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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau citoyen de Genève"

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Library 

of  ihc 

Uni\ersilv  of  Toronto 


i 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME  QUATRIÈME. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  P.  DIDOT  L'AINÉ, 

CHEVALIER  DE  l'oRDRE  ROYAL  DE  SAIIîT-MICHfeL  , 
tM^BIHEtR   DU   «01. 


OEUVRES 

DE 

J.  J.  ROUSSEAU 

CITOYEN  DE  GENÈVE. 


NOUVELLE  ÉDITION 

ORNÉE    DE   VINGT    GRAVURES. 


TOME  QUATRIÈME. 


m) 


A  PARIS 

CHEZ  DETERVILLE,  LIBRAIRE, 

RUE    HACTKFEtJILLE,    H®    8; 

ET  LEFEVRE,  RUE  DE  L'ËPERON,  N»  6. 

MD  CGC  XVII. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrous04rous 


JULIE, 


ou 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


QUATRIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  MADAME  d'oRBE. 

(^UE  tu  tardes  long-temps  à  revenir!  Toutes  ces 
allées  et  venues  ne  m'accomniodent  point.  Que 
d'heures  se  perdent  à  te  rendre  où  tu  devrois 
toujours  être,  et,  qui  pis  est,  à  t'en  éloifjner! 
L'idée  de  se  voir  pour  si  peu  de  temps  gâte  tout 
le  plaisir  d'être  ensemble.  Ne  sens-tu  pas  qu'être 
ainsi  alternativement  ctez  toi  et  chez  moi ,  c'est 
n'être  bien  nulle  part  ?  et  n'imagines-tu  point 
quelque  moyen  de  faire  que  tu  sois  en  même 
temps  chez  l'une  et  chez  l'autre? 

Que  faisons-nous,  chère  cousine?  Que  d'in- 
stants précieux  nous  laissons  perdre,  quand  il 
ne  nous  en  reste  plus  à  prodiguer?  Les  années 
se  multiplient,  la  jeunesse  commence  à  fuir,  la 

4-  i 


2  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

vie  s'écoule  ;  le  bonheur  passager  qu  elle  offre 
est  entre  nos  mains ,  et  nous  négligeons  d  en 
jouir!  Te  souvient-il  du  temps  où  nous  étions 
encore  filles  ,  de  ces  premiers  temps  si  char- 
mants et  si  doux  qu'on  ne  retrouve  plus  dans 
un  autre  âge,  et  que  le  cœur  oublie  avec  tant 
de  peine?  Combien  de  fois,  forcées  de  nous  sé- 
parer pour  peu  de  jours  et  même  pour  peu 
d  heures,  nous  disions  en  nous  embrassant  tris- 
tement, Ah!  si  jamais  nous  disposons  de  nous, 
on  ne  nous  verra  plus  séparées!  Nous  en  dispo- 
sons maintenant ,  et  nous  passons  la  moitié  de 
l'année  éloignées  fune  de  l'autre.  Quoi  !  nous 
aimerions-nous  moins  ?  Chère  et  tendre  amie , 
nous  le  sentons  toutes  deux,  combien  le  temps, 
Ihabitude  et  tes  bienfaits,  ont  rendu  notre  at- 
tachement plus  fort  et  plus  indissoluble.  Pour 
moi,  ton  absence  me  paroît  de  jour  en  jour 
plus  insupportable,  et  je  ne  puis  plus  vivre  un 
instant  sans  toi.  Ce  progrès  de  notre  amitié  est 
plus  naturel  qu'il  ne  semble  ;  il  a  sa  re^ison  dans 
notre  situation  ainsi  que  dans  nos  caractères.  A 
mesure  ([u'on  avance  en  âge  tous  les  sentiment^ 
se  concentrent;  on  pend  tous  les  jours  quelque 
chose  de  ce  (jui  nous  fut  cher,  et  l'on  ne  le  rem- 
place plus.  On  meurt  ainsi  par  degrés,  jusqu'à 
ce  que,  n'aimant  enfin  que  soi-même,  on  ait 
cessé  de  sentir  et  de  viyre  avant  de  cesser  d'exis- 
ter. Mais  un  cœur  sensible  se  défend  de  toute  sa 
force  contre  cette  mort  anticipée;  quand  le  froid 
commence  aux  extrémités,  il  rassemble  autour 


QUATRIÈME   PARTIE.  3 

de  lui  toute  sa  chaleur  naturelle;  plus  il  perd, 
plus  il  s'attache  à  ce  qui  lui  reste,  et  il  tient 
pour  ainsi  dire  au  dernier  objet  par  les  liens 
de  tous  les  autres. 

Voilà  ce  qu'il  me  semble  éprouver  déjà,  quoi- 
que jeune  encore.  Ah!  ma  chère,  mon  pauvre 
cœur  a  tant  aimé  !  il  s'est  épuisé  de  si  bonne 
lieure ,  qu  il  vieillit  avant  le  temps  ;  et  tant  d  af- 
fections diverses  l'ont  tellement  absorbé,  qu'il 
n'y  reste  plus  de  place  pour  des  attachements 
nouveaux.  Tu  m'as  vue  successivement  fille , 
amie,  amante,  épouse  et  mère.  Tu  sais  si  tous 
ces  titres  m'ont  été  chers  !  Quelques  uns  de  ces 
liens  sont  détruits,  d'autres  sont  relâchés.  Ma 
mère,  ma  tendre  mère  n'est  plus;  il  ne  me  reste 
que  des  pleurs  à  donner  à  sa  mémoire ,  et  je  ne 
goûte  qu  à  moitié  le  plus  doux  sentiment  de  la 
nature.  L'amour  est  éteint,  il  l'est  pour  jamais, 
et  c'est  encore  une  place  qui  ne  sera  point  rem- 
plie. Nous  avons  perdu  ton  digne  et  bon  mari 
que  j'aimois  comme  la  chère  moitié  de  toi-mê-r 
me,  et  qui  méritoit  si  bien  tq  tendresse  et  mon 
amitié.  Si  mes  fils  étoient  plus  grands,  l'amour 
maternel  rempliroit  tous  ces  vides  :  mais  cet 
amour,  ainsi  que  tous  les  autres,  a  besoin  de 
communication;  et  quel  retour  peut  attendre 
une  mère  d'un  enfant  de  quatre  ou  cinq  ans? 
Nos  enfants  nous  sont  chers  long-temps  avant 
qu'ils  puissent  le  sentir  et  nous  aimer  à  leur  tour; 
et  cependant  on  a  si  grand  besoin  de  dire  com- 
bien on  les  aime  à  quelquun  qui  nous  entende  l 


4  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Mon  mari  m'entend,  mais  il  ne  me  répond  pas 
assez  à  ma  fantaisie  ;  la  tête  ne  lui  en  tourne  pas 
comme  à  moi  :  sa  tendresse  pour  eux  est  trop 
raisonnable;  j'en  veux  une  plus  vive  et  qui  res- 
semble mieux  à  la  mienne.  11  me  faut  une  amie, 
une  mère  qui  soit  aussi  folle  que  moi  de  mes  en- 
fants et  des  siens.  En  un  mot,  la  maternité  me 
rend  l'amitié  plus  nécessaire  encore,  par  le  plai- 
sir de  parler  sans  cesse  de  mes  enfants  sans 
donner  de  fennui.  Je  sens  que  je  jouis  double- 
ment des  caresses  de  mon  petit  Marcellin  quand 
je  te  les  vois  partager.  Quand  j'embrasse  ta  fille, 
je  crois  te  presser  contre  mon  sein.  Nous  l'avons 
dit  cent  fois;  en  voyant  tous  nos  petits  bambins 
jouer  ensemble,  nos  cœurs  unis  les  confondent, 
et  nous  ne  savons  plus  à  laquelle  appaj  tient 
chacun  des  trois. 

Ce  n'est  pas  tout,  j'ai  de  fortes  raisons  pour 
te  souhaiter  sans  cesse  auprès  de  moi,  et  ton 
absence  m'est  cruelle  à  plus  d'un  égard.  Songe 
à  mon  éloignement  pour  toute  dissimulation, 
et  à  cette  continuelle  réserve  où  je  vis  depuis 
près  de  six  ans  avec  Thomme  du  monde  qui 
m'est  le  plus  cher.  Mon  odieux  secret  me  pèse 
de  plus  en  plus,  et  semble  chaque  jour  devenir 
j)lus  indispensable.  Plus  l'honnêteté  veut  que  je 
le  révèle,  plus  la  prudence  m'oblige  à  le  garder. 
Conrois-tu  quel  état  affreux  c'est  pour  une 
femme  de  porter  la  défiance,  le  mensonge  et  la 
crainte,  jusque  dans  les  bras  d'un  époux,  de 
n'oser  ouvrir  son  cœur  à  celui  qui  le  possède , 


QUATRIÈME   PARTIE.  5 

et  de  lui  cacher  la  moitié  de  sa  vie  pour  as- 
surer le  repos  de  l'autre.  A  qui',  ^rand  dieu  !  faut- 
il  déguiser  mes  plus  secrètes  pensées,  et  celer 
l'intérieur  d'une  ame  dont  il  auroit  lieu  d'être 
si  content?  A  M.  de  Wolmar,  à  mon  mari,  au 
plus  dijifne  époux  dont  le  ciel  eût  pu  récom- 
penser la  vertu  d'une  fille  chaste!  Pour  l'avoir 
trompé  une  fois  ,  il  faut  le  tromper  tous  les 
jours,  et  me  sentir  sans  cesse  indigne  de  toutes 
ses  hontes  pour  moi.  Mon  cœur  n'ose  accepter 
aucun  témoignage  de  son  estime,  ses  plus  ten- 
dres caresses  me  font  rougir,  et  toutes  les  mar- 
ques de  respect  et  de  considération  qu'il  me 
donne  se  changent  dans  ma  conscience  en  op- 
probres et  en  signes  de  mépris.  Il  est  bien  dur 
d'avoir  à  se  dire  sans  cesse ,  C'est  une  autre  que 
moi  qu'il  honore.  Ah!  s'il  me  connoissoit,  il  ne 
me  traiteroit  pas  ainsi.  Non, je  ne  puis  suppor- 
ter cet  état  affreux;  je  ne  suis  jamais  seule  avec 
cet  homme  respectable  que  je  ne  sois  prête  à 
tomber  à  genoux  devant  lui,  à  lui  confesser  ma 
faute ,  et  à  mourir  de  douleur  et  de  honte  à  ses 
pieds. 

Cependant  les  raisons  qui  m'ont  retenue  dès. 
le  commencement  prennent  chaque  jour  de 
nouvelles  forces  ,  et  je  n'ai  pas  un  motif  de  par- 
ler qui  ne  soit  une  raison  de  me  taire.  En  con- 
sidérant l'état  paisible  et  doux  de  ma  famille , 
je  ne  pense  point  sans  effroi  qu'un  seul  mot  y 
peut  causer  un  désordre  irréparable.  Après  six 
ans  passés  dans  une  si  parfaite  union ,  irai-je 


6  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

troubler  le  repos  d'un  mari  si  sage  et  si  bon  , 
qui  n'a  d'autre  volonté  que  celle  de  son  heu- 
reuse épouse  ,  ni  d'autre  plaisir  que  de  voir 
régner  dans  sa  maison  l'ordre  et  la  paix?  Con- 
tristerai-je  par  des  troubles  domestiques  les 
vieux  jours  d'un  père  que  je  vois  si  content,  si 
charmé  du  bonheur  de  sa  fille  et  de  son  ami? 
Exposerai-je  ces  chers  enfants,  ces  enfants  ai- 
mables et  qui  promettent  tant,  à  n'avoir  qu'une 
éducation  négligée  ou  scandaleuse,  à  se  voir  les 
tristej  victimes  de  la  discorde  de  leurs  parents, 
entre  un  père  enflammé  d'une  juste  indigna- 
tion, agité  par  la  jalousie,  et  Une  mère  infor- 
tunée (?t  coupable  ,  toujotirs  noyée  dans  les 
pleurs?  Je  connois  M.  de  Wolmar  estimant  sa 
femme;  que  sais-je  ce  qu'il  sera  ne  l'estimant 
p)us^  Peut-être  n'cst-il  si  modéré  que  parceque 
la  passion  qui  domineroit  dans  son  caractère 
n'a  pas  encore  eu  lieu  de  se  développer.  Peut- 
être  sera-t-il  aussi  violent  dans  l'emportement 
de  la  colère  qu'il  est  doux  et  tranquille  tant  qu'il 
n'a  nul  sujet  de  s  irriter. 

Si  je  dois  tant  d'égards  à  tout  ce  qui  m'en- 
vironne, ne  m'en  dois-je  point  aussi  quelques 
uns  à  moi-même?  Six  ans  d'une  vie  honnête 
et  régulière  n'cffacent-ils  rien  des  erreurs  de  la 
jeunesse?  et  faut-il  m'exposer  encore  à  la  peine 
d'une  faute  ({ue  je  pleure  depuis  si  long-temps  •* 
Je  te  l'avoue,  ma  cousine,  je  ne  tourne  point  sans 
répugnance  les  yeux  sur  le  passé;  il  m  humilie 
jusqu'au  découragement,  et  je  suis  trop  sensible 


QUATRIÈME   PARtIE.  y 

à  la  lîonle  pour  en  supporter  Tidée  sans  rétoml)er 
dans  une  sorte  de  désespoir.  Le  temps  cpii  s'est 
écoulé  depuis  mon  mariage  est  celui  qu'il  faut 
que  j'envisafje  pour  me  rassurer.  Mon  état  j^ré- 
sent  m'inspire  une  confiance  que  dimportuns 
souvenirs  voudroient  m'ôter.  J'aime  à  nourrir 
mon  cœur  des  sentiments  d'honneur  que  je  crois 
retrouver  en  moi.  Le  rang  d'épouse  et  de  mère 
m'élève  lame  et  me  soutient  contre  les  remords 
d'un  autre  état.  Quand  je  vois  mes  enfants  et  leur 
père  autour  de  moi,  il  me  semble  que  tout  y 
respire  la  vertu;  ils  chassent  de  mon  esprit  l'idée 
même  de  mes  anciennes  fautes.  Leur  innocence 
est  la  sauvegarde  de  la  mienne  ;  ils  m'en  de- 
viennent plus  chers  en  me  rendant  meilleure  ; 
et  j'ai  tant  dhorreur  pour  tout  ce  qui  blesse 
l'honnêteté,  que  j  ai  peine  à  me  croire  la  même 
qui  put  l'oublier  autrefois.  Je  me  sens  si  loin  de 
ce  que  j'étois,  si  sûre  de  ce  que  je  suis  ,  qu'il  s'en 
faut  peu  que  je  ne  regarde  ce  que  j  aurois  à  dire 
comme  un  aveu  qui  m'est  étranger  et  que  je  ne 
suis  plus  obligée  de  feiire. 

Voilà  l'état  d'incertitude  et  d'anxiété  dans  le- 
quel je  flotte  sans  cesse  en  ton  absence.  Sais-tu 
ce  qui  arrivera  de  tout  cela  quelque  jour?  Mon 
père  va  bientôt  partir  pour  Berne,  résolu  de 
n'en  revenir  qu'après  avoir  vu  la  fin  de  ce  long 
procès  dont  il  ne  veut  pas  nous  laisser  lembar- 
fas,  et  ne  se  fiant  pas  trop  non  plus,  je  pense, 
à  notre  zèle  à  le  poursuivre.  Dans  l'intervalle  de 
son  départ  à  son  retour,  je  resterai  seule  avec 


8  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

mon  mari ,  et  je  sens  qu'il  sera  presque  impos- 
sible (juc  mon  fatal  secret  ne  m'échappe.  Quand 
nous  avons  du  monde,  tu  sais  que  M.  de  Wol- 
mar  quitte  souvent  la  compagnie  et  fait  volon- 
tiers seul  des  promenades  aux  environs:  il  cause 
avec  les  paysans  ;  il  s'informe  de  leur  situation; 
il  examine  l'état  de  leurs  terres  ;  il  les  aide  au 
besoin  de  sa  bourse  et  de  ses  conseils.  Mais 
quand  nous  sommes  seuls ,  il  ne  se  promène 
qu'avec  moi  ;  il  quitte  peu  sa  femme  et  ses  en- 
fants ,  et  se  prête  à  leurs  petits  jeux  avec  une 
simplicité  si  charmante  ,  qu'alors  je  sens  pour 
lui  quelque  chose  de  plus  tendre  encore  quà 
l'ordinaire.  Ces  moments  d'attendrissement  sont 
d  autant  plus  périlleux  pour  la  réserve ,  qu'il 
me  fournit  lui-même  les  occasions  d  en  man- 
quer, et  qu  il  m'a  cent  fois  tenu  des  propos  qui 
sembloient  m'exciter  à  la  confiance.  Tôt  ou  tard 
il  faudra  (jue  je  lui  ouvre  mon  cœur  ,  je  le 
sens  ;  mais,  puisque  tu  veux  que  ce  soit  de  con- 
cert entre  nous  et  avec  toutes  les  précautions 
que  la  prudence  autorise ,  reviens,  et  fais  de 
moins  longues  absences,  ou  je  ne  réponds  plus 
de  rien. 

Ma  douce  amie  ,  il  faut  achever  ;  et  ce  qui 
reste  importe  assez  pour  me  coûter  le  plus  à 
dire.  Tu  ne  m'es  pas  seulement  nécessaire  quand 
je  suis  avec  mes  enfants  ou  avec  mon  mari  , 
mais  sur-tout  quand  je  suis  seule  avec  ta  pauvre 
Julie;  et  la  solitude  m'est  dangereuse  précisé- 
ment parcequ'elle  m'est  douce,  et  que  souvent 


QUATRIÈME   PARTIE.  9 

j€  la  cherche  sans  y  songer.  Ce  n'est  pas ,  tu  le 
sais ,  que  mon  cœur  se  ressente  encore  de  ses 
anciennes  hlessures  ;  non  :  il  est  guéri ,  je  le  sens  , 
j'en  suis  très  sûre:  j  ose  me  croire  vertueuse.  Ce 
n'est  point  le  présent  que  je  crains  ,  c'est  le  passé 
qui  me  tourmente.  Il  est  des  souvenirs  aussi  re- 
doutahles  que  le  sentiment  actuel  ;  on  s'attendrit 
par  réminiscence  ;  on  a  honte  de  se  sentir  pleu- 
rer, et  l'on  n'en  pleure  que  davantage.  Ces  lar- 
mes sont  de  pitié,  de  regret,  de  repentir;  l'a- 
mour n'y  a  plus  de  part;  il  ne  m'est  plus  rien  : 
mais  je  pleure  les  maux  qu'il  a  causés;  je  pleure 
le  sort  d'un  homme  estimable  que  des  feux  in- 
discrètement nourris  ont  privé  du  repos  et  peut- 
être  de  la  vie.  Hélas  !  sans  doute  il  a  péri  dans  ce 
long  et  périlleux  voyage  que  le  désespoir  lui  a 
fait  entreprendre.  S  il  vivoit,  du  bout  du  monde 
il  nous  eût  donné  de  ses  nouvelles  ;  près  de  qua- 
tre ans  se  sont  écoulés  depuis  son  départ.  On  dit 
que  l'escadre  sur  laquelle  il  est  a  souffert  mille 
désastres ,  qu'elle  a  perdu  les  trois  quarts  de  ses 
équipages  ,  que  plusieurs  vaisseaux  sont  sub- 
mergés ,  qu'on  ne  sait  ce  qu'est  devenu  le  reste. 
Il  n'est  plus  ,  il  n'est  plus;  un  secret  pressenti- 
ment me  l'annonce.  L'infortuné  n'aura  pas  été 
plus  épargné  que  tant  d'autres.  La  mer,  les  ma- 
ladies, la  tristesse,  bien  plus  cruelle,  auront 
abrégé  ses  jours.  Ainsi  s'éteint  tout  ce  qui  brille 
un  momeijt  sur  la  terre.  Il  manquoit  aux  tour- 
ments de  ma  conscience  d'avoir  à  me  reprocher 
la  mort  d'un  honnête  homme.  Ah  !  ma  chère  , 


lO  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

quelle  ame  cétoit  que  la  sienne!...  comme  il 
savoit  aimer!...  Il  méritbit  de  vivre...  Il  aura  pré- 
sente devant  le  souverain  jug^e  une  ame  foible, 
mais  saine  et  aimant  la  vertu...  Je  m'efforce  en 
vain  de  chasser  ces  tristes  idées  ;  à  chaque  instant 
elles  reviennent  malgré  moi.  Pour  les  Lannir  , 
ou  pour  les  régler,  ton  amie  a  besoin  de  tes 
soins  ;  et  puisque  je  ne  puis  otibliei'  cet  infortuné, 
j'aime  mieux  en  causer  avec  toi  qiife  d'y  pienser 
toute  seule. 

Regardé ,  que  de  raisons  augmentent  lé  besoin 
continuel  que  j'ai  de  t'a  voir  avec  moi!  Plus  sage 
et  plus  heureuse,  si  les  mêmes  raisons  te  man- 
quent ,  ton  cœur  sent-il  moins  le  même  besoin  ? 
S  il  est  bien  vrai  que  tu  ne  veuilles  point  te  rema- 
rier, ayantsi  peu  de  contentement  de  ta  famille, 
quelle  maison  te  peut  mieux  convenir  que  celle- 
ci^  Pour  moi ,  je  souffre  à  te  savoir  dans  la  tienne; 
car,  malgré  ta  dissimulation ,  je  connois  ta  ma- 
nière d'y  vivre  ,  et  ne  suis  point  dupe  de  l'air 
folâtre  que  tu  viens  nous  étaler  à  Clarens.  Tu 
m'as  bien  reproché  des  défauts  en  ma  vie  ;  mais 
j'en  ai  un  très  grand  à  te  reprocher  à  ton  tour  ; 
cest  que  ta  douleur  est  toujours  concentrée  et 
solitaire.  Tu  te  caches  pour  t'affliger,  comme  si 
tu  rougissois  de  pleurer  devant  ton  amie.  Claire, 
je  n'aime  pas  cela.  Je  ne  suis  point  injuste  comme 
toi  ;  je  n*e  blâme  point  tes  regrets ,  je  ne  veux 
pas  qu'au  bout  de  deux  ans,  de  dix  ,  ni  de  toute 
ta  vie ,  tu  cesses  d'honorer  la  mémoire  d'un  si 
tendre  époux;  mais  je  te  blâme,  après  avoir 


QUATRIÈME    PARTIE.  H 

passé  tes  plus  beaux  jours  à  pleurer  avec  ta 
Julie  ,  de  lui  dérober  la  douceur  de  pleurer  à 
son  tour  avec  toi ,  et  de  laver  par  de  plus  dignes 
larmes  la  bonté  de  celles  qu  elle  versa  dans  ton 
sein.  Si  tu  es  fàcbée  de  t'affliger,  ab!  tu  ne  con- 
nois  pas  la  véritable  affliction.  Si  tu  y  prends 
une  sorte  de  plaisir,  pourquoi"  ne  veux-tu  pas 
que  je  le  partage  ?  Ignores-tu  que  la  commu- 
nication des  cœurs  imprime  à  la  tristesse  je  ne 
sais  quoi  de  doux  et  de  toucbant  que  n'a  pas 
le  contentement?  et  l'amitié  n'a-t-eïle  pas  été 
spécialement  donnée  aux  malbeureux  pour  le 
soulagement  de  leurs  maux  et  la  consolation  de 
leurs  peines? 

Voilà  ,  ma  chère  ,  des  considérations  que  tu 
devrois  faire,  et  auxquelles  il  faut  ajouter  qU'en 
te  proposant  de  vëïiir  demeurer  avec  moi  je  ne 
te  parle  pas  moins  au  nom  de  mon  mari  qu'au 
mien.  Il  m'a  paru  plusieurs  fois  surpris,  presque 
scandalisé  ,  que  deux  amies  telles  que  nous 
n'habitassent  pas  eiisemble  ;  il  assure  te  l'avoir 
dit  à  toi-même ,  et  il  n'est  pas  homme  à  parler 
inconsidérément.  Je  ne  sais  quel  parti  tu  pren- 
dras sur  mes  représentations  ;  j'ai  lieu  d'espérer 
qu'il  sera  tel  que  je  le  désire.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  mien  est  pris,  et  je  nen  changerai  pas.  Je 
n  ai  point  oublié  le  temps  où  tu  voulois  me  sui- 
vre en  Angleterre.  Amie  incomparable ,  c'est  à 
présent  mon  tour.  Tu  connois  mon  aversion 
pour  la  ville,  mon  goût  pour  la  campagne, 
pour  les  travaux  rustiques,  et  l'attachement  que 


12  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

trois  ans  de  séjour  m'ont  donné  pour  ma  mai- 
son de  Clarens.  Tu  nignores  pas  non  plus 
quel  embarras  c'est  de  dénnéna{^er  avec  toute 
une  famille ,  et  combien  ce  seroit  abuser  de  la 
complaisance  de  mon  père  de  le  transplanter 
si  souvent.  lié  bien!  si  tu  ne  veux  pas  quitter 
ton  ménage  et  venir  gouverner  le  mien,  je  suis 
résolue  à  prendre  une  maison  à  Lausanne,  où 
nous  irons  tous  demeurer  avec  toi.  Arrange-toi 
là-dessus-  tout  le  veut,  mon  cœur,  mon  de- 
voir ,  mon  bonbeur  ,  mon  honneur  conservé  , 
ma  raison  recouvrée,  mon  état,  mon  mari, 
mes  enfants,  moi-même  ;  je  te  dois  tout;  tout 
ce  que  j'ai  de  bien  me  vient  de  toi ,  je  ne  vois 
rien  qui  ne  m'y  rappelle ,  et  sans  toi  je  ne  suis 
rien.  Viens  donc,  ma  bien-aimée,  mon  ange 
tutélaire ,  viens  conserver  ton  ouvrage  ,  viens 
jouir  de  tes  bienfaits.  N'ayons  plus  qu'une  fa- 
mille ,  comme  nous  n'avons  qu'une  ame  pour 
la  chérir  ;  tu  veilleras  sur  l'éducation  de  mes 
fils ,  je  veillerai  sur  celle  de  ta  fille  :  nous  nous 
partagerons  les  devoirs  de  mère ,  et  nous  en 
doublerons  les  plaisirs.  Nous  élèverons  nos  cœurs 
ensemble  à  celui  qui  purifia  le  mien  par  tes  soins; 
et  n'ayant  plus  rien  à  désirer  en  ce  monde,  nous 
attendrons  en  paix  l'autre  vie  dans  le  sein  de 
l'innocence  et  de  l'amitié. 


QUATRIÈME   PARTIE.  i3 


LETTRE  IL 


REPONSE   DE   MADAME    DORBE 

A    MADAiME   DE    WOLMAR. 

iVl  ON  dieu!  cousine,  que  ta  lettre  m'a  donné 
de  plaisir!  Charmante  prêcheuse  !...  charmante, 
en  vérité ,  mais  prêcheuse  pourtant...  pérorant  à 
ravir.  Des  œuvres  ,  peu  de  nouvelles.  L'archi- 
tecte athénien...  ce  beau  diseur...  tu  sais  bien... 
dans  ton  vieux  Plntarque...  Pompeuses  descrip- 
tions ,  superbe  temple!...  Quand  il  a  tout  dit, 
l'autre  revient;  un  homme  uni,  l'air  simple,  g^rave 
et  posé...  comme  qui  diroit  ta  cousine  Claire... 
D'une  voix  creuse  ,  lente  et  même  un  peu  na- 
sale... Ce  qiCil  a  dit  ^  je  le  ferai.  Il  se  tait ,  et  les 
mains  de  battre.  Adieu  Ihomme  aux  phrases. 
Mon  enfant,  nous  sommes  ces  deux  architectes; 
le  temple  dont  il  s'agit  est  celui  de  l'amitié. 

Résumons  un  peu  les  belles  choses  que  tu  m'as 
dites.  Premièrement,  que  nous  nous  aimions, 
et  puis ,  que  je  t'étois  nécessaire  ;  et  puis ,  que 
tu  me  l'étois  aussi  ;  et  puis,  qu'étant  libres  de 
passer  nos  jours  ensemble  il  les  y  falloit  passer. 
Et  tu  as  trouvé  tout  cela  toute  seule  !  Sans  men- 
tir tu  es  une  éloquente  personne  !  Oh  bien  !  que 
je  t'apprenne  à  quoi  je  m'occupois  de  mon  côté 
tandis  que  tu  méditois   cette   sublime  lettre. 


l4  LA   NOUVELLE   HÊLOÏSE. 

Après  cela  tu  jugeras  toi-même  lequel  vaut  le 

mieux  de  ce  que  tu  dis  ou  de  ce  que  je  fais. 

A  peine  eus-je  perdu  mon  mari ,  que  tu  rem- 
plis le  vide  quil  avoit  laissé  dans  mon  cœur.  De 
son  vivant  il  en  partageoit  avec  toi  les  affec- 
tions ;  dès  qu'il  ne  fut  plus  ,  je  ne  fus  qu'à  toi 
seule  ;  et ,  selon  ta  remarque  sur  l'accord  de  la 
tendresse  maternelle  et  de  l'amitié  ,  ma  fille 
même  n'étoit  pour  nous  qu'un  lien  de  plus.  Non 
seulement  je  résolus  dès-lors  de  passer  le  reste 
de  ma  vie  avec  toi ,  mais  je  formai  un  projet 
plus  étendu.  Pour  que  nos  deux  familles  n'en 
fissent  qu'une  ,  je  me  proposai ,  supposant  tous 
les  rapports  convenables  ,  d'unir  un  jour  ma 
fille  à  ton  fils  aîné  ;  et  ce  nom  de  mari ,  trouvé 
par  plaisanterie  ,  me  parut  d'heureux  augure 
pour  le  lui  donner  un  jour  tout  de  bon. 

Dans  ce  dcss.ein  ,  je  cherchai  d'abord  à  lever 
les  embarras  d'une  succession  embrouillée  ;  et , 
me  trouvant  assez  de  bien  pour  sacrifier  quelque 
chose  à  la  li([uidation  du  reste,  je  ne  songeai 
quà  mettre  le  partage  de  ma  fille  en  effets  as- 
surés et  à  l'abri  de  tout  procès.  Tu  sais  que  j'ai 
des  fantaisies  sur  bien  des  choses;  ma  folie  dans 
celle-ci  étoit  de  te  surprendre.  Je  m'étois  mis  en 
tête  d'entrer  un  beau  matin  dans  ta  chambre, 
tenant  d'une  main  mon  enfant ,  de  l'autre  un 
poric-fouillc ,  et  de  le  présenter  l'un  et  l'autre 
i^vcc  un  l)eau  compliment  pour  déposer  en  tes 
mains  la  mère,  la  fille  et  leur  bien,  c'est-à-dire 
la  (lot  de  celle-ci.  Oouvcrne-la  ,  voulois-je  te 


QUATRIÈME    PARTIE.  l5 

dire  ,  comme  il  convient  aux  intérêts  de  ton 
fils  ;  car  c'est  désormais  son  affaire  et  la  tienne; 
pour  moi  je  ne  men  mêle  plus. 

Remplie  de  cette  charmante  idée  ,  il  fallut 
men  ouvrir  à  quelqu'un  qui  m'aidât  à  l'exécu- 
ter. Or,  devine  qui  je  choisis  pour  cette  confi- 
dente. Un  certain  M.  de  Wolmaç  :  ne  le  connoî- 
trois^tu  point?  —  Mon  mari ,  cousine?  —  Oui, 
ton  mari,  cousine.  Ce  même  homme  à  qui  tu 
as  tant  de  peine  à  cacher  un  secret  qu'il  lui  im- 
porte de  ne  pas  savoir  est  celui  qui  t'en  a  su 
taire  un  qu'il  t'eût  été  si  doux  d'apprendre.  C'é- 
toit  là  le  vrai  sujet  de  tous  ces  entretiens  mys- 
térieux dont  tu  nous  faisois  si  comiquement  la 
guerre,  l^xi  vois  comme  ils  sont  dissimulés  ces 
maris.  4S'çst-il  pas  bien  plaisant  que  ce  soient 
eux  qui  nous  accusent  de  dissimulation?  J'exi- 
geois  du  tien  davantage  encore.  Je  voyois  fort 
bien  que  tu  méditois  le  même  projet  que  moi 
mais  plus  en  dedans,  et  comme  celle  qui  n'ex- 
hale ses  sentiments  qu'à  mesure  qu'on  s'y  livre. 
Cherchant  donc  à  te  ménager  une  surprise  plus 
agréable  ,  je  voulois  que ,  quand  tu  lui  propo- 
serois  notre  réunion ,  il  ne  parût  pas  fort  ap- 
prouver cet  empressement ,  et  se  montrât  un 
peu  froid  à  consentir.  Il  me  fît  là-dessus  une  ré- 
ponse que  j'ai  retenue  et  que  tu  dois  bien  re- 
tenir; car  je  doute  que,  depuis  qu'il  \  a  des  ma- 
ris au  monde ,  aucun  d  eux  en  ait  fait  une  pa- 
reille. La  voici  :  «  Petite  cousine  ,  je  counois  Ju- 
«  lie...  je  la  connois  bien...  mieux  Qu'elle  ne  croit 


l6  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

«peut-être.  Sdn  cœur  est  ti'op  honnête  pour 
«  qu'on  doive  résister  à  rien  de  ce  qu'elle  désire, 
"  et  trop  sensible  pour  qu'on  le  puisse  sans  l'al- 
«  fliger.  Depuis  cinq  ans  que  nous  sommes  unis , 
"  je  ne  crois  pas  qu  elle  ait  reçu  de  moi  le  moin- 
ic  drc  chagrin  ;  j'espère  mourir  sans  lui  en  avoir 
«jamais  fait  aucun.  "  Cousine,  songe-s-y  bien  : 
voilà  quel  est  le  mari  dont  tu  médites  sans  cesse 
de  troubler  indiscrètement  le  repos. 

Pour  moi ,  j'eus  moins  de  délicatesse  ,  ou  plus 
de  confiance  en  ta  douceur;  et  j'éloignai  si  na- 
turellement les  discours  auxquels  ton  cœur  te 
ramenoit  souvent  ,  que  ,  ne  pouvant  taxer  le 
mien  de  s'attiédir  pour  toi ,  tu  t'allas  mettre 
dans  la  tête  que  j  attendois  de  secondes  noces  , 
et  que  je  t'aimois  mieux  que  tout  autre  chose , 
hormis  un  mari.  Car,  vois-tu,  ma  pauvre  en- 
fant ,  tu  n'as  pas  un  secret  mouvement  qui  m'é- 
chappe; jeté  devine,  jeté  pénètre,  je  perce  jus- 
qu'au plus  profond  de  ton  ame  ;  et  c'est  pour 
cela  que  je  t'ai  toujours  adorée.  Ce  soupçon  , 
qui  te  faisoit  si  heureusement  prendre  le  change, 
m'a  paru  excellent  à  nourrir.  Je  me  suis  mise  à 
faire  la  veuve  coquette  assez  bien  pour  t'y  trom- 
per toi-même  :  c'est  un  rôle  pour  lequel  le  ta- 
lent me  manque  moins  que  l'inclination.  J'ai 
adroitement  employé  cet  air  agaçant  que  je  ne 
sais  pas  mal  prendre,  et  avec  lequel  je  me  suis 
quelquefois  amusée  à  persifler  plus  d'un  jeune 
fat.  Tu  en  as  été  tout-à-fait  la  dupe,  et  m'as  crue 
prête  à  chercher  un  successeur  à  l'homme  du 


QUATRIÈME   PARTIE.  ï^ 

monde  auquel  il  étoit  le  moins  aisé  d'en  trou- 
ver. IMais  je  suis  trop  franche  pour  pouvoir  me 
contrefaire  long-temps  ,  et  tu  tes  bientôt  rassu- 
rée. Cependant  je  veux  te  rassurer  encore  mieux 
en  l'expliquant  mes  vrais  sentiments  sur  ce 
point. 

Je  te  l'ai  dit  cent  fois  étant  fille  ,  je  n'étois 
point  faite  pour  être  femme.  S'il  eût  dépendu  de 
moi,  je  ne  me  serois  point  mariée;  mais  dans 
notre  sexe  on  n'achète  la  liberté  que  par  l'escla- 
vage ,  et  il  faut  commencer  par  être  servante 
pourdevenir  sa  maîtresse  un  jour.  Quoique  mou 
père  ne  me  gênât  pas  ,  j'avois  des  chagrins  dans 
ma  famille.  Pour  m'en  délivrer,  j'épousai  donc 
]V1.  d'Orbe.  Il  étoit  si  honnête  homme  et  m  aimoit 
si  tendrement ,  que  je  l'aimai  sincèrement  à  mon 
tour.  L'expérience  me  donna  du  mariage  une 
idée  plus  avantageuse  que  celle  que  j'en  avois 
■conçue ,  et  détruisit  les  impressions  que  m'en 
avoit  laissées  la  Chaillot.  M.  d'Orbe  me  rendit 
heureuse  et  ne  s'en  repentit  pas.  Avec  un  autre 
j'aurois  toujours  rempli  mes  devoirs,  mais  je 
l'aurois  désolé  ;  et  je  sens  quil  falloit  un  aussi 
bon  mari  pour  faire  de  moi  une  bonne  femme, 
ïmaginerois-tu  que  c'est  de  cela  même  que  j'a- 
vois à  me  plaindre  ?  Mon  enfant  ,  nous  nous 
aimions  trop',  nous  n'étions  point  gais.  Une  ami- 
tié plus  légère  eût  été  plus  folâtre;  je  l'aurois 
préférée ,  et  je  crois  que  j'aurois  mieux  aimé 
vivre  moins  contente  et  pouvoir  rire  plus  sou- 
vent. 


/l. 


l8  LA    NOUVELLE   HELQISE. 

A  cela  se  joignirent  les  sujets  particuliers 
d'inquiétude  que  me  donnoit  ta  situation.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  te  rappeler  les  dangers  que 
t'a  fait  courir  une  passion  mal  réglée  :  je  les  vis 
en  frémissant.  Si  tu  n'avois  risqué  que  ta  vie , 
i)eut-être  un  reste  de  gaieté  ne  m  eùt-il  pas  tout- 
à-fait  abandonnée  :  mais  la  tristesse  et  l'effroi 
pénétrèrent  mon  aine  ;  et  jusqu'à  ce  que  je  t'aie 
vue  mariée ,  je  n'ai  pas  eu  un  moment  de  pure 
joie.  Tu  connus  ma  douleur,  tu  la  sentis  :  elle  a 
beaucoup  fait  sur  ton  bon  cœur;  et  je  ne  ces- 
serai de  bénir  ces  heureuses  larmes  qui  sont  peut- 
être  la  cause  de  ton  retour  au  bien. 

Voilà  comment  s'est  passé  tout  le  temps  que 
j'ai  vécu  avec  mon  mari.  Juge  si,  depuis  qpe 
Dieu  me  l'a  ôté  ,  je  pourrois  espérer  d'en  retrou- 
ver un  autre  qui  fût  autant  selon  mon  cœur,  et 
si  je  suis  tentée  de  le  chercher.  Non  ,  cousine ,  le 
mariage  est  un  état  trop  grave  ;  sa  dignité  ne  va 
point  avec  mon  humeur ,  elle  m'attriste  et  me 
sied  mal ,  sans  compter  que  toute  gène  m'est  in- 
supportable. Pense  ,  toi  qui  me  connois  ,  ce  que 
peut  être  à  mes  yeux  un  lien  dans  lequel  je  n'ai 
pas  ri  durant  sept  ans  sept  petites  fois  à  mon 
aise.  Je  ne  veux  pas  faire  comme  toi  la  matrone 
à  vingt-huit  ans.  Je  me  trouve  une  petite  veuve 
assez  piquaiile ,  assez  mariable  encore  ;  et  je 
crois  que,  si  j'étois  homme,  je  m'accommode- 
rois  assez  de  moi.  Mais  me  remarier ,  cousine  1 
Ecoute  ;  je  pleure  bien  sincèrement  mon  pau- 
vre mari  ;  j'aurois  donné  la  moitié  de  ma  vie 


QUATRIÈME   PARTIE.  ig 

pour  passer  l'autre  avec  lui;  et  pourtant,  s'il 
pouvoit  revenir,  je  ne  le  reprendiois,  je  crois, 
lui-même  que  pareecjue  je  Tavois  dv^-ja  pris. 

Je  viens  de  t'expbser  mes  véritables  intentions. 
Si  je  n'ai  pu  les  exécuter  encore  malgré  les  soins 
de  M.  de  Wolmar  ,  c'est  que  les  diHicultés  sem- 
blent croître  avec  mon  zèle  à  les  surmonter. 
Mais  mon  zèle  sera  le  plus  fort,  et  avant  que 
Tété  se  passe  j'espère  me  réunir  à  toi  pour  le 
reste  de  nos  jours. 

Il  reste  à  me  justifier  du  reproche  de  te  ca- 
cher mes  peines  et  d'aimer  à  pleurer  loin  de  toi: 
je  ne  le  nie  pas ,  c'est  à  quoi  j  emploie  ici  le  meil- 
leur temps  que  j  y  passe.  Je  n'entre  jamais  dans 
ma  maison  sans  y  retrouver  des  vesti{]es  de  ce- 
lui qui  me  la  rendoit  chère.  Je  n'y  fais  pas  un 
pas,  je  n'y  fixe  pas  un  objet,  sans  apercevoir 
quebjue  signe  de  sa  tendresse  et  de  la  bonté  de 
son  cœur;  voudrois-tu  que  le  mien  n'en  fût 
pas  ému!*  Quand  je  suis  ici ,  je  ne  sens  que 
la  perte  que  j'ai  faite;  quand  je  suis  près  de 
toi,  je  .ne  vois  que  ce  qui  m  est  resté.  Peux -tu 
me  faire  un  crime  de  ton  pouvoir  sur  mon 
humeur?  Si  je  pleure  en  ton  absence  et  si  je 
ris  près  de  toi,  d'où  vient  cette  diifrrenre  '  Pe- 
tite ingrate!  c'est  que  tu  me  consoles  de  tout, 
et  que  je  ne  sais  plus  m'affliger  de  rien  quand 
je  te  possède. 

Tu  as  dit  bie  i  des  choses  en  faveur  de  notre 
ancieime  amitié  :  mais  je  ne  te  pard  nue  pas 
d'oublier  celle  qui  nie  fait  le  plus  d  honneur  ; 


30  LA    NOUVELLE    IIELOÏSE. 

c  est  de  te  chérir  quoique  tu  m'éclipses.  Ma  Ju- 
lie ,  tu  es  faite  pour  régner.  Ton  empire  est  le 
plus  absolu  que  je  connoissc  :  il  s'étend  jus- 
que sur  les  volontés  ,  et  je  Féprouve  plus  que 
personne.  Gomment  cela  se  fait -il  ,  cousine? 
Nous  aimons  toutes  deux  la  vertu  ;  l'honnêteté 
nous  est  éfjalement  chère;  nos  talents  sont  les 
mêmes  ;  j'ai  presque  autant  d'esprit  que  toi ,  et 
ne  suis  guère  moins  jolie.  Je  sais  fort  bien  tout 
cela  ;  et  malgré  tout  cela  tu  m'en  imposes  ,  tu 
nie  subjugues  ,  tu  m'atterres  ,  ton  génie  écrase 
le  mien  ,  et  je  ne  suis  rien  devant  toi.  Lors  même 
que  tu  vivois  dans  des  liaisons  que  tu  te  repro- 
chois  ,  et  que  ,  n'ayant  point  imité  ta  faute  ,j'au- 
rois  dû  prendre  l'ascendant  à  mon  tour,  il  ne  te 
demeuroit  pas  moins.  Ta  foiblesse ,  que  je  blâ- 
mois ,  me  sembloit  presque  une  vertu  ;  je  ne  pou- 
vois  m'empêcher  d'admirer  en  loi  ce  que  j  aurois 
repris  dans  une  autre.  Enfin,  dans  ce  temps-là 
même ,  je  ne  t'abordois  point  sans  un  certain 
mouvement  de  respect  involontaire;  et  il  est  sûr 
que  toute  ta  douceur  ,  toute  la  familiarité  de  ton 
commerce  étoit  nécessaire  pour  me  rendre  ton 
amie:  naturellement  je  devois  être  la  servante. 
Explique  si  tu  peux  cette  énigme;  quant  à  moi, 
je  n'y  entends  rien. 

Mais  si  fait  pourtant ,  je  l'entends  un  peu  ,  et 
je  crois  même  l'avoir  autrefois  expliquée;  c'est 
que  ton  cœur  vivifie  tous  ceux  qui  l'environ- 
nent, et  leur  donne  pour  ainsi  dire  un  nouvel 
être  dont  ils  sont  forcés  de  lui  faire  hommage  , 


QUATRIÈME    PARTIE.  21 

puisqu ils  ne  lauroient  point  eu  sans  lui.  Je  t'ai 
rendu  d'importants  services ,  j'en  conviens  :  tu 
m'en  fais  souvenir  si  souvent  qu'il  n'y  a  pas 
moyen  de  l'oublier.  Je  ne  le  nie  point ,  sans  moi 
tu  étois  perdue.  Mais  qu'ai-je  fait  que  te  rendre 
ce  que  j'avois  reçu  de  toi?  Est-il  possible  de  te 
voir  long-temps  sans  se  sentir  pénétrer  lame  des 
charmes  de  la  vertu  et  des  douceurs  de  l'amitié? 
Ne  sais-tu  pas  que  tc^ut  ce  qui  t'approche  est 
par  toi-même  armé  pour  ta  défense,  et  que  je 
n'ai  par-dessus  les  autres  que  l'avantage  des  gar- 
des de  Sésostris, d'être  de  ton  âge  et  de  ton  sexe, 
et  d'avoir  été  élevée  avec  toi  ?  Quoi  qu'il  en  soit , 
Claire  se  console  de  valoir  moins  que  Julie  ,  en 
ce  que  sans  Julie  elle  vaudroit  bien  moins  en- 
core ;  et  puis,  à  te  dire  la  vérité,  je  crois  que 
nous  avions  grand  besoin  l'une  de  l'autre ,  et  que 
chacune  des  deux  y  perdroit  beaucoup  si  le  sort 
nous  eût  séparées. 

Ce  qui  me  fâche  le  plus  dans  les  affaires  qui 
me  retiennent  encore  ici ,  c'est  le  risque  de  ton 
secret  toujours  prêt  à  s'échapper  de  ta  bouche. 
Considère ,  je  t'en  conjure  ,  que  oe  qui  te  porte 
à  le  garder  est  une  raison  forte  et  solide ,  et  que 
ce  qui  te  porte  à  le  révéler  n'est  qu'un  sentiment 
aveugle.  Nos  soupçons  même  que  ce  secret  n'en 
est  plus  un  pour  celui  qu'il  intéresse  nous  sont 
une  raison  de  plus  pour  ne  le  lui  déclarer  qu'a- 
vec la  plus  grande  circonspection.  Peut-être  la 
réserve  de  ton  mari  est-elle  un  exemple  et  une 
leçon  pour  nous  ;  car  en  de  pareilles  matières  il 


22  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

y  a  souvent  une  grande  différence  entre  ce  qu'on 
feint  cli^piorer  et  ce  qu  on  est  forcé  de  savoir. 
Attends  donc,  je  1  exi^^^e  ,  (jue  nous  en  délibérions 
encore  une  fois.  Si  tes  pressentiments  étoient 
fondés  et  {|ue  ton  déplorahie  ann'  ne  fût  plus  ,  le 
meilleur  parîi  qui  resieroit  à  piendre  seroit  de 
laisser  son  iii^toire  et  tes  nialiieurs  ensevelis 
avec  lui.  S'il  vit ,  comme  je  l'espère ,  le  cas  peut 
devenir  diiféient  ;  ma's  encore  faut-il  que  ce 
cas  se  présente.  En  tout  état  de  cause,  crois  tu 
ne  devoir  aucun  égard  aux  derniers  conseils 
d  un  infortuné  dont  tous  les  maux  sont  ton  ou- 
vrage ? 

A  regard  des  dangers  de  la  solitude ,  je  con- 
<;ois  et  j'approuve  tes  alarmes ,  quoique  je  les 
sache  très  mal  fondées.  Tes  fautes  passées  te  ren- 
dent craintive;  j'en  augure  d'autant  mieux  du 
présent ,  et  tu  le  serois  bien  moins  s  il  te  restoit 
plus  de  sujet  de  l'être  :  mais  je  ne  puis  te  passer 
ton  effroi  sur  le  sort  de  notre  pauvre  ami.  A 
présent  que  tes  affections  ont  changé  d  espèce, 
crois  qu'il  ne  m'est  pas  moins  cher  qu'à  toi.  Ce- 
pendant j'ai  des  pressentiments  tout  contraires 
aux  liens  ,  et  mieux  d'accord  avec  la  raison.  My- 
lord  Edouard  a  re(^u  deux  foiide  ses  nouvelles, 
et  m'a  écrit  à  la  seconde  qu'il  étoit  dans  la  mer 
du  Sud  ,  ayant  déjà  passé  les  dangers  dont  tu 
paries.  Tu  sais  cela  aussi  bien  fjue  moi,  et  tu 
t'aifliges  comme  si  tu  n  en  savois  rien.  Mais  ce 
que  tu  ne  sais  pas  et  qu'il  faut  t'apprendre  , 
c'est  que  le  vaisseau  sur  lequel  il  a  été  vu  il  y  a 


QUATRIÈME    PARTIE.  2J 

deux  mois  à  la  hauteur  des  Canaries ,  faisant 
voile  en  Europe.  Voilà  ce  qu'on  écrit  de  Hol- 
lande à  mon  père,  et  dont  il  na  pas  manqué  de 
me  faire  part ,  selon  sa  coutume  de  m'instruire 
des  affaires  publiques  beaucoup  plus  exactement 
que  des  siennes.  Le  cœur  me  dit  à  moi  que  nous 
ne  serons  pas  long-temps  sans  recevoir  des  nou- 
velles de  notre  philosophe  ,  et  que  tu  en  seras 
pour  tes  larmes ,  à  moins  qu  après  l'avoir  pleuré 
mort  tu  ne  pleures  de  ce  qu'il  est  en  vie.  Mais , 
dieu  merci,  tu  n'en  es  plus  là. 

Deh  !  fosse  or  qui  quel  miser  pur  un  poco  , 
Cil'  è  già  di  piangere  e  di  viver  lasso  (i)! 

Voilà  ce  que  j'aveis  à  te  répondre.  Celle  qui 
t'aime  t'offre  et  partage  la  douce  espérance  d'une 
éternelle  réunion.  Tu  vois  que  tu  n'en  as  formé 
le  projet  ni  seule  ni  la  première,  et  que  l'exécu- 
tion en  est  plus  avancée  que  tunepensois.  Prends 
donc  patience  encore  cet  été ,  ma  douce  amie  : 
il  vaut  mieux  tarder  à  se  rejoindre  que  d'avoir 
encore  à  se  séparer. 

Hé  bien  !  belle  madame,  ai-je  tenu  parole, 
et  mon  triomphe  est-il  complet?  Allons,  qu'on 
se  mette  à  genoux ,  qu'on  baise  avec  respect  cette 
lettre,  et  qu'on  reconnoisse  humblement  qu  au 
moins  une  fois  en  la  vie  Julie  de  Wolmar  a  été 
vaincue  en  amitié  (2). 

(i)  Eh  !  que  n'est-il  un  moment  ici  ce  pauvre  malheu- 
reux, dëja  las  de  souffrir  et  de  vivre  !  Pétr. 
(2)  Que  cette  bonne  Suissesse  est  heureuse  d'être  gaie , 


24  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

LETTRE  III. 

DE  l'amant  de  JULIE  A  MADAME  DORBE. 

JViA  cousine,  ma  bienfaitrice,  mon  amie,  j'arrive 
des  extrémités  de  la  terre,  et  j'en  rapporte  un 
cœur  tout  plein  de  vous.  J  ai  passé  quatre  fois  la 
ligne  ;  j'ai  parcouru  les  deux  hémisphères  ;  j'ai 
vu  les  quatre  parties  du  monde  ;  j'en  ai  mis  le 
diamètre  entre  nous;  j'gi  fait  le  tour  entier  du 
globe,  et  n'ai  pu  vous  échapper  un  moment.  On 
a  beau  fuir  ce  qui  nous  est  cher,  son  image,  plus 
vite  que  la  mer  et  les  vents»,  nous  suit  au  bout 
de  l'univers  ;  et  par-tout  oii  loti  se  porte ,  avec 
soi  l'on  y  porte  ce  qui  nous  fait  vivre.  J'ai  beau- 
coup souffert  ;  j'ai  vu  souffrir  davantage.  Que  d'in- 
fortunés j'ai  vus  mourir!  Hélas  !  ils  mettoient  un 
si  grand  prix  à  la  vie  !  et  moi  je  leur  ai  survécu!... 
Peut-être  étois-je  en  effet  moins  à  plaindre;  les 
misères  de  mes  compagnons  m'étoient  plus  sen- 
.sibles  que  les  miennes;  je  les  voyois  tout  entiers 
à  leurs  peines  ;  ils  dévoient  souffrir  plus  que 

quand  elle  est  gaie  sans  esprit,  sans  naïveté ,  sans  finesse  ! 
Elle  ne  se  cloute  pas  des  apprêts  qu'il  faut  parmi  nous 
pour  faire  passer  la  bonne  humeur.  Elle  ne  sait  pas  qu'on 
n'a  point  cette  bonne  humeur  pour  soi ,  mais  pour  les 
autres,  et  qu'on  ne  rit  pas  pour  rire,  mais  ponr  être  ap- 
plaudi. 


QUATRIÈME   PARTIE.  2$ 

moi.  Je  me  disois:  Je  suis  mal  ici,  mais  il  est 
un  coin  sur  la  terre  où  je  suis  heureux  et  pai- 
sible ,  et  je  me  dédommageois  au  bord  du  lac 
de  Genève  de  ce  que  j'endurois  sur  l'océan.  J  ai 
le  bonheur  en  arrivant  de  voir  confirmer  mes 
espérances  ;  mylord  Edouard  m'apprend  que 
vous  jouissez  toutes  deux  de  la  paix  et  de  la 
santé,  et  que,  si  vous  en  particulier  avez  perdu 
le  doux  titre  d'épouse,  il  vous  reste  ceux  d'a- 
mie et  de  mère  ,  qui  doivent  suffire  à  votre 
bonheur. 

Je  suis  trop  pressé  de  vous  envoyer  cette  let- 
tre ,  pour  vous  faire  à  présent  un  détail  de  mon 
voyage  ;  j  ose  espérer  d'en  avoir  bientôt  une  oc- 
casion plus  commode.  Je  me  contente  ici  de  vous 
en  donner  une  légère  idée,  plus  pour  exciter 
que  pour  satisfaire  votre  curiosité.  J  ai  mis  près 
de  quatre  ans  au  trajet  immense  dont  je  viens 
de  vous  parler,  et  suis  revenu  dans  le  même 
vaisseau  sur  lequel  j'étois  parti,  le  seul  que  le 
commandant  ait  ramené  de  son  escadre. 

J  ai  vu  d'abord  l'Amérique  méridionale ,  ce 
vaste  continent  que  le  manque  de  fer  a  soumis 
aux  Européens  ,  et  dont  ils  ont  fait  un  désert 
pour  s  en  assurer  l'empire.  J'ai  vu  les  côtes  du 
Brésil ,  où  Lisbonne  et  Londres  puisent  leurs 
trésors,  et  dont  les  peuples  misérables  foulent 
aux  pieds  l'or  et  les  diamants  sans  oser  y  porter 
la  main.  J  ai  traversé  paisibhîment  les  mers  ora- 
geuses qui  sont  sous  le  cercle  antarctique  ;  j  ai 


26  LA    NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

trouvé  dans  la  mer  Pacifique  les  plus  effroyables 
tempêtes , 

E  in  mar  dubbioso  sotto  ig;noto  polo 
Provai  Tonde  fallaci ,  e'I  vento  infido(i). 

Jîji  VU  fie  loin  le  séjour  de  ces  prétendus 
géants  (2)  qui  ne  sont  fijrands  quen  courage,  et 
dont  l'indépendance  est  plus  assurée  par  une 
vie  simple  et  frugale  que  par  une  haute  stature. 
J'ai  séjourné  trois  mois  dans  une  île  déserte  et 
délicieuse ,  douce  et  touchante  image  de  lanti- 
que  beauté  de  la  nature,  et  qui  semble  être 
confinée  au  bout  du  monde  pour  y  servir  d'asile 
à  l'innocence  et  à  famour  persécutés  :  mais  la"» 
vide  Européen  suit  son  humeur  farouche  en 
empêchant  l'Indien  paisible  de  l'habiter,  et  se 
rend  justice  en  ne  l'habitant  pas  lui-même. 

J  ai  vu  sur  les  rives  du  Mexique  et  du  Pérou 
le  même  spectacle  que  dans  le  Brésil  :  j'en  ai  vu 
les  rares  et  infortunés  habitants  ,  tristes  restes 
de  deux  puissants  peuples  ,  accablés  de  fers  , 
d'opprobre  et  de  misères  ,  au  milieu  de  leurs 
riches  métaux ,  reprocher  au  ciel  en  pleurant 
les  trésors  qu'il  leur  a  prodigués.  J  ai  vu  fincen- 
dic  affreux  d'une  ville  entière  sans  résistance  et 
sans  défenseurs.  Tel  est  le  droit  de  la  guerrp 
parmi  les  peuples  savants,  humains  et  polis  de 
l'Europe  ;  on  ne  se  borne  pas  à  faire  à  son  en- 

(i)  Et  sur  dos  mers  suspectes,  sous  un  pôle  inconnu, 
j'éprouvai  la  trahison  de  Tonde  et  Tinfidelité  des  vents, 
(a)  Les  Patagons. 


QUATRIÈME    PAllTIE.  27 

nemi  tout  le  mal  dont  on  peut  tirer  du  profit, 
mais  on  compte  pour  un  profit  tout  le  mal  qu'on 
peut  lui  faire  à  pure  perte.  J  ai  côtoyé  presque 
toute  la  partie  occidentale  de  l'Anicrique,  non 
sans  être  frappé  d'admiration  en  voyant  quinze 
cents  lieues  de  côte  et  la  plus  grande  mer  du 
monde  sous  l'empire  d  une  seule  puissance  qui 
tient  pour  ainsi  dire  en  sa  main  les  clefs  d'un 
hémisphère  du  glohe. 

Après  avoir  traversé  la  grande  mer,  j'ai  trouvé 
dans  1  autre  continent  un  nouveau  spectacle.  J  ai 
vu  la  plus  nombreuse  et  la  plus  illustre  nation 
de  1  univers  soumise  à  une  poignée  de  brigands  ; 
j'ai  vu  de  près  ce  peuple  célèbre,  et  n'ai  plus  été 
surpris  de  le  trouver  esclave.  Autant  de  fois  con- 
quis qu'attaqué,  il  fut  toujours  en  proie  au  pre- 
mier venu  et  le  sera  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  Je 
lai  trouvé  digne  de  son  sort,  n'ayant  pas  même 
le  courage  d'en  gémir.  Lettré,  lâche,  hypocrite 
et  charlatan  ;  parlant  beaucoup  sans  rien  dire  , 
plein  d'esprit  sans  aucun  génie,  abondant  en  si- 
gnes et  stérile  en  idées  ;  poli ,  complimenteur  . 
adroit,  fourbe  et  fripon;  qui  met  tous  les  de- 
voirs en  étiquettes,  toute  la  morale  en  simagrées, 
et  ne  connoît  d'autre  humanité  que  les  saluta- 
tions et  les  révérences.  Jai  surgi  dans  une  se- 
conde île  déserte,  plus  inconnue,  plus  char- 
mante encore  que  la  première,  et  où  le  plus 
cruel  accident  faillit  à  nous  confiner  pour  ja- 
mais. Je  fusje  seul  peut  être  qu'un  exil  si  doux 
n'épouvanta  point.  Ne  suis-je  pas  désormais  par- 


28  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

tout  en  exil  ?  J'ai  vu  dans  ce  lieu  de  délices  et 
d'effroi  ce  que  peut  tenter  Tindustrie  humaine 
pour  tirer  l'homme  civilisé  d'une  solitude  où  rien 
ne  lui  manque,  et  le  replonger  dans  un  gouffre 
de  nouveaux  besoins. 

J'ai  vu  dans  le  vaste  océan ,  où  il  devroit  être 
si  doux  à  des  hommes  d'en  rencontrer  d'autres, 
deux  grands  vaisseaux  se  chercher ,  se  trouver , 
s'attaquer,  se  battre  avec  fureur,  comme  si  cet 
espace  immense  eût  été  trop  petit  pour  chacun 
d'eux.  Je  les  ai  vus  vomir  l'un  contre  l'autre  le 
fer  et  les  flammes.  Dans  un  combat  assez  court , 
j'ai  vu  limage  de  l'enfer;  j'ai  entendu  les  cris  de 
joie  des  vainqueurs  couvrir  les  plaintes  des  bles- 
sés et  les  gémissements  des  mourants.  J'ai  reçu* 
en  rougissant  ma  part  d'un  immense  butin;  je 
l'ai  reçu,  mais  en  dépôt  ;  et  s  il  lut  pris  sur  des 
malheureux,  c'est  à  des  malheureux  quil  sera 
rendu. 

J'ai  vu  l'Europe  transportée  à  l'extrémité  de 
l'Afrique  par  les  soins  de  ce  peuple  avare,  pa- 
tient et  laborieux ,  qui  a  vainc;u  par  le  temps  et 
la  constance  des  difficultés  que  tout  l'héroïsme 
des  autres  peuples  n'a  jamais  pu  surmonter.  J'ai 
vu  ces  vastes  et  malheureuses  contrées  qui  ne 
semblent  destinées  qu  à  couvrir  la  terre  de  trou- 
peaux d'esclaves.  A  leur  vil  aspect  j'ai  détourné 
les  yeu:4  de  dédain ,  d'horreur  et  de  pitié  ;  et 
voyant  la  quatrième  partie  de  mes  semblables 
changée  en  bêtes  pour  le  service  d(^  antres,,  j'ai 
gémi  d'être  honmie. 


QUATRIÈME    PARTIE.  29 

Enfin  j'ai  vu  dans  mes  compafjnons  de-voya^e 
un  peuple  intrépide  et  fier,  dont  J  exemple  et  la 
liberté  rétablissoient  à  mes  yeux  Tlionneur  de 
mon  espèce ,  pour  lequel  la  douleur  et  la  mort 
ne  sont  rien  ,  et  qui  ne  craint  au  monde  que  la 
faim  et  l'ennui.  J'ai  vu  dans  leur  chef  un  capi- 
taine ,  un  soldat,  un  pilote ,  un  sage,  un  grand 
homme ,  et,  pour  dire  encore  plus  peut-être,  le 
digne  ami  d'Edouard  Bomston  :  mais  ce  que  je 
n'ai  point  vu  dans  le  monde  entier,  c'est  quel- 
qu'un qui  ressemble  à  Claire  d  Orbe  ,  à  Julie 
d'Étange ,  et  qui  puisse  consoler  de  leur  perte 
un  cœur  qui  sut  les  aimer. 

Gomment  vous  parler  de  ma  guérison  ?  C'est 
de  vous  que  je  dois  apprendre  à  la  connoître. 
Reviens-je  plus  libre  et  plus  sage  que  je  ne  suis 
parti?  J'ose  le  croire  et  ne  puis  l'affirmer.  La 
même  image  régne  toujours  dans  mon  cœur  ; 
vous  savez  s'il  est  possible  qu'elle  s'en  efface  : 
mais  son  empire  est  plus  digne  d'elle .;  et  si  je 
ne  me  fais  pas  illusion ,  elle  régne  dans  ce  cœur 
infortuné  comme  dans  le  vôtre.  Oui ,  ma  cou- 
sine, il  me  semble  que  sa  vertu  m'a  subjugué , 
que  je  ne  suis  pour  elle  que  le  meilleur  et  le  plus 
tendre  ami  qui  fut  jamais  ,  que  je  ne  fais  plus 
que  l'adorer  comme  vous  l'adorez  vous-même  j 
ou  plutôt  il  me  semble  que  mes  sentiments  ne 
se  sont  pas  affoiblis,  mais  rectifiés;  et ,  avec 
quelque  soin  que  je  m'examine ,  je  les  trouve 
aussi  purs  que  l'objet  qui  les  inspire.  Que  puis- 
je  vous  dire  de  plus  jusqu'à  l'épreuve  qui  peut 


3o  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

in'appreiidre  à  juger  de  moi;'  Je  suis  sincère  et 
\'rai  ;  je  veux  être  ce  que  je  dois  être  :  mais 
comment  répondre  de  mon  cœur  avec  tant  de 
raisons  de  m  en  défier?  Suis-je  le  maître  du 
passé?  Peux -je  empêcher  que  mille  léux  né 
m'aient  autrefois  dévoré  ?  Comment  distingue- 
rai-je  par  la  seule  imagination  ce  qui  est  de  ce 
qui  fut?  et  comment  me  représenterai-je  amie 
celle  que  je  ne  vis  jamais  qu'amante  ?  Quoi  que 
vous  pensiez  peut-être  du  motif  secret  de  mon 
empressement ,  il  est  honnête  et  raisonnable  ; 
il  mérite  que.  vous  fapprouviez.  Je  réponds 
d'avance  au  moins  de  mes  intentions.  Soufirez 
que  je  vous  voie,  et  m'examinez  vous-même  j 
ou  laissez-moi  voir  Julie,  et  je  saurai  ce  que 
je  suis. 

.  Je  dois  acccompagner  mylord  Edouard  ea 
Italie.  Je  passerai  près  de  vous  ;  et  je  ne  vous 
verrois  point  !  Pensez-vous  que  cela  se  puisse  ? 
Eh  1  si  vous  aviez  la  barbarie  de  l'exiger ,  vous 
mériteriez  de  n'être  pas  obéie.  Mais  pourquoi 
l'exigcriez-vous?  N'êtes-vous  pas  cette  même 
Claire.,  aussi  bonne  et  compatissante  que  ver- 
tueuse et  sage  ,  qui  daigna  m'aimer  dès  sa  plus 
tendre  jeunesse,  et  qui  doit  m'aimer  bien  plus 
encore  aujourd'hui  que  je  lui  dois  tout  (i)?  Non, 
non,   chère  et  charmante  amie,    un  si   cruel 

(i)  Que  lui  tloit-il  donc  tant,  à  elle  qui  a  fait  les  mal- 
heurs (lésa  vie?  Malheureux  questionnetir !  il  lui  doit 
rhonneur,  la  vertu  ,  le  repos  de  celle  qu'il  aime;  il  lui 
doit  font. 


QUATRIÈME   PARTIE.  Si 

refus  ne  seroit  ni  de  vous  ni  fait  pour  moi  ;  il 
ne  mettra  point  le  comble  à  ma  misère.  Encore 
une  fois,  encore  une  lois  en  ma  vie,  je  dépo- 
seiai  mon  cœur  à  vos  pieds.  Je  vous  verrai,  vous 
y  conscutirc*  Je  la  verrai,  elle  y  consentira. 
Vous  coniioissez  trop  bien  toutes  deux  mon  res- 
pect pour  elle.  Vous  savez  si  je  suis  homme  à 
m'offiir  à  ses  yeux  en  me  sentant  indi^;nc  d'y 
paroîtrc.  Elle  a  déplore  si  long-temps  l'ouvrage 
de  ses  cliurmes!  ali!  quelle  voie  une  fois  fou- 
vrage  de  sa  vertu  ! 

P.  S.  Mylord  Edouard  est  retenu  pour  quel- 
que temps  encore  ici  par  des  affaires:  s'il  m'est 
permis  de  vous  voir  ,  pourquoi  ne  prendrois- 
je  pas  les  devants  pour  être  plus  tôt  auprès  de 
vous  ? 


LETTRE  IV. 

DE   M.  DE   WOLMAR    A   LAMANT    DE   JULIE. 

(Quoique  nous  ne  nous  connoissions  pas  en- 
core ,  je  suis  charge  de  vous  écrire.  La  plus  sage 
et  la  plus  chérie  des  femmes  vient  d  ouvrir  son 
cœur  à  son  heureux  époux.  Il  vous  croit  digne 
d'avoir  été  aimé  d'elle,  et  il  vous  offre  sa  maison. 
L  innocence  et  la  paix  y  régnent  ;  vous  y  trou- 
verez l'amitié  ,  l'hospitalité  ,  lestime ,  la  con- 
fiance. Consultez  votre  cœur  :  et  $  il  nV  a  rien 


32  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

là  qui  vous  effraie,  venez  sans  crainte.  Vous  ne 
partirez  point  d  ici  sans  y  laisser  un  ami. 

WOLMAR. 

• 

P.  S.  Venez,  mon  ami,  nous  vous  attendons 
avec  empressement.  Je  naurai  pas  la  douleur 
que  vous  nous  deviez^  un  refus. 

Julie. 


LETTRE  V. 

DE    MADAME    d'oRBE    A   l'aMANT   DE    JULIE. 

DANS  CETTE  LETTRE  ÉTOIT  INCLUSE  LA  PRECEDENTE. 

Bien  arrivé!  cent  fois  le  bien  arrivé,  cher  Saint- 
Preux;  car  je  prétends  que  ce  nom  (i)  vous  de- 
meure, au  moins  dans  notre  société.  C'est,  je 
crois,  vous  dire  assez  qu'on  n'entend  pas  vous 
en  exclure,  à  moins  que  cette  exclusion  ne  vien- 
ne de  vous.  En  voyant  par  la  lettre  ci-jointe 
que  j  ai  fait  plus  que  vous  ne  me  demandiez, 
apprenez  à  prendre  un  peu  plus  de  confiance 
en  vos  amis,  et  à  ne  plus  reprocher  à  leur  cœur 
ries  chagrins  qu'ils  partagent  quand  la  raison 
les  force  à  vous  en  donner.  M.  de  Wolmar  veut 
vous  voir;  il  vous  offre  sa  maison,  son  amitié, 

(i)  C'est  celui  qu'elle  lui  avoit  donné  devant  ses 
Ijens  à  son  précédent  voyage.  Voyez  troisième  partie  . 
lettre  XIV. 


QUATRIÈME    PARTIE.  33 

ses  conseils:  il  nen  falloit  pas  tant  pour  calmer 
tout»,  s  mes  craintes  sur  votre  voyage,  et  je  m'of- 
fenserois  moi-même  si  je  pouvois  uu  moment 
me  défier  de  vous.  Il  fait  ])ius,  il  prétend  vous 
guérir,  et  dit  que  ni  Julie,  ni  lui,  ni  vous,  ni 
moi,  ne  pouvons  être  parfaitement  heureux  sans 
cela.  Quoique  j'attende  beaucoup  de  sa  sagesse, 
et  plus  de  votre  vertu,  j  ignore  quel  sera  le  suc- 
cès de  cette  entreprise.  Ce  que  je  sais  bien,  cest 
qu'avec  la  femme  qu'il  a ,  le  soin  qu'il  veut  pren- 
dre est  une  pure  générosité  pour  vous. 

Venez  donc,  mon  aimable  ami,  dans  la  sécu- 
rité d'un  cœur  honnête,  satisfaire  l'empresse- 
ment que  nous  avons  tous  de  vous  embrasser 
et  de  vous  voir  paisible  et  content;  venez  dans 
votre  pays  et  parmi  vos  amis  vous  délasser  de 
vos  voyages  et  oublier  tous  les  maux  que  vous 
avez  soufferts.  La  dernière  fois  que  vous  me  vîtes 
j'étois  une  grave  matrone,  et  mon  amie  étoit  à 
lextrémité;  mais  à  présent  qu'elle  se  porte  bien, 
et  queje  suis  redevenue  fille ,  me  voilà  tout  aussi 
folle  et  presque  aussi  jolie  qu'avant  mon  ma- 
riage. Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  bien  sûr,  c'est 
queje  n'ai  point  changé  pour  vous,  et  que  vous 
feriez  bien  des  fois  le  tour  du  monde  avant  d'y 
trouver  quelqu'un  qui  vous  aimât  comme  moi. 


4- 


34  LA  NOUVELLE   HÉL0Ï5E, 

LETTRE  VI. 

DE   SAINT-PREUX   A    MYLORD   EDOUARD. 

J  E  me  lève  au  milieu  de  la  nuit  pour  vous  écrire. 
Je  ne  saurois  trouver  un  moment  de  repos.  Mon 
cœur  agité,  transporté,  ne  peut  se  contenir  au- 
dedans  de  moi;  il  a  besoin  de  s'épancher.  Vous 
qui  Tavez  si  souvent  garanti  du  désespoir,  soyez 
le  cher  dépositaire  des  premiers  plaisirs  qu'il  ait 
goûtés  depuis  si  long-temps. 

Je  l'ai  vue,  mylord!  mes  yeux  l'ont  vue!  J'ai 
entendu  sa  voix;  ses  mains  ont  touché  les  mien- 
nes; elle  m'a  reconnu;  elle  a  marqué  de  la  joie 
à  me  voir;  elle  m'a  appelé  son  ami,  son  cher 
ami;  elle  m'a  reçu  dans  sa  maison;  plus  heu- 
reux que  je  ne  fus  de  ma  vie,  je  loge  avec  elle 
sous  un  même  toit,  et  maintenant  que  je  vous 
écris  je  suis  à  trente  pas  d'elle. 

Mes  idées  sont  troj)  vives  pour  se  succéder  ; 
elles  se  présentent  toutes  ensemble;  elles  se  nui- 
sent mutuellement.  Je  vais  m'arrêter  et  repren- 
dre haleine  pour  tâcher  de  mettre  quelque  or- 
dre dans  mon  récit. 

A  peine  après  une  si  longue  absence  m'étois- 
je  livré  près  de  vous  aux  premiers  transports  de 
mon  cœur  en  embrassant  mon  ami,  mon  libé- 
rateur et  mon  père,  que  vous  songeâtes  au  voya- 
ge d'Italie.  Vous  me  le  fUes  désirer  dans  l'espoir 


QUATRIÈME   PARTIE.  35 

de  m'y  soulager  enfin  du  fartleau  de  mon  inuti- 
lité pour  vous.  Ne  pouvant  terminer  sitôt  les  at» 
faires  fjiy  vous  retenoient  à  Londres,  vous  me 
proposâtes  de  partir  le  premier  pour  avoir  plus 
de  temps  à  vous  attendre  ici.  Je  demandai  la 
permission  d'y  venir;  je  l'obtins,  je  partis;  et 
quoique  Julie  s'offiît  d'avance  à  mes  regards, 
en*  songeant  que  j'allois  m'approclier  d  elle  je 
sentis  du  regret  à  m'éloigner  de  vous.  Mylord, 
nous  sommes  quittes,  ce  seul  sentiment  vous  a 
tout  payé. 

Il  ne  faut  pas  Vous  dire  que  durant  toute  là 
route  je  n'étois  occupé  que  de  1  objet  de  mon 
voyage;  mais  une  chose  à  remarquer,  c'est  que 
je  commençai  de  voir  sous  un  autre  point  de 
vue  ce  même  objet  qui  n'étoit  jamais  sorti  de 
mon  cœur.  Jusque-là  je  m'étois  toujours  rap- 
pelé Julie  brillante  comme  autrefois  des  cbar- 
mes  de  sa  première  jeunesse;  j'avois  toujours 
vu  ses  beaux  yeux  aniiiîés  du  feu  qu'elle  m'in- 
spiroit;  ses  traits  chéris  n'offroient  à  mes  regards 
que  des  garants  de  mon  bonheur;  son  amour 
et  le  mien  se  mêloient  tellement  avec  sa  figure 
que  je  ne  pouvois  les  en  séparer.  Maintenant 
j'allois  voir  Julie  mariée,  Julie  mère,  Julie  in- 
différente. Je  m'inquiétois  des  changements  que 
huit  ans  d'intervalle  avoient  pu  faire  à  sa  beau- 
té. Elle  avoit  eu  la  petite  vérole  ;  elle  s'en  trou- 
voit  changée:  à  quel  point  le  pouvoit-elle  être? 
Mon  imagination  me  reEusoit  opiniâtrement  des 
taches  sur  ce  charmant  visage;  et  sitôt  que  j'en 

3. 


36  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

voyois  un  marqué  de  petite  vérole,  ce  nétoif 
plus  celui  de  Julie.  .Te  pensois  encore  à  Tentre- 
vue  que  nous  allions  avoir,  à  la  réception  qu  elle 
m'alloit  faire.  Ce  premier  abord  se  présentoit  à 
mon  esprit  sous  mille  tableaux  différents ,  et  ce 
moment  qui  de  voit  passer  si  vite  revenoit  pour 
moi  mille  fois  le  jour. 

Quand  j'aperçus  la  cime  des  monts,  le  coeur 
me  battit  fortement,  en  me  disant,  elle  est  là. 
La  même  chose  venoit  de  m'arriver  en  mer  à  la 
vue  des  côtes  d  Europe.  La  même  chose  m  étoit 
arrivée  autrefois  à  Meillerie  en  découvrant  la 
maison  du  baron  d'Étange.  Le  monde  nest  ja- 
mais divisé  pour  moi  qu'en  deux  régions  ;  celle 
oii  elle  est,  et  celle  où  elle  n'est  pas.  La  pre- 
mière s'étend  quand  je  m'éloigne,  et  se  resserre 
à  mesure  que  j'approche,  comme  un  lieu  oii  je 
ne  dois  jamais  arriver.  Elle  est  à  présent  bornée 
aux  murs  de  sa  chambre.  Hélas  !  ce  lieu  seul  est 
habité  ;  tout  le  reste  d»  l'univers  est  vide. 

Plus  j'approchois  de  la  Suisse,  plus  je  me  sen- 
tois  ému.  L'instant  où  des  hauteurs  du  Jura  je 
découvris  le  lac  de  Genève  fut  un  instant  d  ex- 
tase et  de  ravissement.  La  vue  de  mon  pays, 
de  ce  pays  si  chéri  où  des  torrents  de  plaisirs 
avoient  inondé  mon  cœur;  l'air  des  Alpes  si  sa- 
lutaire et  si  pur;  le  doux  air  de  la  patrie,  plus 
suave  que  les  parfums  de  l'Orient;  cette  terre 
riche  et  fertile,  ce  paysage  unique,  le  plus  beau 
dont  l'œil  humain  fut  jamais  frappé;  ce  séjour 
charmant  auquel  je  navois  rien  trouvé  d'égal 


QUATRIÈME    PARTIE.  3'J 

dans  le  tour  du  monde  ;  l'aspect  d'un  peuple 
heureux  et  libre,  la  douceur  de  la  saison,  la  sé- 
rénité du  climat,  mille  souvenirs  délicieux'  qui 
réveilloient  tous  les  sentiments  que  j'avois  goû- 
tés; tout  cela  me  jetoit  dans  des  transports  que 
je  ne  puis  décrire,  et  sembloit  me  rendre  à-la- 
fois  la  jouissance  de  ma  vie  entière. 

En  descendant  vers  la  côte  je  sentis  une  im- 
pression nouvelle  dont  je  navois  aucune  idée; 
c'étoit  un  certain  mouvement  d'effroi  qui  me 
resserroit  le  cœur  et  me  troubloit  malgré  moi. 
Cet  effroi,  dont  je  ne  pouvois  démêler  la  cause, 
croissoit  à  mesure  que  j'approchois  de  la  ville  : 
il  ralentissoit  mon  empressement  d'arriver,  et  fit 
enfin  de  tels  progrès  que  je  m'inquiétois  autant 
de  ma  diligence  que  j'avois  fait  jusque-là  de  ma 
lenteur.  En  entrant  à  Vevai  la  sensation  que 
j'éprouvai  ne  fut  rien  moins  qu'agréable  :  je  fus 
saisi  d'une  violente  palpitation  quim'empêchoit 
de  respirer;  je  parlois  d'une  voix  altérée  et  trem- 
blante. J'eus  peine  à  me  faire  entendre  en  de- 
mandant M.  de  Wolmar;  car  je  n'osai  jamais 
nommer  sa  femme.  On  me  dit  qu'il  demeuroit 
à  Clarens.  Cette  nouvelle  m'ôta  de  dessus  la  poi- 
trine un  poids  de  cinq  cents  livres;  et  prenant 
les  deux  lieues  qui  me  restoient  à  faire  pour  un 
répit,  je  me  réjouis  de  ce  qui  m'eût  désolé  dans 
un  autre  temps;  mais  j'appris  avec  un  vrai  cha- 
grin que  madame  d'Orbe  étoit  à  Lausanne.  J'en- 
trai dans  une  auberge  pour  reprendre  les  forces 
qui  me  manquoient  :  il  me  fut  impossible  d'ava- 


38  LA   NOUVELLE   HÉLOJfSE. 

1er  un  seul  morceau;  je  suffoquois  en  huvant, 
et  ne  pouvois  vider  un  verre  qu  à  plusieurs  re-^ 
prises.  Ma  terreur  redoubla  quand  je  vis  mettre 
les  chevaux  pour  repartir.  Je  crois  que  j'aurois 
donne  tout  au  monde  pour  voir  briser  une  roue 
en  chemin.  Je  ne  voyois  plus  Julie;  mon  imagi' 
nation  troublée  ne  me  présentoit  que  des  objets 
confus  ;  mon  ame  étoit  dans  un  tumulte  univer- 
sel. Je  connoissois  la  douleur  et  le  désespoir;  je 
les  aurois  préférés  à  cet  horriiile  état.  Enfin  je 
puis  dire  n'avoir  de  ma  vie  éprouvé  d'apitation 
plus  cruelle  que  celle  oii  je  me  trouvai  durant 
ce  court  trajet,  et  je  suis  convaincu  que  je  ne 
Tau  rois  pu  supporter  une  journée  entière. 

En  arrivant  je  fis  arrêter  à  la  grille,  et,  me 
sentant  hors  détat  de  faire  un  pas,  j'envoyai  le 
postillon  dire  qu'un  étranger  demandoit  à  parler 
à  M.  de  Wolmar.  Il  étoit  à  la  promenade  avec 
ga  femme.  On  les  avertit,  et  ils  vinrent  par  un 
autre  côté,  tandis  que,  les  yeux  fichés  sur  l'ave- 
nue ,j'attendois  dans  des  transes  mortelles  d'y 
voir  paroître  quelqu'un, 

A  peine  Julie  m'eut-elle  aperçu  qu'elle  me 
reconnut.  A  linstant,  me  voir,  s'écrier,  courir, 
g'élancer  dans  mes  bras,  ne  fut  pour  elle  qu'une 
même  chose.  A  ce  son  de  voix  je  me  sens  tres-^ 
saillir;  je  me  retourne,  je  la  vois,  je  la  sens. 
O  mylord!  6  mon  ami!...  je  ne  puis  parler... 
Adieu  crainte,  adieu  terreur,  effroi,  respect  hu- 
piain.  Son  regard,  son  cri,  son  geste,  me  ren-^ 
dent  en  un  moment  la  confiance,  le  courage  et 


QUATRIÈME   PARTIE.  89 

les  forces.  Je  puise  dans  ses  bras  la  chaleur  et 
la  vie,  je  pétille  de  joie  en  la  serrant  dans  les 
mieps.  Un  transport  sacré  nous  tient  dans  un. 
long  silence  étroitement  embrassés,  et  ce  n'est 
qu'après  un  si  doux  saisissement  que  nos  voix 
commencent  à  se  confondre  et  nos  yeux  à  mêler 
leurs  pleurs.  M.  de  Wolmar  étoit  là;  je  le  savois 
je  le  voyois  :  mais  qu'aurois-je  pu  voir?  Non  , 
quand  lunivers  entier  se  fût  réuni  contre  moi, 
quand  l'appareil  des  tourments  m'eût  envi- 
ronné, je  n'aurois  pas  dérobé  mon  cœur  à  la 
moindre  de  ces  caresses,  tendres  prémices  d'une 
amitié  pure  et  sainte  que  nous  emporterons  dans 
le  ciel! 

Cette  première  impétuosité  suspendue ,  ma- 
dame de  Wolmar  me  prit  par  la  main ,  et,  se  re- 
tournant vers  son  mari,  lui  dit  avec  une  cer- 
taine grâce  d'innocence  et  de  candeur  dontje  me 
sentis  pénétré.  Quoiqu'il  soit  mon  ancien  ami , 
je  ne  vous  le  présente  pas,  je  le  reçois  de  vous, 
et  ce  n  est  qu'honoré  de  votre  amitié  qu'il  aura 
désormais  la  mienne.  Si  les  nouveaux  amis  ont 
moins  d'ardeur  que  les  anciens,  me  <lit-il  en 
m'embrassant ,  ils  seront  anciens  à  leur  tour, 
et  ne  céderont  point  aux  autres.  Je  reçus  ses 
embrassements ,  mais  mon  cœur  venoit  de  s'é- 
puiser, et  je  ne  fis  que  les  recevoir. 

Après  cette  courte  scène  j'observois  du   coin 
de   l'œil  qu'on  avoit  détaché  ma  malle  et  re- 
misé ma  chaise.  Julie  me  prit  sous  le  bras ,  et 
.je  m'avançai  avec  eux  vers  la  maison,  presque 


4o  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

oppressé  d'aise  de  voir  qu'on  y  prenoit  posses- 
sion de  moi. 

Ce  fut  alors  qu'en  contemplant  plus  paisible- 
ment ce  visage  adoré  que  j'avois  cru  trouver  en- 
laidi, je  vis  avec  une  surprise  amère  et  douce 
quelle  étoit  réellement  plus  belle  et  plus  bril- 
lante que  jamais.  Ses  traits  charmants  se  sont 
mieux  formés  encore;  elle  a  pris  un  peu  plus 
d'embonpoint  qui  ne  lait  qu'ajouter  à  son  éblouis- 
sante blancheur.  La  petite  vérole  n'a  laissé  sur 
ses  joues  que  quelques  légères  traces  presque 
imperceptibles.  Au  lieu  de  cette  pudeur  souf- 
frante qui  lui  faisoit  autrefois  sans  cesse  baisser 
les  yeux,  on  voit  la  sécurité  de  la  vertu  s'allier 
dans  son  chaste  regard  à  la  douceur  et  à  la  sen- 
sibilité; sa  contenance  ,  non  moins  modeste,  est 
moins  timide;  un  air  plus  libre  et  des  grâces 
plus  franches  ont  succédé  à  ces  manières  con- 
traintes, mêlées  de  tendresse  et  de  honte;  et  si 
le  sentiment  de  sa  faute  la  rendoit  alors  plus 
touchante,  celui  de  sa  pureté  la  rend  aujour- 
d'hui plus  céleste. 

A  peine  étions-nous  dans  le  salon  qu'elle  dis- 
parut, et  rentia  le  moment  d  après.  Elle  n'étoit 
pas  seule.  Qui  pensez-vous  qu'elle  amenoit  avec 
elle?  Mylord,  c'étoient  ses  enfants  I  ses  deux  en- 
fants plus  beaux  que  le  jour,  et  portant  déjà  sur 
leur  physionomie  enfantine  lecliarme  et  fattrait 
de  leur  mère!  Que  devins-je  à  cet  aspect?  cela 
•e  peut  ni  se  dire  ni  se  comprendre;  il  faut  le 
sentir.  Mille  mouvements  contraires  massailli-  • 


QUATRIÈME   PARTIE.  ^      4' 

rent  à-la-fois;  mille  cruels  et  délicieux  souve- 
nirs vinrent  partager  mon  cœur.  O  spectacle  î 
ô  regrets  !  Je  me  sentois  déchirer  de  douleur  et 
transporter  de  joie.  Je  voyois  pour  ainsi  dire 
multiplier  celle  qui  me  fut  si  chère.  Hélas!  je 
vovois  au  même  instant  la  trop  vive  preuve 
qu'elle  ne  m'étoit  plus  rien,  et  mes  pertes  .sem- 
hloiont  se  multiplier  avec  elle. 

Elle  me  les  amena  par  la  main.  Tenez,  me  dit- 
elle  d'un  ton  qui  me  percha  lame,  voilà  les  en- 
fants de  votre  amie;  ils  seront  vos  amis  un  jour: 
soyez  le  leur  dès  aujourd'hui.  x4ussitôt  ces  deux 
petites  créatures  s'empressèrent  autour  de  moi, 
me  prirent  les  mains,  et,  m'accablant  de  leurs 
innocentes  caresses ,  tournèrent  vers  l'attendris- 
sement  toute  mon  émotion.  Je  les  pris  dans  mes 
bras  l'un  et  l'autre  ;  et  les  pressant  contre  ce 
cœur  agité:  Chers  et  aimables  enfants,  dis-je 
avec  un  soupir,  vous  avez  à  remplir  une  grande 
tâche.  Puissiez -vous  ressembler  à  ceux  de  qui 
vous  tenez  la  vie!  puissiez-vous  imiter  leurs  ver- 
tus, et  faire  un  jour  parles  vôtres  la  consolation 
de  leurs  amis  infortunés!  Madame  de  Wolmar 
enchantée  me  sauta  au  cou  une  seconde  fois, 
et  sembloit  me  vouloir  payer  pas  ses  caresses  de 
celles  que  je  faisois  à  ses  deux  fils.  Mais  quelle 
différence  du  premier  embrassement  à  celui-là  ! 
Je  réprouvai  avec  surprise.  Cétoit  une  mère  de 
famille  que  jembrassois;  je  la  voyois  environ- 
née de  son  époux  et  de  ses  enfants;  ce  cortège 
men  imposoit.  Je  trouvois  sur  son  visage  un  air 


42  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

de  dignité  qui  ne  m'avoit  pas  frappé  d'abord; 
je  me  scntois  forcé  de  lui  porter  une  nouvelle 
sorte  de  respect;  sa  familiarité  m'étoit  presque  à 
charge;  quelque  belle  quelle  me  parût,  j'aurois 
baisé  le  bord  de  sa  robe  de  meilleur  cœur  que 
sa  joue  :  dès  cet  instant ,  en  un  mot,  je  connus 
quelle  ou  moi  n'étions  plus  les  mêmes  ,  et  je 
commençai  tout  de  bon  à  bien  augurer  de  moi. 
M.  de  Wolniar  me  prenant  par  la  main  me 
conduisit  ensuite  au  logement  qui  m'étoit  des- 
tiné. Voilà,  me  dit-il  en  y  entrant,  votre  appar- 
tement :  il  n'est  point  celui  d'un  étranger;  il  ne 
sera  plus  celui  d'un  autre;  et  désormais  il  res- 
tera vide,  ou  occupé  par  vous.  Jugez  si  ce  com- 
pliment me  fut  agréable;  mais  je  ne  le  méritois 
pas  encore  assez  pour  l'écouter  sans  confusion. 
M.  de  Wolmar  me  sauva  lembarras  d'une  ré- 
ponse. Il  m'invita  à  faire  un  tour  de  jardin.  Là  il 
fit  si  bien  que  je  me  trouvai  plus  à  mon  aise  ; 
et  prenant  le  ton  d  un  bomnie  instruit  de  mes 
anciennes  erreurs,  mais  plein  de  confiance  dans 
ma  droiture,  il  me  parla  comme  un  père  à  son 
enfant,  et  me  mit  à  force  d'estime  dans  l'impos- 
sibilité de  la  démentir.  Non,  mylord,  il  ne  s'est 
pas  trompé  ;  je  n'oublierai  point  que  j'ai  la 
sienne  et  la  vôtre  à  justifier.  Mais  pourquoi 
faut-il  que  mon  cœur  se  resserre  à  ses  bienfaits? 
Pourquoi  faut-il  qu'un  homme  que  je  dois  aimer 
soit  le  mari  de  Julie? 

Cette  journée  sembloit   destinée   à  tous  les 
génies  d'épreuves  que  je  pouvois  subir.  Revenus 


QUATRIÈME   PARTIE.  4^ 

auprès  de  madaine  de  Wolmar,  son  mari  fut 
appc  K"  pour  quelque  ordre  à  donner,  et  je  res- 
tai seul  avec  elle. 

Je  iTic  tiouvai  alors  dans  un  nouvel  embarras, 
le  plus  pénible  et  le  moins  prévu  de  tous.  Que 
lui  dire  !*  comment  débuter?  Oserois-je  rappeler 
nos  anciennes  liaisons  et  des  temps  si  présents 
à  ma  mémoire?  Laisserois-je  penser  que  je  les 
eusse  oubliés  ou  que  je  ne  m'en  souciasse  plus? 
Quel  supplice  de  traiter  en  étrangère  celle  qu'on 
porte  au  fond  de  son  cœur  !  Quelle  infamie  d  a- 
buser  de  Ibospitalité  pour  lui  tenir  des  discours 
qu'elle  ne  doit  plus  entendre  !  Dans  ces  perplexi- 
tés je  perdois  toute  contenance;  le  feu  me  mon- 
toit  au  visage;  je  nosois  ni  parler,  ni  lever  les 
yeux,  ni  faire  le  moindre  geste;  et  je  crois  que 
je  serois  resté  dans  cet  état  violent  jusqu  au  re- 
tour de  son  mari ,  si  elle  ne  m'en  eût  tiré.  Pour 
elle,  il  ne  parut  pas  que  ce  tête-à-tête  leût  gênée 
en  rien.  Elle  conserva  le  même  maintien  et  les 
mêmes  manières  qu'elle  avoit  auparavant,  elle 
continua  de  me  parler  snr  le  même  ton  ;  seule- 
ment je  crus  voir  qu'elle  essayoit  d'y  mettre  en- 
core plus  de  gaieté  et  de  liberté,  jointe  à  un 
regard,  non  timide  et  tendre,  mais  doux  et  al- 
fectueux,  comme  pour  m'encourager  à  me  ras- 
surer et  à  sortir  d'une  contrainte  quelle  ne  pou- 
voit  manquer  dapercevoir. 

Elle  me  parla  de  mes  longs  voyages  :  elle 
vouloit  en  savoir  les  détails  ,  ceux  sur-tout  des 
dangers  que  j'avois  courus ,  des  maux  que  j'a- 


44  I^A   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

Vois  endurés  ;  car  elle  n'i^noroit  pas,  disoit-elle, 
que  son  amitié  m  en  devoit  le  dédomma{Tcment, 
Ah  !  Julie  ,  lui  dis-je  avec  tristesse,  il  n'y  a  qu'un 
moment  que  je  suis  avec  vous;  voulez-vous  déjà 
me  renvoyer  aux  Indes  ?  Non  pas  ,  dit-elle  en 
riant ,  mais  j'y  veux  aller  à  mon  tour. 

Je  lui  dis  que  je  vous  avois  donné  une  rela- 
tion de  mon  voyage  ,  dont  je  lui  apportois  une 
copie.  Alors  elle  me  demanda  de  vos  nouvelles 
avec  empressement.  Je  lui  parlai  de  vous,  et  ne 
pus  le  faire  sans  lui  retracer  les  peines  que  j'a- 
vois  souffertes  et  celles  que  je  vous  avois  don- 
nées. Elle  en  fut  touchée  :  elle  commença  d'un 
ton  plus  sérieux  à  entrer  dans  sa  propre  justifi- 
cation,  et  à  me  montrer  quelle  avoit  dû  faire 
tout  ce  qu'elle  avoit  fait.  M.  de  Wolmar  rentra 
au  milieu  de  son  discours  ;  et  ce  qui  me  con- 
fondit ,  c'est  qu'elle  le  continua  en  sa  présence 
exactement  comme  s  il  n'y  eût  pas  été.  Il  ne  put 
s'empêcher  de  sourire  en  démêlant  mon  étonne- 
ment.  Après  qu  elle  eut  fini ,  il  me  dit  :  Vous 
voyez  un  exemple  de  la  franchise  qui  régne  ici. 
Si  vous  voulez  sincèrement  être  vertueux ,  ap- 
prenez à  l'imiter  :  c'est  la  seule  prière  et  la  seule 
leeon  que  j  aie  à  vous  faire.  Le  premier  pas  vers 
le  vice  est  de  mettre  du  mystère  aux  actions  in- 
nocentes ;  et  quiconque  aime  à  se  cacher  a  tôt 
ou  tard  raison  de  se  cacher.  Un  seul  précepte 
de  morale  peut  tenir  lieu  de  tous  les  autres,  c'est 
celui-ci:  Ne  fais  ni  ne  dis  jamais  rien  que  tu  ne 
veuilles  que  tout  le  monde  voie  et  entende  ;  et , 


QUATRIÈME    PARTIE.  i\'j 

pour  moi,  j  ai  toujours  regardé  comme  le  plus 
estimable  des  hommes  ce  Romain  qui  vouloit 
que  sa  maison  fût  construite  de  manière  qu'on 
vît  tout  ce  qui  s'y  faisoit. 

J'ai,  continua-t-il ,  deux  partis  à  vous  propo- 
ser. Choisissez  librement  celui  qui  vous  convien- 
dra le  mieux ,  mais  choisissez  l'un  ou  lautre. 
Alors  prenant  la  main  de  sa  femme  et  la  mienne, 
il  me  dit  en  la  serrant  :  Notre  amitié  commence, 
en  voici  le  cher  lien  ,  qu'elle  soit  inthssoluble. 
Embrassez  votre  sœur  et  votre  amie  ;  traitez-la 
toujours  comme  telle;  plus  vous  serez  familier 
avec  elle ,  mieux  je  penserai  de  vous.  Mais  vivez 
dans  le  tête-à-tête  comme  si  j'étois  présent ,  ou 
devant  moi  comme  si  je  n'y  étois  pas  ;  voilà  tout 
ce  que  je  vous  demande.  Si  vous  préférez  le  der- 
nier parti,  vous  le  pouvez  sans  inquiétude;  car, 
comme  je  me  réserve  le  droit  de  vous  avertir 
de  tout  ce  qui  me  déplaira  ,  tant  que  je  ne  dirai 
rien  vous  serez  sûr  de  ne  m'avoir  point  déplu. 

Il  y  avoit  deux  heures  que  ce  discours  m'au- 
roit  fort  embarrassé;  mais  M.  de  Wolmar  com- 
mençoit  à  prendre  une  si  grande  autorité  sur 
moi  que  j'y  étois  déjà  presque  accoutumé.  Nous 
recommençâmes  à  causer  paisiblement  tous 
trois  ,  et  chaque  fois  que  je  parlois  à  Julie  je  ne 
manquois  point  de  lappeler  madame.  Parlez- 
moi  franchement,  dit  enfin  son  mari  en  m'in- 
terrompant ,  dans  l'entretien  de  tout-à-l'neure 
disiez-vous  înadame  P  Non  ,  dis-je  un  peu  décon- 
certé; mais  la  bienséance...  La  bienséance,  re- 


46  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

prit-il ,  n'est  que  le  masque  du  vice;  où  la  vertu 
régne  elle  est  inutile;  je  n'en  veux  point.  Appe- 
lez ma  femme  Julie  en  ma  présence,  ou  mada- 
me en  particuliei-,  cela  m'est  indifférent.  Je  com* 
mençai  de  connoître  alors  à  quel  homme  j'avois 
à  faire,  et  je  résolus  bien  de  tenir  toujours  mon 
cœur  en  état  d'être  vu  de  lui. 

Mon  corps  épuisé  de  fatigue  avoit  grand  be- 
soiu  de  nourriture  ,  et  mon  esprit  de  repos  ;  je 
trouvai  l'un  et  lautre  à  table.  Après  tant d  années 
d absence  et  de  douleurs  ,  après  de  si  longues 
courses ,  je  me  disois  dans  une  sorte  de  ravisse- 
ment :  Je  suis  avec  Julie  ,  je  la  vois ,  je  lui  parle; 
je'suis  à  table  avec  elle,  elle  me  voit  sans  inquié- 
tude, elle  me  reçoit  sans  crainte',  rien  ne  trou- 
ble le  plaisir  que  nous  avons  d'être  ensemble. 
Douce  et  précieuse  innocence,  je  n'avois  point 
goûté  tes  charmes,  et  ce  nest  que  d'aujourdhui 
que  je  commence  d'exister  sans  souffrir  ! 

Le  soir  en  me  retirant  je  passai  devant  la 
chambre  des  maîtres  de  la  maison  ;  je  les  y  vis 
entrer  ensemble  :  je  gagnai  tristement  la  mienne, 
et  ce  moment  ne  fut  pas  pour  moi  le  plus  agréa- 
ble de  la  journée. 

Voilà  ,  mylord  ,  comment  sest  pas.sée  cette 
première  entrevue ,  désirée  si  passionnément  et 
si  cruellement  redoutée.  J'ai  tâché  de  me  recueil- 
lir depuis  que  je  suis  seul ,  je  me  suis  efforcé  de 
sonder  mon  cœur;  mais  lagitation  de  la  journée 
précédente  s'y  prolonge  encore ,  et  il  m'est  im- 
possible de  juger  sitôt  de  mon  véritable  état. 


QUATRIÈME   PARTIE.  ^J 

Tout  ce  que  je  sais  très  certainement ,  c'est  que 
si  mes  sentiments  pour  elle  n'ont  pas  chanfjé 
d'espèce ,  ils  ont  au  moins  hien  clian[;é  de  forme, 
que  j'aspire  toujours  à  voir  un  tiers  entre  nous, 
et  que  je  crains  autant  le  lètc-à-tète  que  je  le 
desirois  autrefois. 

Je  compte  aller  dans  deux  ou  trois  jours  à 
Lausanne.  Je  n'ai  vu  Julie  encore  qu  a  demi 
quand  je  nai  pas  vu  sa  cousine,  cette  aimable 
et  chère  amie  à  qui  je  dois  tant,  qui  partaj^era 
sans  cesse  avec  vous  mon  amitié,  mes  soins  ,  ma 
reconnoissance  ,  et  tous  les  sentiments  dont  moa 
cœur  est  resté  le  maître.  A  mon  retour  je  ne 
tarderai  pas  à  vous  en  dire  davantage.  J  ai  be- 
soin de  vos  avis,  et  je  veux  m'observer  de  près. 
Je  sais  mon  devoir  et  le  remplirai.  Quelque  doux 
qu  il  me  soit  d  habiter  cette  maison  ,  je  1  ai  ré- 
solu ,  je  le  jure,  si  je  m'aperçois  jamais  que  je 
m'y  plais  trop  ,  j  en  sortirai  dans  1  instant. 


LETTRE  VIL 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  MADAME  d'ORBE. 

Oi  tu  nous  avois  accordé  le  délai  que  nous  te 
demandions ,  tu  aurois  eu  le  plaisir  avant  toii 
départ  d'embrasser  ton  protégé.  Il  arriva  avant- 
hier  et  vouloit  t'aller  voir  aujourdhui  ;  mais  une 
espèce  de  courbature,  fruit  de  la  fatigue  et  du 
voyage  ,  le  retient  dans  sa  chambre ,  et  il  a  été 


48  LA   NOUVELLE    ÏIÉLOÏSE. 

saigné  (i)  ce  matin.  D ailleurs,  j'avois  bien  ré- 
solu ,  pour  te  punir,  de  ne  le  pas  laisser  partir 
sitôt  ;  et  tu  n  as  qu'à  le  venir  voir  ici  ,  ou  je  te 
promets  que  tu  ne  le  verras  de  long-temps.  Vrai- 
ment eela  seroit  bien  imaginé  qu'il  vît  séparé- 
ment les  inséparables  ! 

En  vérité  ,  ma  cousine  ,  je  ne  sais  quelles 
vaines  terreurs  ni'avoient  faseiné  l'esprit  sur  ce 
voyage ,  et  j'ai  honte  de  m'y  être  opposée  avec 
tant  d'obstination.  Plus  je  craignois  de  le  revoir, 
plus  je  serois  fâchée  aujourd'hui  de  ne  l'avoir 
pas  vu  ;  car  sa  présence  a  détruit  des  craintes 
qui  m  inquiétoient  encore  ,  et  qui  pouvoient  de- 
venir légitimes  à  force  de  m'occuper  de  lui.  Loin 
que  l'attachement  que  je  sens  pour  lui  m'effraie, 
je  crois  que  s'il  m'étoit  moins  cher  je  me  défie- 
rois  plus  de  moi;  mais  je  l'aime  aussi  tendre- 
ment que  jamais  ,  sans  l'aimer  de  la  même  ma- 
nière. C'est  de  la  comparaison  de  ce  que  j  éprouve 
à  sa  vue  ,  et  de  ce  que  j'éprouvois  jadis ,  que  je 
tire  la  sécurité  de  mon  état  présent  ;  et  dans  des 
sentiments  si  divers  la  différence  se  fait  sentir 
à  proportion  de  leur  vivacité. 

Quant  à  lui,  quoique  je  l'aie  reconnu  du  pre- 
mier instant,  je  l'ai  trouvé  fort  changé;  et,  ce 
qu'autrefois  je  n'aurois  guère  imaginé  possible, 
à  bien  des  égards  il  me  paroît  changé  en  mieiA. 
Le  premier  jour  il  donna  quelques  signes  d'em- 
barras, et  j  eus  moi-même  bien  de  la  peine  à  lui 

(i)  Pourquoi  saigné? est-ce  aussi  la  mode  en  Suisse? 


QUATRIÈME   PARTIE.  /^g 

cacher  le  mien;  mais  il  ne  tarda  pas  à  prendre 
le  ton  ferme  et  l'air  ouvert  qui  convient  à  son 
caractère.  Je  Tavois  toujours  vu  timide  et  crain 
tif;  la  frayeur  de  me  déplaire,  et  peut-être  la 
secrète  honte  d'un  rôle  peu  digne  d'un  honnête 
homme,  lui  donnoient  devant  moi  je  ne  sais 
quelle  contenance  servile  et  basse  dont  tu  tes 
plus  d'une  fois  moquée  avec  raison.  Au  lieu  de 
la  soumission  d'un  esclave ,  il  a  maintenant  le 
respect  d'un  ami  qui  sait  honorer  ce  qu'il  es- 
time; il  tient  avec  assurance  des  propos  hon- 
nêtes; il  n'a  pas  peur  que  ses  maximes  de  vertu 
contrarient  ses  intérêts;  il  ne  craint  ni  de  se  faire 
tort,  ni  de  me  faire  affront,  en  louant  les  cho- 
ses louahles  ;  et  l'on  sent  dans  tout  ce  qu  il  dit 
la  confiance  d'un  homme  droit  et  sûr  de  lui- 
même,  qui  tire  de  son  propre  cœur  l'approba- 
tion qu'il  ne  cherchoit  autrefois  que  dans  mes 
regards.  Je  trouve  aussi  que  l'usage  du  monde 
et  l'expérience  lui  ont  ôté  ce  ton  dogmatique  et 
tranchant  qu'on  prend  dans  le  cabinet;  ({u'il  est 
moins  prompt  à  juger  les  hommes  depuis  qu  il 
en  a  beaucoup  observé,  moins  pressé  d'établir 
des  propositions  universelles  depuis  qu'il  a  tant 
vu  d'exceptions,  et  qu'en  général  l'amour  de  la 
vérité  la  guéri  de  lesprit  de  système  :  de  sorte 
qu  il  est  devenu  moins  brillant  et  plus  raison- 
nable, et  qu'on  s'instruit  beaucoup  mieux  avec 
lui  depuis  qu  il  n  est  plus  si  savant. 

Sa  figure  est  changée  aussi  et  n'est  pas  moins 
bien;  sa  démarche  est  plus  assurée;  sa  conte- 


5o  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

nance  est  plus  libre,  son  port  est  plus  fier:  il  a 
rapporté  de  ses  campagnes  un  certain  air  mar- 
tial qui  lui  sied  d'autant  mieux ,  que  son  j^este  , 
vif  et  prompt  qiianil  il  s'anime,  est  d'ailleurs 
plus  grave  et  plus  posé  qu'autrefois.  C'est  un 
marin  dont  l'attitude  est  flegmatique  et  froide, 
et  le  parler  bouillant  et  impétueux.  A  trente  ans 
■passés  son  visage  est  celui  de  Ihomme  dans  sa 
perfection,  et  joint  au  feu  de  la  jeunesse  la  ma- 
jesté de  fàge  mûr.  Son  teint  n'est  pas  reconnois- 
sable;  il  est  noir  comme  un  More,  et  de  plus 
fort  marqué  de  la  petite  vérole.  Ma  chère,  il  te 
faut  tout  dire  :  ces  marques  me  font  quelque 
peine  à  regarder,  et  je  me  surprends  souvent  à 
les  regarder  malgré  moi. 

Je  crois  m'apercevoir  que  si  je  l'examine,  il 
n'est  pas  moins  attentif  à  m'examiner.  Après  une 
si  longue  absence,  il  est  naturel  de  se  considé- 
rer mutuellement  avec  une  sorte  de  curiosité; 
mais  si  cette  curiosité  semble  tenir  de  lancien 
empressement,  quelle  différence  dans  la  maniè- 
re aussi  bien  que  dans  le  motif!  Si  nos  regards  se 
rencontrent  moins  souvent,  nous  nous  regardons 
avec  plus  de  liberté,  11  semble  que  nous  ayons 
une   convention   tacite    pour   nous   considérer 
alternativement.  Chacun  sent   pour  ainsi  dire 
quand  c'est  le  tour  de  l'autre,  et  détourne  les 
yeux  à  son  tour.  Peut -on  revoir  sans  plaisir, 
quoique  lémotion  n'y  soit  plus,  ce  qu'on  aima 
si  tendrement  îiutrelbis,  et  qu'on  aime  si  pure- 
ment aujourd'hui?  Qui  sait  si  1  amour- propre 


QUATRIÈME    PARTIE.  5l 

ne  cherche  point  à  justifier  les  erreurs  passées? 
Qui  sait  si  cliacun  des  deux,  quand  la  passion 
cesse  de  l'aveugler,  n'aiine  point  encore  à  se 
dire,  Je  navois  pas  trop  mal  clioihi?  Quoi  qu'il 
en  soit,  je  te  le  répète  sans  honte,  je  conserve 
pour  lui  des  sentiments  très  doux  qui  dureront 
autant  que  ma  vie.  Loin  de  nie  reprocher  ces 
sentiments,  je  m'en  applaudis;  je  rougirois  de 
ne  les  avoir  pas  comme  d'un  vice  de  caractère 
et  de  la  marque  d  un  mauvais  cœur.  Quant  à 
lui,  j'ose  croire  qu  après  la  vertu  je  suis  ce  qu'il 
aime  le  mieux  au  monde.  Je  sens  qu'il  s'honore 
de  mon  estime;  je  m'honore  à  mon  tour  de  la 
sienne,  et  mériterai  de  la  conserver.  Ah!  si  tu 
voyois  avec  quelle  tendresse  il  caresse  mes  en- 
fants, si  tu  savois  quel  plaisir  il  prend  à  parler 
de  toi,  cousine,  tu  connoîtrois  que  je  lui  suis 
encore  chère. 

Ce  qui  redouble  ma  confiance  dans  l'opinion 
que  nous  avons  toutes  deux  de  lui,  c'est  que 
M.  de  Wolmar  la  partaj^e,  et  qu'il  en  pense  par 
lui-même,  depuis  qu'il  l'a  vu,  tout  le  bien  que 
nous  lui  en  avions  dit.  Il  m'en  a  beaucoup  par- 
lé ces  deux  soirs,  en  se  félicitant  du  parti  qu'il 
a  pris,  et  me  faisant  la  {juene  de  ma  résistance. 
INon,  me  disoit-il  hier,  nous  ne  laisserons  point 
un  si  honnête  homme  en  doute  sur  lui-même; 
nous  lui  apprendrons  à  mieux  compter  sur  sa 
vertu;  et  peut-être  un  jour  jouirons-nous  avec 
plus  d'avantagée  que  vous  ne  pensez  du  huit  des 
soins  que  nous  allons  prendre.  Quant  à  présent, 

4- 


52  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

je  commence  déjà  par  vous  dire  que  son  carac- 
tère me  plaît,  et  que  je  l'estime  sur-tout  par  un 
côté  dont  il  ne  se  doute  guère,  savoir  la  froi- 
deur qu'il  a  vis-à-vis  de  moi.  Moins  il  me  té- 
moigne d amitié,  plus  il  m'en  inspire;  je  ne  sau- 
rois  vous  dire  combien  je  craignois  d'en  être 
caressé.  G'étoit  la  première  épreuve  que  je  lui 
destinois.  Il  doit  s'en  présenter  une  seconde  (i) 
sur  laquelle  je  1  observerai;  après  quoi  je  ne  l'ob- 
serverai plus.  Pour  celle-ci,  lui  dis -je,  elle  ne 
prouve  autre  chose  que  la  franchise  de  son  ca- 
ractère; car  jamais  il  ne  put  se  résoudre  autre- 
fois à  prendre  un  air  soumis  et  complaisant 
avec  mon  père,  quoiqu'il  y  eût  un  si  grand  in- 
térêt et  que  je  l'en  eusse  instamment  prié.  Je  vis 
avec  douleur  qu'il  s'ôtoit  cette  unique  ressource, 
et  ne  pus  lui  savoir  mauvais  gré  de  ne  pouvoir 
être  faux  en  rien.  I^e  cas  est  bien  différent,  re- 
prit mon  mari;  il  y  a  entre  votre  père  et  lui 
une  antipathie  naturelle  fondée  sur  l'opposi- 
tion de  leurs  maximes.  Quant  à  moi,  qui  n'ai  ni 
svstêmes  ni  préjugés,  je  suis  sûr  qu'il  ne  me 
hait  point  naturellement.  Aucun  homme  ne  me 
hait;  un  homme  sans  passion  ne  peut  inspirer 
d  aversion  à  personne  :  mais  je  lui  ai  ravi  son 
bien,  il  ne  me  l(!  pardonnera  pas  sitôt.  Il  ne  m'en 
aimera  que  plus  tendrement  quand  il  sera  par- 
faitement convaincu  que  le  mal  que  je  lui  ai 

(i)  La  lettre  où  il  étoit  question  de  celte  seconde 
épreuve  a  été  supprimée;  mais  j'aurai  soin  d'en  parier 
dans  foccasion. 


QUATRIÈME   PARTIE.  53 

fait  ne  mempêche  pas  de  le  voir  de  lion  œil. 
S  il  me  caressoit  à  présent,  il  seroit  un  fourbe; 
s'il  ne  nie  caressoit  jamais,  il  seroit  un  monstre. 
Voilà,  ma  Claire,  à  quoi  nous  en  sommes;  et 
je  commence  à  croire  que  le  ciel  bénira  la  droi- 
ture de  nos  cœurs  et  les  intentions  bienfaisan- 
tes de  mon  mari.  Mais  je  suis  bien  bonne  d'en- 
trer dans  tous  ces  détails  :  tu  ne  mérites  pas 
que  j'aie  tant  de  plaisir  à  m'entretenir  avec  toi  : 
j'ai  résolu  de  ne  te  plus  rien  dire;  et  si  tu  veux 
en  savoir  davantage,  viens  l'apprendre. 

P.  S.  11  faut  pourtant  que  je  te  dise  encore 
ce  qui  vient  de  se  passer  au  sujet  de  cette  lettre. 
Tu  sais  avec  quelle  indulgence  M.  de  Wolmar 
reçut  l'aveu  tardif  que  ce  retour  imprévu  me 
força  de  lui  faire.  Tu  vis  avec  quelle  douceur  il 
sut  essuyer  mes  pleurs  et  dissiper  ma  honte. 
Soit  que  je  ne  lui  eusse  rien  appris,  comme  tu 
l'as  assez  raisonnablement  conjecturé,  soit  qu'en 
effet  il  lût  touché  d  une  démarche  qui  ne  pou- 
voit  être  dictée  que  par  le  repentir,  non  seule- 
ment il  a  continué  de  vivre  avec  moi  comme 
auparavant,  mais  il  semble  avoir  redoublé  de 
soins,  de  confiance,  d  estime,  et  vouloir  me 
dédommager  à  force  d'égards  de  la  confusion 
que  cet  aveu  m'a  coûté.  Ma  cousine,  tu  connois 
mon  cœur;  juge  de  f impression  qu'y  fait  une 
pareille  conduite  ! 

Sitôt  que  je  le  vis  résolu  à  laisser  venir  notre 
ancien  maître,  je  résolus  de  mon  côté  de  pren 


54  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

dre  contre  moi  la  meilleure  précaution  que  je 
pusse  employer;  ce  fut  de  choisir  mon  mari 
même  pour  mon  confident,  de  n avoir  aucun 
entretien  particulier  qui  ne  lui  fût  rapporté,  et 
de  n'écrire  aucune  lettre  qui  ne  lui  fût  montrée. 
Je  m'imposai  même  décrire  chaque  lettre  com- 
me s'il  ne  la  devoit  point  voir,  et  de  la  lui  mon- 
trer ensuite.  Tu  trouveras  un  article  rlans  celle- 
ci  qui  m'est  venu  de  cette  manière;  et  si  je  n'ai 
pu  in  empêcher  en  l'écrivant  cie  sonp,er  qu'il  le 
verroit,  je  me  rends  le  iémoip,nafje  que  cela  ne 
m'y  a  pas  fait  chanpfer  un  mot  :  mais  quand  j'ai 
voulu  lui  porter  ma  lettre  il  s'est  moqué  de  moi, 
et  n'a  pas  eu  la  complaisance  fie  la  lire. 

Je  t  avoue  que  j'ai  été  un  peu  pi({uée  de  ce  re- 
fus, comme  sil  sétoit  défié  de  ma  bonne  foi.  Ce 
mouvement  ne  lui  a  pas  échappé  :  le  plus  franc 
et  le  plus  ffénéreux  des  hommes  m'a  bientôt  ras- 
surée. Avouez, m'a-t-il  dit,  que  dans  cette  lettre 
vous  avez  moins  parlé  de  moi  qu'à  1  ordinaire. 
J'en  suis  convenue.  Eioiî-il  séant  d  en  beaucoup 
parler  pour  lui  montrer  ce  que  j'en  aurois  dit? 
Hé  bien  !  a-t-il  repris  en  souriant ,  j'aime  mieux 
que  vous  parliez  de  moidavantajjeotne  point  sa- 
voir ce  que  vous  en  direz.  Puis  il  a  poursuivi  d'un 
ton  plus  sérieux  :  ï^e  mariafjc  est  un  état  trop 
austère  et  trop  f^rave  pour  supporter  toutes  les 
petites  ouvertures  de  cœur  qu'admet  la  tendre 
amitié.  Ce  dernier  lien  tenq)ère  quelquefois  à 
propos  l'extrême  sévérité  de  l'autre,  et  il  est  bon 
qu'une  femme  honnête  et  sage  puisse  chercher 


QUATRIÈME   PARTIE.  Sf» 

auprès  d'une  ficlcle  amie  les  consolations ,  les  lu- 
mières et  les  conseils  qu'elle  n'oseroit  demander 
à  son  mari  sur  certaines  matières.  Quoique  vous 
ne  disiez  jamais  rien  entre  vous  dont  vous  n'ai- 
massiez à  m'instruire ,  gardez-vous  de  vous  en 
faire  une  loi ,  de  peur  que  ce  devoir  ne  de- 
vienne une  gêne,  et  que  vos  confidences"  n'en 
soient  moins  douces  en  devenant  plus  étendues. 
Croyez-moi,  les  épanchements  de  l'amitié  se  re- 
tiennent devant  un  témoin  quel  quil  soit.  Il  y 
a  mille  secrets  que  trois  amis  doivent  savoir  et 
qu'ils  ne  peuvent  se  dire  que  deux  à  deux.  Vous 
communiquez  bien  les  mêmes  choses  à  votre 
amie  et  à  votre  époux ,  mais  non  pas  de  la  même 
manière  ;  et  si  vous  voulez  tout  confondre ,  il 
arrivera  que  vos  lettres  seront  écrites  plus  à  moi 
qu'à  elle,  et  que  vous  ne  serez  à  votre  aise  ni 
avec  l'un  ni  avec  l'autre.  C'est  pour  mon*  intérêt 
autant  que  pour  le  vôtre  que  je  vous  parle  ainsi. 
Ne  voyez -vous  pas  que  vous  craignez  déjà  la 
juste  honte  de  me  louer  en  ma  présence  ?  Pour- 
quoi voulez-vous  nous  ôter  ,  à  vous ,  le  plaisir 
de  dire  à  votre  amie  combien  votre  mari  vous 
est  cher,  à  moi,  celui  de  penser  que  dans  vos 
plus  secrets  entretiens  vous  aimez  à  parler  bien 
de  lui?  Julie!  Julie!  a-t-il  ajouté  en  me  serrant 
la  main  et  me  regardant  avec  bonté ,  vous  abais- 
serez-vous  à  des  précautions  si  peu  dignes  de  ce 
que  vous  êtes,  et  n'apprendrez-vous  jamais  cV 
vous  estimer  votre  prix  ? 

Ma  chère  araie,j  aurois  peine  à  dire  comment 


56  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

s'y  prend  cet  homme  incomparable ,  mais  je  ne 
sais  plus  rougir  de  moi  devant  lui.  Mal^^ré  que 
j'en  aie  il  m'élève  au-dessus  de  moi-même ,  et 
je  sens  qu'à  force  de  confiance  il  m'apprend  à  la 
mériter. 


LETTRE  VIII. 

RÉPONSE   DE   MADAME   DORBE 

A    MADAME   DE    WOLMAR. 

CiOMMENT  !  cousine ,  notre  voyageur  est  arrivé  , 
et  je  ne  l'ai  pas  vu  encore  à  mes  pieds  chargé 
des  dépouilles  de  l'Amérique  !  Ce  n'est  pas  lui , 
je  t'en  avertis ,  que  j'accuse  de  ce  délai ,  car  je 
sais  qu'il  lui  dure  autant  qu'à  moi  ;  mais  je  vois 
qu'il  li-a  pas  aussi  bien  oublié  que  tu  dis  «on  an- 
cien métier  d'esclave,  et  je  me  plains  moins  de  sa 
négligence  que  de  ta  tyrannie.  Je  te  trouve  aussi 
fort  bonne  de  vouloir  qu'une  prude  grave  et 
formaliste  comme  moi  fasse  les  avances  ,  et  que , 
toute  affaire  cessante,  je  coure  baiser  un  visage 
noir  et  crotu  (i),  qui  a  passé  quatre  fois  sous  le 
soleil  et  vu  le  pays  des  épices  !  Mais  tu  me  fais 
rire  sur-tout  quand  tu  te  presses  de  gronder  de 
peur  que  je  ne  gronde  la  première.  Je  voudrois 
bien  savoir  de  quoi  tu  te  mêles.  C'est  mon  mé- 
tier de  quereller,  j'y  prends  plaisir  ,  je  m'en  ac- 

(i)  Marqué  de  petite  vérole.  Terme  du  pays. 


QUATRIÈME   PARTIE.  5; 

quitte  à  merveille ,  et  cela  me  va  très  bien  ;  maiâ 
toi,  ta  y  es  gauche  on  ne  peut  davantage  ,  et  ce 
n'est  point  du  tout  ton  fait.  En  revanche  ,  si  tu 
savois  combien  tu  as  de  grâce  à  avoir  tort ,  com- 
bien ton  air  confus  et  ton  œil  suppliant  te  ren- 
dent charmante  ,  au  lieu  de  gronder  tu  passe- 
rois  ta  vie  à  demander  pardon ,  sinon  par  devoir, 
au  moins  par  coquetterte. 

Quant  à  présent ,  demande-moi  pardon  de  tou- 
tes manières.  Le  beau  projet  que  celui  de  pren- 
dre son  mari  pour  son  confident, et  l'obligeante 
précaution  pour  une  aussi  sainte  amitié  que  la 
nôtre  !  Amie  injuste  et  femme  pusillanime  1  à  qui 
te  fieras-tu  de  ta  vertu  sur  la  terre ,  si  tu  te  dé- 
fies de  tes  sentiments  et  des  miens  ?  Peux-tu  , 
sans  nous  offenser  toutes  deux  ,  craindre  ton 
cœur  et  mon  indulgence  dans  les  nœuds  sacrés 
où  tu  vis  ^  J  ai  peine  à  comprendre  comment  la 
seule  idée  d'admettre  un  tiers  dans  les  secrets 
caquetages  de  deux  femmes  ne  t'a  pas  révoltée. 
Pour  moi ,  j'aime  fort  à  babiller  à  mon  aise  avec 
toi  ;  mais  si  je  savois  que  fœil  d'un  homme  eût 
jamais  fureté  mes  lettres  ,  je  n'aurois  plus   de 
plaisir  à  t  écrire  ;  insensiblement  la  froideur  s'in- 
troduiroit  entre  nous  avec  la  réserve,  et  nous 
ne  nous  aimerions  plus  que  comme  deux  au- 
tres femmes.  Regarde  à  quoi  nous  exposoit  ta 
sotte  défiance  ,  si  ton  mari  n'eût  été  plus  sage 
que  toi. 

11  a  très  prudemment  fait  de  ne  vouloir  point 
lire  ta  lettre.  11  en  eût  peut-être  été  moins  con- 


I 
58  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

tent  que  tu  n'espérois,  et  moins  que  je  ne  suis 
nioi-mcme,  à  qui  l'état  où  je  t'ai  vue  apprend  à 
mieux  juger  de  celui  où  je  te  vois.  Tous  ces  sa- 
ges contemplatifs  qui  ont  passé  leur  vie  à  Fétude 
du  cœur  humain  en  savent  moins  sur  les  vrais 
signes  de  l'amour  que  la  plus  bornée  des  femmes 
sensibles.  M.  de  Wolmar  auroit  d'abord  remar- 
qué que  ta  lettre  entière  est  employée  à  parler 
de  notre  ami ,  et  n'auroit  point  vu  l'apostille  où 
tu  n'en  dis  pas  un  mot.  Si  tu  avois  -écrit  cette 
apostille  il  y  a  dix  ans,  mon  enfant ,  je  ne  sais 
comment  tu  aurois  fait ,  mais  l'ami  y  seroit  tou- 
jours rentré  par  quelque  coin,  d autant  plus  que 
Je  mari  ne  la  devoit  point  voir. 

M.  de  Wolmar  auroit  encore  observé  l'atten- 
tion que  tu  as  mise  à  examiner  son  hôte,  et  le 
plaisir  que  tu  prends  à  le  décrire  ;  mais  il  man- 
gcroit  Aristote  et  Platon  avant  de  savoir  qu'on 
regarde  son  amant  et  qu'on  ne  l'examine  pas. 
Tout  examen  exige  un  sang-froid  qu'on  n'a  ja- 
mais en  voyant  ce  qu'on  aime. 

Enfin  il  s'imagineroit  que  tous  ces  change- 
ments que  tu  as  observés  seroient  échappés  à  un 
autre  ;  et  moi  j  ai  bien  pour  au  contraire  d'en 
trouver  qui  te  seront  échappés.  Quelque  diffé- 
rent que  ton  hôte  soit  de  ce  qu'il  étoit,  il  chan- 
geroit  davantage  encore,  que,  si  ton  cœur  n'a- 
voit  point  changé ,  tu  le  vcrrois  toujours  le  même. 
Quoi  ((u'il  en  soit ,  tu  détournes  les  yeux  quand 
il  te  regarde  :  c'est  encore  un  fort  bon  signe.  Tu 
les  détournes  ,  cousine  !  Tu  ne  les  baisses  donc 


QUATRIÈME   PARTIE.  5g 

plus?  car  sûrement  tu  nas  pas  pris  un  mot  pour 
l'autre.  Crois-tu  que  notre  sage  eût  aussi  re- 
marqué cela? 

Une  autre  chose  très  capable  d'inquiéter  un 
mari,  c'est  je  ne  sais  quoi  de  toucliant  et  d'af- 
fectueux qui  reste  dans  ton  langage  au  sujet  de 
ce  qui  te  fut  cher.  En  te  lisant ,  en  t'entendant 
parler, on  a  hesoin  de  te  bien  connoître  pour  ne 
pas  se  tromper  à  tes  sentiments  ;  on  a  besoin  de 
savoir  que  c'est  seulement  dun  ami  que  tu  par- 
les ,  ou  que  tu  parles  ainsi  de  tous  tes  amis  : 
mais  quant  à  cela ,  c'est  un  effet  naturel  de  ton 
caractère ,  que  ton  mari  connoît  trop  bien  pour 
s'en  alarmer.  Le  moyen  que  dans  un  cœur  si  ten- 
dre la  pure  amitié  n'ait  pas  encore  un  peu  l'air 
de  famour?  Écoute  ,  cousine;  tout  ce  que  je  te 
dis  là  doit  bien  te  donner  du  courage, mais  non 
pas  de  la  témérité.  Tes  progrès  sont  sensibles, 
et  cest  beaucoup.  Je  ne  coniptois  que  sur  ta 
vertu,  et  je  commence  à  compter  aussi  sur  ta 
raison  :  je  regarde  à  présent  ta  guérison  sinon 
comme  parfaite,  au  moins  comme  facile,  et  tu 
en  as  précisément  assez  fait  pour  te  rendre  in- 
excusable si  tu  n'achèves  pas. 

Avant  dêtre  à  ton  apostille  j'avois  déjà  remar- 
qué le  petit  article  que  tu  as  eu  la  franchise  de 
ne  pas  supprimer  ou  modifier  en  songeant  qu  il 
seroit  vu  de  ton  mari.  Je  suis  sûre  ([u'en  le  lisant 
il  eût,  s'il  se  pouvoit,  redoublé  pour  toi  d'es- 
time; mais  il  n'en  eût  pas  été  plus  content  de 
l'article.  En  général  ta  lettre  étoit  très  propre  à 


6o  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

lui  donner  beaucoup  de  confiance  en  ta  coil*- 
duite  et  l)eaucoup  d'inquiétude  sur  ton  pen- 
chant. Je  t'avoue  que  ces  marques  de  petite  vé- 
role, que  tu  regardes  tant,  me  font  peur;  et  ja- 
mais l'amour  ne  s'avisa  d'un  plus  dangereux 
fard.  Je  sais  que  ceci  ne  seroit  rien  pour  une 
autre;  mais,  cousine,  souviens-ten  toujours, celle 
que  la  jeunesse  et  la  figure  d'un  amant  n'avoient 
pu  séduire  se  perdit  en  pensant  aux  maux  qu'il 
avoit  soufferts  pour  elle.  Sans  doute  le  ciel  a  vou- 
lu qu'il  lui  restât  des  marques  de  celte  maladie 
pour  exercer  ta  vertu,  et  quil  ue  t'en  restât  pas 
pour  exercer  la  sienne. 

Je  reviens  au  principal  sujet  de  ta  lettre  :  tu 
sais  qu'à  celle  de  notre  ami  j'ai  volé  ;  le  cas  étoit 
grave.  Mais  à  présent  si  tu  savois  dans  quel  em- 
barras m'a  mise  cette  courte  absence  et  combien 
j  ai  d'affaires  à-la-fbis,  tu  sentirois  limpossibilité 
où  je  suis  de  quitter  derechef  ma  maison  sans 
m'y  donner  de  nouvelles  entraves  et  me  mettre 
dans  la  nécessité  d'y  passer  encore  cet  hiver,  ce 
qui  n'est  pas  mon  compte  ni  le  tien.  Ne  vaut-il 
pas  mieux  nous  priver  de  nous  voir  deux  ou 
trois  jours  à  la  hâte,  et  nous  rejoindre  six  mois 
plus  lot?  Je  pense  aussi  qu'il  ne  sera  pas  inutile 
que  je  cause  en  particulier  et  un  peu  à  loisir 
avec  notre  philosophe,  soit  pour  sonder  et  raf- 
fermir son  cœur,  soit  pour  lui  donner  fjuelqiies 
avis  utiles  sur  la  manière  dont  il  doit  se  con- 
duire avec  ton  mari,  et  même  avec  toi;  car  je 
n'imagine  pas  que  tu  puisses  lui  parler  bien  H- 


'quatrième  partie.  6i 

brement  là-dessus,  et  je  vois  par  ta  lettre  même 
qu'il  a  besoin  tic  conseil,  Nous  avons  pris  une 
si  grande  habitude  de  le  gouverner,  que  nous 
sommes  un  peu  responsables  de  lui  à  notre 
propre  conscience;  et  jusqu'à  ce  que  sa  raison 
soit  entièrement  libre  nous  y  devons  suppléer. 
Pour  moi,  c'est  un  soin  que  je  prendrai  toujours 
avec  plaisir;  car  il  a  eu  pour  mes  avis  des  défé- 
rences coûteuses  que  je  li'oublierai  jamius,  et  il 
n'y  a  point  d homme  au  monde,  depuis  que  le 
mien  n'est  plus,  que  j'estime  et  que  j'ainîe  au- 
tant que  lui.  Je  lui  réserve  aussi  pour  son  compte 
le  plaisir  de  me  rendre  ici  quelques  services. 
J'ai  beaucoup  de  papiers  mal  en  ordre  quil  m'ai- 
dera à  débrouiller,  et  quelques  aftiaires  épineuses 
cil  j'aurai  besoin  à  mon  tour  de  ses  luinières  et 
de  ses  soins.  Au  reste,  je  compte  ne  le  garder 
que  cinq  ou  six  jours  tout  au  plus,  et  peut-être 
te  le  renverrai-je  dès  le  lendemain;  car  j'ai  trop 
de  vanité  pour  attendre  tjue  l'impatience  de  s'en 
retourner  le  prenne,  et  l'œil  trop  bon  pour  m  y 
tromper. 

Ne  manque  donc  pas ,  sitôt  qu'il  sera  remis , 
de  me  1  envoyer,  cest-à  dire  de  le  laisser  vcni- , 
ou  je  n'entendrai  pas  raillerie.  Tu  sais  bien  que 
si  je  ris  quand  je  pleure  et  n  en  suis  pas  moins 
affligée,  je  ris  aussi  quand  je  gronde  et  n'en  suis 
pas  moins  en  colère.  Si  tu  es  bien  sage  et  q^e 
tu  fasses  les  choses  de  bonne  grâce,  je  te  pro- 
mets de  t'envoyer  avec  lui  un  joli  petit  présent 
qui  te  fera  plaisir,  et  très  grand  plaisir;  mais 


62  LA    NOUVELLE   ÏIÉLOÏSE. 

si  tu  nie  fais  languir,  je  t'avertis  que  tu  n'auras 


rien. 


P.  S.  A  propos  ,  dis-moi  ;  notre  marin  fume- 
t-il?  jure-t-il?  boit- il  de  l'eau-de-vie?  porte-t- 
il  un  grand  sabre?  a-t-il  bien  la  mine  d'un 
flibustier?  Mon  dieu!  que  je  suis  curieuse  de 
voir  l'air  qu'on  a  quand  on  revient  des  anti- 
podes ! 


LETTRE  IX. 

DE  MADAME  DORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

Tiens,  cousine,  voilà  ton  esclave  que  je  te  ren- 
voie. J'en  ai  fait  le  mien  durant  ces  huit  jours  , 
et  il  a  porté  ses  fers  de  si  bon  cœur  qu'on  voit 
qu'il  est  tout  fait  pour  servir.  Rends-moi  grâce 
de  ne  l'avoir  pas  gardé  huit  autres  jours  encore; 
car,  ne  t'en  déplaise,  si  j'avois  attendu  qu'il  liât 
prêt  à  s'ennuyer  avec  moi,  j'aurois  pu  ne  pas 
le  renvoyer  sitôt,  .le  l'ai  donc  gardé  sans  scru- 
pule; mais  j  ai  eu  celui  de  n'oser  le  loger  dans 
"ma  maison.  Je  me  suis  senti  quelquefois  cette 
fierté  dame  qui  dédaigne  les  serviles  bien- 
séances et  sied  si  bien  à  la  vertu.  Jai  été  plus 
timide  en  cette  occasion  sans  savoir  pounjuoi; 
et  tout  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  je  scrois  [)lus 
portée  à  me  reprocher  cette  réserve  qu'à  m'en 
applaudir. 


QUATRIÈME   PARTIE.  63 

Mais  toi,  sais-lii  bien  pourquoi  notre  ami 
s'enduroit  si  paisil)lcuient  ici?  Premièrement,  il 
étoit  avec  moi,  et  je  prétends  que  cesl  déjà 
beaucoup  pour  prendre  patience.  Il  nVcparjjnoit 
des  tracas  et  me  rendoit  service  dans  mes  af- 
faires ;  un  ami  ne  s'ennuie  point  à  cela.  Une 
troisième  chose  que  tu  as  déjà  dçvince,  quoi- 
que tu  n'en  fasses  pas  semblant,  cest  qu'il  me 
parloit  de  toi  ;  et ,  si  nous  ôtions  le  temps  qu'à 
duré  cette  causerie  de  celui  qu'il  a  passé  ici ,  tu 
verrois  qu  il  m  en  est  fort  peu  resté  pour  mon 
compte.  Mais  quelle  bizarre  fantaisie  de  s'éloi- 
gner de  toi  pour  avoir  le  plaisir  d'en  parler? 
Pas  si  bizarre  qu'on  diroit  bien.  Il  est  contraint 
en  ta  présence,  il  faut  quil  s  observe  incessam- 
ment ,  la  moindre  indiscrétion  deviendroit  un 
crime,  et  dans  ces  moments  dangereux  le  seul 
devoir  se  laisse  entendre  aux  cœurs  honnêtes  ; 
mais  loin  de  ce  qui  nous  fut  cher  on  se  permet 
d'y  songer  encore.  Si  l'on  étouffe  un  sentiment 
devenu  coupable,  pourquoi  se  reprocheroil-on 
de  l'avoir  eu  tandis  qu  il  ne  l'étoit  point  ?Le  doux 
souvenir  d'un  bonheur  qui  fut  légitime  peut-il 
jamais  être  criminel?  Voilà,  je  pense,  un  rai- 
sonnement qui  t'iroit  mal,  mais  qu'après  tout 
il  peut  se  permettre.  Il  a  recommencé  pour 
ainsi  dire  la  carrière  de  ses  anciennes  amours  ; 
sa  première  jeunesse  s'est  écoulée  une  seconde 
fois  dans  nos  entretiens  ;  il  me  renouveloit  toutes 
ses  confidences;  il  rappeloit  ces  temps  heureux 
où  il  lui  étoit  permis  de  l'aimer;  il  peignoit  à 


64  LA   NOUVELLE   IIÉL0Ï9E. 

mon  cœur  les  charmes  d'une  flamme  innocente... 

Sans  doute  il  les  embellissoit. 

11  m'a  peu  parlé  de  son  état  présent  par  rap- 
port à  toi ,  et  ce  qu'il  m'en  a  dit  tient  plus  du 
respect  et  de  l'admiration  que  de  l'amour  ;  en 
sorte  que  je  le  vois  retourner  beaucoup  plus  ras- 
suré sur  son  cœur  que  quand  il  est  arrivé.  Ce 
n'est  pas  qu'aussitôt  qu'il  est  question  de  toi  l'on 
n'aperçoive  au  fond  de  ce  cœur  trop  sensible  un 
certain  attendrissement  que  l'amitié  seule,  non 
moins  touchante,  marque  pourtant  d'un  autre 
ton  :  mais  j'ai  remarqué  depuis  lonjj-temps  que 
personne  ne  peut  ni  te  voir  ni  penser  à  toi  de 
sang-froid;  et  si  l'on  joint  au  sentiment  univer- 
sel que  ta  vue  inspire  le  sentiment  plus  doux 
qu'un  souvenir  inelfaçable  a  dû  lui  laisser,  on 
trouvera  qu'il  est  difficile  et  peut-être  impossible 
qu'avec  la  vertu  la  plus  austère  il  soit  autre 
chose  que  ce  qu'il  est.  Je  l'ai  bien  questionné, 
bien  observé,  bien  suivi;  je  l'ai  examiné  autant 
qu'il  m'a  été  possible  :  je  ne  puis  bien  lire  dans 
son  ame,  il  n'y  lit  pas  mieux  Ivji-même;  mais  je 
puis  te  répondie  au  moins  qu'il  est  pénétré  de 
la  force  de  ses  devoirs  et  des  tiens,  et  que  l'idée 
de  Julie  méprisable  et  corrompue  lui  feroit  plus 
d'horrcnr  à, concevoir  que  celle  de  son  propre 
anéantissement.  Cousine,  je  nai  qu'un  conseil 
à  te  donner,  et  je  te  prie  d'y  faire  attention; 
évite  les  détails  sur  le  passé ,  et  je  te  réponds  de 
l'avenir. 

Quant  à  la  restitution  dont  tu  me  parles,  il 


QUATRIÈME    PARTIE.  65 

n'y  faut  plus  songer.  Après  avoir  épuisé  toutes 
les  raisons  imaginables,  je  l'ai  prié,  pressé,  con- 
juré ,  boudé,  baisé ,  je  lui  ai  pris  les  deux  mains, 
je  me  serois  mise  à  genoux  s'il  m'eût  laissée 
faire  :  il  ne  m'a  pas  même  écoutée  ;  il  a  poussé 
l'humeur  et  lopiniàtreté  jusqu'à  jurer  qu'il  con- 
sentiroit  plutôt  à  ne  te  plus  voir  qu'à  se  dessai- 
sir de  ton  portrait.  Enfin,  dans  un  transport 
d'indignation,  me  le  faisant  touclier  attaché  sur 
son  cœur,  Le  voilà,  m'a-t-il  dit  d'un  ton  si  ému 
qu'il  en  respiroit  à  peine,  le  voilà  ce  portrait, 
le  seul  bien  qui  me  reste,  et  qu'on  m'envie  en- 
core !  soyez  sûre  qu'il  ne  me  sera  jamais  arraché 
qu'avec  la  vie.  Crois-moi,  cousine,  soyons  sages 
et  laissons-lui  le  portrait.  Que  t'importe  au  fond 
qu  il  lui  demeure  =^  tant  pis  pour  lui  s  il  s  obstine 
à  le  garder. 

Après  avoir  bien  épanché  et  soulagé  son  cœur, 
il  m'a  paru  assez  tranquille  pour  que  je  pusse 
lui  parler  de  ses  affaires.  J  ai  trouvé  que  le  temps 
et  la  raison  ne  l'avoient  point  fait  changer  de 
système,  et  qu'il  bornoit  toute  son  ambition  à 
passer  sa  vie  attaché  à  mylord  Edouard.  Je  n'ai 
pu  qu'approuver  un  projet  si  honnête  ,  si  con- 
venable à  son  caractère ,  et  si  digne  de  la  recon- 
noissance  qu'il  doit  à  des  bienfaits  sans  exemple. 
Il  m'a  dit  que  tu  avois  été  du  même  avis  ,  mais 
que  M.  âe  Wolmar  avoit  gardé  le  silence.  Il  me 
vient  dans  la  tête  une  idée  :  à  la  conduite  assez 
singulière  de  ton  mari  et  à  d  autres  indices ,  je 
soupçonne  qu'il  a  sur  notre  ami  quelque  vue 

4-  S 


66  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

secrète  qu'il  ne  dit  pas.  Laissons  -  le  faire  et. 
fions-nous  à  sa  sagesse  :  la  manière  dont  il  s'y 
prend  prouve  assez  que,  si  ma  conjecture  est 
juste ,  il  ne  médite  rien  que  d'avantageux  à  ce- 
lui pour  lequel  il  prend  tant  de  soins. 

Tu  n'as  pas  mal  décrit  sa  figure  et  ses  maniè- 
res ,  et  c'est  un  signe  assez  favorable  que  tu  l'aies 
observé  plus  exactement  que  je  n  aurois  cru  ; 
mais  ne  trouves  -  tu  pas  que  ses  longues  peines 
et  l'habitude  de  les  sentir  ont  rendu  sa  physio- 
nomie encore  plus  intéressante  qu'elle  n'étoit 
autrefois  ?  Malgré  ce  que  tu  m'en  avois  écrit,  je 
craignois  de  lui  voir  cette  politesse  maniérée  , 
ces  façons  singeresses,  qu'on  ne  manque  jamais 
de  contracter  à  Paris  ,  et  qui,  dans  la  foule  des 
riens  dont  on  y  remplit  une  journée  oisive,  se 
piquent  d'avoir  une  forme  plutôt  qu'une  autre. 
Soit  que  ce  vernis  ne  prenne  pas  sur  certaines 
âmes ,  soit  que  l'air  de  la  mer  fait  entièrement 
effacé  ,  je  n'en  ai  pas  aperçu  la  moindre  trace, 
et ,  dans  tout  l'empressement  qu'il  m'a  témoigné, 
je  n'ai  vu  que  le  désir  de  contenter  son  cœur.  Il 
m'a  parlé  de  mon  pauvre  mari  ;  mais  il  aimoit 
mieux  le  pleurer  avec  moi  que  me  consoler,  et 
ne  m'a  point  débité  là-dessus  de  maximes  ga- 
lantes. Il  a  caressé  ma  Hlle  ;  mais  ,  au  lieu  de 
partager  mon  admiration  pour  elle,  il  m'a  re- 
proché comme  toi  ses  déliuits  ,  et  s'eSt  plaint 
que  je  la  gàtois.  Il  s'est  livré  avec  zèle  à  mes 
affaires  et  n'a  presque  été  de  mon  avis  sur  rien. 
Au  surplus ,  le  grand  air  m'auroit  arraché  les 


QUATRIÈME   PARTIE.  67 

yeux  qu'il  ne  se  seroit  pas  avisé  d'aller  fermer  un 
rideau  ;  je  me  serois  fatiguée  à  passer  d'une 
chambre  à  lautre  qu'un  pan  de  son  luihit  ga- 
lamment étendu  sur  sa  main  ne  soroit  pas  venu 
à  mon  secours.  Mon  éventail  resta  hier  une 
grande  seconde  à  terre  sans  qu'il  s'élanqat  du 
bout  de  la  chambre  comme  pour  le  retirer  du 
feu.  Les  matins  ,  avant  de  venir  me  voir,  ii  n'a 
pas  envoyé  une  seule  fois  savoir  de  mes  noyr 
velles.  A  la  promenade  il  n'affecte  point  d'avoir 
son  chapeau  cloué  sur  sa  tête  ,  pour  montrer 
qu'il  sait  les  bons  airs  (i).  A  table  je  lui  ai  de- 
mandé souvent  sa  tabatière ,  qu'il  n'appelle  pas 
sa  boîte  ,  toujours  il  me  l'a  présentée  avec  la 
uiain ,  jamais  sur  une  assiette ,  comme  un  la- 
quais :  il  n'a  pas  manqué  de  boire  à  ma  santé 
deux  fois  au  moins  par  repas  ;  et  je  parie  que 
s'il  nous  restoit  cet  hiver,  nous  le  verrions  assis 
avec  nous  autour  du  feu  se  chauffer  en  vieux 
bourgeois.  Tu  ris  ,  cousine  ;  mais  montre-moi 
un  des  nôtres  fraîchement  venu  de  Paris  qui  ait 
conservé  cette  bonhomie.  Au  reste,  il  me  sem- 
ble que  tu  dois  trouver  notre  philosophe  em- 
piré dans  un  seul  point  ;  c'est  qu'il  s'occupe  un 

(i)  A  Paris,  on  se  pique  sur-tout  de  rendre  la  socie'té 
commode  et  facile,  et  c'est  dans  une  foule  de  règles  de 
cette  importance  qu'on  y  fait  consister  cette  facilité.  Tout 
est  usages  et  lois  dans  la  bonne  compagnie.  Tous  «es 
usages  naissent  et  passent  comme  un  éclair.  Le  savoir- 
vivre  consiste  à  se  tenir  toujours  au  guet,  à  les  saisir  au 
passage,  à  les  affecter,  à  montrer  qu'on  sait  celui  du 
jour.  Le  tout  pour  être  simple. 

5 


68  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

peu  plus  des  gens  qui  lui  parlent ,  ce  qui  ne 
peut  se  faire  qu'à  ton  préjudice ,  sans  aller  pour- 
tant ,  je  pense  ,  jusqu'à  le  raccommoder  avec 
madame  Belon.  Pour  moi ,  je  le  trouve  mieux 
en  ce  qu'il  est  plus  grave  et  plus  sérieux  que  ja- 
mais. Ma  mignonne  ,  garde-le-moi  bien  soigneu- 
sement jusqu'à  mon  arrivée  :  il  est  précisément 
comme  il  me  le  faut  pour  avoir  le  plaisir  de  le 
désoler  tout  le  long  du  jour. 

Admire  ma  discrétion  ;  je  ne  t'ai  rien  dit  en- 
core du  présent  que  je  t'envoie  et  qui  t'en  pro- 
met bientôt  un  autre  :  mais  tu  l'as  reçu  avant 
que  d'ouvrir  ma  lettre  ;  et  toi  qui  sais  combien 
j'en  suis  idolâtre  et  combien  j  ai  raison  de  l'être, 
toi  dont  l'avarice  étoit  si  en  peine  de  ce  présent, 
tu  conviendras  que  je  tiens  plus  que  je  n'avois 
promis.  Ah  !  la  pauvre  petite  !  au  moment  où 
tu  lis  ceci  elle  est  déjà  dans  tes  bras  :  elle  est 
plus  heureuse  que  sa  mère,  mais  dans  deux  mois 
je  serai  plus  heureuse  qu'elle ,  car  je  sentirai 
mieux  mon  bonheur.  Hélas  !  chère  cousine ,  ne 
m'as-tu  pas  déjà  tout  entière  ?  Où  tu  es  ,  où  est 
ma  lille  ,  que  manque-t-il  encore  de  moi  ?  La 
voilà  cette  airpable  enfant  ,  reçois  -  la  comme 
tienne  ;  je  te  la  cède  ,  je  te  la  donfie;  je  résigne 
en  tes  mains  le  pouvoir  maternel  ;  corrige  mes 
fautes  ,  charge-toi  des  soins  dont  je  m'acquitte 
si  mal  à  ton  gré  ;  sois  dès  aujourd'hui  la  mère 
de  celle  qui  doit  être  ta  bru,  et,  pour  me  la 
rendre  plus  chère  encore  ,  fais-en  ,  s'il  se  peut , 
une  autre  Julie.  Elle  te  ressemble  déjà  de  visage, 


QUATRIÈME    PARTIE.  6^ 

à  son  humeur  j'augure  qu'elle  sera  grave  et  prê- 
cheuse :  quand  tu  auras  corrigé-  les  capriees 
qu'on  m'accuse  d'avoir  fomentés ,  tu  verras  que 
ma  fille  se  donnera  les  airs  d'être  ma  cousine  ; 
mais,  plus  heureuse  ,  elle  aura  moins  de  pleurs 
à  verser  et  moins  de  combats  à  rendre.  Si  le  ciel 
lui  eût  conservé  le  meilleur  des  pères ,  qu  il  eût 
été  loin  de  gêner  ses  inclinations  !  et  que  nous 
serons  loin  de  les  gêner  nous-mêmes  !  Avec  quel 
charme  je  les  vois  déjà  s'accorder  avec  nos  pro- 
jets !  Sais-tu  bien  qu'elle  ne  peut  déjà  plus  se 
passer  de  son  petit  mali ,  et  que  c'est  en  partie 
pour  cela  que  je  te  la  renvoie?  J'eus  hier  avec 
elle  une  conversation  dont  notre  ami  se  mou- 
roit  de  rire.  Premièrement,  elle  n'a  pas  le  moin- 
dre regret  de  me  quitter ,  moi  qui  suis  toute  la 
journée  sa  très  humble  servante  et  ne  puis  ré- 
sister à  rien  de  ce  qu'elle  veut  ;  et  toi  qu'elle 
craint  et  qui  lui  dis  non  vingt  fois  le  jour,  tu  es 
la  petite  maman  par  excellence ,  qu'on  va  cher- 
cher avec  joie  et  dont  on  aime  mieux  les  refus 
que  tous  mes  bonbons.  Quand  je  lui  annonçai 
que  j'allois  te  l'envoyer  ,  elle  eut  les  transports 
que  tu  peux  penser  :  mais  ,  pour  l'embarrasser , 
j  ajoutai  que  tu  m'enverrois  à  sa  place  le  petit 
mali ,  et  ce  ne  fut  plus  son  compte.  Elle  me  de- 
manda tout  interdite  ce  que  j'en  voulois  faire  : 
je  répondis  que  je  voulois  le  prendre  pour  moi; 
elle  fit  la  mine.  Henriette  ,  ne  veux-tu  pas  bien 
me  le  céder ,  ton  petit  mali  ?  Non  ,  dit-elle  assez 
sèchement.  Non  ?  Mais  si  je  ne  veux  pas  te  le 


70  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

céder  non  plus,  qui  nous  accordera?  Maman, 
ce  sera  la  petite  maman.  J'aurai  donc  la  préfé- 
rence ;  car  tu  sais  qu'elle  veut  tout  ce  que  je 
veux.  Oîi  !  la  petite  nuirnan  ne  veut  jamais  que 
la  raison.  Gomment,  mademoiselle  ,  n'est-ce  pas 
la  même  chose?  I.a  rusée  se  mit  à  sourire.  Mais 
encore ,  continuai-jc ,  par  quelle  raison  ne  me 
dormeroit-elle  pas  le  petit  mali?  Parce([u'il  ne 
vous  convient  pas.  Et  pourquoi  ne  me  convien- 
droit-il  pas?  Autre  sourire  aussi  malin  que  le 
premier.  Parle  franchement;  est-ce  que  tu  me 
trouves  trop  vieille  pour  lui  ?  Non  ,  maman  , 
mais  il  est  trop  jeune  pour  vous...  Cousine  ,  un 
enfant  de  sept  ans!...  En  vérité,  si  la  tête  ne 
m'en  tournoit  pas  ,  il  faudroit  qu'elle  m'eût  déjà 
tourné. 

Je  m'amusai  à  la  provoquer  encore.  Ma  chère 
Henriette,  lui  dis-je  en  prenant  mon  sérieux, 
je  t'assure  qu'il  ne  te  convient  pas  non  plus. 
PounjLioi  donc  ?  s'écria-t-elle  d  un  air  alarmé. 
C'est  quil  est  trop  étourdi  pour  toi.  Oh!  ma- 
man, n'est-ce  que  cela?  je  le  rendrai  sap,e.  Et  si 
par  malheur  il  te  rendoit  folle  ?  Ah  !  ma  honne 
maman,  que  j'aimerois  à  vous  ressemhler!  Me 
ressemhler,  impertinente?  Oui,  maman  :  vous 
dites  toute  la  journée  que  vous  êtes  folle  de  moi;  * 
hé  hien  !  moi,  je  serai  Iblle  de  lui  :  voilà  tout. 

Je  sais  que  tu  n'approuves  pas  ce  joli  caquet 
et  que  tu  sauras  bientôt  le  modérer  :  je  ne  veux 
pas  non  plus  le  justifier,  qnoicpiil  mCncliante, 
mais  le  montrer  seulement  que  (a  fille  aime  déjà 


QUATRIÈME   PARTIE.  71 

bien  son  petit  mali,  et  que  s'il  a  deux  ans  de 
moins  quelle,  elle  ne  sera  pas  indi^^ne  de  l'au- 
torité que  lui  donne  le  droit  d'aînesse.  Aussi 
bien  je  vois,  par  l'opposition  de  ton  exemple 
et  du  mien  à  celui  de  ta  pauvre  mère ,  que  , 
quand  la  femme  gouverne,  la  maison  n'en  va 
pas  plus  mal.  Adieu,  ma  hien-ainiée;  adieu, 
ma  chère  inséparable  :  compte  que  le  temps  ap- 
proche, et  que  les  vendanges  ne  se  feront  pas 
sans  moi. 


LETTRE  X. 

DE   SAINT-PREUX    A  MYLORD   EDOUARD. 

\)nE  de  plaisirs  trop  tard  connus  je  goûte  de- 
puis trois  semaines!  La  douce  chose  de  couler 
ses  jours  dans  le  sein  d'une  tranquille  amitié,  à 
l'abri  de  l'orage  des  passions  impétueuses  !  My- 
lord,  que  c'est  un  spectacle  agréable  et  touchant 
que  celui  d'une  maison  simple  el  bien  réglée 
où  régnent  l'ordre,  la  paix,  l'innocence;  où  l'on 
voit  réuni  sans  appareil,  sans  éclat,  tout  ce 
qui  répond  à  la  véritable  destination  de  Thoni- 
me!  La  campagne,  la  retraite,  le  repos,  la  sai- 
son ,  la  vaste  plaine  d'eau  qui  s'offre  à  mes  yeux, 
le  sauvage  aspect  des  montagnes,  tout  me  rap- 
pelle ici  ma  délicieuse  île  de  Tinian.  Je  crois 
voir  accomplir  les  vœux  ardents  que  j'y  formai 
tant  de  fois.  J'y  mène  une  vie  de  mon  goût,  j'y 


72  LA   NOUVELLE    UÈLOÏSE. 

trouve  une  société  selon  mon  cœnr.  Il  ne  man- 
que en  ce  lieu  que  deux  personnes  "pour  que 
tout  mon  bonheur  y  soit  rassemblé,  et  j'ai  les- 
poir  de  les  y  voir  bientôt. 

En  attendant  que  vous  et  madame  d'Orbe 
veniez  mettre  le  comble  aux  plaisirs  si  doux  et 
si  purs  que  j'apprends  à  goûter  où  je  suis ,  je 
veux  vous  en  donner  une  idée  par  le  détail 
d'une  économie  domestique  qui  annonce  la  fé- 
licité des  maîtres  de  la  maison,  et  la  fait  par- 
tager à  ceux  qui  l'habitent.  .Tespère,  sur  le  pro- 
jet qui  vous  occupe,  que  mes  réflexions  pour- 
ront un  jour  avoir  leur  usage,  et  cet  espoir  sert 
encore  à  les  exciter. 

Je  ne  vous  décrirai  point  la  maison  de  Cla- 
rens  :  vous  la  connoissez;  vous  savez  si  elle  est 
charmante,  si  elle  m'offre  des  souvenirs  inté- 
ressants, si  elle  doit  m'êtrc  chère  et  par  ce  qu'elle 
me  montre  et  par  ce  qu'elle  me  rappelle.  Madame 
de  Wolmar  en  préfère  avec  raison  le  séjour  à 
celui  d'Etange,  château  magnifique  et  grand, 
mais  vieux,  triste,  incommode,  et  qui  n'offre 
clans  ses  environs  rien  de  comparable  à  ce  qu'on 
voit  autour  de  Clarcns. 

Depuis  que  les  maîtres  de  cette  maison  y  ont 
fixé  leur  demeure,  ils  en  ont  mis  à  leur  usage 
tout  ce  qui  ne  servoit  qu'à  l'ornement  :  ce  n'est 
plus  ime  maison  faite  pom^  être  vue,  mais  pour 
être  habitée.  Ils  ont  bouché  de  longues  enfila- 
des pour  changer  des  portes  mal  situées;  ils  ont 
coupé  de  trop  grandes  pièces  pour  avoir  des  lo- 


QUATRIÈME    PARTIE.  73 

céments  mieux  distri])ués;  à  des  nicu])les  an- 
ciens et  riches  ils  en  ont  substitué  de  simples  et 
de  commodes.  Tout  y  est  agréable  et  riant,  tout 
y  respire  l'abondance  et  la  propreté,  rien  n'y 
sent  la  richesse  et  le  luxe;  il  n'y  a  pas  une  cham- 
bre où  Ton  ne  se  reconnoisse  à  la  campaj^ne,  et 
où  Ton  ne  retrouve  toutes  les  commodités  de  la 
ville.  Les  mêmes  changements  se  font  remar- 
quer au -dehors:  la  basse- cour  a  été  agrandie 
aux  dépens  des  remises.  A  la  place  d'un  vieux 
billard  délabré  Ton  a  -fait  un  beau  pressoir,  et 
une  laiterie  où  logeoient  des  paons  criards  dont 
on  s'est  défait.  Le  potager  étoit  trop  petit  pour 
la  cuisiile;  on  en  a  fait  du  parterre  un  second  , 
mais  si  propre  et  si  bien  entendu,  que  ce  par- 
terre ainsi  travesti  plaît  à  l'œil  plus  qu'aupara- 
vant. Aux  tristes  ifs  qui  couvroient  les  murs  ont 
été  substitués  de  bons  espaliers.  Au  lieu  de  li- 
nutile  marronnier  d'Inde ,  déjeunes  mûriers  noirs 
commencent  à  ombrager  la  cour;  et  Ion  a  plan- 
té deux  rangs  de  noyers  jusqu'au  chemin,  à  la 
place  des  vieux  tilleuls  qui  bordoient  l'avenue. 
Par -tout  on  a  substitué  l'utile  à  l'agréable,  et 
lagréable  y  a  presque  toujours  gagné.  Quant  à 
moi,  du  moins,  je  trouve  que  le  bruit  de  la  basse- 
cour,  le  chant  des  coqs,  le  mugissement  du  bé- 
tail, l'attelage  des  chariots,  les  repas  des  champs, 
le  retour  des  ouvriers,  et  tout  l'appareil  de  l'é- 
conomie rustique,  donnent  à  cette  maison  un 
air  plus  champêtre,  plus  vivant,  plus  animé, 
plus  gai,  je  ne  sais  quoi  qui  sent  la  joie  et  le 


74  LA   NOUVELLE   HÉLOISE. 

bien-être,  qu'elle  navoit  pas  dans  sa  morne  di- 


(jnite. 


Leurs  terres  ne  sont  pas  affermées,  mais  cul- 
tivées par  leurs  soins;  et  cette  culture  fait  une 
grande  partie  de  leurs  occupations,  de  leurs 
biens,  et  de  leurs  [)laisirs.  La  baronnie  d'Etan- 
ge  n'a  que  des  prés,  des  champs  et  du  bois; 
mais  le  produit.de  Glarens  est  en  vifjnes,  qui 
font  un  objet  considérable;  et  comme  la  diffé- 
rence de  la  culture  y  produit  un  ef^et  plus  sen- 
sible.que  dans  les  blés,  c'est  encore  une  raison 
d'économie  pour  avoir  préféré  ce  dernier  séjour. 
Cependant  ils  vont  presque  tous  les  ans  faire 
les  moissons  à  leur  terre,  et  M.  de  Wolmar  y 
va  seul  assez  fréquemment.  Ils  ont  pour  maxi- 
me de  tirer  de  la  culture  tout  ce  qu'elle  peut 
donner,  non  pour  faire  un  plus  grand  gain, 
mais  pour  nourrir  plus  dhommes.  M.  de  Wol- 
mar prétend  que  la  terre  produit  à  proportion 
du  nombre  des  bras  qui  la  cultivent  :  mieux  cul- 
tivée elle  rend  davantage;  cette  surabondance 
de  production  donne  de  quoi  la  cultiver  mieux 
encore;  plus  on  y  met  d'hommes  et  de  bé- 
tail, plus  elle  fournit  d'excédant  à  leur  entre- 
tien. On  ne  sait,  dit-il,  où  peut  s'arrêter  cette 
augmentation  continuelle  et  réciproque  de  pro- 
duit et  de  cultivateurs.  Au  contraire,  les  terrains 
négligés  perdent  leur  fertilité  :  moins  im  pays 
produit  dhommes,  moins  il  produit  de  den- 
rées; c'est  le  défaut  d'habitants  qui  l'empêche  de 
nourrir  le  peu  qu'il  en  a ,  et  dans  toute  contrée 


QUATRIÈME    PARTIE.  -jS 

qui  se  dépeuple  on  doit  tôt  ou  tard  mourir  de 
faim. 

Ayant  donc  l)oauroup  de  terres  et  les  culti- 
vant toutes  avec  beaucoup  de  soin,  il  leur  faut, 
outre  les  domestiques  de  la  basse-cour,  un  grand 
nombre  d'ouvriers  à  la  journée;  ce  qui  leur  pro- 
cure le  plaisir  de  faire  subsister  beaucoup  de 
gens  sans  smcommoder.  Dans  le  choix  de  ces 
journaliers,  ils  préfèrent  toujours  ceux  du  pays, 
et  les  voisins  aux  étrangers  et  aux  inconnus.  Si 
l'on  perd  quelque  chose  à  ne  pas  prendre  tou- 
jours les  plus  robustes,  on  le  regagne  bien  par 
Taffection  que  cette  préférence  inspire  à  ceux 
quon  choisit,  par  lavantage  de  les  avoir  sans 
cesse  autour  de  soi ,  et  de  pouvoir  compter  sur 
eux  dans  tous  les  temps ,  quoiqu'on  ne  les  paye 
qu'une  partie  de  l'année. 

Avec  tous  ces  ouvriers  on  fait  toujours  deux 
prix:  l'un  est  le  prix  de  rigueur  et  de  droit,  le 
prix  courant  du  pays,  qu'on  s'oblige  à  leur  payer 
pour  les  avoir  employés;  lautre,  un  peu  plus 
fort,  est  un  prix  de  bénéficence,  qu'on  ne  leur 
paye  qu'autant  qu'on  est  content  d'eux  ;  et  il 
arrive  presque  toujours  que  ce  qu'ils  font  pour 
qu'on  le  soit  vaut  mieux  que  le  surplus  qu'on 
leur  donne;  car  M.  de  Wolmar  est  intégre  et 
sévère,  et  ne  laisse  jamais  dégénérer  en  cou- 
tume et  en  abus  les  institutions  de  faveur  et  de 
grâce.  Ces  ouvriers  ont  des  surveillants  qui  les 
animent  et  les  ojjservent.  Ces  surveillants  sont 
les  gens  de  la  basse-cour,  qui  travaillent  eux- 


*j6  LA   NOUVELLE   HELOÏSE. 

mêmes,  et  sont  intéressés  au  travail  des  autres 
par  un  petit  denier  qu'on  leur  accorde,  outre 
leurs  gaf>es,  sur  tout  ce  qu'on  recueille  par  leurs 
soins.  De  plus,  M.  de  Wolmar  les  visite  lui- 
même  presque  tous  les  jours,  souvent  plusieurs 
fois  le  jour,  et  sa  femme  aime  à  être  de  ces  pro- 
menades. Enfin ,  dans  le  temps  des  grands  tra- 
vaux, Julie  donne  toutes  les  semaines  vingt 
batz  (i)  de  gratification  à  celui  de  tous  les  tra- 
vailleurs ,  journaliers ,  ou  valets ,  indifféremment , 
qui,  durant  ces  huit  jours,  a  été  le  plus  diligent 
au  jugement  du  maître.  Tous  ces  moyens  d'é- 
mulation qui  paroissent  dispendieux,  employés 
avec  prudence  et  justice,  rendent  insensible- 
ment tout  le  monde  laborieux,  diligent,  et  rap- 
portent enfin  plus  qu'ils  ne  coûtent  :  mais  com- 
me on  n'en  voit  le  profit  qu'avec  de  la  constance 
et  du  temps,  peu  de  gens  savent  et  veulent  s'en 
servir. 

Cependant  un  moyen  plus  efficace  encore  ,  le 
seul  auquel  des  vues  économiques  ne  font  point 
songer,  et  qui  est  plus  propre  à  madame  de 
Wolmar,  c'est  de  gagner  falfection  de  ces  bon- 
nes gens  en  leur  accordant  la  sienne.  Elle  ne 
croit  point  s'ac([uitter  avec  de  l'argent  des  peines 
cjue  Ton  prend  pour  t^lle  ,  et  pense  devoir  des 
services  à  quiconque  lui  en  a  rendu  ;  ouvriers , 
domestiques,  tous  ceux  qui  l'ont  servie  ,  ne  fût- 
ce  que  pour  un  seul  jour,  deviennent  tous  ses 

(»)  Petite  monuoie  du  pays. 


^ 


QUATRIÈME   PARTIE.  77 

enfants  ;  elle  prend  part  à  leurs  plaisirs ,  à  leurs 
chagrins ,  à  leur  sort  ;  elle  s'informe  de  leurs  af- 
faires ,  leurs  intérêts  sont  les  siens  ;  elle  se  charge 
de  mille  soins  pour  eux;  elle  leur  donne  des  con- 
seils ;  elle  accommode  leurs  différents  ,  et  ne 
leur  marque  pas  l'affabilité  de  son  caractère  par 
des  paroles  emmiellées  et  sans  effet ,  mais  par 
des  services  véritables  et  par  de  continuels  actes 
de  bonté.  Eux  ,  de  leur  côté,  quittent  tout  à  son 
moindre  signe  ;  ils  volent  quand  elle  parle  ;  son 
seul  regard  anime  leur  zèle  ;  en  sa  présence  ils 
sont  contents  ;  en  son  absence  ils  parlent  d'elle 
et  s'animent  à  la  servir.  Ses  charmes  et  ses  dis- 
cours font  beaucoup;  sa  douceur,  ses  vertus 
font  davantage.  Ah  !  mylord,  l'adorable  et  puis- 
sant empire  que  celui  de  la  beauté  bienfai- 
sante! 

Quant  au  service  personnel  des  maîtres,  ils 
ont  dans  la  maison  huit  domestiques  ,  trois  fem- 
mes et  cinq  hommes ,  sans  compter  le  valet-de- 
chambre  du  baron  ni  les  gens  de  la  basse-cour. 
Il  n'arrive  guère  qu  on  soit  mal  servi  par  peu  de 
domestiques;  mais  on  diroit,  au  zèle  de  ceux-ci , 
que  chacun  ,  outre  son  service ,  se  croit  chargé 
de  celui  des  sept  autres  ,  et ,  à  leur  accord  ,  que 
tout  se  fait  par  un  seul.  On  ne  les  voit  jamais 
oisifs  et  désœuvrés  jouer  dans  une  antichambre 
ou  polissonner  dans  la  cour,  mais  toujours  oc- 
cupés à  quelque  travail  utile  :  ils  aident  à  la 
basse-cour  ,  au  cellier ,  à  la  cuisine  ;  le  jardinier 
n'a  point  d'autres  garçons  qu'eux  ;  et  ce  qu'il  y 


78  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

a  de  plus  agréable,  c'est  qu'on  leur  voit  faire  tout 
cela  gaiement  et  avec  plaisir. 

On  s'y  prend  de  bonne  beure  pour  les  avoir 
tels  qu'on  les  veut  :  on  n'a  point  ici  la  maxime 
que  j'ai  vue  régner  à  Paris  et  à  Londres  ,  de 
cboisir  des  domestiques  tout  formés  ,  c'est-à-dire 
des  coquins  déjà  tout  faits  ,  de  ces  coureurs  de 
conditions,  qui,  dans  cbaque  maison  qu'ils  par- 
courent, prennent  à-la-fois  les  défauts  des  va- 
lets et  des  maîires,  et  se  font  un  métier  de  servir 
tout  le  monde  sans  jamais  s  attacber  à  personne. 
Il  ne  peut  régner  ni  bonnêtelé ,  ni  fidélité  ,  ni 
zèle ,  au  milieu  de  pareilles  gens  ;  et  ce  ramassis 
de  canaille  ruine  le  maître  et  corrompt  les  en- 
fants dans  toutes  les  maisons  opulentes.  Ici  c'est 
une  affaire  importante  que  le  cboix  des  domes- 
tiques :  on  ne  les  regarde  point  seulement  comme 
des  mercenaires  dont  on  n'exige  qu'un  service 
exact ,  mais  comme  des  membres  de  la  famille  , 
dont  le  mauvais  cboix  est  capable  de  la  désoler. 
La  première  cbose  qu'on  leur  demande  est  d'être 
honnêtes  gens,  la  seconde  d'aimer  leur  maître, 
la  troisième  de  le  servir  à  son  gré  ;  mais ,  pour 
peu  qu  un  maître  soit  raisonnable  et  un  domes- 
tique intelligent,  la  troisième  suit  toujours  les 
deux  autres.  On  ne  les  lire  donc  point  de  la  ville, 
mais  de  la  campagne.  C'est  ici  leur  premier  ser- 
vice, et  ce  sera  sûrement  le  dernier  pour  tous 
ceux  qui  vaudront  qucbjue  chose.  On  les  prend 
dans  quel([ue  famille  nombreuse  et  surchargée 
d'enfants  dont  les  pères  et  mères  viennent  les 


QUATRIÈME   PARTIE.  79 

offrir  eux-mêmes.  On  les  choisit  jeunes ,  bien 
faits  ,  de  })onne  santé  ,  et  dhine  physionomie 
agréable.  M.  de  Wolmar  les  interroge,  les  exa- 
mine ,  puis  les  présente  à  sa  femme.  S'ils  aj^réent 
à  tous  deux  ,  ils  sont  reçus ,  d'abord  à  l'épreuve , 
ensuite  au  nombre  des  gens  ,  c'est-à-dire  des  en- 
fants de  la  maison  ;  et  l'on  passe  quelques  jours 
à  leur  apprendre  avec  beaucoup  de  patience  et 
de  soin  ce  qu'ils  ont  à  faire.  Le  service  est  si  sim- 
ple ,  si  égal,  si  uniforme,  les  maîtres  ont  si  peu 
de  fantaisie  et  d'humeur  ,  et  leurs  domestiques 
les  affectionnent  si  promptement,  que  cela  est 
bientôt  appris.  Leur  condition  est  douce  ;  ils 
sentent  un  bien-être  qu'ils  n'avoient  pas  chez 
eux  ;  mais  on  ne  les  laisse  point  amollir  par  l'oi- 
siveté mère  des  vices.  On  ne  souffre  point  qu'ils 
deviennent  des  messieurs  et  s  enorgueillissent 
de  la  servitude  ;  ils  continuent  de  travailler 
comme  ils  faisoient  dans  la  maison  paternelle  : 
ils  n'ont  fait,  pour  ainsi  dire,  que  changer  de 
père  et  de  mère  ,  et  en  gagnef  de  plus  opulents. 
De  cette  sorte  ils  ne  prennent  point  en  dédain 
leur  ancienne  vie  rustique.  Si  jamais  ils  sortoient 
d'ici,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  reprît  plus  vo- 
lontiers son  état  de  paysan  que  de  supporter  une 
autre  condition.  Enfin  je  n'ai  jamais  vu  de  mai- 
son où  chacun  fît  niieux  son  service  et  simagi- 
nât  moins  de  servir. 

C'est  ainsi  qu'en  formant  et  dressant  ses  pro- 
pres domestiques  on  n'a  point  à  se  faire  cette 
objection  si  commune  et  si  peu  sensée  ,  Je  les 


8o  Ia  nouvelle  héloÏse. 

aurai  formés  pour  d'autres  !  Formez-les  comme 
il  faut,  pourroit-on  repondre  ,  et  jamais  ils  ne 
serviront  à  d'autres.  Si  vous  ne  songez  qu'à  vous 
en  les  formant,  en  vous  quittant  ils  font  fort 
bien  de  ne  songer  qu'à  eux  ;  mais  occupez-vous 
d'eux  un  peu  davantage  ,  et  ils  vous  demeure- 
ront attachés.  Il  n'y  a  que  l'intention  qui  oblige  ; 
et  celui  qui  profite  d'un  bien  que  je  ne  veux 
faire  qu'à  moi  ne  me  doit  aucune  reconnois- 
sance. 

Pour  prévenir  doublement  le  même  inconvé- 
nient, M.  et  madame  de  Wolmar  emploient  en- 
core un  autre  moyen  qui  me  paroît  fort  bien  en- 
tendu. En  commençant  leur  établissement ,  ils 
ont  cherché  quel  nombre  de  domestiques  ils 
pouvoient  entretenir  dans  une  maison  montée 
à  peu  près  selon  leur  état ,  et  ils  ont  trouvé  que 
ce  nombre  alloit  à  quinze  ou  seize  :  pour  être 
mieux  servis  ils  l'ont  réduit  à  la  moitié  ;  de  sorte 
qu'avec  moins  d'appareil  leur  service  est  beau- 
coup plus  exact.  IViur  être  mieux  servis  encore, 
ils  ont  intéressé  les  mêmes  gens  à  les  servir  long- 
temps. Un  domestique  en  entrant  chez  eux  re- 
çoit le  gage  ordinaire  ;  mais  ce  gage  augmente 
tous  les  ans  d'un  vingtième  ;  au  bout  de  vingt 
ans  il  seroit  ainsi  plus  que  doublé ,  et  l'entretien 
des  domestiques  seroit  à  peu  près  alors  en  rai- 
son du  moyen  des  maîtres  :  mais  il  ne  faut  pas 
être  un  grand  algébriste  pour  voir  (jue  les  frais 
de  cette  augmentation  sont  plus  apparents  que 
réels ,  qu'ils  auront  peu  de  doubles  gages  à  payer, 


QUATRIÈME   PARTIE.  8r 

et  que ,  quand  ils  les  paicroient  à  tous ,  Tavan- 
tage  cfavoir  été  bien  servis  durant  vinjjt  ans  com- 
penscroit  et  au-delà  ce  surcroît  de  dépense.  Vous 
sentez  bien  ,  niylord  ,  que  cest  un  expédient  sûr 
pour  augnienter  incessamment  le  soin  des  do- 
mestiques et  se  les  attacher  à  mesure  qu'on  s'at- 
tache à  eux.  Il  n'y  a  pas  seulement  de  la  pru- 
dence,  il  y  a  même  de  l'équité  dans  un  pareil 
établissement.  Est-il  juste  qu'un  nouveau  venu  , 
sans  aflection,  et  qui  n'est  peut-être  qu'un  mau- 
vais sujet ,  reçoive  en  entrant  le  même  salaire 
qu'on  donne  à  un  ancien  serviteur,  dont  le  zélé 
et  la  fidélité  sont  éprouvés  par  de  longs  services, 
et  qui    d'ailleurs   approche    en   vieillissant  du 
temps  où  il  sera  hors  d'état  de  gagner  sa  vie?  Au 
reste,  cette  dernière  raison  n'est  pas  ici  démise, 
et  vous  pouvez  bien  croire  que  des  maîtres  aussi 
humains  ne  m  gligcnt  pas  des  devoirs  que  rem- 
plissentpar  ostentation  beaucoup  de  maîtres  sans 
charité  ,  et  n'abandonnent   pas   ceux  de  leurs 
gens  à  qui  les  infirmités  ou  la  vieillesse  ôtent  les 
moyens  de  servir. 

J'ai  dans  l'instant  même  un  exemple  assez 
frappant  de  cette  attention.  Le  baron  d'Étange, 
voulant  récompenser  les  longs  services  de  son 
valet-de-chambre  par  une  retraite  honoiabie  , 
a  eu  le  crédit  d  olitenir  pour  lui  de  L.  \j.  E.  E. 
un  emploi  lucratif  et  sans  peine.  Julie  vient  de 
recevou'  la-dessus  de  ce  vieux  douiesiiqur»  une 
lettre  à  tirer  des  larmes,  dans  laquelle  il  la  sup- 
plie de  le  faire  dispenser  d'accepter  cet  emploi. 
4.  6 


82  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

«  Je  suis  àgë ,  lui  dit-il  ;  j'ai  perdu  toute  ma  fa» 
«  mille  ;  je  n'ai  plus  d  autres  parents  que  mes 
«  maîtres  :  tout  mon  espoir  est  de  finir  paisible- 
«  ment  mes  jours  dans  la  maison  où.  je  les  ai 
«passés...  Madame,  en  \ous  tenant  dans  mes 
«bras  à  votre  naissance,  je  demandois  à  Dieu 
«  de  tenir  de  même  un  jour  vos  enfants  :  il  m'en 
«  a  fait  la  jjrace;  ne  me  refusez  pas  celle  de  les 
«voir  croître  et  prospérer  comme  vous...  Moi 
«  qui  suis  accoutumé  à  vivre  dans  une  maison 
«de  paix,  où  en  retrou verai-je  une  semblable 
«  pour  y  reposer  ma  vieillesse?...  Ayez  la  cbarité 
«  d  écrire  en  ma  faveur  à  monsieur  le  baron.  S'il 
«  est  mécontent  de  moi,  qu  il  me  cbasse  et  ne 
«me  donne  point  d'emploi;  mais  je  l'ai  fidèle- 
«  ment  servi  durant  quarante  ans ,  qu  il  me  laisse 
«  achever  mes  jours  à  son  service  et  au  vôtre  ,  il 
«  ne  sauroit  mieux  me  récompenser.  »  Il  ne  faut 
pas  demander  si  Julie  a  écrit.  Je  vois  qu'elle  se- 
roit  aussi  fâchée  de  perdre  ce  bon  homme  qu'il 
le  seroit  de  la  quitter.  Ai-je  tort,  mylord,  de 
comparer  des  maîtres  si  chéris  à  des  pères,  et 
leurs  domestiques  à  leurs  enfants?  Vous  voyez 
que  cest  ainsi  qu'ils  se  rej^ardent  eux-mêmes. 
Il  n'y  a  pas  d'exemple  dans  cette  maison  (|u  un 
domesii({ue  ait  demandé  son  conjjé;  il  est  même 
rare  ([u  on  n»enace  quel([u  un  de  le  lui  donner. 
Cette  menace  effraie  à  proportion  de  ce  que  le 
service  est  ap,réable  et  doux;  les  meilleurs  sujets 
en  sont  toujours  les  plus  alarmés, et  l'on  n'a  ja- 
mais  besoin  d'en  vcuir  à  l'exécution   qu'avec 


QUATRIÈME   PARTIE.  83 

ceux  qui  sont  peu  rc^retlahlcs.  Il  y  a  encore  une 
régie  à  cela.  Quand  M.  de  Wohnar  a  diiy'e  vous 
chasse j  on  peut  implorer  l'intercession  de  ma- 
dame, Toblenir  quelquefois ,  et  rentrer  en  grâce 
à  sa  prière;  mais  un  congé  qu'elle  donne  est  ir- 
révocable, et  il  n'y  a  plus  de  grâce  à  espérer. 
Cet  accord  est  très  bien  entendu  pour  tempé- 
rer à-la-fois  l'excès  de  confiance  qu'on  pourroit 
prendre  en  la  douceur  de  la  femme,  et  la  crainte 
extrême  que  causeroit  l'inflexibilité  du  mari.  Ce 
mot  ne  laisse  pas  pourtant  dêtre  extrêmement 
redouté  de  la  part  d  un  maître  équitable  et  sans 
colère  ;  car  ,  outre  qu'on  n'est  pas  sûr  d'obtenir 
grâce  et  qu'elle  n'est  jamais  accordée  deux  fois 
au  même,  on  perd  par  ce  mot  seul  son  droit 
d'ancienneté,  et  l'on  recommence,  en  rentrant, 
un  nouveau  service  :  ce  qui  prévient  l'insolence 
des  vieux  domestiques  et  augmente  leur  circon- 
spection à  mesure  qu'ils  ont  plus  à  perdre. 

Les  trois  femmes  sont,  la  femme-de-chambre, 
la  gouvernante  des  enfants ,  et  la  cuisinière. 
Celle-ci  est  une  paysanne  fort  propre  et  fort  en- 
tendue à  qui  madame  de  Wolmar  a  appris  la 
cuisine;  car  dans  ce  pays,  simple  encore  (i),  les 
jeunes  personnes  de  tout  état  apprennent  à  faire 
elles-mêmes  tous  les  travaux  que  feront  un  jour 
dans  leur  maison  les  femmes  qui  seront  à  leur 
service,  afin  de  savoir  les  conduire  au  besoin 
et  de  ne  s'en  pas  laisser  imposer  par  elles.  La 

(0  Simple  !  Il  a  donc  beaucoup  change'. 


84  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

fcmnie-de  -chambre  n'est  plus  Babi  :  on  l'a  ren- 
voyée à  Etante  où  elle  est  née  :  on  lui  a  remis  le 
soin  du  château ,  et  une  inspection  sur  la  re- 
cette ,  qui  la  rend  en  quelque  manière  le  con- 
trôleur de  l'économe.  Il  y  avoit  long-temps  que 
M.  de  Wolmar  pressoit  sa  femme  de  faire  cet 
arrangement  sans  pouvoir  la  résoudre  à  éloi- 
gner d'elle  un  ancien  domestique  de  sa  mère  , 
quoiqu'elle  eût  plus  d'un  sujet  de  s'en  plaindre. 
Enfin ,  depuis  les  dernières  explications ,  elle  y 
a  consenti ,  et  Babi  est  partie.  Cette  femme  est 
intelligente  et  fidèle,  mais  indiscrète  et  babil- 
larde.  Je  soupçonne  qu'elle  a  trahi  plus  d'une 
fois  les  secrets  de  sa  maîtresse,  que  M.  de  Wol- 
mar ne  l'ignore  pas,  et  que,  pour  prévenir  la 
même  indiscrétion  vis-à-vis  de  quelque  étran- 
ger, cet  homme  sage  a  su  l'employer  de  ma- 
nière à  profiter  de  ses  bonnes  qualités  sans  s'ex- 
poser aux  mauvaises.  Celle  qui  l'a  remplacée  est 
cette  même  Fanchon  Regard  dont  vous  m'en- 
tendiez parler  autrefois  avec  tant  de  plaisir.  Mal- 
gré l'augure  de  Julie  ,  ses  bienfaits ,  ceux  de  son 
père,  et  les  vôtres,  cette  jeune  femme  si  hon- 
nête et  si  sage  n'a  pas  été  heureuse  dans  son  éta- 
blissement. Claude  Anet ,  qui  avoit  si  bien  sup- 
porté sa  misère,  n'a  pu  soutenir  un  état  plus 
doux.  En  se  voyant  dans  l'aisance,  il  a  négligé 
son  métier;  et  s'élant  tout-à-fait  dérangé  ,  il  s'est 
enfui  du  pays,  laissant  sa  femme  avec  un  enfant 
qu'elle  a  perdu  depuis  ce  temips-là.  Julie,  après 
l'avoir  retirée  chez  elle,  lui  a  appris  tous  les  jpe- 


QUATRIÈME   PARTIE.  85 

tits  ouvrages  d'une  femnie-de-ch ambre  ;  et  je  ne 
fus  jamais  plus  agréablement  surpris  que  de  la 
trouver  en  fonction  le  jour  de  mon  arrivée. 
M.  de  Wolmar  en  lait  un  très  grand  cas,  et  tous 
deux  lui  ont  confié  le  soin  de  veiller  tant  sur 
leurs  enfants  que  sur  celle  qui  les  gouverne. 
Celle-ci  est  aussi  une  villageoise  simple  et  cré- 
dule ,  mais  attentive  ,  patiente  et  docile  ;  de 
sorte  qu'on  n'a  rien  oublié  pour  que  les  vices 
des  villes  ne  pénétrassent  point  dans  une  mai- 
son dont  les  maîtres  ne  les  ont  ni  ne  les  souf- 
frent. 

Quoique  tous  les  domestiques  n'aient  qu'une 
même  taille,  il  y  a  d ailleurs  peu  de  communi- 
cation entre  les  deux  sexes;  on  regarde  ici  cet 
article  comme  très  important.  On  n'y  est  point 
de  l'avis  de  ces  maîtres  indifférents  à  tout ,  hors 
à  leur  intérêt,  qui  ne  veulent  qu'être  bien  servis 
sans  s'embarrasser  au  surplus  de  ce  que  font 
leurs  gens  :  on  pense  au  contraire  que  ceux  qui 
ne  veulent  qu'être  bien  servis  ne  sauroient  l'être 
long-temps.  Les  liaisons  trop  intimes  entre  les 
deux  sexes  ne  produisent  jamais  que  du  mal. 
C'est  des  conciliabules  qui  se  tiennent  chez  les 
femmes-de-chambre  que  sortent  la  plupart  des 
désordres  d'un  ménage.  Sil  s'en  trouve  une  qui 
plaise  au  maître-d'hôtel,  il  ne  manque  pas  de 
la  séduire  aux  dépens  du  maître.  L'accord  des 
hommes  entre  eux  ni  des  femmes  entre  elles 
n'est  pas  assez  sûr  pour  tirer  à  conséquence. 
Mais  c'est  toujours  entre  hommes  et  femmes 


S6  LA  NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

que  s'établisssent  ces  secrets  monopoles  qui  rui- 
nent à  Ja  longue  les  familles  les  plus  opulentes. 
On  veille  donc  à  la  sagesse  et  à  la  modestie 
des  femmes,  non  seulement  par  des  raisons  de 
bonnes  mœurs  et  d honnêteté,  mais  encore  par 
un  intérêt  très  bien  entendu;  car,  quoi  qu'on 
en  dise ,  nid  ne  remplit  bien  son  devoir  s'il  ne 
l'aime;  et  il  n'y  eut  jamais  que  des  gens  d'hon- 
neur qui  sussent  aimer  leur  devoir. 

Pour  prévenir  entre  les  deux  sexes  une  fami- 
liarité dangereuse,  on  ne  les  gêne  point  ici  par 
des  lois  positives  qu'ils  seroient  tentés  denfrein- 
dre  en  secret  ;  mais ,  sans  paroître  y  songer,  on 
établit  des  usages  plus  puissants  que  l'autorité 
même.  On  ne  leur  défend  pas  de  se  voir,  mais 
on  fait  en  sorte  qu'ils  n'en  aient  ni  l'occasion  ni 
la  volonté.  On  y  parvient  en  leur  donnant  des 
occupations,  des  habitudes,  des  goûts,  des  plai- 
sirs ,  entièrement  différents.  Sur  l'ordre  admi- 
rable qui  règne  ici ,  ils  sentent  ([ue  dans  une 
maison  bien  réglée  les  hommes  et  les  femmes 
doivent  avoir  peu  de  commerce  entre  eux.  Tel 
qui  laxcroit  en  cela  de  caprice  les  volontés  d'un 
maître,  se  soumet  sans  répugnance  à  une  ma- 
nière de  vivre  qu'on  ne  lui  prescrit  pas  formel- 
lement, mais  qu'il  juge  lui-même  être  la  meil- 
leure et  la  plus  naturelle.  Julie  prétend  qu'elle 
l'est  en  effet,  elle  soutient  que  de  l'amour  ni  de 
l'union  conjugale  ne  résulte  point  le  commerce 
continuel  des  deux  sexes.  Selon  elle,  la  femme 
et  le  mari  soAjt  bien  destinés  à  vivre  ensemble, 


QUATRIÈME    PARTIE.  87 

mais  non  pas  de  la  même  manière;  ils  doivent 
agir  de  concert  sans  faire  les  mêmes  choses.  La 
vie  qui  charmeroit  lun  seroit,  dit-elle,  insup- 
portable à  l'autre  ;  les  inclinations  que  leur 
donne  la  nature  sont  aussi  diverses  que  les 
fonctions  qu'elle  leur  impose ;.leurs  amusements 
ne  diffèrent  pas  moins  que  leurs  devoirs;  en  un 
mot,  tous  deux  concourent  au  bonheur  com- 
mun par  des  chemins  différents;  et  ce  partage 
de  travaux  et  de  soins  est  le  plus  fort  lien  de 
leur  union. 

Pour  moi ,  j'avoue  que  mes  propres  observa- 
tions sont  assez  favorables  à  cette  maxime.  En 
effet ,  n'est-ce  pas  un  usage  constant  de  tous  les 
peuples  du  monde  ,  hors  le  François  et  ceux 
qui  limitent ,  que  les  hommes  vivent  entre  eux, 
les  femmes  entre  elles''  S'ils  se  voient  les  uns 
les  autres,  c'est  plutôt  par  entrevues  et  presque 
à  la  dérobée,  comme  les  époux  de  Lacédémone, 
que  par  un  mélange  indiscret  et  perpétuel ,  ca- 
pable de  confondre  et  défigurer  en  eux  les  plus 
sages  distinctions  de  la  nature.  On  ne  voit  point 
les  sauvages  mêmes  indistinctement  mêlés  , 
hommes  et  femmes.  Le  soir  la  famille  se  ras- 
semble ,  chacun  passe  la  nuit  auprès  de  sa 
femme:  la  séparation  recommence  avec  le  jour, 
et  les  deux  sexes  n'ont  plus  rien  de  commun  que 
les  repas  tout  au  plus.  Tel  est  l'ordre  que  sou 
imiversalité  montre  être  le  plus  naturel ,  et , 
dans  les  pays  même  où  il  est  perverti,  l'on  en 
voit  encore   des  vestiges.    En  France  ,  où   les 


88  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

hommes  se  sont  soumis  à  vivre  à  la  manière  des 
femmes  et  à  rester  sans  cesse  enfermes  dans  la 
chambre  avec  elles, l'involontaire  agitation  qu'ils 
y  conservent  montre  que  ce  n  est  point  à  cela 
qu'ils  étoient  destinés. Tandis  que  les  femmes  res- 
tent tranquillement  assises  ou  couchées  sur  leur 
chaise  lonj^ue,  vous  voyez  les  hommes  se  lever, 
aller ,  venir ,  se  rasseoir ,  avec  une  inquiétude 
continuelle  ;  un  instinct  macliinal  combattant 
sans  cesse  la  contrainte  où  ils  se  mettent ,  et  les 
poussant  malgré  eux  à  c<  tte  vie  active  et  labo- 
rieuse que  leur  imposa  la  nature.  Cest  le  seul 
peuple  du  monde  où  les  hommes  se  tiennent 
debout  au  spectacle,  comme  s'ils  alloient  se  dé- 
lasser au  parterre  d'avoir  resté  tout  le  jour  assis 
au  salon.  Enfin  ,  ils  sentent  si  bien  l'ennui  de 
cette  indolence  efféminée  et  casanière ,  que , 
pour  y  mêler  au  moins  quelque  sorte  d  activité, 
ils  cèdent  chez  eux  la  place  aux  étranj^ers  ,  et 
vont  auprès  des  femmes  d'autrui  chercber  à 
tempérer  ce  dégoût. 

La  maxime  de  madame  de  Wolmar  se  sou- 
tient très  bien  par  l'exemple  de  sa  maison  ; 
chacun  étant  pour  ainsi  dire  tout  à  son  sexe  , 
les  femmes  y  vivent  très  séparées  des  hommes. 
Pour  prévenir  entre  eux  des  liaisons  suspectes, 
son  grand  secret  est  d'occuper  incessamment 
les  uns  et  les  autres;  car  leurs  travaux  sont  si 
différents  qu'il  n'y  a  que  l'oisiveté  qui  les  ras- 
semble. Le  matin  chacun  vaque  à  ses  fonctions, 
et  il  ne  reste  du  loisir  à  personne  pour  aller 


QUATRIÈME   PARTIE.  89 

troubler  celles  d'un  autre.  L'après  -  dînée  les 
hommes  ont  pour  département  le  jardin  ,  la 
basse-cour ,  ou  d  autres  soins  de  la  campagne  ; 
les  femmes  s'occupent  dans  la  chambre  des  en- 
fants jusqu'à  l'heure  de  la  promenade,  quelles 
font  avec  eux  ,  souvent  même  avec  leur  maî- 
tresse ,  et  qui  leur  est  aj^réable  comme  le  seul 
moment  oii  elles  prennent  lair.  Les  hommes , 
assez  exercés  par  le  travail  de  la  journée,  n'ont 
guère  envie  de  s'aller  promener,  et  se  reposent 
en  gardant  la  maison. 

Tous  les  dimanches ,  après  le  prêche  du  soir, 
les  femmes  se  rassemblent  encore  dans  la  cham- 
bre des  enfants  avec  quelque  parente  ou  amie, 
qu'elles  invitent  tour-à-tour  du  consentement 
de  madame.  Là ,  en  attendant  un  petit  régal 
donné  par  elle ,  on  cause ,  on  chante  ,  on  joue 
au  volant,  aux  onchets,  ou  à  quelque  autre  jeu 
d  adresse  propre  à  plaire  aux  yeux  des  enfants , 
jusqu  à  ce  qu  ils  s  en  puissent  amuser  eux-mê- 
mes. La  collation  vient,  composée  de  quelques 
laitages  ,  de  gaufres  ,  déchaudés  ,  de  mer- 
veilles (i),  ou  d'autres  mets  du  goût  des  enfants 
et  des  femmes.  Le  vin  en  est  toujours  exclus; 
et  les  hommes ,  qui  dans  tous  les  temps  entrent 
peu  dans  ce  petit  gynécée  (2) ,  ne  sont  jamais  de 
cette  collation  où  Julie  manque  assez  rarement. 
J'ai   été  jusqu  ici  le  seul  privilégié.  Dimanche 

(1)  Sorte  de  gâteaux  du  pays. 

(2)  Appartement  des  femmes. 


90  LA   NOUVELLE   HI^LOÏSE/ 

dernier  j'obtins,  à  force  triniportunités  ,  de  l'y 
accompa(»ner.  Elle  eut  grand  soin  de  me  faire 
valoir  cette  faveur.  Elle  me  dit  tout  haut  qu'elle 
me  laccordoit  pour  cette  seule  fois ,  et  qu'elle 
l'avoit  refusée  à  M.  de  Wolmar  lui-même.  Ima- 
ginez si  la  petite  vanité  féminine  étoit  flattée  ,  et 
si  un  laquais  eût  été  bien  venu  à  vouloir  être 
admis  à  l'exclusion  du  maître. 

Je  fis  un  (yoûter  délicieux.  Est  -  il  quelques 
mets  au  monde  comparables  aux  laitaj^es  de  ce 
pays  ?  Pensez  ce  que  doivent  être  ceux  d'une 
laiterie  où  Julie  préside  ,  et  manges  à  côté  d'elle. 
La  Fanchon  me  servit  des  grus ,  de  la  céracée  (i), 
des  gaufres ,  des  écrelets.  Tout  disparoissoit  à 
l'instant.  Julie  rioit  de  mon  appétit.  Je  vois  , 
dit-elle  en  me  donnant  encore  vine  assiette  de 
crème ,  que  votre  estomac  se  fait  honneur  par- 
tout, et  que  vous  ne  vous  tirez  pas  moins  bien 
de  l'écot  des  femmes  que  de  celui  des  Valaisans. 
Pas  plus  impunément,  repris -je;  on  s'enivre 
quelquefois  à  l'un  comme  à  lautre ,  et  la  raison 
peut  s'égarer  dans  un  chalet  tout  aussi  bien  que 
dans  un  cellier.  Elle  baissa  les  yeux  sans  répon- 
dre ,  rougit,  et  se  mit  k  caresser  ses  enfants. 
C'en  fut  assez  pour  éveiller  mes  remords.  My- 
lord ,  ce  fut  là  ma  y>remière  indiscrétion  ,  et  j'es- 
père que  ce  sera  la  dernière. 

Il  régnoit  dans 'cette  petite  assemblée  un  cer- 

(i)  Laitages  excellents  qui  se  font  sur  la  montagne  de 
Salèvc.  Je  doute  qu'ils  soient  connus  sous  ce  nom  au 
Jura,  sur-tout  vers  l'autre  extrémité  du  lac. 


QUATRIÈME   PARTIE.  gt 

tain  air  d'antique  simplicité  qui  me  touchoit  le 
cœur  ;  je  voyois  sur  tous  les  visages  la  même 
gaieté ,  et  plus  de  franchise  peut-être  que  s'il  s'y 
fût  trouvé  des  hommes.  Fondée  sur  la  confiance 
et  l'attachement,  la  familiarité  qui  réjjnoit  entre 
les  servantes  etla  maîtresse  ne  faisoit  qu'affermir 
le  respect  et  fautorité  ;  et  les  services  rendus  et 
reçus  ne  semhloient  être  que  des  témoignages 
d'amitié  réciproque.  Il  n'y  avoit  pas  jusqu'au 
choix  du  régal  qui  ne  contribuât  à  le  rendre 
intéressant.  Le  laitage  et  le  sucre  sont  un  des 
goûts  naturels  du  sexe,  et  comme  le  symbole 
de  l'innocence  et  de  la  douceur  qui  font  son  plus 
aimable  ornement.  Les  hommes  ,  au  contraire  , 
recherchent  en  général  les  saveurs  fortes  et  les 
liqueurs  spiritueuses,  aliments  plus  convenables 
à  la  vie  active  et  laborieuse  que  la  nature  leur 
demande  ;  et  quand  ces  divers  goûts  viennent 
à  s'altérer  et  se  confondre  ,  c'est  une  marque 
presque  infaillible  du  mélange  désordonné  des 
sexes.  En  effet ,  j'ai  remarqué  qu'en  France  ,  où 
les  femmes  vivent  sans  cesse  avec  les  hommes  , 
elles  ont  tout-à-fait  perdu  le  goût  du  laitage,  les 
hommes  beaucoup  celui  du  vin;  et  qu'en  An- 
gleterre ,  où  les  deux  sexes  sont  moins  confon- 
dus ,  leur  goût  propre  s'est  mieux  conservé.  En 
général ,  je  pense  qu'on  pourroit  souvent  trou- 
ver quelque  indice  du  caractère  des  gens  dans  le 
choix  des  aliments  qu'ils  préfèrent.  Les  Italiens, 
qui  vivent  beaucoup  d'herbages ,  sont  efféminés 
et  mous.  Vous  autres  Anglois,  grands  mangeurs 


ga  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

de  viande  ,  avez  dans  vos  inflexibles  vertus  quel- 
que chose  de  dur  et  qui  tient  de  la  barbarie.  Le 
Suisse,  naturellement  froid,  paisible  et  simple, 
mais  violent  et  emporté  dans  la  colère,  aime  à- 
la-fois  Tun  et  l'autre  aliment,  et  boit  du  laitage 
et  du  vin.  Le  François,  souple  et  changeant,  vit 
de  tous  les  mets  et  se  plie  à  tous  les  caractères. 
Julie  elle-même  pourroit  me  servir  d'exemple; 
car,  quoique  sensuelle  et  gourmande  dans  ses 
repas ,  elle  n'aime  ni  la  viande  ,  ni  les  ragoûts , 
ni  le  sel,  et  n'a  jamais  goûté  de  vin  pur;  d'ex- 
cellents légumes,  les  œufs,  la  crème,  les  fruits, 
voilà  sa  nourriture  ordinaire  ;  et ,  sans  le  pois- 
son qu'elle  aime  aussi  beaucoup  ,  elle  seroit  une 
véritable  pythagoricienne. 

Ce  n  est  rien  de  contenir  les  femmes  si  Ion  ne 
contient  aussi  les  hommes  ;  et  cette  partie  de  la 
règle,  non  moins  importante  que  l'autre,  est 
plus  difficile  encore  ;  car  l'attaque  est  en  géné- 
ral plus  vive  que  la  défense  :  c'est  l'intention  du 
conservateur  de  la  nature.  Dans  la  république, 
on  retient  les  citoyens  par  des  mœurs,  des  prin- 
cipes ,  de  la  vertu  ;  mais  comment  contenir  des 
domestiques  ,  des  mercenaires  ,  autrement  que 
par  la  contrainte  et  la  gène?  Tout  l'art  du  maî- 
tre est  de  cacher  cette  gène  sous  le  voile  du 
plaisir  ou  de  l'intérêt ,  en  sorte  qu'ds  pensent 
vouloir  tout  ce  qu'on  les  oblige  de  faire.  L'oisi- 
veté du  dimanche,  le  droit  qu'on  ne  peut  guère 
leur  ôter  d'aller  oîi  bon  leur  semble  (luand  leurs 
fonctions  ne  les  retiennent  point  au  logis  ,  dé- 


QUATRIÈME   PARTIE.  c)3 

truisent  souvent  en  un  seul  jour  l'exemple  et  les 
leçons  des  six  autres.  L'habitude  du  cabaret,  le 
coninierce  et  les  maximes  de  leui  s  camarades  , 
la  fréquentation  des  lenmies  débauchées  ,  les 
perdant  bientôt  pour  leurs  maîtres  et  pour  eux- 
mêmes,  les  rendent  par  nuille  »iet"auts  incapables 
du  service  et  indip,nes  de  la  liberté. 

On  remédie  à  cet  inconvénient  en  les  rete- 
nant par  les  mêmes  motifs  qui  les  portoient  à 
sortir.  Qu'alloient-ils  faire  ailleurs?  Boire  et  jouer 
au  cabaret.  Ils  boivrnt  et  jouent  au  logis.  Toute 
la  différence  est  que  le  vin  ne  leur  coûte  rien  , 
qu'ils  ne  s'enivrent  pas,  et  qu'il  y  a  des  gagnants 
au  jeu  sans  que  jamais  personne  perde.  Voici 
comment  on  s'y  prend  pour  cela. 

Derrière  la  maison  est  une  allée  couverte  , 
dans  laquelle  on  a  établi  la  lice  des  jeux  :  c'est 
laque  les  gens  de  livrée  et  ceux  de  la  basse-cour 
se  rassemblent  en  été ,  le  dimanche  ,  après  le 
prêche  ,  pour  y  jouer,  en  plusieurs  parties  liées  , 
non  de  l'argent,  on  ne  le  souffre  pas  ,  ni  du  vin , 
on  leur  en  donne,  mais  une  mise  fournie  par  la 
libéralité  des  maîtres.  Cette  mise  est  toujours 
quelque  petit  meuble  ou  quelque  nippe  à  leur 
usage.  Le  nombre  des  jeux  est  proportionné  à 
la  valeur  de  la  mise;  en  sorte  que,  quand  celte 
mise  est  un  peu  considérable,  comme  des  bou- 
cles d'argent,  un  porte-col,  des  bas  de  soie,  un 
chapeau  fin ,  ou  autre  chose  semblable ,  on  em- 
ploie ordinairement  plusieurs  séances  à  la  dis- 
puter. On  ne  s'en  tient  point  à  une  seule  espèce 


94  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

de  jeu  ;  on  les  varie ,  afin  que  le  plus  habile  dans 
un  n'emporte  pas  toutes  les  mises  ,  et  pour  les 
rendre  tous  plus  adroits  et  plus  forts  par  des 
exercices  multipliés.  Tantôt  c'est  à  qui  enlèvera 
à  la  course  un  but  placé  à  l'autre  bout  de  l'ave- 
nue ;  tantôt  à  qui  lancera  le  plus  loin  la  même 
pierre;  tantôt  à  qui  portera  le  plus  long-temps 
le  même  fardeau  ;  tantôt  on  dispute  un  prix  en 
tirant  au  blanc.  On  joint  à  la  plupart  de  ces 
jeux  un  petit  appareil  qui  les  prolonge  et  les 
rend  amusants.  Le  maître  et  la  maîtresse  les 
honorent  souvent  de  leur  présence;  on  y  amène 
quelquefois  les  enfants  ;  les  étrangers  même  y 
viennent,  attirés  par  la  curiosité,  et  plusieurs 
ne  demanderoient  pas  mieux  que  d'y  concourir^ 
mais  nul  n'est  jamais  admis  qu'avec  l'agrément 
des  maîtres  et  du  consentement  des  joueurs  , 
qui  ne  trouveroientpas  leur  compte  à  laccorder 
aisément.  Insensiblement  il  s  est  fait  de  cet  usage 
une  espèce  de  spectacle ,  où  les  acteurs ,  animés 
par  les  regards  du  public  ,  préfèrent  la  gloire  des 
applaudissements  à  lintérêt  du  prix.  Devenus 
plus  vigoureux  et  plus  agiles  ,  ils  s'en  estiment 
davantage,  et,  s'accoutumant  à  tirer  leur  valeur 
deux-mêmes  plutôt  <|ue  de  ce  qu'ils  possèdent, 
tout  valets  qu'ils  sont,  l'honneur  leur  devient 
plus  cher  que  l'argent. 

Il  seroît  long  de  vous  détailler  tous  les  biens 
qu'on  retire  ici  d'un  soin  si  puéril  en  apparence 
et  toujours  dédaigné  des  esprits  vulgaires,  tan- 
dis que  c'est  le  propre  du  vrai  génie  de  produire 


QUATRIÈME   PARTIE.  q5 

de  grands  effets  par  de  petits  moyens.  M.  de 
Wolmar  m'a  dit  qu  il  lui  en  eoûtmt  à  peine  cin- 
quante ccus  par  an  pour  ces  petits  établisse- 
ments que  sa  femme  a  la  première  iniap,inés. 
Mais ,  dit-il ,  combien  de  fois  croyez-vous  que 
je  regagne  cette  somme  dans  mon  ménage  et 
dans  mes  affaires  par  la  vigilance  et  l'attention 
que  donnent  à  leur  service  des  domestiques  at 
tachés  qui  tiennent  tous  leurs  plaisirs  de  leurs 
maîtres  ,  par  l'intérêt  qu'ils  prennent  à  celui 
d'une  maison  qu  ils  regardent  comme  la  leur , 
par  l'avantage  de  profiter  dans  leurs  travaux  de 
la  vigueur  qu'ils  acquièrent  dans  leurs  jeux  , 
par  celui  de  les  conserver  toujours  sains  en  les 
garantissant  des  excès  ordinaires  à  leurs  pareils 
et  des  maladies  qui  sont  la  suite  ordinaiie  de 
ces  excès,  par  celui  de  prévenir  en  eux  les  fri- 
ponneries que  le  désordre  amène  infailliblement 
et  de  les  conserver  toujours  honnêtes  gens ,  en- 
fin par  le  plaisir  d'avoir  chez  nous  à  peu  de 
frais  des  récréations  agréables  pour  nous-mê- 
mes? Que  s  il  se  trouve  parmi  nos  gens  quel- 
qu'un ,  soit  homme,  soit  femme,  qui  ne  s'ac- 
commode pas  de  nos  régies  et  leur  préfère  la 
liberté  d'aller  sous  divers  prétextes  courir  où 
bon  lui  semble,  on  ne  lui  en  refuse  jamais  la 
permission  ;  mais  nous  regardons  ce  gcùt  de 
licence  comme  un  indice  très  suspect ,  et  nous 
ne  tardons  pas  à  nous  défaire  de  ceux  (jui  l'ont. 
Ainsi  ces  mêmes  amusements  qui  nous  con- 
servent de  bons  sujets  nous  servent  encore  dé- 


96  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

preuve  pour  les  choisir.  Mylord,  j'avoue  que  je 
n'ai  jamais  vi»  qu'ici  des  maîtres  former  à-la- 
fois  dans  les  mêmes  hommes  de  hons  domes- 
tiques pour  le  service  de  leurs  personnes  ,  de 
bons  paysans  pour  cultiver  leurs  terres,  de  bons 
soldats  pour  la  défense  de  la  patrie,  et  des  gens 
de  bien  pour  tous  les  états  oîi  la  fortune  peut  les 
appeler. 

Lhiver  ,  les  plaisirs  changent  d'espèce  ainsi 
que  les  travaux.  Les  dimanches,  tous  les  gens 
de  la  maison,  et  même  les  voisins,  hommes  et 
femmes  indifféremment ,  se  rassemblent  après 
le  service  dans  une  salle  basse ,  où  ils  trouvent 
du  feu ,  du  vin  ,  des  fruits  ,  des  gâteaux ,  et  un 
violon  qui  les  fait  danser.  Madame  de  Wolmar 
ne  manque  jamais  de  s'y  rendre,  au  moins  pour 
quelques  instants  ,  afin  d'y  maintenir  par  sa 
présence  l'ordre  et  la  modestie  ;  et  il  n'est  pas 
rare  qu'elle  y  danse  elle-même,  fût  ce  avec  ses 
propres  gens.  Cette  règle ,  quand  je  l'appris  , 
me  parut  d'abord  moins  conforme  à  la  sévérité 
des  mœurs  protestantes.  Je  le  dis  à  Julie  j  et  voici 
à  peu  près  ce  qu'elle  me  répondit. 

La  pure  morale  est  si  chargée  de  devoirs  sé- 
vères ,  que  si  on  la  surcharge  encore  de  formes 
indifférentes  ,  c'est  presque  toujours  aux  dépens 
de  l'essentiel.  On  dit  que  c'est  le  cas  de  la  plu- 
part des  moines ,  qui,  soumis  à  mille  règles  inu- 
tiles, ne  savent  ce  que  c'est  qu'honneur  et  vertu. 
Ce  défaut  règne  moins  parmi  nous ,  mais  nous 
n'en  sommes  pas  tout-à-fait  exempts.  ÎSos  gens 


QUATRIÈME   PARTIE.  9^ 

d'église ,  aussi  supérieurs  en  sagesse  à  toutes  les 
sortes  de  prêtres  que  notre  religion  est  supé-- 
rieure  à  toutes  les  autres  en  sainteté,  ont  pour- 
tant encore  quelques  maximes  qui  paroissent 
plus  fondées  sur  le  préjugé  que  sur  la  raison. 
Telle  est  celle  qui  blâme  la  danse  et  les  assem- 
blées ;  comme  s'il  y  avoit  plus  de  mal  à  danser 
quà  clianter,  que  chacun  de  ces  amusements  ne 
fût  pas  également  une  inspiration  de  la  nature, 
et  que  ce  fût  un  crime  de  s'égayer  en  commun 
par  une  récréation  innocente  et  honnête  !  Pour 
moi,  je  pense  au  contraire  que,  toutes  les  fois 
qu'il  y  a  concours  des  deux  sexes ,  tout  diver- 
tissement public  devient  innocent  par  cela  même 
qu'il  est  public;  au  lieu  que  l'occupation  la  plus 
louable  est  suspecte  dans  le  tète-à-tête  (i). 
L'homme  et  la  femme  sont  destinés  l'un  pour 
l'autre ,  la  fin  de  la  nature  est  qu'ils  soient  unis 
par  le  mariage.  Toute  fausse  religion  combat  la 
nature:  la  nôtre  seule,  qui  la  suit  et  la  rectifie , 
annonce  une  institution  divine  et  convenable  à 
l'homme.  Elle  ne  doit  donc  point  ajouter  sur  le 
mariage  aux  embarras  de  l'ordre  civil  des  diffi- 
cultés que  l'évangile  ne  prescrit  pas,  et  qui  sont 
contraires  à  fesprit  du  christianisme.  Mais  qu'on 
me  dise  où  déjeunes  personnes  à  marier  auront 

(i)  Dans  ma  lettre  à  M.  d'Alembert  sur  les  specta- 
cles, j'ai  transcrit  de  celle-ci  le  morceau  suivant,  et 
quelques  autres  :  mais  comme  alors  je  ne  faisois  que 
préparer  cette  édition  ,  j'ai  cru  devoir  attendre  qu'elle 
parût  pour  citer  ce  que  j'en  avois  tiré. 

4-  7 


98  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

occasion  de  prendre  du  goût  Tune  pour  l'autre 
et  de  se  voir  avec  plus  de  décence  et  de  circon- 
spection que  dans  une  assemblée  où  les  yeux 
du  public,  incessamment  tournés  sur  elles,  les 
forcent  à  s'observer  avec  le  plus  grand  soin.  En 
quoi  Dieu  est-il  offensé  par  un  exercice  agréable 
et  salutaire,  convenable  à  la  vivacité  de  la  jeu- 
nesse, qui  consiste  à  se  présenter  l'un  à  l'autre 
avec  grâce  et  bienséance,  et  auquel  le  spectateur 
impose  une  gravité  dont  personne  n  oseroit  sor- 
tir? Peut-on  imaginer  un  moyen  plus  honnête  de 
ne  tromper  personne ,  au  moins  quant  à  la  fi- 
gure ,  et  de  se  montrer  avec  les  agréments  et  les 
défauts  qu'on  peut  avoir  aux  gens  qui  ont  in- 
térêt de  nous  bien  connoître  avant  de  s'obliger 
à  nous  aimer  ?  Le  devoir  de  se  chérir  récipro- 
quement n'emporte-t-il  pas  celui  de  se  plaire?  et 
n'est-ce  pas  un  soin  digne  de  deux  personnes 
vertueuses  et  chrétiennes  qui  songent  à  s'unir, 
de  préparer  ainsi  leurs  cœurs  à  l'amour  mutuel 
que  Dieu  leur  impose? 

Qu'arrive -t- il  dans  ces  lieux  où  règne  une 
éternelle  contrainte  ,  où  Ion  ^unit  comme  un 
crime  la  plus  innocente  gaieté  ,  où  les  jeunes 
gens  des  deux  sexes  n'osent  jamais  s'assembler 
en  public ,  et  où  l'indiscrète  sévérité  d'un  pas- 
teur ne  sait  prêcher  au  nom  de  Dieu  qu'une  gêne 
servile,  et  la  tristesse,  et  l'ennui?  On  élude  une 
tyrannie  insupportable  que  la  nature  et  la  rai- 
son désavouent;  aux  plaisirs  permis  dont  on 
prive  uue  jeunesse  enjouée   et  folâtre  elle   en 


QUATRIEME    PARTIE.  9g 

substitue  de  plus  danjjereux  ;  les  têtes-à-tùtes 
adroitement  concertés  prennent  la  place  des  as- 
semblées publiques  ;  à  force  de  se  cacber  comme 
si  l'oxi  étoit  coupable,  on  est  tenté  de  le  deve- 
nir. L  innocente  joie  aime  à  s  évaporer  au  grand 
jour;  mais  le  vice  est  ami  des  ténèbres  ;  et  jamais 
1  innocence  et  le  mystère  n'babitèrentlong-tomps 
ensemble.   Mon  cber  ami ,   me  dit-elle  en   me 
serrant  la  main  comme  pour  me  communiquer 
son  repentir  et  faire  passer  dans  mon  cœur  la 
pureté  du  sien,  qui  doit  mieux  sentir  que  nous 
toute  limportance  de    cette   maxime?   Que  de 
douleurs  et  de  peines  ,  que  de  remords  et  de 
pleurs  nous  nous  serions  épargnés  durant  tant 
d'années,  si,  tous  deux  aimant  la  vertu  comme 
nous  avons  toujours  fait,  nous  avions  su  prévoir 
de  plus  loin  les  dangers  qu'elle  court  dans  le 
tête-à-tête  ! 

Encore  un  coup ,  continua  madame  de  Wol- 
mar  d'un  ton  plus  tranquille  ,  ce  n'est  point 
dans  les  assemblées  nombreuses  ,  où  tout  le 
monde  nous  voit  et  nous  écoute,  mais  dans  des 
entretiens  particuliers  ,  où  régnent  le  secret  et 
la  liberté  ,  que  les  mœurs  peuvent  courir  des 
risques.  C'est  sur  ce  principe  que  ,  quand  mes 
domestiques  des  deux  sexes  se  rassemblent ,  je 
suis  bien  aise  qu'ils  y  soient  tous.  J  approuve 
même  qu'ils  invitent  parmi  les  jeunes  gens  du 
voisinage  ceux  dont  le  commerce  n'est  point 
capable  de  leur  nuire  ;  et  j'apprends  avec  grand 
plaisir  que  pour  louer  les  mœurs  de  quelqu'un 


100  LA    NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

de  nos  jeunes  voisins,  on  dit,  Il  est  requ  chez 
M.  de  Wolmar.  En  ceci  nous  avons  encore  unre 
autre  vue.  Les  hommes  qui  nous  servent  sont  , 
tous  p;arrons,  et  parmi  les  femmes  la  gouver- 
nante des  enfants  est  encore  à  marier.  11  nest 
pas  juste  que  la  réserve  où  vivent  ici  les  uns  et 
les  autres  leur  ôte  Toccasion  d'un  honnête  éta- 

•  hlissement.  Nous  tâchons  dans  ces  petites  as- 
semblées de  leur  procurer  cette  occasion  sous 
nos  yeux,  pour  Jes  aider  à  mieux  choisir;  et  en 
travaillant  ainsi  à  former  d'heureux  ménages , 
nous  augmentons  le  bonheur  du  nôtre. 

Il  resteroit  à  me  justifier  moi-même  de  danser 

'  avec  ces  bonnes  gens  ;  mais  j'aime  mieux  passer 
condamnation  sur  ce  point ,  et  j'avoue  franche- 
ment que  mon  plus  grand  motif  en  cela  est  le 
plaisir  que  j'y  trouve.  Vous  savez  que  j'ai  tou- 
jours partagé  la  passion  que  ma  cousine  a  pour 
la  danse;  mais  après  la  perte  de  ma  mère  je  re- 
nonçai pour  ma  vie  au  bal  et  à  toute  assemblée 
publique  :  j'ai  tenu  parole ,  même  à  mon  ma- 
riage ,  et  la  tiendrai ,  sans  croire  y  déroger  en 
dansant  quehjuefois  chez  moi  avec  mes  hôtes 
et  mes  domestiques.  C'est  un  exercice  utile  à 
ma  santé,  durant  la  vie  sédentaire  qu'on  est  forcé 
de  mener  ici  l'hiver.  Il  m'amuse  innocemment  ; 
car,  quand  j'ai  bien  dansé,  mon  cœur  ne  me 
reproche  rien.  Il  amuse  aussi  M.  de  Wolmar  ; 
toute  ma  coquetterie  en  cela  se  borne  à  lui  plaire. 
Je  suis  cause  qu'il  vient  au  lieu  oii  Ton  danse  : 
ses  gens  en  sont  plus  contents  dêtre  honorés 


QUATRIEME   PARTIE.  101 

des  regards  de  leur  maître  ;  ils  témoignent  aussi 
de  la  joie  à  me  voir  parmi  eux.  Enfin  ,  je  trouve 
que  cette  familiarité  modérée  forme  entre  nous 
un  lien  de  douceur  et  d'attachement  qui  ra- 
mené un  peu  l'humanité  naturelle  en  tempérant 
la  bassesse  de  la  servitude  et  la  rigueur  de  l'au- 
torité. 

Voilà,  mylord ,  ce  que  me  dit  Julie  au  sujet 
de  la  danse  ;  et  j'admirai  comment  avec  tant  d'af- 
fabilité pouvoit  régner  tant  de  subordination ,  et 
comment  elle  et  son  mari  pouvoient  descendre 
et  s'égaler  si  souvent  à  leurs  domestiques  ,  sans 
que  ceux-ci  fussent  tentés  de  les  prendre  au 
mot  et  de  s'égaler  à  eux  à  leur  tour.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  des  souverains  en  Asie  servis  dans 
leurs  palais  avec  plus  de  respect  que  ces  bons 
maîtres  le  sont  dans  leur  maison.  Je  ne  connois 
rien  de  moins  impérieux  que  leurs  ordres,  et 
rien  de  si  promptement  exécuté  :  ils  prient,  et 
Ton  vole  ;  ils  excusent ,  et  l'on  sent  son  tort.  Je 
n  ai  jamais  mieux  compris  combien  la  force  des 
choses  qu'on  dit  dépend  peu  des  mots  qu'on 
emploie. 

Ceci  m'a  fait  faire  une  autre  réflexion  sur  la 
vaine  gravité  des  maîtres  ;  c'est  que  ce  sont 
moins  leurs  familiarités  que  leurs  défauts  qui  les 
font  mépriser  chez  eux,  et  que  linsolence  des 
domestiques  annonce  plutôt  un  maître  vicieux 
que  foible  ;  car  rien  ne  leur  donne  autant  d'au- 
dace que  la  connoissance  de  ses  vices,  et  tous 
ceux  qu'ils  découvrent  en  lui  sont  à  leurs  yeux 


102  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

autant  de  dispenses  d'obéir  à  un  homme  qu'ils 
ne  sauroient  plus  respecter. 

Les  valets  imitent  les  maîtres;  et  les  imitant 
grossièrement ,  ils  rendent  sensibles  dans  leur 
conduite  les  défauts  que  le  vernis  de  Téducation 
cache  mieux  dans  les  autres.  A  Paris,  je  jugeois 
des  mœurs  des  femmes  de  ma  connoissance  par 
l'air  et  le  ton  de  leurs  femmes-de-chambre  ;  et 
cette  règle  ne  m'a  jamais  trompé.  Outre  que  la 
femme-de-chambre ,  une  fois  dépositaire  du  se- 
cret de  sa  maîtresse ,  lui  fait  payer  cher  sa  dis- 
crétion ,  elle  agit  comme  l'autre  pense  ,  et  décèle 
toutes  ses  maximes  en  les  pratiquant  maladroi- 
tement. En  toute  chose  fexemple  des  maîtres 
est  plus  fort  que  leur  autorité  ,  et  il  n'est  pas 
naturel   que   leurs   domestiques  veuillent  être 
])lus  honnêtes  gens  qu'eux.   On  a  beau  crier, 
jurer,  maltraiter,  chasser,   faire  maison  nou- 
velle; tout  cela  ne  produit  point  le  bon  service. 
Quand  celui  qui  ne  s'embarrasse  pas  d  être  mé- 
prisé et  haï  de  ses  gens  s'en  croit  pourtant  bien 
servi ,  c'est  qu'il  se  contente  de  ce  qu'il  voit  et 
d'une  exactitude  apparente,  sans  tenir  compte 
de  mille  maux  secrets  qu'on  lui  fait  incessam- 
ment et  dont  il  n'aperçoit  jamais  la   source. 
Mais  oii  est  l'homme  assez  dépourvu  d'honneur 
pour  pouvoir  supporter  les  dédains  de  tout  ce 
((ui  lenvironne?  Qii  est  la  femme  assez  perdue 
pour  n'être  plus  sensible  aux  outrages?  Combien 
tians  Paris  et  dans  I^ondres  de  dames  se  croient 
fort  honorées,  qui  foudroient  en  larmes  si  elles 


QUATRIÈME   PARTIE.  io3 

entendoient  ce  qu'on  dit  d'elles  dans  leur  anti- 
chambre! Heureusement  pour  leur  repos  elles 
se  rassurent  en  prenant  ces  Argus  pour  des  im- 
Lécilles,  et  se  flattant  quils  ne  voient  rien  de 
ce  quelles  ne  daignent  pas  leur  cacher.  Aussi, 
dans  leur  mutine  obéissance,  ne  leur  cachent-ils 
guère  à  leur  tour  le  mépris  qu'ils  ont  pour  elles. 
Maîtres  et  valets  sentent  mutuellement  que  ce 
n'est  pas  la  peine  de  se  faire  estimer  les  uns  dès 
autres. 

Le  jugement  des  domestiques  me  paroît  être 
l'épreuve  la  plus  sûre  et  la  plus  difficile  de  la 
vertu  des  maîtres  ;  et  je  me  souviens  ,  mylord , 
d'avoir  bien  pensé  de  la  vôtre  en  Valais  sans  vous 
connoître ,  simplement  sur  ce  que ,  parlant  as- 
sez rudement  à  vos  gens ,  ils  ne  vous  en  étoient 
pas  moins  attachés,  et  qu'ils  témoignoient  en- 
tre eux  autant  de  respect  pour  vous  en  votre 
absence  que  si  vous  les  eussiez  entendus.  On  a 
dit  qu'il  n'y  avoit  point  de  héros  pour  son  valet- 
de-chambre  :  cela  peut  être  ;  mais  l'homme  juste 
a  l'estime  de  son  valet  :  ce  qui  montre  assez  que 
l'héroïsme  n'a  qu'une  vaine  apparence ,  et  qu'il 
n'y  a  rien  de  solide  que  la  vertu.  C'est  sur-tout 
dans  cette  maison  qu'on  reconnoît  la  force  de 
son  empire  dans  le  suffrage  des  domestiques  ; 
suffrage  d'autant  plus  sûr,  qu'il  ne  consiste  point 
en  de  vains  éloges  ,  mais  dans  l'expression  na- 
turelle de  ce  qu'ils  sentent.  N  en  tendant  jamais 
rien  ici  qui  leur  fasse  croire  que  les  autres  maî- 
tres ne  ressemblent  pas  aux  leurs  ,  ils  ne  les 


Io4  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

louent  point  des  vertus  qu'ils  estiment  commu 
nés  à  tous,  mais  ils  louent  Dieu  dans  leur  sim- 
plicité d'avoir  mis  des  riches  sur  la  terre  pour  le 
J^onheur  de  ceux  qui  les  servent  et  pour  le  sou- 
lagement des  pauvres. 

La  servitude  est  si  peu  naturelle  à  Thomme  , 
qu  elle  ne  sauroit  exister  sans  quelque  mécon- 
tentement. Cependant  on  respecte  le  maître  et 
Ton  n'en  dit  rien.  Que  s'il  échappe  tjuelques 
murmures  contre  la  maîtresse ,  ils  valent  mieux 
que  des  éloges.  Nul  ne  se  plaint  qu'elle  manque 
pour  lui  de  bienveillance ,  mais  qu  elle  en  ac- 
corde autant  aux  autres;  nul  ne  peut  souffrir 
qu'elle  fasse  comparaison  de  son  zèle  avec  celui 
de  ses  camarades ,  et  chacun  voudroit  être  le 
premier  en  faveur  comme  il  croit  l'être  en  atta- 
chement :  c'est  là  leur  unique  plainte  et  leur  plus 
grande  injustice. 

A  la  subordination  des  inférieurs  se  joint  la 
concorde  entre  les  égaux  ;  et  cette  partie  de  l'ad- 
ministration domestique  n'est  pas  la  moins  diffi- 
cile. Dans  les  concurrences  de  jalousie  et  d'in- 
térêt qui  divisent  sans  cesse  les  gens  d'une  mai- 
son ,  môme  aussi  peu  nombreuse  que  celle-ci , 
ils  ne  demeurent  presque  jamais  unis  qu'aux  dé- 
pens du  maître.  S'ils  s'accordent,  c'est  pour  vo- 
ler de  concert  ;  s'ils  sont  fidèles  ,  chacun  se  fait 
valoir  aux  dépens  des  autres  :  il  faut  qu'ils  soient 
ennemis  ou  complices,  et  l'on  voit  à  peine  le 
moyen  d'éviter  à-la-fois  leur  friponnerie  et  leurs 
dissentions.  La  plupart  des  pères  de  famille  no 


QUATRIÈME    PARTIE.  lo5 

connoissent  que  l'alternative  entre  ces  deux  in- 
convénients. Les  uns,  préférant  Tintérêt  à  Thon- 
nêteté ,  fomentent  cette  disposition  des  valets 
aux  secrets  rapports ,  et  croient  faire  un  chef- 
d'œuvre  de  prudence  en  les  rendant  espions  et 
surveillants  les  uns  des  autres.  I^es  autres ,  plus 
indolents,  aiment  mieux  qu'on  les  vole  et  qu'on 
vive  en  paix  ;  ils  se  font  une  sorte  d  honneur  de 
recevoir  toujours  mal  des  avis  qu'un  pur  zèle 
arrache  quelquefois  à  un  serviteur  fidèle.  Tous 
s'ahusent  également.  Les  prcmters ,  en  excitant 
chez  eux  des  trouhles  continuels,  incompatibles 
avec  la  régie  et  le  bon  ordre,  n'assemblent  qu'un 
tas  de  fourbes  et  de  délateurs ,  qui  s'exercent , 
en  trahissant  leurs  camarades  ,  à  trahir  peut- 
être  un  jour  leurs  maîtres.  Les  seconds  ,  en  re- 
fusant d'apprendre  ce  qui  se  fait  dans  leur  mai- 
son,  autorisent  les  ligues  contre  eux-mêmes, 
encouragent  les  méchants,  rebutent  les  bons, 
et  n'entretiennent  à  grands  frais  que  des  fri- 
pons arrogants  et  paresseux  ,  qui ,  s'accordant 
aux  dépens  du  maître  ,  regardent  leurs  servi- 
ces comme  des  grâces ,  et  leurs  vols  comme  des 
droits  (i). 

C  est  une  grande  erreur ,  dans  l'économie  do- 
mestique  ainsi  que  dans  la  civile  ,  de  vouloir 

(i)  J'ai  examiné  d'assez  près  la  police  des  grandes 
maisons ,  et  j'ai  vu  clairement  qu'il  est  impossible  à 
un  maître  qui  a  vinjjt  domestiques  de  venir  jamais  à 
bout  de  savoir  s'il  y  a  parmi  eux  un  honnête  homme, 
et  de  ne  pas  prendre  pour  tel  lé  plus  méchant  fripon  de 


Io6  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

combattre  an  vice  par  un  autre  ,  ou  former  en- 
tre eux  une  sorte  d  équililjre  ;  comme  si  ce  qui 
sape  les  fondements  de.  Tordre  pouvoit  jamais 
servir  k  Tétablir.  On  ne  fait  par  cette  mauvaise 
police  que  réunir  enfin  tous  les  inconvénients. 
Les  vices  tolérés  dans  une  maison  n'y  régnent 
pas  seuls  ;  laissez-en  germer  un  ,  mille  vien- 
dront à  sa  suite.  Bientôt  ils  perdent  les  valets 
qui  les  ont ,  ruinent  le  maître  qui  les  souffre  , 
corrompent  ou  scandalisent  les  enfants  attentifs 
à  les  observer.  Quel  indigne  père  oseroit  mettre 
quelque  avantage  en  balance  avec  ce  dernier 
mal?  Quel  honnête  homme  voudroit  être  chef 
de  famille,  s'il  lui  étoit  impossible  de  réunir 
dans  sa  maison  la  paix  et  la  fidélité  ,  et  qu'il 
fallût  acheter  le  zèle  de  ses  domestiques  aux  dé- 
pens de  leur  bienveillance  mutuelle  ? 

Qui  n  auroit  vu  que  cette  maison  n'imagine- 
roit  pas  même  qu'une  pareille  difficulté  pût 
exister,  tant  l'union  des  membres  y  paroît  venir 
de  leur  attachement  aux  chefs.  C'est  ici  qu'on 
trouve  le  sensible  exemple  qu'on  ne  sauroit  ai- 
mer sincèrement  le  maître  sans  aimer  tout  ce 
fiui  lui  appartient  ;  vérité  qui  sert  de  fondement 
à  la  charité  chrétienne.  N'est-il  pas  bien  simple 
que  les  enfants  du  méiite  père  se  traitent  en 
frères  entre  eux?  C'est  ce  qu  on  nous  dit  tous 

tous.  Cela  seul  me  dégoûtevoit  d'être  au  nomlire  des  ri- 
clics.  Un  des  plus  doux  plaisirs  de  la  vie,  le  plaisir  de 
la  confiance  et  de  l'estime  ,  est  perdu  pour  ces  malheu- 
reux. Ils  achètenl  bien  cher  tout  leur  or. 


QUATRIÈME    PARTIE.  I07 

les  jours  au  temple  sans  nous  le  faire  sentir  ; 
c'est  ce  que  les  habitants  de  cette  maison  sentent 
sans  qu  on  le  leur  dise. 

Cette  disposition  à  la  concorde  commence  par 
le  choix  des  sujets.  M.  de  Wolmar  n'examine 
pas  seulement  en  les  recevant  s'ils  conviennent 
à  sa  femme  et  à  lui ,  mais  s'ils  se  conviennent 
l'un  à  lautre;  et  fantipathie  bien  reconnue  entre 
deux  excellents  domestiques  suffiroit  pour  faire 
à  l'instant  congédier  l'un  des  deux  :  car ,  dit  Ju- 
lie ,  une  maison  si  peu  noml)reuse  ,  une  maison 
dont  ils  ne  sortent  jamais  et  oîi  ils  sont  toujours 
vis-à-vis  les  uns  des  autres ,  doit  leur  convenir 
également  à  tous ,  et  seroit  un  enfer  pour  eux 
si  elle  n  étoit  une  maison  de  paix.  Ils  doivent  la 
regarder  comme  leur  maison  paternelle  où  tout 
n'est  qu'une  même  famille.  Un  seul  qui  déplai- 
roit  aux  autres  pourroit  la  leur  rendre  odieuse; 
et  cet  objet  désagréable  y  frappant  incessam- 
ment leurs  regards  ,  ils  ne  seroient  bien  ici  ni 
pour  eux  ni  pour  nous. 

Après  les  avoir  assortis  le  mieux  qu'il  est  pos- 
sible ,  on  les  unit  pour  ainsi  dire  malgré  eux  par 
les  services  qu'on  les  force  en  quelque  sorte  à  se 
rendre ,  et  l'on  fait  que  chacun  ait  un  sensible 
intérêt  d'être  aimé  de  tous  ses  camarades.  Nul 
n'est  si  Lien  venu  à  demander  des  grâces  pour 
lui-même  que  pour  un  autre  :  ainsi  celui  qui  de- 
sire  en  obtenir  tâche  d  engager  un  autre  à  par- 
ler pour  lui  ;  et  cela  est  d'autant  plus  facile  ,  que , 
soit  qu  on  accorde  ou  quon  refuse  une  faveur 


Io8  LA   NOUVELLE   HELOÏSE. 

ainsi  demandée  ,  on  en  fait  toujours  un  mérite 
à  celui  qui  s'en  est  rendu  l'intercesseur;  au  con- 
traire ,  on  rebute  ceux  qui  ne  sont  bons  que  pour 
eux.  Pourquoi,  leur  dit-on,  accorderois-je  ce 
qu'on  me  demande  pour  vous  qui  n'avez  jamais 
rien  demandé  pour  personne?  Est-il  juste 
que  vous  soyez  plus  heureux  que  vos  camarades 
parcequ'ils  sont  plus  obligeants  que  vous  ?  On 
lait  plus,  on  les  engage  à  se  servir  mutuelle- 
ment en  secret ,  sans  ostentation ,  sans  se  faire 
valoir;  ce  qui  est  d'autant  moins  difficile  à  ob- 
tenir qu'ils  savent  fort  bien  que  le  maître ,  té- 
moin de  cette  discrétion  ,  les  en  estime  davan- 
tage :  ainsi  l'intérêt  y  gagne ,  et  l'amour-propre 
n'y  perd  rien.  Ils  sont  si  convaincus  de  cette  dis- 
position générale ,  et  il  règne  une  telle  confiance 
entre  eux,  que  quand  quelqu'un  a  quelque  grâce 
à  demander ,  il  en  parle  à  leur  table  par  forme 
de  conversation  :  souvent  sans  avoir  rien  fait  de 
plus  il  trouve  la  chose  demandée  et  obtenue  ;  et 
ne  sachant  qui^  remercier ,  il  en  a  l'obligation  à 
tous. 

C'est  par  ce  moyen  et  d'autres  semblables 
qu'on  fait  régner  entre  eux  un  attachement  né 
de  celui  qu'ils  ont  tous  pour  leur  maître,  et  qui 
lui  est  subordonné.  Aiusi ,  loin  de  se  liguer  à 
son  préjudice,  ils  ne  sont  tous  unis  que  pour  le 
mieux  servir.  Quelque  intérêt  qu'ils  aient  à 
s'aimer,  ils  en  ont  encore  un  plus  grand  à  lui 
plaire;  le  zèle  pour  son  service  l'emporte  sur 
leur  bienveillance  mutuelle;  et  tous,  se  regar- 


QUATRIÈME   PARTIE.  109 

dant  comme  lésés  par  des  pertes  qui  le  laisse- 
roient  moins  en  état  de  récompenser  un  bon 
serviteur ,  sont  éj^alement  incapables  de  souffrir 
en  silence  le  tort  que  l'un  d'eux  voudroit  lui 
faire.  Cette  partie  de  la  police  établie  dans  cette 
maison  me  paroît  avoir  quelque  chose  de  su- 
blime ;  et  je  ne  puis  assez  admirer  comment 
monsieur  et  madame  de  Wolmar  ont  su  trans- 
former le  vil  métier  daccusateur  en  une  fonc- 
tion de  zèle ,  d'intégrité ,  de  courage,  aussi  noble 
ou  du  moins  aussi  louable  qu  elle  l'étoit  chez  les 
Romains. 

On  a  commencé  par  détruire  ou  prévenir  clai- 
rement, simplement,  et  par  des  exemples  «sen- 
sibles, cette  morale  criminelle  et  servile,  cette 
mutuelle  tolérance  aux  dépens  du  maître,  qu'un 
méchant  valet  ne  manque  point  de  prêcher  aux 
bons  sous  l'air  d'une  maxime  de  charité.  On  leur 
a  bien  fait  comprendre  que  le  précepte  de  cou- 
vrir les  fautes  de  son  prochain  ne  se  rapporte 
qu'à  celles  qui  ne  font  de  tort  à  personne  ;  qu'une 
injustice  qu'on  voit,  qu'on  tait,  et  qui  blesse 
un  tiers ,  on  la  commet  soi-même  ;  et  que  comme 
ce  n'est  que  le  sentiment  de  nos  propres  défauts 
qui  nous  oblige  à  pardonner  ceux  d'autrui ,  nul 
n'aime  à  tolérer  les  fripons  s'il  n'est  un  fripon 
comme  eux.  Sur  ces  principes ,  vrais  en  général 
d'homme  à  homme ,  et  bien  plus  rigoureux  en- 
core dans  la  relation  plus  étroite  du  serviteur 
au  maître,  on  tient  ici  pour  incontestable  que 
qui  voit  faire  un   tort  à  ses  maîtres  sans  le  dé- 


IIO  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

noncer  est  plus  coupable  encore  que  celui  qui 
l'a  commis  j  car  celui-ci  se  laisse  abuser  dans 
son  action  par  le  profit  qu'il  envisage;  mais 
Tautre  de  sang-froid  et  sans  intérêt  n'a  pour 
motif  de  -son  silence  qu'une  profonde  indiffé- 
rence pour  la  justice ,  pour  le  bien  de  la  maison 
qu il  sert,  et  un  désir  secret  dimiter  l'exemple 
qu'il  cache  :  de  sorte  que ,  quand  la  faute  est 
considérable ,  celui  qui  l'a  commise  peut  encore 
quelquefois  espérer  son  pardon;  mais  le  témoin 
qui  l'a  tue  est  infailliblement  congédié  comme 
un  homme  enclin  au  mal. 

En  revanche  on  ne  souffre  aucune  accusation 
qui  puisse  être  suspecte  d'injustice  et  de  calom- 
nie ;  c'est-à-dire  qu'on  n'en  reçoit  aucune  en 
l'absence  de  faccusé.  Si  quelqu'un  vient  en  par- 
ticulier faire  quelque  rapport  contre  son  cama- 
rade, ou  se  plaindre  personnellement  de  lui ,  on 
lui  demande  s  il  est  suffisamment  instruit,  c'est- 
à-dire  s'il  a  commencé  par  s'éclaircir  avec  celui 
dont  il  vient  se  plaindre.  S'il  dit  que  non ,  on 
lui  demande  encore  comment  il  peut  juger  une 
action  dont  il  ne  connoît  pas  assez  les  motifs. 
Cette  action,  lui  dit-on,  tient  peut-être  à  quel- 
que autre  qui  vous  est  inconnue  ;  elle  a  peut- 
être  quelque  circonstance  qui  sert  à  la  justifier 
ou  à  l'excuser,  et  que  vous  ignorez.  Comment 
osez-vous  condamner  cette  conduite  avant  de 
savoir  les  raisons  de  celui  qui  l'a  tenue?  Un  mot 
d'explication  l'eût  peut-être  justifiée  à  vos  yeux. 
Pourquoi  risquer  de  Fa  blâmer  injustement,  et 


QUATRIÈME   PARTIE.  nr 

m'exposera  partager  voire  injustice?  S'il  assure 
s'être  éclairci  auparavant  avec  Taccusé,  Pour- 
quoi donc,  lui  réplique-t-on ,  venez-vous  sans 
lui  comme  si  vous  aviez  peur  quil  ne  démentît 
ce  que  vous  avez  à  dire?  De  quel  droit  négligez- 
vous  pour  moi  la  précaution  que  vous  avez  cru 
devoir  prendre  pour  vous-même?  Est-il  bien  de 
vouloir  que  je  juge  sur  votre  rapport  d'une  ac- 
tion dont  vous  n'avez  pas  voulu  juger  sur  le  té- 
moignage de  vos  yeux?  et  ne  seriez-yous  pas 
responsable  du  jugement  partial  que  j'en  pour- 
rois  porter,  si  je  me  contentois  de  votre  seule 
déposition  ?  Ensuite  on  lui  propose  de  faire  venir 
celui  qu'il  accuse  :  s'il  y  consent,  c'est  une  affaire 
bientôt  réglée  ;  s'il  s'y  oppose  ,  on  le  renvoie 
après  une  forte  réprimande  ;  mais  on  lui  garde 
le  secret,  et  l'on  observe  si  bien  l'un  et  l'autre 
qu'on  ne  tarde  pas  à  savoir  lequel  des  deux 
avoit  tort. 

Cette  règle  est  si  connue  et  si  bien  établie, 
qu'on  n'entend  jamais  un  domestique  de  cette 
maison  parler  mal  d'un  de  ses  camarades  ab- 
sent ;  car  ils  savent  tous  que  c'est  le  moyen  de 
passer  pour  lâche  ou  menteur.  Lorsqu'un  d'entre 
eux  en  accuse  un  autre  ,  c'est  ouvertement , 
franchement,  et  non  seulement  en  sa  présence, 
ïnais  -en  celle  de  tous  leurs  camarades,  afin  d'a- 
voir dans  les  témoins  de  ses  discours  des  ga- 
rants de  sa  bonne  foi.  Quand  il  est  question  de 
querelles  personnelles,  elles  s'accommodent  pres- 
que toujours  par  médiateurs  sans  importuner 


113  LA    NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

monsieur  ni  madame  :  mais  quand  il  s'agit  de 
l'intérêt  sacré  du  maître ,  l'affaire  ne  sauroit  de- 
meurer secrète;  il  faut  que  le  coupable  s'accuse 
ou  qu'il  ait  un  accusateur.  Ces  petits  plaidoyers 
sont  tiès  rares ,  et  ne  se  font  qu'à  table  dans  les 
tournées  que  Julie  va  faire  journellement  au 
dîner  et  au  souper  de  ses  gens  ,  et  que  M.  de 
Wolmar  appelle  en  riant  ses  grands  jours.  Alors, 
après  avoir  écouté  paisiblemeut  la  plainte  et  la 
réponse,  si  l'affaire  intéresse  son  service,  elle 
remercie  l'accusateur  de  son  zèle.  Je  sais,  lui 
dit-elle,  que  vous  aimez  votre  camarade;  vous 
m'en  avez  toujours  dit  du  bien,  et  je  vous  loue 
de  ce  que  l'amour  du  devoir  et  de  la  justice 
l'emporte  en  vous  sur  les  affections  particu- 
lières ;  c'est  ainsi  qu'en  use  un  serviteur  fidèle 
et  un  honnête  homme.  Ensuite ,  si  l'accusé  n'a 
pas  tort ,  elle  ajoute  toujours  quelque  éloge  à  sa 
justification.  Mais  s  il  est  réellement  coupable, 
elle  lui  épargne  devant  les  autres  une  partie  de 
la  honte.  Elle  suppose  qu'il  a  quelque  chose  à 
dire  pour  sa  défense  qu'il  ne  veut  pas  déclarer 
devant  tant  de  monde;  elle  lui  assigne  une 
heure  pour  l'entendre  en  particulier,  et  c'est  là 
qu'elle  ou  son  mari  lui  parlent  comme  il  con- 
vient. Ce  qu'il  y  a  de  singulier  en  ceci ,  c  est  que 
le  plus  sévère  des  deux  n'est  pas  le  plus  redouté, 
et  qu'on  craint  moins  les  graves  réprimandes  de 
M.  de  Wolmar  que  les  reproches  touchants  de 
Julie,  r^un  ,  faisant  parler  la  justice  et  la  vérité, 
humilie  et  confond  les  coupables;  l'autre  leur 


QUATRIÈME    PARTIE.  ii3 

donne  un  regret  mortel  de  1  être ,  en  leur  mon- 
trant celui  qu'elle  a  d'être  forcée  à  leur  ôter  su 
bienveillance.  Souvent  elle  leur  arrache  des  lar- 
mes de  douleur  et  de  honte,  et  il  ne  lui  est  pas 
rare  de  s'attendrir  elle-même  en  voyant  leur  re- 
pentir, dans  l'espoir  de  n  être  pas  obligée  à  tenir 
parole. 

Tel  qui  jugeroit  de  tous  ces  soins  sur  ce  qui 
se  passe  chez  lui  ou  chez  ses  voisins ,  les  estime- 
roit  peut-être  inutiles  ou  jîénibles.  Mais  vous, 
mylord,  qui  avez  de  si  grandes  idées  des  devoirs 
et  des  plaisirs  du  père  de  famille ,  et  qui  con- 
noissez  lempire  naturel  que  le  génie  et  la  vertu 
ont  sur  le  cœur  humain,  vous  Voyez  l'impor- 
tance de  ces  détails,  et  vouf^ sentez  à  quoi  tient 
leur  succès.  Richesse  ne  tait  pas  riche,  dit  le 
roman  de  la  Rose.  Les  hiens  dun  homme  né 
sont  point  dans  ses  coffres ,  mais  dans  l'usage  de 
ce  qu  il  en  tire  ;  car  on  ne  s'approprie  les  choses 
qu'on  possède  que  par  leur  emploi,  et  les  abus 
sont  toujours  plus  inépuisables  que  les  richesses; 
ce  qui  fait  qu'on  ne  jouit  pas  à  proportion  de  sa 
dépense,  mais  à  proportion  qu'on  la  sait  mieux 
ordonner.  Un  fou  peut  jeter  des  lingots  dans  la 
mer  et  dire  ({u'il  en  a  joui  :  mais  quelle  compa- 
raison entre  cette  extravagante  jouissance  et 
celle  qu'un  homme  sage  eût  su  tirer  d'une  moin- 
dre somme:'  L'ordre  et  la  règle  qui  multiplient 
et  perpétuent  lusage  des  biens  peuvent  seuls 
transformer  le  plaisir  en  bonheur.  Que  si  c'est 
du  rapport  des  choses  à  nous  que  naît  la  véri- 

4.  8 


Il4  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

table  propriété;  si  c'est  plutôt  Temploi  des  ri-*- 
chesses  que  leur  acquisition  qui  nous  les  donne; 
quels  soins  importent  plus  au  père  de  famille 
que  réconomie  domestique  et  le  bon  réj^jime  de 
sa  maison,  où  les  rapports  les  plus  parfaits  vont 
le  plus  directement  à  lui,  et  oîi  le  bien  de  chaque 
membre  ajoute  alors  à  celui  du  chef? 

Les  plus  riches  sont-ils  les  plus  heureux?  Que 
sert  donc  l'opulence  à  la  félicité  ?  Mais  toute 
maison  bien  ordonnée  est  l'image  de  lame  du 
maître.  Les  lambris  dorés ,  le  luxe  et  la  magni- 
ficence n'annoncent  que  la  vanité  de  celui  qui 
les  étale  ;  au  lieu  que  par-tout  oii  vous  verrez 
régner  la  régie  sans  tristesse ,  la  paix  sans  es- 
clavage ,  l'abondance  sans  profusion ,  dites  avec 
confiance  :  G  est  un  être  heureux  qui  commande 
ici. 

Pour  moi ,  je  pense  que  le  signe  le  plus  assuré 
du  vrai  contentement  d'esprit  est  la  vie  retirée 
et  domestique ,  et  que  ceux  qui  vont  sans  cesse 
chercher  leur  bonheur  chez  autrui  ne  l'ont  point 
chez  eux-mêmes.  Un  père  de  famille  qui  se  plaît 
dans  sa  maison  a  pour  prix  des  soins  continuels 
quil  s'y  donne  la  continuelle  jouissance  des 
plus  doux  sentiments  de  la  nature.  Seul  entre 
tous  les  mortels  ,  il  est  maître  de  sa  propre  fé- 
licité,  parcequ'il  est  heureux  comme  Dieu  mê- 
me ,  sans  rien  désirer  de  plus  que  ce  dont  il 
jouit.  Gomme  cet  Etre  immense ,  il  ne  songe  pas 
à  amplifier  ses  possessions ,  mais  à  les  rendre 
véritablement  siennes  par  les  relations  les  plus 


QUATRIÈME    PARTIE.  Îi5 

parfaites  et  la  directwn  la  mieux  entendue  :  s'il 
ne  s'enrichit  pas  par  de  nouvelles  acquisitions  ^ 
il  senricliit  en  possédant  mieux  ce  qu il  a.  Il  ne 
jouissoit  que  du  revenu  de  ses  terres  ;  il  jouit 
encore  de  ses  terres  mêmes  en  présidant  à  leur 
culture  et  les  parcourant  sans  cesse.  Son  domeS" 
tique  lui  étoit  étranger;  il  en  fait  son  bien  ,  son 
enfant,  il  se  l'approprie.  Il  n'avoit  droit  que  sur 
les  actions  ;  il  s'en  donne  encore  sur  les  volon- 
tés. Il  n'étoit  maître  qu'à  prix  d'argent ,  il  le 
devient  par  l'empire  sacré  de  l'estime  et  des 
bienfaits.  Que  la  fortune  le  dépouille  de  ses  ri- 
chesses ,  elle  ne  sauroit  lui  ôter  les  cœurs  qu'il 
s'est  attachés  ;  elle  n'ôtera  point  des  enfants  à 
leur  père  :  toute  la  différence  est  qu  il  les  nour- 
rissoit  hier,  et  qu'il  sera  demain  nourri  par  eux. 
C'est  ainsi  qu'on  apprend  à  jouir  véritablement 
de  ses  biens  ,  de  sa  famille  et  de  soi-même  ;  c  est 
ainsi  que  les  détails  d'une  maison  deviennent 
délicieux  pour  l'honnête  homme  qui  sait  en  con- 
noître  le  prix  ;  c'est  ainsi  que  ,  loin  de  regarder 
ses  devoirs  comme  une  charge  ,  il  en  fait  son 
bonheur  ,  et  qu'il  tire  de  ses  touchantes  et 
nobles  fonctions  la  gloire  et  le  plaisir  d'être 
homme. 

Que  si  ces  précieux  avantages  sont  méprisés 
ou  peu  connus ,  et  si  le  petit  nombre  même  qui 
les  recherche  les  obtient  si  rarement ,  tout  cela 
vient  de  la  même  cause.  Il  est  des  devoirs  sim- 
ples et  sublimes  qu'il  n'appartient  qu'à  peu  de 
gens  d'aimer  et  de  remplir  :  tels  sont  ceux  du 


\  iG  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

père  de  famille,  pour  lesquels  l'air  et  le  bruit  du 
inonde  n'inspirent  que  du  dégoût  ,  et  dont  on 
«'acquitte  mal  encore  quand  on  n'y  est  porté 
que  par  des  raisons  d'avarice  et  d  intérêt.  Tel 
croit  être  un  }3on  père  de  famille  ,  et  n'est  qu'un 
vigilant  économe  ;  le  bien  peut  prospérer ,  et  la 
maison  aller  fort  mal.  Il  faut  des  vues  plus  éle- 
vées pour  éclairer,  diriger  cette  importante  ad- 
ministration et  lui  donner  un  beureux  succès.  Le 
premier  soin  par  lequel  doit  commencer  l'ordre 
d'une  maison ,  c'est  de  n'y  souffrir  que  d  bonnôtes 
gens  qui  n'y  portent  pas  le  désir  secret  de  troubler 
cet  ordre.  Mais  la  servitude  et  l'honnêteté  sont- 
elles  si  compatibles  qu'on  doive  espérer  de  trou- 
ver des  domestiques  honnêtes  gens  ?  Non  ,  my- 
lord  ,  pour  les  avoir  il  ne  faut  pas  les  chercher, 
il  faut  les  faire  ,  et  il  n'y  a  qu'un  homme  de  bien 
qui  sache  l'art  d'en  former  d'autres.  Un  hypo- 
crite a  beau  vouloir  prendre  le  ton  de  la  vertu, 
il  n'en  peut  inspirer  le  goût  à  personne  ,  et,  s'il 
savoit  la  rendre  aimable  ,  il  faimeroit  lui-même. 
Que  servent  de  froides  leçons  démenties  par  un 
exemple  continuel,  si  ce  n'est  à  faire  penser  que 
celui  qui  les  donne  se  joue  de  la  crédulité  d'au- 
irui  ?  Que  ceux  qui  nous  exhortent  à  faire  ce 
qu'ils  disent,  et  non  ce  (pi'ils  font,  disent  une 
grande  absurdité  !  Qui  ne  fait  pas  ce  qu'il  dit  ne 
le  dit  jamais  bien  ;  car  le  langage  du  cœur,  qui 
touche  et  persuade  ,  y  man(pie.  J'ai  quelquefois 
entendu  de  ces  conversations  grossièi  entent  ap- 
prêtées qu'on  tient  devant  les  domestiques  com- 


QUATRIÈiME   PARTIE.  i  i  y 

me  devant  des  enfants  pour  leur  faire  des  leçons 
indirectes.  Loin  de  juger  qu'ils  en  fussent  un 
instant  les  dupes ,  je  les  ai  toujours  vus  sourire 
en  secret  de  Vineptie  du  maître  qui  les  prenoit 
pour  des  sots  en  débitant  lourdement  devant 
eux  des  maximes  qu'ils  savoient  bien  -n'être  pas 
les  siennes. 

Toutes  ces  vaines  subtilités  sont  ignorées  dans 
cette  maison ,  et  le  grand  art  des  maîtres  pour 
rendre  leurs  domestiques  tels  qu'ils  les  veulent 
est  de  se  montrer  à  eux  tels  qu'ils  sont.  Leur 
conduite  est  toujours  franche  et  ouverte,  parce- 
quils  n ont  pas  peur  que  leurs  actions  démen- 
tent leurs  discours.  Comme  ils  n'ont  point  pour 
eux-mêmes  une  morale  différente  de  celle  quils 
veulent  donner  aux  autres,  ils  n  ont  pas  besoin  de 
circonspection  dans  leurs  propos  ;  un  mot  élour- 
diment  échappé  ne  renverse  point  les  principes 
qu'ils  se  sont  efforcés  d'établir.  Ils  ne  disent  point 
indiscrètement  toutes  leurs  affaires,  mais  ils  di- 
sent librement  toutes  leurs  maximes.  A  table , 
à  la  promenade ,  tête  à  tête  ,  ou  devant  tout  le 
monde  ,  on  tient  toujours  le  même  langage;  on 
dit  naïvement  ce  qu'on  pense  sur  chaque  chose; 
et  ,  sans  quon  songe  à  personne  ,  chacun  y 
trouve  toujours  quelque  instruction.  Comme  les 
domestiques  ne  voient  jamais  rien  faire  à  leur 
maître  qui  ne  soit  droit,  juste,  équitable,  ils 
ne  regardent  point  la  justice  comme  le  tribut 
du  pauvre  ,  comme  le  joug  du  malheureux  , 
comme  une  des  misères  de  leiu'  état.  L'attention 


Il8  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

qu'on  a  de  ne  pas  faire  courir  en  vain  les  ou- 
vriers ,  et  perdre  des  journées  pour  venir  solli- 
citer le  paiement  de  leurs  journées,  les  accou- 
tume à  sentir  le  prix  du  temps.  En  voyant  le 
soin  des  maîtres  à  ménager  celui  d'autrui,  cha- 
cun en  conclut  que  le  sien  leur  est  précieux ,  et 
se  fait  un  plus  grand  crime  de  loisiveté.  La  con- 
fiance qu  on  a  dans  leur  intégrité  donne  à  leurs 
institutions  une  force  qui  les  fait  valoir  et  pré-- 
vient  les  abus.  On  n'a  pas  peur  que ,  dans  la 
gratification  de  chaque  semaine  ,  la  maîtresse 
trouve  toujours  que  cest  le  plus  jeune  ou  le 
mieux  fait  qui  a  été  le  plus  diligent.  Un  ancien 
domestique  ne  craint  pas  qu'on  lui  cherche  quel- 
que chicane  pour  épargner  laugmentaiion  de 
gages  qu  on  lui  donne.  On  n'espère  pas  profiter 
de  leur  discorde  pour  se  faire  valoir  et  obtenir 
de  l'un  ce  qu'aura  refusé  l'autre.  Ceux  qui  sont 
à  marier  ne  craignent  pas  qu'on  nuise  à  leur 
établissement  pour  les  garder  plus  long-temps, 
et  qu'ainsi  leur  bon  service  leur  fasse  tort.  Si 
quelque  valet  étranger  venoit  dire  aux  gens  de 
celte  maison  qu  un  maître  et  ses  domesticjues 
sont  entre  eux  dans  un  véritable  état  de  guerre; 
que  ceux-ci  ,  faisant  au  premier  tout  du  pis 
qu'ils  peuvent ,  usent  en  cela  d'une  juste  repré- 
saille;  que  les  maîtres  étant  usurpateurs,  men- 
teurs et  fripons,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  les  traiter 
comme  ils  traitent  le  prince ,  ou  le  peuple ,  ou 
les  particuliers,  et  à  leur  rendre  adroitement 
le  mal  quils  font  à  force  ouverte;  celui  qui  par- 


QUATRIÈME    PARTIE.  i  i(j 

leroit  ainsi  ne  seroit  entendu  de  personne  :  on 
ne  s'avise  pas  même  ici  de  combattre  ou  j>réve- 
nir  de  pareils  discours  ;  il  n'appartient  qu'à  ceux 
qui  les  font  naître  d  être  obligés  de  les  rëliiter. 

Il  n'y  a  jamais  ni  mauvaise  humeur  ni  muti- 
nerie dans  l'obéissance ,  parcequ  il  n'y  a  ni  hau- 
teur ni  caprice  dans  le  commandement,  qu'on 
n'exige  rien  qui  ne  soit  raisonnable  et  utile ,  et 
qu'on  respecte  assez  la  dignité  de  Ihomme , 
quoique  dans  la  servitude ,  pour  ne  l'occuper 
qu'à  des  choses  qui  ne  lavilissent  point.  Au 
surplus  ,  rien  n'est  bas  ici  que  le  vice,  et  tout 
ce  qui  est  utile  et  juste  est  honnête  et  bienséant. 

Si  l'on  ne  souffi  e  aucune  intrigue  au  dehors , 
personne  n'est  tenté  d'en  avoir.  Ils  savent  bien 
que  leur  fortune  la  plus  assurée  est  attachée  à 
celle  du  maître  ,  et  qu'ils  ne  manqueront  jamais 
de  rien  tant  qu'on  verra  prospérer  la  maison. 
En  la  servant  ils  soignent  donc  leur  patrimoine, 
et  l'augmentent  en  rendant  leur  service  agréa- 
ble ;  c'est  là  leur  plus  grand  intérêt.  Mais  ce  mot 
n'est  guère  à  sa  place  dans  cette  occasion  ;  car 
je  n'ai  jamais  vu  de  police  où  lintérêt  fiit  si  sa- 
gement dirigé  et  où  pourtant  il  influât  moins 
que  dans  celle-ci.  Tout  se  fait  par  attachement  ; 
l'on  diroit  que  ces  âmes  vénales  se  purifient  en 
entrant  dans  ce  séjour  de  sagesse  et  d  union. 
L'on  diroit  qu'une  partie  des  lumières  du  maî- 
tre et  des  sentiments  de  la  maîtresse  ont  passé 
dans  chacun  de  leurs  gens  ,  tant  on  les  trouve 
judicieux ,  bienfaisants ,  honnêtes  ,  et  supérieurs 


120  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

à  leur  état.  Se  faire  estimer  ,  considérer ,  bien 
vouloir ,  est  leur  plus  fjrande  ambition  ;  et  ils 
comptent  les  mots  ol)lifreants  qu  on  leur  dit  , 
comme  ailleurs  les  étrcnnes  qu'on  leur  donne. 

Voilà  ,  mylord,  mes  principales  observations 
sur  la  partie  de  l'économie  de  cette  maison  qui 
rep,arde  les  domestiques  et  mercenaires.  Quant 
à  la  manière  de  vivre  des  maîtres  et  au  p^ouver- 
nement  des  enfants ,  chacun  de  ces  articles  mé- 
rite bien  une  lettre  à  part.  Vous  savez  à  quelle 
intention  j  ai  commencé  ces  remarques;  mais 
en  vérité  tout  cela  forme  un  tableau  si  ravissant, 
qu'il  ne  faut  pour  aimer  à  le  contempler  d'autre 
intérêt  que  le  plaisir  qu'on  y  trouve. 


LETTRE  XL 

DE    SAINT-PREUX    A    MYLORD   EDOUARD. 

JNoN,  mylord,  je  ne  m'en  dédis  point,  on  ne 
voit  rien  dans  cette  maison  qui  n  associe  l'a-» 
gréabie  à  l'utile;  mais  les  occupations  utiles  ne 
se  bornent  pas  aux  soins  qui  donnent  du  pro- 
fit, elles  comprennent  encore  tout  amusement 
innocent  et  simple  qui  nourrit  le  pfoût  de  la 
retraite,  du  travail,  de  la  modération,  et  con-» 
serve  à  celui  qui  s'y  livre  une  ame  saine,  un 
cœur  libre  du  trouble  des  passions.  8i  lindo-» 
lente  oisiveté  n'eno^endre  que  la  tristesse  et  l'en- 
siui,  le  charme  des  doux  loisirs  est  le  huit  dune 


quathième  partie.  121 

vie  laborieuse.  On  ue  travaille  que  pour  jouir; 
cette  alternative  de  peine  et  de  jouissance  est 
notre  véritable  vocation.  Le  repos  qui  sert  de 
délassement  aux  travaux  passés  et  d'encourage- 
ment à  d'autres  nest  pas  moins  nécessaire  à 
rhonime  que  le  travail  même. 

Après  avoir  admiré  leffet  de  la  vifjilance  et 
des  soins  de  la  plus  respectable  mère  de  famille 
dans  Tordre  de  sa  maison,  j'ai  vu  celui  de  ses 
récréations  dans  un  lieu  retiré  dont  elle  fait  sa 
promenade  favorite  et  qu'elle  appelle  son  Elysée. 

Il  y  avoit  plusieurs  jours  que  j'entendois  par- 
ler de  cet  Elysée  dont  on  me  faisoit  une  espèce 
de  mystère.  Enfin  hier  après  dîner  l'extrême  cha- 
leur rendant  le  dehors  et  le  dedans  de  la  mai- 
son presque  également  insupportables ,  M.  de 
Wolniar  proposa  à  sa  femme  de  se  donner  congé 
cette  après-midi;  et,  au  lieu  de  se  retirer  comme 
à  lordinaire  dans  la  chambre  de  ses  enfants  jus- 
que vers  le  soir,  de  venir  avec  nous  respirer 
dans  le  verger,  elle  y  consentit,  et  nous  nous  y 
rendîmes  ensemble. 

Ce  lieu,  quoique  tout  proche  de  la  maison, 
est  tellement  caché  par  l'allée  couverte  qui  Ion 
sépare,  qu'on  ne  l'aperçoit  de  nulle  part.  L'épais 
feuillage  qui  fenvironne  ne  permet  point  à  l'œil 
d'y  pénétrer,  et  il  est  toujours  soigneuseipent 
fermé  à  la  clef.  A  peine  fus -je  au-dedans ,  que , 
la  porte  étant  masquée  par  des  aunes  et  des 
coudriers  qui  ne  laissent  que  deux  étroits  pas- 
sages sur  les  côtés,  je  ne  vis  plus  en  me  retour- 


i 


122  LA   NOUVELLE    IlÉLOÏSE. 

nant  par  où  j'étois  entré-  et,  n'apercevant  point 
de  porte,  je  me  trouvai  là  comme  tombé  des 
nues. 

En  entrant  dans  ce  prétendu  verger,  je  fus 
frappé  d'une  agréable  sensation  de  fraîcheur 
que  d'obscurs  ombrages,  une  verdure  animée 
et  vive ,  des  fleurs  éparses  de  tous  côtés ,  un 
gazouillement  d'eau  courante,  et  le  chant  de 
mille  oiseaux ,  portèrent  à  mon  imagination  du 
moins  autant  qu'à  mes  sens;  mais  en  même 
temps  je  crus  voir  le  lieu  le  plus  sauvage,  le 
plus  solitaire  de  la  nature,  et  il  nie  sembloit 
d'être  le  premier  mortel  qui  jamais  eût  pénétré 
dans  ce  désert.  Surpris,  saisi,  transporté  d'un 
spectacle  si  peu  prévu,  je  restai  un  moment  im- 
mobile, et  m'écriai  dans  un  enthousiasme  in- 
volontaire: O  Tinian!  O  Juan  Fernandez  (i)! 
Julie,  le  bout  du  monde  est  à  votre  porte!  Beau- 
coup de  gens  le  trouvent  ici  comme  vous,  dit- 
elle  avec  un  sourire;  mais  vingt  pas  de  plus  les  ra- 
mènent bien  vite  à  Clarens  :  voyons  si  le  charme 
tiendra  plus  long- temps  chez  vous.  C'est  ici  le 
même  verger  oii  vous  vous  êtes  promené  autre- 
fois, et  où  voua  vous  battiez  avec  ma  cousine  à 
coups  de  pêches.  Vous  savez  que  l'herbe  y  étoit 
assez  aride,  les  arbres  assez clair-semés,  donnant 
assez,  peu  d'ombre,  et  qu'il  n'y  avoit  point  d'eau. 
Le  voilà  maintenant  frais,  vert,  habillé,  paré, 

(i)  îslcs  désertes  tic  la  mer  du  Siul ,  réièhrcs  dans  le 
voyage  de  ramiial  Anson. 


QUATRIÈME    PARTIE.  123 

fleuri,  arrosé.  Que  pensez- vous  qu'il  m'en  a 
coûté  pour  le  njettre  dans  l'état  où  il  est;  car  il 
est  bon  de  vous  dire  que  j'en  suis  la  surinten- 
dante, et  que  mon  mari  m'en  laisse  l'entière 
disposition.  Ma  foi,  lui  dis -je,  il  ne  vous  en  a 
coûté  que  de  la  néf^jli(>ence.  Ce  lieu  est  char- 
mant ,  il  est  vrai ,  mais  agreste  et  aliandonné  ; 
je  n'y  vois  point  de  travail  humain.  Vous  avez 
fermé  la  porte  ;  Icau  est  venue  je  ne  sais  com- 
ment ;  la  nature  seule  a  fait  tout  le  reste;  et  vous- 
même  n'eussiez  jamais  su  faire  aussi  bien  qu'elle. 
Il  est  vrai,  dit-elle,  que  la  nature  a  tout  fait , 
mais  sous  ma  direction,  et  il  n'y  a  rien  là  que  je 
n'aie  ordonné.  Encore  un  coup,  devinez.  Pre- 
mièrement, repris -je,  je  ne  comprends  point 
comment  avec  de  la  peine  et  de  farj^ent  on  a 
pu  suppléer  au  temps.  Les  arbres....  Quant  à 
cela,  dit  M.  de  Wolmar,  vous  remarquerez  qu'il 
n'y  en  a  pas  beaucoup  de  fort  g,rands,  et  ceux- 
là  y  étoient  dt^a.  De  plus,  Julie  a  commencé 
ceci  long- temps  avant  son  mariage  et  presque 
d'abord  apiès  la  mort  de  sa  mère,  qu'elle  vint 
avec  son  père  chercher  ici  la  solitude.  Hé  bien! 
dis -je,  puisque  vous  voulez  que  tous  ces  mas- 
sifs, ces  grands  berceaux,  ces  touffes  pendantes , 
ces  bosquets  si  bien  ombragés,  soient  venus  en 
sept  ou  huit  ans,  et  que  lart  s'en  soit  mêlé,  j'es- 
time que,  si  dans  une  enceinte  aussi  vaste  vous 
avez  fait  tout  cela  pour  deux  mille  écus,  vous 
avez  bien  économisé.  Vous  ne  surfaites  que  de 
deux  mille  écus ,  dit-elle;  il  ne  m'en  a  rien  coûté. 


I2/i  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

Comment,  rien?  Non,  rien;  à  moins  que  vous 
ne  comptiez  une  douzaine  de  journées  par  an 
de  mon  jardinier,  autant  de  deux  ou  trois  de 
mes  f;ens,  et  quelques  unes  de  M.  de  Wolmar 
lui-même,  qui  na  pas  dédaigné  d'être  quelque- 
fois mon  garçon  jardinier.  Je  ne  comprenois 
rien  à  cette  énigme:  mais  Julie,  qui  jusque-là 
m'a  voit  retenu,  me  dit  en  me  laissant  aller: 
Avancez,  et  vous  comprendrez.  Adieu  Tinian , 
adieu  Juan  Fernandez,  adieu  tout  Fenchante- 
ment!  Dans  un  moment  vous  allez  être  de  re- 
tour du  bout  du  monde. 

Je  me  mis  à  parcourir  avec  extase  ce  verger 
ainsi  métamorphosé;  et  si  je  ne  trouvai  point 
de  plantes  exotiques  et  de  productions  des  Indes, 
je  trouvai  celles  du  pays  disposées  et  réunies  de 
manière  à  produire  un  effet  plus  riant  et  plus 
agréable.  Le  gazon  verdoyant,  épais,  mais  court 
et  serré,  étoit  mêlé  de  serpolet,  de  baume,  de 
thym,  de  marjolaine,  et  d'autres  herbes  odoran- 
tes. On  y  voyoit  briller  mille  fleurs  des  champs  , 
parmi  lesquelles  l'œil  en  démêloit  avec  surprise 
quelques  unes  de  jardin,  qui  scmbloient  croître 
naturellement  avec  les  autres.  Je  rcncontrois  de 
temps  en  temps  des  touffes  obscures,  impéné- 
trables aux  rayons  du  soleil ,  comme  dans  la 
plus  épaisse  forêt  ;  ces  touffes  étoient  formées 
des  arbres  du  bois  le  plus  flexible,  dont  on  avoit 
lait  recourber  les  branches,  pendre  en  terre ,  et 
prendre  racine,  par  un  art  semblable  à  ce  que 
font  naturellement  les  mangles  en  Amérique. 


QUATRIÈME    PARTIE.  laS 

Dans  les  lieux  plus  découverts  je  voyois  (^à  et  là 
sans  ordre  et  sans  symétrie,  des  broussailles  de 
roses,  de  framboisiers,  de  groseilles,  des  fourrés 
de  lilas ,  de  noisetier,  de  sureau,  de  seringat,  de 
genêt,  de  trilolium,  qui  paroient  la  terre  en  lui 
donnant  I  air  d'être  en  friche.  Je  suivois  des  allées 
tortueuses  et  irréguiières  bordées  de  ces  bocages 
fleuris,  et  couvertes  de  mille  guirlandes  de  vipne 
de  Judée,  de  vigne-vierge,  de  houblon,  de  lise- 
ron, de  couleuvrée ,  de  clématite,  et  d'autres 
plantes  de  cette  espèce,  parmi  lesquelles  le  chè- 
vre-feuille et  le  jasmin  daignoient  se  confondre. 
Ces  guirlandes  sembloient  jetées  négligemment 
d\in  arbre  à  lautre,  comme  j'en  avois  remar- 
qué quelquefois  dans  les  forêts,  et  formoient  sur 
nous  des  espèces  de  draperies  qui  nous  garan- 
tissoient  du  soleil,  tandis  que  nous  avions  sous 
nos  pieds  un  marcher  doux,  commode  et  sec, 
sur  une  mousse  fine,  sans  sable,  sans  herlje,  et 
sans  rejetons  raboteux.  Alors  seulement  je  dé- 
couvris, non  sans  surprise,  que  ces  ombrages 
verts  et  touffus,  qui  m'en  avoient  tant  imposé 
de  loin ,  n'étoient  formés  que  de  ces  plantes  ram- 
pantes et  parasites,  qui,  guidées  le  long  des  ar- 
bres, environnoient  leurs  têtes  du  plus  épais 
feuillage,  et  leurs  pieds  d'ombre  et  de  fraîcheur. 
J'observai  même  qu'au  moyen  d'une  industrie 
assez  simple  on  avoit  fait  prendre  racine  sur  les 
troncs  des  arbres  à  plusieurs  de  ces  plantes,  de 
sorte  qu'elles  s'étendoient  davantage  en  faisant 
moins  de  chemin.  Vous  concevez  bien  que  les 


156  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

fruits  ne  s'en  trouvent  pas  mieux  de  toutes  ces 
additions;  mais  dans  ce  lieu  seul  on  a  sacrifié 
futile  à  l'agréable,  et  dans  le  reste  des  terres  on 
a  pris  un  tel  soin  des  plants  et  des  arbres  -,  qu'a- 
vec ce  verger  de  moins  la  récolte  en  fruits  ne 
laisse  pas  d'être  plus  forte  qu  auparavant.  Si  vous 
songez  combien  au  fond  d'un  bois  on  est  cbarmé 
quelquefois  de  voir  un  fruit  sauvage  et  même 
de  s'en  rafraîcbir,  vous  comprendrez  le  plaisir 
qu'on  a  de  trouver  dans  ce  désert  artificiel  des 
fruits  excellents  et  mûrs ,  quoique  clair-semés  et 
de  mauvaise  mine;  ce  qui  donne  encore  le  plai- 
sir de  la  recherche  et  du  choix. 

Toutes  ces  petites  routes  étoient  bordées  et 
traversées  dune  eau  limpide  et  claire  ,  tantôt 
circulant  parmi  Therbe  et  les  fleurs  en  filets  pres- 
que imperceptibles ,  tantôt  en  plus  grands  ruis- 
seaux courant  sur  un  gravier  pur  et  marqueté 
qui  rcndoit  feau  plus  brillante.  On  voyoit  des 
sources  bouillonner  et  sortir  de  la  terre  ,  et  quel- 
quefois des  canaux  plus  profonds  dans  lesquels 
l'eau  calme  et  paisible  réfléchi ssoit  à  l'œil  les 
objets.  Je  comprends  à  présent  tout  le  reste,  dis- 
je  à  Julie  :  mais  ces  eaux  que  je  vois  de  toutes 
parts...  Elles  viennent  de  là,  reprit-elle  en  me 
montrant  le  côté  où  étoit  la  terrasse  de  son  jar- 
din. C'est  ce  même  ruisseau  qui  fournit  à  grands 
frais  dans  le  parterre  un  jet  d'eau  dont  personne 
ne  se  soucie.  M.  de  Wolmar  ne  veut  pas  le  dé- 
truire ,  par  respect  j)our  mon  père  qui  l'a  fait 
faire  :  mais  avec  quel  plaisir  nous  venons  tou% 


QUATRIÈME   PARTIE.  127 

les  jours  voir  courir  dans  ce  vcrf^er  cette  eau 
dont  nous  n  approchons  guère  au  jardin  !  le  jet- 
d'eau  joue  pour  les  étrangers,  le  ruisseau  coule 
ici  pour  nous.  Il  est  vrai  que  j.y  ai  réuni  l'eau 
de  la  fontaine  publique ,  qui  se  fendoit  dans  le 
lac  par  le  grand  chemin ,  qu  elle  dégradoit  au 
préjudice  des  passants  et  à  pure  perte  pour  tout 
le  monde.  Elle  faisoit  un  coude  au  pied  du  ver- 
ger entre  deux  rangs  de  saules  ;  je  les  ai  renfer- 
més dans  mon  enceinte,  et  j'y  conduis  la  même 
eau  par  dautres  routes. 

Je  vis  alors  qu'il  n'avoit  été  question  que  de 
faire  serpenter  ces  eaux  avec  économie  en  les  di- 
visant et  réunissant  à  propos  ,  en  épargnant  la 
pente  le  plus  qu'il  étoit  possible,  pour  prolonger 
le  circuit  et  se  ménager  le  murmure  de  quel- 
ques petites  chutes.  Une  couche  de  glaise  cou- 
verte d'un  pouce  de  gravier  du  lac  et  parsemée 
de  coquillages  formoit  le  lit  des  ruisseaux.  Ces 
mêmes  ruisseaux,  courant  par  intervalles  sous 
quelques  larges  tuiles  recouvertes  de  terre  et  de 
gazon  au  niveau  du  sol  ,  formoient  à  leur  issue 
autant  de  sources  artificielles.  Quelques  filets 
s'en  élevoient  par  des  siphons  sur  des  lieux  ra- 
boteux ,  et  bouillonnoient  en  retombant.  Enfin 
la  terre  ainsi  rafraîchie  et  humectée  donnoit  sans 
cesse  de  nouvelles  fleurs  et  entretenoit  Iherbe 
toujours  verdoyante  et  belle. 

Plus  je  parcourois  cet  agréable  asile,  plus  je 
sentois  augmenter  la  sensation  délicieuse  que 
j'avois  éprouvée  en  y  entrant  :  cependant  la  eu- 


l'iS  LA   NOUVELLE   HELOÏSE. 

rîosité  me  tcnoit  en  haleine.  Jetois  plus  em- 
pressé de  voir  les  objets  que  d'examiner  leurs 
impressions  ,  et  j'aimois  à  me  livrer  à  cette  char- 
mante contemplation  sans  prendre  la  peine  de 
penser.  Mais  madame  de  Wolniar,me  tirant  de 
ma  rêverie,  me  dit  en  me  prenant  sous  le  bras  : 
Tout  ce  que  vous  voyez  n'est  que  la  nature  vé- 
{jctale  et  inanimée  ,  et ,  quoi  qu'on  puisse  faire  , 
elle  laisse  toujours  une  idée  de  solitude  qui  at- 
triste. Venez  la  voii  animée  et  sensible;  c'est  là 
qu'à  chaque  instant  du  jour  vous  lui  trouverez 
un  attrait  nouveau.  Vous  me  prévenez,  lui  dis- 
je  ;  j'entends  un  rama(ife  bruyant  et  confus,  et 
j  aperçois  assez  peu  d'oiseaux  :  je  comprends  que 
vous  avez  une  volière.  Il  est  vrai ,  dit-elle  ;  ap- 
prochons-en. Je  n'osai  dire  encore  ce  que  je 
pensois  de  la  volière  ;  mais  cette  idée  avoit  quel- 
que chose  qui  me  déplaisoit,  et  ne  me  setnbloit 
point  assortie  au  reste. 

Nous  descendîmes  par  mille  détours  au  bas 
du  verger,  où  je  trouvai  toute  leau  réunie  en  un 
joli  ruisseau ,  coulant  doucement  etitre  deu?i. 
rangs  de  vieux  saules  qu'on  avoit  souvent  ébran- 
chés.  Leurs  tètes  creuses  et  demi-chauves  for- 
moient  des  espèces  de  vases  d'où  sortoient ,  par 
l'adresse  dont  j  ai  parlé  ,  des  touffes  de  chèvre- 
feuille ,  dont  une  partie  s'cntrelaçoit  autour  des 
branches  ,'  et  l'autre  tomboit  avec  grâce  le  long 
du  ruisseau.  Presque  à  l'extrémité  de  l'enceinte 
étoit  un  petit  bassin  bordé  d'herbes  ,  de  joncs  , 
de  roseaux,  serviiut  d'abreuvoir  à  la  volière  ,  et 


QUATRIÈME   PARTIE.  129 

dernière  stjition  de  cette  eau  si  précieuse  et  si 
bien  ména(5ëe. 

Au-delà  de  ce  bassin  étoit  un  terre-plain  ter- 
miné dans  Tan^le  de  l'enclos  par  un  monticule 
garni  d'une  multitude  d'arbrisseaux  de  toute  es- 
pèce; les  plus  petits  vers  le  baut,  et  toujours 
croissant  en  grandeur  à  mesure  que  le  sol  s'a- 
baissoit  ;  ce  qui  rendoit  le  plan  des  têtes  presque 
horizontal,  ou  montroit  au  moins  qu'un  jour  il 
le  devoit  être.  Sur  le  devant  étoient  une  (lou- 
zaine  d'arbres  jeunes  encore ,  mais  faits  pour 
devenir  fort  grands  ,  tels  que  le  hêtre,  l'orme  , 
le  frêne  ,  l'acacia.  Getoient  les  bocages  de  ce 
coteau  qui  servoient  d'asile  à  cette  multitude 
d'oiseaux  dont  j'avois  entendu  de  loin  le  ra- 
mage ,  et  c  étoit  à  fombre  de  ce  feuillage  comme 
sous  un  grand  parasol  qu'on  les  voyoit  voltiger, 
courir  ,  chanter  ,  s'agacer,  se  battre  comme  s'ils 
ne  nous  avoient  pas  aperçus.  Ils  senfuirent  si 
peu  à  notre  approche  ,  que,  selon  l'idée  dont  j'é- 
tois  prévenu ,  je  les  crus  d'abord  enfermés  par 
un  grillage  ;  mais  comme  nous  fûmes  arrivés  au 
bord  du  bassin,  j  en  vis  plusieurs  descendre  et 
s'approcher  de  nous  sur  une  espèce  de  courte 
allée  qui  séparoit  en  deux  le  terre-plain  et  com- 
muniquoit  du  bassin  à  la  volière.  Alors  M.  de 
Wolmar,  faisant  le  tour  du  bassin,  sema  sur 
l'allée  deux  ou  trois  poignées  de  grains  mélangés 
qu'il  avoit  dans  sa  poclie  ;  et  quand  il  se  fut  re 
tiré  ,  les  oiseaux  accoururent  et  se  mirent  à  man- 
ger comme  des  poules  ,  d'un  air  si  familier  que 
4.  9 


l3o  LA   NOUVELLE   UÉLOÏSE. 

je  vis  bien  qu'ils  ctoient  faits  à  ce  nianéfje.  Cela 
est  charmant  !  m'éci  iai-je.  Ce  mot  de  volière  ni  a- 
voit  surpris  de  votre  part;  mais  je  lentends 
maintenant  :  je  vois  que  vous  voulez  des  hôtes 
et  non  pas  des  prisonniers.  Qu  appelez-vous  des 
hôtes  ?  répondit  Julie  :  c'est  nous  qui  sommes 
les  leurs  (i)  ;  ils  sont  ici  les  maîtres  ,  et  nous  leur 
payons  tiibut  pour  en  être  soufferts  quelquefois. 
Fort  bien  ,  repris-je;mais  comment  ces  maîtres- 
là  se  sont-ils  emparés  de  ce  lieu?  le  moyen  d'y 
rassembler  tant  d'habitants  volontaires  ?  je  n'ai 
pas  ouï  dire  qu'on  ait  jamais  rien  tenté  de  pa- 
reil ;  et  je  n'aurois  point  cru  qu'on  y  pût  réussir, 
si  je  n'en  avois  la  preuve  sous  mes  yeux. 

La  patience  et  le  temps,  dit  M.  de  Wolmar , 
ont  fait  ce  miracle.  Ce  sont  des  expédients  dont 
les  gens  riches  ne  s'avisent  guère  dans  leurs  plai- 
sirs. Toujours  pressés  de  jouir  ,  la  force  et  l'ar- 
gent sont  les  seuls  moyens  qu'ils  connoissent  : 
ils  ont  des  oiseaux  dans  des  cages ,  et  des  amis 
à  tant  par  mois.  Si  jamais  des  valets  appro- 
choient  de  ce  lieu,  vous  en  verriez  bientôt  les 
oiseaux  disparoître  ;  et  s'ils  y  sont  à  présent  en 
grand  nombre  ,  c'est  qu'il  y  en  a  toujmirs  eu. 
On  ne  les  fait  pas  venir  f[uand  il  n'y  en  a  j)oint, 
mais  il  est  aisé  quand  il  y  en  a  d  en  attirei-  da- 
vantage en  prévenant  tous  leurs  besoins ,  en  ne 

(i)  Cette  réponse  n'est  pas  exacte,  puisque  le  mot 
d'hôte  est  corrélatif  de  lui-niéfne.  Sans  vouloir  relever 
toutes  les  fautes  de  lan{^ue  ,  je  dois  avertir  de  celles  qui 
peuvent  induire  eu  erreur. 


QUATRIÈME    PARTIE.  i3l 

les  effrayant  jamais,  en  leur  laissant  faire  leur 
couvée  en  sûreté  et  ne  dénichant  point  les  pe- 
tits; car  alors  ceux  qui  s'y  trouvent  restent,  et 
ceux  qui  surviennent  restent  encore.  Ce  bocage 
existoit ,  qnoiqu  il  lut  séparé  du  verger  ;  Julie 
n'a  fait  que  l'y  renfermer  par  une  haie  vive,  ôter 
celle  qui  l'en  séparoit ,  lagrandir  et  l'orner  de 
nouveaux  plants.  Vous  voyez, à  droite  et  à  gau- 
che de  l'allée  qui  y  conduit ,  deux  espaces  leni- 
plis  d  un  mélange  confus  d'herbes ,  de  pailles  et 
de  toutes  sortes*  de  plantes.   Elle  y  fait  semer 
chaque  année  du  blé ,  du  mil  ,  du  tournesol , 
du  chenevis,  des  pesettes  (i),  généralement  de 
tous  les  grains  que  les  oiseaux  aiment ,  et  l'on 
n'en  moissonne  rien.  Outre  cela,  presque  tous 
les  jours,  été  et  hiver,  elle  ou  moi  leur  appor- 
tons à  manger;  et  quand  nous  y  manquons  ,  la 
Fanchon  y  supplée  dordinaire.   Us  ont  l'eau  à 
quatre   pas  ,  comme    vous    voyez.  Madame  de 
Wolniar  pousse  l'attentiou  jusqu  à  les  pourvoir 
tous  les  printemps  de  petits  tas  de  crin ,  de  paille , 
de  laine,  de  mousse  ,  et  d  autres  matières  pro- 
pres à  faire  des  nids.  Avec  le  voisinage  des  ma- 
tériaux., l  abondance  des  vivres  et  le  grand  soin 
qu'on  prend  d'écarter  tous  les  ennemis  (2)  ,  l'é- 
ternelle tranquillité  dont  ils  jouissent  les  porte 
à  pondre  en  un  lieu  commode  où  rien  ne  leur 
manque  ,   où  personne  ne   les  trouble.  Voilà 

(i)  De  la  vesce. 

(2)  Les  loirs,  les  souris,  les  chouettes,  et  sur-tout  les 
enfants. 


ï32  LA    NOUVELLE    IIÉLOÏSt. 

comment  la  patrie  des  pcrCvS  est  encore  celle  des 
enfants  ,  et  comment  la  peuplade  se  soutient  et 
se  multiplie. 

Ah  !  dit  Julie,  vous  ne  voyez  plus  rien  !  cha-^ 
cun  ne  songe  plus  qu'à  soi  :  mais  des  époux  in- 
séparables ,  le  zélé  des  soins  domestiques  ,  la 
tendresse  paternelle  et  maternelle  ,  vous  avez 
perdu  tout  cela.  Il  y  a  deux  mois  quil  falloit 
être  ici  pour  livrer  ses  yeux  au  plus  charmant 
spectacle  et  son  cœur  au  plus  doux  sentiment 
de  la  nature.  Madame  ,  reprif-je  assez  triste- 
ment, vous  êtes  épouse  et  mère;  ce  sont  des 
plaisirs  quil  vous  appartient  de  connoître.  Aus- 
sitôt M.  de  Wolmar  me  prenant  par  la  main  , 
me  dit  en  la  serrant  :  Vous  avez  des  amis  ,  et 
ces  amis  ont  des  enfants  ;  comment  1  affection 
paternelle  vous  seroit-elle  étrangère?  Je  le  re- 
gardai ,  je  regardai  Julie  ;  tous  deux  se  regar- 
dèrent, et  me  rendirent  un  regard  si  touchant, 
que  ,  les  embrassant  l'un  après  l'autre  ,  je  leur 
dis  avec  attendrissement  :  Ils  me  sont  aussi  chers 
qu'à  vous.  Je  ne  sais  par  quel  bizarre  effet  un 
mot  peut  ainsi  changer  une  ame;  mais  ,  depuis 
ce  moment,  M.  de  Wolmar  me  paroît  un  autre 
homme ,  et  je  vois  moins  en  lui  le  mari  de  celle 
que  j'ai  tant  aimée  que  le  père  de  deux  enfants 
pour  lesquels  je  donnerois  ma  vie. 

Je  voulus  faire  le  tour  du  bassin  pour  aller 
voir  de  j)lus  près  ce  charmant  asile  et  ses  petits 
habitants;  mais  nmdame  de  Wolmar  me  retint. 
Personne  ,  nie  dit-elle ,  ne  va  les  troubler  dans 


QUATRIÈME    PARTIE.  i33 

leur  domicile,  et  vous  êtes  même  le  premier  de 
nos  hôtes  que  j'aie  amené  jusqu  ici.  11  y  a  quatre 
clefs  de  ce  ver^^er,  dont  mon  père  et  nous  avons 
chacun  une  ;  Fanchon  a  la  quatrième  ,  comme 
inspectrice  et  pour  y  mener  quelquefois  mes 
enfants  ;  faveur  dont  on  auf^mente  le  prix  par 
l'extrême  circonspection  qu'on  exige  d'eux  tan- 
dis quils  y  sont  Gustin  lui-même  n'y  entre  ja- 
mais qu'avec  un  des  quatre  ;  encore  ,  passe  deux 
mois  de  printemps  où  ses  travaux  sont  utiles , 
n'y  entre-t-il  presque  plus  ,  et  tout  le  reste  se 
fait  entre  nous.  Ainsi,  lui  dis-je,  de  peur  que 
vos  oiseaux  ne  soient  vos  escla.ves  vous  vous 
êtes  rendus  les  leurs.  Voilà  bien  ,  reprit-elle ,  le 
propos  dun  tyran  ,  qui  ne  croit  jouir  de  sa  li- 
berté qu  autant  qu  il  trouble  celle  des  autres. 

Comme  nous  partions  pour  nous  en  retour- 
ner, M.  de  Wolmai' jeta  une  poignée  d  orge  dans 
le  bassin  ,  et  en  y  regardant  j  aperçus  quelques 
petits  poissons.  Ah!  ah!  dis-je  aussitôt ,  voici 
pourtant  des  prisonniers  !  Oui ,  dit-il ,  ce  sont 
des  prisonniers  de  guerre  auxquels  on  a  fait 
grâce  de  la  vie.  Sans  doute ,  ajouta  sa  femme.  Il 
y  a  quelque  temps  que  Fanchon  vola  dans  la 
cuisine  des  perchettes  qu'elle  apporta  ici  à  mon 
insu.  Je  les  y  laisse ,  de  peur  de  la  mortifier  si  je 
les  renvoyois  au  lac;  car  il  vaut  encore  mieux 
loger  du  poisson  un  peu  à  l'étroit  que  de  fâcher 
une  honnête  personne.  Vous  avez  raison ,  ré- 
pondis-je  ^  et  celui-ci  n'est  pas  trop  à  plaindre 
détre  échappé  de  la  poêle  à  ce  prix. 


l34  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

Hé  bien!  que  vous  en  senihle?  me  dit -elle 
en  nous  en  retournant.  Etes  -  vous  encore  au 
bout  flu  monde  1'  Non,  dis-je ,  m  en  voici  tout- 
à-fait  dehors ,  et  vous  m'avez  en  eflet  transporté 
dans  lÉlysce.  Le  nom  pompeux  qu'elle  adonné 
à  ce  verger ,  dit  M.  de  Wolmar ,  mérite  bien  cette 
raillerie.  Louez  modestement  des  jeux  déniants, 
et  songez  quils  n'ont  jamais  rien  pris  sur  les 
soins  de  la  mère  de  famille.  Je  le  sais,  repris-je, 
j'en  suis  très  sûr  ;  et  les  jeux  d'enfants  me 
plaisent  plus  en  ce  genre  que  les  travaux  des 
hommes. 

Il  y  a  pourtant  ici,  continuai-je ,  une  chose 
que  je  ne  puis  comprendre  ;  cest  qu'im  lieu  si 
différent  de  ce  qu'il  étoit  ne  peut  être  devenu 
ce  qu'il  est  qu'avec  de  la  culture  et  du  soin  :  ce- 
pendant je  ne  vois  nulle  part  la  moindre  trace 
de  culture;  tout  est  verdoyant,  frais  ,  vigoureux, 
et  la  main  du  jardinier  ne  se  montre  point  ;  rien 
ne  dément  lidée  d'une  île  déserte  qui  m'est  ve- 
nue en  entrant  ,  et  je  n'aperçois  aucuns  pas 
d hommes.  Ah!  dit  M.  de  Wolmar  ,  c'est  qu'on 
a  pris  grand  soin  de  les  effacer.  J'ai  été  souvent 
témoin  ,  quelquefois  complice  de  la  friponnerie. 
On  fait  semer  du  foin  sur  tous  les  endroits  la- 
bourés ,  et  l'herbe  cache  bientôt  les  vestiges  du 
travail  ;  on  fait  couvrir  1  hiver  de  quelques  cou- 
ches d  engrais  les  lieux  maigres  et  arides  ;  l'en- 
grais mange  la  mousse  ,  ranime  l'herbe  et  les 
plantes  ;  les  arbres  eux-mêmes  ne  s'en  trouvent 


QUATRIÈME    PARTIE.  l35 

pas  plus  mal,  et  l'été  il  n'y  paroît  plus.  A  l'é- 
gard de  la  mousse  qui  couvre  quelques  allées, 
c'est  mylord  Edouard  qui  nous  a  envoyé  d'An- 
{{leterre  le  secret  pour  la  faire  naître.  Ces  deux 
côtés,  continua-t-il ,  étoientlermés  par  des  murs; 
les  murs  ont  été  masqués  ,  non  par  des  espaliers , 
mais  par  d'épais  arbrisseaux  qui  font  prendre 
les  hornes  du  lieu  pour  le  commencement  d'un 
bois.  Des  deux  autres  côtés  refînent  de  fortes 
haies  vives  ,  bien  (garnies  d'érable ,  d'aubépine , 
de  houx,  de  troène,  et  d'autres  arbrisseaux  mé- 
langés qui  leur  ôtent  l'apparence  de  haies  et 
leur  donnent  celle  d'un  taillis.  Vous  ne  voyez 
rien  d'aligné  ,  rien  de  nivelé  ;  jamais  le  cordeau 
n'entra  dans  ce  lieu  ;  la  nature  ne  plante  rien  au 
cordeau;  les  sinuosités  dans  leur  feinte  irrégida- 
rité  sont  ménagées  avec  art  pour  prolonger  la 
promenade ,  cacher  les  bords  de  l'île ,  et  en  a- 
grandir  létendue  apparente  sans  faire  des  dé- 
tours incommodes  et  trop  fréquents  (i). 

En  considérant  tout  cela  ,  je  trouvois  assez 
bizarre  qu'on  prît  tant  de  peine  pour  se  cacher 
celle  qu'on  avoit  prise  ;  n'auroit-il  pas  mieux 
valu  n'en  point  prendre?  Malgré  tout  ce  qu'on 
vous  a  dit,  me  répondit  Julie,  vous  jugez  du 
travail  par  l'effet ,  et  vous  vous  trompez.  Tout 

(i)  Ainsi  ce  ne  sont  pas  de  ces  petits  bosquets  à  la 
moJe ,  si  ridiculement  contournés  qu'on  n'y  marche 
qu'en  zigzag  ,  et  qu'à  chaque  pas  il  faut  faire  une  pi  • 
rouette. 


l36  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

ce  que  vous  voyez  sont  des  plantes  sauvages  ou 
robustes  qu'il  suffit  de  mettre  en  terre ,  et  qui 
viennent  ensuite  d'elles-mêmes.  D'ailleurs  ,  la 
nature  semble  vouloir  dérober  aux  yeux  des 
hommes  ses  vrais  attraits  ,  auxquels  ils  sont 
trop  peu  sensibles  ,  et  qu'ils  défigurent  quand 
ils  sont  à  leur  portée  :  elle  fuit  les  lieux  fréquen- 
tés ;  c'est  au  sommet  des  montagnes  ,  au  fond 
des  forêts  ,  dans  des  îles  désertes  qu  elle  étale 
ses  charmes  les  plus  touchants.  Ceux  qui  l'ai- 
ment et  ne  peuvent  l'aller  chercher  si  loin  sont 
réduits  à  lui  faire  violence,  à  la  forcer  en  quel- 
que sorte  à  venir  habiter  avec  eux  ;  et  tout  cela 
ne  peut  se  faire  sans  un  peu  d'illusion. 

A  ces  mots ,  il  me  vint  une  imagination  qui 
les  fit  rire.  Je  me  figure,  leur  dis-je,  un  homme 
riche  de  Paris  ou  de  Londres  ,  maître  de  cette 
maison  et  amenant  avec  lui  un  architecte  chère- 
ment payé  pour  gâter  la  nature.  Avec  quel  dé- 
dain il  entreroit  dans  ce  lieu  simple  et  mesquin  ! 
avec  quel  mépris  il  feroit  arracher  toutes  ces 
guenilles!  les  beaux  alignements  qu'il  prendroit! 
les  belles  allées  qu  il  feroit  percer  !  les  belles 
pattes  d'oie  ,  les  beaux  arbres  en  parasol  ,  en 
éventail  !  les  beaux  treillages  bien  sculptés!  les 
belles  charmilles  bien  dessinées,  bien  équarries, 
bien  contournées  !  les  beaux  boulingrins  de  fin 
gazon  d'Angleterre,  ronds,  carrés,  échancrés , 
ovales  !  les  beaux  ifs  taillés  en  dragons,  en  pa- 
godes ,  en  marmouzets  ,  en  toutes  sortes  de 
monstres  !  les  beaux  vases  de  bronze ,  les  beaux 


QUATRIÈME   PARTIE.  1^-} 

Truits  de  pierre  dont  il  ornera  son  jardin  (i)!... 
Quand  tout  cela  sera  exécuté,  dit  M.  de  Wolmar, 
il  aura  fait  un  très  beau  lieu,  dans  lequel  on  n'ira 
guère,  et  dont  on  sortira  toujours  avec  empres- 
sement pour  aller  chercher  la  campagne;  un  lieu 
triste,  où  Ion  ne  se  promènera  point,  mais  par 
où  l'on  passera  pour  s'aller  promener;  au  lieu 
que  dans  mes  courses  champêtres  je  me  hâte 
souvent  de  rentrer  pour  venir  me  promener  ici. 
Je  ne  vois  dans  ces  terrains  si  vastes  et  si  ri- 
chement ornés  que  la  vanité  du  propriétaire  et 
de  lartiste  ,    qui ,  toujours  empressés  d'étaler , 
l'un  sa  richesse  et  l'autre  son  talent ,  préparent 
à  grands  frais  de  l'ennui  à  quiconque  voudra 
jouir  de  leur  ouvrage.  Un  faux  goût  de  gran- 
deur qui  n'est  point  fait  pour  l'homme  empoi- 
sonne ses  plaisirs.  L'air  grand  est  toujours  triste  ; 
il  fait  songer  aux  misères  de  celui  qui  l'affecte. 
Au  milieu  de  ses  parterres  et  de  ses  grandes  al- 
lées ,  son  petit  individu  ne  s'agrandit  point;  un 
arbre  de  vingt  pieds  le    couvre  comme  un  de 
soixante  (2);  il  n'occupe  jamais  que  ses  trois" 

(i)  Je  suis  persuadé  que  le  temps  approche  où  l'on 
ne  voudra  plus  dans  les  jardins  rien  de  ce  qui  se  trouve 
dans  la  campa^jne  ;  on  n'y  souffrira  plus  ni  plantes  ni 
arbrisseaux  ;  on  n'y  voudra  que  des  fleurs  do  porcelaine, 
des  magots  ,  des  treillages  ,  du  sable  de  toutes  couleurs  , 
et  de  beaux  vases  pleins  de  rien. 

(2)  Il  devoit  bien  s'étendre  un  peu  sur  le  mauvais  goût 
d'élaguer  ridiculement  les  arbres,  pour  les  élancer  dans 
les  nues,  en  leur  ôtant  leurs  belles  têtes,  leurs  ombra- 
ges ,  en  épuisant  leur  sève ,  et  les  empécliant  de  profiter. 


l38  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

pieds  despace ,  et  se  perd  comme  un  ciroii  dans 

ses  immenses  possessions. 

Il  y  a  un  autre  j^oùt  directement  opposé  à 
celui-là,  et  plus  ridicule  encore,  en  ce  cpiil  ne 
laisse  pas  même  jouir  de  la  promenade  pour 
larpiclle  les  jardins  sont  laits.  .1  entends,  lui  dis- 
je;  c'est  celui  de  ces  petits  curieux,  de  ces  petits 
fleuristes  qui  se  pâment  à  l'aspect  d'une  renon- 
cule,  et  se  prosternent  devant  des  tulipes.  Là- 
dessus,  je  leur  racontai,  mylord,  ce  qui  m'étoit 
arrivé  autrefois  à  Londres  dans  ce  jardin  de 
fleurs  où  nous  fûmes  introduits  avec  tant  d'ap- 
pareil,  et  où.  nous  vîmes  briller  si  pompeuse- 
ment tous  les  trésors  de  la  Hollande  sur  quatre 
coucIk^s  de  fumier.  Je  n'oubliai  pas  la  cérémonie 
du  parasol  et  de  la  petite  baguette  dont  on  m'ho- 
nora, moi  indigne,  ainsi  que  les  autres  specta- 
teurs. Je  leur  confessai  humblement  comment 
ayant  voulu  m'évertucr  à  mon  tour,  et  hasar- 
der de  m'extasier  à  la  vue  d'une  tulipe  dont  la 
coideur  me  parut  vive  et  la  forme  élégante,  je 
.fus  moqué,  hué,  sifflé  de  tous  les  savants,  et 
comment  le  professeur  du  jardin,  passant  du 
mépris  de  la  fleur  à  celui  du  panégyriste  ,  ne 

Cette  mélhodc,  il  est  vrai,  donne  du  hois  aux  jardiniers; 
mais  elle  en  ôte  au  pays  ,  qui  n'qp  a  pas  déjà  trop.  On 
croiroit  que  la  nature  est  faite  en  France  autrement  (|ue 
dans  tout  le  reste  du  monde,  tant  on  y  prentl  soin  de  la 
défigurer.  Les  parcs  n'y  sont  plantés  que  de  longues  per- 
ches ;  ce  sont  des  forets  de  mâts  ou  de  maïs,  et  l'on  s'y 
promène  au  milieu  des  bois  sans  trouver  d'ombre. 


QUATRIÈME    PAUTIK.  l3() 

daigJia  plus  me  regarder  de  toute  la  séance,  .le 
pense,  ajoutai-je,  quil  eut  bien  du  regret  à  sa 
baguette  et  à  son  parasol  profanés. 

Ce  goût,  dit  M.  de  Wolmar,  quand  il  dégé- 
nère en  manie,  a  quelque  cbosc  de  petit  et  de 
vain  qui  le  rend  puéril  et. ridiculement  coûteux. 
L'autre,  au  moins,  a  de  la  noblesse,  de  la  gran- 
deur, et  quelque  sorte  de  vérité;  mais  qu'est-ce 
que  la  valeur  d'une  patte  ou  d'un  ognon  qu'un 
insecte  ronge  ou  détruit  peut-être  au  moment 
qu'on  le  marchande,  ou  d'une  fleur  précieuse  à 
midi  et  flétrie  avant  que  le  soleil  soit  couché? 
qu'est-ce  qu'iuie  beauté  conventionnelle  qui  n'est 
sensible  qu'aux  yeux  des  curieux  ,  et  qui  n'est 
beauté  que  parcequ'il  leur  plaît  qu'elle  le  soit? 
liC  temps  peut  venir  qu'on  cherchera  dans  les 
fleurs  tovitle  contrahc  de  ce  qu'on  y  cherche  au- 
jourdhui,  et  avec  autant  de  raison;  alors  vous 
serez  le  docte  à  votre  tour,  et  votre  curieux  l'i- 
gnorant. Toutes  ces  petites  observations  qui 
dégénèrent  en  étude  ne  conviennent  point  à 
l'homme  raisonnable  qui  veut  donner  à  son 
corps  un  exercice  modéré,  ou  délasser  son  es- 
prit à  la  promenade  en  sentretenant  avec  ses 
amis.  Les  fleurs  sont  faites  pour  amuser  nos  re- 
gards en  passant,  et  non  pour  être  si  curieuse- 
ment anatomisées  (i).  Voyez  leur  reine  briller 

(i)  Le  safje  Wolmar  n'y  avoit  pas  bien  rcp;ardé.  Lui 
qui  savoit  si  bien  obserAer  les  bommcs ,  observoit-il  si 
mal  la  nature?  Ignoroit-il  que  si  son  auteur  est  grand 
dans  les  grandes  choses,  il  est  très  grand  dans  les  petites? 


i^O  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

de  toutes  parts  dans  ce  verger  :  elle  parfume 
l'air,  elle  enchante  les  yeux,  et  ne  coûte  pres- 
que ni  soin  ni  culture.  C'est  pour  cela  rpie  les 
fleuristes  la  dédaignent  :  la  nature  Ta  laite  si 
belle  qu'ils  ne  lui  sauroicnt  ajouter  des  beautés 
de  convention;  et  ne  pouvant  se  tourmenter  à 
la  cultiver,  ils  ny  trouvent  rien  qui  les  flatte. 
L'erreur  des  prétendus  gens  de  goût  est  de 
vouloir  de  l'art  par-tout,  et  de  n'être  jamais 
contents  que  l'art  ne  paroisse  ;  au  lieu  que  c'est 
à  le  cacher  que  consiste  le  véritable  goût,  sur- 
tout quand  il  est  question  des  ouvrages  de  la 
nature.  Que  signifient  ces  allées  si  droites,  si 
sablées,  qu'on  trouve  sans  cesse  ;  et  ces  étoiles  , 
par  lesquelles ,  bien  loin  d'étendre  aux  yeux  la 
grandeur  d un  parc,  comme  on  l'imagine,  on  ne 
fait  qu'en  montrer  maladroitement  les  bornes? 
Voit-on  dans  les  bois  du  sable  de  rivière?  ou  le 
pied  se  repose-t-il  plus  doucement  sur  ce  sable 
que  sur  la  mousse  ou  la  pelouse  ^^  La  nature  em- 
ploie-t-elle  sans  cesse  l'équerre  et  la  régie? Ont- 
ils  peur  qu'on  ne  la  reconnoisse  en  quelque 
chose  malgré  leurs  soins  pour  la  défigurer''  En- 
fin n'est-il  pas  plaisant  que ,  comme  s'ils  étoient 
déjà  las  de  la  promenade  en  la  commen(;ant,  ils 
affectent  de  la  faire  en  ligne  droite  pour  arriver 
plus  vite  au  terme?  Ne  diroit-on  pas  que,  pre- 
nant le  plus  court  chemin,  ils  font  un  voyage 
plutôt  qu'une  promenade, et  se  hâtent  de  sortir 
aussitôt  quils  sont  entrés  i' 

Que  fera  donc  l'homme  de  goût  qui  vit  pour 


QUATRIÈME    PARTIE.  l^t 

vivre,  qui  sait  jouir  de  lui-même,  qui  clicrche 
les  plaisirs  vrais  et  simples,  et  qui  veut  se  Faire 
une  promenade  à  la  porte  de  sa  maison?  11  la 
tcra  si  commode  et  si  agréable  quil  sy  puisse 
plaire  à  toutes  les  heures  de  la  journée,  et  pour- 
tant si  simple  et  si  naturelle  qu'il  semble  n'avoir 
rien  fait.  Il  rassemblera  leau,  la  verdure,  l'om- 
bre et  la  fraîcheur;  car  la  nature  aussi  rassemble 
toutes  ces  choses.  Il  ne  donnera  à  rien  de  la 
symétrie  ;  elle  est  ennemie  de  la  nature  et  de 
la  variété  ;  et  toutes  les  allées  d Un  jardin  ordi- 
naire se  ressemblent  si  fort  qu'on  croit  être  tou- 
jours dans  la  même  :  il  élaguera  le  terrain  pour 
s'y  promener  commodément  ;  mais  les  deux 
côtés  de  ses  allées  ne  seront  point  toujours 
exactement  parallèles  ;  la  direction  n'en  sera 
pas  toujours  en  ligne  droite  ,  elle  aura  je  ne  sais 
quoi  de  vague  comme  la  démarche  d  un  homme 
oisif  qui  eme  en  se  proipenant.  Il  ne  s  inquiétera 
point  de  se  percer  au  loin  de  belles  perspectives: 
le  goût  des  points  de  vue  et  des  lointains  vient 
du  penchant  qu'ont  la  plupart  des  hommes  à 
ne  se  plaire  qu'oii  ils  ne  sont  pas  :  ils  sont  tou- 
jours avides  de  ce  qui  est  loin  d'eux;  et  l'artiste 
qui  ne  sait  pas  les  rendre  assez  contents  de  ce 
qui  les  entoure  se  donne  cette  ressource  pour 
les  amuser  :  mais  1  homme  dont  je  parle  n'a  pas 
cette  inquiétude ,  et  quand  il  est  bien  où  il  est , 
il  ne  se  soucie  point  d'être  ailleurs.  Ici ,  par 
exemple ,  on  n'a  pas  de  vue  hors  du  lieu,  ei  Ion 
est  très  content  de  n'en  pas  avoir.  On  penseroit 


l42  LA  NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

volontiers  que  tous  les  charmes  de  la  nature  y 
sont  renfermes,  et  je  craintlrois  fort  que  la  moin- 
dre t^ehappée  de  vue  au-dehors  n  ôtât  beaueoup 
d'agrément  à  cette  promenade  (i).  Certaine- 
ment tout  homme  qui  n'aimera  pas  à  passer  les 
beaux  jours  dans  un  lieu  si  simple  et  si  agréable 
n'a  pas  le  goût  pur  ni  lame  saine.  J'avoue  (ju'il 
n'y  faut  pas  amener  en  pompe  les  étrangers  ; 
mais  en  revanche  on  s'y  peut  plaire  soi-même, 
sans  le  montrer  à  personne. 

Monsieur,  lui  dis -je,  ces  gens  si  riches  qui 
font  de  si  beaux  jardins  ont  de  fort  bonnes  rai- 
sons pour  n'aimer  guère  à  se  promener  tout 
seuls,  ni  à  se  trouver  vis-à-vis  d'eux-mêmes; 
ainsi  ils  font  très  bien  de  ne  songer  en  cela 

(i)Je  ne  sais  si  l'on  a  jamais  essayé  de  donner  aux  lon- 
gues allées  d'une  étoile  une  courbure  légère,  en  sorte 
que  l'œil  ne  pût  suivre  chacjue  allée  tout-à-fait  jusqu'au 
bout ,  et  que  l'extrémité  opposée  en  fût  cacliée  au  spec- 
tateur. On  perdroit,  il  est  vrai,  l'agrément  des  points 
de  vue;  mais  on  gagnoixjit  l'avantage  si  cher  aux  pro- 
priétaiix's  d'agrandir  a  riuiaginalion  le  lieu  où  l'on  est; 
et,  dans  le  milieu  d'une  étoile  assez  bornée,  on  se  croi- 
roit  perdu  dans  un  parc  immense.  Je  suis  persuadé  que 
la  promenade  en  seroit  aussi  moins  ennuyeuse,  quoique 
plus  solitaire  ;  car  tout  ce  qui  donne  prise  à  l'imagi- 
nation excite  les  idées  et  nourrit  l'esprit.  Mais  les  fai- 
seurs de  jardins  ne  sont  pas  gens  à  sentir  ces  choses-là. 
Combien  de  fois-,  dans  un  lieu  rustique,  le  crayon  leur 
tomberoit  des  mains  ,  comme  à  Le  Nostre  dans  le  parc 
de  Saiiit-James ,  s'ils  connoissoient  comme  lui  ce  qui 
donne  de  la  \\o  à  la  nature  ,  et  do  l'intérêt  à  son 
spectacle  ! 


QUATRIÈME    PARTIE.  i/jS 

qu'aux  autres.  Au  i este  .^  j  ai  vu  à  la  Chine  des 
jardins  tels  que  vous  les  demandez,  et  faits  avec 
tant  d'art  (jue  l'art  n'y  vaioissoit  poiiit ,  mais 
d'une  uianiôie  si  dispendieuse  et  entretenus  à 
si  grands  irais,  que  cette  idée' ni'ôtoit  tout  le 
plaisir  que  j'aurois  pu  goûter  à  les  voir.  G'étoient 
des  roches,  des  grottfs,  des  casf^ades  artificiel- 
les, tlans  des  lieux  plains  et  sablonneux  oii  ion 
n'a  que  de  l'eau  de  puits;  c'étoient  des  fleurs  et 
des  plantes  rares  de  tous  les  climats  de  la  Chine 
et  de  la  Tarta rie  rassemblées  e^  cultivées  en  un 
même  sol.  On  n-'y  voyoit  à  la  vérité  ni  belles 
allées  ni  compartiments  réguliers;  mais  on  y 
voyoit  entassées  avec  profusion  des  merveilles 
qu'on  ne  trouve  qu'éparses  et  séparées  ;  la  na- 
ture s'y  présentoit  sous  mille  aspects  divers,  et 
le  tout  ensemble  n'étoil  point  naturel.  Ici  l'on 
n  a  transporté  ni  te»  res  ni  ])icrres  ,  on  n'a  fait 
ni  pompes  ni  réservoirs  ,  on  n'a  besoin  ni  de 
serres  ,  ni  de  fourneaux  ,  ni  de  cloches,  ni  de 
paillassons.  Un  terrain  presque  uni  a  reçu  des 
ornements  très  simples;  des  herbes  communes, 
des  arbrisseaux  communs,  quelques  hiets  deau 
coulant  sans  apprêt,  sans  contrainte,  ont  suffi 
pour  l'endjcllir.  Cest  un  jeu  sans  effort,  dont  la 
facilité  donne  ûu  spectateur  un  nouveau  plaisir. 
Je  sens  que  ce  séjour  pourroit  être  encore  plus 
agréable  et  me  plaire  infiniment  moins.  Tel  est, 
par  exemple ,  le  parc  célèbre  de  mylord  Cobham 
à  Staw.  C'est  un  composé  dé  lieux  très  beaux  et 
très  pittoresques  dont  les  aspects  ont  été  ciioisis 


l44  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

en  clifFërents  pays,  et  dont  tout  paroit  naturel 
excepté  l'assemblage,  comme  clans  les  jardins 
de  la  Chine  dont  je  viens  de  vous  parler.  Le 
maître  et  le  créateur  de  cette  superbe  solitude 
y  a  même  lait  construire  des  ruines,  des  tem- 
ples, d'anciens  édilices;  et  les  temps  ainsi  que 
les  lieux  y  sont  rassemblés  avec  une  magnifi- 
cence plus  qu'humaine.  Voilà  précisément  de 
quoi  je  me  plains.  Je  voudrois  que  les  amuse- 
ments des  hommes  eussent  toujours  un  air  fa- 
cile qui  ne  fît  point  songer  à  leur  foiblesse,  et 
qu'en  admirant  ces  merveilles  on  n'eût  point 
l'imagination  fatiguée  des  sommes  et  des  tra- 
vaux qu'elles  ont  coûtés.  Le  sort  ne  nous  donne- 
t-il  pas  assez  de  peines  sans  en  mettre  jusque 
dans  nos  jeux? 

Je  n'ai  quun  seul  reproche  à  faire  à  votre 
Elysée,  ajoutai-je  en  regardant  Julie,  mais  qui 
vous  paroîtra  grave;  c'est  d'être  un  amusement 
superflu.  A  quoi  bon  vous  ftiire  une  nouvelle 
promenade^  ayant  de  l'autre  côté  de  la  maison, 
des  bosquets  si  charmants  et  si  négligés?  11  est 
vrai,  dit-elle  un  peu  embarrassée;  mais  j'aime 
mieux  ceci.  Si  vous  aviez  bien  songé  à  votre 
question  avant  que  de  la  faire,  interrompit  M.  de 
Wolmar,  elle  seroit  plus  qu'indiscrète.  Jamais 
ma  femme  depuis  son  mariage  n'a  mis  les  pieds 
dans  les  bosquets  dont  vous  parlez.  J'en  sais  la 
raison  quoiqu'elle  me  lait  toujours  tue.  Vous 
qui  ne  l'ignorez  pas ,  apprenez  à  respecter  les 


QUATRIKMÉ   PARTIE.  t^5 

lieux  oïl  vous  êtes;  ils  sont  plantes  par  les  mains 
de  la  vertu. 

A  peine  avois-je  reçu  cette  juste  réprimande, 
que  la  petite  famille,  menée  par  Fanchon,  en- 
tra comme  nous  sortions.  Ces  trois  aimables  en- 
fants se  jolcrent  au  cou  de  monsieur  et  de  ma- 
dame de  Wolmar.  J'eus  ma  part  de  leurs  petites 
caresses.  Nous  rentrâmes  Julie  et  moi  dans  lE- 
lysée  en  taisant  quelques  pas  avec  eux,  puis 
nous  allâmes  rejoindre  M.  de  Wolmar  qui  par- 
loit  à  des  ouvriers.  Chemin  faisant,  elle  me  dit 
qu'après  être  devenue  uière  il  lui  étoit  venu 
sur  cette  promenade  une  idée  qui  avoit  aug- 
menté son  zélé  pour  1  embellir.  Jai  pensé,  nie 
dit-elle,  à  l'amusement  de  mes  enfants  et  à  leur 
santé  quand  ils  seront  plus  âgés.  Ij'entretien  de 
ce  lieu  demande  plus  de  soin  que  de  peine;  il 
s'agit  plutôt  de  donner  un  certain  contour  aux 
rameaux  des  plantes  que  de  bêcher  et  labourer 
la  terre  :  j  en  veux  faire  un  jour  mes  petits  jar- 
diniers; ils  auront  autant  d'exercice  qu'il  leur 
en  faut  pour  renforcer  leur  tempérament,  et 
pas  assez  pour  le  fatiguer;  d ailleurs  ils  feront 
faire  ce  qui  sera  trop  fort  pour  leur  âge,  et  se 
borneront  au  travail  qui  les  amusera.  Je  ne  sau- 
rois  vous  dire,  ajouta-t-elle,  quelle  douceur  je 
goûte  à  me  représenter  mes  enfants  occupés  à 
me  rendre  les  petits  soins  que  je  prends  avec 
tant  de  plaisir  pour  eux,  et  la  joie  de  leurs  ten- 
dres cœurs  en  voyant  leur  mère  se  promener 
4. 


l46  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

avec  délices  sous  des  ombrages  cultives  de  leurs 
mains.  En  vérité,  mon  ami,  me  dit-elle  d'une 
voix  émue,  des  jours  ainsi  passés  tiennent  du 
bonheur  de  l'autre  vie;  et  ce  nest  pas  sans  rai- 
son qu'en  y  pensant  j'ai  donné  d  avance  à  ce 
lieu  le  nom  d'Elysée.  Mylord,  cette  incompa- 
rable femme  est  mère  comme  elle  est  épouse , 
comme  elle  est  amie,  comme  elle  est  fille;  et, 
pour  1  éternel  supplice  de  mon  cœur,  c'est  en- 
core ainsi  qu'elle  fut  amante. 

Enthousiasmé  d'un  séjour  si  charmant,  je  les 
priai  le  soir  de  trouver  bon  que  durant  mon 
séjour  chez  eux  la  Fanchon  me  confiât  sa  clef 
et  le  soin  de  nourrir  les  oiseaux.  Aussitôt  Julie 
envoya  le  sac  au  grain  dans  ma  chambre  et 
me  donna  sa  propre  clef.  Je  ne  sais  pourquoi 
je  la  reçus  avec  une  sorte  de  peine  :  il  me  sem- 
bla que  j'aurois  mieux  aimé  celle  de  M.  de 
Wolmar. 

Ce  matin  je  me  suis  levé  de  bonne  heure,  et 
avec  l'empressement  d'un  enfant  je  suis  allé 
m'enfermer  dans  file  déserte.  Que  d'agréables 
pensées  j'espérois  porter  dans  ce  lieu  solitaire  où 
le  doux  aspect  de  la  seule  nature  devoit  chasser 
de  mon  souvenir  tout  cet  ordre  social  et  fiactice 
qui  m'a  rendu  si  malheuieux!  Tout  ce  qui  va 
m'environner  est  l'ouvrage  de  celle  qui  me  fut 
si  chère.  Je  la  contemplerai  tout  autour  de  moi; 
je  ne  verrai  rien  que  sa  main  n'ait  touché;  je 
baiserai  des  fleurs  que  ses  pieds  auiont  foulées; 
je  respirerai  avec  la  rosée  un  air  (ju'cUe  a  res- 


QUATRIÈME   PARTIE.  147 

pire;  son  goût  dans  ses  amusements  me  ren- 
dra présents  tous  ses  charmes,  et  je  la  trouverai 
par -tout  comme  elle  est  au  fond  de  mon  cœur. 
En  entrant  dans  1  Elysée  avec  ces  dispositions 
je  nie  suis  subitement  rappelé  le  dernier  mot  que 
me  dit  hier  M.  de  Wolmar  à  peu  près  dans  la 
même  place.  Le  souvenir  de  ce  seul  mot  a  changé 
sur-le-champ  tout  l'état  de  mon  ame.  J  ai  cru 
voir  l'image  de  la  vertu  où  je  cherchois  celle  du 
plaisir;  cette  image  s'est  confondue  dans  mon 
esprit  avec  les  traits  de  madame  de  Wolmar;  et, 
pour  la  première  fois  depuis  mon  retour,  j  ai  vu 
Julie  en  son  absence,  non  telle  quelle  fut  pour 
moi  et  que  j  aiQie  encore  à  me  la  représenter, 
mais  telle  quelle  se  montre  à  mes  yeux  tous  les 
jours.  Mylord,  j'ai  cru  voir  cette  femme  si  diar- 
mante ,  si  chaste  et  si  vertueuse ,  au  milieu  de  ce 
même  cortège  qui  l'entouroit  hier.  Je  voyois  au- 
tour délie  ses  trois  aimables  enfants,  honorable 
et  précieux  gage  de  lunion  conjugale  et  de  la 
tendre  amitié,  lui  faire  et  recevoir  délie  mille 
touchantes  caresses.  Je  voyois  à  ses  côtés  le  grave 
Wolmar,  cet  époux  si  chéri,  si  heureux,  si  digne 
de  l'être.  Je  croyois  voir  son  œil  pénétrant  et  ju- 
dicieux percer  au  fond  de  mon  cœur  et  m'en 
faire  rougir  encore;  je  croyois  entendre  sortir 
de  sa  bouche  des  reproches  trop  mérités  et  des 
leçons  trop  mal  écoutées.  Je  voyois  à  sa  suite 
cette  même  Fanchon  Regard,  vivante  preuve 
du  triomphe  des  vertus  et  de  1  humanité  sur  le 
plus  ardent  amour..  Ah!  quel  sentiment  cou- 


l48  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

pable  eût  pénétré  jusqu'à  elle  à  travers  cette  in- 
violable escorte.''  Avec  quelle  indifjiiation  j'eusse 
étouffé  les  vils  transports  d'une  passion  crimi- 
nelle et  mal  éteinte  !  et  que  je  me  sorois  méprisé 
de  souiller  d  un  seul  soupir  un  aussi  ravissant 
tableau  d'innocence  et  d'honnêteté!  Je  rcpas- 
sois  dans  ma  mémoire  les  discours  qu'elle  m'a- 
voit  tenus  en  sortant;  puis,  remontant  avec  elle 
dans  un  avenir  qu'elle  contemple  avec  tant  de 
charmes,  je  voyois  cette  tendre  mère  essuyer  la 
sueur  du  front  de  ses  enfants,  baiser  leurs  joues 
enflammées,  et  livrer  ce  cœur  fait  pour  aimer 
au  plus  doux  sentiment  de  la  nature.  Il  n'y  avoit 
pas  jusqu'à  ce  nom  d'Elysée  qui  ne  rectifiât  ea 
moi  les  écarts  de  l imagination,  et  ne  portât 
dan^  mon  ame  un  calme  préférable  au  trouble 
des  passions  les  plus  séduisantes.  11  me  peic^noit 
en  quelque  sorte  liniérieur  de  celle  qui  lavoit 
trouvé;  je  pensois  qu'avec  une  conscience  agitée 
on  n'auroit  jamais  choisi  ce  nom-là.  Je  me  di- 
sois,  la  paix  régne  au  Ibnd  de  son  cœur  comme 
dans  l'asile  (|u  elle  a  nommé. 

Je  m'étois  promis  une  rêverie  agréable;  j'ai 
rêvé  plus  agréablement  que  je  ne  m'y  étois 
attendu.  J'ai  passé  dans  l'ILlysée  deux-lnures 
auxquelles  je  ne  préfère  aucun  temj)S  de  ma  vie. 
En  voyant  avec  quel  charme  et  quelle  rapidité 
elles  s'étoient  écoulées,  j  ai  trouvé  qu'il  y  a  dans 
la  méditation  des  pensées  honnêtes  une  sorte 
de  bien-être  que  les  méchants  n  ont  jamais  con- 
nu ;  c'est  celui  de  se  plaire  avec  soi-même.  Si 


QUATRIÈME   PARTIE.  l^g 

l'on  y  sonffeoit  sans  prévention  ,  je  ne  sais  quel 
autre  plaisir  on  pourroit  ('^aler  à  celui-là.  Je  sens 
au  moins  que  (juiconque  aime  autant  que  moi 
la  solitude  doit  craindre  de  s'y  préparer  des 
tourments.  Peut-être  tireroit  -  on  des  mêmes 
principes  la  clef  des  faux  jugements  des  hom- 
mes sur  les  avantafjes  du  vice  et  sur  ceux  de  la 
vertu  ;  car  la  jouissance  de  la  vertu  est  tout  in- 
térieure, et  ne  s'aperçoit  que  par  celui  qui  la 
sent  :  mais  tous  les  avantages  du  vice  frappent 
les  yeux  d'autrui ,  et  il  n'y  a  que  celui  qui  les  a 
qui  sache  ce  qu'ils  lui  coûtent. 

Se  a  ciascun  Tinterno  affanno 

Si  legffesse  in  fronte  scritto ,  * 

Qufinti  mai,  che  invidia  fanno, 

Ci  farebbero  pietà  (i)  ^^2)! 

Comme  il  se  faisoit  tard  sans  que  j'y  son- 
geasse,  M,  de  Wolmar  est  venu  me  joindre  et 
ni'avertir  que  Julie  et  le  thé  m'attendoient.  C  est 

(i)  Oh!  si  les  tourments  secrets  qui  rongent  les  cœurs 
se  lisoient  sur  les  visages ,  cotnbien  de  gens  qui  font  envie 
feroient  pitié  ! 

(2)  Il  auroit  pu  ajouter  la  suite,  qui  est  très  belle,  et 
ne  convient  pas  moins  au  sujet  : 

Si  verdria  che  i  lor  nemici 
Anno  in  seno  ,  et  si  riduce 
Nel  parère  a  noi  felici 
Ogni  lor  félicita. 

«  On  verroit  que  Tennemi  qui  les  dévore  est  caché  dans 
-«  leur  propre  sein ,  et  que  tout  leur  prétendu  bonheur  se 
«  réduit  à  paroitre  heureux.  » 


l5o  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

VOUS,  leur  ai-jc  dit  en  m'excusant,  qui  m'empê- 
chiez (1  être  avec  vous  :  ic  fus  si  charmé  de  ma 
soirée  d  liier  que  j  en  suis  retourné  jouir  ce  ma- 
tin :  heureusement  il  n'y  a  point  de  mal  ;  et  puis- 
que vous  m  avez  attendu,  ma  matinée  n'est  pas 
perdue. 

C'est  fort  bien  dit ,  a  répondu  madame  de 
Wolniar;  il  vaudroit  mieux  sattendre  jusqu'à 
midi  que  de  perdre  le  plaisir  de  déjeuner  en- 
semble. liCs  étranjTjers  ne  sont  jamais  admis  le 
matin  dans  ma  chambre  et  déjeûnent  dans  la 
leur.  Le  déjeûner  est  le  repas  des  amis  ;  les  va- 
lets en  sont  exclus  ,  les  importuns  ne  s  y  mon- 
trent point  ;  on  y  dit  tout  ce  qu'on  pense,  on  y 
révèle  tous  ses  secrets  ,  on  n  y  contraint  aucun 
de  ses  sentiments  ;  on  peut  s'y  livrer  sans  im- 
prudence aux  douceurs  de  la  confiance  et  de  la 
familiarité.  C'est  presque  le  seul  moment  où  il 
soit  pçrmis  d'être  ce  qu'on  est;  que  ne  dure-t-il 
toute  la  journée  !  Ah  .lulie ,  ai-je  été  prêt  à  dire, 
voilà  un  vœu  bien  intéressé!  mais  je  me  suis  tu. 
La  première  chose  que  j'ai  retranchée  avec  l'a- 
mour a  été  la  louange.  Louer  quelqu'un  en  face, 
à  moins  que  ce  ne  soit  sa  maîtresse,  quest-ce 
laire  autre  chose  sinon  le  taxer  de  vanité  i^  Vous 
savez,  mylord ,  si  c'est  à  madame  de  Wolmar 
qu'on  peut  faire  ce  reproche.  Non  ,  non  ;  je  l'ho- 
nore trop  pour  ne  pas  l'honorer  en  silence.  La 
voir,  lentendre  ,  observer  sa  conduite,  n  est-ce 
pas  assez  la  louer? 


QUATRIÈME    PARTIE.  l5l 

LETTRE  XII. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  MADAME  D  ORBE. 

Il  est  écrit,  chère  amie,  que  tu  dois  être  dans 
tous  les  temps  ma  sauvegarde  contre  moi-mê- 
me ,  et  qu'après  ni'avoir  délivrée  avec  tant  de 
peine  des  pièges  de  mon  cœur  tu  me  garantiras 
encore  de  ceux  de  ma  raison.  Après  tant  d'épreu- 
ves cruelles  ,  j  apprends  à  me  défier  des  erreurs 
comme  des  passions  dont  elles  sont  si  souvent 
l'ouvrage.  Que  n'ai-je  eu  toujours  la  même  pré- 
caution !  Si  dans  les  temps  passés  j'avois  moins 
compté  sur  mes  lumières  ,  j  aurois  eu  moins* à 
rougir  de  mes  sentiments. 

Que  ce  préambule  ne  t'alarme  pas.  Je  serois 
indigne  de  ton,  amitié  si  j'avois  encore  à  la  con- 
sulter sur  des  sujets  graves.  Le  crime  lut  tou- 
jours étranger  à  mon  cœur ,  et  j  ose  len  croire 
plus  éloigné  que  jamais.  Écoute-moi  donc  pai- 
siblement, ma  cousine,  et  crois  que  je  n'aurai 
jamais  besoin  de  conseil  sur  des  doutes  que  la 
seule  honnêteté  peut  résoudre. 

Depuis  six  ans  que  je  vis  avec  M.  de  Wolmar 
dans  la  plus  parfaite  union  qui  puisse  régner 
entre  deux  époux  ,  tu  sais  qu'il  ne  ma  jamais 
parlé  ni  de  sa  famille  ni  de  sa  personne,  et  que, 
l'ayant  reçu  d'un  père  aussi  jaloux  du  bonheur 
de  sa  fille  que  de  l'honneur  de  sa  maison ,  je 


l52  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

n'ai  point  marqué  d  empressement  pour  en  sa- 
voir sur  son  compte  plus  qu'il  ne  ju^eoit  à  pro- 
pos (le  m  on  dire.  Contente  de  lui  devoir  ,  avec 
la  vie  de  celui  qui  me  Ta  donnée,  mon  honneur, 
mon  repos,  ma* raison  ,  mes  enfants,  et  tout  ce 
qui  peut  me  rendre  quelque  prix  à  mes  propres 
yeux ,  j'étois  bien  assurée  que  ce  que  j'i^fjnorois 
de  lui  ne  démentoit  point  ce  qui  m'étoit  connu  ; 
et  je  n'avois  pas  besoin  d'en  savoir  davantage 
pour  l'aimer,  l'estimer,  l'honorer  autant  qu'il 
étoit  possible. 

Ce  matin  ,  en  déjeunant  ,  il  nous  a  proposé 
un  tour  de  promenade  avant  la  chaleur  ;  puis  , 
sous  prétexte  de  ne  pas  courir,  disoit-il ,  la  cam- 
pagne en  robe  de  chambre  ,  il  nous  a  menés 
dans  les  bosquets  ,  et  précisément ,  ma  chère  , 
dans  ce  même  bosquet  où  commencèrent  tous 
les  malheurs  de  ma  vie.  En  approchant  de  ce 
lieu  fatal ,  je  nie  suis  senti  un  affijeux  battement 
de  cœur;  et  j'aurois  refusé  d'entrer  si  la  honte 
ne  m'eût  retenue  ,  et  si  le  souvenir  d'un  mot  qui 
fut  dit  fautre  jour  dans  lElysée  ne  m'eût  fait 
craindre  les  interprétations.  Je  ne  sais  si  le  phi- 
losophe  étoit  plus  tranquille  ;  mais  ,  quelque 
temps  après  ,  avant  par  hasard  tourné  les  yeux 
.sur  lui,  je  lai  trouvé  pâle  ,  changé  ;  et  je  ne  puis 
te  dire  quelle  peine  tout  cela  m'a  fait. 

En  entrant  dans  le  bosquet  j'ai  vu  mon  mari 
me  jeter  un  coup-d'œil  et  sourire.  11  s  est  assis 
entre  nous  ;  et  ,  après  un  moment  de  silence , 
nous  prenant  tous  deux  par  la  main  :  Mes  en- 


QUATRIÈME    PARTIE.  l53 

fants,  nous  a-t-il  dit ,  je  commence  à  voir  que 
mes  projets  ne  seront  point  vains,  et  que  nous 
pouvons  être  unis  tous  trois  cVun  attachement  du- 
rable, propre  à  faire  notre  bonheur  commun  et 
ma  consolation  dans  les  ennuis  d'une  vieillesse 
qui  s'approche  :  mais  je  vous  connois  tous  deux 
mieux  que  vous  ne  me  connoissez  :  il  est  juste 
de  rendre  les  choses  égales;  et,  quoique  je  n'aie 
rien  de  fort  intéressant  à  vous  apprendre,  puis- 
que vous  ft'avez  plus  de  secret  pour  moi  je  n'en 
veux  plus  avoir  pour  vous. 

Alors  il  nous  a  révélé  le  mystère  de  sa  nais- 
sance ,  qui  jusquici  n'avoit  été  connue  que  de 
mon  père.  Quand  tu  le  sauras  ,  tu  concevras 
jusquoù  vont  le  sang-h^oid  et  la  modération 
d'un  homme  capable  de  taire  six  ans  un  pareil 
secret  à  sa  femme  :  mais  ce  secret  n'est  rien  pour 
lui ,  et  il  y  pense  trop  peu  pour  se  faire  un  grand 
efforf  de  n'en  pas  parler. 

Je  ne  vous  arrêterai  point ,  nous  a-t-il  dit , 
sur  les  événements  de  ma  vie  :  ce  qui  peut  vous 
importer  est  moins  de  connoître  mes  aventures 
que  mon  caractère.  Elles  sont  simples  comme 
liii,  et  sachant  bien  ce  que  je  suis,  vous  com- 
prendrez aisément  ce  que  j'ai  pu  faire.  J'ai  na- 
turellement lame  tranquille  et  le  cœur  froid. 
Je  suis  de  ces  hommes  qu  on  croit  bien  injurier 
en  disant  qu'ils  ne  sentent  rien  ,  c'est  -  à  -  dire 
qu'ils  n'ont  point  de  passion  qui  les  détourne  de 
suivre  le  vrai  guide  de  fliomme.  Peu  sensible 
au  plaisir  et  à  la  douleur,  je  n'éprouve  même 


l54  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

que  très  foihlcment  ce  sentiment  d'intérêt  et 
d'humanité  (jui  nous  approi  r  e  les  affections 
d'autrui.  Si  j'ai  de  la  peine  à  voir  souffrir  les 
ffens  de  l)icn  ,  la  pitié  n'y  entre  pour  rien  ,  car 
je  n'en  ai  point  à  voir  souffrir  les  n)éehants. 
Mon  .seul  principe  actif  est  le  p,oùr  naturel  de 
l'ordre  ;  et  le  concours  bien  combiné  du  jeu  de 
la  fortune  et  des  actions  des  hommes  me  plaît 
exactement  comme  une  belle  symétrie  dans 
un  tableau ,  ou  comme  une  pièce  bieli  conduite 
au  théâtre.  Si  j'ai  quelque  passion  dominante, 
c'est  celle  de  l'observation.  J'aime  à  lire  dans  les 
cœurs  des  hommes  ;  comme  le  mien  me  fait  peu 
d'illusion  ,  que  j'observe  de  sanjy-froid  et  sans 
intérêt,  et  qu'une  lonpjue  expérience  m'a  donné 
de  la  sagacité  ,  je  ne  me  trompe  guère  dans  mes 
jugements  ;  aussi  c'est  là  toute  la  récompense  de 
l'amour-propre  dans  mes  études  continuelles  ; 
car  je  n'aime  point  à  faire  un  rôle,  mais  seule- 
ment à  voir  jouer  les  autres  :  la  société  m'est 
agréable  pour  la  contempler ,  non  pour  en  faire 
partie.  Si  je  pouvois  changer  la  nature  de  mon 
être  et  devenir  un  œil  vivant ,  je  fcrois  volontiers 
cet  échange.  Ainsi  mon  indifférence  pour  les 
hommes  ne  me  rend  point  indépendant  d'eux  ; 
sans  me  soucier  d  en  être  vu  j'ai  besoin  de  les 
voir ,  et  sans  mètre  chers  ils  me  sont  néces- 
saires. 

Les  deux  premiers  états  de  la  société  que  j'eus 
occasion  d'observer  furent  les  courtisans  et  les 
valets:  deux  ordres  d'hommes  moins  différents 


QUATRIÈME    PARTIE.  l55 

en  eFPet  qu'en  apparence  ,  et  si  peu  dignes  d'être 
étudiés,  si  faciles  à  connoître,  que  je  m'ennuyai 
d'eux  au  premier  regard.  En  quittant  la  cour  , 
où  tout  est  sitôt  vu  ,  je  me  dérobai  sans  le  savoir 
au  péril  qui  m'y  menaçoit  et  dont  je  n'aurois 
point  échappé.  Je  changeai  de  nom  ;  et  voulant 
connoître  les  militaires ,  j'allai  chercher  du  ser- 
vice chez  un  prince  étranger  ;  c'est  là  que  j'eus 
le  bonheur  d  être  utile  à  votre  père  que  le  déses- 
poir d'avoir  tué  son  ami  forçoit  à  s'exposer  témé- 
rairement et  contre  son  devoir.  Le  cœur  sensi- 
ble et  reconnoissant  de  ce  brave  officier  com- 
mença dès-lors  à  me  donner  meilleure  opinion 
de  l'humanité.  Il  s'unit  à  moi  d'une  amitié  à  la- 
quelle ilm'étoit  impossible  de  refuser  la  mienne  ; 
et  nous  ne  cessâmes  d'entretenir  depuis  ce  temps- 
là  des  liaisons  qui  devinrent  plus  étroites  de 
jour  en  jdVir.  J'appris  dans  ma  nouvelle  condi- 
tion que  lintérêt  n'est  pas  ,  comme  je  l'avois 
cru  ,  le  seul  mobile  des  actions  humaines,  et  que 
parmi  les  foules  de  préjugés  qui  combattent  la 
vertu  il  en  est  aussi  qui  la  favorisent.  Je  con- 
çus que  le  caractère  général  de  l'homme  est  un 
amour-propre  indifférent  par  lui-même,  bon  ou 
mauvais  par  les  accidents  qui  le  modifient,  et 
qui  dépendent  des  coutumes ,  des  lois ,  des  rangs , 
de  la  fortune, et  de  toute  notre  police  humaine. 
Je  me  livrai  donc  à  mon  penchant  ;  et ,  mépri- 
sant la  vaine  opinion  des  conditions,  je  me  jetai 
successivement  dans  les  divers  états  qui  pou- 
Yoient  m'aider  à  les  comparer  tous  et  à  connow 


l56  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

tre  les  uns  par  les  autres.  Je  sentis  ,  comme  vous 
Tavez  remarqué  dans  quelque  leitre ,  dit-il  à 
Saint-Preux,  qu'on  ne  voit  rien  quand  on  se  con- 
tente de  regarder  ,  qu'il  faut  agir  soi-même  pour 
voir  agir  les  hommes  ;  et  je  me  fis  acteur  pour 
être  spectateur.  Il  est  toujours  aisé  de  descen- 
dre :  j'essayai  d'une  multitude  de  conditions  dont 
jamais  homme  de  la  mienne  ne  sctoit  avisé.  Je 
devins  même  paysan  ;  et  quand  Julie  m'a  fait 
garçon  jardinier,  elle  ne  m'a  point  trouvé  si  no- 
vice au  métier  quelle  amoit  pu  croire. 

Avec  la  véritahle  connoissance  des  hommes  , 
dont  l'oisive  philosophie  ne  donne  que  l'appa- 
rence ,  je  trouvai  un  autre  avantage  auquel  je 
ne  m'étois  point  attendu  ;  ce  fut  d'aiguiser  par 
une  vie  active  cet  amour  de  l'ordre  que  j'ai  reçu 
de  la  nature  ,  et  de  prendre  un  nouveau  goût 
pour  le  hien  par  le  plaisir  d'y  contrihucr.  Ce 
sentiment  me  rendit  un  peu  moins  contempla- 
tif,  m'unit  un  peu  plus  à  moi-même;  et,  par 
une  suite  assez  naturelle  de  ce  progrès  ,  je  m'a- 
perçus que  j'étois  seul.  La  solitude  qui  m'ennuya 
toujours  me  devenoit  affreuse  ,  et  je  ne  pouvois 
plus  espérer  de  l'éviter  long-temps.  Sans  avoir 
perdu  ma  froideur  j'avois  })esoin  d'un  attache- 
ment; IJimage  de  la  caducité  sans  consolation  m  af- 
fligeoit  avant  le  temps,  et  pour  la  première  fois 
de  ma  vie  je  connus  linquiétude  et  la  tristesse.  Je 
parlai  de  ma  peine  au  haron  d'Élange.  Il  ne  faut 
point,  me  dit-il,  vieillir  garçon.  Moi-même  , 
après  avoir  vécu  presipic  indépendant  dans  les 


QUATRIÈME   PARTIE.  167 

liens  du  mariajje  ,  je  sens  que  j'ai  I)CSoin  de  re- 
devenir époux  et  père  ,  et  je  vais  me  retirer  dans 
le  sein  de  ma  famille.  Une  tiendra  qu'à  vous  d'en 
faire  la  vôtre  et  de  me  rendre  le  Hls  que  j'ai  perdu. 
J'ai  une  tille  uni([ue  à  marier  :  elle  n'est  pas  sans 
mérite  ;  elle  a  le  cœur  sensible  ,  et  l'amour  de 
son  devoir  lui  fait  aimer  tout  ce  qui  s  y  rapporte. 
Ce  n'est  ni  une  beauté  ni  un  prodige  desprit; 
mais  venez  la  voir ,  et  croyez  que  si  vous  ne  sen- 
tez rien  pour  elle  vous  ne  sentirez  jamais  rien 
pour  personne  au  monde.  Je  vins  ,  je  vous  vis  , 
Julie,  et  je  trouvai  que  votre  père  m'avoit  parlé 
modestement  de  vous.  Vos  transports,  vos  lar- 
mes de  joie  en  1  embrassant,  me  donnèrent  la 
première  ou  plutôt  la  seule  émotion  que  j'aie 
éprouvée  de  ma  vie.  Si  cette  impression  fut  lé- 
gifère ,  elle  étoit  unique;  et  les  sentiments  n'ont 
besoin  de  force  pour  a^îfir  qu'en  proportion  dé 
ceux  qui  leur  résistent.  Trois  ans  d  absence  ne 
changèrent  point  létat  de  mon  cœur.  L'état  du 
vôtre  ne  m'échappa  pas  à  nîon  retour  ;  et  c'est 
ici  qu'il  faut  que  je  vous  venge  d  un  aveu  qui 
vous  a  tant  coûté.  Juge  ,  nia  chère,  avec  quelle 
étrange  surprise  j'appris  alors  que  tous  mes  se- 
crets lui  avoient  été  révélés  avant  mon  mariage, 
et  qu'il  m  a  voit  épousée  sans  ignorer  que  j'appar- 
tenois  à  un  autre. 

Cette  conduite  étoit  inexcusable,  a  continué 
M.  de  Wolmar.  J'ofFensois  la  délicatesse  ;  je  pé- 
chois  contre  la  prudence  ;  j  cxposois  votre  hon- 
neur et  le  mien  ;  je  devois  craindre  de  nous  pré- 


l58  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

cipiter  tous  deux  dans  des  malheurs  sans  res- 
source :  mais  je  vous  aimois ,  et  n'ainiois  que 
vous  ;  tout  le  reste  m'étoit  indilïérent.  Comment 
réprimer  la  passion  même  la  plus  foible  quand 
elle  est  sans  contre-poids?  Voilà  linconvénient 
des  caractères  froids  et  tranquilles.  Tout  va  bien 
tant  que  leur  froideur  les  garantit  des  tentations; 
mais  sil  en  survient  une  qui  les  atteigne,  ils 
sont  aussitôt  vaincus,  qu'attaqués  ;  et  la  raison  , 
qui  gouverne  tandis  qu  elle  est  seule,  n'a  jamais 
de  torce  pour  résister  au  moindre  effort.  Je  n'ai 
été  tenté  qu'une  fois  ,  et  j'ai  succombé.  Si  li- 
vresse  de  quelque  autre  passion  m'eût  fait  va- 
ciller encore,  jaurois  fait  autant  de  chutes  que 
de  faux  pas.  11  n  y  a  que  des  arnes  de  feu  qui  sa- 
chent combattre  et  vaincre;  tous  les  grands  ef- 
forts ,  toutes  les  actions  sublimes ,  sont  leur  ou- 
vrage :  la  froide  raison  n'a  jamais  rien  fait  d'il- 
lustre, et  l'on  ne  triomphe  des  passions  qu'en  les 
opposant  l'une  à  l'autre.  Quand  celle  de  la  vertu 
vient  à  s'élever,  elle  domine  seule  et  tient  tout 
en  équilibre.  Voilà  comment  se  forme  le  vrai 
sage  ,  qui  n'est  pas  plus  qu'un  autre  à  l'abri  des 
passions,  mais  qui  seul  sait  les  vaincre  par  elles- 
mêmes  ,  comme  un  pilote  fait  route  par  les  mau- 
vais vents. 

Vous  voyez  que  je  ne  prétends  pas  exténuer 
ma  faute  :  si  c'en  eût  été  une  ,  je  l'aurois  faite 
infailliblement  ;  rnais  ,  Julie  ,  je  vous  connois- 
sois  ,  et  n'en  lis  point  en  vous  époui^ant.  Je  sen- 
tis que  de  vous  seule  dépendoit  tout  le  bonheur 


QUATRIÈME    PARTIE.  1^9 

dont  je  pouvois  jouir,  et  que  si  quelqu'un  étoit 
capal)le  de  vous  rendre  heureuse,  c'étoit  moi. 
Je  savois  que  1  innocence  et  Ja  paix  étoient  né- 
cessaires à  votre  cœur,  que  1  amour  dont  il  étoit 
préoccupé  ne  les  lui  donneroit  janîais,  et  ([uil 
ny  avoit  que  1  iiorreur  du  crin;c  qui  pût  en 
chasser  1  amour.  .îe  vis  que  votre  anie  étoit  dans 
un  accablement  dont  elle  ne  sortiroit  que  par. 
un  nouveau  comhat ,  et  que  ce  seroit  en  sentant 
combien  vous  pouviez  encore  être  estimable  que 
vous  apprendriez  à  le  devenir. 

Votre  cœur  étoit  usé  pour  j  amour  :  je  comp- 
tai donc  pour  rien  une  di.^proportion  d'âge  qui 
môtoit  le  droit  de   prétendre  à    un    sentiujent 
dont  celui  qui  en  étoit  Tolyet  ne  pouvoit  jouir  , 
et  impossible  à  obtenir  pour  tout  autre.  Au  con- 
traire ,  voyant  dans    une   vie   plus    d  à   Uioitié 
écoulée  quun  seul  goût  s'étoit  lait  sentir  à  moi, 
je  jugeai  qu'il  seroit  durable  ,  et  je  me  plus  à  lui 
conserver  le  reste  de  mes  jours.  Dans  mes  lon- 
gues recherches ,  je  n  avois  rien  trouvé  qui  vous 
valût;  je  pensai  que  ce  que  vous  ne  feriez  pas 
nulle  autre  au  monde  ne  pourroit  le  faire  ;  j'osai 
croire  à  la  vertu,  et  vous  épousai.  Le  mystère 
que  vous  me  faisiez  ne  me  surprit  point  ;  j  en. 
savois  les  raisons  ,  et  je  vis  dans  votre  sajije  con- 
duite celle  de  sa  durée.  Par  égard  pour  vous  ji- 
mitai  votre  réserve  ,  et  ne  voulus  point  vous 
ôter  l'honneur  de  me  faijc   un  jour  de   vous- 
même  un  aveu  que  je  voyois  à  cha(|ue  instant 
sur  le  bord  de  vos  lèvres.  Je  ne  me  suis  trompé 


iGo  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

en  rien  ;  vous  avez  tenu  tout  ce  que  je  m  etois 
promis  de  vous.  Quand  je  voulus  me  choisir 
une  épouse,  je  desirai  d'avoir  en  elle  une  com- 
pagne aimable,  sage,  heureuse.  Les  deux  pre- 
mières conditions  sont  remplies  :  mon  enfant, 
j'espère  que  la  troisième  ne  nous  manquera  pas. 
Aces  mots,  malgré  tous  mes  efforts  pour  ne 
1  interrompre  que  par  mes  pleurs,  je  n'ai  pu 
m'empêcher  de  lui  sauter  au  cou  en  m'écriant  : 
Mon  cher  mari!  6  le  meilleur  et  le  plus  aimé  des 
hommes  !  apprenez-moi  ce  qui  manque  à  mon 
l)onheur,  si  ce  n'est  le  vôtre,  et  dêtre  mieux 
mérité . . .  Vous  êtes  heureuse  autant  qu'il  se 
peut,  a-t-il  dit  en  m'interrompant  ;  vous  mé- 
ritez de  lêtre ;  mais  il  est  temps  de  jouir  en  paix 
d  un  bonheur  qui  vous  a  jusqu'ici  coûté  bien  des 
soins.  Si  votre  fidélité  m'eût  suffi,  tout  étoit  fait 
du  moment  que  vous  me  la  promîtes;  j'ai  voulu 
déplus  qu'elle  vous  fût  facile  et  douce,  et  c'est 
à  la  rendre  telle  que  nous  nous  sommes  tous 
deux  occupés  de  concert  sans  nous  en  parler. 
Julie,  nous  avons  réussi  mieux  que  vous  ne 
pensez  peut-être.  Le  seul  tort  que  je  vous  trouve 
est  de  n'avoir  pu  reprendre  en  vous  la  con- 
fiance que  vous  vous  devez,  et  de  vous  estimer 
moins  que  votre  prix.  La  modestie  extrême  a 
ses  dangers  ainsi  que  l'orgueil.  Comme  une  té- 
mérité qui  nous  porte  au-delà  de  nos  forces  les 
rend  impuissantes,  un  effroi  qui  nous  empêche 
d'y  compter  les  rend  inutiles.  La  véritable  pru- 
dence consiste  à  les  bien  connoître  et  à  s'y  te- 


QUATRIÈME   PARTIE.  l6t 

DÎr.  Vous  en  avez  acquis  de  nouvelles  en  chan- 
geant d'état.  Vous  nêtes  plus  cette  fille  infor- 
tunée qui  déploroit  sa  foiblesse  en  s'y  livrant  ; 
vous  êtes  la  plus  vettueuse  des  femmes ,  qui  né 
counoît  d'autres  lois  que  celles  du  devoir  et  de 
l'honneur,  et  à  qui  le  trop  vif  souvenir  de  ses 
fautes  est  la  seule  faute  qui  reste  à  reprocher. 
Loin  de  prendre  encore  contre  vous-même  des 
précautions  injurieuses,  apprenez  donc  à  comp- 
ter sur  vous  pour  pouvoir  y  compter  davantage. 
Ecartez  d'injustes  défiances  capables  de  réveil- 
ler quelquefois  les  sentiments  qui  les  ont  pro- 
duites. Félicitez -vous  plutôt  d'avoir  su  choisir 
un  honnête  homme  dans  un  âge  où  il  est  si  fa- 
cile de  s'y  tromper,  et  d'avoir  pris  autrefois  un 
amant  que  vous  pouvez  avoir  aujourdhui  pour 
ami  sous  les  yeux  de  votre  mari  même.  A  peine 
vos  liaisons  me  furent-elles  connues,  que  je  vous 
estimai  lun  par  l'autre.  Je  vis  quel  trompeur, 
enthousiasme  vous  avoit  tous  deux  égarés  :  il 
n'agit  que  sur  les  belles  âmes  ;  il  les  perd  quel- 
quefois, mais  c'est  par  un  attrait  qui  ne  séduit 
qu'elles.  Je  jugeai  que  le  même  goût  qui  avoit 
formé  votre  union  la  relâcheroit  sitôt  qu'elle  de- 
viendroit  criminelle,  et  que  le  vice  pou  voit  en- 
trer dans  des  cœurs  comme  les  vôtres,  mais  non 
pas  y  prendre  racine. 

Dès-lors  je  coçipris  qu'il  régnoit  entre  vous  des 
liens  qu'il  ne  falloit  point  rompre;  que  votre  mu- 
tuel attachement  tenoit  à  tant  de  choses  louables, 
qu'il  falloit  plutôt  le  régler  que  l'anéantir,  et 


l62  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

qu'aucun  des  deux  ne  pouvoit  oublier  l'autre 
sans  perdre  beaucoup  de  son  prix.  Je  savois  que 
les  grands  combats  ne  font  qu'irriter  les  grandes 
passions,  et  que  si  les  violents  efforts  exercent 
lame,  ils  lui  coûtent  des  tourments  dont  la  du- 
rée est  capable  de  l'abattre.  J'employai  la  dou- 
ceur de  Julie  pour  tempérer  sa  sévérité.  Je  nour- 
ris son  amitié  pour  vous,  dit-il  à  Saint-Preux; 
j'en  ôtai  ce  qui  pouvoit  y  rester  de  trop;  et  je 
crois  vous  avoir  conservé  de  son  propre  cœur 
plus  peut-être  quelle  ne  vous  en  eût  laissé  si  je 
l'eusse  abandonné  à  lui-même. 

Mes  succès  m'encouragèrent,  et  je  voulus 
tenter!  votre  guérison  comme  j'avois  obtenu  la 
sienne;  car  je  vous  estimois;  et,  malgré  les  pré- 
jugés du  vice,  j'ai  toujours  reconnu  quil  ny 
avoit  rien  de  bien  qu'on  n'obtînt  des  belles  âmes 
avec  de  la  confiance  et  de  la  francbise.  Je  vous 
ai  vu,  vous  ne  m'avez  point  trompé;  vous  ne 
me  tromperez  point;  et  quoique  vous  ne  soyez 
pas  encore  ce  que  vous  devez  être,  je  vous  vois 
mieux  que  vous  ne  pensez,  et  suis  plus  content 
de  vous  que  vous  ne  lêtes  vous-même.  Je  sais 
bien  que  ma  conduite  a  l'air  bizarre,  et  clioque 
toutes  les  maximes  communes;  mais  les  maxi- 
mes deviennent  moins  générales  à  mesure 
qu'on  lit  mieux  dans  les  cœurs  ;  et  le  nmri  de 
Julie  ne  doit  pas  se  conduire  jMpnme  un  autre 
homme.  Mes  enfants,  nous  ditW^dun  ton  d'au- 
tant [)lus  touchant  quil  partoit  d  un  homme 
tran(pûllc,  soyez  ce   que   vous   êtes,   et  nous 


QUATRIÈME   PARTIE.  ïC3 

serons  tous  contents.  Le  tlanp,er  nVst  que  clans 
l'opinion  :  n  ayez  pas  peur  de  vous,  et  vous  n  au- 
rez rien  à  craindre;  ne  songez  qu'au  présent,  et 
je  vous  réponds  de  Tavenir,  Je  ne  puis  vous  en 
dire  aujourdhui  davantage;  mais  si  mes  projets 
s'accomplissent,  et  que  mon  espoir  ne  m'abuse 
pas,  nos  destinées  seront  mieux  remplies,  et 
vous  serez  tous  deux  plus  heureux  que  si  vous 
aviez  été  1  un  à  lautre. 

En  se  levant  il  nous  embrassa ,  et  voulut  que 
nous  nous  embrassassions  aussi  ,  dans  ce  lieu... 
dans  ce  lieu  même  où  jadis...  Claire,  ô  bonne 
Claire ,  combien  tu  m'as  toujours  aimée  !  Je  n'en 
fis  aucune  difficulté  :  hélas  !  que  j  aurois  eu  tort 
d'en  faire!  ce  baiser  n'eut  rien  de  celui  qui  m'a- 
voit  rendu  le  bosquet  redoutable  :  je  m'en  fé-  V 
licitai  tristement,  et  je  connus  que  mon  cœur 
étoit  plus  changé  que  jusque-là  je  n'avois  osé  le 
croire. 

Comme  nous  reprenions  le  chemin  du  logis , 
mon  mari  m'arrêta  par  la  main,  et,  me  montrant 
ce  bosquet  dont  nous  sortions ,  il  me  dit  en  riant , 
Julie,  ne  craignez  plus  cet  asile,  il  vient  d'être 
profané.  Tu  ne  veux  pas  me  croire,  cousine, 
mais  je  te  jure  qu'il  a  quelque  don  surnaturel 
pour  lire  au  fond  des  cœurs  :  que  le  ciel  le  lui 
laisse  toujours!  Avec  tant  de  sujet  de  me  mépri- 
ser, c'est  sans  doute  à  cet  art  que  je  dois  son  in- 
dulgence. 

Tu  ne  vois  point  encore  ici  de  conseil  à  don- 
ner :  patience  ,  mon  ange,  nous  y  voici  ;  mais  la 


l64  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

conversation  que  je  viens  de  te  rendre  étoit  né- 
cessaire à  léclaircissement  du  reste. 

En  nous  en  retournant,  mon  mari,  qui  depuis 
long-temps  est  attendu  à  Etange  ,  m'a  dit  qu'il 
comptoit  partir  demain  pour  s'y  rendre  ,  qu'il  te 
verroit  en  passant ,  et  qu'il  y  resteroit  cinq  ou  six 
jours.  Sans  dire  tout  ce  que  je  pensois  d'un  départ 
aussi  déplacé,  j'ai  représenté  qu'il  ne  me  parois- 
soit  pas  assez  indispensable  pour  obliger  M.  de 
Wolmar  à  quitter  un  hôte  qu'il  avoit  lui-même 
appelé  dans  sa  maison.  Voulez-vous  ,  a-t-il  ré- 
pliqué ,  que  je  lui  fasse  mes  honneurs  pour  l'a- 
vertir qu'il  n'est  pas  chez  lui  ?Je  suis  pour  l  hos- 
pitalité des  Valaisans.  J'espère  qu'il  trouve  ici 
leur  franchise  et  qu'il  nous  laisse  leur  liberté. 
Voyant  qu'il  ne  vouloit  pas  m'entendre,  j'ai  pris 
un  autre  tour  et  tâché  d'engager  notre  hôte  à 
faire  ce  voyage  avec  lui.  Vous  trouverez,  lui  ai- 
je  dit ,  un  séjour  qui  a  ses  beautés,  et  même  de 
celles  que  vous  aimez;  vous  visiterez  le  patri- 
moine de  mes  pères  et  le  mien  :  l'intérêt  que 
vous  prenez  à  moi  ne  me  permet  pas  de  croire 
que  cette  vue  vous  soit  indifférente.  J'avois  la 
bouche  ouverte  pour  ajouter  que  ce  château  res- 
sembloit  à* celui  de  mylord  Edouard,  qui...  mais 
heureusement  j'ai  eu  le  temps  de  me  mordre  la 
langue.  ïl  m'a  répondu  tovit  simplement  que 
j'avois  raison  et  qu'il  fcroit  ce  qu'il  me  plairoit. 
Mais  M.  de  Wolmar,  qui  sembloit  vouloir  me 
poussera  bout ,  a  répliqué  qu'il  devoit  faire  ce 
qui  lui  plaisoit  à  lui-même.  Lequel  ainiez-yous 


QUATRIÈxME   PARTIE.  l65 

mieux,  venir  ou  rester?  Rester,  a-t-il  dit  sans 
balancer.  Hé  bien  !  restez,  a  repris  mon  mari  en 
lui  serrant  la  main.  Homme  bonnête  et  vrai, je 
suis  très  content  de  ce  mot-là.  11  n  y  avoit  pas 
moyen  d'alterquer  beaucoup  là-dessus  devant  le 
tiers  qui  nous  écoutoit.  J'ai  gardé  le  silence  ,  et 
n'ai  pu  caclier  si  bien  mon  chagrin  que  mon 
mari  ne  s  en  soit  aperçu.  Quoi  donc  i  a-t-il  re- 
pris d'un  air  mécontent  dans  un  moment  où 
Saint-Preux  étoit  loin  de  nous,  aurois-je  inutile- 
ment plaidé  votre  cause  contre  vous-même?  et 
madame  de  Wolmar  se  contenteroit-elle  dune 
vertu  qui  eût  besoin  de  choisir  ses  occasions? 
Pour  moi,  je  suis  plus  difficile  ;  je  veux  devoir 
la  fidélité  de  ma  femme  à  son  cœur  et  non  pas 
au  hasard  ;  et  il  ne  me  suffit  pas  qu'elle  garde  sa 
foi,  je  suis,  offensé  qu'elle  en  doute. 

Ensuite  il  nous  a  menés  dans  son  cabinet ,  où 
j'ai  failli  tomber  de  mon  haut  en  lui  voyant  sor- 
tir d'un  tiroir,  avec  les  copies  de  quelques  rela- 
tions de  notre  ami  que  je  lui  avois  données,  les 
originaux  mêmes  de  toutes  les  lettres  que  je 
croyois  avoir  vu  brûler  autrefois  par  Babi  dans 
la  chambre  de  ma  mère.  Voilà ,  m'a-t-il  dit  en 
nous  les  montrant ,  les  fondements  de  ma  sécu- 
rité ;  s'ils  me  trompoient,  ce  seroit  une  folie  de 
compter  sur  rien  de  ce  que  respectent  les  hom- 
mes. Je  remets  ma  femme  et  mon  honneur  en 
dépôt  à  celle  qui ,  fille  et  séduite ,  préféroit  un 
acte  de  bienfaisance  à  un  rendez-vous  vinique 
et  sûr  :  Je  confie  Julie  ,  épouse  et  mère ,  à  celui 


l66  LA   NOUVELLE    HELOÏSE. 

qui,  maître  de  contenter  ses  désirs,  sut  respec- 
ter Julie  amante  et  fiile.  Que  celui  de  vous  deux 
qui  se  méprise  assez  pour  penser  que  j'ai  tort  le 
dise  ,  et  je  me  rétracte  à  l'instant.  Cousine  , 
crois-tu  qu'il  fût  aisé  de  répondre  à  ce  lanj^age? 

J'ai  pourtant  cherché  un  moment  dans  l'après- 
midi  pour  prendre  en  particulier  mon  mari,  et, 
sans  entrer  dans  des  raisonnements  qu'il  ne  m'é- 
toit  pas  permis  de  pousser  fort  loin,  je  me  suis 
bornée  à  lui  demander  deux  jours  de  délai  :  ils 
m'ont  été  accordés  sur-le-champ.  Je  les  emploie 
à  t  envoyer  cet  exprès  et  à  attendre  ta  réponse 
pour  savoir  ce  que  je  dois  faire. 

Je  sais  bien  que  je  n'ai  qu'à  prier  mon  mari 
de  ne  point  partir  du  tout ,  et  celui  qui  ne  me 
refusa  jamais  rien  ne  me  refusera  pas  une  si  lé- 
(],ère  fyrace.  Mais,  ma  chère,  je  vois  qu'il  prend 
plaisir  à  la  confiance  qu'il  me  témoigne  ;  et  je 
crains  de  perdre  une  partie  de  son  estime ,  s'il 
croit  que  j'aie  besoin  de  plus  de  réserve  qu'il  ne 
m'en  permet.  Je  sais  bien  encore  que  je  nai 
qu  il  dire  un  mot  à  Saint-Preux  et  qu'il  n'hésitera 
pas  à  l'accompagner;  mais  mon  mari  prendra- 
t-il  ainsi  le  change?  et  puis-je  faire  cette  démarche 
sans  conserver  sur  Saint-Preux  un  air  d'autorité 
qui  senibleroit  lui  laisser  à  son  tour  quelque 
sorte  de  droits^  Je  crains  d'ailleurs  qu'il  n'infère 
de  cette  précaution  que  je  la  sens  nécessaire  ; 
et  ce  moyen  ,  qui  semble  d'abord  le  plus  facile , 
est  peut-être  au  fond  le  plus  dangereux.  Enfin 


QUATRIÈME    PARTIE.  1G7 

je  n'ignore  pas  que  nulle  considération  ne  peut 
être  mise  en  balance  avec  un  danger  réel;  mais 
ce  danger  exisie-t-il  en  effet?  Voilà  précisément 
le  doute  que  tu  dois  résoudre. 

Plus  je  veux  sonder  l'état  présent  de  mon 
ame ,  plus  j'y  trouve  de  quoi  me  rassurer.  Mon 
cœur  est  pur  ,  ma  conscience  est  tranquille,  je 
ne  sens  ni  trouble  ni  crainte  ;  et,  dans  tout  ce 
qui  se  passe  en  moi ,  ma  sincérité  vis-à-vis  de 
mon  mari  ne  me  coûte  aucun  effort.  Ce  n'est 
pas  que  certains  souvenirs  involontaires  ne  me 
donnent  quelquefois  un  attendrissement  dont 
il  vaudroit  mieux  être  exempte  ;  mais ,  bien 
loin  que  ces  souvenirs  soient  produits  par  la 
vue  de  celui  qui  les  a  causés  ,  ils  me  semblent 
plus  rares  depuis  son  retour ,  et ,  quelque  doux 
qu'il  me  soit  de  le  voir,  je  ne  sais  par  quelle  bi- 
zarrerie il  m'est  plus  doux  de  penser  à  lui  :  en 
un  mot  je  trouve  que  je  n'ai  pas  même  besoin 
du  secours  de  la  vertu  pour  être  paisible  en 
sa  présence  ,  et  que ,  quand  l'horreur  du  crime 
n'existeroit  pas  ,  les  sentiments  qu'elle  a  détruits 
auroient  bien  de  la  peine  à  renaître. 

Mais,  mon  ange,  est-ce  assez  que  mon  cœur 
me  rassure  quand  la  raison  doit  m'alarmer?  J'ai 
perdu  le  droit  de  compter  sur  moi.  Qui  me  ré- 
pondra que  ma  confiance  n'est  pas  encore  une 
illusion  du  vice  ?  Comment  me  fier  à  des  senti- 
ments qui  m'ont  tant  de  fois  abusée?  Le  crime 
ne  commence-t-il  pas  toujours  par  l'orgueil  qui 


l68  LA   NOUVELLE   HELOÏSE.  * 

fait  mépriser  la  tentation?  et  braver  des  périls 
où  l'on  a  succombé  n'est-ce  pas  vouloir  succom- 
ber encore  ? 

Pèse  toutes  ces  considérations  ,  ma  cousine  ; 
tu  verras  que  quand  elles  seroient  vaines  par 
elles-mêmes  ,  elles  sont  assez  graves  par  leur 
objet  pour  mériter  qu'on  y  songe.  Tire  -  moi 
donc  de  l'incertitude  où  elles  m'ont  mise.  Mar- 
que-emoi  comment  je  dois  me  comporter  dans 
cette  occasion  délicate  ;  car  mes  erreurs  passées 
ont  altéré  mon  jugement  et  me  rendent  timide 
à  me  déterminer  sur  toutes  choses.  Quoi  que  tu 
penses  de  toi-même ,  ton  ame  est  calme  et  tran- 
quille ,  j  en  suis  sûre,  les  objets  s'y  peignent  tels 
quils  sont  ;  mais  la  mienne  ,  toujours  émue 
comme  une  onde  agitée ,  les  confond  et  les  dé-^ 
figure.  Je  n'ose  plus  me  fier  à  rien  de  ce  que 
je  vois  ni  de  ce  que  je  sens;  et,  malgré  de  si 
longs  repentirs  ,  j  éprouve  avec  douleur  que  le 
poids  d'une  ancienne  faute  est  un  fardeau  qu'il 
faut  porter  toute  sa  vie. 


LETTRE  XIII. 

RÉPONSE   DE   MADAME   d'oRBE 

A    MADAME   DE   WOLMAR. 

Pauvre  cousine,  que  de  tourments  tu  te  don- 
nes sans  cesse  avec  tant  de  sujets  de  vivre  en 
paix  !  Tout  ton  mal  vient  de  toi ,  ô  Israël!  Si  tu 


QUATRIÈME    PARTIE.  169 

«uivois  tes  propres  ré(>les  ,  que  dans  les  choses 
de  sentiment  tu  n'écoutasses  que  la  voix  inté- 
rieure, et  que  ton  cœur  fît  taire  ta  raison,  tu  te 
livrerois  sans  scrupule  à  la  sécurité  qu'il  t'ins- 
pire, et  tu  ne  t'efforcerois  point,  contre  son  té- 
moijO^nape  ,  de  craindre  un  péril  qui  ne  peut  ve- 
nir que  de  lui. 

Je  t'entends ,  je  t'entends  bien ,  ma  Julie  :  plus 
sûre  de  toi  que  tu  ne  feins  de  1  être ,  tu  veux 
thumilier  de  tes  fautes  passées  sous  prétexte 
d  en  prévenir  de  nouvelles ,  et  tes  scrupules  sont 
bien  moins  des  précautions  pour  l'avenir  qu'une 
peine  imposée  à  la  témérité  qui  t'a  perdue  au- 
trefois. Tu  compares  les  temps  !  y  penses-tu  ? 
compare  aussi  les  conditions  ,  et  souviens -toi 
que  je  te  reprochois  alors  ta  confiance  comme 
je  te  reproche  aujourd  hui  ta  frayeur. 

Tu  t'abuses ,  ma  chère  enfant  :  on  ne  se  donne 
point  ainsi  le  change  à  soi-même;  si  Ion  peut 
s'étourdir  sur  son  état  en  n'y  pensant  point ,  on 
le  voit  tel  qu'il  est  sitôt  qu'on  veut  s'en  occuper, 
et  1  on  ne  se  déguise  pas  plus  ses  vertus  que  ses 
vices.  Ta  douceur,  ta  dévotion,  t'ont  donné  du 
penchant  à  Ihumilité.  Défie-toi  de  cette  dange- 
reuse vertu  qui  ne  fait  qu'animer  l'amour-proprc 
en  le  concentrant,  et  crois  que  la  noble  fran- 
chise d'une  ame  droite  est  préférable  à  l'orgueil 
des  humbles.  S'il  faut  de  la  tempérance  dans  la 
sagesse  ,  il  en  faut  aussi  dans  les  précautions 
qu'elle  inspire ,  de  peur  que  des  soins  ignomi- 
nieux à  la  vertu  n'avilissent  l'ame ,  et  n'v  réali- 


lyO  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

sent  un  danger  chimérique  à  force  de  nous  en 
alarmer.  Ne  vois-tu  pas  qu'après  sêtre  relevé 
d'une  cbute  il  faut  se  tenir  debout ,  et  que  sin- 
cliner  du  côié  opposé  à  celui  oii  on  est  tombé 
c'est  le  moyen  de  tomber  encore?  Cousine,  tu 
fus  amante  comme  Héloïse  ;  te  voilà  dévote 
comme  elle  ;  plaise  à  Dieu  que  ce  soit  avec  plus 
de  succès  !  En  vérité  ,  si  je  connoissois  moins  ta 
timidité  naturelle,  tes  terreurs  seroient  capables 
de  m'effrayer  à  mon  tour  ;  et  si  j  étois  aussi  scru- 
puleuse, à  force  de  craindre  pour  toi  tu  nie  fe- 
rois  trembler  pour  moi-même. 

Pense-s-y  mieux,  mon  aimable  amie;  toi  dont 
la  morale  est  aussi  facile  et  douce  qu  elle  est 
honnête  et  pure ,  ne  mets-tu  point  une  âpreté 
trop  rude,  et  qui  sort  de  ton  caractère,  dans 
tes  maximes  sur  la  séparation  des  sexes  .'  Je  con- 
viens avec  toi  qu'ils  ne  doivent  pas  vivre  en- 
semble ni  d'une  même  manière;  mais  regarde  si 
cette  importante  règle  n'auroit  pas  besoin  de 
plusieurs  distinctions  dans  la  pratique;  s  il  faut 
rappliquer  indifféremment  et  sans  exception 
aux  femmes  et  aux  fdles  ,  à  la  société  générale 
et  aux  entretiens  particuliers  ,  aux  affaires  et 
aux  amusements,  et  si  ia  décence  et  Ihonnêteté 
qui  linspirent  ne  la  doivent  pas  quelquefois 
tempérer.  Tu  veux  qu'en  un  [)ays  de  bonnes 
mœurs,  où  l'on  cherche  dans  le  niariage  des 
convenances  naturelles ,  il  y  ait  des  assemblées 
où  les  jeunes  gens  des  deux  sexes  puissent  se 
voir ,  se  connoîtrc  ,  et  s'assortir  ,  mais  tu  leur 


QUATRIÈME.  PARTIE.  lyi 

interdis  avec  grande  raison  toute  entrevue  par- 
ticulière. Ne  seroit-ce  pas  tout  le  contraire  pour 
les  lemnics  et  les  mères  de  famille,  qui  ne  peu- 
vent avoir  aucun  intérêt  légitime  à  se  montrer 
en  public,  que  les  soins  domestiques  retiennent 
dans  l'intérieur  de  leur  maison  ,  et  qui  ne  doi- 
vent s  y  refuser  à  rien  de  convenable  à  la  maî- 
tresse du  logis?  Je  naimerois  pas  à  te  voir  dans 
tes  caves  aller  faire  goûter  les  vins  aux  mar- 
chands ,  ni  quitter  tes  enfants  pour  aller  régler 
des  comptes  avec  un  banquier  ;  mais  ,  s  il  sur- 
vient un  honnête  homme  qui  vienne  voir  ton 
mari,  ou  Içaiteravec  lui  de  quelque  affaire,  re- 
fuseras-tu de  recevoir  son  hôte  en  son  absence 
et  de  lui  faire  les  honneurs  de  ta  maison ,  de 
peur  de  te  trouver  tète  à  tète  avec  lui?  Remonte 
au  principe ,  et  toutes  les  règles  s'expliqueront. 
Pourquoi  pensons-nous  que  les  femmes  doivent 
vivre  retirées  et  séparées  des  hommes?  Ferons- 
nous  cette  injure  à  notre  sexe  de  croire  que  ce 
soit  par  des  raisons  tirées  de  sa  foiblcsse,  et  seu- 
lement pour  éviter  le  danger  des  tentations  ? 
Non,  ma  chère,  ces  indignes  craintes  ne  con- 
viennent point  à  une  femme  de  bien  ,  à  une 
mère  de  famille  sans  cesse  environnée  d'objets 
qui  nourrissent  en  elle  des  sentiments  d'hon- 
neur, et  livrée  aux  plus  respectables  devoirs  de 
la  nature.  Ce  qui  nous  sépare  des  hommes  c'est 
la  nature  elle-même  ,  qui  nous  prescrit  des  oc- 
cupations différentes  ;  c'est  cette  douce  et  timide 
modestie  qui  ,   sans  songer  prcciscment  à    lu 


172  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

chasteté ,  en  est  la  plus  sûre  f;arclienne  ;  c'est 
cette  réserve  attentive  et  piquante  qui ,  nour- 
rissant à-la-fois  dans  les  cœurs  des  hommes  et 
les  désirs  et  le  respect ,  sert  pour  ainsi  dire  de 
coquetterie  à  la  vertu.  Voilà  pourquoi  les  époux 
mêmes  ne  sont  pas  exceptés  de  la  règle  ;  voilà 
pourquoi  les  femmes  les  plus  honnêtes  conser- 
vent en  général  le  plus  d'ascendant  sur  leurs 
maris ,  parcequ  à  l'aide  de  cette  sage  et  discrète 
réserve,  sans  caprice  et  sans  rehis,  elles  savent 
au  sein  de  l'union  la  plus  tendre  les  maintenir 
à  une  certaine  distance  ,  et  les  empêchent  de 
jamais  se  rassasier  d'elles.  Tu  conviendras  avec 
moi  que  ton  précepte  est  trop  général  pour  ne 
pas  comporter  des  exceptions ,  et  que ,  n'étant 
point  fondé  sur  un  devoir  rigoureux ,  la  même 
bienséance  qui  l'établit  peut  quelquefois  en  diS' 
penser. 

La  circonspection  que  tu  fondes  sur  tes  fautes 
passées  est  injurieuse  à  ton  état  présent  :  je  ne 
la  pardonnerois  jamais  à  ton  cœur,  et  j'ai  bien 
de  la  peine  a  la  pardonner  à  ta  raison.  Com- 
ment le  rempart  qui  défend  ta  personne  n'a-t- 
il  pu  te  garantir  d'une  crainte  ignominieuse? 
Comment  se  peut-il  que  ma  cousine,  ma  sœur, 
mon  amie,  ma  Julie,  confonde  les  faiblesses 
d'une  Hlle  trop  sensible  avec  les  infidélités  d'une 
femme  coupable?  Regarde  tout  autour  de  toi, 
tu  n'y  verras  rien  qui  ne  doive  élever  et  soute- 
nir ton  ame.  Ton  mari,  qui  en  présume  tant, 
et  dont  tu  as  Icstime  à  iustificii  tes  enfants, 


QUATRIÈME    PARTIE.  17,3 

que  tu  veux  former  au  bien  et  qui  s'honoreront 
un  jour  de  t avoir  eue  pour  mère;  ton  vénérable 
père,  qui  t'est  si  cher,  qui  jouit  de  ton  bonheur 
et  s'illustre  de  sa  fille  plus  même  que  de  ses 
aïeux;  ton  amie,  dont  le  sort  dépend  du  lien 
et  à  qui  tu  dois  compte  d'un  retour  auquel  elle 
a  contribué;  sa  fdle,  à  qui  tu  dois  l'exemple  des 
vertus  que  tu  lui  veux  inspirer;  ton  ami,  cent 
fois  plus  idolâtre  des  tiennes  que  de  ta  per- 
sonne, et  qui  te  respecte  encore  plus  que  tu  ne 
le  redoutes;  toi-même  enfin,  qui  trouves  dans 
ta  sagesse  le  prix  des  efforts  qu'elle  t'a  coûtés, 
et  qui  ne  voudras  jamais  perdre  en  un  moment 
le  fruit  de  tant  de  peines;  combien  de  motifs 
capables  d'animer  ton  courage  te  font  honte  de 
toser  défier  de  toi!  Mais,  pour  répondre  de  ma 
Julie,  qu'ai -je  besoin  de  considérer  ce  qu'elle 
est?  Il  me  suffit  de  savoir  ce  qu'elle  fut  durant 
les  erreurs  qu'elle  déplore.  Ah!  si  jamais  ton 
cœur  eût  été  capable  d'infidélité,  je  te  permet- 
trois  de  la  craindre  toujours;  mais,  dans  l'in- 
stant même  où  tu  croyois  fenvisoger  dans  l'éloi- 
gnement,  conçois  Ihorreur  quelle  t  eût  faite  pré- 
sente, par  celle  qu'elle  t'inspira  dès  qu'y  penser 
eût  été  la  commettre. 

Je  me  souviens  de  l'étonnement  avec  lequel 
nous  apprenions  autrefois  qu  il  y  a  des  pays  où 
la  foiblesse  d  une  jeune  amante  est  un  crime 
irrémissible ,  quoique  fadultère  d'une  femme 
y  porte  le  doux  nom  de  galanterie,  et  où  l'on 
se  dédonimaîïe  ouvertement  étant  mariée  de  la 


174  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

courte  ffène  oii  Ion  vivoit  étant  fille.  Je  sais 
quelles  niaxinjes  régnent  là-dessus  clans  le  grand 
inonde,  où  la  vertu  nest  rien,  où  tout  n'est  que 
vaine  apparence,  où  les  crimes  s  effacent  par  la 
difficulté  de  les  prouver,  où  la  preuve  même  en 
est  ridicule  contre  l'usage  qui  les  autorise.  Mais 
toi,  Julie,  6  toi  qui,  brûlant  d'une  flamme  pure 
et  fidèle,  n'étois  coupalile  quaux  yeux  des  hom- 
mes, et  n'avois  rien  à  te  reprocher  entre  le  ciel 
et  toi,  toi  qui  te  faisois  respecter  au  milieu  de 
tes  fautes  ,  toi  qui ,  livrée  à  d  impuissants  regrets 
nous  forçois  d  adorer  encore  les  vertus  que  tu 
n'avois  plus,  toi  qui  t'indignois  de  supporter  ton 
pro-pre  mépris  quand  tout  senjhloit  te  rendre 
excusable;  oses-tu  redouter  le  crime  après  avoir 
payé  si  cher  ta  foiblesse?  oses-tu  craindre  de  va- 
loir moins  aujourd'hui  que  dans  les  temps  qui 
t'ont  tant  coûté  de  larmes?  Non,  ma  chère;  loin 
que  tes  anciens  égarements  doivent  talarmer, 
ils  doivent  animer  ton  courage;  un  repientir  si 
cuisant  ne  mène  point  au  remords;  et  quicon- 
que est  si  sensible  à  la  honte  ne  sait  point  bra- 
ver l'infamie. 

Si  jamais  une  ame  ioible  eut  des  soutiens  con- 
tre sa  foiblesse,  ce  sont  ceux  qui  s'offrent  à  toi; 
si  jamais  une  ame  forte  a  pu  se  soutenir  elle- 
même,  la  tienne  a-t-elle  besoin  d'appui?  Dis- 
moi  donc  quels  sont  les  raisonnables  motifs  de 
crainte.  Toute  ta  vie  n'a  été  qu'un  combat  con- 
tinuel, où,  niême  après  ta  défaite,  Ihonneur, 
le  devoir,  n  ont  cessé  de  résister,  et  ont  fini  par 


QUATRIÈME   PARTIE.  i-jS 

vaincre.  Ah!  Julie,  croiiai-jc  qu'après  tant  de 
tourments  et  de  peines,  douze  ans  de  pleurs 
et  six  ans  de  fjloire  te  laissent  redouter  une 
épreuve  de  huit  jours î'  En  deux  mots,  soit  sin- 
cère avec  toi-même  :  si  le  péril  existe,  sauve  ta 
personne  et  rougis  de  ton  cœur;  s'il  n'existe  pas, 
c'est  outrager  ta  raison,  cest  flétrir  ta  vertu, 
que  de  craindre  un  danger  qui  ne  peut  l'at- 
teindre. Ignores-tu  quil  est  des  tentations  des- 
honorantes qui  n'approchèrent  jamais  d'une  ame 
honnête,  qu'il  est  même  honteux  de  les  vaincre, 
et  que  se  précautionner  contre  elles  est  moins 
s  humilier  que  s  avilir? 

Je  ne  prétends  pas  te  donner  mes  raisons  pour 
invincibles,  mais  te  montrer  seulement  qu  il  y  en 
a  qui  combattent  les  tiennes;  et  cela  sutfit  pour 
autoriser  mon  avis.  Ne  t'en  rapporte  ni  à  toi  qui 
ne  sais  pas  te  rendre  justice,  ni  à  moi  qui  dans 
tes  défauts  n'ai  jamais  su  voir  que  ton  cœur, 
et  t'ai  toujours  adorée,  mais  à  ton  mari,  qui  te 
voit  telle  que  tu  es,  et  te  juge  exactement  selon 
ton  mérite.  Prompte  comme  tous  les  gens  sen- 
sibles à  mal  juger  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas, 
je  me  défiois  de  sa  pénétration  dans  les  secrets 
des  cœurs  tendres  ;  mais  ,  depuis  l'arrivée  de  no- 
tre voyageur,  je  vois  par  ce  qu'il  m'écrit  qu  il  lit 
très  bien  dans  les  vôtres,  et  que  pas  un  des  mou- 
vements qui  s'y  passent  n'échappe  à  ses  obser- 
vations :  je  les  trouve  même  si  fines  et  si  justes, 
que  j'ai  rebroussé  presque  à  l'autre  extrémité 
de  mon  pren)ier  sentiment;  et  je  croirois  vo- 


176  LA    NOUVELLE    IlÉLOÏSE. 

lontiers  que  les  hommes  froids ,  qui  consultent 
plus  leurs  yeux  que  leur  cœur,  jugent  mieux 
des  passions  d'autrui  que  les  gens  turbulents  et 
■vifs,  ou  vains  comme  moi,  qui  commencent 
toujours  par  se  mettre  à  la  place  ites  autres, 
et  ne  savent  jamais  voir  que  ce  quils  sentent. 
Quoi  quil  en  soit,  M.  de  Wolmar  te  connoît 
Lienj  il  t'estime,  il  t'aime,  et  son  sort  est  lié  au 
tien  :  que  lui  manquc-t-il  pour  que  lu  lui  laisses 
l'entière  direction  de  ta  conduite  sur  laquelle 
tu  crains  de  t'aljuser?  Peut-être,  sentant  ap- 
procher la  vieillesse,  veut-il  par  des  épreuves 
propres  à  le  rassurer  prévenir  les  inquiétudes 
jalouses  qu'une  jeune  femme  inspire  ordinai- 
rement à  un  vieux  mari;  peut-être  le  dessein 
qu'il  a  demande-t-il  que  tu  puisses  vivre  fami- 
lièrement avec  ton  ami  sans  alarmer  ni  ton 
époux  ni  toi-même;  peut-être  veut-il  seulement 
te  donner  un  témoignage  de  confiance  et  d'es- 
time digne  de  celle  qu'il  a  pour  toi.  Il  ne  faut 
jamais  se  refuser  à  de  pareils  sentiments  comme 
si  l'on  n'en  pouvoit  sou  tenir  le  poids  ;  et  pour  moi , 
je  pense  en  un  mot  que  tu  ne  peux  mieux  satis- 
faire ^  la  prudence  et  à  la  modestie  qu'en  te  rap- 
portant de  tout  à  sa  tendresse  et  à  ses  lumières. 
Veux-tu,  sans  désobliger  M.  de  Wolmar,  te 
punir  d'un  orgueil  que  tu  n'eus  jamais,  et  pré- 
venir un  danger  qui  n'existe  plus?  Restée  seule 
avec  le  philosophe,  prends  contre  lui  toutes  les 
précautions  superflues  qui  t'auroicnt  été  jadis 
si  nécessaires;  impose- toi  la  même  réserve  que 


QUATRIÈME    PARTIE.  i-j'j 

si  avec  ta  vertu  tu  pou  vois  te  défier  encore  de 
ton  cœur  et  du  sien  :  évite  les  conversations  trop 
affectueuses,  les  tendres  souvenirs  du  passé;  in- 
terromps ou  préviens  les  trop  longs  têtes-à-tétes  ; 
entoui'e-ioi  sans  cesse  de  tes  enflants;  reste  peu 
seule  avec  lui  dans  la  chambre,  dans  TÉlysée, 
dans  le  bosquet,  malgré  la  profanation.  Sur-tout 
prends  ces  mesures  dune  manière  si  naturelle 
quelles  semblent  un  eifet  du  hasard,  et  qu'il 
ne  puisse  imaginer  un  moment  que  tu  le  re- 
doutes. Tu  aimes  les  promenades  en  bateau;  tu 
ten  prives  pour  ton  mari  qui  craint  Teau,  pour 
tes  enfants  que  tu  n  y  veux  pas  exposer  :  prends 
le  temps  de  cette  absence  pour  te  donner  cet 
amusement  en  laissant  tes  enfants  sous  la  garde 
de  la  Fanclîon.  G  est  le  moyen  de  te  livrer  sans 
risque  aux  doux  épanchements  de  Tamitié,  et 
de  jouir  paisiblement  d'un  long  tête-à-tête  sous 
la  protection  des  bateliers,  qui  voient  sans  en- 
tendre, et  dont  on  ne  peut  s'éloigner  avant  de 
penser  à  ce  qu'on  fait. 

Il  me  vient  encore  une  idée  qui  feroit  rire 
beaucoup  de  gens,  mais  qui  te  plaira,  j'en  suis 
sûre;  c'est  de  faire  en  l'absence  de  ton  mari  un 
journal  fidèle  pour  lui  être  montré  à  son  retour, 
et  de  songer  au  journal  dans  tous  les  entretiens 
qui  doivent  y  entrer.  A  la  vérité,  je  ne  crois  pas 
qu'un  pareil  expécîient  fût  utile  à  l>eaucoup  de 
femmes;  mais  une  ame  franche  et  incapable  de 
mauvaise  foi  a  contre  le  vice  bien  des  ressources 
qui  manqueront  toujours  aux  autres.  Rien  n'est 

4*  12 


I-yS  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

méprisable  de  ce  qui  tend  à  garder  la  pureté;  et 
ce  sont  les  petites  précautions  qui  conservent 
les  grandes  vertus. 

Au  reste ,  puisque  ton  mari  doit  me  voir  en 
passant,  il  me  dira,  j'espère,  les  véritables  rai- 
sons de  son  voyage;  et  si  je  ne  les  trouve  pas 
solides,  ou  je  le  détournerai  de  l'acbevcr,  ou, 
quoi  quil  arrive,  je  ferai   ce  quil    n'aura  pas 
voulu  faire  ;  c'est  sur  quoi  tu  peux  compter.  En 
attendant,  en  voilà,  je  pense,  plus  qu'il  n'en 
faut  pour  te  rassurer  contre  une  épreuve  de  huit 
jours.  Va  ,  ma  Julie  ,  je  te  connois   trop  bien 
pour  ne  pas  répondre  de  toi  autant  et  plus  que 
de  moi-même.  Tu  seras  toujours  ce  que  tu  dois 
et  que  tu  veux  être.  Quand  tu  te  livrerois   à  la 
seule  honnêteté  de  ton  ame  ,   tu  ne  risquerois 
rien  encore  ;  car  je  n'ai  point  de  foi  aux  défaites 
imprévues  :  on  a  beau  couvrir  du  vain  nom  de 
foiblesses  des  fautes  toujours  volontaires  ,  ja- 
mais femme  ne  succombe  qu'elle  n'ait  voulu  suc- 
comber ;  et  si  je  pensois  qu'un  pareil  sort  pût 
t  attendre,  crois-moi ,  crois-en  ma  tendre  amitié  , 
crois-en  tous  les  sentiments  qui  peuvent  naître 
dans  le  cœur  de  ta  pauvre  Claire,  j'aurois  un 
intérêt  trop  sensible  à  t'en  garantir  pour  t'aban- 
donner  à  toi  seule. 

Ce  que  M.  de  Wolmar  t'a  déclaré  des  connois- 
nances  qu'il  avoit  avant  ton  mariage  me  sur- 
prend peu;  tu  sais  que  je  m'en  suis  toujours 
doutée;  et  je  te  dirai  de  plus  que  mes  soupçons 
ne  se  sont  pas  bornés  aux  indiscrétions  de  Babi. 


QUATRIÈME   PARTIE.  I-JQ 

Je  n'ai  jamais  |)ii  croire  qu'un  homme  droit  et 
vrai  comme  ton  pire,  et  qui  avoit  tout  au  moins 
des  soupçons  Jui-mcme,  pût  se  sésoudre  à  trom- 
per son  gendre  et  son  ami;  que  s'il  t'ongagcoit 
si  fortement'au  secret,  cest  que  la  manière  de 
le  révéler  devenoit  fort  dilfércute  de  sa  part  ou 
de  la  tienne,  et  qu'il  vouloit  sans  doute  y  don- 
ner un  tour  moins  propre  à  rebuter  M.  de  Wol- 
mar  que  celui  qu'il  savoit  bien  que  tu  ne  man- 
querois  pas  d'y  donner  toi-même.  Mais  il  faut 
te  renvoyer  ton  expiés;  nous  causerons  de  tout 
cela  plus  à  loisir  dans  un  mois  d'ici. 

Adieu,  petite  cousine,  cest  assez  prêcher  la 
prêcheuse  :  reprends  ton  ancien  métier,  et  pour 
cause.  Je  me  sens  tout  inquiète  de  n'être  pas 
encore  avec  toi.  Je  brouille  toutes  mes  affaires 
en  me  hâtant  de  les  finir,  et  ne  sais  guère  ce 
que  je  fais.  Ah!  Chaillot,  Chaillot!..,  si  j'étois 
moins  folle!...  mais  j'espère  de  letre  toujours. 

P.  S.  A  propos ,  j'oubliois  de  faire  compli- 
ment à  ton  altesse.  Dis-moi,  je  t'en  prie,  mon- 
seigneur ton  mari  est -il  Atteman  ,  Knès  ,  ou 
Boyard?  Pour  moi,  je  croirai  jurer  s'il  fîut  l'ap- 
peler madame  la  Boyarde  (i).  O  pauvre  enfant  ! 
toi  qui  as  tant  gémi  d'être  née  demoiselle,  te  voilà 
bien  chanceuse  d  être  la  femme  d'un  prince  ! 
Entre  nous  cependant,   pour  une  dame  de  si 

(i)  Madame  d'Orbe  ignoroit  apparemment  que  les 
deux  premiers  noms  sont  en  effet  des  titres  distingués  , 
mais  qu'un  boyard  n'est  qu'un  simple  gentilbomme. 


ï8o  LA   NOUVELLE   HÉLOISE. 

grande  qualité  ,  je  te  trouve  des  frayeurs  un  peu 
roturières.  Ne  sais-tu  pas  que  les  petits  scrupu- 
les ne  conviennent  qu'aux  petites  gens,  et  qu'on 
rit  d'un  enfant  de  bonne  maison  qui  prétend 
être  fds  de  son  père  ? 


LETTRE  XIV. 

DE   M.  DE   WOLMAR    A   MADAME   D'ORBE. 

Je  pars  pour  Étange ,  petite  cousine  :  je  m'étois 
proposé  de  vous  voir  en  allant;  mais  un  retard 
dont  vous  êtes  cause  me  force  à  plus  de  diligence , 
et  j'aime  mieux  coucher  à  Lausanne  en  reve- 
nant, pour  y  passer  quelques  heures  de  plus 
avec  vous.  Aussi  bien  j'ai  à  vous  consulter  sur 
plusieurs  choses  dont  il  est  bon  de  vous  parler 
d'avance  afin  que  vous  ayez  le  temps  d'y  réflé- 
chir avant  de  m'en  dire  votre  avis. 

Je  n'ai  point  voulu  vous  expliquer  mon  projet 
au  sujet  du  jeune  homme  avant  que  sa  présence 
eût  confirmé  la  bonne  opinion  que  j'en  avois 
conçue.  Je  crois  dc^a  mètre  assez  assuré  de  lui 
pour  vous  confier  entre  nous  que  ce  projet  est 
de  le  charger  de  l'éducation  de  mes  enfants.  Je 
n'ignore  pas  que  ces  soins  importants  sont  le 
principal  devoir  d'un  père  :  mais  quand  il  sera 
temps  de  les  prendre  je  serai  trop  Agé  pour  les 
remplir;  et  tranquille  et  contemplatif  par  tem- 
pérament ,j.'cus  toujours  trop  peu  d  activité  pour 


QUATRIÈME    Px\RTIE.  i8t 

pouvoir  régler  celle  de  la  jeunesse.  D'ailleurs, 
par  la  raison  qui  vous  est  connue  (i),  Julie  ne 
me  verroit  point  sans  inquiétude  prendre  une 
fonction  dont  j'aurois  peine  à  m'acquitter  à  son 
gré.  Comme  par  mille  autres  raisons  votre  sexe 
n'est  pas  propre  à  ces  mêmes  soins,  leur  mère 
s'occupera  tout  entière  à  bien  élever  son  Hen- 
riette :  je  vous  destine  pour  votre  part  le  gou- 
vernement du  ménage  sur  le  plan  que  vous  trou- 
verez établi  et  que  vous  avez  approuvé;  la  mienne 
sera  de  voir  trois  honnêtes  gens  concourir  au 
bonheur  de  la  maison,  et  de  goûter  dans  ma 
vieillesse  un  repos  qui  sera  leur  ouvrage. 

J'ai  toujours  vu  que  ma  femme  auroit  une 
extrême  répugnance  à  confier  ses  enfants  à  des 
mains  mercenaires ,  et  je  n'ai  pu  blâmer  se^ 
scrupules.  Le  respctable  état  de  précepteur  exige 
tant  de  talents  qu'on  ne  sauroit  payer,  tant  de 
vertus  qui  ne  sont  point  à  prix  ,  qu'il  est  inu- 
tile d en  chercher  un  avec  de  largent.  Il  n'y  a 
qu'un  homme  de  génie  en  qui  l'on  puisse  espérer 
de  trouver  les  lumières  d'un  maître;  il  n'y  a 
qu  un  ami  très  tendre  à  qui  son  cœur  puisse  in- 
spirer le  zélé  d  un  père  ;  et  le  génie  n'est  guère  à 
vendre,  encore  moins  l'attachement. 

Votre  ami  m'a  paru  réunir  en  lui  toutes  les 
qualités  convenables;  et,  si  j'ai  bien  connu  son 
ame,  je  n  imagine  pas  pour  lui  de  plus  grande 

(i)  Cette  raison  n'est  pas  connue  encore  du  lecteur, 
mais  il  est  prié  de  ne  pas  s'impatienter. 


|8i  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

félicité  que  de  faire  dans  ces  enfants  chéris  celle 
de  leur  mère.  Le  seul  obstacle  que  je  puisse  pré- 
voir est  dans  son  affection  pour  niylord  Edouard , 
qui  lui  pernietlra  diflicilemcnt  de  se  détacher 
d'un  ami  si  cher  et  auquel  il  a  de  si  grandes  obli- 
gations ,  à  moins  (pi  Edouard  ne  l'exige  lui- 
-même. Nous  attendons  bientôt  cet  homme  ex- 
traordinaire ;  et  comme  vous  avez  beaucoup 
d'empire  sur  son  esprit,  s'il  ne  dément  pas  l'idée 
que  vous  m  en  avez  donnée,  je  pouriois  bien 
vous  charger  de  ce!  te  négociai  ion  près  de  lui. 

Vous  avez  à  présent,  petite  cousine ,  la  clef 
de  tonte  ma  conduite,  qui  ne  peut  que  paroître 
fort  bizarre  sans  cette  explication,  et  qui ,  j  es- 
père, aura  désormais  lapprobation  de  Julie  et 
la  vôtre.  TAvanfage  d'avoir  une  femme  comme 
la  mienne  ma  fait  tenter  des  moyens  qui  se- 
roient  impraticables  avec  une  autre.  Si  je  la  laisse 
en  toute  confiance  avec  son  ancien  amant  sous 
la  seule  garde  de  sa  vertu,  je  serois  insensé  d'é- 
tablir dans  ma  maison  cet  amant  avant  de  m'as- 
surer  qn  il  eût  pour  jamais  cessé  de  lêtre  :  et 
comment  pouvoir  m'en  assiner,  si  j'avois  une 
épouse  sur  laquelle  je  comptasse  moins? 

Je  vous  ai  vue  quelquefois  sourire  à  mes  ob- 
servations sur  lamour  :  mais  pour  le  coup  je 
tiens  de  quoi  vous  humilier.  Jai  fait  une  dé- 
couverte que  ni  vous  ni  femme  au  monde,  avec 
toute  la  subtilité  cpi'on  prête  à  votre  sexe,  n'eus- 
siez jamais  faite,  dont  pourtant  vous  sentirez 
peut-être  l'évidence  au  premier  instant ,  et  que 


QUATRIÈME   PARTIE.  l8.î 

VOUS  tiendrez  au  moins  pour  démontrée  quand 
j'aurai  pu  vous  expliquer  sur  quoi  je  la  fonde. 
De  vous  dire  que  nies  jeunes  fjens  sont  plus 
amoureux  que  jamais,  ce  n'est  pas  sans  doute 
une  merveille  à  vous  apprendre.  De  vous  assu- 
rer au  contraire  qu'ils  sont  parfaitement  guéris; 
vous  savez  ce  que  peuvent  la  raison,  la  vertu; 
ce  n'est  pas  là  non  plus  leur  plus  grand  miracle. 
Mais  que  ces  deux  opposés  soient  vrais  en  même 
temps  ;  qu'ils  brûlent  plus  ardemment  que  ja- 
mais l'un  pour  l'autre,  et  qu'il  ne  règne  plus  en- 
tre eux  qu'un  honnête  attachement  ;  qu'ils  soient 
toujours  amants  et  ne  soient  plus  qu'amis  :  c'est 
je  pense  à  quoi  vous  vous  attendez  moins  ,  ce 
que  vous  aurez  plus  de  peine  à  comprendre ,  et 
ce  qui  est  pourtant  selon  l'exacte  vérité. 

Telle  est  lénigme  que  forment  les  contradic- 
tions fréquentes  que  vous  avez  dû  remarquer  en 
eux,  soit  dans  leurs  discours,  soit  dans  leurs 
lettres.  Ce  que  vous  avez  écrit  à  Julie  au  sujet 
du  portrait  a  servi  plus  que  tout  le  reste  à  m'en 
éclaircir  le  mystère;  et  je  vois  qu'ils  sont  tou- 
jours de  bonne  foi ,  même  en  se  démentant  sans 
cesse.  Quand  je  dis  eux,  c'est  sur-tout  le  jeune 
homme  que  j  entends  ;  car,  pour  votre  amie,  on 
n'en  peut  parler  que  par  conjecture  :  un  voile 
de  sagesse  et  d  honnêteté  fait  tant  de  replis  au- 
tour de  son  cœur  ,  qu  il  n'est  plus  possible  à  l'œil 
humain  d'y  pénétrer,  pas  même  au  sien  propre. 
La  seule  chose  qui  me  fait  soupçonner  quil  lui 
reste  quelque  défiance  à  vaincre,  et  qu'elle  ne 


t84  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

cesse  de  chercher  en  elle-même  ce  quelle  feroit 
si  elle  étoit  tout-à-fait  guérie ,  et  le  fait  avec 
tant  d'exactitude,  ({ue  si  elle  ctoit  réellement 
guérie  elle  ne  le  feroit  pas  si  bien. 

Pour  votre  ami ,  qui,  bien  que  vertueux,  s'ef- 
fraie moins  des  sentiments  qui  lui  restent ,  je  lui 
vois  encore  tous  ceux  qu  il  eut  dans  sa  première 
jeunesse  ;  mais  je  les  vois  sans  avoir  droit  de 
mcn  offenser.  Ce  nest  pas  de  Julie  de  Wolmar 
qu  il  est  amoureux  ,  c'est  de  Julie  d'Etange  ;  il 
ne  me  hait  point  comme  le  possesseur   de  la 
personne  qu  il  aime ,  mais  comme  le  ravisseur 
de  celle  qu  il  a  aimée.  La  femme  d'un  autre  n'est 
point  sa  maîtresse  ;  la  mère  de  deux  enfants  n'est 
plus  son  ancienne  écolière.  Il  est  vrai  quelle  lui 
ressemble  beaucoup  et  qu'elle  lui  en  rappelle 
souvent   le   souvenir.   Il  l'aime   dans  le  temps 
passé  ;  voilà  le  vrai  mot  de  l'énigme  :  ôtez-lui  la 
mémoire,  il  n'aura  plus  d'amour. 

Ceci  n'est  pas  une  vaine  subtilité,  petite  cou- 
sine ;  c'est  une  observation  très  solide  ,  qui ,  éten* 
due  à  d'autres  amours  ,  auroit  peut-être  une  ap- 
plication bien  ])lus  générale  qu'il  ne  paroît.  Je 
pense  même  qu'elle  ne  seroit  pas  difficile  à  ex- 
pliquer en  cctle  occasion  par  vos  propres  idées. 
Le  temps  où  vous  séparâtes  ces  deux  amants  fut 
celui  oii  leur  passion  étoit  à  son  plus  haut  point 
de  véhémence.  Peut-être  s'ils  fussent  restés  plus 
long-temps  ensemble  se  seroient-ils  peu  à  peu 
refroidis  ;  mais  leur  imagination  vivement  émue 
les  a  sans  cesse  offerts  l'un  à  l'autre  tels  qu'ils 


QUATRIÈME   PARTIE.  l85 

étoierit  à  riiistant  de  leur  séparation.  Le  jeune 
homme ,  ne  voyant  point  dans  sa  maîtresse  les 
chan^fyements  qu'y  faisoit  le  pro^rfrès  du  temps , 
laimoit  telle  qu il  Tavoit  vue,  et  non  plus  telle 
qu  elle  étoit  (i).  Pour  le  rendre  heureux  il  n'é- 
toit  pas  question  seulement  de  la  lui  donner  ., 
mais  de  la  lui  rendre  au  même  a^e  et  dans  les 
mêmes  circonstances  où  elle  s'étoit  trouvée  au 
temps  de  leurs  premières  amours;  la  moindre  al- 
tération à  tout  cela  étoit  autant  doté  du  hon- 
heur  qu  il  s'étoit  promis.  Elle  est  devenue  plus 
belle  ,  mais  elle  a  changé  ;  ce  qu'elle  a  gagné 
tourne  en  ce  sens  à  son  préjudice  ;  car  c'est  de 
l'ancienne  et  non  pas  d'une  autre  qu'il  est  amou- 
reux. 

Lerreur  qui  l'abuse  et  le  trouble  est  de  con- 
fondre les  temps  et  de  se  reprocher  souvent 
comme  un  sentiment  actuel  ce  qui  n'est  que  l'ef- 
fet d  un  souvenir  trop  tendre  :  mais  je  ne  sais 

(i)  Vous  êtes  bien  folles ,  vous  autres  femmes ,  de 
vouloir  donner  de  la  consistance  à  un  sentiment  aussi 
frivole  et  aussi  passager  que  Tamour.  Tout  change  dans 
la  nature  ,  tout  est  dans  un  flux  continuel  ;  et  vous  vou- 
lez inspirer  des  feux  constants  !  Et  de  quel  di^oit  préten- 
dez-vous être  aimée  aujourd'hui  parceque  vous  l'étiez' 
hier?  Gardez  donc  le  même  visage,  le  même  âge,  la 
même  humeur,  soyez  toujours  la  même  ,  et  l'on  vous  ai- 
mera toujours  ,  si  l'on  peut.  Mais  changer  sans  cesse,  et 
vouloir  toujours  qu'on  vous  aime,  c'est  vouloir  qu'à  cha- 
que instant  on  cesse  de  vous  aimer  ;  ce]n'est  pas  chercher 
des  cœurs  constants,  c'est  en  chercher  d'aussi  changeants 
que  vous. 


l86  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

s'il  ne  vaut  pas  mieux  achever  de  le  guérir  que 
le  désa])user.  On  tirera  peut-être  meilleur  parti 
pour  cela  de  son  erreur  que  de  ses  lumières.  Lui 
découvrir  le  véritable  état  de  son  cœur  seroit  lui 
apprendre  la  mort  de  ce  qu'il  aime  ;  ce  seroit  lui 
donner  une  affliction  dangereuse  en  ce  que  l'état 
de  tristesse  est  toujours  favorable  à  lamour. 

Délivré  des  scrupules  qui  le  gênent  ,  il  nourri- 
roit  peut-être  avec  plus  de  complaisance  des  sou- 
venirs qui  doivent  s'éteindre  ;  il  en  parleroit  avec 
moins  de  réserve;  et  les  traits  de  sa  Julie  ne  sont 
pas  tellement  effacés  en  madame  de  Wolmar  , 
qu'à  force  de  les  y  chercher  il  ne  les  y  pût  re- 
trouver encore.  J'ai  pensé  qu'au  lieu  de  lui  ôter 
1  opinion  des  progrès  qu'il  croit  avoir  faits,  et 
qui  sert  d'encouragement  pour  achever,  il  falloit 
lui  faire  perdre  la  mémoire  des  temps  qu'il  doit 
oublier,  en  substituant  adroitement  d'autres 
idées  à  celles  qui  lui  sont  si  chères.  Vous  ,  qui 
contribuâtes  à  les  faire  naître ,  pouvez  contri- 
buer plus  que  personne  à  les  effacer  ;  mais  c'est 
seulement  quand  vous  serez  tout-à-fait  avec  nous 
que  je  veux  vous  dire  à  l'oreille  ce  qu'il  faut 
faire  pour  cela;  charge  qui,  si  je  ne  me  trompe, 
ne  vous  sera  pas  fort  onéreuse.  En  attendant , 
je  cherche  à  le  familiariser  avec  les  objets  qui 
l'effarouchent,  en  les  lui  présentant  de  manière 
qu  ils  ne  soient  plus  dangereux  pour  lui.  Il  est 
ardent,  mais  foible  et  facile  à  subjuguer.  Je  pro- 
fite de  cet  avantage  en  donnant  le  change  à  son 
imagination.  A  la  place  de  sa  maîtresse  je  le 


QUATRIÈME   PARTIE.  187 

force  de  voir  toujours  réponse  d'un  honnête 
homme  et  la  mère  de  mes  entants  :  j'efface  un  ta- 
bleau par  un  autre  ,  et  couvre  le  passé  du  pré- 
sent. On  mène  un  coursier  omhraj^eux  à  Tobjct 
qui  l'effraie  ,  afin  qu'il  n'en  soit  plus  effrayé. 
C'est  ainsi  qu'il  en  faut  user  avec  ces  jeunes  j^ens 
dont  l'imagination  brûle  encore  quand  leur 
cœur  est  déjà  refroidi  ,  et  leur  offre  dans  féloi- 
gncment  des  monstres  qui  disparoissent  à  leur 
approche, 

Je  crois  bien  connoître  les  forces  de  l'un  et  de 
l'autre  ;  je  ne  les  expose  qu'à  des  épreuves  qu'ils 
peuvent  soutenir  :  car   la  sagesse   ne  consiste 
pas  à  prendre  indifîéremment  toutes  sortes  de 
précautions ,  mais  à  choisir  celles  qui  sont  uti- 
les et  à  néoliger  les  superflues.  Les  huit  jours 
pendant  lesquels  je  les  vais  laisser  ensemble  suf- 
firont peut-être  pour  leur  apprendre  à  démêler 
leur  vrais  sentiments  et  connoître  ce  qu'ils  sont 
réellement  l'un  à  l'autre.  Plus  ils  se  verront  seul 
à  seul ,  plus  ils  comprendront  aisément  leur  er- 
reur en  comparant  ce  qu'ils  sentiront  avec  ce 
qu'ils  auroient  autrefois  senti  dans  une  situation 
pareille.  Ajoutez  qu'il  leur  importe  de  s'accou- 
tumer sans  risque  à  la  familiarité  dans  laquelle 
ils  vivront  nécessairement  si  mes  vues  sont  rem- 
plies. Je  vois  par  la  conduite  de  Julie  qu'elle  a 
reçu  de  vous  des  conseils  qu'elle  ne  pouvoit  re- 
fuser de  suivre  sans  se  faire  tort.  Quel  plaisir  je 
prendrois  à  lui  donner  cette  preuve  que  je  sens 
tout  ce  qu'elle  vaut,sic'étoit  une  femme  auprès 


l88  LA   NOUVELLE   HÈLOÏSE. 

de  laquelle  un  mari  pût  se  faire  un  mérite  de  sa 
confiance  !  Mais  quand  elle  n'auroit  rien  j*}a[;nc 
sur  son  cœur,  sa  vertu  resteroit  la  même:  elle 
lui  coLiteroit  davanta.fije  ,  et  ne  triomplicroit  pas 
moins.  Au  lieu  que  sH  lui  reste  aujourd'hui  quel- 
que peine  intérieure  à  souffrir,  ce  ne  peut  être 
que  dans  lattcndrissement  d'une  conversation 
de  réminiscence  ,  qu  elle  ne  saura  que  trop  pres- 
sentir, et  qu'elle  évitera  toujours.  Ainsi ,  vous 
voyez  quil  ne  faut  point  juger  ici  de  ma  con- 
duite par  les  régies  ordinaires,  mais  par  les  vues 
qui  me  l'inspirent  et  par  le  caractère  unique  de 
celle  envers  qui  je  la  tiens. 

Adieu,  petite  cousine,  jusqu'à  mon  retour. 
Quoique  je  n'aie  pas  donné  toutes  ces  explica- 
tions à  Julie ,  je  n'exige  pas  que  vous  lui  en  fas- 
siez un  mystère.  J'ai  pour  maxime  de  ne  point 
interposer  de  secrets  entre. les  amis  :  ainsi  je  re- 
mets ceux-ci  à  votre  discrétion;  faites-en  l'usage 
que  la  prudence  et  lamitié  vous  inspireront .  je 
sais  que  vous  ne  ferez  rien  que  pour  le  mieux  et 
le  plus  honnête. 


LETTRE  XV. 

DE   SAINT-PREUX    A   MYLORD   EDOUARD. 


\ 


JVT.  DE  WoLMAR  partit  hier  pour  Étange  ,  et  j'ai 
peine  à  concevoir  l'état  de  tristesse  où  m'a  laisse 
son   départ.  Je  crois  que  l'éloignenient   de  sa 


QUATRIÈME   PARTIE.  189 

lèmme  m'affligeroit  moins  que  le  sien.  Je  me  sens 
plus  contraint  qu'en  sa  présence  même,  vm 
morne  silence  régne  au  fond  de  mon  cœur;  un 
effroi  secret  en  étouffe  le  murmure,  et  moins 
troublé  de  désirs  que  de  craintes  ,  j  éprouve  les 
terreurs  du  crime  sans  en  avoir  les  tentations. 

Savez-vous,  mylord,  où  mon  ame  se  rassure 
et  perd  ces  indignes  hayeurs?  auprès  de  madame 
de  Wolmar.  Sitôt  que  j'approche  d'elle,  sa  vue 
apaise  mon  trouble,  ses  regards  épurent  mon 
cœur.  Tel  est  f  ascendant  du  sien  ,  qu  il  semble 
toujours  inspirer  aux  autres  le  sentiment  de  son 
innocence  et  le  repos  qui  en  est  l'effet.  Malheu- 
reusement pour  moi  sa  règle  de  vie  ne  la  livre 
pas  toute  la  journée  à  la  société  de  ses  amis  ,  et 
dans  les  moments  que  je  suis  forcé  de  passer 
sans  la  voir  je  souffrirois  moins  d'être  plus  loin 
d'elle. 

Ce  qui  contribue  encore  à  nourrir  la  mélan- 
colie dont  je  me  sens  accablé  ,  c'est  un  mot 
qu'elle  me  dit  hier  après  le  départ  de  son  mari. 
Quoique  jusqu'à  cet  instant  elle  eût  fait  assez 
bonne  contenance ,  elle  le  suivit  long-temps  des 
yeux  avec  un  air  attendri,  que  j  attribuai  d'a- 
bord au  seul  éloignement  de  cet  heureux  époux; 
mais  je  conçus  à  son  discours  que  cet  attendris- 
sement avoit  encore  une  autre  cause  qui  ne 
m'é.toit  pas  connue.  Vous  voyez  comme  nous 
vivons,  me  dit-elle  ,  et  vous  savez  s  il  m  est  cher. 
iSe  croyez  pas  pourtant  que  le  sentiment  qui 
m'unit  à  lui,  aussi  tendre  et  plus  puissant  quç 


IQO  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

l'amour,  en  ait  aussi  les  foibicsses.  S'il  nous  en 
coûte  quand  la  douce  habitude  de  vivre  ensem- 
ble est  interrompue ,  l'espoir  assuré  de  la  re- 
prendre bientôt  nous  console.  Un  état  aussi  per- 
manent laisse  peu  de  vicissitudes  à  craindre  •  et 
dans  une  absence  de  quelques  jours  nous  sen- 
tons moins  la  peine  d'un  si  court  intervalle  que 
le  plaisir  d'en  envisager  la  fin.  L'affliction  que 
vous  lisez  dans  mes  yeux  vient  d'un  sujet  plus 
grave,  et  quoiqu'elle  soit  relative  à  M.  de  Wol- 
mar  ,  ce  n'est  point  son  éloignement  qui  la 
cause. 

Mon  cher  ami,  ajouta-t-elle  d'un  ton  pénétré, 
il  n'y  a  point  de  vrai  bonheur  sur  la  terre.  J'ai 
pour  mari  le  plus  honnête  et  le  plus  doux  des 
hommes,  un  penchant  mutuel  se  joint  au  devoir 
qui  nous  lie,  il  n'a  point  d'autres  désirs  que  les 
miens;  j'ai  des  enfants  qui  ne  donnent  et  pro- 
mettent que  des  plaisirs  à  leur  mère;  il  n'y  eut 
jamais  d'amie  plus  tendre,  plus  vertueuse,  plus 
aimable  que  celle  dont  mon  cœur  est  idolâtre , 
et  je  vais  passer  mes  jours  avec  elle;  vous-même 
contribuez  à  me  les  rendre  chers  en  justifiant  si 
bien  mon  estime  et  mes  sentiments  pour  vous: 
un  long  et  fâcheux  procès  prêt  à  finir  va  ra- 
mener dans  nos  bras  le  meilleur  des  pères  :  tout 
nous  prospère;  l'ordre  et  la  paix  régnent  dans 
notre  maison;  nos  domestiques  sont  zélés  et  fi- 
dèles; nos  voisins  nous  marquent  toutes  sortes 
d'attachement,  nous  jouissons  de  la  bienveil- 


QUATRIÈME   PARTIE.  igi 

lance  pul)lique.  Favorisée  en  toutes  choses  du 
ciel ,  de  la  fortune,  et  des  hommes,  je  vois  tout 
concourir  à  mon  bonheur.  Un  chagrin  secret , 
un  seul  chaf>rin  renipoisonne  ,  et  je  ne  suis  pas 
heureuse.  Elle  dit  ces  derniers  mots  avec  un 
soupir  qui  me  perça  1  ame ,  et  aw:|ucl  je  vis  trop 
que  je  n'avois  aucune  part.  Elle  n'est  pas  heu- 
reuse, me  dis-j(;  en  soupirant  à  mon  tour,  et 
ce  n'est  plus  moi  qui  l'empêche  de  Fêtre  ! 

Cette  f'uueste  idée  bouleversa  dans  un  instant 
toutes  les  miennes ,  et  troubla  le  repos  dont  je 
conimençois  à  jouir.  Impatient  du  doute  insup- 
portable où  ce  discours  m'avoit  jeté,  je  la  pres- 
sai tellement  d  achever  de  m'ouvrir  son  cœur , 
qu'enfin  elle  versa  dans  le  mien  ce  fatal  secret 
et  me  permit  de  vou^  le  révéler.  Mais  voici 
rhieure  de  la  promenade.  Madame  de  Wolmar 
sort  actuellement  du  gynécée  pour  aller  se  pro- 
mener avec  ses  enfants;  elle  vient  de  me  le  faire 
dire.  J'y  cours,  mylord  :  je  vous  quitte  pour 
cette  fois,  et  remets  à  reprendre  dans  une  autre 
lettre  le  sujet  interrompu  dans  celle-ci. 


LETTRE  XVI. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  SON  MARI. 

Je  vous  attends  mardi,  comme  vous  me  le  mar- 
quez, et  vous  trouverez  tout  arrangé  selon  vos 


192  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

intentions.  Voyez  en  revenant  madame  d'Orbe; 
elle  vous  dira  ce  qui  s'est  passé  durant  votre 
absence  :  j'aime  mieux  que  vous  l'appreniez 
d'elle  que  de  moi. 

Wolmar,  il  est  vrai,  je  crois  mériter  votre 
estime;  mais  votre  conduite  n'en  est  pas  plus 
convenable  ,  et  vous  jouissez  durement  de  la 
vertu  de  votre  femme. 


LETTRE  XYII. 

DE   SAINT-PREUX   A   MYLORD   EDOUARD. 

Je  veux ,  mylord  ,  vous  rendre  compte  d'un 
danger  que  nous  courûmes  ces  jours  passés,  et 
dont  heureusement  nous  avons  été  quittes  pcfur 
la  peur  et  un  peu  de  fatigue.  Geci  vaut  bien 
une  lettre  à  part  :  en  la  lisant  vous  sentirez  ce 
qui  m'engage  à  vous  l'écrire. 

Vous  savez  que  la  maison  de  madame  de 
Wolmar  n'est  pas  loin  du  lac,  et  qu'elle  aime 
les  promenades  sur  feaii.  Il  y  a  trois  jours  que 
le  désœuvrement  où  l'absence  de  son  mari  nous 
laisse  et  la  beauté  de  la  soirée  nous  firent  pro- 
jeter une  de  ces  promenades  pour  le  lendemain. 
Au  le,ver  du  soleil  nous  nous  rendîmes  au  rivage; 
nous  prîmes  un  bateau  avec  des  filets  pour  pé- 
cher, trois  rameurs,  un  domestique,  et  nous 
nous  embarquâmes  avec  (juelqurs  provisions 
pour  le  dîner.  J'avois  pris  un  fusil  pour  tirer  des 

% 


QUATRIÈME   PARTIE.  if)3 

l)esolets  (i);  mais  elle  me  fit  honte  de  tuer  des 
oiseaux  à  pure  perte  et  pour  le  seul  plaisir  de 
faire  du  mal.  Je  m'amusois  donc  à  rappeler  de 
temps  en  temps  des  gros-sifflets ,  des  tiou-tiou, 
des  crenets,  des  sifflassons  (2),  et  je  ne  tirai 
qu'un  seul  coup  de  fort  loin  sur  une  grèbe  que  je 
manquai. 

Nous  passâmes  une  heure  ou  deux  à  pêcher  à 
cinq  cents  pas  du  rivage.  La  pêche  fut  bonne; 
mais ,  à  l'exception  d'une  truite  qui  avoit  requ 
un  coup  d'aviron,  Julie  fit  tout  rejeter  à  l'eau. 
Ce  sont,  dit-elle,  des  animaux  qui  souffrent; 
délivrons-les  ;  jouissons  du  plaisir  qu'ils  auront 
d'être  échappés  au  péril.  Cette  opération  se  fit 
lentement,  à  contre-cœur ,  non  sans  quelques 
représentations  ;  et  je  vis  aisément  que  nos  gens 
auroient  mieux  goûté  le  poisson  qu'ils  avoient 
pris  que  la  morale  qui  lui  sauvoit  la  vie. 

Nous  avançâmes  ensuite  en  pleine  eau  ;  puis 
par  une  vivacité  de  jeune  homme  dont  il  seroit 
temps  de  guérir,  m'étant  mis  à  nager  (3),  je 
dirigeai  tellement  au  milieu  du  lac  que  nous 
nous  trouvâmes  bientôt  à  plus  d'une  lieue  du 
rivage  (4).  Là  j'expliquois  à  Julie  toutes  les  par- 

(i)  Oiseau  de  passage  sui-  le  lac  Je  Genève.  Le  besolet 
n'est  pas  bon  à  niangçr. 

(2)  Diverses  sortes  d'oiseaux  du  lac  de  Genève,  tous 
très  bons  à  manger. 

(3)  Terme  des  bateliers  du  lac  de  Genève;  c'est  tenir 
ia  rame  qui  gouverne  les  autres. 

(4)  Comment  cela?  Il  s'en  faut  bien  que  vis-à-vis  de 
Clarens  le  lac  ait  deux  lieues  de  large. 

4-  i3 


t94  ï"^   NOUVELLE   IIELOÏSE. 

lies  du  superbe  horizon  qui  nous  entouroit.  Je 
lui  montrois  de  loin  les  embouchures  du  Rhône, 
dont  limjjélueux  cours  sarrête  tout-à-coup  au 
bout  d  un  quart  de  lieue,  et  semble  craindre  de 
souiller  de  ses  eaux  bourbeuses  le  cristal  azuré 
du  lac.  Je  lui  faisois  observer  les  redans  des 
monta(^nes,  dont  les  angles  correspondants  et 
parallèles  forment  dans  1  espace  qui  les  sépare 
un  lit  digne  du  fleuve  qui  le  remplit.  En  l'écar- 
tant de  nos  côtes  j'aimois  à  lui  faire  admirer 
les  riches  et  charmantes  rives  du  pays  de  Vaud, 
où  la  quantité  des  villes  ,  1  innombrable  foule  du 
peuple,  les  coteaux  verdoyants  et  parés  de  toutes 
parts,  forment  un  tableau  ravissant;  où  la  terre, 
par-tout  cultivée  et  par-tout  féconde ,  offre  au 
laboureur,  au  pâtre,  au  vigneron,  le  fruit  as- 
curé  de  leurs  peines ,  que  ne  dévore  point  lavide 
publicain.  Puis  lui  montrant  le  Chabiais  sur  la 
côte  opposée,  pavs  non  moins  favorisé  de  la  na- 
ture, et  qui  n'offre  pourtant  qu  un  spectacle  de 
misère  ,  je  lui  faisois  sensiblement  distinguer  les 
différents  effets  des  deux  .gouvernements  pour 
la  richesse,  le  nombre  et  le  bonheur  des  hom- 
mes. C'est  ainsi,  lui  disois-je,  que  la  terre  ouvre 
son  sein  fertile  et  prodigue  ses  trésors  aux  heu- 
reux peuyjlcs  qui  la  cultivent  pour  eux-mêmes  : 
elle  semble  sourire  et  s'animer  au  doux  spectacle 
de  la  liberté;  elle  aime  à  nourrir  des  hommes. 
Au  contraire,  les  tristes  masures,  la  bruyère  et 
les  ronces  qui  couvrent  une  terre  à  demi  dé- 
serte,  annoncent  de  loin  qu'un  maître  absent  y 


QUATRIÈME   PARTIE.  tgS 

domine ,  et  qu'elle  donne  à  regret  à  des  esclaves 
quelques  maigres  productions  dont  ils  ne  pro- 
fitent pas. 

Tandis  que  nous  nous  amusions  agréablement 
à  parcourir  ainsi  des  yeux  les  côtes  voisines ,  un 
séchard ,  qui  nous  poussoit  de  biais  vers  la  rive 
opposée,  s'éleva,  fraîchit  considérablement;  et 
quand  nous  songeâmes  à  revirer,  la  résistance 
se  trouva  si  forte  qu'il  ne  fut  pas  possible  à'ïiotre 
frêle  bateau  de  la  vaincre.  Bientôt  les  ondes  de- 
vinrent terribles  :  il  fallut  regagner  la  rive  de 
Savoie ,  et  tâcher  d'y  prendre  terre  au  village  de 
Meillerie  qui  étoit  vis-à-vis  de  nous ,  et  qui  est 
presque  le  seul  lieu  de  cette  côte  où  la  grève 
offre  un  abord  commode.  Mais  le  vent  ayant 
changé  se  renforçoit,  rendoit  inutiles  les  efforts 
de  nos  bateliers  ,  et  nous  faisoit  dériver  plus  bas 
le  long  d'une  file  de  rochers  escarpés  où  l'on  ne 
trouve  plus  d  asile. 

Nous  nous  mîmes  tous  aux  rames  ,  et  presque 
au  même  instant  j'eus  la  douleur  de  voir  Julie 
saisie  du  mal  de  cœur ,  foible  et  défaillante  au 
bord  du  bateau.  Heureusement  elle  étoit  faite 
à  l'eau  et  cet  état  ne  dura  pas.  Cependant  nos 
efforts  croissoient  avec  le  danger;  le  soleil,  la 
fatigue  et  la  sueur  ,  nous  mirent  tous  hors  d'ha- 
leine et  dans  un  épuisement  excessif:  c'est  alors 
que ,  retrouvant  tout  son  courage,  Julie animoit 
le  nôtre  par  ses  caresses  compatissantes  ;  elle 
nous  essuyoit  indistinctement  à  tous  le  visap^e  , 
et  mêlant  dans  un  vase  du  vin  avec  de  l'eau  de 

i3. 


{gG  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

peur  d'ivresse  ,  elle  en  offroit  alternativement 
aux  plus  épuisés.  Non,  jamais  votre  adorable 
amie  ne  brilla  d'un  si  vif  éclat  que  dans  ce  mo- 
ment où  la  chaleur  et  l'agitation  avoient  animé 
son  teint  d'un  plus  grand  feu  ;  et  ce  qui  ajoutoit 
le  plus  à  ses  charmes  étoit  qu'on  voyoit  si  bien  à 
§on  air  attendri  que  tous  ses  soins  venoient 
moins  de  hayeur  pour  elle  que  de  compassion 
pour  nous.  Un  instant  seulement  deux  planches 
s-'étant  entrouvertes ,  dans  un  choc  qui  nous 
inonda  tous,  elle  crut  le  bateau  brisé;  et  dans 
une  exclamation  de  cette  tendre  mère  j'entendis 
distinctement  ces  mots  :  O  mes  enfants!  faut-il 
ne  vous  voir  plus?  Pour  moi  dont  liniagination 
va  toujours  plus  loin  que  le  mal  ,  quoique  je 
connusse  au  vrai  l'état  du  péril ,  je  croyois  voir 
de  moment  en  moment  le  bateau  englouti,  cette 
beauté  si  touchante  se  débattre  au  milieu  des 
flots ,  et  la  pâleur  de  la  mort  ternir  les  roses  de 
son  visage. 

Enfin  à  force  de  travail  nous  remontâmes  à 
Meillerie,  et,  après  avoir  lutté  plus  d'une  heure 
à  dix  pas  du  rivage,  nous  parvînmes  à  prendre 
terre.  En  abordant',  toutes  les  fatigues  furent 
oubliées.  Julie  prit  sur  soi  Ta  reconnoissance 
de  tons  les  soins  que  chacun  s  étoit  donnés;  et 
comme  au  fort  du  danger  elle  n'avoit  songé  qu'à 
nous ,  à  terre  il  lui  sembloit  qu'on  n'avoit  sauvé 
qu'elle. 

jNous  dînâmes  avec  l'appétit  qu'on  gagne  dans 
un  violent  travail.  La  truite  fut  apprêtée.  Julie 


QUATRIÈME    PARTIE.  jg'j 

qui  Taime  extrêmement  en  man{Tfca  peu;  et  je 
compris  que ,  pour  ôter  aux  bateliers  le  rej^ret 
de  leur  sacrifice,  elle  ne  se  soucioit  pas  que  j'en 
mangeasse  beaucoup  moi-même.  Mylord,  vous 
l'avez  dit  mille  fois  ,  dans  les  petites  choses 
comme  dans  les  grandes  cette  ame  aimante  se 
peint  toujours. 

Après  le  dîner,  l'eau  continuant  d'être  forte 
et  le  bateau  ayant  besoin  d'être  raccommodé,  je 
proposai  un  tour  de  promenade.  Julie  m'opposa 
le  vent,  le  soleil,  et  songeoit  à  ma  lassitude.  .T'a- 
vois  mes  vues;  ainsi  je  répondis  à  tout.  Je  suis  , 
lui  dis-je ,  accoutumé  dès  Icnfance  aux  exer- 
cices pénibles  ;  loin  de  nuire  à  ma  santé  ils  raf- 
fermissent ,  et  mon  dernier  voyage  m'a  rendu 
bien  plus  robuste  encore.  A  l'égard  du  soleil  et 
du  vent ,  vous  avez  votre  chapeau  de  paille  ; 
nous  gagnerons  des  abris  et  des  bois  ;  il  n'est 
question  que  de  monter  entre  quelques  rochers; 
et  vous  qui  n  aimez  pas  la  plaine  en  supporterez 
volontiers  la  fatigue.  Elle  fit  ce  que  je  voulois , 
et  nous  partîmes  pendant  le  dîner  de  nos  gens. 

Vous  savez  qu'après  mon  exil  du  Valais  je  re- 
vins il  y  a  dix  ans  à  Meillerie  attendre  la  per- 
mission de  mon  retour.  C'est  là  que  je  passai 
des  jours  si  tristes  et  si  délicieux ,  uniquement 
occupé  d'elle,  et  c'est  de  là  que  je  lui  écrivis 
une  lettre  dont  elle  fut  si  touchée.  J'avois  tou- 
jours désiré  de  revoir  la  retraite  isolée  qui  me 
servit  d'asile  au  milieu  des  glaces,  et  où  mon 
cœur  se  plaisoit  à  converser  en  lui-même  avec 


198  LA   NOUVELLE   HÉL0Ï8E. 

ce  qu'il  eut  de  plus  cher  au  monde.  L'occasioit 
de  visiter  ce  lieu  si  chéri  dans  une  saison  plus 
agréable ,  et  avec  celle  dont  l'image  l'habitoit 
jadis  avec  moi ,  fut  le  motif  secret  de  ma  pro- 
menade. Je  me  faisois  un  plaisir  de  lui  montrer 
d  anciens  monuments  d  une  passion  si  constante 
et  si  malheureuse. 

Nous  y  parvînmes  après  une  heure  de  marche 
par  des  sentiers  tortueux  et  frais,  qui,  montant 
insensiblement  entre  les  arbres  et  les  rochers , 
n'avoient  rien  de  plus  incommode  que  la  lon- 
gueur du  chemin.  En  approchant  et  reconnois- 
sant  mes  anciens  renseignements,  je  fus  prêt  à 
me  trouver  mal;  mais  je  me  surmontai ,  je  ca- 
chai mon  trouble  ,  et  nous  arrivâmes.  Ce  lieu 
solitaire  formoit  un  réduit  sauvage  et  désert, 
mais  plein  de  ces  sortes  de  beautés  qui  ne  plai- 
sent qu'aux  âmes  sensibles  ,  et  paroissent  hor- 
ribles aux  autres.  Un  torrent  formé  par  la  fonte 
des  neiges  rouloit  à  vingt  pas  de  nous  une  eau 
bourbeuse,  et  charrioit  avec  bruit  du  limon,  du 
sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une  chaîne 
de  roches  inaccessibles  séparoit  lesplanade  où 
nous  étions  de  cette  partie  des  Alpes  qu'on 
nomme  les  Glacières,  parceque  d'énormes  som- 
mets de  glaces  qu'il  s'accroissent  incessamment  j 
les  couvrent  depuis  le  commencement  du  mon- 
de (i).  Des  forêts  de  noirs  sapins  nous  ombra- 

(i)  Ces  monUijjMies  sont  si  liantes,  qu'une  demi-Tieurc 
après  le  soleil  couché  leurs  sommets  sont  encore  éclainis 
de  ses  rayons,  dont  le  rou[[C  forme  sur  ces  cimes  blan- 


QUATRIÈME   PARTIE.  I  g(; 

geoient  tristement  à  droite.  Un  grand  bois  dé 
chênes  étoit  à  gauche  au-delà  du  torrent;  et  au-' 
dessous  de  nous  cette  immense  plaine  d'eau  rjue 
le  Jac  forme  au  sein  des  Alpes  nous  séparoit  des 
riches  côtes  du  pays  de  Vaud,  dont  la  cime  du 
majestueux  Jura  couronnoit  le  tableau. 

Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets  , 
le  petit  terrain  où  nous  étions  étaloit  les  char- 
mes dun  séjour  riant  et  champêtre;  quelques 
ruisseaux  filtroient  à  travers  les  rochers  ,  et  rou- 
loient  sur  la  verdure  en  filets  de  cristal  ;  quel- 
ques arbres  fruitieis  sauvages  penchoicnt  leura 
têtes  sur  les  nôtres  ;  la  terre  humide  et  fraîche 
étoit  couverte  d  herbes  et  de  fleurs.  En  compa- 
rant un  si  doux  séjour  aux  objets  qui  l'environ- 
noient ,  il  sembloit  cjue  ce  lieu  tlésert  dût  être 
l'asile  de  cheux  amants  échappes  seuls  au  boule- 
versement de  la  nature. 

Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit  et  que  jr 
l'eus  qlielque  temps  contemplé  :  Quoi,  dis-je  à 
Julie  en  la  regardant  avec  un  œil  humide,  votre 
cœur  ne  vous  dit-il  rien  ici,  et  ne  sentez-vous 
point  quelque  émotion  secrète  à  l'aspect  d'ui> 
Heu  si  plein  de  vous  ?  Alors  ,  sans  attendre  sa 
réponse,  je  la  conduisis  vers  le  rocher,  et  lui 
montrai  son  chiffre  gravé  dans  mille  endroits, 
et  plusieurs  vejs  de  Pétrarque  et  du  Tasse  rela- 
tifs à  la  situation  oîij'étois  en  les  traçant.  En  les 

chcs  une  belle  couleur  de  rose  qu'on  a]>crroit  de  fort 
loin. 


20O  LA    NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

revoyant  moi-même  après  si  long-temps,  j'é- 
prouvai combien  la  présence  des  objets  peut  ra- 
nimer puissamment  les  sentiments  violents  dont 
on  fut  agité  près  d'eux.  Je  lui  dis  avec  un  peu 
de  véhémence  :  O  Julie,  éternel  charme  de  mon 
cœur  î  voici  les  lieux  où  soupira  jadis  pour  toi 
le  plus  fidèle  amant  du  monde  ;  voici  le  séjour 
où  ta  chère  image  faisoit  son  bonheur,  et  pré- 
paroit  celui  quil  reçut  enfin  de  toi-même.  On 
n'y  voyoit  alors  ni  ces  fruits  ni  ces  ombrages,  la 
verdure  et  les  fleurs  ne  tapissoient  point  ces^ 
compartiments ,  le  cours  de  ces  ruisseaux  n'en 
formoit  point  les  divisions  ,  ces  oiseaux  n'y  fai- 
soient  point  entendre  leurs  ramages  ;  le  vorace 
ëpervier,  le  corbeau  funèbre  ,  et  l'aigle  terrible 
des  Alpes  ,  faisoient  seuls  retentir  de  leurs  cris 
ces  cavernes  ;  d  immenses  glaces  pendoient  à 
tous  ces  rochers,  des  festons  de  neige  étoient 
le  seul  ornement  de  ces  arbres  :  tout  respiroit 
ici  les  rigueurs  de  Ihiver  et  Ihorreur  des  frimas; 
les  feux  sevds  de  mon  cœur  me  rendoient  ce  lieu 
supportable  ,  et  les  jours  entiers  s'y  passoient  à 
penser  à  toi.  Voila  la  pierre  où  je  m'asseyoi.<* 
pour  contempler  au  loin  ton  heureux  séjour; 
sur  celle-ci  fut  écrite  la  lettre  qui  toucha  ton 
cœur  ;  ces  cailloux  tranchants  me  servoient  de 
burin  pour  graver  ton  chiffre;  ici  je  passai  le 
torrent  glacé  pour  reprendre  une  de  tes  lettres 
qu'emportoit  un  tourbillon  ;  là  je  vins  relire  et 
baiser  mille  fois  la  dernière  que  tu  m'écrivis  ; 
voilà  le  bord  où  d'un  œil  avide  et  sombre  je 


QUATRIÈME   PARTIE.  201 

mesurois  la  profondeur  de  ces  abymes  ;  enfin 
ce  fut  ici  qu'avant  mon  triste  départ  je  vins  le 
pleurer  mourante  et  jurer  de  ne  te  pas  survi- 
vre. Fille  trop  constamment  aimée,  Ô  toi  pour 
qui  j'étois  né  ,  faut  -  il  me  retrouver  avec  toi 
dans  les  mêmes  lieux,  et  regretter  le  temps  que 
j'y  passois  à  gémir  de  ton  absence  !...  J'allois 
continuer;  mais  Julie,  qui  me  voyant  approcher 
du  bord  s'étoit  effrayée  et  niavoit  saisi  la  main, 
la  serra  sans  mot  dire  en  me  regardant  avec 
tendresse  et  retenant  avec  peine  un  soupir;  puis 
tout-à-coup  détournant  la  vue  et  me  tirant  par 
le  bras  :  Allons-nous-en ,  mon  ami ,  me  dit-elle 
d'une  voix  émue  ;  l'air  de  ce  lieu  n'est  pas  bon 
pour  moi.  Je  partis  avec  elle  en  gémissant ,  mais 
sans  lui  répondre ,  et  je  quittai  pour  jamais  ce 
triste  réduit  comme  j  aurois  quitté  Julie  elle- 
même. 

Revenus  lentement  au  port  après  quelques 
détours ,  nous  nous  séparâmes.  Elle  voulut  res- 
ter seule ,  et  je  continuai  de  me  promener  sans 
trop  savoir  où  j'allois.  A  mon  retour,  le  bateau 
n'étant  pas  encore  prêt  ni  l'eau  tranquille  ,  nous 
soupâmes  tristement ,  les  yeux  baissés  ,  l'air  rê- 
veur ,  mangeant  peu  et  parlant  encore  moins. 
Après  le  souper,  nous  fûmes  nous  asseoir  sur  la 
grève  en  attendant  le  moment  du  départ.  In- 
sensiblement la  lune  se  leva,  l'eau  devint  plus 
calme ,  et  Julie  me  proposa  de  partir.  Je  lui  don- 
nai la  main  pour  entrer  dans  le  bateau  ,  et  en 
m'asseyant  à  côté  d'elle,  je  ne  songeai  plus  à 


202  LA    NOUVELLE    HÉtOÏSE. 

quitter  sa  main.  Nous  f>ardion.s  un  profond  si- 
lence. Le  bruit  épal  et  mesuré  des  rames  m'ex- 
citoit  à  rêver.  Le  chant  assez  gai  des  Lécassi» 
nés  (i) ,  me  retratjant  les  plaisirs  d'un  autre  âge^ 
au  lieu  de  niégayer  m'attristoit.  Peu-à-pcu  je 
sentis  augmenter  la  mélancolie  dont  j'étois  ac- 
cablé. Un  ciel  serein  ,  la  Iraîcbeur  de  Tair ,  les 
doux  rayons  de  la  lune  ,  le  frémissement  argenté 
dont  l'eau  brilloit  autour  de  nous  ,  le  concours 
des  plus  agréables  sensations  ,  la  présence  même 
de  cet  objet  chéri ,  rien  ne  put  détourner  de 
mon  cœur  mille  réflexions  douloureuses. 

Je  commençai  par  me  rappeler  une  prome- 
nade semblable  faite  autrefois  avec  elle  durant 
le  charme  de  nos  premières  amours.  Tous  les 
sentiments  délicieux  qui  remplissoient  alors  mon 
ame  s'y  retracèrent  pour  l'affliger  ;  tous  les  évé- 
nements de  notre  jeunesse,  nos  études,  nos  en- 
tretiens ,  nos  lettres ,  nos  rendez-vous  ,  nos  plai- 
sirs , 

E  tnnta  fede  ,  e  si  tlolcî  momorie  , 
E  si  linif^o  costume  (9.)  ! 

ces  foules  de  petits  objets  qui  m'offroient  l'image 
de  mon  bonheur  passé  ;  tout  revenoit  pour  aug- 

(i)  La  bécassine  du  loc  de  Genève  n'est  point  l'oiseau 
qu'on  appelle  en  France  du  même  nom.  Le  chant  plus 
vif  et  plus  animé  de  la  nôtre  donne  au  lac,  durant  les 
nuits  d'été,  un  air  de  vie  et  de  fraiclicur  qui  rend  ses 
rives  encore  plus  charmantes. 

(2)  Et  cette  foi  si  pure,  et  ces  doux  souvenirs,  et  cette 
lonffue  familiarité  !  Métast. 


QUATRlÈiME    PARTIE.  2o5 

mentor  ma  misère  présente,  prendre  place  en 
mon  souvenir.  C'en  est  fait ,  ilisois-je  en  moi- 
même  ,  ces  temps  ,  ces  temps  heareux  ne  sont 
plus  ;  ils  ont  disparu  pour  jamais.  Hélas  !  ils  ne 
reviendront  plus;  et  nous  vivons  ,  et  nous  sont 
mee  ensemble  ,  et  nos  cœurs  sont  toujours  unis! 
Il  me  semhloit  que  j'aurois  porté  plus  patiem- 
ment sa  mort  ou  son  absence  ,  et  que  j'avois 
moins  soulVert  tout  le  temps  que  j'avois  passé 
loin  d'elle.  Quand  je  gémissois  dans  l'éloigne- 
ment,  l'espoir  de  la  revoir  soulageoit  mon  cœur; 
je  me  flattois  qu  un  instant  de  sa  présence  effa- 
ceroit  toutes  mes  peines  ;  j'envisageois  au  moins 
dans  les  possibles  un  état  moins  cruel  que  le 
mien  :  mais  se  trouver  auprès  d'elle,  mais  la  voir, 
la  toucher,  lui  parler,  l'aimer,  l'adorer,  et, 
presqu'en  la  possédant  encore ,  la  sentir  perdue 
à  jamais  pour  moi  ;  voilà  ce  qui  me  jetoit  dans 
des  accès  de  fureur  et  de  rage, qui  m'agitèrent 
par  degrés  jusqu'au  désespoir.  Bientôt  je  com- 
mençai de  rouler  dans  mon  esprit  des  projets 
funestes,  et,  dans  un  transport  dont  je  frémis 
en  y  pensant ,  je  fus  violemment  tenté  de  la 
précipiter  avec  moi  dans  les  flots  ,  et  d'y  finir 
dans  ses  bras  ma  vie  et  mes  longs  tourments. 
Cette  horrible  tentation  devint  à  la  fin  si  forte 
que  je  fus  obligé  de  quitter  brusquement  sa  main 
pour  passer  à  la  pointe  du  bateau. 

Lames  vives  agitations  commencèrent  à  pren- 
dre un  autre  cours  ;  un  sentiment  plus  doux  s  in- 
sinua peu-à-peu  dans  mon  amc ,  l'attendrisse- 


."îo/j  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

ment  surmonta  le  désespoir  ,  je  me  mis  à  verser 
des  torrents  de  larmes  ;  et  cet  état  comparé  à 
celui  dont  je  sortois  n'étoit  pas  sans  quelque 
plaisir,  je  pleurai  fortement,  long-temps  ,  et  fus 
soulagée.  Quand  je  me  trouvai  bien  remis  je  re- 
vins auprès  de  Julie  ;  je  repris  sa  main.  Elle  te- 
iioit  son  mouchoir;  je  le  sentis  fort  mouillé. 
Ah  !  lui  dis-je  tout  bas  ,  je  vois  que  nos  cœurs 
ïi'ont  jamais  cessé  de  s'entendre  !  Il  est  vrai  , 
dit-elle  d'une  voix  altérée  ;  mais  que  ce  soit  la 
dernière  fois  qu'ils  auront  parlé  sur  ce  ton.  Nous 
recommençâmes  alors  à  causer  tranquillement, 
et  au  bout  d'une  heure  de  navigation  nous  arri- 
vâmes sans  autre  accident.  Quand  nous  fûmes 
rentrés  j'aperçus  à  la  lumière  qu'elle  avoit  les 
yeux  rouges  et  fort  gonflés  :  elle  ne  dut  pas  trou- 
ver les  miens  en  meilleur  état.  Après  les  fatigues 
de  cette  journée  elle  avoit  grand  besoin  de  re- 
pos ;  elle  se  relira,  et  je  fus  me  coucher. 

Voilà,  mon  ami ,  le  détail  du  jour  de  ma  vie 
où  sans  exception  j  ai  senti  les  émotions  les  plus 
vives.  J  espère  quelles  seront  la  crise  qui  me 
rendra  tout-à-fait  à  moi.  Au  reste ,  je  vous  dirai 
que  cette  aventure  m'a  plus  convaincu  que  tous 
les  arguments  de  la  liberté  de  Ihommc  et  du 
mérite  de  la  vertu.  Combien  de  gens  sont  foiblc- 
lîient  tentés  et  succombent  !  Pour  Julie ,  mes 
yeux  le  virent  et  mon  cœur  le  sentit,  elle  sou- 
tint ce  jour-là  le  plus  grand  combat  qu'âme 
humaine  ait  pu  soutenir;  elle  vainquit  pour- 
tant. Mais  qu'ai-je  fait  pour  rester  si  loin  d'elle  ? 


QUATRIÈME    PARTIE.  2o5 

O  Edouard  !  quand  séduit  par  ta  maîtresse  tu 
sus  triompher  à-la-fois  de  tes  désirs  et  des  siens, 
n'élois-tu  qu'un  homme?  Sans  toi  j'étois  perdu 
peut-être.  Cent  fois  dans  ce  jour  périlleux  le 
souvenir  de  ta  vertu  ma  rendu  la  mienne. 


FIN   DE   LA   QUATRIEME    PARTIE. 


JULIE 


ou 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


CINQUIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

DE  MYLORD  EDOUARD  A  SAIIST-PREUX  (l). 

Sors  de  lenfance,  ami,  réveille-toi.  Ne  livre 
point  ta  vie  entière  au  long  sommeil  de  la  rai- 
son. Luge  s'écoule,  il  ne  t'en  reste  plus  que 
pour  être  sage.  A  trente  ans  passés  il  est  temps 
de  songer  à  soi;  commence  donc  à  rentrer  en 
toi-même  ,  et  sois  homme  une  fois  avant  la 
mort. 

Mon  cher,  votre  cœur  vous  en  a  long-temps 
imposé  sur  vos  lumières.  Vous  avez  voulu  phi- 
losopher avant  d  en  être  capable  ;  vous  avez  pris 
le  sentiment  pour  de  la  raison ,  et  content  des-- 

(i)  Cette  lettre  paroît  avoir  été  ëciite  avant  la  rti'cep- 
tion  de  la  précédente. 


2o8  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

timer  les  choses  par  rimpression  qu'elles  vous 
ont  faite,  vous  avez  toujours  ignoré  leur  vérita- 
ble prix.  Un  cœur  droit  est ,  je  l'avoue  ,  le  pre- 
mier organe  de  la  vérité  ;  celui  qui  n'a  rien  senti 
ne  sait  rien  apprendre;  il  ne  fait  que  flotter 
d'erreurs  en  erreurs  ;  il  n'acquiert  qu'un  vain 
savoir  et  de  stériles  connoissances  ,  parceque  le 
vrai  rapport  des  choses  à  Ihoninie ,  qui  est  sa 
principale  sciente,  lui  demeure  toujours  caché. 
Mais  c'est  se  borner  à  la  première  moitié  de 
cette  science  que  de  ne  pas  étudier  encore  les 
rapports  qu'ont  les  choses  entre  elles  pour  mieux 
juger  de  ceux  qu'elles  ont  avec  nous.  C'est  peu 
de  connoître  les  passions  humaines  ,  si  l'on 
n'en  sait  apprécier  les  objets;  et  cette  seconde 
étude  ne  peut  se  faire  que  dans  le  calme  de  la 
méditation. 

La  jeunesse  du  sage  est  le  temps  de  ses  expé- 
riences; ses  passions  en  sont  les  instruments  : 
mais  après  avoir  appliqué  son  ame  aux  objets 
extérieurs  pour  les  sentir ,  il  la  retire  au-dedans 
de  lui  pour  les  considérer,  les  comparer,  les 
«onnoltre.  Voilà  le  cas  où  vous  duvez  être  plus 
que  personne  au  monde.  Tout  ce  qu'un  cœur 
«ensible  peut  éprouver  de  plaisirs  et  de  peines 
a  rempli  le  vôtre;  tout  ce  f[u'un  homme  peut 
voir  vos  yeux  l'ojit  vu.  Dans  un  espace  de  douze 
ans  vous  avez  épuisé  tous  les  sentiments  qui 
peuvent  être  épars  dans  une  longue  vie,  et  vous 
avez  acquis,  jeune  encore,  l'expérience M'un 
vieillard.   Vos  premières   observations   se  sont 


Cinquième  partie.  20g 

portées  sur  des  gens  simples  et  sortant  presque 
des  mains  de  la  nature,  comme  pour  vous  ser- 
vir de  pièce  de  comparaison.  Exilé  dans  la  capi- 
tale du  plus  céléhre  peuple  de  l'univers,  vous 
€tes  sauté  pour  ainsi  dire  a  l'autre  extrémité  :  le 
génie   supplée    aux   intermédiaires.   Passé   chez 
la  seule  nation  d'hommes  qui  reste  parmi  les 
troupeaux  divers  dont  la  terre  est  couverte,  si 
vous  n'avez  pas  vu  réjjner  les  lois,  vous  les  avez 
vues  du  moins  exister  encore  ;  vous  avez  appris 
à  quels  signes  on  reconnoît  cet  organe  sacré  de 
la  volonté  d'un  peuple,  et  comment  l'empire  de 
la  raison  puhlique  est  le  vrai  fondement  de  la 
liberté.  Vous  avez  parcouru  tous  les  climats , 
vous  avez   vu  toutes  les  régions  que  le   soleil 
éclaire.  Un  spectacle  plus  rare  et  digne  de  1  œil 
du  sage ,  le  spectacle  d'une  ame  sublime  et  pu- 
re ,   triomphant    de    ses    passions    et    régnant 
sur  elle-même  ,  est  celui  dont  vous  jouissez.  Le 
premier  objet  qui  happa  vos  regards  est  celui 
qui  les  frappe  encore  ,  et  votre  admiration  pour 
lui  n'est  que  mieux  fondée  après  en  avoir  con- 
templé tant  dautres.  Vous  n'avez  plus   rien  à 
sentir   ni  à  voir  qui  mérite  de  vous  occuper.  Il 
ne  vous  reste  plus  d'objet  à  re(ifarder  que  vous- 
même  ,  ni  de  jouissance  à  goûter  que  celle  de  la 
sagesse.  Vous  avez  vécu  de  cette  courte  vie,  son- 
gez à  vivre  pour  celle  qui  doit  durer. 

Vos  passions  ,  dont  vous  fûtes  long-temps 
l'esclave ,  vous  ont  laissé  vertueux.  Voilà  toute 
votre  gloire  :  elle  est  grande ,  sans  doute  •  mais 

4-  14 


2  10  LA    NOUVELLE   HELOÏSE. 

soyez-en  moins  fier  :  votre  force  même  est  l'ou- 
vrap;e  de  votre  foiblesse.  Savez-vous  ce  qui  vous 
a  fait  aimer  toujours  la  vertu?  Elle  a  pris  à  vos 
yeux  la  figure  de  cette  femme  adorable  qui  la 
représente  si  bien  ,  et  il  seroit  difficile  qu'une  si 
obère  image  vous  en  laissât  perdre  le  goût.  Mais 
ne  faimerez-vous  jamais  pour  elle  seule ,  et  n'irez- 
vous  point  au  bien  par  vos  propres  forces ,  comme 
Julie  a  fait  par  les  siennes  :*Entbousiaste  oisif  de 
ses  vertus,  vous  bornerez-vous  sans  cesse  à  les 
admirer  sans  les  imiter  jamais?  Vous  parlez  avec 
chaleur  de  la  manière  dont  elle  remplit  ses  de- 
voirs d  épouse  et  de  mère  ;  mais  vous  ,  quand 
remplirez-vous  vos  devoirs  d'homme  et  d'ami  à 
son  exemple?  Une   femme   a    triomphé  d'elle- 
même  ,  et  un  philosophe  a  peine  à  se  vaincre  î 
Voulez-vous  donc  n'être  toujours  qu'un  discou- 
reur comme  les  autres,   et  vous  borner  à  faire 
de  bons  livres,  au  lieu  de  bonnes  actions  (i)? 

(i)  Non  ,  ce  siècle  de  la  philosophie  ne  passera  point 
sans  avoir  produit  un  vrai  philosophe.  J'en  connois  un, 
un  seul,  j'en  conviens;  u»ais  c'est  heaucoup  encore;  et, 
pour  conihle  tic  honheur,  c'est  dans  njon  pays  ([u'il  existe. 
L'oserai-je  nounner  ici ,  lui  dont  la  véritahle  jjloire  est 
d'avoir  su  rester  peu  connu?  Savant  et  modeste  Al)auzit, 
que  votre  sublime  simplicité  pardonne  à  mon  cœur  un 
zèle  qui  n'a  point  votre  nom  pour  objet.  Non  ,  ce  n'est 
pas  vous  que  je  veux  faire  connoître  à  ce  siècle  indigne 
de  vous  admirer;  c'est  Genève  que  je  veux  illustrer  de 
votre  séjour;  ce  sont  mes  concitoyens  que  je  veux  ho- 
norer de  l'honnctu'  qu'ils  vous  rendent.  Heureux  le  pays 
où  le  mérite  qui  se  cache  en  est  d'autant  plus  estimé  ! 


CINQUIÈME   PARTIE.  211 

Prenez-y  garde  ,  mon  cher  ;  il  rèfijne  encore  dans 
•vos  lettres  un  ton  de  mollesse  et  de  langueur 
qui  me  déplaît,  et  qui  est  bien  plus  un  reste 
de  votre  passion  qu'un  effet  de  votre  caractère. 
Je  hais  par-tout  la  foiblesse  ,  et  n'en  veux  point 
dans  mon  ami.  Il  n'y  a  point  de  vertu  sans 
force,  et  le  chemin  du  vice  est  la  lâcheté.  Osez- 
vous  bien  compter  sur  vous  avec  un  cœur  sans 
courage?  Malheureux!  si  Julie  étoit  foible,  tu 
succomberois  demain  et  ne  serois  qu'un  vil  adul- 
tère. Mais  te  voilà  resté  seul  avec  elle  :  apprends 
à  la  connoitre ,  et  rougis  de  toi. 

Jespère  pouvoir  bientôt  vous  aller  joindre. 
Vous  savez  à  quoi  ce  voyage  est  destiné.  Douze 
ans  d'erreurs'et  de  troubles  me  rendent  suspect 
à  moi-même  :  pour  résister  j'ai  pu  me  suffire  , 
pour  choisir  il  me  faut  les  yeux  d'un  ami  ;  et 
je  me  fais  un  plaisir  de  rendre  tout  commun 
entre  nous  ,  la  reconnoissance  aussi  bien  c|ue 
l'attachement.  Cependant ,  ne  vous  y  trompez 
pas,  avant  de  vous  accorder  ma  confiance,  j'exa- 

Heureux  le  peuple  où  la  jeunesse  ahière  vient  abaisser 
son  ton  dogmatique  et  rougir  de  son  vain  savoir  devant 
la  docte  ignorance  du  sage!  Vénérable  et  vertueux  vieil- 
lard ,  vous  n'aurez  point  été  prôné  par  les  beaux  esprits , 
leurs  bruyantes  académies  n'auront  point  retenti  de  vos 
éloges  ;  au  lieu  de  déposer  comme  eifx  votre  sagesse  duns 
des  livres ,  vous  l'aurez  mise  dans  votre  vie ,  pour  l'exem- 
ple de  la  patrie  que  vous  avez  daigné  vous  choisir,  que 
vous  aimez, et  qui  vous  respecte.  Vous  avez  vécu  comme 
Socrate  :  mais  il  mourut  par  la  main  de  ses  concitoyens, 
et  vous  êtes  chéri  des  vôtres. 

'4- 


212  LA   NOUVELLE   IIELOISE. 

minerai  si  vous  en  êtes  digne,  et  si  vous  méri-* 
tez  de  me  rendre  les  soins  que  j  ai  pris  de  vous. 
Je  connois  votre  cœur,  j'en  suis  content:  ce 
n'est  pas  assez;  c'est  de  votre  jugement  que  j'ai 
besoin  dans  un  choix  où  doit  présider  la  raison 
seule  ,  et  où  la  mienne  peut  m  abuser.  Je  ne 
crains  pas  les  passions  qui ,  nous  faisant  une 
guerre  ouverte,  nous  avertissent  de  nous  mettre 
en  défense,  nous  laissent,  quoi  qu'elles  fassent, 
la  conscience  de  toutes  nos  fautes,  et  auxquel- 
les on  ne  cède  qu'autant  qu'on  leur  veut  céder. 
Je  crains  leur  illusion  qui  trompe  au  lieu  de 
contraindre,  et  nous  fait  faire  sans  le  savoir  au- 
tre chose  que  ce  que  nous  voulons.  On  n'a  be- 
soin que  de  soi  pour  réprimer  ses  penchants , 
on  a  quelquefois  besoin  d'autrui  pour  discerner 
ceux  qu'il  est  permis  de  suivre  ;  et  c'est  à  quoi 
sert  l'amitié  dun  homme  sage,  qui  voit  pour 
nous  sous  un  autre. point  de  vue  les  objets  que 
nous  avons  intérêt  à  bien  connoître.  Songez 
donc  à  vous  examiner,  et  dites-vous  si,  tou- 
jours en  proie  à  de  vains  regrets  ,  vous  serez 
à  jamais  inutile  à  vous  et  aux  autres,  ou  si, 
reprenant  enfin  lempire  de  vous-même,  vous 
voulez  mettre  une  fois  votre  ame  en  état  d'éclai- 
rer celle  de  votre  ami. 

^es  affaires  ne  me  retiennent  plus  à  TiOndres 
que  pour  une  quinzaine  de  jours:  je  passerai  par 
notre  armée  de  Flandre  où  je  compte  rester  en- 
core autant;  de  sorte  que  vous  ne  devez  guère 
m'attendre  avant  la  fin  du  mois  prochain^ou  le 


CINQUIÈME    PARTIE.  2l3 

commencement  croctobre.  Ne  m'écrivez  plus  à 
Londres  ,  mais  à  l'armée  ,  sous  ladresse  ci- 
jointe.  Continuez  vos  descriptions  :  malgré  le 
mauvais  ton  de  vos  lettres  elles  me  touchent  et 
m'instruisent;  elles  m  inspirent  des  projets  de  re- 
traite et  de  repos  convenables  à*  mes  maximes 
et  à  mon  âge.  Calmez  sur-tout  linquiétude  que 
vous  m'avez  donnée  sur  madame  de  Wolmar  : 
si  son  sort  nest  pas  heureux,  qui  doit  oser  aspi- 
rer à  Têtre?  Après  le  détail  qu'elle  vous  a  fait, 
je  ne  puis  concevoir  ce  qui  manque  à  son  bon- 
heur (i). 


LETTRE  IL 

DE   SAINT-PREUX   A   MYLORD   EDOUARD. 

Oui  ,  mylord  ,  je  vous  le  confirme  avec  des 
transports  de  joie,  la  scène  de  Meillerie  a  été  la 
crise  de  ma  folie  et  de  mes  maux.  Les  explica- 
tions de  M.  de  Wolmar  m'ont  entièrement  ras- 
suré sur  le  véritable  état  de  mon  cœur.  Ce  cœur 
trop  foible  est  guéri  tout  autant  qu'il  peut  l'être; 
et  je  préfère  la  tristesse  d'un  regret  imaginaire  à 
l'effroi  d'être  sans  cesse  assiégé  par  le  crime.  De- 

(i)  Le  galimatias  de  cette  lettre  me  plaît,  en  ce  qu'il 
est  tout-à-fait  dans  le  caractère  du  bon  Edouai'd  ,  qui 
n'est  jamais  si  philosophe  que  quand  il  fait  des  sottises  , 
et  ne  raisonne  jamais  tant  que  quand  il  ne  sait  ce  qu'il 
dit. 


2l4  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

puis  le  retour  de  ce  digne  ami ,  je  ne  balance 
plus  à  lui  donner  un  nom  si  cher  et  dont  vous 
m  avez  si  bien  fait  sentir  tout  le  prix.  C'est  le 
moindre  titre  que  je  doive  à  quiconque  aide  à 
me  rendre  à  la  vertu.  La  paix  est  au  fond  de 
mon  ame  confhie  dans  le  séjour  que  j'habite.  Je 
commence  à  m'y  voir  sans  in({uiétude,  à  y  vivre 
comme  chez  moi;  et  si  je  n'y  prends  pas  tout- 
à-fait  l'autorité  d'un  maître,  je  sens  plus  de  plai- 
sir encore  à  me  regarder  comme  l'enfant  de  la 
maison.  La  simplicité,  l'égaHté  que  j'y  vois  ré- 
gner, ont  un  attrait  qui  me  touche  et  me  porte 
au  respect.  Je  passe  des  jours  sereins  entre  la 
raison  vivante  et  la  vertu' sensible.  En  fréquen- 
tant ces  heureux  époux ,  leur  ascendant  me  ga- 
gne et  me  touche  insensiblement ,  et  mon  cœur 
se  met  par  degrés  à  l'unisson  des  leurs ,  comme  la 
voix  prend  sans  qu'on  y  songe  le  ton  des  gens 
avec  qui  l'on  parle. 

Quelle  retraite  délicieuse  !  quelle  charmante 
habitation  !  que  la  douce  habitude  d'y  vivre  en 
augmente  le  prix!  et  que,  si  l'aspect  en  paroît 
d'ahord  peu  brillant,  il  est  difficile  de  ne  pas 
l'aimer  aifssitôt  qu'on  la  connoit  !  Le  goût  que 
prend  madame  de  Wolmarà  remplir  ses  nobles 
devoirs  ,  à  rendre  heureux  et  bons  ceux  qui  rap- 
prochent,  se  communique  à  tout  ce  qui  en  est 
l'objet,  à  son  mari ,  à  ses  enfants,  à  ses  hôtes  ,  à 
ses  domesli(|ues.  Le  tumulte,  les  jeux  hiuyants, 
les  longs  éclats  de  rire  ,  ne  retentissent  point 
dans  ce  paisible  séjour;  mais  on  y  trouve  par- 


CINQUIÈME   PARTIE.  2l5 

tout  des  cœurs  contents  et  des  visages  gais.  Si 
queltjuefois  on  *y  verse  des  larmes  ,  elles  sont 
d  attendrissement  et  de  joie.  Les  noirs  soucis  , 
l'ennui ,  la  tristesse  ,  n  approchent  pas  plus  d'ici 
que  le  vice  et  les  remords  dont  ils  sont  le  fruit. 
Pour  elle  ,  il  est  certain  qu'excepté  la  peine 
secrète  qui  la  tourmente ,  et  dont  je  vous  ai  dit 
la  cause  dans  ma  précédente  lettre  (i),  tout  con- 
court à  la  rendre  heureuse.  Cependant  avec  tant 
de  raisons  de  1  être  mille  autres  se  désoleroient 
à  sa  place  :  sa  vie  uniforme  et  retirée  leur  seroit 
insupportable;  elles  s'impatienteroientdu  tracas 
des  enfants  ;  elles  s'ennuieroient  des  soins  do- 
mestiques ;  elles  ne  pourroient  souffrir  la  cam- 
pagne; la  sagesse  et  festime  d  un  mari  peu  cares- 
sant ne  les  dédommageroient  ni  de  sa  froideur 
ni  de  son  âge  ;  sa  présence  et  son  attachement 
même  leur  seroient  à  charge.  Ou  elles  trouve- 
roient  l'art  de  l'écarter  de  chez  lui  pour  y  vivre  à 
leur  liberté ,  ou ,  s'en  éloignant  elles-mêmes ,  elles 
mépriseroient  les  plaisirs  de  leur  état  ;  elles  en 
chercheroient  au  loin  de  plus  dangereux,  et  ne 
seroient  à  leur  aise  dans  leur  propre  maison  que 
quand  elles  y  seroient  étrangères.  Il  faut  une  ame 
saine  pour  sentir  les  charmes  de  la  retraite  :  on  ne 
voit  guère  que  des  gens  de  bien  se  plaire  au  sein  de 
leur  famille  et  s  y  renfermer  volontairement  ;  s'il 
est  au  monde  une  vie  heureuse,  c'est  sans  doute 


(0  Cette  précédente  lettre  ne  se  trouve  point.  On  en 
verra  ci-après  la  raison. 


2l6  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

celle  qu'ils  y  passent.  Mais  les  instruments  du 
bonheur  ne  sont  rien  pour  qui  ne  sait  pas  les 
mettre  en  œuvre ,  et  Ion  ne  sent  en  quoi  le  vrai 
bonheur  consiste  qu'autant  qu'on  est  propre  à 
le  jOfoùtor. 

S'il  falloitdire  avec  précision  ce  qu'on  fait  dans 
cette  maison  pour  être  heureux, je  croirois  avoir 
bien  répondu  en  disant,  On  y  sait  vivre  ;  non. 
dans  le  sens  qu'on  donne  en  France  à  ce  mot, 
qui  est  d'avoir  avec  autrui  certaines  manières 
établies  par  la  mode;  mais  de  la  vie  de  l'homme 
et  potir  laquelle  il  est  né  ;  de  cette  vie  dont  vous 
me  purlez,  dont  vous  m'avez  donné  l'exemple  , 
qui  dure  au-delà  d'elle-même ,  et  qu'on  ne  tient 
pas  pour  perdue  au  jour  de  ta  mort. 

Julie  a  un  père  qui  s'inquiète  du  bien-être  de 
sa  famille  :  elle  a  des  enfants  à  la  subsistance 
desquels  il  laut  pourvoir  convenablement.  Ce 
doit  être  le  principal  soin  de  l'homme  sociable, 
et  c'est  aussi  le  premier  dont  elle  et  son  mari  se 
sont  conjointement  occupés.  En  entrant  en  mé- 
nage .ils  ont  examiné  l'état  de  leurs  biens  :  ils 
n'ont  pas  tant  re{>ardé  s'ils  étoient  proportionnés 
à  leur  condition  qu'à  leurs  besoins;  et  voyant 
quil  n'y  avoit  point  de  famille  honnête  qui  ne 
dût  s'en  contenter,  ils  n'ont  pa's  eu  assez  mau- 
vaise opinion  de  leurs  enfants  pour  craindre  que 
le  patrimoine  quils  ont  à  leur  laisser  ne  leur  pût 
sudire.  Ils  se  sont  donc  appliqiu's  à  laméliorer 
plutôt  qu'à  l'étendre  ;  ils  ont  placé  leur  argent 
plus  sûrement  qu'avantageusement  ;  au  lieu  d'à- 


CINQUIÈME    PARTIE.  ^17 

cheter  de  nouvelles  lencs,  ils  ont  donné  un 
nouveau  prix  à  celles  quils  a  voient  déjà  ,  et 
l'exemple  de  leur  conduite  est  le  seul  trésor  dont 
ils  veuillent  accroître  leur  héritaf^e. 

Il  est  vrai  qu  un  bien  qui  n'augmente  point 
est  sujet  à  diminuer  par  mille  accidents  ;  mais  si 
cette  raison  est  un  motif  pour  1  augmenter  une 
fois ,  quand  cessera-t-elle  d'être  un  prétexte  pour 
l'augmenter  toyjours?  Il  faudra   le  partager  à 
plusieurs   enfants.  Mais  doivent- ils  rester   oi- 
sifs? le  travail  de  chacun  n  est-il  pas  un  supplé- 
ment à  son  partage?  et  son  industrie  ne  doit- 
elle  pas  entrer  dans  le  calcul  de  son  bien  ?  L  in- 
satiable avidité  £iit  ainsi  son  chemin  sous  le 
masque  de  la  prudence,  et  mène  au  vice  à  force 
de  chercher  la  sûreté.  G  est  en  vain ,  dit  M.  de 
Wolmar,  qu'on  prétend  donner  aux  choses  hu- 
maines une  solidité  qui  n'est  pas  dans  leur  na- 
ture :  la  raison  même  veut  que  nous  laissions 
beaucoup  de  choses  au  hasard  ;  et  si  notre  vie  et 
notre   fortune    en    dépendent   toujours    malgré 
nous ,  quelle  folie  de  se  donner  sans  cesse  un 
tourment  réel  pour  prévenir  des  maux  douteux 
et  des  dangers  inévitables  !  La  seule  précaution 
qu'il  ait  prise  à  ce  sujet  a  été  de  vivre  un  an  sur 
son  capital ,  pour  se  laisser  autant  d'avance  sur 
son  revenu  ;  de  sorte  que  le  produit  anticipe  tou- 
jours dune  année  sur  la   dépense.  Il  a  mieux 
aimé  diminuer  un  peu  son  fonds  que  d'avoir  sans 
cesse  à  courir  après  ses  rentes.  L'avantage  de 
n'être  point  réduit  à  des  expédients  ruineux  au 


2l8  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

moindre  accident  imprévu  la  déjà  remboursé 
bien  des  fois  de  cette  avance.  Ainsi  Tordre  et  la 
règle  lui  tiennent  lieu  d'épargne,  et  il  s'enrichit 
de  ce  qu'il  a  dépensé. 

Les  maîtres  de  cette  maison  jouissent  d'un 
bien  médiocre  selon  les  idées  de  fortune  qu'on  a 
dans  le  monde;  mais  au  fond  je  ne  connois  per- 
sonne de  plus  opulent  qu'eux.  Il  n'y  a  point  de 
richesse  absolue.  Ce  mot  ne  signifie  qu'un  rap- 
port de  surabondance  entre  les  désirs  et  les  fa- 
cultés de  Ihomme  riche.  Tel  est  riche  avec  un 
arpent  de  terre  ;  tel  est  gueux  au  milieu  de  ses 
monceaux  d'or.  Le  désordre  et  les  fantaisies 
n'ont  point  de  bornes,  et  font  plus  de  pauvres 
que  les  vrais  besoins.  Ici  la  proportion  est  éta- 
blie sur  un  fondement  qui  la  rend  inébranlable, 
savoir  le  parfait  accord  des  deux  époux.  Le  mari 
s  est  chargé  du  recouvrement  des  rentes  ,  la 
femme  en  dirige  l'emploi,  et  c'est  dans  l'harmo- 
nie qui  régne  entre  eux  qu'est  la  source  de  leur 
richesse. 

Ce  qui  m'a  d'abord  le  plus  frappé  dans  cette 
maison,  c'est  d'y  trouver  l'aisance,  la  liberté,  la 
gaieté ,  au  milieu  de  l'ordre  et  de  l'exactitude. 
Le  grand  défaut  des  maisons  bien  réglées  est 
d'avoir  un  air  triste  et  contraint.  L'extrême  sol- 
licitude des  chefs  sent  toujours  un  peu  l'avarice; 
tout  respire  la  gêne  autour  d'eux  :  la  rigueur  de 
l'ordre  a  quelque  chose  de  servile  qu'on  ne  sup- 
porte point  sans  peine.  Les  domestiques  font 
leur  devoir,  mais  ils  le  font  d'un  air  mécontent 


CINQUIÈME    PARTIE.  219 

et  craintif.  Les  hôtes  sont  bien  reçus,  mais  ils 
n'usent  quavec  défiance  de  la  liberté  qu  on  leur 
donne;  et  comme  on  s'y  voit  toujours  hors  de 
Iaré[fle,  on  n'y  fait  rien  quen  tremblant  de  se 
rendre  indiscret.  On  sent  que  ces  pères  esfiaves 
ne  vivent  point  pour  eux,  mais  pour  leurs  en- 
fants; sans  son^oer  quils  ne  sont  pas  seulement 
pères,  mais  hommes,  et  qu'ils  doivent  à  leurs 
enfants  lexemple  de  la  vie  de  Ihomme  et  du 
bonheur  attaché  à  la  sagesse.  On  suit  ici  des 
règles  plus  judicieuses  :  on  y  pense  qu'un  des 
principaux  devoirs  d'un  bon  père  de  famille 
n'est  pas  seulement  de  rendre  son  séjour  riant 
afin  que  ses  enfants  s'y  plaisent ,  mais  d'y  mener 
lui-même  une  vie  agréable  et  douce,  afin  quils 
sentent  quon  est  heureux  en  vivant  comme 
lui,  et  ne  soient  jamais  tentés  de  prendre  pour 
l'être  une  conduite  opposée  à  la  sienne.  Une  des 
maximes  que  M.  de  Wolmar  répète  le  plus  sou- 
vent au  sujet  des  amusements  des  deux  cou- 
sines ,  est  que  la  vie  triste  et  mesquine  des 
pères  et  mères  est  presque  toujours  la  première 
source  du  désordre  des  enfants. 

Pour  Julie  ,  qui  n'eut  jamais  d  autre  règle  que 
son  cœur,  et  n'en  sauroit  avoir  de  plus  sûre, 
elle  s'y  livre  sans  scrupule  ,  et,  pour  bien  faire, 
elle  fait  tout  ce  qu'il  lui  demande.  Il  ne  laisse 
pas  de  lui  demander  beaucouj),  et  personne  ne 
sait  mieux  qu'elle  mettre  un  prix  aux  douceurs 
de  la  vie.  Comment  cette  ame  si  sensible  seroit- 
ellc  insensible  aux  plaisirs:*  Au  contraire,  elle 


220  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

les  aime  ,  elle  les  recherche,  elle  ne  s'en  refuse 
aucun  de  ceux  qui  la  flattent;  on  voit  qu'elle 
sait  les  goûter  :  mais  ces  plaisirs  sont  les  plaisirs 
de  Julie.  Elle  ne  néglige  ni  ses  propres  conimo- 
dités-iïii  celles  des  gens  qui  lui  sont  chers ,  c'est- 
à-dire  de  tous  ceux  qui  l'environnent!  Eile  ne 
compte  pour  superflu  rien  de  ce  qui  peut  con- 
tribuer au  bien-être  dune  personne  sensée;  mais 
elle  appelle  ainsi  tout  ce  qui  ne  sert  qu'à  briller 
aux  yeux  d'autrui;  de  sorte  qu'on  trouve  dans 
sa  maison  le  luxe  de  plaisir  et  de  sensualité  sans 
ralfinement  ni  mollesse.  Quant  au  luxe  de  ma- 
gnilicence  et  de  vanité,  on  ny  en  voit  que  Ce 
qu'elle  na  pu  refuser  au  goût  de  son  père;  en- 
core y  reconnoît-on  toujours  le  sien,  qui  con- 
siste à  donner  moins  de  lustre  et  d'éclat  que 
d'élégance  et  de  grâce  aux  choses.  Quand  je  lui 
parle  des  moyens  qu'on  invente  journellement  à 
Paris  ou  à  Londres  pour  suspendre  plus  douce- 
ment les  carrosses  ,  elle  approuve  assez  cela  ; 
mais  quand  je  lui  dis  jusqu'à  quel  j)rix  on  a 
poussé  les  vernis ,  elle  ne  me  comprend  plus ,  et 
nie  demande  toujours  si»ces  beaux  vernis  i^n- 
dent  les  carrosses  plus  commodes.  Elle  ne  doute 
pas  que  je  n'exajjère  beaucoup  sur  les  peintures 
scandaleuses  dont  on  orne  à  grands  frais  ces  voi- 
tures, au  lieu  des  armes  qu'on  y  mettoit  autre- 
fois; comme  s'il  étoit  plus  beau  de  s'annoncer 
aux  passants  pour  un  honnnc  de  mauvaises 
mœurs  que  pour  un  homme  de  (jualité!  Ce 
qui  l'a  sur-tout  révoltée  a  été  d'apprendre  que 


CINQUIÈME    PARTIE.  221 

les  femmes  avoient  introduit  ou  soutenu  cet 
usa{>e,eî  ([ue  leurs  carrosses  ne  se  distinguoient 
de  ceux  des  hommes  que  par  des  taîileaux  un 
peu  plus  lascifs,  .lai  été  forcé  de  lui  citer  là- 
dessus  un  mot  de  votre  illustre  ami,  qu'elle  a 
bien  de  la  peine  à  différer.  J  étois  chez  lui  un 
jour  qu  on  lui  montroit  un  vis-à-vis  de  cette  es- 
pèce. A  peine  eut-il  jeté  les  yeux  sur  les  pan- 
neaux, qu'il  partit  eu  tlisant  au  maître  :  Mon- 
trez ce  carrosse  à  des  femmes  de  la  cour;  un  hgn- 
nête  homme  n  oseroit  seo  servir. 

Comme  le  premier  pas  vers  le  bien  est  de  ne 
point  faire  de  mal,  le  premier  pas  vers  le  bon- 
heur est  de  ne  point  souffrii.Ges  deuxmaxiiues, 
qui  bien  entendues  épar{3,neroient  beaucoup  de 
préceptes  de  morale,  sont  chères  à  madame  de 
Wolmar.  Le  mal-être  lui  est  extrêmement  sen- 
sible et  pour  elle  et  pour  les  autres;  et  il  ne  lui 
seroit  pas  plus  aisé  d'être  heureuse  en  voyant 
des  misérables,  qu'à  l'homme  droit  de  conserver 
sa  veitu  toujours  pure  en  vivant  sans  cesse  au 
milieu  des  méchants.  Elle  n'a  point  cette  pitié 
barbare  qui  se  contente  de  détourner  les  yeux 
des  maux  qu'elle  pourroit  soulafjer;  elle  les    va 
chercher  pour  les  guérir  :  c'est  l'existence  et  non 
la  vue  des  malheureux  qui  la  tourmente  ;  il  ne 
lui  suffit  pas  de  ne  point  savoir  qu'il  y  en  a  , 
il  faut  pour  son  repos  qu'elle  sache  qu'il   n'y  en 
a  pas,  du  moins  autour  d'elle  ;  car  ce  seroit  sor- 
tir des  termes  de  la  raison  que  de  faire  dépejidre 
son  bonheur  de  celui  de  tous  les  hommes.  Elle 


222  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

S  informe  des  besoins  de  son  voisinage  avec  la 
chaleur  qu'on  met  à  son  propre  intérêt;  elle  en 
connoit  tous  les  habitants;  elle  y  étend  pour 
ainsi  dire  l'enceinte  de  sa  famille,  et  n'épargne 
aucun  soin  pour  en  écarter  tous  les  sentiments 
de  doideur  et  de  peine  auxquels  la  vie  humaine 
est  assujettie. 

Mylord,  je  veux  profiter  de  vos  leçons  :  mais 
pardonnez-moi  un  enthousiasme  que  je  ne  me 
reproche  plus  et  que  vous  partagez.  Il  n'y  aura 
jamais  qu'une  Julie  au  monde.  La  providence 
a  veillé  sur  elle,  et  rien  de  ce  qui  la  regarde 
n'est  un  effet  du  hasard.  Le  ciel  seml)le  favoir 
donnée  à  la  terre  pour  y  montrer  à-la-fois  l'excel- 
lence dont  une  ame  humaine  est  susceptible,  et 
le  bonheur  dont  elle  peut  jouir  dans  Fobscurité 
de  la  vie  privée,  sans  le  secours  des  vertus  écla- 
tantes qui  peuvent  l'élever  au-dessus  d'elle- 
mên>e,  ni  de  la  gloire  qui  les  peut  honorer.  Sa 
faute ,  si  c'en  fut  une ,  n'a  servi  qu'à  déployer  sa 
force  et  son  courage.  Ses  parents,  ses  amis,  ses 
domestiques  ,  tous  heureusement  nés  ,  étoient 
faits  pour  l'aimer  et  pour  en  être  aimés.  Son 
pays  étoit  le  seiU  où  il  lui  convînt  de  naître  ;  la 
simplicité  qui  la  rend  sublime  devoit  régner  au- 
tour d'elle;  il  lui  lalloit  pour  être  heureuse  vivre 
parmi  des  gens  heureux.  Si  pour  son  malheur 
elle  fût  née  chez  des  peuples  infortunés  qui  gé- 
missent sous  le  poids  de  loppression,  et  luttent 
sans  espoir  et  sans  fruit  contre  la  misère  qui  les 
consume,  chaque  plainte  dçs  opprimés  eût  em- 


OliNQUlÈME    PARTIE.  22.3 

|>oisonné  sa  vie;  la  désolation  commune  leùt 
accablée;  et  son  cœur  bienfaisant,  épuisé  de 
peines  et  d'ennuis,  lui  eût  fiiit  éprouver  sans 
cesse  les  maux  qu'elle  n'eût  pu  soula[;er. 

Au  lieu  de  cela,  tout  animé  et  soutient  ici  sa 
bonté  naturelle.  Elle  n'a  point  à  pleurer  les  ca- 
lamités publiques;  elle  n'a  point  sous  les  yeux 
limage  affreuse  de  la  misère  et  du  désespoir. 
Le  villageois  à  son  aise  (i)  a  plus  besoin  de  ses 
avis  que  de  ses  dons.  Sil  se  trouve  quelque  or- 
phelin trop  jeune  pour  gagner  sa  vie,  quelque 
veuve  oilbliée  qui  souffre  en  secret  ,  quelque 
vieillard  sans  enfants ,  dont  les  bras  affoiblis  par 
l'âge  ne  fournissent  plus  à  son  entretien,  elle 
ne  craint  pas  que  ses  bienfaits  leur  deviennent 
onéreux,  et  fassent  aggraver  sur  eux  les  charges 
publiques  pour  en  exempter  des  coquins  accré- 
dités. Elle  jouit  du  bien  qu'elle  fait,  et  le  voit 
profiter.  Le  bonheur  qu'elle  goûte  se  multiplie 
et  s'étend  autour  d'elle.  Toutes  les  maisons  où 
elle  entre  offrent  bientôt  un  tableau  de  la  sienne; 
l'aisance  et  le  bien-être  y  sont  une  de  ses  moin- 
dres influences  ;  la  concorde  et  les  mœurs  la  sui- 

(i)Il  va  près  de  Clarens  un  village  appelé  Mou tru,  dont 
la  commune  seule  est  assez  riche  pour  entretenir  tous  les 
communiers ,  n'eussent-ils  pas  un  pouce  de  terre  en  pro- 
pre. Aussi  la  bourgeoisie  de  ce  village  esl-eiie  presque 
aussi  difficile  à  ac(|uéiir  que  celle  de  Berne.  Quel  dom- 
mage qu'il  n'y  ait  pas  là  quelque  honnête  honvme  de  sub- 
délégué, pour  rendre  messieurs  de  Mou  tru  plus  sociable?, 
et  leur  bourgeoisie  un  peu  moins  chère! 


224  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

vent  de  ménap,e  en  ménage.  En  sortant  de  chez 
elle  ses  yeux  ne  sont  iVappcs  (jue  d'objets  agréa- 
bles ;  en  y  rentrant  elle  en  retrouve  de  plus  doux 
encore  :  elle  voit  par-tout  ce  qui  plaît  à  son 
cœur;  et  cette  ame  si  peu  sensible  à  l'amour- 
propre  apprend  à  s'aimer  dans  ses  bienfaits.  Non, 
mylord,  je  le  répète,  rien  de  ce  cpii  touche  à  Ju- 
lie n'est  indifférent  pour  la  vertu.  Ses  charmes, 
ses  talents ,  ses  goûts ,  ses  combats  ,  ses  fautes  , 
ses  regrets,  son  séjour,  ses  amis,  sa  famille,  ses 
peines,  ses  plaisirs,  et  toute  sa  destinée,  font 
de  sa  vie  un  exemple  unique ,  que  peu'  de  fem- 
mes voudront  imiter,  mais  qu'elles  aimeront  en 
dépit  délies. 

Ce  qui  me  plaît  le  plus  dans  les  soins  quon 
prend  ici  du  bonheur  d'autrui;  cest  qu'ils  sont 
tous  dirigés  par  la  sagesse ,  et  qu'il  n'en  résulte 
jamais  (i'abus.  N'est  pas  toujours  bienfaisant  qui 
veut  ;  et  souvent  tel  croit  rendre  de  grands  ser- 
vices ,  qui  fait  de  grands  maux  qu'il  ne  voit  pas , 
pour  un  petit  bien  qu'il  aperçoit.  Une  qualité 
rare  dans  les  femmes  du  meilleur  caractère,  et 
([ui  brille  éminemment  dans  celui  de  madame 
de  Wolmar  ,  c'est  un  discernement  exquis  dans 
la  distribution  de  ses  bienfaits,  soit  par  le  choix 
des  moyens  de  les  rendre  utiles,  soit  par  le  choix 
des  gens  sur  qui  elle  les  répand.  Elle  sest  lait  des 
règles  dont  elle  ne  se  départ  point.  Elle  sait 
accorder  et  refuser  ce  qu'on  lui  demande,  sans 
(ju'il  y  ait  ni  foiblesse  dans  sa  bonté,  ni  caprice 
dans  son  refus.  Quiconque  a  commis  en  su  vie 


CINQUIÈME    PARTIE.  225 

une  mccliante  action  na  rien  à  espérer  d'elle 
que  justice  ,  et  pardon  s'il  l'a  offensée  ;  jqinais 
faveur  ni  protection  qu'elle  puisse  placer  sur  un 
meilleur  sujet.  Je  l'ai  vue  refuser  assez  sèche- 
ment à  un  homme  de  cette  espèce  une  ^race  qui 
dépendoit  délie  seule.  «  Je  vous  souhaite  du 
«bonheur,  lui  dit-elle,  mais  je  ny  veux  pas 
ic  contribuer,  de  peur  de  faire  du  mal  à  d'autres 
«  en  vous  mettant  en  état  d'en  faire,  he  monde 
«  n'est  pas  assez  épuisé  de  gens  de  bien  qui  souf- 
«  frent  pour  qu'on  soit  réduit  à  songer  à  vous.  » 
Il  est  vrai  que  cette  dureté  lui  coûte  extrême- 
ment et  qu'il  lui  est  rare  de  l'exercer.  Sa  maxime 
est  de  compter  pour  bons  tous  ceux  dont  la  mé- 
chanceté ne  lui  est  pas  prouvée;  et  il  y  a  bien 
peu  de  méchants  qui  n  aient  1  adresse  de  se  met- 
tre à  l'abri  des  preuves.  Elle  n'a  point  cette 
charité  paresseuse  des  riches  qui  payent  en  ar- 
gent aux  malheureux  le  droit  de  rejeter  leurs 
prières ,  et  pour  un  bienfait  imploré  ne  savent 
jamais  donner  que  l'aumône.  Sa  bourse  n'est 
pas  inépuisable  ;  et  depuis  qu'elle  est  mère  de 
famille ,  elle  en  sait  mieux  régler  1  usage.  De 
tous  les  secours  dont  on  peut  soulager  les  mal- 
heureux ,  l'aumône  est  à  la  vérité  celui  qui  coûte 
le  moins  de  peine  ;  mais  il  est  aussi  le  plus  pas- 
sager et  le  moins  solide;  et  Julie  ne  cherche  pas 
à  se  délivrer  d'eux ,  mais  à  leur  être  utile. 

Elle  n'accorde  pas  non  plus  indistinctement 
des  recommandations  et  des  services  sans  bien 
savoir  si  l'usage  qu'on  en  veut  faire  est  raison- 

4>  i'^ 


326  LA   NOUVELLE    IlKLOÏSE. 

nahlc  et  juste.  Sa  pi  otcclioii  n'est  jamais  refu- 
sée à  quiconque  en  a  un  vénta])le  besoin  et  mé- 
rite lie  l'obtenir;  mais  pour  ceux  que  l'inquié- 
tude ou  l'ambition  porte  à  \ouloir  s'élever  et 
quitter  un  état  où  ils  sont  bien,  rarement  peu- 
vent-ils l'engapfer  à  se  mêler  de  leurs  affaires.  La 
condition  naturelle  à  l'homme  est  de  cultiver 
la  terre  et  de  vivre  de  ses  fruits.  Le  paisible 
habitant  des  champs  n'a  besoin  pour  sentir  son 
bonheur  que  de  le  cbnnoître.  Tous  les  vrais 
plaisirs  de  l'homme  sont  à  sa  portée  ;  il  n'a  que 
les  peines  inséparables  de  l'humanité,  des  pei- 
nes que  celui  qui  croit  s'en  délivrer  ne  fait  qu'é- 
changer contre  d'autres  plus  cruelles  (  i  ).  Cet 
état  est  le  seul  nécessaire  et  le  plus  utile  :  il  n'est 
malheureux  que  quand  les  autres  le  tyrannisent 
par  leur  violence,  ou  le  séduisent  par  l'exemple 
de  leurs  vices.  G'es^t  en  lui  que  consiste  la  véri- 
table j)rospérité  d'un  pays  ,  la  force  et  la  gran- 
deur qu'un  peuple  tire  de  lui-même,  qui  ne  dé- 
pend en  rien  des  autres  nations ,  qui  ne  contraint 
jamais  d'attaquer  pour  se  soutenir,  et  donne 
les  plus  sûrs  moyens  de  se  défendre.  Quand  il 
est  question  d'estimer  la  puissance  publique,  le 
bel-esprit  vivSite  les  palais  du  prince,  ses  ports, 
ses  troupes,  ses  arsenaux,  ses  villes;  le  vrai 
politique  parcourt  les  terres  et  va  dans  la  chau- 

(i)  L'homme  sorti  de  sa  première  simplicité  devient 
•si  slupide  qu'il  ne  sait  pas  même  désirer.  Ses  souhaits 
exaucés  le  méiieroient  tous  à  la  fortune ,  jamais  à  la  fé- 
licité. 


CINQUIÈME   PARTIE.  227 

mière  du  laboureiu-.  Le  premier  voit  ce  qu'on  a 
fait,  et  le  second  ce  quon  peut  faire. 

Sur  ce  principe  on  s'attache  ici ,  et  plus  encore 
à  Etange,  à  contribuer  autant  qu'on  peut  à  ren- 
dre aux  paysans  leur  condition  douce ,  sans  ja- 
mais leur  aider  à  en  sortir.  Les  plus  aisés  et  les 
plus  pauvres  ont  également  la  fureur  d  envoyer 
leurs  enfanta  dans  les  villes,  les  uns  pour  étu- 
dier et  devenir  un  jour  des  messieurs,  les  au- 
tres pour  entrer  en  condition  et  décharger  leurs 
parents  de  leur  entretien.  Les  jeunes  gens  de 
leur  côté  aiment  souvent  à  courir;  les  filles  as- 
pirent à  la  parure  bourgeoise  :  les  garçons  s'en- 
gagent dans  un  service  étranger  ;  ils  croient  va- 
loir mieux  en  rapportant  dans  leur  village  ,  au 
lieu  de  lamour  de  la  patrie  et  de  la  liberté,  lair 
à-la-fois  rogue  et  rampant  des  soldats  merce- 
naires, et  le  ridicule  mépris  de  leur  ancien  état. 
On  leur  montre  à  tous  Terreur  de  ces  préjugés, 
la  corruption  des  enfants,  l'abandon  des  pères, 
et  les  risques  continuels  de  la  vie,  de  la  fortune , 
et  des  mœurs ,  où  cent  périssent  pour  un  qui 
réussit.  S  ils  s  obstinent,  on  ne  favorise  point 
leur  fantaisie  insensée,  on  les  laisse  courir  au 
vice  et  à  la  misère,  et  Ton  s'applique  à  dédom- 
mager ceux  qu'on  a  persuadés  des  sacrifices  qu  ils 
Ibnt  à  la  raison.  On  leur  apprend  à  honorer  leur 
condition  naturelle  en  l'honorant  soi-même; 
on  n'a  point  avec  les  paysans  les  façons  des  villes , 
mais  on  use  avec  eux  d  une  honnête  et  grave  fa- 
miliarité, qui  j  maintenant  chacun  dans  son  état, 


228  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

leur  apprend  pourtant  à  faire  cas  du  leur.  Il  n'y 
a  point  de  bon  paysan  qu'on  ne  porte  à  se  con- 
sidérer lui-même,  en  lui  montrant  la  dilïérence 
cju  on  fait  de  lui  à  ces  petits  parvenus  qui  vien- 
nent briller  un  moment  dans  leur  village  et 
ternir  leurs  parents  de  leur  éclat.  M.  de  Wol- 
mar,  et  le  baron  ,  quand  il  est  ici,  manquent 
rarement  d'assister  aux  exercices ,  aux  prix ,  aux 
revues  du  village  et  des  environs.  Cette  jeunesse 
déjà  naturellement  ardente  et  guerrière ,  voyant 
de  vieux  officiers  se  plaire  à  ses  assemblées,  s'en 
estime  davantage  et  prend  plus  de  confiance  en 
elle-même.  On  lui  en  donne  encore  plus  en  lui 
montrant  des  soldats  retirés  du  service  étranger 
en  savoir  moins  qu'elle  à  tous  égards;  car,  quoi 
qu'on  fasse,  jamais  cinq  sous  de  paye  et  la  peur 
des  coups  de  canne  ne  produiront  une  émula- 
tion paredle  à  celle  que  donne  à  un  homme 
libre  et  sous  les  armes  la  présence  de  ses  parents, 
de  ses  voisins,  de  ses  amis,  de  sa  maîtresse,  et 
la  gloire  de  son  pays. 

La  grande  maxime  de  madame  de  Wolmar 
est  donc  de  ne  point  favoriser  les  changements 
de  condition  ,  mais  de  contribuer  à  rendre  heu- 
reux chacun  dans  la  sienne  ,  et  sur-tout  d'em- 
pêcher que  la  plus  heureuse  de  toutes ,  qui  est 
celle  du  villageois  dans  un  état  libre  ,  ne  se  dé- 
peuple en  faveur  des  autres. 

3-c  lui  faisois  là-dessus  l'objection  i\qs  talents 
divers  que  la  nature  semble  avoir  partagés  aux 
hommes  pour  leur  donner  à  chacun  leur  era- 


CINQUIÈME   PARTIE.  229 

ploi,  sans  égard  à  la  condition  dans  laquelle  ils 
sont  nés.  A  cela  elle  nie  repondit  qu  il  y  avoit 
deux  choses  à  considérer  avant  le  talent,  savoir, 
les  mœurs  et  la  félicité.  L'homme,  dit-elle,  est 
un  être  trop  nohle  pour  devoir  servir  simple- 
ment d'instrument  à  d'autres  ,  et  l'on  ne  doit 
point  l'employer  à  ce  qui  leur  convient  sans 
consulter  aussi  ce  qui  lui  convient  à  lui-même  ; 
car  les  hommes  ne  sont  pas  laits  pour  les  places , 
mais  les  places  sont  faites  pour  eux;  et,  pour 
distribuer  convenablement  les  choses,  il  ne  faut 
pas  tant  chercher  dans  leur  partage  l'emploi  au- 
quel chaque  homme  est  le  plus  propre,  que 
celui  qui  est  le  plus  propre  à  chaque  homme 
pour  le  rendre  bon  et  heureux  autant  qu'il  est 
possible.  Il  n'est  jamais  permis  de  détériorer 
une  ame  humaine  pour  l'avantage  des  autres , 
ni  de  faire  un  scélérat  pour  le  service  des  hon- 
nêtes gens. 

Or,  de  mille  sujets  qui  sortent  du  village,  il 
n'y  en  a  pas  dix  qui  n'aillent  se  perdre  à  la  ville , 
eu  qui  n'en  portent  les  vices  plus  loin  que  les 
gens  dont  ils  les  ont  appris.  Ceux  qui  réussissent 
et  font  fortune  la  font  presque  tous  parles  voies 
déshonnêtes  qui  y  mènent.  Les  malheureux 
quelle  n'a  point  favorisés  ne  reprennent  plus 
leur  ancien  état,  et  se  font  mendiants  ou  voleurs 
plutôt  que  de  redevenir  paysans.  De  ces  mille 
s'il  s'en  trouve  un  seul  qui  résiste  ii  l'exemple  et 
se  conserve  honnête  homme  ,  pensez-vous  qu'à 
tout  prendre  celui-là  passe  une  vie  aussi  heu- 


2JO  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

reuse  qu'il  l'eût  passée  à  Tabri  des  passions  vio- 
lentes ,  dans  la  tranquille  obscurité  de  sa  pre- 
mière condition  ? 

Pour  suivre  son  talent  il  le  faut  connoîire. 
Est-ce  une  chose  aisée  de  discerner  toujours  les 
talents  des  hommes?  et  à  l'âge  où  l'on  prend  un 
parti,  si  l'on  a  tant  de  peine  à  bien  connoître 
ceux  des  enfants  qu'on  a  le  mieux  observés ,  com- 
ment un  petit  paysan  saura-t-il  de  lui-:même  dis- 
tinguer les  siens?  Rien  n'est  plus  équivoque  que 
les  signes  dinclination  qu'on  donne  dès  l'en- 
liincë,  l'esprit  imitateur  y  a  souvent  plus  de  part 
que  le  talent  :  ils  dépendront  plutôt  d'une  ren- 
contre fortuite  que  d'un  penchant  décidé ,  et  le 
penchant  même  n'annonce  pas  toujours  la  dis- 
position. Le  vrai  talent,  le  vrai  génie  a  une  cer- 
taine simphcité  qui  le  rend  moins  inquiet ,  moins 
remuant,  moins  prompt  à  se  montrer,  qu'un 
apparent  et  faux  talent,  qu'on  prend  pour  véri- 
table, et  qui  n'est  qu'une  vaine  ardeur  de  bril- 
ler, sans  moyens  pour  y  réussir.  Tel  entend  un 
tambour  et  veut  être  général  ;  un  autre  voit  bâ- 
tir et  se  croit  architecte.  Gustin,  mon  jardiniei", 
prit  le  goût  du  dessin  pour  m'avoir  vue  dessiner  : 
je  l'envoyai  apprendre  à  I^ausannc;  il  se  croyoit 
déjà  peintre,  et  n'est  qu'un  jardinier.  L'occasion, 
le  désir  de  s'avancer,  décident  de  l'état  qu'on 
choisit.*  Ce  n'est  pas  assez  de  sentir  son  génie, 
il  faut  aussi  vouloir  s'y  livrer.  Tin  prince  ira-t-il 
se  faire  cocher  parcequ'il  mène  bien  son  car- 
rosse ?  uu  duc  se  fera-t-il  cuisinier  parcequ'il  in- 


CINQUIÈME    PARTIE.  2jf 

vente  de  bops  ra(>oùts?  On  n'a  des  talents  que 
pour  s'élever,  personne  n'en  a  pour  descendre: 
pensez-vous  que  ce  soit  là  Tordre  de  la  nature? 
Quand  chacun  connoîtroit  son  talent  et  vou- 
droit  le  suivre,  combien  lepourroient -^  combien 
surmonteroient  diujustes  obstacles  ?  combien 
vaincroient  d indignes  concurrents?  Celui  qui 
sent  sa  foiblesse  appelle  a  son  secours  le  ma- 
nège et  la  brigue,  que  l'autre,  plus  sur  de  lui, 
dédaigne.  Ne  m'avez-vous  pas  cent  fois  dit  vous- 
même  que  tant  d'établissements  en  faveur  des 
arts  ne  font  que  leur  nuire?  En  multipliant  in- 
discrètement les  sujets  on  les  confond  ;  le  vrai  mé- 
rite ix3ste  étouffé  dans  la  foule,  et  les  honneurs 
dus  au  plus  habile  sont  tons  pour  le  plus  in- 
trigant. Sil  existoit  une  société  où  les  emplois 
et  les  rangs  fussent  exactement  mesurés  sur  les 
talents  et  le  mérite  personnel  ,  chacun  pourroit 
aspirer  à  la  place  qu'il  sauroijl  le  mieux  remplir  ; 
mais  il  faut  se  conduire  par  des  règles  plus  sii- 
res,  et  renoncer  au  prix  des  talents ,  quand  le 
plus  vil  de  tous  est  le  seul  qui  mène  à  la  fortune. 
Je  vous  dirai  plus,  continua-t-elle  :  j'ai  peine 
à  croire  que  tant  de  talents  divers  doivent  être 
tous  développés  ;  car  il  Ikudroit  pour  cela  que  le 
nombre  de  ceux  qui  les  possèdent  fût  exactement 
proportionné  au  besoin  de  la  société;  et  si  l'on 
ne  laissoit  au  travail  de  la  terre  que  ceux  qui 
ont  éminemment  le  talent  de  l'agriculture  ,  ou 
qu'on  enlevât  à  ce  travail  tous  ceux  qui  sont 
plus  propres  à  un  autre ,  il  ne  resteroit  pas  asseï^. 


232  LA  NOUVELLE    JIÉLOÏSE. 

de  laboureurs  pour  la  cultiver  et  nous  faire  jû- 
vre.  Je  penscrois  que  les  talcnls  des  hommes 
sont  comme  les  vertus  des  drogues  ,  que  la  na- 
ture nous  donne  pour  guérir  nos  maux,  quoi- 
que son  intention  soit  que  nous  nen  ayons  pas 
besoin.  Il  y  a  des  plantes  qui  nous  empoison- 
nent ,  des  animaux  qui  nous  dévorent ,  des  ta- 
lents qui  nous  sont  pernicieux.  S'il  falloit  tou- 
jours employer  chaque  chose  selon  ses  princi- 
pales propriétés,  peut-être  feroit-on  moins  de 
bien  que  de  mal  aux  hommes.  Les  peuples  bons 
et  simples  n'ont  pas  besoin  de  tant  de  talents  ; 
ils  se  soutiennent  mieux  par  leur  seule  simph- 
cité  que  les  autres  par  toute  leur  industrie  ; 
mais  à  mesure  qu'ils  se  corrompent ,  leurs  ta- 
lents se  développent  comme  pour  servir  de  sup- 
plément aux  vertus  qu'ils  perdent ,  et  pour  for- 
cer les  méchants  eux-mêmes  d'être  utiles  en  dé- 
pit d'eux. 

Une  autre  chose  sur  laquelle  j'avois  peine  à 
tomber  d'accord  avec  elle  étoit  lassistance  des 
mendiants.  Gomme  c'^t  ici  une  grande  route, 
il  en  passe  beaucoup  ,  et  l'on  ne  refuse  l'aumône 
à  aucun.  Je  lui  représentai  que  ce  n'étoit  pas 
seulement  un  bien  jeté  à  pure  perte ,  et  dont  on 
privoit  ainsi  le  vrai  pauvre,  mais  que  cet  usage 
contribuoit  à  multiplier  les  gueux  et  les  vaga- 
bonds qui  se  plaisent  à  ce  lâche  métier,  et,  se 
rendant  à  charge  à  la  société  ,  la  privent  encore 
du  travail  qu'ils  y  pourroient  faire. 

Je  vois  bien  ,  me  dit-elle,  que  vous  avez  pris 


CINQUIÈME   PARTIE.     '  233 

dans  les  grandes  villes  les  maximes  dont  de 
complaisants  raisonneurs  aiment  à  flatter  la  du- 
reté des  riches  ;  vous  en  avez  même  pris  les  ter- 
mes. Croyez-vous  dégrader  un  pauvre  de  sa  qua- 
lité d'homme  en  lui  donnant  le  nom  méprisant 
de  gueux  ?  Compatissant  comme  vous  1  êtes  , 
comment  avez-vous  pu  vous  résoudre  à  l'em- 
ployer r"  Renoncez-y,  mon  ami,  ce  mot  ne  va 
point  dans  votre  bouche  ;  il  est  plus  déshono- 
rant pour  rhomme  dur  qui  s'en  sert  cpie  pour 
le  malheureux  qui  le  porte.  Je  ne  déciderai  point 
si  ces  détracteurs  de  l'aumône  ont  tort  ou  rai- 
son ;  ce  que  je  sais,  c'est  que  mon  mari,  qui  ne 
cède  point  en  hon  sens  à  vos  philosophes,  et 
qui  ma  souvent  rapporté  tout  ce  qu  ils  disent 
là-dessus  pour  étouffer  dans  le  cœur  la  pitié  na- 
turelle et  l'exercer  à  linsensibilité,  m'a  toujours 
paru  mépriser  ces  discours  et  n'a  point  désap- 
prouvé ma  conduite.  Son  raisonnement  est  sim- 
ple :  On  souffre ,  dit-il ,  et  l'on  entretient  à  grands 
frais  des  mtdtitudes  de  professions  inutiles  dont 
plusieurs  ne  servent  qu'à  corrompre  et  gâter  les 
mœurs.  A  ne  regarder  létat  de  mendiant  que 
comme  un  métier,  loin  quon  en  ait  de  pareil  à 
craindre,  on  n'y  trouve  que  de  quoi  nourrir  en 
nous  les  sentiments  dintérêt  et  d humanité  qui 
devroient  unir  tous  les  hommes.  Si  l'on  veut  le 
considérer  par  le  talent,  pourquoi  ne  récom-' 
penserois-je  [)as  l'éloquence  de  ce  mendiant  qui 
me  remue  le  cœur  et  me  porte  à  le  secourir , 
comme  je  paye  un  con^édien  qui  me  fait  verser 


234  LA   NOUVELLE    liÉLOÏSE. 

quelques  larmes  stériles''  Si  l'un  me  fait  aimer 
les  bonnes  actions  d  autrui ,  l'autre  me  porte  à  en 
faire  moi-même  :  tout  ce  qu'on  sent  à  la  traf»cdie 
s'ouhlie  à  l'instant  qu'on  en  sort,  mais  la  mé- 
moire (les  malheureux  qu'on  a  soulagés  donne 
un  plaisir  qui  renaît  sans  cesse.  Si  le  (][rand 
nombre  des  mendiants  est  onéreux  à  l'état ,  de 
combien  d'autres  professions  qu'on  encourage 
et  qu'on  tolère  n'en  peut-on  pas  dire  autant! 
C'est  au  souverain  de  faire  en  sorte  qu'il  n'y  ait 
point  de  mendiants;  mais  ,  pour  les  rebuter  de 
leur  profession  (i),  faut-il  rendre  les  citoyens 
inhumains  et  dénaturés?  Pour  moi,  continua 

(i)  Nounii-  les  mendiants  r'^est,  disent-ils,  former  des 
pépinières  de  voleurs;  et,  tout  au  contraire ,  c'est  empê- 
cher qu'ils  ne  le  deviennent.  Je  conviens  qu'il  ne  faut  pas 
encourajjfcr  les  pauvres  à  se  faire  mendiants  ;  mais  quand 
une  fois  ils  le  sont,  il  faut  les  nourrir,  de  peur  qu'ils  ne 
se  fassent  volçurs.  Kien  n'engage  tant  à  changer  de  pro- 
fession que  de  ne  pouvoir  vivre  dans  la  sienne:  or  tous 
ceux  qui  ont  une  fois  goûte'  de  ce  métier  oiseux  prennent 
tellement  le  travail  en  aversion,  qu'ils  aiment  mieux  vo- 
ler et  se  faire  pendre,  (|ue  de  reprcniire  l'usage  de  leurs 
hras.  Qu  liard  est  bientôt  demandé  et  refusé;  mais  vingt 
liards  auroîent  payé  le  souper  d'un  pauvre  que  vingt  re- 
fus peuvent  impatienter.  Qui  est-ce  qui  voudroit  Jamais 
refuser  une  si  légère  aumône,  b'il  songeoit  «ju'elle  peut 
sauver  deux  iiommes  ,run  du  crime,  et  l'autre  de  la  uhuI? 
J'ai  lu  quelque  part  que  les  mendiants  -sont  une  vermine 
qui  s'attache  aux  riches.  Il  est  naturel  que  les  enfants 
s^attachent  aux  pères;  mai»  ces  })ères  opulents  et  durs 
les  méconnuissent,  ct'lais^ent  aux  pauvres  le  soin  de  le^ 
Mourrir. 


ir: 


CINQUIEME    PARTIE.  2.)!) 

Julie  ,  sans  savoir  ce  que  les  pauvres  sont  à  Tc- 
tat ,  je  sais  qu'ils  sont  tous  mes  frères,  et  que  je 
ne  puis  sans  une  inexcusable  tlureté  leur  reluscr 
le  foible  secours  qu  ils  me  demandent.  La  plu- 
part sont  des  vajjabonds  ,  j'en  conviens  ;  mais  je 
connois  trop  les  peines  de  la  vie  pour  ignorer 
par  combien  de  malheurs  un  honnête  homme 
peut  se  trouver  réduit  à  leur  sort;  et  commetit 
puis-je  être  sûre  que  l'inconnu  qui  vient  implo- 
rer au  nom  de  Dieu  mon  assistance  et  mendier 
un  pauvre  morceau  de  pain,  n'est  pas  peut-être 
cet  honnête  homme  prêt  à  périr  de  misère ,  et 
que  mon  refus  va  réduire  au  d(ïsespoir?  L'au- 
mône que  je  fais  donner  à  la  porte  est  légère  :  un 
demi-crutz  (i)  et  un  morceau  de  pain  sont  ce 
qu'on  ne  refuse  à  personne;  on  donne  une  ra- 
tion double  à  ceux  qui  sont  évidemment  estro- 
piés :  s'ils  en  trouvent  autant  sur  leur  route  dans 
chaque  maison  aisée  ,  cela  suffit  pour  les  faire 
vivre  en  chemin  ;  et  c'est  tout  ce  qu'on  doit  au 
mendiant  étranger  qui  passe.  Quand  ce  ne  se- 
rôit  pas  pour  eux  un  secours  réel ,  c'est  au  moins 
un  témoignage  qu'on  prend  part  à  leur  peine, 
un  adoucissement  à  la  dureté  du  refus  ,  une 
sorte  de  salutation  qu'on  leur  rend.  Un  demi- 
crutz  et  un  morceau  de  pain  ne  coûtent  guère 
plus  à  donner  et  sont  une  réponse  plus  h(j||- 
nête  qu  un  Dieu  vous  assiste/  comme  si  les  dons 
de  Dieu  n'étoient  pas  dans  la  main  des  hommes^ 

(i)  P'^tito  monnoie  du  pays. 


236  LA    NOUVELLK   IIÉLOÏSE. 

et  qu'il  eût  d'autres  fjreniers  sur  la  terre  que  les 
magasins  des  riches!  Enfin,  quoi  qu'on  puisse 
penser  de  ces  infortunés,  si  l'on  ne  doit  rien  au 
jjueux  qui  mendie,  au  moins  se  doit-on  à  soi- 
même  de  rendre  honneur  à  Thumanité  souf- 
frante ou  à  son  image,  et  de  ne  point  s'endurcir 
le  cœur  à  1  aspect  de  ses  misères. 

Voilà  comment  j'en  use  avec  ceux  qui  men- 
dient pour  ainsi  dire  sans  prétexte  et  de  honne 
foi  :  à  l'égard  de  ceux  qui  se  disent  ouvriers  et 
se  plaignent  de  manquer  d'ouvrage ,  il  y  a  tou- 
jours ici  pour  eux  des  outils  et  du  travail  qui 
les  attendent.  Par  cette  méthode  on  les  aide, 
on  met  leur  honne  volonté  à  1  épreuve;  et  les 
menteurs  le  savent  si  hien  qu'il  ne  s'en  présente 
plus  chez  nous. 

Cest  ainsi,  mylord  ,  que  cette  ame  angélique 
trouve  toujours  dans  ses  vertus  de  quoi  com- 
l)attre  les  vaincs  suhtilités  dont  les  gens  cruels 
palHenl  leurs  vices.  Tous  ces  soins  et  dautres 
semhlahles  sont  mis  par  elle  au  rang  de  ses  plai- 
sirs, et  remplissent  une  partie  du  temps  que  lui 
laissent  ses  devoirs  les  plus  chéris.  Quand  ,  après 
.s être  acquittée  de  tout  ce  qu'elle  doit  aux  au- 
tres,  elle  songe  ensuite  à  elle-même,  ce  qu'elle 
fait  pour  se  rendre  la  vie  agréahle  peut  encore 
êu^  compté  parmi  ses  vertus  ;  tant  son  motif  est 
toujours  louahle  et  honnête,  et  tant  il  y  a  de 
tempérance  et  de  raison  dans  tout  ce  qu'elle  ac- 
corde à  ses  désirs!  Elle  veut  plaire  à  son  mari 
qui  aime  à  la  voir  contente  et  gaie  ;  elle  veut 


CINQUIÈME   PARTIE.  287 

inspirer  à  ses  enfants  le  goût  des  innocents  plai- 
sirs que  la  modération  ,  Tordre  et  la  simplicité 
font  valoir,  et  qui  détournent  le  cœur  des  pas- 
sions impétueuses.  Elle  s'amuse  pour  les  amu- 
ser, conjme  la  colombe  amollit  dans  son  esto- 
mac le  grain  dont  elle  veut  nourrir  ses  petits. 

Julie  a  lame  et  le  corps  également  sensible's. 
La  même  délicatesse  régne  dans  ses  sentiments 
et  dans  ses  organes.  Elle  et  oit  laite  pour  con- 
noître  et  goûter  tous  les  plaisirs,  et  long-temps 
elle  n'aima  si  chèrement  la  vertu  même  que 
comme  la  plus  douce  des  voluptés.  Aujourd  liui 
quelle  sent  en  paix  cette  volupté  suprême,  elle 
ne  se  refuse  aucune  de  celles  qui  peuvent  s'asso- 
cier avec  celle-là  :  mais  sa  manière  de  les  goûter 
ressemble  à  fauslérité  de  ceux  qui  s'y  refusent , 
et  l'art  de  jouir  est  pour  elle  celui  des  privations; 
non  de  ces  privations  pénibles  et  douloureuses 
qui  blessent  la  nature  et  dont  son  auteur  dédai- 
gne Ihommage  insensé, mais  des  privations  pas- 
sagères et  modérées,  qui  conservent  à  la  raison 
son  empire,  et,  servant  d'assaisonnement  au 
plaisir,  en  préviennent  le  dégoût  et  labus.  Elle 
prétend  que  tout  ce  qui  tient  aux  sens  et  n'est 
pas  nécessaire  à  la  vie  change  de  nature  aussitôt 
qu'il  tourne  en  habitude ,  qu'il  cesse  d'être  un 
plaisir  en  devenant  un  besoin  ,  que  c  est  à-la-fois 
une  chaîne  qu'on  se  donne  et  une  jouissance 
dont  on  se  prive  ,  et  que  prévenir  toujours  les 
désirs  n'est  pas  l'art  de  les  contenter,  mais  de  les 
éteindre.  Tout  celui  qu'elle  emploie  à  donner 


2!^8  LA   NOUVELLE    IlÉLOÏSE. 

(kl  prix  aux  moindres  choses  est  de  se  les  refuser 
vingt  fois  pour  en  jouir  une.  Cette  ame  simple 
se  conserve  ainsi  son  premier  ressort  :  son  goût 
ne  s'use  point  ;  elle  n'a  jamais  besoin  de  le  rani- 
mer par  des  excès  ,  et  je  la  vois  souvent  savourer 
avec  délices  un  plaisir  d'enfant  qui  seroit  insi- 
pide à  tout  autre. 

Un  objet  plus  noble  qu'elle  se  propose  encore 
en  cela  est  de  rester  maîtresse  d'elle-même,  d'ac- 
coutumer ses  passions  à  l'obéissance  ,  et  de  plier 
tous  ses  désirs  à  la  régie.  C'est  un  nouveau  moyen 
d'être  heureuse  ;  car  on  ne  jouit  sans  inquiétude 
que  de  ce  qu'on  peut  perdre  sans  peine ,  et  si  le 
vrai  bonheur  appartient  au  sage,  c'est  parccqu'il 
est  de  tous  les  hommes  celui  à  qui  la  fortune  peut 
le  moins  ôter. 

Ce  qui  me  paroît  le  plus  singulier  dans  sa  tem- 
pérance ,  c'est  quelle  la  suit  sur  les  mêmes  rai- 
sons qui  jettent  les  voluptueux  dans  l'excès.  La 
vie  est  courte,  il  est  vrai,  dit-elle ;'c'est  une  rai- 
son d'en  user  jusqu'au  bout ,  et  de  dispenser  avec 
art  sa  durée  afin  d'en  tirer  le  meilleur  parti  qu'il 
est  possible.  Si  un  jour  de  satiété  nous  ôte  un  an 
de  jouissance  ,  c'est  une  mauvaise  philosophie 
fl'allcr  toujours  jusqu'où  le  désir  nous  mène  , 
sans  considérer  si  nous  ne  serons  point  plus  tôt 
au  bout  de  nos  facultés  que  de  notre  carrière  , 
et  si  notre  cœur  épuisé  ne  mourra  point  avant 
nous.  Je  vois  que  ces  vulgaires  Epicuriens  pour 
ne  vouloir  jamais  perdre  une  occasion  les  per- 
dent toutes  ,  et ,  toujours  ennuyés  au  sein  des 


CINQUIÈME    PARTIE.  2.^9 

plaisirs,  n'en  savent  jamais  trouver  aucun.  Ils 
prodiguent  le  temps  cpills  pensent  économiser, 
et  se  ruinent  comme  les  avares  pour  ne  savoir 
rien  perdre  à  propos.  Je  me  trouve  bien  de  la 
maxime  opposée  ,  et  je  crois  que  j'ainierois  en- 
core mieux  sur  ce  point  trop  de  sévérité  que 
de  relâchement.  Il  m'arrive  quelquefois  de  rom- 
pre une  partie  de  plaisir  par  la  seule  raison 
quelle  m  en  lait  trop;  en  la  renouant  j'en  jouis 
deux  fois.  Cependant  je  m'exerce  à  conserver  sur 
moi  l'empire  de  ma  volonté  ,  et  j  aime  mieux  être 
taxée  de  caprice  que  de  me  laisser  dominer  par 
mes  fantaisies. 

Voilà  sur  quel  principe  on  fonde  ici  les  dou- 
ceurs de  la  vie  et  les  choses  de  pur  agrément. 
Julie  a  du  penchant  à  la  gourmandise,  et  dans 
les  soins  qu'elle  donne  à  toutes  les  parties  du  mc- 
nage  la  cuisine  sur -tout  n'est  pas  négligée.  La 
table  se  sent  de  l'abondance  générale  ;  mais  cette 
abondance  n'est  point  ruineuse;  il  y  régne  une 
sensualité  sans  raffinement  ;  tous  les  mets  sont 
communs,  mais  excellents  dans  leurs  espèces  ; 
l'apprêt  en  est  simple  et  pourtant  exquis.  Tout 
ce  qui  n'est  que  d'appareil ,  tout  ce  qui  tient  à 
l'opinion  ,  tous  les  plats  fins  et  recherchés,  dont 
la  rareté  fait  tout  le  prix  et  qu'il  faut  nommer' 
pour  les  trouver  bons  ,  en  sont  bannis  à  jamais; 
et  même, dans  la  délicatesse  et  le  choix  de  ceux 
qu'on  se  permet,  on  s'abstient  journellement  de 
certaines  choses  qu'on   réserve  pour  donner  à 
quelque  repas  wn  air  de  fête  qui  les  rend  plus 


24o  LA    NOUVELLE    IlÉLOÏSE. 

agréables  sans  être  plus  dispendieux.  Que  croi- 
riez-vous  que  sont  ces  mets  si  sobrement  ména- 
gés ?  du  gibier  rare  ?  du  poisson  de  mer?  des 
productions  étrangères  ?  Mieux  que  tout  cela  ; 
<]uclque  excellent  légume  du  pays,  quelqu'un 
des  savoureux  lierbages  qui  croissent  dans  nos 
jardins  ,  certains  poissons  tlu  lac  apprêtés  d'une 
certaine  manière  ,  certains  laitages  de  nos  mon- 
tagnes ,  quelque  pâtisserie  à  1  allemande,  à  quoi 
Ion  joint  quelque  pièce  de  la  chasse  des  gens  de 
la  maison  :  voilà  tout  1  extraordinaire  qu'on  y 
remarque;  voilà  ce  qui  couvre  et  orne  la  table, 
ce  qui  excite  et  contente  notre  appétit  les  jours 
de  réjouissance.  Le  service  est  modeste  et  cham- 
pêtre ,  mais  propre  et  riant  ;  la  grâce  et  le  plaisir 
y  sont,  la  joie  et  l'appétit  l'assaisonnent.  Des 
surtouts  dorés  autour  desquels  on  meurt  de  faim, 
des  cristaux  pompeux  chargés  de  fleurs  pour 
tout  dessert,  ne  remplissent  point  la  place  des 
mets  ;  on  n'y  sait  point  1  art  de  nourrir  l'estomac 
par  les  yeux,  mais  on  y  sait  celui  d'ajouter  du 
charme  à  la  bonne  chère,  de  manger  beaucoup 
sans  s'incommoder  ,  de  s'égayer  à  boire  sans  al- 
térer sa  raison ,  de  tenir  table  long-temps  sans 
ennui ,  et  d'en  sortir  toujours  sans  dégoût. 

Il  y  a  au  premier  étage  une  petite  salle  à 
manger  différente  de  celle  où  l'on  mange  ordi- 
nairement ,  laquelle  est  au  rez-de-chaussée  : 
cette  salle  particulière  est  à  l'angle  de  la  maison 
et  éclairée  de  deux  côtés  ;  elle  donne  par  l'un 
sur  le  jardin  ,  au-delà  duquel  on  voit  le  lac  à 


CINQUIÈME   PAÙTÎE.  24t 

travers  les  arlires  ;  par  Tautre  on  aperçoit  ce 
grand  coteau  de  vignes  qui  commencent  d  étaler 
aux  yeux  les  richesses  qu'on  y  recueillera  dans 
deux  mois.  Cette  pièce  est  petite  ,  mais  ornée  de 
tout  ce  qui  peut  la  rendre  agréable  et  riante. 
Cest  là  que  Julie  donne  ses  petits  festins  à  son 
père,  à  son  mari ,  à  sa  cousine  ,  à  moi ,  à  elle-^ 
même  ,  et  quelquefois  à  ses  enfants.  Quand  elle 
ordonne  dy  mettre  le  couvert  on  sait  d'avance 
ce  que  cela  veut  dire  ;  et  M.  de  Wolmar  l'ap- 
pelle en  riant  le  salon  d'Apollon  :  mais  ce  sa- 
lon ne  diffère  pas  moins  de  celui  de  Ijucnilus 
par  le  choix  des  convives  que  parcehii  des  mets. 
liCs  simples  hôtes  n'y  sont  point  admis, "jamais 
t)n  n'y  mange  quand  on  a  des  étrangers  ;  c'est 
l'asile  inviolable  de  la  confiance,  de  l'amitié  ,  de 
la  liberté  ;  c'est  la  société  des  coeurs  qui  lie  en  ce 
lieu  celle  de  la  table  ;  elle  est  une  sorte  d'initia- 
tion à  l'intimité,  et  jamais  il  ne  s'y  rassemble 
que  des  gens  qui  voudroient  n'être  plus  séparés. 
Mylord,  la  fête  vous  attend,  et  c'est  dans  cette 
salle  que  vous  ferez  ici  votre  premier  repas. 

Je  n'eus  pas  d'abord  le  même  honneur  ;  ce  ne 
fut  qu'à  mon  retour  de  chez  madame  d  Orbe  que 
je  fus  traité  dans  le  salon  d  Apollon.  Je  n'ima^ 
ginois  pas  qu'on  pût  rien  ajouter  d'obligeant  à 
la  réception  qu'on  m'avoit  faite  :  mais  ce  souper 
me  donna  d  autres  idées;  j'y  trouvai  je  ne  sais 
quel  délicieux  mélange  de  familiarité ,  de  plaisir, 
d'union  ,  d'aisance ,  que  je  n'avois  point  encore 
éprouvé.  Je  me  sentois  plus  libre  sans  qu'on 
4.  iC 


24li  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

ni  eût  averti  de  Tétre  ;  il  nie  scmbloit  que  nous 
nous  entendions  mieux  qu'auparavant.  Ij'éloi- 
gnenient  des  domestiques  miuvitoit  à  n'avoir 
plus  de  réserve  au  fond  de  mon  cœur;  et  c'est  là 
qu'à  l'instance  de  Julie  je  repris  rusa{>e ,  quitté 
depuis  tant  d années,  de  boire  avec  mes  hôtes 
du  vin  pur  à  la  fin  du  repas» 

Ce  souper  m'enchanta  :  j'aurois  voulu  que 
tous  nos  repas  se  fussent  passés  de  même.  Je 
ne  connoissois  point  cette  charmante  salle  ,  dis- 
je  à  madame  de  Wolmar;  pourquoi  n'y  mangez- 
vous  pas  toujours?  Voyez,  dit-elle,  elle  est  si 
jolie!  ne  stroit-ce  pas  dommage  de  la  gâter? 
Cette  réponse  me  parut  trop  loin  de  son  ca- 
ractère pour  n'y  pas  soupçonner  quelque  sens 
caché.  Pourquoi  du  moins,  repris-je,  ne  ras- 
semblez-vous pas  toujours  autour  de  vous  les 
mêmes  commodités  qu'on  trouve  ici ,  afin  de 
pouvoir  éloigner  vos  domestiques  et  causer  plus 
en  liberté?  C'est,  me  répondit-elle  encore,  que 
cela  seroit  trop  agréable,  et  (jue  l'ennui  d'être 
toujours  à  son  aise  est  enfin  le  pire  de  tous.  li 
ne  m'en  fallut  pas  davantage  pour  concevoir 
son  système;  et  je  jugeai  qu'en  effet  l'art  d'as- 
saisonner les  plaisirs  n'est  que  celui  d'en  être 
avare. 

Je  trouve  qu'elle  se  met  avec  plus  de  soin 
qu'elle  ne  faisoit  autrefois.  La  seule  vanité  qu'on 
lui  ait  jamais  reprocbée  étoit  de  négliger  son 
ajustement.  L'orgueilleuse  avoil  ses  raisons,  et 
ne  me  laissoit  poiut  de  préte.vle   pour  mécon- 


CINQUIÈME   PARTIE.  243 

noîtfe  son  empire.  Mais  elle  avoit  heau  faire, 
renchatitenienl  étoit  trop  fort  pour  me  sembler 
naturel;  je  m'opiniâtrois  à  trouver  de  fart  dans 
sa  négligence;  elle  se  seroit  coiffée  d'un  sac  que 
je  l'aurois  accusée  de  coquetterie.  Elle  n'auroit 
pas  moins  de  pouvoir  aujourd'liui;  mais  elle  dé- 
daigne de  l'employer;  et  je  dirois  quelle  affecte 
une  parure  plus  recherchée  pour  ne  sembler 
plus  qu'une  jolie  femme,  si  je  n'avois  découvert 
la  cause  de  ce  nouveau  soin.  J'y  fus  tronipé  les 
premiers  jours;  et,  sans  songer  quelle  n'étoit 
pas  mise  autrement  qu'à  mon  arrivée  où  je  n'é^ 
tois  point  attendu,  j'osai  m'attribuer  l'honneur 
de  cette  recherche.  Je  me  désabusai  durant  l'ab- 
sence de  M.  de  Wolmar.  Dès  le  lendemain  ce 
n'étoit  plus  cette  élégance  de  la  veille  dont  l'œil 
ne  pouvoit  se  lasser ,  ni  cette  simplicité  tou- 
chante et  voluptueuse  qui  m'enivroit  autrefois; 
c'étoit  une  certaine  modestie  qui  parle  au  cœur 
par  les  yeux  >  qui  n'inspire  que  du  respect,  et 
que  la  beauté  rend  plus  imposante.  La  dignité 
d'épouse  et  de  mère  régnoit  sur  tous  ses  char- 
mes ;  ce  regard  timide  et  tendre  étoit  devenu 
•plus  grave;  et  l'on  eût  dit  qu'un  air  plus  grand 
et  plus  noble  avoit  voilé  la  douceur  de  ses  traits* 
Ce  n'étoit  pas  qu'il  y  eût  la  moindre  altération 
dans  son  maintien  ni  dans  ses  manières  ;  son 
égalité,  sa  candeur  ne  connurent  jamais  les  si- 
magrées; elle  usoit  seulement  du  talent  naturel 
aux  femmes  de  changer  quelquefois  nos  senti- 
ments et  nos  idées  par  un  ajustement  différent, 

i6. 


244  ^^    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

par  une  coiffure  cVune  autre  forme  ,  par  une 
robe  d'une  autre  couleur ,  et  d'exercer  sur  les 
cœurs  l'empire  du  goût  en  faisant  de  rien  quel- 
que chose.  Le  jour  qu'elle  attendoit  son  mari  de 
retour,  elle  retrouva  lart  d animer  ses  ^oraces  na- 
turelles sans  les'couvrir;  elle  étoit  éblouissante 
en  sortant  de  sa  toilette  ;  je  trouvai  qu'elle  ne 
savoit  pas  moins  effacer  la  plus  brillante  parure 
qu'orner  la  plus  simple;  et  je  me  dis  avec  dépit 
en  pénétrant  l'objet  de  ses  soins,  En  fit-elle  ja- 
mais autant  pour  l'amour? 

Ce  goût  de  parure  s'étend  de  la  maîtresse  de 
la  maison  à  tout  ce  qui  la  compose.  Le  maître, 
les  enfants ,  les  domestiques,  les  chevaux,  les 
bâtiments,  les  jardins,  les  meubles,  tout  est 
tenu  avec  un  soin  qui  marque  qu'on  n'est  pas 
au-dessous  de  la  magnificence,  mais  qu'on  la 
dédaigne  ;  ou  plutôt  la  magnificence  y  est  en 
effet,  s'il  est  vrai  quelle  consiste  moins  dans  la 
richesse  de  certaines  choses  que  dans  un  bel 
ordre  du  tout  qui  marque  le  concert  des  parties 
et  l'unité  d  intention  de  fordonnateur  (i).  Pour 
moi,  je  trouve  au  moins  que  c'est  une  idée  plus 
grande  et  plus  noble  de  voir  dans  une  maison 

(i)  Cela  me  paroît  incontestable.  Il  y  a  de  la  magnifi- 
cence flans  la  symétrie  d'un  grand  palais  ;  il  n'y  en  a 
point  dans  une  foule  de  maisons  confusément  entassées. 
Il  y  a  de  la  magnificence  dans  funiforme  d'un  régiment 
en  bataille,iln'y  en  a  point  dans  le  peuple  qui  le  regarde, 
quoiqu'il  ne  s'y  trouve  peut-être  pas  un  seul  homme  dont 


CINQUIÈME    PARTIE.  245 

simple  et  modeste  un  petit  iioiiil)re  rie  gens  heu- 
reux d'un  bonheur  commun, que  de  voir  régner 
dans  un  paUiis  la  discorde  et  le  trouble,  et  cha- 
cun de  ceux  qui  l'habitent  chercher  son  bon 
heur  dans  la  ruine  d'un  autre  et  dans  le  désor- 
dre général.  La  maison  bien  réglée  est  une  ,  et 
forme  un  tout  agréable  à  voir  :  dans  le  palais 
on  ne  trouve  qu'un  assemblage  confus  de  di- 
vers objets  dont  la  liaison  n'est  qu'apparente. 
Au  premier  coup-d'œil  on  croit  voir  une  lin 
commune;  en  y  regardant  mieux  on  est  bientôt 
détrompé. 

A  ne  consulter  que  limpression  la  plus  natu- 
relle ,  il  sembleroit  que  pour  dédaigner  l'éclat  et 
le  luxe  on  a  moins  besoin  de  modération  que  de 
goût.  La  symétrie  et  la  régularité  plaisent  à 
tous  les  yeux.  L'image  du  bien-être  et  de  la  féli- 
cité touche  le  cœur  humain  qui  en  est  avide  : 
mais  un  vain  appareil  qui  ne  se  rapporte  ni  à 
l'ordre  ni  au  bonheur ,  et  n'a  pour  objet  que  de 
frapper  les  yeux,  quelle  idée  favorable  à  celui 
qui  l'étalé  peut-il  exciter  dans  l'esprit  du  spec- 
tateur? L'idée  du  goût?  Le  goût  ne  paroît-il  pas 
cent  fois  mieux  dans  les  choses  simples  que  dans 
celles  qui  sont  offusquées  de  richesse.  L'idée  de 

l'habit  en  particulier  A  vaille  mieux  que  celui  d'un  sol- 
dat. En  un  mot,  la  véritable  magnificence  n'est  que  l'or- 
dre rendu  sensible  dans  le  grand  ;  ce  qui  fait  que ,  de  tous 
les  spectacles  imaginables,  le  plus  magnifique  est  celui 
de  la  nature. 


246  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

la  commodité?  Y  a-t-il  rien  de  plus  incommode 
que  le  faste  (i)?  L'idée  de  la  grandeur?  C'est  pré- 
cisément le  contraire.  Quand  je  vois  qu'on  a 
voulu  faire  un  grand  palais  ,  je  me  demande 
aussitôt  :  Pourquoi  ce  palais  n  est-il  pas  plus 
grand?  pourquoi  celui  qui  a  cinquante  domes- 
tiques n'en  a-t-il  pas  [cent?  cette  helle  vaisselle 
d'argent  pourquoi  n'est-elle  pas  d'or?  cet  homme 
qui» dore  son  carrosse,  pourquoi  ne  dore-t-il  pas 
ses  lambris?  si  ses  lambris  sont  dorés,  pourquoi 
son  toit  ne  Test-il  pas?  Celui  qui  voulut  bâtir 
une  haute  tour  faisoit  bien  de  la  vouloir  porter 
jusqu'au  ciel;  autrement  il  eût  eu  beau  1  élever, 
le  point  ou  il  se  lut  arrêté  n  eut  servi  qu'à  don- 
ner de  plus  loin  la  pieuve  de  son  impuissance. 
O  homme  petit  et  vain  !  montre-moi  ton  pou- 
voir, je  te  montrerai  ta  misère. 

Au  contraire,  un  ordie  de  choses  où  rien  n'est 

(i)  Le  bruit  des  fjcns  d'une  maison  trouble  incessam- 
ment le  repos  du  maîire;  il  ne  peut  rien  c;icher  à  tant 
d'Argus.  La  foide  de  ses  créanciers  lui  fait  payer  cher 
celle  de  ses  admirateurs.  Ses  appaiiements  sont  si  super- 
bes qu'il  est  force  de  coucher  dans  un  bouge  pour  être 
à  son  aise,  et  son  singe  est  que  Irpiefois  mieux  logé  que 
lui.  S'il  veut  dîner,  il  dépend  de  son  cuisinier,  et  jamais 
de  sa  faim;  s'il  veut  sortir,  il  est  à  la  merci  de  ses  che- 
vaux ;  mille  embarras  l'arrêtent  dans  les  rues  ;  il  ])rûle 
d'arriver,  et  ne  sait  plus  qu'il  a  m>s  jambes.  (Ihloé  l'at- 
tend, les  boues  le  retiennent,  le  poids  de  l'or  de  son 
habit  l'accable  ,  et  il  ne  peut  faire  vingt  pas  à  pied  :  mais 
s'il  perd  un  rendez-vous  avec  sa  maîtresse,  il  en  est  bien 
dédommagé  par  les  passants;  chacun  remarf|ue  sa  livrée, 
l'admire,  et  dit  tout  haut  que  c'est  monsieur  un  tel. 


CINQUIÈME    PARTIE.  vJ^"^ 

donné  à  Topinion  ,  où  tout  a  son  utilité  réelle  , 
et  qui  se  borne  aux  vrais  besoins  de  la  nature, 
n'offre  pas  seulement  un  spectacle  approuvé  par 
la  raison  ,  mais  qui  contente  les  yeux  et  le  cœur, 
en  ce  que  l'hoinnie  ne  s'y  voit  que  sous  tles  rap- 
ports agréables,  comme  se  suffisant  à  lui-même, 
que  l'image  de  sa  foiblesse  n  y  paroît  point ,  et 
que  ce  riant  tableau  n'excite  jamais  de  réflexions 
attristantes.  Je  défie  aucim  homme  sensé  de  con- 
templer une  heure  durant  le  palais  d'un  prince 
et  le  faste  qu'on  y  voit  briller  sans  tomber  dans 
la  mélancolie  et  déplorer  le  sort  de  Ihumanité. 
Mais  l'aspect  de  cette  maison  et  de  la  vie  uni- 
forme et  simple  de  ses  habitants  répand  dans 
lame  des  spectateurs  un  charme  secret  qui  ne 
fait  qu'augmenter  sans  cesse.  Un  petit  nombre 
de  gens  doux  et  paisibles ,  unis  par  des  besoins 
mutuels  et  par  une  réciproque  bienveillance,  y 
concourt  par  divers  soins  à  une  fin  commune: 
chacun  trouvant  dans  son  état  tout  ce  qu'il  faut 
pour  en  être  content  et  ne  point  désirer  den 
sortir,  on  s'y  attache  comme  y  devant  rester 
toute  la  vie  ;  et  la  seule  ambition  qu'on  garde 
est  celle  d'en  bien  remplir  les  devoirs.  Il  y  a 
tant  de  modération  dans  ceux  qui  commandent 
et  tant  de  zèle  dans  ceux  qui  obéissent ,  que 
des  égaux  eussent  pu  distribuer  entre  eux  les 
mêmes  emplois  sans  qu'aucun  se  Kit  plaint  de 
son  partage.  Ainsi  nul  n'envie  celui  d'un  autre; 
nul  ne  croit  pouvoir  augmenter  sa  fortune  que 
par  l'augmentation  du  bien  commun  j  les  mai- 


248  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

très  mêmes  ne  jugent  de  leur  bonheur  que  par 
celui  des  p^ens  qui  les  environnent.  On  ne  sau- 
roit  qu  ajouter  ni  que  retrancher  ici,  parcequ'on 
n'y  trouve  que  les  choses  utiles  et  qu  elles  y  sont 
toutes;  en  sorte  qu'on  n'y  souhaite  rien  de  ce 
qu'on  n'y  voit  pas,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  ce  qu'on 
y  voit  tlont  on  puisse  dire.  Pourquoi  n  y  en  a-t- 
il  pas  davantage?  Ajoutez-y  du  galon ,  des  ta- 
bleaux, un  lustre,  de  la  dorure,  à  l'instant  vous 
appauvrirez  tout.  En  voyant  tant  dabondance 
dans  le  nécessaire ,  et  nulle  trace  de  superflu , 
on  est  porté  à  croire  que,  s'il  n'y  est  pas,  c'est 
qu'on  n  a  pas  voulu  qu  il  y  fût ,  et  que  si  on  le 
vouloit  il  y  régneroit  avec  la  nicnie  profusion  : 
en  voyant  continuellement  les  biens  refluer  au 
dehors  par  l'assistance  du  pauvre,  on  est  porté 
à  dire,  Cette  maison  ne  peut  contenir  toutes 
ses  richesses.  Voilà,  ce  me  semble,  la  véritable 
magnificence. 

Cet  air  d  opulence  m'effraya  moi-même  quand 
je  fus  instruit  de  ce  qui  servoit  à  lentretcnir. 
Vous  vous  ruinez  ,  dis-je  à  monsieur  et  madame 
de  Wolmar;  il  n'est  pas  possible  ((uuu  si  mo- 
dique revenu  suffise  à  tant  de  dépenses.  Ils  se 
mirent  à  rire  ,  et  me  firent  voir  que  ,  sans 
rien  retrancher  dans  leur  maison  ,  il  ne  tiendroit 
qu'à  eux  d'épargner  beaucoup  et  d'augmenter 
leur  revenu  plutôt  que  de  se  ruiner.  Notre  grand 
secret  pour  être  riches,  me  dirent-ils,  est  d'avoir 
peu  d'argent,  et  d'éviter  autant  qu  il  se  peut 
dans  l'usage  de  nos  biens  les  échanges  interrné- 


CINQUIÈME   PARTIE.  249 

diaires  entre  le  produit  et  Icniploi.  Aucun  de 
ces  échanges  ne  se  fait  sans  perte ,  et  ces  pertes 
multipliées  réduisent  presque  à  rien  dassez 
grands  moyens  ,  comme  à  force  d'être  brocan- 
tée une  belle  boîte  d  or  devient  un  mince  colifi- 
chet. Le  transport  de  nos  revenus  s'évite  en  les 
employant  sur  le  lieu,  l'échange  s'en  évite  en- 
core en  les  consommant  en  nature;  et  dans  lin- 
dispensable  conversion  de  ce  que  nous  avons  de 
trop  en  ce  qui  nous  manque ,  au  lieu  des  ventes 
et  des  achats  pécuniaires  qui  doviblent  le  pré- 
judice, nous  cherchons  des  échanges  réels  où 
la  commodité  de  chaque  contractant  tienne  lieu 
de  profit  à  tous  deux. 

Je  conçois,  leur  dis-je,  les  avantages  de  cette 
méthode  ;  mais  elle  ne  me  paroît  pas  sans  in- 
convénient. Outre  les  soins  importuns  auxquels 
elle  assujetiit,  le  profit  doit  être  plus  apparent 
que  réel  ;  et  ce  que  vous  perdez  dans  le  détail 
de  la  régie  de  vos  biens  femporte  probablement 
sur  le  gain  que  feroient  avec  vous  vos  fermiers , 
car  le  travail  se  fera  toujours  avec  plus  d'éco- 
nomie et  la  récolte  avec  plus  de  soin  par  un 
paysan  que  par  vous.  C'est  une  erreur,  me  ré- 
pondit Wolmar  ;  le  paysan  se  soucie  moins 
d'augmenter  le  produit  que  d'épargner  sur  les 
frais ,  parceque  les  avances  lui  sont  plus  péni- 
bles que  les  profits  ne  lui  sont  utiles  :  comme 
son  objet  n'est  pas  tant  de  mettre  un  fonds  en 
valeur  que  d'y  faire  peu  de  dépense ,  s'il  s  assure 
.  un  gain  actuel  c'est  bien  moins  en  améliorant 


25o  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

la  terre  qu'en  1  épuisant,  et  le  mieux  qui  puisse 
arriver  est  qu'au  lieu  de  l'épuiser  il  la  néglige. 
Ainsi,  pour  un  peu  d'argent  comptant  recueilli 
sans  embarras ,  un  propriétaire  oisif  prépare 
à  lui  ou  à  ses  enlauts  de  grandes  pertes,  de 
grands  travaux,  et  quelquefois  la  ruine  de  son 
patrimoine. 

D'ailleurs  ,  poursuivit  M.  de  Wolmar ,  je  ne 
disconviens  pas  que  je  ne  fasse  la  culture  de  mes 
terres  à  plus  grands  frais  que  ne  feroit  un  fer- 
mier ;  mais  aussi  le  profit  du  fermier  c  est  moi 
qui  le  fais;  et  cette  culture  étant  beaucoup  meil- 
leure, le  produit  est  beaucoup  plus  grand;  de 
sorte  qu'en  dépensant  davantage  je  ne  laisse  pas 
de  gagner  encore.  11  y  a  plus  ;  cet  excès  de  dé- 
pense n'est  qu'apparent ,  et  produit  réellement 
une  très  grande  économie  :  car  si  d'autres  cul- 
tivoient  nos  terres  nous  serions  oisifs;  il  faudroit 
demeurer  à  la  ville;  la  vie  y  seroit  plus  chère; 
il  nous  fiiudroit  des  amusements  qui  nous  coû- 
teroient  beaucoup  plus  que  ceux  que  nous  trou- 
vons ici,  et  nous  seroient  moins  sensibles.  Ces 
soins  que  vous  appelez  importuns  font  à-la-fois 
nos  devoirs  et  nos  plaisirs  :  grâces  à  la  pré- 
voyance avec  laquelle  on  les  ordonne ,  ils  ne 
sont  jamais  pçnibics  ;  ils  nous  tiennent  lieu 
d'une  foule  de  fantaisies  ruineuses  dont  la  vie 
cbampèlrc  prévient  ou  détruit  le  goût ,  et.  tout 
ce  qui  contribue  à  notre  bien-être  devient  poui» 
nous  un  amusement 


CINQUIÈME    PARTIE.  25l 

Jetez  les  yeux  toyt  autour  de  \ous  ,  ajoutoit 
ce  judicieux  père  de  famille,  vous  ny  verrez 
que  des  choses  utiles,  qui  ne  nous  coûtent  pres- 
que rien  ,  et  nous  éparjonent  mille  vaines  dépen- 
ses. Les  seules  denrées  du  crû  couvrent  notre 
table,  les  seules  étoffes  du  pays  composent  pres- 
que nos  meubles  et  nos  habits  :  rien  n'est  mé- 
prisé parcequ'il  est  commun,  rien  n'est  estimé 
parcequ  il  est  rare.  Comme  tout  ce  qui  vient  de 
loin  est  sujet  à  être  déguisé  ou  falsifié,  nous 
nous  bornons,  par  délicatesse  autant  que  par 
modération  ,  au  choix  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
auprès  de  nous  et  dont  la  qualité  n'est  pas  sus- 
pecte. Nos  mets  sont  simples  ,  mais  choisis.  Il 
ne  manque  à  notre  table  pour  être  somptueuse 
que  d  être  servie  loin  d  ici  ;  car  tout  y  est  bon  , 
tout  y  seroit  rare  ;  et  tel  gourmand  trouveroit 
les  truites  du  lac  bien  meilleures  s'il  les  mangeoit 
à  Paris. 

La  même  règle  a  lieu  dans  le  choix  de  la  pa- 
rure,  qui,  comme  vous  voyez,  n'est  pas  négli- 
gée; mais  l'élégance  y  préside  seule,  la  richesse 
ne  s'y  montre  jamais ,  encore  moins  la  mode. 
Il  y  a  une  grande  différence  entre  le  prix  que 
l'opinion  donne  aux  choses  et  celui  qu'elles  ont 
réellement.  C'est  à  ce  dernier  seul  que  Julie 
s'attache  ;  et  quand  il  est  question  d'une  étoffe , 
elle  ne  cherche  pas  tant  si  elle  est  ancienne  ou 
nouvelle  que  si  elle  est  bonne  et  si  elle  lui  sied. 
Souvent  même  la  nouveauté  seule  est  pour  elle 


202  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

un  motif  d'exclusion ,  quand  cette  nouveauté 
donne  aux  choses  un  piix  qu elles  n'ont  pas  ou 
qu'elles  ne  sauroient  parder. 

Considérez  encore  qu'ici  Feffet  de  chaque 
chose  vient  moins  ddle-même  que  de  son  usage 
et  de  son  accord  avec  le  reste  ;  de  sorte  qu'avec 
des  parties  de  peu  de  valeur  Julie  a  fait  un  tout 
d'un  grand  prix.  Le  goût  aime  à  créer,  à  donner 
seul  la  valeur  aux  choses.  Autant  la  loi  de  la 
mode  est  inconstante  et  ruineuse  ,  autant  la 
sienne  est  économe  et  durable.  Ce  que  le  bon 
goût  approuve  une  fois  est  toujours  bien  ;  s'il 
est  rarement  à  la  mode  ,  en  revanche  il  n'est 
jamais  ridicule;  et,  dans  sa  modeste  simplicité, 
il  tire  de  la  convenance  des  choses  des  régies 
inaltérables  et  sûres ,  qui  restent  quand  les  mo- 
des ne  sont  plus. 

Ajoutez  enfin  que  l'abondance  du  seul  néces- 
saire ne  peut  dégénérer  eu  abus,  parceque  le 
nécessaire  a  sa  mesure  naturelle ,  et  que  les  vrais 
besoins  n'ont  jamais  d'excès.  On  peut  mettre  la 
dépense  de  vingt  habits  en  un  seul  et  manger 
en  un  repas  le  revenu  d  une  année  ,  mais  on 
ne  sauroit  porter  deux  habits  en  même  temps 
ni  dîner  deux  fois  en  un  jour.  Ainsi  l'opinion 
est  illimitée,  au  lieu  que  la  nature  nous  arrête 
de  tous  côtés;  et  celui  qui  dans  un  état  médio- 
cre se  borne  au  bien-être  ne  risque  point  de  se 
ruiner. 

Voilà  ,  mon  cher ,  continuoit  le  sage  Wol- 
mar,  comment  avec  de  l'économie  et  des  soins 


*       CINQUIÈME   PARTIE.  253 

on  peut  se  mettre  au-dessus  de  sa  fortune.  Il  ne 
tiendroit  qu  à  nous  d'augmenter  la  nôtre  sans 
changer  notre  manière  de  vivre;  car  il  ne  se  fait 
ici  presque  aucune  avance  qui  n'ait  un  produit 
pour  objet ,  et  tout  ce  que  nous  do^pensons  nous 
rend  de  quoi  dépenser  beaucoup  plus. 

Hé  bien  !  niylord,  rien  de  tout  cela  ne  paroît 
au  premier  coup-d'œil.  Par-tout  un  air  de  profu- 
sion couvre  l'ordre  qui  le  donne.  Il  faut  du  tem.ps 
pour  apercevoir  des  lois  somptuairesqui  fi>' nent 
à  l'aisance  et  au  plaisir,  et  Ion  a  d'.ibord  peine 
à  comprendre  comment  on  jouit  de  ce  qu  on 
épargne.  En  y  réfléchissant  le  contentement  aug- 
mente ,  parcequ'on  voit  que  la  source  ^n  est  inta- 
rissable, et  que  lart  de  goûter  le  bonheur  de  la 
vie  sert  encore  à  le  prolonger.  Comment  se  las- 
seroit-on  d'un  état  si  conforme  à  la  nature  ? 
Comment  épuiseroit-on  son  héritage  en  l'amé- 
liorant tous  les  jours  ?  Comment  ruineroit-on 
sa  fortune  en  ne  consommant  que  ses  revenus  ? 
Quand  chaque  année  on  est  sûr  de  la  suivante , 
qui  peut  troubler  la  paix  de  celle  qui  court?  Ici 
le  fruit  du  labeur  passé  soutient  labondance  pré- 
sente ,  et  le  fruit  du  labeur  présent  annonce  l'a- 
bondance à  venir;  on  jouit  à-la-fois  de  ce  qu'on 
dépense  et  de  ce  qu'on  recueille,  et  les  divers 
temps  se  rassemblent  pour  affermir  la  sécurité 
du  présent. 

Je  suis  entré  dans  tous  les  détails  du  ménage, 
et  j  ai  par-tout  vu  régner  le  même  esprit.  Toute 
la  broderie  et  la  dentelle  sortent  du  gynécée; 


254  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

toute  la  toile  est  filée  dans  la  hasse-cour  ou  par 
de  pauvres  femmes  que  Ton  nourrit.  La  laine 
s'envoie  à  des  manufactures  dont  on  tire  en 
échanjyc  des  draps  pour  habiller  les  (^ens  ;  le 
vin,  l'huile  et  le  pain,  se  font  dans  la  maison; 
on  a  des  bois  en  coupe  ré^jlce  autant  qu'on  en 
peut  consommer  :  le  boucher  se  paye  en  bétail  ; 
lépicier  reçoit  du  blé  pour  ses  fournitures  ;  le 
salaire  des  ouvriers  et  des  domestiques  se  prend 
sur  le  produit  des  terres  qu'ils  font  valoir;  le 
loyer  des  maisons  de  la  ville  suffit  pour  l'ameu- 
blement de  celles  qu'on  habite  ;  les  rentes  sur 
les  fonds  publics  fournissent  à  l'entretien  des 
maîtres  Qt  au  peu  de  vaisselle  qu'on  se  permet  ; 
la  vente  des  vins  et  des  blés  qui  restent  donne 
tm  fonds  qu'on  laisse  en  réserve  pour  les  dépen- 
ses extraordinaires  ;  fonds  que  la  prudence  de 
Julie  ne  laisse  jamais  tarir,  et  que  sa  charité 
laisse  encore  moins  augmenter.  Elle  n'accorde 
aux  choses  de  pur  agrément  que  le  profit  du 
travail  qui  se  fait  dans  sa  maison ,  celui  des  terres 
qu'ils  ont  défrichées,  celui  des  arbres  qu'ils  ont 
fait  planter,  etc.  Ainsi  le  produit  et  l'emploi  se 
trouvant  toujours  compensés  par  la  nature  des 
choses,  la  balance  ne  peut  être  rompue,  et  il 
est  impossible  de  se  déranger. 

Bien  plus;  les  privations  qu'elle  s'impose  par 
cette  volupté  tempérante  dont  j'ai  parlé  sont  à- 
la-fois  de  rtouveaux  moyens  de  plaisir  et  de  nou- 
velles ressources  d'économie.  Par  exemple,  elle 
aime  beaucoup  le  café;   chez  sa  mère  elle  en 


CINQUIÈME    PARTIE.  o55 

prenoit  tous  les  jours  :  elle  en  a  quitté  Ihabitucle 
pour  en  augmenter  le  goût  ;  elle  s'est  bornée  à 
n'en  prendre  que  quand  elle  a  des  hôtes,  et  dans 
le  salon  d  Apollon  ,  afin  d'ajouter  cet  air  de  fête 
à  tous  les  autres.  C'est  une  petite  sensualité  qui 
la  flatte  plus,  qui  lui  coûte  moins,  et  par  la- 
quelle elle  aiguise  et  règle  à-la-fois  sa  gourman- 
dise. Au  contraire,  elle  met  à  deviner  et  satis- 
faire les  goûts  de  son  père  et  de  son  mari  une 
attention  sans  relâche,  une  prodigalité  naturelle 
et  pleine  de  grâces,  qui  leur  fait  mieux  goûter 
ce  qu'elle  leur  offre  par  le  plaisir  qu'elle  trouve 
à  le  leur  offrir.  Ils  aiment  tous  deux  à  prolon- 
ger un  peu  la  fin  du  repas ,  à  la  suisse  :  elle  ne 
manque  jamais  après  le  souper  de  faire  servir 
une  bouteille  de  vin  plus  délicat,  plus  vieux  que 
celui  de  l'ordinaire.  Je  fus  d'abord  la  dupe  des 
noms  pompeux  qu'on  donnoit  à. ces  vins,  qu'en 
effet  je  trouve  excellents;  et  les  buvant  comme 
étant  des  Reux  dont  ils  portoient  les  noms  ,  je 
fis  la  guerre  à  Julie  d'une  infraction  si  manifeste 
à  ses  maximes  ;  mais  elle  îne  rappela  en  riant 
un  passage  de  Plutarque  oùFlaminius  compare 
les  troupes  asiatiques  d'Antiochus  ,  sous  mille 
^oms  barbares ,  aux  ragoûts  divers  sous  lesquels 
un  ami  lui  a  voit  déguisé  la  même  viande.  Il  en 
est  de  même,  dit-elle,  de  ces  vins  étrangers  que 
vous  me  reprochez.  Le  Rancio  ,  le  Cherez,  le 
Malaga  ,  le  Chassaigne ,  le  Syracuse  ,  dont  vous 
buvez  avec  tant  de  plaisir,  ne  §ont  en  effet  que 
des  vins  de  Lavaux  diversement  préparés ,  et 


â56  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

VOUS  pouvez  voir  d'ici  le  vignoble  qui  produit 
toutes  ces  boissons  lointaines.  Si  elles  sont  infé- 
rieures en  qualité  aux  vins  fameux  dont  elles 
portent  les  noms,  elles  n'en  ont  pas  les  inconvé- 
nients; et  comme  on  est  sûr  de  ce  qui  les  com- 
pose ,  on  peut  au  moins  les  boire  sans  risque. 
Jai  lieu  de  croire,  continua-t-elle ,  que  mon 
père  et  mon  mari  les  aiment  autant  que  les  vins 
les  plus  rares.  Les  siens ,  me  dit  alors  M.  de  Wol- 
mar ,  ont  pour  nous  un  goût  dont  manquent 
tous  les  autres  ;  c'est  le  plaisir  qu'elle  a  pris  à 
les  préparer.  Ah!  reprit-elle,  ils  seront  toujours 
exquis  1 

Vous  jugez  bien  qu'au  milieu  de  tant  de  soins 
divers  le  désœuvrement  et  l'oisiveté  qui  rendent 
nécessaires  la  compagnie,  les  visites  et  les  so* 
ciétés  extérieures,  ne  trouvent  guère  ici  de  place. 
On  fréquente  les  voisins  assez  pour  entretenir 
un  commerce  agréable ,  trop  peu  pour  s'y  as- 
sujettir. Les  hôtes  sont  toujours  bien  venus  et 
ne  sont  jamais  désirés.  On  ne  voit  précisément 
qu  autant  de  monde-qu'il  faut  pour  se  conserver 
le  goût  de  la  retraite  ;  les  occupations  cham- 
pêtres tiennent  lieu  d'amusements  ;  et  pour  qui 
trouve  au  sein  de  sa  famille  une  douce  sociéto^ 
toutes  les  autres  sont  bien  insipides.  La  manière 
dont  on  passe  ici  le  temps  est  trop  simple  et 
trop  uniforme  pour  tenter  beaucoup  de  gens  (i); 

(i)  Je  crois  qu'un  de  nos  îieaux-csprits  voyageant  dans 
ce  pays-là,  reçu  et^aressé  dans  cette  maison  à  son  pas- 
sage, feroit  ensuite  à  ses  amis  une  relatiou  bien  plaisante 


CIISQUIÈME    PARTIE.  oSy 

mais  c'est  par  la  disposition  du  cœur  de  ceux 
qui  Font  adoptée  qu'elle  leur  est  intéressante. 
Avec  une  anie  saine  peut-on  sennuyer  à  rem- 
plir les  plus  chers  et  les  plus  cliarmants'devoirs 
de  riiumanité,  et  à  se  rendre  mutuellement  la 
"vie  heureuse?  Tous  les  soirs,  Julie,  contente  de 
sa  journée,  n'en  désire  point  une  différente  pour 
le  lendemain,  et  tous  les  matins  elle  demande 
au  ciel  un  jour  semhlable  à  celui  de  la  veille  : 
elle  fait  toujours  les  mêmes  choses  parcequ'elles 
sont  bien  ,  et  qu'elle  ne  connoît  rien  de  mieux 
à  faire.  Sans  doute  elle  jouit  ainsi  de  toute  la 
félicité  permise  à  l'homme.  Se  plaire  dans  la  du- 
rée de  son  état ,  n'est-ce  pas  un  signe  «assuré 
qu'on  y  vit  heureux  ? 

Si  l'on  voit  rarement  ici  de  ces  tas  de  désœu- 
vrés qu'on  appelle  bonne  compagnie ,  tout  ce 
qui  s'y  rassemble  intéresse  le  cœur  par  quelque 
endroit  avantageux,  et  rachète  quelques  ridi- 
cules par  mille  vertus.  De  paisibles  campagnards, 
sans  monde  et  sans  politesse ,  mais  bons ,  sinir 
pies,  honnêtes  et  contents  de  leur  sort;  d'an- 
ciens officiers  retirés  du  service  ;  des  commer- 
çants ennuyés  de  s  enrichir  ;  de  sages  mères  de 
famille  qui  amènent  leurs  filles  à  l'école  de  la 
modestie  et  des  bonnes  mœurs  :  voilà  le  cor- 
de la  vie  tle  manants  qu'on  y  mène.  Au  reste  ,  je  vois  par 
les  lettres  de  mvUuly  (^atesby  que  ce  goût  n'est  pas  par- 
ticulier à  la  France,  et  que  c'est  apparemment  aussi  fu- 
sage  en  Angleterre  de  tourner  ses  hôtes  en  ridicule  pour 
prix  de  leur  hospitalité. 

4.  17 


258  LA    NOUVELLE   ïftîLOÏSE. 

tége  que  Julie  aime  à  rassembler  autour  délie. 
Son  mari  n'est  pas  fâché  d'y  joindre  quelquefois 
de  ces  aventuriers  corrigés  par  l'âge  et  l'expé- 
ricnce  *qui,  devenus  sages  à  leurs  dépens,  re- 
viennent sans  chagrin  cultiver  le  champ  de  leur 
père  qu'ils  voudroient  n'avoir  point  quitté.  Si 
quelqu'un  récite  à  table  les  événements  de  sa 
vie ,  ce  ne  sont  point  les  aventures  merveilleuses 
(lu  riche  Sindbad  racontant  au  sein  de  la  mol- 
lesse orientale  comment  il  a  gagné  ses  trésors  :  ce 
sont  les  relations  plus  simples  de  gens  sensés 
que  les  caprices  du  sort  et  les  injustices  des 
hommes  ont  rebutés  des  faux  Jjiens  vainement 
])oursuivis  ,  pour  leur  rendre  le  goût  des  véri- 
lables. 

Croiriez-vous  que  l'entretien  même  des  pay- 
sans a  des  charmes  pour  ces  âmes  élevées  avec 
r(ui  le  sage  aimeroit  à  s'instruire?  Le  judicieux 
VV^olmar  trouve  dans  la  naïveté  villageoise  des 
caractères  plus  marqués,  plus  d'hommes  pen- 
sant par  eux-mêmes,  que  sous  le  masque  unifor- 
me des  habitants  des  villes ,  où  chacun  se  mon- 
tre comme  sont  les  autres  plutôt  que  comme 
il  est  lui-même.  La  tendre  Julie  trouve  en  eux 
des  cœurs  sensibles  aux  moindres  caresses,  et 
(jui  s'estuTient  heureux  de  lintérêt  qu'elle  prend 
à  leur  bonheur.  Leur  cœur  ni  leur  esprit  ne  sont 
point  façonnés  par  l'art  ;  ils  n'ont  point  appris 
à  se  former  sur  nos  modèles  ,  et  l'on  n'a  pas 
peur  de  trouver  en  eux  Ihonmie  de  l'homme 
au  lieu  de  celui  de  la  nature. 


CINQUIÈME    PARTIE.  259 

Souvent,  dans  ties  tournées,  M.  de  Wolinar 
rencontre  quelque  bon  vieillard  dont  le  sens  et 
Ja  raison  le  frappent ,  et  qu'il  se  plaît  à  faire 
causer.  Il  laméne  à  sa  femme;  elle  lui  fait  un 
accueil  chai  niant ,  qui  marque  non  la  politesse 
et  les  airs  de  son  état,  mais  la  bienveillance  et 
l'humanité  de  son  caractère.  On  retient  le  bon- 
homme à  dîner  :  Julie  le  place  à  côté  d'elle,  le 
sert ,  le  caresse ,  lui  parle  avec  intérêt ,  s  informe 
de  sa  famille,  de  ses  affaires,  ne  sourit  point  de 
5on  embarras  ,  ne  donne  point  une  attention 
gênante  à  ses  manièies  rustiques,  mais  le  met 
à  son  aise  par  la  facilité  des  siennes ,  et  ne  sort 
point  avec  lui  de  ce  tendre  et  touchant  respect 
dû  à  la  vieillesse  infirme  qu'honoie  une  lonjjue 
vie  passée  sans  reproche.  Le  vietllard  enchanté 
se  livre  à  répanchement  de  ^on  cœur;  il  semble 
reprendre  un  moment  la  vivacité  de  sa  jeunesse. 
Le  vin  bu  à  la  santé  d  une  jeune  dame  en  ré- 
chauffe mieux  son  sang  à  demi  glacé.  Il  se  ra- 
nime à  parler  de  son  ancien  temps  ,  de  ses  a- 
mours  ,  de  ses  campagnes  ,  des  combats  où  il 
s'est  trouvé,  du  courage  de  ses  compatriotes, 
de  son  retour  au  pays  ,  de  sa  femme,  de  ses  en- 
fants ,  des  travaux  champêtres ,  des  abus  qu  il  a 
remarqués  ,  des  remèdes  qu'il  imagine.  Souvent 
des  longs  discours  de  son  âge  sortent  d'excel- 
lents préceptes  moraux  ou  des  leçons  d  aj^ricul- 
ture;  et  quand  il  n  y  auroit  dans  les  choses  quil 
dit  que  le  plaisir  qu  il  prend  à  les  dire ,  Julie  en 
prendroit  à  les  écouter. 


26o  LA   NOUVELLE    IIÉLOÎSE. 

•Elle  passe  après  le  dîner  dans  sa  cliaTnbre  et 
en  rapporte  un  petit  présent  de  quelque  nippe 
convenable  à  la  femme  ou  aux  Filles  du  vieux 
bon-homme.  Elle  le  lui  fait  offrir  par  les  enfants, 
et  réciproquement  il  rend  aux  enfants  quelque 
don  simple  et  de  leur  goût,  dont  elle  Ta  secrète- 
ment chargé  pour  eux.  Ainsi  se  forme  de  bonne 
heure  l'étroite  et  douce  bienveillance  qui  fait  la 
haison  des  états  divers.  Les  enfants  s'accoutu- 
ment à  honorer  la  vieillesse  ,  à  estimer  la  sim- 
plicité et  à  distinguer  le  mérite  dans  tous  les 
rangs.  Les  paysans ,  voyant  leurs  vieux  pères 
fêtés  dans  une  maison  respectable  et  admis  à  la 
table  des  maîtres  ,  ne  se  tiennent  point  offen- 
sés d  en  être  exclus  ;  ils  ne  s'en  prennent  point , 
à  leur  rang,  mais  à  leur  âge;  ils  ne  disent  point, 
nous  sommes  trop  pauvres,  mais  nous  sommes 
trop  jeunes  pour  être  ainsi  traités  ;  l'honneur 
qu'on  rend  à  leurs  vieillards  et  l'espoir  de  le 
partager  un  jour  les  consolent  d'en  être  privés 
et  les  excitent  à  s'en  rendre  dignes. 

Cependant  le  vieux  bon-homme,  encore  at- 
tendri des  caresses  qu'il  a  reçues,  revient  dans 
sa  chaumière  ,  empressé  de  montrer  à  sa  femme 
et  à  ses  enfants  les  dons  qu'il  leur  apporte.  Ces 
bagatelles  répandent  la  joie  dans  toute  une  fa- 
mille qui  voit  qu'on  a  daigné  soccuper  d'elle.  Il 
leur  raconte  avec  emphase  la  réception  qu'on 
lui  a  faite  ,  les  mets  dont  on  l'a  servi,  les  vins 
dont  il  a  goûté,  les  discours  ol)lij;eants  qu'on  lui 
a  tenus,  combien  on  s'est  informé  d'eux,  l'affa- 


CINQUIÈME   PARTIE.  2G1 

hiiité  des  maîtres,  l'attention  des  serviteurs,  et 
{jénéralement  ce  qui  peut  donner  du  prix  aux 
marques  d'estime  et  de  bonté  qu'il  a  reçues  :  en 
le  racontant  il  en  jouit  une  seconde  lois  ,  et 
toute  la  maison  croit  jouir  aussi  des  honneurs 
rendus  à  son  chef.  Tous  bénissent  de  concert 
cette  famille  illustre  et  ji;éncreuse  qui  donne 
exemple  aux  grands  et  refuge  aux  petits,  qui  ne 
dédaigne  point  le  pauvre  et  rend  honneur  aux 
cheveux  blancs.  Voilà  1  encens  qui  plaît  aux  amcs 
bienfaisantes.  S'il  est  des  bénédictions  humaines 
que  le  ciel  daigne  exaucer  ,  ce  ne  sont  point 
celles  qu'arrachent  la  flatterie  et  la  bassesse  en 
présence  des  gens  qu'on  loue  ,  mais  celles  que 
dicte  en  secret  un  cœur  simple  et  reconnoissant 
au  coin  dun  foyer  rustique. 

C'est  ainsi  qu'un  sentiment  agréable  et  doux 
peut  couvrir  de  son  charme  une  vie  insipide  à 
des  cœurs  indifférents  ;  c  est  ainsi  que  les  soins , 
les  travaux,  la  retraite,  peuvent  devenir  des  amu- 
sements par  lart  de  les  diriger.  Une  ame  saine 
peut  donner  du  goût  à  des  occupations  commu- 
nes, comme  la  santé  du  corps  fait  trouver  bons 
les  aliments  les  plus  simples.  Tous  ces  gens  en- 
nuyés qu'on  amuse  avec  tant  de  peine  doivent 
leur  dégoût  à  leurs  vices,  et  ne  perdent  le  senti- 
ment du  plaisir  qu'avec  celui  du  devoir.  Pour 
Julie,  il  lui  est  arrivé  précisément  le  contraire; 
et  des  soins  qu'une  certaine  langueur  dame  lui 
eût  laissé  négliger  autrefois  lui  deviennent  inté- 
ressants par  le  motif  qui  les  inspire.  Il  faudroit 


203  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

être  insensible  pour  être  toujours  sans  vivacité. 
La  sienne  s  est  développée  par  les  mêmes  causes 
qui  la  réprimoient  autrefois.  Son  cœur  cherclioit 
la  retraite  et  la  solitude  pour  se  livrer  en  paix 
aux  alFections  dont  il  éloit  pénétré;  maintenant 
elle  a  pris  une  activité  nouvelle  en  formant  de 
nouveaux  liens.  Elle  n'est  point  de  ces  indolen- 
tes mères  de  famille  ,  contentes  d'étudier  (piand 
il  faut  agir ,  qui  perdent  à  s'instruire  des  devoirs 
d'autrui  le  temps  qu'elles  devroicnt  mettre  à 
remplir  les  leurs.  Elle  pratique  aujourdliui  ce 
qu'elle  apprenoit  autrefois.  Elle  n'étudie  plus, 
elle  ne  lit  plus  ;  elle  agit.  Gomme  elle  se  lève  une 
heure  plus  tard  que  son  mari ,  elle  se  couche 
aussi  plus  tard  d'une  heure.  Cette  heure  est  le 
seul  temps  quelle  donne  encore  à  l'étude,  et  la 
journée  ne  lui  paroît  jamais  assez  longue  pour 
tous  les  soins  dont  elle  aime  à  la  remplir. 

Voilà,  mylord ,  ce  que  j'avois  à  vous  <iire  sur 
l'économie  de  cette  maison  et  sur  la  vie  privée 
des  maîtres  qui  la  gouvernent.  Contents  de  leur 
sort,  ils  en  jouissent  paisiblement;  contents  de 
leur  fortune ,  ils  ne  travaillent  pas  à  l'augmenter 
pour  leurs  enfants,  mais  à  leur  laisser,  avec  l'hé- 
ritage (pi  ils  ont  reçu,  des  terres  en  hou  état, 
des  dome8ti((ues  affectionnés,  le  goût  du  tra- 
vail ,  de  l'ordre,  de  la  modération,  et  tout  ce 
qui  peut  rendre  douce  et  charmante  à  des  gens 
sensés  la  jouissance  d'un  hien  médiocre  ,  aussi 
sagement  conservé  qu  il  fut  honnêtement  acquis. 


CINQUIÈME    PARTIE.  2G3 


LETTRE  III  (i). 

DE    SAINT-PREUX    A    MYLORD    EDOUARD. 

jNous  avons  eu  des  hôtes  ces  jours  derniers  :  ils 
sont  repartis  hier;  et  nous  recommençons  entre 
nous  trois  une  société  d'autant  pkis  charmante 
qu'il  n'est  rien  resté  dans  le  fond  des  cœurs  qu'on 
veuille  se  cacher  l'un  à  l'autre.  Quel  plaisir  je 
goûte  à  reprendre  un  nouvel  être  qui  me  rend 
digne  de  votre  confiance  !  Je  ne  reçois  pas  une 
marque  d'estime  de  Julie  et  de  son  mari  que  je 
ne  me  dise  avecvine  certaine  fierté  dame  :  Enfin 
j'oserai  me  montrer  à  lui.  G  est  par  vos  soins , 
c'est  sous  vos  yeux  ,  que  j'espère  honorer  mon 
état  présent  de  mes  fautes  passées.  Si  lamour 
éteiùt  jette  lame  dans  1  épuisement, l'amour sub- 
juguélui  donne,  avec  la  conscience  de  sa  victoire, 
une  élévation  nouvelle  et  un  attrait  plus  vif  pour 
tout  ce  qui  est  grand  et  beau.  Voudroit-on  per- 
dre le  fruit  d'un  sacrifice  qui  nous  a  coûté  si  cher? 

(i)  Deux  lettres  écrites  en  différents  temps  rouloient 
sur  le  sujet  de  celle-ci ,  ce  qui  occasionoit  bien  des  ré- 
pétitions inutiles.  Pour  les  retrancher,  j'ai  réuni  ces 
deux  lettres  en  une  seule.  Au  reste,  sans* prétendre  justi- 
fier Texcessive  longueur  de  plusieurs  des  lettres  dont  ce 
recueil  est  composé,  je  remarquerai  que  les  lettres  des 
solitaires  sont  longues  et  rares ,  celles  des  gens  du  monde 
fréquentes  et  couîtes.  Il  ne  faut  qu'observer  cette  diffé- 
rence pour  en  sentir  à  l'instant  la  raison. 


264  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

Non,  mylord  ;  je  sens  qu'à  votre  exemple  mon 
cœur  va  mettre  à  profit  tous  les  ardents  senti- 
ments quil  a  vaincus;  je  sens  qu'il  faut  avoir 
été  ce  que  je  fus  pour  devenir  ce  que  je  veux 
être. 

Après  six  jours  perdus  aux  entretiens  frivoles 
des  gens  indifrérents  ,  nous  avons  passé  aujour- 
dhuiune  matinée  à  laup^loisc  ,  réunis  et  dans  le 
silence  ,  ajoutant  à-la-lois  le  plaisir  d'être  ensem- 
ble et  la  douceur  du  recueillement.  Que  les  dé- 
lices de  cet  état  sont  connues  de  peu  de  fjens  !  Je 
nai  vu  personne  en  France  en  avoir  la  moindre 
idée.  La  conversation  des  amis  ne  tarit  jamais  , 
disent-ils.  11  est  vrai,  la  langue  fournit  un  babil 
facile  aux  attacbements  médiocres  ;  mais  lami- 
tié,  mylord,  l'amitié!  Sentiment  vif  et  céleste, 
quels  discours  sont  dignes  de  toi?  quelle  langue 
ose  être  ton  interprète?  Jamais  ce  qu'on  dit  à 
son  ami  peut-il  valoir  ce  qu'on  sent  à  ses  côtés? 
Mon  dieu!  qu  une  main  serrée,  qu'un  regard 
animé,  qu\me  étreinte  contre  la  poitrine,  que 
le  soupir  qui  la  suit ,  disent  de  clioses  !  et  que  le 
premier  mot  c[u  on  prononce  est  froid  après  tout 
cela  !  O  veillées  de  Besan(;on  !  moments  consa- 
crés au  silence  et  recueillis  par  l'amitié!  O  Boms- 
ton  ,  ame  grande ,  ami  su])limc!  non  ,  je  n'ai  point 
avili  ce  que  tu  fis  pour  moi,  et  ma  boucbe  ne 
t'en  a  jamais  rien  dit. 

11  est  sur  que  cet  état  de  contemplation  fait  un 
des  glands  cbarmes  des  bommes. sensibles.  Mais 
j'ai  toujours  tromé  que  les  importuns  empê- 


CINQUIÈME   PARTIE.  265 

choient  de  le  (>oùler  ,  et  que  les  amis  ont  besoin 
délie  sans  témoin  pour  pouvoir  ne  se  rien  dire 
qu'à  leur  aise.  On  veut  être  recueillis,  pour  ainsi 
dire  ,  1  un  danslautre  :  les  moindres  distractions 
sont  désolantes,  la  moindre  contrainte  est  in- 
supportable. Si'quelquefois  le  cœur  porte  un  mot 
à  la  bouche,  il  est  si  doux  de  pouvoir  le  pronon- 
cer sans  {>êne  !  Il  semble  qu  on  n'ose  penser  li- 
brement ce  qu  on  n  ose  dire  de  même  :  il  semble 
que  la  présence  d  un  seul  étranger  retienne  le 
sentiment  et  comprime  des  âmes  qui  s  enten- 
droient  si  bien  sans  lui. 

Deux  heures  se  sont  ainsi  écoulées  entre  nous 
dans  cette  immobilité  d'extase,  plus  douce  mille 
fois  que  le  froid  repos  des  dieux  d  Epicure.  Après 
le  déjeuner  ,  les  enfants  sont  entrés  comme  à 
l'ordinaire  dans  la  chambre  de  leur  mère;  mais, 
au  lieu  daller  ensuite  s  enfermer  avec  eux  dans 
le  gynécée  selon  sa  coutume,  pour  nous  dédom- 
mager en  quelque  sorte  du  temps  perdu  sans 
nous  voir,  elle  les  a  fait  rester  avec  elle, et  nous 
ne  nous  sommes  point  quittés  jusqu'au-  dîner. 
Henriette  ,  qui  commence  à  savoir  tenir  l'ai- 
guille, travadloit  assise  devant  la  Fanchon  ,  qui 
faisoit  de  la  dentelle ,  et  dont  l'oreiller  posoit  sur 
le  dossier  de  sa  petite  chaise.  Les  deux  garçons 
feuilletoient  sur  une  table  un  recueil  d  images 
dont  l'aîné  expliquoit  les  sujets  au  cadet.  Quand 
il  se  trompoit ,  Henriette  attentive,  et  qui  sait 
le  recueil  par  cœur,avoit  soin  de  le  corriger. 
Souvent,  feignant  d  ignorer  à  quelle  estampe  ils 


266  LA    NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

étoient,  elle  en  tiroit  un  prétexte  de  se  lever, 
d'aller  et  venir  de  sa  chaise  à  la  table  et  de  la 
table  à  sa  chaise.  Ces  promenades  ne  lui  déplai- 
soient  pas ,  et  lui  attiroient  toujours  quelque  aga- 
cerie de  la  part  du  petit  niali;  quelquefois  même 
il  s'y  joignoit  un  baiser  que  sa 'bouche  enfan- 
tine sait  mal  appliquer  encore  ,  mais  dont  Hen- 
riette,  déjà  plus  savante,  lui  épargne  volontiers 
la  façon.  Pendant  ces  petites  leçons,  qui  se'pre- 
noient  et  se  donnoient  sans  beaucoup  de  soin, 
mais  aussi  sans  la  moindre  gêne  ,  le  cadet  comp- 
toit  furtivement  des  onchets  de  buis  qu'il  avoit 
cachés  sous  le  livre. 

Madame  de  Wolmar  brodoit  près  de  la  fenêtre 
vis-à-vis  des  enfants  ;  nous  étions  son  mari  et  moi 
encore  autoin-  de  la  table  à  thé  lisant  la  gazette, 
à  laquelle  elle  prêtoit  assez  peu  d'attention.  Mais 
à  l'article  de  la  maladie  du  roi  de  France  et  de 
rattachement  singulier  de  son  peuple,  qui  neut 
jamais  d'égal  que  celui  des  Romains  pour  Ger- 
manicus ,  elle  a  fait  quelques  réflexions  sur  le 
bon  naturel  de  cette  nation  douce  et  bienveil- 
lante, que  toutes  haïssent,  et  qui  n'en  hait  au- 
cune, ajoutant  qu'elle  n'envioit  du  rang  suprême 
que  le  plaisir  de  s'y  faire  aimer.  N'enviez  rien , 
lui  a  dit  son  mari  d'un  ton  (|u  il  m'eût  dû  laisser 
prendre;  il  y  a  long-temps  que  nous  sommes 
tous  vos  sujets.  A  ce  mot  son  ouvrage  est  tombé 
de  ses  mains;  elle  a  tourné  la  tête,  et  jeté  sur 
son  digne  époux  im  regard  si  touchant,  si  ten- 
dre ,  que  j'en  ai  tressailli  moi-même.  Elle  n'a 


CINQUIÈME    PAiniK.  267 

rien  dit  :  qu'eût -elle  dit  qui  valût  ce  rep,ard? 
Nos  yeux  se  sont  aussi  rencontrés.  J'ai  senti, 
à  la  manière  dont  sonVnari  m'a  serré  la  main, 
que  la  même  émotion  nous  ^apuoit  tous  trois , 
et  que  la  douce  influence  de  cette  ame  expansive 
a(|issoit  autour  d'elle  et  triomphoit  de  1  insensi- 
bilité même. 

C'est  dans  ces  dispositions  qu'a  commencé  le 
silence  dont  je  vous  parlois  :  vous  pouvez  juger 
qu'il  n'étoit  pas  de  froideur  et  d'ennui.  Il  n'étoit 
interrompu  que  par  le  petit  manège  des  enfants  ; 
encore,  aussitôt  que  nous  avons  cessé  déparier, 
ont-ils  modéré,  par  imitation,  leur  caquet.^  comme 
craignant  de  troubler  le  recueillement  universel. 
C'est  la  petite  surinteiidante  qui  la  première 
s'est  mise  à  baisser  la  voix ,  à  faire  signe  aux 
autres,  à  courir  sur  la  pointe  du  pied;  et  leurs 
jeux  sont  devenus  dautant  plus  amusants  que 
cette  légère  contrainte  y  ajoutoit  un  nouvel 
intérêt.  Ce  spectacle,  qui  semhloit  être  mis  sous 
nos'yeux  pour  prolonger  notre  attendrissement, 
a  produit  son  effet  naturel. 

Ammutiscon  le  liugue,  e  parlan  l'aime  (i). 

Que  de  eboses  se  sont  dites  sans  ouvrir  la  bou-^ 
cbe  !  que  d'ardents  sentiments  se  sont  commu- 
niqués sans  la  froide  entremise  de  la  parole  ! 
Insensiblement  Julie  s'est  laissé  absorber  à  celui 

(i)  Les  lanf[ues  se  taisent,  mais  les  cœurs  parlent. 

MAUlNi. 


268  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

qui  dominoit  tous  les  autres.  Ses  yeux  se  sont 
tout-à-fait  fixés  sur  ses  trois  enfants  ;  et  son 
cœur,  ravi  clans  une  st  délicieuse  extase,  ani- 
moit  son  charmant  visage  de  tout  ce  que  la 
tendresse  maternelle  eut  jamais  de  plus  tou- 
chant. 

Livrés  nous-mêmes  à  cette  douhle  contem- 
plation, nous  nous  laissions  entraîner  Wolmar 
et  moi  à  nos  rêveries ,  quand  les  enfants  qui  les 
causoient  les  ont  fait  finir.  L'aîné ,  qui  s'amusoit 
aux  images,  voyant  que  les  onchets  empêchoient 
son  frère  d  être  attentif,  a  pris  le  temps  qu  il  les 
avoit  rassemblés,  et,  lui  donnant  un  coup  sur 
la  main ,  les  a  fait  sauter  par  la  chambre.  Mar- 
cellin  s'est  mis  à  pleurer;  et,  sans  s'agiter  pour 
le  faire  taire,  madame  de  Wolmar  a  dit  à  Fan- 
chon  d'emporter  les  onchets.  L'enfant  s'est  tu 
sur-le-champ,  mais  les  onchets  nont  pas  moins 
été  emportés  sans  qu'il  ait  recomuïencé  de  pleu- 
rer comme  je  m'y  étois  attendu.  Cette  circon- 
stance, qui  n'étoit  rien,  m'en  a  rappelé  beaucoup 
d'autres  auxquelles  je  n'avois  fait  nulle  atten- 
tion; et  je  ne  me  souviens  pas,  en  y  pensant, 
d'avoir  vu  d'enfants  à  qui  l'on  parlât  si  peu  et 
qui  fussent  moins  incommodes.  Us  ne  quittent 
presque  jamais  leur  mère,  et  à  peine  saperçoit- 
on  qu'ils  soient  là.  Ils  sont  vifs,  étourdis,  sé- 
millants, comme  il  couvient-  à  leur  âge,  jamais 
importuns  ni  criards ,  et  l'on  voit  qu'ils  sont 
discrets  avant  de  savoir  ce  que  c'est  que  discré- 
tion. Ce  qui  m'étonnoit  le  plus  dans  les  relie- 


CINQUIÈME    PARTIE.  269 

xions  où  ce  sujet  m'a  conduit,  c'étoit  que  cela 
se  fit  comme  Je  soi-iiiônic,  et  qu'avec  une  si 
vive  tendresse  pnur  ses  enfants  Julie  se  tour- 
mentât si  peu  autour  d'eux.  En  effet,  on  ne  la 
voit  jamais  s'empresser  à  les  faire  parler  ou 
taire ,  ni  à  leur  presciire  ou  défendre  ceci  ou 
cela.  Elle  ne  dispute  point  avec  eux,  elle  ne  les 
contrarie  point  dans  leurs  amusements;  on  diroit 
qu'elle  se  contente  de  les  voir  et  de  les  ainier,  et 
que,  quand  ils  ont  passé  leur  journée  avec  elle, 
tout  son  devoir  de  mère  est  rempli. 

Quoique  cette  paisil)le  tranquillité  me  parût 
plus  douce  à  considérer  que  finquiéte  sollicitude 
des  autres  mères,  je  n'en  étois  pas  moins  frappé 
d'une  indolence  qui  s'accordoit  mal  avec  mes 
idées.  J'aurois  voulu  quelle  n'eût  pas  encore  été 
contente  avec  tant  de  sujets  de  l'être  :  une  acti- 
vité superflue  sied  si  bien  à  l'amour  maternel! 
Tout  ce  que  je  voyois  de  bon  dans  ses  entants 
j'aurois  voulu  l'attribuer  à  ses  soins  ;  j'aurois 
voulu  qu'ils  dussent  moins  à  la  nature  et  davan- 
tage à  leur  mère;  je  leur  aurois  presque  désiré 
des  défauts,  pour  la  voir  plus  empressée  à  leg 
corriger. 

Après  mètre  occupé  long-temps  de  ces  ré- 
flexions en  silence,  je  l'ai  rompu  pour  les  lui 
communiquer.  Je  vois,  lui  ai-je  dit,  que  le  ciel 
récompense  la  vertu  des  mères  par  le  bon  natu- 
rel des  enfants  ;  mais  ce  bon  naturel  veut  être 
cultivé.  C'est  dès  leur  naissance  que  doit  com- 
mencer leur  éducation.  Est-il  un  temps  plus 


2^0  LA   NOUVELLE    IIELOISE. 

j:)ropre  à  les  former  que  celui  où  ils  n'ont  encore 
aucune  forme  à  détruire i*  Si  vous  les  livrez  à 
eux-mêmes  dés  leur  enfance,  à  quel  âge  atten- 
drez-vous  d'eux  de  la  docilité?  Quand,  vous 
n'auriez  rien  à  leur  apprendre,  il  faudroit  leur 
apprendre  à  vous  obéir.  Vous  apercevez- vous, 
a-t-elle  répondu,  quils  nie  désobéissent?  Gela 
seroit  difficile,  ai- je  dit,  quand  vous  ne  leur 
commandez  rien.  Elle  sest  mise  à  sourire  en 
regardant  son  mari  ;  et ,  me  prenant  par  la  main  , 
elle  m'a  mené  dans  le  cabinet ,  où  nous  pou- 
vions causer  tous  trois  sans  être  entendus  des 
enfants. 

G  est  là  que,  m'expliquant  à  loisir  ses  maxi- 
mes, elle  ma  fait  voir  sous  cet  air  de  néglif^ence 
la  plus  vigilante  attention  qu  ait  jamais  donnée 
la  tendresse  maternelle.  Long-temps ,  m'a-t-elle 
dit,  j'ai  pensé  comme  vous  sur  les  instructions 
prématurées;  et  durant  ma  première  grossesse, 
effrayée  de  tous  mes  devoirs  et  des  soins  que 
j'aurois  bientôt  à  remplir,  j  en  parlois  souvent 
à  M.  de  Wolmar  avec  inquiétude.  Quel  meil- 
leur guide  pouvois-je  prendre  en  cela  qu'un 
observateur  éclairé  qui  joignoit  à  l'intérêt  d'un 
père  le  sang-lroiil  d'un  ])liilosoplie  f*  11  rejnplit 
et  passa  mon  attente;  il  dissipa  mes  préjugés, 
et  m'apprit  à  m'assurer  avec  moins  de  peine 
un  succès  beaucoup  plus  étendu.  Il  me  fit  sen- 
tir que  la  première  et  plus  importante  édu- 
cation ,  celle  précisément   que  tout  le  monde 


CINQUIKME   PARTIE.  27  I 

oublie  (i) ,  est  de  rendre  un  enfant  propre  à  être 
élevé.  Une  erreur  commune  à  tous  les  parents 
qui  se  piquent  de  lumières  est  de  sup|X)ser  leurs 
enfants  raisonnables  dès  leur  naissance,  et  de 
leur  parler  comme  à  des  liommes  avant  même 
quHs  saclient  parler.  La  raison  est  finstrument 
qu'on  pense  employer  à  les  instruire  ;  au  lieu 
que  les  autres  instruments  doivent  servir  à  for- 
mer celui-là ,  et  que  de  toutes  les  instructions 
propres  à  riiomme  celle  qu'il  acquiert  Ic  plus 
tard  et  le  plus  difficilement  est  la  raison  même. 
En  leur  parlant  dès  leur  bas  â^oe  une  langue 
qu'ils  n'entendent  point,  on  les  accoutume  à  se 
payer  de  mots ,  à  en  payer  les  autres ,  à  contrôler 
tout  ce  qu'on  leur  dit,  à  se  croir^  aussi  sages 
que  leurs  maîtres,  à  devenir  disputeurs  et  mu- 
tins ;  et  tout  ce  qu'on  pense  obtenir  d  eux  par 
des  motifs  raisonnables,  on  ne  l'obtient  en  effet 
que  par  ceux  de  crainte  ou  de  vanité  quon  est 
toujours  forcé  d'y  joindre. 

11  ny  a  point  de  patience  que  ne  lasse  enfin 
lenfant  qu'on  veut  élever  ainsi;  et  voilà  com- 
ment, ennuyés,  rebutés,  excédés  de  1  éternelle 
iraportunité  dont  ils  leur  ont  donné  l'babitude 
eux-mêmes,  les  parents,  ne  pouvant  plus  sup- 
porter le  tracas  des  enfants ,  sont  forcés  de  les 
éloigner    deux   en  les    livrant    à  des  maîtres; 

(i)  Locke  lui-même,  le  sage  Locke  fa  oubliée;  il  dit 
bien  plus  ce  qu'on  doit  exiger  des  enfants  que  ce  qu'il 
faut  faire  pour  l'obtenir. 


2-j2  LA   NOUVELLE  HELOISE. 

comme  si  Ion  pouvoit  jamais  espérer  d'un  pré* 
ceptcurplus  de  patience  et  de  douceur  que  n'en 
peut  avoir  un  père  ! 

La  nature,  a  continué  Julie,  veut  .que  les  en- 
fants soient  enfents  avant  que  d'être  liommes. 
Si  nous  voulons  pervertir  cet  ordre,  nous  pro- 
duirons des  truits  précoces  qui  nauront  ni  ma- 
turité ni  saveur  ,  et  ne  tarderont  pas  à  se  cor- 
rompre; nous  aurons  de  jeunes  docteurs  et  de 
vieux  enfants.  L'enfance  a  des  manières  devoir, 
de  penser,  de  sentir,  qui  lui  so\it  propres.  Rien 
n'est  moins  sensé  que  d'y  vouloir  substituer  les 
nôtres;  et  j'aimerois  autant  exiger  qu'un  enfa  it 
eût  cinq  pieds  de  haut  que  du  jugement  à  dix 
ans. 

m 

La  raison  ne  commence  à  se  former  qu'au 
hout  de  plusieurs  années ,  et  quand  le  corps  a 
pris  une  certaine  consistance.  L'intention  de  la 
nature  est  donc  que  le  corps  se  fortifie  avant 
que  l'esprit  s'exerce.  Les  enfants  sont  toujours 
en  mouvement;  le  repos  et  la  réflexion  sont  l'a- 
version de  leur  âge  ;  une  vie  appliquée  et  séden- 
taire les  empêche  de  croître  et  de  profiter;  leur 
esprit  ni  leur  corps  ne  peuvent  supporter  la 
contrainte.  Sans  cesse  enfermés  dans  une  cham- 
bre avec  des  livres,  ils  perdent  toute  Icin-  vi- 
gueur;, ils  deviennent  délicats,  foibles,  mal- 
sains, plutôt  héhêtés  que  raisonnables;  et  lame 
se  sent  toute  la  vie  du  dépérissement  du  corps. 

Quand  toutes  ces  instructions  prématurées 
profitcroicnt  à  leur  jugement  autant  qu'elles  y 


CINQUIÈME   PARTIE.  273 

nuisent,  encore  y  auroit-il  un  très  f>rand  incon» 
vénient  à  les  leur  donner  indistinctement  et  sans 
c(jard  à  celles  qui  conviennent  par  préférence 
au  génie  de  chaque  enfant.  Outre  la  constitu- 
tion commune  à  Tespéce,  chacun  apporte  en 
naissant  un  tempérament  particulier  qui  déter- 
mine son  génie  et  son  caractère,  et  qu'il  ne  s'agit 
ni  de  changer  «ni  de  contraindre,  mais  de  former 
et  de  perfectionner.  Tous  les  caractères  sont 
l)ons  et  sains  en  eux-mêmes ,  selon  M.  de  Wol- 
mar.  Il  n'y  a  point,  dit-il,  d'erreurs  dans  la  na- 
ture (i);  tous  les  vices  qu'x)n  impute  au  naturel 
sont  l'effet  des  mauvaises  formes  qu'il  a  reçues. 
Il  ny  a  point  de  scélérat  dont  les  penchants 
mieux  dirigés  n'eussent  produit  de  grandes  ver- 
tus. Il  n'y  a  point  desprit  faux  dont  on  n'eût 
tiré  des  talents  utiles  en  le  prenant  d'un  certain 
Liais  ,  comme  ces  figures  difformes  et  mon- 
strueuses qu'on  rend  belles  et  bien  proportion- 
nées en  les  mettant  à  leur  point  de  vue.  Tout 
concourt  au  bien  commun  dans  le  système  uni- 
versel. Tout  homme  a  sa  place  assignée  dans  le 
meilleur  ordre  des  choses ,  il  s'agit  de  trouver 
cette  place  et  de  ne  pas  pervertir  cet  ordre. 
Qu'arrive-t-il  d'une  éducation  commencée  dès 
le  berceau  et  toujours  sous  une  même  formule, 
sans  é-oard  à  la  prodigieuse  diversité  des  esprits? 
Qu'on  donne  à  la  plupart  des  instructions  nui- 

(1)  Cette  doctrine  si  vraie  me  surprend  dans  M.  de 
Wolmar;  on  verra  bientôt  pourquoi. 

4.  i3 


274  l'A   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

siblcs  ou  cicplacces,  qu'on  les  prive  de  celles  qui 
leur  conviendroicnt ,  qu'on  fjêne  de  toutes  parts 
la  nature,  qu'on  efface  les  grandes  qualités  de 
lame  pour  en  substituer  de  petites  et  d'appa- 
rentes qui  n'ont  aucune  réalité  ;  qu'en  exerçant 
indistinctement  aux  mêmes  choses  tant  de  ta- 
lents divers,  on  efface  les  uns  par  les  autres, 
on  les  confond  tous  ;  qu'après  hien  des  soins 
perdus  à  gâter  dans  les  enfants  les  vrais  dons  de 
la  nature,  on  voit  bientôt  ternir  cet  éclat  pas- 
sager et  frivole  qu'on  leur  préfère,  sans  que  le 
naturel  étouffé  revienne  jamais;  qu'on  perd  à- 
la-fois  ce  qu'on  a  détruit  et  ce  qu'on  a  fait;  qu'en- 
fin, pour  le  prix  de  tant  de  peine  indiscrètement 
prise,  tous  ces  petits  prodiges  deviennent  des 
esprits  sans  force  et  des  hommes  sans  mérite  , 
uniquement  remarquables  par  leur  foiblesse  et 
par  leur  inutilité. 

J'entends  ces  maximes,  ai-je  dit  à.Julie;mais 
j'ai  peine  à  les  accorder  avec  vos  propres  senti- 
ments sur  le  peu  d'avantage  qu'il  y  a  de  déve- 
lopper le  génie  et  les  talents  naturels  de  chaque 
individu,  soit  pour  son  propre  bonheur,  soit 
pour  le  vrai  bien  de  la  société.  Ne  vaut-il  pas 
infiniment  mieux  former  un  parfait  modèle  de 
Ihonmie  raisonnable  et  de  Ihonnête  homme, 
puis  rappiocher  chaque  enfant  de  ce  modèle 
par  la  force  de  léducation ,  en  excitant  l'un  ,  en 
retenant  l'autre  ,  en  réprimant  les  passions,  en 
perfectionnant  la  raison ,  en*  corrigeant  la  na- 
ture?... Corriger  la  nature!  a  dit  Wolmar  en 


CINQUIÈME    PARTIE.  2-5 

m' interrompant  ;  ce  mot  est  beau  ,  aiiais  avant 
que  de  l'employer  il  falloit  répondre  à  ce  que 
Julie  vient  devons  dire. 

Une  réponse  très  péremptoire,  à  ce  quil  me 
sembloit ,  étoit  de  nier  le  principe;  c'est  ce  que 
j'ai  fait.  Vous  supposez  toujours  que  cette  diver- 
sité d'esprits  et  de  (>énies  qui  distingue  les  indi- 
vidus est  l'ouvrage  de  la  nature  ;  et  cela  n'est 
rien  moins  qu'évident.  Car  enfin,  si  les  esprits 
sont  différents,  ils  sont  inégaux;  et  si  la  na- 
ture les  a  rendus  inégaux,  c'est  en  douant  les 
uns  préférablement  aux  autres  d'un  peu  plus  de 
finesse  de  sens,  d'étendue  de  mémoire,  ou  de 
capacité  d'attention.  Or,  quant  au  sens  et  à  la 
mémoire  ,  il  est  prouvé  par  l'expérience  que 
leurs  divers  degrés  d'étendue  et.de  perfection 
ne  sont  point  la  mesure  de  l'esprit  des  hommes; 
et  quant  à  la  capacité  d'attention,  elle  dépend 
uniquement  de  la  force  des  passions  qui  nous 
animent  ;  et  il  est  encore  prouvé  que  tous  les 
hommes  sont  par  leur  nature  susceptibles  de 
passions  assez  fortes  pour  les  douer  du  degré 
d'attention  auquel  est  attachée  la  supériorité  de 
l'esprit. 

Que  si  la  diversité  des  esprits ,  au  lieu  de  venir 
de  la  nature,  étoit  un  effet  de  l'éducation  ,  c'est- 
à-dire  des  diverses  idées,  des  divers  sentiments 
qu'excitent  en  nous  dès  l'enfance  les  objets  qui 
nous  frappent,  les  circonstances  où  nous  nous 
trouvons  ,  et  toutes  les  impressions  que  nous  re- 
cevons ;  bien  loin  d'attendre  pour  élever  les  en- 

i8. 


276  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

faiits  qu'on  connût  le  caractère  de  leur  esprit, 
il  faudroit  au  contraire  se  hâter  de  déterminer 
convenalîlement  ce  caractère  par  une  éducation 
propre  à  celui  quon  veut  leur  donner. 

A  cela  il  nia  répondu  que  ce  n'étoit  pas  sa 
méthode  de  nier  ce  qu'il  voyoit ,  lorsqu'il  ne 
pouvoit  l'expliquer.  Regardez,  ni'a-t-il  dit,  ces 
deux  chiens  qui  sont  dans  la  cour  ;  ils  sont  de  la 
même  portée,  ils  ont  été  nourris  et  traités  de 
même,  ils  ne  se  sont  jamais  quittés;  cependant 
l'un  des  deux  est  vif,  gai,  caressant,  plein  d  in- 
telligence ;  l'autre  lourd,  pesant,  hargneux,  et 
jamais  on  n'a  pu  lui  rien  apprendre.  La  seule 
différence  des  tempéraments  a  produit  en  eux 
celle  des  caractères ,  comme  la  seule  différence 
de  l'organisation  intérieure  produit  en  nous 
celle  des  esprits;  tout  le  reste  a  été  semhlahle... 
Semhlahle?  ai-je  interrompu;  quelle  différence! 
Combien  de  petits  oljjets  ont  agi  sur  lun  et 
non  pas  sur  lautrer'  combien  de  petites  circon- 
stances les  ont  frappés  diversement  sans  que 
vous  vous  en  soyez  aperc^u!  Bon!  a-t-il  repris, 
vous  voilà  raisonnant  comme  le:i  astrologues. 
Quand  on  leur  opposoit  que  deux  hommes  nés 
soijs  le  même  aspect  avoient  des  fortunes  si  di- 
verses.,, ils  rejetoient  bien  loin  cette  identité.  Ils 
soutenoient  que ,  vu  la  rapidité  des  cieux ,  il  y 
avoit  une  distance  immense  du  thème  de  l'un 
de  ces  hommes  à  celui  de  l'autre,  et  que,  si 
1  on  eut  pu   marquer,  les  deux   instants   précis 


CINQUIÈME   PARTIE.  277 

de  leurs  naissances ,  l'objection  se  fût  tournée 
en  preuve. 

Laissons,  je  vous  prie,  toutes  ces  subtilités  , 
et  nous  en  tenons  à  l'observation.  Elle  nous  ap- 
prend qu'il  y  a  des  caractères  qui  s'annoncent 
presque  en  naissant,  et  des  enfants  qu'on  peu», 
étudier  sur  le  sein  de  leur  nourrice.  Ceux-là 
font  une  classe  à  part  et  s'élèvent  en  commen- 
çant de  vivre  ;  mais,  quant  aux  autres  qui  se  dé- 
veloppent moins  vite,  vouloir  former  leur  esprit 
avant  de  le  connoître  ,  cest  s'exposer  à  gâter  Te 
Lien  que  la  nature  a  fait ,  et  à  faire  plus  mal  à  sa 
place.  Platon  votre  maître  ne  soutenoit-il  pas 
que  tout  le  savoir  humain,  toute  la  philosophie 
ne  pouvoit  tirer  d  une  ame  humaine  que  ce  que 
la  nature  y  avoit  mis,  comme  toutes  les  opé- 
rations chimiques  n'ont  jamais  tiré  dagcun 
mixte  qu'autant  dor  qu'il  en  contenoit  déjà? 
Cela  n'est  vrai  ni  de  nos  sentiments  ni  de  nos 
idées  ;  mais  cela  est  vrai  de  nos  dispositions  à  les 
acquérir.  Pour  chanjjer  un  esprit,  il  faudioit 
chan^fjer  for^^anisation  intéiieure;  pour  chanper 
un  caractère,  il  faudroit  chanj^er  le  tempéra- 
ment dont  il  dépend.  Avez- vous  jamais  ouï 
dire  qu'un  emporté  soit  devenu  fle.jjmatique  ,  et 
qu'un  esprit  méthodique  et  froid  ait  acquis  de 
rima{]ination ?  Pour  moi,  je  trouve  qu'il  seroit 
tout  aussi  aisé  de  faire  un  blond  d'un  brun,  et 
d'un  sot  un  homme  d'esprit.  C'est  donc  en  vain 
qu'on  prétendrait  refondre  les  divers  esprits  sur 


378  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

un  modèle  commun.  On  peut  les  contraindre  et 
non  les  clianf]cr:  on  peut  empêcher  les  hommes 
de  se  montrer  tels  qu'ils  sont,  mais  non  les  faire 
devenir  autres  ;  et  s'ils  se  déguisent  dans  le  cours 
ordinaire  de  la  vie,  vous  les  verrez  dans  toutes 
les  occasions  importantes  reprendre  leur  carac- 
tère orifjiiîcl ,  et  s'y  livrer  avec  d'autant  moins 
de  régie  qu'ils  n'en  connoissent  plus  en  s'y  li- 
vrant. Encore  une  fois ,  il  ne  s'agit  point  de 
changer  le  caractère  et  de  plier  le  naturel,  mais 
aft  contraire  de  le  pousser  aussi  loin  qu'il  peut 
aller,  de  le  cultiver,  et  d'empêcher  qu'il  ne  dé- 
génère ;  car  c'est  ainsi  qu'un  homme  devient 
tout  ce  qu'il  peut  être,  et  que  l'ouvrage  de  la 
nature  s'achève  en  lui  par  l'éducation.  Or,  avant 
de  cultiver  le  caractère,  il  faut  l'étudier,  attendre 
paisiblement  qu'il  se  montre,  lui  fournir  les  oc- 
casions de  se  montrer,  et  toujours  s'abstenir  de 
rien  faire  plutôt  que  dagir  mal-à-propos.  A  tel 
génie  il  faut  donner  des  ailes,  à  d'autres  des  en- 
traves; l'un  veut  être  pressé,  fautre  retenu;  l'un 
veut  qu'on  le  flatte,  et  l'autre  qu'on  l'intimide  : 
il  faudroit  tantôt  éclairer,  tantôt  abrutir.  Tel 
homiîie  est  fait  pour  porter  la  connoissance 
humaine  jusqu à  son  dernier  terme;  à  tel  autre 
il  est  même  funeste  de  savoir  lire.  Attendons  la 
première  étincelle  de  la  raison  ;  c'est  elle  (\\n 
liait  sortir  le  caractère  et  lui  donne  sa  véritable 
forme  ;  c'est  par  elle  aussi  qu  on  le  cultive ,  et  il 
n'y  a  point  avant  la  raison  de  véritable  éduca- 
tion poiu"  l'homme^ 


CINQUIÈME   PARTIE.  279 

Quant  aux  maximes  de  Julie  que  vous  mettez 
en  opposition  ,  je  ne  sais  ce  que  vous  y  voyez  de 
contradictoire  :  pour  moi  je  les  trouve  parlaite- 
ment  d'accord  ;  chaque  homme  apporte  en  nais- 
sant un  caractère,  un  génie  et  des  talents  qui  lui 
sont  propres.  Ceux  qui  sont  destinés  à  vivre  dans 
la  simplicité  champêtre  n'ont  pas  besoin  pour 
être  heureux  du  développement  de  leurs  facul- 
tés ,  et  leurs  talents  enfouis  sont  comme  les 
mines  d'or  du  Valais  que  le  bien  public  ne  per- 
met pas  qu'on  exploite.  Mais  dans  l'état  civil , 
où  l'on  a  moins  besoin  de  bras  que  de  têtes  etoîi. 
chacun  doit  compte  à  soi  -  même  et  aux  autres 
de  tout  son  prix ,  il  importe  d'apprendre  à  tirer 
des  hommes  tout  ce  que  la  nature  leur  a  donné, 
à  les  diriger  du  côté  où  ils  peuvent  aller  le  plus 
loin  ,  et  sur-tout  à  nourrir  leurs  inclinations  de 
tout  ce  qui. peut  les  rendre  utiles.  Dans  le  pre- 
mier cas ,  on  n'a  d'égard  qu'à  l'espèce  ,  chacun 
fait  ce  que  font  tous  les  autres  ;  l'exemple  est  la 
seule  règle ,  fhabitude  est  le  seul  talent  ;  et  nul 
n'exerce  de  son  ame  que  la  partie  commune  à 
tous.  Dans  le  second ,  on  s'applique  à  lindividu , 
à  riiomme  en  général  ;  on  ajoute  en  lui  tout  ce 
qu'il  peut  avoir  de  plus  qu  un  autre  ;  ou  le  suit 
aussi  loin  que  la  nature  le  mène  ,  et  l'on  en  fera 
le  plus  grand  des  hommes  s'il  a  ce  qu'il  faut  pour 
le  devenir.  Ces  maximes  se  contredisent  si  peu 
que  la  pratique  en  est  la  même  pour  le  premier 
âge.  N'instruisez  point  l'enfant  du  villageois  ,  car 
il  ne  lui  convient  pas  d'être  instruit.  N  instruisez 


28o  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

pas  l'enfant  du  citadin  ,  car  vous  ne  savez  en- 
core quelle  instruction  lui  convient.  En  tout  état 
de  cause  ,  laissez  former  le  corps  jusqu  à  ce  que 
la  raison  commence  à  poindie  ;  alors  c'est  le 
moment  de  la  cultiver. 

Tout  cela  me  paroîtroit  fort  bien  ,  ai-je  dit , 
si  je  n'y  voyois  un  inconvénient  qui  nuit  fort 
aux  avantages  que  vous  attendez  de  cette  mé- 
thode ;  c  est  de  laisser  prendre  aux  enfants  mille 
mauvaises  habitudes  qu'on  ne  prévient  que  par 
les  bonnes.  Voyez  ceux  qu'on  abandonne  à  eux- 
mêmes  ;  ils  contractent  bientôt  tous  les  défauts 
dont  l'exemple  frappe  leurs  yeux,  parceque 
cet  exemple  est  commode  à  suivre ,  et  «imitent 
jamais  le  bien ,  qui  coûte  plus  à  pratiquer.  Ac- 
coutumés à  tout  obtenir,  à  faire  en  toute  occa- 
sion leur  indiscrète. volonté  ,  ils  deviennent  mu- 
tins, têtus  ,  indomptables...  Mais  ,  a  repris  M.  de 
Wolmar ,  il  me  semble  que  vous  avez  remarque 
le  contraire  dans  les  nôtres,  et  que  c'est  ce  qui 
a  donné  lieu  à  cet  entretien.  Je  l'avoue,  ai -je 
dit ,  et  c'est  précisément  ce  qui  m'étonne.  Qu'a- 
t-clle  fait  pour  les  rendre  dociles?  comment  s'y 
est-elle  prise -^  qua-t-elle  substitué  au  jouj^  de  la 
discipline?  Un  joufj^  bien  plus  inflexible,  a-t-il 
dit  à  finstant ,  celui  de  la  nécessité.  Mais,  en 
vous  détaillant  sa  conduite,  elle  vous  fera  mieux 
entendre  ses  vues.  Alors  il  la  engagée  à  m'ex- 
pliquer  sa  méthode  ;  et,  après  une  courte  pause, 
voici  à  peu  près  comme  elle  m'a  paHé. 

Heureux  les  enfants  bien  nés ,  mon  aimable 


CINQUIÈME  PARTIE  281 

ami  !  Je  ne  présume  pas  autant  de  nos  soins  que 
M.  de  Wolmar.  Malgré  ses  maximes ,  je  doute 
qu'on  puisse  jamais  tirer  un  bon  parti  d'un  mau- 
vais caractère,  et  que  tout  naturel  puisse  être 
tourné  à  bien;  mais,  au  surplus,  convaincue 
de  la  bonté  de  sa  méthode,  je  tâche  d'y  confor- 
mer en  tout  ma  conduite  dans  le  gouvernement 
de  la  famille.  Ma  première  espérance  est  que  des 
méchants  ne  seront  pas  sortis  de  mon  sein  ;  la 
seconde  est  d  élever  assez  bien  les  enfants  que 
Dieu  m'a  donnés,  sous  la  direction  de  leur  père, 
pour  qu  ils  aient  un  jour  le  bonheur  de  lui  res- 
sembler. J'ai  tâché  pour  cela  de  m'approprier  les 
régies  qu'il  m'a  prescrites,  en  leur  donnant  un 
principe  moins  philosophique  et  plus  convena- 
ble à  lamour  maternel  ;  c  est  de  voir  mes  en- 
fants heureux.  Ce  fut  le  premier  vœu  de  mon 
cœur  en  portant  le  doux  nom  de  mère  ,  et  tous 
les  soins  de  mes  jours  sont  destinés  à  raccom- 
plir.  La  première  fois  que  je  tins  mon  fils  aîné 
dans  mes  bras  ,  je  songeai  que  l'enfance  est  pres- 
que un  quart  des  plus  longues  vies ,  qu'on  par- 
vient «arement  aux  trois  autres  quarts  ,  et  que 
c'est  une  bien  cruelle  prudence  de  rendre'  cette 
première  portion  malheureuse  pour  assurer  le 
bonheur  du  reste,  qui  peut-être  ne  viendra  ja- 
mais. Je  songeai  que  ,  durant  la  foiblesse  du 
premier  âge,  la  nature  assujettit  les  enfants  de 
tant  de  manières,  qu'il  est  barbare  d'ajouter  à 
cet  assujettissement  l'empire  de  nos  caprices,  en 
leur  ôtant  une  liberté  si  bornée  et  dont  ils  peu- 


282  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

vent  si  peu  abuser.  Je  résolus  (Tépargner  au 
mien  toute  contrainte  autant  quil  seroit  pos- 
sible ,  de  lui  laisser  tout  l'usaj^e  de  ses  petites 
forces  ,  et  de  ne  gêner  en  lui  nul  des  mouve- 
ments de  la  nature.  J'ai  déjà  gagne  à  cela  deux 
grands  avantages  ;  1  un ,  d'écarter  de  son  ame 
naissante  le  mensonge ,  la  vanité  ,  la  colère  , 
l'envie,  en  un  mot  tous  les  vices  qui  naissent  de 
l'esclavage  ,  et  qu'on  est  contiaint  de  fomenter 
dans  les  enfants  pour  obtenir  d'eux  ce  qu'on  en 
exige  ;  lautre  ,  de  laisser  fortifier  librement  son 
corps  par  l'exercice  continuel  que  l'instinct  lui 
demande.  Accoutumé  tout  comme  les  paysans 
à  courir  tête  nue  au  soleil  ,  au  froid ,  à  s'essouf- 
fler ,  à  se  mettre  en  sueur  ,  il  s'endurcit  comme 
eux  aux  injures  de  fair  ,  et  se  rend  plus  robuste 
en  vivant  plus  content.  C'est  le  cas  de  songer  à 
fâge  dhomme  et  aux  accidents  de  Ibumanité. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  je  crains  cette  pusillani- 
mité meurtrière  qui,  à  force  de  délicatesse  et  de 
soins  ,  affoiblit ,  efféminé  un  enfant ,  le  tour- 
mente par  une  éternelle  contrainte,  l'enchaîne 
par  mille  vaines  précautions  ,  enfin  r«xpose 
pour  toute  sa  vie  aux  périls  inévitables  dont 
elle  veut  le  préserver  un  moment,  et,  pour  lui 
sauver  quelques  rhunses  dans  son  enfance,  lui 
prépare  de  loin  des  (luxions  de  poitrine,  des 
pleurésies  ,  des  coups  de  soleil ,  et  la  mort  étant 
grand. 

Ce  qui  donne  aux  enfants  livrés  à  eux-mêmes 
la  plupart  des  défauts  dont  vous  parliez  ,  c'est- 


CINQUIÈME    PARTIE.  ^83 

lorsque,  non  contents  de  faire  leur  propre  vo- 
lonté ,  ils  la  font  encore  faire  aux  autres ,  et 
cela  par  Imsensée  indulgence  des  mères  à  qui 
l'on  ne  complaît  quen  servant  toutes  les  fan- 
taisies de  leurs  enfants.  Mon  ami ,  je  me  flatte 
que  vous  navez  rien  vu  dans  les  miens  qui  sen- 
tît l'empire  et  l'autorité,  même  avec  le  dernier 
domestique,  et  que  vous  ne  m'avez  pas  vu  non 
plus  applaudir  en  secret  aux  fausses  complai- 
sances qu'on  a  pour  eux.  C'est  ici  que  je  crois 
suivre  une  route  nouvelle  et  sûre  pour  rendre 
ù-la-fois  un  enfant  libre  ,  paisible  ,  caressant , 
docile  ,  et  cela  par  un  moyen  fort  simple  ,  c'est 
de  le  convaincre  qu'il  n'est  qu'un  enfant. 

A  considérer  l'enfance  en  elle-même,  y  a-t-il 
au  monde  un  être  plus  foible,  plus  misérable, 
plus  à  la  merci  de  tout  ce  qui  lenvironne ,  qui 
ait  si  grand  besoin  de  pitié,  d'amour,  de  pro- 
tection ,  qu'un  enfant  ?  Ne  semble-t-il  pas  que 
c'est  pour  cela  que  les  premières  voix  qui  lui 
sont  suggérées  par  la  nature  sont  les  cris  et  les 
plaintes  ;  qu'elle  lui  a  donné  une  figure  si  douce 
et  un  air  si  toucliant,  afin  que  toift  ce  qui  l'ap- 
procbe  s'intéresse  à  sa  foiblesse  et  s'empresse  à 
le  secourir?  Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  choquant , 
de  plus  contraire  à  l'ordre  ,  que  de  voir  un  en- 
fant, impérieux  et  mutin  ,  commander  à  tout 
ce  qui  l'entoure,  prendre  impudemment  un  ton 
de  maître  avec  ceux  qui  n'ont  qu'à  l'abandonner 
pour  le  faire  périr,  et  d'aveugles  parents,  ap- 
prouvant cette  audace ,  l'exercer  à  devenir  le  ty- 


284  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

ran  de  sa  nourrice,  en  attendant  qu'il  devienne 
le  leur? 

Quant  à  moi ,  je  n'ai  rien  ëparj^né  pour  éloi- 
gner de  mon  fils  la  dangereuse  image  de  l'em- 
pire et  de  la  servitude,  et  pour  ne  jamais  lui 
donner  lieu  de  penser  qu'il  fût  plutôt  servi  par 
devoir  que  par  pitié.  Ce  point  est  peut-être  le 
plus  difficile  et  le  plus  important  de  toute  l'édu- 
cation ;  et  c'est  un  détail  qui  ne  finiroit  point 
que  celui  de  toutes  les  précautions  qu'il  m'a 
fallu  prendre  pour  prévenir  en  lui  cet  instinct 
si  prompt  à  distinguer  les  services  mercenaire» 
des  domestiques  de  la  tendresse  des  soins  ma- 
ternels. 

L  un  des  principaux  moyens  que  j'aie  employés- 
a  été,  comme  je  vous  l'ai  dit,  de  le  bien  con- 
vaincie  de  l'impossibilité  oh  le  tient  son  âge  de 
vivre  sans  notie  assistance.  Après  quoi  je  n'ai 
pas  eu  peine  à  lui  montrer  que  tous  les  secours 
qu'on  est  forcé  de  recevoir  d'autrui  sont  des 
actes  de  dépendance  ;  que  les  domestiques  ont 
une  véritable  supériorité  sur  lui ,  en  ce  qu'il  ne 
sauroit  se  paffescr  d'eux,  tandis  qu'il  ne  leur  esC 
bon  à  rien;  de  sorte  que  ,  bien  loin  de  tirer  va- 
nité de  leurs  services ,  il  les  reçoit  avec  une  sorte 
d  humiliation ,  comme  un  témoignage  de  sa 
foiblessc,  et  il  aspire  ardemment  au  tefnps  où 
il  sera  assez  grand  et  assez  fort  pour  avoir  riion- 
neur  de  se  servir  bii-même. 

Ces  idées,  ai-je  dit,  seroient  difficiles  à  établir 
dans  des  maisons  où  le  père  et  la  mère  se  font 


CINQUIÈME    PARTIE.  285 

servir  comme  des  enfants;  mais  dans  celle-ci, 
où  chacun,  à  commencer  par  vous,  a  ses  fonc- 
tions à  remplir,  et  où  le  rapport  des  valets  aux 
maîtres  n'est  qu'un  échange  perpétuel  de  services 
et  de  soins,  je  ne  crois  pas  cet  étahlissement 
impossihle.  Cependant  il  me  reste  à  concevoir 
comment  des  enfants  accoutumés  à  voir  préve- 
nir leurs  besoins  n'étendent  pas  ce  droit  à  leurs 
fantaisies,  ou  comment  ils  ne  souffrent  pas  quel- 
quefois de  Ihumeur  d  un  domestique  qui  traitera 
de  fantaisie  un  véritable  besoin. 

Mon  amî,  a  repris  madame  de  Wolmar ,  une 
mère  peu  éclairée  se  fait  des  monstres  de  tout. 
Les  vrais  besoins  sont  très  bornés  dans  les  en- 
fants comme  dans  les  hommes  ,  et  l'on  doit  plus 
regarder  à  la  durée  du  bien-être  qu'au  bien- 
être  d'un  seul  moment.  Pensez-vous  qu'un  en- 
fant qui  n'est  point  gêné  puisse  assez  souffrir 
de  Ihumeur  de  sa  gouvernante,  sous  les  yeux 
d'une  mère,  pour  en  être  incommodé?  Vous 
supposez  des  inconvénients  qui  naissent  de  vices 
déjà  contractés,  sans  songer  que  tous  mes  soins 
ont  été  d'empêcher  ces  vices  de  naître.  Naturel- 
lement les  femmes  aiment  les  enfants.  La  més- 
intelligence ne  s'élève  entre  eux  que  quand  l'un 
veut  assujettir  l'autre  à  ses  caprices.  Or  cela  ne 
peut  arriver  ici ,  ni  sur  lenfant  dont  on  n'exige 
rien,  ni  sur  la  gouvernante  à  qui  l'enfant  n'a  rien 
à  commander.  J'ai  suivi  en  cela  tout  le  contre- 
pied  des  autres  mères,  qui  font  semblant  dft 
vouloir  que  lenfant  obéisse  au  domestique ,  et 


286  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

veulent  en  effet  que  le  domestique  obéisse  à  len- 
fant.  Personne  ici  ne  commande  ni  n'obéit  ; 
mais  lenfant  n'obtient  jamais  de  ceux  qui  l'^P" 
prochent  qu'autant  de  complaisance  qu'il  en  a 
pour  eux.  Par^Ià ,  sentant  qu'il  n'a  sur  tout  ce 
qui  l'environne  d'autre  autorité  que  celle  de  la 
bienveillance  ,  il  se  rend  docile  et  complaisant  ; 
en  cherchant  à  s'attacher  les  cœurs  des  autres, 
le  sien  s'attache  à  eux  à  son  tour  :  car  on  aime 
en  se  faisant  aimer,  c'est  l'infaillible  effet  de 
l'amour-propre;  et  de  cette  affection  réciproque, 
née  de  l'égalité,  résultent  sans  effort  les  bonnes 
qualités  qu'on  prêche  sans  cesse  à  tous  les  en- 
fants ,  sans  jamais  en  obtenir  aucune. 

J'ai  pensé  que  la  partie  la  plus  essentielle  de 
l'éducation  d'un  enfant,  celle  dont  il  n'est  ja- 
mais question  dans  les  éducations  les  plus  soi- 
gnées ,  c'est  de  lui  bien  faire  sentir  sa  misère  , 
sa  foiblesse ,  sa  dépendance  ,  et ,  comme  vous  a 
dit  mon  mari,  le  pesant  jpug  de  la  nécessité 
(jue  la  nature  impose  à  fliomme  ;  et  cela,  non 
seulement  afin  qu'il  soit  sensible  à  ce  qu'on  fait 
pour  lui  alléger  ce  joug,  mais  sur-tout  afin  quil 
connoisse  de  bonne  heure  en  quel  rang  l'a  placé 
la  providence  ,  qu'il  ne  s  élève  point  au-dessus 
de  sa  portée  ,  et  que  rien  d  humain  ne  lui  semble 
étranger  à  lui. 

Induits  dès  leur  naissance  par  la  mollesse  dans 
laquelle  ils  sont  nourris,  par  les  égards  que  tout 
le  monde  a  pour  eux ,  par  la  facilité  d'obtenir 
tout  ce  qu  ils  désirent ,  à  penser  que  tout  doit 


CINQUflÈME    PxVRTlE.  287 

céder  à  leurs  fantaisies  ,  les  jeunes  gens  entrent 
dans  le  monde  avec  cet  impertinent  préjugé,  et 
souvent  ils  ne  s'en  corrigent  qu à  force  dhumi- 
liations  )  d'affronts  et  de  déplaisirs.  Or  je  vou- 
drois  bien  sauver  à  mon  fils  cette  seconde  et 
mortifiante  éducation ,  en  lui   donnant  par   la 
première  une    plus  juste   opinion   des  choses. 
J'avois  dabord  résolu  de  lui  accorder  tout   ce 
quil  demanderoit,  persuadée  que  les  premiers 
mouvements  de  la  nature  sont  toujours  bons  et 
salutaires.   Mais  je  n'ai  pas   tardé  de  cormoitre 
qu'en  se  faisant  un  droit  d  être  obéis  les  enfants 
sortoient  de  l'état  de  nature  presque  en  naissant, 
et  contractoient  nos  vices  par  notre  exemple ,  les 
leurs  par  notre  indiscrétion.  J  ai  vu  que ,  si  je 
voulois  contenter  toutes  ses  fantaisies,  elles  croî- 
troient  avec  ma  complaisance  ;   qu  il  y  auroit 
toujours  un  point  où  il  faudroit  s  arrêter,  et  où 
le  refus  lui  deviendroit  d'autant  plus  sensible 
qu'il  y  seroit   moins    accoutumé.   Ne   pouvant 
donc,  en  attendant  la  raison,   lui  sauver  tout 
chagrin,  j'ai  préféré  le  moindre   et  le  plus  tôt 
passé.  Pour  qu'un  refus  lui  fût  moins  cruel ,  je 
l'ai  plié  d'abord  au  refus;  et,  pour  lui  épargner 
de  longs  déplaisirs,  des  lamentations,  des  mu- 
tineries ,  j'ai  rendu  tout  refus  irrévocable.  Il  est 
vrai  que  j'en  fais  le  moins  que  je  puis,  et  que 
j  y  regarde  à  deux  fois  avant  que  d'en  venir  là. 
Tout  ce  qu'on  lui  accorde  est  accordé  sans  con- 
dition dès  la  première  demande ,  et  l'on  est  très 
indulgent  là-dessus  :   mais  il  n'obtient  jamais 


:âS8  lA  NOUVELLE  flÉLOÏSE. 
rien  par  importuriité  ;  les  pleurs  et  les  flatteries 
sont  éf^alenient  inutiles.  Il  en  est  si  convaincu  , 
qu'il  a  cfessé  de  les  employer;  du  premier  mot 
il  prend  son  parti,  et  ne  se  tourmente  pas  plus 
de  voir  fermer  un  cornet  de  bonbons  qu'il  vou- 
droit  manger,  qu'envoler  un  oiseau  qu'il  vou- 
droit  tenir;  car  il  sent  la  même  impossibilité 
tl'avoir  l'un  et  l'autre.  Il  ne  voit  rien  dans  ce 
qu'on  lui  ôte,  sinon  qu'il  ne  l'a  pu  garder,  ni 
dans  ce  qu'on  lui  refuse  ,  sinon  qu'il  n'a  pu 
l'obtenir;  et,  loin  de  battre  la  table  contre  la- 
quelle il  se  blesse ,  il  ne  battroit  pas  la  personne 
qui  lui  résiste.  Dans  tout  ce  qui  le  cbagrine  il 
sent  l'empire  de  la  nécessité ,  l'effet  de  sa  pro- 
pre foiblosse,  jamais  l'ouvrage  du  mauvais  vou- 
loir d'autrui Un  moment!  dit-elle  un  peu 

vivement  ,  voyant  que  j'allois  répondre  ;  je 
pressens  votre  objection  ;  j'y  vais  venir  à  l'in- 
stant. 

Ce  qui  nourrit  les  criailleries  des  enfants  , 
c'est  l'attention  qu'on  y  fait,  soit  pour  leur  cé- 
der, soit  pour  les  contrarier.  11  ne  leur  faut 
quelquefois  pour  pleurer  tout  un  jour  que  s'a- 
percevoir qu'on  ne  veut  pas  qu'ils  pleurent.  Qu  on 
les  flatte  ou  qu'on  les  menace,  les  moyens  qu'on 
prend  pour  les  faire  taire  sont  tous  pernicieux 
et  presque  toujours  sans  effet.  Tant  qu'on  s'oc- 
cupe de  leurs  pleurs,  c'est  une  raison  pour  eux 
de  les  continuer;  mais  ils  s'en  corrigent  bientôt 
quand  ils  voient  qu'on  n'y  prend  pas  garde;  car, 
grands  et  petits,  nul  n'aime  à  prendre  une  peine 


CINQUIÈME    PARTIE.  289 

inutile.  V^oilà  précisément  ce  qui  est  arrivé  à 
mon  aîné.  Getoit  rrabord  un  petit  criard  qui 
étourdissoit  tout  le  monde;  et  vous  êtes  témoin 
qu'on  ne  l'entend  pas  plus  à  présent  dans  la 
maison  que  s'il  n'y  avoit  point  d'enfant.  11  pleure 
quand  il  souffre  ;  c'est  la  voix  de  la  nature  qu'il 
ne  faut  jamais  contraindre  ;  mais  il  se  tait  à 
l'instant  qu'il  ne  souffre  plus.  Aussi  fais-je  une 
très  grande  attention  à  ses  pleurs ,  bien  sûre 
qu'il  n'en  verse  jamais  en  vain.  Je  gagne  à  cela 
de  savoir  à  point  nommé  quand  il  sent  de  la 
douleur  et  quand  il  n'en  sent  pas ,  quand  il  se 
porte  bien  et  quand  il  est  malade  ;  avantage 
qu'on  perd  avec  ceux  qui  pleurent  par  fantaisie 
et  seulement  pour  se  faire  apaiser.  Au  reste  , 
j'avoue  que  ce  point  n'est  pas  facile  à  obtenir 
des  nourrices  et  des  gouvernantes  :  car  comme 
rien  n'est  plus  ennuyeux  que  d'entendre  toujours 
lamenter  un  enfant,  et  que  ces  bonnes  femmes 
ne  voient  jamais  que  l'inslent  présent,  elles  ne 
songent  pas  qu'à  faire  taire  l'enfant  aujourd'hui 
il  en  pleurera  demain  davantage.  Le  pis  est  que 
l'obstination  qu'il  contracte  tire  à  conséquence 
dans  un  âge  avancé.  La  même  cause  qui  le  rend 
criard  à  trois  ans  le  rend  mutin  à  douze ,  que- 
relleur à  vingt,  impérieux  à  trente,  et  insup- 
portable toute  sa  vie. 

Je  viens  maintenant  à  vous  ,  me  dit-elle  en 
souriant.  Dans  tout  ce  qu'on  accorde  aux  enfants 
ils  voient  aisément  le  désir  de  leur  complaire  ; 
dans  tout  ce  qu'on  en  exige  ou  qu  on  leur  refuse 

4-  '9 


lîgo  LA   INOUVELLE    HELOÏSE. 

ils  doivent  supposer  des  raisons  sans  les  deman- 
der. C'est  un  autre  avantage  qu'on  gagne  à  user 
avec  eux  d autorité  plutôt  que  de  persuasion 
dans  les  occasions  nécessaires  :  car ,  comme  il 
n'est  pas  possible  qu'ils  n'aperçoivent  quelque- 
fois la  raison  qu'on  a  d'en  user  ainsi ,  il  est  na- 
turel (pj'ils  la  supposent  encore  quand  ils  sont 
hors  d'état  de  la  voir.  Au  contraire, dès  qu'on  a 
soumis  quelque  chose  à  leur  jugement,  ils  pré- 
tendent juger  de  tout,  ils  deviennent  sophistes, 
subtils,  de  mauvaise  foi ,  féconds  en  chicanes  , 
cherchant  toujours  à  réduire  au  silence  ceux  qui 
ont  la  fbiblesse  de  s'exposer  à  leurs  petites  lu- 
mières. Quand  on  est  contraint  de  leur  rendre 
compte  des  choses  quils  ne  sont  point  en  état 
d'entendre,  ils  attribuent  au  caprice  la  conduite 
la  plus  prudente  ,  sitôt  qu'elle  est  au-dessus  de 
leur  portée.  En  un  mot ,  le  seul  moyen  de  les 
rendre  dociles  à  la  raison  n'est  pas  de  raisonner 
avec  eux,  mais  de  é©s  bien  convaincre  que  la 
raison  est  au-dessus  de  leur  âge  :  car  alors  ils  la 
supposent  du  côté  où  elle  doit  être  ,  à  moins 
qu  on  ne  leur  donne  un  juste  sujet  de  penser  au- 
trement. Us  savent  bien  qu'on  ne  veut  pas  les 
tourmenter  ([uand  ils  sont  sûrs  qu'on  les  aime; 
et  les  enfants  se  trompent  rarement  là-dessus. 
Quand  donc  je  refuse  quelque  chose  aux  miens, 
je  n'argumente  ])oint  avec  eux ,  je  ne  leur  dis 
point  pourquoi  je  ne  veuX  ]>as  ,  mais  je  fais  en 
sorte  quils  le  voient  ,  autant  qu  il  est  possible, 
et  quelquefois  9près  coup.  De  cette  manière  ifs 


CINQUIÈME    PARTIE.  291 

s'accoutument  à  comprendre  que  jamais  je  ne 
les  refuse  sans  en  avoir  une  bonne  raison ,  quoi»' 
qu'ils  ne  l'aperçoivent  pas  toujours. 

Fondée  sur  le  même  principe,  je  ne  souffrirai 
pas  non  plus  que  mes  enfants  se  mêlent  dans  la 
conversation  des  gens  raisonnables ,  et  s'imagi- 
nent sottement  y  tenir  leur  rang  comme  les  au- 
tres ,  quand  on  y  souffre  leur  babil  indiscret.  Je 
v^ux  qu'ils  répondent  modestement  et  en  peu  de 
mots  quand  on  les  interroge,  sans  jamais  parler 
de  leur  cbef,  et  sur-tout  sans  qu'ils  s'ingèrent  à 
questionner  hors  de  propos  les  gens  plus  âgés 
qu'eux, auxquels  ils  doivent  du  respect. 

Envérité,  Julie, dis-je en  l'interrompant,  voilà 
bien  de  la  rigueur  pour  une  mère  aussi  tendre! 
Pythagore  n'étoit  pas  plus  sévère  à  ses  disciples 
que  vous  lêtes  aux  vôtres.  ]Non  seulement  vous 
ne  les  traitez  pas  en  hommes,  mais  on  diroit  que 
vous  craignez  de  les  voir  cesser  trop  tôt  dêtre 
enfants.  Quel  moyen  plus  agréable  et  plus  sûr 
peuvent-ils  avoir  de  s'instruire  que  d  interroger 
sur  les  choses  qu'ils  ignorent  les  gens  plus  éclai- 
rés qu'eux?  Que  penseroient  de  vos  maximes  les 
dames  de  Paris,  qui  trouvent  que  leurs  enfants 
ne  jasent  jamais  assez  tôt  ni  assez  long-temps  , 
et  qui  jugent  de  l'esprit  qu'ils  auront  étant  grands 
par  les  sottises  quils  délntent  étant  jeunes  ? 
Wolmar  me  dira  que  cela  peul  être  bon  dans  un 
pays  où  le  premier  mérite  est  de  bien  babiller  , 
et  oii  l'on  est  dispensé  de  penser  pourvu  qu'on 
parle.  Mais  vous  qui  voulez  faire  à  vos  eniiants 

'9- 


292  LA   NOUVELLE   HELOISE. 

un  sort  si  doux,  comment  accorcierez-vous  tant 
de  bonheur  avec  tant  de  contrainte?  et  que  de- 
vient parmi  toute  cette  gêne  la  liberté  que  vous 
prétendez  leur  laisser  ? 

Quoi  donc  !  a-t-elle  repris  à  l'instant ,  est-ce 
gêner  leur  liberté  que  de  les  empêcher  d'attenter 
à  la  nôtre  ?  et  ne  sauroient-ils  être  heureux  à 
moins  que  toute  une  compagnie  en  silence  n'ad- 
mire leurs  puérilités  ?  Empêchons  leur  vanité  de 
naître ,  ou  du  moins  arrêtons-en  les  progrès  ;  c'est 
là  vraiment  travailler  à  leur  félicité  :  car  la  va- 
nité de  l'homme  est  la  source  de  ses  plus  grandes 
peines ,  et  il  n'y  a  personne  de  si  parfait  et  de  si 
fêté  à  qui  elle  ne  donne  encore  plus  de  chagrins 
que  de  plaisirs  (i). 

Que  peut  penser  un  enfant  de  lui-même ,  quand 
il  voit  autour  de  lui  tout  un  cercle  de  gens  sen- 
sés l'écouter  ,  l'agacer  ,  l'adraireç  ,  attendre  avec 
un  lâche  empressement  les  oracles  qui  sortent 
de  sa  bouche  ,  et  se  récrier  avec  des  retentisse- 
ments de  joie  à  chaque  impertinence  qu'il  dit  ? 
La  tête  d'un  homme  auroit  bien  de  la  peine  à 
tenir  à  tous  ces  faux  applaudissements  ;  jugez  de 
ce  que  deviendra  la  sienne!  Il  en  est  du  babil 
des  enfants  comme  des  prédictions  des  alma- 
nachs.  Ce  seroit  un  prodige  si ,  sur  tant  de  vai- 
nes paroles,  le  hasard  ne  fournissoit  jamais  une 
rencontre  heureuse.  Imaginez  ce  que  font  alors 


(1)  Si  jamais  la  vanité  fit  quelque  heureux  sur  la  terre, 
à  coup  sûr  cet  heureux-là  n'étoit  qu'un  sot. 


CINQUIÈME   PARTIE.  293 

les  exclamations  de  la  flatterie  sur  une  pauvre 
mère  déjà  trop  abusée  par  son  propre  cœur ,  et 
sur  un  enfant  qui  ne  sait  ce  qu'il  dit  et  se  voit 
célébrer  !  ne  pensez  pas  que  pour  démêler  l'er- 
reur je  m'en  garantisse  :  non  ;  je  vois  la  faute ,  et 
j'y  tombe  :  mais  si  j'admire  les  reparties  de  mon 
fils  ,  au  moins  je  les  admire  en  secret  ;  il  n'ap- 
prend point ,  en  me  les  voyant  applaudir ,  à  de- 
venir babillard  et  vain  ;  et  les  flatteurs ,  en  me  les 
faisant  répéter,  n'ont  pas  le  plaisir  de  rire  de  ma 
foiblesse. 

Un  jour  qu'il  nous  étoit  venu  du  monde ,  étant 
allée  donner  quelques  ordres  ,  je  vis  en  rentrant 
quatre  ou  cinq  grands  nigauds  occupés  à  jou?r 
avec  lui ,  et  s'apprètant  à  me  raconter  d  un  air 
d'emphase  je  ne  sais  combien  de  gentillesses  qu'ils 
venoient  d'entendre  ,  et  dont  ils  sembloient  tout 
émerveillés.  Messieurs,  leur  dis-je  assez  froide- 
ment ,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  sachiez  faire 
dire  à  des  marionnettes  de  foct  jolies  choses  ; 
mais  j  espère  qu'un  jour  mes  enfants  seront  hom- 
mes, qu'ils  agiront  et  parleront  deux-mômes  ,  et 
alors  j'apprendrai  toujours  dans  la  joie  de  mon 
cœur  tout  ce  qu'ils  auront  dit  et  fait  de  bien.  De- 
puis qu'on  a  vu  que  cette  manière  de  faire  sa 
cour  ne  prenoit  pas  ,  on  joue  avec  mes  enfants 
comme  avec  des  enfants ,  non  comme  avec  Poli- 
chinel  ;  il  ne  leur  vient  plus  de  compère,  et  ils 
en  valent  sensiblement  mieux  depuis  qu'on  ne 
les  admire  plus. 

A  l'égard  des  questions ,  on  ne  les  leur  défend 


394  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

pas  indistinctement  :  je  suis  la  première  à  leur 
dire  de  demander  doucement  en  particulier  à 
leur  père  ou  à  moi  tout  ce  qu  ils  ont  besoin  de 
savoir;  mais  je  ne  souffre  pas  qu'ils  coupent  un 
entretien  sérieux  pour  occuper  tout  le  monde 
de  la  première  impertinence  qui  leur  passe  par 
la  tête.  L'art  d'interroger  n'est  pas  si  facile  qu'où 
pense  :  c'est  bien  plus  1  art  des  maîtres  que  des 
disciples;  il  faut  avoir  déjà  beaucoup  appris  de 
choses  pour  savoir  demander  ce  qu'on  ne  sait 
pas.  Le  savant  sait  et  s'enquiert,  dit  un  proverbe 
indien  ;  mais  l'ignorant  ne  sait  pas  même  de 
quoi  s'enquérir  (i).  Faute  de  cette  science  préli- 
minaire ,  les  enfants  en  liberté  ne  font  presque 
jamais  que  des  questions  ineptes  qui  ne  servent 
à  rien,  ou  profondes  et  scabreuses,  dont  la  so- 
lution passe  leur  portée  ;  et  puisquil  ne  faut  pas 
qu'ils  sachent  tout,  il  importe  qu'ils  n'aient  pas 
le  droit  de  tout  demander.  Voilà  pourquoi,  gé- 
néralement parlant,  ils  s'instruisent  mieux  par 
les  interrogations  quon  leur  fait  que  par  celles 
qu'ils  font  eux-mêmes. 

Quand  cette  méthode  leur  seroit  aussi  utile 
qu'on  croit,  la  première  et  la  plus  importante 
science  qui  leur  convient  n'est-elle  pas  d'être 
discrets  et  modestes?  et  y  en  a-t-il  quelque  autre 
qu'ils  doivent  apprendre  au  préjudice  de  celle-là? 
Que  produit  donc  dans  les  enfants  cette  éman- 

(i)  Ce  proverbe  est  tiré  de  Cliardin  .  lomc  V,  p.  170^ 
in- 12.  ♦ 


CINQUIÈME   PARTIE.  59 f) 

cipation  de  parole  avant  l'âge  de  parler,  et  ce 
droit  de  soumettre  eliVontcmeiit  les  hommes  à 
leur  interrogatoire?  de  petits  questionneurs  ba- 
hillards  ,  qui  questionnent  moins  pour  s'in- 
struire que  pour  importuner,  pour  occuper  d'eux 
tout  le  monde  ,  et  qui  prennent  encore  plus  de 
goût  à  ce  babil  par  l'embarras  où  ils  s'aperçoi- 
vent que  jettent  quelquefois  leurs  questions  in- 
discrètes ,  en  sorte  que  chacun  est  inquiet  aus- 
sitôt qu'ils  ouvrent  la  bouche.  Ce  n'est  pas  tant 
un  moyen  de  les  instruire  que  de  les  rendre  é- 
tourdis  et  vains;  inconvénient  plus  grand  à  mon 
avis  que  l'avantage  qu'ils  acquièrent  par-là  n'est 
utile  ;  car  par  degrés  l'ignorance  diminue,  mais 
la  vanité  ne  fait  jamais  qu'augmenter. 

Le  pis  qui  put  arriver  de  cette  réserve  trop 
prolongée  seroit  que  mon  fils  en  âge  de  raison 
eût  la  conversation  moins  légère ,  le  propos 
moins  vif  et  moins  abondant;  et  en  considérant 
combien  cette  habitude  de  passer  sa  vie  à  dire 
des  riens  rétrécit  l'esprit ,  je  regarderois  plutôt 
cette  heureuse  stérilité  comme  un  bien  que  com- 
me un  mal.  Les  gens  oisifs ,  toujours  ennuyés 
d'eux-mêmes ,  s'efforcent  de  donner  un  grand 
prix  à  l'art  de  les  amuser  ;  et  Ion  diroit  que  le 
savoir-vivre  consiste  à  ne  dire  que  de  vaincs  pa- 
roles, comme  à  ne  faire  que  des  dons  inutiles  : 
mais  la  société  humaine  a  un  objet  plus  noble  , 
et  ses  vrais  plaisirs  ont  plus  de  solidité.  L'organe 
de  la  vérité,  le  plus  digne  organe  de  l'homme  , 
le  seul  dont  l'usage  le  distingue  des  animaux . 


296  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

ne  lui  a  point  été  donné  pour  n'en  pas  tirer  un 
meilleur  parti  qu'ils  ne  font  de  leurs  cris.  11  se 
dégrade  au-dessous  d'eux  quand  il  parle  pour 
ne  rien  dire  ;  et  Ihonime  doit  être  homme  jus- 
que dans  ses  délassements.  S'il  y  a  de  la  poli- 
tesse à  étourdir  tout  le  monde  d'un  vain  caquet, 
j'en  trouve  une  bien  plus  véritable  à  laisser  par- 
ler les  autres  par  préférence ,  à  faire  plus  grand 
cas  de  ce  qu'ils  disent  que  de  ce  qu'on  diroit  soi- 
même,  et  à  montrer  quon  les  estime  trop  pour 
croire  les  amuser  par  des  niaiseries.  Le  bon  usage 
du  monde  ,  celui  qui  nous  y  fait  le  plus  recher- 
cher et  chérir  ,  n'est  pas  tant  d'y  briller  aue  d'y 
faire  briller  les  autres  ,  et  de  mettre  ,  à. force  de 
modestie ,  leur  orgueil  plus  en  liberté.  Ne  crai- 
gnons pas  qu'un  homme  d'esprit  qui  ne  s'abs- 
tient de  parler  que  par  retenue  et  discrétion 
puisse  jamais  passer  pour  un  sot.  Dans  quelque 
pays  que  ce  puisse  être  ,  il  n'est  pas  possible 
qu'on  juge  un  homme  sur  ce  qu'il  n'a  pas  dit, 
et  qu'on  le  méprise  pour  s'être  tu>  Au  con- 
traire ,  on  remarque  en  général  que  les  gens  si- 
lencieux en  imposent, qu'on  s'écoute  devant  eux, 
et  qu'on  leur  donne  beaucoup  d'attention  quand 
ils  parlent  ;  ce  qui,  leur  laissant  le  choix  des  ocr 
casions  et  faisant  qu'on  ne  perd  rien  de  ce  qu'ils 
disent ,  met  tout  l'avantage  de  leur  côté.  11  est  si 
diflicile  à  l'homme  le  plus  sage  de  garder  toute 
sa  présence  d'esprit  dans  un  long  flux  de  pa- 
roles ,  il  est  si  rare  qu'il  ne  lui  échappe  des  cho- 
ses dont  il  se  repent  à  loisir ,  qu'il  aime  mieux 


CINQUIÈME    PARTIE.  297 

retenir  le  bon  que  risquer  le  mauvais.  Enfin, 
quand  ce  n'est  pas  faute  d'esprit  qu'il  se  tait , 
s'il  ne  parle  pas  ,  quelque  discret  qu  il  puisse 
être ,  le  tort  en  est  à  ceux  qui  sont  avec  lui. 

Mais  il  y  a  bien  loin  de  six  ans  à  vingt  :  mon 
fils  ne  sera  pas  toujours  enfant;  et,  à  mesure  que 
sa  raison  commencera  de  naître,  lintention  de 
son  père  est  bien  de  la  laisser  exercer.  Quant  à 
moi,  ma  mission  ne  va  pas  jusque-là.  Je  nourris 
des  enfants  et  n'ai  pas  la  présomption  de  vou- 
loir former  des  hommes.  J  espère,  dit-elle  en  re- 
gardant son  mari,  que  de  plus  dignes  mains  se 
chargeront  de  ce  noble  emploi.  Je  suis  femme 
et  mère  ,  je  sais  me  tenir  à  mon  rang.  Encore 
une  fois  ,  la  fonction  dont  je  suis  chargée  n'est 
pas  d'élever  mes  fils,  mais  de  les  préparer  pour 
être  élevés. 

Je  ne  fais  même  en  cela  que  suivre  de  point 
en  point  le  système  de  M.  de  Wolmar;  et  plus 
j'avance ,  plus  j'éprouve  combien  il  est  excellent 
et  juste,  et  combien  il  s'accorde  avec  le  mien. 
Considérez  mes  enfants  ,  et  sur-tout  laîné  ;  en 
connoissez-vous  de  plus  heureux  sur  la  terre, 
de  plus  gais  ,  de  moins  importuns  ?  Vous  les 
voyez  sauter,  rire,  courir  toute  la  journée,  sans 
jamais  incommoder  personne.  De  quels  plaisirs, 
de  quelle  indépendance  leur  âge  est-il  suscep- 
tible ,  dont  ils  ne  jouissent  pas  ou  dont  ils  abu- 
sent? Ils  se  contraignent  aussi  peu  devant  moi 
qu'en  mon  absence.  Au  contraire  ,  sous  les  yeux 
de  leur  mère  ils  ont  toujours  un  peu  plus  de 


^98  LA    NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

confiance;  et,  quoique  je  sois  l'auteur  de  toute 
la  sévérité  quils  éprouvent,  ils  nie  trouvent  tou- 
jours la  moins  sévère  :  car  je  ne  pourrois  sup- 
porter de  nôtre  pas  ce  qu'ils  aiment  le  plus  au 
monde. 

Les  seules  lois  qu'on  leur  impose  auprès  de 
nous  sont  celles  de  la  lil^erté  même  ,  savoir,  de 
ne  pas  plus  pêner  la  compagnie  qu  elle  ne  les 
gène  ,  de  ne  pas  crier  plus  haut  qu'on  ne  parle  ; 
et,  comme  on  ne  les  oblige  point  de  s-'occuper 
de  nous  ,  je  ne  veux  pas  non  plus  qu'ils  préten- 
dent nous  occuper  d'eux.  Quand  ils  manquent 
à  de  si  justes  lois ,  toute  leur  peine  est  d  être  à 
l'instant  renvoyés;  et  tout  mon  art,  pour  que 
c'en  soit  une  ,  de  faire  qu'ils  ne  se  trouvent  nulle 
part  aussi  bien  qu'ici.  A  cela  près,  on  ne  les  as- 
sujettit à  rien  ;  on  ne  les  force  jamais  de  rien 
apprendre  ;  on  ne  les  ennuie  point  de  vaines 
corrections;  jamais  on  ne  les  reprend  ;  les  seules 
lettons  quils  reçoivent  sont  des  leçons  de  pra- 
tique prises  dans  la  simplicité  de  la  nature.  Cha- 
cun ,  bien  instruit  là-dessus  ,  se  conforme  à  mes 
intentions  avec  une  intelhgence  et  un  soin  qui 
ne  me  laissent  rien  à  désirer;  et,  si  quelque 
faute  est  à  craindre  ,  mon  assiduité  la  prévient 
ou  la  répare  aisément. 

Hier ,  par  exemple  ,  laîné  ,  ayant  ôté  un  tami 
bour  au  cadet,  l'avoit  fait  pleurer.  Fanchon  ne 
dit  rien  ;  mais  ,  une  heure  après ,  au  moment 
que  le  ravisseur  du  tambour  en  étoit  le  plus  oc- 
cupé ,  elle  le  lui  reprit  :  il  la  suivoit  en  le  rcdc- 


CINQUIÈME    PARTIE.  299 

mandant,  et  pleurant  à  son  tour.  Elle  lui  dit: 
Vous  Tavcz  pris  par  lorce  à  votre  frère ,  je  vous 
le  reprends  de  même;  quavez-vous  à  dire:'  ne 
suis-jc  pas  la  plus  forte  ?  Puis  elle  se  mit  à  battre 
la  caisse  à  son  imitation  ,  comme  si  elle  y  eût 
pris  beaucoup  de  plaisir.  Jusque-là  tout  étoit  à 
merveille;  mais  quelque  temps  après  elle  voulut 
rendre  le  tambour  au  cadet;  alors  je  larrétai  ; 
cai]  ce  n'étoit  plus  la  leçon  de  la  nature  ,  et  de 
là  pouvoit  naître  un  premier  p,crme  d  envie  entre 
les  deux  frères.  (  n  perdant  le  tambour,  le  ca- 
det supporta  la  <lure  loi  de  la  nécessité  ;  faîne 
sentit  son  injustice ,  tous  deux  connurent  leur 
foiblessf  et  lurent  consolés  le  moment  d  après. 
.  Un  plan  si  nouveau  et  si  contraire  aux  idées 
reçues  m'avoii  dabojd  effarouché.  A  force  de 
me  lexpliquer,  ils  m'en  rendirent  enfin  fadmi- 
rateur;  et  je  sentisque  pour  fjuidcr  1  homme  la 
marche  de  la  nature  est  toujours  la  meilleure. 
Le  seul  inconvénient  que  je  trouvois  à  cette  mé- 
thode ,  et  cet  inconvénient  me  parut  fort  grand, 
c étoit  de  négliger  dans  les  enfants  la  seule  fa- 
culté quils  aient  dans  toute  sa  vigueur  et  qui 
ne  fait  que  s'affbiblir  en  avançant  en  âge.  Il  me 
sembloit  que,  selon  leur  propre  système,  plus 
les  opérations  de  l'entendement  étoient  foibles, 
insuffisantes  ,  plus  on  devoit  exercer  et  fortifier 
la  mémoire ,  si  propre  alors  à  soutenir  le  tra- 
vail. C'est  elle,  disois-je,  qui  doit  suppléer  à  la 
raison  jusqu'à  sa  naissance  ,  et  fenrichir  quand 
elle  est  née.  Un  esprit  qu'on  n'exerce  à  rien  de- 


3oO  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

vient  lourd  et  pesant  dans  Finaction.  La  semence 
ne  prend  point  dans  un  champ  mal  préparé ,  et 
c'est  une  étrange  préparation  pour  apprendre  à 
devenir  raisonnable  que  de  commencer  par 
être  stupide.  Gomment ,  stupide  !  s  est  écriée  aus- 
sitôt madame  de  Wolmar.  Confondriez -vous 
deux  qualités  aussi  différentes  et  presque  aussi 
contraires  que  la  mémoire  et  le  jugement  (i)? 
comme  si  la  quantité  des  choses  mal  digérées  et 
sans  liaison  dont  on  remplit  une  tête  encore 
foible  n'y  faisoit  pas  plus  de  tort  que  de  profit 
à  la  raison  !  J'avoue  que  de  toutes  les  facultés  de 
Ihomme  la  mémoire  est  la  première  qui  se  dé- 
veloppe et  la  pliis  commode  à  cultiver  dans  les 
enfants  :  mais  ,  à  votre  avis  ^  lequel  est  à  préfé- 
rer de  ce  quil  leur  est  le  plus  aisé  d'apprendre, 
ou  de  ce  qu'il  leur  importe  le  plus  de  savoir? 

Regardez  à  l'usage  qu'on  fait  en  eux  de  cette 
facilité,  à  la  violence  qu'il  faut  leur  faire,  à 
l'éternelle  contrainte  où  il  les  faut  assujettir 
pour  mettre  en  étalage  leur  mémoire,  et  com- 
parez l'utilité  qu'ils  en  retirent  au  mal  qu'on 
leur  fait  souffrir  pour  cela.  Quoi  !  forcer  un  en- 
fant d'étudier  des  langues  qu'il  ne  parlera  ja- 
mais ,  même  avant  qu'il  ait  bien  appris  la  sienne  ; 
lui  faire  incessamment  répéter  et  construire  des 
vers  qu'il  n'entend  point,  et  dont  toute  Tharmo- 

(i)  Cela  ne  me  paroît  pas  bien  vu.  Rien  n'est  si  néces- 
saire au  jugement  que  la  mémoire  :  il  est  vi*ai  que  ce  n'est 
pas  la  mémoire  des  mots. 


CINQUIÈME   PxVRTIE.  3oi 

nie  nest  pour  lui  quau  bout  de  ses  doigts;  em- 
brouiller son  esprit  de  cercles  et  de  sphères  dont 
il  n'a  pas  la  moindre  idée ,  l'accabler  de  mille 
noms  de  villes  et  de  rivières  qu'il  confond  sans 
cesse  et  qu'il  rapprend  tous  les  jours  ;  est-ce 
cultiver  sa  mémoire  au  profit  de  son  jugement? 
et  tout  ce  frivole  acquis  vaut-il  une  seule  des 
larmes  qu'il  lui  coûte  ? 

Si  tout  cela  n'étoit  qu'inutile,  je  m'en  plaindrois 
moins  ;  mais  n'est-ce  rien  que  d'instruire  un  en- 
fant à  se  payer  de  mots,  et  à  croire  savoir  ce 
qu'il  ne  peut  CQmprendre  ?  Se  pourroit-il  qu'un 
tel  amas  ne  nuisît  point  aux  premières  idées  dont 
on  doit  meubler  une  tète  humaine?  et  ne  vau- 
droit-il  pas  mieux  n'avoir  point  de  mémoire 
que  de  la  remplir  de  tout  ce  fatras ,  au  préju- 
dice des  connoissances  nécessaires  dont  il  tient 
la  place  ? 

Non,  si  la  nature  a  donné  au  cerveau  des  en- 
fants cette  souplesse  qui  le  rend  propre  à  rece- 
voir toutes  sortes  d'impressions,  ce  n'est  pas 
pour  qu'on  y  grave  des  noms  de  rois,  des  dates, 
des  termes  de  blason ,  de  sphère ,  de  géographie  , 
et  tous  ces  mots  sans  aucun  sens  pour  leur  âge  , 
et  sans  aucune  utilité  pour  quelque  âge  que  ce 
soit ,  dont  on  accable  leur  triste  et  stérile  en- 
fance ;  mais  c'est  pour  que  toutes  les  idées  rela- 
tives à  l'état  de  l'homme ,  toutes  celles  qui  se  rap- 
portent à  son  bonheur  et  l'éclairent  sur  ses  de- 
voirs ,  s'y  tracent  de  bonne  heure  en  caractères 


3o2  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

ineffaçables ,  et  lui  servent  à  se  conduire  pendant 
sa  vie  d'une  manière  convenal)le  à  son  être  et  à 
ses  facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres  ,  la  mémoire  d'un 
enfant  ne  reste  pas  pour  cela  oisive:  tout  ce  qu'il 
voit,  tout  ce  qu'il  entend  le  frappe,  et  il  s'en 
souvient;  il  tient  rej^istrc  en  lui-même  des  ac- 
tions ,  des  discours  des  hommes;  et  t^ut  ce  qui 
l'environne  est  le  livre  dans  lequel,  sans  y  son- 
per  ,  il  enrichit  continuellement  sa  mémoire  , 
en  attendant  que  son  jujifement  puisse  en  profi- 
ter. C'est  dans  le  choix  de  ces  objets,  c'est  dans 
le  soin  de  lui  présenter  sans  cesse  ceux  qu'il  doit 
connoître.,  et  de  lui  cacher  ceux  qu'il  doit  igno- 
rer, que  consiste  le  véritable  art  de  cultiver  la 
première  de  ses  facultés;  et  c'est  par-là  qu'il  faut 
tâcher  de  lui  former  un  magasin  de  connoissan- 
ces  qui  serve  à  son  éducation  durant  la  jeunesse, 
et  à  sa  conduite  dans  tous  les  temps.  Cette  mé- 
thode, il  est  vraî,  ne  forme  point  de  petits  pro- 
di.«^es ,  et  ne  fait  pas  briller  les  gouvernantes  et 
les  précepteurs  ;  mais  elle  forme  des  hommes 
judicieux,  robustes,  sains  de  corps  et  d'entende- 
ment, (jui,  sans  s'être  fait  admirer  étant  jeunes, 
se  font  honorer  étant  grands. 

Ne  pensez  pas  pourtant,  continua  Julie,  qu'on 
néglige  ici  tout-à-fait  ces  soins  dont  vous  faites 
un  si  grand  cas.  T'ne  mère  un  peu  vigilante  tient 
dans  ses  mains  les  passions  de  ses  enfants.  Il  y 
a  des  moyens  pour  exciter  et  nourrir  en  eux  le 
désir  d'apprendre  ou  de  faire  telle  ou  telle  chose  ; 


CINQUIÈME   PARTIE.  3o3 

et  autant  que  ces  moyens  peuvent  se  concilier 
avec  la  plus  entière  liberté  de  l'enfant,  et  n en- 
gendrent en.  lui  nulle  semence  de  vice,  je  les 
emploie  assez  volontiers ,  sans  m'opiniâtrer  quand 
le  succès  n'y  répond  pas;  car  il  aura  toujours  le 
temps  d'apprendre,  mais  il  ny  a  pas  un  moment 
à  perdre  pour  lui  former  un  hon  naturel;  et  M.  de 
Wolmar  a  une  telle  idée  du  premier  développe- 
ment de  la  raison,  qu'il  soutient  que,  quand  son 
fils  ne  sauroit  rien  à  douze  ans,  il  nen  seroit  pas 
moins  instruit  à  quinze ,  sans  compter  que  rien 
n'est  moins  nécessaire  que  d'être  savant ,  et  rien 
plus  que  d'être  sage  et  hon. 

Vous  savez  que  notre  aîné  lit  déjà  passable- 
ment. Voici  comment  lui  est  venu  le  goût  d'ap- 
prendre à  lire.  J'avois  dessein  de  lui  dire  de  temps 
en  temps  quelque  lable  de  La  Fontaine^pour  l'a- 
muser, et  j  avois  déjà  commencé,  quand  il  me 
demandas!  les  corbeaux  parloient.  A  l'instant  je 
vis  la  difficulté  de  lui  faire  sentir  bien  nettement 
la  différence  de  lapologue  au  mensonge  :  je  me 
tirai  d  affaire  comme  je  pus  ;  et  convaincue  que 
les  fables  sont  faites  pour  les  hommes,  mais  qu'il 
faut  toujours  dire  la  vérité  nue  aux  enfants,  je 
supprimai  La  Fontaine.  Je  lui  substituai  un  re- 
cueil de  petites  histoires  intéressantes  et  instruc- 
tives, la  plupart  tirées  de  la  Bible;  puis,  voyant 
que  l'enfant  prenoit  goût  à  mes  contes,  j'imagi- 
nai de  les  lui  rendre  encore  plus  utiles  ,  en  es- 
sayant d'en  composer  moi-même  d  aussi  amu- 
sants qu'il  me  fut  possible,  et  les  appropriant 


3o4  LA  NOUVELLE   HÉLÔÏSE. 

toujours  au  Ijesoiii  du  moment.  Je  les  écrivoi* 
à  mesure  dans  un  l)eau  livre  orné  d'ima^^es,  que 
jetenois  bien  enfermé,  et  dont  je  lui  iisois  de 
temps  en  temps  quelques  contes,  rarement ,  peu 
long-temps  ,  et  répétant  souvent  les  mêmes  avec 
des  commentaires ,  avant  de  passer  à  de  nou- 
veaux. Un  enfant  oisif  est  sujet  à  l'ennui;  les  pe- 
tits contes  servoient  de  ressources  :  mais,  quand 
je  le  voyois  le  plus  avidement  attentif,  je  me 
souvenois  quelquefois  d'un  ordre  à  donner,  et 
je  le  quittois  à  l'endroit  le  plus  intéressant,  en 
laissant  négligemment  le  livre.  Aussitôt  il  alloit 
prier  sa  bonne  ,  ou  Fancbon ,  ou  quelqu'un  , 
d'achever  la  lecture  :  mais  comme  il  n'a  rien  à 
commandera  personne,  et  qu'on  étoit prévenu. 
Ton  n  obéissoit  pas  toujours.  L'un  refusoit,  l'au- 
tre avoit  à  faire,  l'autre  balbutioit  lentement  et 
mal ,  l'autre  laissoit ,  à  mon  exemple  ,  un  conte 
à  moitié.  Quand  on  le  vit  bien  ennuyé  de  tant 
de  dépendance,  quelqu'un  lui  suggéra  secrète- 
ment d'apprendre  à  lire,  pour  s'en  délivrer  et 
feuilleter  le  livre  à  son  aise.  Il  goûta  ce  projet. 
Il  fallut  trouver  des  gens  assez  complaisants  pour 
vouloir  lui  donner  leçon  :  nouvelle  difficulté 
qu'on  n'a  poussée  qu'aussi  loin  qu'il  falloit.  Mal- 
gré toutes  ces  précautions ,  il  s'est  lassé  trois  ou 
quatre  fois  :  on  l'a  laissé  faire.  Seulement  je  me 
suis  efforcée  de  rendre  les  contes  encore  plus 
amusants  ;  et  il  est  revenu  à  la  charge  avec  tant 
d'ardeur,  que ,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  six  mois  qu'il 


CINQUIÈME    PARTIE.  3o5 

a  tout  de  l)on  commencé  trapprendre,  il  sera 
bientôt  en  état  de  lire  seul  le  recueil. 

C'est  à  peu  près  ainsi  que  je  tâcherai  d  exciter 
son  zèle  et  sa  honne  volonté  pour  acquérir  les 
connoissances  qui  demandent  de  la  suite  et  de 
l'application  ,et  qui  peuvent  convenir  à  son  âge: 
mais  quoiqu  il  apprenne  à  lire ,  ce  n'est  point  des 
livres  qu il  tiiera  ces  connoissances  :  car  elles  ne 
s'y  trouvent  point ,  et  la  lecture  ne  convient  en 
aucune  manière  aux  enfants.  Je  veux  aussi  l'ha- 
bituer de  bonne  heure  à  nourrir  sa  tête  d'idées 
et  non  de  mots  :  c'est  pourquoi  je  ne  lui  lais  ja- 
mais rien  apprendre  par  cœur. 

Jamais!  interrompis-je  :  c'est  beauconp  dire  ; 
car  encore  faut-il  bien  qu  il  scche  son  ratécîiisrae 
et  ses  prières.  Cest  ce  qui  vous  trouipe,  reprit- 
elle.  A  l'égard  de  la  prière,  tous  les  matins  et 
tous  les  soirs  je  fais  la  mienne  à  haute  voix  dans 
la  chambre  de  mes  enlaots  ,  et  c'est  assez  pour 
qu'ils  l'apprennent  sans  qu'on  les  y  oblige  :  quant 
au  catéchisme,  ils  ne  savent  ce  que  cest.  Quoi  î 
Julie  ,  vos  enfants  n'apprennent  pas  leur  caté- 
chisme? Non,  mon  ami,  mes  enfants  n'appren- 
nent pas  leur  catéchisme.  Comment  !  ai-je  dit 
tout  étonné,  une  mère  si  pieuse  !...  Je  ne  vous 
comprends  point.  Et  pourquoi  vos  enfants  n'ap- 
prennent-ils pas  leur  catéchisme .'  Afin  qu  ils  le 
croient  un  jour  ,  dit-elle  :  j  en  veux  faire  un. 
jour  des  chrétiens.  Ah!  j'y  suis,  m'écriai-je; 
vous  ne  voulez  pas  que  leur  foi  ne  soit  qu'en 
4-  ^o 


3o6  LA   NOUVELLE   IIÈLOÏSE. 

paroles ,  ni  qu'ils  sachent  seulement  leur  reli- 
gion, mais  qu'ils  la  croient  ;  et  vous  pensez  avec 
raison  qu'il*  est  impossible  à  l'homme  de  croire 
ce  qu'il  n'entend  point.  Vous  êtes  bien  difficile, 
me  dit  en  souriant  M,  de  Wolmar  :  seriez-vous 
chrétien  ,  par  hasard  ?  Je  m'elForce  de  l'être  , 
lui  dis -je  avec  fermeté.  .Te  crois  de  la  relifjion 
Tout  ce  que  j'en  puis  comprendre,  et  respecte  le 
reste  sans  le  rejeter.  Julie  me  fit  un  signe  d'ap- 
probation, et  nous  reprîmes  le  sujet  de  notre 
entretien. 

Après  être  entrée  dans  d'autres  détails  qui 
mont  fait  concevoir  combien  le  zélé  maternel 
est  actif,  infatigable  et  prévoyant ,  elle  a  conclu 
en  observant  que  sa  méthode  se  rapportoit  exac- 
tement aux  deux  objets  qu'elle  s'étoit  proposés  , 
savoir  ,  de  laisser  développer  le  naturel  des  en- 
fants ,  et  de  l'étudier.  Les  miens  ne  sont  gênés 
en  rien,  dit-elle  ,  et  ne  sauroient  abuser  de  leur 
liberté;  leur  caractère  ne  peut  ni  se  dépraver  ni 
se  contraindre  :  on  laisse  en  paix  renforcer  leur 
corps  et  germer  leur  jugement  ;  l'esclavage  n'a- 
vilit point  leur  anu)  ;  les  regards  d'autrui  ne  font 
point  fermenter  leur  amour-propre  ;  ils  ne  se 
croient  ni  des  hommes  puissants  ni  des  animaux 
enciiaînés ,  mais  des  enfants  heureux  et  libres. 
Pour  les  garantir  des  vices  qui  ne  sont  pas  en 
eux,  ils  ont,  ce  me  semble,  un  préservatif  plus 
fort  t[uc  des  discours  (|u  ils  n'entendroient  point , 
ou  dont  ils  seroicnt  bientôt  ennuyés;  c'est  1  exem- 
ple des  mœurs  de  tout  ce  qui  les  environne;  ce 


CINQUIÈME   PARTIE.  807 

sont  les  entretiens  qu'ils  entendent ,  qui  sont  ici 
naturels  à  tout  le  monde  ,  et  qu'on  n'a  pas  hcsoia 
de  composer  exprès  pour  eux  ;  c'est  la  paix  et 
I  union  dont  ils  sont  témoins;  c'est  l'accorfl  (|iî'ils 
voient  régner  sans  cesse  et  dans  la  conduite  res- 
pective de  tous ,  et  dans  la  conduite  et  les  dis- 
cours de  chacun. 

Nourris  encore  dans  leur  première  simplicité, 
d'où  leur  viendroient  des  vices  dont  ils  n'ont 
point  vu  d  exemple  ,  des  passions  qu'ils  n'ont 
nulle  occasion  de  sentir,  des  [)réiupés  que  rien, 
ne  leur  inspire  ?  Vous  voyez  qu'aucune  erreur  ne 
les  gagne  ,  qu  aucun  mauvais  penchant  ne  se 
montre  en  eux.  Leur  ignorance  n'est  point  entê- 
tée, leurs  désirs  ne  sont  point  ohstii:és  ;  les  incli- 
nations au  mal  sont  prévenues  ;  la  nature  est  jus- 
tifiée ;  et  tout  me  prouve  que  les  défauts  dont 
nous  l'accusons  ne  sont  point  son  ouvrage,  mais 
le  nôtre. 

C'est  ainsi  que  ,  livrés  au  penchant  de  leur 
cœur  sans  que  rien  le  déguise  ou  l'altère ,  nos 
enfants  ne  reçoivent  point  une  forme  extérieure 
et  artificielle  ,  mais  conservent  exactement  celle 
de  leur  caractère  originel  ;  c'est  ainsi  que  ce  ca- 
ractère  se  dévejoppe  journellement  à  nos  yeux 
sans  réserve  ,  et  que  nous  pouvons  étudier  les 
mouvements  de  la  nature  jusque  dans  leurs 
principes  les  plus  secrets.  Sûrs  de  nêtre  jamais 
ni  grondés  ni  punis,  ils  ne  savent  ni  mentir  ni 
se  cacher  ;  et  dans  tout  ce  qu'ils  disent,  soit  en- 
tre eux ,  soit  à  nous ,  ils  laissent  voir  sans  con- 


3o8  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

trainte  tout  ce  qu'ils  ont  au  fond  clelame.  Liljires 
de  babiller  entre  eux  toute  la  journée  ,  ils  ne 
songent  pas  même  à  se  gêner  un  moment  de- 
vant moi.  Je  ne  les  reprends  jamais  ,  ni  ne  les 
fais  taire ,  ni  ne  feins  de  les  écouter  ,  et  ils  di- 
roient  les  choses  du  monde  les  plus  blâmables 
que  je  ne  ferois  pas  semblant  d'en  rien  savoir: 
mais  en  effet  je  les  écoute  avec  la  plus  grande 
attention  sans  qu'ils  s'en  doutent  ;  je  tiens  un  re- 
gistre exact  de  ce  qu'ils  font  et  de  ce  qu'ils  di- 
sent ;  ce  sont  les  productions  naturelles  du  fonds 
qu'il  faut  cultiver.  Un  propos  vicieux  dans  leur 
bouche  est  une  herbe  étrangère  dont  le  vent  ap- 
porta la  graine  :  si  je  la  coupe  par  une  réprimande, 
bientôt  elle  repoussera  ;  au  lieu  de  cela ,  j'en 
cherche  en  secret  la  racine,  et  j'ai  soin  de  l'ar- 
racher. Je  ne  suis ,  ni'a-t-elle  dit  en  riant  ,  que 
la  servante  du  jardinier;  je  sarcle  le  jardin,  j'en 
ôte  la  mauvaise  herbe  ;  c'est  à  lui  de  cultiver  la 
bonne. 

Convenons  aussi  qu'avec  toute  la  peine  que 
j'aurois  pu  prendre  il  falloit  être  aussi  bien  se- 
condée pour  espérer  de  réussir,  et  que  le  succès 
de  mes  soins  dépendoit  d'un  concours  de  cir- 
constances qui  ne  s'est  peut-êtBC  jamais  trouvé 
qu'ici;  il  falloit  les  lumières  d'un  père  éclairé 
pour  démêler,  à  travers  les  préjugés  établis,  le 
véritable  art  de  gouverner  les  enfants  dès  leur 
naissance  ;  il  falloit  toute  sa  patience  j)our  se 
prêter  à  l'exécution,  sans  jamais  démentir  ses 
leçons  par  sa  conduite;  il  falloit  des  entants 


CINQUIÈME   PARTIE.  3o9 

bien  nés  en  qui  la  nature  eût  assez  fait  pour 
qu'on  pût  aimer. son  seul  ouvrage  ;  il  falloit  n'a- 
voir autour  (le  soi  que  des  domestiques  intelli- 
gents et  bien  intentionnés ,  qui  ne  se  lassassent 
point  d'entrer  dans  les  vues  des  maîtres  :  un 
seul  valet  brutal  ou  flatteur  eût  suffi  pour  tout 
gâter.  En  vérité,  quand  on  sqnge  eombien  de 
causes  étrangères  peuvent  nuire  aux  meilleurs 
desseins,  et  renverser  les  projets  les  mieux  con- 
certés, on  doit  remercier  la  fortune  de  tout  ce 
qu'on  fait  de  bien  dans  la  vie ,  et  dire  que  la  sa- 
gesse dépend  beaucoup  du  bonbeur. 

Dites,  me  suis-je  écrié ,  que  le  bonbeur  dépend 
encore  plus  de  la  sagesse.  Ne  voyez-vous  pas 
que  ce  concours  dont  vous  vous  félicitez  est  vo- 
tre ouvrage,  et  que  tout  ce  qui  vous  approcbe 
est  contraint  de  vous  ressembler?  Mères  de  fa- 
mille ,  quand  vous  vous  plaignez  de  n'être  pas 
secondées,  que  vous  connoissez  mal  votre  pou- 
voir! Soyez  tout  ce  que  vous  devez  être  ,  vous 
surmonterez  tous  les  obstacles  ;  vous  forcerez 
chacun  de  remplir  ses  devoirs,  si  vous  remplissez 
bien  tous  les  vôtres.  Vos  droits  ne  sont-ils  pas 
ceux  de  la  nature?  Malgré  les  maximes  du  vice, 
ils  seront  toujours  cbers  au  cœur  humain.  Ah  ! 
veuillez  être  femmes  et  mères,  et  le  plus  doux 
empire  qui  soit  sur  la  terre  sera  aussi  le  plus  res- 
pecté. 

En  achevant  cette  conversation  Julie  a  remar- 
qué que  tout  prenoit  une  nouvelle  facilité  de- 
puis l'arrivée  d'Henriette.  Il  est  certain  ,  dit-elle, 


3lO  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE, 

que  j'aurois  besoin  de  beaucoup  moins  rie  soins 
et  d'adresse  si  je  voulois  introduire  l'éinulation 
entre  les  deux  frères;  mais  ce  moyen  me  paroît 
trop  dan(jereux  ;  j'aime  mieux  avoir  plus  de  peine 
et  ne  rien  risquer.  Henriette  supplée  à  cela: 
comme  elle  est  d'un  autre  sexe ,  leur  aînée,  qu'ils 
l'aiment  tous  deux  à  la  folie,  et  qu'elle  a  du  sens 
au-dessus  de  son  âfje,j'en  fais  en  quelque  sorte 
leur  première  (^gouvernante  ,  et  avec  d'autant 
plus  de  succès  que  ses  leçons  leur  sont  moins 
suspectes. 

Quant  à  elle  ,  son  éducation  me  re^q^arde  ;  mais 
les  principes  en  sont  si  différents  qu'ils  méritent 
un  entretien  à  part.  Au  moins  puîs-je  bien  dire 
d'avance  qu'il  sera  difficile  d'ajouter  en  elle  aux 
dons  de  la  nature,  et  quelle  vaudra  sa  mère 
elle-même  ,  si  quelqu'un  au  monde  la  peut  va- 
loir. 

Mylord  ,  on  vous  attend  de  jour  en  jour,  et  ce 
devroit  être  ici  ma  dernière  lettre.  Mais  je  com- 
prends ce  qui  prolonfje  votre  séjour  à  larmée , 
et  j'en  frémis.  Julie  n'en  est  pas  moins  inquiète: 
elle  vous  prie  de  nous  donner  plus  souvent  de 
vos  nouvelles,  et  vous  conjure  de  songer,  en  ex- 
posant votre  personne,  combien  vous  prodiguez 
le  repos  de  vos  amis.  Pour  moi  je  n'e(i  rien  à  vous 
dire.  Faite? votre  devoir;  un  conseil  timide  ne 
peut  non  plus  sortir  de  mon  cœur  qu'approcher 
du  vôtre.  Cber  Bomston,  je  le  sais  trop,  la  seule 
mort  digne  de  ta  vie  seroit  de  verser  ton  sang 
pour  la  gloire  de  ton  pays  ;  mais  ne  dois-tu  nul 


CINQUIÈME    PARTIE.  3ll 

compte  de  tes  jours  à  celui  qui  n'a  conservé  les 
siens  que  pour  toi  ? 


LETTRE  IV. 

DE   MYLORD   EDOUARD    A    SAINT-PREUX. 

JE  vois  par  vos  deux  dernières  lettres  qu il  m'en 
manque  une  antérieure  à  ces  deux-là,  appa- 
remment la  première  que  vous  m'aviez  écrite  à 
1  armée ,  et  dans  laquelle  étoit  l'explication  des 
chagrins  secrets  de  madame  de  Wolmar.  Je  n'ai 
point  reçu  cette  lettre,  et  je  conjecture  qu'elle 
pouvoit  être  dans  la  malle  d'un  courrier  qui  nous 
a  été  enlevé.  Répétez-moi  donc ,  mon  ami ,  ce 
qu'elle  contenoit  ;  ma  raison  s  y  perd  et  mon  cœur 
s'en  inquiète  :  car ,  encore  une  fois ,  si  le  bonheur 
et  la  paix  ne  sont  pas  dans  lame  de  Julie  ,  où 
sera  leur  asile  ici-bas  ? 

Rassurez-la  sur  les  risques  auxquels  elle  me 
croit  exposé.  Nous  avons  à  faire  à  un  ennemi 
trop  habile  pour  nous  en  laisser  courir;  avec 
une  poignée  de  monde  il  rend  toutes  nos  forces 
inutiles ,  et  nous  ôte  par-tout  les  moyens  de  l'at- 
taquer. Cependant ,  comme  nous  sommes  con- 
fiants, nous  pourrions  bien  lever  des  difficultés 
insurmontables  pour  de  meilleurs  généraux ,  et 
forcer  à  la  fin  les  François  de  nous  battre.  J'au- 
gure que  nous  paierons  cher  nos  premiers  suc- 
cès, et  que  la  bataille  gagnée  à  Dettingue  nous 


3l2  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

en  fera  perdre  une  en  Flandre.  Nous  avons  en 
tête  un  grand  capitaine  :  ce  n'est  pas  tout,  il  a 
la  confiance  de  ses  troupes  ;  et  le  soldat  François 
qui  compte  sur  son  {général  est  invincible  ;  au 
contraire,  on  en  a  si  bon  marche  quand  il  est 
commandé  par  des  courtisans  qu  il  méprise ,  et 
cela  arrive  si  souvent,  (|uH  ne  faut  qu'attendre 
les  intrigues  de  cour  et  l'occasion  pour  vaincre 
à  coup  sûr  la  plus  brave  nation  du  continent. 
Ils  le  savent  fort  bien  eux-mêmes.  Mylord  Marl- 
boroug,  voyant  la  bonne  mine  et  l'air  guerrier 
d'un  soldat  pris  à  Bleinliem  (i),  lui  dit  :  Sil  y 
eût  eu  cinquante  mille  lionimes  comme  toi  à 
l'armée  francoise,  elle  ne  se  lût  pas  ainsi  laissé 
battre.  Eh  morbleu!  repartit  le  grenadier,  nous 
avions  assez  d  hommes  comme  moi;  il  ne  nous 
en  manquoit  qu  un  comme  vous.  Or  cet  lionniie 
comme  lui  commande  à  présent  l'armée  de 
France,  et  manque  à  la  nôtre;  mais  nous  ne 
songeons  guère  à  cela. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  veux  voir  les  manœuvres 
du  reste  de  cette  campagne,  et  j'ai  résolu  de 
rester  à  l'armée  jusqu'à  ce  qu'elle  entre  en  quar- 
tiers. Nous  gagnerons  tous  à  ce  délai.  I-ia  saison 
étant  trop  avancée  pour  traverser  les  monts, 
nous  passerons  l'hiver  où  vous  êtes,  et  n'irons 
en  Italie  qu'au  commencement  du  printemps. 
Dites  à  monsieur  et  madame  de  Wolmar  que  je 

(i)  C'est  le  nom  que  les  Anglois  donnent  à  la  l)atallle 
«Vllochstet. 


CINQUIÈME   PARTIE.  ûiJ 

fais  ce  nouvel  arrangement  pour  jouir  à  mon 
aise  (lu  touchant  spectacle  que  vous  décrivez  si 
bien  ,  et  pour  voir  madame  d  Orbe  établie  avec 
eux.  Continuez,  mon  cher,  à  m'écrire  avec  le 
même  soin  ,  et  vous  me  ferez  plus  de  plaisir 
que  jamais.  Mon  cquipaj^e  a  été  pris,  et  je  suis 
sans  livres;  mais  je  lis  vos  lettres. 


LETTRE  V. 

DE    SAINT-PREUX   A    MYLORD    EDOUARD. 

(Quelle  joie  vous  me  donnez  en  m'annoneant 
que  nous  passerons  Thiver  à  Glarens  !  mais  que 
vous  me  la  faites  payer  cher  en  prolongeant 
votre  séjour  à  farmée!  Ce  qui  me  déplaît  sur- 
tout, cestde  voir  clairement  qu'avant  notre  sé- 
paration le  parti  de  faire  la  camj>agne  et  oit  déjà 
pris ,  et  que  vous  ne  m'en  voulûtes  rien  dire. 
Mylord,  je  sens  la  raison  de  ce  mystère  et  ne 
puis  vous  en  savoir  bon  gré.  Me  mépriseriez- 
vous  assez  pour  croire  qu'il  me  fût  bon  de  vous 
survivre,  ou  mavez-vous  connu  des  attache- 
ments si  bas  que  je  les  préfère  à  l'honneur  de 
mourir  avec  mon  ami  ?  Si  je  ne  méritois  pas  de 
vous  suivre ,  il  failoit  me  laisser  à  Londres  ; 
vous  m'auriez  moins  offensé  que  de  m'envoyer 
ici. 

Il  est  clair  par  la  dernière  de  vos  lettres  qu'en 
effet  une  des    miennes  s'est  perdue  ,  et  cette 


3l4  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

perte  a  dû  vous  rendre  les  deux  lettres  suivantes 
fort  obscures  à  bien  des  égards  ;  niais  les  éclair- 
cissements nécessaires  pour  les  bien  entendre 
viendront  à  loisir.  Ce  qui  presse  le  plus  à 
présent  est  de  vous  tirer  de  linquiétude  où. 
vous  êtes  sur  le  cha^jrin  secret  de  madame  de 
Wolmar. 

Je  ne  vous  redirai  point  la  suite  de  la  conver- 
sation que  j  eus  avec  elle  après  le  départ  de  son 
inari.  Il  s  est  passé  depuis  bien  des  choses  'qui 
m'en  ont  fait  oublier  une  partie;  et  nous  la  re- 
prîmes tant  de  fois  durant  son  absence,  que  je 
m'en  tiens  au  sommaire  pour  épargner  des  ré- 
pétitions. 

Elle  m'apprit  donc  que  ce  même  époux  qui 
faisoit  tout  pour  la 'rendre  heureuse  étoit  Tuni- 
que auteur  de  toute  sa  peine,  et  que  plus  leur 
attachement  mutuel  étoit  sincère  ,  plus  il  lui 
donnoit  ii  souffrir.  Le  diriez-vous,  mylord?  cet 
homme  si  sage,  si  raisonnable,  si  loin  de  toute 
espèce  de  vice ,  si  peu  soumis  aux  passions  hu- 
maines, ne  croit  rien  de  ce  qui  donne  un  prix 
aux  vertus,  et,  dans  l'innocence  d'une  vie  irré- 
prochable, il  porte  au  fond  de  sdn  cœur  l'af- 
freuse paix  des  méchants.  La  réflexion  qui  naît 
de  ce  contraste  augmente  la  douleur  de  Julie; 
et  il  semble  qu'elle  lui  pardonneroit  plutôt  de 
méconnoître  l'auteur  de  son  être,  s'il  avoit  plus 
de  motifs  pour  le  craindre  ou  plus  d'orgueil 
pour  le  braver.  Qu'un  coupable  apaise  sa  con- 


CINQUIÈME    PARTIE.  3l5 

science  aux  dépens  de  sa  raison  ,  que  Thonncur 
de  penser  autrement  que  le  vul};aire  anime  ce- 
lui (jui  <lo{;niatise, cette  erreur  an  moins  se  con- 
<;(^it;  niais,  poursuit-elle  en  soupirant,  pour  un 
si  honnête  homme  et  si  peu  vain  de  son  savoir, 
c'ëtoit  hien  la  peine  d'être  incrédule  ! 

Il  faut  être  instruit  du  caractère  des  deux 
époux;  il  faut  les  imaginer  concentrés  dans  le 
sein  de  leur  famille,  et  se  tenant  Tun  à  l'autre 
lieu  du  reste  de  l'univers;  il  faut  connoître  Tu- 
Viion  qui  règne  entre  eux  dans  tout  le  reste , 
pour  concevoir  combien  leur  différent  sur  ce 
seul  point  est  capable  d'en  troubler  les  charmes. 
M.  de  Wolmar,  élevé  dans  le  rit  grec,  n'étoit  pas 
fait  pour  supporter  l'absurdité  d'un  culte  aussi 
ridicule.  Sa  raison,  trop  supérieure  à  limbécille 
joug  qu'on  lui  vouloit  imposer,  le  secoua  bien- 
tôt avec  mépris  ;  et  rejetant  èi-la-fois  tout  ce  qui 
lui  venoit  d'une  autorité  si  suspecte,  forcé  d'être 
impie,  il  se  fit  athée. 

Dans  la  suite,  ayant  toujours  vécu  dans  des 
pays  catholiques,  il  n  apprit  pas  à  concevoir  une 
meilleure  opinion  de  la  foi  chrétienne  par  celle 
qu  on  y  professe.  .11  n'y  vit  d'autre  religion  que 
l'intérêt  de  ses  ministres.  Il  vit  que  tout  y  con- 
sistoit  encore  en  vaines  simagrées,  plâtrées  un 
peu  plus  subtilement  par  des  mots  qui  ne  signi- 
fioient  rien;  il  s'aperçut  que  tous  les  honnêtes 
gens  y  étoient  unanimement  de  son  avis,  et  ne 
s'en  cachoient  guère  j  que  le  clergé  même,  un 


3l6  LA   NOUVELLE   HËXOlSii. 

peu  plus  discrètement,  se  moquoit  en  secret  de 
ce  qu'il  enseignoit  en  public;  et  il  m'a  protesté 
souvent  qu'après  hicn  du  temps  et  des  recher- 
ches il  n'avoit  trouvé  de  sa  vie  que  trois  prêtres 
qui  crussent  en  Dieu  (i).  En  voulant  s'éclaircir 
de  bonne  foi  sur  ces  matières,  il  s'étoit  enfoncé 
dans  les  ténèbres  de  la  métaphysique,  où  Ihom- 
me  n'a  d'autres  guides  que  les  systèmes  qu'il  y 
porte  ;  et  ne  voyant  par-tout  que  doutes  et  con- 
tradictions, quand  enfin  il  est  venu  parmi  des 
chrétiens,  il  y  est  venu  trop  tardj  sa  foi  s'étoit 
déjà  fermée  à  la  vérité,  sa  raison  n'étoit  plus 
accessible  à  la  certitude  ;  tout  ce  qu'on  lui  prou- 
voit  détruisant  plus  un  sentiment  qu'il  n'en  éta- 
blissoit  un  autre,  il  a  fini  par  combattre  égale- 
ment les  do(ymes  de  toute  espèce,  et  n'a  cessé 
d'être  athée  que  pour  devenir  sceptique. 

Voilà  le  mari  que  le  ciel  destinoit  à  cette  Julie 
en  qui  vous  connoissez  une  foi  si  simple  et  une 
piété  si  douce.  Mais  il  faut  avoir  vécu  aussi  fa- 

(i)  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  approuA-er  ces  as- 
sertions dures  et  téméraires!  j'affirme  seulement  (|u'il  y 
a  (les  gens  qui  les  font,  et  dont  la  conduite  du  clergé  de 
tous  les  pays  et  de  toutes  les  sectes  n'autorise  que  trop 
souvent  l'indiscrétion.  Mais  ,  loin  que  mon  dessein  dans 
cette  note  soit  de  me  mettre  lâchement  à  couvert ,  voici 
bien  nettement  mon  propre  sentiment  sur  ce  point  : 
c'est  que  nul  vrai  croyant  ne  sauvoit  être  intolérant  ni 
persécuteur.  Si  j'étois  magistrat,  et  que  la  loi  portât 
peine  de  mort  contre  les  athées,  je  comment  erois  par 
faire  brûler  comme  tel  quiconque  en  viendroit  dénoncer 
un  autre. 


CINQUIÈME   PARTIE.  817 

milièrement  avec  elle  que  sa  cousine  et  moi, 
pour  savoir  combien  cette  ame  tendre  est  natu- 
rellement portée  à  la  dévotion.  On  diroit  que 
rien  de  terrestre  ne  pouvant  suffire  au  besoin 
d'aimer  dont  elle  est  dévorée,  cet  excès  de  sen- 
sibilité soit  forcé  de  remonter  à  sa  source.  Ce 
n'est  point  comme  sainte  Tbérèse  un  cœur 
amoureux  qui  se  donne  le  change  et  veut  se 
tromper  d  objet  ;  c'est  un  cœur  vraiment  inta- 
rissable que  l'amour  ni  lamitié  n'ont  pu  épuiser, 
et  qui  porte  ses  affections  surabondantes  au  seul 
être  dip,ne  de  les  absorljer  (i).  L'amour  de- Dieu 
ne  la  détache  point  des  créatures  ;  il  ne  lui  donne 
ni  dureté  ni  aigreur.  Tous  ces  attachements 
produits  par  la  même  cause  ,  en  s  animant  1  un 
par  l'autre,  en  deviennent  plus  charmants  et 
plus  doux;  et,  pour  moi,  je  crois  qu'elle  seroit 
moins  dévote  si  elle  aimoit  moins  tendrement 
son  père,  son  mari,  ses  enfants,  sa  cousine,  et 
moi-même. 

Ce  qu'il  y  a  de  sinf^ulier ,  c'est  que  plus  elle 
l'est,  moins  elle  croit  l'être,  et  qu'elle  se  plaint  de 
sentir  en  elle-même  une  ame  aride  qui  ne  sait 
point  aimer  Dieu.  On  a  beau  faire,  dit-elle  sou- 
vent, le  cœur  ne  s'attache  que  par  l'entremise 
des  sens  ou  de  limagination  qui  les  représente  : 

(i)  Comment  !  Dieu  n'aura  donc  que  les  restes  des 
créatures?  Au  contraire,  ce  que  fes  créatures  peuvent 
occuper  du  cœur  liumain  est  si  peu  de  chose,  que,  quand 
on  croit  l'avoir  rempli  d'elles,  il  est  encore  vide.  Il  faut 
un  objet  infini  pour  le  remplir. 


3l8  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

et  le  moyen  de  voir  ou  d'imaginer  rimmensité 
du  (^rand  Être  (^i)?  Quand  je  veux  ni'élever  à  lui 
je  ne  sais  où  je  suis;  n'apercevant  aucun  rap- 
port entre  lui  et  moi,  je  ne  sais  par  où  1  attein- 
dre ,  je  ne  vois  ni  ne  sens  plus  rien  ,  je  me  trouve 
dans  une  espèce  d'anéantissement;  et  si  j  osois 
juger  d'autrui  par  moi-même,  je  craindrois  que 
les  extases  des  mysti<|Ues  ne  vinssent  moins  d  un 
cœur  plein  que  d'un  cerveau  ville. 

Que  faire  donc,  continue-t-elle ,  pour  me 
dérober  aux  fantômes  d'une  raison  qui  s  égare? 
Je  substitue  un  culte  grossier ,  mais  à  ma  portée , 
à  ces  sublimes  contemplations  qui  passent  mes 
facultés.  Je  rabaisse  à  regret  la  majesté  divine , 
j  interpose  entre  elle  et  moi  des  objets  sensibles; 
ne  la  pouvant  contempler  dans  son  essence,  je 
la  contemple  au  moins  dans  ses  œuvres ,  je 
l'aime  dans  ses  bienfaits  ;  mais,  de  quelque  ma- 
nière que  je  m'y  prenne,  au  lieu  d(;  i  amour  pur 
qu'elle  exige  ,  je  n'ai  qu'une  reconnoissance  inté- 
ressée à  lui  présenter. 

(i)  II  est  certain  qu'il  faut  se  fatiguer  l'ame  pour  l'éle- 
ver aux  sublimes  idées  de  la  Divinité.  Un  culte  plus  sen- 
sible repose  l'esprit  du  peuple  :  il  aime  qu'on  lui  offre 
des  oljjets  de  piété  qui  le  dispensent  de  penser  à  Dieu. 
Sur  ces  maximes,  les  catholiques  ont-ils  mal  fait  de  rem- 
plir leurs  légendes  ,  leurs  calendriers  ,  leurs  églises  ,  de 
petits  anges,  de  beaux  garçons  ,  et  de  jolies  saintes?  I^'en- 
fant  Jésus  entre  les  l)ras  d'une  mère  cliarmante'et  mo- 
deste est  en  même  temps  un  des  plus  touchants  et  des 
plus  agréables  spectacles  que  la  dévotion  chrétienne 
puisse  offrir  aux  yeux  des  fidèles. 


CINQUIÈME    PARTIE.  3ig 

C'est  ainsi  que  tout  devient  sentiment  dans  un 
cœur  sensible.  Julie  ne  trouve  dans  l'univers  en- 
tier que  des  sujets  d'attendrissement  et  de  gra- 
titude :  par- tout  elle  aperçoit  la  bienfaisante 
main  de  la  Pix)vidence;  ses  enfants  sont  le  cher 
dépôt  qu'elle  en  a  reçu;  elle  recueille  ses  dons 
dans  les  productions  de  la  terre  ;  elle  voit  sa 
table  couverte  par  ses  soins;  elle  s  endort  sous 
sa  protection;  son  paisible  réveil  lui  vient  d'elle; 
elle  sent  ses  leçons  dans  les  disgrâces ,  et  ses 
faveurs  dans  les  plaisirs  ;  les  biens  dont  jouit 
tout  ce  qui  lui  est  cher  sont  autant  de  nou- 
veaux sujets  d hommages;  si  le  Dieu  de  l'univers 
échappe  à  ses  foibles  yeux  ,  elle  voit  par- tout  le 
père  commun  des  hommes.  Honorer  ainsi  ses 
bienfaits  suprêmes ,  n'est-ce  pas  servir  autant 
qu'on  peut  l'Etre  infini? 

Concevez  ,  mylord ,  quel  tourment  c'est  de 
vivre  dans  la  retraite  avec  celui  qui  partage 
notre  existence  et  ne  peut  partager  l'espoir 
qui  nous  la  rend  chère  ;  de  ne  pouvoir  avec 
lui  ni  bénir  les  œuvres  de  Dieu  ,  ni  parler 
de  l'heureux  avenir  que  nous  promet  sa  bonté  ; 
de  le  voir  insensible  ,  en  faisant  le  bien  ,  à 
tout  ce  qui  le  rend  agréable  à  faire ,  et ,  par 
la  plus  bizarre  inconséquence  ,  penser  en  im- 
pie et  vivre  en  chrétien  !  Imaginez  Julie  à  la 
promenade  avec  son  mari  ;  l'une  ,  admirant , 
dans  la  riche  et  brillante  parure  que  la  terre 
étale,  l'ouvrage  et  les  dons  de  fauteur  de  l'uni- 
vers; l'autre  ne  voyant  en  tout  cela  qu  une  com- 


320  Lx\   I^OUVELLE    HÉLOÏSE. 

binaisou  fortuite ,  où  rien  n'est  lié  que  par  une 
force  aveugle.  Imaginez  deux  époux  sincèrement 
unis,  n'osant,  de  peur  de  s'importuner  mutuelle- 
ment, se  livrer,  l'un  aux  réflexions,  lautre  aux 
sentiments  que  leur  inspirent  les  objets  qui  les 
entourent,  et  tirer  de  leur  attachement  même 
le  devoir  de  se  contraindre  incessamment.  Nous 
ne  nous  promenons  presque  jamais ,  Julie  et  moi , 
que  quelque  vue  frappante  et  pittoresque  ne  lui 
rappelle  ces  idées  douloureuses.  Hélas!  dit-elle 
avec  attendrissement,  le  spectacle  de  la  nature, 
si  vivant,  si  animé  pour  nous,  est  mort  aux 
yeux  de  l'infortunéWolmar ,  et ,  dans  cette  grande 
harmonie  des  êtres  où  tout  parle  de  Dieu  dune 
voix  si  douce,  il  n'aperçoit  qu'un  silence  éternel  ! 
Vous  qui  connoissez  Julie,  vous  qui  savez 
combien  cette  ame  eommunicative  aime  à  se 
répandre,  concevez  ce  qu'elle  souffriroit  de  ces 
réserves,  quand  elles  n'auroient  d autre  incon- 
vénient qu'un  si  triste  partage  entre  ceux  à  qui 
tout  doit  être  commun.  Mais  des  idées  plus  fu- 
nestes sélévent  malgré  quelle  en  ait  à  la  suite 
de  celle-là.  Elle  a  beau  vouloir  rejeter  ces  ter- 
reurs involontaires  ,  elles  reviennent  la  troubler 
à  chaque  instant.  Quelle  horreur  pour  une  ten- 
dre épouse  dimaginer  lEtre  suprême  vengeur 
de  sa  divinité  méconnue ,  de  songer  que  le  bon- 
heur de  celui  qui  fait  le  sien  doit  finir  avec  sa 
vie,  et  de  ne  voir  qu  un  réprouvé  dans  le  père 
de  ses  enfants!  A  cette  affreuse  image,  toute  sa 
douceur  la  garantit  à  peine  du  désespoir;  et  la 


CINQUIÈME   PARTIE.  321 

religion  ,  qui  lui  rend  amère  lincrédulité  de  son 
mari,  lui  donne  seule  la  forée  de  la  supporter. 
Si  le  ciel ,  dit-elle  souvent,  me  refuse  la  conver- 
sion de  cet  honnête  homme  ,  je  n  ai  plus  qu'une 
grâce  à  lui  demander,  c'est  de  mourir  la  pre- 
mière. 

Telle  est,  mylord,  la  trop  juste  cause  de  ses 
chagrins  secrets ,  telle  est  la  peine  intérieure  qui 
semhle  charger  sa  conscience  de  Fendurcisse- 
mentd autrui,  et  ne  lui  devient  que  plus  cruelle 
par  le  soin  qu'elle  prend  de  la  dissimuler. 
L'athéisme,  qui  marche  à  visage  découvert  chez 
les  papistes ,  est  obligé  de  se  cacher  dans  tout 
pays  oii,  la  raison  permettant  de  croire  en  Dieu, 
la  seule  excuse  des  incrédules  leur  est  ôtée.  Ce 
système  est  naturellement  désolant  :  sil  trouve 
des  partisans  chez  les  grands  et  les  riches  qu'il 
favorise,  il  est  par-tout  en  horreur  au  peuple 
opprimé  et  misérable  ,  qui,  voyant  délivrer  ses 
tyrans  du  seul  frein  propre  a  les  contenir,  se 
voit  encore  enlever,  dans  l'espoir  d'une  autre  vie, 
la  seule  consolation  qu'on  lui  laisse  en  celle-ci. 
Madame  de  Wolmar  sentant  donc  le  mauvais 
effet  que  feroit  ici  le  pyrrhonisme  de  son  mari , 
et  voulant  sur- tout  garantir  ses  enfants  dun  si 
dangereux  exemple,  n'a  pas  eu  de  peine  à  enga- 
ger au  secret  un  homme  sincère  et  vrai,  mais 
discret,  simple,  sans  vanité,  et  fort  éloigné  de 
vouloir  ôter  aux  autres  un  biçn  dont  il  est  fâché 
d'être  privé  lui-même.  Il  ne  dogmatise  jamais;  il 
vient  au  temple  avec  nous,  il  se  conforme  aux 

4-  21 


J22  LA    JNOUVELLE    IIELOI8I:. 

usages  établis;  sans  professer  de  bouche  une  foi 
quil  na  pas,  il  évite  le  scandale,  et  fait  sur  le 
culte  réglé  par  les  lois  tout  ce  que  l'état  peut 
exiger  d  un  citoyen. 

Depuis  près  de  huit  ans  qu  ils  sont  unis ,  la 
seule  madame  d'Orbe  est  du  secret ,  parcequ  on 
le  lui  a  confié.  Au  surplus ,  les  apparences  sont 
si  bien  sauvées  ,  et  avec  si  peu  d'ailcctation  , 
qu'au  bout  de  six  semaines  passées  ensemble 
dans  la  plus  grande  intimité,  je  n'avois  pas 
même  conçu  le  moindre  soupçon  ,  et  n'aurois 
peut-être  jamais  pénétré  la  vérité  sur  ce  point, 
si  Julie  elle-même  ne  me  l'eût  apprise. 

Plusieurs  motifs  font  déterminée  à  cette  con- 
fidence. Premièrement,  quelle  réserve  est  com- 
patible avec  famitié  qui  règne  entre  nous?  N'est- 
ce  pas  aggraver  ses  chagrins  à  pure  perte  que 
sôter  la  douceur  de  les  partager  avec  un  ami? 
De  plus,  elle  n'a  pas  voulu  que  ma  présence  fût 
plus  long-temps  un  obstacle  aux  entretiens  qu  ils 
ont  souvent  ensemlde  sur  un  sujet  qui  lui  tient 
si  fort  au  cœur.  Enfin  ,  sachant  que  vous  deviez 
bientôt  venir  nous  joindre,  e*lle  a  désiré,  du 
consentement  de  son  mari ,  que  vous  fussiez 
d'avance  instruit  de  ses  sentiments  ;  car  elle 
attend  de  votre  sagesse  un  supplément  à  nos 
vains  efforts,  et  des  effets  dignes  de  vous. 

Le  temps  qu'elle  choisit  pour  me  confier  sa 
peine  m'a  fait  soupçonner  une  autre  raison  dont 
elle  n'a  eu  garde  de  me  parler.  Son  mari  nous 
quittoit  j  nous  restions  seuls  :  nos  cœurs  sétoient 


CINQUIÈME    PARTIE.  323 

aimés  ,  ils  s'en  souvenoient  encore  :  s'ils  s'étoicnt 
un  instant  oubliés  ,  tout  nous  livroit  à  l'oppro- 
bre. Je  voyois  clairement  quelle  avoit  craint  ce 
tête-à-tête  et  tâché  tle  s'en  (garantir;  et  la  scène 
de  Meillerie  m'a  trop  appris  que  celui  des  deux 
qui  se  défioit  le  moins  de  lui-même  devoit  seul 
s  en  défier. 

Dans  l'injuste  crainte  que  lui  inspiroit  sa  ti- 
midité naturelle  ,  elle  n'imagina  point  de  pré- 
caution plus  sûre  que  de  se  donner  incessam- 
ment un  témoin  qu'il  fallût  respecter ,  d'appe- 
ler en  tiers  le  juge  intégre  et  redoutable  qui  voit 
les  actions  secrètes  et  sait  lire  au  fond  des 
cœurs.  Elle  s'environnoit  de  la  majesté  suprême  ; 
je  voyois  Dieu  sans  cesse  entre  elle  et  moi.  Quel 
coupable  désir  eût  pu  franchir  une  telle  sauve- 
garde ?  Mon  cœur  s'épuroit  au  feu  de  son  zèle, 
et  je  partageois  sa  vertu. 

Ces  graves  entretiens  remplirent  presque  tous 
nos  têtes-à-têtes  durant  l'absence  de  son  mari  ;  et 
depuis  son  retour  nous  les  reprenons  fréquem- 
ment en  sa  présence.  Il  s'y  prête  comme  s'il  étoit 
question  d'un  autre,  et,  sans  mépriser  nos  soins, 
il  nous  donne  souvent  de  bons  conseils  sur  la 
manière  dont  nous  devons  raisonner  avec  lui. 
C'est  cela  même  qui  me  fait  désespérer  du  suc- 
cès; car,  s'il  avoit  moins  de  bonne-loi ,  l'on  pour* 
roit  attaquer  le  vice  de  lame  qui  nourriroit  son 
incrédulité  ;  mais  ,  s'il  n'est  question  que  de  con- 
vaincre ,  où  chercherons-nous  des  lumières  qu'il 
n'ait  point  eues  et  des  raisons  qui  lui  aient  é- 


324  LA  iNOUVELLE    HI-ILOÏSE. 

chappé?  Quand  j'ai  voulu  disputer  avec  Jui ,  j'ai 
vu  que  tout  ce  que  je  pouvois  employer  d'argu- 
ments avoit  été  déjà  vainement  épuisé  par  Julie, 
et  que  ma  sécheresse  étoit  bien  loin  de  cette  élo- 
quence du  cœur  et  de  cette  douce  persuasion 
qui  coule  de  sa  bouche.  Mylord  ,  nous  ne  ra- 
niènerons  jamais  cet  homme  ;  il  est  trop  froid  et 
n'est  point  méchant  :  il  ne  s'agit  pas  de  le  tou- 
cher ;  la  preuve  intérieure  ou  de  sentiment  lui 
manque  ,  et  celle-là  seule  peut  rendre  invinci- 
bles toutes  les  autres. 

Quelque  soin  que  prenne  sa  femme  de  lui  dé- 
guiser sa  tristesse ,  il  la  sent  et  la  partage  :  ce 
n'est  pas  un  œil  aussi  clairvoyant  qu'on  abuse. 
Ce  chagrin  dévoré  ne  lui  en  est  que  plus  sen- 
sible. Il  m'a  dit  avoir  été  tenté  plusieurs  fois  de 
céder  en  apparence  ,  et  de  feindre ,  pour  la  tran- 
quilliser, des  sentiments  qu'il  n avoit  pas;  mais 
une  telle  bassesse  dame  est  trop  loin  de  lui.  Sans 
en  imposer  à  Julie,  cette  dissimulation  neût  été 
qu'un  nouveau  tourment  pour  elle.  La  bonne- 
foi,  la  franchise  ,  funion  des  cœurs  qui  console 
de  tant  de  maux  ,  se  fût  éclipsée  entre  eux. 
Étoit-ce  en  se  faisant  moins  estimer  de  sa  femme 
qu'il  pou  voit  la  rassurer  sur  ses  craintes?  Au  lieu 
d'user  de  déguisement  avec  elle  ,  il  lui  dit  sin- 
cèrement ce  quil  pense;  mais  il  le  dit  d  un  ton 
si  simple ,  avec  si  peu  de  mépris  des  opinions 
vulgaires ,  si  peu  de  cette  ironique  fierté  des  es- 
prits forts ,  que  ces  tristes  aveux  donnent  bien 
'plus  d  affliction  que  de  colère  à  Julie,  et  que, 


CINQUIÈME   PARTIE.  32S- 

ne  pouvant  transmettre  à  son  mari  ses  senti- 
ments et  ses  espérances ,  elle  en  cherche  avec 
plus  de  soin  à  rassembler  autour  de  lui  ces  dou- 
ceurs passagères  auxquelles  il  borne  sa  lélicité. 
Ah  !  dit-elle  avec  douleur  ,  si  l'infortuné  fait  son 
paradis  en  ce  monde  ,  rendons-le-lui  du  moins 
aussi  doux  qu'il  est  possible  (i). 

Le  voile  de  tristesse  dont  cette  opposition  de 
sentiments  couvre  leur  union  prouve  mieux  que 
toute  autre  chose  l'invincible  ascendant  de  Julie, 
par  les  consolations  dont  cette  tristesse  est  mê- 
lée,  et  qu'elle  seule  au  monde  étoit  peut-être 
capaWe  d'y  joindre.  Tous  leurs  démêlés  ,  toutes 
leurs  disputes  sur  ce  point  important ,  loin  de 
se  tourner  en  aigreur,  en  mépris ,  en  querelles  , 
finissent  toujours  par  quelque  scène  attendris- 
sante ,  qui  ne  fait  que  les  rendre  plus  chers  l'un 
à  lautre. 

Hier,  l'entretien  s'étant  fixé  sur  ce  texte,  qui 
revient  souvent  quand  nous  ne  sommes  que 
nous  trois ,  nous  tombâmes  sur  l'origine  du  mal  ; 
et  je  m'efforçois  de  montrer  que  non  seulement 
il  n  y  avoit  point  de  mal  absolu  et  général  dans 
le  système  des  êtres,  mais  que  même  les  maux 

(i)  Combien  ce  sentiment  plein  d'humanité  n'est-il  pas 
plus  naturel  que  le  zèle  affreux  des  persécuteurs  ,  tou- 
jours occupés  à  tourmenter  les  incrédules,  comme  pour 
les  damner  dès  cette  vie ,  et  se  faire  les  précurseurs  des 
démons  !  Je  ne  cesserai  jamais  de  le  redire,  c'est  que  ces 
persécuteurs-là  ne  sont  point  des  croyants  ;  ce  sont  des 
fourbes. 


326  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

particuliers  étoient  beaucoup  moindres  qu'ils  ne 
le  semblent  an  premier  coup-d'œil ,  et  qu'à  tout 
prendre  ils  étoient  surpassés  de  beaucoup  par 
les  biens  particuliers  et  individuels.  Je  citois  à 
M.  de  Wolmar  son  propre  exemple;  et,  pénétré 
du  bonbeur  de  sa  situation  ,  je  la  peignois  avec 
des  traits  si  vrais  qu'il  en  païut  ému  lui-même. 
Voilà,  dit-il  en  m'interrompant  ,  les  séductions 
de  Julie.  Elle  met  toujours  le  sentiment  à  la  place 
des  raisons,  et  le  rend  si  touchant  qu'il  faut  tou- 
jours lembrasser  pour  toute  réponse:  ne  seroit- 
ce  point  de  son  maître  de  philosophie ,  ajouta-t-il 
en  riant ,  qu'elle  auroit  appris  cette  manière 
d'arf];umenter  ? 

Deux  mois  plus  tôt  la  plaisanterie  m'eût  décon- 
certé cruellement  ;  mais  le  temps  de  l'embarras 
est  passé:  je  n'en  fis  que  rire  à  mon  tour,  et, 
quoique  Julie  eût  un  peu  roiip^i,  elle  ne  parut 
pas  plus  embarrassée  que  moi.  Nous  continuâ- 
mes. Sans  disputer  sur  la  quantité  du  mal,  Wol- 
mar se  contentoit  de  l'aveu  qu'il  fallut  bien  faire, 
que,  peu  ou  beaucoup,  enfin  le  mal  existe  ;  et 
de  cette  seule  existence  il  déduisoit  défaut  de 
puissance  ,  d'intelligence-  ou  de  bonté  dans  la 
première  cause.  Moi ,  de  mon  côté  ,  je  tâchois 
de  montrer  lorigine  du  mal  physique  dans  la 
nature  de  la  matière ,  et  du  mal  moral  dans  la 
liberté  de  l'homme.  Je  lui  soutenois  que  Dieu 
pouvoit  tout  faire ,  hors  de  créer  d'autres  subs- 
tances aussi  parfaites  que  la  sienne  ,  et  qui  ne 
laissassent  aucune  prise  au  mal.  Nous  étions 


CINQUIÈME    PARTIE.  827 

dans  la  clialeur  de  la  dispute  quand  je  m'apcr- 
rus  que  Julie  avoit  disparu.  Devinez  où  elle  est , 
me  dit  son  mari  voyant  que  je  la  chcrchois  des 
yeux.  Mais ,  dis-je  ,  elle  est  allée  donner  quelque 
ordre  dans  le  ménage.  INon,  dit-il,  elle  n'auroit 
point  pris  pour  d'autres  affaires  le  temps  de 
celle-ci  :  tout  se  fait  sans  qu'elle  me  quitte,  et 
je  ne  la  vois  jamais  rien  faire.  Elle  est  donc 
dans  la  chambre  des  enfants?  Tout  aussi  peu  : 
ses  enfants  ne  lui  sont  pas  plus  chers  que  mon 
salut.  Hé  bien  ,  repris-je ,  ce  qu'elle  fait ,  je  n'en 
sais  rien  ,  mais  je  suis  très  sûr  qu'elle  ne  s'oc- 
cupe qu'à  des  soins  utiles.  Encore  moins  ,  dit-il 
froidement  ;  venez  ,  venez  ,  vous  verrez  si  j'ai 
bien  deviné. 

Il  se  mit  à  marcher  doucement  :  je  le  suivis 
sur  la  pointe  du  pied.  Nous  arrivâmes  à  la  porte 
du  cabinet  :  elle  étoit  fermée  ;  il  fouvrit  brus- 
quement. Mylord  ,  quel  spectacle  !  Je  vis  Julie  à 
genoux,  les  mains  jointes,  et  toute  en  larmes. 
Elle  se  lève  avec  précipitation  ,  s'essuyant  les 
yeux,  se  cachant  le  visage  et  cherchant  à  s'é- 
chapper. On  ne  vit  jamais  une  honte  pareille. 
Son  mari  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  fuir  ;  il 
courut  à  elle  dans  une  espèce  de  transport. 
Chère  épouse ,  lui  dit-il  en  l'embrassant ,  l'ar- 
deiir  même  de  tes  vœux  trahit  ta  cause  ;  que 
leur  manque-t-il  pour  être  efficaces  ?  Va  ,  s'ils 
étoient  entendus  ,  ils  seroient  bientôt  exaucés. 
Ils  le  seront,  lui  dit-elle  d'un  ton  ferme  et  per- 
suadé j  j'en  ignore  fheure  et  foccasion.  Pussé-je 


328  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Tacheter  aux  dépens  de  ma  vie  !  mon  dernier 

jour  seroit  le  mieux  employé. 

Venez,  mylord  ,  quittez  vos  malheureux  com- 
bats ,  venez  remplir  un  devoir  plus  nohle.  Le 
sa^e  prélère-t-il  1  honneur  de  tuer  des  hommes 
aux  soins  qui  peuvent  en  sauver  un  (i)  ? 


LETTRE  VL 

DE    SAINT-PREUX   A    MYLORD   EDOUARD. 

C^uoil  même  après  la  séparation  de  l'armée  ^ 
encore  un  voyage  à  Paris  !  Ouhliez-vous  donc 
tout-à-fait  Glarens  et  celle  qui  Tliahite?  Nous 
êtes-vous  moins  cher  qu'à  mylord  Hyde  ?  êtes- 
vous  plus  nécessaire  à  cet  ami  qu'à  ceux  qui  vous 
attendent  ici?  Vous  nous  forcez  à  faire  des  vœux 
opposés  aux  vôtres,  et  vous  me  faites  souhaiter 
d  avoir  du  crédit  à  la  cour  de  France  pour  vous 
empêcher  d'obtenir  les  passe-ports  que  vous  en. 
attendez.  Contentez-vous  toutefois  ;  allez  voir 
votre  digne  compatriote.  Malgré  lui,  malgré 
vous  ,  nous  serons  vengés  de  cette  pn-lcrencc  ; 
et,  quefque  plaisir  que  vous  goûtiez  à. vivre  avec 
lui,  je  sais  que,  quand  vous  serez  avec  nous, 
vous  regretterez  le  temps  que  vous  ne  nous  au- 
rez pas  donné. 

(i)  Il  y  avoit  ici  une  grande  lettre  de  mylord  Edouard 
à  Julie.  Dans  la  suite  il  sera  parlé  de  cette  lettre  ;  mais  , 
pour  de  bonnes  raisons ,  j'ai  été  forcé  de  la  supprimer. 


CINQUIÈME   PARTIE.  329 

En  recevant  votre  lettre,  j'avois  d'ahord  soup- 
çonné quune  commission  secrète...  Quel  plus 
digne  médiateur  de  paix  !...  Mais  les  rois  don- 
nent-ils leur  confiance  à  des  hommes  vertueux? 
osent-ils  écouter  la  vérité  ?  savent-ils  même  hono- 
rer le  vrai  mérite?...  Non  ,  non  ,  cher  Edouard  , 
vous  n'êtes  pas  fait  pour  le  ministère  ;  et  je  pense 
trop  bien  de  vous  pour  croire  que,  si  vous  n'étiez 
pas  né  pair  d'Angleterre  ,  vous  le  fussiez  jamais 
devenu. 

Viens,  ami;  tu  seras  mieux  à  Glarens  qu'à  la 
cour.  Oh  !  quel  hiver  nous  allons  passer  tous  en- 
semble, si  l'espoir  de  notre  réunion  ne  m'abuse 
pas!  Chaque  jour  la  prépare,  en  ramenant  ici 
quelqu'une  de  ces  âmes  privilégiées  qui  sont  si 
chères  l'une  à  l'autre ,  'qui  sont  si  dignes  de  s'ai- 
mer ,  et  qui  semblent  n'attendre  que  vous  pour 
se  passer  du  reste  de  l'univers.  En  apprenant 
quel  heureux  hasard  a  fait  passer  ici  la  partie 
adverse  du  baron  d'Etange,vous  avez  prévu  tout 
ce  qui  devoit  arriver  de  cette  rencontre,  et  ce 
qui  est  arrivé  réellement  (i).  Ce  vieux  plaideur, 
quoique  inflexible  et  entier  presque  autant  que 
son  adversaire,  n'a  pu  résister  à  l'ascendant  qui 
nous  a  tous  subjugués.  Après  avoir  vu  Julie, 
après  l'avoir  entendue  ,  après  avoir  conversé 
avec  elle ,  il  a  eu  honte  de  plaider  contre  son 

(i)  On  voit  qu'il  manque  ici  plusieurs  lettres  intermé- 
diaires ,  ainsi  qu'en  beaucoup  d'autres  endroits.  Le  lecteur 
dira  qu'on  se  tire  fort  commodément  d'affaire  avec  de 
pareilles  omissions ,  et  je  suis  tout-à-fait  de  son  avis. 


33o  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

père,  n  est  parti  pour  Berne  si  ])ien  disposé,  et 
laccoinmodenient  est  actuellement  en  si  bon 
train ,  que,  sur  la  dernière  lettre  du  baron,  nous 
1  attendons  de  retour  dans  peu  de  jours. 

Voilà  ce  que  vous  aurez  déjà  su  par  M.  de 
Wolmar  ;  mais  ce  que  probablement  vous  ne 
savez  point  encore ,  c'est  que  madame  d  Orbe  , 
ayant  enfin  terminé  ses  affaires ,  est  ici  depuis 
jeudi,  et  n'aura  plus  d  autre  demeure  que  celle 
de  son  amie.  Gomme  j  étois  prévenu  du  jour  de 
son  arrivée,  j'allai  au-devant  d'elle  à  l'insu  de 
madame  de  Wolmar  qu'elle  vouloit  surprendre, 
et  l'ayant  rencontrée  au-deçà  de  Lutri,  je  revins 
sur  mes  pas  avec  elle. 

Je  la  trouvai  plus  vive  et  plus  charmante  que 
jamais,  mais  inégale,  distraite,  n'écoutant  point, 
répondant  encore  moins ,  parlant  sans  suite  et 
par  saillies,  enfin  livrée  à  cette  inquiétude  dont 
on  ne  peut  se  défendre  sur  le  point  d  obtenir  ce 
qu'on  a  fortement  désiré.  On  eût  dit  à  chaque 
instant  qu'elle  treml)loit  de  retourner  en  arrière. 
Ce  départ,  quoique  lonj^-temps  différé,  s'étoit 
fait  si  à  la  hâte  que  la  tête  en  tournoit  à  la  maî- 
tresse et  aux  domestiques.  Il  régnoit  un  désordre 
risible  dans  le  menu  bagage  ({u'on  amcnoit.  A 
mesure  que  la  femme-de-cliand)re  craifynoit  d'a- 
voir oublié  quelque  chose,  Glaire  assuroit  tou- 
jours l'avoir  fait  mettre  tlans  le  coffre  du  car- 
rosse; et  le  plaisant,  quand  on  y  rejjarda,  fut 
qu'il  ne  s'y  trouva  rien  du  tout. 

Gomme  elle  ne  vouloit  pas  que  Julie  entendît 


CINQUIÈME   PARTIE.  33l 

sa  voiture ,  elle  descendit  dans  l'avenue ,  traversa 
la  cour  en  courant  comme  une  folle,  et  monta 
si  précipitamment  qu'il  fallut  respirer  après  la 
première  rampe  avant  d  achever  de  monter. 
M.  de  Wolmar  vint  au-devant  d'elle  :  elle  ne  put 
lui  dire  un  seul  mot. 

En  ouvrant  la  porte  de  la  chambre  je  vis  Julie 
assise  vers  la  fenêtre  et  tenant  sur  ses  genoux  la 
petite  Henriette  ,  comme  elle  faisoit  souvent. 
Claire  avoit  médité  un  beau  discours  à  sa  ma- 
nière,  mêlé  de  sentiment  et  de  gaieté;  mais,  en 
mettant  le  pied  sur  le  seuil  de  la  porte,  le  dis- 
cours, la  gaieté,  tout  fut  oublié;  elle  vole  à 
son  amie  en  s  écriant  avec  un  emportement  im- 
possible à  peindre  :  Cousine  ,  toujours  ,  pour 
toujours ,  jusqu'à  la  mort  !  Henriette ,  apercevant 
sa  mère  ,  saute  et  court  au-devant  d'elle  en  criant 
aussi,  Maman!  Maman!  de  toute  sa  force ,  et  la 
rencontre  si  rudement  que  la  pauvre  petite 
tomba  du  coup.  Cette  subite  apparition ,  cette 
chute,  la  joie,  le  trouble,  saisirent  Julie  à  tel 
point,  que,  s'étant  levée  en  étendant  les  bras 
avec  un  cri  très  aigu  ,  elle  se  laissa  retomber  et 
se  trouva  mal.  Claire ,  voulant  relever  sa  fille  , 
voit  pâlir  son  amie  :  elle  hésite  ,  elle  ne  sait  à 
laquelle  courir.  Enfin,  me  voyant  relever  Hen- 
riette ,  elle  s'élance  pour  secourir  Julie  défail- 
lante ,  et  tombe  sur  elle  dans  le  même  état. 

Henriette,  les  apercevant  toutes  deux  sans 
mouvement,  se  mit  à  pleurer  et  pousser  des  cris 
qui  firent  accourir  la  Fanchon  :  l'une  court  à  sa 


332  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

mère,  l'autre  à  sa  maîtresse.  Pour  moi,  saisi, 
transporté ,  hors  de  sens ,  j'errois  à  (jrands  pas 
par  la  chambre  sans  savoir  ce  que  je  faisois ,  avec 
des  exclamations  interrompues ,  et  dans  un  mou- 
vement convulsif  dont  je  n  etois  pas  le  maître. 
Wolmar  lui-même,  le  iroid  Wohnar  se  sentit 
ému.  O  sentiment  !  sentiment  !  douce  vie  de 
lame!  quel  est  le  cœur  de  fer  qufe  tu  n'as  jamais 
touché?  quel  est  l'infortuné  mortel  à  qui  tu  n'ar- 
rachas jamais  de  larmes  ?  Au  lieu  de  courir  à  Ju- 
lie, cet  heureux  époux  se  jeta  sur  un  fauteuil 
pour  contempler  avidement  ce  ravissant  specta- 
cle. Ne  crai^cjnez  rien ,  dit-il  en  voyant  notre  em- 
pressement; ces  scènes  de  plaisir  et  de  joie  n'é- 
puisent un  instant  la  nature  que  pour  la  ranimer 
d'une  vigueur  nouvelle;  elles  ne  sont  jamais  dan- 
jjereuses.  liaissez-moi  jouir  du  bonheur  que  je 
goûte  et  que  vous  partagez.  Que  doit-il  être  pour 
vous  !  Je  n'en  connus  jamais  de  semblable  ,  et  je 
suis  le  moins  heureux  des  six. 

Mylord,  sur  ce  premier  moment  vous  pouvez 
juger  du  reste.  Cette  réunion  excita  dans  toute 
la  maison  un  ressentiment  d'alégresse ,  et  une 
fermentation  qui  n'est  pas  encore  calmée.  Julie, 
hors  d'elle-même,  étoit  dans  une  agitation  où 
je  ne  l'avois  jamais  vue  ;  il  fut  impossible  de 
songer  à  rien  de  toute  la  journée  qu'à  se  voir  et 
s'embrasser  sans  cesse  avec  de  nouveaux  trans- 
ports. On  ne  s'avi.sa  pas  même  du  salon  d  A- 
poUon  ;  le  plaisir  étoit  par-tout,  on  n'avoit  pas 
besoin  d'y  songer.  A  pein«  le  lendemain  eut-on 


CINQUIÈME   PARTIE.  333 

assez  de  sang-froul  pour  préparer  une  fête.  Sans 
Wolmar,  tout  seroit  allé  de  travers.  Chacun  se 
para  de  son  mieux.  Il  n'y  eut  de  travail  permis 
que  ce  quil  en  falloit  pour  les  amusements.  La 
fête  fut  célébrée,  non  pas  avec  pompe,  mais 
avec  délire  ;  il  y  ré(jnoit  une  confusion  qui  la  ren- 
doit  touchante  ,  et  le  désordre  en  faisoit  le  plus 
bel  ornement. 

La  matinée  se  passa  à  mettre  madame  d'Orbe 
en  possession  de  son  emploi  d'intendante  ou  de 
maîtresse-d'hôtel;  et  elle  se  hâtoit  d'en  faire  les 
fonctions  avec  un  empressement  d'enfant  qui 
nous  fit  rire.  En  entrant  pour  dîner  dans  le  beau 
salon  les  deux  cousines  ^i^irent  de  tous  côtés 
leurs  chiffres  unis  et  formés  avec  des  fleurs.  Julie 
devina  dans  l'instant  d'oii  venoit  ce  soin  :  elle 
m'embrassa  dans  un  saisissement  de  joie.  Claire, 
contre  son  ancienne  coutume,  hésita  d'en  faire 
autant.  Wolmar  lui  en  fit  la  guerre  ;  elle  prit  en 
rougissant  le  parti  d'imiter  sa  cousine.  Cette  rou- 
geur, que  je  remarquai  trop,  me  fit  un  effet  que 
je  ne  saurois  dire  ;  mais  je  ne  me  sentis  pas  dans 
ses  bras  sans  émotion. 

L'après-midi  il  y  eut  une  belle  collation  dans 
le  gynécée,  où  pour  le  cou])  le  maître  et  moi  fû- 
mes admis.  Les  hommes  tirèrent  au  blanc  une 
mise  donnée  par  madame  d'Orfje.  Le  nouveau 
venu  l'emporta,  quoique  moins  exercé  que  les 
autres.  Claire  ne  fut  pas  la  dupe  de  son  adresse  ; 
Hanz lui-même  ne  s  y  trompa  pas,  et  refusa  dac 
cepter  le  prix  j  mais  tous  ses  camarades  l'y  for- 


334  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

cèrent,  et  vous  pouvez  ju^er  que  cette  honnêteté 
de  leur  part  ne  fut  pas  perdue. 

Le  soir,  toute  la  maison  ,  augmentée  de  trois 
personnes ,  se  rassembla  pour  danser.  Claire 
sembloit  parée  par  la  main  des  Grâces  ;  elle  n'a- 
voit  jamais  été  si  brillante  que  ce  jour-là.  Elle 
dansoit ,  elle  causoit ,  elle  rioit,  elle  donnoit  ses 
ordres,  elle  suffisoit  à  tout.  Elle  avoit  juré  de 
m'excéder  de  Fatigue;  et,  après  cinq  ou  six  con- 
tredanses très  vives  tout  d'une  haleine,  elle  n'ou- 
blia pas  le  reproche  ordinaire  que  je  dansois 
comme  un  philosphe.  Je  lui  dis  ,  moi ,  qu'elle 
dansoit  comme  un  lutin  ,  qu'elle  ne  faisoit  pas 
moins  de  ravage  ,  et  ||jue  j'avois  peur  qu'elle  ne 
me  laissât  reposer  ni  jour  ni  nuit.  Au  contraire  , 
dit-elle,  voici  de  quoi  vous  faire  dormir  tout 
d'une  pièce  ;  et  à  linstant  elle  me  reprit  pour 
danser. 

Elle  étoit  infatigable  :  mais  il  n'en  étoit  pas 
ainsi  de  Julie  ;  elle  avoit  peine  à  se  tenir ,  les 
genoux  lui  trembloicnt  en  dansant;  elle  étoit 
trop  touchée  pour  pouvoir  être  gaie  :  souvent  on 
voyoit  des  larmes  de  joie  couler  de  ses  yeux  ; 
elle  contemploit  sa  cousine  avec  une  sorte  de  ra 
Yissement;  elle  aimoit  à  se  croire  létrangère  à 
qui  l'on  donnoit  la  fête,  et  à  regarder  Claire 
comme  la  maîtresse  de  la  maison  qui  l'ordonnoit. 
Après  le  souper  je  tirai  des  fusées  que  j'avois  ap- 
portées de  la  Chine,  et  qui  firent  beaucoup  d'ef- 
fet. Nous  veillâmes  fort  avant  dans  la  nuit.  Il 
fallut  enfin  se  quitter  :  madame  dOrbc   étoit 


CINQUIÈME   PARTIE.  335 

lasse,  ou  cîevoit  Têtrc,  et  Julie  voulut  qu'on  se 
couchât  (le  bonne  heure. 

Insensiblement  le  calme  renaît ,  et  l'ordre  avec 
lui.  Claire,  toute  i'olûtre  (|uelle  est  ,  sait  pren- 
dre quand  il  lui  plaît  un  ton  dautorité  qui  en 
impose.  Elle  a  d'ailleurs  du  sens,  un  discerne- 
ment   exquis,   la  pénétration    de    Wolmar,    la 
bonté  de  Julie;  et,  (juoique  extrêmement  libé- 
rale ,  elle  ne  laisse  pas  d'avoir   aussi  beaucoup 
de  prudence;  en  sorte  que,  restée  veuve  si  jeune, 
et  chargée  de  la  garde-noble  de  sa  fille,  les  biens 
de  l'une  et  de  lautre  n'ont  fait  que  prospérer 
dans  ses  mains  :  ainsi  l'on  n'a  pas  lieu  de  crain- 
dre que  sous  ses  ordres  la  maison  soit  moins 
bien  gouvernée   qu'auparavant.    Cela   donne   à 
Julie  le  plaisir  de  se  livrer  tout  entière  à  l'occu- 
pation qui  est  le  plus  de  son  goût,  savoir,  l'é- 
ducation des  enfants  ;  et  je  ne  doute  pas  qu'Hen- 
riette ne  profite  extrêmement  de  tous  les  soins 
dont  une  de  ses  mères  aura  soulagé  l'autre.  Je 
dis  ses  mères;  car,  à  voir  la  manière  dont  elles 
vivent  avec  elle,  il  est  difficile  de  distinguer  la 
véritable  ;  et  des  étrangers  qui  nous  sont  venus 
aujourdhui  sont  ou  paroisscnt  là-dessus  encore 
en  doute.  En  effet,  toutes  deux  lappellent  Hen- 
riette, ou  ma  fdle,  indifféremment.  Elle  appelle 
maman  fuire,  et  l'autre  yy^^/Ze  maman;  la  même 
tendresse  régne  de    part  et   d autre;  elle  obéit 
également  à  toutes   deux.   Sils  demandent  aux 
dames  à  laquelle  elle  appartient,  chacune  répond, 
à  moi.  Sils  interrogent  Henriette,  il  se  trouve 


336  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

quelle  a  àeux  mères.  On  seroit  embarrassé  à 
moins.  Les  plus  clairvoyants  se  dëcitlent  pour- 
tant à  la  fin  pour  .lulie.  Henriette  ,  dont  le  père 
étoit  blond,  est  lilonde  conmie  elle,  et  lui  res- 
semble beaucoup.  Une  certaine  tendresse  de 
mère  se  peint  encore  mieux  dans  ses  yeux  si 
doux  que  dans  les  regards  plus  enjoués  de  Glaire. 
La  petite  prend  auprès  de  Julie  un  air  plus  res- 
pectueux ,  plus  attentif  sur  elle-même.  Machi- 
nalement elle  se  met  plus  souvent  à  ses  côtés  , 
parceque  Julie  a  plus  souvent  quelque  chose  à 
lui  dire.  Il  faut  avouer  que  toutes  les  apparences 
sont  en  faveur  de  la  petite  maman  ;  et  je  me  suis 
aperçu  que  cette  erreur  est  si  agréable  aux  deux 
cousines  ,  qu  elle  pourroit  bien  être  quelquefois 
volontaire ,  et  devenir  un  moyen  de  leur  faire 
sa  cour. 

Mylord,  dans  quinze  jours  il  ne  manquera 
plus  ici  que  vous.  Quand  vous  y  serez ,  il  faudra 
mal  penser  de  tout  homme  dont  le  cœur  cher- 
chera sur  le  reste  de  la  terre  des  vertus  ,des  plai- 
sirs qu'il  n'aura  pas  trouves  dans  cette  maison. 


LETTRE  VIL 

DE    SAINT-PPEUX    A    MYLORD   EDOUARD. 

Il  Y  a  trois  jours  que  j'essaie  chaque  soir  de  vous 
écrire.  Mais,  après  une  journée  laborieuse,  le 
sommeil  me  gagne  en  rentrant  :  le, matin  ,  dès  le 


CINQUIÈME   PARTIE.  337 

poiot  du  jour  il  faut  retourner  à  l'ouvrage.  Une 
ivresse  plus  douce  que  celle  du  vin  me  jette  au 
fond  de  lame  un  trouble  délicieux ,  et  je  ne  puis 
dérober  un  moment  à  des  plaisirs  devenus  tout 
nouveaux  pour  moi. 

Je  ne  conçois  pas  quel  séjour  pourroit  me  dé- 
plaire avec  la  société  que  je  trouve  dans  celui- 
ci.  Mais  savez-vous  en  quoi  Clarens  me  plaît  pour 
lui-même?  c'est  que  je  m'y  sens  vraiment  à  la 
campagne ,  et  que  c'est  presque  la  première  fois 
que  j  en  ai  pu  dire  autant.  Les  gens  de  ville  ne 
savent  point  aimer  la  campagne  ;  ils  ne  savent 
pas  même  y  être  :  à  peine  quand  ils  y  sont  savent- 
ils  ce  qu'on  y  fait.  Ils  en  dédaignent  les  travaux, 
les  plaisirs;  ils  les  ignorent  :  ils  sont  chez  eux 
comme  en  pays  étranger;  je  ne  m'étonne  pas 
qu'ils  s'y  déplaisent.  Il  faut  être  villageois  au  vil- 
lage ,  ou  n'y  point  aller  ;  car  qu'y  va-t-on  faire  ? 
Les  habitants  de  Paris  qui  croient  aller  à  la  cam* 
gne  n'y  vont  point  ;  ils  portent  Paris  avec  eux. 
Les  chanteurs ,  les  beaux-esprits  ,  les  auteurs ,  les 
parasites  ,  sont  le  cortège  qui  les  suit.  Le  jeu ,  la. 
musique  ,  la  comédie, y  sont  leur  seule  occupa- 
tion (i).  Leur  table  est  couverte  comme  à  Paris  ; 
ils  y  mangent  aux  mêmes  heures  ;  on  leur  y  sert 
les  mêmes  mets  avec  le  même  appareil  ;  ils  n'y 

(i)  II  y  faut  ajouter  la  chasse.  Encore  la  font-ils  si 
commodément,  qu'ils  n'en  ont  pas  la  moitié  de  la  fatigue 
ni  du  plaisir.  Mais  je  n'entame  point  ici  cet  article  de  la 
chasse  ;  il  fournit  trop  pour  être  traité  dans  une  note;. 
J'aurai  peut-être  occasion  d'en  parler  ailleurs. 

4>  aa 


338  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

font  que  les  mêmes  choses  :  autant  valoit  y  res- 
ter ;  car,  quelque  riche  qu'on  puisse  être  et  quel- 
que soin  qu'on  ait  pris,  on  sent  toujours  quel- 
que privation ,  et  Ton  ne  sauroit  apporter  avec 
soi  Paris  tout  entier.  Ainsi  cette  variété  qui  leur 
est  si  chère  ,  ils  la  fuient;  ils  ne  connoissent  ja- 
mais qu'une  manière  de  vivre  ,  et  s'en  ennuient 
toujours. 

Le  travail  de  la  campagne  est  agréahle  à  con- 
sidérer ,  et  n'a  rien  d'assez  pcnihie  en  lui-même 
pour  émouvoir  à  compassion.  L'objet  de  l'utilité 
publique  et  privée  le  rend  intéressant  :  et  puis, 
c'est  la  première  vocation  de  l'homme  ;  il  rap- 
pelle à  l'esprit  une  idée  agréable,  et  au  cœur 
tous  les  charmes  de  Tâge  d'or.  L'imagination  ne 
reste  point  froide  à  l'aspect  du  labourage  et  des 
moissons.  La  simplicité  de  la  vie  pastorale  et 
champêtre  a  toujours  quelque  chose  qui  touche. 
Qu'on  regarde  les  prés  couverts  de  gens  qui  fa- 
nent et  chantent,  et  des  troupeaux  épars  dans 
l'éloignement  ;  insensiblement  on  se  sent  atten- 
drir sans  savoir  pourquoi.  Ainsi  quelquefois  en- 
core la  voix  de  la  nature  amollit  nos  cœurs  fa- 
rouches; et,  quoiqu'on  l'entende  avec  un  regret 
inutile,  elle  est  si  douce  qu'on  ne  l'entend  jamais 
sans  plaisir. 

J'avoue  que  la  misère  qui  couvre  les  champs 
en  certains  paysoii  le  publicain  dévore  les  fruits 
de  la  terre ,  l'âpre  avidité  d'un  fermier  avare ,  l'ia- 
flcxible  rigueur  d'un  maître  inhumain,  ôtent 
beaucoup  d'attrait  à  ces  tableaux.  Des  chevaux 


CINQUIÈME    PARTIE.  339 

étiques  près  d'expirer  sous  les  coups,  de  malheu- 
reux paysans  exténués  de  jeûnes ,  excédés  de  f'a-^ 
tiffue  et  couverts  de  haillons,  des  hameaux  de 
masures,  offrent  un  triste  spectacle  à  la  vue  :  on 
a  presque  rej^ret  d  être  homme  quand  on  songe 
aux  malheureux  dont  il  faut  manger  le  sang. 
Mais  quel  charme  de  voir  de  bons  et  sages  ré- 
gisseurs faire  de  la  culture  de  leurs  terres  l'in- 
strument de  leurs  bienfaits  ,  leurs  amusements  , 
leurs  plaisirs  ;  verser  à  pleines  mains  les  dons  de 
la  Providence;  engraisser  tout  ce  qui  les  en- 
toure ,  hommes  et  bestiaux,  des  biens  dont  re- 
gorgent leurs  granges  ,  leurs  caves  ,  leurs  gre- 
niers ;  accumuler  l'abondance  et  la  joie  autour 
d'eux  ,  et  faire  du  travail  qui  les  enrichit  une 
fête  continuelle  !  Gomment  se  dérober  à  la  douce 
illusion  que  ces  objets  font  naître?  On  oublie 
son  siècle  et  ses  contemporains  ;  on  se  transporte 
au  temps  des  patriarches  ;  on  veut  mettre  soi-» 
même  la  main  à  l'œuvre,  partager  les  travaux 
rustiques  et  le  bonheur  qu'on  y  voit  attaché.  O 
temps  de  l'amour  et  de  l'innocence,  oii  les  fem- 
mes étoient  tendres  et  modestes  ,  où  les  hom- 
mes étoient  simples  et  vivoient  contents  !  O  Ra- 
chel  !  fille  charmante  et  si  constamment  aimée  , 
heureux  celui  qui  pour  t'obtenir  ne  regretta  pas 
quatorze  ans  d'esclavage  !  O  douce  élève  de 
Noémi  !  heureux  le  bon  vieillard  dont  tu  réchauf- 
fois  les  pieds  et  le  cœur!  Non  ,  jamais  la  beauté 
ne  règne  avec  plus  d'empire  qu'au  milieu  des 
soins  champêtres.  C'est  là  que  les  grâces  sont 


34o  LA  Nouvelle  héloïse. 

sur  leur  trône ,  que  la  simplicité  les  pare ,  que 
la  gaieté  les  anime,  et  qu'il  faut  les  adorer  mal- 
gré soi.  Pardon  ,  mylord;  je  reviens  à  nous. 

Depuis  un  mois  les  chaleurs  de  l'automne  ap- 
prêtoient  d'heureuses  vendanges  ;  les  premières 
gelées  en  ont  amené  l'ouverture  (i)  ;  le  pampre 
grillé  ,  laissant  la  grappe  à  découvert ,  étale  aux 
yeux  les  dons  du  père  Lyée ,  et  semhle  inviter 
les  mortels  à  s'en  emparer.  Toutes  les  vignes 
chargées  de  ce  fruit  bienfaisant  que  le  ciel  offre 
aux  infortunés  pour  leur  faire  oublier  leur  mi- 
sère ;  le  bruit  des  tonneaux ,  des  cuves  ,  des  lé- 
grefass  (2)  qu'on  relie  de  toutes  parts  ;  le  chant 
des  vendangeuses  dont  ces  coteaux  retentissent; 
la  marche  continuelle  de  ceux  qui  portent  la 
vendange  au  pressoir  ;  le  rauque  son  des  instru- 
ments rustiques  qui  les  anime  au  travail  ;  l'aima- 
ble et  touchant  tableau  d'une  alégresse  générale 
qui  semble  en  ce  moment  étendu  sur  la  face  de 
la  terre  ;  enfin  le  voile  de  brouillard  que  le  soleil 
élève  au  matin  comme  une  toile  de  théâtre  pour 
découvrir  à  l'œil  un  si  charmant  spectacle:  tout 
conspire  à  lui  donner  un  air  de  fête  ;  et  cette 
fête  n'en  devient  que  plus  belle  à  la  réflexion  , 
quand  on  songe  qu'elle  est  la  seule  où  les  hom- 
mes aient  su  joindre  l'agréable  à  l'utile. 

(i)On  vendange  fort  tard  dans  le  pays  de  Vaud,  pai^ 
ceque  la  principale  récolte  est  en  vins  blancs,  et  que  la 
gelée  leur  est  salutaire. 

(a)  Sorte  de  foudre  ou  de  grand  tonneau  du  pays. 


CINQUIÈME   PARTIE.  34l 

M.  de  Wolmar,  dont  ici  le  meilleur  terrain 
consiste  en  vignobles  ,  a  fait  d  avance  .tous  les 
préparatifs  nécessaires.  Les  cuves,  le  pressoir,  le 
cellier,  les  futailles,  n'attendoient  que  la  douce 
liqueur  pour  laquelle  ils  sont  destinés.  Madame 
de  Wolmar  s  est  chargée  de  la  récolte;  le  choix 
des  ouvriers ,  Tordre  et  la  distribution  du  travail, 
la  regardent.  Madame  d  Orbe  préside  aux  fes- 
tins de  vendange  et  au  salaire  des  journaliers 
selon  la  police  établie,  dont  les  lois  ne  s'enfrei- 
gnent jamais  ici.  Mon  inspection  à  moi  est  de 
faire  observer  au  pressoir  les^  directions  de  Julie, 
dont  la  tète  ne  supporte  pas  la  vapeur  des  cuves; 
et  Claire  n'a  pas  manqué  d'applaudir  à  cet  em- 
ploi, comme  étant  tout-à-fait  du  ressort  d'un 
buveur. 

Les  tâches  ainsi  partagées,  le  métier  commun 
pour  remplir  les  vides  est  celui  de  vendangeur. 
Tout  le  monde  est  sur  pied  de  grand  matin  : 
on  se  rassemble  pour  aller  à  la  vign€.  Madame 
d'Orbe ,  qui  n'est  jamais  assez  occupée  au  gré 
de  son  activité ,  se  charge  pour  surcroît  de  faire 
avertir  et  tancer  les  paresseux,  et  je  puis  me 
vanter  qu'elle  s'acquitte  envers  moi  de  ce  soin 
avec  une  maligne  vigilance.  Quant  au  vieux  ba- 
ron, tandis  que  nous  travaillons  tous,  il  3e  pro- 
mène avec  un  fusil,  et  vient  de  temps  en  temps 
m'ôter  aux  vendangeuses  pour  aller  avec  lui  ti- 
rer des  grives,  à  quoi  Ton  ne  manque  pas  de 
dire  que  je  l'ai  secrètement  engagé;  si  bien  que 


342  LA   NCTUVELLE   HÉLOÏSE. 

j'en  perds  peu-à-peii  le  nom  de  philosophe 
pour  {]fagner  celui  de  fainéant,  qui  dans  le  fond 
n'en  diffère  pas  de  beaucoup. 

Vous  voyez,  par  ce  que  je  viens  de  vous  mar- 
quer du  baron,  que  notre  réconciliation  est  sin- 
cère ,  et  que  Wolmar  a  lieu  d'être  content  de 
sa  seconde  épreuve  (i).  Moi,  de  la  haine  pour 
le  père  de  mon  amie!  Non,  quand  j'aurois  été 
son  fils,  je  ne  l'aurois  pas  plus  parfaitement  ho- 
noré. En  vérité  je  ne  connois  point  d'homme 
plus  droit,  plus  franc,  plus  généreux,  plus  res- 
pectable à  tous  éfifards  que  ce  bon  gentilhomme. 
Mais  la  bizarrerie  de  ses  préjugés  est  étrange. 
Depuis  qu'il  est  sûr  que  je  ne  saurois  lui  appar- 
tenir, il  n'y  a  sorte  d'honneur  qu'il  ne  me  fasse; 
et  pourvu  que  je  ne  sois  pas  son  gendre,  il  se 
niettroit  volontiers  au-dessous  de  moi.  La  seule 
chose  que  je  ne  puis  lui  pardonner,  c'est  quand 

(i)  Ceci  s'entendra  mieux  par  Textrait  suivant  d'une 
lettre  de  Julie  qui  n'est  pas  dans  ce  recueil. 

«Voilà,  me  dit  M.  de  Wolmar  en  me  tirant  à  part,  la 
«  seconde  épreuve  que  je  lui  destinois.  S'il  n'eût  pas  ca- 
« ressé  votre  père,  je  me  serois  défié  de  lui.  Mais,  dis-je, 
«comment  concilier  ces  caresses  et  votre  épreuve  avec 
«l'antipathie  que  vous  avez  vous-même  trouvée  entre 
«  eux?  Elle  n'existe  plus,  reprit-il  ;  les  préjufjés  de  votre 
«  père  ont  fait  à  Saint-Preux  tout  le  mal  qu'ils  pouvoient 
«lui  faire:  il  n'en  a  plus  rien  à  craindre,  il  ne  les  hait 
«plus,  il  les  plaint.  Le  baron,  de  son  côté,  ne  le  craint 
«  plus  :  il  a  le  cœur  bon  ;  il  sent  qu'il  lui  a  fait  bien  du 
u  ma! ,  il  en  a  pitié.  Je  vois  qu'ils  seront  fort  bien  ensem- 
«hle,  et  se  verront  avec  plaisir:  aussi,  dès  cet  instant, 
«'je  compte  sur  lui  tout-à-fait.  » 


CINQUIÈME   PARTIE.  343 

nous  sommes  seuls  de  railler  quelquefois  le  prë- 
tendu  philosophe  sur  ses  anciennes  leçons.  Ces 
plaisanteries  me  sont  amères  et  je  les  reçois  tou- 
jours fort  mal  :  mais  il  rit  de  ma  colère ,  et  dit  : 
Allons  tirer  des  grives,  c'est  assez  pousser  d'ar- 
guments. Puis  il  crie  en  passant  :  Claire,  Claire, 
un  hon  souper  à  ton  maître,  car  je  vais  lui  faire 
gagner  de  1  appétit.  En  effet ,  à  son  âge  il  court 
les  vignes  avec  son  fusil  tout  aussi  vigoureuse- 
ment que  moi,  et  tire  incomparahlement  mieux. 
Ce  qui  me  venge  un  peu  de  ses  railleries ,  c'est 
que  devant  sa  fille  il  n'ose  plus  souffler;  et  la 
petite  écolière  n'en  impose  guère  moins  à  son 
père  même  qu'à  son  précepteur.  Je  reviens  à  nos 
vendanges. 

Depuis  huit  jours  que  cet  agréable  travail 
nous  occupe ,  on  est  à  peine  à  la  moitié  de  l'ou- 
vrage. Outre  les  vins  destinés  pour  la  vente  et 
pour  les  provisions  ordinaires,  lesquels  n'ont 
d'autre  façon  que  d'être  recueillis  avec  soin ,  la 
bienfaisante  fée  en  prépare  d'autres  plus  fins 
pour  nos  buveurs;  et  j'aide  aux  opérations  ma- 
giques dont  je  vous  ai  parlé,  pour  tirer  d'un 
même  vignoble  des  vins  de  tous  les  pays.  Pour 
l'un,  elle  fait  tordre  la  grappe  quand  elle  est 
mûre  et  la  laisse  flétrir  au  soleil  sur  la  souche  ; 
pour  l'autre,  elle  fait  égrapper  le  raisin  et  trier 
les  grains  avant  de  les  jeter  dans  la  cuve;  pour 
un  autre,  elle  fait  cueillir  avant  le  lever  du  so- 
leil du  raisin  rouge,  et  le  porter  doucement  sur 
le  pressoir  couvert  encore  de  sa  fleur  et  de  sa 


344  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

rosée ,  pour  en  exprimer  du  vin  blanc.  Elle  pré- 
pare un  vin  de  liquein^  en  mêlant  dans  les  ton- 
neaux du  moût  réduit  en  sirop  sur  le  feu  ;  un  vin 
sec  ,  en  Tempêchant  de  cuver  ;  un  vin  d'ab- 
sinthe pour  l'estomac  (i)  ;  un  vin  muscat  avec 
des  simples.  Tous  ces  vins  dillerents  ont  leur 
apprêt  particulier;  toutes  ces  préparations  sont 
saines  et  naturelles  :  c'est  ainsi  qu'une  économe 
industrie  supplée  à  la  diversité  des  terrains  ,  et 
rassemble  vingt  climats  en  un  seul. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  avec  quel  zélé, 
avec  quelle  gaieté  tout  cela  se  fait.  On  chante  , 
on  rit  toute  la  journée,  et  le  travail  n'en  va  que 
mieux.  Tout  vit  dans  la  plus  grande  familiarité; 
tout  le  monde  est  égal ,  et  personne  ne  s'oublie. 
Les  dames  sont  sans  airs,  les  paysannes  sont 
décentes ,  les  hommes  badins  et  non  grossiers. 
C'est  à  qui  trouvera  les  meilleures  chansons  ,  à 
qui  fera  les  meilleurs  contes ,  à  qui  dira  les  meil- 
leurs traits.  L  union  même  engendre  les  folâtres 
querelles;  et  l'on  ne  s'agace  mutuellement  que 
pour  montrer  combien  on  est  sûr  les  uns  des 
autres.  On  ne  revient  point  ensuite  faire  chez 
soi  les  messieurs;  on  passe  aux  vignes  toute  la 
journée  :  Julie  y  a  fait  faire  une  loge  où  l'on  va 
se  chaufKer  quand  on  a  froid,  et  dans  laquelle 
on  se  réfugie  en  cas  de  pluie.  On  dîne  avec  les 

(i^  En  Suisse  on  boit  beaucoup  de  vin  d'absinthe  j 
et  en  géne'ral,  comme  les  herbes  des  Alpes  ont  plus  de 
vertu  que  dans  les  plaines ,  on  y  fait  plus  d'usage  des  in- 
fusions. 


CINQUIÈME   PARTIE.  345 

paysans  et  à  leur  heure,  aussi  bien  qu'on  tra- 
vaille avec  eux.  On  mange  avec  appétit  leur 
soupe  un  peu  (^rossière ,  mais  bonne  ,  saine  ,  et 
chargée  d'excellents  légumes.  On  ne  ricane  point 
orgueilleusement  de  leur  air  gauche  et  de  leurs 
compliments  rustauds  ;  pour  les  mettre  à  leur 
aise ,  on  s'y  prête  sans  affectation.  Ces  complai- 
sances ne  leur  échappent  pas,  ils  y  sont  sensi- 
bles ;  et  voyant  qu'on  veut  bien  sortir  pour  eux 
de  sa  place ,  ils  s  en  tiennent  d  autant  plus  vo- 
lontiers dans  la  leur.  A  dîner ,  on  amène  les  en- 
fants ,  et  ils  passent  le  reste  de  la  journée  à  la 
vigne,  xivec  quelle  joie  ces  bons  villageois  les 
voient  arriver  !  O  bienheureux  enfants!  disent- 
ils  en  les  pressant  dans  leurs  bras  robustes ,  que 
le  bon  Dieu  prolonge  vos  jours  aux  dépens  des 
nôtres  !  ressemblez  à  vos  pères  et  mères,  et  soyez 
comme  eux  la  bénédiction  du  pays  !  Souvent  en 
songeant  que  la  plupart  de  ces  hommes  ont 
porté  les  armes ,  et  savent  manier  l'épée  et  le 
mousquet  aussi  bien  que  la  serpette  et  la  houe , 
en  voyant  Julie  au  milieu  d  eux  si  charmante  et 
si  respectée  recevoir  elle  et  ses  enfants  leurs 
touchantes  acclamations,  je  me  rappelle  lillus- 
tre  et  vertueuse  Agiippine  montrant  son  fils 
aux  troupes  de  Qermanicus.  Julie!  femme  in- 
comparal)le  !  vous  exercez  dans  la  simplicité  de 
la  vie  privée  le  despotique  empire  de  la  sagesse 
et  des  bienfaits  :  vous  êtes  pour  tous  le  pays  un 
dépôt  cher  et  sacré  que  chacun  voudroit  défen- 
dre et  conserver  au  prix  de  son  sang;  et  vous 


346  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

vivez  plus  sûrement  ,  plus  honorablement  au 
milieu  d'un  peuple  entier  qui  vous  aime,  que 
les  rois  entourés  de  tous  leurs  soldats. 

Le  soir,  on  revient  gaiement  tous  ensemble. 
On  nourrit  et  loge  les  ouvriers  tout  le  temps 
de  la  vendange;  et  même  le  dimanche,  après 
le  prêche  du  soir,  on  se  rassemble  avec€ux  et 
l'on.danse  jusqu'au  souper.  Les  autres  jours  on 
ne  se  sépare  point  non  plus  en  rentrant  au  lo- 
gis,  hors  le  baron  qui  ne  soupe  jamais  et  se 
couche  de  fort  bonne  heure,  et  Julie  qui  monte 
avec  ses  enfants  chez  lui  jusqu'à  ce  qu'il  s'aille 
coucher.  A  cela  près,  depuis  le  moment  qu'on 
prend  le  métier  de  vendangeur  jusqu'à  celui 
qu'on  le  quitte,  on  ne  mêle  plus  la  vie  citadine 
à  la  vie  rustique.  Ces  saturnales  sont  bien  plus 
agréables  et  plus  sages  que  celles  des  Romains. 
Le  renversement  qu'ils  affectoient  étoit  trop 
vain  pour  instruire  le  maître  ni  lesclave  :  mais 
la  douce  égalité  qui  régne  ici  rétablit  Tordre  de 
la  nature,  forme  une  instruction  pour  les  uns  , 
une  consolation  pour  les  autres,  et  un  lien  d'a- 
mitié pour  tous  (i). 

Le  lieu  d'assemblée  est  une  salle  à  l'antique 

(i)  Si  de  là  naît  un  commun  état  de  fête,  non  moins 
doux  à  ceux  qui  descendent  qu'à  ceux  qui  montent,  ne 
s'ensuit-il  pas  que  tous  les  états  sont  prescjue  indifférents 
par  eux-mêmes,  pourvu  qu'on  puisse  et  qu'on  veuille  en 
sortir  quelquefois?  Les  gueux  sont  malheureux  parce- 
qu'ils  sont  toujours  gueux  ;  les  rois  sont  malheureux  par- 
cequ'ils  sont  toujours  rois.  Les  états  moyens ,  dont  on  sort 


CINQUIÈME    PARTIE.  347 

avec  une  grande  cheminée  où  l'on  fait  bon  feu. 
La  pièce  est  éclairée  de  trois  lampes,  auxquelles 
M.  de  Wolniar  a  seulement  fait  ajouter  des  capu- 
chons de  fer  blanc  pour  intercepter  la  fumée  et 
réfléchir  la  lumière.  Pour  prévenir  l'envie  et 
les  regrets,  on  tâche  de  ne  rien  étaler  aux  yeux 
de  ces  bonnes  gens  qu'ils  ne  puissent  retrouver 
chez  eux,  de  ne  leur  montrer  d'autre  opulence 
que  le  choix  du  bon  dans  les  choses  communes 
et  un  peu  plus  de  largesse  dans  la  distribution. 
Le  souper  est  servi  sur  deux  longues  labiés.  Le 
luxe  et  l'appareil  des  festins  n'y  sont  pas,  mais 
l'abondance  et  la  joie  y  sont.  Tout  le  monde  se 
met  à  table,  maîtres  ,  journaliers  ,  domestiques; 
chacun  se  lève  indifféremment  pour  servir,  sans 
exclusion,  sans  préférence,  et  le  service  se  fait 
toujours  avec  grâce  et  avec  plaisir.  On  boit  à 
discrétion  ;  la  liberté  n'a  point  d'autres  bornes 
que  l'honnêteté.  La  présence  de  maîtres  si  res- 
pectés contient  tout  le  monde,  et  n'empêche  pas 
quon  ne  soit  à  son  aise  et  gai.  Que  s'il  arrive 
à  quelqu'un  de  s'oublier,  on  ne  trouble  point 
la  fête  par  des  réprimandes ,  mais  il  est  congédié 
sans  rémission  dès  le  lendemain. 

plus  aisément,  offrent  des  plaisirs  au-dessus  et  au-dessous 
de  soi;  ils  étendent  aussi  les  lumières  de  ceux  qui  les 
remplissent,  en  leur  donnant  plus  de  préjugés  à  connoî- 
tre  ,  et  plus  de  degrés  à  comparer.  Voilà ,  ce  me  semble  , 
la  principale  raison  pourquoi  c'est  généralement  dans 
les  conditions  médiocres  (in'on  trouve  Ips  liommcs  les 
plus  heureux  et  du  meilleur  sens. 


348  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Je  me  prévaux  aussi  des  plaisirs  du  pays  et  de 
la  saison.  Je  reprends  la  liberté  de  vivre  à  la 
valaisanne ,  et  de  boire  assez  souvent  du  vin 
pur;  mais  je  n'en  bois  point  qui  n'ait  été  versé 
de  la  main  d'une  des  deux  cousines.  Elles  se 
chargent  de  mesurer  ma  soif  à  mes  forces  ,  et 
de  ménager  ma  raison.  Qui  sait  mieux  qu'elles 
comment  il  la  faut  gouverner,  et  l'art  de  me 
Tôter  et  de  me  la  rendre  ?  Si  le  travail  de  la 
journée,  la  durée  et  la  gaieté  du  repas,  donnent 
plus  de  force  au  vin  versé  de  ces  mains  chéries, 
je  laisse  exhaler  mes  transports  sans  contrainte; 
ils  n'ont  plus  rien  que  je  doive  taire,  rien  que 
gêne  la  présence  du  sage  Wolmar.  Je  ne  crains 
point  que  son  œil  éclairé  lise  ati  fond  de  mon 
cœur,  et  quand  un  tendre  souvenir  y  veut  re- 
naître, un  regard  de  Claire  lui  donne  le  change, 
un  regard  de  Julie  men  fait  rougir. 

Après  le  souper  on  veille  encore  une  heure 
ou  deux  en  teillant  du  chanvre  :  chacun  dit 
sa  chanson  tour-à-tour.  Quelquefois  les  vendan- 
geuses chantent  en  chœur  toutes  ensemble,  ou 
bien  alternativement  à  voix  seule  et  en  refrain. 
La  plupart  de  ces  chansons  sont  de  vieilles  ro- 
mances dont  les  airs  ne  sont  pas  piquants , 
mais  ils  ont  je  ne  sais  quoi  d'antique  et  de  doux 
qui  touche  à  la  longue.  Les  paroles  sont  simples , 
naïves  ,  souvent  tristes  ;  elles  plaisent  pourtant. 
Nous  ne  pouvons  noiis  empêcher ,  Claire  de 
sourire,  Julie  de  rougir,  moi  de  soupirer,  quand 
nous  retrouvons  dans  ces  chansons  des  tours  et 


CINQUIÈME   PARTIE.  ^49 

des  expressions  dont  nous  nous  sommes  servis 
autrefois.  Alors,  en  jetant  les  yeux  sur  elles  et 
me  rappelant  les  temps  éloignés,  un  tressaille- 
ment me  prend,  un  poids  insupportable  me  tom- 
be tout-à-coup  sur  le  cœur,  et  me  laisse  une 
impression  funeste  qui  ne  s'efface  qu'avec  peine. 
Cependant  je  trouve  à  ces  veillées  une  sorte  de 
charme  que  je  ne  puis  vous  expliquer,  et  qui 
n'est  pourtant  fort  sensible.  Cette  réunion  des 
différents  états,  la  simplicité  de  cette  occupa- 
tion, l'idée  de  délassement,  d'accord,  de  tran- 
quillité ,  le  sentiment  de  paix  qu'elle  porte  à 
lame,  a  quelque  chose  d'attendrissant  qui  dis- 
pose à  trouver  ces  chansons  plus  intéressantes. 
Ce  concert  des  voix  de  femmes  n'est  pas  non 
plus  sans  douceur.  Pour  moi,  je  suis  convaincu 
que  de  toutes  les  harmonies  il  n'y  en  a  point 
d'aussi  agréable  que  le  chant  à  l'unisson,  et  que 
s'il  nous  faut  des  accords,  c'est  parceque  nous 
avons  le  goût  dépravé.  En  effet,  toute  l'harmonie 
ne  se  trouve-t-elle  pas  dans  un  son  quelconque? 
et  qu'y  pouvons -nous  ajouter  sans  altérer  les 
proportions  que  la  nature  a  établies  dans  la 
force  relative  des  sons  harmonieux?  En  doublant 
les  uns  et  non  pas  les  autres ,  en  ne  les  renfor- 
çant pas  en  même  rapport,  n'ôtons-nous  pas  à 
l'instant  ces  proportions?  La  nature  a  tout  fait 
le  mieux  qu'il  éioit  possible  ;  mais  nous  voulons 
mieux  faire  encore  ,  et  nous  gâtons  tout. 

Il  y  a  une  grande  émulation  pour  ce  travail 
du  soir  aussi  bien  que  pour  celui  de  la  journée; 


35o  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

et  la  filouterie  que  j'y  voulois  employer  m'attira 
hier  un  petit  affront.  Gomme  je  ne  suis  pas  des 
plus  adroits  à  teiller  et  que  j'ai  souvent  des  dis- 
tractions ,  ennuyé  d'être  toujours  noté  pour 
avoir  fait  le  moins  d'ouvrage,  je  tirois  douce- 
ment avec  le  pied  des  chenevottes  de  mes  voisins 
pour  grossir  mon  tas  :  mais  cette  impitoyable 
madame  d'Orbe  s'en  étant  aperçue,  fit  signe  à 
Julie ,  qui ,  m  ayant  pris  sur  le  fait ,  me  tança 
sévèrement.  Monsieur  le  fripon,  me  dit- elle 
tout  haut,  point  d injustice,  même  en  plaisan- 
tant ;  c'est  ainsi  qu'on  s'accoutume  à  devenir 
méchant  tout  de  bon ,  et ,  qui  pis  est ,  à  plai- 
santer encore  (i). 

Voilà  comment  se  passe  la  soirée.  Quand 
l'heure  de  la  retraite  approche,  madame  de  Wol- 
mar  dit ,  allons  tirer  le  feu  d'artifice.  A  linstant 
chacun  prend  son  paquet  de  chenevottes ,  signe 
honorable  de  son  travail  ;  on  les  porte  en  triom- 
phe au  milieu  de  la  cour ,  on  les  rassemble  en 
un  tas,  on  en  fait  un  trophée;  on  y  met  le  feu  : 
mais  n'a  pas  cet  honneur  qui  veut  :  Julie  l'ad- 
juge en  présentant  le  flambeau  à  celui  ou  celle 
qui  a  fait  ce  soir-là  le  plus  d  ouvrage;  fût-ce  elle- 
même  ,  elle  se  l'attribue  sans  façon.  L'auguste 
cérémonie  est  accompagnée  dacclamations  et 
de  battements  de  mains.  Les  chenevottes  font 
un  feu  clair  et  brillant   qui  séléve  jusqu'aux 

(i)  L'homme  au  beurre,  il  me  semble  que  cet  avis  vous 
iroit  assez  bien. 


CINQUIÈME   PARTIE.  35l 

nues,  un  vrai  feu  de  joie,  autour  duquel  on 
saute,  on  rit.  Ensuite  on  offre  à  boire  à  toute 
l'assemblée  :  chacun  boit  à  la  santé  du  vain- 
queur, et  va  se  coucher  content  d'une  journée 
passée  dans  le  travail,  la  f^aieté,  l'innocence,  et 
qu'on  ne  seroit  pas  fâché  de  recommencer  le 
lendemain ,  le  surlendemain ,  et  toute  sa  vie. 


LETTRE  VIII. 

DE  SAINT-PREUX   A   M.  DE   WOLMAR. 

Jouissez,  cher  M^olmar,  du  fruit  de  vos  soins. 
Recevez  les  hommages  d'un  cœur  épuré,  qu'avec 
tant  de  peine  vous  a\ez  rendu  digne  de  vous 
être  offert.  Jamais  homme  n'entreprit  ce  que 
vous  avez  entrepris;  jamais  homme  ne  tenta  ce 
que  vous  avez  exécuté;  jamais  ame  reconnois- 
sante  et  sensible  ne  sentit  ce  que  vous  m'avez 
inspiré.  La  mienne  avoit  perdu  son  ressort,  sa 
vigueur ,  son  être  ;  vous  m'avez  tout  rendu. 
J'étois  mort  aux  vertus  ainsi  quau  bonheur;  je 
vous  dois  cette  vie  morale  à  laquelle  je  me  sens 
renaître.  O  mon  bienfaiteur!  ô  mon  père!  en 
me  donnant  à  vous  tout  entier,  je  ne  puis  vous 
offrir,  comme  à  Dieu  même,  que  les  dons  que  je 
tiens  de  vous. 

Faut-il  vous  avouer  ma  foiblesse  et  mes  crain- 
tes? Jusqu'à  présent  je  me  suis  toujours  défié  de 
moi.  Il  n'y  a  pas  huit  jours  que  j'ai  rougi  de  mon 


352  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

cœur  et  cru  toutes  vos  bontés  perdues.  Ce  mo- 
iTient  fut  cruel  et  décourageant  pour  la  vertu  : 
grâce  au  ciel,  grâce  à  vous,  il  est  passé  pour  ne 
plus  revenir.  Je  ne  nie  crois  plus  guéri  seulement 
parceque  vous  nie  le  dites,  mais  parceque  je  le 
sens.  Je  n'ai  plus  besoin  que  vous  nie  répondiez 
de  moi;  vous  m'avez  mis  en  état  d'en  répondre 
moi-même.  Il  m'a  fallu  séparer  de  vous  et  d'elle 
pour  savoir  ce  que  je  pouvois  être  sans  votre 
appui.  Gest  loin  des  lieux  qu'elle  habite  que 
j'apprends  à  ne  plus  craindre  d'en  approcher. 

J'écris  à  madame  d'Orbe  le  détail  de  notre 
voyage.  Je  ne  vous  le  répéterai  point  ici.  Je  veux 
bien  que  vous  connoissiez  toutes  mes  foiblesses, 
mais  je  n'ai  pas  la  force  de  vous  les  dire.  Cher 
Wolmar ,  c'est  ma  dernière  faute  :  je  m'en  sens 
déjà  si  loin  que  je  n'y  songe  point  sans  fierté  ; 
mais  l'instant  en  est  si  près  encore  que  je  ne 
puis  l'avouer  sans  peine.  Vous  qui  sûtes  pardon- 
ner mes  égarements,  comment  ne  pardonneriez- 
vous  pas  la  honte  qu'a  produite  leur  repentir? 

Rien  ne  manque  plus  à  mon  boiiheur  ;  my- 
lord  ma  tout  dit.  Cher  ami  ,  je  serai  donc  à 
vous,  j'élèverai  donc  vos  enfants.  L'aîné  des  trois 
élèvera  les  deux  autres.  Avec  quelle  ardeur  je  l'ai 
désiré!  combien  l'espoir  d'être  trouvé  digne  d'un 
si  cher  emploi  redoubloit  mes  soins  pour  ré- 
pondre aux  vôtres  !  combien  de  fois  j  osai  mon- 
trer là-dessus  mon  empressement  à  Julie  !  Qu'a- 
vec plaisir  j'intcrprétois  souvent  en  ma  faveur 
vos  discours  et  les  siens!  Mais,  quoiqu'elle  fût 


CINQUIÈME    PARTIE.  353 

sensihle  à  mon  zèle  er  qu  elle  en  parût  approu- 
ver Tobjct ,  je  ne  la  vis  point  entrer  assez  préci- 
sément dans  mes  vues  pour  oser  en  parler  plus 
ouvertement.  Je  sentis  qu'il  falloit  mériter  cet 
honneur  et  ne  pas  le  demander.  J'attendois  de 
vous  et  d  elle  ce  {Tfage  de  votre  confiance  et  de 
votre  estime.  Je  n'ai  point  été  trompé  dans  mon 
espoir:  mes  amis,  croyez-moi,  vous  ne  serez 
point  trompés  dans  le  vôtre. 

Vous  savez  qu'à  la  suite  de  nos  conversations 
sur  l'éducation  de  vos  enfants  j  a  vois  jeté  sur  le 
papier  quelques  idées  qu'elles  m'avoient  four- 
nies et  que  vous  approuvâtes.  Depuis  mon  dé- 
part il  m'est  venu  de  nouvelles  réflexions  sur  le 
même  sujet ,  et  j  ai  réduit  le  tout  en  une  espèce 
de  système  que  je  vous  communiquerai  quand 
je  l'aurai  mieux  digéré  ,  afin  que  vous  l'exami- 
niez à  votre  tour.  Ce  n'est  qu'après  notre  arri- 
vée à  Rome  que  j'espère  pouvoir  le  mettre  en 
état  de  vous  être  montré.  Ce  système  commence 
où  finit  celui  de  Julie,  ou  plutôt  if  n'en  est  que 
la  suite  et  le  développement  ;  car  tout  consiste 
à  ne  pas  gâter  l'homme  de  la  nature  en  l'appro- 
priant à  la  société. 

J'ai  recouvré  ma  raison  par  vos  soins  :  rede- 
venu libre  et  sain  de  cœur,  je  me  sens  aimé  de 
tout  ce  qui  m'est  cher,  l'avenir  le  plus  charmant 
se  présente  à  moi  ;  ma  situation  devroit  être  dé- 
licieuse ;  mais  il  est  dit  que  je  n'aurai  jamais 
lame  en  paix.  En  approchant  du  terme  de  notre 
voyage ,  j'y  vois  lepoque  du  sort  de  mon  illus- 


354  LA  NOUVELLE   HELOÏSE. 

tre  ami  ;  c'est  moi  qui  dois  pour  ainsi  dire  en 
décider.  Saurai-je  faire  au  moins  une  fois  pour 
lui  ce  qu'il  a  fait  si  souvent  pour  moi  ?  Saurai-je 
remplir  dignement  le  plus  grand  ,  le  plus  im- 
portant devoir  de  ma  vie  ?  Cher  Wolmar,  j'em- 
porte au  fond  de  mon  cœur  toutes  vos  leçons  ; 
mais,  pour  savoir  les  rendre  utiles,  que  ne  puis-jc 
de  même  emporter  votre  sagesse  !  Ah  !  si  je  puis 
voir  un  jour  Edouard  heureux  ;  si  ,  selon  son 
projet  et  le  vôtre ,  nous  nous  rassemblons  tous 
pour  ne  nous  plus  séparer ,  quel  vœu  me  res- 
tera-t-il  à  faire?  Un  seul ,  dont  l'accomplissement 
ne  dépend  ni  de  vous ,  ni  de  moi ,  ni  de  per- 
sonne au  monde,  mais  de  celui  qui  doit  un  prix 
aux  vertus  de  votre  épouse  et  compte  en  secret 
vos  bienfaits. 


LETTRE  IX. 

DE    SAIIST-PREUX    a    MADAME    D'oRBE. 

Oii  êtes-vous,  charmante  cousine '^  où  êtes-vous, 
aimable  confidente  de  ce  foible  cœur  que  vous 
partagez  à  tant  de  titres  et  que  vous  avez  con- 
solé tant  de  fois?  Venez;  qu'il  verse  aujourd'hui 
dans  le  vôtre  faveu  de  sa  dernière  erreur.  N'est- 
ce  pas  à  vous  qu'il  appartient  toujours  de  le  pu- 
rifier ?  et  sait-il  se  reprocher  encore  les  torts 
qu'il  \ous  a  confessés?  Non  ,  je  ne  suis  plus  le 
même,  et  ce  changement  vous  est  dû  :  c'est  un 


CINQUIÈME   PARTIE.  355 

nouveau  cœur  que  vous  m'avez  fait  et  qui  vous 
offre  SCS  prémices  ;  mais  je  ne  me  croirai  déli- 
vré de  celui  que  je  quitte  qu'après  l'avoir  dépo- 
sé dans  vos  mains.  O  vous  qui  l'avez  vu  naître , 
recevez  ses  derniers  soupirs! 

L'eussiez-vous  jamais  pensé  ?  le  moment  de 
ma  vie  où  je  fus  le  plus  content  de  moi-même 
fut  celui  où  je  me  séparai  de  vous.  Revenu  de 
mes  longs  égarements  ,  je  fixois  à  cet  instant  la 
tardive  époque  de  mon  retour  à  mes  devoirs;  je 
commençois  à  payer  enfin  les  immenses  dettes 
de  l'amitié,  en  m'arrachant  d'un  séjour  si  chéri 
pour  suivre  un  bienlaiteur ,  un  sage,  qui,  fei- 
gnant d'avoir  besoin  de  mes  soins  ,  mettoit  le 
succçs  des  siens  à  l'épreuve.  Plus  ce  départ  m'é- 
toit  douloureux,  plus  je  m'honorois  d'un  pareil 
sacrifice.  Après  avoir  perdu  la  moitié  de  ma  vie 
à  nourrir  une  passion  malheureuse ,  je  consa- 
crais l'autre  à  la  justifier ,  à  rendre  par  mes  ver- 
tus un  plus  digne  hommage  à  celle  qui  reçut  si 
long-temps  tous  ceux  de  mon  cœur.  Je  marquois 
hautement  le  premier  de  mes  jours  .où  je  ne 
faisois  rougir  de  moi  ni  vous ,  ni  elle ,  ni  rien  de 
tout  ce  qui  m'étoit  cher. 

Mylord  Edouard  avoit  craint  l'attendrissement 
des  adieux ,  et  nous  voulions  partir  sans  être  a- 
perqus  ;  mais ,  tandis  que  tout  dormoit  encore  , 
nous  ne  pûmes  tromper  votre  vigilante  amitié.- 
En  apercevant  votre  porte  entrouverte  et  votre 
femme-de-chambre  au  guet,  en  vous  voyant 
venir  au-devant  de  nous,  en  entrant  et  trouvant 

a3. 


356  LA  NOUVELLE   IIÉJ.OJSE. 

une  table  à  thé  préparée ,  le  rapport  des  circon- 
stances nie  fit  sonfTcr  à  d'autres  temps  ;  et ,  com- 
parant ce  départ  à  celui  dont  il  vue  rappeloit 
l'idée  ,  je  me  sentis  si  différent  de  ce  que  j'étois 
alors,  que,  me  félicitant  d'avoir  Edouard  pour 
témoin  de  ces  différences ,  j  espérai  bien  lui  faire 
oublier  à  Milan  lindijone  scène  de  Besancon.  Ja- 
mais je  ne  m  étois  senti  tant  de  couraj^e  :,  je  me 
faisois  une  gloire  de  vous  le  montrer;  je  me  pa- 
rois auprès  de  vous  de  cette  fermeté  que  vous 
ne  m  aviez  jamais  vue  ,  et  je  me  glorifiois  en 
vous  quittant  de  paroître  un  moment  à  vos 
yeux  tel  que  j'allois  être.  Cette  idée  ajoutoit  à 
mon  courage  ;  je  me  fortifiois  de  votre  estime-; 
et  peut-être  vous  cussé-je  dit  adieu  d'un  œij  sec, 
si  vos  larmes  coulant  sur  ma  joue  n'eussent  for- 
cé les  miennes  de  s'y  confondre. 

Je  partis  le  cœur  plein  de  tous  mes  devoirs , 
pénétré  sur-tout  de  ceux  que  votre  amitié  iTf"im- 
pose ,  et  bien  résolu  d'employer  le  reste  de  ma 
vie  à  la  mériter.  Edouard  ,  passant  en  revue 
toutes  mes  fautes,  me  remit  devant  les  yeux  un 
tableau  qui  nétoit  pas  flatté;  et  je  connus  par 
sa  juste  rigueur  à  blâmer  tant  de  foiblesses,  qu'il 
craignoit  peu  de  les  injiter.  Cependant  il  feignoit 
d'avoir  cette  crainte;  il  me  parloii  avec  inquié- 
tude de  son  voyage  de  Rome  et  des  indignes  at- 
tachements qui  l'y  rappeloiont  malgré  lui  :  mais 
je  joigeai  facilement  (pi'il  augmentoit  ses  propres 
dangers   pour  m'en  occuper  davantage  et  m'é- 


CINQUIÈME  PARTIE.  357 

loigner  d'autant  plus  de  ceux  auxquels  j'étois 
exposé. 

Gomme  nous  approchions  de  Villeneuve,  un 
laquais  qui  montoit  un  mauvais  cheval  se  laissa 
tomber  et  se  fit  une  légère  contusion  à  la  tête. 
Son  maître  le  fit  sai[>ner ,  et  voulut  coucher  là 
cette  nuit.  Ayant  dîné  de  bonne  heure ,  nous 
prîmes  des  chevaux  pour  aller  à  Bex  voir  la  sa- 
line ;  et  mylord  ayant  des  raisons  particulières 
qui  lui  rendoient  cet  examen  intéressant ,  je  pris 
les  mesures  et  le  dessin  du  bâtiment  de  gradua- 
tion :  nous  ne  rentrâmes  à  Villeneuve  qu'à  la 
nuit.  Après  le  souper ,  nous  causâmes  en  buvant 
du  punch  et  veillâmes  assez  tard.  Ce  fut  alors 
qu'il  m'apprit  quels  soins  m'étoient  confiés  ,  et 
ce  qui  avoit  été  fait  pour  rendre  cet  arrrange- 
nient  praticable.  Vous  pouvez  juger  de  l'effet 
que  fit  sur  moi  cette  nouvelle  :  une  telle  con- 
versation n'amenoit  pas  le  sommeil.  Il  fallut, 
pourtant  enfin  se  coucher. 

En  entrant  dans  la  chambre  qui  m'étoit  des- 
tinée ,  je  la  reconnus  pour  la  même  que  j'avois 
occupée  autrefois  en  allant  à  Sion.  A  cet  aspect 
je  sentis  une  impression  que  j  aurois  peine  "à 
vous  rendre.  J  en  fus  si  vivement  frappé,  que 
je  crus  redevenir  à  l'instant  tout  ce  que  j  étois 
alors;  dix  années  s'effacèrent  de  ma  vie,  et  tous 
mes  malheurs  furent  oubliés.  Hélas!  cette  erreur 
fut  courte,  et  le  second  instafit  me  rendit  plus 
accablant  le  poids  de  toutes  mes  anciennes  pei- 


358  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

lies.  Quelles  tristes  réflexions  succédèrent  à  ce 
premier  enchantement!  Quelles  comparaisons 
douloureuses  s'oflrirent  à  mon  esprit  !  Charmes 
de  la  première  jeunesse ,  délices  des  premières 
amours,  pourquoi  vous  retracer  encore  à  ce  cœur 
accablé  d  ennuis  et  surchargé  de  lui-môme  ?  O 
temps  ,  temps  heureux  ,  tu  n'es  plus  !  J'aimois  , 
j'étois  aimé.  Je  me  livrois  dans  la  paix  de  lin- 
nocence  aux  transports  d  un  amour  partagé  ;  je 
savourois  à  longs  traits  le  délicieux  sentiment 
qui  me  faisoit  vivre.  La  douce  vapeur  de  lespé- 
lancc  enivroit  mon  cœur;  une  extase,  un  ra- 
vissement ,  un  délire ,  absorboit  toutes  mes  fa- 
cultés. Ah  !  sur  les  rochers  de  Meillerie ,  au  mi- 
lieu de  l'hiver  et  des  glaces ,  d'affreux  abymes 
devant  les  yeux  ,  quel  être  au  monde  jouissoit 
d'un  sort  comparable  au  mien?...  Et  je  pleurois  ! 
et  je  me  trouvois  à  plaindre  !  et  la  tristesse  osoit 
approcher  de  moi!...  Que  ferai-je  donc  aujour- 
d'hui que  j'ai  tout  possédé,  tout  perdu?...  Jai 
bien  mérité  ma  misère  puisque  j  ai  si  peu  senti 
mon  bonheur...  Je  pleurois  alors...  Tu  pleurois... 
Infortuné,  tu  ne  pleures  plus...  Tu  n'as  pas 
môme  le  droit  de  pleurer...  Que  n'est-elle  morte  ! 
osai-je  m'écrier  dans  un  transport  de  rage;  oui , 
je  serois  moins  malheureux;  j'oserois  me  livrer 
à  mes  douleurs  ;  j'embrasserois  sans  remords  sa 
froide  tombe  ;  mes  regrets  seroient  dignes  d  elle; 
je  dirois  :  Elle  entend  mes  cris  ,  elle  voit  mes 
pleurs,  mes  gémissements  la  touchent,  elle  ap- 
prouve et  reçoit  mon  pur  hommage...  J'aurois 


CINQUIÈME    PARTIE.  359 

au  moins  Tespoir  de  la  rejoindre...  Mais  elle  vit , 
elle  est  lioiircuse...  Elle  vit ,  et  sa  vie  est  ma  mort , 
et  son  bonheur  est  mon  supplice  ;  et  le  ciel  , 
après  me  l'avoir  arrachée  ,  m'ôte  jusqu'à  la  dou- 
ceur de  la  rejqfrettcr  !..  Elle  vit,  mais  non  pas  pour 
moi;  elle  vit  pour  mon  désespoir.  Je  suis  cent 
fois  plus  loin  d'elle  que  si  elle  n'étoit  plus. 

Je  me  couchai  dans  ces  tristes  idées  ;  elles  me 
suivirent  durant  mon  sommeil,  et  le  remplirent 
d'images  funèbres.  Les  amères  douleurs,  les  re- 
grets, la  mort,  se  peignirent  dans  mes  songes  , 
et  tous  les  maux  que  j  avois  soufferts  reprenoient 
à  mes  yeux  cent  formes  nouvelles  pour  me  tour- 
menter une  seconde  fois.  Un  rêve  sur-tout,  le 
plus  cruel  de  tous ,  s'obstinoit  à  me  poursuivre  ; 
et  de  fantôme  en  fantôme  toutes  leurs  appari- 
tions confuses  finissoient  toujours  par  celui-là. 

Je  crus  voir  la  digne  mère  de  votre  amie  dans 
son  lit  expirante ,  et  sa  fdle  à  genoux  devant  elle , 
fondant  en  larmes,  baisant  ses  mains  et  recueil- 
lant ses  derniers  soupirs.  Je  revis  cette  scène  que 
vous  m'avez  autrefois  dépeinte  et  qui  ne  sortira 
jamais  de  mon  souvenir.  O  ma  mère,  disoit  Julie 
d  un  ton  à  me  navrer  lame ,  celle  qui  vous  doit 
le  jour  vous  lôte!  Ah  î  reprenez  votre  bienfait  ! 
sans  vous  il  n  est  pour  moi  qu'un  don  funeste. 
Mon  enfant,  répondit  sa  tendre  mère...  il  faut 
remplir  son  sort...  Dieu  est  juste...  tu  seras  mère 
à  ton  tour...  Elle  ne  put  achever.  Je  voulus  lever 
les  yeux  sur  elle ,  je  ne  la  vis  plus.  Je  vis  Julie 
à  sa  place;  je  lavis,  je  la  reconnus,  quoique 


56o  LA  NOUVELLE   HÉLOifsiE. 

son  visage  fût  couvert  d'un  voile.  Je  fais  un  cri  ; 
je  m'élance  pour  écarter  le  voile  ,  je  ne  pus 
l'atteindre;  j'étendois  les  bras  ,  je  nie  tounnen- 
tois,  et  ne  touchois  rien.  Ami,  calme-toi,  me 
dit-elle  d'une  voix  loihle  :  le  voile  redoutable 
me  couvre,  nulle  main  ne  peut  1  écarter.  A  ce 
mot  je  m  agite  et  fais  un  nouvel  effort  :  cet  ef- 
fort me  réveille  ;  je  me  trouve  dans  mon  lit , 
accablé  de  fatigue ,  et  trempé  de  sueur  et  de 
larmes. 

Bientôt  ma  frayeur  se  dissipe ,  l'épuisement 
me  rendort  :  le  même  songe  me  rend  les  mêmes 
agitations;  je  m'éveille,  et  me  rendors  une  troi- 
sième fois.  Toujours  ce  spectacle  lugubre ,  tou- 
jours ce  même  appareil  de  mort,  toujours  ce 
voile  impénétrable  échappe  à  mes  mains ,  et  dé- 
robe à  mes  yeux  l'objet  expirant  qu'il  couvre. 

A  ce  dernier  réveil  ma  terreur  fut  si  forte  que 
je  ne  la  pus  vaincre  étant  éveillé.  Je  me  jette  à 
bas  de  mon  lit  sans  savoir  ce  que  je  faisois.  Je 
me  mets  à  errer  par  la  chambre,  effrayé  comme 
un  enfant  des  ombres  de  la  nuit,  croyant  me 
voir  environné  de  fantômes ,  et  l'oreille  encore 
frappée  de  cette  voix  plaintive  dont  je  n'enten- 
dis jamais  le  son  sans  émotion.  Le  crépuscule  , 
en  commençant  d  éclairer  les  objets ,  ne  fit  que 
les  transformer  au  gré  de  mon  imagination  trou- 
blée. Mon  effroi  redouble  et  m'ôte  le  jugement: 
après  avoir  trouvé  ma  porte  avec  peine  ,  je  m'en- 
fuis de  ma  chambre  ,  j'entre  brusquement  dans 
celle  d'Edouard  :  j'ouvre  son  rideau ,  et  me  laisse 


CINQUIÈME    PARTIE.  36l 

tomber  sur  son  lit  en  m'écriant  hors  cVhalcine  : 
C'en  est  fait,  je  ne  la  verrai  plus!  Il  s'éveille  en 
sursaut,  il  saute  à  ses  armes,  se  croyant  surpris 
par  un  voleur,  A  l'instant  il  mereconnoît;  je  me 
reconnois  moi-même  ;  et  pour  la  seconde  fois  de 
ma  vie  je  me  vois  devant  lui  dans  la  confusion 
que  vous  pouvez  concevoir. 

Il  me  fit  asseoir ,  me  remettre ,  et  parler.  Sitôt 
qu'il  sut  de  quoi  il  s'apissoit ,  il  voulut  tourner 
la  chose  en  plaisanterie  ;  mais  voyant  que  j  étois 
vivement  frappé  et  que  cette  impression  ne  se- 
roit  pas  facile  à  détruire ,  il  changea  de  ton. 
Vous  ne  méritez  ni  mon  amitié  ni  mon  estime, 
me  dit-il  assez  durement  :  si  j  avois  pris  pour 
mon  laquais  le  quart  des  soins  que  j  ai  pris  pour 
vous ,  j'en  aurois  fait  un  homme  ;  mais  vous  n'ê- 
tes rien.  Ah!  lui  dis-je,  il  est  trop  vrai.  Tout  ce 
que  j'avois  de  bon  me  venoit  délie  :  je  ne  la 
reverrai  jamais;  je  ne  suis  plus  rien.  Il  sourit , 
et  m'embrassa.  Tranquillisez-vous  aujourd'hui , 
me  dit-il;  demain  vous  serez  raisonnable  :  je  me 
charge  de  lévènement.  Après  cela  ,  changeant 
de  conversation,  il  me  proposa  de  partir.  J'y 
consentis.  On  fit  mettre  les  chevaux,  nous  nous 
habillâmes.  En  entrant  dans  la  chaise,  mylord 
dit  un  mot  à  l'oreille  au  postillon,  et  nous  par- 
tîmes. 

Nous  marchions  sans  rien  dire.  J'étois  si  oc- 
cupé de  mon  fiincste  rêve,  que  je  n'entendois 
et  ne  voyois  rien  :  je  ne  fis  pas  même  attention 
que  le  lac,  qui  la  veille  étoit  à  ma  droite ,  étoit 


362,  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

maintenant  à  ma  [gauche.  11  n'y  eut  qu'un  bruit 
de  pavé  qui  me  tira  de  ma  létharj^ie  ,  et  me  fit 
apercevoir  avec  un  ctonnement  facile  à  com- 
prendre que  nous  rentrions  dansClarens.  A  trois 
cents  pas  de  la  (grille  mylord  fit  arrêter;  et  me 
tirant  à  Tccart  :  Vous  voyez  ,  nie  dit-il  ,  mon 
projet;  il  na  pas  besoin  d'explication.  Allez, 
visionnaire ,  ajouta-t-il  en  me  serrant  la  main , 
allez  la  revoir.  Heureux  de  ne  montrer  vos  fo- 
lies qu'à  des  gens  qui  vous  aiment!  Hàtez-vous, 
je  vous  attends;  mais  sur-tout  ne  revenez  qu'a- 
près avoir  déchiré  ce  fatal  voile  tissu  dans  votre 
cerveau. 

Qu'aurois-je  dit?. Te  partis  sans  répondre.  Je 
marchois  d'un  pas  précipité  que  la  réflexion  ra- 
lentit en  approchant  de  la  maison.  Quel  person- 
nage allois-je  faire?  comment  oser  me  montrer? 
de  quel  prétexte  couvrir  ce  retour  imprévu  ? 
avec  quel  front  irois-je  alléguer  mes  ridicules 
terreurs  et  supporter  le  regard  méprisant  du  gé- 
néreux Wolmar  ?.  Plus  j  approchois  ,  plus  ma 
frayeur  me  paroissoit  puérile,  et  mon  extrava- 
gance me  faisoit  pitié.  Cependant  un  noir  pres- 
sentiment m'agitoit  encore,  et  je  ne  me  sentois 
point  rassuré,  .l'avançois  toujours,  quoique  len- 
tement, et  j'étois  déjà  près  de  la  cour  quand 
j'entendis  ouvrir  et  refermer  la  porte  de  l'Elysée. 
N'en  voyant  sortir  personne,  je  fis  le  tour  en  de- 
hors, et  j'allai  par  le  rivage  côtoyer  la  volière 
autant  qu'il  me  fut  possible.  Je  ne  tardai  pas  de 
juger  qu'on  en  approchoit.  Alors  prêtant  l'oreille 


/ 


CIISQUIÈME    PARTIE.  363 

je  vous  entendis  parler  toutes  deux,  et,  sans 
qu'il  me  fût  possible  de  distinguer  un  seul  mot , 
je  trouvai  dans  le  son  de  votre  voix  je  ne  sais 
quoi  de  languissant  et  de  tendre  qui  me  donna 
de  1  émotion  ,  et  dans  la  sienne  un  accent  affec- 
tueux et  doux  à  son  ordinaire,  mais  paisible  et 
serein ,  quLme  remit  à  l'instant,  et  qui  fit  le  vrai 
réveil  de  mon  rêve. 

Sur-le-champ  je  me  sentis  tellement  changé 
que  je  me  moquai  de  moi-même  et  de  mes  vaines 
alarmes.  En  songeant  que  je  n'avois  qu'une  haie 
et  quelques  buissons  à  franchir  pour  voir  pleine 
de  vie  et  de  santé  celle  que  j  avois  cru  ne  revoir 
jamais ,  j'abjurai  pour  toujours  mes  craintes , 
mon  effroi,  mes  chimères,  et  je  me  déterminai 
sans  peine  à  repartir,  même  sans  lavoir.  Claire, 
je  vous  le  jure,  non  seulement  je  ne  la  vis  point, 
mais  je  m'en  retournai  fier  de  ne  l'avoir  point 
vue,  de  n'avoir  pas  été  foible  et  crédule  jusqu'au 
bout ,  et  d  avoir  au  moins  rendu  cet  honneur  à 
lami  d'Edouard  de  le  mettre  au-dessus  d'un  songe. 

Voilà,  chèje  cousine,  ce  que  j  avois  à  vous 
dire  et  le  dernier  aveu  qui  mé  restoit  à  vous 
faire.  Le  détail  du  reste  de  notre  voyage  n'a  plus 
rien  d'intéressant  :  il  me  suffit  de  vous  protester 
que  depuis  lors  non  seulement  myiord  est  con- 
tent de  moi,  mais  que  je  le  suis  encore  plus 
moi-même  qui  sens  mon  entière  guérison  bien 
mieux  quil  ne  la  peut  voir.  De  peur  de  lui 
laisser  une  défiance  inutile,  je  lui  ai  caché  que 
je  ne  vous  avois  point  vues.  Quand  il  me  de- 


364  I-^    NOUVELLE    IIKLOÏSE. 

manda  si  le  voile  étoit  levé  ,  je  raffirmai  sans 
balancer,  et  nous  n'en  avons  plus  parlé.  Oui, 
cousine,  il  est  levé  pour  jamais  ce  voile  dont 
ma  raison  fut  lonfj-temps  offusquée.  Tous  mes 
transports  inquiets  sont  éteints  :  je  vois  tous 
mes  devoirs,  et  je  les  aime.  Vous  m'êtes  toutes 
deux  plus  chères  que  jamais  ;  mais  mon  cœur  ne 
distingue  plus  l'une  de  l'autre  et  ne  sépare  point 
les  inséparables. 

Nous  arrivâmes  avant-hier  à  Milan  :  nous  en 
repartons  après-demain.  Dans  huit  jours  nous 
comptons  être  à  Rome,  et  j'espère  y  trouver  de 
vos  nouvelles  en  arrivant.  Qu'il  me  tarde  de 
voir  ces  deux  étonnantes  personnes  qui  trou- 
blent depuis  si  long -temps  le  repos  du  plus 
grand  des  hommes!  O  Julie!  ô  Glaire!  il  fau- 
droit  votre  égale  pour  mériter  de  le  rendre  heu- 
reux. 


LETTRE   X. 

DE    MADAME    DORBE    A    SAINT-PREUX. 

jNous  attendions  tous  de  vos  nouvelles  avec 
impatience,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire 
combien  vos  lettres  ont  fait  de  plaisir  à  la  petite 
communauté  :  mais  ce  que  vous  ne  tievinerez  pas 
de  même,  c(^'it  que  de  toute  la  maison  je  suis 
peut-être  celle  qu'elles  çnt  le  moins  réjouie.  Ils 
ont  tous  appris  que  vous  aviez  heureusement 


CINQUIÈME   PARTIE.  SGf» 

passe  les  Alpes;  moi  j'ai   sonjjé  que  "vous  elle/, 
au-cîclà. 

A 1  é^tjard  du  détail  que  vous  m  avez  fait ,  nous 
n'en  avons  rien  dit  au  baron,  et  j'en  ai  passé  à 
tout  le  monde  quelques  soliloques  fort  inutiles. 
M,  de  Wolmar  a  eu  flionnêteté  de  ne  faire  que 
se  moquer  de  voUvS  ;  mais  Julie  n'a  pu  se  rappeler 
les  derniers  moments  de  sa  mère  sans  de  nou- 
veaux regrets  et  de  nouvelles  larmes.  Elle  n'a 
remarqué  de  votre  rêve  que  ce  qui  ranimoir  se.-; 
douleurs. 

Quant  à  moi ,  je  vous  dirai ,  mon  cher  maître, 
que  je  ne  suis  plus  surprise  de  vous  voir  en  con- 
tinuelle admiration  de  vous-même,  toujours 
achevant  quelque  folie  ,  et  toujours  commen- 
çant dêtre  sage;  car  il  y  a  long -temps  que 
vous  passez  votre  vie  à  vous  reprocher  le  jour 
de  la  veille  et  à  vous  applaudir  pour  le  len- 
demain. 

Je  vous  avoue  aussi  que  ce  grand  effort  de 
courage,  qui,  si  près  de  nous,  vous  a  fait  re- 
tourner comme  vous  étiez  venu,  ne  me  paroît 
pas  aussi  merveilleux  qu'à  vous.  Je  le  trouve 
plus  vain  que  sensé,  et  je  crois  qu'à  tout  pren- 
dre j'aimerois  autant  moins  de  force  avec  un 
peu  plus  de  raison.  Sur  cette  manière  de  vous 
en  aller  ,  pourroit-on  vous  demander  ce  que 
vous  êtes  venu  faire  ?  Vous  avez  eu  honte  de 
vous  montrer,  et  c'étoit  de  n'oser  vous  mon- 
trer qu'il  falloit  avoir  honte;  comme  si  la  dou- 
ceur de  voir  ses  amis  neffaçoit  pas  cent  fois  le 


366  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

petit  chagrin  de  leur  raillerie  l  N  etiez-vous  pas 
trop  heureux  de  venir  nous  offrir  votre  air  ef- 
faré pour  nous  faire  rire?  Hé  bien  donc!  je  ne 
me  suis  pas  moquée  de  vous  alors  ,  mais  je  m'en 
moque  tant  plus  aujourd'hui,  quoique,  n'ayant 
pas  le  plaisir  de  vous  mettre  en  colère ,  je  ne 
puisse  pas  rire  de  si  bon  cœur. 

Malheureusement  il  y  a  pis  encore  ;  c'est  que 
j'ai  gagné  toutes  vos  terreurs  sans  me  rassurer 
comme  vous.  Ce  rcve  a  quelque  chose  d'effrayant 
qui  m  inquiète  et  m  attriste  malgré  que  j  en  aie. 
En  lisant  votre  lettre  je  blâmois  vos  agitations  ; 
en  la  finissant  j'ai  blâmé  votre  sécurité.  L'on  ne 
sauroit  voir  à-la-fois  pourquoi  vous  étiez  ému, 
et  pourquoi  vous  êtes  devenu  si  tranquille.  Par 
quelle  bizarrerie  avez-vous  gardé  les  pi  us  tristes 
pressentiments  jusqu'au  moment  où  vous  avez 
pu  les  détruire  et  ne  l'avez  pas  voulu?  Un  pas  , 
un  geste,  un  mot,  tout  étoit  fini.  Vous  vous 
étiez  alarmé  sans  raison,  vous  vous  êtes  rassuré 
de  même  :  mais  vous  m'avez  transmis  ^a  frayeur 
que  vous  n'avez  plus;  et  il  se  trouve  qu'ayant 
eu  de  la  force  une  seule  fois  en  votre  vie,  vous 
l'avez  eue  à  mes  dépens.  Depuis  votre  fatale  let- 
tre un  serrement  de  cœur  ne  m'a  pas  quittée  :  je 
n'approche  point  de  Julie  sans  trembler  de  la 
perdre  ;  à  chaque  instant  je  crois  voir  sur  son 
visage  la  pâleur  de  la  mort  ;  et  ce  malin  la  pres- 
sant dans  mes  bras,  je  me  suis  sentie  en  pleurs 
sans  savoir  pourquoi.  Ce  voile!  ce  voile!.,,  il  a 
je  ne  sais  quoi  de  sinistre  qui  me  trouble  chaque 


CINQUIÈME   PARTIE.  36'J 

fois  que  j'y  pense.  Non,  je  ne  puis  vous  pardon- 
ner d'avoir  pu  l'ccarler  sans  l'avoir  fait,  et  j'ai 
bien  peur  de  n'avoir  plus  désormais  un  moment 
de  contentement  que  je  ne  vous  revoie  auprès 
d'elle.  Convenez  aussi  qu'après  avoir  si  long- 
temps parlé  de  philosophie ,  vous  vous  êtes 
montré  philosophe  à  la  lin  bien  mal-à-propos. 
Ah  !  rêvez,  et  voyez  vos  amis;  cela  vaut  mieux 
que  de  les  fuir  et  d'être  un  sage. 

11  paroît,  par  la  lettre  de  mylord  à  M.  de  Wol- 
mar,  quil  songe  sérieusement  à  venir  s'établir 
avec  nous.  Sitôt  qu'il  aura  pris  son  parti  là-bas 
et  que  son  cœur  sera  décidé,  revenez  tous  deux 
heureux  et  fixés  ;  c'est  le  vœu  de  la  petite  com- 
munauté ,  et  sur-tout  celui  de  votre  amie 

Claire  d'Orbe. 

P.  S.  Au  reste ,  s'il  est  vrai  que  vous  n'avez 
rien  entendu  de  notre  conversation  dans  TÉly- 
sée ,  c'est  peut-être  tant  mieux  pour  vous  ;  car 
vous  me  savez  assez  alerte  pour  voir  les  gens 
sans  quils  m  aperçoivent,  et  assez  maligne  pour 
persifler  les  écouteurs. 


LETTRE  XI. 

DE   M.  DE    WOLMAR   A    SAINT-PREUX. 

J'ÉCRIS  à  mylord  Edouard,  et  je  lui  parle  de 
vous  si  au  long  qu'il  ne  me  reste  en  vous  écri- 


3G8  LA    NOUVELLK   HÉLOÏSE. 

vaut  à  vous-même  qu'à  vous  renvoyer  à  sa  let- 
tre. La  vôtre  exigcroit  peut-être  de  ma  part  un 
retour  dhonnêtetés  :  mais  vous  appeler  dans  ma 
famille  ,  vous  traiter  en  frère,  en  ami,  faire  votre 
sœur  de  celle  qui  fut  votre  amante,  vous  remet- 
tre lautorité  paternelle  sur  mes  enfants,  vous 
confier  mes  droits  après  avoir  usurpé  les  vôtres; 
voilà  les  compliments  dont  je  vous  ai  cru  digne. 
De  votre  part,  si  vous  justifiez  ma  conduite  et 
mes  soins,  vous  m  aurez  assez  loué,  .lai  lâché 
de  vous  honorer  par  mon  estime  ;  honorez-moi 
par  vos  vertus.  Tout  autre  éloge  doit  être  hanni 
d'entre  nous. 

Loin  d'être  surpris  de  vous  voir  frappé  d'un 
songe ,  je  ne  vois  pas  trop  pourquoi  vous  vous 
reprochez  de  l'avoir  été.  Il  me  semble  que  pour 
un  homme  à  systèmes  ce  n'est  pas  une  si  grande 
affaire  qu'un  rêve  de  plus. 

Mais  ce  que  je  vous  reprocherois  volontiers  , 
c'est  moins  l'effet  de  votre  songe  que  son  es- 
pèce ,  et  cela  par  une  raison  fort  différente  de 
celle  que  vous  pourriez  penser.  Un  .tyran  fit  au- 
trefois mourir  un  hompie  qui ,  dans  un  songe , 
avoit  cru  le  poignarder.  Rappelez-vous  la  raison 
qu'il  donna  de  ce  meurtre  ,  et  faites -vous -en 
l'application.  Quoi  !  vous  allez  décider  du  sort 
de  votre  ami ,  et  vous  songez  à  vos  anciennes 
amours  !  Sans  les  conversations  du  soir  précé- 
dent, je  ne  vous  pardonnerois  jamais  ce  rêve- 
là.  Pensez  le  jour  à  ce  que  vous  allez  faire  à 


/" 


CINQUIÈME   PARTIE.  369 

Home,  vous  songerez  moins  la  nuit  à  ce  qui  s'est 
fait  à  Vevai. 

La  Fanclion  est  malade;  cela  tient  ma  femme 
occupée  et  lui  ôte  le  temps  de  vous  écrire.  Il  y  a 
ici  quelqu'un  qui  supplée  volontiers  à  ce  soin. 
Heureux  jeune  homme  !  tout  conspire  à  votre 
bonheur;  tous  les  prix  de  la  vertu  vous  recher- 
chent pour  vous  forcer  à  les  mériter.  Quant  à 
celui  de  mes  bienfaits  ,  n'en  chargez  personne 
que  vous-même  ;  c'est  de  vous  seul  que  je  fat- 
tends. 


LETTRE  XIL 

DE    SAINT-PREUX    A    M.    DE   WOLMAR. 

(^UE  cette  lettre  demeure  entre  vous  et  moi  ; 
qu'un  profond  secret  cache  à  jamais  les  erreurs 
du  plus  vertueux  des  hommes.  Dans  quel  pas 
dangereux  je  me  trouve  engagé  !  O  mon  sage  et 
bienfaisant  ami ,  que  n'ai-je  tous  vos  conseils 
dans  la  mémoire  comme  j'ai  vos  bontés  dans  le 
cœur  I  Jamais  je  n'eus  si  grand  besoin  de  pru- 
dence ,  et  jamais  la  peur  den  manquer  ne  nuisit 
tant  au  peu  que  j  en  ai.  Ah  !  où  sont  vos  soins 
paternels  ?  où  sont  vos  leçons ,  vos  lumières  ?  que 
deviendrai-je  sans  vous?  Dans  ce  moment  de 
crise  je  donnerois  tout  l'espoir  de  ma  vie  pour 
vous  avoir  ici  durant  huit  jours.  • 
4.  24 


370  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Je  me  suis  trompé  dans  toutes  mes  conjectu- 
res ;  je  n'ai  fait  que  des  fautes  jusqu'à  ce  moment. 
Je  ne  redoutois  que  la  marquise  :  après  l'avoir 
vue ,  effrayé  de  sa  beauté ,  de  son  adresse ,  je 
m'efforqois  d'en  détacher  tout-à-fait  lame  noble 
de  son  ancien  amant.  Gliarmé  de  le  ramener  du 
côté  d  où  je  ne  voyois  rien  à  craindre  ,  je  lui  par- 
lois  deLaure  avec  l'estime  et  l'admiration  qu'elle 
m'avoit  inspirée;  en  relâchant  son  plus  fort  at- 
tachement par  l'autre ,  j'espérois  les  rompre  enfin 
tous  les  deux. 

Il  se  prêta  d'abord  à  mon  projet,  il  outra  même 
la  complaisance  ;  et  voulant  peut-être  punir  mes 
importunités  par  un  peu  d'alarmes ,  il  affecta 
pour  Laure  encore  plus  d'empressement  qu'il  ne 
croyoit  en  avoir.  Que  vous  dirai-je  aujourd'hui  ? 
Son  empressement  est  toujours  le  même,  mais 
il  n'affecte  plus  rien.  Son  cœur ,  épuisé  par  tant 
de  combats ,  s'est  trouvé  dans  un  état  de  foi- 
blesse  dont  elle  a  profité.  Il  seroit  difficile  à  tout 
autre  de  feindre  long-temps  de  l'amour  auprès 
d'elle;  jugez-en  par  l'objet  niêmc  delà  j)assion  qui 
le  consume.  En  vérité  l'on  ne  peut  voir  cette  in- 
fortunée sans  être  touché  de  son  air  et  de  sa 
figure  ;  une  impression  de  langueur  et  d'abatte- 
ment qui  ne  quitte  point  son  charmant  visage, 
en  éteignant  la  vivacité  de  sa  physionomie ,.  la 
rend  plus  intéressante  ;  et ,  comme  les  rayons  du 
soleil  échappés  à  travers  les  nuages  ,  -ses  yeux 
ternis  par  la^douleur  lancent  des  feux  plus  pi- 
quants. Son  humiliation  même  a  toutes  les  gra- 


CINQUIÈME    PARTIE.  871 

ces  de  la  modestie  :  en  la  voyant  on  la  plaint ,  en 
l'écoutant  on  l'honore  :  enfin  je  dois  dire,  à  la 
justification  de  mon  ami ,  que  je  ne  connois  que 
deux  hommes  au  monde  qui  puissent  rester  sans 
risque  auprès  d'elle. 

Il  s'égare,  6  Wolmar!  je  le  vois ,  je  le  sens; 
je  vous  l'avoue  dans  l'amertume  de  mon  creur. 
Je  frémis  en  songeant  jusqu'où  son  égarement 
peut  lui  faire  oublier  ce  quil  est  et  ce  qu'il  se 
doit.  Je  tremble  que  cet  intrépide  amour  de  la 
vertu ,  qui  lui  fait  mépriser  Fopinion  publique , 
ne  le  porte  à  l'autre  extrémité  ,  et  ne  lui  fasse 
braver  encore  les  lois  sacrées  de  la  décence  et  de 
l'honnêteté.  Edouard  Bomston  faire  un  tel  ma- 
riage!... vous  concevez!...  sous  les  yeux  de  son 
ami!...  qui  le  permet!...  qui  le  souffre!...  et  qui 
lui  doit  tout  !...  Il  faudra  qu'il  m'arrache  le  cœur 
de  sa  main  avant  de  la  profaner  ainsi. 

Cependant  que  faire''  comment  me  compor- 
ter ?  Vous  connaissez  sa'  violence  ;  on  ne  gagne 
rien  avec  lui  par  les  discours ,  et  les  siens  depuis 
quelque  temps  ne  sont  pas  propres  à  calmer  mes 
craintes.  J'ai  feint  d'abord  de  ne  pas  fentendre; 
j'ai  fait  indirectement  parler  la  raison  en  maxi- 
mes générales  :  à  son  tour  il  ne  m'entend  point. 
Si  j'essaie  de  le  toucher  un  peu  plus  au  vif,  il  ré- 
pond des  sentences,  et  croit  m  avoir  réfuté;  si 
j'insiste,  il  s'emporte  ,  il  prend  un  ton  qu'un  ami 
devroit  ignorer  et  auquel  l'amitié  ne  sait  point 
répondre.  Croyez  que  je  ne  suis  en  cette  occasion 
ni  craintif  ni  timide  ;  quand  on  est  dans  son  de- 


372  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

voir  on  n'est  que  trop  tenté  detrefien  mais  il  ne 
s'agit  pas  ici  de  fierté ,  il  s'agit  de  réussir ,  et  de 
fausses  tentatives  peuvent  nuire  aux  meilleurs 
moyens.  Je  n'ose  presque  entrer  avec  lui  dans 
aucune  discussion  ;  car  je  sens  tous  les  jours  la 
vérité  de  l'avertissement  que  vous  m'avez  donné , 
qu'il  est  plus  fort  que  moi  de  raisonnement ,  et 
qu'il  ne  faut  point  fenflammcr  par  la  dispute. 

Il  paroît  d'ailleurs  un  peu  refroidi  pour  moi  ; 
on  diroit  que  je  finquiéte.  Combien  avec  tant 
de  supériorité  à  tous  égards  un  homme  est  ra- 
baissé par  un  moment  de  foiblesse  !  Le  grand  , 
le  sublime  Edouard  a  peur  de  son  ami,  de  sa 
créature ,  de  son  élève  !  il  semble  même  ,  par 
quelques  mots  jetés  sur  le  choix  de  son  séjour 
s'il  ne. se  marie  pas,  vouloir  tenter  ma  fidélité 
par  mon  intérêt.  Il  sait  bien  que  je  ne  dois  ni  ne 
veux  le  quitter.  O  Wolmar,  je  ferai  mon  devoir 
et  suivrai  par-tout  mon  bienfaiteur.  Si  j'étois 
lâche  et  vil ,  que  gagnerois-je  à.ma  perfidie  ?  Ju- 
lie et  son  digne  époux  confieroient-ils  leurs  en- 
fants à  un  traître  ?  , 

Vous  m'avez  dit  souvent  que  les  petites  pas- 
.sions  ne  prennent  jamais  le  change  et  vont  tou- 
jours à  leur  lin  ,  mais  ([u'on  peut  armer  les  gran- 
des contre  elles-mêmes.  J  ai  cru  pouvoir  ici  faire 
usage  de  cette  maxime.  En  effet,  la  compassion, 
le  mépris  des  préjugés ,  l'habitude,  tout  ce  qui 
détermine  Edouard  en  cette  occasion  échappe  à 
force  de  petitesse  et  devient  presque  inattaqua- 
!)le  ;  au  lieu  que  le  véritable  amour  est  insépa- 


CINQUIÈME    PARTIE.  .l;^ 

rable  de  la  générosité ,  et  que  par  elle  on  a 
toujours  sur  lui  quelque  prise.  J'ai  tenté  cette 
voie  indirecte ,  et  je  ne  désespère  pas  du  succès. 
Ce  moyen  paroît  cruel  ;  je  ne  lai  pris  qu'avec 
répugnance.  Cependant,  toutbien  pesé,  je  crois 
rendre  service  à  Laure  elle-même.  Que  feroit- 
elle  dans  l'état  auquel  elle  peut  monter  qu'y 
montrer  son  ancienne  ignominie?  mais  quelle 
peut  être  grande  en  demeurant  ce  qu'elle  est!  Si  je 
connois  bien  cette  étrange  fille,  elle  est  faite  pour 
jouir  de  son  sacrifice  plus  que  du  rang  qu'elle 
doit  refuser. 

Si  cette  ressource  me  manque,  il  m'en  reste 
une  de  la  part  du  gouvernement  à  cause  de  la 
religion  ;  mais  ce  moyen  ne  doit  être  employé 
qu'à  la  dernière  extrémité  et  au  défaut  de  tout 
autre  :  quoi  qu'il  en  soit ,  je  n'en  veux  épargner 
aucun  pour  prévenir  une  alliance  indigne  et  dés- 
honnête.  O  respectable  Wolniar  !  je  suis  jaloux 
de  votre  estime  durant  tous  les  moments  de  ma 
vie.  Quoi  que  puisse  vous  écrire  Edouard ,  quoi 
que  vous  puissiez  entendre  dire  ,  souvenez-vous 
qu'à  quelque  prix  que  ce  puisse  être ,  tant  que 
mon  cœur  battra  dans  ma  poitrine  ,  jamais  Lau- 
retta  Pisana  ne  sera  lady  Bomston. 

Si  vous  approuvez  mes  mesures,*  cette  lettre 
n'a  pas  besoin  de  réponse.  Si  je  me  trompe ,  in- 
struisez-moi ';  mais  bâtez-vous  ,  car  il  n'y  a  pas 
un  moment  à  perdre.  Je  ^erai  mettre  l'adresse 
par  une  main  étrangère.  Faites  de  même  en  me 
répondant.  Après   avoir  examiné  ce  qu'il  faut 


374  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

faire,  brûlez  ma  lettre  et  oubliez  ce  qu'elle  con- 
tient. Voici  le  premier  et  le  seul  secret  que  j'aurai 
eu  de  ma  vie  à  cacher  aux  deux  cousines  :  si 
j'osois  me  fier  davantage  à  mes  lumières  ,  vous- 
même  n'en  sauriez  jamais  rien  (i). 


LETTRE  XIII. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  MADAME  D'oRBE. 

Le  courrier  d'Italie  sembloit  n'attendre  pour  ar- 
river que  le  moment  de  ton  départ ,  comme  pour 
te  punir  de  ne  l'avoir  différé  qu'à  cause  de  lui. 
Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait  cette  jolie  décou- 
verte ,  c'est  mon  mari  qui  a  remarqué  qu'ayant 
fait  mettre  les  chevaux  à  huit  heures ,  tu  tardas 
de  partir  jusqu'à  onze  ,  non  pour  l'amour  de 
nous,  mais  après  avoir  demandé  vingt  fois  s'il 
en  étoit  dix ,  parceque  c'est  ordinairement  l'heure 
où  la  poste  passe. 

Tu  es  prise  ,  pauvre  cousine  ;  tu  ne  peux  plus 

(i)  Pour  bien  entendre  cette  lettre  et  la  troisième  de  la 
sixième  partie,  il  faudroit  savoir  les  aventures  de  my- 
lord  Edouard ,  et  j'avois  d'abord  résolu  de  les  ajouter  à 
ce  recueil.  En  y  repensant,  je  n'ai  pu  me  résoudre  à  gâ- 
ter la  simplicité  de  l'histoire  des  deux  amants  par  le  ro- 
manesque de  la  sienne.  Il  vaut  mieux  laisser  quelque 
chose  à  deviner  au  lect^r  (*). 

(*)  Les  aventures  de  mylord  Edouard  ont  été  ajoute'es  à  cette 
rditjon. 


CINQUIÈME   PARTIE.  376 

t'en  dédire.  Malgré  l'augure  de  la  Chaillot,  cette 
Glaire  si  folle ,  ou  plutôt  si  sage  ,  n'a  pu  l'être 
jusqu'au  bout:  te  voilà  dans  les  mêmes  las  (1) 
dont  tu  pris  tant  de  peine  à  me  dégager,  et  tu 
n'as  pu  conserver  pour  toi  la  liberté  que  tu  m'as 
rendue.  Mon  tour  de  rire  est-il  donc  venu  ? 
Chère  amie  ,  il  faudroit  avoir  ton  charme  et  tes 
grâces  pour  savoir  plaisanter  comme  toi ,  et 
donner  à  la  raillerie  elle-même  l'accent  tendre 
et  touchant  des  caresses.  Et  puis  quelle  diffé- 
rence entre  nous  !  De  quel  front  pourrois-je  me 
jouer  d'un  mal  dont  je  suis  la  cause  et  que  tu 
tes  fait  pour  me  Fôter  ?  Il  n'y  a  pas  un  senti- 
ment dans  ton  cœur  qui  n'offre  au  mien  quelque 
sujet  de  reconnoissance;  et  tout, jusqu'à  ta  foi- 
blesse,  est  en  toi  l'ouvrage  de  ta  vertu.  C'est  cela 
même  qui  me  console  et  m'égaie.  11  falloit  me 
plaindre  et  pleurer  de  mes  fautes  ;  mais  on  peut 
se  moquer  de  la  mauvaise  honte  qui  te  fait  rou- 
gir d'un  attachement  aussi  pur  que  toi. 

Revenons  au  courrier  d  Italie  et  laissons  un 
moment  les  moralités.  Ce  seroit  trop  abuser  de 
mes  anciens  titres  ;  car  il  est  periliis  d  endormir 
son  auditoire ,  mais  non  pas  de  l'impatienter. 
Hé  bien  donc  !  ce  courrier  que  je  fais  si  lente- 
ment arriver  ,  qu'a-t-il  apporté  ?  Rien  que  de 
bien  sur  la  santé  de  nos  amis,  et  de  plus  une 
grande  lettre  pour  toi.  Ah  !  bon  !  je  te  vois  déjà 

(i)  .Je  n'ai  pas  voulu  laisser  lacs  ^  à  cause  de  la  pronon- 
ciation genevoise  remarquée  par  madame  d'Orbe  dans  la 
lettre  cinquième  de  la  sixième  partie. 


376  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

soiu'ire  et  reprendre  haleine  ;  la  lettre  venue  te 
fait  attendre  plus  patiemment  ce  qu  elle  con- 
tient. 

Elle  a  pourtant  bien  son  prix  encore ,  même 
après  s'être  fait  désirer;  car  elle  respire  une  si... 
Mais  je  ne  veux  te  parler  que  de  nouvelles,  et 
sûrement  ce  que  j'allois  dire  n'en  est  pas  une. 

Avec  cette  lettre  il  en  est  venu  une  autre  de 
mylord  Edouard  pour  mon  mari,  et  beaucoup 
d'amitiés  pour  nous.  Celle-ci  contient  véritable- 
ment des  nouvelles,  et  d'autant  moins  attendues 
que  la  première  n'en  dit  rien.  Ils  dévoient  le  len- 
demain partir  pour  Naples,  oîi  mylord  a  quel- 
ques affaires  ,  et  d  oii  ils  iront  voir  le  Vésuve... 
Gonçois-tu ,  ma  chère ,  ce  que  cette  vue  a  de  si 
attrayant?  Revenus  à  Rome,  Claire,  pense,  ima- 
gine... Edouard  est  sur  le  point  d  épouser...  non, 
f>race  au  ciel ,  cette  indigne  marquise  ;  il  marque 
au  contraire  qu'elle  est  fort  mal.  Qui. donc?... 
Laure  ,  l'aimable  Laure  ,  qui...  Mais  pourtant... 
quel  mariage!...  Notre  ami  n'en  dit  pas  un  mot. 
Aussitôt  après  ils  partiront  tous  trois  et  vien- 
dront ici  prendre  leurs  derniers  arrangements. 
Mon  mari  ne  m'a  pas  dit  Vjuels;  mais  il  compte 
toujours  que  Saint-Preux  nous  restera. 

Je  t'avoue  que  son  silence  m'inquiète  un  peu. 
.l'ai  peine  à  voir  clair  dans  tout  cela  ;  j'y  trouve 
des  situations  bizarres,  et  des  jeux  du  cœur  hu- 
main qu'on  n'entend  guère.  Comment  un  hom- 
me aussi  vertueux  a-t-il  pu  se  prendre  d'une  pas- 
sion si  durable  pour  une  aussi  méchante  femme 


CINQUIÈME   PARTIE.  877 

que  cette  marquise?  comment  elle-même,  avec 
un  caractère  violent  et  cruel  ,  a-t-elle  pu  con- 
cevoir et  nourrir  un  amour  aussi  vif  pour  un 
homme  qui  lui  ressembloit  si  peu,  si  tant  est 
cependant  qu'on  puisse  honorer  du  nom  d'a- 
mour une  fureur  capable  d inspirer  des  crimes? 
Gomment  un  jeune  cœur  aussi  généreux,  aussi 
tendre  ,  aussi  désintéressé  que  celui  de  Laure , 
a-t-il  pu  supporter  ses  premiers  désordres?  com- 
ment s'en  est-il  retiré  par  ce  penchant  trompeur 
fait  pour  égarer  son  sexe?  et  comment  l'amour, 
qui  perd  tant  d'honnêtes  femmes ,  a-t-il  pu  ve- 
nir à  bout  d'en  faire  une?  Dis-moi ,  ma  Claire, 
désunir  deux  cœurs  qui  s  aimoient  sans  se  conve- 
nir; joindre  ceux  qui  se  convenoient  sans  s'en- 
tendre ;  faire  triompher  Famour  de  l'amour  mê- 
me ;  du  sein  du  vice  et  de  l'opprobre  tirer  le  bon- 
heur et  la  vertu ,  délivrer  son  ami  d'un  monstre 
en  lui  créant  pour  ainsi  dire  une  compagne... 
infortunée ,  il  est  vrai ,  mais  aimable ,  honnête 
même ,  au  moins  si ,  comme  je  lose  croire  ,  on 
peut  le  redevenir  :  dis  ;  celui  qui  auroit  fait  tout 
cela  seroit-il  coupable?  celui  qui  lauroit  souffert 
seroit-il  à  blâmer? 

Lady  Bomston  viendra  donc  ici  !  ici  ,  mon 
ange  !  Qu'en  penses-tu  ?  Après  tout  ,  quel  pro- 
dige ne  doit  pas  être  cette  étonnante  fille  que 
son  éducation  perdit ,  que  son  cœuq  a  sauvée  , 
et  pour  qui  lamour  fut  la  route  de  la  vertu  ! 
Qui  doit  plus  l'admircr-que  moi  qui  fis  tout  le 
contraire  et  que  mon  penchant  seul  égara  quand 


378  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

tout  concouroit  à  me  bien  conduire?  Je  m'avilis 
moins ,  il  est  vrai  ;  mais  me  suis-je  élevée  comime 
elle?  ai-je  évité  tant  do  picj^es  et  fait  tant  de  sa- 
crifices? Du  dernier  defjré  de  la  honte  elle  a  su 
remonter  au  premier  degré  de  l'honneur:  elle 
est  plus  respectable  cent  fois  que  si  jamais  elle 
n'eût  été  coupable.  Elle  est  sensible  et  vertueuse; 
que  lui  faut-il  de  plus  pour  nous  ressembler  ? 
S'il  n'y  a  point  de  retour  aux  fautes  de  la  jeu- 
nesse, quel  droit  ai-je  à  plus  d'indulgence?  de- 
vant qui  dois-je  espérer  de  trouver  grâce?  et  à 
quel  honneur  pourrois-je  prétendre  en  refusant 
de  fhonorer? 

Hé  bien  !  cousine  ,  quand  ma  raison  me  dit 
cela  ,  mon  cœur  en  murmure  ;  et ,  sans  que  je 
puisse  expliquer  pourquoi ,  j'ai  peine  à  trouver 
bon  qu'Edouard  ait  fait  ce  mariage  et  que  son 
ami  s'en  soit  mêlé.  O  l'opinion  !  l'opinion  !  qu'on 
a  de  peine  à  secouer  son  joug  !  toujours  elle 
nous  porte  à  l'injustice  :  le  bien  passé  s'efface  par 
le  mal  présent  ;  le  mal  passé  ne  s'effacera-t-il  ja- 
mais par  aucun  bien? 

J'ai  laissé  voir  à  mon  mari  mon  inquiétude 
sur  la  conduite  de  Saint- Preux  dans  cette  af- 
faire. Il  semble ,  ai-je  dit ,  avoir  honte  d'en  par- 
ler à  ma  cousine.  Il  e&t  incapable  de  lâcheté , 
mais  il  est  foiblc...  trop  d indulgence  pour  les 
fautes  d'un  ami...  Non  ,  m'a-t-il  dit ,  il  a  fait  son 
devoir  ;  il  le  fera ,  je  le  sais  ;  je  ne  puis  rien  vous 
dire  de  plus  :  mais  Saint-Preux  est  un  honnête 
garçon;  je  réponds  de  lui,  vous  en  serez  con- 


CINQUIÈME    PARTIE.  379 

tente...  Glaire ,  il  est  impossible  que  Wolmar  me 
trompe  et  qu'il  se  trompe.  Un  discours  si  posi- 
tif ma  fait  rentrer  en  moi-même;  j'ai  compris 
que  tous  mes  scrupules  ne  venoient  que  de 
fausse  délicatesse ,  et  que ,  si  j'étois  moins  vaine 
et  plus  équitable;  je  trouverois  lady  Bomston 
plus  difî^ne  de  son  rang. 

Mais  laissons  un  peu  lady  Bomston ,  et  reve- 
nons à  nous.  Ne  sens  -  tu  point  trop  en  lisant 
cette  lettre  que  nos  amis  reviendront  plus  tôt 
qu'ils  n'étoient  attendus?  et  le  cœur  ne  te  dit-il 
rien?  ne  bat-il  point  à  présent  plus  fort  qu'à 
l'ordinaire ,  ce  cœur  trop  tendre  et  trop  sem- 
blable au  mien  ?  ne  songe-t-il  point  au  danger 
de  vivre  familièrement  avec  un  objet  cliéri ,  de 
le  voir  tous  les  jours ,  de  loger  sous  le  même 
toit?  Et  si  mes  erreurs  ne  m'ôtèrent  point  ton 
estime ,  mon  exemple  ne  te  fait-il  rien  craindre 
pour  toi?  Combien  dans  nos  jeunes  ans  la  rai- 
son ,  l'amitié  ,  l'honneur ,  t'inspirèrent  pour  moi 
de  craintes  que  l'aveugle  amour  me  fit  mépri- 
ser! C'est  mon  tour  maintenant,  ma  douce  amie; 
et  j'ai  de  plus  pour  me  faire  écouter  la  triste  au- 
torité de  l'expérience.  Ecoute -moi  donc  tandis 
qu'il  est  temps,  de  peur  qu'après  avoir  passé  la 
moitié  de  ta  vie  à  déplorer  mes  fautes,  tu  ne 
passes  l'autre  à  déplorer  les  tiennes.  Sur-tout  ne 
te  fie  plus  à  cette  gaieté  folâtre  qui  garde  celles 
qui  n'ont  rien  à  craindre  et  perd  celles  qui  sont 
en  danger.  Glaire  !  Claire  !  tu  te  moquois  de  l'a- 
mour une  fois  ,  mais  c'est  parcequetu  ne  le  con- 


38o  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

noissois  pas  ;  et  pour  n'en  avoir  pas  senti  les 
traits  tu  te  croyois  au-dessus  de  ses  atteintes.  Il 
se  venf^e  et  rit  à  son  tour.  Apprends  à  te  défier 
de  sa  traîtresse  joie ,  ou  crains  quelle  ne  te  coûte 
un  jour  bien  des  pleurs.  Chère  amie  ,  il  est 
temps  de  te  montrer  à  toi-même  ;  car  jusqu'ici 
tu  ne  t'es  pas  bien  vue  ;  tu  t'es  trompée  sur  ton 
caractère  ,  et  n'as  pas  su  t'estimer  ce  que  tu 
Valois.  Tu  t'es  fiée  aux  discours  de  la  Ghaillot  : 
sur  ta  vivacité  badine  elle  te  jugea  peu  sensible; 
mais  un  cœur  comme  le  tien  étoit  au-dessus  de 
sa  portée.  La  Ghaillot  n'étoit  pas  faite  pour  te 
connoître  ;  personne  au  monde  ne  t'a  bien  con- 
nue, excepté  moi  seule.  Notre  ami  même  a  plu- 
tôt senti  que  vu  ton  prix.  Je  t'ai  laissé  ton  er- 
reur tant  qu'elle  a  pu  t'être  utile  ;  à  présent 
qu'elle  te  perdroit  il  faut  te  l'ôter. 

Tu  es  vive ,  et  te  crois  peu  sensible.  Pauvre 
enfant,  que  tu  t'abuses  !  ta  vivacité  même  prouve 
le  contraire  :  n'est-ce  pas  toujours  sur  des  choses 
de  sentiment  qu'elle  s'exerce?  n'est-ce  pas  de  ton 
cœur  que  viennent  les  grâces  de  ton  enjouement? 
Tes  railleries  sont  des  signes  d'intérêt  plus  tou- 
chants que  les  compliments  d'une  autre  :  tu  ca- 
resses quand  tu  folâtres;  tu  ris,  mais  ton  rire 
pénétre  lame;  tu  ris ,  mais  tu  fais  pleurer  de  ten- 
dresse ,  et  je  te  vois  presque  toujours  sérieuse 
avec  les  indifférents. 

Si  tu  n'étois  que  ce  que  tu  prétends  être,  dis- 
moi  ce  qui  nous  uniroit  si  fort  l'une  à  l'autre; 
où  seroit  entre  nous  le  lien  d'une  amitié  sans 


CINQUIÈME   PARTIE.  38l 

exemple?  par  quel  prodige  un  tel  attachement 
seroit-il  venu  chercher  par  préférence  un  cœur 
si  peu  capable  d'attachement?  Quoi!  celle  qui 
n'a  vécu  que  pour  son  amie  ne  sait  pas  aimer  1 
celle  qui  voulut  quitter  père  ,  époux ,  parents,  et 
son  pays,  pour  la  suivre,  ne  sait  préférer  l'ami- 
tié à  rien  !  Et  qu  ai-je  donc  fait ,  moi  qui  porte 
un  cœur  sensible  ?  Cousine  ,  je  me  suis  laissé 
aimer;  et  j'ai  beaucoup  fait ,  avec  toute  ma  sen- 
sibilité ,  de  te  rendre  une  amitié  qui  valût  la 
tienne. 

.  Ces  contradictions  t'ont  donné  de  ton  carac- 
tère lidée  la  plus  bizarre  qu'une  folle  comme  toi 
pût  jamais  concevoir,  c'est  de  te  croire  à-la-fois 
ardente  amie  et  froide  amante.  Ne  pouvant  dis- 
convenir du  tendre  attachement  dont  tu  te  sen- 
tois  pénétrée ,  tu  crus  n'être  capable  que  de 
celui-là.  Hors  ta  Julie,  tu  ne  pensois  pas  que  rien 
pût  t'émouvoir  au  monde  :  comme  si  les  cœurs 
naturellement  sensibles  pouvoient  ne  l'être  que 
pour  un  objet,  et  que,  ne  sachant  aimer  que 
moi ,  tu  m'eusses  pu  bien  aimer  moi-même  !  Tu 
demandois  plaisamment  si  l'aine  avoit  un  sexe. 
Non,  mon  enfant,  lame  n'a  point  de  sexe;  mais 
ses  affections  les  distinguent,  et  tu  commences 
trop  à  le  sentir.  Parceque  le  premier  amant  qui 
s'offrit  ne  t avoit  pas  émue,  tu  crus  aussitôt  ne 
pouvoir  l'être;  parceque  tu  manquois  d'amour 
pour  ton  soupirant,  tu  crus  nen  pouvoir  sentir 
pour  personne.  Quand  il  fut  ton  mari,  tu  l'aimas 
pourtant,  et  si  fort  que  notre  intimité  même  en 


382  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

soufFrit  :  cette  anie  si  peu  sensible  sut  trouver  à 
l'amour  un  supplément  encore  assez  tendre  pour 
satisfaire  un  honnête  homme. 

Pauvre  cousine,  c'est  à  toi  désormais  de  ré- 
soudre tes   propres  doutes;  et  s'il  est  vrai, 

(i)  Ch'un  freddo  amante  è  mal  sicuro  amico  (2) , 

j'ai  grand'peur  d'avoir  maintenant  une  raison 
de  trop  pour  compter  sur  toi.  Mais  il  faut  que 
j'achève  de  te  dire  là-dessus  tout  ce  que  je  pense. 
Je  soupçonne  que  tu  as  aimé  sans  le  savoir 
hien  plus  tôt  que  tu  ne  crois,  ou  du  moins  que  le 
même  penchant  qui  me  perdit  t'eût  séduite  si  je 
ne  t'avois  prévenue.  Conçois-tu  qu'un  sentiment 
si  naturel  et  si  doux  puisse  tarder  si  long-temps 
à  naître?  conçois-tu  qu'à  1  âge  oii  nous  étions  on 
puisse  impunément  se  familiariser  avec  un  jeûne 
homme  aimable,  ou  qu'avec  tant  de  conformité 
dans  tous  nos  goûts  celui-ci  seul  ne  iious  eût 
pas  été  commun?  Non,  mon  ange;  tu  l'aurois 
aimé,  j'en  suis  sûre,  si  je  ne  l'eusse  aimé  la  pre- 
mière. Moins  foible  et  non  moins  sensible ,  tu 
aurois  été  plus  sage  que  moi  sans  être  plus  heu- 
reuse. Mais  quel  penchant  eût  pu  vaincre  dans 
ton  ame  honnête  l'horreur  de  la  trahison  et 
de  l'inhdélité?  L'amitié  te  sauva  des  pièges  de 
l'amour;  tu  ne  vis  plqs  qu'un  ami  dans  l'amant 

(i)  Ce  vers  est  renversé  de  l'original  ;  et,  n'en  dt'plaise 
aux  belles  dames,  le  sens  de  l'auteur  est  plus  véritable 
et  plus  beau. 

(3)  Qu'un  froid  amuui  est  un  peu  sûr  ami.  Métast. 


CINQUIÈME   PARTIE.  383 

de  ton  amie ,  et  tu  rachetas  ainsi  ton  cœur  aux 
dépens  du  mien. 

Ces  conjectures  ne  sont  pas  même  si  conjec- 
tures que  tu  penses;  et,  si  je  voulois  rappeler 
des  temps  qu'il  faut  ouJjlier,  il  me  seroit  aisé  de 
trouver  dans  1  intérêt  que  tu  croyois  ne  prendre 
qu'à  moi  seule  un  intérêt  non  moins  vif  pour  ce 
qui  m  etoit  cher.  N'osant  l'aimer  tu  voulois  que 
je  l'aimasse  :  tu  jugeas  chacun  de  nous  néces- 
saire au  bonheur  de  lautre;  et  ce  cœur  qui  n'a 
point  dégal  au  monde  nous  en  chérit  plus  ten- 
drement tous  les  deux.  Sois  sûre  que  sans  ta 
propre  foiblesse  tu  m'aurois  été  moins  indul- 
gente ;  mais  tu  te  serois  reproché  sous  le  nom 
de  jalousie  une  juste  sévérité.  Tu  ne  te  sentois 
pas  en  droit  de  combattre  en  moi  le  penchant 
qu'il  eût  fallu  vaincre;  et,  craignant  d'être  per- 
fide plutôt  que  sage ,  en  immolant  ton  bonheur 
au  nôtre  tu  crus  avoir  assez  fait  pour  la  vertu. 

•  Ma  Claire,  voilà  ton  histoire;  voilà  comment 
ta  tyrannique  amitié  me  force  à  te  savoir  gré  de 
ma  honte ,  et  à  te  remercier  de  mes  torts.  Ne 
crois  pas  pourtant  que  je  veuille  t  imiter  en  cela  : 
je  ne  suis  pas  plus  disposée  à  suivre  ton  exemple 
que  toi  le  mien  ;  et  comme  tu  n'as  pas  à  craindre 
mes  fautes ,  je  n'ai  plus,  grâce  au  ciel ,  tes  raisons 
d'indulgence.  Quel  plus  digne  usage  ai-je  à  faire 
de  la  vertu  que  tu  m'as  rendue  que  de  t'aider  à 
la  conserver? 

Il  faut  donc  te  dire  encore  mon  avis  sur  ton 

état  présent.  La  longue  absence  de  notre  maître 


384  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

n'a  pas  changé  tes  dispositions  pour  lui  :  ta  li- 
berté recou  vrée  et  son  retour  ont  produit  une  nou- 
velle époque  dont  l'amour  a  su  profiter.  Un  nou- 
veau sentiment  n'est  pas  né  dans  ton  cœur;  celui 
qui  s'y  cacha  si  long-temps  n'a  fait  que  se  mettre 
plus  à  l'aise.  Fière  d  oser  te  l'avouer  à  toi-même, 
tu  t'es  pressée  de  me  le  dire.  Cet  aveu  te  sembloit 
presque  nécessaire  pour  le  rendre  tout -à-fait 
innocent  :  en  devenant  un  crime  pour  ton  amie , 
il  cessoit  den  être  un  pour  toi;  et  peut-être  ne 
t'es- tu  livrée  au  mal  que  tu  combattois  depuis 
tant  d'années  que  pour  mieux  achever  de  m'en 
guérir. 

J'ai  senti  tout  cela ,  ma  chère;  je  me  suis  peu 
alarmée  d'un  penchant  qui  me  servoit  de  sauve- 
garde ,  et  que  tu  n'avois  point  à  tç  reprocher.  Cet 
hiver,  que  nous  avons  passé  tous  ensemble  au 
sein  de  la  paix  et  de  lamitié,  m'a  donné  plus  de 
confiance  encore  en  voyant  que  ,  loin  de  rien 
perdre  de  ta  gaieté  ,  tu  semblois  l'avoir  aug- 
mentée. Je  tai  vue  tendre,  empressée  ,  attentive, 
mais  franche  dans  tes  caresses,  naïve  dans  tes 
jeux,  sans  mystère,  sans  ruse  en  toutes  choses; 
et  dans  tes  plus  vives  agaceries  la  joie  de  1  inno- 
cence réparoit  tout. 

Depuis  notre  entretien  de  l'Elysée  je  ne  suis 
plus  si  contente  de  toi;  je  te  trouve  triste  et 
rêveuse  ;  tu  te  plais  seule  autant  qu'avec  ton 
ariiie:  tu  n'as  pas  changé  de  langage,  mais  d  ac- 
cent ;  tes  plaisanteries  sont  plus  timides  :  tu 
n'oses  plus  parler  de  lui  si  souvent,  on  diroit 


/ 

CINQUIÈME   PARTIE.  385 

que  tu  crains  toujours  quil  ne  t'écoute;  et  l'on 
voit  à  ton  inquiétude  que  tu  attends  de  ses  nou* 
velles  plutôt  que  tu  n'en  demandes. 

Je  tremble,  bonne  cousine,  que  tu  ne  sentes 
pas  tout  ion  mal,  et  que  le  trait  ne  soit  enfoncé 
plus  avant  que  tu  n'as  paru  le  craindre,  Grois- 
nioi,  sonde  bien  ton  cœur  malade;  dis-toi  bien, 
je  le  répète,  si,  quelque  sage  qu'on  puisse  être, 
on  peut  sans  risque  demeurer  long-temps  avec 
ce  qu'on  aime,  et  si  la  confiance  qui  me  perdit 
est  tout-à-fait  sans  danger  pour  toi.  Vous  êtes 
libres  tous  deux  ;  c'est  précisément  ce  qui  rend 
les  occasions  plus  suspectes.  Il  n'y  a  point  dans 
un  cœur  vertueux  de  foiblesse  qui  cède  aux  re- 
mords; et  je  conviens  avec  toi  qu'on  est  tou- 
jours assez  forte  contre  le  crime  :  mais  bêlas  \ 
qui  peut  se  garantir  d'être  foible?  Cependant  re« 
garde  les  suites,  songe  aux  effets  de  la  bonté.  Il 
faut  s'bonorer  pour  être  bonorée.  Comment 
peut-on  mériter  le  respect  d  autrui  sans  en  avoir 
pour  soi-même?  et  oii  s'arrêtera  dans  la  route 
du  vice  celle  qui  fait  le  premier  pas  sans  effroi  ? 
Voilà  ce  que  je  dirois  à  ces  femmes  du  monde 
pour  qui  la  morale  et  la  religion  ne  sont  rien  , 
et  qui  n'ont  de  loi  que  l'opinion  d'autrui.  Mais 
toi,  femme  vertueuse  et  cbrétienne,  toi  qui  vois 
ton  devoir  et  qui  l'aimes,  toi  qui  connois  et  suis 
d'autres  règles  que  les  jugements  publics ,  tou 
premier  bonneur  est  celui  que  te  rend  ta  con- 
science ;  et  c'est  celui-là  quil  s'agit  de  con- 
server. 

4.  aS 


386  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Veux-tu  savoir  quel  est  ton  tort  en  toute  cette 
affaire?  c'est,  je  te  le  redis,  de  roup,ir  d'un  sen- 
timent honnête  que  tu  n'as  qu'à  déclarer  pour 
le  rendre  innocent  (i).  Mais  avec  loute  ton  hu- 
meur folâtre  rien  n'est  si  timide  que  toi  :  tu  plai- 
santes pour  faire  la  hrave,  et  je  vois  ton  pauvre 
cœur  tout  tremblant ,  tu  fais  avec  l'amour,  dont 
tu  feins  de  rire ,  comme  ces  enfants  qui  chan- 
tent la  nuit  quand  ils  ont  peur.  O  chère  amie  ! 
souviens-toi  de  l'avoir  dit  mille  fois,  c'est  la 
fausse  honte  qui  mène  à  la  véritable,  et  la  vertu 
ne  sait  rougir  que  de  ce  qui  est  mal.  L'amour 
en  lui-même  est-il  un  crime?  n'est-il  pas  le  plus 
pur  ainsi  que  le  plus  doux  penchant  de  la  na- 
ture ?  n'a-t-il  pas  une  fin  bonne  et  louable?  ne 
dédaigne-t-il  pas  les  âmes  basses  et  rampantes? 
n'anime-t-il  pas  les  âmes  {p^andes  et  fortes?  n'en- 
noblit-il pas  tous  leurs  sentiments  ?  ne  doublc- 
t-il  pas  leur  être?  ne  les  élève-t-il  pas  au-dessus 
d'elles-mêmes?  Ah  !  si  pour  être  honnête  et  sage 
il  faut  être  inaccessible  à  ses  traits,  dis ,  que  reste- 
t-il  pour  la  vertu  sur  la  terre  ?  f  jC  rebut  de  la  na- 
ture et  les  plus  vils  des  mortels. 

Qu'as-tu  donc  fait  que  tu  puisses  te  repro- 
cher? N'as-tu  pas  fait  choix  d'un  honnête  hom- 
me^ N'est-il  pas  libre?  ne  l'es-tu  pas?  Ne  mé- 

(i)  Pourquoi  réditeur  laisse-t-il  les  continuelles  répé- 
titions dont  cette  lettre  est  pleine,  ainsi  que  beaucoup 
d'autres?  Par  une  raison  fort  simple;  c'est  qu'il  ne  se 
soucie  point  du  tout  que  ces  lettres  plaisent  à  ceux  qui 
feront  cette  question. 


CINQUIÈME    PARTIE.  387 

rite-t-il  pas  toute  ton  estime?  n'as-tu  pas  toute 
la  sienne:'  Ne  seras-tu  pas  trop  heureuse  de  faire 
le  Ijonheur  d  un  ami  si  digne  de  ce  nom  ,  de 
payer  de  ton  cœur  et  de  ta  personne  les  ancien- 
nes dettes  de  ton  amie ,  et  d  honorer  en  1  devant 
à  toi  le  mérite  outragé  par  la  fortune? 

Je  vois  les  petits  scrupules  qui  t'arrêtent  :  dé- 
mentir une  résolution  prise  et  déclarée  ,  donner 
un  successeur  au  défunt,  montrer  sa  foihlesse 
au  public,  épouser  un  aventurier,  car  les  âmes 
basses  ,  toujours  prodigues  de  titres  flétiissants  , 
sauront  bien  trouver  celui-ci  ;  voilà  donc  les  rai- 
sons sur  lesquelles  tu  aimes  mieux  te  reprocher 
ton  penchant  que  le  justifier,  et  couver  tes  feux 
au  fond  de  ton  cœur  que  les  rendre  légitimes  ! 
Mais ,  je  te  prie  ,  la  honte  est-elle  d'épouser  ce- 
lui qu'on  aime,  ou  de  l'aimer  sans  l'épouser? 
Voilà  le  choix  qui  te  reste  à  faire.  L'honneur 
que  tu  dois  au  défunt  est  de  respecter  assez  sa 
veuve  pour  lui  donner  un  mari  plutôt  qu'un 
amant  ;  et  si  ta  jeunesse  te  force  à  remplir  sa 
place ,  n'est-ce  pas  rendre  encore  hommage  à 
sa  mémoire  de  choisir  un  homme  qui  lui  fut 


cher? 


Quant  à  l'inégalité ,  je  croirois  t'ofïenser  de 
combattre  une  objection  si  frivole  lorsqu'il  s'a- 
git de  sagesse  et  de  bonnes  mœurs.  Je  ne  con- 
nois  d'inégalité  déshonorante  que  celle  qui  vient 
du  caractère  ou  de  l'éducation.  A  quelque  état 
que  parvienne  un  homme  imbu  de  maximes 
basses,  il  est  toujours  honteux  de  s'allier  à  lui  : 


as. 


388  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

mais  un  homme  élevé  dans  des  sentiments 
d'honneur  est  légal  de  tout  le  monde  ;  il  n'y  a 
point  de  rang  où  il  ne  soit  à  sa  place.  Tu  sais 
quel  étoit  Tavis  de  ton  père  même  quand  il  fut 
question  de  moi  pour  notre  ami.  Sa  famille  est 
honnête  quoique  obscure  ;  il  jouit  de  l'estime 
publique,  il  la  mérite.  Avec  cela,  fût-il  le  der- 
nier des  hommes,  encore  ne  faudroit-il  pas 
balancer  ;  car  il  vaut  mieux  déroger  à  la  no- 
blesse qu'à  la  vertu ,  et  la  femme  d'un  charbon- 
nier est  plus  respectable  que  la  maîtresse  d'un 
prince. 

J'entrevois  bien  encore  une  autre  espèce  d'em- 
barras dans  la  nécessité  de  te  déclarer  la  pre- 
mière, car,  comme  tu  dois  le  sentir,  pour  qu'il 
ose  aspirer  à  toi  il  faut  que  tu  le  lui  permettes j 
et  c'est  un  des  justes  retours  de  l'inégalité,  qu'elle 
coûte  souvent  au  plus  élevé  des  avances  morti- 
fiantes. Quant  à  cette  difficulté,  je  te  la  par- 
donne )  et  j'avoue  même  qu'elle  me  paroîtroit 
fort  grave  si  je  ne  prenois  soin  de  la  lever.  J'es- 
père que  tu  comptes  assez  sur  ton  amie  pour 
croire  que  ce  sera  sans  te  compromettre  :  de 
mon  côté ,  je  compte  assez  sur  le  succès  pour 
m'en  charger  avec  confiance;  car,  quoi  que  vous 
m'ayez  dit  autrefois  tous  deux  sur  la  difficulté 
de  transformer  une  amie  en  maîtresse,  si  je  con- 
nois  bien  un  cœur  dans  lequel  j'ai  trop  appiis  à 
lire,  je  ne  crois  pas  quen  cette  occasion  )  entre- 
prise exige  une  grande  habileté  de  ma  [)art.  Jeta 
propose  donc  de  noe  laisser  charger  de  celte  né' 


CINQUIÈME   PARTIE.  SSg 

jjociation,  afin  que  tu  puisses  te  livrer  au  plaisir 
que  te  fera  son  retour,  sans  mystère,  sans  re- 
grets, sans  danger,  sans  honte.  Ah!  cousine, 
quel  charme  pour  moi  de  réunir  à  jamais  deux 
cœurs  si  hien  faits  fun  pour  l'autre,  et  qui  se 
confondent  depuis  si  long-temps  dans  le  mien  ! 
Qu'ils  s'y  confondent  mieux  encore  s  il  est  pos- 
sible :  ne  soyez  plus  qu'un  pour  vous  et  pour 
moi.  Oui,  ma  Glaire,  tu  serviras  encore  ton 
amie  en  couronnant  ton  amour;  et  j'en  serai 
plus  sûre  de  mes  propres  sentiments  quand  je 
ne  pourrai  plus  les  distinguer  entre  vous. 

Que  si  malgré  mes  raisons  ce  projet  ne  te  con- 
vient pas ,  mon  avis  est  qu'à  quelque  prix  que  ce 
soit  nous  écartions  de  nous  cet  homme  dange- 
reux, toujours  redoutable  à  l'une  ou  à  l'autre  ; 
car,  quoi  qu  il  arrive,  l'éducation  de  nos  enfants 
nous  importe  encore  moins  que  la  vertu  de 
leurs  mères.  Je  te  laisse  le  temps  de  réfléchir 
sur  tout  ceci  durant  ton  voyage  :  nous  en  par- 
lerons après  ton  retour. 

Je  prends  le  parti  de  t'envoyer  cette  lettre  en 
droiture  à  Genève,  parceque  tu  n'as  dû  coucher 
qu'une  nuit  à  Lausanne ,  et  qu'elle  ne  t'y  trou- 
veroit  plus.  Apporte-moi  bien  des  détails  de  la 
petite  république.  Sur  tout  le  bien  qu'on  dit  de 
cette  ville  charmante  ,  je  t'estimerois  heureuse 
de  l'aller  voir  si  je  pouvois  faire  cas  des  plaisirs 
qu'on  achète  aux  dépens  de  ses  amis.  Je  n'ai  ja- 
mais aimé  le  luxe,  et  je  le  hais  maintenant  de 
t'avoir  ôtée  à  moi  pour  je  ne  sais  combien  d'an- 


3go  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

nées.  Mon  enfant ,  nous  n'allâmes  ni  l'une  ni 
Tautre  faire  nos  emplettes  de  noce  à  Genève  ; 
mais,  quelque  mérite  que  puisse  avoir  ton  frère, 
je  doute  que  ta  belle-sœur  soit  plus  heureuse 
avec  sa  dentelle  de  Flandre  et  ses  étoffes  des 
Indes    que   nous  dans  notre   simplicité.    Je    te 
charge  pourtant ,  malgré  ma  rancune  ,  de  l'en- 
gager à  venir  faire  la  noce  à  Clarens.  Mon  père 
écrit  au  tien ,  et  mon  mari  à  la  mère  de  l'épouse, 
pour  les  en  prier.  Voilà  les  lettres;  donne-les, 
et  soutiens  linvitation  de  ton  crédit  renaissant  ; 
c'est  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  que  la  fête  ne 
se  fasse  pas  sans  moi  ;  car  je  te  déclare  qu'à  quel- 
que prix  que  ce  soit  je  ne  veux  pas  quitter  ma 
famille.  Adieu,  cousine  :  un  mot  de  tes  nouvel' 
les,  et  que  je  sache  au  moins  quand  je  dois  t'at- 
lendre.  Voici  le  deuxième  jour  depuis  ton  dé- 
part, et  je  ne  sais  plus  vivre  si  long-temps  sans 
toi. 

P.  S.  Tandis  que  j'achevois  cette  lettre  inter- 
rompue ,  mademoiselle  Henriette  se  donnoit  les 
airs  d'écrire  aussi  de  son  côté.  Gomme  je  veux 
que  les  enfants  disent  toujours  ce  qu'ils  pensent 
et  non  ce  qu'on  leur  fait  dire  ,  j  ai  laissé  la  petite 
curieuse  écrire  tout  ce  qu'elle  a  voulu  sans  y 
changer  un  seul  mot.  Troisième  lettre  ajoutée  à 
la  mienne.  Je  me  doute  bien  que  ce  n'est  pas 
encore  celle  que  tu  cherchois  du  coin  de  lœil 
en  furetant  ce  paquet.  Pour  celle-là  dispense- 
toi  de  l'y  chercher  plus  long-temps,  car  tu  ne 


CINQUIÈME   PARTIE.  3gi 

la  trouveras  pas.  Elle  est  adressée  à  Clarens  ; 
c'est  à  Clarens  qu  elle  doit  être  lue  ;  arrange-toi 
là-dessus. 


LETTRE  XIV. 

d'henriette  a  sa  mère. 

Ou  êtes-vous  donc,  maman?  On  dit  que  vous 
êtes  à  Genève  ,  et  que  c'est  si  loin  ,  si  loin ,  qu'il 
faudroit  marcher  deux  jours  tout  le  jour  pour 
vous  atteindre  ;  voulez-vous  donc  faire  aussi  le 
tour  du  monde? Mon  petit  papa  est  parti  ce  ma- 
tin pour  Étange  ;  mon  petit  grand-papa  est  à  la 
chasse  ;  ma  petite  maman  vient  de  s'enfermer 
pour  écrire;  il  ne  reste  que  ma  mie  Pernette  et 
ma  mie  Fauchon.  Mon  dieu  !  je  ne  sais  plus  com- 
ment tout  va  ;  mais,  depuis  le  départ  de  notre 
bon  ami,  tout  le  monde  s'éparpille.  Maman  , 
vous  avez  commencé  la  première.  On  sennuyoit 
déjà  bien  quand  vous  n'aviez  plus  personne  à 
faire  endêver.  Oh  !  c'est  encore  pis  depuis  que 
vous  êtes  partie,  car  la  petite  maman  n'est  pas 
non  plus  de  si  bonne  humeur  que  quand  vous  y 
êtes.  Maman ,  mon  petit  mali  se  porte  bien  ;  mais 
il  ne  vous  aime  plus ,  parceque  vous  ne  l'avez 
pas  fait  sauter  hier  comme  à  l'ordinaire.  Moi , 
je  crois  que  je  vous  aimcrois  encore  un  peu  si 
vous  reveniez  bien  vite ,  afin  qu'on  ne  s'ennuyât 
pas  tant.  Si  vous  voulez  m'apaiser  tovit-à-fait , 


392  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

apportez  à  mon  petit  mali  quelque  chose  qui 
lui  lasse  plaisir.  Pour  l'apaiser ,  lui ,  vous  aurez 
bien  l'esprit  de  trouver  aussi  ce  qu'il  faut  faire. 
Ah  !  mon  dieu!  si  notre  bon  ami  étoit  ici,  comme 
il  l'auroit  déjà  deviné  !  Mon  bel  éventail  est  tout 
brisé;  mon  ajustement  bleu  n'est  plus  qu'un 
chiffon  ;  ma  pièce  de  blonde  est  en  loques ,  mes 
mitaines  à  jour  ne  valent  plus  rien.  Bonjour  , 
maman.  Il  faut  finir  ma  lettre,  car  la  petite  ma- 
man vient  de  finir  la  sienne  et  sort  de  son  cabi- 
net. Je  crois  qu'elle  a  les  yeux  rouges  ,  mais  je 
n'ose  le  lui  dire;  mais  en  lisant  ceci  elle  verra 
bien  que  je  l'ai  vu.  Ma  bonne  maman  ,  que  vous 
êtes  méchante  si  vous  faites  pleurer  ma  petite 
maman  ! 

P.  S.  J'embrasse  mon  grand-papa ,  j'embrasse 
mes  oncles  ,  j'embrasse  ma  nouvelle  tante  et  sa 
maman  ;  j'embrasse  tout  le  monde  excepté  vous. 
Maman,  vous  m'entendez  bien  ;  je  n'ai  pas  pour 
vous  de  si  longs  bras. 


FIN   DE   LA   CINQUIÈME   PARTIE. 


JULIE 


ou 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


SIXIEME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

DE  MADAME  D  ORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

Avant  de  partir  de  Lausanne  il  faut  t  écrire  un 
petit  mot  pour  t  apprendre  que  j'y  suis  arrivée  , 
non  pas  pourtant  aussi  joyeuse  que  j'espérois. 
Je  me  faisois  une  fête  de  ce  petit  voyage  qui  t'a 
toi-même  si  souvent  tentée  ;  mais  en  refusant 
d'en  être  tu  me  J  as  rendu  presque  importun  ; 
car  quelle  ressource  y  trouverai-je?  S'il  est  en- 
nuyeux ,  j'aurai  l'ennui  pour  mon  compte  y  et  s'il 
est  agréable  ,  j'aurai  le  regret  de  m'amuser  sans 
toi.  Si  je  n'ai  rien  à  dire  contre  tes  raisons ,  crois- 
tu  pour  cela  que  je  m'en  contente  ?Ma  foi ,  cou- 
sine ,  tu  te  trompes  bien  fort  ;  et  c'est  encore  ce 
qui  me  fâche  de  n'être  pas  même  en  droit  de  me 
fâcher.  Dis ,  mauvaise ,  n'as-tu  pas  honte  d'avoir 


3^4  I^A   NOUVELLE   ÎIÉLOÏSE- 

toujours  raison  avec  ton  anjio,  et  de  résistera 
ce  qui  lui  fait  plaisir ,  sans  lui  laisser  même  celui 
de  giondcr  .''Quand  tu  aurois  planté  là  pour  huit 
jours  ton  mari ,  ton  ména^^e  ,  et  tes  marmots  , 
ne  diroit-on  pas  que  tout  eût  été  [)crdvi  i'  Tu  au- 
rois fait  une  étourderie,  il  est  vrai,  mais  tu  en 
vaudrois  cent  fois  iiiieux  ;  au  lieu  qu  en  te  mêlant 
dêtre  parfaite,  tu  ne  seras  plus  bonne  à  rien  ,  et 
tii  n'auras  qu ïi  te  chercher  des  amis  parmi  les 
anges. 

Malgré  les  mécontentements  passés  ,  je  n'ai  pu 
sans  atiendrissement  me  retrouver  au  milieu  de 
ma  famille  :  j  y  ai  été  reçue  asec  plaisir,  ou  du 
Rioins  avec  beaucoup  de  caresses.  J'atiends  pour 
te  parler  de  mon  frère  que  j'aie  fait  connois- 
sance  avec  lui.  Avec  ime  assez  belle  figure  il  a 
l'air  empesé  du  pays  d'où  il  vient.  Il  est  sérieux 
et  froid  ;  je  lui  trouve  même  un  peu  de  morgue  : 
j  ai  grand'peur  pour  la  petite  persorme  qu  au 
lieu  d'être  un  aussi  bon  mari  que  les  nôtres ,  il  ne 
tranche  un  peu  du  seigneur  et  maître. 

Mon  père  a  été  si  charmé  de  me  voir ,  qu  il  a 
quitté  pour  membrasserla  relation  d'une  grande 
bataille  que  les  François  viennent  de  gagner  en 
Flandre,  comme  pour  vérifier  la  prédiction  de 
l'apii  de  notre  ami.  Quel  bonheur  qu'il  n  ait  pas 
été  là!  Imagines-tu  le  brave  Edouard  voyant  fuir 
Jes  Anglois  ,  et  fuyant  lui-même  ?...  Jamais  ,  ja- 
mais !...  il  se  fût  fait  tuer  cent  fois. 

Mais  à  propos  de  nos  amis  ,  il  y  a  long-temps 
quiis  Tie  nous  ont-écrit.  Nctoit-ce  pas  hier,  je 


SIXIÈME    PARTIE  BqS 

crois,  jour  de  courrier.^  Si  tu  reçois  de  leurs  let- 
tres,] espère  que  tu  n'oublieras  pas  l'intérêt  que 
j'y  prends. 

Adieu  ,  cousine  ;  il  faut  partir.  J  attends  de  tes 
nouvelles  à  Genève ,  oii  nous  comptons  arriver 
demain  pour  dîner.  Au  reste ,  je  t'avertis  que 
de  manière  ou  d'autre  la  noce  ne  se  fera  pas 
sans  toi ,  et  que  ,  si  tu  ne  veux  pas  venir  à  Lau- 
sanne ,  moi  je  viens  avec  tout  mon  monde  met- 
tre Clarens  au  pillage ,  et  boire  les  vins  de  tout 
l'univers. 


LETTRE  IL 

DE  MADAME  d'ORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

A  merveille,  sœur  prccbeuse!  mais  tu  comptes 
un  peu  trop,  ce  me  semble,  sur  Icffet  salutaire 
de  tes  sermons.  Sansj  uoer  s  ils  cndornioient  beau- 
coup autrefois  ton  ami ,  je  t'avertis  qu'ils  n'en- 
dorment point  aujourdhui  ton  amie  ;  et  celui 
que  j  ai  reçu  bier  au  soir  ,  loin  de  m'exciter  au 
sommeil,  me  l'a  ôté  durant  la  nuit  entière.  Gare 
la  paraphrase  de  mon  Argus  s'il  voit  cette  let- 
tre '  mais  j'y  mettrai  bon  ordre,  et  je  te  jure  que 
tu  te  brûleras  les  doigts  plutôt  que  de  la  lui 
montrer. 

Si  j'allois  te  récapituler  point  par  point ,  j'em- 
piéterois  stir  tes  droits  ;  il  vaut  mieux  suivre  ma 
tète  :  et  puis ,  pour  avoir  lair  plus  modeste  et 


396  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

ne  pas  te  donner  trop  beau  jeu  ,  je  ne  veux 
pas  d'abord  parler  de  nos  voyageurs  et  du  cour- 
rier d Italie.  Le  pis  aller,  si  cela  m'arrive ,  sera 
de  récrire  ma  lettre  ,  et  de  mettre  le  commen- 
cement à  la  fin.  Parlons  de  la  prétendue  lady 
Bomston. 

Je  m  indigne  à  ce  seul  titre.  Je  ne  pardonne- 
rois  pas  plus  à  Saint-Preux  de  le  laisser  prendre 
à  cette  fille ,  qu'à  Edouard  de  le  lui  donner ,  et 
à  toi  de  le  reconnoître.  Julie  de  Wolmar  rece- 
voir Lauretta  Pisana  dans  sa  maison  !  la  souf- 
frir auprès  d'elle  !  eh  !  mon  enfant ,  y  penses-tu  •* 
Quelle  douceur  cruelle  est-ce  là  ?  Ne  sais-tu  pas 
que  l'air  qui  t'entoure  est  mortel  à  l'infamie  ?  La 
pauvre  malheureuse  oseroit-elle  mêler  son  ha- 
leine à  la  tienne  ?  oseroit-elle  respirer  près  de 
toi?  Elle  y  seroit  plus  mal  à  son  aise  qu'un  pos- 
sédé touché  par  des  reliques  ;  ton  seul  regard  la 
feroit  rentrer  en  terre  •  ton  ombre  seule  la  tue- 
roit. 

Je*ne  méprise  point  Laure  ,  à  Dieu  ne  plaise! 
au  contraire ,  je  ladniire  et  la  respecte  d'autant 
plus  qu'un  pareil  retour  est  héroïque  et  rare.  En 
est-ce  assez  pour  autoriser  les  comparaisons  bas- 
ses avec  lesquelles  tu  t'oses  profaner  toi-même? 
comme  si,  dans  ses  plus  grandes  foiblesses  ,  le 
véritable  amour  ne  gardoit  pas  la  personne,  et 
ne  rendoit  pas  l'honneur  plus  jaloux!  Mais  je 
t'entends,  et  je  t'excuse.  Les  objets  éloignés  et 
bas  se  confondent  maintenant  à  ta  vrte  ;  dans  ta 
sublime  élévation  ,  tu  regardes  la  terre ,  et  n'en 


/ 


SIXIÈME   PARTIE.  897 

vois  plus  les  iné(ïalités  :  ta  dévote  humilité  sait 
mettre  à  profit  jusqu  à  ta  vertu. 

Hé  Ijien  !  que  sert  tout  cela  ?  Les  sentiments 
naturels  en  reviennent-ils  moins  ?  l'amour-pro- 
pre  en  fait-il  moins  son  jeu  ?  Malgré  toi  tu  sens 
ta  répugnance  ;  tu  la  taxes  d'orgueil ,  tu  la  vou- 
drois  combattre,  tu  limputes  à  l'opinion.  Bonne 
fille  !  et  depuis  quand  1  opprobre  du  vice  n'est-il 
que  dans  l'opinion  ?  Quelle  société  conçois-tu 
possible  avec  une  femme  devant  qui  l'on  ne  sau- 
roit  nommer  la  chasteté  ,  Ihonnêteté  ,  la  vertu, 
sans  lui  faire  verser  des  larmes  de  honte,  sans 
ranimer  ses  douleurs  ,  sans  insulter  presque  à 
son  repentir  ?  Crois-moi ,  mon  ange  ,  il  faut  res- 
pecter Laure  et  ne  la  point  voir.  La  fuir  est  un 
égard  que  lui  doivent  d'honnêtes  femmes  ;  elle 
auroit  trop  à  souffrir  avec  nous. 

Ecoute.  Ton  cœur  te  dit  que  ce  mariage  ne  se 
doit  point  faire  ;  n'est-ce  pas  te  dire  qu  il  ne  se 
fera  point?...  Notre  ami ,  dis-tu ,  n'en  parle  pas 
dans  sa  lettre...  dans  la  lettre  que  tu  dis  qu'il 
m'écrit?...  et  tu  dis  que  cette  lettre  est  fort 
longue  ?...  Et  puis  vient  le  discours  de  ton  mari... 
Il  est  mystérieux  ton  mari  !...  Vous  êtes  un  cou- 
ple de  fripons  qui  me  jouez  d'intelligence  ;  mais.. 
Son  sentiment  au  reste  n  étoit  pas  ici  fort  néces- 
saire... sur-tout  pour  toi  qui  as  vu  la  lettre...  ni 
pour  moi  qui  ne  l'ai  pas  vue...  car  je  suis  plus 
sûre  de  ton  ami  -,  du  mien  ,  que  de  toute  la  phi-^ 
losophie. 

Ah  çà  !  ne  voilà-t-il  pas  déjà  cet  importun  qui 


?i()S  tA   KOUVELLIÎ    IlELOÏSE. 

i:evient  on  ne  sait  comment  1  Ma  foi,  de  peur 
quil  ne  revienne  encore,  puisque  je  suis  sur  son 
chapitre  ,  il  faut  que  je  Tépuise  ,  afin  de  n'en  pas 
faire  à  deux  fois. 

IS'allons  point  nous  perdre  dans  le  pays  des 
chimères.  Si  tu  n'avois  pas  été  Julie,  si  ton  ami 
n'eût  pas  été  ton  amant ,  j'i(rnore  ce  qu'il  eût  été 
pour  moi  ;  je  ne  sais  ce  que  j'aurois  été  moi- 
même  :  tout  ce  que  je  sais  hicn  ,  c'est  que,  si  sa 
mauvaise  étoile  me  l'eût  adressé  d'ahord,  c'étoit 
fait  de  sa  pauvre  tète  ;  et ,  que  je  sois  folle  ou 
non,  je  l'aurois  infailliblement  rendu  fou.  Mais 
qu'importe  ce  que  je  pouvois  être?  parlons  de  ce 
que  je  suis.  La  première  chose  que  j  ai  faite  a 
été  de  t'aimer.  Dès  nos  premiers  ans  mon  cœur 
s'absorba  dans  le  tien  :  toute  tendre  et  sensible 
que  j  eusse  été ,  je  ne  sus  plus  aimer  ni  sentir 
par  moi-même  ;  tous  mes  sentiments  me  vinrent 
de  toi;  toi  seule  me  tins  lieu  de  tout,  et  je  ne  vé- 
cus que  pour  être  ton  amie.  Voilà  ce  que  vit  la 
Chaillot;  voilà  sur  quoi  elle  méjugea.  Réponds, 
cousine  ,  se  trompa-t-elle  ? 

Je  fis  mon  frère  de  ton  ami,  tu  le  sais.  L'a- 
mant de  mon  amie  me  fut  comme  le  fils  de  nia 
mère.  Ce  ne  fut  point  ma  raison  ,  mais  mon 
cœur,  qui  fit  ce  choix.  J'eusse  été  plus  sensi))le 
encore,  que  je  ne  l'aurois  pas  autrement  aimé. 
Je  t'embrassois  en  embrassant  la  plus  clière  moi- 
tié de  toi-même;  j'avois  pour  garant  de  la  pu- 
reté de  mes  caresses  leur  propre  vivacité.  Une 
fille  traite-t-elle  ainsi  ce  qu'elle  aime  ?   le  trai- 


SIXIÈME    PARTIE.  899 

tois-tu  toi-mênio  ainsi:'  Non  ,  Julie  ;  Tamonr  cliez 
nous  est  craintif  et  timide  ;  la  réserve  et  la  honte 
sont  ses  avances  ;  il  s'annonce  par  ses  refus  ,  et , 
sitôt  qu'il  transforme  en  faveurs  les  caresses  ,  il 
en  sait  bien  ciisliu^tjfuer  le  prix.  L'amitié  est  pro- 
digfue ,  mais  lamour  est  avare. 

J'avoue  que  de  trop  étroites  liaisons  sont  tou- 
jours périlleuses  à  l  àf;e  oii  nous  étions  lui  et 
moi  ;  mais  ,  tous  deux  le  cœur  plein  du  même 
objet,  nous  nous  accoutumâmes  tellement  à  le 
placer  entre  nous  ,  qu'à  moins  de  t'anéantir  nous 
ne  pouvions  plus  arriver  l'un  à  1  autre  ;  la  fami- 
liarité même  dont  nous  avions  pris  la  douce  ha- 
bitude ,  cette  familiarité  dans  tout  autre  cas  si 
dangereuse ,  fut  alors  ma  sauvej^arde.  Nos  sen- 
timents dépendent  de  nos  idées  ;  et ,  quand  elles 
ont  pris  un  certain  cours  ,  elles  en  changent 
difficilement.  Nous  en  avions  trop  dit  sur  un 
ton  pourrecommencer  surun  autre  ;  nous  étions 
déjà  trop  loin  pour  revenir  sur  nos  pas.  L'amour 
veut  faire  tout  son  progrès  lui-même  ;  il  n  aime 
point  que  l'amitié  lui  épargne  la  moitié  du  che- 
min. Enfin ,  je  lai  dit  autrefois,  et  j  ai  heu  de  le 
croire  encore  ,  on  ne  prend  guère  de  baisers 
coupables  sur  la  même  bouche  où  Ion  en  prit 
dinnocents. 

A  l'appui  de  tout  cela  vint  celui  que  le  ciel 
destinoit  à  faire  le  court  bonheur  de  ma  vie.  Tu 
le  sais,  cousine,  il  étoit  jeune  ,  bien  fait,  hon- 
nête ,  attentif,  complaisant  :  il  ne  savoit  pas  ai- 
mer comme  ton  ami  ;  mais  c'étoit  moi  qu'il  ai- 


400  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

moit  ;  et  quand  on  a  le  cœur  libre ,  la  passion 
qui  s  adresse  à  nous  a  toujours  quelque  chose 
de  contagieux.  Je  lui  rendis  donc  du  mien  tout 
ce  qu'il  en  restoit  à  prendre ,  et  sa  part  fut  en  ■ 
core  assez  bonne  pour  ne  lui  pas  laisser  de  re- 
gret à  son  choix.  Avec  cela  qu'avoi.'3-je  à  redou- 
ter? J'avoue  même  que  les  droits  du  sexe,  joints 
à  ceux  du  devoir,  portèrent  un  moment  préju- 
dice aux  tiens,  et  que  ,  livrée  à  mon  nouvel  état» 
je  fus  d'abord  plus  épouse  qu'amie;  mais  en  re- 
venant à  toi  je  te  rapportai  deux  cœurs  au  lieu 
d'un  ,  et  je  n'ai  pas  oublié  depuis  que  je  suis  res- 
tée seule  chargée  de  cette  double  dette. 

Que  te  dirai-je  encore,  ma  douce  amie?  Au 
retour  de  notre  ancien  maître ,  c'étoit  pour  ainsi 
dire  une  nouvelle  connoissance  à  faire.  Je  crus 
le  voir  avec  d'autres  yeux  ;  je  crus  sentir  en 
l'embrassant  un  frémissement  qui  jusque  -  là 
mavoit  été  inconnu.  Plus  cette  émotion  me  fut 
délicieuse,  plus  elle  me  fit  de  peur.  Je  m'alarmai 
comme  d'un  crime  d'un  sentiment  qui  n'existoit 
peut-être  que  parcequ'il  n'étoit  plus  criminel.  Je 
pensai  trop  que  ton  amant  ne  l'étoit  plus  et  qu'il 
ne  pouvoit  plus  l'être  ;  je  sentis  trop  qu'il  étoit 
libre  et  que  je  l'étois  aussi.  Tu  sais  le  reste  ,  ai- 
mable cousine;  mes  frayeurs  ,  mes  scrupules  te 
furent  connus  aussitôt  qu'à  moi.  Mon  cœur  sans 
expérience  s'intimidoit  tellement  d'un  état  si 
nouveau  pour  lui,  que  je  me  reprochois  mon 
empressement  de  te  rejoindre  ,  comme  s  il  n'eût 
pas  précédé  le  retour  de  cet  ami.  Je  n'aimois 


SIXIÈME   PARTIE.  ZJ^i 

point  qu  il  iùt  précisément  où  je  desirois  si  fort 
dètie ,  el  je  crois  que  j'aurois  moins  souffert  de 
sentir  ce  dcsir  plus  tiède  que  d'imaginer  qu'il  ne 
fût  pas  tout  pour  toi. 

Enfin  ,  je  te  rejoignis  ,  et  je  fus  presque  ras- 
surée. Je  m'étois  moins  reproché  ma  foiblesse 
après  t en  avoir  fait  laveu  ;  près  de  toi  je  me  la 
leprocliois  moins  encore  :  je  crus  mètre  mise  à 
mon  tour  sous  la  garde,  et  je  cessai  de  craindre 
pour  moi.  Je  résolus  ,  par  ton  conseil  même  , 
de  ne  point  changer  de  conduite  avec  lui.  Il  est 
constant  qu'une  plus  grande  réserve  eût  été  une 
espèce  de  déclaration  ;  et  ce  n'étoit  que  trop  de 
celles  qui  pouvoient  m  échapper  malgré  moi , 
sans  en  fture  une  volontaire.  Je  continuai  donc 
dètre  badine  par  honte  et  familière  par  modes- 
tie. Mais  peut-être  tout  cela,  se  faisant  moins 
naturellement,  ne  se  faisoit-il  plus  avec  la  mê- 
me mesure.  De  folâtre  que  j'étois  je  devins  tout- 
à-fait  folle  ;  et  ce  qui  m  en  accrut  la  confiance 
fut  de  sentir  que  je  pouvois  lêtre  impunément. 
Soit  f[ue  lexemple  de  ton  retour  à  toi  -  même 
me  donnât  plus  de  force  pour  t  imiter,  soit  que 
ma  Julie  épure  tout  ce  qui  lapproche,  je  me 
trouvai  tout-à-fait  tranquille ,  et  il  ne  me  resta 
de  mes  premières  émotions  quun  sentiment 
très  doux ,  il  est  vrai,  mais  calme  et  paisible,  et 
qui  ne  demandoit  rien  de  plus  à  mon  cœur  que 
la  durée  de  létat  oii  j'étois. 

Oui ,  chère  amie ,  je  suis  tendre  et  sensible 
aussi  bien  que  toi  ;  mais  je  le  suis  d'une  autre 

4.  a6 


4o2  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

manière  :  mes  affections  sont  plus  vives  ,  les 
tiennes  sont  plus  pénétrantes.  Peut-être  avec 
des  sens  plus  animés  ai -je  plus  de  ressources 
pour  leur  donner  le  change  ;  et  cette  même  gaieté 
qui  coûte  Tinnocence  à  tant  d'autres  me  l'a  tou- 
jours conservée.  Ce  n'a  pas  toujours  été  sans 
peine,  il  faut  l'avouer.  Le  moyen  de  rester  veuve 
a  mon  âge  ,  et  de  ne  pas  sentir  quelquefois  que 
les  jours  ne  sont  que  la  moitié  de  ma  vie?  Mais, 
comme  tu  Tas  dit  et  comme  tu  l'éprouves ,  la  sa- 
pesse  est  un  grand  moyen  d'être  sage  j  car,  avec 
toute  ta  bonne  contenance  ,  je  ne  te  crois  pas 
dans  un  cas  fort  différent  du  mien.  C'est  alors  que 
fcnjouement  vient  à  mon  secours,  et  fait  plus 
peut-être  pour  la  vertu  (|ue  n'eussent  fait  les 
graves  leçons  de  la  raison.  Combien  de  fois  dans 
le  silence  de  la  nuit,  oii  l'on  ne  peut  s'échapper 
à  soi-illême  ,  j  ai  chassé  des  idées  importunes  en 
méditant  des  tours  pour  le  lendemain  !  combien 
de  fois  j'ai  sauvé  les  dangers  d'un  téte-à-têtc  par 
une  saillie  extravaganteJ.  Tiens,  ma  chère,  il  y 
a  toujouis,  quand  on  est  ioible,  un  moment  où 
la  gaieté  devient  sérieuse ,  et  ce  momeot  ne  vien- 
dra point  pour  moi  :  voilà  ce  que  je  crois  sentir 
et  de  quoi  je  t'ose  répondre. 

Après  cela,  je  te  conlirme  librement  tout  ce 
que  je  t'ai  dit  dans  l'Elysée  sur  l'attachement  que 
j'ai  senti  naître,  et  sur  tout  le  bonheur  dont  j'ai 
joui  cet  hiver.  Je  m'en  livrois  de  meilleur  cœur 
au  charme  de  vivre  avec  ce  que  j  aime  en  sen- 
tant que  je  ne  desirois  rien  de  plus.  Si  ce  temps 


SIXIÈME   PARTIE.  4o3 

eût  duré  toujours,  je  n'en  aurois  jamais  sou- 
haité un  autre.  Ma  gaieté  venoit  de  contente-' 
ment ,  et  non  d'artiHce.  Je  tournois  en  espiè- 
glerie le  plaisir  de  ra'occuper  de  lui  sans  cesse  : 
je  sentois  qu'en  me  bornant  à  rire  je  ne  in'ap- 
prètois  point  de  pleurs. 

Ma  toi,  cousine,  j'ai  cru  m'apercevoir  quel-* 
quef'ois  que  le  jei>  ne  lui  déplai^oii  pas  trop  à 
lui  même.  Le  ruse  n  étoit  pas  iâclié  ci  être  fâché; 
et  il  ne  s'apaisoit  avec  tant  de  peine  que  pour 
se  faire  apaiser  pi  us  long-temps.  J  en  tirois  oc- 
casion de  lui  tenir  des  propos  afscz  tendres  en 
paroissant  me  moquer  de  lut;  c étoit  a  qui  des 
deux  seroit  le  plus  enfant,  tîn  jour  qu'en  ton 
absence  il  jouoit  aux  échecs  avec  ton  maii ,  et 
que  je  jouois  au  volant  avec  la  Fanchon  dans 
la  même  salle,  elle  arvoit  le  mot,  et  j'observois 
notre  philosophe.  A  son  air  humblement  fier  et 
à  la  promptitude  de  ses  coups,  je  vis  qu'il  avoit 
beau  jeu.  La  table  étoit  petite  ,  et  l'échiquier  dé- 
bordoit.  J  attendis  le  moment  ;  et,  sans  paroitre 
y  tâcher,  d'un  revers  de  raquette  je  renversîri 
l'échec-et-mat.  Tu  ne  vis  de  tes  jours  pareille 
colère  :  il  étoit  si  furieux,  que,  Jui  ayant  laissé 
le  choix  d'un  soufflet  ou  d'un  baiser  pour  ma 
pénitence,  il  se  détourna  quand  je  lui  présentai 
la  joue.  Je  lui  demandai  pardon ,  il  fut  inflexible. 
Il  m'auroit  laissée  à  genoux  si  je  m'y  étois  mise. 
Je  finis  par  lui  faire  une  autre  pièce  qui  lui  fit 
oublier  la  première  ,  et  nous  fûmes  meilleurs 
amis  que  jamais, 

a6. 


4o4  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

Avec  une  autre  niétli«de  infailliblement  je 
m'en  serois  moins  bien  tirée;  et  je  m'aperçus 
une  fois  que,  si  le  jeu  fût  devenu  sérieux,  il 
eut  pu  trop  lèlre.  Gétoit  un  soir  qu'il  nous  ac-? 
compaf»i,ioit  ce  duo  si  simple  et  si  touchant  de 
liCO ,  Fado  a  morir,  ben  mio.  Tu  cbantois  avec 
assez  de  néglijjence  ;  je  n'en  faisois  pas  de  même; 
et,  comme  j  avois  une  main  appuyée  sur  le  cla- 
vecin au  moment  le  pltis  palhciiqueet  où  j'étois 
moi-même  émue,  il  appliqua  sur  cette  main  un 
baiser  que  je  sentis  sur  mon  cœur.  Je  ne  connois 
pas  j)ien  les  baisers  de  lamour;  mais  ce  que  je 
peux  te  dire  ,  c'est  cfue  jamais  1  amitié ,  pas  même 
la  nôtre,  n'en  a  donné  ni  reçu  de  seml)lable  à 
eelui-là.  Hé  bien  !  mon  enfant,  après  de  pareils 
moments  que  devient-on  quand  on  s'en  va  rêver 
seule  et  qu'on  emporte  avec  soi  leur  souvenir? 
Moi  je  troublai  la  nmsique  :  il  fallut  danser;  je 
fis  danser  le  philosophe.  On  soupa  presque  en 
l'air;  on  veilla  fort  avant  dans  la  nuit;  je  fus 
me  coucher  bien  lasse,  et  je  ne  fis  qu'un  som- 
meil. 

J'ai  donc  de  fort  bonnes  raisons  pour  ne  point 
gêner  mon  humeur  ni  chanj^er  de  manières.  Le 
moment  qui  rendra  ce  cban^jcmcnt  nécessaire 
est  si  près,  que  ce  n'est  pas  la  peine  d'anticiper. 
Le  temps  ne  viendra  que  trop  tôt  d'être  prude 
et  réservée.  Tandis  ([ue  je  compte  encore  pax- 
vingt ,  je  me  dépêche  d'user  de  mes  droits;  car^ 
passé  la  trentaine ,  on  n'est  plus  folle ,  mais  ri- 
dicule. Et  ton  épilogueur  d'homme  ose  bien  um 


SIXIÈME    PARTIi:.  .\oS 

dire  qu  il  ne  me  reste  que  six  mois  encore  à  re- 
tourner la  salade  avec  les  doigts.  Patience  î  pour 
payer  ce  sarcasme  je  prétends  la  lui  retourner 
dans  six  ans;  et  je  te  jure  qu'il  faudra  quil  la 
manf;e.  Mais  revenons. 

Si  l'on  n'est  pas  maître  de  ses  sentiments,  au 
moins  on  l'est  de  sa  conduite.  Sans  doute  je  de- 
manderois  au  ciel  un  cœur  plus  tranquille;  mais 
puissè-je  à  mon  dernier  jour  offrir  au  souverain 
juji^e  une  vie  aussi  peu  criminelle  que  celle  que 
j'ai  passée  cet  hiver!  En  vérité,  je  ne  me  repro- 
chois  rien  auprès  du  seul  homme  qui  pouvoit 
me  rendre  coupahlc.  Ma  chère,  il  n'en  est  pas 
de  même  depuis  qu'il  est  parti  :  en  m'accoutu,- 
mant  à  penser  à  lui  dans  son  absence,  j  y  pense 
ù  tous  les  instants  du  jour;  et  je  trouve  son 
image  plus  dangereuse  que  sa  personne.  S'il  est 
loin  ,  je  suis  amoureuse  ;  s  il  est  près  ,  je  ne  suis 
que  folle  :  qu'il  revienne,  et  je  ne  le  crains 
plus. 

Au  chagrin  de  son  éloignement  s'est  joinle 
l'inquiétude  de  son  rêve.  Si  tu  as  tout  mis  sur 
le  compte  de  l'amour,  tu  t'es  trompée;  1  amitié 
avoit  part  à  ma  tristesse.  Depuis  leur  départ,  je 
te  voyois  pâle  et  changée  :  à  chaque  instant  je 
pensois  te  voir  tomber  malade.  Je  ne  suis  pas 
crédule,  mais  craintive.  Je  sais  bien  qu'un  songe 
n  amène  pas  un  événement,  mais  j'ai  toujoun? 
peur  que  l'événement  n'arrive  à  sa  suite.  A  peine 
ce  maudit  rêve  m'a-t-il  laissé  une  nuit  tranquille, 
jusqu'à  ce  que  je   t'aie  vue  bien  remise  et  rc^ 


4o6  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

prendre  tes  couleurs.  Dussè-je  avoir  mis  sans  le 
savoir  un  intérêt  suspect  à  cet  empressement, il 
est  sûr  que  j'aurois  donné  tout  au  monde  pour 
qu  il  se  fût'montré  quand  il  s  en  retourna  comme 
un  imbccille.  Enfin  ma  vaine  terreur  s'en  est  al- 
lée avec  ton  mauvais  visage.  Ta  santé,  ton  ap- 
pétit,  ont  plus  fait  que  tes  plaisanteries;  et  je 
lai  vue  si  hien  argumenter  à  table  contre  mes 
frayeurs,  qu'elles  se  sont  tout-à-fait  dissipées. 
Pour  surcroît  de  bonheur  il  revient;  et  j'en'suis 
charmée  à  tous  égards.  Son  retour  ne  m'alarme 
point,  il  me  rassure;  et  sitôt  que  nous  le  ver- 
rons, je  ne  craindrai  plus  rien  y)Our  tes  jours  ni 
pour  mon  repos.  Cousine,  conserve-moi  mon 
amie,  et  ne  sois  point  en  peine  de  la  tienne;  je 
réponds  d'elle  tant  qu'elle  t'aura...  Mais,  mon 
dieu  !  qu'ai-je  donc  qui  m'inquiète  encore  et  me 
serre  le  cœur  sans  savoir  pourquoi?  Ah!  mon 
enfant ,  laudra-t-il  un  jour  (ju'une  des  deux  sur- 
vive à  l'autre  ?  Malheur  à  celle  sur  qui  doit  tom- 
ber un  sort  si  cruel!  elle  restera  peu  digne  de 
vivre,  ou  sera  morte  avant  sa  mort. 

Pourrois-tu  mé  dire  à  propos  de  quoi  je  m'é- 
puise en  sottes  lamentations»'  Foin  de  ces  ter- 
reurs paniques  qui  n'ont  pas  le  sens  commun! 
au  lieu  de  parler  de  mort,  parlons  de  mariage; 
cela  sera  plus  amusant.  Il  y  a  long-temps  que 
cette  idée  est  venue  à  ton  mari;  et  s'il  ne  m  en 
eût  jamais  parlé,  peut-être  ne  me  fût-elle  point 
venue  à  moi-même.  Dcjiuislors  j  y  ai  pensé  quel- 
quefois ,  et  toujours  avec  dédain.  Fi!  cela  vieillit 


SIXIÈME    PARTIE,  4^7 

une  jeune  veuve.  Si  j'avois  des  enfants  d'un  se- 
cond lit,  je  me  croirois  la  (rrand'mcre  de  ceux 
du  premier.  Je  te  trouve  aussi  fort  bonne  de 
faire  avec  lég[èreté  les  honneurs  de  ton  amie,  et 
de  regarder  cet  arrangement  comme  un  soin  de 
ta  bénigne  charité.  Oh  bien  !  je  t'apprends,  moi, 
que  toutes  les  raisons  fondées  sur  tes  soucis 
ebligeants  ne  valent  pas  la  moindre  des  mien- 
nes contre  un  second  mariage. 

Parlons  sérieusement.  Je  n'ai  pas  lame  assez 
basse  pour  faire  entrer  dans  ces  raisons  la  honte 
de  me  rétracter  d  un  engagement  téméraire  pris 
avec  moi  seule  ,  ni  la  crainte  du  blâme  en  faisant 
mon  devoir,  ni  liuégaJité  des  fortunes  dans  un 
cas  où  tout  l'honneur  est  pour  celui  des  deux  à 
qui  lautre  veut  bien  devoir  la  sienne  :  mais  , 
sans  répéteu  ce  que  je  t'ai  dit  laut  de  fois  sur 
mon  humeur  indépendante  et  sur  mon  éloigne- 
ment  naturel  pour  le  joug  du  mariage,  je  me 
tiens  à  une  seule  objection,  et  je  la  tire  de  cette 
voix  si  sacrée  que  personne  au  monde  ne  res- 
pecte autant  que  toi.  Lève  cette  objection  ,  cou- 
sine ,  et  je  me  rends.  Dans  tous  ces  jeux  qui  te 
donnent  tant  deffroi  ma  conscience  est  tran- 
quille. Le  souvenir  de  mon  mari  ne  me  fait 
point  rougir  ;  j  aime  à  lappeler  à  témoin  de  mon 
innocence  :  et  pourquoi  craindrois-je  de  faire 
devant  son  image  tout  ce  que  je  faisois  autre- 
fois devant  lui?  En  seroit-il  de  même,  ô  Julie  , 
si  je  violois  les  saints  engagements  qui  nous 
unirent  j  que  j'osasse  jurer  à  un  autre  l'amour 


4o8  LA   NOUVrJ.LE    IfÉLOÏSE. 

éternel  que  je  lui  jurai  tant  de  fois;  que  mon 
cœur  indignement  partajjé,  dérobât  à  sa  mé- 
moire ce  qu'il  donncroit  à  son  successeur,  et 
ne  pût  sans  offenser  l'un  des  deux  remplir  ce 
•  quil  doit  à  l'autre?  Cette  même  image  qui  m  est 
si  chère  ne  me  donncroit  qu'épouvante  et  qu'ef^ 
fpoi  ;  sans  cesse  elle  viendroit  empoisonner  mon- 
bonheur,  et  son  souvenir,  qui  fait  la  douceur  d« 
me  vie,  en  feroit  le  tourment.  Gomment  oses-tu 
aie  parler  de  donner  un  successeur  à  mon  mari , 
après  avoir  juré  de  n'en  jamais  donner  au  tien? 
comme  si  les  raisons  que  tu  m'allègues  t'étoient 
moins  applicables  en  pareil  cas!  Ils  s'aimèrent "^ 
C  est  pis  encore.  Avec  quoile  indignation  verroit- 
il  un  homme  qui  lui  fut  cher  usurper  ses  droits 
et  rendre  sa  femme  infidèle!  Enfin  ,  quand  il  se- 
roit  vrai  que  je  ne  lui  dois  plus  rien  à  lui-même, 
ne  dois-je  rien  au  cher  gage  de  son  anïour?  et 
puis -je  croire  qu'il  eût  jamais  voulu  de  moi  s'il 
eût  prévu  que  j'eusse  un  jour  exposé  sa  fille 
unique  à  se  voir  confondue  avec  les  enfants 
d  un  autre? 

Ej:icore  un  mot,  et  j'ai  fini.  Qui  t'a  dit  que  toua 
les  obstacles  viendroient  de  moi  seule?  En  ré- 
pondant de  celui  que  cet  engagement  regarde  , 
n  as-tu  point  plutôt  consulté  ton  désir  que  ton 
pouvoir?  Quand  tu  serois  sûre  de  son  aveu, 
n  aurois-tu  donc  aucun  scrupule  de  m  offrir  un 
cœur  usé  par  une  autre  passion  ?  Grois-lu  (jue  le 
mien  dût  s'en  contenter ,  et  que  je  pusse  être 
heureuse  avec  un  homn»e  que  je  ne  rendrois  pas 


SIXÎKME    PARTIE.  /jOr) 

heureux  ?  Cousine  ,  penso-s-y  mieux  ;  sans  exi- 
ger plus  d'amour  que  je  n'en  puis  ressentir  mni- 
luênic,  tous  lessenlimonts  que  j  accorde  je  veux 
qu'ils  me  soient  rendus;  et  je  suis  trop  honnête 
femme  pour  pouvoir  me  passer  de  piaiic  à  mon- 
mari.  Quel  garant  as-tu  donc  de  tes  espérances? 
Un  certain  plaisir  à  se  voir,  qui  peut  être  l'effet 
de  la  seule  amitié;  un  transport  pnssofjer,  qui 
peut  naître  à  notre  âge  de  la  seule  différence  du 
sexe;  tout  cela  suffit-il  pour  les  fonder?  Si  ce 
transport  eût  produit  quel((ue  sentiment  dura- 
ble, est-il  croyable  qu  il  s'en  fût  tu  non  seulement 
à  moi,  mais  à  toi,  mais  à  ton  mari,  de  qui  ce 
propos  n'eût  pu  qu'être  favorablement  reçu? En 
a-t-il  jamais  dit  un  mot  à  personne?  Dans  nos 
têtes-à-têtes  a-t-il  jamais  été  question  que  de  toi? 
a-t-il  jamais  été  question  de  moi  dans  les  vôtres? 
Puis-je  penser  que  s'il  avoit  eu  là-dessus  quelque 
secret  pénible  à  garder, je  n'aurôis  jamais  aperçu 
sa  contrainte,  ou  qu  il  ne  lui  seroit  jamais  échap- 
pé d  indiscrétion?  Enfin  ,  même  depuis  son  dé- 
part ,  de  laquelle  de  nous  deux  parle-t-il  le  plus 
dans  ses  lettres,  de  laquelle  esi-il  occupé  dans 
ses  songes?  Je  t'admire  de  me  croire  sensible  et 
tendre  ,  et  de  ne  pas  imaginer  que  je  me  dirai 
tout  cela  !  Mais  j'aperçois  vos  ruses ,  ma  mi- 
gnonne ;  c  est  pour  vous  donner  droit  de  repré- 
sailles que  vous  m  accusez  d'avoir  jadis  sauvé 
mon  cœur  aux  dépens  du  vôtre.  Je  ne  suis  pas  la 
dupe  de  ce  tour-là. 

Voilà  toute  ma  confession,  cousine  :  je  l'ai 


4lO  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

faite  pour  t'écJairer  et  non  pour  te  contredire. 
Il  me  reste  à  te  déclarer  ma  résolution  sur  cette 
affaire.  Tu  connois  à  présent  mon  intérieur  aussi 
bien  et  peut-être  mieux  que  moi-même  :  mon 
lïonneur  ,  mon  bonheur,  te  sont  chers  autant 
qu'à  moi;  et  dans  le  calme  des  passions  la  rai- 
son te  fera  mieux  voir  où  je  dois  trouver  lun  et 
l'autre.  Charge-toi  donc  de  ma  conduite;  je  t'en 
'remets  Tentière  direction.  Rentrons  dans  notre 
état  naturel  et  chanf^eons  entre  nous  de  métier; 
nous  nous  en  tirerons  mieux  toutes  deux.  Gou- 
verne; je  serai  docile  :  c'est  à  toi  de  vouloir  ce 
que  je  dois  faire ,  à  moi  de  faire  ce  que  tu  vou- 
dras. Tiens  mon  ame  à  couvert  dans  la  tienne  ; 
que  sert  aux  inséparables  d'en  avoir  deux? 

Ah  çà  !  revenons  à  présent  à  nos  voyageurs. 
Mais  j'ai  déjà  tant  parlé  de  lun  que  je  n'ose  plus 
parler  de  lautre,  de  peur  que  la  différence  du 
style  ne  se  fit  un  peu  trop  sentir  ,  et  que  l'amitié 
même  que  j  ai  pour  lAnglois  ne  dît  trop  en  fa- 
veur du  Suisse.  Et  puis,  que  dire  sur  des  lettres 
qu'on  n'a  pas  vues  ?  Tu  devois  bien  au  moins 
m'envoyer  celle  de  mylord  Edouard  :  mais  tu 
n'as  osé  lenvoyer  sans  lautre, et  tu  as  fort  bien 
fait...  Tu  pouvois  pourtant  faire  mieux  encore... 
Ah!  vivent  les  duègnes  de  vingt  ans  !  elles  sont 
plus  traital)les  qu'à  trente. 

Il  faut  au  moins  que  je  me  venge  en  t'appre- 
nant  ce  que  tu  as  opéré  par  (;ette  belle  réserve; 
c'est  de  me  faire  imaginer  la  lettre  en  question... 
cette  lettre  si...  cent  fois  plus  si,  qu'elle  ne  l'est 


SIXIÈME   PAF.TIE.  4'  * 

répllomrnt.  De  dcjjii  je  me  plais  à  la  rrmplii  de 
choses  ((ui  n'y  sauroient  êt«e.  Va  ,  si  je  n'y  suis 
pas  adorée  ,  c'est  à  toi  que  je  ferai  payer  tout  ce 
qu'il  en  faudra  rabattre. 

En  vérité  ,  je  ne  sais  après^tout  cela  comment 
tu  m'oses  parler  du  courrier  d'Italie.  Tu  prouves 
que  mon  tort  ne  fut  pas  de  l'attendre  ,  mais  de 
ne  pas  lat tendre  assez  lon^-temps.  Un  pauvre 
petit  quart  d'heure  de  plus,jallois  au-devant 
du  paquet,  je  m'en  emparois  la  première,  je 
lisois  le  tout  à  mon  aise;  et  c'étoit  mon  tour  de 
me  faire  valoir.  I^es  raisins  sont  trop  verts.  On 
me  retient  deux  lettres  ;  mais  j  en  ai  deux  autres 
que  ,  quoi  que  tu  ptiisses  croire  ,  je  ne  change- 
rois  sûrement  pas  contre  celles-là  ,  quand  tous 
les  sî  du  monde  y  seroient.  Je  te  jure  que  si  celle 
d'Henriette  ne  tient  pas  sa  place  à  côté  de  la 
tienne ,  c'est  qu'elle  la  passe ,  et  que  ni  toi  ni 
moi  n'écrirons  de  la  vie  rien  d'aussi  joli.  Et  puis 
on  se  donnera  les  airs  de  traiter  ce  prodige  de 
petite  impertinente  !  ah  !  c'est  assurément  pure 
jalousie.  En  effet ,  te  voit-on  jamais  à  genoux 
dt'vant  elle  lui  baiser  humblement  les  deux 
mains  l'une  après  lautre  ?  Grâce  à  toi  la  voilà 
modeste  comme  une  vierge ,  et  grave  comme  un 
Caton  ;  respectant  tout  le  monde  ,  jusqu'à  sa 
mère  :  il  n'v  a  plus  le  mot  pour  rire  à  ce  qu'elle 
dit  ;  à  ce  (ju'elle  écrit ,  pîjsse  encore.  Aussi  ,  de- 
puis que  j'ai  découvert  ce  nouveau  talent,  avant 
que  tu  gâtes  ses  lettres  comme  ses  propos,  je 
compte  établir  de  sa  chambre  à  la  mienne  un 


4l2  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

courrier  d'Italie  dont  on  n'escamotera  point  les 
paquets. 

Adieu  ,  petite  cousine.  Voilà  des  réponses  qui 
t'apprendront  à  respecter  mon  crédit  renaissant. 
Je  voulois  te  parle^'  de  ce  pays  et  de  ses  habi- 
tants :  mais  il  faut  mettre  fin  k  ce  volume;  et 
puis  tu  m'as  toute  brouillée  avec  tes  fantaisies  , 
et  le  mari  m'a  presque  fait  oublier  les  hôtes. 
Gomme  nous  avons  encore  cinq  ou  six  jours  à 
rester  ici,  etque  j'aurai  le  temps  de  mieux  revoir 
le  peu  que  j  ai  vu  ,  tu  ne  perdras  rien  pour  at- 
tendre ,  et  tu  peux  compter  sur  un  second  tome 
avant  rnqn  départ. 


LETTRE  III. 

DE    MYLORD    EDOUARD   A    M.  DE    WOLMAR. 

JNoN,  cher  Wolmar,  vous  ne  vous  êtes  point 
trompé  ;  le  jeune  homme  est  sûr  ;  mais  moi  je 
ne  le  suis  guère  ,  çt  j'ai  failli  payer  cher  l'expé- 
riencc  qui  m'en  a  convaincu.  Sans  lui  je  suc- 
Comb ois  moi-même  à  l'épreuve  que  je  lui  avois 
destinée.  Vous  savez  que  pour  contenter  sa  re- 
connoissance,  et  remplir  son  ca^ur  de  nouveaux 
objets,  j'afFectois  de  donner  à  ce  voyage  plus 
d'importance  qu'il  n'en  avoit  réellement.  D^an-» 
ciens  penchants  à  flatter,  une  vieille  habitude  à 
Suivre  encore  une  fois;  voilà,  avec  ce  qui  se 
)'àpporfoif  à   Saint-Preux,   tout  ce  qui   m'enga- 


SIXIÈME    PARTIE.  4l3 

geoit  à  rentreprencli'c.  Dire  les  derniers  adieux 
aux  attachements  de  ma  jeunesse,  ramener  un 
ami  parfaitement  fjuéri  ;  voilà  tout  le  fruit  que 
j  en  voulois  recueillir. 

Je  vous  ai  marqué  que  le  songe  de  Villeneuve 
m'avoit  laissé  des  inquiétudes  :  ce  songe  me  ren- 
dit suspects  les  transports  de  joie  auxquels  il  s'é- 
toit  livré  quand  je  lui  avois  annoncé  qu'il  étoit 
le  maître  délever  vos  enfants  et  de  passer  sa  vie 
avec  vous.  Pour  mieux  fobserver  dans  les  effu- 
sions de  son  cœur  ,  j'avois  d'abord  prévenu  ses 
diflicultés;  en  lui  déclarant  que  je  métablirois 
moi-même  avec  vous,  je  ne  laissois  plus  à  son 
amitié  d'objections  à  me  faire  :  mais  de  nouvelles 
résolutions  me  firent  changer  de  langage. 

Il  n'eut  pas  vu  trois  fois  la  marquise  ,  que  nous 
fûmes  d'accord  sur  son  compte.  Malheureuse- 
ment pour  elle,  elle  voulut  le  gagner  ,  et  ne  fit 
que  lui  montrer  ses  artifices.  L'infortunée  !  que 
de  grandes  qualités  sans  vertu  !  que  d'amour  sans 
honneur!  Cet  amour  ardent  et  vrai  me  touchoit, 
m  attaclîoit  ,  nourrissoit  le  mien  ;  mais  il  prit  la 
teinte  de  son  ame  noire,  et  finit  par  me  faire 
horrepr.  Il  ne  fut  plus  question  d'elle. 

Quand  il  eut  vu  Laure ,  qu'il  connut  son  cœur , 
sa  beauté  ,  son  esprit,  et  cet  attachement  sans 
exemple  ,  trop  fait  pour  me  rendre  heureux  ,  je 
résolus  de  me  servir  d'elle  pour  bien  éclaircir  l'é- 
tat de  Saint -Preux.  Si  j'épouse  Laure,  lui  dis-je, 
mon  dessein n est  pas  de  la  mener  à  Londres,  où 
quelqu'un  pourroit  la  reconnoîre  ,iiBais  dans  de* 


4l4  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

lieux  OÙ  l'on  sait  honorer  la  vertu  par-tout  oU 
elle  est  ;  vous  remplirez  votre  emploi ,  et  nous  ne 
cesserons  point  de  vivre  ensemble.  8i  je  ne  l'é- 
pouse pas,  il  est  temps  de  nie  recueillir.  V^ous 
connoissez  ma  maison  d  Oxfoi  d-Sliire ,  et  vous 
choisirez  d'élever  les  enfants  d'un  de  vos  amis  , 
ou  d  accompagner  l'autre  dans  sa  solitude.  Il  me 
fît  la  réponse  à  laquelle  je  pouvois  m'attendre  : 
mais  je  voulois  lobserver  par  sa  conduite.  Car 
si  pour  vivre  à  Clarens  il  lavorisoit  un  mariage 
qu'il  eut  dû  blâmer  ,  ou  si,  dans  cette  occasion 
délicate ,  il  préfcroit  à  son  bonheur  la  gloire  de 
son  ami ,  dans  1  un  et  dans  l'autre  cas  l'épreuve 
étoit  faite  ,  et  son  cœur  étoit  jugé. 

Je  le  trouvai  d  abord  tel  que  je  le  desiroiSj 
ferme  contre  le  projet  que  je  feignois  d'avoir,  et 
armé  de  toutes  les  raisons  qui  dévoient  m'em- 
pêcher  depouser  Laurr.  Je  sentois  ces  raisons 
mieux  que  lui  ;  mais  je  la  voyois  sans  cesse,  et 
je  la  voyois  affligée  et  tendre.  Mon  cœur,  tout- 
à-fait  détaché  de  la  maïqiiise  ,  se  fixa  par  ce 
commerce  assidu.  Je  trouvai  dans  les  sentiments 
deLaure  de  quoi  redoubler  rattachement  qu'elle 
m'avoit  inspiré.  J'eus  honte  de  sacrifier  à  lopi- 
nion  ,  «|ue  je  méprisois,  l'estime  que  je  devois 
à  son  mérite  :  ne  devois-je  rien  aussi  a  l'espérance 
que  je  lui  avois  donnée,  sinon  par  mes  discours, 
au  moins  par  mes  soins.^Sans  avoir  rien  promis, 
ne  rien  tenir  c'étoit  la  tromper;  cette  tronq)erie 
étoit  barbare.  Enfin,  joignante  mon  penchant 
une  espèce  de  devoir ,  et  songeant  plus  à  mon 


> 


SIXIÈME   PARTIE.  4'5 

boiiliour  qu'à  ma  p,Ioire  ,  j'achevai  de  l'aimer  par 
raison  ;  je  résolus  de  pousser  la  feinte  aussi  loin 
qu'elle  pouvoil  aller  ,  et  jusqu'à  la  réalité  même 
si  je  ne  pouvois  m'en  tirer  autrement  sans  in- 
justice. 

Cependant  je  sentis  augmenter  mon  inquié- 
tude sur  le  compte  du  jeune  homme,  voyant 
qu  il  ne  remplissoit  pas  dans  toute  sa  force  le 
rôle  dont  il  s'étoit  chargé.  Il  s'opposoit  à  mes 
vues  ,  il  improuvqit  le  nœud  que  je  voulois  for- 
mer ;  mais  il  conjbattoit  mal  mon  inclination 
naissante  ,  et  me  parloit  de  Laure  avec  tant 
d'éloges  ,  qu'en  paroissant  me  détourner  de  l'é- 
pouser ,  il  augmentoit  mon  penchant  pour  elle. 
Ces  contradictions  malarmèrent.  Je  ne  le  trou- 
vois  point  aussi  ferme  qu'il  auroit  dû  l'être  :  il 
semhloil  n'oser  heurter  de  front  mon  senti- 
ment ,  il  mollissoit  contre  ma  résistance  ,  il  crai- 
gnoit  de  me  fâcher,  il  n  avoit  point  à  mon  gré 
pour  son  devoir  l'intrépidité  qu'il  inspire  à  ceux 
qui  l'aiment. 

D'autres  observations  augmentèrent  ma  dé- 
fiance ;  je  sus  qu'il  voyoit  Laure  en  secret  ;  je 
remarquois  entre  eux  des  signes  d  intelligence. 
L'espoir  de  s'unir  à  celui  qu'elle  avoit  tant  aimé 
ne  la  rendoit  point  gaie.  Je  lisois  bien  la  même 
tendresse  dans  ses  regards  ;  mais  cette  tendresse 
n'étoit  plus  mêlée  de  joie  à  mon  abord,  la  tris- 
tesse y  dominoit  toujours.  Souvent  ,  dans  les 
plus  doux  épanchements  de  son  cœur ,  je  la 
voyois  jeter  sur  le  jeune  homme  un  coup-d'œil 


4l6  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

à  la  dérobée,  et  ce  coup-d  œil  étoit  suivi  de  quel- 
<|ues  larmes  quon  clicrclioit  à  me  cacher,  ELiifin 
le  mystère  fut  poussé  au  point  que  j'en  lus  alarmé. 
Ju(jcz  de  ma  surprise.  Que  pouvois-je  penser? 
Navois-je  récliautFé  quun  serpent  dans  mon 
sein?  Jusquoù  nosois-je  point  porter  mes  soup- 
çons cl  lui  rendre  son  ancienne  injustice!  Foi- 
bles  et  malheureux  cjue  nous  sommes  !  c'est  nous 
qui  faisons  nos  propres  maux.  Pourquoi  nous 
plaindre  que  les  méchants  nous  tourmentent, 
si  les  bons  se  tourmentent  encore  entre  eux? 

Tout  cela  ne  fit  qu'achever  de  me  déterminer. 
Quoique  j  i{>norasse  le  lond  de  cette  intrigue ,  je 
\oyois  que  le  cœur  de  Laure  étoit  toujours  le 
même  ;  et  cette  épreuve  ne  me  la  rendoit  que 
plus  chère.  Je  me  proposois  d  avoir  une  expli- 
cation avec  elle  avant  la  conclusion  ;  mais  je 
voulois  attendre  jusqu'au  dernier  moment,  pour 
prendre  auparavant  par  moi-même  tous  les 
éclaircissements  possibles.  Pour  lui,  j'étois  ré- 
solu de  me  convaincre,  de  le  convaincre,  enfin 
daller  jusqu'au  bout  avant  que  de  lui  rien  dire 
ni  de  prendre  un  parti  par  rapport  à  lui,  pré- 
voyant une  rupture  infaillible,  et  ne  voulant  pas 
njeltre  un  bon  natuicl  et  \  ingt  ans  d  honneur  en 
balance  avec  de.s  soupçons. 

Jja  marquise  nif^noroit  rien  de  ce  qui  se  pas- 
soit  entre  nous.  Elle  avoit  des  épies  dans  le  cou- 
vent de  Laure,  et  parvint  à  savoir  qu'il  étoit 
question  diC  mariage.  11  n'en  fallut  p,as  davantage 
pour  réveiller  ses  fureurs  :  elle  «n'écrivit  deh  let- 


SIXIÈME    PxVRTIE.  4  I  7 

très  mena(^antes.  Elle  fit  plus  que  décrire;  mais 
comme  ce  nétoit  pas  la  première  fois,  et  que 
nous  étions  sur  nos  (jardcs,  ses  tentatives  furent 
vaines.  J'eus  seulement  le  plaisir  tle  \oir  dans 
loccasion  que  Saint-Preux  savoit  payer  de  sa 
personne,  et  ne  marchandoit  pas  sa  vie  pour 
sauver  celle  d'un  ami. 

Vaincue  par  les  transports  de  sa  rage ,  la  mar- 
quise tomba  malade  et  ne  se  releva  plus.  Ce  fut 
là  le  terme  de  ses  tourments  (i)  et  de  ses  crimes. 
Je  ne  pus  apprendre  son  état  sans  en  être  affligé. 
Je  lui  envoyai  le  docteur  Eswin;  Saint -Preux  y 
fut  de  ma  part  :  elle  ne  voulut  voir  ni  lun  ni 
l'autre  ;  elle  ne  voulut  pas  niêrne  entendre  parler 
de  moi ,  et  m'accabla  d'imprécations  borribles 
chaque  fois  quelle  entendit  prononcer  mou 
nom.  Je  gémis  sur  elle,  et  sentis  mes  blessures 
prêtes  à  se  rouvrir.  I^a  raison  vainquit  ^ncore; 
mais  j'eusse  été  le  dernier  des  hommes  de  songer 
au  mariage,  tandis  qu'une  femme  qui  me  fut  si 
chère  étoit  à  l'extrémité,  Saint-Preux,  craignant 
qu'enfin  je  ne  pusse  résister  au  désir  de  la  voir, 
me  proposa  le  voyage  de  Naples ,  et  j'y  consentis. 

Le  surlendemain  de  notre  arrivée ,  je  le  vis 
entrer  dans  ma  chambre  avec  une  conienance 
ferme  et  grave,  et  tenant  une  lettre  à  la  main. 
Je  m'écriai  :  La  marquise  est  morte  !  Plût  à  Dieu  ! 
reprit-il  froidement  ;   il  vaut  mieux  n'être  plus 

(i)  Par  la  lettre  de  mylord  Edouard  ci-devant  suppri- 
mée, on  voit  qu'il  pensoit  qu'à  la  mort  des  méchants  leurs 
âmes  étoient  anéanties. 

^■  27 


4l8  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

que  d'exister  pour  mal  faire.  Mais  ce  n'est  pas 
d'elle  que  je  viens  vous  parler;  écoutez-moi. 
J'attendis  en  silence. 

Mylord ,  me  dit- il,  en  me  donnant  le  saint 
nom  d'ami  vous  m'apprîtes  à  le  porter.  J'ai  rem- 
pli la  fonction  dont  vous  m'avez  chargé;  et,  vous 
voyant  prêt  à  vous  oublier,  j'ai  dû  vous  rappeler 
à  vous-même.  Vous  n'avez  pu  rompre  une  chaîne 
que  par  une  autre.  Toutes  deux  étoicnt  indignes 
de  vous.  S'il  n'eût  été  question  que  d'un  mariage 
inégal,  je  vous  aurois  dit,  songez  que  vous  êtes 
pair  d'Angleterre,  et  renoncez  aux  honneurs  du 
monde,  ou  respectez  l'opinion.  Mais  un  mariage 
abject  !  .  .  .  vous  !  .  .  .  Choisissez  mieux  votre 
épouse.  Ce  n'est  pas  assez  qu'elle  soit  vertueuse, 
elle  doit  être  sans  tache.  .  .  la  femme  d'Edouard 
Bomston  n'est  pas  facile  à  trouver.  Voyez  ce  que 
j'ai  fait. 

Alors  il  me  remit  la  lettre.  Elle  étoit  de  Laure. 
Je  ne  l'ouvris  pas  sans  émotion.  «  L'amour  a 
«  vaincu ,  me  disoit-elle  :  vous  avez  voulu  m'é- 
i'  pouser;  je  suis  contente.  Votre  ami  ma  dicté 
i(  mon  devoir;  je  le  remplis  sans  regret.  En  vous 
((  déshonorant  j'aurois  vécu  malheureuse  ;  en 
«  vous  laissant  votre  gloire  je  crois  la  partager. 
<c  Le  sacrifice  de  tout  mon  bonheur  à  un  devoir 
«  si  cruel  me  fait  oublier  la  honte  de  ma  jeu- 
«  nesse.  Adieu;  dès  cet  instant  je  cesse  d'être  en 
«  votre  pouvoir  et  au  mien.  Adieu  pour  jamais. 
«  O  Edouard  !  ne  portez  pas  le  désespoir  dans 
«  ma  retraite  ;   écoutez  mon  dernier  vœu.   Ne 


SIXIÈME   PARTIE.  /jiy 

"  donnez  à  nulle  autre  une  place  que  je  n  ai  pu 
«  remplir.  Il  fut  au  monde  un  cœur  fait  pour 
«  vous,  et  c'étoit  celui  de  I^aure.  » 

L'agitation  m'empêchoit  de  parler.  Il  profita 
de  mon  silence  pour  me  dire  quaprès  mon  dé- 
part elle  avoit  pris  le  voile  dans  le  couvent  où 
elle  étoit  pensionnaire;  que  la  cour  de  Rome, 
informée  qu'elle  devoit  épouser  un  luthérien , 
avoit  donné  des  ordres  pour  m'empêcher  de  la 
revoir;  et  il  m'avoua  franchement  qu'il  avoii 
pris  tous  ces  soins  de  concert  avec  elle.  Je  ne 
m'opposai  point  à  vos  projets,  continua-t-il , 
aussi  vivement  que  je  l'aurois  pu,  craignant  un 
retour  à  la  marquise ,  et  voulant  donner  le  change 
à  cette  ancienne  passion  par  celle  de  T^aure.  En 
vous  voyant  aller  plus  loin  quil  ne  falloit,  je  fis 
d'abord  parler  la  raison  ;  mais,  ayant  trop  acquis 
par  mes  propres  fautes  le  droit  de  me  défier 
d'elle ,  je  sondai  le  cœur  de  Laure  ;  et ,  y  trouvant 
toute  la  générosité  qui  est  inséparable  du  véri- 
table amour,  je  m'en  prévalus  pour  la  porter  au 
sacrifice  qu'elle  vient  de  faire.  L'assurance  de 
n'être  plus  fobjet  de  votre  mépris  lui  releva  le 
courage  et  la  rendit  plus  digne  de  votre  estime. 
Elle  a  fait  son  devoir;  il  faut  faire  le  vôtre. 

Alors  s'approchant  avec  transport,  il  me  dit 
en  me  serrant  contre  sa  poitrine  :  Ami,  je  lis, 
dans  le  sort  commun  que  le  ciel  nous  envoie, 
la  loi  commune  qu'il  nous  prescrit.  Le  régne  de 
famour  est  passé ,  que  celui  de  l'amitié  com- 
mence; mon  cœur  n'entend  plus  que  sa  voix 


420  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

sacrée,  il  ne  connoît  plus  (Vautre  chaîne  que 
celle  qui  me  lie  à  toi.  Choisis  le  séjour  que  tu 
veux  hahiter;  Clarcns,  Oxlbrd,  Londres,  Paris, 
ou  Rome;  tout  me  convient,  pourvu  que  nous  y 
vivions  ensemhle.  Va ,  viens  ou  tu  voudias ,  cher- 
che un  asile  en  quelque  lieu  que  ce  puisse  être, 
je  te  suivrai  par-tout  :  j  en  lais  le  serment  solen- 
nel à  la  face  du  Dieu  vivant,  je  ne  te  quitte  plus 
quà  la  mort. 

Je  fus  touché.  Le  zèle  et  le  feu  de  cet  ardent 
jeune  homme  éclatoient  dans  ses  yeux.  J'ouhliai 
îa  marquise  et  Laure.  Que  peut-on  regretter  au 
jnonde  quand  on  y  conserve  un  ami  ?  Je  vis  aussi, 
par  le  parti  qu'il  prit  sans  hésiter  dans  cette  occa- 
sion, qu'il  étoit  guéri  vériiahlement  et  que  vous 
n'aviez  pas  perdu  vos  peines  ;  enfin  j'osai  croire, 
par  le  vœu  qu'il  fit  de  si  bon  cœur  de  rester  atta- 
ché à  moi ,  qu  il  l'étoit  plus  à  la  vertu  qu'à  ses 
anciens  penchants.  Je  puis  donc  vous  le  ramener 
en  toute  confiance.  Oui*,  cher  Wolmar ,  il  est 
digne  d'élever  des  hommes  ,  et ,  qui  plus  est , 
d'habiter  votre  maison. 

Peu  de  jours  après  j'appris  la  mort  de  la  mar- 
quise. Il  y  avoit  long- temps  pour  moi  qu'elle 
étoit  morte;  cette  perte  ne  me  toucha  plus.  Jus- 
iju'ici  j  avois  regardé  le  mariage  comme  une  dette 
que  chacun  contracte  à  sa  naissance  envers  son 
espèce,  envers  son  pays,  et  j'avois  résolu  de  me 
marier  moins  par  inclination  que  par  devoir, 
lai  changé  de  sentiment.  L obligation  de  se  ma- 
rier n'est  pas  commune  à  tous  ;  elle  dépend  pour 


SIXIÈME   PARTIE.  /J2I 

chaque  homme  de  l'état  où  le  sort  la  placé  :  c'est 
pour  le  peuple,  pour  l'artisan,  pour  le  villageois, 
pour  1rs  hommes  vraiment  utiles,  que  le  célibat 
est  illicite;  pour  les  onhcs  qui  dominent  les  au- 
tres, auxquels  tout  tend  sans  cesse,  et  qui  ne 
sont  toujours  que  trop  remplis,  il  est  permis  et 
niônie  convenal)le.  Sans  cela,  l'état  ne  fait  que  se 
dépeupler  par  la  multiplication  des  sujets  qui 
lui  sont  à  charge.  Les  hommes  auront  toujours 
assez  de  maîtres ,  et  l'Angleterre  manquera  plu- 
tôt de  laboureurs  que  de  pairs. 

Je  me  crois  donc  libre  et  maître  de  moi  dans 
la  condition  où  le  ciel  m'a  fait  naître.  A  1  âge  où 
je  suis  on  ne  répare  plus  les  pertes  que  moil 
cœur  a  faites.  Je  le  dévoue  à  cultiver  ce  qui  me 
reste  ,  et  ne  puis  mieux  le  rassembler  qu'à  Gla- 
rens.  J'accepte  donc  toutes  vos  offres ,  sous  les 
conditions  que  ma  fortune  y  doit  mettre  ,  alin 
qu'elle  ne  me  soit  pas  inutile.  Après  l'engage- 
ment qu'a  pris  Saint-Preux  ,  je  n'ai  plus  d'autre 
moyen  de  le  tenir  auprès  de  vous  que  d'y  de- 
meurer moi-même;  et  si  jamais  il  y  est  de  trop  , 
il  me  suffira  d'en  partir.  Le  seul  embarras  qui 
me  reste  est  pour  mes  voyages  d  Angleterre  j 
car,  quoique  je  n'aie  plus  aucun  crédit  dans  le 
parlement,  il  me  suffit  d'en  être  membre  pour 
faire  mon  devoir  jusqu'à  la  fin.  Mais  j'ai  un  col- 
lègue et  un  ami  sûr  que  je  puis  charger  de  ma 
voix  dans  les  affaires  courantes.  Dans  les  occa- 
sions où  je  croirai  devoir  m'y  trouver  moi-mê- 
me, notre  élève  pourra  ni'accompagner ,  même 


422  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

avec  les  sieijs  quand  ils  seront  un  peu  plus 
grands  ,  et  que  vous  voudrez  bien  nous  les  con- 
fier. Ces  voyages  ne  sauroient  que  leur  être 
utiles  et  ne  seront  pas  assez;  longs  pour  affliger 
beaucoup  leur  mère. 

Je  n  ai  point  montré  cette  lettre  à  St.-Preux  ; 
ne  la  montrez  pas  entière  à  vos  dames  :  il  con- 
vient que  le  projet  de  cette  épreuve  ne  soit  ja-- 
mais  connu  que  de  vous  et  de  moi.  Au  surplus, 
ne  leur  cachez  rien  de  ce  qui  fait  honneur  à  mon 
digne  ami ,  même  à  mes  dépens.  Adieu ,  cher 
Wolmar,  Je  vous  envoie  les  dessins  de  mon 
pavillon  ;  réformez  ,  changez  comme  il  vous 
plaira;  mais  faites-y  travailler  dès-à-préscnt ,  sii 
se  peut.  J'en  voulois  ôter  le  salon  de  musique  ; 
car  tous  mes  goûts  sont  éteints  ,  et  je  ne  me 
soucie  plus  de  rien.  Je  le  laisse,  à  la  prière  de 
Saint-Preux ,  qui  se  propose  d'exercer  dans  ce 
salon  vos  enfants.  Vous  recevrez  aussi  quelques 
livres  pour  l'augmentation  de  votre  bibliothè- 
que ;  mais  que  trouverez-vous  de  nouveau  dans 
des  livres?  O  Wolmar  !  il  ne  vous  manque  que 
d'apprendre  à  lire  dans  celui  de  la  nature  pour 
être  le  plus  sage  des  mortels. 


SIXIÈME   PARTIE.  423 


LETTRE  IV. 

DE   M.  DE   WOLMAR   A    MYLORD   EDOUARD. 

J  E  me  suis  attendu  ,  cher  Bomston,  au  dénoue- 
ment de  vos  longues  aventures.  Il  eût  paru  bien 
étrange  qu'ayant  résisté  si  long -temps  à   vos 
penchants  ,   vous  eussiez   attendu  ,   pour  vous 
laisser  vaincre  ,  qu  un  ami  vînt  vous  soutenir  , 
quoiqu'à  vrai  dire  on  soit  souvent  plus  foihle  en 
s'appuyantsur  un  autre  que  quand  on  ne  compte 
que  sur  soi.  J'avoue  pourtant  que  je  fus  alarmé 
de  votre  dernière  lettre,  où  vous  m'annonciez 
votre  mariage  avec  Laure  comme  une  affaire 
absolument  décidée.  Je  doutai  de  l'événement 
malgré  votre  assurance;  et,  si  mon  attente  eût 
été  trompée  ,  de  mes  jours  je  n'aurois  revu  Saint- 
Preux.  Vous  avez  fait  tous  deux  ce  que  j'avois 
espéré  de  l'un  et  de  l'autre,  et  vous  avez  trop 
bien  justifié  le  jugement  que  j'avois   porté  de 
vous,  pour  que  je  ne  sois  pas  charmé  de  vous 
voir  reprendre  nos  premiers  arrangements.  Ve- 
nez ,  hommes  rares  ,  augmenter  et  partager  le 
bonheur  de  cette  maison.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
l'espoir  des  croyants  dans  l'autre  vie  ,  j'aime  à 
passer  avec  eux  celle-ci ,  et  je  sens  que  vous  me 
convenez  tous  mieux  tels  que  vous  êtes  que  si 
vous  aviez  le  malheur  de  penser  comme  moi. 
Au  reste ,  vous  savez  ce  que  je  vous  dis  sur 


424  t.A   NOUVELLE   HÉLQÏSE. 

son  sujet  à  votre  départ.  Je  n'avois  pas  besoin 
pour  le  juger  de  votre  épreuve  ,  car  la  mienne 
étoit  faite  ,  et  je  crois  le  connoître  autant  qu'un 
homme  en  peut  connoître  un  autre.  J'ai  d'ail- 
leurs plus  d'une  raison  de  compter  sur  son  cœur, 
et  de  bien  meilleures  cautions  de  lui  que  lui- 
même.  Quoique  dans  votre  renoncement  au  ma- 
riage il  paroisse  vouloir  vous  imiter ,  peut-être 
trouvcrez-vous  ici  de  quoi  l'engager  à  changer 
de  système.  Je  m'expliquerai  mieux  après  votre 
retour. 

Quant  à  vous,  je  trouve  vos  distinctions  sur 
le  célibat  toutes  nouvelles  et  fort  suf)tiles.  Je-les 
crois  même  judicieuses  pour  le  politique  qui  ba- 
lance les  forces  respectives  de  l'état  afin  d'en 
maintenir  l'équiUbre.  Mais  je  ne  sais  si  dans  vos 
principes  ces  raisons  sont  assez  soHdcs  pour  dis- 
penser les  particuliers  de  leur  devoir  envers  la 
nature.  Il  sembleroit  que  la  vie  est  un  bien  qu'on 
ne  reçoit  qu'à  la  cliarge  de  le  transmettre  ,  une 
sorte  de  substitution  qui  doit  passer  de  race  en 
race,  et  que  quiconque  eut  un  père  est  obligé 
de  le  devenir.  G'étoit  votre  seiuiment  jusqu'ici , 
c'étoit  une  des  raisons  de  votre  voyage;  mais  je 
sais  d'où  vous  vient  cette  nouvelle  philosophie, 
et  j'ai  vu  dans  le  liillet  de  F^aure  un  argument 
auquel  voire  cœur  n'a  point  de  réplique. 

La  petite  cousine  est  depuis  huit  ou  dix  jours 
à  Genève  avec  sa  famille  pour  des  emplettes  et 
d'autres  affaires.  Nous  l'attendons  de  retour  de 
jour  en  jour.  J'ai  dit  à  ma  femme  de  votre  lettre 


SIXIÈME   PARTIE.  /pS 

tout  ce  qu  elle  en  devoit  savoir.  Nous  avions  ap- 
pris par  M,  Miol  que  le  mariafje  éloit  rompu  ; 
mais  elle  ignoroit  la  part  qu'avoit  Saint-Preux  à 
cet  événement.  Soyez  sûr  qu  elle  n  apprendra  ja- 
mais qu'avec  la  plus  vive  joie  tout  ce  qu'il  fera 
pour  mériter  vos  bienfaits  et  justifier  voire  es- 
time. Je  lui  ai  montré  les  dessins  de  votre  pa- 
villon; elle  les  trouve  de  très  bon  goût  :  nous  y 
ferons  pourtant  quelque  changement  que  le  lo- 
cal exige,  et  qui  rendront  votre  logement  plus 
commode  ;  vous  les  approuverez  sûrement.  Nous 
attendons  Tavis  de  Claire  avant  d'y  toucher  ; 
car  vous  savez  qu'on  ne  peut  rien  faire  sans  elle. 
En  attendant  j'ai  déjà  mis  du  monde  en  œuvre, 
et  j'espère  qu'avant  fhiver  la  maçonnerie  sera 
fort  avancée. 

Je  vous  remerdîe  de  vos  livres  ;  mais  je  ne  lis 
plus  ceux  que  j'entends  ,  et  il  est  trop  tard  pour 
apprendre  à  lire  ceux  que  je  n'entends  pas.  Je 
suis  pourtant  moins  ignorant  que  vous  ne  m'ac- 
cusez de  l'être.  Le  vrai  livre  de  la  nature  est 
pour  moi  le  cœur  des  hommes ,  et  la  preuve  que 
j  y  sais  lire  est  dans  mon  amitié  pour  vous. 


LETTRE  V. 

DE  MADAME  DORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

J'ai  bien  des  griefs,  cousine  ,  à  la  charge  de  ce 
séjour.  Le  plus  grave  est  qu'il  me  donne  envie 


426  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

cVy  rester.  La  ville  est  cliarmante,  les  habitante 
sont  hospitaliers,  les  mœurs  sont  honnêtes;  et 
la  liberté,  que  j  aime  sur  toutes  choses,  semble 
s'y  être  réfujjiée.  Plus  je  contemple  ce  petit  état, 
plus  je  trouve  qu'il  est  beau  d'avoir  une  patrie  ; 
et  Dieu  garde  de  mal  tous  ceux  qui  pensent  en 
avoir  une,  et  n'ont  pourtant  qu'un  pays!  Pour 
moi ,  je  sens  que  si  j'étois  née  dans  celui-ci,  j  au- 
rois  lame  toute  romaine.  Je  n'oserois  pourtant 
pas  trop  dire  à  présent, 

Rome  n'est  plus  à  Rome ,  elle  est  toute  où  je  suis  ; 

car  j'aurois  peur  que  dans  ta  malice  tu  n'allasses 
penser  le  contraire.  Mais  pourquoi  donc  Rome , 
et  touj-ours  Rome  ?  restons  à  Genève. 

Je  ne  te  dirai  rien  de  l'aspect  du  pays.  Il  res- 
semble au  nôtre,  excepté  qu'il  est  moins  mon- 
tueux  ,  plus  champêtre ,  et  qu'il  n'a  pas  des  cha- 
lets si  voisins  (i).  Je  ne  te  dirai  rien  non  plus  du 
jîfouvernement.  Si  Dieu  ne  t'aide,  mon  père  t'en 
parlera  de  reste  :  il  passe  toute  la  journée  à  po- 
litiquer  avec  les  maf^istrats  dans  la  joie  de  son 
Cfjeur;  et  je  le  vois  doja  très  mal  édifié  que  la 
gazette  parle  si  peu  de  Genève.  Tu  peux  juger 
de  IcuYs  conférences  par  mes  lettres.  Quand  ils 
m'excèdent,  je  me  dérobe,  et  je  t'ennuie  pour  me 
désennuyer. 

Tout  ce  qui  m'est  resté  de  leurs  longs  entre- 
tiens, c'est  beaucoup  d'estime  pour  le  grand  sens 

• 

(i)  L'éditeur  les  croit  un  peu  rapprochés. 


SIXIÈME    PARTIE.  /[2'] 

qui  régne  en  cette  ville.  A  voir  J'action  et  réac- 
tion mutuelles  de  toutes  les  parties  de  l'état  qui 
le  tiennent  en  équilibre,  on  ne  peut  douter  quil 
n'y  ait  plus  d  art  et  de  vrai  talent  employés  au 
gouvernement  de  cette  petite  république  qu'à 
celui  des  plus  vastes  empires,  oii  tout  se  soutient 
par  sa  propre  masse,  et  où  les  rênes  de  létal 
peuvent  tomber  entre  les  mains  d'un  sot  sans 
que  les  affaires  cessent  d  aller.  Je  te  réponds 
quil  n'en  seroit  pas  de  même  ici.  Je  n'entends 
jamais  parler  à  mon  père  de  tous  ces  grands  mi- 
nistres des  grandes  cours  sans  songer  à  ce  pau- 
vre musicien  qui  barbouilloit  si  fièrement  sur 
notre  grand  orgue  (i)  à  Lausanne,  et  qui  se 
croyoit  un  fort  liabile  homme  parcequil  faisoit 
heaucoup  de  bruit.  Ces  gens-ci  n  ont  qu'une  pe- 
tite épinette;  mais  ils  en  savent  tirer  une  bonne 
harmonie ,  quoiqu  elle  soit  souvent  assez  mal 
d'accord. 

Je  ne  le  dirai  rien  non  plus...  Mais  à  force  de 
ne  te  rien  dire  je  ne  finirois  pas.  Parlons  de  quel- 
que chose  pour  avoir  plus  tôt  fait.  Le  Genevois 
est  de  tous  les  peuples  du  monde  celui  qui  ca- 
che le  moins  son  caractère  et  qu'on  connoît  le 
plus  promptement.  Ses  mœurs,  ses  vices  même, 
sont  mêlés  de  franchise.  Il  se  sent  naturellement 

(i)  Il  Y  avait  grande  orgue.  Je  remarquerai ,  pour  ceux 
de  nos  Suisses  et  Genevois  qui  se  piquent  fie  parler  cor- 
rectement, que  le  mot  orgue  est  masculin  au  sin^julier, 
féminin  au  pluriel ,  et  s'emploie  également  dans  les  deux 
nombres-,  mais  le  singulier  est  plus  élégant. 


428  LA    NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

bon;  et  cela  lui  suffit  pour  ne  pas  craindre  de 
se  montrer  tel  qu'il  est.  Il  a  de  la  générosité,  du 
sens,  de  la  pénétration;  mais  il  aime  trop  l'ar- 
gent :  défaut  que  j'attribue  à  sa  situation  qui  le 
lui  rend  nécessaire;  car  le  territoire  ne  suffiroit 
pas  pour  nourrir  les  babitants. 

Il  arrive  de  là  que  les  Genevois,  épars  dans 
l'Europe  pour  s'enrichir,  imitent  les  grands  airs 
des  étrangers,  et  s,  après  avoir  pris  les  vices  des 
pays  où  ils  ont  vécu  (i),  les  rapportent  chez  eux 
en  triomphe  avec  leurs  trésors.  Ainsi  le  luxe  des 
autres  peuples  leur  fait  mépriser  leur  antique 
simplicité:  la  fière  liberté  leur  paroît  ignohle; 
ils  se  forgent  des  fers  d'argent ,  non  comme  une 
chaîne,  mais  comme  un  ornement. 

Hé  bien!  ne  me  voilà-t-il  pas  encore  dans 
cette  maudite  politique?  Je.  m'y  perds,  je  m'y 
noie,  j'en  ai  par-dessus  la  tête,  je  ne  sais  plus 
par  où  m'en  tirer.  Je  n'entends  parler  ici  d'autre 
chose,  si  ce  n'est  quand  mon  père  n'est  pas  avec 
nous,  ce  qui  n'arrive  qu'aux  heures  des  cour- 
riers. C'est  nous,  mon  enfant,  qui  portons  par- 
tout notre  influence;  car  (Tailleurs  les  entretiens 
du  pays  sont  utiles  et  variés,  et  l'on  n'aj)prend 
rien  de  bon  dans  les  livres  qu'on  ne  puisse  ap- 
prendre ici  dans  la  conversation.  Comme  autre- 
fois les  mœurs  angloises  ont  pénétré  jusqu'en 
ce  pays,  les  hommes,  y  vivant  encore  un  peu 


(i)  Maintenant  on  ne  leur  donne  plus  la  peine  de  les 
aller  chercher,  on  les  leur  porte. 


SIXIÈME    PARTIE.  /^2C) 

plus'séparés  des  femmes  que  dans  le  nôtre,  con- 
tractent entre  eux  un  ton  plus  grave,  et  {jcné- 
ralcmcnt  plus  de  solidité  dans  leurs  discours. 
Mais  aussi  cet  avantage  a  son  inconvénient  qui 
se  fait  bientôt  sentir.  Des  longueurs  toujours 
excédantes,  de*  arguments,  des  exordes,  un  peu 
d'apprêt,  quel([uelôis  des  phrases,  rarement  de 
la  légèreté,  jamais  de  cette  simplicité  naïve  qui 
dit  le  sentiment  avant  la  pensée,  et  lait  si  bien 
"valoir  ce  rpi  elle  dit.  Au  iitu  (jue  le  François  écrit 
comme  il  parle,  ceux-ci  patient  comme  ils  écri- 
vent; ils  dissertent,  au  lieu  de  causer;  on  les  croi- 
roit  toujours  prêts  à  soutenir  thèse.  Us  distin- 
guent, ils  divisent,  ils  traitent  la  conversation 
par  points;  ils  mettent  dans  leurs  propos  la 
même  méthode  que  dans  leurs  livres;  ils  sont 
auteurs,  et  toujours  auteurs.  Ils  semblent  lire 
en  parlant,  tant  ils  observent  bien  lesétymo- 
logies,  tant  ils  font  sonner  toutes  les  lettres  avec 
soin.  Ils  articulent  le  marc  du  raisin  comme 
Marc  nom  d'homme;  ils  disent  exactement  du 
taba  k  et  non  pas  du  taha,  un  pare-sol  ^l  non 
pas  un  parasol  y  avan-t-liier  et  non  pas  avan- 
hier,  secrétaire  et  non  pas  se^retaii^e  ^  un  lac- 
d'amour  o\\  l'on  se  noie,  et  non  pas  oii  Ion  sé- 
trangle;  par-tout  les  s  finales,  par-tout  les  /•  des 
infinitifs;  enfin  leur  parler  est  toujours  soutenu, 
leurs  discours  sont  i\Qi  harangues,  et  ils  jasent 
comme  s'ils  prêclioient. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'avec  ce  ton 
dogmatique  et  froid  ils  sont  vifs,  impétueux,  et 


43à  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

ont  les  passions  très  ardentes  :  ils  diroient  même 
assez  bien  les  choses  de  seii liment  s'ils  ne  di- 
soient pas  tout,  ou  s  ils  ne  parloient  qu'à  des 
oreilles:  mais  leurs  points,  leurs  virgules,  sont 
tellement  insupportables,  ils  peignent  si  posé- 
ment des  émotions  si  vives,  que,  quand  ils  ont 
achevé  leur  dire,  on  cherclieroit  volontiers  autour 
d'eux  où  est  l'homme  qui  sent  ce  qu'ils  ont  décrit. 
Au  reste,  il  faut  t'avouer  que  je  suis  un  peu 
payée  pour  bien  penser  de  leurs  cœurs,  et  croire 
qu'ils  ne  sont  pas  de  mauvais  goût.  Tu  sauras  en 
confidence  qu'un  joli  monsieur  à  marier,  et,  dit- 
on,  fort  riche,  m'honore  de  ses  attentions,  et 
qu'avec  des  propos  assez  tendres  il  ne  m'a  point 
fait  chercher  ailleurs  l'auteur  de  ce  qu'il  me  di- 
soit.  Ah!  s'il  étoit  venu  il  y  a  dix-huit  rnois,  quel 
plaisir  j'aurois  pris  à  me  donner  un  souverain 
pour  esclave,  et  à  faire  tourner  la  tête  à  un  ma- 
gnifique seigneur!  Mais  à  présent  la  mienne  n'est 
plus  assez  droite  pour  que  le  jeu  me  soit  agréa- 
ble, et  je  sens  que  toutes  mes  folies  s'en  vont 
avec  ma  raison. 

Je  reviens  à  ce  goût  de  lecture  qui  porte  les 
Genevois  à  penser.  Il  s'étend  à  tous  les  états,  et 
se  fait  sentir  dans  tous  avec  avantage.  Le  Fran- 
çois lit  beaucoup;  mais  il  ne  lit  que  les  livres 
nouveaux,  ou  plutôt  il  les  parcourt,  moins  pour 
les  lire  que  pour  dire  qu'il  les  a  lus.  Le  Genevois 
ne  lit  que  les  bons  livres;  il  les  lit,  il  les  digère: 
il  ne  les  juge  pas,  mais  il  les  sait.  liC  jugement 
et  le  choix  se  font  à  Paris  ;  les  livres  choisis  sont 


SIXIÈME   PARTIE.  4^1 

presque  les  seuls  qui  vont  à  Genève.  Cela  fait 
que  la  lecture  y  est  moins  mêlée  et  s'y  fait  avec 
plus  de  profit.  Les  femmes  dans  leur  letraite  (i) 
lisent  de  leur  côté;  et  leur  ton  s'en  ressent  aussi, 
mais  d'une  autre  manière.  Les  belles  madaraes 
y  sont  petites -maîtresses  et  beaux -esprits  tout 
comme  chez  nous.  Les  petites  citadines  elles- 
mêmes  prennent  dans  les  livres  un  babil  plus 
arrangé ,  et  certain  choix  d'expressions  qu'on 
est  étonné  d'entendre  sortir  de  leur  bouche, 
comme  quelquefois  de  celle  des  enfants.  Il  faut 
tout  le  bon  sens  des  hommes,  toute  la  gaieté 
des  femmes,  et  tout  l'esprit  qui  leur  est  com- 
mun, pour  qu'on  ne  trouve  pas  les  premiers  un 
peu  pédants  et  les  autres  un  peu  précieuses. 

Hier,  vis-à-vis  de  ma  fenêtre,  deux  filles  d'ou- 
vriers, fort  jolies,  causoient  devant  leur  bouti- 
que d'un  air  assez  enjoué  pour  me  donner  de  la 
curiosité.  Je  prêtai  loreille,  et  j'entendis  qu'une 
des  deux  proposoit  en  riant  d'écrire  leur  jour- 
nal. Oui,  reprit  l'autre  à  l'instant;  le  journal  tous 
les  matins,  et  tous  les  soirs  le  commentaire. 
Qu'en  dis-tu,  cousine?  Je  ne  sais  si  c'est  là  le  ton 
des  fdles  d'artisans;  mais  je  sais  qu'il  faut  faire 
un  furieux  emploi  du  temps  pour  ne  tirer  du 
cours  des  journées  que  le  commentaire  de  son 
journal.  Assurément  la  petite  personne  avoit  lu 
les  aventures  des  mille  et  une  nuits. 

(i)  On  se  souviendra  que  cette  lettre  est  de  vieille  date , 
et  je  crains  bien  que  cela  ne  soit  trop  facile  à  voif. 


432  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Avec  ce  style  un  peu  {guindé,  les  Genevoisea 
ne  laissent  pas  dètie  vives  et  piquantes,  et 
l'on  voit  autant  de  grandes  passions  ici  qu'en 
ville  du  monde.  Dans  la  simplicité  de  leur  pa- 
rure elles  ont  de  la  grâce  et  du  goût;  elles  en 
ont  dans  leur  entretien,  dans  leurs  manières. 
Comme  les  hommes  sont  moins  galants  que  ten- 
dres, les  femmes  sont  moins  coquettes  que  sen- 
sibles; et  cette  sensibilité  donne  même  aux  plus 
honnêtes  un  tour  desprit  agréable  et  fin  qui 
va  au  cœur  et  qui  en  tire  toute  sa  finesse.  Tant 
que  les  Genevoises  seront  Genevoises ,  elles  se- 
ront les  plus  aimables  femmes  de  1  Europe  ; 
mais  bientôt  elles  voudront  être  Françoises,  et 
alors  les  Françoises  vaudront  mieux  qu'elles. 

Ainsi  tout  dépérit  avec  les  mœurs.  Le  meilleur 
goût  tient  à  la  vertu  même;  il  disparoît  avec  elle, 
et  fait  place  à  un  goût  factice  et  guindé  qui  n'est 
plus  que  l'ouvrage  de  la  mode.  Le  véritable  esprit 
est  presque  dans  le  même  cas.  N  est-ce  pas  la  mo- 
destie de  notre  sexe  qui  nous  oblige  d'user  d  a- 
dresse  pour  repousser  les  agaceries  des  hommes? 
et  s'ils  ont  besoin  d  art  pour  se  faire  écouter,  nous 
en  faut-il  moins  pour  savoir  ne  les  pas  entendre? 
N'est-ce  pas  eux  qui  nous  délient  fesprit  et  la 
langue,  qui  nous  rendent  plus  vives  à  la  ri- 
poste (i),  et  nous  forcent  de  nous  moquer  d'eux? 
Car  enfin ,  tu  as  beau  dire,  une  certaine  coquet- 

(i)Il  fixWoh risposte^  de  l'italien  risposla;  toutefois /v^oi'/e 
se  dit  aussi,  et  je  le  laisse.  Ce  n'est  au  pi.«  aller  qu'une 
faute  de  plu«. 


SIXIÈME    PARTIE.  4^3 

terie  maligne  et  railleuse  désoriente  encore  plus 
les  soupirants  que  le  silence  ou  le  mépris.  Quel 
plaisir  de  voir  un  beau  Céladon ,  tout  décon- 
certé,  se  confondre,   se   troubler,  se  perdre  à 
chaque  repartie,  de  s'environner  contre  lui  de 
traits  moins  brûlants,  mais  plus  aigus  que  ceux 
de  l'Amour;  de  le  cribler  de  pointes  de  glace  qui 
piquent  a  l'aide  du  froid!  Toi-même,  qui  ne  fais 
semblant  de  rien,  crois -tu  que  tes  manières 
naïves  et  tendres,  ton  air  timide  et  doux,  ca- 
chent moins  de   ruse  et  d'habileté  que  toutes 
mes  étourderies?  iNJa  foi,  mignonne,  si!  falloit 
compter  les  galants  que  chacune  de  nous  a  per- 
siflés, je  doute  fort  qu'avec  ta  mine  hypocrite 
ce  fût  toi  qui  serois  en  reste.  Je  ne  puis  m'eni- 
pêcher  de  rire  encore  en  songeant  à  ce  pauvre 
Conflans,  qui  venoit  tout  en  furie  me  repro- 
cher que  tu  l'aimois  trop.  Elle  est  si  caressante, 
me  disoit-il,  que  je  ne  sais  de  quoi  me  plaindre; 
elle  me  parle  avec  tant  de  raison ,  que  j'ai  honte 
d'en  manquer  devant  elle;  et  je  la  trouve  si  fort 
mon  amie,  que  je  n'ose  être  son  amant. 

Je  ne  crois  pas  quil  y  ait  nulle  part  au  monde 
des  époux  plus  unis  et  de  meilleurs  ménages 
que  dans  cette  ville.  La  vie  domestique  y  est 
agréable  «et  douce:  on  y  voit  des  maris  com- 
plaisants, et  presque  d'autres  Julies.  Ton  sys- 
tème se  vérifie  très  bien  ici.  Les  deux  sexes  ga- 
gnent de  toutes  manières  à  se  donner  des  tra- 
vaux et  des  amusements  différents  qui  les  em- 
pêchent de  se  rassasier  lun  de  l'autre,  et  font 


434  LA   NOUVELLE   HELOÏSE. 

qu'ils  se  retrouvent  avec  plus  de  plaisir.  Ainsi 
s'aiguise  la  volupté  du  sa^ifc  ;  s'abstenir  pour 
jouir,  c'est  ta  philosophie;  c'est  l'ëpicuréisme  de 
la  raison. 

Malheureusement  cette  antique  modestie  com- 
mence à  décliner.  On  se  rapproche, et  les  cœurs 
s'éloignent.  Ici,  comme  chez  nous,  tout  est  mêlé 
de  bien  et  de  mal,  mais  à  différentes  mesures. 
Le  Genevois  tire  ses  vertus  de  lui-même;  ses 
vices  lui  viennent  d'ailleurs.  INon  seulement  il 
voyage  beaucoup ,  mais  il  adopte  aisément  les 
mœurs  et  les  manières  des  autres  peuples  ;  il 
parle  avec  facilité  toutes  les  langues;  il  prend 
sans  peine  leurs  divers  accents,  quoiquil  ait  lui- 
même  un  accent  traînant  très  sensible,  sur-tout 
dans  les  femmes  ,  qui  voyagent  moins.  Plus 
humble  de  sa  petitesse  que  fier  de  sa  liberté ,  il 
se  fait  chez  les  nations  étrangères  une  honte  de 
sa  patrie;  il  se  hâte  pour  ainsi  dire  de  se  natu- 
raliser dans  le  pays  où  il  vit ,  comme  pour  faire 
oublier  le  sien  :  peut-être  la  réputation  qu'il  a 
d'être  âpre  au  gain  .contribue-t-elie  à  cette  cou- 
pable honte.  Il  vaudroit  mieux  sans  doute  effa- 
cer par  son  désintéressement  lOpprobre  du  nom 
genevois ,  que  de  lavilir  encore  en  craignant  de 
le  porter  :  mais  le  Genevois  le  mépriie.  même 
en  le  rendant  estimable;  et  il  a  plus  de  tort  en- 
core de  ne  pas  honorer  son  pays  de  son  propre 
mérite. 

Quelque  avide  qu'il  puisse  être ,  on  ne  le  voit 
guère  aller  à  la  fortune  par  des  moyens  serviles 


1 


SIXIÈME   PARTIE.  4^5 

et  bas;  il  n'aime  point  s'attacher  aux  fjrands  et 
ramper  dans  les  cours.  L'esclava^jc  personnel  ne 
lui  est  pas  moins  odieux  que  l'esclavaf^e  civil. 
Flexible  et  liant  comme  Aicibiade  ,  il  supporte 
aussi  peu  la  servitude;  et  quand  il  se  piie  aux 
usages  des  autres,  il  les  imite  sans  s'y  assujettir. 
Le  commerce  ,  étant  de  tous  les  moyens  de  s'en- 
licliir  le  plus  compatible  avec  la  liberté,  est 
aussi  celui  que  les  Genevois  préfèrent.  Ils  sont 
presque  tous  marchands  ou  banquiers;  et  ce 
grand  objet  de  leurs  désirs  leur  fait  souvent  en- 
fouir de  rares  talents  que  leur  prodigua  la  na- 
ture. Ceci  me  ramène  au  commencement  de  md 
lettre.  Ils  ont  du  j^énie  et  du  coiu'age  ;  ils  sont 
vifs  et  pénétrants  ;  il  n'y  a  rien  d'honnête  et  de 
grand  au-dessus  de  leur  portée  :  mais  plus  pas- 
sionnés d'argent  que  de  gloire  ,  pour  vivre  dans 
l'abondance  ils  meurent  dans  l'obscurité,  et  lais- 
sent à  leurs  enfants  pour  tout  exemple  lamour 
des  trésors  quils  leur  ont  acquis. 

Je  tiens  tout  cela  des  Genevois  mêmes;  car  ils 
parlent  d'eux  fort  impartialement.  Pour  moi,  je 
ne  sais  comment  ils  sont  chez  les  autres,  mais 
je  les  trouve  aimables  chez  eux  ,  et  je  ne  c<^nnois 
qu'un  moyen  de  quitter  sans  regret  Genève. 
Quel  est  ce  moyen,  cousine  ?  Oh  !  ma  foi,  tu  as 
beau  prendre  ton  air  humble;  si  tu  dis  ne  l'avoir 
pas  déjà  deviné,  tu  mens.  Cest  après-demain 
que  s'embarque  la  bande  joyeuse  dans  un  joli 
brigantin  appareillé  de  lète  ;  car  nous  avons 
choisi  feau  à  cause  de  la  saison  ,  et  pour  de- 

28. 


436  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSÈ. 

meUrer  tous  rassemblés.  Nous  comptons  cou- 
cher le  même  soir  à  Morjyes,  le  lendemain  à 
Lausanne  (i),  pour  la  cérémonie,  et  le  surlen- 
demain... tu  m'entends.  Quand  tu  verras  de  loin 
briller  des  flammes,  flotter  des  banderoles, 
quand  tu  entendras  ronfler  le  canon,  cours  par 
toute  la  maison  comme  une  folle ,  en  criant , 
Armes  !  armes  !  voici  les  ennemis  !  voici  les  en- 
nemis. 

P.  S'  Quoique  la  distribution  des  logements 
entre  incontestablement  dans  les  droits  de  ma 
charfje,  je  veux  bien  m'en  désister  en  cette  oc- 
casion. J'entends  seulement  que  mon  père  soit 
logé  chez  mylord  Edouard  à  cause  des  cartes  de 
géographie  ,  et  qu'on  achève  d'en  tapisser  du 
haut  en  bas  tout  l'appartement. 


LETTRE  VL 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  SAINT-PREUX. 

Quel  sentiment  délicieux  j'éprouve  en  com- 
Tnencjant  cette  lettre!  Voici  la  première  fois  de 
ma  vie  où  j'ai  pu  vous  écrire  sans  crainte  et  sans 

(i)  Comment  cela  ?  Lausanne  n'est  pas  au  bord  du 
lac;  il  y  a  du  port  à  la  ville  une  demi-lieue  de  fort  mau- 
vais chemin  ;  et  puis  il  faut  un  peu  supposer  que  tous 
ces  jolis  arrangements  ne  seront  point  contraries  par  U 
vent. 


SIXIÈME    PARTIE.  437 

honte.  Je  m'honore  de  l'amitié  qui  nous  joint 
comme  d'un  retour  sans  exemple.  On  étouffe  de 
grandes  passiobs,  rarement  on  les  épure.  Ou- 
hlier  ce  qui  nous  fut  cher  quand  l'honneur  le 
veut ,  c'est  l'effort  d'une  ame  honnête  et  com- 
mune ;  mais ,  après  avoir  été  ce  que  nous  fumes , 
être  ce  que  nous  sommes  aujourd'hui,  voilà  le 
vrai  triomphe  de  la  vertu.  La  cause  qui  fait  ces- 
ser d'aimer  peut  être  un  vice  ;  celle  qui  change 
un  tendre  amour  en  une  amitié  non  moins  vive 
ne  sauroit  être  équivoque. 

Aurions-nous  jamais  fait  ce  progrès  par  nos 
seules  forces?  Jamais  ,  jamais,  mon  bon  ami  ;  le 
tenter  même  étoit  une  témérité.  Nous  fuir  étoit 
pour  nous  la  première  loi  du  devoir,  que  rien 
ne  nous  eût  permis  d'enfreindre.  Nous  nous  se- 
rions toujours  estimés ,  sans  doute  :  mais  nous 
aurions  cessé  de  nous  voir ,  de  nous  écrire;  nous 
nous  serions  efforcés  de  ne  plus  penser  l'un  à 
lautre  ;  et  le  plus  grand  honneur  que  nous  pou- 
vions nous  rendre  mutuellement  étoit  de  rom- 
pre tout  commerce  entre  nous. 

Voyez,  au  lieu  de  cela  ,  quelle  est  notre  situa- 
tion présente.  En  est-il  au  monde  une  plus  agréa- 
ble? et  ne  goûtons-nous  pas  mille  fois  le  jour  le 
prix  des  combats  qu'elle  nous  a  coûtés  ?  Se  voir, 
s'aimer,  le  sentir,  s'en  féliciter,  passer  les  jours 
ensemble  dans  la  familiarité  fraternelle  et  dans 
la  paix  de  l'innocence,  s'occuper  l'un  de  l'autre, 
y  penser  sans  remords,  en  parler  sans  rougir,  et 
s'honorer  à  ses  propres  yeux  du  même  attache 


438  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

ment  qu'on  s'est  si  lonjy-tenips  reproché;  voilà 
le  point  où  nous  en  sommes.  O  ami ,  quelle 
carrière  d honneur  nous  avons  d^ja  parcourue! 
Osons  noLis  en  glorifier  pour  savoir  nous  y 
maintenir,  et  lachever  coniir.e  nous  Tavons 
commencée. 

A  qui  devons-nous  un  honheur  si  rare?  vous 
le  savez.  J'ai  vu  votre  cœur  sensible,  plein  des 
bienfaits  du  meilleur  des  hommes,  aimer  à  s'en 
pénétrer.  Et  comment  nous  seroient-ils  à  charge, 
à  vous  et  à  moi?  Us  ne  nous  imposent  point  de 
nouveaux  devoirs  ;  ils  ne  font  que  nous  rendre 
plus  chers  ceux  qui  nous  étoient  déjà  si  sacrés. 
Le  seul  moyen  de  reconnoître  ces  soins  est  d'en 
être  dignes ,  et  tout  leur  prix  est  dans  leur  suc- 
cès. Tenons-nous-en  donc  là  dans  i  effusion  de 
notre  zèle;  payons  de  nos  vertus  celles  de  notre 
bienfaiteur  :  voilà  tout  ce  que  nous  lui  devons. 
Il  a  fait  assez  pour  nous  et  pour  lui  s'il  nous  a 
rendus  à  nous-mêmes.  Absents  ou  présents,  vi- 
vants ou  morts  ,  nous  porterons  par-tout  un 
témoignage  qui  ne  sera  perdu  pour  aucun  des 
trois. 

Je  faisois  ces  réflexions  en  moi-même  quand 
mon  mari  vous  destinoit  l'éducation  de  ses  en- 
fants. Quand  mylord  Edouard  m'annonça  son 
prochain  retour  et  le  vôtre  ,  ces  mêmes  réflexion.** 
revinrent,  et  d'autres  encore,  qu'il  importe  de 
vous  communiquer  tandis  qu'il  est  temps  de  les 
faire. 

Ce  n'est  point  de  moi  qu'il  est  question ,  c'est 


SIXIÈME    PARTIE.  439 

de  vous  :  je  me  crois  plus  en  droit  de  vous  don- 
ner des  conseils  depuis  qu'ils  sont  tout-à-fait  dés- 
intéressés, et  que  nayani  plus  ma  sûreté  pour 
objet,  ils  ne  se  rapportent  quïi  vous-même.  Ma 
tendre  amitié  ne  vous  est  pas  suspecte,  et  je  n'ai 
que  trop  acquis  de  lumières  pour  faire  écouter 
mes  avis. 

Permettez -moi  de  vous  offrir  le  tableau  de 
l'état  où  vous  allez  être,  afin  que  vous  exami- 
niez vous-même  s'il  n  a  rien  qui  vous  doive  ef- 
frayer. O  bon  jeune  bommel  si  vous  aimez  la 
vertu,  écoutez  d'une  oreille  chaste  les  conseils 
de  votre  amie.  Elle  commence  en  tremblant  un 
discours  qu  elle  voudroit  taire  :  mais  comment 
le  taire  sans  vous  trahir?  Sera-t-il  temps  de 
voir  les  objets  que  vous  devez  craindre,  quand 
ils  vous  auront  égaré?  Non  ,  mon  ami;  je  suis  la 
seule  personne  au  monde  assez  familière  avec 
vous  pour  vous  les  présenter.  Nai-je  pas  le  droit 
de  vous  parler,  au  besoin,  comme  une  sœur, 
comme  une  mère?  Ah!  si  les  leçons  d'un  cœur 
honnête  étoient  capables  de  souiller  le  vôtre  ,  il 
y  a  long-temps  que  je  n'en  aurois  plus  à  vous 
donner. 

Votre  carrière,  dites -vous,  est  finie;  mais 
convenez  quelle  est  finie  avant  làge.  L'amour 
est  éteint ,  les  sens  lui  survivent ,  et  leur  délire 
est  d'autant  plus  à  craindre,  que,  le  seul  senti- 
ment qui  le  bornoit  n'existant  plus,  tout  est  oc- 
casion de  chute  à  qui  ne  tient  plus  à  rien.  Un 
homme  ardent  et  sensible  ,  jeune  et  garçon,  vent 


44o  I.A   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

élre  continent  et  chaste  ;  il  sait ,  il  sent ,  il  Fa 
dit  mille  fois,. que  la  force  de  lame  qui  produit 
toutes  les'  vertus  tient  à  la  pureté  qui  les  nourrit 
toutes.  Si  l'amour  le  préserva  des  mauvaises 
mœurs  dans  sa  jeunesse,  il  veut  que  la  raison 
l'en  préserve  dans  tous  les  temps  :  il  connoit 
pour  les  devoirs  pénibles  un  prix  qui  console 
de  leur  rigueur  ;  et ,  s'il  en  coûte  des  combats 
quand  on  veut  se  vaincre,  fera-t-il  moins  au- 
jourdhui  pour  le  Dieu  quil  adore,  qu'il  ne  fit 
pour  la  maîtresse  qu  il  servit  autrefois  ?  Ce  sont 
là  ,  ce  me  semble  ,  des  maximes  de  votre  morale, 
ce  sont  donc  aussi  des  régies  de  votre  conduite; 
car  vous  avez  toujours  méprisé  ceux  qui ,  con- 
tants de  l'apparence,  parlent  autrement  qu'ils 
n'agissent,  et  chargent  les  autres  de  lourds  far- 
deaux auxquels  ils  ne  veulent  pas  toucher  eux- 
mêmes. 

Quel  genre  de  vie  a  choisi  cet  homme  sage 
pour  suivre  les  lois  qu'il  se  prescrit?  Moins  phi- 
losophe encore  qu  il  n'est  vertueux  et  chrétien  , 
sans  doute  il  na  point  pris  son  orgueil  pour 
guide.  Il  sait  que  Ihomme  est  plus  libre  d'éviter 
les  tentations  que  de  les  vaincre,  et  qu'il  n'est 
pas  question  de  réprimer  les  passions  irritées  , 
mais  de  les  empêcher  de  naître.  Se  dérobe-t-il 
donc  aux  occasions  dangereuses?  fuit-il  les  ob- 
jets capables  de  lémouvoir?  fait4l  d'une  humble 
défiance  de  lui-même  la  sauvegarde  de  sa  ver- 
tu? Tout  au  contraire,  il  n'hésite  pas  à  s'offrir 
aux  plus  téméraires  combats.  A  trente  ans  ,  il  va 


SIXIÈME    PARTIE.  44' 

s'enfermer  dans  une  solitude  avec  des  femmes 
de  son  ège ,  dont  une  lui  fut  trop  chère  pour 
quun  si  dangereux  souvenir  se  puisse  effacer, 
dont  lautre  vit  avec  lui  dans  une  étroite  fami- 
liarité ,  et  dont  une  troisième  lui  tient  encore 
par  les  droits  qu'ont  les  bienfaits  sur  les  âmes 
reconnoissantcs.  11  va  s'exposer  à  tout  ce  qui 
peut  réveiller  en  lui  des  passions  mal  éteintes; 
il  va  s'enlacer  dans  les  piéjyes  qu  il  devroit  le  plus 
redouter.  Il  n'y  a  pas  un  rapport  dans  sa  situa- 
tion qui  ne  dût  le  faire  défier  de  sa  force,  et  pas 
un  qui  ne  l'avilît  à  jamais  s'il  étoit  foible  un 
moment.  Où  est  -  elle  donc  cette  grande  force 
dame  à  laquelle  il  ose  tant  se  fîeri^  Qu'a-t-elle 
fait  jusqu'ici  qui  lui  réponde  de  l'avenir?  Le  ti- 
ra-t-elle  à  Paris  de  la  maison  du  colonel  ?  Est-ce 
elle  qui  lui  dicta  l'été  dernier  la  scène  de  Meil- 
lerie?  L'a-t-elle  bien  sauvé  cet  liyver  des  charmes 
d  un  autre  objet,  et  ce  printemps  des  frayeurs 
d  un  rêve  :'  S'csmI  vaincu  pour  elle  au  moins  une 
fois,  pour  espérer  de  se  vaincre  sans  cesse  ?  Il 
sait,  quand  le  devoir  l'exige,  combattre  les  pas- 
sions d'un  ami;  mais  les  siennes...?  Hélas!  sur 
la  plus  belle  moitié  de  sa  vie ,  qu'il  doit  penser 
modestement  de  l'autre  ! 

On  supporte  un  état  violent  quand  il  passe. 
Six  mois  ,  un  an  ,  ne  sont  rien  ;  on  envisage  un 
terme  ,  et  l'on  prend  courage.  Mais  ,  quand  cet 
état  doit  durer  toujours ,  qui  est-ce  qui  le  sup- 
porte? qui  est-ce  qui  sait  triompher  de  lui-mê- 
me jusqu'à  la  mort?  O  mon  ami  !  si  la  vie  est 


443  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

courte  pour  le  plaisir,  qu'elle  est  longue  pour 
la  vertu  !  Il  faut  être  ineessamment  sur  ses  f>ar- 
des.  L  instant  de  jouir  passe  et  ne  revient  plus; 
celui  de  mal  faire  passe  et  revient  sans  cesse  :  on 
s'oublie  un  moment,  et  Ion  est  perdu.  Est-ce 
dans  cet  état  effrayant  qu'on  peut  couler  des 
jours  tranquilles?  et  ceux  même  quon  a  sauves 
du  péril  n'offrent-ils  pas  une  raison  de  n'y  plus 
exposer  les  autres  ? 

Que  d'occasions  peuvent  renaître  ,  aussi  dan- 
gereuses que  celles  dont  vous  avez  échappé  ,  et, 
qui  pis  est,  non  moins  imprévues  !  Croyez-vous 
que  les  monuments  à  craindre  n  existent  qu'à 
Meillerie?  Ils  existent  par-tout  où  nous  sommes; 
car  nous  les  portons  avec  nous.  Eh  !  vous  savez 
trop  qu'une  ame  attendrie  intéresse  l'univers 
entier  à  sa  passion,  et  que,  môme  après  la  gué- 
rison  ,  tous  les  objets  de  la  nature  nous  rappel- 
lent encore  ce  qu'on  sentit  autrefois  en  les 
voyant.  Je  crois  pourtant,  oui, 'j  ose  le  croire, 
que  ces  périls  ne  reviendront  nlus  ,  et  mon  cœur 
me  répond  du  vôtre.  Mais  ,  pour  être  au-dessus 
d'une  lâcheté,  ce  cœur  facile  est  il  au-dessus 
d'une  foiblcsse  ?  et  suis-je  la  seule  ici  qu'il  lui 
en  coûtera  peut-être  de  respecter?  Songez,  Saint- 
Preux,  que  tout  ce  qui  m'est  cher  doit  être  cou- 
vert de  ce  même  respect  que  vous  me  devez  ; 
songez  que  vous  aurez  sans  cesse  à  porter  inno- 
cemment les  jeux  innocents  d'une  femme  char- 
mante ;  songez  aux  mépris  éternels  que  vous 
auriez  mérités  si  jamais  votre  cœur  osoit  s  ou- 


SIXIÈME   PARTIE.  44^ 

blier  un  moment  et  profaner  ce  qu'il  doit  ho- 
norer à  tant  de  titres. 

Je  veux  que  le  devoir,  la  foi,  l'ancienne  ami- 
tié, vous  arrêtent,  que  l'obstacle  opposé  par  la 
vertu  vous  ôte  uii  vain  espoir ,  et  qu'au  moins 
par  raison  vous  étouffiez  des  vœux  inutiles  :  se- 
rez-vous  pour  cela  délivre  de  l'empire  des  sens 
et  des  pièji^es  tle  l'imagination  ?  Forcé  de  nous 
respecter  toutes  deux  et  d  oublier  en  nous  notre 
sexe  ,  vous  le  verrez  dans  celles  qui  nous  ser- 
vent ,  et  en  vous  abaissant  vous  croirez  vous 
justifier  :  mais  serez-vous  moins  coupable  en  ef- 
fet ,  et  la  différence  des  rangs  change-t-elle  ainsi 
la  nature  tics  fautes?  Au  contraire,  vous  vous 
avilirez  d'autant  plus  que  les  moyens  de  réussir 
seront  moins  honnêtes.  Quels  moyens  !  Quoi  ! 
vous!...  Ah!  périsse  l'homme  indigne  qui  mar- 
chande un  cœur  et  rend  l'amour  mercenaire  ! 
c'est  lui  qui  couvre  la  terre  des  crimes  que  la 
débauche  y  fait  commettre.  Gomment  ne  seroit 
pas  toujours  à  vendre  celle  qui  se  laisse  acheter 
une  fois?  Et,  dans  l'opprobre  où  bientôt  elle 
tombe,  lequel  est  l'auteur  de  sa  misère,  du  bru- 
tal qui  la  maltraite  en  un  mauvais  lieu,  ou  du 
séducteur  qui  l'y  traîne  en  mettant  le  premier 
ses  faveurs  à  prix? 

Oserai-je  ajouter  une  considération  qui  vous 
touchera,  si  je  ne  me  trompe!  Vous  avez  vu 
quels  soins  j'ai  pris  potfr  établir  ici  la  régie  et 
les  bonnes  mœurs;  la  modestie  et  la  paix  y  ré- 
gnent j  tout  y  respire  le  bonheur  et  linnoccnce. 


444  LA   NOUVELLE   ÎIÉLOÏSE. 

Mon  ami,  songez  à  vous ,  à  moi ,  à  ce  que  nous 
fûmes ,  à  ce  que  nous  sommes ,  à  ce  que  nous 
devons  être.  Faudra-t-il  que  je  dise  un  jour,  en 
regrettant  mes  peines  perdues  :  Cest  de  lui  que 
vient  le  désordre  de  ma  maiso'n  ? 

Disons  tout ,  s'il  est  nécessaire  ,  et  sacrifions 
la  modestie  elle-même  au  véritable  amour  de  la 
vertu.  L'homme  n'est  pas  fait  pour  le  célibat, 
et  il  est  bien  difficile  qu'un  état  si  contraire  à 
la  nature  n'amène  pas  quelque  désordre  public 
ou  caché.  Le  moyen  d'échapper  toujours  à  l'en- 
nemi qu'on  porte  sans  cesse  avec  soi  f*  Voyez  en 
d'autres  pays  ces  téméraires  qui  font  vœu  de 
n'être  pas  hommes.  Pour  les  punir  d'avoir  tenté 
Dieu ,  Dieu  les  abandonne  ;  ils  se  disent  saints  , 
et  sont  déshonnêtes  ;  leur  feinte  continence  n'est 
que  souillure;  et,  pour  avoir  dédaigné  Ihuma- 
nité,  ils  s'abaissent  au-dessous  d'elle.  Je  com- 
prends qu'il  en  coûte  peu  de  se  rendre  difficile 
sur  des  lois  qu'on  n'observe  qu'en  apparence  (i); 
mais  celui  qui  veut  être  sincèrement  vertueux 
se  sent  assez  chargé  des  devoirs  de  Ihomme  sans 
s'en  imposer  de  nouveaux.  Voilà ,  cher  Saint- 

(i)  Quelques  hommes  sont  continents  sans  mérite, 
d'autres  le  sont  par  vertu,  et  je  ne  (loiite  point  que  })lu- 
sienrs  prêtres  catholiques  ne  soient  dans  ce  dernier  cas  : 
mais  imposer  le  célihat  à  un  coi'ps  aussi  nombreux  que 
le  cler{;é  de  l'é^jlise  romaine,  ce  n'est  pas  tant  lui  de'fen- 
dre  de  n'avoir  point  de  femmes,  que  lui  ordonner  de  se 
contenter  de  celles  d'autrui.  Je  suis  surpris  que  ,  dans 
tous  pays  où  lés  bonnes  mœurs  sont  encore  en  estime, 
les!  lois  et  les  magistrats  tolèrent  un  vœu  si  scandaleux. 


SIXIÈME   PARtIE;  445 

Preux  ,  la  véritable  humilité  du  chrétien,  c'est 
de  trouver  toujours  sa  tâche  au-dessus  de  ses 
forces ,  bie.iî  loin  d'avoir  1  orgueil  de  la  doubler. 
Faiies-vous  l'application  de  cette  régie,  et  vous 
sentirez  qu'un  état  qui  devroit  seulement  alar- 
mer un  autre  homme  doit  par  mille  raisons 
vous  faire  trembler.  Moins  vous  craignez,  plus 
vous  avez  à  craindre  ;  et ,  si  vous  n'êtes  point 
effrayé  de  vos  devoirs,  n'espérez  pas  de  les  rem- 
plir. 

Tels  sont  les  dangers  qui  vous  attendent  ici. 
Pensez-y  tandis  qu'il  en  est  temps.  Je  sais  que  ja- 
mais de  propos  délibéré  vous  ne  vous  exposerez 
à  mal  faire,  et  le  seul  mal  que  je  crains  de  vous 
est  celui ^ue  vous  n'aurez  pas  prévu.  Je  ne  vous 
dis  donc  pas  de  vous  déterminer  sur  mes  rai- 
sons ,  mais  de  les  peser.  Trouvez-y  quelque  ré- 
ponse dont  vous  spyez  content ,  et  je  m'en  con- 
tente ;  osez  compter  sur  vous,  et  j'y  compte. 
Dites-moi ,  Je  suis  un  ange  ,  et  je  vous  reçois  à 
bras  ouverts. 

Quoi  !  toujours  des  privations  et  des  peines  ! 
toujours  des  devoirs  cruels  à  remplir  !  toujours 
fuir  les  gens  qui  nous  sont  chers!  Non,  mon  ai- 
mable ami.  Heureux  qui  peut  dès  cette  vie  offrir 
un  prix  à  la  vertu  !  J  en  vois  un  digne  d'un 
homme  qui  sut  combattre  et  souffrir  pour  elle. 
Si  je  ne  présume  pas  trop  de  moi ,  ce  prix  que 
j'ose  vous  destiner  acquittera  tout  ce  que  mon 
cœur  redoit  au  vôtre  ;  et  vous  aurez  plus  que 
vous  n'eussiez  obtenu  si  le  ciel  eût  béni  nos  pre- 


446  LA   NOUVELLE  HELOÏSE. 

mières  inclinations.  Ne  pouvant  vous  faire  an^e 
vous-même,  je  vous  en  veux  donner  un  (jui 
garde  votre  ame ,  qui  l épure,  qui  la  ranime  ,  et 
sous  les  auspices  duquel  vous  puissiez  vivre  avec 
nous  dans  la  paix  du  séjour  céleste.  Vous  n'au- 
rez pas  ,  je  crois,  ])caucoup  de  peine  à  deviner 
qui  je  veux  dire;  c'est  1  objet  qui  se  trouve  à 
peu  près  établi  d'avance  dans  le  cœur  qu'il  doit 
remplir  un  jour,  si  mon  projet  réussit. 

Je  vois  toutes  les  difficultés  de  ce  projet  sans 
en  être  rebutée ,  car  il  est  honnête.  Je  connois 
tout  l'empire  que  j'ai  sur  mon  amie ,  et  ne  crains 
point  d'en  abuser  en  l'exerçant  en  votre  faveur. 
Mais  ses  résolutions  vous  sont  connu  es,  et,  avant 
de  les  ébranler ,  je  dois  m'assurer  de  voj  disposi-*- 
tions,  afin  qu'en  l'exhortant  de  vous  permettre 
d'aspirer  à  elle  je  puisse  répondre  de  vous  et  de 
vos  sentiments;  car,  si  l'inép^alité  que  le  sort  a 
mise  entre  l'un  et  l'autre  vous  ôte  le  droit  de  vous 
proposer  vous-même  ,  elle  permet  encore  moins 
que  ce  droit  vous  soit  accordé  sans  savoir  quel 
usage  vous  en  pourrez  faire. 

Je  connois  toute  votre  délicatesse  ;  et  si  vous 
avez  des  objections  à  m'opposer  ,  je  sais  qu'elles 
seront  pour  elle  bien  plus  que  pour  vous.  Lais- 
sez ces  vains  scrupules.  Serez-vons  plus  jaloux 
(jue  moi  de  l'honneur  de  mon  amie;'  Non  ,  quel- 
que cher  que  vous  nie  puissiez  être  ,  ne  craignez 
point  que  je  préfère  votre  intérêt  à  sa  gloire. 
Mais  autant  je  mets  de  prix  à  l'estime  des  gens 
sensés  ,  autant  je  méprise  les  jugements  téraé-" 


SIXIÈME    PARTIE.  44? 

raires  de  la  multitude  ,  qui  se  laisse  éblouir  par 
un  faux  éclat ,  et  uc  voit  rien  de  ce  qui  est  hon- 
nête. La  dilTérencelùt-ellc  cent  fois  plus  grande, 
il  n'est  point  de  rang  auquel  les  talents  et  les 
mœurs  n'aient  droit  d'atteindre  :  et  à  quel  titre 
une  femme  oseroit-elle  dédaigner  pour  époux 
celui  qu'elle  s'honore  d'avoir  pour  ami?  \'ous 
savez  quels  sont  là-dessus  nos  principes  à  toutes 
deux.  La  fausse  honte  et  la  crainte  du  blâme 
inspirent  plus  de  mauvaises  actions  que  de  bon- 
nes ,  et  la  vertu  ne  sait  rougir  que  de  ce  qui  est 
mal. 

A  votre  égard,  la  fierté  que  je  vous  ai  quel- 
quefois connue  ne  sauroit  être  plus  déplacée 
que  dans  cette  occasion  ;  et  ce  seroit  à  vous  une 
ingratitude  de  craindre  d'elle  un  bienfait  de  plus. 
Et  puis, quelque  difficile  que  vous  puissiez  être, 
convenez  qu'il  est  plus  doux  et  mieux  séant  de 
devoir  sa  fortune  à  son  épouse  qu'à  son  ami  ;  car 
on  devient  le  protecteur  de  Tune,  et  le  protégé 
de  l'autre  ;  et ,  quoi  que  l'on  puisse  dire ,  un  hon- 
nête homme  n'aura  jamais  de  meilleur  ami  que 
sa  femme. 

Que  s'il  reste  au  fond  de  votre  ame  quelque 
répugnance  à  former  de  nouveaux  engagements , 
vous  ne  pouvez  trop  vous  hâter  de  la  détruire 
pour  votre  honneur  et  pour  mon  repos;  car  je 
ne  serai  jamais  contente  de  vous  et  de  moi  que 
quand  vous  serez  en  effet  tel  que  vous  devez  être, 
et  que  vous  aimerez  les  devoirs  que  vous  avez 
à  remplir.  Eh  !  mon  ami , je  devrois  moins  crain-^ 


448  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

dre  cette  répugnance  qu'un  empressement  trop 
relatif  à  vos  anciens  penchants*  Que  ne  fais-je 
point  pour  m'acquitter  auprès  de  vous!  Je  tiens 
plus  que  je  n'avois  promis.  N'est-ce  pas  aussi 
Julie  que  je  vous  donne?  naurez-vous  pas  la 
meilleure  partie  de  moi-même  ,  et  n'en  serez- 
vos  pas  plus  cher  à  l'autre?  Avec  quel  charme 
alors  je  me  livrerai  sans  contrainte  à  tout  mon 
attachement  pour  vous  !  Oui  ,  portez-lui  la  foi 
que  vous  m'avez  jurée  ;  que  votre  cœur  rem- 
plisse avec  elle  tous  les  engagements  qu'il  prit 
avec  moi;  qu'il  lui  rende,  s  il  est  possible,  tout 
ce  que  vous  redevez  au  mien.  O  Saint-Preux  ! 
je  lui  transmets  cette  ancienne  dette.  Souvenez- 
vous  qu'elle  n'est  pas  facile  à  payer. 

Voilà,  mon  ami,  le  moyen  que  j'imagine  de 
nous  réunir  sans  danger,  en  vous  donnant  dans 
notre  famille  la  même  place  que  vous  tenez  dans 
nos  cœurs.  Dans  le  nœud  cher  et  sacré  qui  nous 
unira  tous  ,  nous  ne  serons  plus  entre  nous  que 
des  âœurs  et  des  frères  ;  vous  ne  serez  plus  votre 
propre  ennemi  ni  le  nôtre  ;  les  plus  doux  senti- 
ments ,  devenus  légitimes  ,  ne  seront  plus  dan- 
gereux; quand  il  ne  faudra  plus  les  étouffer,  on 
n'aura  plus  à  les  craindre.  Loin  de  résister  à  des 
sentiments  si  charmants  ,  nous  en  ferons  à-la- 
fois  nos  devoirs  et  nos  plaisirs  :  c'est  alors  que 
nous  nous  aimerons  tous  plus  parfaitement ,  et 
que  nous  goûterons  véritablement  réunis  les 
charmes  de  l'amitié ,  de  l'amour ,  et  de  l'inno- 
cence. Que  si ,  dans  l'emploi  dont  vous  vous  char- 


SIXIÈME   PARTIE.  44^ 

gez,  le  ciel  rccoiiipense  du  bonlicur  d'être  pèi^ 
le  soin  que  vous  prendrez  de  nos  enfants,  alors 
vous  connoîtrez  par  vous-même  le  piix  de  ce 
<jue  vous  aurez  fait  pour  nous.  Comblé  des  vrais 
biens  de  Ihumanité ,  vous  apprendrez  à  porter 
avec  plaisir  le  doux  fardeau  d'une  vie  utile  à  vos 
proches,  vous  sentirez  enfin  ce  que  la  vaine  sa- 
gesse des  méchants  n'a  jamais  pu  croire ,  qu'il 
est  un  .bonheur  réservé  dès  ce  monde  aux  seuls 
amis  de  la  vertu. 

Réfléchissez  à  loisir  sur  le  parti  que  je  vous 
propose ,  non  pour  savoir  s'il  vous  convient ,  je 
n'ai  pas  besoin  là-dessus  de  votre  réponse  ,  mais 
s  il  convient  à  madame  d  Orbe ,  et  si  vous  pouvez 
faire  son  bonheur  comme  elle  doit  faire  le  vôtre. 
Vous  savez  comment  elle  a  rempli  ses  devoirs 
dans  tous  les  états  de  son  sexe  ;  sur  ce  qu'elle 
est,  jugez  de  ce  qu'elle  a  droit  d  exiger.  Elle  aime 
comme  Julie ,  elle  doit  être  aimée  comme  elle. 
Si  vous  sentez  pouvoir  la  mériter,  parlez  ,  mon 
amitié  tentera  le  reste,  et  se  promet  tout  de  la 
sienne  :  mais  si  j'ai  trop  espéré  de  vous  ,  au 
moins  vous  êtes  honnête  homme  ,  et  vous  con- 
noissez  sa  délicatesse  ;  vous  ne  voudriez  pas  d'un 
bonheur  qui  lui  coùteroit  le  sien  :  que  votre  cœur 
soit  digue  délie  ,  ou  qu'il  ne  lui  soit  jamais 
offert. 

Encore  une  fois  ,  consultez-vous  bien.  Pesez 
votre  réponse  avant  de  la  faire.  Quand  il  s  agit 
du  sort  de  la  vie  ,  la  prudence  ne  permet  pas  de 
se  déterminer  légèrement  ;  mais  toute  délibéra- 

4-  39 


45o  LA  NOUVELLE   IIÉLÔÏSE. 

lion  légère  est  un  crime  quand  il  s'agit  du  des*» 
tin  de  lame  et  du  choix  de  la  vertu.  Fortifiez  la 
vôtre  ,  ô  mon  bon  ami ,  de  tous  les  secours  de  la 
sagesse.  La  mauvaise  honte  m'empccheroit-elle 
de  vous  rappeler  le  plus  nécessaire?  Vous  avez 
de  la  religion  •  mais  j  ai  peur  que  vous  n'en  tiriez 
pas  tout  l'avantage  quelle  offre  dans  la  conduite 
de  la  vie,  et  que  la  hauteur  philosophique  ne 
dédaigne  la  simplicité  du  chrétien.  Je  vojusai  vu 
sur  la  prière  des  maximes  que  je  nesaurois  goû- 
ter. Selon  vous  ,  cet  acte  d'humilité  ne  nous  est 
d'aucun  truit  ;  et  Dieu  .,  nous  ayant  donné  dans 
la  conscience  tout  ce  qui  peut  nous  porter  au 
bien  ,  nous  abandonne  ensuite  à  nous-mêmes  , 
et  laisse  agir  notre  liberté.  Ce  n'est  pas  là ,  vous 
le  savez,  la  doctrine  àe  saint  Paul,  ni  celle  qu'on 
professe  dans  notre  église.  Nous  sommes  libres , 
il  est  vrai;  mais  nous  sommes  ignorants,  foibles, 
portés  au  mal.  Et  d'où  nous  viendroient  la  lu- 
mière et  la  force  ,  si  ce  n'est  de  celui  qui  en 
est  la  source?  et  pourquoi  les  obtiendrions-nous 
si  nous  ne  daignons  pas  les  demander  ?  Prenez 
garde  ,  mon  ami,  qu'aux  idées  sublimes  que 
vous  vous  laites  du  grand  Être  l'orgueil  hu- 
main ne  mêle  des  idées  basses  qui  se  rapportent 
à  l'homme;  comme  si  les  moyens  qui  soulagent 
notre  foiblcsse  convcnoient  à  la  puissance  di- 
vine ,  et  qu'elle  eût  besoin  d'art  comme  nous 
pour  généraliser  les  choses  afin  de  les  traiter 
plus  facilement!  Il  semble,  à  vous  entendre, 
que  ce   soit  un  embarras   ])our  cll<'  de  veiller 


SIXIÈME    PARTIE.  4^1 

sur  chaque  individu  ;  vous  craij^ncz  qu'une  at- 
tention partagée  et  continuelle  ne  la  fatijjue ,  et 
vous  trouvez  bien  plus  beau  qu'elle  fasse  tout 
par  des  lois  générales  ,  sans  doute  parcequ'elles 
lui  coûtent  moins  de  soin.  O  grands  philosophes  ! 
que  Dieu  vous  est  obligé  de  lui  fournir  ainsi 
des  méthodes  commodes  ,  et  de  lui  abréger  le 
travail  ! 

A  quoi  bon  lui  rien  demander?  dites -vous 
«ncore  :  ne  connoît-il  pas  tous  nos  besoins?  n'est- 
il  pas  notre  père  pour  y  pourvoir?  savons-nous 
mieux  que  lui  ce  qu'il  nous  faut?  et  voulons- 
nous  notre  bonheur  plus  véritablement  qu  il  ne 
le  veut  lui-même?  Cher  Saint-Preux,  que  de 
vains  sophismes  !  Le  plus  grand  de  nos  besoins , 
le  seul  auquel  nous  pouvons  pourvoir,  est  celui 
de  sentir  nos  besoins  ;  et  le  premier  pas  pour 
sortir  de  notre  misère  est  de  la  connoître.  Soyons 
humbles  pour  être  sages  ;  voyons  notre  foiblesse, 
et  nous  serons  forts.  Ainsi  s'accorde  la  justice 
avec  la  clémence;  ainsi  régnent  à-la-fois  la  grâce 
et  la  liberté.  Esclaves  par  notre  foiblesse,  nous 
sommes  libres  par  la  prière  ;  car  il  dépend  de 
nous  de  demander  et  d'obtenir  la  force  qu'il  ne 
dépend  pas  de  nous  d'avoir  par  nous-mêmes. 

Apprenez  donc  à  ne  pas  prendre  toujours 
conseil  devons  seul  dans  les  occasions  difficiles, 
mais  de  celui  qui  joint  le  pouvoir  à  la  prudence, 
€t  sait  faire  le  meilleur  parti  du  parti  qu'il  nous 
fait  préférer.  Le  grand  défaut  de  la  sagesse  hu- 
maine ,  même  de  celle  qui  n'a  que  la  vertu  pour 

9.9. 


452  LA   NOUVELLE   HELOÏSE. 

objet,  est  un  excès  de  confiance  qui  nous  fait 
juger  de  l'avenir  par  le  présent,  et,  par  un  mo- 
ment, de  la  vie  entière.  On  se  sent  ferme  un  in- 
stant, et  Ton  compte  nôtre  jamais  ébranlé.  Plein 
d'un  orgueil  que  l'expérience  confond  tous  les 
jours ,  on  croit  n'avoir  plus  à  craindre  un  piège 
une  fois  évité.  Le  modeste  langage  de  la  vaillance 
est,  Je  fus  brave  un  tel  jour;  mais  celui  qui  dit, 
Je  suis  brave ,  ne  sait  ce  qu'il  sera  demain  ;  et 
tenant  pour  sienne  une  valeur  qu'il  ne  s'est  pas 
donnée,  il  mérite  de  la  perdre  au  moment  de 
s'en  servir. 

Que  tous  nos  projets  doivent  être  ridicules , 
que  tous  nos  raisonnements  doivent  être  insen- 
sés devant  l'Être  pour  qui  les  temps  n'ont  point 
de  succession  ni  les  lieux  de  distance  !  Nous 
comptons  pour  rieri  ce  qui  est  loin  de  nous  , 
nous  ne  voyons  que  ce  qui  nous  touche  :  quand 
nous  aurons  changé  de  lieu,  nos  jugements  seront 
tout  contraires,  et  ne  seront  pas  mieux  fondés. 
Nous  réglons  l'avenir  sur  ce  qui  nous  convient 
aujourd'hui ,  sans  savoir  s  il  nous  conviendra 
demain  ;  nous  jugeons  de  nous  comme  étant 
toujours  les  mêmes,  et  nous  changeons  tous  les 
jours.  Qui  sait  si  nous  aimerons  ce  que  nous 
aimons,  si  nous  voudrons  ce  que  nous  voulons, 
si  nous  serons  ce  qaenous  sommes,  si  les  objets 
étrangers  et  les  altérations  de  nos  corps  n'auront 
pa«  autrement  modifié  nos  âmes,  et  si  nous  ne 
trouverons  pas  notre  misère  dans  ce  que  nous 


SIXIÈME   PARTIE.  453 

aurons  arrange  pour  notre  bonheur?  Montrez- 
moi  la  rô()le  de  la  sajifesse  humaine,  et  je  vais  la 
jjrendre  pour  (yuide.  Mais  si  sa  meilleure  leçon 
est  de  nous  apprendre  à  nous  défier  d'elle ,  recou- 
rons à  celle  qui  ne  trompe  point,  et  faisons  ce 
quelle  nous  inspire.  Je  lui  demande  d  éclairer 
mes  conseils  ;  demandez-lui  d'éclairer  vos  réso- 
lutions. Quelque  parti  que  vous  preniez,  vous 
ne  voudrez  que  ce  qui  est  bon  et  honnête,  je  le 
sais  bien  :  mais  ce  n'est  pas  assez  encore;  il  faut 
vouloir  ce  qui  le  sera  toujours;  et  ni  vous  ni 
moi  n'en  sommes  les  juges. 


LETTRE  VII. 

DE  SAIi:>T- PREUX  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

J  ULIE  !  une  lettre  de  vous  !  .  .  .  après  sept  ans  de 
silence!  .  .  .  Oui,  c'est  elle;  je  le  vois,  je  le  sens  : 
mes  yeux  méconnoîtroient-ils  des  traits  que  mon 
cœur  ne  peut  oublier?  Quoi  !  vous  vous  sou- 
venez de  mon  nom  !  vous  le  savez  encore  écrire  !... 
En  formant  ce  nom  (i),  votre  main  n'a-t-ellc 
point  tremblé?...  Je  m'égare,  et  c'est  votre  faute. 
La  forme  ,  le  pli,  le  cachet,  l'adresse;  tout  dans 
cette  lettre  m'en  rappelle  de  trop  différentes.  Le 


(i)  On  a  dit  que  Saint-Preux  étoit  un  nom  controuvé. 
Peut-être  le  véritable  étoit-il  sur^Fadresse. 


454  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

cœur  et  la  main  semblent  se  contredire.  Ah  ! 
deviez-vous  employer  la  même  écriture  pour 
tracer  d'autres  sentiments? 

Vous  trouverez  peut-être  que  sonfifer  si  fort  à 
vos  anciennes  lettres,  c'est  trop  justifier  la  der- 
nière. Vous  vous  trompez.  Je  me  sens  bien  ;  je 
ne  suis  plus  le  même  ,  ou  vous  n'êtes  plus  la 
même;  et  ce  qui  me  le  prouve,  est  qvi'excepté 
les  charmes  et  la  bonté,  tout  ce  que  je  retrouve 
en  vous  de  ce  que  j'y  trouvois  autrefois  m'est  un 
nouveau  sujet  de  surprise.  Cette  observation 
répond  d'avance  à  vos  craintes.  Je  ne  me  fie 
point  à  mes  forces,  mais  au  sentiment  qui  me 
dispense  d'y  recourir.  Plein  de  tout  ce  qu'il  faut 
que  j'honore  en  celle  que  j'ai  cessé  d'adorer,  je 
sais  à  quels  respects  doivent  s'élever  mes  anciens 
hommages.  Pénétré  de  la  plus  tendre  reconnois- 
sance,  je  vous  aime  autant  que  jamais,  il  est 
vrai;  mais  ce  qui  m'attache  le  plus  à  vous  est  le 
retour  de  ma  raison.  Elle  vous  montre  à  moi 
telle  que  vous  êtes;  elle  vous  sert  mieux  que 
l'amour  même.  Non,  si  j  étois  resté  coupable, 
vous  ne  me  seriez  pas  aussi  chère. 

Depuis  que  j'ai  cessé  de  prendre  le  change,  et 
que  le  pénétrant  Wolmar  m'a  éclairé  sur  mes 
vrais  sentiments  ,  j'ai  mieux  appris  à  me  con- 
noître ,  et  je  m'alarmc  moins  de  ma  foiblesse. 
Qu'elle al)use mon  imagination,  que  cette  erreur 
me  soit  douce  encore;  il  suffit  pour  mon  repos 
qu'elle  ne  puisse  pljus  vous  offenser,  et  la  chi- 


SIXIÈME   PARTIE.  ^SS 

mère  qui  m'égare  à  sa  poursuite  me  sauve  d'un 
danger  réel.. 

O  Julie  !  il  est  des  impressions  éternelles  <jue 
le  temps  ni  les  soins  n'eftacent  point.  lia  blessure 
guérit,  mais  la  marque  reste;  et  cette  marque 
est  un  sceau  respecté  qui  préserve  le  cœur  d'une 
autre  atteinte.  L'inconstance  et  l'amour  sont  in- 
compatibles :  lamant  qui  change  ne  change  pas  ; 
il  commence ,  ou  finit  d'aimer.  Pour  moi ,  j'ai  fini  ; 
mais,  en  cessant  d'être  à  vous,  je  suis  resté  sous 
votre  garde.  Je  ne  vous  crains  plus  ;  mais  vous 
m'empêchez  d'en  craindre  une  autre.  Non ,  Julie , 
non,  femme  respectable,  vous  ne  verrez  jamais 
en  moi  que  l'ami  de  votre  personne  et  l'amant 
de  vos  vertus  ;  mais  nos  amours ,  nos  premières 
et  uniques  amours,  ne  sortiront  jamais  de  mon 
cœur.  La  fleur  de  mes  ans  ne  se  flétrira  point 
dans  ma  mémoire.  Dussé-je  vivre  des  siècles  en- 
tiers, le  doux  temps  de  ma  jeunesse  ne  peut  ni 
renaître  pour  moi,  ni  s'effacer  de  mon  souvenir. 
Nous  avons  beau  n  être  plus  les  mêmes ,  je  ne 
pui§  oublier  ce  que  nous  avons  été.  Mais  parlons 
de  votre  cousine. 

Chère  amie,  il  faut  l'avouer,  depuis  que  je 
n'ose  plus  contempler  vos  charmes  je  deviens 
plus  sensible  aux  siens.  Quels  yeux  peuvent  errer 
toujours  de  beautés  en  beautés  sans  jamais  se 
fixer  sur  aucune?  liCS  miens  l'ont  revue  avec  trop 
de  plaisir  peut-être;  et  depuis  mon  éloignement, 
ses  traits,  déjà  gravés  dans  mon  cœur,  y  font 


456  LA   NOUVELLE    ÎIÉLOÏSE. 

une  impression  plus  profonde.  Le  sanctuaire  est 
fermé,  mais  son  image  est  dans  le  temple.  Insen- 
siblement je  deviens  pour  elle  ce  que  j'aurois  été 
si  je  ne  vous  avois  jamais  vue;  et  il  n'appartenoit 
qu'à  vous  seule  de  me  faire  sentir  la  diflerence 
de  ce  qu'elle  m'inspire  à  l'amour.  Les  sens ,  libres 
de  cette  passion  terrible,  se  joifjnent  au  doux 
sentiment  de  l'amitié.  Devient-elle  amour  pour 
cela?  Julie,  abl  quelle  différence!  Où  est  l'en- 
thousiasme? où  est  l'idolâtrie?  où  sont  ces  divins 
égarements  de  la  raison,  plus  brillants,  plus  su- 
blimes, plus  forts,  meilleurs  cent  fois  que  la 
raison  même?  Un  feu  passager  m'embrase,  un 
délire  d'un-moment  me  saisit,  me  trouble,  et  me 
quitte.  Je  retrouve  entre  elle  et  moi  deux  amis 
qui  s'aiment  tendrement  et  qui  se  le  disent.  Mais 
deux  amants  s'aiment-ils  l'un  l'autre?  Non  ;  vous 
et  moi  sont  des  mots  proscrits  de  leur  langue  : 
ils  ne  sont  plus  deux,. ils  sont  un. 

Suis-je  donc  tranquille  en  effet?  Comment 
puis-je  lêtre?  Elle  est  chartnante  ,  elle  est  votre 
amie  et  la  mienne  :  la  reconnoissance  m'attache 
à  elle;  elle  entre  dans  mes  souvenirs  les  plus 
doux.  Que  de  droits  sur  une  ame  sensible!  et 
comment  écarter  un  sentiment  plus  tendre  de 
tant  de  sentiments  si  bien  dus  :^  Hélas  !  il  est  dit 
qu'entre  elle  et  vous  je  ne  serai  jamais  un  mo- 
ment paisible. 

Femmes  !  femmes  !  objets  chers  et  funestes  , 
que  la  nature  orna  pour  notre  supplice,  «jui  pu- 
nissez quand  on  vous  brave  ,    qui  poursuivez 


SIXIÈME    PARTIE.  ^Sj 

quand  on  vous  craint,  dont  la  liainc  et  l'amour 
sont  c{|alenicnt  nuisibles  ,  et  qu'on  ne  peut  ni 
rechercher  ni  fuir  impunément  '...  Beauté,  char- 
me, attrait,  sympathie,  être  ou  chimère  incon- 
cevable ,  abyme  de  douleurs  et  de  voluptés  1 
beauté,  plus  terrible  aux  mortels  que  Félément 
où  Ton  t'a  fait  naître,  malheureux  qui  se  livre 
à  ton  calme  trompeur  !  c  est  toi  qui  produis  les 
tempêtes  qui  tourmentent  le  [^enre  humain.  O 
Julie!  ô  Claire!  que  vous  me  vendez  cher  cette 
amitié  cruelle  dont  vous  osez  vous  vanter  à 
moi  !...  J'ai  vécu  dans  l'orapfe,  et  c'est  toujours 
vous  qui  favez  excité.  Mais  quelles  agitations 
diverses  vous  avez  fait  éprouver  à  mon  cœiu'  ! 
Celles  du  lac  de  Genève  ne  ressemblent  pas  plus 
aux  flots  du  vaste  océan.  L'un  n'a  que  des  ondes 
vives  et  courtes  dont  le  perpétuel  tranchant 
aoite .  émeut ,  submerge  quelquefois ,  sans  jamais 
former  de  lon^qj  cours.  Mais  sur  la  mer ,  tranquille 
en  apparence ,  on  se  sent  élevé ,  porté  doucement 
et  loin  par  un  flot  lent  et  presque  insensible;  on 
croit  ne  pas  sortir  de  la  place,  et  l'on  arrive  au 
bout  du  monde. 

Telle  est  la  différence  de  l'effet  qu'ont  produit 
sur  moi  vos  attraits  et  les  siens.  Ce  premier,  cet 
unique  amour  qui  fit  le  destin  de  ma  vie,  et  que 
rien  n'a  pu  vaincre  que  lui-même,  étoit  né  sans 
que  je  m'en  fusse  aperçu  ;  il  m'entraînoit  que  je 
l'ijornorois  encore:  je  me  perdis  sans  croire  m'ètrc 
éijaré.  Durant  le  vent  j  étois  au  ciel  ou  dans  les 
abymes  j  le  calme  vient,  je  ne  sais  plus  où  je 


458  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

suis.  Au  contraire  ,  je  vois  ,  je  sens  mon  trouble 
auprès  d'elle,  et  me  le  figure  plus  grand  qu'il 
n'est;  j'éprouve  des  transports  passagers  et  sans 
suite;  je  m'emporte  un  moment,  et  suis  paisible 
un  moment  après  :  l'onde  tourmente  en  vain  le 
vaisseau  ,  le  vent  n'enfle  point  les  voiles  ;  mon 
cœur,  content  de  ses  cbarmes,  ne  leur  prête 
point  son  illusion;  je  la  vois  plus  belle  que  je 
ne  l'imagine,  et  je  la  redoute  plus  de  près  que 
de  loin  :  c'est  presque  l'effet  contraire  à  celui 
qui  me  vient  de  vous,  et  j'éprouvois  constam- 
ment l'un  et  l'autre  à  Clarens. 

Depuis  mon  départ ,  il  est  vrai  qu'elle  se  pré- 
sentera moi  quelquefois  avec  plus  d'empire.  Mal- 
heureusement il  m'est  difficile  de  la  voir  seule. 
Enfin  je  la  vois ,  et  c'est  bien  assez  ;  elle  ne  m'a 
pas  laissé  de  l'amour,  mais  de  l'inquiétude. 

Voilà  fidèlement  ce  que  je  suis  pour  l'une  et 
pour  l'autre.  Tout  le  reste  de  votre  sexe  ne 
m'est  plus  rien  ;  mes  longues  peines  me  l'ont  fait 
oublier  , 

E  fornito  '1  mio  tempo  a  me^o  gli  anni  (i). 

Le  malheur  m'a  tenu  lieu  de  force  pour  vain- 
cre la  nature  et  triompher  des  tentations.  On 
a  peu  de  désirs  quand  on. souffre;  et  vous  m'a- 
vez appris  à  les  éteindre  en  leur  résistant.  Une 
grande  passion  malheureuse  est  un  grand  moyen 
de  sagesse.  Mon  cœur  est  devenu ,  pour  ainsi 

'i)  Ma  carrière  est  finie  au  milieu  de  mes  ans. 


SIXIÈME   PARTIE.  /\^g 

fîire ,  l'orfjane  de  tous  mes  besoins  ;  je  n'en  ai 
point  quand  il- est  tranquille.  Laissez-Ic  en  paix 
lune  et  l'autre  ;  et  désormais  il  l'est  pour  tou- 
jours. 

Dans  cet  état ,  qu'ai-je  à  craindre  de  moi- 
même  ,  et  par  quelle  précaution  cruelle  voulez- 
vous  ni'ôter  mon  bonheur  pour  ne  pas  m'expo- 
ser  à  le  perdre?  Quel  caprice  de  m'avoir  fait 
combattre  et  vaincre  pour  m  enlever  le  prix  après 
Ja  victoire  !  N'est-ce  pas  vous  qui  rendez  blâma- 
ble un  danger  bravé  sans  raison?  Pourquoi  m'a- 
voir appelé  près  de  vous  avec  tant  de  risques  ? 
ou  pourquoi  m'en  bannir  quand  je  suis  digne 
d'y  rester  ?  Deviez-vous  laisser  prendre  à  votre 
mari  tant  de  peine  à  pure  perte?  Que  ne  le  fai- 
siez-vous  renoncer  à  des  soins  que  vous  aviez 
résolu  de  rendre  inutiles  ?  Que  ne  lui  disiez- 
vous,  Laissez-le  au  bout  du  monde,  puisqu'aussi 
bien  je  l'y  veux  rwivoyer?  Hélas  !  plus  vous  crai- 
gnez pour  moi,  plus  il  faudroit  vous  hâter  de 
me  rappeler.  Non  ,  ce  n'est  pas  près  de  vous 
qu'est  le  danger,  c'est  en  votre  absence,  et  je 
ne  vous  crains  qu'où  vous  netes  pas.  Quand 
cette  redoutable  Julie  me. poursuit ,  je  me  réfu- 
gie auprès  de  madame  de  Wolmar  ,  et  je  suis 
tranquille:  où  fuirai -je  si  cet  asile  m'est  ôté? 
Tous  les  temps,  tous  les  lieux  me  sont  dange- 
reux loin  d'elle;  par-tout  je  trouve  Glaire  ou 
Julie.  Dans  le  passé,  dans  le  présertt ,  fune  et 
l'autre  m'agite  à  sop  tour  :  ainsi  mon  imagina- 
tion toujours  troublée  ne  se  calme  qu'à  votre 


/\6o  L\   NOUVELLE   IIÉLOifSE. 

vue ,  et  ce  n'est  qu'auprès  de  vous  que  je  suis 
on  sûreté  contre  moi.  Gomment  vous  explic[uer 
le  cliançement  que  j  éprouve  en  vous  abordant? 
Toujours  vous  exercez  le  même  empire ,  mais 
son  effet  est  tout  opposé  ;  en  réprimant  les 
transports  que  vous  causiez  autrefois,  cet  em- 
pire est  plus  grand,  plus  sublime  encore;  la  paix, 
,  la  sérénité  succèdent  au  trouble  des  passions  ; 
mon  cœur,  toujours  formé  sur  le  vôtre,  aima 
comme  lui,  et  devient  paisible  à  son  exemple. 
Mais  ce  repos  passager  n'est  qu'une  trêve  ;  et  j  ai 
beau  m'élever  jusqu'à  vous  en  votre  présence  , 
je  retombe  en  moi-même  en  vous  quittant.  Ju- 
lie, en  vérité,  je  crois  avoir  deux  âmes,  dont  la 
bonne  est  en  dépôt  dans  vos  mains.  Ab!  voulez- 
vous  me  séparer  d'elle  ? 

Mais  les  erreurs  des  sens  vous  alarment;  vous 
craignez  les  restes  d'une  jeunesse  éteinte  par  les 
ennuis;  vous  craignez  pour  les^eunes  persotines 
qui  sont  sous  votre  garde  ;  vous  craignez  de  moi 
ce  que  le  sage  Wolmar  n'a  pas  craint!  O  dieu  ! 
que  toutes  ces  frayeurs  m'bumilient!  Estimez- 
vous  donc  votre  ami  moins  que  le  dernier  de  vos 
gens?  Je  puis  vous  pardonner  de  mal  penser  de 
moi ,  jamais,  de  ne  vous  pas  rendre  à  vous- 
même  l'honneur  que  \t)us  voiis  devez.  Non  , 
non;  les  feux  dont  j'ai  brûlé  m'ont  purifié;  je 
n'ai  plus  rien  d'un  b^mme  ordinaire.  Après  ce 
<}ue  je  fus,  si  je  pouvoîs  être  vil  un  moment  , 
j'irois  me  cacher  au  bout  du  monde,  et  ne  me 
croirois  jamais  assez  loin  de  vous. 


SIXIÈME    PARTIE.  4^1 

Quoi  !  je  troubleiois  cet  ordre  aimable  que 
j'admirois  avec  tant  de  plaisir!  Je  souillerois  ce 
séjour  d innocence  et  de  paix  que  j'iiahitois  avec 
tant  de  respect!  Je  pourrois  être  assez  lâche!.,. 
Eh  !  comment  le  plus  corrompu  des  hommes 
ne  seroit-il  pas  touché  d'un  si  charmant  tableau? 
comment  ne  reprendroit-il  pas  dans  cet  asile 
l'amour  de  l'honnêteté  i*  Loin  d'y  porter  ses 
mauvaises  mœurs  ,  c'est  là  qu'il  iroit  s'en  dé- 
faire... Qui?  moi ,  Julie,  moi'\..  si  tard?...  sous 
vos  yeux?...  Chère  amie,  ouvrez-moi  votre  mai- 
son sans  crainte  ;  elle  est  pour  moi  le  temple 
de  la  vertu  ;  par-tout  j'y  vois  son  simulacre  au- 
guste ,  et  ne  puis  servir  qu'elle  auprès  de  vous. 
Je  ne  suis  pas  un  ange,  il  est  vrai  j  mais  j'ha- 
biterai leur  demeure,  j'imiterai  leurs  exemples  : 
on  les  fuit  quand  on  ne  leur  veut  pas  ressembler. 

Vous  le  voyez ,  j'ai  peine  à  venir  au  point 
principal  de  votre  lettre ,  le  premier  auquel  il 
falloit  songer,  le  seul  dont  je  m'occuperois  si 
j'osois  prétendre  au  bien  qu'il  m'annonce.  G 
Julie  !  ame  bienfaisante  !  amie  incomparable  ! 
en  m'offrant  la  digne  moitié  de  vous-même,  et 
le  plus  précieux  trésor  qui  soit  au  monde  après 
vous,  vous  laites  plus ,  s  il  est  possible  ,  que  vous 
ne  fîtes  jamais  pour  moi.  Ji'amour,  l'aveugle 
amour  put  vous  forcer  à  vous  donner;  mais 
donner  votre  amie  est  une  preuve  d'estime  non 
suspecte.  Dès  cet  instant  je  crois  vraiment  être 
homme  de  mérite,  car  je  suis  honoré  de  vous. 
Mais  que  le  témoignage  de  cet  honneur  mest 


462  LA   NOUVELLE   HLLOÏSE. 

cruel  !  En  l'acceptant  je  le  démentirois ,  et  pour 
le  mériter  il  faut  que  j'y  renonce.  Vous  me  con- 
noissez;  jugez-moi.  Ce  n'est  pas  assez  que  votre 
adorable  cousine  soit  aimée  ;  elle  doit  l'être 
comme  vous,  je  le  sais  :  le  sera-t-elle?  le  peut- 
elle  être  ?  et  dépend-il  de  moi  de  Jui  rendre  sur 
ce  point  ce  qui  lui  est  dû?  Ah!  si  vous  vouliez 
ni'unir  avec  elle  ,  que  ne  me  laissiez-vous  un 
cœur  à  lui  donner,  un  cœur  auquel  elle  inspirât 
des  sentiments  nouveaux  dont  il  lui  pût  offrir 
les  prémices?  En  est-il  un  moins  digne  d'elle 
que  celui  qui  sut  vous  aimer?  Il  faudroit  avoir 
lame  libre  et  paisible  du  bon  et  sage  d'Orbe  pour 
s'occuper  d'elle  seule  à  son  exemple  ;  il  faudroit 
le  valoir  pour  lui  succéder  :  autrement  la  compa- 
raison de  son  ancien  état  lui  rendroit  le  dernier 
plus  insupportable  ;  et  l'amour  foible  et  distrait 
d'un  second  époux ,  loin  de  la  consoler  du  pre- 
mier, le  lui  feroit  regretter  davantage.  D'un  ami 
tendre  et  reconnoissant  elle  auroit  fait  un  mari 
vulgaire.  Gagneroit-elle  à  cet  échange  ?  Elle  y 
perdroit  doublement.  Son  cœur  délicat  et  sensi- 
ble senliroit  trop  cette  perte;  et  moi  comment 
supporierois-je  le  spectacle  continuel  d'une  tris- 
tesse dont  je  serois  cause,  et  dont  je  ne  pourrois 
la  guérir?  Hélas!  j'en  mourrois  de  douleur  même 
avant  elle.  Non,  Julie,  je  ne  ferai  point  mon 
bonheur  aux  dépens  du  sien.  Je  l'aime  trop  pour 
Vépouser. 

Mon  bonheur?  Non.  Serois-je  heureux  moi- 
même  en  ne  la  rendant  pas  heureuse;'  L'un  des 


SIXIÈME   PARTIE.  4^3 

deux  peut-il  se  faire  un  sort  exclusif  dans  le  ma- 
riaj;e?  Les  biens,  les  maux  n'y  sont-ils  pas  com- 
muns ,  malgré  qu'on  en  ait  ?  et  les  chagrins  qu'on 
se  donne  l'un  à  l'autre  ne  retombent-ils  pas  tou- 
jours sur  celui  qui  les  cause?  Je  serois  malheu- 
reux par  ses  peines  ,  sans  être  heureux  par  ses 
bienfaits.  Grâces  ,  beauté,  mérite  ,  attachement, 
fortune ,  tout  concourroit  à  ma  féHcité  ;  mon 
cœur,  mon  cœur  seul  empoisonneroit  tout  cela, 
et  me  rendroit  misérable  au  sein  du  bonheur. 

Si  mon  état  présent  est  plein  de  charme  au- 
près d'elle ,  loin  que  ce  charme  pût  augmenter 
par  une  union  plus  étroite ,  les  plus  doux  plaisirs 
que  j'y  goûte  me  seroient  ôtés.  Son  humeur  ba- 
dine peut  laisser  un  aimable  essor  à  son  amitié  , 
mais  c'est  quand  elle  a  des  témoins  de  ses  cares- 
ses. Je  puis  avoir  quelque  émotion  trop  vive  au- 
près d'elle ,  mais  c'est  quand  votre  présence  me 
distrait  de  vous.  Toujours  entre  elle  et  moi  dans 
nos  têtes-à-têtes ,  c'est  vous  qui  nous  les  rendez 
délicieux.  Plus  notre  attachement  augmente,  plus 
nous  songeons  aux  chaînes  qui  font  formé  ;  le 
doux  lien  de  notre  amitié  se  resserre  •  et  nous 
nous  aimons  pour  parler  de  vous.  Ainsi  mille 
souvenirs  chers  à  votre  amie,  plus  chers  à  votre 
ami,  les  réunissent  ;  unis  par  d'autres  nœuds,  il 
y  faudra  renoncer,  des  souvenirs  trop  charmants 
ne  seroient-ils  pas  autantd'infidélités  envei  s  elle? 
Et  de  quel  front  prendrois-je  une  épouse  respec- 
tée et  chérie  pour  confidente  des  outrages  que 
mon  cœur  lui  feroit  malgré  lui?  Ce  cœur  n'ose- 


4f>4  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

roit  tlonc  plus  s'épancher  dans  le  sien ,  il  se  fer- 
iiieroit  à  son  ahoicl.  N'osant  plus  lui  parler  de 
\ous,  bientôt  je  ne  lui  parlerois  plus  de  moi.  Le 
dev*)ir,  riionneur,  en  m'iinposant  pour  elle  une 
résejr ve  nouvelle,  me  rendroient  ma  femme  étran- 
gère, et  je  n'aurois  plus  ni  guide  ni  conseil  pour 
éclairer  mon  ame  et  corriger  mes  erreurs.  Est-ce 
là  l'hommage  quelle  doit  attendre?  Est-ce  là  le 
tribut  de  tendresse  et  de  reconnoissance  que  j'i- 
rois  lui  porter?  Est-ce  ainsi  que  je  ferois  son 
bonheur  et  Je  mien  ? 

Julie ,  oubliâtes-vous  mes  serments  avec  les 
vôtres?  Pour  moi,  je  ne  les  ai  point  oubliés.  J'ai 
tout  perdu;  ma  foi  seule  m'est  restée;  elle  me 
restera  jusqu'au  tombeau.  Je  n'ai  pu  vivre  à 
vous;  je  mourrai  libre.  Si  rengagement  en  étoit 
à  prendre ,  je  le  prendrois  aujourd'hui  :  car  si 
c'est  un  devoir  de  se  marier,  un  devoir  plus  in- 
dispensable encore  est  de  ne  faire  le  malheur  de 
personne;  et  tout  ce  qui  me  reste  à  sentir  en 
d'autres  nœuds,  c'est  l'éternel  regret  de  ceux 
auxquels  j'osai  prétendre.  Je  porterois  dims  ce 
lien  sacré  l'idée  de  ce  que  j'espérois  y  trouver  une 
fois.  Cette  idée  feroit  mon  supplice  et  celui  d'une 
infortunée.  Je  lui  demanderois  compte  des  jours 
heureux  que  j'attendis  de  vous.  Quelles  compa- 
raisons j'aurois  à  faire  !  quelle  femme  au  monde 
les  pourroit  soutenir  ?  Ah  !  comment  me  conso- 
lerois-je  à-la-fois  de  n'être  pas  à  vous  ,  et  d'être 
à  une  autre? 

Chère  amie ,  n'ébranlez  point  des  résolutions 


SIXIÈME    PARTIE.  465 

dont  dépend  le  repos  de  mes  jours;  ne  cherchez 
point  à  nie  tirer  de  l'anéantissement  où  je  suis 
tomhé,  de  peur  qu'avec  le  sentiment  de  mon 
existence  je  ne  reprenne  celui  de  mes  maux,  et 
qu'un  état  violent  ne  rouvre  toutes  mes  bles- 
sures. Depuis  mon  retour  j'ai  senti ,  sans  m'en 
alarmer,  l'intérêt  plus  vif  que  je  prenois  à  votre 
amie  ;  car  je  savois  bien  que  l'état  de  mon  coeur 
ne  lui  permettroit  jamais  d'aller  trop  loin  ;  et 
voyant  ce  nouveau  ^oût  ajouter  à  l'attachement 
déjà  si  tendre  que  j  eus  pour  elle  dans  tous  les 
tentps  ,  je  me  suis  félicité  d'une  émotion  qui 
m'aidoit  à  prendre  le  change,  et  me  faisoit  sup- 
porter votre  image  avec  moins  de  peine.  Cette 
émotion  a  quelque  chose  des  douceurs  de  l'a- 
mour, et  n'en  a  pas  les  tourments.  Le  plaisir  de 
la  voir  n'est  point  troublé  par  le  désir  de  la  pos- 
séder; content  de  passer  ma  vie  entière  comme 
3  ai  passé  cet  hiver,  je  trouve  entre  vous  deux 
cette  situation  paisible  (i)  et  douce  qui  tempère 
l'austérité  de  la  vertu  et  rend  ses  leçons  aimables. 
Si  quelque  vain  transport  m'agite  un  moment , 
tout  le  réprime  et  le  fait  taire  :  j  en  ai  trop  vaincu 
de  plus  dangereux  pour  qu  il  m'en  reste  aucun 
à  craindre.  J'honore  votre  amie  comme  je  l'aime, 
et  cest  tout  dire.  Quand  je  ne  songerois  qu'à 

(i)  Il  a  dit  précisément  le  contraire  quelques  paj^es  au- 
paravant. Le  pauvre  philosophe  ,  entre  deux  jolies  fem- 
mes ,  me  paroît  dans  un  plaisant  embarras  :  on  diroit 
qu'il  veut  n'aimer  ni  l'une  ni  l'autre ,  afin  de  les  aimer  tou- 
tes deux. 

4-  3o 


466  LA   NOUVELLE   IlÉLOÏSE. 

mon  intérêt,  tous  les  droits  de  la  tendre  amitié 
me  sont  trop  cliers  auprès  d'elle  pour  que  je 
m'expose  à  les  perdre  en  cherchant  à  les  éten- 
dre; et  je  n'ai  pas  même  eu  besoin  de  songer  au 
respect  que  ie  lui  dois  pour  ne  jamais  lui  dire 
un  seul  mot  danslctête-à-lête,  qu'elle  eût  besoin 
d  interpréter  ou  de  ne  pas  entendre.  Que  si  peut- 
être  elle  a  trouvé  quelquefois  un  peu  trop  d'em- 
pressement dans  mes  manières ,  sûrement  elle 
n'a  point  vu  dans  mon  cœur  la  volonté  de  le  té- 
moigner. Tel  que  je  fus  six  mois  auprès  d'elle, 
tel  je  serai  toute  ma  vie.  Je  ne  connois  rien  après 
vous  de  si  parfait  qu'elle;  mais,  ftit-elle  plus  par- 
faite que  vous  encore,  je  sens  qu'il  faudroit  n'a- 
voir jamais  été  votre  amant  pour  pouvoir  deve- 
nir le  sien. 

Avant  d'achever  cette  lettre, il  faut  vous  dire 
ce  que  je  pense  de  la  vôtre.  J'y  trouve  avec 
toute  la  prudence  de  la  vertu  les  scrupules  d'une 
ame  craintive  qui  se  fait  un  devoir  de  s'épouvan- 
ter, et  croit  qu'il  faut  tout  craindre  pour  se  ga- 
rantir de  tout.  Cette  extrême  timidité  a  son  dan- 
ger ainsi  qu'une  confiance  excessive.  En  nous 
montrant  sans  cesse  des  monstres  oii  il  n'y  en 
a  point ,  elle  nous  épuise  à  combattre  des  chimè- 
res ;  et,  à  force  de  nous  effaroucher  sans  sujet  , 
elle  nous  tient  moins  en  garde  contre  les  périls 
véritables  et  nous  les  laisse  moins  discerner.  Re- 
lisez quelquefois  la  lettre  que  mylord  Edouard 
vous  écrivit  l'année  dernière  au  sujet  de  votre 
mari  :  vous  y  trouverez  de  bons   avis  à   votre 


SIXIÈME  Partie.  4^7 

usage  à  plus  d'un  égard.  Je  ne  blâme  point  votre 
dévotion;  elle  est  touchante,  aimable  et  douce 
comme  vous;  elle  doit  plaire  à  votre  mari  même. 
Mais  prenez  garde  qu  à  force  de  vous  rendre  ti- 
mide et  prévoyante,  elle  ne  vous  mène  au  quié- 
tisme  par  une  route  opposée,  et  que,  vous  mon- 
trant par-tout  du  risque  à  courir  ,  elle  ne  vous 
empêche  enfin  d  acquiescer  à  rien.  Chère  amie  , 
ne  savez-Vous  pas  que  la  vertu  est  un  état  de 
guerre ,  et  que  pour  y  vivre  on  a  toujours  queb 
que  combat  à  rendre  contre  soi?  Occupons-nous 
moins  des  dangers  que  de  nous,  afin  de  tenir 
notre  ame  prête  à  tout  événement.  Si  chercher 
les  occasions  ,  c'est  mériter  d'y  succomber  ;  les 
fuir  avec  trop  de  soin  ,  c'est  souvent  nous  refu- 
ser à  de  grands  devoirs;  et  il  n'est  pas  bon  de 
songer  sans  cesse  aux  tentations,  même  pour 
les  éviter.  On  ne  me  verra  jamais  rechercher 
des  moments  dangereux  ni  des  têtes-à-têtes  avec 
des  femmes;  mais,  dans  quelque  situation  que 
me  place  désormais  la  Providence  ,  j'ai  pour  sû- 
reté de  moi  les  huit  mois  que  j'ai  passés  àClarens, 
et  ne  crains  plus  que  personne  m'ôte  le  prix  que 
vous  m'avez  fait  mériter.  Je  ne  serai  pas  plus 
foible  que  je  fai  été  ;  je  n'aurai  pas  de  plus  grands 
combats  à  rendre:  j  ai  senti  l'amertume  des  re- 
mords ;  j'ai  goûté  les  douceurs  de  la  victoire. 
Après  de  telles  comparaisons ,  on  n'hésite  plus 
sur  le  choix  ;  tout ,  jusqu'à  mes  fautes  passées, 
m  est  garant  de  l'avenir. 

Sans  vouloir  entrer  avec  vous  dan«  de  nou- 

3o. 


468  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

velles  discussions  sur  l'ordre  de  l'univers  et  sur 
la  direction  des  êtres  qui  le  composent,  je  me 
contenterai  de  vous  dire  que,  sur  des  questions 
si  fort  au-dessus  de  l'homme,  il  ne  peut  juger 
des  choses  qu'il  ne  voit  pas,  que  par  induction 
sur  celles  qu'il  voit,  et  que  toutes  les  analogies 
sont  pour  ces  lois  générales  que  vous  semblez 
rejeter.  La  raison  même,  et  les  plus  saines  idées 
que  nous  pouvons  nous  former  de  lEtre  suprê- 
me, sont  très  favorables  à  cette  opinion  ;  car,  bien 
que  sa  puissance  n'ait  pas  besoin  de  méthode 
pour  abréger  le  travail,  il  est  digne  de  sa  sagesse 
de  préférer  pourtant  les  voies  les  plus  simples  , 
afin  qu'il  n'y  ait  rien  d inutile  dans  les  moyens 
non  plus  que  dans  les  effets.  En  créant  l'homme, 
il  la  doué  de  toutes  les  facultés  nécessaires  pour 
accomplir  ce  qu'il  exigeoit  de  lui  ;  et  quand  nous 
lui  demandons  le  pouvoir  de  bien  faire ,  nous 
ne  lui  demandons  rien  qu'il  ne  nous  ait  déjà 
donné.  Il  nous  a  donné  la  raison  pour  connoître 
ce  qui  est  bien,  la  conscience  pour  l'aimer  (i), 
et  la  liberté  pour  le  choisir.  Cest  dans  ces  dons 
sublimes  que  consiste  la  grâce  divine;  et  comme 
nous  les  avons  tous  reçus,  nous  en  sommes  tous 
comptables. 

J'entends  beaucoup  raisonner  contre  la  liberté 
de  riiommc  ,  et  je  méprise  tous  ces  sophismes, 

(i)  Saint-Preux  fait  de  la  conscience  morale  un  senti- 
ment, et  non  pas  un  juf;ement;  ce  qui  est  contre  les  défi- 
nitions des  philosophes.  Je  crois  pourtant  qu'en  ceci 
leur  prétendu  confrère  a  raison. 


SIXIÈME    PARTIE.  /jGg 

parcequ  un  raisonneur  a  beau  me  prouver  que 
je  ne  suis  pas  libre  ,  le  sentiment  intérieur ,  plus 
fort  (jue  tous  ces  arguments,  les  clément  sans 
cesse  ;  et,  quelque  parti  que  je  prenne,  dans 
quelque  délibération  que  ce  soit,  je  sens  parfai- 
tement qu'il  ne  tient  qu'à  moi  de  prendre  le 
parti  contraire.  Toutes  ces  subtilités  de  l'école 
sont  vaines  précisément  parcequ'elles  prouvent 
trop ,  qu'elles  combattent  tout  aussi  bien  la  vé- 
rité que  le  mensonge ,  et  que  ,  soit  que  la  liberté 
existe  ou  non ,  elles  peuvent  servir  également  à 
prouver  qu'il  n'existe  pas.  A  entendre  ces  gens- 
là  ,  Dieu  même  ne  seroit  pas  libre,  et  ce  mot  de 
liberté  n'auroit  aucun  sens.  Ils  triomphent,  non 
d'avoir  résolu  la  question  ,  mais  d'avoir  mis  à 
sa  place  une  chimère.  Ils  commencent  par  sup- 
poser que  tout  être  intelligent  est  purement  pas- 
sif, et  puis  ils  déduisent  de  cette  supposition 
des  conséquences  pour  prouver  quil  nest  pas 
actif.  La  commode  méthode  qu'ils  ont  trouvée 
là  !  S'ils  accusent  leurs  adversaires  de  raisonner 
de  même,  ils  ont  tort.  Nous  ne  nous  supposons 
point  actifs  et  libres  ,  nous  sentons  que  nous  le 
sommes.  G  est  à  eux  de  prouver  non  seulement 
que  ce  sentiment  pourroit  nous  tromper,  mais 
quil  nous  trompe  en  effet  (i).  L'év^êquedeCloyne 
a  démontré  que ,  sans  rien  changer  aux  appa- 
rences ,  la  matière  et  les  corps  pourroient  ne 

(i)  Ce  n'est  pas  de  tout  cela  qu'il  s'agit.  Il  s'agit  de 
savoir  si  la  volonté  se'de'termine  sans  cause,  ou  quelle 
est  la  cause  qui  détermine  la  volonté. 


470  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

pas  exister;  est-ce  assez  pour  affirmer  qu'ils  n'exis- 
tent pas?  En  tout  ceci  la  seule  apparence  coûte 
plus  que  la  réalité  :  je  m  en  tiens  à  ce  qui  est 
plus  simple. 

Je  ne  crois  donc  pas  qu'après  avoir  pourvu  de 
toute  manière  aux  besoins  de  1  homme,  Dieu 
accorde  à  l'un  plutôt  qu'à  lautre  des  secours  ex- 
traordinaires ,  dont  celui  qui  abuse  des  secours 
communs  à  tous  est  indi.^ne ,  et  dont  celui  qui 
en  use  bien  n'a  pas  besoin.  Cette  acception  de 
personnes  est  injurieuse  à  la  justice  divine. 
Quand  cette  dure  et  décourageante  doctrine  se 
déduiroit  de  l'Ecriture  elle-même,  mon  premier 
devoir  n  est-il  pas  d  honorer  Dieu  ?  Quelque  res- 
pect que  je  doive  au  texte  sacré  ,  j'eif  dois 
plus  encore  à  son  auteur;  et  j  aim^^^ois  mieux 
croire  la  Bible  falsifiée,  ou  inintelligible,  que  Dieu 
injuste  ou  malfaisant.  8.  Paul  ne  veut  pas  que 
le  vase  dise  au  potier:  Pourquoi  m  as -tu  fait 
ainsi?  Gela  est  fort  bien,  si  le  potier  n'exige  du 
vase  que  des  services  qu  il  la  mis  en  état  de  lui 
rendre;  mais,  s'il  s'en  prcnoit  au  vase  de  n'être 
pas  propre  à  un  usage  pour  lequel  il  ne  l'auroit 
pas  fait ,  le  vase  auroit-il  tort  de  lui  dire  ,  Pour- 
quoi m'as-tu  fait  ainsi .' 

S'ensuit-il  de  là  que  la  prière  soit  inutile  ?  A 
Dieu  ne  plaise  que  je  m  ôte  cette  ressource  contre 
mes  foiblesses  !  Tous  les  actes  de  l'entendement 
(pii  nous  élèvent  à  Dieu  nous  portent  au-dessus 
de  nous-mêmes;  en  implora^jtson  secours,  nous 
apprenons  à  le  trouver.  Ce  n'est  pas  lui  qui  nous 


SIXIÈME   PARTIE.  4?» 

change ,  c'est  nous  qui  nous  changeons  en  nous 
élevant  à  hii  (i).  Tout  ce  qu'on  lui  demande 
comme  il  faut,  on  se  le  donne,  et,  comme  vous 
l'avez  dit ,  on  augmente  sa  force  en  reconnois- 
sant  sa  foi])lesse.  Mais,  si  l'on  abuse  de  l'oraison 
et  qu'on  devienne  mystique ,  on  se  perd  à  force 
de  s'élever  ;  en  cherchant  la  grâce ,  on  renonce 
à  la  raison;  pour  obtenir  un  don  du  ciel,  on  en 
foule  aux  pieds  un  autre  ;  en  s'obstinant  à  vou- 
loir qu'il  nous  éclaire,  on  s'ôte  les  lumières  qu'il 
nous  a  données.  Qui  sommes-nous  pour  vouloir 
forcer  Dieu  de  faire  un  miracle? 

Vous  le  savez  ;  il  n'y  a  rien  de  bienqui  n'ait  un 
excès  blâmable,  même  la  dévotion  qui  tourne 
en  délire.  La  vôtre  est  trop  pure  pour  arriver 
jamais  à  ce  point  ;  mais  Fexcès  qui  produit  léga- 
rement  commence  avant  lui ,  et  c'est  de  ce  pre- 
mier ternie  que  vous  avez  à  vous  défier.  Je  vous 
ai  souvent  entendue  blâmer  les  extases  des  ascé- 
tiques ;  savez-vous  comment  elles  viennent?  en 
prolongeant  le  temps  qu'on  donne  à  la  prière 

(f)  Notre  galant  philosophe,  après  avoir  imité  la  con- 
duite d'Abélard,  semble  en  vouloir  prendre  aussi  la  doc- 
trine. Leurs  sentiments  sur  la  prière  ont  beaucoup  de 
rapport.  Bien  des  gens ,  relevant  cette  hérésie ,  trouve- 
ront qu'il  eût  mieux  valu  persister  dans  l'égarement  que 
de  tomber  dans  l'erreur.  Je  ne  pense  pas  ainsi.  C'est  un 
petit  mal  de  se  tromper;  c'en  est  un  grand  de  se  mal 
conduire.  Ceci  ne  contredit  point,  à  mon  avis,  ce  que 
j'ai  dit  ci-devant  sur  le  danger  des  fausses  maximes  de 
morale.  Mais  il  faut  laisser  quelque  chose  à  faire  au 
lecteur. 


472  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

plus  que  ne  le  permet  la  foihlcsse  humaine.  Alors 
l'esprit  s  épuise,  Tiniagination  s  allume  et  donne 
des  visions  ;  on  devient  inspiré  ,  prophète  ,  et  il 
n'y  a  plus  ni  sens  ni  génie  qui  garantisse  du  fa- 
natisme. Vous  vous  enfermez  fré((ucmment  dans 
votre  cahinet ,  vous  vous  recueillez ,  vous  priez 
sans  cesse  ;  vous  ne  voyez  pas  encore  les  piétis- 
tes  (i),  mais  vous  lisez  leurs  livres.  Je  n  ai  jamais 
blâmé  votre  goût  pour  les  écrits  du  bon  Féné- 
lon  ;  mais  que  faites- vous  de  ceux  de  sa  disciple? 
Vous  lisez  Murait  ;  je  le  lis  aussi  ;  mais  je  choisis 
ses  lettres,  et  vous  choisissez  son  instinct  divin. 
Voyez  comment  il  a  fini ,  déplorez  les  égarements 
de  cet  homme  sage ,  et  songez  à  vous.  Femme 
pieuse  et  chrétienne  ,  allez  -  vous  n'être  plus 
qu'une  dévote  ? 

Chère  et  respectable  amie ,  je  re(^ois  vos  avis 
avec  la  docilité  d'un  enfant,  et  vous  donne  les 
miens  avec  le  zèle  d'un  père.  Depuis  que  la 
vertu  ,  loin  de  rompre  nos  liens  ,  les  a  rendus 
indissolubles ,  ses  devoirs  se  confondent  avec  les 
droits  de  l'amitié.  Les  mêmes  leçons  nous  con- 
viennent, le*iTiême  intérêt  nous  conduit.  Jamais 
nos  cœurs  ne  se  parlent,  jamais  nos  yeux  ne  se 

(i)  Sorte  de  fous  qui  avoient  la  fantaisie  d'être  chré- 
tiens et  de  suivre  TÉvangile  à  la  lettre;  à  peu  près  comme 
sont  aujourd'hui  les  méthodistes  en  Angleterre,  les  mô- 
raves  en  Allemagne,  les  jansénistes  en  France;  excepté 
pourtant  qu'il  ne  manque  à  ces  derniers  que  d'être  les 
maîtres,  pour  être  plus  durs  et  plus  intolérants  que  leurs 
ennemis. 


SIXIÈME    PARTIE.  /j-yS 

rencontrent,  sans  offrir  à  tous  deux  un  objet 
d  honneur  et  de  gloire  qui  nous  élève  conjoin- 
tement ;  et  la  perfection  de  chacun  de  nous  im- 
portera toujours  à  Tautre.  Mais  si  les  délibéra- 
tions sont  communes ,  la  décision  ne  lest  pas  ; 
elle  appartient  à  vous  seule.  O  vous  qui  lîtes  tou- 
jours mon  sort,  ne  cessez  point  d'en  être  lar- 
hitre  ;.  pesez  mes  réflexions  ,  prononcez  :  quoi 
que  vous  ordonniez  de  moi ,  je  me  soumets;  je 
serai  digne  au  moins  que  vous  ne  cessiez  pas  de 
me  conduire.  Dussé-je  ne  vous  plus  revoir,  vous 
me  serez  toujours  présente  ,  vous  présiderez 
toujours  à  mes  actions  ;  dussiez  -  vous  m'ôter 
l'honneur  délever  vos  entants  ,  vous  ne  m'ôterez 
point  les  vertus  que  je  tiens  de  vous  :  ce  sont  les 
enfants  de  votre  ame.,  la  mienne  les  adopte,  et 
rien  ne  les  lui  peut  ravir. 

Parlez-moi  sans  détour,  Julie.  A  présent  que 
je  vous  ai  bien  expliqué  ce  que  je  sens  et  ce  que 
je  pense,  dites-moi  ce  qu'il  faut  que  je  fasse. 
Vous  savez  à  quel  point  mon  sort  est  lié  à  celui 
de  mon  iHustre  ami.  Je  ne  lai  point  consulté 
dans  cette  occasion  ,  je  ne  lui  ai  montré  ni  cette 
lettre  ni  la  vôtre.  Sil  apprend  que  vous  désap- 
prouviez son  projet,  ou  plutôt  celui  de  votre 
époux,  il  le  désapprouvera  lui-même;  et  je  suis 
bien  éloigné  d'en  vouloir  tirer  une  objection 
contre  vos  scrupules  ;  il  convient  seulement  qu  il 
les  ignore  jusqu'à  votre  entière  décision.  En  at- 
tendant, je  trouverai  ,  pour  différer  notre  dé- 
part, des  prétextes  qui  pourront  le  surprendre. 


474  LA   NOUVELLE    lîÉLOifSE. 

mais  auxquels  il  acquiescera  sûrement.  Pour 
moi ,  j'aime  mieux  ne  vous  plus  voir  que  de  vous 
revoir  pour  vous  dire  un  nouvel  adieu.  Appren- 
dre à  vivre  chez  vous  en  étranger  est  une  humi- 
liation que  je  n'ai  pas  méritée. 


LETTRE  VIII. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  SAINT -PREUX. 

riÉ  hien!  ne  voilà-t-il  pas  encore  votre  imagi- 
nation effarouchée?  et  sur  quoi,  je  vous  prie? 
sur  les  plus  vrais  ténioij^jnages  deslime  et  da- 
mitié  que  vous  ayez  jamais  reclus  de  moi;  sur 
les  paisihles  réflexions  que  le  soin  de  votre  vrai 
bonheur  m'inspire;  sur  la  proposition  la  plus 
oblij^cante,  la  plus  avantageuse,  la  plus  hono- 
rable qui  vous  ait  ja-mais  été  faite  ;  sur  l'empres- 
sement, indiscret  peul-être,  de  vous  unir  à  ma 
famille  par  des  nœuds  indissolubles  ;  sur  le  désir 
de  faire  mon  allié,  mon  parent,  d'un'ingrat  qui 
croit  ou  qui  feint  de  croire  que  je  ne  veux  plus 
de  lui  pour  ami.  Pour  vous  tirer  de  l'inquiétude 
oii  vous  paroissez  é(re,  il  ne  falloit  que  prendre 
ce  que  je  vous  écris  dans  son  sens  le  plus  natu- 
rel. Mais  il  y  a  long-temps  que  vous  aimez  à 
vous  tourmenter  par  vos  injustices.  Votre  let- 
tre est,  comme  votre  vie,  sublime  et  ranipante, 
pleine  de  force  et  de  puérilités.  Mon  cher  philo* 
sophe,  ne  cesserez-vous  jamais  d'être  enfant  :' 


SIXIÈME    PARTIE.  4?^ 

Où  avez-vous  donc  pris  que  je  songeasse  à 
vous  imposer  des  lois,  à  rompre  avec  vous,  et , 
pour  me  servir  de  vos  termes ,  à  'vous  renvoyer 
au  bout  du  monde?  De  bonne  foi ,  trouvez-vous 
là  l'esprit  de  ma  lettre  ?  Tout  au  contraire  :  en 
jouissant  d  avance  du  plaisir  de  vivre  avec  vous, 
j'ai  craint  les  inconvénients  qui  pouvoient  le 
troubler;  je  me  suis  occupée  des  moyens  de  pré- 
venir ces  inconvénients  d'une  manière  a^^réable 
et  douce,  en  vous  faisant  un  sort  digne  de  votre 
mérite  et  de  mon  attacliement  pour  vous.  Voilà 
tout  mon  crime  :  il  n'y  avoit  pas  là,  ce  me  sem- 
ble ,  de  quoi  vous  alarmer  si  fort. 

Vous  avez  tort ,  mon  ami;  car  vous  n'ignorez 
pas  combien  vous  m'êtes  cher  :  mais  vous  aimez 
à  vous  le  faire  redire;  et  comme  je  n'aime  guère 
moins  à  le  répéter ,  il  vous  est  aisé  d'obtenir  ce 
que  vous  voulez  sans  que  la  plainte  et  Tliumeur 
s'en  mêlent. 

Soyez  donc  bien  sur  que  si  votre  séjour  ici 
vous  est  agréable,  il  me  lest  tout  autant  quà 
vous  ,  et  que,  de  tout  ce  que  M.  de  Wolmar  a 
fait  pour  moi,  rien  ne  m'est  plus  sensible  que  le 
soin  qu'il  a  pris  de  vous  appeler  dans  sa  mai- 
son, et  de  vous  mettre  en  état  d'y  rester.  .Ten 
conviens  avec  plaisir,  nous  sommes  utiles  lun 
à  l'autre.  Plus  propres  à  recevoir  de  bons  avis 
qu'à  les  prendre  de  nous-mêmes,  nous  avons 
tous  deux  besoin  de  guides.  Et  qtii  saura  mieux 
ce  qui  convient  à  l'un ,  que  l'autre  qui  le  con- 
çoit si  bien?  Qui  sentira  mieux  le  danger  de 


476  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

s'égarer  par  tout  ce  que  coûte  un  retour  péni- 
ble i'  Quel  objet  peut  mieux  nous  rappeler  ce 
danger?  Devan't  qui  rougirions-nous  autant  d'a- 
vilir un  si  grand  sacrifice;'  Après  avoir  rompu 
de  tels  liens,  ne  devons-nous  pas  à  leur  mé- 
moire de  ne  rien  faire  d'indigne  du  motif  qui 
nous  les  fit  rompre?  Oui,  c'est  une  fidélité  que 
je  veux  vous  garder  toujours  de  vous  prendre  à 
témoin  de  toutes  les  actions  de  ma  vie,  et  de 
vous  dire,  à  chaque  sentiment  qui  m'anime, 
voilà  ce  que  je. vous  ai  préféré.  Ali!  mon  ami, 
je  sais  rendre  honneur  à  ce  que  mon  cœur  a  si 
bien  senti.  Je  puis  être  foihle  devant  toute  la 
terre,  mais  je  réponds  de  moi  devant  vous. 

C'est  dans  cette  délicatesse  qui  survit  toujours 
au  véritable  amour,  plutôt  que  dans  les  subtiles 
distinctions  de  M.  de  Wolmar,  qu'il  faut  cher- 
cher la  raison  de  cette  élévation  dame  et  de  cette 
force  intérieure  que  nous  éprouvons  l'un  près 
de  l'autre,  et  que  je  crois  sentir  comme  vous. 
Cette  explication  du  moins  est  plus  naturelle  , 
plus  honorable  à  nos  cœurs,  que  la  sienne,  et 
vaut  mieux  pour  s  encourager  à  bien  faire,  ce 
qui  suffit  pour  la  préférer.  Ainsi  croyez  que  , 
loin  d'être  dans  la  disposition  bizarre  où  vous 
me  supposez,  celle  où  je  suis  est  directement 
contraire;  que  s'il  falloit  renoncer  au  projet  de 
nous  réunir ,  je  regarderois  ce  changement 
comme  un  grUnd  malheur  pour  vous,  pour 
moi,  pour  mes  enfants,  et  pour  mon  mari 
même,  qui,  vous  le  savez,  entre  pour  beau- 


SIXIÈME   PARTIE.  /\-jq 

coup  dans  les  raisons  que  j'ai  de  vous  désirer 
ici.  Mais,  pour  ne  parler  que  de  mon  inclina- 
tion particulière,  souvenez-vous  du  moment 
de  votre  arrivée  :  marquai-je  moins  de  joie  à 
vous  voir  que  vous  n'en  eûtes  en  m'abordant? 
vous  a-t-il  paru  que  votre  séjour  à  Glarens  me 
fût  ennuyeux  ou  péniMe?  avez-vous  jupé  que 
je  vous  en  visse  partir  avec  plaisir?  Faut-il  aller 
jusqu'au  bout  et  vous  parler  avec  ma  franchise 
ordinaire?  Je  vous  avouerai  sans  détour  que  les 
six  derniers  mois  que  nous  avons  passés  en- 
semble ont  été  le  temps  le  plus  doux  de  ma  vie, 
et  que  j'ai  goûté  dans  ce  court  espace  tous  les 
biens  dont  ma  sensibilité  m  ait  fourni  1  idée. 

Je  n'oublierai  jamais  un  jour  de  cet  hiver, 
où,  après  avoir  fait  en  commun  la  lecture  de 
vos  voyages  et  celle  des  aventures  de  votre  ami, 
nous  soupâmes  dans  la  salle  d'Apollon,  et  où, 
songeant  à  la  félicité  que  Dieu  m'envoyoit  en  ce 
monde,  je  vis  tout  autour  de  moi  mon  père, 
mon  mari,  mes  enfants,  ma  cousine,  mylord 
Edouard,  vous,  sans  compter  la  Fanchon,  qui 
ne  gâtoit  rien  au  tableau ,  et  tout  cela  rassemblé 
pour  l'heureuse  Julie.  Je  me  disois  :  Cette  petite 
chambre  contient  tout  ce  qui  est  cher  à  mon 
cœur,  et  peut-être  tout  ce  quil  y  a  de  meilleur 
sur  la  terre;  je.  suis  environnée  de  tout  ce  qui 
m'intéresse;  tout  funivers  est  ici  pour  moi;  je 
jouis  à-la-fois  de  rattachement  que  j  ai  pour  mes 
amis,  de  celui  qu'ils  me  rendent,  de  celui  qu'ils 
ont  l'un  pour  l'autre  ;  leur  bienveillance  mu- 


4/8  LA   KOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

tuelle  ou  vient  tic  moi  ou  s'y  rapporte;  je  ne 
vois  rien  qui  n étende  mon  être,  et  rien  qui  le 
divise;  il  est  dans  tout  ce  qui  m'environne,  il 
n'en  reste  aucune  portion  loin  de  moi ,  mon 
imagination  n'a  plus  rien  à  faire,  je  n'ai  rien 
à  désirer;  sentir  et  jouir  sont  pour  moi  la  même 
chose;  je  vis  à-la-lbis  dans  tout  ce  que  j'aime  , 
je  me  rassasie  de  bonheur  et  de  vie.  O  mort  1 
viens  quand  tu  voudras ,  je  ne  te  crains  plus  , 
j'ai  vécu  ,  je  tai  prévenue;  je  n'ai  plus  de  nou- 
veaux sentiments  à  connoîlre,  tu  n'as  plus  rien 
à  me  dérober. 

Plus  j  ai  senti  le  plaisir  de  vivre  avec  vous, 
plus  il  m'étoit  doux  dy  compter,  et  plus  aussi 
tout  ce  qui  pouvoit  troubler  ce  plaisir-m'a  donné 
d'inquiétude.  Laissons  un  moment  à  part  cette 
morale  craintive  et  cette  prétendue  dévotion 
que  vous  me  reprochez  ;  convenez  du  moins 
que  tout  le  charme  de  la  société  qui  régnoit 
entre  nous  est  dans  cette  ouverture  de  cœur 
qui  met  en  commun  tous  les  sentiments,  toutes 
les  pensées,  et  qui  fait  que  chacun,  se  sentant 
tel  qu'il  doit  être,  se  montre  à  tous  tel  qu'il  est. 
Supposez  un  moment  quelque  intrigue  secrète , 
quelque  liaison  qu'il  failPe  cacher,  quelque  rai- 
son de  réserve  et  de  mystère;  à  l'instant  tout  le 
plaisir  de  se  voir  s'évanouit ,  on  est  contraint 
l'un  devant  l'autre,  on  cherche  à  se  dérober, 
quand  on  se  rassemble  on  voudroit  se  fuir  :  la 
circonspection ,  la  bienséance ,  amènent  la  dé- 
fiance et  le  dégoût.  TiC   moyen  d'aimer  long- 


SIXIÈME    PARTIE.  ^'jg 

temps  ceux  qu'on  craint  1  On  se  devient  impor- 
tun l'un  à  l'autre...  Julie  importune!...  impor- 
tune à  son  ami!  non,  non  ;  cela  ne  sauroit  être; 
on  n'a  jamais  de  maux  à  craindre  que  ceux 
qu'on  peut  supporter. 

En  vous  exposant  naïvement  mes  scrupules, 
je  n'ai  point  prétendu  clian^oer  vos  résolutions , 
mais  les  éclairer,  de  peur  que,  prenant  un  parti 
dont  vous  n'auriez  pas  prévu  toutes  les  suites, 
vous  n  eussiez  peut -être  à  vous  en  repentir 
quand  vous  n'oseriez  plus  vous  en  dédire.  A  l'é- 
gard des  craintes  que  M.  de  Wolmar  n'a  pas 
eues,  ce  n'est  pas  à  lui  de  les  avoir,  c'est  à  vous  : 
nul  n'est  juge  du  danger  qui  vient  de  vous  que 
vous-même.  Réfléchissez-y  bien ,  puis  dites-moi 
qu'il  n'existe  pas,  et  je  n'y  pense  plus  :  car  je 
connois  votre  droiture ,  et  ce  n'est  pas  de  vos 
intentions  que  je  me  défie.  Si  votre  cœur  est 
capable  d'une  faute  imprévue  ,  très  sûrement 
le  mal  prémédité  n'en  approcha  jamais.  C'est 
ce  qui  distingue  l'homme  fragile  du  méchant 
homme. 

D'ailleurs  ,  quand  n)es  objections  auroient 
plus  de  solidité  que  je  n'aime  à  le  croire,  pour- 
quoi mettre  d  abord  la  chose  au  pis  comme  vous 
faites?  Je  n'envisage  point  les  précautions  à, 
prendre  aussi  sévèrement  que  vous.  S  agit -il 
pour  cela  de  rompre  aussitôt  tous  vos  projets , 
et  de  nous  fuir  pour  toujours?  Non,  mon  ai- 
mable ami,  de  si  tristes  ressources  ne  sont  point 
nécessaires. Encore  enfant  par  la  tête,  vous  été» 


48o  LA   NOUVELLE   IIELOÏSE. 

déjà  vieux  par  le  cœur.  Fjos  {^randes  passions 
usées  dégoùlent  des  autres;  la  paix  de  lame  qui 
leur  succède  est  le  seul  sen riment  qui  s'accroît 
par  la  jouissance.  Un  cœnr  sensible  craint  le 
repos  qu'il  ne  connoît  pas  :  qu'il  le  sente  une 
fois ,  il  ne  voudra  plus  le  pcrrlie.  En  comparant 
deux  états  si  contraires ,  on  a})prend  à  préférer 
le  meilleur;  mais  pour  les  comparer  il  les  faut 
connoître.  Pour  moi,  je  vois  le  moment  de  votre 
sûreté  plus  près  peut-être  que  vous  ne  le  voyez 
vous-même.  Vous  avez  trop  senti  pour  sentir 
lonj^-temps  ;  vous  avez  trop  aimé  pour  ne  pas 
devenir  indifférent  :  on  ne  rallume  plus  la  cen- 
dre qui  sort  de  la  fournaise,  mais  il  faut  atten- 
dre que  tout  soit  consumé.  Encore  quelques  an- 
nées d'attention  sur  vous-même,  et  vous  n'avez 
plus  de  risque  à  courir. 

Le  sort  que  je  voulois  vous  faire  eût  anéanti 
ce  risque;  mais,  indépendamment  de  cette  con- 
sidération, ce  sort  étoit  assez  doux  pour  devoir 
être  envié  pour  lui-même  ;  et  si  votre  délicatesse 
vous  empêche  d'oser  y  prétendre  ,  je  n'ai  pas  be- 
soin que  vous  me  disiez  ce  qu'une  telle  retenue 
a  pu  vous  coûter  :  mais  j'ai  peur  qu'il  ne  se  mêle 
à  vos  raisons  des  prétextes  plus  spécieux  que  so- 
lides ;  j'ai  peur  qu'en  vous  piquant  de  tenir  des 
engagements  dont  tout  vous  dispense  et  qui  n'in- 
téressent plus  personne  ,  vous  ne  vous  fassiez 
une  fausse  vertu  de  je  ne  sais  quelle  vaine  con- 
stance plus  à  blâmer  qu'à  louer ,  et  désormais 
tont-à-fait  déplacée.  Je  vous  l'ai  déjà  dit  autre- 


SIXIÈME    PARTIE.  ^Sl 

fois,  c'est  un  second  crime  de  tenir  un  serment 
criminel  :  si  le  vôtre  ne  1  etoit  pas ,  il  l'est  deve- 
nu ;  c'en  est  assez  pour  l'annuller.  La  promesse 
qu'il  faut  tenir  sans  cesse  "est  celle  d'être  hon- 
nête homme  et  toujours  ferme  dans  son  devoir; 
changer  quand  il  change,  ce  n'est  pas  légèreté  , 
c'est  constance.  Vous  fîtes  bien  peut-être  alors 
de  promettre  ce  que  vous  feriez  mal  aujourd'hui 
de  tenir.  Faites  dans  tous  les  temps  ce  que  la 
venu  demande,  vous  ne  vous  démentirez  jamais. 

Que  s'il  y  a  parmi  vos  scrupules  quelque  ob- 
jection solide ,  cest  ce  que  nous  pourrons  exa- 
miner à  loisir  :  en  attendant,  je  ne  suis  pas  trop 
fâchée  que  vous  n'ayez  pas  saisi  mon  idée  avec 
la  même  avidité  que  moi ,  afin  que  mon  étour- 
derie  vous  soit  moins  cruelle,  si  j'en  ai  fait  une. 
J'avois  médité  ce  projet  durant  l'absence  de  ma 
cousine.  Depuis  son  retour  et  le  départ  de  ma 
lettre ,  ayant  eu  avec  elle  quelques  conversations 
générales  sur  un  second  mariage ,  elle  m'en  a 
paru  si  éloignée  ,  que  malgré  tout  le  penchant 
que  je  lui  connois  pour  vous,  je  craindrois  qu'il 
ne  fallût  user  de  plus  d'autorité  qu'il  ne  me  con- 
vient pour  vaincre  sa  répugnance ,  même  en  vo- 
tre faveur  ;  car  il  est  un  point  où  l'empire  de  l'a- 
mitié doit  respecter  celui  des  inclinations  et  les 
principes  que  chacun  se  fait  sur  des  devoirs  ar- 
bitraires en  eux-mêmes  ,  mais  relatifs  à  létat  du 
cœur  qui  se  les  impose. 

Je  vous  avoue  pourtant  que  je  tiens  encore  à 
mon  projet  :  il  nous  convient  si  bien  à  tous  ^  il 
4.  3i 


482  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSÉ. 

VOUS  tireroit  si  honorablement  de  l'état  précaire 
où  vous  vivez  dans  le  monde  ,  il  confondroit  tel- 
lement nos  intérêts ,  il  nous  feroit  un  devoir  si 
naturel  de  cette  amitié  qui  nous  est  si  douce , 
que  je  n  y  puis  renoncer  tout-à-fait.  Non  ,  mon 
ami ,  vous  ne  m'appartiendrez  jamais  de  trop 
près  :  ce  n'est  pas  même  assez  que  vous  soyez 
tnon  cousin  ;  ah  !  je  voudrois  que  vous  fussiez 
mon  frère. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  toutes  ces  idées,  rendez 
plus  de  justice  à  mes  sentiments  pour  vous; 
jouissez  sans  réserve  de  mon  amitié  ,  de  ma  con- 
fiance ,  de  mon  estime  ;  souvenez-vous  que  je  n'ai 
plus  rien  à  vous  prescrire  ,  et  que  je  ne  crois 
point  en  avoir  besoin.  Ne  m'ôtez  pas  le  droit  de 
vous  donner  des  conseils ,  mais  n'imaginez  ja- 
mais que  j'en  fasse  des  ordres.  Si  vous  sentez 
pouvoir  habiter  Glarens  sans  danger ,  venez-y , 
demeurez-y;  j'en  serai  charmée.  Si  vous  croyez 
devoir  donner  encore  quelques  années  d'absence 
aux  restes  toujours  suspects  d'une  jeunesse  im- 
pétueuse, écrivez-moi  souvent,  venez  nous  voir 
quand  vous  voudrez,  entretenons  la  correspon- 
dance la  plus  intime.  Quelle  peine  n'est  pas  adou- 
cie par  cette  consolation  !  quel  éloignement  ne 
supporte-t-on  pas  par  l'espoir  de  finir  ses  jours 
ensemble  !  Je  ferai  plus;  je  suis  prête  à  vous  con- 
fier un  de  mes  enfants  ;  je  le  croirai  mieux  dans 
vos  mains  que  dans  les  miennes  :  quand  vous 
me  le  ramènerez,  je  ne  sais  duquel  des  deux  le 
retour  me  couchera  le  plus.  Si  tout -à -fait  de- 


I 


SIXIÈME    PARTIE.  4^3 

venu  raisonnable  vous  bannissez  enfin  vos  chi- 
mères et  voulez  mériter  ma  cousine,  venez  , 
aimez-la,  servez-la,  achevez  de  lui  plaire;  en 
vérité,  je  crois  que  vous  avez  déjà  commencé  : 
triomphez  de  son  cœur  et  des  obstacles  quil 
vous  oppose ,  je  vous  aiderai  de  tout  mon  pou- 
voir :  faites  enfin  le  bonheur  l'un  de  l'autre ,  et 
rien  ne  manquera  plus  au  mien.  Mais,  quelque 
parti  que  vous  puissiez  prendre,  après  y  avoir 
sérieusement  pensé,  prenez-le  en  toute  assu- 
rance ,  et  n'outragez  plus  votre  amie  en  l'accusant 
de  se  défier  de  vous. 

A  force  de  sonjjer  à  vous  je  m'oublie.  Il  faut 
pourtant  que  mon  tour  vienne  ;  car  vous  faites 
avec  vos  amis  dans  la  dispute  comme  avec  votre 
adversaire  aux  échecs  ,  vous  attaquez  en  vous 
défendant.  Vous  vous  excusez  d'être  philosophe 
en  m'accusant  d'être  dévote  ;  c'est  comme  si 
j'avois  renoncé  au  vin  lorsqu'il  vous  eut  enivré. 
Je  suis  donc  dévote  à  votre  compte  ,  ou  prête  à 
le  devenir?  Soit  ;  les  dénominations  méprisan- 
tes changent-elles  la  nature  des  choses''  Si  la 
dévotion  est  bonne ,  où  est  le  tort  d'en  avoir? 
Mais  peut-être  ce  mot  est-il  trop  bas  pour  vous. 
La  dignité  philosophique  dédaigne  un  culte 
vulgaire  ;  elle  veut  servir  Dieu  plus  noblement  ; 
elle  porte  jusqu'au  ciel  même  ses  prétentions  et 
sa  fierté.  O  mes  pauvres  philosophes  !...  Reve- 
nons à  moi. 

J'aimai  la  vertu  dès  mon  enfance ,  et  cultivai 
ma  raison  dans  tous  les  temps.  Avec  du  senti- 

3r. 


484  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

ment  et  des  lumières  ,  j'ai  voulu  me  gouverner , 
et  je  me  suis  mal  conduite.  Avant  de  m'ôter  le 
puide  que  j'ai  choisi ,  donnez-m'en  quelque  au- 
tre sur  lequel  je  puisse  compter.  Mon  bon  ami , 
toujours  de  l'orgueil ,  quoi  qu'on  fasse  !  c'est  lui 
qui  vous  élève  ,  et  c'est  lui  qui  m'humilie.  Je  crois 
valoir  autant  qu'une  autre  ,  et  mille  autres  ont 
vécu  plus  sagement  que  moi  :  elles  avoient  donc 
des  ressources  que  je  n'avois  pas.  Pourquoi  me 
sentant  bien  née  ai-je  eu  besoin  de  cacher  ma 
vie  ?  Pourquoi  haïssois-je  le  mal  que  j'ai  fait  mal- 
pré  moi?  Je  ne  connoissois  que  ma  force;  elle 
n'a  pu  me  suffire.  Toute  la  résistance  qu'on  peut 
tirer  de  soi ,  je  crois  favoir  faite  ,  et  toutefois 
j'ai  succombé.  Comment  font  celles  qui  résistent? 
Elles  ont  un  meilleur  appui. 

Après  l'avoir  pris  à  leur  exemple  ,  j'ai  trouvé 
dans  ce  choix  un  autre  avantage  auquel  je  n'a- 
vois pas  pensé.  Dans  le  règne  des  passions ,  elles 
aident  à  supporter  les  tourments  qu'elles  don- 
nent ;  elles  tiennent  l'espérance  à  côté  du  désir. 
Tant  qu on  désire  on  peut  se  passer  d ètie  heu- 
reux; on  s'attend  à  le  devenir  :  si  le  bonheur  ne 
vient  point,  l'espoir  se  prolonge,  et  le  charme 
de  fillusion  dure  autant  que  la  passion  qui  le 
cause.  Ainsi  cet  état  se  suffit  à  lui-même,  et  l'in- 
quiétude qu'il  donne  est  une  sorte  de  jouissance 
qui  supplée  à  la  réalité,  qui  vaut  mieux,  peut- 
être.  Malheur  à  qui  n'a  plus  rien  à  désirer  !  il 
perd  pour  ainsi  dire  tout  ce  qu'il  possède.  On 
jouit  moins  de  ce  qu'on  obtient  que  de  ce  qu'on 


SIXIÈME   PARTIE.  48 5^ 

espère,  et  l'on  n'est  heureux  qu'avant  d'être  heu- 
reux. En  effet,  l'homme,  avide  et  horné,  fait 
pour  tout  vouloir  et  peu  obtenir,  a  reçu  du 
ciel  une  force  consolante  qui  rapproche  de  lui 
tout  ce  qu'il  désire ,  qui  le  soumet  à  son  ima- 
fjinalion  ,  qui  le  lui  rend  présent  et  sensible, 
qui  le  lui  livre  en  quelque  sorte ,  et ,  pour  lui 
rendre  cette  imaginaire  propriété  plus  douce,  le 
modifie  au  gré  de  sa  passion.  Mais  tout  ce  pres- 
tige disparoît  devant  l'objet  même;  rien  n'em- 
bellit plus  cet  objet  aux  yeux  du  possesseur; 
on  ne  se  Ogure  point  ce  qu'on  voit;  l'imagina- 
tion ne  pare  plus  rien  de  ce  qu'on  possède  ; 
1  illusion  cesse  où  commence  la  jouissance.  Le 
pays  des  chimères  est  en  ce  monde  le  seul  di- 
gne d'être  habité;  et  tel  est  le  néant  des  choses 
humaines  ,  qu'hors  (i)  l'Etre  existant  par  lui- 
même,  il  n'y  a  rien  de  beau  que  ce  qui  n'est  pas. 
Si  cet  effet  n'a  pas  toujours  lieu  sur  les  objets 
particuliers  de  nos  passions ,  il  est  infaillible  dans 
le  sentiment  commun  qui  les  comprend  toutes. 
Vivre  sans  peine  n'est  pas  un  état  d'homme  ;  vi- 
vre ainsi  c'est  être  mort.  Celui  qui  pourroit  tout 
sans  être  Dieu  seroit  une  misérable  créature  ;  il 

(i)  Il  falloit  que  hors,  et  sûrement  madame  de  Wol- 
mar  ne  l'ignoroit  pas.  Mais,  outre  les  fautes  qui  lui 
échappoient  par  ignorance  ou  par  inadvertance ,  il  pa- 
roît  qu'elle  avoit  l'oreille  trop  délicate  pour  s'asservir 
toujours  aux  régies  mêmes  qu'elle  savoit.  On  peut  em- 
ployer un  style  plus  pur,  mais  non  pas,  plus  doux  ni 
plus  harmonieux  que  le  sien. 


486  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

seroit  privé  du  plaisir  de  désirer  ;  toute  autre  pri- 
vation seroit  plus  supportable  (i). 

Voilà  ce  que  j'éprouve  en  partie  depuis  mon 
mariage  et  depuis  votre  retour.  Je  ne  vois  par-tout 
que  sujets  de  contentement ,  et  je  ne  suis  pas 
contente;  une  langueur  secrète  s'insinue  au  fond 
de  mon  cœur;  je  le  sens  vide  et  gonflé,  comme 
vous  disiez  autrefois  du  vôtre;  l'attachement 
que  j'ai  pour  tout  ce  qui  m'est  cher  ne  suffit  pas 
pour  l'occuper  ;  il  lui  reste  une  force  inutile  dont 
il  ne  sait  que  faire.  Cette  peine  est  bizarre ,  j'en 
conviens  ;  mais  elle  n'est  pas  moins  réelle.  Mon 
ami ,  je  suis  trop  heureuse  ;  le  bonheur  m'en- 
nuie (2). 

Concevez-vous  quelque  remède  à  ce  dégoût 
du  bien-être?  Pour  moi,  je  vous  avoue  qu'un 
sentiment  si  peu  raisonnable  et  si  peu  volontaire 
a  beaucoup  ôté  du  prix  que  je  donnois  à  la  vie  ; 
et  je  n'imagine  pas  quelle  sorte  de  charme  on  y 
peut  trouver  qui  me  manque  ou  qui  me  suffise. 
Une  autre  sera-t-elle  plus  sensible  que  moi  ? 

(i)  D'où  il  suit  que  tout  prince  qui  aspire  au  despO' 
tisme  aspire  à  l'honneur  de  mourir  d'ennui.  Dans  tous 
les  royaunics  du  monde  ,  clierchcz-vous  l'homme  le  plus 
ennuyé  du  pays?  allez  toujours  directement  au  souve- 
rain, sur-tout  s'il  est  très  absolu.  C'est  bien  la  peine  de 
faire  tant  de  misérables!  ne  sauroit-il  s'ennuyer  à  moin- 
dres frais? 

(2)  Quoi  Julie  !  aussi  des  contradictions  !  Ah  !  je  crains 
bien  ,  charmante  dévote ,  que  vous  ne  soyez  pas  non 
plus  trop  d'accord  avec  vous-même.  Au  reste ,  j'avoue 
que  cette  lettre  me  paroît  le  chant  du  cygne. 


SIXIÈME  PARTIE.  4^7 

aimera-t-elle  mieux  son  père,  son  mari,  ses  en- 
fants, ses  amis, ses  proches  l'en  sera-t-elle  mieux 
aimée?  ménera-t-elle  une  vie  plus  de  son  goût? 
sera-t-elle  plus  libre  d'en  choisir  une  autre?  jouira- 
t-clle  d'une  meilleure  santé:'  aura-t-elle  plus  de 
ressources  contre  Tennui ,  plus  de  liens  qui  l'at- 
tachent au  monde  ?  Et  toutefois  j'y  vis  inquiète  ; 
mon  cœur  ignore  ce  qui  lui  manque;  il  désire 
sans  savoir  quoi. 

Ne  trouvant  donc  rien  ici-bas  qui  lui  suffise , 
mon  ame  avide  cherche  ailleurs  de  quoi  la  rem- 
plir :  en  s'élevant  à  la  source  du  sentiment  et  de 
l'être ,  elle  y  perd  sa  sécheresse  et  sa  langueur  ; 
elle  y  renaît,  elle  s'y  ranime,  elle  y  trouve  un 
nouveau  ressort ,  elle  y  puise  une  nouvelle  vie  ; 
elle  y  prend  une  autre  existence  qui  ne  tient 
point  aux  passions  du  corps;  ou  plutôt  elle  n'est 
plus  en  moi-même,  elle  est  toute  dans  l'êtrç 
immense  quelle  contemple,  et,  dégagée  un  mo- 
ment de  ses  entraves  ,  elle  se  console  d'y  rentrer 
par  cet  essai  d'un  état  plus  sublime  qu'elle  espère 
être  un  jour  le  sien. 

Vous  souriez  :  je  vous  entends,  mon  bon  ami; 
j'ai  prononcé  mon  propre  jugement  en  blâmant 
autrefois  cet  état  d'oraison  que  je  confesse  aimer 
aujourd  hui.  A  cela  je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire , 
cest  que  je  ne  lavois  pas  éprouvé.  Je  ne  prétends 
pas  même  le  justifier  de  toutes  manières  :  je  ne 
dis  pas  que  ce  goût  soit  sage,  je  dis  seulement 
qu'il  est  doux,  qu'il  supplée  au  sentiment  du 
bonheur  qui   s'épuise,   qu'il  remplit  le  vide  de 


488  tA   NOUVELLE   HÉLOifSE. 

Tame ,  et  qui]  jette  un  nouvel  intérêt  sur  la  vie 
passée  aie  mériter.  S'il  produit  quelque  mal,  il 
faut  le  n^jeter  sans  doute  ;  s'il  abuse  le  cœur  par 
une  fausse  jouissance ,  il  faut  encore  le  rejeter. 
Mais  enfin  lequel  tient  le  mieux  à  la  vertu,  du 
philosophe  avec  ses  grands  principes  ,  ou  du 
chrétien  dans  sa  simplicité  :'  lequel  est  le  plus 
heureux  dès  ce  monde,  du  sage  avec  sa  raison, 
ou  du  dévot  dans  son  délire?  Qu'ai-je  besoin  de 
penser,  d'imaginer,  dans  un  moment  oii  toutes 
mes  facultés  sont  aliénées?  L'ivresse  a  ses  plai- 
sirs, disiez-vous  :  eh  bien  !  ce  délire  en  est  une. 
Ou  laissez-moi  dans  un  état  qui  m'est  agréable , 
ou  montrez-moi  comment  je  puis  être  mieux. 

J'ai  blâmé  les  extases  des  mystiques;  je  les 
blâme  encore  quand  elles  nous  détachent  de  nos 
devoirs,  et  que,  nous  dégoûtant  de  la  vie  active 
par  les  charmes  de  la  contemplation ,  elles  nous 
mènent  à  ce  quiétisme  dont  vous  me  croyez  si 
proche,  et  dont  je  crois  être  aussi  loin  que  vous. 

Servir  Dieu  ,  ce  n'est  point  passer  sa  vie  à  ge- 
noux dans  un  oratoire  ,  je  le  sais  bien  ;  c'est 
remplir  sur  la  terre  les  devoirs  qu'il  nous  impose; 
cest  faire  en  vue  de  lui  plaire  tout  ce  qui  con- 
vient à  l'état  oii  il  nous  a  mis  : 

II  cor  gradisce  ; 

E  serve  a  lui  cln  "i  suo  dover  compisce  (i). 

Il  faut  premièrement  faire  ce  qu'on  doit,  et  puis 
(i)  Le  cœur  lui  suffit,  et  qui  fait  son  devoir  le  prie. 

MÉTAST. 


SIXIÈME   PARTIE.  489 

prier  quand  on  le  peut  ;  voilà  la  régie  que  je 
tâche  de  suivre.  Je  ne  prends  point  le  recueille- 
ment que  vous  me  reprochez  comme  une  occu- 
pation, mais  comme  une  récréation;  et  je  ne 
vois  pas  pourquoi ,  parmi  les  plaisirs  qui  sont  à 
ma  portée,  je  m'interdirois  le  plus  sensible  et  le 
plus  innocent  de  tous. 

Je  me  suis  examinée  avec  plus  de  soin  depuis 
votre  lettre  :  j'ai  étudié  les  effets  que  produit  sur 
mon  ame  ce  penchant  qui  semble  si  fort  vous 
déplaire;  et  je  n'y  sais  rien  voir  jusqu'ici  qui  me 
fasse  craindre,  au  moins  sitôt,  l'abus  d'une  dé- 
votion mal  entendue. 

Premièrement,  je  n'ai  point  pour  cet  exercice 
un  goût  trop  vif  qui  me  fasse  souffrir  quand  j'en 
suis  privée,  ni  qui  me  donne  de  l'humeur  quand 
on  m'en  distrait.  Il  ne  nie  donne  point  non  plus 
de  distractions  dans  la  journée,  et  ne  jette  ni 
dégoût  ni  impatience  sur  la  pratique  de  mes  de- 
voirs. Si  quelquefois  mon  cabinet  m'est  néces- 
saire ,  c'est  quand  quelque  émotion  m'agite  et 
que  je  serois  moins  bien  par-tout  ailleurs  :  c  est 
Jà  que ,  rentrant  en  moi-même ,  j'y  retrouve  le 
calme  de  la  raison.  Si  quelque  souci  me  trouble, 
si  quelque  peine  m'afflige,  c'est  là  que  je  les  vais 
déposer.  Toutes  ces  misères  s  évanouissent  de- 
"vant  un  plus  grand  objet.  En  songeant  à  tous 
les  bienfaits  de  la  Providence,  j  ai  honte  d'être 
sensible  à  de  si  foibles  chagrins  et  d'oublier  de 
si  grandes  grâces.  Il  ne  me  faut  des  séances  ni 
fréquentes  ni  longues.  Quand  la  tristesse  m'y  suit 


490  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

malgré  moi ,  quelques  pleurs  versés  devant  celui 
qui  console  soulagent  mon  cœur  à  linstant.  Mes 
réflexions  ne  sont  jamais  amères  ni  douloureuses; 
mon  repentir  même  est  exempt  d  alarmes.  Mes 
fautes  me  donnent  moins  d'efFroi  que  de  honte  : 
j'ai  des  regrets  et  non  des  remords.  Le  Dieu  que 
je  sers  est  un  Dieu  clément,  un  père  :  ce  qui  me 
touche  est  sa  bonté;  elle  efface  à  mes  yeux  tous 
ses  autres  attributs;  elle  est  le  seul  que  je  con- 
çois. Sa  puissance  m'étonne,  son  immensité  me 
confond,  sa  justice....  Il  a  fait  lliomme  foible  ; 
puisqu'il  est  juste,  il  est  clément.  Le  Dieu  ven- 
geur est  le  Dieu  des  méchants  ;  je  ne  puis  ni  le 
craindre  pour  moi  ni  l'implorer  contre  un  autre. 
O  Dieu  de  paix,  Dieu  de  bonté,  c'est  toi  que 
j'adore!  c'est  de  toi,  je  le  sens,  que  je  suis  l'ou- 
vrage; et  j'espère  te  retrouver  au  dernier  juge- 
ment tel  que  tu  parles  à  mon  cœur  durant  ma 
vie. 

Je  ne  saurois  vous  dire  combien  ces  idées  jet- 
tent de  douceur  sur  mes  jours  et  de  joie  au  fond 
de  mon  cœur.  En  sortant  de  mon  cabinet  ainsi 
disposée,  je  me  sens  plus  légère  et  plus  gaie; 
toute  la  peine  s'évanouit,  tous  les  embarras  dis- 
paroissent;  rien  de  rude,  rien  d'anguleux;  tout 
devient  facile  et  coulant,  tout  prend  à  mes  yeux 
une  face  plus  riante;  la  complaisance  ne  me 
coûte  plus  rien  ;  j'en  aime  encore  mieux  ceux  que 
j'aime  et  leur  en  suis  plus  agréable  :  mon  mari 
même  en  est  plus  content  de  mon  humeur.  La 
dévotion,  prétend-il,  est  un  opium  pour  l'ame; 


SIXIÈME   PARTIE.  49» 

elle  égaie,  anime  et  soutient  quand  on  en  prend 
peu  ;  une  trop  forte  dose  endort ,  ou  rend  furieux , 
ou  tue.  .Vespère  ne  pas  aller  jusque-là. 

Vous  voyez  que  je  ne  ni  offense  pas  de  ce  titre 
de  dévote  autant  peut-être  que  vous  l'auriez 
voulu;  mais  je  ne  lui  donne  pas  non  plus  tout 
le  prix  que  vous  pourriez  croire.  Je  n'aime  point , 
par  exemple,  qu'on  affiche  cet  état  par  un  extés 
rieur  affecté  et  comme  une  espèce  d'emploi  qui 
dispense  de  tout  autre.  Ainsi  cette  madame  Guyon 
dont  vous  me  parlez  eût  mieux  fait,  ce  me  sem- 
ble, de  remplir  avec  soin  ses  devoirs  de  mère  de 
famille,  d'élever  chrétiennement  ses  enfants,  de 
gouverner  sagement  sa  maison,  que  d'aller  com- 
poser des  livres  de  dévotion ,  disputer  avec  des 
évéques ,  et  se  faire  mettre  à  la  Bastille  pour  des 
rêveries  où  l'on  ne  comprend  rien.  Je  n'aime  pas 
non  plus  ce  langage  mystique  et  figuré  qui  nour- 
rit le  cœur  des  chimères  de  limagination ,  et 
substitue  au  véritable  amour  de  Dieu  des  senti- 
ments imités  de  lamour  terrestre,  et  trop  pro- 
pres à  le  réveiller.  Plus  on  a  le  cœur  tendre  et 
limagination  vive,  plus  on  doit  éviter  ce  qui 
tend  à  les  émouvoir  ;  car  enfin  comment  voir  les 
rapports  de  l'objet  mystique  si  l'on  ne  voit  aussi 
lobjet  sensuel?  et  comment  une  honnête  femme 
ose -t -elle  imaginer  avec  assurance  des  objets 
qu'elle  n'oseroit  regarder  (i)? 

(i)  Cette  objection  me  paroît  tellement  solide  et  sans 
réplique,  que  si  j'avois   le  moindre   pouvoir  dans  le- 


4o2  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

Mais  ce  qui  m'a  donne  le  plus  d'éloignement 
pour  les  dévots  de  profession,  c'est  cette  âpreté 
de  mœurs  qui  les  rend  insensibles  à  l'humanité, 
c'est  cet  orgfueil  excessif  qui  leur  fait  regarder  en 
pitié  le  reste  du  monde.  Dans  leur  élévation  su- 
blime ,  s'ils  daignent  s'abaisser  à  quelque  acte  de 
bonté ,  c'est  d'une  manière  si  humiliante ,  ils  plai- 
gnent les  autres  d'un  ton  si  cruel,  leur  justice  est 
si  rigoureuse,  leur  charité  est  si  dure,  leur  zèle 
est  si  amer,  leur  mépris  ressemble  si  fort  à  la 
haine ,  que  l'insensibilité  même  des  gens  du 
monde  est  moins  barbare  que  leur  commisé- 
ration. L'amour  de  Dieu  leur  sert  d'excuse  pour 
n'aimer  personne  ;  ils  ne  s'aiment  pas  même  lun 
l'autre.  Vit-on  jamais  d'amitié  véritable  entre  les 
dévots?  Mais  plus  ils  se  détachent  des  hommes, 
plus  ils  en  exigent;  et  l'on  diroit  qu'ils  ne  s'élè- 
vent à  Dieu  que  pour  exercer  son  autorité  sur  la 
terre. 

Je  me  sens  pour  tous  ces  abus  une  aversion 
qui  doit  naturellement  m'en  garantir  ;  si  j'y 
tombe,  ce  sera  sûrement  sans  le  vouloir,  et  j'es- 
père de  l'amitié  de  tous  ceux  qui  m'environnent 
que  ce  ne  sera  pas  sans  être  avertie.  Je  vous 
avoue  que  j  ai  été  long-temps  sur  le  sort  de  mon 
mari  d'une  inquiétude  qui  m'eût  peut-être  al- 
téré l'humeur  à  la  longue.  Heureusement  la  sage 
lettre  de  mylord  Edouard  à  laquelle  vous  me 

rjlise,  je  l'emploierois  à  faire  retrancher  de  nos  livre» 
sacrés  le  cantique  des  cantiques,  et  j'aurois  bien  du  re- 
o;ret  d'avoir  attendu  si  tard. 


SIXIÈME   PARTIE.  49^ 

renvoyez  avec  grande  raison  ,  ses  entretiens  con- 
solants et  sensés  ,  les  vôtres,  ont  tout-à-fait  dis- 
sipé ma  crainte  et  changé  mes  principes.  Je  vois 
qu'il  est  impossible  que  l'intolérance  n'endur- 
cisse lame.  Gomment  chérir  tendrement  les  gens 
qu'on  réprouve  ?  quelle  charité  peut-on  conser- 
ver parmi  des  damnés?  les  aimer,  ce  seroit  haïr 
Dieu  qui  les  punit.  Voulons-nous  donc  être  hu- 
mains? jugeons  les  actions  et  non  pas  les  hom- 
mes; n'empiétons  point  sur  l'horrible  fonction 
des  démons;  n'ouvrons  point  si  légèrement  l'en- 
fer à  nos  frères.  Eh  !  s'il  étoit  destiné  pour  ceux 
qui  se  trompent,  quel  mortel  pourroit  l'éviter? 
O  mes  amis,  de  quel  poids  vous  avez  soulagé 
mon  cœur  !  En  m'apprenant  que  l'erreur  n'est 
point  un  crime ,  vous  m'avez  délivrée  de  mille 
inquiétants  scrupules.  Je  laisse  la  subtile  inter- 
prétation des  dogmes  que  je  n'entends  pas  ;  je 
m'en  tiens  aux  vérités  lumineuses  qui  frappent 
mes  yeux  et  convainquent  ma  raison  ,  aux  vé- 
rités de  pratique  qui  m'instruisent  de  mes  de- 
voirs. Sur  tout  le  reste  j'ai  pris  pour  règle  votre 
ancienne  réponse  à  M,  de  Wolmar  (i).  Est-on 
maître  de  croire  ou  de  ne  pas  croire?  est-ce  un 
crime  de  n'avoir  pas  su  bien  argumenter?  Non, 
la  conscience  ne  nous  dit  point  la  vérité  des 
choses,  mais  la  règle  de  nos  devoirs  ,  elle  ne 
nous  dicte  point  ce  qu'il  faut  penser,  mais  ce 
qu'il  faut  faire  ;  elle  ne  nous  apprend  point  à 

(i)  Voyez  part.  V,  lettre  III, 


4(j4  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

bien  raisonner,  mais  à  bien  agir.  En  quoi  mon 
mari  peut-il  être  coupa])le  devant  Dieu  ?  dé- 
tourne-t-il  les  yeux  de  lui  ?  Dieu  lui-même  a 
voilé  sa  face.  Il  ne  fuit  point  Ja  vérité,  c'est  la 
vérité  qui  le  fuit.  L'orgueil  ne  le  guide  point  ;  il 
ne  veut  égarer  personne,  il  est  bien  aise  qu'on 
ne  pense  pas  comme  lui.  Il  aime  nos  sentiments, 
il  voudroit  les  avoir,  il  ne  peut  :  notre  espoir, 
nos  consolations  ,  tout  lui  échappe.  Il  fait  le 
bien  sans  attendre  de  récompense;  il  est  plus 
vertueux ,  plus  désintéressé  que  nous.  Hélas  !  il 
est  à  plaindre;  mais  de  quoi  sera-t-il  puni?  Non, 
non  ;  la  bonté ,  la  droiture  ,  les  mœurs ,  l'honnê' 
télé ,  la  vertu  ;  voilà  ce  que  le  ciel  exige  et  qu'il 
récompense  ;  voilà  le  véritable  culte  que  Dieu 
veut  de  nous  et  qu'il  reçoit  de  lui  tous  les  jours 
de  sa  vie.  Si  Dieu  juge  la  foi  par  les  oeuvres, 
cest  croire  en  lui  que  d'être  homme  de  bien.  Le 
vrai  chrétien  c'est  l'homme  juste,  les  vrais  in- 
crédules sont  les  méchants. 

Ne  soyez  donc  pas  étonné ,  mon  aimable  ami^ 
si  je  ne  dispute  pas  avec  vous  sur  plusieurs 
points  de  votre  lettre  où  nous  ne  sommes  pas 
de  même  avis  :  je  sais  trop  bien  ce  que  vous 
êtes  pour  être  en  peine  de  ce  que  vous  croyez. 
Que  m'importent  toutes  ces  questions  oiseuses 
sur  la  liberté?  Que  je  sois  libre  de  vouloir  le 
bien  par  moi-même  ,  ou  que  j'obtienne  en  priant 
celte  volonté ,  si  je  trouve  enfin  le  moyen  de 
bien  faire  ,  tout  cela  ne  revient-il  pas  au  même? 
Que  je  me  donne  ce  qui  me  manque  en  le  de- 


SIXIÈME   PARTIE.  ^gi, 

mandant,  ou  que  Dieu  l'accorde  à  ma  prière, 
s'il  faut  toujours  pour  Tavoir  que  je  le  demande, 
ai-je  besoin  d'autre  éclaircissement?  Trop  heu- 
reux de  convenir  sur  les  points  principaux  de 
notre  croyance,  que  cherchons-nous  au-delà? 
Voulons-nous  pénétrer  dans  ces  abymes  de  mé- 
taphysique qui  n'ont  ni  fond  ni  rive  ,  et  perdre  à 
disputer  sur  l'essence  divine  ce  temps  si  court  qui 
nous  est  donné  pour  l'honorer?  Nous  iffnorons 
ce  qu'elle  est ,  mais  nous  savons  qu'elle  est  ;  que 
cela  nous  suffise  :  elle  se  fait  voir  dans  ses  œu- 
vres, elle  se  fait  sentir  au  dedans  de  nous.  Nous 
pouvons  bien  disputer  contre  elle,  mais  non 
pas  la  méconnoître  de  bonne  foi.  Elle  nous  a 
donné  ce  degré  de  sensibilité  qui  laperroit  et  la 
touche  :  plaignons  ceux  à  qui  elle  ne  l'a  pas  dé- 
parti ,  sans  nous  flatter  de  les  éclairer  à  son  dé- 
faut. Qui  de  nous  fera  ce  qu  elle  n'a  pas  voulu 
faire  ?  Respectons  ses  décrets  en  silence  et  fai- 
sons notre  devoir  ;  c'est  le  meilleur  moyen  d'ap- 
prendre le  leur  aux  autres. 

Gonnoissez-vous  quelqu  un  plus  plein  de  sens 
et  de  raison  que  M.  de  Wolmar?  quelqu'un  plus 
sincère ,  plus  droit ,  plus  juste,  plu^  vrai ,  moins 
livré  à  ses  passions ,  qui  ait  plus  à  gagner  à  la 
justice  divine  et  à  limmortalité  de  lame  ?  Con- 
noissez-vous  un  homme  plus  fort ,  plus  élevé  , 
plus  grand,  plus  foudroyant  dans  la  dispute, 
que  mylord  Edouard ,  plus  digne  par  sa  vertu 
de  défendre  la  cause  de  Dieu ,  plus  certain  de 
son  existence ,  plus  pénétré  de  sa  majesté  suprê- 


496  LA  NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

ine ,  plus  zélé  pour  sa  gloire  et  plus  fait  pour  la 
soutenir?  Vous  avez  vu  ce  qui  s'est  passé  durant 
trois  mois  à  Glarens;  vous  avez  vu  deux  hommes 
pleins  d'estime  et  de  respect  l'un  pour  l'autre , 
éloignés  par  leur  état  et  par  leur  goût  des  poin- 
tilleries  de  collège  ,  passer  un  hiver  entier  à 
chercher  dans  des  disputes  sages  el  paisibles , 
mais  vives  et  profondes ,  à  s'éclairer  mutuelle- 
ment, s'attaquer,  se  défendre,  se  saisir  par  tou- 
tes les  prises  que  peut  avoir  l'entendement  hu- 
main, et  sur  une  matière  oii  tous  deux,  n'ayant 
que  le  même  intérêt ,  ne  demandoient  pas  mieux 
que  d'être  d'accord. 

Qu'est-il  arrivé?  Ils  ont  redoublé  d'estime  l'un 
pour  l'autre  ,  mais  chacun  est  resté  dans  son 
sentiment.  Si  cet  exemple  ne  guérit  pas  à  jamais 
un  homme  sage  de  la  dispute ,  l'amour  de  la  vé- 
rité ne  le  touche  guère  ;  il  cherche  à  briller. 

Pour  moi,  j  abandonne  à  jamais  cette  arme 
inutile ,  et  j'ai  résolu  de  ne  plus  dire  à  mon  mari 
un  seul  mot  de  religion  que  quand  il  s'agira  de 
rendre  raison  de  la  mienne.  Non  que  l'idée  de 
la  tolérance  divine  m'ait  rendue  indifférente  sur 
le  besoin  quil  en  a.  .le  vous  avoue  même  que, 
tranquillisée  sur  son  sort  à  venir,  je  ne  sens  point 
pour  cela  diminuer  mon  zèle  pour  sa  conver- 
sion. Je  voudrois  au  prix  de  mon  sang  le  voir 
une  fois  convaincu  ;  si  ce  n'est  pour  son  bon- 
heur dans  l'autre  monde ,  c'est  pour  son  bon- 
heur dans  celui-ci.  Car  de  combien  de  douceurs 
n'est-il  point  privé  !  Quel  sentiment  peut  le  con- 


SIXIÈME    PARTIE.  497 

soler  dans  ses  peines?  quel  spectateur  anime  les 
,bonnes  actions  qu'il  fait  en  secret?  quelle  voix 
peut  parler  au  loiid  de  son  ame  ?  quel  prix 
peut-il  attendre  de  sa  vertu  ?  comment  doit-il 
envisager  la  mort  !^  Non  ,  je  l'espère ,  il  ne  l'atteij- 
dra  pas  dans  cet  état  horrible.  Il  me  reste  une 
ressource  pour  l'en  tirer,  et  j'y  consacre  le  reste 
de  ma  vie  ;  ce  n  est  plus  de  le  convaincre ,  mais 
de  le  toucher  ;  c'est  de  lui  montrer  un  exemple 
qui  l'entraîne ,  et  de  lui  rendre  la  religion  si  ai- 
mable quil  ne  puisse  lui  résister.  Ah  !  mon  ami, 
quel  argument  contre  l'incrédule  que  la  vie  du 
vrai  chrétien  !  croyez-vous  qu'il  y  ait  quelque 
ame  à  l'épreuve  de  celui-là?  Voilà  désormais  la 
tâche  que  je  m'impose;  aidez-moi  tous  à  la  rem- 
plir. Wolmar  est  froid  ,  mais  il  n'est  pas  insen- 
sible. Quel  tableau  nous  pouvons  offrir  à  son 
cœur ,  quand  ses  amis  ,  ses  enfants  ,  sa  femme , 
concourront  tous  à  linstruire  en  l'édifiant  ! 
quand,  sans  lui  prêcher  Dieu  dans  leurs  dis- 
cours ,  ils  le  lui  montreront  dans  les  actions 
qu'il  inspire,  dans  les  vertus  dont  il  est  fauteur, 
dans  le  charme  qu'on  trouve  à  lui  plaire  !  quand 
il  verra  briller  l'image  du  ciel  dans  sa  maison  ! 
quand  cent  fois  le  jour  il  sera  forcé  de  se  dire  : 
Non,  fhomme  n'est  pas  ainsi  par  lui-même, 
quelque  chose  de  plus  qu'humain  régne  ici  ! 

Si  cette  entreprise  est  de  votre  goût ,  si  vous 
vous  sentez  digne  d  y  concourir,  venez  ;  passons 
nos  jours  ensemble  et  ne  nous  quittons  plus 
qu'à  la  mort.  Sj  le  projet  vous  déplaît  ou  vous 

4-  3. 


498  LA  NOUVELLE   HELOÏSE. 

épouvante,  écoutez  votre  conscience,  elle  vous 
dicte  votre  devoir.  Je  n'ai  rien  de  plus  à  vous 
dire. 

Selon  ce  que  mylord  Edouard  nous  marque, 
je  vous  attends  tous  deux  vers  la  fin  du  mois 
prochain.  Vous  ne  reconnoîtrez  pas  votre  appar- 
tement ;  mais  dans  les  changements  qu'on  y  a 
faits  vous  reconnoîtrez  les  soins  et  le  cœur 
d'une  bonne  amie  qui  s'est  fait  un  plaisir  de 
l'orner.  Vous  y  trouverez  aussi  un  petit  assorti- 
ment de  livres  quelle  a  choisis  à  Genève,  meil- 
leurs et  de  meilleur  goût  que  XAdone,  quoiqu'il 
y  soit  aussi  par  plaisanterie.  Au  reste,  soyez  dis- 
cret ,  car ,  comme  elle  ne  veut  pas  que  vous  sa- 
chiez que  tout  cela  vient  d'elle  ,  je  me  dépêche 
de  vous  l'écrire  avant  qu'elle  me  défende  de 
vous  en  parler. 

Adieu,  mon  ami.  Cette  partie  du  château  de 
Chillon  (  i),que  nous  devions  tous  faire  ensemble, 
se  fera  demain  sans  vous.  Elle  n'en  vaudra  pas 
mieux  ,  quoiqu'on  la  fasse  uvec  plaisir.  M.  le 
bailli  nous  a  invités  avec  nos  enfants,  ce  qui  ne 
m'a  point  laissé  d  excuse.  Mais  je  ne  sais  pour- 
quoi je  voudrois  être  déjà  de  retour. 

(i)  Le  château  de  Chillon,  anciea  séjour  des  baillis 
de  Yevai ,  est  situé  dans  le  lac,  sur  un  rocher  qui  forme 
une  presqu'île,  et  autour  duquel  j'ai  vu  sonder  à  plus 
de  cent  cinquante  hrasses,  qui  font  près  de  huit  cents 
pieds,  sans  trouver  le  fond.  On  a  creusé  dans  ce  rocher 
des  caves  et  des  cuisines  au-dessous  du  niveau  de  l'eau  , 
qu'on  y  introduit  quand  on  veut  par  des  robinets.  C'est 
là  que  fut  détenu  six  ans  prisonnier  François  Bonnivard, 


SIXIÈME    PARTIE.  499 

LETTRE  IX. 

DE   FAKCHON   ANET   A    SAINT-PREUX. 

Ah  ,  monsieur  !  ah  ,  mon  bienfaiteur  !  que  me 
char{ie-t-on  de  vous  apprendre  !...  Madame... 
ma  pauvre  maîtresse...  O  dieu  !  je  vois  déjà  votre 
frayeur...  mais  vous  ne  voyez  pas  notre  désola- 
tion... Je  n'ai  pas  un  moment  à  perdre;  il  faut 
vous  dire...  il  faut  courir...  je  voudrois  déjà  vous 
avoir  tout  dit...  Ah  !  que  deviendrez-vous  quand 
vous  saurez  notre  malheur? 

Toute  la  famille  alla  hier  dîner  à  Chillon. 
Monsieur  le  baron,  qui  alloit  en  Savoie  passer 
quelques  jours  au  château  de  Blonny  ,  partit 
après  le  dîner.  On  laccompagna  quelques  pas  ; 
puis  on  se  promena  le  long  de  la  digue.  Ma- 
dame dOrbe  et  madame  la  baillive  marchoient 
devant  avec  monsieur.  Madame  suivoit ,  tenant 
d'une  main  Henriette  et  de  l'autre  Marcellin. 
J'étois  derrière  avec  l'aîné.  Monseigneur  le  bailli, 
qui  s'étoit  arrêté  pour  parler  à  quelqu'un,  vint 

pi'ieur  de  Saint-Victor,  homme  d'un  mérite  rare,  d'une 
droiture  et  d'une  fermeté  à  toute  épreuve,  ami  de  la  li- 
berté, quoique  Savoyard,  et  tolérant,  quoique  prêtre.  Au 
reste,  Tannée  où  ces  dernières  lettres  pai'oissent  avoir 
été  écrites,  il  y  avoit  très  long-temps  que  les  baillis  de 
Vevai  n'habitoient  plus  le  château  de  Chillon.  On  sup- 
posera, si  l'on  veut,  que  celui  de  ce  temps-là  y  éioit  allé 
passer  quelques  jours. 

32. 


5oo  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

rejoindre  la  compagnie,  et  offrit  le  bras  à  ma- 
dame. Pour  le  prendre  elle  me  renvoie  Marcel- 
lin  :  il  court  à  moi ,  j'accours  à  lui  ;  en  courant, 
l'enfant  fait  un  faux  pas,  le  pied  lui  manque,  il 
tombe  dans  l'eau.  Je  pousse  un  cri  perçant  : 
madame  se  retourne,  voit  tomber  son  fds,  part 
comme  un  trait,  et  s'élance  après  lui... 

Ah,  misérable!  que  n'en  fis-je  autant!  que  n'y 
suis-je  restée!...  Hélas  !  je  retenois  l'aîné,  qui 
vouloit  sauter  après  sa  mère...  elle  se  débattoit 
en  serrant  l'autre  entre  ses  bras...  On  n'avoit  là 
ni  gens  ni  bateau ,  il  fallut  du  temps  pour  les 
retirer...  L'enfant  est  remis;  mais  la  mère...  le 
saisissement,  la  chute  ,  létat  où  elle  étoit...  Qui 
sait  mieux  que  moi  combien  cette  chute  est  dan- 
gereuse?... Elle  resta  très  long-temps  sans  con- 
noissance.  A  peine  l'eut-elle  reprise  qu'elle  de- 
manda son  fds...  Avec  quels  transports  de  joie 
elle  l'embrassa!  Je  la  crus  sauvée;  mais  sa  viva- 
cité ne  dura  qu'un  moment.  Elle  voulut  être 
ramenée  ici;  durant  la  route  elle  s'est  trouvée 
mal  plusieurs  fois.  Sur  quelques  ordres  qu'elle 
m'a  donnés  ,  je  vois  qu'elle  ne  croit  pas  en  re- 
venir. Je  suis  trop  malheureuse,  elle  n'en  re- 
viendra pas.  Madame  d'Orbe  est  plus  changée 
qu'elle.  Tout  le  monde  est  dans  une  agitation... 
Je  suis  la  plus  tranquille  de  toute  la  maison... 
De  quoi  m'inquiéterois-je?...  Ma  bonne  maî- 
tresse !  ah  !  si  je  vous  perds ,  je  n'aurai  plus  be- 
soin de  personne...  O  mon  cher  monsieur,  que 
le  bon  Dieu  vous  soutienne  dans  cette  épreuve!... 


SIXIÈME    PARTIE.  5oi 

Adieu...  Le  médecin  sort  de  la  chambre.  Je  cours 
au-devant  de  lui....  S'il  nous  donne  quelque 
bonne  espérance  ,  je  vous  le  marquerai.  Si  je  ne 
dis  rien... 


LETTRE  X. 

A    SAIjNT-PREUX. 
Commencée  par  madame  d'Orbe,  et  achevée  par  M.  de  Wolmar. 

Mort  de  Julie. 

C'en  est  fait ,  homme  imprudent ,  homme  in- 
fortuné ,  malheureux  visionnaire  !  Jamais  \ous 
ne  la  reverrez...  le  voile...  Julie  n'est... 

Elle  vous  a  écrit.  Attendez  sa  lettre  :  honorez 
ses  dernières  volontés.  Il  vous  reste  de  grands 
devoirs  à  remplir  sur  la  terre. 

LETTRE  XL 

DE   M.  DE    WOLMAR   A    SAINT-PREUX. 

J'ai  laissé  passer  vos  premières  douleurs  en  si- 
lence ;  ma  lettre  n'eût  fait  que  les  aigrir  :  vous 
n  étiez  pas  plus  en  état  de  supporter  ces  détails 
que  moi  de  les  faire.  Aujourd'hui  peut-être 
nous  seront-ils  doux  à  tous  deux.  Il  ne  me  reste 


5o2  LA   NOUVELLE   IIÉLOÏSE. 

d'elle  que  des  souvenirs  ;  mon  cœur  se  plaît  à 
les  recueillir.  Vous  n'avez  plus  que  des  pleurs 
à  lui  donner  ;  vous  aurez  la  consolation  d'en 
verser  pour  elle.  Ce  plaisir  des  infortunes  m'est 
refusé  dans  ma  misère;  je  suis  plus  malheureux 
que  vous. 

Ce  n'est  point  de  sa  maladie,  c'est  d'elle  que 
je  veux  vous  parler.  D'autres  mères  peuvent  se' 
jeter  après  leur  enfant;  l'accident,  la  fièvre,  la 
mort  sont  de  la  nature  ,  c'est  le  sort  commun 
des  mortels  :  mais  l'emploi  de  ses  derniers  mo- 
ments ,  ses  discours,  ses  sentiments,  son  ame  ; 
tout  cela  n'appartient  qu'à  Julie.  Elle  n'a  point 
vécu  comme  une  autre  ;  personne ,  que  je  sa- 
che ,  n'est  mort  comme  elle.  Voilà  ce  que  j'ai 
pu  seul  ohserver,  et  que  vous  n'apprendrez  que 
de  moi. 

Vous  savez  que  l'effroi,  l'émotion,  la  chute  , 
l'évacuation  de  l'eau ,  lui  laissèrent  une  longue 
foiblesse,  dont  elle  ne  revint  tout-à-fait  qu'ici.'En 
arrivant,  elle  redemanda  son  Als;  il  vint:  à  peine 
le  vit-elle  marcher  et  répondre  à  ses  caresses, 
qu'elle  devint  tout-à-fait  tranquille  et  consentit 
à  prendre  un  peu  de  repos.  Son  sommeil  fut 
court  :  et  comme  le  médecin  n'arrivoit  point  en- 
core ,  en  l'attendant  elle  nous  fit  asseoir  autour 
de  son  lit ,  la  Fanchon ,  sa  cousine  et  moi.  Elle 
nous  parla  de  ses  enfants,  des  soins  assidus  qu'exi- 
fjeoit  auprès  d'eux  la  forme  d'éducation  quelle 
avoit  prise,  et  du  danger  dejes  négliger  un  mo- 
ment. San^donner  une  grande  imporlatice  à  sa 


SIXIÈME    PARTIE.  5o3 

maladie  ,  elle  prévoyoit  qu'elle  rempêcheroit 
quelque  temps  de  remplir  sa  part  des  mêmes 
soins ,  et  nous  chargeoit  tous  de  répartir  cette 
part  sur  les  nôtres. 

Elle  s'étendit  sur  tous  ses  projets, .sur  les  vô- 
tres ,  sur  les  moyens  les  plus  propres  à  les  faire 
réussir,  sur  les  observations  qu'elle  avoit  faites 
et  qui  pouvoient  les  favoriser  ou  leur  nuire ,  en- 
fin sur  tout  ce  qui  devoit  nous  mettre  en  état 
de  suppléer  à  ses  fonctions  de  mère  aussi  long- 
temps qu'elle  seroit  forcée  à  les  suspendre.  G'é- 
toit,  pensai-je,  bien  des  précautions  pour  quel- 
qu'un qui  ne  se  croyoit  privé  que  durant  quel- 
ques jours  d'une  occupation  si  cbère  :  mais  ce 
qui  m'effraya  tout-à-fait,  ce  fut  de  voir  qu'elle 
entroit  pour  Henriette  dans  un  bien  plus  grand 
détail  encore.  Elle  s'étoit  bornée  à  ce  qui  regar- 
doit  la  première  enfance  de  ses  fils  ,  comme  se 
déchargeant  sur  un  autre  du  soin  de  leur  jeu- 
nesse: pour  sa  fille,  elle  embrassa  tous  les  temps; 
et ,  sentant  bien  que  personne  ne  suppléeroit 
sur  ce  point  aux  réflexions  que  sa  propre  expé- 
rience lui  avoit  fait  faire,  elle  nous  exposa  en 
abrégé  ,  mais  avec  force  e(;  clarté ,  le  plan  d'é- 
ducation qu'elle  avoit  fait  pour  elle  ,  employant 
près  de  la  mère  les  raisons  les  plus  vives  et  les 
plus  touchantes  exhortations  pour  l'engager  à  le 
suivre. 

Toutes  ces  idées  sur  l'éducation  des  jeunes, 
personnes  et  sur  les  devoirs  des  mères ,  mêlées 
de  fréquents  retours  sur  elle-même  ,   ne  pou- 


5o4  LA   NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

voient  manquer  de  jeter  de  la  chaleur  dans  len-^ 
tretien.  Je  vis  qu'il  s'aninioit  trop.  Glaire  tenoit 
une  des  mains  de  sa  cousine  ,  et  la  pressoit  à 
chaque  instant  contre  sa  bouche,  en  sanfflotant 
pour  toute  réponse  ;  la  Fanchon  n'étoit  pas  plus 
tranquille  ;  et  pour  Julie  ,  je  remarquai  que  les 
larmes  lui  rouloient  aussi  dans  les  yeux,  mais 
qu  elle  n'osoit  pleurer  de  peur  de  nous  alarmer 
davantage.  Aussitôt  je  me  dis:  Elle  se  voit  morte. 
Le  seul  espoir  qui  me  resta  fut  que  la  frayeur 
pouvoit  l'abuser  sur  son  état  et  lui  montrer  le 
danger  plus  grand  qu'il  n'étoit  peut-être.  Mal- 
heureusement je  la  connoissois  trop  pour  comp- 
ter beaucoup  sur  cette  erreur.  J'avois  essayé  plu- 
sieurs fois  de  la  calmer;  je  la  priai  derechef  de 
ne  pas  s'agiter  hors  de  propos  par  des  discours 
qu'on  pouvoit  reprendre  à  loisir.  Ah  !  dit-elle  , 
rien  ne  fait  tant  de  mal  aux  femmes  que  le  si- 
lence :  et  puis,  je  me  sens  un  peu  de  fièvre;  au- 
tant vaut  employer  le  babil  qu'elle  donne  à  des 
sujets  utiles,  qu  à  battre  sans  raison  la  campagne. 
L'arrivée  du  médecin  causa  dans  la  maison 
un  trouble  impossible  à  peindre.  Tous  les  do- 
mestiques, l'un  sur  l'autre  à  la  porte  delà  cham^ 
brc  ,  attcndoient,  freil  inquiet  et  les  mains  join- 
tes ,  son  jugement  sur  l'état  de  leur  maîtresse 
comme  farrêt  de  leur  sort.  Ce  spectacle  jeta  la 
pauvre  Claire  dans  une  agitation  qui  me  fit 
craindre  pour  sa  tête.  11  fallut  les  éloigner  sous 
différents  prétextes,  pour  écarter  de  ses  yeux  cet 
objet  d'cifroi.  Le  médecin  donna  vaguement  un 


SIXIÈME    PARTIE.  5o5 

peu  d'espérance,  mais  d'un  ton  propre  à  me  l'ô- 
ter.  Julie  ne  dit  pas  non  plus  ce  qu'elle  pensoit  ; 
la  présence  de  sa  cousine  la  tenoit  en  respect. 
Quand  il  sortit,  je  le  suivis:  Glaire  en  voulut 
faire  autant;  mais  Julie  la  retint,  et  me  lit  de 
lœil  un  signe  que  j'entendis.  Je  nie  hâtai  d a- 
vertirle  médecin  que,  s  il  y  avoit  du  danger ,  il 
ffilloit  le  cacher  à  madame  d  Orbe  avec  autant 
et  plus  de  soin  qu'à  la  malade ,  de  peur  que  le 
désespoir  nachevât  de  la  troubler  et  ne  la  mît 
hors  d'état  de  servir  son  amie.  Il  déclara  qu'il  y 
avoit  en  eftet  du  danger;  mais  que  vingt-quatre 
heures  étant  à  peine  écoulées  depuis  raccidcnt,il 
falloit  plus  de  temps  pour  établir  un  pronostic 
assuré  ;  que  la  nuit  prochaine  décideroit  du  sort 
de  la  maladie  ,  et  qu  il  ne  pouvoft  prononcer 
que  le  troisième  jour.  La  Fanchon  seule  fut  té- 
moin de  ce  discours  ;  et  après  l'avoir  engagée , 
non  sans  peine,  à  se  contenir,  on  convint  de  ce 
qui  seroit  dit  à  madame  d'Orbe  et  au  reste  de 
la  maison. 

Vers  le  soir,  Julie  obligea  sa  cousine,  qui  avoit 
passé  la  nuit  précédente  auprès  d'elle ,  et  qui 
vouloit  encore  y  passer  la  suivante ,  à  s  aller  re- 
poser quelques  heures.  Durant  ce  temps  la  ma- 
lade ayant  su  qu'on  alloit  la  saigner  du  pied,  et 
que  le  médecin  préparoit  des  ordonnances  ,  elle 
le  lit  appeler  et  lui  tint  ce  discours  :  «  Monsieur 
"  du  Bosson,  quand  on  croit  devoir  tromper  un 
«  malade  craintif  sur  son  état,  c'est  une  précau- 
«  tion  dhumanité   que   j'approuve  ;   mais   cc^t 


5o6  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

«  une  cruauté  de  prodiguer  également  à  tous  l'es 
«  soins  superflus  et  désagréables  dont  plusieurs 
«n'ont  aucun  besoin.  Prescrivez -moi  tout  ce 
•  que  vous  jugerez  mètre  véritablement  utile, 
"j  obéirai  ponctuellement.  Quant  aux  remèdes 
«  qui  ne  sont  que  pour  l'imagination ,  faites-m'en 
«  grâce  :  c'est  mon  corps  et  non  mon  espiit  qui 
«  souftVe  ;  et  je  n'ai  pas  peur  de  finir  mes  jours  , 
«  mais  d'en  mal  employer  le  reste.  Les  derniers 
('  moments  de  la  vie  sont  trop  précieux  pour 
'  qu'il  soit  pfermis  d  en  abuser.  Si  vous  ne  pou- 
;<  vez  prolonger  la  mienne,  au  moins  ne  l'abré- 
«gezpas,  en  m'ôtant  l'emploi  du  peu  dinstants 
'<  qui  me  sont  laissés  par  la  nature.  Moins  il 
«  m'en  reste,  plus  vous  devez  les  respecter.  Fai- 
«  tes-moi  vivre,  ou  laissez-moi  :  je  saurai  bien 
«  mourir  seule.  »  Voilà  comment  cette  femme  si 
timide  et  si  douce  dans  le  commerce  ordinaire 
.savoit  trouver  un  ton  ferme  et  sérieux  dans  les 
occasions  importantes. 

La  nuit  fut  cruelle  et  décisive.  Etouffement, 
oppression  ,  syncope,  la  peau  sèclic  et  brûlante; 
une  ardente  fièvre,  durant  lacjuelle  on  lenten- 
doit  souvent  appeler  vivement  Marcellin  comme 
pour  le  retenir,  et  prononcer  aussi  quelf|uefois  un 
autre  nom,  jadis  si  répété  dans  une  occasion  pa- 
reille. Le  lendemain ,  le  médecin  me  déclara  sans 
détour  qu'il  n'estimoit  pas  qu'elle  eût  trois  jours 
à  vivre.  Je  fus  seul  dépositaire  de  cet  affreux  se- 
cret ;  et  la  plus  terrible  beure  de  ma  vie  fut  celle 
011  je  le  portai  dans  le  fond  de  mon  cœur  sans 


SIXIÈME   PARTIE.  5o7 

savoir  quel  usage  j  en  devois  faire.  J'allai  seul 
errer  dans  les  bosquets,  rêvant  au  parti  que  j'a- 
vois  à  prendre,  non  sans  quelques  tristes  ré- 
flexions sur  le  sort  qui  me  ranienoit  dans  ma 
vieillesse  à  cet  état  solitaire  dont  je  m'ennuyois 
même  avant  d'en  connoître  un  plus  doux. 

La  veille ,  j  avois  promis  à  Julie  de  lui  rappor- 
ter fidèlement  le  jugement  du  médecin  ;  elle 
m'avoit  intéressé  par  tout  ce  qui  pouvoit  tou- 
cher mon  cœur  à  lui  tenir  parole.  Je  sentois  cet 
engagement  sur  ma  conscience.  Mais  quoi  !  pour 
un  devoir  chimérique  et  sans  utilité,  falloit-il 
contrister  son  ame  et  lui  faire  à  longs  traits  sa- 
vourer la  mort?  Quel  pouvoit  être  à  mes  yeux 
l'objet  d'une  précaution  si  cruelle?  Lui  annoncer 
sa  dernière  heure,  n'étoit-ce  pas  lavanccr?  Dans 
un  intervalle  si  court,  que  deviennent  les  désirs, 
l'espérance,  éléments  de  la  vie?  Est-ce  en  jouir 
encore  que  de  se  voir  si  près  du  moment  de  la 
perdre?  Etoit-ce  à  moi  de  lui  donner  la  mort? 

Je  marchois  à  pas  précipités  avec  une  agita- 
tion que  je  n'avois  jamais  éprouvée.  Cette  longue 
et  pénible  anxiété  me  suivoit  par-tout;  j'en  traî- 
nois  après  moi  l'insupportable  poids.  Une  idée 
vint  enfin  me  déterminer.  Ne  vous  efforcez  pas 
de  la  prévoir;  il  faut  vous  la  dire. 

Pour  qui  est-ce  que  je  délib.  re:^  est-ce  pour 
elle  ou  pour  moi?  vSur  quel  principe  est-ce  que 
je  raisonne?  est-ce  sur  son  système  ou  sur  le 
mien?  Qu'est-ce  qui  m'est  démontré  sur  l'un  ou 
sur  l'autre?  Je  n'ai,  pour  croire  ce  que  je  crois  , 


5o8  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

que  mon  opinion  armée  de  quelques  prohabi- 
lités. Nulle  démonstration  ne  la  renverse,  il  est 
vrai;  mais  quelle  démonstration  1  établit?  Elle 
a,  pour  croire  ce  quelle  croit,  son  opinion  de 
même;  mais  elle  y  voit  l'évidence,  cette  opinion 
à  ses  yeux  est  une  démonstration.  Quel  droit  ai- 
je  de  préférer,  quand  il  s  agit  d'elle,  ma  simple 
opinion  que  je  reconnois  douteuse,  à  son  opi-^ 
nioD  qu'elle  tient  pour  démontrée?  Comparons 
les  conséquences  des  deux  sentiments.  Dans  le 
sien ,  la  disposition  de  sa  dernière  heure  doit 
décider  de  son  sort  durant  l'éternité.  Dans  le 
mien,  les  ménagements  que  je  veux  avoir  pour 
elle  lui  seront  indifférents  dans  trois  jours.  Dans 
trois  jours,  selon  moi,  elle  ne  sentira  plus  rien. 
Mais  si  peut-être  elle  a  voit  raison,  quelle  diffé- 
rence! Des  biens  oudes  maux  éternels!...  Peut- 
être!...  ce  mot  est  terrible!...  Malheureux!  ris- 
que ton  ame  et  non  la  sienne. 

Voilà  le  premier  doute  qui  m'ait  rendu  sus- 
pecte l'incertitude  que  vous  avez  si  souvent  at- 
taquée. Ce  n'est  pas  la  dernière  fois  quil  est  re- 
venu depuis  ce  temps-là.  Quoi  qu  il  en  soit ,  ce 
doute  me  délivra  de  celui  qui  me  tourmentoit. 
Je  pris  sur-le-champ  mon  parti;  et,  de  peur  d'en 
changer,  je  courus  en  hâte  au  lit  de  Julie.  Je  fis 
sortir  tout  le  monde,  et  je  m'assis;  vous  pouvez 
juger  avec  quelle  contenance.  Je  .n'employai 
point  auprès  délie  les  précautions  nécessaires 
pour  les  petites  âmes.  Je  ne  dis  rien  ;  mais  elle 
me  vit  et  me  coniprit  à  l'instant.  Croyez-vous 


SIXIÈME    PARTIE.  SoQ 

me  l'apprendre? dit-elle  en  me  tendant  la  main. 
Non,  mon  ami,  je  me  sens  bien  :  la  mort  me 
presse,  il  faut  nous  quitter. 

Alors  elle  me  tint  un  long  discours  dont  j'au- 
rai à  vous  parler  quelque  jour,  et  durant  lequel 
elle  écrivit  son  testament  dans  mon  cœur.  Si 
j'avois  moins  connu  le  sien,  ses  dernières  di.s- 
positions  auroient  suffi  pour  me  le  faire  con- 
noître. 

Elle  me  demanda  si  son  état  étoit  connu  dans 
la  maison.  Je  lui  dis  que  l'alarme  y  régnoit,  mais 
qu'on  ne  savoit  rien  de  positif,  et  que  duBosson 
s'étoit  ouvert  à  moi  seul.  Elle  me  conjura  que 
le  secret  fût  soigneusement  gardé  le  reste  de  la 
journée.  Claire,  ajouta-t-elle,  ne  supportera  ja- 
mais ce  coup  que  de  ma  main  ;  elle  en  mourra 
s'il  lui  vient  d'une  autre.  Je  destine  la  nuit  pro- 
chaine à  ce  triste  devoir.  C'est  pour  cela  sur- 
tout que  j'ai  voulu  avoir  l'avis  du  médecin, afin 
de  ne  pas  exposer  sur  mon  seul  sentiment  cette 
infortunée  à  recevoir  à  faux  une  si  cruelle  at- 
teinte. Faites  qu'elle  ne  soupçonne  rien  avant 
le  temps  ,  ou  vous  risquez  de  rester  sans  amie  et 
de  laisser  vos  enfants  sans  mère. 

Elle  me  parla  de  son  père.  J'avouai  lui  avoir 
envoyé  un  exprès;  mais  je  me  gardai  d'ajouter 
que  cet  homme ,  au  lieu  de  se  contenter  de 
donner  ma  lettre,  comme  je  lui  avois  ordonné, 
s'étoit  hâté  de  parler,  et  si  lourdement,  que  mon 
vieux  ami,  croyant  sa  fdle  noyée,  étoit  tombé 
d'effroi  sur  l'escalier,  et  s'étoit  fait  une  blessure 


5lO  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

qui  le  retenoit  à  Blonay  dans  son  lit.  L'espoir  de 
revoir  son  père  la  toucha  sensiblement;  et  la 
certitude  que  cette  espérance  étoit  vaine  ne  fut 
pas  le  moindre  des  maux  quil  me  fallut  dé- 
vorer. 

Le  redoublement  de  la  nuit  précédente  Tavoit 
extrêmement  affoiblie.  Ce  lonj^  entretien  n'avoit 
pas  contribué  à  la  fortifier.  Dans  l'accablement 
où  elle  étoit ,  elle  essaya  de  prendre  un  peu  de 
repos  durant  la  journée  :  je  n'appris  que  le  sur- 
lendemain quelle  ne  la  voit  pas  passée  tout  en- 
tière à  dormir. 

Cependant  la  consternation  régnoit  dans  la 
maison.  Chacun  dans  un  morne  silence  atten- 
doit  qu'on  le  tirât  de  peine  ,  et  n'osoit  interroger 
personne,  crainte  dapprendre  plus  quil  ne  vou- 
loir savoir.  On  se  disoit ,  S  il  y  a  quelque  bonne 
nouvelle,  on  s'empressera  de  la  dire;  s  il  y  en  a 
de  mauvaises,  on  ne  les  saura  toujours  que  trop 
tôt.  Dans  la  frayeur  dont  ils  étoient  saisis,  cé- 
toit  assez  pour  eux  qu'il  n'arrivât  rien  qui  fît 
nouvelle.  Au  milieu  de  ce  morne  repos,  ma- 
dame dOrbe  étoit  la  seule  active  et  parlante. 
Sitôt  qu'elle  étoit  hors  de  la  chambre  de  Julie  , 
au  lieu  de  s  aller  reposer  dans  la  sienne,  elle 
parcouroit  toute  la  maison;  elle  arrêtoit  tout  le 
monde  ,  demandant  ce  qu'avoit  dit  le  médecin  , 
ce  qu'on  disoit.  Elle  avoit  été  témoin  de  la  nuit 
précédente,  elle  ne  pouvoit  ignorer  ce  (juelle 
avoit  vu  ;  mais  elle  cherchoit  à  se  tromper  elle- 


SIXIÈME    PARTIE.  5ll 

même  et  à  récuser  le  témoignante  de  ses  yeux. 
Ceux  qu'elle  queslionnoit  ne  lui  répondant  rien 
que  de  favorable,  cela  Tencourageoit  à  ques- 
tionner les  autres ,  et  toujours  avec  une  inquié- 
tude si  vive ,  avec  un  air  si  effrayant,  qu'on  eût 
su  la  vérité  mille  fois  sans  être  tenté  de  la  lui 
dire. 

Auprès  de  Julie  elle  se  contraignoit ,  et  l'objet 
toucbant  qu'elle  avoit  sous  les  yeux  la  disposoit 
plus  à  l'affliction  qu'à  l'emportement.  Elle  crai- 
gnoit  sur -tout  de  lui  laisser  voir  ses  alarmes  j 
mais  elle  réussissoit  mal  à  les  cacher ,  on  aper- 
cevoit  son  trouble  dans  son  affectation  même  à 
paroître  tranquille.  Julie,  de  son  côté,  n  épargnoit 
rien  pour  l'abuser.  Sans  exténuer  son  mal,  elle  en 
parloit  presque  comme  d'une  chose  passée,  et 
ne  sembloit  en  peine  que  du  temps  qu  il  lui  fau- 
droit  pour  se  remettre.  G'étoit  encore  un  de  mes 
supplices  de  les  voir  chercher  à  se  rassurer  mu- 
tuellement, moi  qui  Sïivois  si  bien  qu'aucune  des 
deux  n'a  voit  dans  famé  l'espoir  qu'elle  s'efforçoit 
de  donner  à  l'autre. 

Madame  d'Orbe  avoit  veillé  les  deux  nuits  pré- 
cédentes; il  y  avoit  trois  jours  qu'elle  ne  sétoit 
déshabillée.  Julie  lui  proposa  de  s'aller  coucher; 
elle  nen  voulut  rien  faire.  Hé  bien  donc,  dit 
Julie,  qu'on  lui  tende  un  petit  lit  dans  ma  cham- 
bre, à  moins,  ajouta-t-elle  comme  par  réflexion, 
qu'elle  ne  veuille  partager  le  mien.  Qu'en  dis-tu, 
cousine?  Mon  mal  ne  se  gagne  pas ,  tu  ne  te  dé- 


5l2  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

goûtes  pas  de  moi ,  couche  dans  mon  lit.  Le  parti 
lut  accepté.  Pour  moi ,  Ion  me  renvoya  ,  et  véri- 
tablement j'avois  besoin  de  repos. 

Je  fus  levé  de  bonne  heure.  Inquiet  de  ce  qui 
s'étoit  passé  durant  la  nuit  ,  au  premier  bruit 
que  j'entendis  j'entrai  dans  la  chambre.  Sur  lélat 
où.  madame  d'Orbe  étoit  la  veille,  je  ju^jcai  du 
désespoir  où  j'allois  la  trouver ,  et  des  fureurs 
dont  je  serois  le  témoin.  En  entrant,  je  la  vis 
assise  dans  un  fauteuil,  défaite  et  pale  ,  ou  plutôt 
livide,  les  yeux  plombés  et  presque  éteints ,  mais 
douce ,  tranquille  ,  parlant  peu ,  et  faisant  toiXt 
ce  qu'on  lui  disoitsans  répondre.  Pour  Julie,  elle 
paroissoit  moins  foible  que  la  veille ,  sa  voix  étoit 
plus  fermje,  son  geste  plus  animé;  elle  sembloit 
avoir  pris  la  vivacité  de  sa  cousine.  Je  connus 
aisément  à  son  teint  que  ce  mieux  apparent  étoit 
l'effet  deia  fièvre  ;  mais  je  vis  aussi  briller  dans 
ses  regards  je  ne  sais  quelle  secrète  joie  qui  pou- 
voit  y  contribuer,  et  donfje  ne  démêlois  pas  la 
cause.  Le  médecin  n'en  confirma  pas  moins  son 
jugement  de  la  veille;  la  malade  n'en  continua 
pas  moins  de  penser  comme  lui,  et  il  ne  me  resta 
plus  aucune  espérance. 

Ayant  été  forcé  de  m'absenter  pour  quelque 
temps ,  je  remarquai  en  rentrant  que  l'apparte- 
ment étoit  arrangé  avec  soin  ;  il  y  régnoit  de  l'or- 
dre et  de  l'élégance;  elle  avoit  fait  mettre  des 
pots  de^fleurs  sur  sa  cheminée  ;  ses  rideaux  étoient 
entrouverts  et  rattachés;  l'air  avoit  été  changé; 
on  y  sentoit  une  odeur  agréable;  on  n'eût  ja- 


SiXIÈiME    PARTIE.  5l3 

mais  cru  être  dans  la  chambre  d'un  malade.  Elle 
avoit  fait  sa  toilette  avec  le  même  soin  :  la  grâce 
et  le  goût  se  montroient  encore  dans  sa  parure 
négligée.  Tout  cela  lui  donnoit  plutôt  l'air  d'une 
femme  du  monde  qui  attend  compagnie  ,  que 
d'une  campagnarde  qui  attend  sa  dernière  heure. 
Elle  vit  ma  surprise  ,  elle  en  sourit  ;  et  lisant 
dans  ma  pensée,  elle  alloit  me  répondre, quand 
on  amena  les  enfants.  Alors  il  ne  fut  plus  ques- 
tion que  d'eux  ;  et  vous  pouvez  juger  si ,  se  sen- 
tant prête  à  les  quitter  ,  ses  caresses  furent  tié- 
des  et  modérées.  J'observai  même  qu'elle  reve- 
noit  plus  souvent  et  avec  des  étreintes  encore 
plus  ardentes  à  celui  qui  lui  coûtoit  la  vie,  comme 
s'il  lui  fût  devenu  plus  cher  à  ce  prix. 

Tous  ces  embrassements  ,  ces  soupirs ,  ces 
transports,  étoient  des  mystères  pour  ces  pauvres 
enfants.  Ils  l'aimoient  tendrement ,  mais  c'étoit 
la  tendresse  de  leur  âge  ;  ils  ne  comprenoient 
rien  à  son  état ,  au  redoublement  de  ses  cares- 
ses ,  à  ses  regrets  de  ne  les  voir  plus  ;  ils  nous 
voyoient  tristes  et  ils  pleuroient  :  ils  n'en  sa- 
voient  pas  davantage.  Quoiqu'on  apprenne  aux 
enfants  le  nom  de  la  mort ,  ils  n'en  ont  aucune 
idée;  ils  ne  la  craignent  ni  pour  eux  ni  pour  les 
autres;  ils  craignent  de  souffrir  et  non  de  mou- 
rir. Quand  la  douleur  arrachoit  quelque  plainte 
à  leur  mère,  ils  per<^oient  l'air  de  leurs  cris; 
quand  on  leur  parloit  de  la  perdre ,  on  les  au- 
roit  crus  stupides.  La  seule  Henriette  ,  un  peu 
plus  âgée ,  et  d'un  sexe  où  le  sentiment  et  le$  lu- 

4.  33 


5l4  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

miel  esse  développent  plus  Jùt,  paroissoit  troublée 
et  alarmée  de  voir  sa  petite  maman  dans  un  lit, 
elle  qu'on  voyoit  toujours  levée  avant  ses  enfants. 
Je  me  souviens  qu'à  ce  propos  Julie  fit  une  ré- 
flexion tout-à-lait  dans  son  caractère,  sur  lim- 
bécille  vanité  de  Vespasien  qui  resta  couché 
tandis  qu'il  pouvoit  agir ,  et  se  leva  lorsqu'il  ne 
put  plus  rien  faire  (i).  Je  ne  sais  pas  ,  dit-elle  , 
s  il  faut  qu'un  empereur  meure  debout ,  mais  je 
sais  bien  qu'une  mère  de  famille  ne  doit  s'aliter 
que  pour  mourir. 

Après  avoir  épanché  son  cœur  sur  ses  enfants, 
après  les  avoir  pris  chacun  à  part,  sur-tout  Hen- 
riette ,  qu'elle  tint  fort  long-temps  ,  et  qu'on  en- 
tendoit  plaindre  et  sangloter  en  recevant  ses 
baisers  ,  elle  les  appela  tous  trois,  leur  donna  sa 
bénédiction  ,  et  leur  dit,  en  leur  montrant  ma- 
dame d'Orbe  ,  Allez ,  mes  enfants,  allez  vous 
jeter  aux  pieds  de  votre  mère  :  voilà  celle  que 
Dieu  vous  donne;  il  ne  vous  a  rien  ôté.  A  l'in- 
stant ils  courent  à  elle,  se  mettent  à  ses  genoux, 
lui  prennent  les  mains  ,  l'appellent  leur  bonne 
maman,  leur  seconde  mère.  Claire  se  pencha  sur 
eux  ;  mais  en  les  serrant  dans  ses  bras  elle  s'ef- 

(i)  Ceci  n'est  pas  bien  exact.  Suétone  dit  que  Vespa- 
sien travailioit  comme  à  l'ordinaire  dans  son  lit  de  mort, 
et  (Jonnoit  même  ses  audiences;  mais  peut-être  en  effet 
eût-il  mieux  valu  se  lever  pour  donner  ses  audiences,  et 
se  recoucher  pour  mourir.  Je  sais  que  Vespasien,  sans 
être  un  grand  homme  ,  étoit  au  moins  un  {^rand  prince. 
N'importe;  quelque  rôle  qu'on  ait  pu  faire  durant  sa 
vie ,  on  ne  doit  point  jouer  la  comédie  à  sa  mort. 


SIXIÈME   PARTIE.  5l5 

força  vainement  de  parler;  elle  ne  trouva  que 
des  (gémissements  ,  elle  ne  put  jamais  prononcer 
un  seul  mot;  elle  ctoulVoit.  .Iu[;ez  si  Julie  ctoit 
émue!  Cetie^ scène  commençoit  à  devenir  trop 
vive;  je  la  fis  cesser. 

Ce  moment  d  attendrissement  passé  ,  l'on  se 
remit  à  causer  autour  du  lit;  et  (pioique  la  vi- 
vacité de  Julie  se  fût  un  peu  éteinte  avec  le  re- 
doublement ,  on  voyoit  le  même  air  de  conten- 
tement sur  son  visage  :  elle  parloit  de  tout  avec 
une  attention  et  un  intérêt  qui  montroient  un 
esprit  très  libre  de  soins  ;  rien  ne  lui  écijappoit; 
elle  étoit  à  la  conversation  comme  si  elle  n'avoit 
eu  autre  chose  à  faire.  Elle  nous  proposa  de 
dîner  dans  sa  chambre  ,  pour  nous  (juitier  le 
moins  qu'il  se  pourroit  :  vous  pouvez  croire  que 
cela  ne  fut  pas  refusé.  On  servit  sans  bruit,  sans 
confusion,  sans  désordre,  d'un  air  aussi  rangé 
que  si  Ton  eût  été  dans  le  salon  d  Apollon.  La 
Fanchon  ,  les  enfants  ,  dînèrent  à  table.  Julie , 
voyant  qu'on  manquoit  d  appétit,'trou  va  le  secret 
de  faire  manger  de  tout,  tantôt  prétextant  l'in- 
struction de  sa  cuisinière,  tantôt  voulant  savoir 
si  elle  oseroit  en  goûter ,  tantôt  nous  intéressant 
par  notre  santé  même  dont  nous  avions  besoin 
pour  la  servir  ,  toujours  montrant  le  plaisir  qu'on 
pouvoit  lui  faire,  de  manière  à  ôter  tout  moyen 
de  s'y  refuser  ,  et  mêlant  à  tout  cela  un  enjoue- 
ment propre  à  nous  distraire  du  triste  objet  qui 
nous  occupoit.  Enfin  une  maîtresse  de  maisoji , 
attentive  à  faire  ses  honneurs  ,  n  auroit  pas  en. 

"'  33. 


5l6  LA   NOUVELLE   HÉLQÏSE. 

pleine  santé  pour  des  étranjjers  des  soins  plus 
marqués ,  plus  obligeants  ,  plus  aimables  ,  que 
ceux  que  Julie  mourante  avoit  pour  sa  famille. 
Rien  de  tout  ce  que  j'avois  cru  prévoir  n'arrivoit , 
rien  de  ce  que  je  voyois  ne  s'arrangeoit  dans  ma 
tête.  Je  ne  savois  plus  qu'imaginer;je  n'y  étois  plus. 
Après  le  dîner  on  annonça  monsieur  le  mi- 
nistre. Il  venoit  comme  ami  de  la  maison ,  ce 
qui  lui  arrivoit  fort  souvent.  Quoique  je  ne  l'eusse 
point  fait  appeler  ,  parceque  Julie  ne  l'avoit  pas 
demandé ,  je  vous  avoue  que  je  fus  charmé  de 
son  arrivée;  et  je  ne  crois  pas  qu'en  pareille  cir- 
constance le  plus  zélé  croyant  l'eût  pu  voir  avec 
plus  de  plaisir.  Sa  présence  alloit  éclaircir  bien 
des  doutes  et  me  tirer  d'une  étrange  perplexité. 

Rappelez-vous  le  motif  qui  m'avoit  porté  à 
lui  annoncer  sa  fin  prochaine.  Sur  l'effet  qu'au- 
roit  dû  selon  moi  produire  cette  affreuse  nou- 
velle ,  comment  concevoir  celui  qu'elle  avoit  pro- 
duit réellement?  Quoi!  cette  femme  dévote  qui 
dans  l'état  de  santé  ne  passe  pas  un  jour  sans  se 
recueillir ,  qui  fait  un  de  ses  plaisirs  de  la  prière, 
n'a  plus  que  deux  jours  à  vivre  ,  elle  se  voit 
prête  à  paroître  devant  le  juge  redoutable;  et  au 
lieu  de  se  préparer  à  ce  moment  terrible ,  au  lieu 
de  mettre  ordre  à  sa  conscience ,  elle  s'amuse  à 
parer  sa  chambre ,  à  faire  sa  toilette  ,  à  causer 
avec  ses  amis ,  à  égayer  leur  repas  ,  et  dans  tous 
$es  entretiens  pas  un  seul  mot  de  Dieu  ni  du 
salut  !  Que  devois-je  penser  d'elle  et  de  ses  vrais 
sentiments? Comment  arranger  sa  conduite  avec 


SIXIÈME   PARTIE.  Si"] 

les  idëes  que  j'avois  de  sa  piété  ?  Gomment  ac- 
corder l'usage  qu'elle  faisoit  des  dernier?  mo- 
ments de  sa  vie  avec  ce  qu  elle  avoit  dit  au  mé- 
decin de  leur  prix?  Tout  cela  formoit  à  mon 
sens  une  énigme  inexplicable.  Car  enfin  ,  quoi- 
que je  ne  m'attendisse  pas  à  lui  trouver  toute  la 
petite  cagoterie  des  dévotes  ,  il  me  sembloit  pour- 
tant que  c'étoit  le  temps  de  songer  à  ce  qu'elle 
estimoit  d'une  si  grande  importance,  et  qui  ne 
soufFroit  aucun  retard.  Si  l'on  est  dévot  durant 
le  tracas  de  cette  vie ,  comment  ne  le  sera-t-on 
pas  au  moment  qu'il  la  faut  quitter,  et  qu'il  ne 
reste  plus  qu'à  penser  à  l'autre? 

Ces  réflexions  m'amenèrent  à  un  point  où  je 
ne  me  serois  guère  attendu  d'arriver.  Je  com- 
men(^ai  presque  d'être  inquiet  que  mes  opinions 
indiscrètement  soutenues  n'eussent  enfin  trop 
gagné  sur  elle.  Je  n'avois  pas  adopté  les  siennes, 
et  pourtant  je  n'aurois  pas  voulu  qu'elle  y  eût 
renoncé.  Si  j'eusse  été  malade  ,  je  serois  certai- 
nement mort  dans  mon  sentiment;  mais  je  de- 
sirois  qu'elle  mourût  dans  le  sien,  et  je  trouvois 
pour  ainsi  dire  qu'en  elle  je  risquois  plus  qu'en 
moi.  Ces  contradictions  vous  paroîtront  extra- 
vagantes ,  je  ne  les  trouve  pas  raisonnables ,  et 
cependant  elles  ont  existé.  Je  ne  me  charge  pas 
de  les  justifier,  je  vous  les  rapporte. 

Enfin  le  moment  vint  où  mes  doutes  alloient 
être  éclaircis.  Car  il  étoit  aisé  de  prévoir  que  tôt 
ou  tard  le  pasteur  amèneroit  la  conversation  sur 
ce  qui  fait  l'objet  de  son  ministère  ;  et  quand  Ju- 


5l8  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

lie  eût  été  Ciapable  de  déguisement  dans  èes  ré- 
ponses ,  il  lui  eiit  clé  bien  difficile  de  se  déjjuiser 
assez  pour  qu  attentif  et  prévenu,  je  n'eusse  pas 
démêlé  s&s  vrais  sentiments. 

Tout  arriva  comme  je  favois  prévu.  Je  laisse 
à  part  les  lieux  communs  mêlés  déloges  qui  ser- 
virent de  transitions  au  ministre  pour  venir  à 
son  sujet  ;  je  laisse  encore  ce  qu'il  lui  dit  de  tou- 
chant sur  le  bonheur  de  couronner  une  bonne 
vie  par  une  fin  chrétienne.  Il  ajouta  qu'à  la  vé- 
rité il  lui  avoit  quehjuefbis  trouvé  sur  certains 
points  des  sentiments  qui  ne  s'accordoient  pas 
entièrement  avec  la  doctrine  de  réf>lise,  c'est-à- 
diie  avec  celle  que  la  plus  saine  raison  pouvoit 
déduire  de  l'écriture;  mais  comme  elle  ne  s'étoit 
jamais  aheurtée  à  les  défendre,  il  espéroit  qu'elle 
voujoit  mourir  ainsi  qu'elle  avoit  vécu  ,  dans  la 
communion  des  fidèles,  et  ac(|uiescer  en  tout  à 
la  commune  profession  de  foi. 

Comme  la  réponse  de  Julie  étoit  décisive  sur 
mes  doutes,  et  n'étoit  pas,  à  l'éf^^ard  des  lieux 
communs,  dans  le  cas  de  l'exhortation  , je  vais 
vous  la  rapporter  presque  mot  à  mot,  car  je 
lavois  bien  écoutée,  et  j  allai  l'écrire  dans  le 
moment. 

«Permettez-moi,  monsieur,  de  commencer 
«  par  vous  remercier  de  tous  les  soins  que  vous 
«  avez  plis  de  me  conduire  dans  la  droite  route 
u  de  la  morale  et  de  la  foi  chrétienne ,  et  de  la 
«douceur  avec  laquelle  vous  avez  corrij^é  ou 
«  supporté  mes  erreurs  quand  je  me  suis  égarée. 


SIXIÈME   PARTIE.  Sjg 

Pénétrée  de  respect  pour  votre  z«^le  et  de  re- 

connoissaiice  pour  vos  bontés,  je  déclare  avec 

«plaisir  que  je  vous  dois  toutes  mes  bonnes  rc- 

'  solutions,  et  que  vous  m  avez  toujours  portée 

'  à  faire  ce  qui  étoit  bien,  et  à  croire  ce  qui  étoit 

<  vrai. 

"J'ai  vécu  et  je  meurs  dans  la  communion 
(  protestante ,  qui  tire  son  unique  régie  de  l'écri- 
'  ture  sainte  et  de  la  raison  ;  mon  cœur  a  tou- 
(  jours  confirmé  ce  que  prononçoit  ma  bouche; 
f  et  quand  je  n'ai  pas  eu  pour  vos  lumières  toute 
lia  docilité  qu'il  eût  fallu  peut-être,  c étoit  un 
;  effet  de  mon  aversion  pour  toute  espèce  de 
déguisement  :  ce  qu'il  m  étoit  impossible  de 
I  croire ,  je  n'ai  pu  dire  que  je  le  croyois  ;  j  ai 

<  toujours  cherché  sincèrement  ce  qui  étoit  con- 
1  forme  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  vérité.  J  ai 
I  pu  me  tromper  dans  ma  recherche  ;  je  n'ai  pas 
1  lorgueil  de  penser  avoir  eu  toujours  raison  : 

jai  peut-être  eu  toujours  tort;  mais  mon  in- 
tention a  toujours  été  pure,  et  j'ai  toujours 
'  cru  ce  que  je  disois  croire.  G'étoit  sur  ce  point 
tout  ce  qui  dépendoit  de  moi.  Si  Dieu  n'a  pas 
éclairé  ma  raison  au-delà  ,  il  est  clément  et 
juste;  pou rroit-il  me  demander  compte  d'un  don 
qu'il  ne  m'a  pas  fait  ? 

"  Voilà  ,  monsieur,  ce  que  j'avois  d'essentiel  à 
vous  dire  sur  les  sentiments  que  j'ai  professés. 
Sur  tout  le  reste  mon  état  présent  vous  répctnd 
pour  moi.  Distraite  par  le  mal ,  livrée  au  délire 
de  la  fièvre,  est-il  temps  d'essayer  de  raisonner 


020  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

ti  mieux  que  je  n'ai  fait  jouissant  d'un  entende- 
«  ment  aussi  sain  que  je  lai  reçu?  Si  je  me  suis 
"  trompée  alors ,  me  tromperois-je  moins  au- 
«  jourd'hui?  et  dans  l'abattement  où  je  suis  dé- 
"  pend-il  de  moi  de  croire  autre  chose  que  ce 
«  que  j'ai  cru  étant  en  santé?  C'est  la  raison  qui 
«  décide  du  sentiment  qu'on  préfère  ;  et  la  mienne 
«  ayant  perdu  ses  meilleures  fonctions,  quelle  au- 
«  torité  peut  donner  ce  qui  m'en  reste  aux  opi- 
"  nions  que  j'adopterois  sans  elle?  Que  me  reste- 
"  t-il  donc  désormais  à  faire  ?  c  est  de  m'en  rap- 
"  porter  à  ce  que  j'ai  cru  ci-devant  :  car  la  droi- 
«  ture  d  intention  est  la  même,  et  j  ai  le  jugement 
"de  moins.  Si  je  suis  dans  l'erreur,  c'est  sans 
«l'aimer;  cela  suffît  pour  me  tranquilliser  sur 
«  ma  croyance. 

«  Quant  à  la  préparation  à  la  mort,  monsieur , 
«<  elle  est  faite  ;  mal ,  il  est  vrai ,  mais  de  mon 
"  mieux ,  et  mieux  du  moins  que  je  ne  la  pour- 
u  rois  faire  à  présent.  J  ai  tâché  de  ne  pas  atten- 
«dre,  pour  remplir  cet  important  devoir,  que 
«j'en  fusse  incapable.  Je  priois  en  santé;  main- 
«  tenant  je  me  résigne.  La  prière  du  malade  est 
«  la  patience  :  la  préparation  à  la  mort  est  une 
«  bonne  vie;  je  n  en  connois  point  d'autre.  Quand 
<c  je  conversois  avec  vous,  quand  je  me  recueil- 
«  lois  seule,  quand  je  m'efforçois  de  remplir  les 
«  devoirs  que  Dieu  m  impose  ,  c'est  alors  que  je 
t<  iT>e  disposois  à  paroître  devant  lui ,  c'est  alors 
«(  que  je  l'adorois  de  toutes  les  forces  qu'il  m'a 
«  données  :  que  ferois-je  aujourd'hui  que  je  les 


SIXIÈME   PARTIE.  321 

«ai  perdues?  mon  ame  aliénée  est-elle  en  état 
«  de  s'élever  à  lui  ?  ces  restes  d'une  vie  à  demi 
«éteinte,  absorbés  par  la  souffrance,  sont-ils 
«dignes  de  lui  être  offerts  ?  Non  ,  monsieur;  il 
«  me  les  laisse  pour  être  donnés  à  ceux  qu'il  m'a 
«  fait  aimer  et  qu'il  veut  que  je  quitte  :  je  leur 
«  fais  mes  adieux  pour  aller  à  lui  ;  c'est  d'eux 
«  qu'il  faut  que  je  m'occupe  :  bientôt  je  m'occu- 
«  perai  de  lui  seul.  Mes  derniers  plaisirs  sur  la 
«  terre  sont  aussi  mes  derniers  devoirs  :  n'est-ce 
«  pas  le  servir  encore  et  faire  sa  volonté,  que  de 
«  remplir  les  soins  que  Ihumanité  in  impose 
«  avant  d'abandonner  sa  dépouille  ?  Que  faire 
«  pour  apaiser  des  troubles  que  je  n'ai  pas?  Ma 
«  conscience  n'est  point  agitée  :  si  quelquefois 
"  elle  m'a  donné  des  craintes ,  j'en  avois  plus  en 
«  santé  qu'aujourd'hui.  Ma  confiance  les  efface; 
«  elle  me  dit  que  Dieu  est  plus  clément  que  je 
«  ne  suis  coupable ,  et  ma  sécurité  redouble  en 
«me  sentant  approcher  de  lui.  Je- ne  lui  porte 
"  point  un  repentir  imparfait,  tardif  et  forcé, 
u  qui,  dicté  par  la  peur,  ne  sauroit  être  sincère , 
«  et  n'est  qu'un  piège  pour  le  tromper  :  je  ne 
«  lui  porte  pas  le  reste  et  le  rebut  de  mes  jours, 
«  pleins  de  peines  et  d'ennuis,  en  proie  à  la  ma- 
«  ladie,  aux  douleurs,  aux  angoisses  de  la  mort , 
«  et  que  je  ne  lui  donnerois  que  quand  je  n'en 
'  pourrois  plus  rien  faire  :  je  lui  porte  ma  vie 
'entière,  pleine  de  péchés  et  de  fautes,  mais 
.<  exempte  des  remords  de  l'impie  et  des  crimes 
«  du  méchant. 


522  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

«  A  quels  tourments  Dieu  pourroit-il  condam- 
"  ner  mon  ame  ?  Les  réprouvés ,  dit-  on ,  le  haïs- 
«  sent  :  il  faudroit  donc  qu'il  m'empêchât  de 
«l'aimer?  Je  ne  crains  pas  d'auj^menter  leur 
«  nombre.  O  fjrand  Etre  !  Être  éternel,  suprême 
«intelligence,  source  de  vie  et  de  féhcité,  créa- 
«tcur,  conservateur,  père  de  Ihomme,  et  roi 
«de  la  nature  ,  Dieu  très  puissant,  très  bon  , 
«  dont  je  ne  doutai  jamais  un  "moment ,  et  sous 
«  les  yeux  duquel  j'aimai  toujours  à  vivre  !  je  le 
«sais,  je  m'en  réjouis,  je  vais  paroître  devant 
«  ton  trône.  Dans  peu  de  jours  mon  ame ,  libre 
«  de  sa  dépouille  ,  commencera  de  t  offrir  plus 
t  dig;nement  cet  immortel  hommage  qui  doit 
«  faire  mon  bonheur  durant  l'éternité.  Je  compte 
«  pour  rien  tout  ce  que  je  serai  jusqu'à  ce  mo- 
«  ment.  Mon  corps  vit  encore,  mais  ma  vie  mo- 
«  raie  est  finie.  Je  suis  au  bout  de  ma  carrière, 
«  et  déjà  jugée  sur  le  passé.  Souffrir  et  mourir 
«est  tout  ce.qui  me  reste  à  faire;  c'est  lafFaire 
"  de  la  nature  :  mais  moi,  j'ai  tâché  de  vivre  de 
«manière  à  n'avoir  pas  besoin  de  songer  à  la 
«  mort  ;  et  maintenant  qu'elle  approche  ,  je  la 
«  vois  venir  sans  effroi.  Qui  s'endort  dans  le  sein 
«  d'un  père  n'est  pas  en  souci  du  réveil.  » 

Ce  discours,  prononcé  d'abord  d'un  ton  grave 
et  posé,  puis  avec  plus  d'accent  et  d'une  voix 
plus  élevée,  fit  sur  tous  les  assistants,  sans  m'en 
excepter,  une  impression  dautant  plus  vive, 
que  les  yeux  de  celle  qui  le  prononça  brilloient 
d'un  feu  surnaturel;  un  nouvel  éclat  animoitson 


SIXIÈME   PARTIE.  523 

teint,  elle  paroissoit  rayonnante;  et  s'il  y  a  quel- 
que chose  au  monde  qui  mérite  le  nom  de  cé- 
Icïite ,  c  etoit  son  vi^aj^e  tandis  qu'elle  parloit. 

Le  pasteur  lui-même,  saisi,  transporté  de  ce 
qu'il  venoit  il'entendre  ,  s'écria  en  levant  les  yeux 
et  les  mains  au  ciel  :  Grand  Dieu ,  voilà  le  culte 
qui  t'honore;  dai^jne  t'y  rendre  propice;  les  hu- 
mains t'en  offrent  peu  de  pareils. 

Madame,  dit-il  en  s'approchant  du  lit,  je 
croyois  vous  instruire,  et  c'est  vous  qui  m'in- 
struisez. Je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire.  Vous  avez 
la  véritable  foi ,  celle  qui  fait  aimer  Dieu.  Em- 
portez ce  précieux  repos  d'une  bonne  conscience, 
il  ne  vous  trompera  pas;  j'ai  vu  bien  des  chré- 
tiens dans  1  état  où  vous  êtes ,  je  ne  l'ai  trouvé 
qu'en  vous  seule.  Quelle  différence  d'une  fin  si 
paisible  à  celle  de  ces  pécheurs  bourrelés  qui 
n'accumulent  tant  de  vaines  et  sèches  prières 
que  parcequ  ils  sont  indignes  d'être  exaucés  ! 
Madame,  votre  mort  est  aussi  belle  que  votre 
vie:  vous  avez  vécu  pour  la  charité;  vous  mour- 
rez martyre  de  lamour  maternel.  Soit  que  Dieu 
vous  rende  à  nous  pour  nous  servir  d  exemple  , 
soit  qu'il  vous  appelle  à  lui  pour  couronner  vos 
vertus  ,  puissions-nous  tous  tant  que  nous  som- 
mes vivre  et  mourir  comme  vous  !  nous  serons 
bien  sûrs  du  bonheur  de  l'auire  vie. 

Il  voulut  s'en  aller;  elle  le  retint.  Vous  êtes  d© 
mes  amis,  lui  dit-elle,  et  l'un  de  ceux  que  je 
vois  avec  le  plus  de  plaisir;  cest  pour  eux  que 
mes  derniers  moments  me  sont  précieux.  Nous 


524  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

allons  nous  quitter  pour  si  lonf^-temps  qu'il  ne 
faut  pas  nous  quitter  si  vite.  II  fut  charmé  de 
rester,  et  je  sortis  là-dessus. 

En  rentrant,  je  \is  que  la  conversation  avoit 
continué  sur  le  même  sujet,  mais  d'un  autre  ton 
et  comme  sur  une  matière  indifférente.  Le  pas- 
teur parloit  de  l'esprit  faux  qu'on  donnoit  au 
christianisme  en  nen  faisant  que  la  religion  de! 
mourants,^  et  de  ses  ministres  des  hommes  de 
mauvais  augure.  On  nous  regarde,  disoit-il, 
comme  des  messagers  de  mort,  parceque,  dans 
l'opinion  commode  qu'un  quart  d'heure  de  re- 
pentir suffit  pour  effacer  cinquante  ans  de  cri- 
mes, on  naime  à  nous  voir  que  dans  ce  temps- 
là.  Il  faut  nous  vêtir  d'une  couleur  lugubre;  il 
faut  affecter  un  air  sévère;  on  n'épargne  rien 
pour  nous  rendre  effrayants.  Dans  les  autres 
cultes  c'est  pis  encore.  Un  catholique  mourant 
n'est  epvironné  que  d'objets  qui  l'épouvantent, 
et  de  cérémonies  qui  l'enterrent  tout  vivant.  Au 
soin  qu'on  prend  d'écarter  de  lui  les  démons ,  il 
croit  en  voir  sa  chambre  pleine;  il  meurt  cent 
fois  de  terreur  avant  qu'on  l'achève  ;  et  c'est  dans 
cet  état  d'effroi  que  l'église  aime  à  le  plonger 
pour  avoir  meillewr  marché  de  sa  bourse.  Ren- 
dons grâces  au  ciel ,  dit  Julie ,  de  n'être  point  nés 
dans  ces  religions  vénales  qui  tuent  les  gens  pour 
en  hériter,  et  qui,  vendant  le  paradis  aux  riches, 
portent  jusqu'en  faulre  monde  l'injuste  inégalité 
qui  régne  dans  celui-ci.  Je  ne  doute  point  que 
toutes  ces  sombres  idées  ne  fomentent  l'incré- 


SIXIÈME   PARTIE.  525 

dulité,  et  ne  donnent  une  aversion  naturelle 
pour  le  culte  qui  les  nourrit.  J'espère ,  dit-elle 
en  me  regardant,  que  celui  qui  doit  élever  nos 
enfants  prendra  des  maximes  tout  opposées,  et 
qu'il  ne  leur  rendra  point  la  religion  lugubre  et 
triste  en  y  mêlant  incessamment  des  pensées  de 
mort.  S'il  leur  apprend  à  bien  vivre,  ils  sauront 
assez  bien  mourir. 

Dans  la  suite  de  cet  entretien,  qui  fut  moins 
serré  et  plus  interrompu  que  je  ne  vous  le  rap- 
porte ,  j'achevai  de  concevoir  les  maximes  de 
Julie  et  la  conduite  qui  m'avoit  scandalisé.  Tout 
cela  tenoit  à  ce  que,  sentant  son  état  parfaite- 
ment désespéré,  elle  ne  songeoit  plus  qu'à  en 
écarter  l'inutile  et  funèbre  appareil  dont  l'effroi 
des  mourants  les  environne,  soit  pour  donner 
le  change  à  notre  affliction ,  soit  pour  s  ôter  à 
elle-même  un  spectacle  attristant  à  pure  perte. 
La  mort,  disoit-elle,  est  déjà  si  pénible  !  pourquoi 
la  rendre  encore  hideuse  ?  Les  soins  que  les  au- 
tres perdent  à  vouloir  prolonger  leur  vie?,  je  les 
emploie  à  jouir  de  la  mienne  jusqu'au  bout  :  il 
ne  s'agit  que  de  savoir  prendre  son  parti;  tout 
le  reste  va  de  lui-même.  Ferai-je  de  ma  chambre 
un  hôpital,  un  objet  de  dégoût  et  d'ennui,  tan- 
dis que  mon  dernier  soin  est  d'y  rassembler  tout 
ce  qui  m'est  cher  ?  Si  j'y  laisse  croupir  le  mauvais 
air,  il  en  faudra  écarter  mes  enfants,  ou  exposer 
leur  santé.  Si  je  reste  dans  un  équipage  à  faire 
peur,  personne  ne  me  reconnoîtra  plus;  je  ne 
serai  plus  la  même;  vous  vous  souviendrez  tous 


526  LA-NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

de  m  a  voir  aimée,  et  ne  pourrez  plus  me  souffrir; 

aurai ,  moi  vivante,  1  affreux  spectacle  de  Tbor- 

reur  que  je  ferai,  même  à  mes  amis,  comme  si 

étois  déjà  raiorte.  Au  lieu  de  cela,  j'ai  trouvé 

art  d'étendre  ma  ^'ie  «ans  la  prolonj^er.  J'existe, 

aime,  je  su'-     ^née,  je  vis  jusqu'à  mon  dernier 

soupir.  L'instant  de  la  mort  n'est,  rien  ;  le  mal  de 

la  nature  est  peu  de  chose  ;  j'ai  banni  tous  ceux 

de  lopinion. 

Tous  ces  entretiens  et  d'autres  semblables  se 
passoient  entre  la  malade,  le  pasteur,  quelque- 
fois le  médecin,  la  Fanchon  et  n.oi.  Ma  îtnie 
d'Orbe  y  étoit  toujours  présente,  et  ne  s'y  mêloit 
jamais.  Attentive  aux  besoins  de  son  amie,  elle 
étoit  prompte  à  la  servir.  Le  reste  du  temps, 
immobile  et  presque  inanimée,  elle  la  regardoit 
sans  rien  dire,  et  sans  rien  entendre  de  ce  qu'on 
disoit. 

Pour  moi,  craignant  que  Julie  ne  parlât  jus- 
qu'à s'épuiser,  je  pris  le  moment  que  le  ministre 
et  le  médecin  s'étoient  mis  à  causer  ensemble; 
et  m'approcbant  d'elle,  je  lui  dis  à  l'oreiDc  :  VoMà 
bien  des  discours  pour  une  malade!  voiJà  bien 
de  la  raison  pour  quelqu'un  qui  se  croit  hors 
d'état  de  raisonner! 

Oui,  me  dit-elle  tout  bas,  je  parle  trop  pour 
une  malade,  mais  non  pas  pour  ime  mourante; 
bientôt  je  ne  dirai  plus  rien.  A  l'égard  des  raison- 
nements ,  je  n'en  fais  plus,  mais  j  en  ai  fait.  Je 
savois  en  santé  qu  il  falloit  mourir.  J'ai  souvent 
réfléchi  sur  ma  dernière  maladie;  je  profite  au- 


SIXIÈME   PARTIE.  52^ 

jourdliui  (le  ma  prévoyance.  Je  ne  suis  plus  eu 
état  (le  penser  ni  de  ré'soudre;  je  ne  fais  que  dire 
ce  que  j'avois  pensé ,  et  prati(juer  ce  que  j'avois 
résolu. 

Le  reste  de  la  journée,  à  quelques  accidents 
près,  se  passa  avec  la  même  tranquillité,  et 
presque  de  la  même  manière  que  quand  tout  le 
monde  se  portoit  bien.  Julie  étoit ,  comme  en 
pleine  santé,  douce  et  caressante;  elle  parloit 
avec  le  même  sens,  avec  la  même  liberté  d  esprit, 
même  d'un  air  serein  qui  alloit  quelquefois  jus- 
qu'à la  gaieté  :  enfin  ,  je  continuois  de  démêler 
dans  ses  yeux  un  certain  mouvement  de  joie  qui 
m'inquiétoit  de  plus  en  plus,  et  sur  lequel  je  ré- 
solus de  m'éclaircir  avec  elle. 

Je  n'attendis  pas  plus  tard  que  le  même  soir. 
Comme  elle  vit  que  je  m'étois  ménagé  un  tête- 
à-tête,  elle  me  dit  :  Vous  m'avez  prévenue,  j'avois 
à  vous  parler.  Fort  bien,  lui  dis-je;  rtfais  puisque 
j'ai  pris  les  devants ,  laissez-moi  m'expliquer  le 
premier. 

Alors  m'étant  assis  auprès  d'elle  et  la  regar- 
dant fixement ,  je  lui  dis  :  Julie,  ma  chère  Julie  ! 
vous  avez  navré  mon  cœur  :  hélas!  vous  avez 
attendu  bien  tard!  Oui,  continuai-je  ,  voyant 
qu'elle  me  regardoit  avec  surprise,  je  vous  ai 
pénétrée;  vous  vous  réjouissez  de  mourir;  vous 
êtes  bien  aise  de  me  quitter.  Rappelez-vous  la 
conduite  de  votre  époux  depuis  que  nous  vivons 
ensemble;  ai-je  mérité  de  votre  part  un  senti- 
ment si  cruel?  A  l'instant  elle  me  prit  les  mains , 


528  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

et  de  ce  ton  qui  savoit  aller  chercher  l'ame  :  Qui? 
moi  ?  je  veux  vous  quitter?  Est-ce  ainsi  que  vous 
lisez  dansmon  cœur?  Avez-vous  sitôt  oublié  notre 
entretien  d'hier?  Cependant,  repris-je,  vous  mou- 
rez contente...  je  l'ai  vu...  je  le  vois...  Arrêtez, 
dit-elle  :  il  est  vrai ,  je  meurs  contente  ;  mais  c'est 
de  mourir  comme  j'ai  vécu,  digne  d'être  votre 
épouse.  Ne  m'en  demandez  pas  davantage,  je  ne 
vous  dirai  rien  de  plus;  mais  voici,  continua-t- 
elle  en  tirant  un  papier  de  dessous  son  chevet, 
où  vous  achèverez  d'éclaircir  ce  mystère.  Ce  pa- 
pier étoit  une  lettre  ;  et  je  vis  qu'elle  vous  étoit 
adressée.  Je  vous  la  remets  ouverte,  ajouta-t-elle 
en  me  la  donnant,  afin  qu'après  l'avoir  lue  vous 
vous  déterminiez  à  l'envoyer  ou  à  la  supprimer, 
selon  ce  que  vous  trouverez  le  plus  convenable 
à  votre  sagesse  et  à  mon  honneur.  Je  vous  prie 
de  ne  la  lire  que  quand  je  ne  serai  plus;  et  je 
suis  si  sûre  de  ce  que  vous  ferez  à  ma  prière ,  que 
je  ne  veux  pas  même  que  vous  me  le  promettiez. 
Cette  lettre ,  cher  Saint-Preux ,  est  celle  que  vous 
trouverez  ci-jointe.  J'ai  beau  savoir  que  celle  qui 
l'a  écrite  est  morte,  j'ai  peine  à  croire  qu'elle 
n'est  plus  rien. 

Elle  me  parla  ensuite  de  son  père  avec  inquié- 
tude. Quoi!  dit-elle,  il  sait  sa  fiUe.en  danger,  et 
je  n'entends  point  parler  de  lui!  Lui  seroit-il 
arrivé  quelque  malheur?  Auroit-il  cessé  de  m'ai- 
mer  ?  Quoi  !  mon  père  ! ce  père  si  tendre 

m'abandonner  ainsi  ! . . .  me  laisser  mourir  sans 
le  voir  ! sans  recevoir  sa  bénédiction. ...  ses 


SIXIÈME   PARTIE.  52g 

derniers  emhrassenicntsl O  dieu!  quels  re- 
proches amers  il  se  fera  quand  il  ne  me  trouvera 
plus?  Cette  réflexion  lui  étoit  douloureuse.   Je 
jugeai  qu'elle  supporteroit  plus  aisément  lidée 
de  son  père  malade,  que  celle  de  son  père  indif- 
férent. Je  pris  le  parti  de  lui  avouer  la  vérité.  En 
effet,  l'alarme  quelle  en  conçut  se  trouva  moins 
cruelle  que  ses  premiers  soupçons.  Cependant 
la  pensée  de  ne  plus  le  revoir  l'aflécta  vivement. 
Helas  !  dit-elle,  que  deviendra-t-il  après  moi?  à 
quoi  tiendra-t-il?  Survivre  à  toute  sa  famille  !.,... 
quelle  vie  sera  la  sienne?  Il  sera  seul,  il  ne  vivra 
plus.  Ce  moment  fut  un  de  ceux  où  l'horreur  de 
la  mort  se  laisoit  sentir,  et  où  la  nature  repre- 
noit  son  empire.  Elle  soupira,  joignit  les  mains, 
leva  les  yeux  ;  et  je  vis  qu'en,  eflet  elle  employoit 
cette  difficile  prière  qu'elle  avoit  dit  être  celle  du 
malade. 

Elle  revint  à  moi.  Je  me  sens  foi!)le,  dit-elle; 
je  prévois  que  cet  entretien  pourroit  être  le  der- 
nier que  nous  aurons  ensemble.  Au  nom  de  no- 
tre union,  au  nom  de  nos  chers  enfants  qui  en 
sont  le  gage,  ne  soyez  plus  injuste  envers  votre 
épouse.  Moi,  me  réjouir  de  vous  quitter  !  vous 
qui  n'avez  vécu  que  pour  me  rendre  heureuse 
et  sage ,  vous  de  tous  les  hommes  celui  qui  me 
convenoit  le  plus ,  ^e  seul  peut-être  avec  qui  je 
pouvois  faire  un  bon   ménage  et  devenir  une 
femme  de  bien!  Ah  !  croyez  que  si  je  mettois  un 
prix  à  la  vie,  c'étoit  pour  la  passer  avec  vous. 
Ces  mots  prononcés  avec  tendresse  m'émurent 
4-  34 


53o  LA  NOUVELLE   HËLOÏSE. 

au  point  qu  en  portant  fréquemment  à  ma  bou- 
che ses  mains  que  je  tenois  dans  les  miennes,  je 
les  sentis  se  mouiller  de  mes  pleurs.  Je  ne  croyois 
pas  mes  yeux  faits  pour  en  répandre.  Ce  furent 
les  premiers  depuis  ma  naissance ,  ce  seront  les 
derniers  jusqu'à  ma  mort.  Après  en  avoir  versé 
pour  Julie,  il  n'en  faut  plus  verser  pour  rien. 

Ce  jour  fut  pour  elle  un  jour  de  fatigue.  La 
préparation  de  madame  d'Orbe  durant  la  nuit, 
la  scène  des  enfants  le  matin  ,  celle  du  ministre 
l'après-midi ,  l'entretien  du  soir  avec  moi ,  Ta- 
voient  jetée  dans  l'épuisement.  Elle  eut  un  peu 
plus  de  repos  cette  nuit-là  que  les  précédentes, 
soit  à  cause  de  sa  foiblesse,  soit  qu'en  elïet  hà 
fièvre  et  le  redoublement  fussent  moindres. 

Le  lendemain,  dans  la  matinée  ,  on  vint  me 
dire  qu'un  homme  très  mal  mis  demandoit  avec 
beaucoup  d'empressement  à  voir  madame  en 
particulier.  On  lui  avoit  dit  l'état  où  elle  étoit  : 
il  avoit  insisté ,  disant  qu'il  s'agissoit  d'une  bonne 
action ,  qu'il  connoissoit  bien  madame  de  Wol- 
iiiar ,  et  qu'il  savoit  que  tant  qu  elle  respireroit 
elle  aimeroit  à  en  faire  de  telles.  Comme  elle 
avoit  établi  pour  régie  inviolable  de  ne  jamais 
rebuter  personne ,  et  sur-tout  les  malheureux , 
on  me  parla  de  cet  homme  avant  de  le  renvoyer. 
Je  le  fis  venir.  ïl  étoit  presque  en  guenilles  ,  il 
avoit  l'air  et  le  ton  de  la  misère  5  au  reste,  je 
n'aperçus  rien  dans  sa  physionomie  et  dans  ses 
propos  qui  me  fit  mal  augurer  de  lui.  Il  s'obsti- 
noit  à  ne  vouloir  parler  qu'à  Julie.  Je  lui  dis  que 


SIXIÈME   PARTIE.  53l 

s'il  ne  s'agissoit  que  de  quelques  secours  pour 
lui  aider  à  vivre  ,  sans  importuner  pour  cela 
une  femme  à  l'extrémité,  je  ferois  ce  qu'elle  au- 
roit  pu  faire.  Non ,  dit-il ,  je  ne  demande  point 
d'argent,  quoiî[ue  j'en  aie  grand  beàoin;  je  de- 
mande un  bien  qui  m'appartient,  un  bien  que 
j'estime  plus  que  tous  les  trésors  de  la  terre,  un 
bien  que  j'ai  perdu  par  faute,  et  que  madame 
seule,  de  qui  je  le  tiens,  peut  me  rendre  une 
seconde  fois. 

Ce  discours,  auquel  je  ne  compris*  rien,  me 
détermina  pourtant.  Un  malhonnête  homme 
eût  pu  dire  la  même  chose,  mais  il  ne  l'eût  ja- 
mais dite  du  même  ton.  Il  exigeoit  du  mystère, 
ni  lafjuais  ni  femme-de-chambre.  Ces  précau- 
tions me  sembloient  bizarres  ;  toutefois  je  les 
pris.  Enfin  je  le  lui  menai .  Il  m'avoit  dit  être 
connu  de  madame  dOrbe  :  il  passa  devant  elle; 
elle  ne  le  reconnut  point ,  et  j'en  fus  peu  sur- 
pris. Pour  Julie,  elle  le  reconnut  à  l'instant,  et, 
le  voyant  dans  ce  triste  équipage ,  elle  me  re- 
procha de  l'y  avoir  laissé.  Cette  reconnoissance 
fut  touchante.  Claire,  éveillée  par  le  biuit,  s'ap- 
proche, et  le  reconnoît  à  la  fin,  non  sans  don- 
ner aussi  quelques  signes  de  joie  ;  mais  les  té- 
moignages de  son  bon  cœur  s'éieignoient  dans 
sa  profonde  affliction  :  un  seul  sentiment  ab- 
sorboit  tout;  elle  n'étoit  plus  sensible  à  rien. 

Je  n'ai  pas  besoin ,  je  crois  ,  de  vous  dire  qui 
étoit  cet  homme.  Sa  présence  rappela  bien  des 
souvenirs.  Mais  ,  tandis  que  Julie  le  consoloit  et 

34. 


532  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

lui  donnoit  de  bonnes  espérances ,  elle  fut  sai- 
sie d'un  violent  étoulfeinent,  et  se  trouva  si  mal 
qu'on  crut  quelle  alloit  expirer.  Pour  ne  pas 
faire  scène,  et  prévenir  les  distractions  dans  un 
moment  où  il  ne  falloit  songer  qu  à  la  secourir, 
je  fis  passer  Thonime  dans  le  cabinet,  1  avertis- 
sant de  le  fermer  sur  lui.  La  Fanchon  fut  appe- 
lée,  et  à  force  de  temp^  et  de  soins  la  malade 
revint  enfin  de  sa  pâmoison.  En  nous  voyant 
tous  consternés  autour  d'elle,  elle  nous  dit  :  Mes 
enfants ,  Ce  n'est  qu'un  essai  ;  cela  n'est  pas  si 
cruel  qu'on  pense. 

Le  calme  se  rétablit  ;  mais  lalarme  avoit  été 
si  chaude  qu'elle  me  fit  oublier  l'homme  dans 
le  cabinet;  et  quand  Julie  me  demanda  tout  bas 
ce  qu'il  étoit  devenu ,  le  couvert  étoit  mis  ,  tout 
le  monde  étoit  là.  Je  voulus  entrer  pour  lui  par- 
ler; mais  il  avoit  fermé  la  porte  en  dedans  ,  com- 
me je  lui  avois  dit  ;  il  fallut  attendre  après  le 
dîner  pour  le  faire  sortir. 

Durant  le  repas  ,  du  Bosson  qui  s'y  Irouvoit, 
parlant  d'une  jeune  veuve  qu'on  disoit  se  rema- 
rier, ajouta  quelque  chose  sur  le  triste  sort  des 
veuves.  11  y  en  a  ,  dis-je  ,  de  bien  plus  à  plaindre 
encore  ;  ce  sont  les  veuves  dont  les  maris  sont 
vivants.  Cela  est  vrai ,  reprit  Fanchon ,  qui  vit 
que  ce  discours  s'adressoit  à  elle,  sur-tout  quand 
ils  leur  sont  chers.  Alors  1  entretien  tomba  sur 
le  sien  ;  et ,  comme  elle  en  avoit  parlé  avec  af- 
fection dans  tous  les  temps  ,  il  étoit  naturel 
qu'elle  en  parlât   de  même  au  moment  où  la 


SIXIÈME    PARTIE.  533 

perte  de  sa  bienfaitrice  alloit  lui  rendre  la  sien- 
ne encore  plus  rude.  C'est  aussi  ce  qu'elle  fit  en 
termes  très  touchants,  louant  son  bon  naturel, 
et  déplorant  les  mauvais  exemples  qui  l'avoient 
séduit,  et  le  regrettant  si  sincèrement,  que,  dé- 
jà disposée  à  la  tristesse  ,  elle  semut  jusqu'à 
pleurer.  Tout-à-coup  le  cabinet  s'ouvre,  l'hom- 
me en  guenilles  en  sort  impétueusement ,  se 
précipite  à  ses  genoux ,  les  embrasse  et  fond  en 
larmes.  Elle  tenoit  un  verre  ;  il  lui  échappe  :  Ah  ! 
malheureux  !  d'où  viens-tu  ?  elle  se  laisse  aller 
sur  lui,  et  seroit  tombée  en  foiblesse  si  l'on  n'eût 
été  prompt  à  la  secourir. 

Le  reste  est  facile  à  imaginer.  En  un  moment 
on  sut  par  toute  la  maison  que  Claude  Anet 
étoit  arrivé.  Le  mari  de  la  bonne  Fanchon  ! 
quelle  fête  !  A  peine  étoit-il  hors  de  la  chambré 
qu'il  fut  équipé.  Si  chacun  n  avoit  eu  que  deux 
chemises  ,  Anet  en  auroit  autant  eu  lui  tout  seul 
qu'il  en  seroit  resté  à  tous  les  autres.  Quand  je 
sortis  pour  le  faire  habiller,  je  trouvai"qu'on 
m'avoit  si  bien  prévenu  qu'il  fallut  user  d'auto- 
rité pour  faire  tout  reprendre  à  ceux  qui  l'avoient 
fourni. 

Cependant  Fanchon  ne  vouloit  point  quitter 
sa  maîtresse.  Pour  lui  faire  donner  quelques 
heures  à  son  mari ,  on  prétexta  que  les  enfants 
avoient  besoin  de  prendre  lair ,  et  tous  deux 
furent  chargés  de  les  conduire. 

Cette  scène  nincommoda  point  la  malade 
comme  les  précédentes  ;  elle  n  avoit  rien  eu  que 


Ô34  LA    NOUVELLE   IIÉLOifSE. 

d'agréable ,  et  ne  lui  fit  que  du  bien.  Nous  pas- 
sâmes Taprès-midi ,  Glaire  et  moi ,  seuls  auprès 
d'elle,  ej,  nous  eûmes  deux  heures  d'un  entre- 
tien paisible  ,  qu'elle  rendit  le  plus  intéressant , 
le  plus  charmant  que  nous  eussions  jamais  eu. 

Elle  commença  par  quelques  observations  sur 
le  touchant  spectacle  qui  venoit  de  nous  frap- 
per ,  et  qui  lui  rappeloit  si  vivement  les  premiers 
temps  de  sa  jeunesse  ;  puis  ,  suivant  le  fd  des 
événements ,  elle  fit  Une  courte  récapitulation 
de  sa  vie  entière  pour  montrer  qu'à  tout  pren- 
dre elle  avoit  été  douce  et  fortunée  ,  que  de  de- 
grés en  degrés  elle  étoit  montée  au  comble  du 
bonheur  permis  sur  la  terre  ,  et  que  faccident 
qui  terminoit  ses  jours  au  milieu  de  leur  course 
marquoit ,  selon  toute  apparence  ,  dans  sa  car- 
jgière  naturelle ,  le  point  de  séparation  des  biens 
et  des  maux. 

Elle  remercia  le  ciel  de  lui  avoir  donné  un 
cœur  sensible  et  porté  au  bien  ,  un  entendement 
sain,  une  figure  prévenante;  de  l'avoir  fait  naî- 
tre dans  un  pays  de  liberté  et  non  parmi  des  es- 
claves ,  d'une  famille  honorable  et  non  d'une  race 
de  malfaiteurs,  dans  une  honnête  fortune  et 
non  dans  les  grandeurs  du  monde  qui  corrom- 
pent Famé,  ou  dans  l'indigence  qui  l'avilit.  Elle 
se  félicita  d'être  née  d'un  père  et  d'une  mère 
tous  deux  vertueux  et  bons,  pleins  de  droiture 
et  d'honneur,  et  qui,  tempérant  les  défauts  l'un 
de  l'autre  ,  avoient  formé  sa  raison  sur  la  leur 
sans  lui  donner  leur  foiblessc  ou  leurs  préjugés. 


SIXIÈME   PARTIE.  535 

Elle  vanta  Favantafje  d'avoir  été  élevée  dans  une 
reli{îiou  raisonnable  et  sainte,  qui,  loin  d'abru- 
tir riiomnic,  l'ennoblit  et  l'élève,  qui ,  ne  favo- 
risant ni  l'impiété  ni  le  fanatisme,  permet  d'être 
sage  et  de  croire,  d'être  bumain  et  pieux  tout 
à-la-fois. 

Après  cela ,  serrant  la  main  de  sa  cousine 
qu'elle  tenoit  dans  la  sienne,  et  la  regardant  de 
cet  œil  que  vous  devez  connoître  et  que  la  lan- 
gueur rcndoit  encore  plus  toucbant  :  Tous  ces 
biens,  dit-elle,  ont  été  donnés  à  mille  autres; 
mais  celui-ci!...  le  ciel  ne  l'a  donné  qu'à  moi. 
J'étois  femme,  et  j  eus  une  amie  :  il  nous  fit 
naître  en  même  temps;  il  mit  dans  nos  inclina- 
tions un  accord  qui  ne  s'est  jamais  démenti;  il 
fit  nos  coeurs  l'un  pour  l'autre;  il  nous  unit  dès 
le  berceau  :  je  l'ai  conservée  tout  le  temps  de  ma 
vie,  et  sa  main  me  ferme  les  yeux.  Trouvez  un 
autre  exemple  pareil  au  monde ,  et  je  ne  me 
vante  plus  de  rien.  Quels  sages  conseils  ne  m'a- 
t-elle  pas  donnés?  de  quels  périls  ne  m'a-t-elle 
pas  sauvée?  de  quels  maux  ne  me  consoloit-elle 
pas!  Qu'eussé-je  été  sans  elle?  que  n'eût-elle  pas 
fait  de  moi  si  je  l'a  vois  mieux  écoutée?  Je  la  vau- 
drois  peut-être  aujourd'hui!  Glaire  pour  toute 
réponse  baissa  la  tête  sur  le  sein  de  son  amie , 
et  voulut  soulager  ses  sanglots  par  des  pleurs  : 
il  ne  fut  pas  possible.  Julie  la  pressa  long-temps 
contre  sa  poitrine  en  silence.  Ces  moments  n'ont 
ni  mots  ni  larmes.  ||^ 

Elles  se  remirent,  et  Julie  continua.  Ces  biens 


536  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

étoicnt  mêlés  d'inconvénients;  c'est  le  sort  des 
choses  humaines.  Mon  cœur  étoit  fait  pour  l'a- 
mour, diFficile  en  mérite  personnel,  indiffèrent 
sur  tous  les  hiens  de  1  opinion.  Il  (  loit  presque  im- 
possible que  les  préjugés  de  nipn  père  s'accordas- 
sent avec  mon  penchant.  Il  me  lalloit  un  amant 
que  j'eusse  choisi  moi-même.  Il  s'offrit;  je  crus 
Je  choisir  :  sans  doute  le  ciel  le  choisit  pour  moi, 
afin  que,  livrée  aux  erreurs  de  ma  passion,  je  ne 
le  fusse  pas  aux  horreurs  du  crime,  et  que  la- 
mour  de  la  vertu  restât  au  moins  dans  mon  ame 
apico  elle,   li  prit  le  lanf;ngc  honnête  et  insi- 
nuant avec  lequel  mille  fourbes  séduisent  tous 
les  jours  autant  de  fdies  bien  nées  :  mais  seul 
parmi  tant  d  autres  il  étoit  honnête  homme  et 
pensoit  ce  qu'il  disoit.  Etoit-ce  ma  prudence  qui 
Ja\oi4^  discerné?  Non;  je  ne  connus  d'abord  de 
lui  (|ue  son  lanjO^age,  et  je  fus  séduite.  Je  fis  par 
désespoir  ce  que  d  autres  Ibnt  par  effronterie  : 
je  me  jetai,  comme  disoit  mon  père,  à  sa  tête  : 
il  me  respecta.  Ce  fut  alors  seulement  que  je  pus 
le  connoître.  Tout  homme  capable  d'un  pareil 
trail  a  famé  belle;  alors  ou  y  peut  compter.  Mais 
j'y  comptois  auparavant,  ensuite  j'osai  compter 
sur  moi-même;  et  voilà  comment  on  se  perd. 

Elle  s  étendit  avec  complaisance  sur  le  mérite 
de  cet  amant;  elle  lui  rendoit  justice,  mais  on 
voyoit  conibien  son  cœur  se  plaisoità  la  lui  ren- 
dre. Elle  le  louoit  même  à  ses  pro[)res  dépens.  A 
loo|^  (fêtre  équitable  envers  lui, elle  étoit  inique 
envers  elle,  et  se  faisoit  tort  pour  lui  faire  bon- 


SIXIÈME-PARTIE.  53; 

neur.  Elle  alla  jusqu'à  soutenir  qu  il  eut  plus 
criioneur  qu'elle  de  1  adultère,  sans  se  souvenir 
qu'il  a  voit  lui-même  réfute  cela. 

Tous  les  détails  du  reste  de  sa  vie  furent  sui- 
vis dans  le  même  esprit.  Mylord  Edouard,  son 
mari,  ses  enfants,  votre  retour,  notre  amitié, 
tout  fut  mis  sous  u«  jour  avanta{}eux.  Ses  mal- 
heurs mêmes  lui  en   avoient   épargné  de  plus 
(çrands.  Elle  avoit  perdu  sa  mère  au  moment 
que  cette  perte  lui  pouvoit  être  la  plus  cruelle  ; 
mais  sj  le  ciel  la  lui  eût  conservée  ,  bientôt  il  fût 
survenu  du  désordre  dans  sa  famille.  L'appui  de 
sa  mère,  quelque  foible  qu'il  fût,  eût  suffi  pour 
la  rendre  plus  courajoeuse  à  rési-rter  à  son  père; 
et  de  là  seroient  sortis  la  discorde  et  les  scanda- 
les,  peut-être  les  désastres  et  le  déshonneur, 
peut-être  pis  encore  si  son  frère  avoit  vécu.  Elle 
avoit  épousé  maljjré  elle  un  homme  qu'elle  n  ai- 
moit  point,  mais  elle  soutint  qu'elle  nauroitpu 
jamais  être  aussi  heureuse  avec  un  autre ,  pas 
miême  avec  celui  qu'elle  avoit  aimé,  fia  mort  cfe 
M.  d  Orbe  lui  avoit  ôté  un  ami ,  mais  en  lui  ren- 
dant son  amie.  Il  n'y  avoit  pas  jusqu'à  ses  cha- 
grins et  ses  peines  qu'elle  ne  comptât  pour  des 
avantages  ,   en   ce  quils   avoient   empêché  son 
cœur  de  s'endurcir  aux  malheurs  dautrui.  On 
ne  sait  pas,  disoit-elle,  quelle  douceur  c'est  de 
s'attendrir  sur  ses  propres  maux  et  sur  ceux  des 
autres.  La  sensibilité  porte  toujours  dans  lame 
un  certain  contentement  de  soi-même  indépen- 
dant de  la  fortune  et  des  événements.  Que  j'ai 


.538  LA   t^OUVELLE   HÉLOÏSE. 

gémi  !  que  j'ai  versé  de  larmes  !  Hé  bien  !  s  il  fal- 
loit  renaître  aux  mêmes  conditions ,  le  mal  que 
j'ai  commis  seroit  le  seul  que  je  voudrois  re- 
trancher; celui  que  j  ai  souffert  me  seroit  agréa- 
ble encore.  Saint-Pieux  ,  je  vous  rends  ses  pro- 
pres mots;  quand. vous  aurez  lu  sa  lettre,  vous 
les  comprendrez  peut-être  mieux. 

Voyez  donc,  continuoit-elle,  à  quelle  félicité 
je  suis  parvenue.  J  en  avois  beaucoup  ;  j'en  at- 
tendois  davantage.  La  prospérité  de  ma  famille, 
une  bonne  éducation  pour  mes  enfants  ,,tout  ce 
qui  m'éloit  cher  rassemblé  autour  de  moi  ou 
prêt  à  l'être.  Le  présent,  l'avenir,  me  fïattoient 
également  :  la  jouissance  et  l'espoir  se  réunis- 
soient  pour  me  rendre  heureuse  :  mon  bonheur 
monté  par  degrés  étoit  au  comble  ;  il  ne  pouvoit 
plus  que  déchoir;  il  étoit  venu  sans  être  atten- 
du, il  se  fût  enfui  quand  je  l'aurois  cru  durable. 
Qu'eût  fait  le  sort  pour  me  soutenir  à  ce  point? 
Un  état  permanent  est-il  fait  pour  l'homme? 
Non,  quand  on  a  tout  acquis  il  faut  perdre,  ne 
fût-ce  que  le  plaisir  de  la  possession  qui  s'use 
par  elle.  Mon  père  est  déjà  vieux;  mes  enfants 
sont  dans  fage  tendre  où  la  vie  est  encore  mal 
assurée  :  que  de  pertes  pouvoient  m'affligér,  sans 
qu'il  me  restât  plus  rien  à  pouvoir  acquérir! 
L'affection  maternelle  augmente  sans  cesse ,  la 
tendresse  filiale  diminue,  à  mesure  que  les  en- 
fants vivent  plus  loin  de  leur  mère.  En  avan- 
çant en  âge  les  miens  se  seroient  plus  séparés  de 
moi.  Ils  auroient  vécu  dans  le  monde;  ils  ni  au- 


Sixième  partie.  539 

ï-oient  pu  négliger.  Vous  en  voulez  envoyer  un 
en  Russie;  que  de  pleurs  son  départ  m'auroit 
coûtes  !  Tout  se  seroit  détaché  de  moi  peu-à-peu, 
et  rien  n'eût  sup[)léé  aux  pertes   que  j'aurois 
faites.  Combien  de  fois  j'aurois  pu  me  trouver 
dans  l'état  où  je  vous  laisse  !  Enfin  n'eût-il  pas 
fallu  mourir?  peut-être  mourir  la  dernière  de 
tous!  peut-être  seule  et  abandonnée!   Plus  on 
\it ,  plus  on  aime  à  vivre  ,  même  sans  jouir  de 
rien  :  j'aurois  eu  l'ennui  de  la  vie  et  la  terreur 
de  la  mort,  suite  ordinaire  de  la  vieillesse.  Au 
lieu  de  cela  ,  mes  derniers  instants  sont  encore 
agréables,  et  j'ai  de  la  vigueur  pour  mourir;  si 
même  on  peut  appeler  mourir  que  laisser  vivant 
ce  qu'on  aime.  Non,  mes  amis,  non,  mes  en- 
fants; je  ne  vous  quitte  pas  pour  ainsi  dire;  je 
reste  avec  vous;  en  vous  laissant  tous  unis,  mon. 
esprit,  mon  cœur  vous  demeurent.  Vous  me 
■verrez  sana  cesse  entre  vous;  vous  vous  sentirez 
sans  cesse  environnés  de  moi...  Et  puis  nous 
nous  rejoindrons,  j'en  suis  sûre;  le  bon  Wolmar 
lui-même  ne   m'échappera   pas.   Mon  retour   à 
Dieu   tranquillise   mon  ame ,   et  m'adoucit  un 
moment  pénible;  il  me  promet  povir  vous  le 
même  destin  qu'à  moi.  Mon  sort  me  suit  et  sas- 
sure.  Je  fus  heureuse,  je  le  suis,  je  vais  l'être  ; 
mon  bonheur  est  fixé,  je  larrache  à  la  fortune; 
il  n'a  plus  de  bornes  que  l'éternité. 

Elle  en  étoit  là  quand  le  ministre  entra.  Il 
l'honoroit  et  lestimoit  véritablement.  Il  savoit 
mieux  que  personne  combien  sa  foi  étoit  vive 


54o  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE, 

et  sincère.  Il  n'en  avoit  été  que  plus  frappé  de 
lentretien  de  la  veille,  et  en  tout  de  la  conte- 
nance qu  il  lui  avoit  trouvée.  Il  avoit  vu  souvent 
mourir  avec  ostentation ,  jamais  avec  sérénité. 
Peut-être  à  l'intérêt  qu'il  prenoit  à  elle  se  joignit- 
il  un  désir  secret  de  voir  si  ce  calme  se  soutien- 
droit  jusqu'au  bout. 

Elle  n'eut  pas  besoin  de  changer  beaucoup  le 
sujet  de  l'entretien  pour  en  amener  un  conve- 
nable au  caractère  du  survenant.  Comme  ses 
conversations  en  pleine  santé  n'étoient  jamais 
frivoles,  elle  ne  faisoit  alors  que  continuer  à 
traiter  dans  son  lit  avec  la  même  tranquillité  des 
sujets  ihtéressants  pour  eUe  et  pour  ses  amis; 
elle  agitoit  indifféremment  des  questions  qui 
n'étoient  pas  indifférentes. 

En  suivant  le  fil  de  ses  idées  sur  ce  qui  pou- 
voit  rester  d'elle  avec  nous  ,  elle  nous  parloit  de 
ses  anciennes  réflexions  sur  l'état  des  âmes  sé- 
parées des  corps;  elle  admiroit  la  simplicité  des 
gens  qui  promettoient  à  leurs  amis  de  venir 
leur  donner  des  nouvelles  de  Vautre  monde. 
Cela,  disoit-elle ,  est  aussi  raisonnable  que  les 
contes  de  revenants  qui  font  mille  désordres  et 
tourmentent  les  bonnes  femmes  ;  comrrie  si  les 
çsprits  avoient  des  voix  pour  parler,  et  des  mains 
pour  battre  (i)  !    Comment  un  pur  esprit  agi- 

(i)  Platon  dit  qu'à  la  mort  les  amos  des  justes  qui 
n'ont  point  contracte  de  souillui'e  sur  la  terre  se  déga- 
gent seules  de  la  matière  dans  tonte  leur  pureté.  Quant 
à  ceux  qui  se  sont  ici-bas  asservis  à  leurs  passions ,  il 


SIXIÈME   PARTIE.  S^l 

roit-il  sur  une  ame  enfermée  dans  un  corps ,  et 
qui,  en  vertu  de  cette  union  ,  ne  peut  rien  aper- 
cevoir que  par  l'entremise  de  ses  organes:*  Il  n'y 
a  pas  de  sens  à  cela.  Mais  j'avoue  que  je  ne  vois 
point  ce  qu'il  y  a  d absurde  à  supposer  qu'une 
ame  libre  d  un  corps  qui  jadis  liabita  la  terre 
puisse  y  revenir  encore,  errer,  demeurer  peut- 
être  autour  de  ce  qui  lui  fut  cher;  non  pas  pour 
nous  avertir  de  sa  présence,  elle  n'a  nul  moyen 
pour  cela  ;  non  pas  pour  agir  sur  nous  et  nous 
communiquer  ses  pensées ,  elle  n'a  point  de 
prise  pour  ébranler  les  or^q^anes  de  notre  cer- 
veau ;  non  pas  pour  apercevoir  non  plus  ce  que 
nous  faisons  ,  car  il  faudroit  qu'elle  eût  des  sens  ; 
mais  pour  connoître  elle-même  ce  que  nous  peu- 
sons  et  ce  que  nous  sentons,  par  une  commu- 
nication immédiate,  semblable  à  celle  par  la- 
quelle Dieu  lit  nos  pensées  d^s  cette  vie,  et  par 
laquelle  nous  lirons  réciproquement  les  siennes 
dans  l'autre  ,  puisque  nous  le  verrons  face  à 
face  (i).  Car  enfin,  ajouta-t-elle  en   regardant 

ajoute  que  leurs  âmes  ne  reprennent  point  sitôt  leur  pu- 
reté primitive  ,  mais  qu'elles  entraînent  avec  elles  des  par- 
ties terrestres  qui  les  tiennent  comme  enchaînées  autour 
des  débris  de  leurs  corps.  Voila ,  dit-il ,  ce  qui  produit  ces 
simulacres  sensibles  qu'on  voit  quelquefois  errants  sur 
les  cimetières,  en  attendant  de  nouvelles  transmigrations. 
C'est  une  manie  commune  aux  philosophes  de  tous  les 
âges  de  nier  ce  qui  est,  et  d'expliquer  ce  qui  n'est  pas. 

(i)  Gela  me  paroit  très  bien  dit  :  car  qu'est-ce  que  voir 
Dieu  face  à  face  ,  si  ce  n'est  lire  dans  la  supi'éme  Intelli 
ffence  ? 


S/p  LA   NOUVELLE    IlÉLOÏSE. 

le  ministre,  à  quoi  serviroient  des  sens  lorsqu'ils 
n'auront  plus  rien  à  faire?  LEire  éternel  ne  se 
voit  ni  ne  s'entend;  il  se  fait  sentir;  il  ne  parle 
ni  aux  yeux  ni  aux  oreilles  ,  niais  au  cœur. 

Je  compris,  à  la  réponse  du  pasteur  et  à  quel- 
ques signes  d'intelligence,  qu'un  des  points  ci- 
devant  contestés  entre  eux  étoit  la  résurrection 
des  corps.  Je  m'aperçus  aussi  que  je  commençois 
à  donner  un  peu  plus  d'attention  aux  articles  de 
la  religion  de  Julie  où  la  foi  se  rapprochoit  de  la 
raison. 

Elle  se  complaisoit  tellement  à  ses  idées  , 
que  quand  elle  n'eût  pas  pris  son  parti  sur  ses 
anciennes  opinions ,  c'eût  été  une  cruauté  d'en 
détruire  une  qui  lui semhloit  si  douce  dans  létat 
où  elle  se  trouvoit.  Cent  fois,  disoit-elle,  j'ai 
pris  plus  de  plaisir  à  faire  quelque  honne  œuvre 
en  imaginant  ma  mère  présente  qui  lisoit  dans 
le  cœur  de  sa  fille  et  l'applaudissoit.  11  y  a  quel- 
que chose  de  si  consolant  à  vivre  encore  sous  les 
yeux  de  ce  qui  nous  fut  cher?  Gela  fait  qu'il  ne 
meurt  qu'à  moitié  pour  nous.  Vous  pouvez  juger 
si  durant  ces  discours  la  main  de  Claire  étoit 
souvent  iicrrée. 

Quoique  le  pasteur  répondît  à  tout  avec  heau- 
coup  de  douceur  et  de  modération,  et  qu'il  af- 
fectât même  de  ne  la  contrarier  en  rien,  de  j^cur 
qu'on  ne  prît  son  silence  sur  d'autres  points  pour 
un  aveu,  il  ne  laissa  pas  d'être  ecclésiastique  un 
moment  ,  et  d'exposer  sur  l'autre  vie  une  doc- 
trine o])posée.  Il  dit  que  l'immensité,  lu  gloire 


SIXIÈME   PARTIE.  543 

et  les  attributs  tic  Dieu  seroient  le  seul  objet 
dont  lame  îles  bienlieuirux  seroit  occupée;  que 
cette  coiitenij)latiou  sublime  effaceroit  tout  au- 
tre souvenir;  qu'on  ne  se  verroit  j)oint,  qu'on 
ne  se  reconnoîtioit  point ,  même  dans  le  ciel,  et 
qu'à  cet  aspect  ravissant  on  ne  songeroit  plus  à 
rien  de  terrestre. 

Cela  peut  être,  reprit  Julie  :  il  y  a  si  loin  de 
la  bassesse  de  nos  pensées  à  Tessenee  divine  , 
que  nous  ne  pouvons  jup,er  des  effets  qu'elle 
produira  sur  nous  quand  nous  serons  en  état 
de  la  contempler.  Toutefois,  ne  pouvant  main- 
tenant raisonner  que  sur  mes  idées ,  j'avoue  que 
je  me  sens  des  affections  si  cbères ,  qu  il  m'en 
coûteroit  de  penser  que  je  ne  les  aurai  plus.  Je 
me  suis  même  fait  une  espèce  dargument  qui 
flatte  mon  espoir.  Je  me  dis  qu'une  partie  de  mon 
bonbeur  consistera  dans  le  témoignage  dune 
bonne  conscience.  Je  me  souviendrai  donc  de 
ce  que  j'aurai  fait  sur  la  terre  ;  je  me  souviendrai 
donc  aussi  des  gens  qui  m'y  ont  été  chers  ;  ils 
me  le  seront  donc  encore  :  ne  les  voir  (i)  plus 
seroit  une  peine ,  et  le  séjour  des  bienheureux 
n'en  admet   point.   Au   reste ,  ajouta-t-elle  en 

(i)  Il  est  aisé  de  comprendre  que  par  ce  mot  voir  elle 
eptend  un  pur  acte  de  l'entendement,  semblable  à  celui 
par  lequel  Dieu  nous  voit,  et  par  lequel  nous  verrons 
Dieu.  Les  sens  ne  peuvent  imaginer  l'immédiate  commu- 
nication des  esprits;  mais  la  raison  la  conçoit  très  bien, 
et  mieux ,  ce  me  semble ,  que  la  communication  du  mou- 
vement dans  les  corps. 


544  LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

regardant  le  ministre  d'un  air  assez  gai,  si  je 
me  trompe,  un  jour  ou  deux  d'erreur  seront 
bientôt  passés  :  dans  peu  j'en  gaurai  là-dessus 
plus  que  vous-même.  En  attendant,  ce  quil  y  a 
pour  moi  de  très  sûr,  c'est  que  tant  que  je  me 
souviendrai  d'avoir  habité  la  terre,  j'aimerai 
ceux  que  j  y  ai  aimés,  et  mon  pasteur  n'aura  pas 
la  dernière  place. 

Ainsi  se  passèrent  les  entretiens  de  cette  jour- 
née ,    où   la  sécurité ,  1  espérance  ,  le  repos  de 
l'a  me ,  brillèrent  plus  que  jamais  dans  celle  de 
Julie,  et  lui  donnoient  d'avance,  au  jugement 
du  ministre,  la  paix  des  bienheureux  dont  elle 
alioit  augmenter  le  nombre.  Jamais  elle  ne  fut 
plus  tendre,  plus  vraie,  plus  caressante,  plus 
aimable  ,  en  un  mot  plus  elle-même.  Toujours 
du  sens,  toujours  du  sentiment,  toujours  la  fer- 
meté du  sage,  et  toujours  la  douceur  du  chré- 
tien. Point  de  prétention,  point  d  apprêt,  point 
de  sentence  ;  par-tout  la  naïve  expression  de  ce 
qu  elle  sentoit;  par-tout  la  simplicité  de  son  creur. 
Si  quelqu(>fois  elle  contraignoit  les  plaintes  qiie 
la  souffrance  auroit  dû  lui  arracher,  ce  nétoit 
point  pour  jouer  l'intrépidité  stoïque,  c'étoit  de 
peur  de  navrer  ceux  qui  étoient  autour  dclle  ; 
et  quand  les  horreurs  de  la  mort  faisoi«nt  quel- 
que instant  pâtir  la  nature ,  elle  ne  cachoit  point 
ses  frayeurs,  elle  se  laissoit  consoler:  sitôt  qu'elle 
étoit  remise  elle  consoloit  les  autres.  On  voyoit, 
on  sentoit  son  retour;-  son  air  caressant  le  di- 
soit  à  tout  le  monde.  Sa  gaieté  nétoit  point  con- 


SIXIÈME   PARTIE.  545 

traintc,  sa  plaisanterie  môme  cioit  toucliante  ; 
on  a  voit  le  sourire  à  la  bouche  et  les  yeux  en 
pleurs.  Otez  cet  etîroi  qui  ne  permet  pas  de 
jouir  de  ce  qu'on  va  perdre,  elle  plaisoit  plus, 
elle  étoit  plus  aimable  qu'en  santé  même  ,  et 
le  dernier  jour  de  sa  vie  en  lut  aussi  le  plus 
charmant. 

Vers  le  soir  elle  eut  encore  un  accident  qui , 
bien  que  moindre  que  celui  du  matin  ,  ne  lui 
permit  pas  de  voir  long-temps  ses  enfants.  Ce- 
pendant elle  remarqua  qu'Henriette  étoit  chan- 
gée. On  lui  dit  quelle  pleuroit  beaucoup  et  ne 
mangeoit  point.  On  ne  la  guérira  pas  de  cola , 
dit-elle  en  regardant  Claire;  la  maladie  est  dans 
le  sang. 

Se  sentant  bien  revenue  ,  elle  voulut  qu'on 
soupât  dans  sa  chambre.  Le  méflecin  sy  trouva 
comme  le  matin.  La  Fanchon ,  qu  il  falloit  tou- 
jours avertir  quand  elle  devoit  venir  manger  à 
notre  table,  vint  ce  soir-là  sans  se  faire  appeler, 
Julie  s'en  aperçut  et  sourit.  Oui,  mon  enfant, 
lui  dit-elle,  soupe  encore  avec  moi  ce  soir;  tu 
auras  plus  long-temps  ton  mari  que  ta  maîtresse. 
Puis  elle  me  dit  :  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  re- 
commander Claude  Anet.  Non,  repris -j e  ;  tout 
ce  que  vous  avez  honoré  de  votre  bienveillance 
n'a  pas  besoin  de  m  être  recommandé. 

Le  souper  fut  encore  plus  agréable  que  je  ne 
m'y  étois  attendu.  Julie,  voyant  qu'elle  pouvoit 
.soutenir  la  lumière,  fit  approcher  la  table,  et, 
ce  qui  sembloit  inconcevable  dans  l'état  où  elle 

4-  35 


546  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

étoit ,  elle  eut  appétit.  Le  médecin ,  qui  ne  voy oit 
plus  d  inconvénient  à  le  satisfaire ,  lui  offrit  un 
blanc  de  poulet.  Non,  dit-elle;  mais  je  mange- 
rois  bien  de  cette  ferra  (i).  On  lui  en  donna  un 
petit  morceau  ;  elle  le  mangea  avec  un  peu  de 
pain,  et  le  trouva  bon.  Pendant  qu'elle mangeoit 
il  falloit  voir  madame  d'Orbe  la  regarder;  il  fal- 
loit  le  voir,  car  cela  ne  peut  se  dire.  Loin  que  ce 
qu'elle  avoit  mangé  lui  fît  mal ,  elle  en  parut 
mieux  le  reste  du  souper  :  elle  se  trouva  même 
de  si  bonne  humeur ,  qu'elle  s'avisa  de  remar- 
quer ,  par  forme  de  reproche ,  qu'il  y  avoit  long- 
temps que  je  navois  bu  de  vin  étranger.  Don- 
nez, dit-elle,  une  bouteille  de  vin  d'Espagne  à 
ces  messieurs.  A  la  contenance  du  médecin,  elle 
vit  qu'il  s'attendoit  à  boire  du  vrai  vin  d'Espagne, 
et  sourit  encore  en  regardant  sa  cousine  :  j  aper- 
çus aussi  que ,  sans  faire  attention  à  tout  cela , 
Claire,  de  son  côté  ,  commençoit  de  temps  à  au- 
tre à  lever  les  yeux  avec  un  peu  d'agitation  tantôt 
sur  Julie  et  tantôt  sur  Fanchon  ,  à  qui  ces  yeux 
sembloient  dire  ou  demander  quelque  chose. 

Le  vin  tardoit  à  venir  :  on  eut  beau  chercher 
la  clef  de  la  cave,  on  ne  la  trouva  point;  et  l'on 
jugea ,  comme  il  étoit  vrai,  que  le  valet-de-cham- 
brc  du  Baron,  qui  en  étoit  chargé,  l'avoit  em- 
portée par  mégarde.  Après  quelques  autres  in- 
formations ,  il  fut  clair  que  la  provision  d'un  seul 

(i)  Excellent  poisson  particulier  au  lac  de  Genève,  et 
qu'on  n'y  trouve  qu'en  certains  temps. 


SIXIÈME   PARTIE.  54^ 

jour  en  avoit  duré  cinq^  et  que  le  vin  manquoit 
sans  que  personne  s'en  fût  aperçu,  malgré  plu- 
sieurs nuits  de  veille  (i).  Le  médecin  tomboit 
des  nues.  Pour  moi,  soit  qu'il  fallût  attribuer 
cet  oubli  à  la  tristesse  ou  à  la  sobriété  des  do- 
mestiques ,  j  eus  honte  d'user  avec  de  telles  {>ens 
des  précautions  ordinaires  ;  je  fis  enfoncer  la 
porte  de  la  cave ,  et  j'ordonnai  que  désormais 
tout  le  monde  eût  du  vin  à-discrétion. 

La  bouteille  arrivée  on  en  but.  Le  vin  fut 
trouvé  excellent.  La  malade  en  eut  envie;  elle 
en  demanda  une  cuillerée  avec  de  l'eau  :  le  mé- 
decin le  lui  donna  dans  un  verre ,  et  voulut 
qu'elle  le  bût  pur.  Ici  les  coups-d'œil  devinrent 
plus  fréquents  entre  Glaire  et  la  Fanclion  ,  mais 
comme  à  la  dérobée  et  craignant  toujours  d'en 
trop  dire. 

Le  jeûne  ,  la  foiblesse  ,  le  régime  ordinaire  à 
Julie  ,  donnèrent  au  vin  une  grande  activité. 
Ah  !  dit-elle ,  vous  m'avez  enivrée  !  après  avoir 
attendu  si  tard  ,  ce  n'étoit  pas  la  peine  de  com- 
mencer ;  car  c'est  un  objet  bien  odieux  qu'une 
femme  ivre.  En  effet ,  elle  se  mit  à  babiller ,  très 
sensément  pourtant  à  son  ordinaire  ,  mais  avec 

(i)  Lecteurs  à  beaux  laquais,  ne  demandez  point  avec 
un  ris  moqueur  où  l'on  avoit  pris  ces  gens-là.  On  vous 
a  répondu  d'avance  :  on  ne  les  avoit  point  pris ,  on  les 
avoit  faits.  Le  problème  entier  dépend  d'uji  point  unique  : 
trouvez  seulement  Julie ,  et  tout  le  reste  est  trouvé.  Les 
hommes  en  général  ne  sont  point  ceci  ou  cela  ,  ils  soût 
ce  qu'on  les  fait  être. 

35. 


548  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

plus  (le  vivacité  qu auparavant.  Ce  qu'il  y  avoit 
d'étonnant,  c'est  que  son  teint  n'étoit  point  al- 
lumé ;  ses  yeux  ne  brilloient  que  d'un  feu  modéré 
par  la  langueur  de  la  maladie;  à  la  pâleur  près, 
on  1  auroit  crue  en  santé.  Pour  alors  l'émotion 
de  Claire  devint  tout-à-fait  visible.  Elle  élevoit 
un  œil  craintif  alternativement  sur  Julie  ,  sur 
moi ,  sur  la  Fanchon  ,  mais  principalement  sur 
le  médecin  :  tous  ces  regards  étoient  autant  d'in- 
terrogations qu'elle  vouloit  et  n'osoit  faire  :  on 
eût  dit  toujours  qu'elle  alloit  parler,  mais  que 
la  peur  d'une  mauvaise  réponse  la  retenoit  ;  son 
inquiétude  étoit  si  vive  qu  elle  en  paroissoit  op- 
pressée. 

Fanchon  ,  enhardie  par  ces  signes ,  hasarda 
de  dire,  mais  en  tremblant  et  à  demi-voix  ,  quil 
sembloit  que  madame  avoit  un  peu  moins  souf- 
fert aujourd'hui...  que  la  dernière  convulsion 
avoit  été  moins  forte...  que  la  soirée...  Elle  resta 
interdite.  Et  Claire ,  qui  pendant  qu'elle  avoit 
parlé  trembloit  comme  la  feuille,  leva  des  yeux 
craintifs  sur  le  médecin  ,  les  regards  attachés 
aux  siens  ,  foreille  attentive  ,  et  n'osant  respirer 
de  peur  de  ne  pas  bien  entendre  ce  qu'il  alloit 
dire. 

Il  eût  fallu  être  stupide  pour  ne  pas  concevoir 
tout  cela.  Du  Bosson  se  lève,  A'a  tâter  le  pouls 
de  la  malade,  et  dit  :  Il  n'y  a  point  là  d'ivresse 
ni  de  fièvre;  le  pouls  est  fort  bon.  A  l'instant 
Glaire  s'écrie  en  tendant  à  demi  les  deux  bras  : 
lié  bien!  monsieur!.,,  le  pouls  ;\..  la  fièvre?... 


SIXIÈME   PARTIE.  549 

La  voix  lui  manquoit,  mais  ses  mains  écartées 
restoieiit  toujours  eu  avant;  ses  yeux  pctiiloient 
d'impatience;  il  n'y  avoit  pas  un  muscle  à  sou 
"visage  qui  ne  fût  en  action,  f^e  médecin  ne  ré- 
pond rien ,  reprend  le  poignet  ,  examine  les 
yeux,  la  langue,  reste  un  moment  pensiF,  et  dit: 
Madame ,  je  vous  entends  bien  :  il  m'est  impos- 
sible de  dire  à  présent  rien  de  positif;  mais  si 
demain  matin  à  pareille  heure  elle  est  encore 
dans  le  même  état  ,  je  réponds  de  sa  vie.  A  ce 
mot  Glaire  part  comme  un  éclair,  renverse  deux 
chaises  et  presque  la  table  ,  saute  au  cou  du  mé- 
decin ,  l'embrasse,  le  baise  mille  fois  en  sanglo- 
tant et  pleurant  à  chaudes  larmes  ,  et  toujours 
avec  la  même  impétuosité  ,  sôte  du  doigt  une 
hague  de  prix  ,  la  met  au  sien  malgré  lui ,  et 
lui  dit  hors  d haleine:  Ah!  monsieur,  si  vous 
nous  la  rendez,  vous  ne  la  sauverez  pas  seule. 

Julie  vit  tout  cela.  Ce  spectacle  la  déchira.  Elle 
regarde  son  amie ,  et  lui  dit  d  un  ton  tendre  et 
douloureux  :  Ah  !  cruelle,  que  tu  me  fais  regret- 
ter la  vie  !  veux-tu  me  faire  mourir  désespérée  ? 
Faudra-t-il  te  préparer  deux  fois?  Ce  peu  de  mots 
fut  un  coup  de  foudre  ;  il  amortit  aussitôt  les 
transports  de  joie,  mais  il  ne  put  étouffer  tout- 
à-fait  l'espoir  renaissant. 

En  un  instant  la  réponse  du  médecin  fut  sue 
par  toute  la  maison.  Ces  bonnes  gens  crurent 
déjà  leur  maîtresse  guérie.  Ils  résolurent  tout 
d'une  voix  de  faire  au  médecin  ,  si  elle  en  reve- 
noit ,  un  présent  en  commun  pour  lequel  cha- 


550  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

cun  donna  trois  mois  de  ses  gages  ;  et  largent 
fut  sur-le-champ  consigné  dans  les  mains  de  la 
Fanchon  ,  les  uns  prêtant  aux  autres  ce  qui  leur 
manquoit  pour  cela.  Cet  accord  se  fit  avec  tant 
d'empressement,  que  Julie  entendoit  de  son  lit 
le  bruit  de  leurs  acclamations.  Jugez  de  l'effet 
dans  le  cœur  d'une  femme  qui  se  sent  mourir! 
Elle  me  fît  signe,  et  me  dit  à  l'oreille  :  On  m'a 
fait  hoire  jusqu'à  la  lie  la  coupe  amère  et  douce 
de  la  sensibilité. 

Quand  il  fut  question  de  se  retirer  ,  madame 
d'Orbe ,  qui  partagea  le  lit  de  sa  cousine  comme 
les  deux  nuits  précédentes,  fit  appeler  sa  femme- 
de-chambre  pour  relayer  cette  nuit  la  Fanchon; 
mais  celle-ci  s'indigna  de  cette  proposition,  plus 
même ,  ce  me  sembla ,  qu'elle  n'eût  fait  si  son 
mari  ne  fût  pas  arrivé.  Madame  d'Orbe  s'opiniâ- 
tra  de  son  côté,  et  les  deux  femmes-de-chambre 
passèrent  la  nuit  ensemble  dans  le  cabinet  :  je 
la  passai  dans  la  chambre  voisine  ;  et  l'espoir 
avoit  tellement  ranimé  le  zélé,  que  ni  par  or- 
dre ni  par  menaces  je  ne  pus  envoyer  coucher 
un  seul  domestique:  ainsi  toute  la  maison  resta 
sur  pied  cette  nuit  avec  une  telle  impatience, 
qu'il  y  avoit  peu  de  ses  habitants  qui  n  eussent 
donné  beaucoup  de  leur  vie  pour  être  à  neuf 
heures  du  matin. 

J'entendis  durant  la  nuit  quelques  allées  et 
venues  qui  ne  m'alarmèrent  pas  ;  mais  sur  le 
matin  que  tout  étoit  tranquille ,  un  bruit  sourd 
frappa  mon  oreille.  J'écoute,  je  crois  distinguer 


SIXIÈME   PARTIE.  55l 

des  gémissements.  J'accours  ,  j'entre  ,  j'ouvre  le 
rideau...  Saint-Preux  !...  cher  Saint-Preux  !... 
je  vois  les  deux  amies  sans  mouvement  et  se 
tenant  embrassées  ,  l'une  évanouie  et  l'autre  ex- 
pirante. Jfe  m'écrie  ,  je  veux  retarder  ou  recueil- 
lir son  dernier  soupir,  je  me  précipite.  Elle  né- 
toit  plus. 

Adorateur  de  Dieu,  Julie  n'étoit  plus...  Je 
ne  vous  dirai  pas  ce  qui  se  fit  durant  quelques 
heures;  j'ignore  ce  que  je  devins  moi-même. 
Revenu  du  premier  saisissement,  je  m'informai 
de  madame  d'Orbe.  J'appris  qu'il  avoit  fallu  la 
porter  dans  sa  chambre  ,  et  même  l'y  renfer- 
mer ;  car  elle  rentroit  à  chaque  instant  dans 
celle  de  Julie  ,  se  jetoit  sur  son  corps ,  le  ré- 
chauffoit  du  sien  ,  s'efforçoit  de  le  ranimer ,  le 
pressoit ,  s'y  colloit  avec  une  espèce  de  rage  , 
l'appeloit  à  grands  cris  de  mille  noms  passion- 
nés ,  et  nourrissoit  son  désespoir  de  tous  ces  ef- 
forts inutiles. 

En  entrant  je  la  trouvai  tout-à-fait  hors  de 
sens  ,  ne  voyant  rien ,  n'entendant  rien ,  ne  con- 
noissant  personne,  se  roulant  par  la  chambre  en 
se  tordant  les  mains  et  mordant  les  pieds  des 
chaises,  murmurant  d'une  voix  sourde  quelques 
paroles  extravagantes  ,  puis  poussant  par  longs 
intervalles  des  cris  aigus  qui  faisoient  tressaillir. 
Sa  femme-de-chambre  au  pied  de  son  lit ,  con- 
sternée ,  épouvantée  ,  immobile  ,  n'osant  souf- 
fler, cherchoit  à  se  cacher  d'elle,  et  trembloil 
de   K)ut  son  corps.   En   effet  ,   les    convulsions 


552  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

dont  elle  étoit  agitée  avoient  quelque  chose  d'ef- 
frayant. Je  fis  si^one  à  la  fénime-de-chambre  de 
se  retirer  ,  car  je  craifjnois  qu'un  seul  mot  de 
consolation  lâché  mal-à-propos  ne  la  mît  en 
fureur.  ^é 

Je  n'essayai  pas  de  lui  parler ,  elle  ne  m'eût 
point  écouté  ni  même  entendu;  mais  au  bout 
de  (juelque  temps,  la  voyant  épuisée  de  fatigue, 
je  la  pris  et  la  portai  dans  un  fauteuil  -je  m'assis 
auprès  d'elle  en  lui  tenant  les  mains  ;  j'ordonnai 
qu  on  amenât  les  enfants  ,  et  les  fis  venir  autour 
d'elle.  Malheureusement  le  premier  qu'elle  aper- 
çut fut  précisément  la  cause  innocente  de  la 
mort  de  son  amie.  Cet  aspect  la  fit  frémir.  Je 
vis  ses  traits  s'altérer,  ses  regards  s'en  détourner 
avec  une  espèce  d  horreur ,  et  ses  bras  en  con- 
traction se  roidir  pour  le  repousser.  Je  tirai  l'en- 
fant à  moi.  Infortuné  !  lui  dis-je ,  pour  avoir  été 
trop  cher  à  l'une  tu  deviens  odieux  à  l'autre  : 
elles  n'eurent  pas  en  tout  le  même  cœur.  Ces 
mots  1  irritèrent  violemment  et  m'en  attirèrent 
de  très  piipiants.  Ils  ne  laissèrent  pourtant  pas 
de  faire  impression.  Elle  prit  l'enlânt  dans  ses 
bras  et  s  efforça  de  le  caresser  :  ce  fut  en  vain  ; 
elle  le  rendit  presque  au  même  instant;  elle  con- 
tinue même  à  le  voir  avec  moins  de  plaisir  que 
lautre,  et  je  suis  bien  aise  que  ce  ne  soit  pas 
celui-là  qu'on  a  destiné  à  sa  fille. 

Gens  sensibles  ,  qu'eussiez-vous  fait  à  ma 
place  !*  ce  que  faisoit  madame  d'Orbe,  Après 
avois  mis  ordre  aux  enfants,  à  madame  d'Orbe, 


SIXIÈME   PARTIE.   •  553 

aux  funcraillcs  de  la  seule  personne  que  j'aie 
aimée,  il  lallut  montera  clieval ,  et  partir,  la 
mort  clans  le  cœur  ,  pour  la  porter  au  plus  dé- 
plorable père.  Je  le  trouvai  souffrant  de  sa  chute , 
a{jité,  troublé  de  1  accident  de  sa  fille  :  je  le  lais- 
sai accablé  de  douleur,  de  ces  douleurs  de  vieil- 
lard ,  qu'on  n'aperçoit  pas  au  dehors,  qui  n'ex- 
citent ni  gestes  ni  cris,  mais  qui  tuent.  11  n'y 
résistera  jamais,  j'en  suis  sur,  et  je  prévois  de 
loin  le  dernier  coup  qui  manque  au  malheur  de 
son  ami.  Le  lendemain  je  fis  toute  la  diligence 
possible  pour  être  de  retour  de  bonne  heure  et 
rendre  les  derniers  honneurs  à  la  plus  digne  des 
femmes.  Mais  tout  n'étoit  pas  dit  encore.  11  fal- 
loit  qu'elle  ressuscitât  pour  me  donner  l'horreur 
de  la  perdre  une  seconde  fois. 

En  approchant  du  logis ,  je  vois  un  de  mes 
gens  accourir  à  perte  dhaleine  ,  et  s'écrier 
d'aussi  loin  que  je  pus  l'entendre:  Monsieur, 
monsieur,  hâtez- vous  ,  madame  n'est  pas  morte. 
Je  ne  compris  rien  à  ce  propos  insensé  ;  j  ac- 
cours toutefois.  Je  vois  la  cour  pleine  de  gens 
qui  versoient  des  larmes  de  joie,  en  donnant  à 
grands  cris  des  bénédictions  à  madame  de  Wol- 
mar.  Je  demande  ce  que  c'est;  tout  le  monde  est 
dans  le  transport ,  personne  ne  peut  me  répon- 
dre :  la  tête  avoit  tourné  à  mes  propres  gens.  Je 
monte  à  pas  précipités  dans  l'appartement  de 
Julie;  je  trouve  plus  de  vingt  personnes  à  ge- 
noux autour  de  son  lit  et  les  yeux  fixés  sur  elle. 
Je  m'approche  ;  je  la  vois  sur  ce  lit  habillée  et 


554  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

parée;  le  cœur  me  bat:  je  l'examine...  Hélas! 
elle  étoit  morte  !  Ce  moment  de  fausse  joie  sitôt 
et  si  cruellement  éteinte  fut  le  plus  amer  de  ma 
vie.  Je  ne  suis  pas  colère ,  je  me  sentis  vive- 
ment irrité.  Je  voulus  savoir  le  fond  de  cette  ex- 
travagante scène.  Tout  étoit  déguisé ,  altéré  , 
changé  ;  j  eus  toute  la  peine  du  monde  à  démê- 
ler la  vérité.  Enfin  ,  j'en  vins  à  bout  ;  et  voici 
1  histoire  du  prodige. 

Mon  beau  -  père  ,  alarmé  de  1  accident  qit'il 
avoit  appris ,  et  croyant  pouvoir  se  passer  de  son 
valet-de-chambre,  l'avoit  envoyé,  un  peu  avant 
mon  arrivée  auprès  de  lui ,  savoir  des  nouvelles 
de  sa  fille.  Le  vieux  domestique ,  fatigué  du  che- 
val ,  avoit  pris  un  bateau,  et,  traversant  le  lac 
pendant  la  nuit,  étoit  arrivé  à  Clarens  le  matin 
même  de  mon  retour.  En  arrivant ,  il  voit  la 
consternation  ,  il  en  apprend  le  sujet  ;  il  monte 
en  gémissant  à  la  chambre  de  Julie ,  il  se  met  à 
genoux  au  pied  de  son  lit,  il  la  regarde  ,  il  pleu- 
re ,  il  la  contemple.  Ah  !  ma  bonne  maîtresse  1 
ah  !  que  Dieu  ne  m'a-t-il  pris  au  lieu  de  vous  ! 
Moi  qui  suis  vieux  ,  qui  ne  tiens  à  rien  ,  qui  "ne 
suis  bon  à  rien  ,  que  fais-je  sur  la  terre?  Et  vous 
qui  étiez  jeune ,  qui  faisiez  la  gloire  de  votre  fa- 
mille, le  bonheur  de  votre  maison,  l'espoir  des 
malheureux...  hélas!  quand  je  vous  vis  naître, 
étoit-ce  pour  vous  voir  mourir  :\.. 

Au  milieu  des  exclamations  que  lui  arra- 
choient  son  zèle  et  son  bon  cœur,  les  yeux  tou- 
jours collés  sur  ce  visage  ,  il  crut  apercevoir  un 


SIXIÈME   PARTIE.  555 

mouvement  :  son  imagination  se  frappe  ;  il  voit 
Julie  tourner  les  yeux ,  le  regarder ,  lui  faire  un 
signe  de  tète.  Il  se  lève  avec  transport,  et  court 
par  toute  la  maison  en  criant  que  madame  n'est 
pas  morte ,  qu  elle  Ta  reconnu ,  qu'il  en  est  sûr , 
qu'elle  en  reviendra.  Il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage ;  tout  le  monde  accourt ,  les  voisins  ,  les 
pauvres  ,  qui  faisoient  retentir  l'air  de  leurs  la- 
mentations ,  tous  s'écrient  :  Elle  n'est  pas  mortel 
Le  bruit  s'en  répand  et  s'augmente  :  le  peuple, 
ami  du  merveilleux ,  se  prête  avidement  à  la 
nouvelle;  on  la  croit  comme  on  la  désire  ;  cha- 
cun cherche  à  se  faire  fête  en  appuyant  la  cré- 
dulité commune.  Bientôt  la  défunte  n  avoit  pas 
seulement  fait  signe  ,  elle  avoit  agi ,  elle  avoit 
parlé  ,  et  il  y  avoit  vingt  témoins  oculaires  de 
faits  circonstanciés  qui  n'arrivèrent  jamais. 

Sitôt  qu'on  crut  qu'elle  vivoit  encore ,  on  fit 
mille  efforts  pour  la  ranimer  ;  on  s'empressoit 
autour  d'elle ,  on  lui  parloit ,  on  linondoit  d'eaux 
spiritueuses,  on  touchoit  si  le  pouls  ne  revenoit 
point.  Ses  femmes  ,  indignées  que  le  corps  de 
leur  maîtresse  restât  environné  d'hommes  dans 
un  état  si  négligé ,  firent  sortir  tout  le  monde , 
et  ne  tardèrent  pas  à  connoître  combien  on  s'a- 
busoit.  Toutefois  ne  pouvant  se  résoudre  à  dé- 
truire une  erreur  si  chère ,  peut-être  espérant 
encore  elles-mêmes  quelque  événement  miracu- 
leux ,  elles  vêtirent  le  corps  avec  soin  ,  et ,  quoi- 
que sa  garde^robe  leur  eût  été  laissée  ,  elles  lui 
prodiguèrent  la  parure;  ensuite  l'exposant  sur  un 


556  LA    NOUVELLE    IIÉLOÏSE. 

lit,  et  laissant  les  rideaux  ouverts,  elles  se  remi- 
rent à  la  pleurer  au  milieu  de  la  joie  publique. 

Getoit  au  plus  fort  de  cette  fermentation  que 
j'étois  arrivé.  Je  reconnus  bientôt  qu  il  étoit  im- 
possible de  faire  entendre  raison  à  la  multitude; 
que  si  je  faisois  fermer  la  porte  et  porter  le  corps 
à  la  sépulture  ,  il  pourroit  arriver  du  tumulte  ; 
que  je  passerois  au  moins  pour  un  mari  parri- 
cide qui  faisoit  enterrer  sa  femme  en  vie  ,  et  que 
je  serois  en  horreur  dans  tout  le  pays.  Je  réso- 
lus d'attendre.  Cependant ,  après  plus  de  trente- 
six  heures,  par  Textréme  ciialeur  qu'il  faisoit, 
les  chairs  commençoient  à  se  corrompre  ;  et 
quoique  le  visage  eût  gardé  ses  traits  et  sa  dou- 
ceur ,  on  y  voyoit  déjà  quelques  signes  d'altéra- 
tion. Je  le  dis  à  madame  d'Orbe  qui  restoit  de- 
mi-morte au  chevet  du  lit.  Elle  navoit  pas  le 
bonheur  d'être  la  dupe  d'une  illusion  si  gros- 
sière; mais  elle  feignoit  de  s'y  prêter  pour  avoir 
un  prétexte  dêtre  incessamment  dans  la  cham- 
bre,  d'y  navrer  son  cœur  à  plaisir,  de  ly  re- 
paître de  ce  mortel  spectacle  ,  de  s'y  rassasier 
de  douleur. 

Elle  m'entendit ,  et  prenant  son  parti  sans 
rien  dire ,  elle  sortit  de  la  chambre.  Je  la  vis 
rentrer  un  moment  après  tenant  un  voile  d'or 
brodé  de  perles  que  vous  lui  aviez  apporté  des 
Indes  (i);  puis,  s'approchant  du  lit,  elle  baisa 

(i)  On  voit  assez  que  c'est  le  songe  de  Saint-Preux, 
dont  madame  d'Orbe  avoit  rimagination  toujours  pleine, 


SIXIÈME    PARTIE.  SSy 

le  voile,  en  couvrit  en  pleurant  la  face  de  sou 
amie,  et  s  écria  d'une  voix  éclatante  :  «  Maudite 
«  soit  l'indi^jne  main  qui  jamais  lèvera  ce  voile! 
«  maudit  soit  l'œil  impie  (jui  verra  ce  visage  dé- 
<<  figuré  »  !  Cette  action  ,  ces  mots  ,  fi'appèrent 
tellement  les  spectateurs,  qu'aussitôt,  comme 
par  une  inspiration  soudaine  ,  la  même  impré- 
cation fut  répétée  par  mille  cris.  Elle  a  fait  tant 
dimpression  sur  tous  nos  gens  et  sur  tout  le 
peuple,  que  la  défunte  ayant  été  mise  au  cercueil 
dans  ses  habits  et  avec  les  plus  grandes  précau- 
tions, elle  a  été  portée  et  inhumée  dans  cet  état , 
sans  quil  se  soit  trouvé  personne  assez  hardi 
pour  toucher  au  voile  (i). 

Le  sort  du  plus  à  plaindre  est  d'avoir  encore 
à  consoler  les  autres.  C'est  ce  qui  me  reste  à 
faire  auprès  de  mon  beau -père,  de  madame 
dOrbe,  des  amis,  des  parents,  des  voisins,  et 
de-  mes  propres  gens.  Le  reste  n'est  rien  ;  mais 
mon  vieux  ami  !  mais  madame  d  Orbe  !  il  faut 
voir  l'aflliclion  de  celle-ci  pour  juger  de  ce 
quelle  ajoute  à  la  mienne.  Loin  de  me  savoir 
gré  de  mes  soins  ,  elle  me  les  reproche  ;  mes 
attentions  l'irritent ,  ma  froide  tristesse  l'aigrit  ; 

qui  lui  suffgère  l'expédient  de  ce  voile.  Je  crois  que  si 
l'on  y  regardoit  de  bien  près  ,  on  trouveroit  ce  même 
rapport  dans  l'accomplissement  de  beaucoup  de  prédic- 
tions. L'événement  n'est  pas  prédit  pi'.rcequil  arrivera  ; 
mais  il  aiTive  parcequ'il  a  été  prédit. 

(i)  Le  peuple  du  pays  de  Vaud,  quoique  protestant, 
ne  laisse  pas  d'être  extrêmement  superstitieux. 


558  LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

il  lui  faut  des  regrets  amers  semblables  aux 
siens ,  et  sa  douleur  barbare  voudroit  voir  tout 
le  monde  au  désespoir.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  dé- 
solant est  qu'on  ne  peut  compter  sur  rien  avec 
elle,  et  ce  qui  la  soulage  un  moment  la  dépite 
un  moment  après.  Tout  ce  qu'elle  fait ,  tout  ce 
qu'elle  dit  approche  de  la  folie  ,  et  seroit  risible 
pour  des  gens  de  sang-froid.  J'ai  beaucoup  à 
souffrir;  je  ne  me  rebuterai  jamais.  En  servant 
ce  qu'aima  Julie ,  je  crois  l'honorer  mieux  que 
par  des  pleurs. 

Un  seul  trait  vous  fera  juger  des  autres.  Je 
croyois  avoir  tout  fait  en  engageant  Glaire  à  se 
conserver  pour  remplir  les  soins  dont  la  chargea 
son  amie.  Exténuée  d'agitations ,  d'abstinences , 
de  veilles ,  elle  sembloit  enfin  résolue  à  revenir 
sur  elle-même  ,  à  recommencer  sa  vie  ordinaire, 
à  reprendre  ses  repas  dans  la  salle  à  manger. 
La  première  fois  qu'elle  y  vint ,  je  fis  dîner  les 
enfants  dans  leur  chambre  ,  ne  voulant  pas  cou- 
rir le  hasard  de  cet  essai  devant  eux  ;  car  le 
spectacle  des  passions  violentes  de  toute  espèce 
est  un  des  plus  dangereux  qu'on  puisse  offrir 
aux  enfants.  Ces  passions  ont  toujours  dans 
leurs  excès  quelque  chose  de  puéril  qui  les 
amuse  ,  qui  les  séduit  ,  et  leur  fait  aimer  ce 
qu'ils  devroient  craindre  (i).  Ils  n'en  avoient 
déjà  que  trop  vu. 

(i)  Voilà  pourquoi  nous  aimons  tous  le  théâtre,  et 
plusieurs  d'entre  nous  les  romans. 


SIXIÈME   PARTIE.  SSg 

En  entrant  elle  jeta  un  coup-d'œil  surla  table 
et  vit  deux  couverts ,  à  l'instant  elle  s'assit  sur  la 
première  chaise  qu'elle  trouva  derrière  elle,  sans 
vouloir  se  mettre  à  table  ni  dire  la  raison  de  ce 
caprice.  Je  crus  la  deviner,  et  je  fis  mettre  un 
troisième  couvert  à  la  place  qu'occupoit  ordinai- 
rement sa  cousine.  Alors  elle  se  laissa  prendre 
par  la  main  et  mener  à  table  sans  résistance , 
rangeant  sa  robe  avec  soin,  comme  si  elle  eût 
craint  d'embarrasser  cette  place  vide.  A  peine 
avoit-elle  porté  la  première  cuillerée  de  potage 
à  sa  bouche,  qu'elle  la  repose,  et  demande  d'un 
ton  brusque  ce  que  faisoit  là  ce  couvert  puisqu'il 
n'étoit  point  occupé.  Je  lui  dis  qu'elle  avoit  rai- 
son ,  et  fis  ôter  le  couvert.  Elle  essaya  de  man- 
ger ,  sans  pouvoir  en  venir  à  bout.  Peu-à-peu  son 
cœur  se  gonfloit,  sa  respiration  devenoit  haute 
et  ressembloit  à  des  soupirs.  Enfin  elle  se  leva 
tout -à- coup  de  table,  s'en  retourna  dans  sa 
chambre  sans  dire  un  seul  mot,  ni  rien  écouter 
de  tout  ce  que  je  voulus  lui  dire ,  et  de  toute 
la  journée  elle  ne  prit  que  du  thé. 

Le  lendemain  ce  fut  à  recommencer.  J'ima- 
ginai un  moyen  de  la  ramener  à  la  raison  par 
ses  propres  caprices,  et  d'amollir  la  dureté  du 
désespoir  par  un  sentiment  plus  doux.  Vous 
«avez  que  sa  fdle  ressemble  beaucoup  à  madame 
deWolmar.  Elle  se  plaisoit  à  marquer  cette  res- 
semblance par  des  robes  de  même  étoffe,  et  elle 
leur  avoit  apporté  de  Genève  plusieurs  ajuste- 
ments semblables  ,  dont  elles  se  paroient  les 


5Go  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

mêmes  jours.  Je  fis  donc  habiller  Henriette  le 
plus  à  l'imitation  de  Julie  qu'il  fut  possible,  et, 
après  l'avoir  bien  instruite,  je  lui  fis  occuper  à 
table  le  troisième  couvert  qu'on  avoit  mis  comme 
la  veille. 

Claire,  au  premier  coup-d'œil,  comprit  mon 
intention;  elle  en  fut  touchée;  elle  me  jeta  un 
regard  tendre  et  obligeant.  Ce  fut  là  le  premier 
de  mes  soins  auquel  elle  parut  sensible,  et  j'au- 
gurai bien  d'un  expédient  qui  la  disposoit  à  l'at- 
tendrissement. 

Henriette,  fière  de  représenter  sa  petite  ma- 
man ,  joua  parfaitement  son  rôle ,  et  si  par- 
faitement que  je  vis  pleurer  les  domestiques. 
Cependant  elle  donnoit  toujours  à  sa  mère  le 
nom  de  maman,  et  lui  parloit  avec  le  respect 
convenable;  mais,  enhardie  par  le  succès,  et  par 
mon  approbation  qu'elle  remarquoit  fort  bien , 
elle  s'avisa  de  porter  la  main  sur  une  cuiller,  et 
de  dire,  dans  une  saillie  :  Claire,  veux-tu  décela? 
Le  geste  et  le  ton  de  voix  furent  imités  au  point 
que  sa  mère  en  tressaillit.  Un  moment  après , 
elle  part  d'un  grand  éclat  de  rire,  tend  son  as- 
siette en  disant,  oui,  mon  enfant,  donne;  tu  es 
charmante.  Et  puis  elle  se  mit  à  manger  avec 
une  avidité  qui  me  surprit.  En  la  considérant 
avec  attention,  je  vis  de  l'égarement  dans  ses 
yeux  ,  et  dans  son  geste  un  mouvement  plus 
brusque  et  plus  décidé  qu'à  l'ordinaire.  Je  Tcm- 
pêchai  de  manger  davantage;  et  je  fis  bien,  car 
une  heure  après  elle  eut  une  violente  indigestion 


SIXIÈME    PARTIE.  56l 

qui  rcût  infailliblement  étouffée  si  elle  eût  con- 
tinué (le  manger.  Dès  ce  moment  je  résolus  de 
supprimer  tous  ces  jeux,  qui  pouvoient  allumer 
son  imagination  au  point  qu'on  u  en  seroit  plus 
maître.  Comme  on  guérit  j)lus  aisément  de  laf- 
fliction  que  de  la  folie,  il  vaut  mieux  la  laisser 
souffrir  davantage ,  et  ne  pas  exposer  sa  raison. 
Voilà,  mon  cher,  à  peu  près  où  nous  en  som- 
mes. Depuis  le  retour  du  baron,  Claire  monte 
chez  lui  tous  les  matins,  soit  tandis  que  j  y  suis, 
soit  quand  j'en  sors  :  ils  passent  une  heure  ou 
deux  ensemble ,  et  les  soins  qu'elle  lui  rend  faci- 
litent un  peu  ceux  qu'on  prend  délie.  D'ailleurs 
elle  commence  à  se  rendre  plus  assidue  auprès 
des  enfants.  Un  des  trois  a  été  malade,  précisé- 
ment celui  qu'elle  aime  le  moins.  Cet  accident 
lui  a  fait  sentir  qu'il  lui  reste  des  pertes  à  faire, 
et  lui  a  rendu  le  zèle  de  ses  devoirs.  Avec  tout 
cela  elle  n'est  pas  encore  au  point  de  la  tristesse; 
les  larmes  ne  coulent  pas  encore  :  on  vous  attend 
pour  en  répandre  ;  c  est  à  vous  de  les  essuyer. 
Vous  devez  m'entendre.  Pensez  au  dernier  con- 
seil de  Julie  :  il  est  venu  de  moi  le  premier,  et  je 
le  crois  plus  que  jamais  utile  et  sage.  Venez  vous 
réunir  à  tout  ce  qui  reste  d  elle.  Son  père ,  son 
amie,  son  mari,  ses  enfants,  tout  vous  attend, 
tout  vous  désire ,  vous  êtes  nécessaire  à  tous. 
Enfin,  sans  m'expliquer  davantage,  venez  par- 
tager et  guérir  mes  ennuis  :  je  vous  devrai  peut- 
être  plus  que  personne. 


3(3 


562  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

LETTRE  XII. 

DE    JULIE    A    SAINT-PREUX. 

CETTE  LETTIIE  ÉTOIT   INCLUSE  DANS  LA  PRÉCÉDENTE. 

Jl  faut  renoncer  à  nos  projets.  Tout  est  changé, 
mon  bon  ami  :  souffrons  ce  changement  sans 
murmure;  il  vient  d'une  main  plus  sage  que 
nous.  Nous  songions  à  nous  réunir  :  cette  réunion 
n  etoit  pas  bonne.  C'est  un  bienfait  du  ciel  de 
l'avoir  prévenue  ;  sans  doute  il  prévient  des  mal- 
heurs. 

Je  me  suis  long-temps  fait  illusion.  Cette  illu- 
sion me  fut  salutaire;  elle  sç  détruit  au  moment 
que  je  n'en  ai  plus  besoin.  Vous  m'avez  crue  gué- 
rie ,  et  j'ai  cru  létre.  Rendons  grâces  à  celui  qui 
fit  durer  cette  erreur  autant  quelle  étoit  utile  : 
qui  sait  si  me  voyant  si  près  de  l'abyme  la  tête  ne 
m'eût  point  tourné  ?  Oui ,  j  eus  beau  vouloir 
étouffer  le  premier  sentiment  qui  m'a  fait  vivre, 
il  s'est  concentré  dans  mon  cœur.  Il  s'y  réveille 
au  moment  qu'il  n'est  plus  à  craindre  ;  il  me  sou- 
tient quand  mes  forces  m'abandonnent;  il  me 
ranime  quand  je  me  meurs.  Mon  ami ,  je  fais  cet 
aveu  sans  bonté;  ce  sentiment  resté  malgré  moi 
fut  involontaire  :  il  n'a  rien  coûté  à  mon  inno- 
cence; tout  ce  qui  dépend  de  ma  volonté  fut 
pour  mon  devoir.  Si  le  cœur  qui  n'en  dépend  pas 


SIXIÈME    PARTIE.  563 

fut  pour  vous,  ce  fut  mon  tourment  et  non  pas 
mon  crime,  .l'ai  lait  ce  que  j'ai  clù  faire;  la  vertu 
me  reste  sans  tache,  et  Taniour  m'est  resté  sans 
renfort]  s. 

J  ose  m  honorer  du  passé  :  mais  qui  m'eût  pu 
répondre  de  la^Tnir?  Un  jour  de  plus  peut-être, 
et  j  étois  coupahle!  Quétoit-ce  de  la  vie  entière 
passée  avec  vous?  Quels  dangers  j'ai  courus  sans 
le  savoir  !  à  quels  dangers  plus  grands  jallois  être 
exposée!  Sans  doute  je  sentois  pour  moi  les  crain- 
tes que  je  croyois  sentir  pour  vous.  Toutes  les 
épreuves  ont  été  faites;  mais  elles  pouvoient  trop 
revenir.  jN'ai-je  pas  assez  vécu  pour  le  bonheur 
et  pour  la  vertu.'  Que  me  resioit-il  d utile  à  tirer 
de  la  vie?  En  me  lotant  le  ciel  ne  m'ôte  plus  rieti 
de  regrettable,  et  met  mon  honneur  à  couvert. 
Mon  ami,  je  pars  au  moment  favorable,  con- 
tente de  vous  et  de  moi  ;  je  pars  avec  joie ,  et  ce 
départ  n'a  rien  de  ci  uel.  Après  tant  de  sacrifices 
je  compte  pour  peu  celui  qui  me  reste  à  faire;  ce 
n'est  que  mourir  une  fois  de  plus. 

Je  prévois  vos  douleurs;  je  les  sens  :  vous  res- 
tez à  plaindre,  je  le  sais  trop;  et  le  sentiment  de 
votre  affliction  est  la  plus  grande  peine  que  j'em- 
porte avec  moi.  Mais  voyez  aussi  que  de  conso- 
lations je  vous  laisse  !  Que  de  soins  à  remplir 
envers  celle  qui  vous  fut  chère  vous  font  un  de- 
voir de  vous  conserver  pour  elle  !  11  vous  reste  à 
la  servir  dans  la  meilleure  partie  d'elle-même. 
Vous  ne  perdez  de  Julie  que  ce  que  vous  en  avez 
perdu  depuis  long-temps.  Tout  ce  qu  elle  eut  de 

36. 


504  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

meilleur  vous  reste.  Venez  vous  réunir  à  sa  fa- 
mille. Que  son  cœur  demeure  au  milieu  de  vous. 
Que  tout  ce  qu'elle  aima  se  rassemble  pour  lui 
donner  un  nouvel  être.  Vos  soins,  vos  plaisirs, 
votre  amitié ,  tout  sera  son  ouvrage.  Le  nœud 
de  votre  union  formé  par  eWe  la  fera  revivre  ; 
elle  ne  moiirra  qu  avec  le  dernier  de  tous. 

Songez  quil  vous  reste  une  autre  Julie,  et 
n'oubliez  pas  ce  que  vous  lui  devez.  Chacun  de 
vous  va  perdre  la  moitié  de  sa  vie,  unissez-vous 
pour  conserver  lautre  ;  c'est  le  seul  moyen  qui 
vous  reste  à  tous  deux  de  me  survivre  ,  en  ser- 
•vant  ma  famille  et  mes  enfants.  Que  ne  puis-je 
inventer  des  nœuds  plus  étroits  encore  pour  unir 
tout  ce  qui  m'est  cher!  Combien  vous  devez 
l'être  l'un  à  l'autre  !  Combien  cette  idée  doit 
renforcer  votre  attachement  mutuel!  Vos  objec- 
tions contre  cet  engagement  vont  être  de  nou- 
velles raisons  pour  le  former.  Comment  pour- 
rez-vous  jamais  vous  parler  de  moi  sans  vous 
attendrir  ensemble?  Non  ,  Claire  et  Julie  seront' 
si  bien  confondues,  quil  ne  sera  plus  possible 
à  votre  cœur  de  les  séparer.  Le  sien  vous  rendra 
tout  ce  que  vous  aurez  senti  pour  son  amie; 
elle  en  sera  la  confidente  et  l'objet  :  vous  serez 
heureux  par  celle  qui  vous  restera,  sans  cesser 
d'être  fidèle  à  celle  que  vous  aurez  perdue  ; 
et  après  tant  de  regrets  et  de  peines,  avant  que 
l'âge  de  vivre  et  d'aimer  se  passe,  vous  aurez 
brûlé  d'un  feu  légitime  et  joui  d'un  bonheur 
innocent. 


SIXIÈME    PARTIE.  565 

C'est  dans  ce  chaste  lien  cjue  vous  pourrez  , 
vSans  distractions  et  sans  craintes,  vous  occuper 
des  soins  que  je  vous  laisse ,  et  après  lesquels 
vous  ne  serez  plus  en  peine  de  dire  quel  bien 
vous  aurez  fait  ici-bas.  Vous  le  savez,  il  existe 
un  homme  digne  du  bonheur  auquel  il  ne  sait 
pas  aspirer.  Cet  homme  est  votre  libérateur,  le 
mari  de  l'amie  qu'il  vous  a  rendue.  Seul  ,  sans 
intérêt  à  la  vie ,  sans  attente  de  celle  qui  la  suit , 
sans  plaisir,  sans  consolation,  sans  espoir,  il 
sera  bientôt  le  plus  infortuné  des  mortels.  Vous 
lui  devez  les  soins  qu'il  a  pris  de  vous ,  et  vous 
savez  ce  qui  peut  les  rendre  utiles.  Souvenez- 
vous  de  ma  lettre  précédente.  Passez  vos  jours 
avec  lui.  Que  rien  de  ce  qui  m'aima  ne  le  quitte. 
Il  vous  a  rendu  le  goût  de  la  vertu  ,  montrez-lui- 
en  l'objet  et  le  prix.  Soyez  chrétien  pour  lenpager 
à  1  être.  Le  succès  est  plus  près  que  vous  ne  j)en- 
sez  :  il  a  fait  son  devoir,  je  ferai  le  mien,  laites 
le  vôtre.  Dieu  est  juste;  ma  confiance  ne  me 
trompera  pas. 

Je  n  ai  qu  un  mot  à  vous  dire  sur  mes  enfants. 
Je  sais  quels  soins  va  vous  coûter  leur  éducation; 
mais  je  sais  bien  aussi  que  ces  soins  ne  vous  se- 
ront pas  pénibles.  Dans  les  moments  de  dégoût 
inséparables  de  cet  emploi,  dites-vous  ,  ils  sont 
les  enfants  de  Julie  ;  il  ne  vous  coûtera  plus  rien. 
M.  de  Wolmar  vous  remettra  les  observations 
que  j'ai  faites  sur  votre  mémoire  et  sur  le  ca- 
ractère de  mes  deux  fils.  Cet  écrit  n'est  que 
commencé  :  je  ne  vous  le  donne  pas  pour  régie  , 


566  LA    NOUVELLE    HÈLOÏSE. 

je  le  soumets  à  vos  Inniicres,  N'en  faites  point 
des  savants,  (àites-en  des  hommes  bienfaisants 
et  justes.  Parlez-leur  quelquefois  de  leur  mère... 
vous  savez  s'ils  lui  cloieiit  chers...  Dites  à  Mar- 
cellin  quil  ne  m'en  coûta  pas  de  mourir  pour 
lui.  Dites  à  son  frère  que  cétoit  pour  lui  que 
j'aimois  la  vie.  Dites-leur...  Je  me  sens  fatiguée. 
Il  faut  finir  cette  lettre.  Eu  vous  laissant  mes  en- 
fants je  m'en  sépare  avec  moins  de  peine;  je 
crois  rester  avec  eux. 

Adieu,  adieu,  mon  doux  ami...  Hélas!  j'a- 
chève de  vivre  comme  j  ai  commencé.  J  en  dis 
trop  peuî-ètre  en  ce  moment  où  le  cœur  ne  dé- 
guise plus  rien...  Eh!  pourquoi  craindrois-je 
d'exprimer  tout  ce  que  je  sens?  Ce  n'est  plus  moi 
qui  te  ]>arle;  je  suis  déjadans  les  bras  de  la  mort. 
Quand  tu  verras  cette  lettre,  les  vers  rongeront 
le  visage  de  ton  amante ,  et  son  cœur  où  tu  ne 
seras  plus.  Mais  mon  ame  existeroit-elle  sans 
toi?  sans  toi ,  quelle  félicité  goûterois-je?  Non  , 
je  ne  te  quitte  pas,  je  vais  t'attendre.  La  vertu 
qui  nous  sépara  sur  la  terre  nous  unira  dans  le 
séjour  éternel.  Je  meurs  dans  cette  douce  at- 
tente :  trop  heureuse  d'acheter  au  prix  de  ma  vie 
le  droil  de  l'aimer  toujours  sans  crime,  et  de  te 
le  dire  encore  une  fois. 


SIXIÈME    PARTIE.  56; 

LETTRE  XÏU. 

DE   MADAME   DORBE    A    SAINT-PREUX. 

J'apprends  que  vous  commencez  à  vous  re- 
mettre assez  pour  qu'on  puisse  espérer  de  vous 
voir  bientôt  ici.  II  faut,  mou  ami,  l'aire  elïort 
sur  votre  foiblesse;  il  (aut  tâcher  de  passer  les 
monts  avant  que  1  hiver  achève  de  vous  les  fer- 
mer. Vous  trouverez  en  ce  pays  lair  qui  vous 
convient;  vous  n'y  verrez  que  douleur  et  tris- 
tesse, et  peut-être  l'affliction  commune  sera- 
t-elle  un  soulagement  pour  la  vôtre.  La  mienne, 
pour  s'exhaler,  a  besoin  de  vous:  moi  seule  je  ne 
puis  ni  pleurer,  ni  parler,  ni  me  faire  enten- 
dre. Wolmar  mentend  ,  et  ne  me  répond  pas. 
La  douleur  d'un  père  infortuné  se  concentre  en 
lui  même;  il  n'en  imagine  pas  une  plus  cruelle; 
il  ne  la  sait  ni  voir  ni  sentir  :  il  n'y  a  plus  d'épan- 
chement  pour  les  vieillards.  Mes  enfants  m'at- 
tendrissent, et  ne  savent  pas  s'attendrir.  Je  suis 
seule  au  milieu  de  tout  le  monde;  un  morne  si- 
lence règne  autour  de  moi.  Dans  mon  stupide 
abattement  je  n'ai  plus  de  commerce  avec  per- 
sonne, je  n'ai  qu'assez  de  force  et  de  vie  pour 
sentir  les  horreurs  c|e  la  mort.  O  venez,  vous 
qui  partagez  ma  perte  ,  venez  partager  mes  dou- 
leurs; venez  nourrir  mon  cœur  de  vos  regrets  , 
venez  l'abreuver  de   vos  larmes  :  c'est  la  seule 


568  LA   NOUVELLE   HÈLOÏSE. 

consolation  que  je  puisse  attendre,  c'est  le  seul 
plaisir  qui  me  reste  a  goûter. 

Mais  avant  que  vous  arriviez  et  que  j'apprenne 
votre  avis  sur  un  projet  dont  je  sais  qu'on  vous 
a  parlé ,  il  est  bon  que  vous  sachiez  le  mien  d'a- 
vance. Je  suis  ingénue  et  franche ,  je  ne  veux 
rien  vou^  dissimuler.  J'ai  eu  de  l'amour  pour 
vous,  je  l'avoue;  peut-être  en  ai-je  encore, 
peut-être  en  aurai-je  toujours  ;  je  ne  le  sais  ni 
ne  le  veux  savoir.  On  s  en  doute  ,  je  ne  l'ignore 
pas  ;  je  ne  m'en  fâche  ni  ne  men  soucie.  Mais 
voici  ce  que  j'ai  à  vous  dire  et  que  vous  devez 
bien  retenir;  cest  qu'un  homme  qui  fut  aimé  de 
Julie  d'Etange  ,  et  pourroit  se  résoudre  à  en 
épouser  une  autre ,  n'est  à  mes  yeux  qu'un  indi- 
gne et  un  lâche  que  je  tiendrois  à  déshonneur 
d'avoir  pour  ami  :  et ,  quant  à  moi ,  je  vous  dé- 
clare que  tout  homme,  quel  qu'il  puisse  être, 
qui  désormais  m'osera  parler  d'amour ,  ne  m'en 
reparlera  de  sa  vie. 

Songez  aux  soins  qui  vous  attendent,  aux  de- 
voirs qui  vous  sont  in» posés  ,  à  celle  à  qui  vous  , 
les  avez  promis.  Ses  enlants  se  forment  et  gran- 
dissent ,  son  père  se  consume  insensiblement , 
son  mari  s'inquiète  et  s'agite.  Il  a  beau  faire , 
il  ne  peut  la  croire  anéantie;  son  cœur,  malgré 
qu'il  en  ait,  se  révolte  contre  sa  vaine  raison.  Il 
parle  d'elle  ,  il  lui  parle,  il  soupire.  Je  crois  déjà 
voir  s'accomplir  les  vœux  qu'elle  a  faits  tant  de 
fois  ;  et  c'est  à  vous  d'achever  ce  grand  ouvrage. 
QueU  motifs  pour  vous  attirer  ici  l'un  et  l'autre! 


SIXIÈME    PARTIE.  669 

Il  est  Lien  dij^ne  du  généreux  Edouard  que  nos 
malheurs  ne  lui  aient  pas  fait  clianjyer  de  réso- 
lution. 

Venez  donc ,  chers  et  respectahles  amis ,  venez 
vous  réunir  à  tout  ce  qui  reste  d'elle.  Rasseni- 
Llons  tout  ce  qui  lui  fut  cher.  Que  son  esprit 
nous  anime ,  que  son  cœur  joifjne  tous  les  nôtres; 
vivons  toujours  sous  ses  yeux.  J'aime  à  croire 
que  du  lieu  quelle  hahite ,  du  séjour  de  1  éter- 
nelle paix  ,  cette  ame  encore  aimante  et  sensible 
se  plaît  à  revenir  parmi  nous ,  à  retrouver  ses 
amis  pleins  de  sa  mémoire ,  à  les  voir  imiter  ses 
vertus ,  à  s'entendre  honorer  par  eux,  à  les  sen- 
tir embrasser  sa  tombe  et  gémir  en  prononçant 
son  nom.  Non  ,  elle  n'a  point  quitté  ces  lieux 
qu'elle  nous  rendit  si  charmants;  ils  sont  encore 
tout  remplis  d'elle.  Je  la  vois  sur  chaque  ohjet  , 
je  la  sens  à  chaque  pas ,  à  chaque  instant  du  jour 
j'entends  les  accents  de  sa  voix.  C  est  ici  qu'elle  a 
vécu;  c'est  ici  que  repose  sa  cendre....  la  moitié 
de  sa  cendre.  Deux  fois  la  semaine  ,  en  allant 
au  temple...  j'aperçois...  j'aperçois  le  lieu  triste 
ef  respectable...  Beauté,  c'est  donc  là  ton  dernier 
asile  !...  Confiance  ,  amitié  ,  vertus,  plaisirs  ,  fo- 
lâtres jeux  ,  la  terre  a  tout  englouti...  Je  me  sens 
entraînée...  j'approche  en  frissonnant...  je  crains 
de  fouler  cette  terre  sacrée...  je  crois  la  sentir 
palpiter  et  frémir  sous  mes  pieds. ..j'entends  mur- 
murer une  voix  plaintive!...  Claire!  ô  ma  Claire  ! 
où  es-tu?  que  fais-tu  loin  de  ton  amie?...  Son 
cercueil  ne  la  contient  pas  tout  entière...  Il  at- 


SyO  LA   NOUVELLE    HÉLOÏSE. 

tend  le  reste  de  sa  proie...  il  ne  l'attendra  pas 
long-temps  (i). 

(t)  En  achevant  de  relire  ce  recueil ,  je  crois  voir  pour- 
quoi l'intérêt,  tout  foible  qu'il  est,  m'en  est  si  agréable, 
et  le  sera  ,  je  pense ,  à  tout  lecteur  d'un  bon  naturel  :  c'est 
qu'au  moins  ce  foible  intérêt  est  pur  et  sans  mélange  de 
peine;  qu'il  n'est  point  excité  par  des  noirceurs,  par  des 
crimtîs,  ni  mêlé  du  tourment  de  haïr.  Je  ne  saurois  con- 
cevoir quel  plaisir  on  peut  prendre  à  imaginer  et  com- 
poser le  personnage  d'un  scélérat ,  à  se  mettre  à  sa  place 
tandis  qu'on  le  représente,  à  lui  prêter  l'éclat  le  plus  im- 
posant. Je  plains  beaucoup  les  auteurs  de  tant  de  tragé- 
dies pleines  d'horreurs,  lesquels  passent  leur  vie  à  faire 
agir  et  parler  des  gens  qu'on  ne  peut  écouter  ni  voir  sans 
souffrir.  Il  me  semble  qu'on  devroit  gémir  d'être  con- 
damné à  un  travail  si  cruel  :  ceux  qui  s'en  font  un  amu- 
sement doivent  être  bien  dévorés  du  zèle  de  l'utilité  pu- 
blique. Pour  moi,  j'admire  de  bon  cœur  leurs  talents  et 
leurs  beaux  génies;  mais  je  remercie  Dieu  de  ne  me  les 
avoir  pas  donnés. 


FIN  DE  LA  SIXIEME  ET  DERNIERE  PARTIE. 


LES  AMOIJRS 

DE 

MYLORD  EDOUARD  BOMSTON 


l^ES  bizarres  aventures  de  mylorcl  Edouard  à 
Rome  étoient  trop  romanesques  pour  pouvoir 
être  mêlées  avec  celles  de  Julie  sans  en  gâter 
la  simplicité.  Je  me  contenterai  donc  den  ex- 
traire et  abréger  ici  ce  qui  sert  à  lintelligcnce 
de  deux  ou  trois  lettres  où  il  en  est  question. 

Mylord  Edouard,  dans  ses  tournées  d'Italie, 
a  voit  fait  connoissance  à  Rome  avec  une  femme 
de  qualité,  INapolitaine,  dont  il  ne  tarda  pas  à 
devenir  fortement  amoureux  :  elle,  de  son  côté, 
conçut  pour  lui  une  passion  violente  qui  la  dé- 
vora le  reste  de  sa  vie,  et  finit  par  la  mettre 
au  tombeau.  Cet  homme,  âpre  et  peu  galant, 
mais  ardent  et  sensible,  extrême  et  grand  en 
tout,  ne  pouvoit  guère  inspirer  ni  sentir  d  at- 
tacliement  médiocre. 

Les  principes  stoïques  de  ce  vertueux  Anglois 
inquiétoient  la  marquise.  Elle  prit  le  parti  de  se 
faire  passer  pour  veuve  durant  l'absence  de  son 
mari;  ce  qui  lui  fut  aisé,  parcequ'ils étoient  tous 
deux  étrangers  à  Rome,  et  que  le  marquis  scr- 


572  LES    AMOURS 

voit  dans  les  troupes  de  l'empereur. L'amoureux 
Edouard  11e  tarda  pas  à  parler  de  mariage.  La 
marquise  allégua  la  différence  de  religion  et 
d'autres  prétextes.  Enfin  ils  lièrent  ensemble 
un  commerce  intime  et  libre,  jusqu'à  ce  qu'E- 
douard, ayant  découvert  que  le  mari  vivoit , 
voulut  rompre  avec  elle ,  après  1  avoir  accablée 
des  plus  vifs  reproches,  outré  de  se  trouver 
coupable  sans  le  savoir  d'un  crime  qu'il  avoit  en 
horreur. 

La  marquise  ,  femme  sans  principes  ,  mais 
adroite  et  pleine  de  charmes,  n'épargna  rien 
pour  le  retenir,  et  en  vint  à  bout.  Le  commerce 
adultère  fut  supprimé,  mais  les  liaisons  conti- 
nuèrent. Tout  indigne  qu'elle  étoit  d'aimer,  elle 
aimoit  pourtant  :  il  fallut  consentir  à  voir  sans 
fruit  un  homme  adoré  qu'elle  ne  pouvoit  con- 
server autrement;  et  cette  barrière  volontaire 
irritant  l'amour  des  deux  côtés,  il  en  devint  plus 
ardent  par  la  contrainte.  La  marqui^  ne  négli- 
gea pas  les  soins  qui  pouvoient  faire  oublier  à 
son  amant  ses  résolutions  :  elle  étoit  séduisante 
et  belle.  Tout  fut  inutile  :  l'Anglois  resta  ferme; 
sa  grande  ame  étoit  à  l'épreuve.  La  première  de 
ses  passions  étoit  la  vertu  :  il  eût  sacrifié  sa  vie 
à  sa  maîtresse ,  et  sa  maîtresse  à  son  devoir.  Une 
fois  la  séduction  devint  trop  pressante  :  le  moyen 
qu  il  alloit  prendre  pour  s'en  délivrer  retint  la 
mar(|uise  et  rendit  vains  tous  ses  pièges.  Ce  n'est 
point  parceque  nous  sommes  foibles,  mais  par- 
ceque  nous  sommes  lâches,  que  nos  sens  nous 


DE   MYLOUD    EDOUARD.  S;,^ 

subjuguent  toujours.  Quiconque  craint  moins 
la  mort  que  le  crime  n'est  jamais  forcé  d'être 
criminel. 

Il  y  a  peu  de  ces  âmes  fortes  qui  entraînent 
les  autres  et  les  élèvent  à  leur  sphère;  mais  il 
y  en  a.  Celle  d'Edouard  étoit  de  ce  nombre.  Ija 
marquise  cspéroit  le  gagner;  c'étoit  lui  qui  la 
gagnoit  insensiblement.  Quand  les  leçons  de  la 
\ertu  p renoient  dans  sa  bouche  les  accents  de 
l'amour,  il  la  touchoit,  il  la  faisoit  pleurer;  ses 
feux  sacrés  animoient  cette  ame  rampante  ;  un 
sentiment  de  justice  et  d'honneur  y  portoit  son 
charme  étranger  ;  le  vrai  beau  commencoit  à 
lui  plaire  :  si  le  méchant  pouvoit  changer  de 
nature  ,  le  cœur  de  la  marquise  en  auroit 
changé. 

L'amour  seul  profita  de  ces  émotions  lé- 
gères ;  il  en  acquit  plus  de  délicatesse.  Elle  com- 
mença d'aimer  avec  générosité  :  avec  un  tem- 
pérament ardent  et  dans  un  climat  où  les  sens 
ont  tant  d'empire,  elle  oublia  ses  plaisirs  pour 
songer  à  ceux  de  son  amant ,  et  ne  pouvant  les 
partager,  elle  voulut  au  moins  qu'il  les  tînt 
d'elle.  Telle  fut  de  sa  part  finterprétalion  favo- 
rable d'une  démarche  où  son  caractère  et  celui 
d'Edouard,  qu'elle  connoissoit  bien ,  pouvoient 
faire  trouver  un  raffinement  de  séduction. 

Elle  n'épargna  ni  soins  ni  dépense  pour  faire 
chercher  dans  tout  Rome  une  jeune  personne 
facile  et  sûre  :  on  la  trouva,  non  sans  peine.  Un 
soir,  après  un  entretien  fort  tendre,  elle  la  lui 


574  LES   AMOURS 

présenta  :  Disposez-en  ,  lui  dit-elle  avec  un  sou- 
rire, qu'elle  jouisse  du  prix  de  mon  amour;  mais 
qu'elle  soit  la  seule  :  c'est  assez  pour  moi  si  quel- 
quefois auprès  délie  vous  sonji^ezà  la  main  dont 
vous  la  tenez.  Elle  voulut  sortir,  Edouard  la  re- 
tint. Arrêtez,  lui  dit-il  ;  si  vous  me  croyez  assez 
lâche  pour  profiter  de  votre  offre  dans  votre 
propre  maison ,  le  sacrifice  n'est  pas  d'un  |]ran<i 
prix,  et  je  ne  vaux  pas  la  peine  d'être  beaucoup 
regretté.  Puisque  vous  ne  devez  pas  être  à  moi, 
je  souhaite,  dit  la  marquise,  que  vous  ne  soyez 
à  personne  ;  mais  si  l'amour  doit  perdre  ses 
droits  ,  souffrez  au  moins  qu'il  en  dispose.  Pour- 
quoi mon  bienfait  vous  est-if  à  charge?  avez- 
vous  peur  d'être  un  ingrat?  Alors  elle  l'obligea 
d  accepter  l'adresse  de  Laure  (c'étoit  le  nom  de 
la  jeune  personne),  et  lui  fit  jurer  qu'il  s'abstien- 
droit  de  tout  autre  commerce.  Il  dut  être  touché, 
il  le  fut.  Sa  reconnoissance  lui  donna  plus  de 
peine  à  contenir  que  son  amour;  et  ce  fut  le 
piège  le  plus  dangereux  que  la  marquise  lui  ait 
tendu  de  sa  vie. 

Extrême  en  tout,  ainsi  que  son  amant,  elle 
fit  souper  Laure  avec  elle ,  et  lui  prodigua  ses 
caresses,  comme  pour  jouir  avec  plus  de  ponjpe 
du  plus  grand  sacrifice  que  l'amour  ait  jamais 
fait,  l'klouard  pt'nétré  se  livroii  à  ses  transports; 
son  ame  émue  et  sensible  s'exhaloit  dans  ses 
regards,  dans  ses  gestes;  il  ne  disoit  pas  un  mot 
qui  ne  fût  lexpression  de  la  patision  la  plus  vive, 
l^aure  étoii  charmante  j  à  peine  la  rcgardoit-ib 


DE   MYLORD   EDOUARD.  S-jS 

Elle  n imita  pas  cette  indifférence;  elle  rc^rardoit 
et  voyoit,  clans  le  vrai  tableau  de  1  amour,  un 
objet  tout  nouveau  pour  elle. 

Après  le  souper  la  marquise  renvoya  Laure, 
et  resta  seule  avec  son  amant.  Elle  avoit  compté 
sur  les  dangers  de  ce  téte-à-tête;  elle  ne  sV'loit 
pas  trompée  en  cela  :  mais  comptant  quil  y  suc- 
comberoit,  elle  se  trompa  :  toute  son  adresse  ne 
fit  que  rendre  le  triomphe  de  la  vertu  plus  écla- 
tant et  plus  douloureux  à  l'un  et  à  1  autre.  C'est 
à  cette  soirée  que  se  rapporte,  à  la  fin  de  la 
quatrième  partie  de  Julie  ,  ladmiration  de  Saint- 
Preux  pour  la  force  de  son  ami. 

Edouard  étoit  vertueux,  mais  homme  :  il  avoit 
toute  la  simplicité  du  véritable  honneur,  et  rien 
de  ces  fausses  bienséances  qu'on  lui  substilue,  et 
dont  les  gens  du  monde  font  si  grand  cas.  Après 
plusieurs  jours  passés  dans  les  mêmes  trans- 
ports près  de  la  marquise,  il  sentit  augmenter  le 
péril  ;  et  prêt  à  se  laisser  vaincre,  il  aima  mieux 
manquer  de  délicatesse  que  de  vertu  :  il  fut  voir 
Laure. 

Elle  tressaillit  à  sa  vue.  Il  la  trouva  triste  ;  il  • 
entreprit  de  1  égayer ,  et  ne  crut  jjas  avoir  be- 
soin de  beaucoup  de  soins  pour  y  réussir.  Gela 
ne  lui  fut  pas  si  facile  qu'il  l'avoit  cru.  Ses  cares- 
ses furent  mal  reçues,  ses  offres  furent  rejetées 
d'un  air  quon  ne  prend  point  en  disputant  ce 
qu'on  veut  accorder. 

Un  accueil  aussi  ridicule  ne  le  rebuta  pas ,  il 
l'irrita.  Devoit-il  des  égards  d'enfant  à  une  fille 


576  LES   AMOURS 

de  cet  ordre?  Il  usa  sans  ménagement  de  ses 
droits.  Laure ,  maljjré  ses  cris,  ses  pleurs,  sa  ré- 
sistance,  se  sentant  vaincue,  fait  un  effort,  s'é- 
lance à  l'autre  extrémité  de  la  chambre,  et  lui 
crie  d'une  voix  animée  :  Tuez-moi  si  vous  vou- 
lez; jamais  vous  ne  me  toucherez  vivante.  Le 
geste,  le  regard,  le  ton,  n'étoient  pas  équivo- 
ques. Edouard,  dans  un  étonnement  qu'on  ne 
peut  concevoir,  se  calme,  la  prend  par  la  main, 
la  fait  rasseoir,  s  assied  à  côté  d'elle,  et  la  re- 
gardant sans  parler,  attend  froidement  le  dé- 
nouement de  cette  comédie. 

Elle  ne  disoit  rien;  elle  avoit  les  yeux  baissés; 
sa  respiration  étoit  inégale  ,  son  cœur  palpitoit, 
et  tout  marquoit  en  elle  une  agitation  extraor- 
dinaire. Edouard  rompit  enfin  le  silence  pour 
lui  demander  ce  que  signifioit  cette  étrange 
scèn  e.Me  serois-je  trompé  ,  lui  dit-il?  ne  seriez- 
vous  point  Lauretta  Pisana?  Plût  à  Dieu,  dit- 
elle  d'une  voix  tremblante.  Quoi  donc  !  reprit-il 
avec  un  sourire  moqueur,  auriez-vous  par  ha- 
sard changé  de  métier?  Non ,  dit  Laure  ;  je  stiis 
toujours  la  même  :  on  ne  revient  plus  de  l'état 
où  je  suis.  11  trouva  dans  ce  tour  de  phrase ,  et 
dans  l'accent  dont  il  fut  prononcé  ,  quelque 
chose  de  si  extraordinaire,  qu'il  ne  savoit  plus 
que  penser ,  et  qu  il  crut  que  cette  fille  étoit  de- 
venue folle.  11  continua  :  Pourquoi  donc,  char- 
mante Laure,  ai-je  seul  l'exclusion?  Dites-moi 
ce  qui  m'attire  votre  haine.  Ma  haine!  s'écria-t- 
elle  d'un  ton  plus  vif.  Je  n'ai  point  aimé  ceux 


DE   MYLORD    EDOUARD.  677 

que  j'ai  reçus  :  je  puis  souffrir  tout  le  monde 
hors  vous  seul. 

Mais  pourquoi  cela?  Laure,  expliquez-vous 
mieux  ,  je  ne  vous  entends  point.  Eh  !  m'en- 
tends-je  moi-même?  Tout  ce  que  je  sais,  c'est 
que  vous  ne  me  toucherez  jamais...  Non,  s'é- 
cria-t- elle  encore  avec  emportement ,  jamais 
vous  ne  me  toucherez.  En  me  sentant  dans  vos 
bras,  je  songerois  que  vous  n'y  tenez  qu'une 
fille  puhlique,  et  je  mourrois  <\v  »^ye. 

Elle  sanimoit  en  parUint.  Edouard  aj)erçut 
dans  ses  yeux  des  signes  de  douieur  et  de  dés- 
espoir qui  lattendrirent.  Il  prit ,  avec  «les  ma- 
nières moins  méprisantes,  un  ton  plus  iioiinête 
et  plus  caressant.  Elle  se  cachoit  le  visage,  elle 
évitoit  ses  regards.  Il  lui  prit  la  main  d'un  air 
affectueux.  A  peine  elle  sentit  cette  main  qu'elle 
y  porta  la  bouche,  et  la  pressa  de  ses  lèvres  en 
poussant  des  sanglots  et  versant  des  torrents  de 
larmes. 

Ce  langage ,  quoique  assez  clair ,  n'étoit  pas 
précis.  Edouard  ne  l'amena  qu'avec  peine  à  lui 
parler  plus  nettement.  La  pudeur  éteinte  étoit 
revenue  avec  1  amour ,  et  Laure  n'avoit  jamais 
prodigué  sa  personne  avec  tant  de  honte  qu'elle 
en  eut  d'avouer  quelle  aimoit. 

A  peine  cet  amour  étoit-il  né  qu'il  étoit  déjà 
dans  toute  sa  force.  Laure  étoit  vive  et  sensible, 
assez  belle  pour  faire  une  passion  ,  assez  tendre 
pour  la  partager  ;  mais  ,  vendue  par  d'indignes 
parents  dès  sa  première  jeunesse,  ses  charmes, 

4-  37 


578  LES   AMOURS 

souillés  par  la  débauche  ,  avoient  perdu  leur 
empire.  Au  sein  des  honteux  plaisirs ,  l'amour 
Cuyoit  devant  elle  ;  de  malheureux  corrupteurs 
ne  pouvoient  ni  lé  sentir  ni  1  inspirer.  Les  corps 
combustibles  ne  brûlent  point  d'eux-mêmes  ; 
qu'une  étincelle  approche  ,  et  tout  part.  Ainsi 
prit  feu  le  Cœur  de  Laure  aux  transports  de  ceux 
d'Edouard  et  de  la  marquise.  A  ce  nouveau  lan- 
gage elle  sentit  un  frémissement  délicieux  :  elle 
prêtoit  une  oreille  attentive  ;  ses  avides  regards 
ne  laissoient  rien  échapper.  La  flamme  humide 
qui  sortoit  des  yeux  de  l'amant  pénétroit  par 
les  siens  jusqu'au  fond  du  cœur  ;  un  sang  plus 
brûlant  couloit  dans  ses  veines;  la  voix  d'E- 
douard avoit  un  accent  qui  l'agitoit  ;  le  senti- 
ment lui  sembloit  peint  dans  tous  ses  gestes  ; 
tous  ses  traits  animés  par  la  passion  la  lui  fai^ 
soient  ressentir.  Ainsi  la  première  image  de  l'a- 
mour lui  fit  aimer  l'objet  qui  la  lui  avoit  offerte. 
S'il  n'eût  rien  senti  pour  une  autre,  peut-être 
n'eût-elle  rien  senti  pour  lui. 

Toute  cette  agitation  la  suivit  chez  elle.  Le 
trouble  de  l'amour  naissant  est  toujours  doux. 
Son  premier  mouvement  fut  de  se  livrer  à  ce 
nouveau  charme ,  le  second  fut  d'ouvrir  les  yeui 
sur  elle.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie ,  elle  vit 
son  état  ;  elle  en  eut  horreur.  Tout  ce  qui  nourrit 
l'espérance  et  les  désirs  des  amants  se  tournoit 
en  désespoir  dans  son  ame,  La  possession  de  ce 
qu'elle  aimoit  n'offroit  à  ses  yeux  que  l'opprobre 
d'une  abjecte  et  vile  créature ,  à  laquelle  on  pro- 


DE    MYLORD    EDOUARD.  579 

digue  son  mépris  avec  ses  caresses  ;  dans  le  prix 
d'un  amour  heureux,  elle  ne  vit  que  l'infâme 
prostitution.  Ses  tourments  les  plus  insupporta- 
bles lui  venoient  ainsi  de  ses  propres  désirs,  Plus 
il  lui  étoit  aisé  de  les  satisfaire,  plus  son  sort  lui 
sembloit  affreux  :  sans  honneur ,  sans  espoir , 
sans  ressources ,  elle  ne  connut  l'amour  que  pour 
en  regretter  les  délices.  Ainsi  commencèrent  ses 
longues  peines ,  et  finit  son  bonheur  d'un  mo- 
ment. 

La  passion  naissante  qui  l'humilioit  à  ses  pro- 
pres yeux  l'élevoit  à  ceux  d'Edouard.  La  voyant 
capable  d'aimer  ,  il  ne  la  méprisa  plus.  Mais 
quelles  consolations  pouvoit-elle  attendre  de 
lui?  quel  sentiment  pouvoit-il  lui  marquer,  si 
ce  n'est  le  foible  intérêt  qu'un  cœur  honnête , 
qui  n'est  pas  libre,  peut  prendre  à  un  objet  de 
pitié  qui  n'a  plus  d'honneur  qu'assez  pour  sentir 
sa  honte? 

Il  la  consola  comme  il  put ,  et  promit  de  la 
venir  revoir.  Il  ne  lui  dit  pas  un  mot  de  son 
état,  pas  même  pour  l'exhorter  d'en  sortir.  Que 
servoit  d'augmenter  l'effroi  qu  elle  en  avoit,  puis- 
que cet  effroi  même  la  faisoit  désespérer  d'elle? 
Un  seul  mot  sur  un  tel  sujet  tiroit  à  conséquence 
et  sembloit  la  rapprocher  de  lui  :  c'étoit  ce  qui 
ne  pouvoit  jamais  être.  Le  plus  grand  malheur 
des  métiers  infâmes  est  qu'on  ne  gagne  rien  à 
les  quitter. 

Après  une  seconde  visite  ,  Edouard  ,  n'ou- 
bliant pas  la  magnificence  angloisc,  lui  envoya 

37. 


58o  LES   AMOURS 

un  cabinet  de  laque  et  plusieurs  bijoux  d'An- 
gleterre. Elle  lui  renvoya  le  tout  avec  ce  billet  : 

«  J'ai  perdu  le  droit  de  refuser  des  présents  ; 
«  j'ose  pourtant  vous  renvoyer  le  vôtre  ;  car 
«  peut-être  n'aviez-vous  pas  dessein  d'en  faire  un 
«  signe  de  mépris.  Si  vous  le  renvoyez  encore , 
«  il  faudra  que  je  l'accepte  :  mais  vous  avez  une 
«  bien  cruelle  générosité.  » 

Edouard  fut  frappé  de  ce  billet  :  il  le  trouvoit 
à-la-fois  humble  et  fier.  Sans  sortir  de  la  bassesse 
de  son  état ,  Laure  y  montroit  une  sorte  de  di- 
gnité. G'étoit  presque  effacer  son  opprobre  à 
force  de  s'en  avilir.  Il  avoit  cessé  d  avoir  du  mé- 
pris pour  elle  ;  il  commença  de  l'estimer.  Il  con- 
tinua de  la  voir  sans  plus  parler  de  présent  ;  et, 
s'il  ne  s'honora  pas  d'être  aimé  d'elle ,  il  ne  put 
s'empêcher  de  s'en  applaudir. 

Il  ne  cacha  pas  ses  visiies  à  la  marquise;  il 
n'avoit  nulle  raison  de  les  lui  cacher  ;  et  c'eût 
été  de  sa  part  une  ingratitude.  Elle  en  voulut 
savoir  davantage.  Il  jura  qu'il  n'avoit  point  tou- 
ché Laure. 

Sa  modération  eut  un  effet  tout  contraire  à 
celui  qu'il  en  attcndoit.  Quoi ,  s'écria  la  marquise 
en  fureur ,  vous  la  voyez  et  ne  la  touchez  point  ! 
Qu'allez-vous  donc  faire  chez  elle  ?  Alors  s'éveilla 
cette  jalousie  infernale  qui  la  fit  cent  fois  atten- 
ter à  la  vie  de  l'un  et  de  l'autre,  et  la  consuma 
de  rage  jusqu'au  moment  de  sa  mort. 

D'autres  circonstances  achevèrent  d'allumer 
cette  passion  furieuse ,  et  rendirent  cette  femme 


DE  MYLORD  EDOUARD.  58l 

à  son  vrai  caractère.  J'ai  déjà  remarque  que, 
dans  son  intéjyre  probité  ,  Edouard  manquoit  de 
délicatesse.  Il  fit  a  la  marquise  le  même  présent 
que  lui  avoit  renvoyé  Laure.  Elle  1  accepta,  non 
par  avarice  ,  mais  parcequ'ils  étoient  sur  le  pied 
de  s'en  faire  l'un  à  1  autre;  échange  auquel  à  la 
vérité  la  marquise  ne  perdoit  pas.  Malheureu- 
sement elle  vint  à  savoir  la  première  destination 
de  ce  présent,  et  comment  il  lui  étoit  revenu. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'à  l'instant  tout  fut 
l>risé  et  jeté  par  les  fenêtres.  Quon  juge  de  cq 
que  dut  sentir  en  pareil  cas  une  maîtresse  ja- 
louse et  une  femme  de  qualité. 

Cependant  plus  Laure  sentoit  sa  honte,  moins 
elle  tentoit  de  s'en  délivrer  :  elle  y  restoit  par 
désespoir;  et  le  dédain  qu'elle  avoit  pour  elle- 
même  rejaillissoit  sur  ses  corrupteurs.  Elle  n'é- 
toit  pas  fière  ;  quel  droit  eût-elle  eu  de  l'être  ? 
mais  un  profond  sentiment  d'ignominie  qu'on 
voudroit  en  vain  repousser,  l'affreuse  tristesse  de 
l'opprobre  qui  se  sent  et  ne  peut  se  fuir,  l'indi- 
gnation d'un  cœur  qui  s'honore  encore  et  se  sent 
à  jamais  déshonoré  ;  tout  versoit  le  remords  et 
l'ennui  sur  des  plaisirs  abhorrés  par  l'amour.  Un 
respect  étranger  à  ces  âmes  viles  leur  faisoit  ou- 
blier le  ton  de  la  débauche  ,  un  trouble  involon- 
taire empoisonnoit  leurs  transports;  et, touchés 
du  sort  de  leur  victime,  ils  s'en  retournoient 
pleurant  sur  elle  et  rougissant  d'eux. 

La  douleur  la  consumoit.  Edouard,  qui  peu- 
à-peu  la  prenoit  en  amitié ,  vit  qu  elle  n  etoit 


582  LES  AMOURS 

que  trop  affligée,  et  qu'il  Falloit  plutôt  la  rani- 
irier  que  l'abattre.  Il  la  voyoit,  c'étoii  déjà  beau- 
coup pour  la  consoler.  Ses  entretiens  firent  plus, 
ils  l'encouragèrent  ;  ses  discours  élevés  et  grands 
rendoient  à  son  ame  accablée  le  ressort  qu'elle 
avoit  perdu.  Quel  effet  ne  faisoicnt- ils  point 
partant  d'une  bouche  aimée  et  pénétrant  dans 
un  cœur  bien  né  que  le  sort  livroit  à  la  honte , 
mais  que  la  nature  avoit  fait  pour  l'honnêteté  ! 
C'est  dans  ce  cœur  qu'ils  trouvoient  de  la  prise 
et  qu'ils  portoient  avec  fruit  les  leçons  de  la 
\ertu. 

Par  ces  soins  bienfaisants  il  la  fit  enfin  mieux 
penser  d'elle.  S'il  n'y  a  de  flétrissure  éternelle 
que  celle  d'un  cœur  corrompu  ,  je  sens  en  moi 
de  quoi  pouvoir  effacer  ma  honte  :  je  serai  tou- 
jours méprisée  ,  mais  je  ne  mériterai  plus  de 
l'être  ;  je  ne  me  mépriserai  plus.  Echappée  à 
l'horreur  du  vice,  celle  du  mépris  m'en  sera  moins 
amère.  Eh  !  que  m'importent  les  dédains  de  toute 
la  terre  quand  Edouard  m'estimera  ?  Qu  il  voie 
son  ouvrage  et  qu'il  s'y  complaise:  seul  il  me  dé- 
dommagera de  tout.  Quand  Ihonneur  n'ygagne- 
roitrien,  du  moins  l'amour  y  gagnera.  Oui,  don- 
nons au  cœur  qu'il  enflamme  une  habitation  plus 
pure.  Sentiment  délicieux  !  je  ne  profanerai  plus 
tes  transports.  Je  ne  puis  être  heureuse  ;  je  ne  le 
serai  jamais,  je  le  sais.  Hélas  !  je  suis  indigne  des 
caresses  de  l'amour  ;  mais  je  n'en  souffrirai  ja- 
mais d'autres. 

Son  état  étoit  trop  violentpour  pouvoir  durerj 


DE   MYLORD  EDOUARD.  583 

mais  quand  elle  tenta  d'en  sortir ,  elle  y  trouva 
des  difficultés  qu'elle  n'avoit  pas  prévues.  Elle 
éprouva  que  celle  qui  renonce  au  droit  sur  sa 
personne  ne  le  recouvre  pas  comme  il  lui  plaît, 
et  que  l'honneur  est  une  sauvegarde  civile  qui 
laisse  bien  foibles  ceux  qui  l'ont  perdu.  Elle  ne 
trouva  d'autre  parti  pour  se  retirer  de  l'oppres- 
sion que  d'aller  brusquement  se  jeter  dans  un 
couvent,  et  d'abandonner  sa  maison  presque  au 
pillage  ;  car  elle  vivoit  dans  une  opulence  com- 
mune à  ses  pareilles,  sur-tout  en  Italie,  quand 
l'âge  et  la  figure  les  font  valoir.  Elle  n'avoit  rien 
dit  à  Bomston  de  son  projet, trouvant  une  sorte 
de  bassesse  à  en  parler  avant  lexécution.  Quand 
elle  fut  dans  son  asile,  elle  le  lui  marqua  par  un 
billet ,  le  priant  de  la  protéger  contre  les  gens 
puissants  qui  s'intéressoient  à  son  désordre  et 
que  sa  retraite  alloit  offenser.  Il  courut  chez  ellp 
assez  tôt  pour  sauver  ses  effets.  Quoique  étran- 
ger dans  Rome  ,  un  grand  seigneur  considéré , 
riche  ^  et  plaidant  avec  force  la  cause  de  fhon- 
nêteté ,  y  trouva  bientôt  assez  de  crédit  pour  la 
maintenir  dans  son  couvent ,  et  même  l'y  faire 
jouir  d'une  pension  que  lui  avoit  laissée  le  car- 
dinal auquel  ses  parents  lavoient  vendue. 

Il  fut  la  voir.  Elle  étoit  belle  ;  elle  aimoit;  elle 
étoit  pénitente;  elle  lui  devoit  tout  ce  quelle 
alloit  être.  Que  de  titres  pour  toucher  un  cœur 
comme  le  sien  !  Il  vint  plein  de  tous  les  senti 
ments  qui  peuvent  porter  au  bien  les  cœurs  sen 
siblesj  il  n'y  manquoit  que  celui  qui  pouvoit  la 


584  ï-^S   AMOURS 

rendre  heureuse  ,  et  qui  ne  dépencloit  pas  de  lui. 
Jamais  elle  n'en  avoit  tant  espéré  ;  elle  étoit 
transportée  ;  elle  se  sentoit  déjà  dans  l'état  au- 
quel on  remonte  si  rarement.  Elle  disoit  :  Je  suis 
lion  ête;  un  homme  vertueux  s'intéresse  à  moi: 
Amour,  je  ne  regrette  plus  les  pleurs,  les  soupirs 
que  tu  me  coûtes  ;  tu  m'as  déjà  payée  de  tout. 
Tu  fis  ma  force ,  et  tu  fais  ma  récompense  ;  en 
me  faisant  aimer  mes  devoirs  ,  tu  deviens  le  pre- 
mier de  tous.  Quel  bonheur  n'étoit  réservé  qu'à 
moi  seule  !  C'est  l'amour  qui  m'élève  et  m'honore; 
c'est  lui  qui  m'arrache  au  crime,  à  l'opprobre; 
il  ne  peut  plus  sortir  de  mon  cœur  qu'avec  la 
vertu.  O  Edouard!  quand  je  redeviendrai  mépri- 
sable j  aurai  cessé  de  t'aimer. 

Cette  retraite  fit  du  bruit.  Les  âmes  basses , 
qui  jugent  des  autres  par  elles-mêmes  ,  ne  purent 
imaginer  qu'Edouard  n'eût  mis  à  cette  affaire 
que  de  l'intérêt  et  de  Ihonnêteté.  Laure  étoit  trop 
aimable  pour  que  les  soins  qu'un  homme  prenoit 
d'elle  ne  fussent  pas  toujours  suspects.  La  mar- 
quise ,  qui  avoit  ses  espions ,  fut  instruite  de  tout 
la  première;  et  ses  emportements  qu'elle  rie  put 
contenir  achevèrent  de  divulguer  son  intrigue. 
Le  bruit  en  parvint  au  marquis  jusqu'à  V^ienne; 
et  l'hiver  suivant  il  vint  à  Rome  chercher  un  coup 
d'épée  pour  rétablir  son  honneur,  qui  n'y  gagna 
rien. 

Ainsi  commencèrent  ces  doubles  liaisons  qui, 
dans  un  pays  comme  l'Italie,  exposèrent  Edouard 
à  mille  périls  de  toute  espèce  ;  tantôt  de  la  part 


DE   MYLORD   EDOUARD.  585 

d'iuî  militaire  outragé;  tantôt  de  la  part  d'une 
femme  jalouse  et  vindicative  ;  tantôt  de  la  part 
de  ceux  qui  s'étoient  attachés  à  Laurc,  et  que 
sa  perte  mit  en  fureur.  Ijiaisons  bizarres  sil  en 
fut  jamais  ,  qui,  l'environnant  de  périls  sans  uti- 
lité, le  partageoient  entre  deux  maîtresses  pas- 
sionnées sans  en  pouvoir  posséder  aucune  ;  re- 
fusé de  la  courtisane  quil  nainioit  pas  ,  refu- 
sant l'honnête  femme  qu'il  adoroit  ;  toujours 
vertueux  ,  il  est  vrai,  mais  croyant  toujours  ser- 
vir la  safjesse  en  n'écoutant  que  ses  passions. 

Il  n'est  pas  aisé  de  dire  quelle  espèce  de  sym- 
pathie pou  voit  unir  deux  caractères  si  opposés 
que  ceux  d  Edouard  et  de  la  marquise  ;  mais  , 
malgré  la  différence  de  leurs  principes  ,  ils  ne 
purent  jamais  se  détacher  parfaitemeut  l'un  de 
l'autre.  On  peut  juger  du  désespoir  de  cette 
femme  emportée  quand  elle  crut  s'être  donné 
une  rivale, et  quelle  rivale!  par  son  imprudente 
générosité.  T^es  reproches ,  les  dédains ,  les  ou- 
trages, les  menaces  ,  les  tendres  caresses,  tout 
fut  employé  tour-à-tour  pour  détacher  Edouard 
de  cet  indigne  commerce  ,  où  jamais  elle  ne  put 
croire  que  son  cœur  n'eût  point  de  part.  Il  de- 
meura ferme  ;  il  l'avoit  promis.  I^aure  avoit 
borné  son  espérance  et  son  bonheur  à  le  voir 
quelquefois.  Sa  vertu  naissante  avoit  besoin 
d'appui;  elle  tenoit  à  celui  qui  l'avoit  fait  naître; 
c'étoit  à  lui  de  la  soutenir.  Voilà  ce  qu'il  disoit 
à  la  marquise  ,  à  lui-même  ,  et  peut-être  ne  se 
disoit-il  pas  tout.  Où  est  l'homme  assez  sévère 


586  LES  AMOURS 

pour  fuir  les  regards  d'un  objet  charmant  qui  ne 
lui  demande  que  de  se  laisser  aimer?  où  est  ce- 
lui dont  les  larmes  de  deux  beaux  yeux  n'en-r 
fient  pas  un  peu  le  cœur  honnête  ?  où  est  l'honimc 
bienfaisant  dont  Tulile  amour-propre  n'aime 
pas  à  jouir  du  fruit  de  ses  soins?  11  avoit  rendu 
Laure  trop  estimable  pour  ne  faire  que  l'es- 
timer. 

La  marquise  ,  n'ayant  pu  obtenir  qu'il  cessât 
de  voir  cette  infortunée ,  devint  furieuse.  Sans 
avoir  le  courage  de  rompre  avec  lui ,  elle  le  prit 
dans  une  espèce  d'horreur.  Elle  frémissoit  en 
voyant  entrer  son  carrosse ,  le  bruit  de  ses  pas 
en  montant  l'escalier  la  faisoit  palpiter  d'effroi. 
Elle  ëtoit  prête  à  se  trouver  mal  à  sa  vue.  Elle 
avoit  le  cœur  serré  tant  qu'il  restoit  auprès  d'elle; 
quand  il  partoit,  elle  l'accabloit  d'imprécations; 
sitôt  qu'elle  ne  le  voyoit  plus  ,  elle  pleuroit  de 
rage  ;  elle  ne  parloit  que  de  vengeance  ;  son  dé- 
pit sanguinaire  ne  lui  dictoit  que  des  projets 
dignes  d'elle.  Elle  lit  plusieurs  fois  atta({uer 
Edouard  sortant  du  couvent  de  Laure  ;  elle  lui 
tendit  des  pièges  à  ellc-niônie  pour  l'en  faire 
sortir  et  l'enlever.  Tout  cela  ne  put  le  guérir.  Il 
retournoit  le  lendemain  chez  celle  qui  l'avoit 
voulu  faire  assassiner  la  veille  ;  et  toujours  avec 
son  chimérique  projet  de  la  rendre  à  la  raison, 
il  exposoit  la  sienne  ,  et  nourrissoit  sa  foiblesse 
du  zèle  de  sa  vertu. 

Au  bout  de  quelques  mois ,  le  marquis  ,  mal 
ffuéri  de  sa  blessure ,  mourut  en  Allemagne  , 


DE   MYLORD   EDOUARD.  587 

peut-être  de  douleur  de  la  mauvaise  conduite 
de  sa  femme.  Cet  événement,  qui  devoit  rappro- 
cher Edouard  de  la  marquise,  ne  servit  qu'à  l'en 
éloigner  encore  plus.  Il  lui  trouva  tant  d'em- 
pressement à  mettre  à  profit  sa  liberté  recou- 
vrée ,  qu'il  frémit  de  s'en  prévaloir.  Le  seul  doute 
si  la  blessure  du  marquis  n'avoit  point  contri- 
bué à  sa  mort  effraya  son  cœur  et  fit  taire  ses 
désirs.  Il  se  disoit  :  Les  droits  d'un  époux  meu- 
rent avec  lui  pour  tout  autre,  mais  pour  son 
meurtrier  ils  lui  survivent  et  deviennent  invio- 
lables. Quand  l'humanité  ,  la  vertu  ,  les  lois,  ne 
prescriroient  rien  sur  ce  point,  la  raison  seule 
ne  nous  dit-elle  pas  que  les  plaisirs  attachés  à  la 
reproduction  des  hommes  ne  doivent  point  être 
le  prix  de  leur  sang?  sans  quoi  les  moyens  des- 
tinés à  nous  donner  la  vie  seroient  des  sources 
de  mort ,  et  le  genre  bu  main  périroit  parles  soins 
qui  doivent  le  conserver. 

Il  passa  plusieurs  années  ainsi  partagé  entre 
deux  maîtresses  ;  flottant  sans  cesse  de  l'une  à 
l'autre;  souvent  voulant  renoncer  à  toutes  deux 
et  n'en  pouvant  quitter  aucune  ;  repoussé  par 
cent  raisons,  rappelé  par  mille  sentiments,  et 
chaque  jour  plus  serré  dans  ses  liens  par  ses 
vains  efforts  pour  les  rompre;  cédant  tantôt  au 
penchant  et  tantôt  au  devoir;  allant  de  Londres 
à  Rome  et  de  Rome  à  Londres,  sans  pouvoir  se 
fixer  nulle  part;  toujours  ardent,  vif,  passionné, 
jamais  foible  ni  coupable,  et  fort  de  son  ame 
grande  et  belle  quand  il  pensoit  ne  lêtiç  que  de 


588  LES  AMouns 

sa  raison;  enfin  tous  les  jours  méditant  des  fo- 
lies, et  tous  lès  jours  revenant  à  lui ,  prêt  à  briser 
ses  indignes  fers.  C'est  dans  ses  premiers  mo- 
ments de  dégoût  quil  faillit  s'aftaeher  à  Julie; 
et  il  paroît  sûr  qu'il  l'eût  fait  s'il  n'eût  pas  trouvé 
la  place  prise. 

Cependant  la  marquise  perdoit  toujours  du 
terraiu  par  ses  vices  ;  Laure  en  gagnoit  par  ses 
vertus.  Au  surplus  la  constance  étoit  égale  des 
deux  côtés;  mais  le  mérite  n'étoit  pas  le  même; 
et  la  marquise,  avilie,  dégradée  par  tant  de  cri- 
mes, finit  par  donner  à  son  amour  sans  espoir 
les  suppléments  que  n'avoir  pu  supporter  celui 
de  Laure.  A  chaque  voyage,  JBomston  trouvoit  à 
celle-ci  de  nouvelles  perfections  :  elle  avoit 
appris  l'anglois ,  elle  savoit  par  cœur  tout  ce 
qu'il  lui  avoit  conseillé  de  lire;  elle  s'instruisoit 
dans  toutes  les  connoissances  quil  paroissoit 
aimer;  elle  clierchoit  à  mouler  son  ame  sur  la 
sienne,  et  ce  qu'il  y  restoit  de  son  fonds  ne  la 
déparoit  pas.  Elle  étoit  encore  dans  l'âge  où  la 
heauté  croît  avec  les  années.  La  marquise  étoit 
dans  celui  où  elle  ne  fait  plus  que  décliner;  et 
quoiqu'elle  eût  ce  ton  du  sentiment  qui  plaît  et 
qui  touche,  qu'elle  parlât  d'humanité,  de  fidélité, 
de  vertus,  avec  grâce,  tout  cela  devenoit  ridicule 
par  sa  conduite,  et  sa  réputation  démentoit  tous 
ces  beaux  discours.  Edouard  la  connoissoit  trop 
pour  en  espérer  plus  rien  :  il  s'en  détaclioit  insen- 
siblement sans  pouvoir  s'en  détacher  tout-à-fait; 
il  s'approchoit   toujours   de  l'indifférence  sans 


DE    MYLORD    EDOUARD.  689 

pouvoir  jamais  y  arriver;  son  cœur  le  rappeloit 
sans  cesse  chez  la  marquise  ;  ses  pieds  1  y  por- 
toient  sans  qu'il  y  songeât.  Un  homme  sensible 
n'oublie  jamais,  quoi  qui!  fasse,  1  intimité  dans 
laquelle  il  a  vécu.  A  force  d intrigues,  de  ruses, 
de  noirceurs,  elle  parvint  enfin  à  s'en  faire 
mépriser  ;  mais  il  la  méprisa  sans  cesser  de  la 
plaindre,  sans  pouvoir  jamais  oublier  ce  qu'elle 
avoit  fait  pour  lui  ni  ce  qu'il  avoit  senti  pour 
elle. 

Ainsi  dominé  par  ses  habitudes  encore  plus 
que  par  ses  penchants  ,  Edouard  ne  pouvoit 
rompre  les  attachements  quil'attiroient  à  Rome. 
Les  douceurs  dun  ménage  heureux  lui  firent 
désirer  d'en  établir  un  semblable  avant  de  vieillir. 
Quelquefois  il  se  taxoit  d'injustice,  d'ingratitude 
même,  envers  la  marquise ,  et  n'imputoit  qu'à  sa 
passion  les  vices  de  son  caractère;  quelquefois  il 
oublioit  le  premier  état  de  Laure,  et  soji  cœur 
franchissoit  sans  y  songer  la  barrière  qui  le  sépa- 
roit  délie.  Toujours  cherchant  dans  sa  raison 
des  excuses  à  son  penchant,  il  se  fit  de  son  der- 
nier voyage  un  motif  pour  éprouver  son  ami, 
sans  songer  qu'il  s'exposoit  lui  -  même  à  une 
épreuve  dans  laquelle  il  auroit  succombé  sans 
lui. 

Le  succès  de  cette  entreprise  et  le  dénoue- 
ment des  scènes  qui  s'y  rapportent  sont  détaillés 
dans  la  XTF  lettre  de  la  V*^  partie,  et  dans  la  III® 
de  la  VP,  de  manière  à  n'avoir  plus  rien  d  obscur 
à  la  suite  de  l'abrégé  précédent.  Edouard,  aimé 


590  LES  AMOURS  DE  MYLORD  EDOUARD, 

de  deux  maîtresses  sans  en  posséder  aucune , 
paroîl  d'abord  dans  une  situation  risible  :  mais 
sa  vertu  lui  donnoit  en  lui-même  une  jouissance 
plus  douce  que  celle  de  la  beauté ,  et  qui  ne 
s'épuise  pas  comme  elle.  Plus  heureux  des  plai- 
sirs quil  se  refusoit  que  le  voluptueux  n'est  de 
ceux  qu'il  goûte,  11  aima  plus  long-temps,  resta 
libre ,  et  jouit  mieux  de  la  vie  que  ceux  qui  l'usent. 
Aveugles  que  nous  sommes ,  nous  la  passons 
tous  à  courir  après  nos  chimères.  Eh  !  ne  saurons- 
nous  jamais  que  de  toutes  les  folies  des  hommes 
il  n'y  a  que  celles  du  juste  qui  le  rendent  heu- 
reux ? 


FIN  DES  AMOURS  DE  MYLORD  EDOUARD. 


OBSERVATIONS 

DE  J.  J.  ROUSSEAU 

Sur  les  retranchements  que  M.  de  MALESHERBEsvouloit 
qu'on  fit  à  la  Nouvelle  Héloise  (i). 

Je  n'ai  pu  bien  juger  de  l'effet  des  retranche- 
ments dont  M.  de  Malesherbes  a  eu  la  bonté  de 
m'envoyer  la  note  et  les  raisons ,  parceque  je 
n'ai  pas  l'édition  de  Paris  sous  les  yeux;  mais  je 
pense  que  cette  mutilation  doit  être  bien  cho- 
quante à  la  lecture ,  et  produit  bien  des  dispa- 
rates. 

Quelques  uns  de  ces  retranchements  me  pa- 
roissent  assez  à  propos  et  convenables,  même 
dans  ma  façon  de  penser;  mais  le  plus  grand 
nombre  et  les  plus  importants  sont  ceux  aux- 
quels je  ne  puis  acquiescer,  parcequ'ils  vont 
directement  contre  l'objet  du  livre,  et  que  les 
images  trop  libres ,  mais  nécessaires  à  l'effet  du 
ï-este  ,  n'étant  plus  rachetées  par  rien  d'utile ,  un 
bon  livre  que  j'ai  cru  donner  ne  devient  plus 
qu'un  roman  libre  et  scandaleux  que  je  suppri- 

(i)  Ces  observations  furent  adressées  par  l'auteur,  le 
20  février  1761 ,  au  libraire  Guérin  ,  qui,  encouragé  par 
M.  de  Malesherbes,  devoit  publier  une  édition  des  œuvres 
de  i.  J.  Rousseau  ;  elles  ne  se  trouvent  point  dans  les  édi- 
tions antérieures  à  la  nôtre.  {Note des  libraires.) 


592  OBSERVATIONS 

mcrois  moi-même  si  j'en  avois  le  pouvoir.  Je  me 
soucie  peu  qu  on  me  lise  en  France ,  s  il  faut  em- 
ployer pour  cela  six  volumes  de  fadeurs,  unique- 
ment à  servir  de  secrétaire  d'amour  à  la  jeu- 
nesse. 

Une  dévote  vulgaire  humblement  soumise  à 
son  directeur;  une  femme  qui  commence  par  le 
libertinage,  et  finit  par  la  dévotion,  nest  pas 
un  objet  assez  rare ,  assez  instructif  pour  occu- 
per un  gros  livre;  mais  une  femme  à-la-fois  ai- 
mable, dévote,  éclairée  et  raisonnable,  est  un 
objet  plus  nouveau,  et  selon  moi  plus  utile: 
c'est  pourtant  cette  nouveauté  et  cette  utilité 
que  les  retrancbements  exigés  font  disparoitre. 
Il  est  vrai  que  c'est  précisément  sur  la  supposi- 
tion de  cette  piété  éclairée  que  M,  de  Mates- 
herbes  ne  veut  pas  quelle  ait  des  sentiments 
différents  de  la  doctrine  de  l'église;  mais  ce  mot 
d'église  a  besoin  d'explication.  L'église  romaine 
n  exige  point  une  piété  éclairée,  elle  exige  une 
piété  aveugle;  et,  quant  à  l'église  protestante, 
c'est  précisément  parcequ'elle  exige  une  piété 
éclairée  qu'elle  laisse  à  chacun  l'usage  de  sa  rai- 
son. Voit-on  que  ce  livre ,  qui  effarouche  si  fort 
les  théologiens  catholiques,  effarouche  aussi  les 
nôtres?  C'est  une  nouvelle  sorte  d'intolérance 
dont  les  prêtres  ne  s'étoient  pas  encore  avisés , 
de  vouloir  qu'un  protestant  soit  protestant  à 
leur  mode,  plutôt  qu'à  la  sienne. 

M.  deMalesherbes  pense  que  la  doctrine  mise 
dans  la  bouche  de  Julie  mourante  est  celle  de 


DE   J.  J.  ROUSSEAU.  593 

l'auteur  ou  de  l'édileur  du  livre;  cependant  il 
veut  (juon  tronque  celte  ])iolession  de  foi.  Or, 
il  est  clair  que  dans  une  édition  laite  par  tnes 
soins  ,  les  suppressions  seront  de  ma  part  un 
désaveu  tacite.  Quoi!  M.  de  MalesherJies  veut- 
il  que  je  renie  ma  loi.'  Ou  le  coura(ife  que  je  crois 
sentir  en  moi  me  tronqie,  ou  quand  je  verrois 
devant  njoi  l'appareil  des  supplices,  je  n'ùterois 
pas  un  mot  de  ce  discours. 

Je  n'entreiai  point  dans  le  dc'tail  des  motifs 
qui  ont  déterminé  M.  de  IVlalesherhcs  à  ordon- 
ner ces  retranchements.  Ces  motifs,  étant  tirés 
de  principes  que  je  n'adopte  point,  n'ont  aucune 
autoiité  pour  moi.  Je  niniaginois  pas  qu'un  ro- 
man genevois  dût  être  approuvé  en  Sorbonne. 
Et  comme  je  nai  point  désiré  qu'il  fiit  imprimé 
en  France,  rien  ne  m'oblige  à  souscrire  aux  con- 
ditions sous  lesquelles  il  peut  être  imprimé.  Je 
remarquerai  seulement  que  ces  retranchements 
sont  faits  avec  tant  de  soin,  qu'il  ne  reste  rien  à 
mes  calvinistes,  en  fait  de  doctrine,  ({ue  le  plus 
superstitieux  catholique  ne  put  avouer  :  autant 
vaudroit  exiger  que  tout  protestant  qui  vient  à 
Paris  fît  abjuration  sur  la  frontière.  Il  s'en  faut 
bien  que  les  romans  de  l'abbé  Prévost,  sur-tout 
le  Cléveland,  ne  soient  traités  avec  tant  de  sé- 
vérité. Or ,  il  me  paroît  assez  étrange  qu  un 
prêtre  catholique  puisse  dans  ses  romans  faire 
parler  des  protestants  selon  leurs  idées,  plus  li- 
brement qu'un  protestant  dans  les  siens. 

M.  de  Malesherbes  m  élève  des  scrupules,  sur 

4.  38 


$94  OBSERVATIONS  DE  J.  J.  ROUSSEAU 

les  sentiments  de  Julie  et  de  Saint-Preux,  quil 
n'a  point  élevés  sur  les  miens  propres  dans  n)on 
Discours  sur  r inégalité ,  ni  même  dans  ma  Lettre 
à  M.  cV Alembert,  dont  les  dix  ou  douze  pre- 
mières pa^es  contiennent  sans  détour,  directe- 
ment et  sous  mon  nom  ,  des  sentiments  du 
moins  aussi  hardis  et  aussi  durement  énoncés. 
Au  lieu  que  dans  le  roman,  ceux  contestés  entre 
les  interlocuteurs  ne  peuvent  être  imputés  avec 
certitude  ni  à  moi  ni  à  personne. 

J'ai  pensé  aux  changements  proposés,  et  j'ai 
vu  que  je  ne  pouvois  rien  substituer  aux  choses 
retranchées  ,  sans  changer  aussi  1  objet  de  ce 
hvre,  et  sans  le  gâter  ;  ce  que  je  ne  veux  pas  faire. 
Que  si  je  ne  voulois  qu'adoucir  ces  mêmes  cho- 
ses ,  je  n'y  réussirois  jamais ,  n'ayant  ni  ce  talent- 
là  ,  ni  le  goût  qui  le  rend  utile.  A  la  vérité,  il 
y  a  beaucoup  de  mauvaises  notes  que  je  vou- 
droisqui  n'y  fussent  point;  mais  ce  ne  sont  pas 
celles-là  que  M.  de  Malesherbes  exige  qu'on  re- 
tranche. Je  pourrois  consentir  qu'on  les  ôtât 
absolument  toutes,  pourvu  que  le  texte  entier 
restât  tel  quil  est  dans  la  première  édition;  en- 
core ce  sacrifice  me  coûteroit-il  beaucoup. 

Je  remercie  très  humblement  M.,  de  Males- 
herbes de  sa  bonne  volonté;  mais  je  ne  sais,  ni 
ne  veux  apprendre  comment  il  faut  préparer 
un  livre  pour  le  mettre  en  état  d  être  imprimé 
à  Paris. 


LETTRE  A  M**^. 

Montmorency i  ^60. 

IjE  mot  propre  me  vient  rarement,  et  je  ne  le 
regrette  guère  en  écrivant  à  des  lecteurs  aussi 
clairvoyants  que  vous.  La  préface  (1)  est  impri- 
mée; ainsi  je  n'y  puis  plus  rien  changer.  Je  l'ai 
déjà  cousue  à  la  première  partie  ;  je  l'en  déta- 
cherai pour  vous  l'envoyer,  si  vous  voidez  :  mais 
elle  ne  contient  rien  dont  je  ne  vous  aie  déjà  dit 
ou  écrit  la  substance;  et  j'espère  que  vous  ne  tar- 
derez pas  à  lavoir  avec  le  livre  même,  car  il  est 
en  route.  Malheureusement  mes  exemplaires  ne 
viennent  qu'avec  ceux  du  libraire  :  j'espère  pour- 
tant faire  en  sorte  que  vous  ayez  le  vôtre  avant, 
que  le  livre  soit  public.  Gomme  cette  préface 
n'est  que  l'abrégé  de  celle  dont  je  vous  ai  parlé, 
je  persiste  dans  la  pensée  de  donner  celle-ci  à 
part;  mais  j'y  dis  trop  de  bien  et  trop  de  mal  du 
livre  pour  la  donner  d'avance  :  il  faut  lui  laisser 
faire  sou  effet,  bon  ou  mauvais,  de  lui-même,  et 
puis  la  donner  après. 

Quant  aux  aventures  d'Edouard,  il  seroit  trop 
tard  ,  puisque  le  livre  est  imprimé  ;  d'ailleurs  , 
craignant  de  succomber  à  la  tentation,  j'en  ai 
jeté  les  cahiers  au  feu  ,  et  il  n'en  reste  qu'un  court 
extrait  que  j'en  ai  fait  pour  madame  la  maréchale 
de  Luxembourg,  et  qui  est  entre  ses  mains. 

(i)  Celle  fie  la  Nouvelle  Hdloïse. 

38. 


A  ré^jard  de  ce  que  vous  me  dites  deWolmar 
et  du  danjoer  qu'il  peut  faire  courir  à  l'éditeur, 
cela  ne  m'effraie  point  :  je  suis  sur  qu'on  ne 
m'inquiétera  jamais  justement,  et  c'est  une  folie 
de  vouloir  se  précautionner  contre  l'injustice.  Il 
reste  là-dessus  d'importantes  vérités  à  dire,  et 
qui  doivent  être  dites  par  un  croyant.  Je  serai  ce 
croyant-là;  et  si  je  n'ai  pas  le  talent  nécessaire, 
j'aurai  du  moins  l'intrépidité.  A  Dieu  ne  plaise 
que  je  veuille  ébranler  cet  arbre  sacré  que  je  res- 
pecte, et  que  je  voudrois  cimenter  de  mon  sang! 
mais  j'en  voudrois  bien  ôter  les  branches  qu'on 
y  a  p^reffées,  et  qui  portent  de  si  mauvais  fruits. 

Quoique  Je  n'aie  plus  reçu  de  nouvelles  de 
mon  libraire  depuis  la  dernière  feuille ,  je  crois 
son  envoi  en  route,  et  j'estime  qu'il  arrivera  à 
Paris  vers  Noël.  Au  resie  ,  si  vous  n'êtes  pas  hon- 
teux d'aimer  cet  ouvrage,  je  ne  vois  pas  pour- 
((uoi  vous  vous  abstiendriez  de  dire  que  vous 
lavez  lu,  puisque  cela  ne  peut  que  favoriser  le 
débit.  Pour  moi,  j'ai  gardé  le  secret  que  nous 
nous  sommes  promis  mutuellement;  mais  si 
vous  me  permettez  de  le  rompre  ,  j'aurai  grand 
soin  de  me  vanter  de  votre  approbation. 

Un  jeune  Genevois  (i),  qui  a  du  goût  pour 
les  beaux  arts,  a  entrepris  de  faire  graver  pour 
te  livre  un  recueil  d'estampes  dont  je  lui  ai  donné 
les  sujets  ;  comme  elles  ne  peuvent  être  prêtes  à 
temps  pour  paroître  avec  le  livre,  elles  se  débi- 
teront à  part. 

'i)  Coindet. 


SUJETS  D'ESTAMPES 


LA  NOUV  ELLE   HÉLOISI 


La  plupart  de  ces  sujets  sont  détaille's,  pour  les  faire 
entendre,  beaucoup  plus  qu'ils  ne  peuvent  l'être  dans 
l'exécution  ;  car  ,  pour  rendre  heureusement  un  dessin  , 
l'artiste  ne  doit  pas  le  voir  tel  qu'il  sera  sur  son  papier , 
mais  tel  qu'il  est  dans  la  nature.  Le  crayon  ne  distingue 
pas  une  blonde  d'une  brune,  mais  Timagination  qui  le 
guide  doit  les  distinguer.  Le  burin  marque  mal  les  clairs 
et  les  ombres,  si  le  graveur  n'imagine  aussi  les  couleui's. 
De  même,  dans  les  figures  en  mouvement,  il  faut  voir 
ce  qui  précède  et  ce  qui  suit,  et  donner  au  temps  de  l'ac- 
tion une  certaine  latitude;  sans  quoi  l'on  ne  saisira  ja- 
mais bien  l'unité  du  moment  qu'il  faut  exprimer.  L'habi- 
leté de  l'artiste  consiste  à  faire  imaginer  au  spectateur 
beaucoup  de  choses  qui  ne  sont  pas  sur  la  planche;  et 
cela  dépend  d'un  heureux  choix  de  circonstances  ,  dont 
celles  qu'il  rend  font  supposer  celles  qu'il  ne  rend  pas. 
On  ne  sauroit  donc  entrer  dans  un  trop  grand  détail 
quand  on  veut  exposer  des  sujets  d'estampes,  et  qu'on 
est  absolument  ignorant  dans  l'art.  Au  reste,  il  est  aisé 
de  comprendre  que  ceci  n'avoit  pas  été  écrit  pour  le  pu- 
blic; mais,  en  donnant  séparément  les  estampes,  on  a 
cru  devoir  y  joindre  l'explication. 

Quatre  ou  cinq  personnages  reviennent  dans  toutes 
les  planches ,  et  en  composent  à  peu  près  toutes  les  figu- 
res. Il  faudroit  tâcher  de  les  distinguer  par  leur  air  et  par 
le  goût  de  leur  vêtement ,  en  sorte  qu'on  les  reconnût  lou- 
jours. 


598  SUJETS' d'estampes 

1.  Julie  est  la  figure  principale.  Blonde;  une  physio- 
nomie douce,  tendre  ,  modeste,  enchanteresse;  des  grâ- 
ces naturelles  sans  la  moindre  affectation;  une  élég;tnte 
simplicité',  même  un  peu  de  négligence  dans  son  vête- 
ment, mais  qui  lui  sied  mieux  qu'un  air  plus  arrangé; 
peu  d'ornements,  toujours  du  goût;  la  gorge  couverte, 
en  fille  modeste,  et  non  pas  en  dévote. 

2.  Clairf,  ,  ou  la  cousine.  Une  brune  piquante;  l'air, 
pins  fin  ,  plus  éveillé ,  plus  gai ,  d'une  parure  un  peu  plus 
ornée,  et  visant  presque  à  la  coquetterie  ,  mais  toujours 
pourtant  de  la  modestie  et  de  la  bienséance.  Jamais  de 
panier  ni  à  l'une  ni  à  l'autre. 

3.  Saint-Preux  ,  ou  l'ami.  Un  jeune  homme  d'une  figure 
ordinaire ,  rien  de  distingué  ;  seulement  une  physionomie 
sensible  et  intéressante:  rhabillement  très  simple,  une 
contenance  assez  timide,  même  un  peu  embarrassé  de  sa 
personne  quand  il  est  de  sang  froid,  mais  bouillant  et 
emporté  dans  la  passion. 

4-  Le  Baron  d'Etange  ,  ou  le  père.  Il  ne  paroît  qu'une 
fois,  et  l'on  dira  comment  il  doit  être. 

5.  M\LORD  Edouard,  ou  l'Anglois.  Un  air  de  grandeur 
qui  vient  de  l'ame  plus  que  du  rang;  l'empreinte  du  cou- 
rage et  de  la  vertu,  mais  un  peu  de  rudesse  et  d'âpreté 
dans  les  traits.  Un  maintien  grave  et  stoïque,  sous  lequel 
il  cache  avec  jieine  une  extrême  sensibilité.  La  parure  à 
l'anglnise  et  d'un  grand  seigneur  sans  faste.  S'il  étoit  pos- 
sible d'ajouter  à  tout  cela  le  port  un  peu  spadassin  ,  il  n'y 
duroit  pas  de  mal. 

6.  M.  DE  WoLMAR ,  le  mari  de  Julie.  Un  air  froid  et 
posé.  Rien  de  faux  ni  de  contraint  ;  peu  de  geste,  beau- 
coup d'esprit ,  l'œil  assez  fin  ;  étudiant  les  gens  sans  af- 
fectation. 


POUR  LA.   NOUVELLE   HÉLOÏSE.  Sq^ 

Tels  doivent  être  à  peu  près  les  caractères  des  figures. 
Je  passe  au  sujet  des  planches. 

PREMIÈRE  ESTAMPE. 

Première  partie,  lettre  XIV,  page  92. 

Le  lieu  de  la  scène  est  un  bosquet.  Julie  vient  de  don- 
ner à  son  ami  un  baiser  cosi  saporito  ^  qu'elle  en  tombe 
dans  une  espèce  de  défaillance.  On  la  voit  dans  un  état  de 
langueur  se  pencher,  se  laisser  couler  sur  les  bras  de  sa 
cousine ,  et  celle-ci  la  recevoir  avec  un  empressement  qui 
ne  rempêche  pas  de  sourire  en  regardant  du  coin  de  l'œil 
son  ami.  Le  jeune  homme  a  les  deux  bras  étendus  vers 
Julie;  de  l'un  il  vient  de  l'embrasser,  et  l'autre  s'avance 
pour  la  soutenir;  son  chapeau  est  à  terre.  Un  ravisse-» 
ment ,  un  transport  très  vif  de  plaisir  et  d'alarmes  doit 
régner  dans  son  geste  et  sur  son  visage.  Julie  doit  se  pâ- 
mer et  non  s'évanouir.  Tout  le  tableau  doit  respirer  une 
ivresse  de  volupté  qu'une  certaine  modestie  rende  encore 
plus  touchante. 

Inscription  de  la  première  planche: 

LE    PREMIER    BAISER    DEl'amOUR. 

DEUXIÈME  ESTAMPE. 

Première  partie,  lettre  LX,  page  253. 

Le  lieu  de  la  scène  est  une  chambre  fort  simple.  Cinq 
personnages  remplissent  l'estampe.  Mylord  Edouard , 
sans  épée  et  appuyé  sur  une  canne  ,  se  met  à  genoux  de- 
vant l'ami,  qui  est  assis  à  côté  d'une  table  sur  laquelle 
sont  son  épée  et  son  chapeau  ,  avec  un  livre  plus  près  de 
lui.  La  posture  humble  de  l'Anglois  ne  doit  rien  avoir  de 
honteux  ni  de  timide;  au  contraire,  il  régne  sur  son  vi- 
sage une  fierté  sans  arrogance ,  une  hauteur  de  courage  , 


6oo  SUJETS  d'estampes 

non  pour  braver  celui  devant  lequel  il  s'humilie  ,  mais  à 
cause  de  l'honneur  qu'il  se  rend  à  lui-même  de  faire  une 
belle  action  par  un  motif  de  justice  et  non  de  crainte. 
L'ami,  surpris,  troublé  de  voir  l'Angloisà  ses  pieds,  cher- 
che à  le  relever  avec  beaucoup  d'inquiétude  et  un  air  très 
confus.  Les  trois  spectateurs  ,  tous  en  épée  ,  marquent  l'é- 
tonnement  et  l'admiration  ,  chacun  par  une  attitude  dif- 
férente. L'esprit  de  ce  sujet  est  que  le  personnage  qui  est 
à  genoux  imprime  du  respect  aux  autres,  et  qu'ils  sem- 
blent tous  à  genoux  devant  lui. 

Inscription  de  la  seconde  planche: 
l'héroïsme  de   la  vertu. 

TROISIÈME  ESTAMPE. 

Partie  II,  lettre  X,  page  3^3. 

Le  lieu  est  une  chambre  de  cabaret,  dont  la  porte  ou- 
verte donne  dans  une  autre  chaml)re.  Sur  une  table,  au- 
près du  feu  ,  devant  laquelle  est  assis  mylord  Edouard  en 
robe-de-chambre,  sont  deux  bougies,  quelques  lettres 
ouvertes,  et  un  paquet  encore  fermé.  Edouard  tient  de  la 
main  droite  une  lettre,  qu'il  baisse  de  surprise  en  voyant 
entrer  le  jeune  homme.  Celui-ci ,  encore  habillé ,  a  le  cha- 
peau enfoncé  sur  les  yeux ,  tient  son  épée  d'une  main  ,  et 
de  l'autre  montre  à  l'Anglois ,  d'un  air  emporté  et  mena- 
çant, la  sienne  qui  est  sur  un  fauteuil  à  côté  de  lui.  L'An- 
glois fait  de  la  main  gauche  un  geste  de  dédain  froid  et 
marqué.  Il  regarde  en  même  temps  l'étourdi  d'un  air  de 
compassion  propre  à  le  faire  rentrer  en  lui-même  ;  et 
l'on  doit  remarquer  en  effet  dans  son  attitude  que  ce 
regard  commence  à  le  décontenancer. 

Inscription  de  la  troisième  planche  : 

Àh,    jeune    homme!    a    ton    BIE"NFA;iTEUn! 


POUR   LA   ^{OUVELLE    IIÉLOÏSE.  6oi 

QUATRIÈME  ESTAMPE. 

Purlie  II,  lettre  XXVI,  page  472. 

La  scène  est  dans  la  rue,  devant  une  maison  de  mau- 
vaise apparence.  Près  de  h\  porteouverte  un  laquaiséclaire 
avec  deux  flambeaux  de  table.  Un  fiacre  est  à  quelques 
pas  de  là  ;  le  cocher  tient  la  portière  ouverte ,  et  un  jeune 
homme  s'avance  pour  y  monter.  Ce  jeune  homme  est 
Saint-Preux  ,  sortant  d'un  lieu  de  débauche  ,  dans  une  at- 
titude qui  marque  le  remords,  la  tristesse  et  l'abattement. 
Une  des  habitantes  de  cette  maison  l'a  reconduit  jusque 
dans  la  rue;  et  dans  ses  adieux  on  voit  la  joie,  l'impu- 
dence et  l'air  d'une  personne  qui  se  félicite  d'avoir  triom- 
phé de  lui.  Accablé  de  douleur  et  de  honte,  il  ne  fait  pas 
même  attention  à  elle.  Aux  fenêtres  sont  de  jeunes  offi- 
ciers avec  deux  ou  trois  compagnes  de  celle  qui  est  en 
bas.  Ils  battent  des  mains  et  applaudissent  d'un  air  rail- 
leur en  voyant  passer  le  jeune  homme,  qui  ne  les  regarde 
ni  ne  les  écoute.  Il  doit  régner  une  immodestie  dans  le 
maintien  des  femmes  ,  et  un  désordre  dans  leur  ajuste- 
ment ,  qui  ne  laisse  pas  douter  un  moment  de  ce  qu'elles 
sont,  et  qui  fasse  mieux  sortir  la  tristesse  du  principal 
personnage. 

Inscription,  de  la  quatrième  planche  : 

LV    HONTE    ET    LES    REMORDS    VENGENT    l'aMOUR 
OUTRAGÉ. 

CINQUIÈME  ESTAMPE. 

Partie  IFl,  lettre  XIV,  page  53 1. 

La  scène  se  passe  de  nuit ,  et  représente  la  chambre  de 
Julie  dans  le  dé.sordre  où  est  ordinairement  celle  d'une 


6o2  SUJETS   d'estampes 

personne  malade.  Julie  est  dans  son  lit  avec  la  petite  vé- 
role ;  elle  a  le  transport.  Ses  rideaux  fermés  étoient  en- 
tr'ouverts  pour  le  passage  de  son  bras  qui  est  en  dehors  : 
mais  sentant  baiser  sa  main,  de  l'autre  elle  ouvre  brus- 
quement le  rideau;  et  reconnoissant  son  ami,  elle  paroit 
surprise,  agitée,  transportée  de  joie,  et  prête  à  s'élancer 
vers  lui.  L'amant,  à  genoux  près  du  lit,  tient  la  main  de 
Julie  qu'il  vient  de  saisir,  et  la  baise  avec  un  emporte- 
ment de  douleur  et  d'amour,  dans  lequel  on  voit  non 
seulement  qu'il  ne  craint  pas  la  communication  du  venin, 
mais  qu'il  la  désire.  A  l'instant,  Claire  ,  un  bougeoir  à  la 
main  ,  remarquant  le  mouvement  de  Julie ,  prend  le 
jeune  homme  par  le  bras,  et,  l'arrachant  du  lieu  oii  il 
est,  l'entraîne  hors  de  la  chambre.  Urre  femme-de-cham- 
bre un  peu  âgée  s'avance  en  même  temps  au  chevet  de 
Julie  pour  la  retenir.  Il  faut  qu'on  remarque  dans  tous 
les  personnages  une  action  très  vive  et  bien  prise  dans 
l'unité  du  moment. 

Inscription  de  la  cinquième  planche: 
l'inocitlation   de  l'amour. 

SIXIÈME  ESTAMPE. 

Partie  III,  lettre  XVIII,  page  55"] ■ 

La  scène  se  passe  dans  la  chambre  du  baron  d'Etange  , 
père  de  Julie.  Julie  est  assise,  et  près  de  sa  chaise  est  un 
fauteuil  vide  :  son  père  qui  l'occupoit  est  à  genoux  devant 
elle,  lui  serrant  les  mains,  versant  des  larmes,  et  dans 
une  attitude  suppliante  et  pathétique.  Le  trouble,  l'agi- 
tation, la  douleur,  sont  dans  les  yeux  de  Julie.  On  voit, 
à  un  certain  air  de  lassitude,  qu'elle  a  fait  tous  ses  ef- 
forts pour  relever  son  père  ou  se  dégager;  mais,  n'en 
pouvant  venir  à  bout,  elle  laisse  pencher  sa  tête  sur  le 
dos  de  sa  chaise  comme  une  personne  prête  à  se  trouver 


POUR   LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE.  6o3 

mal,  tandis  que  ses  deux  mains  en  avant  portent  encore 
sur  les  bras  de  son  père.  Le  baron  doit  avoir  une  pbysiono- 
mie  vénérable ,  une  chevelure  blanche ,  le  port  militaire , 
et,  quoique  suppliant,  quelque  chose  de  noble  et  de  fie» 
dans  le  maintien. 

Inscription  de  la  sixième  planche: 

LA    FORCE    PATERNELLE. 

SEPTIÈME  ESTAMPE. 

Partie  IV,  lettre  VI,  page  38. 

La  scène  se  passe  dans  l'avenue  d'une  maison  de  cam- 
pagne, quelques  pas  au-delà  de  la  grille,  devant  laquelle 
on  voit  au  dehors  une  chaise  arrêtée  ,  une  malle  derrière, 
et  un  postillon.  Comme  Tordonnance  de  cette  estampe  est 
très  simple ,  et  demande  pourtant  une  grande  expression , 
il  la  faut  expliquer. 

L'ami  de  Julie  revient  d'un  voyage  de  long  cours;  et, 
quoique  le  mari  sache  qu'avant  son  mariage  cet  ami  a  été 
amant  favorisé ,  il  prend  une  telle  confiance  dans  la  vertu 
de  tous  deux,  qu'il  invite  lui-même  le  jeune  homme  à 
venir  dans  sa  maison.  Le  moment  de  son  arrivée  est  le 
sujet  de  l'estampe.  Julie  vient  de  l'embrasser,  et,  le  pre- 
nant par  la  main,  le  présente  à  son  mari,  qui  s'avance 
pour  l'embrasser  à  son  tour.  M.  de  Wolmar  ,  naturelle- 
ment froid  et  posé  ,  doit  avoir  l'air  ouvert ,  presque  riant , 
un  regard  serein  qui  invile  à  la  confiance. 

Le  jeune  homme  ,  en  habit  de  voyage  ,  s'approche  avec 
un  air  de  respect,  dans  lequel  on  démêle  à  la  véiité  un 
peu  de  contrainte  et  de  confusion ,  mais  non  pas  une  gêne 
pénible  ni  un  embarras  suspect.  Pour  Julie,  on  voit  sur 
son  visage  et  d ms  son  maintien  un  caractère  d'innocence 
et  de  candeur,  qui  montre  en  cet  instant  toute  la  pureté 
de  son  ame.  Elle  doit  regarder  son  mari  avec  une  assu- 


6o4  SUJETS   DESTAMPES 

rancc  modeste,  où  se  pei{;nent  l'attendrissement  et  la  re- 
connoissance  que  lui  donne  un  si  grand  témoignage  d'es- 
time, et  le  sentiment  qu'elle  en  est  digne. 

Inscription  de  la  septième  planche: 

LA    CONFIANCE    DES    BELLES    AMES. 

HUITIÈME   ESTAMPE. 

Partie  IV,  lettre  XVII,  page  198. 

Le  paysage  est  ici  ce  qui  demande  le  plus  d'exactitude. 
Js  ne  puis  mieux  le  représenter  qu'en  transcrivant  le  pas- 
sage OÙ  il  est  décrit: 

«  Nous  y  parvînmes  après  une  heure  de  marche  par  des 
«  sentiers  tortueux  et  frais  ,  qui ,  montant  insensiblement 
«  entre  les  arbres  et  les  rochers  ,  n'avoient  rien  de  plus 
"  incommode  que  la  longueur  du  chemin...  Ce  lieu  soli- 
(1  taire  formoit  un  réduit  sauvage  et  désert ,  mais  plein  de 
«  ces  sortes  de  beautés  qui  ne  plaisent  qu'aux  âmes  sen- 
«  sibles  ,  et  paroissent  horribles  aux  autres.  Un  torrent, 
«  formé  par  la  fonte  des  neiges,  rouloit  à  vingt  pas  de  nous 
"  une  eau  bourbeuse ,  et  charrioit  avec  bruit  du  limon  ,  du 
«  sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une  chaîne  de  roches 
«  inaccessibles  séparoit  l'esplanade  où  nous  étions  de 
«cette  partie  des  Alpes  qu'on  nommoit  les  Glacières, 
«  parceque  d'énormes  sommets  de  glaces  qui  s'accroissent 
«incessamment  les  couvrent  depuis  le  commencement 
«du  monde.  Des  forets  de  noirs  sapins  nous  ombra- 
«geoient  tristement  à  droite;  un  grand  bois  de  chênes 
«  étoit  à  gauche  au-delà  du  torrent  ;  et  au-dessous  de  nous 
«cette  immense  plaine  d'eau  que  le  lac  forme  au  sein 
«  des  Alpes  nous  séparoit  des  riches  côtes  du  pays  de 
«  Vaud,  dont  la  cime  du  majestueux  Jura  couronnoit  le 
«  tableau. 

«Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets,  le  petit 
«terrain  où  nous  étions  étaloit  les  cbarmcs  d'un  séjour 


POUR   LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE.  6o5 

(i  riant  et  champêtre.  Quelques  ruisseaux  filtroient  à  tra- 
(1  vers  les  rochers  ,  et  rouloient  sur  la  verdure  en  filets  de 
((  cristal.  Quelques  arbres  fruitiers  sauvajjcs  peuchoient 
Il  leurs  tètes  sur  les  nôtres.  La  terre  hiunide  et  fraîche 
«  étoit  couverte  d'herbes  et  de  fleurs.  En  comparant  un  si 
((  doux  séjour  aux  objets  qui  l'environnoient ,  il  senibloit 
i.  que  ce  lieu  désert  dût  être  l'asile  de  deux  amant^échap- 
i'  pés  seuls  au  bouleversement  de  la  nature.» 

Il  faut  ajouter  à  cette  description  que  doux  quartiers 
de  rocher  tombés  du  haut,  et  pouvant  servir  de  table  et 
de  siège,  doivent  être  presque  au  bord  de  rcspl.niade  ; 
que,  dans  la  perspective  des  côtes  du  pays  de  Vaud  qu'on 
voit  dans  l'éloignement ,  on  distingue  sur  le  rivage  des 
villes  de  distance  en  distance;  et  qu'il  est  nécessaire  au 
moins  qu'on  en  aperçoive  une  vis-à-vis  de  l'esplanade  ci- 
dessus  décrite. 

C'est  sur  cette  esplanade  que  sont  Julie  et  son  ami , 
les  deux  seuls  personnages  de  l'estampe.  L'ami ,  posant 
une  main  sur  l'un  des  deux  quartiers  ,  lui  montre  de  l'au- 
tre main  et  d'un  peu  loin  des  caractères  gravés  sur  les 
rochers  des  environs.  Il  lui  parle  en  même  temps  avec 
feu  :  on  lit  dans  les  yeux  de  Julie  l'attendrissement  que 
lui  causent  ses  discours  et  les  objets  qu'il  lui  rappelle  ; 
mais  on  y  lit  aussi  que  la  vertu  préside ,  et  ne  craint  rien 
de  ces  dangereux  souvenirs. 

Il  y  a  un  intervalle  de  dix  ans  entre  la  première  es- 
tampe et  celle-ci  ;  et  dans  cet  intervalle  Julie  est  devenue 
femme  et  mère  :  mais  il  est  dit  qu'étant  fille  elle  laissoit 
dans  son  ajustement  un  peu  de  négligence  qui  la  rendoit 
plus  touchante,  et  qu'étant  femme  elle  se  paroit  avec 
plus  de  soin.  C'est  ainsi  qu'elle  doit  être  dans  la  planche 
septième  ;  mais  dans  celle-ci  elle  est  sans  parure  et  en 
robe  du  matin. 

Inscription  delà  huitième  planche: 

LES     MOXUMKXTS    DES    ANCIEMKIS    AMOURS. 


6o6  SUJETS  d'estampes 

NEUVIÈME  ESTAMPE. 

Partie  V,  lettre  HI ,   page  366. 

Un  salon,  sept  figures.  Au  fond,  vers  la  gauche,  une 
table  à  thé  couverte  de  trois  tasses,  la  théière,  le  pot  à 
sucre,  etc.  Autour  de  la  ial;le  sont,  dans  le  fond  et  en 
face,  M.  de  Wolmar;  à  sa  droite  en  tournant,  l'ami  te- 
nant la  gazette;  en  sorte  que  l'un  et  fautre  voient  tout 
ce  qui  se  passe  dans  la  chambre. 

A  droite,  aussi  dans  le  fond  ,  madame  de  Wolmar  as- 
sise tenant  de  la  broderie  :  sa  femme-<le-chambre  assise 
à  côté  d'elle  et  faisant  de  la  dentelle;  son  oreiller  est  ap- 
puyé sur  une  chaise  plus  petite.  Celle  femmc-de-chambre, 
la  même  dont  il  est  parlé  ci-après  planche  onzième,  est 
plus  jeune  que  celle  de  la  planche  sixième- 
Sur  le  devant,  à  sept  ou  huit  pas  des  uns  et  des  autres, 
est  une  autre  petite  table  couverte  d'un  livre  d'estampes 
que  parcourent  deux  petits  garçons.  L'aîné  ,  tout  occupé 
des  figures,  les  montre  au  cadet  ;  mais  celui-ci  compte  fur- 
tivement des  onchels  qu'il  tient  sous  la  table,  cachés  par 
un  des  côtés  du  livre.  Une  petite  fille  de  huit  ans ,  leur 
aînée,  s'est  levée  de  la  chajise  qui  est  devant  la  femme- 
de-chambre  ,  et  s'avance  lestement  sur  la  pointe  des  pieds 
vers  les  deux  garçons.  Elle  parle  d'un  petit  ton  d'autorité, 
en  montrant  de  loin  la  figure  du  livre,  et  tenant  un  ou- 
vrage à  l'aiguille  de  l'autre  main. 

Madame  de  Wolmar  doit  paroître  avoir  suspendu  son 
travail  pour  contempler  le  manège  des  enfants  :  les  hom- 
mes ont  de  même  suspendu  leur  lecture  pour  conlempler 
à-la-fois  madame  de  Wolmar  elles  trois  enfants.  La  femme- 
de-chambre  est  à  son  ouvrage. 

Un  air  fort  occupé  dans  les  enfants  ,  un  air  de  contem- 
plation rêveuse  et  douce  dans  les  trois  sjiecta  leurs  :  la  uière 
sur-tout  doit  paroilre  dans  une  extase  délicieuse. 

Inscription  de  la  neuvième  planche  : 

LA    M.\T1NÉE   A   l'aNGLOISE. 


POUR   LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE.  607 

DIXIÈME  ESTAMPE. 

Partie  V,    lettre  IX,   page  36o- 

Une  chambre  de  cabaret.  Le  moment  vers  la  fin  «le  la 
nuit.  Le  crépuscule  commence  à  montrer  quelques  objets, 
mais  l'obscurité  permet  à  peine  qu'on  les  distingue. 

L'ami,  qu'un  rêve  pénible  vient  d'agiter,  s'est  jeté  à 
bas  de  son  lit,  et  a  pris  sa  robe-de-cliantbre  à  la  bâte.  U 
erre  avec  un  air  d'effroi,  cbercbant  à  écarter  de  la  maia 
des  objets  fantastiques  dont  il  paroît  épouvanté.  Il  tâ- 
tonne pour  trouver  la  porte.  La  noirceur  de  l'estampe , 
l'attitude  expressive  du  personnage,  son  visage  effaré, 
doivent  faire  un  effet  lugubre  et  donner  aux  regardants 
une  impression  de  terreur. 

Inscription  de  la  dixième  planche: 

ou  VEUX-TU    FUIB?  LE  FANTOME  EST  DANS   TON    CCEUR. 

ONZIÈME  ESTAMPE. 

Partie  VI,  lettre  II,  page  4o3. 

La  scène  est  dans  un  salon.  Vers  la  cheminée  où  il 
y  a  du  feu,  est  une  table  de  jeu  ,  à  laquelle  sont,  contre  le 
mur,  M.  de  Wolmar  qu'on  voit  en  face,  et,  vis-à-vis, 
Saint-Preux  ,  dont  on  voit  le  corps  de  piofil ,  parceque 
sa  chaise  est  un  peu  dérangée,  mais  dont  on  ne  voit  la 
tête  que  par  derrière ,  parcequ'il  la  retourne  vei's  M.  de 
Wolmar. 

Par  terre  est  un  échiquier  renversé  dont  les  pièces  sont 
éparses.  Claire,  d'un  air  moitié  suppliant,  moitié  rail- 
leur, présente  au  jeune  homme  la  joue  pour  y  appliquer 
un  soufflet  ou  un  baiser,  à  son  choix,  en  punition  du 
coup  qu'elle  vient  de  faire.  Ce  coup  est  indiqué  par  une 
raquette  qu'elle  tient  pendante  d'une  main,  tandis  qu'elle 


6o8  SUJETS  D  EST.  POOR  LA  NOUV.  HÊLOÏSE. 
avance  l'autre  inain  sur  le  hras  du  jeune  homme  pour  lui 
faire  retonrner  la  tête,  qu'il  baisse  et  qu'il  détourne  d'un 
air  boudeur.  Pour  ((ue  le  coup  ait  pu  se  faire  sans  fjrand 
fracas,  il  faut  un  de  ces  petits  ec  lil<juiers  de  maroquin 
qui  se  forment  comme  des  livres ,  el  le  représenter  à  moi- 
tié ouvert  contre  un  des  pieds  de  la  table. 

Sur  le  de  vont  est  une  autre  personne,  qu'on  reconnoît 
au  tablier  jiour  la  femme-de-chtunbre  ;  à  côté  d'elle  est 
sa  raquette  sur  une  chaise.  Elle  tient  d'une  main  le  volant 
élevé,  et  de  l'autre  elle  fait  semblant  d'en  raccommoder 
les  plumes  ;  mnis  elle  regarde  à  travers  en  souriant  la 
scène  qui  se  passe  vers  la  cheminée. 

M.  de  Wolmar ,  un  bras  passé  sur  le  dos  de  la  chaise , 
comme  pour  contempler  plus  commodément,  fait  signe 
du  doigt  à  la  femme-de-chainbre  de  ne  pas  troubler  la 
scène  par  un  éclat  de  rire. 

Inscription  de  la  onzième  planche: 
claire!  claire!  les  enfants  chantent  la  nuit  qcand ils 

ONT    PEUR. 

DOUZIÈME  ESTAMPE. 

Partie  VI,  lettre  IX,  page  5oo. 

Cette  dernière  estampe  marque  le  moment  où  Julie 
va  se  jeter  dans  le  lac  pour  en  retirer  un  de  ses  enfants, 
qui  malheureusement  y  étoit  tombé  en  revenant  du  châ- 
teau de  Chillon.  La  femme-de-chambre  retient  l'aîné  des 
enfants  qui  veut  se  jeter  dans  l'eau  après  sa  mère.  Les 
autres  personnages  sont  madame  d'Oibe,  Henriette  sa 
fille,  le  bailli  de  Chillon,  sa  femme,  et  M.  de  Wolmar, 
qui^  par  leur  attitude,  témoignent  de  la  frayeur. 

Inscription  de  la  douzième  planche  : 
l'amour  maternel. 


TABLE 

DES  LETTRES  ET  MATIÈRES 

COtlTEKVES    EN    CE    VOLUME. 


QUATRIEME  PARTIE. 

Lettre  première  ,   de   madame   de   Wolmar  a   madame 

d'Orbe,  P^^ge  i 

Elle  presse  le  retour  de  sa  cousine,  et  par  quels  motifs. 

Elle  désire  que   cette  amie  vienne  demourer  pour 

toujours  avec  elle  et  sa  famille. 

Lettre  IL  Réponse  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wol- 
mar ,  1 3 
Projet  de  madame  d'Orbe,  devenue  veuve,  d'unir  un 
jour  sa  fille  au  fils  aîné  de  madame  de  Wolmar.  Elle 
lui  offre  et  partage  la  douce  espérance  d'une  parfaite 
réunion. 

Lettre  III,  de  l'amant  de  Jclie  a  madame  d'Orbe,       24 

Il  lui  annonce  son  retour,  lui  donne  une  légère  idée 

de  son  voyage,  lui  demande  la  permission  de  la  voir, 

et  lui  peint  les  sentiments  de  son  cœur  pour  madame 

de  Wolmar. 

Lettre  IV,  de  M.  de  Wolmar  a  l'amant  de  Julie,         3i 
Il  lui  apprend  que  sa  femme  vient  de  lui  ouvrir  son 
cœur  sur  ses  égarements  passés,  et  il  lui  offre  sa  mai- 
son. Invitation  de  Julie. 

Lettre  V,  de  madame  d'Orbe  a  l'amant  de  Julie  ,        82 
Dans  cette  lettre  ctoit  incluse  la  précédente. 
Madame  d'Orbe  joint  son  invitation  à  celle  de  mon- 
sieur et  de  madame  de  Wolmar,  et  veut  que  le  nom 
4-      -  39 


] 

6(0  TABLE. 

de  Saint-Preux  ,  qu'elle  avoit  donné  pi'écédemment 
devant  ses  gens  à  rainant  de  Julie,  lui  demeure  au 
moins  dans  leur  société'. 

Lettre  VI ,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  page  34 
Réception  que  monsieur  et  madame  de  Wolmar  font  à 
Saint-Preux.  Différents  mouvements  dont  son  cœur 
est  agité.  Résolution  qu'il  prend  de  ne  jamais  man- 
quer à  son  devoir. 

Lettre  VII ,  de  madame  de  Wolmar  a  madame  d'Orbe,  47 

Elle  l'instruit  de  l'état  de  son  cœur,  de  la  conduite  de 

Saint-Preux,  de  la  bonne  opinion  de  M.  de  Wolmar 

pour  son  nouvel  hôte  ,  et  de  sa  sécurité  sur  la  vertu 

de  sa  femme ,  dont  il  refuse  la  confidence. 
t 

Lettre  VIII.  Réponse  de  madame  d'Orbe  a  madame  de 

Wolmar  ,  56 

Elle  lui  représente  le  danger  qu'il  pourroit  y  avoir  à 

prendre  son  mari   pour  confident,  et   exige   d'elle 

qu'elle  lui  envoie  Saint-Preux  pour  quelques  jours. 

LjETTRE  IX  ,  de  madame  d'ObBE  A  MADAME  DE  WoLMAR  ,  62 

Elle  lui  renvoie  Saint-Preux  ,  dont  elle  loue  les  .façons  , 
ce  qui  occasione  une  critique  delà  politesse  ma- 
niérée de  Paris,  Présent  qu'elle  fait  de  sa  petite  fille 
à  sa  cousine. 

Lettre  X,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  71 

Il  lui  détaille  la  sage  économie  qui  rè^jne  dans  la  mai- 
son de  M.  de  Wolmar  relativement  aux  domestiques 
et  aux  mercenaires  ,ce  qui  amène  plusieurs  réflexions 
et  observations  critiques. 

Lettre  XI,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  120 
Description  d'une  agréable  solitude,  ouvrage  de  la  na- 
ture plutôt  que  de  l'art,  où  monsieur  et  madame  de 
Wolmar  Vont  se  récréer  avec  leurs  enfants,  ce  qui 
donne  lieu  à  des  réflexions  critiques  sur  le  luxe  et  le 
goût  bizarre  qui  régnent  dans'  les  jardins  des  riches. 


TABLE.  Sti 

Idée  des  jardins  de  la  Cliine.  Ridicule  enthousiasme 
des  amateurs  de  fleurs.  La  passion  de  Saiul-Prcux 
pour  madame  de  VVolmar  se  change  toul-à-coup  en 
admiration  pour  ses  vertus. 

Lettre  XII,  de  madame  de  Wolmar  a  madame  d'Orbe, 

page  i5i 
Caractère  de  M.  de  Wolmar,  instruit  même  avant  sou 
mariage  de  tout  ce  qui  s'est  passé  entre  sa  femme 
et  Saint-Preux.  Nouvelles  pi'euves  de  son  entière  con- 
fiance en  leur  vertu.  M.  de  Wolmar  doit  s'ahsenter 
pour  quelque  temps.  Sa  femme  demande  conseil  à 
sa  cousine  pour  savoir  si  elle  exigera  ou  non  que 
Saint-Preux  accompagne  son  mari. 

Lettre  XIII.  Réponse  de  madame  d'Orbe  a  madame  de 
Wolmar  ,  i68 

Elle  dissipe  les  alarmes  de  sa  cousine  au  sujet  de  Saint- 
Preux  ,  et  lui  dit  de  prendre  contre  ce  philosophe 
toutes  les  précautions  superflues  qui  lui  auroient  été 
jadis  si  nécessaires. 

Lettre  XIV,  de  M.  de  Wolmar  a  madame  d'Orbe  ,  1 80 
Il  lui  annonce  son  départ,  et  l'instruit  du  projet  qu'il 
a  de  confier  l'éducation  de  ses  enfants  à  Saint-Preux  ; 
projet  qui  justifie  sa  conduite  singidière  à  l'égard  de 
sa  femme  et  de  son  ancien  amant.  II  informe  sa  cou- 
sine des  découvertes  qu'il  a  faites  de  leurs  vrais  sen- 
timents ,  et  des  raisons  de  l'épreuve  à  laquelle  il  les 
met  par  son  absence. 

Lettre  XV ,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  188 

Affliction  de  madame  de  Wolmar.  Secret  fatal  qu'elle 
révèle  à  Saint-Preux,  qui  ne  peut,  pour  le  présent , 
en  instruire  son  ami. 

Lettre  XVI ,  de  madame  de  Wolmar  a  son  mari  ,  19». 

Elle  lui  reproche  de  jouir  durement  de  la  vertu  de  sa 
femme. 


6l2  TABLE. 

Lettre  XVII,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard, 

page  192 
Danger  que  courent  madamedeWolmar  et  Saint-Preux 
sur  le  lac  de  Genève.  Ils  parviennent  à  prendre  terre. 
Après  le  dincr,Saint-Prenx  mène  madamedeWolmar 
dans  la  retraite  deMeillerie,  où  jadis  il  ne  s'occupoit 
que  de  sa  chèie  Julie.  Ses  transports  à  la  vue  des 
anciens  monuments  de  sa  passion.  Conduite  sage  et 
prudente  de  madame  de  Wolmar.  Ils  se  rembarquent 
pour  revenir  à  Clarens.  Horrible  tentation  de  Saint- 
Preux.  Combat  intérieur  qu'éprouve  son  amie. 

CINQUIÈME  PARTIE. 

Lettre  première,  de  mylord  Edouard  a  Saint-Preux,  207 
Conseils  et  reproches.  Eloge  d'Abauzit,  citoyen  de  Ge- 
nève, Retour  prochain  de  mylord  Edouard. 

Lettre  II,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouah^d,  2i3 

Il  assure  à  son  ami  qu'il  a  recouvré  la  paix  de  l'ame  ; 
lui  fait  un  détail  de  la  vie  privée  de  monsieur  et  de 
mad.ime  de  Wolmar,  et  de  l'économie  avec  laquelle 
ils  font  valoir  leurs  biens,  et  administrent  leurs  re- 
venus. Critique  du  luxe  de  magnificence  et  de  vanité. 
Le  paysan  doit  rester  dans  sa  condition.  Raisons  de 
la  charité  qu'on  doit  avoir  pour  les  mendiants.  Egards 
dus  à  la  vieillesse. 

Lettre  III ,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  263 

Douceur  de  recueillement  dans  une  assemblée  d'amis. 
Education  des  fils  de  monsieur  et  de  madame  de  Wol- 
mar. Critique  judicieuse  de  la  manière  dont  on  élève 
ordinairement  les  enfants. 

Lettre  IV ,  de  mylord  Edouard  a  Saint-Preux  ,  3 11 

Il  lui  demande  l'explication  des  chagrins  secrets  de  ma- 
dame de  Wolmar,  desquels  Saint-Preux  lui  avoif 
parlé  dans  une  lettre  qui  n'a  pas  été  reçue. 


TABLE.  6l3 

Lettre  V,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  pap;e  3i3 
Incré(lulit('  He  M.  de  Wolmar,  cause  des  chagrins  se- 
crets de  Julie. 

Lettre  VI,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard,  3a8 

Arrivée  de  madame  d'Orbe  avec  sa  fille  chez  M.  de 
Wolmar.  Transports  et  fêtes  à  l'occasion  de  cette 
reunion. 

Lettre  VII,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard,        336 
Ordre  et   gaieté  qui  régnent  chez  M.  de  Wolmar  dans 
le  temps  des  vendanges.  Le  baron  d'Étange  et  Saint- 
Preux  sincèrenaent  réconciliés. 

Lettre  VIII ,  de  Saint-Preux  a  M.  de  W^olmar  ^    ^"^^5i 
Saint-Preux  parti  avec  mylord  Edouard  pour  Rome.  II 
témoigne  à  M.  de  Wolmar  la  joie  où  il  est  d'avoir 
appris  qu'il  lui  destine  l'éducation  de  ses  enfants. 

Lettre  IX ,  de  Saint-Preux  a  madame  d'Orbe  ,  354 

Il  lui  rend  compte  de  la  première  journée  de  son 
voyage.  Nouvelles  foiblesses  de  son  cœur.  Songe 
funeste.  Mylord  Edouard  le  ramène  à  Clarens  pour 
le  guérir  de  ses  craintes  chimériques.  Sûr  que  Ju- 
lie est  en  bonne  santé,  Saint-Preux  repart  sans  la 
voir. 

Lettre  X  ,  de  madame  d'Orbe  a  Saint-Preux  ,  364 

Elle  lui  reproche  de  ne  s'être  pas  montré  aux  deux  cou- 
sines. Impression  que  fait  sur  Claire  le  rêve  de  Saint- 
Preux. 

Lettre  XI ,  de  M.  de  Wolmar  a  Saint-Preux  ,  367 

Il  le  plaisante  sur  son  rêve,  et  lui  fait  quelques  lé- 
gers reproches  sur  le  ressouvenir  de  ses  anciennes 
amours. 

Lettre  XII,  de  Saint-Preux  a  M.  de  Wolmar  ,  369 

Anciennes  amours  de  mylord  Edouard.  Motif  de  son 

voyage  à  Rome.  Dans   quel   dessein  il  a  emmené 


6l4  TABLE. 

avec  lui  Saint-Preux.  Celui-ci  ne  souffrira  pas  qup 
son  ami  fasse  un  mariage  indécent  ;  il  demande  à 
ce  sujet  conseil  à  M.  de  Wolmar ,  et  lui  recommande 
le  secret. 

Lettre  XIII,  de  madame  de  Wolmar  a  madame  d'Orbe, 

page  374 
Elle  a  pénétré  les  secrets  sentiments  de  sa  cousine  pour 
Saint-Preux  ;  lui  représente  le  danger  qu'elle  peut 
courir  avec  lui,  et  lui  conseille  de  l'épouser. 

Lettre  XIV,  d'Henriette  a  sa  mère  ,  Sgi 

Elle  lui  témoigne  l'ennui  où  son  absence  a  mis  tout  le 
monde  ,  lui  demande  des  présents  pour  son  petit 
mali,  et  ne  s'oublie  pas  elle-même. 

SIXIÈME  PARTIE. 

Lettre  première  ,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Woi.- 
mar  ,  393 

Elle  lui  apprend  son  arrivée  à  Lausanne  ,  où  elle  l'in- 
vite de  venir  pour  la  noce  de  son  frère. 

Lettre  II ,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wolmar  ,  Zg5 
Elle  instruit  sa  cousine  de  ses  sentiments  pour  Saint- 
Preux.  Sa  gaieté  la  mettra  toujours  à  l'abx'i  de  tout 
danger.  Ses  raisons  pour  rester  veuve. 

Lettre  III ,  de  mylord  Edouard  a  M.  de  Wolmar  ,       ^12 

Il  lui  apprend  l'heureux  dénouement  de  ses  aventures , 

effet  de  la  sage  conduite  de  Saint-Preux,  et  accepte 

les  offres  que  lui  a  faites  M.  de  Wolmar  de  venir 

passer  à  Clarens  le  reste  de  ses  jours. 

Lettre  IV,  de  M.  de  Wolmar  a  mylord  Edouard,       4^3 
Il  l'invite  de  nouveau  à  venir  partager ,  lui  et  Saint- 
Preux  ,  le  bonheur  de  sa  maison. 

Lettre  V,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wolmar  ,  4^5 
Caractère,  {joûts  et  mœurs  des  habitants  de  Genève. 


TABLE.  Gl5 

Lettre  VI,  de  madame  de  Wolmau  a  Saint-Preux, 

page  436 

Elle  lui  fait  part  tlu  dessein  qu'elle  a  de  le  marier  avec 

madame  d'Orbe ,  lui  donne  des  conseils  reljgifs  à  ce 

projet,  et  combat  ses  maximes  sur  la  prièiT  et  sur 

la  liberté. 

Lettre  VII ,  de  Saint-Preux  a  madame  de  Wolmar  ,     4^-^ 
Il  se  refuse  au  projet  formé  par  madame  de  Wolmar  de 
l'unir  à  madame  d'Orbe,  et  par  quels  motifs.  Il  dé- 
fend son  sentiment  sur  la  prière  et  sur  la  liberté. 

Lettre  VIII,  de  madame  de  Wolmar  a  Saint-Preux  ,  474 
Elle  lui  fait  des  reprocbes  dictés  par  l'amitié  ,  et  à 
quelle  occasion.  Douceur  du  désir,  et  cliarme  de 
l'illusion.  Douceurs  de  Julie,  et  quelles.  Ses  alarmes 
par  rapport  à  l'incrédulité  de  son  mari  calmées ,  et 
par  quelles  raisons.  Elle  informe  Saint-Preux  d'une 
partie  qu'elle  doit  faire  à  Chillon  avec  sa  famille. 
Funeste  pressentiment. 

Lettre  IX,  de  Fanchon  Anet  a  Saixt-Preux  .  499 

Madame  de  Wolmar  se  précipite  dans  l'eau ,  où  elle 
voit  tomber  un  de  ses  enfants. 

Lettre X,  a  Saint-Preux,  commencée  par  madame  d'Orbe 

ET  ACHEVÉE  PAR  M.  DE  WOLMAR  ,  5or 

Mort  de  Julie. 

Lettre  XI,  de  M.  de  Wolmar  a  Saint-Preux,  ibid. 

Détail  circonstancié  de  la  maladie  de  madame  de  Wol- 
mar. Ses  divers  entretiens  avec  sa  famille  et  avec  un 
ministre  sur  les  objets  les  plus  importants.  Retour 
de  Claude  Anet.  Tranquillité  d'ame  de  Julie  au  sein 
de  la  mort.  Elle  expire  entre  les  bras  de  sa  cousine. 
On  la  croit  faussement  rendue  à  la  vie,  et  à  quelle 
occasion.  Comment  le  rêve  de  Saint-Preux  est  en 
quelque  sorte  accompli.  Consternation  de  toute  lu 
maison.  Désespoir  de  Claire. 


f)l6  TABLE. 

Lettre  XII ,  de  Julie  a  Saint-Preux  ,  P^ge  562 

Cette  lettre  e'toit  iucluse  dans  la  précédente. 

Julie  regarde  sa  mort  comme  un  bienfait  du  ciel ,  et 
p^  quel  motif.  Elle  engage  de  nouveiiu  Saint-Preux 
à  ^ouser  madame  d'Orbe,  et  la  cbarge  de  l'éduca- 
tion de  ses  enfants.  Derniers  adieux. 

Lettre  XIII ,  ne  madame  d'Orbe  a  Saint-Pheux  ,  667 

Elle  lui  fait  l'aveu  de  ses  sentiments  pour  lui,  et  lui 
déclare  en  même  temps  qu'elle  veut  toujours  rester 
libre.  Elle  lui  représente  l'importance  des  devoirs 
dont  il  est  chargé;  lui  annonce  chez  M.  de  Wolmar 
des  dispositions  prochaines  à  abjurer  son  incrédu- 
lité; l'invite,  lui  et  myloi'd  Edouaixl ,  à  se  réunir  à 
la  famille  de  Julie.  Vive  peinture  de  l'amitié  la  plu» 
tendre,  et  de  la  plus  amère  douleur. 

Les  Amours  de  mylord  Edouard  Bomston  ,  Syt 

Edouard  fait  connoissance  à  Rome  avec  une  dame  na- 
politaine. Caractère  de  cette  dame.  Nature  de  leur 
liaison.  Cette  dame  veut  lui  donner  une  maîtresse 
subalterne.  Danger  d'une  situation  qu'Edouard  évite. 
Caractère  de  Laure  ;  effet  du  véritable  amour  sur 
elle.  Edouard  la  visite  souvent  sans  l'aimer.  Effet 
terrible  de  s6n  assiduité  auprès  de  Laure  sur  la  mar- 
quise. Laure  change  de  conduite,  et  se  retire  dans 
un  couvent.  La  marquise,  hors  d'elle-même  ,  divul- 
gue sa  propre  intrigue.  Son  mari  l'apprend  à  Vienne. 
Ce  qui  en  résulte.  Situation  singidière  d'Edouard. 
Entreprise  funeste  de  la  marquise.  Le  marquis  meurt 
en  Allemagne.  Edouard  ne  veut  pas  profiter  de  cet 
événement.  Sa  manière  de  vivre  jusqu'au  moment 
où  il  connut  Julie. 

Observations  de  J.  J.  Rousseau,  etc.  691 

Lettre  a  M....  SgS 

Sujets  d'estampes  pour  la  Nouvelle  Héloïse  ,  697 

FIK    DE    LA    TABI-F.