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Full text of "Œuvres complètes de J.J. Rousseau"

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OEUVRES 

J.  J.  ROUSSEAU 


TOME  XI. 


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DE  LIMPRIMERIE  DE  JULES  DIDOT  AÎNÉ, 

fiUE  DU  PONT-DE-LODI ,   n"  6. 


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OEUVRES 


J.  J.  ROUSSEAU 

NOUVELT.E  ÉDITION, 

«VHC  DES  SOTE8  BISTORIQDEM  ET  CRITIQUES; 


DUS   APPENDICE  AUX    COHFESSIOHS 

PAR  M.  MCSSAY  PATHAY. 


LETTRES  A  D'ALEMBERT. 
THEATRE. 


PARIS. 

WERDET  ET  LEQUIEN  FILS, 


tiVK    DO    BATTOIR,    V" 
M  DCCC  XXVI. 


J.  J.  ROUSSEAU, 

CITOYEN   DE    GENÈVE, 

A  M.  D'ALEMBERT, 

DE  l'académie  FRANÇOISE,  DE  l'a.GADÉMIE  ROYALE  DES  SCIENCES  DE 
PARIS,  DE  CELLE  DE  PRUSSE,  DE  LA  SOCIÉTÉ  ROTALE  DE  LONDRES,  DE 
l'académie  ROTALE  DES  BELLES-LETTRES  DE  SUEDE,  ET  DE  L*INSTITUT 
DE  BOLOGNE; 

SDR  SON  ARTICLE 

GENÈVE, 

DANS   LE   VU*   VOLUME  DE  l'eNCTCLOPÉDIE, 
ET    PARTICULIBREMBNT 

SDR   LE   PROJET  D'ÉTABLIR  UN  THÉÂTRE  DE  COMÉDIE 

EN   CETTE   VILLE. 

Di  meliora  piis,  erroremque  hostibus  illum. 
ViRQ. ,  Georg.  m ,  v.  5 1 3. 


XI. 


«/V%%/%/VW^'«/V«'%/«/%.1/«i'^'«/«/*''*^%'V  \/^%,'\/%/%/^%f%,'\'*.'%.'X/%/\,-%/%^%,^/*/^-%/%/\r%/*f^/%t%/%/%/%f%,^^L/%, 


PRÉFACE. 


J*aî  tort  si  j'ai  pris  en  cette  occasion  la  plume  sans  néces- 
sité. Il  ne  peut  m'étre  ni  avantageux  ni  ag;réable  de  m*at- 
taquer  à  M.  d'Alembert.  Je  considère  sa  personne  ;  j^admîre 
ses  talents  ;  j*aime  ses  ouvrages  ;  je  suis  sensible  au  bien 
qu'il  a  dit  de  mon  pays  :  honoré  moi-même  de  ses  éloges, 
un  juste  retour  d^honnéteté  m'oblige  à  toutes  sortes  d'é- 
gards envers  lui;  mais  les  égards  ne  l'emportent  sur  les 
devoirs  que  pour  ceux  dont  toute  la  morale  consiste  en 
apparences.  Justice  et  vérité,  voilà  les  premiers  devoirs  de 
rhomme.  Humanité,  patrie  ^  voilà  ses  premières  affections. 
Toutes  les  fois  que  des  ménagements  particuliers  lui  font 
changer  cet  ordre,  il  est  coupable,  Puis-je  l'être  en  faisant 
ce  que  j'ai  dû?  Pour  me  répondre  il  faut  avoir  une  patrie 
à  servir,  et  plus  d'amour  pour  ses  devoirs  que  de  crainte 
de  déplaire  aux  hommes. 

Gomme  tout  le  monde  n'a  pas  sous  les  yeux  l'Encyclo- 
pédie, je  vais  transcrire  ici  de  l'article  Genève  le  passage 
qui  m'a  mis  la  plume  à  la  main.  Il  ^uroit  dû  Fen  faire 
tomber,  si  j'aspirois  à  l'honneur  de  bien  écrire;  mais  j'ose 
en  rechercher  un  autre,  dans  lequel  je  ne  crains  là  concur- 
rence de  personne.  En  lisant  ce  passage  isolé,  plus  d'un 
fecteur  sera  surpris  du  zélé  qui  l'a  pu  dicter  :  en  le  lisant 
dans  son  article,  on  trouvera  que  la  comédie,  qui  n'est  pas 
à  Genève,  et  qui  pourroit  y  être,  tient  la  huitième  partie 
de  la  place  qu'occupent  les  choses  qui  y  sont. 

u  On  ne  souffre  point  de  comédie  à  Grenève  :  ce  n'est  pas 
u  qu'on  y  désapprouve  les  spectacles  en  eux-mêmes;  mais 
uon  craint,  dit-on,  le  goût  de  parure,  de  dissipation  et 
«  de  libertinage,  que  les  troupes  de  comédiens  répandent 
tt  parmi  la  jeunesse.  Cependant  ne  seroit-il  pas  possible  de 


I. 


4  PRÉFACE. 

u  remédier  à  cet  inconvénient  par  des  lois  sévères  et  bien 
((  exécutées  sur  la  conduite  des  comédiens?  Par  ce  moyen 
«Genève  auroit  des  spectacles  et  des  mœurs,  et  jouiroit 
u  de  Tavantagfe  des  uns  et  des  autres  ;  les  représentations 
u  théâtrales  formeroient  le  Qont  des  citoyens,  et  leur  don- 
u  neroient  une  finesse  de  tact,  une  délicatesse  de  sentiment 
u  qu'il  est  très  difficile  d'acquérir  sans  ce  secours  :  la  litté- 
«  rature  en  profiteroit  sans  que  le  libertinage  fît  des  pro- 
u  grès  ;  et  Genève  réuniroit  la  sagesse  de  Ijacédémone  à 
i(  la  politesse  d'Athènes.  Une  autre  considération,  digne 
u  d'une  république  si  sage  et  si  éclairée,  devroit  peut-être 
il  l'engager  à  permettre  les  spectacles.  Le  préjugé  barbare 
u  contre  la  profession  de  comédien ,  l'espèce  d'avilisse- 
.  u  ment  où  nous  avons  mis  ces  hommes  si  nécessaires  au 
«progrès  et  au  soutien  des  arts,  est  certainement  une  des 
«principales  causes  qui  contribuent  au  dérèglement  que 
u  nous  leur  reprochons  :  ils  cherchent  à  se  dédommager , 
«  par  les  plaisirs,  de  l'estime  que  leur  état  ne  peut  obtenir. 
«  Parmi  nous,  un  comédien  qui  a  des  mœurs  est  double- 
M  ment  respectable  ;  mais  à  peine  lui  en  sait-on  gré.  Le 
«traitant  qui  insulte  à  l'indigence  publique  et  qui  s'en 
«nourrit,  le  courtisan  qui  rampe  et  qui  ne  paie  point  ses 
u  dettes  ;  voilà  l'espèce  d'honlmes  que  nous  honorons  le  plus. 
«  Si  les  comédiens  étoient  non  seulement  soufferts  à  Ge- 
«nève,  mais  contenus  d'abord  par  des  règlements  sages, 
«  protégés  ensuite  et  même  considérés  dès  qu'ils  en  seroient 
«dignes,  enfin  absolument  placés  sur  la  même  ligne  que 
«les  autres  citoyens,  cette  ville  auroit  bientôt  l'avantage 
«  de  posséder  ce  qu'on  croit  si  rare,  et  qui  ne  l'est  que  par 
((  notre  faute,  une  troupe  de  comédiens  estimables.  Ajou- 
«  tons  que  cette  troupe  deviendroit  bientôt  la  meilleure 
u  de  l'Europe  ;  plusieurs  personnes  pleines  de  goût  et  de 
«  dispositions  pour  le  théâtre,  £t  qui  craignent  de  se  dés- 
«  honorer  parmi  nous  en  s'y  livrant,  accourroient  à  Ge- 
«nève,  pour  cultiver  non  seulement  sans  honte,  mais 


PRÉFACE.  5 

«même  avec  estime ^  un  talent  si  agréable  et  si  peu  com- 
«. mun.  «Le  séjour  de  cette  ville,  que  bien  des  François  re- 
«gardent  comme  triste  par  la  privation  des  spectacles, 
a  deviendroit  alors  le  séjour  des  plaisirs  honnêtes,  comme 
«  il  est  celui  de  la  philosophie  et  de  la  liberté;  et  les  étran- 
«  gers  ne  seroîent  plus  surpris  dé  voir  que,  dans  une  ville 
«  où  les  spectacles  décents  et  réguliers  sojit  défendus ,  on 
«  permette  des  farces  grossière»  et  sans  esprit,  aussi  con- 
<(  traires  au  bon  goût  qu'aux  bonnes  mœurs.  Ce  n'est  pas 
«  tout  :  peu-à-peu  l'exemple  des  comédiens  de  Genève,  la 
«  régularité  de  leur  conduite,  et  la  considération  dont  elle 
«les  feroit  jouir,  serviroient  de  modèle  aux  comédiens 
«  des  autres  nations,  et  de  leçon  à  ceux  qui  les  ont  traités 
«  jusqu'ici  avec  tant  de  rigueur  et  même  d'inconséquence. 
«  On  ne  les  verroit  pas  d'un  côté  pensionnés  par  le  gou- 
«  vernement,  et  de  l'autre  un  objet  d'anathème  :  nos  prê- 
«  très  perdroient  l'habitude  de  les  excommunier ,  et  nos 
«  bourgeois  de  les  regarder  avec  mépris  :  et  une  petite  ré 
«  publique  auroit  la^  gloire  d'avoir  réformé  l'Europe  sur 
«  ce  point,  plus  important  peut-être  qu'on  ne  pense.  » 

Voilà  certainement  le  tableau  le  plus  agréable  et  le  plus 
séduisant  qu'on  pût  nous  offrir  ;\  mais  voilà  en  même 
temps  le  plus  dangereux  conseil  qu'on  pût  nous  donner. 
Du  moins,  tel  est  mon  sentiment;  et  mes  raisons*sont  dans 
cet  écrit.  Avec  quelle  avidité  la  jeunesse  de  Genève,  en- 
traînée par  une  autorité  d'un  si  grand  poids,  ne  se  livrera- 
t-elle  point  à  des  idées  auxquelles  elle  n'a  déjà  que  trop  de 
penchant!  Combien,  depuis  la  publication  de  ce  volume, 
déjeunes  Genevois,  d'ailleurs  bons  citoyens,  n'attendent- 
ils  que  le  moment  de  favoriser  l'établissement  d'un  théâ- 
tre, croyant  rendre  un  service  à  la  patrie,  et  presque  au 
genre  humain  !  Voilà  le  sujet  de  mes  alarmes,'  voilà  le  mal 
que  je  voudrois  prévenir.  Je  rends  justice  aux  intentions 
de  M.  d'Alembert,  j'espère  qu'il  voudra  bien  la  rendre  aux 
miennes;  je  n'ai  pas  plus  d'envie  de  lui  déplaire  que  lui  de 


6  PREFACE. 

nous  nuire.  Mais  enfin,  quand  je  me  tromperoit,  ne  dois- 
je  pas  agir,. parler,  selon  ma  conscience  et  mes  lumières? 
Ai^je  dû  me  taire?  Tai-je  pu,  sans  trahir  mon  devoir  et 
ma  patrie? 

Pour  ayoir  droit  de  garder  le  silence  en  cette  occasion, 
il  faudroit  que  je  n'eusse  jamais  pris  la  plume  sur  des 
sujets  moins  nécessaires.  Douce  obscurité  qui  fis  trente  ans 
mon  bonheur,  il  faudroit  avoir  toujours  su  t'aimer;  il 
£audroit  qu^on  ignorât  que  j*ai  eu  quelques  liaisons  avec 
les  éditeurs  de  FËncyclopédie ,  que  j^ai  fourni  quelques 
articles  à  Fouvrage,  que  mon  nom  se  trouve  avec  ceux  des  . 
auteurs;  il  faudroit  que  mon  zélé  pour  mon  pays  fût  moins 
connu,  qu'on  supposât  que  l'article  Genève  m'eût  échappé, 
ou  qu'on  ne  pût  inférer  de  mon  silence  que  j'adhère  à  ce 
qu'il  contient!  Rien  de  tout  c^a  ne  pouvant  être,  il  faut 
donc  parler  :  il  faut  que  je  désavoue  ce  que  je  n'approuve 
point^  afin  qu'on  ne  m'impute  pas  d'autres  sentiments  que 
les  miens.  Mes  compatriotes  n'ont  pas  besoin  de  mes  con- 
seils, je  le  sais  bien;. mais  moi,  j^ai  besoin  de  m%onorer, 
en  montrant  que  je  pense  comme  eux  sur  nos  maximes. 
Je  n'ignore  pas  combien  cet  écrit,  si  loin  de  ce  qu'il  de- 
vroit  être,  est  loin  même  de  ce  que  j'aurois  pu  faire  en  de 
plus  heiureux  jours.  Tant  de  choses  ont  concouru  à  le  met- 
tre au-dessous  du  médiocre  où  je  pou  vois  autrefois  attein- 
dre, que  je  m'étonne  qu'il  ne  soit  pas  pire  encore.  «Técri- 
vois  pour  ma  patrie  ;  s'il  étoit  vrai  que  le  zélé  tint  lieu  de 
talent,  j'aurois  fait  mieux  que  jamais;  mais  j'ai  vu  ce  qu'il 
falloit  faire,  et  n'ai  pu  l'exécuter.  J'ai  dit  froidement  la 
vérité  :  qui  est'Ce  qui  se  soucie  d'elle?  Triste  recomman- 
dation pour  un  livre!  Pour  être  utile  il  faut  être  agréable  ; 
et  ma  plume  a  perdu  cet  art4à.  Tel  me  disputera  maligne- 
ment cette  perte.  Soit:  cependant  je  me  sens  déchu,  et  l'on 
ne  tombe  pas  au-dessous  de  rieu. 

Premièrenient,  il  ne  s'agit  plus  ici  d'un  vain  babil  de 
philosophie,  mais  d'une  vérité  de  pratique  importante  à 


\ 

\ 


PRÉFACE.  y 

tout  un  peiq^.  il  ne  t'agfît  plus  de  parler  au  petit  nombre, 
mais  an  public;  ni  de  faire  penser  les  autres,  mais  d'ex- 
pliquer nettement  ma  pensée.  U  a  donc  ialln  changer  de 
style  :  pour  me  faire  mieux  entendre  à  tout  le  monde,  j'aû 
dit  moins  de  choses  en  plus  de  mots;  et  voulant  être  clair 
et  simple,  je  me  suis  trouvé  lâche  et  Affos. 

Je  comptois  d*abord  sur  une  feuille  ou  deux  d*impre»- 
sion  tout  au  plus  :  j'ai  commencé  à  la  hâte  ;  et  mon  sujet 
s'étendant  sous  ma  plume,  je  l'aï  laissée  aller  sans  con- 
trainte. J'étols  malade  et  triste;  et,  quoique  j'eusse  grand 
besoin  de  distraction,  je  me  sentois  si  peu  en  état  dépen- 
ser et  d'écrire,  que,  si  l'idée  d'un  devoir  à  remplir  ne  m'eût 
soutenu,  j'anrois  jeté  cent  fois  mon  papier  an  feu.  J'en  suis 
devenu  moins  sévère  à  moi-même.  J'ai  dierché  dans  mon 
travail  quelque  amusement  qui  me  le  fit  supporter.  Je  me 
suis  jeté  dans  toutes  les  digressions  qui  se  sont  présentées, 
sans  prévoir  combien,  pour  soulager  mon  ennui ,  j'en  pré- 
parois  peut-être  au  lecteur. 

Le  goût,  le  choix,  la  correction,  ne  sanroient  se  trouver 
dans  cet  ouvrage^  Vivant  seul,  je  n'ai  pu  le  montrer  à  per- 
sonne. J'avais  un  Âristarque  sévère  et  judicieux;  je  ne  l'ai 
plus,  je  n'en  veux  plus  >  :  mais  je  le  regretterai  sans  cesse, 
et  il  manque  bien  plus  encore  à  mon  ccear  qu'à  mes  écrils. 

La  solitude  calme  l'ame  et  apaise  les  passions  que  le 
désordre  du  monde  a  fait  nattne.  Loin  .des  rice^  qui  nous 

'  Ad  amicum  etsi  produxeris  gUuHum,  non  desperes;  esienim  re- 
gressus.  Ad  amicum  si  apetueris  os  triste,  non  timeas;  est  enitn  con- 
cordatio  :  excepta  convicio,  et  improperio,  et  superbiây  et  mysterii 
revelationCy  et  plagâ  dolosa  ;  in  his  omnibus  effugiet  amicus»  Eccle- 
siastlc.  XXII,  26,  27.  *  * 

*  «  Si  vons  avez  tiré  Tëpée  contre  votre  ami,  n'en  désespërex  pas;  car  il 
y  a  moyen  de  revenir.  Si  vous  l'avez  attristé  par  tos  paroles ,  ne  craignez 
rien ,  il  est  possible  encore  de  vous  réconcilier  avec  loi.  Mais  pour  l'ontrage , 
k  reproche  injurieux ,  la  révélation  du  secret  et  la  plaie  faite  li  son  cœur 
en  trahison ,  point  de  grâce  à  ses  yeiu  :  il  s'éloignera  sans  retour.  >  Cette 
iradttclion  est  de  Marmontel  (  Mémoires ,  Kvre  vu.  ) 


8  PRÉFACE. 

irritent,  oa  en  parle  avec  moins  d'indignation  ;  loin  de» 
maux  cpii  nous  touchent,  le  cœur  en  est  moins  ému.  De- 
puis que  je  ne  vois  plus  les  hommes ,  j'ai  presque  cessé  de 
haïr  les  méchants.  D'ailleurs  le  mal  qu'ils  m'ont  fait  à  moi- 
même  m'ôte  le  droit  d'en  dire  d'eux.  Il  faut  désormais  que 
je  leur  pardonne ,  pour  ne  leur  pas  ressembler.  Sans  y 
songer,  je.substituerois  l'amour  de  la  vengeance  à  celui  de 
la  justice  :  il  vaut  mieux  tout  oublier.  J'espère  qu'on  ne 
me  trouvera  plus  cette  àpreté  qu'on  me  reprochoit ,  mais 
qui  me  faisoit  lire  ;  je  consens  d'être  moins  lu ,  pourvu 
que  je  vive  en  paix. 

.  A  ces  raisons  il  s'en  joint  une  autre  plus  cruelle ,  et  que 
je  voudrois  en  vain  dissimujier  ;  le  public  ne  la  sentiroit 
que  trop  malgré  moi.  Si,  dans  les  essais  sortis  de  ma 
plume,  ce  papier  est  encore  au-dessous  des  autres,  c'est 
.moins  la  faute  des  circonstances  que  la  mienne;  c'est  que 
je  suis  au-dessous  de  moirmême.  Les  maux  du  corps  épui- 
sent  l'ame  :  à  force  de  souffrir  elle  perd  son  ressort.  Un 
instant  de  fermentation  passagère  produisit  en  moi  quel- 
que lueur  de  talent  :  il  s'eét  montré  tard,  il  s'est  éteint  de 
bonne  heure.  En  reprenant  mon  état  naturel,  je  suis  ren- 
tré dans  le  néant.  Je  n'eus  qu'un  moment;  il  est  passé;  j'ai 
la  honte  de  me  survivre.  Lecteur,  si  vous  recevez  ce  dér^ 
nier  ouvrage  avec  indulgence,  vous  accueillerez  mon  om- 
bre; car,  pour  moi,  je  ne  suis  plus. 

A  Montmorency,  le  ao  mars  175^. 


^f%t^^^^/%/%0%i^%n^%/%/%i%/v%t%0*/^*/m0\  •*/f/»^t%/*/%/\.^/%f^%^%/%.^/%/%*%/%*%/*^/%>^f%f9/%fM.'%^/%,^/^i/m, 


J.  J.  ROUSSEAU, 


CITOYEN    DE   GENÈVE, 


A  M.  DALEMBERT. 


J  ai  lu ,  monsieur ,  avec  plaisir  votre  article  Genève  , 
dans  le  septième  volume  de  l'Encyclopédie.  En  le, re- 
lisant avec  plus  de  plaisir  encore,  il  ma  fourni  quel- 
ques réflexions,  que  j  ai  cru  pouvoir  offrir,  sous  vos 
auspices ,  au  public  et  à  mes  concitoyens.  Il  y  a  beau- 
coup à  louer  dans  cet  article;  mais  si  les  éloges  dont 
vous  Honorez  ma  patrie  m'ôtent  le  droit  de  vous  en 
rendre ,  ma  sincérité  parlera  pour  moi  :  n  être  pas  de 
votre  avis  sur  quelques  points ,  c'est  assez  m'expliquer 
sur  les  autres. 

Je  commencerai  par  celui  que  j'ai  le  plus  de  répu- 
gnance à  traiter  et  dont  l'examen  me  convient  le  moins , 
mais  sur  lequel ,  par  la  raison  que  je  viens  de  dire ,  le 
silence  ne  m'est  pas  permis  :  c'est  le  jugement  que 
vous  portez  de  la  doctrine  de  nos  ministres  en  matière 
de  foi.  Vous  avez  fait  de  ce  corps  respectable  un  éloge 
très  beau ,  très  vrai ,  très  propre  à  eux  seuls  dans  tous 
les  clergés  du  monde ,  et  qu'augmente  encore  la  con- 
sidération qu'ils  vous  ont  témoignée,  en  montrant 
qu'ils  aiment  la  philosophie ,  et  ne  craignent  pas  l'œil 
du  philosophe.  Mais ,  monsieur ,  quahd  on  veut  hono- 
rer les  gens ,  il  faut  que  ce  soit  à  leur  manière ,  et  non 
pas  à  la  nôtre,  de  peur  qu'ils  ne  s'offensent  avec  rai- 


lO  LETTRE 

son  des  louanges  nuisibles,  q|ki ,  pour  être  données  à 
]}onne  intention,  n'en  Messent  pas  moins  l'état,  Fin- 
térét ,  les  opinions ,  ou  les  préjugés  de  ceux  qui  en  sqnt 
l'objet.  Ignorez-vous  que  tout  nom  de  secte  est  tou- 
jours odieux,  et  que  de  pareilles  imputations,  rare- 
ment sans  conséquence  pour  des  laïques ,  ne  le  sont 
jamais  pour  des  théologiens?  »•' 

Vous  me  direz  qu'il  est  question  de  faits  et  non  de 
louanges ,  et  que  le  philosophe  a  plus  d'égard  à  la  vé- 
rité qu'aux  hommes;  mais  cette  prétendue  vérité  n'est 
pas  si  daire  ni  si  indifférente  que  vous  soyez  en  drcHt 
de  l'avancer  sans  de  bonnes  autorités,  et  je  né  vois 
pas  où  l'on  en  peut  prendre  pour  prouver  que  les  sen- 
timents qu'un  corps  professe  et  sur  lesquels  il  se  con^ 
duit  ne  sont  pas  les  siens.  Vous  me  direz  encore  que 
vous  n'attribuez  point  à  tout  le  corps  ecclésiastique 
les  sentiments  dont  vous  parlez;  mais  vous  les  attri- 
buez à  plusieurs;  et  plusieurs ,  dans  un  petit  nombre, 
font  toujours  une  si  grande  partie ,  que  le  tout  doit  s'en 
ressentir. 

Plusieurs  pasteurs  de  Genève  n'ont,  selon  vous, 
qu'un  socinianisme  parfait.  Voilà  ce  que  vous  déclarez 
hautement  à  la  face  de  l'Europe.  J^ose  vous  demander 
comment  vous  l'avez  appris  :  ce  ne  peut  être  que  par 
vos  propres  conjectures,  ou  par  le  témoignage  d'au- 
trui ,  ou  sur  l'aveu  des  pasteurs  en  question. 

Or,  dans  les  matières  de  pur  dogme  et  qui  ne  tien- 
nent point  à  la  morale ,  comment  peut-oq  juger  de  la 
foid'autrui  par*conjecture?  comment  peut-on  lùéme 
en  juger  sur  la  déclaration  d'un  tiers ,  contre  celle  de 
la  personne  intéressée?  Qui  sait  mieux  que  moi  ce 


A  M.   D'ALEMBERT.  m 

que  je  crois  ou  lie  crois  pais?  et  à  qui  doit*on  s'en  rap- 
port^ là^lessus  plutôt,  qua  moi-flaéine?  Qu  après 
avoir  tiré  des  discours  ou  des  écrits  d'un  honnête 
homme  des  conséquences  sophistiques  et  désavouées, 
un  prêtre  acharné  poursuive  Fauteur  sur  ces  consé- 
quences^ le  prêtre  fait  son  m*étier,  et  n  étonne  per^* 
sonne;  mais  devons-nous  honorer  les  gens  de  biea 
coimme  un  fourbe  les  persécute?  et  le  philosophe  imi- 
tera-t-il  des  raisonnements  captieux  dont  il  fut  si  sou-  . 
vent  la  victime? 

U  resteroit  donc  à  penser ,  sur  ceux  de  nos  pasteurs 
que  vous  prétendez  être  çociniens  parfaits  et  rejeter 
les  peines  éternelles ,  qu'ils  vous  ont  confié  là-dessus 
leurs  sentiments  particuliers.  Mais,  si  c'étoit  en  effet 
leur  sentiment  et  qu'ils  vous  l'eussent  confié,  sans 
doute  ils  vous  l'auroient  dit  en  secret,  dans  l'honnête 
et  libre  épanchement  d'un  commerce  philosophique; 
ils  l'auroient  dit  au  philosophe  et  non  pas  à  l'auteiu*. 
Ils  n'en  ont  donc  rien  fait,  et  ma  preuve  est  sans  ré- 
plique ;  c'est  que  vous  l'avez  publié. 

Je  ne  prétends  point  pour  cela  juger  ni  blâmer  la 
doctrine  que  vous  leur  imputez;  je  dis  seulement 
qu'on  n'a  nul  droit.de  la  leur  imputer ,  à  moins  qu'ils 
ne  là  reconnoissent  ;  et  j'ajoute  qu'elle  ne  ressemble 
en  rien  à  celle  dont  ils  nous  instruisent.  Je  ne  sais  ce 
que  c'est  que  le  socinianisme ,  ainsi  je  n'en  puis  parler 
ni  en  bien  ni  en  mal  (et  jméme ,  sur  quelques  notions 
confuses  de  cette  secte  et  de  son  fondateur ,  je  me  sens 
plus  d'éloignement  que  de  goût  pour  elle  )  :  mais ,  en 
général ,  je  suis  l'ami  de  toute  religion  paisible ,  où  l'on 


12  LETTRE 

sert  rÊtre  éternel  selon  la  raison  qu'il  nous  a  donnée*. 
<^and  un  honune  ne  peut  croire  ce  qu'il  trouve  ab- 
surde ,  ce  n*est  pas  sa  fitute,  c'est  celle  de  sa  raison  '  : 

*  La  partie  de  cette  phrase  qui  est  impriinëe  ici  entre  deux  pa- 
renthèses est  remarquable  sous  plus  d*un  rapport.  D* abord  on  la 
trouva  dans  Tédition  originale  (^Amsterdam y  1758),  non  comme 
faiâant  partie  du  texte  même,  mais  à  la  fin  de  Touvrage  et  en  forme 
di  addition  envoyée  par  Fauteur  k  son  libraire ,  lorsque  l'impression 
étoit  déjà  commencée.  En  second  lieu ,  quoique  cette  addition , 
insérée  depuis  dans  le  texte ,  se  retrouve  dans  toutes  les  éditions 
postérieures,  elle  n'est  point  dans  celle  de  Genève  faite  en  178a, 
après  la  mort  de  Rousseau,  mais  sur  les  matériaux  qu'il  avoit  réunis 
et  fournis  lui-même. 

Il  résulte  clairement  de  ces  deux  faits,  i^  que  ce  qu'il  dit  ici  de 
son  éloignement  pour  le  socinianisrae  fut  une  idée  conçue  après 
coup  et  comme  effet  en  lui  d'une  réflexion  tardive ,  si  même  en 
cette  occasion  il  n'a  pas  sacrifié  quelque  chose  à  la  convenance,  en 
énonçant  une  disposition  que.  réellement  il  n'avoit  point  ;  2°  qu'il 
s'est  dans  tous  les  cas  rétracté  à  cet  égard,'  et  n'a  pas  voulu,  dans 
Fédition  générale  dont  il  avoit  préparé  les  matériaux,  laisser  sub- 
sister un  passage  coi^traire  àses  véritables  sentiments.  Car  sans  doute 
on  ne  peut  supposer  que  les  éditeurs  de  Genève  aient  fait  cette 
suppression  de  leur  chef.  Cette  rétractation  de  notre  auteur  est 
d'autant  plus  réelle  et  indubitable ,  que  dans  une  des  lettres  les  plus 
remarquables  de  sa  Correspondance  (à  M.  ***,  i5  janvier  1769), 
il  a  très  clairement  énoncé  son  opinion  sur  celui  qu'il  appelle  le 
sage  hébreu^  mis  par  lui  en  parallèle  avec  le  sage  grec;  or  cette 
opinion  est  celle  du  socinien  le  plus  décidé. 

'  Je  crois  voir  un  principe  qui,  bien  démontré  comme  il  pour- 
roit  l'être,  arracheroit  à  l'instant  les  armes  des  mains  à  l'intolérant 
et  au  superstitieux ,  et  calmeroit  cette  fureur  de  faire  des  prosé- 
lytes qui  semble  animer  les  incrédules  :  c'est  que  la  raison  humaine 
n'a  pas  de  mesure  commune  bien  déterminée,  et  qu'il  est  injusta 
il  tout  homme  de  donner  la  sienne  pour  règle  à  celte  des  autres. 

Supposons  de  la  bonne  foi,  sans  laquelle  toute  dispi|(e  n'est  que 
du  caquet.  Jusqu'à  certain  point  il  y  a  des  principes  communs , 
une  évidence  commune  ;  et  de  plus,  chacun  a  sa' propre  raison  qui 


A   M.    DALEMBERT.  l3 

et  comment  concevrai-je  que  Dieu  le  punisse  de  ne 
s'être  pas  fait  un  entendement  '  contraire  à  celui  qu  il 

le  (létermine  :  ainsi  ce  sentiment  ne  mène  point  au  scepticisme  ; 
mais  anssi,  les  bornes  générales  de  la  raison  n'étant  point  fixées, 
et  nul  n*ayant  inspection  sur  celle  d'autrui ,  voilà  tout  d*un  coup 
le  fier  dogmatic|ue  arrêté.  Si  jamais  on  pouvoit  établir  la  paix  où 
régnent  l'intérêt,  l'orgueil  et  l'opinion ^  c'est  par  là  qu'on  termine- 
roit  à  la  fin  les  dissensions  des  prêtres  et  des  philosophes.  Mais 
peut-*étre  De  seroit-ce  le  compte  ni  des  uns  ni  des  autres  :  il  n'y 
aucoit  plus  ni  persécutions  ni  disputes  ;  les  premiers  n'anroient  per- 
sonne à  tourmenter,  les  seconds  personne  à  convaincre;  autant 
vandroit  quitter  le  métier. 

Si  l'on  me  demandoit  là-dessus  pourquoi  donc  je  dispute  moi- 
même,  je  répondrois  que  je  parle  au  plus  grand  nombre,  que  j'ex- 
pose des  vérités  de  pratique,  que  je  me  fonde  sur  l'expérience, 
cpie  je  remplis  mon  devoir,  et  qu'après  avoir  dit  ce  que  je  pense 
je  ne  trouve  point  mauVais  qu'on  ne  soit  pas  de  mon  avis. 

'  Il  faut  se  ressouvenir  que  j'ai  à  répondre  à  un  auteur  qui  n'est 
pas  protestant  ;  et  je  crois  lui  répondre  en  effet ,  en  montrant  que 
ce  qu'il  accttse  nos  ministres  de  faire  dans  notre  religion  s'y  feroit 
inutilement ,  et  se  fait  nécessairement  dans  plusieurs  autres  sans 
qu'on  y  songe. 

Le  monde  intellectuel,  sans  en  excepter  la  géométrie,  est  plein 
de  vérités  incompréhensibles ,  et  pourtant  incontestables ,  parce- 
que  la  raison  qui  les  démontre  existantes  ne  peut  les  toucher,  pour 
ainsi  dire,  à  travers  les  bornes  qui  l'arrêtent,  mais  seulement  les 
apercevoir.  Tel  est  le  dogme  de  l'existence  de  Dieu ,  tels  sont  les 
mystères  admis  dans  les  communions  protestantes.  Les  mystères 
qui  heurtent  la  raison ,  pour  me  servir  des  termes  de  M.  d'Alem- 
bert,  sont  tout  autre  chose.  Leur  contradiction  même  les  fait  ren- 
trer dans  ses  bornes  ;  elle  a  tontes  les  prises-  imaginables  pour  sentir 
qu'ils  n'existent  pas:  car,  bien  qu'on  ne  puisse  voir  une  chose 
absurde ,  rien  n'est  si  clair  que  l'absurdité.  Voilà  ce  qui  arrive  lors- 
qu'on soutient  à-la-fois  deux  propositions  contradictoires.  Si  vous 
me  dites  qu'un  espace  d'un  pouce  est  aussi  un  espace  d'un  pied , 
vous  ne  dites  point  du  tout  une  chose  mystérieuse,  obscure,  in- 
compréhensible ;  vous  diies  au  contraire  une  absurdité  lumineuse 


l4  LETTRE 

£wreçu  de  lui?  Si  un  docteur  venoit  m'oitloimer  de  la 
part  de  Dieu  de  croire  que  la  partie  est  plus  grande^ 
que  le  tout,  que  pourrois-je  penser  en  moi-même, 
sinon  que  cet  homme  vient  m'ordonner  d'être  fou? 
Sans  doute  l'orthodoxe ,  qui  ne  voit  nulle  absurdité 
dans  les  mystères ,  est  obligé  de  les  croira  :  mais  si  le 
socinien  y  en  trouve,  qu'a-t-on  à  lui  dire?  Lui  prou- 
vera-t-on  qu'il  n'y  en  a  pas?  Il  commencera,  lui,  par 
vous  prouver  que  c'est  une  absurdité  de  raisonner  sur 
ce  qu'on  ne  sauroit  entendre.  Que  faire  donc?  Le  lais- 
ser en  repos. 

Je  ne  suis  pas  plus  scandalisé  que  ceux  qui  servent 
un  Dieu  clément  rejettent  l'éternité  des  peines^  s'ils 
la  trouvent  incompatible  avec  sa  justice.  Qu'en  pareil 
cas  ils  interprètent  dé  leur  mieux  les  passages  con- 
traires à  leur  opinion,  plutôt  que  de  l'abandonner ^ 
que  peuvent-ils  faire  autre  chose  ?  Nul  n'csfrplus  pé- 
nétré que  moi  d'amour  et  de  respect  pour  le  plus  su- 
blime de  tous  les  livres  :  il  me  console  et  m'instruit 
tous  les  jours,  quand  les  autres  ne  m^inspirent  plus 
que  du  dégoût.  Mais  je  soutiens  que ,  si  l'Écriture  elle- 
même  nous  donnoit  de  Dieu  quelque  idée  indigne  de 

et  palpable,  une  chose  ^videmmeni  fausse.  De  quelque  genre  que 
soient  les  démonstrations  qui  1  établissent,  elles  ne  sauroient  Teui- 
porter  sur  celle  qui  la  détruit,  parcequ'eUe  est  tirée  inmédidte- 
ment  des  uotious  primitives  qui  senrent  de  base  à  toute  eertitude 
humaine.^  Autremem  la  raison,  déposant  contre  elie-iuénie,  nous* 
forceroità  la  récuser;  et,  loin  de  nous  faire  croire  ceci  ou  cela  , 
elle  nous  empécheroit  de  plus  rien  croire,  attendu  que  tout  prin- 
cipe de  foi  seroit  détruit.  Tout  bomme,  de  quelque  religi<m  qu'il 
soit,  qui  dit  croire  à -de  piureila  mystères,  en  impose  donc,  ou  ne 
sait  ce  <fa^il  dit. 


A   M.   DALEMBËRT.  l5 

lui ,  il  iaudroit  la  rejeter  en  cela ,  comme  vous  rejetez 
en  géoméûrie  les  démonstrations  qui  mènent  à  des 
conclusions  absurdes;  car,  de  quelque  authenticité 
que  puisse  être  le  texte  sacré ,  il  est  encore  plus  croya- 
ble que  la  Bible  sôit  altétée  que  Dieu  injuste  ou  mal- 
faisant. 

Voilà,  monsieur  y  les  raisons  qui  m'empédieroient 
de  blâmer  ces  sentiments  dans  d'équitables  et  modérés 
tbéolo^ens ,  qui  de  leur  propre  doctrine  apprendroient 
à  ne  forcer  personne  à  ] 'adopter.  Je  dirai  plus  :  des 
manières  de  penser  si  convenables  à  une  créature  rai- 
sonnable  et  foible,  si  dignes  d'un  créateur  juste  et  mi- 
séricordieux, me  paroissent  préférables  à  cet  assen- 
timent stupide  qui  fait  de  l'homme  une  béte ,  et  à  cette 
barbare  intolérance  qui  se  plaît  à  tourmenter  dès  cette 
vie  ceux  qu'elle  destine  aux  tourments  éternels  dans 
l'autre.  En  ce  sens  je  vous  remercie  pour  ma  patrie 
de  l'esprit  de  philosophie  et  d'humanité  que  vous  re^ 
eonnoiasez  dans  son  clergé ,  et  de  la  justice  que  vous 
aimez  à  lui  rendre;  je  suis  d'accord  avec  vous  sur  ce 
point.  Mais,  pour  être  philosophes  et  tolérants  >,  il 
ne  sWsuit  pas  que  ses  membres  soient  hérétiques. 
Dans  le  nom  de  parti  que  vous  leur  4onnez^  dans  les 
dogmes  que  vous  dites  être  les  leurs,  je  ne  puis  ni 
vous  approuver  ni  vous  suivre.  Quoique  un  tel  sys- 

'  Sur  la  toiérance  cfarétîeime  on  peut  consulter  le  chapitre  q«i 
porte  ce  titre  dans  rouièfne  livre  de  ia  Doctrine  chrétienne  de  M.  le 
professeur  Veraet.  On  j  Terra  par  quelles  raisons  f  Église  doit 
apporter  encore  plus  de  mënageiaeBt  et  de  circonspection  dans  la 
censure  des  erreurs  sur  la  foi,  que  dans  celle  des  fautes  contre  les 
mœurs ^  et  comment  s*allient^  dans  les  régies  de  cette  censure,  la 
douceur  du  chrétien,'  la  raison  du  sage,  et  le  zèle  du  pasteur. 


jpf 


l6  LETTRE 

tème  n'ait  rien  peut-être  qtie  d'honorable  à  ceux  qui 
ladoptent,  je  me  garderai  de  lattribuer  à  mes  pas- 
teurs ,  qui  ne  Font  pas  adopté ,  dé  peur  que  Féloge  que 
j'en  ppurrois  faire  ne  fournit  à  d'autres  le  sujet  d'une 
accusation  très  grave,  et  ne  ftui^t  à  ceux  que  j'aurois 
prétendu  louer.  Pourquoi  me  chargerois-je  de  la  pro- 
fession de  foi  d'autrui?  I^'ai-je  pas  trop  appris  à  crain- 
dre ces  imputations  téméraires?  Combien  de  gens  se 
sont  chargés  de  la  mienne  en  m'accusant  de  manquer 
de  religion,  qui  sûrement  ont  fort  mal  lu  dans  mon 
cœur!  Je  ne  les  taxerai  point  d'en  manquer  eux-mê- 
mes; car  un  des  devoirs  quelle  m'impose  est"  de  res- 
pecter les  secrets  des  consciences.  Monsieur ,  jugeons 
les  actions  des  hommes ,  et  laissons  Dieu  juger  de  leur 
foi. 

En  voilà  trop  peut-être  sur  un  point  dont  l'examen 

«e  m'appartient  pas ,  et  n'est  pas  aussi  le  sujet  de  cette 

lettre.  Les  ministres  de  Genève  n'ont  pas  besoin  de  la 

plume  d'autrui  pour  se  défendre  ■  ;  ce  n'est  pas  la 

"*  '  Cest  ce  qu'ils  iriennent  défaire,  à  ce  qu'on  m'ëcrit,  par  une 
déclaration  publique.  Elle  ne  m'est  point  parvenue  dans  ma  re- 
traite  ;  mais  j'apprends  que  le  public  l'a  reçue  avec  applaudisse- 
ment*. Ainsi,  non  seulement  je  jouis  du  plaisir  de  leur  avoir  le 
premier  rendu  l'honneur  qu'ils  méritent,  mais  de  celui  d'entendre 
moii  jugement  unanimement  confirmé.  Je  sens  bien  que  cette  dé- 
claration rend  le  début  de  ma  lettre  entièrement  superflu,  et  le 
rendroit  peut-être  indiscret  dans  tout  autre  cas  :  mais ,  étant  sur  le 
point  de  le  supprimer,  j'ai  vu  que,  parlant  du  même  article  qui 
y  a. donné  lieu,  la  même  raison  subsistoit  encore,  et  qu'on  pour- 
roit  toujours  prendre  taon  silence  pour  une  espèce  de  consente- 
ment. Je  laisse  donc  ces  réflexions  d'autant  plus  volontiers,  que, 

*  Elle  a  été  réimprimée  dans  f édition  de  Genève,  tome  U  du  SupplémenL 


A  M.   D'âLEMBERT.  1-7 

mienne  qu'ils  choisiment  pour  cela,  et  de  pareilles 
discussions  sont  trop  loin  de  mon  inclination  pour 
que  je  m'y  livre  avec  plaisir  :  mais,  ayant  à  parler  du 
même  article  où  vous  leur  attribuez  des  opinions  que 
nous  ne  leur  connoissons  point,  me  taire  sur  cette 
assertion,  c'étoit  y  paroître  adhérer ,  et  c'est  ce  que  je 
suis  fort  éloigné  de  faire.  Sensible  au  bonheur  que 
nous  avons  de  posséder  un  corps  de  théologiens  phi- 
losophes et  pacifiques,  ou  plutôt  un  corps  d'officiers 
de  morale  >  et  de  ministres  de  la  vertu,  je  ne  vois 
naître  qu'avec  effroi  toute  occasion  pour  eux  de  se 
rabaisser  jusqu'à  n'être  plus  que  des  gens  d'église.  Il 
nous  importe  de  les  conserver  tels  qu'ils  sont.  Il  nous 
importe  qu'ils  jouissent  eux-mêmes  de  la  paix  quïl^ 
nous  font  aimer,  et  que  d'odieuses  disputes  de  théo- 
logie ne  troublent  plus  leur  repos  ni  le  qôtre.  Il  nous 
importe  enfin  d'apprendre  toujours,  par  leurs  leçons 
et  par  leur  exemple ,  que  la  douceur  et  l'humanité  sont 
aussi  les  vertus  du  chrétien. 

Je  me  hâte  de  passer  à  une  discussion  moins,  grave 
et  moins  sérieuse ,  mais  qui  nous  intéresse  encore  as- 
sez pour  mériter  nos  réflexions ,  et  dans  laquelle  j'en- 
trerai plus  volontiers ,  comme  étant  un  peu  plus  de  ma 
compétence;  c'est  celle  du  projet  d'établir  un  théâtre 
de  comédie  à  Genève.  Je  n'exposerai  point  ici  mes 

si  elles  vienDent  hors  de  propos  sun  une  affaire  heureusement  ter- 
minée, elles  ne  contiennent  en  général  rien  que  d'honorable  à 
rÉglise  de  Getoève,  et  que  d'utile  aux  hommes  en  tout  pays. 

'  C'est  ainsi  que  Tabbé  de  Saint-Pierre  appeloit  toujours  les 
ecclésiasdqaes ,  soit  pour  dire  ce  qu'ils  sont  en  effet,  soit  pour  ex- 
primer ce  qu'ils  devroient  être. 

XI.      '  2 


.  l8  LETTRE 

*  conjectures  sur  les  motifs  qui  vous  ont  pu  porter  à 
nous  pa*oposèr  un  établissement  si  contraire  à  nos 
maximes.  Quelles  que  soient  vos  raisons,  il  ne  s'agit 
pour  moi  que  des  nôtres;  et  tout  ce  que  je  me  per- 
mettrai de  dire  à  votre  égard,  cest  que  vous  serez 
sûrement  le  premier  philosophe  '  qui  jamais  ait  excité 
un  peuple  hbre ,  une  petite  ville ,  et  un  état  pauvre ,  à 
se  charger  d'un  spectade  pi^lic. 

Que  de  questions  je  trouve  à  discuter  dans  celle  que 
vous  semblez  résoudre  1  Si  les  spectacles  sont  bons  ou 
mauvais  en  eux-mêmes  ? .  s'ils  peuvent  s'allier  avec  les 
mœurs?  si  Tatistérité  républicaine  les  peut  comporter? 
sHl  £aiut-1es  souffrir  dans  une  petite  ville?  si  la  pro- 
fe^ion  de  comédien  peut  être  honnête?  si  les  corné* 
dienaes'peuvent  être  aussi  sages  que  d  autres  femmes? 
si>de  bonfted  lois  suffisent  pour  réprimer  les  abus?  si 
ces  lois  peuvent  être  bien  observées?  etc.  Tout  est 
problème  encore  sur  les  vrais  effets  du  théâtre,  parce- 
que  les  disputes  qu'il  occasionene  partageant  cpie  les 
gens  d'église  et  les  gens  du  monde,  chacun  ne  l'en- 
visage que  par  ses  préjugés.  Voilà,  monsieur,  des  re- 
cherches qui  né  seroientpas  indignes  de  votre  plume. 
Pour  moi ,  sans  croire  y  suppléer,  je  me  contenterai 
de  chercher,  dans  cet  essai,  l^s  éclaircissements  que 
vous  nous  avez  rendus  nécessaires;  vous  priant  de 
considérer  qu'en  disant  mon  avis,  à  votre  exemple,  je 

'  De  à^joa.  cëlèbreft  historiens^  tona  deux  philosophes,  tous  deux 
chers  à  M.  d*AIembert,  le  moderne  *  seroit  de  son  avis  jpeut-ôtre; 
mais  Tacite^  qu'il  aime,. qn^l médite^  qu*il daigne  traduire ,  le  grave 
Tacite  qu'il  cite  si  volontiers ,  et  qu'à  Tobscuritë  près  il  imite  »i 
bien  quelquefois ,  en  eût-il  été  de  méine  ? 

*  Hume. 


A   M.    d'aLEMBERT.  19 

remplis  un  devoir  envers  ma  patrie;  et  qu  au  moins , 
si  je  me  trompe  dans  mon  sentiment ,  cette  erreur  ne 
peut  nuire  à  personne. 

Au  premier  coup  dWl  jeté  sur  ces  institutions,  je 
vois  d^abord  qu'Hun)  ^>ectacle  est  un  amusement;  et ,  - 
s'il  est  vrai  qu'il  faille  des  amusements  à  Thomme ,  vous 
conviendrez  au  noiôins  qu'ils  ne  sont  penmis  qu'autant 
qu'ils  sont  nécessaires,  et  que  tout  amusement  inutile 
est  un  mal  pour  un  être  dont  la  vie  est  si  courte  et. le 
temps. si  précieux.  L'état  d'homme  a  ses  plaisirs,  qui 
dériyent  de  sa  nature ,  et  naissent  de  3es  travaux ,  de 
ses  rapports,  de  ses  besoins;  et  ces  plaisirs:,  d'autant 
plus  doux  que  celui  qui  les  goûte  a  l'auïe  plus  saine , 
rendent  quicoiique  en'  sait  jouir  peu  sensible, à  .tous 
les  autres.  Un  pèr« ,  un  fils ,  un  mari ,  un-citoyen^ .  ont 
des  devoirs  si  chers  à  rempUi*,  qu'ils  ne  leur  laissent 
rien  à  dérober  à  l'ennui.  Le  bon  emploi  du  temps  rend 
le  temps  plus  piiécieu?c  encore;  et  p(iieux  on  le  nj^^tà 
profit  ,'moins  on  en  sait  trouvçr  à  perdre.  Aussi  voit- 
on  constamment  que  l'habitude  du  travail  rend  l'inac- 
tion insupportable,  et  qu'iine bonne  conscience  éteint 
le  goût  des  plaisirs  frivoles  :  mais  c'est  le  méconten- 
tement de  soi-même,  c'est  le  poids  de  l'oisiveté ,  c'est 
l'oubli  des  goûts  simples  et  naturels ,  qui  rendent  si 
nécessaire  un  amusement  étranger.  Je  n'aime  point 
qu'on  ait  besoin  d'attacher  incessamment  son  cœur  sur  | 
la  scène  ,  comme  9'il  étoit  mal  à  son  aise  au-dedans  ^ 
de  nous.  La  nature  mémcie  a  dicté  la  réponse  de  ce 
barbare  ^  à  qui  Ton  vantoit  les  magnificences  du  cir- 
que et  dçsjeux  établis  à  Rome.  Les  Romains ,  demanda 

'  Ghrfsost.  in  Matth.  Hômel.  38. 


a. 


:iO  ^  LETTRE 

ce  bon-homme,  n  ont-ils  ni  femmes ,  ni  enfants?  Le 
barbare  avoit  raison.  L  on  croit  s'assembler  au  spec- 
tacle, et  c'est  là  que  chacun  s'isole  ;  c'est  là  qu'on  va 
oubher  ses  amis ,  ses  voisins ,  ses  proches ,  pour  s'in- 
téresser à  des  fables ,  pour  pleurer  les  malheurs  des 
morts,  ou  rire  aux  dépens  des  vivants.  Mais  j'aiu*ois 
dû  sentir  que  ce  langage  n'est  plus  de  saison  dans 
notre  siéde.  Tachons  d'en  prendre  un  qui  soit  mieux 
entendu. 

Demander  si  les  spectacles  sont  bons  ou  mauvais 
en  eux-mêmes ,  c'est  faire  une  question  trop  vague  ; 
c'est  examiner  un  rapport  avant  que  d'avoir  fixé  les 
termes.  Les  spectacles  sont  faits  pour  le  peuple,  et  ce 
n'est  que  par  leurs  effets  sur  lui  qu  on  peut  déterminer 
leurs  qualités  absolues,  il  peut  y  avoir  des  spectacles 
d'une  infinité  d'espèces  '  :  ilya  de  peuple  à  peuple  une 

'  «  Il  peut  y  avoir  des  spectacles  blâmables  ea  eux-mêmes, 
M  comme  ceux  qui  sont  inhumains  ou  indécents  et  licencieux  :  tels 
«  étoient  quelques  i^ns  des  spectacles  parmi  les  païens.  Mais  il  en 
K  est  aussi  d'indifférents  en  eux-mêmes,  qui  ne  deviennent  mauvais 
«  que  par  l'abus  qu'on  en  fait,  t'ar  exemple,  les  pièces  de  théâtre 
«  n  ont  rien  de  mauvais  en  tant  qu'on  y  trouve  une  peinture  des 
«  caractères  et  des  actions  des  hommes,  où  l'on  pourroit  même 
«  donner  des  leçons  agréables  et  utiles  pour  toutes  les  conditions  : 
«  mais  si  l'on  y  débite  une  morale  relâchée,  si  les  personnes  qui 
«  exercent  cette  profession  mènent  une  vie  licencieuse  et  servent  à 
«  corrompre  les  autres ,  si  de  tels  spectacles  entretiennent  la  va- 
«  nité,  la  fainéantise,  le  luxe,  Timpudicité,  il  est  visible  alors  que 
«  la  chose  tourne  en  abus ,  et  qu'à  moins  qu'on  ne  trouve  le  moyen 
«  de  corriger  ces  abus  ou  de  s'en  garantir,  il  vaut  mieux  renoncer 
«  à  cette  sorte  d'amusement.  >»  Instructions  chrétiennes* ^  tome  III, 
livre  III,  chap.  i6. 

Voilà  l'état  de  la  question  bien  posé.  Il  s'agit  de  savoir  si  la  liio- 

*Cinq  vol.  in-S**.  Amsterdam,  1755.  C'est  un  ouvrage  du  même  profes* 
seur  Vernet,  auteur  de  la  Doctrine  chrétienne  précédemftieot  citée. 


A  M.   DALEMBERT.  2t 

prodigieuse  diversité  de  mœurs,  de  tempéraments,  de 
caractèi^s..  L'homme  est  un,  je  Ta  voue;  mais  Thomme 
modifié  par  les  religions ,  par  les  gou  vernements>  par 
les  lois,  par  les  coutumes,  par  les  préjugés,  parles 
climats ,  devient  si  différent  de  lui-même ,  qu'il  ne  faut 
plus  chercher  parmi  nous  ce  qui  est  bon  aux  hommes 
en  général ,  mais  ce  qui  leur  est  bon  dans  tel  temps 
ou  dans  tel  pays.  Ainsi  les  pièces  de  Ménandre,  faites 
pour  le  théâtre  d'Athènes ,  étoient  déplacées  sur  celui 
de  Rome  ;  ainsi  les  combats  des  gladiateurs ,  qui ,  sous 
la  répuUique,  animoient  le  courage  et  la  valeur  des 
Romains,  n'inspiroient,  sous  les  empereurs,  à  la  po- 
pulace de  Rome ,  que  l'amour  du  sang  et  la  cruauté  : 
du  même  objet  offert  au  même  peuple  en  différents 
temps ,  il  apprit  d'abord  à  mépriser  sa  vie,  et  ensuite 
à  se  jouer  de  celle  d'autrui. 

Quant  à  l'espèce  des  spectacles,  c'est  nécessaire- 
ment le  plaisir  qu'ils  donnent ,  et  non  leur  utilité ,  qui 
la  détermine.  Si  l'utilité  peut  s'y  trouver,  à  la  bonne 
heure  ;  mais  l'objet  principal  est  de  plaire ,  et,  pourvu 
que  le  peuple  s'an^use ,  cet  objet  est  assez  rempli.  Gela 
seul  empêchera  toujours  qu'on  ne  puisse  donner  à  ces 
sortes  d'établissements  tous  les  avantages  dont  ils  se* 
roient  susceptibles ,  et  c'est  s'abuser  beaucoup  que  de 
s^en  former  une  idée  de  perfection  qu'on  ne  saurpit 
mettre  en  pratique  sans  rebuter  ceux  qu'on  ccoit  in* 
struire.  Voilà  d'où  naît  la  diversité  des  spectacles  se- 
lon les  goûts  divers  des  nations.  Un  peuple  intrépide , 

raie  dtt  théâtre  est  nëcessairement  relâchée ,  si  les  abus  sont  inévi- 
tables ,  si  les  inconvénients  dérivent  de  la  nature  de  la  chose ,  ou 
Vils  viennent  de  causes  qu'on  ne  puisse  écarter. 


K 


1%  LETTRE    . 

graveeibmel ,  veut  des  fiâtes  meurtrières  etperilleuses, 
où  brillent  la  valeur  et  le  sang  froid.  Un  peyple  féroce 
et  bouillant  veut  du, sang,  des  combats,  des  passions 
atcoces.  Un  peuple  voluptueux  veut  de  la  musique  et 
des  danses.  Un  peuple  galant  veut  de  Tamoitr  et  delà 
politesse.'  Un  peuple  badin  veut  de  la  plaisanterie  et 
du  ridicule.  Trahit  sua  quenujue  voluptas.  Il  faut,  pour 
leur  plaire ,  des  spectacles  qui  favorisent  leurs  pen* 
chants ,  au  lieu  qu'il  en  faudrait  qui  les  modérassent. 
'  La  scène,  en  général,  est  un  tableau  des  passions 
\  humaines ,  dont  Foriginal  est  dans  tous  les  coeurs  : 
\  mais  si  le- peintre  n  avoit  soin  de  flatter  ces  passions , 
les  spectateurs  seroient  bientôt  rebutés,  et  ne  vou- 
droient  plus  se  voir  sous  un  aspect  qui  les  ftt  mépriser 
deu%«némes.  Que  s'il  donne  à  quelques  unes  des 
couleurs  odieuses ,  c'est  seulement  à  celles  qui  ne  sont 
pcHut  générales  ^  et  cpi'on  faatt  naturellement.  Ainsi 
r^auteur  ïie  fait  encore  en  cela  que  suivre  le  sentiment 
du  public  ;  et  alors  ces  passions  de  rebut  sont  toujours 
employées  à  en  faire  valoir  d'auti^es,  sinon  plus  légi- 
times ,  du  moins  plus  au  gré  des  spectateurs.  Il  n  y  a 
que  la.  raison  qui  ne  soit  bonne  à  rien  sur  la  scène. 
Un  bomme  sans  passions ,  ou  qui  les  domineroit  tou- 
jours ,  n  y  sauroit  intéresser  personne  ;  et  Ton  a  déjà 
remarqué  qu'un  stoïcien ,  dans  la  tragédie ,  seroit  un 
personnage  insupportable  :  dans  la  comédie ,  il  feroit 
rire  tout  au  plus. 

Qu'on  n'attribue  donc  pas  au  théâtre  le  pouvoir  de 
changer  des  sentiments  ni  des  mœurs  qu'il  ne  peut  que 
suivre  et  embellir.  Un  aute.ur  qui  voudroit  heurter  le 
goût  général  composeroit  bientôt  pour  lui  seul.  Quand 


> 


A  M.  d'alembert.  23 

Molière  corrigea  la  scène  comique ,  il  JKaqua  des  mo- 
des, des  ridicules;  miais  il  ne  choqua  pas  pour  cela  le 
goût  du  public  ■  ;  il  le  suivit  ou  le  développa ,  comme 
fit  aussi  Corneille  de  son  côté.  C'étoit  Fancien  théâtre 
qui  commençoit  à  choquer  ce  goût ,  parcéque,  dans 
UQ  siècle  devenu  plus  poli,  le  théâtre  gàrdoit  ^a  pre- 
mière grossièreté.  Aussi ,  le  goût  général  ayant  changé* 
depuis  ces  deux  auteurs ,  si  leurs  chefs-d'œuvre  étoient 
encore  à  parbitre,  tomberoientRilsânfailliblement  au- 
jourd'hui, des  connoisseurs  ont  beau  les  admirer  tou- 
jours; si  le  pubhc  les  admire  encore,  cest  plus  par 
honte  de  s'en  dédire  que  par  un  vrai  sentiment  de 
leurs  beautés.  On  dit  que  jamais  une  bonne  pièce  ne 
tombe  :  vraiment  je  le  crois  l»en,  c  est  que  jamais  une 
bonne  pièce  ne  choque  les  mœi»«  ^  de  son  temps.  Qui 

'  Pour  peu  qu'il  anticipât,  ce  Molière  lui-même  avoit  peine  à 
se  soutenir  :  le  plus  parfait  de  ses  ouvrages  tomba  dans  sa  nais- 
sance, parceqn*il  le  donna  trop  tôt,  et  que  le  public  n^étoit  pas 
mûr  encore  pour  le  Mifantkrope, 

Tout  ceci  est  fondé  sur  une  maxime  évidente;  savoir,  quun 
peuple  suit  souvent  des  usages  quil  méprise^  ou  qu'il  est  prêt  à 
mépriser,  sitôt  qu'on  osera  lui  en  donner  l'exemple.  Quand,  de 
mon  temps,  on  jonoit  la  fureur  des  pantins,  on  nefaisoit  que  àm 
au  théâtre  ce  que  pensoieat  ceux  mêmes  qtili  passoient  leur  journée 
à  ce  sot  amusement  :  mais  les  goûts  constants  d'un  peuple ,  9^ 
coutumes ,  ses  vieux  préjugés ,  doivent  être  respectés  sur  la  scène. 
Jamais  poète  ne  s'est  bien  trouvé  d'avoir  violé  cette  loi. 

*-Je  dis  le  goût  ou  les  mœurs  indifféremment;  car,*  bien  que 
l'one  de  ces  choses  ne  soit  pas  l'autre,  elles  ont  toujours  une  ori- 
gine coiomuneet  souffrent  les  mêmes  révolutions.  Ce  qui  ne  signifie 
pas  que  le  bon  goût  et  les  bonnes  mœurs  régnent  toujours  en  même 
temps  ;  proposition  qui  demande  éclaircissement  et  discussion , 
mais  qu'un  certain  état  du  goût  répond  toujours  à  un  certain  état 
des  mœurs ,  ce  ^vÀ  est  ioçontestable. 


\ 


t 


24  LETTRE 

«st-ce  qui  d^Ae  que  sur  nos  théâtres  la  meilleure 
pièce  de  Soph(|ile  ne  tombât  tout  à  plat?  On  ne  sauroit 
se  mettre  à  la  place  de  gens  qui  ne  nous  ressemblent 
point. 

Tout  auteur  qui  veut  nous  peindre  des  mœurs  étran- 
gères a  pourtant  grand  soin  d'approprier  sa  pièce  aux 
nôtres.  Sans  cette  précaution ,  Ton  ne  réussit  jamais , 
et  le  succès  même  de  ceux  qui  Font  prise  a  souvent  des 
causes  bien  différentes  de  celles  que  lui. suppose  un 
observateur  superficiel.  Quand  Arlequin  sauvage  *  est 
si  bien  accueilli  des  spectateurs,  pense-t-on  que  ce 
soit  par  le  goût  qu'ils  prennent  pour  le  sens  et  lasim^ 
plicité  de  ce  personnage,  et  qu'un  seul  d'entre  eux 
voulût  pour  cela  lui  ressembler?  C'est,  tout  au  con- 
traire, que  cette  pièce  favorise  leur  tour  d'esprit,  qui 
est  d'aimer  et  rechercher  les  idées  neuves  et  singu- 
lières. Or  il  n'y  en  a  point  de  plus  neuves  pour  eux 
que  celles  de  la  nature.  C'est  précisément  leur  aversion 
pour  les  choses  communes  qui  les^raméne  quelquefois 
aux  choses  simples. 

Il  s'ensuit  de  ces  premières  observations  que  l'effet 
général  du  spectacle  est  de  renforcer  le  caractère  na- 
tional, d'augmenter  les  inclinations  naturelles,  et 
de  donner  une  nouvelle  énergie  à  toutes  les  passions. 
En  ce  sens  il  sembleroit  que  cet  effet,  se  bornant  à 
charger  et  non  changer  les  mœurs  établies,  la  comé- 
die seroit  bonne  aux  bons  et  mauvaise  aux  méchants. 
Encore,  dans  le  premier  cas,  resteroit-il  toujours  à 
savoir  si  les  passions  trop  irritées  ne  dégénèrent  point 

*  Comédie  de  Delisle  de  La  Drevetière,  jooée  au  Théâtre  Italien, 
en  1721 ,  et  reprise  plusieurs  fois  avec  un  égal  succès. 


A  M.  d'alembert.  i5 

en  vices.  Je  sais  que  Ifr  poétique  du  théâtre  prétend 
faire  tout  le  contraire,  et  purg[er  les  passions  en  les 
excitant  :  mais  j  ai  peine  à  bien  concevoir  cette  régie. 
Seroit-ce  que ,  pour  devenir  tempérant  et  sage ,  il  faut 
commencer  par  être  furieux  et  fou  ? 

«  Eh  !  non ,  ce  n'est  pas  cela ,  disent  les  partisans  du 
«  théâtre.  La  tragédie  prétend  bien  que  toutes  les  pas- 
«  sions  dont  elle  fait  des  tableaux  nous  émeuvent,  mais 
«  elle  ne  vetit.pas  toujours  que  notre  affection  soit  la 
«  même  que  celle  du  personnage  tourmenté  par  une 
a  passion.  Le  plus  souvent,  au  contraire,  son  but  est 
«  d  exciter  en  nous  des  sentiments  opposés  à  ceux 
«  qu'elle  prête  à  ses  personnages.  »  Ils^ dirent  encore 
que ,  si  les  auteurs  abusent  du  pouvoir  d'émouvoir  les 
cœurs  pour  mal  placer  l'intérêt,  cette  faute  doit  être 
attribuée  à  l'ignorance  et  à  la  dépravation  des  artistes , 
et  non  point  à  l'art.  Ils  disent  enfin  que  la  peinture 
fidèle  des  passions  et  des  peines  qui  les  accompagnent 
suffit  seule  pour  nous  lés  faire  éviter  avec  tout  le  soin 
dontlnous  sommes  capables.    . 

Il  ne  faut^  pour  sentir  la  mauvaise  foi  de  toutes  ces 
réponses,  que  consulter  l'état  de  son  cœur  à  la  fin 
d'une  tragédie.  L'émotion,  le  trouble  et  l'attendrisse-, 
nnent,  qu'on  sent  en  soi-même,  et  qui  se  prolongent 
après  la  pièce ,  annoncent-ils  une  disposition  bien  pro- 
chaine à  surmonter  et  régler  nos  passions?  Les  im- 
pressions vives  et  touchantes  dont  nous  prenons  l'ha-  ) 
bîtude,  et  qui  reviennent  si  souvent,  sont-rcllcs  bien 
propres  à  modérer  nos  sentiments  au  besoin?  Pour- 
quoi l'image  des  peines  qui  naissent  des  passions  efïa- 
ceroit-elle  celle  des  transports  de  plaisir  et  de  joie 


a6  .1     /-tlrETTHEl 

qu  oh  envoie  aussi  naître  ^  et  que  les  auteurs  ont  soin 
d'embellir  encore  pour  rendre  leurs  pièces  plus  agréa- 
bles? Nesait-onrpas  quetoiitesles  passions  sont  sœnrs^ 
qu'une  seule  suffit  pour  en  exciter  mille^  et  que  les 
combattre  Tune  par  1  atitce  n^est  qu'un  moyen  de  re]> 
dte  le  èt£Ctr  plus  sehsible  à  toutes  ?  Le  seul  instru-  ; 
mentquiser^eà'les  purger  est  la  raison;  etj'aivdéjà 
dit  que  la  raison  n'a  voit  nul  effet  au  théâtre.  Nous  ne 
partageons  pas  les  aBections  de  tous  les  personnages , 
il  est  vrai;  car;  ieurs  intérêts  étant  opposés,. il  faut 
bien  que  hauteur  nous  en  fesse  pi*éfiérer  quelqaun, 
autrement  nous  n'en  prendrions  point  du  tout  :  mais, 
loin  de  choisir  pour  cela  les  passions  cpi'il  veut  nous 
&iiré  aimer,  il  est  forcé  de  choisir  celles  que  nousai- 
mbn:s.  Ce  que  j'ai  dit  du  genre  des  spectacles  doit  s'en- 
tendt'e  etidore  de  l'intérêt  qu'on  y  fait  régner^  A.Lon<- 
dres ,  un  draine  intéresse  en  faisant  haïr  liss  François  ; 
à  Tunis ,  la'belle  passion  ^roit  la  piraterie^  à  Messine , 
une  vengeance  bien  savoureuse;  à  Goa^  l'honnetiâr  de 
brûler  des  juifs.  Qu'un  auteur  >  choque  ees  maximes, 
il  pourra  faire  une  fort  belle  pièce  où  l'oi^n'ira  point  : 
et  c'est  alors  qu'il  faudra' taxer  cet  auteur  d'ignorance, 
pour  avoir  manqué  à  la  première  Ich  de  son  art,  à  celle 
qui  ^ert  de  base  à  toutes  les  autres-,  qui  est  de  réussir. 
Ainsi  le  théâtre  purge  les  passions  qu'on  n'a  pas,  et 

^  Qu*on  mette,  pour  voir,  sur  la  scène  Françoise  un  homme  droit 
et  vertueuit,  mais  siinple  et  grossier,  sans  amour,  sans  galanterie, 
et  qui  ne  fosse  point  de  belles  jf>hrases;  qu'on  y  mette  un  sage  sans 
préjuges ,  qui ,  ayant  reçu  un  affront  d'un  spadassin ,  refuse  de 
s'aller  faire  égorger  par  l'offenseur;  et  qu'on  épuise  tout  l'art  du 
théâtre  pour  rendre  ces  personnages  intéressants  comme  le  Cid  au 
peuple  françois  :  j'aurai  tort  si  Ton  réussit. 


A  M.   D'ALEMBERT.  37 

fomehte  cêiles  qu'on  a.  Ne  voilà->t-*iI  pas  un  remisde 
bien  âdhiiniistré? 

Il  y  a  donc  un  contours  de  causes  générales  et  par^ 
ticulièrîes  qui  '  doivent  empêcher  qu^on  ne  puisse 
dônnéi^atix^pectade^'la  perfection  dont  on  les  croit 
susceptibles ,  et  qu  ils  ne  produisent  les/effetsavanta* 
geux  qu'on  semble  en  attendre.  Quand  on  supposeront 
même  cette  péT'febtiôn  aussi  grande  qu  elle  peut  être; 
et  le  peuple  aussi  bieo  disposé  qu'on  voudra  ;  encore 
ces  efïets  se  réduiroient-ils  à  rien,  foute  de  moyens 
pour  les  rendre  sensibles;  Je  ne  sache  que  trois  sortes 
d^struments  à  Taide  desquels  on  puisse  agir  suivies 
mœurs  d'un  peuple;  savoir,  la  force  des  lois,  l'empire 
de  rdpinion,  et  Tattrait  du  plaisir.  Or  les  lois  n'ont 
nul  accès  au  théàti^e ,  dont  la  moindre  contrainte  fe- 
roit  >  une  peine  et  non  pas  un  amusement.  L'opinion 
n'en  dépend  poiiit,  puisqu'au  lieu  de  faire  la  loi  au 
public,  le  théâtre  la  reçoit  de  lui;  et,  quant  au  plaisir 
qu'on  y  peut  prendre,  tout  son  effet  est  de  nous  y  ra- 
mener plus  souvent. 

Examinons  s'il  en  peut  avoir  d'autres.  Le  théâtre , 
me  dit-on ,  dirigé  comme  il  peut  et  doit  l'être ,  rend  la 
vertu  aimable  et  le  vice  odieux.  Quoi  donc  !  avant  qu'il 

'  Les  ,lois  peuvent  âëterminer  les  sujets,  la  forme  des  pièces,  la 
manière  de  les  jouer;  mais  elles  ne  sauroient  forcer  le  public  à  s*y 
plaire.  L'empereur  Néron,  chantant  au  théâtre,  faisoit  égorger 
ceux  qui  8*endormoient  ;  encore  ne  pouvoit-il  tenir  tout  le  monde 
éveillé  :  et  peu  iB*en  fallut  que  le  plaisir  d*un  court  sommeil  ne 
coûtât  la  vie  à  Vespasien  *.  Nobles  acteurs  âfi  l'Opéra  de  Paris, 
ah  !  si  vous  eussiez  joui  de  la  puissance  impériale,  je  ne  gémirois 
pas  maintenant  d'avoir  trop  vécu  ! 

*  SuETON. ,  m  Vespas.,  cap.  4-  —  Tacit.  ,  Ann.  xvi,  5. 


\ 


28  LETTRE 

y  eût  des  comédies  n  aimoit-on  point  les  gens  de  bien  ? 
ne  haïssoit-on  point  les  méchants?  et  ces  sentiments 
sont-ils  plus  fbibles  dans  les  lieux  dépourvus  de 
spectacles  ?  Le  théâtre  rend  la  vertu  aimable. ...  Il 
opère  un  grand  prodige  de  fitire  ce  que  la  nature  et  la 
raison  font  avant  lui  !  Les  méchants  sont  haïs  sur  la 

scène Sont-ils  aimés  dans  la  société ,  quand  on  les 

y  connoît  pour  tels?  Est-il  bien  sûr  que  cette  haine 
soit  plutôt  Touvrage  de  Fauteur  que  des  forfaits  qu'il 
leur  fait  commettre?  Est-il  bien  sûr  que  le  simple  récit 
de  ces  for£ûts  nous  en  donneroit  moins  d'horreur  que 
toutes  les  couleurs  dont  il  nous  les  peint?  Si  tout  son 
art  consiste  à  nous  montrer  des  mal&iteurs  pour  nous 
les  rendre  odieux ,  je  ne  vois  point  ce  que  cet  art  a  de 
si  admirable ,  et  Ton  ne  prend  là-dessus  que  trop  d  au- 
tres leèons  sans  celle-là.  Oserai-je  ajouter  un  soupçon 
qui  me  vient?  Je  doute  que  tout  homme  à  qui  fon 
exposera  d  avance  les  crimes  de  Phèdre  ou  de  Médée  \ 
ne  les  déteste  plus  encore  au  commencement  qu  a  la 
fin  de  la  pièce  :  et  si  ce  doute  est  fondé ,  que  faut-il 
penser  de  cet  effet  si  vanté  du  théâtre? 

Je  voudrois  bien  qu'on  me  montrât  clairement  et 
sans  verbiage  par  quels  moyens  il  pourroit  produise 
en  nous  des  sentiments  que  nous  n'aurions  pas,  et 
lious  faire  juger  des  êtres  moraux  autrement  que  nous 
n'en  jugeons  en  nous-mêmes.  Que  toutes  ces  vaines 
prétentions  approfondies  sont  puériles  et  dépourvues 
de  sens  !  Ah  !  si  la  beauté  de  la  vertu  étoit  l'ouvrage 
de  l'art ,  il  y  a  long-temps  qu'il  l'auroit  défigurée. 
Quant  à  moi,  dût-on  me  traiter  de  méchant  encore 
pour  oser  soutenir  queThomme  est  né  bon ,  je  le  pense 


I 

1 


A  M.   D'ALEMBËRT.  29 

et  crois  Favoir  prouvé  :  la  source  de  Tintérét  qui  nous 
attache  à  ce  qui  est  honnête,  et  nous  inspire  de  laver* 
sion  pour  le  mal ,  est  en  nous  et  non  dans  les  pièces. 
Il  ny  a  point  d'art  pour  produire  cet  intérêt,  mais 
seulement  pour  s'en  prévaloir.  L'amour  du  beau  '  est 
un  sentiment  aussi  naturel  au  cœur  humain  que 
lamour  de  soi-mênie ;  il  n y  naît  point  d un  arrange* 
mentde  scènes  ;  Fauteur  ne  Fy  porte  pas ,  il  Fy  trouve , 
et  de  ce  pur  sentiment  qu'il  flatte  naissent  les  douces 
larmes  qu'il  fait  couler. 

Imaginez  lacomédie  aussi  parfaite  qu'il  vous  plaira; 
où  est  celui  qui,  s'y  lendant  pour  la  première  fois, 
n'y  va  pas  déjà  convaincu  de  ce  qu'on  y  prouve ,  et 
déjà  prévenu  pour  ceux'qu'on  y  fait  aimer?  Mais  ce 
n'est  pas  de  cela  qull  est  question;  c'est  d'agir  consé- 
quemment  à  ses  principes  et  d'imiter  les  gens  qu'on 
estime.  Le  cœur  de  l'homme  est  toujours  droit  sur 
tout  ce  qui  ne  se  rapporte  pas.  personnellement  à  lui. 
Dans  les  querelles  ddnt  nous  sommes  purement  spec* 
tateurs ,  nous  prenons  à  Finstanrie  parti  de  la  justice , 
et  il  n^  a  point  d'acte  de  méchanceté  qui  ne  nous 
donne  une  vive  indignation ,  tant  que  nous  n'en  tirons 
aucun  profit  :  mais  quand  notre  intérêt  s'y  mêle, 
bientôt  nos  sentiments  se  corrompent;  et  c^est  alors 
seulement  que  nous  préférons  le  mal  qui  nous  est 

'  Cest  du  beau  moral  qu'il  est  ici  question.  Quoi  qu'en  disent 
les  philosophes,  cet  amour  est  inné  dans  l'homme,  et  sert  de  prin- 
cipe à  la  conscience.  Je  puis  citer  en  exemple  de  cela  la  petite 
pièce  de  Nanine^  qui  a  fait  murmurer  l'assemblée,  et  ne  s'est  sou- 
tenue que  par  la  g^rande  réputation  de  Fautem*;  et  cela  parceque 
l'honneur,  la  vertu,  les  purs  sentiments  de  la  nature,  y  sont  pré- 
férés à  l'impertinent  préjugé  des  conditions. 


3o  LJSTTRE 

Utile ,  au  bien  que  nous  &it  aimer  la  nature.  N'est-ce 
pas  un  effet  nécessaire  de  la  constitution  des  choses , 
que  le  méchant  tire  un  double  avantage  de  son.  injus- 
tice et  de  la  probité  d!autrui?  Qud  traité  plus  ^y^û- 
tageuxpourfoijt-il  faire,  que  d'obliger  le  mo^pLie. entier 
d- être  juste  »  excepté  lui  seul ,  en  sorte  que  diaçvin  lui 
rendu  fidèlement  ce  qui  lui  est  dû ,  ^t  qi^'il  De./:Qpdît 
ce  qu'il  doit  à  perscmne?  Il  aime  la  vertu,,  sa^s^doj^te, 
mais  il  Taime  dans  les  autres ,  parceq^  il.  espère  çn 
profiter;  il  n'en  veut  point  pour  lui^  parç0qu'ell^  lui 
seroit  coûteuse*  Que  va-t-il  donc  voirai^i  spectacle? 
Précisément  ce  qu'il  voudroit  itrx>uyer  p^utout  ;  des 
leçons'  de  vertu  pour  le  public ,  dont  il-s  excepte ,  et 
des  ^ns  immolant  tout  à  leur  devoir ,  tandis  qu'on 
n'exige  rien  de  lui.        . 

J'enteiids  dire  que  la.  tragédie  mène  ^  Is^  pitié  j)ar  jla 
terreur;  s(Ht.  Mais  quelle  est  cette  pitié?  Une  émotion 
passagère  et  vaine ,  qui  ne  dure  pas  plus  que  l'illusion 
qui  l'a  produite  ;  un  reste  de  sentiment  naturel ,  étouiïe 
bientôt  par  les  passions ,  une  pitié  stérile  ^  qui  se  repaît 
de  quelques  Iai*mes ,  et  n  a  jamais  pri^uit  le  moindre 
acte  d'humanité.  Ainsi:  p^euroit  ]e  sanguinaire,  Sylla 
au  récit  des  maux  qu'il  n  avoit  pas  faits  lui-méine  : 
ainsi  se  bachoit  le  tyran  de^  Pbèrq.ap  spectacle ,  de 
peur  qu'on  ne  le  vU  gémir  avec  AndrQmaque  et  Priam* , 
tandis  qu'il  écoutoit  sans  émotion  les  cris  de  tant  d'in- 
fortunés qu'on  égorgedit  tous  les  jours  par  ses  ordres. 
Tacite  rapporte  **  que  Yalérius-Asiaticiis ,  accusé  ca- 

.  .*  PiUUTAEj^UE,  ,de  la  Fortune  d'Alexandre,  H;  §.3.  Voyez  le  même 
trait  dans  Montaigne,  liv.  i|.,  cbap.  27. 
**  Annal,  xi,  2. 


A  M.  d'alembert.  3i 

kNilmeuseineixt  par  Tordre  deMessaline,  qui  voaioit 
le&ire  périr,  se  défendit  par-devant  Tempereur  d  une 
manière  qui  toucha  extrêmement  ce  prince  et  arracha 
des  larmes  à  Messalipe  elle-même.  £lle  entra  dans 
une  chambre  voimne  pour  se  remettre ,  après  avoir , 
tout  en  pleurant,  averti  Vitellius  à  Loreille  de  ne  pas 
laisser  échapper  Taccusé.  Je  ne  vois,  pas  au  spectacle 
une  de  ces  pleureuses.de  lofj^es.siifières  de  leurs  lai^ 
mes  que  je  ne  songe  à  celli^s  de>  Messaline  pour  ce 
pauvre  Valérius-Asiaticus.  .  . 

Si ,  selon  la  remarque  de  Diogène  Laërce ,  le  cœur 
s'attendrit  plus  volontiers  à  des  maux  feints  qu'à  des 
maux  véritables  ;  si  les  imitations  .du  théâtre  nous 
airachent  quelquefois  plus  de  pleurs  que  ne  feroit  la 
présence  même  des^  obj  ets  imités ,  c  est  inoins ,  ccûnme 
le  p^se  Tabbé  Du  Bos ,.  parc>eque  les  émotions  sont 
plus  foibles  et.  ne,  vont  pas  juj^qu -à  Ja  douleur  > ,  que 
parcequ'elles  sont  pures  et  sans  mél^geid'inquiétude 
pour  nous-méma^.  En  dpnnant  de3,ple.urâ  à  ces  .fie* 
ùons ,  nou&avons;  satisfait  à.  tous  les  4rpits  de  Thuma- 
nité ,  sans  oyoiv  plus  Jcien  à  m^tfice  du;  nôtre  ;  au  lieu 
C|ue  .les  infortunés  en  persqnpç  ^ig^roient  de  nous 
des  soins,  des  soulagQ^le^ts,  des,coçii$ol^tions,  des 
i3^vau;x ,  qui  pourrqiqm;  nqua  ^s^QQÎer  à  leurs. peines , 
qui  çq^teroiept  du.moip^  à  j;iQt;re  indolence ,  et  dont 

'  tV  dit  qne  le  poète  ne  ndus  afflige  qu'autant  que  nous  le  vou- 
hittS;  qv'ilii&  nous,  fait  aimer  S6s  héros  qu'autant  qu'ilnous  plaît. 
Cela  .«st  <ïQf^tre  ^tout^i^  €xp«npiM:«;  Plusieurs  s'abstiennent  d'fdler  à 
la  tragédie ,  pareequ'ils  en  sont  émus  au  point  d'en  être  incom- 
modes;  d'autres,  honteux  de  pleurer  au  spectacle,  y  pleurent 
pourtant  malgré  eux  ;  et  ces  effets  ne  sont  pas  assez  rares  pour 
n'être 'qu'une  excep^on  à  la'  maxime  de  cet  auteur. 


32  LETTRE 

nous  sommes  bien  aises  d'être  exemptés.  On  dirait  que 
notre  cœur  se  resserre,  de  peur  de  s'attendrir  à  nos 
dépens. 

Au  fofndy  quand  uq  hommoi  est  allé  admirer  de 
belles  actions  dans  des  fables  et  pleurer  des  malheurs 
imaginaires ,  qu  a-t-on  encore  à  exiger  de  lui?  N'est-il 
pas  content  de  lui-même?  Ke  s  applaudit-il  pas  de  sa 
belle  ame?  ne  s'est-il  pas  acquitté  de  tout  ce  qu'il  doit 
à  la  vertu  par  l'hommage  qu'il  vient  de  lui  rendre? 
Que  voudroit-on  qu'il  fit  de  plus?"  Qu'il  la  pratiquât 
lui-même?  il  n'a  point  de  rôle  à  jouer  :  il  n  est  pas 
comédien. 

'  f  Plus  j'y  réfléclûs ,  et  plus  je  trouve  que  tout  ce  qu'ott 
met  en  représentation  au  théâtre  on  ne  l'approche 
pas  de  nous ,  on  l'en  éloigne.  Quand  je  vois  le  comte 
dEssex ,  le  régne  d'Elisabeth  se  recule  ^  à  mes  yeux ,  de 
dix  siècles;  et  si  l'on  jouoit  un  événement  arrivé  hier 
dans  Paris,  en  me  le  feroit  supposer  du  temps  de 
Molière*  Le  diéâtre  a  ses  régies ,  ses  maximes ,  sa  mo- 
rale à  part ,  ainsi  que  son  langage  et  seç  \|tements.  On 
se  dit  bien  que  rien  de  tout  cela  ne  nous  convient,'  et 
l'on  se  croiroit  aussi  ridicule  d'adopter  les  vertus  de 
ses  héros  que  de  parler  en  vers  et  d'endosser  un  habit 
à  la  romaine.  Voilà  donc  à  peu  près  à  quoi  servent 
tous  ce^  grands  sentiments  et  toutes  ces  brillantes^ 
maximes  qu'on  vante  avec  tant  d'emphase;  à  les  relé- 
guer à  jamais  sur  la  scène ,  et  à  nous  montrer  la  vertu 
comme  un  jeu  de  théâtre ,  bon  pour  amuser  le  public , 
mais  qu'il  y  auroit  dé  la  folie  à  vouloir  transporter 
sérieusement  da^s  la  société.  Ainsi  la  plus  avanta- 
geuse impression  des  meilleures  tragédies  est  de  ré- 


A  M.  d'alembert.  33 

dttire  à  quelques  affections  passagères ,  stérile»,  et  âans 
effet,  tous  les  devoirs  de  rhomme;  à  nous  faire  ap- 
plaudir de  notre  courage  en  louant  celui  des  autres, 
de  notre  humanité  en  plaignant  les  maux  que  nous 
aurions  pu  guérir,  de  notre  charité  en  disant  au  pau- 
vre, Dieu  vous  assiste  ! 

On  peut ,  il  est  vrai ,  donner  un  appareil  plus  simple 
à  la  scène,  et  rapprocher  dans  la  comédie  le  ton  du 
théâtre  de  celui  du  monde  :  mais  de  cette  manière  on 
ne  corrige  pas  les  mœurs ,  on  les  peint;  et  un  laid 
visage  ne  paroit  point  laid  à  celui  qui  le  porte.  Que  si 
Ton  veut  les  corriger  par  leur  charge ,  on  quitte  la  vrai- 
semblance et  la  nature,  et  le  tableau  ne  fait  plus  d'effet. 
La  charge  ne  rend  pas  les  «bjets  haïssables ,  elle  ne 
les  rend  que  ridicules;  et  de  là  résulte  un  très  grand 
inconvénient ,  c'estqu  à  force  de  craindre  les  ridicules , 
les  vices  n'effraient  plus ,  et  qu  on  ne  sauroit  guérir 
les  premiers  sans  fomenter  les  autres.  Pourquoi,  di- 
rez-vous,  supposer  cette  opposition  nécessaire?  Pour- 
quoi, monsieur?  Parceque  les  bons  ne  tournent  point 
les  méchants  en  dérision,  mais  les  écrasent  de  leur 
mépris ,  et  que  rien  n'est  moins  plaisant  et  risible  que 
Imdignation  delà  vertu.  Le  ridicule,  au  contraire, 
est  l'arme  fiivorite  du  vice.  C'est  par  elle  qu'attaquant 
dans  lé  fond  des  cœurs  le  respect  qu'on  doit  à  la  vertu , 
il  éteint  enfin  l'amour  qu'on  lui  porte. 
'    Ainsi  tout  nous  force  d'abandonner  cette  vaine  idée 
de  perfection  qu'on  nous  veut  donner  de  la  forme  des 
spectacles,  dirigés  vers  l'utilité  pubUque.  C'est  une 
erreur,  disoit  le  grave  Murait,  d'espérer  qu'on  y  mon- 
tre fidèlement  les  véritables  rapports  des  choses  :  car, 
XI.  3 


V\         34  ^         LETTRE 

en  général ,  le  poète  ne  peut  qu'altérer  ces  rapports 
pour  les  accommoder  au  goût  du  peuple.  Dans  le  comi- 
que,  il  les  diminue  et  les  met  au-dessous  de  Thomme; 
dans  le  tragique ,  il  les  étend  pour  les  rendre  héroï- 
ques, et  les  met  au-dessus  de  Thumanité.  Ainsi  jamais 
ils  ne  sont  à  sa  mesure,  et  toujours  nous  voyons  au 
théâtre  d  autres  êtres  que  nos  semblables.  J  ajouterai 
que  cette  différence  est  si  vraie  et  si  reconnue ,  qu'A- 
ristote  en  fait  une  régie  dans  sa  Poétique':  *  Comœdia  « 
enini  détériores  y  tragœdia  meliores  quam  nunc  sunty  imi-  l 
tari  conantur.  Ne  vcnlà-t-il  pas  une  imitation  bien  en-' 
tendue,  qui  se  propose  pour  objet  ce  qui  n'est  point, 
et  laisse ,  entre  4e  défaut  et  Texcès ,  ce  qui  est  comme 
«ne  chose  inutile?  Mais  qu'importe  la  vérité  de  Tinii- 
tation,  pourvu  que  l'illusion  y  soit?  il  ne  s'agit  que  de 
piquer  la  curiosité  du  peuple.  Ces  productions  d'es- 
prit, comme  la  plupart  des  autres ,  n'ont  pour  but  que 
les  applaudissements.  Quand  l'auteur  en  reçoit  et  que 
les  acteurs  les  partagent,  la  pièce  est  parvenue  à  son 
but,  et  l'on  n'y  cherche  point  d'autre  utilité.  Qr ,  si  le 
bien  est  nul ,  reste  le  mal  ;  et  comme  celui-ci  n'est  pas 
douteux,  la  question  me  paroit  décidée.  Mais  passons 
à  quelques  exemples  qui  puissent  en  rendre  la  solu^ 
tion  plus  sensible. 

Je  crois  pouvoir  avancer ,  comme  une  vérité  facile 
éprouver,  en  conséquence  des  précédentes,  que  le 
théâtre francois,  avec  les  défauts  qui  lui  restent,  est 
cependant  à  peu  près  aussi  parfait  qu'il  peut  l'être, 
soit.pour  l'agrément,  soit  pour  l'utilité;  et  que  ces 
deux  avantages  y  sont  dans  un  rapport  qu'<m  ne  peut 

*  Ghap.  vï. 


A  M.  d'alembert.  35 

troubler  sans  ôter  à  l'un  plus  qu'on  ne  donneroit  à 
lautre,  ce  qui  rendroit  ce  même  théâtre  moins  parfait 
encore.  Ce  n'est  pas  qu'un  homme  de  génie  ne  puisse 
inventer  un  genre  de  pièces  préférable  à  ceux  qui  sont 
établis  :  mais  ce  nouveau  genre ,  ayant  besoin  pour  se 
âoutenir  des  talents  de  l'auteur ,  périra  nécessairement 
avec  lui  ;  et  ses  successeurs ,  dépourvus  dès  mêmes 
•  ressources ,  seront  .toujours  forcés  de  revenir  aux 
moyens  communs  d'intéresser  et  de  plaire.  Quels  sont 
ces  moyens  parmi  nous?  Des  actions  célèbres,  dé 
grands  non^s ,  de  grands  crimes ,  et  de  grandes  vertus 
dans  la  tragédie;  le  comique  et  le  {>laisant  dans  la  (Co- 
médie; et  toujours  l'amour  dans  toutes  deux  '.  Je 
demande  quel  profit  les  mœurs  peuvent  tirer  de  tout 
eela. 

On  me  dira  que ,  dans  ces  pièces ,  le  crime  est  tou- 
jours puni,  et  la  vertu  toujours  récompensée.  Je  ré- 
ponds que,  quand  cela  seroit,  la  plupart  des  actions 
tragiques ,  n'étant  que  de  pures  febles  ,'des événements 
<^'oii  gaijt  être  de  l'invention  du  poète ,  ne  font  pas 
ime  grande  impression  sur  les  spectateui'S  ;  à  force  d^ 
leur  montrer  qu'on  veut  les  instruire,  on  ne  lés  in- 
$truit  plus.  Je  réponds  encore  que  ces  punitions  et 
ces  récompenses  s'opèrent  toujours  par  des  moyens 
si  peu  communs ,  qu'on»n'attend  rien  de  pareil  dans  le 
cours  nattu^el  des  choses  humaines.  Enfin  je  réponds 
en  niant  le  feit.  Il|n'e5t  ni  ne  peut  être  généralement 

'  Les  Grecs  q  avoient  pas  besoia  de  fonder  sur  Famour  le  prin- 
cipal intérêt  de  leur  tragédie,  et  ne  Fy  fondoieBt  pas  en  effet.  La 
]i6tre,  qui  n'a  pas  la  même  resscMirce*,  ne  saaroit  se  passer  de  cet 
vatétêu  On  Verra  dans  la  suite  la  raison  de  cette  dififérûiee. 

3. 


36  LETTRE 

vrai  :  car  cet  objet  n'étant  point  celui  sur  lequel  les 
auteurs  dirigent  leurs  pièces ,  ils  doivent  rarement 
latteindre,  et  souvent  il  seroit  un  obstacle  au  succès  « 
Vice  ou  vertu ,  qu'importe ,  pourvu  qu  on  en  impose 
par  un  air  de  grandeur?  Aussi  la  scène  françoise ,  sans 
contredit  la  plus  par&ite ,  ou  du  moins  la  plus  ré- 
gulière qui  ait  encore  existé ,  n  est-elle  pas  moins  le 
triomphe  des  grands  scélérats  que  des  plus  illustres 
héros  :  témoin  Gatilina ,  Mahomet ,  Atrée ,  et  beaucoup 
d'autres. 

Je  comprends  bien  qu'il  ne  faut  pas  toujours  r^;ar* 
der  à  la  catastrophe  pour  juger  de  l'effet  moral  d'une 
tragédie ,  et  qu'à  cet  égard  l'objet  est  rempli  quand  on 
s'intéresse  pour  l'infortuné  vertueux  plus  que  pour 
l'heureux  coupable  :  ce  qui  n'empêche  point  qu'alors 
la  prétendue  rég^e  ne  soit  violée.  Comme  il  n'y  a  per- 
sonne qui  n'aimât  mieux  être  Britannicus  que  Néron, 
je  conviens  qujon  doit  compter  en  ceci  pour  bonne,  la 
pièce  qui  les  représente,  quoique  Britannicus  y  pé- 
risse. Mais,  par  le  même  principe,  quel  jugement 
porterons-nous  d'une  tragédie  où,  bien  que  les  cri- 
mipels  soient  punis,  ils  nous  sont  présentés  sous  ua 
aspect  si  &vorable ,  que  tout  l'intérêt  est  pour  eux  ; 
où  Caton ,  le  plus  grand  des  humains ,  fait  le  rôle  d'un 
pédant;  où  Cicéron,  le  sauveur  de  la  république,  Ci- 
céjron ,  de  tous  ceux  qui  portèrent  le  nom  de  pères  de 
la  patrie ,  le  premier  qui  en  fiit  honoré ,  .et  le  seul  qui  le 
mérita,  nous  est  montré  comme  un  vil  rhéteur,  un 
lâche;  tandis  que  Finfame  Gatilina,  couvert  de  crimes 
qu'on  n'oseroit  nommer,  prêt  d'égorger  tous  ses  ma- 
gistrats et  de  réduire  sa  patrie  en  cendre,  Êdt  le  râle 


A   M.   D'ALEMBERT.  37 

d^un  grand  homme,  et  réunit,  par  ses  talents,  sa  fer- 
meté, son  courage,  tonte  Testime  des  spectateurs? 
Qu'il  eût ,  si  Ton  veut ,  une  ame  forte  ;  en  étoit-il  moins 
t  ^  un  scélérat  détestable  ?  et  &lloit<-il  donner  aux  forfaits 
V  \  d  un  brigand  le  coloris  des  exploits  d'un  héros?  A  quoi 
donc  aboutit  la  morale  d'une  pareille  pièce ,  si  ce  n  est 
à  encourager  des  Gatihna,  et  à  donner  aux  méchants 
habiles  le  prix  de  l'estime  publique  due  aux  gens  de 
bien?  Mais  tel  est  le  goût  qu'il  faut  flatter  sur  la  scène; 
telles  sont  les  mœurs  d'un  siècle  instruit.  Le  savoir, 
l'esprit ,  le  courage ,  ont  seuls  notre  admiration  ;  et  toi , 
douce  et  modeste  vertu,  til  restes  toujours  sans  hon- 
neurs !  Aveugles  que  nous  sonimes  au  milieu  de  tant 
de  lumières  !  victimes  de  nos  applaudissements  insen- 
ses.  n  apprendrons-nous  jamais  combien  mérite  de 
mépris  et  de  haine  tout  homme  qui  abuse,  pour  le 
malheur  du  genre  humain ,  du  génie  et  des  talents 
que  lui  donna  la  nature  ! 

Atrée  et  Mahomet  n'ont  pas  même  la  foible  ressource 
du  dénouement.  Le  monstre  qui  sert  de  héros  à  cha«" 
cuoe  de  ces  deux  pièces  achève  paisiblement  ses  for- 
faits ,  en  jouit  ;  et  l'un  des  deux  le  dit  en  propres  termes 
au  dernier  vers  de  la  tragédie  : 

Et  je  jouis  enfin  du  prix  de  mes  forfaits. 

Je  veux  bien  supposer  que  les  spectateurs ,  renvoyés 
avec  cette  belle  maxime ,  n'en  concluront  pas  que  le 
crime  a  donc  un  prix  de  plaisir  et  de  jouissance;  mais 
je  demande  enfin  de  quoi  leui*  aura  profité  la  pièce  où 
cette  maxime  est  mise  en  exemple. 

Quant  à  Mahomet^  le  défaut  d'attacher  l'admiration 


3B  LETTRE 

publique  au  coupable  y  seroit  d'autant  plus  grand , 
que  celui-d  a  bien  un  autre  coloris ,  si  Fauteur  n  avoit 
«u  ^a  de  porter  sur  un  second  personnage  un  intérêt 
de  respect  et  de  vénération  capable  d'efEacer  ou  de 
balancer  au  moins  la  terreur  et  rétonnement  que  Ma- 
homet inspire.  La  scène  surtout  qu'ils  ont  ensemble 
«st  conduite  avec  tant  d'art ,  que  Mahomet,  sans  se 
démentir,  sans  rien  perdre  delà  supériorité  qui  lui  est 
propre,  est  pourtant  éclipsé  par  le  simple  bon  sens 
et  Tintrépide  vertu  de  Zopire  >.  Il  falloit  un  auteur  qui 
seattt  bien  sa  force  pour  oser  mettre  vis-^à-vis  Tun  de 
l'autre  deux  pareils  interlocuteurs.  Je  n  ai  jamais  ouï 
faire  de  cette  scène  en  particulier  tout' l'éloge  dont 
elle  me  paroit  digne  ;  mais  je  n'en  connois  pas  ime  au 
théâtre  françois  où  la  main  d'un  grand  maître  soit 
plus  sensiblement  empreinte,  et  où  le  sacré  cai^ctère 
de  la  vertu  l'emporte  plus  sensiblement  sur  l'élévation 
du  génie. 

'  Je  me  soniriens  d'avoir  trouyé  dans  Omar  plus  de  chaleur  et 
d'ëlévation  vis-à-vis  de  Zopire ,  que  dans  Mahomet  lui-même  ;  et 
je  prenois  cela  pour  un  défaut.  En  y  pensant  mieux,  j'ai  changé 
d'opinion.  Omar,  emporté  par  son  fanatisme,  ne  doit  parler  de 
son  maître  qu'avec  cet  enthousiasme  de  zèle  et  d'admiration  qui 
l'élève  au-dessus  de  l'humanité.  Mais  Mahomet  n'est  pas  fanatique  ; 
c'est  un  fourbe  qui,  ^chant  bien  qu'il  n'est  pas  question  de  faire 
l'inspiré  vis-à-vis  de  Zopire ,  cherche  à  le  gagner  par  une  confiance 
affectée  et  par  des  motifs  d'ambition.  Ce  ton  de  raison  doit  le  ren- 
dre moins  brillant  qu'Omar,  par  cela  même  qu'il  est  plus  grand  et 
qu'il  sait  mieux  discerner  les  hommes.  Lui-même  dit  ou  fait  enten- 
dre tout  cela  dans  la  scène.  Cétoit  donc  ma  faute  si  je  ne  Tavois 
pas  senti.  Mais  voilà  ce  qui  nous  arrive  à  nous  autres  petits  auteurs  : 
en  voulant  censurer  les  écrits  de  nos  maîtres ,  notre  étourderie  nous 
y  fait  relever  mille  fautes  qui  sont  des  beautés  pour  les  hommes  de 
jugements 


A  M.   û'ALBMBERT.  ^  39 

Une  autre  oonsidération  qui  tend  à  justifier  cette 
piéce<9  ceat  qu'il  n  est  pas  seulement  question  détaler 
des  £>r£B(its,  mais  les  forfaits  du  fanatisme  en  parti- 
culier ,  pour  apprendre  au  peuple  à  le  connoitre  et  s'en 
défendre.  Par  malheur,  de  pareils  soins  sont  très  inu- 
tiles 9  et  ne  sont  pas  toujours  sans  danger.  Le  fenatisme 
Ji  est  pas  une  erreur ,  mais  une  fureur  aveugle  et  stu- 
pkle  que  la  raiscm  ne  retient  jsmàais.  L'unique  secret 
pour  l'empêcher  de  naître  est  de  contenir  ceux  qui 
Texciteiit.  Vous  avez  beau  démontrer  à  des  fous  que 
leurs  chefs  les  trompent,  ils  n'en  sont  pas  moins  ar- 
dents à  les  suivre.  Que  si  le  £smatisme  existe  une  fois , 
je  ne  vois  encore  qu'un  seul  moyen  d'arrêter  son  pro^ 
grès;  c'est  d'employer  contk*e  lui  ses  propres  armes. 
U  ne  s'agit  ni  de  raisonner  ni  de  convaincre  ;  il  faut 
laisser  là  la  philosophie ,  fermer  les  livres ,  prendre  le 
«glaive  et  punir  les  fourbes.  De  plus ,  je  crains  bien , 
par  rapport  à  Mahomet,  qu'aux  yeux  des  spectateurs 
sa  grandeur  d'ame  ne  diminue  beaucoup  l'atrocité  de 
.ses  crimes,  et  qu'une  pareille  pièce,  jouée  devant  des 
gens  en  état  de  choisir ,  ne  fit  plus  de  Mahomet  que 
de  Zopire.  Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  bien  sûr ,  c'est  que 
4e  pareils  exemples  ne  sont  guère  encourageantspour 
•la  vertu. 

JL^e  iioir  Atrée  n'a  aucune  de  ces  excuses ,  l'horreur 
q<l'il  inspire  est  à  pure  perte  ;  il  ne  nous  apprend  rien 
qu'à  firémir  de  son  crime ,  et,  quoiqu'il  ne  soit  grand 
que  par  sa  foreur,  il  n'y  a  pas  dans  toute  la  pièce  un 
seul  personnage  en  état  par  son  caractère  de  partager 
avec  lui  l'attention  publique  :  car,  quant  au  doucereux 
Plisthène,  je  ne  sais  comment  on  l'a  pu  supporter 


/ 


4o  LETTRE 

dans  une  pareille  tragédie.  Sénéque  n  a  point  mis 
d^amour  dans  la  sienne  :  et  puisque  Fauteur  moderne 
a  pu  se  résoudre  à  Fimiter  dans  tout  le  reste ,  il  auroit 
bien  dû  Fimiter  encore  en  cela.  Assurément  il  faut 
avoir  un  oeur  bien  flexible  pour  souffrir  des  entretiens 
galants  à  côté  des  scènes  d'Atrée. 

Avant  de  finir  sur  cette  pièce,  je  ne  puis  m'empê- 
cher  d'y  remarquer  un  mérite  qui  semblerja  peut-être 
un  défaut  à  bien  des  gens.  Le  rôle  de  Thyeste  est  peut- 
être  de  tous  ceux  qu'on  a  mis  sur  notre  théâtre  le  plus 
sentant  le  goût  antique.  Ce  n  est  point  uft-*béros  cou- 
rageux ,  ce  n'est  point  un  modèle  de  vertu;  on  ne  peut 
pas  dire  non  plus  que  ce  soit  un  scélérat  ■  :  c'est  un 
homme  foible ,  et  pourtant  intéressant,  par  cela  seul 
qu'il  est  homme  et  malheureux.  Il  me  semble  aussi 
.  que ,  par  cela  seul,  le  sentiment  qu'il  excite  est  extrê- 
mement tendre  et  touchant;  car  cet  homme  tient  de 
bien  près  à  chacun  de  nous ,  au  lieu  que  l'héroïsme 
nous  accable  encore  plus  qu'il  ne  nous  touche ,  par 
cequ'après  tout  nous  n'y  avons  que  faire.  Ne  seroit- 
il  pas  à  désirer  que  nos  sublimes  auteurs  daignassent 
descendre  un  peu  de  leur  continuelle  élévation ,  et 
nous  attendrir  quelquefois  pour  la  simple  humanité 
souffrante,  de  peur  que,  n'ayant  de  la  pitié  que  pour 
des  héros  malheureux ,  nous  n'en  ayons  jamais  pour 
personne?  Les  anciens  avoient  des  héros ,  et  mettoient 
des  hommes  sur  leurs  théâtres;  nous,  au  contraire, 

'  La  preuve  de  cela,  c'est  qa*il  intéresse.  Quant  à  la  faute  dont 
il  est  puni,  elle  est  ancienne,  elle  est  trop  expiée;  et  puis  c'est  peu 
de  chose  pour  un  méchant  de  théâtre ,  qu'on  ne  tient  point  pourj 
tel ,  s'il  ne  fait  frémir  d'horreur. 


A  M.   D'aLEMBERT.  4^ 

nous  n'y  mettoDs  que  des  héros,  et  à  peine  avons- 
nous  des  hommes.  Les  andeDs  paiioient  de  Thuma- 
nité  en' phrases  moins  apprêtées;  mais  ils  savoient 
mieux  Fexercer.  On  pourroit  appliquer  à  eux  et  à 
nous  un  trait  rapporté  par  Plutarque  ' ,  et  que  je  ne 
puis  m'empécher  de  transcrire.  Un  vieillard  d'Athènes 
cherchoit  place  au  spectacle  et  n  en  trouvoit  point; 
de  jeunes  gens,  le  voyant  en  peine,  lui  firent  signe 
de  loin  :  il  vint;  mais  ils  se  serrèrent  et  se  moquèrent 
de  lui.  Le  hon-homme  fit  ainsi  le  tour  du  théâtre,  fort 
embarrassé  de  sa  personne  et  toujours  hué  de  la  belle 
jeunesse.  Les  ambassadeurs  de  Sparte  s  en  aperçu- 
rent, et,  se  levant  à  Tins  tant,  placèrent  honorable- 
ment le  vieillsifd  au  milieu  d'eux.  Cette  action  fut  re- 
marquée de  tout  le  spectacle ,  et  applaudie  d'un  bat- 
tement de  mains  universel.  Eh!  que  de  maux!  s'écria 
Je  bon  vieillard  d  un  ton  de  douleur  :  les  Athéniens 
savent  ce  qui  est  Iwnnête ,  mais  les  Lacédémcniens  le  pra- 
tiquent.  Voilà  la  philosophie  moderne  çt  les  mœurs 
anciennes.  Je  reviens  à  mon  sujet.  Qu  apprend-on 
dans  Phèdre  et]^dans  Œdipe  y  sinon  que  l'homme  n'est 
pas  libre ,  et  que  le  ciel  le  punit  des  crimes  qu'il  lui 
fait  commettre?  Qu'apprend-on  dans  Médée^  si  ce 
n'est  jusqu'où  la  fureur  de  la  jalousie  peut  rendre  une 
mère  cruelle  et  dénaturée  ?  Suivez  la  plupart  des  pièces 
du  Théâtre-François;  vous  trouverez  presque  dans 
toutes  des  monstres  abominables  et  des  actions  atro- 
ces, utiles,  si  l'on  veut,  à  donner  de  l'intérêt  aux 
pièces  et  de  Texercice  aux  vertus,  mais  dangereuses 
certainement,  en  ce  qu'elles  accoutument  les  yeux  du 

*  Dicta  notables  des  Liacédémoniens,  §.  69, 


<î) 


l^wv 


4^  LETTRE 

r^^  I  peuple  à  des  horreurs  qu^il  ne  devrait  pas  même  oim* 

l'I  noitre  ^  et  à  des  forfaits  qu'il  ne  devrait  pas  supposa* 
/passibles.  Il  n  est  pas  même  vrai  que  le  meurtre  et  le 
/parricide  y  soient  toujours  adieux.  A  la  faveur  de  je 
ne  sais  quelles  commodes  suppositions ,  on  les  rend 
permis ,  ou  pardonnables.  On  a  peine  à  ne  j^s  excu- 
)  ser  I%édre  incestueuse  et  versant  le  sang  innocent  : 
Sypbax  empoisonnant  sa  femme,  le  jeune  Horace 
\  poi^ardant  sa  sœur,  Agamemnon  immolant  sa  fille , 
Oreste  égorgeant  sa  mère,  ne  laissent  pas  d'être  cks 
personnages  intéressants.  Ajoutez  que  Fauteur,  pom* 
&ire  parler  chacun  selon  son  caractère ,  est  forcé  de 
mettre  dans  la  bouche  des  méchants  leuS'S  maximes 
^t  leurs  principes ,  revêtus  de  tout  Féclat  des  beaux 
vers  et  débitésd  un  ton  imposant  et  sent^acieux  ,pour 
Imstruction  du  parterre. 

1%  les  Grecs  supportoient  de  pareils  spectacles, 
•c'étoit  comme  leur  rept*ésentant  des  antiquités  natio- 
nales qui  couroient  de  tout  temps  pai^mi  le  peuple , 
qu'ils  avoient  leurs  raisons  pour  se  rappeler  sans 
cesse,  et  dont  lodieux même  entroit  dans  leurs  vues. 
Dénuée  des  mêmes  motifs  et  du  même  intérêt ,  com^ 
ment  la  même  tragédie  peut-elle  trouver  parmi  vous 
des  spectateurs  capables  de  soutenir  les  tableaux 
qu'elle  leur  présente ,  et  les  personnages  qu'elle  y  fait 
ngir?  L'un  tue  son  père ,  épouse  sa  mère ,  et  se  trouve 
•le  frère  de  ses  enfants  ;  un  autre  force  un  fils  d'égorger 
«on  père  ;  un  troisième  fait  boire  au  père  le  sang  de 
son  fils.  On  frissonne  à  la  seule  idée  des  horreurs  dont 
on  pare  la  scène  françoise  pour  Tamusement  du  peu- 
ple le  plus  doux  et  le  plus  humain  qui  soit  sur  la  terre. 


-^'^v* 


'       '    t 


^ 


V.  » 


l»^  't  p 


A  M.   D^ALEBCBERT.  43 

N<«....  f e  le  soutiens ,  et  j  en  atteste  TeflErbi  des  lec- 
teurs; les  massacres  des  gkdiatears  n'étoièm  pas  si  ) 
barbares  que  ces  afiireux  spectbcles.  On  voyoit  couler  * 
du  sang 9  il  est  vrai;  mais  on  né  sônilloit  pas  son  ima- 
1    gination  de  crimes  qui  font  frémir  la  nature. 

Heureusement  la  tragédie,  telie  qu  elle  existe^  est 
m  loin  de  nous,  eUe  nous  présente  des  êtres  si  gigan- 
-lesques,  si  boursouflés,  si  chimériques,  que  lex^n- 
ple  de  leurs  vices  n  est  guère  plus  contagîewt  que  f  ^ 

celui  de  leurs  vertus  nest  utile,  et  cpi'à  proportion  { ,r\ri  v.  f-:  \ 
quelle  veut  moins  nous  instruire,  elle  nous  fiEÛt  aussi  ^  'f^^  ^'  "^'^ 
moins  de  mal .  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  la  comédie ,  ^  f  '  '"^  '  '  " 
dont  les  mœurs  ont  avec  les  nôtres  un  rapport  plus 
immédiat ,  et  dont  les  personiiages  ressemblent  mieux 
à  des  hommes.  Tout  en  est  mauvais  et  pernicieux , 
tout  tire  à  conséquence  pour  les  spectateurs  ;  et  le 
plaisir  m^e  du  comique  étant  fondé  sur  ua  vice  du  | 
cœur  humain ,  c'est  une  suite  de  ce  principe  que  plus  • 
la  comédie  est  agréable  et  parfaite,  plus  son  effet  est 
funeste  aux  mœurs.  Mais,  sans  répéter  ce  que  j  ai 
déjà  dit  de  sa  nature ,  je  me  contenterai  d'en  faire  ici 
lapplication,  et  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  votre  théâ- 
tre comique. 

Prenons-le  dans  sa  perfection ,  c'est-à-dire  à  sa 
naissance.  On  convient,  et  on  le  sentira  chaque  jour 
davantage,  que  Molière  est  le  plus  parfait  auteur \ 
comique  dont  leis  ouvrages  nous  soient  connus  :  mais  ' 
qui  peut  disconvenir  aussi  que  le  théâtre  de  ce  même 
Molière,  des  talents  duquel  je  suis  plus  l'admirateur 
que  personne ,  ne  soit  une  école  de  vices  et  de  mau-  j 
vaises  mœurs ,  plus  dangereuses  que  les  livres  mêmes  ' 


^  ^  i.i     ;.»•-! 


44  LETTRE 

OÙ  Ton  fait  profession  de  les  enseigner?  Son  plus 

(grand  soin  est  de  tourner  la  bonté  et  la  simplicité  en 
ridicule ,  et  de  mettre  la  ruse  et  le  mensonge  du  parti 
pour  lequel  on  prend  intérêt  :  ses  honnêtes  gens  ne 
sont  que  des  gens  qui  parlent  ;  ses  vicieux  sont  des 
gens  qui  agissent ,  et  que  les  plus  brillants  succès  fa- 
vorisent le  plus  souvent  :  enfin  Thônneur  des  applau- 
dissements, rarement  pour  le  plus  estimable,  est  pres- 
que toujours  pour  le  plus  adroit. 

Examinez  le  comique  de  cet  auteur  :  partout  vous 
trouverez  que  les  vices  de  caractère  en  sont  Tinstru- 
4  ment,  et  les  dé&uts  naturels  le  sujet;  que  la  malice 
/  de  Tun  punit  la  simplicité  de  lautre,  et  que  les  sots 
sont  les  victimes  des  méchants  :  ce  qui ,  pour  n'être 
que  trop  vrai  dans  le  monde  ,  n  en  vaut  pas  mieux  à 
mettre  au  théâtre  avec  un  air  d'approbation ,  comme 
pour  exciter  les  âmes  perfides  à  punir ,  sous  le  ncnn  de 
sottise,  la  candeur  des  honnêtes  gens. 

Dat  veniam  corvis ,  vexât  censura  columbas.  * 

Voilà  Fesprit  général  de  Molière  et  dé  ses  imitateurs. 

I  Ce  sont  des  gens  qui ,  tout  au  plus ,  raillent  quelquefois 

les  vices ,  sans  jamais  faire  aimer  la  vertu  ;  de  ces  gens , 

disoitun  ancien,  qui  savent  bien  moucher  la  lampe, 

mais  qui  n  y  mettent  jamais  d'huile. 

Voyez  comment,  pour  multiplier  ses  plaisanteries, 

cet  homme  trouble  tout  Tordre  de  la  société  ;  avec  quel 

scandale  il  renverse  tous  les  rapports  les  plus  sacrés 

sur  lesquels  elle  est  fondée ,  comment  il  tourne  en 

ili  i^**^'   ^        dérision  le^  respectables  droits  des  pères  sur  leurs  en- 

*  JCVEHAL.  ,  Sat.  Il,  V.  63 


et- 


■    >    > 


V  »  1-''   .'. 


A  M.   DALEMBERT.  4^ 

&Qts ,  des  maris  sur  leurs  femmes ,  des  maîtres  sur  ^  i^^;  A*-"  * 
leurs  serviteurs  !  Il  fait  rire ,  il  est  vrai ,. et  n'en  devient 
que  plus  coupable ,  en  forçant ,  par  un  charme  invin- 
cible ,  les  sages  mêmes  de  se  prêter  à  des  railleries  qui 
devroient  attirer  leur  indignation.  J'entends  dire  qu  il 
attaque  les  vices  ;  mais  je  voudrois  bien  que  Ton  com-  ^ 

parât  ceux  qu  il  attaque  avec  ceux  qu'il  favorise.  Quel  '  J^%'''\  ^' J  : 
est  le  plus  blâmable  d'un  bourgeois  sans  esprit  et  vaini  ' 
qui  fait  sottement  le  gentilhomme ,  ou  du  gentilhonune    5» 
fripon  qui  le  dupe?  Dans  la  pièce  dont  je  parle,  ce   '  vV  ■  •^*^;   ■;,  ;^ 
dernier  n  est-il  pas  l'honnête  homme?  n'a-t-iLpas  pour  '^  \  *         '^ 
lui  l'intérêt?  et  le  public  n'applaudit-il  pas  à  tous  les  ' 

tours  qu'il  fait  à  l'autre  ?  Quel  est  le  plus  criminel  d'un 
paysan  assez  fou  pour  épouser  une  demoiselle ,  ou 
d'une  femme  qui  cherche  à  déshonorer  son  époux? 
Que  penser  d'une  pièce  où  le  parterre  applaudit  à  l'in- 
fidélité, au  mensonge,  à  l'impudence  de  celle-ci ,  et  p 
rit  de  la  bêtise  du  manant  puni?  C'est  un  grand  vice  ^^^     '    "^^    -^ 


»,   f--» 


d'être  avare  et  de  prêter  à  usure;  mais  n'en  est-ce  pas  Y  "^ jf  \  f  •'^*' 
im plus  grand  encore  à  un  fils  de  voler  son  père,  de  ^s  a-»5^» ♦*  '    ^ 
lui  manquer  de  respect ,  de  lui  faire  mille  insultants  ^ 

reproches ,  et,  quand  ce  père  irrité  lui  donne  sa  ma- 
lédiction, de  répondre  d'un  air  goguenard  qu'il  n'a 
que  faire  de  ses  dons?  Si  la  plaisanterie  est  excellente, 
en  est-elle  moins  punissable?  et  la  pièce  où  l'on  fait 
aimer  le  fils' insolent  qui  l'a  faite  en  est-elle  moins  une 
école  de  mauvaises  mœui^  ?   *  • 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  parler  des  valets.  Ils  sont 
condamnés  par  tout  le  monde  '  ;  et  il  seroit  d'autant 

'  Je  ne  décide  pas  s*il  faut  en  effet  les  condamner.  Il  se  peut  que 
les  valets  ne  soient  plus  que  les  instruments  des  méchancetés  des 


^ 


» 


i 


46  LETTRE 

moins  juste  d'imputer  à  Molière  les  erreurs  de  ses 
modèles  et  de  son  siècle ,  qu  il  s'en  est  corrigé  lui- 
même.  Ne  nous  poévalons  ni  des  irrégularités  qui 
peuvent  se  trouver  d^ns  les  ouvrages  de  sa  jeunesse , 
ni  de  ce  qu  il  y  a  de  moins  bien  dans  ses  autres  pièces, 
et  passons  tout  d'un  coup  à  celle  qu  on  reconnolt 
unanimement  pour  son  chef-d'œuvre;  je  veux  dire, 
le  Misanthrope. 

Je  trouve  que  cette  comédie  nous  découvre  mirâx 
qu'aucun^  autre  la  véritable  vue  dans  laquelle  MoUère 
a  composa  son  théâtre ,  et  nous  peut  mieux  (aire  juger 
de  ses  vrais  effets.  Ayant  à  plaire  au  public,  il  a  con- 
sulté le  goût  le  plus  général  de  c^ix  qui  lé  composent  : 
sur  ce  goût  il  s'est  formé  un  modèle ,  et  sur  ce  modèle 
un  tableau.des  défauts  contraires ,  dans  lequel  il  a  pris 
ses  caractères  comicpies,  et  dont  il  a  distribué  les  di- 
vers traits  dans  ses  pièces.  Il  n'a  donc  point  prétendu 
former  un  honnête  homme,  mais  un  homme  du 
monde  ;  par  conséquent  il  n'a  point  voulu  corriger 
les  vices,  mais  leâ-J^idicttles;  et,  comme j'aii  déjàdit,  il 
a  trouvé  dans  le  vice  même  un  instrument  tirés  pro^œe 
à  y  réussir.  Ainsi ,  voulant  exposer  à  la  risée  pubtique 
tous  les  défauts  opposés  aux  qualités  de  l'homme  ai- 
mal^  ,  de  llionune  de  société ,  après  avoir  joué  tant 
d'autres  ridicules ,  il  lui  restoit  à  jouer  celui  que  le 

maîtres  y  depuis  que  cenx-d  Jeur  ont  ôté  rbonneur  de  rinvention. 
Cependant  je  douterois  qu'en  ceci^Fimage  trop  naïve  de  la  société 
fût  bonne  an  théâtre.  Supposé  qu'il  faille  quelques  fourberies  dans 
les  pièces,  je  ne  sais  s*ilne  vaudroit  pa9  mieux  que  les  valets  ievls 
en  fassent  chargés,  et  que  les  honnêtes  gens  fussent  aussi  des  |^ens 
honnêtes  au  moins  sur  la  scène. 


I 
I 

l 


A  M.   d'aLEMJBERT.  4?      //O 

monde  pardonne  le  moins,  le  ridicule  de  la  vertu:     ^yirx<^ 
c'est  ce  qu'il  a  fiût  dans  le  Misanthrope.  ^**  » ^' ^^  " 

Vous  ne  sauriez  me  nier  deux  choses  :  Tune ,  qu'!. 
ceste,  dans  cette  pièce ,  est  un  homme  droit,  sincère , 
estimable ,  un  véritable  homme  de  bien;  l'autre ,  que 
l'auteur  lui  donne  un  personnage  ridicule.  C'en  est 
assez ,  ce  me  semble ,  pour  rendre  Molière  iqexcusa- 
blé.  On  pourroit  dire  qu'il  a  joué  dans  Alceste ,  non  la 
vertu ,  mais  un  véritable  défaut ,  qui  est  la  haine  des   ' 
hommes.  A  cela  je  réponds  qu'il  n'est  pas  vrai  qu'il 
ait  donné  cette  haine  à  son  personnage  :  il  ne  faut  pas     (■   ;  ^  ■  ^^^  ^ 
qiie  ce  nom  de  misanthrope  en  impose,  comme  si  l'AWt 

celui  qui  le  porte  étoit  ennemi  du  genre  humain.  Une    ,  ,  ly  ^  r*  v~t 
pareille  haine  ne  seroit  pas  un  défaut,  ^ais  une  dé-    .  >       -j^  i  v^  -. 
pravation  de  la  nature  et  le  plus  grand  de  tous  les      "        *      ^ 
vices.  Le  vrai  misanthrope  est  tm  monstre.  S'il  pou- 
voit exister ,  il  ne feroitpas  rire,  il feroit horreur.  Vous 
pouvez  avoir  vu  à  la  Comédie  italienne  une  pièce  înti-         .        * 

« 

tulée,  La  vie  est  un  songe.  Si  vous  vous  rappelez  le  hé-  . .  ♦     • 

ros  de  cette  pièce,  voilà  le  vrai  misanthrope.  *' 

Qu  est-ce  donc  que  le  misanthrope  de  Molière?  Un 
homme  de  bien  qui  déteste  les  mœurs  de  son  siècle  et 
la  méchanceté  de  ses  contemporains;  qui,  précisé- 
ment parcequ'il  aime  ses  semblables ,  hait  en  eux  les 
maux  qu'ils  se  font  réciproquement  et  les  vices  dont 
ces  maux  sont  l'ouvrage.  S'il  étoit  moins  touché  des 

*  On  i^ore  le  nom  de  Tanteur  italien  de  cette  pièce  représentée 
en  17 17,  et  qni  a  été  imprimée  (^Paris,  Goustelier,  1718  )  arec  une 
traduction  Françoise  en  rogard  par  Gaeullette.  Soissy  en  a  fait  une 
indtaticoi  sons  le  même  titre ,  en  trois  actes  et  en  vers ,  représentée 
en  173a ,  et  qui  fait  partie  du  recueil  de  sesOËuirres  en  9^  vol.  in-8**. 


-»•*• 


•*• 


48  LETTRE 

erreurs  de  rhumanité,  moins  indigné  des  iniquités 
qu'il  voit,  seroit-il  plus  humain  lui-mémç?  Autant 
vaudroit  soutenir  qu'un  tendre  père  aime  mieux  les 
enfants  d  autrui  que  les  siens .  parcequ'il  s  irrite  des 
fautes  de  ceux-ci ,  et  ne  dit  jamais  rien  aux  autres. 

Ces  sentiments  du  misanthrope  sont  parfaitement 
développés  dans  son  rôle.  Il  dit,  je  Favoue,  qu'il  a 
conçu  une  haine  effroyable  contre  le  genre  humain. 
Mais  en  quelle  occasion  le  dit41  '?  Quand,  outré 
d'avoir  vu  son  ami  trahir  lâchement  son  sentiment  et 
tromper  l'homme  qui  le  lui  demande ,  il  s'en  voit  en- 
core plaisanter  lui-même  au  plus  fort  de  sa  colère.  Il 
est  naturel  que  cette  colère  dégénère  en  emportement 
et  lui  fasse  diçe  alors  plus  qu'il  ne  pense  de  sang  froid. 
D'ailleurs ,  la  raison  qu'il  rend  de  cette  haine  univer* 
selle  en  justifie  pleinement  la  cause  : 

\  Les  uns  parcequ'ils  sont  mechantg, 

'»^     .  '        Et  les  antres  ponr  être  aux  méchants  complaisants. 

Ce  n'est  donc  pas  des  hommes  qu'il  est  ennemi , 
mais  de  la  méchanceté  des  uns  et  du  support  que 
cette  méchanceté  trouve  dans  les  autres.  S'il  n'y  avoit 
ni  fripons  ni  flatteurs,  il  aimeroit  tout  le  genre  hu- 
main. Il  n^y  a  pas  un  homme  de  bien  qui  ne  soit  misan- 
thrope en  ce  sens;  ou  plutôt  les  vrais  misanthropes 

'  Tayertis  qu'étant  sans  livres ,  dans  mémoire ,  et  n'ayant  pour 
tous  matériaux  qu'un  confus  souvenir  des  observations  que  j*at 
faites  autrefois  au  spectacle,  je  puis  me  tromper  dans  mes  citations 
et  renverser  Tordre  des  pièces.  Mais  quand  mes  exemples  seroient 
peu  justes,-  mes  rai&ons  ne  le  seroient  pas  moins,  attendu  quelles^ 
ne  sont  point  tirées  de  telle  ou  telle  pièce,  mais  de  Tesprit  général 
du  théâtre,  que  j*ai  bien  étudié. 


A  M.   D^ALEMBERT.  49 

soDt  ceux  qui  ne  pensent  pas  ainsi;  car,  au  fond  je 
ne  Gonnois  pcnnt  de  plus  grand  ennemi  des  hdnunes 
que  Tami  de  tout  le  monde ^  qui,  toujours  charmé  de 
tout  9  encourage  incessamment  les  méchants ,  et  flatte ,  / 
par  sa  coupable  complaisance,  les  vices  d'où  naissent! 
tous  les  désordres  de  la  société. 

Une  preuve  bien  sûre  qu'Alceste  n'est  point  misan- 
thrope à  la  lettre,  c'est  qu'avec  ses  brusqueries  et  ses  (  \ 
incartades  il  ne  laisse  pas  d'intéresser  et  de  plaire.  Les 
spectateurs  ne  voudroient  pas ,  à  la  vérité ,  lui  ressem* 
bler,  parceque  tant  de  droiture  est  fort  incommode; 
mais  aucun  d'eux  ne  seroit  fâché  d'avoir  à  &ire  à  quel- 
qu'un qui  lui  ressemblât  :  ce  qui  n'arriveroit  pas  s'il  i 
étoit  l'ennemi  déclaré  des  hommes. .  Dans  toutes  les  ' 
autres  pièces  de  Molière,  le  personnage  ridicule  est 
toujours  haïssable  ou  méprisable.  Dans  celle-là ,  quoi- 
que Âlceste  ait  des  défauts  réels  dont  on  n'a  pas  tort 
de  rire,  on  sent  pourtant  au  fond  du  cœur  un  respect 
pour  lui  dont  on  ne  peut  se  défendre.  En  cette  occa^t 
sion ,  la  force  de  la  vertu  l'emporte  sur  l'art  de  l'auteur  |  c 
et  &it  honneur  à  son  caractère.  Quoique  Molière  fltf 
des  pièces  répréhensibles,  il  étoit  personnellement 
honqéte  homme;  et  jamais  le  pinceau  d'un  honnête 
homme  ne  sut  couvrir  de  couleurs  odieuses  les  traits 
deVa  droiture  et  de  la  probité.  Il  y  a  plw  :  Molière  a 
mis  dan9  la  bouche  d' Alceste  un  si  grand  nombre  de 
ses  propres  maximes,  que  plusieurs  ont  cru  qu'il 
s^étoit  voulu  peindre  lui-même.  Gela  parut  dans  le 
dépit  qu'eut  le  parterre ,  à  la  première  rq^sentation , 
de  n'avoir  pas  été ,  sur  le  sonnet ,  de  l'avis  du  misant' 

thrope  :  car  on  vit  bien  que  c'étoit  celui  de  l'auteur. 
XI,  4 


^ 


©"'i 


> 


^Ji- 


5o  LETTRE 

Cependant  ce  caractère  si  vertueux  est  présenté 

mine  ridicule.  Il  r^t y  en  effet,  à  certains^ égards; 

et  ce  qui  démontre  que  Fîntentioii  du  poète  est  bien 

de  le  inendre  tel ,  c  est  celui  de  Fami  Pbilinte ,  qu'il  met 

en  opposition  avec  le  sien.  Ce  Philinte  est  le  sage  de 

f  la  pièce  ;  un  de  ces  honnêtes  gens'  du  gnand  monde 

dont  les  maximes  ressemblent  beaucoup  à  celles  des 

^  fripons  ;  de  ces  gens  si  doux ,  si  modérés ,  qui  trouvent 

ê  toujours  que  tout  va  bien,  parcequ'ils  ont  inDéi^t  que 

}  rien  n'aille  mieux;  qui  sont  toujours  contents  de  tout 

/  le  monde,  parcequ'ils  ne  se  soucient  de  p^sonme ; 

f  qui ,  autour  d  une  bonne  table ,  soutiennent  qu'il  n  «st 

^  pas  vrai  que  le  peuple  ait  faim;  qui,  le  gousset  bien 

garni ,  trouvent  fort  mauvais  qu'on  déclame  en  fev^iir 

des  pauvres;  qui,' de  leur  maison  bien  fermée,  ver- 

roi^t  voler,  piller,  égorger ,. massacrer  tout  le  genre 

humain  sans  se  plaindre,  attendu  que  Dieu  les  &  doués 

d'une  douceurjtrès  méritoire  à  supporter  les  malheurs 

d'autrui.     v..       j 

On  voit  bien^ue  le  flegme  raisonneur  de  celui-ci 

fest  très  propre  à  redoubler  et  faire  sortir  d^nne-man 
mère  comique  les  emportements  de  l'autre  :  et  le  tort 
de  Molière  n'est  pas  d'avoir  fait  du  misanthrope  un 
homme  colère  et  bilieux ,  mais  de  lui  avoir  donné  des 
fureurs  puériles  sur  des  sujets  qui  ne  dévoient  |^s 
l'émouvoir.  Le- caractère  du  misanthrope  n'est  pas 'à 
la  disposition  du  poète;  il  est  déterminé  par  ian^ture 
'  de  sa  passion  dominante.-  Cette  passion  est  une  vio* 
lente  haine  du  vice,  née  d'unamcmr  ardent  pour  la 
'   vertu ,  et  aigrie  par  le  sped^de  continuelde  laiaiéisbËin-» 
\  ceté  des'faommes.  Il  n'y  a  donc  qu'une  ame  gisatid^^et 


\ 


'^''  •>  k  ^.* 


A  M.  d'al:embert.  5i 

noUe  qai  en  soit  susceptible.  L'horreur  et  le  mépris 
qu  y  .nourrit  cette  même  |assion  p0ur  tous  les  vices 
qui  Tont  irritée  sert  encore  a  les  éc^rterdit  cœur  qu'elle 
agite.  De  phis,  joette  contemplation  continuelle  dies 
déscnrdres  de  la  société  le  détache*  de  Jui-métàe  pour 
fixer  toute  son  attention  sur  le  genre  fiuinain.  Cette 
habitudeiéléve,  agraildit  sesidées^  détruit  en  lui  les 
indinatiozis  ■  basses  qui  nourrisseut  et  concentrait 
Famôur-propre;  et  de  ce  concours  »natt  une  certaine 
fàtçe  de  courage  5  une  fierté  de  caractère  qt^  ne  laisse 
prise  au  fond  de  sou  ame  qu'à  des  sentiments  dignes 
deToocuper. 

Ce^'est.pas  que  l'homme  ne  soit  toujours  hom^me; 
que  la  passion  ne  le  rende  souvent  fiable ,  injuste ,  dé*-  \ 
raisonnable;  qu'il  n'épie  peut-être  lés  motifs  catchés 
des  actions  dès  autres  avec  &n  secret  plaisir  d^y  voir 
la  corruption  de  leurs  cœurs;  qu'im  petit  mal  ne  lui 
donne  souvent  une  grande  colère ,  et  qu'en  l'irritant  à 
dessein,  un  méchant  adroit  ne  pût  parvenir  à  le  Êdre 
passer  pour  méchant  lui-même  :  jnais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  tous  moyens  ne  sont  pas  bons  à  pro- 
duire ces  effets ,  et  qu'ils  doivent  être  assortis  à  son 
.  caractère  pour  le  mettre  èh  jeu;  sans  quoi,  c'est  sub-> 
stitmr.un  autre  homme  au  misanthrope,  et  nous  le 
peiiidre,àvec  des  traits  qui  ne  sont  pasies  siens. 

Yoiltt!  donc  de  quel  côté  le  caractère  dumisanthxope 
doit  porter  ses  dé&uts;  et  voilà  aussi  de^quoi  Molière 
£edt  un  usage  admirable  dans  toutes  les  scènes  d'Al-^ 
ceste  avec  son  ami,  où  les  froides  maximes  elles  rail- 
leries de  celui-<;i ,  démontant  l'auti^e  à  chaque  instant, 

lui  font  dire  n^e  imperiwencief  très  bJben  iplaoées  :  \ 

4. 


f 


52  LETTRE 

niais  ce  caractère  âpre  et  dur,  qui  lui  donne  tant  de 
fiel  et  d'aigreur  dans  Toccasion  y  Téloigne  en  même 
temps  de  tout  chagrin  puéril  qui  n  a  nid  fondement 
raisonnable ,  et  de  tout  intérêt  personnel  trop  vif,  dont 
il  ne  doit  nullement  être  susceptible.  Qu'il  s'emporte 
sur  tous  les  désordres  dont  il  nest  que  le  témoin,  ce 
sont  toujours  de  nouveaux  traits  au  tableau  ;  mais 
\  qu'il  soit  froicl  sur  celui  qui  s'adresse  directement  à 
lui  :  car,  ayant  déclaré  la  guerre  aux  méchants ,  il  s'at- 
'  tend  bien  qu'ils  la  lui  feront  à  leur  tour.  SU  n  avoit  pas 
prévu  le  mal  que  lui  fera  sa  franchise ,  elle  sermt  une 
étourderie  et  non  pas  une  vertu.  Qu'une  fenmae  &usse 
le  trahisse ,  que  d'indignes  amis  le  déshonorent ,  que 
de  foibles  amis  l'abandonnent,  il  doit  le  souffrir  sans 
ejjg murmurer  :  il  connoit  les  hommes. 

Si  ces  distinctions  sonl  justes  ,  Molière  a  mal  saisi 
le  misanthrope.  Pense-t-on  -que  ce  soit  par  erreur? 
Non,  sans  doute.'  Mais  voilà  par  où  le  désir  de  faire 
rire  aux  dépens  du  personnage  la  forcé  de  le  dégrader 
contre  la  vérité  du  caractère. 

Après  l'aventure  du  sonnet ,  comment  Alceste  ne 
s'attend-il  point  aux  mauvais  procédés  d'Oroni»? 
Peut-il  en  être  étonné  quand  o^  l'en  instruit,  comme  « 
si  c'étoit  la  première  fois  de  sa  vie  qu'il  eût  été  sincère , 
où  la  première  fois  que  sa  sincérité  lui  eût  Êiit  un  en-  ' 
i^emi  ?  Ne  doit-il  pas  se  préparer  tranquillement  à  la 
^erte  de  son  procès ,  loin  d'en  marquer  d'avance  ni» 
flépit  d'enfont? 

j  Ce  sont  vingt  mille  francs  qu*il  m'en  pourra  coûter;  ' 

«  Mais  ponr  vingt  mille  £cancs  j'anrai  droit  de  pester. 

Un  misanthrope  n'a  que  faire  d'acheter  si  cher  lé 


A  M.  o'âlembert.  53 

âroit  de  pester ,  il  n  a  qu^à  ouvrir  les  yeux;  et  il  n  esr 
tiioe  pas  assez  l'argent  pour  croire  avoir  acquis  sur  ce 
point  un  nouveau  droit  par  la  perte  d'un  procès.  Mais  ^ 
il  falloit  fetire  rire  le  parterre.  ' 

Dans  ia  scène  avec  Dubois,  plus  Alceste  a  de  sujet 
de  s'impatienter ,  plus  il  doit  rester  flegmatique  et 
froid ,  parceque  Tétourderie  du  valet  n'est  pas  un  vice.  I 
Le  misanthrope  et  l'homme  emporté  sont  deux  carac- 
tères très  différents  :  c  etoit  là  l'occasion  de  les  distin- 
guer. Molière  ne  l'ignoroit  pas  ;  mais  il  £silloit  faire  rire 
le  parterre. 

Au  risque  de  faite  rire  aussi  le  lecteur  à  mes  dépens , 
j'ose  accuser  cet  auteur  d'avoir  manqué  de  très  grandes 
convenances,  une  très  grande  vérité  ,  et  peut-être  de_ 
nouvelles  beautés  de  situation;  c'étoit  de  feiire  un  tel 
changement  à  son  plan  que  Philinte  entrât  comme 
acteur  nécessaire  dans  le  nœud  de  sa  pièce,  en  sorte' 
qu'on  pût  mettre  les  actions  de  Philinte  et  d' Alceste  .^ 
dans  une  apparente  opposition  avec  leurs  principes  ,i 
et  dans  une  conformité  parfaite  avec  leurs  caractères. -j 
Je  veux  dire  qu'il  falloit  que  le  misanthrope  fbt  ton-  \ 
jours  fiurieuk  contre  les  vices  publics ,  et  toujours  tran-  S 

fuille  sur  les  méchancetés  personnelles  dont  il  étoit  ' 
ï  victime.  Au  contraire,  le  philosophe  Philinte  devoit 
toir  tous  les  désordres  de  la  société  avec  un  flegme 
stoïque,  et  se  mettre  en  fureur  au  moindre  mal  qui  ' 
s'adressoit  directement  à  lui.  En  effet ,  j'observe  que 
ces  gens  si  paisibles  sur  les  injustices  pubUques  sont 
toujours  ceux  qui  font  le  plus  de  bruit  au  moindre 
tort  qu^on  leur  fait,  et  qu'ils  ne  gardent  leur  philoso- 
phie qu'aussi  long-temps  qu'ils  n'en  ont  pas  besoin 


I 


S4  LETTAE  . 

pour  eu^mémes.  Us:  ressemblent  là  cet  Irkntdois  qui 
ne  voulait  pas  sortir  de  son  lit,  quoique  leieu  fût  à  la 
maison.  La  maison  brûle ,  lui  crioit-om  Que  m'importe? 
répondoit-il ,  je  n'en  suis  que  le  locataire.  Ala  fiii  le  feu 
pénétra  jusqu'à  lui.  Aussitôt  il  s  élance,  il  courte  il  crie, 
il  s  agité;  A  commence  à  comprendre  qu'il  jfout  quel^ 
quéfois  prendre  intérêt  à  la  maison  qu'on  halnte ,  quoi* 
qu'elle  ne  nous  appartienne  pas. 

lime  semblequ'en  traitant  les  caractères  en  questitli 
sur  cette  idée ,  chacun  des  deux  eût  été  plus,  vrai',  j^us 
théâtral,  ^t  que  celui  d'Alceste  eût  fait  incomparable- 
ment plus  d'effet  :  mais  le  parterre  alors  n'auroètpu 
']  rire  qu'aux  dépens  de  l'homme  du  monde;  etTinten- 
tion  de  l'auteur  étoit  qu'on  rit  aux  dépens  du  misan- 
thrope ». 

Dans  la  même  vue  il  lui  fait  tenir,  quehpiefets  des 
progps^ d'humeur  .d'un  goût  tout  contraire  à  celui 

'  Je  ne  doute  point  qae,  sur  Tidée  que  je  viens  de  proposer, 
un  homme  de  génie  ne  pût  faire  un  nouveau  Misanthrope,  non 
moins  vrai ,  non  moins  naturel  que  FAthénien ,  ëgal  en  mërite  à 
cehii  de  Molière,  et  $âm  comparaison  plus  instructif.  Je  ne  vois 
qu*un  inconvénient  à  cette  nouvelle  pièce,  c*esC  qu^iAeroit  impos- 
sible qu'elle  réussît  :  car,,  quoi  qu*on  dise ,  en  choses'  qui  désho- 
norent, nul  ne  rit  de  bon  cœur  à  ses  dépens.  Nous  voilà  rentré/ 
dans  mes  principes.  * 

*  Cest  précisément  cette  idée  de  Ronsseaa  tnr  on  fwuveau  misanthrope 
à  mettre  en  scène  qa  a  vovhi  réaliser  Fakre  d'Égtantine ,  dans  la  pièce 
iotitnlée  Philinte^  on  la  Suite  du  Misanihn^,  H  y  a  suivi  de  point  en  point 
toutes  ses  indications ,  et  Ton  peut  dire  qne  les  scènes  les  plus  remarqaa- 
blés  de  cette  comédie  appartiennent  à  notre  antear.  D'atUeurs  fassertioli 
de  RoQMeaa  sur  l'impossibilité  de  réussir  dans  la  pièce  dont  il  aveit  ainsi 
tracé  le  plan,  a  été  tout-à-fait  démentie  par  l'éténement;  car  le  PhUinU 
de  Fabre,  malgré  ses  nombreux  défauts,  a  eu  un  très  grand  succès,  et  est 
testé  au  tlié&tre.  •^.     *^  * 


iw 


A  M.   D'âLEHSERT.  551 

quUM»i  diNfiie.  T«Ue  est  cette  pointe  de  la:  ôcène  du, 

La  p«ste  de  ta  chute,  empoisonneur  au  diable  1 
En  eusses-tu  fait  une  à  te  casser  le  nez! 

pointe  d'autant  plus  déplacée  dans  la  bouche  du  mis- 
anthrope ,  qu'il  vient  d'çn  critiquer  de  plus  suppor- 
tables dans  Je  sonnet  d'Oronte;  et  il  est  bien  étrange 
que  celui  qui  la  fait  propose  un  instant  après  la  chan- 
son du  roi  Henri  pour  un  modèle  de  goût.  Il  ne  sert 
de  rien  de  dire  que  ce  mot  échappe  dans  un  moment 
de  dépit;  car  le  dépit  ne  dicte  rien  moins  que  des 
pointes;  etAlceste,  qui  passe  sa  vie  à  gronder,  doit 
avoir  pris ,  même  en  grondant  y.  un  ton  conforme  à  son 
tour  d*esprit  : 

Morbleu  1  vil  cohiplaisant  !  tous  louez  des  sottises  ! 

C'est  ainsi  que  dmt  parler  le  mifiambrope  en  oolère. 
Jamais  luie  pointe  n  ira  biea  après  cela.  Mais  il  hUait 
faire  rire  le  parterre;  et  voilà  comment  on  av|[i] 
vertu. 

Une  ehose  assex  remarquable ,  dans  cette 
est  que  les  charges  étrangères  que  Fauteur  a  dcmiiées'X 
au  rôle  du  misanthrope  Tout  forcé  d  adoucir  ce  qui    | 
étoit  essentiel  au  caractère.  Ainsi,  tandis  que  dans^ 
toutes  ses  autres  pa^es  les  caractères  sont  chargés 
pour  faire  plus  d'effet ,  dans  eeUe-ci  seule  les  traits 
sqiit  émoussés  pour  la  rendre  plus  théâtrale.  La  même 
seène  dont  je  yians  de  parler  m'en  fournît  la  preuve. 
On  y  voit  Alceste  tergiverser  et  user  de  détours  pour 
dire  son  avis  à  Oronte.  Ce  n'est  point  là  le  misan^ 
thrope  :  c'est  un  hpnnéte  homme  du  mond^  qui  se  fait 


] 


56  LETTRE 

peine  de  tromper  celui  qui  le  consulte.  La  force  dil 
caractère  vouloit  qu  il  lui  dit  brusquement ,  Votre  son-- 
net  ne  vaut  rien^  jetez-le  au  Jeu  :  mais  cela  auroit  ôté 
le  comique  qui  naît  de  Tembarras  du  misanthrope  et 
de  ses  je  ne  dis  pas  cela  répétés ,  qui  pourtant  ne  sont 
au  fond  que  des  mensonges.  Si  Philinte,  à  son  exem- 
ple ,  lui  eût  dit  en  cet  endroit  ^  Et  que  dis-fu  donc ,  traître  ? 
qu'avoit-il  à  répliquer?  En  vérité,  ce  n^est  j{as  la  peine 
de  rester  misanthrope  pour  ne  Tétrcqu'à  d«prî^car, 
si  Ton  se  permet  le  premier  ménagement  et  la  pre- 
mière altération  de  la  vérité,  où  sera  la  raison  suffi-» 
santé  pour  s'arrêter  jusqu'à  ce  qu'on  devienne  aussi 
..  Êiux  qu  un  homme  de  cour? 

L'ami  d'Alceste  doit  le  connoître.  Gomment  ose-t-il 
lui  proposer  de  visiter  des  juges ,  c'est-à-dire ,  en  termes 
honnêtes,  de  chercher  à  les  corrompre?  comment 
peut-il  supposer  qu'un  homme  capable  de  renoncer 
même  aux  bienséances  par  amour  pour  la  vertu,  soit 
capable  de  manquer  à  ses  devoirs  par  intérêt?  Solli- 
^  citer  un  juge!  Il  nefaut  pas  être  misanthrope,  il  suffit 
\  d'être  honnête  homme  pour  n'en  rien  faire.  Car  enfin, 

('quelque  tour  qu'on  donne  à  la  chose ,  ou  celui  qui  solli- 
cite un  j  uge  l'exhorte  à  remplir  son  devoir ,  et  alors  il  lui 
fait  une  insulte ,  ou  il  lui  propose  une  acception  de 
personnes,  et  alors  il  le  veut  séduire,  puisque  toute' 
acception  de  personnes  est  im  crime  dans  un  juge, 
qui  doit  connoître  l'affaire  et  non  les  parties,  et  ne 
voir  que  l'ordre  et  la  loi.  Or  je  dis  qu'engager  un  juge 
à  faire  une  mauvaise  action,  c'est  la  Ëiire  sm-même; 
et  qu'il  vaut  mieux  perdre  une  cause  juste  que  de  faire 
une  mauvaise  action.  Gela  est  clair,  net;  il  n'y  a  rien 


A  M.   D'ALEMBERT.  57 

à  répondre.  La  morale  du  mondea d'autres  maximes, 
je  ne  Tignore  pas.  Il  me  suffit  de  montrer  que  dans^ 
tout  ce  qui  rendoit  le  misanthrope  si  ridicule ,  il  ne 
faisoit  que  le  devoir  d^un  homme  de  bien;  et  que  son 
caractère  étoit  mal  rempli  d avance,  si  son  ami  sup^ 
^  posoit  qu'il  pût  y  manquer. 


i 


\  n 


Si  quelquefois  Thabile  auteur  laisse  agir  ce  caractère 
dans  toute  sa  force  y  c'est  seulement  quand  cette  force 
rend  la  scène  plus  théâtrale ,  et  produit  un  comique  v 
de  contraste  où  de  situation  plus  sensible.  Telle  est ,  / 
par  exemple,  Thumeur  taciturne  et  silencieuse  d'Aï- 
ceste,  et  ensuite  la  censure  intrépidé  et  vivement 
apostrophée  à»  la  conversation  chez  la  coquette  : 

Allons,  ferme,  poussez,  mes  bons  amis  de  cour.  I 

Ici  Fauteur  a  marqué  fortement  la  distinction  du  mé- 
disant et  du  misanthrope.  Celui-ci,  dans  son  fiel  acre 
et  mordant ,  abhorre  la  calomnie  et  déteste  la  satire.  Ce  ^ 
sont  les  vices  publics ,  ce  sont  les  méchants  en  général  | 
qu'il  attaque.  La  basse  et  secrète  médisance  est  in- 
digne de  hii ,  il  la  méprise  et  la  hait  dans  les  autres  ; 
et  quand  il  dit  du  mal  de  quelqu^un ,  il  commence  par 
le  lui  dire  en  Êice.  Aussi,  durant  toute  la  pièce,  ne 
fait-il  nulle  part  plus  d'effet  que  dans  cette  scène , 
pan^qu'il  est  là  ce  qu'il  doit  être ,  et  que  s'il  fait 
rire  le  parterre,  les  honnêtes  gens  ne  rougissent  pas 
d'avoir  ri. 

Mais  en  général ,  on  ne  peut  nier  que ,  si  le  misan- 
thrope étoit  plus  misanthrope ,  il  ne  fût  beaucoup   ^ 
moins  plaisant^  parceque  sa  franchise  et  sa  fermeté,  r. 
nadmettantjamais  de  détour,  ne  le  laisseroient  jamais  '* 


-\ 


/ 


58  tETTRÈ 

dans  l'embarras.  Ce  n'est  donc  pas* par  ménagement 
pour  lui  que  Fauteuri  adoucit  tpielquefbis  son  carac- 
tère, ceèt  au  contraire  poan  le  mndre  plus  ridicule. 
Uae  autre  raison  Ty  oblige  encore ,  c  est  que  le  misan- 
thrope de  théâtre ,  ayant  à  parler  de  ce  qu'il  voit ,  doit 
vivre  dans  le  monde,  et  psar  conséquent  tempérer  sa 

^droiture  et  ses  manières  par  quelques  uns  de  ces 
/égards  de  mensonge  et  de  fausseté  qui  composent  la 

/  politesse  ,  et  que  le  monde  e^e  de  quiconque  y 
veut  être  supporté.  S'il  s'y  montttiit  autrement,  ses 
discours  ne  feroient  plus  d'effet.  L'intérêt  de  l'anteur 
est  bien  de  le  rendre  ridicule,  mais  non  pas  fou;  et 
c'est  ce  qu'il  paroitroit  aux  yeux  du  public,  s'il  élxnt 
tout-à-fait  sage. 

On  a  peine  à  quitter  cette  admirable  pièce  quand 
on  a  comiBencé  de  s'en  occuper;  et,  plus  on  y  songé 9 
plus  on  y  découvre  de  nouvelles  beautés.  Maisesfin, 
puisqu'elle  est,  san^  contredit,  de  toutes  les  OMnédies 
de  Molière  celle  cpii  contient  la  meiHeure  et  la  plus 
saine  morale>  sur  celle-là  jugeons  des  autres  ;  et  con- 
venons que,  l'intention  de  l'auteur  étant  de  plaire  à. 
des  esprits  corrompus ,  ou  sa  morale  porte  au  mal ,  ou 
le  faux bien.£]yi'elle  prêche  est  plu^ilanger^ux que  le 
mjarméme;  en  ce  qu^il  séduit  par  tine  apparence  de 
raison;  en  ce  qu'il  &it  préférer  l'usage  et  les  maximes 
du  monde  à  l'exa^e  prolûté;  eace  qu'il  fiiit  consister 
la  sagesse  dans  un  certain  milieu  entre  le  vice  et  la 
vertu;  en  ce  qu'au  grai^d soulagement  des  spectateurs , 
il  leur  persuade  que ,  pour  être  honnête  homme  j  il 
suffit  de  n'^e  pas  un  franc  scélérat. 

J'aurois  trop  d^avantage  si  je  voulois  passer  de  l'exa- 


A  M.   D'ALEM'BERT.  59 

meiide  Molière  à  cehii'de  ses  socGésseuiss^  *qui^  n'ayant 
ni  sdn  génie  ni  sa  probité,  &-en  ont  quemieiix  stihri 
ses  vues  intéressées,  eh  s'attâchant  à  flatter  unejeu** 
Besse  débanchée  et  des  femmes  sans  mœurs.  Ge  sont 
enx.qm,.  les  premiers,,  ont  ibtioduit  ces  grossières 
ëquîyoqufis,  non*  moins  proscrites  par  le  goutque^ar 
riiomiéteté,  qui  .firent  long-temps  Tanlusement  des 
mauvaises  œmpagniesi ,  Tembairras  des  personne&*mo^ 
destes^,  etdontlemrâlfenr  ton,  lent  dans  ses  progrès', 
sa  pas  encore  purifié  certaines  provinces.  D'autres 
aut^irs ,  plus  réservés  dans  leurs  saitlies,  laissant  les 
premiers  amuser  les  femmes  perdues,  se  ch&rgèFent 
d'encourager  les  filous.  Regnard ,  un  des  moins  libres , 
n'est  pas  le  moius  dangereux  *.  C'est  une  dbose  in- 
croyable qu'avec  l'i^rément  de  la  pobcé  on  joue  pu- 
bliquemeiibau. lEulién  de  Paris  une  comédie  où,  dans 
1  appartement  d'un  oncle  qu'on  vient  de  voir  expirer, 
son  neveu,  Thonnéte  homme  de  la  pièce,  s'occupe 
avec  son  digne  cortège  de  soins  que  les  lois  paient  de  la 
corde;  et  qu'au  lieu  des  iarmês  que  la  seule  humanité 
fait  verser  en  pareil  cas  aux  indifférents  mêmes,  oni 
égaie  à  Tenvi  de  plaisanteries  barbares  le  triste  ap- 
pareil de  lafmort.  Les  droits  les  plus  sacrés,  les  plus 

*  Ce  texte  est  conforme  à  l'édition  de  Genève,  178a.  Dans  plu- 
sieurs éditions,  on  a  suivi  le  texte  de  Féditiou  ori^ale  de  1768, 
où,  après  ces  mots,  en  s*attachant  h  flatter  une  jeunesse  déhanchée 
et  àei  femmes  sans  mteurs^  on  Ik,  Je  ne  ferai  pas  à  LiàkeÊ09ÊÊif^ 
neur  de  parier  de  lui  :  ses  pièces  nefft^uehent  pas  pajj^fkSIRnes 
obscènes^  mais  il  faut  iC avoir  de  chaste  ^ue  les  oreilles  pour  les  pou- 
voir supporter,  Regnard  y  plus  modeste  y  nest  pas  moins  dangereux  : 
laissant  Vautre  amuser  les  femmes  peVdues ,  il  se  charge  y  lui,  (f  en- 
courager tes  filous,  Ceaî  une  chose  incroyable,  etc. 


\ 

\ 


6o  LETTRE 

touchants  sentiments  de  la  nature,  sont  joués  dans 
cette  odieuse  scène.  Les  tours  les  plus  punissables  y 
sont  rassemblés  comme  à  plaisir  avec  on  enjouement 
qui  fait  passer  tout  cela  pour  des  gentillesses.  Faux 
acte ,  supposition ,  vol ,  fourberie ,  mensonge ,  inhuma* 
mt#,  tout  y  est ,  et  tout  y  est  applaudi.  Le  mort  s^étant 
avisé  de  renaître,  au  grand  déplaisir  de  son  cher  ne-* 
veu,  et  ne  voulant  point  ratifier  ce  qui  s'est  fisiit  en 
son  nom ,  on  trouve  le  moyen  d'arracher  son  consen-* 
tement  de  jporce;  et  tout  se  termine  au  gré  des  acteur» 
et  des  spectateurs ,  qui ,  s'intéressant  malgré  eux  à  ces 
misérables,  sortent  de  la  pièce  avec  cet  édifiant  sou- 
venir d  avoir  été  dans  le  fond  de  leur  cœur  comphces 
des  crimes  qu'ils  ont  vu  commettre. 

Osons  le  dire  sans  détour  :  Qui  de  nous  est  assez: 
«ûr  de  lui  pour  supporter  la  représentation  d'une  pa- 
reille comédie  sans  être  de  moitié  des  tours  qui  s'y 
jouent?  Qui  ne  seroit  pas  un  peu  fâché  si  le  filou  ve- 
noit  à  être  surpris  ou  manquer  son  coup?  Qui  ne  de^ 
vient  pas  un  moment  filou  soi-même  en  s'intéressant 
pour  lui?  Car  s'intéresser  pour  quelqu'un  qu'est-ce 
autre  chose  que  se  mettre  à  sa  place?  Belle  instruction 
pour  la  jeunesse,  que  celle  où  les  hommes  &its  ont 
bien  de  la  peine  à  se  garantir  de  la  séduction  du  vice  1 
Est-ce  à  dire  qu'il  ne  soit  jamais  permis  d'exposer  au 
théâtre  des  actions  blâmables?  Kon;  mais,  en  vérité, 
pour^voir  mettre  un  fi:*ipon  sur  la  scène,  il  faut  un 
auteâlpi)ien  honnête  homme. 

Ces  défauts  sont  tellement  inhérents  à  notre  théâ- 
tre, qu'en  voulant  les  en  ôter  on  le  défigure.  Nos  au- 
teurs modernes,  guidés  par  de  meilleures  intentions, 


A  M.  d'alembert.     ^  6l 

font  des  pièces  plus  épurées  ;  mais  aussi  qu  arrive-t-jl? 
Qu'elles  nlont  plus  de  vrai  comique  et  ne  produisent 
aucun  efFet«  Elles  instruisent  beaucoup ,  si  Ion  veut; 
mais  elles  ennuient  encore  davantage.  Autant  vau-^ 
droit  aller  au  sermon* 

Dans  cette  décadence  du  théâtre,  on  se  voit  con-^^ 
traint  d  y  substituer  aux  véritables  beautés  éclipsées 
de  petits  agréments  capables'<l'eh  imposer  à  la  multi*» 
Utde.  Ne  sachant  plus  nourrir  là  force  du  comique  et 
des  caractères,  on  a  renforcé  l'intérêt  de  Tamour.  On 
a  fait  1^  même  chose  dans  la  tragédie  pour  suppléer 
aux  situations  prises  dans  des  intérêts  d  état  qu'on,  ne 
connoit  plus,  et  aux  sentiments  natureh  et  simples 
qui  ne  touchent  plus  personne.  Les  auteurs  coucou^ 
rent  à  Tenvi,  pour  l'utilité  publique,  à  donner  une 
nouvelle  énergie  et  un  nouveau  coloris  à  cette  passion 
dangereuse;  et,  depuis  Molière  et  Corneille,  on  ne 
voit  plus  réussir  au  théâtre  que  des  romans  sous  le 
nom  de  pièces  dramatiques. 

L'amour  est  le  règne  des  femmes.  Ce  sont  elles  qui 
nécessairement  y  donnent  la  loi;  parceque,  selon 
l'ordre  de  la  nature^  la  résistance  leur  appartient,  et 
que  les  hommes  ne  peuvent  vaincre  cette  résistance 
qu'aux  dépens  ^e  leur  liberté.  Un  effet  naturel  de  ces 
sortes  de  pièces  est  donc  d'étendre  l'empire  du  sexe , 
de  rendre  des  femmes  et  de  jeunes  filles  les  précep- 
teurs du  public,  et  de  leur  donner  sur  les  spectateurs 
le  même  pouvoir  qu'elles  ont  sur  leurs  amants,  treii- 
$ez-vous ,  monsieur,  que  cet  ordre  soit  sans  inconvé- 
nient ,  et  qu'en  au^entant  avec  tant  de  soin  l'ascen^ 


\  ■ 


62  LETTRE 

dant  des  femmes,  les  hommes  en  seroat mieux  gou* 
veraés? 

Il  peut  y  avoir  dans  le  monde  quelques  femmes 
dignes  d'être  écontêes  d'un  honnête  homme;  mais 
est-ce  d'elles  en  général  qu'il  doit  prendre  conseil?  et 
n'y  aurcMt-il  aucun  moyen  d'honorer  leur  sexe  à  moins 
d'avilir  le  nôtre?  Le  plus  channant  objet  de  la  nature^ 
le  plus  capaUe  d'émouvoir  un  .cœur  sensible  et  de  le 
porter  au  bien,  est,  je  l'avoue,  une  femme  aimable 
et  vertueuse;  mdis  cet  objet  céleste,  où  secache-t^i? 
K'est^l  pas  bien  cruel  de  le  contempler  avec  tant  de 
plaisir  au  théâtre,  pour  en  trouver  de  si  différents 
dans  la  société,?  Cependant  le -tableau  séducteur  fait 
son  effet.  L'enchantement  causé' par  ces  prodiges  de 
sagesse  tourne  -au  profit  des  femmes  sans  honneur. 
Qu'un  jeune  homme  n'ait  vu  le  monde  que,  sur:  la 
scène,  le  premier  moyen  qui  s'oUré  à  lui  pour  aller  à 
ht  vertu  est  de  chercher  une  makre^e  qui  l'y  con- 
duise, espérant  bien  trouver  ime  Ck>nstance*  ou  une 
Génie  >  tout  au  moins.  C'est  ainsi  cpie,  sur  la  fei  d^un 
modèle  imaginaire,  sur  un  air  modeste  et  toudbant , 
sur  une  douceur  contre&ite,  nesQiuLsaurœ  foLÏlacisy  le 

*  Personnage  da  Fils  naturely  drame  de  Diderot. 

'  Ce  n*est  point  par  étourderie  que  je  cité  Cénie  en  cet  endroit, 
qnoiqae  cette  charmante  pièce  soit Tonvrage d'nne  femme**;  car, 
olieechatit  la  mérite  de.  bmine  foi ,  je  ne  MÛi  .point  dégaiser  oe.  <{ni 
f^it  cofitre  mon  s^atin^ent  ;  et  ce  n*est  paç-à  un^  femme^mais  aox 
femmes  que  je  refnse  les  talents  des  hommes.  J^honore  d*aulant 
pins  volontiers  ceux  de  Fauteur  de  Cénie  en  particulier,  qu'ayant 
à  me  plaindjipe  de  ses  discours,  je  lui  rends,  un  hommage  pur  et  dés* 
iméreasé,  eonmie  tous  1^  ëlogés.  sortis  da  ip^  plume. 

**  Madame  de  GrafBgny. 


A  M.  d'alembert.  63 

jeuoe  insfiDsé  court  se  perdre  en^peasant  devenir  un 
sage.  • 

Ceci  me  fournit  Foccsision  de  proposer  une: espèce 
de  problème.  Les  anciens  avoîent  en  général  un  très 
grand  respect  pour  les  firmes  ■  ;  maisils-marquoi^it 
ce  req>ect  en  s'abstenant  de  les  exposer  au  jugement 
du  public,  et  croyoîent  bonorer  leur  modestie  en 
se  taisimt  sur  leurs  autres  vertus.  Ils  avoient  pour 
maxime.que  le  pays  où  les  mœurs  étoient  les  plus 
pures  étoit  œlni  où  1  on  parloit  le  moins  des  femmes , 
et  «que  la  femme  la  plus  honnête  étoit  celle  dont  on 
parloit  le  moins.  C'est  sur  ce  prmdpe  qu'un  Spartiate, 
ent^idant  un  étranger  faire  de  magnifiques  âeges 
d  une  dame  de  sa  comnoissance ,  rinterrompit  en  <u>- 
lère:  Ne  cesseras*tu  point,  lui  dit*il^  de  médir^'d'une 
femme  de  bien*?  Delà  v^ioit  encore  que,  dans  leur 
ooinédie,  les  râles  d'amoureuses  et  de  filles  à  marier 
ne  représentoient  jamais  que  des  esclaves  ou  des  fiUes 
publiques.  Us  avoient  ime  telle  idée  de  la  modestie 
du  sexe,  qu'ils  auraient  cru  manquer  aux  égards  qu'ils 
hii  dévoient ,  de  mettre  une  honnétéfiUe  sur  la  scène  y 

'  Ils  leur  donnoient  plusieurs  noms  honorables  que  nous  n'avons 
plus,  ou  qui  sont  bas  et  surannés  parmi  nous.  On  sait  quel  usage 
Virgile  a  fait  de  celui -de  Maires  dans  «ne  occasion  où  les  mènes 
trpyennes  n'çtotent  ({uère  sages  **,  Nous  n  avons  à  la  placé  ^«e  le 
mot  de  Dames  y  qui  ne  convient  pas  à  toutes,  qui  même  vieillit 
insensiblement,  et  qu'on  a  tout-à-fait  proscrit  du  ton  à  la  mode. 
J'observe  que  les  anciens  tiroient  volontiers  leurs  titres  d'honneur 
des  droits  de  la  nature ,  et  que  nous  ne  tirons  les  nôtres  que  des 
droits  du  rang. 

*  Plia AAQUE,  Victs  notablçs  des  Lacédémoniensy  $.  i6  et  3i. 
**  jEneid. ,  lib.  v,  v,  SS^.'^Jdem,  Ub.  vu,  v.  357  ^^  ^9^- 


64  LETTRE 

seulement  en  réprçsental^ion'.  En  un  mot,  l'image 
du  vice  à  découvert  les  choquent  moins  que  celle  de  la 
pudeur  offensée. 

Chez  nous ,  au  contraire ,  la  femme  la  plus  estimée 
est  celle  qui  fait  le  plus  de  hruit,  de  qui  Ion  parle  le 
plus ,  qu'on  voit  le  plus  dans  le  monde ,  chez  qui  Ion 
dîne  le  plus  souvent,  qui  donne  le  plus  impérieuse- 
ment le  ton,  qui  juge,  tranche,  décide,  prononce, 
assigne  au  talent ,  au  mérite ,  aux  vertus ,  leurs  degrés 
et  leurs  places ,  et  dont  les  humbles  savants  mendient 
le  plus  bassement  la  &veur.  Sur  la  scène ,  c'est  pis  en- 
core. Au  fond ,  dans  le  monde  elles  ne  savent  rie» , 
quoiqu'elles  jugent  de  tout  ;  mais  au  théâtre ,  savantes 
du  savoir  des  hommes,  philosophes,  grâce  aux  au- 
teurs l^lles  écrasent  notre  sexe  de  ses  propres  talents  : 
et  les  imbéciles  spectateurs  vont  bonnement  appren- 
dre des  femmes  ce  qu'ils  ont  pris  soin  de  leur  dicter. 
Tout  cela,  dans  le  vrai,  c'est  se  moquer  d'elles,  c'est 
les  taxer  d^une  vanité  puérile;  et  je  ne  doute  pas  que 
les  plus  sages  n'en  soient  indignées.  Parcourez  la  plu- 
part des  pièces  modernes  ;  c'est  toujours  une  fenune 
qui  sait  tout,  qui  apprend  tout  aux  honunes;  c'est 
toujours  la  dame  de  cour  qui  fait  dire  le  catéchisme 
au  pedt  Jehan  de  Saintré.  I3n  enfant  ne  sauroit  se 
nourrir  de  son  pain ,  s'il  n'est  coupé  par  sa  gouver^ 
nante.  Voilà  l'image  de  ce  qui  se  passe  aux  nouvelles 
pièces.  La  bonne  est  sur  le  théâti^e ,  et  les  enfants  sont 

'  S'ils  en  Qsoient  autrement  dans  les  tragédies,  c*est  que,  sol- 
vant le  système  politique  de  leur  théâtre,  ils  n'étoient  pas* fâchés 
qu'on  crût  que  les  personnes  d*un  haut  rang  n'ont  pas  besoin  de 
pudeur,  et  font  toujours  exception  aux  règles  de  la  morale. 


A  M.  o'alembert.  65 

clans  le  parterre.  Encore  une  fois,  je  ne  nie  pas  que 
cette  méthode  n'ait  ses  avantages ,  et  que  de  tels  pré- 
cepteurs ne  puissent  donner  du  poids,  et  du  prix  à 
leurs  leçons.  Mais  revenons  à  ma  question.  De  Fusagè 
antique  et  du  nôtre,  je  demande  lequel  est  le  plus  ho- 
norable aux  femmes ,  et  rend  le  mieux  à  l^ur  sexe  les 
vrais  respects  qui  lui  sont  dus. 

La  même  cause  qui  donne,  dans  nos  pièces  tragi-  " 
ques  et  comiques,  Fascendant  aux  fenames  sur  les 
hommes,  le  dpnne  encore  aux  jeunes  gens  sur  les 
vieillards  ;  et  c'est  un  autre  renversement  des  rapports 
naturels,  qui  n  est  pas  niioins  répréhensible.  Puisque 
Imtérét  y  est  toujours  pour  les  amantâ,  il  s  ensuit 
que  les  personnages  avancés  en  âge  n'y  peuvent  ja- 
mais faire  que  des  rôles  en  sous-ordre.  Ou ,  pour  for- 
mer le  nœud  de  Tintrigue ,  ils  servent  d  obstaclçs  aux 
vœux  des  jetmes  amants,  et  alors  ils s<mt  haïssables; 
ou  ils  sont  amoureux  eux-mêmes,  et  alors  ils  sont 
ridicules.  Tiurpe  senex  miles  *.  On  en  fait ,  dsms  les  tra- 
gédies, des  tyrans,  des  usurpateurs;  dans  les  comé- 
dies ,  des  jaloux ,  des  usuriers ,  des  pédants ,  des  pères 
insupportables ,  que  tout  le  monde  conspire  à  tromper. 
Voilà  sous  quel  honorable  aspect  on  montre  la  vieil- 
lesse au  théâtre  ;  voilà  quel  respect  on  inspire  pour 
elle  aux  jeunes  gens.  Remercions  l'illustre  auteur  de 
Zaïre  et  de  Nanine  d  avoir  soustrait  à  ce  mépris  lé 
vénérable  Lusignan  et  le  bon  vieux  Philippe  Hum- 
bert.  Il  en  est  quelques  autres  encore  :  mais  cela  suf- 
fit-il pour  arrêter  le  torrent  du  préjugé  public ,  et  poQr 

*  OviD. ,  Amor.  i ,  9,  y.  4* 

XI.  5 


66  LETTRE 

ef&cer  lavilissement  où  la  plupart  des  auteurs  se 
plaisent  à  montrer  Tâge  de  la  sagesse ,  de  rexpérîence  ^ 
et  de  1  autorité  ?  Qui  peut  douter  que  Thabitude  de  voir 
toujours  dans  les  vieillards  des  personi^ges  odieux  au 
théâtre  n  aide  à  les  faire  rebuter  dans  la  société,  et 
qu  en  s  accoutumant  à  confondre  ceux  qu'on  voit  dans 
le  monde  avec  les  radoteurs  et- les  Gérontes  de  la  co* 
médie,  on  ne  les  méprise  tous  également?  Observez 
à  Paris,  dans  une  assemblée,  lair  suffisant  et  vain  y 
le  ton  ferme  et  tranchant  d'une  impudente  jeunesse , 
tandis  que  les  anciens,  craintifs  et  modestes,  ou 
n  osent  ouvrir  la  bouche,  ou  sont  à  peine  écoutés. 
Voit<m  rien  de  pareil  dans  les  provinces  et  dans  les 
lieux  où  les  spectaîcles  ne  sont  point  établis?  et  piir 
toute  la  terre ,  hors  les  grandes  villes ,  une  tète  chenue 
et  des  cheveux  blancs  n  impriment-41s  pas  toujours  du 
respect?  On  me  dira  qu  a  Paris  les  ^vieillards  contri- 
buent à  se  rendre  méprisables  en  renonçant  au  main* 
tien  qui  leur  convient,  pour  prendre  indécemment  la 
parure  et  les  manières  de  la  jeunesse,  et  que,  faisant 
les  galants  à  son  exemple,  il  est  très  simple  qu'cm  la 
leur  préfère  dans  son  métier:  mais  c'est  tout  au  oon* 
traire  pour  n  avoir  nul  autre  moyen  de  se  &ire  sup> 
porter,  qu'ils  sont  contraints  de  recourir  à  celui-là;  et 
ils  aiment  encore  mieux  être  soufferts  à  la  faveur  de 
leurs  ridicules ,  que  de  ne  Tétre  point  du  tout.  Ce  n  est 
pas  assurément  qu  en  faisant  les  agréables  ils  le  de- 
viennent en  effet,  et  qu'un  galant  sexagénaire  soit  un 
personnage  fort  gracieux;  mais  son  indécence  même 
lui  tourne  à  profit  :  c'est  un  triomphe  de  plus  pour 
une  femme ,  qui ,  traînant  à  son  char  im  Nestor ,  croit 


A  M.   D'aLEMBERT.  67 

montrer  que  les  glaces  de  Fâge  ne  garantissent  point 
des  feux  qu'elle  inspire^  Voilà  pourquoi  les  femmes 
encouragent  de  leur  mieux  ces  doyens  de  Cythère,  et 
ont  la  malice  de  traiter  d'hommes  charmants  de  vieux 
fous ,  qu'elles  m>uveroient  moins  aimables  s'ils  étoient 
moins  extravagants.  Mais  revenons  à  mon  sujet. 

Ces  effets  ne  sont  pas  les  seuls  que  produit  Fintérêt 
de  la  scène  uniquement  fondé  sur  Tamour.  On  lui  en 
attribue  beaucoup  d'autres  plus  graves  et  plus  impor- 
tants, dont  je  n'examiné  point  ici  là  réalité,  mais  qui 
ont  été  souvent  et  fortement  allégués  parles  écrivains 
ecclésiastiques.  Les  dangers  que  peut  produire  le  ta* 
bleau  d'une  passion  contagieuse  sont,  leur  a-t-on  ré- 
pondu, prévenus' par  la  manière  de  le  présenter: 
l'amour  qu'on  expose  au  théâtre  y  est  rendu  légitime , 
son  but  est  honnête ,  souvent  il  est  sacrifié  au  devoir 
et  à  la  vertu,  et,  dès  qu'il  est  coupable,  il  est  puni. 
Fort  bien  r  mais  n'est-il  pas  plaisant  qu'on  prétende 
ainsi  régler  après  coup  les  mouvements  du  cœu^  sur 
les  préceptes  de  la  raison,  et  qu'il  &ille  attendre  les 
événements  pour  savoir  quelle  impression  Ton  doit 
recevoir  des  situations  qui  les  amènent?  Le  mal  qu'on 
reproche  au  théâtre  n'est  pas^  précisén^ent  d'inspirer 
des  passions  criminelles ,  mais  de  disposer  l'ame  à  des 
sentiments  trop  tendres ,  qu'on  satis&it  ensuite  aux 
dépens  dé  la  vertu.  Les  douces  émotions  qu'on  y  res- 
sent n'ont  pas  par  elles-mêmes  un  objet  tlétérminé, 
mais  elles  en  font  naître  le  besoin;  elles  ne  donnent 
pas  précisément  de  l'amour ,  mais  elles  préparent  à  en 
sentir;  elles  ne  choisissent  pas  la  personne  qu'on  doit 

aimer,  mais  elles  nous  forcent  à  faire  ce  choix.  Ainsi 

5. 


68  LETTRE 

elles  ne  sont  innocentes  ou  criminelles  que  par  Fusage 
que  nous  en  disons  selon  notre  caractère ,  et  ce  caracr 
ter e  est  indépendant  de  Texemple.  Quand  il  seroit 
vrai  qu'on  ne  peint  au  théâtre  que  des  passions  légi- 
times, s'cQSuit-il  de  là  que  les  impressions  en  sont 
plus  foibles,  que  les  effets  en  sont  moins  dangereux? 
Gomme  si  les  vives  images  d'une  tendresse  innocente 
étoient  moins  douces ,  moins  séduisantes,  moins  ca- 
pables d'écliau£fer  un  cœur  sensible,  que  celles^d'un 
amour  criminel,  à  qui  Thorreur  du  vice  sert  au  moins 
de  contre-poison!  Mais  si  Tidée  de  Tinnocence  em- 
bellit quelques  instants  le  sentiment  qu'elle  accom- 
pagne, bientôt  les  circonstances  s'effacent  de  la  mé- 
moire, tandis  que  l'impression  d'une  passion  si  douce 
reste  gravée  au  fond  du  cœur.  Quand  le  patricien  Ma- 
nilius  fut  chassé  du  sénat  de  Rome  pour  avoir  donné 
un  baiser  à  sa  femme  en  présence  de  sa  fille*;  à  ne 
considérer  cette  action  qu'en  elle-même,  qu'avoit-elle 
de  répréhensible ?  rien  sans  doute;  elle  annonçoit 
même  un  sentiment  louable.  Mais  les  chastes  feux  de 
la  mère  en  poùvoient  inspirer  d'impurs  à  la  fille* 
G'étoit  donc  d'une  action  fort  honnête  faire  un  exem- 
ple de  CQirruption.  Voilà  l'effet  des  amours  permis  du 
théâtre. 

Ob  prétend  nous  guérir  de  l'amour  par  la  peinture 
de  ses  £diblesses.  Je  ne  sais  là-dessus  comment  les  au- 
teurs s'y  prennent;  mais  je  vois  que  les  spectateurs 
sont  toujours  cTu  parti  de  l'amant  foible,  et  que  sou- 
vent ils  sont  fâchés  qu'il  ne  le  soit  pas  davantage. 

*  Pi^UTÀBQUE,  Vie  de  Marcus  Gaton,  $.  35. 


\ 


A  M.   D'ALEMBERT.  69 

Je  demande  si  c'est  un  grand  moyen  d'éviter  de  lui 
ressembler. 

Rappelez-vous,  monsieur,  une  pièce  à  laquelle  je 
crois  me  souvenir  d'avoir  assisté  avec  vous,  il  y  a 
quelques  années,  et  qui.  nous  fit  un  plaisir  auquel 
nous  nous  attendions  peu ,  soit  qu'en  effet  l'auteur  y 
eût  mis  plus  de  beautés  théâtrales  que  nous  n'avions 
pensé ,  soit  que  l'actrice  prêtât  son  charme  ordinaire 
au  rôle  qu'elle  faisoit  valoir.  Je  veux  parler  de  la 
Bérénice  dç  "Racine.  Dans  quelle  disposition  d'esprit 
le  spectateur  voit-il  commencer  cette  pièce?  Dans  un 
sentiment  de  mépris  pour  la  foiblesse  d'un  empereur 
et  d'un  Romain ,  qui  balanôe ,  comme  le  dernier  des 
hommes ,  entre  sa  maîtresse  et  son  devoir  ;  qui ,  flot- 
tant incessamment  dans  une  déshonorante  incerti- 
tude ,  avilit  par  des  plaintes  efféminées  ce  caractère 
presque  divin  que  lui  donne  l'histoire;  qui  feit  cher- 
cher dans  un  vil  soupirant  de  ruelle  le  bienfaiteur  du 
monde  et  les  délices  dii  genre  humain.  Qu'en  pense  le 
même  spectateur  après  la  représention?  Il  finit  par 
plaindre  cet  homme  sensible  qu'il  méprisoit,  par  s'in- 
téresser à  cette  même  passion  dont  il  lui  faidoit  un 
crime,  par  murmurer  en  secret  du  sacrifice  qu'il  est 
forcé  d'en  faire  aux  lois  de  la  patrie.  Voilà  ce  que  cha- 
cun de  nous  éprouvoit  à  la  représentation.  Le  rôle  de 
Titus > très  bien  rendu,  eût  fait  de  l'effet  s'il  eût  été 
plus  digne  de  lui;  mais  tous  sentirent  que  l'intérêt 
principal  étoit  pour  Bérénice,  et  que  c'étoit  le  sort  de 
son  amour  qui  déterminoit  l'espèce  de  la  catastrophe. 
I^on  que  ses  plaintes  continuelles  donnassent  une 
grande  émotion  durant  le  cours  de  la  pièce:  mais 


70  LETTRE 

au  cinquième  acte ,  «où ,  cessant  de  se  plaindre ,  Tair 
morne,  Toeil  sec  et  la  voix  éteinte,  elle  fEÛsoit  parler 
une  douleur  froide  approchante  du  désespoir,  Tart  de 
1  actrice  ajoutoit  au  pathétique  du  rôle;  et  les  specta- 
teurs, vivement  touchés,  commençoient  à  pleurer 
quand' Bérénice  ne  pleuroit  plus.  Que  signifioit  cela, 
sinon  qu'on  trembloit  qu'elle  pe  fbt  renvoyée  ;  qu  on 
sentoit  d  avance  la  douleur  dont  son  coâur  seroit  pé- 
nétré ;  et  que  chacun  auroit  voulu  que  Titus  se  laissât 
vaincre,  même  au  risque tle  Ten  moins  «stimer?  Ne 
voilà-t-il  pa3  une  tragédie  qui  a  bien  rempli  son  objet, 
et  qui  a  bien  appris  au^  spectateurs  à  surmonter  les 
foiblesses  de  lamour? 

L  événement  dément  ces  vœux  secrets  ;  mais  qu'imi- 
porte?  le  dénouement  neHace  point  Tefïet  de  la  pièce. 
La  reine  part  sans  le  congé  du.  parterre  :  Fempereur 
la  renvoie  invitus  tm;ttam*,  on  peut  ajouter  int/ttoj^eo- 
tatore.  Titus  a  beau  rester  Romain,  il  est  seul  de  son 
parti;  tous  les  spectateurs  ont  épousé  Bérénice. 

Quand  même  on  pourroit  me  disputer  cet  efiFet; 
quand  même  on  soutiendroit  que  1  exemple  de  force 
et  de  vertu  qu'on  voit  dans  Titus  vainqueur  de  lui- 
même  fonde  l'intérêt  de  la  pièce,  et  fedt  qu'en  plai- 
gnant Bérénice  on  est  bien  aise  de  la  plaindre;  on  ne 
feroit  que  rentrer  en  cela  dans  mes  principes ,  parce- 
que,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  les  sacrifices  faits  au  de- 
voir et  à  la  vertu  ont  toujours  un  charme  secret ,  même 
pour  les  cœurs  corrompus  :  et  la  preuve  que  ce  senti- 
ment n'est  point  l'ouvrage  de  la  pièce ,  c'est  qu'ils  l'ont 

*  SuETON.,  in  Tito  y  cap.  7. 


A  M.   D'aLEMBERT.  71 

avant  qu'elle  c(»nmeiice.  Mais  cela  n^«iiipéehe  pas 
que  certaines  passions  satisfaites  ne  leur  semblent 
prenables  à  la  vertu  rnémey  et  que,  s'ils  sont  con- 
tenta de  voir  Titus  vertueux  et  magnanime ,  ils  ne  le 
fossent  encore  plus  de  le  voir  heureux  et  fblble,  ou  du 
moins  qu'Us  ne  consentiâsént  volontiers  à  Tétre  à  sa 
{4ace.  Ppur  i:eudre  cette  vérité  sensible  y  imaginons 
un  dénouement  tout,  contraire  à  celui  de  Fauteur. 
Qn  après  avoir  mieux  consulté  son  cœur ,  Titus , .  ne 
voulant  ni  enfreindre  les  lois  de  Rome,  ni  vendre  le 
bonheur  à  rambition,  vienne,  avec  des  maximes  op- 
posées ,  abdiquer  lempire  aux  pieds  de  Bérénice  ;  que , 
pénétrée  d'un  si  grand  sacrifice ,  elle  sente  que  son 
devoii^seroit  dé  refuser  la  main  de  son  amant,  et  que 
pourtant  elle  l'accepte  ;  que  tous  deux ,  enivrés  des 
charmes  de  ramour ,  de  la  paix ,  de  Tinnocence ,  et 
renonçant  aux  vaines  grandeurs ,  prennent ,  avec 
cette  douce  joie  qu'inspirent  les  vrais  mouvements  de 
la  nature,  le  parti  d'aller  vivre  heureux  et  ignorés 
dans  un  coin?  de  la  terre  ;  qu'une  scène  si  toudiante 
soit  animée  des  sentiments  tendres  et  pathétiques  que 
fournit  la  matière ,  et  que  Bacine  eut  si  bien  &it  valoir  ; 
que  Titus ,  en  quittant  les  Uomains ,  leur  adresse  un 
discours  tel  que  la  circcmstance  et  le  sujet  le  compor- 
tent i  n'estai!  pas  clair ,  par  exemple ,  qti'à  moins  qu'un 
auteur  ne  soit  de  la  dernière  maladresse,  un  teldis- 
ooiurs  doit  feire  fondre  en  larmes  toute  l'assemblée? 
La  pièce,  finissant  ainsi,  sera,  si  l'on  veut,  moins 
bonne,  moins  instructive,  moins  conforme  à  l'his- 
toire; mais  en  fera-t-elle  moins  de  plaisir?  et  les  spec- 
tateurs en  sortiront-ils  moins  satisfaits?  Les  quatre 


']2  LETTRE 

ppemiers  actes  subsisteroient  à  peu  près  tels  qu'ils 
sont;  et  cependant  on  en  ttreroit  une  leçon  directe- 
ment contraire.  Tant  il  est  vrai  que  les  tableaux  de 
Tamour  font  toujours  plus  d^irapression  que  les  maxi- 
mes de  la  sagesse ,  et  que  TefFet  d'une  tragédie  est  tout- 
à-fait  indépendant  de  celui  du  dénouement.  > 

Veut-on'  savoir  s'il  est  sûr  qu'en  montrant  les  suites 
funestes  des  passions  immodérées  la  tragédie  apprenne 
à  s'en  garantir;  que  Ton  consulte  l'expérience.  Ces 
suites  funestes  sont  représentées  très  fortement  dans 
Zaïre  :  il  en  coûte  la  vie  aux  deux  amants^;  et  il  en 
coûte  bien  plus  que  la  vie  à  Orosmane,  puisqu'il  ne 
se  donne  la  mort  que  pour  se  délivrer  du  plus  cruel 
sentiment  qui  puisse  entrer  dans  un  cœur  humain,  le 
remords  d'avoir  poignardé  sa  maîtresse.  Voilà  donc 
assurément  des  leçons  très  énergiques.  Je  serois  cu- 
rieux de  trouver  quelqu'un,  homme  ou  femme ,  qui 
s'osât  vanter  d'être  sorti  d'une  représentation  de  Zaïre 
bien  prémuni  contre  l'amour.  Pour  moi ,  je  crois  en- 
tendre chaque  spectateur  dire  en  son  coeur  à  la  fin  de 
la  tragédie  :  *Ah  !  qu'on  me  donne  une  Zaïre,  je  ferai 
^  bien  en  sorte  de  ne  la  pas  tuer.  Si  les  femmes  n'ont 
pu  se  lasser  de  courir  en  foule  à  cette  pièce  enchan- 
teresse et  d'y < faire  courir  les  hommes,  je  ne  dirai 
point  que  c'est  pour  s'encourager,  par  Texemplé  de 
l'héroïne ,  à  n'imiter  pas  un  sacrifice  qui  lui  réussit  si 
mal  ;  mais  c'est  parceque ,  de  toutes  les  tragédies  qui 
sont  au  théâtre ,  nulle  autre  ne  montre  avec  plus  de 

'  Il  y  a  dans  le  septième  tome  de  Patnela  un  examen  très  jadi- 
cieux  de  XAndtomaque  de  Bacine,  par  lequel  on  voit  que  cette 
pièce  ne  Ta  pas  mieux  à  son  but  prétendu  que  toutes  les  autres* 


i 


A  M.   D'ALEMBERT.  73 

charmes  le  pouvoir  de  Tamour  et  Tempire  de  la  beauté , 
et  qu'on  y  apprend  «ncore,  pour  surcroît  de  profit,  à 
ne  pas  juger  sa  maltresse  sur  les  apparences.  Qu'Ôros- 
mane  immA^f^aïre  à  sa  jalousie,  une  femme  sensible 
y  voit  sans  effroi  le  transport  de  la  pa'ssiou  :  car  c'est 
un  moindre  malheur  de  périr  par  lamain  de  son  amant , 
que  d'en  être  médiocrement  aimée. 

Qu'on  nous  peigné  l'amour  Comme  on  voudra  :  il 
séduit,  ou  ce  n'est  pas  lui.  S'il  est  mal  peint,  la  pièce 
est  mauvaise;  s'il  est  bien  peint,  il  offusque  toiit  ce 
qui  l'accompagne.  Ses  combats,  ses  maux,  ses  souf- 
frances ,  le  rendent  plus  touchant  encore  que  s'il  n'a^ 
voit  nulle  résistance  à  vaincre.  Loin  que  ses  tristes 
effets  rebutent,  il  n'en  devient  que  plus  intéressant 
par  ses  malheurs  niémes.  On  se  dit  malgré  soi  qu'un 
sentiment  si  délicieux  console  de  tout.  Une  si  douce 
image  ainollit  insensiblement  le  cœur  :  on  prend  de  la 
passion  ce  qui  mène  au  plaisir;  on  en  laisse  ce  qui 
tourmente.  Personne  ne  se  croit  obligé  d'être  un 
héros;  et  c'est  ainsi  qu'admirant,  l'amour  honnête  on 
se  livré  à  l'amour  criminel. 

Ce  qui  achève  de  rendre  ses  images  dangereuses, 
c'est  précisément  ce  qu'on  fait  pour  les  rendre  agréa- 
bles; c'est  qu'on  ne  le  voit  jamais  régner  sur  la  scène 
qu'entre  des  âmes  honnêtes  ;  c'est  que  les  d^ux  amants 
sont  toujours  des  modèles  de  perfection.  Et  comment 
ne  s'intéresseroit-on  pas  pour  une  passion  si  sédui- 
sante entre  deu^  cœurs  dcmt  le  caractère  est  déjà  si 
intéressant  par  lui-même?  Je  doute  que,  danâ  toutes 
nos  pièces  dramatiques,  on  en  trouve  une  seule  où 
Tamour  mutuel  n'ait  pas  la  faveur  du  spectateur.  Si 


74  LETTRE 

quelque  infortuné  brûle  d'un  feu  non  partagé ,  on  en 
fait  le  rebut  du  parterre*  On  croit  Ssdre^nerveilles  de 
rendre  un  amant  estimable  ou  haïssable ,  selon  qu'il 
«st  bien  ou  mal  accueilli  dans  ses  an^H^s  ;  de  &ire 
toujours  approuver  au  public  les  sentiments  de.  sa 
maîtresse ,  et  de  donner  à  la  tendresse  tout  Tinter  et  de 
la  vertu  :  au  lieu  qu'il  faudroit  apprendre  aux  jeunes 
l^ns  à  se  défier  des  illusions  de  l'amour ,  à  fiair  l'erreur 
•d'un  penchant  aveugle  qui  croit  toujours  se  fonder 
;8nr  I  estime ,  et  à  craindre  quelquefois  de  Uvrer  un 
eoeur  vertueux  à  un  objet  indigne  de  ses  soins*  Je  ne 
sadhe  guère  que  le  Misanthrope  où  le  héros  de  la  pièce 
ait  fait  un  mauvais  choix  ^  Rendre  le  misanthrope 
amoureux  n'étoit  rien;  le  coup  de  génie  est  de  l'avoir 
&it  amoureux  d'une  coquette.  Tout  le  reste  du  théâtre 
«st  un  trésor  de  femmes  parËBiites.  On  diroit  qu'elles 
s'y  sont  toutes  réfugiées.  Est-ce  là  l'image  fidèle  de  la 
société?  Est-ce  ainsi  qn'on  nous  rend  suspecte  une 
passion  qui  perd  tant  de  gens  bien  nés?  Il  s'en  £uit  peu 
qu'on  ne  nous  fesse  croire  qu'un  honnête  homme  est 
obligé  d'être  amoureux ,  et  qu'une  amante  aimée  ne 
sauroit  n'être  pas  vertueuse.  Nous  voilà  fort  J^ien 
instruits  ! 

Encore  une  fois,  je  n'entreprends  point  déjuger  si 

'  Ajoutons  le  Marchand  de  Londres  y  pièce  admirable,  et  dont  la 
morale  va  plus  directement  au  but  qu'aucune  pièce  Françoise  que 
je  connoiâse.  * 

•  t*  titre  de  cette  pièce,  en  anglois,  e«t  Arden^Feverskam.  Son  aatenr 
ett  le  oâébre  lillo,  dom  Diderot  s'est  fait  l'apologiste  et  l'iioitatear.  Elle 
a  été  traduite  comme  tragédie  bourgeoise ,  par  Clément  de  Genève  (  Paris , 
1751 }.  Cette  traduction  a  été  réimprimée  plusieurs  fois.  Antérieurement  il 
enavoit  paru  quelques  scènes  dans  le  Pottr  et  Contre  de  l'abbé  Prévost. 


A  M-   D'ALÈMBERT.  75 

c  est  bien  ou  mal  fait  de  fonder  sur  Tamottr  le  princi* 
pal  intérêt  du  théâtre;  mais  je  dis  que,  si  ses  peintures 
sont  quelquefois  dangereuses,  elles  le  seront  toujours 
quoi  qu  on  fesse  jpour  les  déguiser.  Je  dis  que  c  est  en 
parler  de  mauvaise  foi ,  ou  sans  le  oonnottre ,  de  vou* 
loir  en  rectifier  les  impressions  par  d  autres  im* 
pressions  étrangères  qui  ne  les  accompagnent  point 
jusqu'au  cœur,  ou  que  le  coeur  en  a  bientôt  séparées; 
impressions  qui  même  eà  déguisent  les  dangers,  et 
donnent  à  ce  sentiment  trompeur  un  nouvel  attrait 
par  lequel  il  perd  ceux  qui  s^y  livrent. 

Soitqu'ondéduise  de  la  nature  des  spectacles,  en 
gàiérail,  les  meilleures  formes  dont  ils  sont  suscepti- 
bles ,  soit  qa  on  examine  tout  ce  que  les  lumières  d'un 
siècle  et  d  W  peuple  éclairés  ont  feit  pour  la  perfec- 
tion des  nôtres;  je  crois  qu'on  peut  conclure  de  ces 
considérations  diverses  que  Teffet  moral  du  spectacle 
et  des  théâtres  ne  saiux)it  jamais  être  bon  ni  salutaire 
en  lui->mÀne,  puisqu  à  ne  compter  que  leurs  avian- 
tages,  on  n'y  trouve  aucune  sorte  d'utilité  réelle  sans 
inoonvàiients  qui  la  surpassent.  Or,  par  une  suite  de 
son  inutilité  même,  le  théâtre,  qui  ne  peut  rien  pour 
corriger  les  mœurs,  peut  beaucoup  pour  les  altérer. 
En  favorisant  tous  nos  penchante ,  il  donne  un  nouvel 
ascendant  à  ceux  qui  nous  dominent;  les  continuelles 
émotions  qu'on  y  ressent  nous  énervent,  nous  afFoi- 
Missent,  nous  rendent  plus  incapables  de  résister  à 
nos  passicms  ;  et  le  stérile  intérêt  qu'on  prend  à  la  vertu 
ne  sert  qu'à  contenter  notre  amour-propre  sans  nous 
contraindre  à  la  pratiquer.  Ceux  de  mes  compatriote» 


76  LETTRE 

qui  ne  désapprouvent  pas  les  spectacles  en  eux-mêmes 
ont  donc  tort. 

Outre  ces  effets  du  théâtre  relatifs  aux  choses  ré- 
présentées ,  il  y  en  a  d'autres  non  moins  nécessaires , 
qui  se  rapportent  directement  à  la  scène  et  aux  per- 
sonnages représentants;  et  cest  à  ceux-là  que  les 
Genevois  déjà  cités  attribuent  le  goût  de  luxe,  de  pa- 
rure et  de  dissipation ,  dont  ils  craignent  avec  raison 
Fintroduction  parmi  nous.  Ce  n  est  pas  seulement  la 
fréquentation  des  comédiens,  mais  celle  du  théâtre, 
qui  peut  amener  ce  goût  par  son  appareil  et  la  parure 
des  acteurs.  N'eût-il  d'autre  effet  que  d'interrompre  à 
certaines  heures  le  cours  des  affaires  civiles  et  domes- 
tiques, et  d'offrir  une  ressource  assurée  à  l'oisiveté  ; 
il  n'est  pas  possible  que  la  commodité  d'aller  tous  les 
jours  régulièrement  au  même  lieu  s'oublier  soi^néme 
et  s'occuper  d'objets  étrangers  ne  donne  au  citoyen 
d'autres  habitude^  et  ne  lui  forme  de  nouvelles  mœurs. 
Mais  ces  changements  seront-ils  avantageux  ou  nuisi- 
bles? c'est  une  question  qui  dépend  moins  de  l'examen 
du  spectacle  que  de  celui  des  spectateurs.  Il  est  sûr 
que  ces  changements  les  amèneront  tous  à  peu  près 
au  même  point.  C'est  donc  par  l'état  où  chacun  étoit 
d'abord  qu'il  faut  estimer  les  différences. 

Quand  les  amusements  sont  indifférents  par  leur 
nature  (  et  je  veux  bien  pour  un  moment  considérer 
les  spectacles  comme  tels  ) ,  c'est  la  nature  des  occupa- 
tions qu'ils  interrompent  qui  les  fait  juger  bons  ou 
mauvais ,  surtout  lorsqu'ils  sont  assez  vifs  pour  deve- 
nir des  occupations  eux-mêmes,  et  substituer  leur 
goût  à  celui  du  travail.  La  raison  veut  qu'on  favorise 


A  M.   DALEMBERT.  77 

les  amusements  dea  gens  dont  les  occupations  sont 
nuisibles ,  et  qu'on  détourne  des  mêmes  amusements 
ceux  dont  les  occupations  spnt  utiles.  Une  autre  con- 
sidération générale  est  qu'il  n  est  pas  bon  de  laisser  à 
des  hommes  oisifs  et  corron^us  le  choix  de  leurs 
amusements  y  de  peur  qu'ils  ne  les  imaginent  confor- 
me3  à  leurs  inclinations  vicieuses,  et  ne  deviennent 
aussi  malfaisants  dans  leurs  plaisirs^  que  dans  leurs 
affaires.  Mais  laissez  un  peuple  simple  et  laborieux  se 
délasser  de  ses  travaux  quand  et  comme  il  lui  plaît; 
jamais  il  n'est  à  craindre  qu'il  abuse  de  cette  liberté  : 
et  l'on  ne  doit  point  se  tourmenter  à  lui  chercher  des 
divertissements  agréables;  car,  comme  il  faut  peu 
d'apprêts  aux  mets  que  l'albstinenee  et  La  faim  assai- 
sonnent, il' n'en  faut  p^s  non  plus  beaucoup  aux  plai- 
sirs de  gens  épuisés  de  fatigue ,  pour  qui  le  repos  seul 
en  est  un  très  doux;  Dans  une  grande  ville,  pleine  de 
gens  intrigants,  désœuvrés,  sans  religion,  sans  prin- 
cipes, dont  l'imagination,  dépravée  par  l'oisiveté ,  la 
fainéantise,  par  l'amour  du  plaisir  et  par  de  grands 
besoins,  n'engendre  que  des  monstres  et  n'inspire 
que  des  forfaits;  dans  une  grande  ville  où  les  mœurs 
et  l'honneur  ne  sont  rien ,  parceque  chacun,  dérobant 
aisément  sa  conduite  aux  yeux  du  public ,  ne  se  montre 
que  par  son  crédit  et  n'est  estimé  que  par  ses  richesses  ; 
la  police  ne  sauroit  trop  multiplier  les  plaisirs  permis, 
ni  trop  s'appliquer  à  les  rendre  agréables ,  pour  6ter 
aux  particuliers  la  tentation  d'en  chercher  de  plus 
dangereux.  Comme  les  empêcher  de  s'occuper  c'est 
les  empêcher  de  mal&ire ,  deux  heures  par  jour  déro- 
bées à  l'activité  du  vice  sauvent  la  douzième  partie  des 


78  LETTBE 

crimes  qui  se  commettroient  ;  et  tout  ce  que  les  spec- 
tacles vus  ou  à  voir  causent  d'entretiens  dans  les  cafés 
et  autres  refuges  des  fainéants  et  fripons  du  pays ,  est 
encore  autant  de  gagné  pour  les  pères  de  famille ,  soit 
sur  Fhonneur  de  leurs  filles  ou  de  leurs  femmes,  soit 
sur  lem*  bourse  ou  sur  celle  de  leurs  fils. 

Mais,  dans  les  petites  villes,  dans  les  lieux  moins 
peuplés,  où  les  particuliers,  toujours  sous  \eê  yeux 
du  public,  sont  censeurs  nés  les  uns  des  autres ,  et  où 
la  police  a  sur  tous  une  inspection  facile ,  il  faut  suivras 
des  maximes  toutes  contraires.  S'il  y  a  de  IHndustne , 
des  i^rts,  des  manufactures,  on  doit  se  garder  d'offrir 
des  distractions  relâchantes  à  Fâpre  intérêt  qui  fisut  ses 
plaisirs  de 'ses  soins,  et  enrichit  le  prince  de  lavarice 
des  sujets.  Si  le  pays ,  sans  commerce ,  nourrit  lés  habi- 
tants dans  l'inaction ,  loin  de  fomenter  en  eux  l'oisiveté 
à  laquelle  une  vie  simple  et  facile  ne  les  porte  déjà  que 
trop ,  il  faut  la  leur  rendre  insupportable ,  en  les  con- 
traignant, à  force  d'ennui,  d'employer  utilement  un 
temps  dont  ils  ne  sauroient  abuser.  Je  vois  qu'à  Paris , 
où  l'on  juge  de  tout  sur  les  apparences,  parcequ'on 
n'a  le  loisir  de  rien  examiner,  on  croit,  à  l'air  de  dés* 
œuvrement  et  de  langueur  dont  frappent  au  premier 
coup  d'œil  la  plupart  des  viHes  de  provinces,  que 
les  habitants ,  plongés  dans  une  stupide  inaction ,  n'y 
font  que  végéter ,  ou  tracasser  et  se  brouiller  ensem- 
ble. C'est  une  erreur  dont  on  reviendroit  aisément  si 
l'on  songeoit  que  la  plupart  des  gens  de  lettres  qui 
brillent  à  Paris,  la  plupart  des  découvertes  utiles  et 
des  inventions  nouvelles ,  y  viennent  de  ces  provuices 
si  méprisées.  Rester  quelque  temps  dans  une  petite 


A  M.  d'alembert.  79 

vUle ,  où  vous  aureif  cru  d'abord  ne  trouv«r  que  des 
automates;  non  seulement  vous  y  verrez  bientôt  des 
gens  beauifoup  plus  sensés  que  vos  singes^  desgrandes 
villes  9  mais  vous  manquerez  rarement  d  y  découvrir 
dans  lobscurité  quelque  homme  ingénieu;!:  qui  vous 
surprendra  par  ses  talents  y  par  ses  ouvrages ,  que  vous 
surprendrez  encore  plus  en  les  admirant,  et  qui ,  vous 
montrant  des  prodiges  de  travail,  de  patience  etd'in^ 
dustrie,  croira  ne  vous  montrer  que  des  choses  com- 
munes à  Paris.  Telle  est  la  simplicité  du  vrai  g^ie  :  iï 
nest  ni  intrigant  ni  actif;  il  ignore  le  chemin  des 
honneurs  et  de  la  fortune ,  et  ne  songe  point  à  le  cher- 
cher; il  nq  se  compare  à  personne;  toutes  ses  res- 
sources sont  en  lui  seul  :  insensible  aux  outrages  et 
peu  sensible  aux  louanges,  s'il  se  connoit,  il  ne 
s  assigne  point  sa  place:,  et  jouit  de  lui-même  sans 
s'apprécier. 

Dans  une  petite  ville  on  trouve ,  proportion  gardée , 
moins  d'activité ,  sans'doute ,  que  dans  une  capitale , 
parceque  les  passionç  sont  moins  viyes  et  les  besoins 
moins  pressants;  mais  plus  d'esprits  originaux,  plus 
d'industrie  inventive ,  plus  de  choses  vraiment  neuves , , 
parcequ'on  y  es|  moins  imitateur,  qu'ayant  peu  de 
modèles,  chacun  tire  plus  de  lui-même,  et  met  plus 
du  sien  dans  tout  ce  qu'il  fait;  parceque  l'esprit  hu- 
main, moins  étendu,  moins  noyé  parmi  lé^  opinions 
vulgaires,  s'élabore  et  fermente  mieux  dans  la  tran* 
quille  solitude;  parcequ  en  voyant  moins  on  imagine 
davantage  ;  enfin,  parceque ,  moins  pressé  du  temps, 
on  a  plus  de  loisir  d'éto^dre  et  digérer  ses  idées. 

Je  me  souviens  d  avoir  vu  dans  ma  jeunesse  ,  aux 


.^ 


80  LETTRE 

environs  de  Neufchâtel,  un  spectacle  assez  agréable 
et  peut-être  unique  sur  la  terre ,  une  montagne  en- 
tière couverte  d'habitations  dont  chacune  Tait  le  cen- 
tre des  terres  qui  en  dépendent;  en  sorte  que  ces  mai- 
sons ,  à  distances  aussi  égales  que  les  fortunes  des 
propriétaires  9  offrent  à-l^fois  aux  nombreux  habi- 
tants de  cette  montagne  le  recueillement  de  la  retraite 
et  les  douceurs  de  la  société.  Ces  heureux  paysans , 
tous  à  leur  aise ,  francs  de  tailles ,  d'impôts  9  de  subdé* 
légués ,  de  corvées ,  cultivent  avec  tout  le  soin  possible 
des  biens  dont  le  produit  est. pour  eux,  et  emploient 
le  loisir  que  cette  culture  leur  laisse  à  faire  mille  ou- 
vrages de  leurs  mains ,  et  à  mettre  à  profit  le  génie 
iûventif  que  leur  donna  la  nature.  L'hiver  surtout, 
temps  où  la  hauteur  des  neiges  leur  pte  une  commu- 
nication facile,  chacun,  renfermé  bien  chaudement, 
avec  sa  nombreuse  faniille,  dans  sa  jolie  et  propre 
maison  de  bois  '  qu'il  a  bâtie  lui-même,  ^'occupe  de 
mille  travaux  amusants  ,  qui  chassent  l'ennui  de  son 
asile,  et  ajoutent  à  son  bien-être.  Jamais  menuisier, 
serrurier ,  vitrier ,  tourneur  deprofession ,  n'entra  dans 
le  pays;  tous  le  sont  pour  eux-mêmes,  aucun  ne  l'est 
pour  autrui  ;  dans  la  multitude  de  meubles,  commodes 
et  même  élégants  qui  composent  leur  ménage  et  parent 

'  Je  croîâ  entendre  an  bel  esprit  de  Paris  se  rëcrier,  ponrvu  qu'il 
ne  Use  pas  lui-même,  à  cet  endroit  comme  à  bien  d'antres,  et  dé- 
montrer doctement  aux  dames  (car  c'est  surtout  aux  dames  que 
ces  messieurs  démontrent)  qu'il  est  impossible  qu'une  maison  de 
bois  soit  chaude.  Grossier  mensonge  1  erreur  de  physique  1  Ah  ! 
pauvre  auteur  I  Quant  à  moi,  je  crois  la  démonstration  sans  répli- 
que. Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  les  Suisses  passent  chaudement 
leur  hiver,  au  milieu  des  neiges,  dans  des  maisons  de  bois. 


A  M.   DAUSMBERT.  8l 

leur  logement,  en  n'en  voit  pas  un  qui  n'ait  été  &it 
de  la  main  du  maître.  Il  leur  reste  enicore  du  loisir 
pourinventer  et  faire  mille  instruments  divers ,  d'acier, 
de  bois ,  de  carton ,  qu'ils  vendent  aux  étrangers ,  dont 
plusieurs  mên^  parvie^nnent  jusqu'à  Paris /entre  au- 
tres ces  petites  ^horloges  de  bois  qu'on  y^^voit  depuis 
quelques  années.  Us  en  font  aùs^i  de  fer;  ils  font 
même  des  montres  ;  et ,  ce  qui  parott  incroyable ,  cha- 
cun réunit  à  lui  seul  toutes  les  professions  diverses 
dans  lesquelles  se  subdivise  l'horlogerie ,  eX  &it  tous 
ses  outils  lui-même. 

Ce  n'est  pas  t6ut:  ils  ont  des  livres  utiles  et  sont 
passablement  instiniits;  ils  raisonnent  seîiaément  de 
toutes  choses,  et  de  plusieurs  avec  esprits  Ils  font 
des  siphons ,  des  aim^ts ,  des  lunettes,  des  pompes , 
des  baromètres,  des  chambres  noires;  leurs  tapisse^ 
ries  sont  des  multitudes  d'instruments  de  toute  espèce  : 
vous  prendriez  le  poêle  d'un  paysan  pour  un  atelier 
de  mécanique  et  pour  uû  cabinet  de  physique  expéri- 
mentale. Tous  savent  un  peu  dessiner,  peindi^e,  chif- 
frer: la  plupart  jouent  de  la  flûte;  plusieurs  ont  un 
peu  de  musique  et  chantent  juste.  Ces  arts  ne  leur 
sont  point  enseignés  par  des  maîtres ,  lûais  leur  pas- 
sent,pour  ainsi  dire,  par  tradition.  De  ceux  que  j'ai 
vus  savoir  la  musique ,  l'un  me  disoit  l'avoir  apprise 
de  son  père ,  un  autre  de  *sa  tante ,  up.  autre  de  sôii 

'  Je  puis  citer  en  exemple  un  hoinine  de  mérite^  bien  connu 
dans  Paris,  et  plus  d^une  fbis  lionoré  dels  suffrages  de  Tacademie 
des  sciences  ;  c'est  M.  Rivaz ,  cëlébre,  Yalaisau.  Je  sais  bien  qu'il 
n*apas  beaucoup  d'ég^aux  parmi  ses  compatriotes  ;  mais  enfin  c  est 
en  vivant  éomme  eux  qu'il  apprit  à  les  surpasser. 

XI.  6 


82  LETTRE 


cousin,  quelques  uns  croyoient  l'avoir  toujours  sue; 
Uûde  leurs  lÀïs  fréquents  amusements  est  de  chanter 
avec  leurs  femmes  et  leurs  enfents  lès  psaumes  à 
quatreparties  ;  et  l'on  est  tbut  étonné  d'entendre  sortir 
de  ces  cabanes  champêtres  l'harmonii  forte  et  mâle 
de  Goudimel' ,  depuis  si  Icmg-temps  oubliée  de  nos 

savants  artistes. 

J*  ne  pouvois  non  plus  me  lasser  de  parcourir  ces 
charmantes  demeures ,  que  les  habitants  de  m'y  té- 
moigner la  plus  franche  hospitalité.  Malheureusement 
j'étois  jeune  ;  ma  curiosité  n'étoit  que  celle  d'un  en&nt^ 
et  je  songeois  jJus  à  m'amuser  qu'à  m'iï»steuire.  De- 
puis trente  ans ,  le  peu  d'observations  que  je  fis  se  sont 
eflacées  de  ma  m^oire.  Je  me  souviens  seulement 
que  j'admiitMS  sans  cesse,  en  ces  hommes  singulier*, 
un  mélange  étonnant  de  finesse  çt  de  simplicité ,  qu'on 
croiroit  presque  incompatibles,  et  que  je  n'ai  plus 
observé  nulle  part.  Du  reste,  je  n'ai  rien  retenu  de 
leurs  moeure,  de  leur  soriélé ,  de  leurs  caractères.  Au- 
jourd'hui que  j'y  porterois  d'autres  yeux,  feut^  ne 
revoir  plus  cet  heureux  pays  !  Hélas  1  il  est  sur  la  route 

du  mien! 

Après  cette  légère  idée,  supposons  qu'au  sommet 
de  la  montagne  dont  je  viens  de  parler ,  au  centre  des 
habitations,  on  étabhsse  un  spectacle  fixe  et  peu  coù* 
teux ,  sous  prétexte  s  par  exemple ,  d'ofifrir  une  honnête 
récréation  à  des  gens  continuellement  occupés,  et  en 
état  de  supporter  cette  petite  dépense;  supposons 
encore  qu'ik  preançnt  du  goût  pour  ce  même  speo- 

•  Voye.  à  1.  fia  du  tome  XUI,  Lettre  à  M.  Perdriau,  une  note 
sar  ce  mMicien,  un  de.  plu»  célèbre»  du  seizième  siècle. 


A  M.  d'àlembert.  â3 

tacte,  et'cherefaons  de  qui  dœlr  résulter  de  son  et»- 
blissement. 

Je  vois  d'abord^  que  leurs  travaux,  cessant  d'être 
leurs  amusements  aussitôt  quils  eh  auront  un  aBirô,; 
celui-ci  les  dégoûtera  des  premier^  ;  1^  zéîe  ne  fournira 
plus  tant  de  loisir ,  ni  les  mêmes  inventions*  DVilleurs 
il  y  aura  chaquer  jour  un  temps  réel  de  perdu  pour 
ceux  qui  assisteront  au  spectacle;  et  Ton  ne  se  remet 
pas  à  l'ouvrage  l'esprit  rempli  de  ce  qu  on  'vient  de 
voir;  on  en  parle,  ou  Ton  y  songe.  Par  conséquent 
I    relâchement  de  travail  :  preiùier  préjudice. 

Quelque  peu  qu'on  paie  à  la  porte,  on  paie  enfin; 
ces!  toujours  une  dépense  qu ohiie feisoit  pas.  Il  en 
coûte  pour  soi,  p€m^  sa  femîme,  pour  ses  enfants,^ 
quand  on  les  y  méi^ ,  et  il  les  y  faut  mener  quelque- 
fois. De  plu» ,  un  ouvrier  ne  va  point  dans  une  assem- 
blée se  montrer  en'liabit  de  travail;  il  faut  prendre' 
plus  souvent  ses  habits  des  dimanches ,  chai^gei?  dè^ 
linge  plus  souvent,  se  poudrer,  se  raser:  tout  cela 
coule  du.  temps  et  de  largent.  Augmentation  de  dé- 
I    pense  :  deuxiètne  préjudice. 

Un  travail  moins  assidu  et  une  dépense  plus  fo^te 
exigent  un  dédommagement.  On  le  trouvera  sur  le 
prix  des  cmyrages  qu'ont  sera  forcé  de  renchérir.  Plu- 
sieurs jâwarchands,  rebutés  de  cette  augmentation, 
quitteront  les  Montagnonê  ^  ^  et  se  pourvoiront  chez 
les  autres'Suisses  leurs  voisins ,  qui ,  sans  être  moins 
industrieux,  n'auront  point  de  spectacles,  et  n'atiég- 

'  Cre$t-\e  noiOL  qu'oti  donne  dans  le  pays  aux  habitants  de  cette 
montagne. 

6. 


\ 


.  84  LETTRE 

menteroni  point  leurs  prix.  Diminution  de  débit: 
y       troisième  préjudice.  ^ 

Dans  les  mauvais  temps  les  chemins  ne  soni  pas 
praticables;  et  comme  il  faudra  toujours,  dans  ces 
temps-là,  que  la  troupe  vive, -elle  n'interrompra  pas 
ses  représentations.  On  ne  pourra  donc  éviter  de 
rendre  le  spectacle  abordable  en  tout  temps.  L'hiver 
il  faudra  fa,ire  des  chemins  dans  la  neige,  peut-être 
les  paver  ^  et  Dieu  veuille  quon  n'y  liiette  pas  des 
lanternes!  Voilà  des  dépenses  publiques;  par  consé- 
quent des  contributions  de  la  part  des  particuliers, 
j     Établissement  d'impôts  :  quatrième  préjudice. 

Les  femmes  des  Montagnons ,  allant  d'abord  pour 
voir ,  et  ensuite  pour  être  vues,  voudront  être  parées; 
elles  voudront  l'être  avec  distinction;  la  femme  de 
M.  le  justicier  ne  voudra  pas  se  montrer  aii  spectade 
mise  conune  celle  du  maitre  d'école;  la  femuie  du 
maître  d'école  s'efforcera  de  se  mettre  comme  celle 
du  justicier  *.  De  là  naîtra  bientôt  une  émulation  de 
parure  qui  ruinei:a  les  mdris,  les  gagnelti  peut-être, 
et  qui  trouvera  sans  cesse  mille  nouveaux  moyens 
d'éluder  les  lois  somptuaires.  Introduction  du  luxe  : 
cinquième'  préj  udice . 

Tout  le  reste  est  facile  à  concevoir.  Saiis  mettre  en 
ligne  de  compte  les  autres  inconvénients  dont  j'ai 
parlé,  où  dont  je  parlerai  dans  la  suite,  sans  avoir 
égard  à  l'espèce  du  spectacle  et  à  ses  effets  moraux , 
je  m'en  tiens  uniquement  à  ce  qui  regarde  le  travail 

*  Dans  quelqu^es  éditions,  le  mot  de  justicier^  répété  deux  fais 
dans  cette  phrase ,  est  remplacé  par  celui  de  châtelain. 

E.  A.  L. 


A  M.  dalemIbert.  85 

et  le  gain,  et  je  crois  montrer,  par  une  conséquence 
évideûte,  conunent  un  peuple  aisé,  mais  qui  doit  son 
bien-être,  à  son  industrie ,  changeant  la  réalité  contre 
Fapparence ,  se  ruine  à  Tinstant  qu'il  veut  briller.. 

Au  reste ,  il  ne  faut  point  se  récrier  contre  la  chi 
mère  de  ma  supposition  ;  je  ne  la  donne  que  pour  telle , 
et  ne  veux  que  rendre  sensibles  du  plus  au  moiiis  ses 
suites  inévitables.  Otez  quelques  circonstances ,  vous 
retrouverez  ailleurs  d  autres  Montagnons ;  et  mutatis 
mutandisy  lexemple  a  son  application. 

Ainsi ,  quand  il  seroit  vrai  que  les  spectacles  ne  sont 
pas  mauvais  en  eux-mêmes ,  on  aurait  toujours  à 
chercher  s^ils  ne  le  deviendroient  point  à  Fégard  du 
peuple  auquel  on  les  destine.  En  certains  lieux  ils  se- 
ront utiles  pour  attirer  les  étrangers ,  pour  augmenter 
la  circulation  des  espèces,  pour  exciter  les  artistes, 
pour  varier  les  modes,  pour  occuper  lès  gens  trop 
riches  ou  aspirant  à  Tétre ,  pour  les  rendre  moins  mal- 
faisants ,  pour  distraire  le  peuple  àe  ses  misères ,  pour 
lui  faire  oublier  seÉ  chefa  en  voyant  ses  baladins, 
pour  maintenir  et  perfectionner  le  go^t  q^and  Thoa- 
néteté  est  perdue,  pour  couvrir  d'unvernisi  de  pro- 
cédés la  laideur  du  vice,  pour  empêcher,  en  i^n  mot , 
que  les  mauvaises  mceurs  ne  dégénèrent  en  brigan- 
dage. En  d'autres  lieux  ils  ne  serviroient  qu'à  détruire 
Tamour  du  travail ,  à  décourager  l'industrie,  à  ruiner 
les  particuliers ,  à  leur  inspirer  le  goût  de  l'oisiveté ,  à 
leur  faire  chercher  les  moyens  de  subsister  sans  rien 
faire ,  à  rendre  un  périple  inactif  et  lâché ,  à  l'empêcher 
de  voir  les  objets  publics  et  particuliers  dont  il  doit 
s'occuper ,  à  tourner  la  sagesse  eu  ridicule ,  à  substi* 


\ 


86  LETTRE 

tueF  ua  jargon  de  théâtre  à  }a  praud^fue  des  veitas ,  à 
jodettre  toute  la  mcH»le  en  métaphysique ,  à  tsaTestir 
les  dttoy^s  en  beaux  esprits ,  les  mères  de  famille  en 
petites  maltresses  y  et  les  filles  en  amoureuses  decomé- 
die.  L'effet  général  sera  le  même  sur  tous  les  hommes  ; 
Biais  les  hoittatmes ,  ainsi  changés ,  conviendront  plus 
ou  fiOMMAS  à  leur  pays.  En  devenant  égaux ,  les,maiitvais 
gagneront  y  les.bons  perdront  .encore  davantage;  tous 
Ccmtracteroni  un  caractère  de  mollesse,  un  eeprit 
d'inaction y|  qui  ôtera  aux  uns  de  grandes  vertus,  et 
préservera  les  autres  de  méditer  de  grands  crimes. 
.  De  ces  nouvelles  réflexions  il  résulte,  une  consé- 
«Juence  directement  contraire  à  celle  que  je  tirois  des 
premières  ^  savoir  que ,  quand  le  pétale  est  corrompu , 
les  spectacles  lui  sonti>OBs,  et  mauvais  quand  ii  est 
bon  lui-même.  Il  sembleroit  donc  que  ces  deux  effets 
contraires  dèvroient  s'cntre-détruire ,  et  les  .spectacles 
rester  indifierents  à  tous  :  mais  il  y  a  cette  différence , 
que  l'effet  qui  renforce  le  Inen  et  le  mal ,  étant  tii»  de 
Fesprit  des  pièces,  est  sujet  comme  elles  à  mille  mo- 
difications qui  le  réduisent  presque  à  rien  ;  au  Uen  que 
celui  qui  change  le  bien  en  mal,  et  le  mal  en  bien, 
résultant  de  l'existence  même  du  spectacle ,  est  un 
eff(^  cœistant,  réel,  qui  revient  tous  les  jours  et  doit 
l'emporter  à  la  fin.  , 

Il  siiit  de  là  que ,  pour  juger  s'il  est  à  propos  ou  non 
d'établir  un  théâtre  en  quelque  ville,  il  fiuit  première- 
ment savoir  si  les  mœurs  y  sont  bonnes  ou  mauvaises  : 
question  sur  laquelle  il  ne  m'appartient  peut-être  pas 
de  prononcer  par  rapport  à  nous.  Quoi  qu'il  en  soit, 
tout  ce  que  je  puis  accoixler  là-dessus,  c'est  qu'il  est 


A  M.  D'âLEMBEBT.  &7 

vrai  quelacooaédie  ne/Bous  fsra  point  de  joai^  si  plas 
li^iLO^ nêiis  en  peut  feipe. 

Pour  prévenir  les  inconvâiients  <{ui  peuvent  nakiie 
de  Texeniple  deaceinédieas,  yoas  voudriez  qu'an  les 
^rçâtd'êtrelicHuiétes  gens.Par  ce;tnoyen ,  dites-vous , 
^XQ  auvoit  àJa-fois  des  spectadeseç  des  mœurs ,  et  Ton 
4PéimÎFoit  les  avantages  des  uns  et  des  autres.  Des 
-spectacles  et  des  mô^rs  l  Voilà  cpii  f ormeroit  Vraiment 
un  spectacle  à  voir ,  dautant  plus  que  ce  seroit  la  pre- 
•mîèpe  fois.  ^Vfais  quels  sont  les  moyens  que-vou^  nous 
ndiquez  pour  contenit*  les  comédiens?'  Des  lois  sévères 
«t  bien  exécutées.  G  est  au  moins  avouer  qu'ils  ont  be- 
soin d'être  contenus ,  et  que  leemoyens  n'en  sont  pas 
-Êiciles.  Des  lois  «évères  I  la  première. est  de  n'en  ppint 
soufirir.  Si  nous  enfreignons  cellerià,  que  deviendra 
la  sévérité  dps  autres?  Des loiâi  bieneiéoutées I  II  s'agit 
de  sa:^oir,si  cela  se  peut  :  car  la  force  des  lois  a  sa 
tnesure  ^  celle  des  vices  quelles  répriment  a  aussi  la 
sienne*  Ce  n'est  qu'après  avoir  comparé  ces  deux 
quantités  et  trouvé  que  la  première  surpassé  l'autre , 
qu'on  peut  s'assurer  de  l'exécution  des  lois.  La  con- 
Doissance  de  ces  rapports  fait  la  véritable  science  du 
l^slateur  :  car,  s'il  ne  s'ag^ssoit  que  de  publier  édits 
-sur  édits ,  règlements  sur  réglémeats ,  pour  remédier 
(BiiKabus  à  mesure  qu'ils  naissent ,  oa  diroit  sans  doute 
de fort'belles choses,  mais  qui,  pourla  plujAirt,  res- 
-teroient  sa)rs  effet,  et  serviroielit  d'indications  de  ce 
qu'il  Êiudroit  &ire ,  plutôt  que  de  moyens  pour  l'exé- 
-Oiter.  Danus  le  fond ,  l'institutioii  des  lois  n'est  pas. mie 
43hose  si  inei^eilleuse ,  quavec  du  sens  et  de  l'équité 
tout  hoiniiie  ne  p^t  très  biei^  trouver  de  lui-même 


88  LETTRE 

celles  qui ,  bien  observées ,  seroieut  les  plus  utiles  à  la 
société.  Où  est  le  plus  petit  écolier  de  droit  ^ui  ne 
dressera  pas  un  code  4'une  morale  aussi  pure  que 
celle  des  lois  de  Platon?  Mais  ce  n'est  pas  de  cela  seul 
qu'il  s  agit;  c'est  d'approprier  tellement  ce  code  au 
peuple  pour  lequel  il,  est  fait  et  aux  choses  sur  les- 
quelles on  y  statue ,  que  son  exécution  s'ensuive  du  seul 
concours  de  ces  convenances;  c'est  d'imposer  au  peu- 
ple ,  à  l'exemple  de  Solon,  moins  les  meilleures  lois 
en  elles-mêmes ,  que  les  meilleures  qu'il  puisse  com- 
porter dans  la  situation  donnée.  Autrement  il  vaiUt 
encore  mieux  laisser  subsister  les  désordres  »  que  de 
le3  prévenir ,  ou  d'y  pourvoir  par  des  lois  qui  ne  seroat 
point  observées  :  car ,  sans  remédier  aii  mal ,  c'est  en- 
core avilir  le»  lois. 

Une  autre  observation ,  non  moins  importante,  est 
que  les  choses  de  mœurs  et  d»  justice  universelle  ne 
se  règlent  pas,  comme  celles  de  justice  particulière  et 
de  droit  rigoureux ,  par  des  édi  ts  et  par  des  lois  ;  ou ,  si 
quelquefois  les  lois  influent  sur  les  mœurs ,  c'est  quand 
elles  en  tirent  leur  force.  Alors  elles  leur  rendent  cette 
même  force  par  une  sorte  de  réaction  bien  connue  dés 
vrais  politiques.  La  première  fonction  des  éphores  de 
Sparte,  en  entrant  en  charge,  étoit  une  proclamation 
publique  *  par  laquelle  ils  enjoignoient  aux  citoyens , 
non  pa# d'observer  les  lois,  mais  de  les  aimer,  afin 
que  l'observation  ne  leur  en  fût  point  dure.  Cette pro- 
dfimation ,  qui  n'étoit  pas  un  vain  formulaire ,  montre 
parfaitement  l'esprit  de  l'institution  de  Sparte,  par  lar 
quelle  les  lois  et  les  mœurs,  intimement  unies  dans 

*  PiUTARQUE,  traité  des  Délais  de  la  justice  ditfitfe,  $.5. 


A  M.   D'ALiEMBERT.  8g 

les  ccBurs  des  dtoyeiiâ,  n'y  faisoient,  pour  ainsi  dire , 
qu  un  même  corps.  Mais  ne  nous  flattons  pas  de  voir 
Sparte  renaitne  au  déin  d^  comimerce  et  de  Tamour  du 
gam.  Si  nous  avions  les  niéihes  maximes,  on  poui^oit 
établir  à  Genève  un  spectacle  sans  aueun  ris<^ue;  ca 
jamais  citoyen  ni  bourgeois  n  y  mettroit  le  pied. 

Par  où  le  gouvernement  peut-il  donc  avoir  priëe  sur 
les  mœurs?  Je  réponds  quec'est  par  l'opinionpublique. 
Si  nos  habitude»  n^aissent  de  nos  propres  sentiments 
dans  la  retraite  y  elles  naissent  de  l'opinion  d'autrui 
dans  la  sociétés  Quand  où  ne  vit  pas  en  soi  mais  dans 
les  autres,  ce  sont  leurs  jugements  qui  règlent  tout , 
rien  ne  parolt  bon  ni  désirable  aux  particuliers  que 
ce  que  le  public  a  jugé  tel,  et  le  seul  bonheur  que  la 
plupart  des  hommes  connôissent  est  d'être  estiméis 
heureux.  .  ^ 

Quant  au  choix  des  instruments  propres  à  diriger 
lopinioû  publique,  c^est  une  autre  question , qu'il  sé^ 
roit  superflu  de  résoudre  pour  vpbs ,  et  que  ee  n  est 
pas  ici  le  lieu  de  résotidre  pour  la  multitude.  Je  me 
contenterai  de  montrer ,  par  un  exemple  sensible ,  que 
ces  instruments  ne  sont  ni  des  lois  ni  des  peines ,  ni 
nulle  espèce  de  moyens  coactifs.  Cet  exemple  est  sous 
vos  yeux  ;  je  le  tire  de  votre  patrie;  c'est  celui  du 
tribunal  des  maréchaux  de  France,' établis  juges  su- 
prêmes du  point  d'honneur. 

De  quoi  s'agissoit-il  dans  cette  institution?  de  chan- 
ger l'opinion  publique  sur  les  duels,  sur  la  réparation 
des  offenses,  et  sur  les  occasions  où  uti  brave  homme 
est  obligé,  sous  peine  d'infamie,  de  tirer  raison  d'un 
affront  l'épée  à  la  main.  Il  s'ensuit  de  là, 


90  LETTRE 

Prefmîè/reiaeat ,  que  »  la  force  u  ayaiiit  aucun  pouA^oir 
«ur  les  eçprks,  il  fallpit  écarter  avçc  le  pluag^ndsim 
tout  vestige  de  violeace  du  tribunal  établi  pour  opérer 
ce  dbapgement.  Ce  mot  jo^me  de  tribunal  étoitm»! 
imagée  :  j'aimerois  niieux  celuïde  cour  <fhonf%eur,S& , 
seules  armes  deyoient  étiie  Tlionneur  et  Finfaïaîe: 
jamais  de  récompense  utile ,  jamais  de  punîiioo  cor- 
porefle  ^  ppint  de  prison,  pewt  d  arrêts ,  point  d^e  gardes 
ja^rmfâs;  simpliement  un  appariteur ,  (foi  «uroit  £ûttses 
citations  e^  touchant  Taccusé  d'une  bag^^tte  blanche , 
sans  qu'il  s'ensuivU  aucune  autre  contminte  pour  le 
faire  oomparottre.  Il  j^st  vrai  que  ne  pas  coinparoUre 
au  terme  fixé  p^r-devant  lea  juges  deThOiaoï^r ,  c  étoit 
s'en  coi^es$er  dépourvu ,  c«  étoit  se  condaBoner  soi- 
méme«  De  là  résultpitnaturelleçaentnoted'in&aM^, 
dégradation  de  noblesse,  incapacité  de  servir  le, roi 
dans  ses  tribunaux,  dans  ses  armées,  et  autres  puni- 
tions de  ce  ^nre  qui  tiennent  immé^tiement  à  Topi^ 
liioA  où  e^  sonttin-effet  nécessaire. 

Il  s'ensuit ,  en  s^cojad  lieu,  que,  pour  déraciner  le 
préjugé  piiblic ,  il  falloit  des  juges  d'une  grande  auto- 
xité  sur  la  matière  en  question;  et,  quant  àx:e  point, 
i'instpituteur  entra  parfaitement  d^u^ks  l'esprit  de  i'éta- 
biis^eme^t;  qar,  dapsimenation  toute  guerrière,  qoi 
peut  mieux  juger  des  justes  occasions  de  montrer  son 
courage  et  de  celles  où  l'honneur  offensé  demande  sa- 
.ti$faction,  que  d'aooiecis  militaires  chargés  de  titres 
•d'honneur ,  qui  ontblanchi  sous  les  lauriers ,  et  prouvé 
*  cent  fois  au  prix  de  leur  sang  qu'ils  n'igaoI^ent  pas 
quand  le  devoir  veut  qu'on  en  répande  ? 


A   M.  IXAIiEMBERT.  ,<)i 

Il  suit ,  eh  tr^stèm?  lieu ,  qu^  ;  nm  n'éteujut  phi3.m- 
dépendant  du  pouvoir  enprlioe  que  le  jugement  du 
'puhlîc^  le  souvermn  devait  se  garder,  sur  toutes  choses, 
4eaiâer  ses  décîsioasmrbîlraires  paiwi-des  orjréfts  fyii^ 
pour  réprésaiter  ce  jugemeut,  et  ^^cpti  plus  est ,  pimr  l^e 
iétmBomer.  Il  devqit  s^elBoorçepau  coutrsuyce.de  mettre 
ja  oour  d'àoBsiettr  au-dessiM  delui,  ^counae  âoiuias 
IiâimiâBie  à  ses  dècrelB  TjSspiectables»  Il  ne  fidloit  donc 
pas  Qonunencer  par  condamiiier  à  mort  tous  les.duel- 
4isies  iadietioctemeut  :  jcse  qui  étoit  mettre  d'emUée 
.une  opposition  choquaute  entre  Thonneur  «t  ia  loi; 
car  la  loi  même  ne  peut  obligerperaouue  à\ae  désbo- 
Jiorer.  Si  tout  lé  peupiea  jugé  qu  un hommeest  poltron, 
Je  rai ,  malgrétoute  sa  puissance ,  aura  beau  le  déclairer 
brave ,  personne  n'en  croira  rien  :  et  cet  bomine,  pa:s- 
sant  alors  pojur  un  poltron  qui  veut  être  honoré  par 
force,  n  eaciisera  jque  pliis.miéprisé.  Quant  à  œ  que  di- 
sent les  édits,  que  cest  offenser  Dieu  de  se. battre, 
c  est  un  avis  fort  pieux  sans  doute;  mais  la  loi  ci^ijb 
ne9t  point  juge  des  pédiés  ;  et  toutes  les  fois  quie  lau- 
lorité  souveraine  voudra  sinterposi^  dans  les  confljits 
de  1/bonaeur  et  de  la  religion ,  elle  sera  compromiae 
des  deux  odtés.*  Les  mêmes  édi^  nkii  rai&onnent  fi^ 
iuieùx  quand  ils  disent  qu  ^u  lieu  de  se,  lM$fe  il  fout 
s'adresser  aux  mai:échaux  :  condamner  lainsi  le  combat 
saas.di^inctîon,  sans  réserve,  cest  commencer  par 
JQger  soî^onéme  ce  qu  on  renvoie  à  leur  jugement.  On 
saitbien  qu  il  ne  letlr  est  pa spermis  d  aGC;o|:disr  le:  duel , 
même  qmmd  ThonneuriOAitragé  n  a  plus  d  autres  res- 
sources; et,  selon  les  préjugés  du  monde,  il  y  a  beau- 
coup de  semblables  xâs  :  car ,  quant  aux  satisfoctions 


9^  LETTRE 

cérémonieuses  dont  on  a  voulu  j>ayer  Toflensé,  ce 
sont  de  véritables  jeux  d'enfant.     < 

Qu'un  homme  ait  le  droit  d  accepter  une  réparation 
pour  lui-même  et  de  pardonner  à  son  ennemi ,  en  lùé- 
nageant  cette  maxime  avec  art,  on  la  peut  substituer 
insensiblement  au  féroce  préjugé  qu  elle  attaque  nnais 
il  nen  est  pas  de  même  quand  l'honneur  des  gens 
auxquels  le  nôtre  est  lié  se  trouve  attaqué;  dès-lors  fl 
n  y  a  plus  d  accommodement  possible.  Si  mon  père  a 
reçu  un  sou£Qet ,  si  ma  sœur ,  ma  femme ,  ou'  ma  mai- 
tresse  est  insultée,  conserverai-je  mon  honneur  en 
faisant  bon  marché  du  leur?  Il  n'y  a  ni  maréchaux  ni 
sàtisfection  qui  suffisent ,  il  &ut  que  je  les  venge  ou 
que  je  me  déshonore;  les  édits  ne  me  laissent  que  le 
choix  du  supplice  Ou  de  Tinfamie.  Pour  citer  un  fexem- 
pie  qui  se  rapporte  à  mon  sujet ,  n  est*cç  pas  un  concert 
bien  entendu  entre  Fesprit  de  la  scène  et  celui  des  lois, 
qu'on  aille  applaudir  au  théâtre  ce  même  Cid  qu'on 
iroit  voir  pendre  à  la  Grève? 

Ainsi  l'on  a  beau  £edre  ;  ni  la  raison ,  ni  la  vertu ,  ni 
les  lois ,  ne  vaincront  l'opinion  publique  tant  qu'on  ne 
trouvera  pas  l'art  de  la  changer.  Encore  une  fois ,  cet 
art  ne  tient  point  à  la  violence.  Les  moyens  étabUs 
ne  sérviroient,  s'iU  étoient  pratiqués,  qu'à  punir  les 
braves  gens  et  sauver  les  lâches  :  mais  heureusement 
ils  sont  trop  absurdes  pour  pouvoir  être  employés, 
et  n'ont  servi  qu'à  faire  changer  de  noms  aux  duels. 
Gomment  falloit-il  donc  s'y  prendre?  Il  falloit,  ce  me 
semble,  soumettre  absolument  les  combats  particu- 
liers àla  juridiction  dès  maréchaux ,  soit  pour  les  juger, 
soit  pour  les  prévenir,  soit  même  pour  les  permettre. 


A  M.  d'alembert.  g3 

Non  seulement  il  fcdloit  leur  laisser  lé  droil  d  accorder 
le  champ  quand  ils  le  jqgeroient  à  propos.;  mais  il  étoit 
important  qu ils, usassent  quelquefois  de  ce  droite  ne 
f&t-ce  que  pour  ôter  au  public  une  idée  assez  difficile 
à  détruire,  et  qui  seule  aiintille  toute  leur  autorité  ; 
savoir,  que,  dans, les  affedres  qui  passent  par-devant 
eux,  ilsj[ûgent  moins  sur  leur  propre  sentiment  que 
sur  la  volonté  du  prince.  Alors  il  n  ya^'oit  point  dehon  te , 
à  leur  demander  le  combat  dans  une  occasion  néces- 
saire ;  'il  n'y  en  avoit  pas  même  à  s'en  ^stenir  quand 
les  raisons  de  Taqicorder  n'étoient  pas  jugées  suffir 
santés;  mais  ilyenauratoujoursàleur  dire  :  Je  suis  of* 
fensé ,  Élites  en  sorte  que  je  sois  dispensé  de  me  battre. 

Par  ce  moyen,  tous  les  appels  secrets  seroient  in- 
feilliblemept  tombés  dans  le  décri,  quand  Thonneur 
offensé  pouvant  se  défendi*e  et  le  courage  se  montrer 
au  champ  d'honneur,  on  eût  très. justement  suspecté 
ceux  qui*  se  seroient  cachés  pour  se  battre ,  et  quand 
ceux  que  la  cour  d'honneur  eût  jugés  s'être  mal  ■  bat- 
tus seroient,  en  qualité  de  vils  assassins,  restés  soumis 
aux  tribunaux  criminels.  Je  conviens  que  plusieurs 
duels  n'étant  jugés  qu'après  coup,  et  d'autres  même 
étant  solennellement  autorisés,  il  en  auroit  d'abord 
coûté  la  vie  à. quelques  braves  gens;  mais  c^'eût  été 
pour  la  sauver  dans  la  suite  à.  des  infinités  d'autres  :  au 
lieu  que  du  sang  qui  se  verse  malgré  les  édita  naît  une 
raison  d^en  verser  davantage. 

Que  seroit-il  arrivé  dans  la  suite?  A  mesure  que  la 

'  Mal,  c'est-à-dire  non  seolement  en  lâche  et  avec  fraude,  mais 
iJijastement  et  sans  raison  suffisante  ;  ce  qui  se  fût  naturellement 
^lésnmé  de  toute  affairé  non  portée  au  tribunal. 


9 


94  ^    LETTRE 

« 

cour  d'honnir  aaf  oit  acquis  deraiftôrité  sur  ropinion 
du  peuple  pso*  la  sagesse  et  le  poids  de  ses  décision^, 
elle  seroit  deveaue  peu-à-peu  plus  sévère,  jus<{a^à  ce 
que' les  occasions  légitimes  se  réduisant  tout-à-feit  à 
rien,  le  point  d'honneur  eût  changé  dé  principes,  et 
que  les  duels  fussent  entièrementabolis'.  On  n  »  pas 
en  tous  ces  embarras ,  à  la  vérité  ;  mais  aussi  1  on  a  Mt 
un  établissement  inutile.  Si  les  duels  aujourd'hui  sont 
plus  rares ,  ce  n'estpas  qu'ils  soient  méprisés  ni  punis  ; 
c'est  parceque  les  moeurs  ont  changé  ■  :  et  la  preuve 
que  ce  changement  Vient  de  causes  toutes  différentes 
auxquelles  le  gouvernement  n'a  point  départ,  la  preuve 
que  l'opinion  publique  n'a  nullement  changé  sur  ce 
point,  c'est  qu'après  tant  de  soins  mal  enteadus ,  tout 
gentilhomme  qui  ne  tire  pas  raison  d'un  affront  l'épée 
à  la  main  n'est  pas  moins  désfhonoré  ^{u'auparavant. 

Une  quatrième  conséquence  de  l'objet  du  même 
établissement  est  que,  nul  homme  ne  pouvant  vivre 
civilem^it  sans  honneur,  tous  les  états  où  l'on  perte 
une  épée ,  depuis  le  prince  jusqu'au  soldat,  et  tous  les 
états  même  oti  l'on  n'en  porte  point,  doivent  ressortit* 
à  cette  cour  d'honneur ,  les  uns  pour  rendre  compte  de 

'  Autrefois  l§s  hoiomes  prenoient  querelle  au  cabaret  :  on.lea  a 
dégoûtés  de  ce  plaisir  grossier  en  leur  faisant  bon  marché  des  au- 
tres. Autrefois  ils  s*égorgeoient  pour  une  maîtresse  :  en  yivant  plus 
familièrement  avec  les  femmes,  i\ê  ont  trouyé  que  ce  n'étoit  pas  la 
peine  de  se  battre  pour  elles.  L'iyreftse«t  Tamour  ôtës,  il  resté  peu 
d'importants  sujets  de  dispute.  Dans  le  monde  on  ne  se  bat  plus 
que  pour  le  jeu.  Les  militaires  ne  se  battent  plus  que  pour  des 
passe-droits ,  ou  pour  n*étre  pas  forcés  de  quiUer  le  service.  Dans 
ce  siècle  éclaiçé  chacun  sait  calculer,  à  un  écu  près,  ce  que  valent 
son  honneur  et  sa  vie. 


A  M.   D'ALEM&ERT.  95 

leur  cotiduite  et  de' leurs  actions,  led  autres*,  de  leurs 
discours  et  de  leurs  niàxhtîes  ;  tous  également  sujets  à 
être  honorés  ou  flétri»',  selon  la  conipnmté  ou  Toppo* 
Mtum  de  leur  vie  ou  de  leurs  sentînients  aux  principes 
de  rhonneur  établis  dans  la  nation ,  et  réformés  in^ 
sensiblement  par  le  tribunal  sur  ceux  de  la  justice  et 
de  la  raison.  Borner  cette'  compétence  aux  noUés  et 
aut  militaires,  c^est  eouper  les  rejetons  et  laisser  la 
racine;  car  si  le  point  d^hôUBueur  fait  agir  la  noblesse, 
il  fait  parler  le  peuple  :  les  uns  ne  se  battent  que  par- 
œqueies  autres  les  jugent  ;  et ,  pour  changer  les  actions 
dont  restitue  publique  est  lobjet,  il  faut  aupàravatit 
changer  les  jugements  qu'on  en  porte.  Je  suis  con- 
vaincu qu^on  ne  viendra  jatnais  à  bout  d'opérer  ces 
diangements  sans  y  faire  intervenir  les  femmes  mê- 
mes, de  qui  dépend  en  grande  partie  la  manière  de 
penser  des  hommes,    v       ^ 

De  ce  principe  il  suit  encore  que  le  tribunal  doit 
être  plus  ou  moins  redouté  dans  les  diverses  Condi- 
tions, à  proportion  qu'elles  ont  plus  ou  moins  d'hon- 
neur à  perdre ,  selon  les  idées  vulgaires ,  qu'il  faut 
toujours  prendre  ici  pour  régies.  Si  l'établissement  est 
hien  jfttit,  les  grands  et  les  princes  doivent  trembler 
au  seul  nom  de  la  cour  d^honneur.  Il  auroit  fallu  qu'en 
l'instituant  on  y  eût  porté  tous  Içs  démêlés  personnels 
e»stant5  alors  entre  les  premiers  du  royaume  ;  que  lé 
tribunal  les  eût  jugés  définitivement  autant  qu'ils  pou- 
voient  l'être  par  les  feules  lois  dé  L'honneur;  que  oes 
jugements  eussent  été  sévères  ;  qu'il  y  eût  eu  des  ces- 
sions de  pas  et  de  rang  personnelles  et  indépendantes 
du  droit  des  placée ,  des  interdiction»  du  port  des 


96  LETTRE 

armes 9  ou  de  pâroitre  devant  Ja  faee  du  prince,  ou 
d'autres  punitions  semblables ,  nulles  par  ellçs-mémes, 
griéves  par  Topinion ,  j  usqu^à  Tinfeunie  indusivement , 
qu  on  auroit  pu  regarder  comme  la  peine  capitale  dé- 
cernée par  la  cour  d'honneur;  que  toutes  ces  peines 
eussent  eu,  par  le  concours  de  Fautorité  suprême  » 
les.  mêmes  effets  qu'a  naturellement  le  jugement  pu- 
blic quand  laibrce  nannulle* point  ses  décisions;' que 
le  tribunal  n  eût  point  statué  sur  dés  bagatelles,  mais 
qu'il  n'eût  jamais  ri^n  j|ait  à  demi;  que  le  roi  même  y 
eût  été  cité  quand  il  jeta  sa  canne  par  la  fenêtre ,  de 
peur,  dit-il,  de  fraj^r  un  gentilhomme"*;  qu'il -eût 
compsM^  en  accusé  avec  sa  partie;  qu'il  eût  été  jugé 
solennellement,  condamné  à  faire  réparation  au  gen- 
tilhomme pour  l'afïront  indirect  qu'il  lui  avoit  JEût  ;  et 
que  le  tribunal  lui  eût  en  même  temps  décerné  un  prix 
d'honneur  pour  la  modération  du  monarque  dans  la 
colère.  Ge^prix,  qui  devoitjetre  un  signe  très  simple, 

'  M.  de  LauzuQ.  VA.i(à,  selon  moi,  de«  coups  de  canne  Inen  no- 
blement appliqués.  * 

*  Le  fait  est  raconte  en  détail  dans  les  Mémoires  de  Saint-Simon  »  t.  X , 
pag.  89-94»  édition  de  Strasbourg;  mairce  que  Ronsseau  ne  ponvoit  sa- 
voir ,  et  ce  que  ihes  Mémoires  noas  apprennent ,  c'est  que  ces  coopi  de 
canne  si  noblement  applkfués  étoient  la  juste  punition  d'une  insolencie  de 
Ltausun  qui  est  \  peine  croyable.  Di^  temps  de  Rousseau  les  Mémoires  de 
Saint-Sinion  étoient  an  moins  connus  de  quelques  personnes ,  et  l'on  sait 
que  l^abbé  de  Voiaenon  en  avoit  fait  un  ex^'ait  pour  amuser  Louis  XV. 
Par  là  l'anecdote  de  la  canne  a  pa  se  répandre  dans  le  monde,  et  Rousseaa 
l'a  pn  entendre  rapi^brter  sans  qu'on  y  joignît  les  circonstances  qui  justi- 
fient le  roi  en  cette  occasion.  Aussi  Saint-Simon ,  en  racontant  ce  trait  àt 
Lonis  XIV,  dit>il  que  c'est  ta  plus. belle  actfon  de  sa  vie.  Cet  éloge  est  exa- 
géré sans  doute ,  mais  an  moins  il  est  vrai  de  dire  que  Louis  XIV  justement 
irrité,  mais  restant  maître  de  sa  colère,  y  montra  un  sentiment  exqnii  àt 
té  qu'il  devoit  Jk4a4Qis  anx  eonTenancet  et  I  liii*méme. 


A  M.  d'alembert.  97 

mais  visible,  porté  par  le  roi  durant  toute  sa  vie,  lui 
eût  été,  ce  me  semble,  un  omaoaent  plus  honorable 
que  ceux  de  la  royauté ,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fût 
devenu  le  sujet  des  chants  de  plus  d'un  poète.  II.  est 
certain  que,  quant  à  Thonneur,  les  rois  eux-mêmes 
soDt  soumis  plus  que  personne  au  jugement  du  public , 
etpeuyent  par  conséquent,  sans  s'abaisser, 'compa- 
roltre  au  tribunal  qui  le  représente.  Louis  Xiy  étoit 
digne  de  faire  de  ces  choses-là;  et  je  crois  qu'il  les  eût 
laites  si  quelqu'un  les  lui  eût  suggérées. 

Avec  toutes  ces  précautions  et  d'autres  semblables , 
il  e&t  fort  douteux  qu'on  eût  réussi,  parcequ'une  pa- 
reille institution  est  entièrement  contraire  à  l'esprit  de 
la  monarchie;  mais  il  est  très  sûr  que^  pour  les  avoir 
négligées,  pour  avoir  voulu  mêler  la  force  et  les  lois 
dans  des  matières  de  préjugés ^  et  changer  le  point- 
d'honneur  par  la  violence,  on  a  compromis  l'autorité 
royale ,  et  rendu  méprisables  des  lois  qui  passpient 
leur  pouvQir. 

Cependant  en  quoi  consistoit  ce  préjugé  qu'il  s'a- 
gissoit  de  détruire?  Dans  l'opinion  la  plus  extravagante 
et  la  plus  barbare  qui  jamais  entra  dans  l'esprit  hu- 
main :  savoir,  que  tous  les  devoirs  de  la  société  sont 
suppléés  par  laj3ravoure;  qu'un  homme  n'çst  plus 
fourbe,  fripon,  calomniateur;  qu'il  est  civil ^  humain, 
poli ,  quand  il  sait  se  battre  ;  que  le  mensonge  se  change 
en  vérité ,  que  le  vol  devient  légitime ,  la  perfidie  hour 
nête,  l'infidélité  louable ,  sitôt  qu'on  soutient  tout  cela 
le  fer  à  la  main  ;  qu'un  affront  es  t  toùj  ours  bien  réparé 
par  un  coup  d'épée ,  et  qu'on  n'a  jamais  tort  avec  un 
homme,  pourvu  qu'on  le  tue .  Il  y  a ,  je  l'avoue ,  une  au- 


ZI. 


gS  LETTRE 

tre  sorte  d'afiSlire  où  la  gentillesse  seméle  à  là  cruauté^ 
et  où  Ton  ne  tiie  les  gens  que  par  hasard;  c  est  celle 
où  Ton  se  bat  au  premier  sang.  Au  premier  sang  y  grand 
Keu  !  Et  qu'en  veux-tu  faire  de  ce  sang  y  bête  féroce? 
le  veux-tu  boire?  Le  nloyen  de  songer  à  ces  horreurs 
sans  émotion?  Tels  sont  les  préjugés  que  les  rois  de 
France ,  armés  de  toute  la  force  piiUique ,  ont  vaine- 
ment attaqués.  L'opinion ,  reine  du  monde ,  n  est  point 
soumise  au  pouvoir  des  rois;  ils  sont  eux-mêmes  ses 
premiers  esclaves. 

Je  finis  cette  longue  digression ,  qui  malheureuse- 
ment ne  sera  pas  la  dernière;  et  de  éet  exemple,  tïrop 
brillant  peut«-être ,  si  parva  licet  componere  magnis,  je 
reviens  à  des  applications  plus  simples.  Un  des  in&l- 
libles  effets  d'un  théâtre  étaUi  dans,  une  aussi  petite 
ville  que  la  nôtre  sera  de  changer  nos  maximes,  ou 
si  Ton  veut,  nos  préjugés  et  nos  opinions  publiques; 
ce  qui  changera  nécessairement  nos  mœurs  contre 
d'autres ,  meilleures  ou  pires ,  je  n'en  dis  rien  encore; 
;aiais  sûrement  moins  convenables  à  notre  constitu- 
tion. Je  demande ,  âionsieur ,  par  quelles  lois  efficaces 
vous  remédierez  à  cela.  Si  le  gouvernement  peut  beaH- 
coup  sur  les  mœurs ,  c'est  seulement  par  son  institu- 
tion primitive  :  quand  une  fois  il  le*  a  déterminées, 
non  seulement  il  n'a  plus  le  pouvoir  de  les  changer,  à 
moins  qu'il  ne  change ,  il  a  même  bien  de  la  peine  à 
les  maintenir  contre  les  accidents  inévitables  qui  les 
attaquent ,  et  contre  la  pente  naturelle  qui  les  altère. 
Les  opinions  publiques ,  quoique  si  difficiles  à-geuver- 
ner,  sont  pourtant  par  elles-mêmes  très  mobiles  et 
changeantes.  Le  hasard ,  mille  causes  fortuites ,  mille 


A  M.  d'alembert.  99 

circonstances  imprévues,  font  ce  que  la  force  et  la 
raison  ne  sauroient  faire  ;  ou  plutôt  c  est  précisément 
parceque  le  hasard  les  dirige  que  la  force  n  y  peut 
rien;  comme  les  dés  qui  partent  de  la  main,  quelque 
impulsion  qu  on  leur  donne,  n  en  amènent  pas  fdus 
aisément  le  point  désiré. 

Tout  ce  que  la  sagesse  hupi^ne  peut  faire  est  de 
prévenir  les  changements ,  d'arrêter  de  loin  tout  ce 
qui  les  amène  ;  mais  sitôt  qu  on  les  souffre  et  qu'on  les 
autorise,  on  est  rarement  maître  de  leurs  effets,  et 
Ton  ne^peut  jamais  se  répcmdre  de  Tétre.  Goipoient 
donc  préviendrons-nous  ceux  dont  i^ous^urons  volon* 
tairement  introduit  la  ca,use?  A  Timitation  de  Fétablisr 
sèment  dont  je  viens  de  parler ,  nous  proposerez-vous 
d'instituer  des  censeurs?  Nous  en  avons  déjà  >  ;  et  si 
toute  la  force  de  ce  tribunal  suffit  à  peîni&  pour  nmis 
nuuntenirtels  que  nous  sommes,  quaad^us  aurons 
ajouté  une  nouvelle  inclinaisœi  à  la  pente  des  mœurs, 
que  fera-tril  pour  arrêter  ce  progrès?  il  est  clair  qu'il 
n'y  pourra  plus  suffire.  La  première  marque  de  son 
impuissance  à  prévenir  les.abus  de  la  comédie  sera  de 
la  laisser  établir.  Car  il  est  aisé  de  prévoir  que  ces  deux 
établissetnents  ne  sauroient  subsister  long-temps  en- 
semble, et  que  la  comédie  tournera  les  censeurs  en 
ridicule,  ou  que  les  censeurs  feront  chasser  les  co* 
médiens. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  de  l'insuffisance 
des  lois  pour  réprimer  de  mauvaises  mœurs  eplai^saDit 
subsister  leur  cause.  On  trouvera  >  je  le  prévois ,  que , 

'  Le  consistoire ,  et  la  chambre  de  réforme. 


lOO  LETTRE 

Tesprit  rempli  des  abus  qu'engendre  nécessairement 
le  théâtre ,  et  de  l'impossibilité  générale  de  prévenir 
ces  abus ,  je  ne  réponds  pas  assez  précisément  à  lex- 
pédient  proposé ,  qui  est  d  avoir  des  comédiens  hon- 
nêtes gens,  c'est-à-dire  de  lès  rendre  tels.  Au  fond, 
cette  discussion  particulière  n'est  plus  fort  nécessaire  : 
tout  ce  que  j'ai  dit  jiSfpi'ici  des  effets  delà  comédie, 
étant  indépendant  des  mœiurs  des  comédiens ,  n'en  au- 
roit  pas  moins  lieu  quand  ils  auroient  bien  profité  des 
leçons  que  vous  nous  exhortez  à  leur  donner ,  et  qu'ils 
deviendroientparnossoinsautantdemodélesde  vertu. 
Cependant,  par  égard  au  sentiment  de  ceux  de  mes 
compati'iotes  qui  ne  voient  d'autre  danfger  dans  la 
comédie  que  le  mauvais  exemple  des  comédiens ,  je 
veux  bien  rechercher  encore  si,  même  dans  leur  sup- 
position ,  cet  expédient  est  praticable  avec  quelque  es- 
poir de  succès ,  et  s'il  doit  suffire  pour  les  tranquilliser. 
En  commençant  par  observer  les  faits  avant  de  rai- 
sonner sur  les  causes ,  je  vois  en  général  que  l'état  de 
comédien  est  un  état  de  licence  et  de  mauvaises  mœurs  ; 
que  les  hommes  y  sont  livrés  au  désordre  ;  que  les 
femmes  y  mènent  une  vie  scandaleuse;  que  les  uns  et 
les  autres,  avares  et  prodigues  tout  à-la-fois,  toujours 
accablés  de  dettes  et  toujours  versant  largent  à  plei- 
nes mains ,  sont  aussi  peu  retenus  sur  leurs  dissipa- 
tions ,  que  peu  scrupuleux  sur  les  moyens  d'y  pourvoir. 
Je  vois  encore  que  par  tout  pays  leur  profession  est 
déshonorante  ;  que  ceux  qui  l'exercent ,  exconununiés 
ou  non ,  sont  partout  méprisés  ' ,  et  qu'à  Paris  même  ^ 

'  Si  les  ÀDglois  ont  inhumé  la  cëlèbre  Oldfield  à  côté  de  leurs 
rois,  Ce  n'étoit  pas  son  métier,  mais  son  talent,  quils  vouloient 


A  M.   D'ALEMBERT.  IOI 

* 

OÙ  ils  ont  plus  de  considération  et  une  meilleure  con- 
duite que  partout  ailleurs ,  un  bourgeois  craindroit  de 
fréquenter  ces  mêmes  comédiens  qu'on  voit  tous  les 
jours  à  la  table  des  grande .  Une  troisième  observation , 
non  moins  importante,  est  que  ce  dédain  est  plus  fort 
partout  où  le^  mcéurs  sont  plu3  pures ,  et  qu'il  y  a 
des  pays  d'innocence  et  de  simplicité  où  le  métier  de 
comédien  est  presque  en  horreur.  Voilà  des  fiiits  in- 
contestables. Vous  me  direz  qu  il  n'en  résulte  que  des 
préjugés.  J'en  conviens  :  mais  ces  préjugés  étant  uni- 
versels ,  il  faut  leur  chercher  une  cause  universelle  ; 
et  je  ne  vois  pas  qu'on  la  puisse  trouver  ailleurs  que 
dans  la  profession  même  à  laquelle  ils  se  rapportent. 
A  cela  vous  répondez  que  les  comédien^  ne  se  rendent 
méprisables  que  parcequ'on  les  méprise.  Mais  pour- 
quoi les  eût-on  méprisés  s'ils  n'eussent  été  mépri- 
sables? Pourquoi  penseroit-on  plus  mal  de  leur  état 
que  des  autres,  s'il  h'avoit  rien  iqui  l'en  distinguât? 
Voilà  ce  qti'il  faudrmt  «examiner ,  peut-être,  avant  de 
les  justifier  aux  dépens  du  public. 

Je  pourrois  imputer  ces  préjugés  aux  déclamations 
des  prêtres,  si  je  ne  les  trouvois  établis  chez  les  Ro- 
mains avant  la  naissance  du  christianisme ,  et  non 
seulement  courant  vaguement  dans  l'esprit  du  peu- 
ple, mais  autorisés  par  des  lois  expresses  qui  décla- 
roient  les  acteurs  infâmes ,  leur  ôtoient  le  titre  et  les 
droits  de  citoyens  romains ,  et  mettoient  les  actrices 

honorer.  Chez  eux  les  grands  talents  anoblissent  dans  les  moindres 
états;  les  petits  avilissent  dans  les  plas  illustres.  Et,  quant  à  la 
profession  des  comédiens,  les  mauvais  et  les  médiocres  sont, mé- 
prisés à  Londres  autant  ou  plus  que  partout  ailleurs. 


lOa  LETTRE 

au  rang  des  prostituées.  Ici  toute  nutre  raison  Àm- 
que ,  hors  celle  qui  se  tire  de  la  nature  de  la  chose. 
Les  prêtres  païens  et  les  dévots ,  plus  favorables  €fm 
contraires  à  des  spectacles  qui  faisoient  partie  des 
jeux  consacrés  à  la  religion  < ,  n  avoient  aucun  intérêt 
à  les  décriier ,  et  ne  les  décrioient  pas  ep.  effet.  Cep^i- 
dunt  on  pouYoit  dès^lors  se  récrier  comme  vous  faites ', 
sur  Finconséquence  de  déshonorer  des  gens  quon 
protège ,  qii  on  paie ,  qu'on  pensionne  :  ce  qui,  à  vrai 
dàre,  ne  me  paroît  pa$  si  étrange  qu'à  vous;  car  il  e^t 
à  propos  quelquefois  que  1  état  encourage  et  protège 
de^  professions  déshonorantjss  mais  utiles ,  sans  que 
ceux  qui  les  exercent  en  doivent  être  plus  ccmsidérés 
pourcdia. 

J  m  lu  quelque  part  que  ces  flétrissures  éioient 
moins  imposées  à  de  vrais  comédien^  qu'à  dés  lus- 
sions, et  farceurs  qui  souilloient  leurs ^  jeux  d'indé- 
cence et  d'obscénités  :  mais  cette  distinction  est  in- 
soutenable ;  car  les  mots  de  comédien  et  d'histrion 
étoient  parfaitement  synonymes  $  et  n'avoient  d'autre 
différence ,  sinon  que  l'un  étoit  grec  et  l'autre  étrus- 
que. Gcérôn ,  dans  le  livre  de  ï Orateur^  appelle  his- 
trions les  deux  plus  grands  acteurs  qu'ait  jamais  eus 
Rome ,  Ésope  et  Roscius  :  dans  son  plaidoyer  pour  ce 
dernier,  il  plaint  un  si  honnête  homme  d'exercer  un 

*  Tite  Live  dit  *  que  les  jeux  scéniques  furent  introduits  à  Rome 
l'an  390,  à  Foecasion  d'une  peste  qu'il  s'agissoit  d'y  faire  cesser. 
Aujourd'hui  l'on  fermeroit  les  théâtres  pour  le  même  sujet,  et  sûre- 
ment cela  seroit  plus  raisonnable. 

*  lib.  VII,  cap.  3. 


A  M.   D'aLEMBERT.  10} 

métîar  ù  peu  honnête*.  Loin  de  di^tillgiuer  entre  le$ 
comé^us  y  h^s|2ÎQli$.  et  fsgrceurs ,  ^i  enft'e  les  acteurs 
de»  tragédies  et  ceux  4e$  comédies ,  la  loi  couvre  in- 
distmctemieiit  dv  méioe  opprobre  tpus  ceux  qui  mon- 
tent ^m  le  théâtre  :  Qmsqtds  in  scenam  prodierit,  ait 
prçstQr^  injiimi9  est**.  W  est  vrai  sei^e^ent  que  cet  op*- 
probr^  K^nhoil^  moins  sur  1^^  reps'ésçntatipn  même 
que  sw  rêtat  oti  roji  en  fai^pit  ujtétier ,  puisque  la 
jeunesse  de  Rome  représentoit  publiquement,  à  la  fin 
de^  grandes  pièces ,  les  Atellanes  ou  Exoçies  sai^s  dés* 
honneur.  A  œla  près ,  on  voit ,  dans  mil]^  endroits , 
que  tous  les  comédiens  indifféremment  étoient  escla- 
ves, et  traités  comme  tels  quand  k  public  p'étoit  pas 
ooanent  d  eux. 

Je  ne  sa<^e  qu  uu  seul  peuple  qui  9'^  pas  eu  là^ 
d«s$us  les  maximes  de  tous  le^  autres  ;  ce  sont  les 
Gr^cs.  IL  est  certain  que  chez  4^iix  la  profession  du 
théâtre  était  si  peu  déshonnéte ,  que  la  Grèce  fourmt 
des^KC^nplès  d'aoteurs  chargés  de  certaines  foutions 
publiqijbesy  soit  dans I état,  soit  en  amhafis^d^.  Mais 

*  Les  citations  ici  ne  sont  point  exactes.  Dans  son  plaidoyer 
pour  le  comédien  Roscius,  Oicéron  fait  à  la  vérité  (  §.  6)  un  bel 
éloge  de  ses  vertus  et  de  sfïlmnérite  personnel;  mais.en  cet  endroit 
comime  dans  tout  de  reste  du  plaidoyer,  on  ne  yfoix  rien  de  défa* 
vov^le  à  la  profession  que  j^oscius  exerçotf.  Qua^t  au  paot  histrion 
employé  dans  le  Traité  de  TOrateur  (  iiy.  i  ^  chap.  6i),  il  lest  dans 
l'acception  la  plus  générale,  sans  application  directe  à  Ëâope  et 
Roscius,  sans  même  aucune  idée  d'abjection  et  de  mépris  à  atta- 
eber  au  mot  lui-raéme.  Aussi  le  notiveau  tradueteur  (  M.  Levée  ) 
Ta  rendu  avec  ^raison  par  le  mot  acteurs.  (Œuvres  de  Cicéron ,  1 8 1 6-, 
tome  II,  page  533.  ) 

**  DiG. ,  lib.  II,  J.  Dehis  qui  notantur  infamid. 


I04  LETTRE 

on  pourroit  trouver  aisément  les  raisons  de  cette  ex- 
ception.  !<'  La  tragédie  ayant  été  inventée  chez  les 
Grées  anssi  bien  que  la  comédie  ,•  ils  ne  pouvoient  jeter 
d  avance  une  impression  de  mépris  sur  un  état  dont 
on  ne  connoissoit  pas  encore  les  effets;  et,  quand  on 
commença  de  les  coanottre  j  Topinion  publique  avoit 
déjà  pris  son  pli.  2"  Comme  la  tragédie  avoit  quelque 
chose  de  sacré  dans  son  origine ,  d'abord  ses  acteurs 
furent  plutôt  regardés  comme  des  prêtres  que  comme 
des  baladins.  3°  Tous  les  sujets  des  pièces  n'étant  tirés 
que  des  antiquités  nationales  dont  les  Grecs  étoieut 
idolâtres,  ilë  voyoient  dans  ces  mêmes  acteurs  moins 
des  gens  qui  jouoient  des  fables ,  que  des  citoyens 
instruits  qui  représentoient  aux  yeux  de  leurs  com- 
patriotes l'histoire  de  leur  pays.  4°  ^^  peuple,  en- 
thousiaste de  sa  liberté  jusqu^à  croire  que  les  Grecs 
étoieut  les  seuls  hofnmes  libres  par  nature  ' ,  se  rap- 
pelôit  avec  un  vif  sentiment  de  plaisir  ses  anciens 
malheurs  et  les  crimes  de  ses  maîtres.  Ces  grands  ta- 
bleaux l'krstruisoient  sans  cesse,  et  il  ne  pouvoit  se 
défendre  d'un  peu  de  respect  pour  les  organes  de  cette 
instruction.  5°  La  tragédie  n'étant  d'abord  jouée  que 
par  des  hommes ,  on  ne  voyoit  point  sur  leur  théâtre 
ce  mélange  scandaleux  d'hommes  et  de  femmes  qui 
fiEÛt  des  nôtres  autant  d'écoles  de  mauvaises  mœurs. 
6°  Enfin  leurs  spectacles  n  avoient  rien  de  la  mesqui- 
nerie de  ceux  d'aujourd'hui.  Leurs  théâtres  n'étoient 
point  élevés  par  l'intérêt  et  par  l'avarice;  ils  n'étoient 

'  Iphigénie  le  dit  en  termes  exprès  dans  la  tragédie  d'Euripide 
qui  porte  le  nom  de  cette  princesse.  * 
•  Acte  V,  scène  5. 


A  M.  d'alembert.  io5 

point  renfermés  dans  d  obscures  prisons  ;  leurs  ac- 
teurs n'avoient  pas  besoin  dé  mettre  à  contribution 
les  spectateurs,  ni  de  compter  du  coin  de  IWlles 
gens  qu'ils  voyoient  passer  la  porte ,  pour  être  sûrs 
de  leur  souper. 

I 

Ces  grands  et  superbes  spectacles ,  donnés  sous  le 
ciel ,  à  la  face  de  toute  une  nation ,  n  offroient  de  toutes 
parts  que  des  combats,  des  victoires,  des  prix,  des 
objets  capables  d'inspirer  aux  Grecs  ime  ardente  ému- 
lation ,  et  d'échauffer  leurs  cœurs  de  sentiments  d'hon- 
neur et  de  gloire.  C'est  au  milieu  de  cet  imposant  ap- 
pareil ,  si  propre  à  élever  et  remuer  l'ame ,  que  les 
acteurs,  animés  du  même  zélé,  partageoien\ ,  selon 
leurs  talents,  les  honneurs  rendus  aux  vainqueurs 
des  jeux ,  souvent  aux  premiers  hommes  de  la  nation. 
Je  ne  suis  pas  surpris  que ,  loin  de  les  avilir ,  leur  mé- 
tier,  exercé  de  cette  manière,  leur  donnât  cette  fierté 
de  courage  et  ce  noble  désintéressement  qui  sembloît 
quelquefois  élever  l'acteur  à  son  personnage.  Avec 
tout  cela ,  jamais  la  Grèce ,  excepté  Sparte ,  ne  fut  citée 
en  exemple  de  bonnes  mœurs  ;  et  Sparte ,  qui  ne  soufr 
froit  point  de  théâtre*  ,'n'avoit  garde  d'honorer  ceux 
qui  s'y  montrent. 

Revenons  aux  Romains,  qui,  loin  de  suivre  à  cet 
égard  l'exemple  des  Grecs,  en  donnèrent  un  tout 
contraire.  Quand  leurs  lois  déclaroiènt  les  comédiens 
infâmes,  étoit-ce  dans  le  dessein  d'en  déshonorer  la 
profession?  Quelle  eût  été  l'utilité  d'une  disposition  si 

*  Rousseau  a  reconnu  lui-même  la  fausseté  de  cette  assertion. 
Voyez  dans  la  Correspondance  sa  lettre  à  M.  Le  Roy,  du  4  novem- 
bre ijSS. 


Io6  LETTRE 

cruelle?  Elles  ne  la  déshonorotient  ppiat ,  elles  ren- 
doient  seulement  authentique  le  déshonneur  qui  en 
est  inséparable;  oar  jamais  les  bonnes  lois  ne  ehan- 
gent  la  nature  des  choses ,  elles  ne  font  que  la  suivre; 
et  celles-là  seules  sont  observées.  Il  ne  s'agit  donc 
pas  décrier  d abord  contre  les  pr^ugés  j  mais  de  sa- 
voir premièrement  si  ce  ne  sont  que  des  préjugés;  si 
la  profession  de  comédien  n  est  point*  en  effet  désho- 
norante en  elle-même;  car  si,  par  malheur,  elle  Test, 
nous  aurons  beau  statuer  qu  elle  ne  Test  pas,  au  lieu 
de  la  réhabiliter ,  nous  ne  ferons  que  nous  avilir  itous* 
mêmes. 

Qu'est-ce  que  le  talent  du  comédien?  L'art  de  se 
contrefaire ,  de  revêtir  un  autre  caractère  que  le  sien, 
de  paroUre  difFéirent  de  ce  qu'on  est ,  de  se  pàssioa- 
ner  de  sang  froid,  de  dire  autre  cho$e  que  ce  quon 
pense,  aussi  naturellement  que  si  Ton  le  pensoit  réel* 
lement,  et  d'oublier  enfin  sa  propre  place  à  fdH'ce  def 
prendre  celle  d'autnii.  Qu'est-ce  que  la  professjbon  du 
comédien?  Un  métier  par  lequel  il  se  donne  en  repré- 
sentation pour  de  l'argent,  se  soumot  à  l'ignoBÛnie  et  - 
aux  affropts  qu'on  achète  le  droit  de  lui  faire ,  et  met 
publiquement  sa  personne  en  vente.  J'adjure  tout 
homme  sincère  de  dire  s*il  ne  sent  pas  au  fond  de  son 
ame  qu'il  y  a  dans  ce  trafic  de  soi-même  quelque  chose  1 
de  servile  et  de  bas .  Vous  autres  philosophes ,  qui  vous  ^ 
prétendez  si  fort  au-dessus  des  préjugés ,  ne  mourriez- 
vpus  pas  tons  de  honte ,  èi ,  lâchement  travestis  en 
rois ,  il  vous  falloit  aller  faire  aux  yeux  du  public  un 
rôle  différent  du  vôtre,  et  exposer  vos  majestés  aux 
huées  de  la  populace?  Quel  est  donc,  au  fond ,  l'esprit 


A  M.  d'AL£MBERT.  lOJ 

que  le  comédien  reçoit  de  son  état?  Ua  mélange  de 
bassesse ,  de  &usseté ,  de  ridicule  orgueil ,  e%  d'indigne 
avilissement ,  qui  le  rend  propre  à  toutes  sortes  de  per» 
sonnages ,  hors  le  plus  noble  de  tous ,  ôelui  dhomme , 
qu'il  abandonne. 

Je  sais  que  le  jeu  du  comédien  n'est  pas  celui  d'un 
fourbe  qui  veut  en  imposer  ,*  qu'il  ne  prétend  pas  qu'on 
le  prenne  en  effet  pour  la  personne  qu'il  représente, 
ni  qu'on  le  cr(»e  affecté  des.  passions  qu'il  imite ,  et 
qu'en  donnant  cette  imitatiod  pour  ce  qu  elle  est  il  la 
rend  tout-à-&it  innocente.  Aussi  ne  Taccusé-je  pas' 
d'être  précisément  un  trompeur ,  mais  de  cultiver , 
pour  tout  métier,  le  talent  de  tromper  les  hommes^ 
et  de  s'ex^*cer  à  des  habitudes  cpii ,  ne  pouvant  être 
innocentes  qu'au  théâtre,  ne  servent  partout  ailleurs 
qu'à  malfaire.  Ces  hommes  si  bien  parés,  si  hien 
exerces  au  ton  de  la  galanterie  et  aux  accents  de  la 
passion ,  n^abuseront-ils  jamais  de  cet  art  pour  séduire 
de  jeunes  personnes  ?  Ces  valets  filous ,  si  subtils  de 
la  langue  et  de  la  main  sur  la  scène ,  dans  les  besoins 
d'un  métier  plus  dispendieux  que  lucratif  n'auront^ils 
jamais  de  distractions  utiles?  Ne  prendront-ils  jamais 
la  bourse  d'un  fils  prodigue  ou  d'un  père  avare  pour 
celle  de  Léandre  ou  d'Argan  >  ?  Partout  la  tentation 

'  On  a  relevé  ceci  comme  outré  et  comme  ridicule.  On  a  eu  rai- 
son.  Il  n  y  a  point  de  vice  dont  les  comédiens  soient  moins  accusés 
<}ae  de  la  friponnerie;  leur  métier,  qui  les  occupe,  beaucoup,  et 
leur  donne  même  des  sentiments  d'honneur  à  certains  égards,  les 
éloigne  d'une  telle  bassesse.  Je  laisse  ce  passage ,  parceque  |e  me 
suis  fait  une  loi  de  ne  rien  6ter  ;  mais  je  le  désavoue  hautement 
comme  une  très  grande  injustice. 


J08  LETTRE 

de  malfaire  augmenté  avec  la  facilité;  et  il  feut  que 
les  comédiens  soient  plus  vertueux  que  les  autres 
hommes ,  s'ils  ne  sont  pas  plus  corrompus. 

L'orateur,  le  prédicateur ,  pourra-t-on  me  dire  en- 
core /paient  de  leur  personne  ainsi  que  le  comédien. 
La  différence  est  très  grande.  Quand  Forateur  se  mon- 
tre, c'est  pour  parler,  et  non  pour  se  donner  en  spec- 
tacle :  il  ne  représente  que  lui-ïnéme ,  il  ne  fait  que 

« 

son  propre  rôle,  ne  parle  qu'en  son  propre  nom,  ne 
dit  ou  ne  doit  dire  que  Ce  qu'il  pense  :  Thomme  et  le 
personnage  étant  le  même  être ,  il  est  à  sa  place  ;  il  est 
dans  le  cas  de  tout  aufre  citoyen  qui  remplit  les  fonc- 
tions de  son  état.  Mais  un  comédien  sur  la  scène,  éta- 
lant d'autres  sentiments  que  les  siens,  ne  disant  que 
ce  qu'on  lui  fait  dire,  représentant  souvent  un  être 
chimérique ,  s'anéantit ,  pour  ainsi  dire ,  s'annuUe  avec 
son  héros;  et,  dans  cet  oubli  de  Thomme,  s'il  en  reste 
quelque  chose,  c'est  pour  être  le  jouet  des  specta- 
teurs. Que  dirai-je  de  ceux  qui  semblent  avoir  penr 
de  valoir  trop  par  eux-mêmes ,  et  se  dégradent  jusqu'à 
représenter  des /personnages  auxquels  ils  seroient 
bien  fâchés  de  ressembler?  C'est  un  grand  mal  sans 
doute  •  de  voir  tant  de  scélérats  dans  le  monde  faire 
des  rôles  d'honnêtes  gens;  mais  y  a-t-il  rien  de  plus 
odieux,  de  plus  choquant,  de  plus  lâche,  qu'un  hon- 
nête homme  à  la  comédie  faisant  le  rôle  d'un  scé- 
lérat, et  déployant  tout  son  talent  pour  faire  valoir 
de  criminelles  maximes  dont  lui-même  est  pénéti^ 
d'horreur? 

Si  l'on  ne  voit  en  tout  ceci  qu'une  profession  peu 
honnête,  on  doit  voir  encore  une  source  de  mauvaises 


A   M.    D'ALEMBERT.  109 

mœurs  dans  le  désordre  des  actrices,  qui  force. et  en- 
traîne celui  des  acteurs.  Mais  pourquoi  ce  désordre  est- 
il  inévitable?  Ah!  pourquoi?  Dans  tout  autre;  temps  on 
nauroit  pas  besoin  dé  le  demander;  mais,  dans  ce 
siècle  où  régnent  si  fièrement  les  préjugés  et  Terreur 
sous  le  nom  de  philosophie,  les  hommes,  abrutis  par 
leur  vain  savoir ,  ont,fermé  leur  esprit  à  la  voix  de  la 
raison ,  et  leùi:  cœur  à  celle  de  la  nature. 

Dans  tout  état,  dans  tout  pays,  dans  toute  condi- 
tion ,  les  deux  sexes  ont  entfe  eux  une  liaison  si  forte 
et  si  naturelle,  que  les  mœurs  de  Tun  décident  tou- 
jours de  celles  de  l'autre .  Non  que  ces  mœurs  sqient 
toujours  les  mêmes ,  mais  elles  ont  toujours  le  même 
degré  de  bonté ,  modifié  dans  chaque  sexe  par  les  pen- 
chants qui  luiront  propres.  Les  Angloisessont  douces 
et  timides;  les  Angloiâ  sont  durs  et  férofces.  D  où  vient 
cette  apparente  opposition?  De  ce  que  le  caractère  de 
chaque  sexe  est  ainsi  r^enfor ce,  et  que  c'est  aussi  le 
caractère  national  de  porter  tout  à  Textréme.  A  cela 
près,  tout  est  semblable.  Les  deux  sexes  aiment  à  vir 
vre  à  part  ;  tous  deux  font  cas  des  plaisirs  de  la  tdble , 
tous  deux  se  rassemblent  pour  boire  après  le  repas , 
les  hommes  du  vin,  les  femmes  du  thé,  tous,  deux  se 
livrent  au  jeu  sans  fureur;  et  s'en  font  un  métier  plu- 
tôt qu'une  passion;  tous  deux  ont  un  grand  respect 
pour  les  choses  honnêtes;  tous  deux  aiment  la  patrie 
et  les  lois;  tous  deux  honorent  la  foi  conjugale,  et, 
s'ils  la  violent,  ils  ne  se  font  point  un  honneur  de  la 
violer  ;  la  paix  domestique  plaît  à  tous  deux  :  tous  deux 
sont  silencieux  "et  taciturnes;  tous  deux  difficiles  à 
émouvoir  ;  tous  deux  emportés  dans  leiurs  passions  ; 


I  lO  LETTRE 

pour  tous  deux  lamour  est  temfale  et  tragique ,  il  dé- 
cide du  sort  de  leurs  jours  ;  il  ne  s'agit  pas  de  moins,  dit 
Murait,  que  d'y  laisser  la  raison  ou  la  vie;  eoBn  tous 
deux  se  plaisent  à  la  campagne,  etles  dames  angloises 
errent  aussi  volontiers  dans  leurs  parcs  solitaires, 
qu  elles  vont  se  montrer  à  Vauxhall.  De  ce  goût  com- 
mun pour  la  solitude  nak  aussi  celui  des  lectures 
contemplatives  et  des  ronlans  dont  TAngleterré  est 
inondée  K  Ainsi  tous  deux,  plus  recueillis  avec  eux- 
mêmes,  se  livrent  moins  à  des  imitattons  frivoles, 
prennent  mieux  le  goût  des  vrais  plaisirs  de  la  vie ,  et 
songent  moins  à  paroitre  heureux  qu  a  Fétre. 

J'ai  cité  les  Anglois  par  préférence ,  parcequ'ils  sont , 
de  toutes  les  nations  du  monde ,  celle  où  les  mœurs 
des  deux  sexes  paroissent  d'abord  le  pluç  contraires* 
De  leur  rapport  dans  ce  pays-là  nous  pouvons  conciure 
pour4e6  autres  :  toute  la  différence  consiste  en  ce  que' 
la  vie  des  femmes  est  un  développement  continuel  de 
leurs  mœurs  ;  au  lieu  que  celles  des  hommes  s  effaçant 
davantage  dans  Tuniformit^  des  affaires,  il  &ut  at- 
tendre, pour  en  juger,  de  les  voir  dans  les  plaisirs. 
Voulez- vous  donc  connoltre  les  hommes,  étudies  les 
femmes.  Ge'tte  maxime  est  générale,  et  jusque-là  tout 
le  monde  sera  d'accord  avec  moi.  Mais  si  j'ajoute  qu'il 
n'y  a  point  de  bonnes  mœurs  pour  les  femmes  hors 
d'une  vie  reûcée  et  domestique;  si  je  dis  que  les  pai* 
sibles  soins  de  la  famille  et  du  ménage  sont  leur  par^ 
tage ,  que  la  dignité  de  leor  sexe  est  dans  sa^  modestie, 

'  Hs  y  sont,  comme  les  hommes,  sublimes  ou  détestables.  On 
n*a  jamais  fait  encore,  en  quelque  langue  que  ce  soit,  de  roman 
éf^al  k  Clarisse^  ni  même  approchant. 


  M.    D'ALEMBERT.  111 

qnela  hoiijto  et  la  pudeur^nt^én  elle»  inséparables  de 
rhonnéteté,  que  rechercher  les  regards  des  hommes 
c  est  déjà  s'en  laisser  corrompre,  et  que  toute  femme 
qui  se  montre  se  déshonore;  à  Tinstant  va  s'élever- 
contre  moi  cette  philosophie  d'un  jour ,  qui  naît  et 
meurtdàns  le  coin  d'une  grande  ville,  etveutétoufFék* 
de  là  le  cri  de  la  nature  et  la  voix  unanime  du  genre 
humain.  ' 

Préjugés  populaires!  me  crie-t-<m;  petites  erreurs 
de  l'enfance  !  tromperie  des  lois  et  de  l'éducation  LLa 
pudeur  n'est  rien;  elle  n'est  qu'une  invention  des  lois 
sociales  pour  mettre  à  couvert  les  droits  des  pères 
et  des  époux ,  et  maintenir  quelque  ordre  dans  les  £ai"- 
milles.  Pourquoi  rougirions-nous  des  besoins  que  nousr 
donna  la  nature?  Pourquoi  trouverions-nous  un  modf 
de  honte  dans  un  acte  aussi  indifïiérent  en  soi  et  aussi 
utile  dfflEis  ses  effets  que  celui  qui  concourt  à  perpétuer 
l'espèce?*  Pourquoi ,  les  désirs  ^nt  égaux  des  deux 
parts ,  les  démonstrations  en  seroient*elles  différentes  ? 
Pourquoi  l'un  des  sexes  se  refuseroit-il  plus  que  l'au- 
tre aux  penchants  qui  leur  sonif  communs?  Pourquoi 
l'homme  âuroit-il  sur  ce  point  d'autres  lois' que  les 
animaux? 

Tes  pourquoi,  dit  le  dieu,  ue  finiroient  jamais. 

Mais  ce  n'est  pas  à  Thomme ,  c'est  à  son  auteur  qu'il 
les  faut  adresser.  îï'est-il  pas  plaisant  qu'il  faille  dire 
pourquoi  j'ai  honte  d'un  sentiment  naturel ,  si  cette 
honte  ne  m'est  pas  moins  naturelle  que  ce  sentiment 
même?  Autant  vaudroit  me  demander  aussi  pourquoi 
J  ai  ce  sentiment.  Est-ce  à  moi  de  rendre  compte  de  ce 


U2         .  LETTRE 

qua  fait  la  nature?  Par  cette  manière  de  raisonner, 
ceux  qui  ne  voient  pas  pourquoi  Thomme  est  existant 
devroient  nier  qu'il  existe. 

J'ai  peur  que  ces  grands  scrutateurs  des  conseils  de 
Dieu  n'aient  un  peu  légèrement  pesé  ses  raisons;  Moi, 
qui  ne  me  pique  pas  de  les  connoitre,  sj'en  crois  voir 
qui  leur  ont  échappé.  Quoi  qu'ils  en  disent,  la  honte 
qui  voile  aux  yeux  d'autrui  les  plaisirs  de  l'amour  est 
quelque  chose  :  elle  est  la  sauvegarde  commune  que 
la  nature  a  donnée  aux  deux  sexes  dans  un  état  de  foi- 
hlesse  et  d'oubli  d'eux-mêmes  qui  les  livre  à  la  merci 
du  premier  venu  :  c'est  ainsi  qu'elle  couvre  leur  som- 
meil des  ombres  de  la  nuit ,  afin  que ,  durant  ce  t^mps 
de  ténèbres,  ils  soient  moins  exposés  aux  attaques  les 
uns  des  autres  :  c'est  ainsi  qu'elle  fait  chercher  à  tout 
animal  souffrant  la  retraite  et  les  lieux  déserts,  afin 
qu'il  souffre  et  meure  en  paix  hors  des  atteintes  qu'il 
ne  peut  plus  •  repousser,   j 

A  l'égard  de  la  pudeur  du  sexe  en  particulier ,  quelle 
arme  plus  douce  eût  pu  donner  cette  même  nature  à 
celui  qu'elle  destiiinifà  se  défendre?  Les  désirs  sont 
égaux l  Qu'est-ce  à  dire?  Y  a-t-il  de  part  et  d'autre  mê- 
mes facultés  de  les  satisfaire?  Que  deviendroit  l'es- 
pèce humaine  si  l'ordre  de  l'attaque  et  de  la  défense 
étoit  changé?  L'assaillant  choisiroit,  au  hasard,  des 
temps  où  la  victoire  seroit  impossible;  l'assailli  seroit 
laissé  en  paix  quand  il  auroit  besoin  de  se  rendre,  et 
poursuivi  sans  relâche  quand  il  seroit  trop  foible  pour 
sviccbmber;  enfin  le  pouvoir  et  la  volonté,  toujours 
en  discorde ,  ne  laissant  jamais  partager  les  désirs, 


A  M.  d'alembert.  ii3 

Tamour  ne  sieroit  plus  le  soutien  de  la  nature,  il  en 
seroit  le  destructeur  et  le  fléau. 

Si  les  deux  s'exe^  avoient  également  fait  et  reçu  les 
avances,  la  vaine  importu&ité  n  eût  point  été  sauvée, 
des  feux  toujours  languissants  dans  uiîe  ennuyeuse 
liberté  ne  se  fussent  jamaisurcités ,  le  plus  doux  de 
tous  les  sentiments  eût  à  peine  effleuré  le  cœur  hu- 
main, et  son  objet  eût  été  mal  rempli.  L'obstacle  ap- 
parent qui  semble  éloigner  cet  objet  est  au  fond  ce 
qui  le  rapproche..  Les  désirs  voilés  par  la  honte  n'en 
deviennent  que  plus  séduisants;  en  les  gênant,  la  pu- 
deur les  enflamme:  ses  craintes,  ses  détours,  ses  ré- 
serves, ses  timides  aveux,  sa  tendre  et  naïve  finesse, 
disent  mieux  ce,  qu'elle  croit  taire  que  la  passion  ne 
Teût  dit  sans  elle  :  c'est  elle  qui  donne  du  prix  aux  fa- 
veurs ,  et  de  la  douceur  aux  refus.  Le  véritable  amour 
possède  en  effet  ce  que  la  seule  pudeur  lui  dispute  :  ce 
mélange  de  foiblesse  et  de  modestie  le  rend  plus  tou- 
chant et  plus  tendre;  moins  il  obtient,  plus  la  valeur 
de  ce  qu'il  obtient  en  augmente;  et  c'est  ainsi  qu'il 
jouit  à-la-fois  de  ses  privations  et  de  ses  plaisirs. 

Pourquoi ,  disent-ils ,  ce  qui  n'est  pas  honteux  à 
1  homme  le  seroit-il  à  la  femme?  pourquoi  l'un  des 
sexes  se  feroit-il  un  crime  de  ce  que  l'autre  se  croit  per- 
mis? Gomme  si  les  conséquences  étoient  les  mêmes 
des  deux  côtés  !  comme  si  tous  les  austères  devoirs  de 
la  femme  ne  dérivoientpasde  cela  seul,  qu*un  enfant 
doit  avoir  un  père  !  Quand  ces  importantes  considé- 
rations nous  manqueroient,  nous  aurions  toujours  la 
même  réponse  à  faire ,  et  toujours  elle  seroit  sans  ré- 
plique :  ainsi  l'a  voulu  la  nature,  c'est  un  crime  d'é- 

XI.  8 


Il4  LETTRE 

touffer  99  voix.  L'homme  peut  être  audacieux  »  telle 
est  sa  destination  >  ;  il  fout  bien  que  quelqu'un  se  dé- 
dare;  maiis  toute  femme  sans  pudeur  est  cx>upâble  et 
dépravée  y  parcequ  elle  foule  aux  pieds  un  sentioieiil 
naturel  à  son  sexe. 

Gomment  peut-on  disputer  la  vérité  de  ce  sentiment? 
toute  la  terre  n  en  rendit-elle  pas  Féclatant  tépioi- 
gnage ,  la  seule  comparaison  des  sexes  suffiroit  pour 

'  Distinguons  cette  audace  àe  Finsolence  et  de  la  brutalité;  car 
rien  ne  part  de  sentiments  plus  opposés  et  n'a  d'effets  pins  con- 
traires. Je  suppose  Tamour  innocent  et  Ubre,  ne  recevant  de  loi 
que  de  hn-même  ;  c'est  à  lui  i^nl  qu'il  appartient  de  présider  à  ae^ 
mystères,  et  de  former  l'union  des  personnes  ainsi  que  celle  ûes 
cœurs.  Qu'un  homme  insulte  à  la  pudeur  du  sexe ,  et  attente  avec 
violence  aux  charmes  d'un  jeune  objet  qui  ne  sent  rien  pour  lui  ; 
sa  grossièreté  n'est  point  passionnée,  die  est  outrageante;  elle 
aniionee  une  iptne  sans  moeurs ,  sans, délicatesse,  incapable  à-la^fbi» 
d'amour  et  d'honnêteté.  Le  plus  grand  prix  des  plaisirs  est  dans  le 
cœur  qui  les  donne  :  un  véritable  amant  ne  trouveroit  que  dou- 
leur, rage  et  désespoir,  dans  la  possession  même  de  ce  qu'il  aime, 
s'il  croyoil  n'en  point  être  aimé. 

Vouloir  contenter  insolemment  ses  désirs  saipâi  Faven  de  celle 
qui  les  fait  naître,  est  ^a^dace  d'un  satyre;  celle  d'un  homme  est 
de  savoir  les  témoigner  sans  déplaire,  de  les  rendre  intéressants, 
de  faire  en  sorte  qu'on  les  partage,  d'asservir  les  sentiments  avant 
d'attaquer  la  personne.  Ce  n'est  pas  encore  assez  d'être  aimé ,  les 
désirs  partagés  ne  donnent  pas  seuls  le  droit  de  les  satisfaire  ;  il 
Ca^t  de  plus  le  consentement  de  la  volpnté.  Le  cœur  accorde  en 
vain  ce  que  la  volonté  refuse.  L'honnête  homme  et  l'amant  s'en 
abstient ,  même  quand  il  poun^it  l'obtenir.  Arracher  ce  consente- 
ment tacite,  c'est  user  de  toute  la  violence  permise  en  amour.  Le 
Hre  dans  les  yeux,  le  voûr  dans  les  manières,  malgré  le  relus  de  la 
bouche ,  c'esi  Vart  de  celui  qui  sait  aimer  ;  s'il  achève  alors  d'être 
heureux ,  il  n'est  point  brutal ,  il  est  honnête  ;  il  n'outrage  point  la 
pudeur ,  il  la  respecte,  il  la  sert;  il  lui  laisse  l'honneur  de  défendre 
encore  ce  qu'elle  eût  peut-être  abandotfué. 


A  M.  d'alembert.  ii5 

la  constater.  K'est-ce  pas  la  nature  qui  pare  les  jeunes 
personnes  de  ces  traits  si  doux,  qu'un  peu  de  honte 
rend  plua  touchants  encore?  N  est-ce  pas  elle  qui  met 
dans  ïeursi  yeux  ce  regard  timide  et  tendre  auquel  on 
résiste  avec  tant  de  peine?  N-est-ce  pas  elle  qui  donne 
à  lem^  teint  plus  d'éclat  et  à  leur  peau  plus  de  finesse, 
afin  qu^une  modeste  rougeur  s'y  laissé  mieux  aper- 
cevoir? N'est-ce  pas  elle  qui  les  rend  craintives  afin 
qu elles  fuient,  et  foihlesafin  qù'eltes  cèdent?  A  quoi 
bon  leur  donner  un  cœur  plus  sensible  à  la  pitié, 
moins  de  vitesse  à  la  course,  un  corps  moins  robuste, 
une  stature  moins  haute,  dés  muscles  plus  délicats, 
si  elle  ne  les  eût  destinées  à  se  laisser  vaincre?  Assu- 
jetties aux  incommodités  de  la  grossesse,  et  a^x  dou- 
leurs de  l'enfantement ,  ce  surcroît  de  travail  èxîgeoit-il 
une  diminution  de  forces?  Mais  pour  les  réduire  à  cet 
état  pénible ,  il  les  falloit  assez  fortes  pour  ne  suc- 
eoniber  qu'à  leur  volonté,  et  assez  foibles  pour  avoir 
tû.i]^our$  un  prétexte  de  se  rendre.  Voilà  précisément 
le  point  où  les  a  placées  la  nature. 

Passons  du  raisonnement  à  l'expérience.  Si  la  pu- 
deur étoit  un  préjugé  de  la  société  et  de  Téducation, 
ce  sentiment  devroit  augmenter  dans  les  lieux  où  l'é- 
ducatipn  est  plus  soignée ,  et  où  l'on  raffine  incessam- 
me^it  sur  les  lois  sociales  ;  il  devroit  être  plus  fi)ible 
partout  où  l'on  est  resté  phis  près  de  l'état  primitif. 
C'est  tout  le  contraire  ^  Dans  nos  montagnes,   les 

'  Je  m'attends  à  l'objection  :  Les  fiemmes  sauvages  q  oot  poi^t  de 
pudeur,  car  elles  vont  nues.  Je  réponds  que  les  nôtres  en  ont  en^ 
oore  moins ,  car  elles  s'habillent.  Voyez  la  fin  de  cet  Essai ,  ayi 
sujet  4^  fiUAf  de  Lacëdémone. 

8. 


Il6  LETTRE 

femmea  sont  timides  et  modestes;  un  mot  les  fidt  rou- 
gir, elles  n'osent  lever  les  yeux  sur  les  hommes  »  et 
gardent  le  silence  devant  eux.  Dans  les  grandes  villes , 
la  pudeur  est  ignoble  et  basse  :  c  est  la  seule  chose  dont 
une  femme  bien  élevée  auroit  honte,  et  llionneur 
d  avoir  fait  rougir  un  honnête  homme  n  a[^>artient 
qu  aux  femmes  du  meilleur  air. 

L'argument  tiré  de  l'exemple  des  bétes  ne  conclut 
point  et  n'est  pas  vrai.  L'homme  n'est  point  un  chien 
ni  un  loup.  Il  ne  faut  qu'établir  dans  son  espcîce  les 
premiers  rapports  de  la  société  pour  donner  à  ses 
sentiments  une  moraUté  toujours  inconnue  aux  bétes. 
Les  animaux  ont  un  cœur  et  des  passions ,  mais  la 
sainte  image  de  Thonnéte  et  du  beau  n'entra  jamais 
que  dans  le  cœur  de  l'homme. 

Malgré  cela,  où  a-t-on  pris  que  l'instinct  ne  produit 
jamais  dans  les  animaux  des  effets  semblables  à  ceux 
que  la  honte  produit  parmi  les  hommes?  Je  vois  tous 
les  jours  des  preuves  du  contraire.  J'en  vois  se  cacher 
dans  certains  besoins ,  pour  dérober  aux  sen^  un  objet 
de  dégoût;  je  les  vois  ensuite,  au  lieu  de  fuir,  s'em- 
presser (i*en  couvrir  les  vestiges.  Que  manque^t-il  à 
ces  soins  pour  avoir  un  air  de  décence  et  d'honnêteté , 
sinon  d'être  pris  pai*  des  hommes?  Dans  leurs  amours , 
je  vois  des  caprices,  des  choix,  des  refus  concertés, 
qui  tiennent  de  bien  près  à  la  maxime  d'irriter  la  pas- 
sion par  des  obstacles .  A  l'instant  même  où  j 'écris  ceci , 
j'ai  sous  les  yeux  un  exemple  qui  le  confirme.  Deux 
jeunes  pigeons ,  dans  l'heureux  temps  de  leurs  pre- 
mières amours ,  m'offrent  un  tableau  bien  différent  dé 
la  sotte  brutaUté  que  leur  prêtent  nos  {H*étendus  sages. 


A  M.   D'aLEMBERT.  117 

La  blanche  colombe  va  suivant  pas  à  pas  son  bien- 
aimé,  et  prend  chasse  elle-même  aussitôt  qu'il  se  re- 
tourne. Beste-t-il  dans  Tinaetion ,  de  légers  coups  de 
bec  le  réveillent  :  s'il  se  retire ,  t)n  le  poursuit  ;  s'il  se 
défend,  un  petit  vol  de  six  pas  lattire  encore  :  Tinno- 
cence  deia  nature  ménage  les  agaceries  et  la  molle 
résistance  avec  un  art  quauroità  peine  la  plus  habile 
coquette.  Non ,  la  folâtre  Galatée  ne  faisoit  pas  mieux , 
etVirgile  eût  pa tirer  d'un  colôpibier  Tune  de  ses  plus 
charmantes  images^ 

Quand  on  pourroit  nier  qu'un  sentiment  particulier 
de  pudeur  fût  naturel  aux  femmes,  en  seroit-il  moins 
vrai  que,  dans  la  société,  leur  partage  doit  étreune 
vie  domestique  et  retirée ,  et  qu'on  doit  les  élever  ^ans 
des  principes  qui  s'y  rapportent?  Si  la  timidité,  la 
pudeur ,  la  modestie ,  qui  leur  sont  propres ,  sont  des 
inventions  sociales ,  il  importe  à  la  société  que  les 
femmes  acquièreat  ces  qualités ,  il  importe  de  les  cul- 
tiver en  elles  ;  et  toute  femme  qui  les  dédaigne  offense 
les  bonnes  mœurs.  Y  a-t-il  au  monde  un  spectacle  aussi 
touchant ,  aussi  respectable ,  que  celui  d'une  mère  de 
Cunille  entourée  de  seseû&nts,  réglant  les  travaux  de 
ses  domestiques ,  procurant  à  son  mari  une  vie  heu- 
reuse ,  et  gouvernant  sagement  la  maison?  C'est  là 
qu'elle  se  montre  dans  toute  la  dignité  d'une  honnête 
femme;  c'est  là  qu'elle  impose  vraiment  du  respect,' 
et  que  la  beauté  partage  avec  honneur  les  honmaages 
rendus  à  la  vertu. 

Une  maison  dont  la  maltresse  est  absente  est  un 
corps  sans  ame ,  qui  bientôt  tombe  en  corruption  ;  une 
femme  hors  de  sa  maison  perd  son  plus  grand  lustre  ; 


Il8  LETTRE 

et,«(lépoiiillée  de  ses  vrais  ornements ,  elle  se  montre 
avec  indécence.  Si  elle  a  un  mari ,  qne  cherche-t-elle 
piarmi  les  hommes?  Si  elle  n'en  a  pas,  comment  s'ex- 
pose-t-elle  à  rebuter,  par  un  maintien  peu  modeste, 
celui  qui  sêroit  tenté  de  le  devenir? Quoi  qu'elle  puisse 
ferre,  on  sent  qu'elle  n'est  pas  à  sa  place  en  public;  et 
sa  beauté  même ,  qui  plaît  sans  intéresser ,  n'est  qu'un 
,tort  de  plus  que  le  cœtir  lui  rèprodhe.  Que  cette  im- 
pi^ssion  nous  vienne  de  la  nature  ou  de  l'éducation , 
elle  est  commune  à  tous  les  peuples  du  monde  ;  par- 
tout on  considère  les  femines  à  proportion  de  leur 
modestie;  partout  on  est  convaincu  qu'en  négligeant 
les  manières  de  leur  sexe  elles  en  négligent  les  devoirs  ; 
partout  ott  voit  qu'alors ,  tournant  en  effronterie  la 
mâle  et  ferme  assurance  de  l'homme ,  elles  s'avilissent 
par  cette  odieuse  imitation  ^  et  déshonorent  à-la-fois 
leur  sexe  et  le  nôtre. 

Je  sais  qu'il  régne  en  quelques  pays  des  coutumes 
contraires;  mais  voyez  aussi  quelles  mœurs  elles  ont 
feit  naître.  Je  ne  voudrois  pas  d'autre  exemple  pour 
confirmer  mes  maximes.  Appliquons  aux  mœurs  des 
femmes  ce  que  j'ai  dit  ci-devant  de  l'honneur  qu'on 
leur  porte.  Chez  tous  les  anciens  peuples  policés  elles 
vivoient  très  renfermées  ;  elles  se  montroient  rare- 
ment en  public,  jamais  avec  des  hommes  ;  elles  ne  se 
promenoient  point  avec  eux  ;  elles  n'avoient  point  la 
meilleure  place  au  spectacle ,  elles  ne  s'y  mettoient 
point  en  montre  '  ;  il  ne  leur  étoit  pas  même  permis 

'  Au  théâtre  d'Athènes ,  les  femmes  occupoient  une  galerie  haute 
appelée  cercis ,  peu  commode  pour  voir  et  pour  être  vues  ;  mais  il 


A  M.    D'ALEMBERT.  119 

d^assister  à  tous ,  et  Ton  sait  qu'il  y  avoit  peine  de 
fDort  contre  celles  qui  s  oseroient  montrer  aux  Jeux 
olympiques. 

Dans  la  maisosi  elles  avoient  un  appartement  par- 
ticulier où  les  hommes  n'e^itroient  point.  Quand  leurs 
maris  donnoient  à  manger,  elles  se  préseatoi^it  ra- 
rement à  table;  les  honnêtes  femmes  en  sortoieat 
avant  la  fin  du  repas ,  et  les  autres  n'y  paroissoient 
pcHiit  att  commencement.  Il  n'y  avoit  aucune  assem- 
blée coaarimune  pour  les  deux  sexes;  ils  ne  passoient 
prânt  la  journée  ensemble.  Ge  soin  de  ne  passe  rassa- 
sia* les  uns  des  autres  Êiisoit  qu'on  s'en  revoyoit  avec 
plus  de  plaisir  :  il  est  sûr  qu'en  général  la  paix  dopies- 
tique  étoit  mieux  affermie ,  et  qu'il  régàoit  plus  d'union 
entre  les  époux  '  qu'il  n'en  régne  aujourd'hui. 

Tels  étoient  les  usages  des  Perses^,  des  Grecs ,  dea 
Romains,  et  même  des  .Égyptiens,  malgré  les  mau- 
vaises plaisanteries  d'Hérodote ,  qui  se  réfiutent  d'elles- 
mêmes.  Si  quelquefois  les  femmes  sortment  des  bornes 
de  cette  modestie ,  le  cri  public  montroit  que  c  étoit 
une  exception.  Que  n'a-t-on  pas  dit  de  la  liberté,  du 
sexe  à  Sparte?  On  peut  comprendre  aussi  par  la 

paroît,  par  Taventure  de  Valérie  et  de  Sylla*,  quau  cirque  de. 
Rome  elles  étoient  mêlées  avec  les  hommes. 

*  On  en  ponrroit  attribuerla  canse  à  la  facilité  du  divorce  ;  mais 
les  Grecs  en  faisoient  peu  d*u8age,  et  Rome  subsista  cinq  ceitts  ans 
avant  que  personne  s*y  prévalût  de  la  loi  qui  le  permettoit. 

•PLUTARQUE,  Vie  de  Sylla,  §.  7a. —  La  galerie  dont  il. est  parlé  dans 
cette  note  pour  le  théâtre  d'Athènes  ,   étoit  réservée  aux  femmes  honnêtes 
etqcd  lenotent  à  leur  réputation.  Quant  aux  eourtisanes,  il  paroît  qu  ^es- 
se plaçoient  toit  parmi  les  hommes,   soit  dans  une  galerie   particulière. 
^njrage  d'JnacharsiSj  cha^.  x\. 


lao  LETTRE 

Lisistrata  d'Anstophane  combien  rimpudence  des 
Athéniennes  étoit  choquante  aux  yeux  des  Grecs  ;  et, 
dans  Rome  déjà  corrompue ,  avec  quel  scandale  ne 
vit-on  point  encore  les  dames  romaines  se  présenter 
au  tribunal  des  triumvirs  ! 

Tout  est  changé.  Depuis  que  des  foules  de  barbares , 
traînant  avec  eux  leurs  femmes  dans  leurs  armées^ 
eurent  inondé  l'Europe,  la  licence  des  camps,  jointe 
à  la  froideur  naturelle  des  climats  septentrionaux, 
qui  rend  la  réserve  moins  nécessaire ,  introduisit  une 
autre  manière  de  vivre,  que  favorisèrent  les  livres  de 
chevalerie,  6à^  les  belles  dames  passoient  leur  vie  à 
se  faire  enlever  par  des  hommes ,  en  tout  bien  et  en 
tout  honneur.  Comme  ces  livres  étoient  les  écoles  de 
galanterie  du  temps,  les  idées  de  liberté  qu'ils  inspi- 
rent s'introduisirent  surtout  dans  les  cours  et  les 
grandes  villes ,  où  Ion  se  pique  davantage  de  poli- 
tesse ;  par  le  progrès  même  de  cette  politesse ,  elle  dut 
enfin  dégénérer  en  grossièreté.  G  est  ainsi  que  la  mo- 
destie naturelle  au  sexe  est  peu-à-peu  disparue ,  et  que 
les  moeurs  des  vivandières  se  sont  transmises  aux 
femmes  de  qualité. 

Mais  voulez- vous  savoir  combien  ces  usages ,  con- 
traires aux  idées  naturelles ,  sont  choquants  pour  qui 
n'en  a  pas  l'habitude?  jugez-en  par  la  surprise  et  l'em- 
barras des  étrangers  et  provinciaux  à  l'aspect  de  ces 
manières  *si  nouvelles  pour  eux.  Get  embarras  fait 
l'éloge  des  femmes  de  leurs  pays  ;  et  il  est  à  croire  que 
celles  qui  le  causent  en  seroient  moins  fières,  si  la 
source  leur  en  étoit  mieux  connue.  Ce  n'est  point 
qu'elles  en  imposent;  c'est  plutôt  qu'elles  font  rougir, 


A  M.  D'aLEMBERT.  121 

et  que  la  pudeiir,  chassée  par  la  femme  de  ses  dis- 
cours et  de  son  maintien ,  se  réfugie  dans  le  cœur  de 
Thomme. 

Revenant  maintenant  à  nos  comédiennes,  je  de- 
mande comment  un  état  dont  Tunique  objet  est  de  se 
montrer  au  public,  et  qui  pis  est,  de  se  montrer  potir 
de  largent,  conviendroit  à  d'honnêtes  fenmieç,  et 
pourroit  compatir  en  elles  avec  la  modestie  et  les 
bonnes  mœurs.  Â<t-on  besoin  même  de  disputer  sur 
les  différences  morales  des  sexes  pour  sentir  combien 
il  est  difficile  que  celle  qui  se  met  à  prix  en  présen- 
tation ne  s'y  mette  bientôt  en  personQe,  et  ne  se 
laisse  jamais  tenter  de  satisÊiire  des  désirs  qu'elle 
prend  tant  de  soin  d'exciter?  Quoi!  malgré  mille 
timides  précautions,  une  femme  honnête  et  sage, 
exposée  au  moindre  danger ,  a  bien  de  la  peine  encore 
à  se  conserver  un  cœur  à  l'épreuve;  et  ces  jeunes 
personnes  audacieuses ,  sans  autre  éducation  qu'un 
système  de  coquetterie  et  des  rôles  amoureux,  dans 
une  parure  très  peu  modeste  ' ,  sans  cesse  entourées 
d'une  jeunesse  ardente  et  téméraire,  au  milieu  des 
douces  voix  de  l'amour  et  du  plaisir,  résisteront,  à 
leur  âge ,  à  leur  cœur ,  aux  objets  qui  les  environnent, 
aux  discours  qu'on  leur  tient ,  aux  occasions  toujours 
renaissantes ,  et  à  l'or  auquel  elles  sont  d'avance  à 
demi  vendues!  Il  faudroit  nous  croire  une  simplicité 
d'enfant  pour  vouloir  nous  en  imposer  à  ce  point.  Le- 
vice  a  beau  se  cacher  dans  l'obscurité,  son  empreinte 

'  Que  sera-ce,  en  leur  supposant  la  beauté  qu*on  a  raison  d'exiger 
d'elles  ?  Voyez  les. Entretiens  sur  le  Fils  naturel.  * 
*  Oufrage  de  Diderot. 


122  iiETTRE 

«est  sur- les  fronts  ooupables  :  laudace  d'ane  femme  est 
le  signe  assuré  de  sa  honte;  c'est  pour  avoir  trop  à 
rougir  qu'elle  ne  rougit  plus  ;  et  si  quelquefois  la  pu- 
deur survit  à  la  chasteté,  que  doit-on  penser  Ae  la 
chasteté  quand  la  pudeur  même  est  éteinte? 

Suj^sons,  si  Ton  veut,  qu'il  y  ait  eu  quelques 
exceptions  ;  supposons 

Qu*il  en  soit  jusqu'à  trois  que  Ton  pourroit  nommer. 

Je  veux  bien  croire  là-dessus  ce  que  je  n'ai  jamais  ni 
vu  ni  oui  dire.  Appellerons-nous  un  métier  honnête 
celui  qui  feit  d'une  honnête  femme  un  prodige ,  et  qui 
nous  porte  à  mépriser  celles  qui  l'exercent,  à  moins 
de  compter  sur  un  miracle  continuel?  L'immodestie 
tient  si  bien  à  leur  état,  et  elles  le  sentent  si  bien  elles- 
mêmes  ,  qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  se  crût  ridicule 
de  feindre  au  moins  de  prendre  pour  elle  les  discours 
de  sagesse  et  d'honneur  qu  elle  débite  au  public.  De 
peur  que  ces  maximes  sévères  ne  fissent  un  progrès 
nuisible  à  son  intérêt,  l'actrice  est  toujours  la  pre- 
mière à  parodier  son  rôle  et  à  détruire  son  propre  ou- 
vrage. Elle  quitte ,  en  atteignant  la  coulisse ,  la  morale 
du  théâtre  aussi  bien  qde  sa  dignité;  et  si  l'on  prend 
des  leçons  de  vertu  sur  la  scène,  on  les  va  bien  vite 
oublier  dans  les  foyers. 

Après  ce  que  j'ai  dit  ci-devant,  je  n'ai  pas  besoin , 
je  crois,  d'expliquer  encore  comment  le  désordre  des 
actrices  entraîne  celui  des  acteurs ,  surtout  dans  un 
métier  qui  les  force  à  vivre  entre  eux  dans  la  plus 
grande  femiliarité.  Je  n'ai  pas  besoin  de  montrer  com- 
ment d'un  état  déshonorant  naissent  des  sentiments 


A   M-   D'ALEMBERT.  123 

déshonnétes,  ni  comment  les  vices  divisent  ceux  que 
l'intérêt  commun  devroit  réunir.  Je  ne  m'étendrai  pas 
sur  mille  sujets  de  discorde  et  dç  querelles,  que  la 
distribution  dès  rôles ,  le  partage  de  la  recette ,  le  choix 
des  pièces ,  la  jalousie  des  applaudissements ,  doivent 
exciter  sans  cesse ,  principalement  entre  les  actrices , 
sans  parler  des  intrigues  de  galanterie.  Il  est  plus  inu- 
tile encore  que  j'expose  les  effets  a^^^association  du 
laxe  et  de  la  misère ,  inévitable  e^^^ks  gens-là ,  doit 
naturellement  produire.  J'en  a^^^^trop  dit  pour 
vous  et  pour  les  hommes  raisonnables;  je  n'en  dirois 
jamais  assez  pour  les  gens  prévenus*  qui  ne  veulent 
pas  voir  ce  que  la  raison  leur  montre ,  mais  seulement 
ce  qui  convient  à  leurs  passions  ou  à  leurs  préjugés. 

Si  tout  cela  tient  à  la  profession  du  comédien,  que 
ferons-nous,  monsieur,  pour  prévenir  des  effets  iné- 
vitables? Pour  moi ,  je  ne  vois  qu'un  seul  moyen  ;  c'est 
d'ôter  la  cause.  Quand  les  maux  de  l'homme  lui  vien- 
nent de  sa  nature  ou  d  une  manière  de  vivre  qu'il  nç 
peat  changer,  les  médecins  les  préviennent-ils?  Dé- 
fendre au  comédien  d'être  vicieux ,  c'est  défendre  à 
Thomme  d'être  malade. 

S'ensuit-il  de  là  qu'il  faille  mépriser  tous  les  comé- 
diens? 1}  s'ensuit,  au  contraire,  qu'un  comédien  qui 
a  de  la  modestie,  des  mœurs,  de  l'honnêteté,  est, 
comme  vous  l'avez  très  bien  dit,  doublement  estima- 
ble ,  puisqu'il  montre  par  là  que  l'amour  de  la  vertu 
l'emporte  en  lui  sur  les  passions  de  l'homme  et  sur 
Tascendant  de  sa  profession.  Le  seul  tort  qu'on  lui 
peut  imputer  est  de  l'avoir  embrassée  :  mais  trop  sou- 
vent un  écart  de  jeunesse  décide  du  sort;  de  la  vie;  et, 


124  LETTRE 

quand  on  se  sent  nn  vrai  talent ,  qui  peut  résister  à  son 
attrait?  Les  grands  acteurs  portent  avec  eux  leur  ex- 
cuse; ce  sopt  les  mauvais  qu'il  &ut  mépriser. 

Si  j  ai  resté  si  long-temps  dans  les  termes  de  la  pro- 
position générale ,  ce  n'est  pas  que  je  n'eusse  eu  plus 
d'avantage  encore  à  l'appliquer  précisément  à  la  TÎlle 
de  Genève  :  mais  la  répugnance  de  mettre  mes  conci- 
toyens sur  la  scène  m'a  fait  différer  autant  que  je  Tai 
pu  de  parler  <^^|h*  Il  y  f^^t  pourtant  venir  à  la  fin; 
et  je  n'aurois  ^^^m  qu'imparfaitement  ma  tâche,  si 
je  ne  cherchois,  sur  notre  situation  particulière,  ce 
qui  résultera  de  l'établissement  d'un  théâtre  dans  no- 
tre ville,  au  cas  que  votre  avis  et  vos  raisons  détermi- 
nent le  gouvernement  à  l'y  souffrir.  Je  me  bornerai 
à  des  effets  si  sensibles,  qu'ils  ne  puissent  être  con- 
testés de  personne  qui  connoisse  un  peu  notre  consti- 
tution. 

Genève  est  riche,  il  est  vrai;  mais ,  quoiqu'on  ny 
voie  point  ces  énormes  disproportions  de  fortune  qui 
appauvrissent  tout  un  pays  pour  enrichir  quelques 
habitants  et  sèment  la  misère  autour  de  l'opulence, 
il  est  certain  que,  si  quelques  Genevois  possèdent 
d'assez  grands  biens,  plusieurs  vivent  dans  une  disette 
assez  dure,  et  que  l'aisance  du  plus  grand  nombre 
vient  d'un  travail  assidu,  d'économie  et  de  modéra- 
tion,  plutôt  que  d'une  richesse  positive.  Il  y  a  bien 
deç  villes  plus  pauvres  que  la  nôtre  où  le  bourgeois 
peut  donner  beaucoup  plus  à  ses  plaisirs,  parcequ^ 
le  territoire  qui  le  nourrit  ne  s'épuise  pas ,  et  que  son 
temps  n'étant  d'aucun  prix,  il  peut  le  perdre  sans 
préjudice.  Il  n'en  va  pas  ainsi  parmi  nous,  qui,  sans 


A  M.    D'ALEMBERT.  135 

terres  pour  subsister  ^  n'avons  tons  que  notre  indus- 
trie. Le  peuple  genevois  ne  se  soutient  qu^à  force  de 
travail  9  et  n^a  le  nécessaire  qu'autant  qu'il  se  refuse 
tout  superflu  :  c'est  une  des  raisons  de  nos  lois  somp- 
tuaires.  Il  me  semble  que  ce  qui  doit  d'abord  frapper 
tout  étranger  entrant  dans  Genève,  c'est  l'air  de  vie 
et  d'activité  qu'il  y  voit  régner.  Tout  s'occupe,  tout 
est  en  mouvement,  tout  s'empresse  à  son  travail  et  à 
ses  afia^res.  Je  ne  crois  pas  que  nulle  autre  aussi  pe- 
tite ville  au  monde  ofïre  un  pareil  spectacle.  Visitez  le 
quartier  Saînt-Gervais ,  toute  l'horlogerie  de  l'Europe 
y  paroit  rassemblée.  Parcourez  le  Molard  et  les  rues 
basses,  un  appareil  de  commerce  en  grand ,  des  mon- 
ceaux de  ballots ,  de  tonneaux  confusément  jetés ,  une 
odeur  d'Inde  et  de  droguerie,  vous  font  imaginer  un 
port  de  mer.  Aux  Pâquis ,  aux  Eaux-vives,  le  bruit  et 
laspect  des  &briques  d'indienne  et  de  toile  peinte 
semblent  vous  transporter  à  Zurich.  La  ville  se  mul- 
tiplie en  quelque  sorte  par  les  travaux  qui  s'y  font; 
et  j'ai  vu  des  gens,  sur  ce  premier  coup  d'œil,  en. 
estimer  je  peuple  à  cent  mille  âmes.  Les  bras,  l'em- 
ploi du  temps,  la  vigilance,  l'austère  parcimonie; 
voilà  les  trésors  du  Genevois;  voilà  avec  quoi  nous 
attendons  un  amusement  de  gens  oisifs ,  qui ,  nous 
ôtantà-la-fois  le  temps  et  l'argent,  doublera  réellement 
notre  perte. 

Genève  ne  contient  pas  vingt-quatre  mille  âmes, 
vous  en  convenez.  Je  vois  que  Lyon,  bien  plus  riche  à 
proportion ,  et  du  moins  cinq  ou  six  fois  plus  peuplé , 
entretient  exactement  im  théâtre,  et  que,  quand  ce 
théâtre  est  un  opéra,  la  ville  n'y  sauroit  suffire.  Je 


126  LETTRE 

vois  que  Paris,  la  capitale  de  la  France  et  lie  goufire 
des  richesses  de  ce  grand  royaume ,  ^n  çoXreûent  trois 

* 

assez  médiocrement,  et  un  quatrième  en  certains  temps 
de  Tannée.  Supposons  ce  quatrième  >  permanent.  Je 
vois  que ,  dans  plus  de  six  cent  mille  habitants,  ce 
rendez-vous  de  Fopulence  et  de  Foisiveté  fournit  à 
peine  journellement  au  spectacle  mille  ou  douze  cents 
spectateurs ,  tout  compensé.  Dans  le  reste  du  royaume, 
je  vois  Bordeaux ,  Rouen ,  grands  ports  de  mer  ;  je  vois 
Lille,  Strasbourg,  grandes  villes  de  guerre,  pleines 
d'officiers  oisifs  qui  passent  leur  vie  à  attendre  quil 
soit  midi  et  huit  heures ,  avoir  un  théâtre  de  comédie: 
encore  &ut-il  des  taxes  involontaires  pour  le  soutenir. 
Mais  coixibien  d  autres  villes  incomparablement  plus 
grandes  que  la  nôtre ,  combien  de  sièges  de  parlements 
et  de  cours  souveraines ,  ne  peuvent  entretenir  une 
comédie  à  demeura  ! 

Pour  juger  si  nous  sommes  en  état  de  mieux  £ûre, 
prenons  un  terme  de  comparaison  bien  connu,  tel, 
par  exemple ,  que  la  ville  de  Paris.  Je  dis  donc  que ,  si 
plus  de  six  cent  mille  habitants  ne  fournissent  journel- 
lement et  Fun  dans  l'autre  aux  théâtres  de  Paris  que 

*  Si  je  ne  compte  point  le  concert  spirituel ,  c'est  qn'au  lieu  d*être 
un  spectacle  ajouté  aux  autres,  il  n*en  est  que  le  supplément,  le 
ne  compte  pas  non  plus  les  petits  spectacles  de  la  Foire  ;  mais  anssi 
je  la  compte  toute  Tannée ,  au  lieu  qu  elle  ne  dure  p;is  six  mois. 
En  recherchant,  par  comparaison ,  s*il  est  possible  qu'une  troupe 
subsiste  à  Genève,  je  suppose  partout  des  rapports  plus  favorables 
à  Taffirmative  que  ne  le  donnent  les  faits  connus.  * 

*  Les  trois  tfaëàtces  pet  manents  à  Paris  ëtoient  leThëâlre-François,  rOpéra, 
«lia  Com^c|ie^It^<nnQ;  le  çiatriÂme  étoit  ce  Tkéâtrt  de  la  Foire  où  Firoo 
et  Lesage  ont  fait  reprëseoter  tçiites  leurs  petites  pièces. 


A  M.   D'ALEMBERT.  127 

douze  cents  spectateurs,  moins  de  vingt-quatre  mille 
habitants  n  en  fourniront  certainement  pas  plus  de 
quarante-huit  à  Genève  :  encore  faut-il  déduire  les 
gratis  de  ce  nombre,  et  supposer  qu'il  n'y  a  pas  pro- 
portionnellement moins  de  désœuvrés  à  Genève  qu  à 
Paris  ;  supposition  qui  me  parott  insout^iable. 

Or ,  si  les  comédiens  François ,  pensionnés  du  roi ,  et 
propriétaires  de  leur  théâtre ,  ont  bien^  de  la  peine  à 
se  soutenir  à  Paris  avec  une  assemblée  de  trois  cents 
spectateurs  par  représentation  ■ ,  je  demande  com- 
ment les  comédiens  de  Genève  se  soutiendront  avec 
une  assemblée  de  quarante-huit  spectateurs  pour  toute 
ressource.  Vous  me  direz  qu'on  vit  à  meilleur  compte 
à  Genève  qu'à  Paris.  Oui;  mais  les  billets  d'entrées 
coûteront  aussi  moins  à  proportion  :  et  puis  la  dé- 
pense de  la  table  n'est  ri^i  pour  des  c(unédie«is  ;  ce 
sont  les  habits ,  c'est  la  parure  qui  leur  coûte  :  il  iaudra 
Élire  venir  tout  cela  de  Paris ,  ou  dresser  des  ouvriers 
maladroits.  C'est  dans  les  lieux  où  toutes  ces  cbo&es 
sont  communes  qu'on  les  Eût  à  meilleur  marché.  Voils 
direz  encore  qu'on,  les  assujettira  à  nos  lois  somptuai- 
res.  Mais  c'est  en  vaiaqu'onvoudroit  porter  la  réforme 
sur  le  théâtre  ;  jamais  Cléopâtre  et  Xerxès  ne  goûte- 
ront notre  simplicité.  L'état  des  comédiens  étant  de 

*  Ceux  qui  ne  vont  au  spectacle  que  les  beaux  jours,' où  Tassem- 
Mëe  est  nombreuse ,  trouveront  cette  estimation  trop  folble  ;  mais 
ceui  qui,  pendant  dix  ans,  les  aairont  suivis,  comipe  moi,  bons  et 
mauvais  jours,  la  trouveront  sûrement  trop  forte.  S'il  faut  doae 
diminuer  le  nombre  journalier  de  trois  cents  spectateurs  à  Patôs, 
"  faut  diminuer  proportionnellement  celui  de  quarante-huit  à  Ge- 
nève; ce  qui  renforce  mes  objections. 


128  LETTRE 

paroître,  c'est  leur  ôter  le  goût  de  leur  métier  de  les 
en  empêcher  9  et  je  doute  que  jamais  bon  acteur  con- 
sente à  se  faire  quaker.' Enfin  Ton  peut m'objecter  que 
la  troupe  de  Genève ,  étant  bien  moins  nombreuse  que 
qelle  de  Paris,  pourra  subsister  à  bien  moindres  frais. 
D'accord:  mais  cette  dififêrence  sera-*t-elle  en  raison 
de  celle  de  quarante^huit  à  trois  cents?  Ajoutez  qu'une 
troupe  plus  nombreuse  a  aussi  l'avantage  de  pouvoir 
jouer  plus  souvent;  au  lieu  que,  dans  une  petite  troupe 
où  les  doubles  manquent ,  tous  ne  sauroîent  jouer  tous 
le^  jours;  la  maladie,  l'absence  d'un  seul  comédien 
fait  manquer  une  représentation ,  et  c'est  autant  de 
perdu  pour  la  recette. 

Le  Genevois  aime  excessivement  la  campagne;  on 
en  peut  juger  par  la  quantité  de  maisons  répandues 
autour  de  la  ville.  L'attrait  de  la  chasse  et  la  beauté  des 
environs  entretiennent  ce  goût  salutaire.  Les  portes, 
fermées  avant  la  nuit,  ôtant  la  liberté  de  la  promenade 
au-dehors ,  et  les  maisons  de  campagne  étant  si  près, 
fort  peu  de  gens  aisés  couchent  en  ville  durant  l'été. 
Chacun,  ayant  passé  la  journée  à  sTes  affaires,  part  le 
soir  à  portes  fermantes,  et  va  dans  sa  petite  retraite 
respirer  l'air  le  plus  pur  et  jouir  du  plus  charmant 
paysage  qui  soit  sous  le  ciel.  Il  y  a  même  beaucoup  de 
citoyens  et  bourgeois  qui  y  résident  toute  l'année,  et 
n'ont  point  d'habitation  dans  Genève.  Tout  cela  est 
autant  de  perdu  pour  la  comédie;  et ,  pendant  toute  la 
belle  saison,  il  ne  restera  presque,  pour  l'entretenir, 
que  des  gens  qui  n'y  vont  jamais.  A  Paris,  c'est  tout 
autre  chose  :  on  allie  fort  bien  la  comédie  avec  la  cam- 
pagne, et  toutl'été  l'on  ne  voit,  àd'heure  où  finissent 


A  M.   d'aLEMBERT.  129 

les  spectacles,  cpie  carrosses  sortir  des  portes.  Quant 
aux  gCBs  qui  couchent  en  ville ,  la  liberté  d'en  soitir  à 
toute  heure  les  tente  moins  que  les  incommodités  qui 
I  accoinpagnent  ne  les  rebutent.  On  s'ennuie  sitôt  des 
promenades  publiques,  il  faut  aller  chercher  si  loin 
la  campagne  y  Fair  en  est  si  empesté  d  immondices  et 
la  vue  si  peu  attrayante,  qu  on  aime  mieux  aller  s'eû- 
fermer  au  spectacle.  Voilà  donc  encore  une  différence 
au  désavantage  de  nos  comédiens,  et  une  moitié  de 
Tamiée  perdue  .pour  eux.  Pensez-vous,  monsieur, 
qu  ils  trouveront  aisément  sur  le  reste  à  remplir  un  si 
giand  vide?  Pour  moi ,  je  ne  vois  aucun  autre  remède 
à  cela  que  de  changer  Theufe  où  Ton  ferme  les  portes , 
d'immoler  notre  sûreté  à  nos  plaisirs ,  et  de  laisser  une 
place  forte  ouverte  pendant  la  nuit  ' ,  au  milieu  de  trois 
puissances  dont  la  plus  éloignée  n  a  pas  demi^^Ueue  à 
faire  pour  arriver  à. nos  glacis. 

Ce  n  est  pas  tout,:  il  est  impossible  qu'un  établis- 
sement si  contraire  à  nos  anciennes  maximes  soit  gé^ 
néralement  applaudi.  Goitibien  de  généreux  citoyens 
verront  avec  indignation  ce  monument  du  luxe  et  de 
la  mollesse  s'élever  sur  les  rmnes  de  notre  antique 
simplicité ,  et  menacer  dç  loin  la  liberté  publique  ! 

'  Je  sais  que  toutes  dos  ^andes  fortifications  sont  la  chose  da 
inonde  la  plus  inutile,  et  que,  quand  nous  aurions  assez  de  troupes 
pour  les  défendre ,  cela  seroit  fort  inutile  encore  :  <:ar  sûrement 
on  ne  vi«Qdra  pas  nous  assiéger.  Mais,  pour  n  avoir  point  de  siège 
à  craindre,  nous  nVa  devons  pas  moins  veiller  à  nous  garantir  df 
toute  surprise  :  rien  n*est  si  facile  que  d'assembler  des  gens  de 
guerre  à  notre  voisinage.  Nous  avons  trop  appris  Tusage  qu'on  en 
peut  faire,  et  nous  devons  songer  que  les  plus  mauvais  droits  hors 
d'une- place  se  trouvent  excellents  quand  on  est  dedans. 

XI.  9 


l3o  LETTRE 

Pensez-vous  qu'ils  iront  autoriser  cette  innovation  de 
leur  présence,  après  l'avoir  hautement  improuvée? 
Soyez  sûr  que  plusieurs  vont  sans  scrupule  au  spec- 
tacle à  Paris ,  qui  n  y  mettront  jamais  les  pieds  à  Ge- 
nève ,  parceque  le  bien  de  leur  patrie  leur  est  plus  cher 
que  leur  amusement.  Où  sera  l'imprudente  mère  qui 
osera  mener  sa  fille  à  cette  dangereuse  école?  et  com- 
bien de  femmes  respectables  croiroient  se  déshonorer 
en  y  allant  elles-mêmes  !  Si  quelques  personnes  s'abs- 
tiennent à  Paris  d'aller  au  spectacle ,  c'est  uniquement 
par  un  principe  de  religion,  qui  isûrement  ne  sera  pas 
moins  fort  parmi  nous  ;  et  nous  aurons  de  plus  les 
motifs  de  mœurs ,  de  vertu ,  de  patriotisme ,  qui  re- 
tiendront encore  ceux  que  la  religion  ne  retiendroit 
pas  ' . 

J'ai  fait  voir  qu'il  est  absolument  impossible  qu  un 
théâtre  de  comédie  se  soutienne  à  Genève  par  le  seul 
coïicoursdes  spectateurs.  Il  faudra  donc  de  deux 
choses  l'une  :  ou  que  les  riches  se  cotisent  pour  le  sou- 
tenir ,  charge  onéreuse  qu'assurément  ils  ne  seront  pas 
d'humeur  à  supporter  long-temps;  ou  que  l'état  s'en 
mêle  et  le  soutienne  à  ses  propres  frais.  Mais  comment 
le  soutiendra-t-il?  Sera-ce  en  retranchant  sur  les  dé- 
penses nécessaires ,  auxquelles  suffit  à  peine  son  mo- 
dique revenu,  de  quoi  pourvoir  à  celle-là?  ou  bien 

'  Je  n'entends  point  par  là  qu'on  puisse  être  vertueux  sans  ^^^' 
gion  :  feus  lon£;-temps  eette  opinion  trompeuse,  dont  je  suis  trop 
désabusé.  Mais  j'entends  qu'un  croyant  peut  a'abstenir  quelquefois, 
par  des  motifs  de  vertus  purement  sociales,  de  certaines  actions 
indifférentes  par  elles-mêmes  et  qui  n'intéressent  point  immédia' 
tement  la  conscience ,  comme  est  celle  d'aller  aux  spectacles  dans 
un  lieu  où  il  n'est  pa«  bon  qu'on  les  souffre. 


A  M.    DALEMBERT.  l3l 

destiuera-t-il  à  cet  usage  important  les  sommes  que  ' 
réconomie  et  l'intégrité  de  Tadministration  permet 
quelquefois  de  mettre  en  réserve  pour  les  plus  pres- 
sants besoins?  Faudra-t-il  réformer  notre  petite  gar-* 
nison,  et  garder  nous-mêmes  nos  portes?  faudra-t-il 
réduire  les  foibles  honoraires  de.  nos  magistrats?  ou 
nous  ôterons-nous  .pour  cela  toute  ressource  au  moin** 
dreaccident  imprévu?  Au  défaut  de  ces  expédients,  je 
n  en  vois  plus  qu'un  qui  soit  praticable;  c'est  la  voie 
des  taxes  et  impositions ,  c'est  d'assembler  nos  citoyens  . 
et  bourgeois  en  conseil  général  dans  le  temple  de 
Saint-Pierre ,  et  là  de  leur  proposer  gravement  d'ac- 
corder un  impôt  pour  l'établissement  de  la  comédie. 
A  Dieu  ne  plaise  que  je  croie  nos  sages  et  dignes  ma- 
gistrats capables  de  faire  jamais  une  proposition  sem- 
blable! et,  sur  votre  propre  article,  on  peut  juger 
assez  comment  «lie  seroit  reçue . 

Si  nous  avions  le  malheur  de  trouver  quelque  expé- 
dient propre  à  lever  ces  difficultés ,  ce  seroit  tant  pis 
pour  nous  ;  car  cela  ne  pourroit  se  faire  qu'à  la  faveur 
de  qaelq[ue  vice  secret  qui ,  nous  afïbiblissant  encore 
dans  notre  petitesse ,  nous  perdroit  enfin  tôt  ou  tard. 
Supposons  pourtant  qu'un  beau  zèle  du  théâtre  nous 
ftt faire  un  pareil  miracle;  supposons  les  comédiens 
bien  établis  dans  Genève ,  bien  contenus  par  nos  lois , 
la  comédie  florissante  et  fréquentée  ;  supposons  enfin 
notre  ville  dansl'état  où  vous  dites  qu'ayant<Jes  mœurs 
et  des  spectacles  elle  réuniroit  les  avantages  des  uns 
et  des  autres  :  avantages  au  reste  qui  me  semblent  peu 
compatibles j  car  celui  des  spectacles,  n'étant  que  de 


l32  LETTRE 

suppléer  aux  mœurs ,  est  nul  partout  où  les  mœurs 
existent. 

Le  premier  effet  sensible  de  cet  «tablissement.  sera , 
comme  je  Fai  déjà  dit,  une  révolution  dans  nos  usages, 
qui  en  produira  nécessairement  une  dans  nos  mœurs. 
Cette  révolution  sera-t-elle  bonne  ou  mauvaise?  c'est 
ce  qu'il  est  temps  d'examiner. 

Il  n  y  a  point  d'état  bien  constitué  où  Ton  ne  trouve 
des  usages  qui  tiennent  à  la  forme  du  gouvernement 
et  servent  à  la  maintenir.  Tel  étoit,  par  exemple,  au- 
trefois à  Londres  celui  .des  coteries,  si  mal  à  propos 
tournées  en  dérision  par  les^  auteurs  du  Spectateur. 
A  cescojteries,  ainsi  devenues  ridicules ,  ont  succédé 
les  cafés  et  lei  jaauvais  lieux.  Je  doute  que  le  peuple 
angtois  ait  beaucoup  gagné  au  change.  De3  coteries 
semblables  sont  maintenant  établies  à  Genève  sous  le 
nom  de  cercles;  et  j'ai  lieu,  monsieur,  déjuger,  par 
vGÉre  article,  que  vous  n'avez  point  observé  sans  es- 
time le  'ton  de  sens  et  de  raison  qu  elles  y  font  régner. 
Cet  usage  est  ancien  parmi  nous ,  quoique  son  nom 
ne  le  soit  pas.  Les  coteries  existoient  dans  mon  en- 
fence  sous  le  nom  de  sociétés;  mais  la  forme  en  étoit 
moins  bonne  et  moins  régulière*  L'exercice  des  armes 
qui  nous  rassemble  tous  les  printemps ,  les  divers  prix 
qu'on  tire  une  partie  de  l'année,  les  fêtes  militaires 
que  ces  prix  occasionent ,  le  goût  de  la  chasse ,  com- 
4nun  à^us  les  Genevois,  réunissant  fréquemment  les 
hommes ,  leur  donnoient  occasion  de  former  entre  eux 
des  sociétés  de  table ,  des  parties  de  campagne ,  et  en- 
fin des  liaisons  d'amitié  :  mais  ces  assemblées,  n'ayant 
pour  objet  que  le  plaisir  et  la  joie ,  ne  se  formoient 


A  M.  d'alembert.  i33 

• 

guère  qu  au  cabaret.  Nos  discordes  civiles,  où  la  né- 
cessité des  affaires  obligeoit  de  s'assembler  plus  sou- 
vent et  de  délibérer  de  sang  froid ,  firent  changer  ces 
sociétés  tumultueuses  en  des  rendez-vous  plus  hon- 
nêtes. Ces  rendez-vou^ prirent  le  nom  de  cercles;  et 
d  une  fort  triste  cause  sont  sortis  de  très  bons  effets  > . 

Ces  cercles  sont  des  sociétés  de  douze  ou  ({uin2e 
personnes  qui  louent  un  appartement  commode  qu'on 
pourvoit  à  frais  communs  de  meubles  et  de  provisions 
nécessaires.  C'est  dans  cet  appartement  que  se  rendent 
tous  les  après-midi  ceux  des  asâociés  que  leurs  affaires 
ou  leurs  plaisirs  ne  retiennent  point  ailleurs.  Ob  s'y 
rassemble;  et  là,,  chacun  se  livrant  sans  gène  aux 
amusements  de  son  goût,  on  joue,  on  cause,  on  lit, 
on  boit,  on  fume.  Quelquefois  on  y  soupe,  mais  rare- 
ment, parceque  le  Genevois  est  rangé,  et  se  plaît  à 
vivre  avec  sa  famille.  Souvent  aussi  l'on  va  se  pronie- 
ner  ensemble ,  et  les  amusements  qu'on  se  donne  sont 
des  exercices  propres  à  rendre  et  maintenir  le  corps 
robuste.  Les  femmes  et  les  filles,  de  leur  côté,  se  ras- 
semblent par  sociétés ,  tantôt  chez  l'une,  tantôt  chea 
l'auti^e.  L'objet  de  cette  réunion  est  un  petit  jeu  de 
commerce ,  un  goûter ,  et  comme  on  peut  bien  croire, 
un  intarissable  babil.  Les  hommes ,  sans  être  fort  sé- 
vèrement exclus  de  ces  sociétés ,  s'y  mêlent  assez  ra- 
rement ;  et  je  penserois  plus  mal  encore  de  ceux  qu'on 
y  voit  toujours  que  de  ceux  qu'on  n'y  voit  jamais. 

Tels  sont  les  amusements  journaliers  de  la  bour- 
geoisie de  Genève.  Sans  être  dépourvus  de  plaisir  et 

Je  parlerai  ci-après  des  inconvéuients.  ' 


l34  LETTRE 

de  gaieté ,  ces  amusements  ont  quelque  chose  de  simple 
et  d'innocent  qui  convient  à  des  mœurs  républicaines  ; 
mais ,  dès  Finstant  qu'il  y  aura  comédie ,  adieu  les  cer- 
cles^ adieu  les  sociétés!  Voilà  la  révolution  que  j'ai 
prédite,  tout  cela  tombe  nécessairement.  Et  si  vous 
m'objectez  l'exemple  de  Londres,  cité  par  moi-même, 
où  les  spectacles  établis  n'empéchoient  point  les  co- 
teries, je  répondrai  qu'il  y  a,  par  rapport  à  nous, 
une  différence  extrême  ;  c'est  qu'un  théâtre ,  qui  n'est 
qu'un  point  dans  cette  ville  immense,  sera  dans  la 
nôtre  un  grand  objet  qui  absorbera  tout. 

Si  vous  me  demandez  ensuite  où  est  le  mal  que  les 
cercles  soient  abolis Non,  monsieur,  cette  ques- 
tion ne  viendra  pas  d'un  philosophe  :  c'est  un  discours 
de  fenune  ou  déjeune  homme  qui  traitera  nos  cercles 
de  corps-de-garde ,  et  croira  sentir  l'odeur  du  tabac.  Il 
faut  pourtant  répondre;  car,  pour  cette  fois,  quoique 
je  m'adresse  à  vous,  j'écris  "pour  le  peuple,  et  sans 
doute  il  y  paroit;  mài^vous  m'y  avez  forcé. 

Je  dis  premièrement  que,  si  c'est  une  mauvaise 
chose  que  l'odeur  du  tabac,  c'en  est  une  fort  bonne 
de  rester  maître  de  son  bien ,  et  d'être  sûr  de  coucher 
chez  soi.  Mais  j'oublie  déjà  que  je  n'écris  pas  pour  des 
d'Alembert.  Il  faut  m'expliquer  d'une  autre  manière. 

Suivons  les  indications  de  la  nature,  consultons  le 
bien  de  la  société  :  noustrouverons  que  les  deux  sexes 
doivent  se  rassembler  quelquefois ,  et  vivre  ordinaire- 
ment séparés.  Je  l'ai  dit  tantôt  par  rapport  aux  femmes, 
je  le  dis  maintenant  par  rapport  aux  hommes.  Us  se 
sentent  autant  et  plus  qu'elles  de  leur  trop  intime 
commerce  :  elles  n'y  perdent  que  leurs  mœurs ,  et  nous 


A  M.  d'alëmbert.  i35 

y  perdons  à-la-fois  nos  mœurs  et  notre  constitution  ; 
car  ce  sexe  plus  foible,  hors  d'état  de  prendre  notre 
manière  de  vivre ,  tix>p  pénible  pour  lui ,  nous  force 
de  prendre  la  sienne,  trop  molle  pour  nous;  et,  ne 
voulant  plus  souffrir  de  séparation ,  faute  de  pouvoir 
se  rendre  homme,  les  femmes  nous  rendent  femmes. 

Cet  inconvénient,  qui  dégrade  Thomme,  est  très 
grand  p^nout  ;  mais  c  est  surtout  dans  les  états  comme 
le  nôtre  qu'il  importe  de  le  prévenir.  Qu'un  monarque 
gouverne  des  hommes  ou  des  femmes ,  cela  lui  doit 
être  assez  indifférent ,  pourvu  qu'il  soit  obéi  ;  mais  dans 
une  répubUque  il  faut  des  hommes  ' . 

Les  anciens  passoient  presque  leur  vie  en  plein  air , 
ou  vaquant  à  leurs  af&ires ,  ou  réglant  celles  de  l'état 
sur  la  place  publique ,  ou  se  promenant  à  la  campgae , 
dans  des  jardins ,  au  bord  de  la  mer ,  à  la  pluie ,  au  so-« 
leil,  et  presqpe  toujours  tête  nue*.  A  tout  cela  peint 

'  On  me  dira  qu'il  en  faut  aux  rois  pour  la  guerre.  Point  du  tout.. 
Au  lieu  de  trente  mille  hommes,  ils  n'ont,  par  exemple,  quà 
lever  cent  mille  femmes.  Les  femmes  lîe  manquent  pas  de  courage  : 
elles  préfèrent  l'honneur  à  la  vie  :  quand  elles  se  battent,  elles  se 
battent  bien.  L'inconvénient  de  leur  sexe  est  de  ne  pouvoir  sup- 
porter les  fatigues  de  la  guerre  et  l'intempérie  des  saisons.  Le  se- 
cret est  donc  d'en  avoir  toujours  le  triple  de  ce  qu'il  en  faut  pour 
se  battre,  afin  de  sacrifier  les  deux  autres  tiers  aux  maladies  et  à  la 
mortalité. 

Qui  croiroit  que  cette  plaisanterie ,  dont  on  voit  assez  l'appli- 
cation, ait  été  prise  en  France  au  pied  de  la  lettre  par  des  gens 
d'esprit  ? 

*  Après  la  bataille  gagnée  par  Gambyae ,  sur  Psammenite ,  ou 
distinguoit  parmi  les  morts  les  Égyptiens,  qui  avoient  toujours  la 
tête  nue,  à  lextréme  dureté  de  leurs  crânes  ;  au  lieu  que  les  Perses , 
toujours  coiffes  de  leurs  grosses  tiares,  avoient  les  crânes  si  ten- 


l36  LETTRE 

de  femmes;  mais  on  savoit  bien  les  trouver  au  besoin; 
et  nous  ne  voyons  point,  par  leurs  écrits  et  par  les 
échantillons  de  leurs  conversations  qui  nous  restent, 
que  Fesprit,  ni  le  goût,  ni  lamour  même , perdissent 
rien  à  cette  réserve.  Pour  nous,  nous  avons  pris  des 
manières  toutes  contraires  :  lâchement  dévoués  aux 
volontés  du  sexe  que  nous  devrions  protéger  et  non 
servir ,  nous  avons  appris  à  le  mépriser  en  lui  obéis- 
sant ,  à  loutrager  par  nos  soins  railleurs  ;  et  chaque 
femme  de  Paris  rassemble  dans  son  appartement  un 
sérail  d'hommes  plus  femmes  qu'elle ,  qui  savent  ren- 
dre à  la  beauté  toutes  sortes  d'hommages ,  hors  celui 
du  cœur  dont  elle  est  digiie.  Mais  voyez  ces  mêmes 
hommes,  toujours  contraints  dans  ces  prisons  volon- 
taires, se  leter ,  se  rasseoir,  aller  et  venir  sans  cesse  à 
la  cheminée',  à  la  fenêtre,  prendre  et  poser  cent  fois 
un  écran ,  feuilleter  des  hvres ,  parcourir  des  tabl  eaux , 
tourner ,  pirouetter  par  la  chambre ,  tandis  que  Tidole , 
étendue  sans  mouvement  dans  sa  chaise  longue,  na 
d  actif  que  la  languç  et  les  yeux.  D'où  vient  cette 
différence,  si  ce  n'est  que  la  nature ,  qui  impose  aux 
femmes  cette  vie  sédentaire  et  casanière ,  en  prescrit 
aux  hommes  une  tout  opposée,  et  que  cette  inquié- 
tude indique  en  eux  un  vrai  besoin?  Si  les  Orientaux, 
que  la  chaleur  du  climat  &it  assez  transpirer ,  font  peu 
d'exercice  et  ne  se  promènent  point ,  au  moins  ils  vont 
s'asseoir  en  plein  air  et  respirer  à  leur  aise  :  au  lieu 

dres ,  qu'on  les  brisoit  sans  effort.  Hérodote  lui-même  fut ,  long- 
temps après,  témoin  de  cette  différence.  * 
*  HÉRODOTE,  liv.  III,  ch.  11.  Qté  aUMÎ  par  Montaigne,  liv.  i ,  ch.  35. 


A  M.    D^ALEMBERT.  187 

qu'ici  les  femmes  ont  grand  soin  d'étouffer  leurs  amis 
dans  de  bonnes  chambres  bien  fermées. 

Si  Ton  compare  la  force  des  hommes  anciens  à  celle 
des  hommes  d  aujourd'hui ,  on  n'y  trouve  aucune  es- 
pèce d'égalité.  Nos  exercices  de  l'Académie  sont  des 
jeux  d'enfants  auprès  dé  ceux  de  l'ancienne  gymnas- 
tique :  on  a  quitté  la  paume  comme  trop  fatigante  f  on 
ne  peut  plus  voyager  à  cheval.  Je  ne  dis  rien  de  nos 
troupes.  Ou  ne  conçoit  plus  les  marches  des  armées 
grecques  et  romaines.  Le  chemin ,  le  ti^avail ,  le  fardeau 
du  soldat  romain  fatigue  seulement  à  le  lire ,  et  accable 
l'imagination.  Le  cheval  n'étoit  pas  permis  aux  offi- 
ciers d'infanterie.  Souvent  les  généraux  faisoient  à 
pied  les  mêmes  journées  que  leurs  troupes.  Jamais  les 
deux  Gâtons  n'ont  autrement  voyagé ,  ni  seuls ,  ni  avec 
leurs  armées.  Othon  lui-même ,  l'efféminé  Othon ,  mar- 
choit  armé  de  fer  à  la  tête  de  la  sienne ,  allant  au-devant 
de  Vitellius.  Qu'on  trouve  à  présent  un  seul  homme 
de  guerre  capable  d'en  faire  autant.  Nous  sommes  dé- 
chus en  tout.  Nos  peintres  et  nos  sculpteurs  se  plai- 
gnent de  ne  plus  trouver  de  modèles  comparables  à 
ceux  de  l'antique.  Pourquoi  cela?  L'homme  a-t-il  dé- 
généré? L'espèce  a-t-elle  une  décrépitude  physique 
ainsi  que  l'individu?  Au  contraire;  les  Barbares  du 
Nord,  qui  ont,  pour  ainsi  dire ,  peuplé  l'Europe  d'une 
nouvelle  race ,  étoient  plus  grands  et  plus  forts  que  les 
Romains,  qu'ils  ont  vaincus  et  subjugués.  Nous  de- 
vrions donc  être  plus  forts  nous-mêmes,  qui ,  pour  la 
plupart,  descendons  de  ces  nouveaux  venus.  Mais  les 
premiers  Romains  vi voient  en  hommes  * ,  et  trouvoient 

'  Les  Romains  ëtoicnt  les  hommes  les  plus  petits  et  les  plus  foi- 


i 


l38  LETTRE 

dans  leurs  continuels  exercices  la  vigueur  que  la  na- 
ture leur  avoit  refusée;  au  lieu  que  nous  perdons  la 
nôtre  dans  la  vie  indolente  et  lâche  où  nous  réduit  la 
dépendance  du  sexe.  Si  les  barbares  dont  je  viens  de 
parler  vivoient  avec  les  femmes ,  ils  ne  vivoient  pas 
pour  cela  comme  elles ,  c'étoient  elles  qui  avoient 
le  courage  de  vivre  comme  eux,  ainsi  que  faisoient 
aussi  celles  de  Sparte.  La  femme  se  rendbit  robuste, 
et  Thomme  ne  s'énerToit  pas. 

Si  ce  soin  de  contrarier  la  ^  nature  est  nuisible  au 
corps,  il  Test  encore  plus  à  Tesprit.  Imaginez  quelle 
peut  être  la  trempe  de  Tame  d'un  homme  uniquement 
occupé  de  l'importante  afiaire  d'amuser  les  femmes, 
et  qui  passe  sa  vie  entière  à  foire^our  elles  ce  qu  elles 
devroient  faire  pour  nous  quand  ,  épuisés  de  travaux 
dont  elles  sont  incapables ,  nos  esprits  ont  besoin 
de  délassement.  Livrés  à  ces  puériles  habitudes ,  à 

blés  de  tous  les  peuples  de  Tltalie  ;  et  cette  différence  étoit  si  grande, 
dit  Tite  Uve ,  qu'elle  s*apercevoit  au  premier  coup  d*œil  dans  les 
troupes  des  uns  et  des  autres.  Cependant  Texercice  et  la  discipline 
prévalurent  telleiÂent  suc  la  nature,  que  les  foibles  firent  ce  que 
ne  pouvoient  faire  les  forts ,  et  les  vainquirent.  * 

*  Les  recherches  les  plus  scrupoleuses  n'ont  pu  nous  faire  découvrir 
dans  Tite  Live  ancan  passage  qui  eût  qaelque  rapport  avec  Tassertioa  qui 
Ini  est  attribnée  dans  cette  note.  D'ailleurs  un  trait  qussi  saillant  n'eut  pa 
manquer  d'être  saisi  par  Montesquieu  ou  par  Machiavel,  et  leurs  ouvrages 
n'en  offrent  aucune  trace.  César  (  de  Bello  GalL  ,  lib.  i ,  cap.  3o  )  dit  à  la 
vérité  que  la  petite  stature  de  ses  soldats  étoit  pour  les  Gaulois  qu^  avoit  à 
combattre  un  siig^t  de  mépris.  Végéce  ({fe  Re  miUt. ,  lib.  i  ,  cap.  i  )  s'ex- 
prime h  peu  près  dans  le  même  sens  en  parlant  des  Ganlois,  des  Germaios 
et  des  Espagnols.  Mais ,  dans  la  comparaison  à  faire  des  Romains  avec  les 
antres  peuples  de  l'Italie ,  auciin  trait  semblable  ne  se  trouve  dans  Tite  live.' 
Tout  dispose  donc  à  croire  que  Rousseau  ne  le  cite  ici  que  sur  la  foi  de 
quelque  écrivain  moderne  dont  il  ne  s'est  pas  donité  la  peine  d'examiner  a 
fond  le  témoignage. 


A  M.  d'alembert.  i3g 

quoi  pourrions-nous  jamais  nous  élever  de  grand? 
Nos  talents ,  nos  écrits  se  sentent  de  nos  frivoles  occu- 
pations 1  ;  agréables ,  si  Ton  veut ,  mais  petits  et  froids 
comme  nos  sentiments,  ils  ont  pour  tout  mérite  ce 
tour  facile  quon  n  a  pas  grand'peine  à  donner  à  des 
riens.  Ces  foules  d'ouvrages  éphémères  qui  naissent 
journellement,  n'étant  faits  que  pour  amuser  des 
femmes,  et  n  ayant  ni  force  ni  profondeur,  volent 
tous  de  la  toilette  au  comptoir.  C'est  le  moyen  de 
récrire  incessamment  les  mêmes ,  et  de  les  rendre  tou- 
jours nouveaux.  On  m  en  citera  deux  ou  tras  qui 
serviront  d'exceptions;  mais  moi,  j'en  citerai  cent 

'  L«s  femmes  en  général  n'aiment  aucun  art ,  né  se  connoissent 
à  aucun,  et  n*ont  aucun  génie.  Elles  peuvent  réussir  au^  petits 
ouvrages  qui  ne  demandent  que  de  la  légèreté  d'esprit,  du  goût, 
de  la  grâce,  quelquefois  même  de  la  philosophie  et  du  raisonne- 
ment. Elles  peuvent  acquérir  de  la  science,  de  Uçrudition,  des  ta- 
lents, et  tout  ce  qui  s'acquiert  à  force  de  travail.  Mais  ce  feu  céleste 
qui  échauffe  et  embrase  l'âme ,  ce  génie  qui  consume  et  dévore, 
cette  hrûlante  éloquence,  ces  transports  sublimed  qui  portent  leurs 
ravissements  jusqu'au  fond  des  cœurs,  manqueront  toujours  aux 
eciQts  des  femmes  :  ils  sont  tous  froids  et  jolis  comme  elles  :  ils 
auront  tant  d'esprit  que  vous  voudrez,  jamais  d'ame;  ils  seroient 
cent  fois  plutôt  sensés  que  passionnés.  Elles  ne  savent  ni  décrire  ni 
sentir  l'amour  même.  La  seule  Sapho,  que  je  sache,  et  une, autre', 
méritèrent  d'être  exceptées.  Je  parierois  tout  au  monde  que  les 
I^res  Portugaises  ont  été  écritlss  par  un  homme  *.  Or,  partout  où 
dominent  les  femmes ,  leur  goût  doit  aussi  dominer  :  et  voilà  ce  qui 
«éterroine  celui  de  notre  siècle. 

*  On  sait  posiiivement  aujourd'hui  que  ces  Tiellres,  dont  M.  Barbier  a 
«looné  en  1806  ane  nouvelle  édition  ,  sont  rëellement  d'une  religieuse  por- 
tugaise qui  s'appebit  Mariamne  Alcaforada ,  et  qu'elles  furent  adressées 
ao  comte  de  Ghamilly,  dit  alors  comte  He  Saint-Léger.  Voyei  la  Noike  de 
M. Barbier  en  tête  de  son  édition,  ei  le  feuilleton  du  Journal  de  t Empire , 
du  5  janvier  1810. 


/ 


l4o  LETTRE 

mille  qui  confirmeront  la  régie.  C'est  pour  cela  que  Ja 
plupart  des  productions  de  notre  âge  passeront  avec 
lui  ;  et  la  postérité  croira  qi^'on  fit  bien  peu  de  livre» 
dans  pe  même  siècle  où  Ton  en  fait  tant. 

Il  ne  seroit  pas  difficile  de  montrer  qu'au  lieu  de 
gagber  à  ces  usages,  les  femmes  y  perdent.  On  les 
flatte  sans  les  aimer;,  on  lés  sert  sans  les  honorer: 
elles  sont  entourées  d  agréables ,  mais  elles  n'ont  plus 
d'amants  ;  et  le  pis  est  que  les  premiers ,  sans  avoir 
les  sentiments  des  autres ,  n'en  usurpent  pas  mpins 

tous  les  droits.  La  société  des  deux  sexes ,  devenue 

« 

trop  commune  et  trop  facile ,  a  produit  ces  deux  effets , 
et  c'est  ainsi  que  l'esprit  général  de  la  galanterie 
étoufFe  à-la-fois  le  génie  et  l'amour. 

Pour  moi,  j'ai  peine  à  concevoir  comment  on  rend 
assez  peu  d'honneur  aux  fen^mes  pour  leur  oser 
adresser  sans  cesse  ces  fades  propos  galants  ^  ces  com- 
pliments insultants  et  moqueurs,  auxquels  on  ne 
daigne  pas  même  donner  un  air  de 'bonne  foi:  les 
outrager  par  ces  évidents  mensonges,  n'est-ce  pas 
leur  déclarer  assez  nettement  qu'on  ne  trouve  aucune 
vérité  obligeante  à  leur  dire?  Que  l'amour  se  fasse 
illusion  sur  les  cpalités  de  ce  qu'on  aime ,  cela  n'arrive 
que  trop  souvent;  mais  est-il  question  d'amour  dans 
tout  ce  maussade  jargon?  ceux  mêmes  qui  s'en  ser- 
vent ne  is'en  sei'vçnt-ils  pas  également  pour  toutes  les 
femmes?  et  ne  seroient-ils  pas  au  désespoir  qu'on  les 
crût  sérieusement  amoureux  d'une  seule?  Qu'ils  ne 
s'en  inquiètent  pas.  Il  faudroit  avoir  d'étranges  idées 
de  l'amour  pour  les  en  croire  capables ,  et  rien  n'est 
plus  éloigné  de  son  ton  que  celui  de  la  galanterie.  De 


A   M.    D'ALEMBERT.  i4i 

la  manière  que  je  conçois  cette  passion  terrible ,  son 
trouble,  ses  égarements,  ses  palpitations,  ^es  trans- 
ports, ses  brûlantes  expressions,  son  silence  plus 
énergique,  ses  inexprimables  regards,  que  leur  timi- 
dité rend  téméra;ires,  et  qui  montrent  les  désirs  par  la 
cminte  ;  il  me  semble  qu'après  un  langage  aussi  véhé- 
ment, si  lamant  venoit  à  dire  une  seule  fois.  Je  vous 
aime^  Famante  indignée  lui  diroit,  f^ous  ne  rn  aimez 
plus,  et  ne  le  reverroit  de  sa  vie. 

Nos  cercles  conservent  encore  parmi  nous  quelque 
image  des  moeurs  antiques.  Les.  hommes  entre  eux , 
dispensés  de  rabaisser  leurs  idées  à  la  portée  des 
femmes  et  d'habiller  galamment  la  raison,  peuvent  se 
livrer  à  des  discours  graves  et  sérieux  sans  crainte  d^ 
ridicule.  On  ose  parler  de  patrie  et  de  vertu  sans  passer 
pour  rabâcheur;  on  ose  être  soi-même  sans  s'asservir 
aux  maximes  d'une  caillette.  Si  le  tour  de  la  conver- 
sation devient  làoins  poli ,  les  raisons  prennent  plus 
de  poids;  on  né  se  paie  point  de  plaisanterie  ni  de 
gentillesse;  on  ne  se  tire  point  d'affaire  par  de  bons 
mots;  on  ne  se  ménage  point  dans  la  dispute;  chacun, 
se  sentant  attaqué  de  toutes  les  forces  de  son  adver- 
saire ,  est  obligé  d'employer  toutes  les  siennes  pour  se 
défendre.  Voilà  comment  lespritacquiert  dé  la  justesse 
.et  de  la  vigueur. .  S'il  se  mêle  à  tout  cela  quelques 
propos  licencieux,  il  ne  faut  point  trop  s'en  effarou- 
cher; les  moins  grossiers  ne  sont  pas  toujours  les  plus 
honnêtes ,  et  ce  langage  un  peu  rustaud  est  préférable 
eucore  à  ce  style  plus  recherché,  dans  lequel  les  deux 
sexes  se  séduisent  mutuellement  et  se  famiUarisent 
décemment  avec  le  vice,  La  manière  de  vivre,  plus 


l42  LETTRE 

conforme  aux  inclinations  de  Thomme,  est  aussi 
mieux  assortie  à  son  tempérament  :  on  ne  reste  point 
toute  la  journée  établi  sur  une  chaise;  on  se  livre  à 
des  jeux  d'exercice,  on  va,  on  vient;  plusieurs  cer- 
cles se  tiennent  à  la  campagne,  d'autres  s'y  rendent. 
On  a  des  jardins  pour  la  promenade,  des  cours  spa- 
cieuses pour  s'exercer,  un  grand  lac  pour  nager ,  tout 
le  pays  ouvert  pour  la  chasse  ;  et  il  ne  feut  pas  croire 
qup  cette  chasse  se  fasse  aiissi  commodément  qu'aux 
environs  dé  Paris ,  où  l'on  trouve  le  gibier  sous  ses 
pieds  et  où  l'on  tire  à  cheval.  Enfin  ces  honnêtes  et 
innocentes  institutions  rassemblent  tout  ce  qui  peut 
contribuer  à  former  dans  les  mêmes  hommes  des  amis, 
des  citoyens ,  des  soldats,  et  par  conséquent  tout  ce 
qui  convient  le  mieux  à  un  peuple  libre. 

On  accuse  d'un  défaut  les  sociétés  des  femmes, 

« 

c'est  de  les  rendre  naédisantes  et  satiriques;  et  Ton 
peut  bien  comprendre  en  effet  que  les  anecdotes  d'une 
petite  ville  n'échappent  pas  à  ces  comités  féminins; 
on  pense  bien  aussi  que  les  naaris  absents  y  sont  peu 
ménagés;  et  que  toute  femme  jolie  et  fêtée  na  pas 
beau  jeu  daiis  le  cercle  de  sa  voisine.  Mais  peut-être 
y  a-t-il  dans  cet  incpnvénient  plus  de  bien  que  de  mal, 
et  toujours  est-il  incontestablement  moindre  que  ceux 
dont  il  tient  la  place  ;  car  lequel  vaut  le  mieux  qu'une 
fenune  dise  avec  ses  amieé  du  mal  de  son  mari,  ou 
que,  tête  à  tête  avec  un  homme,  elle  lui  en  fesse; 
qu'elle  critique  le  désordre  de  sa  voisine ,  ou  qu  elle 
l'imite?  Quoique  les  Genevoises  disentassez  librement 
ce  qu'elles  savent,  et  quelquefois  ce  qu'elles  conjec- 
turent, elles  ont  une  véritable  horreur  de  la  calomnie, 


A  M.  p'ALEMBERT.  l43 

et  Ton  ne  leur  entendra  jamais  intenter  contre  autrui 
des  accusations  qu'elles  croient  fausses;  tandis  qu'en 
d  autres  pays  les  femmes ,  également  coupables  par 
leur  silence  et  par  leurs  discours ,  cachent ,  de  peur  de 
représailles ,  le  mal  qu'elles  savent ,  et  publient  par 
vengeance  celui  qu'elles  ont  inventé. 

Combien  de'  scandales  publics  ne  retient  pas  la 
crainte  de  ces  sévères  observatrices!  Elles  font  pres- 
que dans  notre  ville  la  fonction  de  censeurs.  C'est  ainsi 
que ,  dans  les  beaux  temps  de  Rome ,  les  citoyens , 
surveillants  les  uns  des  autres ,  s'accusoient  publique- 
ment par  zélé  pour  la  justice  :  mais  quand  Rome  fut 
corrompue ,  et  qu'il  ne  resta  plus  rien  à  faire  pour  les 
bonnes  mœurs  que  de  cacher  les  mauvaises,  Ja  haine 
des  vices  qui  les  démasque  en  devint  un.  Aux  citoyens 
zélés  succédèrent  des  délateurs  infâmes  ;  et  au  lieu 
qu'autrefois  les  bons> accusoient  les  méchants,  ils  en 
lurent  accusés  à  laur  tour.  Grâce  au  ciel ,  nous  sommes 
loin  d'un  terme  ai  funeste.  Nous  ne  sommes  point  ré- 
duits à  nous  cacher  à  nos  propres  yeux  de  peur  de 
nous  faire  horreur.  Pour  moi,  je  n'en  aurai  pas  meil- 
leure opinion  des  femmes,  quand  elles  seront  plus 
circonspectes  :  on  se  jménagera  davantage  quand  on 
aura  plus  de  raisons  de  se  ménager ,  et  quand  cha- 
cuae  aura  besoin  pour  elle-même  de  la  discrétion  dont 
elle  donnera  l'exemple  aux  autres. 

Qu'on  ne  s'alarme  donc  point  tant  du  caquet  des 
sociétés  de  femmes.  Qu'elles  médisent  tant  qu'elles 
voudront,  pourvu  qu'elles  médisent  entre  elles.  Des 
femmes  véritablement  corrompues  ne  sauroient  sup- 
porter long-temps  cette  manière  de  vivre  ;  et ,  quel- 


l44  LETTRE 

que  chère  que  leur  pût  être  la  médisance ,  elles  vou- 
droient  médire  avec  des  hommes.  Quoi  qu'on  m  ait 
pu  dire  à  cet  égard,  je  n'ai  jamais  vu  aucune  de  ces 
sociétés  sans  un  secret  mouvement  d'estime  et  de  res- 
pect pour  celles  qui  la  composoient.  Telle  est ,  me 
disois-je ,  la  destination  de  la  nature ,  qui  donne  diffé- 
rents goûts  aux  deux  sexes ,  afin  qu'ils  vivent  séparés 
et  chacun  à  sa  manièi'e  '.  Ces  aimables  persoimes  pas- 
sent ainsi  leurs  jours ,  livrées  aux  occupations  qui 
leur  conviennent,  ou  à  des  amusements  innocents  et 
simples ,  très  propres  à  toucher  un  cœur  honnête  et 
à  donner  bonne  opinion  d'elles.  Je  ne  sais  ce  qu'elles 
ont  dit,  mais  elles  ont  vécu  ensemble;  elles  ont  pu 
parler  des  hommes ,  mais  elles  se  sont  passées  d'eux; 
et  tandis  qu'elles  critiquoient  si  sévèrement  la  con- 
duite des  autres ,  au  moins  la  leur  étoit  irréprochable. 
Les  cercles  d'hommes  ont  aussi  leurs  inconvé- 
nient^ ,  sans  doute  :  quoi  d'humain  n'a  pas  les  siens? 
On  joue ,  on  boit,  on  s'enivre ,  on  passe  les  nuits  :  tout 
cela  peut  être  vrai ,  tout  cela  peut  être  exagéré.  Il  y  a 
partout  mélange  de  bien  et  de  mal ,  mais  à  diverses 
mesures.  On  abuse  de  tout  :  axicmie  trivial,  sur  lequel 
on  ne  doit  ni  .tout  rejeter  ni  tout  admettre.  La  règle 

'  Ceprinmpe,  auquel  tiennent  toutes  bonnes  mœurs,  est  déve- 
loppé d'une  manière  plus  claire  et  plus  étendue  dans  un  manoscnt 
dont  je  suis  dépositaire,  et  que  je  me  propose  de  publier,  s'il  me 
reste  assez  de  temps  pour  cela,  quoique  cette  annonce  ne  soit  guère 
propre  à  lui  concilier  d'avance  la  faveur  des  dames. 

On  comprendra  facilement  que  le  manuscrit  dont  je  parloisdans 
cette  note  étoit  celui  de  la  Nouvelle  Hélo'ise ,  qui  parut  deux  ans 
après  cet  ouvrage.  * 

*  Vo^ez  la  quatrième  Partie ,  lettre  z. 


A  M.  D*ALEMBERT.  l45 

pour  choisirl^t  simple.  Quand  le  bien  surpasse  le 
mal ,  la  chose  doit  être  admise  malgré  ses  inconvé- 
nients ;  quand  le  mal  surpasse  le  bien ,  il  la  faut  re- 
jeter même  avec  ses  avantages.  Quand  la  chose  est 
bomie  en  elle-même  et  n'est  mauvaise  que  dans  ses 
abus ,  quand  les  abus  peuvent  être  prévenus  sans 
beaucoup  de  peine,  ou  tolérés  sans  grand  préjudice, 
ils  peuvent  servir  de  prétexte  et  non  de  raison  pour 
abolir  un  usage  utile  :  mais  ce  qui  est  mauvais  en  soi 
sera  toujours  mauvais  ' ,  quoi  qu'on  fasse  pour  en 
tirer  un  bon  usage.  T«lle  est  la  différence  essentielle 
des  cercles  aux  spectacles. 

Les  citoyens  d  un  même  état,  les  habitants  d'une 
même  ville ,  ne  sont  point  des  anachorètes ,  ils  ne 
sauroient  vivre  toujours  seuls  et  séparés  :  quand  ils 
le  pourroient ,  il  ne  faudroit  pas  les  y  contraindre. 
II  n'y  a  que  le  plus  iarouche  despotisme  qui  s'alarme 
à  la  vue  de  sept  ou  huit  hommes  assemblés ,  crai- 
gnant toujours  que  leurs  entretiens  ne  roulent  sur 
leurs  misères. 

Or,  de  toutes  les  sortes  dé  liaisons  qui  peuvent  ras- 
sembler les  particuliers  dans  une  ville  comme  la  nôtre , 
les  cercles  forment ,  sans  contredit ,  la  plus  raisonna- 
ble, la  plus  honnête,  et  la  moins  dangereuse,  parce- 
qu'elle  ne  veut  ni  ne  peut  se  cacher,  qu'elle  est  publi- 
que, permise,  et  que  l'ordre  et  la  règle  y  régnent.  Il 
est  même  facile  à  démontrer  que  les  abus  qui  peuvent 
en  résulter  naitroient  également  de  toutes  les  autres, 
ou  qu'elles  en  produiroient  de  plus  grands  encore. 

'  Je  parie  dans  Tordre  moral  :  car  dans  l^ordre  physique  il  n*y  a 
rien  d'absolument  mauvais.  Le  tout  est  bien. 


l46  LETTRE 

Avant  de  soQger  h  détruire  un  usage ^jpbli?  on  doit 
avoir  bieiï  pesé  ceux  qui  s'introduiront  à  sa  place. 
Quiconque  en  pourra  proposer  un  qui  soit  praticable 
et  duquel  ne  résulte  aucun  ^us,  qu'il  le  propose,  et 
qu'ensuite  les  cerclas  soient  abolis;  à  la  bonne  heur^. 
Ep  attendant ,  laissons ,  s'il  le  faut ,  passer  la  nuit  à 
boire  à  ceux  qui ,  sans  cela ,  Içi  passeroient  peut-être 
à  faire  pis. 

Toute  intempérance  est  vicieuse,  et  surtout  celle 
qui  nous  Qte  la  plus  noble  de  no«i  facultés.  L'excès  du 
vin  dégrade  l'homme ,  aliène  a^  moins  sa  raisop  poqr 
un  temp5,  e):  l'abrutit  à  la  longue.  Mais  enfin  le  goût 
du  vin  n'est  pas  un  crime;  il  en  fait  rarement, com- 
mettre ;  il  rend  l'homme  stupide  et  non  pas  méchant  k 
Poui»  une  querelle  passagère  qu'il  cause ,  il  fqrme  cent 
attachements  durables.  Généralement  parlant,  les  bu- 
veurs ont  de  la  cordialité,  de  la  fi'anchisç;  ils  sont 
presque  tous  bons ,  droits ,  justes ,  fidèles ,  braves  et 
honnêtes  gen^,  à  leur  défaut  près.  En  as^ra>t-on  dire 
autant  des  vices  qu'on  substitue  à  celui-là?  ou  bien 
prétend^on  fs^re  de  toute  une  ville  un  peuple  d'hommes 
sans  défaiits  et  retenus  en  toute  chose?  Comlwen  àe 
yertus  apparentes  cachent  souvent  dés  vices  réels  !  le 
s^ge  est  sobre  pat  tempérance ,  le  fourbe  Test  pw 

'  Ne  calomnions  point  le  vice  même;  ji*a-t-il  pas  assez  de  M 
laideur?  (le  vin  ne  donne  pas  de  la  méchanceté,  il  la  décèle.  Geloi 
qui  (ua  Gli^\is  dans  Tivresse  fit  mourir  Philotas  de  $ang  froid.  Si 
l'ivresse  a  se^  fureurs,  (jue)le  passion  n'a  pas  Içs  sienues?  Liàiiîé- 
r«nce  est  que  les  autres  restent  au  fond  de  Tame,  et  que  celle-là 
s*allume  et  s'éteint  à  l'instant.  A  cet  emportement  près,  qui  passe 
et  qu'on  évite  aisén^ent ,  soyons  sîl^rs  que  qviiççnque  [fait  d^ns  le 
vin  de  méchantes  actiqns  couve  4  jeun  de  méct^ant^  4ç9$eiiE^s- 


A   M.   D'ALEMBERT.  i^^ 

fausseté.  Dans  les  pays  de  mauvaises  mœurs,  d'intri- 
gues, de  trahisons,  d'adultères,  on  redoute  un  état 
d'indiscrétion  où  le  cœur  se  montre  isans  qu'on  y 
songe.  Partout  les  gens  qui  abhorrent  le  plus  l'ivresse 
sont  ceux  qui  ont  le  plus  d'intérêt  à  s'en  garantir.  En 
Suisse ,  elle  est  presque  en  estime  ;  à  Naples ,  elle  est 
en  horreur  :  mais  au  fond  laquelle  est  le  plus  à  crain- 
dre, de  l'intempérance  du  Suisse  ou  de  la  réserve  de 
ritaliai? 

Je  le  répète  ,•  il  vaudroit  mieux  être  sobre  et  vrai , 
non  seulement  pour  soi,  même  pour  la  société;  car 
tout  ce  qui  est  mal  en  morale  est  mal  lencore  eh  poH- 
lique.  Mais  le  prédicateur  s'arrête  au  mal  personnel , 
le  magistrat  ne  voit  que  les  conséquences  publiques  ; 
Tttn  n'a  pour  objet  que  la  perfection  de  l'homme  où 
Thomme  n'atteint  point;  l'autre,  que  le  bien  de  l'état 
autant  qu'il  y  peut  atteindre  :  ainsi  tout  ce  qu'on  a  rai- 
son de  blâmer  en  chaire  ne  doit  pas  être  puni  par  les 
lois.  Jamais  peuplé  n'a  péri  par  l'excès  du  vin ,  tous 
périssent  par  le  désordre  des  femmes.  La  raison  de 
cette  différence  est  clafre  :  le  premier  de  ces  deux  vices 
détourne  des  autres,  le  second  les  engendre  tous.  La 
diversité  des  âges  y  fait  encore.  Le  vin  tente  moins  la 
jeunesse  et  l'abat  moins  aisément  ;  un  sang  ardent  lui 
donne  d'autres  désir»;  dans  l'âge  des  passions  touteâ 
s'enflamment  au  feu  d'une  seule;  la  raison  s'altère  en 
naissant  ;  et  l'homme ,  encore  indompté ,  devient  in- 
discipUnable  avant  que  d'avoir  porté  le  joug  des  lois. 
Mais  qu'un  sang  à  demi  glacé  cherche  un  secours  qui 
le  ranime ,  qu'une  liquew  bienfaisante  supplée  aux 


10. 


x48  LETTRE 

esprits  qu'iln  a  plus  '  :  quand  un  vieillard  abuse  dé  ce 
doux  remède  y  il  a  déjà  rempli  ses  devoirs  envers  sa 
patrie ,  il  ne  la  prive  que  du  rebut  de  ses  ans.  Il  a  tort, 
sans  doute  :  il  cesse  avant  la  mort  d'être  citoyen.  Mais 
l'autre  ne  commence  pas  ipéme  à  Tétre  :  il  se  rend 
plutôt  Tennemi  public  y  par  la  séduction  de  ses  coio- 
plices ,  par  l'exemple  et  l'effet  de  ses  moeurs  cor- 
rompues y  surtout  par  la  morale  pernicieuse  qu'il  ne 
manque  pas  de  répandre  pour  les  autoriser.  Il  vaudroit 
mieux  qu'il  n'eût  point  existé. 

De  la  passion  du  jeu  naît  un  plus  dangereux  abus, 
mais  qu'on  provient  ou  réprime  aisément.  C'est  une 
affaire  de  police ,  dont  l'inspection  devient  plus  &cile 
et  mieux  séante  dans  les  cercles  que  dans  les  maisons 
particulières.  L'opinion  peut  beaucoup  encore  en  ce 
point  ;  et  sitôt  qu'on  voudra  mettre  en  honneur  les 
jeux  d'exercice  et  d'adresse,  les  cartes,  les  dés,  les 
jeux  de  hasard ,  tomberont  infailUblement.  Je  ne  crois 
pas  même ,  quoi  qu'on  en  dise ,  que  ces  moyens  oisife 
et  trompeurs  de  remplir  sa  bourse  prennent  jamais 
grand  crédUchez  un  peuple  raisonneur  et  laborieux, 
qui  connoit  trop  le  prix  du  temps  et  de  l'argent  pour 
aimer  à  les  perdre  ensemble. 

Conservons  donc  les  cercles ,  même  avec  leurs  dé- 
fauts; car  ces  défauts  ne  sont  pas  dans  les  cercles, 
mais  dans  les  hommes  qui  les  composent  ;  et  il  n'y 
a  point  dans  la  vie  sociale  de  forme  imaginable  sous 

'  Platon ,  dans  ses  lois  * ,  permet  aux  seuls  vieillards  Fasage  da 
vin  ;  et  même  il  leur  en  permet  quelquefois  l'excès. 

*  livre  II  (  tome  VHl,  page  86,  édidoo  de  Deiu-Ponts  ).  —  Le  toêmt 
passage  est  cilë  par  Montaigne ,  liv.  ii,  chap.  a. 


A  M.  d'alëmbert.  i49 

laquelle  ces  mêmes  défkuts  ne  produisent  de  plus  nui- 
sibles effets.  Encore  un  coup,  ne  cherchons  point  la 
chimère  de  la  perfection,  mais  le  mieux  possible  selon 
la  nature  de  Thomme  et  la  constitution  de  la  société. 
Il  y  a  tel  peuple  à  qui  je  dirois  :  Détruisez  cercles  et 
coteries ,  ôtez  toute  barrière  de  bienséance  entre  les 
sexes;  remontez,  s'il  est  possible /jusqu'à  n'être  qufe 
corrompus.  Mais  vous ,  Genevois ,  évitez  de  le  devenir , 
s'il  est  temps  encore;  craignez  le  premier  pas,  qu'on 
ne  fait  jamais  seul,  et  songez  qu'il  est  plus  aisé  de 
garder  de  bonnes  mœurs  que  de  mettre  un  terme  aux 
mauvaises. 

Deux  ans  seulement  de  comédie ,  et  tout  est  boule- 
versé. L'on  ne  sauroit  se  partager  enti-e  tant  d'amu- 
sements  :  l'heure  des  spectacles  étant  celle  des  cercles 
les  fera  dissoudre  ;  il  s'en  détachera  trop  de  membres  ; 
ceux  qui  resteront  seront  trop  peu  assidus  pour  être 
d'une  grande  ressource  les  uns  aux  autres ,  et  laisser 
subsister  long-temps  les  associations.  Les  deux  sexes 
réunis  journellement  dans  un  même  lieu  ;  les  parties 
qui  se  lieront  pour  s'y  rendre;  les  manières  de  vivre 
qu'on  y  verra  dépeintes  et  qu'on  s'empressera  d'imi- 
ter; l'exposition  des  dames  et  demoiselles  parées  tout 
de  leur  mieux  et  mises  en  étalage  dans  des  loges 
comme  sur  le  devant  d'une  boutique ,  en  attendant  les 
acheteurs;  l'affluence  de  la  belle  jeunesse ,  qui  viendra 
de  son  côté  s'offrit*  en  montre ,  et  trouvera  bien  plus 
beau  de  faire  des  entrechats  au  théâtre  que  l'exercice 
àPlain-Palais;  les  petits  soupers  de  femmes  qui  s'ar- 
rangeront en  sortant ,  ne  fïit-ce  qu'avec  les  actrices  ; 
enfin  le  mépris  des  anciens  usages  qui  résultera  de 


|5o  LETTRE 

Tadoptioa  des  nouveaux;  tout  cela  substitueia  bientôt 
lagréable  vie  de  Paris  et  les  bons  airs  de  France  à 
notre  ancienne  simplicité;  et  je  doute  un  peu  que  des 
Parisiens  à  Genève  y  conservent  long-temps  le  goût  de 
notre  gouvernement. 

Il  ne  faut  point  le  dissimuler ,  les  intentions  sont 
droites  encore;  mais  les  mœurs  inclinent  déjà  visi- 
blement v^s  la  décadence,  et  nous  suivons  de  kûales 
traces  des  mêmes  peuples  dont  nous  ne  laissons  pas 
de  craindre  le  sort.  Par  exemple,  on  m'assure  que  Yé- 
ducation  de  la  jeunesse,  est  généralement  beaucoiç 
meilleure  qu  ellb  n  étoit  autrefois  ;  ce  qui  pourtant  ne 
peut  guère  se  prouver  qu^en  montrant  qu'eUe  fait  de 
meilleurs  citoyens.  Il  est  certain  que  les  enfants  font 
mieux  la  révérence ,  qu'ils  savent  plus  galamment  don- 
ner la  main  aux. dames ^  et  leur  dire  wos  infinité  de 
gentillesses  pour  lesquelles  je  leur  ferois ,  moi ,  dono^r 
le  fouet;  qu'ils  savent  décider,  trancher,  interroger, 
couper  la  parole  aux  hommes,  importuner  tout  le 
monde,  sans  modestie  et  sans  discrétion.  On  me  dit 
que  cela  les  forme  :  je  conviens  que  cela  les  forme  à 
être  impertinents  ;  et  c'est ,  de  toutes  les  choses  qu'ils 
apprennent  par  cette  méthode ,  la  seule  qu'ils  n'ou- 
blient point.  Ce  n'est  pas  tout  :  pour  les  retenir  auprès 
des  femmes,  qu'ils  sont  destinés  à  désennuyer,  ona 
soin  de  les  élever  précisément  comme  elles  ;  on  les 
garantit  du  soleil,  du  vent,  de  la  phiie,  de  la  pous- 
sière, afin  qu  ils  ne  puissent  jamais  rien  supporter  de 
tout  cela.  Ne  pouvant  les  préserver  entièrement  du 
contact  de  l'air ,  on  fait  du  moins  qu'il  ne  leur  arrive 
qu'après  avoir  perdu  la  moitié  de  son  ressort.  On  les 


A   M.    DALÈMBERT.  l5î 

prire  de  toat  exercice;  on  leur  ôte  toutes  leurs  fa- 
cultés; on  les  rend  ineptes  à  tout  autre  usage  qu'aux 
soins  auxquels  ils  sont  destinés,  et  la  seule  chose  que 
les  femmes  n'exigent  pas  de  ces  vils* esclaves  est  de  se 
consacrer  à  leur  service  à  la  façon  deis  Orientaux.  A 
cela  près ,  tout  ce  <jni  les  distingue  d'elles,  c'est  que  ïa 
nature  leur  en  ayant  refusé  lés  grates,  ils  y  substi- 
tuent des  ridicules.  A  inoii  det-nier  voyage  à  Genève , 
j'ai  déjà  vu  plusieurs  de  ces  jeunes  demoiseMeà  eft 
justaucorps ,  les  denté  Hanches ,  la  main  potelée ,  la 
voix  ftfttée,  un  joli  parasol  vert  à  la  main,  contrefaire 
assez  maladroitement  lesf  homfm^s. 

On  étoit  plus  grossier  de  mon  temps.  Les  enfanté , 
rustiquementsélevés ,  n'avoient  point  de  teint  à  con- 
server, et  ne  craignoi«nf  point  les  injures  de  Fair, 
atrxqtielles  ils  s'étoieirt  aguerris  dé  bonne  heure.  Les 
pères  leâ  nienoient  avec  eux  à  Ist  èhasse ,  en  catnpa- 
gne,  à  tous  leurs  exercices,  dans  tontes  les  sociétés. 
Timides  et  modestes  devant  les  gens  âgés ,  ils  étoient 
hardis ,  fiers  ,  querelleurs  entre  eux  ;  ils  ri'a voient 
point  de  frisure  à  conserver;  ils  se  déflorent  à  la  lutte , 
à  la  course ,  aux  coups  ;  ils  se  battoient  à  bon  escient , 
se  blessoient  quelquefois,  et  puis  s'enlbrassôiént  en 
pleurant.  Ils  revenoieni!  au  logis  suant,  essoufflés, 
déchirés  :  c'étoi'èUt  de  vrais  polissons  ;  mais  ces  polis- 
sons ont  fait  des  hothmes  qui  oift  dans  le  cœur  dû  zélé 
pour  servir  la  patrie  et  du  sang  à  verser  pour  elle. 
Plaise  à  Dieu  qu  on  en  puisse  dire  autant  un  jour  de 
nos  beaux  petits  messieurs  requinqués,  et  que  ces 
hommes  de  quinze  ans  né  soient  pas  des  enfants  à 
trente! 


l52  LETTRE 

Heureusement  ils  ne  sont  point  tous  ainsi.  Le  plus 
grand  nombre  encore  a  gardé  cette  antique  rudesse  ^ 
conservatrice  de  la  bonne  constitution  ainsi  que  des 
bonnes  moeurs.  Ceux  même  qu  une  éducation  trop 
délicate  amollit  pour  un  temps  seront  contraints, 
étant  grands,  de  se  plier  aux  habitudes  de  leurs  com- 
patriotes. Les  uns  perdront  leur  âpreté  dans  le  com- 
merce du  monde;  les  autres  gagneront  des  forces  en 
les  exerçant;  tous  deviendront,  je  Tespère,  ce  que 
furent  leurs  ancêtres,  ou  du  moins  ce  que  leurs  pères 
sont  aujourd'hui.  Mais  ne  nous  flattons  pas  de  con- 
server notre  liberté  en  renonçant  aux  mœurs  qui  nous 
Font  acquise. 

Je  reviens  à  nos  comédiens;  et  toujours,  enleursup 
posant  un  succès  qui  me  paroit  impossible,  je  trouve 
que  ce  succès  attaquera  notre  constitution ,  non  seule- 
ment d'une  manière  indirecte  en  attaquant  nos  mœur$  ; 
ipais  immédiatement  en  rompant  Féquihbre  qui  doit 
régner  entre  les  diverses  parties  de  Tétat  pour  con- 
server le  corps  entier  dans  son  assiette. 

Parmi  plusieurs  rarsops  que  j'en  pourrois  donner, 
je  me  contenterai  d'en  choisir  une  qui  convient  mieux 
au  plus  grand  nombre,  parcequ'elle  se  borne  à  des 
considérations  d'intérêt  et  d'argent ,  toujours  plus  sen- 
sibles au  vulgaire  que  des  effets  moraux,  dont  il  nest 
pas  en  état  de  voir  les  liaisons  avec  leurs  causes  ni 
l'influence  sur  le  destin  de  l'état. 

On  peut  considérer  les  spectacles ,  quand  ils  réus- 
sissent, comme  une  espèce  de  taxe  qui,  bien  que  vo- 
lontaire ,  n'en  est  pas  moins  onéreuse  au  peuple,  en 
ce  qu'elle  lui  fournit  ui^e  continuelle  occasion  de  dé^ 


A  M.   DALEMBERT.  l53 

pense  à  laquelle  il  ne  résiste  pas«  Cette  taxe  est  mau- 
vaise, non  seulement  parcequ'il  n  en  revient  rien  au 
souverain ,  mais  surtout  parceque  Ja  répartition ,  loin 
d  être  proportionnelle ,  charge  le  pauvre  au-delà  de 
ses  forces ,  et  soulage  le  riche  en  suppléant  aux  amu^ 
sements  plus  coûteux  qu'il  se  donneroit  au  dé&ut  de 
celui-là.  Il  suffît,  pour  en  convenir,  de  faire  attention 
que  la  différence  du  prix  des  places  n'est  ni  ne  peut 
^e  en  proportion  de  cel|e  des  fortunes  des  gens  qui 
les  remplissent.  A  la  Comédie  Françoise ,  les  premières 
loges  et  le  théâtre  sont  à  quatre  francs  pour  Fordi- 
naire ,  et  à  six  quand  on  tierce  * ,  le  parterre  est  à 
vingt  sous ,  on  a  même  tenté  plusieurs  fois  de  1  aug- 
menter. Or  on, ne  dira  pas  qu^  le  bien  des  plus  riches 
qui  vont  au  théâtre  n'est  que  le  quadruple  du  bien 
des  plus  pauvres  qui  vont  au  parterre.  Généralement 
parlant,  les  premiers  sont  d'une  opulence  excessive, 
et  la  plupart  des  autres  n'ont  rien.  >  Il  en  est  de  ceci 

*  Aux  premières  représentations  et  aux  pièces  courues,  le  prix 
àes  places  ëtoit  augmenté  de  moitié  en  sus;  ce  qpi  s*appeloit  tiercer. 
On  voit  par  ce  passage,  qu'au  temps  où  Rousseau  écrivoit  (1758), 
l'absurde  coutume  de  placer  des  bancs  sur  le  théâtre  subsistoit  en- 
core. Leur  suppression  ne  date  en  effet  que  de  1 769. 

'  Quand  on  augmenteroit  la  différence  du  prix  des  places  en 
proportion  de  celle  des  fortunes ,  on  ne  rétabliroit  point  pour  cela 
1  équilibre.  Ces  places  inférieures ,  mises' à  trop  bas  prix,  seroient 
abandonnées  à  lit  pn^putace  ;  et  chacun^  pour  en  occuper  de  plus 
honorables,  dépenseroit  toujours  au-delà  de  ses  moyens.  Cestune 
observation  qu'on  peut  faire  aux  spectacles  de  laJfbire.  La  raison 
de  ce  désordre  est  que  les  premiers  rangs  sont  alors  un  terme  fixe 
dont  les  autres  se  rapprochent  toujours  sans  qu'on  le  puisse  éloi- 
gner. Le  pauvre  tend  sans  cesse  à  s'élever  au-dessus  de  ses  vingt 
«ous  :  mais  le  riche ,   pour  le  fuir ,  n'a  plus  d'asile  au-delà  de  ses 


l54  LETTRE 

comme  des  impôts  sur  le  blé ,  sur  le  vin ,  sur  le  sel, 
sur  toute  ch^e  nécessaire^  la  vie,  qui  ont  un  air  de 
justice  au  premier  coup  d'œil ,  et  sont  au  fond  très 
iniques;  car  le  pauvre,  qui  ne  peut  dépenser  que  pour 
son  nécessaire ,  est  forcé  de  jeter  les  trois  quarts  de  ce 
qu'il  dépense  en  impôts ,  tandis  que ,  ce  même  néces- 
saire n'étant  que  la  moi'ndre  partie"  de  la  dépense  du 
ridie,  l'impôt  lui  est  presque  insensible  *.  De  cette 
manière ,  celui  qui  a  peu  paie  beaucoup ,  et  celai  q« 
a  beaucoup  paie  peu  :  je  ne  vois  pas  quelle  grande 
justice  on  trouve  à  cela. 

On  me  demandera  qui  force  le  pauvre  d'aller  anx 
spectacles.  Je  répondrai,  premièrement,  ceux  qiii  les 
établissent  et  lui  en  donnent  la  tentati^m  ;  en  second 
lieu ,  sa  pauvreté  même ,  qui ,  le  condamnant  è  ()es 
travaux  continuels ,  sans  espoir  de  les  voir  finir,  lai 
rend  quelque  délassement  plus  nécessaire  pour  les 
supporter.  Il  ne  se  tient  point  malheureux  de  travaiUcr 
sans  relâche  quand  tout  le  monde  en  fait  de  même: 
mais  n'est-il  pa^  cruel  à  celui  qui  travaille  de  se  priver 
des  récréations  des  gens  oisifs?  Il  les  partage  donc; 
et  ce  même  amusement ,  qui  fournit  un  moyen  d'éco- 
nomie au  riche,  affoiblit  doublement  le  pauvre,  soit 

quatre  francs;  il  faut,  malgré  lui,  qu'il  se  laisse  accoster;  et,  i^ 
son  orgueil  en  souffre,  sa  bourse  en  profite. 

'  Voilà  pourquoi  les  imposteurs  de  Bodin  et  autres  fripons  pu- 
blics établissent  toujours  leurs  monopoles  sur  les  choses  néces- 
saires à  la  vie,  Wlti  d*affamer  doucement  le  peuple  sans  que  le  riche 
etf  murmure.  Si  le  moindre  objet  de  luxe  ou  de  faste  étoit  attaqué, 
tout  seroit  perdu;  mais,  pourvu  que  les  grands  soient  contents, 
qu'hnporte  que  le  peuple  vive  ? 


A  M.  d'alembert.  i55 

par  un  sarerolt  réei  4e  dépenses,  soit  par  nK>ins  de 
zèle  au  travail ,  comme  je  Fai  ci-devant  expliqué. 

De  ces  nouvelles  réflexions  il  suit  évidemment,  ce 
me  semble ,  que  les  spectacles  modernes ,  nù  Ton  n  as- 
siste qu'à  prix  d  argent,  tendent  partout  à  favoriser 
et  augmenter  Tinégalité  des  fortunes,  moins  sensiblc^-. 
me»t ,  il  est  vrai ,  dans  les  captales  que  dans  une 
pente  ville  cai^ocie  la  nôtre.  Si  j'accorde  que  cette 
inégalité,'  portée  jAqua  certain  point,  peut  avoir 
ses  avantages),  vous  m  accorderez  bien  aussi  qu'elle 
doit  avoir  des  bornes ,  surtout  daps  un  petit  état ,. 
et  surtout  dans  ui^  république.  Dans  une  monar--' 
chie,  où  tous  les  ordres  sont  intermédiaires  entre 
le  prince  et  le  peuple ,  il  peut  être  assez  indifférent 
que  quelques,  hommes  passent  de  l'un  à  l'autre  ;  car , 
comme  d'autres  les  remplacent ,  ce  changement  n'in- 
terrompt point  la  progression.  Mais  dans  une  démo- 
cratie, où  les  sujets  et  le  souverain  ne  sont  que  les^ 
mmes  hommes  considérés  sous  différents  rapports, 
sitôt  que  le  plus  petit  n<^mbre  l'emporte  en  richesses 
sur  le  plus  grand,  il  faut  que  l'état  périsse  ou  change 
de  forme.  Soit  que  le  riche  devienne  plus  riche  ou  le 
pauvre  plus  indigent ,  la  différence  des  fortunes  n'en 
augmente  pas  moins  d'une  manière  que  de  l'autre  ;  et 
cette  diflPérence ,  portée  au-delà  de  sa  mesure,  est  ce 
qui  détruit  l'équilibre  dont  j'ai  parlé. 

Jamais ,  dans  une  monarchie ,  l'opulence  d'un  par- 
ticulier ne  peut  le  mettre  au-dessus  du  prince;  mais, 
dans  une  république ,  elle  peut  aisément  le  mettre 
au-dessus  des  lois.  Alors  le  gouvernement  n'a  plus  de 
force,  et  le  riche  est  toujours  le  vrai  souverain.  Sur 


l56  LETTRE 

ces  maximes  incontestables  il  reste  à  Considérer  si 
rinégalité  n'a  pas  atteint  parmi  nous  le  dernier  terme 
où  elle  peut  parvenir  sans  ébranler  la  république.  Je 
m'en  rapporte  là-dessus  à  ceux  qui  connoissent  mieux 
que  moi  notre  constitution  et  la  répartition  de  nos 
richesses.  Ce  que  je  sais ,  c'est  que,  le  temps  seul  don- 
nant à  Tordre  des  choses  une  pente  naturelle  vers 
cette  inégalité  et  un  progrès  successif  jusqu'à  son  der- 
nier terme,  c'est  une  grande  inÇrudence  de  l'accé- 
lérer encore  par  des  établissements  qui  la  Êivorisent. 
Le  grand  Sully,  qui  nous  aimoit,  nous  l'eût  bien  su 
dire  :  Spectacles  et  comédies  dans  toute  petite  répu- 
blique ,  et  surtout  dans  Genève ,  affoiblissement  d'état. 
Si  le  seul  établissement  du  théâtre  nous  est  si  nui- 
sible ,  quel  fruit  tirerons-nous  des  pièces  qu'on  y  re- 
présente? Les  avantages  mêmes  qu'elles  peuvent  pro- 
curer aux  peuples  pour  lesquels  elles  ont  été  com- 
posées nous  tourneront  à  préjudice,  en  nous  donnant 
pour  instruction  ce  qu'on  leur  a  donné  pour  censure, 
ou  du  moins  en  dirigeant  nos  goûts  et  nos  inclinations 
sur  les  choses  du  monde  qui  nous  conviennent  le 
moins.  La  tragédie  nous  représentera  des  tyrans  et 
des  héros.  Qu'en  avons-nous  à  faire?  Sommes-nous 
faits  pour  en  avoir  ou  le  devenir?  Elle  nous  donnera 
une  vaine  admiration  de  la  puissance  et  de  la  gran- 
deur. De  quoi  nous  servira-t-elle?  Serons-nous  pins 
grands  ou  plus  puissants  pour  cela?  Que  nous  im- 
porte d'aller  étudier  sur  la  scène  les  devoirs  des  rois, 
en  négligeant  de  remplir  les  nôtres  ?  La  stérile  admi- 
ration des  vertus  de  théâtre  nous  dédommagera-t-elle 
des  vertus  simples  et  modestes  qui  font  le  bon  citoyen? 


A  M.  d'alembert.  iSy 

Au  lieu  de  nous  guérir  de  nos  ridicules,  lia  comédie 
nous  portera  ceux  d'autrui  :  elle  nous  persuadera  que 
nous  avons  tort  de  mépriser  des  vices  qu'on  estime  si 
fort  ailleurs.  Quelque  extravagant  que  soit  un  mar- 
quis ,  c  est  un  marquis  enfin.  Concevez  combien  ce 
titre  sonne  dans  un  pays  assez  heureux  pour  n  en 
point  avoir;  et  qui  sait  combien  de  courtauds  croiront 
se  mettre  à  la  mode  en  imitant  les  marquis  du  siècle 
dernier?  Je  ne  répéterai  point  ce  que  j  ai  déjà  dit  de 
la  bonne  foi  toujours  raillée,  du  vice  adroit  toujours 
triomphant,  et  de  l'exemple  continuel  des  forfaits  mis 
en  plaisanterie.  Quelles  leçons  pour  un  peuple  dont 
tous  les  sentiments  ont  encore  leur  droiture  natu- 
relle ,  qui  croit  qu  un  scélérat  est  toujours  méprisable , 
et  qu'un  homme  de  bien  ne  peut  être  ridicule*!  Quoi! 
Platon  bannissoit  Homère  de  sa  république,  et  nous 
souffrirons  Molière  dans  la  nôtre  l  Que  pourroit-il  nous^ 
arriver  de  pis  que  de  ressembler  aux  gen3  qu'il  nous 
peint,  même  à  ceux  qu'il  nous  fait  aimer? 

J'en  ai  dit  assez ,  je  crois ,  sur  leur  chapitre  ;  et  je  ne 
pense  guère  mieux  des  héros  de  Radne,  de  ces  héros 
si  parés,  si  doucereux,  si  tendres,  qui,  sous  un  air  de 
courage  et  de  vertu ,  ne  nous  montrent  que  les  mo- 
dèles des  jeunes  gens  dont  j'ai  parlé,  livrés  à  la  ga- 
lanterie, à  la  mollesse,  à  l'amour,  à  tout  ce  qui  peut 
efféminer  l'homme  et  l'attiédir  sur  le  goût  de  ses  vé- 
ritables devoirs.  Tout  le  théâtre  françois  ne  respire 
que  la  tendresse  ;  c'est  la  grande  vertu  à  laquelle  on 
y  sacrifie  toutes  les  autres ,  ou  du  moins  qu'on  y  rend 
la  plus  chère  aux  spectateurs.  Je  ne  dis  pas  qu'on  ait 
tort  en  cela,  quant  à  l'objet  du  poète  :  je  sais  que 


l58  LETTRE 

rhomme  sans  passions  est  une  cbitnère  ;  que  Imtérét 
du  théâtre  n  est  fondé  que  sur  les  passions  ;  que  le 
cœur  ne  s'intéresse  point  à  celles  qui  lui  sont  étran- 
gères, ni  à  celles  qu'on  n  aime  pas  à  voir  en  autnii, 
quoiqu'on  y  soit  sujet  soi-même.  L  amour  de  Thuma- 
nité,  celui  de  la  patrie,  sont  les  sentiments  dont  les 
peintures  touchent  le  plus  ceux  qui  en  sont  pénéU'és: 
mais  quand  ces  deux  passions  sont  éteintes,  il  ne  reste 
que  Famour  proprement  dit  pour  leur  suppléer,  par- 
ceque  son  charme  est  plus  naturel  et  s'efface 'plus 
difficilement  du  cœur  que  celui  de  toutes  les  autres. 
Cependant  il  n'est  pas  également  convenable  à  tous 
les  hommes  :  c'est  plutôt  comme  supplément  des  bons 
sentiments  que  comme  bon  sentiment  lui-même  qu  od 
peut  l'admettre;  non  qu'il  ne  soit  louable  en  soi, 
comme  toute  passion  bien  réglée ,  mais  pareeque  les 
excès  en  sont  dangereux  et  inévitables. 

Le  plus  méchaiit  des  hommes  est  celui  qui  s'isole  le 
plus ,  qui  concentre  le  plus  son  cœUr  en  lui-même  ;  le 
meilleur  est  celui  qui  partage  également  ses  affections 
à  tous  des  éomblables.  Il  vaut  beaucoup  mieux  aimer 
une  maîtresse  que  de  s'aimer  seul  au  monde.  Mais  qui- 
conque aime  tendrement  ses  parents,  ses  amis,  sa 
patrie ,  et  le  genre  humain ,  se  dégrade  par  un  atta- 
chement désordonné  qui  nuit  bientôt.àtous  les  autres, 
et  leur  est  infailliblement  préféré.  Sur  ce  principe ,  je 
dis  qu'il  y  a  des  pays  où  les  mœurs  sont  si  mauvaises, 
qu'on  seroit  trop  heureux  d'y  pouvoir  remonter  à  IV 
mour;  d'autres  où  elles  sont  assez  bonnes  pour  qu'il 
soit  fâcheux  d'y  descendre ,  et  j'ose  croire  le  mien  dans 
ce  dernier  cas.  J'ajouterai  que  les  objets  trop  passi(»»- 


A   M.    D'ALEMBERT.  1,59 

ikés  sont  plus  dangereux  à  nous  montrer  qu'à  per- 
sonne, parcequenous  n'avons  naturellement  que  trop 
de  penchant  à  les  aimer.  Sous  un  air  flegmatique  et 
froid,  le  Genevois  cache  une  ame  ardente  et  sensible, 
plus  facile  à  émouvoir  qu  à  retenir.  Dans  ce  séjour  de 
la  raison ,  la  beauté  xx^t  pas  étrangère  ni  sans  empire , 
le  levain  de  la  mélancolie  y  fait  souvent  fermenter  ra- 
meur ;  les  homnies  n  y  sont  que  trop  capables  de  sen- 
tir des  passions  violentes ,  les  femmes  de  les  inspirer  ; 
et  les  tristes  efifets  qu'elles  y  ont  quelquefois  produits 
ne  montrent  que  trop  le  danger  de  les  exciter  par  des 
spectacles  touchants  et  tendres.  Si  les  héros  de  quel- 
ques pièces  soumettent  Tamour  au' devoir,  en  admi^ 
raat  leur  force  le  cœur  se  prête  à  leur  foiblesse  ;  on 
apprend  moins  à  se  donner  leur  courage  qu  a  se  met- 
tre dans  le  cas  d'en  avoir  besoin.  G  est  plus  d'exercice 
pour  la  vertu ,  mais  qui  Fose  exposer  à  ces  oooibats 
mérited'y  succomber.  L  amour ,  Tamour noéme ,  prend 
son  masque  pour  la  surprendre  ;  il  se  pare  de  son  en- 
thousiasme, il  usurpe  sa  force ,  il  affecte  son  langage  ; 
et  quaudoQ  s'aperçoit  de  Terreur ,  qu'il  est  tard  pour  en 
revenir!  Que  d'hommes  bien  nés,  séduits  par  ces  ap* 
parences ,  d'amants  tendres  et  généreux  qu'ils  étoient 
d'abord,  sont  devenus  par  degrés  de.  vils  corrupteurs , 
sans  mœurs ,  sans  respect  pour  la  foi  conjugale ,  sans 
égards  pour  les  droits  de  la  confiance  et  de  l'amitié! 
Heureux  qui  sait  se  reconnoitre  au  bord  du  précipice 
et  s'e(npécher  d'y  tomber!   Est-ce  au  nùlieu  d'une 
course  rapide  qu'on  doit  espérer  de  s'arrêter?  est-<;e 
eu  s'attendrissant  tous  les  jours  qu'on  apprend  à  sur- 
monter la  teudresse?  On  triomphe  aisément  d'un  foi- 


l6o  LETTRE 

b]evpenchant;inais  celui  qui  connut  )e  véritable  amour 
et  Fa  su  vaincre,  ah!  pardonnons  à  ce  mortel,  s'il 
existe ,  d'oser  prétendre  à  la  vertu  ! 

Ainsi ,  de  quelque  manière  qu'on  envisage  les  cho- 
ses, la  même  vérité  nous  frappe  toujours.  Tout  ce  que 
les  pièces  de  théâti'e  peuvent  avoir  d'utile  à  ceux  pour 
qui  elles  ont  été  faites  nous  deviendra  préjudiciable, 
jusqu'au  goût  que  nous  croirons  avoir  acquis  par 
elles,  et  qui  ne  sera  qu'un  faux  goût,  sans  t^ct,  sans 
délicatesse ,  substitué  mal  à  propos  parmi  nous  à  la 
solidité  de  la  raison.  Le  goût  tient  à  plusieurs  choses: 
les  recherches  d'imitation  qu'on  voit  au  théâtre ,  les 
comparaisons  qu'on  a  lieu  d'y  faire ,  les  réflexions  sur 
l'art  .de  plaire  aux  spectateurs,  peuvent  le  faire  ger- 
mer ,  mais  non  suffire  à  son  développement.  Il  feut  de 
grandes  villes,  il£siut  desbeàux-artset  du  luxe,  il  faut 
un  commerce  intime  entre  les  citoyens,  il  £iut  une 
étroite  dépendance  les  uns  dés  autres ,  il  faut  de  la 
galanterie  et  même  de  la  débauche,  il  feut  des  vices 
qu'on  soit  forcé  <l'embellir ,  pour  £siire  chercher  à  tout 
des  formes  agréables,  et  réussir  à  les  trouver.. Une 
partie  de  ces  choses  nous  manquera  toujours ,  et  nous 
devons  trembler  d'acquérir  l'autre. 

Nous  aurons  des  comédiens ,  mais  quels  ?  Une 
bonne  troupe  viendra-t-elle  de  but  en  blanc  s'établir 
dans  une  ville  de  vingt-quatre  mille  âmes?  Noiis  en 
aurons  donc  d'abord  de  mauvais,  et  nous  serons 
d'abord  de  mauvais  juges.  Les  formerons-nous,  ou  s'ils 
nous  formeront?  Nous  aiu*ons  de  bonnes,  pièces  ;  mais , 
les  recevant  pour  telles  dur  la  parole  d'autrui,  nous 
serons  dispensés  de  les  examiner ,  et  ne  gagnerons  pas 


A  M.  d'alembetit.  j6i 

plus  à  les  voir  jouer  qu  a  les  lire.  Nous  n  en  ferons  pas 
moins  les  connois$eurs,  les  arbitres  du  théâtre;  nous 
n'en  voudrons  pa§  moins  décider  pour  notre  argept, 
et  n'en  serons  que  ,plu6  ridicules.  On  ne  Test  point 
pour  manquer  4e  goût,  quand  on  le  méprise;  mais 
c  est  l'être  que  de  s'en  piquer  et  n'en  avoir  qu'un 
mauvais.  Et  qu'estH:e  au  fond  que  ce  goût  si  vanté? 
l'art  de  se  connottre  en  petites  choses.  En  vérité , 
quand,  on  en  a  une  aussi  grande  à  conserver  que  la 
liberté,  tout  le  reste  est  bien  puéril. 

Je  ne  vois  qu'un  réméde  à  tant  dlncoùvénients  \  c*^est 
que,  pour  nous  approprier  les  drames  de  notre  théâ- 
tre, nous  les  composions  nous-mêmes  ^  et  que  nous 
ayons  de$  auteurs  avant  des  comédiens.  Car  il  n'est 
pas  bon  qu'on  nous  montre  toutes  sortes  d'imitations , 
mais  seulement  celles  des  choses  honnêtes  et  qui' con- 
viennent à  des  hommes  libres  ' .  Il  est  sûr  que  des 
pièces  tirées,  comme  celles  des  l&recs,  des  malheurs 
passés  de  la  patrie  ou  des  défauts  pf^ésents  du  peuple , 
pourroient  offrir  aux  spectateurs  des  leçons  utiles. 
Alors  quels  seront  les  héros  de  nos  tragédies?  des 
Berthelier?  des  Lévrery  ?  Ah  !  dignes*  citoyens  !  vous 

'  i^t  tjuis  fsrjo  in  nostram  tuhent  venerlt,  qui  animi  sapientiâ  in 
omnes  possitsese  vertere  formas  y  et  omnia  imitari,  volueritque  poë- 
tnata  sua  ostentare,  venerabimur  quidem  ipsum,  ut  sacrum  y  admi- 
rabilemy  etjucundum:  dicemus  autem  non  esse  ejusmodi  hominem^ 
m  reptdtlicâ  nostrâ,  nequefas  esse  ut  insit;  mittemusqûe  in  aliam 
urbemy  unguento  caput  ^us  perungentes,  lanâque  coronantes.  Nos 
autem  austeriori  miniisque  jucundo  utemur  poëta^  fabularumque 
fictorcy  utilitatis gratia ^  qui  décore  nobis rationem  exprimât^  etquœ 
dici  debent  dicatin  hisformulis  quas  a  pnncipiopro  legibus  tulimus^ 
quando  cives  erudire  aggressi  sumus.  Plat.,  deRepubl.,  lib.  m. 
XI.  Il  . 


l62  LETTRE 

fûtes  des  héros ,  sans  doute  ;  mats  votre  obscurité  vous 
avilit,  vos  noms  communs  déshonorent  vos  grandes 
âmes  ' ,  et  nous  ne  sommes  plus  assez  grsmds  nous- 
mêmes  pour  vous  savoir  admirer.  Quels  seront  nos 
tyrans?  Des  gentilshommes  de  la  Cuillère  ',  desévé- 
ques  de  Genève ,  des  comtes  de  Savoie,  des  ancêtres 
d'une  maison  avec  laquelle  nous  venons  de  traiter, 
et  à  qui  nous  devons  du  respect.  Cinquante  ans  plus 
tôt ,  je  ne  répondrai^  pas  que  le  diable  ^  et  lantechrist 

^  Philibert  Berthelier  fat  le  Gatoa  de  notre  patrie ,  avec  celte 
différence,  que  la  Inerte  publii|ue  finit  par  Tun  et  commença  par 
l'autre.  Il  tenoit  une  belette  privée  quand  il  fut  arrêté  :  il  rendit  son 
épée  avec  cette  fierté  qui  sied  si  bien  à  la  vertu  malheureuse;  puis 
il  continua  de  jouer  avec  sa  belette,  sans  daigner  répondre  aux 
outrages  de  ses  gardes.  Il  mourut  comme  ^ok  mourir  on  martyr 
de  1%  Inerte. 

Jean  Lévrery  fut 4e  Favonius  de  Berthelier,  non  pas  en  imitant 
puérilement  ses  discours  et  ses  manières,  mais  en  mourant  volon- 
tairement comme  lui,  sachant  bien  que  l'exemple  de  sa  mortseroit 
plus  utîle  à  son  paysique  sa  vie.  Avant  d'aller  à  Téchafaud,  il 
écrivit  sur  le  mur  de  sa  prison  cette  épitaphe  quon  avoit  faite  à 
son  prédécesseur  : 

Quid  mihimors  nocuit?  Virtus  post  fata  virescit; 
Pïec  cruce ,  nec  sxvi  gladio  périt  illa  tyranni. 

«  Quel  mat  la  mort  me  fait-elle  ?  La  vertu  s'accroît  <iaiis  le  dan- 
«ger;  elle  n'est  point  soumise  à  la  eroix,  ni  au  glaive  d'un  tyran 
«  cruelf  »    ' 

?  C^toit  une  confrérie  de  gentilshommes  savoyards  qui  avoieot 
fait  vœu  de  brigandage  contre  la  ville  de  benève ,  et  qui,  pour  m^f- 
que  de  leur  association ,  poitoient  une  cwllère  pendue  au  coo  *. 

^  J'ai  lu  dans  ma  jeunesse  une  tragédie  de  VEscalade,  où  le  diabk 
étoit  en  effet  un  des  acteurs.  On  me  disoit  que  œtte  pièce  ayant 
une  foie  été  représentée,  ce  personnage,  en  entrant  sur  la  scène, 

*  Il  eu  est  parlé  au  livre  ii  des  Confessions, 


A  M.  d'alembert.  i63 

D  y  eussent  aussi  iait  leur  rôle.  Chez  les  Grecs ,  peuple 
d  ailleurs  assez  badin ,  tout  étoit  grave  et  sérieux  sitôt 
quil  sagissoit  de  la  patrie;  mais,  dans  ce  siècle  plai- 
sant où  rien  n'échappe  au  ridicule ,  hormis  la  puis- 
sance, on  n  ose  parler  d*héroïsme  que  dans  les  grands 
états,  quoiqu'on  nen  trouve  que  dans  les  petits. 

Quant  à  la  comédie,  il  n'y  fciut  pas  songer':  elle 
causeroh  chez  nous  les  plus  affreux  désordres  ;  elle 
serviroit  d'instrument  aux  factions ,  aux  partis ,  aux 
vengeances  particulières.  Notre  ville  est  si  petite,  que 
les  peintures  de  mœurs  les  plus  générales  y  dégénère^ 
roient  Mentôt  en  satires  et  personnalités.  L'exemple 
de  l'ancienne  Athènes ,  ville  incomparablement  plus 
peuplée  qye  Genève ,  nous  offre  une  leçon  frappante  : 
c'est  au  t^jéâtre  qu'on  y  prépara  l'exil  ;de  plusieurs 
grands  hommes  et  la  nM)rt  de  Socrate;  c^est  par  la  fii- 
reur  du  théâtre  qu'Athènes  périt;  et  ses  désastres  ne 
justifièrent  quetrop  lechagrin  qu'a  voit  témoigné  Solon 
aux  premières  représentations  de  Thespis  *,  Ce  qu'il 
y  a  de  bieh  sûr  pour  nous ,  c'est  qu'il  faudra  mal  an- 
se trouva  double ,  comme  si  Toriginal  eût  été  ja1ou;l  qu*on  eût 
l'audace  de  le  contrefaire,  et  quà  l'instant  Teffroi  fit  fuir  tout  le 
monde  et  finir  la  représentation.  Ce  contç  est  burlesque,  et  le  pa- 
roitra  bien  plus  à  Paris  qu'à  Genève;  cependant,  qn*on  se  prête 
aux  suppositions,  on  trouvera  dans  cette  double  apparition  un  effet 
théâtral  et  .vraiment  effrayant.  Je  n  imagiûe  qu'un  spectacle  plus 
simple  et  plus  terrible  encore,  c'est  celui  de  la  main  sortant  du  mur 
et  traçant  des  mots  inconnus  au  festin  de  Baltbazar.  Cette  seule  idée 
fait  frissonner.   II  me  semble  que  nos  poètes  lyriques  sont  loin  de 
ces  inveptioQS  subUi&es;  ils  font,  pour  épouvanter,  un  fracas  de 
de'corations  sans  effet.  Sur  la  scène  même  il  ne  faut  pas  tout  dire 
à  la  vue,  mais  ébranler  Timagination. 
*Plutarque,  Fie  de  Solon,  §  62. 

II. 


t 


l64  LETTRE 

gurer  de  la  république ,  quand  pn  verra  les  citoyens , 
travestis  en  beaux  esprits ,  s'occuper  à  faire  des  vers 
François  9t  des  pièces  de  théâtre;  talents  qui  ne  sont 
point  les  nôtres  et  que  nous  ne  posséderons  jamais. 
Mais  que  M.  de  Voltaire  daigne  nous  composer  des 
tragédies  sur  le  modèle  de  la  MortdeCésar^  du  premier 
acte  de  Brutus;  et,  s  il  nous  faut  absolument  un  théâ- 
tre, qu'il  s'engage  à  le  remplir  toujours  de  son  génie, 
et  à  vivre  autant  que  ses  pièces  ! 

Je  serois  d'avis  qu'on  pesât  mûrement  toutes  ces 
réflexions  avant  de  mettre  en  Ugne  de  compte  le  goût 
de  parure  et  de  dissipation  que  doit  produire  parmi 
notre  jeunesse  l'exemple  des  comédiens.  Mais  enfin 
cet  exemple  aura  son  effet  encore  ;  et  si  géijéralement 
partout  les  lois  sont  insuffisantes  pour  réprimer  des 
vices  qui  naissent  de  la  nature  des  choses,  conmieje 
crois  l'avoir  montré,  combien  plus  le  seront-elles 
parmi  nous ,  où  le  premier  signe  de  leur  foiblesse  sera 
l'établissement  des  comédiens  !  car  ce  ne  seront  point 
eux  proprement  qui  auront  introduit  ce  goût  de  dis- 
sipation ;  au  contraire ,  ce  même  goût  les  aura  pré- 
venus ,  les  aura  introduits  eux-mêmes,  et  ils  ne  feront 
que  fortifier  un  penchant  déjà  tout  formé,  qui,  les 
ayant  fait  admettre,  à  plus  forte  raison  les  fera  main- 
tenir avec  leurs  défauts. 

Je  m'appuie  toujours  sur  la  supposition  qu'ils  sub- 
sisteront commodément  dans  une  aussi  petite  ville;  et 
je  dis  que ,  si  nous  les  honorons ,  comme  vous  le  pré- 
tendez, dans  lin  pays  où  tous  sont  à  peu  près  égaux, 
ils  seront  les  égaux  de  tout  le  monde ,  et  auront  de 
plus  la  faveur  publique  qui  leur  est  naturellement  ac- 


A   M.    DALEM«ERT.  j65 

quise.  Ils  ne  seront  point,  comme  ailleurs,  tenus  en 
respect  parles  grands  dont  ils  recherchent  Is^  bienveil- 
lance et  dont  ils  craignent  la  disgrâce.  Les  magistrats 
leur  en  imposeront  :  'soit.  Mais  ces  magistrats  auront 
été  particuliers;  ils  auront  pu  être  familiers  avec.eux; 
ils  auront  des  enfants  qui  le  seront  encore,  des  fem- 
mes qui  aimeront  le  plaisir.  Toutes  ces  liaisons  seront 
des  moyens  d'indulgence  et  de  protection  auxquels  il 
sera  impossible  de  résister  toujours.  Bientôt  les  comé- 
diens, sûrs  de  l'impunité ,  la  procureront  encore  à 
leurs  imitateurs  :  c'est  par  eux  qu'aura  commencé  le 
désordre  ;  mais  on  ne  voit  plus  où  il  pourra  s'arrêter. 
Les  femmes,  la  jeunesse,  les  riches,  les  gens  oisifs, 
tout  sera  pour  eux ,  tout  éludera  des  lois  qui  les  gê^ 
nent,  tout  favorisera  leur  licence  :  chacun,  cherchant 
à  les  satisfaire ,  croira  travailler  pour  ses  plaisirs.  Quel 
homme  osera  s'opposer  à  ce  torrent,  si  ce  n'est  peut- 
être  quelque  ancien  pasteur  rigide  qu'on  n'écoutera 
point,  et  dont  le  sens  et  la  gravité  passeront  pour 
pédanterie  chez  une  jeunesse  inconsidérée?  Enfin, 
pour  peu  qu'ils  joignent  4'art  et  de  manège  à  leur  suc- 
cès,  je  ne  leur  donne  pas  trente  ans  pour  être  les  ar* 
bitres  de  l'état  '.  On  verra  les  aspirants  aux  charges 
briguer  leur  laveur  pour  obtenir  les  suffrages  ^  les 
élections  se  feront  dans  les  loges  des  actrices ,  et  les 
chefs  d'un  peuple  libre  seront  les  créatures  d'une 

*  Od  doit  toujours  se  souvenir  que,  pour  que  la  comédie  se 
soutienne  à  Genève,  il  faut  que  ce  goût  y  devienne  une  fureur; 
s'il  n'est  que  modéré,  il  faudra  qu'elle  tombe.  La  raison  veut  donc 
qu'en  examinant  les  effets  du  théâtre  on  les  mesure  sur  une  cause 
capable  de  le  soutenir. 


Ii56  LETTRE 

baode  d'histrions.  La  plume  tombe  des  maiiid  à  cette 
idée.  Qu  on  Fécarte  tant  qu  on  voudra ,  qu'on  m'accuse 
d'outrer  la  prévoyance;  je  n  ai  plus  qu'un  mot  à  dire. 
Quoi  qu'il  arrive.,  il  faudra  que  ces  gens-là  réforment 
leurs  mœurs  parmi  nous ,  ou  qu'ils  corrompent  les 
nôtres.  Quand  cette  al|;ernative  aura  cessé  de  nous  ef- 
frayer,  les  comédiens  ppurront  venir,  ils  n'auront  plus 
de  mal  à  nous  faire. 

Voilà,  monsieur,  les  considéiiations  que  j'avinsà 
proposer  au  public  et  à  vous  sur  la  question  qu'il 
vous  a  plu  d'agiter  d^ns  un  article  o\^  elle  étôit ,  à  jmon 
a^s,  toùt^-£But  étrangère.  Quand  mes  raisons,  moins 
ibttes  qu'elles  ne  me  paroissent,  n'auroient  pas  un 
poids  suffisant  pour  contre-balancer  les  vôtres,  voué 
oonviendreai^au  moins  que,  dans  un  aussi  petit  état 
que  la  répuMique^e  Genève ,  toutes  innovations  sont 
dangereuses,  et  qu'il  n'en  faut  jamais  faire  sans  des 
motifsi^  urgents  et  graves.  Qu'on  nous  montre  donc  la 
pressante  nécessité  de  celle-ci.  Où  sont  les  désordres 
qui  nous  forcent  de  recourir  à  un  expédient  si  suspect? 
Tout  est-il  perdu  sans  ce!*?  Notre  ville  est-elle  si 
grande,  le  vice  et  l'oisiveté  y  ont-ils  déjà  fait  un  tel 
progrès ,  qu'elle  ne  puisse  plus  désormais  subsister 
sans  spectacles*?  Vous  nous  dites  qu'elle  en  sonSrt 

*  Griinm ,  dans  sa  Correspondance,  s'attache  à  prouver  que  Rous- 
seau n*a  pas  dépeint  les  mœurs  de  sa  patrie  telles  qu'elles  soDt, 
mais  comme  il  les  a  imaginées.  Les  Genevois ,  dit-il ,  obligés  àe 
8*adonner  aux  arts  et  au  commerce,  ont  amassé  des  richesses,  et 
par  elles  ont  contracté  tous  les  besoins  qu'elles  font  naître.  A  en 
croire  le  même  écrivain,  il  s'en  falloit  bien  qu'ils  eussent  alors  la 
réputation  des  vertus  que  Rousseau  leur  suppose.  (Voyez  la  Corres- 
pondance littéraire  y  première  partie,  tome  II,  pages  38o  et  suiv.) 


;-A 


A   M.    DÀLEMBERT.  I 

de  plus  mauvais  qui  choquent  également  lègoât  et  les 
moeurs  ;  mais  il  y  a  bien  de  la  difiEçrenoe  entre  mocK 
trer  de  mauvaises  mœurs  et  attsiquer  les  bonnes  ;  car 
ce  dernier  effet  dépend  moins  des  qualités  du  specta- 
cle que  de  Fimpréssion  qu'il  cause.  £n  ce  sens ,  '  quel 
rapport  entre  quelques  farces  passa^res  et  une  co- 
médie à  demeure,  emfe  les  polissonneries  d'un  diar- 
latan  et  les  représentations  régulières  des  ouvrages 
dramatiques ,  entre  des  tréteaux  de  foire  élevés  poinr 
réjouir  la  populace  et  un  théâtre  estimé  où  les  hon^- 
nêtes  gens  penseront  s'instruire  ?  L  un  de  ces  amuse* 
ments  est  sans  conséquence  et  reste  oublié  dès  le  len- 
demain ;  mais  l'autre  est  une  aflSeiire  importante  qui 
mérite  toute  l'attention  du  gouvernement.-  Par  toi^t 
pays  il  est  permis  d'amuser  les  enfents,  et  peut  être 
enâint  qui  veut  sans  beaucoup  d'inconvénionts.  Si  ces 
fades  spectacles  mant{uent  de  goût  ^  tant  mieux  ;  «e» 
s  en  rebutera  plus  vite  :  s'ils  sont  grossiers,  ils  seront 
moins  séduisants.  Le  vice  ne  s'insinue  guère  en  cho^ 
quant  l'honnêteté ,  mais  egi  prenant  son  image  ;  et  les 
mots  sales  sont  plus  contraires  à  la  politçsse  qu'aux 
bonnes  moeurs*  Voilà  pourquoi  les  expresâicms  sont 
toujours  plus  recherchées  et  les  oreilles  plus^scrupu- 
leuses  dains  les  pays,  plus  corrompus.  S'apereoit'Oli 
que  les  entretiens  de  la  halle  échauffent  beaucoup  la 
jeunesse  qui  les  écoute?  Si  font  bien  les  discrets  propos 
du  théâtre,  et  il  vaudroit  mieux  qu'une  jeune  fiUe  vit 
cent  parades  qu'une  seule  représentation  de  l'Orac/i?.*. 
Au  resie ,  j'avoue  que  j'aimerois  mieux ,  quant  à 
moi ,  que  nous  pulsions  nous  passer  entièrement  de 

Comédie  de  Saint-Foix. 


l68  LETTRE 

tous  ces  tréteaux,  et  que,  petits  et  grands,  nous  sus- 
sions tirer  nos  plaisirs  et  nos  devoirs  de  notre  état  et 
de  nous-mêmes;  mats,  de  ce  quon  devroit  peut-être 
diasser  les  bateleurs ,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  £ûlle 
appeler  les  comédiens.  Vous  avez  vu  dans  votre  pro- 
pre pays  la  ville  de  Marseille  se  défendre  long-temps 
d'une  pareille  innovation,  résister  même  aux  ordres 
réitérés  du  ministre,  et  garder  encore ,  dans  ce  mépris 
d'un  amusement  frivole ,  une  image  honorablje  de  son 
ancienneliberté.  Quel  exemple  pour  une  ville  qui  o  a 
point  encore  perdu  la  sienne  ! 

Qu'on  ne  p^nse  pas  surtout  £siire  un  pareil  établis- 
sement par  manière  d'essai ,  sauf  à  l'aboUr  quand  on 
en  sentira  les  inconvénients  :  car  ces  inconvénients  ne 
se  détruisent  pas  avec  le  théâtre  qui  les  produit,  ils 
restent  quand  leur  cause  est  ôtée  ;  et,  dès  qu'on  com- 
monce  à  les  sentir,  ils  sont  irrémédiables.  Nos  mœurs 
altérées ,  nos  goûts  changés ,  ne  se  rétabliront  pas 
comme  ils  se  seront  corrompus  ;  nos  plaisirs  mêmes, 
nos  innocents  plaisirs,  auront  perdu  leurs  charmes, 
le  spectacle  nous  en  aura  dégoûtés  pour  toujours. 
L'oisiveté  devenue  nécessaire ,  les  vides  du  temps  que 
nous  ne  saurons  plus  remphr  nous  rendront  à  charge 
à  nous-mêmes  ;  les  comédiens,  en  partant ,  nous  lais- 
seront l'ennui  pour  arrhes  de  leur  retour;  il  nous  for- 
cera bientôt  à  les  rappeler  ou  à  faire  pis.  Nous  aurons 
mal  fait  d'établir  la  comédie,  nous  ferons  mal  de  la 
laisser  subsister ,  nous  ferons  mal  delà  détruire  :  après 
la  première  faute,  nous  n  aurons  plus  que  le  choix  de 
nos  maux. 

Quoi  !  ne  faut-il  donc  aucun  spectacle  dans  une 


A  M.   i>ALEMBERT.  169 

république?  Au  contraire ,  il  en  faut  beaiscoup.  C'est 
dans  les  républiques  qu'ils  sont  nés ,  c  est  dans  leur 
sein  qu  on  les  voit  briller  avec  un  véritable  air  de  fête. 
A  quels  peuples  convient-il  mieux  de  s'assembler  sou- 
vent et  de  former  entre  eux  les  doux  liens  du  plaisir 
et  de  la  joie ,  qu'à  ceux  qui  ont  tant  de  raisons-  de 
s  aimer  et  de  rester  à  jamais  unis?  Nous  avons  déjà 
|dusieiu*s  de  ces  fêtes  publiques  ;  ayons-en  davantage 
encore  y  je  n'en  serai  que  plus  charmé.  Mais  n'adop- 
tons point  ces  spectacles  exclusifs  qui  renferment 
tristement  un  petit  nombre  de  gens  dans  un  antre 
obscur  ;  qui  les  tiennent  craintifs  et  immobiles  dans 
le  silence  et  l'inaction  ;  qui  n'offrent  aux  yeux  que 
cloisons,  que  pointes  de  fer,  que  soldats,  qu'affli- 
geantes images  de  la  servitude  et  de  l'inégalité.  Non, 
peuples  heureux,  ce  ne  sont  pas  là  vos  fêtes.  C'est  en 
plein  ail! ,  c'est  sous  le  ciel  qu'il  faut  vous  rassembler 
et  vous  livrer  au  doux  sentiment  de  votre  bonheur. 
Que  vos  plaisirs  ne  soient  efféminés  ni  mercenaires , 
que  rien  de  ce  qui  sent  la  contrainte  et  l'intérêt  ne  les 
empoisonne ,  qu'ils  soient  libres  et  généreux  comme 
vous,  que  le  soleil  éclaire  vos  innocents  spectacles; 
vous  en  formerez  un  vous-mêmes,  le  plus  digne  qu'il 
puisse  éclairer. 

Mais  quels  seront  enfin  les  objets  de  ces  spectacles? 
qu'y  montrera-t-on  ?  Rien ,  si  1  on  veut.  Avec  la  libertç , 
partout  où  régne  l'affluence  le  bien-être  y  régne  aussi. 
Plantez  au  milieu  d'une  place  un  piquet  couronné  de 
fleurs ,  rassemblez-y  le  peuple ,  et  vous  aurez  une  fête. 
Faites  mieux  encore  :  donnez  les  spectateurs  en  spec- 
tacle ;  rendez-les  acteurs  eux-mêmes  ;  faites  que  cha- 


170  'LETTRE 

cun  se  Voie  et  s'aime  dans  les  autres ,  afin  qoç  tous  et] 
soient  mieux  unis.  Je  n\d  pas  besoin  de  renvoyer  aax 
jeux  des  anciens  Grecs  :  il  en  est  de  plus  modernes, 
il  en  est  d  existants  encore,  et  je  les  trouve  précisé- 
ment parmi  nous.  Nous  avons  tous  les  ans  des  revues, 
des*  prix  publicè*,  des  rois  deFarquebuse,  du  canon, 
de  la  navigation.  On  ne  peut  trop  multiplier  des  éta- 
blissements si  utiles  '  et  si  agréables;  on  né  peut  trop 
avoir  de  semblables  rois.  Pourquoi  ne  ferions-nous 

'  Il  ne  suffit  pas  que  le  peuple  ait  du  pain  et  vive  dams  sa  cop- 
dition  ;  il  faut  qu*il  y  vive  agréablement ,  afin  qu*il  en  remplisse 
mieux  les  devoirs,  qu*il  se  tourmente  moins  pour  en  sortir,  etqne 
fùrdre  public  soit  mieux  établi.  Les  bonnes  mœurs  tiennent  pla» 
qu*on  ne  pense  à  ce  que  chacun  se  plaise  dans  son  état.  Le  msDègt 
et  l'écrit  d*intrigue  viennent  d'inquiétude  et  de  mécontentement; 
font  va  mal  quand  Tnn  aspire  à  Temploi  d'un  autre.  Il  faut  aimer 
son  métier  pour  le  bien  faire.  L'assiette  de  l'état  n'est  bonne  et  so- 
lide que  quand ,  tous  se  ^entant  à  leur  place ,  les  forces  particu- 
lières se  réunissent  et  concourent  au  bien  public ,  an  lieu  de  s'user 
Tune  contre  l'autre ,  comme  elles  font  dans  tout  étal  mal  constitoé- 
Gela  pofé,  que  doit-on  penser  de  ceusL  qui  voudroient  6ter  au  peu- 
ple les  fêtes,  les  plaisirs,  et  toute  espèce  d'amusement ,  comme 
autant  de  distractions  qui  le  détournent  de  son  travail?  Cette 
maxime  est  barbare  et  fausse.  Tant  pis,  si  le  peuple  n'a  de  temps 
qne^pour  gagnét  son  pain  ;  il  lui  en  faut  encore  pour  le  manger 
avec  joie,  autrement  il  ne  le  gagnera  pas  long-temps.  Ce  Dieu  juste 
et  bienfaisant  qui  veut  qu'il  s'occupe,  veut  aussi  qu'il  se  délasse: 
la  nature  lui  impose  également  l'exercice  et  le  repos ,  le  plaisir  et 
la  peibe.  Le  4^goût  du  travail  accable  plus  les  mdheureux  que  le 
travail  même.  Voulez-vous  donc  rendre  un  peuple  actif  et  labo- 
rieux ;  donnez-lui  des  fêtes ,  offrez-lui  des  amusements  qui  lui  fas- 
sent aimer  son  état,  et  l'empêchent  d'en  envier  un  plus  doux.  Des 
jours  ainsi  perdus  feront  mieux  valoir  tous  les  autres.  Présidez  a 
ses  plaisirs  pour  les  rendre  honnêtes  ;  c'est  le  vrai  moyen  d'animer 
ses  travaux. 


A  M.   to'ALËMBERT.  I7I 

pas ,  'pour  nous  rendre  dispos  et  robustes ,  te  que  nous 
Élisons  pour  nous  exercer  aux  armes?  La  république 
a-t-elle  moins  besoin  d'ouvritess  que  de  soldats?  Pour- 
quoi, sur  le  modèle  des  prix  militaires,  ne  fonderions- 
nous  pa»  d'autres  prix  de  gymnastique  pour  la  lutte , 
pour  la  course,  pour  le  disque,  pour  divers  exercices 
du  corps?  Pourquoi  n*animerions-nous  pas  nos  bate- 
liers par  des  joutes  sui*  le  lac?  Y  auroit-il  au  'monde 
un  plus  brillant  spectacle  que  dé  voir  sur  ce  vaste  et 
superbe  bassin  des  centaines  de  bateaux,  élégamment 
équipés,  partir  à-la-fois,  au  signal  donné,  pour  aller 
enlever  uii  drapeau  arboré  ail  but ,  puià  servir  de  cor- 
tège au  vainqueur  revenant  en  triomphe  recevoir  le 
prix  mérité?  Toutes  ces  sortes  de  fêtes  ne  sont  dis- 
pendieuses qu autant  qu'on  le  veut  bien,  et  le  seul 
concours  les  rend  assez  magnifiques.  Cependant*  il 
feuty  avoir  assisté  chez  le  Genevois  pour  comprendre 
avec  (Quelle  ardeur  il  s'y  livre,  Onnele  reconnoît  plus  : 
ce  n'est  plus  ce  peuple  si  rangé  qui  ne  se  départ  point 
de  ses  régies  économiques;  ce  n'est  plus  6e  1oï%  rai- 
sonneur qui  pèse  tout ,  jusqu'à  la  plaisâmterie ,  à  la 
balance  du  jugement.  Il  est  vif,  gai,  caressant;  son 
cœur  est, alors  dans  ses  yeux  comme  il  est  toujours 
sur  ses  lèvres  ;  il  cherche  à  communiquer  sa  joie  et  ses 
plaisirs;  il  invite,  il  presse,  il  force,  il  se  dispute  les 
survenants.  Toutes  les  sociétés  n'en  font  qu'une ,  tout 
devient  commun  à  tous.  Il  est  presque  indiflFérent  à 
quelle  table  on  se  mette  :  ce  seroit  l'image  de  celles  de 
Wédémone,  s'il  n'y  régnoit  un  peu  plus  de  profu- 
sion; mais  cette  profusion  même  est  alors  bien  placée, 


172  LETTRE 

et  laspect  de  Tabondance  rend  plus  touchant  celui  de 
la  liberté  qui  la  produit. 

L'hivei\  temps  consacré  au  commerce  privé  des 
amis ,  convient  moins  aux  fêtes  publiques.  li  en  est 
pourtant  tme  espèce  dont  je  voudrois  bien  qu'on  se  fit 
moins  de  scrupule;  savoir,  les  bals  entre  déjeunes 
personnes  à  marier.  Je  n  ai  jamais  bien  conçu  pom^ 
quoi  Ton  s'effarouche  si  fort  de  la  danse  et  des  assem- 
blées qu'elle  occasione  :  comme  s'il  y  avoit  plus  de 
mal  à  danser  qu'à  chanter;  que  l'un  et  l'autre  de  ces 
amusements  ne  fût  pas  également  une  inspiration  de 
la  nature  ;  et  que  ce  fut  un  crime  à  ceux  qui  sont  des- 
tinés à  s'unir  de  s'égayer  en  commun  par  une  hon- 
nête récréation  !  L'homme  et  la  femme  ont  été  formés 
l'un  pour  l'autre  :  Dieu  veut  qu'ils  suivent  leur  desti- 
nation; et  certainement  le  premier  et  le  plus  saint  de 
tous  les  liens  de  la  société  est  le  mariage.  Toutes  les 
fausses  religions  combattent  la  nature  ;  Ja  nôtre  seule, 
qui  la  suit  et  la  régie ,  annonce  une  institution  divine 
et  convenable  à  l'homme.  Elle  ne  doit  point  ajouter 
sur  le  mariage ,  aux  embarras  de  l'ordre  civil ,  des  dif- 
ficultés que  lÉvangile  ne  prescrit  pas,  et  que  tout  bon 
gouvernement  condamne.  Mais  qu'on  me  dise  où  de 
jeunes  personnes  à  marier  auront  occasion  de  pren- 
dre du  goût  l'une  pour  l'autre ,  et  de  se  voir  avec  plus 
de  dicence  et  de  circonspection  que  dans  une  assem- 
blée où  les  yeux  du  public ,  incessamment  ouverts 
sur  elles ,  les  forcent  à  la  réserve ,  à  la  modestie ,  à  s'ob- 
server avec  le  plus  grand  soin.  En  quoi  Dieu  est-il 
offensé  par  un  exercice  agréable,  salutaire,  propre  à 
la  vivacité  des  jeunes  gens ,  qui  consiste  à  se  présenter 


A   M.    D'ALEMBERT.  173 

Tun  à  l'autre  avec  grâce  et  bienséance ,  et  auquel  le 
spectateur  impose  une  gravité  dont  on  n'oseroit  sortir 
un  instant?  Peut-on  imaginer  un  moyen  plus  honnête 
de  ne  point  tromper  autrui,  du  moins  quant  à  la 
figure ,  et  de  se  montrer  avec  les  agréments  et  les  dé- 
fauts qu'on  peu*  avoir  aux  gen&-qui  ont  intérêt  de 
nous  bien  connotoe  a,vant  de  s'obliger  à  nous  aimer? 
Le  devoir  de  se  chérir  réciproquement  n'emporte-t-il 
pas  celui  de  se  plaire?  et  n'est-ce  pas  un  soin  digne  de 
deux  personnes  vertueuses  et  chrétiennes  qui  chier- 
chentà  s'unir ,  de  préparer  ainsi  leur  cœur  à  l'amour 
mutuel  que  Dieu  leur  impose? . 

Qu'arrive-t-il  dans  ces  lieux  où  régne  une  contrainte 
étemelle  y  où  l'on  punit  comme  un  crime  la  plus  inno- 
cente gaieté ,  où  les  jeunes  gens  des  deux  sexes  n'osent 
jamais  s'assembler  en  public,  e%  où  l'indiscrète  sévé- 
rité d'un  pasteur  ne  sait  prêcher  au  nom  de  Dieu  qu'une 
gêne  servile,  et  la4jristesse  et  l'ennui?  On  élude  une 
tyrannie  insupportable  que  la  nature  et  la  raison  dés- 
avouent. Aux  plaisirs  permis  dont  on  prive  une  jeu^ 
nesse enjouée  et  folâtre,  elle  en  substitué  de  plus  dan- 
gereux :  les  tête-à-téte  adroitement  çopcerté^  pren* 
nent  la  place  des  assemblées  publiques.  Jfi  ^rce  de  se 
cacher  comme  si  l'on  étoit  coupable ,  on  est  tenté  de  le 
devenir.  L'innocente  joie  aime  à  s'évaporer  au  grand 
jour^  mais  le  vice  est  ami  des  ténèbres ,  et  jamais 
Imnocence  et  le  mystère  n'habitèrent,  long-temps  en- 
semble. 

Pour  moi ,  loin  de  blâmef'  de  si  simples  amusements , 
je  voudrois  au  contraire  qu'ils  fussent  publiquement 
autorisés ,  et  qu'on  y  prévînt  tout  désordre  particulier 


174  LETTRE 

en  les  converti&sant  en  bals  solennels  et  périodiques^ 
ouverts  indistinctement  à  toute  la  jeunesse  à  marier, 
le  voudrois qu  un  magistrat  ^ ,  nommé :par  le  conseil, 
ne  dédaignât  pas  de  présider  à  ces  bals.  Je  voudrois 
que  les  pères  et  mères  y  assistassent ,  pour  veiller  sur 
leurs  enlants  y  pour  être  témoins  de  leurs  grâces  et  de 
leur  adresse,  des  applaudissements  qu'ils  auroient 
mérités,  et  jouir  ainsi  du  plus  doux  spectacle  qui 
puisse  toucher  un  cœur  paternel.  Je  voudrois  qu'eu 
général  toute  personne  mariée  y  fàt  admise  au  nom- 
bre des  spectateurs  et  des  juges ,  s^ns  qu'il  fût  permis 
à  aucune  de  profaner  la  dignité  conjugale  en  dansant 
elle-même  ;  car  à  quelle  fin  honnête  pourroit-elle  se 
donner  ainsi  en  montre  au  public?  Je  voudrois  qu  on 
formât  dans  la  sallç  une  enceinte  commode  et  hono* 
rable ,  destinée  aux  goiis  âgés  de  Tun  et  de  l'autre  sexe, 
qui ,  a^nt  déjà  donné  des  citoyens  à  la  patrie ,  ver- 
roient  encore  leurs  petits-enfants  se  préparer  à  le  de- 
venir. Je  voudrois  que  nuln^entrât  ni  ne  sortit  sans 
saluer  ce  parquet ,  etque  tous  les  couples  de  jeunes 
gens  vinssent,  avant  de  commencer  leur  danse  et 
après  Va  voir,  finie,  y  fidre  une  profonde  révérence, 
pour  s^'accoutumer  de  bonne  henre  à  respecter  la  >âeil- 

'  A  chaque  corps  de  métier ,  à  chacuioe  des  sociétés  publiques 
dont  est  composé  notre  état,  préside  un  de  ces  magistrats,  sous  le 
nom* de  seîgneur^conuni».  lU  assistent  ^  toutes  les  assemblées,  et 
ipéme  suxfestins'.  Leur  présence  n*empéche  point  une  honnête  fe' 
miliarité  entre  les  membres  de  l'association  ;  mais  elle  maintieiit 
tout  le  monde  dans  le  respect  qu'on d<|it  porter  aux  lois,  auxmoeiirs, 
à  la  décence ,  même  au  sein  de  la  joie  et  du  plaisir.  Cette  institu- 
tion est  très  belle ,  et  forme  un  des  grands  liens  qui  unissent  le 
peuple  à  fes  chefs. 


A   M.    DALEMBERT.  176 

lesse.  Je  ne  doute  pas  qi^e  cette  agréable  réunion  des 
deux  termes^de  la  vie  humaine  ne  donqi^t  à  cette  as- 
semblée  un  certain  coup  d'oeil  attendrissant,  et  qu  on 
ne  vit  quelquefois  couler  dans  le  parquet  des  larmes 
de  joie  et  de  souvenir,. capables  peut-être  d'en  arra- 
cher à  un  spectateur  sensible.  Je  voudroîs  que  tous 
les  ans ,  au  dernier  bal  ^  la  jeune  personne  qui  ;  durant 
les  précédents  y  se  seroit  comportée  le  plus  honnête»- 
ment,  le  plus  modestement,  et  auroit  plu  davantage  à 
tout  le  monde,  aujugement  du  parquet,  iïkt  honorée 
d  une  couronne  par  la  main  du  seigneur-commis  > ,  et 
du  titre  de  reine  du  bal ,  qu'elle  porteroit  toute  Tannée. 
Je  voudrois  qu'à  la  clôture  de  la  même  assemblée  on 
la  reconduisit  en  cortège  ;  que  le  père  et  la  mère  fus- 
sent félicités  et  remerciés  d'avoir  une  allé  si  bien  née , 
et  de  l'élever  si  bien.  Enfin,  je  voudrois  que ,  si  elle 
venoit  à  se  marier  dans  le  cours  de  l'an ,  la  seign^rie 
lui  fit  un  présent  ou  lui  accordât  quelque  distinction 
publiée,  afin  que  cet  honneur  fût  une  chose  assez 
sérieuse  pour  ne  pouvoir  jamais  devenir  un  sujet  de 
plaisanterie.  ' 

Il  est  vrai  qu'on  auroit  souvent  à  craindre  un  peu 
de  partialité ,  si  l'âge  des  jauges  ne  laissoit  toute  la  pré- 
férence au  mérite.  £t  quand  la  beauté  modeste  seroit 
quelquefois  favorisée ,  quel  en  seroit  le  grand  incon- 
vénient? Ayant  plus  d  assauts  à  soutenir ,  nVt-ellepas 
besoin  d'être  plus  encouragée?  N'est-elle  pas  un  dea 
de  la  nature,  ainsi  que  les  talents?  Où  est  le  mal 
qu'elle  obtienne  quelques  honneurs  qui  l'excitent  à 

'  Voyez  la  note  précédente. 


176  LETTRE 

s'en  rendre  digne,  et  puissent  contenter  1  amour-pro- 
pre sans  offenser  la  vertu? 

En  perfiçctionnant  ce  projet  dans  les  mêmes  vues, 
sous  un  air  de  galanterie  et  d'amusement,  on  donne- 
roit  à  ces  fêtes  plusieurs  fins  utiles  qui  en  feroient  un 
objet  important  de  police  et  de  bonnes  mœurs.  La 
jeunesse ,  ayant  des  rendez-voas  sûrs  et  honnêtes, 
seroit  moins  tentée  d'en  chercher  de  plus  dangereux. 
Chaque  sexe  ^e  livreroit  plus  patiemment ,  dans  les 
intervalles,  aux  occupations  et  aux  plaisirs  qui  lui 
sont  propres  y  et  s'en  consoleroit  plus  aisément  d  être 
privé  du  commerce  continuel  de  Tautre.  Les  particu- 
liers de  tout  état  auroient  la  ressource  d'un  spectacle 
agréable,  surtout  aux  pères  et  mères.  Les  soins  pour 
la  parure  de  leurs  filles  seroient  pour  les  femmes  un 
objet  d'amusement  qui  feroit  diversion  à  beaucoup 
d'autres;  et  cette  parure ,  ayant  un  objet  innocent  et 
louable ,  seroit  là  tout-à-fait  à  sa  place.  Ces  occasions 
de  s  assembler  pour  s'unir ,  et  d'arranger  des  établis- 
sements ,  seroient  des  moyens  fréquents  de  rapprocher 
des  familles  divisées ,  et  d'affermir  la  paixsinécessaire 
dans  notre  état.  Sans  altérer  l'autorité  des^ères,.les 
inclinations  des  enfants  seroient  un  peu  plus  en  li- 
berté; le  premier  choix  dépendroit  un  peu  plus,  de 
leur  cœur  ;  les  convenances  d'âge ,  d'humeur  ,'de  goût, 
de  caractère ,  seroient  un  peu  plu  s  consultées;  on  don- 
neroix  moins  à  celles  d'état  et  de  biens ,  qui  font  des 
nœuds  mal  assortis  quand  on  les  suit  aux  dépens  des 
autres.  Les  liaisons  devenant  plus  faciles,  les  maria- 
ges seroient  plus  fréquents;  ces  mariages ,  moins  cir- 
conscrits par  les  mêmes  conditions ,  préviendroient 


A  M.   D'ALEMBERT.  177 

les  partis,  tempèreroient  Fexcessive  inégalité,  main- 
tiendroient  mieux  le  corps  du  peuple  dans  Tesprit  de 
sa  constitution.  Qes  halè ,  ainsi  dirigés ,  ressemble- 
roient  moins  à  un  spectacle  public  qu'à  rassemblée 
dune  grande  famille  ;  et  du  sein  de  la  joie  et  des  plai- 
sirs naltroient  la  conservation ,  la  concorde  et  la  pro- 
spérité de  la  république  ^ 

'  11  me  paroît  plaisant  d'imaginer  qujelquefois  les  jugements  que 
plusieurs  porteront  de  mes  goûts,  sur  meç  écrits.  Sur  celui-ci,  Ton 
ne  manquera  pas  de  dire  :  «  Cet  homme  est  fou  de  la  danse.  »  Je 
m'ennuie  à  voir  danser.   «  Il  ne  peut  souffrir  la  comédie.  »  J'aime 
la  comédie  à  la  passion.  «  Il  a  de  Taversion  pour  les  femmes.  »  Je 
ne  serai  que  trop  bien  justifié  là-dessus.  «  Il  est  mécontent  des  co- 
médiens. »  J'ai  tout  sujet  de  m'en  louer,  et  l'amitié  du  seul  d'entre 
eux  que  j'ai  connu  particulièrement  ne  peut  qu^honorer  un  honnête 
homme.  Même  jugement  sur  les  poètes  dont  je  suis  forcé  de  cen- 
surer les  pièces  :  ceux  qui  sont  morts  ne  seront  pas  de  mon  goût , 
et  je  serai  piqué  contre  les  vivants.  La  vérité  est  qu^  Racine  me 
charme;  et  que  je  n'ai  jamais  manqué  volontairement  Une  repré- 
sentation de  Molière.  Si  j^ai  moins  parlé  de  Corneille,  c^est  qu'ayant 
peu  fréquenté  ses  pièces ,  et  manquant  de  livr^s>,  il  uq  m'est  pqis 
assez  resté  dans  la  mépioire  pour  le  citer.  Quant  à  l'auteur  d'Atrée 
et  de  Catilina,  je  ne  l'ai  jamais  vu  qu'une  foi«,  et  ce  fut  pour  en 
recevoir  un  service.   J'estime  son  génie  et  respecte  sa  vieillesse  ; 
mais,  quelque  honneur  que  je  porte  à  sa  personiie,  je  ne  dois  que 
justice  à  ses  pièces,  et  je  ne  sais  point  acquitter  mes  dettes  aux 
dépens  du  bien  public  et  de  la  vérité.   Si  mes  écrits  m'inspirent 
quelque  fierté,  c'est  par  la  pureté  d'intention  qui  .les  dicte,  c'est 
par  un  désintéressement  dont  peu  d'auteurs  m'ont  donné  l'exem- 
ple, et  que  fort  peu  voudront  imiter.  Jamais  vue  particulière  ne 
souilla  le  désir  d'être  utile  aux  autres  qui  m'a  mis  1^  plume  à  la 
main,  et  j'ai  presque  toujours  écrit  contre  mon  propre  intérêt. 
Vitam  impendere  vero;  voilà  la  devise  que  j'ai  choisie  et  dont  je  me 
sens  digne.  Lecteurs,  je  puis  me  tromper  moi-même,  mais  non  pas 
vous  tromper  volontairement;   craignez  mes  erreurs  et  non  ma 
mauvaise  foi.  L'amour  du  bien  public  est  la  seule  passion  qui  me 
XI.  12 


178  LETTRE 

Sur  ces  idées,  il  serott  aisé  d'établir  à  peu  de  frais, 
et  sans  danger,  plus  de  spectacles  qu'il  n'en  Cenidroit 
pour  rendre  le  séjour  de  notre  villu^ agréable  et  riant, 
même  aaHi  étrangers ,  qui ,  ne  trouvant  rien  de  pareil 
ailleurs,  y  vîendroient  au  moins  poor  toir  une  chose 
unique  ^  quoique  à  dire  le  Vrai ,  sur  beaucoup  de  fortes 
raisons ,  je  regarde  ce  concours  comme  mi  inconvé* 
nient  bien  plus  que  comme  un  avantage  ;  et  je  suis 
persuadé,  quant  à  moi ,  que  jamais  étranger  n'entra 
dans  Genève  qu'il  n'y  ait  fait. plus  de  mal  que  de 
bien. 

Mais  sàvçz-vous ,  monsieur ,  qui  l'on  devroit  s'ef- 
forcer d'attirer  et  de  retenir  dans  nos  murs?. Les  Ge- 
nevois mêmes,  qui,  avec  un  sincère  amour  pour  leur 
pays ,  -dût  tbtis  une  si  grande  inclination  pour  les 
voyages ,  qu'il  n'y  a  point  de  contrée  où  l'on  n'en 
trouve  de  répandus.  La  moitié  de  nos  concitoyens , 
épars  dans  le  reste  de  l'Europe  et  du  monde ,  vivent  et 
meurent  loin  de  la  patrie  ;  et  je  me  oiterois  moi-même 
avec  plus  de  douleur  si  j'y  étois  mt)ins  inotiie.  Je  sais 
que  nous  sommes  forcés  d'aller  chercher  au  loin  les 

fait  parler  au  public  ;  je  sais  alors  lU' oublier  moi-même  ;  et  si  quel- 
qu'un m*offense,  je  me  tais  sur  son  compte  de  peur  que  la  colère 
ne  me  rende  injuste.  Cette  maxime  est  bonne  à  inés  énnetliis,  enc^ 
qu'ils  nie  nuisent  à  leur  aise  et  sans  crainte  de  représailles;  iox 
lecteurs,  qui  ne  craignent  pas  que  ma  haine  leur  eu  imj^ose;  «t 
surtout  à  moi,  qui,  restant  en  paix  tandis  qu'on  ni*outrâge,  n'ai 
du  moins  que  le  mal  qu'ota  me  fait,  et  non  céîuî  que  jépH)Wt- 
rois  encore  àïe  rendre.  Sainte  et  pure  vérité,  à  qXA  j*ai  coDsacrrf 
ma  vîe,  non,  jamais  mes  passions  ne  souiTléroht  lé  sincère  airiwir 
que  j'ai  pour  toi  ;  l'intérêt  ni  Ta  crainte  ne  sauroient  altérer  l'hoift- 
mage  que  j'aime  à  f  offrir ,  et  ma  plume  ne  te  refusera  jamais  rfen 
que  ce  qu'elle  craint  d'accorder  à  la  vengeance  ! 


A  M.    D'ALEMBERT.  179 

ressources  que  notre  terrain  nous  refuse ,  et  que  nous 
pourrions  difficilement  subsister  si  nous  nous  y  te- 
nions renfermés.  Mais  au  moins  que  ce  bannissement 
ne  soit  pas  éternel  pour  tous  ;  que  ceux  dont  le  ciel  a 
béni  les  travaux  viennent,  comme  Tabeille,  en  rap- 
porter le  fruit  dans  la  ruche ,  réjouir  lews  concitoyen^ 
du  spectacle  de  leur  fortune ,  animer  Témulation  des 
jeunes  gens,  enrichir  leur  pays  de  leur  nehesscy  et 
jouir  modestement  chez  eux  des  biens  honnêtement 
acqais  chez  les  autres.  Sera-^e  avec  des  théâitres ,  too- 
jonrs  moins  parfaits  chez  nous  qu'ailleurs ,  qu'on  les 
y  fera  revenir  ?  Quitteront-ils  la  comédie  de  Paris  ou 
de  Londres  pour  aHër  revoir  ceUe  de  Genève?  Non, 
non,  monsieur ,  ce  n'est  pas  ainsi, qu  on  les  peut  ra- 
mener. Il  faut  que  chacun  sente  qu'il  ne  sauroit  trou- 
ver aftUeuars  ce  qu  il  a  Inssé  dans  son  pays  ;  il  faut 
(fxnn  ckarme  invincible  le  rappelle  au  séjour  qu'il 
n'auroit  point  dâ  quitter;  il  faut  que  le  souvenir  de 
leurs  premiers  exercices ,  de  leurs  premiers  spectacles, 
de  tears  premiers  plaisirs ,  reste  profondément  gravé 
dans  leurs  cœurs  ;  il  fant  que  les  douces  impressions 
fiûtes  durant  la  jeunesse  demeurent  et  se  reiiforcent 
dans  un  âge  avancé ,  tandis  que  mille  autres  s'eBa- 
cc»t;  3  hait  qu'au  mîlweu  de  la  pompe  des  grands  états 
et  de  leur  triste  magnificence  une  voix  secrète  leur 
crie  incessamment  au  fond  de  l'ame  :  Ah  l  où  sont  les 
jeux  et  les  léeeis  de  ma  jeunesse?  où  est  k  concorde 
des  ôteyens?  où  est  la  fraternité  piid>lique?  où  est  la 
pore  joie  et  ki  véritable  sdlégresse?  où  sont  la  paix,  la 
liberté ,  l'équité ,  Tinifeocence  ?  Allons  reehereher  tout 
cela.  Mon  Dieu  !  avec  le  cœur  du  Genevois ,  avec  une 


12. 


l8a  LETTRE 

ville  aus$i  riante ,  un  pays  aussi  charmant,  un  gou- 
vernement aussi  justç,  des  plaisirs  si  vrais  et  si  purs, 
et  tout' ce  «qu'il  faut  pour  savoir  les  goûter,  à  quoi 
tient-il  que  nous  n  adorions  tous  la  patrie? 

Ainsi  rappeloit  ses  citoyens ,  par  des  fêtes  modestes 
.et  des  jeiix  sans  éclat,  cette  Sparte  que  je  n  aurai  ja- 
mais assez  citée  pour  l'exemple  que  nous  devrions  en 
tirer;  ainsi  dans  Athènes,  parmi  les  beaux  arts;  ainsi 
dans  Suse ,  au  sein  du  luxe  et  de  la  mollesse ,  le  Spar- 
tiate ennuyé  soupiroit  après  ses  grossiers  festins  et 
ses  fatigants  exercices.  C'est  à  Sparte- que,  dans  une 
laborieuse  oisiveté,  tout  étoit  plaisir  et  spectacle; 
c'est  là  que  les  plus  rudes  travaux  passoient  pour  des 
récréations ,  et  que  les  moindres  délassements  fbr- 
moient  une  instruction  publique  ;  c'est  là  que  les  ci- 
toyens ,  ^continuellement  assemblés  ;  consacroient  la 
vie  entière  à  des  amuseinents  qui  feûsoient  la  grande 
afïaire  de  l'état,  et  à  des  jeux  dont  on  ne  se  dâiassoit 
qu'à  la  guerre. 

J'entends  déjà  les  plaisants  me  demander  si ,  parmi 
tant  de  merveilleuses  instructions ,  je  ne  veux  point 
aussi ,  dans  nos  fêtes  genevoises ,  introduire  les  danses 
des  jeunes  Lacédémohiennes.  Je  réponds  que  je  vou- 
drois  bien  nous  croire  les  yeux  et  les  cœurs  assez 
chastes  pour  supporter  un  tel  spectacle ,  et  que  de 
jeunes  personnes,  dans  cet  état,  fussent  à  Genève, 
comme  à  Sparte,,  couvertes  de  l'honnêteté  publique; 
mais ,  quelque  estime  que  je  fasse  de  mes  compatrio- 
tes,  je  sais  trop  combien  il  y  a  loin  d'eux  aux  Lacedé- 
moniens,  et  je  ne  leur  propose  des  institutions  de 
ceux-ci  que  celles  dont  ils  ne  sont  pas  encore  incapa- 


A  M.  d'alembert.  i8i 

Mes.  Si  le  sage  Plutarque  s'est  chargé  de  justifier  Tu- 
sage  en  question,  pourquoi  faut-il  que  je  m*en  charge 
après  lui?  Tout  est  dit  en  avouant  que  cet  usage  ne 
convenoit  qu'aux  élèves  de  Lycurgue  ;  que  leur  vie 
frugale  et  laborieuse ,  leurs  mœurs  pures  et  sévères ,  la 
force  dame  qui  leur  étoit  propre,  pouvoient  seules 
rendre  innocent,  sous  leurs  yeux,  un  spectacle  si 
choquant  pom*  tout  peuple  qui  n'est  qu'honnête. 

Mais  pense-t-on  qu'au  fond  l'adroite  parure  de  nos 
femmes  ait  moins  son  danger  qi/une  nudité  absolue, 
dont  l'habitude  tourneroit  bientôt  les  premiers  effets 
en  indifférence ,  et  peut-être  en  dégoût?  Ne  sâit-on  pas 
que  les  statues  et  les  tableaux  n'offensent  les  yeux 
que  quand  un  niélajige  de  vêtements  rend  les  nudités 
obscènes?  Le  pouvoir  immédiat  des  sens  est  foible  et 
borné  :  c'est  par  l'entremise  de  l'imagination  qu'ils 
font  leurs  plus  grands  ravages  ;  c'est  elle  qui  prend 
soin  d'irriter  les  désirs ,  en  prêtant  à  leurs  objets  en- 
core plus  d'attraits  que  ne  leur  en  donna  la  nature  ; 
c'est  elle  qui  découvre  à  l'œil  avec  scandale  ce  qu'il  né 
voit  pas  seulement  comme  nu ,  mais  comme  devant 
être  habillé.  Il  n'y  a  point  de  vêtement  si  modeste  au 
travers  duquel  un  regard  enflammé  par  l'imagination 
n'aille  porter  les  désirs.  Une  jeutie  Chinoise ,  avançant 
un  bout  de  pied  couvert  et  chaussé,  fera  plus  de  ra- 
vage à  Pékin  que  n'çût  fait  la  plus  belle  fille  du  monde 
dansant  toute  nue  au  bas  du  Tàygéte.  Mais  quand  on 
s'habille  avec  autant  d'art  et  si  peu  d'exactitude  que 
les  femmes  font  aujourd'hui ,  quand  on  ne  montre 
moins  que  pour  faire  désirer  davantage ,  quand  l'obs- 
tacle^qu'on  oppose  aux  yeux  ne  sert  qu'à  mieux  irriter 


iSa  LETTRE 

Fimagiiiation ,  quaad  on  ne  cache  une  partie  de  l'objet 
que  pour  parer  celle  qu  ou  expose , 

Henl  mail«  min  mites  défendit  pampmns  nvas. 

Virg.  Georg.,  I,  v.  448* 

Terminons  ces  nombreuses  digressions.  Grâce  au 
ciel ,  voici  la  dernière  ;  je  suis  à  la  fin  de  cet  écrit.  Je 
donnois  les  fêtes  de  Lacédémone  pour  modèle  de  celles 
que  je  voudrois  voir  parmi  nous.  Ce  n'est  pas  setde- 
ment  par  leur  objet,  msâs  aussi  par  leur  simplicité, 
que  je  les  trouve  recômmandables  :  sans  pompe,  sans 
luxe ,  sans  appareil ,  tout  y  respiroit ,  avec  un  charme 
seoret  de  patriotisme  qui  les  rendoit  intéressantes , 
un  certain  esprit  martial  convenable  à  des  hommes 
libres  ■  :  sans  afiaires  et  sans  plaisk*st  au  moins  de  oe 

^  Je  me  sonviens  d'ayoir  ^të  frappe  dams  mon  enfance  d'un  spec- 
tacle assez  simple,  et  dont  pourtant  Timpression  m*est  toujours 
restée,  malgré  le  temps  et  la  diversité  des  objets.  Le  régiment  de 
Saint-Gerrais  ayoit  fait  l'exercice,  et,  selon  la  coutume,  on  avoit 
sonpë  par  compagnies  :  la  plapact  dépens  fui  ;l«s  oonposoiantM 
raisepnblèrent,  après  le  souper,  dans  la  place  de  Sajnt-Genra>i#  ^ 
se  mirent  à  danser  tous  ensemble,  officiers  et  soldats,  autour.de 
la  fontaine,  sur  le  bassin  de  laquelle  et  oient  montés  les  tambours, 
les  fifres ,  et  ceux  qui  portoient  les  flambeaux.  Une  danse  de  gens 
^ayés  par  un  long  repas  sembleroit  n'offrir  rien  de  fort  iatâres- 
sa^t  à  Yoir  ;  cependant  l'accord  de  cinq  ou  six  cents  bo^omes  en 
unjiforme,  se  tenani  tou$  par  la  main,  et  formant  une  longue  bande 
qui  serpentoit  en  cadence  et  sans  confusion,  avec  mille  tours  et 
retours  ;  mille  espèces  d^évolutions  figurées ,  le  choix  des  aûrs  qui 
les  animoient ,  le  bruit  des  tambours ,  l'éclat  des  flanabcAux ,  va  ces* 
tain  appareil  militaire  au  sein  du  plaisir,  tout  cela  formoit  une  senr 
sation  très  vive  qu'on  ne  pouvoit  supporter  de  sang  froid.  Il  étoit 
tard,  les  femmes  étoient  couchées  ;  toutes  se  relevèrent.  Bientôt  les 
fenêtres  furent  pleines  de  spectatrices  qui  donnoient  un  nôuvean 
zèle  aux  acteurs  :  elles  ne  purent  tenir  long-temps  à  leurs  fenêtres  > 


A  M.   »>LEftiPERT.  ;[|83 

qui  poite  g^s  aQms  f^rm  mm ,  il$  p^sspiept  ,^  daas 
cette  douce  unifomiité ,  i^  jpuraée  s^uis  la  trouver 
trop  longue ,  ^  la  vie  $aos  ia  Couver  trop  courte.  lis 
s'en  retournoient  chaque  jSoir,  g^ai3;et  dispos.,  prje^dre 
leur  frugal  repas,  conjfents  de  leur  pa^trie,  de  leurs 
concitoyens ,  et  d'eux-méme3.  Si  Toq  deo^ande  quelque 
e^çmple*  de  ces  divertissements  publics ,  en  voici  un 
rapporté  par  Plutarque  *.  Il  y  avoit ,, dit-il ,  toujours 

relies  descendirent;  les  maîtresses  Tenoient-voir  U^rs  maris ^  les  ser- 
▼antes  apportoient  du  yin;  Jes  enfants  même  y  éveillés  par  le  bruit, 
accoururent  denu-vétus  entre  les  pères  et  les  mères.  La  danse  Rit 
suspendue;  ce  ne  furent  qu*«mbrassements ,  ris,  santés,  caresses. 
Il  résulta  de  tout  cela  un  attendrissement  général  que  je  ne  saurbîs 
peindre,  mais  que,  dans  l'allégreçse  universelle,  on  éprouve  assez 
naturellement  au  i^ieu  de  tout  ce  qui  nous  est  cher.  Mon  père , 
en  m'embrassant,  fut  saisi  d'un  tressaillement  que  je  crois  sentir 
et  partager  «ncore.  «Jean-Jacques,  me  .disoit-il,  aime  ton  pays. 
«  Voia-tu  ces  hoja^  Genevois?  ^  «ont  Aous  amis,  ib  sont  tous  frères^ 
«la  JQÎe  et  la  concorde  régnent  au  milieu  d*euz.  Tu  es  Genevois  ; 
«  tu  verras  un  jour  d'autres  peuples  ;  mais  ,  quand  tu  voyagerois 
•  autant  que  ton  père,  tu  ne  trouveras  jamais  leurs  pareils.  » 

On  voulut  recommencer  la  danse,  il  ny  eut  |>}us  ^n^yen;  çn  ne 
sayoit  plus  .ce  qu'c^i  faisoit,  ;toutes  les  têtes  ^toient  tonriiées  d'une 
ivresse p)us  doijice  que  celle  du  vin.  Après  avoir  resté  quelque  temps 
encore  à  rire  et  à  causer  sur  la  place,  ri  fallut  se  séparer  :  chacun 
se  retira  paisiblement  avec  sa  famille  ;  et  voilà  comment  ces  aima» 
blés  et  prudentes  femmes  ramenèrent  leurs  maris ,  non  pas  en  trbu- 
blanjtlewrs plaisirs,  mais  en  allant  les  partager.  Je  sens  bien  que  ce 
spectacle  dont  je  fu$  si  touché  seroit  sans  attrait  pouir  mille  autres  ; 
iifaut  des  yeux  faits  pour  le  voir,  et  un  cœur  fait. pour  le  sentir. 
Non,  il  n'y  a  de  pure  joie  que  la  joie  publique,  et  les  vrais  senti- 
ments de  la  nature  ne  régnent  que  sur  le  peuple.  Ah  1  dignité,  fiUe 
de  l'orgueil  et  mère  de  Fennui,  jamais  tes  tristes  esclayes  euren^t- 
ils  «a  pareil  moment  en  leur  vie  ? 

*  Dicts  notablei  des  Lacédémonien$ ^  §  69. 


l84  LETTRE 

trois  danses  en-  autant  de  bandes,  selon  la  diSiÊrence 
des  âges  ;  et  ces  danses  se  Bedsoient  au  chant  de  chaque 
bande.  Celle  des  vieillards  commençait  lapremière, 
en  dhiantant  le  couplet  suivant  : 

Nous  avons  été  jadis 

Jeanes,  vaillants,  et  hardis.  ' 

Suivoit  celle  des  hommes,  qui  chantoient  à  leur  tonr, 
en  frapjiant  de  leurs  armes  en  cadence  : 

I  Nous  le  sommes  maintenant, 

A  Fëpreuve  à  tout  venant. 

Ensuite  venpient  les  enfants ,  qui  leur  répondoieat  en 
chantant  de  toute  leur  force  : 

Et  nous  bientôt  le  seroi^s, 
Qui  tous  vous  surpasserons.  ^ 

Voilà ,  monsieur ,  les  spectacles  qu  il  £àut  à  des  ré- 
publiques. Quant  à  celui  dont  votre  article  Genève 
ma  forcé  de  traiter  dans  cet  essai ,  si  jamais  Tintérêt 
particulier  vient  à  bout  de  Fétablir  dans  nos  murs ,  j'en 
prévois  les  tristes  effets  ;  j'en  ai  montré  quelques  uns, 
j'en  pourrois  montrer  davantage,  t/hàs  c'est  trop  crain- 
dre un  malheur  imaginaire  que  la  vigilance  de  nos 
magistrs^ts  saura  prévenir.  Je  ne  prétends  point  in- 
struire des  hommes  plus  sages  que  moi  :  il  me  sufiBt 
d'en  avoir  dit  assez  pour  consoler  la  jeunesse  de  mon 
pays  d'être  privée  d'un  amusement  qui  coûteroit  si 
cher  à  la  patrie.  J'exhorte  cette  heureuse  jeunesse  à 
profiter  de  l'avis  qui  termine  votre  article.  Puisse-t-elle 
connoitre  et  mériter  son  sort  !  puisse-t-elle  sentir 
toujours  combien  le  solide  bonheur  est  préférable  aux 
vains  plaisirs  qui  le  détruisent  !  puisse-t-elle  trans- 


A  M.   DALEMBERT*  l85      •• 

mettre  à  ses  descendants  les  veHus ,  la  liberté ,  la  paix 
qu'elle  tient  de  ses^ères  !  c'est  lie  dernier  vœu  par  le- 
quel je  finis  mes  écrits ,  c'est  celui  par  lequel  finii^ 
ma  vie.  *       f 

*  lyAlembert  ne  pouvoit  pas  laisser  cette  lettre  sans  réponse.. 
Cette  r^odse  se  trouTe.dans  l'édition  de  Poinçot,  tome  XVI,  et 
dans  celle  de  Gen^e,  tome  II  du  Supplément,  Roussean  n'en  dit 
qa'mi  mot  dans  une  lettre  particulière,  mais  ce  mot  la  caractérisa 
fortement.  «  M.  d*Alembert  m'a  enyoyé  son  recueil  où  j'ai  yu.  la 
«  réponse.  Je  m'étois  tenu  à  l'examen  de  la  question ,  j'ayois  on- 
«blié  l'adyersaire.  II  n!a  pas  fait  de  même;  il  a  plus  parlé  de  moi 
•  que  je  n'avois  parlé  de  lui  ;  il  a  donc  tort.  »  (Lettre  au  dievalier 
de  Lorenzy,  ar  mai  1759.  ) 

Au  reste,  la  question  générale  mise  à  part,  les  lecteurs  pourront 
être  curieux  de  savoir  quel  a  été  dans  le  fait  le  résultat  de  la  lettre 
de  Rousseau  pour  Genève  particulièrement.  Le  snectacle  n'y  étoit 
pas  un  plaisir  tout-à-fait  et  de  tout  temps  inconnu.  Indépendant^ 
ment  des  Mystères  et  autres  représentations  de  cette  espèce  qui  là, 
comme  ailleurs  9  aboient  eu  lieu  dans  le  temps  où  ce  genre  d'açau- 
sement  seconfondoit  presque  avee  les  cérémonies  du  culte  divin, 
et  qui  cessèrent  peu  de  temps  après  la  réformation,  les  historiens 
de  Genève  nous  apprennent,  que,  dans  le  cours  du  dix-septième 
siècle,  les  autorités  civiles  et  ecclésiastiques  sévirent  plus  d'une  fois 
contre  des  jeunes  gens  qui  s'étoient  permis  de  jouer  des  espèces  de 
comédies  dans  des  maisons  particulières;  qu'en  I7i4)  ^^  conseil 
ayant  autorisé  quelques  représentations  de  sauteurs  et  de  marion- 
nettes, le  consistoire  les  fit  cesser,  s'étant  plaint  de  ce  que  quel- 
ques acteurs  semêioient  aux  marionnettes,  et  jouaient  des  pièces 
de  Molière  et  des  scènes  italiennes;  qu'enfin  en  1788,  lorsque  les 
agents  de  trois  puissances  ipédiatrices  s'oiccupoient  à  calmer  les 
troubles  civils ,  et  pendant  le  temps  que  dura  cette  médiation ,  une 
troupe  de  comédiens  vint  s'établir  dans  la  ville,  malgré  les  repré- 
sentations des  pasteurs  et  d'une  partie  de  la  bourgeoisie.  Le  con- 
seil ,  dit  l'historien  qui  nous  donne  ces  détails ,  n'avoit  pas  cru 
pouvoir  refuser  ce ,  divertissement  aux  médiateurs.  (  Picot  ,  Hist, 
de  Genève  y  tome  III,  p.  284^  ) 

Postérieurement  à  cette  époque,  les  progrès  toujours^croissants 


•  % 


^96  j^l^TTRE 

de  Findustiie  et  eu  commercse-firenf  naître  n^î|le  besoins  nojaveau 
parmi  lescjaels  celiyi  des  représentations  dramatiaœs  n*étoit  pas  de 
nature  à  se  faire  le  moins  sentir.  Voltaire  qui,  en  lySS,  yint  fixer 
sa  résidence  aux  portes  de  Genèye,  trouva  donc  les  esprits  tont  pré- 
pares pour  cette  innOyation  à  laquelle  il  croyoit  la  gloire  poéti^ 
intéressée.  Il  avoit  monté  chez  lui  un  théâtre  où  la  bonne  compa* 
fftàe  de  {Tenère  se  rendoit  en  foule ,  ezeitée  |^ar  le  double  attrait 
du  plaisir  et  de  la  yaoité.  Mais  pour  amener  les  cAiOëes  eu  point  de 
maturité  nécessaire  à  rea;écution  de  son  projet  iayori.,  rétdi>ru8e- 
ment  d*«m  speotacie  dans  la  ville  même,  il  rcstoit  un  pas  à  fan, 
et  Farticle  Genèm  fut  publié  dans  l'Eneyidopédie  ;  car  qjs  sait  fie 
eeC  artiole  est ,  sinon  de  Voltaire^  au  moins  écrit  en  |pandc  partie 
sous  sa  dictée.  La  Xetfre  à  ^Jlletnifert  déconcerta  tont-à-coop  le 
projet  de  YoJtaiiie.  Iwiè  ûw.  On  ne  pejoc  douter  en  «ffet  que  ce  ae 
fût  la  principale  cause  de  la  haine  qu*ii  pojtçpii  contre  son  auteur, 
et  qHi.iui  dicta  depub  tant  d'ti^urel  en  piQoae  et  en  vers  Aussi  in- 
dignes de  ion  génie  que  djéahonorantes  pour  a»  inénioire. 

Cependant  Ye&pi  produit  par  la  lettre  de  Rousseau  devoit  aat»' 
reHeananf  s*a£foifolir  chaque  jour  au  milieu  de  tant  de  causes  qui 
agisso^Bt  ep  sens  contraire.  Knit  anf  n  étoient  pas  encore  écoulés 
depuis  la  pub^cation  de  tsette  lettre ,  qu'on  vit  à  Gendre  (  avril  1766) 
vn  entrepreneur  monter,  même  à  grands  frais,  nn  théatce  avec  la 
permi^aion  du  gouvernement,  et  cela  au  milieu  même  des  disseo- 
sions  qiviies  qui  8*étoient  renouvelées  plus  vives  que  jamais.  Mail 
peu  de  temps  après  la  sidie  fut  bràiée  (février  1766),  et  une  letuc 
de  Rousseau  à  d*Ivernois,  du  aônvril  même  année,  nojos  apprend 
qu'il  ne  dépendit  pas.4o  Woètaité  qix'on  ne  crût  que  <set  tnceitflie 
étoit  f effet  d'un  dessein  pr^nédité,  et  que  Rousseau  en  avoitéte 
l'ins^gateur. 

iî  passe  en  effet  pour  constant  aujourdluri  que  ce  désastre  fiai 
Fouvrage  de  ceux  que  f  on  «ppeloit  alors  les  représentants ,  àoiA 
Rousseau  avoit  •défendu  les  droits ,  mais  saiu  jamais  autoriser,  par 
ses  discours  ou  par  sou  exemple ,  le  moindre  excès  coupable.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  sâiat  n'osa  pas  donner  une  permission  nouydk 
pour  le  rétablissement  de  la  comédie,  et  les  particuliers  qui  e^res' 
sentoient  le  plus  vivement  la  privation ,  n'eurent  d'autre  ressource 
que  de  se  cotiser,  en  1773,  pour  faire  construire  une  salle  de  spec- 
tacle à  Châtelaine,  village  françois  à  4lemi-lieue  de Oenève. 

I^es  cfaoBet  restèrent  en  cet  état  jusqu'à  ce  qu'une  révolatioo 


A   M.   DALEMBERT.  ^87 

noayelle  opérée  par  le  ministre  françois  de  Vergenoes,  eâ  178a,' 
et  dont  le  récit  est  étranger  à  Tolijet  de  oatte  note,  YÛit  détn^re 
tontes  les  institutions  populaires 9  ouvrage  des  derniers  temps,' et 
rétablit  dans  son  entier  le  régime  aristocratique,  tel  qu*il  existoit 
en  1738,  Les  cerclei  furent  déi^ndiis,  (ui  abolîl  los  ipilices  et  les 
exercices  militaires,  et  tous  les  citoyens  furent  désarmés.  Dès  ce 
moment  II  n*y  eut  plus  d*obstacle  à  rétablissement  d*un  théâtre 
permanent  à  Genève.  Pour  Tamusement  des  militaires  étrangers 
qui  avoiept  pris  possession  de  la  -ville,  le  gouvernement  avoit  fait 
venir  des  comédiens  qui  restèrent  ^après  Fédit  de  pacification.  Bien- 
tôt lui-même  fit  constr^iire  pour  eux  un  va«tç  et  bel  éjiftcç  «  Ifi  «p^me 
qui  subsiste  encore  ;  Touverture  de  cette  nouvelle  salle  se  fit  le  18 
octobre  1783. 

Depuis  la  chute  du  gouvernement  aristocratique  de  1783,  an4^ 
véc  eo  1 789 ,  ia  comédie  n^a  etàMé  et  n^&àêfe  otMore  k  iGiepAve  que 
d'ooe  faani^  pawagèr^.  H  ^  avpil  s^ii^s  4o}^  défaut  4?  ju&teii^ 
dans  la  proportion  d'après  laquçUe  Bo^$$e|w  établisso^it  que  1^  vi4|b 
ne  pouvoit  fournir  chaque  jour,  pour  le  soutien  de  son  thél^tre, 
qne  quarante  à  cinquante  spectateurs.  Mais  il  est  vrai  de  dire  qu'en 
général ,  et  encore  actueliement ,  mSif^  les  nouveaux  progrès  an 
lue  et  de  la  richesse;,  Les  habitudes  sociale^  fit  h.  gp^^t  da  ff^vi^ 
font  que  l'empressement  à  jouir,  de  ce  plaisir  n'est  pas  grai^d-  J^ 
tragédie  qui  intéresserdit  davantage  les  p^spnnes  instruites,  en  si 
grand  nombre  à  Genève ,  est  là  comme  inaccessible.  InsensS>lement 
donc,  et  sans  que  Tautorité  intervint  ou  (niuât  eri  awnme  manière, 
l'asage  s'est  établi  de  n'avoir  des.  Comédiens  à  Genève  i^  ^pçnfyi^ 
deux  09  trois  moiç  au  pI^s.  Uu  .directeur  de  spectacle  v^  ainsji  d'une 
ville  de  Suisse  à  une  autre,  et  le  plaisir,  devenu  pli)s  rare,  acqiiiert 
ainsi  plus  d'attrait,  mais  n'en  a  jamais  eu  réellement  assez  pour 
amener  dans  tes  mœurs  et  les  habku^es  priv^  un  «hfngement 
sensible.  U  en  est  donc  maintenani  à  ^nève  «eoD^ne  da|ts  nos  ivîHei 
de  France  des  troisième  et  quatrièn^e  cw'dresy-et  il  est  prouvé,  par 
le  fait,  qu'en  employant  toute  son  éloquence  pour  empêcher  l'éta- 
blissement d'un  spectacle  dans  sa  patrie ,  rithistre  philosophe  de 
Genève  a  fut  plus  de  bruit  que  la  chose  ne  valoit. 


ri«  BS  U  lATTK  À  M.  o'aUBMBËRT. 


RÉPONSE 


A  UNE  LETTRE  ANONYME, 

« 

•  DONT    tE    GONTKKU   SB   TBOUYE    EN   CARACTÈRE  ITAUQUB    DAR8   CEtlK 

RÉPORBB. 


Je  suis  sensible  aux  attentions  dont  m'honorent  ces 
messieurs  que  je  ne  connois  point,  mais  il  tanxt  que  je 
réponde  à  ma  ipanière.,  car  je  n  en  ai  qu  Mne. 

Des  gens  de  loi ,  (fui  estiment  ^  etc.  M,  Rousseau  ^  ont 
été  surpris  et  affligés ^  de  son  opinion  ^  dans  sa  lettre  a 
M.  JCAlembert  y  sur  le  tribunal  des  maréchaux  de  France. 

J'ai  cru  dire  des  vérités  utiles.  Il  est  triste  que  de 
telles  vérités  su^rprennent,  plus  triste  qu'elles  a£Eligent , 
et  bien  plus  triste  encore  qu'elles  afâigent  des  gens 
de  loi. 

Un  citoyen  ajussi  éclairé  que  M.  Rousseau... 

Je  ne  suis -peint  un  citoyen  éclairé ,  mais  seulement 
un  citoyen  zélé.  * 

N^  ignore  pas  qu'on  ne  peut  justement  dévoiler  aux  yeux 
de  la  nation  les  fautes  de  la  législation. 

Jél'ignorois ,  jel'apprends.  Mais  qu'on  me  permette 
à  mon  tour  une  petite  question.  Bodin ,  Loisel,  Féné- 
lon ,  Boulainvilliers ,  Tabbé  de  Saint-Pierre,  le  prési- 
dent de  Montesquieu ,  le  marquis  de  Mirabeau ,  labbé 
de  Mably ,  tous  bons  François  et  gens  éclairés,  ont-ils 
ignoré  qu'on  ne  peut  justement  dévoiler  aux  yeux  de 
la  nation  les  fautes  de  la  législation?  On  a  tort  d'exiger 


RÉPONSE  A  ^JNE  LETTRE  ANONYME.  189 

qu'up  étranger  soit  plus  sai«»it  qu'eux  me  ce  qui  est 
juste  ou  injuste  dans  leur  pays. 

On  ne  peut  justement  dévoiler  aux  yeux  dff  la. nation 
les Jautes  de  la  législation.  * 

Cette  maxime  peut  avoir  une  application  particu- 
lière et  circonscrite  selon  les  lieux  et  les  personnes. 
Voici  la  première  fois ,  p'eut-étre ,  que  la  justice  est  op- 
posée à  la  vérité. 

On  ne  peut  justement  dévoiler  aux  yeux  de  la  nation 
les  fautes  de  la  législation. 

Si  quelqu'un  de  nos  citoyens  m'osoit  tenir  un  pareil 
discours  à  Genève,  je  le  poursuivrois  criminellement , 
comme  traître  à  la  patrie.  ' 

On  ne  peut  justement  dévoiler  aux  yeux  de  la  nation 
les  fautes  de  la  législation. 

Il  y  a  dans  l'application  de  cette  maxime  quelque 
chose  que  je  n'entends  point.  J.'^J.  Rousseau,  citoyen 
de  Genève,  imprime  un  livre  eki  Hollande,  et  voilà 
qu'on  lui  dit  en  France  qu'on  ne  peut  justement  dé- 
voiler aux  yeux  de  la  nation  les  fautes  de  la  législation  ! 
Ceci  me  parolt  bizarre.  Messieurs ,  je  n'ai  point  l'hon- 
neur d'être  votre  compatriote  ;  ce  n'est  point  pour  vous 
que  j'écris  ;  je  n'imprime  point  dans  votre  pays  ;  je  ne 
me  soucie  point  que  mon  livre  y  vienne;  si  vous  me 
Usez ,  ce  n'est  pas  ma  faute. 

On  ne  peut  justement  dévoiler  aux  yeux  de  la  natiqn 
les  fautes  de  la  législation. 

Quoi  donc!  sitôt  qu'on  aura  fait  une  mauvaise  in- 
stitution dans  quelque  coin  du  monde,  à  l'instant  il 
faudra  que  tout  l'univers  la^respecte  en  silence,  il  ne 


I^O  RÉPONSE 

sera  {dus  permis  à  personne  de  dire  aux  autres  peu- 
ples qu'ils  feroient  mal  de  Fimiter?  Voilà  des  préten- 
tions asseft  nouvelles,  et  un  fort  singulier  droit  des 
gens. 

Le&  philosophes  sont  faits  pour  éclairer  le  ministère ,  le 
détromper  de  ses  erreurs,  et  respeeUr  ses  fautes. 

Je  ne  sais  pourquoi  sont  ints  les  philosophes ,  ni  ne 
me  soucie  de  le  savoir. 

■ 

Pofuréclairerk  miniê€ère,\t. 

J'ignore  si  Ton  peut  éclairer  le  ministrà*e. 

Le  détromper  de  ses  erreurs..* 

ïiffuofre  st  Ton  peut  détromper  le  immstàre  de  ses 
erreurs. 

Etrespeùtersesfauties*,, 

Jlgnore  si  Ton  peut  respecter  tes  feutes  do  mi* 
mstèrov 

Je  ne  sais  rien  de  ce  qui  regarde  le  mimistàre ,  par- 
ceqoe  ce  mot  n' e^  pas  connu  dans  mon  pays ,  et  qull 
peut  aveir  des  sens  que  je  n  euteivdepa». 

De  plus  y  M.  Bousseau  né  n&us  paroît  pe^  rcnsonner  en 
poUtîqm^wé 

.  Ce  nttot  soime  trop  haut  pcMir  mgà.  Je  tâche  de  rai- 
sonner e»  bon  citoyen  de  Genève.  Voilà  tout. 

LorsKj/uil  admet  dans  ^n  état  une  é^toi4ié  supérieure  à 
r autorité  souveraine... 

J'en  adeaeits  troi^  seulefiaent  î  pvenaâèMment,  Tau- 
torité  de  Dieu  ;  et  puis  celle  de  la  loi  natureAe  ^  qai  dé- 
rive de  la  constiFtimon  à&  rbomme;  et  puis  ^elle  de 
l'honneur,  plus  forte  sur  un  ccewr  honnête  quetoosles 
rois  de  la  t^rre. 


A  UNE  LETTRE  ANONYME.  19I 

Ou  du  moins  indépendàhte  d'elk.,. 

Non  pas  seulement  mdépenâânted ,  mâi^  siipérieiï-^ 
res.  SI  janïais  Fantorité  sduver^ùe .'  pôuVolt  être  en 
conflit  avec  une  des  trois  préc^ientes ,  il  fîlu\(It'oit  qb:e 
la  prettiièTi^  cédât  eu  celai.  Le  blasphéikiité^r  Hobbes 
est  en  horreur  pôàr  àVôir  soùtenti  le  tbntraîre. 

Il  ne  se  rappelait  pas  ddns  ce  maméfit  k  sentiment  âe 
Grotius.,, 

Je  ne  saurois  me  rappeler  ce  qiil  je  n^ai  jamais  su  ; 
et  probablement  je  ne  saurai  jamais  ce*.que  je  ne  mé 
soucie  point  d'apprendre. 

Adopté  par  les  encyclopédistes... 

Le  sentiment  d'aucun  des  encyclopédistes  n'est  une 
règle  pour  ses  collègues.  L'autorité  coinmune  est  celle 
de  la  raison  :  je  n'en  reconnois  point  d'autre. 

Les  encyclopédistes  ses  confrères. 

Les  amis  de  la  vérité  sont  tous  mes  confrères. 

Le  temps  nous  empêche  d'exposer  plusieurs  autres  ob- 
jections... 

Le  devoir  m'empécheroit  peut-être  de  les  résoudre. 
Je  sais  l'obéissance  et  le  respect  que  je  dois ,  dans  mes 
actiolks  et  dans  mes  discours ,  aux  lois  et  aux  maximes 
du  pays  dans  lequel  j'ai  le  bonbeur  de  vivre;  mais  il 
ne  s'ensuit  pas  de  là  que  je  ne  doive  écrire  aux  Gene- 
vois que  ce  qui  convient  aux  Parisiens. 

Qui  exigeraient  une  conversation, . . 

Je  n'en  dirai  pas  plus  en  conversation  que  par 

'  NoBs  pourrions  bien  ne  pas  nous  entendre  les  uns  les  autres 
sur  le  sens  que  nous  donnons  à  ce  mot;  et,  comme  il  n'est  pas 
bon  que  nous  nous  entendions  mieux ,  nous  ferons  bien  de  n'en 
pas  disputer. 


192  RÉPONSE  A  UNE  LETTRE  ANONtME. 

écrit;  il  n  y  a  que  Dieu  et  le  Conseil  de  Genève  à  qui 
je  doive,  compte  de  mes  maximes. 

Qui  priveroit  M.  Rousseau  éCun  temps  précieux  pour 
lui  et  pour  Je  public. 

Mon  temps  est  imitile  au  public  >  et  n  est  plus  d  an 
grand  prix  pour  moi-même  :  mais  j'en  ai  besoin  pour 
0a^er  mon  pain;  c'est  pour  cela  que  je  cherche  la 
solitude. 

A  Montmorency,  le  i5  octobre  1758. 


DE  L'IMITATION 

THÉÂTRALE, 


ESSAI 


TIRÉ   DES   DIALOGUES   DE   PLATOK. 


XI.  i3 


AVERTISSEMENT. 

Ce  petit  écrit  n'est  (pi*iine  espèce  dTextrait  de  divers  endroits  où 
Platon  traite  de  Fimitation  théâtrale  *.  Je  u*y  ai  Q^uère  d'autre  part 
que  de .  les  avoir  rassemblés  et  liés  dans  la  forme  d'un  discourt 
suivi,  au  lieu  de  celle  du  diale^rne  qu^iU  ont  dans  l'original.  L'oc- 
casion de  ce  travail  fut  la  Lettre  à  M,  d*Alemhert  sur  les  Spectada; 
mais ,  n'ayant  pu  commodément  Fy  faine  entrer ,  je  Je  mis  à  part 
pour  être  employé  ailleurs,  ou  tout-à-fait  supprimé.  Depuis  Ion 
cet  écrit  étant  sorti  de  mes  mains ,  se  trouva  compris ,  je  ne  sais 
comment,  dans  un  marché  qui  ne  me  regardoit  pas.  Le  manuscrit 
m'est  revenu  :  mais  le  Hbraire  l'a  réclamé  comme  acquis  par  loi  ^ 
bonne  foi,  et  je  n'en  veux  pas  dédire  celui  qui  le  lui  a  cédé.  Voilà 
comment  cette  bagatelle  passe  aujourd'hui  à  l'impression. 

*  Voyex  notamment  le  deuxième  livre  des  Lois ,  et  le  dixième  dt  h 
IUptU)U<iue. 


t 


DE  L'IMITATION 


THÉÂTRALE. 


Plus  je  songe  à  rétablissement  de  notre  république 
imaginaire,  plus  il  me  semble  que, nous  lui  avons 
prescrit  des  lois  utiles  et  appropriées  à  la  nature  de 
Thomme.  Je  trouve,  surtout,  qu^il  importoit  de  don- 
ner, comme  nous  avons  fait,  des  bornes  à  la  licence 
des  poètes ,  et  de  leur  interdire  toutes  les  parties  de 
leur  art  qui  se  rapportent  à  Fimitation.  Nous  repren- 
drons même ,  si  vous  voulez,  ce  sujet,  à  présent  que 
les  choses  plus  importantes  sont  examinées;  et,  dans 
Tespoir  que  vous  ne  me  dénoncerez  pas  à  ces  dange- 
reux ennemis ,  je  vous  avouerai  que  je  regarde  tous 
les  auteurs  dramatiques  comme  les  corrupteurs  du 
peuple,  ou  de  quiconque,  se  laissant  amuser  par  leurs 
images ,  n  est  pas  capable  de  les  considérer  sous  leur 
vrai  point  de  vue,  ni  de  donner  à  ces  fables  le  correctif 
dont  elles  ont  besoin.  Quelque  respect  que  j'aie  pour 
Homère,  leur  modèle  et  leur  premier  maître,  je  ne 
crois  pas  lui  devoir  plus  qu  à  la  vérité;  et  pour  com- 
mencer par  m'assurer  d'elle ,  je  vais  d'abord  rechercher 
ce  que  c'est  qu'imitation. 

Pour  imiter  une  chose  il  faut  en  avoir  l'idée.  Cette 
idée  est  abstraite ,  absolue ,  unique ,  et  indépendante 
du  nombre  d'exemplaires  de  cette  chose  qui  peuvent 
exister  dans  la  nature.  Cettç  idée  est  toujours  anté- 

i3. 


l 


196  DE   LIMITATION 

rieure  à  son  exécution  :  car  rarchitecte  qui  construit 
un  palais  a  Fidée  d'un  palais  avant  que  de  commencer 
le  sien.  Il  n'en  fabrique  pas  le  modèle ,  il  le  suit;  et  ce 
modèle  est  d'avance  dans  son  esprit. 

Borné  par  son  art  à  ce  seul  objet,  cet  aiiiste  ne  sait 
faire  que  son  palais  ou  d'autres  palais  semblables; 
mais  il  y  en  a  de  bien  plus  universels ,  qui  font  tout  ce 
que  peut  exécuter  au  monde  quelque  ouvrier  que  ce 
soit,  tout  ce  que  produit  la  nature,  tout  ce  que  peu- 
vent faire  de  visible  au  ciel ,  sur  la  terre ,  aux  enfers  > 
le^  dieux  mêmes.  Vous  comprenez  bien  que  ces  ar- 
tistes si  merveilleux  sont  des  peintres;  et  même  le 
plus  ignorant  des  hommes  en  peut  faire  autant  avec 
un  miroir.  Vous  me  direz  que  le  peintre  ne  fait  pas 
ces  choses,  mais  leurs  images  :  autant  en  fait  l'ouvrier 
qui  les  fabrique  réellement ,  puisqu'il  copie  un  mo- 
dèle qui  existoit  avant  elles. 

Je  vois  là  trois  palais  bien  distincts  :  premièrencient 
le  modèle  ou  l'idée  originale  qui  existe  dans  l'enten- 
dement de  l'architecte ,  dans  la  nature ,  ou  tout  au 
moins  dans  son  auteur ,  avec  toutes  les  idées  possi- 
bles dont  il  est  la  source;  en  second  lieu,  le  palais  de 
l'architecte,  qui  est  l'image  de  ce  modèle;  et,  enfin, 
le  palais  du  peintre  ,  qui  est  l'image  de  celui  de  l'archi- 
tecte. Ainsi  ,Dieu ,  l'architecte,  et  le  peintre ,  sont  les 
auteurs  de  ces  trois  palais.  Le  premier  palais  est  l'idée 
originale,  existante  par  elle-même;  le  second  en  est 
l'image;  le  troisième  est  l'image  de  l'image,  ou  ce  que 
nous  appelons  proprement  imitation.  D'où  il  suit  que 
l'imitation  ne  tient  pas,  comme  on  croit ,  le  second 
rang,  mais  le  troisième  dans  l'ordre  des  êtres ,  et  que , 


THÉÂTRALE.  ig'7 

nulle  image  n'étant  exacte  et  parfaite ,  Fimitation  est 
toujours  d'un  degré  plus  loin,  de  la  vérité  qu  on  ne 
pense. 

L'architecte  peut  faire  plusieurs  palais  sur  le  même 
modèle ,  le  peintre  plusieurs  tableaux  du  même  palais  : 
mais  quant  au  type  ou  modèle  original ,  ii  est  unique; 
car  si  Ton  supposoit  qu'il  y  en  eût  deux  semblables , 
ils  ne  seroient  plus  originaux;  ils  auroient  un  modèle 
original  commun  à  Fun  et  à  l'autre ,  et  c'est  celui-là 
seul  qui  seroit  le  vrai.  Tout  ce  que  je  dis  ici  de  la 
peinture  est  applicable  à  l'imitation  théâtrale  :  mais , 
avant  d'en  venir  là ,  examinons  plus  en  détail  les  imi- 
tations du  peintre. 

Non  seulement  il  n'imite  dans  ses  tableaux  que  les 
images  des  choses  ;  savoir,  les  productions  sensiUes 
de  la  nature ,  et  les  ouvrages  des  artistes  :  il  ne  cherche 
pas  même  à  rendre  exactement  la  vérité  de  Tobjét, 
mais  l'apparence;,  il  le  peint  tel  qu'il  paroît  être,  et 
non  pas  tel  qu'il  est.  Il  le  peint  sous  un  seul  point  de 
vue,  et  choisissant  ce  point  de  vue  à  sa  volonté;  il 
rend,  selon  qu'il  lui  convient,  le  même  objet  agréable 
ou  difforme  aux  yeux  des  spectateurs.  Ainsi  jamais  il 
ne  dépend  d'eux  de  juger  de  la  chose  imitée  en  elle- 
même;  mais  ils  sont  forcés  d'en  juger  sur  une  cer- 
taine apparence ,  et  comme  il  pleiît  à  l'imitateur  :  sou- 
vent même  ils  n'en  jugent  que  par  habitude .  et  il  entre 
de  l'arbitraire  jusque  dans  l'imitation  ■ . 

'  L*expérienee  nous  apprend  que  la  belle  liarmonie  ne  flatte 
point  une  oreille  non  prévenue,  qu'il  n*y  a  que  la  seule  habitude 
qui  nous  rende  agréables  les  con^onuances,  et  nous  les  fasse  dis- 
tinguer des  intervalles  les  plus  discordants.   Quant  à  la  simplicité 


198  DE  l'imitation 

L  ait  de  représenter  les  objets  est  fort  d^iférent  de 
celui  de  les  faire  connoltre.  Le  premier  plaît  sans  in- 
struire; le  second  instruit  sans  plaire.  L'artiste  qui 

des  rapports  sur  laquelle  on  a  voulu  fonder  lé  plaisir  de  l'har- 
monie, j'ai  fait  voir  dansTEncyclopédie,  au  nîot  Consonnance  ^  que 
ce  principe  est  insoutenable;  et  je  crois  facile  à  prouver  que  toute 
notre  harmonie  est  ^une  invention  barbare  et  gothique  qui  ii*est 
devenue  que  par  trait  de  temps  un  art  d'imitation.  Un  magistrat 
studieux  *  qui,  dans  ses  moments  de  loisir,  au  lieu  d'aller  enten- 
dre de  la  musique,  s*amuse  à  en  approfondir  les  systèmes ,  a  trouvé 
que  le  rapport  de  la  quinte  n'est  de  deux  à  trois  que  par  approxi- 
mation ,  et  que  ce  rapport  est  rigoureusement  incoinraensturable. 
Personne  âu  moins  ne  sauroit  nier  qu'il  ne  soit  tel  sur  nos  clavecins 
en  vertu  du  tempérament  ;  ce  qui  n'empêéhe  pas  ces  quintes  ainsi 
tempérées  de  nous  paroitre  agréables.  Or,  où  est,  en  pareil  cas, 
la  simplicité  du  rapport  qui  devroit  nous  les  rendre  telles  ?  l^ous 
ne  savons  point  encore  si  notre  système  de  musique  n^est  pas  fondé 
sur  de  pures  conventions  ;  nous  ne  savons  point  si  les  principes 
nVn  sont  pas  tout-à-fait  arbitraires,  et  si  tout  autre  système  sub- 
stitué à  celni-là  ne  parviendroit  pas  par  l'babitude  à  nous  plaire 
^;alement.  (Test  une  question  discutée  ailleurs..  Par  une  analogie 
assez  naturelle,  ces  réflexions  pourroient  en  exciter  d'autres  au 
sujet  de  la  peinture  sur  le  ton  d'an  tableau,  sur  l'accord  des  cou- 
leurs, sur  certaines  parties  du  dessin  où  il  entre  peut-être  plus 
d'arbitraire  qu*on  ne  pense,  et  où  l'imitation  même  peut  avoir  des 
régies  de  convention.  Pourquoi  les  peintres  n'osent-ils  entrepren- 
dre des  imitations  nouvelles ,  qui  n'ont  contre  elles  que  leur  non- 
veauté  |  et  paroissent  .d'ailleurs  tout-à-fait  du  ressort  de  l'art?  Par 
exemple ,  c'est  un  jeu  pour  eux  de  faire  paroitre  en  relief  une  snr- 
face*plane  :« pourquoi  donc  nuld^entre  eux  n'a-t-il  tenté  de  donner 
l'apparence  d'une  surface  plane  à  un  relief  ?  S'ils  font  qn*un  plafond 
paroisse  une  voûte,  pourquoi  ne  font-ils  pas  qu'une  voûte  paroisse 
un  plafond  ?  Les  ombres,  diront-ils ,  changent  d'apparence  à  divers 
points  de  vue  ;  ce  qui  n'arrive  paà  de  même  aux  surfaces  planes. 
Levôtis  cette  difficulté  ^  et  prions  un  peintre  de  peindre  et  colorier 

*  M.  de  Boisgelou,  conseiller  au  grand  Conseil,  mort  en  1764-  Voyes  le 
DictionHa're  de  Musique,  article  Système. 


THÉÂTRALE.  I^ 

lève  ujx  p(^  et  prend  des  dimensions  exactes  ne.&ût 
rien  de  fort  agréable  à.  la  vue  ;  aussi  soaou  vr^gie  a  est* 
il  recherclié  que  par  les  gens  de  Fart  Maia  cdui  qui 
trace  une  perspective  flatte  le  peuple  et  les  ignorants, 
pareequ'il  ne  leur  fait  rien  connoltre,  et  leur  of^e 
seulement  lapparence  de  ce  qu  ils  connoîssoîent  déjà». 
Ajoutez  que  la  mesure ,  nous  donnant  successivement 
une  dimension  (^tpuis  Tautres  nous  instruit  lentement 
de  la  vérité  des  chpses;  au  lieu  que  lapparence  n^us 
offre  le  tout  à-larfois,  et,  sous  Fopinioa  d'une  plu^ 
grande  capacité  d'esprit,  £LaU;e  le  sens  en  séduis£M»t 
lamour-propre. 

Les  représentations  du  peintre,^  d^ourvues  de 
toute  réalité  «  ne  produisent  même  cette  apparence 
quà  Taide  de  quelques  vaines  ombres  etde  quelqujçs 
légers  simulacres  qu'il  fait  prendre  ppur  la  dxose 
même.  S'il  y  avoit  quelque  mélange  de  vérité  dans 
ses  imitations^  il  faudroit  qu  U.  connût  les  objets  qu'il 
imite;  il  seroit  naturaliste,  ouvrier ,.  physicien ,  avant 
d'être  peintre.  Mais ,  au  contraire  »  l'étendue  de  son 
art  n'est  fondée  que  sur  son  ignorance,  et  il  ne  peint 
tout  que  parcequ'il  n'a  besoin  de  rien  connoltre.  Quand 
il  noas  offre  un  philosophe  en  méditation ,  un  astro- 
nome observant  les  astres  >  un  géomètre  traçant  des 
figures ,  un  tourneur  dans  son  atelier,  sait-il  pour  cela 
tourner ,  calculçr ,  méditer ,  observer  les  astres?  Point 

une  statue  de  manière  qu'elle  paroisse  plate,  rase,  et  <Ie  la  même 
couleur,  sans  aucun  dessin,  dans  un  seul  jour  et  sous  un  seul  point 
de  vue.  Oes  nouvelles  considérations  ne  seroient  peut-^tre  pas  »•*- 
dignes  d'éire  examinées  par  l'amateur  éclairé  qui  a  si  bien  philo- 
sophé sur  cet  art.  ■ 


200  DE   l'imitation 

du  tout;  il  ne  sait  que  peindre.  Hors  d'état  de  reùdre 
raison  d'aucune  des  choses  qui  sont  dans  son  tableau, 
il  nous  abuse  doublemenfpar  ses  imitations ,  soit  en 
nous  offrant  une  apparence  vague  et  trompeuse ,  dont 
ni  lui  ni  nous  ne  saurions  distinguer  l'erreur ,  soit  en 
employant  des  mesures  fausses  pour  produire  cette 
apparence ,  c'est-à-dire  en  altérant  tontes  les  vérita- 
bles dimensions  selon  les  lois  de  la  perspective  :  de 
sorte  que ,  si  le  sens  du  spectateur  ne  prend  pas  le 
change  et  se  borne  à  voir  le  tableau  tel  qull  est ,  il  se 
trompera  sur  touâ  les  rapports  des  choses  qu'on  lui 
présente ,  ou  les  trouvera  tous  faux.  Cependant  l'illu- 
sion sera  telle ,  que  les  simples  e|  les  enfants  s'y  mé: 
prendront ,  qu'ils  croiront  voir  des  objets  que  le  peintre 
lui-même  ne  connoit  pas ,  et  des  ouvriers  à  l'art  des- 
quels il  n'^entend  rien. 

Apprenons,  par  cet  exemple ,  à  nous  défier  de  ces 
gens  universels,  habiles  dans  tous  les  arts ,  verses 
dans  toutes  les  sciences,  qui  savent  tout,  qui  raison- 
nent de  tout,  et  semblent  réunir  à  eux  seuls  les  talents 
de  tous  les  mortels.  Si  quelqu'un  nous  dit  connottre 
un  de  ces  hommes  merveilleux ,  assurons-le^  sans  hé- 
siter, qu'il  est  la  dupe  des  prestiges  d'un  charlatan, 
et  que  tout  le  savoir  de  ce  grand  philosophe  n'est 
fondé  que  sur  l'ignorance  de  ses  admirateurs ,  qui  ne 
savent  point  distinguer  l'erreur  d'avec  la  vérité ,  ni 
l'imitation  d'avec  la  chose  imitée. 

Ceci  nous  mène  à  l'examen  des  auteurs  tragiques 
et  d'Homère  leur  chef  "  :  car  plusieurs  assurent  qu'il 


'  C'ctoitle  sentiment  commun  des  anciens,  que  tous  leurs  auteurs 


THÉÂTRALE.  2<yî 

(aut  qu'un  poète  tragique  sache  tout;  qu'il  connoisse 
à  fond  les  vertus  et  les  Vices ,  la  politique  et  la  morale , 
les  lois  divines  et  humaines,  et  qu'il  doit  avoir  la 
science  de  toutes  les  choses  qu'il  traite ,  ou  qu'il  né 
fera  jamais  rien  de  bon.  Cherchons  donc  si  ceux  qui 
relèvent  la  poésie  à  ce  point  de  sublimité  ne  s'en  lais- 
sent point  imposer  aussi  par  l'art  imitateur  des  poètes  ; 
si  leur  admiration  pour  ces  immortels  ouvrages  ne  les 
empêche  point  de  voir  combien  ils  sont  loin  du  vrai , 
de  sentir  que  ce  sont  des  couleurs  sans  consistance , 
de  vains  fantômes,  des  ombres;  et  que,  pour  tracer 
de  pareilles  images,  il  n'y  a  rien  de  moins  nécessaire 
que  la  connoissance  de  la  vérité  :  ou  bien  s'il  y  a  dans 
tout  cela  quelque  utilité  réelle,  et  si  les  poètes  savent 
eu  effet  cette  multitude  de  choses  dont  le  vulgaire 
trouve  qu'ils  parlent  si  bien. 

Dites-moi ,  mes  amis  :  si  quelqu'un  pouvoit  avoir  à 
son  choix  le  portrait  de  sa  maîtresse  ou  l'original, 
lequel  penseriez- vous  qu'il  choisît?  si  quelque  artiste 
pouvoit  faire  également  la  chose  imitée  ou  son  simu- 
lacre, donneroit-il la  préférence  au  dernier,  en  objets 
de  quelque  prix ,  et  se  contenteix)it-il  d'une  maison  en 
peinture  quand  ilpourroit  s'en  faire  une  en  effet?  Si 
donc  l'auteur  tragique  savoit  réellement  les  choses 
qu'il  prétend  peindre  j  qu'il  eût  les  qualités  qu'il  dé- 
crit ,  qu'il  sût  faire  lui-même  tout  ce  qu'il  fait  faire  à 
ses  personnages ,  n'exerceroit-il  pas  leurs  talents?  ne 
pratiqueroit-il  pas  leurs  vertus?  n'éléveroit-il  pas  des 

tragiques  n'étoient  que  les  copistes  et  les  imitateurs  d'Homère. 
Quelqu'un  disoit  des  tra(];édies  d'Euripide  :  Ce  sont  les  restes  des 
festins  dtHomère,  quun  convive  emporte  chez  lui. 


202  DE   l'iMlTATION 

monuments  à  sa  glcMre  fdutàt  qu'à  la  leur?  et  n  aim^ 
roit-il  pas  mieux  &ire  lui-même  des  actions  louables, 
que  se  borner  à  louer  celles  d  autrui?  Certainement  le 
mérite  eu  seroit  tout  autre;  et  il  n  y  a  pas  de  raisoB 
pourquoi,  pouvant  le  f^us,  il  s^  borneroit  au  moins. 
Mais  que  penser  de  celui  qui  nous  veut  enseigner  ce 
qu  il  n  a  pas  pu  apprendre?  Et  qui  ne  rirent  de  voir 
une  troupe  imbécile  aller  admirer  tous  les  ressorts  de 
la  politique  et  du  cœur  humain  mis  en  jeu  par  lU 
étourdi  de  vingt  ans ,  à  qui  le  moins  sensé  de  Tasr 
semblée  ne  voudroit  pas  confier  la  Bootndre  de  ses 
aflsûres? 

Laissons  ce. qui  regarde  les  talents  et  les  arts.  QuaDd 
Domère  parle  si  bien  du  savoir  de  Machaon ,  ne  lui 
demandons  point  compte  du  sien  sur  la  même  mat- 
tière.  Ne  nous  informons  point  des  malades  qu'il  a 
guéris,  des  élèves  qull  a  faits  en  médecine,  deschefs- 
d  œuvre  ,de  gravure  et  d  orfèvrerie  qu'il  a  finis;  des 
ouvriers  qu'il  a  formés ,  des  monuments  de  S(hi  in- 
dustrie. Souffrons  qu'il  nous  enseigne  tout  cela,  sans 
savoir  s'il  en  est  instruit.  Mais  quand  il  nous  entre- 
tient de  la  guerre,  du  gouvernement,  des  lois,  des 
sciences  qui  demandent  la  plus  longue  étude  et  qui 
importent  le  plus  au  bonheur  des  hommes  ^  osons  Tio- 
terrompre  un  moment,  et  l'interroger  ainsi  :  0  divin 
Homère  !  nous  admirons  vos  leçons ,  et  nous  n'atten- 
dons pour  les  suivre  que  de  voir  comment  vous  les 
pratiquez  vous-même  :  si  vous  êtes  réellement  ce  que 
vous  vous  efforcez  de  parottre;  si  vos  iniitations  n'ont 
pas  le  troisième  rang,  mais  le  second  après  la  vérité, 
voyons  en  vous  le  modèle  que  vous  nous  peignez  dans 


THÉÂTRALE,  2o3 

VOS  ouvrages;  montrez-nous  lé  capitaine,  le  législa- 
teur, et  le  sage ,  dont  vous  nous  crflrez  si  handimerit  le 
portrait»  La  Grèce  et  le  monde  entier  célèbrent  les 
bienfaits  des  grands  hommes  qui  possédèrent  ces  arts 
sublimes  dont  les  préceptes  vous  coûtent  si  peu.  Ly- 
Curgoe  donna  des  lois  à  Sparte ,  Gharondas  à  la  Sicile 
et  à  ritalie,  Minos  aux  Grétois,  Solon  à  nous.  S'agit-il 
des  devoirs  de  la  vie,  di|  sage  gouvernement  de  la 
maison,  de  la  conduite  dun  citoyen  dans  tous  lea. 
états;  Thaïes  de  Milet  et  le  Scythe  Anacharsis  donnè- 
rent àJa-^foîs  l'exemple  et  les  préceptes.  Faut-il  ap- 
prendre à  d  autres  ces  mêmes  devoirs ,  et  instituer  des 
philosophes  et  des  sages  qui  pratiquent  ce  qu'on  leur 
a  enseigné;  ainsi  fit  Zoroastre  aux  mages ,  Pythagore 
àses  disciples,  Lycurgueàses  concitoyens.  Mais  vous, 
Homère,  s'il  est  vrai  que  vous  ayez  excellé  en  tant  de 
parties  ;  s'il  est  vrai  que  vous'  puissiez  instruire  lés 
hommes  et  les  rendre  meilleurs;  s'il 'est  vrai  qu'à  l'imi- 
tation vous  ayez  joint  l'intelligence ,  et  le  savoir  aux 
discours;  voyons  les  travaux  qui  prouvent  votre  ha- 
bileté, les  états  que  vous  avez  institués ,  les  vertus  qui 
vous  honorent ,  les  disciples  que  vous  avez  faits ,  les 
batailles  que  vous  avez  gagnées,  les  richesses  que 
vous  avez  acquises.  Que  ne  vous  étes-vous  concilié  des 
foules  d'amis?  que  ne  vous  êtes-vous  fait  aimer  et  ho- 
norer de  tout  le  monde?  Comment  se  peut-il  que  vous 
n'ayez  attiré  près  de  vous  que  le  seul  Cléophile  ?  en- 
core n'en  fktes-vous  qu'un  ingrat.  Quoil  un  Protagore 
d'Abdère ,  un  Prodicus  de  Ghio,,  sans  sortir  d'une  vie 
simple  et  privée,  ont  attroupé  leurs  contemporain^ 
autour  d'eux,  leur  ont 'persuadé  d'apprendre  d'eux 


/ 


ao4  DE   l'imitation 

seuls  Tart  de  gouverner  son  pays ,  sa  famille  et  soi- 
même;  et  ces  hommes  si  merveilleux,  un  Hésiode,  un 
Homère,  qui  savoienttout ,  qui  pouvoient  tout  appren- 
dre aux  hommes  de  leur  temps,  en  ont  été  négligés 
au  point  d'aller  errant,  mendiant  partout  Tunivers, 
et  chantant  leurs  vers  de  ville  en  ville  comme  de  vils 
baladins!  Dans  ces  siècles  grossiers,  où  le  poids  de 
Tignorancecommençoit  à  se  faire  sentir ,  où  le  besoin 
et  lavidité  de  savoir  concouroient  à  rendre  utile  et 
respectable  tout  homme  un  peu  plus  instruit  que  les 
autres,  si  ceux-ci  eussent  été  aussi  savants  qu'ils  sem- 
bloient  Tétre,  s'ils  à  voient  eu  toutes  les  qualités  qu'ils 
fiiisoient  briller  avec  tant  de  pompe,  ils  eussent  pssé 
pour  des  prodiges  ;  ils  auroientété  recherchés  de  tous  ; 
chacun  se  seroit  empressé  pour  les  avoir ,  les  possé- 
der, les  retenir  chez  soi;  et  ceux  qui  n'aùroientpu 
les  fixer  avec  eux  les  auroient  plutôt  suivis  par  toute 
la  terre  que  de  perdre  une  occasion  si  rare  de  s'in- 
struire et  de  devenir  des  héros  pareils  à  ceux  qu'on 
leur  faisoit  admirer.  < 

Ckinvenons  donc  que  tous  les  poètes,  à  commencer 
par  Homère,  nous  représentent  dans  leurs  tableaux, 
non  le  modèle  des  vertus ,  des  talents ,  des  qualités  de 
l'ame,  ni  les  autres  objets  de  l'entendement  et  des 

'  Platon  ne  veut  pas  dire  qu*un  homme  entendu  pour  ses  intérêts 
et  versé  dans  les  affaires  lucratives  ne  puisse,  en  trafiquant  delà 
poésie,  ou  par  d'autres  moyens,  parvenir  à  une  grande  fortune. 
Mais  il  est  fort  différent  de  s*enrichir  et  s'illaatrer  par  le  métier  de 
poète,  ou  de  s*enrichir  et  s'illustrer  par  les  talents  que  Je  poète 
prétend  enseigner.  Il  est  vrai  qu'on  pouvoit  alléguer  à  Platon  I  exem- 
ple de  Tyrtée  ;  mais  il  se  fut  tiré  d'affaire  avec  une  distinction ,  en 
le  considérant  plutôt  comme  orateur  que  comme*>poète. 


THÉÂTRALE-  2o5 

sens  qu'ils  n'ont  pas  en  eux-mêmes ,  mais  lès  images 
de  tous  ces  objets  tirées  d'objets  étrangers;  et  qu'ils 
ne  sont  pas  plus  près  en  cela  de  la  vérité  quand  ils 
nous  offrent  les  traits  d'un  héros  ou  d'un  capitaine  , 
qu'un  peintre  qui ,  nous  peignant  un  géomètre  ou  un 
ouvrier ,  ne  regarde  point  à  Fart,  où  il  n'entend  rien , 
mais  seulement  aux  couleurs  et  à  la  figure.  Ainsi  font 
illusion  les  noms  et  les  mots  à  ceux  qui ,  sensibles  au 
rhylhme  et  à  l'harmonie,  se  laissent  charmer  à  l'art 
enchanteur  du  poète,  et  se  livrent  à  la  séduction  par 
l'attrait  du  plaisir;  en  sorte  qu'ils  prennent  les  images 
d'objets  qui  ne  sont  connus  ni  d'eux  ni  des  auteurs 
pour  les  objets  mêmes,  H  craignent  d'être  détrompés 
d  une  erreur  qui  les  flai;|te,  soit  en  donnant  le  change 
à  leur  ignorance,  soit  par  les  sensations  agréables  doùt 
cette  erreur  est  accompagnée.  ^ 

En  effet,  ôtez  au  plus  brillant  de  ces  tableaux  le 
charme  des  vers  et  les  ornements  étrangers  qui  l'em- 
bellissent; dépouillèz-le  du  coloris  de  la  poésie  ou  du 
style,  et  n'y  laissez  que  le  dessin,  vous  aurez  peine  à 
le  reconnoître  :  ou ,  s'il  est  reconnoissable ,  il  ne  plaira 
plus;  semblable  à  ces  enfants  plutôt  jolis  que  beaux ,' 
qui ,  parés  de  leur  seule  fleur  de  jeunesse ,  perdent 
avec  elle  toutes  leurs  grâces ,  sans  avoir  rien  perdu  de 
leurs  traits. 

Non  seulement  l'imitateur  ou  l'auteur  du  simulacre 
ne  Qpnnoit  que  l'apparence  delà  chose  imitée,  mais 
la  véritable  intelligence  de  cette  chose  n'appartient 
pas  même  à  celui  qui  l'a  faite.  Je  vois  dans  ce  tableau 
des  chevaux  attelés  au  char  d'Hector;  ces  chevaux  ont 
des harnois,  des  mors,  des  rênes;  l'orfèvre,  le  forge- 


2o6  DE  l'imitation 

ron^  le  sellier ,  ont  fait  ces  diverses  choses,  le  peintre 
les  a  re{H*ésentées;  mais  ni  l'ouvrier  qui  les  feit,  ni  ie 
peintre  qui  les  dessine ,  ne  tovent  ce  qu'elles  doivent 
être  :  c'est  à  l'écuyer  ou  au  conducteur  qui  s'en  sert  à 
déterminer  leur  forme  sur  leur  usage;  c'est  à  lui  seul 
de  juger  si  elles  sont  bien  ou  mal ,  et  d'en  corriger  les 
défauts.  Ainsi,  dans  tout  instrument  possible,- il  y  a 
trois  objets  de  pratique  à  considérer;  savoir,  l'usage , 
la  fabrique,  et  l'imitation.  Ces  deux  derniers  mis  dé- 
pendent manifestement  du  premier,  et  il  n'y  a  rien 
d'imitable  dans  la  nature  à  quoi  Ton  ne  puisse  appli- 
quer les  mêmes  distinctions. 

Si  Futilité,  la  bonté,  la  beauté  d'un  ijostrument, 
d'un  animal,  d'une  action,  se  rapportent  à  l'usage 
qu'on  en  tire  ;  s'il  n'appartient  qu  à  celui  qui  les  met 
en  œuvre  d'en  donner  le  modèle  et  de  juger  si  ce  mo- 
dèle est  fidèlement  exécuté  :  loin  que  Timitateur  soit 
en  état  de  prononcer  sur  les  qualités  des  choses  qu'il 
imite,  cette  décision  n'appartient  pas  même  à  celui 
qui  les  a  faites.  L'imitateur  suit  l'ouvrier  dont  il  copie 
l'ouvrage,  l'ouvrier  suit  l'artiste  qui  sait  s'en  servir,  et 
ce  dernier  seul  apprécie  également^  la  dbose  et  son 
imitation;,  ce  qui  confirme  que  les  tableaux  du  poète 
et  du  peintre  n'occupent  que  la  troisième  place  après 
le  premier  modèlç  ou  la  vérité. 

Maia  le  poète ,  qui  n  a  pour  juge  qu'un  peuple  iguo- 
rant  auquel  il  cherche  à  plaire ,  commei^t  ne  défigu- 
rera4;-il  pas,  pour  le  flatter,  les  objets  qu'il  lui  pré- 
sente? Il  imitera  ce  qui  parolt  beau  à  la  multitude, 
sans  se  soucier  s'il  l'est  en  effet.  S'il  peint  la  valeur, 
aujra-t-il  Achille  pour  juge?  S'il  peint  la  ruse,  Ulysse 


THÉÂTRALE.  207 

le  repre&dra*t*il  ?  Tout  au  contraire  ^  Achille  et  Ulysse 
seront  ses  pei'soimages;  Therske  et  Dolon ,  ses  spec- 
tateurs. 

Vous  m^objecterez  que  le,  philosophe  ne  sait  pas 
non  plus  lui-même  tous  les  arts  dont  il  parie,  et  qu'il 
étend  souvent  ses  idées  aussi  loiû  que  le  poète  ét^ftd 
ses  images.  J'en  conviens  ;  mais  le  pfailosc^he  ne  se 
donne  pas  pour  savoir  la  vérité,  il  la  cherche;  il  exa- 
mine, il  discute,  il  étend  nos  vues,  il  nous  instruit 
même  en  se  trompant  ;  il  propose  ses  doutes  pour  des 
doutes,  ses  conjectures  pour  des  conjectures ,  et  n'af- 
firme que  ce  qu'il  sait.  Le  philosophe  qui  raisonne 
soumet  ses  raisons  à  notre  jugement;  le  poète  et  l'imi- 
tateur se  fiiit  juge  lui-même.  En  nous  offrant  ses  ima- 
ges., il  les  affirme  conformes  à  la  vérité  :  il  est  donc 
obligé  de  la  connoitre  si  son  airt  a  quelque  réalité;  en 
peignant  tout  il  se  donne  pour  tout  savoir.  Le  poète 
est  le  peintre  qui  feit  l'image;  le  philosophe  est  l'ar- 
ehitecte  qui  lève  le  plan  :  l'un  ne  daigne  pas  même 
approcher  de  l'objet  pour  le  peindre  ;  l'autre  «mesure 
avant  ide  tracer. 

Mais,  de  peur  de  nous  abuseï*  par  de  fausses  ana- 
logies ,  tâchons  de  voir  plus  distinctement  à  quelle 
partie;  à  quelle  faculté  de  notr«  ame  se  rapportent  les 
imitatîoiis4iu  poète,  et  considérons  d'abord  «l'où  vient 
l'illusion  de  odles  du  peintre.  Les  mêmes  corps  vus  à 
diverses  distances  ne  parôissent  pas  de  même  gran- 
deur, ni  leurs  figures  égsdement  sensibles,  ni  leurs 
couleurs  de  la  même  vivacité.  Vus  dans  l'eau ,  ils 
changent  d'apparence  ;  ce  qui  étoit  droit  parent  brisé  ; 
lobjet  parolt  flotter  avec  l'cmde.  A  travers  un  verre 


2o8  jyK  l'imitation 

sphérique  ou  creux ,  tous  les  rapports  des  traits  sont 
changés;  àFaide  du  clair  et  des  ombres, ufie  suriace 
plane  se  relève  ou  se  creuse  au  gré  du  peintre  ;  son 
pinceau  gi^e'  des  traits  aussi  profonds  que  le  ciseau 
du  sculpteur}  et ,  dans  les  reliefs  qu'il  sait  tracer  sur  la 
toile  y  le  toucher ,  démenti  par  la  vue ,  laisse  à  douter 
auquel  des  deux  on  doit  se  fier.  Toutes  ces  erreurs 
sont  évidemment  dans  les  jugements  précipités  de 
Tesprit.  C'est  cette  &iblesse  de  Tentendement humain, 
toujours  pressé  de  juger  sans  connoltre ,  qui  donne 
prise  à  tous  ces  prestiges  de  magie  par  lesquels  Top- 
tique  et  la  mécanique  abusent  nos  sens^  Nous  con- 
cluons, sur  la  seule  apparence,  de  ce  que  nous  con- 
noissone  à  ce  que  nous  ne  connoissons  pas  ;  et  nos 
inductions  fausses  sont  la  source  de  mille  illusions. 

Quelles  ressources  nous  sont  offertes  contre  ces  er- 
reurs? Celles  de lexamen et  de  lanalysç.  La  suspen- 
sion de  Tesprit,  Fart  de  mesurer,de  peser ,  décompter, 
sont  les  secours  que  Thomme  a  pour  vérifier  les  rap- 
ports des  sens,  afin  qu'il  ne  juge  pas  de  ce  qui  est 
grand  ou  petit,  rond  ou  carré,  rare  ou  compacte, 
éloigné  ou  proche ,  par  ce  qui  paroît  Tétre ,  mais  par 
ce  que  le  nombre ,  la  mesure  et  le  poids  lui  donnent 
pour  tel.  La  comparaison,  le  jugement  des  rapports 
trouvés  par  ces  diverses  opérations,  appartiennent  in- 
contestablement à  la  faculté  raisonnante;  et  ce  juge- 
ment est  souvent  en  contradiction  avec  celui  que  lap- 
parence  des  choses  nous  fait  porter.  Or,  nous  avons 
vu  ci-devant  que  ce  ne  sauroit  être  par  la  même  faculté 
de  Famé  qu'elle  porte  des  jugements  contraires  des 
mêmes  choses  considérées  sous  les  mêmes  relations. 


J 


T.HÉATRALE.  209 

D  OÙ  il  suit  que  ce  n^est  point  la  plus  noble  de  nos  fa- 
cultés ,  savoir ,  la  raison ,  mais  une  acuité  différente  et 
inférieure ,  qui  juge  sur  l'apparence ,  et  se  livre  au 
charme  deFimitation.  C'est  ce  que  je  voulois  exprimer 
ci-devant  en  disant  que  la  peinture,  et  généralement 
Fart  d'imiter  9  e^rce  ses  opérations  loin  de  la  vérité 
des  choâes ,  en  s^unissant  à  une  partie  de  notre  ame 
dépourvue  de  prudence  et  de  raison ,  et  incapable  de 
rien  connoitre  par  elle*-méme  de  réel  et  de  vrai  > .  Ainsi 
1  art  d'imiter,  vil  par  sa  nature  et  par  la  faculté  de 
lame  sur  laquelle  il  agit ,  ne  peut  que  l'être  encore  par 
ses  productions ,  du  moins  quant  au  sens  matériel  qui 
nous  fait  juger  des  tableaux  du  peintre.  Considérons 
maintenant  le  même  art  appliqué  pa^  les  imitations  du 
poète  immédiatement  au  sens  interne ,  c'est-à-dire  à 
Tentendement. 

La  scène  représente  les  hommes  agissant  volontai- 
rement ou  par  force,  estimant  leurs  actions  bonnes 
ou  mauvaises  selon  le  bien  ou  lé  mal  qu'ils  pensent  leur 
en  revenir ,  et  diversement  affectés,  à  cause  d'elles,  de 
douleur  ou  de  volupté.  Or,  par  les  raisons  que  nous 
avons  déjà  discutées ,  il  est  impossible  que  l'homme 
ainsi  présenté  soit  jamais  d'accord  avec  lui-même  ;  et 
comme  l'apparence  et  la  réalité  des  objets  sensibles 
lui  en  donnent  des  opinions  contraires ,  de  même  il 
apprécie  différenunent  les  objets  de  ses  actions ,  selon 

'  n  ne  faut  pas  prendre  ici  ce  mot  de  partie  dans  un  sens  exact , 
comme  si  Platon  supposoit  Tame  réellement  divisible  ou  composée. 
La  division  qu'il  suppose ,  et  qui  lui  fait  employer  le  mot  de  parties^ 
ne  tombe  que  sur  les  div^rs^  genres  d'opérations  par  lesquelles  Tamc' 
se  modifie,  et  qu'on  appelle  autrement /acu/t^s. 

XI.  i4 


^lO  DE  l'imitation 

qu^ils  sont  éloignés  0u  proches ,  oonformes  ouopposés 
à  ses  passioBs;  et  ses  jugemeats ,  mobiles  coomie 
elles,  mettent  sans  cesse  en  cotttradictioa  ses  âesirs, 
sa  raison ,.  sa  volonté ,  et  toutes  les  puissances  de  son 
amç. 

La  scène  repiésente  donc  tous  ies  hommes ,  et 
ioéma  ceux  qu  on  nous  donne  pour  modâes ,  '  connn» 
a£Fectés  autrement  cp'ils  ne  doivent  Tétre  pour  se 
maintenir  dans  1  état  de  imodération  qui  leur  convient, 
(^'ûn  hoinme  sage  et  courageux  perde  son  fils ,  son 
ami 9  sa  maîtresse,  enfin  lobjet  le  plus  cherra  «m 
cœut*!  on  ne  le  verra  point  s'abandonner  à  une  dou- 
leur excessive  et  déraisonnable;  et  si  la  foiblesse  hu- 
maine ne  lui  pennet  pas  de  sinmonter  tou^è*&ii  son 
affliction I  il  la  tempérera  par  la  constance;  une  juste 
honte  lui  fera  renfermer  en  lui-même  une  partie  de 
ses  peines;  et,  contraint  de  paroitre  aux  yefix  des 
hommes,  il  rougiroit  de -dire  ei  faire  en  leur  présence 
pluèieurs  choses  ^'il  dit  et  fait  étantseul.  Ne  pouvant 
être  en  lui  tel  qu'il  veut,  il  tâche  au  moins  di»  V<iffiir 
aux  autres  tel  qu'il  doit  être.  Ce  qui  le  tirouUe  et  IV 
gîte ,  c est  la  douleur  et  la  passion;,  ce  qui  l'arrête  et 
le  contint,  c'est  la  raiscm  et  la  loi  ;  et  dans  ces  mou- 
vements opposés  sa  volonté  se  déclare  toujours  pour 
la  dernière.     ^     • 

En^effet,  la  raiscm  veut  qu  on  supporte  paàiemmait 
Vadversité ,  qu'on  n*en  aggrave. pas  le  poids  par  des 
pkiintes  inutiles,  i2[u'on  n  estime  pas  les  choses  hu- 
maines au-delà  de  leur  prix,  qu  on  n  épuise  pas  à 
I^Leurer  ses  maux  les  fdrces  qu'on  a  pour  les  adoucir, 
et  qu'enfin  Toh  songe  quelquefois  qu^il  est  impossible 


THÉÂTRALE.  2th 

à  l'hbititiie  de  prévoir  l^avénir ,  et  de  de  eonnoltré  asdes; 
li»-mêttie  pour  saroir  si  ce  qui  lui  arrive  est  uii  bièo 
ou  un  mal  pour  lui. 

Ainsi  se  comportera  Thomme  judicieux  et  tempé- 
Faâty  en  proie  à  là  lâauvaiise  fortttne.  Il  tâchera  de' 
mettre  à  profit  ses  revers  mêméSt,  comme  iln  joueur 
prudent  eherche  à  tirer  parti  d'un  mauvais  point  que 
le  hasard  lui  amène;  et,  sans  se  lamenter  comme  up 
en£aiixt  qtntombe  et  pleure  auprès  de  la  pierre  qui  l'a 
frappé,  il  saura  porter,  s'il  le  faut,  un  fer  salutaire  à 
sa  blessure,  et  la  faire  saigner  pour  la  guérir.  Noiis 
dirons  done  que  la  constance  et  la  fermeté  dans  les 
disgrâces  sont  Touvrage  de  la  raison,  et  que  le  deuil , 
les  larmes-,  lédésespoir,  les  gémissements,  appartien-^ 
sent  à  une  partie  de  lame  opposée: à  lautre,  plus: 
déhilie ,  plas  lâche,  et  beaucoup  inSsrieure  en  dignité. 

Qr,  c'est  de  cette  partie  sensible  et  fbible  que  se 
tirait  les  imitations  touchantes  et  variées  qu'on  voit; 
sur  la  scène.  L'homme  fbrme,  prudent,  toujours! 
soabiable  à  luL-méme ,  n'est  pas  si  &cile  à  imiter  ;  et , 
quand  il  le  seroit,  l'imitation,  moins  variée,  n'en  se^ 
roit pas  si  agréable  au  vulgaire;  il  s'intéresseroi^  dif- 
ficilement à  une  iimagequi  n'est  pas  la  sienne,  et  dans 
W{ueUe  il  ne  reconnottroit  ni  ses  mœurs,  ni  ses  pas- 
sions :  jamais  le  cœur  humain  ne  s'idendfie  avec  des 
objets  qu'il  sent  lui. étire. absolument  étrangers.  Aussi 
Tbabile  poété ,  le  poète  qui  sait  l'art-  de  réussir ,  cher- 
duint  è  plaire  au  peuple  et  aux  hommes  vulgaires ,  se 
garde  bien  de  leur  offrir  la  sublime  image  d'un  cœur 
m^ttrci  de  hit,  qui  n'écoute  que  la  voix  de  la  sagesse  ; 
mais  il  charme  les  spedtateujrs  par  des  caractères  tou^ 

14. 


212-       *  DE   LIMITATION 

jours  en  contradictioD ,  qui  veulent  et  ne  veulent  pas, 
qui  font  retentir  le  théâtre  de  cris  et  de  gémissements, 
qui  nous  forcent  à  les  plaindre,  lors  même  quils  font 
leur  devoir,  et  à  penser  que  c'est  une  triste  chose 
que  la  vertu ,  puisqu'elle  rend  ses  amis  si  misérables. 
C'est  par  ce  moyen  qu'avec  des  imitations  plus  fedles 
et  plus  diverses  le  poète  émeut  et  flatte  davantage  les 
spectateurs. 

Cette  habitude  de  soumettre  à  leurs  passions  les 
gens  qu'on  nous  (ait  aimer  altère  et  change  tellement 
nos  jugements  sur  les  choses  louables ,  que  nous  nous 
accoutumons  à  honorer  la  foiblessed'ame  sous  le  nom 
de  sensibilité ,  et  à  traiter  d'honunes  durs  et  sans  sen- 
timent ceux  en  qui  la  sévérité  du  devoir  l'emporte,  en 
toute  occasion ,  sur  les  affections  naturelles.  Au  con- 
traire, nous  estimons  comme  gens  d'un  bon  naturel 
ceux  qui,  vivement  afFectés  de  tout,  sont  l'éternel 
jouet  des  événements  ;  ceux  qui  pleurent  comme  des 
femmes  la  perte  de  ce  qui  leur  fut  cher;  ceux  qu'une 
amitié  désordonnée  rend  injustes  pour  servir  leurs 
amis;  ceux  qui  ne  connoissent  d'autre  régie  que  IV 
veugle  penchant  de  leur  cœur;  ceux  qui,  toujours 
loués  -du  sexe  qui  les  subjugue  et  qu'ils  imitent ,  n  ont 
d'autres  vertus  que  leurs  passions,  ni  d'autre  mérite 
que  leur  foiblesse.  Ainsi  l'égalité,  la  force,  la  con- 
stance, l'amour  de  la  justice,  l'empire  de  la  raison, 
deviennent  insensiblement  des  qualités  haïssables, 
des  vices  que  l'on  décrie  ;  les  hommes  se  font  honorer 
par  tout  ce  qui  les  rend  dignes  de  mépris;  et  ce  ren- 
versement des  saines  opinions  est  l'infailUble  effet  des 
leçons  qu'on  va  prendre  au  théâtre. 


THÉÂTRALE.  2l3 

C'est  donc  avec  raison  que  nous  blâmions  les  imita- 
tions du  poète,  et  que  nous  les  mettions  au  même  rang 
que  celles  du  peintre ,  soit  pour  être  également  éloi- 
gnées de  la  vérité,  soit  parceque  l'un  et  l'autre  flattant 
également  la  partie  sensible  de  l'ame,  et  négligeantla 
rationnelle,  renversent  l'ordre  de  nos  facultés,  et 
nous  font  subordonner  le  meilleur  au  pire.  Comme 
celui  qui  s'occuperoit  dans  la  république  à  soumettre 
les  bons  aux  méchants,  et  les  vrais  chefs  aux  rebelles, 
seroit  ennemi] de] la  pairie  et  traître  à  l'état;  ainsi  le 
poète  imitateurjporte  les  dissensions  et  la  mort  dans 
la  république  de  l'ame ,  en  élevant  et  nourrissant  les 
plus  viles  facultés  aux  dépens  des  plu^  nobles ,  en 
épuisant  et  usant  ses  forces  sur  les  choses  les  moins 
dignes  de  l'occuper,  en  confondant  par  de  vains  simu- 
lacres le  vrai  beau  avec  l'attrait  mensonger  qui  plaît 
à  la  multitude ,  et  la  grandeur  apparente  avec  laverie 
table  grandeur. 

Quelles  âmes  fortes  oseront  se  croire  à  l'épreuve  du 
soin  que  prend  le  poète  de  les  corrompre  ou  de  les 
décourager?  Quand  Homère  ou  quelque  auteur  tra- 
gique nous  montre  un  héros  surchargé  d'affliction, 
criant ,  lamentant ,  se  frappant  la  poitrine  ;  un  Achille , 
fils  d'une  déesse  tantôt  étendu  par  terre  et  répandant 
des  deux  mains  du  sable  ardent  sur  sa  tête ,  tantôt  er- 
rant comme  un  forcené  Sur  le  rivage ,  et  mêlant  au 
bruit  des  vagues  ses  hurlements  effrayants  ;  un  Priam , 
vénérable  par  sa  dignité,  par  son  grand  âge,  par  tant 
d'illustres  en&nts ,  se  roulant  dans  la  fange ,  souillant 
ses  cheveux  blancs,  faisant  retentir  l'air  de  ses  impré- 
cations, et  apostrophant  les  dieux  et  les  honunes;  qui 


21 4  i>E  l'imitation 

de  nous,  insensible  à.. ces  plaintes,  ne  s  y  li^ro 
avec  une  sorte  de  ]^aisir?  qui  ne  sent  piats  naître  eo 
soi-ipéme  le  sentiment  qu'on  nous  r^rés)eate?-^iie 
loue  pas  sérieusement  Fart  de  1  autem*,  et  ne  le  re- 
garde pas  comme  un  grand  poète,  à  oause  de  lexj^es- 
sion  qu^il  donne  à  ses  tableaux,  et  des  affections  qu'il 
nous  communique?  Et  cependant  lorsqu'une  afitic- 
tioi;i  domestique  et  réelle  nous  jitteint  nous-mêmes, 
nous  nous  glorifions  de  la  supppr^ef  modérémeiH ,  ide 
ne  nous  en  point  laisser  accabler  jusqu'aux  Jartiaes; 
n^us  regardons  alors  le  conrage  que  nous  nous  effor- 
çons d  avoir  comme  une  vertu  d'homiàe ,  et  not|s  ûeiis 
croirions  aussi  lâches  que  des  femmes  de  pleurer  et 
gémir  comn^e  ces  héros  qui  nous  ont  touché^  silr  la 
scène.  >Ne  sont-ce  pas  de  fort  utiles  spectacles  que 
ceux  qui  nous  font  admirer  des  exemples  que  nous 
rougirions  d'imiter,  et  où  Ton  nous  intéresse  à  des 
foiblesses  dont  nous  avons  tant  de  peine  ànouS:gar»i- 
tir  dans  nos  propres  calantes?  La  plus  nc^e  fsLCvité 
de  l'ame , perdant  ainsil'usage  et  l'empire  d'elle^méine, 
s'accoytume  à  fléchir  sous  la  loi  des  passi(N^.;  elle  ne 
réprime  plus  nos  pleurs  et  nos  cris;  elle  nous  livide  à 
notre  attendrissement  pour  des  objets  qui  nous  sont 
étrangers;  et  sous  prétexte. de  comnûsération  pour 
des  malheurs  chimériques  ^  loin  de  s'indigner  ^'^ok 
homme  vertueux  s'abandonne  à  des  doulem^  exces- 
sives^ loin  de  nous  empêcher  de  Fapplaudir  dali^  son 
avilissement,  elle  nous  laisse  applaudir  nouc^méiB^es 
de  lapitié  qu'il  nous  inspire  ;  c'est  un  plaisir  que  niSQs 
croyons  avoir  gagné  sans  foiblesse,  et  que  nous|[oà- 
tons  sans  remords. 


THJÊATRALE^     ■  ^  2lb 

Sbfe.^  iy)U8  lai^fltuit  ainsi  subjuguer  aux  douleurs 
d^utroi,  commait  résisterons-noue  aux  nôtres?  et 
comsaieiit  supporteross-nous  pTus^cou^ageu.6ement 
nos  propr^es  maux  que  ceux  dont  nous  n  aperce vofis 
qu'une  vaine  image?  Quoi!  serons-nous  les  seuls  qui 
naurons  point  de  prise  sur  notre  sensibilité?  Qui 
est-ce  «qui  ne  s'appropriera  pas^  dans  loccasioni 
ces  mouveNbi^ts  ^^uxquels  il  se  prête  si  volontiers? 
Quiest-«e4{ui^ura  re&ser  à  ses  propres  malheurs  les 
larmes  qu'il  prodîg(ie:JL^  ceux^d'un  autre?  J'en  dis  au- 
tant de  la  comédie  j^du  rire  indécent  qu'elle  nous  ar- 
raefae,  de  l'habitude  qu'on  y  prend  de  tourner  tout  en 
ridicule ,  même  les  objets  les  plus  sérieux  et  les  plus 
graves ,  et  de  l'effet  prescpie  inévitsdile  par  lequel  elle 
change  ea  bpuffons  et  plaisants  de  théâtre  les  plus 
respectables  4es  citoyens.  J'en  dis  autant  de  l'eunour, 
de  la  «eolère,  et  de  toutes  les  autres  passions ,  aux« 
qudles  devenant  de  jour  en  jour  plus  sensibles  par 
aHHtsement  et  par  jeu ,  nous  perdons  toute  fi>rcç  pour 
leur  résister  quand  eMes  nous  assaillent  tout  die  bon* 
Enfin  y  de  quelque  seps  qu'on  eni^age  le  théâtre  et 
ses  imitaitîons ,  on  voit  toujours  iqu'animant  et  fomen- 
tant en  BOUS  les  dispositions  qu'il  Êiudroit  contenir  et 
réprimer  y  il  &ii  dominer  ce  qui  devroit  obéir  ;  loin  de 
nous  rendre  meilleurs  et  plus  heureux,  il  nous  i^end 
pires  et  pius  malheureux  encore*  et  nous  fait  payer 
aux  dépens  de  nous-diêmes  le  soin  qu'on  y  prend  de 
nous  ^ire  et  de  nous  flatter. 

Quand  donc,  ami  Glaueus,  vous  rencontrerez  dBS 
enthousiastes  d'Homère ,  <]uand  ils  vous-diront  qu'Ho- 
mèce  est  l'instituteur  de  la  Grèce  et  le  maHre  de  toua 


2l6  DE   l'imitation 

les  arts;  que  le  gouvernement  des  états,  la  discipline 
civile,  Téducation  des  hommes,  et  tout  Tordre  de  la 
vie  hun^aine,  sont  enseignés  dans  ses  écrits;  honorez 
leur  zélé  ;  aimez  et  supportez-les  comme  des  hommes 
doués  de^ualités  exquises;  admirez  avec  eux  les  mer- 
veilles de  ce  beau  génie;  accordez^leur  avec  plaisir 
qu'Homère  est  le  poète  par  excellence ,  le  modèle  et 
le  chef  de  tous  les  auteurs  tragiques  :  mais  songez 
toujours  que  les  hymnes  en  Thonneur  des  dieux  et  les 
louanges  des  grands  hommes  sont  la  seule  espèce  de 
poésie  qu'il  fsiut  admettre  dans  la  république  ;  et  que, 
silon y  soufire une  fois  cette  muse imitative  qui  nous 
charme  et  nous  trompe  par  la  douceur  de  ses  accents, 
bientôt  les  actions  des  hommes  n  auront  plus  pour 
objet,  ni  la  loi ,  ni  les  choses  bonnes  et  belles ,  mais  la 
douleur  et  la  volupté  ;  les  passions  excitées  domine- 
ront au  lieu  de  la  raison;  les  citoyens  ne  seront  plus 
des  hommes  vertueux  et  justes,  toujours  soumis  au 
devoir  et  à  Téquité,  mais  des  hommes  sensibles  et  (bi- 
bles qui  feront  le  bien  ou  le  mal  indifféremment ,  selon 
qu'ils  seront  entraînés  par  leur  penchant.  Enfin  n'ou- 
bliez jamais  qu'en  bannissant  de  notre  état  les  drames 
et  pièces  de  théâtre ,  nous  ne  suivons  point  un  en- 
têtement barbare,  et  ne  méprisons  point  les  beautés 
de  l'art;  maijs  nous  leur  préférons  les  beautés  immo^ 
telles  qui  résultent  *de  l'harmonie  de  l'ame  et  de  Tac- 
cord  de  ses  &cultés. 

Faisons  plus  encore.  Pour  nous  garantir  de  toute 
partialité,  et  ne  rien  donner  à  cette  antique  discorde 
qui  règne  entre  les  philosophes  et  les  poètes ,  n'ôtons 
rien  à  la  poésie  et  à  l'imitation  de  ce  qu'elles  peuvent 


THÉÂTRALE.  217 

alléguer  pour  leur  défense ,  ni  à  nous  des  plaisirs  in- 
nocents qu'elles  peuvent  nous  procurer.  Rendons  cet 
honneur  à  la  vérité ,  d'en  respecter  jusqu'à  l'image ,  et 
de  laisser  la  liberté  de  se  faire  entendre  à  tout  ce  qui 
se  renomme  d'elle.  En  imposant  silence  aux  poètes 
accordons  à  leurs  amis  la  liberté  de  les  défendre ,  et  de 
nous  montrer,  s'ils  peuvent,  que  l'art  condamné  par 
nous  comme  nuisible  n'est  pas  seulement  agréable, 
mais  utile  à  la  république  et  aux  citoyens.  Écoutons 
leurs  raisons  d'une  oreille  impartiale,  et  convenons 
de  bon  cœur  que  nous  aurons  beaucoup  gagné  pour 
nous-mêmes,  s'ils  prouvent  qu'on  peut  se  livrer  sans 
risque  à  de  si  douces  impressions.  Autrement,  mon 
cher  Glaucus,  comme  un  homme  sage,  épris  des 
charmes  d'une  maîtresse ,  voyant  sa  vertu  prête  à  l'a- 
bandonner ,  rompt ,  quoique  à  regret ,  une  si  douce 
chaîne,  et  sacrifie  l'amour  au  devoir  et  à  la  raison  ; 
ainsi ,  livrés  dès  notre  enfance  aux  attraits  séducteurs 
de  la  poésie ,  et  trop  sensibles  peut-être  à  ses  beautés , 
nous  nous  munirons  pourtant  de  force  et  de  raison 
contre  ses  prestiges  :  si  nous  osons  donner  quelque 
chose  au  goût  qui  nous  attire,  nous  craindrons  au 
moins  de  nous  livrer  à  nos  premières  amours  ;  nous 
nous  dirons  toujours  qu'il  n'y  a  rien  de  sérieux  ni 
d'utile  dans  tout  cet  appareil  dramatique  :  en  prêtant 
quelquefois  nos  oreilles  à  la  poésie ,  nous  garantirons 
nos  cœurs  d'être  abusés  par  elle  et  nous  ne  souffri- 
rons point  qu'elle  trouble  l'ordre  et  la  liberté ,  ni  dans 
la  république  intérieure  de  Tame,  ni  dans  celle  de  la 
société  humaine.  Ce  n'est  pas  une  légère  alternative 
que, de  se  rendre  meilleur  ou  pire,  et  l'on  ne  sauroit 


3i8         DE  l'imitatiow  théâtrale. 

peser  avec  trop  de  ^oin  la  déïibéralion  qui  nous  y 
conduit.  O  mes  amis!  c'est,  je  lavoue,  une  douce 
chose  de  se  livrer  aux  charmes  d'un  talent  encium- 
teur,  d acquérir  par  lui  des  biens,  dés  honneurs, do 
pouvoir,  de  la  gloire  :  mais  la  puissance ,  et  la  gloire, 
et  la  ridie9$ie ,  ^  les  plaisirs ,  tdut  s'éclipse  et  dispa* 
roit  comme  une  ombre  auprèe  de  la  justice  et  delà 
vertu. 


FIN  ns  l'imitation  thjèatrals. 


NARCISSE, 


OU 


L'AMANT  DE  LUI-MÊME, 

COMÉDIE, 
Jouée  le  1 8  décembre  175a. 


• 


PRÉFACE. 


J'ai  écrit  cette  comédie  à  l'âge  de  dix*huit  ans  *,  et  je 
me  suis  gardé  de  la  montrer,  aussi  long-temps  que  j'ai  tenu 
quelque  compte  de  la  réputation  d'auteur.  Je  me  suis  enfin 
senti  le  courage  de  la  publier,  mais  je  n'aurai  jamais  celui 
d'en  rien  dire.  Ce  n'est  donc  pas  de  ma  pièce,  mais  de  moi- 
même  qu'il  s'agit  ici. 

Il  faut,  malgré  ma  répugnance,  que  je  parle  de  moi  ;  il 
faut  que  je  convienne  des  torts  que  l'on  m'attribue,  ou  que 
je  m'en  justifie.  Les  armes  ne  seront  pas  égales,  je  le  sens 
bien  ;  car  on  m'attaquera  avec  des  plaisanterie^ ,  et  je  ne 
me  défendrai  qu'avec  des  raisons  :  mais  pourvu  que  je 
convainque  mes  adversaires^  je  me  soucie  très  peu  de  les 
persuader;  en  travaillant  à  mériter  ma  propre  estime,  j'ai 
appris  à  me  passer  de  celle  des  autres,  qui,  pour  la  plu- 
part, se  passent  bien  de  la  mienne.  Mais  s'il  ne  m'importe 
g[uère  qu'on  pense  bien  ou  mal  de  moi ,  il  m'importe  que 
personne  n'ait  droit  d'en  mal  penser  ;  et  il  importe  k  la 
vérité,  que  j'ai  soutenue,  que  son  défenseur  ne  soit  point 
accusé  justement  de  ne  lui  avoir  prêté  son  secours  que  par 
caprice  ou  par  vanité,  sans  l'aimer  et  sans  la  connoitre. 

Le  parti  que  j'ai  pris ,  dans  la  question  que  j'ezaminois 

*  Dans  ses  Confessions,  livre  m,  Rousseau  déclare  qu'en  an- 
nonçant qu'il  a  écrit  cette  comédie  à  dix-huit  ans ,  il  a  menti  dé 
quelques  années.  Il  ajoute  que  l'ayant  seulement  projetée  lorsqu'il 
habitoit  Annecy  en  1730,  ce  ne  fut  qu'à  Cbambéry  qu'il  la  com- 
posa. Or  il  dit  au  livre  v,  «  Ce  fut,  ce  me  semble,  en  1783  que 
«j'arrivai  à  Ghambéry.  . . .  j'avois  alors  vingt  ans  passés,  près  de 
«  vingt  et  un  ^  »  et  comme  c'est  vers  1 786  que  madame  de  Warens 
et  lui  ont  quitté  cette  dernière  rille  pour  s'établir  aux  Gbarmettes, 
on  peut  reporter  à  1733  ou  1734  la  composition  de  ï Amant  de  /ut- 
méme,  Rousseau  ayant  alors  de  vingt  et  un  à  vingt-deux  ans. 


a22  PRÉFACE. 

il  y  a  quelques  anaées,  n'a  pas  manqué  de  me  susciter  une 
multitude  d'adversaives  ^  plus  attentif^  peut-être  à  Finté- 

'  On  in'assQre  qae  plvsieurs  tronyent  mauyais  qne  j'appelle  mes 
adversaires  mes  adversaires  ;  et  cela  me  paroit  assez  croyable  dans 
un  siècle  où  Ton  n*ose  plus  rien  appeler  par  son  nom,  Xappreods 
aussi  que  chacun  de  mes  adversaires  se  plaint,  quand  je  réponds  à 
d'autres  objections  que  les  siennes ,  que  je  perds  mon  temps  à  me 
battre  eonlir'e  des  chimères  ;  ce  qui  me  prouve  une  chose  dont  je  me 
^«toisd^à  bien,  simir,  qu'ils  ne  perdent  poibt  le  leur  à  se  lire 
oi|  à  s'écouter  les  un5  le»  autres.  Quant  à  moi ,  c'est  ùn^  peine  que 
j'ai  cru  devoir  prendre  ;  et  j'ai  lu  les  nombreux  étt^XM  ^uUU*  ont  po- 
bliés  contre  nioi,  dépuis  la  première  rëponm  donlt  je  fus  honoré 
jusqu'aux  quatre  sermons  allamaods ,  àq/fït  l'u»  comya^noe  à  pw 
près  de  cette  manière  :  «  Mes  frères ,  si  So<era;te  Ecveooit  parmî 
«  nous ,  et  qu'il  vit  l'état  florissant  où  les  sciences  sont  en  Europe  ^ 
>  que  dis-je  en  Europe?  en  Allemagne;  que  4is-je  en  Allemagne? 
«  en  Sa:&e;  que  dis-je  en  Saxe?  à  Leipsick  ;  que  dis-je  à  Leipsick? 
«  dans  c0tte.  université  :  alors ,  saisi  d'étonnement ,  et  pénétré  de 
«respect,  Socrate  s'asftiéroit  modestement  parmi  nos  écoliers;  et, 
«  rece^ranf  Aos*  leçons  avec  hamilité ,  il  perdroîï  bientôt  avec  notu 
«  cette  i£porance  dont  il  se  plaignoic  si  justement^.  »  J?ai  la  toot 
cela,  et  n'y  ai  fait  que  peu  de  réponses;  peutnétre  en  ai-je  encore 
trop  fait  :  mais  je  sui^  fortaiae  qile  ces  messieurs  les  ajcnt  orourées 
assez  agréables  pour  être  jaloux  de  la  préférence^  Pour  les  goÀs 
qui  sont  choqués  du  mot  d'ADTERSAUES,  }e  consens  deJ^n  cœvrà 
le  leur  abandonner,  pourvu  qu'ils  veuillent  bien  m'en  indiquer  un 
autre  par  lequel  je  puisse  désigner ,  non  seulement  tous  ceux  qui 
ont  combattu  mon  sentiment,  soit  par  écrit,  soit,  plus  prudem- 
ment et  plus  à  leur  aise ,  dans  les  cercles  de  feoguoies  et  de  beaux 
esprits,  où  ils  étoient  bien  sûrs  queje  ^'irois  pas  lAe  défea^re; 
mais  encore  ceux  qui,  feignspat  ai:qoard'hi|i.  de  «troiiiv.qiie  je  &'^ 
point  d'adversaire»,  troyvpient  4*^Pid  S9ll]s  vépU^plo  1m  r^pioÉseft' 
de  mes  adversaires,  puis,  qu^nd  j^^i  répliqué,  m'ciiit  blâmé- dt 
l'avoir  fait,  parceqne,  selon  em,  on  OC  .i4'avoil  pieiàt  aitaqité.  En 
attendant,  ils  pennetlvoiit  que  j^  q««itiiMie  d'appeler  mesa#«er' 
saires  mes  adve^^safres ;>car ,  malgré  la  poUtejis^  de  mon  siècle,  j« 
sui4  gro99ier  cqnwiQ  les  J!iSi^ç^Qimn$  4e  PhiUi^ef     . 


PRÉFACE.  2tï9 

rét  des  gens  de  lettres  qu'à  l'honneur  de  la  littérature.  Je 
Tavois  prévu,  et  je  m'étois  bien  douté  que  leur  conduite, 
en  cette  occasion,  pronveroit  en  ma  faveur  plus  que  tous- 
mes  discours.  En  effet  ils  n'ont  déguisé  ni  leur  surprise  ni 
leur  cKagrinde  ce  qu'une  académie  s'étoit  montrée  intégre 
si  mal  à  propos.  Us  n'ont  épargné  contre  elle,  ni  les  in<- 
vectives  indiscrètes,  ni  même  les  faussetés  >,  pour  tâcher 
d'affoiblîr  le  poids  de  s^i  jngement.  Je  n'ai  pas  non  plus 
été  oublié  dans  leurs  déclamations.  Plosieurs  ont  entrepris 
de  me  réfuter  hautement:  les  sages  ontpu'voir  avec  quelle 
force,  et  le  public  avec  quel  succès  ils  l'ont  fait.  D'autres 
plus  adroits,  connoissant  le  danger  de  combattre  directe* 
ment  des  vérités  démontrées,  ont  habilement  détourné  sur 
ma  personne  une  attention  qu'il  ne  falloit  donner  qu'à  mes 
raisons;  et  l'examen  des  accusations-  qu'ils  m'ont  intentées 
a  fait  oublier  les  accusations  plus  graves  que  je  leur  inten« 
toi$  moi^méine.  Cest  donc  à  ceux-ci  qu'il  faut  répondre 
une  fois. 

Ils  prétendent  que  je  ne  pense  pas  un  mot  des  vérités  que 
j'ai  soutenues ,  et  qu'en*  d^ontrant  une  proposition  je  ne 
laissois  pas  de  croire  le  contraire;  c'est-à-dire  que  j'ai 
]Mrouvé  des  choses  si  extravagantes,  qu'on  peut^firùier 
que  je  n'ai  pu  les  soutenir  que  par  jeub  Voilà  un  bel  bon*» 
neur  qu'ils  font  en.  cela  à  la  science  qui  sert  de  fondement 
à  toutes  les  autres;  et  l'on  doit  croire  que  l'art  de  raisonne!* 
sert  de  beaucoup  à  la  découverte  de  la  vérité ,  quand  on 
Is  voit  employer  avec  succès  à  démontrer  des  folies* 

Us  prétendent  que  je  ne  pense  pas  un  mot  âeé  vérités 
que  j'ai  soutenues  :  c'est  sans  doute  de  leur  part  une  ma- 
nière  nouvelle-  et  commode  de  répondre  à  d€s  arguments 
sans  réponse,  de  réfuter  les  démonstrations  même  d'Eu*- 
dide,  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  démontré  dans  l'univers,  it 

'  On  peut  voir,  dans  le  Mercure  d*août  1762,  le  désaveu  de 
l'académie  de  Dijon,  au  sujet  de  je  ne  sais  quel  écrit  attribué  faus- 
sement par  Tauteur  à  l\in  dés  membres  de  cette  académie. 


a24  PRÉFACE. 

me  semble,  à  moi,  que  ceux  qui  m'accusent  si  téméraire- 
ment de  parler  contre  ma  pensée  ne  se  font  pas  eux-mêmes 
un  grand  scrupule  de  parler  contre  la  leur  :  car  ils  n'ont 
assurément  rien  trouvé  dahs  mes  écrits  ni  dans  ma  con- 
duite qui  ait  du  leur  inspirer  cette  idée,  comme  je  le  prou- 
verai bientôt;  et  il  ne  leur  est  pas  permis  d'ignorer  que, 
dès  qu'un  homme  parle  sérieusement,  on  doit  penser  qu'il 
croit  ce  qu'il  dit,  à  moins  que  ses  actions  ou  ses  discours 
ne  le  démentent;  encore  cela  même  ne  suffit-il  pas  tou- 
jours pour  s'assurer  qu'il  n'en  croit  rien. 

Ils  peuvent  doàc  crier  autant  qu'il  leur  plaira  qu'en 
me  déclarant  contre  les  sciences  j'ai  parlé  contre  mon  sen- 
timent :  à  une  assertion  aussi  téméraire,  dénuée  également 
de  preuve  et  de  vraisemblance ,  je  ne  sais  qu'une  réponse; 
elle  est  courte  et  énergique ,  et  je  les  prie  de  se  la  tenir 
pour  faite. 

Us  prétendent  encore  que  ma  conduite  est  en  contradic-> 
tion  avec  mes  principes ,  et  il  ne  faut  pas  douter  qu'ils 
n'emploient  cette  seconde  instance  à  établir  la  première; 
car  il  y  a  beaucoup  de  gens  qui  savent  trouver  des  preuves 
à  ce  qui  n'est  pas.  Us  diront  donc  qu'en  faisant  de  la  mu- 
sique et  des  vers  on  a  mauvaise  grâce  à  déprimer  les  beaux- 
arts,  et  qu'il  y  a  dans  les  belles-lettres ,  que  j'affecte  de 
mépriser,  mille  occupations  plus  louables  que  d'écrire  des 
comédies.  Il  faut  répondre  aussi  à  cette  accusation. 

Premièrement,  quand  même  on  l'admettroit  dans  tonte 
sa  rigueur,  je  dis  qu'elle  prouveroit  que  je  me  conduis 
mal ,  mais  non  que  je  ne  parle  pas  de  bonne  foi.  S'il  étoit 
permis  de  tirer  des  actions  des  hommes  la  preuve  de  leurs 
sentiments ,  il  faudroit  dire  que  l'amour  de  la  justice  est 
banni  de  tous  les  cœurs ,  et  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  chrétien 
sur  la  terre.  Qu'on  me  montre  des  hommes  qui  agissent 
toujours  conséquemment  à  leurs  maximes,  et  je  passe  con- 
damnation sur  les  miennes.  Tel  est  le  sort  de  l'humanité; 
la  raison  nous  montre  le  but,  et  les  passions  nous  en  écar- 


PRÉFACl.  22S 

tent  Quand  ilseroit  vrai  que -je  n'agis  pas  selon  ihes 
principes,  on  n'auroit  doné  pas  raison  de  mWcuser  p^lsr  ^ 
cela  seul  de  parler  contre  mon  sentiment ,  ni  d'aocusec  mfrs  . 
principes  de  fausseté.  ^  f>     ' 

Mais  si  je  voulois  passer  condamnatioiftsur  ce  pdfoty  ÎL 
me  sufûroit  de  comparer  les  temps  pef$»  <îoncilier  kf  fh&* 
ses.  Je  n'ai  pas  toujours  eu  le  bonheur  âe  penset  c5omis^ 
je  fais.  Long^temps  séduit  par  les  préjugés  de  moi^  ^ecle,  ' 
je  prenois  Fétude  pou»  la  seule  occupatioil*  digne  d'an 
sag^e,  je  ne  regardois  les  sciences  qu'avec  respect,  etift&.sft« 
vants  qu'avec  admiration  ^  Je  9e  comprenais  pa$  qu'4Hi 
pût  s'égarer  en  démontrant  toujours,  ^ni  mal  fair)ç  en  par- 
lant toujours  de  sagesse.  Ce  n'est  qu^aprè»  avoir»  vu -tes 
choses  de  près  ^ue  j'ai  appris  à  les  estimer  ce  qu'elles  va- 
lent; et  quoique* dans  nies  recherches  j'aie  toujours  trouvé 
sads  eloquentiœ,  sapientiœ  parum,  il  m^a  fallu  bien,  des 
réflexion?,  bien  des  observations,  et  bie^  du  temps ,  pour 
dëtruife  ei^moi  l'illusion  de  toute  cette  vaine  pompe  scien- 
tifique. Il  n'est  pas  étonnant  ^^ue,  durant  ees.temp5.>de' 

préjugés  et  d'erj^eurs  où  j'estimois^tant  la  qualité  d'autetHr,. 

•«  *  ,  »       '  , 

]aie  quelquefois  sÉspiré  à  l'obtenir  moi-mévie.  C^esi  alors 
que  fQF6ikt  composés  les/icers  et  Itt^l^art  des  autres  écrits 
qui  sont*d«atis  de  ma. plume,  et  eutre  autres  cette  petite 
comédie»,  Uy  auroit  peut-être  ée  la  dureté  à  me  reproéber 
aujourd'hui  cies  amusements  de  ma  jeunesse,  ^  on  aurait 
tort  au  moins  de  m'accuser  d'avoir  contredit  en  -cela  des 

'  Toutes  les  fois  que  j^  songe  à  mon  a^cieune  simplicité  ^  je  ne 
puis  m'eiDpécher  d*en  rire.  Je  ne  lisois  pas  un  Vtvre  de  morale  ou 
de  philosophie  que  je  ne  Jcrusse  y  voir  Tame  et  les'  principes  d# 
Tauteu^,,  Je  regardûi&  t&us  çe^graves  écrivains  comme  des  hommAs 
modestes ,  sageSy,,  veulueuï,  irréprochables.  Je^e  éyiftmoi^  de  leur 
commerce  décidées  angéUques,  et  je  n^anrois  approché  de  la  mai- 
son de  l'an  d'eux  que  comme  d*un  sanctuaire.  Enfin  je  les  ai  vus , 
ce  préjugé-  puéril  s'e^t  diî^sipé ,  et  c'est  la  seule  erreur  dont  ils 
m*9Îent  guéri.  *  ^      ,  ,        4 

XI.  ^  .         .  i5        • 


aa6  PRÉFACE". 

4 

principes  qui  n'étoient  pas  encore  les  miens,  f l  y  a  lonç- 
,  temps  que  je  ne  met»  plus  k  toutes  ces  choses  aucune  espéœ 
dp  prétention  ;  et  hasarder  de  les  donner  au  public  dans 
ces  circonstances  après  avoir  eu  la  prudence  de  les  garder 
si  iong^temps,  «'est  dire  assez  que- je  dédaigne  également 
U  loifange  et  le  hjépfie  qui  peuvent  leur  être  dus;  car  je 
^ie  pense  plus  comme  Fauteur  dont  ils  sont  Touvrage.  €e 
'  sont  des  enfants  illégitimes  que  Ton  caresse  encore  avec 
plaisir  en  rOKiçîssant'd  en  être  le  père,  h  qui  Ton  fait  ses 
dori^lers  adieux,  et  qu'on  envoie  chercher  fortune  sans 
beaucoup  t^embaorransser  de  ce  qu'ils  deviendront. 

Mais  c'est  tropraisonoer^  d'après  des  suppositîonschimé- 
tdi^es.  "Si  Voti  m'accuse  sans  raisoji  de  cultiver  les  lettres 
qâéje  m^irise,  je  m'endéfends  sans  nécessité;  car,  quand 
le  £ftit  seroit  vrai,  il  n'y  auroit  en  cela  aucune  inconsc- 
queofie  :  c'est  ce  qui  me  reste  à  prouver. 

Je  suivrai  pour  cela,,  s^on  ma  coutume,  la  méthode 
simple  et  facile  qui  eonvient  à  la  vérité.  TétakAifSii  de 
nouveau  l'^t  de  la  question,  j'exposerai  de  nou^rcau  mon 
sentiment;  et  j'attend*ai^ue  sur  cet  exposé  on  veuille  me 
montrer  en  quoi  mfes  actions  dém^^teat  mes  discours.  Mes 
adversiûres ,  de  leur  êôté^  n'auront  garde<ie  demeurer  sans 
répOinse,  eux  qui  po««édent  l'art  ii^rveilleux  de;  disputer 
pour  et  contre-  sur  toutes  sortes  de  sujets.  Ils  commence- 
rosit,  selon  I^ur  coutume^  par  établir  une  autre  question 
à  leur  fantaisie  ;  ils  me  la  feront*  résoudre  comme  i!  leur 
conviendra;  pour  m'attaquer  plus  cotamodément,  ils  me 
feront  raisonner,  non  à  ma  manière,  mais  à  la  leur;  ils 
détourneront  habilement  les  yeux  du  lecteur  de  fobjet  es- 
sentiel, pour  les  fixer  à  droite  e#à  gaucKe;  ils  comh^i' 
tront  un  fantôme,  et  prétendr<Tnt  m'avoir  vaincu:  mais 
j'aurai  *fait  ce  que  je  dois  faire;  et  je  commepoê. 

a  lia  science  n'est  bonne  à  riejtet  tie  fait  jamais  que  du 
«  mal,  cèr  elle  est  mauvaise  par  sa  natune«  Elle  û'est  pas 
«  moins  inséparable  du  vice  que  l'ignorance'  de  la  vertu. 


PRÉFACE.  22"^ 

M  Tous  )es  peuples  lettrés  ont  toujours  été  corrompus;  tous 
(i  les  peuples  ig;norants  ont  été  vertueux:  en  un  mot,  il  n'y 
«a  de 'vices  que  parmi  les  savants,  ni  d'homme*  Yertueux 
u  que  celui  qui  ne  -sait  rien.  Il  y  a  donc  un  moyen  pour 
u  nous  de  redevenir  honnêtes  g;ens  ;  c'est  de  nous  hâter  de 
(t  proscrire  la  science  et  les  savants,  de  brûler  nos  biblio- 
«théques,  fermer  nos  académies,  nos  collègues,  nos  uni- 
M  versUés,  et  de  nous  replonger  dans  toute  la  barbarie  des 
«  premiers  siècles,  »  •  ' 

Voilà  ce  que  mes  adversaires  ont  très  bien  réfuté  :  aussi 
jamais  n'ai-je  dit  ni  pensé  un  seul  mot  de  tout  cela,  et 
Ton  ne  sauroit  rien  imaginer  de  plus  opposé  à  mon  sys- 
tème que  cette  absurde  doctrine  qu'ils  ont  la  bonté  de 
m^attribuer.  Mais  voici  ce  que  j'ai  dit  et  qu'on  n'a  point 
réfuté.  • 

H  s'ag;issoit  de  savoir  si  le  rétablissement  dtB  sciences  et 
des  arts  a  contribué  à  épurer  nos  moeurs. 

En  montrant,  comme  je  l'ai  fait,  que  nos  moeurs  nesb 
sont  poiDt  épurées  ' ,  la  question  étoit  èl  peu  près  résolue. 

'  Quand  j  ai  dit  quç  nos  mœurs  s'ëtoient  coiTOin|»He8 ,  je  n'ai  pa3 
prétendu  dire  pour  cela  que  pelles  de  nos  aïeux^  fussent  bonnes , 
mais  seulement  que  les  nôtres  étoient  encore  pires.  Il  y  a ,  parmi 
les  hommes,  mille  sources  de  corruption;  et,  quoique  les  sciences 
soient  peut-être  la  plus  abondante  et  la  plus  rapide ,  il  s'en  faut 
bien  que  ce  soit  la  seule.  La  ruine  de  lempire  romain,  les  invasions 
d'une  multitude  de  barbares,  ont  fait  un  mélange  de  tous  les  peu- 
ples qui  a  dû  nécessairement  détruire  les  mœurs  et  les  coutumes 
de  chacun  d'eux.  Les  croisades,  le  commerce,  la  découverte  des 
Indes,  la  navigation,  les  voyages  de  long  cours,  et  d'autres  causes 
eDCQre.^que  je  ne  veux  pas  dire,  ont  entretenu  et  augmenté  le 
désordre.  Tout  ce  qui  facilite  la  communication  entre  les  diverses 
nations  porte  aux  unes ,  non  les  vertus  des  autres ,  mais  leurs  crimes , 
et  altère  chez  toutes  les  mœurs  qui  sont  propres  à  leur  climat  et  à 
la  constitution  de  leur  gouvernement.  Les  sciences  n'ont  donc  pas 
fait  tout  le  mal,  elles  y  ont  seulement  leur  bonne' part;  et  celui 
surtout  qui  leur  appartient  en  propre^  c'est  d'avoir  donné  à  nos 

i5. 


■aS  PRÉFACE. 

Mais  elle  en  rentermpit. implicitement  une  autre  plus 
générale  et  plu»  importante;  sur  1  influence  que  la  culture 
des  sciences  doit  avoir  en  toute  occasion  sur  les  mœurs  des 
peuples.  C'est  celle-ci,  dont  la  première  n'est  qu'une  con- 
séquence) que  je  me  proposai  d'examiner  avec  soin. 

Je  commençai  parles  faits,  et  je  montrai  que  les  mœurs 
ont  dégénéré  chez  tous  les  peuples  du  monde  à  mesure  que 
le  goût  de  l'étude  et  des  lettres  s'^st  étendu  partui  eux. 

Ce  m'étoit  pas  assez;,  car,  sans  pouvoir  nier  que  ces 
choses  eussent  toujours  marché  ensemble,  on  pouvoitDier 
qlie  l'une  eût  amené  l'autre:  je  m'appliquai  donc  à  mon- 
trer cette  liaison  nécessaire.  Je  fis  voir  que  la  source  de  nos 
erreurs  sur  ce  point  vient  de  ce  que  nous  confondons  nos 
vaints  et  trompeuses  connoissances  avec  la  souveraine  in- 
telligence qui  voit  d'un  coup  d'œil  la  vérité  de- toutes 
choses.  La  icience  prise  d'une  manière  abstraite  mérite 
toute  notre  admiration.  La  folle  science  des  hommes  n'est 
digne  que  de  risée  et  de  mépris. 

Le  goût  des  lettres  annonce  toujours  chez  un  peuple  un 
conunencement  de  corruption  qu'il  accélère  très  prompte- 
ment.  Gai*  ce  goût  ne  peut  naître  ainsi  dans  toute  une  na- 
tion que  de  deut  mauvaises  sources  que  l'étude  entretient 
et  grossit  à  son  tour;  .savoir,  l'oisiveté,  et  le  désir  de  se 
distinguer.  Dans  un  état  bien  constitué,  chaque  citoyen  a 
ses  devoirs  à  remplir.;  ^  ces  soins  impoirtants  lui  sont 

yices  nne  couleur  agréable ,  Un  certain  air  honnête  qui  nous  em- 
pêche d'en  avoir  horreur.  Quand  on  joua  pour  la  première  fois  la 
comédie  du  Méchant,  je  me  souviens  qu'on  ne  trouvoit  pas  que  le 
r6le  principal  répondît  au  titre.  Gléon  ne  parut  qu'un  homme  or- 
dinaire ;  il  étoit ,  disoit-on ,  comme  tout  le  monde.  Ce  scélérat 
abominable ,  dont  le  caractère  si  bien  exposé  auroit  dû  faire  firémir 
sur  eux-mêmes  tous  ceux  qui  ont  le  malheur  de  lui  ressembler, 
parut  un  caractère  toutrà-fait  manqué;  et  ses  noirceurs  passèrent 
pour  des  gentillesses,  parceque  tel  qui  se  croyoit  un  forthonoéte 
homme  s'y  reconnoissoit  trait  pour  trait. 


préface:  ,229 

trop  chers  pour  lui  lâis^r  le  loisir^  vaquer  à  de  frivoles 
spéculations.  Dans  un  état  bien  constitué,  toiis  les  citoyens 
^ont  si  bien  ég^aux,  que  piul  ne  peut  être  préféré  aux  au- 
tres comme  le  plus  savant  ni  même  comme  le  pltt^  hftile, 
mais  toiit  au  plus  comme  le  meilleur  :  encoiét  cette  dei*f 
nière  distinction  est-elle  souvent  dangereuse;  car  elle  fait 
des  fourbes,  et  d£s  hypocrites.  '  * 

Le  goût  des  lettres,  qui  naît  du  désir  dé  se  distinguer, 
produit  nécessairement  des  maux  infiniment  plus  danger 
reux  que  tout  Je  bieft  qu'elles  font  n'est  utile;  €'est  de 
rendre  à  la  fin  ceuit  4[ui  s'y  livrent  <it*ès  peu  scruptdéux  sur 
les  moyens  de  réussir.  Les  premiers  philosophes  SÊb  firent 
une  grande  réputation  en  enseignant  aux  homme&la  pra- 
tique de  leurs  devoirs  et  les  principes  de  la  veHu.  Mais 
bientôt  ces  préceptes  étant  devenus  communs,  il  fallut  se 
distinguer  en  frayant  des  YouteS  contraires.  Telle  est  l'ori- 
gine des  systèmes  absurdes  des  feeùcippe,  des  Diogène, 
des  Pyrrhôn,  des  Protagore,  des  Lucrèce.  Les  Hobbes 
les  MandeviUe ,  et  mille  autres,  ont  affecté  de  se  distinguer 
de  Jhéme*p^mi  nous;  et  leur  dangereuse  doctrine  a  telle- 
ment  fructifié,  que,  quoiqu'il  nous  reste  de  vrais  philoso- 
phes ardents  à  rappeler  dalB  nos  coeurs  les  lois  de  l'hu- 
manité et  de  la  vertu,  on -est  épouvante  de  voir  jusqu'à 
quel  point  notre  siècle  raisonneur  a  poussé  dans  ses  maxi- 
mes le  mépris  des  devoirs  de  l'hojnme  et  du  citoyen. 

Le  goût  des  lettres,  de  la  philosophie  et  des  beaux  arts, 
anéantit  l'amour  de  nos  premiers  devoirs  et  de  la  véritable 
gloire.  Quand  une  fois  le^ talents  ont  envahi  les  honneurs 
du  A  la- vertu,  chacun  veut  être  un  homme  agréable,  et 
nul  ne  se  soucie  d'être  homnje  de  bien.  De  là  naît  encore 
cette  autre  inconséquence,  qu'on  ne  récompense  dans  les 
Hommes  que  les  qualités  qui  ne  dépendent  pas,^  d'eux  :  car 
nos  talents  naissent  avec  nous,  nos  vertus  seules  nous  ap- 
partiennent. 
Les  premiers  et  presque  les  uniques .  soins  qu'on,  donne 


a3o  PRÉFACE. 

« 

à  notre  éducaticm  sont  les  fruits  et  les  seenences  de  ces  ri- 
dicules'préjugés.  C'est  pour  nou^  enseigner  les  lettres  (pi'on 
tourmente  notre  misérable  jeunesse  :  nous  savons  toute» 
les  rvgles  de  la  grammaire  avant  que  d'avoir  ouï  parler  des 
devoirs*  de  ^'homme  :  nous  savons  tout  ce  qui  s'est  fait 
jusqu'à  présent  avant  qu'on  nous  ait  dit  un  mot  de  ceqae 
nous  dievons  faire;  et,  pourvu  qu'on  exerce  notre  babil, 
personne  ne  se  soucie  qi^  nous  sachions  agir  ni  penser. 
fti  un  met ,  il  n'est  prescrit  d'être  savant  que  dans  les  cho- 
ses qui^e  peuvent  nous  servir  de  ritn  ;  et  nos  enfants  sont 
pvécistnient  élevés  co«nme  les  anciens  atlilétes  des  jeux 
publie^  qui,  destinant  leurs  meml»res  robustes  à  im  exer- 
cice inutile  et  superflu,  se  gardoient  de  les  employer  ja- 
mais à  aucun  travail  profitable. . 

Le  goût  des  lettres,  de  la  philosophie ,  et  des  beaux-arts , 
amollît  les  corps  et  les  âmes.  Le  travail  du  cabinet  rend 
les  hommes  délic£^s,  af^iblit  leur  tempérament;  et  Tame 
garde  difficilement  sa  vigueur  quand  le  corps  ià  perdu  la 
sienne*  L'étude  use  la  machine,  épuise  les  esprits,  détruit 
la  force,  énerve  le  courage;  et  cela  seul  montre  assez 
qu'elle  nest  pas  faite  pour  nous:  c'est  ainst qu'on  devient 
làcfae  et  pusillanime,  incapable  de  résister  égàl«|nentà]a 
peine  et  aux  passj^ns.  GhacuQi  sait  combien  les  habitants 
des  villes  sont  peu  propres  à  soutenir  les  travaux  de  la 
guerre  y  et  l'on  n'ignore  pas  quelle  est  la  réputation  des 
gens  de  lettres  en  fait  de  bravoure  \  Or  rien  n'est  plus  jus- 
tement suspect  que  l'honneur  d'un  poltron. 

Tant  de  réflexions  sur  la  foiblesse  de  notre  nature  ne 
servent  souvent  qu'à  nous  détourner  des  entreprises  géné- 

'  Voici  un  exemple  moderne  *paur  ceux  qui  me  reprochent  de 
n'en  cijer  que  d^anciens.  La  republique  de  Gènes,  cherchant  à 
subjuguer  plus  aisément  les  Corses,  n  a  pas  trouvé  de  moyen  phi* 
«4r  que  d'étabfir  chez  eux  une  académie.  11  ne  me  seroit  pas  diffi- 
cile d*alonger  cette  note ,  mais  ce  seroit  faire  tort  à  FinteMigence 
de»  seuls  lecteurs  dont  je  me  saucie. 


PRÉFACE.  ajr 

reusês.  A  ft^rse  de  méditer  sur  le$  mîsèvs  de  Ffaumanifeé  ^ 
notre  içiagia'ation  ngus  accable  de  leur  poida,  et  trop  4e 
prévoyance  nous  ôte  le  coulage  en  nou&Àtai4  laTiëcarUe* 
C'est  biea  en  vain  que  nous  prétendons  ûoufi  munir  contre 
les  accidents  imprévus,  «  Si  la  science ,  essayant  de  nqus 
u  armer  de  nouvelles  deffenses  contre  les  incon'vénieilta 
u  naturels ,  nous  a  plus  imprimé  en  la  fantasi»  leiir  gran- 
adeur  et  teur  poids,  qu'elle  n'a  ses  raisons  et  taines. subtil 
u  litez  à  nous  en  couyrir.  »  * 

Le  gfoût  de  kl  philosophie  relàdie  tous  les  liens  d'^ime 
et  de  bienveillance  qui  attachent  les  hommes  à  la  S4x:iété , 
et  c'est  peut-être  le  plus  dan'i^renx  des  maux  qu'elle  eil- 
gendre.  Le  charme  de  Fétude  rend  bientdt  insipide  tout 
autre  attachement.  De  plus^  à  force  de  réfléchir  sur  l'hu- 
manité, a  force  d'observer  les  hommes,  le  philosophe  ap^ 
prend  à  les  apprécier  selon  leur  valeur,  et  il  est  difficile 
d  avoir  bien  de  l'afTection  pour  ce  qu'on  mépfise.  Bientèf 
il  réunit  en  sa  personne  tout  l'intérêt  que  les  hommes  ver- 
tueux partagent  avec  leurs  semblables  :  son  mépris  pour 
les  autres  tourne  au  profit  de  son  orgueil  ;  son. amour- 
propre  augmente  en  même  proportion  que  son  indifférence 
pour  le  reste  de  l'univers.  La  famille ,^ la  patrie,  deviennent 
pour  li^i  des  mots  vidgs  tie  sens:  il  n'est  ni  parent,  ni  ci- 
toyen, ni  homme;  il  est  philosophe. 

£n  même  temps  que  la  culture  des  sciences  Vetire  en 
quelque  sorte  de  la  presse  le  cœur  du  philosophe,  elle  y 
engage  en  un  autre  sens  celui  de  l'homme  de  lettres,,  et 
toujours  avec  un  égal  préjudice  pour  la  vertu«Tout  homme 
qui  s'occupe  des  talents  agréables  veut  plaire,  être  admiré, 
et  il  veut  être  admiré  plus  qu'un  autre  ;  les  applaudisse- 
ments publics  appartiennent  à  lui  seul  :  jedirois  qu'il  fait 
tout  pour  les  obtenir,  s'il  ne  faisoit  encore  plus  pour  en 
priver  ses  concurrents.  De  là  naissent,  d'un  côté,  les  raffi- 
nements du  goût  et  de  la  politesse,  vile  et  basse  flatterie, 

*MoNTAiGtiE,  livre  III,  chap.  12. 


a5«  PRÉFACE. 

soilis séducteurs, éiMidieux,  puérilr^  <|pii,àià  longue,  ra- 
{>eti^ent  f ame  et  corrompent  Se  cœ«r;  et,  d^  Taii^,  les 
jalousies  I  lo»  rivalités ,  lés  haines  d'artistes  si  renoaxsùées, 
la  perfide  calomnie,  1^  fourberie,  la  trahison,  ef  tout  ce 
qp^  le  vice  a  de  plus  lâche  et  de  plus  odieux.  Si  l^philoso- 
pjfte  méprise  les  hommes,  l'artiste  s'en  fait  bientôt  Iné- 
prher,  «t  tous  4eax  concourent  enfin  à  les  rendre^  mépri- 
sables. •    •.         #  * 

Il  y  a  plus  ;  et  de  toutes  les  vérité  que  j^ai  proposées  à 
la  considération  des  sages,  voici  la  plus  âii^iiaBte  et  la 
plus  cruelle.  Nos  écrivains  reg[a]:«lent  tous,  comme  le  chef- 
d'ceuvre  de  la  politique  de  notré.mdtf  lés  Àôieaces,  les  arts, 
le  luxe,  le  commerce ,  1^  lois,  et  les  a^es  liens  qui,  res- 
serrant entre  les  hommes  les  nœuds.de  la  société  ^  parl'ia- 
tâqet  personnel,  les  mettent  tous* dans  une  dépendance 
iqutuelle,  leur  donnent  des  besoins  réciproques  et  des  in- 
térêts coniiûuns,  et  obhg^ent  chacun  d'eux  de  çQHCOurir 
.au  bonheur  des  autres  pour  pouvoir  faire  le  sien.  Ces  idées 
sont  belles,  sans  doute,  et  présentées  sous  un  jour  favo- 
xable^  fiMÛs,  en  les  examinant  avec  attention  et  sans  par- 
tiaHté,- oh  trouve  beaucoup  à  rabattre  des  avantages 
qu'elles  semblent  présenter  d'abord. 

C'est  donc  une  chose  bien  mervqîUeuse  que  d'avoir  mis 
les  hommes  dans  l'impossibilité  de  vivre  entre  eux  sans  se 
prévenir,  se  supplanter,  se  tromper^  se  trahir,  se  détruire 
mutuellement  !  Il  faut  désormais  se  g[arder  de  nous  laisser 
jamais  voir  tels  que  nous  sommes  :  car  pour  deux  hommes 
dont  les  intérêts  s'accordent,  cent  mille  peut-être  leur  sont 

'  Je  me  plains  de  ce  que  la  philosophie  relâche  les  liens  de  Ib 
sj^iété,  qui  sont  formés  par  Testime  et  la  bienveillance  mutaelle; 
)et  je  me  plains  de  ce  que  les  sciences,  les  arts,  et  tous  les  autre» 
objets  de  commerce ,  resserrent  les  liens  de  la  société  par  Tintéret 
personnel.  Cest  qu'en  effet  on  ne  peut  resserrer  un  de  ces  liens 
'que  Faùtre  ne  se  relâche  d'autant.  Il  n'y  .a  àonc  point  en  ceci  de 
contradiction. 


PRÉFACE.  a33 

opposés,  et  il  n'y  a  d'autre  moyen,  pour  réussir,  que  de 
tromper  ou  perdre  tous'  ces  gens-là.  Voilà  la  sourcfe  fu- 
neste des  violences,  des  trahisons,  des  perfidies,  et  de 
toutes  les  horreurs  qu'exige  nécessairement  un  état  de 
choses  où  chacun,  feignant  de  travailler  à  la  fortune  oi>à 
la  réputation  des  autres,  ne  cherche  qu'à  élever  la  sienne 
au-dessus  d'eux  et  à  leurs  dépens. 

Qu'avons-nous .jg^agné  à  cela?  Beaucoup  de  babil,  des 
riches,  et  des  raisonneurs,  c'est-à-dire  des  ennemis  de  la 
vertu  et  du  sens  commun.  En  revanche  nous  avons  perdu 
l'innocenc^et  les  mœurs.  La  foule  rampe  dans  la  misère: 
tous  sont  les  esclaves  du  vice.  l<es  crimes  non  commis  sont 
déjà  dans  le  fond  des  cœurs,  et  î^  ne  manque  à  leur  exé- 
cution que  l'assurance  de  l'impunité. 

i^apge  et  funeste  con^itution,  où  les  richesses  accumu- 
lées facilitent  toujours  les  moyens  d'en  accumuler  de  plus 
(jurandes,  et  où  il  est  impossible  à  celui  qui  n'a  rien  d'ac-'' 
quenr quelque  chose,  où  l'homme  de  bien  n'a  nul  moyen 
desortir  4§  la  misère,  où  les  plus  fripons  sont  les  plus  ho- 
norés, et  où  il  faut  nécessairement  renoncer  à  la  vertu 
pour  devenir  un  honnête  homme  î  Je  sait  que  les  déclama- 
teûrs  ont  dit  cent  fois  tout  cela;  mais  ils  le  disoient  en  dé- 
clamant, et  moi  je  le  dis  sur  des  raisons:  ils  ont  aperçu  le'' 
mal,  et  moi  j'en  découvre  les  causes;  et  je  fais  voir  surtout 
une  chose  très  consolante  et  très  utile ,  en  montrant  que 
tous  ces  vices  n'appartiennent  pas  tant  à  l'homme,  qu'à 
Thomniemal  gouverné.  ^ 

« 

'  Je  remarque  qa*il  règne  actuellement  clans  le  monde  une  ranl- 
tilude  de  petites  maximes  qui  séduisent  les  simples  par  un  faux  air 
de  philosophie,  et  qui,  outre  cela,  sont  très  commodes  pour  ter^ 
miner  les  disputes  d*un  tonamportant  et  décisif ,  sans  avoir  besoid 
d'examiner  la  question.  Telle  est  celle-ci  :  «  Les  hommes  ont  par- 
«  tout  les  mêmes  passions  ;  partout  raia|>ur-propre  et  Vintétét  4es 
«  condkisent  ;  donc  ils  sont  partout  les  mêmesV  •*>  Quand  les  q^o- 
mètres  OQt  fait  une  supposition  ^qui ,  de  raisonnement  en  raison- 


234  PRÉFACE. 

Telles  sont  les  vérités  que  j'ai  déTeloppées  et  qae  Jai 
tâché  de,proaTer  dans  les  divers  écrits  que  j'ai  publiéstsur 
cette  matière.  Voici  maintenant  les  conclusionâ  que  j'en  ai 
tirées. 

La  science  n'est  point  faite  pour  l'homme  en  général.  B 
s'égare  sans  tesse  dans  sa  recherche;  et  s'il  l'ohtîent  quel* 

nemcnt,  les  conduit  à  une  absurdité,  ils  reviennent  sur  leurs  pas , 
et  démontrent  ainsi  la  supposition  fausse.  La  même  méthode,  ap- 
pliquée à  la  maxime  en  question  ,  en  •niontreroît  aisément  Fabsur- 
dité.  Mais  raisonûotrs  autreiiient.  tFn  sauvage  est  un  homme,  et  un 
Européen  est  un  homme.  Le  demi^philosophe  codcIu% aussitôt  que 
l'un  ne  vaut  pas  mieux  que  Fâutre  ;  mais  le  philosophe  dit  ;  En 
Europe f  le  gouvernement,  les  lois,  les  coutumes,  l'intérêt,  toat 
met  les  particuliers  dans  la  nécessité  de  se  tromper  inutocllement 
et  sans  cesse  ;  tout  leur  fait  un  devoir  du  vice  ;  il  faut  qu'ils  Siient 
méchants  pour  être  sages,  car  il  n'y  a  point  dé  plus  grande  folie 
que  de  faire  le  bonheur  des  fripons  aux  dépens  du  sien.  Parmi  les 
sauvages,  Fintérêt  personnel  parle  aussi  fortement  que  parmi  nous, 
mais  il  ne  dit  pas  leâ  mêmes  choses  :   Famour  de  la  société  et  le 
Soin  de  leur  commune  défense  sont  les  seuh  liens  qui  tks  unissent: 
ee  mot  de  pnoFRiéTé,  qui  coûte  tant  de  crimes  à  nos  honnêtes  gens, 
n*a  presque  aucuti  lens  parmi  eux  :  ils  n  ont  entre  etix  nulle  dis- 
cussion d'ûttéret  qui  les  divise  ;  rien  ne  les  porte  h  se  tromper  TnB 
Fautre  ;  Festime  ptiblique  est  le  seul  bien  auquel  chacun  aspire,  et 
qu'ils  méritent  tous.  Il  est  très  possible  qu'un  sauvage  fasse  une 
mauvaise  action,  mais  il  n'est  pas  possible  qu'il  prenne  l'habitude 
de  mal  faire,  car  cela  ne  lui  seroit  bon  à  rien.  Je  crois  qu'on  peut 
faire  unetrès  juste  estimation  des  mœurs  des  hommes  sux  la  mul- 
titude des  affaires  qu'ils  ont  entre  eux  :  plus  ils  commercent  en- 
semble, plus  ils  admirent  leurs  talents  et  leur  industrie,  plus  ils  se 
fripoiinent  décemment  et  adroitement ,  et  plus  ils  sont  dignes  de 
.mépris.  Je  le  dis  à  regret,  Fhomme  de  bien  est  celui  qui  n'a  besoin 
djB^tromper  personne ,  et  le  sauvage  est  cet  homme-là  : 

lUam  non  populi  fasces ,  non  parpura  regum 
Flexit ,  et  infidos  agitans  disro/dia  fratires  ; 
Non  res  romaox ,  pei^uraque  régna  :  neqae  ille 
..       Aut  dohtif  miserans  inopem,  aut  invidit  habenti. 

ViRG.,  Georg.  1!,  495. 


PRÉPACa    .  a35 

quefois,  ce  n'^st  ]i)fesqti0  jamais  (pLSi  sanf  pré|iKticé<  Il  est 
né  pouF  agir  et  peyer ,  et  non  j^ur  réfléctiir,  La  refleKÎ&n 
ne  sert  «|u'à  le  i^ndre  £Qâl}iein*eux^  «ans  Jb  r^dre  meilleur 
ni  plus  sage  :  elle  lui  fait  regretter  les  biens/ passés,  et  Tem- 
peche  de  jouir  dm  présent  :,eUe  kii  présente  Fayenir  heu- 
reux p.our  le  9é<)uirçpar  Fimaginatrpn  et  le  tourmeatier  par 
les  désirs,  et  ti^venir  •malhenpeiixV  pour  le  lui  fîiire  sentir 
d'avance.  L^éti^de  cortoBript  s|i9  mœurs,  ahère  sa  santé ,  dé- 
truit sotir  tetnpérament,  et  gâ&  soitvent  sa  raison:  si  eUe 
lai  appr^oit  quelque  chose,  je  le  trouyerois  encore  fort 
loal  dédommagé.  •     p     ^ 

J'avauequ'il  y  a*  quelques  génies  subiimes^^i  savent  pé- 
nétrer à  trayers  les  voiles  dont  la  vérité  s'eïi^lçyppe,  quai' 
({ues  âmes  privil^iées,  capables  d^  insister  à  la  bétifte  de 
la  vanité ,  à  la  basse  jalousie,  et  aux  autres  ^asçions  qu'en- 
gendre le  goût  des  lettres.  Le  pttit  xiombre  de  ceux  qui 
ont  le  bonheur  de  réunir  «es  qualités  .est^ la. lumière  et 
rhonu£ur  du  geqre  huiOAin^  c'est  à  eux  seuls  qu'il  con- 
vient pour  le  bien  de  tous^  de  «'exercera  Fétude,  étcett|| 
exception  même  confiitne  là  régie  :  car  si  tous  les  hommes 
étoient  des  Soçrates  ^  la  science  a^rs  ne  4ear  serott  pas 
nuisible,  mais  ils  n'auroient  aucun  besoin  d'elle. 

Tout  peuple  qui  a  des  mœuP9,  et  qui^inr  conséquent 
respecte  ses  lois ,  et  ne  veut  poii|t  raffiner  si|r  ses  anciens 
usages,  doit  sa  garantir  avec  soin  des  sciences,  et  surtout 
des  savants  9  dont  les  maxloiies  «enteivci^ses  et  dogmatiques 
lui  apj>rendroien;t  bientôt  à  mépriser  ses  usages  et  ses  lois  ; 
ce  qu'une  natioç  n%  peut  jamais  faire  sans  se  corrompre. 
Le  moindre  changemeht'dsfns  les  coutumes,  fût-il  même 
avantageiix  à  certains  ég^^ds*,  tourne  toujours  au  préjudice 
des  mœttrs.  Car  les  coutumes  sont  la  morale  du  peuple;  et 
dès  qu'M  cesse  de  les  respecter,  îl  n'a  plus  de  î*ègle  que  ses 
passions,  ni  de  frein  que  les' lois,  qui  peuvent  quelquefois 
contenir  les  méchants,  mais  jamais  les  rendre  bons.  D'ail- 
leurs, quand  J^  philosophie  a  îine  fois  appris  au  peuple  à 
mépriser  ses  coutumes,  il  trouve  bientôt  le  secret  d'éluder 


•  • 


236  .    PRÉriGE. 

ses  lois.  Je  dis  donc  qu'i^  en  t3t  des*  mœurs  d'un  peuple 
comme*  de  FbonneUr  d'um  liemme;  t?4fit  un  trésor  (p'il 
fai^t  conserver^  Hàis  qu'on  ne  ii^cauvre  phis  quaiKd  on  Ta 
p<ïrdu  ».  ' 

Mais  quand  un  peuple  est  une  fois  corrompu  à  un  cer- 
tain fMnt,  sojt  que  les  sciences  y  aient  contribué  ou  non, 
faut-il  les  bannir  ou  Ten 'préserver  pour  le  r^dre  meilleur, 
oà  pour  Fempécberde  devenir  pire?  C'est iine  autre  que^ 
tîon  dans  laquelle  je  me  sdis  positivemebt  déclaré  pourla 
négative.  Car,  piremièrement,  puisqu'un  peuple  vjcienx  ne 
revient  jamais  à  la  verUi»  ^  ne  s'agit  pas  de  rendre  bons 
.ceux  qui  ne  ffe.sont  p^us^  mais  dé  conlbrvervtel's  ceux  qui 
<mt  le  boAjv^r  dé  Fétre.  En  second  lieu«  les  mêmes  causa 
qui  Ont  corrompu  les  pf  iiples  Servent  quelquefois  à  pré- 
venir une  plue  grande  corruption  :  ciest  ainsi  que  celui  qui 
s'est  gâté  le  tempérâunent  par  un  u»age  indiscret  de  la  mé- 
decine est  fortié  de  recourir  encore  aux  médecine  pour  se 
conserver  en  vie.  Et  c'est  ainsi  que  les  artfi  et  les  sciences, 
#prèsV^oir  fait  écldre  les  vices,  sont  néc^saires.  po#r  les 
«mpéober  de  se  tourner  en  crimes  f.  elles  les  couvrent  au 
moins  d'Un  veitiis  qui  pé  permet  pas  au 'poison  de  siochaler 

'  Je  trouve  dans  Thifitoire  un  exeoiple  unique,  maisfrapp^'^^i 
qui  semble  contredire  cette  maxime  :  c'est  celui  de  la  fondation  àt 
Rome  faife' par  une  tit>ùpe*de  bandits,  dont  le»  descendants  àe- 
vinrent,  en  peu  de  générations,  le  plus  .«ertueu*  peuple  qui  ^ 
jamais  existé.  Je  ne  a^ois  pa^  <en  fe^ne  d'<9xp]iY|uer  ce  fait,  si  cen 
étoit  ici  Ip  Ueu  ;  nais  je  ne  contenterai  de  reviarquer  que  les  fon- 
dateurs de  Rome  étoient  moins' ues  IiiABnne|  ddi|l  1«6  mœurs  fussent 
corrompoes  que  ci«i  hommes  dont  le»  iûœurs  n* étoient  point  for* 
mées  ;  ils  ne  mëprisoient  pas  la  vlèrtY ,  ^mais  ils*  ne  la  connoissoieat 
pas  encore;  car'ces  mots  VEifrt3S*êt  VRMts  Sont  des' tootipnî collec- 
tives qui  ne  misseiat  qi^e  de  iâ  firéquentatina  des  homme^  Au  su^ 
plus,  on  Yii'eroittm  mauvais  parti, de  éette  obJAOtion  éb  faveur  des 
sciences;  car  des  deifx  premieK^  rois  de  Rome  q^  doi^pèreatiBne 
forme  à  U  république ,  et  insytueiient  ses  coutumef  e|  ses  mœors, 
l'un  ne  s'occupoit/cme  de  ^^uiiEres;  T autre,  que  d^rit««  sacrés,  les 
deux  choses  du  monde  les  plus  éloignées  de  là  philosophie. 


.  préface;  237 

aussi  lilirein^nt  :  ell^s  dëtriii^eQt  la  vartu,  mais  elles  en 
laissent  le  simulacre  jpublic  ^ ,  qui  est  tcMiijoui's  une  bel|« 
chose':  «liés  introduisent  U  aa  place  la  j^litesse  et  les  bfen- 
«éancesv  et  k  la  crarinte  de  parotife  msehaut  elles  substi-» 
tne^it^elle  derpàroitre  ridicule*  ^ 

Mon  avis  est  donc',  et  je  Fai  dé^  dit  plus  d^une  fois,  de 
laissçr  subsister  et  même  d'entre^nir  avec  ftoinles  acadë- 
mies,  les  collèges,  las  universités,  les  biblialiié^es ,  les 
spectaeles,^et  tous  le$  autreê  amusement  qui  peuvent  faire 
quelque  ^verSi^Hi  à  l^méclianceté  des  hommes,  e(  l€^ eolv 
pécher  d'oècu|^  leur  oisiveté  à  des  choses  plus  danj^ereu* 
ses.  Car,  dans  une  contrée  oi^  il  jie  serMt  plds  question 
d'honnétet' geiis  ni  de  bonnea  mœurs  ^  il  vàudroit  encore 
mieux  vivre  avec  des  fripons  qu^avec  deâ  brig£ui<ibib 

Je  demande  maintenant  où  eat  la  contradiction  de  colti^ 
ver  mbi«inéme  desgoûtft  dont  j'approuve  le  progrèf.  Il  ne 
s'agit  pins  de  porter  :le3  peuples  à  bien' faire,  il  faut  seule- 
ment les  distraire  de  faire. le  mal;  il  faut  .les  occuper  ^dâi^ 
niaiseries  ppur  les  <|^tourner  de^  mauvaises  actions  ;  il  faut 
les  amuser  au  lieu  de  les  pjrécher.  Si  mes  écrits  ont  édifié 
le  petit  no4^re  <Ies  bons,  je  leur  ai  fait  tout  leibien  qui 
dépendoit  de  moi  ;•  et  c'est  peut-^tre  les  servir  ùtilefiaent 
encore  qH^d^offrir  aux^ autres  des  obj^s  de  distractievi  €[vi^ 
les  em^cbent  de  softçer  à  eux.  Je  m'estimerois  trop  heu- 
reux chivoir  tous  les  jours  une  pièce  à  &ire  si|Ber,  si  ^e 
pouvoîsà  ce  prix  contenir  pendant  deux  heures  les  mrâ- 
vsis  desseins  dTunseul  des  speettteurs^  et  sauver  Thonneur 
de  la  fille  ou  de  la  femn^e  de  son  ami,  le  secret  de  son 

'  Ce  simulacre  est  une  oertaioe  douceur  de  nxeurs  qui  supplée 
qtielqaefois  à-l^u^  l^^^^^é,  une  certaine  apparence  d*oi:dre  qui 
prëvienl  rhorrible  confa^on,  vtne  çèlrfaine  admiration  des  belles 
clwse^  qui  empédhe  les  bonnes  de  tomber  lout-à'&it  'dans  Toubli. 
Cesf  le  vice  qui  preijctle  masque  àé  Isf^vertd,  notx  comme  Tliypo- 
crisiéponr  tromper  ft  trahir,  maie  pour  s*6ter,  sop!^  cette  aimable 
«t  sacrée  effigie ,  Thorréur  qu'il  a  de  l«i-méme  'quand  il  se  voit  à 
découvert.  .  *       - 


238  PRÉFACE. 

«  • 

confident,' OU  la  fortune  de  sou  erëttncier.  Lorsqu'il  D*y  a 
plus  de  mœwrs ,  il  ne  faut  songer  qu'^i  la  police;  et  Fon sait 
assez  que  la  musique  et  les  speetades  en  sont  un  des  plus 
importants  objets-.  ■»*■.. 

S'il  resOs  quelque  difficulté  à  ma  justification ,  j^ose  k 
dire  hardiment,  ce  n^est  vis^à-vis  ni  du  public  ni  de  mes 
adversaires  ;  c'est  vis*à-vis  de  moi  seul  :  car  ce  n'est  qii'en 
m'obser«ant«  moi^méine  que  je  puis^  juger  si  je  dois  me 
compter  dans  le  pfttt- nombre  ,*^«i  mon  ame  est  en  état 
de  s%lft^ir  le  faix  ém  exercices  littéraires.  J'en  ai  senti 
jdvs  d'une  fois  le  danger;  plus  d'une  fol^  je  les  ai  aban- 
donnés,  d^sle  dessein  de  ne  les  plus  reprendre;  et  renon- 
çant à  leur  «harme  séducteur,  j'ai  sacrifié  à  la  paix  de  mon 
cœur  l«s  seuls  plaisirs  qui  pbuvoient  encore  le  flatter.  Si 
daas  les  langueurs  qui  m'aecablent,  si  sur  la  fin  d'upe  car- 
rière pénible  et  doulour^se  j'ai  (hé  les  reprendre  encore 
q^elqites  knoments  pour  charmer  mesîHaux,  je'croisau 
moins  n'y  avoir  otis  ni  assez  'd'intérêt  ni  assez  de  préten- 
tion pour  mériter  à  cet  égard  les  justes  reproches  que  j'ai 
faits  aux  g^is  de  lettres.       -  » 

il  me  falloit  une  épreuve  pour  achever  la  «qpmoissaDce 
de  4iloi^«iéme,  et  je  l'aï-  faite  sans  balancer.  Âpres  afoir 
iljBCoaau  la  situation  de  mon  ame  da^s  les  succès  littéraires, 
il  me  re&toit  k  l'examiner  dans  les  r^ers.  Je  sais  ttdiot^ 
nant  qu'en  penan'^  et  je  puis  mettre  le  public  au  pire.  Ma 
puèce  a  eu  le  sort  qu'elle  tnéritott  et  que  j'avois  prém  ; 
mais,  à  Tennui  pnès  qu'e)ie*in'a  causé,  je  suis  sorti  de  1» 
représentation  bien  plus  content  4le  moi  et  à  plus  juste 
titre  que  si  elle  eût  réussi. 

Je  conseille  donc  à  eeux  qui  sont  si  ardents  a  obercber 
des  reproches  à  me  faire^  de  vouloir  Aiieu^  étud^r  mes 
principes,  et  mieux  ob^erv^er  ma  conduite,  avant  que^^ 
m'y  taxer  de  contra<bGt^on«t  d'ijiconséquence.  S'ils  s'aper- 
cfiiiwimt  îam^lsque  je  icommen^  à  briguer  les  suffrages  du 
public ,  on  que  je  tire  vanité  d'avoir  fait  de  jolies  dianscmSi 
ou  que  je  rougisse  d'avoir  écrit  de  mauvaises  comédies,  ou 


PRÉFACE.  239 

que  je  cherche  à  nuire  à  la  gloire  de  mes  concurrents ,  ou 
que  j'affecte  de  mal  parler  des  g;rands  hommes  de  mon 
siècle  pour  tâcher  de  m'ëlever  à  leur  niveau  en  les  rabais- 
sant au  mien,  ou  que  j'aspire  à  des  places  d'académie,  ou 
que  j'aille. faire  ma  cour  aux  femmes  qui  donnent  le  ton., 
ou  que  j'encense  la  sottise  des  grands,  ou  que,  cessant  de 
vouloir  vivre  du  travail  de  mes  mains ,  je  tienne  à  igno- 
minie le  métier  que  je  me  suis  choisi  et  fasse  des  pas  vers 
la  fortune;  s'ils  remarquent,  en  un  mot,  que  ramour  de  la 
réputation  me  fasse  oublier  celui  de  la  vertu ,  je  les  prœ 
de  m'eii  avertir,  et  même  publiquement;  et  je  leur  pro- 
mets de  jeter  à  l'instant  au  feu  mes  écrits  et  mes  livres ,  et 
de  convenir  de  toutes  les  erreurs  <ju'il  leur  plaii;»  de  me 
reprocher. 

En  attendant,  j'écrirai  des  livres,  je, ferai  des  vers  et  de 
la  musique,  si  j'en  ai  le  talent,  le  temps,  la  force,  et  la  vo- 
lonté :  je  continuerai  à  dire  très  franchement  tout  le  mal 
que  je  pense  des  lettres  et  de  ceux  qui  les  cultivent  < ,  et 
croirai  n^en  valoir  pas  moins  pour  cela.  Il  est  vrai  qu'on 
pourra  dire  quelque  jour,  a  Cet  ennemi  si  déclare^  des 
«  sciences  et  des  arts  fit  pourtant  et  publia  des  pièces  de 
«théâtre;  »  et  ce  discours  sera,  je  l'avoue,  une  satire  très 
amère,  non  de  moi,  mais  de  mon  siècle. 

'  «Tadmire  combien  la  plupart  des  gens  de  lettres  ont  pris  le 
change  dans  cette  affaire-ci.  Quand  ils  ont  vu  les  sciences  et  les 
arts  attaqués ,  ils  ont  cru  qu*on  en  vouloit  personnellement  à  eux, 
tandis  que,  sans  se  contredire  eux*mémes,  ils  pourroient  tous 
penser,  comme  moi,  que,  quoique  ces  choses  aient  fait  beaucoup*^ 
de  mal  à  la  société,  il  est  très  essentiel  de  s'en  servir  aujourd'hui 
comme  d'une  médecine  au  mal  qu'elles  ont  causé,  ou  comme  de 
ces  animaux  malfaisants  qu'il  faut  écraser  sur  la  morsure.  En  un  ' 
mot,  il  n^  a  pas  un  homme  de  lettres  qui,  s'il  peut  soutenir  dans 
sa  conduite  l'examen  de  l'article  précédent ,  ne  puisse  dire  en  sa 
faveur  ce  que  je.dis  en  la  mienne  ;  et^cette  manière  de  raisonner  me 
paroit  leur  convenir  d'autant  mieux,  qu'entre  nous  ils  se  soucient 
fort  peu  des  sciences,  pourvu  qu'elles  continuent  de  mettre  les 
savants  en  honneur.  C'est  comme  les  prêtres  du  paganisme,  qui  ne 
tenoient  à  la  religion  qu'autant  qu'elle  les  faisoit  respecter. 


PERSONNAGES. 


enfents'  de  Lisimon^ 


LISIMON. 

VALÈRE, 

LUCINDE, 

ANGÉLIQUE,)  ..       ^  •„     j  r  • 

LÉANnRF         I       **      sœur,  pupilles  de  LisimoD. 

MAR TON,  suivante. 
FRONTIN,  valet  de  Valèré. 


La  scène  est  dans  Vapparlement  de  Valèn. 


NARCISSE, 


OU 


L'AMANT  DE  LUI-MÊME. 


SCENE  L 

LUCINDE,  MARTON. 

LUCINDE. 

Je  viens  de  voir  mon  frère  se  promener  dans  le  jarr 
din;  hâtons-nous,  avant  son  retour,  de  placer  son  por- 
trait sur  sa  toilette. 

MARTON. 

Le  voilà ,  mademoiselle  ^  changé  dans  ses  ajustements    * 
de  manière  à  le  rendre  méconnoissable.  Quoiqu'il  soit 
le  plus  joli  homme  du  monde,  il  brille  ici  en  femme 
encore  avec  de  nouvelles  grâces. 

LUCIMDE. 

Valère  est,  par  sa  délicatesse  et  par  Taffectation  de 
sa  parure,  une  espèce  de  femme  cachée  sous  des  ha- 
bits d'homme;  et  ce  portrait,  ainsi  travesti,  semble 
moins  le  déguiser  que  le  rendre  à  son  état  naturel. 

MARTON. 

Eh  bien,  où  est  le  mal?  Puisque  les  femmes  aujour- 
d'hui cherd^ent  à  se  rapprocher  des  hommes,  n'est>il 
pas  convenable  que  ceux-ci  fassent  la  moitié  du  che- 
min, et  qu'ils  tâchent  de  gagner  en  agréments,  autant 
qu'elles  en  solidité?  Grâce  à  la  mode,  tout  s'en  mettra 
plus  aisémeot  de  niveau. 

LUCINDE. 

Je  ne  puis  me  faire  à  des  modes  aussi  ridicules. 
zi.  i6 


242  NARCISSE. 

Peut-être  notre  sexe  aura-t-il  le  bonheur  de  n'en  plaire 
pas  moins,  quoiqu'il  devienne  plus  estimable.  Mais 
pour  les  hommes,  je  plains  leur  aveuglement.  Que 
prétend  cette  jeunesse  étourdie  en  usurpant  tous  nos 
droits?  Espèrent-ils  de  mieux  plaire  aux  femmes  en 
s'efforçant  de  leur  ressembler? 

MARTON. 

Pour  celui-là ,  ils  auroient  tort ,  et  les  femmes  se 
haïssent  trop  mutuellement  pour  aimer  ce  qui  leur 
ressemble.  Mais  t-evenons  au  portrait.  Ne  craignez- 
vous  point  que  cette  petite  raillerie  ne  fâche  monsieur 
le  chevalier? 

LUCINDË. 

Non,  Marton;  mon  frère  est  naturellement  bon;  il 
est  même  raisonnable ,  à  son  dé&ut  près. .  Il  sentira 
qu'en  lui'  faisant  par  ce  portraic  un  reproche  muet  et 
badin,.je  nai  5CHigé:<qu'à  le. guérir  \i'un  travers  qui 
choque  jusqu'à  cette  tendre  Angélique ,  cette  aimable 
pupille  de  mon  père  que  Valère  épouse  aujourd'hui. 
C'est  lui  rendre  service  que  de  corriger  les  défauts  de 
son  amant;  et  tu. sais  combien  j'ai  besoin  des  soins  de 
cette  chère  amie  pour  me  délivrer  de  Léandre,  son 
frère,  que  mon  père  veut  aussi  me  faire  épouser* 

MABTÔN. 

Si  bien  que  ce  jeutre  inconnu,  ce  Cléonte  que  vous 
Vttes  l'été  dernier  à  Passy,  vous  tient  toujours  fort  au 
Cœur?  . 

LUCINDE. 

Je  ne  m'en  défends  point;  je  compte  même  sur  la 
parole  qu'il  m'a  donnée  de ^reparoître  bientôt,  «tsur 
la  promesse  que  m'a  faite  Angélique  d'engager  son 
frère  à  renoncer  à  moi. 


SCÈNE  I.  243 

MARTON. 

Bon,  renoncer!  Songez  que  tos  yeux  auront  plus  de 
force  pour  serrer  cet  engagement  qu'Angélique  n'en 
sauroit  avoir  pour  le  rompre. 

LUCINDE. 

Sans  disputer  sur  tes  flatteries ,  je  tedirai|gue  comme 
Léandre  ne  m'a  jamais  yue^  il  sera  aisé  à  sa  sœur  de  le 
prévenir  y  et  de  lui  faire  entendre  que  ne  pouvant  être 
heureux  avec  une  femme  dont  le  cœur  est  engagé 
aillei^:^,  il  ne  saurojt  mieux  faire  que  de  s'en  dégager 
par  un  ref u^  bonnêfe*. ,  ,  . 

MARTON. 

Un  refus  honnête!  Ah, mademoiselle!  refuser  une 
femme  faite  comme  vous^.f^vec  quarante  mille  éçus, 
c'est  pne  honnêteté  dont  jamais  Léandre  ne  sera  ca- 
pable, (à  part.)  Si  elle  savoit  que  Léandre  et  Cléonte  ne 
sont  que  la  même  personne,  un  tel  refus  changeroit 
bien  d'épithéte. 

LUCINDE. 

Ah  1  Marton ,  j'entends  du  bruk;  cachons  vite  ce 
portrait.  C'est  sans  doute  mon  frère  qui  revient;  et,  en 
nous  amusant  à  jaser,  nous  nous  sommes  ôté  le  loisir 
d'exécuter  notre  projet. 

MARTON. 

Non ,  c'est  Angélique. 

SCENE  II. 

ANGÉLIQUE,  LUCINDE,  MARTON. 

ANGÉLIQUE. 

Ma  chère  Lucinde,  vous  savez  avec  quelle  répu- 
gnance je  me  prêtai  à  votre  projet,  quand  vojis  fîtes 

16. 


244  NARCISSE, 

changer  la  parure  du  portrait  de  Valère  en  des  ajuste- 
ments de  femme.  A  présent  que  je  vous  vois  prête  à 
l'exécuter,  je  tremble  que  le  déplaisir  de  se  voir  jouer 
ne  Findispose  contre  nous.  Renonçons,  je  vous  prie,  à 
ce  frivole  badinage.  Je  sens  que  je  ne  puis  trouver  de 
goût  à  m^é^yer  au  risque  du  repos  de  mon  cœur. 

LUCINDE. 

Que  vous  êtes  timide  !  Valère  vous  aime  trop  pour 
prendre  en  mauvaise  part  tout  ce  qui  lui  viendra  de  la 
vôtre,  tant  que  vous  ne  serez  que  sa  maîtresse.  Songez 
que  vous  n  avez  plus  qu'un  jour  à  donner  carrière  à 
vos  fantaisies ,  et  que  le  tour  des  siennes  ne  viendra 
que  trop  tôt.  D'ailleurs  il  est  question  de  le  guérir  d'un 
foible  qui  l'expose  à  la  raillerie,  et  voilà  proprement 
l'ouvrage  d'une  maîtresse.  Nous  pouvons  corriger  les 
défauts  d'un  amant  :  mais,  hélas  !  il  faut  supporter 
ceux  d'un  mari. 

ANGÉLIQUE. 

Que  lui  trouvez-vous,  après  tout,  de  si  ridicule? 
Puisqu'il  est  aimable,  a-t-il  si  grand  tort  de  s'aimer? 
et  ne  lui  en  donnons-nous  pas  l'exemple?  II  cherche 
à  plaire.  Ah  !  si  c'est  un  défaut ,  quelle  vertu  plus 
charmante  un  hpmme  pourroit->il  apporter  dans  la 
société? 

MARTOÏÎ. 

Surtout  dans  la  société  des  femmes. 

ANGÉLIQUE. 

Enfin ^  Lucinde,  si  vous  m'en  croyez,  nous  suppri- 
merons et  le  portrait ,  et  tout  cet  air  de  raillerie  qui 
peut  aussi  bien  passer  pour  une  insulte  que  pour  une 
correction. 


SCÈNE  IL^  a45 

LUCINDE. 

Oh!  lion.  Je  ne  perds  pas  ainsi  les  frais  dé  mon  in- 
dustrie. Mais  je  veux  bien  courir  seule  les  risques  dii 
succès  ;  et  rien  ne  vous  oblige  d'être  complice  dans 
une  affaire  dont  vous  pouvez  n'être  que  témoin. 

MARTON. 

Belle  distinction  ! 

^UCINDE. 

Je  me  réjouis  de. voir  la  contenance  de  Valère.  De 
quelque  manière  qu'il  prenne  la  chose ,  cela  fera  tou- 
jours une  scène  assez  plaisante. 

MARTON. 

J'entends  :  le  prétexte  est  de  corriger  Valère  ;  mais 
le  vrai  motif  est.de  rire  à  ses  dépens.  Voilà  le  génie  et 
le  bonheur  des  femmes.  Elles  corrigeiït  souvent  les 
ridicules  en  ne  songeant  qu'à  s'en  amuser. 

ANGÉLIQUE. 

Enfin  vous  le  voulez;  mais  je  vous  avertis  que  vous 
me  répondrez  de  l'événement. 

LUCINDE* 

Soit. 

ANGÉLIQUE. 

Depuis  que  nous  sommes  ensemble ,  vous  m'avez, 
fait  cent  pièces  dont  je  vous  dois  la  punition.  Si  cette 
affaire-ci  me  cause  la  mojndre  tracasserie  avec  Valère^ 
prenez  garde  à  vous. 

LUCINDE. 

Oui,  oui. 

ANGÉLIQUE. 

Songez  un  peu  à  l<éandre. 

LUCINDE. 

Ah!  ma  chçre  Angélique.../ 


a46  NARCISSE. 

ANGÉLIQUE. 

Oh  !  si  vons  me  brouillez  avec  rotre  frère,  je  vous 
jure  que  vous  épouserez  le  mien,  (bas.)  Marton,  yom 
iD^ayez  promis  le  secret. 

MARTON,  bas. 

Ne  ci^ignez  rien. 

LUCINDE. 

Enfin  je.... 

MARTON. 

J  entettds  la  voix  du  chevalier.  Prenez  au  plus  tit 
votre  parti,  à  moins  que  vous  ne  vouliez  lui  donner 
un  cercle  de  filles  à  sa  toilette. 

LUCINDE. 

tl  faut  bien  éviter  qu'il  nous  aperçoive.  (Elkmetie 

portrait  snr  la  toilette.  )  Yoilà  le  piège  tendu. 

MARTON. 

Je  veux  un  peu  guetter  mon  homme,  pour  voir.... 

LUCINDE. 

Paix.  Sauvons-nous. 

ANGÉLIQUE. 

Que  j'ai  de  mauvais  pressentiments  de  tout  ceci! 

SCENE  m. 

VALÈIIE,  FRONTIN. 

VALÈRE. 

«  Sangaride ,  ce  jour  est  un  grand  jour  pour  vous.  » 

FRONTIN. 

Sangaride,  c'est-à-dire  Angélique.  Oui,  c'est  un  grand 
jour  que  celui  de  la  noce ,  et  qui  même  alonge  diable- 
ment tous  ceux  qui  le  suivent. 

*  Vers  i^Atys,  opéra  de  Quinault,  acte  i ,  scène  6. 


SCÈNE  m.  247 

.  VALÈRE. 

Que  je  vais  goûter  de  plaisir  à  i^endré  Angélique 
heureuse  ! 

FRONTIÎT. 

Auriez- VOUS  envie  dé  la  rendre  veuve? 

VALÈRE, 

Mauvais  plaisant....  Tu  sais  à  quel  point  je  Faime. 
Dis-moi;  que  connois-tu  qui.puisse  manquer  à  sa  féli- 
cité? Avec  beaucoup  d'amoui*,  quelque  peu  d'esprit, 
et  une  figure....  comme  tii  vois,  on  peut,  je  pense,  se 
tenir  toujours  assez  sur  de  plaire. 

FRONTIN. 

La  chose  est  indubitable,  et  vous  en  avez  fait  sur 
vous-même  la  première  expérience. 

VALÈRE. 

Ce  que  je  plains  en  tonl  cela ,  c'est  je  he  sais  com- 
bien de  petites  personnes  qiîc^  mon  mariage  fera  sécher 
de  regret ,  et  qui  vont  ne  savoir  plus  que  faire  de  leur 
cœur. 

FRONTIN. 

Oh  que  si.  Celles*  qui  vous  ont  aimé ,  par  exenâlple , 
8  occuperont  à  bien  détfestèr  votre  chère  moitié.  Les 
autres....  Mais  où  diable  les  prendre,  ces  autres-là? 

VALÈRE.  >     • 

La  matinée  s'avance  ;  il  est  temps  de  m'habiller  pour 
aller  voir  Angélique.  Allons.  (Il  se  met  à  sa  toilette.  )  Com- 
ment me  trouves-tu  ce  matin?  Je  n'ai  point  de  feu 
dans  les  yeux;  j'ai  le  teint  battu  ;  il  me  semble  que  je 
ne  suis  point  à  l'ordinaire. 

FRONTIN.      . 

A  l'ordinaire  \  Non ,  vous  êtes  seulement  à  votre 
ordinaire. 


248  NARCISSE. 

VALÈRE.    ♦ 

C'est  une  fort  méchante  habitude  quç  Pusage  du 
rouge  ;  à  la  fin  je  ne  pourrai  m'en  passer ,  et  je  serai  du 
dernier  mal  sans  cela.  Où  est  donc  ma  boite  à  mou- 
ches? Mais  que  vois-je  là?  un  portrait.....  Ahl  Fron- 
tin,  le  charmant  objet! Où  as-tu  pris  ce  portrait? 

FRONTIN. 

Moi?  Je. veux  être  pendu  si  je  sais  de  quoi  tous  me 
parlez. 

VALÈRE. 

Quoi  !  ce  n'est  pas  toi  qui  as  mis  ce  portrait  sur  ma 
toilette? 

FRONTIN. 

Non,  que  je  meure. 

VALÈRE. 

Qui  seroit-ce  donc  ? 

FRONTIN. 

Ma  foi  y  je  n'en  sais  rien.  Ce  ne  peut  être  que  le 
diable ,  ou  vous. 

VALÈRE. 

A  d'autres  1  On  t'a  payé  pour  tctaire....  Sais-tu  bien 
que  la  comparaison  de  cet  objet  nuit  à  Angélique?.... 
Voilà,  d'honneur,  la  plus  jolie  figure  que  j'aie  vue  de 
ma  vie.  Quels  yeux,  Frontin!...  Je  crois  qu'ils  ressem- 
blent aux  miens. 

FRONTIN. 

C'est  tout  dire. 

VALÈRE. 

Je  lui  trouve  beaucoup  démon  air....  Elle  est,  ma 
foi,  charmante....  Ah!  si  l'esprit  soutient  tout  cela.... 
Mais  son  goût  me  répond  de  son  esprit.  La  friponne 
est  connoisseuse  en  mérite  ! 


SCÈNE  m.  249 

FRONTIN. 

Que  diable  !  Voyons  donc  toutes  ces  menreilles. 

VALÈRE.  ' 

Tiens,  tiens.  Penses-tu  me  duper  avec  ton  air  niais? 
Me  crois-tu  novice  en  aventures  ? 

FRONTIN,   à  part. 

Ne  me  trompè-je  point?  C'est  lui....  c'est  lui-même.  . 
Comme  le  voilà  paré  !  Que  de  fleurs  î  que  de  pompons  ! 
C'est  sans  doute  quelque  tour  de  Lucinde  ;  Marton  y 
sera  tout  au  moins  de  moitié.  Ne  troublons  point  leur 
badinage.  Mes  indiscrétions  précédentes  m'ont  coûté 
trop  cher. 

VALÈRE. 

Hé  bien!  monsieur  Frontin  reconnoîtroit-il  Tori- 
ginal  de  cette  peinture? 

FRONTIN. 

Pouh  !  si  je  le  connois  !  Quelques  centaines  de  coups 
de  pied  au  cul ,  et  autant  de  soufflets ,  que  j'ai  eu 
ITionneur  d'en  recevoir  en  détail ,  ont  bien  cimenté  la 
connt)issance. 

VALÈRE. 

Une  fille ,  des  coups  de  piçd  !  Cela  est  un  peu  gail- 
lard. 

FRONTIN. 

Ce  sont  de  petites  impatiences  domestiques  qui  la 
prennent  à  propos  de  rien. 

VALÈRE. 

« 
Commenti  Faurois-tu  servie? 

FRONTIN. 

Oui,  monsieur;  et  j'ai  même  Thonneur  d'être  tou- 
jours son  très  humble  serviteur. 


a5o  NARCISSE. 

VALÈRE. 

Il  seroit  assez  plaisant  qu'il  y  eut  dans  Paris  uœ  jolie 
femme  qui  ne  fut  pas  de  ma  connoissanoe  !.....  Parle- 
moi  sincèrement.  L'original  est-il  aussi  aimable  que 
le  portrait  ? 

FRONTIN. 

Gomment,  aimable!  savez-YOus«  monsieur,  que  si 
quelqu'un  pouvoit  approcher  de  vos  perfections,  je 
ne  trouverois  qu'elle  seule  à  vous  comparer? 

VALÈRE  ,  coDsidërant  le  portrait. 

Mon  coeur  n'y  résiste  pas....  Frontin,  dis-moi  le  nom 
de  cette  belle. 

FRONTIN,  à  part. 

Ah  !  ma  foi ,  me  voilà  pris  sans  vert. 

,         VALÈRE. 

Comment  s'appelle-t-elle?  Parle  donc. 

FRONTIN. 

Elle  s'appelle....  elle  s'appelle....  elle  ne  s'appelle 
point.  C'est  une  fille  anonyme ,  comme  tant  d'autres. 

VALÈRE. 

Dans  quels  tristes  soupçons  me  jette  ce  coquin!  Se 
poun*oit-il  que  des  traits  aussi  charmants  no  fussent 
que  ceux  d'une  grisette? 

FRONTIN. 

Pourquoi  non  ?  La  beauté  se  plaît  à  parer  des  visages 
qui  ne  tirent  leur  fierté  que  d'elle. 

VALÈRE. 

Quoi!  c'est.... 

FRONTIN. 

Une  petite  personne  bien  coquette,  bien  minau- 
dière,  bien  vaine,  sans  grand  sujet  de  l'être;  en  un 
mot,  un  vrai  pedt-maitre  femelle. 


SCÈNE  lit  25i 

VAL  ÈRE. 

Voilà  comment  ces  faquins  de  valets  parlent  des 
gens  qu^ilsont  servis.  Il  faut  voir,  cependant.  Dis-moi 
où  elle  demeure. 

FRONTIN. 

Bon  y  demeurer!  est-ce  que  cela  demeure  jamais?, 

:  '  VALÈRE. 

Si  tu  m'impatientes....  Où  loge-t-elle,  maraud? 

'  FRONTIN. 

Ma  foi,  DQonsieur,  à  ne  vous  point  mentir ,  vous  le 
savez  tout  aussi  bien  que  moi. 

VALÈRE. 

Gomment? 

■ 

FRONTIN. 

Je  vous  jure  que  je  ne  connois  pas  mieux  que  vous 
roriginàl  de  ce  portrait. 

VALÈRE. 

Ce  n'est  pas  toi  qui  Tas  placé  là? 

FRONTIN. 

Non ,  la  peste  m'étoufFe  ! 

VALÈRE. 

Ces  idées  que  tu  m'en  as  données.... 

FRONTIN. 

Ne  voyez-vous  pas  que  vous  me  les  fournissiez  vous- 
mérae?  Est-ce  qu'il  y  a  qui^lqu'un  dans  le  monde  aussi 
ridicule  que  cela? 

VALÈRE. 

Quoi  !  je  ne  pourrai  découvrir  d'où  vient  ce  portrait? 
Le  mystère  et  la  difficulté  irritent  mon  empressement. 
Car,  je  te  l'avoue ,  j'en  suis  très  réellement  épris. 

FRONTIN,    àpart. 

La  chose  est  impayable  !  Le  voilà  amoureux  de  lui- 
même. 


a52  NARCISSE, 

VALÈRE. 

Cependant,  Angélique ,  la  charmante  Angélique.... 
En  vérité,,  je  ne  comprends  rien  à  mon  cœur,  et  je 
veux  voir  cette  nouvelle  maîtresse  avant  que  de  rien 
déterminer  sur  mon  mariage. 

FRONTIN, 

Comment,  monsieur!  vous  ne....  Ah!  vous  vous 
moquez. 

VALÈRE.  ^* 

Non ,  je  te  dis  très  sérieusement  que  je  ne  saurois 
offrir  ma  main  à  Angélique,  tant  que  Tincertitude  de 
mes  sentiments  sera  un  obstacle  à  notre  bonheur  mu- 
tuel. Je  ne  puis  l'épouser  aujourd'hui  ;  c'est  un  point 
résolu.  .  . 

FRONTIN. 

Oui,  chez  vous.  Mais  monsieur  votre  père,  quia 
fait  aussi  ses  petites  résolutions  à  part,  est  l'homme  du 
monde  le  nioins  propre  à  céder  aux  vôtres  ;  vous  savez 
que  son  foible  n^est  pas  Ja  complaisance. 

VALÈRE. 

Il  faut  la  trouver,  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Allons, 
Frontin,  courons,  cherchons  partout. 

FRONTIN. 

Allons,  courons,  volons;  faisons  l'inventaire  et  le 
signalement  de  toutes  les  jolies  filles  de  Paris.  Peste! 
le  bon  petit  livre  que  nous  aurions  là  !  Livre  rare,  dont 
la  lecture  n'endormiroit  pas^. 

VALÈRE. 

Hâtons-nous.  Vieiis  achever  de  m'habiller. 

FRONTIN. 

Attendez,  voicitgutà  propos  monsieur  votre  père. 
Proposonsjui  d'être  de  la  partie. 


SCÈNE  HL  253 

VALÎÈRE. 

Tais-toi ,  bourreau.  Le  malheureux  contre-temps i' 

SCÈNE  IV.  ; 

4  / 

LISIMON,  VALÈRE,  FRONTIN. 

LISIMON,  qui  doit  toujours  avoir  le  ton  brusque. 

Hé  bien ,  mon  fils? 

VALÈBE. 

Prontin ,  un  siège  à  monsieur. 

r 

LISIMON. 

Je  venx  rester  debout.  Je  n'ai  que  deux  mots  à  te 
dire. 

VALÈRE. 

Je  ne  saurois,  monsieur,  vous  écouter  que  vous  ne* 
soyez  assis. 

LISIMON. 

Que  diable  !  il  ne  me  plaît  pas,  moi.  Vous  verrez  que 
Fimpertinent  fera  des  compliments  avec  son  père. 

VALÈRE. 

Le  respect 

LISIMON. 

Oh  !  le^  respect  consiste  à  m'obéir  et  à  ne  me  point 
gêner.  Mais,  qu'est-ce?  encore  eh  déshabillé?  un  jour 
de  noces?  voilà  qui  est  joli  !  Angélique  na  donc  point 
encore  reçu  ta  visite  ? 

VALÈRE.   ' 

J'achevois  de  me  coiffer ,  et  j'allois  m'habiller  pour 
me  présenter  décemment  devant  elle. 

LISIMON. 

Faut-il  tant  d'appareil  pour  nouer  des  cheveux  et 
mettre  un  habit?  Parbleu t  dans  ma  jeunesse,  nous 
usions  mieux  du  temps;,  et,  sans  perdre  les  troi§  quarts 


254  NARCISSE. 

de  la  journée  à  faire  la  roue  devant  un  miroir,  nous 
savions  à  plus  juste  titre  avancer  nos  affaires  auprès 
des  belles. 

VALÈRE. 

Il  semble  cependant  que,  quand  on  veut  être  aimé, 
on  ne  sauroit  prendre  trop  de  soin  pour  se  rendre 
aimable ,  et  qu'une  parure  si  négligée  ne  devoit  pas 
annoncer  des  amants  bien  occupés  du  soin  de  plaire. 

LISIMON. 

Pure  sottise.  Un  peu  de  liégligence  sied  quelquefois 
bien  quand  on  aime.  Les  femmes  nous  tenoient  plus  de 
compte  de  nos  empressements  que  du  temps  que  nous 
aurions  perdu  à  notre  toilette;  et,  sans  affecter  tant 
de  délicatesse  dans  la  parui^e ,  nous  en  avions  davan- 
tage dans  le  cœqr.  Mais  laissons  cela.  J  avois>  pensé  à 
différer  ton  mariage  jusqu'à  l'arrivée  de  Léandre ,  afin 
qu'il  çût  le  plaisir  d'y  assister^  et  que  l^eusse^nioi, 
celui  de  faire  tes  noces  et  celles  de  ta  seeur  en  un 
même  jour. 

VALÈRE,  bas. 

Frotttin,  quel  bonbeur! 

FRONTIN.       ' 

Oui ,  un  mariage  reculé ,  c'est  toujours  autant  de 
gagné  sur  le  repentir. 

LISIMON. 

Qu'en  dis-tu,  Valèreî^  Il  semble  qu'il  ne  seroit  pas 
séant  de  marier  la  sœur  sans  attendre  le  frère,  puis- 
qu'il est  en  cbemin. 

VALÈRE. 

Je  dis ,  mon  père ,  qu'on  ne  peut  ripn  de  mieux 
pensé. 


X 


SCÈNE  IV.  255 

LISIMON. 

Ce  délai  ne  te  feroit  donc  pas  de  peine?  , 

VALÈRE. 

L'empressement  de  vous  obéir  surmontera  toujours 
toutes  mes  répugnances» 

LISIMON. 

C'étoit  pourtant  d&ns  la  crainte  de  te  mécontenter 
que  je  ne  te  Favois  pas  préposé. 

VALÈRE, 

*  t 

Votre  volonté  n^est  pas  moins  la  régie  de  nies  désirs 
que  celle  de  mes  actions.  (  bas.  )  Frontin ,  quel  bon 
homme  de  père! 

LISIMON. 

Je  suis  charmé  de  te  trouver  si  docile  :  tu  en  auras 
le  mérite  à  bon  marché j  car,  par  une  lettre  que  je 
reçois  à  Tinstant,  Léandre  m'apprend  qu'il  arrive  au- 
jourd'hui. 

VALÈRE. 

Hé  bien ,  mon  père  ? 

LISIMON. 

Hé  bien ,  mon  fils ,  par  ce  moyen  rien  ne  sera  dé- 
rangé. 

VALÈRE. 

Comment!  vous  voudriez  le  marier  en  arrivant? 

FRONTIN. 

Marier  un  homme  tout  botté  ! 

LISIMON. 

Non  pas  cela ,  puisque  d'ailleurs  Lucinde  et  lui  ne 
s'étant  jamais  vus,  il  faut  bien  leur  laisser  le  loisir  de 
faire  connoissance  :  mais  il  assistera  £iu  mariage  de  sa 
sœur,  .et  je  n'aurai  pas  la  dureté  de  fiaire  languir  un 
Gis  aussi  complaisant. 


256  NARCISSE. 

VALÈRE. 

Monsieur 

LISIMON. 

Ne  prains  rien  ;  je  connois  et  j'approuve  trop  ton  em- 
pressement, pour  te  jouer  un  au^si  mauvais  tour. 

VALÈRE. 

Mon  père 

Laissons  cela,  te  dis-je;  je  devine  tout  ce  que  tu 
pourrois  me  dire. 

VALÈRE. 

Mais,  mon  père...»  j'ai  fait....  des  réflexions.... 

LISIMON. 

Des  réflexions ,  toi?  j'avois  tort.  Je  n'aurois  pas  de- 
viné celui-là.  Sur  quoi  donc,  s'il  vous  plaît,  roulent 
vos  méditations  sublimes? 

VALÈRE. 

Sur  les  inconvénients  du  mariage. 

FRONTIN. 

Voilà  un  texte  qui  fournit. 

LISIMON. 

Un  sot  peut  réfléchir  quelquefois;  mais  ce  n  est  ja- 
mais qu  après  la  sottise.  Je  reconnois  là  mon  fils. 

VALÈRE. 

Comment  !  après  la  sottise  ?  Mais  je  ne  suis  pas  en- 
cpre  marié. 

LISIMON. 

Apprenez,  monsieur  le  philosophe,  qu'il  n'yantdle 
dïflBérence  de  ma  volonté  à  l'acte.  Vous  pouviez  mora- 
liser quand  je  vou^  proposai  la  chose  et  que  vous  en 
étiez  vous-même  si  empressé  ;  j'aurois  de  bon  cœur 
écouté  vo^  raisons  :  car  vous  savez  si  je  suis  complaisant. 


SCÈNE  IV.  257 

fRONTIN. 

Oh!  oui,  monsieur;  nous  sommes  là-dessug  en  état 
de  vous  rendre  justice. 

LIStMON. 

Mais,  aujourd'hui  que  tout  eac  arrêté,  vous  pouvez 
spéculera  votre  aise;  ce  sera,  s'il  vous  plaît,  sans  pré- 
judice de  la  noce. 

VALÈRE. 

La  contrainte  redouble  ma  répugnance.  Songez,  je 
vous  supplie,  à  l'importance  de  l'affaire.  Daignez  m'ac- 
corder  quelques  jours 

LISIMON. 

Adieu,  mon  fils;  tu,seras  marié  ce  soir,  ou tu 

m'entends.  Comme  j'étois  la  dupe  de  la  fausse  défé- 
rence du  pendard  ! 

SCÈNE  V. 

VALÈRE,  FRONTIN. 

VALÈRE. 

Ciel!  dans  quelle  peine  me  jette  son  inflexibilité  ! 

FRONTIN. 

Oui,  marié  ou  déshérité  !  épouser  une  femme  ou  la 
misère  !  on  balanceroit  à  moins.' 

VALÈRE. 

Moi,  balancer!  non;  mon  choix  étoit  encore  incer- 
tain, Topiniâtreté  de  mon  p^re  l'a  déterminé. 

FRONTIBr. 

En  faveur  d'Angélique? 

VALÈRE. 

Tout  au  contraire. 

FRONTIN. 

Je  vous  félicite,  monsieur,  d'une  résolution  aussi 

XI.  17 


ai58  NARCISSE. 

héroïque.  Vous  allez  mourir  de  faim  en  digne  mar- 
tyr de  la  liberté.  Mais  s'il  étoit  question  d'épouser  le 
portr^t?  hem  !  le  mariage  ne  voué  parottroit  plus  si 
affreux? 

YALÈRE. 

Non;  mais  si  mon  père  prétendoit  m'y  forcer,  je 
crois  que  j'y  résisterois  avec  la  même  fermeté,  et  je 
sens  que  mon  cœur  me  raméneroit^vers  Angélique 
sitôt  qu'on  m'ei^  voudroit  éloigner. 

FRONTIN. 

Quelle  docilité  !  Si  vous  n'héritez  pas  des  biens  de 
monsieur  votre  père ,  vous  hériterez  au  moins  de  ses 

vertus.  (  regardant  le  portrait.  )  Ahl 

VALÈRE. 

Qu'as-tu  ? 

FRONTIN. 

Depuis  notre  disgrâce,  ce  portrait  me  semble  avoir 
pris  une  physionomie  famélique ,  un  certain  air  aloDgé. 

VALÊRE. 

C'est  trop  perdre  de  temps  à  des  impertinences. 
Nous  devrions  déjà  avoir  couru  la  moitié  de  Paris. 

(  n  sort.  ] 
FRONTIN. 

Au  train  dont  vous  allez,  vous  courrez  bientôt  les 
champs.  Attendons  cependant  le  dénouement  de  tout 
ceci  ;  et  pour  feindre  de  mon  côté  une  recherche  ima- 
gins^ire ,  allons  nous  cacher  dans  un  cabaret. 


SCÈNE  VL  2% 

SCENE  VL 

ANGÉLIQUE,  MARTON. 

MARTON. 

Ha,  ha ,  ha ,  ha ,  la  plaisante  scène  !  Qui  Feât  jamais 
prévue?  Que  tous  ayez  perdu ,  mademoiselle,  à  n*étre 
point  ici  cachée  avec  moi ,  quand  il  s^est  si  bien  épris 
de  ses  propres  charmes! 

ANGÉLIQUE. 

n  s'est  vu  par  mes  yeux. 

MARTON. 

Quoi  !  vous  auriez  la  foiblesse  de  conserver  des  sen- 
timents pour  un  homme  capable  d'un  pareil  travers? 

ANGÉLIQUE. 

11  te  paroit  donc  bien  coupable  ?  Qu'a-t-on  cepen- 
dant à  lui  reprocher,  que  le  vice  universel  de  son  âge? 
Ne  crois  pas  pourtant  qu'insensible  à  Toutrage  du  che- 
valier, je  souffre  qu'il  me  préfëre^ainsi  le  premier  vi- 
ssage qui  le  frappe  agréablement.  J'ai  trop  d'amour 
pour  n'avoir  pas, de  la  délicatesse;  et  Yalère  me  sacri- 
fiera ses  folies  dès  ce  jour ,  ou  je  sacrifierai  mon  amour 
à  ma  raison. 

MARTOQT* 

Je  crains  bien  que  l'un  ne  soit  aussi  difficile  que 
lautre. 

ANGÉLIQUE. 

Voici  Lucinde.  Mon  frère  doit  arriver  aujourd'hui; 
prends  bien  garde  qu'elle  ne  le  soupçonne  d'être  son 
inconiiu ,  jusqa'à  ce  qu'il  en  soit  temps. 


17- 


26o  NARCISSE. 

SCÈNE  VII. 

LUCINDE,  ANGÉLIQUE,  MARTON. 

MARTON. 

Je  gage ,  mademoiselle ,  que  vous  ne  devineriez 
jamais  quel  a  été  Feffet  du  portrait.  Vous  en  rirez 
sûrement. 

LUCINDE. 

Eh!  Marton,  laissons  là  le  portrait;  j'ai  bien  d au- 
tres choses  en  tête.  Ma  chère  Angélique,  je  suis  déso- 
lée, je  suis  mourante.  Voici  Tinstant  où  j'ai  besoin  de 
tout  votre  secours.  Mon  père  vient  de  m'annoncer 
l'arrivée  de  Léandre  ;  il  veut  que  je  me  dispose  à  le 
recevoir  aujourd'hui  et  à  lui  donner  la  main  dans  hait 
jours. 

ANGÉLIQUE. 

Que  troùve35-vous  donc  là  de  si  terrible? 

MARTON. 

Comment,  terrible!  Vouloir  marier  une  belle  per- 
sonne de  dix-huit  ans  avec  un  homme  de  vingt-deux, 
riche  et  bien  fait  !  en  vérité  cela  fait  peur,  et  il  n'y  a 
point  de  fille  en  âge  de  raison  à  qui  l'idée  d'un  tel  ma- 
riage ne  donnât  la  fièvre. 

LUCINDE. 

Je  ne  veux  rien  vous  cacher;  j'ai  reçu  en  même 
temps  une  lettre  de  Cléonte  ;  il  sera  incessamment  à 
Paris;  il  va  faire  agir  auprès  de  mon  père;  il  me 
conjure  de  différer  mon  mariage  :  enfin  il  m'aime 
toujours.  , Ah,  hia  chère .^  serez-vous  insensible  aux 
alarmes  de  moja  cœur?  et  cette  amitié  que  vous  m'avez 
jurée 


SCÈNE  VII.  î6i 

ANGÉLIQUE. 

Plus  cette  amidé  m^est  ckèt*e,  etpii|s  je  dois  soufaai-^ 
ter  d'en  voir  resserrer  les  nœuds  par  votr^  mariage 
avec  mon  frère.  Cependant,  Lucinde,  votre  repos  est 
le  premier  de  mes  désirs,  et  mes  vœux  sont  encôi^ 
plus  conformes  aux  vôtres  que  vous  ne  pensez. 

LtJCINDE. 

Daignez  donc  vous  rappeler  vos  promesses.  Faites 
bien  comprendre  à  Léandre  que  mon  cœur  ne  sauroit 
être  à  lui,  qiie 

MARTON. 

Mon  dieu!  ne  jurons  de  rien.  Les  hommes  ont  tant 
de  ressources  et  les  femmes  tant  d'inconstance ,  que  si 
Léandre  se  mettpit  bien  dans  la  tête  de  vous  plaire,  je 
parie  qu'il  en  viendroit  à  bout  malgré  vous. 

LUCINDE. 

Marton! 

MARTON. 

Je  ne  lui  donne  pas  deux  jours  pour  supplanter 
votre  inconnu  sans  vous  en  laisser  même  le  moindre 
regret. 

LUCINDE. 

Allons,  continues; Chère  Angélique,  je  compte 

sur  vos  soins;  et ,  dans  le  trouble  qui  m'agite,  je  cours 
tout  tenter  auprèâ  de  mon  père  pour  différer ,  s'il  est 
possible,  un  hymen  que  la  préoccupatioÉi  de  mon 
cœur  me  fiait  envisager  avec  effroi.  (Elle  soi't.  ) 

ANGÉLIQUE. 

Je  devrois  l'arrêter.  Mais  Lisimon  n'est  pas  homme  à 
céder  aux  sollicitations  de  sa  fille  ;  et  toutes  ses  prières 
ne  feront  qu'affermir  ce  matiage ,  qu'elle-même  sou- 
haite d'autant  plus  qu'elle  paroit  le  craindre.  Si  je  me 


a62  NARCISSE. 

plais  à  jouir  pendant  quelques  instants  de  ses  inquié- 
tudes, c'est  pour  lui  en  rendre  réyénement  plus  doux. 
Quelle  autre  vengeance  poutroit  être  autcNrisée  par 
Tamitié?   . 

MAETON. 

Je  vais  la  suivre,  et,  sans  trahir  notre  secret,  rem- 
pécher,  s'il  se  peut,  de  faire  quelque  folie. 

SCÈNE  VIIL 

ANGÉLIQUE. 

Insensée  que  je  suis!  mon  esprit  s'occupe  à  desLa- 
dineries  pendant  que  j^ai  tant  d'affaires  avec  mon  cœur. 
Hélas  !  peut-être  qu'en  ce  moment  Valère  confirme 
son  infidélité.  Peut-être  qu'instruit  de  tout,  et  hon- 
teux de  s'être  laissé  surprendre,  il  offre  par  dépit  son 
cœur  à  quelque  autre  objet.  Car  voilà  les  hommes;  ils 
ne  se  vengent  jamais  avec  plus  d'emportement  que  - 
quand  ils  ont  le  plus  de  tort.  Mais  le  voici ,  bien  oc- 
cupé de  son  portrait. 

r 

SCÈNE  IX. 

ANGJÉLIQUE,  VALÈRE. 

VALÈRE,   sans  ^oûr  Angélique . 

Je  cours  sans  savoir  où  je  dois  chercher  cet  objet 
jcharmanfe  L^amour  ne  guidera-tnl  point  mes  pas? 

ANGÉLIQUE,  à  part. 

Ingrat  !  il  né  les  conduit  que  trop  bien. 

VALÈRE. 

Ainsi  l'amour  a  toujours  ses  peines^  Il  faut  que  je  les 
éprouve  à  chercher  la  beauté  que  j'aime ,  ne  poarant 
en  trouver  à  me  faire  aimer. 


SCÈNE  IX.  163 

ANGÉLIQUE,  à  part. 

QueUe  impertinence  !  Hélas  !  comment  peut-on  être 
si  fat  et  si  aimable  tout  à-Ia-fois? 

VALÈRE. 

Il  faut  attendre  Frontin  ;  il  aura  peut-être  mieux 
réussi.  En  tout  cas,  Angëliquev m'adore 

ANGÉLIQUE,  à  part. 

Ab ,  traître  !  tu  connois  trop  mon  foible. 

VALÈRE. 

Apl-ès  tout ,  je  sens  toujours  cjue  je  ne  perdrai  rien 
auprès  d^elle;  le  cœur,  les  appas,  tout  s'y  trouve. 

ANGÉLIQUE,    à  part. 

Il  me  fera  Tbonneur  de  m'agréer  pour  son  pis-aller. 

VALÈRE. 

Que  j'éprouve  de  l^zarrerie  dans  mes  s^ntimeots  !  Ja 
renonce  à  la  possession  d'un  obj^  cbarmunt,  et  au- 
quel ,  dans  le  fond ,  mon  penchant  me  ramène  encore. 
Je  m'expose  à  la  disgrâce  de  mon  père  pour  m'entêter 
d'une  belle ,  peut-être  indigne  de  mes  soupirs ,  peut- 
être  imaginaire ,  sur  la  seule  foi  d'un  portmit  tombé 
des  nues ,  et  flatté  à  coup  sûr.  Quel  caprice  !  -quelle  fo* 
lie!  Mais  quoi  !  la  folie  et  les  caprices  ne  sont-ils  pas  le 
relief  d'un  homme  aimable?  (  regardant  le  portrait.  )  Que 
de  grâces!....  Quels  traits!....  Que  cela  ^st  enchanté!.... 
Que  cela  est  divin  !  Ah  1  qu'Angélique  ne  se  flatte  pas 
de  soutenir  la  comparaison  av^c  tant  de  charmas. 

A  N  G  EL  I  (^  U  E  ,    saisissant  le  portrait. 

Je  n'ai  garde  assurément.  Mais  qu'il  me  soit  permis 
de  partager  votre  admiration.  Là  connaissance  des 
charmes  de  cette  heureuse  rivale  adoucira  du  moins  la 
honte  de  ma  défaite. 


a64  NARCISSE. 

VAXÈRE. 

Ocielt 

AI^GÉLIQUE» 

Qu'avez-vous  donc?  vous  paroissez  tout  interdit.  Je 
n'aurois  jamais  cru  qu'un  petit-maître  fût  si  aisé  à 
décontei^ncer. 

VALÈRE. 

Ah,  cruelle!  vous  connoissez.tout  .rascendant  que 
TOUS  avez  sur  moi ,  et  vous  m'outragez  sans  que  je 
puisse  répondre. 

ANGÉLIQUE. 

C'est  fort  mal  fait,  en  vérité  ;  et  régulièrement  vous 
devriez  me  dire  des  injures.  Allez,  chevalier^  j'ai  pitié 
de  votre  embarras  :  voilà  votre  portrait;  et  je  suis 
d'autant  moins  fâchée  que  vous  en  aimiez  ForigiBal, 
que  vos  sentiments  sont  sur  cç  j^nt  tout-à-fait  d'ac- 
cord avec  les  miens. 

VALÈRE. 

Quoi  !  vous  connoisscK  la  personne  ?..... 

ANGÉLIQUE. 

Non  §f  i^em^nt  je  la  connois ,  mais  je  puis  vous  dire 
qu'elle  est  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde. 

VALÈRE. 

Vraiment ,  voici  du  nouveau;  «t  le  langage  est  un 
peu  singulier  dans  la  bouche  d'une  rivale. 

ANGÉLIQUE. 

Je  ne  sais;  mais  il  est  sincère,  (à  paît.)  S'il  se  pique, 
je  triomphe. 

VALÈRE. 

Elle  a  donc  bien  du  mérite  ? 

ANGÉLIQUE.  *  • 

Il  ne  tient  qu'à  elle  d'en  avoir  infinimeiit 


SCÈNE  IX.  265 

VALÈRE. 

Point  de  défauts ,  sans  doute? 

ANGÉLFQUE. 

Oh  !  beaucoup.  C'est  une  petite  personne  bizarre , 
capricieuse  ,  éventée ,  étourdie ,  volage ,  et  surtout 
d'une  vanité  insupportable.  Mais,  quoi!  elle  est  aima- 
ble avec  tout  cela,  et  je  prédis  d'avance  que  vous  Fai- 
merez  jusqu'au  tombeau. 

VALÈRE. 

Vous  y  consentez  donc? 

ANGÉLIQUE. 

Oui. 

VALÈRE. 

Gela  ne  vous  fâchera  point? 

ANGÉLIQUE.  * 

Non. 

VALÈRE,   à  part. 

Son  indifférence  me  désespère,  (haut.)  Oserai-je  me 
flatter  qu'en  ma  faveur  vous  voudrez  bien  resserrer 
encore  votre  union  avec  elle  ? 

ANGÉLIQUE. 

C'est  tout  ce  que  je  demande. 

VALÈRE,    outré. 

Vous  dites  tout  cela  avec  une  tranquiUité  qui  me 
charme. 

ANGÉLIQUE. 

Comment  donc  !  vous  vous  plaigniez  tout-^-l'heure 
de  mon  enjouement ,  et  à  présent  vous  vous  fâchez  de 
mon  sang  froid.  Je  ne  sais  plus  quel  ton  prendre  avec 
vous. 

VALÈRE,   bas. 

Je  crève  de  dépit,  (haut.)  Mademoiselle  m'accorde- 


1x66  NARCISSE. 

ra-t-elle  la  faveur  de  me  foire  faire  connoissance  avec 
elle? 

ANGÉLIQUE. 

Voilà,  par  exemple,  un  genre  de  service  que  je  suis 
bien  sûre  que  vous  n'attendez  pas  de  moi  :  mais  je  veux 
passer  vo^e -espérance,  et  je  vous  le  promets  encore. 

VALÈRE. 

Ce  sera  bientôt ,  au  moins  ? 

ANGÉLIQUE. 

Peut-être  dès  aujourd'hui. 

VALÈRE. 
Je  n'y  puis  plus  tenir.  (Il  veut  s'en  aller.  ) 

ANGÉLIQUE,   à  pan. 

Je  commenfte  à  bien  augurer  de  tout  ceci;  il  a  trop 
de  dépit  pour  n'avoir  plus  d'amour.  (  haut.  )  Où  allez- 
vous,  Valère? 

VALÈR&. 

Je  vois  que  ma  présence  vous  gène,  et  je  vais  vous 
céder  la  place. 

ANGELIQUE. 

Ah  !  point.  Je  vais  me  retirer  moi-même  :  il  n'est 
pas  juste  que  je  vous  chasse  de  chez  vous. 

VALÈRE. 

Allez ,  allez  ;  souvenez-vous  que  qui  n'aime  rien  ne 
mérite  pas  d'être  aimée. 

ANGÉLIQUE. 

Il  vaut  encore  mieux  n'aimer  rien  que  d'être  amou- 
reux de  soi-même. 


Scène  x.  267 

SCENE  X. 

VALÈRE. 

Amoureux  de  soi-même  !  est-ce  un  crime  de  sentir 
un  peu  ce  qu^on  vaut?  Je  suis  cependant  bien  piqué. 
Est-il  possible  qu'on  perde  un  amant  tel  que  moi  sans 
douleur?  On  diroit  qu'elle  me  regarde  comme  un 
homme  ordinaire.  Hélas  !  je  me  déguise  en  Tain  le 
trouble  de  mon  cœur,  ^^  j^  tremble  de  Faimer  en- 
core après  son  inconstance.  Mais  non;  tout  mon  cœur 
n'est  qu'à  ce  charmant  objet.  Courons  tenter  de  nou- 
velles recherche»,  et  joignons  au  soin  de  faire  mon 
bonheur  celui  d'exciter  la  jalousie  d'Angélique.  Mais 
voici  Frontin. 

SCÈNE  XI. 

VALÈRE,  FRONTIN,  ivre. 

FRONTIN. 

Que  diable  !  je  ne  sais  pourquoi  je  ne  puis  me  te- 
nir; j'ai  pourtant  fait  de  mon  mieux  pour  prendre  des 
forces. 

VALÈRE. 

Eh  bien!  Frontin,  as-tu  trouvé? 

FRONTIN. 

Oh  !  oui ,  monsieur. 

VALÈRE. 

Ah  ciell  seroit-il  possible  ?r 

FRONTIN. 

Aussi  j'ai  bien  eu  de  la  peine. 

valèhe. 
Hâte-toi  donc  de  me  dire 


268  NARCISSE. 

FRONTIN. 

II  m'a'  fallu  courir  tous  les  cabarets  du  quartier. 

VALÈRE. 

Des  cabarets  ! 

FRONTIN. 

Mais  j'ai  réussi  au-delà  de  mes  espérances. 

VALÈRB. 

Conte-moi  donc... 

FRONTIN. 

C'étoit  un  fau une  mousse 

VALÈRE. 

Que  diable  barbouille  cet  animal? 

FRONTIN. 

Attendez  que  je  reprenne  Jia  chose  par  ordre. 

VALÈRE. 

Tais-toi ,  ivrogne ,  faquin  ;  ou  réponds-inoi  sur  les 
ordres  que  je  t'ai  donnés  au  sujet  de  Foriginal  du  por- 
trait. 

FRONTIN* 

Ah!  oui,  Foriginal  ;  justement.  Réjouissez-vous, 
réjouissez- vous ,  vous  dis-je. 

VALÈRE. 

Eh  bien  ?  • 

FRONTIN* 

Il  n'est  déjà  ni  à  la  Croix-blanche,  ni  au  Lion-d'or, 
ni  à  la  Pomme-de-pin ,  ni 

VALÈRE. 

Bourreau,  finiras-tu? 

FRONTIN. 

Patience.  Puisqu'il  n'est  pas  là ,  il  faut  qu'il  soit 
ailleurs;  et Oh  !  je  le  trouverai,  je  le  tepouverâi... 


SGÈÎSE  XI.  269 

VAliÈRE. 

Il  me  prend  des  démangeaisons  de  F^sommer;  sor- 
tons. 

SCENE  XÏL 

FRONTlSr. 

Me  voilà,  ^n  effet,  assez  joli  garçon....  Ce  plancher 
est  diablement  raboteux.  Où  en  étois-je?  Ma  foi,  je  n'y 
suis  [^us.  Ah!  si  fait , 

SCENE  xin.> 

LUCINDE,  FRONTIN. 

LUGINDE. 

Frontin ,  où  est  ton  maître? 

FRONTIN. 

Mais,  je  crois  qu^il  se  cherche  actuellement. 

^  LUGINDE. 

Conuneqt  !  il  se  cherche? 

FRONTIN. 

Oui ,  il  se  cherche  pour  s'épouser. 

LUCINDB. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  galimatias? 

FRONTIN. 

Ce  galimatias l  vous  n'y  comprenez  donc  rien? 

LUGINDE. 

Non,  en  vérité. 

FRONTIN. 

Ma  foi ,  ni  moi  non  plus  :  je  vais  pourtant  tous  l'ex- 
pliquer, si  vous  voulez. 

LUGINDE. 

Gomment  m'expliquer  ce  que  tu  ne  comprends  pas? 


avo  NARCISSE. 

FRONTIN. 

Oh  dame  !  j'ai  fait  mes  études',  moi. 

LUCINDE. 

Il  est  ivre,  je  crois.  Eh!  Frontin,  je  t'en  prie,  rap- 
pelle un  peu  ton  bon  sens  ;  tâche  de  te  faire  entendre. 

TRONTIN. 

Pardi ,  rien  n'est  plus  aisé.  Tenez.  C'e^t  un  por- 
trait.... métamor....  non,  làétaphor.,,.  oui,  métapho- 
risé.  C'est  mon  maître ,  c'est  une  fille....  vous  avez  ^t 
un  certain  mélange....  Car  j'ai  ^eviné  toutça^  moi.  Hé 
bien,  peut-on  parler  plus  clairement? 

LUCINDE. 

Non,  cela  n*est  pas  possible. 

FRONTIK. 

Il  n'y  a  que  mon  mahre  qui  n^  comprenne  riw; 
car  il  est  devenu  amoureux  de  sa  ressemblance. 

LUCINDE. 

Quoi  !  sans  se  reconnottre  ? 

FRONTIN. 

Oui ,  et  c'est  bien  ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire. 

LUCINDE. 

Ah  !  je  comprends  tout  le  reste.  Et  qui  pouvoit  pré- 
voir cela?  Cours  vite,  mon  pauvre  Frontin;  vole  cher- 
cher ton  maître ,  et  dis-lui  que  j'ai  les  choses  les  plus 
pressantes  à  lui  communiquer.. Prends  garde,  surtout, 
de  ne  lui  point  parler  de  tes  devinations.  Tiens,  voilà 
pour..... 

FRONTIN. 

Pour  boire,  n'est-ce  pas? 

LUCINDE. 

'  Oh  non,  tu  n'en  as  pas  de  besoin. 

FRONTIN. 

Ce  sera  par  précaution. 


SCÈNE  XIV.  271 

SCENE  XIV. 

LUCINDE. 

Ne  balançons  pas  un  instant,  avouons  tout;  et,  quoi 
qu'il  m'en  puisse  arriver,  ne  souffrons  pas  qu'un  frère 
si  cher  se  donne  un  ridicule  par  les  moyens  mêmes 
que  j'avois  employés  pour  Fen  guérir.  Que  je  suis  mal-  . 
heureuse  !  j'ai  désobligé  mon  frère;  mon  père,  irrité 
de  ma  résistance ,  n'en  est  que  plus  absolu;  pion  amant 
absent  â'est  point  en  état  de  me  secourir;  je  crains  les 
trahisons  d'une  amie ,  et  les  précautions  d'un  homme 
que  je  ne  puis  souffrir  :  car  je  le  hais  sûrement,  et  je 
sens  que  je  préfèrerois  la  mort  à  Léandre. 

^SCÈNE  XV. 

ANGÉLIQUE,  LUCINDE,  MARTON. 

ANGÉLIQUE. 

Consolez-vous ,  Lucinde  ;  Léandre  ne  veut  pas  vous 
faire  mourir.  Je  vous  avoue  cependant  qu'il  a  voulu 
vous  voir  sans  que  vous  le  sussiez.  . 

LUCINDE. 

Hélas!  tant  pis. 

ANGÉLIQUE. 

Mais  savez-vous  Ifien  que  voilà  un  tant  pis  qui  n'est 
pas  trop  modeste  ? 

MARTON. 

C'est  une  petite  veine  du  sang  fraternel. 

LUCINDE. 

Mon  dieu  l  que  vous  êtes  '  méchantes^.  Après  cela 
qu'a-t-il  dit  ? 


272  NARCISSE. 

ANGÉLIQUE. 

II  m'a  dit  qu'il  seroit  au  désespoir  de  vous  obtenir 
contre  votre  gré. 

MARTON. 

II  a  même  ajouté  que  votre  résistance  lui  faisoit 
plaisir  en  quelque  manière.  Mais  il  a  dit  cela  d'un  cer- 
tain air....  Savez-vous  qu'à  bien  juger  devos  sentiments 
pour  lui,  je  gagerois  qu'il  n'est  guère  en  reste  avec 
vous?  Haïssez-le  toujours  de  même,  il  ne  vous  rendra 
pas  mal  le  change. 

LUCINDE. 

Voilà  une  façon  de  m'obéir  qui  n'est  pas  trop  polie. 

MARTON. 

Pour  être  poli  avec  nous  autres  femmes  il  ne  &ut 
pas  toujours  être  si  obéissant. 

ANGÉLIQUE. 

La  seule  condition  qu'il  a  mise  à  sa  renonciation  est 
que  vous  recevrez  sa  visite  d'adieu. 

LUCINDE. 

Oh  !  pour  cela  non;  je  Ten  quitte. 

ANGÉLIQUE. 

Ah  !  vous  ne  sauriez  lui  refuser  cela.  C'est  d'ailleurs 
un  engagement  que  j'ai  pris  avec  lui.  Je  vous  avertis 
même  confidemment  qu^il  compte  beaucoup  sur  le 
succès  de  cette  entrevue,  Qt  qu'il  ose  espérer  qu'après 
avoir  paru  à  vos  yeux  vous  ne  résisterez  |>lus  à  cette 
alJJAtice. 

LUCINDE. 

Il  a  donc  bien  de  la  vanité  I 

MARTIN. 

Il  se  flatte  de  vous  apprivoiser. 


SCÈNE' XV.  .     373 

ANGÉLIQUE. 

Et  ce  n'est  que  sur  cet  esjpoir  qu'il  a  consenti  au 
traité  que  je  lui  ai  proposé* 

MARTON. 

Je  vous  réponds  qu'il  n'accepte  le  marché. que  parce- 
qu'il  est  bien  sûr  que  vous  ne  le  prendrez  pas  au  mot^ 

LUCINBE. 

n  faut  être  d'une  fatuité  bien  insupportable.  Eh 
bien  !  il  n'a  qu'à  paroître  :  je  serai  curieuse  de*voîr 
comment  il  s'y  prendra  pour  étaler  ses  charmes;^  et  je 
vous  donne  ma  parole  qu'il  sera  reçu  d'un  air....  Faites- 
le  venir.  Il  a  besoin  d'une  leçon  ;  comptez  qu'il  la  re- 
cevra.... instructive. 

ANGÉLIQUE. 

Voyez- vous,  îna  chère  Lucinde,  on  ne  tient  pas  tout 
ce  qu'on  se  propose;  je  gage  que  vous  vous  radou- 
cirez. 

MARTON. 

Les  hommes  sont  furieusement  adroits  ;  vous  verrez 
qu'on  vous  apaisera. 

LUCINDB. 

Soyez  en  repos  là-dessus.  ^ 

ANGÉLIQUE. 

Prenez-y  garde,  au  moins;  vous  ne  direz  pas  qu'on 
ne  vous  a  point  avertie. 

MARTON. 

Ce  ne  sera  pas  notre  &ute  si  vous  vous  laissez  sur- 
prendre. /.  . 

LUaiND.E.  ,    . 

En  vérité  je  crois  que  vous  voulez  me  faire  devenir 
folle. 

XI.  18 


a74  NARCISSE. 

A  N  G  É  LI Q IIE ,  hfts^  à  A}arton. 

La  voilà  au  ipoint.  (haut..).  Paisque  vous  le  Toulez 
donc,  Marton  va  vous  Tameiien. 

LUGINDE. 

Comment? 

MARTON. 

Nous  Tavons  lahsé  dans  Fantichambre ;  il  va  étreici 
à  rinstant. 

LUGINDE. 

0  cher  Cléohte!  que  ne  peux-tu  voir  la  manière 
dont  ie  recois  tes  rivaux  ! 

SCENE  XV'I. 

ANGÉLIQUE,  LUGINDE,  MARTON,  LÉANDRE. 

ANGÉLIQUE. 

Approchez ,  Léandre  ;  venez  apprendre  à  Lucinde  à 
mieux  connoître  son  propre  cœur;-  elle  croit  vous  haïr, 
et  va  faire  tous  ses  efforts  pour  vous  mal  recevoir: 
mais  je  vous  réponds,  moi,  que  toutes  ces  marques 
apparentes  de  haine  sont  en  effet  autant  de  preuves 
réelles  de  son  amour  pour  vous. 

LUGINDE,,  toujours  sans  regarder Lëandre. 

Sur  ce  pied-là  il  doit  s'estimer  bien* favorisé,  je  vous 
assure.  Le  mauvais  petit  esprit! 

-ANGÉLIQUE. 

Allons ,  Lucinde ,  faut-il  que  la  colère  vous  empêche 
de  regarderies  gens? 

LÉAITDllE. 

Si  mon  amour  excite  votre  haine ,  connoissez  com* 

bien  je  suis  criminel.  (U  se  jette  aux  genoux  de  Lucinde.) 

Î.UGINiyB. 

Ah,  GléoDte!  ah,  méchante  Angélique! 


i 


SCÈNE  XVJ.  •  275 

LÉAND-ftE. 

Léandre  vous  a  trop  déplu  pour  que  j'ose  me  préva- 
loir sous  ce  nom  des  grâces  que  j'ai  reçues  sous  celui 
de  Cléonte.  Mais  si  le  motif  de  mon  déguisement  en 
peut  justifier  Feffet,  vous  le  pardonnerez  ;à  la  délica* 
tasse  d'un  cœur  dont  le  foible  est  de  vouloir  être  aimé 
pour  lui-même. 

LUCINDE. 

Levez-Yous ,  Léandre  ;  un  excès  de  délicasesse  n'oE- 
fense  que  les  cœurs  qui  en  manquent,  et  le  mien  est 
aussi  çoptent  de  répreuve  que  le  vôtre  doit  Fêtre  du 
succès.  Mais  vous,  Angélique  !  ma  chère  Angélique  a  eu 
la  cruauté  de  se  faire  un  amusement  de  mes  peines  ! 

ANGlÈLIQUE. 

Vraiment,  il  vous  siëroit  tien  de  vous  plaindre! 
Hélas  !  vous  êtes  heureux  l'un  et  lautre ,  tandis  que  je 
suis  en  proie  aux  alarmes. 

LÉANDRE.    . 

Quo^!  ma  chère  sœur,  vous  avez  songe  à  mon  bon- 
heur, pendant  même  que  vous  aviez  des  inquiétudes 
sur  le  vôtre  !  Ah  !  c'est  une  bonté  que  je  n'oublierai 

jamais.  (  Il  lui  baise  la  main.  ) 

SCENE  :XVII. 

LÉANDRE,  VALÊRE,  ANGÉLIQUE, 
LUCINDE,  MARTON; 

VALÈRE. 

Que  ina  présence  ne  vous  gêne  point.  Gomment! 
mademoiselle,  je  ne  connoissois  pas.  toutes  vos  con-^ 
quêtes  ni  l'heureux  objet  de  votre  préférence;  et  j'au- 
rai soin  de  me  souvenir,  par  humilité,  qu'après  avoir 

18. 


276  •  NARCISSE. 

soupiré  le  plus  copistamment ,  Valère  a  été  le  plus 
maltraité. 

*  ANGÉLIQUE. 

Ce  seroit  mieux  fait  que  tous  ne  pensez,  et  vous 
auriez  besoin  en  effet  de  quelques  leçons  de  modestie. 

VÀLÈRE. 

Quoi  î  vous  osez  joindre  la  raillerie  à  Foutrage,  et 
,vou8  avez  le  front  de  vous  applaudir  quand  vous  de- 
vriez mourir  de  honte  ! 

ANGÉLIQUE. 

Ah!  vous  vous  fâchez;  je  vous  laisse;  je  n'aime  pas 
les  injures. 

VALÈRE. 

Non,  vous  demeurerez;  il  faut  que  je  jouisse  de 
toute  votre  honte. 

ANGÉLIQUE. 

Eh  bien  !  jouissez. 

VALÈRE. 

Car  j'espère  que  vous  n'aurez  pas  la  hardiesse  de 
tenter  votre  justification.... 

ANGÉLIQUE. 

N'ayez  pas  peur. 

VALÈRE. 

El  que  vous  ne  vous  flattez  pas  que  je  conserve  en- 
core les  moindres  sentiments  en  votre  faveur. 

ANGÉLIQUE. 

Mon  opinion  là-dessus  ne  changera  rien  à  la  chose. 

VALÈRE. 

Je  vous,  déclare  que  je  ne  veux  plus  avoir  pour  vous 
que  de  la  haine. 

AN»GÉLIQUE. 

C'est  fort  bien  fait. 


SCÈNE  XVM.  277 

VAL  ÈRE,  tiraat  le  portrait. 

Et  voici  désormais  Tunique  objet  de  tout  mon 
amour. 

ANGÉLIQUE. 

Vous  av€z  raison.  Et  moi  je  vous  déclare  que  j'ai 
pour  monsieur  (montrant  son  frère.  )  un  attachement  qui 
n  est  de  guère  inférieur  au  vôtre  pour  Foriginal  de  ce 
portrait. 

VALÈRE. 

L Ingrate  1  Hélas  !  il  ne  me  reste  plus  qu  à  mourir. 

ANGÉLIQUE. 

Valère ,  écoutez.  J'ai  pitié  de  Fétat  où  je  vous  vois. 
Vous  devez  convenir  que  vous  êtes  le  plus  injuste  des 
hommes  de  vous  emporter  sur  une  apparence  d'infidé- 
lité dont  vous  mWez  vous-même  donné  l'exemple; 
mais  ma  bonté  veut  bien  encore  aujourd'hui  passer 
par-dessus  vos  travers. 

VALÈRE. 

Vous  verrez  qu'on  me  fera  la  grâce  de  me  pardonner  ! 

ANGÉLIQUE. 

En  vérité,  vous  ne  le  méritez  guère.  Je  vais  cepen- 
dant vous  apprendre  à  quel  prix  je  puis  m'y  résoudre. 
Vous  m'avez  ci-devant  témoigné  des  sentiments  que 
j'ai  payés  d'un  retour  trop  tendre  pour  un  ingrat  :  mal- 
gré cela ,  Vous  m'avez  indignement  outragée  par  un 
amour  extravagant  conçu  sur  un  simple  portrait  avec 
toute  la  légèreté,  et  j'ose  dire,  toute  Fétourderie  de 
votre  âge  et  de  votre  caractère.  Il  n'est  pas  temps  d'exa- 
miner si  j'ai  dû  vous  imiter,  et  ce  n'est  pas  à  vous, 
quiètes  coupable,  qu'il  conviendroit  de  blâmer  ma 
conduite. 


278  NARCISSE. 

••  VAIiÈRE. 

Ce  n'est  pas  à  moi ,  grands  dieux  !  Mais  voyons  où 
tendent  ces  beaux  discours. 

ANGÉLIQUE. 

Le  voici.  Je  vous  ai  dit  que  je  connoissois  Tobjet  de 
votre  nouvel  amour,  et  cela  est  vrai.  J^ai  ajouté  que  je 
Faimois  tendrement,  et  cela  n'est  encore  que  trop  vrai. 
En  vous  avouant  son  mérite ,  je  ne  vous  ai  point  dé- 
guisé, ses  défauts.  J'ai  fait  plus,  je  vous  ai  promis  de 
vous  le  faire  connottre  :  et  je  vous  engage  à  présent  ma 
parole  de  le  faire  dès  aujourd'hui,  dès  cette  heare 
même;  car  je  vous  avertis  qu'il  est  plus  près  de  vous 
que  vous  ne  pensez. 

VALÈRE. 

Qu'entends-je I  quoi!  la 

ANGÉLIQUE. 

Ne  m'interrompez  point,  je  vous  prie.  Enfin,  la  vé- 
rité me  force  encore  à  vous  répéter  que  cette  personne 
vous  aime  avec  ardeur,  et  je  puis  vous  répondre  de 
son  attachement  comme  du  mien  propre.  C'est  à  vous 

■ 

maintenant  de  choisir,  entre  elle  et  moi,  celle  àqm 
vous  destinez  toute  votre  tendresse  :  choisissez^  che- 
taher  ;  mais  choisissez  dès  cet  instant  et  sans  retour. 

MARTON.. 

Le  voilà  ^  ma  foi^  bien  embarrassé.  L'alternative  est 
plaisante.  Croyez-moi,  monsieur,  choisissez  le  por- 
trait ;  c^est  le  moyen  d'être  à  l'abri  des  rivaux. 

LUCINDE. 

Ah!  Valère,  faut-il  balancer  si  long-temps  pour 
suivre  les  inipressions  du  cœur? 

VA  L  È  R  E ,  aux  pieds  d'Angélique ,  et  jetant  le  portrait. 

C'en  est  fait;  vous  avez  vaincu,  belle  Angélique,  et 


SCÈNE  XVH.  279 

je  sens  combien  les  sentiments  qui  naissent  du  caprice 
sont  inférieurs  à  ceux  que  yous- inspirez.  (Mtirton  rwnasse 
le  portrait.)  Mais,  hélas  !  quand  tout  mon  cœur  revient 
à  vous,  pui»-je  me  flatter  qu'il  me  ramènera  le  vôtre? 

ANGÉLIQUE. 

Vous  pourrez  juger  de  ma  rçconnoissance  par  le 
sacrifice  que  vous  venez  de  m^  fair«.  lietea-VQus, 
Valère ,  et  considérez  bien  ces  traits. 

L  É  â  N  D  RS ,  regardant  aussi. 

Attendez  'donc  l  Maïs  je  croîs  roconnoitre  cet  okjet- 
là C'est....  oui,  ma  foi ,  c'est  lui.... 

VALBRE. 

Qui,  loi  ?  IKtes  donc  elle.  C'est  une  femme  à  qui  je 
renonce,  comme  à  toutes  les  femiaes  de  Tmiivers,  sur 
qui  Angélique  l'emportera  toujours. 

ANGÉLÏQUÇ. 

Oui,  Valère;  c'étoit  une  femme  jusqu'ici  :  mais  j'es- 
père que  ce  sera  désormais  un  hoQime  supérieur  à 
ces  petites  foiblesses  qui  dégraddient  son  ses^e  et  90^ 
caractère. 

VALÈRE. 

Dans  quelle  étrange  surprise  vous  me  jetez - 

ANGÉLIQUE. 

Vous  devriez  d  autant  moins  méconnoitre  cet  objet , 
que  vous  avez  eu  avec  lui  le  commerce  le  plus  intime , 
et  qu'assurément  on  ne  vouç  accusera  pas  de  l'avoir 
néglig|.  Otez  à  cette  tête  cette  parure  étrange  que 
votre  sœur  y  a  fait  ajouter.... 

VALÈRE. 

Ah!  que  vois-je? 

MARTON. 

La  chose  n'est-elle  pas  claire?  vous  voyez  le  portrait, 
et  voilà  l'original. 


a8o  NARCISSE. 

VALÈRE. 

O  ciel  !  et  je  ne  meurs  pas  de  honte  ! 

MARTON. 

Ehi  monsieur,  vous  êtes  peut-être  le  seul  de  votre 
ordre  qui  la  connoissiez. 

ANGÉLIQUE.       ' 

Ingrat!  avois-je  tort  de  vous  dire  que  j'aimois l'ori- 
ginal de  ce  portrait? 

v/lère. 

Et  moi  je  ne  veux  plus  Faimer  que  parcequHl  vous 
adore. 

ANGÉLIQUE. 

Vous  voulez  bien  que ,  pour  affermir  notre  Fécon- 
ciliation,  je  vous  présente  Léandre  taon  frère? 

LÉANDRE. 

Souffrez,  monsieur.... 

VALÈRE. 

Dieux  !  quel  comble  de  iFélicité  !  Quoi  !  même  quand 
j'étois  ingrat,  Angéliquie  n'ëtoit  pas  infidèle! 

LUCINDE. 

Que  je  prends  de  part  à  votre  bonheur!  et  que  le 
mien  même  en  est  augmenté  ! 

,      SCÈNE  XVIIL 

LISIMON,  LÉANDRE,  VALÈRE,  ANGÉLIQUE, 

LUCINDE,  MARTON. 

LI8IH0N. 

Ah  î  VOUS  Toici  tous  rassemblés  fort  à  propos.  Valère 
et  Lucinde  ayant  tous  deux  résisté  à  leurs  mariages, 
j'avois  d'abord  résolu  de  les  y  contraindre  :  mais  j  ai 
réflécl^  qu'il  fa'ut  quelquefois  être  bon  père ,  et  que  la 
violence  ne  fait  pas  toujours  des  mariages  heureux. 


SCÈNE  XVIII.  281 

J'ai  donc  pris  le  parti  de  rompre  dès  aujourd'hui  tout 

I 

ce  qui  avoit  été  arrêté  ;  et  yoici  les  nt>uyeaux  arran- 
gements que  j'y  substitue  :  Angélique  m'épousera; 
Lucinde  ira  dans  Un  couyent  ;  Yalère  sera  déshérité  ; 
et  quant  à  yous,  Léandre,  yous  prendrez  patience, 
s'il  yous  plaît.  ■       '^       .      ' 

MARTON. 

Fort  bien ,  ma  foi  !  yoilà  qui  est  toisé  on  ne  peut  pas 
mieux. 

LISIMON. 

Qu'est-ce  donc!  yous  yoilà  tous  interdits!  Est-ce  que 
ce  projet  ne  yous  accommode  pas? 

MARTON. 

Voyez  si'pas  un  d  eux  desserrera  les  dents  !  I^a  peste 
des  sots  amants  et  de  la  sotte  jeunesse  dont  Finutile 
babil  ne  tarit  point,  et  qui  ne  sayent  pas  trouyer  un 
mot  dans  une  occasion  nécessaire! 

LISIMON. 

Allons,  yous  sayeztous  mes  intentions;  yous  n'ayez 
qu'à  yous  y  conformer. 

LÉANDRE. 

Eh!  monsieur,  daignez  suspendre  yotre  courroux. 
Ne  lisez-yous  pas  le  repentir  des  coupables  dans  leurs 
yeux  et  dans  leur  embarras  ?  et  youlez-yous  confondre 
les  innocents  dans  la  même  punition  ? 

LISIMON. 

Çà,  je  yeux  bien  ayoir  la  foiblesse  d'éprouyer  leur 
obéissance  encore  une  fois^  Voyons  un  peu.  £h  bien  ! 
monsieur  Valère,  faites-yoùs  toujours  des  réflexions? 

VALÈRE. 

Oui ,  mon  père  ;  mais ,  au  lieu  des  peines  du  mariage , 
elles  ne  m'en  offrent  plus  que  les  plaisirs. 


2»2  NARCISSE.  SCÈNE  XVIII. 

LISIMON. 

Oh  !  oh  !  vous  avé^  bien  changé  de  kngage  !  'Et  toi, 
Lttcinde,  aîmes-tu  toujours  bien  ta  liberté? 

LUCINBE. 

Je  sensr,  mcto^  père ,  qu'il  peut  être  doux  de  la  perdre 
sous  les  lois  du  devoir.  * 

LISIMOV. 

Ah  !  les  Toilà  tous  raisonnables.  J'en  sui»  charmé. 
Embrassez-moi,  mes  enfants,  et  allons  conclure  ces 
heureux  hyménées.  Ce  que  c'est  qu'un  coup  d  autorité 
frappé  à  propos  ! 

VALÈRE. 

Venez,  belle  Angélique;  vous  m'avez  guéri  d  un 
ridicule  qui  faisoit  la  honte  de  ma  jeunesse ,  et  je  vais 
désormais  éprouver  près  de  vous  que  quand  on  aime 
bien  ^  on  ne  songe  plus  à  soi-mçme. 


FIN    DE    NARCISSE. 


•  -' 


LES  PRISONNIERS 


DE  GUERRE, 

COMÉDIE. 


PERSONNAGES- 

GOTERNITZ ,  gentilhomme  hongrois. 

MACKER,  Hongrois. 

DORANTE,  officier  François,  prisonnier  de  guerre. 

SOPHIE,  Elle  de  Goternitz. 

FRÉDÉRICH,  officier  hongrois,  fils  de  Goternitz. 

JACQUARD,  Suisse,  valet  de  Dorante. 


La  scène  est  en  Hongrie, 


LES  PRISONNIERS 

DE  GUERRE. 


SCENE  I. 

'  •  I 

DORANTE,  JACQUARD. 

JACQUARD. 

Par  mon  foy ,  monsir,  moi  Ty  comprendre  rien  à  sd 
pays  rOngri  ;  le  fin  Fétre  pon  y  et  les  ommes  méchants  : 
Tétre  pas  naturel^  cela. 

DORANTE. 

Si  tu  ne  t'y  trouves  pas  bien  ^  rien  ne  t'oblige  d'y  de- 
meurer. Tu  es  mon  domestique,  et  non  pas  prisonnier 
de  guerre  comme  moi  ;  tû  peux  t'en  aller  quand  il  te 
plaira.... 

JACQUARD. 

Oh  !  moi  point  quitter  fous  ;  moi  fouloir  pas  être 
plus  lipre  que  mon  maître.  , 

DORANTE. 

Mon  pauvre  Jacquard,  je  sqis  sensible  à  ton  atta- 
chement :  il  me  consolerpit  dans  ma  captivité ,  si  j'étois 
capable  de  consolation. 

JACQUARD. 

Moi  point  souffiir  que  fous  l'affliche  touchours, 
touchours  :  fous  poire  comme  moi ,  fous  consolir  tout 
l'apord. 

DORANTE. 

Quelle  consolation  !  O  France  !  ô  ma  chère  patrie  ! 
que  ce  climat  barbare  me  fait  sentir  ce  que  tu  vaux! 


286         LES  PRISONNIERS  DE  GiqERBf. 

quand  reverrai-je  ton  heureux  séjour?  quand  finira 
cette  honteuse  inaction  où  je  languis,  tandis  qiiemes 
glorieux  compatriotes  moissonnent  des  lauriers  sur 
les  traces  de  mon  roi  ? 

JACQUARD. 

Oh  !  fous  Tafre  été  pris  combattant  pra^ement.  Les 
ennemis  que  fous  afre  tués  Fétre  encope  pli  malates 
que  fous. 

DORANTE. 

Apprends  que ,  dans  Je  sang  qui  m'anime ,  la  gloire 
acquise  ne  sert .  que  d^aigaillon  pour  en  recheFcber 
davantage.  Apprends  que ,  quelque  zélé  qju'pn  ait  à 
remplir  son  devoir  pour  lui-même,  Taixlettr'a'ea  aug- 
mente encore  par  le  noble  desin  de  mériter  Festime  de 
son  mattj^e  en  combattant  sous  ses  yeux.  ^A  I^ud  n'est 
pas  te  bot^iéur  de  cjuiGonque  petit  obtenir  celle  dumien! 
et  4fui  sait  mieux  que  te  grand  printë  peut;  >svo' sa  [pro- 
pre expérience ,  juger  du  mérite  et  de  Ut  valeur  ? 

JACQUARD. 

•Pien,  pien  :  fous  l'être  pientôt  tiré  te  sti  prison» 
nache;  monsir  fotre  père  afre^écril  qu'il  tra^failUipour 
faire  échange  fous. 

DORANTE. 

Oui,  mais  le  temp^-enest  encore  incertain;  et  cepen- 
dant le  roi  fait  chaque  jour  de  houveltes  conqu^ties. 

JAGQU-Ai^D. 

Pardi  !  moi  Fétre  pién  contejit  t'aller  tant  seulement 
à  Celles  qu'il  fera  èùcore.  Mais  fouff  Fêtrè  donc  pHS 
amoureux ,  pisque  fous  fouloir  tant  partir. 

DORANTE. 

Amoureux!  de  qui?...  (à  part.)  Aiiroit^l  pénétré Bies 
fëiix  secrets? 


SCÈNE  L  287 

JACQUARD. 

Là,  te  cette  temoisèlle  Claire,  te  cette  cho}ie  fille  te 
notre  bourgeois,  à  qui  fous  faire  tant  te  petits  dou- 
ceurs, (à  part.)  Oh!  chons  pien  d'autres  doutances,  mais 
il  faut  faire  semplant  te  rien. 

DORANTE.   ■      ■        ' 

Non,  Jacquard,  Tamour  que  tu  me  supposes  n'est 
point  capable  de  ralentir  mon  empressement  de  re- 
tourner en  France»  Tous  climats  sont  indifférents  pour 
Famour.  Le  monde  est  plein  de  belles  dignes  des  ser- 
vices de  mille  amants,  mais  on  n'a  qu'une  patrie  à 
servir. 

JACQUARD. 

A  proposte  belles^,  savre-fous  que  l'être  après  timain 
que  notre  prital  te  bourgeois  épouse  la  fille  de  monsir 
Gotemitz? 

DORANTE. 

Comment!  que  dis-tu? 

JACQUABD. 

Que  la  niariache  de  monsir  Macker  avec  mamecçjle 
Sophie,  qui  étoit  différé  chisque  à  l'arrivée  ti  frère  te 
la  temoicelle ,  doit  se  teî'miner  dans  teux  jours,. p^rçe- 
qu'ilavre  été  échangé  pli  tôt  qu'on  n'avre  cru,  et  qu'il 
arriver  auch^rdi.    ' 

DORANTE. 

.  Jacquard,. que  me  dis-tu  là!  comvient  le  sais-tu? 

JACQUARD. 

Par  mon  foy,  je  Tafre  appris  toute  l'heure  en  pivant 
pouteille  avec  in  falet  te  la  maison. 

DORMANTE,  à  part. 

Cachons  jmon  trouble....  (haut.)  Je  réfléchis  que  le 


t> 


288        LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

messager  doit  être  arrivé  :  va  voir  s'il  n'y  a  point  de 
nouvelles  pour  moi. 

JACQUARD,   à  part. 

Diaple  !  l'y  être  in  noufelle  te  trop ,  à  ce  que  che 
fois,  (revenant.)  Mousir,  che  safre  point  où  l'être  la  pou- 
tique  te  sti  noufelle. 

DORANTE. 

Tu  n'as  qu'à  parler  à  mademoiselle  Claire^  qui,  pour 
éviter  que  mes  lettres  ne  soient  ouvertes  à  la  poste',  a 
bien  voulu  se  charger  de  les  recevoir  sous  une  adresse 
convenue ,  et  de  me  les  rémettre  secrètement. 

SCÈNE  IL 

DORANTE. 

Quel  coup  pour  ma  flamme!  C'en  est  donc  fait,  trop 
aimable  Sophie,  il  faut  vous  perdre  pour  jamais,  et 
vous  allez  devenir  la  proie  d'un  riche  mais  ridicule  et 
grossier  vieillard  !  Hélas  !  sans  m'en  avoir  encore  fait 
l'aveu,  tout  commençoit  à  m'annoncer  de  votre  partie 
plus  tendre  retour!  Non,  quoique  les  injustes  préjugés 
de  son  père  contre  les  François  dussent  être  un  obs- 
tacle invincible  à  mon  bonheur,  il  ne  falloit  pas  moins 
qu'un  pareil  événement  pour  assurer  la  sincérité  des 
vœux  que  je  fais  pour  retourner  promptement  en 
France.  Les  ardents  témoignages  que  j'en  donne  ne 
sont-ils  point  plutôt  les  efforts  d'un  esprit  qui  s'excite 
par  la  considération  de  son  devoir,  que  les  effets  d'un 
zélé  assez  sincère?  Mais  que  dis-je!  ah!  que  la  gloire 
n'en  munnure  point;  de  si  beaux  feux  ne  sont  pas  faits 
pour  lui  nuire:  un  cœur  n'est  jamais  assez  amoureux, 
il  ne  fait  pas  du  moins  assez  de  cas  de  l'estimé  de  sa 


.      SCÈNE  IL  289 

mattresse,  quand  il  balance  à  lui  préférer  son  devoir, 
son  pays ,  et  son  roi. 

SCÈNE  III. 

MAGKEB,  DORANTE,  GOTERNITZ. 

MACRER. 

Ah  !  voici  ce  prisonnier  que  j'ai  eagarde.  Il  faut  que 
je  le  prévienne  sur  la  façon  dont  il  doit  se  conduire 
avec  ma  future;  car  ces  François,  qui,  dit-on,  se  sou- 
cient si  peu  de  leurs  femmes ,  spnt  des  plus  accon^mo- 
dants  avec  celles  d'autrui  :  mais  je  ne  veux  point  chez 
moi  de  ce  commerce-là,  et  je  prétends  du  moins  que 
mes  enfants  soient  de  mon  pays. 

GOTERNITZ. 

Vous  avez  là  d'étranges  opinions  de  ma  fille. 

MACRER. 

Mon  dieu  ^  pas  si  étranges.  Je  pense  que  la  mienne 
la  vaut  bien;  et  si....  Brisons  là-dessus....  Seigneur 
Dorante  ! 

DORANTE. 

Monsieur? 

MACRER. 

Savez-vous  que  je  me  marie? 

DORANTE. 

Que  m'importe  ? 

MÂGRËR.  ; 

C'est  qu'il  m'importe  à  moi  que  vous  appreniez  que 
je  ne  suis  pas  d'avis  que  ma  femme  vive  à  la  françoise. 

DOBANTE. 

Tant  pis  pour  elle. 

XI.  19 


j»9o         LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 
Eh!  oui;  mais  tant  mieux  pour  moi. 

DORANTE. 

Je  n'en  sais  rien. 

MAC&ER. 

Oh  !  nous  ne  demandons  pas  votre  opinion  là- 
dessus  :  je  TOUS  avertis  seulement  que  je  souhaite  de 
ne  v^us  trouver  jamiads  avec  elle,  «t  qne  vous  éTttiez 
die  me  <k>iiner  à  cet  égard  des  ombraj^  «ur  isa  cod- 
diûce. 

DORAIÏTE. 

Cela  est  trop  juste,  et  vous  serez  satisfait. 

MACRER. 

Ah  !  le  voilà  complaisant  une  fois ,  quel  miracle  ! 

DORANTE. 

Mais  je  compte  que  vous  y  contribuerez  de  votre 
côté  autant  qu  il  sera  nécessaire. 

MACKËR. 

Oh!  sans  doute,  et  j'aurai  soin  d^ordonner  à  ma 
femme  de  vous  éviter  en  toute  occasion. 

OCRANTE. 

M'éviter!  gardez- vous^-en  bien.  Ce  n'est  pas  ce  que 
je  veux  dire. 

MAGKER. 

Comment? 

DORANTE. 

C'est  vous,  au  contraire,  qui  devez  éviter  de  vous 
apercevoir  à,n  temps  ^e  je  passen^i  auprès  d'elle-  h 
neihxi  tefÊLAtûi  àes  soîm  <fete  le  plus  di«<ec«^iA6i}t^uil 
me  sera  possible;  et  vous,  6ii«iari  prudent,  vous  n'en 
verrez  que  ce  qu^il  vous  plaira. 


SCÈNE  IIL  291 

Comment  diable  !  vous  vous  moque»;  et  ce  n'eçt  pas 
là  mon  compte.  , 

DORANTE. 

C'est  pourtant  tout  ce  que  je  puis  tous  promettre , 
et  c'est  même  tout  ce  que  vous  m'avez  demandé. 

MAGKBR. 

Parbleu  !  celui-là  me  passe  ;  il  faut  être  bien  endia- 
blé après  le^  femmes  d'aujtrui  pour  tenir  un  tel  lainage 
à  la  barbe  des  maris» 

GOTERNITZ. 

En  vérité,  seigneur  Macker,  vos  discours  me  font 
pidéi  et  votre  colère  me  fait  rire.  Quelle  réponse  vou- 
liez-vous  que  fit  monsieur  à  une  exhortation  aussi  ri- 
dicule que  la  vôtre?  I^a  preuve  de  la  pureté  de  ses 
intentions  est  le  langage  même  qu'il  vous  tient  :  s'il 
Touloit.vous  tromper^ vous  prendroit-il  poui;  son  con- 
fident? 

MAC&ER. 

Je  me  moque  de  cola;  fou  qui  s'y  fie.  Je  ne  yeuiE 
point  qu'il  fréqueçtte  9ia  femme,  et  j'y  mettrai  bqn 
ordre. 

DOAANTE. 

A  la  bonne  beure;  mais,  comme  je  suis  votre  pri- 
sonnier  et  non  pas  votre  esdav.e,  vous  &e  irauvc^ez 
pas  mauvais  que  je  m'acquitte  envers  elle,  en  toute 
occasion,  des  devoirs  de  politesse  que  mon  sexe  doit 
an  sien. 

MA€KElt. 

Ëh  morbleu  !  tant  de  politesses  pour  la  femme  ne 

tendent  qu'à  faird  afErom  au  mari.  Cela  me  met  dans 

des  impatiences....  Nous  verroos..^.  nous  yerJn9^s..•. 

19. 


29^         LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

Vous  êtes  méchant,  monsieur  le  François;  oh!  paj^ 
bleu  !  je  le  serai  plus  "que  vous. 

DORANTE. 

A  la  maison ,  cela  peut  être;  mais  j^ai  peine  à  croire 
que  vous  le  soyez  fort  à  la  guerre. 

GOTERNITZ. 

Tout  doux,  seigneur  Dorante;  il  est  d'une  nation.... 

DORANTE. 

Oui,  quoique  la  vraie  valeur  soit  inséparable  delà 
générosité,  je  sais,  malgré  la  cruauté  de  la  vôtre,  en 
estimer  la  bravoure.  Mais  cela  le  met-il  en  droit  d'in- 
sulter un  soldat  qui  n  a  cédé  qu  au  nombre,  et  qui  Je 
pense,  a  montré  assez  de  courage  pour  devoir  être 
respecté ,  même  dans  sa  disgrâce? 

GOTERNITZ. 

Vous  avez  raison.  Les  lauriers  ne  sont  pas  hioinsle 
prix  du  courage  qde  de  la  victoire.  Nous-mêmes ,  depuis 
que  nous  cédons  aux  armes  triomphantes  de  votre  roi, 
nous  ne  nous  en  tenons  pas  moins  glofieux,  puisque 
la  même  valeur  qu'il  emplme  à  nous  attaquer  montre 
1»  nôtre  à  nous  défendre.  Mais  voici  Sophie. 

SCÈNE  IV. 

GOTERNITZ,  MACKER,  DORANTE,  SOPHIE. 

GOTERNITZ. 

Approchez,  ma  fille;  venez  saluer  votre  époux.  Ne 
Facceptez-vous  pas  avec  plaisir  de  ma  main? 

.  SOPHIE. 

Quand  mon  cœur  en  seroit  le  maitre,  il.  ne  lechoisi- 
roit  pas  ailleurs  qu'ici. 


SCÈNE  IV.  293 

MAGRER. 

Fort  bien,  belle  mignonne;  mais....  (  à  Dorante.)  Quoi! 
vous  ne  vous  en  allez  pas  ? 

DORANTE. 

Ne  devez-vous  pas  être  flatté  que  mon  admiration 
confirme  la  bonté  de  votre  choix? 

MAGKER. 

Gomme  je  ne  Fai  pas  choisie  pour  vous ,  votre  ap- 
probation me  paroît  ici  peu  nécessaire. 

GOTERNITZ. 

Il  me  semble  que  ceci  commence  à  durer  trop  poui^ 
un  badinage.  Vous  voyez,  monsieur,  que  le  seigneur 
Macker  est  inquiété  de  votre  présence;  c'est  un  effet 
qu'un  cavalier  de  votre  figure  peut  produire  naturel- 
lement sur  Fépoux  le  plus  raisonnable. 

DORANTE. 

Eh  bien  !  il  faut  donc  le  délivrer  d'un  spectateur  in- 
commode :  aussi  bien  ne  puis-je  supporter  le  tableau 
(Ane  union  aussi  disproportionnée.  Ah  ,  monsieur  ! 
comment  pouvez-vous  consentir  vous-même  que  tant 
de  perfections  soient  possédées  par  un  homme  si  peu 
fait  pour  les  connoître  ? 

SCENE  V. 

MACKER,  GOTERNITZ,  SOPHIE, 

HACKER. 

•y 

Parbleu  !  voilà  une  nation  bien  extraordinaire ,  des 
prisonniers  bien  incommodes  !  le  valet  me  boit  mon 
vin,  le  maître  caresse  ma  fille.  (Sophie  fait  une  mine.) 
Ils  vivent  chez  moi  comme  s^ils  étoient  en  pays  de 
conquêtes. 


2^4         LES  PRISONNIERS  Î)E  GUERRE. 

GOTÊRNtTZ. 

et  est  la  vie  la  plus  ordinaire  sut  François;  ils  y  sont 
tout  accoutumés. 

MACRER. 

Bonne  excuse,  ma  foi!  Ne  faudra-t-il  point  encore, 
en  faveur  de  là  coutume,  que  j^approuve  qu'il  me  Ëisse 
cocu? 

SOPHIE. 

Ah ,  ciel  !  quel  honune  ! 

.  GOTERNITZ. 

Je  suis  aussi  scandalisé  de  votre  langage  que  ma  fille 
en  est  indignée.  Apprenez  qu'un  mari  qui  ne  montre 
à  sa  feomie  ni  estime  ni  confiance,  Fautorise,  autant 
qu'il  est  en  lui,  à  ne  les  pas  mériter.  Mais  le  jour  sV 
Tance,  je  vais  monter  à  cheval  pour  aller  au-devant  de 
mon  fils  qui  doit  arriver  ce  soir. 

MAÙKEII4 

Je  ne  voug  quitte  pas;  j'irai  avec  vous,  s'il  voft 
piah. 

OOTERNIT3S. 

Soit,  j'ai  même  bien  des  choses  à  vous  dire,  dont 
nous  nous  entretiendrons  en  chemin. 

MACRER. 

Adieu,  mignonne  :  il  me  tarde  que  nous  soyons  ma- 
riés, pour  vous  mener  voir  mes  champs  et  mes  bétesà 
cornes;  j'en  ai  le  plus  beau  parc  de  la  Hongrie. 

•       SOPHIE. 

Monsieur,  c^s  aninlatix*là  me  font  peur. 

MACRER. 

Va,  va,  pdulétte,  tu  y  seras  bientôt  aguerrie  avee 
moi. 


SCÈNE  Vï.  a^â 

SCENE  VI. 

SOPHIE. 

Quel  époux!  quelle  différence?  dtfhri  à  Doitiike,  en 
qui  les  charmes  de  Tamout*  redoublent  par  les  grâces 
de  ses  Dàfânières  et  dé  ses  exptseissions  !  Mais ,  hélas  !  il 
n'est  point  fait  pour  moi.  A  peinfe  âion  ccem^  os^-t-it 
s'avouer  qu'il  Faime,  et  je  dois  trop  me  féliciter  de  ne 
l6  Itn  avoir  point  avoue  à  lui-même.  Entcore  s^îl  m'étoit 
fidèle  j  la  bonté  de  nvoû  père  m«i  kisseYoit,  malgré  sa^ 
prévention  et  ses  engagements ,  quelque  lueur  d'es* 
pérance.  Mais  la  fille  de  Macker  partage  Famour  de 
Dorante,  il  lut  dit  8ans<  doute  les  mêmes  choses  qu'à 
moi;  peut-être  est-elle  b  seule  qu'il  aime.' Volages 
François ,  que  les  femmes  sont  heureuses-  que  voô  in- 
fidélités les  tiennent  en  garde  contre  vos  séductions  ! 
Si  vous  étiez  aussi  constants  que  vous  éte$  aimables  y 
quels  cœurs  vous  résisteroient?  Le  voici.  Je  voudrois 
fuir,  et  je  ne  puis;  m'y  résoudre  ;  je  voudrois  lui  paroi- 
tre  tranquille,  et  je  sens  que  je  Faimfe  ju^q^'à  ne  pou- 
voir lui  eacher  mon  dépit. 

SCÈNE  VU. 

DORANTE,  SOPHIE. 

ÔORANtK. 

Il  est  doTïc  vrafi*,  madamfe,  que  ma  rttfne  est  con- 
clue, et  que  je  vais  vous  perdre  sans  retour!  J'en 
raoui^rots,  éaris  doute,  si  la  mort  étoit  te  pii*e  des  dou- 
leurs. Je  ne  vivrai  que  pour  vôufs  porter  dans,  mon 
coecrt  pftts  ïoïig-temps ,  et  pour  me  rendre  d%ne ,  par 


296         LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

ma  conduite  et  par  ma  constance,  de  votre  estime  et 

de  vos  regrets. 

SOPHIE. 

Se  peut-il  que  la  perfidie  emprunte  un  langage  aussi 
noble  et  aussi  passionné  1 

PORANTE. 

Que  dites^vous  ?  quel  accueil  !  est-ce  là  la  juste  pitié 
que  méritent  mes  sentiments? 

SOPHIE. 

Votre  douleur  est  grande  en  effet,  à  en  juger  par  le 
soin  que  vous  avez  pris  de  vous  ménager  des  consola- 
tions. 

DORANTE. 

Mot,  des  consolations  !  en  est-il  pour  votre  perte? 

SOPHJE. 

Cest-à*dire,  en  est-il  besoin? 

DORANTE. 

Quoi!  beBe Sophie,  pouvez-vous? 

SOPHIE. 

Réservez,  je  vous  en  prie,  la  familiarité  de  ces  ex- 
pressions pour  la  belle  Claire  ;  et  sachez  que  Sophie, 
telle  qu^eUe  est,  belle  ou  laide,  se  soucie  d autant 
moins  de  Fêtre  à  vos  yeux ,  qu'elle  vous  croit  aussi 
mauvais  juge  de  la  beauté  que  du  mérite. 

DORANTE. 

Le  rang  que  vous  tenez  dans  mon  estiifie  et  dans 
mon  cœur  est  une  preuve  du  contraire.  Quoi!  vous 
ip'avez  cru  amoureux  de  la  fille  de  Macker?   - 

SOPHIE. 

Non ,  en  vérité.  Je  ne  vou3  fais  pas  Fhonneur  de 
^  vous  croire  un  cœur  fait  pour  aimer.  Vous  êtes ,  comme 

tous  les  jeunes  gens  de  votr^  pays ,  un  homme  fort 


SCÈNE  VU.  297 

convaincu  de  ses  perfections,  qui  se  croît  destiné  à 
tromper  les  femmes,  et  jouant  lamour  auprès  d^eUes , 
mais  qui  n'est  pas  capable  d'en  ressentir. 

DORANTE. 

Ah!  se  peut-il  que  vous  me  confondiez  dans  cet  or- 
dre d'amants  sans  sentiments  et  sans  délicatesse,  pour 
quelques  vains  badinages  qui  prouvent  eux-mêmes 
que  mon  cœur  n'y  a  point  de  part,  et  qu'il  étoit  à 
vous  tout  entier? 

SOPHIE. 

La  preuve  me  paroit  singulière.  Je  serois  curieuse 
d'apprendre  les  légères  subtilités  de  cette  philosophie 
francoise. 

DORANTE. 

Oui,  j'en  appelle,  en  témoignage  delà  sincérité  de 
mes  feux,  cette  conduite  même  que  vous  me  repro- 
chez. J'ai  dit  à  d'autres  de  petites  douceurs,  il  est  vrai; 
j'ai  folâtré  auprès  d'elles  :  mais  ce  ba^dinage  et  cet  en- 
jouement sont-ils  le  langage  de  l'amour?  Est-ce  sur  ce 
ton  que  je  me  suis  exprimé  près  de  vous?  Cet  abord 
timide ,  cette  émotion ,  ce  respect ,  ces  tendres  sou- 
pirs ,  ces  douces  larmes ,  ces  transports  que  vous  me 
fciites  éprouver ,  ont-ils  quelque  chose  de  commun  avec 
cet  air  piquant  et  badin  que  la  politesse  et  le  ton  du 
monde  nous  fpnt  prendre  auprès  des  femmes  indiffé- 
rentes? Non,  Sophie,  les  ris  et  la  gaieté  ne  sont  point 
le  langage  du  sentiment.  Le  véritable  amour  n'est  ni 
téméraire  ni  évaporé;  la  crainte  le  rend  circonspect; 
il  risque  moins  par  la  connoissance  de  ce  qu'il  peut 
perdre;  ^t,  comme  il  en  veut  au  cœur  encore  plus 
qu'à  la  personne ,  il  ne  hasarde  guère  l'estime  de  la  per- 
sonne qu'il  aime  pour  en  acquérir  la  possession. 


ag»  LES  PRISONNIEftS  DE  GUERRE. 

SOPHIE. 

C'est-à-dire,  en  on  mot,  que,  contents  d'être  ten- 
dres pour  vos  maîtresses ,  vous  n'êtes  que  galants ,  ba- 
dins, et  téméraires,  prè$  des  femmes  que  vous  n'aimez 
point.  Vofilà  une  eonstance  et  des  maximes-  d'an  tiou- 
veaii'  goût ,  fort  commodes  pour  le^  cavaliers  ;  je  ne 
sais  si  les  belles  de  votre  pays  s'en  contentent  de  même. 

DORANTE. 

Oui,  madame,  cela  eàt  réciproque,  et  elfes  ont  bien 
autant  d'intérêt  que  nous,  pour  le  moins,  à  les  établir. 

SOPHIE. 

Vous  me  faites  trembler  pour  les  femmes  capables 
de  donner  leur  cœur  à  des  amants  formés  à  une  pa- 
reiUe  école. 

DORANTE. 

Eh!  pourquoi  ces  craintes  chimériques?  n'est-il  pas 
convenu  que  ce  commerce  galant  et  poli  qui  jette  tant 
d'agrément  d!ans  la  société  n'est  point  de  l'amour?  il 
n'est  que  le  supplémeqt.  Le  nombre  des  cœurs  vrai- 
ment faits  pour  aimer  est  si  petit,  et  parmi  ceux-là  il 
y  en  a  si  peu  qui  se  rencontrent,  que  tout  languiroit 
bientôt  si  l'esprit  et  la  volupté  ne  tenoient  quelque- 
fois la  place  du  cœur  et  du  sentimei^t.  Les  femmes 
ne  sont  point  les  dupes  des  aimables  folies  que  les 
hommes  font  autour  d'elles.  Nous  en  sommes  de  même 
par  rapport  à  leur  coquetterie ,  elles  ne  séduisent  que 
nos  sens.  C'est  un  commerce  fidèle  où  Ton  ne  se  donne 
réciproquement  que  pour  ce  qu'on  est.  Mais  il  faut 
avouer ,  à  la  honte  du  cœur,  que  ces  heureux  badina- 
ges  éont  souvent  mieux  récompensés  que  1ers  plus  tou- 
(  hantes  expressions  d'une  flamme  ardente  et  sincère. 


SCÈNE  Vîr.  299 

aropHiE. 
Nons  voici  précisément  où  j'en  vôulôis  venil»:  Vous 
m'aimez,  dites-vous,  titiiquemeïit  et  parfaitement; 
tout  le  reste  n'est  que  jeu  d'esprit  :  je  le  veux;  je  le 
crois.  Mais  alors  il  me  reste  totijours  à  savoir  quel 
genre  de  plaisir  vous  pouvez  ti'ouver  à  tàité^  dans  un 
goût  différent,  la  cour  à  d^autres  femmes,  et  à  re- 
ebereher  poul^tamt  anprès  dVfies  le  prix  dû  véritable 
amour. 

DORANTE. 

Ah,  ïMdatriëf  quel  temps  prenez-vous  pour  m^en- 
gager  dans  des  dissertations  !  Je  vais  vous  perdre  ,hélàs  f 
et  vous  voulez  que  mon  esprit  s'occupe  d'autres  choses 
que  de  âd  douleur? 

SOPHIE. 

La  réflexion  ne  pouvoit  venir  plus  mal  à  propos  ;  il 
falloit  la  fsiire  plus  tôt,  ou  ne  la  point  faire  du  tout» 

SCENE  VIII. 

DORANTE,  SOPHIE,  JACQUARD. 

.ÎACQUARD. 

St,  st,  monsir,  monsir. 

DORANTE. 

Je  crois  qu'on  m'appelle. 

JACQUARD. 

Oh!  moi  fenir,  pisque  fous  point  aller. 

DORANTE. 

î 

Eh  bien!  qu'est-ce? 

JACQUARD. 

Monsir  y  afe^  la  permission  te  montame,  l'être  ain 
piti  l'écriture. 


3oo  LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

DORANTE. 

Quoil  une  lettre? 

JACQUARD. 

Ghistement. 

DORANTE. 

Donne-la-moi. 

JACQUARD. 

TiantreT  non;  mamecelle  Glaire  m'afre  chargé  te 
ne  la  donne  fous  qu  en  grand  secrètement. 

SOPHIE. 

Monsieur  Jacquard  est  exact,  il  veut  suivre  ses 
ordres. 

DORANTE. 

Donne  toujours  y  butor  ;  tu  fais  le  n^ystérieux  fort 
à  propos  ! 

SOPHIE. 

Gessez  de  vous  inquiéter.  Je  ne  suis  point  incom- 
mode, et  je  vais  me  retirer  pour  ne  pas  gêner  votre 
empressement. 

SCÈNE  IX.  ' 

SOPHIE,  DORANTE. 

DORANTE,  à  part. 

Gette  lettre  de  mon  père  lui  donne  de  nouveaux 
soupçons ,  et  vient  tout  à  propos  pour  les  dissiper, 
(haut.)  Eh  quoi!  madame,  vous  me  fiiyez! 

SOPHIE,    ironiquement. 

Seriez-vous  dispose  à  me  mettre  de  moitié  dans  vos 
confidences?  «. 

DORANTE. 

Mes  secrets  ne  vous  intéressent  pas  assez  pour  vou- 
loir y  prendre  part. 


r 


SCÈNE  IX.  .    3oi 

•  « 

SOPHIE. 

C^est  au  contraire  qu'ils  vous  sont  trop  chers  pour 
les  prodiguer. 

DORANTE. 

H  mé  siéroit  mal  d'en  être  plus  avare  que  de  mon 
propre  cœur. 

SOPHIE. 

Aussi  logez-vous  tout  au  même  lieu. 

DORANTE. 

Cela  ne  tient  du  moins  qu'à  votre  complaisance. 

SOPHIE. 

Il  y  a  dans  ce  sang  froid  une  méchanceté  que  je  suis 
tentée  de  punir.  Vous  seriez  hien  embarrassé  si,  pour 
vous  prendre  au  mot,  je  vous  priois  de  me  communi- 
quer cette  lettre. 

DORANTE. 

J'en  serois  seulement  fort  surpris;  vous  vous  plaisez 
trop  à  nourrir  d'injustes  sentiments  sur  mon  compte, 
pour  chercher  à  les  détruire. 

SOPHIE.  , 

Vous  vous  fiez  fort  à  ma  discrétion je  vois  qu'il 

faut  lire  la  lettre  pour  confondre  votre  témérité. 

DORANTE. 

Lisez-la  pour  vous  convaincre  de  votre  injustice. 

SOPHIE. 

Non,  commencez  par\me  la  lire  vous-même;  j'«n 
jouirai  mieux  de  votre  confusion. 

DORANTE. 

Nous  allons  voir.  (Il  Ut.)  «Que  j'ai  de  joie,  mon 
•cher  Dorante.....  » 

SOPHIE, 

Mon  cher  Dorante!  l'expression  est  galante,  vrai- 
ment. 


3o2         LES  PRISONNIERS  I>E  GUERRE 

DOKANTE. 

«Que  j'ai  de  joie,  monpher  Donu;i,ie,  de  pouvoir 
«c  terminer  vos  peines  ! » 

SOPHI£. 

Oh!  je  n  en  doute  pas,  yousaTez  tant  d'haDianité! 

DORANTE. 

«  Vous  voilà  délivré  des  fers  où  vous  languissiez > 

SOJ^HIE. 

Je  ne  languirai  pas  dans  les  vôtres. 

DORANTE. 

I 

«  Hâtez-vous  de  venir  me  rejoindre » 

SOPHIE. 

Gela  s'appelle  être  pressée. 

DORANTE. 

«  Je  brûle  de  vous  embrasser y 

SOPHIE. 

Rien  n'est  si  commode  <{ue  de  ^iëalaFer  liaiichement 
4e»  besoins. 

DORANTE. 

«  Vous  êtes  échangé  contre  un  jeune  officier  qui  s  en 
le  retourne  actuellement  où  vouséces....  » 

SOPHIE. 

Mais  je  n'y  comprends  plus  rien. 

DORANTE. 

«  RIessé  dangereusement  f  il  fut  feit  prisonnier  dans 
«une  affaire  où  je  me  trouvai •» 

SOPHIE. 

Une  affaire  où  se  trouva  mademoiselle  Claire! 

DORANTE.  ' 

Qui  vous  parle  de  mademoiselle  Glaire? 

SOPHIE. 

Quoi  !  cette  lettré  tt'est  pas  d'elle  ? 


SCÈNE  IX.  3o3 

DORANTE. 

N09 ,  yr^iment.;  elle  est  de  mon  père ,  et  mademoi-  , 
selle  Claire  n'a  servi  que  de  moyen  pour  me  I4  fairje 
parvenir;  vçyez  la  date  et  le  seing.  *  . 

SOPHIE.  . 

Ah!  je  respire, 

DORANTE. 

Écoutez  le  reste.  (Il  lit.)  «  A  force  de  secours  et  de 
«  soins,  j'ai  eu  le  l)onheur  de  lui  sauver  la  vie;  je  lui 
u  ai  trouvé  tant  de  reconnoiss£|nce ,  que  je  ne  puis  trop 
«me  féliciter  des  services  que  je  lui  aireudus.  J'espère 
a  qu'en  le  voyant  vous  partagerez  jpaoq  amitié  pour  lui, 
«  et  que  vous  le  lui  témoignerez.  » 

SOPHIE,  à  part. 

L'histoire  de  ce  jeune  officier  a  tant  de  rapport 

avec Ah!  si  c'étoit  lui! Tous  mes  doutes  seront 

éclaircis  ^e  soir. 

DORANTE. 

Belle  Sophie,  yous  voyiez  votre  erreur.  Mais  deijuot 
me  sert  quje  vous  connoissiez  l'injustice  de  vos  soup*- 
cous?  en  serai-je  mieux  récompensé  de  ma  fidélité? 

SOPHIE. 

Je  voudrois  inutileii[ient  vous  déguiser  encore  le  s% 
cret  dç  nion  cœur;  ij  a  trop  éclaté  avec  mon  dépit: 
vous  voyez  combien  je  vous  aime,  et  vous  d^vez  da^ 
surer  le  prix  de  cet  aveu  sur  les  peines  ,qvi!il  mla  .coû- 
tées. 

DORANTE. 

Avep  charmât!  pourquoi  f<^ut-âl  que  desjnomf^iHâ 
si.dow  soient  mêlés  ;d'alarmes,  et  qpe  le  JQur  PÙ  vous 
partagez  mes  Feux  soit  celui  qui  les  rend  le  plus  à 
plaindre? 


1 


3o4  LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

SOPHIE. 

Ils  peuvent  encore  Fêtre  moins  que  vous  ne  pensez. 
L'amour  perd-il  si  tôt  courage?  et  quand  on  aime  assez 
pour  tout  entreprendre,  manque-t-on  de  ressources 
pour  être  heureux? 

DORANTE. 

Adorable  Sophie  !  quels  transports  vous  me  causez? 

Quoi!  vos  bontés je  pourrois Ah!  cruelle!  vous 

promettez  plus  que  tous  ne  voulez  tenir! 

SOPHIE. 

Moi,  je  ne  promets  rien.  Quelle  est  la  vivacité  de 
votre  imagination  !  J  ai  peur  que  nous  ne  nous  enten- 
dions pas. 

DORANTE. 

Comment! 

SOPHIE. 

Le  triste  hymen  que  je  crains  n'est  point  tellement 
conclu  que  je  ne  puisse  me  flatter  d'obtenir  du  moins 
Un  délai  de  mon  père;  prolongez  votre  séjour  ici  jus- 
qu'à ce  que  la  ^aix  ou  des  circonstances  plus  faTO- 
rables  aient  dissipé  les  préjugés  qui  vous  le  rendent 
contraire. 

•  DORANTE. 

Vous  voyez  l'empressement  avec' lequel  on  me  rap- 
pelle :  puis-je  trop  me  hâter  d'aller  réparer  l'oisiveté 
de  mon  esclavage  ?  Ah  !  s'il  faut  que  l'amour  me  fasse 
négliger  le  soin  de  ma  réputation,  doit-ce  être  sur  des 
espérances  aussi  douteuses  que  celles  dont  vous  me 
flattez  ?  Que  la  certitude  de  mon  bonheur  serve  du 
moins  à  rendre  ma  faute  excusable.  Consentez  que  des 
nœuds  secrets 


SCÈNE  IX.  3o5 

SOPHIE. 

Qu'osez-Yous  me  proposer?  Un  cœur  bien  amoureux 
ménage-t-il  si  peu  la  gloire  de  ce  qu'il  aime?  Vous 
m'offensez  vivement. 

DORANTE. 

J'ai  prévu  votre  réponse,  et  vous  avez  dicté  la 
mienne.  Forcé  d'être  malheureux  ou  coupable,  c'est 
l'excès  démon  amour  qui  me  fait  sacrifier  mon4>on- 
heur  à  mon  devoir,  puisque  ce  n'est  qu'en  vous  per- 
dant que  je  puis  me  rendre  digne ^le  vous  posséder. 

SOPHIE. 

Ah!  'qu'il  est  aisé  d'étaler  de  belles  maximes  quand 
le  cœur  les  combat  foiblement!  Parmi  tant  de  devoirs 
à  remplir,  ceux  de  l'amour  sont-ils  donc  comptés  pour 
rien?  et  n'e^t-ce  que  là  vanité  de  me  coûter  des  regrets 
qui  vous  a  feit  désirer  ma  tendresse? 

DORANTE. 

j'attendbis  de  la  pitié,  et  je  reçois  des  reproches; 
vous  n'avez,  hélas  !  que  trop  de  pouvoir  sur  ma  vertu! 
il  feut.fuir  pour  ne  pas  succomber.  Aimable  Sophie, 
trop  digne  d'un  plus  beau  climat,  daignez  recevoir  les 
adieux  d'un  amant  qui  ne  vivroit  qu'à  vos  pieds  s'il 
pouvoit  conserver  votre  estime  en  immolant  la  gloire 

à  l'amour.  (nFembrasse.) 

SOPHIE. 

Ah!  que  faites-vous? 


XI.  20 


3o6        LES  PRISC^NIEBS  DE  6UERBE. 

SCENE  X. 

MAGKER,  FRÉDÉRICH,  GOTERNITZ, 
DORANTE,  SOPHIE. 

1 

MA€&BB. 

Oh!  oh!  notre  ftitaroy  tcdUen!  eomme  tons  y  alki! 
C'est  donc  avec  monsieur  que  tous  accordez  pour  la 
noce!  Je  lui  suis  dbligë)  i)ia  foi.  Eh  bien!  beau^père, 
que  dites^TOus  de  yotre  chélf  progéniture?  Oh  !  je  vou- 
drois,  parbleu!  que  nous  es  eussions  vu  quatre  fois 
davantage,  seulennent  pour  lui  apjMrendre  à  n'être  pas 
si  confiuit. 

GOTE.RKITZ. 

Sophie»  poiirriezrvoiisaai'ei(pIkpier  «eqiie  veoleat 
dire  ces  étranges  façMis^? 

DORANTE. 

L'explication  est  toute  simple;  je  viens  de  recevoir 
avis  que  je  suis  échangé,  et  là-dessus  je  prenois  congé 
de  madetnoiselle,  qui,  aussi  bien  que  vous,  monsieur, 
a  eu  pendant  mon  séjour  ici  beaucoup  de  bontés  pour 
moi. 

MACKER. 

Oai ,  des  bontés  !  oh!  cela  s'entend. 

GOTERNITZ. 

Ma  foi ,  seigneur  Macker,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait 
tant  à  se  récrier  pour  une  simple  cérémonie  de  com- 
pliment. 

MAGKER. 

Je  n'aime  point  tous  ces  compliments  à  la  firançoise. 

FRÉDÉRICH. 

Soit  i  mais  comme  ma  sœur  n'est  point  encore  votre 


SCÈNE  X.  3o7 

feimnt,  iline  semble  que  lé»  vôtres  ne  sont  guère  pro* 
près  à  lui  donner  envie  de  la  devei^r. 

MAGEER. 

Eh!  corbieui  linonsieur,  si  TOtre  séjour  de  France 
vous  a  appris  à  applaudir  à  toutes  le^  sottises  des 
femmes,  apprenez  que  les  flattêrie^i  de  Jean-Mathias 
Macker  ne  nourriront  jamais  leur  orgueil. 

FRÉDÉRIGH. 

Pour  cela  je  le  crois. 

DORANTE. 

Je  vous  avouerai,  mpnsieur,  qu'également  épris 
des  charmes  et  du  mérite  de  votre  adorable  fille,  j'au- 
rois  fait  ma  félicité  suprême  d'unir  mon  sort  au  sien , 
si  les  cruels  préjugés  qui  vous  ont  été  inspirés  contre 
ma  nation  n^eussentmis  un  obstacle  invincible  au  bon- 
heur de  ma  vie. 

FRÉDÉjRIGH. 

Mon  père,  c'est  là  sans  doute  un  de  vosprisopniers? 

60TERMTS&. 

G^€8$  cet  officier  pour  lequel  vous  avez  été  échangé. 

FRÉ0ÉRICH. 

QuQÎi  Dorante?  .     . 

60TERIIITZ. 


FRiDÉRIClI. 

Ah!  qude  joie  pour  moi  de  pouvoir  embrasser  le 
fils  de  mon  bienfaiteur  ! 

SOPHIE,  joyeuse. 

Cétoit  mon  frère,  et  je  fai  deviné. 

FRÉBÉRIGH. 

Oui,  monsieur,  redevable  de  lu  vie  à  monsieur 
TOtre  père,  qu'il  me  seroit  doux  de  vous  marquer  ma 


ao. 


3o8         LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

reconnoissance  et  mon  attachement  par  quelque  preuve 
digne  des  services  quej^ai  reçus  de  lui! 

DORANTE. 

Si  mon  père  a  été. assez  heureux  pour  s'acquitter 
envers  un  cavaUer  de  votre  mente  des  devoirs  de 
rhumanité,  il  doit  plus  s'en  féliciter  que  vous-même. 
Cependant,  monsieur,  vousconnoissez  mes  sentiments 
pour  mademoiselle  votre  sœur  ;  si  vous  daignez  proté- 
ger mes  feux,  vous  acquitterez  au-delà  de  vos  obliga- 
tions :  rendre  un  honnête  homme  heureux,  c'est plas 
que  de  lui  sauver  la  vie. 

FRÉDÉRICH. 

Mon  père  partage  mes  obUgations,  et  j'espère  bien 
que,  partageant  aussi  ma  reconnoissance,  il  ne  sera  ^ 
moins  ardent  que  moi  à  vous  la  témoigner^ 

MAGKER. 

Mais  il^me  semble  que  je  joue  ici  un  assez  joli  per- 
sonnage. 

GOTERNITZ. 

J'avoue,  mon  fils,  quej'avois  cru  voir  en  monsieur 
quelque  inclination  pour  votre  sœur;  mais,  pour  pré- 
venir la  déclaration  qu'il  m'en  auroit  pu  feire,  j'ai  si 
bien  manifesté  en  toute  occasion  l'antipathie  et  Tâoî- 
gnement  qui  séparoit  notre  nation  de  la  sienne,  qu3 
s'étoit  épargné  jusqu'ici  des  démarches  inutiles  àe  la 
part  d'un  eqnemi  ayec  qui,  quelque  obligation  que  je 
lui  aie  d'ailleurs,  je  ne  puis  ni.  ne  dois  établir  aucune 
liaison. 

Sans  doute,  et  c'est  un  crime  de  lèse-majesté  à  ma- 
demoiselle de  vouloir  aussi  s'approprilsr  ainsi  les 
prisonniers  de  la  reine. 


ij 


SCÈNE  X.  309 

GOTERNITZ. 

Enfin  je  tiens  que  c'est  une  nation  arec  Tàquelle  il 
est  mieux  de  toute  façon  de  n*ayoir  aucun  commerce  ; 
trop  orgueilleux  amis,  trop  redoutables  ennemis,  heu- 
reux qui  n'a  rien  à  démêler  avec  eux! 

FRÉDÉRICH. 

Ah!  quittez,  mon  père,  ces  injustes  préjugés.  Que 
n'avez-Tou^  connu  cet  aimable  peuple  que  vous  haïssez , 

* 

et  qui  n'auroit  peut-être  aucun  défaut  s'il  avait  moins 
de  vertus!  Je  l'ai  vue  de  près  cette  heureuse  et  bril- 
lante nation,  je  l'ai  vue  paisible  au  milieu  de  la  guerre, 
cultivant  les  sciences  et  les  beaux-arts;  et  livrée  à  cette 
charmante  douceur  de  caractère  qui  en  tout  temps  lui 
feit  recevoir  également  bien  tous  les  peuples  du  monde , 
et  rend  la  France  en  quelque  manière  la  patrie  com- 
mune du  genre  humain.  Tous  les  hommes  sont  les 
frères  des  François.  La  guerre  anime  leur  valeur  sans 
exciter  leur  colère.  Une  brutale  fureur  ne  leur  fait 
point  haïr  leurs  ennemis ,  un  sot  orgueil  ne  les  leur 
fait  point  mépriser.  Ils  les  combattent  noblement,  sans 
calomnier  leur  conduite,  sans  outrager  leur  gloire;  et 
tandis  que  nous  leur  faisons  la  guerre  en  furieux ,  ils 
se  contentent  de  nous  la  faire  en  héros. 

GOTERNITZ. 

Pour  cela,  on  ne  sauroit  nier  qu'ils  ne  se  montrent 
plus  humains  et  plus  généreux  que  nous. 

FRÉnÉRICH; 

Eh!  comment  ne  le  seroient-ils  pas  sous  un  maître 
dont  la  bonté  égale  le  courage?  Si  ses  triomphes  le 
font  craindre,  ses.  vertus  doivent-elles  moins  le  faire 
admirer?  Conquérant  redoutable^  il  semble  à  la  tête 
àe  ses  armées  un  père  tendre  au  milieu  de  sa  famille ,, 


3io         LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

et,  forcé  de  dompter  Forgueil  de  ses  ennemis,  il  ne 
les  soumet  que  pour  augmenter  le  nombre  de  ses 
enfants. 

GGTCRNITZ. 

Oui;  mais,  avec  toute  sa  bravoure,  non  content  de 
subjuguer  ses  ennemis  par  la  force,  ce  prince  croit-il 
qu  il  soit  bien  beau  d'employer  encore  Tartifice  et  de 
séduire,  comme  il  fait,  les  cœurs  des  étrangers,  et  de 
ses  prisonniers  de  guerre? 

MAGR£R. 

Fi!  que  cela  est  laid  de  débaucher  ainsi  les  sujets 
d'autrui  !  Oh  bien,  puisqu'il  s'y  prend  comme  cela,  je 
suis  d'avis  qu'on  punisse  sévèrement  tous  ceux  des 
nôtres  qui  s'avisent  d'en  dire  du  bien. 

FRÉDÉRIGH. 

Il  faudra  donc  châtier  tous  vos  guerriers  qui  tom- 
beront dans  ses  fers;  et  je  prévois  que  ce  ne  sera  pas 
une  petite  tâche. 

DORANTE. 

O  mon  prince  !  qu'il  m'est  doux  d'entendre  les 
louanges  que  ta  vertu  arrache  de  la  bouche  de  tes  en- 
nemis !  voilà  les  seuls  éloges  dignes  de  toi. 

GOTERNITZ, 

Non,  le  titre  d'ennemis  ne  doit  point  nous  empê- 
cher de  rendre  justice  au  mérite.  J'avoue  même  que 
le  commerce  de  nos  prisonniers  m'a  bien  £ait  changer 
d'opinion  sur  le  compte  de  leur  nation  :  mais  consi- 
dérez, mon  fils,  que  ma  parole  est  engagée,  que  je 
me  ferois  une  méchante  affaire  de  consentir  à  une  al- 
liance contraire  à  nos  usages  et  à  nos  préjugés;  et  que, 
pour  tout  dire  enfin,  une  femme  n'est  jainais  assez  en 
droit  de  compter  sur  le  coçur  d'un  François  pour  que 


$CBNE,  X.'  3ii 

nous  pciis^oQS»  ooRs  assurer  du  bonhaur  ii^  vcittre  Mpur 
en  rumssQQt  à'DpraiK(0* 

Je  crois,  monnecur,  que  tous  vovâes  bi«n  que  je 
triomphe,  puisque  tous  m  attaquez  par  le  côté  le  plus 
fort.  Ce  n^est  point  en  moi-même  que  j'ai  besoin  de 
chercker  des  motifs  poiu*  rassurer  Faimable  Sopbie  sur 
mon  inconstance,  ce  sont  ses  charmes  et  son  mérite 
qui  seuls  me  les  foiurnissent;  qulmporte  en  quels  cli^ 
mats  elle  vive?  son  règne  sera  toujours  partout  où  Ton 
a  des  yeux  et  des  cceurs. 

raiDÉBiCH.  * 

Entendfr-tu,  ma  sœur?  cela  veut  dire  que  si  jamais 
il  devient  infidèle  tu  trouveras  dans  son  pays  tout  ce 
qu'il  faut  pour  t'en  dédommager. 

SOPHIE. 

Votre  temps  sera  mieux  employé  à  plaider  sa  cause 
auprès  de  mon  père  qu'à  m^interpréter  ses  sentiments. 

GOTERNITZ. 

Vous  voyez,  seigneur  Macker,  qu'ils  sont  tous  réu- 
nis contre  ooiis^  nous  aurons  à  faire  à  trop  forte  partie  : 
aç  ferîoDSvnous  pas  mieux  de  céder  de  bonne  grâce? 

MACKER. 

Qu'est-ce  qoe  cela  veat  dire?  BM»q]De-t»on  ainsi  de 
parole  à  un  homme  comine  moi? 

FRÉDÉRICS. 

Oui,  cela  se  peut  fieifre  par  préférence. 

GOTERNITZ. 

Obtenez  le  consentement  de  ma  fille,  je  nerétre^rt^ 
point  le  mien;  mais  je  ne  vous  ai  pas  promis  de  I9 
contraindre.  D'ailleurs,  à  vous  parler  vrai.,  je  ne  vois 
plus  pour  vous  ni  pour  elle  les  mêmes  agréments  dans 


3 1 1         LES  PRISONNIERS  DE  GUERRE. 

ce  mariage  ;vous  avez  conçu  sur  le  compte  de  Dorante 
des  ombrages  qiii  pourroient  devenir  entre  elle  et  vous 
une  source  d'aigreurs  réciproques.  Il  est  trop  difficile 
de  vivre  paisiblement  avec  une  femme, dont  on.  soup- 
çonne le  cœur  d'être  engagé  ailleurs. 

MAGKER. 

Ouais!  vous  le  prenez  sur  ce  ton?  oh!  tétebleu,  je 
vous  ferai  voir  qu'on  ne  se  moque  pas  ainsi  des  gens. 
Je  m'en  vais  tout-à-l'heure  porter  ma  plainte  contre  lui 
et  contre  vous  :  nous  apprendrons  un  peu  à  ces  beaux 
messieurs  à  venir  nous  enlever  nos  mattresses  dans 
notre  propre  pays;  et,  si  je  ne  pui$  me  venger  autre- 
ment, j'aurai  du  moins  le  plaisir  de  dire  partout  pis 
que  pendre  de  vous  et  des  François. 

SCENE  XL 

GOTERNITZ,  DORANTE,  FRÉDÉRICH, 

/    SOPHIE. 

GOTERNITZ. 

Laissons-le  s'exhaler  en  vains  murmures;  en  unis- 
sant Sophie  à  Dorante  je  satisfais  en  même  temps  à  la 
tendresse  piaternelle  et  à  la  reconnoissance  :  avec  des 
sentiments  si  légitimes  je  ne  crains  la  critique  deiper- 
sonne,  • 

DORANTE.. 

Ah ,  monsieur  !  quels  transports  ! . . . . 

FRÉDÉRICH. 

Mon  père,  il  nous  reste  encore  le  plus  fort  à  faire. 
Il  s'agit  d'obtenir  le  consentement  de  ma  soeur,  et  je 
vois  là  de  grandes  difficultés;  éppuser  Dorante,  et  aller 
en  France  !  Sophie  ne  s'y  résoudra  jamais. 


SCÈNE  XL  3i3 

GOTERNITZ. 

Gomment  donc!  Dorante  ne  seroit-il  pas  de  son 
goût?  en  ce  cas  je  la  soupçonnerois  fort  d'en. avoir 
changé. 

FRÉDÉRICH. 

Ne  Yoyez-Yous  pas  les  menaces  qu'elle  me  fait  pour 
lui  avoir  enlevé  le  seigneur  Jean-Mathias  Macker? 

GOTERNITZ. 

Elle  n'ignore  pas  combien  les  François  sont  aima- 
bles. 

FRÉDÉRICH. 

Non  ;  mais  elle  sait  que  les  Françoises  le  sont  encore 
plus,  et  voilà  ce  qui  l'épouvante. 

SOPHIE.  ' 

Point  du  tout  :  car  je  tacherai  de  le  devenir  avec 
elles;  et  tant  que  je  plairai  à  Dorante  je  m'estimerai  la 
plus  glorieuse  de  toutes  les  femmes. 

DORANTE. 

Ah!  vous  le  serez  éternellement,  belle  Sophie!  Vous 
êtes  pour  moi  le  prix  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  estimable 
parmi  les  hommes.  C'est  à  la  vertu  de  mon^père,  au 
mérite  de  ma  nation,  et  à  la  gloire  de  mon  roi,  que  je 
dois  le  bonheur  dont  je  vais  jouir  avec  vous  :  on  ne 
peut  être  heureux  sous  de  plus  beaux  auspices. 


FIN    DES   PRISONNIERS   DE    GUERRE. 


♦» 


PYGMALION, 

SCÈNE  LYRIQUE. 


I 

I 


PERSONNAGES. 

PYGMALION.  —  GALATÉE. 

,  La  scène  est  à  Tyr, 


N.  B.  —  €ette  scène ,  que  Rousseau  composa  saos  doute  pendant  m» 
séjour  à  Motiers ,  fut  représentée  à  Paris  pour  la  première  fois  le  3o  octobre 
1775 ,  et  parut  imprimée  dans  la  même  année  chez  la  YeuveDuchesne  (in^* 
de  39  pages).  En  tête  de  cette  brochure  est  une  lettre  datée  de  Lyoo, 
26  noYerobre  1770,  et  signée  Coiynet,  négociant  i  Lyon,  par  bqaeOe 
ledit  Coignet  nous  apprend  que  cette  scène  fut  dès  ce  temps-là  représentée 
à  Lyon  par  des  acteurs  de  société ,  et  qu'il  en  a  fait  la  musique ,  à  l'excq)- 
tion  de  deux  morceaux,  qu'il  déclare  être  de  Rousseau,  savoir ,  ramfimtt 
de  l'ouYerture ,  et  le  premier'  morceau  de  Finterlocution  qui  caractérise , 
avant  que  Pygmalion  ait  parlé ,  les  coups  de  ciseau  qu'il  donne  sur  lei 
ébauches.  Cest  cette  musique  qui  fut  exécutée  à  Paris  lors  d^s  premières 
représenutions  en  1 775  ;  elle  y  fut  même  gravée  tant  en  partition  qa'ea 
parties  séparées.  Mais  quelque  temps  après  on  la  jugea  beaucoup  trop  foi- 
ble  pour  l'ouvrage ,  et  M.  Baudron ,  maintenant  encore  chef  d'orchesuv  ni 
Théâtre-François,  se  chargea  d'y  faire  une  musique  nouvelle,  dans  laquelle 
il  nous  a  dit  lui-même  avoir  conservé  le  second  des  deux  morceau  faits 
par  Rousseau,  et  que  l'on  vient  d'indiquer.  Cette  seconde  musique,  qui  n'a 
point  été  gravée ,  est  celle  qui  s'exécute  maintenant  à  Paris ,  quand  on  y 
représente  Pygmalion,  et  les  directeurs  de  spectacle  en  province  font  géné- 
ralement adoptée. 

11  paroît  que  Rousseau  ne  s'est  pas  senti  assez  fort  pour  faire  celte  ma- 
sique  lui-même.  Voici  l'anecdote  qu'on  lit  à  ce  snjet  dans  YAver^ssmenl 
qui  précède  le  recueil  des  Romances  de  Rousseau,  gravé  après  sa  mort. 

Pendant  son  dernier  séjour  à  Paris ,  quelqu'un  l'ayant  prié  de  corriger 
les  fautes  existantes  dans  le  PygmaUon  imprimé  ,  qui  en  contient  en  effet 
beaucoup ,  il  eut  la  complaisance  de  le  lire ,  et  de  faire  sur  son  propre 
manuscrit  les  corrections  demandées.  Quel  dommage,  dit  quelqu'un  pré- 
sent à  cette  lecture,  que  le  petit  faiseur  n'ait  pas  mis  une  telle  scène  en 
musique  !  (  On  sait  que  Rousseau  désignoit  lui-même  ainsi  l'antenr  prétenda 
de  son  Dewn  du  village,  et  dont  il  se  disoit  le  prête-nom.  )  «  Vraiment, 
«  répondit-il ,  s'il  ne  l'a  pas  fait ,  c'est  qu'il  n'en  étoit  pas  capable.  Mon 
m  petit  faiseusrne  peut  enfler  que  les  pipeaux.  Il  y  faudrait  un  grand  hf 
m  senr.  Je  ne  connois  que  M.  Gluck  en  état  d'entreprendre  cet  ouvrage ,  '< 
«  je  voudrais  bien  qu'il  daignât  s'en  charger.  » 

L'éditeur  du  Rousseau  compacte  (  1817)  s'est  étrangement  mépris  en 
disant  que  PygmaUon  reçut  les  honneurs  de  la  parodie ,  sous  le  tiur  » 
Brioché,  ou  torigine  des  Marionnettes.  Cette  pièce ,  représentée  et  imprimée 
en  1753,  vingt  ans  avant  que  Ton  connût  le  Pygmalion  de  Roossean,  ^ 
la  parodie  d'un  opéra  du  même  nom  représenté  en  1748. 


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PY6MALÏ0N. 


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Tyr,  ville  opulente  et  sùperJOe,  les  monuments  des 
arts  dont  tu  brilles  ne  m'attirent  plus;  j'ai  perdu  le 
goût  que  je  prenois  à  les  admirer  :  le  commerce  des 
artistes  et  des  philosophes  me  devient  insipide  ;  Ten- 
tretien  des  peintres  et  des  poètes  est  sans  attrait  pour 


PYGMALION. 


Le  théâtre  représente  un  atelier  de  seulpteur.  Sur  les  côtés  on  voit 
des  blocs  de  marbre,  des  groupes,  des  statues  ébauchées.  Dans 
le  fond  est  une  autre  statue  cachée  sous  un  pavillon  d'une  étoffe 
légère  et  brillante ,  orné  de  crépines  et  de  guirlandes. 

Pygmalion,  assis  et  accoudé,  rêve  dans  Tattitude  d'un  homme 
inquiet  et  triste  ;  puis ,  se  levant  tout-à-coup ,  il  prend  sur  une 
table  les  outils  de  son  art ,  va  donner  par  intervalles  quelques 
coups  de  ciseau  sur  quelques  unes  de  ses  ébauches,  se  recule, 
et  regarde  d'un  air  mécontent  et  découragé. 


PYGMALION. 

Il  n^y  a  point  là  d'ame  ni  de  vie  ;  ce  n'est  que  de  la 
pierre.  Je  ne  ferai  jamais  rien  de  tout  cela. 

O  mon  génie!  où  es-tu?  mon  talent,  qu^es-tu  de- 
venu? Tout  mon  feu  s^est  éteint,  mon  imagination  s'est 
glacée;  le  marbre  sort  froid  de  mes  mains. 

Pygmalion,  ne  fais  plus  des  dieux,  tu  n'es  qu'un 
vulgaire  artiste....  Vils  instruments  qui  n'êtes  plus  ceux 
de  ma  gloire,  allez ,   ne  déshonorez  point  mes  mains. 

(  Il  jette  avec  dédain  ses  outils  ,  puis  se  promène  quelque  temps 
en  rêvant,  les  bras  croisés.  ) 

Que  suis-je  devenu?  quelle  étrange  révolution  s'est 
faite  en  moi?.... 

Tyr,  ville  opulente  et  superbe,  les  monuments  des 
arts  dont  tu  brilles  ne  m'attirent  plus;  j'ai  perdu  le 
goût  que  je  prenois  à  les  admirer  :  le  commerce  des 
artistes  et  des  philosophes  me  devient  insipide  ;  l'en- 
tretien des  peintres  et  des  poètes  est  sans  attrait  pour 


3i8  PYGMALIOI^, 

moi;  la  louange  et  la  gloire  n^ élèvent  plus  mon  ame; 
les  éloges  de  ceux  qui  en  recevront  de  la  postérité  ne 
me  touchent  plus;  Tamitié  même  a  perdu  pour  moi 
ses  charmes. 

Et  vous ,  jeunes  objets,  chefs-d^œuvre  de  la  nature, 
que  mon  art  osoit  imiter,  et  sur  les  pas  desquels  les 
plaisirs  nx^attiroient  sans  cesse,  vous,  mes  èharmants 
modèles,  qui  m'embrasiez  à-la-fois  des  feux  de  Tamoar 
et  du. génie,  depuis  que  je^ vous  ai  surpassés,  tous 
m'êtes  tous  indifférents. 

(  Il  s'assied ,  et  contemple  tout  autour  de  lui.  ) 

Retenu  dans  cet  atelier  par  un  charme  inconce- 
vable ,  je  n'y  sais  rien  faire ,  et  je  ne  puis  m'en  éloigner. 
J'erre  de  groupe  en  groupe,  de  figure  en  figure;  mon 
ciseau,  foible,  incertain,  ne  reconnott  plus  son  guide: 
ces  ouvrages  grossiers,  restés  à  leur  timide  ébauche, 
ne  sentent  plus  la  main  qui  jadis  les  eût  animés.... 

(  n  se  lève  impétueusement.  ) 

C'en  est  fait,  c'en  est  fait;  j'ai  perdu  mon  génie....  si 
jeune  encore ,  je  survis  à  mon  talent. 

Mais  quelle  est  donc  cette  ardeur  interne  qui  me 
dévore  ?  qu'ai-je  en  moi  qui  semble  m'embraser?Quoi! 
dans  la  langueur  d'un  génie  éteint,  sent-on  ces  émo- 
tions, sent-on  ce^  ékns  des  passion^  iin^tueases, 
cette  inquiétude  insurmontable,  cette  agitation  secrète 
qui  me  tourmente  et  dont  je  ne  puis  démêler  la  cause? 

J'ai  craint  que  l'admiration  de  mon  propre  ouvrage 
ne  causât  la  distraction  que  j'apportôis  à  mes  travaux; 
je  Vai  caché  sous  ce  voile....  mes  pirdBiiies  mains  ont 
osé  couvrir  ce  monument  de  leur  gloire.  Depuis  que 


SCÈNE  LYRIQUE.  3ig 

je  ne  le  voi6  plus,  je  suis  plus  triste ,  et  ne  suis  pas  plus 
atteikitif. 

Qu'il  va  m'ètre  cher,  qu'il  va  m'être  précieux,  cet 
immortel  ouvrage  !  Quand  mon  esprit  éteint  ne  pro- 
duira plus  rien  de  grand,  de  beau,  de  digne  de  moi, 
je  montrerai  ma  Galatée,  et  je  dirai.  Voilà  mon  ou- 
vrage. O  ma  Galatée!  quand  j'aurai  tout  perdu,  tu 
me  resteras,  et  je  serai  consolé. 

(Il  s'approche  dii  pavillon,  pois  se  retire;  va,  vient,  et  s'arrête 
quelquefois  à  le  regarder  en  soupirant.  ) 

Mais  pourquoi  la  cacher?  Qu'est-ce  que  j'y  gagne? 
Réduit  à  Toisiveté,  pourquoi  m'ôter  le  plaisir  de  con- 
templer la  plus  belle  de  mes  œuvres?....  Peut-être  y 
reste-t«îl  quelque  défont  que  je  n'ai  pas  remarqué; 
peut-être  pourrai-je  encore  ajouter  quelque  ornement 
à  sa  parure  :  aucune  grâce  imaginable  ne  doit  manquer 
à  un  objet  si  charmant....  peut-être  cet  objet  rani- 
œera-t'il  mon  imagination  langoîssante.  Il  là  faut  re^ 
voir,  l'examiner  de  nouveau.  Que  di&je?  Eh!  je  ne 
lai  point  encore  examinée  :  je  n^ai  fait  jusqu'ici  que 
l'admirer. 

(Il  va  pour  lever  le  voile,  et  le  laisse  retomber  comme  effrayé.  ) 

Je  ne  sais  quelle  émotion  j'éprouve  en  touchant  ce 
voile;  une  frayeur  me  saisit;  je  crois  toucher  au  sanc- 
tuaire de  quelque  divinité.  Pygmalîon ,  c'est  une  pierre , 
c'est  ton  ouvrage....  Qu'importe?  on  sert  des  dieux 
dans  nos  temples,  qui  ne  sont  pas  d'une  autre  matière, 
et  n'ont  pas  été  faits  d'une  s^utre  main. 

(Il  lève  le  voile  en  tremblant,  et  se  prosterne.  On  voit  la  statue 
de  Galatëe  posée  sur  un  piédestal  fort  petit,  mais  exhaussé 
par  uo  gi^adki  de  mèurbre,  form^  de  .qàelqfif »  «uuvhes  demi- 
circulaires.  ) 


320  PYQMALION, 

O  Galatée  !  recevez  mon  hommage.  Oui ,  je  me  suis 
trompé  :  j'ai  voulu  vous  faire  nymphe,  et  je  vous  ai 
faite  déesse.  Vénus  même  est  moins  belle  que  vous. 

Vanité  y  foiblesse  humaine  !  je  ne  puis  me  lasser 
d  aduler  mon  ouvrage;  je  m'enivre  d'amour-propre; 
je  m'adore  dans  ce  que  j'ai  fait....  Non,  jamais  rien  de 
si  beau  ne  parut  dans  la  nature  ;  j'ai  passé  Touvrage 
des  dieux.... 

Quoi  ]  tant  de  beautés  sortent  de  mes  mains  !  Mes 

m 

ipains  les  ont  donc  touchées....  ma  bouche  a  donc 
pu....  Je  vois  un  défaut.  Ce  vêtement  couvre  trop  le 
nu;  il  faut  l'échancrer  davantage;  les  charmes  quil 
recèle  doivent  être  mieux  annoncés. 

(n prend ^on  maillet  et  son  ciseau  ;  puis,  s'avançant  leAtement, 
il  monte,  en  hésitant,  les  gradins  de  la  statue  qu'il  semble 
n'oser  toucher.  Enfin,  le  ciseau  déjà  levé,  il  s'arrête. ) 

Quel  tremblement  !  quel  trouble  !....  Je  tiens  le 
ciseau  d'une  main  mal  assurée....  je  ne  puis....  je 
n'ose....  je  gâterai  tout. 

(  n  s'encourage  ;  et  enfin ,  présentant  son  ciseau ,  il  en  donne 
un  seul  coup,  et,  saisi  d'effroi ,  il  le  laisse  tomber  en  poussant 
un  grand  cri.  ) 

Dieux  1  je  sens  la  chair  palpitante  repousser  le  ci- 
seau!.... 

-     (  n  redescend  tremblant  et  èonfns.  ) 

....  Vaine  terreur,  fol  aveuglement  !....  Non....  jeny 
touchei*ai  point;  les  dieux  m'épouvantent.  Sans  doute 
elle  est  déjà  consacrée  à  leur  rang. 

(  Il  la  considère  de  nouveau.  ) 

Que  veux-tu  changer?  regarde  ;    quels  nouveaux 


SCÈNE  LYftiQUB.  Sai 

charmes  T€ux*tùlui  donner?....  Ah!  c'est  sa  perfection 
qui  fait  son  défaut....  Divine  Galatée!  moins  parfaite , 
il  ne  te  manqueroit  rien.... 

(Tendrement.) 

Mais  il  te  manque  une  ame  :  ta  figure  ne  peut  s'en 
passer. 

(  Avec  pins  d'attendrissement  encore.  ) 

Que  Famé  faite  pour  animer  un  tel  corps  doit  être 

beUe! 

<■  ■         •  ' 

(n  s'arrête  long-temps.  P|^,  retournant  s'asseoir,  il  d^t  d'ane 
Yoix  lente  et  changée  :  ) 

Quels  désirs  osé-je  former!  quels  vœux  insensés! 
qu'est-ce  que  je  sens?....  O  ciel!  le  voile  de  Fillusion 
tombe,  et  je  n'ose  voir  dans  mon  cœur  :  j'aurois  trop  à 
m'en  indigner. 

(Longue  pause  dans  un  profond  accablement.  ) 

....Voilà  donc  la  noble  passioja  qui  m'égare!  c'est 
donc  pour  cet  objet  inanimé  que  je  n'ose  sortir  d'ici!... 
un  marbre!  une  pierre!  une  masse  informe  et  dure, 
travaillée  avec  ce  fer!...  Insensé,  rentre  en  toi-même; 
gémis  sur  toi;  vois  ton  erreur,  vois  ta  folie. 

...Mais  non... 

(  Impétueusement.  ) 

Non,  je  n'ai  point  perdu  le  sens;  non,  je  n'extra- 
vague  point;  non,  je  ne  me  reproche  rien.  Ce  n'est 
point  de  ce  marbre  mort  que  je  suis  épris,  c'est  d'un 
être  vivant  qui  lui  ressemble ,  c'est  de  la  figure  qu'il 
offre  à  mes  yeux.  En  quelque  lieu  que  soit  cette  figure 
adorable,  quelque  corps  qui  la  porte,  et  quelque  main 
qui  l'ait  faite ,  elle  aura  tous  les  vgeux  de  mon  cœur. 

XI.  ai 


3m  PYGMALIQN, 

Oui,  ma  seule  folie  est  de  disceroer  la  beauté,  mon 
seul  crime  est  d'y  être  sensible.  Il  n^  a  rien  là  dont  je 
doive  rougir. 

(Moins  vivement,  mais  toujours  avec  passion.) 

Quels  traits  de  feu  semblent  sortir  de  cet  objet  pour 
embraser  mes  sens,  et  retourner  avec  mon  ame  à  leur 
source!  Hélas!  il  reste  immobile  et  froid,  tandis  que 
mon  cœur  embrasé  par  ses  charmes  voudroit  quitter 
mon  corps  pour  aller  échauffer  le  sien.  Je  crois  dans 
mon  délire  pouvoir  m'élancer  hors  de  moi,  je  crois 
pouvoir  lui  donner  ma  vie  et  Fanimer  de  mon  ame. 

Ah!  que  Pygmalion  meure  pour  vivre  dans  Gala- 
téeî...i.  Que  dis-je,  6  ciel!  Si  j'étois  elle,  je  ne  la 
verrois  pas;  je  ne  serois  pas  celui  qui  Faime.  Non, 
que  ma  Gralatée  vive,  et  que  je  ne  sois  pas  elle.  Ah! 
que  je  sois  toujours  un  autre,  pour  vouloir  toujours 
être  elle,  pour  la  voir,  pour  Faimer,  pour  en  être 
aimé!.^.. 

(Transport.) 

Tourments ,  voeux ,  désirs ,  rage ,  impuissance ,  amoor 
terrible,  amour  funeste....  oh!  tout  1  enfer  est  dans 
mon  cœur  agité....  Dieux  puissants,  dieux  bieniaisants, 
dieux  du  peuple ,  qui  connûtes  les  passions  des  hom- 
mes, ahtvous  avee  tant  fait  de  prodiges  pour  dç  moin- 
dres causes!  voyez  cet  objet,  voyez  mon  cœur,  soyez 
justes ,  et  méritez  vos  autels. 

"    (  Avec  un  enthousiasme  plus  pathétique.  ) 

■ 

Bt  toi ,  sublime  essence  qui  te  caches  aux  sens  et  te 
fois  sentir  aux  cœurs,  ame  de  Funivers ,  principe  de 
toute  existence,  toi  qui  par  Famour  dciines  Fharmonie 
aux  éléments,  lairie  à  la  matière,  le  sentiment  aux 


SCÈNE  LTRIQUE.  SaJ 

corps,  et  la  forme  à  toas  les  êtres  ;  feu  sacré,  céleste 
Vénus,  par  qui  tout  se  conserve  et  se  réproduit  sans 
cesse  ;  ah  !  où  est  ton  équilibre?  où  est  ta  force  expan- 
siye?  où  est  la  loi  de  la  nature  dans  le  sentûnent  qae 
j'éprouve?  où  est  ta  cl^aleur  vivifiante  dans  Tinânité* 
de  mes  vains  désirs?  Tous  tes  feux  sont  concentrés 
dans  mon  cœur,  et  le  froid  de  la  mort  re^te  suit  ce 
marbre  ;  je  péris  par  Texcès  de  vie  qui  lui  manque. 
Hélas  1  je  n'attends  point  un  prodige  ;  il  existe;*  il  doit 
cesser;  Tordre  est  troublé,  la  nature  est  outragée; 
rends  leur  empire  à  ses  lois,  rétablis  sion  cours  bien- 
£ûsant,  et  verse  également  ta  divine  influence.  Oui, 
deux  êtres  manquent  à  la  plénitude  des  cHoses;  par- 
tage^leur  cette  ardeur  dévorante  qui  consume  Fun 
sans  animer  Tautre  :  c'est  toi  qui  formas  par  ma  iùatin 
ces  charmes  et  ces  traits  qui  n'attendent  que  le  senti- 
ment et  la  vie;  donne-lui  la  moitié  de  la  mienne, 
donne-lui  tout,  s'il  le  faut,  il  me  suffira  de  vivre  en 
elle.  O  toi  qui  daignes  sourire  aux  hommages  des  mor- 
tels, ce  qui  nc^  sent  rien  ne  t'honore  pas;  étends  ta 
gloire  avec. tes  œuvres.  Déesse  de  la  beauté,  épargne 
ce^  affront  àJa  nature,  qu'un  si  par&it  module  soit 
rimage  de  ce  qui.n'est  pas. 

(n  retient  à  lui  par  de^rës  arec  un  mouvement  d^assutance  et 
de  joie.  ) 

Je  reprends  mes  sens.  Quel  calme  inattendu!  quel 
courage  inespéré  me  raniitie  !  Une  fièvre  mortelle  em- 

*  L'édition  première  ^orte  dans  Végarement.  Il  se  peut  que  l'au- 
teur ait  postérieureihent  substitué  à  cette  foible  expression  le  mot 
inanité  qui  lui  appartient  ou  qu'il  a  adopté;  il  n'eët  pas  dans  le  Dic- 
tionnaire de  l'académie. 

21. 


3!i4  PYGMALION, 

brasoit  mon  sang  :  un  baume  dé  confiance  et  d'espoir 

court  dans  mes  veines;  je  crois  me  sentir  renaître. 

Ainsi  le  sentiment  de  notre  dépendance  sert  quel- 
quefois  à  notre  consolation.  Quelque  malheureux  que 
soient  les  mortels,  quand  ils  ont  invoqué  les  dieux  ils 
sont  plus  tranquilles.... 

Mais  cette  injuste  confiance  trompe  ceux  qui  font 
des  vœux  insensés....  Hélas!  en  Tétat  où  je  suis  on  in- 
voque tout,  et  rien  ne  nous  écoute;  Tespoir  qui  nous 
abuse  est  plus  insensé  que  le  désir. 

Honteux  de  tant  d'égarements ,  je  n*ose  plus  même 
en  contempler  la  cause.  Quand  je  veux  lever  les  yeux 
sur  cet  objet  fatal,  je  sens  un  nouveau  trouble,  une 
palpitation  me  suffoque,  une  secrète  frayeur  m^ar- 
réte 

(  Ironie  amère.  ) 

.., ...Eh!   regarde,  malheureux;  deviens   intrépide; 
ose  fixer  une  statue. 

(Il  la  voit  s'animer ,  et -se  détourne  saisi  d'effroi  et  le  coeur 
serré  de  donlear.  ) 

Qu'ai-je  vu?  dieux!  qu^ai-je  cru  voir?  Le  coloris  des 

chairs ,  un  feu  dans  les  yeux,  des  mouvements  même 

Ce  n^étoit  p^s  assez  d'espérer  le  prodige  ;  pour  comble 
de  misère,  enfin,  je  Tai  vu 

(Excès  d'accablement.) 

Infortuné,  c'en  est  donc  fait ton  déUre  est  à  son 

dernier  terme....  ta  raison  t'abandonne  ainsi  que  ton 

génie Ne  la  regrette  point,  ô  Pygmalion!  sa  perte 

couvrira  ton  opprobre 

(Vive  ifidiçnation.  ) 


SCÈNE  LYRIQUE.  SaS 

Il  est  trop  heureux  pour  lamant  d'une  pierre  de 
devenir  un  homme  à  visions. 

(  Il  se  retourne ,  et  voit  la  statue  se  mouvoir  et  descendre  elle- 
même  les  gradins  par  lesquel^^il  a  monté  sur  le  piédestal.  Il 
se  jette  à  genoux,  et  lève  les  mains  et  les  yeux  au  ciel.  ) 

Dieux  immortels  !  Vénus  !  Galatée  !  ô  prestige  d'un 
amour  forcené  ! 

GALATÉE  se  touche,  et  dit: 

Moi. 

P  Y  G  M  A  L I O  N  ,  transporté. 

Moi. 

ÇALATÉE,  se  touchant  encore. 

C'est  moi. 

PTGMALION. 

Ravissante  illusion  qui  passes  jusqu'à  mes  oreilles , 
ah  !  n'abandonne  jamais  mes  sens. 

GALATÉE  fait  quelques  pas,  et  touche  un  marbre- 
Ce  n'est  plus  moi. 

(  PygmalioA ,  dans  une  agitation ,  dans  des  transports  qu'il  a 
peiné  à  contenir,  suit  tous  ses  mouvements,  Técoute,  Tob- 
serve  avec  une  avide  attention  qui  lui  permet  à  peine  de  res- 
pirer. Galatée  s'avance  vers  lui  et  le  regarde  ;  il  se  lève  pré- 
cipitamment, lui  tend  les  bras,  et  la  regarde  avec  extase.  Elle 
pose  une  main  sur  lui  ;  il  tressaille ,  prend  cette  main ,  la 
porte  à  son  cœur ,  et  la  couvre  d'ardents  baisers.  ) 

GALATÉE,   avec  un  soupir. 

Ah  !  encore  moi. 

PYGMALION.  ^ 

Oui,  cher  et  charmant  objet,  oui,  digne  chef-d'œu- 


3a6  PYGMALION.  . 

vre  de  mes  mains,  de  mon  cœur  et  des  dieux;  c'est 
toi,  c'est  toi  seule  :  je  t'ai  donné  tout  mon  être;  je  ne 
vivrai  plus  que  par  toi. 


FIN   DE   PTGMALION. 


UENGAGEMENT 

TÉMÉRAIRE, 


COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES. 


AVERTISSEMENT. 

Rien  n  est  plus  plat  que  cette  pièce.  Cependant  j'ai  gardé 
quelque  attachement  pour  elle ,  à  cause  de  la  gaieté  du  troi- 
sième acte,  et  de  la  facilité  avec  laquelle  elle  fut  faite  en  trois 
jours,  grâce  à  la  tranquillité  et  au  contentement  d*espritoùje 
vivois  alors ,  sans  connottre  Tart  d'écrire,  et  sans  aucune  pré- 
tention. Si  je  fais  moi-même  l'édition  générale,  j'espère  avoir 
assez  de  raison  pour  en  retrancher  ce  barbouillage ,  sinon  je 
laisse  à  ceux  que  j'aurai  chargés  de  cette  entreprise  le  soin  de 
juger  de  ce  qui  convient,  soit  à  ma  mémoire,  soit  au  goût  pré- 
sent du  public. 


PERSONNAGES. 

VALÈRE,       t  ^^'• 

ISABELLE,  Veuve. 

É LIANTE ,  cousine  dlsabeUe. 

LISETTE,  suivante  dlsabeUe. 

CARLIN,  valet  de  Dorante. 

Un  Notaire.' 

Un  Laquais. 


La  scène  est  dans  le  château  d^ Isabelle. 


L'ENGAGEMENT 

TÉMÉRAIRE. 


ACTE  PREMIER. 


SCENE  I. 

ISABELLE,  ÉLIANTE. 

ISABEJLLE. 

♦ 

L'hymen  va  donc  enfin  serrer  des  nœuds  si  doux  ; 
Valère,  à  son  retour,  doit  être  votre  ëpoux  : 
Vous  allez  être  heureuse.  Ah ,  ma  chère  Éliante  ! 

ÉLIANTE. 

Vous  .soupirez?  Eh  bien  !  si  l'exemple  vous  tente , 
Dorante  vous  adore,  et  vous  le  voyez  bien. 
Pourquoi  gêner  ainsi  votre  cœur  et  le  sien? 
Car  vous  Taimez  un  peu  :  du  moins  je  le  soupçonne. 

ISABELLE. 

Non,  lliymen  n'aura  plus  de  droits  sur  ma  personne, 
Cousine;  un  premier  choix  m'a  trop  mal  réussi. 

ÉLIANTE. 

Prenez  votre  revanche  en  Saisant  celui-ci. 

ISABELLE. 

Je  veux  suivre  la  loi  que  j'ai  su  me  prescrire  ; 
Ou  du  moins....  Car  Dorante  a  voulu  me  séduire, 
Sous  le  feint  nom  d'ami  s'emparer  de  mon  cœur. 
Seroîs-j^donc  ainsi  la  dupe  d'un  trompeur. 


33o  LENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Qui,  par  le  succès  même,  en  seroit  plus  coupable, 
Et  qui  Test  trop,  peut-être? 

ÉLIANTE. 

Il  est  donc  pardonnable. 

ISABELLE. 

Point  ;  il  ne  m'aura  pas  trompée  impunément 
Il  vient.  Éloignons-nous I  ma  cousine,  un  moment. 
Il  n'est  pas  de  son  but  aussi  près  qu'il  le  pense  ; 
Et  je  veux  à  loisir  méditer  ma  vengeance. 

SCÈNE  IL 

DORANTE. 

Elle  m'évite  encor!  Que  veut  dire  ceci? 
Sur  Tétat  de  son  cœur  quand  serai-je  éclairci? 
Hasardons  de  parler....  Son  humeur  m^épouvante.... 
Carlin  connott  beaucoup  sa  nouvelle  suivante  ; 

(  n  aperçoit  Carlm.  )         ' 

Je  veux....  Carlin! 

.  SCENE  III. 

CARLIN,  DORAÎÏTE. 

CARLIN.  * 

Monsieur? 

DORANTE. 

Vois-tu  bien  ce  château? 

'  CARLIN. 

Oui,  depuis  fort  jong-temps. 

DORANTE. 

Qu'en  dis-tu? 

CARLIN. 

Qu'il  est  beau. 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  33i 

DORÂlïTE. 

Mais  encor? 

CARLIN. 

Beau,  très  beau,  plus  beau  qu^on  ne  peut  être. 
Que  diable! 

DORANTE. 

£t  si  bientôt  j'en  devenois  le  maître , 
Ty  plairois-tu? 

CARLIN. 

Selon  :  s'il  nous  restoit  garni  ; 
Cuisine  foisonnante,  et  cellier  bien  fourni  ; 
Pour  vos  amusements,  Isabelle,  Ëliante; 
Pour  ceux  du  sieur  Carlin ,  Lisette  la  suivante  ; 
Mais,  oui,  je  m'y  plairois. 

DORANTE. 

Tu  n'es  pas  dégoûté. 
Hé  bien ,  réjouis-toi,  car  il  est;... 

CARLIN. 

Acheté? 

DORANTE. 

Non,  mais  gagné  bientôt.  « 

CARLIN. 

Bon!  par  quelle  aventure? 
Isabelle  n'est  pas  d'âge  ni  de  figure 
A  perdre  ses  châteaux  en  quatre  coups  de  dé.  ^ 

DORANTE. 

Il  est  à  nous ,  te  dis-je,  et  tout  est  décidé 
Déjà  dans  mon  esprit.... 

/    CARLIN. 

Pestç  !  la  belle  emplette  ! 
Résolue  à  part  vous?  c'est  une  affaire  faite , 
Le  château  désormais  ne  sauroit  nous  manquer. 


332  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

DOBANTË. 

SoDge  à  me  seconder  au  lieu  de  te  moquer. 

CARLIN. 

Oh  !  monsieur ,  je  n'ai  pas  une  tête  si  vive  ; 

Et  j'ai  tant  de  lenteur  dans  Timaginative, 

Que  mon  esprit  grossier,  toujours  dans  Fembarras, 

Ne  sajt  jamais  jouir  des  biens  que  je  n'ai  pas  : 

Je  serois  un  Grésus  sans  cette  maladresse. 

DORANTE. 

Sais-tu,  mon  tendre  ami,  qu'avec  ta  gentillesse 
Tu  pourrois  bien,  pour  prix  de  ta  moralité, 
Attirer  sur  ton  dos  quelque  réalité? 

CARLIN. 

Ah  !  de  moraliser  je  n'ai  plus  nulle  envie. 
Gomme  on  te  traite,  hélas  !  pauvre  philosophie! 
Çà,  vous  pouvez  p|u*ler,  j'écoute  sans  souffler. 

DORANTE. 

Apprends  doiic  un  secret  qu'à  tous  il  faut  celer, 
Si  tu  le  peux,  du  moins. 

CARLIN» 

Rien  ne  m'est  plus  £àcile. 

DORANTE. 

Dieu  le  veuille  !  en  ce  cas  tu  pourras  m^étre  utile. 

CARLIN. 

Voyons. 

DORANTE. 

J'aime  Isabelle. 

CARLIN. 

'        Oh  !  quel  secret  !  Ma  foi , 
Je  le  savois  sans  vou$. 

DORANTE. 

Qui  te  Ta  dit? 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  333 

.  CARLIN. 

Vous. 

DORANTE. 

Moi? 

'    CARLIN. 

Oui,  VOUS".  VOUS  conduisez  avec  tant  de  mystère 
Vos  intrigues  d'amour,  qu'en  cherchant  à  les  taire. 
Vos  airs  mystérieux,  tous  vos  tours  et  retours 
En  instruisent  bientôt  la  ville  et  les  faubourgs. 
Passons.  A  votre  amour  la  belle  répond-elle? 

DORANTE. 

Sans  doute. 

CARLIN. 

Vous  croyez  être  aimé" d'Isabelle? 
Quelle  preuve  avez-vous  du  bonheur  de  vos  feux? 

DORANTE. 

Parbleu!  mes^er  Carlin,  vous  êtes  curieux. 

>    CARLIN. 

Oh!- ce  ton-là,  ma  foi,  sent  la  bonne  fortune; 
Mais  trop  de  confiance  en  fait  manquer  plus  d'une, 
Vous  le  savez  fort  bien. 

DORANTE. 

Je  suis  sâr  de  mon  fait, 
Isabelle  en  tout  lieu  me  fuit. 

CARLIN. 

Mais  en  effet 
C'est  de  sa  tendre  ardeur  une  preuve  constante  ! 

DORANTE. 

Écoute  jusqu'au  bout.  Cette  veuve  charmante 
A  la  fin  de  son  deuil  déclara  sans  retour 
Que  son  cçeur  pour  jamais  renonçoit  à  l'amour. 
Presque  dès  ce  moment  mon  ame  en  fut  touchée; 


334  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Je  la  vis,  je  Taimai;  mais  toujours  attachée 

Au  vœu  qu'elle  avoit  fait,  je  sentis  qu'il  faudroit 

Ménager  son  esprit  par  un  détour  adroit  : 

Je  feignis  pour  l'hymen  beaucoup  d'antipathie, 

Et  réglant  mes  discours  sur  sa  philosophie , 

Sous  le  tranquille  nom  d'une  douce  lamitié. 

Dans  ses  amusements  je  fus  mis  de  moitié.. 

GAHLIN. 

Peste  !  ceci  va  bien.  En  amusant  les  belles 
On  vient  au  sérieux.  Il  faut  rire  auprès  d'elles  ; 
Ce  qu'on  fait  en  riant  est  autant  d'avancé. 

DORANTE. 

Dans  ces  ménagements  plus  d'un  an  s'^est  passé. 
Tu  peux  bien  te  douter  qu'après  toute  une  année 
On  est  plus  familier  qu^aprèâ  une  journée  ; 
Et  mille  aimables  jeux  se  passent  entre  amis, 
Qu'avec  un  étranger  on  n'auroit  pas  permis. 
Or,  depuis  quelque  temps  j'aperçois  qu'Isabelle 
Se  comporte  avec  moi  d'une  façon  nouvelle. 
Sa  cousine  toujours  ipe  reçoit  de  même  œil; 
Mais,  sous  l'air  affecté  d'un  favorable  accueil, 
Avec  tant  de  réserve  Isabelle  me  traite , 
Qu'il  faut  ou  qu'en  secret  prévoyant  sa  défiaiite 
Elle  veuille  éviter  de  m'en  faire  l'aveu. 
Ou  que  d'un  autre  amant  elle  approuve  le  feu. 

CARLIN. 

Eh  !  qui  voudriez-vous  qui  put  ici  lui  plaire? 
11  n'entre  en  ce  château  que  vous  seul  et  Yalère, 
Qui,  près  de  la  cousine  en  esclave  enchaîné, 
Va  bientôt  par  Fhymen  voir  son  feu  couronné. 

DORANTE. 

Moi  doncy.n'apercevant  aucun  rival  à  craindre. 


/ 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  335 

Ne  dois-je  pas  juger  que,  voulant  se  contraindre, 

Isabelle  aujourd'hui  cherche  à  m -en  imposer 

Sur  le  progrès  d'un  feu  qu'elle  veut  déguiser? 

Mais,  avec  quelque  soin  qu'elle  cache  sa  flamme. 

Mon  cœur  a  pénétré  le  secret  de  son  ame  ; 

Ses  yeux  ont  sur  les  miens  lancé  ces  traits  charmants  ^ 

Présages  fortunés  du  bonheur  des  amants* 

Je  suis  aimé,  te  dis-je;  un  retour  plein  de  charmes 

Paie  enfin  mes  soupirs,  mes  transports,  et  mes  larmess. 

GARLIN. 

Economisez  mieux  ces  exclamations  ; 

Il  est,  pour  les  placer,  d'autres  occasions 

Où  cela  fait  merveille.  Or,  quant  à  notre  affaire. 

Je  ne  vois  pas  encoi"  ce  que  mon  ministère, 

Si  vous  êtes  aimé,  peut  en  vôtre  faveur  : 

Que  vous  faut-il  de  plus  ? 

DORANTE. 

L'aveu  de  mon  bonheur. 
Il  faut  qu'en  ce  chàt($Au....  Mais  j ^aperçois  Lisette. 
Va  m'attendre  au  logis.  Surtout,  bouche  discrète. 

CARLIN. 

Vous  offensez,  moQsieur,  les  droits  de  mon  métier. 
On  doit  choisir  son  monde ,  et  puis  s^y  confier. 

♦  DORANTE,  le  rappelant. 

Ah  !  j'oubliois....  Carlin,  j'ai  reçu  de  Valère 
Une  lettre  d'avi»  que,  pour  certaine  affaire 
Qu'il  ne  m'expliquç  pas,  il  arrive  aujourd'hui. 
S'il  vient ,  cours  aussitôt  m'en  avertir  ici. 


336  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

SCENE  IV. 
DORANTE,  LISETTE. 

DORANTE. 

Ah  !  c'est  toi,  belle  enfant!  Eh!  bonjour,  ma  Lisette: 
Gomment  vont  les  galants?  A  ta  mine  coquette 
On  pourroit  bien  gager  au  moins  pour  deux  ou  trois: 
Plus  le  nombre  en  est  grand ,  et  mieux  on  fait  son  choix. 

LISETTE. 

Vous  me  prêtez,  monsieur,  un  petit  caractère. 
Mais  f oit  joli,  vraiment  ! 

DORANTE. 

Ron,  bon  !  point  de  colère. 
Tiens,  avec  ces  traits-là,. Lisette,  par  ta  foi. 
Peux-tu  défendre  aux  gens  d'être  amoureux  de  toi? 

LISETTE. 

Fort  bien.  Vous  débitez  la  fleurette  à  merveilles, 
Et  vos  galants  discoulrs  endiantctot  les  oreilles. 
Mais  au  fait,  croyez-moi. 

DORANTE. 

Parbleu  !  tu  me  ravis, 

(  feignant  de  vouloir  Tembrasser*  ) 

J  aime  à  te  prendre  au  mot. 

LISETTE. 

Tout  doux,  monsieur! 

'  DORANTE.     ^ 

Tu  ris, 
Et  je  veux  rire  aussi.  . 

LISETTE. 

Je  le  vois.  Malepeste  ! 
Comme  à  m'interpréter,  monsieur,  vous  êtes  leste! 


AOTE  I,  SCÈ«E  IV.  337 

Je  m^entends  autrement,  et  sais  qu'auprès  de  nous 
Ce  jargon  séduisant  de  messieui^s  tels  que  vous 
Montre,  par  ricochet,  où  le  discours  s'adresse. 

DORANTE. 

Quoiî  tu  penserois  donc  qu'épris  de  ta  maîtresse?,... 

LISETTE. 

Moi?  je  ne  pense  rien;  mais,  si  vous  m'en  croyez. 
Vous  porterez  ailleurs  des  feux  trop  mai  payés. 

DORANTE,  vivSment. 

'  ê 

Ah!  je  Favois  prévu  ;  Fingrate  a  vu  ma  flamme, 

Et  c'est  pour  m'accabler  qu'elle  a  lu  dans  mon  ame.    . 

LISETTE. 

Qai  vous  aidit  cela  ? 

DORANTE. 

Qui  me  Ta  dit?  c'est  toi. 

LISETTE. 

Moi?  je  n'y  songe  pas. 

DORANTE. 

Gomment? 

LISETTE. 

Non,  par  ma  foi. 

DORANTE. 

Et  ces  feux  mal  pay^s,  est-ce  un  rêve?  est-ce  un  conte? 

LISETTE. 

Diantre  !  comme  au  cerveau  d'abord  le  feu  vous  monte  ! 
Je  ne  m^  frotte  plus. 

DORANTE. 

Ah  !  daigne  m'éclaircir. 
Quel  plaisir  peux-tu  prendre  à  me  faire  souffrir? 

LISETTE. 

Et  pourquoi  si  long-temps,  vous,  me  faire  mystère 
D'un  secret  dont  je  dois  être  dépositaire  ? 

XI.  22 


33S  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

J'ai  voulu  voud  punir  par  un  peu  de  douci. 
Isabelle  n'a  rien  aperçu  jusqu'ici. 

(àpart.  )  (hdïit.) 

C'est  mentir.  Mais  gardez  qu'elle  ne  vous  soupçonne; 
Car  je  doute  en  ce  cas  que  son  cœur  vous  pardonne. 
Vous  ne  sauriez  penser  jusqu'où  va  sa  fierté. 

DORANTE. 

Me  Yoilà  retombé  dans  ma  perplexité. 

LISETTE. 

Elle  vient.  Essayez  de  lire  dans  son  ame, 
Et  suitout  avec  soin  cachez-lui  votre  flamme; 
Car  vous,  êtes  perdu  si  vous  la  laissez  voir. 

DORANTE. 

Hélas  !  tant  de  lenteur  me.met  au  désespoii*. 

SCENE  V. 

ISABELLE,  DORANTE,  LISETTE. 

ISABELLE. 

Ah  !  Dorante,  bonjoun  Quoi!  tous  deux  tête  à  tête! 
Eh  mais  t  tottn  foisîez  donc  votre  cour  à  Lisette? 
Elle  est  vraiment  gentille  et  de  bon  entretien. 

DORANTE. 

Madame,  il  me  suffit  qu'elle  vous  appartient 
F<Kir  TCfohercher  eu  «ont le  bonheur  de  lui  plaire. 

ISABELLE. 

Sî  c'esjt  là  votre  objet,  rien  né' tous  reste  à  faire, 
Car  Lisette  8^ftttacfa«  à  lî0x»s-me^  sentiments. 

nORANTB. 

Ah!  madame.... 

ISABELLE.      > 

Oh  !  $ùi^ôu€,  quittons  les  csomjJiments, 


.1 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  339 

Et  laissons  aux  amants  ce  vulgaire  langage. 
La  sincère  amitié  de  son  froid  étalage 
A  toujours  dédaigné  le  fade  et  tain  secours  : 
On  n'aime  point  assez  quand  on  le  dit  toujours* 

DORANTE. 

Ab!  du  moins  une  fois  heureux  qui  peut  le  dire  ! 

LISETTE,  bas. 

Taisez-vous  donc ,  jaseur. 

ISABELLE.. 

J'oserois  bien  préd;ire 
Qae,  sur  le  ton  touchant  dont  vous  vous  exprimez^ 
Vous  aimerez  bientôt,  si  déjà  vous  n*aimez. 

DORANTE. 

Moi,  madame? 

ISABELLE. 

Oui,  vous. 

DORANTE. 

Vous  me  raillez,  sans  doute. 

LISETTE,  à  part. 

Ohl  ma  foi,  pour  lé  coupanon  homme  est  en  déroute. 

I3ABELLE. 

Je  crois  lire  en  vos  yeux  des  symptômes  d'amour. 

DORANTE. 

(haut,  à  LiseUe,  avec  affectation.) 

Madame,  en  vérité....  Pour  lui  faire  ma^our , 
Faut-il  en  convenir? 

LISETTE,  bas. 

Bravo  1  prenez  courage. 

(haut,  â  Dorante.) 

Mais  il  faut  bien,  monsieur,  aider  au  badinage. 

ISABELLE.     • 

Point  ici  de*  détour  :  parlez^^moi  franchement; 

'  Seriez>-vous  amoureux? 

22. 


34o  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

LISETTE,  bas,  viveinent. 

Gardez  de.... 

DORANTE. 

Non,  vraiment, 
Madame,  il  me  déplatt  fort  de  vous  contredire. 

ISABELLE. 

Sur  ce  ton  positif,  je  n'ai  plus  rien  à  dire  : 
Vous  ne  voudriez  pas^  je  crois,  m'en  imposer. 

;  DORANTE. 

J'aimerois  mieux  mourir  que  de  vous  abuser. 

LISETTE,  bas. 

Il  ment,  ma  foi,  fort  bien  ;  j'en  suis  assez  contente. 

ISABELLE. 

Ainsi  donc  votre  cœur,  qu'aucun  objet  ne  tente, 
Les  a  tous  dédaignés,  «t  jusques  aujourd'hui 
N'en  a  point  rencontré  qui  fut  digne  de  lui? 

DORANTE,   à  part. 

Ciel  !  se  vit-on  jamais  .en  pareille  détresse  ? 

LISETTE. 

Madame ,  il  n'ose  pas ,  far  pure  politesse , 
Donner  à  ce  discours  son  approbation  ; 
Mais  je  sais  que  l'amour  est  son  aversion. 

(bas,  à  Dorante.) 

Il  faut  ici  du  cœur. 

ISABELLE. 

Eh  bien  !  j'en  suis  charmée. 
Voilà  notre  amitié  pour  jamais  confirmée , 
Si,  ne  sentant  du  moins  nul  penchant  à  l'amour, 
Vous  y  voulez  pour  moi' renoncer  sans  retour. 

LISETTE. 

Pour  vous  plaire,  madame,  il  n'est  rien  qu'il  ne  fasse. 

ISABELLE. 

Vous  répondez  pour  lui?  c'est  de  mauvaise  grâce. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  34r 

DORANTE, 

Hélas  ?  j'approuve  tout  ;  dictez  vos  volontés. 
Tous  vos  ordres  par  moi  seront  exécutés. 

ISABELLE. 

Ce  ne  sont  point  des  lois,  Dorante,  que  j'impose; 

Et  si  vous  répugnez  à  ce. que  je  propose, 

Nous  pouvons  dès  ce  jour  nous  quitter  bons  amis. 

DORANTE. 

Ah  !  mon  goût  à  vos  vceux  sera  toujours  soumis. 

ISABELLE. 

Vous  êtes  complaisant,  je  veux  être  indulgente; 
Et  pour  vous  en  donner  une  preuve  évidente , 
Je  déclare  à  présent  qu'un.seul  jour,  un  objet, 
Doivent  borner  le  vœu  qu'ici  vous  avez  fait. 
Tenez  pour  ce  jour  seul  votre  cœur  en  défense  ; 
Évitez  de  Famour  jusques  à  Tapparence 
Envers  un  seul  objet  que  je  vous  nommerai; 
Résistez  aujourd'hui,  demain  jç  vous  ferai 
Un  don^.,. 

DORANTE,   vivement. 

A  mon  choix? 

ISABELLE. 

Soit,  il  faut  vous  satisfaire; 
Et  je  vous  laisserai  régler  votre  salaire. 
Je  n'en  excepte  rien  que  les  lois  de  l'honneur  : 
Je  voudrois  que  le  prix  fût  digne  du  vainqueur. 

DORANTE. 

Dieux  !  quels  lé  gers  travaux  pour  tant  de  récompense  ! 

'  ISABELLE. 

Oui  :  mais  si  vous  manquez  un  moment  de  prudence , 
Le  moindre  acte  d'amour,  un  soupir,  un  regard, 
Un  trait  de  jalousie  enfin ,  de  votre  part , 


343         L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Vous  privent  à  Finstant  du  droit  que  je  vous  laisse: 
Je  punirai  sur  moi  votre. propre  foiblesse , 
En  vous  voyant  alors  pour  la  dernière  fois. 
Telles  sont  du  pari  les  immuables  lois. 

DORANTE. 

Ah  !  que  vous  m'épargnez  de  mortelles  alarmes  ! 
Mais  quel  est  donc  enfin  cet  objet  plein  de  charmes 
Dont  les  attraits  pour  moi  sont  tant  à  redouter? 

ISABELLE. 

Votre  cœur  aisément  pourra  les  rebuter  : 
Ne  craignez  rien.. 

DORANTE. 

Et  c'est? 

ISABELLE. 

C'est  moi. 

DORANTE. 

Vou&? 

ISABELLE. 

Oui,  moirméme. 

DORANTE. 

Qu'eiiten&-je  ? 

ISABELLE. 

^  D'où  VOUS  vient  cette  surprise  extrême? 
Si  le  combat  avoit  moins  de  facilité, 
Le  prix  ne  vaudroit  pas  ce  qu'il  auroit  coûté. 

LISETTE. 

Mais  regardez-le  donc  ;  sa  figure  est  à  peindre  ! 

DORANTE,  àpart. 

Non,  je  n'en  reviens  pas.  Mais  il  faut  me  contraindre. 
Cherchons  en  cet  instant  à  remettre  mes  sens. 
Mon  cœur  contre  soi-même  a  lutté  trop  long-temps; 
Il  £eiut  un  peu  de  trêve  à  cet  excès  de  peiae. 


ACTE  I,  SCÈNE  y.  343 

La  cruelle  a  trop  vu  le  penchant  qui  m'entratne  • 
Et  je  ne  sais  prévoir,  à  force  d^  penser, 
Si  Ton  veut  me  punir  ou  me  récompenser. 

SCÈNE  VI. 

ISABELLE,  LISETTE. 

LISETTE. 

De  ce  pauvre  garçon  le  sort  me  touche  Tame. 
Vous  vous  plaisez  par  trop  à  maltraiter  sa  flamme , 
Et  vous  le  punissez  de  sa  fidélité. 

I$ABELL£. 

Va,  Lisette ,  il  n'a  rien  qu'il  n^ait  bien  mérité. 
Quoi  !  pendant  si  long-temps  il  m  aura  pu  séduire , 
Dans  ses  piégea  adroil;s  il  m'aura  m  conduire  ; 
11  aura,  sous  le  nom  d'une  douce  amHi.é.«<. 

.LISETT1&. 
Fait  prospérer  Famour  ? 

ISABELLE. 

Et  j'en  aurois  pitié  ! 
Il  Eaut  que  ces  trompeurs  trouvent  dans  nos  caprices 
Le  juste  châtiment  de  tous  leurs  artifices. 
Tandis  qu^ils  sont  amants,  ils  dépendent  de  nous  : 
Leur  tour  ne  vient  que  trop  sit^  qu'ils  sont  époux. 

LISETTE. 

Ce  sont  bien,  il^st  vrai,  les  plus  francs  hypocrites! 
lis  vous  savent  long-temps  faire  les  chattemittes  : 
Et  puis  gare  la  griffe.  Oh!  d'avance  auprès  d^eux 
Prenons  notre  revanche. 

•ISABELLE,   en.  soi-même! 

Oli  i ,  le  tour  est  heureux. 


344  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

(  à  Lisette.  ) 

Je  médite  à  Dorante  une  assez  bonne  pièce* 
Où  nous  aurons  besoin  de  toute  ton  adresse. 
Valère  en  peu  de  jours  doit  veûir  de  Paris? 

LISETTE. 

Il  arrive  aujourd'hui,  Dorante  en  a  lavis. 

ISABELLE. 

Tant  mieux,  à  mon  projet  cela  vient  à  merveilles. 

LISETTE. 

Or,  expliquez-nous  donc  la  ruse  sans  pareiHes. 

ISABELLE. 

Valère  et  ma  cousine,  unis  d'un  même  amour. 
Doivent  se  marier  peut-être  dès  ce  jour. 
Je  yeux  de  mon  dessein  la  faire  confidente. 

LISETTE. 

Que  ferez- vous ,  hélas  1  de  la  pauvre  Éliante? 
Elle  gâtera  tout.  Avez-vous  oublié  .  . 

Qu'elle  est  la  bonté  même,  et  que,  peu  délié, 
Son  esprit  n'est  pas  fait  pour  le  moindre  artifice, 
Et  moins  çncor  son  cœur  pour  la  moindre  malice? 

ISABELLE*. 

Tu  dis  fort  bien,  vraiment;  m^iis .pourtant  mon  projet 
Demanderoit....  Attends..,.  Mais  o.ui^  voilà  le  fait 
Nous  pouvons  aisément  la  tromper  elle-même; 
Cela  n'en  fait  que  mieux  pour  notre  stratagème. 

Lisette. 
Mais  si  Dorante,  enfin,  par  l'amour  emporté, 
Tombe  dans  quelque  piège  où  vous  l'aurez  jeté, 
Vous  ne  pousserez  pas,  du  moins,  la  raillerie 
Plus  loin  que  ne  permet  une  plaisanterie  ? 

ISjlBELLE. 

Qu'appelles-tu,  plus  loin?  Ce  sont  ici  des  jeux, 


,      ACTE  I,  SGÈNB  VL  i      345 

Mais  dont  Té vèbement  doit  être  «^ieux. 

Si  Dorante  eat  iiainqueur  et  si  Dorante  m^aime, 

Qu'il  demande  ma  main ,  il  Ta  dès  Tinstant  même  ;  . 

Mais  si  son  foible  cœur  ne  pent  exécuter  . 

La  loi  que  par  ma  Louche  il  s^est  laissé  dicter, 

Si  son  ^tourderie  un  peu  trop  loin  Tentrî^ne, 

Un  étemel  ^dleu  va  devenir  la  peine 

Dont  je'me  veag^rraixle  sa  séduction ,  ,^ 

Et  dont  je  punirai  son  indiscrétion. 

LISETTE, 

Mais  s^il  ne  commettoit  qu'une  feuite  légère 
Pour  qui  la  moindre  peine  est  encor  trop  sévère? 

ISABELLE. 

D'abord ,  à  ses  dépêng  nous  nous  amuserons  ; 
Puis  no.ns  verrons ,  après ,  ce  que  nous  en  ferons. 


4  » 


^   ï  .  " 


FIN   DU   PaE'MtfiB   ACTE. 


•     V 


1 


r 


ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

ISABELLE,  LISETTE^ 

LISETTE. 

Oui ,  tout  a  réussi,  madame ,  par  merveilles. 
Éliante  écoutoit  de  toutes  ses  oreilles , 
Et  sur  nos  propos  feints,  dans  sa  vaine  terreur, 
Nous  donne  bien,  je  panse ,  au  diablç  de  bon  cœur. 

.  •  ,  ISABELLE.  .     '     4-, 

EUe^roit  tout  de  bon  <jue  j'en  veux  à  Valère? 

.    «       ■  LISETTE.      .        - 

Et  que  trouvez-vous  là  que  de  fort  ordinaire? 
D^nne  amie  en  secjret  s's^proprier  Tamant^ 
Dame  !  attrape  qui  peut.  *  :  / 

•  '      •    '     ISABELLE. 

Au',  très  assurément 
Ce  procédé  \ti  mal  avec  mou  caractère. 
D'ailleurs.... 


LISETTE. 


Vous  n'aimez  point  lamant  qui  sait  lui  plaire, 
a  vertu  vous  dit  de  lui  laisser  son  bien. 
Ah  !  qu'on  est  généreux  quand  il  n'en  coûte  rien  ! 

ISABELLE. 

Non*^  quand  je  l'aimerois ,  je  ne  suis  pas  capable.... 

LISETTE. 

Mais  croyez-vous  au  fond  d'être  bien  moins  coupable? 


L'EN&AGÉMENT  TÉMÉRAIRE.  347 

ISABELLE. 

Le  tour,  je  tè  TaTOue,  est  malin.  ' 

tïSBTTR  . 

Très  malin. 

ISABELLE. 

I 

Mais.... 

tiSETTE. 

Les  frais  en  sont  faits ,  il  &ut  en  voir  la  fin , 
N  est-ce  pa§?  ,.  -  ' 

ISABELLE.  '  ^ 

• 

Oui.  Je  vais  faire  I9  fausse  lettre  : 
A  Valère  feignant  de  la  vouloir  remettre, 
Tu  tâcheras  tantôt,  mais  très  adfoi^ement , 
Qu'elle  parvienne  aux  mains  de  Dorante. 

LISETTE, 

,  Oh!  vr^ipneiic, 
Carlin  est  si  nigaud  que.... 

ISABELLE.  ;    *' 

Le  voici  lui-même  : 
RentrcHis.  Il  vieiU  à  poinx  pour  notre  stratagème. 

SCÈNE  IL 

CARLIN. 

» 
I 

Valère  est  arrivé;  moi  j'accours  à  Tinatant, 

• 

Et  voilà  la  façon  dont  Dorante  m'attend. 

Où  diablerie  chercher?  Hom  !  qu  ilm'entloit  de  l>elles4 

On  dit  qu'eu  di^iji  Mercure  on  a  jdonn^  d^  ailes  : 

n  en  faut  en  effet  pbur  servk*  uu  amant, 

S'il  ne  nourrit  son  monde  assez  lëgèrement 

Pour  compenser  cela*  Quelle  maudite  yiè 


a48  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Que  d'être  assujettis  à  tant  de  fantaisie  !* 

Parbleu  !  ces  mattres^là  sont.de  plaisants  sujets  ! 

Ils  prennent,"  par  ma  foi,  leur^  gens  pour  leurs  valets! 

SCÈNE  III. 

ÉLIANTE,  GARLIN. 

ÉLIAN'TB,   s^ns  voir  Carlin. 

'  Ciel  !  que  viens-je  3'çn tendre ?^et  qui  voudra  le  croire? 
Inventa-t-on  jamais  perfidie  aussi  noire  ? 

Carlin. 
Éliante  parott  ;  elle  a  les  yeax  jen  pleurs  ! 
A  qui  diable  en  a-t-elle? 

ÉLIANTE. 

A  de  telles  noirceurs 
Qui  pourroit  reconnoitre-IsabeUe  et.Valère? 

CABLIN.  ' 

Ceci  couvre  à  coup  sûr  quelque  nouveau  mystère. 

•ÉLIANTE. 

Ah  !  Garlfn ,  qu'à  propos  je  té  rencontfre  ici  ! 

CAALIN; 

Et  moi ,  très*  à  propos  J0  vous  y  trouve  aussi , 
Madame,  si  je  puis  vous  y  marquer  mon  zélé. 

ÉLIANJE. 

Cours  appeler  Doranjte,  et  dis-lui  qu'Isabelle, 
Lisette,  et  sop  aini,  nous  'trahissent  tous  trois. 

.CARLIN.         '      * 

iB  1»  cherché  moi^qtféi^ê,  et  déjà  par  (ieux'foîs^ 
J'ai  couru^usqu'ici  pour  lui  pouvoir  apprendrç 
Que  Valère  au  logis  est  resté  pjpur  l'attendre. 

ifcLtANTE. 

Valère  ?  Ah ,  le  perfide  !  il  méprise  inon  bœur , 


^ACfTE  II,  SCÈNE  m.  S49 

Il  épouse  Isabelle;  et  sa  coupable  ardeur, 
A  sonemi  Porante  arradtant  sa  maîtresse, 
Outrage  en  même  lemps  llioniieur  et  la  tendresse. 

CARLIN. 

Mais  de  qui  tenez- vous  un  sî  biaarre  fait? 
Il  faut  se  déâer  des  rapports  qu'on  nous  fait. 

ÉLIANTE.       • 

J'en  ai,  pour  mon  malheur,  la  preuve  trop  certaine. 
J'étois  par  pur  hasard  dans  la  chambre  prochaine  ; 
Isabelle  et  Lisette  arrangeoient  leur  complot. 
A  travers  la  cloison,  jusques  au  moindre  mot, 
J'ai  tout  entendu ... . 

CARLIN. 

Mais,  c^est  de  quoi  mé  confondnr; 
A  cette  preuve-là  je  n  ai  rien  à  répoudre. 
Que  puis-je  cependant  faire  pour  vou^  servir? 

ÉLIANTE. 

Lisette  en  peu  d'instants  sûrement  doit  sortir 
Pour  porter  à  Valère  elle-même  une  lettre 
Qu'Isabelle  en  ses  mains  tantôt  a  dû  remettre» 
Tâche  de  la  surprendre,  ouvre-la,  porte-la 
Sur-le-champ  à  Dorante  ;  il  pourra  voir  par  là 
De  tout  leur  noir  complot  la  trame  criminelle. 
Qu'il  tâche  à  prévenir  cette  injure  cruelle , 
Mon  outrage  est  le  sien. 

CARLIN. 

Madame ,  la  douleur 
Que  je  ressens  pour  vous  dans  le  fond  de  mon  cœur.... 
Allume  dans  mon  ame....  une  telle  colère.... 
Que  mon  esprit....  ne  peut....  Si  je  tenois  Valère.... 
Suffit....  Je  ne  dis  rien....  Mais,  ou  nous  ne  pourrons, 
Madame,  vous  servir....  ou  nous  Vous  servirons. 


35o  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

ÉLIANTE. 

De  mon  juste  retour  tu  peux  tout  te  promettre.  * 

Lisette  va  venir  :  souviens-foi  delà  letti'e.^ 

Un  autre  procéda  seroit  plus  généreux; 

Mais  contre  les  trompeurs  on  peut  agir  comme  eux. 

Faute  d'autre  moyen  pour  le  faire  connoitre^ 

C'est  en  le  trahissant  qu  il  faut  punir  un  traître. 

SCÈNE  IV. 

CARLIN. 

Souviens-toi  !  c'est  bien  dit  :  mais  pour  exécuter 
Le  vol  qu'elle  demande,  il  y  faut  méditer. 
Lisette  n'est  pas  grue,  et  le  diable  m'emporte 
Si  l'on  prend  ce  qu'elle  a  que  de  la  bonne  sorte. 
Je  n'y  vois  qu^embarras.  Examinons  pourtant 
Si  l'on  ne  pourroit  point....  Le  cas  est  important; 
Mais  il  s'agit  ici  de  ne  point  nous  commettre, 
Car  mon  dos....  C'est  Lisette,  et  j'aperçois  la  lettre. 
Éliante,  ma  foi,  ne  s'est- trompée  en  rien. 

SCÈNE  V.   • 

CARLIN.,   LISETTE,   âveb  une  lettre  dans  le  sein. 

LISETTE,   àpart. 

Voilà  déjà  mon  drôle  aux  aguets  :  tout  va  bien. 

CARLIN. 

(àpart.)  ,  (haut.) 

Hasardons  l'aventure.  Eh  !  comment  va  Lisette? 

LISETTE. 

Je  ne  te  voyois  pas  ;  on  diroit  qu'en  vedette 


ACiTE  II/S&ÈNE  V.  35 1 

Quelqu'un  t'auroit  mis  là  pouis  détrousser  les  gens. 

CARLIN. 

Mais,  j'ainteroU  as^es  à  piller  les  passants 
Qui  te  ressembteroient. 

LISETTE. 

Aussi  peu  redoutsd>les? 

CARLIN. 

Non,  des  gens  qui  seroient  autant  que  toi  Tolables. 

LISETTE. 

Que  leur  volerois-tu?  pauvre  enfant  l  je  n^ai  rien. 

CARLIN. 

Carlin  de  ces  riens-là  s'accommoderoit  bien. 

(  essayant  d'escamoter  la  lettre.  ) 

Par  exemple,  d'abord  je  tâcberois  de  prendre.... 

LISETTE. 

Fort  bien  ;  mais  de  ma  part  tâchant  de  me  défendre , 
Vous  ne  prendriez  rieti,  du  moins  pour  le  moment. 

(Elle  met  la  lettre  daas  la  poche  de  son  tablier  du  côté  de 
Carlin.) 

CARLIN. 

Il  faudroit  donc  tâeherde  m'y  prendre  autrement. 
Qu'est-ce  que  cette  lettre?  où  vas-tu  donc  la  mettre? 

LISETTE,   feignant  d*étre embarrassée. 

Cette  lettre ,  Carlin?  £b  mais ,  c^est  une  lettre.... 
Que  je  mets  dans  ma  pocbe. 

CARLIN. 

Ob  !  vraiment ,  j  e  le  vois. 
Mais  voudrois-tu  me  dire  à  qui?.... 

(  fl  tâcbe  encore  de  prendre  la  lettre.  ) 
LISETTE ,  mettant  la  lettre  dansFautre  poche  opposée  à  Carlin. 

Déjà  deux  fois  ' 
Vous  avez  essayé  dé  la  prendre  par  ruse. 
Je  voudrois  bien  Savoir.... 


352  L  ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

CARLIN. 

Je  te  demande  excuse; 
Je  dois  à  tes  secrets  ne  prendre  aucune;  part. 
Je  Youlois  seulement  savoir  si  par  hasard 
Cette  lettre  n'est  point  pour  Yalère  ou  Dorante. 

LISETTE. 

Et  si  c'ëtoil  pour  eax..V. 

CARLIN. 

D'abord ,  je  ine  présente, 
Ainsi  que  je  ferois  Vnéme  en  tout  autre  cas. 
Pour  la  porter  moi-même  et  vous  sauver  des  pas. 

LISETTE. 

Elle  est  pour  d'autre»  |[ens. 

CARLIN. 

'Tu  mens;  voyons  la  lettre. 

LISETT'E. 

r 

Et  si,  vous  la  donnant,  je. voué  feisois  promettre 
De  ne  la  point  montrer ,  me  le  tiendriez- vous? 

CARLIN. 

Oui ,  Lisette,  en  honneur , 'j'en  jure  à  tes  genoux. 

•LISETTE. 

Vous  m'apprenez  comment  il  faudra  me  conduire. 
De  ne  la  point  montrer  on  a  su  me  prescrire  ; 
J'ai  promis  en  honneur. 

CARLIN. 

Oh  !  c'est  un  autre  point: 
Ton  honneur  et  le  mien  ne  se  ressemblent  point. 

LISETTE. 

Ma  foi,  monsieur  Carlin,  j'en  serois  très  fâchée. 
Voyez  l'impertinent  ! 

CARLIN. 

Ah  !  vous  êtes  cachée  ! 


ACTE  H,  SCÈNE  V.  353 

Je  connois  maintenant  quel  est  votre  motif. 
Votre  esprit  en  détours  seroit  moins  inventif 
Si  la  lettre  touchoit  un  autre  que  vous-même  : 
Un  traître  rival  est  Tobjet  du  stratagème, 
Et  j  ai,  pour  mon  malheur,  trop  su  le  pénétrer 
Par  vos  précautions  poiur  ne  la  point  montrer. 

LISETTE. 

11  est  vrai;  d'un  rival  devenue  amoureuse, 
De  vos  soins  désormais  je  suis  peu  curieuse. 

CARLIN,  en  déclamant. 

Oui ,  perfide ,  je  vois  que  vous  me  trahissez , 
Sans  retour  pour  mes  soins ,  pour  mes  travaux  passés. 
Quand  je  vous  promenois  par  toutes  les  guinguettes. 
Lorsque  je  vous  aidois  à  plisser  vos  cornettes. 
Quand  je  vous  faisois  voir  la  Foire  ou  FOpéra^ 
Toujours,  me  disiez-vous,  notre  amour  durera. 
Mais  déjà  d'autres  feux  ont  chassé  de  ton  ame 
Le  charmant  souvenir  de  ton  ancienne  flamme. 
Je  sens  que  le  regret  m'accablç  de  vapeurs; 
Barbare,  c'en  est  fiait,  c'est  pour  toi  que  je  meurs. 

LISETTE. 

Non,  je  t'aime  toujours. Mais  il  tombe  en  foiblesse. 

(Pendant  que  Lisette  le  soutient  et  lui^fait  sentir  son  flacon. 
Carlin  lui  vole  la  lettre.  ) 

Pourquoi  vouloir  aussi  lui  cacher  ma  tendresse? 
C'est  moi  qui  l'assassine.  Eh!  vite  mon  flacon. 

(  à  part.  )  . 

Sens,  sens,. mon  pauvre  enfant.  Ah!  le  rusé  fripon! 

(haut.) 

Comment  te  trouves-tu? 

CARLIN. 

Je  reviens  à  la  vie. 

XI.  23 


354  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

.  LISETTE. 

De  la  mienne  bientôt  ta  mort  seroit  suivie. 

CARLIN. 

Ta  divine  liqueur  m'a  tout  réconforté. 

LISETTE,    à  part. 

C'est  ma  lettre,  coquin,  qui  t'a  ressuscité. 

(haut.) 

Avec  toi  cependant  trop  long-temps  je  m'amuse; 
Il  faudra  que  je  rêve  à  trouver  quelque  excuse, 
Et  déjà  je  devrois  être  ici  de  retour. 
Adieu,  mon  cher  Carlin. 

CARLIN. 

Tu  t'en  vas ,  mon  amour? 
Rassure-moi,  du  moins,  sur  ta  persévérance. 

LISETTE. 

Eh  quoi!  peux-tu  douter  de  toute  ma  constance? 

(  à  part.  ) 

II  croit  m'avoir  dupée ,  çt  rit  de  mes  propos  : 
Avec  tout  leur  esprit,  les  hommes  sont  des  sots. 

SCENE  VI. 

CARLIN. 

« 

A  la  fin  je  triomphe ,  et  voici  ma  conquête. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  il  faut  encore  un  coup  de  tête  : 

Car,  à  Dorante  ainsi  si  je  vais  la  porter. 

Il  la  rend  aussitôt  sans  la  décacheter; 

La  chose  est  immanquable  :  et  cependant  Valère 

Vous  lui  souffle  Isabelle,  et,  sous  mon  ministère, 

Je  verrai  ses  appas,  je  verrai  ses  éeus 

Passer  en  d'autres  mains,  et  mes  projets  perdus! 


J 


ACTE  II,  SCÈNE, VI.  ,355 

Il  faut  oiivrir  la  lettre....  Eh!  oui;  mais  si  je  Fouvre, 

Et  par  quelque  malheur  que  mon  vol  se  découvre, 

Valère  pourroit  bien....  La  peste  soit  du  sot! 

Qui  diable  le  saura?  méi,  je  n^en  dirai  mot. 

Lisette  aura  sur  moi  quelque  soupçon  peut-être  : 

Ëh  bien!  nous  mentirons...  Allons,  servons  mon  maître, 

Et  contentons  surtout  ma  curiosité. 

La  cire  ne  tient  point,  tout  est  déjà  sauté; 

Tant  mieux  :  la  refermer  sera  chose  facile.... 

(Il  lit  en' parcourant. ) 

Diable  !  voyons  ceci, 
(nbt.) 

«  Je  vous  préviens  par  cette  lettre ,  mon  cher  Valère , 
«supposant  que  vous  arriverez  aujourd'hui,  comme 
«  nous  en  sommes  convenus.  Dorante  est  notre  dupe 
K  plus  que  jamais  :  il  est  toujours  persuadé  que  c'est  à 
«  Éliante  que  vous  en  voulez,  et  j  ai  imaginé  là-de$sufi 
«  un  stratagème  assez  plaisant  pour  nous  amuser  à  ses 
«dépens,  et  Tempécher  de  troubler  notre  mariage. 
«  J'ai  fait  avec  lui  une  espèce  de  pari,  par  lequel  il  s'es€ 
«  engagé  à  ne  me  donner  d'ici  à  demain  aucune  ntar- 
«  que  d'amour  ni  de  jalousie ,  sous  peine  de  ne  me  yoir 
«jamais.  Pour  le  séd^iireplus  sûrement,  je  l'accablerai 
«  de  tendresses  outrées,  que  vous  ne  devez  prendre  à 
«  son  égard  que  pour  ce  qu  elles  valent  ;  s'il  manque  k 
«son  engagement,  il  m'autorise  à  romfNre  avec  lui 
«  sans  détour;  et  s'il  l'observe,  il  nous  délivre  de  ses 
«  importunités  jusqu'à  la  conclusion  de  l'affaire.  Adieu. 
«  Le  notaire  est  déjà  mandé;  tout  est  prêt  pour  l'heure 
«  marquée,  et  je  puis  être  à  voiis  dès  ce  soir.  » 

».  ISABELLE. 

23. 


*>" 


356  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Tubleu  !  le  joli  style! 
Après  de  pareils  tours  on  ne  dit  rien,  sinon 
Qu'il  faut  pour  lea  trouver  être  femme  ou  démon. 
Oh  !  que  voici  de  quoi  bien  réjouir  mon  maître  ! 
Quelqu'un  vient;  c'est  lui-même. 

SCENE  VIL 

DORANTE,  CARLIN. 

DORANTE. 

Où  te  tiens-tu  donc,  trattre? 
Je  te  cherche  partout. 

CARLIN. 

Moi ,  je  vous  cherche  aussi  : 
Ne  m'avez-vous  pas  dit  de  revenir  ici? 

DORANTE. 

Mais  pourquoi  si  loqg-témps?.... 

CARLIN. 

Donnez-vous  patience. 
Si  vous  montrez  en  tout  la  même  pétulance, 
Nous  allons  voir  beau  jeu. 

DORANTE. 

Qu'est-ce  que  ce  discoars? 

CARLIN. 

Ce  n'est  rien;  seulement  à  vos  tendres  amours 
Il  faudra  dire  adieu. 

DORANTE. 

É 

Quelle  sQtte  nouvelle 
Viens-tu?....  •      . 

CARLIN. 

Point  de  courroux.  Je  sais  bien  qu'IsabeUe 


ACTE  II,  SCÈNE  VIL  35? 

Dans  le  fond  de  son  cœur  vous  aime  uniquement; 
Mais,  pour  nourrir  toujours  un  si  doux  sentiment, 
Voyez  comme  de  vous  elle  parle  à  Valère. 

DORANTE. 

L'écriture,  en  effet,  est  de  son  caractère. 

(  n  lit  la  lettre.  )  ^ 

Que  vois-je?  malheureux!  d'où  te  vient  ce  billet? 

CARLIN. 

Allez-Yous  soupçonner  que  c'est  moi  qui  lai  fait? 

DORANTE. 

D'où  te  vient-il?  te  dis-je. 

CARLIN. 

A  la  chère  suivante 
Je  l'ai  surpris  tantôt  par  ordre  d'Élian^e. 

DORANTE. 

D'Éliante!  Gomment?  ^ 

CARLIN. 

Elle  avoit  découvert 
Toute  la  trahison  qu'arrangeoient  de  concert 
Isabelle  et  Lisette,  et,  pour  Vous  en  instruire. 
Jusqu'en  ce  vestibule  a  couru  me  le  dire. 
La  pauvre  enfant  pleuroit. 

DORANTE. 

Ah  !  je  suis  confondu  ! 
Aveuglé  que  j'étois  !  comment  n'ai-je  pas  dû 
Dans  leurs  airs  affectés  voir  leur  intelligence? 
On  fd)ase  aisément  un  cœur  sans  défiance. 
Ils  se  noient  ainsi  de  ma  simplicité  ! 

CARLIN. 

Pour  moi,  depuis  long-temps  je  m'en  étois  douté. 
Continuellement  on  les  trouvoit  ensemble. 


J58  L  ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

DORANTE. 

Ils  se  Toyoient  fort  peu  devant  moi,  ce  me  semble. 

CARLIN. 

Oui;  c'é toit  justement  pour  mieux  cacher  leur  jeu. 
Mais  leurs  regard» 

PORANTE. 

Non  pas  ;  ils  se  régardoient  peu, 
Par  affectation. 

CABLiqr. 
Parbleu  1  voilà  l'affaire . 

DORANTE. 

Chez  moi-même  à  Tinstant  ayant  trouvé  Valère, 
J'^urois  dà  voir,  au  ton  dont  parlant  de  leurs  nœuds 
D'Éliante  avec  art  il  £ai6oit  l'amoureiu , 
Que  ringrat  ne  cherchoit  qu'à  me  donner  le  change. 

CARLIN. 

Jamais  crédulité  fut-ella  plus  élrange? 

Mais  que  sert  le  regret?  et  qu'y  faire,  après  tout? 

DORANTE. 

Rien  ;  je  veux  seulement  savoir  si  ju^u'au  bout 
Ils  oseront  porter  leur  lâ<^e  stratagème. 

CARLIN. 

Quoi  J  vous  prétendez  donc  être  témoin  vous-même...? 

DORANTE. 

Je, veux  voir  Isabelle,  et  feignanC  d'ignorer 
Le  prix  qu'à  ma  tead[re68â  elle  a  su  préparer, 
Pour  la  mieux  détester  je  prét^oids  «ne  contraifidre, 
Et  sur  son  propre  exemple  apprendre  l'art  de  fsinilre. 
Toi,  va  tout  préparer  pour  partir  dès  ce  soir. 

CARLIN,   ya  et  revieat. 

Peut-être.... 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  SSg 

DORANTE. 

Quoi? 

CARLIN, 

J'y  coiirs. 

DORANTE. 

Je  suis  au  désespoir. 
Elle  vient.  A  ses  yeux  déguisons  ma  colère. 
Qu'elle  est  charmante!  Hélas!  comment  sepei^t-il  faille 
Qu'un  esprit  aussi  noir  anime  tant  d'attraits? 

SCÈNE  VIII. 

ISABELLE,  DORANTE. 

ISABELLE. 

Dorante ,  il  n'est  plus  teiâps  d^affecter  désormais 
Sur  mes  vrais  sentiments.un  secret  inutile.   • 
Quand  la  chose  nous  touche,  on  voit  la  moins  habile 
A  l'erreur  qu  elle  feint  se  livrer  rarement. 
Je  prétends  avec  vous  agir  plus  franchement. 
Je  vous  aime ,  Dorante  ;  et  ma  flamme  sincère , 
Quittant  ces  vains  dehors  d'une  sagesse  austère 
Dont  le  faste  sert  mal  à  déguiser  le  cœur, 
Veut  bien  à  vos  regards  dévoiler  son  ardeur. 
Après  avoir  long-temps  vantél'indifférence , 
Après  avoir  souffert  un  an  de  violence , 
Vous  ne  sentez  que  trop  qu'il  n'en  coûte  pas  peu 
Quand  on  se  voit  réduite  à  faire  un  tel  aveu. 

.  DORANTE.  ,  , 

Il  faut  en  cop venir;  je  n'avois  pas  l'audace 
De  m'attendre,  madame,  à  cet  excès  de  gmce. 


36o  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Cet  aveu  me  confond ,  et  je  ne  puis  douter 
Combien,  en  le  faisant,  il  a  dû  vous  coûter. 

ISABELLE. 

Yotrer discrétion,  vos  feux,  votre  constance, 
Ne  méritoient  pas  moins  que  cette  récompense; 
C^est  au  plus  tendre  amour ^  à  Famour  éprouvé, 
Qu  il  faut  rendre  Tespoir  dont  je  Tavois  privé. 
Plus  vous  auriez  d'ardeur,  plus,^  craignant  ma  colère, 
Vous  vous  attacheriez  à  ne  pas  me  déplaire; 
Et  mon  exemple  seul  a  pu  vous  dispenser 
De  me  cacher  un  feu  qui  devoit  m'c^fenser. 
Mais  quand  à  vos  regards  toute  ma  flamme  éclate, 
Sur  vos  vrais  sentiments  peut-être  je  me  flatte, 
Et  je  ne  les  vois  point  ici  se  déclarer 
Tels  qu'après  cet  aveu  j'aurois  pu  Tespérer. 

DORAIÏTE. 

Madame,' pardonnez  au  trouble  qui  me  gêne, 
'Mon  bonheur  est  tfop  grand  pour  le  croire  sans  peine. 
Quand  je  songe  quel  prix  vous  m'avez  destiné, 
De  vos  rares  bontés  je  me  sens  étonné. 
Mais  moins  à  ces  bontés  j'avois  droit  de  prétendre, 
Plus  au  retour  trop  dû  vous  devez  vous  attendre. 
Croyez,  sous  ces  dehors  de  la  tranquillité , 
Que  le  fond  de  mon  cœur  n'est  pas  moins  agité. 

« 

ISABELLE. 

»  ■     ,  ■ 

Non,  je  ne  ;trouve  point  que  votre  air  soit  tranquille, 
Mais  il  semble  annoncer  plus  de  torrents  de  bile 
Que  de  transports  d's^nour  :  je  ne  crois  pas  pourtant 
Que  mon  discours,  pour  vous,  ait  eu  rien  d'insultant. 
Et,  sans  trop  me  flatter,  d'autres  S  votre  place 
L'auroient  pu  recevoir  d'un  peu  meilleure  grâce. 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  36i 

DOBANTE. 

A  d'autres,  en  effet ,  il  eût  convenu  mi^ux.     ^ 

Avec  autant  de  goût  on  a  de  meilleurs  yeux, 

Et  je  ne  trouve  point,  sans  doute,  en  ixion  mérite. 

De  quoi  justifier  ici  votre  conduite  : 

Mais  je  vois  qu  avec  mei  vous  voulez  plaisanter; 

C'est  à  moi  de  savoir,  madame,  m'y  prêter. 

ISAB-ELLE. 

Dorante,  c'est^ousser  bien  loin  la  modestie  : 

Ceci  n'a  point  trop  Fair  d'une  plaisanterie  : 

II  nous  en  coûte  assez  en  déclarant  nos  feux , 

Pour  ne  pas  faire  un  jeu  de  semblables  aveux. 

Mais  je  crois  pénétrer  le  secret  de  votre  ame; 

Vous  craignez  que,  cbercbant  à  tromper  votre  flamme, 

Je  ne  veuille  abuser  du  défi  de  tantôt 

Pour  tâcher  aujourd'hui  de  vous  prendre  en  défont. 

Je  ne  vous  cache  point  qu'il  me  parott  étrange 

Qu'avec  autant  d'esprit  on  prenne  ainsi  le  change  : 

Pensez-vous  que  des  feux  qu'allument  hos  attraits 

Nous  redoutions  si  fort  les  transports  indiscrets,    ^ 

Et  qu'un  amour  ardent  jusqu'à  l'extravagance 

Ne  nous  flatte  pas  mieux  qu'un  excès  de  prudence? 

Croyez,  si  votre  sort  dépendoit  du  pari, 

Que  c'est  de  le  gagner  que  vous  seriez  puni. 

DORANTE. 

Madame,  vous  jbuez  fort  bien  la  comédie; 
Votre  talent  m'étonne ,  il  me  fait  méinë  envie  ; 
Et ,  pour  savoir  répondre  à  des  discours  si  doux , 
Je  voudroi^  en  cet  art  exceller  comme  rous  : 
Mais,  pour  vouloir  trop  loin  pousser  le  badinage^ 
Je  pourrois  à  la  fin  manquer  mon  personnage, 
Et  reprenant  peut-être  un  ton  trop  sérieux.*.. 


^ 


36a 


L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 


ISABELLE. 

A  la  plaisanterie  il  n'en  feroit  que  mieux. 
Tout  de  bon,  je  ne  sais  où  de  cette  boutade 
Votre  esprit  a  péché  la  grotesque  incattade. 
Je  m'en  amuserois  beaucoup  en  d'autres  temps. 
Je  ne  yeux  point  ici  vous  gêner  plus  long-temps. 
Si  vous  prenez  ce  ton  par  pure  gentillesse, 
Vous  pourriez  Tasso^rtir  avec  la  politesse  : 
Si  vos  mépris  pour  moi  veulent  se  signaler^ 
11  iaudra  bien  chercher  de  quoi  m'en  consoler. 

DORANTE,  en  fureur. 

Ahiper 

ISAB£LLE,  rinterrgmpant vivement. 

Quoi  ! 

DORANTE,   faisant  effort  pour  se  çxalnupr. 

Je  me  tais. 

ISABELLE,  «part. 

De  peur  d'étourderie, 
Allons  faire  en  secret  veiller  sur  sa  furie. 
Dans  sed  emportements  je  Vois  tout  son  amour*.... 
Je  crainsvbien  à  la  fin  de  Faimer  à  m09  tour. 

(  ËlJ[e  aort  en  faisant  d'un  air  poli ,  mais  railleur ,  une  révé- 
rence à  Dorante.  )  ' 

SCÈNE  IX. 

DORANTE. 

Me  suis-je assez  long*temps  contraint  en  sa  présence? 
Ai-je  montré  près  d'elle  assez  de  patience? 
Ai-je  assez  observé  ses  perfides  noirceurs? 
Suis-je  assez  poignardé  de  ses  fausses  douceurs? 
Douceurs  pleines  de  fiel,  d'am^tume  et  de  larmes, 
Grands  dieux  I  que  pour  mon  cœur  vous  eussiez  eu  de  charme 


ACTE  II,  SCÈNE  ïX. 

Si  8a  bouche,  parlant  avec  sincérité ^ 
N'eût  pas  au  fond  du  sien  trahi  la  vérité  ! 
J'en  ai  trop  enduré,  je  devois  la  confondre; 
A  cette  lettre  elafin  qu^eut-elle  osé  répondre  ? 
Je  devois  à  mes  yeux  un  peu  Thurniher;. 

Je  devois Mais  plutôt  songeons  à  Foublier. 

Fuyons,  éloignons-nous  de  ce  séjour  funeste; 
Achevons  d'étouffer  un  feu  que  je  déteste  : 
Mais  ne  partons  qq  après  avoir  tiré  raison 
Du  perfide  Valère,  et  de  sa  trahison. 


363 


FIN   DU   SECOND. ACTE. 


\ 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 

•  « 

LISETTE,  DORANTE,  VALÈRE. 

'  LISETTE. 

Que  VOUS  êtes  tous  deux  ardeots  à  la  colère  ! 
Sans  moi  vous  alliez  foire  une  fort  belle  af&ire  ! 
Voilà  mes  bons  amis  si  prompts  à  s'engager; 
Ils  sont  encor  pluâ  prompts  souvent  à  s'égorger. 

DORAUTE. 

J'ai  tort  y  mon  cher  Vfdère,  et  t'en  demande  excuse: 
Mais  pouvois-je  prévoir nne  semblable  ruse? 
Qu'un  £œur  bien  amoureux  est  fecile  à  duper  ! 
Il  n'eo  falloit  pas  tant,  bêlas  !  pour  me  tromper. 

Va  LE  RE. 

■h 

Ami ,  je  suis  charmé  du  bonheur  de  ta  flamme. 
Il  manquoit  à  celui  qui  pénètre  mon  ame 
De  trouver  dans  ton  coeur  les  mêmes  sentiments, 
Et  de  nous  voir  heureux  t^ns  deux  en  même  temps. 

LISETTE,   àValàre. 

Vous  pouvez  en  parler  tout-à-fâit  à  votre  aise; 
Mais  pour  monsieur  Dorante,  il  fiaut ,  ne  lui  déplaise, 
Qu'il  nous  fasse  l'honneur  de  prendre  son  congé. 

(  DORANTE. 

Quoi!  songes-tu?.... 

LISETTE. 

C'est  vous  qui  n  avez  pas  songé 
A  la  loi  qu'aujourd'hui  vous  prescrit  Isabelle. 
On  peut  se  battre,  au  fond,  pour  une  bagatelle, 


L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE.  365 

Avec  les  gens  qu'on  croit  qu'elle-veut  épouser  : 
Mais  Isabelle  est  femme  à  s'en  formaliser; 
Elle  va,  par  orgueil,  mettre  en  sa  fantaisie 
Qu^un  tel  combat  s'est  feit  par  pure  jalousie  ; 
Et,  sur  de  tels  exploits,  je  vous  laisse  à  juger 
Quel  prix  à  vos  lauriers  elle  doit  adjuger. 

DORANTE. 

Lisette,  ab  !  mon  enfent,  serois-tu  bien  capable 
De  trahir  mon  amour  en  me  rendant  coupable?  * 
Ta  maîtresse  de  tout  se  rapporte  k^tà  foi  ; 
Si  tu  veux  me  sauver,  cela  dépend  de  toi. 

LISETTE. 

Point;  je  veux  lui  conter  vos  brillantes  prouesses, 
Pour  vous  faire  ma  cour. 

DORANTE. 

Hélas  !  de  mes  foiblesses 
Montre  quelque  pitié. 

LISETTE. 

Très  noble  chevalier, 
Jamais  un  paladin  ne  3^abaisse  à  prier  : 
Tuer  d'abord  les  gens,  c'est  la  lionne  manière. 

VALÈRE. 

Peux-tu  voir  de  sang  froid  comme  il  se  désespère, 
Lisette?  Ah  !  sa  douleur  auroit  dâ  t'attendrir. 

LISETTE. 

Si  je  lui  dis  un  mot,  ce  mot  pourra  Faigrir, 
Et  contre  moi  peut-être  il  tirera  l'épéç. 

DORANTE. 

J'avois  compté  sur  toi,  mon  attente  est  trompée; 
Je  n'ai4)lus  qu'à  mourir.      , 

LISETTE. 

.  Oh  !  le  rare  secret  ! 


' 


366  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Mais  il  est  du  vieux  temps ,  j  en  ai  hien  du  regret; 
Ç'étott  un  beau  prétexte. 

VALÈRE. 

Eh  !  ma  pauvre  Lisette, 
Laisse  de  ces  propos  Tinutile  défaite; 
Sers-nous  si  tu  le  peux^  si  tu  le  veux  db  moins, 
Et  compte  que  nos  cœurs  acquitteront  tes  soins.) 

DORANTE. 

Si  tu  rends  de  mes  feux  Fespérance  accomplie , 
Dispose  de  mes  biens,  dispose  de  ma  vie  ; 
Cette  bague  d'scbord 

LISETTE,    prenant  la  bague. 

Quelle  nécessité? 
Je  prétends  vous  servir  par  générosité. 
Je  veux  vous  protéger  auprès  de  ma  maîtresse; 
Il  faut  qu'elle  partage  enfin  votre  tendresse  ; 
Et  voici  mon  projet.  Prévoyant  de  vos  coups, 
£lle  m'avoit  tantôt  envoyé  près  de  vous 
Pour  empêcher  le  mal,  et  ramener  Valère, 
Afin  qu'il  ne  vous  pût  éclaircir  le  mystèçe  : 
Que  si  je  ne  pouvois  autrement  tout  parer, 
Elle  m  avoit  chargé  de  vous  tout  déclarer. 
C'est  donc  ce  quej^aifait  quand  vous  vouliez  vous  battre, 

Et  qu'il  vous  a  fallu,  monsieur,  tenir  à  quatre. 
Mais  je  devoiç,  de  plus,  observer  avec  soin 
Les  gestes,  dits  et  faits  dont  je  serois  témoin, 
Pour  voir  si  vous  étiez  fidèle  à  la  gageure. 
Or,  si  je  m'en  tenois  à  la  vérité  pure. 
Vous  sentez  bien,  je  crois ^  que  c'est  fait  de  vos  feux: 
Il  faudra  donc  mentir;  mais  pour  la  tromper  mieux 
Il  me  vient  dans  l'esprit  une  nouvelle  idée 


ACTE  III,  SCÈNJ^  I.  367 

DORANTE. 

Qu'est-ce?....  ,  .. 

,  VALÈRE. 

Dis^nous  un  peu.... 

LISETTE. 

Je  suis  persuadée.... 
Non....  Si...  SI  fait....  Je  crois....  Ma  foi,  je  ny  suis  plus. 

DORANTE.       f 

Morbleu! 

LISETTE. 

Mais  à  quoi  boa  tant  de  soins  superflus? 
L'idée  est  toute  simple;  écoutez  bien^  Dorante  : 
Sur  ce  que  je  dirai,  bientôt  impatiente, 
Isabelle  chez  vous  va  vous  faire  appeler. 
Venez;  mais  comme  si  jWois  su  vous  celer 
Le  projet  qu'aujourd'hui  sur  vous  elle  médite , 
Vous  viendrez  sur  le  pied  d'une  simple  visite , 
Approuvant  froidement  tout  ce  qu'elle  dira, 
Ne  coqtredisant  rien  de  ce  qu'elle  voudra,. 
Ce  soir  un  ^cint  contrat  pouf  elle  et  pour  Valère 
Vous  sera  proposé  pour  vous  mettre  en  colère  : 
Signez-le  sans  façon;  vous  pouvez  être  sûr 
D  y  voir  partout  du  blanc  pour  le  nom  du  futur. 
Si  vous  vous  tirez  bien  de  votre  petit  rôle, 
Isabelle ,  obligée  à  tenir  sa  parole , 
Vous  cède  le  pari  peut-être  dès  ce  soir,  ^  ' 

Et  le  prix,  par  la  loi,  reste  en  votre  pouvoir. 

DORANTE. 

Dieux!  quel  espoir  flatteur  succède  à  ma  souffrance  ' 
Mais  n'abuses-tu  point  ma  crédule  espérance  ! 
Puis-je  compter  sur  toi? 


36&  L  ENGAGEMÈST  TÉMÉRAIRE. 

LISETTE. 

.TiC  compliment  est  donxl 
Vous  me  payez  ainsi  de  ma  bontë  pour  vous? 

VA  LE  RE. 

Il  est  fort  question  de  te  mettre  en  colère! 
Songe  à  bien  accomplir  ton  projet  salutaire, 
Et,  loin  de  t!irriter  contre  ce  pauvre  amant, 
Connois  à  ses  terreurs  Texcès  de  son  tourment. 
Mais  je  brûle  d'ardeur  de- revoir  Éliante  : 
]Ke  puis-je  pas  entrer?  Mon  ame  impatiente... 

LISETTE. 

Que  les  amants  sont  vifs  !  Oui ,  venez  avec  moi. 

(  à  Dorante.  ) 

Vous,  de  votre  bonheur  fiez-vous  à  ma  foi. 
Et  retournez  chez  vous  attendre  des  nouvelles. 

SCÈNE  IL 

DORANTE. 

ê 

m 

Je  verrois  terminer  tant  de  peines  cruelleb  !    ^ 
Je  pourrois  voir  enfin  mon  amour  couronné  î 
Dieux!  à  tant  de  plaisii^  serois-je  destiné? 
Je  sens  que  les  dangers  obt  irrité  ina  flamme; 
Avec  moins  de  fureur  elle  brûloit  mon  ame, 
Quand  je  me  figurois ,  par  trop  de  Vanité , 
Tenir  déjà  le  prix,  dont  je  m'étois  flatté  : 
Quelqu'un  vient.  Évitoùs  de  me  laisser  connoître. 
Avant  le  temps  prescrit  je  ne  dois  point  paroître. 
Hélas!  monfoible  cœur  ne  peut  se  rassurer, 
Et  je  crains  encor  plus  que  je  n'ose  espérer. 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  369 

SCENE   III. 
ÉLIANTE,  VALÈRE. 

ÉLIANTE. 

Oui,  Valère^déjà  de  tout  je  suis  instruite; 
Avec  beaucoup  d'adresse  elles  m'avoient  séduite 
Par  un  entretien  feint  entre  elles  concerté , 
Et  que,  sans  m^en  douter,  j'avois  trop  écouté. 

VALÈRE. 

£h  quoi!  belle  Éliante,  ayez-vous  donc  pu  croire 
Que  Valère,  à  ce  point  ennemi  de  sa  gloire, 
De  son  bonheur  surtout,  cherchât  en  d'autres  nœuds 
Le  prix  dont  vos  bontés  avoient  flatté  ses  voeux? 
Ah  !  que  vous  avez  mal  jugé  de  ma  tendresse  ! 

ÉLIANTE. 

Je  conviens  avec  vous  de  toute  ma  foiblesse. 
Mais  que  j'ai  bien  payé  trop  de  crédulité! 
Que  n'avez-vous  pu  voir  ce  qu'il  m'en  a  coûté  ! 
Isabelle ,  à  la  fin  par  mes  pleurs  attendrie, 
A  par  un  franc  aveu  calmé  ma  jalousie; 
Mais  cet  aveu  pourtant,  en  exigeant  de  moi 
Que  sur  un  tel  secret  je  donnasse  ma  foi 
Que  Dorante  par  moi  n'en  auroit  nul  indice. 
A  mon  amour  pour  vous  j'ai  fait  ce  sacrifice  : 
Mais  il  m'en  coûte  fort  pour  le  tromper  ainsi. 

VALÈRE.  ' 

Dorante  est,  comme  vous,  instruit  de  tout  ceci. 
Gardez  votre  secret  en  affectant  de  feindre. 
Isabelle ,  bientôt ,  lasse  de  se  contraindre , 
Suivant  notre  projet  peut-être  dès  ce  jour 
Tombe  en  son  propre  piège  et  se  rend  à  l'amour. 


370  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

SCÈNE  IV. 

ISABELLE,  ÉLIANTE,  VALÈRE, 

ET  LISETTE  un  peu  après. 
ISABELLE,  en  soi-même. 

Ce  sang  froid  de  Dorante  et  me  piqae  et  m'outrage. 
Il  m'aime  donc  bien  peu ,  s'il  n'a  pas  le  courage 
De  rechercher  du  moins  un  éclaircissement! 

LISETTE,  arrivant. 

Dorante  va  venir,  madame,  en  un  moment. 
J'ai  fait  en  même  temps  appeler  le  notaire. 

ISABELLE. 

Mais  il  nous  faut  encor  le  secours  de  Valère  : 

Je  crois  qu'il  voudra  bien  nous  servir  aujourd'hui. 

J'ai  bonne  caution  qui  me  répond  de  lui. 

VALÈRE. 

Si  mon  zélé  suffit  et  mon  respect  extrême , 

Vous  pourriez  bien,  madame,  en  répondre  vous-même. 

ISABELLE. 

J'ai  besoin  d'un  mari  seulement  pour  ce  soir, 
Voudriez-vous  bien  l'être? 

ÉLIANTE. 

Eh  mais  !  il  faudra  voir. 
Comment!  il  vous  faut  donc  des  cautions,  cousine, 
Pour  pleiger  vos  maris? 

LISETTE. 

Oh  !  oui  ;  car  pour  la  mine 
Elle  trompe  sauveqt. 

I$A^£LL£,  à  Valère. 

Eh  bipn  !.  qu'(^n  dites-vous? 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  371 

VALÈRE. 

On  ne  refuse  pas,  madame,  un  sort  si  doux; 
Maïs  d^un  terme  trop  coiirt....^ 

IS45ELLE.        ,      .  * 

Il  est  bon  de  vous  dire, 
Au  reste ,  que  ceci  n  est  qu'un  hymen  pour  rire. 

LISETTE. 

Dorante  est  là;  sans  moi,  vous  alliez  tout  gâter. 

ISABELLE.. 

J'espère  que  son  cœur  ne  pourra  résister 
Au  trait  que  je  lui  gardé. 

SCENE  V. 

ISABELLE,  DORANTE»  ÉLIANTE,   , 
VALÈRE,  LISETTE. 

1 

ISA]^.¥:LL£. 

Ahî  vous  voilà,  Dorante; 
De  vous  voir  aussi  peu  je  ne  suis  pas  contente  : 
Pourquoi  me  fuyez-vous?  Trop  de  présomption 
M^a  fait  croire,  il  est  vrai,  qu'un  peu  de  passion 
De  vos  soins  près  de  moi  pouvoit  être  la  cause  : 
Mais  faut-il  pour  cela  prendre  si  mal  la  chose? 
Quand  j'ai  voulu  tantôt,  par  de  trop  doux  aveux, 
Engager  votre  cœur  à  dévoiler  ses  feux, 
Je  n'avois  pas  pensé  que  ice  fàt  une  offense 
A  troubler  entre  nous  la  bonne  intelligence  ; 
Vous  m'avez  cependant,  par  des  airs  suffisants, 
Marqué  trop  clairement  vos  mépris  offensants  : 
Mais,  si  Famant  méprise  un  si  fbible  esclavage. 
Il  faut  bien  que Tami  du  moins  m'en  dédommage; 

24. 


37a  L'ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

Ma  tendresse  n'est  pas  un  tel  affront ,  je  croi» 
Qu'il  feille  m'en  punir  en  rompant  avec  moi. 

DORANTE. 

Je  sens  ce  que  je  dois  à  tos  bontés ,  madame: 
Mais  vos  sages  leçons  ont  si  touché  mon  ame» 
Que,  pour  vous  rendre  ici  même  sincérité > 
Peut-être  mieux  que  vous  j^en  aurai  profité. 

ISABELLE  y  bas,  à  Lisette. 

Lisette,  qu'il  est  froid  I  il  a  Tair  tout  de  glace. 

LISETTE,  bas. 

Bon  c'est  qu'il  est  piqué;  c'est  par  pure  grimace. 

ISABELLE. 

Depuis  notre  entretien ,  vous  serez  bien  surpris 
D'apprendre  en  cet  instant  le  parti  que  j'ai  pris. 
Je  vais  me  marier. 

DORANTE,  froidement. 

Vous  marier  !  vous-même? 

ISABELLE. 

En  personne.  D'où  vient  cette  surprise  extrême? 
Ferois-je  mal,  peut-être? 

DORANTE. 

Oh  !  non  :  c'est  fort  bien  fait. 
Cet  bymen-là  s'est  feit  avec  un  grand  secret. 

ISABELLE. 

Point.  C'est  sur  le  refus  que  vous  m^avez  su  £ûre 
Que  je  vais  épouser....  devinez. 

DORANTE. 

Qui? 

ISABELLE. 

Valère. 


j 


ACTE  III,  SCÈÏÎÎE  V.  373 

DORANTE. 

Valère?  Ah  !  mon  ami ,  je  t  en  fais  compliment. 
Mais  ÉUante  donc?.... 

ISABELLE. 

Me  cède  son  amant. 

DORANTE. 

Parbleu!  voilà,  madame,  un  exemple  bien  rare i 

LISETTE. 

Avant  le  mariage ,  oui,  le  feit  est  bizarre  ; 
Car  si  c'étoit  après ,  ah!  qu'on  en  céderoit 
Pour  se  débarrasser! 

ISABELLE  ,  bas ,  à  Lisette. 

Lisette,  il  me  paroit 
Qu'il  ne  s'anime  point. 

LISETTE,  bas. 

Il  proit  que  Ton  badine  ; 
Attendez  le  contrat,  et  vous  verrez  sa  mine. 

ISABELLE,  à  part. 

Périssent  mon  caprice  et  mes  jeux  insensés! 

UN   LAQUAIS. 

Le  notaire  est  ici. 

DORANTE. 

Mais  c'est  être  pi'essés  : 
Le  contrat  dès  ce  soir!  Ce  n'est  pas  raillerie? 

ISABELLE. 

Non,  sans  doute,  monsieur;  et  même  je  vous  prie> 
Ea  qualité  d'ami,  de  vouloir  y  signer. 

DORANTE. 

A  vos  ordres  toujours  je  dois  me  résigner., 

ISABELLE,  bas. 

S'il  signe,  c'en  est  Beiit,  il  faut  que  j'y  renonce. 


374         LENGAGEBfE^T  TÉAiÉRAIBE. 

SCENE  VI. 

LE  NOTAIRE,  ISABELLE,  DORANTE, 
ÉLIANTE,  VALÈRE,  LISETTE. 

LE    NOTAI&E. 

Requiert-on  que  tout  haut  le  Contrat  je  prononce? 

VALÈRE. 

Non,  monsieur  le  notaire;  on  s'en  rapporte  en  tout 
A  ce  qu'a  fait  madame;  il  suffit  qu'à  son  goût 
Le  contrat  soit  passé. 

ISABELLE,  regardant  Dorante  d*un  air  de  dépit. 

Je  n'ai  pas  lieu  de  craindre 
Que  de  ce  qu'il  contient  personne  ait  à  se  plaindre. 

LÉ    NOTAIRE. 

Or,  puisqu^il  est  ainsi,  je  vais  sommairement, 
En  bref,  succinctement,  compendieusement, 
Résumer  y  expliquer,  en  style  laconique. 
Les  points  articulés  en  cet  acte  Ëiutbentique , 
Et  jouxte  la  minute  entre  mes  mains  restant. 
Ainsi  que  selon  droit  et  coutume  s'entend. 
D'abord  pour  les  futurs.  Item  pour  leurs  ÉBunilIes, 
Bisaïeuls,  trisaïeuls,  père,  enfants,  fils,  et  filles, 
Du  moins  réputés  tels ,  ainsi  que  par  la  loi 
Quem  nupttœ  monstrant,  il  appert  faire  foi. 
Item  pour  leur  pays,  séjour  et  domicile, 
Passé,  présent,  futur,  tant  aux  champs  qu'à  la  ville. 
Item  pour  tous  leurs  biens ,  acquêts ,  conquêts  dotaux, 
Préciput,  hypothèque,  et  biens  paraphernaux. 
Item  encor  pour  ceujt  de  leur  estoc  et  ligne... 

LISETTE. 

Item  vous  nous  feriez  une  faveui*  insigne 


ACTE  m,  SCÈNE  VI.  3^i 

Si  y  de  ces  mots  cornus  le  poumon  dégagé, 
II  vous  plaisoil,  monsieur,  abréger  l'abrégé. 

VALÈRE. 

Au  vrai ,  tous  ces  détails  nous  aont  fort  inutiles. 
Nous  croyons  le  contrat  plein  de  clauses  subtiles  ; 
Mais  on  n'a  nul  désir  de  les  voir  aujourd'hui. 

LE   NOTAIRE. 

Voulez-vous  procéder,  approuvant  icelui, 
A  le  corroborer  de  votre  signature? 

ISABELLE. 

Signons,  je  le  veux  bien,  voilà  mon  écriture. 
A  vous,  Valère. 

ÉLIANTE,  bas,  à  Isabelle. 

Au  moins  ce  n'est  pas  tout  de  bon. 
Vous  me  Taves  promis ,  cousine  ? 

isabeXle. 

£b  !  mon  dieu  non. 

Dorante  veut-il  bien  nous  faire  aussi  la  grâce  ?..% 
(  Elle  lui  pi'éseDte  la  plutee.  ) 

DORANTE. 

Pour  vous  piaille,  madame,  il  n'est  rien  qu'on  ne  fasse. 

ISABELLE,  à  part. 

Le  coeur  me  bat  :  je  cmins  la  fin  de  tout  ceci. 

-DORANTE,  à  part. 

Le  futur  est  en  blanc  ;  tout  va  bien  jusqu'ici. 

ISABELLE,  bas. 

Il  signe  sans  façon  !....  A  la  fin  je  soupçonne... 

(  à  liseUe.  ) 

Ne  me  trompez-vous  point? 

'^  LISETTE. 

En  voici  d'une  bonne  ! 
Il  seroit  fort  plaisant  que  vous  le  pensassiez  1 


376  L  ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

ISABELLE. 

Hélas  !  Et  plut  au  ciel  que  vous  me  trompassiez! 
Je  serois  sûre  au  moins  de  Tamour  de  Dorante. 

LISETTE.         ' 

Pour  en  faire  quoi  ? 

ISABELLE. 

Rien.  Mais  je  serois  contente. 

LISETTE  y  à  part. 

Que  les  pauvres  enfants  se  contraignent  tous  deux! 

I  s  A  BEL  L  E ,  >  Valère. 

Valère,  enfin  Thymen  va  couronner  noe  vœux; 
Pour  en  serrer  les  nœuds  sous  un  heureux  auspice, 
Faisons 9  en  Ie&  formant,  un  acte  de  justice. 
A  Dorante  à  Finstant  je  cède  le  pari. 
J^avois  cru  qu'il  m'aimoit ,  mais  mon  esprit  guéri 
S  aperçoit  de  combien  je  in'étois  abusée. 
En  secret  mille  fois  je  m'étois  accusée 
De  le  désespérer  par  trop  de  cruauté. 
Dans  un  piège  assez  fin  il  s^est  précipité; 
Mais  il  ne  m'est  resté,  pour  fruit  de  mon  adresse, 
Que  le  regret  de  voir  (jue  son  cœur  sans  tendresse 
Bravoit  également  et  la  ruse  et  Famour. 
Choisissez  donc,  Dorante,  et  nommez  en  ce  jour 
Le  prix  que  vous  mettez  au  gain  de  la  gageure  : 
Je  dépends  d'un  époux,  mais  je  me  tiens  bien  sûre 
Qu'^  est  trop  généreux  pour  vous  le  disputer. 

VALÈRE. 

Jamais  plus  justement  vous  n'auriez  pu  compter 
Sur  mon  obéissance. 

DORANTE. 

Il  faut  donc  vous  le  dire; 
Je  demande.... 


ACTE  ÎH,  SflÈNEVI.  377 

IS'ABELLE. 

£h bien!  quoi? 

.  DORANTE. 

La  liberté  d'écrire. 

ISABELLE. 

D'écrire? 

LISETTE. 

Il  est  donc  fou? 

VALÈRE. 

Que  demandes^tu  là? 

DORANTE. 

Oui,  d'écrire  mon  nom  dans  le  blanc  que  voilà« 


ISABELLE. 


Ah  !  vous  m'avez  trahie. 

DORANTE  ,  à  ses  pie^s. 

ELl  quoi  !  belle  Isabelle, 
Ne  vous  lasscît-VQus  point  de  m'être  si  cruelle? 
Faut-il  encor.... 

SCÈNE  VII. 

GARLIK,    botté,  et  «n  fouet  i  la  main;  -LE   NQTÂIRE, 

ISABELLE,  DORANTE ,  ÉLIANTE ,  VALÈRE, 
LISETTE. 

CARLIN. 

Monsieur,  les  chevaux  sont  tout  prêts ^ 
La  chaise  nous  attend. 

DORANTE. 

La  peste  des  valets  ! 

CARLIN. 

Monsieur,  le  temps  se  passe. 


378  L'ENGAGEMENT  TÉMÉflAIRE. 

VALÀRS. 

*  Eh  !  quelle  fantaisie 
De  nous  troubler?.... 

CARLIN. 

]I  est  six  heures  et  demie. 

DORANTE. 

Te  tairas-tu? 

CARLIN. 

Monsieur,  notis  partirons  trop  tard. 

DORANTE. 

Voilà  bien,  à  mon  gré,  le  plus  maudit  bavard! 
Madame,  pardonnez.... 

CARDIN. 

«      . 
Monsieur,  il  faut  me  taire: 

Mais  nous  avon^  oe  soir  bien  du  chemin  à  faire. 

DORANTE. 

Le  grand  diable  d'enfer  puisse-t-il  t'emporter  ! 

ÉLIANTE. 

Lisette,  explique-lui.... 

LISETTE. 

BonJ.  veut-il  m'écouter? 
Et  peut*46n  dire  tin  mot  où  parle  monsieur  Carie! 

CARLIN,   un  peu  vUe. 

Eh  !  parle,  au  nom  du  ciel  1  avant  qu'on  parle,  parle: 
Parle,  pendant  qu'on  parle  :  et,  quand  on  a  parlé, 
Parle  encor,  pour  finir  sans  avoir  déparlé. 

DORANTE. 

Toi,  déparleras-tu ,  parleur  impitoyable? 

(  à  Isabelle.  )  * 

Puis-je  enfin  ràe  flatter  qii'un  penchant  favorable 
Confirmera  le  don  que  vos  lois  m'ont  promis? 


ACTE  III,  SCÈNE  VIL  379 

ISABELLE. 

Je  ne  eftis  si  ce  doti  irouê  e^  si  bien  acquis, 

Et  j'çiitrëvbifr  ici  de  là  fripodtierieé 

Mais,  en  punition  de  môâ  étourderie, 

Je  Yoûâ  domke  ma  biaio  et  y^out  laissé  mon  cceur. 

D  0  R  Â  HH  T  e  ;  baUaiit  \k  main  d'Isabelle. 

Ah  !  TOUS  mettez  par  là  le  comble  à  mon  bonheur. 

CARLIN. 

Que  diable  font-ils  donc?  aurois-je  la  berlue? 

LISETTE. 

Non ,  vous  avez,  mon  cher,  une  très  bonne  vue, 

(  r'ant.  ) 

Témoin  la  lettre.... 

CABLIN. 

Eh  bien  !  de  quoi  veux-tu  parler? 

LISETTE. 

Que  j'ai  tant  eu  de  peine  à  me  faire  voler. 

CARLIN. 

Quoi!  c'étoit  tout  exprès?.... 

LISETTE. 

Mon  dieu  !  quel  imbécile  ! 
Tu  t'imaginois  donc  être  le  plus  habile? 

CARLIN. 

Je  sens  que  j'avois  tort;»cette  ruse  d'enfer 
Te  doit  donner  le  pas  sur  monsieur  Lucifer. 

LISETTE. 

Jamais  comparaison  ne  fut  moins  méritée; 
Au  bien  de  mon  prochain  toujours  je  suis  poitée  : 
Tu  vois  que  par  mes  soins  ici  tout  est  content; 
Ils  vont  se  marier,,  en  veux-tu  faire  autant? 

CARLIN. 

Tope ,  j'en  fais  le  saut;  mais  sois  bonne  diablesse; 


.  38o  L  ENGAGEMENT  TÉMÉRAIRE. 

A  me  cacher  tes  tours  mets  toute  ton  adresse; 
Toujours  dans  la  mAison  fois  prospérer  le  bien; 
Nargue  du  demeurant  quand  je  n^en  saurai  rien. 

LISETTE. 

Souvent,  parmi  les.jeux,  le'cœur  de  la  plus  sage 
Plus  qu  elle  ne  youdroit  en  badinant  s'engage. 
Belles,  sur  cet  exemple  apprenez  en  ce  jour 
Qu'on  ne  peut  sans  danger  se  jouer  à  Tamour. 


FIN   DE   L^ENGAGEMENT   TÉMÉRAIRE. 


LES  MUSES  GALANTES, 

BALLET, 

Représenté  en  17 45  devant  le  duc  de  Richelieu;  en  1747 )  sur 
le  théâtre  de  FOpéra,  en  1761 ,  devant  le  prince  de  Conti. 


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AYERTISSEMENT. 


Cet  ouvrage  est  si  médiocre  en  son  genre ,  et  le  genre  en  est 
si  mauvais,  que,  pour  comprendre  comment  il  ma  pu  p^ire, 
il  faut  sentir  toute  la  force  de  l'habitude  et  dça  préjugés.  Pfoujçri^ 
dès  mon  enfance,  dans  le  goût  de  la  musicpie  fi^ançôise  et  4^ 
Fespèce  de  poésie  qui  lui  est  propre,  je  prenois  le  bruit  pour 
de  l'harmonie ,  le  merveilleux  pour  de  Fintérét ,  et  des  chansons 
pour  un  opéra. 

En  travaillant  à  celui-ci,  je  ne  soiigeois  qu'à  me  donner  des 
paroles  propres  à  déployer  les  trois  caractères  de  musique  dont 
j'étois  occupé  :  dans  ce  dessein ,  je  choisis  Hésiode  pour  le  genre 
élevé  et  fort,  Ovide  pour  )e  tendre,  Anacréon  poiy:*  le  gai.  Ce 
plan  n  étoit  pas  mauvais ,  si  j'avois  mieux  su  le  remplir*  - 

Cependant,  quoique  la  musique  de  cette  pièce  ne  vaille  guère 
mieux  que  la  poésie ,  on  ne  laisse  pas  d'y  trouver  de  temps  en 
temps  des  morceaux  pleins  dé  chaleur  et  de  vie.  L  ouvrage  a  été 
exécuté  plusieurs  fois  avec  assez  de  succès  -.  savoir,  en  170, 
devant  M.  le  duc  de  Richelieu ,  qui  le  destinoit  pour  la  cour  ; 
en  17479  sur  le  théâtre  de  l'Opéra;  et,  en  1761,  deyafit  S^.  lie 
prince  de  Conti.  Ce  fut  même  sur  l'exécution  de  ^uekjucs  ipunT* 
ceaux  que  j'en  avois  fait  répéter  chez  M.  de  La  Popelinière.,  qu^ 
M.  Rameau,  qui  les  entendit,  conçut  contre  moi  cette  violente 
haine  dont  il  n'a  cessé  de  donner  des  marques  jusqu'à  sa  mort. 


y^ 


PERSONNAGES  DU  PROLOGUE. 

L'AMOUR. 

APOLLON. 

LA  GLOIRE. 

LES  MUSES. 

LES  GRACES. 

Troupes  de  jeux  bt  de  ris. 


PERSONNAGES  DU  BALLET. 

f  • 

« 

EUTERPE,  sous  le  nom  cI'Églé. 

POLYCRATE. 

OVIDE. 

ANACRÉON. 

HÉSIODE. 

DORIS. 

ÉRITHIE. 

THÉMIRE. 

Un  Songe. 

Un  homue  de  la  fête. 

Troupes  de  jeunes  Sahiennes. 

Peuple. 


r 


PROLOGUE. 

Le  théâtre  représente  le  mont  Parnasse  ;  Apollon  y.  paroit  sur  son 
trône,  et  les  muses  sont  assises  autour  de  lui. 


"  ^ 


SCENE  I. 

■ 

APOLLON  ET  LES  MUSES. 

Naissez,  divins  esprits /naissez,  fameux  héros; 
Brillez  par  les  beaux  arts ,  brillez  par  la  victoire  ; 
Méritez  d'être  admis  au  temple  de  mémoire: 

Nous  réservons  à  votre  gloire 

Un  prix  digne  de  vos  travaux. 

APOLLON. 

Muses,  filles  du  ciel,  que  votre  gloire  est  pure  ! 
Que  vos  plaisirs  sont  doux  ! 
Les.  plus  beaux  dons  de  la  nature 
Sont  moins  brillants  que  ceux  qu  on  tient  de  vous. 
"  Sur  ce  paisible  mont,  loin  du  bruit  et  des  armes, 
Des  innocents  plaisirs  vous  goûtez  les  douceurs. 
La  fière  ambition,  Tamour  ni  ses  faux  charmes, 
Ne  troublent  point  vos  cœurs. 

LES    MUSES. 

Non,  non,  Tamour  ni  ses  faux  charmes 
Ne  troubleront  jamais  nos  cœurs. 

(  On  entend  une  symphonie  brillante  et  douce  alterna- 
tivement.  ) 


XI.  •  25 


386  PROLOGUE. 


^     . 


SCENE  II; 

La  Gloire  et  l'Amour  descendent  du  même  char. 

APOLLON,  LES  MUSES,  L'AMOUR, 

LA  GLOIRE. 

APOLLON. 

Que  vois-je?  ô  ciel!  dois-je  le  croire? 
L'Amour  dans  le  char  de  la  Gloire  ! 

LA    GLOIRE. 

Quelle  triste  erreur  vous  séduit  ! 
Voyez  ce  dieu  charmant,  soutien  de  mon  empire: 
Par  lui  Famant  triomphe,  et  le  guerrier  soupire: 
Il  forme  les  héros ,  et  sa  voix  les  conduit. 
Il  faut  lui  céder  la  victoire 
Quand  on  veut  briller  à  ma  cour  : 
Rien  n'est  plus  chéri  de  la  Gloire 
Qu'un  grand  cœur  guidé  par  l'Amour. 

APOLLON. 

Quoi  !  mes  divins  lauriers  d'un  enfant  téméraire 
Ceindroient  le  front  audacieux? 

l'amour. 

Tu  méprises  l'Amour,  éprouve  sa  colère. 
Aux  pieds  d'une  beauté  sévère 
Va  former  d'inutiles  vœux. 
Qu'un  exemple  éclatant  montre  aux  cœurs  amoureux 
Que  de  moi  seul  dépend  le  don  de  plaire; 
Que  les  talents,  l'esprit,  l'ardeur  sincère, 
Ne  font  point  les  amants  heureux. 

APOLLON. 

Ciel!  quel  objet  charmant  se  retrace  à  mon  ame! 


SCÈNE  II.  aay 

Quelle  soudaiàe  flamme 

Il  inspiré  à  mes  s.ens! 
C'est  ton  pouvoir,  Ameur,  que  je  ressens: 
Du  moins  à  mes  soupirs  naissants 
Daigne  rendre  Daphné  sensiMe« 

L^AMOUR. 

Je  te  rendrois  heureux!  je  prétends  te  punit. 

APOLLON. 

Quoi!  toujours  soupirer  sans  pouvoir  la  fléchir! 

Cruel,  que  ma  peine  est  terrible! 

(n8*enYa,) 
L^AMOUR. 

C'est  la  vengeance  de  rAmour . 

LES   MUSES. 

Fuyons  un  tyran  perfide , 
Craignons  à  notre,  tour. 

LA    GLOIRE. 

Pourquoi  cet  effroi  timide? 
Apollon  régnoit  parmi  vous , 
Souffrez  que  l'Amour  y  préside 

Sous  des  auspices  plus  doux. 

L^AMOUJR. 

Ah  !  qu'il  est  doux,  qu'il  est  charmant  de  plairei 
C'est  l'art  le  plus  nécessaire. 
Ah  !  qu'il  est  doux,  qu'il  est  flatteur 
De  savoir  parler  au  coeur! 

(Les  muses )  persuadées  par  FAmour,  répètent  ces 
quatre  vers.  ) 

ï^'amour. 

Accourez,  Jeux  et  Ris,  doux  séducteurs  des  belles; 

Vous,  par  qui  tout  cède  à  l'Amour, 

Confirmez  mon  triomphe,  et  parez  ce  séjour 

a5. 


388  PROliOGUE. 

De  myrtes  et  de  fleu^-s  nouvelles  : 
Grâces  plus  brillantes  qu'elles , 
Venes  embellir  ma  cour. 

SCÈNE  III. 

L'AMOUR,  LA  GLOIRE,  LES  MUSES, 
LES  GRACES,  troupes  de  Jedx  et  m  Ris. 

CHOEUR. 

Accourons ,  accourons  dans  ce  nouveau  séjour; 
Soupirez ,  beautés  rebelles , 
Par  nous  tout  cède  à  FAmour. 


(On  danse.) 


LA   GLOIRE. 

Les  vents,  les  affreux  orages, 
.  Font  par  d'horribles  ravages 
La  terreur  des  matelots  : 
Amour,  quand  ta  voix  le  guide , 
On  voit  Falcyon  timide 
Braver  la  fureur  des  flots. 

Tes  divines  flammes 

Des  plus  foibles  âmes 
Peuvent  faire  des  héros. 

'    N  (On  danse.) 

CHOig:UR. 

Gloire,  Amour,  sur  les  coeurs  partagez  la  victoire; 

Que  le  myrte  au  laurier  soit  uni  dès  ce  jour. 
Que  les  soins  rendus  à  la  Gloire 
Soient  toujours  payés  par  l'Amour. 

l'amour. 

Quittez,  muses,  quittez  ce  désert  trop  stérile; 


SCÈNE  III.  389 

Venez  de  vos  appas  enchanter  T^inivers; 
Après  avoir  orné  mille  climat»  divers, 
Que  Fempire  des  lis  soit  votre  *  heureux  asile. 
Au  milieu  des  beaux  arts  puissiez-vous  y  briller 

De  votre  plus  vive  liunière  \ 
Un  régne  glorieux  vous  y  fera  trouver 

Des  amants  dignes  de  vous  plaire, 

Et  des  héros  à  célébrer. 


FIN    DU    PROLOGUE. 


*  Cette  leçQD  est  conforme  à  Tédition  en  sa  vol.  in-S^  de  1S19, 
publiée  par  M.  Lefèvre.  Danç  l'édition  de  Genève,  lyèa ,  et  dans 
celle  de  Paris ,  en  38  vol,  in-8** ,  on  lit  : 

Que  l'empire  des  lis  «oit  notre  heureux  asile. 


LES  MUSES  GALANTES. 


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PREMIÈRE  ENTRÉE. 


Le  théâtre  représente  un  boca(];e,  au  travers  duquel  on  voit  des 

hameaux. 


SCENE  L 

ÉGLÉ,  DORIS. 

DORIS. 

L'Amour  va  vous  offrir  la  plus  charmante  fêté; 
Déjà  pour  disputer  chaque  berger  s'apprête  : 
Le  don  de  votre  main  au  vainqueur  est  promis. 
Qu'Hésiode  est  à  plaindre!  hélas  !  il  vous  adore; 
Mais  les  jeux  d'Apollon  sont  des  arts  qu'il  ignore; 
De  ses  tendres  soupirs  il  va  perdre  le  prix. 

ÉGLÉ. 

Doris,  j'aime.  Hésiode,  et  plus  que  l'on  ne  pense 

Je  m'occupe  de  son  bonheur  : 
Mais  c'est  en  éprouvant  ses  feux  et  sa  constance 
Que  j'ai  dû  m'assurer  qu'il  méritoit  mon  cœur. 

DORIS., 

A  vos  engagements  pourrez-vous  vous  soustraire? 

é;glé. 
Je  ne  sais  point,  Doris ^  manquer  de  foi. 

DORIS. 

Comment  avec  vos  feux  accorder  votre  loi? 

ÉGLÉ. 

Tu  verras  dès  ce  jour  tout  ce  qu'Églé  peut  faire. 


\ 


392  LES  MUSES  GALANTES. 

DOUlS. 

Églé,  dans  nos  hameaux  inconnue,  étrangère, 
Jouit  sur  tous  les  cœurs  d'un  pouvoir  mérité; 

Rien  ne  lui  doit  être  impossible 

Avec  le  secours  invincible 

De  Tesprit  et  de  la  beauté. 

É&LÉ. 

J'aperçois  Hésiode. 

noms. 
Accablé  de  tristesse, 
n  plaint  le  malheur  de  ses  feux. 

ÉGLÉ. 

Je  saurai^issiper  la  douleur  qui  le  presse  : 

Mais  pour  quelques  instants  cachons-nous  à  ses  yeux. 

SCÈNE  IL 

HÉSIODE. 

Églé  méprise  ma  tendresse; 
Séduite  par  les  chants  de  mes  heureux  rivaux, 
Son  cœur  en  est  le  prix  :  et  seul  dans  ces  hameaux 
J'ignore  les  secrets  de  l'art  qu^elle  couronne! 

Églé  le  sait,  et  m'abandonne! 

Je  vais  la  perdre  sans  retour. 
A  4e  frivoles  chants  se  peut-il  qu'elle  donne 
Un  prix  qui  n'étoit  dâ  qu'au  plus  parfait  amour? 

(On  entend  une  symphonie  douce.) 

Quelle  douce  harmonie  ici  se  £ait  entendre!.... 
Elle  invite  au  repos....  Je  ne  puis  m'en  défendre.... 
Mes  yeux  appesantis  laissent  tarir  leurs  pleurs...- 
Dans  le  sein  du  sommeil  je  cède  à  ses  douceurs. 


PREMIÈRE  ENTRÉE,  SCÈNE  Ilï.        SgS 

« 

SCENE  III. 

/  I 

ÉGLÉ;   HÉSIODE,   endonni. 

ÉGLÉ. 

Commencez  le  bonheur  de  ce  berger  fidèle, 
Songes;  en  ce  séjour  Euterpe  vous  appelle. 
Accourez  à  ma  voix,  parlez  à  mon  amant; 

Par  vos  images  séduisantes, 

Par  vos  illusions  charmantes , 

Annoncez-lui  le  destin  qui  lattend. 
(  Entrée  des  Sonores.  )  ^ 

UN   SONGE. 

Songes  flatteurs, 
Quand  d^un  cœur  misérable 
Vos  soins  apaisent  les  douleurs , 
Douces  erreurs. 
Du  sort  impitoyable 
Suspendez  long-temps  les  rigueurs; 
Réveil ,  éloignez-vous  :    • 
Ah!  que  le  sommeil  est  doux! 
Mais  quand  un  songe  favorable 
Présage  un., bonheur  véritable. 
Sommeil,  éloignez-vous  : . 
Ah!  que  le  réveil  est  doux! 

(Les  Songes  se  retirent.) 

ÉGLÉ, 

Toi  pour  qui  j'ai  quitté  mes  sœurs  et  le  Parnasse, 
Toi  que  le  ciel  a  fait  digne  de  mon  amour. 
Tendre  berger,  d'une  feinte  disgrâce 
Ne  crains  point  Feffet  en  ce  jour. 
Reçois  le  don  des  vers.  Qu'un  nouveau  feu  t'anime. 
Des  transports  d'Apollon  ressens  l'effet  sublime , 


394  LES  fttUSES  GALANTES. 

Et,  par  tes  chaDts  divins  t'élevant  jusqu'aux  deux, 
Ose  en  les  célébrant  te  rendre  égal  aux  dieux. 

(Une  lyre  suspendue  à  un  laurier  s'élève  à  côté  d'Hésiode.) 

Amour,  dont  les  ardeurs  ont  embrasé  moname, 
Daigne  animer  mes  dons  de  ta  divine  flamme  :  - 
Nous  pouvons  du  génie  exciter  les  efforts; 
Mais  les  succès  heureux  sont  dus  à  tes  transports. 

SCÈNE  IV. 

■ 

HÉSIODE. 

Où  suis-je?  quel  réveil?  quel  nouveau  fea  m'inspire? 
Quel  nouveau  jour  me  luit?Tousmes  sens  sont  surpris! 

(  Il  aperçoit  la  lyre.  ) 

Mais  quel  pix>dige  étonne  mes  esprits? 

(Il  la  touche  et  elle  rend  dés  soos.  ) 

Dieux,  quels  sons  éclatants  partent  de  cette  lyre! 
D'un  transport  inconnu  j'éprouve  le  délirye! 
Je  forme  sans  effort  des  chants  harmonieux  ! 

O  lyre!  ô  cher  présent  des  dieux i 
Déjà  par  ton  secours  je  parle  leur  langage^ 
Le  plus  puissent  de  tûus  excite  mo^  courage, 
Je  reconnois  F  Amour  à  des  transport^  si  beaux, 
Et  je  vais  triompher  de  mes  jaloux  rivaux. 

SCÈNE  V. 

HÉSIODE,   TROUPE  DE   BEA« ERS  qui  s  assemblent  pour 

la  fête. 

CHOEUR. 

Que  tout  retentisse. 
Que  tout  applaudisse 


PREMIÈRE  ENTRÉE,  SCÈNE  V.         395 

A  nos  chants  dÎTei;^  !       * 
Que  Técho  s'dnisse, 
Qu'Églé  s^attendrisse 
A  nos  doux  concerts  ! 
Doux  espoir  de  plaire, 
'        Animez  nos  jeux  l    '  ; 
Apollon  va  faire 
Un  amant  heureux. 
Flatteuse  victoire  ! 
Triomphe  enchanteur! 
L'amour  et  la  gloire 
Smvront  le  vainqueur. 

"(On  danse,  après ifuoi'Hfmode s'approche ponr  disputer.) 

GHOETJft. 

0  bergeif !  déposez  cette  lyre  inutile; 
Voulez-vous  dans  nos  jeux  disputer  en  ce  jour  l 

HÉSIODE. 

f 

Rien  n'est  impossible  à  TAmour. 
Je  n'ai  point  fait  de  Fart  unp  étude  servile, 
Et  ma  voix  indocile 
Ne  s'est  jamais  unie  aux  chalumeaux. 
Mais  dans  le  succès  que  j'espère, 
J'attends  tout  du  feu  qui  m'éclaire, 
Et  rien  de  mes  foibles  travaux. 

CHOEUR. 

Chantez,  berger  téméraire; 
Nous  allons  admirer  vos  prodiges  nouveaux. 

HÉSIODE   commence J 

Reau  feu  qui  consumez  mon  ame , 
Inspirez  à  mes  chants  votre  divine  ardeur  : 
Portez  dans  mon  esprit  cette  brillante  flamme 
Dont  vous  brûlez  mon  cœur. 


396  LES  MUSES  GALANTES. 

G  H  0£  U  R ,  qui  interrompt  Hésiode. 

Sa  lyre  efface  nos  nlusettes. 
Âh  !  nous  sommes  vaincus  ! 
Fuyons  dans  nos  retraites. 

SCENE  VI. 

HÉSIODE,  ÉGLÉ. 

HJÊSIODE. 

Belle  Églé....  Mais ,  ô  ciel!  quels  charmes  inconnus!.... 
Vous  êtes  imiQortelle,  et  j'ai  pu  m'y  méprendre! 
Vos  célestes  ^ppas  n'ont-ils  pas,  dû  m-'apprendre 
Qu'il  n'est  permis  qu'aux  dieux  de  soupirer  pour  vous? 
Hélas  !  à  chaque  instant  sans  pouvoir  m'en  défendre, 
Mon  trop  coupable  cœur  accrpit  votre  courroux. 

ÉGLÉ. 

Ta  crainte  offense  ma  gloire. 
Tu  mérites  le  prix  qu'ont  proipis  mes  sern^ents; 
Je  le  dois  à  ta  victoire , 
Et  le  donne  à  tes  sentiments. 

HÉSIODE. 

Quoi!  vous  seriez?...  O  ciel!  est-il  possible? 
Muse,  vos  dons  divins  ont  prévenu  mes  vœux  : 
Dois-je  espérer  encor  que  votre  ame  sensible 
Daigne  aimer  un  berger  et  partager  mes  feux? 

ÉGLÉ. 

La  vertu  des  mortels  fait  leur  rang  chez  les  dieux. 
Une  ame  pm'e*  un  cœur  tendre  et  sincère, 
Sont  les  biens  les  plus  précieux; 
Et  quand  on  sait  aimer  le  mieux , 
On  est  le  plus  digne  de  plaire. 


PREMIÈRE  ENTRÉE,  SCÈNE  VI.    397 

(  Aux  bergers.  ) 

Calmez  votre  dépit  jaloux, 
Bergers,  rassemblez-vous: 
Venez  former  les  plus  riantes  fêtes. 
Je  me  plais  dans  vos  bois,  je  chéri&  vos  musettes; 
Reconnoissez  Euterpe,  et  célébrez  ses  feux. 

SCENE  VIL 

ÉGLÉ,  HÉSIODE,  LES  BERGERS,  DORIS. 

CHOEUR. 

Muse  charmante,  muse  aimable, 
Qui  daignez  parmi  nous  fixer  vos  tendres  vœux, 
Soyez-nous  toujours  fevorable. 
Présidez  toujours  à  nos  j  eux. 

(On  danse.) 
DORIS. 

Dieux  qui  gouvernez  la  terre , 
Tout  répond  à  votre  voix. 
Dieux  qui  lancez  le  tonnerre, 
Tout  obéit  à  vos  lois. 
De  votre  gloire  éclatante. 
De  votre  grandeur  brillante 
Nos  cœurs  ne  sont  point  jaloux  : 
D'autres  biens  sont  faits  pour  nous. 
^  Unis  d  un  amour  sincère. 
Un  berger,  une  bergère , 
Sont-ils  moins  heureux  que  vous?  - 

FIN    DE    LA    PREMIÈRE    ENTRÉE. 


SECONDE  ENTRÉE. 

Le  théâtre  représente  les  jardins  d'Oride  à  Thèmes;  et  dans  le 
fond  y  des  montages  affreuses  parsemées  (le  précipices,  et  cov- 
vertes  de  neige. 

SCÈNE  I. 

OVIDE. 

Cruel  amour,  funeste  flamme, 
Faut-il  encor  l'abandonner  mon  ame? 

Cruel  amour,  funeste  flamme. 
Le  sort  d'Ovide  est-il  d'aimer  toujours? 
Dans  ces  climats  glacés,  au  fond  de  la  Scythie, 
Contre  tes  feux  n'est-il  point  de  secours? 
J'y  brûle,  hélas  !  pour  la  jeune  Érithie  : 
Pour  moi,  sans  elle,  il  n'est  plus  de  beaux  jours. 
Cruel  amour,  etc. 
Achève  du  moins  ton  ouvrage. 
Soumets  Érithie  à  son  tour. 
Ici  tout  languit  sans  amour. 
Et  de  son  cœur  encore  elle  ignore  Fusage  ! 
Ces  fleurs  dans  mes  jardins  l'attirent  chaque  jour, 
Et  je  vais  par  des  jeux....  C'est  elle,  ô  doux  présage 
Je  m'éloigne  à  regret  :  mais  bientôt  sur  mes  pas 
Tout  va  lui  parler  le  langage 
Du  dieu  charmant  qu'elle  ne  connoit  pas. 


I 


LES  MUSES  GALANTES.  899 

SCENE  IL 

ÉRITpiE. 

C'en  est  donc  fait!  et  dans  quelques  moments 
Diane  à  ses  autels  recevra  mes  serments  ! 

Jardins  chéris,  riants  bocages, 

Hélas  !  à  mes  jeux  innocents 

Vous  n'offrirez  plus  vos  ombrages  ! 

Oiseaux,  vos  séduisants  ramages 

Ne  charmeront  donc  plus  mes  sens  1 

Vain  éclat ,  grandeur  importune , 

Heureux  qui  dans  Tobscurité 

N'a  point  soumis  à  la  fortune 

Son  bonheur  et  sa  liberté  ! 

Mais  quels  concerts  se  font  entendre? 
Quel  spectacle  enchanteur  ici  vient  me  surprendre? 

SCENE  III. 

La  statue  de  i' Amour  s*éléve  au  fotid  du  théâtre,  et  tonte  la  suite 
d'Ovide  vient  former  des  danses  et  des  cfhants  antoor  d*Érithie. 

CHOEUR. 

Dieu  charmant,  dieu  des  tendres  cœurs. 
Régne  à  jamais,  lance  tes  flammes; 
Eh  !  quel  bien  flatteroit  nos  ^mes 
S'il  n'étoit  de  tendres  ardeurs? 
Chantons,  ne  cessons  point  de  célébrer  ses  charmes, 
Qu'il  occupe  tous  nos  moirtents; 
Ce  dieu  ne  se  sert  de  ses  armés 

à, 

Que  pour  faire  d'heureux  amants. 


4oo  LES  MUSES  GALANTEjB. 

Les  soins,  les  pleurs  et  les  soupirs, 
Sont  les  tributs  de  son  empire  ; 
Mais  tous  les  biens  qu^il  en  retire , 
Il  nous  les  rend  par  les  plaisirs. 

(On  danse.  ) 
ÉBITHIE. 

Quels  doux  concerts,  quelle  fête  agréable! 
Que  je  trouve  charmant  ce  langage  nouveau! 
Quel  est  donc  ce  dieu  favorable? 

*  (  Elle  considère  la  statue.  ) 

Hélas  !  c'est  un  enfant;  notais  quel  enfant  aimable! 
Pourquoi  cet  arc  et  ce  bandeau, 
Ce  carquois,  ces  traits,  ce  flambeau? 

UN   HOMME   DE   LA   FÊTE. 

Ce  foible  enfent  est  le  mattre  du  monde; 
La  nature  s^anime  à  sa  flamme  féconde. 
Et  Tunivers  sans  lui  périroit  avec  nous. 
Reconnoissez,  belle  Érithie, 
Un  dieu  feit  pour  régner  sur  vous; 
Il  veut  de  votre  aimable  vie 
Vous  rendre  les  instants  plus  doux. 
Étendez  les  droits  légitimes 
Du  plus  puissant  des  immortels  ; 

m 

Tous  les  cœurs  seront  ses  victimes 
Quand  vous  servirez  ses  autels. 

ÉRITHIE. 

Ces  aimables  leçons  ont  trop  Tart  de  me  plaire. 
Mais  quel  est  donc  ce  dieu  dont  on  veut  me  parler? 

OVIDE. 

De  ses  plus  doux  secrets  discret  dépositaire, 
A  vous  seule  en  ces  lieux  je  dois  les  révéler. 


SEœNDE  ENTRÉE,  SCÈNE  IV.  40 1 

'    SCENE  IV. 

* 

ÉRITHIE,  OVIDE. 

OVIDE. 

C'est  un  aimable  mystère 
Qui  de  ses  biens  charmants  assaisonne  le  prix  :    . 
Plus  on  les  a  sentis , 
Et  mieux  on  sait  les  taire. 

ÈRITHIE. 

J'ignore  encor  quels  sont  des  biens  si  doux  ; 
Mais  je  brûle  de  m'en  instruire. 

OVIDE. 

Vous  l'ignorez?  n'en  accusez  que  vous  ; 
Déjà  dans  mes  regards  vous  auriez  du  le  lire. 

ÉRITHIE. 

Vos  regards?...  Dans  ses  yeux  quel  poison  séducteur! 
Dieux!  quel  trouble  confus  s'élève  dans  mon  cœur! 

OVIDE. 

Trouble  charmant,  que  mon  ame  partage, 
Vous  êtes  le  premier  hommage 
Que  l'aimable  Érithie  ait  offert  à  l'Amour. 

ÉRITHIE. 

L'Amour  est  donc  ce  dieu  si  redoutable? 

OVIDE. 

L'Amour  est  ce  dieu  favorable 
Que  mon  cœur  enflammé  vous  annonce  en  ce  jour; 
Profitons  des  bienfaits  que  sa  main  nous  prépare  : 
Unis  par  ses  liens.... 

ÉRITHIE. 

Hélas  !  on  nous  sépare  ! 
XI.  36 


4o2  LES  MUSES  GALANTES. 

Du  temple  de  Diane  on  me  commet  le  soin  ; 
Tout  le  peuple  dlthonîe  en  veut  être  témoin. 
Et  je  dois  dès  ce  jour... 

OVIDE. 

Non ,  charmante  Érithie , 
Les  peuples  mêmes  de  Scythie 
Sont  soumis  au  vainqueur  dont  nous  suivons  les  lois: 
Il  faut  les  attendrir,  il  faut  unir  nos  voix. 
Est-il  des  cœurs  que  notre  amour  ne  touche, 
S'il  s'explique  à-la-lbis   •• 
Par  vos  larmes  et  par  ma  houche  ? 
Mais  on  approche...  on  vient..^  Amour,  si  pour  ta  gloire 
Dans  un  exil  affreux  il  &ut  passer  mes  jours, 
De  mon  encens  du  moins  conserve  la  mémoire, 
A  mes  tendres  accents  accorde  ton  secours. 

SCÈNE  V.    ^ 

OVIDE,  ÉRITHIE,  tboupe  de  Sarmates. 

CHCœUR. 

Célébrons  la  gloire  éclatante 

De  la  déesse  des  forêts  : 

Sans  soins,  sans  peine,  et  sans  attente, 

Nous  subsistons  par  ^es  bienfaits  : 

Célébrons  la  beauté  charmante 

Qui  va  la  servir  désormais  : 

Que  sa  main  long-temps  lui  présente 

Les  offrandes  de  àes  sujets. 

(  On  danse.  ) 
LE   CHEF   DES   SARMATES. 

Venez,  belle  Érithie... 


\ 


SECONDE  ENTRÉE,  SCÈNE  V.  40$ 

OVIDE. 

Ah  !  daignes  m*écouter  ï 
De  deux  tendres  amants  différez  le  supplice  : 
Ou  si  vous  achevez  ce  cruel  sacrifice , 
Voyez  les  pleurs  que  vous  m  ~allez  coûter. 

CHOEUK. 

0 

Non,  elle  est  promise  à  Diane  : 
Nos  engagements  sont  des  lois  : 
Qui  pourroit  être  assez  proj^ane 
Pour  priver  les  dieux  dé  Ifeurs  droits  ! 

OVIDE    et   ÉRIT&IE. 

Du  plus  puissant  des  dieux  nos  cœurs  sont  le  partage, 

Notre  autour  est  son  ouvrajge  : 

Est-il  des  «Iroits  plus  sacrés? 
Par  une  injuste  violence 
Les  dieux  ne  sont  point  honorés. 

Ah  !  si  votre  indifférence 
Méprise  nos  douleurs , 

A  ce  dieu  qui  nous  assemble 
Nous  jurons  de  mourir  ensemble 
Pour  ne  plus  séparer  nos  cœurs. 

CHŒSUR. 

Quel  sentiment  secret  vient  attendrir  nos  âmes 

Pour  ces  amants  infortunés? 
Par  TAmour  Tun  à  Tautre  ils  étoient  destinés; 

Que  TAmour  couronne  leurs  flammes  ! 

OVIDE. 

Vous  comblez  mon  bonheur,  peuple  trop  généreux. 
Quel  prix  de  ce  bienfait  sera  la  récompense? 
Puissiez-vous  par  mes  soins ,  par  ma  reconnoissance , 
Apprendre  à  devenir  heureux  ! 

26. 


4o4  LES  MUSES  GALANTES. 

L* Amour  vous  appelle, 
Écoutez  sa  voix  ; 
Que  tout  soit  fidèle 
A  ses  .douces  lois. 
Des  biens  dont  Fusage 
Fait  le  yrai  bonheur, 
Le  plus  doux  partage 
Est  un  tendre  cœur. 


FIN   DE   LA   SECONDE   ENTRÉE. 


TROISIÈME  ENTRÉE. 

Le  théâtre  représente  lepéristyle  dn  temple  de  Janon  à  Samos. 

SCÈNE  I. 

>POLYCRATE,  ANÀCRÉON. 

ANAGRÉON. 

Les  beautés  de  Samos  aux  pieds  de  la  déesse 

Par  votre  ordre  aujourd'hui  vont  présenter  leurs  vœux: 

Mais,  seigneur,  si  j'en  crois  le  soupçon  qui  me  presse, 

Sous  ce  zélé  mystérieux 

Un  soin  plus  doux  vous  intéresse. 

POLYCRATE. 

On  ne  peut  sur  la  tendresse 

Tromper  les  yeux  d'Anacréon. 

Oui,  le  plus  doux  penchant  m'entratne  : 

Mais  j'ignore  à-la-fois  le  séjour  et  le  nom 

De  Fobjet  qui  m'enchaîne. 

AMACRÉON. 

Je  conçois  le  détour  : 
Parmi  tant  de  beautés  vous  espérez  connoitre 
Celle  dont  les  attraits  ont  fixé. votre  amour; 
Mais  cet  amour  enfin... 

POLYCRATE. 

Un  instanf  le  fit  naitre  : 
Ce  fut  dans  ces  superbes  jeux 
Où  mes  heureux  succès  célébrés  par  ta  lyre.... 

ANAGRÉON. 

Ce  jour,  il  m'en  souyient,  je  devins  amoureux 
De  la  jeune  Thémire. 


' 


4û6  LES  MUSES  GALANTES. 

POLYCRATB. 

Eh  qaoi  !  toujours  de  nouveaux  feux? 

.     ANAGRÉON. 

A  de  beaux  yeux  aisément  mon  cœur  cède; 
Il  change  de  même  aisément  : 
L'amour  à  Tamour  y  succède , 
Le  goût  seul  du  plaisir  y  régne  constamment. 

POLTCRATfi.      ^ 

Bientôt  une  douce  victoire 

T'a  sans  doute  asservi  son  cœur? 

ANACRÉON. 

Ce  triomphe  manque  à  ma  gloire , 
Et  ce  plaisir  à  mon  bonheur.    . 

POLYCRATE. 

Mais  on  vient...  Que  d'appas!  Ah  !  les  cœurs  lesplus  sages, 
En  voyant  tant  d'attraits,  doivent  craindre  des  fers. 

ANACRÉON. 

Junon,  dans  ce  beau  jour,  les  plus  tendres  hommages 
Ne  sont  pas  ceux  qui  te  seront  offerts. 

SCÈNE  II. 

POLYCRATE,  ANACRÉON. 

TROUPE    DE    /EUNES    SAMIENNES,    qui  viennent  offrir 

leurs  hommages  à  la  déesse. 

HYMNE   A   JUNON. 

Reine  des  dieuxi,  mère  de  Tunivers , 
Toi  par  qui  tout  respire , 
Qui  combles  cet  empire  * 

De  tes  biens  les  p],as  chers , 
Junon,  vois  ces  offrandes  : 


TROISIÈME  ENTRÉE,  SCÈNE  IL         407 

Nos  cœurs  que  tu  demandes 
Vont  te  les  présenter. 
Que  tes  mains  bienfaisantes 
De  nos  mains  innocentes 
Daignent  les  accepter,      t 

(Ondunse.) 

Thémire,  portant  une  corbeille  de  fleurs ,  entre  dans  le  temple  à  la 

tête  de9  jeunes  Samiennes. 
P  G  L  T  G  R  AT  E ,   apercevant  Thëmire. 

O bonheur! 

ANAGRÉON. 

O  plaisir  extrême  ! 

POLYCRATE. 

Quels  traits  charmants  !  quels  regards  enchanteurs! 

ANAGRÉON. 

Ah  !  qu'avec  grâce  elle  porte  ces  fleurs  ! 

POLYCRATE. 

Ces  fleurs  !  que  dites-vous?  C'est  la  beauté  que  j'aime. 

ANAGRÉON. 

C'est  Thémire  elle-même. 

POLYCRATE. 

Ami  trop  cher,  rival  trop  dangereux, 
Ah  !  que  j(e  crains  tes  redoutables  feux  1 

De  mon  cœur  agité  fais  cesser  le  martyre  ; 

Porte  à  d'autres  appas  tes  volages  désirs , 
Laisse-moi  goûter  les  plaisirs 

De  te  chérir  toujours,  et  d'adorer  Thémire. 

ANAGRÉON. 

Si  ma  flamme  étoit  volontaire, 
Je  l'immolerois  à  l'instant  : 
Mais  l'amour  dans  mon  cœur  n'en  est  pas  moins  sincère 
Pour  n^étr'e  pas  toujours  constant. 


4o8  LES  MUSES  GALANTES. 

La  gloire  et  la  grandeur,  au  gré  de  votre  envie, 
Vous  assurent  les  plus  beaux  jours  r 
Mais  que  ferois-je  de  la  vie, 
Sans  les  plai&irs,  sans  les  amours? 

POLYCRATE. 

Eh  !  que  te  servira  ta  vaine  résistance? 
Ingrat,  évite  ma  présence. 

ANAGRÉON. 

Vous  calmerez  cet  injuste  courroux  ;. 
Il  est  trop  peu  digne  de  vous. 

SCÈNE  III. 

POLYCRATE. 

Transports  jaloux,  tourments  (fue  je  déteste. 
Ah  1  £aut-il  me  livrer  à  vos  tristes  fureurs  ? 

Faut-il  toujours  qu^une  rage  funeste 
Inspire  avec  Tamour  la  haine  et  ses  horreurs? 
Cruel  Amour,  ta  fatale  puissance 
Désunit  plus  de  coeurs 
Qu'elle  n'en  met  d'intelligence. 
Je  vois  Thémire  :  ô  transports  enchanteurs  Y 

SCÈNE  IV. 

POLYCRATE,  THÉMIRE. 

POLYCRATE. 

Thémire,  en  vous  voyant  la^  résistance  est  vaine ^ 
Tout  cède  à  vos  attraits  vainqueurs. 
Heureux  Tamant  dont  les  tendres  ardeurs 
Vous  feront  partager  la  chaîne 


TROISIÈME  ENTRÉE,  SCÈNE  IV.        409 
Que  vous  donaez  à  tous  les  cœurs! 

THÉMIRE. 

Je  fuis  les  soupirs ,  les  langueurs , 
Les  soins,  les  tourments,  les  alarmes: 
Un  plaisir  qui  coûte  des  pleurs 
Pour  moi  n'aura  jamais  de  charmes. 

POLYCRATE. 

C'est  un  tourment  de  n'aimer  rien; 
C'est  un  tourment  affreux  d'aimer  sans  espérance  : 
Mais  il  est  un  suprême  bien , 
C'est  de  s'aimer  d'intelligence. 

THÉMIRE. 

Non,  je  crains  jusqu'aux  nœuds  assortis  par  l'amour. 

POLYCRATE. 

Ah!  connoissez  du  moins  les  biens  qu'il  vous  apprête 
Vous  devez  à  Junon  le  reste  de  ce  jour: 

Demain  une  illustre  conquête 

Vous  est  promise  en  ce  séjour. 

SCÈNE  V. 

THÉMIRE. 

Il  me  cachoit  son  rang,  je  feignois  à  mon  tour. 

Polycrate  m'offre  un  hommage , 

Qui  combleroit  l'ambition  : 
Un  sort  plus  doux  me  flatte  davantage. 
Et  mon  cœur  en  secret  chérit  Anacréon. 

Sur  les  fleurs ,  d'une  aile  légère , 

On  voit  voltiger  les  Zéphyrs  : 

Comme  eux  d'une  ardeur  passagère 

Je  voltige  sur  les  plaisirs. 


, 


4iQ  LES  MUSES  GALANTES. 

D  une  chatne  redoutable 
Je  veux  préserver  mon  cœur; 
L'Amour  m'amuseroit  comme  un  en£ant  aimable, 
Je  le  crains  comme  un  fier  vainqueur. 

SCÈNE  VL 

ANACRÉON,  THÉMIRE. 

ANAGRÉON. 

Belle  Thémire,  enfin  le  roi  vous  rend  les  arpes, 
L  aveu  de  tous  les  cœurs  autorise  le  mien  : 
Si  Tamour  animoit  vos  charmes , 
Il  ne  leur  manqueroit  plus  rien. 

THÉMIRE. 

Vous  m'annoncez  par  cette  indifférence 
Combien  le  choix  vous  paroitroit  égal. 
Qui  voit  sans  peine  un  rival 
N'est  pas  loin  de  Finconstance. 

ANACRÉON. 

Vous  faites  à  ma  flamme  une  cruelle  offense, 
Vous  la  faites  surtout  à  ma  sincérité. 
En  amour  même 
Je  dis  la  vérité; 
Et  quand  je  n^aime  plus,  je  ne  dis  plus  que  j'aime. 

THÉMIRS. 

Quand  on  sent  une  ardeur  extrême, 
On  a  moini  de  tranquillité. 

ANAGRÉON. 

Thémire,  jugez  mieux  de  ma  fidélité. 
Ah  !  qu'un  amant  a  de  folie 
D'aimer,  de  haïr  tour-â-tour! 


TROIÇIÈMEENTRÉE ,  SCÈNE  VI.        4 1 1 

Ce  qu'il  donne  %  la  jalousie^ 
Je  le  donne  tout  à  lamour. 

THÉ>IIRE. 

Je  crains  ce  qu  il  en  coûte  à  devenir  trop  tendre; 
Non,  Famour  dans  les  coeurs. cause  trqp  de  tourments. 

Si  rhiver  dépare  nos  champs , 
Est-ce  à  Flore  de  les  défendre? 
S'il  est  des  maux  pour  les  amants , 
Est-ce  à  l'Amour  qu'il  faut  s'en  prendre? 

Sans  la  neige  et  les  orages , 

Sans  les  vents  et  leurs  ravages, 

Les  fleurs  naîtroient  en  tous  temps. 

Sans  la  froide  indifférence, 

Sans  la  fière  résistsuice, 

Touà  les  cœurs  seroient  contents. 

THÉMIRE. 

Vous  vous  piquez  d'être  volage; 
Si  je  forme  des  nœuds,  je  veux  qu'ils  soient  constants. 

ANACHÉON. 

L'excès  de  mon  ardeur  est  un  plus  digne  hommage 
Que  la  fidélité  des  vulgaires  amants; 

Il  vaut  mieux  aimer  davantage. 

Et  ne  pas  aimer  si  long-temps. 

THÉMIRE. 

Non ,  rien  ne  peut  fixer  un  amant  si  volage. 

ANACRÉON. 

Non,  rien  ne  peut  payer  des  transports  si  dbarmants. 

THEMIRE, 

Vous  séduisez  pimtôt  que  de  convaincre  ; 
Je  vois  Terreur,  et  je  me  laisse  vaincre. 


1 


4i2  LES  MUSES  GALANTES. 

Ah  !  trompez-moi  long-temps  par  ces  tendres  discours: 
L'illusion  qui  plaît  devroit  durer  toujours. 

ANAGRÉON. 

C'est  en  passant  Yotre  espérance 
Que  je  prétei^is  vous  tromper  désormais; 
Vous  attendrez  mon  inconstance, 
Et  ne  réprouverez  jamais. 

(  ensemble.  ) 

Unis  par  les  mêmes  désirs, 
Unissons  mon  sort  et  le  vôtre  ; 
Toujours  fidèles  aux  plaisirs, 
Nous  devons  Tétre  Tun  à  Fautre. 

SCÈNE  VIL 

POLYCRATE,  THÉMIRE,  ANACRÉON. 

POLYCRATE. 

Demeure,  Anacréon;  je  suspends  mon  courroux, 
Et  veux  bien  Un  instant  t'égaler  à  moi-même. 
Je  n'abuserai  point  de  mon  pouvoir  suprême  : 
Que  Hiémire  décide  et  choisisse  entre  nous. 

(  à  Thémire.  ) 

Dites  quels  sont  les  nœuds  que  votre  ame  préfère, 
N^hésitez  point  à  les  nommer  : 
Je  jure  de  confirmer 
Le  choix  que  vous  allez  faire. 

THÉMIRE. 

Je  connois  tout  le  prix  du  bonheur  de  vous  plaire, 
Si  j^osois  m^  livrer;  cependant  en  ce  jour. 
Seigneur,  vous  pourriez  croire 
Que  je  donne  tout  à  la  gloire  ; 


TROISIÈME  ENTRÉE ,  SQÈNE  VIL,      4 1 3  * 

Je  veux  tout  donner  à lamour. 
Pardonnez  il  mon  cœur  un  penchant  invincible. 

POLYCRATE. 

Il  suffit.  Je  cède  en  ce  moment; 
Allez  y  soyez  unis  :  je  puis  être  sensible; 
Mais  je  n  oublierai  point- ma  gloire  et  mon  serment. 

THÉMIBE    et   ANACRÉON. 

Digne  exemple  des  rois,  dont  le  cœur  équitable 
Triomphe  de  soi-même  en  couronnant  nos  feux. 
Puisse  toujours  le  ciel  prévenir  tous  vos  vœux! 

Que  votre  régne  aimable, 
Par  un  bonheur  constant  à  jamais  mémorable , 
Éternise  vos  jours  heureux. 

POLYCRATE,    à  Anacréon. 

Commence  d'accomplir  un  si  charmant  présage; 
Rentre  dans  ma  faveur,  ne  quitte  point  ma  cour; 
Que  Tamitié  du  moins  me  dédommage 
Des  disgrâces  de  Tamour. 
Que  tout  célèbre  cette  fête. 
L'heureux  Ânacréon  voit  combler  ses  désirs  : 
Accourez,  chantez  sa  conquête 
Gomme  il  a  chanté  vos  plaisirs. 

SCENE  VIIL 

ANACRÉON,  THÉMIRE,  peuples  de  Samo3. 

GH(»:UR. 

Que  tout  célèbre  cette  fête. 
L'heureux  Anacréon  voit  combler  ses  désirs  : 
Accourons,  chantons  sa  conquête 
Comme  il  a  chanté  nos  plaisirs. 

(On  danse.  } 


4i4  LES  MUSES  GALANTES,  etc. 

AMAGRÉONy  aitêrnatiTement  avec  le  chœur. 

Jeux ,  brillez  sans  cesse  : 
Sans  vous  la  tendresse 
Languiroit  tCËajonrs. 
Au  plus  tendre  hommage 
Un  doux  badinage 
Prête  du  secours. 

'  t,  .  '    (  On  danse.  ) 

Quand  pour  plaire  aiix  belles 
On  voit  autour  d'elle? 
Folâtrer  l'Amour , 
Dans  leur  cœur  le  traître 
Est  bientôt  le  maître, 
Et  rit  à  son  tour. 


FIN   DES   MUSES   GALANTES. 


LE  DEVIN 

DU  VILLAGE, 

.     INTERMÈDE, 

Repi^senté  à  Fontainebleau,  devant  le  Roi,  les  1 8  et  34  octobre 
1 753  ;  et  à  Paris,  par  l'Académie  royale  de  Masique,  le  jeudi 
i"  mars  1753. 


AVERTISSEMENT, 


Quoique  j'aie  approuve  les  changements  que  mes  amis 
jugèrent  à  propos  de  faire  à  cet  intermède  quand  il  fut 
joué  à  la  cour,  et  que  son  succès  leur  soit  dû  en  grande 
partie ,  je  n'ai  pas  jugé  à  propos  de  les  adopter  aujour- 
d'hui, et  cela  par  plusieurs  raisons.  La  première  est  que, 
puisque  cet  ouvrage  porte  mon  nom ,  il  faut  que  ce  soit 
le  mien,  dût-il  en  être  plus  mauvais;  la  seconde,  que  ces 
changements  pou  voient  être  fort  bien  en  eux-mêmes,  et 
ôter  pourtant  à  la  pièce  cette  unité  si  peu  connue,  qui 
seroit  le  chef-^d'œuvre  de  l'art,  si  l'on  pou  voit  la  conserver 
sans  répétition  et  sans  monotonie.  Ma  troisième  raison 
est  que  cet  ouvrage  n'ayant  été  fait  que  pour  mon  amu- 
sement ,  son  vrai  succès  est  de  me  plaire  :  or  personne  ne 
sait  mieux  que  moi  comment  il  doit  être  pour  me  plaire 
le  plus. 


A  M.  DUCLOS, 

HISTORIOGRAPHE  DE  FRANCE, 
l'un  des  quabaute  de  l'académie  frahçoise,  et  de  celle 

DES    belles-lettres. 


Souffrez,  monsieur,  que  votre  nom  soit  à  la  tête 
de  cet  ouvrage ,  qui ,  sans  vous ,  n'eût  point  vu  le  jour. 
Ce  sera  ma  première  et  unique  dédicace  :  puisse-t-elle 
vous  &ire  autant  d'honneur  qu'à  moi  ! 

Je  suis,  de  tout  mon  cœur  , 


Monsieur, 


Votre  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur, 

J.  J.  Rousseau. 


XI.  37 


PERSONNAGES 

COLIN. 
COLETTE. 
LE  DEVIN. 

Troupe  de  jeunes  gens  du  village. 


Jf,B.  —  «  On  difpit  4e  J.  J.  Rou^iefia,  Ce$%  un  hi})Qu.  Qoi,  dit 
«  quelqu'un,  mais  c*est  celui  de  Minerve  ;  et  quand  je  sors  du  Devin 
«  du  village  y  j*ajouterois ,  déniche  par  les  Grâces,  n 

Ghamfort,  Caractères  et  Anecdotes. 

On  croira  difficilement  qu*on  ait  pu  avoir  lldée  de  faire  nne 
parodie  du  Devin  du  village;  c*est  ce  qui  a  été  fait  cependant.  Ed 
septembre  lySS  on  représenta  sous  ce  titre,  à  la  Comédie-Italienne, 
les  Amours  de  Bastien  et  Bastienne  y  imprimés  dans  le  tome  V  da 
Théâtre  de  Favart  (Paris,  1763),  et  annoncés  être  Fouvragedc 
madame  Favart  et  de  M.  Hamy.  Ce  n*est  autre  chose  qu  ane  suite 
de  vaudevilles  et  airs  populaires  offrant  toutes  les  scènes  et  situa- 
tions de  Topéra-pastorale ,  sous  le  travestissement  du  patois  çro^ 
sier  de  nos  paysans ,  substitué  au  lan£[age  régulier  que  Rousseau 
fait  parler  à  ses  personnages.  Dans  la  première  scène  Bastienne 
chante ,  sur  Tair ,  J*ai  perdu  mon  dne, 

Soas  perdu  mon  ami , 
D'puit  c'temp»-ià  j'n'avont  point  dormi. 

Et  deux  auteurs  ont  réuni  leurs  forces  pour  cette  belle  oeuvre  !  et 
cela ,  dit-on ,  s'est  représenté  avec  grand  succès  I  Que  penser  d'un 
public  qui  pouvoit  alors  accueillir  de  telles  pauvretés  ? 


,i.:K  JM-;v.ij;i)îi  v.in:i^i.'.:e. 


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•^.  •    »   •»»   k    ,*    »-^>^'»>^-»  •%.     -»  i»    .      %.  ■•  ,      --».  •     ,-.-.j      ^        »««*<»-»v-.>»       • 


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Colin  m'a  pu  changer;  tu  peux  avoù  iou  ictùx 

Que  me  sert  d'y  rêver  sans  cesse? 
Rien  ne  peut  guérir  mon  amour ,     . 
Et  tout  augmente  ma  tristesse. 

a;. 


LE  DEVIN 


DU  VILLAGE. 


Le  théâtre  représente  d*un  c6té  la  maison  da  Derin  ;  de  l'autre  ^ 
des  arbres  et 'des  fontaines;  et  dans  le  fond,  un  hameau. 

SCÈNE  I. 

COLETTE,   soupirant,  et  s'essnyant  les  yeux  de  son  tabher. 

J'ai  perdu  tout  mon  bonheur: 
J'ai  perdu  mon  serviteur; 
Colin  me  délaisse. 

Hélas  !  il  a  pu  changer! 
Je  voudrois  n'y  plus  songer  : 
J'y  songe  sans  cesse. 

J'ai  perdu  mon  serviteur; 
J'ai  perdu  tout  mon  bonheur; 
Colin  me  délaisse. 

n  m'aimoit  autrefois,  et  ce  fut  mon  malheur. 

Mais  quelle  est  donc  celle  qu'il  me  préfère? 
Elle  est  donc  bien  charmante  !  Imprudente  bergère  l 
Ne  crains-tu  point  les  maux  que  j'éprouve  en  ce  jour? 
Colin  m'a  pu  changer;  tu  peux  avoir  ton  tqur. 

Que  me  sert  d'y  rêver  sans  cesse? 
Rien  ne  peut  guérir  mon  amour, 
Et  tout  augmente  ma  tristesse. 


4ao  LE  DEVIN  DU  VILLAGE. 

J'ai  perdu  mon  serviteur; , 
J'ai  perdu  tout  mon  bonheur; 
Colin  me  délaisse. 

Je  veux  le  haïr....  je  le  dois.... 
Peut-être  il  m'aime  encor...  Pourquoi  tne  fuir  sans  cesse? 
Il  me  cherchoit  tant  autrefois  ! 

Le  Devin  du  canton  fait  ici  sa  demeure; 
Il  sait  tout;  il  saura  le  sort  de  mon  amour: 
Je  le  vois,  et  je  veux  m'éclaircir  en  ce  jour. 

SCÈNE  II. 

LE  DEVIN,  COLETTE. 

Tandis  qne  le  Devin  s* avance  gravement ,  Colette  compte  dans  sa 
main  de  la  monnoie ,  puis  elle  la  plie  dans  un  papier,  et  la  pr^ 
sente  au  Devin ,  après  avoir  un  peu  hésité  à  Taborder. 

COLETTE,   d*un  air  timide. 

Perdrai-je  Colin  sans  retour? 
Dites-moi  s'il  faut  que  je  meure. 

LE   DEVIN,   gravement. 

Je  lis  dans  votre  cœur,  et  j'ai  lu  dans  le  sien. 

COLETTE.  ' 

O  dieux  ! 

LE    DEVIN. 

Modërez-vous. 

COLETTE. 

Eh  bien? 
Colin.... 

LE   DEVIN. 

Vous  est  infidèle. 


SCÈNE  II.  421 

COLETTE. 

Je  me  meurs. 

L£    DEVIN. 

Et  pourtant  il  vous  aime  toujours. 

COLETTE,   vivement. 

Que  dites-vous? 

LE   DEVIN. 

Plus  adroite  et  moins  belle, 
La  dame  de  ces  lieux.... 

COLETTE. 

t 

Il  me  quitte  pour  ell«  ! 

LE    DEVIN. 

Je  vous  Tai  déjà  dit,  il  vous  aime  toujours. 

COLETTE,   tristement. 

Et  toujours  il  me  fuit! 

LE    DEVIN. 

Comptez  sur  mon  secours. 
Je  prétends  à  vos  pieds  ramener  le  vplage. 
Colin  veut  être  brave,  il  aime  à  se  parer  : 
Sa  vanité  vous  a  fait  un  outrage 
Que  son  amour  doit  réparer. . 

COLETTE. 

Si  des  galants  de  la  ville 
.Peusse  écouté  les  discours, 
Ah  !  qu'il  m'eût  été  facile 
De  former  d'autres  amours  ! 

Mise  en  riche  demoiselle,   , 
Je  brillerois  tous  les  jours; 
De  rubans  et  de  dentelle 
Je  jchargerois  mes  atours. 

Pour  l'amour  de  l'infidèle 
J'ai  refusé  mon  bonheur; 


423  LE  DEVIN  DD  VILLAGE. 

J^aimois  mieux  être  moioi  belle 
Et  lui  conserver  mon  cœur. 

L£   DBTIN. 

Je  vo^s  rendrai  le  sien,  oe  sera  mon  ismTrage. 
Vous,  à  le  mieux  garder  appliquez  taus  vos  soins; 
Pour  TOUS  faire  aimer  davantage, 

Feignez  d'aimer  un  peu  moins. 

L'amour  croît,  d'il  s'inquiète; 

Il  s'endort,  s'il  est  content: 

La  bergère  un  peu  coquette 

Rend  le  berger  plus  constant. 

COLETTE. 

A  vos  sages  leçons  Colette  s'abandonne. 

LE   DEVIN. 

Avec  Colin  prenez  un  autre  ton. 


COLETTE.  ! 


Je  feindrai  d'imiter  l'exemple  qu'il  me  donne. 

L£  DEVIN. 

Ne  l'imitez  pas  tout  de  bon; 
Mais  qu'il  ne  puisse  le  connottre. 
Mon.  art  m'apprend  qu'il  va  parottre; 
Je  vous  appellerai  quand  il  en  sera  temps. 

SCÈNE  IIL 

LE  DEVIN. 

J'ai  tout  su  de  Colin,  et  ces  pauvres  enflants 
Admirent  tous  les  deux  la  science  profonde 
Qui  me  fait  deviner  tout  ce  qu'ils  m'ont  atppris. 
Leur  amour  à  propos  en  ce  jour  me  seconde; 
En  les  rendant  heureux,  il  faut  que  je  confonde 
De  la  dame  du  lieu  les  airs  et  les  mépris. 


SCÈNE  IV.  4a3 

SCÈNE  IV. 

LE  DEVIN,  CdLm. 

COLIN. 

L'amour  et  vos  leçons  m*ont  enfin  rendcl  ^ge, 
Je  préfère  Colette  à  des  biens  duperflas: 

Je  sus  lui  plaire  en  habit  de  village, 
Sous  un  habit  doré  qa^d^tiendrois-je  de  plus? 

LE   DEVIN. 

Colin ,  il  n'est  plus  temps,  et  Colette  t'oublie. 

COLIN. 

Elle  m'oublie,  6  ciel!  Colette  a  pu  changer! 

LE   DEVIN. 

Elle  est  femme,  jeune  et  jolie; 
Manqueroit-elle  à  se  venger? 

COLIN. 

Non,  Colette  n'est  point  trompeuse, 
Elle  m'a  promis  sa  foi  : 
Peut-elle  être  l'amoureuse 
D'un  autre  berger  que  moi  ? 

LE   DEVIN. 

Ce  n'est  point  un  berger  qu'elle  préfère  à  toi^ 
C'est  un  beau  monsieur  de  la  ville. 

COLIN. 

Qui  vous  l'a  dit? 

LE   DEVIN,   ayec  emphase. 

Mon  art. 

COLIN. 

Je  n'en  saurois  douter. 
Hélas  !  qu'il  m'en  va  coûter 


4^4  LE  DEVIN  DU  VILLAGE. 

Pour  avoir  été  trop  facile  !  * 
Aurois-je  donc  perdu  Colette  sans  retour? 

LE   DEVIN.  * 

On  sert  mal  à-Ia-fois  la  fortune  et  Tamour. 
D'être  si  beau  garçon  quelquefois  il  en  coûte. 

COLIN. 

De  grâce ,  apprenez-nu>i  le  moyen  d'éviter 
Le  coup  affreux  que  je  redoute. 

LE    DEVIN. 

Laisse-moi  seul  un  moment  consulter. 

(Le  Devin  tire  de  sa  poche  ua  livre  de  grimoire  et  un  petit  bâton 
de  Jacob,  avec  lesquels  il  fait  un  charme.  De  jeunes  paysaooes, 
qui  venoient  le  consulter,  laissent  tomber  leurs  présents,  etst 
sauvent  tout  effrayées  en  voyant  ses  contorsions.  ) 

LE   DEVIN. 

Le  charme  est  fait.  Colette  en  ce  lieu  va  se  rendre; 
Il  faut  ici  Tattendre. 

COLIN. 

A  Fapaiser  pourrai-je  parvenir? 
Hélas!  voudra-t-elle  m'entendre? 

LE   DEVIN. 

Avec  un  cœur  fidèle  et  tendre 

*  On  lit  dans  l'édition  de  Genève ,  et  dans  toutes  celles  qui  ont 
été  faites  postérieurement  sans  exception , 

Pour  avoir  été  trop  facile 
A  m'en,  laisaer  conter  par  les  dames  de  coar  ! 

mais  ce  dernier  vers  n* est  dans  aucune  édition  antérieure,  à  partir 
de  Tédilion  originale  de  1753;  il  n*est  point  dans  la  partition  gravée 
en  1754;  enfin,  il  n*est  point  dans  le  manuscrit  autographe  de  cette 
partition  déposé  à  la  bibliothèque  de  la  Chambre  des  Députés. 
Voilà  bien  assez  de  raisons  pour  décider  la  suppression  de  ce  vers, 
quelle  que  soit  la  cause  de  son  insertion  dans  Tédition  de  Genève, 
qui  fait  autorité  en  tant  d*aqtres  points. 


SCÈNE  rv.  '425 

m 

On  a  drok  de  tout  obtenir.  ^ 

(  à  part.  ) 

Sur  ce  qu'elle  doit  dire  allons  la  prévenir. 

SCÈNE'  V. 

COLIN. 

Je  vais  revoir  ma  charmante  maîtresse. 
Adieu,  châteaux,  grandeurs,  richesse,  . 
Votre  éclat  ne  me  tente  plus. 
Si  mes  pleurs,  mes  soins  assidus. 
Peuvent  toucher  ce  que  j'adore , 
Je  vous  verrai  renaître  encore , 
Doux  moments  que  j'ai  perdus. 

Quand  qn  sait  aimer  et  plaire , 
A-t-on  besoin  d'autre  bien? 
Bends-moi  ton  cœur,  ma  bergère, 
Colin  t^a  rendu  le  sien. 
Mon  chalumeau,  ma  houlette, 
Soyez  mes  seules  grandeurs; 
Ma  parure  est  ma  Colette , 
Mes  trésors  sont  ses  feveurs. 

Que  de  seigneurs  d'importance 
Voudroient  bien  avoir  sa  foi  I 
Malgré  toute  leur  puissance , 
lis  sont  moins  heureux  que  moi. 

SCÈNE  VI. 

COLIN;  COLETTE,  parée. 

COLIN,  àpart. 

Je4'aperçois....  Je  tremble  en  m  offrant  à  sa  vue... 
....Sauvons-nous....  Je  la  perds  si  je  fuis.... 


^ 


4a6  LE  DEVIN  DU  VILLAGE. 

COLETTE,  à  part. 

Il  me  voit....  Que  je  suis  émue  ! 
Le  cœur  me  bat.... 

COJLIN. 

Je  ne  sais  où  j'en  suis. 

COLETTE. 

Trop  près,  sans  y  songer,  je  me  suis  approchée. 

COLIN. 

Je  ne  puis  m'en  dédire,  il  la  faut  aborder. 

(  à  Colette,  d'an  ton  radoocÎT  et  d*iin  âir  moitié 
riant,  moitié  embarrassé.) 

Ma  Colette....  étes-vous  fâchée? 
Je  suis  Colin  :  daignez  me  regarder. 

COLETTE,   osant  à  peine  jeter  les  yeux  sur  loi. 

Colin  m'aimoit.  Colin  m'étoit  Çdéle  : 
Je  vous  regarde ,  et  ne  vois  plus  Colin. 

COLIN. 

Mon  cœur  n'a  point  changé  ;  mon  erreur  trop  cruelle 
Venoit  d'un  sort  jeté  par  quelque  esprit  malin  : 
Le  Devin  l'a  détruit  ;  je  suis  malgré  l'envie , 
Toujours  Colin,  toujours  plus  amoureux. 

COLETTE. 

Par  un  sort,  à  mon  tour,  je  me  sens  poursuivie. 
Le  Devin  n'y  peut  rien. 

COLIN. 

Que  je  suis  malheureux  ! 

COLETTE. 

D'un  amant  plus  constant.... 

COLIN. 

Ah  !  de  ma  mort  suivie 
Votre  infidélité.... 

* 

COLETTE. 

Vos  soins  sont  superflus  ; 


SCÈNE  VI.  437 

Non  y  Colin,  je  ne  taîme  plus. 

COLIN. 

Ta  foi  ne  m'est  point  ravie; 
Non ,  consulte  mieux  ton  cœur  : 
Toi-même,  en  m'ôtant  la  rie, 
Tu  perdrois  tout  ton  boiiheur. 

COLETTE. 
( à  part. )     (à  Colin. ) 

Hélas  !  Non ,  tous  m'avez  trahie , 
Vos  soins  sont  superflus  : 
Non,  Colin ,  je  ne  t'aime  plus. 

COLIN. 

C'en  est  donc  feit;  voUs  voulez  que  je  meure, 
Et  je  vais  pour  jamais  m'éloigner  du  hameau. 

COLETTE,  rappelant  Colin,  qui  s'éloigne  lentement. 

Colin  ! 

COLIN. 

Quoi? 

COLETTE. 

Tu  me  fuis  ? 

COLIN. 

Faut-il  (jue  je  demeure 
Pour  vous  voir  un  amant  nouveau  ? 

DUO. 

COLETTE. 

Tant  qu'à  mon  Colin  j'ai  su  plaire , 
Mon  sort  comUoit  mes  désirs. 

COLIN. 

Quand  je  plaisois  à  ma  bergère, 
Je  vivois  dans  les  plaisirs. 


428  LE  DEVIN  DU  VILLAGE. 

COLETTE. 

Depuis  que  son  cœur  me  méprise , 
Un  autre  a  gagné  le  mien. 

COLIN. 

Après  le  doux  nœud  qu^elle  brise, 
Serolt-il  un  autre  bien? 

(  d*un  ton  pénétré.  ) 

Ma  Colette  se  dégage  ! 

COLETTE. 

Je  crains  un  amant  volage. 

«  (  Ensemble.  ) 

Je  me  dégage  à  mon  tour. 
Mon  cœur  devenu  paisible , 
Oubliera ,  s'il  est  possible , 

cher 

Que  tu  lui  fus  l  un  joiu*. 

chère 

COLIN. 

Quelque  bonheur  qu'on  me  promette 
Dans  les  nœuds  qui  me  sont  offert^ , 
J'eusse  encor  préféré  Colette 
A  tous  les  biens  de  l'univers. 

COLETTE. 

Quoique  un  seigneur  jeune,  aimable, 
Me  parle  aujourd'hui  d'amour, 
Colin  m'eût  semblé  préférable 
A  tout  l'éclat  de  la  cour. 

COLIN,  tendrement. 

Ah ,  Colette  ! 

COLETTE,    avec  un  soupir. 

Ah  !  berger  volage , 
Faut-il  t'aimer  malgré  moi  ! 


SCÈNE  VI.  429 

(Colin  se  jette  aux  pieds  de  Colette;  elle  lai  fait  remarquer  à  son 
chapeau  un  ruban  fort  riche  qu*il  a  reçu  de  la  dame.  Colin  le 
jette  avec  dëdain.  Colette  lui  eu  donne  un  plus  simple  dont  elle 
étoit  parée,  et  qu'il  reçoit  avec  transport.) 

(  Ensemble.  ) 

Ije  t'engage 
t'engage 
Mon  I  ma' 

cœuret  <         foi. 

Son  1  sa 

Qu'un  doux  mariage 
M'unisse  avec  toi. 
Aimons  toujours  sans  partage; 
Que  Tamour  soit  notre  loi. 
A  jamais,  etc. 

SCENE  VIL 

LE  DEVIN,  COLIN,  COLETTE. 


•^ 


LE   DEVIN. 

Je  VOUS  ai  délivres  d'un  cruel  maléfice  ; 
Vous  vous  aimez  encor  malgré  les  envieux. 

COLIN. 
(  Us  offrent  chacun  un  présent  au  Deyin.  ) 

Quel  don  pourroit  jamais  payer  un  tel  service! 

LE   DEVIN,   recevant  des  deux  mains. 

Je  suis  assez  payé  si  vous  êtes  heureux. 
Venez,  jeunes  garçons,  venez,  aimables  filles, 

Rassemblez-vous ,  venez  les  imiter  ; 
Venez,  galants  bergers,  venez,  beautés  gentilles. 
En  chantant  leur  bonheur  apprendre  à  le  goûter. 


43o  LE  DEVm  DU  VILLAGE. 

SCÈNE  VHL 

LE  DEVIN,  COLIN,  COLETTE,  Gabçohs 
ET  Filles  du  village. 

CHOEUR. 

Colin  revient  à  sa  bergère  ; 
Célébrons  un  retour  si  beau. 
Que  leur  amitié  sincère 
Soit  un  charnle  toujours  qouveau. 
Du  Devin  de  notre  village 
Chantons  le  pouvoir  éclatant  : 
Il  ramène  un  amant  volage , 
Et  le  rend  heureux  et  constant. 

(  On  danse.  ) 

ROMANCE. 

COLIN. 

Dans  ma  cabane  obscure 
Toujours  soucis  nouveaux; 
Vent,  soleil ,  ou  JBroidure , 
Toujours  peine  et  travaux. 
Colette ,  ma  bergère  ^ 
Si  tu  viens  Tbabiter» 
Colin,  dans  sa  chaumière. 
N'a  rien  à  regretter. 

Des  champs,  de  la  prairie, 
Retournant  chaque  soir. 
Chaque  soir  plus  chérie , 
Je  viendrai  te  revoir  : 
Du  soleil  dans  nos  plaines 
Devançant  le  retour. 


SCÈNE  vni.  43i 

Je  charmerai  mes  peines 
En  chantant  notre  amour. 

(  On  danse  une  pantomime.  ) 
LE   DEVIN. 

Il  faut  tous  à  Fenvi 
Nous  signaler  ici  : 
Si  je  ne  puis  sauter  ainsi , 
Je  dirai  pour  ma  part  une  chanson  nouvelle. 

(  II  tire  une  chanson  de  sa  poche.  ) 
I. 

L  art  à  TAmour  est  favorable , 

Et  sans  art  FAmour  sait  charmer  ; 

A  la  ville  on  est  plus  aimable , 

Au  village  on  sait  mieux  aimer.  ^ 

Ah  !  pour  Fordinaire , 

L'Amour  ne  sait  guère 
Ce  qu'il  permet ,  ce  qu'il  défend  ; 
C'est  un  enfant  9  c'est  ua  enfant. 

COLIN  avec  le  chœur  répète  le  refrain. 

Ah  !  pour  Fordinaire , 

L'Amour  ne  sait  guère 
Ce  qu'il  permet,  ce  qu'il  défend; 
C'est  un  enfant,  c'est  un  enfant. 

(  regardant  la  chanson.  ) 

Elle  a  d'autres  couplets  1  je  la  trouve  assez  belle. 

COLETTE,  avec  empressement. 

Voyons,  voyons;  nous  chanterons  aussi, 

(Elle  prend  la  chanson.  ) 

Ici  de  la  simple  nature 
L'Amour  suit  la  naïveté  ; 


1 


432  LE  DEVIN  DU  VILLAGE. 

Ed  d'autres  lieux,  de  la  parure 
Il  cherche  Féclat  emprunté. 

Ah  !  pour  Fordinaire  y 

L'Amour  ne  sait  guère 
Ce  qu  il  permet,  ce  qu'il  défend; 
C'est  un  enfant,  c'est  un  enfant. 

CHŒUR. 

C'est  un  enfant,  c'est  un  enfant. 

I 

COLIN. 
ill. 

Souvent  une  flamme  chérie 
Est  celle  d'un  cœur  ingénu  ; 
Souvent  par  la  coquetterie 
Un  cœur  volage  est  retenu. 
Ah  !  pour  l'ordinaire,  etc. 

(A  la  fin  de  chaque   couplet  le  chœur  répète  toujours  ce 
verg  :  ) 

C'est  un  enfant,  c'est  un  en£ant.  ^ 

LE    DEVIN. 

IV. 

L'Amour,  selon  sa  fantaisie, 
Ordonne  et  dispose  de  nous; 
Ce  dieu  permet  la  jalousie , 
Et  ce  dieu  punit  les  jaloux. 
Ah  !  pour  l'ordinaire ,  etc. 

COLIN. 

V. 

A  voltiger  de  belle  en  belle , 

On  perd  souvent  l'heureux  instant; 

Souvent  un  berger  trop  fidèle 


SCÈNE  VIII.  433 

Est  moins  aimé  qu'un  inconstant. 
Ah  !  pour  Tordinaire ,  etc. 

COLETTE. 

VI. 

A  son  caprice  on  est  en  butte  y 
Il  veut  les  ris,  il  veut  les  pleurs; 
Par  les....  par  les.... 

C  O  L I N  9   lui  aidant  à  lire. 

Par  les  rigueurs  on  le  rebute. 

COLETTE. 

On  FafFoiblit  par  les  faveurs. 

(  Ensemble.  ) 

Ah  !  pour  Tordinaire , 

L'Amour  ne  sait  guère 
Ce  qu'il  permet,  ce  qu'il  défend; 
C'est  un  enfant,  c'est  un  enfant. 

CHOEUR. 

C'est  un  enfant ,  c'est  uù  enfant. 

(  On  danse.  ) 
COLETTE. 

Avec  l'objet  de  mes  amour§. 

Rien  ne  m'afflige,  tout  m'enchante; 

Sans  cesse  il  rit,  toujours  je  chante  : 

C'est  une  chaîne  d'heureux  jours. 
Quand  on  sait  bien  aimer,  que  la  vie  est  charmante! 
Tel,  au  milieu  des  fleurs  qui  brillent  sur  son  cours, 

Un  doux  ruisseau  coule  et  serpente. 
Quand  on  sait  bien  aimer,  que  la  vie  est  charmante! 

(  On  danse.  ) 
XI.  a8 


434  LE  DEVIN  DU  VILLAGE. 

COLETTE. 

Allons  danser  sous  les  ormeaux , 
Animez-vous  y  jeunes  fillettes  : 
Allons  danser  sous  les  ormeaux; 
Galants ,  prenez  vos  chalumeaux. 

(  Les  yiilageoises  répètent  ces  quatre  veri.  ) 
COLETTE. 

Répétons  mille  chansonnettes; 
Et,  pour  avoir  le  cœur  joyeux, 
Dansons  avec  nos  amoureux; 
Mais  n'y  restons  jamais  seulettes. 
Allons  danser  sous  les  orn^enux ,  etc. 

LES   VILLAGEOISES. 

Allons  danser  sous  les  ormeaux,  etc. 

COLETTE. 

A  la  ville  on  fait  bien  plus  de  fracas; 
Mais  sont-ils  aussi  gaiç  dans  leurs  ébats? 

Toujours  (Contents  y 

Toujours  chantants; 

Beauté  sans  fard, 

Plaisir  sans  art  : 
Tous  leurs  concerts  valent-ils  nos  musettes? 
Allons  danser  sous  les  ormeaux,  etc. 

LES   VILLAGEOISES. 

Allons  danser  sous  les  ormeaux,  etc. 


FIN   DU   DEVIN  DU   VILLAGE. 


1 


du  ] )cviu  du  Vill a^'c . 

GraT«i    par   ■tchoaae^  Graveur  dn  Hoi.. 


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LA  DÉCOUVERTE 


DU 


NOUVEAU  MONDÉ, 

TRAGÉDIE  EN  TROIS  ACTES. 


38. 


PERSONNAGES. 

LE  CACIQUE  de  File  de  GuaDahan,  conquérant 

d^une  partie  des  Antilles. 
DI6IZÉ,  épouse  du  Cacique. 
CARIMEy  princesse  américaine. 
COLOMB,  chef  de  la  flotte  espagnole. 
ALVAR,  officier  castillan. 
LE  GRAND-PRÊTRE  des  Américains. 
NOZIME,  Américain. 
Tboupe  de  Sacbificateurs  américains. 
Troupe  d'Espagnols  et  d'Espagnoles  de  la  flotte. 
Troupe  d'Américains  et  d'Américaines. 


La  scène  est  dans  ttle  de  Gnanahan. 


I 


LA  DÉCOUVERTE 


DU 


NOUVEAU  MONDE. 


ACTE  PREMIER. 

Le  théâtre  représente  la  foret  sacrée  où  les  peuples  de  Guanahan 

veDoient  adorer  leurs  dieux. 


SCENE  L 

LE  CACIQUE,  CARIME. 

LE    CACIQUE. 

Seule  en  ces  bois  sacrés!  eh!  qu'y  faisoit  Carime? 

CABIME. 

Eh  !  quel  autre  que  vous  devroit  le  savoir  mieux? 
,  De  mes  tourments  secrets  jHmportunois  les  dieux; 
J'y  pleurois  mes  malheurs  :  m'en  faites- vous  un  crime? 

LE   GACIQUB. 

Loin  de  vous  condamner,  j'honore  la  vertu 
Qui  vous  fait  près  des  dieux  chercher  la  confiance 
Que  Fefïroî  vient  d'ôter  à  mon  peuple  abattu. 
Cent  présages  affreux,  troublant  notre  assurance^ 

Semblent  du  ciel  annoncer  le  courroux  ; 
Si  nos  crimes  ont  pu  mériter  sa  vengeance, 
Vos  vœux  relégueront  de  nous 
En  faveur  de  votre  innocence. 


438  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 

CARIME. 

Quel  fruit  espérez-vous  de  ces  détours  honteux? 
Cruel!  vous  insultez  à  mon  sort  déplorable. 

Ah!  si  Famour  me  rend  coupable, 

Est-ce  à  vous  à  blâmer  mes  feux? 

LE   CACIQUE. 

Quoi!  vous  parlez  d'amour  en  ces  moments  funestes! 
L'amour  échaufFe-t-il  des  cœurs  glacés  d'effroi  •? 

CARIME. 

Quand  Famour  est  extrême^ 
Craint-on  d'autre  malheur 
Que  la  froideur 
De  ce  qu'on  aime?  * 

Si  Digizé  vous  vantoit  son  ardeur. 
Lui  répondriez-vous  de  même? 

LE  CACIQUE. 

Digizé  m'appartient  par  des  no&ùds  étemels; 
En  partageant  mes  feux  elle  a  rempli  mon  trÔne; 
Et,  quand  nous  confirmons  nos  serments  mutuels^ 
L'amour  le  justifie,  et  le  devoir  Fordonne. 

CARIMË. 

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L'amour  et  le  devoir  s'accordent  rarement  : 

Tour-à-tour  seulement  ik  jrégoetit  dans  une  ame. 

L'amour  forme,  l'engagement, 

Mais  le  devoir  éteint  la  flamme. 
Si  l'hymen  a  pour  vous  des  attraits  si  charmâiit^y 
Redoublez  avec  moi  ses  doux  engaf^ements  : 

Mon  coeur  consent  àce  partage  : 
C'est  un  !ï!Bage  établi  parmi  nous. 

LE   GACIQUB. 

Que  me  proposez-vous,  C^rime?  quel  langage! 


jlCTE  1,  SCÈNE  I.  439 

GARIME.- 

Tu  t^offenseSy  cruel,  d'un  langage  si  doux! 

Mon  amour  et  mes  pleurs  excitent  ton  cotirroux! 
Tu  vas  triompher  en  ce  jour-- 
Ah!  si  tes  yeux  ont  plus  de  charmes^, 
Ton  cœur  a-t- il  autant  d'amour? 

LE   CACIQUE. 

Cessez  de  vains  regrets,  votre  plainte  est  injuste  :  ' 

Ici  vos  pleurs  blessent  mes  yeux. 
Carime,  ainsi  que  vous,  en  cet  asile  auguste^ 
Mon  coeur  a  ses  secrets  à  révéler  aux  dieux. 

CARIME. 

Quoi!  barbare,  au  mépris  tu  joins  enfin  Toutrage. 
^Va,  tu  n'entendras  plus  d'inutiles  soupirs; 
A  mon  amour  trahi  tu  préfères  ma  rage  ; 
Il  faudra  te  servir  au  gré  de  tes  désirs. 

LE    CACIQUE. 

Que  son  sort  est  à  plaindre  ! 
Mais  les  fureurs  n'obtiendront  rien. 
Pour  un  cœiu*  fait  comme  le  mien 
Ses  pleurs  étoient  bien  plus  à  craindre. 

SCÈNE  II- 

LE  CACIQUE. 

Lieu  terrible ,  lieu  révéré , 

Séjour  des  dieux  de  cet  empire, 
Déployez  dans  les  cœurs  votre  pouvoir  sacré: 

Dieux ,  calmez  un  peuple  égaré , 
De  ses  sens  effrayés  dissipez  ce  délire; 
Ou,  si  votre  puissance  enfin  n'y  peut  suffire, 
N'usurpez  plus  un  nom  vainement  adoré. 


44o  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 

Je  me  le  cache  en  vais ,  moi-même  je  frissonne; 
Une  so^nbre  terreur  m  agite  malgré  moi. 
Cacique  malheureux,  ta  venu  ^abandonne; 
Pour  la  première  fois  ton  courage  s'étonne; 
La  crainte  et  la  frayeur  se  font  sentir  à  toi. 

Lieu  terrible,  lieu  révéré, 

Séjour  des  dieux  de  cet  empire, 
Déployez  dans  les  cœurs  votre  pouvoir  sacré  : 

Rassurez  un  peuple  égaré , 
De  ses  sens  effrayés  dissipez  cç  délire; 
Ou,  si  votre  puissance  enfin  n'y  peut  suffire , 
N'usurpez  plus  un  nom  vainement  adoré. 

Mais  quel  est  le  sujet  de  ces  craintes  frivoles? 
Les  vains  pressentiments  d'un  peuple  épouvanté, 

Les  mugissements  des  idoles , 
Ou  l'aspect  effrayant  d^un  astre  ensanglanté? 
Ah!  n'ai-je  tant  de  fois  enchaîné  la  victoire. 
Tant  vaincu  de  rivaux,  tant  obtenu  de  gloire. 
Que  pour  la  perdre  enfin  par  de  si  foibles  coups? 

Gloire  frivole!  eh!  sur  quoi  comptons-nous? 
Mais  je  vois  Digizé.  Cher  objet  de  ma  flamme, 
Tendre  épouse,  ah!  mieux  que  les  dieux, 
L'éclat  de  tes  beaux  yeux 
Ranimera  mon  ame. 

SCENE  m. 

DIGIZÉ,  LE  CACIQUE. 

DIGIZÉ. 

Seigneur,  vos  sujets  éperdus, 
Saisis  d'effroi  y  d'horreur,  cèdent  à  leurs  alarmes, 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  44i 

Et,  parmi  tant  de  cris,  de  soupirs  et  de  larmes, 
C'est  pour  vous  qu'ils  craignent  le  plus. 

Quel  que  soit  le  sujet  de  leur  terreur  mortelle, 

Âh!  fuyons,  cher  époux,  fuyons,  sauvons  vos  jours. 

Par  une  crmnte,  hélas!  qui  menace  leurs  cours, 
Mon  cœur  sent  une  mort  réelle. 

LE   CACIQUE. 

Moi  fuir!  leur  cacique  !  leur  roi  !    - 
Leur  père  enfin!  Fespères-tu  de  moi? 
Sur  la  vaine  terreur  dont  ton  esprit  se  blesse , 
Moi,  fuir!  ah!  Digizé,  que  me  proposes-tu? 
Un  cœur  chargé  d'une  foiblesse 
Conserveroit-il  ta  tendresse 
En  abandonnant  la  vertu? 
Digizé,  je  chéris  le  nœud  qui  nous  assemble; 
J^adore  tes  appas ,  ils  peuvent  tout  sur  moi  : 
Mais  j'aime  encor  mon  peuple  autant  que  toi, 
Et  la  vertu  plus  que  tous  deux  ensembLe. 

S€ÈNE  IV. 

NOZIME,  LE  CACIQUE,  DIGIZÉ. 

NOZIME. 

Par  votre  ordre,  seigneur,  les  prêtres  rassemblés 
Vont  bientôt  en  ces  lieux  commencer  le  mystère. 

LE   CACIQUE. 

Et  les  peuples? 

NOZIME. 

Toujours  également  troublés, 
Tous  frémissent  au  bruit  d'un  mal  imaginaire. 
Ils  disent  qu'en  ces  lieux  des  enfants  du  soleil 


44î  LA  DÉœUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 
Doivent  bientôt  descendre  en  superbe  appareil. 
Tout  tremble  à  leur  nom  seul  ;  et  ces  hommes  terribles, 
Affranchis  de  la  mort,  aux  coupd  inaccessibles, 
Doivent  tout  asservir  à  leur  pouvoir  fatal  : 
Trop  fiers  d'être  immortels,  leur  orgueil  sans  égal 
Des  rois  fait  leurs  sujets ^  des  peuples  leurs  esclaves. 
Leurs  récits  effrayants  étonnent  les  plus  braves. 
J'ai  vainement  cherché  les  auteurs  insensés 
De  ces  bruits.. «. 

LE    CACIQUE. 

Laissez-nous,  Nozime  :  c^est  assez. 

DIGIZÉ. 

Grands  dieux!  que  produira  cette  terreur  publique? 
Quel  sera  ton  destin,  infortuné  cacique? 
Hélas!  ce  doute  affreux  ne  trouble-t-il  que  tnqi? 

LE   CACIQUE. 

Mon  sort  est  décidé;  je  suis  aimé  de  toi. 
Dieux  puissants,  dieux  jaloux  démon  bonheur  suprême, 
Des  fiers  enfants  du  ciel  secondez  les  projets  : 
Armez  à  votre  gré  la  terre ,  Tenfcr  même; 
Je  puis  braver  et  la  foudre  et  vos  traits. 
Déployez  contre  moi  votre  injuste  vengeance, 

J'en  redoute  peu  les  effets  : 

Digizé  seule  en  sa  puissance 

Tient  mon  bonheur  et  mes  succès. 
Dieux  puissants,  dieux  jaloux  de  mon  bonheur  suprême, 
Des  fiers  enfants  dû  ciel  secondez  les  projets  : 
Armez  à  votre  gré  la  terre,  Tenfer  même; 
Je  puis  braver  et  la  foudre  et  vos  traits. 

DIGIZÉ. 

Où  vous  emporte  un  excès  de  tendresse? 
Ah!  n'irritons  point  les  dieux: 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  443 

Pldd  on  pnétend  brâver  les  deux, 

Plus  on  sent  sa  prdpt^e  fbiblesse. 

Ciel,  protecteur  de  Finnocence, 
Éloigne  nosdabgetft,  dissipe  notice  elfisoîr 
Eh!  des  foibles  humains  qui  prendra  la  défense, 

S'ils  n'osent  edpérer  en  toi? 
Du  plus  parfait  autour  la  flamme  légitime 

Auroit-elle  offensé  tes  yeux? 
Ah!  si  des  feux  si  pur$  devant  toi  sont  un  crime. 
Détruis  la  race  humaine  et  ne  fais  que  dés  dieux. 

Ciel,  protecteur  de  Finnocence, 
Éloigne  nos  dangers ,  dissipe  nôtre  efft*oi. 
Eh!  des  foibles  humains  qui  prendra  la  défense. 

S'ils  n'osent  espérer  en  toi? 

LE   CACIQUE. 

Chère  épouse,  suspenids  d'inutiles  alarmes  : 

Plus  que  de  vains  malheurs  tes  pleurs  me  vont  coûter. 

Âi-je,  quand  tu  verses  des  larmes-, 

De  plus  grands  maux  à  redouter? 
Mais  j'entends  retentir  les  instruments  sacrés, 
Les  prêtres  vont  parottre  : 

Gardez-vous  de  laisser  connôitre 

Le  trouble  auquel  vous,  vous  livrez. 

SCÈNE  V. 

LE  CACIQUE,  LE  GRAND-PRÊTRE,  DIGIZÉ, 

TROUPE   DE   I^RÊTRES. 
LE    GRACrn-PRÊTRË. 

C'est  ici  le  séjour  de  nos  dieux  formidables; 
Us  rendent  en  ces  lieux  leurs  arrêts  redoutables  : 


444  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 
Que  leur  présence  en  nous  imprime  un  saiùt  respect! 
Tout  doit  frémir  à  leur  aspect. 

LE   CACIQUE. 

Prêtres  sacrés  des  dieux  qui  protègent î"  ces  îles, 
Implorez  leur  secours  sur  mon  peuple  et  sur  moi; 
Obtenez  d'eux  qu'ils  bannissent  Teffroi 
Qui  vient  troubler  ces  lieux  tranquilles. 

Des  présages  affreux. 

Répandent  Tépouvante; 

Tout  gémit  dans  l'attente 

De  cent  maux  rigoureux. 

Par  vos  accents  terriblçs 

Évo<^ez  les  destins  : 

Si  nos  maux  sont  certains , 

Ils  seront  moins  sensibles. 

LE   (ÎRAND-PRÊTRE,   alternativement  avec  le chœar. 

Ancien  du  monde ,  être  des  jours , 
Sois  attentif  à  nos  prières; 
Soleil,  suspends  ton  cours 
Pour  éclairer  nos  mystères- 

LE   GRAND-PRÊTRE. 

Dieux  qui  veillez  sur  cet  empire , 
Manifestez  vos  soins,  soyez  nos  protecteurs. 
Bannissez  de  vaines  terreurs, 
Un  signe  seul  vous  peut  suffire: 
Le  vil  effroi  peut-il  frapper  des  cœurs 
Que  votre  confiance  inspire  ? 

CHOEUR. 

Ancien  du  monde,  être  des  jours. 
Sois  attentif  à  nos  prières  ; 
Soleil,  suspends  ton  cours 
Pour  éclairer  nos  mystères. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  445 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Conservez  à  son  peuple  un  prince  giénéreux  : 
Que ,  de  votre  pouvoir  digne  dépositaire , 

Il  soit  heureux  comme  les  dieux, 

Puisqu'il  remplit  leur  ministère , 

Et  qu'il  est  bienfaisant  comme  eux  ! 

CHOEUR. 

Ancien  du  monde,  etc. 

LE   GRAND-PRÊTRE^ 

C'en  est  assez.  Que  Ton  fasse  silence. 
De  nos  rites  sacrés  déployons  la  puissance. 
Que  vos  sublimes  sons>  vos  pas  mystérieux , 
De  Favenir ,  soustrait  aux  mortels  curieux , 
Dans  mon  cœur  inspiré  portent  la  connoissance. 
Mais  la  fureur  divine  agite  mes  esprits  ; 
Mes  sens  sont  étonnés,  mes  regards  éblouis; 
La  nature  succombe  aux  efforts  réunis 

De  ces  ébranlements  terribles.... 
Non,  des  transports  nouveaux  affermissent jnes  sens; 
Mes  yeux  avec  effort  percent  la  nuit  des  temps.... 
Écoutez  du  destin  les  décrets  inflexibles. 

Cacique  infortuné , 
Tes  exploits  sont  flétris,  ton  régne  est  terminé  : 
Ce  jour  en  a  autres  mains  fait  passer  ta  puissance  : 
Tes  peuples,  asservis  sous  un  joug  odieux. 
Vont  perdre  pour  jamais  les  plus  chers  dons  des  ciéux, 

Leur'liberté,  leur  innocence. 
Fiers  enfants  du  soleil,  vous  triomphez  de  nous; 
Vos  arts  sur  nos  vertus  vous  donnent  la  victoire  : 

Mais  y  quand  nous  tombons  sous  vos  coups. 
Craignez  de  payer  cher  nos  maux  et  votre  gloire. 


446  LA  DÉCOUVERTE  pu  NOUVEAU  MONDE. 

Des  nuages  confus  naissent  de  toutes  parts.... 
Les  siècles  sont  voilés  à  mes  folbles  regards. 

LE   CACIQUE. 

De  vos  arts  mensongers  cessez  les  vains  prestiges. 

(  Les  prêtres  se  retirent ,  après  quoi  Ton  entend  le  chceor  suivant 

derrière  le  théâtre.  ) 

CHOEUR  derrière  le  théâtre. 

O  ciel  !  ô  ciel  !  quels  prodiges  nouveaux  ! 
Et  quels  monstres  ailés  paroissent  sur  les  eaux! 

DIGIZÉ. 

Dieux  !  quels  sont  ces  nouveaux  prodiges? 

C  H  OE  U  R  derrière  le  théâtre. 

O  ciel  !  ô  ciel  !  etc. 

LE    GAGIQUE. 

L'effroi  trouble  les  yeux  de  ce  peuple  timide  ; 
Allons  apaiser  ses  transports. 

DIGIZÉ. 

Seigneur,  où  courez-vous?  quel  vain  espoir  vous  guide? 
Contre  Farrét  des  dieux  que  servent  vos  efforts? 
Mais  il  ne  m'entend  plus,  il  fuit.  Destin  sévère! 
Ah!  ne  puis-je  du  moins,  dans  ma  douleur  amère, 
Sauver  un  de  ses  jours  au  prix  de  mille  morts? 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


t 

ACTE  SECOND. 

Le  thëâtre  représente  un  rivage  entrecoupé  d*arbres  et  de  rocherf . 
On  voit,  dans  renfoncement,  débarquer  la  flotte  espagnole,  au 
son  des  trompettes  et  des  timbales. 

SCÈNE  I. 

COLOMB,  ALVAR,  troupe  d'Espagnols  et 

d'Espagnoles. 

CHOEUR. 

Triomphons,  triomphons  sur  la  terre  et  sur  Tonde  ! 

Donnons  des  lois  à  Tunivërs  : 
Notre  audace  en  ce  jour  découvre  un  nouveau  n^onde; 

Il  est  fait  pour  porter  nos  fers. 

COLOMB ,  tenant  d'une  mpin  une  épée  nue,  et  de  Tautre  Fét^ndard 

de  Gastille. 

Climats  dont  à  nos  yeux  s'enrichit  la  nature, 
Inconnus  aux  humains ,  trop  négligés  des  cieux, 
Perdez  la  liberté  :  , 

(Il  plante  l'étendard  en  teiTe.  ) 

Mais  portez,  sans  murmure, 

Un  joug  encor  plus  précieux. 
Ghers  compagnons ,  jadis  l'Argonaute  timide 
Éternisa  son  nom  dans  les  champs  de  Golchos  : 
Aux  rives  de  Gadès  l'impétueux  Alcide 

Borna  sa  course  et  ses  travaux  : 
Un  art  audacieux,  en  nous  servant  de  guide. 
De  l'immense  Océan  nous  a  soumis  les  flots. 
Mais  qui  célébrera  notre  troupe  intrépide 

A  l'égal  de  tous  ces  héros? 


N 


» 


448  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 
Célébrez  ce  grand  jour  d'éternelle  mémoire  ; 
Entrez,  par  les  plaisirs,  au  chemin  de  la  gloire; 
Que  vo$  yeux  enchanteurs  brillent  de  toutes  parts; 
De  ce  peuple  sauvage  étonnez  les  regards. 

CHOEUB. 

Célébrons  ce  grand  jour  d'étemelle  mémoire  ;     . 
Que  nos  yeux  enchanteurs  brillent  de  toutes  parts. 

(  On  danse.  ) 
ALVAR. 

Fière  Castille,  étends  partout  tes  lois. 
Sur  toute  la  nature  exerce  ton  empire; 
Pour  combler  tes  brillants  exploits 
Un  monde  entier  n'a  pu  ^ffire. 
Maîtres  des  éléments,  héros  dans  les  combats. 
Répandons  en  ces  lieux  la  terreur,  le  ravage; 
Le  ciel  en  fit  notre  partage 
Quand  il  rendit  Fabord  de  ces  climats 

Accessible  à  notre  courage. 
Fière  Castille,  etc. 

(  Danses  gnemères.  ) 
UNE   CASTILLANE. 

Volez,  conquérants  redoutables. 
Allez  rempliif  de  grands  destins  : 
Avec  des  armes  plus  aimables. 
Nos  triomphes  sont  plus  certains. 
Qu'ici  d'une  gloire  immortelle 
Chacun  se  couronne  à  son  tour. 
Guerriers,  vous  y  portez  l'empire  d'Isabelle, 
Nous  y  portons  l'empire  de  l'Amour. 
Volez,  conquérants,  etc. 

(Danses.) 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  i^Q 

ALVAR   et  la   GASTILLANii. 

Jeunes  beautés ,  guerriers  terribles, 
Unissez^vous ,  soumettez  l'univers. 
Si  quelqu'un  se  dérobe  à  des  coups  invincibles, 
Par  de  beaux  yeux  qu'il  soit  chargé  de  fers, 

COLOMB. 

C'est  assez  exprimer  notre  allégresse  extrême, 
Nous  devons  nos  moments  à  de  plus  doux  transports. 
Allons  aux  hajbitants  qui  vivent  sur  ces  bords 
De  leur  nouveau  destin  porter  l'arrêt  suprême. 
Alvar,  de  nos  vaisseaux  ne  vous  éloignez  pas; 
Dans  ces  détours  cachés  dispersez  vos  soldats  : 
La  gloire  d'un  guerrier  est  assez  satisfaite 
S'il  peut  favoriser  une  heureuse  retraite. 
Allez ,  si  nous  avons  à  livrer  des  combats , 
Il  sera  bientôt  temps  d'illustrer  votre  bras. 

CHOEUR. 

Triomphons,  triomphons  sur  la  terre  et  sur  l'onde; 

Portons  nos  lois  au  bout  de  l'univers  : 
Notre  audace  en  ce  jour  découvre  un  nouveau  monde; 

Nous  sommes  faits  pour  lui  donjfier  des  fers. 

SCÈNE  II. 

CA.RIME. 

Transports  de  ma  fureur,  acoQur,  rage  funeste , 

Tyrans  de  la  raison ,  où  guidez- vous  mes  pas? 

Cest  assez  déchirer  mon  cœur  par  vos  combats; 

Ah  !  du  moins  éteignez  un  feu' que  je  déteste , 

Par  mes  pleura  ou  par  mon  trépas. 
XI.  29 


45o  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 

Mais  je  l'espère  en  vain ,  Tingrat  y  régne  encore  : 
Ses  outrages  cruels  n'ont  pu  me  dégager  ; 
Je  reconnois  toujours ,  hélas  1  que  je  Fadore , 

Par  mon  ardeur  à  m'en  venger. 
Transports  de  ma  fureur ,  etc. 

Mais  que  servent  ces  pleurs?....  Qu*elle  pleure  elle-même.... 
C'est  ici  le  séjour  des  enfants  du  soleil , 
Voilà  de  leur  abord  le  superbe  appareil  ; 
Qu'y  viens-je  faire ,  hélas  !  dans  ma  fureur  ei^tréme? 

Je  vienè  leur  livrer  ce  que  j'aime , 

Pour  leur  livrer  ce  que  je  hais  ! 
Oses-tu  l'espérer ,  infidèle  Garime  ? 

Les  fils  du  ciel  sont*ils  faits  pour  le  crime? 

Us  détesteront  tes  forfaits. 
Mais  s'ils  avoient  aimé....  s'ils  ont  des  cœurs  sensibles.... 
Ah  !  sans  doute  ils  le  sont,  s'ils  ont  reçu  le  jour. 
Le  ciel  peut-il  former  des  cœurs  inaccessibles 
Aux  tourments  de  l'amour? 

SCENE  III. 

ALVAR,  GARIME. 

A  LVA  R. 

Que  vois-je?  quel  éclat  !  Ciel  !'  comment  tant  de  charmes 

Se  trouvent-ils  en  ces  déserts? 
Que  serviront  ici  la  valeur  et  les  armes  ? 

C'est  à  nous  d'y  porter  les  fers. 

€  A  R I M  E ,   en  action  de  se  prosterner. 

Je  suis  encor,  seigneur,  dans  l'ignorance 
Des  hommages  qu'on  doit.... 

A  LVA  A  ,.  la  retenant. 

J'en  puis  avoir  reçus**; 


ACTE  H,  SCÈNE  III.  45i 

Mais  où  brille  votre  présence 
C'est  à  TOUS  seule  qu^ils  sotil  dus. 

GARIME. 

Quoi  donc!  refusez-vous,  seigneur,  qu'on  votis  adore? 
N'êtes-vous  pas  des  dieux? 

ALVAR. 

On  ne  doit  adorer  que  vous  seule  en  ces  lieux; 
Au  titre  de  héros  nous  aspirons  encore. 

Mais  daignez  m'instruirie  à  mon  tour 

Si  mon  cœur,  en  ce  lieu  sauvage', 

Doit,  en  vous,  admirer  l'ouvrage  • 

De  la  nature  ou  de  l'Amour. 

GARIME. 

Vous  séduisez  le  mien  par  un  si  doux  langage. 
Je  n'en  attendois  pas  de  tels  en  ce  séjour. 

ALVAR. 

L'Amour  veut,  par  mes  soins,  réparer  en  ce  jour 
Ce  qu'ici  vos  appas  ont  de  désavantage  : 

Ces  lieux  grossiers  ne  sont  pas  faits  pour  vous; 
Daignez  nous  suivre  en  un  climat  plus  doux. 
Avec  tant  d'appas  en  partage , 
L'indifférence  est  un  outrage 
Que  vous  ne  craindrez  pas  de  nous. 

GARIME. 

Je  ferai  plus  encore;  et  je  veux  que  cette  île, 

Avant  la  fin  du  jour ,  reconnoisse  vos  lois. 

Les  peuples,  effrayés,  vont  d'asile  en  asile 

Chercher  leur  sûreté  dans  le  fond  de  nos  bois. 

Le  Cacique  lui-même,  en  d'obscures  retraites, 

A  déposé  ses  biens  les  plus  chéris. 

Je  connois  les  détours  de  ces  routes  secrètes. 

Des  otages  si  chers.... 

29. 


45a  LA  DÉœUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 

ALVAR. 

Groyez-YOtts  qa'à  ce  prix 
Nos  cœurs  soient  satisfaits  d^einporter  la  victoire? 
Notre  valeur  suffit  pour  nous  la  procurer. 
Vos  soins  ne  serviroient  qu'à  ternir  notre  gloire, 
Sans  la  mieux  assurer. 

CARIME. 

Ainsi  tout  se  refuse  à  inajuste  colère  ! 

ALVAR. 

Juste  ciel  I  vous  pleurez  !  ai-je  pu  vous  déplaire? 
Parlez,  que  ialloit-il?.... 

CARIME. 

Il  falloit;  me  venger. 

ALVAR. 

Quel  indigne  mortel  a  pu  vous  outrager? 

Quel  monstre  a  pu  former  ce  dessein  téméraire? 

CARIME. 

Le  Cacique. 

ALVAR. 

n  mourra  :  c'est  fait  de  son  destin. 
Tous  moyens  sont  permis  pour  punir  une  offense. 
Pour  courir  à  la  gloire  il  n'est  qu'un  seul  chemin, 
Il  en  est  cent  pour  la  vengeance. 
Il  faut  venger  vos  pleurs  et  vos  appas. 
Mais. mon  zélé  empressé  n'est  pas  ici  le  maître: 
Notre  chef  en  ces  lieux  va  bientôt  reparottre; 
Je  vais  tout  préparer  pour  marcher  sur  vos  pas. 

(  Enseaible.  ) 

Vengeance ,  Amour ,  unissez-vous , 

Portez*partout  le  ravage. 
Quand  vous  animez  le  courage, 

Rien  ne  résiste  à  vos  coups. 


ACTE  H,  SCÈNE  m.  453 

ALVAR. 

La  colère  en  est  plus  ardente, 
Quand  ce  qu^on  aime  est  outragé. 

CARIME. 

Quand  Famour  en  haine  est  changé , 
La  rage  est  cent  fois  plus  puissante. 

(  Ensemble.  ) 

Vengeance,  Amour,  unisèez-vous,  etc. 


FIK   DU   SECOND    ACTE. 


ACTE  TROISIÈME. 

Le  théâtre  change ,  et  représente  les  appartements  du  Cacique. 

SGÈN^E  I. 

DIGIZÉ. 

» 

Tourments  des  tendres  cœurs ,  terreurs,  crainte  fatale , 
Tristes  pressentiments,  vous  Yoilà 'donc  remplis! 
Funeste  trahison  d'une  indigne  rivale, 
Noirs  crimes  de  Tamour,  restez-vous  impunis? 

Hélas  !  dans  mon  effroi  timide , 
Je  ne  soupçonnois  pas ,  cher  et  fidèle  époux , 
De  quelle  main  perfide 
Te  viendroient  de  si  rudes  coups. 
Je  connois  trop  ton  cœur,  le  sort  qui  nous  sépare 

Terminei'a  tes  jours  : 
Et  je  n'attendrai  pas  qu'une  main  moins  barbare 
Des  miens  vienne  trancher  le  cours. 

.  Tourments  des  tendres  cœurs,  terreur^,  crainte  fatale , 
Tristes  pressentiments,  etc. 

Cacique  redouté,  quand  cette  heureuse  rive 
Retentissoit  partout  de  tes  faits  glorieux, 
Qui  t'eût  dit  qu'on  verroit  ton  épouse  captive 
Dans  le  palais  de  tes  aïeux? 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE.  455 

SCENE  IL 

DIGIZÉ,  CARIME. 

DIGIZÉ. 

Venez- VOUS  insulter  à  mou  sort  déplorable? 

CARIME. 

Je  viens  partager  vos  ennuis.    , 

blGIZÉ. 

Votre  fausse  pitié  m'àccable 
Plus  que  Fétat  même  où  je  suis. 

CARIME. 

Je  neconnois  point  Fart  de  feindre  : 
Avec  regret  je  vois  couler  vos  pleqrs. 
Mon  désespoir  a  causé  vos  malheurs  : 

Mais  mon  cœur  commence  à  vous  plaindre , 

Sans  pouvoir  guérir  vos  douleurs. 

Renonçons  à  la  violence  : 
Quand  le  cœur  se  croit  outragé ,' 
A  peine  a-t-on  puni  Foffense 
Qu'on  sent  moins  le  plaisir  que  donne  la  vengeance 
Que  le  regret  d'être  vengé. 

DIGIZÉ. 

Quand  le  remède  est  impossible , 
Vous  regrettez  les  maux  où  vous  me  réduisez  ^ 
C'est  quand  vous  les  avez  causés 
Qu'il  y  falloit  être  sensible. 

(  Ensemble.  ) 

Amour,  Amour,  tes  cruelles  fureurs, 

Tes  injustes  caprices, 
Ne  cesseront-ils  point  de  tourmenter  les  cœurs? 


456  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MÔHDE. 

Fais-tu  de  nos  supplices 
Tes  plus  chères  douceurs  ? 
Nos  tourments  font-ils  tes  délices  ? 
Te  nourris-tu  de  fios  pleurs? 
Amour,  Amour,  tes  cruelles  fureurs, 
Tes  injustes  caprices, 
Ne  cesseront-ils  point  de  tourmenter  les  cœurs? 

CAAIME. 

Quel  bruit  ici  se  fait  entendre  ! 
Quels  cris  !  quels  sons  étincelants  ! 

DiGizé. 
Du  Cacique  en  fureur  les  transports  yiolents.... 

Si  c'étoit  lui Grands  dieux  !  qu'ose-t-il  entreprendre? 

Le  bruit  redouble ,  hélas  !  peut-être  il  va  périr. 
Ciel ,  juste  ciel,  daigne  le  secourir! 

(On  entend  des  décharges  de  mousqueterie  qai  se  mêlent  au  bruit 
de  Torchestre.  ) 

(Ensemble.  ) 

Dieux  !  quel  fracas  !  quel  bruit!  quels  éclats  de  tonnerre! 

Le  soleil  irrité  renverse-t-il  la  terre? 

SCÈNE  III. 

C  O  LO  M  B ,   suivi  de  quelques  guerriers ,   D 1 6 1 Z  E , 

CARIME. 

COLOMB. 

C^est  assez.  Épargnons  de  foibles  ennemis. 
Qu'ils  sentent  leur  foiblesse  avec  leur  esclavage; 
Avec  tant  de  fierté,  d  audace,  et  de  courage, 
Ils  n'en  seront  que  plus  punis. 

DIGIZÉ. 

Cruels  !  qu  avez-vous  fait?...  Mais ,  ôciel  !  c'est  lui-même! 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  467 

SCÈNE  IV. 

1  ■ 

ALVAR,  LE  CACIQUE,  désarmé,  COLOMB, 

DIGIZÉ,  CARIME. 

ALVAR. 

Je  Fai  surpris  qui,  seul,  ardent,  et  furieux, 
Cherchoit  à  péuétrer  jusqu'en  ces  mêmes  lieux. 

COLOMB. 

Parle,  que  voulois-tu  dans  ton  audace  extrême? 

LE   CACIQUE. 

Voir  Digisé,  t'immoler,  et  mourir. 

COLOMB. 

Ta  barbare  fierté  ne  peut  se  démentir  : 

Mais,  réponds,  qu'attends-tu  de  ma  juste  colère? 

LE    CACIQUE. 

Je  n'attends  rien  de  toi;  va,  remplis  tes  projets. 
Fils  du  soleil,  de  tes  heureux  succès 

Rends  grâce  aux  foudres  de  ton  père, 

Dont  il  t'a  fait  dépositaire. , 
Sans  ces  foudres  brûlants,  ta  troupe  en  ces  climats 

N'auroit  trouvé  que  le  trépas. 

COLOMB. 

Ainsi  donc  ton  arrêt  est  dicté  par  toi-même. 

CARIME. 

Calmez  votre  colère  extrême  ; 
Accordez  aux  remords  prêts  à  me  déchirer 
De  deux  tendres  époux  la  vie  et  la  couronne. 
J'ai  fait  leurs  maux,  je  veux  les  réparer  : 

Ou,  si  votre  rigueur  l'ordonne , 

Avec  eux  je  veux  expirer. 


458  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 

COLOMB. 

Daignent-ils  recourir  à  la  moindre  prière  ! 

LE    CACIQUE. 

Vainement  ton  orgueil  Fespère, 
Et  jamais  mes  pareils  n'ont  prié  que  les  dieux. 

C  ABIME,    à  Alvar. 

Obtenez  ce  bienfeit  si  je  plais  à  vos  yeux. 

CARIME,    ALVAR,   DIGÏZÉ. 

Excusez  deux  époux,  deux  amants  trop  sensibles; 
Tout  leur  crime  est  dans  leur  amour.  ' 

Ah  !  si  vous  aimiez  un  jour , 
Voudriez-vous  à  votre  tour 
Ne  rencontrer  que  des  cœurs  inflexibles? 

CARIME. 

Ne  vous  rendrez-vous  point?  *"• 

COLOMB. 

Allez,  je  suis  vaincu. 
Cacique  malheureux,  remonte  sur  ton  trône. 

(  On  lui  rend  son  épée.  ) 

Reçois  mon  amitié ,  c'est  un  bien  qui  t'est  dû* 
Je  songe,  quand  je  te  pardonne. 
Moins  ^à  leurs  pleurs  qu^à  ta  vertu. 

(  à  Garime.  ) 

Pour  ces  tristes  climats  la  vôtre  u'esX  pas  née. 
Sensible  aux  feux  d'Alvar ,  daignez  les  couronner. 
Venez  montrer  l'exemple  à  l'Espagne  étonnée , 
Quand  on  pourroit  punir,  de  savoir  pardonner^ 

LE    CACIQUE. 

C'est  toi  qui  viens  de  le  donner  ; 
Tu  me  rends  Digizé,  tu  m'as  vaincu  par  elle. 
Tes  armes  n'avoient  pu  dompter  mon  cœur  rebelle, 

Tu  l'as  soumis  par  tes  bienfaits. 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  469 

Sois  sûr,  dès  cet  instant,  que  tu  n'auras  jamais 
D'ami  plus  empressé,  de  sujet  plus  fidèle. 

COLOMB. 

Je  te  veux  pour  ami ,  sois  sujet  d'Isabelle. 
Vante-nous  désormais  ton  éclat  prétendu , 

Europe  :  en  ce  climat  sauvage , 

On  éprouve  autant  d^  courage. 

On  y  trouve  plus  de  vertu. 

O  vous  que  des  deux  bouts  du  monde ' 

Le  destin  rassemble  en  ces  lieux  ! 
Venez,  peuples  divers,  former  d'aimables  jeux  : 

Qu'à  vos  concerts  l'écho  réponde  : 

Enchantez  les  cœurs  et  les  yeux. 

Jamais  une  plus  digne  fête 
N'attira  vos  regards. 

Nos  jeux  sont  les  enfants  des  arts, 

Et  le  mondé  en  est  la  conquête. 
Hâtez-vous,  accourez,  venez  de  toutes  parts ^ 

O  vous  que  des  deux  bouts  du  monde 

Le  destin  rassemble  en  ces  lieux, 

Venez  former  d'aimables  j  eux; 

'  SCÈNE 'V. 

COLOMB,  DIGIZÉ,  CARIME,  LE  CACIQUE, 

ALVAR  ,   PEUBLE9  ESPAGNOLS  ET  AII(ÉAIGAINS. 

CHOEUR. 

Accourons,  accourons,  formons  d'aimables  jeux; 
Qu'à  nos  cqncerts  Fécho  réponde  : 
Enchantons  les  cœurs  et  les  yeux. 


46o  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 

UN   AMÉRIGAII^. 

Il  n'est  point  de  cœur  sauvage 

PourFamour; 
Et  dès  qu'on  s'engage 

En  ce  séjour  y 

C'est  sans  partage. 
Point  d'autres  plaisirs 
Que  de  douces  chaînes  : 
Nos  uniques  peines 
Sont  nos  vains  désirs , 
Quand  des  inhumaines 
Causent  nos  soupirs. 

Il  n'est  point ,  etc. 

UNE    ESPAGNOLE. 

I 

Voguons, 
Parcourons 
Les  ondes , 
Nos  plaisirs  auront  leur  tour. 
Découvrir 
De  nouveaux  mondes , 
C'est  offrir 
De  nouveaux  myrtes  à  l'Amour. 

Plus  loin  que  Phébus  n'étend 
Sa  carrière, 
Plus  l<yn  qu'il  ne  répand 
Sa  lumière , 
L'Amour  fait  sentir  ses  feux. 
Soleil,  tu  fais  nos  jours;  l'Amour  les  rend  heureux. 

Voguons,  etc. 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  461 

CHOEUR. 

Répandons  dans  tout  Tunivers 
Et  nos  trésors  et  Fabondance  ; 
'  Unissons  par  notre  alliance 
Deux  mondes  séparés  par  Tabime  des  mers. 

AIR 

AJOUTÉ   A   IiA   FâTE   DU   TROISIÈME   ACTE. 

DIGIZÉ. 

Triomphe,  Amour,  régne  en  ces  lieux; 
Retour  de  mon  bonheur ,  doux  transports  de  ma  flamme, 
Plaisirs  charmants,  plaisirs  des  dieux, 
Enchantez ,  enivrez  mon  ame; 
Coulez ,  torrents  déhcieux. 

Fille  de  la  vertu ,  tranquillité  charmante , 
Tu  n^exclus  point  des  cœurs  Taimable  volupté. 
Les  doux  plaisirs  font  la  félicité , 
Mais  c'est  toi  qui  la  rends  constante. 


FIN  DE  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE. 


NOTES. 

**-  Ces  deux  vers  sont  sans  rime. 

^  Ce  vers  est  sans  rime.  Dans  quelques  éditions  on  Ut  : 

Tu  ne  comptes  pour  rien  mes  larmes  ! 
Tu  vas  triompher  en  ce  jour. 
Ah  !  etc. 

<^  Dans  Fëdition  de  Genève,  178a,  et  dans  l'édition  de 
Paris,  38  vol.  in-B",  on  lit. 

Prêtres  sacrés  des  dieux ,  qui  protégez  cet  iles , 
Implorez,  etc. 

C'est  probablement  une  faute. 

«^ J'en  puis  avoir  reçu». 

Reçtis  au  pluriel  pour  la  rime.  II  ffiut,  j'en  puis  avoir 
reçu. 


FRAGMENTS 
D'IPHIS, 

TRAGÉDIE, 
POUR  LAGADÉMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE. 


PERSONNAGES. 

ORTULE,  roid'Élide. 

PHILOXIS,  prince  de  My cènes. 

AN  AX  ARETTE ,  fille  du  feu  roi  d'Élide. 

ÉLISE,  princesse  de  la  cour  d'Ortule. 

IPHIS,  officier  de  la  maison  d'Ortule. 

OR  ANE,  suivante  d'Élise. 

Un  chef  des  guerriers  de  Philoxis. 

CHCffiUR  DE  GUERRIERS. 

Choeur  de  la  cuite  d'Anaxarette. 
CncœuR  de  dieux  et  de  déesses. 
Choeur  de  sacrificateurs  et  de  peuples. 
CncffiUR  de  furies  dansantes. 


FRAGMENTS 

DIPHIS. 


Le  théâtre  représente  un  rivage ,  et ,  dans  le  fond ,  une  mer 

couverte  de  vaisseaux; 


SCENE  I. 

ÉLISE,  ORANE. 

ORANE. 

Princesse,  enfin  votre  joie  est  parfaite; 
Bien  ne  troublera  plus  vos  feux. 
Philoxis  de  retour,  Philoxis  amoureux. 
Vient  d'obtenir  du  roi  la  main  d' Anaxarette  ; 
Elle  consent  sans  peine  à  ce  choix  glorieux; 
L^aspect  d'un  souverain  puissant,  victorieux, 
EfËace  dans  son  cœur  la  plus  vive  tendresse  : 
Le  trop  constant  Iphis  n'est  plus  rien  à  ses  yeux , 
La  seule  grandeur  Tintéressé. 

ÉLISE. 

En  vain  tout  paroft  conspirer 
A  favoriser  ma  flamme  ; 
Je  n'ose  point  encor,  chère  Orane,  espérer 
Qu'il  devienne  sensible  aux  tourments  de  mon  ame  : 
Je  connois  trop  Iphis,  je  ne  puis  m'en  flatter. 
Son  cœur  est  trop  constant,  son  amour  est  trop  tendre  : 

Non,  rien  ne  pourra  l'arrêter; 
Il  saura  même  aimer  sans  pouvoir  rien  prétendre. 

XI.  3o 


466  IPHIS. 

» 

ORANE. 

Eh  quoi  !  vous  penseriez  qu'il  osât  refuser 

Un  cœur  qui  borneroit  les  vœux  de  cent  monarques  ! 

ÉLISE. 

Hélas  !  il  n'a  déjà  que  trop  su  mépriser- 

De  mes  feux  les  plus 'tendres  marques. 

CRANE. 

Pourroit-il  oublier  sa  naissance,  son  rang, 
Et  Téclat  dont  brille  le  sang 
l)uquel  les  dieux  vous  ont  fait  naître? 

ÉLISE. 

Quels  que  soient  les  aïeux  dont  il  a  reçu  Têtre , 
Iphis  sait  mériter  un  plus  illustre  sort , 

Et,  par  un  courageux  effort, 
Se  frayer  le  chemin  d'une  cour  plus  brillante. 
Ses  aimables  vertus,  sa  valeur  éclatante, 
Ont  su  lui  captiver  mon  cœur. 
^       Je  me  feroîs  honneur 
D'une  semblable  foiblesse , 
Si,  pour  répondre  à  mon  ardeur. 
L'ingrat  employoit  sa  tendresse  : 
Mais,  peu  touché  de  ma  grandeur^ 
Et  moins  encor  de  mon  amour  extrême , 
Il  a  beau  savoir  que  je  1  aime , 
Je  n'en  suis  pas  mieux  dans  son  cœur. 
II  ose  soupirer  pour  la  fille  d'Ortule  : 
Elle-même ,  jusqu'à  ce  jour , 
A  su  partager  son  amour; 
Et,  malgré  sa  fierté,  malgré  tout  son  scrupule. 
Je  l'ai  vu  s'attendrir  et  l'aimer  à  son  tour. 
Seule  de  son  secret  je  tien«  la  confidence. 
Elle  m'a  fait  l'aveu  de  leurs  plus  tendres  feux. 


SCÈNE  I.  467 

Oh  !  qu'une  telle  confiance 
Est  dure  à  supporter  pour  mon  cœur  amoureux  ! 

ORAN£. 

Quel  que  soit  1  excès  de  sa  flamme. 
Elle  brise  aujourd'hui  les  nœud$  les  plus  charmaAl$. 
Si  Fàmour  régnoit  bien  dans  le  fond  de  son  ame^ 
Oublieroit-elle  ainsi  les  vœux  et  les  serments? 
Laissez  agir  le  temps,  laissess  agir  vos  charmes* 
Bientôt  Iphis ,  irrité  des  mépris 
De  la  beauté  dont  son  cœur  est  épris ,  / 

Va  vous  rendre  les  armes. 

Pour  finir  vos'peines 
Amour  va  lancer  ses  traits. 
Faites  briHer  vos  attraits , 
*  Formez  de  douces  chaînes. 

Pour  finir  vos  peines 
Amour  va  lancer  ses  traî|k| 

ÉLISE. 

Orane,  malgré  moi  la  crainte  m'intimide. 

Hélas  !  je  sens  couler  mes  pleurs. 

Iphis ,  que  tu  serois  perfide , 
Si  sans  les  partager  tu  voyois  mes  douleurs  ! 
Mais  c'est  assez  tarder  ;  cherchons  Anaxarette  : 
Philoxis  en  ces  heux  lui  prépare  une  fête. 
Je  dois  Taccompagiier.  Orane,  suivez-moi. 


3o. 


468  IPHIS. 

SCÈNE  II. 

^       IPHIS. 

Amour,  que  de  tourments  j'endure  sous  ta  loi  ! 
Que  mes  maux  sont  cruels  !  que  ma  peine  est  extrême! 

Je  crains  de  perdre  ce  que  j'aime  ; 

J'ai  beau  m  assurer  sur  son  cœur, 

Je  6ens\  hélas  !  que  ^on  ard«ur 

M'est  une  trop  foible  assurance 

Pour  me  rendre  mon  espérance. 

Je  Yois  déjà  sur  ce  rivage 
Un  rival  orgueilleux,  couronné  de  lauriers, 

Au  milieu  de  mille  guerriers , 

Lui  présenter  un  doux  hommage  : 
En  cet  état  ose-t-on  refuser 

Un  amant  tout  couvert  de  gloire  ? 

Hélas!  je  ne  puis  accuser 

Que  sa  grandi^ant  sa  victoire. 

De  funestes  pressentiments 

Tour-à-tour  dévorent  mon  ame;  - 

Mon  trouble  augmente  à  tous  moments. 
Anaxarbtte....  Dieux....  trahiriez-vous  ma  flamme? 

AIR. 

Quel  prix  de  ma  constante  ardeur, 

Si  vous  deveniez  infidèle  ! 

Élise  étoit  charmante  et  belle , 

J'ai  cent  fois  refusé  son  cœur. 

Quel  prix  de  ma  constante  ardeur , 

Si  vous  deveniez  infidèle  ! 


SCÈNE   III.  469 

SCÈNE  III. 

LE  ROI,  PHILOXIS. 

#  LE   ROI. 

Prince,  je  vous  dois  aujourd'hui 

L'éclat  dpnt  brille  la  couronne; 

Votre  bras  est  le  seul  appui 

Qui  vient  de  rassurer  mon  trône  : 
Vous  avez  terrasse  mes  plus  fiers  ennemis. 

Tout^arle  de  votre  victoire. 
Des  sujets  révoltés  vouloient  ternir  ma  gloire , 

Votre  valeur  les  a  soumis  : 
Jugez  de  la  grandeur  de  ma  reconnoissance 
Par  l'excès  du  bienfait  que  j'ai  reçu  de  vous. 
Vous  possédez  déjà  la  suprême  puissance; 

Soyez  encore  heureux  époux. 

Je  dispose  d'Anaxarette  ; 
Ortule,  en  expirant,  m'en  laissa  le  pouvoir. 
Philoxis,  si  sa  main  peut  flatter  votre  espoir, 
A  former  cet  hymen  aujourd'hui  je  m'apprête. 

PHILOXIS. 

Que  ne  vous  dois-je  point,  seigneur! 
Que  mes  plaisirs  sont  doux ,  qu'ils  sont  remplis  de  charmes  ! 
Ah!  l'heureux  succès  de  mes  armes 
Est  bien  payé  par  un  si  grand  bonheur! 

AIR. 

Tendre  amour,  aimable  espérance, 

Régnez  à  jamais  dans  mon  cœur. 
Je  vois  récompenser  la  plus  parfaite  ardeur, 
Je  reçois  aujourd'hui  le  prix  de  ma  constance. 


470  IPHIS. 

Ce  que  j'ai  senti  de  souffrance 
N'est  rien  aupràs  de  mou  bonheur. 
Tendre  amour,  aimable  espérance, 
Régnez  à  jamais  dans  mon  cœur, 
Je  vais  posséder  ce  que  j'aime  : 
Ahl  Philoxis  est  trop  heureux! 

LE   ROI. 

Je  sens  une  joie  extrême 

De  pouvoir  combler  vos  vœux. 

(  Ensemble.  ) 

La  paix  succède  aux  plus  vives  alarmes, 
Livrons-nous  aux  plus  doux  plaisir», 
Goûtons,  goâtons-en  tous  les  charmes; 
Nous  ne  formerons  plus  d'inutiles  désirs. 

I.E   ROI, 

La  gloire  a  couronné  vos  armes, 
Et  rhymen  en  ce  jour  couronne  vos  soupirs. 

(Enseokble.) 

La  paix  succède,  etc. 

LE   ROI, 

Prince,  je  vais  pour  cet  ouvrage 
Tout  préparer  dès  ce  moment; 
Vods  allez  être  heureux  amant  : 
C'ejst  le  finiit  de  votre  courage. 

PHILOXIS. 

Et  moi,  pour  annoncer  en  ces  lieux  mon  bonheur, 
Allons',  sur  mes  vaisseaux  triomphant  et  vainqueur, 
Des  dépouilles  de  ma  conquête 
Faire  un  hommage  auxpieda  d'Aoaxarette. 


SCÈiSE  IV.  471 

SCENE  IV. 

ANAXARETTE. 

AIR. 

m  • 

Je  cherche  en  vain  à  dissiper  mon  trouble; 
Non ,  rien  ne  aauroit  Fapaiser  : 
J^ai  beau  m^y  vouloir  opposer,  • 
Malgré  moi  ma  peine  redouble.  ' 

Enfin  il  est  donc  vrai,  j'épouse  Philoxis, 
Et  j'ai  pu  consentir  à  trahir  ma  tendres^  ! 
C'est  inutilement  que  mpa  c<çur  s'iqtéresse 
Au  bonheur  de  l'aimable  Iphis! 

Falloit-il,  dieux  puissants,  qu'une  si  douce  flamme, 

Dont  j'attendois  tout  mon  bonheur, 

N'ait  pu  passer  jusqu'en  mon  ame 
Sans  offenser  ma  gloire  et  mon  honneur? 
Je  cherche  en  vain,  etc. 

Je  sens  eqcpr  tout  mon  amour. 
Quoi  que  pour  l'étouffer  l'ambitiop  m'inspire , 

Et  je  m'aperçois  qu'à  le^r  tour 
Mes  yeux  versent  des  pleurs,  çt  que  mon  cœur  soupire. 

Mais  quoil  pourroi&je  balancer? 
Pour  deux  objets  pui&je  m'intéresser? 
L'un  est  roi  triomphant,  l'autre  amant  sans  naissance  : 
Ah!  sans  rougir  je  ne  puis  y  penser. 

Et  j'en  sens  trop  la  différence 

Pour  oser  encore  hésiter. 

Non ,  sachons  mieux  nous  acquitter 


473  IPHIS. 

Des  lois  que  la  gloire  m'impose  : 
Régnons;  mon  rang  ne  me  propose 
Qu'une  couronne  à  souhaiter; 
Et  je  ne  serois  plus  digne  de  la  porter 
Si  je  desirois  autre  chose. 

.  SCÈNE  V. 

ÉLISE,  ANAXARETTE,  suite  d'anaxabette 

qui  entre  avec  Élise. 
ÉLISE. 

Philoxis  est  enfin  de  retour  en  ces  lieux , 
Il  ramène  avec  lui  FAraour  et  la  Victoire  ; 

Et  cet  amant  y  comblé  de  gloire, 

En  vient  faire  hommage  à  vos  yeux: 
Ces  vaisseaux  triomphants,  autour  de  ce  rivage,. 

Semblent  annoncer  ses  exploits. 
Nos  ennemis  vaincus  et  soumis  "k  nos  lois. 

Sont  des  preuves  de  son  courage. 

Princesse ,  dans  cet  heureux  jour 
Vous  allez  partager  Féclat  qui  Tenvironne  : 
Qu'avec  plaisir  on  porte  une  couronne, 

Quand  on  la  reçoit  de  FAmour! 

ANAXARETTE. 

Je  sens  Fexcès  de  mon  bonheur  extrême , 
Et  je  vois  accomplir  mes  plus  tendres  désirs. 
Hélas!  que  ne  puis-je  de  même 
Voir  finir  mes  tendres  soupirs  t 

(On  entend  des  trompettes  et  des  timbales  derrière  1»  théâtre.) 

Mais  qu'entends-je?  quel  bruit  de  guerre 
Vient  en  ces  lieux  frapper  les  airs? 


SCÈNE  V.  473 

ÉLISE. 

Quels  sons  harmonieux  !  quels  éclatants  concerts  ! 

(  Ensemble.  ) 

Ciel  !  quel  auguste  aspect  parott  sur  cette  terre  ! 

SCÈNE  VI. 

Ici  quatre  trompettes  paroissent  sur  le  théâtre,  suivis  d'un  iprand 
nombre  de  ^[uerriers  vêtus  magnifiquement. 

ANAXARETTE,  ÉLISE,  suite  d'anaxarette, 

CHEF  DES  GUERRIERS,  CHOEUR  DE  GUERRIERS. 
LE  CHEF  DES  GUERRIERS,  à  Anaxarctte. 

Recevez,  aimable  princesse. 
L'hommage  d'un  amant  tendre  et  respectueux. 

C'est  de  sa  part  que,  dans  ces  lieux , 
Nous  venons  vous  offrir  ses  vœux  et  sa  richesse. 

(En  cet  endroit  on  voit  entrer,  au  son  des  trompettes," plusieurs 
guerriers,  vêtus  légèrement,  qui  portent  des  présents  magnifi- 
ques, à  la  fin  desquels  est  un  beau  trophée;  ils  forment  une 
marche ,  et  vont  en  dansant  offrir  leurs  présents  à  la  princesse , 
pendant  que  le  chef  des  guerriers  chante.  ) 

LE    CHEF    DES    GUERRIERS. 

Régnez  à  jamais  sur  son  cœur , 
Partagez  son  amour  extrême , 

Et  que  de  sa  flamme  même 

Puisse  naître  votre  ardeur. 
Et  vous,  guerriers,  chantons  Fheiireuse  chaîne 

Qui  va  couronner  nos  vœux  : 

•s. 

Honorons  notre  souveraine , 
Sous  ses  lois  vivons  sans  peine  ; 
Soyons  à  jamais  heureux. 


474  IPHIS,  SCÈNE  VI. 

CHOEUR    DES    GUERRIERS. 

Chantons ,  chantons  Thaureuse  chaîne 
Qui  va  couronner  nos  vœux  ; 

Honorons  notre  souveraine , 
Sous  ses  lois  vivons  sans  peine  ; 
Soyons  à  jamais  heureux. 

ÉLISE. 

Jeunes  cœurs,  en  ce  séjour 
Rendez-vous  sans  plus  attendre , 
Craignez  d'irriter  FAmouir, 
Chaque  cœur  doit  à  sou  tour 
Devenir  amoureux  et  tendre. 
On  veut  en  vain  se  défendre , 
Il  faut  aimer  un  jour. 


FIN    DES    FRAGMENTS    d'iPHIS. 


COURTS  FRAGMENTS 


DE  LUCRÈCE, 


TRAGÉDIE  EN  PROSE. 


PERSONNAGES 

LUCRÈCE. 

COLLATIN,  mari  de  Lucrèce. 

LCCRÉTIUS,  père  de  Lucrèce. 

SEXTUS,  fils  de  Tarquin. 

BRUTUS. 

PAULINE,  confidente  de  Lucrèce. 

SULPITIUS,  confident  de  Sextus. 


La  scène  est  à  Rome. 


COURTS  FRAGMENTS 

DE  LUCRÈCE. 


SCENE  I. 

LUCRÈCE,  PAULINE. 

PAULINE. 

Me  pardonnerez-vous  une  sincérité  que  je  vous  dois? 
Rome  a  vu  avec  applaudisseiiient  votre  première  des- 
tination; tous  les  vœux  du  peuple,  ainsi  que.  le  choix 
de  Tarquin ,  vous  unisspient  à  son  successeur.  Quel 
autre,  disoit-on,  querhéritiér  de  la  couronne,  seroit 
digne  de  posséder  Lucrèce  ?  Qu'elle  remplisse  un  trône 
qu'elle  doit  honorer;  qu'elle  fasse  le  bonheur  de 
Sextus,  pour  qu'il  apprenne  d'elle  à  faire  celui  des 
Romains. 

Tout  changea,  au  grand  désespoir  du  prince,  con- 
tre le  gré  du  roi ,  du  peuple ,  et  ce  seroit  offenser  votre 
raison  de  ne  dire  pas  de  vous-même.  Votre  inflexible 
père  rompit  un  mariage  qui  devoit  faire  le  plus  ardent 
de  ses  vœux;  CoUatin,  bourgeois  de  Rome ,  obtint  le 
prix  dont  Sextus  s'étoit  vainement  flatté 

Je  n'ose  vous  parler  du  plus  amoureux  ni  du  plus  ai- 
mable; mais  il  est  impossible  que  vous  ne  sentiez  pas, 
malgré  vous-même,  lequel  des  deux  méritoit  le  mieux 
un  tel  prix.  fi 

LUCRÈCE. 

Songez  que  vous  parlez  à  la  femme  de  Collatin ,  et  que 
puisqu'il. est  mon  époux,  il  fut  le  plus  digne  de  l'être. 


478  FRAGMENTS 

PAULINE. 

Je  dois  penser  là-dessus  ce  que  tous  m'ordonnerez 
de  croire;  mais  le  public,  jaloux  de  la  seule  liberté 
.  qui  lui  reste ,  et  dont  les  jugements  ne  sont  soumis  à 
personne,  n^a  pas  donne  au  choix  de  Lucrétius  la 
même  approbation  que  vous.  Le  moyen  de  n^étre  pas 
difficile  sur  le  mérite  de  quiconque  osoit  prétendre  à 
Lucrèce?  L'on  trouvoit  à  tous  égards  GoUatin  moins 
pardonnable  en  cela  que  Sextus;  et  votre  délicatesse 
ne  doit  pas  s'offenser  si  le  public  a  peine  à  croire  que 
TOUS  pensiez  sur  ce  point  autrement  qu'il  ne  pense 
lui-même. 

LUCRÈCE. 

Que  le  peuple  conûoit  mal  les  hommes,  et  qu'il  sait 
mal  placer  son  estime  ! 

PAULINE.    . 

Je  crains  que  votre  gloire  n'ait  plus  à  soaffirif  de 
cette  réserve  excessive  qu'elle  ne  feroit  àe  l'excès 
contraire,  et  qu'on  n'attribue  plutôt  le  goût  d'une  vie 
si  solitaire  et  si  retirée  au  regrat  de  l'époux  que  vous 
avez  perdu  qu'à  l'amour  de  celui  que  vous  possèdes.  . 

et  je  crains  qu'on  ne  vous  soupçonne  de  prendre  cou* 
tre  un  reste  de  penchant  des  précautions  peu  dignes 
de  votre  grande  ame. 

LUGRÂGE. 

J^aperçois  un  étranger.  Dieux!  que  vois-je? 

PAifllNE. 

C'est  Sulpitius ,  un  affranchi  du  prince. 

LUCRÈCE. 

De  Sextus  !  Que  vient  faire  cet  homme  en  ces  lieux? 


DE  LUCRÈCE.  479 

SCÈNE  IL 

LUCRÈCE,  PAULINE,  SULPITIUS. 

SULPITIUS. 

Vous  avertir,  madame,  de  la  prochaine  arrivée  de 
votre  époux,  et  vous  remettre  une  lettre  de  sa  part. 

LUCRÈCE. 

De  la  part  de  qui  ? 

SULPITIUS. 

De  GoUatin. 

LUCRÈCE. 

Donnez,  (à  part.)  Dieux  !  (à  Pauline.  )  Lisez. 

PAULINE   lit. 

«  Le  roi  vient  de  partir  pour  un  voyage  de  vingt- 
«  quatre  heures  qui  me  laisse  le  loisir  d'aller  vous  em- 
«brasser.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'ajouter  que  j'en 
«  profite,  mais  il  l'est  de  vous  avertir  que  le  priiice 
«  Sextus  souhaite  de  m'accompagner.  Faites-lui  donc 
«  préparer  un  logement  convenable  :  songez,  en  réce- 
nt vànt  l'héritier  de  la  couronne,  que  c'est  de  lai  que 
«  dépend  le  sort  et  la  fortune  de  votre  époux,  w 

LU  GRÈCE,  à  Pauline. 

Faites  ce  qu'il  faut  pour  recevoir  le  prince.  (  à  Sulpi- 
tins.)  Dites  à  GoUatin  que  c'est  à  regret  que  je  ne  se- 
conde pas  mieux  ses  intentions;  et,  en  lui  parlant  de 
l'état  d'abattement  où  je  suis  depuis  deux  jours,  ajou*^ 
tez  que  ma  santé  dét^ngée  ne  me  permet  ni  d'agir,  ni 
de  voir  personne  que  lui  setil 

f 

(  à  part.  )  Dieux  qui  voyez  mon  cœur,  éclairez  ma  raison  : 
faites  que  je  ne  cesse  point  d'être  vertueuse;  vous  sa- 


48o  FRAGMENTS 

vez  bien  que  je  veux  Fétre,  et  je  le  s^rai  toujours  si 

vous  le  voulez  ainsi  que  moi. 

SCÈNE.... 

PAULINE,  SCLPITIUS. 

SULPITIUS. 

Eh  bien!  Pauline,  que  vous  semble  du  trouble  de 
Lucrèce  à  la  nouvelle  de  Farrivée  du  prince?  et  d'où 
croyez-vous  que  lui  viendroient  tant  d'alarmes,  si  ce 
n'étoit  de  son  propre  cœur? 

PAULINE. 

Je  crains  bien  que  nous  ne  nous  soyons  trop  pressés 
de  juger  Lucrèce.  Ah!  croyez-moi,  Sulpitius,  ce  n'est 
pas  une  ame  qu  il  faille  mesurer  sur  les  nôtres.  Vous 
savez  qu'en  entrant  dans  sa  maison  je  pensois  comme 
vous  sur  ses  inclinations;  que  je  me  flattois,  daccord 
comme  je  Fespérois  avec  son  propre  coeur,  de  secoii- 
der  facilement  les  vues  du  prince.  Depuis  que  j'ai  appris 
à  connottre  ce  caractère  doux  et  sensible ,  mais  ver- 
tueux et  inébranlable,  je  me  suis  convaincue  que 
Lucrèce,  pleinement  maîtresse  de  son  cœur  et  de  ses 
passions,  n'est  capable  de  rien  aimer  que  son  époux  et 
son  devoir. 

SULPITIUS. 

Me  croyez- vous  la  dupe  de  ces  grands  mots!  et 
avez-vous  oublié  que,  selon  moi,  devoir  et  vertu  ne 
sont  que  des  leurres  spécieux  dont  les  hommes  adroits 
savent  couvrir  leurs  intérêts?  Personne  ne  croit  à  la 
vertu,  mais  chacun  seroit  bien  aise  que  les  autres  y 
crussent.  Pensez  que  Lucrèce  ne  sauroit  tant  aimer 
son  devoir  qu'elle  n'aime  encore  plus  son  bonheur;  etje 


DE  LUCRÈCE.  481 

suis  bien  trompé  dans  mes  cbserralioas,  si  jamais  «elle 
peut  le  trouTerafutremeut  qu'en  ipisant  celui  deSextua. 

PAOLINE. 

Je  crois  me  connoître  en  sentiments,  et  vous  devez 
mieux  que  pers(Hin6  me  rendre^  justice  à  cet  égard. 
J'ai  sondé  les  siens  avec  un  soin  digne  deTintérétqu'y 
pvend  le  prince  qui  nous  emploie,  et  avec  toute  Ta* 
dresse  nécessaire  pour  ne  lui  point  paroitre  suspecte  ; 
j'ai  exposé  son  cœur  à  toutes  les  épreuves  les  plus 
sÀres  et  contre  lesquelles  la  plus  profonde  dissimulation 
est  le  moins  en  garde  :  tantôt  je  Fai  plainte  de  ce  qu'elle 
avoit  perdu,  tantôt  je  l'ai  louée  de  ce  qu'elle  avoit  pré- 
féré; tantôt  flattant  la  vanité,  tantôt  offensant  l'amour- 
propre,  j'ai  tâché  d'exciter  tour-à-tour  sa  jaloutie, 
sa  tendresse  ;  et  toutes  les  fois  qu'il  a  été  question  de 
Sextus,  je  l'ai  toujours  trouvée^aussi  tranquille  que  sur 
tout  autre  sujet,  et  toujours  prête  également  à  conti* 
mier  ou  cesser  la  conversation,  sans  apparence  de 
plaisir  ou  de  peine. 

-   SULPITIUS. 

Il  faut^donc,  malgré  toute  la  tendresse  dont  vous 
me  flattez,  que  mon  cœur  $e  connoisse  mieux  eu 
amour  que  le  vôtre  ;  car  j'en  ai  plus  vu  dans  le  mo- 
ment'où  je  viens  d'observer  fjucréce,  que  vous  n'avez 
fait  depuis  six  mois  que  vous  êtes  à  son  service  :  et 
l'émotion  que  lui  vient  de  causer,  le  seul  nom  de 
Sextus  me  fait  juger  de  celle  qu'a  dâ  lui  causer  sa  vue 
autrefois. 

PAULINE. 

Depuis  deux  jours  sa  santé  est  tellement  altérée  que 
l'esprit  s'en  ressent;  et  ses  seules  langueurs  ont  vrai- 
semblablement pu  produire  l'effet  que  vous  attribuez 

XI.  3i 


48a  FRAGMENTS 

à -la  lettre  de  son  tnari.  J'avoue  que  mes  observadoos 
peuvent  'me  tromper;  mais  trop  de  pénétration  ne 
vous  tromperoit-elle  point  ans^? 

«ULPITIUS. 

Nous  devons  du  moins  désirer  que  Terreur  àe  soit 
pas  de  mon  c6té,  «(  fomenter  ou  même  allumer  un 
amour  d^o^  dépend  le  bonheur  du  nôtre  :  vous  $a?ez 
que  les  promesses  de  Sextus  sont  au  prix  du  succès  de 
nos  soins.   ' 

PAULINE, 

Nous  devons  chercher  nos  avantages  dans  les  foi- 
blesses  de  ceux  que  nous 'servons.  Je  le  sen»  d  autant 
mieux  que,  notre  union  ayant  été  mise  à  ce  prix,  mon 
boBheur  dépend  du  succès.  Mais  l'intérêt  que  nous 
avons  à  profiter  de  Terreur  d'autrui  ne  nous  porte  point 
à  nous  tromper  nous-mêmes,  et  Tavantage  que  nous 
devons  tirer  des  fautes  de  Lucrèce  n'est  pas  une  raison 
d'espérer  qu'elle  en  ftisse  :  d'ailleurs  je  vous  avoue 
qu'après  avoir  vu  de  près  cette  aimable  et  vertaeose 
femme  je  me  troave  mains  propre  que  je  ne  m'y  atten- 
dois  à  seconder  les  desseins  du  prince.  Je  croyois. . .  • 
Sa  douceur  demande  tellement  grâce  pour  sa  sagesse, 
qu'à  peine  aperçoit-on  les  charmes  de  son  oaractère 
qu'on  perd  le  courage  et  la  volonté  de  souiller  une 
ame  si  pure. 

Je  continuerai,  de  servir  Sextus  comme  vous  Texi- 
gez  '  ;  il  ne  tiendra  pas  à  moi  que  ce  ne  soit  avec 
succès  :  mais  ne  seroit-ce  pas  vous  tromper  que  de 
vous  promettre  de  tous  mes  soins  plus  d'effet  que  je 
n'en  attends  moi-même?  Adieu  :  le  temps  s'écoule;  il 
faut  aller  exécuter  les  ordres  de  Lucrèce.  Quand  le 

'  Cet  endroit  e&t- chargé  de  ratures. 


DE  LUCRÈCE.  '  483 

prince  sera  ve&u,  au.pFem}«r  moment  de 'liberté  que 

j^aurai  y  j'aurai  soin  de  vous  en  faire  avertir 

....... 

■SÇjÈNE.... 

BRUTUS,  COLLAIPIN. 

'    BRUTUS,  prenant  et  serrant  CoUatin  par  la  main. 

Crots^moi ,  CoUatin,  ^crçis  que  Famé  de  Brutua^^ 
aussi  fi^re  que  la  tienne,  trouve  |>lus  grand  et  pluà 
beau* d'être  compté  pacrmi  des  bonunes  tels  que  nous, 
fût4;e  méme^ti  dernier  rang,  que  d'être  le  premier  à 
la  couTv  de  T^rquin. 

•'  ^  '      ÈOLLATIR. 

Âb!  Brutus,*  qUeDe  différence!  Ta  graïkleur  est 
toute  au  fond  de  ton  ame ,  et  j'^i  besoin  de  cbercbor 
la  mienne  daus  la'fortune.  .  . >...... 

'* '/  '  \'* .  •  • 

SCÈNE..!,  • 

SEXTDS,  lîULPITIUS. 

SEXTUS. 

Ami,  prends  pitié  de  mes  ^g^rements,  et  pardonne 
mes  discours  insensés  ;  mais  compte  sur  ma  docilité 
pour  tous  tes  avis.  Tu  me  vois  enivré  d'amour  au  point 
que  je  ne  suis  plus  capable  de  me  conduire.  Supplée 
donc  à  cet  oubli  de  moi^-même-,  conduis  les  pas  de  ton 
aveugle  mattre,  et*  fais  qu'avee  mon  bonheur  je  te 
doive  le  retour  de  ma  raison. 

SULPITIUS. 

Songez  que  bous  avons  ici  plus  d'une  sorte  de  pré- 
cautions à  prendre,   et  que  l'arrivée  du  père  de  Lu- 


/    * 


484  FRAGMENTS 

créce  doit  nous  rendre  encore  plus  circonspects. /Je 
TOUS  Tai  dit,  seigneur,  je  soupçonne  ce  voyage  avec 
Brutus  de  renfermer  quelque  mystère  :  j'ai  cru  voir,  à 
l'air  dont  ils  nous  observoient,  qu^ils  craignoient  d'être 
observés  eux-mêmes  ;  j'ignore  ce  qui  se  trame  en  se- 
cret, mais  Lucrétius  nous  regarde  de  mauvais  cbîI.  Je 
vous  avoue  que  ce  Brutus  m'a  toujours  déplu.  ' 

Âh!  seignear,  plût  au  ciel!  maisA..  Pardonnez  si 
mon  zélé  inquiet  me  doniie.une  d^ance  que  votre 
courage  dédaigne,  mats  utile  à  votre  sâre|é  stpeuf- 
être  à  celle  de  l'état. 


SBXTUS. 


Ami,  que  de  vains  soucis  !  Mais  seulement  que  je 
voie  Lucrèce ,  je  suis  content  ôfi  mourir  à  ses  pieds  : 
et  que  tout  l'univers  périsse  !  * 


8ULPITIU8. 

« 


Elle  met  ses  soins  à  vous  éviter....  Cependant  voas 
la  verrez;  le  mot|pent  vieçt  d'en  être  pris.  Au  noip 
des  dieux!  allez  l'attendre,  et  me  laissez  pojurvoir  au 
reste.  ♦  "    < 

•  SCÈ?ïE.... 

SULPITIUS. 

Jeune  insensé  !  nul  n'a  perdu  la  raison  que  toi- 
même,  et  mon  malheur  veut  que  mon  sort  d^ende 
du  tien.  Il  faut  absolument  pénétrer  les  desseins  de 
Brutus  :  un  secret  entretien  où  Gollatin  a  été  admis 
.me  donne  quelque  espoir  de  tout  apprendre  par  cet 

'  Ces  deux  couplets  sont  effacés  par  un  trait  dans  le  manuscrit 
original. 

'  Il  y  a  dans  ces  deux  couplets  beaucoup  de  ratures  qui  les 
rendent  presque  indéchiffrables. 


DE  LUCRÈCE.  485 

homme  facile  et  boroé.  J'ai  déjà  su  gagner  sa  con- 
fiance: qu'il  soitFaveugle  instrument  de  mes  projets; 
que  je  puisse  éventer  par  lui  les  complots  que  je 
soupçonne  ; .  qu'il  me  serve  à  monter  au  plus  haut  de- 
gré de  faveur;  qu'il  li»vre  sans  le  savoir  sa  femme  au 
prince;  qu'enfin  famour,  épuisé  par  la  possession,  me 
laisse  la  facilité  d^écarter  le  mari  et  de  rester  seul  maî- 
tre et  fovori  de  Sextus,  et  de  soumettfe  un  jour  sous 
son  n6m  tous  les  Romains  à  mon  empire.  ' 

m 

•    SCÈNE... 

m 

PA.ÙLINE,  SULPITIUS. 

PAULIîTE. 

Nbn,  Sulpitius,  c'est  vainement  que  j'aurois  parlé; 
elle  ne  veut  point  voir  lé  prince^  et  ce  qu'elle  a  refusé 
aux  raisons  de  G«Ilatin,  elle  ne  l'auroit  pas  accordé 
aux  prétextes  que  vous  m*avez  suggérés.  D'ailleurs, 
chaque  fois  que  jç  voulois  ouvrir  la  bouche,  sa  pré- 
sence m'inspiroit  une  résistance  invincible.  Loin  de 
ses  yeil!x  je  veux  tout  ce  qui  vous  plaît,  mais  devant 
elle  je  nte  puis  plus  rien  vouloir  que  d'honnête. 

SULPITIUS. 

Puisqu'une  vaine  timidité  l'emporte,  que  mes  rai- 
sons ni  votre  intérêt  n'ont  pu  vous  déterminer  à  par- 
ler, il  lie  nous  reste  qu'à  ménager  entre  eux  une  ren- 
contre qui  paroisse  imprévue. 

'  Le  manuscrit  est  très  chargé  de  ratures. 


466  FRAGMENTS 

< 

SCÈNE.... 

* 

LUCRÈCE. 

*  t 

Craelle  vertu,  quel  prix  nous  of£res-tu  qui  soft 
digne  des  sacrifices  que  tu  nous  coûtes?  la  raison  peut 
m'égarer  à  ta  poursuite ,  mais  mon  cœur  me  crie  qu'il 
faut  te  suivre ,  et  je  te  suivrai  jusqu'au  bout.  .  t  .  .  . 


SCÈNE.... 

LUCRÈCE,  PAULINE. 

LUCRÈCE. 

Ne  vaut-il  pas  mievx  qu'un  méchant  meure,  que 
mon  père  soit  obéi ,  et  que  la  patrie  soit  libte ,  que 
si,  à  force  de  pitié,  Lucrèce  oublioil  sa  vertu?  .  .  ..  * 


.    LUCRÈCE,  renti^Dt. 
(à  Pauline,  d*un  ton  froid,  mais  an.pen  altéra.  ) 

Secourez  ce  malbeiveux.  * 


SCÈNE.... 


SEXTUS. 


Je  ne  sais  quelle  image  sacrée  se  présente  sans  cesse 
entre  elle  et  moi.  Dans  oes  yeux  si  doux  je  crois  voir 
un  dieu  qui  m'épouvante  ;  et  je  sens,  aux  combats  que 
j'éprouve  en  la  voyant,  que  sa  pudeur  n^est  pas  moins 
céleste  que  sa  beauté 


DE  LUCRÈCE.  487 

SCÈNE.... 

SEXTDS. 

O  Lucrèce!  6  beauté  céleste,  charme  et  supplice 
de  mon  infâme  cœurl  ô  vertu  digne  des  adorations 
des  dieux,  et  souillée  par  le  plus  vil  des  mortels  !  .  . 


SCÈNE.... 

LUCRÈCE. 

Juste  ciel  \  un  homme  mort  !  Hélas  !  il  ne  souffre 
plus;  son  ame  est  paisible.  Ainsi,  dans  deux  heures.... 
O  innocence  !  où  est  ton  prix?  O  yie  humaine  !  où  est 
ton  bonheur?. . .  Tendre  et  malheureux  père!...  Et 
toi  qui  m'appelois  ton  épouse  ! . . .  Âh  !  j'étois  pourtant 
yertueuse 


SCENE.-.. 

LUCRÈCE. 

Monstre  !  si  j^expire  par  ta  rage,  ma  mort  n^est  pour 
toi  qu'un  nouveau  forfait;  et  ta  main  infeone  ne  sait 
punir  le  crime  qu^après  l'avoir  partagé.  » 

'  Par  le  désordre  qui  régne  dans  ces  dernières  scènes  on  peut 
se  faire  une  idée  de  celui  qui  existe  dans  le  manuscrit. 


TABLE  DES  PIÈCES 


CONTEtrUEft    DANS    GB   VOLUME. 


Lettre  a  M.  d^Alembert ,  sur  son  article  Genève,  dans  le  sep- 
tième volume  de  l'Encyclopédie,  et  particulièrement  sur  le 
Projet  d'établir  un  théâtre  de  comédie  dans  cette  ville. 
Page      I 

RÉPONSE  A  UNE  LeTTRE  ANONYME l88 

De  l'Imitation  théâtrale 1 93 


THÉÂTRE. 

Narcisse,  ou  l'Amant -de  lui-même,  comédie 219 

Préface 221 

Les  Prisonniers  de  guerre,  comédie 283 

Ptgmalion ,  scène  lyrique.  ...  ; 3i5 

L'Engagement  téméraire,  comédie 327 

Les  Muses  galantes,  ballet 38 1 

Prologue 385 

Le  Devin  du  village,  intermède.  .  .  .  *. 4'^ 

La  Découverte  du  Nouveau  Monde  ,  tragédie 4^^ 

Fragments  d'Iphis,  tragédie 4^^ 

Fragments  DE  Lucrèce,  tragédie 47^ 


FIN   DU   ONZIÈME   VOLUME.