aiderai de tout mon pou-
voir : faites enfin le bonheur l'un de l'autre , et
rien ne manquera plus au mien. Mais, quelque
parti que vous puissiez prendre, après y avoir
sérieusement pensé, prenez-le en toute assu-
rance , et n'outragez plus votre amie en l'accusant
de se défier de vous.
A force de sonjjer à vous je m'oublie. Il faut
pourtant que mon tour vienne ; car vous faites
avec vos amis dans la dispute comme avec votre
adversaire aux échecs , vous attaquez en vous
défendant. Vous vous excusez d'être philosophe
en m'accusant d'être dévote ; c'est comme si
j'avois renoncé au vin lorsqu'il vous eut enivré.
Je suis donc dévote à votre compte , ou prête à
le devenir? Soit ; les dénominations méprisan-
tes changent-elles la nature des choses'' Si la
dévotion est bonne , où est le tort d'en avoir?
Mais peut-être ce mot est-il trop bas pour vous.
La dignité philosophique dédaigne un culte
vulgaire ; elle veut servir Dieu plus noblement ;
elle porte jusqu'au ciel même ses prétentions et
sa fierté. O mes pauvres philosophes !... Reve-
nons à moi.
J'aimai la vertu dès mon enfance , et cultivai
ma raison dans tous les temps. Avec du senti-
3r.
484 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ment et des lumières , j'ai voulu me gouverner ,
et je me suis mal conduite. Avant de m'ôter le
puide que j'ai choisi , donnez-m'en quelque au-
tre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami ,
toujours de l'orgueil , quoi qu'on fasse ! c'est lui
qui vous élève , et c'est lui qui m'humilie. Je crois
valoir autant qu'une autre , et mille autres ont
vécu plus sagement que moi : elles avoient donc
des ressources que je n'avois pas. Pourquoi me
sentant bien née ai-je eu besoin de cacher ma
vie ? Pourquoi haïssois-je le mal que j'ai fait mal-
pré moi? Je ne connoissois que ma force; elle
n'a pu me suffire. Toute la résistance qu'on peut
tirer de soi , je crois favoir faite , et toutefois
j'ai succombé. Comment font celles qui résistent?
Elles ont un meilleur appui.
Après l'avoir pris à leur exemple , j'ai trouvé
dans ce choix un autre avantage auquel je n'a-
vois pas pensé. Dans le règne des passions , elles
aident à supporter les tourments qu'elles don-
nent ; elles tiennent l'espérance à côté du désir.
Tant qu on désire on peut se passer d ètie heu-
reux; on s'attend à le devenir : si le bonheur ne
vient point, l'espoir se prolonge, et le charme
de fillusion dure autant que la passion qui le
cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l'in-
quiétude qu'il donne est une sorte de jouissance
qui supplée à la réalité, qui vaut mieux, peut-
être. Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il
perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On
jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on
SIXIÈME PARTIE. 48 5^
espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heu-
reux. En effet, l'homme, avide et horné, fait
pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du
ciel une force consolante qui rapproche de lui
tout ce qu'il désire , qui le soumet à son ima-
fjinalion , qui le lui rend présent et sensible,
qui le lui livre en quelque sorte , et , pour lui
rendre cette imaginaire propriété plus douce, le
modifie au gré de sa passion. Mais tout ce pres-
tige disparoît devant l'objet même; rien n'em-
bellit plus cet objet aux yeux du possesseur;
on ne se Ogure point ce qu'on voit; l'imagina-
tion ne pare plus rien de ce qu'on possède ;
1 illusion cesse où commence la jouissance. Le
pays des chimères est en ce monde le seul di-
gne d'être habité; et tel est le néant des choses
humaines , qu'hors (i) l'Etre existant par lui-
même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.
Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets
particuliers de nos passions , il est infaillible dans
le sentiment commun qui les comprend toutes.
Vivre sans peine n'est pas un état d'homme ; vi-
vre ainsi c'est être mort. Celui qui pourroit tout
sans être Dieu seroit une misérable créature ; il
(i) Il falloit que hors, et sûrement madame de Wol-
mar ne l'ignoroit pas. Mais, outre les fautes qui lui
échappoient par ignorance ou par inadvertance , il pa-
roît qu'elle avoit l'oreille trop délicate pour s'asservir
toujours aux régies mêmes qu'elle savoit. On peut em-
ployer un style plus pur, mais non pas, plus doux ni
plus harmonieux que le sien.
486 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
seroit privé du plaisir de désirer ; toute autre pri-
vation seroit plus supportable (i).
Voilà ce que j'éprouve en partie depuis mon
mariage et depuis votre retour. Je ne vois par-tout
que sujets de contentement , et je ne suis pas
contente; une langueur secrète s'insinue au fond
de mon cœur; je le sens vide et gonflé, comme
vous disiez autrefois du vôtre; l'attachement
que j'ai pour tout ce qui m'est cher ne suffit pas
pour l'occuper ; il lui reste une force inutile dont
il ne sait que faire. Cette peine est bizarre , j'en
conviens ; mais elle n'est pas moins réelle. Mon
ami , je suis trop heureuse ; le bonheur m'en-
nuie (2).
Concevez-vous quelque remède à ce dégoût
du bien-être? Pour moi, je vous avoue qu'un
sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire
a beaucoup ôté du prix que je donnois à la vie ;
et je n'imagine pas quelle sorte de charme on y
peut trouver qui me manque ou qui me suffise.
Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ?
(i) D'où il suit que tout prince qui aspire au despO'
tisme aspire à l'honneur de mourir d'ennui. Dans tous
les royaunics du monde , clierchcz-vous l'homme le plus
ennuyé du pays? allez toujours directement au souve-
rain, sur-tout s'il est très absolu. C'est bien la peine de
faire tant de misérables! ne sauroit-il s'ennuyer à moin-
dres frais?
(2) Quoi Julie ! aussi des contradictions ! Ah ! je crains
bien , charmante dévote , que vous ne soyez pas non
plus trop d'accord avec vous-même. Au reste , j'avoue
que cette lettre me paroît le chant du cygne.
SIXIÈME PARTIE. 4^7
aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses en-
fants, ses amis, ses proches l'en sera-t-elle mieux
aimée? ménera-t-elle une vie plus de son goût?
sera-t-elle plus libre d'en choisir une autre? jouira-
t-clle d'une meilleure santé:' aura-t-elle plus de
ressources contre Tennui , plus de liens qui l'at-
tachent au monde ? Et toutefois j'y vis inquiète ;
mon cœur ignore ce qui lui manque; il désire
sans savoir quoi.
Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise ,
mon ame avide cherche ailleurs de quoi la rem-
plir : en s'élevant à la source du sentiment et de
l'être , elle y perd sa sécheresse et sa langueur ;
elle y renaît, elle s'y ranime, elle y trouve un
nouveau ressort , elle y puise une nouvelle vie ;
elle y prend une autre existence qui ne tient
point aux passions du corps; ou plutôt elle n'est
plus en moi-même, elle est toute dans l'êtrç
immense quelle contemple, et, dégagée un mo-
ment de ses entraves , elle se console d'y rentrer
par cet essai d'un état plus sublime qu'elle espère
être un jour le sien.
Vous souriez : je vous entends, mon bon ami;
j'ai prononcé mon propre jugement en blâmant
autrefois cet état d'oraison que je confesse aimer
aujourd hui. A cela je n'ai qu'un mot à vous dire ,
cest que je ne lavois pas éprouvé. Je ne prétends
pas même le justifier de toutes manières : je ne
dis pas que ce goût soit sage, je dis seulement
qu'il est doux, qu'il supplée au sentiment du
bonheur qui s'épuise, qu'il remplit le vide de
488 tA NOUVELLE HÉLOifSE.
Tame , et qui] jette un nouvel intérêt sur la vie
passée aie mériter. S'il produit quelque mal, il
faut le n^jeter sans doute ; s'il abuse le cœur par
une fausse jouissance , il faut encore le rejeter.
Mais enfin lequel tient le mieux à la vertu, du
philosophe avec ses grands principes , ou du
chrétien dans sa simplicité :' lequel est le plus
heureux dès ce monde, du sage avec sa raison,
ou du dévot dans son délire? Qu'ai-je besoin de
penser, d'imaginer, dans un moment oii toutes
mes facultés sont aliénées? L'ivresse a ses plai-
sirs, disiez-vous : eh bien ! ce délire en est une.
Ou laissez-moi dans un état qui m'est agréable ,
ou montrez-moi comment je puis être mieux.
J'ai blâmé les extases des mystiques; je les
blâme encore quand elles nous détachent de nos
devoirs, et que, nous dégoûtant de la vie active
par les charmes de la contemplation , elles nous
mènent à ce quiétisme dont vous me croyez si
proche, et dont je crois être aussi loin que vous.
Servir Dieu , ce n'est point passer sa vie à ge-
noux dans un oratoire , je le sais bien ; c'est
remplir sur la terre les devoirs qu'il nous impose;
cest faire en vue de lui plaire tout ce qui con-
vient à l'état oii il nous a mis :
II cor gradisce ;
E serve a lui cln "i suo dover compisce (i).
Il faut premièrement faire ce qu'on doit, et puis
(i) Le cœur lui suffit, et qui fait son devoir le prie.
MÉTAST.
SIXIÈME PARTIE. 489
prier quand on le peut ; voilà la régie que je
tâche de suivre. Je ne prends point le recueille-
ment que vous me reprochez comme une occu-
pation, mais comme une récréation; et je ne
vois pas pourquoi , parmi les plaisirs qui sont à
ma portée, je m'interdirois le plus sensible et le
plus innocent de tous.
Je me suis examinée avec plus de soin depuis
votre lettre : j'ai étudié les effets que produit sur
mon ame ce penchant qui semble si fort vous
déplaire; et je n'y sais rien voir jusqu'ici qui me
fasse craindre, au moins sitôt, l'abus d'une dé-
votion mal entendue.
Premièrement, je n'ai point pour cet exercice
un goût trop vif qui me fasse souffrir quand j'en
suis privée, ni qui me donne de l'humeur quand
on m'en distrait. Il ne nie donne point non plus
de distractions dans la journée, et ne jette ni
dégoût ni impatience sur la pratique de mes de-
voirs. Si quelquefois mon cabinet m'est néces-
saire , c'est quand quelque émotion m'agite et
que je serois moins bien par-tout ailleurs : c est
Jà que , rentrant en moi-même , j'y retrouve le
calme de la raison. Si quelque souci me trouble,
si quelque peine m'afflige, c'est là que je les vais
déposer. Toutes ces misères s évanouissent de-
"vant un plus grand objet. En songeant à tous
les bienfaits de la Providence, j ai honte d'être
sensible à de si foibles chagrins et d'oublier de
si grandes grâces. Il ne me faut des séances ni
fréquentes ni longues. Quand la tristesse m'y suit
490 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
malgré moi , quelques pleurs versés devant celui
qui console soulagent mon cœur à linstant. Mes
réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses;
mon repentir même est exempt d alarmes. Mes
fautes me donnent moins d'efFroi que de honte :
j'ai des regrets et non des remords. Le Dieu que
je sers est un Dieu clément, un père : ce qui me
touche est sa bonté; elle efface à mes yeux tous
ses autres attributs; elle est le seul que je con-
çois. Sa puissance m'étonne, son immensité me
confond, sa justice.... Il a fait lliomme foible ;
puisqu'il est juste, il est clément. Le Dieu ven-
geur est le Dieu des méchants ; je ne puis ni le
craindre pour moi ni l'implorer contre un autre.
O Dieu de paix, Dieu de bonté, c'est toi que
j'adore! c'est de toi, je le sens, que je suis l'ou-
vrage; et j'espère te retrouver au dernier juge-
ment tel que tu parles à mon cœur durant ma
vie.
Je ne saurois vous dire combien ces idées jet-
tent de douceur sur mes jours et de joie au fond
de mon cœur. En sortant de mon cabinet ainsi
disposée, je me sens plus légère et plus gaie;
toute la peine s'évanouit, tous les embarras dis-
paroissent; rien de rude, rien d'anguleux; tout
devient facile et coulant, tout prend à mes yeux
une face plus riante; la complaisance ne me
coûte plus rien ; j'en aime encore mieux ceux que
j'aime et leur en suis plus agréable : mon mari
même en est plus content de mon humeur. La
dévotion, prétend-il, est un opium pour l'ame;
SIXIÈME PARTIE. 49»
elle égaie, anime et soutient quand on en prend
peu ; une trop forte dose endort , ou rend furieux ,
ou tue. .Vespère ne pas aller jusque-là.
Vous voyez que je ne ni offense pas de ce titre
de dévote autant peut-être que vous l'auriez
voulu; mais je ne lui donne pas non plus tout
le prix que vous pourriez croire. Je n'aime point ,
par exemple, qu'on affiche cet état par un extés
rieur affecté et comme une espèce d'emploi qui
dispense de tout autre. Ainsi cette madame Guyon
dont vous me parlez eût mieux fait, ce me sem-
ble, de remplir avec soin ses devoirs de mère de
famille, d'élever chrétiennement ses enfants, de
gouverner sagement sa maison, que d'aller com-
poser des livres de dévotion , disputer avec des
évéques , et se faire mettre à la Bastille pour des
rêveries où l'on ne comprend rien. Je n'aime pas
non plus ce langage mystique et figuré qui nour-
rit le cœur des chimères de limagination , et
substitue au véritable amour de Dieu des senti-
ments imités de lamour terrestre, et trop pro-
pres à le réveiller. Plus on a le cœur tendre et
limagination vive, plus on doit éviter ce qui
tend à les émouvoir ; car enfin comment voir les
rapports de l'objet mystique si l'on ne voit aussi
lobjet sensuel? et comment une honnête femme
ose -t -elle imaginer avec assurance des objets
qu'elle n'oseroit regarder (i)?
(i) Cette objection me paroît tellement solide et sans
réplique, que si j'avois le moindre pouvoir dans le-
4o2 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
Mais ce qui m'a donne le plus d'éloignement
pour les dévots de profession, c'est cette âpreté
de mœurs qui les rend insensibles à l'humanité,
c'est cet orgfueil excessif qui leur fait regarder en
pitié le reste du monde. Dans leur élévation su-
blime , s'ils daignent s'abaisser à quelque acte de
bonté , c'est d'une manière si humiliante , ils plai-
gnent les autres d'un ton si cruel, leur justice est
si rigoureuse, leur charité est si dure, leur zèle
est si amer, leur mépris ressemble si fort à la
haine , que l'insensibilité même des gens du
monde est moins barbare que leur commisé-
ration. L'amour de Dieu leur sert d'excuse pour
n'aimer personne ; ils ne s'aiment pas même lun
l'autre. Vit-on jamais d'amitié véritable entre les
dévots? Mais plus ils se détachent des hommes,
plus ils en exigent; et l'on diroit qu'ils ne s'élè-
vent à Dieu que pour exercer son autorité sur la
terre.
Je me sens pour tous ces abus une aversion
qui doit naturellement m'en garantir ; si j'y
tombe, ce sera sûrement sans le vouloir, et j'es-
père de l'amitié de tous ceux qui m'environnent
que ce ne sera pas sans être avertie. Je vous
avoue que j ai été long-temps sur le sort de mon
mari d'une inquiétude qui m'eût peut-être al-
téré l'humeur à la longue. Heureusement la sage
lettre de mylord Edouard à laquelle vous me
rjlise, je l'emploierois à faire retrancher de nos livre»
sacrés le cantique des cantiques, et j'aurois bien du re-
o;ret d'avoir attendu si tard.
SIXIÈME PARTIE. 49^
renvoyez avec grande raison , ses entretiens con-
solants et sensés , les vôtres, ont tout-à-fait dis-
sipé ma crainte et changé mes principes. Je vois
qu'il est impossible que l'intolérance n'endur-
cisse lame. Gomment chérir tendrement les gens
qu'on réprouve ? quelle charité peut-on conser-
ver parmi des damnés? les aimer, ce seroit haïr
Dieu qui les punit. Voulons-nous donc être hu-
mains? jugeons les actions et non pas les hom-
mes; n'empiétons point sur l'horrible fonction
des démons; n'ouvrons point si légèrement l'en-
fer à nos frères. Eh ! s'il étoit destiné pour ceux
qui se trompent, quel mortel pourroit l'éviter?
O mes amis, de quel poids vous avez soulagé
mon cœur ! En m'apprenant que l'erreur n'est
point un crime , vous m'avez délivrée de mille
inquiétants scrupules. Je laisse la subtile inter-
prétation des dogmes que je n'entends pas ; je
m'en tiens aux vérités lumineuses qui frappent
mes yeux et convainquent ma raison , aux vé-
rités de pratique qui m'instruisent de mes de-
voirs. Sur tout le reste j'ai pris pour règle votre
ancienne réponse à M, de Wolmar (i). Est-on
maître de croire ou de ne pas croire? est-ce un
crime de n'avoir pas su bien argumenter? Non,
la conscience ne nous dit point la vérité des
choses, mais la règle de nos devoirs , elle ne
nous dicte point ce qu'il faut penser, mais ce
qu'il faut faire ; elle ne nous apprend point à
(i) Voyez part. V, lettre III,
4(j4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
bien raisonner, mais à bien agir. En quoi mon
mari peut-il être coupa])le devant Dieu ? dé-
tourne-t-il les yeux de lui ? Dieu lui-même a
voilé sa face. Il ne fuit point Ja vérité, c'est la
vérité qui le fuit. L'orgueil ne le guide point ; il
ne veut égarer personne, il est bien aise qu'on
ne pense pas comme lui. Il aime nos sentiments,
il voudroit les avoir, il ne peut : notre espoir,
nos consolations , tout lui échappe. Il fait le
bien sans attendre de récompense; il est plus
vertueux , plus désintéressé que nous. Hélas ! il
est à plaindre; mais de quoi sera-t-il puni? Non,
non ; la bonté , la droiture , les mœurs , l'honnê'
télé , la vertu ; voilà ce que le ciel exige et qu'il
récompense ; voilà le véritable culte que Dieu
veut de nous et qu'il reçoit de lui tous les jours
de sa vie. Si Dieu juge la foi par les oeuvres,
cest croire en lui que d'être homme de bien. Le
vrai chrétien c'est l'homme juste, les vrais in-
crédules sont les méchants.
Ne soyez donc pas étonné , mon aimable ami^
si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs
points de votre lettre où nous ne sommes pas
de même avis : je sais trop bien ce que vous
êtes pour être en peine de ce que vous croyez.
Que m'importent toutes ces questions oiseuses
sur la liberté? Que je sois libre de vouloir le
bien par moi-même , ou que j'obtienne en priant
celte volonté , si je trouve enfin le moyen de
bien faire , tout cela ne revient-il pas au même?
Que je me donne ce qui me manque en le de-
SIXIÈME PARTIE. ^gi,
mandant, ou que Dieu l'accorde à ma prière,
s'il faut toujours pour Tavoir que je le demande,
ai-je besoin d'autre éclaircissement? Trop heu-
reux de convenir sur les points principaux de
notre croyance, que cherchons-nous au-delà?
Voulons-nous pénétrer dans ces abymes de mé-
taphysique qui n'ont ni fond ni rive , et perdre à
disputer sur l'essence divine ce temps si court qui
nous est donné pour l'honorer? Nous iffnorons
ce qu'elle est , mais nous savons qu'elle est ; que
cela nous suffise : elle se fait voir dans ses œu-
vres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous
pouvons bien disputer contre elle, mais non
pas la méconnoître de bonne foi. Elle nous a
donné ce degré de sensibilité qui laperroit et la
touche : plaignons ceux à qui elle ne l'a pas dé-
parti , sans nous flatter de les éclairer à son dé-
faut. Qui de nous fera ce qu elle n'a pas voulu
faire ? Respectons ses décrets en silence et fai-
sons notre devoir ; c'est le meilleur moyen d'ap-
prendre le leur aux autres.
Gonnoissez-vous quelqu un plus plein de sens
et de raison que M. de Wolmar? quelqu'un plus
sincère , plus droit , plus juste, plu^ vrai , moins
livré à ses passions , qui ait plus à gagner à la
justice divine et à limmortalité de lame ? Con-
noissez-vous un homme plus fort , plus élevé ,
plus grand, plus foudroyant dans la dispute,
que mylord Edouard , plus digne par sa vertu
de défendre la cause de Dieu , plus certain de
son existence , plus pénétré de sa majesté suprê-
496 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ine , plus zélé pour sa gloire et plus fait pour la
soutenir? Vous avez vu ce qui s'est passé durant
trois mois à Glarens; vous avez vu deux hommes
pleins d'estime et de respect l'un pour l'autre ,
éloignés par leur état et par leur goût des poin-
tilleries de collège , passer un hiver entier à
chercher dans des disputes sages el paisibles ,
mais vives et profondes , à s'éclairer mutuelle-
ment, s'attaquer, se défendre, se saisir par tou-
tes les prises que peut avoir l'entendement hu-
main, et sur une matière oii tous deux, n'ayant
que le même intérêt , ne demandoient pas mieux
que d'être d'accord.
Qu'est-il arrivé? Ils ont redoublé d'estime l'un
pour l'autre , mais chacun est resté dans son
sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais
un homme sage de la dispute , l'amour de la vé-
rité ne le touche guère ; il cherche à briller.
Pour moi, j abandonne à jamais cette arme
inutile , et j'ai résolu de ne plus dire à mon mari
un seul mot de religion que quand il s'agira de
rendre raison de la mienne. Non que l'idée de
la tolérance divine m'ait rendue indifférente sur
le besoin quil en a. .le vous avoue même que,
tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point
pour cela diminuer mon zèle pour sa conver-
sion. Je voudrois au prix de mon sang le voir
une fois convaincu ; si ce n'est pour son bon-
heur dans l'autre monde , c'est pour son bon-
heur dans celui-ci. Car de combien de douceurs
n'est-il point privé ! Quel sentiment peut le con-
SIXIÈME PARTIE. 497
soler dans ses peines? quel spectateur anime les
,bonnes actions qu'il fait en secret? quelle voix
peut parler au loiid de son ame ? quel prix
peut-il attendre de sa vertu ? comment doit-il
envisager la mort !^ Non , je l'espère , il ne l'atteij-
dra pas dans cet état horrible. Il me reste une
ressource pour l'en tirer, et j'y consacre le reste
de ma vie ; ce n est plus de le convaincre , mais
de le toucher ; c'est de lui montrer un exemple
qui l'entraîne , et de lui rendre la religion si ai-
mable quil ne puisse lui résister. Ah ! mon ami,
quel argument contre l'incrédule que la vie du
vrai chrétien ! croyez-vous qu'il y ait quelque
ame à l'épreuve de celui-là? Voilà désormais la
tâche que je m'impose; aidez-moi tous à la rem-
plir. Wolmar est froid , mais il n'est pas insen-
sible. Quel tableau nous pouvons offrir à son
cœur , quand ses amis , ses enfants , sa femme ,
concourront tous à linstruire en l'édifiant !
quand, sans lui prêcher Dieu dans leurs dis-
cours , ils le lui montreront dans les actions
qu'il inspire, dans les vertus dont il est fauteur,
dans le charme qu'on trouve à lui plaire ! quand
il verra briller l'image du ciel dans sa maison !
quand cent fois le jour il sera forcé de se dire :
Non, fhomme n'est pas ainsi par lui-même,
quelque chose de plus qu'humain régne ici !
Si cette entreprise est de votre goût , si vous
vous sentez digne d y concourir, venez ; passons
nos jours ensemble et ne nous quittons plus
qu'à la mort. Sj le projet vous déplaît ou vous
4- 3.
498 LA NOUVELLE HELOÏSE.
épouvante, écoutez votre conscience, elle vous
dicte votre devoir. Je n'ai rien de plus à vous
dire.
Selon ce que mylord Edouard nous marque,
je vous attends tous deux vers la fin du mois
prochain. Vous ne reconnoîtrez pas votre appar-
tement ; mais dans les changements qu'on y a
faits vous reconnoîtrez les soins et le cœur
d'une bonne amie qui s'est fait un plaisir de
l'orner. Vous y trouverez aussi un petit assorti-
ment de livres quelle a choisis à Genève, meil-
leurs et de meilleur goût que XAdone, quoiqu'il
y soit aussi par plaisanterie. Au reste, soyez dis-
cret , car , comme elle ne veut pas que vous sa-
chiez que tout cela vient d'elle , je me dépêche
de vous l'écrire avant qu'elle me défende de
vous en parler.
Adieu, mon ami. Cette partie du château de
Chillon ( i),que nous devions tous faire ensemble,
se fera demain sans vous. Elle n'en vaudra pas
mieux , quoiqu'on la fasse uvec plaisir. M. le
bailli nous a invités avec nos enfants, ce qui ne
m'a point laissé d excuse. Mais je ne sais pour-
quoi je voudrois être déjà de retour.
(i) Le château de Chillon, anciea séjour des baillis
de Yevai , est situé dans le lac, sur un rocher qui forme
une presqu'île, et autour duquel j'ai vu sonder à plus
de cent cinquante hrasses, qui font près de huit cents
pieds, sans trouver le fond. On a creusé dans ce rocher
des caves et des cuisines au-dessous du niveau de l'eau ,
qu'on y introduit quand on veut par des robinets. C'est
là que fut détenu six ans prisonnier François Bonnivard,
SIXIÈME PARTIE. 499
LETTRE IX.
DE FAKCHON ANET A SAINT-PREUX.
Ah , monsieur ! ah , mon bienfaiteur ! que me
char{ie-t-on de vous apprendre !... Madame...
ma pauvre maîtresse... O dieu ! je vois déjà votre
frayeur... mais vous ne voyez pas notre désola-
tion... Je n'ai pas un moment à perdre; il faut
vous dire... il faut courir... je voudrois déjà vous
avoir tout dit... Ah ! que deviendrez-vous quand
vous saurez notre malheur?
Toute la famille alla hier dîner à Chillon.
Monsieur le baron, qui alloit en Savoie passer
quelques jours au château de Blonny , partit
après le dîner. On laccompagna quelques pas ;
puis on se promena le long de la digue. Ma-
dame dOrbe et madame la baillive marchoient
devant avec monsieur. Madame suivoit , tenant
d'une main Henriette et de l'autre Marcellin.
J'étois derrière avec l'aîné. Monseigneur le bailli,
qui s'étoit arrêté pour parler à quelqu'un, vint
pi'ieur de Saint-Victor, homme d'un mérite rare, d'une
droiture et d'une fermeté à toute épreuve, ami de la li-
berté, quoique Savoyard, et tolérant, quoique prêtre. Au
reste, Tannée où ces dernières lettres pai'oissent avoir
été écrites, il y avoit très long-temps que les baillis de
Vevai n'habitoient plus le château de Chillon. On sup-
posera, si l'on veut, que celui de ce temps-là y éioit allé
passer quelques jours.
32.
5oo LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
rejoindre la compagnie, et offrit le bras à ma-
dame. Pour le prendre elle me renvoie Marcel-
lin : il court à moi , j'accours à lui ; en courant,
l'enfant fait un faux pas, le pied lui manque, il
tombe dans l'eau. Je pousse un cri perçant :
madame se retourne, voit tomber son fds, part
comme un trait, et s'élance après lui...
Ah, misérable! que n'en fis-je autant! que n'y
suis-je restée!... Hélas ! je retenois l'aîné, qui
vouloit sauter après sa mère... elle se débattoit
en serrant l'autre entre ses bras... On n'avoit là
ni gens ni bateau , il fallut du temps pour les
retirer... L'enfant est remis; mais la mère... le
saisissement, la chute , létat où elle étoit... Qui
sait mieux que moi combien cette chute est dan-
gereuse?... Elle resta très long-temps sans con-
noissance. A peine l'eut-elle reprise qu'elle de-
manda son fds... Avec quels transports de joie
elle l'embrassa! Je la crus sauvée; mais sa viva-
cité ne dura qu'un moment. Elle voulut être
ramenée ici; durant la route elle s'est trouvée
mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu'elle
m'a donnés , je vois qu'elle ne croit pas en re-
venir. Je suis trop malheureuse, elle n'en re-
viendra pas. Madame d'Orbe est plus changée
qu'elle. Tout le monde est dans une agitation...
Je suis la plus tranquille de toute la maison...
De quoi m'inquiéterois-je?... Ma bonne maî-
tresse ! ah ! si je vous perds , je n'aurai plus be-
soin de personne... O mon cher monsieur, que
le bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve!...
SIXIÈME PARTIE. 5oi
Adieu... Le médecin sort de la chambre. Je cours
au-devant de lui.... S'il nous donne quelque
bonne espérance , je vous le marquerai. Si je ne
dis rien...
LETTRE X.
A SAIjNT-PREUX.
Commencée par madame d'Orbe, et achevée par M. de Wolmar.
Mort de Julie.
C'en est fait , homme imprudent , homme in-
fortuné , malheureux visionnaire ! Jamais \ous
ne la reverrez... le voile... Julie n'est...
Elle vous a écrit. Attendez sa lettre : honorez
ses dernières volontés. Il vous reste de grands
devoirs à remplir sur la terre.
LETTRE XL
DE M. DE WOLMAR A SAINT-PREUX.
J'ai laissé passer vos premières douleurs en si-
lence ; ma lettre n'eût fait que les aigrir : vous
n étiez pas plus en état de supporter ces détails
que moi de les faire. Aujourd'hui peut-être
nous seront-ils doux à tous deux. Il ne me reste
5o2 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
d'elle que des souvenirs ; mon cœur se plaît à
les recueillir. Vous n'avez plus que des pleurs
à lui donner ; vous aurez la consolation d'en
verser pour elle. Ce plaisir des infortunes m'est
refusé dans ma misère; je suis plus malheureux
que vous.
Ce n'est point de sa maladie, c'est d'elle que
je veux vous parler. D'autres mères peuvent se'
jeter après leur enfant; l'accident, la fièvre, la
mort sont de la nature , c'est le sort commun
des mortels : mais l'emploi de ses derniers mo-
ments , ses discours, ses sentiments, son ame ;
tout cela n'appartient qu'à Julie. Elle n'a point
vécu comme une autre ; personne , que je sa-
che , n'est mort comme elle. Voilà ce que j'ai
pu seul ohserver, et que vous n'apprendrez que
de moi.
Vous savez que l'effroi, l'émotion, la chute ,
l'évacuation de l'eau , lui laissèrent une longue
foiblesse, dont elle ne revint tout-à-fait qu'ici.'En
arrivant, elle redemanda son Als; il vint: à peine
le vit-elle marcher et répondre à ses caresses,
qu'elle devint tout-à-fait tranquille et consentit
à prendre un peu de repos. Son sommeil fut
court : et comme le médecin n'arrivoit point en-
core , en l'attendant elle nous fit asseoir autour
de son lit , la Fanchon , sa cousine et moi. Elle
nous parla de ses enfants, des soins assidus qu'exi-
fjeoit auprès d'eux la forme d'éducation quelle
avoit prise, et du danger dejes négliger un mo-
ment. San^donner une grande imporlatice à sa
SIXIÈME PARTIE. 5o3
maladie , elle prévoyoit qu'elle rempêcheroit
quelque temps de remplir sa part des mêmes
soins , et nous chargeoit tous de répartir cette
part sur les nôtres.
Elle s'étendit sur tous ses projets, .sur les vô-
tres , sur les moyens les plus propres à les faire
réussir, sur les observations qu'elle avoit faites
et qui pouvoient les favoriser ou leur nuire , en-
fin sur tout ce qui devoit nous mettre en état
de suppléer à ses fonctions de mère aussi long-
temps qu'elle seroit forcée à les suspendre. G'é-
toit, pensai-je, bien des précautions pour quel-
qu'un qui ne se croyoit privé que durant quel-
ques jours d'une occupation si cbère : mais ce
qui m'effraya tout-à-fait, ce fut de voir qu'elle
entroit pour Henriette dans un bien plus grand
détail encore. Elle s'étoit bornée à ce qui regar-
doit la première enfance de ses fils , comme se
déchargeant sur un autre du soin de leur jeu-
nesse: pour sa fille, elle embrassa tous les temps;
et , sentant bien que personne ne suppléeroit
sur ce point aux réflexions que sa propre expé-
rience lui avoit fait faire, elle nous exposa en
abrégé , mais avec force e(; clarté , le plan d'é-
ducation qu'elle avoit fait pour elle , employant
près de la mère les raisons les plus vives et les
plus touchantes exhortations pour l'engager à le
suivre.
Toutes ces idées sur l'éducation des jeunes,
personnes et sur les devoirs des mères , mêlées
de fréquents retours sur elle-même , ne pou-
5o4 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
voient manquer de jeter de la chaleur dans len-^
tretien. Je vis qu'il s'aninioit trop. Glaire tenoit
une des mains de sa cousine , et la pressoit à
chaque instant contre sa bouche, en sanfflotant
pour toute réponse ; la Fanchon n'étoit pas plus
tranquille ; et pour Julie , je remarquai que les
larmes lui rouloient aussi dans les yeux, mais
qu elle n'osoit pleurer de peur de nous alarmer
davantage. Aussitôt je me dis: Elle se voit morte.
Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur
pouvoit l'abuser sur son état et lui montrer le
danger plus grand qu'il n'étoit peut-être. Mal-
heureusement je la connoissois trop pour comp-
ter beaucoup sur cette erreur. J'avois essayé plu-
sieurs fois de la calmer; je la priai derechef de
ne pas s'agiter hors de propos par des discours
qu'on pouvoit reprendre à loisir. Ah ! dit-elle ,
rien ne fait tant de mal aux femmes que le si-
lence : et puis, je me sens un peu de fièvre; au-
tant vaut employer le babil qu'elle donne à des
sujets utiles, qu à battre sans raison la campagne.
L'arrivée du médecin causa dans la maison
un trouble impossible à peindre. Tous les do-
mestiques, l'un sur l'autre à la porte delà cham^
brc , attcndoient, freil inquiet et les mains join-
tes , son jugement sur l'état de leur maîtresse
comme farrêt de leur sort. Ce spectacle jeta la
pauvre Claire dans une agitation qui me fit
craindre pour sa tête. 11 fallut les éloigner sous
différents prétextes, pour écarter de ses yeux cet
objet d'cifroi. Le médecin donna vaguement un
SIXIÈME PARTIE. 5o5
peu d'espérance, mais d'un ton propre à me l'ô-
ter. Julie ne dit pas non plus ce qu'elle pensoit ;
la présence de sa cousine la tenoit en respect.
Quand il sortit, je le suivis: Glaire en voulut
faire autant; mais Julie la retint, et me lit de
lœil un signe que j'entendis. Je nie hâtai d a-
vertirle médecin que, s il y avoit du danger , il
ffilloit le cacher à madame d Orbe avec autant
et plus de soin qu'à la malade , de peur que le
désespoir nachevât de la troubler et ne la mît
hors d'état de servir son amie. Il déclara qu'il y
avoit en eftet du danger; mais que vingt-quatre
heures étant à peine écoulées depuis raccidcnt,il
falloit plus de temps pour établir un pronostic
assuré ; que la nuit prochaine décideroit du sort
de la maladie , et qu il ne pouvoft prononcer
que le troisième jour. La Fanchon seule fut té-
moin de ce discours ; et après l'avoir engagée ,
non sans peine, à se contenir, on convint de ce
qui seroit dit à madame d'Orbe et au reste de
la maison.
Vers le soir, Julie obligea sa cousine, qui avoit
passé la nuit précédente auprès d'elle , et qui
vouloit encore y passer la suivante , à s aller re-
poser quelques heures. Durant ce temps la ma-
lade ayant su qu'on alloit la saigner du pied, et
que le médecin préparoit des ordonnances , elle
le lit appeler et lui tint ce discours : « Monsieur
" du Bosson, quand on croit devoir tromper un
« malade craintif sur son état, c'est une précau-
« tion dhumanité que j'approuve ; mais cc^t
5o6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
« une cruauté de prodiguer également à tous l'es
« soins superflus et désagréables dont plusieurs
«n'ont aucun besoin. Prescrivez -moi tout ce
• que vous jugerez mètre véritablement utile,
"j obéirai ponctuellement. Quant aux remèdes
« qui ne sont que pour l'imagination , faites-m'en
« grâce : c'est mon corps et non mon espiit qui
« souftVe ; et je n'ai pas peur de finir mes jours ,
« mais d'en mal employer le reste. Les derniers
(' moments de la vie sont trop précieux pour
' qu'il soit pfermis d en abuser. Si vous ne pou-
;< vez prolonger la mienne, au moins ne l'abré-
«gezpas, en m'ôtant l'emploi du peu dinstants
'< qui me sont laissés par la nature. Moins il
« m'en reste, plus vous devez les respecter. Fai-
« tes-moi vivre, ou laissez-moi : je saurai bien
« mourir seule. » Voilà comment cette femme si
timide et si douce dans le commerce ordinaire
.savoit trouver un ton ferme et sérieux dans les
occasions importantes.
La nuit fut cruelle et décisive. Etouffement,
oppression , syncope, la peau sèclic et brûlante;
une ardente fièvre, durant lacjuelle on lenten-
doit souvent appeler vivement Marcellin comme
pour le retenir, et prononcer aussi quelf|uefois un
autre nom, jadis si répété dans une occasion pa-
reille. Le lendemain , le médecin me déclara sans
détour qu'il n'estimoit pas qu'elle eût trois jours
à vivre. Je fus seul dépositaire de cet affreux se-
cret ; et la plus terrible beure de ma vie fut celle
011 je le portai dans le fond de mon cœur sans
SIXIÈME PARTIE. 5o7
savoir quel usage j en devois faire. J'allai seul
errer dans les bosquets, rêvant au parti que j'a-
vois à prendre, non sans quelques tristes ré-
flexions sur le sort qui me ranienoit dans ma
vieillesse à cet état solitaire dont je m'ennuyois
même avant d'en connoître un plus doux.
La veille , j avois promis à Julie de lui rappor-
ter fidèlement le jugement du médecin ; elle
m'avoit intéressé par tout ce qui pouvoit tou-
cher mon cœur à lui tenir parole. Je sentois cet
engagement sur ma conscience. Mais quoi ! pour
un devoir chimérique et sans utilité, falloit-il
contrister son ame et lui faire à longs traits sa-
vourer la mort? Quel pouvoit être à mes yeux
l'objet d'une précaution si cruelle? Lui annoncer
sa dernière heure, n'étoit-ce pas lavanccr? Dans
un intervalle si court, que deviennent les désirs,
l'espérance, éléments de la vie? Est-ce en jouir
encore que de se voir si près du moment de la
perdre? Etoit-ce à moi de lui donner la mort?
Je marchois à pas précipités avec une agita-
tion que je n'avois jamais éprouvée. Cette longue
et pénible anxiété me suivoit par-tout; j'en traî-
nois après moi l'insupportable poids. Une idée
vint enfin me déterminer. Ne vous efforcez pas
de la prévoir; il faut vous la dire.
Pour qui est-ce que je délib. re:^ est-ce pour
elle ou pour moi? vSur quel principe est-ce que
je raisonne? est-ce sur son système ou sur le
mien? Qu'est-ce qui m'est démontré sur l'un ou
sur l'autre? Je n'ai, pour croire ce que je crois ,
5o8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
que mon opinion armée de quelques prohabi-
lités. Nulle démonstration ne la renverse, il est
vrai; mais quelle démonstration 1 établit? Elle
a, pour croire ce quelle croit, son opinion de
même; mais elle y voit l'évidence, cette opinion
à ses yeux est une démonstration. Quel droit ai-
je de préférer, quand il s agit d'elle, ma simple
opinion que je reconnois douteuse, à son opi-^
nioD qu'elle tient pour démontrée? Comparons
les conséquences des deux sentiments. Dans le
sien , la disposition de sa dernière heure doit
décider de son sort durant l'éternité. Dans le
mien, les ménagements que je veux avoir pour
elle lui seront indifférents dans trois jours. Dans
trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien.
Mais si peut-être elle a voit raison, quelle diffé-
rence! Des biens oudes maux éternels!... Peut-
être!... ce mot est terrible!... Malheureux! ris-
que ton ame et non la sienne.
Voilà le premier doute qui m'ait rendu sus-
pecte l'incertitude que vous avez si souvent at-
taquée. Ce n'est pas la dernière fois quil est re-
venu depuis ce temps-là. Quoi qu il en soit , ce
doute me délivra de celui qui me tourmentoit.
Je pris sur-le-champ mon parti; et, de peur d'en
changer, je courus en hâte au lit de Julie. Je fis
sortir tout le monde, et je m'assis; vous pouvez
juger avec quelle contenance. Je .n'employai
point auprès délie les précautions nécessaires
pour les petites âmes. Je ne dis rien ; mais elle
me vit et me coniprit à l'instant. Croyez-vous
SIXIÈME PARTIE. SoQ
me l'apprendre? dit-elle en me tendant la main.
Non, mon ami, je me sens bien : la mort me
presse, il faut nous quitter.
Alors elle me tint un long discours dont j'au-
rai à vous parler quelque jour, et durant lequel
elle écrivit son testament dans mon cœur. Si
j'avois moins connu le sien, ses dernières di.s-
positions auroient suffi pour me le faire con-
noître.
Elle me demanda si son état étoit connu dans
la maison. Je lui dis que l'alarme y régnoit, mais
qu'on ne savoit rien de positif, et que duBosson
s'étoit ouvert à moi seul. Elle me conjura que
le secret fût soigneusement gardé le reste de la
journée. Claire, ajouta-t-elle, ne supportera ja-
mais ce coup que de ma main ; elle en mourra
s'il lui vient d'une autre. Je destine la nuit pro-
chaine à ce triste devoir. C'est pour cela sur-
tout que j'ai voulu avoir l'avis du médecin, afin
de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette
infortunée à recevoir à faux une si cruelle at-
teinte. Faites qu'elle ne soupçonne rien avant
le temps , ou vous risquez de rester sans amie et
de laisser vos enfants sans mère.
Elle me parla de son père. J'avouai lui avoir
envoyé un exprès; mais je me gardai d'ajouter
que cet homme , au lieu de se contenter de
donner ma lettre, comme je lui avois ordonné,
s'étoit hâté de parler, et si lourdement, que mon
vieux ami, croyant sa fdle noyée, étoit tombé
d'effroi sur l'escalier, et s'étoit fait une blessure
5lO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qui le retenoit à Blonay dans son lit. L'espoir de
revoir son père la toucha sensiblement; et la
certitude que cette espérance étoit vaine ne fut
pas le moindre des maux quil me fallut dé-
vorer.
Le redoublement de la nuit précédente Tavoit
extrêmement affoiblie. Ce lonj^ entretien n'avoit
pas contribué à la fortifier. Dans l'accablement
où elle étoit , elle essaya de prendre un peu de
repos durant la journée : je n'appris que le sur-
lendemain quelle ne la voit pas passée tout en-
tière à dormir.
Cependant la consternation régnoit dans la
maison. Chacun dans un morne silence atten-
doit qu'on le tirât de peine , et n'osoit interroger
personne, crainte dapprendre plus quil ne vou-
loir savoir. On se disoit , S il y a quelque bonne
nouvelle, on s'empressera de la dire; s il y en a
de mauvaises, on ne les saura toujours que trop
tôt. Dans la frayeur dont ils étoient saisis, cé-
toit assez pour eux qu'il n'arrivât rien qui fît
nouvelle. Au milieu de ce morne repos, ma-
dame dOrbe étoit la seule active et parlante.
Sitôt qu'elle étoit hors de la chambre de Julie ,
au lieu de s aller reposer dans la sienne, elle
parcouroit toute la maison; elle arrêtoit tout le
monde , demandant ce qu'avoit dit le médecin ,
ce qu'on disoit. Elle avoit été témoin de la nuit
précédente, elle ne pouvoit ignorer ce (juelle
avoit vu ; mais elle cherchoit à se tromper elle-
SIXIÈME PARTIE. 5ll
même et à récuser le témoignante de ses yeux.
Ceux qu'elle queslionnoit ne lui répondant rien
que de favorable, cela Tencourageoit à ques-
tionner les autres , et toujours avec une inquié-
tude si vive , avec un air si effrayant, qu'on eût
su la vérité mille fois sans être tenté de la lui
dire.
Auprès de Julie elle se contraignoit , et l'objet
toucbant qu'elle avoit sous les yeux la disposoit
plus à l'affliction qu'à l'emportement. Elle crai-
gnoit sur -tout de lui laisser voir ses alarmes j
mais elle réussissoit mal à les cacher , on aper-
cevoit son trouble dans son affectation même à
paroître tranquille. Julie, de son côté, n épargnoit
rien pour l'abuser. Sans exténuer son mal, elle en
parloit presque comme d'une chose passée, et
ne sembloit en peine que du temps qu il lui fau-
droit pour se remettre. G'étoit encore un de mes
supplices de les voir chercher à se rassurer mu-
tuellement, moi qui Sïivois si bien qu'aucune des
deux n'a voit dans famé l'espoir qu'elle s'efforçoit
de donner à l'autre.
Madame d'Orbe avoit veillé les deux nuits pré-
cédentes; il y avoit trois jours qu'elle ne sétoit
déshabillée. Julie lui proposa de s'aller coucher;
elle nen voulut rien faire. Hé bien donc, dit
Julie, qu'on lui tende un petit lit dans ma cham-
bre, à moins, ajouta-t-elle comme par réflexion,
qu'elle ne veuille partager le mien. Qu'en dis-tu,
cousine? Mon mal ne se gagne pas , tu ne te dé-
5l2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
goûtes pas de moi , couche dans mon lit. Le parti
lut accepté. Pour moi , Ion me renvoya , et véri-
tablement j'avois besoin de repos.
Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui
s'étoit passé durant la nuit , au premier bruit
que j'entendis j'entrai dans la chambre. Sur lélat
où. madame d'Orbe étoit la veille, je ju^jcai du
désespoir où j'allois la trouver , et des fureurs
dont je serois le témoin. En entrant, je la vis
assise dans un fauteuil, défaite et pale , ou plutôt
livide, les yeux plombés et presque éteints , mais
douce , tranquille , parlant peu , et faisant toiXt
ce qu'on lui disoitsans répondre. Pour Julie, elle
paroissoit moins foible que la veille , sa voix étoit
plus fermje, son geste plus animé; elle sembloit
avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus
aisément à son teint que ce mieux apparent étoit
l'effet deia fièvre ; mais je vis aussi briller dans
ses regards je ne sais quelle secrète joie qui pou-
voit y contribuer, et donfje ne démêlois pas la
cause. Le médecin n'en confirma pas moins son
jugement de la veille; la malade n'en continua
pas moins de penser comme lui, et il ne me resta
plus aucune espérance.
Ayant été forcé de m'absenter pour quelque
temps , je remarquai en rentrant que l'apparte-
ment étoit arrangé avec soin ; il y régnoit de l'or-
dre et de l'élégance; elle avoit fait mettre des
pots de^fleurs sur sa cheminée ; ses rideaux étoient
entrouverts et rattachés; l'air avoit été changé;
on y sentoit une odeur agréable; on n'eût ja-
SiXIÈiME PARTIE. 5l3
mais cru être dans la chambre d'un malade. Elle
avoit fait sa toilette avec le même soin : la grâce
et le goût se montroient encore dans sa parure
négligée. Tout cela lui donnoit plutôt l'air d'une
femme du monde qui attend compagnie , que
d'une campagnarde qui attend sa dernière heure.
Elle vit ma surprise , elle en sourit ; et lisant
dans ma pensée, elle alloit me répondre, quand
on amena les enfants. Alors il ne fut plus ques-
tion que d'eux ; et vous pouvez juger si , se sen-
tant prête à les quitter , ses caresses furent tié-
des et modérées. J'observai même qu'elle reve-
noit plus souvent et avec des étreintes encore
plus ardentes à celui qui lui coûtoit la vie, comme
s'il lui fût devenu plus cher à ce prix.
Tous ces embrassements , ces soupirs , ces
transports, étoient des mystères pour ces pauvres
enfants. Ils l'aimoient tendrement , mais c'étoit
la tendresse de leur âge ; ils ne comprenoient
rien à son état , au redoublement de ses cares-
ses , à ses regrets de ne les voir plus ; ils nous
voyoient tristes et ils pleuroient : ils n'en sa-
voient pas davantage. Quoiqu'on apprenne aux
enfants le nom de la mort , ils n'en ont aucune
idée; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les
autres; ils craignent de souffrir et non de mou-
rir. Quand la douleur arrachoit quelque plainte
à leur mère, ils per<^oient l'air de leurs cris;
quand on leur parloit de la perdre , on les au-
roit crus stupides. La seule Henriette , un peu
plus âgée , et d'un sexe où le sentiment et le$ lu-
4. 33
5l4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
miel esse développent plus Jùt, paroissoit troublée
et alarmée de voir sa petite maman dans un lit,
elle qu'on voyoit toujours levée avant ses enfants.
Je me souviens qu'à ce propos Julie fit une ré-
flexion tout-à-lait dans son caractère, sur lim-
bécille vanité de Vespasien qui resta couché
tandis qu'il pouvoit agir , et se leva lorsqu'il ne
put plus rien faire (i). Je ne sais pas , dit-elle ,
s il faut qu'un empereur meure debout , mais je
sais bien qu'une mère de famille ne doit s'aliter
que pour mourir.
Après avoir épanché son cœur sur ses enfants,
après les avoir pris chacun à part, sur-tout Hen-
riette , qu'elle tint fort long-temps , et qu'on en-
tendoit plaindre et sangloter en recevant ses
baisers , elle les appela tous trois, leur donna sa
bénédiction , et leur dit, en leur montrant ma-
dame d'Orbe , Allez , mes enfants, allez vous
jeter aux pieds de votre mère : voilà celle que
Dieu vous donne; il ne vous a rien ôté. A l'in-
stant ils courent à elle, se mettent à ses genoux,
lui prennent les mains , l'appellent leur bonne
maman, leur seconde mère. Claire se pencha sur
eux ; mais en les serrant dans ses bras elle s'ef-
(i) Ceci n'est pas bien exact. Suétone dit que Vespa-
sien travailioit comme à l'ordinaire dans son lit de mort,
et (Jonnoit même ses audiences; mais peut-être en effet
eût-il mieux valu se lever pour donner ses audiences, et
se recoucher pour mourir. Je sais que Vespasien, sans
être un grand homme , étoit au moins un {^rand prince.
N'importe; quelque rôle qu'on ait pu faire durant sa
vie , on ne doit point jouer la comédie à sa mort.
SIXIÈME PARTIE. 5l5
força vainement de parler; elle ne trouva que
des (gémissements , elle ne put jamais prononcer
un seul mot; elle ctoulVoit. .Iu[;ez si Julie ctoit
émue! Cetie^ scène commençoit à devenir trop
vive; je la fis cesser.
Ce moment d attendrissement passé , l'on se
remit à causer autour du lit; et (pioique la vi-
vacité de Julie se fût un peu éteinte avec le re-
doublement , on voyoit le même air de conten-
tement sur son visage : elle parloit de tout avec
une attention et un intérêt qui montroient un
esprit très libre de soins ; rien ne lui écijappoit;
elle étoit à la conversation comme si elle n'avoit
eu autre chose à faire. Elle nous proposa de
dîner dans sa chambre , pour nous (juitier le
moins qu'il se pourroit : vous pouvez croire que
cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans
confusion, sans désordre, d'un air aussi rangé
que si Ton eût été dans le salon d Apollon. La
Fanchon , les enfants , dînèrent à table. Julie ,
voyant qu'on manquoit d appétit,'trou va le secret
de faire manger de tout, tantôt prétextant l'in-
struction de sa cuisinière, tantôt voulant savoir
si elle oseroit en goûter , tantôt nous intéressant
par notre santé même dont nous avions besoin
pour la servir , toujours montrant le plaisir qu'on
pouvoit lui faire, de manière à ôter tout moyen
de s'y refuser , et mêlant à tout cela un enjoue-
ment propre à nous distraire du triste objet qui
nous occupoit. Enfin une maîtresse de maisoji ,
attentive à faire ses honneurs , n auroit pas en.
"' 33.
5l6 LA NOUVELLE HÉLQÏSE.
pleine santé pour des étranjjers des soins plus
marqués , plus obligeants , plus aimables , que
ceux que Julie mourante avoit pour sa famille.
Rien de tout ce que j'avois cru prévoir n'arrivoit ,
rien de ce que je voyois ne s'arrangeoit dans ma
tête. Je ne savois plus qu'imaginer;je n'y étois plus.
Après le dîner on annonça monsieur le mi-
nistre. Il venoit comme ami de la maison , ce
qui lui arrivoit fort souvent. Quoique je ne l'eusse
point fait appeler , parceque Julie ne l'avoit pas
demandé , je vous avoue que je fus charmé de
son arrivée; et je ne crois pas qu'en pareille cir-
constance le plus zélé croyant l'eût pu voir avec
plus de plaisir. Sa présence alloit éclaircir bien
des doutes et me tirer d'une étrange perplexité.
Rappelez-vous le motif qui m'avoit porté à
lui annoncer sa fin prochaine. Sur l'effet qu'au-
roit dû selon moi produire cette affreuse nou-
velle , comment concevoir celui qu'elle avoit pro-
duit réellement? Quoi! cette femme dévote qui
dans l'état de santé ne passe pas un jour sans se
recueillir , qui fait un de ses plaisirs de la prière,
n'a plus que deux jours à vivre , elle se voit
prête à paroître devant le juge redoutable; et au
lieu de se préparer à ce moment terrible , au lieu
de mettre ordre à sa conscience , elle s'amuse à
parer sa chambre , à faire sa toilette , à causer
avec ses amis , à égayer leur repas , et dans tous
$es entretiens pas un seul mot de Dieu ni du
salut ! Que devois-je penser d'elle et de ses vrais
sentiments? Comment arranger sa conduite avec
SIXIÈME PARTIE. Si"]
les idëes que j'avois de sa piété ? Gomment ac-
corder l'usage qu'elle faisoit des dernier? mo-
ments de sa vie avec ce qu elle avoit dit au mé-
decin de leur prix? Tout cela formoit à mon
sens une énigme inexplicable. Car enfin , quoi-
que je ne m'attendisse pas à lui trouver toute la
petite cagoterie des dévotes , il me sembloit pour-
tant que c'étoit le temps de songer à ce qu'elle
estimoit d'une si grande importance, et qui ne
soufFroit aucun retard. Si l'on est dévot durant
le tracas de cette vie , comment ne le sera-t-on
pas au moment qu'il la faut quitter, et qu'il ne
reste plus qu'à penser à l'autre?
Ces réflexions m'amenèrent à un point où je
ne me serois guère attendu d'arriver. Je com-
men(^ai presque d'être inquiet que mes opinions
indiscrètement soutenues n'eussent enfin trop
gagné sur elle. Je n'avois pas adopté les siennes,
et pourtant je n'aurois pas voulu qu'elle y eût
renoncé. Si j'eusse été malade , je serois certai-
nement mort dans mon sentiment; mais je de-
sirois qu'elle mourût dans le sien, et je trouvois
pour ainsi dire qu'en elle je risquois plus qu'en
moi. Ces contradictions vous paroîtront extra-
vagantes , je ne les trouve pas raisonnables , et
cependant elles ont existé. Je ne me charge pas
de les justifier, je vous les rapporte.
Enfin le moment vint où mes doutes alloient
être éclaircis. Car il étoit aisé de prévoir que tôt
ou tard le pasteur amèneroit la conversation sur
ce qui fait l'objet de son ministère ; et quand Ju-
5l8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lie eût été Ciapable de déguisement dans èes ré-
ponses , il lui eiit clé bien difficile de se déjjuiser
assez pour qu attentif et prévenu, je n'eusse pas
démêlé s&s vrais sentiments.
Tout arriva comme je favois prévu. Je laisse
à part les lieux communs mêlés déloges qui ser-
virent de transitions au ministre pour venir à
son sujet ; je laisse encore ce qu'il lui dit de tou-
chant sur le bonheur de couronner une bonne
vie par une fin chrétienne. Il ajouta qu'à la vé-
rité il lui avoit quehjuefbis trouvé sur certains
points des sentiments qui ne s'accordoient pas
entièrement avec la doctrine de réf>lise, c'est-à-
diie avec celle que la plus saine raison pouvoit
déduire de l'écriture; mais comme elle ne s'étoit
jamais aheurtée à les défendre, il espéroit qu'elle
voujoit mourir ainsi qu'elle avoit vécu , dans la
communion des fidèles, et ac(|uiescer en tout à
la commune profession de foi.
Comme la réponse de Julie étoit décisive sur
mes doutes, et n'étoit pas, à l'éf^^ard des lieux
communs, dans le cas de l'exhortation , je vais
vous la rapporter presque mot à mot, car je
lavois bien écoutée, et j allai l'écrire dans le
moment.
«Permettez-moi, monsieur, de commencer
« par vous remercier de tous les soins que vous
« avez plis de me conduire dans la droite route
u de la morale et de la foi chrétienne , et de la
«douceur avec laquelle vous avez corrij^é ou
« supporté mes erreurs quand je me suis égarée.
SIXIÈME PARTIE. Sjg
Pénétrée de respect pour votre z«^le et de re-
connoissaiice pour vos bontés, je déclare avec
«plaisir que je vous dois toutes mes bonnes rc-
' solutions, et que vous m avez toujours portée
' à faire ce qui étoit bien, et à croire ce qui étoit
< vrai.
"J'ai vécu et je meurs dans la communion
( protestante , qui tire son unique régie de l'écri-
' ture sainte et de la raison ; mon cœur a tou-
( jours confirmé ce que prononçoit ma bouche;
f et quand je n'ai pas eu pour vos lumières toute
lia docilité qu'il eût fallu peut-être, c étoit un
; effet de mon aversion pour toute espèce de
déguisement : ce qu'il m étoit impossible de
I croire , je n'ai pu dire que je le croyois ; j ai
< toujours cherché sincèrement ce qui étoit con-
1 forme à la gloire de Dieu et à la vérité. J ai
I pu me tromper dans ma recherche ; je n'ai pas
1 lorgueil de penser avoir eu toujours raison :
jai peut-être eu toujours tort; mais mon in-
tention a toujours été pure, et j'ai toujours
' cru ce que je disois croire. G'étoit sur ce point
tout ce qui dépendoit de moi. Si Dieu n'a pas
éclairé ma raison au-delà , il est clément et
juste; pou rroit-il me demander compte d'un don
qu'il ne m'a pas fait ?
" Voilà , monsieur, ce que j'avois d'essentiel à
vous dire sur les sentiments que j'ai professés.
Sur tout le reste mon état présent vous répctnd
pour moi. Distraite par le mal , livrée au délire
de la fièvre, est-il temps d'essayer de raisonner
020 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ti mieux que je n'ai fait jouissant d'un entende-
« ment aussi sain que je lai reçu? Si je me suis
" trompée alors , me tromperois-je moins au-
« jourd'hui? et dans l'abattement où je suis dé-
" pend-il de moi de croire autre chose que ce
« que j'ai cru étant en santé? C'est la raison qui
« décide du sentiment qu'on préfère ; et la mienne
« ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle au-
« torité peut donner ce qui m'en reste aux opi-
" nions que j'adopterois sans elle? Que me reste-
" t-il donc désormais à faire ? c est de m'en rap-
" porter à ce que j'ai cru ci-devant : car la droi-
« ture d intention est la même, et j ai le jugement
"de moins. Si je suis dans l'erreur, c'est sans
«l'aimer; cela suffît pour me tranquilliser sur
« ma croyance.
« Quant à la préparation à la mort, monsieur ,
«< elle est faite ; mal , il est vrai , mais de mon
" mieux , et mieux du moins que je ne la pour-
u rois faire à présent. J ai tâché de ne pas atten-
«dre, pour remplir cet important devoir, que
«j'en fusse incapable. Je priois en santé; main-
« tenant je me résigne. La prière du malade est
« la patience : la préparation à la mort est une
« bonne vie; je n en connois point d'autre. Quand
<c je conversois avec vous, quand je me recueil-
« lois seule, quand je m'efforçois de remplir les
« devoirs que Dieu m impose , c'est alors que je
t< iT>e disposois à paroître devant lui , c'est alors
«( que je l'adorois de toutes les forces qu'il m'a
« données : que ferois-je aujourd'hui que je les
SIXIÈME PARTIE. 321
«ai perdues? mon ame aliénée est-elle en état
« de s'élever à lui ? ces restes d'une vie à demi
«éteinte, absorbés par la souffrance, sont-ils
«dignes de lui être offerts ? Non , monsieur; il
« me les laisse pour être donnés à ceux qu'il m'a
« fait aimer et qu'il veut que je quitte : je leur
« fais mes adieux pour aller à lui ; c'est d'eux
« qu'il faut que je m'occupe : bientôt je m'occu-
« perai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la
« terre sont aussi mes derniers devoirs : n'est-ce
« pas le servir encore et faire sa volonté, que de
« remplir les soins que Ihumanité in impose
« avant d'abandonner sa dépouille ? Que faire
« pour apaiser des troubles que je n'ai pas? Ma
« conscience n'est point agitée : si quelquefois
" elle m'a donné des craintes , j'en avois plus en
« santé qu'aujourd'hui. Ma confiance les efface;
« elle me dit que Dieu est plus clément que je
« ne suis coupable , et ma sécurité redouble en
«me sentant approcher de lui. Je- ne lui porte
" point un repentir imparfait, tardif et forcé,
u qui, dicté par la peur, ne sauroit être sincère ,
« et n'est qu'un piège pour le tromper : je ne
« lui porte pas le reste et le rebut de mes jours,
« pleins de peines et d'ennuis, en proie à la ma-
« ladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort ,
« et que je ne lui donnerois que quand je n'en
' pourrois plus rien faire : je lui porte ma vie
'entière, pleine de péchés et de fautes, mais
.< exempte des remords de l'impie et des crimes
« du méchant.
522 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
« A quels tourments Dieu pourroit-il condam-
" ner mon ame ? Les réprouvés , dit- on , le haïs-
« sent : il faudroit donc qu'il m'empêchât de
«l'aimer? Je ne crains pas d'auj^menter leur
« nombre. O fjrand Etre ! Être éternel, suprême
«intelligence, source de vie et de féhcité, créa-
«tcur, conservateur, père de Ihomme, et roi
«de la nature , Dieu très puissant, très bon ,
« dont je ne doutai jamais un "moment , et sous
« les yeux duquel j'aimai toujours à vivre ! je le
«sais, je m'en réjouis, je vais paroître devant
« ton trône. Dans peu de jours mon ame , libre
« de sa dépouille , commencera de t offrir plus
t dig;nement cet immortel hommage qui doit
« faire mon bonheur durant l'éternité. Je compte
« pour rien tout ce que je serai jusqu'à ce mo-
« ment. Mon corps vit encore, mais ma vie mo-
« raie est finie. Je suis au bout de ma carrière,
« et déjà jugée sur le passé. Souffrir et mourir
«est tout ce.qui me reste à faire; c'est lafFaire
" de la nature : mais moi, j'ai tâché de vivre de
«manière à n'avoir pas besoin de songer à la
« mort ; et maintenant qu'elle approche , je la
« vois venir sans effroi. Qui s'endort dans le sein
« d'un père n'est pas en souci du réveil. »
Ce discours, prononcé d'abord d'un ton grave
et posé, puis avec plus d'accent et d'une voix
plus élevée, fit sur tous les assistants, sans m'en
excepter, une impression dautant plus vive,
que les yeux de celle qui le prononça brilloient
d'un feu surnaturel; un nouvel éclat animoitson
SIXIÈME PARTIE. 523
teint, elle paroissoit rayonnante; et s'il y a quel-
que chose au monde qui mérite le nom de cé-
Icïite , c etoit son vi^aj^e tandis qu'elle parloit.
Le pasteur lui-même, saisi, transporté de ce
qu'il venoit il'entendre , s'écria en levant les yeux
et les mains au ciel : Grand Dieu , voilà le culte
qui t'honore; dai^jne t'y rendre propice; les hu-
mains t'en offrent peu de pareils.
Madame, dit-il en s'approchant du lit, je
croyois vous instruire, et c'est vous qui m'in-
struisez. Je n'ai plus rien à vous dire. Vous avez
la véritable foi , celle qui fait aimer Dieu. Em-
portez ce précieux repos d'une bonne conscience,
il ne vous trompera pas; j'ai vu bien des chré-
tiens dans 1 état où vous êtes , je ne l'ai trouvé
qu'en vous seule. Quelle différence d'une fin si
paisible à celle de ces pécheurs bourrelés qui
n'accumulent tant de vaines et sèches prières
que parcequ ils sont indignes d'être exaucés !
Madame, votre mort est aussi belle que votre
vie: vous avez vécu pour la charité; vous mour-
rez martyre de lamour maternel. Soit que Dieu
vous rende à nous pour nous servir d exemple ,
soit qu'il vous appelle à lui pour couronner vos
vertus , puissions-nous tous tant que nous som-
mes vivre et mourir comme vous ! nous serons
bien sûrs du bonheur de l'auire vie.
Il voulut s'en aller; elle le retint. Vous êtes d©
mes amis, lui dit-elle, et l'un de ceux que je
vois avec le plus de plaisir; cest pour eux que
mes derniers moments me sont précieux. Nous
524 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
allons nous quitter pour si lonf^-temps qu'il ne
faut pas nous quitter si vite. II fut charmé de
rester, et je sortis là-dessus.
En rentrant, je \is que la conversation avoit
continué sur le même sujet, mais d'un autre ton
et comme sur une matière indifférente. Le pas-
teur parloit de l'esprit faux qu'on donnoit au
christianisme en nen faisant que la religion de!
mourants,^ et de ses ministres des hommes de
mauvais augure. On nous regarde, disoit-il,
comme des messagers de mort, parceque, dans
l'opinion commode qu'un quart d'heure de re-
pentir suffit pour effacer cinquante ans de cri-
mes, on naime à nous voir que dans ce temps-
là. Il faut nous vêtir d'une couleur lugubre; il
faut affecter un air sévère; on n'épargne rien
pour nous rendre effrayants. Dans les autres
cultes c'est pis encore. Un catholique mourant
n'est epvironné que d'objets qui l'épouvantent,
et de cérémonies qui l'enterrent tout vivant. Au
soin qu'on prend d'écarter de lui les démons , il
croit en voir sa chambre pleine; il meurt cent
fois de terreur avant qu'on l'achève ; et c'est dans
cet état d'effroi que l'église aime à le plonger
pour avoir meillewr marché de sa bourse. Ren-
dons grâces au ciel , dit Julie , de n'être point nés
dans ces religions vénales qui tuent les gens pour
en hériter, et qui, vendant le paradis aux riches,
portent jusqu'en faulre monde l'injuste inégalité
qui régne dans celui-ci. Je ne doute point que
toutes ces sombres idées ne fomentent l'incré-
SIXIÈME PARTIE. 525
dulité, et ne donnent une aversion naturelle
pour le culte qui les nourrit. J'espère , dit-elle
en me regardant, que celui qui doit élever nos
enfants prendra des maximes tout opposées, et
qu'il ne leur rendra point la religion lugubre et
triste en y mêlant incessamment des pensées de
mort. S'il leur apprend à bien vivre, ils sauront
assez bien mourir.
Dans la suite de cet entretien, qui fut moins
serré et plus interrompu que je ne vous le rap-
porte , j'achevai de concevoir les maximes de
Julie et la conduite qui m'avoit scandalisé. Tout
cela tenoit à ce que, sentant son état parfaite-
ment désespéré, elle ne songeoit plus qu'à en
écarter l'inutile et funèbre appareil dont l'effroi
des mourants les environne, soit pour donner
le change à notre affliction , soit pour s ôter à
elle-même un spectacle attristant à pure perte.
La mort, disoit-elle, est déjà si pénible ! pourquoi
la rendre encore hideuse ? Les soins que les au-
tres perdent à vouloir prolonger leur vie?, je les
emploie à jouir de la mienne jusqu'au bout : il
ne s'agit que de savoir prendre son parti; tout
le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre
un hôpital, un objet de dégoût et d'ennui, tan-
dis que mon dernier soin est d'y rassembler tout
ce qui m'est cher ? Si j'y laisse croupir le mauvais
air, il en faudra écarter mes enfants, ou exposer
leur santé. Si je reste dans un équipage à faire
peur, personne ne me reconnoîtra plus; je ne
serai plus la même; vous vous souviendrez tous
526 LA-NOUVELLE HÉLOÏSE.
de m a voir aimée, et ne pourrez plus me souffrir;
aurai , moi vivante, 1 affreux spectacle de Tbor-
reur que je ferai, même à mes amis, comme si
étois déjà raiorte. Au lieu de cela, j'ai trouvé
art d'étendre ma ^'ie «ans la prolonj^er. J'existe,
aime, je su'- ^née, je vis jusqu'à mon dernier
soupir. L'instant de la mort n'est, rien ; le mal de
la nature est peu de chose ; j'ai banni tous ceux
de lopinion.
Tous ces entretiens et d'autres semblables se
passoient entre la malade, le pasteur, quelque-
fois le médecin, la Fanchon et n.oi. Ma îtnie
d'Orbe y étoit toujours présente, et ne s'y mêloit
jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle
étoit prompte à la servir. Le reste du temps,
immobile et presque inanimée, elle la regardoit
sans rien dire, et sans rien entendre de ce qu'on
disoit.
Pour moi, craignant que Julie ne parlât jus-
qu'à s'épuiser, je pris le moment que le ministre
et le médecin s'étoient mis à causer ensemble;
et m'approcbant d'elle, je lui dis à l'oreiDc : VoMà
bien des discours pour une malade! voiJà bien
de la raison pour quelqu'un qui se croit hors
d'état de raisonner!
Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour
une malade, mais non pas pour ime mourante;
bientôt je ne dirai plus rien. A l'égard des raison-
nements , je n'en fais plus, mais j en ai fait. Je
savois en santé qu il falloit mourir. J'ai souvent
réfléchi sur ma dernière maladie; je profite au-
SIXIÈME PARTIE. 52^
jourdliui (le ma prévoyance. Je ne suis plus eu
état (le penser ni de ré'soudre; je ne fais que dire
ce que j'avois pensé , et prati(juer ce que j'avois
résolu.
Le reste de la journée, à quelques accidents
près, se passa avec la même tranquillité, et
presque de la même manière que quand tout le
monde se portoit bien. Julie étoit , comme en
pleine santé, douce et caressante; elle parloit
avec le même sens, avec la même liberté d esprit,
même d'un air serein qui alloit quelquefois jus-
qu'à la gaieté : enfin , je continuois de démêler
dans ses yeux un certain mouvement de joie qui
m'inquiétoit de plus en plus, et sur lequel je ré-
solus de m'éclaircir avec elle.
Je n'attendis pas plus tard que le même soir.
Comme elle vit que je m'étois ménagé un tête-
à-tête, elle me dit : Vous m'avez prévenue, j'avois
à vous parler. Fort bien, lui dis-je; rtfais puisque
j'ai pris les devants , laissez-moi m'expliquer le
premier.
Alors m'étant assis auprès d'elle et la regar-
dant fixement , je lui dis : Julie, ma chère Julie !
vous avez navré mon cœur : hélas! vous avez
attendu bien tard! Oui, continuai-je , voyant
qu'elle me regardoit avec surprise, je vous ai
pénétrée; vous vous réjouissez de mourir; vous
êtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la
conduite de votre époux depuis que nous vivons
ensemble; ai-je mérité de votre part un senti-
ment si cruel? A l'instant elle me prit les mains ,
528 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
et de ce ton qui savoit aller chercher l'ame : Qui?
moi ? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous
lisez dansmon cœur? Avez-vous sitôt oublié notre
entretien d'hier? Cependant, repris-je, vous mou-
rez contente... je l'ai vu... je le vois... Arrêtez,
dit-elle : il est vrai , je meurs contente ; mais c'est
de mourir comme j'ai vécu, digne d'être votre
épouse. Ne m'en demandez pas davantage, je ne
vous dirai rien de plus; mais voici, continua-t-
elle en tirant un papier de dessous son chevet,
où vous achèverez d'éclaircir ce mystère. Ce pa-
pier étoit une lettre ; et je vis qu'elle vous étoit
adressée. Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle
en me la donnant, afin qu'après l'avoir lue vous
vous déterminiez à l'envoyer ou à la supprimer,
selon ce que vous trouverez le plus convenable
à votre sagesse et à mon honneur. Je vous prie
de ne la lire que quand je ne serai plus; et je
suis si sûre de ce que vous ferez à ma prière , que
je ne veux pas même que vous me le promettiez.
Cette lettre , cher Saint-Preux , est celle que vous
trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir que celle qui
l'a écrite est morte, j'ai peine à croire qu'elle
n'est plus rien.
Elle me parla ensuite de son père avec inquié-
tude. Quoi! dit-elle, il sait sa fiUe.en danger, et
je n'entends point parler de lui! Lui seroit-il
arrivé quelque malheur? Auroit-il cessé de m'ai-
mer ? Quoi ! mon père ! ce père si tendre
m'abandonner ainsi ! . . . me laisser mourir sans
le voir ! sans recevoir sa bénédiction. ... ses
SIXIÈME PARTIE. 52g
derniers emhrassenicntsl O dieu! quels re-
proches amers il se fera quand il ne me trouvera
plus? Cette réflexion lui étoit douloureuse. Je
jugeai qu'elle supporteroit plus aisément lidée
de son père malade, que celle de son père indif-
férent. Je pris le parti de lui avouer la vérité. En
effet, l'alarme quelle en conçut se trouva moins
cruelle que ses premiers soupçons. Cependant
la pensée de ne plus le revoir l'aflécta vivement.
Helas ! dit-elle, que deviendra-t-il après moi? à
quoi tiendra-t-il? Survivre à toute sa famille !.,...
quelle vie sera la sienne? Il sera seul, il ne vivra
plus. Ce moment fut un de ceux où l'horreur de
la mort se laisoit sentir, et où la nature repre-
noit son empire. Elle soupira, joignit les mains,
leva les yeux ; et je vis qu'en, eflet elle employoit
cette difficile prière qu'elle avoit dit être celle du
malade.
Elle revint à moi. Je me sens foi!)le, dit-elle;
je prévois que cet entretien pourroit être le der-
nier que nous aurons ensemble. Au nom de no-
tre union, au nom de nos chers enfants qui en
sont le gage, ne soyez plus injuste envers votre
épouse. Moi, me réjouir de vous quitter ! vous
qui n'avez vécu que pour me rendre heureuse
et sage , vous de tous les hommes celui qui me
convenoit le plus , ^e seul peut-être avec qui je
pouvois faire un bon ménage et devenir une
femme de bien! Ah ! croyez que si je mettois un
prix à la vie, c'étoit pour la passer avec vous.
Ces mots prononcés avec tendresse m'émurent
4- 34
53o LA NOUVELLE HËLOÏSE.
au point qu en portant fréquemment à ma bou-
che ses mains que je tenois dans les miennes, je
les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyois
pas mes yeux faits pour en répandre. Ce furent
les premiers depuis ma naissance , ce seront les
derniers jusqu'à ma mort. Après en avoir versé
pour Julie, il n'en faut plus verser pour rien.
Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La
préparation de madame d'Orbe durant la nuit,
la scène des enfants le matin , celle du ministre
l'après-midi , l'entretien du soir avec moi , Ta-
voient jetée dans l'épuisement. Elle eut un peu
plus de repos cette nuit-là que les précédentes,
soit à cause de sa foiblesse, soit qu'en elïet hà
fièvre et le redoublement fussent moindres.
Le lendemain, dans la matinée , on vint me
dire qu'un homme très mal mis demandoit avec
beaucoup d'empressement à voir madame en
particulier. On lui avoit dit l'état où elle étoit :
il avoit insisté , disant qu'il s'agissoit d'une bonne
action , qu'il connoissoit bien madame de Wol-
iiiar , et qu'il savoit que tant qu elle respireroit
elle aimeroit à en faire de telles. Comme elle
avoit établi pour régie inviolable de ne jamais
rebuter personne , et sur-tout les malheureux ,
on me parla de cet homme avant de le renvoyer.
Je le fis venir. ïl étoit presque en guenilles , il
avoit l'air et le ton de la misère 5 au reste, je
n'aperçus rien dans sa physionomie et dans ses
propos qui me fit mal augurer de lui. Il s'obsti-
noit à ne vouloir parler qu'à Julie. Je lui dis que
SIXIÈME PARTIE. 53l
s'il ne s'agissoit que de quelques secours pour
lui aider à vivre , sans importuner pour cela
une femme à l'extrémité, je ferois ce qu'elle au-
roit pu faire. Non , dit-il , je ne demande point
d'argent, quoiî[ue j'en aie grand beàoin; je de-
mande un bien qui m'appartient, un bien que
j'estime plus que tous les trésors de la terre, un
bien que j'ai perdu par faute, et que madame
seule, de qui je le tiens, peut me rendre une
seconde fois.
Ce discours, auquel je ne compris* rien, me
détermina pourtant. Un malhonnête homme
eût pu dire la même chose, mais il ne l'eût ja-
mais dite du même ton. Il exigeoit du mystère,
ni lafjuais ni femme-de-chambre. Ces précau-
tions me sembloient bizarres ; toutefois je les
pris. Enfin je le lui menai . Il m'avoit dit être
connu de madame dOrbe : il passa devant elle;
elle ne le reconnut point , et j'en fus peu sur-
pris. Pour Julie, elle le reconnut à l'instant, et,
le voyant dans ce triste équipage , elle me re-
procha de l'y avoir laissé. Cette reconnoissance
fut touchante. Claire, éveillée par le biuit, s'ap-
proche, et le reconnoît à la fin, non sans don-
ner aussi quelques signes de joie ; mais les té-
moignages de son bon cœur s'éieignoient dans
sa profonde affliction : un seul sentiment ab-
sorboit tout; elle n'étoit plus sensible à rien.
Je n'ai pas besoin , je crois , de vous dire qui
étoit cet homme. Sa présence rappela bien des
souvenirs. Mais , tandis que Julie le consoloit et
34.
532 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lui donnoit de bonnes espérances , elle fut sai-
sie d'un violent étoulfeinent, et se trouva si mal
qu'on crut quelle alloit expirer. Pour ne pas
faire scène, et prévenir les distractions dans un
moment où il ne falloit songer qu à la secourir,
je fis passer Thonime dans le cabinet, 1 avertis-
sant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appe-
lée, et à force de temp^ et de soins la malade
revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant
tous consternés autour d'elle, elle nous dit : Mes
enfants , Ce n'est qu'un essai ; cela n'est pas si
cruel qu'on pense.
Le calme se rétablit ; mais lalarme avoit été
si chaude qu'elle me fit oublier l'homme dans
le cabinet; et quand Julie me demanda tout bas
ce qu'il étoit devenu , le couvert étoit mis , tout
le monde étoit là. Je voulus entrer pour lui par-
ler; mais il avoit fermé la porte en dedans , com-
me je lui avois dit ; il fallut attendre après le
dîner pour le faire sortir.
Durant le repas , du Bosson qui s'y Irouvoit,
parlant d'une jeune veuve qu'on disoit se rema-
rier, ajouta quelque chose sur le triste sort des
veuves. 11 y en a , dis-je , de bien plus à plaindre
encore ; ce sont les veuves dont les maris sont
vivants. Cela est vrai , reprit Fanchon , qui vit
que ce discours s'adressoit à elle, sur-tout quand
ils leur sont chers. Alors 1 entretien tomba sur
le sien ; et , comme elle en avoit parlé avec af-
fection dans tous les temps , il étoit naturel
qu'elle en parlât de même au moment où la
SIXIÈME PARTIE. 533
perte de sa bienfaitrice alloit lui rendre la sien-
ne encore plus rude. C'est aussi ce qu'elle fit en
termes très touchants, louant son bon naturel,
et déplorant les mauvais exemples qui l'avoient
séduit, et le regrettant si sincèrement, que, dé-
jà disposée à la tristesse , elle semut jusqu'à
pleurer. Tout-à-coup le cabinet s'ouvre, l'hom-
me en guenilles en sort impétueusement , se
précipite à ses genoux , les embrasse et fond en
larmes. Elle tenoit un verre ; il lui échappe : Ah !
malheureux ! d'où viens-tu ? elle se laisse aller
sur lui, et seroit tombée en foiblesse si l'on n'eût
été prompt à la secourir.
Le reste est facile à imaginer. En un moment
on sut par toute la maison que Claude Anet
étoit arrivé. Le mari de la bonne Fanchon !
quelle fête ! A peine étoit-il hors de la chambré
qu'il fut équipé. Si chacun n avoit eu que deux
chemises , Anet en auroit autant eu lui tout seul
qu'il en seroit resté à tous les autres. Quand je
sortis pour le faire habiller, je trouvai"qu'on
m'avoit si bien prévenu qu'il fallut user d'auto-
rité pour faire tout reprendre à ceux qui l'avoient
fourni.
Cependant Fanchon ne vouloit point quitter
sa maîtresse. Pour lui faire donner quelques
heures à son mari , on prétexta que les enfants
avoient besoin de prendre lair , et tous deux
furent chargés de les conduire.
Cette scène nincommoda point la malade
comme les précédentes ; elle n avoit rien eu que
Ô34 LA NOUVELLE IIÉLOifSE.
d'agréable , et ne lui fit que du bien. Nous pas-
sâmes Taprès-midi , Glaire et moi , seuls auprès
d'elle, ej, nous eûmes deux heures d'un entre-
tien paisible , qu'elle rendit le plus intéressant ,
le plus charmant que nous eussions jamais eu.
Elle commença par quelques observations sur
le touchant spectacle qui venoit de nous frap-
per , et qui lui rappeloit si vivement les premiers
temps de sa jeunesse ; puis , suivant le fd des
événements , elle fit Une courte récapitulation
de sa vie entière pour montrer qu'à tout pren-
dre elle avoit été douce et fortunée , que de de-
grés en degrés elle étoit montée au comble du
bonheur permis sur la terre , et que faccident
qui terminoit ses jours au milieu de leur course
marquoit , selon toute apparence , dans sa car-
jgière naturelle , le point de séparation des biens
et des maux.
Elle remercia le ciel de lui avoir donné un
cœur sensible et porté au bien , un entendement
sain, une figure prévenante; de l'avoir fait naî-
tre dans un pays de liberté et non parmi des es-
claves , d'une famille honorable et non d'une race
de malfaiteurs, dans une honnête fortune et
non dans les grandeurs du monde qui corrom-
pent Famé, ou dans l'indigence qui l'avilit. Elle
se félicita d'être née d'un père et d'une mère
tous deux vertueux et bons, pleins de droiture
et d'honneur, et qui, tempérant les défauts l'un
de l'autre , avoient formé sa raison sur la leur
sans lui donner leur foiblessc ou leurs préjugés.
SIXIÈME PARTIE. 535
Elle vanta Favantafje d'avoir été élevée dans une
reli{îiou raisonnable et sainte, qui, loin d'abru-
tir riiomnic, l'ennoblit et l'élève, qui , ne favo-
risant ni l'impiété ni le fanatisme, permet d'être
sage et de croire, d'être bumain et pieux tout
à-la-fois.
Après cela , serrant la main de sa cousine
qu'elle tenoit dans la sienne, et la regardant de
cet œil que vous devez connoître et que la lan-
gueur rcndoit encore plus toucbant : Tous ces
biens, dit-elle, ont été donnés à mille autres;
mais celui-ci!... le ciel ne l'a donné qu'à moi.
J'étois femme, et j eus une amie : il nous fit
naître en même temps; il mit dans nos inclina-
tions un accord qui ne s'est jamais démenti; il
fit nos coeurs l'un pour l'autre; il nous unit dès
le berceau : je l'ai conservée tout le temps de ma
vie, et sa main me ferme les yeux. Trouvez un
autre exemple pareil au monde , et je ne me
vante plus de rien. Quels sages conseils ne m'a-
t-elle pas donnés? de quels périls ne m'a-t-elle
pas sauvée? de quels maux ne me consoloit-elle
pas! Qu'eussé-je été sans elle? que n'eût-elle pas
fait de moi si je l'a vois mieux écoutée? Je la vau-
drois peut-être aujourd'hui! Glaire pour toute
réponse baissa la tête sur le sein de son amie ,
et voulut soulager ses sanglots par des pleurs :
il ne fut pas possible. Julie la pressa long-temps
contre sa poitrine en silence. Ces moments n'ont
ni mots ni larmes. ||^
Elles se remirent, et Julie continua. Ces biens
536 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
étoicnt mêlés d'inconvénients; c'est le sort des
choses humaines. Mon cœur étoit fait pour l'a-
mour, diFficile en mérite personnel, indiffèrent
sur tous les hiens de 1 opinion. Il ( loit presque im-
possible que les préjugés de nipn père s'accordas-
sent avec mon penchant. Il me lalloit un amant
que j'eusse choisi moi-même. Il s'offrit; je crus
Je choisir : sans doute le ciel le choisit pour moi,
afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je ne
le fusse pas aux horreurs du crime, et que la-
mour de la vertu restât au moins dans mon ame
apico elle, li prit le lanf;ngc honnête et insi-
nuant avec lequel mille fourbes séduisent tous
les jours autant de fdies bien nées : mais seul
parmi tant d autres il étoit honnête homme et
pensoit ce qu'il disoit. Etoit-ce ma prudence qui
Ja\oi4^ discerné? Non; je ne connus d'abord de
lui (|ue son lanjO^age, et je fus séduite. Je fis par
désespoir ce que d autres Ibnt par effronterie :
je me jetai, comme disoit mon père, à sa tête :
il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus
le connoître. Tout homme capable d'un pareil
trail a famé belle; alors ou y peut compter. Mais
j'y comptois auparavant, ensuite j'osai compter
sur moi-même; et voilà comment on se perd.
Elle s étendit avec complaisance sur le mérite
de cet amant; elle lui rendoit justice, mais on
voyoit conibien son cœur se plaisoità la lui ren-
dre. Elle le louoit même à ses pro[)res dépens. A
loo|^ (fêtre équitable envers lui, elle étoit inique
envers elle, et se faisoit tort pour lui faire bon-
SIXIÈME-PARTIE. 53;
neur. Elle alla jusqu'à soutenir qu il eut plus
criioneur qu'elle de 1 adultère, sans se souvenir
qu'il a voit lui-même réfute cela.
Tous les détails du reste de sa vie furent sui-
vis dans le même esprit. Mylord Edouard, son
mari, ses enfants, votre retour, notre amitié,
tout fut mis sous u« jour avanta{}eux. Ses mal-
heurs mêmes lui en avoient épargné de plus
(çrands. Elle avoit perdu sa mère au moment
que cette perte lui pouvoit être la plus cruelle ;
mais sj le ciel la lui eût conservée , bientôt il fût
survenu du désordre dans sa famille. L'appui de
sa mère, quelque foible qu'il fût, eût suffi pour
la rendre plus courajoeuse à rési-rter à son père;
et de là seroient sortis la discorde et les scanda-
les, peut-être les désastres et le déshonneur,
peut-être pis encore si son frère avoit vécu. Elle
avoit épousé maljjré elle un homme qu'elle n ai-
moit point, mais elle soutint qu'elle nauroitpu
jamais être aussi heureuse avec un autre , pas
miême avec celui qu'elle avoit aimé, fia mort cfe
M. d Orbe lui avoit ôté un ami , mais en lui ren-
dant son amie. Il n'y avoit pas jusqu'à ses cha-
grins et ses peines qu'elle ne comptât pour des
avantages , en ce quils avoient empêché son
cœur de s'endurcir aux malheurs dautrui. On
ne sait pas, disoit-elle, quelle douceur c'est de
s'attendrir sur ses propres maux et sur ceux des
autres. La sensibilité porte toujours dans lame
un certain contentement de soi-même indépen-
dant de la fortune et des événements. Que j'ai
.538 LA t^OUVELLE HÉLOÏSE.
gémi ! que j'ai versé de larmes ! Hé bien ! s il fal-
loit renaître aux mêmes conditions , le mal que
j'ai commis seroit le seul que je voudrois re-
trancher; celui que j ai souffert me seroit agréa-
ble encore. Saint-Pieux , je vous rends ses pro-
pres mots; quand. vous aurez lu sa lettre, vous
les comprendrez peut-être mieux.
Voyez donc, continuoit-elle, à quelle félicité
je suis parvenue. J en avois beaucoup ; j'en at-
tendois davantage. La prospérité de ma famille,
une bonne éducation pour mes enfants ,,tout ce
qui m'éloit cher rassemblé autour de moi ou
prêt à l'être. Le présent, l'avenir, me fïattoient
également : la jouissance et l'espoir se réunis-
soient pour me rendre heureuse : mon bonheur
monté par degrés étoit au comble ; il ne pouvoit
plus que déchoir; il étoit venu sans être atten-
du, il se fût enfui quand je l'aurois cru durable.
Qu'eût fait le sort pour me soutenir à ce point?
Un état permanent est-il fait pour l'homme?
Non, quand on a tout acquis il faut perdre, ne
fût-ce que le plaisir de la possession qui s'use
par elle. Mon père est déjà vieux; mes enfants
sont dans fage tendre où la vie est encore mal
assurée : que de pertes pouvoient m'affligér, sans
qu'il me restât plus rien à pouvoir acquérir!
L'affection maternelle augmente sans cesse , la
tendresse filiale diminue, à mesure que les en-
fants vivent plus loin de leur mère. En avan-
çant en âge les miens se seroient plus séparés de
moi. Ils auroient vécu dans le monde; ils ni au-
Sixième partie. 539
ï-oient pu négliger. Vous en voulez envoyer un
en Russie; que de pleurs son départ m'auroit
coûtes ! Tout se seroit détaché de moi peu-à-peu,
et rien n'eût sup[)léé aux pertes que j'aurois
faites. Combien de fois j'aurois pu me trouver
dans l'état où je vous laisse ! Enfin n'eût-il pas
fallu mourir? peut-être mourir la dernière de
tous! peut-être seule et abandonnée! Plus on
\it , plus on aime à vivre , même sans jouir de
rien : j'aurois eu l'ennui de la vie et la terreur
de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au
lieu de cela , mes derniers instants sont encore
agréables, et j'ai de la vigueur pour mourir; si
même on peut appeler mourir que laisser vivant
ce qu'on aime. Non, mes amis, non, mes en-
fants; je ne vous quitte pas pour ainsi dire; je
reste avec vous; en vous laissant tous unis, mon.
esprit, mon cœur vous demeurent. Vous me
■verrez sana cesse entre vous; vous vous sentirez
sans cesse environnés de moi... Et puis nous
nous rejoindrons, j'en suis sûre; le bon Wolmar
lui-même ne m'échappera pas. Mon retour à
Dieu tranquillise mon ame , et m'adoucit un
moment pénible; il me promet povir vous le
même destin qu'à moi. Mon sort me suit et sas-
sure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l'être ;
mon bonheur est fixé, je larrache à la fortune;
il n'a plus de bornes que l'éternité.
Elle en étoit là quand le ministre entra. Il
l'honoroit et lestimoit véritablement. Il savoit
mieux que personne combien sa foi étoit vive
54o LA NOUVELLE HÉLOÏSE,
et sincère. Il n'en avoit été que plus frappé de
lentretien de la veille, et en tout de la conte-
nance qu il lui avoit trouvée. Il avoit vu souvent
mourir avec ostentation , jamais avec sérénité.
Peut-être à l'intérêt qu'il prenoit à elle se joignit-
il un désir secret de voir si ce calme se soutien-
droit jusqu'au bout.
Elle n'eut pas besoin de changer beaucoup le
sujet de l'entretien pour en amener un conve-
nable au caractère du survenant. Comme ses
conversations en pleine santé n'étoient jamais
frivoles, elle ne faisoit alors que continuer à
traiter dans son lit avec la même tranquillité des
sujets ihtéressants pour eUe et pour ses amis;
elle agitoit indifféremment des questions qui
n'étoient pas indifférentes.
En suivant le fil de ses idées sur ce qui pou-
voit rester d'elle avec nous , elle nous parloit de
ses anciennes réflexions sur l'état des âmes sé-
parées des corps; elle admiroit la simplicité des
gens qui promettoient à leurs amis de venir
leur donner des nouvelles de Vautre monde.
Cela, disoit-elle , est aussi raisonnable que les
contes de revenants qui font mille désordres et
tourmentent les bonnes femmes ; comrrie si les
çsprits avoient des voix pour parler, et des mains
pour battre (i) ! Comment un pur esprit agi-
(i) Platon dit qu'à la mort les amos des justes qui
n'ont point contracte de souillui'e sur la terre se déga-
gent seules de la matière dans tonte leur pureté. Quant
à ceux qui se sont ici-bas asservis à leurs passions , il
SIXIÈME PARTIE. S^l
roit-il sur une ame enfermée dans un corps , et
qui, en vertu de cette union , ne peut rien aper-
cevoir que par l'entremise de ses organes:* Il n'y
a pas de sens à cela. Mais j'avoue que je ne vois
point ce qu'il y a d absurde à supposer qu'une
ame libre d un corps qui jadis liabita la terre
puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-
être autour de ce qui lui fut cher; non pas pour
nous avertir de sa présence, elle n'a nul moyen
pour cela ; non pas pour agir sur nous et nous
communiquer ses pensées , elle n'a point de
prise pour ébranler les or^q^anes de notre cer-
veau ; non pas pour apercevoir non plus ce que
nous faisons , car il faudroit qu'elle eût des sens ;
mais pour connoître elle-même ce que nous peu-
sons et ce que nous sentons, par une commu-
nication immédiate, semblable à celle par la-
quelle Dieu lit nos pensées d^s cette vie, et par
laquelle nous lirons réciproquement les siennes
dans l'autre , puisque nous le verrons face à
face (i). Car enfin, ajouta-t-elle en regardant
ajoute que leurs âmes ne reprennent point sitôt leur pu-
reté primitive , mais qu'elles entraînent avec elles des par-
ties terrestres qui les tiennent comme enchaînées autour
des débris de leurs corps. Voila , dit-il , ce qui produit ces
simulacres sensibles qu'on voit quelquefois errants sur
les cimetières, en attendant de nouvelles transmigrations.
C'est une manie commune aux philosophes de tous les
âges de nier ce qui est, et d'expliquer ce qui n'est pas.
(i) Gela me paroit très bien dit : car qu'est-ce que voir
Dieu face à face , si ce n'est lire dans la supi'éme Intelli
ffence ?
S/p LA NOUVELLE IlÉLOÏSE.
le ministre, à quoi serviroient des sens lorsqu'ils
n'auront plus rien à faire? LEire éternel ne se
voit ni ne s'entend; il se fait sentir; il ne parle
ni aux yeux ni aux oreilles , niais au cœur.
Je compris, à la réponse du pasteur et à quel-
ques signes d'intelligence, qu'un des points ci-
devant contestés entre eux étoit la résurrection
des corps. Je m'aperçus aussi que je commençois
à donner un peu plus d'attention aux articles de
la religion de Julie où la foi se rapprochoit de la
raison.
Elle se complaisoit tellement à ses idées ,
que quand elle n'eût pas pris son parti sur ses
anciennes opinions , c'eût été une cruauté d'en
détruire une qui lui semhloit si douce dans létat
où elle se trouvoit. Cent fois, disoit-elle, j'ai
pris plus de plaisir à faire quelque honne œuvre
en imaginant ma mère présente qui lisoit dans
le cœur de sa fille et l'applaudissoit. 11 y a quel-
que chose de si consolant à vivre encore sous les
yeux de ce qui nous fut cher? Gela fait qu'il ne
meurt qu'à moitié pour nous. Vous pouvez juger
si durant ces discours la main de Claire étoit
souvent iicrrée.
Quoique le pasteur répondît à tout avec heau-
coup de douceur et de modération, et qu'il af-
fectât même de ne la contrarier en rien, de j^cur
qu'on ne prît son silence sur d'autres points pour
un aveu, il ne laissa pas d'être ecclésiastique un
moment , et d'exposer sur l'autre vie une doc-
trine o])posée. Il dit que l'immensité, lu gloire
SIXIÈME PARTIE. 543
et les attributs tic Dieu seroient le seul objet
dont lame îles bienlieuirux seroit occupée; que
cette coiitenij)latiou sublime effaceroit tout au-
tre souvenir; qu'on ne se verroit j)oint, qu'on
ne se reconnoîtioit point , même dans le ciel, et
qu'à cet aspect ravissant on ne songeroit plus à
rien de terrestre.
Cela peut être, reprit Julie : il y a si loin de
la bassesse de nos pensées à Tessenee divine ,
que nous ne pouvons jup,er des effets qu'elle
produira sur nous quand nous serons en état
de la contempler. Toutefois, ne pouvant main-
tenant raisonner que sur mes idées , j'avoue que
je me sens des affections si cbères , qu il m'en
coûteroit de penser que je ne les aurai plus. Je
me suis même fait une espèce dargument qui
flatte mon espoir. Je me dis qu'une partie de mon
bonbeur consistera dans le témoignage dune
bonne conscience. Je me souviendrai donc de
ce que j'aurai fait sur la terre ; je me souviendrai
donc aussi des gens qui m'y ont été chers ; ils
me le seront donc encore : ne les voir (i) plus
seroit une peine , et le séjour des bienheureux
n'en admet point. Au reste , ajouta-t-elle en
(i) Il est aisé de comprendre que par ce mot voir elle
eptend un pur acte de l'entendement, semblable à celui
par lequel Dieu nous voit, et par lequel nous verrons
Dieu. Les sens ne peuvent imaginer l'immédiate commu-
nication des esprits; mais la raison la conçoit très bien,
et mieux , ce me semble , que la communication du mou-
vement dans les corps.
544 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
regardant le ministre d'un air assez gai, si je
me trompe, un jour ou deux d'erreur seront
bientôt passés : dans peu j'en gaurai là-dessus
plus que vous-même. En attendant, ce quil y a
pour moi de très sûr, c'est que tant que je me
souviendrai d'avoir habité la terre, j'aimerai
ceux que j y ai aimés, et mon pasteur n'aura pas
la dernière place.
Ainsi se passèrent les entretiens de cette jour-
née , où la sécurité , 1 espérance , le repos de
l'a me , brillèrent plus que jamais dans celle de
Julie, et lui donnoient d'avance, au jugement
du ministre, la paix des bienheureux dont elle
alioit augmenter le nombre. Jamais elle ne fut
plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus
aimable , en un mot plus elle-même. Toujours
du sens, toujours du sentiment, toujours la fer-
meté du sage, et toujours la douceur du chré-
tien. Point de prétention, point d apprêt, point
de sentence ; par-tout la naïve expression de ce
qu elle sentoit; par-tout la simplicité de son creur.
Si quelqu(>fois elle contraignoit les plaintes qiie
la souffrance auroit dû lui arracher, ce nétoit
point pour jouer l'intrépidité stoïque, c'étoit de
peur de navrer ceux qui étoient autour dclle ;
et quand les horreurs de la mort faisoi«nt quel-
que instant pâtir la nature , elle ne cachoit point
ses frayeurs, elle se laissoit consoler: sitôt qu'elle
étoit remise elle consoloit les autres. On voyoit,
on sentoit son retour;- son air caressant le di-
soit à tout le monde. Sa gaieté nétoit point con-
SIXIÈME PARTIE. 545
traintc, sa plaisanterie môme cioit toucliante ;
on a voit le sourire à la bouche et les yeux en
pleurs. Otez cet etîroi qui ne permet pas de
jouir de ce qu'on va perdre, elle plaisoit plus,
elle étoit plus aimable qu'en santé même , et
le dernier jour de sa vie en lut aussi le plus
charmant.
Vers le soir elle eut encore un accident qui ,
bien que moindre que celui du matin , ne lui
permit pas de voir long-temps ses enfants. Ce-
pendant elle remarqua qu'Henriette étoit chan-
gée. On lui dit quelle pleuroit beaucoup et ne
mangeoit point. On ne la guérira pas de cola ,
dit-elle en regardant Claire; la maladie est dans
le sang.
Se sentant bien revenue , elle voulut qu'on
soupât dans sa chambre. Le méflecin sy trouva
comme le matin. La Fanchon , qu il falloit tou-
jours avertir quand elle devoit venir manger à
notre table, vint ce soir-là sans se faire appeler,
Julie s'en aperçut et sourit. Oui, mon enfant,
lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir; tu
auras plus long-temps ton mari que ta maîtresse.
Puis elle me dit : Je n'ai pas besoin de vous re-
commander Claude Anet. Non, repris -j e ; tout
ce que vous avez honoré de votre bienveillance
n'a pas besoin de m être recommandé.
Le souper fut encore plus agréable que je ne
m'y étois attendu. Julie, voyant qu'elle pouvoit
.soutenir la lumière, fit approcher la table, et,
ce qui sembloit inconcevable dans l'état où elle
4- 35
546 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
étoit , elle eut appétit. Le médecin , qui ne voy oit
plus d inconvénient à le satisfaire , lui offrit un
blanc de poulet. Non, dit-elle; mais je mange-
rois bien de cette ferra (i). On lui en donna un
petit morceau ; elle le mangea avec un peu de
pain, et le trouva bon. Pendant qu'elle mangeoit
il falloit voir madame d'Orbe la regarder; il fal-
loit le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce
qu'elle avoit mangé lui fît mal , elle en parut
mieux le reste du souper : elle se trouva même
de si bonne humeur , qu'elle s'avisa de remar-
quer , par forme de reproche , qu'il y avoit long-
temps que je navois bu de vin étranger. Don-
nez, dit-elle, une bouteille de vin d'Espagne à
ces messieurs. A la contenance du médecin, elle
vit qu'il s'attendoit à boire du vrai vin d'Espagne,
et sourit encore en regardant sa cousine : j aper-
çus aussi que , sans faire attention à tout cela ,
Claire, de son côté , commençoit de temps à au-
tre à lever les yeux avec un peu d'agitation tantôt
sur Julie et tantôt sur Fanchon , à qui ces yeux
sembloient dire ou demander quelque chose.
Le vin tardoit à venir : on eut beau chercher
la clef de la cave, on ne la trouva point; et l'on
jugea , comme il étoit vrai, que le valet-de-cham-
brc du Baron, qui en étoit chargé, l'avoit em-
portée par mégarde. Après quelques autres in-
formations , il fut clair que la provision d'un seul
(i) Excellent poisson particulier au lac de Genève, et
qu'on n'y trouve qu'en certains temps.
SIXIÈME PARTIE. 54^
jour en avoit duré cinq^ et que le vin manquoit
sans que personne s'en fût aperçu, malgré plu-
sieurs nuits de veille (i). Le médecin tomboit
des nues. Pour moi, soit qu'il fallût attribuer
cet oubli à la tristesse ou à la sobriété des do-
mestiques , j eus honte d'user avec de telles {>ens
des précautions ordinaires ; je fis enfoncer la
porte de la cave , et j'ordonnai que désormais
tout le monde eût du vin à-discrétion.
La bouteille arrivée on en but. Le vin fut
trouvé excellent. La malade en eut envie; elle
en demanda une cuillerée avec de l'eau : le mé-
decin le lui donna dans un verre , et voulut
qu'elle le bût pur. Ici les coups-d'œil devinrent
plus fréquents entre Glaire et la Fanclion , mais
comme à la dérobée et craignant toujours d'en
trop dire.
Le jeûne , la foiblesse , le régime ordinaire à
Julie , donnèrent au vin une grande activité.
Ah ! dit-elle , vous m'avez enivrée ! après avoir
attendu si tard , ce n'étoit pas la peine de com-
mencer ; car c'est un objet bien odieux qu'une
femme ivre. En effet , elle se mit à babiller , très
sensément pourtant à son ordinaire , mais avec
(i) Lecteurs à beaux laquais, ne demandez point avec
un ris moqueur où l'on avoit pris ces gens-là. On vous
a répondu d'avance : on ne les avoit point pris , on les
avoit faits. Le problème entier dépend d'uji point unique :
trouvez seulement Julie , et tout le reste est trouvé. Les
hommes en général ne sont point ceci ou cela , ils soût
ce qu'on les fait être.
35.
548 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
plus (le vivacité qu auparavant. Ce qu'il y avoit
d'étonnant, c'est que son teint n'étoit point al-
lumé ; ses yeux ne brilloient que d'un feu modéré
par la langueur de la maladie; à la pâleur près,
on 1 auroit crue en santé. Pour alors l'émotion
de Claire devint tout-à-fait visible. Elle élevoit
un œil craintif alternativement sur Julie , sur
moi , sur la Fanchon , mais principalement sur
le médecin : tous ces regards étoient autant d'in-
terrogations qu'elle vouloit et n'osoit faire : on
eût dit toujours qu'elle alloit parler, mais que
la peur d'une mauvaise réponse la retenoit ; son
inquiétude étoit si vive qu elle en paroissoit op-
pressée.
Fanchon , enhardie par ces signes , hasarda
de dire, mais en tremblant et à demi-voix , quil
sembloit que madame avoit un peu moins souf-
fert aujourd'hui... que la dernière convulsion
avoit été moins forte... que la soirée... Elle resta
interdite. Et Claire , qui pendant qu'elle avoit
parlé trembloit comme la feuille, leva des yeux
craintifs sur le médecin , les regards attachés
aux siens , foreille attentive , et n'osant respirer
de peur de ne pas bien entendre ce qu'il alloit
dire.
Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir
tout cela. Du Bosson se lève, A'a tâter le pouls
de la malade, et dit : Il n'y a point là d'ivresse
ni de fièvre; le pouls est fort bon. A l'instant
Glaire s'écrie en tendant à demi les deux bras :
lié bien! monsieur!.,, le pouls ;\.. la fièvre?...
SIXIÈME PARTIE. 549
La voix lui manquoit, mais ses mains écartées
restoieiit toujours eu avant; ses yeux pctiiloient
d'impatience; il n'y avoit pas un muscle à sou
"visage qui ne fût en action, f^e médecin ne ré-
pond rien , reprend le poignet , examine les
yeux, la langue, reste un moment pensiF, et dit:
Madame , je vous entends bien : il m'est impos-
sible de dire à présent rien de positif; mais si
demain matin à pareille heure elle est encore
dans le même état , je réponds de sa vie. A ce
mot Glaire part comme un éclair, renverse deux
chaises et presque la table , saute au cou du mé-
decin , l'embrasse, le baise mille fois en sanglo-
tant et pleurant à chaudes larmes , et toujours
avec la même impétuosité , sôte du doigt une
hague de prix , la met au sien malgré lui , et
lui dit hors d haleine: Ah! monsieur, si vous
nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule.
Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle
regarde son amie , et lui dit d un ton tendre et
douloureux : Ah ! cruelle, que tu me fais regret-
ter la vie ! veux-tu me faire mourir désespérée ?
Faudra-t-il te préparer deux fois? Ce peu de mots
fut un coup de foudre ; il amortit aussitôt les
transports de joie, mais il ne put étouffer tout-
à-fait l'espoir renaissant.
En un instant la réponse du médecin fut sue
par toute la maison. Ces bonnes gens crurent
déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout
d'une voix de faire au médecin , si elle en reve-
noit , un présent en commun pour lequel cha-
550 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cun donna trois mois de ses gages ; et largent
fut sur-le-champ consigné dans les mains de la
Fanchon , les uns prêtant aux autres ce qui leur
manquoit pour cela. Cet accord se fit avec tant
d'empressement, que Julie entendoit de son lit
le bruit de leurs acclamations. Jugez de l'effet
dans le cœur d'une femme qui se sent mourir!
Elle me fît signe, et me dit à l'oreille : On m'a
fait hoire jusqu'à la lie la coupe amère et douce
de la sensibilité.
Quand il fut question de se retirer , madame
d'Orbe , qui partagea le lit de sa cousine comme
les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme-
de-chambre pour relayer cette nuit la Fanchon;
mais celle-ci s'indigna de cette proposition, plus
même , ce me sembla , qu'elle n'eût fait si son
mari ne fût pas arrivé. Madame d'Orbe s'opiniâ-
tra de son côté, et les deux femmes-de-chambre
passèrent la nuit ensemble dans le cabinet : je
la passai dans la chambre voisine ; et l'espoir
avoit tellement ranimé le zélé, que ni par or-
dre ni par menaces je ne pus envoyer coucher
un seul domestique: ainsi toute la maison resta
sur pied cette nuit avec une telle impatience,
qu'il y avoit peu de ses habitants qui n eussent
donné beaucoup de leur vie pour être à neuf
heures du matin.
J'entendis durant la nuit quelques allées et
venues qui ne m'alarmèrent pas ; mais sur le
matin que tout étoit tranquille , un bruit sourd
frappa mon oreille. J'écoute, je crois distinguer
SIXIÈME PARTIE. 55l
des gémissements. J'accours , j'entre , j'ouvre le
rideau... Saint-Preux !... cher Saint-Preux !...
je vois les deux amies sans mouvement et se
tenant embrassées , l'une évanouie et l'autre ex-
pirante. Jfe m'écrie , je veux retarder ou recueil-
lir son dernier soupir, je me précipite. Elle né-
toit plus.
Adorateur de Dieu, Julie n'étoit plus... Je
ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques
heures; j'ignore ce que je devins moi-même.
Revenu du premier saisissement, je m'informai
de madame d'Orbe. J'appris qu'il avoit fallu la
porter dans sa chambre , et même l'y renfer-
mer ; car elle rentroit à chaque instant dans
celle de Julie , se jetoit sur son corps , le ré-
chauffoit du sien , s'efforçoit de le ranimer , le
pressoit , s'y colloit avec une espèce de rage ,
l'appeloit à grands cris de mille noms passion-
nés , et nourrissoit son désespoir de tous ces ef-
forts inutiles.
En entrant je la trouvai tout-à-fait hors de
sens , ne voyant rien , n'entendant rien , ne con-
noissant personne, se roulant par la chambre en
se tordant les mains et mordant les pieds des
chaises, murmurant d'une voix sourde quelques
paroles extravagantes , puis poussant par longs
intervalles des cris aigus qui faisoient tressaillir.
Sa femme-de-chambre au pied de son lit , con-
sternée , épouvantée , immobile , n'osant souf-
fler, cherchoit à se cacher d'elle, et trembloil
de K)ut son corps. En effet , les convulsions
552 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
dont elle étoit agitée avoient quelque chose d'ef-
frayant. Je fis si^one à la fénime-de-chambre de
se retirer , car je craifjnois qu'un seul mot de
consolation lâché mal-à-propos ne la mît en
fureur. ^é
Je n'essayai pas de lui parler , elle ne m'eût
point écouté ni même entendu; mais au bout
de (juelque temps, la voyant épuisée de fatigue,
je la pris et la portai dans un fauteuil -je m'assis
auprès d'elle en lui tenant les mains ; j'ordonnai
qu on amenât les enfants , et les fis venir autour
d'elle. Malheureusement le premier qu'elle aper-
çut fut précisément la cause innocente de la
mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je
vis ses traits s'altérer, ses regards s'en détourner
avec une espèce d horreur , et ses bras en con-
traction se roidir pour le repousser. Je tirai l'en-
fant à moi. Infortuné ! lui dis-je , pour avoir été
trop cher à l'une tu deviens odieux à l'autre :
elles n'eurent pas en tout le même cœur. Ces
mots 1 irritèrent violemment et m'en attirèrent
de très piipiants. Ils ne laissèrent pourtant pas
de faire impression. Elle prit l'enlânt dans ses
bras et s efforça de le caresser : ce fut en vain ;
elle le rendit presque au même instant; elle con-
tinue même à le voir avec moins de plaisir que
lautre, et je suis bien aise que ce ne soit pas
celui-là qu'on a destiné à sa fille.
Gens sensibles , qu'eussiez-vous fait à ma
place !* ce que faisoit madame d'Orbe, Après
avois mis ordre aux enfants, à madame d'Orbe,
SIXIÈME PARTIE. • 553
aux funcraillcs de la seule personne que j'aie
aimée, il lallut montera clieval , et partir, la
mort clans le cœur , pour la porter au plus dé-
plorable père. Je le trouvai souffrant de sa chute ,
a{jité, troublé de 1 accident de sa fille : je le lais-
sai accablé de douleur, de ces douleurs de vieil-
lard , qu'on n'aperçoit pas au dehors, qui n'ex-
citent ni gestes ni cris, mais qui tuent. 11 n'y
résistera jamais, j'en suis sur, et je prévois de
loin le dernier coup qui manque au malheur de
son ami. Le lendemain je fis toute la diligence
possible pour être de retour de bonne heure et
rendre les derniers honneurs à la plus digne des
femmes. Mais tout n'étoit pas dit encore. 11 fal-
loit qu'elle ressuscitât pour me donner l'horreur
de la perdre une seconde fois.
En approchant du logis , je vois un de mes
gens accourir à perte dhaleine , et s'écrier
d'aussi loin que je pus l'entendre: Monsieur,
monsieur, hâtez- vous , madame n'est pas morte.
Je ne compris rien à ce propos insensé ; j ac-
cours toutefois. Je vois la cour pleine de gens
qui versoient des larmes de joie, en donnant à
grands cris des bénédictions à madame de Wol-
mar. Je demande ce que c'est; tout le monde est
dans le transport , personne ne peut me répon-
dre : la tête avoit tourné à mes propres gens. Je
monte à pas précipités dans l'appartement de
Julie; je trouve plus de vingt personnes à ge-
noux autour de son lit et les yeux fixés sur elle.
Je m'approche ; je la vois sur ce lit habillée et
554 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
parée; le cœur me bat: je l'examine... Hélas!
elle étoit morte ! Ce moment de fausse joie sitôt
et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma
vie. Je ne suis pas colère , je me sentis vive-
ment irrité. Je voulus savoir le fond de cette ex-
travagante scène. Tout étoit déguisé , altéré ,
changé ; j eus toute la peine du monde à démê-
ler la vérité. Enfin , j'en vins à bout ; et voici
1 histoire du prodige.
Mon beau - père , alarmé de 1 accident qit'il
avoit appris , et croyant pouvoir se passer de son
valet-de-chambre, l'avoit envoyé, un peu avant
mon arrivée auprès de lui , savoir des nouvelles
de sa fille. Le vieux domestique , fatigué du che-
val , avoit pris un bateau, et, traversant le lac
pendant la nuit, étoit arrivé à Clarens le matin
même de mon retour. En arrivant , il voit la
consternation , il en apprend le sujet ; il monte
en gémissant à la chambre de Julie , il se met à
genoux au pied de son lit, il la regarde , il pleu-
re , il la contemple. Ah ! ma bonne maîtresse 1
ah ! que Dieu ne m'a-t-il pris au lieu de vous !
Moi qui suis vieux , qui ne tiens à rien , qui "ne
suis bon à rien , que fais-je sur la terre? Et vous
qui étiez jeune , qui faisiez la gloire de votre fa-
mille, le bonheur de votre maison, l'espoir des
malheureux... hélas! quand je vous vis naître,
étoit-ce pour vous voir mourir :\..
Au milieu des exclamations que lui arra-
choient son zèle et son bon cœur, les yeux tou-
jours collés sur ce visage , il crut apercevoir un
SIXIÈME PARTIE. 555
mouvement : son imagination se frappe ; il voit
Julie tourner les yeux , le regarder , lui faire un
signe de tète. Il se lève avec transport, et court
par toute la maison en criant que madame n'est
pas morte , qu elle Ta reconnu , qu'il en est sûr ,
qu'elle en reviendra. Il n'en fallut pas davan-
tage ; tout le monde accourt , les voisins , les
pauvres , qui faisoient retentir l'air de leurs la-
mentations , tous s'écrient : Elle n'est pas mortel
Le bruit s'en répand et s'augmente : le peuple,
ami du merveilleux , se prête avidement à la
nouvelle; on la croit comme on la désire ; cha-
cun cherche à se faire fête en appuyant la cré-
dulité commune. Bientôt la défunte n avoit pas
seulement fait signe , elle avoit agi , elle avoit
parlé , et il y avoit vingt témoins oculaires de
faits circonstanciés qui n'arrivèrent jamais.
Sitôt qu'on crut qu'elle vivoit encore , on fit
mille efforts pour la ranimer ; on s'empressoit
autour d'elle , on lui parloit , on linondoit d'eaux
spiritueuses, on touchoit si le pouls ne revenoit
point. Ses femmes , indignées que le corps de
leur maîtresse restât environné d'hommes dans
un état si négligé , firent sortir tout le monde ,
et ne tardèrent pas à connoître combien on s'a-
busoit. Toutefois ne pouvant se résoudre à dé-
truire une erreur si chère , peut-être espérant
encore elles-mêmes quelque événement miracu-
leux , elles vêtirent le corps avec soin , et , quoi-
que sa garde^robe leur eût été laissée , elles lui
prodiguèrent la parure; ensuite l'exposant sur un
556 LA NOUVELLE IIÉLOÏSE.
lit, et laissant les rideaux ouverts, elles se remi-
rent à la pleurer au milieu de la joie publique.
Getoit au plus fort de cette fermentation que
j'étois arrivé. Je reconnus bientôt qu il étoit im-
possible de faire entendre raison à la multitude;
que si je faisois fermer la porte et porter le corps
à la sépulture , il pourroit arriver du tumulte ;
que je passerois au moins pour un mari parri-
cide qui faisoit enterrer sa femme en vie , et que
je serois en horreur dans tout le pays. Je réso-
lus d'attendre. Cependant , après plus de trente-
six heures, par Textréme ciialeur qu'il faisoit,
les chairs commençoient à se corrompre ; et
quoique le visage eût gardé ses traits et sa dou-
ceur , on y voyoit déjà quelques signes d'altéra-
tion. Je le dis à madame d'Orbe qui restoit de-
mi-morte au chevet du lit. Elle navoit pas le
bonheur d'être la dupe d'une illusion si gros-
sière; mais elle feignoit de s'y prêter pour avoir
un prétexte dêtre incessamment dans la cham-
bre, d'y navrer son cœur à plaisir, de ly re-
paître de ce mortel spectacle , de s'y rassasier
de douleur.
Elle m'entendit , et prenant son parti sans
rien dire , elle sortit de la chambre. Je la vis
rentrer un moment après tenant un voile d'or
brodé de perles que vous lui aviez apporté des
Indes (i); puis, s'approchant du lit, elle baisa
(i) On voit assez que c'est le songe de Saint-Preux,
dont madame d'Orbe avoit rimagination toujours pleine,
SIXIÈME PARTIE. SSy
le voile, en couvrit en pleurant la face de sou
amie, et s écria d'une voix éclatante : « Maudite
« soit l'indi^jne main qui jamais lèvera ce voile!
« maudit soit l'œil impie (jui verra ce visage dé-
<< figuré » ! Cette action , ces mots , fi'appèrent
tellement les spectateurs, qu'aussitôt, comme
par une inspiration soudaine , la même impré-
cation fut répétée par mille cris. Elle a fait tant
dimpression sur tous nos gens et sur tout le
peuple, que la défunte ayant été mise au cercueil
dans ses habits et avec les plus grandes précau-
tions, elle a été portée et inhumée dans cet état ,
sans quil se soit trouvé personne assez hardi
pour toucher au voile (i).
Le sort du plus à plaindre est d'avoir encore
à consoler les autres. C'est ce qui me reste à
faire auprès de mon beau -père, de madame
dOrbe, des amis, des parents, des voisins, et
de- mes propres gens. Le reste n'est rien ; mais
mon vieux ami ! mais madame d Orbe ! il faut
voir l'aflliclion de celle-ci pour juger de ce
quelle ajoute à la mienne. Loin de me savoir
gré de mes soins , elle me les reproche ; mes
attentions l'irritent , ma froide tristesse l'aigrit ;
qui lui suffgère l'expédient de ce voile. Je crois que si
l'on y regardoit de bien près , on trouveroit ce même
rapport dans l'accomplissement de beaucoup de prédic-
tions. L'événement n'est pas prédit pi'.rcequil arrivera ;
mais il aiTive parcequ'il a été prédit.
(i) Le peuple du pays de Vaud, quoique protestant,
ne laisse pas d'être extrêmement superstitieux.
558 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
il lui faut des regrets amers semblables aux
siens , et sa douleur barbare voudroit voir tout
le monde au désespoir. Ce qu'il y a de plus dé-
solant est qu'on ne peut compter sur rien avec
elle, et ce qui la soulage un moment la dépite
un moment après. Tout ce qu'elle fait , tout ce
qu'elle dit approche de la folie , et seroit risible
pour des gens de sang-froid. J'ai beaucoup à
souffrir; je ne me rebuterai jamais. En servant
ce qu'aima Julie , je crois l'honorer mieux que
par des pleurs.
Un seul trait vous fera juger des autres. Je
croyois avoir tout fait en engageant Glaire à se
conserver pour remplir les soins dont la chargea
son amie. Exténuée d'agitations , d'abstinences ,
de veilles , elle sembloit enfin résolue à revenir
sur elle-même , à recommencer sa vie ordinaire,
à reprendre ses repas dans la salle à manger.
La première fois qu'elle y vint , je fis dîner les
enfants dans leur chambre , ne voulant pas cou-
rir le hasard de cet essai devant eux ; car le
spectacle des passions violentes de toute espèce
est un des plus dangereux qu'on puisse offrir
aux enfants. Ces passions ont toujours dans
leurs excès quelque chose de puéril qui les
amuse , qui les séduit , et leur fait aimer ce
qu'ils devroient craindre (i). Ils n'en avoient
déjà que trop vu.
(i) Voilà pourquoi nous aimons tous le théâtre, et
plusieurs d'entre nous les romans.
SIXIÈME PARTIE. SSg
En entrant elle jeta un coup-d'œil surla table
et vit deux couverts , à l'instant elle s'assit sur la
première chaise qu'elle trouva derrière elle, sans
vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce
caprice. Je crus la deviner, et je fis mettre un
troisième couvert à la place qu'occupoit ordinai-
rement sa cousine. Alors elle se laissa prendre
par la main et mener à table sans résistance ,
rangeant sa robe avec soin, comme si elle eût
craint d'embarrasser cette place vide. A peine
avoit-elle porté la première cuillerée de potage
à sa bouche, qu'elle la repose, et demande d'un
ton brusque ce que faisoit là ce couvert puisqu'il
n'étoit point occupé. Je lui dis qu'elle avoit rai-
son , et fis ôter le couvert. Elle essaya de man-
ger , sans pouvoir en venir à bout. Peu-à-peu son
cœur se gonfloit, sa respiration devenoit haute
et ressembloit à des soupirs. Enfin elle se leva
tout -à- coup de table, s'en retourna dans sa
chambre sans dire un seul mot, ni rien écouter
de tout ce que je voulus lui dire , et de toute
la journée elle ne prit que du thé.
Le lendemain ce fut à recommencer. J'ima-
ginai un moyen de la ramener à la raison par
ses propres caprices, et d'amollir la dureté du
désespoir par un sentiment plus doux. Vous
«avez que sa fdle ressemble beaucoup à madame
deWolmar. Elle se plaisoit à marquer cette res-
semblance par des robes de même étoffe, et elle
leur avoit apporté de Genève plusieurs ajuste-
ments semblables , dont elles se paroient les
5Go LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le
plus à l'imitation de Julie qu'il fut possible, et,
après l'avoir bien instruite, je lui fis occuper à
table le troisième couvert qu'on avoit mis comme
la veille.
Claire, au premier coup-d'œil, comprit mon
intention; elle en fut touchée; elle me jeta un
regard tendre et obligeant. Ce fut là le premier
de mes soins auquel elle parut sensible, et j'au-
gurai bien d'un expédient qui la disposoit à l'at-
tendrissement.
Henriette, fière de représenter sa petite ma-
man , joua parfaitement son rôle , et si par-
faitement que je vis pleurer les domestiques.
Cependant elle donnoit toujours à sa mère le
nom de maman, et lui parloit avec le respect
convenable; mais, enhardie par le succès, et par
mon approbation qu'elle remarquoit fort bien ,
elle s'avisa de porter la main sur une cuiller, et
de dire, dans une saillie : Claire, veux-tu décela?
Le geste et le ton de voix furent imités au point
que sa mère en tressaillit. Un moment après ,
elle part d'un grand éclat de rire, tend son as-
siette en disant, oui, mon enfant, donne; tu es
charmante. Et puis elle se mit à manger avec
une avidité qui me surprit. En la considérant
avec attention, je vis de l'égarement dans ses
yeux , et dans son geste un mouvement plus
brusque et plus décidé qu'à l'ordinaire. Je Tcm-
pêchai de manger davantage; et je fis bien, car
une heure après elle eut une violente indigestion
SIXIÈME PARTIE. 56l
qui rcût infailliblement étouffée si elle eût con-
tinué (le manger. Dès ce moment je résolus de
supprimer tous ces jeux, qui pouvoient allumer
son imagination au point qu'on u en seroit plus
maître. Comme on guérit j)lus aisément de laf-
fliction que de la folie, il vaut mieux la laisser
souffrir davantage , et ne pas exposer sa raison.
Voilà, mon cher, à peu près où nous en som-
mes. Depuis le retour du baron, Claire monte
chez lui tous les matins, soit tandis que j y suis,
soit quand j'en sors : ils passent une heure ou
deux ensemble , et les soins qu'elle lui rend faci-
litent un peu ceux qu'on prend délie. D'ailleurs
elle commence à se rendre plus assidue auprès
des enfants. Un des trois a été malade, précisé-
ment celui qu'elle aime le moins. Cet accident
lui a fait sentir qu'il lui reste des pertes à faire,
et lui a rendu le zèle de ses devoirs. Avec tout
cela elle n'est pas encore au point de la tristesse;
les larmes ne coulent pas encore : on vous attend
pour en répandre ; c est à vous de les essuyer.
Vous devez m'entendre. Pensez au dernier con-
seil de Julie : il est venu de moi le premier, et je
le crois plus que jamais utile et sage. Venez vous
réunir à tout ce qui reste d elle. Son père , son
amie, son mari, ses enfants, tout vous attend,
tout vous désire , vous êtes nécessaire à tous.
Enfin, sans m'expliquer davantage, venez par-
tager et guérir mes ennuis : je vous devrai peut-
être plus que personne.
3(3
562 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
LETTRE XII.
DE JULIE A SAINT-PREUX.
CETTE LETTIIE ÉTOIT INCLUSE DANS LA PRÉCÉDENTE.
Jl faut renoncer à nos projets. Tout est changé,
mon bon ami : souffrons ce changement sans
murmure; il vient d'une main plus sage que
nous. Nous songions à nous réunir : cette réunion
n etoit pas bonne. C'est un bienfait du ciel de
l'avoir prévenue ; sans doute il prévient des mal-
heurs.
Je me suis long-temps fait illusion. Cette illu-
sion me fut salutaire; elle sç détruit au moment
que je n'en ai plus besoin. Vous m'avez crue gué-
rie , et j'ai cru létre. Rendons grâces à celui qui
fit durer cette erreur autant quelle étoit utile :
qui sait si me voyant si près de l'abyme la tête ne
m'eût point tourné ? Oui , j eus beau vouloir
étouffer le premier sentiment qui m'a fait vivre,
il s'est concentré dans mon cœur. Il s'y réveille
au moment qu'il n'est plus à craindre ; il me sou-
tient quand mes forces m'abandonnent; il me
ranime quand je me meurs. Mon ami , je fais cet
aveu sans bonté; ce sentiment resté malgré moi
fut involontaire : il n'a rien coûté à mon inno-
cence; tout ce qui dépend de ma volonté fut
pour mon devoir. Si le cœur qui n'en dépend pas
SIXIÈME PARTIE. 563
fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas
mon crime, .l'ai lait ce que j'ai clù faire; la vertu
me reste sans tache, et Taniour m'est resté sans
renfort] s.
J ose m honorer du passé : mais qui m'eût pu
répondre de la^Tnir? Un jour de plus peut-être,
et j étois coupahle! Quétoit-ce de la vie entière
passée avec vous? Quels dangers j'ai courus sans
le savoir ! à quels dangers plus grands jallois être
exposée! Sans doute je sentois pour moi les crain-
tes que je croyois sentir pour vous. Toutes les
épreuves ont été faites; mais elles pouvoient trop
revenir. jN'ai-je pas assez vécu pour le bonheur
et pour la vertu.' Que me resioit-il d utile à tirer
de la vie? En me lotant le ciel ne m'ôte plus rieti
de regrettable, et met mon honneur à couvert.
Mon ami, je pars au moment favorable, con-
tente de vous et de moi ; je pars avec joie , et ce
départ n'a rien de ci uel. Après tant de sacrifices
je compte pour peu celui qui me reste à faire; ce
n'est que mourir une fois de plus.
Je prévois vos douleurs; je les sens : vous res-
tez à plaindre, je le sais trop; et le sentiment de
votre affliction est la plus grande peine que j'em-
porte avec moi. Mais voyez aussi que de conso-
lations je vous laisse ! Que de soins à remplir
envers celle qui vous fut chère vous font un de-
voir de vous conserver pour elle ! 11 vous reste à
la servir dans la meilleure partie d'elle-même.
Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez
perdu depuis long-temps. Tout ce qu elle eut de
36.
504 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
meilleur vous reste. Venez vous réunir à sa fa-
mille. Que son cœur demeure au milieu de vous.
Que tout ce qu'elle aima se rassemble pour lui
donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs,
votre amitié , tout sera son ouvrage. Le nœud
de votre union formé par eWe la fera revivre ;
elle ne moiirra qu avec le dernier de tous.
Songez quil vous reste une autre Julie, et
n'oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de
vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous
pour conserver lautre ; c'est le seul moyen qui
vous reste à tous deux de me survivre , en ser-
•vant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je
inventer des nœuds plus étroits encore pour unir
tout ce qui m'est cher! Combien vous devez
l'être l'un à l'autre ! Combien cette idée doit
renforcer votre attachement mutuel! Vos objec-
tions contre cet engagement vont être de nou-
velles raisons pour le former. Comment pour-
rez-vous jamais vous parler de moi sans vous
attendrir ensemble? Non , Claire et Julie seront'
si bien confondues, quil ne sera plus possible
à votre cœur de les séparer. Le sien vous rendra
tout ce que vous aurez senti pour son amie;
elle en sera la confidente et l'objet : vous serez
heureux par celle qui vous restera, sans cesser
d'être fidèle à celle que vous aurez perdue ;
et après tant de regrets et de peines, avant que
l'âge de vivre et d'aimer se passe, vous aurez
brûlé d'un feu légitime et joui d'un bonheur
innocent.
SIXIÈME PARTIE. 565
C'est dans ce chaste lien cjue vous pourrez ,
vSans distractions et sans craintes, vous occuper
des soins que je vous laisse , et après lesquels
vous ne serez plus en peine de dire quel bien
vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe
un homme digne du bonheur auquel il ne sait
pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le
mari de l'amie qu'il vous a rendue. Seul , sans
intérêt à la vie , sans attente de celle qui la suit ,
sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il
sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous
lui devez les soins qu'il a pris de vous , et vous
savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-
vous de ma lettre précédente. Passez vos jours
avec lui. Que rien de ce qui m'aima ne le quitte.
Il vous a rendu le goût de la vertu , montrez-lui-
en l'objet et le prix. Soyez chrétien pour lenpager
à 1 être. Le succès est plus près que vous ne j)en-
sez : il a fait son devoir, je ferai le mien, laites
le vôtre. Dieu est juste; ma confiance ne me
trompera pas.
Je n ai qu un mot à vous dire sur mes enfants.
Je sais quels soins va vous coûter leur éducation;
mais je sais bien aussi que ces soins ne vous se-
ront pas pénibles. Dans les moments de dégoût
inséparables de cet emploi, dites-vous , ils sont
les enfants de Julie ; il ne vous coûtera plus rien.
M. de Wolmar vous remettra les observations
que j'ai faites sur votre mémoire et sur le ca-
ractère de mes deux fils. Cet écrit n'est que
commencé : je ne vous le donne pas pour régie ,
566 LA NOUVELLE HÈLOÏSE.
je le soumets à vos Inniicres, N'en faites point
des savants, (àites-en des hommes bienfaisants
et justes. Parlez-leur quelquefois de leur mère...
vous savez s'ils lui cloieiit chers... Dites à Mar-
cellin quil ne m'en coûta pas de mourir pour
lui. Dites à son frère que cétoit pour lui que
j'aimois la vie. Dites-leur... Je me sens fatiguée.
Il faut finir cette lettre. Eu vous laissant mes en-
fants je m'en sépare avec moins de peine; je
crois rester avec eux.
Adieu, adieu, mon doux ami... Hélas! j'a-
chève de vivre comme j ai commencé. J en dis
trop peuî-ètre en ce moment où le cœur ne dé-
guise plus rien... Eh! pourquoi craindrois-je
d'exprimer tout ce que je sens? Ce n'est plus moi
qui te ]>arle; je suis déjadans les bras de la mort.
Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront
le visage de ton amante , et son cœur où tu ne
seras plus. Mais mon ame existeroit-elle sans
toi? sans toi , quelle félicité goûterois-je? Non ,
je ne te quitte pas, je vais t'attendre. La vertu
qui nous sépara sur la terre nous unira dans le
séjour éternel. Je meurs dans cette douce at-
tente : trop heureuse d'acheter au prix de ma vie
le droil de l'aimer toujours sans crime, et de te
le dire encore une fois.
SIXIÈME PARTIE. 56;
LETTRE XÏU.
DE MADAME DORBE A SAINT-PREUX.
J'apprends que vous commencez à vous re-
mettre assez pour qu'on puisse espérer de vous
voir bientôt ici. II faut, mou ami, l'aire elïort
sur votre foiblesse; il (aut tâcher de passer les
monts avant que 1 hiver achève de vous les fer-
mer. Vous trouverez en ce pays lair qui vous
convient; vous n'y verrez que douleur et tris-
tesse, et peut-être l'affliction commune sera-
t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne,
pour s'exhaler, a besoin de vous: moi seule je ne
puis ni pleurer, ni parler, ni me faire enten-
dre. Wolmar mentend , et ne me répond pas.
La douleur d'un père infortuné se concentre en
lui même; il n'en imagine pas une plus cruelle;
il ne la sait ni voir ni sentir : il n'y a plus d'épan-
chement pour les vieillards. Mes enfants m'at-
tendrissent, et ne savent pas s'attendrir. Je suis
seule au milieu de tout le monde; un morne si-
lence règne autour de moi. Dans mon stupide
abattement je n'ai plus de commerce avec per-
sonne, je n'ai qu'assez de force et de vie pour
sentir les horreurs c|e la mort. O venez, vous
qui partagez ma perte , venez partager mes dou-
leurs; venez nourrir mon cœur de vos regrets ,
venez l'abreuver de vos larmes : c'est la seule
568 LA NOUVELLE HÈLOÏSE.
consolation que je puisse attendre, c'est le seul
plaisir qui me reste a goûter.
Mais avant que vous arriviez et que j'apprenne
votre avis sur un projet dont je sais qu'on vous
a parlé , il est bon que vous sachiez le mien d'a-
vance. Je suis ingénue et franche , je ne veux
rien vou^ dissimuler. J'ai eu de l'amour pour
vous, je l'avoue; peut-être en ai-je encore,
peut-être en aurai-je toujours ; je ne le sais ni
ne le veux savoir. On s en doute , je ne l'ignore
pas ; je ne m'en fâche ni ne men soucie. Mais
voici ce que j'ai à vous dire et que vous devez
bien retenir; cest qu'un homme qui fut aimé de
Julie d'Etange , et pourroit se résoudre à en
épouser une autre , n'est à mes yeux qu'un indi-
gne et un lâche que je tiendrois à déshonneur
d'avoir pour ami : et , quant à moi , je vous dé-
clare que tout homme, quel qu'il puisse être,
qui désormais m'osera parler d'amour , ne m'en
reparlera de sa vie.
Songez aux soins qui vous attendent, aux de-
voirs qui vous sont in» posés , à celle à qui vous ,
les avez promis. Ses enlants se forment et gran-
dissent , son père se consume insensiblement ,
son mari s'inquiète et s'agite. Il a beau faire ,
il ne peut la croire anéantie; son cœur, malgré
qu'il en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il
parle d'elle , il lui parle, il soupire. Je crois déjà
voir s'accomplir les vœux qu'elle a faits tant de
fois ; et c'est à vous d'achever ce grand ouvrage.
QueU motifs pour vous attirer ici l'un et l'autre!
SIXIÈME PARTIE. 669
Il est Lien dij^ne du généreux Edouard que nos
malheurs ne lui aient pas fait clianjyer de réso-
lution.
Venez donc , chers et respectahles amis , venez
vous réunir à tout ce qui reste d'elle. Rasseni-
Llons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit
nous anime , que son cœur joifjne tous les nôtres;
vivons toujours sous ses yeux. J'aime à croire
que du lieu quelle hahite , du séjour de 1 éter-
nelle paix , cette ame encore aimante et sensible
se plaît à revenir parmi nous , à retrouver ses
amis pleins de sa mémoire , à les voir imiter ses
vertus , à s'entendre honorer par eux, à les sen-
tir embrasser sa tombe et gémir en prononçant
son nom. Non , elle n'a point quitté ces lieux
qu'elle nous rendit si charmants; ils sont encore
tout remplis d'elle. Je la vois sur chaque ohjet ,
je la sens à chaque pas , à chaque instant du jour
j'entends les accents de sa voix. C est ici qu'elle a
vécu; c'est ici que repose sa cendre.... la moitié
de sa cendre. Deux fois la semaine , en allant
au temple... j'aperçois... j'aperçois le lieu triste
ef respectable... Beauté, c'est donc là ton dernier
asile !... Confiance , amitié , vertus, plaisirs , fo-
lâtres jeux , la terre a tout englouti... Je me sens
entraînée... j'approche en frissonnant... je crains
de fouler cette terre sacrée... je crois la sentir
palpiter et frémir sous mes pieds. ..j'entends mur-
murer une voix plaintive!... Claire! ô ma Claire !
où es-tu? que fais-tu loin de ton amie?... Son
cercueil ne la contient pas tout entière... Il at-
SyO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tend le reste de sa proie... il ne l'attendra pas
long-temps (i).
(t) En achevant de relire ce recueil , je crois voir pour-
quoi l'intérêt, tout foible qu'il est, m'en est si agréable,
et le sera , je pense , à tout lecteur d'un bon naturel : c'est
qu'au moins ce foible intérêt est pur et sans mélange de
peine; qu'il n'est point excité par des noirceurs, par des
crimtîs, ni mêlé du tourment de haïr. Je ne saurois con-
cevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et com-
poser le personnage d'un scélérat , à se mettre à sa place
tandis qu'on le représente, à lui prêter l'éclat le plus im-
posant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragé-
dies pleines d'horreurs, lesquels passent leur vie à faire
agir et parler des gens qu'on ne peut écouter ni voir sans
souffrir. Il me semble qu'on devroit gémir d'être con-
damné à un travail si cruel : ceux qui s'en font un amu-
sement doivent être bien dévorés du zèle de l'utilité pu-
blique. Pour moi, j'admire de bon cœur leurs talents et
leurs beaux génies; mais je remercie Dieu de ne me les
avoir pas donnés.
FIN DE LA SIXIEME ET DERNIERE PARTIE.
LES AMOIJRS
DE
MYLORD EDOUARD BOMSTON
l^ES bizarres aventures de mylorcl Edouard à
Rome étoient trop romanesques pour pouvoir
être mêlées avec celles de Julie sans en gâter
la simplicité. Je me contenterai donc den ex-
traire et abréger ici ce qui sert à lintelligcnce
de deux ou trois lettres où il en est question.
Mylord Edouard, dans ses tournées d'Italie,
a voit fait connoissance à Rome avec une femme
de qualité, INapolitaine, dont il ne tarda pas à
devenir fortement amoureux : elle, de son côté,
conçut pour lui une passion violente qui la dé-
vora le reste de sa vie, et finit par la mettre
au tombeau. Cet homme, âpre et peu galant,
mais ardent et sensible, extrême et grand en
tout, ne pouvoit guère inspirer ni sentir d at-
tacliement médiocre.
Les principes stoïques de ce vertueux Anglois
inquiétoient la marquise. Elle prit le parti de se
faire passer pour veuve durant l'absence de son
mari; ce qui lui fut aisé, parcequ'ils étoient tous
deux étrangers à Rome, et que le marquis scr-
572 LES AMOURS
voit dans les troupes de l'empereur. L'amoureux
Edouard 11e tarda pas à parler de mariage. La
marquise allégua la différence de religion et
d'autres prétextes. Enfin ils lièrent ensemble
un commerce intime et libre, jusqu'à ce qu'E-
douard, ayant découvert que le mari vivoit ,
voulut rompre avec elle , après 1 avoir accablée
des plus vifs reproches, outré de se trouver
coupable sans le savoir d'un crime qu'il avoit en
horreur.
La marquise , femme sans principes , mais
adroite et pleine de charmes, n'épargna rien
pour le retenir, et en vint à bout. Le commerce
adultère fut supprimé, mais les liaisons conti-
nuèrent. Tout indigne qu'elle étoit d'aimer, elle
aimoit pourtant : il fallut consentir à voir sans
fruit un homme adoré qu'elle ne pouvoit con-
server autrement; et cette barrière volontaire
irritant l'amour des deux côtés, il en devint plus
ardent par la contrainte. La marqui^ ne négli-
gea pas les soins qui pouvoient faire oublier à
son amant ses résolutions : elle étoit séduisante
et belle. Tout fut inutile : l'Anglois resta ferme;
sa grande ame étoit à l'épreuve. La première de
ses passions étoit la vertu : il eût sacrifié sa vie
à sa maîtresse , et sa maîtresse à son devoir. Une
fois la séduction devint trop pressante : le moyen
qu il alloit prendre pour s'en délivrer retint la
mar(|uise et rendit vains tous ses pièges. Ce n'est
point parceque nous sommes foibles, mais par-
ceque nous sommes lâches, que nos sens nous
DE MYLOUD EDOUARD. S;,^
subjuguent toujours. Quiconque craint moins
la mort que le crime n'est jamais forcé d'être
criminel.
Il y a peu de ces âmes fortes qui entraînent
les autres et les élèvent à leur sphère; mais il
y en a. Celle d'Edouard étoit de ce nombre. Ija
marquise cspéroit le gagner; c'étoit lui qui la
gagnoit insensiblement. Quand les leçons de la
\ertu p renoient dans sa bouche les accents de
l'amour, il la touchoit, il la faisoit pleurer; ses
feux sacrés animoient cette ame rampante ; un
sentiment de justice et d'honneur y portoit son
charme étranger ; le vrai beau commencoit à
lui plaire : si le méchant pouvoit changer de
nature , le cœur de la marquise en auroit
changé.
L'amour seul profita de ces émotions lé-
gères ; il en acquit plus de délicatesse. Elle com-
mença d'aimer avec générosité : avec un tem-
pérament ardent et dans un climat où les sens
ont tant d'empire, elle oublia ses plaisirs pour
songer à ceux de son amant , et ne pouvant les
partager, elle voulut au moins qu'il les tînt
d'elle. Telle fut de sa part finterprétalion favo-
rable d'une démarche où son caractère et celui
d'Edouard, qu'elle connoissoit bien , pouvoient
faire trouver un raffinement de séduction.
Elle n'épargna ni soins ni dépense pour faire
chercher dans tout Rome une jeune personne
facile et sûre : on la trouva, non sans peine. Un
soir, après un entretien fort tendre, elle la lui
574 LES AMOURS
présenta : Disposez-en , lui dit-elle avec un sou-
rire, qu'elle jouisse du prix de mon amour; mais
qu'elle soit la seule : c'est assez pour moi si quel-
quefois auprès délie vous sonji^ezà la main dont
vous la tenez. Elle voulut sortir, Edouard la re-
tint. Arrêtez, lui dit-il ; si vous me croyez assez
lâche pour profiter de votre offre dans votre
propre maison , le sacrifice n'est pas d'un |]ran<i
prix, et je ne vaux pas la peine d'être beaucoup
regretté. Puisque vous ne devez pas être à moi,
je souhaite, dit la marquise, que vous ne soyez
à personne ; mais si l'amour doit perdre ses
droits , souffrez au moins qu'il en dispose. Pour-
quoi mon bienfait vous est-if à charge? avez-
vous peur d'être un ingrat? Alors elle l'obligea
d accepter l'adresse de Laure (c'étoit le nom de
la jeune personne), et lui fit jurer qu'il s'abstien-
droit de tout autre commerce. Il dut être touché,
il le fut. Sa reconnoissance lui donna plus de
peine à contenir que son amour; et ce fut le
piège le plus dangereux que la marquise lui ait
tendu de sa vie.
Extrême en tout, ainsi que son amant, elle
fit souper Laure avec elle , et lui prodigua ses
caresses, comme pour jouir avec plus de ponjpe
du plus grand sacrifice que l'amour ait jamais
fait, l'klouard pt'nétré se livroii à ses transports;
son ame émue et sensible s'exhaloit dans ses
regards, dans ses gestes; il ne disoit pas un mot
qui ne fût lexpression de la patision la plus vive,
l^aure étoii charmante j à peine la rcgardoit-ib
DE MYLORD EDOUARD. S-jS
Elle n imita pas cette indifférence; elle rc^rardoit
et voyoit, clans le vrai tableau de 1 amour, un
objet tout nouveau pour elle.
Après le souper la marquise renvoya Laure,
et resta seule avec son amant. Elle avoit compté
sur les dangers de ce téte-à-tête; elle ne sV'loit
pas trompée en cela : mais comptant quil y suc-
comberoit, elle se trompa : toute son adresse ne
fit que rendre le triomphe de la vertu plus écla-
tant et plus douloureux à l'un et à 1 autre. C'est
à cette soirée que se rapporte, à la fin de la
quatrième partie de Julie , ladmiration de Saint-
Preux pour la force de son ami.
Edouard étoit vertueux, mais homme : il avoit
toute la simplicité du véritable honneur, et rien
de ces fausses bienséances qu'on lui substilue, et
dont les gens du monde font si grand cas. Après
plusieurs jours passés dans les mêmes trans-
ports près de la marquise, il sentit augmenter le
péril ; et prêt à se laisser vaincre, il aima mieux
manquer de délicatesse que de vertu : il fut voir
Laure.
Elle tressaillit à sa vue. Il la trouva triste ; il •
entreprit de 1 égayer , et ne crut jjas avoir be-
soin de beaucoup de soins pour y réussir. Gela
ne lui fut pas si facile qu'il l'avoit cru. Ses cares-
ses furent mal reçues, ses offres furent rejetées
d'un air quon ne prend point en disputant ce
qu'on veut accorder.
Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas , il
l'irrita. Devoit-il des égards d'enfant à une fille
576 LES AMOURS
de cet ordre? Il usa sans ménagement de ses
droits. Laure , maljjré ses cris, ses pleurs, sa ré-
sistance, se sentant vaincue, fait un effort, s'é-
lance à l'autre extrémité de la chambre, et lui
crie d'une voix animée : Tuez-moi si vous vou-
lez; jamais vous ne me toucherez vivante. Le
geste, le regard, le ton, n'étoient pas équivo-
ques. Edouard, dans un étonnement qu'on ne
peut concevoir, se calme, la prend par la main,
la fait rasseoir, s assied à côté d'elle, et la re-
gardant sans parler, attend froidement le dé-
nouement de cette comédie.
Elle ne disoit rien; elle avoit les yeux baissés;
sa respiration étoit inégale , son cœur palpitoit,
et tout marquoit en elle une agitation extraor-
dinaire. Edouard rompit enfin le silence pour
lui demander ce que signifioit cette étrange
scèn e.Me serois-je trompé , lui dit-il? ne seriez-
vous point Lauretta Pisana? Plût à Dieu, dit-
elle d'une voix tremblante. Quoi donc ! reprit-il
avec un sourire moqueur, auriez-vous par ha-
sard changé de métier? Non , dit Laure ; je stiis
toujours la même : on ne revient plus de l'état
où je suis. 11 trouva dans ce tour de phrase , et
dans l'accent dont il fut prononcé , quelque
chose de si extraordinaire, qu'il ne savoit plus
que penser , et qu il crut que cette fille étoit de-
venue folle. 11 continua : Pourquoi donc, char-
mante Laure, ai-je seul l'exclusion? Dites-moi
ce qui m'attire votre haine. Ma haine! s'écria-t-
elle d'un ton plus vif. Je n'ai point aimé ceux
DE MYLORD EDOUARD. 677
que j'ai reçus : je puis souffrir tout le monde
hors vous seul.
Mais pourquoi cela? Laure, expliquez-vous
mieux , je ne vous entends point. Eh ! m'en-
tends-je moi-même? Tout ce que je sais, c'est
que vous ne me toucherez jamais... Non, s'é-
cria-t- elle encore avec emportement , jamais
vous ne me toucherez. En me sentant dans vos
bras, je songerois que vous n'y tenez qu'une
fille puhlique, et je mourrois <\v »^ye.
Elle sanimoit en parUint. Edouard aj)erçut
dans ses yeux des signes de douieur et de dés-
espoir qui lattendrirent. Il prit , avec «les ma-
nières moins méprisantes, un ton plus iioiinête
et plus caressant. Elle se cachoit le visage, elle
évitoit ses regards. Il lui prit la main d'un air
affectueux. A peine elle sentit cette main qu'elle
y porta la bouche, et la pressa de ses lèvres en
poussant des sanglots et versant des torrents de
larmes.
Ce langage , quoique assez clair , n'étoit pas
précis. Edouard ne l'amena qu'avec peine à lui
parler plus nettement. La pudeur éteinte étoit
revenue avec 1 amour , et Laure n'avoit jamais
prodigué sa personne avec tant de honte qu'elle
en eut d'avouer quelle aimoit.
A peine cet amour étoit-il né qu'il étoit déjà
dans toute sa force. Laure étoit vive et sensible,
assez belle pour faire une passion , assez tendre
pour la partager ; mais , vendue par d'indignes
parents dès sa première jeunesse, ses charmes,
4- 37
578 LES AMOURS
souillés par la débauche , avoient perdu leur
empire. Au sein des honteux plaisirs , l'amour
Cuyoit devant elle ; de malheureux corrupteurs
ne pouvoient ni lé sentir ni 1 inspirer. Les corps
combustibles ne brûlent point d'eux-mêmes ;
qu'une étincelle approche , et tout part. Ainsi
prit feu le Cœur de Laure aux transports de ceux
d'Edouard et de la marquise. A ce nouveau lan-
gage elle sentit un frémissement délicieux : elle
prêtoit une oreille attentive ; ses avides regards
ne laissoient rien échapper. La flamme humide
qui sortoit des yeux de l'amant pénétroit par
les siens jusqu'au fond du cœur ; un sang plus
brûlant couloit dans ses veines; la voix d'E-
douard avoit un accent qui l'agitoit ; le senti-
ment lui sembloit peint dans tous ses gestes ;
tous ses traits animés par la passion la lui fai^
soient ressentir. Ainsi la première image de l'a-
mour lui fit aimer l'objet qui la lui avoit offerte.
S'il n'eût rien senti pour une autre, peut-être
n'eût-elle rien senti pour lui.
Toute cette agitation la suivit chez elle. Le
trouble de l'amour naissant est toujours doux.
Son premier mouvement fut de se livrer à ce
nouveau charme , le second fut d'ouvrir les yeui
sur elle. Pour la première fois de sa vie , elle vit
son état ; elle en eut horreur. Tout ce qui nourrit
l'espérance et les désirs des amants se tournoit
en désespoir dans son ame, La possession de ce
qu'elle aimoit n'offroit à ses yeux que l'opprobre
d'une abjecte et vile créature , à laquelle on pro-
DE MYLORD EDOUARD. 579
digue son mépris avec ses caresses ; dans le prix
d'un amour heureux, elle ne vit que l'infâme
prostitution. Ses tourments les plus insupporta-
bles lui venoient ainsi de ses propres désirs, Plus
il lui étoit aisé de les satisfaire, plus son sort lui
sembloit affreux : sans honneur , sans espoir ,
sans ressources , elle ne connut l'amour que pour
en regretter les délices. Ainsi commencèrent ses
longues peines , et finit son bonheur d'un mo-
ment.
La passion naissante qui l'humilioit à ses pro-
pres yeux l'élevoit à ceux d'Edouard. La voyant
capable d'aimer , il ne la méprisa plus. Mais
quelles consolations pouvoit-elle attendre de
lui? quel sentiment pouvoit-il lui marquer, si
ce n'est le foible intérêt qu'un cœur honnête ,
qui n'est pas libre, peut prendre à un objet de
pitié qui n'a plus d'honneur qu'assez pour sentir
sa honte?
Il la consola comme il put , et promit de la
venir revoir. Il ne lui dit pas un mot de son
état, pas même pour l'exhorter d'en sortir. Que
servoit d'augmenter l'effroi qu elle en avoit, puis-
que cet effroi même la faisoit désespérer d'elle?
Un seul mot sur un tel sujet tiroit à conséquence
et sembloit la rapprocher de lui : c'étoit ce qui
ne pouvoit jamais être. Le plus grand malheur
des métiers infâmes est qu'on ne gagne rien à
les quitter.
Après une seconde visite , Edouard , n'ou-
bliant pas la magnificence angloisc, lui envoya
37.
58o LES AMOURS
un cabinet de laque et plusieurs bijoux d'An-
gleterre. Elle lui renvoya le tout avec ce billet :
« J'ai perdu le droit de refuser des présents ;
« j'ose pourtant vous renvoyer le vôtre ; car
« peut-être n'aviez-vous pas dessein d'en faire un
« signe de mépris. Si vous le renvoyez encore ,
« il faudra que je l'accepte : mais vous avez une
« bien cruelle générosité. »
Edouard fut frappé de ce billet : il le trouvoit
à-la-fois humble et fier. Sans sortir de la bassesse
de son état , Laure y montroit une sorte de di-
gnité. G'étoit presque effacer son opprobre à
force de s'en avilir. Il avoit cessé d avoir du mé-
pris pour elle ; il commença de l'estimer. Il con-
tinua de la voir sans plus parler de présent ; et,
s'il ne s'honora pas d'être aimé d'elle , il ne put
s'empêcher de s'en applaudir.
Il ne cacha pas ses visiies à la marquise; il
n'avoit nulle raison de les lui cacher ; et c'eût
été de sa part une ingratitude. Elle en voulut
savoir davantage. Il jura qu'il n'avoit point tou-
ché Laure.
Sa modération eut un effet tout contraire à
celui qu'il en attcndoit. Quoi , s'écria la marquise
en fureur , vous la voyez et ne la touchez point !
Qu'allez-vous donc faire chez elle ? Alors s'éveilla
cette jalousie infernale qui la fit cent fois atten-
ter à la vie de l'un et de l'autre, et la consuma
de rage jusqu'au moment de sa mort.
D'autres circonstances achevèrent d'allumer
cette passion furieuse , et rendirent cette femme
DE MYLORD EDOUARD. 58l
à son vrai caractère. J'ai déjà remarque que,
dans son intéjyre probité , Edouard manquoit de
délicatesse. Il fit a la marquise le même présent
que lui avoit renvoyé Laure. Elle 1 accepta, non
par avarice , mais parcequ'ils étoient sur le pied
de s'en faire l'un à 1 autre; échange auquel à la
vérité la marquise ne perdoit pas. Malheureu-
sement elle vint à savoir la première destination
de ce présent, et comment il lui étoit revenu.
Je n'ai pas besoin de dire qu'à l'instant tout fut
l>risé et jeté par les fenêtres. Quon juge de cq
que dut sentir en pareil cas une maîtresse ja-
louse et une femme de qualité.
Cependant plus Laure sentoit sa honte, moins
elle tentoit de s'en délivrer : elle y restoit par
désespoir; et le dédain qu'elle avoit pour elle-
même rejaillissoit sur ses corrupteurs. Elle n'é-
toit pas fière ; quel droit eût-elle eu de l'être ?
mais un profond sentiment d'ignominie qu'on
voudroit en vain repousser, l'affreuse tristesse de
l'opprobre qui se sent et ne peut se fuir, l'indi-
gnation d'un cœur qui s'honore encore et se sent
à jamais déshonoré ; tout versoit le remords et
l'ennui sur des plaisirs abhorrés par l'amour. Un
respect étranger à ces âmes viles leur faisoit ou-
blier le ton de la débauche , un trouble involon-
taire empoisonnoit leurs transports; et, touchés
du sort de leur victime, ils s'en retournoient
pleurant sur elle et rougissant d'eux.
La douleur la consumoit. Edouard, qui peu-
à-peu la prenoit en amitié , vit qu elle n etoit
582 LES AMOURS
que trop affligée, et qu'il Falloit plutôt la rani-
irier que l'abattre. Il la voyoit, c'étoii déjà beau-
coup pour la consoler. Ses entretiens firent plus,
ils l'encouragèrent ; ses discours élevés et grands
rendoient à son ame accablée le ressort qu'elle
avoit perdu. Quel effet ne faisoicnt- ils point
partant d'une bouche aimée et pénétrant dans
un cœur bien né que le sort livroit à la honte ,
mais que la nature avoit fait pour l'honnêteté !
C'est dans ce cœur qu'ils trouvoient de la prise
et qu'ils portoient avec fruit les leçons de la
\ertu.
Par ces soins bienfaisants il la fit enfin mieux
penser d'elle. S'il n'y a de flétrissure éternelle
que celle d'un cœur corrompu , je sens en moi
de quoi pouvoir effacer ma honte : je serai tou-
jours méprisée , mais je ne mériterai plus de
l'être ; je ne me mépriserai plus. Echappée à
l'horreur du vice, celle du mépris m'en sera moins
amère. Eh ! que m'importent les dédains de toute
la terre quand Edouard m'estimera ? Qu il voie
son ouvrage et qu'il s'y complaise: seul il me dé-
dommagera de tout. Quand Ihonneur n'ygagne-
roitrien, du moins l'amour y gagnera. Oui, don-
nons au cœur qu'il enflamme une habitation plus
pure. Sentiment délicieux ! je ne profanerai plus
tes transports. Je ne puis être heureuse ; je ne le
serai jamais, je le sais. Hélas ! je suis indigne des
caresses de l'amour ; mais je n'en souffrirai ja-
mais d'autres.
Son état étoit trop violentpour pouvoir durerj
DE MYLORD EDOUARD. 583
mais quand elle tenta d'en sortir , elle y trouva
des difficultés qu'elle n'avoit pas prévues. Elle
éprouva que celle qui renonce au droit sur sa
personne ne le recouvre pas comme il lui plaît,
et que l'honneur est une sauvegarde civile qui
laisse bien foibles ceux qui l'ont perdu. Elle ne
trouva d'autre parti pour se retirer de l'oppres-
sion que d'aller brusquement se jeter dans un
couvent, et d'abandonner sa maison presque au
pillage ; car elle vivoit dans une opulence com-
mune à ses pareilles, sur-tout en Italie, quand
l'âge et la figure les font valoir. Elle n'avoit rien
dit à Bomston de son projet, trouvant une sorte
de bassesse à en parler avant lexécution. Quand
elle fut dans son asile, elle le lui marqua par un
billet , le priant de la protéger contre les gens
puissants qui s'intéressoient à son désordre et
que sa retraite alloit offenser. Il courut chez ellp
assez tôt pour sauver ses effets. Quoique étran-
ger dans Rome , un grand seigneur considéré ,
riche ^ et plaidant avec force la cause de fhon-
nêteté , y trouva bientôt assez de crédit pour la
maintenir dans son couvent , et même l'y faire
jouir d'une pension que lui avoit laissée le car-
dinal auquel ses parents lavoient vendue.
Il fut la voir. Elle étoit belle ; elle aimoit; elle
étoit pénitente; elle lui devoit tout ce quelle
alloit être. Que de titres pour toucher un cœur
comme le sien ! Il vint plein de tous les senti
ments qui peuvent porter au bien les cœurs sen
siblesj il n'y manquoit que celui qui pouvoit la
584 ï-^S AMOURS
rendre heureuse , et qui ne dépencloit pas de lui.
Jamais elle n'en avoit tant espéré ; elle étoit
transportée ; elle se sentoit déjà dans l'état au-
quel on remonte si rarement. Elle disoit : Je suis
lion ête; un homme vertueux s'intéresse à moi:
Amour, je ne regrette plus les pleurs, les soupirs
que tu me coûtes ; tu m'as déjà payée de tout.
Tu fis ma force , et tu fais ma récompense ; en
me faisant aimer mes devoirs , tu deviens le pre-
mier de tous. Quel bonheur n'étoit réservé qu'à
moi seule ! C'est l'amour qui m'élève et m'honore;
c'est lui qui m'arrache au crime, à l'opprobre;
il ne peut plus sortir de mon cœur qu'avec la
vertu. O Edouard! quand je redeviendrai mépri-
sable j aurai cessé de t'aimer.
Cette retraite fit du bruit. Les âmes basses ,
qui jugent des autres par elles-mêmes , ne purent
imaginer qu'Edouard n'eût mis à cette affaire
que de l'intérêt et de Ihonnêteté. Laure étoit trop
aimable pour que les soins qu'un homme prenoit
d'elle ne fussent pas toujours suspects. La mar-
quise , qui avoit ses espions , fut instruite de tout
la première; et ses emportements qu'elle rie put
contenir achevèrent de divulguer son intrigue.
Le bruit en parvint au marquis jusqu'à V^ienne;
et l'hiver suivant il vint à Rome chercher un coup
d'épée pour rétablir son honneur, qui n'y gagna
rien.
Ainsi commencèrent ces doubles liaisons qui,
dans un pays comme l'Italie, exposèrent Edouard
à mille périls de toute espèce ; tantôt de la part
DE MYLORD EDOUARD. 585
d'iuî militaire outragé; tantôt de la part d'une
femme jalouse et vindicative ; tantôt de la part
de ceux qui s'étoient attachés à Laurc, et que
sa perte mit en fureur. Ijiaisons bizarres sil en
fut jamais , qui, l'environnant de périls sans uti-
lité, le partageoient entre deux maîtresses pas-
sionnées sans en pouvoir posséder aucune ; re-
fusé de la courtisane quil nainioit pas , refu-
sant l'honnête femme qu'il adoroit ; toujours
vertueux , il est vrai, mais croyant toujours ser-
vir la safjesse en n'écoutant que ses passions.
Il n'est pas aisé de dire quelle espèce de sym-
pathie pou voit unir deux caractères si opposés
que ceux d Edouard et de la marquise ; mais ,
malgré la différence de leurs principes , ils ne
purent jamais se détacher parfaitemeut l'un de
l'autre. On peut juger du désespoir de cette
femme emportée quand elle crut s'être donné
une rivale, et quelle rivale! par son imprudente
générosité. T^es reproches , les dédains , les ou-
trages, les menaces , les tendres caresses, tout
fut employé tour-à-tour pour détacher Edouard
de cet indigne commerce , où jamais elle ne put
croire que son cœur n'eût point de part. Il de-
meura ferme ; il l'avoit promis. I^aure avoit
borné son espérance et son bonheur à le voir
quelquefois. Sa vertu naissante avoit besoin
d'appui; elle tenoit à celui qui l'avoit fait naître;
c'étoit à lui de la soutenir. Voilà ce qu'il disoit
à la marquise , à lui-même , et peut-être ne se
disoit-il pas tout. Où est l'homme assez sévère
586 LES AMOURS
pour fuir les regards d'un objet charmant qui ne
lui demande que de se laisser aimer? où est ce-
lui dont les larmes de deux beaux yeux n'en-r
fient pas un peu le cœur honnête ? où est l'honimc
bienfaisant dont Tulile amour-propre n'aime
pas à jouir du fruit de ses soins? 11 avoit rendu
Laure trop estimable pour ne faire que l'es-
timer.
La marquise , n'ayant pu obtenir qu'il cessât
de voir cette infortunée , devint furieuse. Sans
avoir le courage de rompre avec lui , elle le prit
dans une espèce d'horreur. Elle frémissoit en
voyant entrer son carrosse , le bruit de ses pas
en montant l'escalier la faisoit palpiter d'effroi.
Elle ëtoit prête à se trouver mal à sa vue. Elle
avoit le cœur serré tant qu'il restoit auprès d'elle;
quand il partoit, elle l'accabloit d'imprécations;
sitôt qu'elle ne le voyoit plus , elle pleuroit de
rage ; elle ne parloit que de vengeance ; son dé-
pit sanguinaire ne lui dictoit que des projets
dignes d'elle. Elle lit plusieurs fois atta({uer
Edouard sortant du couvent de Laure ; elle lui
tendit des pièges à ellc-niônie pour l'en faire
sortir et l'enlever. Tout cela ne put le guérir. Il
retournoit le lendemain chez celle qui l'avoit
voulu faire assassiner la veille ; et toujours avec
son chimérique projet de la rendre à la raison,
il exposoit la sienne , et nourrissoit sa foiblesse
du zèle de sa vertu.
Au bout de quelques mois , le marquis , mal
ffuéri de sa blessure , mourut en Allemagne ,
DE MYLORD EDOUARD. 587
peut-être de douleur de la mauvaise conduite
de sa femme. Cet événement, qui devoit rappro-
cher Edouard de la marquise, ne servit qu'à l'en
éloigner encore plus. Il lui trouva tant d'em-
pressement à mettre à profit sa liberté recou-
vrée , qu'il frémit de s'en prévaloir. Le seul doute
si la blessure du marquis n'avoit point contri-
bué à sa mort effraya son cœur et fit taire ses
désirs. Il se disoit : Les droits d'un époux meu-
rent avec lui pour tout autre, mais pour son
meurtrier ils lui survivent et deviennent invio-
lables. Quand l'humanité , la vertu , les lois, ne
prescriroient rien sur ce point, la raison seule
ne nous dit-elle pas que les plaisirs attachés à la
reproduction des hommes ne doivent point être
le prix de leur sang? sans quoi les moyens des-
tinés à nous donner la vie seroient des sources
de mort , et le genre bu main périroit parles soins
qui doivent le conserver.
Il passa plusieurs années ainsi partagé entre
deux maîtresses ; flottant sans cesse de l'une à
l'autre; souvent voulant renoncer à toutes deux
et n'en pouvant quitter aucune ; repoussé par
cent raisons, rappelé par mille sentiments, et
chaque jour plus serré dans ses liens par ses
vains efforts pour les rompre; cédant tantôt au
penchant et tantôt au devoir; allant de Londres
à Rome et de Rome à Londres, sans pouvoir se
fixer nulle part; toujours ardent, vif, passionné,
jamais foible ni coupable, et fort de son ame
grande et belle quand il pensoit ne lêtiç que de
588 LES AMouns
sa raison; enfin tous les jours méditant des fo-
lies, et tous lès jours revenant à lui , prêt à briser
ses indignes fers. C'est dans ses premiers mo-
ments de dégoût quil faillit s'aftaeher à Julie;
et il paroît sûr qu'il l'eût fait s'il n'eût pas trouvé
la place prise.
Cependant la marquise perdoit toujours du
terraiu par ses vices ; Laure en gagnoit par ses
vertus. Au surplus la constance étoit égale des
deux côtés; mais le mérite n'étoit pas le même;
et la marquise, avilie, dégradée par tant de cri-
mes, finit par donner à son amour sans espoir
les suppléments que n'avoir pu supporter celui
de Laure. A chaque voyage, JBomston trouvoit à
celle-ci de nouvelles perfections : elle avoit
appris l'anglois , elle savoit par cœur tout ce
qu'il lui avoit conseillé de lire; elle s'instruisoit
dans toutes les connoissances quil paroissoit
aimer; elle clierchoit à mouler son ame sur la
sienne, et ce qu'il y restoit de son fonds ne la
déparoit pas. Elle étoit encore dans l'âge où la
heauté croît avec les années. La marquise étoit
dans celui où elle ne fait plus que décliner; et
quoiqu'elle eût ce ton du sentiment qui plaît et
qui touche, qu'elle parlât d'humanité, de fidélité,
de vertus, avec grâce, tout cela devenoit ridicule
par sa conduite, et sa réputation démentoit tous
ces beaux discours. Edouard la connoissoit trop
pour en espérer plus rien : il s'en détaclioit insen-
siblement sans pouvoir s'en détacher tout-à-fait;
il s'approchoit toujours de l'indifférence sans
DE MYLORD EDOUARD. 689
pouvoir jamais y arriver; son cœur le rappeloit
sans cesse chez la marquise ; ses pieds 1 y por-
toient sans qu'il y songeât. Un homme sensible
n'oublie jamais, quoi qui! fasse, 1 intimité dans
laquelle il a vécu. A force d intrigues, de ruses,
de noirceurs, elle parvint enfin à s'en faire
mépriser ; mais il la méprisa sans cesser de la
plaindre, sans pouvoir jamais oublier ce qu'elle
avoit fait pour lui ni ce qu'il avoit senti pour
elle.
Ainsi dominé par ses habitudes encore plus
que par ses penchants , Edouard ne pouvoit
rompre les attachements quil'attiroient à Rome.
Les douceurs dun ménage heureux lui firent
désirer d'en établir un semblable avant de vieillir.
Quelquefois il se taxoit d'injustice, d'ingratitude
même, envers la marquise , et n'imputoit qu'à sa
passion les vices de son caractère; quelquefois il
oublioit le premier état de Laure, et soji cœur
franchissoit sans y songer la barrière qui le sépa-
roit délie. Toujours cherchant dans sa raison
des excuses à son penchant, il se fit de son der-
nier voyage un motif pour éprouver son ami,
sans songer qu'il s'exposoit lui - même à une
épreuve dans laquelle il auroit succombé sans
lui.
Le succès de cette entreprise et le dénoue-
ment des scènes qui s'y rapportent sont détaillés
dans la XTF lettre de la V*^ partie, et dans la III®
de la VP, de manière à n'avoir plus rien d obscur
à la suite de l'abrégé précédent. Edouard, aimé
590 LES AMOURS DE MYLORD EDOUARD,
de deux maîtresses sans en posséder aucune ,
paroîl d'abord dans une situation risible : mais
sa vertu lui donnoit en lui-même une jouissance
plus douce que celle de la beauté , et qui ne
s'épuise pas comme elle. Plus heureux des plai-
sirs quil se refusoit que le voluptueux n'est de
ceux qu'il goûte, 11 aima plus long-temps, resta
libre , et jouit mieux de la vie que ceux qui l'usent.
Aveugles que nous sommes , nous la passons
tous à courir après nos chimères. Eh ! ne saurons-
nous jamais que de toutes les folies des hommes
il n'y a que celles du juste qui le rendent heu-
reux ?
FIN DES AMOURS DE MYLORD EDOUARD.
OBSERVATIONS
DE J. J. ROUSSEAU
Sur les retranchements que M. de MALESHERBEsvouloit
qu'on fit à la Nouvelle Héloise (i).
Je n'ai pu bien juger de l'effet des retranche-
ments dont M. de Malesherbes a eu la bonté de
m'envoyer la note et les raisons , parceque je
n'ai pas l'édition de Paris sous les yeux; mais je
pense que cette mutilation doit être bien cho-
quante à la lecture , et produit bien des dispa-
rates.
Quelques uns de ces retranchements me pa-
roissent assez à propos et convenables, même
dans ma façon de penser; mais le plus grand
nombre et les plus importants sont ceux aux-
quels je ne puis acquiescer, parcequ'ils vont
directement contre l'objet du livre, et que les
images trop libres , mais nécessaires à l'effet du
ï-este , n'étant plus rachetées par rien d'utile , un
bon livre que j'ai cru donner ne devient plus
qu'un roman libre et scandaleux que je suppri-
(i) Ces observations furent adressées par l'auteur, le
20 février 1761 , au libraire Guérin , qui, encouragé par
M. de Malesherbes, devoit publier une édition des œuvres
de i. J. Rousseau ; elles ne se trouvent point dans les édi-
tions antérieures à la nôtre. {Note des libraires.)
592 OBSERVATIONS
mcrois moi-même si j'en avois le pouvoir. Je me
soucie peu qu on me lise en France , s il faut em-
ployer pour cela six volumes de fadeurs, unique-
ment à servir de secrétaire d'amour à la jeu-
nesse.
Une dévote vulgaire humblement soumise à
son directeur; une femme qui commence par le
libertinage, et finit par la dévotion, nest pas
un objet assez rare , assez instructif pour occu-
per un gros livre; mais une femme à-la-fois ai-
mable, dévote, éclairée et raisonnable, est un
objet plus nouveau, et selon moi plus utile:
c'est pourtant cette nouveauté et cette utilité
que les retrancbements exigés font disparoitre.
Il est vrai que c'est précisément sur la supposi-
tion de cette piété éclairée que M, de Mates-
herbes ne veut pas quelle ait des sentiments
différents de la doctrine de l'église; mais ce mot
d'église a besoin d'explication. L'église romaine
n exige point une piété éclairée, elle exige une
piété aveugle; et, quant à l'église protestante,
c'est précisément parcequ'elle exige une piété
éclairée qu'elle laisse à chacun l'usage de sa rai-
son. Voit-on que ce livre , qui effarouche si fort
les théologiens catholiques, effarouche aussi les
nôtres? C'est une nouvelle sorte d'intolérance
dont les prêtres ne s'étoient pas encore avisés ,
de vouloir qu'un protestant soit protestant à
leur mode, plutôt qu'à la sienne.
M. deMalesherbes pense que la doctrine mise
dans la bouche de Julie mourante est celle de
DE J. J. ROUSSEAU. 593
l'auteur ou de l'édileur du livre; cependant il
veut (juon tronque celte ])iolession de foi. Or,
il est clair que dans une édition laite par tnes
soins , les suppressions seront de ma part un
désaveu tacite. Quoi! M. de MalesherJies veut-
il que je renie ma loi.' Ou le coura(ife que je crois
sentir en moi me tronqie, ou quand je verrois
devant njoi l'appareil des supplices, je n'ùterois
pas un mot de ce discours.
Je n'entreiai point dans le dc'tail des motifs
qui ont déterminé M. de IVlalesherhcs à ordon-
ner ces retranchements. Ces motifs, étant tirés
de principes que je n'adopte point, n'ont aucune
autoiité pour moi. Je niniaginois pas qu'un ro-
man genevois dût être approuvé en Sorbonne.
Et comme je nai point désiré qu'il fiit imprimé
en France, rien ne m'oblige à souscrire aux con-
ditions sous lesquelles il peut être imprimé. Je
remarquerai seulement que ces retranchements
sont faits avec tant de soin, qu'il ne reste rien à
mes calvinistes, en fait de doctrine, ({ue le plus
superstitieux catholique ne put avouer : autant
vaudroit exiger que tout protestant qui vient à
Paris fît abjuration sur la frontière. Il s'en faut
bien que les romans de l'abbé Prévost, sur-tout
le Cléveland, ne soient traités avec tant de sé-
vérité. Or , il me paroît assez étrange qu un
prêtre catholique puisse dans ses romans faire
parler des protestants selon leurs idées, plus li-
brement qu'un protestant dans les siens.
M. de Malesherbes m élève des scrupules, sur
4. 38
$94 OBSERVATIONS DE J. J. ROUSSEAU
les sentiments de Julie et de Saint-Preux, quil
n'a point élevés sur les miens propres dans n)on
Discours sur r inégalité , ni même dans ma Lettre
à M. cV Alembert, dont les dix ou douze pre-
mières pa^es contiennent sans détour, directe-
ment et sous mon nom , des sentiments du
moins aussi hardis et aussi durement énoncés.
Au lieu que dans le roman, ceux contestés entre
les interlocuteurs ne peuvent être imputés avec
certitude ni à moi ni à personne.
J'ai pensé aux changements proposés, et j'ai
vu que je ne pouvois rien substituer aux choses
retranchées , sans changer aussi 1 objet de ce
hvre, et sans le gâter ; ce que je ne veux pas faire.
Que si je ne voulois qu'adoucir ces mêmes cho-
ses , je n'y réussirois jamais , n'ayant ni ce talent-
là , ni le goût qui le rend utile. A la vérité, il
y a beaucoup de mauvaises notes que je vou-
droisqui n'y fussent point; mais ce ne sont pas
celles-là que M. de Malesherbes exige qu'on re-
tranche. Je pourrois consentir qu'on les ôtât
absolument toutes, pourvu que le texte entier
restât tel quil est dans la première édition; en-
core ce sacrifice me coûteroit-il beaucoup.
Je remercie très humblement M., de Males-
herbes de sa bonne volonté; mais je ne sais, ni
ne veux apprendre comment il faut préparer
un livre pour le mettre en état d être imprimé
à Paris.
LETTRE A M**^.
Montmorency i ^60.
IjE mot propre me vient rarement, et je ne le
regrette guère en écrivant à des lecteurs aussi
clairvoyants que vous. La préface (1) est impri-
mée; ainsi je n'y puis plus rien changer. Je l'ai
déjà cousue à la première partie ; je l'en déta-
cherai pour vous l'envoyer, si vous voidez : mais
elle ne contient rien dont je ne vous aie déjà dit
ou écrit la substance; et j'espère que vous ne tar-
derez pas à lavoir avec le livre même, car il est
en route. Malheureusement mes exemplaires ne
viennent qu'avec ceux du libraire : j'espère pour-
tant faire en sorte que vous ayez le vôtre avant,
que le livre soit public. Gomme cette préface
n'est que l'abrégé de celle dont je vous ai parlé,
je persiste dans la pensée de donner celle-ci à
part; mais j'y dis trop de bien et trop de mal du
livre pour la donner d'avance : il faut lui laisser
faire sou effet, bon ou mauvais, de lui-même, et
puis la donner après.
Quant aux aventures d'Edouard, il seroit trop
tard , puisque le livre est imprimé ; d'ailleurs ,
craignant de succomber à la tentation, j'en ai
jeté les cahiers au feu , et il n'en reste qu'un court
extrait que j'en ai fait pour madame la maréchale
de Luxembourg, et qui est entre ses mains.
(i) Celle fie la Nouvelle Hdloïse.
38.
A ré^jard de ce que vous me dites deWolmar
et du danjoer qu'il peut faire courir à l'éditeur,
cela ne m'effraie point : je suis sur qu'on ne
m'inquiétera jamais justement, et c'est une folie
de vouloir se précautionner contre l'injustice. Il
reste là-dessus d'importantes vérités à dire, et
qui doivent être dites par un croyant. Je serai ce
croyant-là; et si je n'ai pas le talent nécessaire,
j'aurai du moins l'intrépidité. A Dieu ne plaise
que je veuille ébranler cet arbre sacré que je res-
pecte, et que je voudrois cimenter de mon sang!
mais j'en voudrois bien ôter les branches qu'on
y a p^reffées, et qui portent de si mauvais fruits.
Quoique Je n'aie plus reçu de nouvelles de
mon libraire depuis la dernière feuille , je crois
son envoi en route, et j'estime qu'il arrivera à
Paris vers Noël. Au resie , si vous n'êtes pas hon-
teux d'aimer cet ouvrage, je ne vois pas pour-
((uoi vous vous abstiendriez de dire que vous
lavez lu, puisque cela ne peut que favoriser le
débit. Pour moi, j'ai gardé le secret que nous
nous sommes promis mutuellement; mais si
vous me permettez de le rompre , j'aurai grand
soin de me vanter de votre approbation.
Un jeune Genevois (i), qui a du goût pour
les beaux arts, a entrepris de faire graver pour
te livre un recueil d'estampes dont je lui ai donné
les sujets ; comme elles ne peuvent être prêtes à
temps pour paroître avec le livre, elles se débi-
teront à part.
'i) Coindet.
SUJETS D'ESTAMPES
LA NOUV ELLE HÉLOISI
La plupart de ces sujets sont détaille's, pour les faire
entendre, beaucoup plus qu'ils ne peuvent l'être dans
l'exécution ; car , pour rendre heureusement un dessin ,
l'artiste ne doit pas le voir tel qu'il sera sur son papier ,
mais tel qu'il est dans la nature. Le crayon ne distingue
pas une blonde d'une brune, mais Timagination qui le
guide doit les distinguer. Le burin marque mal les clairs
et les ombres, si le graveur n'imagine aussi les couleui's.
De même, dans les figures en mouvement, il faut voir
ce qui précède et ce qui suit, et donner au temps de l'ac-
tion une certaine latitude; sans quoi l'on ne saisira ja-
mais bien l'unité du moment qu'il faut exprimer. L'habi-
leté de l'artiste consiste à faire imaginer au spectateur
beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche; et
cela dépend d'un heureux choix de circonstances , dont
celles qu'il rend font supposer celles qu'il ne rend pas.
On ne sauroit donc entrer dans un trop grand détail
quand on veut exposer des sujets d'estampes, et qu'on
est absolument ignorant dans l'art. Au reste, il est aisé
de comprendre que ceci n'avoit pas été écrit pour le pu-
blic; mais, en donnant séparément les estampes, on a
cru devoir y joindre l'explication.
Quatre ou cinq personnages reviennent dans toutes
les planches , et en composent à peu près toutes les figu-
res. Il faudroit tâcher de les distinguer par leur air et par
le goût de leur vêtement , en sorte qu'on les reconnût lou-
jours.
598 SUJETS' d'estampes
1. Julie est la figure principale. Blonde; une physio-
nomie douce, tendre , modeste, enchanteresse; des grâ-
ces naturelles sans la moindre affectation; une élég;tnte
simplicité', même un peu de négligence dans son vête-
ment, mais qui lui sied mieux qu'un air plus arrangé;
peu d'ornements, toujours du goût; la gorge couverte,
en fille modeste, et non pas en dévote.
2. Clairf, , ou la cousine. Une brune piquante; l'air,
pins fin , plus éveillé , plus gai , d'une parure un peu plus
ornée, et visant presque à la coquetterie , mais toujours
pourtant de la modestie et de la bienséance. Jamais de
panier ni à l'une ni à l'autre.
3. Saint-Preux , ou l'ami. Un jeune homme d'une figure
ordinaire , rien de distingué ; seulement une physionomie
sensible et intéressante: rhabillement très simple, une
contenance assez timide, même un peu embarrassé de sa
personne quand il est de sang froid, mais bouillant et
emporté dans la passion.
4- Le Baron d'Etange , ou le père. Il ne paroît qu'une
fois, et l'on dira comment il doit être.
5. M\LORD Edouard, ou l'Anglois. Un air de grandeur
qui vient de l'ame plus que du rang; l'empreinte du cou-
rage et de la vertu, mais un peu de rudesse et d'âpreté
dans les traits. Un maintien grave et stoïque, sous lequel
il cache avec jieine une extrême sensibilité. La parure à
l'anglnise et d'un grand seigneur sans faste. S'il étoit pos-
sible d'ajouter à tout cela le port un peu spadassin , il n'y
duroit pas de mal.
6. M. DE WoLMAR , le mari de Julie. Un air froid et
posé. Rien de faux ni de contraint ; peu de geste, beau-
coup d'esprit , l'œil assez fin ; étudiant les gens sans af-
fectation.
POUR LA. NOUVELLE HÉLOÏSE. Sq^
Tels doivent être à peu près les caractères des figures.
Je passe au sujet des planches.
PREMIÈRE ESTAMPE.
Première partie, lettre XIV, page 92.
Le lieu de la scène est un bosquet. Julie vient de don-
ner à son ami un baiser cosi saporito ^ qu'elle en tombe
dans une espèce de défaillance. On la voit dans un état de
langueur se pencher, se laisser couler sur les bras de sa
cousine , et celle-ci la recevoir avec un empressement qui
ne rempêche pas de sourire en regardant du coin de l'œil
son ami. Le jeune homme a les deux bras étendus vers
Julie; de l'un il vient de l'embrasser, et l'autre s'avance
pour la soutenir; son chapeau est à terre. Un ravisse-»
ment , un transport très vif de plaisir et d'alarmes doit
régner dans son geste et sur son visage. Julie doit se pâ-
mer et non s'évanouir. Tout le tableau doit respirer une
ivresse de volupté qu'une certaine modestie rende encore
plus touchante.
Inscription de la première planche:
LE PREMIER BAISER DEl'amOUR.
DEUXIÈME ESTAMPE.
Première partie, lettre LX, page 253.
Le lieu de la scène est une chambre fort simple. Cinq
personnages remplissent l'estampe. Mylord Edouard ,
sans épée et appuyé sur une canne , se met à genoux de-
vant l'ami, qui est assis à côté d'une table sur laquelle
sont son épée et son chapeau , avec un livre plus près de
lui. La posture humble de l'Anglois ne doit rien avoir de
honteux ni de timide; au contraire, il régne sur son vi-
sage une fierté sans arrogance , une hauteur de courage ,
6oo SUJETS d'estampes
non pour braver celui devant lequel il s'humilie , mais à
cause de l'honneur qu'il se rend à lui-même de faire une
belle action par un motif de justice et non de crainte.
L'ami, surpris, troublé de voir l'Angloisà ses pieds, cher-
che à le relever avec beaucoup d'inquiétude et un air très
confus. Les trois spectateurs , tous en épée , marquent l'é-
tonnement et l'admiration , chacun par une attitude dif-
férente. L'esprit de ce sujet est que le personnage qui est
à genoux imprime du respect aux autres, et qu'ils sem-
blent tous à genoux devant lui.
Inscription de la seconde planche:
l'héroïsme de la vertu.
TROISIÈME ESTAMPE.
Partie II, lettre X, page 3^3.
Le lieu est une chambre de cabaret, dont la porte ou-
verte donne dans une autre chaml)re. Sur une table, au-
près du feu , devant laquelle est assis mylord Edouard en
robe-de-chambre, sont deux bougies, quelques lettres
ouvertes, et un paquet encore fermé. Edouard tient de la
main droite une lettre, qu'il baisse de surprise en voyant
entrer le jeune homme. Celui-ci , encore habillé , a le cha-
peau enfoncé sur les yeux , tient son épée d'une main , et
de l'autre montre à l'Anglois , d'un air emporté et mena-
çant, la sienne qui est sur un fauteuil à côté de lui. L'An-
glois fait de la main gauche un geste de dédain froid et
marqué. Il regarde en même temps l'étourdi d'un air de
compassion propre à le faire rentrer en lui-même ; et
l'on doit remarquer en effet dans son attitude que ce
regard commence à le décontenancer.
Inscription de la troisième planche :
Àh, jeune homme! a ton BIE"NFA;iTEUn!
POUR LA ^{OUVELLE IIÉLOÏSE. 6oi
QUATRIÈME ESTAMPE.
Purlie II, lettre XXVI, page 472.
La scène est dans la rue, devant une maison de mau-
vaise apparence. Près de h\ porteouverte un laquaiséclaire
avec deux flambeaux de table. Un fiacre est à quelques
pas de là ; le cocher tient la portière ouverte , et un jeune
homme s'avance pour y monter. Ce jeune homme est
Saint-Preux , sortant d'un lieu de débauche , dans une at-
titude qui marque le remords, la tristesse et l'abattement.
Une des habitantes de cette maison l'a reconduit jusque
dans la rue; et dans ses adieux on voit la joie, l'impu-
dence et l'air d'une personne qui se félicite d'avoir triom-
phé de lui. Accablé de douleur et de honte, il ne fait pas
même attention à elle. Aux fenêtres sont de jeunes offi-
ciers avec deux ou trois compagnes de celle qui est en
bas. Ils battent des mains et applaudissent d'un air rail-
leur en voyant passer le jeune homme, qui ne les regarde
ni ne les écoute. Il doit régner une immodestie dans le
maintien des femmes , et un désordre dans leur ajuste-
ment , qui ne laisse pas douter un moment de ce qu'elles
sont, et qui fasse mieux sortir la tristesse du principal
personnage.
Inscription, de la quatrième planche :
LV HONTE ET LES REMORDS VENGENT l'aMOUR
OUTRAGÉ.
CINQUIÈME ESTAMPE.
Partie IFl, lettre XIV, page 53 1.
La scène se passe de nuit , et représente la chambre de
Julie dans le dé.sordre où est ordinairement celle d'une
6o2 SUJETS d'estampes
personne malade. Julie est dans son lit avec la petite vé-
role ; elle a le transport. Ses rideaux fermés étoient en-
tr'ouverts pour le passage de son bras qui est en dehors :
mais sentant baiser sa main, de l'autre elle ouvre brus-
quement le rideau; et reconnoissant son ami, elle paroit
surprise, agitée, transportée de joie, et prête à s'élancer
vers lui. L'amant, à genoux près du lit, tient la main de
Julie qu'il vient de saisir, et la baise avec un emporte-
ment de douleur et d'amour, dans lequel on voit non
seulement qu'il ne craint pas la communication du venin,
mais qu'il la désire. A l'instant, Claire , un bougeoir à la
main , remarquant le mouvement de Julie , prend le
jeune homme par le bras, et, l'arrachant du lieu oii il
est, l'entraîne hors de la chambre. Urre femme-de-cham-
bre un peu âgée s'avance en même temps au chevet de
Julie pour la retenir. Il faut qu'on remarque dans tous
les personnages une action très vive et bien prise dans
l'unité du moment.
Inscription de la cinquième planche:
l'inocitlation de l'amour.
SIXIÈME ESTAMPE.
Partie III, lettre XVIII, page 55"] ■
La scène se passe dans la chambre du baron d'Etange ,
père de Julie. Julie est assise, et près de sa chaise est un
fauteuil vide : son père qui l'occupoit est à genoux devant
elle, lui serrant les mains, versant des larmes, et dans
une attitude suppliante et pathétique. Le trouble, l'agi-
tation, la douleur, sont dans les yeux de Julie. On voit,
à un certain air de lassitude, qu'elle a fait tous ses ef-
forts pour relever son père ou se dégager; mais, n'en
pouvant venir à bout, elle laisse pencher sa tête sur le
dos de sa chaise comme une personne prête à se trouver
POUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 6o3
mal, tandis que ses deux mains en avant portent encore
sur les bras de son père. Le baron doit avoir une pbysiono-
mie vénérable , une chevelure blanche , le port militaire ,
et, quoique suppliant, quelque chose de noble et de fie»
dans le maintien.
Inscription de la sixième planche:
LA FORCE PATERNELLE.
SEPTIÈME ESTAMPE.
Partie IV, lettre VI, page 38.
La scène se passe dans l'avenue d'une maison de cam-
pagne, quelques pas au-delà de la grille, devant laquelle
on voit au dehors une chaise arrêtée , une malle derrière,
et un postillon. Comme Tordonnance de cette estampe est
très simple , et demande pourtant une grande expression ,
il la faut expliquer.
L'ami de Julie revient d'un voyage de long cours; et,
quoique le mari sache qu'avant son mariage cet ami a été
amant favorisé , il prend une telle confiance dans la vertu
de tous deux, qu'il invite lui-même le jeune homme à
venir dans sa maison. Le moment de son arrivée est le
sujet de l'estampe. Julie vient de l'embrasser, et, le pre-
nant par la main, le présente à son mari, qui s'avance
pour l'embrasser à son tour. M. de Wolmar , naturelle-
ment froid et posé , doit avoir l'air ouvert , presque riant ,
un regard serein qui invile à la confiance.
Le jeune homme , en habit de voyage , s'approche avec
un air de respect, dans lequel on démêle à la véiité un
peu de contrainte et de confusion , mais non pas une gêne
pénible ni un embarras suspect. Pour Julie, on voit sur
son visage et d ms son maintien un caractère d'innocence
et de candeur, qui montre en cet instant toute la pureté
de son ame. Elle doit regarder son mari avec une assu-
6o4 SUJETS DESTAMPES
rancc modeste, où se pei{;nent l'attendrissement et la re-
connoissance que lui donne un si grand témoignage d'es-
time, et le sentiment qu'elle en est digne.
Inscription de la septième planche:
LA CONFIANCE DES BELLES AMES.
HUITIÈME ESTAMPE.
Partie IV, lettre XVII, page 198.
Le paysage est ici ce qui demande le plus d'exactitude.
Js ne puis mieux le représenter qu'en transcrivant le pas-
sage OÙ il est décrit:
« Nous y parvînmes après une heure de marche par des
« sentiers tortueux et frais , qui , montant insensiblement
« entre les arbres et les rochers , n'avoient rien de plus
" incommode que la longueur du chemin... Ce lieu soli-
(1 taire formoit un réduit sauvage et désert , mais plein de
« ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sen-
« sibles , et paroissent horribles aux autres. Un torrent,
« formé par la fonte des neiges, rouloit à vingt pas de nous
" une eau bourbeuse , et charrioit avec bruit du limon , du
« sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches
« inaccessibles séparoit l'esplanade où nous étions de
«cette partie des Alpes qu'on nommoit les Glacières,
« parceque d'énormes sommets de glaces qui s'accroissent
«incessamment les couvrent depuis le commencement
«du monde. Des forets de noirs sapins nous ombra-
«geoient tristement à droite; un grand bois de chênes
« étoit à gauche au-delà du torrent ; et au-dessous de nous
«cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein
« des Alpes nous séparoit des riches côtes du pays de
« Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnoit le
« tableau.
«Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit
«terrain où nous étions étaloit les cbarmcs d'un séjour
POUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 6o5
(i riant et champêtre. Quelques ruisseaux filtroient à tra-
(1 vers les rochers , et rouloient sur la verdure en filets de
(( cristal. Quelques arbres fruitiers sauvajjcs peuchoient
Il leurs tètes sur les nôtres. La terre hiunide et fraîche
« étoit couverte d'herbes et de fleurs. En comparant un si
(( doux séjour aux objets qui l'environnoient , il senibloit
i. que ce lieu désert dût être l'asile de deux amant^échap-
i' pés seuls au bouleversement de la nature.»
Il faut ajouter à cette description que doux quartiers
de rocher tombés du haut, et pouvant servir de table et
de siège, doivent être presque au bord de rcspl.niade ;
que, dans la perspective des côtes du pays de Vaud qu'on
voit dans l'éloignement , on distingue sur le rivage des
villes de distance en distance; et qu'il est nécessaire au
moins qu'on en aperçoive une vis-à-vis de l'esplanade ci-
dessus décrite.
C'est sur cette esplanade que sont Julie et son ami ,
les deux seuls personnages de l'estampe. L'ami , posant
une main sur l'un des deux quartiers , lui montre de l'au-
tre main et d'un peu loin des caractères gravés sur les
rochers des environs. Il lui parle en même temps avec
feu : on lit dans les yeux de Julie l'attendrissement que
lui causent ses discours et les objets qu'il lui rappelle ;
mais on y lit aussi que la vertu préside , et ne craint rien
de ces dangereux souvenirs.
Il y a un intervalle de dix ans entre la première es-
tampe et celle-ci ; et dans cet intervalle Julie est devenue
femme et mère : mais il est dit qu'étant fille elle laissoit
dans son ajustement un peu de négligence qui la rendoit
plus touchante, et qu'étant femme elle se paroit avec
plus de soin. C'est ainsi qu'elle doit être dans la planche
septième ; mais dans celle-ci elle est sans parure et en
robe du matin.
Inscription delà huitième planche:
LES MOXUMKXTS DES ANCIEMKIS AMOURS.
6o6 SUJETS d'estampes
NEUVIÈME ESTAMPE.
Partie V, lettre HI , page 366.
Un salon, sept figures. Au fond, vers la gauche, une
table à thé couverte de trois tasses, la théière, le pot à
sucre, etc. Autour de la ial;le sont, dans le fond et en
face, M. de Wolmar; à sa droite en tournant, l'ami te-
nant la gazette; en sorte que l'un et fautre voient tout
ce qui se passe dans la chambre.
A droite, aussi dans le fond , madame de Wolmar as-
sise tenant de la broderie : sa femme-<le-chambre assise
à côté d'elle et faisant de la dentelle; son oreiller est ap-
puyé sur une chaise plus petite. Celle femmc-de-chambre,
la même dont il est parlé ci-après planche onzième, est
plus jeune que celle de la planche sixième-
Sur le devant, à sept ou huit pas des uns et des autres,
est une autre petite table couverte d'un livre d'estampes
que parcourent deux petits garçons. L'aîné , tout occupé
des figures, les montre au cadet ; mais celui-ci compte fur-
tivement des onchels qu'il tient sous la table, cachés par
un des côtés du livre. Une petite fille de huit ans , leur
aînée, s'est levée de la chajise qui est devant la femme-
de-chambre , et s'avance lestement sur la pointe des pieds
vers les deux garçons. Elle parle d'un petit ton d'autorité,
en montrant de loin la figure du livre, et tenant un ou-
vrage à l'aiguille de l'autre main.
Madame de Wolmar doit paroître avoir suspendu son
travail pour contempler le manège des enfants : les hom-
mes ont de même suspendu leur lecture pour conlempler
à-la-fois madame de Wolmar elles trois enfants. La femme-
de-chambre est à son ouvrage.
Un air fort occupé dans les enfants , un air de contem-
plation rêveuse et douce dans les trois sjiecta leurs : la uière
sur-tout doit paroilre dans une extase délicieuse.
Inscription de la neuvième planche :
LA M.\T1NÉE A l'aNGLOISE.
POUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 607
DIXIÈME ESTAMPE.
Partie V, lettre IX, page 36o-
Une chambre de cabaret. Le moment vers la fin «le la
nuit. Le crépuscule commence à montrer quelques objets,
mais l'obscurité permet à peine qu'on les distingue.
L'ami, qu'un rêve pénible vient d'agiter, s'est jeté à
bas de son lit, et a pris sa robe-de-cliantbre à la bâte. U
erre avec un air d'effroi, cbercbant à écarter de la maia
des objets fantastiques dont il paroît épouvanté. Il tâ-
tonne pour trouver la porte. La noirceur de l'estampe ,
l'attitude expressive du personnage, son visage effaré,
doivent faire un effet lugubre et donner aux regardants
une impression de terreur.
Inscription de la dixième planche:
ou VEUX-TU FUIB? LE FANTOME EST DANS TON CCEUR.
ONZIÈME ESTAMPE.
Partie VI, lettre II, page 4o3.
La scène est dans un salon. Vers la cheminée où il
y a du feu, est une table de jeu , à laquelle sont, contre le
mur, M. de Wolmar qu'on voit en face, et, vis-à-vis,
Saint-Preux , dont on voit le corps de piofil , parceque
sa chaise est un peu dérangée, mais dont on ne voit la
tête que par derrière , parcequ'il la retourne vei's M. de
Wolmar.
Par terre est un échiquier renversé dont les pièces sont
éparses. Claire, d'un air moitié suppliant, moitié rail-
leur, présente au jeune homme la joue pour y appliquer
un soufflet ou un baiser, à son choix, en punition du
coup qu'elle vient de faire. Ce coup est indiqué par une
raquette qu'elle tient pendante d'une main, tandis qu'elle
6o8 SUJETS D EST. POOR LA NOUV. HÊLOÏSE.
avance l'autre inain sur le hras du jeune homme pour lui
faire retonrner la tête, qu'il baisse et qu'il détourne d'un
air boudeur. Pour ((ue le coup ait pu se faire sans fjrand
fracas, il faut un de ces petits ec lil<juiers de maroquin
qui se forment comme des livres , el le représenter à moi-
tié ouvert contre un des pieds de la table.
Sur le de vont est une autre personne, qu'on reconnoît
au tablier jiour la femme-de-chtunbre ; à côté d'elle est
sa raquette sur une chaise. Elle tient d'une main le volant
élevé, et de l'autre elle fait semblant d'en raccommoder
les plumes ; mnis elle regarde à travers en souriant la
scène qui se passe vers la cheminée.
M. de Wolmar , un bras passé sur le dos de la chaise ,
comme pour contempler plus commodément, fait signe
du doigt à la femme-de-chainbre de ne pas troubler la
scène par un éclat de rire.
Inscription de la onzième planche:
claire! claire! les enfants chantent la nuit qcand ils
ONT PEUR.
DOUZIÈME ESTAMPE.
Partie VI, lettre IX, page 5oo.
Cette dernière estampe marque le moment où Julie
va se jeter dans le lac pour en retirer un de ses enfants,
qui malheureusement y étoit tombé en revenant du châ-
teau de Chillon. La femme-de-chambre retient l'aîné des
enfants qui veut se jeter dans l'eau après sa mère. Les
autres personnages sont madame d'Oibe, Henriette sa
fille, le bailli de Chillon, sa femme, et M. de Wolmar,
qui^ par leur attitude, témoignent de la frayeur.
Inscription de la douzième planche :
l'amour maternel.
TABLE
DES LETTRES ET MATIÈRES
COtlTEKVES EN CE VOLUME.
QUATRIEME PARTIE.
Lettre première , de madame de Wolmar a madame
d'Orbe, P^^ge i
Elle presse le retour de sa cousine, et par quels motifs.
Elle désire que cette amie vienne demourer pour
toujours avec elle et sa famille.
Lettre IL Réponse de madame d'Orbe a madame de Wol-
mar , 1 3
Projet de madame d'Orbe, devenue veuve, d'unir un
jour sa fille au fils aîné de madame de Wolmar. Elle
lui offre et partage la douce espérance d'une parfaite
réunion.
Lettre III, de l'amant de Jclie a madame d'Orbe, 24
Il lui annonce son retour, lui donne une légère idée
de son voyage, lui demande la permission de la voir,
et lui peint les sentiments de son cœur pour madame
de Wolmar.
Lettre IV, de M. de Wolmar a l'amant de Julie, 3i
Il lui apprend que sa femme vient de lui ouvrir son
cœur sur ses égarements passés, et il lui offre sa mai-
son. Invitation de Julie.
Lettre V, de madame d'Orbe a l'amant de Julie , 82
Dans cette lettre ctoit incluse la précédente.
Madame d'Orbe joint son invitation à celle de mon-
sieur et de madame de Wolmar, et veut que le nom
4- - 39
]
6(0 TABLE.
de Saint-Preux , qu'elle avoit donné pi'écédemment
devant ses gens à rainant de Julie, lui demeure au
moins dans leur société'.
Lettre VI , de Saint-Preux a mylord Edouard , page 34
Réception que monsieur et madame de Wolmar font à
Saint-Preux. Différents mouvements dont son cœur
est agité. Résolution qu'il prend de ne jamais man-
quer à son devoir.
Lettre VII , de madame de Wolmar a madame d'Orbe, 47
Elle l'instruit de l'état de son cœur, de la conduite de
Saint-Preux, de la bonne opinion de M. de Wolmar
pour son nouvel hôte , et de sa sécurité sur la vertu
de sa femme , dont il refuse la confidence.
t
Lettre VIII. Réponse de madame d'Orbe a madame de
Wolmar , 56
Elle lui représente le danger qu'il pourroit y avoir à
prendre son mari pour confident, et exige d'elle
qu'elle lui envoie Saint-Preux pour quelques jours.
LjETTRE IX , de madame d'ObBE A MADAME DE WoLMAR , 62
Elle lui renvoie Saint-Preux , dont elle loue les .façons ,
ce qui occasione une critique delà politesse ma-
niérée de Paris, Présent qu'elle fait de sa petite fille
à sa cousine.
Lettre X, de Saint-Preux a mylord Edouard , 71
Il lui détaille la sage économie qui rè^jne dans la mai-
son de M. de Wolmar relativement aux domestiques
et aux mercenaires ,ce qui amène plusieurs réflexions
et observations critiques.
Lettre XI, de Saint-Preux a mylord Edouard , 120
Description d'une agréable solitude, ouvrage de la na-
ture plutôt que de l'art, où monsieur et madame de
Wolmar Vont se récréer avec leurs enfants, ce qui
donne lieu à des réflexions critiques sur le luxe et le
goût bizarre qui régnent dans' les jardins des riches.
TABLE. Sti
Idée des jardins de la Cliine. Ridicule enthousiasme
des amateurs de fleurs. La passion de Saiul-Prcux
pour madame de VVolmar se change toul-à-coup en
admiration pour ses vertus.
Lettre XII, de madame de Wolmar a madame d'Orbe,
page i5i
Caractère de M. de Wolmar, instruit même avant sou
mariage de tout ce qui s'est passé entre sa femme
et Saint-Preux. Nouvelles pi'euves de son entière con-
fiance en leur vertu. M. de Wolmar doit s'ahsenter
pour quelque temps. Sa femme demande conseil à
sa cousine pour savoir si elle exigera ou non que
Saint-Preux accompagne son mari.
Lettre XIII. Réponse de madame d'Orbe a madame de
Wolmar , i68
Elle dissipe les alarmes de sa cousine au sujet de Saint-
Preux , et lui dit de prendre contre ce philosophe
toutes les précautions superflues qui lui auroient été
jadis si nécessaires.
Lettre XIV, de M. de Wolmar a madame d'Orbe , 1 80
Il lui annonce son départ, et l'instruit du projet qu'il
a de confier l'éducation de ses enfants à Saint-Preux ;
projet qui justifie sa conduite singidière à l'égard de
sa femme et de son ancien amant. II informe sa cou-
sine des découvertes qu'il a faites de leurs vrais sen-
timents , et des raisons de l'épreuve à laquelle il les
met par son absence.
Lettre XV , de Saint-Preux a mylord Edouard , 188
Affliction de madame de Wolmar. Secret fatal qu'elle
révèle à Saint-Preux, qui ne peut, pour le présent ,
en instruire son ami.
Lettre XVI , de madame de Wolmar a son mari , 19».
Elle lui reproche de jouir durement de la vertu de sa
femme.
6l2 TABLE.
Lettre XVII, de Saint-Preux a mylord Edouard,
page 192
Danger que courent madamedeWolmar et Saint-Preux
sur le lac de Genève. Ils parviennent à prendre terre.
Après le dincr,Saint-Prenx mène madamedeWolmar
dans la retraite deMeillerie, où jadis il ne s'occupoit
que de sa chèie Julie. Ses transports à la vue des
anciens monuments de sa passion. Conduite sage et
prudente de madame de Wolmar. Ils se rembarquent
pour revenir à Clarens. Horrible tentation de Saint-
Preux. Combat intérieur qu'éprouve son amie.
CINQUIÈME PARTIE.
Lettre première, de mylord Edouard a Saint-Preux, 207
Conseils et reproches. Eloge d'Abauzit, citoyen de Ge-
nève, Retour prochain de mylord Edouard.
Lettre II, de Saint-Preux a mylord Edouah^d, 2i3
Il assure à son ami qu'il a recouvré la paix de l'ame ;
lui fait un détail de la vie privée de monsieur et de
mad.ime de Wolmar, et de l'économie avec laquelle
ils font valoir leurs biens, et administrent leurs re-
venus. Critique du luxe de magnificence et de vanité.
Le paysan doit rester dans sa condition. Raisons de
la charité qu'on doit avoir pour les mendiants. Egards
dus à la vieillesse.
Lettre III , de Saint-Preux a mylord Edouard , 263
Douceur de recueillement dans une assemblée d'amis.
Education des fils de monsieur et de madame de Wol-
mar. Critique judicieuse de la manière dont on élève
ordinairement les enfants.
Lettre IV , de mylord Edouard a Saint-Preux , 3 11
Il lui demande l'explication des chagrins secrets de ma-
dame de Wolmar, desquels Saint-Preux lui avoif
parlé dans une lettre qui n'a pas été reçue.
TABLE. 6l3
Lettre V, de Saint-Preux a mylord Edouard , pap;e 3i3
Incré(lulit(' He M. de Wolmar, cause des chagrins se-
crets de Julie.
Lettre VI, de Saint-Preux a mylord Edouard, 3a8
Arrivée de madame d'Orbe avec sa fille chez M. de
Wolmar. Transports et fêtes à l'occasion de cette
reunion.
Lettre VII, de Saint-Preux a mylord Edouard, 336
Ordre et gaieté qui régnent chez M. de Wolmar dans
le temps des vendanges. Le baron d'Étange et Saint-
Preux sincèrenaent réconciliés.
Lettre VIII , de Saint-Preux a M. de W^olmar ^ ^"^^5i
Saint-Preux parti avec mylord Edouard pour Rome. II
témoigne à M. de Wolmar la joie où il est d'avoir
appris qu'il lui destine l'éducation de ses enfants.
Lettre IX , de Saint-Preux a madame d'Orbe , 354
Il lui rend compte de la première journée de son
voyage. Nouvelles foiblesses de son cœur. Songe
funeste. Mylord Edouard le ramène à Clarens pour
le guérir de ses craintes chimériques. Sûr que Ju-
lie est en bonne santé, Saint-Preux repart sans la
voir.
Lettre X , de madame d'Orbe a Saint-Preux , 364
Elle lui reproche de ne s'être pas montré aux deux cou-
sines. Impression que fait sur Claire le rêve de Saint-
Preux.
Lettre XI , de M. de Wolmar a Saint-Preux , 367
Il le plaisante sur son rêve, et lui fait quelques lé-
gers reproches sur le ressouvenir de ses anciennes
amours.
Lettre XII, de Saint-Preux a M. de Wolmar , 369
Anciennes amours de mylord Edouard. Motif de son
voyage à Rome. Dans quel dessein il a emmené
6l4 TABLE.
avec lui Saint-Preux. Celui-ci ne souffrira pas qup
son ami fasse un mariage indécent ; il demande à
ce sujet conseil à M. de Wolmar , et lui recommande
le secret.
Lettre XIII, de madame de Wolmar a madame d'Orbe,
page 374
Elle a pénétré les secrets sentiments de sa cousine pour
Saint-Preux ; lui représente le danger qu'elle peut
courir avec lui, et lui conseille de l'épouser.
Lettre XIV, d'Henriette a sa mère , Sgi
Elle lui témoigne l'ennui où son absence a mis tout le
monde , lui demande des présents pour son petit
mali, et ne s'oublie pas elle-même.
SIXIÈME PARTIE.
Lettre première , de madame d'Orbe a madame de Woi.-
mar , 393
Elle lui apprend son arrivée à Lausanne , où elle l'in-
vite de venir pour la noce de son frère.
Lettre II , de madame d'Orbe a madame de Wolmar , Zg5
Elle instruit sa cousine de ses sentiments pour Saint-
Preux. Sa gaieté la mettra toujours à l'abx'i de tout
danger. Ses raisons pour rester veuve.
Lettre III , de mylord Edouard a M. de Wolmar , ^12
Il lui apprend l'heureux dénouement de ses aventures ,
effet de la sage conduite de Saint-Preux, et accepte
les offres que lui a faites M. de Wolmar de venir
passer à Clarens le reste de ses jours.
Lettre IV, de M. de Wolmar a mylord Edouard, 4^3
Il l'invite de nouveau à venir partager , lui et Saint-
Preux , le bonheur de sa maison.
Lettre V, de madame d'Orbe a madame de Wolmar , 4^5
Caractère, {joûts et mœurs des habitants de Genève.
TABLE. Gl5
Lettre VI, de madame de Wolmau a Saint-Preux,
page 436
Elle lui fait part tlu dessein qu'elle a de le marier avec
madame d'Orbe , lui donne des conseils reljgifs à ce
projet, et combat ses maximes sur la prièiT et sur
la liberté.
Lettre VII , de Saint-Preux a madame de Wolmar , 4^-^
Il se refuse au projet formé par madame de Wolmar de
l'unir à madame d'Orbe, et par quels motifs. Il dé-
fend son sentiment sur la prière et sur la liberté.
Lettre VIII, de madame de Wolmar a Saint-Preux , 474
Elle lui fait des reprocbes dictés par l'amitié , et à
quelle occasion. Douceur du désir, et cliarme de
l'illusion. Douceurs de Julie, et quelles. Ses alarmes
par rapport à l'incrédulité de son mari calmées , et
par quelles raisons. Elle informe Saint-Preux d'une
partie qu'elle doit faire à Chillon avec sa famille.
Funeste pressentiment.
Lettre IX, de Fanchon Anet a Saixt-Preux . 499
Madame de Wolmar se précipite dans l'eau , où elle
voit tomber un de ses enfants.
Lettre X, a Saint-Preux, commencée par madame d'Orbe
ET ACHEVÉE PAR M. DE WOLMAR , 5or
Mort de Julie.
Lettre XI, de M. de Wolmar a Saint-Preux, ibid.
Détail circonstancié de la maladie de madame de Wol-
mar. Ses divers entretiens avec sa famille et avec un
ministre sur les objets les plus importants. Retour
de Claude Anet. Tranquillité d'ame de Julie au sein
de la mort. Elle expire entre les bras de sa cousine.
On la croit faussement rendue à la vie, et à quelle
occasion. Comment le rêve de Saint-Preux est en
quelque sorte accompli. Consternation de toute lu
maison. Désespoir de Claire.
f)l6 TABLE.
Lettre XII , de Julie a Saint-Preux , P^ge 562
Cette lettre e'toit iucluse dans la précédente.
Julie regarde sa mort comme un bienfait du ciel , et
p^ quel motif. Elle engage de nouveiiu Saint-Preux
à ^ouser madame d'Orbe, et la cbarge de l'éduca-
tion de ses enfants. Derniers adieux.
Lettre XIII , ne madame d'Orbe a Saint-Pheux , 667
Elle lui fait l'aveu de ses sentiments pour lui, et lui
déclare en même temps qu'elle veut toujours rester
libre. Elle lui représente l'importance des devoirs
dont il est chargé; lui annonce chez M. de Wolmar
des dispositions prochaines à abjurer son incrédu-
lité; l'invite, lui et myloi'd Edouaixl , à se réunir à
la famille de Julie. Vive peinture de l'amitié la plu»
tendre, et de la plus amère douleur.
Les Amours de mylord Edouard Bomston , Syt
Edouard fait connoissance à Rome avec une dame na-
politaine. Caractère de cette dame. Nature de leur
liaison. Cette dame veut lui donner une maîtresse
subalterne. Danger d'une situation qu'Edouard évite.
Caractère de Laure ; effet du véritable amour sur
elle. Edouard la visite souvent sans l'aimer. Effet
terrible de s6n assiduité auprès de Laure sur la mar-
quise. Laure change de conduite, et se retire dans
un couvent. La marquise, hors d'elle-même , divul-
gue sa propre intrigue. Son mari l'apprend à Vienne.
Ce qui en résulte. Situation singidière d'Edouard.
Entreprise funeste de la marquise. Le marquis meurt
en Allemagne. Edouard ne veut pas profiter de cet
événement. Sa manière de vivre jusqu'au moment
où il connut Julie.
Observations de J. J. Rousseau, etc. 691
Lettre a M.... SgS
Sujets d'estampes pour la Nouvelle Héloïse , 697
FIK DE LA TABI-F.