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OEUVRES
J. J. ROUSSEAU
TOME XI.
1
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DE LIMPRIMERIE DE JULES DIDOT AÎNÉ,
fiUE DU PONT-DE-LODI , n" 6.
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OEUVRES
J. J. ROUSSEAU
NOUVELT.E ÉDITION,
«VHC DES SOTE8 BISTORIQDEM ET CRITIQUES;
DUS APPENDICE AUX COHFESSIOHS
PAR M. MCSSAY PATHAY.
LETTRES A D'ALEMBERT.
THEATRE.
PARIS.
WERDET ET LEQUIEN FILS,
tiVK DO BATTOIR, V"
M DCCC XXVI.
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE,
A M. D'ALEMBERT,
DE l'académie FRANÇOISE, DE l'a.GADÉMIE ROYALE DES SCIENCES DE
PARIS, DE CELLE DE PRUSSE, DE LA SOCIÉTÉ ROTALE DE LONDRES, DE
l'académie ROTALE DES BELLES-LETTRES DE SUEDE, ET DE L*INSTITUT
DE BOLOGNE;
SDR SON ARTICLE
GENÈVE,
DANS LE VU* VOLUME DE l'eNCTCLOPÉDIE,
ET PARTICULIBREMBNT
SDR LE PROJET D'ÉTABLIR UN THÉÂTRE DE COMÉDIE
EN CETTE VILLE.
Di meliora piis, erroremque hostibus illum.
ViRQ. , Georg. m , v. 5 1 3.
XI.
«/V%%/%/VW^'«/V«'%/«/%.1/«i'^'«/«/*''*^%'V \/^%,'\/%/%/^%f%,'\'*.'%.'X/%/\,-%/%^%,^/*/^-%/%/\r%/*f^/%t%/%/%/%f%,^^L/%,
PRÉFACE.
J*aî tort si j'ai pris en cette occasion la plume sans néces-
sité. Il ne peut m'étre ni avantageux ni ag;réable de m*at-
taquer à M. d'Alembert. Je considère sa personne ; j^admîre
ses talents ; j*aime ses ouvrages ; je suis sensible au bien
qu'il a dit de mon pays : honoré moi-même de ses éloges,
un juste retour d^honnéteté m'oblige à toutes sortes d'é-
gards envers lui; mais les égards ne l'emportent sur les
devoirs que pour ceux dont toute la morale consiste en
apparences. Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de
rhomme. Humanité, patrie ^ voilà ses premières affections.
Toutes les fois que des ménagements particuliers lui font
changer cet ordre, il est coupable, Puis-je l'être en faisant
ce que j'ai dû? Pour me répondre il faut avoir une patrie
à servir, et plus d'amour pour ses devoirs que de crainte
de déplaire aux hommes.
Gomme tout le monde n'a pas sous les yeux l'Encyclo-
pédie, je vais transcrire ici de l'article Genève le passage
qui m'a mis la plume à la main. Il ^uroit dû Fen faire
tomber, si j'aspirois à l'honneur de bien écrire; mais j'ose
en rechercher un autre, dans lequel je ne crains là concur-
rence de personne. En lisant ce passage isolé, plus d'un
fecteur sera surpris du zélé qui l'a pu dicter : en le lisant
dans son article, on trouvera que la comédie, qui n'est pas
à Genève, et qui pourroit y être, tient la huitième partie
de la place qu'occupent les choses qui y sont.
u On ne souffre point de comédie à Grenève : ce n'est pas
u qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes; mais
uon craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et
« de libertinage, que les troupes de comédiens répandent
tt parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de
I.
4 PRÉFACE.
u remédier à cet inconvénient par des lois sévères et bien
(( exécutées sur la conduite des comédiens? Par ce moyen
«Genève auroit des spectacles et des mœurs, et jouiroit
u de Tavantagfe des uns et des autres ; les représentations
u théâtrales formeroient le Qont des citoyens, et leur don-
u neroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment
u qu'il est très difficile d'acquérir sans ce secours : la litté-
« rature en profiteroit sans que le libertinage fît des pro-
u grès ; et Genève réuniroit la sagesse de Ijacédémone à
i( la politesse d'Athènes. Une autre considération, digne
u d'une république si sage et si éclairée, devroit peut-être
il l'engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare
u contre la profession de comédien , l'espèce d'avilisse-
. u ment où nous avons mis ces hommes si nécessaires au
«progrès et au soutien des arts, est certainement une des
«principales causes qui contribuent au dérèglement que
u nous leur reprochons : ils cherchent à se dédommager ,
« par les plaisirs, de l'estime que leur état ne peut obtenir.
« Parmi nous, un comédien qui a des mœurs est double-
M ment respectable ; mais à peine lui en sait-on gré. Le
«traitant qui insulte à l'indigence publique et qui s'en
«nourrit, le courtisan qui rampe et qui ne paie point ses
u dettes ; voilà l'espèce d'honlmes que nous honorons le plus.
« Si les comédiens étoient non seulement soufferts à Ge-
«nève, mais contenus d'abord par des règlements sages,
« protégés ensuite et même considérés dès qu'ils en seroient
«dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que
«les autres citoyens, cette ville auroit bientôt l'avantage
« de posséder ce qu'on croit si rare, et qui ne l'est que par
(( notre faute, une troupe de comédiens estimables. Ajou-
« tons que cette troupe deviendroit bientôt la meilleure
u de l'Europe ; plusieurs personnes pleines de goût et de
« dispositions pour le théâtre, £t qui craignent de se dés-
« honorer parmi nous en s'y livrant, accourroient à Ge-
«nève, pour cultiver non seulement sans honte, mais
PRÉFACE. 5
«même avec estime ^ un talent si agréable et si peu com-
«. mun. «Le séjour de cette ville, que bien des François re-
«gardent comme triste par la privation des spectacles,
a deviendroit alors le séjour des plaisirs honnêtes, comme
« il est celui de la philosophie et de la liberté; et les étran-
« gers ne seroîent plus surpris dé voir que, dans une ville
« où les spectacles décents et réguliers sojit défendus , on
« permette des farces grossière» et sans esprit, aussi con-
<( traires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce n'est pas
« tout : peu-à-peu l'exemple des comédiens de Genève, la
« régularité de leur conduite, et la considération dont elle
«les feroit jouir, serviroient de modèle aux comédiens
« des autres nations, et de leçon à ceux qui les ont traités
« jusqu'ici avec tant de rigueur et même d'inconséquence.
« On ne les verroit pas d'un côté pensionnés par le gou-
« vernement, et de l'autre un objet d'anathème : nos prê-
« très perdroient l'habitude de les excommunier , et nos
« bourgeois de les regarder avec mépris : et une petite ré
« publique auroit la^ gloire d'avoir réformé l'Europe sur
« ce point, plus important peut-être qu'on ne pense. »
Voilà certainement le tableau le plus agréable et le plus
séduisant qu'on pût nous offrir ;\ mais voilà en même
temps le plus dangereux conseil qu'on pût nous donner.
Du moins, tel est mon sentiment; et mes raisons*sont dans
cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse de Genève, en-
traînée par une autorité d'un si grand poids, ne se livrera-
t-elle point à des idées auxquelles elle n'a déjà que trop de
penchant! Combien, depuis la publication de ce volume,
déjeunes Genevois, d'ailleurs bons citoyens, n'attendent-
ils que le moment de favoriser l'établissement d'un théâ-
tre, croyant rendre un service à la patrie, et presque au
genre humain ! Voilà le sujet de mes alarmes,' voilà le mal
que je voudrois prévenir. Je rends justice aux intentions
de M. d'Alembert, j'espère qu'il voudra bien la rendre aux
miennes; je n'ai pas plus d'envie de lui déplaire que lui de
6 PREFACE.
nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperoit, ne dois-
je pas agir,. parler, selon ma conscience et mes lumières?
Ai^je dû me taire? Tai-je pu, sans trahir mon devoir et
ma patrie?
Pour ayoir droit de garder le silence en cette occasion,
il faudroit que je n'eusse jamais pris la plume sur des
sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fis trente ans
mon bonheur, il faudroit avoir toujours su t'aimer; il
£audroit qu^on ignorât que j*ai eu quelques liaisons avec
les éditeurs de FËncyclopédie , que j^ai fourni quelques
articles à Fouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des .
auteurs; il faudroit que mon zélé pour mon pays fût moins
connu, qu'on supposât que l'article Genève m'eût échappé,
ou qu'on ne pût inférer de mon silence que j'adhère à ce
qu'il contient! Rien de tout c^a ne pouvant être, il faut
donc parler : il faut que je désavoue ce que je n'approuve
point^ afin qu'on ne m'impute pas d'autres sentiments que
les miens. Mes compatriotes n'ont pas besoin de mes con-
seils, je le sais bien;. mais moi, j^ai besoin de m%onorer,
en montrant que je pense comme eux sur nos maximes.
Je n'ignore pas combien cet écrit, si loin de ce qu'il de-
vroit être, est loin même de ce que j'aurois pu faire en de
plus heiureux jours. Tant de choses ont concouru à le met-
tre au-dessous du médiocre où je pou vois autrefois attein-
dre, que je m'étonne qu'il ne soit pas pire encore. «Técri-
vois pour ma patrie ; s'il étoit vrai que le zélé tint lieu de
talent, j'aurois fait mieux que jamais; mais j'ai vu ce qu'il
falloit faire, et n'ai pu l'exécuter. J'ai dit froidement la
vérité : qui est'Ce qui se soucie d'elle? Triste recomman-
dation pour un livre! Pour être utile il faut être agréable ;
et ma plume a perdu cet art4à. Tel me disputera maligne-
ment cette perte. Soit: cependant je me sens déchu, et l'on
ne tombe pas au-dessous de rieu.
Premièrenient, il ne s'agit plus ici d'un vain babil de
philosophie, mais d'une vérité de pratique importante à
\
\
PRÉFACE. y
tout un peiq^. il ne t'agfît plus de parler au petit nombre,
mais an public; ni de faire penser les autres, mais d'ex-
pliquer nettement ma pensée. U a donc ialln changer de
style : pour me faire mieux entendre à tout le monde, j'aû
dit moins de choses en plus de mots; et voulant être clair
et simple, je me suis trouvé lâche et Affos.
Je comptois d*abord sur une feuille ou deux d*impre»-
sion tout au plus : j'ai commencé à la hâte ; et mon sujet
s'étendant sous ma plume, je l'aï laissée aller sans con-
trainte. J'étols malade et triste; et, quoique j'eusse grand
besoin de distraction, je me sentois si peu en état dépen-
ser et d'écrire, que, si l'idée d'un devoir à remplir ne m'eût
soutenu, j'anrois jeté cent fois mon papier an feu. J'en suis
devenu moins sévère à moi-même. J'ai dierché dans mon
travail quelque amusement qui me le fit supporter. Je me
suis jeté dans toutes les digressions qui se sont présentées,
sans prévoir combien, pour soulager mon ennui , j'en pré-
parois peut-être au lecteur.
Le goût, le choix, la correction, ne sanroient se trouver
dans cet ouvrage^ Vivant seul, je n'ai pu le montrer à per-
sonne. J'avais un Âristarque sévère et judicieux; je ne l'ai
plus, je n'en veux plus > : mais je le regretterai sans cesse,
et il manque bien plus encore à mon ccear qu'à mes écrils.
La solitude calme l'ame et apaise les passions que le
désordre du monde a fait nattne. Loin .des rice^ qui nous
' Ad amicum etsi produxeris gUuHum, non desperes; esienim re-
gressus. Ad amicum si apetueris os triste, non timeas; est enitn con-
cordatio : excepta convicio, et improperio, et superbiây et mysterii
revelationCy et plagâ dolosa ; in his omnibus effugiet amicus» Eccle-
siastlc. XXII, 26, 27. * *
* « Si vons avez tiré Tëpée contre votre ami, n'en désespërex pas; car il
y a moyen de revenir. Si vous l'avez attristé par tos paroles , ne craignez
rien , il est possible encore de vous réconcilier avec loi. Mais pour l'ontrage ,
k reproche injurieux , la révélation du secret et la plaie faite li son cœur
en trahison , point de grâce à ses yeiu : il s'éloignera sans retour. > Cette
iradttclion est de Marmontel ( Mémoires , Kvre vu. )
8 PRÉFACE.
irritent, oa en parle avec moins d'indignation ; loin de»
maux cpii nous touchent, le cœur en est moins ému. De-
puis que je ne vois plus les hommes , j'ai presque cessé de
haïr les méchants. D'ailleurs le mal qu'ils m'ont fait à moi-
même m'ôte le droit d'en dire d'eux. Il faut désormais que
je leur pardonne , pour ne leur pas ressembler. Sans y
songer, je.substituerois l'amour de la vengeance à celui de
la justice : il vaut mieux tout oublier. J'espère qu'on ne
me trouvera plus cette àpreté qu'on me reprochoit , mais
qui me faisoit lire ; je consens d'être moins lu , pourvu
que je vive en paix.
. A ces raisons il s'en joint une autre plus cruelle , et que
je voudrois en vain dissimujier ; le public ne la sentiroit
que trop malgré moi. Si, dans les essais sortis de ma
plume, ce papier est encore au-dessous des autres, c'est
.moins la faute des circonstances que la mienne; c'est que
je suis au-dessous de moirmême. Les maux du corps épui-
sent l'ame : à force de souffrir elle perd son ressort. Un
instant de fermentation passagère produisit en moi quel-
que lueur de talent : il s'eét montré tard, il s'est éteint de
bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis ren-
tré dans le néant. Je n'eus qu'un moment; il est passé; j'ai
la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dér^
nier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon om-
bre; car, pour moi, je ne suis plus.
A Montmorency, le ao mars 175^.
^f%t^^^^/%/%0%i^%n^%/%/%i%/v%t%0*/^*/m0\ •*/f/»^t%/*/%/\.^/%f^%^%/%.^/%/%*%/%*%/*^/%>^f%f9/%fM.'%^/%,^/^i/m,
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE,
A M. DALEMBERT.
J ai lu , monsieur , avec plaisir votre article Genève ,
dans le septième volume de l'Encyclopédie. En le, re-
lisant avec plus de plaisir encore, il ma fourni quel-
ques réflexions, que j ai cru pouvoir offrir, sous vos
auspices , au public et à mes concitoyens. Il y a beau-
coup à louer dans cet article; mais si les éloges dont
vous Honorez ma patrie m'ôtent le droit de vous en
rendre , ma sincérité parlera pour moi : n être pas de
votre avis sur quelques points , c'est assez m'expliquer
sur les autres.
Je commencerai par celui que j'ai le plus de répu-
gnance à traiter et dont l'examen me convient le moins ,
mais sur lequel , par la raison que je viens de dire , le
silence ne m'est pas permis : c'est le jugement que
vous portez de la doctrine de nos ministres en matière
de foi. Vous avez fait de ce corps respectable un éloge
très beau , très vrai , très propre à eux seuls dans tous
les clergés du monde , et qu'augmente encore la con-
sidération qu'ils vous ont témoignée, en montrant
qu'ils aiment la philosophie , et ne craignent pas l'œil
du philosophe. Mais , monsieur , quahd on veut hono-
rer les gens , il faut que ce soit à leur manière , et non
pas à la nôtre, de peur qu'ils ne s'offensent avec rai-
lO LETTRE
son des louanges nuisibles, q|ki , pour être données à
]}onne intention, n'en Messent pas moins l'état, Fin-
térét , les opinions , ou les préjugés de ceux qui en sqnt
l'objet. Ignorez-vous que tout nom de secte est tou-
jours odieux, et que de pareilles imputations, rare-
ment sans conséquence pour des laïques , ne le sont
jamais pour des théologiens? »•'
Vous me direz qu'il est question de faits et non de
louanges , et que le philosophe a plus d'égard à la vé-
rité qu'aux hommes; mais cette prétendue vérité n'est
pas si daire ni si indifférente que vous soyez en drcHt
de l'avancer sans de bonnes autorités, et je né vois
pas où l'on en peut prendre pour prouver que les sen-
timents qu'un corps professe et sur lesquels il se con^
duit ne sont pas les siens. Vous me direz encore que
vous n'attribuez point à tout le corps ecclésiastique
les sentiments dont vous parlez; mais vous les attri-
buez à plusieurs; et plusieurs , dans un petit nombre,
font toujours une si grande partie , que le tout doit s'en
ressentir.
Plusieurs pasteurs de Genève n'ont, selon vous,
qu'un socinianisme parfait. Voilà ce que vous déclarez
hautement à la face de l'Europe. J^ose vous demander
comment vous l'avez appris : ce ne peut être que par
vos propres conjectures, ou par le témoignage d'au-
trui , ou sur l'aveu des pasteurs en question.
Or, dans les matières de pur dogme et qui ne tien-
nent point à la morale , comment peut-oq juger de la
foid'autrui par*conjecture? comment peut-on lùéme
en juger sur la déclaration d'un tiers , contre celle de
la personne intéressée? Qui sait mieux que moi ce
A M. D'ALEMBERT. m
que je crois ou lie crois pais? et à qui doit*on s'en rap-
port^ là^lessus plutôt, qua moi-flaéine? Qu après
avoir tiré des discours ou des écrits d'un honnête
homme des conséquences sophistiques et désavouées,
un prêtre acharné poursuive Fauteur sur ces consé-
quences^ le prêtre fait son m*étier, et n étonne per^*
sonne; mais devons-nous honorer les gens de biea
coimme un fourbe les persécute? et le philosophe imi-
tera-t-il des raisonnements captieux dont il fut si sou- .
vent la victime?
U resteroit donc à penser , sur ceux de nos pasteurs
que vous prétendez être çociniens parfaits et rejeter
les peines éternelles , qu'ils vous ont confié là-dessus
leurs sentiments particuliers. Mais, si c'étoit en effet
leur sentiment et qu'ils vous l'eussent confié, sans
doute ils vous l'auroient dit en secret, dans l'honnête
et libre épanchement d'un commerce philosophique;
ils l'auroient dit au philosophe et non pas à l'auteiu*.
Ils n'en ont donc rien fait, et ma preuve est sans ré-
plique ; c'est que vous l'avez publié.
Je ne prétends point pour cela juger ni blâmer la
doctrine que vous leur imputez; je dis seulement
qu'on n'a nul droit.de la leur imputer , à moins qu'ils
ne là reconnoissent ; et j'ajoute qu'elle ne ressemble
en rien à celle dont ils nous instruisent. Je ne sais ce
que c'est que le socinianisme , ainsi je n'en puis parler
ni en bien ni en mal (et jméme , sur quelques notions
confuses de cette secte et de son fondateur , je me sens
plus d'éloignement que de goût pour elle ) : mais , en
général , je suis l'ami de toute religion paisible , où l'on
12 LETTRE
sert rÊtre éternel selon la raison qu'il nous a donnée*.
<^and un honune ne peut croire ce qu'il trouve ab-
surde , ce n*est pas sa fitute, c'est celle de sa raison ' :
* La partie de cette phrase qui est impriinëe ici entre deux pa-
renthèses est remarquable sous plus d*un rapport. D* abord on la
trouva dans Tédition originale (^Amsterdam y 1758), non comme
faiâant partie du texte même, mais à la fin de Touvrage et en forme
di addition envoyée par Fauteur k son libraire , lorsque l'impression
étoit déjà commencée. En second lieu , quoique cette addition ,
insérée depuis dans le texte , se retrouve dans toutes les éditions
postérieures, elle n'est point dans celle de Genève faite en 178a,
après la mort de Rousseau, mais sur les matériaux qu'il avoit réunis
et fournis lui-même.
Il résulte clairement de ces deux faits, i^ que ce qu'il dit ici de
son éloignement pour le socinianisrae fut une idée conçue après
coup et comme effet en lui d'une réflexion tardive , si même en
cette occasion il n'a pas sacrifié quelque chose à la convenance, en
énonçant une disposition que. réellement il n'avoit point ; 2° qu'il
s'est dans tous les cas rétracté à cet égard,' et n'a pas voulu, dans
Fédition générale dont il avoit préparé les matériaux, laisser sub-
sister un passage coi^traire àses véritables sentiments. Car sans doute
on ne peut supposer que les éditeurs de Genève aient fait cette
suppression de leur chef. Cette rétractation de notre auteur est
d'autant plus réelle et indubitable , que dans une des lettres les plus
remarquables de sa Correspondance (à M. ***, i5 janvier 1769),
il a très clairement énoncé son opinion sur celui qu'il appelle le
sage hébreu^ mis par lui en parallèle avec le sage grec; or cette
opinion est celle du socinien le plus décidé.
' Je crois voir un principe qui, bien démontré comme il pour-
roit l'être, arracheroit à l'instant les armes des mains à l'intolérant
et au superstitieux , et calmeroit cette fureur de faire des prosé-
lytes qui semble animer les incrédules : c'est que la raison humaine
n'a pas de mesure commune bien déterminée, et qu'il est injusta
il tout homme de donner la sienne pour règle à celte des autres.
Supposons de la bonne foi, sans laquelle toute dispi|(e n'est que
du caquet. Jusqu'à certain point il y a des principes communs ,
une évidence commune ; et de plus, chacun a sa' propre raison qui
A M. DALEMBERT. l3
et comment concevrai-je que Dieu le punisse de ne
s'être pas fait un entendement ' contraire à celui qu il
le (létermine : ainsi ce sentiment ne mène point au scepticisme ;
mais anssi, les bornes générales de la raison n'étant point fixées,
et nul n*ayant inspection sur celle d'autrui , voilà tout d*un coup
le fier dogmatic|ue arrêté. Si jamais on pouvoit établir la paix où
régnent l'intérêt, l'orgueil et l'opinion ^ c'est par là qu'on termine-
roit à la fin les dissensions des prêtres et des philosophes. Mais
peut-*étre De seroit-ce le compte ni des uns ni des autres : il n'y
aucoit plus ni persécutions ni disputes ; les premiers n'anroient per-
sonne à tourmenter, les seconds personne à convaincre; autant
vandroit quitter le métier.
Si l'on me demandoit là-dessus pourquoi donc je dispute moi-
même, je répondrois que je parle au plus grand nombre, que j'ex-
pose des vérités de pratique, que je me fonde sur l'expérience,
cpie je remplis mon devoir, et qu'après avoir dit ce que je pense
je ne trouve point mauVais qu'on ne soit pas de mon avis.
' Il faut se ressouvenir que j'ai à répondre à un auteur qui n'est
pas protestant ; et je crois lui répondre en effet , en montrant que
ce qu'il accttse nos ministres de faire dans notre religion s'y feroit
inutilement , et se fait nécessairement dans plusieurs autres sans
qu'on y songe.
Le monde intellectuel, sans en excepter la géométrie, est plein
de vérités incompréhensibles , et pourtant incontestables , parce-
que la raison qui les démontre existantes ne peut les toucher, pour
ainsi dire, à travers les bornes qui l'arrêtent, mais seulement les
apercevoir. Tel est le dogme de l'existence de Dieu , tels sont les
mystères admis dans les communions protestantes. Les mystères
qui heurtent la raison , pour me servir des termes de M. d'Alem-
bert, sont tout autre chose. Leur contradiction même les fait ren-
trer dans ses bornes ; elle a tontes les prises- imaginables pour sentir
qu'ils n'existent pas: car, bien qu'on ne puisse voir une chose
absurde , rien n'est si clair que l'absurdité. Voilà ce qui arrive lors-
qu'on soutient à-la-fois deux propositions contradictoires. Si vous
me dites qu'un espace d'un pouce est aussi un espace d'un pied ,
vous ne dites point du tout une chose mystérieuse, obscure, in-
compréhensible ; vous diies au contraire une absurdité lumineuse
l4 LETTRE
£wreçu de lui? Si un docteur venoit m'oitloimer de la
part de Dieu de croire que la partie est plus grande^
que le tout, que pourrois-je penser en moi-même,
sinon que cet homme vient m'ordonner d'être fou?
Sans doute l'orthodoxe , qui ne voit nulle absurdité
dans les mystères , est obligé de les croira : mais si le
socinien y en trouve, qu'a-t-on à lui dire? Lui prou-
vera-t-on qu'il n'y en a pas? Il commencera, lui, par
vous prouver que c'est une absurdité de raisonner sur
ce qu'on ne sauroit entendre. Que faire donc? Le lais-
ser en repos.
Je ne suis pas plus scandalisé que ceux qui servent
un Dieu clément rejettent l'éternité des peines^ s'ils
la trouvent incompatible avec sa justice. Qu'en pareil
cas ils interprètent dé leur mieux les passages con-
traires à leur opinion, plutôt que de l'abandonner ^
que peuvent-ils faire autre chose ? Nul n'csfrplus pé-
nétré que moi d'amour et de respect pour le plus su-
blime de tous les livres : il me console et m'instruit
tous les jours, quand les autres ne m^inspirent plus
que du dégoût. Mais je soutiens que , si l'Écriture elle-
même nous donnoit de Dieu quelque idée indigne de
et palpable, une chose ^videmmeni fausse. De quelque genre que
soient les démonstrations qui 1 établissent, elles ne sauroient Teui-
porter sur celle qui la détruit, parcequ'eUe est tirée inmédidte-
ment des uotious primitives qui senrent de base à toute eertitude
humaine.^ Autremem la raison, déposant contre elie-iuénie, nous*
forceroità la récuser; et, loin de nous faire croire ceci ou cela ,
elle nous empécheroit de plus rien croire, attendu que tout prin-
cipe de foi seroit détruit. Tout bomme, de quelque religi<m qu'il
soit, qui dit croire à -de piureila mystères, en impose donc, ou ne
sait ce <fa^il dit.
A M. DALEMBËRT. l5
lui , il iaudroit la rejeter en cela , comme vous rejetez
en géoméûrie les démonstrations qui mènent à des
conclusions absurdes; car, de quelque authenticité
que puisse être le texte sacré , il est encore plus croya-
ble que la Bible sôit altétée que Dieu injuste ou mal-
faisant.
Voilà, monsieur y les raisons qui m'empédieroient
de blâmer ces sentiments dans d'équitables et modérés
tbéolo^ens , qui de leur propre doctrine apprendroient
à ne forcer personne à ] 'adopter. Je dirai plus : des
manières de penser si convenables à une créature rai-
sonnable et foible, si dignes d'un créateur juste et mi-
séricordieux, me paroissent préférables à cet assen-
timent stupide qui fait de l'homme une béte , et à cette
barbare intolérance qui se plaît à tourmenter dès cette
vie ceux qu'elle destine aux tourments éternels dans
l'autre. En ce sens je vous remercie pour ma patrie
de l'esprit de philosophie et d'humanité que vous re^
eonnoiasez dans son clergé , et de la justice que vous
aimez à lui rendre; je suis d'accord avec vous sur ce
point. Mais, pour être philosophes et tolérants >, il
ne sWsuit pas que ses membres soient hérétiques.
Dans le nom de parti que vous leur 4onnez^ dans les
dogmes que vous dites être les leurs, je ne puis ni
vous approuver ni vous suivre. Quoique un tel sys-
' Sur la toiérance cfarétîeime on peut consulter le chapitre q«i
porte ce titre dans rouièfne livre de ia Doctrine chrétienne de M. le
professeur Veraet. On j Terra par quelles raisons f Église doit
apporter encore plus de mënageiaeBt et de circonspection dans la
censure des erreurs sur la foi, que dans celle des fautes contre les
mœurs ^ et comment s*allient^ dans les régies de cette censure, la
douceur du chrétien,' la raison du sage, et le zèle du pasteur.
jpf
l6 LETTRE
tème n'ait rien peut-être qtie d'honorable à ceux qui
ladoptent, je me garderai de lattribuer à mes pas-
teurs , qui ne Font pas adopté , dé peur que Féloge que
j'en ppurrois faire ne fournit à d'autres le sujet d'une
accusation très grave, et ne ftui^t à ceux que j'aurois
prétendu louer. Pourquoi me chargerois-je de la pro-
fession de foi d'autrui? I^'ai-je pas trop appris à crain-
dre ces imputations téméraires? Combien de gens se
sont chargés de la mienne en m'accusant de manquer
de religion, qui sûrement ont fort mal lu dans mon
cœur! Je ne les taxerai point d'en manquer eux-mê-
mes; car un des devoirs quelle m'impose est" de res-
pecter les secrets des consciences. Monsieur , jugeons
les actions des hommes , et laissons Dieu juger de leur
foi.
En voilà trop peut-être sur un point dont l'examen
«e m'appartient pas , et n'est pas aussi le sujet de cette
lettre. Les ministres de Genève n'ont pas besoin de la
plume d'autrui pour se défendre ■ ; ce n'est pas la
"* ' Cest ce qu'ils iriennent défaire, à ce qu'on m'ëcrit, par une
déclaration publique. Elle ne m'est point parvenue dans ma re-
traite ; mais j'apprends que le public l'a reçue avec applaudisse-
ment*. Ainsi, non seulement je jouis du plaisir de leur avoir le
premier rendu l'honneur qu'ils méritent, mais de celui d'entendre
moii jugement unanimement confirmé. Je sens bien que cette dé-
claration rend le début de ma lettre entièrement superflu, et le
rendroit peut-être indiscret dans tout autre cas : mais , étant sur le
point de le supprimer, j'ai vu que, parlant du même article qui
y a. donné lieu, la même raison subsistoit encore, et qu'on pour-
roit toujours prendre taon silence pour une espèce de consente-
ment. Je laisse donc ces réflexions d'autant plus volontiers, que,
* Elle a été réimprimée dans f édition de Genève, tome U du SupplémenL
A M. D'âLEMBERT. 1-7
mienne qu'ils choisiment pour cela, et de pareilles
discussions sont trop loin de mon inclination pour
que je m'y livre avec plaisir : mais, ayant à parler du
même article où vous leur attribuez des opinions que
nous ne leur connoissons point, me taire sur cette
assertion, c'étoit y paroître adhérer , et c'est ce que je
suis fort éloigné de faire. Sensible au bonheur que
nous avons de posséder un corps de théologiens phi-
losophes et pacifiques, ou plutôt un corps d'officiers
de morale > et de ministres de la vertu, je ne vois
naître qu'avec effroi toute occasion pour eux de se
rabaisser jusqu'à n'être plus que des gens d'église. Il
nous importe de les conserver tels qu'ils sont. Il nous
importe qu'ils jouissent eux-mêmes de la paix quïl^
nous font aimer, et que d'odieuses disputes de théo-
logie ne troublent plus leur repos ni le qôtre. Il nous
importe enfin d'apprendre toujours, par leurs leçons
et par leur exemple , que la douceur et l'humanité sont
aussi les vertus du chrétien.
Je me hâte de passer à une discussion moins, grave
et moins sérieuse , mais qui nous intéresse encore as-
sez pour mériter nos réflexions , et dans laquelle j'en-
trerai plus volontiers , comme étant un peu plus de ma
compétence; c'est celle du projet d'établir un théâtre
de comédie à Genève. Je n'exposerai point ici mes
si elles vienDent hors de propos sun une affaire heureusement ter-
minée, elles ne contiennent en général rien que d'honorable à
rÉglise de Getoève, et que d'utile aux hommes en tout pays.
' C'est ainsi que Tabbé de Saint-Pierre appeloit toujours les
ecclésiasdqaes , soit pour dire ce qu'ils sont en effet, soit pour ex-
primer ce qu'ils devroient être.
XI. ' 2
. l8 LETTRE
* conjectures sur les motifs qui vous ont pu porter à
nous pa*oposèr un établissement si contraire à nos
maximes. Quelles que soient vos raisons, il ne s'agit
pour moi que des nôtres; et tout ce que je me per-
mettrai de dire à votre égard, cest que vous serez
sûrement le premier philosophe ' qui jamais ait excité
un peuple hbre , une petite ville , et un état pauvre , à
se charger d'un spectade pi^lic.
Que de questions je trouve à discuter dans celle que
vous semblez résoudre 1 Si les spectacles sont bons ou
mauvais en eux-mêmes ? . s'ils peuvent s'allier avec les
mœurs? si Tatistérité républicaine les peut comporter?
sHl £aiut-1es souffrir dans une petite ville? si la pro-
fe^ion de comédien peut être honnête? si les corné*
dienaes'peuvent être aussi sages que d autres femmes?
si>de bonfted lois suffisent pour réprimer les abus? si
ces lois peuvent être bien observées? etc. Tout est
problème encore sur les vrais effets du théâtre, parce-
que les disputes qu'il occasionene partageant cpie les
gens d'église et les gens du monde, chacun ne l'en-
visage que par ses préjugés. Voilà, monsieur, des re-
cherches qui né seroientpas indignes de votre plume.
Pour moi , sans croire y suppléer, je me contenterai
de chercher, dans cet essai, l^s éclaircissements que
vous nous avez rendus nécessaires; vous priant de
considérer qu'en disant mon avis, à votre exemple, je
' De à^joa. cëlèbreft historiens^ tona deux philosophes, tous deux
chers à M. d*AIembert, le moderne * seroit de son avis jpeut-ôtre;
mais Tacite^ qu'il aime,. qn^l médite^ qu*il daigne traduire , le grave
Tacite qu'il cite si volontiers , et qu'à Tobscuritë près il imite »i
bien quelquefois , en eût-il été de méine ?
* Hume.
A M. d'aLEMBERT. 19
remplis un devoir envers ma patrie; et qu au moins ,
si je me trompe dans mon sentiment , cette erreur ne
peut nuire à personne.
Au premier coup dWl jeté sur ces institutions, je
vois d^abord qu'Hun) ^>ectacle est un amusement; et , -
s'il est vrai qu'il faille des amusements à Thomme , vous
conviendrez au noiôins qu'ils ne sont penmis qu'autant
qu'ils sont nécessaires, et que tout amusement inutile
est un mal pour un être dont la vie est si courte et. le
temps. si précieux. L'état d'homme a ses plaisirs, qui
dériyent de sa nature , et naissent de 3es travaux , de
ses rapports, de ses besoins; et ces plaisirs:, d'autant
plus doux que celui qui les goûte a l'auïe plus saine ,
rendent quicoiique en' sait jouir peu sensible, à .tous
les autres. Un pèr« , un fils , un mari , un-citoyen^ . ont
des devoirs si chers à rempUi*, qu'ils ne leur laissent
rien à dérober à l'ennui. Le bon emploi du temps rend
le temps plus piiécieu?c encore; et p(iieux on le nj^^tà
profit ,'moins on en sait trouvçr à perdre. Aussi voit-
on constamment que l'habitude du travail rend l'inac-
tion insupportable, et qu'iine bonne conscience éteint
le goût des plaisirs frivoles : mais c'est le méconten-
tement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté , c'est
l'oubli des goûts simples et naturels , qui rendent si
nécessaire un amusement étranger. Je n'aime point
qu'on ait besoin d'attacher incessamment son cœur sur |
la scène , comme 9'il étoit mal à son aise au-dedans ^
de nous. La nature mémcie a dicté la réponse de ce
barbare ^ à qui Ton vantoit les magnificences du cir-
que et dçsjeux établis à Rome. Les Romains , demanda
' Ghrfsost. in Matth. Hômel. 38.
a.
:iO ^ LETTRE
ce bon-homme, n ont-ils ni femmes , ni enfants? Le
barbare avoit raison. L on croit s'assembler au spec-
tacle, et c'est là que chacun s'isole ; c'est là qu'on va
oubher ses amis , ses voisins , ses proches , pour s'in-
téresser à des fables , pour pleurer les malheurs des
morts, ou rire aux dépens des vivants. Mais j'aiu*ois
dû sentir que ce langage n'est plus de saison dans
notre siéde. Tachons d'en prendre un qui soit mieux
entendu.
Demander si les spectacles sont bons ou mauvais
en eux-mêmes , c'est faire une question trop vague ;
c'est examiner un rapport avant que d'avoir fixé les
termes. Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce
n'est que par leurs effets sur lui qu on peut déterminer
leurs qualités absolues, il peut y avoir des spectacles
d'une infinité d'espèces ' : ilya de peuple à peuple une
' « Il peut y avoir des spectacles blâmables ea eux-mêmes,
M comme ceux qui sont inhumains ou indécents et licencieux : tels
« étoient quelques i^ns des spectacles parmi les païens. Mais il en
K est aussi d'indifférents en eux-mêmes, qui ne deviennent mauvais
« que par l'abus qu'on en fait, t'ar exemple, les pièces de théâtre
« n ont rien de mauvais en tant qu'on y trouve une peinture des
« caractères et des actions des hommes, où l'on pourroit même
« donner des leçons agréables et utiles pour toutes les conditions :
« mais si l'on y débite une morale relâchée, si les personnes qui
« exercent cette profession mènent une vie licencieuse et servent à
« corrompre les autres , si de tels spectacles entretiennent la va-
« nité, la fainéantise, le luxe, Timpudicité, il est visible alors que
« la chose tourne en abus , et qu'à moins qu'on ne trouve le moyen
« de corriger ces abus ou de s'en garantir, il vaut mieux renoncer
« à cette sorte d'amusement. >» Instructions chrétiennes* ^ tome III,
livre III, chap. i6.
Voilà l'état de la question bien posé. Il s'agit de savoir si la liio-
*Cinq vol. in-S**. Amsterdam, 1755. C'est un ouvrage du même profes*
seur Vernet, auteur de la Doctrine chrétienne précédemftieot citée.
A M. DALEMBERT. 2t
prodigieuse diversité de mœurs, de tempéraments, de
caractèi^s.. L'homme est un, je Ta voue; mais Thomme
modifié par les religions , par les gou vernements> par
les lois, par les coutumes, par les préjugés, parles
climats , devient si différent de lui-même , qu'il ne faut
plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes
en général , mais ce qui leur est bon dans tel temps
ou dans tel pays. Ainsi les pièces de Ménandre, faites
pour le théâtre d'Athènes , étoient déplacées sur celui
de Rome ; ainsi les combats des gladiateurs , qui , sous
la répuUique, animoient le courage et la valeur des
Romains, n'inspiroient, sous les empereurs, à la po-
pulace de Rome , que l'amour du sang et la cruauté :
du même objet offert au même peuple en différents
temps , il apprit d'abord à mépriser sa vie, et ensuite
à se jouer de celle d'autrui.
Quant à l'espèce des spectacles, c'est nécessaire-
ment le plaisir qu'ils donnent , et non leur utilité , qui
la détermine. Si l'utilité peut s'y trouver, à la bonne
heure ; mais l'objet principal est de plaire , et, pourvu
que le peuple s'an^use , cet objet est assez rempli. Gela
seul empêchera toujours qu'on ne puisse donner à ces
sortes d'établissements tous les avantages dont ils se*
roient susceptibles , et c'est s'abuser beaucoup que de
s^en former une idée de perfection qu'on ne saurpit
mettre en pratique sans rebuter ceux qu'on ccoit in*
struire. Voilà d'où naît la diversité des spectacles se-
lon les goûts divers des nations. Un peuple intrépide ,
raie dtt théâtre est nëcessairement relâchée , si les abus sont inévi-
tables , si les inconvénients dérivent de la nature de la chose , ou
Vils viennent de causes qu'on ne puisse écarter.
K
1% LETTRE .
graveeibmel , veut des fiâtes meurtrières etperilleuses,
où brillent la valeur et le sang froid. Un peyple féroce
et bouillant veut du, sang, des combats, des passions
atcoces. Un peuple voluptueux veut de la musique et
des danses. Un peuple galant veut de Tamoitr et delà
politesse.' Un peuple badin veut de la plaisanterie et
du ridicule. Trahit sua quenujue voluptas. Il faut, pour
leur plaire , des spectacles qui favorisent leurs pen*
chants , au lieu qu'il en faudrait qui les modérassent.
' La scène, en général, est un tableau des passions
\ humaines , dont Foriginal est dans tous les coeurs :
\ mais si le- peintre n avoit soin de flatter ces passions ,
les spectateurs seroient bientôt rebutés, et ne vou-
droient plus se voir sous un aspect qui les ftt mépriser
deu%«némes. Que s'il donne à quelques unes des
couleurs odieuses , c'est seulement à celles qui ne sont
pcHut générales ^ et cpi'on faatt naturellement. Ainsi
r^auteur ïie fait encore en cela que suivre le sentiment
du public ; et alors ces passions de rebut sont toujours
employées à en faire valoir d'auti^es, sinon plus légi-
times , du moins plus au gré des spectateurs. Il n y a
que la. raison qui ne soit bonne à rien sur la scène.
Un bomme sans passions , ou qui les domineroit tou-
jours , n y sauroit intéresser personne ; et Ton a déjà
remarqué qu'un stoïcien , dans la tragédie , seroit un
personnage insupportable : dans la comédie , il feroit
rire tout au plus.
Qu'on n'attribue donc pas au théâtre le pouvoir de
changer des sentiments ni des mœurs qu'il ne peut que
suivre et embellir. Un aute.ur qui voudroit heurter le
goût général composeroit bientôt pour lui seul. Quand
>
A M. d'alembert. 23
Molière corrigea la scène comique , il JKaqua des mo-
des, des ridicules; miais il ne choqua pas pour cela le
goût du public ■ ; il le suivit ou le développa , comme
fit aussi Corneille de son côté. C'étoit Fancien théâtre
qui commençoit à choquer ce goût , parcéque, dans
UQ siècle devenu plus poli, le théâtre gàrdoit ^a pre-
mière grossièreté. Aussi , le goût général ayant changé*
depuis ces deux auteurs , si leurs chefs-d'œuvre étoient
encore à parbitre, tomberoientRilsânfailliblement au-
jourd'hui, des connoisseurs ont beau les admirer tou-
jours; si le pubhc les admire encore, cest plus par
honte de s'en dédire que par un vrai sentiment de
leurs beautés. On dit que jamais une bonne pièce ne
tombe : vraiment je le crois l»en, c est que jamais une
bonne pièce ne choque les mœi»« ^ de son temps. Qui
' Pour peu qu'il anticipât, ce Molière lui-même avoit peine à
se soutenir : le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa nais-
sance, parceqn*il le donna trop tôt, et que le public n^étoit pas
mûr encore pour le Mifantkrope,
Tout ceci est fondé sur une maxime évidente; savoir, quun
peuple suit souvent des usages quil méprise^ ou qu'il est prêt à
mépriser, sitôt qu'on osera lui en donner l'exemple. Quand, de
mon temps, on jonoit la fureur des pantins, on nefaisoit que àm
au théâtre ce que pensoieat ceux mêmes qtili passoient leur journée
à ce sot amusement : mais les goûts constants d'un peuple , 9^
coutumes , ses vieux préjugés , doivent être respectés sur la scène.
Jamais poète ne s'est bien trouvé d'avoir violé cette loi.
*-Je dis le goût ou les mœurs indifféremment; car,* bien que
l'one de ces choses ne soit pas l'autre, elles ont toujours une ori-
gine coiomuneet souffrent les mêmes révolutions. Ce qui ne signifie
pas que le bon goût et les bonnes mœurs régnent toujours en même
temps ; proposition qui demande éclaircissement et discussion ,
mais qu'un certain état du goût répond toujours à un certain état
des mœurs , ce ^vÀ est ioçontestable.
\
t
24 LETTRE
«st-ce qui d^Ae que sur nos théâtres la meilleure
pièce de Soph(|ile ne tombât tout à plat? On ne sauroit
se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent
point.
Tout auteur qui veut nous peindre des mœurs étran-
gères a pourtant grand soin d'approprier sa pièce aux
nôtres. Sans cette précaution , Ton ne réussit jamais ,
et le succès même de ceux qui Font prise a souvent des
causes bien différentes de celles que lui. suppose un
observateur superficiel. Quand Arlequin sauvage * est
si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce
soit par le goût qu'ils prennent pour le sens et lasim^
plicité de ce personnage, et qu'un seul d'entre eux
voulût pour cela lui ressembler? C'est, tout au con-
traire, que cette pièce favorise leur tour d'esprit, qui
est d'aimer et rechercher les idées neuves et singu-
lières. Or il n'y en a point de plus neuves pour eux
que celles de la nature. C'est précisément leur aversion
pour les choses communes qui les^raméne quelquefois
aux choses simples.
Il s'ensuit de ces premières observations que l'effet
général du spectacle est de renforcer le caractère na-
tional, d'augmenter les inclinations naturelles, et
de donner une nouvelle énergie à toutes les passions.
En ce sens il sembleroit que cet effet, se bornant à
charger et non changer les mœurs établies, la comé-
die seroit bonne aux bons et mauvaise aux méchants.
Encore, dans le premier cas, resteroit-il toujours à
savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point
* Comédie de Delisle de La Drevetière, jooée au Théâtre Italien,
en 1721 , et reprise plusieurs fois avec un égal succès.
A M. d'alembert. i5
en vices. Je sais que Ifr poétique du théâtre prétend
faire tout le contraire, et purg[er les passions en les
excitant : mais j ai peine à bien concevoir cette régie.
Seroit-ce que , pour devenir tempérant et sage , il faut
commencer par être furieux et fou ?
« Eh ! non , ce n'est pas cela , disent les partisans du
« théâtre. La tragédie prétend bien que toutes les pas-
« sions dont elle fait des tableaux nous émeuvent, mais
« elle ne vetit.pas toujours que notre affection soit la
« même que celle du personnage tourmenté par une
a passion. Le plus souvent, au contraire, son but est
« d exciter en nous des sentiments opposés à ceux
« qu'elle prête à ses personnages. » Ils^ dirent encore
que , si les auteurs abusent du pouvoir d'émouvoir les
cœurs pour mal placer l'intérêt, cette faute doit être
attribuée à l'ignorance et à la dépravation des artistes ,
et non point à l'art. Ils disent enfin que la peinture
fidèle des passions et des peines qui les accompagnent
suffit seule pour nous lés faire éviter avec tout le soin
dontlnous sommes capables. .
Il ne faut^ pour sentir la mauvaise foi de toutes ces
réponses, que consulter l'état de son cœur à la fin
d'une tragédie. L'émotion, le trouble et l'attendrisse-,
nnent, qu'on sent en soi-même, et qui se prolongent
après la pièce , annoncent-ils une disposition bien pro-
chaine à surmonter et régler nos passions? Les im-
pressions vives et touchantes dont nous prenons l'ha- )
bîtude, et qui reviennent si souvent, sont-rcllcs bien
propres à modérer nos sentiments au besoin? Pour-
quoi l'image des peines qui naissent des passions efïa-
ceroit-elle celle des transports de plaisir et de joie
a6 .1 /-tlrETTHEl
qu oh envoie aussi naître ^ et que les auteurs ont soin
d'embellir encore pour rendre leurs pièces plus agréa-
bles? Nesait-onrpas quetoiitesles passions sont sœnrs^
qu'une seule suffit pour en exciter mille^ et que les
combattre Tune par 1 atitce n^est qu'un moyen de re]>
dte le èt£Ctr plus sehsible à toutes ? Le seul instru- ;
mentquiser^eà'les purger est la raison; etj'aivdéjà
dit que la raison n'a voit nul effet au théâtre. Nous ne
partageons pas les aBections de tous les personnages ,
il est vrai; car; ieurs intérêts étant opposés,. il faut
bien que hauteur nous en fesse pi*éfiérer quelqaun,
autrement nous n'en prendrions point du tout : mais,
loin de choisir pour cela les passions cpi'il veut nous
&iiré aimer, il est forcé de choisir celles que nousai-
mbn:s. Ce que j'ai dit du genre des spectacles doit s'en-
tendt'e etidore de l'intérêt qu'on y fait régner^ A.Lon<-
dres , un draine intéresse en faisant haïr liss François ;
à Tunis , la'belle passion ^roit la piraterie^ à Messine ,
une vengeance bien savoureuse; à Goa^ l'honnetiâr de
brûler des juifs. Qu'un auteur > choque ees maximes,
il pourra faire une fort belle pièce où l'oi^n'ira point :
et c'est alors qu'il faudra' taxer cet auteur d'ignorance,
pour avoir manqué à la première Ich de son art, à celle
qui ^ert de base à toutes les autres-, qui est de réussir.
Ainsi le théâtre purge les passions qu'on n'a pas, et
^ Qu*on mette, pour voir, sur la scène Françoise un homme droit
et vertueuit, mais siinple et grossier, sans amour, sans galanterie,
et qui ne fosse point de belles jf>hrases; qu'on y mette un sage sans
préjuges , qui , ayant reçu un affront d'un spadassin , refuse de
s'aller faire égorger par l'offenseur; et qu'on épuise tout l'art du
théâtre pour rendre ces personnages intéressants comme le Cid au
peuple françois : j'aurai tort si Ton réussit.
A M. D'ALEMBERT. 37
fomehte cêiles qu'on a. Ne voilà->t-*iI pas un remisde
bien âdhiiniistré?
Il y a donc un contours de causes générales et par^
ticulièrîes qui ' doivent empêcher qu^on ne puisse
dônnéi^atix^pectade^'la perfection dont on les croit
susceptibles , et qu ils ne produisent les/effetsavanta*
geux qu'on semble en attendre. Quand on supposeront
même cette péT'febtiôn aussi grande qu elle peut être;
et le peuple aussi bieo disposé qu'on voudra ; encore
ces efïets se réduiroient-ils à rien, foute de moyens
pour les rendre sensibles; Je ne sache que trois sortes
d^struments à Taide desquels on puisse agir suivies
mœurs d'un peuple; savoir, la force des lois, l'empire
de rdpinion, et Tattrait du plaisir. Or les lois n'ont
nul accès au théàti^e , dont la moindre contrainte fe-
roit > une peine et non pas un amusement. L'opinion
n'en dépend poiiit, puisqu'au lieu de faire la loi au
public, le théâtre la reçoit de lui; et, quant au plaisir
qu'on y peut prendre, tout son effet est de nous y ra-
mener plus souvent.
Examinons s'il en peut avoir d'autres. Le théâtre ,
me dit-on , dirigé comme il peut et doit l'être , rend la
vertu aimable et le vice odieux. Quoi donc ! avant qu'il
' Les ,lois peuvent âëterminer les sujets, la forme des pièces, la
manière de les jouer; mais elles ne sauroient forcer le public à s*y
plaire. L'empereur Néron, chantant au théâtre, faisoit égorger
ceux qui 8*endormoient ; encore ne pouvoit-il tenir tout le monde
éveillé : et peu iB*en fallut que le plaisir d*un court sommeil ne
coûtât la vie à Vespasien *. Nobles acteurs âfi l'Opéra de Paris,
ah ! si vous eussiez joui de la puissance impériale, je ne gémirois
pas maintenant d'avoir trop vécu !
* SuETON. , m Vespas., cap. 4- — Tacit. , Ann. xvi, 5.
\
28 LETTRE
y eût des comédies n aimoit-on point les gens de bien ?
ne haïssoit-on point les méchants? et ces sentiments
sont-ils plus fbibles dans les lieux dépourvus de
spectacles ? Le théâtre rend la vertu aimable. ... Il
opère un grand prodige de fitire ce que la nature et la
raison font avant lui ! Les méchants sont haïs sur la
scène Sont-ils aimés dans la société , quand on les
y connoît pour tels? Est-il bien sûr que cette haine
soit plutôt Touvrage de Fauteur que des forfaits qu'il
leur fait commettre? Est-il bien sûr que le simple récit
de ces for£ûts nous en donneroit moins d'horreur que
toutes les couleurs dont il nous les peint? Si tout son
art consiste à nous montrer des mal&iteurs pour nous
les rendre odieux , je ne vois point ce que cet art a de
si admirable , et Ton ne prend là-dessus que trop d au-
tres leèons sans celle-là. Oserai-je ajouter un soupçon
qui me vient? Je doute que tout homme à qui fon
exposera d avance les crimes de Phèdre ou de Médée \
ne les déteste plus encore au commencement qu a la
fin de la pièce : et si ce doute est fondé , que faut-il
penser de cet effet si vanté du théâtre?
Je voudrois bien qu'on me montrât clairement et
sans verbiage par quels moyens il pourroit produise
en nous des sentiments que nous n'aurions pas, et
lious faire juger des êtres moraux autrement que nous
n'en jugeons en nous-mêmes. Que toutes ces vaines
prétentions approfondies sont puériles et dépourvues
de sens ! Ah ! si la beauté de la vertu étoit l'ouvrage
de l'art , il y a long-temps qu'il l'auroit défigurée.
Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore
pour oser soutenir queThomme est né bon , je le pense
I
1
A M. D'ALEMBËRT. 29
et crois Favoir prouvé : la source de Tintérét qui nous
attache à ce qui est honnête, et nous inspire de laver*
sion pour le mal , est en nous et non dans les pièces.
Il ny a point d'art pour produire cet intérêt, mais
seulement pour s'en prévaloir. L'amour du beau ' est
un sentiment aussi naturel au cœur humain que
lamour de soi-mênie ; il n y naît point d un arrange*
mentde scènes ; Fauteur ne Fy porte pas , il Fy trouve ,
et de ce pur sentiment qu'il flatte naissent les douces
larmes qu'il fait couler.
Imaginez lacomédie aussi parfaite qu'il vous plaira;
où est celui qui, s'y lendant pour la première fois,
n'y va pas déjà convaincu de ce qu'on y prouve , et
déjà prévenu pour ceux'qu'on y fait aimer? Mais ce
n'est pas de cela qull est question; c'est d'agir consé-
quemment à ses principes et d'imiter les gens qu'on
estime. Le cœur de l'homme est toujours droit sur
tout ce qui ne se rapporte pas. personnellement à lui.
Dans les querelles ddnt nous sommes purement spec*
tateurs , nous prenons à Finstanrie parti de la justice ,
et il n^ a point d'acte de méchanceté qui ne nous
donne une vive indignation , tant que nous n'en tirons
aucun profit : mais quand notre intérêt s'y mêle,
bientôt nos sentiments se corrompent; et c^est alors
seulement que nous préférons le mal qui nous est
' Cest du beau moral qu'il est ici question. Quoi qu'en disent
les philosophes, cet amour est inné dans l'homme, et sert de prin-
cipe à la conscience. Je puis citer en exemple de cela la petite
pièce de Nanine^ qui a fait murmurer l'assemblée, et ne s'est sou-
tenue que par la g^rande réputation de Fautem*; et cela parceque
l'honneur, la vertu, les purs sentiments de la nature, y sont pré-
férés à l'impertinent préjugé des conditions.
3o LJSTTRE
Utile , au bien que nous &it aimer la nature. N'est-ce
pas un effet nécessaire de la constitution des choses ,
que le méchant tire un double avantage de son. injus-
tice et de la probité d!autrui? Qud traité plus ^y^û-
tageuxpourfoijt-il faire, que d'obliger le mo^pLie. entier
d- être juste » excepté lui seul , en sorte que diaçvin lui
rendu fidèlement ce qui lui est dû , ^t qi^'il De./:Qpdît
ce qu'il doit à perscmne? Il aime la vertu,, sa^s^doj^te,
mais il Taime dans les autres , parceq^ il. espère çn
profiter; il n'en veut point pour lui^ parç0qu'ell^ lui
seroit coûteuse* Que va-t-il donc voirai^i spectacle?
Précisément ce qu'il voudroit itrx>uyer p^utout ; des
leçons' de vertu pour le public , dont il-s excepte , et
des ^ns immolant tout à leur devoir , tandis qu'on
n'exige rien de lui. .
J'enteiids dire que la. tragédie mène ^ Is^ pitié j)ar jla
terreur; s(Ht. Mais quelle est cette pitié? Une émotion
passagère et vaine , qui ne dure pas plus que l'illusion
qui l'a produite ; un reste de sentiment naturel , étouiïe
bientôt par les passions , une pitié stérile ^ qui se repaît
de quelques Iai*mes , et n a jamais pri^uit le moindre
acte d'humanité. Ainsi: p^euroit ]e sanguinaire, Sylla
au récit des maux qu'il n avoit pas faits lui-méine :
ainsi se bachoit le tyran de^ Pbèrq.ap spectacle , de
peur qu'on ne le vU gémir avec AndrQmaque et Priam* ,
tandis qu'il écoutoit sans émotion les cris de tant d'in-
fortunés qu'on égorgedit tous les jours par ses ordres.
Tacite rapporte ** que Yalérius-Asiaticiis , accusé ca-
. .* PiUUTAEj^UE, ,de la Fortune d'Alexandre, H; §.3. Voyez le même
trait dans Montaigne, liv. i|., cbap. 27.
** Annal, xi, 2.
A M. d'alembert. 3i
kNilmeuseineixt par Tordre deMessaline, qui voaioit
le&ire périr, se défendit par-devant Tempereur d une
manière qui toucha extrêmement ce prince et arracha
des larmes à Messalipe elle-même. £lle entra dans
une chambre voimne pour se remettre , après avoir ,
tout en pleurant, averti Vitellius à Loreille de ne pas
laisser échapper Taccusé. Je ne vois, pas au spectacle
une de ces pleureuses.de lofj^es.siifières de leurs lai^
mes que je ne songe à celli^s de> Messaline pour ce
pauvre Valérius-Asiaticus. . .
Si , selon la remarque de Diogène Laërce , le cœur
s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des
maux véritables ; si les imitations .du théâtre nous
airachent quelquefois plus de pleurs que ne feroit la
présence même des^ obj ets imités , c est inoins , ccûnme
le p^se Tabbé Du Bos ,. parc>eque les émotions sont
plus foibles et. ne, vont pas juj^qu -à Ja douleur > , que
parcequ'elles sont pures et sans mél^geid'inquiétude
pour nous-méma^. En dpnnant de3,ple.urâ à ces .fie*
ùons , nou&avons; satisfait à. tous les 4rpits de Thuma-
nité , sans oyoiv plus Jcien à m^tfice du; nôtre ; au lieu
C|ue .les infortunés en persqnpç ^ig^roient de nous
des soins, des soulagQ^le^ts, des,coçii$ol^tions, des
i3^vau;x , qui pourrqiqm; nqua ^s^QQÎer à leurs. peines ,
qui çq^teroiept du.moip^ à j;iQt;re indolence , et dont
' tV dit qne le poète ne ndus afflige qu'autant que nous le vou-
hittS; qv'ilii& nous, fait aimer S6s héros qu'autant qu'ilnous plaît.
Cela .«st <ïQf^tre ^tout^i^ €xp«npiM:«; Plusieurs s'abstiennent d'fdler à
la tragédie , pareequ'ils en sont émus au point d'en être incom-
modes; d'autres, honteux de pleurer au spectacle, y pleurent
pourtant malgré eux ; et ces effets ne sont pas assez rares pour
n'être 'qu'une excep^on à la' maxime de cet auteur.
32 LETTRE
nous sommes bien aises d'être exemptés. On dirait que
notre cœur se resserre, de peur de s'attendrir à nos
dépens.
Au fofndy quand uq hommoi est allé admirer de
belles actions dans des fables et pleurer des malheurs
imaginaires , qu a-t-on encore à exiger de lui? N'est-il
pas content de lui-même? Ke s applaudit-il pas de sa
belle ame? ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit
à la vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre?
Que voudroit-on qu'il fit de plus?" Qu'il la pratiquât
lui-même? il n'a point de rôle à jouer : il n est pas
comédien.
' f Plus j'y réfléclûs , et plus je trouve que tout ce qu'ott
met en représentation au théâtre on ne l'approche
pas de nous , on l'en éloigne. Quand je vois le comte
dEssex , le régne d'Elisabeth se recule ^ à mes yeux , de
dix siècles; et si l'on jouoit un événement arrivé hier
dans Paris, en me le feroit supposer du temps de
Molière* Le diéâtre a ses régies , ses maximes , sa mo-
rale à part , ainsi que son langage et seç \|tements. On
se dit bien que rien de tout cela ne nous convient,' et
l'on se croiroit aussi ridicule d'adopter les vertus de
ses héros que de parler en vers et d'endosser un habit
à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent
tous ce^ grands sentiments et toutes ces brillantes^
maximes qu'on vante avec tant d'emphase; à les relé-
guer à jamais sur la scène , et à nous montrer la vertu
comme un jeu de théâtre , bon pour amuser le public ,
mais qu'il y auroit dé la folie à vouloir transporter
sérieusement da^s la société. Ainsi la plus avanta-
geuse impression des meilleures tragédies est de ré-
A M. d'alembert. 33
dttire à quelques affections passagères , stérile», et âans
effet, tous les devoirs de rhomme; à nous faire ap-
plaudir de notre courage en louant celui des autres,
de notre humanité en plaignant les maux que nous
aurions pu guérir, de notre charité en disant au pau-
vre, Dieu vous assiste !
On peut , il est vrai , donner un appareil plus simple
à la scène, et rapprocher dans la comédie le ton du
théâtre de celui du monde : mais de cette manière on
ne corrige pas les mœurs , on les peint; et un laid
visage ne paroit point laid à celui qui le porte. Que si
Ton veut les corriger par leur charge , on quitte la vrai-
semblance et la nature, et le tableau ne fait plus d'effet.
La charge ne rend pas les «bjets haïssables , elle ne
les rend que ridicules; et de là résulte un très grand
inconvénient , c'estqu à force de craindre les ridicules ,
les vices n'effraient plus , et qu on ne sauroit guérir
les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, di-
rez-vous, supposer cette opposition nécessaire? Pour-
quoi, monsieur? Parceque les bons ne tournent point
les méchants en dérision, mais les écrasent de leur
mépris , et que rien n'est moins plaisant et risible que
Imdignation delà vertu. Le ridicule, au contraire,
est l'arme fiivorite du vice. C'est par elle qu'attaquant
dans lé fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu ,
il éteint enfin l'amour qu'on lui porte.
' Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée
de perfection qu'on nous veut donner de la forme des
spectacles, dirigés vers l'utilité pubUque. C'est une
erreur, disoit le grave Murait, d'espérer qu'on y mon-
tre fidèlement les véritables rapports des choses : car,
XI. 3
V\ 34 ^ LETTRE
en général , le poète ne peut qu'altérer ces rapports
pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comi-
que, il les diminue et les met au-dessous de Thomme;
dans le tragique , il les étend pour les rendre héroï-
ques, et les met au-dessus de Thumanité. Ainsi jamais
ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au
théâtre d autres êtres que nos semblables. J ajouterai
que cette différence est si vraie et si reconnue , qu'A-
ristote en fait une régie dans sa Poétique': * Comœdia «
enini détériores y tragœdia meliores quam nunc sunty imi- l
tari conantur. Ne vcnlà-t-il pas une imitation bien en-'
tendue, qui se propose pour objet ce qui n'est point,
et laisse , entre 4e défaut et Texcès , ce qui est comme
«ne chose inutile? Mais qu'importe la vérité de Tinii-
tation, pourvu que l'illusion y soit? il ne s'agit que de
piquer la curiosité du peuple. Ces productions d'es-
prit, comme la plupart des autres , n'ont pour but que
les applaudissements. Quand l'auteur en reçoit et que
les acteurs les partagent, la pièce est parvenue à son
but, et l'on n'y cherche point d'autre utilité. Qr , si le
bien est nul , reste le mal ; et comme celui-ci n'est pas
douteux, la question me paroit décidée. Mais passons
à quelques exemples qui puissent en rendre la solu^
tion plus sensible.
Je crois pouvoir avancer , comme une vérité facile
éprouver, en conséquence des précédentes, que le
théâtre francois, avec les défauts qui lui restent, est
cependant à peu près aussi parfait qu'il peut l'être,
soit.pour l'agrément, soit pour l'utilité; et que ces
deux avantages y sont dans un rapport qu'<m ne peut
* Ghap. vï.
A M. d'alembert. 35
troubler sans ôter à l'un plus qu'on ne donneroit à
lautre, ce qui rendroit ce même théâtre moins parfait
encore. Ce n'est pas qu'un homme de génie ne puisse
inventer un genre de pièces préférable à ceux qui sont
établis : mais ce nouveau genre , ayant besoin pour se
âoutenir des talents de l'auteur , périra nécessairement
avec lui ; et ses successeurs , dépourvus dès mêmes
• ressources , seront .toujours forcés de revenir aux
moyens communs d'intéresser et de plaire. Quels sont
ces moyens parmi nous? Des actions célèbres, dé
grands non^s , de grands crimes , et de grandes vertus
dans la tragédie; le comique et le {>laisant dans la (Co-
médie; et toujours l'amour dans toutes deux '. Je
demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout
eela.
On me dira que , dans ces pièces , le crime est tou-
jours puni, et la vertu toujours récompensée. Je ré-
ponds que, quand cela seroit, la plupart des actions
tragiques , n'étant que de pures febles ,'des événements
<^'oii gaijt être de l'invention du poète , ne font pas
ime grande impression sur les spectateui'S ; à force d^
leur montrer qu'on veut les instruire, on ne lés in-
$truit plus. Je réponds encore que ces punitions et
ces récompenses s'opèrent toujours par des moyens
si peu communs , qu'on»n'attend rien de pareil dans le
cours nattu^el des choses humaines. Enfin je réponds
en niant le feit. Il|n'e5t ni ne peut être généralement
' Les Grecs q avoient pas besoia de fonder sur Famour le prin-
cipal intérêt de leur tragédie, et ne Fy fondoieBt pas en effet. La
]i6tre, qui n'a pas la même resscMirce*, ne saaroit se passer de cet
vatétêu On Verra dans la suite la raison de cette dififérûiee.
3.
36 LETTRE
vrai : car cet objet n'étant point celui sur lequel les
auteurs dirigent leurs pièces , ils doivent rarement
latteindre, et souvent il seroit un obstacle au succès «
Vice ou vertu , qu'importe , pourvu qu on en impose
par un air de grandeur? Aussi la scène françoise , sans
contredit la plus par&ite , ou du moins la plus ré-
gulière qui ait encore existé , n est-elle pas moins le
triomphe des grands scélérats que des plus illustres
héros : témoin Gatilina , Mahomet , Atrée , et beaucoup
d'autres.
Je comprends bien qu'il ne faut pas toujours r^;ar*
der à la catastrophe pour juger de l'effet moral d'une
tragédie , et qu'à cet égard l'objet est rempli quand on
s'intéresse pour l'infortuné vertueux plus que pour
l'heureux coupable : ce qui n'empêche point qu'alors
la prétendue rég^e ne soit violée. Comme il n'y a per-
sonne qui n'aimât mieux être Britannicus que Néron,
je conviens qujon doit compter en ceci pour bonne, la
pièce qui les représente, quoique Britannicus y pé-
risse. Mais, par le même principe, quel jugement
porterons-nous d'une tragédie où, bien que les cri-
mipels soient punis, ils nous sont présentés sous ua
aspect si &vorable , que tout l'intérêt est pour eux ;
où Caton , le plus grand des humains , fait le rôle d'un
pédant; où Cicéron, le sauveur de la république, Ci-
céjron , de tous ceux qui portèrent le nom de pères de
la patrie , le premier qui en fiit honoré , .et le seul qui le
mérita, nous est montré comme un vil rhéteur, un
lâche; tandis que Finfame Gatilina, couvert de crimes
qu'on n'oseroit nommer, prêt d'égorger tous ses ma-
gistrats et de réduire sa patrie en cendre, Êdt le râle
A M. D'ALEMBERT. 37
d^un grand homme, et réunit, par ses talents, sa fer-
meté, son courage, tonte Testime des spectateurs?
Qu'il eût , si Ton veut , une ame forte ; en étoit-il moins
t ^ un scélérat détestable ? et &lloit<-il donner aux forfaits
V \ d un brigand le coloris des exploits d'un héros? A quoi
donc aboutit la morale d'une pareille pièce , si ce n est
à encourager des Gatihna, et à donner aux méchants
habiles le prix de l'estime publique due aux gens de
bien? Mais tel est le goût qu'il faut flatter sur la scène;
telles sont les mœurs d'un siècle instruit. Le savoir,
l'esprit , le courage , ont seuls notre admiration ; et toi ,
douce et modeste vertu, til restes toujours sans hon-
neurs ! Aveugles que nous sonimes au milieu de tant
de lumières ! victimes de nos applaudissements insen-
ses. n apprendrons-nous jamais combien mérite de
mépris et de haine tout homme qui abuse, pour le
malheur du genre humain , du génie et des talents
que lui donna la nature !
Atrée et Mahomet n'ont pas même la foible ressource
du dénouement. Le monstre qui sert de héros à cha«"
cuoe de ces deux pièces achève paisiblement ses for-
faits , en jouit ; et l'un des deux le dit en propres termes
au dernier vers de la tragédie :
Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.
Je veux bien supposer que les spectateurs , renvoyés
avec cette belle maxime , n'en concluront pas que le
crime a donc un prix de plaisir et de jouissance; mais
je demande enfin de quoi leui* aura profité la pièce où
cette maxime est mise en exemple.
Quant à Mahomet^ le défaut d'attacher l'admiration
3B LETTRE
publique au coupable y seroit d'autant plus grand ,
que celui-d a bien un autre coloris , si Fauteur n avoit
«u ^a de porter sur un second personnage un intérêt
de respect et de vénération capable d'efEacer ou de
balancer au moins la terreur et rétonnement que Ma-
homet inspire. La scène surtout qu'ils ont ensemble
«st conduite avec tant d'art , que Mahomet, sans se
démentir, sans rien perdre delà supériorité qui lui est
propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens
et Tintrépide vertu de Zopire >. Il falloit un auteur qui
seattt bien sa force pour oser mettre vis-^à-vis Tun de
l'autre deux pareils interlocuteurs. Je n ai jamais ouï
faire de cette scène en particulier tout' l'éloge dont
elle me paroit digne ; mais je n'en connois pas ime au
théâtre françois où la main d'un grand maître soit
plus sensiblement empreinte, et où le sacré cai^ctère
de la vertu l'emporte plus sensiblement sur l'élévation
du génie.
' Je me soniriens d'avoir trouyé dans Omar plus de chaleur et
d'ëlévation vis-à-vis de Zopire , que dans Mahomet lui-même ; et
je prenois cela pour un défaut. En y pensant mieux, j'ai changé
d'opinion. Omar, emporté par son fanatisme, ne doit parler de
son maître qu'avec cet enthousiasme de zèle et d'admiration qui
l'élève au-dessus de l'humanité. Mais Mahomet n'est pas fanatique ;
c'est un fourbe qui, ^chant bien qu'il n'est pas question de faire
l'inspiré vis-à-vis de Zopire , cherche à le gagner par une confiance
affectée et par des motifs d'ambition. Ce ton de raison doit le ren-
dre moins brillant qu'Omar, par cela même qu'il est plus grand et
qu'il sait mieux discerner les hommes. Lui-même dit ou fait enten-
dre tout cela dans la scène. Cétoit donc ma faute si je ne Tavois
pas senti. Mais voilà ce qui nous arrive à nous autres petits auteurs :
en voulant censurer les écrits de nos maîtres , notre étourderie nous
y fait relever mille fautes qui sont des beautés pour les hommes de
jugements
A M. û'ALBMBERT. ^ 39
Une autre oonsidération qui tend à justifier cette
piéce<9 ceat qu'il n est pas seulement question détaler
des £>r£B(its, mais les forfaits du fanatisme en parti-
culier , pour apprendre au peuple à le connoitre et s'en
défendre. Par malheur, de pareils soins sont très inu-
tiles 9 et ne sont pas toujours sans danger. Le fenatisme
Ji est pas une erreur , mais une fureur aveugle et stu-
pkle que la raiscm ne retient jsmàais. L'unique secret
pour l'empêcher de naître est de contenir ceux qui
Texciteiit. Vous avez beau démontrer à des fous que
leurs chefs les trompent, ils n'en sont pas moins ar-
dents à les suivre. Que si le £smatisme existe une fois ,
je ne vois encore qu'un seul moyen d'arrêter son pro^
grès; c'est d'employer contk*e lui ses propres armes.
U ne s'agit ni de raisonner ni de convaincre ; il faut
laisser là la philosophie , fermer les livres , prendre le
«glaive et punir les fourbes. De plus , je crains bien ,
par rapport à Mahomet, qu'aux yeux des spectateurs
sa grandeur d'ame ne diminue beaucoup l'atrocité de
.ses crimes, et qu'une pareille pièce, jouée devant des
gens en état de choisir , ne fit plus de Mahomet que
de Zopire. Ce qu'il y a du moins de bien sûr , c'est que
4e pareils exemples ne sont guère encourageantspour
•la vertu.
JL^e iioir Atrée n'a aucune de ces excuses , l'horreur
q<l'il inspire est à pure perte ; il ne nous apprend rien
qu'à firémir de son crime , et, quoiqu'il ne soit grand
que par sa foreur, il n'y a pas dans toute la pièce un
seul personnage en état par son caractère de partager
avec lui l'attention publique : car, quant au doucereux
Plisthène, je ne sais comment on l'a pu supporter
/
4o LETTRE
dans une pareille tragédie. Sénéque n a point mis
d^amour dans la sienne : et puisque Fauteur moderne
a pu se résoudre à Fimiter dans tout le reste , il auroit
bien dû Fimiter encore en cela. Assurément il faut
avoir un oeur bien flexible pour souffrir des entretiens
galants à côté des scènes d'Atrée.
Avant de finir sur cette pièce, je ne puis m'empê-
cher d'y remarquer un mérite qui semblerja peut-être
un défaut à bien des gens. Le rôle de Thyeste est peut-
être de tous ceux qu'on a mis sur notre théâtre le plus
sentant le goût antique. Ce n est point uft-*béros cou-
rageux , ce n'est point un modèle de vertu; on ne peut
pas dire non plus que ce soit un scélérat ■ : c'est un
homme foible , et pourtant intéressant, par cela seul
qu'il est homme et malheureux. Il me semble aussi
. que , par cela seul, le sentiment qu'il excite est extrê-
mement tendre et touchant; car cet homme tient de
bien près à chacun de nous , au lieu que l'héroïsme
nous accable encore plus qu'il ne nous touche , par
cequ'après tout nous n'y avons que faire. Ne seroit-
il pas à désirer que nos sublimes auteurs daignassent
descendre un peu de leur continuelle élévation , et
nous attendrir quelquefois pour la simple humanité
souffrante, de peur que, n'ayant de la pitié que pour
des héros malheureux , nous n'en ayons jamais pour
personne? Les anciens avoient des héros , et mettoient
des hommes sur leurs théâtres; nous, au contraire,
' La preuve de cela, c'est qa*il intéresse. Quant à la faute dont
il est puni, elle est ancienne, elle est trop expiée; et puis c'est peu
de chose pour un méchant de théâtre , qu'on ne tient point pourj
tel , s'il ne fait frémir d'horreur.
A M. D'aLEMBERT. 4^
nous n'y mettoDs que des héros, et à peine avons-
nous des hommes. Les andeDs paiioient de Thuma-
nité en' phrases moins apprêtées; mais ils savoient
mieux Fexercer. On pourroit appliquer à eux et à
nous un trait rapporté par Plutarque ' , et que je ne
puis m'empécher de transcrire. Un vieillard d'Athènes
cherchoit place au spectacle et n en trouvoit point;
de jeunes gens, le voyant en peine, lui firent signe
de loin : il vint; mais ils se serrèrent et se moquèrent
de lui. Le hon-homme fit ainsi le tour du théâtre, fort
embarrassé de sa personne et toujours hué de la belle
jeunesse. Les ambassadeurs de Sparte s en aperçu-
rent, et, se levant à Tins tant, placèrent honorable-
ment le vieillsifd au milieu d'eux. Cette action fut re-
marquée de tout le spectacle , et applaudie d'un bat-
tement de mains universel. Eh! que de maux! s'écria
Je bon vieillard d un ton de douleur : les Athéniens
savent ce qui est Iwnnête , mais les Lacédémcniens le pra-
tiquent. Voilà la philosophie moderne çt les mœurs
anciennes. Je reviens à mon sujet. Qu apprend-on
dans Phèdre et]^dans Œdipe y sinon que l'homme n'est
pas libre , et que le ciel le punit des crimes qu'il lui
fait commettre? Qu'apprend-on dans Médée^ si ce
n'est jusqu'où la fureur de la jalousie peut rendre une
mère cruelle et dénaturée ? Suivez la plupart des pièces
du Théâtre-François; vous trouverez presque dans
toutes des monstres abominables et des actions atro-
ces, utiles, si l'on veut, à donner de l'intérêt aux
pièces et de Texercice aux vertus, mais dangereuses
certainement, en ce qu'elles accoutument les yeux du
* Dicta notables des Liacédémoniens, §. 69,
<î)
l^wv
4^ LETTRE
r^^ I peuple à des horreurs qu^il ne devrait pas même oim*
l'I noitre ^ et à des forfaits qu'il ne devrait pas supposa*
/passibles. Il n est pas même vrai que le meurtre et le
/parricide y soient toujours adieux. A la faveur de je
ne sais quelles commodes suppositions , on les rend
permis , ou pardonnables. On a peine à ne j^s excu-
) ser I%édre incestueuse et versant le sang innocent :
Sypbax empoisonnant sa femme, le jeune Horace
\ poi^ardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille ,
Oreste égorgeant sa mère, ne laissent pas d'être cks
personnages intéressants. Ajoutez que Fauteur, pom*
&ire parler chacun selon son caractère , est forcé de
mettre dans la bouche des méchants leuS'S maximes
^t leurs principes , revêtus de tout Féclat des beaux
vers et débitésd un ton imposant et sent^acieux ,pour
Imstruction du parterre.
1% les Grecs supportoient de pareils spectacles,
•c'étoit comme leur rept*ésentant des antiquités natio-
nales qui couroient de tout temps pai^mi le peuple ,
qu'ils avoient leurs raisons pour se rappeler sans
cesse, et dont lodieux même entroit dans leurs vues.
Dénuée des mêmes motifs et du même intérêt , com^
ment la même tragédie peut-elle trouver parmi vous
des spectateurs capables de soutenir les tableaux
qu'elle leur présente , et les personnages qu'elle y fait
ngir? L'un tue son père , épouse sa mère , et se trouve
•le frère de ses enfants ; un autre force un fils d'égorger
«on père ; un troisième fait boire au père le sang de
son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs dont
on pare la scène françoise pour Tamusement du peu-
ple le plus doux et le plus humain qui soit sur la terre.
-^'^v*
' ' t
^
V. »
l»^ 't p
A M. D^ALEBCBERT. 43
N<«.... f e le soutiens , et j en atteste TeflErbi des lec-
teurs; les massacres des gkdiatears n'étoièm pas si )
barbares que ces afiireux spectbcles. On voyoit couler *
du sang 9 il est vrai; mais on né sônilloit pas son ima-
1 gination de crimes qui font frémir la nature.
Heureusement la tragédie, telie qu elle existe^ est
m loin de nous, eUe nous présente des êtres si gigan-
-lesques, si boursouflés, si chimériques, que lex^n-
ple de leurs vices n est guère plus contagîewt que f ^
celui de leurs vertus nest utile, et cpi'à proportion { ,r\ri v. f-: \
quelle veut moins nous instruire, elle nous fiEÛt aussi ^ 'f^^ ^' "^'^
moins de mal . Mais il n'en est pas ainsi de la comédie , ^ f ' '"^ ' ' "
dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus
immédiat , et dont les personiiages ressemblent mieux
à des hommes. Tout en est mauvais et pernicieux ,
tout tire à conséquence pour les spectateurs ; et le
plaisir m^e du comique étant fondé sur ua vice du |
cœur humain , c'est une suite de ce principe que plus •
la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est
funeste aux mœurs. Mais, sans répéter ce que j ai
déjà dit de sa nature , je me contenterai d'en faire ici
lapplication, et de jeter un coup d'œil sur votre théâ-
tre comique.
Prenons-le dans sa perfection , c'est-à-dire à sa
naissance. On convient, et on le sentira chaque jour
davantage, que Molière est le plus parfait auteur \
comique dont leis ouvrages nous soient connus : mais '
qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même
Molière, des talents duquel je suis plus l'admirateur
que personne , ne soit une école de vices et de mau- j
vaises mœurs , plus dangereuses que les livres mêmes '
^ ^ i.i ;.»•-!
44 LETTRE
OÙ Ton fait profession de les enseigner? Son plus
(grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en
ridicule , et de mettre la ruse et le mensonge du parti
pour lequel on prend intérêt : ses honnêtes gens ne
sont que des gens qui parlent ; ses vicieux sont des
gens qui agissent , et que les plus brillants succès fa-
vorisent le plus souvent : enfin Thônneur des applau-
dissements, rarement pour le plus estimable, est pres-
que toujours pour le plus adroit.
Examinez le comique de cet auteur : partout vous
trouverez que les vices de caractère en sont Tinstru-
4 ment, et les dé&uts naturels le sujet; que la malice
/ de Tun punit la simplicité de lautre, et que les sots
sont les victimes des méchants : ce qui , pour n'être
que trop vrai dans le monde , n en vaut pas mieux à
mettre au théâtre avec un air d'approbation , comme
pour exciter les âmes perfides à punir , sous le ncnn de
sottise, la candeur des honnêtes gens.
Dat veniam corvis , vexât censura columbas. *
Voilà Fesprit général de Molière et dé ses imitateurs.
I Ce sont des gens qui , tout au plus , raillent quelquefois
les vices , sans jamais faire aimer la vertu ; de ces gens ,
disoitun ancien, qui savent bien moucher la lampe,
mais qui n y mettent jamais d'huile.
Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries,
cet homme trouble tout Tordre de la société ; avec quel
scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés
sur lesquels elle est fondée , comment il tourne en
ili i^**^' ^ dérision le^ respectables droits des pères sur leurs en-
* JCVEHAL. , Sat. Il, V. 63
et-
■ > >
V » 1-'' .'.
A M. DALEMBERT. 4^
&Qts , des maris sur leurs femmes , des maîtres sur ^ i^^; A*-" *
leurs serviteurs ! Il fait rire , il est vrai ,. et n'en devient
que plus coupable , en forçant , par un charme invin-
cible , les sages mêmes de se prêter à des railleries qui
devroient attirer leur indignation. J'entends dire qu il
attaque les vices ; mais je voudrois bien que Ton com- ^
parât ceux qu il attaque avec ceux qu'il favorise. Quel ' J^%'''\ ^' J :
est le plus blâmable d'un bourgeois sans esprit et vaini '
qui fait sottement le gentilhomme , ou du gentilhonune 5»
fripon qui le dupe? Dans la pièce dont je parle, ce ' vV ■ •^*^; ■;, ;^
dernier n est-il pas l'honnête homme? n'a-t-iLpas pour '^ \ * '^
lui l'intérêt? et le public n'applaudit-il pas à tous les '
tours qu'il fait à l'autre ? Quel est le plus criminel d'un
paysan assez fou pour épouser une demoiselle , ou
d'une femme qui cherche à déshonorer son époux?
Que penser d'une pièce où le parterre applaudit à l'in-
fidélité, au mensonge, à l'impudence de celle-ci , et p
rit de la bêtise du manant puni? C'est un grand vice ^^^ ' "^^ -^
», f--»
d'être avare et de prêter à usure; mais n'en est-ce pas Y "^ jf \ f •'^*'
im plus grand encore à un fils de voler son père, de ^s a-»5^» ♦* ' ^
lui manquer de respect , de lui faire mille insultants ^
reproches , et, quand ce père irrité lui donne sa ma-
lédiction, de répondre d'un air goguenard qu'il n'a
que faire de ses dons? Si la plaisanterie est excellente,
en est-elle moins punissable? et la pièce où l'on fait
aimer le fils' insolent qui l'a faite en est-elle moins une
école de mauvaises mœui^ ? * •
Je ne m'arrêterai point à parler des valets. Ils sont
condamnés par tout le monde ' ; et il seroit d'autant
' Je ne décide pas s*il faut en effet les condamner. Il se peut que
les valets ne soient plus que les instruments des méchancetés des
^
»
i
46 LETTRE
moins juste d'imputer à Molière les erreurs de ses
modèles et de son siècle , qu il s'en est corrigé lui-
même. Ne nous poévalons ni des irrégularités qui
peuvent se trouver d^ns les ouvrages de sa jeunesse ,
ni de ce qu il y a de moins bien dans ses autres pièces,
et passons tout d'un coup à celle qu on reconnolt
unanimement pour son chef-d'œuvre; je veux dire,
le Misanthrope.
Je trouve que cette comédie nous découvre mirâx
qu'aucun^ autre la véritable vue dans laquelle MoUère
a composa son théâtre , et nous peut mieux (aire juger
de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a con-
sulté le goût le plus général de c^ix qui lé composent :
sur ce goût il s'est formé un modèle , et sur ce modèle
un tableau.des défauts contraires , dans lequel il a pris
ses caractères comicpies, et dont il a distribué les di-
vers traits dans ses pièces. Il n'a donc point prétendu
former un honnête homme, mais un homme du
monde ; par conséquent il n'a point voulu corriger
les vices, mais leâ-J^idicttles; et, comme j'aii déjàdit, il
a trouvé dans le vice même un instrument tirés pro^œe
à y réussir. Ainsi , voulant exposer à la risée pubtique
tous les défauts opposés aux qualités de l'homme ai-
mal^ , de llionune de société , après avoir joué tant
d'autres ridicules , il lui restoit à jouer celui que le
maîtres y depuis que cenx-d Jeur ont ôté rbonneur de rinvention.
Cependant je douterois qu'en ceci^Fimage trop naïve de la société
fût bonne an théâtre. Supposé qu'il faille quelques fourberies dans
les pièces, je ne sais s*ilne vaudroit pa9 mieux que les valets ievls
en fassent chargés, et que les honnêtes gens fussent aussi des |^ens
honnêtes au moins sur la scène.
I
I
l
A M. d'aLEMJBERT. 4? //O
monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu: ^yirx<^
c'est ce qu'il a fiût dans le Misanthrope. ^** » ^' ^^ "
Vous ne sauriez me nier deux choses : Tune , qu'!.
ceste, dans cette pièce , est un homme droit, sincère ,
estimable , un véritable homme de bien; l'autre , que
l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est
assez , ce me semble , pour rendre Molière iqexcusa-
blé. On pourroit dire qu'il a joué dans Alceste , non la
vertu , mais un véritable défaut , qui est la haine des '
hommes. A cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il
ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas (■ ; ^ ■ ^^^ ^
qiie ce nom de misanthrope en impose, comme si l'AWt
celui qui le porte étoit ennemi du genre humain. Une , , ly ^ r* v~t
pareille haine ne seroit pas un défaut, ^ais une dé- . > -j^ i v^ -.
pravation de la nature et le plus grand de tous les " * ^
vices. Le vrai misanthrope est tm monstre. S'il pou-
voit exister , il ne feroitpas rire, il feroit horreur. Vous
pouvez avoir vu à la Comédie italienne une pièce înti- . *
«
tulée, La vie est un songe. Si vous vous rappelez le hé- . . ♦ •
ros de cette pièce, voilà le vrai misanthrope. *'
Qu est-ce donc que le misanthrope de Molière? Un
homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et
la méchanceté de ses contemporains; qui, précisé-
ment parcequ'il aime ses semblables , hait en eux les
maux qu'ils se font réciproquement et les vices dont
ces maux sont l'ouvrage. S'il étoit moins touché des
* On i^ore le nom de Tanteur italien de cette pièce représentée
en 17 17, et qni a été imprimée (^Paris, Goustelier, 1718 ) arec une
traduction Françoise en rogard par Gaeullette. Soissy en a fait une
indtaticoi sons le même titre , en trois actes et en vers , représentée
en 173a , et qui fait partie du recueil de sesOËuirres en 9^ vol. in-8**.
-»•*•
•*•
48 LETTRE
erreurs de rhumanité, moins indigné des iniquités
qu'il voit, seroit-il plus humain lui-mémç? Autant
vaudroit soutenir qu'un tendre père aime mieux les
enfants d autrui que les siens . parcequ'il s irrite des
fautes de ceux-ci , et ne dit jamais rien aux autres.
Ces sentiments du misanthrope sont parfaitement
développés dans son rôle. Il dit, je Favoue, qu'il a
conçu une haine effroyable contre le genre humain.
Mais en quelle occasion le dit41 '? Quand, outré
d'avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment et
tromper l'homme qui le lui demande , il s'en voit en-
core plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il
est naturel que cette colère dégénère en emportement
et lui fasse diçe alors plus qu'il ne pense de sang froid.
D'ailleurs , la raison qu'il rend de cette haine univer*
selle en justifie pleinement la cause :
\ Les uns parcequ'ils sont mechantg,
'»^ . ' Et les antres ponr être aux méchants complaisants.
Ce n'est donc pas des hommes qu'il est ennemi ,
mais de la méchanceté des uns et du support que
cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avoit
ni fripons ni flatteurs, il aimeroit tout le genre hu-
main. Il n^y a pas un homme de bien qui ne soit misan-
thrope en ce sens; ou plutôt les vrais misanthropes
' Tayertis qu'étant sans livres , dans mémoire , et n'ayant pour
tous matériaux qu'un confus souvenir des observations que j*at
faites autrefois au spectacle, je puis me tromper dans mes citations
et renverser Tordre des pièces. Mais quand mes exemples seroient
peu justes,- mes rai&ons ne le seroient pas moins, attendu quelles^
ne sont point tirées de telle ou telle pièce, mais de Tesprit général
du théâtre, que j*ai bien étudié.
A M. D^ALEMBERT. 49
soDt ceux qui ne pensent pas ainsi; car, au fond je
ne Gonnois pcnnt de plus grand ennemi des hdnunes
que Tami de tout le monde ^ qui, toujours charmé de
tout 9 encourage incessamment les méchants , et flatte , /
par sa coupable complaisance, les vices d'où naissent!
tous les désordres de la société.
Une preuve bien sûre qu'Alceste n'est point misan-
thrope à la lettre, c'est qu'avec ses brusqueries et ses ( \
incartades il ne laisse pas d'intéresser et de plaire. Les
spectateurs ne voudroient pas , à la vérité , lui ressem*
bler, parceque tant de droiture est fort incommode;
mais aucun d'eux ne seroit fâché d'avoir à &ire à quel-
qu'un qui lui ressemblât : ce qui n'arriveroit pas s'il i
étoit l'ennemi déclaré des hommes. . Dans toutes les '
autres pièces de Molière, le personnage ridicule est
toujours haïssable ou méprisable. Dans celle-là , quoi-
que Âlceste ait des défauts réels dont on n'a pas tort
de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect
pour lui dont on ne peut se défendre. En cette occa^t
sion , la force de la vertu l'emporte sur l'art de l'auteur | c
et &it honneur à son caractère. Quoique Molière fltf
des pièces répréhensibles, il étoit personnellement
honqéte homme; et jamais le pinceau d'un honnête
homme ne sut couvrir de couleurs odieuses les traits
deVa droiture et de la probité. Il y a plw : Molière a
mis dan9 la bouche d' Alceste un si grand nombre de
ses propres maximes, que plusieurs ont cru qu'il
s^étoit voulu peindre lui-même. Gela parut dans le
dépit qu'eut le parterre , à la première rq^sentation ,
de n'avoir pas été , sur le sonnet , de l'avis du misant'
thrope : car on vit bien que c'étoit celui de l'auteur.
XI, 4
^
©"'i
>
^Ji-
5o LETTRE
Cependant ce caractère si vertueux est présenté
mine ridicule. Il r^t y en effet, à certains^ égards;
et ce qui démontre que Fîntentioii du poète est bien
de le inendre tel , c est celui de Fami Pbilinte , qu'il met
en opposition avec le sien. Ce Philinte est le sage de
f la pièce ; un de ces honnêtes gens' du gnand monde
dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des
^ fripons ; de ces gens si doux , si modérés , qui trouvent
ê toujours que tout va bien, parcequ'ils ont inDéi^t que
} rien n'aille mieux; qui sont toujours contents de tout
/ le monde, parcequ'ils ne se soucient de p^sonme ;
f qui , autour d une bonne table , soutiennent qu'il n «st
^ pas vrai que le peuple ait faim; qui, le gousset bien
garni , trouvent fort mauvais qu'on déclame en fev^iir
des pauvres; qui,' de leur maison bien fermée, ver-
roi^t voler, piller, égorger ,. massacrer tout le genre
humain sans se plaindre, attendu que Dieu les & doués
d'une douceurjtrès méritoire à supporter les malheurs
d'autrui. v.. j
On voit bien^ue le flegme raisonneur de celui-ci
fest très propre à redoubler et faire sortir d^nne-man
mère comique les emportements de l'autre : et le tort
de Molière n'est pas d'avoir fait du misanthrope un
homme colère et bilieux , mais de lui avoir donné des
fureurs puériles sur des sujets qui ne dévoient |^s
l'émouvoir. Le- caractère du misanthrope n'est pas 'à
la disposition du poète; il est déterminé par ian^ture
' de sa passion dominante.- Cette passion est une vio*
lente haine du vice, née d'unamcmr ardent pour la
' vertu , et aigrie par le sped^de continuelde laiaiéisbËin-»
\ ceté des'faommes. Il n'y a donc qu'une ame gisatid^^et
\
'^'' •> k ^.*
A M. d'al:embert. 5i
noUe qai en soit susceptible. L'horreur et le mépris
qu y .nourrit cette même |assion p0ur tous les vices
qui Tont irritée sert encore a les éc^rterdit cœur qu'elle
agite. De phis, joette contemplation continuelle dies
déscnrdres de la société le détache* de Jui-métàe pour
fixer toute son attention sur le genre fiuinain. Cette
habitudeiéléve, agraildit sesidées^ détruit en lui les
indinatiozis ■ basses qui nourrisseut et concentrait
Famôur-propre; et de ce concours »natt une certaine
fàtçe de courage 5 une fierté de caractère qt^ ne laisse
prise au fond de sou ame qu'à des sentiments dignes
deToocuper.
Ce^'est.pas que l'homme ne soit toujours hom^me;
que la passion ne le rende souvent fiable , injuste , dé*- \
raisonnable; qu'il n'épie peut-être lés motifs catchés
des actions dès autres avec &n secret plaisir d^y voir
la corruption de leurs cœurs; qu'im petit mal ne lui
donne souvent une grande colère , et qu'en l'irritant à
dessein, un méchant adroit ne pût parvenir à le Êdre
passer pour méchant lui-même : jnais il n'en est pas
moins vrai que tous moyens ne sont pas bons à pro-
duire ces effets , et qu'ils doivent être assortis à son
. caractère pour le mettre èh jeu; sans quoi, c'est sub->
stitmr.un autre homme au misanthrope, et nous le
peiiidre,àvec des traits qui ne sont pasies siens.
Yoiltt! donc de quel côté le caractère dumisanthxope
doit porter ses dé&uts; et voilà aussi de^quoi Molière
£edt un usage admirable dans toutes les scènes d'Al-^
ceste avec son ami, où les froides maximes elles rail-
leries de celui-<;i , démontant l'auti^e à chaque instant,
lui font dire n^e imperiwencief très bJben iplaoées : \
4.
f
52 LETTRE
niais ce caractère âpre et dur, qui lui donne tant de
fiel et d'aigreur dans Toccasion y Téloigne en même
temps de tout chagrin puéril qui n a nid fondement
raisonnable , et de tout intérêt personnel trop vif, dont
il ne doit nullement être susceptible. Qu'il s'emporte
sur tous les désordres dont il nest que le témoin, ce
sont toujours de nouveaux traits au tableau ; mais
\ qu'il soit froicl sur celui qui s'adresse directement à
lui : car, ayant déclaré la guerre aux méchants , il s'at-
' tend bien qu'ils la lui feront à leur tour. SU n avoit pas
prévu le mal que lui fera sa franchise , elle sermt une
étourderie et non pas une vertu. Qu'une fenmae &usse
le trahisse , que d'indignes amis le déshonorent , que
de foibles amis l'abandonnent, il doit le souffrir sans
ejjg murmurer : il connoit les hommes.
Si ces distinctions sonl justes , Molière a mal saisi
le misanthrope. Pense-t-on -que ce soit par erreur?
Non, sans doute.' Mais voilà par où le désir de faire
rire aux dépens du personnage la forcé de le dégrader
contre la vérité du caractère.
Après l'aventure du sonnet , comment Alceste ne
s'attend-il point aux mauvais procédés d'Oroni»?
Peut-il en être étonné quand o^ l'en instruit, comme «
si c'étoit la première fois de sa vie qu'il eût été sincère ,
où la première fois que sa sincérité lui eût Êiit un en- '
i^emi ? Ne doit-il pas se préparer tranquillement à la
^erte de son procès , loin d'en marquer d'avance ni»
flépit d'enfont?
j Ce sont vingt mille francs qu*il m'en pourra coûter; '
« Mais ponr vingt mille £cancs j'anrai droit de pester.
Un misanthrope n'a que faire d'acheter si cher lé
A M. o'âlembert. 53
âroit de pester , il n a qu^à ouvrir les yeux; et il n esr
tiioe pas assez l'argent pour croire avoir acquis sur ce
point un nouveau droit par la perte d'un procès. Mais ^
il falloit fetire rire le parterre. '
Dans ia scène avec Dubois, plus Alceste a de sujet
de s'impatienter , plus il doit rester flegmatique et
froid , parceque Tétourderie du valet n'est pas un vice. I
Le misanthrope et l'homme emporté sont deux carac-
tères très différents : c etoit là l'occasion de les distin-
guer. Molière ne l'ignoroit pas ; mais il £silloit faire rire
le parterre.
Au risque de faite rire aussi le lecteur à mes dépens ,
j'ose accuser cet auteur d'avoir manqué de très grandes
convenances, une très grande vérité , et peut-être de_
nouvelles beautés de situation; c'étoit de feiire un tel
changement à son plan que Philinte entrât comme
acteur nécessaire dans le nœud de sa pièce, en sorte'
qu'on pût mettre les actions de Philinte et d' Alceste .^
dans une apparente opposition avec leurs principes ,i
et dans une conformité parfaite avec leurs caractères. -j
Je veux dire qu'il falloit que le misanthrope fbt ton- \
jours fiurieuk contre les vices publics , et toujours tran- S
fuille sur les méchancetés personnelles dont il étoit '
ï victime. Au contraire, le philosophe Philinte devoit
toir tous les désordres de la société avec un flegme
stoïque, et se mettre en fureur au moindre mal qui '
s'adressoit directement à lui. En effet , j'observe que
ces gens si paisibles sur les injustices pubUques sont
toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre
tort qu^on leur fait, et qu'ils ne gardent leur philoso-
phie qu'aussi long-temps qu'ils n'en ont pas besoin
I
S4 LETTAE .
pour eu^mémes. Us: ressemblent là cet Irkntdois qui
ne voulait pas sortir de son lit, quoique leieu fût à la
maison. La maison brûle , lui crioit-om Que m'importe?
répondoit-il , je n'en suis que le locataire. Ala fiii le feu
pénétra jusqu'à lui. Aussitôt il s élance, il courte il crie,
il s agité; A commence à comprendre qu'il jfout quel^
quéfois prendre intérêt à la maison qu'on halnte , quoi*
qu'elle ne nous appartienne pas.
lime semblequ'en traitant les caractères en questitli
sur cette idée , chacun des deux eût été plus, vrai', j^us
théâtral, ^t que celui d'Alceste eût fait incomparable-
ment plus d'effet : mais le parterre alors n'auroètpu
'] rire qu'aux dépens de l'homme du monde; etTinten-
tion de l'auteur étoit qu'on rit aux dépens du misan-
thrope ».
Dans la même vue il lui fait tenir, quehpiefets des
progps^ d'humeur .d'un goût tout contraire à celui
' Je ne doute point qae, sur Tidée que je viens de proposer,
un homme de génie ne pût faire un nouveau Misanthrope, non
moins vrai , non moins naturel que FAthénien , ëgal en mërite à
cehii de Molière, et $âm comparaison plus instructif. Je ne vois
qu*un inconvénient à cette nouvelle pièce, c*esC qu^iAeroit impos-
sible qu'elle réussît : car,, quoi qu*on dise , en choses' qui désho-
norent, nul ne rit de bon cœur à ses dépens. Nous voilà rentré/
dans mes principes. *
* Cest précisément cette idée de Ronsseaa tnr on fwuveau misanthrope
à mettre en scène qa a vovhi réaliser Fakre d'Égtantine , dans la pièce
iotitnlée Philinte^ on la Suite du Misanihn^, H y a suivi de point en point
toutes ses indications , et Ton peut dire qne les scènes les plus remarqaa-
blés de cette comédie appartiennent à notre antear. D'atUeurs fassertioli
de RoQMeaa sur l'impossibilité de réussir dans la pièce dont il aveit ainsi
tracé le plan, a été tout-à-fait démentie par l'éténement; car le PhUinU
de Fabre, malgré ses nombreux défauts, a eu un très grand succès, et est
testé au tlié&tre. •^. *^ *
iw
A M. D'âLEHSERT. 551
quUM»i diNfiie. T«Ue est cette pointe de la: ôcène du,
La p«ste de ta chute, empoisonneur au diable 1
En eusses-tu fait une à te casser le nez!
pointe d'autant plus déplacée dans la bouche du mis-
anthrope , qu'il vient d'çn critiquer de plus suppor-
tables dans Je sonnet d'Oronte; et il est bien étrange
que celui qui la fait propose un instant après la chan-
son du roi Henri pour un modèle de goût. Il ne sert
de rien de dire que ce mot échappe dans un moment
de dépit; car le dépit ne dicte rien moins que des
pointes; etAlceste, qui passe sa vie à gronder, doit
avoir pris , même en grondant y. un ton conforme à son
tour d*esprit :
Morbleu 1 vil cohiplaisant ! tous louez des sottises !
C'est ainsi que dmt parler le mifiambrope en oolère.
Jamais luie pointe n ira biea après cela. Mais il hUait
faire rire le parterre; et voilà comment on av|[i]
vertu.
Une ehose assex remarquable , dans cette
est que les charges étrangères que Fauteur a dcmiiées'X
au rôle du misanthrope Tout forcé d adoucir ce qui |
étoit essentiel au caractère. Ainsi, tandis que dans^
toutes ses autres pa^es les caractères sont chargés
pour faire plus d'effet , dans eeUe-ci seule les traits
sqiit émoussés pour la rendre plus théâtrale. La même
seène dont je yians de parler m'en fournît la preuve.
On y voit Alceste tergiverser et user de détours pour
dire son avis à Oronte. Ce n'est point là le misan^
thrope : c'est un hpnnéte homme du mond^ qui se fait
]
56 LETTRE
peine de tromper celui qui le consulte. La force dil
caractère vouloit qu il lui dit brusquement , Votre son--
net ne vaut rien^ jetez-le au Jeu : mais cela auroit ôté
le comique qui naît de Tembarras du misanthrope et
de ses je ne dis pas cela répétés , qui pourtant ne sont
au fond que des mensonges. Si Philinte, à son exem-
ple , lui eût dit en cet endroit ^ Et que dis-fu donc , traître ?
qu'avoit-il à répliquer? En vérité, ce n^est j{as la peine
de rester misanthrope pour ne Tétrcqu'à d«prî^car,
si Ton se permet le premier ménagement et la pre-
mière altération de la vérité, où sera la raison suffi-»
santé pour s'arrêter jusqu'à ce qu'on devienne aussi
.. Êiux qu un homme de cour?
L'ami d'Alceste doit le connoître. Gomment ose-t-il
lui proposer de visiter des juges , c'est-à-dire , en termes
honnêtes, de chercher à les corrompre? comment
peut-il supposer qu'un homme capable de renoncer
même aux bienséances par amour pour la vertu, soit
capable de manquer à ses devoirs par intérêt? Solli-
^ citer un juge! Il nefaut pas être misanthrope, il suffit
\ d'être honnête homme pour n'en rien faire. Car enfin,
('quelque tour qu'on donne à la chose , ou celui qui solli-
cite un j uge l'exhorte à remplir son devoir , et alors il lui
fait une insulte , ou il lui propose une acception de
personnes, et alors il le veut séduire, puisque toute'
acception de personnes est im crime dans un juge,
qui doit connoître l'affaire et non les parties, et ne
voir que l'ordre et la loi. Or je dis qu'engager un juge
à faire une mauvaise action, c'est la Ëiire sm-même;
et qu'il vaut mieux perdre une cause juste que de faire
une mauvaise action. Gela est clair, net; il n'y a rien
A M. D'ALEMBERT. 57
à répondre. La morale du mondea d'autres maximes,
je ne Tignore pas. Il me suffit de montrer que dans^
tout ce qui rendoit le misanthrope si ridicule , il ne
faisoit que le devoir d^un homme de bien; et que son
caractère étoit mal rempli d avance, si son ami sup^
^ posoit qu'il pût y manquer.
i
\ n
Si quelquefois Thabile auteur laisse agir ce caractère
dans toute sa force y c'est seulement quand cette force
rend la scène plus théâtrale , et produit un comique v
de contraste où de situation plus sensible. Telle est , /
par exemple, Thumeur taciturne et silencieuse d'Aï-
ceste, et ensuite la censure intrépidé et vivement
apostrophée à» la conversation chez la coquette :
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour. I
Ici Fauteur a marqué fortement la distinction du mé-
disant et du misanthrope. Celui-ci, dans son fiel acre
et mordant , abhorre la calomnie et déteste la satire. Ce ^
sont les vices publics , ce sont les méchants en général |
qu'il attaque. La basse et secrète médisance est in-
digne de hii , il la méprise et la hait dans les autres ;
et quand il dit du mal de quelqu^un , il commence par
le lui dire en Êice. Aussi, durant toute la pièce, ne
fait-il nulle part plus d'effet que dans cette scène ,
pan^qu'il est là ce qu'il doit être , et que s'il fait
rire le parterre, les honnêtes gens ne rougissent pas
d'avoir ri.
Mais en général , on ne peut nier que , si le misan-
thrope étoit plus misanthrope , il ne fût beaucoup ^
moins plaisant^ parceque sa franchise et sa fermeté, r.
nadmettantjamais de détour, ne le laisseroient jamais '*
-\
/
58 tETTRÈ
dans l'embarras. Ce n'est donc pas* par ménagement
pour lui que Fauteuri adoucit tpielquefbis son carac-
tère, ceèt au contraire poan le mndre plus ridicule.
Uae autre raison Ty oblige encore , c est que le misan-
thrope de théâtre , ayant à parler de ce qu'il voit , doit
vivre dans le monde, et psar conséquent tempérer sa
^droiture et ses manières par quelques uns de ces
/égards de mensonge et de fausseté qui composent la
/ politesse , et que le monde e^e de quiconque y
veut être supporté. S'il s'y montttiit autrement, ses
discours ne feroient plus d'effet. L'intérêt de l'anteur
est bien de le rendre ridicule, mais non pas fou; et
c'est ce qu'il paroitroit aux yeux du public, s'il élxnt
tout-à-fait sage.
On a peine à quitter cette admirable pièce quand
on a comiBencé de s'en occuper; et, plus on y songé 9
plus on y découvre de nouvelles beautés. Maisesfin,
puisqu'elle est, san^ contredit, de toutes les OMnédies
de Molière celle cpii contient la meiHeure et la plus
saine morale> sur celle-là jugeons des autres ; et con-
venons que, l'intention de l'auteur étant de plaire à.
des esprits corrompus , ou sa morale porte au mal , ou
le faux bien.£]yi'elle prêche est plu^ilanger^ux que le
mjarméme; en ce qu^il séduit par tine apparence de
raison; en ce qu'il &it préférer l'usage et les maximes
du monde à l'exa^e prolûté; eace qu'il fiiit consister
la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la
vertu; en ce qu'au grai^d soulagement des spectateurs ,
il leur persuade que , pour être honnête homme j il
suffit de n'^e pas un franc scélérat.
J'aurois trop d^avantage si je voulois passer de l'exa-
A M. D'ALEM'BERT. 59
meiide Molière à cehii'de ses socGésseuiss^ *qui^ n'ayant
ni sdn génie ni sa probité, &-en ont quemieiix stihri
ses vues intéressées, eh s'attâchant à flatter unejeu**
Besse débanchée et des femmes sans mœurs. Ge sont
enx.qm,. les premiers,, ont ibtioduit ces grossières
ëquîyoqufis, non* moins proscrites par le goutque^ar
riiomiéteté, qui .firent long-temps Tanlusement des
mauvaises œmpagniesi , Tembairras des personne&*mo^
destes^, etdontlemrâlfenr ton, lent dans ses progrès',
sa pas encore purifié certaines provinces. D'autres
aut^irs , plus réservés dans leurs saitlies, laissant les
premiers amuser les femmes perdues, se ch&rgèFent
d'encourager les filous. Regnard , un des moins libres ,
n'est pas le moius dangereux *. C'est une dbose in-
croyable qu'avec l'i^rément de la pobcé on joue pu-
bliquemeiibau. lEulién de Paris une comédie où, dans
1 appartement d'un oncle qu'on vient de voir expirer,
son neveu, Thonnéte homme de la pièce, s'occupe
avec son digne cortège de soins que les lois paient de la
corde; et qu'au lieu des iarmês que la seule humanité
fait verser en pareil cas aux indifférents mêmes, oni
égaie à Tenvi de plaisanteries barbares le triste ap-
pareil de lafmort. Les droits les plus sacrés, les plus
* Ce texte est conforme à l'édition de Genève, 178a. Dans plu-
sieurs éditions, on a suivi le texte de Féditiou ori^ale de 1768,
où, après ces mots, en s*attachant h flatter une jeunesse déhanchée
et àei femmes sans mteurs^ on Ik, Je ne ferai pas à LiàkeÊ09ÊÊif^
neur de parier de lui : ses pièces nefft^uehent pas pajj^fkSIRnes
obscènes^ mais il faut iC avoir de chaste ^ue les oreilles pour les pou-
voir supporter, Regnard y plus modeste y nest pas moins dangereux :
laissant Vautre amuser les femmes peVdues , il se charge y lui, (f en-
courager tes filous, Ceaî une chose incroyable, etc.
\
\
6o LETTRE
touchants sentiments de la nature, sont joués dans
cette odieuse scène. Les tours les plus punissables y
sont rassemblés comme à plaisir avec on enjouement
qui fait passer tout cela pour des gentillesses. Faux
acte , supposition , vol , fourberie , mensonge , inhuma*
mt#, tout y est , et tout y est applaudi. Le mort s^étant
avisé de renaître, au grand déplaisir de son cher ne-*
veu, et ne voulant point ratifier ce qui s'est fisiit en
son nom , on trouve le moyen d'arracher son consen-*
tement de jporce; et tout se termine au gré des acteur»
et des spectateurs , qui , s'intéressant malgré eux à ces
misérables, sortent de la pièce avec cet édifiant sou-
venir d avoir été dans le fond de leur cœur comphces
des crimes qu'ils ont vu commettre.
Osons le dire sans détour : Qui de nous est assez:
«ûr de lui pour supporter la représentation d'une pa-
reille comédie sans être de moitié des tours qui s'y
jouent? Qui ne seroit pas un peu fâché si le filou ve-
noit à être surpris ou manquer son coup? Qui ne de^
vient pas un moment filou soi-même en s'intéressant
pour lui? Car s'intéresser pour quelqu'un qu'est-ce
autre chose que se mettre à sa place? Belle instruction
pour la jeunesse, que celle où les hommes &its ont
bien de la peine à se garantir de la séduction du vice 1
Est-ce à dire qu'il ne soit jamais permis d'exposer au
théâtre des actions blâmables? Kon; mais, en vérité,
pour^voir mettre un fi:*ipon sur la scène, il faut un
auteâlpi)ien honnête homme.
Ces défauts sont tellement inhérents à notre théâ-
tre, qu'en voulant les en ôter on le défigure. Nos au-
teurs modernes, guidés par de meilleures intentions,
A M. d'alembert. ^ 6l
font des pièces plus épurées ; mais aussi qu arrive-t-jl?
Qu'elles nlont plus de vrai comique et ne produisent
aucun efFet« Elles instruisent beaucoup , si Ion veut;
mais elles ennuient encore davantage. Autant vau-^
droit aller au sermon*
Dans cette décadence du théâtre, on se voit con-^^
traint d y substituer aux véritables beautés éclipsées
de petits agréments capables'<l'eh imposer à la multi*»
Utde. Ne sachant plus nourrir là force du comique et
des caractères, on a renforcé l'intérêt de Tamour. On
a fait 1^ même chose dans la tragédie pour suppléer
aux situations prises dans des intérêts d état qu'on, ne
connoit plus, et aux sentiments natureh et simples
qui ne touchent plus personne. Les auteurs coucou^
rent à Tenvi, pour l'utilité publique, à donner une
nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion
dangereuse; et, depuis Molière et Corneille, on ne
voit plus réussir au théâtre que des romans sous le
nom de pièces dramatiques.
L'amour est le règne des femmes. Ce sont elles qui
nécessairement y donnent la loi; parceque, selon
l'ordre de la nature^ la résistance leur appartient, et
que les hommes ne peuvent vaincre cette résistance
qu'aux dépens ^e leur liberté. Un effet naturel de ces
sortes de pièces est donc d'étendre l'empire du sexe ,
de rendre des femmes et de jeunes filles les précep-
teurs du public, et de leur donner sur les spectateurs
le même pouvoir qu'elles ont sur leurs amants, treii-
$ez-vous , monsieur, que cet ordre soit sans inconvé-
nient , et qu'en au^entant avec tant de soin l'ascen^
\ ■
62 LETTRE
dant des femmes, les hommes en seroat mieux gou*
veraés?
Il peut y avoir dans le monde quelques femmes
dignes d'être écontêes d'un honnête homme; mais
est-ce d'elles en général qu'il doit prendre conseil? et
n'y aurcMt-il aucun moyen d'honorer leur sexe à moins
d'avilir le nôtre? Le plus channant objet de la nature^
le plus capaUe d'émouvoir un .cœur sensible et de le
porter au bien, est, je l'avoue, une femme aimable
et vertueuse; mdis cet objet céleste, où secache-t^i?
K'est^l pas bien cruel de le contempler avec tant de
plaisir au théâtre, pour en trouver de si différents
dans la société,? Cependant le -tableau séducteur fait
son effet. L'enchantement causé' par ces prodiges de
sagesse tourne -au profit des femmes sans honneur.
Qu'un jeune homme n'ait vu le monde que, sur: la
scène, le premier moyen qui s'oUré à lui pour aller à
ht vertu est de chercher une makre^e qui l'y con-
duise, espérant bien trouver ime Ck>nstance* ou une
Génie > tout au moins. C'est ainsi cpie, sur la fei d^un
modèle imaginaire, sur un air modeste et toudbant ,
sur une douceur contre&ite, nesQiuLsaurœ foLÏlacisy le
* Personnage da Fils naturely drame de Diderot.
' Ce n*est point par étourderie que je cité Cénie en cet endroit,
qnoiqae cette charmante pièce soit Tonvrage d'nne femme**; car,
olieechatit la mérite de. bmine foi , je ne MÛi .point dégaiser oe. <{ni
f^it cofitre mon s^atin^ent ; et ce n*est paç-à un^ femme^mais aox
femmes que je refnse les talents des hommes. J^honore d*aulant
pins volontiers ceux de Fauteur de Cénie en particulier, qu'ayant
à me plaindjipe de ses discours, je lui rends, un hommage pur et dés*
iméreasé, eonmie tous 1^ ëlogés. sortis da ip^ plume.
** Madame de GrafBgny.
A M. d'alembert. 63
jeuoe insfiDsé court se perdre en^peasant devenir un
sage. •
Ceci me fournit Foccsision de proposer une: espèce
de problème. Les anciens avoîent en général un très
grand respect pour les firmes ■ ; maisils-marquoi^it
ce req>ect en s'abstenant de les exposer au jugement
du public, et croyoîent bonorer leur modestie en
se taisimt sur leurs autres vertus. Ils avoient pour
maxime.que le pays où les mœurs étoient les plus
pures étoit œlni où 1 on parloit le moins des femmes ,
et «que la femme la plus honnête étoit celle dont on
parloit le moins. C'est sur ce prmdpe qu'un Spartiate,
ent^idant un étranger faire de magnifiques âeges
d une dame de sa comnoissance , rinterrompit en <u>-
lère: Ne cesseras*tu point, lui dit*il^ de médir^'d'une
femme de bien*? Delà v^ioit encore que, dans leur
ooinédie, les râles d'amoureuses et de filles à marier
ne représentoient jamais que des esclaves ou des fiUes
publiques. Us avoient ime telle idée de la modestie
du sexe, qu'ils auraient cru manquer aux égards qu'ils
hii dévoient , de mettre une honnétéfiUe sur la scène y
' Ils leur donnoient plusieurs noms honorables que nous n'avons
plus, ou qui sont bas et surannés parmi nous. On sait quel usage
Virgile a fait de celui -de Maires dans «ne occasion où les mènes
trpyennes n'çtotent ({uère sages **, Nous n avons à la placé ^«e le
mot de Dames y qui ne convient pas à toutes, qui même vieillit
insensiblement, et qu'on a tout-à-fait proscrit du ton à la mode.
J'observe que les anciens tiroient volontiers leurs titres d'honneur
des droits de la nature , et que nous ne tirons les nôtres que des
droits du rang.
* Plia AAQUE, Victs notablçs des Lacédémoniensy $. i6 et 3i.
** jEneid. , lib. v, v, SS^.'^Jdem, Ub. vu, v. 357 ^^ ^9^-
64 LETTRE
seulement en réprçsental^ion'. En un mot, l'image
du vice à découvert les choquent moins que celle de la
pudeur offensée.
Chez nous , au contraire , la femme la plus estimée
est celle qui fait le plus de hruit, de qui Ion parle le
plus , qu'on voit le plus dans le monde , chez qui Ion
dîne le plus souvent, qui donne le plus impérieuse-
ment le ton, qui juge, tranche, décide, prononce,
assigne au talent , au mérite , aux vertus , leurs degrés
et leurs places , et dont les humbles savants mendient
le plus bassement la &veur. Sur la scène , c'est pis en-
core. Au fond , dans le monde elles ne savent rie» ,
quoiqu'elles jugent de tout ; mais au théâtre , savantes
du savoir des hommes, philosophes, grâce aux au-
teurs l^lles écrasent notre sexe de ses propres talents :
et les imbéciles spectateurs vont bonnement appren-
dre des femmes ce qu'ils ont pris soin de leur dicter.
Tout cela, dans le vrai, c'est se moquer d'elles, c'est
les taxer d^une vanité puérile; et je ne doute pas que
les plus sages n'en soient indignées. Parcourez la plu-
part des pièces modernes ; c'est toujours une fenune
qui sait tout, qui apprend tout aux honunes; c'est
toujours la dame de cour qui fait dire le catéchisme
au pedt Jehan de Saintré. I3n enfant ne sauroit se
nourrir de son pain , s'il n'est coupé par sa gouver^
nante. Voilà l'image de ce qui se passe aux nouvelles
pièces. La bonne est sur le théâti^e , et les enfants sont
' S'ils en Qsoient autrement dans les tragédies, c*est que, sol-
vant le système politique de leur théâtre, ils n'étoient pas* fâchés
qu'on crût que les personnes d*un haut rang n'ont pas besoin de
pudeur, et font toujours exception aux règles de la morale.
A M. o'alembert. 65
clans le parterre. Encore une fois, je ne nie pas que
cette méthode n'ait ses avantages , et que de tels pré-
cepteurs ne puissent donner du poids, et du prix à
leurs leçons. Mais revenons à ma question. De Fusagè
antique et du nôtre, je demande lequel est le plus ho-
norable aux femmes , et rend le mieux à l^ur sexe les
vrais respects qui lui sont dus.
La même cause qui donne, dans nos pièces tragi- "
ques et comiques, Fascendant aux fenames sur les
hommes, le dpnne encore aux jeunes gens sur les
vieillards ; et c'est un autre renversement des rapports
naturels, qui n est pas niioins répréhensible. Puisque
Imtérét y est toujours pour les amantâ, il s ensuit
que les personnages avancés en âge n'y peuvent ja-
mais faire que des rôles en sous-ordre. Ou , pour for-
mer le nœud de Tintrigue , ils servent d obstaclçs aux
vœux des jetmes amants, et alors ils s<mt haïssables;
ou ils sont amoureux eux-mêmes, et alors ils sont
ridicules. Tiurpe senex miles *. On en fait , dsms les tra-
gédies, des tyrans, des usurpateurs; dans les comé-
dies , des jaloux , des usuriers , des pédants , des pères
insupportables , que tout le monde conspire à tromper.
Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieil-
lesse au théâtre ; voilà quel respect on inspire pour
elle aux jeunes gens. Remercions l'illustre auteur de
Zaïre et de Nanine d avoir soustrait à ce mépris lé
vénérable Lusignan et le bon vieux Philippe Hum-
bert. Il en est quelques autres encore : mais cela suf-
fit-il pour arrêter le torrent du préjugé public , et poQr
* OviD. , Amor. i , 9, y. 4*
XI. 5
66 LETTRE
ef&cer lavilissement où la plupart des auteurs se
plaisent à montrer Tâge de la sagesse , de rexpérîence ^
et de 1 autorité ? Qui peut douter que Thabitude de voir
toujours dans les vieillards des personi^ges odieux au
théâtre n aide à les faire rebuter dans la société, et
qu en s accoutumant à confondre ceux qu'on voit dans
le monde avec les radoteurs et- les Gérontes de la co*
médie, on ne les méprise tous également? Observez
à Paris, dans une assemblée, lair suffisant et vain y
le ton ferme et tranchant d'une impudente jeunesse ,
tandis que les anciens, craintifs et modestes, ou
n osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutés.
Voit<m rien de pareil dans les provinces et dans les
lieux où les spectaîcles ne sont point établis? et piir
toute la terre , hors les grandes villes , une tète chenue
et des cheveux blancs n impriment-41s pas toujours du
respect? On me dira qu a Paris les ^vieillards contri-
buent à se rendre méprisables en renonçant au main*
tien qui leur convient, pour prendre indécemment la
parure et les manières de la jeunesse, et que, faisant
les galants à son exemple, il est très simple qu'cm la
leur préfère dans son métier: mais c'est tout au oon*
traire pour n avoir nul autre moyen de se &ire sup>
porter, qu'ils sont contraints de recourir à celui-là; et
ils aiment encore mieux être soufferts à la faveur de
leurs ridicules , que de ne Tétre point du tout. Ce n est
pas assurément qu en faisant les agréables ils le de-
viennent en effet, et qu'un galant sexagénaire soit un
personnage fort gracieux; mais son indécence même
lui tourne à profit : c'est un triomphe de plus pour
une femme , qui , traînant à son char im Nestor , croit
A M. D'aLEMBERT. 67
montrer que les glaces de Fâge ne garantissent point
des feux qu'elle inspire^ Voilà pourquoi les femmes
encouragent de leur mieux ces doyens de Cythère, et
ont la malice de traiter d'hommes charmants de vieux
fous , qu'elles m>uveroient moins aimables s'ils étoient
moins extravagants. Mais revenons à mon sujet.
Ces effets ne sont pas les seuls que produit Fintérêt
de la scène uniquement fondé sur Tamour. On lui en
attribue beaucoup d'autres plus graves et plus impor-
tants, dont je n'examiné point ici là réalité, mais qui
ont été souvent et fortement allégués parles écrivains
ecclésiastiques. Les dangers que peut produire le ta*
bleau d'une passion contagieuse sont, leur a-t-on ré-
pondu, prévenus' par la manière de le présenter:
l'amour qu'on expose au théâtre y est rendu légitime ,
son but est honnête , souvent il est sacrifié au devoir
et à la vertu, et, dès qu'il est coupable, il est puni.
Fort bien r mais n'est-il pas plaisant qu'on prétende
ainsi régler après coup les mouvements du cœu^ sur
les préceptes de la raison, et qu'il &ille attendre les
événements pour savoir quelle impression Ton doit
recevoir des situations qui les amènent? Le mal qu'on
reproche au théâtre n'est pas^ précisén^ent d'inspirer
des passions criminelles , mais de disposer l'ame à des
sentiments trop tendres , qu'on satis&it ensuite aux
dépens dé la vertu. Les douces émotions qu'on y res-
sent n'ont pas par elles-mêmes un objet tlétérminé,
mais elles en font naître le besoin; elles ne donnent
pas précisément de l'amour , mais elles préparent à en
sentir; elles ne choisissent pas la personne qu'on doit
aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainsi
5.
68 LETTRE
elles ne sont innocentes ou criminelles que par Fusage
que nous en disons selon notre caractère , et ce caracr
ter e est indépendant de Texemple. Quand il seroit
vrai qu'on ne peint au théâtre que des passions légi-
times, s'cQSuit-il de là que les impressions en sont
plus foibles, que les effets en sont moins dangereux?
Gomme si les vives images d'une tendresse innocente
étoient moins douces , moins séduisantes, moins ca-
pables d'écliau£fer un cœur sensible, que celles^d'un
amour criminel, à qui Thorreur du vice sert au moins
de contre-poison! Mais si Tidée de Tinnocence em-
bellit quelques instants le sentiment qu'elle accom-
pagne, bientôt les circonstances s'effacent de la mé-
moire, tandis que l'impression d'une passion si douce
reste gravée au fond du cœur. Quand le patricien Ma-
nilius fut chassé du sénat de Rome pour avoir donné
un baiser à sa femme en présence de sa fille*; à ne
considérer cette action qu'en elle-même, qu'avoit-elle
de répréhensible ? rien sans doute; elle annonçoit
même un sentiment louable. Mais les chastes feux de
la mère en poùvoient inspirer d'impurs à la fille*
G'étoit donc d'une action fort honnête faire un exem-
ple de CQirruption. Voilà l'effet des amours permis du
théâtre.
Ob prétend nous guérir de l'amour par la peinture
de ses £diblesses. Je ne sais là-dessus comment les au-
teurs s'y prennent; mais je vois que les spectateurs
sont toujours cTu parti de l'amant foible, et que sou-
vent ils sont fâchés qu'il ne le soit pas davantage.
* Pi^UTÀBQUE, Vie de Marcus Gaton, $. 35.
\
A M. D'ALEMBERT. 69
Je demande si c'est un grand moyen d'éviter de lui
ressembler.
Rappelez-vous, monsieur, une pièce à laquelle je
crois me souvenir d'avoir assisté avec vous, il y a
quelques années, et qui. nous fit un plaisir auquel
nous nous attendions peu , soit qu'en effet l'auteur y
eût mis plus de beautés théâtrales que nous n'avions
pensé , soit que l'actrice prêtât son charme ordinaire
au rôle qu'elle faisoit valoir. Je veux parler de la
Bérénice dç "Racine. Dans quelle disposition d'esprit
le spectateur voit-il commencer cette pièce? Dans un
sentiment de mépris pour la foiblesse d'un empereur
et d'un Romain , qui balanôe , comme le dernier des
hommes , entre sa maîtresse et son devoir ; qui , flot-
tant incessamment dans une déshonorante incerti-
tude , avilit par des plaintes efféminées ce caractère
presque divin que lui donne l'histoire; qui feit cher-
cher dans un vil soupirant de ruelle le bienfaiteur du
monde et les délices dii genre humain. Qu'en pense le
même spectateur après la représention? Il finit par
plaindre cet homme sensible qu'il méprisoit, par s'in-
téresser à cette même passion dont il lui faidoit un
crime, par murmurer en secret du sacrifice qu'il est
forcé d'en faire aux lois de la patrie. Voilà ce que cha-
cun de nous éprouvoit à la représentation. Le rôle de
Titus > très bien rendu, eût fait de l'effet s'il eût été
plus digne de lui; mais tous sentirent que l'intérêt
principal étoit pour Bérénice, et que c'étoit le sort de
son amour qui déterminoit l'espèce de la catastrophe.
I^on que ses plaintes continuelles donnassent une
grande émotion durant le cours de la pièce: mais
70 LETTRE
au cinquième acte , «où , cessant de se plaindre , Tair
morne, Toeil sec et la voix éteinte, elle fEÛsoit parler
une douleur froide approchante du désespoir, Tart de
1 actrice ajoutoit au pathétique du rôle; et les specta-
teurs, vivement touchés, commençoient à pleurer
quand' Bérénice ne pleuroit plus. Que signifioit cela,
sinon qu'on trembloit qu'elle pe fbt renvoyée ; qu on
sentoit d avance la douleur dont son coâur seroit pé-
nétré ; et que chacun auroit voulu que Titus se laissât
vaincre, même au risque tle Ten moins «stimer? Ne
voilà-t-il pa3 une tragédie qui a bien rempli son objet,
et qui a bien appris au^ spectateurs à surmonter les
foiblesses de lamour?
L événement dément ces vœux secrets ; mais qu'imi-
porte? le dénouement neHace point Tefïet de la pièce.
La reine part sans le congé du. parterre : Fempereur
la renvoie invitus tm;ttam*, on peut ajouter int/ttoj^eo-
tatore. Titus a beau rester Romain, il est seul de son
parti; tous les spectateurs ont épousé Bérénice.
Quand même on pourroit me disputer cet efiFet;
quand même on soutiendroit que 1 exemple de force
et de vertu qu'on voit dans Titus vainqueur de lui-
même fonde l'intérêt de la pièce, et fedt qu'en plai-
gnant Bérénice on est bien aise de la plaindre; on ne
feroit que rentrer en cela dans mes principes , parce-
que, comme je l'ai déjà dit, les sacrifices faits au de-
voir et à la vertu ont toujours un charme secret , même
pour les cœurs corrompus : et la preuve que ce senti-
ment n'est point l'ouvrage de la pièce , c'est qu'ils l'ont
* SuETON., in Tito y cap. 7.
A M. D'aLEMBERT. 71
avant qu'elle c(»nmeiice. Mais cela n^«iiipéehe pas
que certaines passions satisfaites ne leur semblent
prenables à la vertu rnémey et que, s'ils sont con-
tenta de voir Titus vertueux et magnanime , ils ne le
fossent encore plus de le voir heureux et fblble, ou du
moins qu'Us ne consentiâsént volontiers à Tétre à sa
{4ace. Ppur i:eudre cette vérité sensible y imaginons
un dénouement tout, contraire à celui de Fauteur.
Qn après avoir mieux consulté son cœur , Titus , . ne
voulant ni enfreindre les lois de Rome, ni vendre le
bonheur à rambition, vienne, avec des maximes op-
posées , abdiquer lempire aux pieds de Bérénice ; que ,
pénétrée d'un si grand sacrifice , elle sente que son
devoii^seroit dé refuser la main de son amant, et que
pourtant elle l'accepte ; que tous deux , enivrés des
charmes de ramour , de la paix , de Tinnocence , et
renonçant aux vaines grandeurs , prennent , avec
cette douce joie qu'inspirent les vrais mouvements de
la nature, le parti d'aller vivre heureux et ignorés
dans un coin? de la terre ; qu'une scène si toudiante
soit animée des sentiments tendres et pathétiques que
fournit la matière , et que Bacine eut si bien &it valoir ;
que Titus , en quittant les Uomains , leur adresse un
discours tel que la circcmstance et le sujet le compor-
tent i n'estai! pas clair , par exemple , qti'à moins qu'un
auteur ne soit de la dernière maladresse, un teldis-
ooiurs doit feire fondre en larmes toute l'assemblée?
La pièce, finissant ainsi, sera, si l'on veut, moins
bonne, moins instructive, moins conforme à l'his-
toire; mais en fera-t-elle moins de plaisir? et les spec-
tateurs en sortiront-ils moins satisfaits? Les quatre
']2 LETTRE
ppemiers actes subsisteroient à peu près tels qu'ils
sont; et cependant on en ttreroit une leçon directe-
ment contraire. Tant il est vrai que les tableaux de
Tamour font toujours plus d^irapression que les maxi-
mes de la sagesse , et que TefFet d'une tragédie est tout-
à-fait indépendant de celui du dénouement. >
Veut-on' savoir s'il est sûr qu'en montrant les suites
funestes des passions immodérées la tragédie apprenne
à s'en garantir; que Ton consulte l'expérience. Ces
suites funestes sont représentées très fortement dans
Zaïre : il en coûte la vie aux deux amants^; et il en
coûte bien plus que la vie à Orosmane, puisqu'il ne
se donne la mort que pour se délivrer du plus cruel
sentiment qui puisse entrer dans un cœur humain, le
remords d'avoir poignardé sa maîtresse. Voilà donc
assurément des leçons très énergiques. Je serois cu-
rieux de trouver quelqu'un, homme ou femme , qui
s'osât vanter d'être sorti d'une représentation de Zaïre
bien prémuni contre l'amour. Pour moi , je crois en-
tendre chaque spectateur dire en son coeur à la fin de
la tragédie : *Ah ! qu'on me donne une Zaïre, je ferai
^ bien en sorte de ne la pas tuer. Si les femmes n'ont
pu se lasser de courir en foule à cette pièce enchan-
teresse et d'y < faire courir les hommes, je ne dirai
point que c'est pour s'encourager, par Texemplé de
l'héroïne , à n'imiter pas un sacrifice qui lui réussit si
mal ; mais c'est parceque , de toutes les tragédies qui
sont au théâtre , nulle autre ne montre avec plus de
' Il y a dans le septième tome de Patnela un examen très jadi-
cieux de XAndtomaque de Bacine, par lequel on voit que cette
pièce ne Ta pas mieux à son but prétendu que toutes les autres*
i
A M. D'ALEMBERT. 73
charmes le pouvoir de Tamour et Tempire de la beauté ,
et qu'on y apprend «ncore, pour surcroît de profit, à
ne pas juger sa maltresse sur les apparences. Qu'Ôros-
mane immA^f^aïre à sa jalousie, une femme sensible
y voit sans effroi le transport de la pa'ssiou : car c'est
un moindre malheur de périr par lamain de son amant ,
que d'en être médiocrement aimée.
Qu'on nous peigné l'amour Comme on voudra : il
séduit, ou ce n'est pas lui. S'il est mal peint, la pièce
est mauvaise; s'il est bien peint, il offusque toiit ce
qui l'accompagne. Ses combats, ses maux, ses souf-
frances , le rendent plus touchant encore que s'il n'a^
voit nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes
effets rebutent, il n'en devient que plus intéressant
par ses malheurs niémes. On se dit malgré soi qu'un
sentiment si délicieux console de tout. Une si douce
image ainollit insensiblement le cœur : on prend de la
passion ce qui mène au plaisir; on en laisse ce qui
tourmente. Personne ne se croit obligé d'être un
héros; et c'est ainsi qu'admirant, l'amour honnête on
se livré à l'amour criminel.
Ce qui achève de rendre ses images dangereuses,
c'est précisément ce qu'on fait pour les rendre agréa-
bles; c'est qu'on ne le voit jamais régner sur la scène
qu'entre des âmes honnêtes ; c'est que les d^ux amants
sont toujours des modèles de perfection. Et comment
ne s'intéresseroit-on pas pour une passion si sédui-
sante entre deu^ cœurs dcmt le caractère est déjà si
intéressant par lui-même? Je doute que, danâ toutes
nos pièces dramatiques, on en trouve une seule où
Tamour mutuel n'ait pas la faveur du spectateur. Si
74 LETTRE
quelque infortuné brûle d'un feu non partagé , on en
fait le rebut du parterre* On croit Ssdre^nerveilles de
rendre un amant estimable ou haïssable , selon qu'il
«st bien ou mal accueilli dans ses an^H^s ; de &ire
toujours approuver au public les sentiments de. sa
maîtresse , et de donner à la tendresse tout Tinter et de
la vertu : au lieu qu'il faudroit apprendre aux jeunes
l^ns à se défier des illusions de l'amour , à fiair l'erreur
•d'un penchant aveugle qui croit toujours se fonder
;8nr I estime , et à craindre quelquefois de Uvrer un
eoeur vertueux à un objet indigne de ses soins* Je ne
sadhe guère que le Misanthrope où le héros de la pièce
ait fait un mauvais choix ^ Rendre le misanthrope
amoureux n'étoit rien; le coup de génie est de l'avoir
&it amoureux d'une coquette. Tout le reste du théâtre
«st un trésor de femmes parËBiites. On diroit qu'elles
s'y sont toutes réfugiées. Est-ce là l'image fidèle de la
société? Est-ce ainsi qn'on nous rend suspecte une
passion qui perd tant de gens bien nés? Il s'en £uit peu
qu'on ne nous fesse croire qu'un honnête homme est
obligé d'être amoureux , et qu'une amante aimée ne
sauroit n'être pas vertueuse. Nous voilà fort J^ien
instruits !
Encore une fois, je n'entreprends point déjuger si
' Ajoutons le Marchand de Londres y pièce admirable, et dont la
morale va plus directement au but qu'aucune pièce Françoise que
je connoiâse. *
• t* titre de cette pièce, en anglois, e«t Arden^Feverskam. Son aatenr
ett le oâébre lillo, dom Diderot s'est fait l'apologiste et l'iioitatear. Elle
a été traduite comme tragédie bourgeoise , par Clément de Genève ( Paris ,
1751 }. Cette traduction a été réimprimée plusieurs fois. Antérieurement il
enavoit paru quelques scènes dans le Pottr et Contre de l'abbé Prévost.
A M- D'ALÈMBERT. 75
c est bien ou mal fait de fonder sur Tamottr le princi*
pal intérêt du théâtre; mais je dis que, si ses peintures
sont quelquefois dangereuses, elles le seront toujours
quoi qu on fesse jpour les déguiser. Je dis que c est en
parler de mauvaise foi , ou sans le oonnottre , de vou*
loir en rectifier les impressions par d autres im*
pressions étrangères qui ne les accompagnent point
jusqu'au cœur, ou que le coeur en a bientôt séparées;
impressions qui même eà déguisent les dangers, et
donnent à ce sentiment trompeur un nouvel attrait
par lequel il perd ceux qui s^y livrent.
Soitqu'ondéduise de la nature des spectacles, en
gàiérail, les meilleures formes dont ils sont suscepti-
bles , soit qa on examine tout ce que les lumières d'un
siècle et d W peuple éclairés ont feit pour la perfec-
tion des nôtres; je crois qu'on peut conclure de ces
considérations diverses que Teffet moral du spectacle
et des théâtres ne saiux)it jamais être bon ni salutaire
en lui->mÀne, puisqu à ne compter que leurs avian-
tages, on n'y trouve aucune sorte d'utilité réelle sans
inoonvàiients qui la surpassent. Or, par une suite de
son inutilité même, le théâtre, qui ne peut rien pour
corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer.
En favorisant tous nos penchante , il donne un nouvel
ascendant à ceux qui nous dominent; les continuelles
émotions qu'on y ressent nous énervent, nous afFoi-
Missent, nous rendent plus incapables de résister à
nos passicms ; et le stérile intérêt qu'on prend à la vertu
ne sert qu'à contenter notre amour-propre sans nous
contraindre à la pratiquer. Ceux de mes compatriote»
76 LETTRE
qui ne désapprouvent pas les spectacles en eux-mêmes
ont donc tort.
Outre ces effets du théâtre relatifs aux choses ré-
présentées , il y en a d'autres non moins nécessaires ,
qui se rapportent directement à la scène et aux per-
sonnages représentants; et cest à ceux-là que les
Genevois déjà cités attribuent le goût de luxe, de pa-
rure et de dissipation , dont ils craignent avec raison
Fintroduction parmi nous. Ce n est pas seulement la
fréquentation des comédiens, mais celle du théâtre,
qui peut amener ce goût par son appareil et la parure
des acteurs. N'eût-il d'autre effet que d'interrompre à
certaines heures le cours des affaires civiles et domes-
tiques, et d'offrir une ressource assurée à l'oisiveté ;
il n'est pas possible que la commodité d'aller tous les
jours régulièrement au même lieu s'oublier soi^néme
et s'occuper d'objets étrangers ne donne au citoyen
d'autres habitude^ et ne lui forme de nouvelles mœurs.
Mais ces changements seront-ils avantageux ou nuisi-
bles? c'est une question qui dépend moins de l'examen
du spectacle que de celui des spectateurs. Il est sûr
que ces changements les amèneront tous à peu près
au même point. C'est donc par l'état où chacun étoit
d'abord qu'il faut estimer les différences.
Quand les amusements sont indifférents par leur
nature ( et je veux bien pour un moment considérer
les spectacles comme tels ) , c'est la nature des occupa-
tions qu'ils interrompent qui les fait juger bons ou
mauvais , surtout lorsqu'ils sont assez vifs pour deve-
nir des occupations eux-mêmes, et substituer leur
goût à celui du travail. La raison veut qu'on favorise
A M. DALEMBERT. 77
les amusements dea gens dont les occupations sont
nuisibles , et qu'on détourne des mêmes amusements
ceux dont les occupations spnt utiles. Une autre con-
sidération générale est qu'il n est pas bon de laisser à
des hommes oisifs et corron^us le choix de leurs
amusements y de peur qu'ils ne les imaginent confor-
me3 à leurs inclinations vicieuses, et ne deviennent
aussi malfaisants dans leurs plaisirs^ que dans leurs
affaires. Mais laissez un peuple simple et laborieux se
délasser de ses travaux quand et comme il lui plaît;
jamais il n'est à craindre qu'il abuse de cette liberté :
et l'on ne doit point se tourmenter à lui chercher des
divertissements agréables; car, comme il faut peu
d'apprêts aux mets que l'albstinenee et La faim assai-
sonnent, il' n'en faut p^s non plus beaucoup aux plai-
sirs de gens épuisés de fatigue , pour qui le repos seul
en est un très doux; Dans une grande ville, pleine de
gens intrigants, désœuvrés, sans religion, sans prin-
cipes, dont l'imagination, dépravée par l'oisiveté , la
fainéantise, par l'amour du plaisir et par de grands
besoins, n'engendre que des monstres et n'inspire
que des forfaits; dans une grande ville où les mœurs
et l'honneur ne sont rien , parceque chacun, dérobant
aisément sa conduite aux yeux du public , ne se montre
que par son crédit et n'est estimé que par ses richesses ;
la police ne sauroit trop multiplier les plaisirs permis,
ni trop s'appliquer à les rendre agréables , pour 6ter
aux particuliers la tentation d'en chercher de plus
dangereux. Comme les empêcher de s'occuper c'est
les empêcher de mal&ire , deux heures par jour déro-
bées à l'activité du vice sauvent la douzième partie des
78 LETTBE
crimes qui se commettroient ; et tout ce que les spec-
tacles vus ou à voir causent d'entretiens dans les cafés
et autres refuges des fainéants et fripons du pays , est
encore autant de gagné pour les pères de famille , soit
sur Fhonneur de leurs filles ou de leurs femmes, soit
sur lem* bourse ou sur celle de leurs fils.
Mais, dans les petites villes, dans les lieux moins
peuplés, où les particuliers, toujours sous \eê yeux
du public, sont censeurs nés les uns des autres , et où
la police a sur tous une inspection facile , il faut suivras
des maximes toutes contraires. S'il y a de IHndustne ,
des i^rts, des manufactures, on doit se garder d'offrir
des distractions relâchantes à Fâpre intérêt qui fisut ses
plaisirs de 'ses soins, et enrichit le prince de lavarice
des sujets. Si le pays , sans commerce , nourrit lés habi-
tants dans l'inaction , loin de fomenter en eux l'oisiveté
à laquelle une vie simple et facile ne les porte déjà que
trop , il faut la leur rendre insupportable , en les con-
traignant, à force d'ennui, d'employer utilement un
temps dont ils ne sauroient abuser. Je vois qu'à Paris ,
où l'on juge de tout sur les apparences, parcequ'on
n'a le loisir de rien examiner, on croit, à l'air de dés*
œuvrement et de langueur dont frappent au premier
coup d'œil la plupart des viHes de provinces, que
les habitants , plongés dans une stupide inaction , n'y
font que végéter , ou tracasser et se brouiller ensem-
ble. C'est une erreur dont on reviendroit aisément si
l'on songeoit que la plupart des gens de lettres qui
brillent à Paris, la plupart des découvertes utiles et
des inventions nouvelles , y viennent de ces provuices
si méprisées. Rester quelque temps dans une petite
A M. d'alembert. 79
vUle , où vous aureif cru d'abord ne trouv«r que des
automates; non seulement vous y verrez bientôt des
gens beauifoup plus sensés que vos singes^ desgrandes
villes 9 mais vous manquerez rarement d y découvrir
dans lobscurité quelque homme ingénieu;!: qui vous
surprendra par ses talents y par ses ouvrages , que vous
surprendrez encore plus en les admirant, et qui , vous
montrant des prodiges de travail, de patience etd'in^
dustrie, croira ne vous montrer que des choses com-
munes à Paris. Telle est la simplicité du vrai g^ie : iï
nest ni intrigant ni actif; il ignore le chemin des
honneurs et de la fortune , et ne songe point à le cher-
cher; il nq se compare à personne; toutes ses res-
sources sont en lui seul : insensible aux outrages et
peu sensible aux louanges, s'il se connoit, il ne
s assigne point sa place:, et jouit de lui-même sans
s'apprécier.
Dans une petite ville on trouve , proportion gardée ,
moins d'activité , sans'doute , que dans une capitale ,
parceque les passionç sont moins viyes et les besoins
moins pressants; mais plus d'esprits originaux, plus
d'industrie inventive , plus de choses vraiment neuves , ,
parcequ'on y es| moins imitateur, qu'ayant peu de
modèles, chacun tire plus de lui-même, et met plus
du sien dans tout ce qu'il fait; parceque l'esprit hu-
main, moins étendu, moins noyé parmi lé^ opinions
vulgaires, s'élabore et fermente mieux dans la tran*
quille solitude; parcequ en voyant moins on imagine
davantage ; enfin, parceque , moins pressé du temps,
on a plus de loisir d'éto^dre et digérer ses idées.
Je me souviens d avoir vu dans ma jeunesse , aux
.^
80 LETTRE
environs de Neufchâtel, un spectacle assez agréable
et peut-être unique sur la terre , une montagne en-
tière couverte d'habitations dont chacune Tait le cen-
tre des terres qui en dépendent; en sorte que ces mai-
sons , à distances aussi égales que les fortunes des
propriétaires 9 offrent à-l^fois aux nombreux habi-
tants de cette montagne le recueillement de la retraite
et les douceurs de la société. Ces heureux paysans ,
tous à leur aise , francs de tailles , d'impôts 9 de subdé*
légués , de corvées , cultivent avec tout le soin possible
des biens dont le produit est. pour eux, et emploient
le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ou-
vrages de leurs mains , et à mettre à profit le génie
iûventif que leur donna la nature. L'hiver surtout,
temps où la hauteur des neiges leur pte une commu-
nication facile, chacun, renfermé bien chaudement,
avec sa nombreuse faniille, dans sa jolie et propre
maison de bois ' qu'il a bâtie lui-même, ^'occupe de
mille travaux amusants , qui chassent l'ennui de son
asile, et ajoutent à son bien-être. Jamais menuisier,
serrurier , vitrier , tourneur deprofession , n'entra dans
le pays; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l'est
pour autrui ; dans la multitude de meubles, commodes
et même élégants qui composent leur ménage et parent
' Je croîâ entendre an bel esprit de Paris se rëcrier, ponrvu qu'il
ne Use pas lui-même, à cet endroit comme à bien d'antres, et dé-
montrer doctement aux dames (car c'est surtout aux dames que
ces messieurs démontrent) qu'il est impossible qu'une maison de
bois soit chaude. Grossier mensonge 1 erreur de physique 1 Ah !
pauvre auteur I Quant à moi, je crois la démonstration sans répli-
que. Tout ce que je sais, c'est que les Suisses passent chaudement
leur hiver, au milieu des neiges, dans des maisons de bois.
A M. DAUSMBERT. 8l
leur logement, en n'en voit pas un qui n'ait été &it
de la main du maître. Il leur reste enicore du loisir
pourinventer et faire mille instruments divers , d'acier,
de bois , de carton , qu'ils vendent aux étrangers , dont
plusieurs mên^ parvie^nnent jusqu'à Paris /entre au-
tres ces petites ^horloges de bois qu'on y^^voit depuis
quelques années. Us en font aùs^i de fer; ils font
même des montres ; et , ce qui parott incroyable , cha-
cun réunit à lui seul toutes les professions diverses
dans lesquelles se subdivise l'horlogerie , eX &it tous
ses outils lui-même.
Ce n'est pas t6ut: ils ont des livres utiles et sont
passablement instiniits; ils raisonnent seîiaément de
toutes choses, et de plusieurs avec esprits Ils font
des siphons , des aim^ts , des lunettes, des pompes ,
des baromètres, des chambres noires; leurs tapisse^
ries sont des multitudes d'instruments de toute espèce :
vous prendriez le poêle d'un paysan pour un atelier
de mécanique et pour uû cabinet de physique expéri-
mentale. Tous savent un peu dessiner, peindi^e, chif-
frer: la plupart jouent de la flûte; plusieurs ont un
peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur
sont point enseignés par des maîtres , lûais leur pas-
sent,pour ainsi dire, par tradition. De ceux que j'ai
vus savoir la musique , l'un me disoit l'avoir apprise
de son père , un autre de *sa tante , up. autre de sôii
' Je puis citer en exemple un hoinine de mérite^ bien connu
dans Paris, et plus d^une fbis lionoré dels suffrages de Tacademie
des sciences ; c'est M. Rivaz , cëlébre, Yalaisau. Je sais bien qu'il
n*apas beaucoup d'ég^aux parmi ses compatriotes ; mais enfin c est
en vivant éomme eux qu'il apprit à les surpasser.
XI. 6
82 LETTRE
cousin, quelques uns croyoient l'avoir toujours sue;
Uûde leurs lÀïs fréquents amusements est de chanter
avec leurs femmes et leurs enfents lès psaumes à
quatreparties ; et l'on est tbut étonné d'entendre sortir
de ces cabanes champêtres l'harmonii forte et mâle
de Goudimel' , depuis si Icmg-temps oubliée de nos
savants artistes.
J* ne pouvois non plus me lasser de parcourir ces
charmantes demeures , que les habitants de m'y té-
moigner la plus franche hospitalité. Malheureusement
j'étois jeune ; ma curiosité n'étoit que celle d'un en&nt^
et je songeois jJus à m'amuser qu'à m'iï»steuire. De-
puis trente ans , le peu d'observations que je fis se sont
eflacées de ma m^oire. Je me souviens seulement
que j'admiitMS sans cesse, en ces hommes singulier*,
un mélange étonnant de finesse çt de simplicité , qu'on
croiroit presque incompatibles, et que je n'ai plus
observé nulle part. Du reste, je n'ai rien retenu de
leurs moeure, de leur soriélé , de leurs caractères. Au-
jourd'hui que j'y porterois d'autres yeux, feut^ ne
revoir plus cet heureux pays ! Hélas 1 il est sur la route
du mien!
Après cette légère idée, supposons qu'au sommet
de la montagne dont je viens de parler , au centre des
habitations, on étabhsse un spectacle fixe et peu coù*
teux , sous prétexte s par exemple , d'ofifrir une honnête
récréation à des gens continuellement occupés, et en
état de supporter cette petite dépense; supposons
encore qu'ik preançnt du goût pour ce même speo-
• Voye. à 1. fia du tome XUI, Lettre à M. Perdriau, une note
sar ce mMicien, un de. plu» célèbre» du seizième siècle.
A M. d'àlembert. â3
tacte, et'cherefaons de qui dœlr résulter de son et»-
blissement.
Je vois d'abord^ que leurs travaux, cessant d'être
leurs amusements aussitôt quils eh auront un aBirô,;
celui-ci les dégoûtera des premier^ ; 1^ zéîe ne fournira
plus tant de loisir , ni les mêmes inventions* DVilleurs
il y aura chaquer jour un temps réel de perdu pour
ceux qui assisteront au spectacle; et Ton ne se remet
pas à l'ouvrage l'esprit rempli de ce qu on 'vient de
voir; on en parle, ou Ton y songe. Par conséquent
I relâchement de travail : preiùier préjudice.
Quelque peu qu'on paie à la porte, on paie enfin;
ces! toujours une dépense qu ohiie feisoit pas. Il en
coûte pour soi, p€m^ sa femîme, pour ses enfants,^
quand on les y méi^ , et il les y faut mener quelque-
fois. De plu» , un ouvrier ne va point dans une assem-
blée se montrer en'liabit de travail; il faut prendre'
plus souvent ses habits des dimanches , chai^gei? dè^
linge plus souvent, se poudrer, se raser: tout cela
coule du. temps et de largent. Augmentation de dé-
I pense : deuxiètne préjudice.
Un travail moins assidu et une dépense plus fo^te
exigent un dédommagement. On le trouvera sur le
prix des cmyrages qu'ont sera forcé de renchérir. Plu-
sieurs jâwarchands, rebutés de cette augmentation,
quitteront les Montagnonê ^ ^ et se pourvoiront chez
les autres'Suisses leurs voisins , qui , sans être moins
industrieux, n'auront point de spectacles, et n'atiég-
' Cre$t-\e noiOL qu'oti donne dans le pays aux habitants de cette
montagne.
6.
\
. 84 LETTRE
menteroni point leurs prix. Diminution de débit:
y troisième préjudice. ^
Dans les mauvais temps les chemins ne soni pas
praticables; et comme il faudra toujours, dans ces
temps-là, que la troupe vive, -elle n'interrompra pas
ses représentations. On ne pourra donc éviter de
rendre le spectacle abordable en tout temps. L'hiver
il faudra fa,ire des chemins dans la neige, peut-être
les paver ^ et Dieu veuille quon n'y liiette pas des
lanternes! Voilà des dépenses publiques; par consé-
quent des contributions de la part des particuliers,
j Établissement d'impôts : quatrième préjudice.
Les femmes des Montagnons , allant d'abord pour
voir , et ensuite pour être vues, voudront être parées;
elles voudront l'être avec distinction; la femme de
M. le justicier ne voudra pas se montrer aii spectade
mise conune celle du maitre d'école; la femuie du
maître d'école s'efforcera de se mettre comme celle
du justicier *. De là naîtra bientôt une émulation de
parure qui ruinei:a les mdris, les gagnelti peut-être,
et qui trouvera sans cesse mille nouveaux moyens
d'éluder les lois somptuaires. Introduction du luxe :
cinquième' préj udice .
Tout le reste est facile à concevoir. Saiis mettre en
ligne de compte les autres inconvénients dont j'ai
parlé, où dont je parlerai dans la suite, sans avoir
égard à l'espèce du spectacle et à ses effets moraux ,
je m'en tiens uniquement à ce qui regarde le travail
* Dans quelqu^es éditions, le mot de justicier^ répété deux fais
dans cette phrase , est remplacé par celui de châtelain.
E. A. L.
A M. dalemIbert. 85
et le gain, et je crois montrer, par une conséquence
évideûte, conunent un peuple aisé, mais qui doit son
bien-être, à son industrie , changeant la réalité contre
Fapparence , se ruine à Tinstant qu'il veut briller..
Au reste , il ne faut point se récrier contre la chi
mère de ma supposition ; je ne la donne que pour telle ,
et ne veux que rendre sensibles du plus au moiiis ses
suites inévitables. Otez quelques circonstances , vous
retrouverez ailleurs d autres Montagnons ; et mutatis
mutandisy lexemple a son application.
Ainsi , quand il seroit vrai que les spectacles ne sont
pas mauvais en eux-mêmes , on aurait toujours à
chercher s^ils ne le deviendroient point à Fégard du
peuple auquel on les destine. En certains lieux ils se-
ront utiles pour attirer les étrangers , pour augmenter
la circulation des espèces, pour exciter les artistes,
pour varier les modes, pour occuper lès gens trop
riches ou aspirant à Tétre , pour les rendre moins mal-
faisants , pour distraire le peuple àe ses misères , pour
lui faire oublier seÉ chefa en voyant ses baladins,
pour maintenir et perfectionner le go^t q^and Thoa-
néteté est perdue, pour couvrir d'unvernisi de pro-
cédés la laideur du vice, pour empêcher, en i^n mot ,
que les mauvaises mceurs ne dégénèrent en brigan-
dage. En d'autres lieux ils ne serviroient qu'à détruire
Tamour du travail , à décourager l'industrie, à ruiner
les particuliers , à leur inspirer le goût de l'oisiveté , à
leur faire chercher les moyens de subsister sans rien
faire , à rendre un périple inactif et lâché , à l'empêcher
de voir les objets publics et particuliers dont il doit
s'occuper , à tourner la sagesse eu ridicule , à substi*
\
86 LETTRE
tueF ua jargon de théâtre à }a praud^fue des veitas , à
jodettre toute la mcH»le en métaphysique , à tsaTestir
les dttoy^s en beaux esprits , les mères de famille en
petites maltresses y et les filles en amoureuses decomé-
die. L'effet général sera le même sur tous les hommes ;
Biais les hoittatmes , ainsi changés , conviendront plus
ou fiOMMAS à leur pays. En devenant égaux , les,maiitvais
gagneront y les.bons perdront .encore davantage; tous
Ccmtracteroni un caractère de mollesse, un eeprit
d'inaction y| qui ôtera aux uns de grandes vertus, et
préservera les autres de méditer de grands crimes.
. De ces nouvelles réflexions il résulte, une consé-
«Juence directement contraire à celle que je tirois des
premières ^ savoir que , quand le pétale est corrompu ,
les spectacles lui sonti>OBs, et mauvais quand ii est
bon lui-même. Il sembleroit donc que ces deux effets
contraires dèvroient s'cntre-détruire , et les .spectacles
rester indifierents à tous : mais il y a cette différence ,
que l'effet qui renforce le Inen et le mal , étant tii» de
Fesprit des pièces, est sujet comme elles à mille mo-
difications qui le réduisent presque à rien ; au Uen que
celui qui change le bien en mal, et le mal en bien,
résultant de l'existence même du spectacle , est un
eff(^ cœistant, réel, qui revient tous les jours et doit
l'emporter à la fin. ,
Il siiit de là que , pour juger s'il est à propos ou non
d'établir un théâtre en quelque ville, il fiuit première-
ment savoir si les mœurs y sont bonnes ou mauvaises :
question sur laquelle il ne m'appartient peut-être pas
de prononcer par rapport à nous. Quoi qu'il en soit,
tout ce que je puis accoixler là-dessus, c'est qu'il est
A M. D'âLEMBEBT. &7
vrai quelacooaédie ne/Bous fsra point de joai^ si plas
li^iLO^ nêiis en peut feipe.
Pour prévenir les inconvâiients <{ui peuvent nakiie
de Texeniple deaceinédieas, yoas voudriez qu'an les
^rçâtd'êtrelicHuiétes gens.Par ce;tnoyen , dites-vous ,
^XQ auvoit àJa-fois des spectadeseç des mœurs , et Ton
4PéimÎFoit les avantages des uns et des autres. Des
-spectacles et des mô^rs l Voilà cpii f ormeroit Vraiment
un spectacle à voir , dautant plus que ce seroit la pre-
•mîèpe fois. ^Vfais quels sont les moyens que-vou^ nous
ndiquez pour contenit* les comédiens?' Des lois sévères
«t bien exécutées. G est au moins avouer qu'ils ont be-
soin d'être contenus , et que leemoyens n'en sont pas
-Êiciles. Des lois «évères I la première. est de n'en ppint
soufirir. Si nous enfreignons cellerià, que deviendra
la sévérité dps autres? Des loiâi bieneiéoutées I II s'agit
de sa:^oir,si cela se peut : car la force des lois a sa
tnesure ^ celle des vices quelles répriment a aussi la
sienne* Ce n'est qu'après avoir comparé ces deux
quantités et trouvé que la première surpassé l'autre ,
qu'on peut s'assurer de l'exécution des lois. La con-
Doissance de ces rapports fait la véritable science du
l^slateur : car, s'il ne s'ag^ssoit que de publier édits
-sur édits , règlements sur réglémeats , pour remédier
(BiiKabus à mesure qu'ils naissent , oa diroit sans doute
de fort'belles choses, mais qui, pourla plujAirt, res-
-teroient sa)rs effet, et serviroielit d'indications de ce
qu'il Êiudroit &ire , plutôt que de moyens pour l'exé-
-Oiter. Danus le fond , l'institutioii des lois n'est pas. mie
43hose si inei^eilleuse , quavec du sens et de l'équité
tout hoiniiie ne p^t très biei^ trouver de lui-même
88 LETTRE
celles qui , bien observées , seroieut les plus utiles à la
société. Où est le plus petit écolier de droit ^ui ne
dressera pas un code 4'une morale aussi pure que
celle des lois de Platon? Mais ce n'est pas de cela seul
qu'il s agit; c'est d'approprier tellement ce code au
peuple pour lequel il, est fait et aux choses sur les-
quelles on y statue , que son exécution s'ensuive du seul
concours de ces convenances; c'est d'imposer au peu-
ple , à l'exemple de Solon, moins les meilleures lois
en elles-mêmes , que les meilleures qu'il puisse com-
porter dans la situation donnée. Autrement il vaiUt
encore mieux laisser subsister les désordres » que de
le3 prévenir , ou d'y pourvoir par des lois qui ne seroat
point observées : car , sans remédier aii mal , c'est en-
core avilir le» lois.
Une autre observation , non moins importante, est
que les choses de mœurs et d» justice universelle ne
se règlent pas, comme celles de justice particulière et
de droit rigoureux , par des édi ts et par des lois ; ou , si
quelquefois les lois influent sur les mœurs , c'est quand
elles en tirent leur force. Alors elles leur rendent cette
même force par une sorte de réaction bien connue dés
vrais politiques. La première fonction des éphores de
Sparte, en entrant en charge, étoit une proclamation
publique * par laquelle ils enjoignoient aux citoyens ,
non pa# d'observer les lois, mais de les aimer, afin
que l'observation ne leur en fût point dure. Cette pro-
dfimation , qui n'étoit pas un vain formulaire , montre
parfaitement l'esprit de l'institution de Sparte, par lar
quelle les lois et les mœurs, intimement unies dans
* PiUTARQUE, traité des Délais de la justice ditfitfe, $.5.
A M. D'ALiEMBERT. 8g
les ccBurs des dtoyeiiâ, n'y faisoient, pour ainsi dire ,
qu un même corps. Mais ne nous flattons pas de voir
Sparte renaitne au déin d^ comimerce et de Tamour du
gam. Si nous avions les niéihes maximes, on poui^oit
établir à Genève un spectacle sans aueun ris<^ue; ca
jamais citoyen ni bourgeois n y mettroit le pied.
Par où le gouvernement peut-il donc avoir priëe sur
les mœurs? Je réponds quec'est par l'opinionpublique.
Si nos habitude» n^aissent de nos propres sentiments
dans la retraite y elles naissent de l'opinion d'autrui
dans la sociétés Quand où ne vit pas en soi mais dans
les autres, ce sont leurs jugements qui règlent tout ,
rien ne parolt bon ni désirable aux particuliers que
ce que le public a jugé tel, et le seul bonheur que la
plupart des hommes connôissent est d'être estiméis
heureux. . ^
Quant au choix des instruments propres à diriger
lopinioû publique, c^est une autre question , qu'il sé^
roit superflu de résoudre pour vpbs , et que ee n est
pas ici le lieu de résotidre pour la multitude. Je me
contenterai de montrer , par un exemple sensible , que
ces instruments ne sont ni des lois ni des peines , ni
nulle espèce de moyens coactifs. Cet exemple est sous
vos yeux ; je le tire de votre patrie; c'est celui du
tribunal des maréchaux de France,' établis juges su-
prêmes du point d'honneur.
De quoi s'agissoit-il dans cette institution? de chan-
ger l'opinion publique sur les duels, sur la réparation
des offenses, et sur les occasions où uti brave homme
est obligé, sous peine d'infamie, de tirer raison d'un
affront l'épée à la main. Il s'ensuit de là,
90 LETTRE
Prefmîè/reiaeat , que » la force u ayaiiit aucun pouA^oir
«ur les eçprks, il fallpit écarter avçc le pluag^ndsim
tout vestige de violeace du tribunal établi pour opérer
ce dbapgement. Ce mot jo^me de tribunal étoitm»!
imagée : j'aimerois niieux celuïde cour <fhonf%eur,S& ,
seules armes deyoient étiie Tlionneur et Finfaïaîe:
jamais de récompense utile , jamais de punîiioo cor-
porefle ^ ppint de prison, pewt d arrêts , point d^e gardes
ja^rmfâs; simpliement un appariteur , (foi «uroit £ûttses
citations e^ touchant Taccusé d'une bag^^tte blanche ,
sans qu'il s'ensuivU aucune autre contminte pour le
faire oomparottre. Il j^st vrai que ne pas coinparoUre
au terme fixé p^r-devant lea juges deThOiaoï^r , c étoit
s'en coi^es$er dépourvu , c« étoit se condaBoner soi-
méme« De là résultpitnaturelleçaentnoted'in&aM^,
dégradation de noblesse, incapacité de servir le, roi
dans ses tribunaux, dans ses armées, et autres puni-
tions de ce ^nre qui tiennent immé^tiement à Topi^
liioA où e^ sonttin-effet nécessaire.
Il s'ensuit , en s^cojad lieu, que, pour déraciner le
préjugé piiblic , il falloit des juges d'une grande auto-
xité sur la matière en question; et, quant àx:e point,
i'instpituteur entra parfaitement d^u^ks l'esprit de i'éta-
biis^eme^t; qar, dapsimenation toute guerrière, qoi
peut mieux juger des justes occasions de montrer son
courage et de celles où l'honneur offensé demande sa-
.ti$faction, que d'aooiecis militaires chargés de titres
•d'honneur , qui ontblanchi sous les lauriers , et prouvé
* cent fois au prix de leur sang qu'ils n'igaoI^ent pas
quand le devoir veut qu'on en répande ?
A M. IXAIiEMBERT. ,<)i
Il suit , eh tr^stèm? lieu , qu^ ; nm n'éteujut phi3.m-
dépendant du pouvoir enprlioe que le jugement du
'puhlîc^ le souvermn devait se garder, sur toutes choses,
4eaiâer ses décîsioasmrbîlraires paiwi-des orjréfts fyii^
pour réprésaiter ce jugemeut, et ^^cpti plus est , pimr l^e
iétmBomer. Il devqit s^elBoorçepau coutrsuyce.de mettre
ja oour d'àoBsiettr au-dessiM delui, ^counae âoiuias
IiâimiâBie à ses dècrelB TjSspiectables» Il ne fidloit donc
pas Qonunencer par condamiiier à mort tous les.duel-
4isies iadietioctemeut : jcse qui étoit mettre d'emUée
.une opposition choquaute entre Thonneur «t ia loi;
car la loi même ne peut obligerperaouue à\ae désbo-
Jiorer. Si tout lé peupiea jugé qu un hommeest poltron,
Je rai , malgrétoute sa puissance , aura beau le déclairer
brave , personne n'en croira rien : et cet bomine, pa:s-
sant alors pojur un poltron qui veut être honoré par
force, n eaciisera jque pliis.miéprisé. Quant à œ que di-
sent les édits, que cest offenser Dieu de se. battre,
c est un avis fort pieux sans doute; mais la loi ci^ijb
ne9t point juge des pédiés ; et toutes les fois quie lau-
lorité souveraine voudra sinterposi^ dans les confljits
de 1/bonaeur et de la religion , elle sera compromiae
des deux odtés.* Les mêmes édi^ nkii rai&onnent fi^
iuieùx quand ils disent qu ^u lieu de se, lM$fe il fout
s'adresser aux mai:échaux : condamner lainsi le combat
saas.di^inctîon, sans réserve, cest commencer par
JQger soî^onéme ce qu on renvoie à leur jugement. On
saitbien qu il ne letlr est pa spermis d aGC;o|:disr le: duel ,
même qmmd ThonneuriOAitragé n a plus d autres res-
sources; et, selon les préjugés du monde, il y a beau-
coup de semblables xâs : car , quant aux satisfoctions
9^ LETTRE
cérémonieuses dont on a voulu j>ayer Toflensé, ce
sont de véritables jeux d'enfant. <
Qu'un homme ait le droit d accepter une réparation
pour lui-même et de pardonner à son ennemi , en lùé-
nageant cette maxime avec art, on la peut substituer
insensiblement au féroce préjugé qu elle attaque nnais
il nen est pas de même quand l'honneur des gens
auxquels le nôtre est lié se trouve attaqué; dès-lors fl
n y a plus d accommodement possible. Si mon père a
reçu un sou£Qet , si ma sœur , ma femme , ou' ma mai-
tresse est insultée, conserverai-je mon honneur en
faisant bon marché du leur? Il n'y a ni maréchaux ni
sàtisfection qui suffisent , il &ut que je les venge ou
que je me déshonore; les édits ne me laissent que le
choix du supplice Ou de Tinfamie. Pour citer un fexem-
pie qui se rapporte à mon sujet , n est*cç pas un concert
bien entendu entre Fesprit de la scène et celui des lois,
qu'on aille applaudir au théâtre ce même Cid qu'on
iroit voir pendre à la Grève?
Ainsi l'on a beau £edre ; ni la raison , ni la vertu , ni
les lois , ne vaincront l'opinion publique tant qu'on ne
trouvera pas l'art de la changer. Encore une fois , cet
art ne tient point à la violence. Les moyens étabUs
ne sérviroient, s'iU étoient pratiqués, qu'à punir les
braves gens et sauver les lâches : mais heureusement
ils sont trop absurdes pour pouvoir être employés,
et n'ont servi qu'à faire changer de noms aux duels.
Gomment falloit-il donc s'y prendre? Il falloit, ce me
semble, soumettre absolument les combats particu-
liers àla juridiction dès maréchaux , soit pour les juger,
soit pour les prévenir, soit même pour les permettre.
A M. d'alembert. g3
Non seulement il fcdloit leur laisser lé droil d accorder
le champ quand ils le jqgeroient à propos.; mais il étoit
important qu ils, usassent quelquefois de ce droite ne
f&t-ce que pour ôter au public une idée assez difficile
à détruire, et qui seule aiintille toute leur autorité ;
savoir, que, dans, les affedres qui passent par-devant
eux, ilsj[ûgent moins sur leur propre sentiment que
sur la volonté du prince. Alors il n ya^'oit point dehon te ,
à leur demander le combat dans une occasion néces-
saire ; 'il n'y en avoit pas même à s'en ^stenir quand
les raisons de Taqicorder n'étoient pas jugées suffir
santés; mais ilyenauratoujoursàleur dire : Je suis of*
fensé , Élites en sorte que je sois dispensé de me battre.
Par ce moyen, tous les appels secrets seroient in-
feilliblemept tombés dans le décri, quand Thonneur
offensé pouvant se défendi*e et le courage se montrer
au champ d'honneur, on eût très. justement suspecté
ceux qui* se seroient cachés pour se battre , et quand
ceux que la cour d'honneur eût jugés s'être mal ■ bat-
tus seroient, en qualité de vils assassins, restés soumis
aux tribunaux criminels. Je conviens que plusieurs
duels n'étant jugés qu'après coup, et d'autres même
étant solennellement autorisés, il en auroit d'abord
coûté la vie à. quelques braves gens; mais c^'eût été
pour la sauver dans la suite à. des infinités d'autres : au
lieu que du sang qui se verse malgré les édita naît une
raison d^en verser davantage.
Que seroit-il arrivé dans la suite? A mesure que la
' Mal, c'est-à-dire non seolement en lâche et avec fraude, mais
iJijastement et sans raison suffisante ; ce qui se fût naturellement
^lésnmé de toute affairé non portée au tribunal.
9
94 ^ LETTRE
«
cour d'honnir aaf oit acquis deraiftôrité sur ropinion
du peuple pso* la sagesse et le poids de ses décision^,
elle seroit deveaue peu-à-peu plus sévère, jus<{a^à ce
que' les occasions légitimes se réduisant tout-à-feit à
rien, le point d'honneur eût changé dé principes, et
que les duels fussent entièrementabolis'. On n » pas
en tous ces embarras , à la vérité ; mais aussi 1 on a Mt
un établissement inutile. Si les duels aujourd'hui sont
plus rares , ce n'estpas qu'ils soient méprisés ni punis ;
c'est parceque les moeurs ont changé ■ : et la preuve
que ce changement Vient de causes toutes différentes
auxquelles le gouvernement n'a point départ, la preuve
que l'opinion publique n'a nullement changé sur ce
point, c'est qu'après tant de soins mal enteadus , tout
gentilhomme qui ne tire pas raison d'un affront l'épée
à la main n'est pas moins désfhonoré ^{u'auparavant.
Une quatrième conséquence de l'objet du même
établissement est que, nul homme ne pouvant vivre
civilem^it sans honneur, tous les états où l'on perte
une épée , depuis le prince jusqu'au soldat, et tous les
états même oti l'on n'en porte point, doivent ressortit*
à cette cour d'honneur , les uns pour rendre compte de
' Autrefois l§s hoiomes prenoient querelle au cabaret : on.lea a
dégoûtés de ce plaisir grossier en leur faisant bon marché des au-
tres. Autrefois ils s*égorgeoient pour une maîtresse : en yivant plus
familièrement avec les femmes, i\ê ont trouyé que ce n'étoit pas la
peine de se battre pour elles. L'iyreftse«t Tamour ôtës, il resté peu
d'importants sujets de dispute. Dans le monde on ne se bat plus
que pour le jeu. Les militaires ne se battent plus que pour des
passe-droits , ou pour n*étre pas forcés de quiUer le service. Dans
ce siècle éclaiçé chacun sait calculer, à un écu près, ce que valent
son honneur et sa vie.
A M. D'ALEM&ERT. 95
leur cotiduite et de' leurs actions, led autres*, de leurs
discours et de leurs niàxhtîes ; tous également sujets à
être honorés ou flétri»', selon la conipnmté ou Toppo*
Mtum de leur vie ou de leurs sentînients aux principes
de rhonneur établis dans la nation , et réformés in^
sensiblement par le tribunal sur ceux de la justice et
de la raison. Borner cette' compétence aux noUés et
aut militaires, c^est eouper les rejetons et laisser la
racine; car si le point d^hôUBueur fait agir la noblesse,
il fait parler le peuple : les uns ne se battent que par-
œqueies autres les jugent ; et , pour changer les actions
dont restitue publique est lobjet, il faut aupàravatit
changer les jugements qu'on en porte. Je suis con-
vaincu qu^on ne viendra jatnais à bout d'opérer ces
diangements sans y faire intervenir les femmes mê-
mes, de qui dépend en grande partie la manière de
penser des hommes, v ^
De ce principe il suit encore que le tribunal doit
être plus ou moins redouté dans les diverses Condi-
tions, à proportion qu'elles ont plus ou moins d'hon-
neur à perdre , selon les idées vulgaires , qu'il faut
toujours prendre ici pour régies. Si l'établissement est
hien jfttit, les grands et les princes doivent trembler
au seul nom de la cour d^honneur. Il auroit fallu qu'en
l'instituant on y eût porté tous Içs démêlés personnels
e»stant5 alors entre les premiers du royaume ; que lé
tribunal les eût jugés définitivement autant qu'ils pou-
voient l'être par les feules lois dé L'honneur; que oes
jugements eussent été sévères ; qu'il y eût eu des ces-
sions de pas et de rang personnelles et indépendantes
du droit des placée , des interdiction» du port des
96 LETTRE
armes 9 ou de pâroitre devant Ja faee du prince, ou
d'autres punitions semblables , nulles par ellçs-mémes,
griéves par Topinion , j usqu^à Tinfeunie indusivement ,
qu on auroit pu regarder comme la peine capitale dé-
cernée par la cour d'honneur; que toutes ces peines
eussent eu, par le concours de Fautorité suprême »
les. mêmes effets qu'a naturellement le jugement pu-
blic quand laibrce nannulle* point ses décisions;' que
le tribunal n eût point statué sur dés bagatelles, mais
qu'il n'eût jamais ri^n j|ait à demi; que le roi même y
eût été cité quand il jeta sa canne par la fenêtre , de
peur, dit-il, de fraj^r un gentilhomme"*; qu'il -eût
compsM^ en accusé avec sa partie; qu'il eût été jugé
solennellement, condamné à faire réparation au gen-
tilhomme pour l'afïront indirect qu'il lui avoit JEût ; et
que le tribunal lui eût en même temps décerné un prix
d'honneur pour la modération du monarque dans la
colère. Ge^prix, qui devoitjetre un signe très simple,
' M. de LauzuQ. VA.i(à, selon moi, de« coups de canne Inen no-
blement appliqués. *
* Le fait est raconte en détail dans les Mémoires de Saint-Simon » t. X ,
pag. 89-94» édition de Strasbourg; mairce que Ronsseau ne ponvoit sa-
voir , et ce que ihes Mémoires noas apprennent , c'est que ces coopi de
canne si noblement applkfués étoient la juste punition d'une insolencie de
Ltausun qui est \ peine croyable. Di^ temps de Rousseau les Mémoires de
Saint-Sinion étoient an moins connus de quelques personnes , et l'on sait
que l^abbé de Voiaenon en avoit fait un ex^'ait pour amuser Louis XV.
Par là l'anecdote de la canne a pa se répandre dans le monde, et Rousseaa
l'a pn entendre rapi^brter sans qu'on y joignît les circonstances qui justi-
fient le roi en cette occasion. Aussi Saint-Simon , en racontant ce trait àt
Lonis XIV, dit>il que c'est ta plus. belle actfon de sa vie. Cet éloge est exa-
géré sans doute , mais an moins il est vrai de dire que Louis XIV justement
irrité, mais restant maître de sa colère, y montra un sentiment exqnii àt
té qu'il devoit Jk4a4Qis anx eonTenancet et I liii*méme.
A M. d'alembert. 97
mais visible, porté par le roi durant toute sa vie, lui
eût été, ce me semble, un omaoaent plus honorable
que ceux de la royauté , et je ne doute pas qu'il ne fût
devenu le sujet des chants de plus d'un poète. II. est
certain que, quant à Thonneur, les rois eux-mêmes
soDt soumis plus que personne au jugement du public ,
etpeuyent par conséquent, sans s'abaisser, 'compa-
roltre au tribunal qui le représente. Louis Xiy étoit
digne de faire de ces choses-là; et je crois qu'il les eût
laites si quelqu'un les lui eût suggérées.
Avec toutes ces précautions et d'autres semblables ,
il e&t fort douteux qu'on eût réussi, parcequ'une pa-
reille institution est entièrement contraire à l'esprit de
la monarchie; mais il est très sûr que^ pour les avoir
négligées, pour avoir voulu mêler la force et les lois
dans des matières de préjugés ^ et changer le point-
d'honneur par la violence, on a compromis l'autorité
royale , et rendu méprisables des lois qui passpient
leur pouvQir.
Cependant en quoi consistoit ce préjugé qu'il s'a-
gissoit de détruire? Dans l'opinion la plus extravagante
et la plus barbare qui jamais entra dans l'esprit hu-
main : savoir, que tous les devoirs de la société sont
suppléés par laj3ravoure; qu'un homme n'çst plus
fourbe, fripon, calomniateur; qu'il est civil ^ humain,
poli , quand il sait se battre ; que le mensonge se change
en vérité , que le vol devient légitime , la perfidie hour
nête, l'infidélité louable , sitôt qu'on soutient tout cela
le fer à la main ; qu'un affront es t toùj ours bien réparé
par un coup d'épée , et qu'on n'a jamais tort avec un
homme, pourvu qu'on le tue . Il y a , je l'avoue , une au-
ZI.
gS LETTRE
tre sorte d'afiSlire où la gentillesse seméle à là cruauté^
et où Ton ne tiie les gens que par hasard; c est celle
où Ton se bat au premier sang. Au premier sang y grand
Keu ! Et qu'en veux-tu faire de ce sang y bête féroce?
le veux-tu boire? Le nloyen de songer à ces horreurs
sans émotion? Tels sont les préjugés que les rois de
France , armés de toute la force piiUique , ont vaine-
ment attaqués. L'opinion , reine du monde , n est point
soumise au pouvoir des rois; ils sont eux-mêmes ses
premiers esclaves.
Je finis cette longue digression , qui malheureuse-
ment ne sera pas la dernière; et de éet exemple, tïrop
brillant peut«-être , si parva licet componere magnis, je
reviens à des applications plus simples. Un des in&l-
libles effets d'un théâtre étaUi dans, une aussi petite
ville que la nôtre sera de changer nos maximes, ou
si Ton veut, nos préjugés et nos opinions publiques;
ce qui changera nécessairement nos mœurs contre
d'autres , meilleures ou pires , je n'en dis rien encore;
;aiais sûrement moins convenables à notre constitu-
tion. Je demande , âionsieur , par quelles lois efficaces
vous remédierez à cela. Si le gouvernement peut beaH-
coup sur les mœurs , c'est seulement par son institu-
tion primitive : quand une fois il le* a déterminées,
non seulement il n'a plus le pouvoir de les changer, à
moins qu'il ne change , il a même bien de la peine à
les maintenir contre les accidents inévitables qui les
attaquent , et contre la pente naturelle qui les altère.
Les opinions publiques , quoique si difficiles à-geuver-
ner, sont pourtant par elles-mêmes très mobiles et
changeantes. Le hasard , mille causes fortuites , mille
A M. d'alembert. 99
circonstances imprévues, font ce que la force et la
raison ne sauroient faire ; ou plutôt c est précisément
parceque le hasard les dirige que la force n y peut
rien; comme les dés qui partent de la main, quelque
impulsion qu on leur donne, n en amènent pas fdus
aisément le point désiré.
Tout ce que la sagesse hupi^ne peut faire est de
prévenir les changements , d'arrêter de loin tout ce
qui les amène ; mais sitôt qu on les souffre et qu'on les
autorise, on est rarement maître de leurs effets, et
Ton ne^peut jamais se répcmdre de Tétre. Goipoient
donc préviendrons-nous ceux dont i^ous^urons volon*
tairement introduit la ca,use? A Timitation de Fétablisr
sèment dont je viens de parler , nous proposerez-vous
d'instituer des censeurs? Nous en avons déjà > ; et si
toute la force de ce tribunal suffit à peîni& pour nmis
nuuntenirtels que nous sommes, quaad^us aurons
ajouté une nouvelle inclinaisœi à la pente des mœurs,
que fera-tril pour arrêter ce progrès? il est clair qu'il
n'y pourra plus suffire. La première marque de son
impuissance à prévenir les.abus de la comédie sera de
la laisser établir. Car il est aisé de prévoir que ces deux
établissetnents ne sauroient subsister long-temps en-
semble, et que la comédie tournera les censeurs en
ridicule, ou que les censeurs feront chasser les co*
médiens.
Mais il ne s'agit pas seulement ici de l'insuffisance
des lois pour réprimer de mauvaises mœurs eplai^saDit
subsister leur cause. On trouvera > je le prévois , que ,
' Le consistoire , et la chambre de réforme.
lOO LETTRE
Tesprit rempli des abus qu'engendre nécessairement
le théâtre , et de l'impossibilité générale de prévenir
ces abus , je ne réponds pas assez précisément à lex-
pédient proposé , qui est d avoir des comédiens hon-
nêtes gens, c'est-à-dire de lès rendre tels. Au fond,
cette discussion particulière n'est plus fort nécessaire :
tout ce que j'ai dit jiSfpi'ici des effets delà comédie,
étant indépendant des mœiurs des comédiens , n'en au-
roit pas moins lieu quand ils auroient bien profité des
leçons que vous nous exhortez à leur donner , et qu'ils
deviendroientparnossoinsautantdemodélesde vertu.
Cependant, par égard au sentiment de ceux de mes
compati'iotes qui ne voient d'autre danfger dans la
comédie que le mauvais exemple des comédiens , je
veux bien rechercher encore si, même dans leur sup-
position , cet expédient est praticable avec quelque es-
poir de succès , et s'il doit suffire pour les tranquilliser.
En commençant par observer les faits avant de rai-
sonner sur les causes , je vois en général que l'état de
comédien est un état de licence et de mauvaises mœurs ;
que les hommes y sont livrés au désordre ; que les
femmes y mènent une vie scandaleuse; que les uns et
les autres, avares et prodigues tout à-la-fois, toujours
accablés de dettes et toujours versant largent à plei-
nes mains , sont aussi peu retenus sur leurs dissipa-
tions , que peu scrupuleux sur les moyens d'y pourvoir.
Je vois encore que par tout pays leur profession est
déshonorante ; que ceux qui l'exercent , exconununiés
ou non , sont partout méprisés ' , et qu'à Paris même ^
' Si les ÀDglois ont inhumé la cëlèbre Oldfield à côté de leurs
rois, Ce n'étoit pas son métier, mais son talent, quils vouloient
A M. D'ALEMBERT. IOI
*
OÙ ils ont plus de considération et une meilleure con-
duite que partout ailleurs , un bourgeois craindroit de
fréquenter ces mêmes comédiens qu'on voit tous les
jours à la table des grande . Une troisième observation ,
non moins importante, est que ce dédain est plus fort
partout où le^ mcéurs sont plu3 pures , et qu'il y a
des pays d'innocence et de simplicité où le métier de
comédien est presque en horreur. Voilà des fiiits in-
contestables. Vous me direz qu il n'en résulte que des
préjugés. J'en conviens : mais ces préjugés étant uni-
versels , il faut leur chercher une cause universelle ;
et je ne vois pas qu'on la puisse trouver ailleurs que
dans la profession même à laquelle ils se rapportent.
A cela vous répondez que les comédien^ ne se rendent
méprisables que parcequ'on les méprise. Mais pour-
quoi les eût-on méprisés s'ils n'eussent été mépri-
sables? Pourquoi penseroit-on plus mal de leur état
que des autres, s'il h'avoit rien iqui l'en distinguât?
Voilà ce qti'il faudrmt «examiner , peut-être, avant de
les justifier aux dépens du public.
Je pourrois imputer ces préjugés aux déclamations
des prêtres, si je ne les trouvois établis chez les Ro-
mains avant la naissance du christianisme , et non
seulement courant vaguement dans l'esprit du peu-
ple, mais autorisés par des lois expresses qui décla-
roient les acteurs infâmes , leur ôtoient le titre et les
droits de citoyens romains , et mettoient les actrices
honorer. Chez eux les grands talents anoblissent dans les moindres
états; les petits avilissent dans les plas illustres. Et, quant à la
profession des comédiens, les mauvais et les médiocres sont, mé-
prisés à Londres autant ou plus que partout ailleurs.
lOa LETTRE
au rang des prostituées. Ici toute nutre raison Àm-
que , hors celle qui se tire de la nature de la chose.
Les prêtres païens et les dévots , plus favorables €fm
contraires à des spectacles qui faisoient partie des
jeux consacrés à la religion < , n avoient aucun intérêt
à les décriier , et ne les décrioient pas ep. effet. Cep^i-
dunt on pouYoit dès^lors se récrier comme vous faites ',
sur Finconséquence de déshonorer des gens quon
protège , qii on paie , qu'on pensionne : ce qui, à vrai
dàre, ne me paroît pa$ si étrange qu'à vous; car il e^t
à propos quelquefois que 1 état encourage et protège
de^ professions déshonorantjss mais utiles , sans que
ceux qui les exercent en doivent être plus ccmsidérés
pourcdia.
J m lu quelque part que ces flétrissures éioient
moins imposées à de vrais comédien^ qu'à dés lus-
sions, et farceurs qui souilloient leurs ^ jeux d'indé-
cence et d'obscénités : mais cette distinction est in-
soutenable ; car les mots de comédien et d'histrion
étoient parfaitement synonymes $ et n'avoient d'autre
différence , sinon que l'un étoit grec et l'autre étrus-
que. Gcérôn , dans le livre de ï Orateur^ appelle his-
trions les deux plus grands acteurs qu'ait jamais eus
Rome , Ésope et Roscius : dans son plaidoyer pour ce
dernier, il plaint un si honnête homme d'exercer un
* Tite Live dit * que les jeux scéniques furent introduits à Rome
l'an 390, à Foecasion d'une peste qu'il s'agissoit d'y faire cesser.
Aujourd'hui l'on fermeroit les théâtres pour le même sujet, et sûre-
ment cela seroit plus raisonnable.
* lib. VII, cap. 3.
A M. D'aLEMBERT. 10}
métîar ù peu honnête*. Loin de di^tillgiuer entre le$
comé^us y h^s|2ÎQli$. et fsgrceurs , ^i enft'e les acteurs
de» tragédies et ceux 4e$ comédies , la loi couvre in-
distmctemieiit dv méioe opprobre tpus ceux qui mon-
tent ^m le théâtre : Qmsqtds in scenam prodierit, ait
prçstQr^ injiimi9 est**. W est vrai sei^e^ent que cet op*-
probr^ K^nhoil^ moins sur 1^^ reps'ésçntatipn même
que sw rêtat oti roji en fai^pit ujtétier , puisque la
jeunesse de Rome représentoit publiquement, à la fin
de^ grandes pièces , les Atellanes ou Exoçies sai^s dés*
honneur. A œla près , on voit , dans mil]^ endroits ,
que tous les comédiens indifféremment étoient escla-
ves, et traités comme tels quand k public p'étoit pas
ooanent d eux.
Je ne sa<^e qu uu seul peuple qui 9'^ pas eu là^
d«s$us les maximes de tous le^ autres ; ce sont les
Gr^cs. IL est certain que chez 4^iix la profession du
théâtre était si peu déshonnéte , que la Grèce fourmt
des^KC^nplès d'aoteurs chargés de certaines foutions
publiqijbesy soit dans I état, soit en amhafis^d^. Mais
* Les citations ici ne sont point exactes. Dans son plaidoyer
pour le comédien Roscius, Oicéron fait à la vérité ( §. 6) un bel
éloge de ses vertus et de sfïlmnérite personnel; mais.en cet endroit
comime dans tout de reste du plaidoyer, on ne yfoix rien de défa*
vov^le à la profession que j^oscius exerçotf. Qua^t au paot histrion
employé dans le Traité de TOrateur ( iiy. i ^ chap. 6i), il lest dans
l'acception la plus générale, sans application directe à Ëâope et
Roscius, sans même aucune idée d'abjection et de mépris à atta-
eber au mot lui-raéme. Aussi le notiveau tradueteur ( M. Levée )
Ta rendu avec ^raison par le mot acteurs. (Œuvres de Cicéron , 1 8 1 6-,
tome II, page 533. )
** DiG. , lib. II, J. Dehis qui notantur infamid.
I04 LETTRE
on pourroit trouver aisément les raisons de cette ex-
ception. !<' La tragédie ayant été inventée chez les
Grées anssi bien que la comédie ,• ils ne pouvoient jeter
d avance une impression de mépris sur un état dont
on ne connoissoit pas encore les effets; et, quand on
commença de les coanottre j Topinion publique avoit
déjà pris son pli. 2" Comme la tragédie avoit quelque
chose de sacré dans son origine , d'abord ses acteurs
furent plutôt regardés comme des prêtres que comme
des baladins. 3° Tous les sujets des pièces n'étant tirés
que des antiquités nationales dont les Grecs étoieut
idolâtres, ilë voyoient dans ces mêmes acteurs moins
des gens qui jouoient des fables , que des citoyens
instruits qui représentoient aux yeux de leurs com-
patriotes l'histoire de leur pays. 4° ^^ peuple, en-
thousiaste de sa liberté jusqu^à croire que les Grecs
étoieut les seuls hofnmes libres par nature ' , se rap-
pelôit avec un vif sentiment de plaisir ses anciens
malheurs et les crimes de ses maîtres. Ces grands ta-
bleaux l'krstruisoient sans cesse, et il ne pouvoit se
défendre d'un peu de respect pour les organes de cette
instruction. 5° La tragédie n'étant d'abord jouée que
par des hommes , on ne voyoit point sur leur théâtre
ce mélange scandaleux d'hommes et de femmes qui
fiEÛt des nôtres autant d'écoles de mauvaises mœurs.
6° Enfin leurs spectacles n avoient rien de la mesqui-
nerie de ceux d'aujourd'hui. Leurs théâtres n'étoient
point élevés par l'intérêt et par l'avarice; ils n'étoient
' Iphigénie le dit en termes exprès dans la tragédie d'Euripide
qui porte le nom de cette princesse. *
• Acte V, scène 5.
A M. d'alembert. io5
point renfermés dans d obscures prisons ; leurs ac-
teurs n'avoient pas besoin dé mettre à contribution
les spectateurs, ni de compter du coin de IWlles
gens qu'ils voyoient passer la porte , pour être sûrs
de leur souper.
I
Ces grands et superbes spectacles , donnés sous le
ciel , à la face de toute une nation , n offroient de toutes
parts que des combats, des victoires, des prix, des
objets capables d'inspirer aux Grecs ime ardente ému-
lation , et d'échauffer leurs cœurs de sentiments d'hon-
neur et de gloire. C'est au milieu de cet imposant ap-
pareil , si propre à élever et remuer l'ame , que les
acteurs, animés du même zélé, partageoien\ , selon
leurs talents, les honneurs rendus aux vainqueurs
des jeux , souvent aux premiers hommes de la nation.
Je ne suis pas surpris que , loin de les avilir , leur mé-
tier, exercé de cette manière, leur donnât cette fierté
de courage et ce noble désintéressement qui sembloît
quelquefois élever l'acteur à son personnage. Avec
tout cela , jamais la Grèce , excepté Sparte , ne fut citée
en exemple de bonnes mœurs ; et Sparte , qui ne soufr
froit point de théâtre* ,'n'avoit garde d'honorer ceux
qui s'y montrent.
Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet
égard l'exemple des Grecs, en donnèrent un tout
contraire. Quand leurs lois déclaroiènt les comédiens
infâmes, étoit-ce dans le dessein d'en déshonorer la
profession? Quelle eût été l'utilité d'une disposition si
* Rousseau a reconnu lui-même la fausseté de cette assertion.
Voyez dans la Correspondance sa lettre à M. Le Roy, du 4 novem-
bre ijSS.
Io6 LETTRE
cruelle? Elles ne la déshonorotient ppiat , elles ren-
doient seulement authentique le déshonneur qui en
est inséparable; oar jamais les bonnes lois ne ehan-
gent la nature des choses , elles ne font que la suivre;
et celles-là seules sont observées. Il ne s'agit donc
pas décrier d abord contre les pr^ugés j mais de sa-
voir premièrement si ce ne sont que des préjugés; si
la profession de comédien n est point* en effet désho-
norante en elle-même; car si, par malheur, elle Test,
nous aurons beau statuer qu elle ne Test pas, au lieu
de la réhabiliter , nous ne ferons que nous avilir itous*
mêmes.
Qu'est-ce que le talent du comédien? L'art de se
contrefaire , de revêtir un autre caractère que le sien,
de paroUre difFéirent de ce qu'on est , de se pàssioa-
ner de sang froid, de dire autre cho$e que ce quon
pense, aussi naturellement que si Ton le pensoit réel*
lement, et d'oublier enfin sa propre place à fdH'ce def
prendre celle d'autnii. Qu'est-ce que la professjbon du
comédien? Un métier par lequel il se donne en repré-
sentation pour de l'argent, se soumot à l'ignoBÛnie et -
aux affropts qu'on achète le droit de lui faire , et met
publiquement sa personne en vente. J'adjure tout
homme sincère de dire s*il ne sent pas au fond de son
ame qu'il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose 1
de servile et de bas . Vous autres philosophes , qui vous ^
prétendez si fort au-dessus des préjugés , ne mourriez-
vpus pas tons de honte , èi , lâchement travestis en
rois , il vous falloit aller faire aux yeux du public un
rôle différent du vôtre, et exposer vos majestés aux
huées de la populace? Quel est donc, au fond , l'esprit
A M. d'AL£MBERT. lOJ
que le comédien reçoit de son état? Ua mélange de
bassesse , de &usseté , de ridicule orgueil , e% d'indigne
avilissement , qui le rend propre à toutes sortes de per»
sonnages , hors le plus noble de tous , ôelui dhomme ,
qu'il abandonne.
Je sais que le jeu du comédien n'est pas celui d'un
fourbe qui veut en imposer ,* qu'il ne prétend pas qu'on
le prenne en effet pour la personne qu'il représente,
ni qu'on le cr(»e affecté des. passions qu'il imite , et
qu'en donnant cette imitatiod pour ce qu elle est il la
rend tout-à-&it innocente. Aussi ne Taccusé-je pas'
d'être précisément un trompeur , mais de cultiver ,
pour tout métier, le talent de tromper les hommes^
et de s'ex^*cer à des habitudes cpii , ne pouvant être
innocentes qu'au théâtre, ne servent partout ailleurs
qu'à malfaire. Ces hommes si bien parés, si hien
exerces au ton de la galanterie et aux accents de la
passion , n^abuseront-ils jamais de cet art pour séduire
de jeunes personnes ? Ces valets filous , si subtils de
la langue et de la main sur la scène , dans les besoins
d'un métier plus dispendieux que lucratif n'auront^ils
jamais de distractions utiles? Ne prendront-ils jamais
la bourse d'un fils prodigue ou d'un père avare pour
celle de Léandre ou d'Argan > ? Partout la tentation
' On a relevé ceci comme outré et comme ridicule. On a eu rai-
son. Il n y a point de vice dont les comédiens soient moins accusés
<}ae de la friponnerie; leur métier, qui les occupe, beaucoup, et
leur donne même des sentiments d'honneur à certains égards, les
éloigne d'une telle bassesse. Je laisse ce passage , parceque |e me
suis fait une loi de ne rien 6ter ; mais je le désavoue hautement
comme une très grande injustice.
J08 LETTRE
de malfaire augmenté avec la facilité; et il feut que
les comédiens soient plus vertueux que les autres
hommes , s'ils ne sont pas plus corrompus.
L'orateur, le prédicateur , pourra-t-on me dire en-
core /paient de leur personne ainsi que le comédien.
La différence est très grande. Quand Forateur se mon-
tre, c'est pour parler, et non pour se donner en spec-
tacle : il ne représente que lui-ïnéme , il ne fait que
«
son propre rôle, ne parle qu'en son propre nom, ne
dit ou ne doit dire que Ce qu'il pense : Thomme et le
personnage étant le même être , il est à sa place ; il est
dans le cas de tout aufre citoyen qui remplit les fonc-
tions de son état. Mais un comédien sur la scène, éta-
lant d'autres sentiments que les siens, ne disant que
ce qu'on lui fait dire, représentant souvent un être
chimérique , s'anéantit , pour ainsi dire , s'annuUe avec
son héros; et, dans cet oubli de Thomme, s'il en reste
quelque chose, c'est pour être le jouet des specta-
teurs. Que dirai-je de ceux qui semblent avoir penr
de valoir trop par eux-mêmes , et se dégradent jusqu'à
représenter des /personnages auxquels ils seroient
bien fâchés de ressembler? C'est un grand mal sans
doute • de voir tant de scélérats dans le monde faire
des rôles d'honnêtes gens; mais y a-t-il rien de plus
odieux, de plus choquant, de plus lâche, qu'un hon-
nête homme à la comédie faisant le rôle d'un scé-
lérat, et déployant tout son talent pour faire valoir
de criminelles maximes dont lui-même est pénéti^
d'horreur?
Si l'on ne voit en tout ceci qu'une profession peu
honnête, on doit voir encore une source de mauvaises
A M. D'ALEMBERT. 109
mœurs dans le désordre des actrices, qui force. et en-
traîne celui des acteurs. Mais pourquoi ce désordre est-
il inévitable? Ah! pourquoi? Dans tout autre; temps on
nauroit pas besoin dé le demander; mais, dans ce
siècle où régnent si fièrement les préjugés et Terreur
sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par
leur vain savoir , ont,fermé leur esprit à la voix de la
raison , et leùi: cœur à celle de la nature.
Dans tout état, dans tout pays, dans toute condi-
tion , les deux sexes ont entfe eux une liaison si forte
et si naturelle, que les mœurs de Tun décident tou-
jours de celles de l'autre . Non que ces mœurs sqient
toujours les mêmes , mais elles ont toujours le même
degré de bonté , modifié dans chaque sexe par les pen-
chants qui luiront propres. Les Angloisessont douces
et timides; les Angloiâ sont durs et férofces. D où vient
cette apparente opposition? De ce que le caractère de
chaque sexe est ainsi r^enfor ce, et que c'est aussi le
caractère national de porter tout à Textréme. A cela
près, tout est semblable. Les deux sexes aiment à vir
vre à part ; tous deux font cas des plaisirs de la tdble ,
tous deux se rassemblent pour boire après le repas ,
les hommes du vin, les femmes du thé, tous, deux se
livrent au jeu sans fureur; et s'en font un métier plu-
tôt qu'une passion; tous deux ont un grand respect
pour les choses honnêtes; tous deux aiment la patrie
et les lois; tous deux honorent la foi conjugale, et,
s'ils la violent, ils ne se font point un honneur de la
violer ; la paix domestique plaît à tous deux : tous deux
sont silencieux "et taciturnes; tous deux difficiles à
émouvoir ; tous deux emportés dans leiurs passions ;
I lO LETTRE
pour tous deux lamour est temfale et tragique , il dé-
cide du sort de leurs jours ; il ne s'agit pas de moins, dit
Murait, que d'y laisser la raison ou la vie; eoBn tous
deux se plaisent à la campagne, etles dames angloises
errent aussi volontiers dans leurs parcs solitaires,
qu elles vont se montrer à Vauxhall. De ce goût com-
mun pour la solitude nak aussi celui des lectures
contemplatives et des ronlans dont TAngleterré est
inondée K Ainsi tous deux, plus recueillis avec eux-
mêmes, se livrent moins à des imitattons frivoles,
prennent mieux le goût des vrais plaisirs de la vie , et
songent moins à paroitre heureux qu a Fétre.
J'ai cité les Anglois par préférence , parcequ'ils sont ,
de toutes les nations du monde , celle où les mœurs
des deux sexes paroissent d'abord le pluç contraires*
De leur rapport dans ce pays-là nous pouvons conciure
pour4e6 autres : toute la différence consiste en ce que'
la vie des femmes est un développement continuel de
leurs mœurs ; au lieu que celles des hommes s effaçant
davantage dans Tuniformit^ des affaires, il &ut at-
tendre, pour en juger, de les voir dans les plaisirs.
Voulez- vous donc connoltre les hommes, étudies les
femmes. Ge'tte maxime est générale, et jusque-là tout
le monde sera d'accord avec moi. Mais si j'ajoute qu'il
n'y a point de bonnes mœurs pour les femmes hors
d'une vie reûcée et domestique; si je dis que les pai*
sibles soins de la famille et du ménage sont leur par^
tage , que la dignité de leor sexe est dans sa^ modestie,
' Hs y sont, comme les hommes, sublimes ou détestables. On
n*a jamais fait encore, en quelque langue que ce soit, de roman
éf^al k Clarisse^ ni même approchant.
 M. D'ALEMBERT. 111
qnela hoiijto et la pudeur^nt^én elle» inséparables de
rhonnéteté, que rechercher les regards des hommes
c est déjà s'en laisser corrompre, et que toute femme
qui se montre se déshonore; à Tinstant va s'élever-
contre moi cette philosophie d'un jour , qui naît et
meurtdàns le coin d'une grande ville, etveutétoufFék*
de là le cri de la nature et la voix unanime du genre
humain. '
Préjugés populaires! me crie-t-<m; petites erreurs
de l'enfance ! tromperie des lois et de l'éducation LLa
pudeur n'est rien; elle n'est qu'une invention des lois
sociales pour mettre à couvert les droits des pères
et des époux , et maintenir quelque ordre dans les £ai"-
milles. Pourquoi rougirions-nous des besoins que nousr
donna la nature? Pourquoi trouverions-nous un modf
de honte dans un acte aussi indifïiérent en soi et aussi
utile dfflEis ses effets que celui qui concourt à perpétuer
l'espèce?* Pourquoi , les désirs ^nt égaux des deux
parts , les démonstrations en seroient*elles différentes ?
Pourquoi l'un des sexes se refuseroit-il plus que l'au-
tre aux penchants qui leur sonif communs? Pourquoi
l'homme âuroit-il sur ce point d'autres lois' que les
animaux?
Tes pourquoi, dit le dieu, ue finiroient jamais.
Mais ce n'est pas à Thomme , c'est à son auteur qu'il
les faut adresser. îï'est-il pas plaisant qu'il faille dire
pourquoi j'ai honte d'un sentiment naturel , si cette
honte ne m'est pas moins naturelle que ce sentiment
même? Autant vaudroit me demander aussi pourquoi
J ai ce sentiment. Est-ce à moi de rendre compte de ce
U2 . LETTRE
qua fait la nature? Par cette manière de raisonner,
ceux qui ne voient pas pourquoi Thomme est existant
devroient nier qu'il existe.
J'ai peur que ces grands scrutateurs des conseils de
Dieu n'aient un peu légèrement pesé ses raisons; Moi,
qui ne me pique pas de les connoitre, sj'en crois voir
qui leur ont échappé. Quoi qu'ils en disent, la honte
qui voile aux yeux d'autrui les plaisirs de l'amour est
quelque chose : elle est la sauvegarde commune que
la nature a donnée aux deux sexes dans un état de foi-
hlesse et d'oubli d'eux-mêmes qui les livre à la merci
du premier venu : c'est ainsi qu'elle couvre leur som-
meil des ombres de la nuit , afin que , durant ce t^mps
de ténèbres, ils soient moins exposés aux attaques les
uns des autres : c'est ainsi qu'elle fait chercher à tout
animal souffrant la retraite et les lieux déserts, afin
qu'il souffre et meure en paix hors des atteintes qu'il
ne peut plus • repousser, j
A l'égard de la pudeur du sexe en particulier , quelle
arme plus douce eût pu donner cette même nature à
celui qu'elle destiiinifà se défendre? Les désirs sont
égaux l Qu'est-ce à dire? Y a-t-il de part et d'autre mê-
mes facultés de les satisfaire? Que deviendroit l'es-
pèce humaine si l'ordre de l'attaque et de la défense
étoit changé? L'assaillant choisiroit, au hasard, des
temps où la victoire seroit impossible; l'assailli seroit
laissé en paix quand il auroit besoin de se rendre, et
poursuivi sans relâche quand il seroit trop foible pour
sviccbmber; enfin le pouvoir et la volonté, toujours
en discorde , ne laissant jamais partager les désirs,
A M. d'alembert. ii3
Tamour ne sieroit plus le soutien de la nature, il en
seroit le destructeur et le fléau.
Si les deux s'exe^ avoient également fait et reçu les
avances, la vaine importu&ité n eût point été sauvée,
des feux toujours languissants dans uiîe ennuyeuse
liberté ne se fussent jamaisurcités , le plus doux de
tous les sentiments eût à peine effleuré le cœur hu-
main, et son objet eût été mal rempli. L'obstacle ap-
parent qui semble éloigner cet objet est au fond ce
qui le rapproche.. Les désirs voilés par la honte n'en
deviennent que plus séduisants; en les gênant, la pu-
deur les enflamme: ses craintes, ses détours, ses ré-
serves, ses timides aveux, sa tendre et naïve finesse,
disent mieux ce, qu'elle croit taire que la passion ne
Teût dit sans elle : c'est elle qui donne du prix aux fa-
veurs , et de la douceur aux refus. Le véritable amour
possède en effet ce que la seule pudeur lui dispute : ce
mélange de foiblesse et de modestie le rend plus tou-
chant et plus tendre; moins il obtient, plus la valeur
de ce qu'il obtient en augmente; et c'est ainsi qu'il
jouit à-la-fois de ses privations et de ses plaisirs.
Pourquoi , disent-ils , ce qui n'est pas honteux à
1 homme le seroit-il à la femme? pourquoi l'un des
sexes se feroit-il un crime de ce que l'autre se croit per-
mis? Gomme si les conséquences étoient les mêmes
des deux côtés ! comme si tous les austères devoirs de
la femme ne dérivoientpasde cela seul, qu*un enfant
doit avoir un père ! Quand ces importantes considé-
rations nous manqueroient, nous aurions toujours la
même réponse à faire , et toujours elle seroit sans ré-
plique : ainsi l'a voulu la nature, c'est un crime d'é-
XI. 8
Il4 LETTRE
touffer 99 voix. L'homme peut être audacieux » telle
est sa destination > ; il fout bien que quelqu'un se dé-
dare; maiis toute femme sans pudeur est cx>upâble et
dépravée y parcequ elle foule aux pieds un sentioieiil
naturel à son sexe.
Gomment peut-on disputer la vérité de ce sentiment?
toute la terre n en rendit-elle pas Féclatant tépioi-
gnage , la seule comparaison des sexes suffiroit pour
' Distinguons cette audace àe Finsolence et de la brutalité; car
rien ne part de sentiments plus opposés et n'a d'effets pins con-
traires. Je suppose Tamour innocent et Ubre, ne recevant de loi
que de hn-même ; c'est à lui i^nl qu'il appartient de présider à ae^
mystères, et de former l'union des personnes ainsi que celle ûes
cœurs. Qu'un homme insulte à la pudeur du sexe , et attente avec
violence aux charmes d'un jeune objet qui ne sent rien pour lui ;
sa grossièreté n'est point passionnée, die est outrageante; elle
aniionee une iptne sans moeurs , sans, délicatesse, incapable à-la^fbi»
d'amour et d'honnêteté. Le plus grand prix des plaisirs est dans le
cœur qui les donne : un véritable amant ne trouveroit que dou-
leur, rage et désespoir, dans la possession même de ce qu'il aime,
s'il croyoil n'en point être aimé.
Vouloir contenter insolemment ses désirs saipâi Faven de celle
qui les fait naître, est ^a^dace d'un satyre; celle d'un homme est
de savoir les témoigner sans déplaire, de les rendre intéressants,
de faire en sorte qu'on les partage, d'asservir les sentiments avant
d'attaquer la personne. Ce n'est pas encore assez d'être aimé , les
désirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il
Ca^t de plus le consentement de la volpnté. Le cœur accorde en
vain ce que la volonté refuse. L'honnête homme et l'amant s'en
abstient , même quand il poun^it l'obtenir. Arracher ce consente-
ment tacite, c'est user de toute la violence permise en amour. Le
Hre dans les yeux, le voûr dans les manières, malgré le relus de la
bouche , c'esi Vart de celui qui sait aimer ; s'il achève alors d'être
heureux , il n'est point brutal , il est honnête ; il n'outrage point la
pudeur , il la respecte, il la sert; il lui laisse l'honneur de défendre
encore ce qu'elle eût peut-être abandotfué.
A M. d'alembert. ii5
la constater. K'est-ce pas la nature qui pare les jeunes
personnes de ces traits si doux, qu'un peu de honte
rend plua touchants encore? N est-ce pas elle qui met
dans ïeursi yeux ce regard timide et tendre auquel on
résiste avec tant de peine? N-est-ce pas elle qui donne
à lem^ teint plus d'éclat et à leur peau plus de finesse,
afin qu^une modeste rougeur s'y laissé mieux aper-
cevoir? N'est-ce pas elle qui les rend craintives afin
qu elles fuient, et foihlesafin qù'eltes cèdent? A quoi
bon leur donner un cœur plus sensible à la pitié,
moins de vitesse à la course, un corps moins robuste,
une stature moins haute, dés muscles plus délicats,
si elle ne les eût destinées à se laisser vaincre? Assu-
jetties aux incommodités de la grossesse, et a^x dou-
leurs de l'enfantement , ce surcroît de travail èxîgeoit-il
une diminution de forces? Mais pour les réduire à cet
état pénible , il les falloit assez fortes pour ne suc-
eoniber qu'à leur volonté, et assez foibles pour avoir
tû.i]^our$ un prétexte de se rendre. Voilà précisément
le point où les a placées la nature.
Passons du raisonnement à l'expérience. Si la pu-
deur étoit un préjugé de la société et de Téducation,
ce sentiment devroit augmenter dans les lieux où l'é-
ducatipn est plus soignée , et où l'on raffine incessam-
me^it sur les lois sociales ; il devroit être plus fi)ible
partout où l'on est resté phis près de l'état primitif.
C'est tout le contraire ^ Dans nos montagnes, les
' Je m'attends à l'objection : Les fiemmes sauvages q oot poi^t de
pudeur, car elles vont nues. Je réponds que les nôtres en ont en^
oore moins , car elles s'habillent. Voyez la fin de cet Essai , ayi
sujet 4^ fiUAf de Lacëdémone.
8.
Il6 LETTRE
femmea sont timides et modestes; un mot les fidt rou-
gir, elles n'osent lever les yeux sur les hommes » et
gardent le silence devant eux. Dans les grandes villes ,
la pudeur est ignoble et basse : c est la seule chose dont
une femme bien élevée auroit honte, et llionneur
d avoir fait rougir un honnête homme n a[^>artient
qu aux femmes du meilleur air.
L'argument tiré de l'exemple des bétes ne conclut
point et n'est pas vrai. L'homme n'est point un chien
ni un loup. Il ne faut qu'établir dans son espcîce les
premiers rapports de la société pour donner à ses
sentiments une moraUté toujours inconnue aux bétes.
Les animaux ont un cœur et des passions , mais la
sainte image de Thonnéte et du beau n'entra jamais
que dans le cœur de l'homme.
Malgré cela, où a-t-on pris que l'instinct ne produit
jamais dans les animaux des effets semblables à ceux
que la honte produit parmi les hommes? Je vois tous
les jours des preuves du contraire. J'en vois se cacher
dans certains besoins , pour dérober aux sen^ un objet
de dégoût; je les vois ensuite, au lieu de fuir, s'em-
presser (i*en couvrir les vestiges. Que manque^t-il à
ces soins pour avoir un air de décence et d'honnêteté ,
sinon d'être pris pai* des hommes? Dans leurs amours ,
je vois des caprices, des choix, des refus concertés,
qui tiennent de bien près à la maxime d'irriter la pas-
sion par des obstacles . A l'instant même où j 'écris ceci ,
j'ai sous les yeux un exemple qui le confirme. Deux
jeunes pigeons , dans l'heureux temps de leurs pre-
mières amours , m'offrent un tableau bien différent dé
la sotte brutaUté que leur prêtent nos {H*étendus sages.
A M. D'aLEMBERT. 117
La blanche colombe va suivant pas à pas son bien-
aimé, et prend chasse elle-même aussitôt qu'il se re-
tourne. Beste-t-il dans Tinaetion , de légers coups de
bec le réveillent : s'il se retire , t)n le poursuit ; s'il se
défend, un petit vol de six pas lattire encore : Tinno-
cence deia nature ménage les agaceries et la molle
résistance avec un art quauroità peine la plus habile
coquette. Non , la folâtre Galatée ne faisoit pas mieux ,
etVirgile eût pa tirer d'un colôpibier Tune de ses plus
charmantes images^
Quand on pourroit nier qu'un sentiment particulier
de pudeur fût naturel aux femmes, en seroit-il moins
vrai que, dans la société, leur partage doit étreune
vie domestique et retirée , et qu'on doit les élever ^ans
des principes qui s'y rapportent? Si la timidité, la
pudeur , la modestie , qui leur sont propres , sont des
inventions sociales , il importe à la société que les
femmes acquièreat ces qualités , il importe de les cul-
tiver en elles ; et toute femme qui les dédaigne offense
les bonnes mœurs. Y a-t-il au monde un spectacle aussi
touchant , aussi respectable , que celui d'une mère de
Cunille entourée de seseû&nts, réglant les travaux de
ses domestiques , procurant à son mari une vie heu-
reuse , et gouvernant sagement la maison? C'est là
qu'elle se montre dans toute la dignité d'une honnête
femme; c'est là qu'elle impose vraiment du respect,'
et que la beauté partage avec honneur les honmaages
rendus à la vertu.
Une maison dont la maltresse est absente est un
corps sans ame , qui bientôt tombe en corruption ; une
femme hors de sa maison perd son plus grand lustre ;
Il8 LETTRE
et,«(lépoiiillée de ses vrais ornements , elle se montre
avec indécence. Si elle a un mari , qne cherche-t-elle
piarmi les hommes? Si elle n'en a pas, comment s'ex-
pose-t-elle à rebuter, par un maintien peu modeste,
celui qui sêroit tenté de le devenir? Quoi qu'elle puisse
ferre, on sent qu'elle n'est pas à sa place en public; et
sa beauté même , qui plaît sans intéresser , n'est qu'un
,tort de plus que le cœtir lui rèprodhe. Que cette im-
pi^ssion nous vienne de la nature ou de l'éducation ,
elle est commune à tous les peuples du monde ; par-
tout on considère les femines à proportion de leur
modestie; partout on est convaincu qu'en négligeant
les manières de leur sexe elles en négligent les devoirs ;
partout ott voit qu'alors , tournant en effronterie la
mâle et ferme assurance de l'homme , elles s'avilissent
par cette odieuse imitation ^ et déshonorent à-la-fois
leur sexe et le nôtre.
Je sais qu'il régne en quelques pays des coutumes
contraires; mais voyez aussi quelles mœurs elles ont
feit naître. Je ne voudrois pas d'autre exemple pour
confirmer mes maximes. Appliquons aux mœurs des
femmes ce que j'ai dit ci-devant de l'honneur qu'on
leur porte. Chez tous les anciens peuples policés elles
vivoient très renfermées ; elles se montroient rare-
ment en public, jamais avec des hommes ; elles ne se
promenoient point avec eux ; elles n'avoient point la
meilleure place au spectacle , elles ne s'y mettoient
point en montre ' ; il ne leur étoit pas même permis
' Au théâtre d'Athènes , les femmes occupoient une galerie haute
appelée cercis , peu commode pour voir et pour être vues ; mais il
A M. D'ALEMBERT. 119
d^assister à tous , et Ton sait qu'il y avoit peine de
fDort contre celles qui s oseroient montrer aux Jeux
olympiques.
Dans la maisosi elles avoient un appartement par-
ticulier où les hommes n'e^itroient point. Quand leurs
maris donnoient à manger, elles se préseatoi^it ra-
rement à table; les honnêtes femmes en sortoieat
avant la fin du repas , et les autres n'y paroissoient
pcHiit att commencement. Il n'y avoit aucune assem-
blée coaarimune pour les deux sexes; ils ne passoient
prânt la journée ensemble. Ge soin de ne passe rassa-
sia* les uns des autres Êiisoit qu'on s'en revoyoit avec
plus de plaisir : il est sûr qu'en général la paix dopies-
tique étoit mieux affermie , et qu'il régàoit plus d'union
entre les époux ' qu'il n'en régne aujourd'hui.
Tels étoient les usages des Perses^, des Grecs , dea
Romains, et même des .Égyptiens, malgré les mau-
vaises plaisanteries d'Hérodote , qui se réfiutent d'elles-
mêmes. Si quelquefois les femmes sortment des bornes
de cette modestie , le cri public montroit que c étoit
une exception. Que n'a-t-on pas dit de la liberté, du
sexe à Sparte? On peut comprendre aussi par la
paroît, par Taventure de Valérie et de Sylla*, quau cirque de.
Rome elles étoient mêlées avec les hommes.
* On en ponrroit attribuerla canse à la facilité du divorce ; mais
les Grecs en faisoient peu d*u8age, et Rome subsista cinq ceitts ans
avant que personne s*y prévalût de la loi qui le permettoit.
•PLUTARQUE, Vie de Sylla, §. 7a. — La galerie dont il. est parlé dans
cette note pour le théâtre d'Athènes , étoit réservée aux femmes honnêtes
etqcd lenotent à leur réputation. Quant aux eourtisanes, il paroît qu ^es-
se plaçoient toit parmi les hommes, soit dans une galerie particulière.
^njrage d'JnacharsiSj cha^. x\.
lao LETTRE
Lisistrata d'Anstophane combien rimpudence des
Athéniennes étoit choquante aux yeux des Grecs ; et,
dans Rome déjà corrompue , avec quel scandale ne
vit-on point encore les dames romaines se présenter
au tribunal des triumvirs !
Tout est changé. Depuis que des foules de barbares ,
traînant avec eux leurs femmes dans leurs armées^
eurent inondé l'Europe, la licence des camps, jointe
à la froideur naturelle des climats septentrionaux,
qui rend la réserve moins nécessaire , introduisit une
autre manière de vivre, que favorisèrent les livres de
chevalerie, 6à^ les belles dames passoient leur vie à
se faire enlever par des hommes , en tout bien et en
tout honneur. Comme ces livres étoient les écoles de
galanterie du temps, les idées de liberté qu'ils inspi-
rent s'introduisirent surtout dans les cours et les
grandes villes , où Ion se pique davantage de poli-
tesse ; par le progrès même de cette politesse , elle dut
enfin dégénérer en grossièreté. G est ainsi que la mo-
destie naturelle au sexe est peu-à-peu disparue , et que
les moeurs des vivandières se sont transmises aux
femmes de qualité.
Mais voulez- vous savoir combien ces usages , con-
traires aux idées naturelles , sont choquants pour qui
n'en a pas l'habitude? jugez-en par la surprise et l'em-
barras des étrangers et provinciaux à l'aspect de ces
manières *si nouvelles pour eux. Get embarras fait
l'éloge des femmes de leurs pays ; et il est à croire que
celles qui le causent en seroient moins fières, si la
source leur en étoit mieux connue. Ce n'est point
qu'elles en imposent; c'est plutôt qu'elles font rougir,
A M. D'aLEMBERT. 121
et que la pudeiir, chassée par la femme de ses dis-
cours et de son maintien , se réfugie dans le cœur de
Thomme.
Revenant maintenant à nos comédiennes, je de-
mande comment un état dont Tunique objet est de se
montrer au public, et qui pis est, de se montrer potir
de largent, conviendroit à d'honnêtes fenmieç, et
pourroit compatir en elles avec la modestie et les
bonnes mœurs. Â<t-on besoin même de disputer sur
les différences morales des sexes pour sentir combien
il est difficile que celle qui se met à prix en présen-
tation ne s'y mette bientôt en personQe, et ne se
laisse jamais tenter de satisÊiire des désirs qu'elle
prend tant de soin d'exciter? Quoi! malgré mille
timides précautions, une femme honnête et sage,
exposée au moindre danger , a bien de la peine encore
à se conserver un cœur à l'épreuve; et ces jeunes
personnes audacieuses , sans autre éducation qu'un
système de coquetterie et des rôles amoureux, dans
une parure très peu modeste ' , sans cesse entourées
d'une jeunesse ardente et téméraire, au milieu des
douces voix de l'amour et du plaisir, résisteront, à
leur âge , à leur cœur , aux objets qui les environnent,
aux discours qu'on leur tient , aux occasions toujours
renaissantes , et à l'or auquel elles sont d'avance à
demi vendues! Il faudroit nous croire une simplicité
d'enfant pour vouloir nous en imposer à ce point. Le-
vice a beau se cacher dans l'obscurité, son empreinte
' Que sera-ce, en leur supposant la beauté qu*on a raison d'exiger
d'elles ? Voyez les. Entretiens sur le Fils naturel. *
* Oufrage de Diderot.
122 iiETTRE
«est sur- les fronts ooupables : laudace d'ane femme est
le signe assuré de sa honte; c'est pour avoir trop à
rougir qu'elle ne rougit plus ; et si quelquefois la pu-
deur survit à la chasteté, que doit-on penser Ae la
chasteté quand la pudeur même est éteinte?
Suj^sons, si Ton veut, qu'il y ait eu quelques
exceptions ; supposons
Qu*il en soit jusqu'à trois que Ton pourroit nommer.
Je veux bien croire là-dessus ce que je n'ai jamais ni
vu ni oui dire. Appellerons-nous un métier honnête
celui qui feit d'une honnête femme un prodige , et qui
nous porte à mépriser celles qui l'exercent, à moins
de compter sur un miracle continuel? L'immodestie
tient si bien à leur état, et elles le sentent si bien elles-
mêmes , qu'il n'y en a pas une qui ne se crût ridicule
de feindre au moins de prendre pour elle les discours
de sagesse et d'honneur qu elle débite au public. De
peur que ces maximes sévères ne fissent un progrès
nuisible à son intérêt, l'actrice est toujours la pre-
mière à parodier son rôle et à détruire son propre ou-
vrage. Elle quitte , en atteignant la coulisse , la morale
du théâtre aussi bien qde sa dignité; et si l'on prend
des leçons de vertu sur la scène, on les va bien vite
oublier dans les foyers.
Après ce que j'ai dit ci-devant, je n'ai pas besoin ,
je crois, d'expliquer encore comment le désordre des
actrices entraîne celui des acteurs , surtout dans un
métier qui les force à vivre entre eux dans la plus
grande femiliarité. Je n'ai pas besoin de montrer com-
ment d'un état déshonorant naissent des sentiments
A M- D'ALEMBERT. 123
déshonnétes, ni comment les vices divisent ceux que
l'intérêt commun devroit réunir. Je ne m'étendrai pas
sur mille sujets de discorde et dç querelles, que la
distribution dès rôles , le partage de la recette , le choix
des pièces , la jalousie des applaudissements , doivent
exciter sans cesse , principalement entre les actrices ,
sans parler des intrigues de galanterie. Il est plus inu-
tile encore que j'expose les effets a^^^association du
laxe et de la misère , inévitable e^^^ks gens-là , doit
naturellement produire. J'en a^^^^trop dit pour
vous et pour les hommes raisonnables; je n'en dirois
jamais assez pour les gens prévenus* qui ne veulent
pas voir ce que la raison leur montre , mais seulement
ce qui convient à leurs passions ou à leurs préjugés.
Si tout cela tient à la profession du comédien, que
ferons-nous, monsieur, pour prévenir des effets iné-
vitables? Pour moi , je ne vois qu'un seul moyen ; c'est
d'ôter la cause. Quand les maux de l'homme lui vien-
nent de sa nature ou d une manière de vivre qu'il nç
peat changer, les médecins les préviennent-ils? Dé-
fendre au comédien d'être vicieux , c'est défendre à
Thomme d'être malade.
S'ensuit-il de là qu'il faille mépriser tous les comé-
diens? 1} s'ensuit, au contraire, qu'un comédien qui
a de la modestie, des mœurs, de l'honnêteté, est,
comme vous l'avez très bien dit, doublement estima-
ble , puisqu'il montre par là que l'amour de la vertu
l'emporte en lui sur les passions de l'homme et sur
Tascendant de sa profession. Le seul tort qu'on lui
peut imputer est de l'avoir embrassée : mais trop sou-
vent un écart de jeunesse décide du sort; de la vie; et,
124 LETTRE
quand on se sent nn vrai talent , qui peut résister à son
attrait? Les grands acteurs portent avec eux leur ex-
cuse; ce sopt les mauvais qu'il &ut mépriser.
Si j ai resté si long-temps dans les termes de la pro-
position générale , ce n'est pas que je n'eusse eu plus
d'avantage encore à l'appliquer précisément à la TÎlle
de Genève : mais la répugnance de mettre mes conci-
toyens sur la scène m'a fait différer autant que je Tai
pu de parler <^^|h* Il y f^^t pourtant venir à la fin;
et je n'aurois ^^^m qu'imparfaitement ma tâche, si
je ne cherchois, sur notre situation particulière, ce
qui résultera de l'établissement d'un théâtre dans no-
tre ville, au cas que votre avis et vos raisons détermi-
nent le gouvernement à l'y souffrir. Je me bornerai
à des effets si sensibles, qu'ils ne puissent être con-
testés de personne qui connoisse un peu notre consti-
tution.
Genève est riche, il est vrai; mais , quoiqu'on ny
voie point ces énormes disproportions de fortune qui
appauvrissent tout un pays pour enrichir quelques
habitants et sèment la misère autour de l'opulence,
il est certain que, si quelques Genevois possèdent
d'assez grands biens, plusieurs vivent dans une disette
assez dure, et que l'aisance du plus grand nombre
vient d'un travail assidu, d'économie et de modéra-
tion, plutôt que d'une richesse positive. Il y a bien
deç villes plus pauvres que la nôtre où le bourgeois
peut donner beaucoup plus à ses plaisirs, parcequ^
le territoire qui le nourrit ne s'épuise pas , et que son
temps n'étant d'aucun prix, il peut le perdre sans
préjudice. Il n'en va pas ainsi parmi nous, qui, sans
A M. D'ALEMBERT. 135
terres pour subsister ^ n'avons tons que notre indus-
trie. Le peuple genevois ne se soutient qu^à force de
travail 9 et n^a le nécessaire qu'autant qu'il se refuse
tout superflu : c'est une des raisons de nos lois somp-
tuaires. Il me semble que ce qui doit d'abord frapper
tout étranger entrant dans Genève, c'est l'air de vie
et d'activité qu'il y voit régner. Tout s'occupe, tout
est en mouvement, tout s'empresse à son travail et à
ses afia^res. Je ne crois pas que nulle autre aussi pe-
tite ville au monde ofïre un pareil spectacle. Visitez le
quartier Saînt-Gervais , toute l'horlogerie de l'Europe
y paroit rassemblée. Parcourez le Molard et les rues
basses, un appareil de commerce en grand , des mon-
ceaux de ballots , de tonneaux confusément jetés , une
odeur d'Inde et de droguerie, vous font imaginer un
port de mer. Aux Pâquis , aux Eaux-vives, le bruit et
laspect des &briques d'indienne et de toile peinte
semblent vous transporter à Zurich. La ville se mul-
tiplie en quelque sorte par les travaux qui s'y font;
et j'ai vu des gens, sur ce premier coup d'œil, en.
estimer je peuple à cent mille âmes. Les bras, l'em-
ploi du temps, la vigilance, l'austère parcimonie;
voilà les trésors du Genevois; voilà avec quoi nous
attendons un amusement de gens oisifs , qui , nous
ôtantà-la-fois le temps et l'argent, doublera réellement
notre perte.
Genève ne contient pas vingt-quatre mille âmes,
vous en convenez. Je vois que Lyon, bien plus riche à
proportion , et du moins cinq ou six fois plus peuplé ,
entretient exactement im théâtre, et que, quand ce
théâtre est un opéra, la ville n'y sauroit suffire. Je
126 LETTRE
vois que Paris, la capitale de la France et lie goufire
des richesses de ce grand royaume , ^n çoXreûent trois
*
assez médiocrement, et un quatrième en certains temps
de Tannée. Supposons ce quatrième > permanent. Je
vois que , dans plus de six cent mille habitants, ce
rendez-vous de Fopulence et de Foisiveté fournit à
peine journellement au spectacle mille ou douze cents
spectateurs , tout compensé. Dans le reste du royaume,
je vois Bordeaux , Rouen , grands ports de mer ; je vois
Lille, Strasbourg, grandes villes de guerre, pleines
d'officiers oisifs qui passent leur vie à attendre quil
soit midi et huit heures , avoir un théâtre de comédie:
encore &ut-il des taxes involontaires pour le soutenir.
Mais coixibien d autres villes incomparablement plus
grandes que la nôtre , combien de sièges de parlements
et de cours souveraines , ne peuvent entretenir une
comédie à demeura !
Pour juger si nous sommes en état de mieux £ûre,
prenons un terme de comparaison bien connu, tel,
par exemple , que la ville de Paris. Je dis donc que , si
plus de six cent mille habitants ne fournissent journel-
lement et Fun dans l'autre aux théâtres de Paris que
* Si je ne compte point le concert spirituel , c'est qn'au lieu d*être
un spectacle ajouté aux autres, il n*en est que le supplément, le
ne compte pas non plus les petits spectacles de la Foire ; mais anssi
je la compte toute Tannée , au lieu qu elle ne dure p;is six mois.
En recherchant, par comparaison , s*il est possible qu'une troupe
subsiste à Genève, je suppose partout des rapports plus favorables
à Taffirmative que ne le donnent les faits connus. *
* Les trois tfaëàtces pet manents à Paris ëtoient leThëâlre-François, rOpéra,
«lia Com^c|ie^It^<nnQ; le çiatriÂme étoit ce Tkéâtrt de la Foire où Firoo
et Lesage ont fait reprëseoter tçiites leurs petites pièces.
A M. D'ALEMBERT. 127
douze cents spectateurs, moins de vingt-quatre mille
habitants n en fourniront certainement pas plus de
quarante-huit à Genève : encore faut-il déduire les
gratis de ce nombre, et supposer qu'il n'y a pas pro-
portionnellement moins de désœuvrés à Genève qu à
Paris ; supposition qui me parott insout^iable.
Or , si les comédiens François , pensionnés du roi , et
propriétaires de leur théâtre , ont bien^ de la peine à
se soutenir à Paris avec une assemblée de trois cents
spectateurs par représentation ■ , je demande com-
ment les comédiens de Genève se soutiendront avec
une assemblée de quarante-huit spectateurs pour toute
ressource. Vous me direz qu'on vit à meilleur compte
à Genève qu'à Paris. Oui; mais les billets d'entrées
coûteront aussi moins à proportion : et puis la dé-
pense de la table n'est ri^i pour des c(unédie«is ; ce
sont les habits , c'est la parure qui leur coûte : il iaudra
Élire venir tout cela de Paris , ou dresser des ouvriers
maladroits. C'est dans les lieux où toutes ces cbo&es
sont communes qu'on les Eût à meilleur marché. Voils
direz encore qu'on, les assujettira à nos lois somptuai-
res. Mais c'est en vaiaqu'onvoudroit porter la réforme
sur le théâtre ; jamais Cléopâtre et Xerxès ne goûte-
ront notre simplicité. L'état des comédiens étant de
* Ceux qui ne vont au spectacle que les beaux jours,' où Tassem-
Mëe est nombreuse , trouveront cette estimation trop folble ; mais
ceui qui, pendant dix ans, les aairont suivis, comipe moi, bons et
mauvais jours, la trouveront sûrement trop forte. S'il faut doae
diminuer le nombre journalier de trois cents spectateurs à Patôs,
" faut diminuer proportionnellement celui de quarante-huit à Ge-
nève; ce qui renforce mes objections.
128 LETTRE
paroître, c'est leur ôter le goût de leur métier de les
en empêcher 9 et je doute que jamais bon acteur con-
sente à se faire quaker.' Enfin Ton peut m'objecter que
la troupe de Genève , étant bien moins nombreuse que
qelle de Paris, pourra subsister à bien moindres frais.
D'accord: mais cette dififêrence sera-*t-elle en raison
de celle de quarante^huit à trois cents? Ajoutez qu'une
troupe plus nombreuse a aussi l'avantage de pouvoir
jouer plus souvent; au lieu que, dans une petite troupe
où les doubles manquent , tous ne sauroîent jouer tous
le^ jours; la maladie, l'absence d'un seul comédien
fait manquer une représentation , et c'est autant de
perdu pour la recette.
Le Genevois aime excessivement la campagne; on
en peut juger par la quantité de maisons répandues
autour de la ville. L'attrait de la chasse et la beauté des
environs entretiennent ce goût salutaire. Les portes,
fermées avant la nuit, ôtant la liberté de la promenade
au-dehors , et les maisons de campagne étant si près,
fort peu de gens aisés couchent en ville durant l'été.
Chacun, ayant passé la journée à sTes affaires, part le
soir à portes fermantes, et va dans sa petite retraite
respirer l'air le plus pur et jouir du plus charmant
paysage qui soit sous le ciel. Il y a même beaucoup de
citoyens et bourgeois qui y résident toute l'année, et
n'ont point d'habitation dans Genève. Tout cela est
autant de perdu pour la comédie; et , pendant toute la
belle saison, il ne restera presque, pour l'entretenir,
que des gens qui n'y vont jamais. A Paris, c'est tout
autre chose : on allie fort bien la comédie avec la cam-
pagne, et toutl'été l'on ne voit, àd'heure où finissent
A M. d'aLEMBERT. 129
les spectacles, cpie carrosses sortir des portes. Quant
aux gCBs qui couchent en ville , la liberté d'en soitir à
toute heure les tente moins que les incommodités qui
I accoinpagnent ne les rebutent. On s'ennuie sitôt des
promenades publiques, il faut aller chercher si loin
la campagne y Fair en est si empesté d immondices et
la vue si peu attrayante, qu on aime mieux aller s'eû-
fermer au spectacle. Voilà donc encore une différence
au désavantage de nos comédiens, et une moitié de
Tamiée perdue .pour eux. Pensez-vous, monsieur,
qu ils trouveront aisément sur le reste à remplir un si
giand vide? Pour moi , je ne vois aucun autre remède
à cela que de changer Theufe où Ton ferme les portes ,
d'immoler notre sûreté à nos plaisirs , et de laisser une
place forte ouverte pendant la nuit ' , au milieu de trois
puissances dont la plus éloignée n a pas demi^^Ueue à
faire pour arriver à. nos glacis.
Ce n est pas tout,: il est impossible qu'un établis-
sement si contraire à nos anciennes maximes soit gé^
néralement applaudi. Goitibien de généreux citoyens
verront avec indignation ce monument du luxe et de
la mollesse s'élever sur les rmnes de notre antique
simplicité , et menacer dç loin la liberté publique !
' Je sais que toutes dos ^andes fortifications sont la chose da
inonde la plus inutile, et que, quand nous aurions assez de troupes
pour les défendre , cela seroit fort inutile encore : <:ar sûrement
on ne vi«Qdra pas nous assiéger. Mais, pour n avoir point de siège
à craindre, nous nVa devons pas moins veiller à nous garantir df
toute surprise : rien n*est si facile que d'assembler des gens de
guerre à notre voisinage. Nous avons trop appris Tusage qu'on en
peut faire, et nous devons songer que les plus mauvais droits hors
d'une- place se trouvent excellents quand on est dedans.
XI. 9
l3o LETTRE
Pensez-vous qu'ils iront autoriser cette innovation de
leur présence, après l'avoir hautement improuvée?
Soyez sûr que plusieurs vont sans scrupule au spec-
tacle à Paris , qui n y mettront jamais les pieds à Ge-
nève , parceque le bien de leur patrie leur est plus cher
que leur amusement. Où sera l'imprudente mère qui
osera mener sa fille à cette dangereuse école? et com-
bien de femmes respectables croiroient se déshonorer
en y allant elles-mêmes ! Si quelques personnes s'abs-
tiennent à Paris d'aller au spectacle , c'est uniquement
par un principe de religion, qui isûrement ne sera pas
moins fort parmi nous ; et nous aurons de plus les
motifs de mœurs , de vertu , de patriotisme , qui re-
tiendront encore ceux que la religion ne retiendroit
pas ' .
J'ai fait voir qu'il est absolument impossible qu un
théâtre de comédie se soutienne à Genève par le seul
coïicoursdes spectateurs. Il faudra donc de deux
choses l'une : ou que les riches se cotisent pour le sou-
tenir , charge onéreuse qu'assurément ils ne seront pas
d'humeur à supporter long-temps; ou que l'état s'en
mêle et le soutienne à ses propres frais. Mais comment
le soutiendra-t-il? Sera-ce en retranchant sur les dé-
penses nécessaires , auxquelles suffit à peine son mo-
dique revenu, de quoi pourvoir à celle-là? ou bien
' Je n'entends point par là qu'on puisse être vertueux sans ^^^'
gion : feus lon£;-temps eette opinion trompeuse, dont je suis trop
désabusé. Mais j'entends qu'un croyant peut a'abstenir quelquefois,
par des motifs de vertus purement sociales, de certaines actions
indifférentes par elles-mêmes et qui n'intéressent point immédia'
tement la conscience , comme est celle d'aller aux spectacles dans
un lieu où il n'est pa« bon qu'on les souffre.
A M. DALEMBERT. l3l
destiuera-t-il à cet usage important les sommes que '
réconomie et l'intégrité de Tadministration permet
quelquefois de mettre en réserve pour les plus pres-
sants besoins? Faudra-t-il réformer notre petite gar-*
nison, et garder nous-mêmes nos portes? faudra-t-il
réduire les foibles honoraires de. nos magistrats? ou
nous ôterons-nous .pour cela toute ressource au moin**
dreaccident imprévu? Au défaut de ces expédients, je
n en vois plus qu'un qui soit praticable; c'est la voie
des taxes et impositions , c'est d'assembler nos citoyens .
et bourgeois en conseil général dans le temple de
Saint-Pierre , et là de leur proposer gravement d'ac-
corder un impôt pour l'établissement de la comédie.
A Dieu ne plaise que je croie nos sages et dignes ma-
gistrats capables de faire jamais une proposition sem-
blable! et, sur votre propre article, on peut juger
assez comment «lie seroit reçue .
Si nous avions le malheur de trouver quelque expé-
dient propre à lever ces difficultés , ce seroit tant pis
pour nous ; car cela ne pourroit se faire qu'à la faveur
de qaelq[ue vice secret qui , nous afïbiblissant encore
dans notre petitesse , nous perdroit enfin tôt ou tard.
Supposons pourtant qu'un beau zèle du théâtre nous
ftt faire un pareil miracle; supposons les comédiens
bien établis dans Genève , bien contenus par nos lois ,
la comédie florissante et fréquentée ; supposons enfin
notre ville dansl'état où vous dites qu'ayant<Jes mœurs
et des spectacles elle réuniroit les avantages des uns
et des autres : avantages au reste qui me semblent peu
compatibles j car celui des spectacles, n'étant que de
l32 LETTRE
suppléer aux mœurs , est nul partout où les mœurs
existent.
Le premier effet sensible de cet «tablissement. sera ,
comme je Fai déjà dit, une révolution dans nos usages,
qui en produira nécessairement une dans nos mœurs.
Cette révolution sera-t-elle bonne ou mauvaise? c'est
ce qu'il est temps d'examiner.
Il n y a point d'état bien constitué où Ton ne trouve
des usages qui tiennent à la forme du gouvernement
et servent à la maintenir. Tel étoit, par exemple, au-
trefois à Londres celui .des coteries, si mal à propos
tournées en dérision par les^ auteurs du Spectateur.
A cescojteries, ainsi devenues ridicules , ont succédé
les cafés et lei jaauvais lieux. Je doute que le peuple
angtois ait beaucoup gagné au change. De3 coteries
semblables sont maintenant établies à Genève sous le
nom de cercles; et j'ai lieu, monsieur, déjuger, par
vGÉre article, que vous n'avez point observé sans es-
time le 'ton de sens et de raison qu elles y font régner.
Cet usage est ancien parmi nous , quoique son nom
ne le soit pas. Les coteries existoient dans mon en-
fence sous le nom de sociétés; mais la forme en étoit
moins bonne et moins régulière* L'exercice des armes
qui nous rassemble tous les printemps , les divers prix
qu'on tire une partie de l'année, les fêtes militaires
que ces prix occasionent , le goût de la chasse , com-
4nun à^us les Genevois, réunissant fréquemment les
hommes , leur donnoient occasion de former entre eux
des sociétés de table , des parties de campagne , et en-
fin des liaisons d'amitié : mais ces assemblées, n'ayant
pour objet que le plaisir et la joie , ne se formoient
A M. d'alembert. i33
•
guère qu au cabaret. Nos discordes civiles, où la né-
cessité des affaires obligeoit de s'assembler plus sou-
vent et de délibérer de sang froid , firent changer ces
sociétés tumultueuses en des rendez-vous plus hon-
nêtes. Ces rendez-vou^ prirent le nom de cercles; et
d une fort triste cause sont sortis de très bons effets > .
Ces cercles sont des sociétés de douze ou ({uin2e
personnes qui louent un appartement commode qu'on
pourvoit à frais communs de meubles et de provisions
nécessaires. C'est dans cet appartement que se rendent
tous les après-midi ceux des asâociés que leurs affaires
ou leurs plaisirs ne retiennent point ailleurs. Ob s'y
rassemble; et là,, chacun se livrant sans gène aux
amusements de son goût, on joue, on cause, on lit,
on boit, on fume. Quelquefois on y soupe, mais rare-
ment, parceque le Genevois est rangé, et se plaît à
vivre avec sa famille. Souvent aussi l'on va se pronie-
ner ensemble , et les amusements qu'on se donne sont
des exercices propres à rendre et maintenir le corps
robuste. Les femmes et les filles, de leur côté, se ras-
semblent par sociétés , tantôt chez l'une, tantôt chea
l'auti^e. L'objet de cette réunion est un petit jeu de
commerce , un goûter , et comme on peut bien croire,
un intarissable babil. Les hommes , sans être fort sé-
vèrement exclus de ces sociétés , s'y mêlent assez ra-
rement ; et je penserois plus mal encore de ceux qu'on
y voit toujours que de ceux qu'on n'y voit jamais.
Tels sont les amusements journaliers de la bour-
geoisie de Genève. Sans être dépourvus de plaisir et
Je parlerai ci-après des inconvéuients. '
l34 LETTRE
de gaieté , ces amusements ont quelque chose de simple
et d'innocent qui convient à des mœurs républicaines ;
mais , dès Finstant qu'il y aura comédie , adieu les cer-
cles^ adieu les sociétés! Voilà la révolution que j'ai
prédite, tout cela tombe nécessairement. Et si vous
m'objectez l'exemple de Londres, cité par moi-même,
où les spectacles établis n'empéchoient point les co-
teries, je répondrai qu'il y a, par rapport à nous,
une différence extrême ; c'est qu'un théâtre , qui n'est
qu'un point dans cette ville immense, sera dans la
nôtre un grand objet qui absorbera tout.
Si vous me demandez ensuite où est le mal que les
cercles soient abolis Non, monsieur, cette ques-
tion ne viendra pas d'un philosophe : c'est un discours
de fenune ou déjeune homme qui traitera nos cercles
de corps-de-garde , et croira sentir l'odeur du tabac. Il
faut pourtant répondre; car, pour cette fois, quoique
je m'adresse à vous, j'écris "pour le peuple, et sans
doute il y paroit; mài^vous m'y avez forcé.
Je dis premièrement que, si c'est une mauvaise
chose que l'odeur du tabac, c'en est une fort bonne
de rester maître de son bien , et d'être sûr de coucher
chez soi. Mais j'oublie déjà que je n'écris pas pour des
d'Alembert. Il faut m'expliquer d'une autre manière.
Suivons les indications de la nature, consultons le
bien de la société : noustrouverons que les deux sexes
doivent se rassembler quelquefois , et vivre ordinaire-
ment séparés. Je l'ai dit tantôt par rapport aux femmes,
je le dis maintenant par rapport aux hommes. Us se
sentent autant et plus qu'elles de leur trop intime
commerce : elles n'y perdent que leurs mœurs , et nous
A M. d'alëmbert. i35
y perdons à-la-fois nos mœurs et notre constitution ;
car ce sexe plus foible, hors d'état de prendre notre
manière de vivre , tix>p pénible pour lui , nous force
de prendre la sienne, trop molle pour nous; et, ne
voulant plus souffrir de séparation , faute de pouvoir
se rendre homme, les femmes nous rendent femmes.
Cet inconvénient, qui dégrade Thomme, est très
grand p^nout ; mais c est surtout dans les états comme
le nôtre qu'il importe de le prévenir. Qu'un monarque
gouverne des hommes ou des femmes , cela lui doit
être assez indifférent , pourvu qu'il soit obéi ; mais dans
une répubUque il faut des hommes ' .
Les anciens passoient presque leur vie en plein air ,
ou vaquant à leurs af&ires , ou réglant celles de l'état
sur la place publique , ou se promenant à la campgae ,
dans des jardins , au bord de la mer , à la pluie , au so-«
leil, et presqpe toujours tête nue*. A tout cela peint
' On me dira qu'il en faut aux rois pour la guerre. Point du tout..
Au lieu de trente mille hommes, ils n'ont, par exemple, quà
lever cent mille femmes. Les femmes lîe manquent pas de courage :
elles préfèrent l'honneur à la vie : quand elles se battent, elles se
battent bien. L'inconvénient de leur sexe est de ne pouvoir sup-
porter les fatigues de la guerre et l'intempérie des saisons. Le se-
cret est donc d'en avoir toujours le triple de ce qu'il en faut pour
se battre, afin de sacrifier les deux autres tiers aux maladies et à la
mortalité.
Qui croiroit que cette plaisanterie , dont on voit assez l'appli-
cation, ait été prise en France au pied de la lettre par des gens
d'esprit ?
* Après la bataille gagnée par Gambyae , sur Psammenite , ou
distinguoit parmi les morts les Égyptiens, qui avoient toujours la
tête nue, à lextréme dureté de leurs crânes ; au lieu que les Perses ,
toujours coiffes de leurs grosses tiares, avoient les crânes si ten-
l36 LETTRE
de femmes; mais on savoit bien les trouver au besoin;
et nous ne voyons point, par leurs écrits et par les
échantillons de leurs conversations qui nous restent,
que Fesprit, ni le goût, ni lamour même , perdissent
rien à cette réserve. Pour nous, nous avons pris des
manières toutes contraires : lâchement dévoués aux
volontés du sexe que nous devrions protéger et non
servir , nous avons appris à le mépriser en lui obéis-
sant , à loutrager par nos soins railleurs ; et chaque
femme de Paris rassemble dans son appartement un
sérail d'hommes plus femmes qu'elle , qui savent ren-
dre à la beauté toutes sortes d'hommages , hors celui
du cœur dont elle est digiie. Mais voyez ces mêmes
hommes, toujours contraints dans ces prisons volon-
taires, se leter , se rasseoir, aller et venir sans cesse à
la cheminée', à la fenêtre, prendre et poser cent fois
un écran , feuilleter des hvres , parcourir des tabl eaux ,
tourner , pirouetter par la chambre , tandis que Tidole ,
étendue sans mouvement dans sa chaise longue, na
d actif que la languç et les yeux. D'où vient cette
différence, si ce n'est que la nature , qui impose aux
femmes cette vie sédentaire et casanière , en prescrit
aux hommes une tout opposée, et que cette inquié-
tude indique en eux un vrai besoin? Si les Orientaux,
que la chaleur du climat &it assez transpirer , font peu
d'exercice et ne se promènent point , au moins ils vont
s'asseoir en plein air et respirer à leur aise : au lieu
dres , qu'on les brisoit sans effort. Hérodote lui-même fut , long-
temps après, témoin de cette différence. *
* HÉRODOTE, liv. III, ch. 11. Qté aUMÎ par Montaigne, liv. i , ch. 35.
A M. D^ALEMBERT. 187
qu'ici les femmes ont grand soin d'étouffer leurs amis
dans de bonnes chambres bien fermées.
Si Ton compare la force des hommes anciens à celle
des hommes d aujourd'hui , on n'y trouve aucune es-
pèce d'égalité. Nos exercices de l'Académie sont des
jeux d'enfants auprès dé ceux de l'ancienne gymnas-
tique : on a quitté la paume comme trop fatigante f on
ne peut plus voyager à cheval. Je ne dis rien de nos
troupes. Ou ne conçoit plus les marches des armées
grecques et romaines. Le chemin , le ti^avail , le fardeau
du soldat romain fatigue seulement à le lire , et accable
l'imagination. Le cheval n'étoit pas permis aux offi-
ciers d'infanterie. Souvent les généraux faisoient à
pied les mêmes journées que leurs troupes. Jamais les
deux Gâtons n'ont autrement voyagé , ni seuls , ni avec
leurs armées. Othon lui-même , l'efféminé Othon , mar-
choit armé de fer à la tête de la sienne , allant au-devant
de Vitellius. Qu'on trouve à présent un seul homme
de guerre capable d'en faire autant. Nous sommes dé-
chus en tout. Nos peintres et nos sculpteurs se plai-
gnent de ne plus trouver de modèles comparables à
ceux de l'antique. Pourquoi cela? L'homme a-t-il dé-
généré? L'espèce a-t-elle une décrépitude physique
ainsi que l'individu? Au contraire; les Barbares du
Nord, qui ont, pour ainsi dire , peuplé l'Europe d'une
nouvelle race , étoient plus grands et plus forts que les
Romains, qu'ils ont vaincus et subjugués. Nous de-
vrions donc être plus forts nous-mêmes, qui , pour la
plupart, descendons de ces nouveaux venus. Mais les
premiers Romains vi voient en hommes * , et trouvoient
' Les Romains ëtoicnt les hommes les plus petits et les plus foi-
i
l38 LETTRE
dans leurs continuels exercices la vigueur que la na-
ture leur avoit refusée; au lieu que nous perdons la
nôtre dans la vie indolente et lâche où nous réduit la
dépendance du sexe. Si les barbares dont je viens de
parler vivoient avec les femmes , ils ne vivoient pas
pour cela comme elles , c'étoient elles qui avoient
le courage de vivre comme eux, ainsi que faisoient
aussi celles de Sparte. La femme se rendbit robuste,
et Thomme ne s'énerToit pas.
Si ce soin de contrarier la ^ nature est nuisible au
corps, il Test encore plus à Tesprit. Imaginez quelle
peut être la trempe de Tame d'un homme uniquement
occupé de l'importante afiaire d'amuser les femmes,
et qui passe sa vie entière à foire^our elles ce qu elles
devroient faire pour nous quand , épuisés de travaux
dont elles sont incapables , nos esprits ont besoin
de délassement. Livrés à ces puériles habitudes , à
blés de tous les peuples de Tltalie ; et cette différence étoit si grande,
dit Tite Uve , qu'elle s*apercevoit au premier coup d*œil dans les
troupes des uns et des autres. Cependant Texercice et la discipline
prévalurent telleiÂent suc la nature, que les foibles firent ce que
ne pouvoient faire les forts , et les vainquirent. *
* Les recherches les plus scrupoleuses n'ont pu nous faire découvrir
dans Tite Live ancan passage qui eût qaelque rapport avec Tassertioa qui
Ini est attribnée dans cette note. D'ailleurs un trait qussi saillant n'eut pa
manquer d'être saisi par Montesquieu ou par Machiavel, et leurs ouvrages
n'en offrent aucune trace. César ( de Bello GalL , lib. i , cap. 3o ) dit à la
vérité que la petite stature de ses soldats étoit pour les Gaulois qu^ avoit à
combattre un siig^t de mépris. Végéce ({fe Re miUt. , lib. i , cap. i ) s'ex-
prime h peu près dans le même sens en parlant des Ganlois, des Germaios
et des Espagnols. Mais , dans la comparaison à faire des Romains avec les
antres peuples de l'Italie , auciin trait semblable ne se trouve dans Tite live.'
Tout dispose donc à croire que Rousseau ne le cite ici que sur la foi de
quelque écrivain moderne dont il ne s'est pas donité la peine d'examiner a
fond le témoignage.
A M. d'alembert. i3g
quoi pourrions-nous jamais nous élever de grand?
Nos talents , nos écrits se sentent de nos frivoles occu-
pations 1 ; agréables , si Ton veut , mais petits et froids
comme nos sentiments, ils ont pour tout mérite ce
tour facile quon n a pas grand'peine à donner à des
riens. Ces foules d'ouvrages éphémères qui naissent
journellement, n'étant faits que pour amuser des
femmes, et n ayant ni force ni profondeur, volent
tous de la toilette au comptoir. C'est le moyen de
récrire incessamment les mêmes , et de les rendre tou-
jours nouveaux. On m en citera deux ou tras qui
serviront d'exceptions; mais moi, j'en citerai cent
' L«s femmes en général n'aiment aucun art , né se connoissent
à aucun, et n*ont aucun génie. Elles peuvent réussir au^ petits
ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d'esprit, du goût,
de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonne-
ment. Elles peuvent acquérir de la science, de Uçrudition, des ta-
lents, et tout ce qui s'acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste
qui échauffe et embrase l'âme , ce génie qui consume et dévore,
cette hrûlante éloquence, ces transports sublimed qui portent leurs
ravissements jusqu'au fond des cœurs, manqueront toujours aux
eciQts des femmes : ils sont tous froids et jolis comme elles : ils
auront tant d'esprit que vous voudrez, jamais d'ame; ils seroient
cent fois plutôt sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni
sentir l'amour même. La seule Sapho, que je sache, et une, autre',
méritèrent d'être exceptées. Je parierois tout au monde que les
I^res Portugaises ont été écritlss par un homme *. Or, partout où
dominent les femmes , leur goût doit aussi dominer : et voilà ce qui
«éterroine celui de notre siècle.
* On sait posiiivement aujourd'hui que ces Tiellres, dont M. Barbier a
«looné en 1806 ane nouvelle édition , sont rëellement d'une religieuse por-
tugaise qui s'appebit Mariamne Alcaforada , et qu'elles furent adressées
ao comte de Ghamilly, dit alors comte He Saint-Léger. Voyei la Noike de
M. Barbier en tête de son édition, ei le feuilleton du Journal de t Empire ,
du 5 janvier 1810.
/
l4o LETTRE
mille qui confirmeront la régie. C'est pour cela que Ja
plupart des productions de notre âge passeront avec
lui ; et la postérité croira qi^'on fit bien peu de livre»
dans pe même siècle où Ton en fait tant.
Il ne seroit pas difficile de montrer qu'au lieu de
gagber à ces usages, les femmes y perdent. On les
flatte sans les aimer;, on lés sert sans les honorer:
elles sont entourées d agréables , mais elles n'ont plus
d'amants ; et le pis est que les premiers , sans avoir
les sentiments des autres , n'en usurpent pas mpins
tous les droits. La société des deux sexes , devenue
«
trop commune et trop facile , a produit ces deux effets ,
et c'est ainsi que l'esprit général de la galanterie
étoufFe à-la-fois le génie et l'amour.
Pour moi, j'ai peine à concevoir comment on rend
assez peu d'honneur aux fen^mes pour leur oser
adresser sans cesse ces fades propos galants ^ ces com-
pliments insultants et moqueurs, auxquels on ne
daigne pas même donner un air de 'bonne foi: les
outrager par ces évidents mensonges, n'est-ce pas
leur déclarer assez nettement qu'on ne trouve aucune
vérité obligeante à leur dire? Que l'amour se fasse
illusion sur les cpalités de ce qu'on aime , cela n'arrive
que trop souvent; mais est-il question d'amour dans
tout ce maussade jargon? ceux mêmes qui s'en ser-
vent ne is'en sei'vçnt-ils pas également pour toutes les
femmes? et ne seroient-ils pas au désespoir qu'on les
crût sérieusement amoureux d'une seule? Qu'ils ne
s'en inquiètent pas. Il faudroit avoir d'étranges idées
de l'amour pour les en croire capables , et rien n'est
plus éloigné de son ton que celui de la galanterie. De
A M. D'ALEMBERT. i4i
la manière que je conçois cette passion terrible , son
trouble, ses égarements, ses palpitations, ^es trans-
ports, ses brûlantes expressions, son silence plus
énergique, ses inexprimables regards, que leur timi-
dité rend téméra;ires, et qui montrent les désirs par la
cminte ; il me semble qu'après un langage aussi véhé-
ment, si lamant venoit à dire une seule fois. Je vous
aime^ Famante indignée lui diroit, f^ous ne rn aimez
plus, et ne le reverroit de sa vie.
Nos cercles conservent encore parmi nous quelque
image des moeurs antiques. Les. hommes entre eux ,
dispensés de rabaisser leurs idées à la portée des
femmes et d'habiller galamment la raison, peuvent se
livrer à des discours graves et sérieux sans crainte d^
ridicule. On ose parler de patrie et de vertu sans passer
pour rabâcheur; on ose être soi-même sans s'asservir
aux maximes d'une caillette. Si le tour de la conver-
sation devient làoins poli , les raisons prennent plus
de poids; on né se paie point de plaisanterie ni de
gentillesse; on ne se tire point d'affaire par de bons
mots; on ne se ménage point dans la dispute; chacun,
se sentant attaqué de toutes les forces de son adver-
saire , est obligé d'employer toutes les siennes pour se
défendre. Voilà comment lespritacquiert dé la justesse
.et de la vigueur. . S'il se mêle à tout cela quelques
propos licencieux, il ne faut point trop s'en effarou-
cher; les moins grossiers ne sont pas toujours les plus
honnêtes , et ce langage un peu rustaud est préférable
eucore à ce style plus recherché, dans lequel les deux
sexes se séduisent mutuellement et se famiUarisent
décemment avec le vice, La manière de vivre, plus
l42 LETTRE
conforme aux inclinations de Thomme, est aussi
mieux assortie à son tempérament : on ne reste point
toute la journée établi sur une chaise; on se livre à
des jeux d'exercice, on va, on vient; plusieurs cer-
cles se tiennent à la campagne, d'autres s'y rendent.
On a des jardins pour la promenade, des cours spa-
cieuses pour s'exercer, un grand lac pour nager , tout
le pays ouvert pour la chasse ; et il ne feut pas croire
qup cette chasse se fasse aiissi commodément qu'aux
environs dé Paris , où l'on trouve le gibier sous ses
pieds et où l'on tire à cheval. Enfin ces honnêtes et
innocentes institutions rassemblent tout ce qui peut
contribuer à former dans les mêmes hommes des amis,
des citoyens , des soldats, et par conséquent tout ce
qui convient le mieux à un peuple libre.
On accuse d'un défaut les sociétés des femmes,
«
c'est de les rendre naédisantes et satiriques; et Ton
peut bien comprendre en effet que les anecdotes d'une
petite ville n'échappent pas à ces comités féminins;
on pense bien aussi que les naaris absents y sont peu
ménagés; et que toute femme jolie et fêtée na pas
beau jeu daiis le cercle de sa voisine. Mais peut-être
y a-t-il dans cet incpnvénient plus de bien que de mal,
et toujours est-il incontestablement moindre que ceux
dont il tient la place ; car lequel vaut le mieux qu'une
fenune dise avec ses amieé du mal de son mari, ou
que, tête à tête avec un homme, elle lui en fesse;
qu'elle critique le désordre de sa voisine , ou qu elle
l'imite? Quoique les Genevoises disentassez librement
ce qu'elles savent, et quelquefois ce qu'elles conjec-
turent, elles ont une véritable horreur de la calomnie,
A M. p'ALEMBERT. l43
et Ton ne leur entendra jamais intenter contre autrui
des accusations qu'elles croient fausses; tandis qu'en
d autres pays les femmes , également coupables par
leur silence et par leurs discours , cachent , de peur de
représailles , le mal qu'elles savent , et publient par
vengeance celui qu'elles ont inventé.
Combien de' scandales publics ne retient pas la
crainte de ces sévères observatrices! Elles font pres-
que dans notre ville la fonction de censeurs. C'est ainsi
que , dans les beaux temps de Rome , les citoyens ,
surveillants les uns des autres , s'accusoient publique-
ment par zélé pour la justice : mais quand Rome fut
corrompue , et qu'il ne resta plus rien à faire pour les
bonnes mœurs que de cacher les mauvaises, Ja haine
des vices qui les démasque en devint un. Aux citoyens
zélés succédèrent des délateurs infâmes ; et au lieu
qu'autrefois les bons> accusoient les méchants, ils en
lurent accusés à laur tour. Grâce au ciel , nous sommes
loin d'un terme ai funeste. Nous ne sommes point ré-
duits à nous cacher à nos propres yeux de peur de
nous faire horreur. Pour moi, je n'en aurai pas meil-
leure opinion des femmes, quand elles seront plus
circonspectes : on se jménagera davantage quand on
aura plus de raisons de se ménager , et quand cha-
cuae aura besoin pour elle-même de la discrétion dont
elle donnera l'exemple aux autres.
Qu'on ne s'alarme donc point tant du caquet des
sociétés de femmes. Qu'elles médisent tant qu'elles
voudront, pourvu qu'elles médisent entre elles. Des
femmes véritablement corrompues ne sauroient sup-
porter long-temps cette manière de vivre ; et , quel-
l44 LETTRE
que chère que leur pût être la médisance , elles vou-
droient médire avec des hommes. Quoi qu'on m ait
pu dire à cet égard, je n'ai jamais vu aucune de ces
sociétés sans un secret mouvement d'estime et de res-
pect pour celles qui la composoient. Telle est , me
disois-je , la destination de la nature , qui donne diffé-
rents goûts aux deux sexes , afin qu'ils vivent séparés
et chacun à sa manièi'e '. Ces aimables persoimes pas-
sent ainsi leurs jours , livrées aux occupations qui
leur conviennent, ou à des amusements innocents et
simples , très propres à toucher un cœur honnête et
à donner bonne opinion d'elles. Je ne sais ce qu'elles
ont dit, mais elles ont vécu ensemble; elles ont pu
parler des hommes , mais elles se sont passées d'eux;
et tandis qu'elles critiquoient si sévèrement la con-
duite des autres , au moins la leur étoit irréprochable.
Les cercles d'hommes ont aussi leurs inconvé-
nient^ , sans doute : quoi d'humain n'a pas les siens?
On joue , on boit, on s'enivre , on passe les nuits : tout
cela peut être vrai , tout cela peut être exagéré. Il y a
partout mélange de bien et de mal , mais à diverses
mesures. On abuse de tout : axicmie trivial, sur lequel
on ne doit ni .tout rejeter ni tout admettre. La règle
' Ceprinmpe, auquel tiennent toutes bonnes mœurs, est déve-
loppé d'une manière plus claire et plus étendue dans un manoscnt
dont je suis dépositaire, et que je me propose de publier, s'il me
reste assez de temps pour cela, quoique cette annonce ne soit guère
propre à lui concilier d'avance la faveur des dames.
On comprendra facilement que le manuscrit dont je parloisdans
cette note étoit celui de la Nouvelle Hélo'ise , qui parut deux ans
après cet ouvrage. *
* Vo^ez la quatrième Partie , lettre z.
A M. D*ALEMBERT. l45
pour choisirl^t simple. Quand le bien surpasse le
mal , la chose doit être admise malgré ses inconvé-
nients ; quand le mal surpasse le bien , il la faut re-
jeter même avec ses avantages. Quand la chose est
bomie en elle-même et n'est mauvaise que dans ses
abus , quand les abus peuvent être prévenus sans
beaucoup de peine, ou tolérés sans grand préjudice,
ils peuvent servir de prétexte et non de raison pour
abolir un usage utile : mais ce qui est mauvais en soi
sera toujours mauvais ' , quoi qu'on fasse pour en
tirer un bon usage. T«lle est la différence essentielle
des cercles aux spectacles.
Les citoyens d un même état, les habitants d'une
même ville , ne sont point des anachorètes , ils ne
sauroient vivre toujours seuls et séparés : quand ils
le pourroient , il ne faudroit pas les y contraindre.
II n'y a que le plus iarouche despotisme qui s'alarme
à la vue de sept ou huit hommes assemblés , crai-
gnant toujours que leurs entretiens ne roulent sur
leurs misères.
Or, de toutes les sortes dé liaisons qui peuvent ras-
sembler les particuliers dans une ville comme la nôtre ,
les cercles forment , sans contredit , la plus raisonna-
ble, la plus honnête, et la moins dangereuse, parce-
qu'elle ne veut ni ne peut se cacher, qu'elle est publi-
que, permise, et que l'ordre et la règle y régnent. Il
est même facile à démontrer que les abus qui peuvent
en résulter naitroient également de toutes les autres,
ou qu'elles en produiroient de plus grands encore.
' Je parie dans Tordre moral : car dans l^ordre physique il n*y a
rien d'absolument mauvais. Le tout est bien.
l46 LETTRE
Avant de soQger h détruire un usage ^jpbli? on doit
avoir bieiï pesé ceux qui s'introduiront à sa place.
Quiconque en pourra proposer un qui soit praticable
et duquel ne résulte aucun ^us, qu'il le propose, et
qu'ensuite les cerclas soient abolis; à la bonne heur^.
Ep attendant , laissons , s'il le faut , passer la nuit à
boire à ceux qui , sans cela , Içi passeroient peut-être
à faire pis.
Toute intempérance est vicieuse, et surtout celle
qui nous Qte la plus noble de no«i facultés. L'excès du
vin dégrade l'homme , aliène a^ moins sa raisop poqr
un temp5, e): l'abrutit à la longue. Mais enfin le goût
du vin n'est pas un crime; il en fait rarement, com-
mettre ; il rend l'homme stupide et non pas méchant k
Poui» une querelle passagère qu'il cause , il fqrme cent
attachements durables. Généralement parlant, les bu-
veurs ont de la cordialité, de la fi'anchisç; ils sont
presque tous bons , droits , justes , fidèles , braves et
honnêtes gen^, à leur défaut près. En as^ra>t-on dire
autant des vices qu'on substitue à celui-là? ou bien
prétend^on fs^re de toute une ville un peuple d'hommes
sans défaiits et retenus en toute chose? Comlwen àe
yertus apparentes cachent souvent dés vices réels ! le
s^ge est sobre pat tempérance , le fourbe Test pw
' Ne calomnions point le vice même; ji*a-t-il pas assez de M
laideur? (le vin ne donne pas de la méchanceté, il la décèle. Geloi
qui (ua Gli^\is dans Tivresse fit mourir Philotas de $ang froid. Si
l'ivresse a se^ fureurs, (jue)le passion n'a pas Içs sienues? Liàiiîé-
r«nce est que les autres restent au fond de Tame, et que celle-là
s*allume et s'éteint à l'instant. A cet emportement près, qui passe
et qu'on évite aisén^ent , soyons sîl^rs que qviiççnque [fait d^ns le
vin de méchantes actiqns couve 4 jeun de méct^ant^ 4ç9$eiiE^s-
A M. D'ALEMBERT. i^^
fausseté. Dans les pays de mauvaises mœurs, d'intri-
gues, de trahisons, d'adultères, on redoute un état
d'indiscrétion où le cœur se montre isans qu'on y
songe. Partout les gens qui abhorrent le plus l'ivresse
sont ceux qui ont le plus d'intérêt à s'en garantir. En
Suisse , elle est presque en estime ; à Naples , elle est
en horreur : mais au fond laquelle est le plus à crain-
dre, de l'intempérance du Suisse ou de la réserve de
ritaliai?
Je le répète ,• il vaudroit mieux être sobre et vrai ,
non seulement pour soi, même pour la société; car
tout ce qui est mal en morale est mal lencore eh poH-
lique. Mais le prédicateur s'arrête au mal personnel ,
le magistrat ne voit que les conséquences publiques ;
Tttn n'a pour objet que la perfection de l'homme où
Thomme n'atteint point; l'autre, que le bien de l'état
autant qu'il y peut atteindre : ainsi tout ce qu'on a rai-
son de blâmer en chaire ne doit pas être puni par les
lois. Jamais peuplé n'a péri par l'excès du vin , tous
périssent par le désordre des femmes. La raison de
cette différence est clafre : le premier de ces deux vices
détourne des autres, le second les engendre tous. La
diversité des âges y fait encore. Le vin tente moins la
jeunesse et l'abat moins aisément ; un sang ardent lui
donne d'autres désir»; dans l'âge des passions touteâ
s'enflamment au feu d'une seule; la raison s'altère en
naissant ; et l'homme , encore indompté , devient in-
discipUnable avant que d'avoir porté le joug des lois.
Mais qu'un sang à demi glacé cherche un secours qui
le ranime , qu'une liquew bienfaisante supplée aux
10.
x48 LETTRE
esprits qu'iln a plus ' : quand un vieillard abuse dé ce
doux remède y il a déjà rempli ses devoirs envers sa
patrie , il ne la prive que du rebut de ses ans. Il a tort,
sans doute : il cesse avant la mort d'être citoyen. Mais
l'autre ne commence pas ipéme à Tétre : il se rend
plutôt Tennemi public y par la séduction de ses coio-
plices , par l'exemple et l'effet de ses moeurs cor-
rompues y surtout par la morale pernicieuse qu'il ne
manque pas de répandre pour les autoriser. Il vaudroit
mieux qu'il n'eût point existé.
De la passion du jeu naît un plus dangereux abus,
mais qu'on provient ou réprime aisément. C'est une
affaire de police , dont l'inspection devient plus &cile
et mieux séante dans les cercles que dans les maisons
particulières. L'opinion peut beaucoup encore en ce
point ; et sitôt qu'on voudra mettre en honneur les
jeux d'exercice et d'adresse, les cartes, les dés, les
jeux de hasard , tomberont infailUblement. Je ne crois
pas même , quoi qu'on en dise , que ces moyens oisife
et trompeurs de remplir sa bourse prennent jamais
grand crédUchez un peuple raisonneur et laborieux,
qui connoit trop le prix du temps et de l'argent pour
aimer à les perdre ensemble.
Conservons donc les cercles , même avec leurs dé-
fauts; car ces défauts ne sont pas dans les cercles,
mais dans les hommes qui les composent ; et il n'y
a point dans la vie sociale de forme imaginable sous
' Platon , dans ses lois * , permet aux seuls vieillards Fasage da
vin ; et même il leur en permet quelquefois l'excès.
* livre II ( tome VHl, page 86, édidoo de Deiu-Ponts ). — Le toêmt
passage est cilë par Montaigne , liv. ii, chap. a.
A M. d'alëmbert. i49
laquelle ces mêmes défkuts ne produisent de plus nui-
sibles effets. Encore un coup, ne cherchons point la
chimère de la perfection, mais le mieux possible selon
la nature de Thomme et la constitution de la société.
Il y a tel peuple à qui je dirois : Détruisez cercles et
coteries , ôtez toute barrière de bienséance entre les
sexes; remontez, s'il est possible /jusqu'à n'être qufe
corrompus. Mais vous , Genevois , évitez de le devenir ,
s'il est temps encore; craignez le premier pas, qu'on
ne fait jamais seul, et songez qu'il est plus aisé de
garder de bonnes mœurs que de mettre un terme aux
mauvaises.
Deux ans seulement de comédie , et tout est boule-
versé. L'on ne sauroit se partager enti-e tant d'amu-
sements : l'heure des spectacles étant celle des cercles
les fera dissoudre ; il s'en détachera trop de membres ;
ceux qui resteront seront trop peu assidus pour être
d'une grande ressource les uns aux autres , et laisser
subsister long-temps les associations. Les deux sexes
réunis journellement dans un même lieu ; les parties
qui se lieront pour s'y rendre; les manières de vivre
qu'on y verra dépeintes et qu'on s'empressera d'imi-
ter; l'exposition des dames et demoiselles parées tout
de leur mieux et mises en étalage dans des loges
comme sur le devant d'une boutique , en attendant les
acheteurs; l'affluence de la belle jeunesse , qui viendra
de son côté s'offrit* en montre , et trouvera bien plus
beau de faire des entrechats au théâtre que l'exercice
àPlain-Palais; les petits soupers de femmes qui s'ar-
rangeront en sortant , ne fïit-ce qu'avec les actrices ;
enfin le mépris des anciens usages qui résultera de
|5o LETTRE
Tadoptioa des nouveaux; tout cela substitueia bientôt
lagréable vie de Paris et les bons airs de France à
notre ancienne simplicité; et je doute un peu que des
Parisiens à Genève y conservent long-temps le goût de
notre gouvernement.
Il ne faut point le dissimuler , les intentions sont
droites encore; mais les mœurs inclinent déjà visi-
blement v^s la décadence, et nous suivons de kûales
traces des mêmes peuples dont nous ne laissons pas
de craindre le sort. Par exemple, on m'assure que Yé-
ducation de la jeunesse, est généralement beaucoiç
meilleure qu ellb n étoit autrefois ; ce qui pourtant ne
peut guère se prouver qu^en montrant qu'eUe fait de
meilleurs citoyens. Il est certain que les enfants font
mieux la révérence , qu'ils savent plus galamment don-
ner la main aux. dames ^ et leur dire wos infinité de
gentillesses pour lesquelles je leur ferois , moi , dono^r
le fouet; qu'ils savent décider, trancher, interroger,
couper la parole aux hommes, importuner tout le
monde, sans modestie et sans discrétion. On me dit
que cela les forme : je conviens que cela les forme à
être impertinents ; et c'est , de toutes les choses qu'ils
apprennent par cette méthode , la seule qu'ils n'ou-
blient point. Ce n'est pas tout : pour les retenir auprès
des femmes, qu'ils sont destinés à désennuyer, ona
soin de les élever précisément comme elles ; on les
garantit du soleil, du vent, de la phiie, de la pous-
sière, afin qu ils ne puissent jamais rien supporter de
tout cela. Ne pouvant les préserver entièrement du
contact de l'air , on fait du moins qu'il ne leur arrive
qu'après avoir perdu la moitié de son ressort. On les
A M. DALÈMBERT. l5î
prire de toat exercice; on leur ôte toutes leurs fa-
cultés; on les rend ineptes à tout autre usage qu'aux
soins auxquels ils sont destinés, et la seule chose que
les femmes n'exigent pas de ces vils* esclaves est de se
consacrer à leur service à la façon deis Orientaux. A
cela près , tout ce <jni les distingue d'elles, c'est que ïa
nature leur en ayant refusé lés grates, ils y substi-
tuent des ridicules. A inoii det-nier voyage à Genève ,
j'ai déjà vu plusieurs de ces jeunes demoiseMeà eft
justaucorps , les denté Hanches , la main potelée , la
voix ftfttée, un joli parasol vert à la main, contrefaire
assez maladroitement lesf homfm^s.
On étoit plus grossier de mon temps. Les enfanté ,
rustiquementsélevés , n'avoient point de teint à con-
server, et ne craignoi«nf point les injures de Fair,
atrxqtielles ils s'étoieirt aguerris dé bonne heure. Les
pères leâ nienoient avec eux à Ist èhasse , en catnpa-
gne, à tous leurs exercices, dans tontes les sociétés.
Timides et modestes devant les gens âgés , ils étoient
hardis , fiers , querelleurs entre eux ; ils ri'a voient
point de frisure à conserver; ils se déflorent à la lutte ,
à la course , aux coups ; ils se battoient à bon escient ,
se blessoient quelquefois, et puis s'enlbrassôiént en
pleurant. Ils revenoieni! au logis suant, essoufflés,
déchirés : c'étoi'èUt de vrais polissons ; mais ces polis-
sons ont fait des hothmes qui oift dans le cœur dû zélé
pour servir la patrie et du sang à verser pour elle.
Plaise à Dieu qu on en puisse dire autant un jour de
nos beaux petits messieurs requinqués, et que ces
hommes de quinze ans né soient pas des enfants à
trente!
l52 LETTRE
Heureusement ils ne sont point tous ainsi. Le plus
grand nombre encore a gardé cette antique rudesse ^
conservatrice de la bonne constitution ainsi que des
bonnes moeurs. Ceux même qu une éducation trop
délicate amollit pour un temps seront contraints,
étant grands, de se plier aux habitudes de leurs com-
patriotes. Les uns perdront leur âpreté dans le com-
merce du monde; les autres gagneront des forces en
les exerçant; tous deviendront, je Tespère, ce que
furent leurs ancêtres, ou du moins ce que leurs pères
sont aujourd'hui. Mais ne nous flattons pas de con-
server notre liberté en renonçant aux mœurs qui nous
Font acquise.
Je reviens à nos comédiens; et toujours, enleursup
posant un succès qui me paroit impossible, je trouve
que ce succès attaquera notre constitution , non seule-
ment d'une manière indirecte en attaquant nos mœur$ ;
ipais immédiatement en rompant Féquihbre qui doit
régner entre les diverses parties de Tétat pour con-
server le corps entier dans son assiette.
Parmi plusieurs rarsops que j'en pourrois donner,
je me contenterai d'en choisir une qui convient mieux
au plus grand nombre, parcequ'elle se borne à des
considérations d'intérêt et d'argent , toujours plus sen-
sibles au vulgaire que des effets moraux, dont il nest
pas en état de voir les liaisons avec leurs causes ni
l'influence sur le destin de l'état.
On peut considérer les spectacles , quand ils réus-
sissent, comme une espèce de taxe qui, bien que vo-
lontaire , n'en est pas moins onéreuse au peuple, en
ce qu'elle lui fournit ui^e continuelle occasion de dé^
A M. DALEMBERT. l53
pense à laquelle il ne résiste pas« Cette taxe est mau-
vaise, non seulement parcequ'il n en revient rien au
souverain , mais surtout parceque Ja répartition , loin
d être proportionnelle , charge le pauvre au-delà de
ses forces , et soulage le riche en suppléant aux amu^
sements plus coûteux qu'il se donneroit au dé&ut de
celui-là. Il suffît, pour en convenir, de faire attention
que la différence du prix des places n'est ni ne peut
^e en proportion de cel|e des fortunes des gens qui
les remplissent. A la Comédie Françoise , les premières
loges et le théâtre sont à quatre francs pour Fordi-
naire , et à six quand on tierce * , le parterre est à
vingt sous , on a même tenté plusieurs fois de 1 aug-
menter. Or on, ne dira pas qu^ le bien des plus riches
qui vont au théâtre n'est que le quadruple du bien
des plus pauvres qui vont au parterre. Généralement
parlant, les premiers sont d'une opulence excessive,
et la plupart des autres n'ont rien. > Il en est de ceci
* Aux premières représentations et aux pièces courues, le prix
àes places ëtoit augmenté de moitié en sus; ce qpi s*appeloit tiercer.
On voit par ce passage, qu'au temps où Rousseau écrivoit (1758),
l'absurde coutume de placer des bancs sur le théâtre subsistoit en-
core. Leur suppression ne date en effet que de 1 769.
' Quand on augmenteroit la différence du prix des places en
proportion de celle des fortunes , on ne rétabliroit point pour cela
1 équilibre. Ces places inférieures , mises' à trop bas prix, seroient
abandonnées à lit pn^putace ; et chacun^ pour en occuper de plus
honorables, dépenseroit toujours au-delà de ses moyens. Cestune
observation qu'on peut faire aux spectacles de laJfbire. La raison
de ce désordre est que les premiers rangs sont alors un terme fixe
dont les autres se rapprochent toujours sans qu'on le puisse éloi-
gner. Le pauvre tend sans cesse à s'élever au-dessus de ses vingt
«ous : mais le riche , pour le fuir , n'a plus d'asile au-delà de ses
l54 LETTRE
comme des impôts sur le blé , sur le vin , sur le sel,
sur toute ch^e nécessaire^ la vie, qui ont un air de
justice au premier coup d'œil , et sont au fond très
iniques; car le pauvre, qui ne peut dépenser que pour
son nécessaire , est forcé de jeter les trois quarts de ce
qu'il dépense en impôts , tandis que , ce même néces-
saire n'étant que la moi'ndre partie" de la dépense du
ridie, l'impôt lui est presque insensible *. De cette
manière , celui qui a peu paie beaucoup , et celai q«
a beaucoup paie peu : je ne vois pas quelle grande
justice on trouve à cela.
On me demandera qui force le pauvre d'aller anx
spectacles. Je répondrai, premièrement, ceux qiii les
établissent et lui en donnent la tentati^m ; en second
lieu , sa pauvreté même , qui , le condamnant è ()es
travaux continuels , sans espoir de les voir finir, lai
rend quelque délassement plus nécessaire pour les
supporter. Il ne se tient point malheureux de travaiUcr
sans relâche quand tout le monde en fait de même:
mais n'est-il pa^ cruel à celui qui travaille de se priver
des récréations des gens oisifs? Il les partage donc;
et ce même amusement , qui fournit un moyen d'éco-
nomie au riche, affoiblit doublement le pauvre, soit
quatre francs; il faut, malgré lui, qu'il se laisse accoster; et, i^
son orgueil en souffre, sa bourse en profite.
' Voilà pourquoi les imposteurs de Bodin et autres fripons pu-
blics établissent toujours leurs monopoles sur les choses néces-
saires à la vie, Wlti d*affamer doucement le peuple sans que le riche
etf murmure. Si le moindre objet de luxe ou de faste étoit attaqué,
tout seroit perdu; mais, pourvu que les grands soient contents,
qu'hnporte que le peuple vive ?
A M. d'alembert. i55
par un sarerolt réei 4e dépenses, soit par nK>ins de
zèle au travail , comme je Fai ci-devant expliqué.
De ces nouvelles réflexions il suit évidemment, ce
me semble , que les spectacles modernes , nù Ton n as-
siste qu'à prix d argent, tendent partout à favoriser
et augmenter Tinégalité des fortunes, moins sensiblc^-.
me»t , il est vrai , dans les captales que dans une
pente ville cai^ocie la nôtre. Si j'accorde que cette
inégalité,' portée jAqua certain point, peut avoir
ses avantages), vous m accorderez bien aussi qu'elle
doit avoir des bornes , surtout daps un petit état ,.
et surtout dans ui^ république. Dans une monar--'
chie, où tous les ordres sont intermédiaires entre
le prince et le peuple , il peut être assez indifférent
que quelques, hommes passent de l'un à l'autre ; car ,
comme d'autres les remplacent , ce changement n'in-
terrompt point la progression. Mais dans une démo-
cratie, où les sujets et le souverain ne sont que les^
mmes hommes considérés sous différents rapports,
sitôt que le plus petit n<^mbre l'emporte en richesses
sur le plus grand, il faut que l'état périsse ou change
de forme. Soit que le riche devienne plus riche ou le
pauvre plus indigent , la différence des fortunes n'en
augmente pas moins d'une manière que de l'autre ; et
cette diflPérence , portée au-delà de sa mesure, est ce
qui détruit l'équilibre dont j'ai parlé.
Jamais , dans une monarchie , l'opulence d'un par-
ticulier ne peut le mettre au-dessus du prince; mais,
dans une république , elle peut aisément le mettre
au-dessus des lois. Alors le gouvernement n'a plus de
force, et le riche est toujours le vrai souverain. Sur
l56 LETTRE
ces maximes incontestables il reste à Considérer si
rinégalité n'a pas atteint parmi nous le dernier terme
où elle peut parvenir sans ébranler la république. Je
m'en rapporte là-dessus à ceux qui connoissent mieux
que moi notre constitution et la répartition de nos
richesses. Ce que je sais , c'est que, le temps seul don-
nant à Tordre des choses une pente naturelle vers
cette inégalité et un progrès successif jusqu'à son der-
nier terme, c'est une grande inÇrudence de l'accé-
lérer encore par des établissements qui la Êivorisent.
Le grand Sully, qui nous aimoit, nous l'eût bien su
dire : Spectacles et comédies dans toute petite répu-
blique , et surtout dans Genève , affoiblissement d'état.
Si le seul établissement du théâtre nous est si nui-
sible , quel fruit tirerons-nous des pièces qu'on y re-
présente? Les avantages mêmes qu'elles peuvent pro-
curer aux peuples pour lesquels elles ont été com-
posées nous tourneront à préjudice, en nous donnant
pour instruction ce qu'on leur a donné pour censure,
ou du moins en dirigeant nos goûts et nos inclinations
sur les choses du monde qui nous conviennent le
moins. La tragédie nous représentera des tyrans et
des héros. Qu'en avons-nous à faire? Sommes-nous
faits pour en avoir ou le devenir? Elle nous donnera
une vaine admiration de la puissance et de la gran-
deur. De quoi nous servira-t-elle? Serons-nous pins
grands ou plus puissants pour cela? Que nous im-
porte d'aller étudier sur la scène les devoirs des rois,
en négligeant de remplir les nôtres ? La stérile admi-
ration des vertus de théâtre nous dédommagera-t-elle
des vertus simples et modestes qui font le bon citoyen?
A M. d'alembert. iSy
Au lieu de nous guérir de nos ridicules, lia comédie
nous portera ceux d'autrui : elle nous persuadera que
nous avons tort de mépriser des vices qu'on estime si
fort ailleurs. Quelque extravagant que soit un mar-
quis , c est un marquis enfin. Concevez combien ce
titre sonne dans un pays assez heureux pour n en
point avoir; et qui sait combien de courtauds croiront
se mettre à la mode en imitant les marquis du siècle
dernier? Je ne répéterai point ce que j ai déjà dit de
la bonne foi toujours raillée, du vice adroit toujours
triomphant, et de l'exemple continuel des forfaits mis
en plaisanterie. Quelles leçons pour un peuple dont
tous les sentiments ont encore leur droiture natu-
relle , qui croit qu un scélérat est toujours méprisable ,
et qu'un homme de bien ne peut être ridicule*! Quoi!
Platon bannissoit Homère de sa république, et nous
souffrirons Molière dans la nôtre l Que pourroit-il nous^
arriver de pis que de ressembler aux gen3 qu'il nous
peint, même à ceux qu'il nous fait aimer?
J'en ai dit assez , je crois , sur leur chapitre ; et je ne
pense guère mieux des héros de Radne, de ces héros
si parés, si doucereux, si tendres, qui, sous un air de
courage et de vertu , ne nous montrent que les mo-
dèles des jeunes gens dont j'ai parlé, livrés à la ga-
lanterie, à la mollesse, à l'amour, à tout ce qui peut
efféminer l'homme et l'attiédir sur le goût de ses vé-
ritables devoirs. Tout le théâtre françois ne respire
que la tendresse ; c'est la grande vertu à laquelle on
y sacrifie toutes les autres , ou du moins qu'on y rend
la plus chère aux spectateurs. Je ne dis pas qu'on ait
tort en cela, quant à l'objet du poète : je sais que
l58 LETTRE
rhomme sans passions est une cbitnère ; que Imtérét
du théâtre n est fondé que sur les passions ; que le
cœur ne s'intéresse point à celles qui lui sont étran-
gères, ni à celles qu'on n aime pas à voir en autnii,
quoiqu'on y soit sujet soi-même. L amour de Thuma-
nité, celui de la patrie, sont les sentiments dont les
peintures touchent le plus ceux qui en sont pénéU'és:
mais quand ces deux passions sont éteintes, il ne reste
que Famour proprement dit pour leur suppléer, par-
ceque son charme est plus naturel et s'efface 'plus
difficilement du cœur que celui de toutes les autres.
Cependant il n'est pas également convenable à tous
les hommes : c'est plutôt comme supplément des bons
sentiments que comme bon sentiment lui-même qu od
peut l'admettre; non qu'il ne soit louable en soi,
comme toute passion bien réglée , mais pareeque les
excès en sont dangereux et inévitables.
Le plus méchaiit des hommes est celui qui s'isole le
plus , qui concentre le plus son cœUr en lui-même ; le
meilleur est celui qui partage également ses affections
à tous des éomblables. Il vaut beaucoup mieux aimer
une maîtresse que de s'aimer seul au monde. Mais qui-
conque aime tendrement ses parents, ses amis, sa
patrie , et le genre humain , se dégrade par un atta-
chement désordonné qui nuit bientôt.àtous les autres,
et leur est infailliblement préféré. Sur ce principe , je
dis qu'il y a des pays où les mœurs sont si mauvaises,
qu'on seroit trop heureux d'y pouvoir remonter à IV
mour; d'autres où elles sont assez bonnes pour qu'il
soit fâcheux d'y descendre , et j'ose croire le mien dans
ce dernier cas. J'ajouterai que les objets trop passi(»»-
A M. D'ALEMBERT. 1,59
ikés sont plus dangereux à nous montrer qu'à per-
sonne, parcequenous n'avons naturellement que trop
de penchant à les aimer. Sous un air flegmatique et
froid, le Genevois cache une ame ardente et sensible,
plus facile à émouvoir qu à retenir. Dans ce séjour de
la raison , la beauté xx^t pas étrangère ni sans empire ,
le levain de la mélancolie y fait souvent fermenter ra-
meur ; les homnies n y sont que trop capables de sen-
tir des passions violentes , les femmes de les inspirer ;
et les tristes efifets qu'elles y ont quelquefois produits
ne montrent que trop le danger de les exciter par des
spectacles touchants et tendres. Si les héros de quel-
ques pièces soumettent Tamour au' devoir, en admi^
raat leur force le cœur se prête à leur foiblesse ; on
apprend moins à se donner leur courage qu a se met-
tre dans le cas d'en avoir besoin. G est plus d'exercice
pour la vertu , mais qui Fose exposer à ces oooibats
mérited'y succomber. L amour , Tamour noéme , prend
son masque pour la surprendre ; il se pare de son en-
thousiasme, il usurpe sa force , il affecte son langage ;
et quaudoQ s'aperçoit de Terreur , qu'il est tard pour en
revenir! Que d'hommes bien nés, séduits par ces ap*
parences , d'amants tendres et généreux qu'ils étoient
d'abord, sont devenus par degrés de. vils corrupteurs ,
sans mœurs , sans respect pour la foi conjugale , sans
égards pour les droits de la confiance et de l'amitié!
Heureux qui sait se reconnoitre au bord du précipice
et s'e(npécher d'y tomber! Est-ce au nùlieu d'une
course rapide qu'on doit espérer de s'arrêter? est-<;e
eu s'attendrissant tous les jours qu'on apprend à sur-
monter la teudresse? On triomphe aisément d'un foi-
l6o LETTRE
b]evpenchant;inais celui qui connut )e véritable amour
et Fa su vaincre, ah! pardonnons à ce mortel, s'il
existe , d'oser prétendre à la vertu !
Ainsi , de quelque manière qu'on envisage les cho-
ses, la même vérité nous frappe toujours. Tout ce que
les pièces de théâti'e peuvent avoir d'utile à ceux pour
qui elles ont été faites nous deviendra préjudiciable,
jusqu'au goût que nous croirons avoir acquis par
elles, et qui ne sera qu'un faux goût, sans t^ct, sans
délicatesse , substitué mal à propos parmi nous à la
solidité de la raison. Le goût tient à plusieurs choses:
les recherches d'imitation qu'on voit au théâtre , les
comparaisons qu'on a lieu d'y faire , les réflexions sur
l'art .de plaire aux spectateurs, peuvent le faire ger-
mer , mais non suffire à son développement. Il feut de
grandes villes, il£siut desbeàux-artset du luxe, il faut
un commerce intime entre les citoyens, il £iut une
étroite dépendance les uns dés autres , il faut de la
galanterie et même de la débauche, il feut des vices
qu'on soit forcé <l'embellir , pour £siire chercher à tout
des formes agréables, et réussir à les trouver.. Une
partie de ces choses nous manquera toujours , et nous
devons trembler d'acquérir l'autre.
Nous aurons des comédiens , mais quels ? Une
bonne troupe viendra-t-elle de but en blanc s'établir
dans une ville de vingt-quatre mille âmes? Noiis en
aurons donc d'abord de mauvais, et nous serons
d'abord de mauvais juges. Les formerons-nous, ou s'ils
nous formeront? Nous aiu*ons de bonnes, pièces ; mais ,
les recevant pour telles dur la parole d'autrui, nous
serons dispensés de les examiner , et ne gagnerons pas
A M. d'alembetit. j6i
plus à les voir jouer qu a les lire. Nous n en ferons pas
moins les connois$eurs, les arbitres du théâtre; nous
n'en voudrons pa§ moins décider pour notre argept,
et n'en serons que ,plu6 ridicules. On ne Test point
pour manquer 4e goût, quand on le méprise; mais
c est l'être que de s'en piquer et n'en avoir qu'un
mauvais. Et qu'estH:e au fond que ce goût si vanté?
l'art de se connottre en petites choses. En vérité ,
quand, on en a une aussi grande à conserver que la
liberté, tout le reste est bien puéril.
Je ne vois qu'un réméde à tant dlncoùvénients \ c*^est
que, pour nous approprier les drames de notre théâ-
tre, nous les composions nous-mêmes ^ et que nous
ayons de$ auteurs avant des comédiens. Car il n'est
pas bon qu'on nous montre toutes sortes d'imitations ,
mais seulement celles des choses honnêtes et qui' con-
viennent à des hommes libres ' . Il est sûr que des
pièces tirées, comme celles des l&recs, des malheurs
passés de la patrie ou des défauts pf^ésents du peuple ,
pourroient offrir aux spectateurs des leçons utiles.
Alors quels seront les héros de nos tragédies? des
Berthelier? des Lévrery ? Ah ! dignes* citoyens ! vous
' i^t tjuis fsrjo in nostram tuhent venerlt, qui animi sapientiâ in
omnes possitsese vertere formas y et omnia imitari, volueritque poë-
tnata sua ostentare, venerabimur quidem ipsum, ut sacrum y admi-
rabilemy etjucundum: dicemus autem non esse ejusmodi hominem^
m reptdtlicâ nostrâ, nequefas esse ut insit; mittemusqûe in aliam
urbemy unguento caput ^us perungentes, lanâque coronantes. Nos
autem austeriori miniisque jucundo utemur poëta^ fabularumque
fictorcy utilitatis gratia ^ qui décore nobis rationem exprimât^ etquœ
dici debent dicatin hisformulis quas a pnncipiopro legibus tulimus^
quando cives erudire aggressi sumus. Plat., deRepubl., lib. m.
XI. Il .
l62 LETTRE
fûtes des héros , sans doute ; mats votre obscurité vous
avilit, vos noms communs déshonorent vos grandes
âmes ' , et nous ne sommes plus assez grsmds nous-
mêmes pour vous savoir admirer. Quels seront nos
tyrans? Des gentilshommes de la Cuillère ', desévé-
ques de Genève , des comtes de Savoie, des ancêtres
d'une maison avec laquelle nous venons de traiter,
et à qui nous devons du respect. Cinquante ans plus
tôt , je ne répondrai^ pas que le diable ^ et lantechrist
^ Philibert Berthelier fat le Gatoa de notre patrie , avec celte
différence, que la Inerte publii|ue finit par Tun et commença par
l'autre. Il tenoit une belette privée quand il fut arrêté : il rendit son
épée avec cette fierté qui sied si bien à la vertu malheureuse; puis
il continua de jouer avec sa belette, sans daigner répondre aux
outrages de ses gardes. Il mourut comme ^ok mourir on martyr
de 1% Inerte.
Jean Lévrery fut 4e Favonius de Berthelier, non pas en imitant
puérilement ses discours et ses manières, mais en mourant volon-
tairement comme lui, sachant bien que l'exemple de sa mortseroit
plus utîle à son paysique sa vie. Avant d'aller à Téchafaud, il
écrivit sur le mur de sa prison cette épitaphe quon avoit faite à
son prédécesseur :
Quid mihimors nocuit? Virtus post fata virescit;
Pïec cruce , nec sxvi gladio périt illa tyranni.
« Quel mat la mort me fait-elle ? La vertu s'accroît <iaiis le dan-
«ger; elle n'est point soumise à la eroix, ni au glaive d'un tyran
« cruelf » '
? C^toit une confrérie de gentilshommes savoyards qui avoieot
fait vœu de brigandage contre la ville de benève , et qui, pour m^f-
que de leur association , poitoient une cwllère pendue au coo *.
^ J'ai lu dans ma jeunesse une tragédie de VEscalade, où le diabk
étoit en effet un des acteurs. On me disoit que œtte pièce ayant
une foie été représentée, ce personnage, en entrant sur la scène,
* Il eu est parlé au livre ii des Confessions,
A M. d'alembert. i63
D y eussent aussi iait leur rôle. Chez les Grecs , peuple
d ailleurs assez badin , tout étoit grave et sérieux sitôt
quil sagissoit de la patrie; mais, dans ce siècle plai-
sant où rien n'échappe au ridicule , hormis la puis-
sance, on n ose parler d*héroïsme que dans les grands
états, quoiqu'on nen trouve que dans les petits.
Quant à la comédie, il n'y fciut pas songer': elle
causeroh chez nous les plus affreux désordres ; elle
serviroit d'instrument aux factions , aux partis , aux
vengeances particulières. Notre ville est si petite, que
les peintures de mœurs les plus générales y dégénère^
roient Mentôt en satires et personnalités. L'exemple
de l'ancienne Athènes , ville incomparablement plus
peuplée qye Genève , nous offre une leçon frappante :
c'est au t^jéâtre qu'on y prépara l'exil ;de plusieurs
grands hommes et la nM)rt de Socrate; c^est par la fii-
reur du théâtre qu'Athènes périt; et ses désastres ne
justifièrent quetrop lechagrin qu'a voit témoigné Solon
aux premières représentations de Thespis *, Ce qu'il
y a de bieh sûr pour nous , c'est qu'il faudra mal an-
se trouva double , comme si Toriginal eût été ja1ou;l qu*on eût
l'audace de le contrefaire, et quà l'instant Teffroi fit fuir tout le
monde et finir la représentation. Ce contç est burlesque, et le pa-
roitra bien plus à Paris qu'à Genève; cependant, qn*on se prête
aux suppositions, on trouvera dans cette double apparition un effet
théâtral et .vraiment effrayant. Je n imagiûe qu'un spectacle plus
simple et plus terrible encore, c'est celui de la main sortant du mur
et traçant des mots inconnus au festin de Baltbazar. Cette seule idée
fait frissonner. II me semble que nos poètes lyriques sont loin de
ces inveptioQS subUi&es; ils font, pour épouvanter, un fracas de
de'corations sans effet. Sur la scène même il ne faut pas tout dire
à la vue, mais ébranler Timagination.
*Plutarque, Fie de Solon, § 62.
II.
t
l64 LETTRE
gurer de la république , quand pn verra les citoyens ,
travestis en beaux esprits , s'occuper à faire des vers
François 9t des pièces de théâtre; talents qui ne sont
point les nôtres et que nous ne posséderons jamais.
Mais que M. de Voltaire daigne nous composer des
tragédies sur le modèle de la MortdeCésar^ du premier
acte de Brutus; et, s il nous faut absolument un théâ-
tre, qu'il s'engage à le remplir toujours de son génie,
et à vivre autant que ses pièces !
Je serois d'avis qu'on pesât mûrement toutes ces
réflexions avant de mettre en Ugne de compte le goût
de parure et de dissipation que doit produire parmi
notre jeunesse l'exemple des comédiens. Mais enfin
cet exemple aura son effet encore ; et si géijéralement
partout les lois sont insuffisantes pour réprimer des
vices qui naissent de la nature des choses, conmieje
crois l'avoir montré, combien plus le seront-elles
parmi nous , où le premier signe de leur foiblesse sera
l'établissement des comédiens ! car ce ne seront point
eux proprement qui auront introduit ce goût de dis-
sipation ; au contraire , ce même goût les aura pré-
venus , les aura introduits eux-mêmes, et ils ne feront
que fortifier un penchant déjà tout formé, qui, les
ayant fait admettre, à plus forte raison les fera main-
tenir avec leurs défauts.
Je m'appuie toujours sur la supposition qu'ils sub-
sisteront commodément dans une aussi petite ville; et
je dis que , si nous les honorons , comme vous le pré-
tendez, dans lin pays où tous sont à peu près égaux,
ils seront les égaux de tout le monde , et auront de
plus la faveur publique qui leur est naturellement ac-
A M. DALEM«ERT. j65
quise. Ils ne seront point, comme ailleurs, tenus en
respect parles grands dont ils recherchent Is^ bienveil-
lance et dont ils craignent la disgrâce. Les magistrats
leur en imposeront : 'soit. Mais ces magistrats auront
été particuliers; ils auront pu être familiers avec.eux;
ils auront des enfants qui le seront encore, des fem-
mes qui aimeront le plaisir. Toutes ces liaisons seront
des moyens d'indulgence et de protection auxquels il
sera impossible de résister toujours. Bientôt les comé-
diens, sûrs de l'impunité , la procureront encore à
leurs imitateurs : c'est par eux qu'aura commencé le
désordre ; mais on ne voit plus où il pourra s'arrêter.
Les femmes, la jeunesse, les riches, les gens oisifs,
tout sera pour eux , tout éludera des lois qui les gê^
nent, tout favorisera leur licence : chacun, cherchant
à les satisfaire , croira travailler pour ses plaisirs. Quel
homme osera s'opposer à ce torrent, si ce n'est peut-
être quelque ancien pasteur rigide qu'on n'écoutera
point, et dont le sens et la gravité passeront pour
pédanterie chez une jeunesse inconsidérée? Enfin,
pour peu qu'ils joignent 4'art et de manège à leur suc-
cès, je ne leur donne pas trente ans pour être les ar*
bitres de l'état '. On verra les aspirants aux charges
briguer leur laveur pour obtenir les suffrages ^ les
élections se feront dans les loges des actrices , et les
chefs d'un peuple libre seront les créatures d'une
* Od doit toujours se souvenir que, pour que la comédie se
soutienne à Genève, il faut que ce goût y devienne une fureur;
s'il n'est que modéré, il faudra qu'elle tombe. La raison veut donc
qu'en examinant les effets du théâtre on les mesure sur une cause
capable de le soutenir.
Ii56 LETTRE
baode d'histrions. La plume tombe des maiiid à cette
idée. Qu on Fécarte tant qu on voudra , qu'on m'accuse
d'outrer la prévoyance; je n ai plus qu'un mot à dire.
Quoi qu'il arrive., il faudra que ces gens-là réforment
leurs mœurs parmi nous , ou qu'ils corrompent les
nôtres. Quand cette al|;ernative aura cessé de nous ef-
frayer, les comédiens ppurront venir, ils n'auront plus
de mal à nous faire.
Voilà, monsieur, les considéiiations que j'avinsà
proposer au public et à vous sur la question qu'il
vous a plu d'agiter d^ns un article o\^ elle étôit , à jmon
a^s, toùt^-£But étrangère. Quand mes raisons, moins
ibttes qu'elles ne me paroissent, n'auroient pas un
poids suffisant pour contre-balancer les vôtres, voué
oonviendreai^au moins que, dans un aussi petit état
que la répuMique^e Genève , toutes innovations sont
dangereuses, et qu'il n'en faut jamais faire sans des
motifsi^ urgents et graves. Qu'on nous montre donc la
pressante nécessité de celle-ci. Où sont les désordres
qui nous forcent de recourir à un expédient si suspect?
Tout est-il perdu sans ce!*? Notre ville est-elle si
grande, le vice et l'oisiveté y ont-ils déjà fait un tel
progrès , qu'elle ne puisse plus désormais subsister
sans spectacles*? Vous nous dites qu'elle en sonSrt
* Griinm , dans sa Correspondance, s'attache à prouver que Rous-
seau n*a pas dépeint les mœurs de sa patrie telles qu'elles soDt,
mais comme il les a imaginées. Les Genevois , dit-il , obligés àe
8*adonner aux arts et au commerce, ont amassé des richesses, et
par elles ont contracté tous les besoins qu'elles font naître. A en
croire le même écrivain, il s'en falloit bien qu'ils eussent alors la
réputation des vertus que Rousseau leur suppose. (Voyez la Corres-
pondance littéraire y première partie, tome II, pages 38o et suiv.)
;-A
A M. DÀLEMBERT. I
de plus mauvais qui choquent également lègoât et les
moeurs ; mais il y a bien de la difiEçrenoe entre mocK
trer de mauvaises mœurs et attsiquer les bonnes ; car
ce dernier effet dépend moins des qualités du specta-
cle que de Fimpréssion qu'il cause. £n ce sens , ' quel
rapport entre quelques farces passa^res et une co-
médie à demeure, emfe les polissonneries d'un diar-
latan et les représentations régulières des ouvrages
dramatiques , entre des tréteaux de foire élevés poinr
réjouir la populace et un théâtre estimé où les hon^-
nêtes gens penseront s'instruire ? L un de ces amuse*
ments est sans conséquence et reste oublié dès le len-
demain ; mais l'autre est une aflSeiire importante qui
mérite toute l'attention du gouvernement.- Par toi^t
pays il est permis d'amuser les enfents, et peut être
enâint qui veut sans beaucoup d'inconvénionts. Si ces
fades spectacles mant{uent de goût ^ tant mieux ; «e»
s en rebutera plus vite : s'ils sont grossiers, ils seront
moins séduisants. Le vice ne s'insinue guère en cho^
quant l'honnêteté , mais egi prenant son image ; et les
mots sales sont plus contraires à la politçsse qu'aux
bonnes moeurs* Voilà pourquoi les expresâicms sont
toujours plus recherchées et les oreilles plus^scrupu-
leuses dains les pays, plus corrompus. S'apereoit'Oli
que les entretiens de la halle échauffent beaucoup la
jeunesse qui les écoute? Si font bien les discrets propos
du théâtre, et il vaudroit mieux qu'une jeune fiUe vit
cent parades qu'une seule représentation de l'Orac/i?.*.
Au resie , j'avoue que j'aimerois mieux , quant à
moi , que nous pulsions nous passer entièrement de
Comédie de Saint-Foix.
l68 LETTRE
tous ces tréteaux, et que, petits et grands, nous sus-
sions tirer nos plaisirs et nos devoirs de notre état et
de nous-mêmes; mats, de ce quon devroit peut-être
diasser les bateleurs , il ne s'ensuit pas qu'il £ûlle
appeler les comédiens. Vous avez vu dans votre pro-
pre pays la ville de Marseille se défendre long-temps
d'une pareille innovation, résister même aux ordres
réitérés du ministre, et garder encore , dans ce mépris
d'un amusement frivole , une image honorablje de son
ancienneliberté. Quel exemple pour une ville qui o a
point encore perdu la sienne !
Qu'on ne p^nse pas surtout £siire un pareil établis-
sement par manière d'essai , sauf à l'aboUr quand on
en sentira les inconvénients : car ces inconvénients ne
se détruisent pas avec le théâtre qui les produit, ils
restent quand leur cause est ôtée ; et, dès qu'on com-
monce à les sentir, ils sont irrémédiables. Nos mœurs
altérées , nos goûts changés , ne se rétabliront pas
comme ils se seront corrompus ; nos plaisirs mêmes,
nos innocents plaisirs, auront perdu leurs charmes,
le spectacle nous en aura dégoûtés pour toujours.
L'oisiveté devenue nécessaire , les vides du temps que
nous ne saurons plus remphr nous rendront à charge
à nous-mêmes ; les comédiens, en partant , nous lais-
seront l'ennui pour arrhes de leur retour; il nous for-
cera bientôt à les rappeler ou à faire pis. Nous aurons
mal fait d'établir la comédie, nous ferons mal de la
laisser subsister , nous ferons mal delà détruire : après
la première faute, nous n aurons plus que le choix de
nos maux.
Quoi ! ne faut-il donc aucun spectacle dans une
A M. i>ALEMBERT. 169
république? Au contraire , il en faut beaiscoup. C'est
dans les républiques qu'ils sont nés , c est dans leur
sein qu on les voit briller avec un véritable air de fête.
A quels peuples convient-il mieux de s'assembler sou-
vent et de former entre eux les doux liens du plaisir
et de la joie , qu'à ceux qui ont tant de raisons- de
s aimer et de rester à jamais unis? Nous avons déjà
|dusieiu*s de ces fêtes publiques ; ayons-en davantage
encore y je n'en serai que plus charmé. Mais n'adop-
tons point ces spectacles exclusifs qui renferment
tristement un petit nombre de gens dans un antre
obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans
le silence et l'inaction ; qui n'offrent aux yeux que
cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu'affli-
geantes images de la servitude et de l'inégalité. Non,
peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes. C'est en
plein ail! , c'est sous le ciel qu'il faut vous rassembler
et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur.
Que vos plaisirs ne soient efféminés ni mercenaires ,
que rien de ce qui sent la contrainte et l'intérêt ne les
empoisonne , qu'ils soient libres et généreux comme
vous, que le soleil éclaire vos innocents spectacles;
vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu'il
puisse éclairer.
Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles?
qu'y montrera-t-on ? Rien , si 1 on veut. Avec la libertç ,
partout où régne l'affluence le bien-être y régne aussi.
Plantez au milieu d'une place un piquet couronné de
fleurs , rassemblez-y le peuple , et vous aurez une fête.
Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spec-
tacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que cha-
170 'LETTRE
cun se Voie et s'aime dans les autres , afin qoç tous et]
soient mieux unis. Je n\d pas besoin de renvoyer aax
jeux des anciens Grecs : il en est de plus modernes,
il en est d existants encore, et je les trouve précisé-
ment parmi nous. Nous avons tous les ans des revues,
des* prix publicè*, des rois deFarquebuse, du canon,
de la navigation. On ne peut trop multiplier des éta-
blissements si utiles ' et si agréables; on né peut trop
avoir de semblables rois. Pourquoi ne ferions-nous
' Il ne suffit pas que le peuple ait du pain et vive dams sa cop-
dition ; il faut qu*il y vive agréablement , afin qu*il en remplisse
mieux les devoirs, qu*il se tourmente moins pour en sortir, etqne
fùrdre public soit mieux établi. Les bonnes mœurs tiennent pla»
qu*on ne pense à ce que chacun se plaise dans son état. Le msDègt
et l'écrit d*intrigue viennent d'inquiétude et de mécontentement;
font va mal quand Tnn aspire à Temploi d'un autre. Il faut aimer
son métier pour le bien faire. L'assiette de l'état n'est bonne et so-
lide que quand , tous se ^entant à leur place , les forces particu-
lières se réunissent et concourent au bien public , an lieu de s'user
Tune contre l'autre , comme elles font dans tout étal mal constitoé-
Gela pofé, que doit-on penser de ceusL qui voudroient 6ter au peu-
ple les fêtes, les plaisirs, et toute espèce d'amusement , comme
autant de distractions qui le détournent de son travail? Cette
maxime est barbare et fausse. Tant pis, si le peuple n'a de temps
qne^pour gagnét son pain ; il lui en faut encore pour le manger
avec joie, autrement il ne le gagnera pas long-temps. Ce Dieu juste
et bienfaisant qui veut qu'il s'occupe, veut aussi qu'il se délasse:
la nature lui impose également l'exercice et le repos , le plaisir et
la peibe. Le 4^goût du travail accable plus les mdheureux que le
travail même. Voulez-vous donc rendre un peuple actif et labo-
rieux ; donnez-lui des fêtes , offrez-lui des amusements qui lui fas-
sent aimer son état, et l'empêchent d'en envier un plus doux. Des
jours ainsi perdus feront mieux valoir tous les autres. Présidez a
ses plaisirs pour les rendre honnêtes ; c'est le vrai moyen d'animer
ses travaux.
A M. to'ALËMBERT. I7I
pas , 'pour nous rendre dispos et robustes , te que nous
Élisons pour nous exercer aux armes? La république
a-t-elle moins besoin d'ouvritess que de soldats? Pour-
quoi, sur le modèle des prix militaires, ne fonderions-
nous pa» d'autres prix de gymnastique pour la lutte ,
pour la course, pour le disque, pour divers exercices
du corps? Pourquoi n*animerions-nous pas nos bate-
liers par des joutes sui* le lac? Y auroit-il au 'monde
un plus brillant spectacle que dé voir sur ce vaste et
superbe bassin des centaines de bateaux, élégamment
équipés, partir à-la-fois, au signal donné, pour aller
enlever uii drapeau arboré ail but , puià servir de cor-
tège au vainqueur revenant en triomphe recevoir le
prix mérité? Toutes ces sortes de fêtes ne sont dis-
pendieuses qu autant qu'on le veut bien, et le seul
concours les rend assez magnifiques. Cependant* il
feuty avoir assisté chez le Genevois pour comprendre
avec (Quelle ardeur il s'y livre, Onnele reconnoît plus :
ce n'est plus ce peuple si rangé qui ne se départ point
de ses régies économiques; ce n'est plus 6e 1oï% rai-
sonneur qui pèse tout , jusqu'à la plaisâmterie , à la
balance du jugement. Il est vif, gai, caressant; son
cœur est, alors dans ses yeux comme il est toujours
sur ses lèvres ; il cherche à communiquer sa joie et ses
plaisirs; il invite, il presse, il force, il se dispute les
survenants. Toutes les sociétés n'en font qu'une , tout
devient commun à tous. Il est presque indiflFérent à
quelle table on se mette : ce seroit l'image de celles de
Wédémone, s'il n'y régnoit un peu plus de profu-
sion; mais cette profusion même est alors bien placée,
172 LETTRE
et laspect de Tabondance rend plus touchant celui de
la liberté qui la produit.
L'hivei\ temps consacré au commerce privé des
amis , convient moins aux fêtes publiques. li en est
pourtant tme espèce dont je voudrois bien qu'on se fit
moins de scrupule; savoir, les bals entre déjeunes
personnes à marier. Je n ai jamais bien conçu pom^
quoi Ton s'effarouche si fort de la danse et des assem-
blées qu'elle occasione : comme s'il y avoit plus de
mal à danser qu'à chanter; que l'un et l'autre de ces
amusements ne fût pas également une inspiration de
la nature ; et que ce fut un crime à ceux qui sont des-
tinés à s'unir de s'égayer en commun par une hon-
nête récréation ! L'homme et la femme ont été formés
l'un pour l'autre : Dieu veut qu'ils suivent leur desti-
nation; et certainement le premier et le plus saint de
tous les liens de la société est le mariage. Toutes les
fausses religions combattent la nature ; Ja nôtre seule,
qui la suit et la régie , annonce une institution divine
et convenable à l'homme. Elle ne doit point ajouter
sur le mariage , aux embarras de l'ordre civil , des dif-
ficultés que lÉvangile ne prescrit pas, et que tout bon
gouvernement condamne. Mais qu'on me dise où de
jeunes personnes à marier auront occasion de pren-
dre du goût l'une pour l'autre , et de se voir avec plus
de dicence et de circonspection que dans une assem-
blée où les yeux du public , incessamment ouverts
sur elles , les forcent à la réserve , à la modestie , à s'ob-
server avec le plus grand soin. En quoi Dieu est-il
offensé par un exercice agréable, salutaire, propre à
la vivacité des jeunes gens , qui consiste à se présenter
A M. D'ALEMBERT. 173
Tun à l'autre avec grâce et bienséance , et auquel le
spectateur impose une gravité dont on n'oseroit sortir
un instant? Peut-on imaginer un moyen plus honnête
de ne point tromper autrui, du moins quant à la
figure , et de se montrer avec les agréments et les dé-
fauts qu'on peu* avoir aux gen&-qui ont intérêt de
nous bien connotoe a,vant de s'obliger à nous aimer?
Le devoir de se chérir réciproquement n'emporte-t-il
pas celui de se plaire? et n'est-ce pas un soin digne de
deux personnes vertueuses et chrétiennes qui chier-
chentà s'unir , de préparer ainsi leur cœur à l'amour
mutuel que Dieu leur impose? .
Qu'arrive-t-il dans ces lieux où régne une contrainte
étemelle y où l'on punit comme un crime la plus inno-
cente gaieté , où les jeunes gens des deux sexes n'osent
jamais s'assembler en public, e% où l'indiscrète sévé-
rité d'un pasteur ne sait prêcher au nom de Dieu qu'une
gêne servile, et la4jristesse et l'ennui? On élude une
tyrannie insupportable que la nature et la raison dés-
avouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeu^
nesse enjouée et folâtre, elle en substitué de plus dan-
gereux : les tête-à-téte adroitement çopcerté^ pren*
nent la place des assemblées publiques. Jfi ^rce de se
cacher comme si l'on étoit coupable , on est tenté de le
devenir. L'innocente joie aime à s'évaporer au grand
jour^ mais le vice est ami des ténèbres , et jamais
Imnocence et le mystère n'habitèrent, long-temps en-
semble.
Pour moi , loin de blâmef' de si simples amusements ,
je voudrois au contraire qu'ils fussent publiquement
autorisés , et qu'on y prévînt tout désordre particulier
174 LETTRE
en les converti&sant en bals solennels et périodiques^
ouverts indistinctement à toute la jeunesse à marier,
le voudrois qu un magistrat ^ , nommé :par le conseil,
ne dédaignât pas de présider à ces bals. Je voudrois
que les pères et mères y assistassent , pour veiller sur
leurs enlants y pour être témoins de leurs grâces et de
leur adresse, des applaudissements qu'ils auroient
mérités, et jouir ainsi du plus doux spectacle qui
puisse toucher un cœur paternel. Je voudrois qu'eu
général toute personne mariée y fàt admise au nom-
bre des spectateurs et des juges , s^ns qu'il fût permis
à aucune de profaner la dignité conjugale en dansant
elle-même ; car à quelle fin honnête pourroit-elle se
donner ainsi en montre au public? Je voudrois qu on
formât dans la sallç une enceinte commode et hono*
rable , destinée aux goiis âgés de Tun et de l'autre sexe,
qui , a^nt déjà donné des citoyens à la patrie , ver-
roient encore leurs petits-enfants se préparer à le de-
venir. Je voudrois que nuln^entrât ni ne sortit sans
saluer ce parquet , etque tous les couples de jeunes
gens vinssent, avant de commencer leur danse et
après Va voir, finie, y fidre une profonde révérence,
pour s^'accoutumer de bonne henre à respecter la >âeil-
' A chaque corps de métier , à chacuioe des sociétés publiques
dont est composé notre état, préside un de ces magistrats, sous le
nom* de seîgneur^conuni». lU assistent ^ toutes les assemblées, et
ipéme suxfestins'. Leur présence n*empéche point une honnête fe'
miliarité entre les membres de l'association ; mais elle maintieiit
tout le monde dans le respect qu'on d<|it porter aux lois, auxmoeiirs,
à la décence , même au sein de la joie et du plaisir. Cette institu-
tion est très belle , et forme un des grands liens qui unissent le
peuple à fes chefs.
A M. DALEMBERT. 176
lesse. Je ne doute pas qi^e cette agréable réunion des
deux termes^de la vie humaine ne donqi^t à cette as-
semblée un certain coup d'oeil attendrissant, et qu on
ne vit quelquefois couler dans le parquet des larmes
de joie et de souvenir,. capables peut-être d'en arra-
cher à un spectateur sensible. Je voudroîs que tous
les ans , au dernier bal ^ la jeune personne qui ; durant
les précédents y se seroit comportée le plus honnête»-
ment, le plus modestement, et auroit plu davantage à
tout le monde, aujugement du parquet, iïkt honorée
d une couronne par la main du seigneur-commis > , et
du titre de reine du bal , qu'elle porteroit toute Tannée.
Je voudrois qu'à la clôture de la même assemblée on
la reconduisit en cortège ; que le père et la mère fus-
sent félicités et remerciés d'avoir une allé si bien née ,
et de l'élever si bien. Enfin, je voudrois que , si elle
venoit à se marier dans le cours de l'an , la seign^rie
lui fit un présent ou lui accordât quelque distinction
publiée, afin que cet honneur fût une chose assez
sérieuse pour ne pouvoir jamais devenir un sujet de
plaisanterie. '
Il est vrai qu'on auroit souvent à craindre un peu
de partialité , si l'âge des jauges ne laissoit toute la pré-
férence au mérite. £t quand la beauté modeste seroit
quelquefois favorisée , quel en seroit le grand incon-
vénient? Ayant plus d assauts à soutenir , nVt-ellepas
besoin d'être plus encouragée? N'est-elle pas un dea
de la nature, ainsi que les talents? Où est le mal
qu'elle obtienne quelques honneurs qui l'excitent à
' Voyez la note précédente.
176 LETTRE
s'en rendre digne, et puissent contenter 1 amour-pro-
pre sans offenser la vertu?
En perfiçctionnant ce projet dans les mêmes vues,
sous un air de galanterie et d'amusement, on donne-
roit à ces fêtes plusieurs fins utiles qui en feroient un
objet important de police et de bonnes mœurs. La
jeunesse , ayant des rendez-voas sûrs et honnêtes,
seroit moins tentée d'en chercher de plus dangereux.
Chaque sexe ^e livreroit plus patiemment , dans les
intervalles, aux occupations et aux plaisirs qui lui
sont propres y et s'en consoleroit plus aisément d être
privé du commerce continuel de Tautre. Les particu-
liers de tout état auroient la ressource d'un spectacle
agréable, surtout aux pères et mères. Les soins pour
la parure de leurs filles seroient pour les femmes un
objet d'amusement qui feroit diversion à beaucoup
d'autres; et cette parure , ayant un objet innocent et
louable , seroit là tout-à-fait à sa place. Ces occasions
de s assembler pour s'unir , et d'arranger des établis-
sements , seroient des moyens fréquents de rapprocher
des familles divisées , et d'affermir la paixsinécessaire
dans notre état. Sans altérer l'autorité des^ères,.les
inclinations des enfants seroient un peu plus en li-
berté; le premier choix dépendroit un peu plus, de
leur cœur ; les convenances d'âge , d'humeur ,'de goût,
de caractère , seroient un peu plu s consultées; on don-
neroix moins à celles d'état et de biens , qui font des
nœuds mal assortis quand on les suit aux dépens des
autres. Les liaisons devenant plus faciles, les maria-
ges seroient plus fréquents; ces mariages , moins cir-
conscrits par les mêmes conditions , préviendroient
A M. D'ALEMBERT. 177
les partis, tempèreroient Fexcessive inégalité, main-
tiendroient mieux le corps du peuple dans Tesprit de
sa constitution. Qes halè , ainsi dirigés , ressemble-
roient moins à un spectacle public qu'à rassemblée
dune grande famille ; et du sein de la joie et des plai-
sirs naltroient la conservation , la concorde et la pro-
spérité de la république ^
' 11 me paroît plaisant d'imaginer qujelquefois les jugements que
plusieurs porteront de mes goûts, sur meç écrits. Sur celui-ci, Ton
ne manquera pas de dire : « Cet homme est fou de la danse. » Je
m'ennuie à voir danser. « Il ne peut souffrir la comédie. » J'aime
la comédie à la passion. « Il a de Taversion pour les femmes. » Je
ne serai que trop bien justifié là-dessus. « Il est mécontent des co-
médiens. » J'ai tout sujet de m'en louer, et l'amitié du seul d'entre
eux que j'ai connu particulièrement ne peut qu^honorer un honnête
homme. Même jugement sur les poètes dont je suis forcé de cen-
surer les pièces : ceux qui sont morts ne seront pas de mon goût ,
et je serai piqué contre les vivants. La vérité est qu^ Racine me
charme; et que je n'ai jamais manqué volontairement Une repré-
sentation de Molière. Si j^ai moins parlé de Corneille, c^est qu'ayant
peu fréquenté ses pièces , et manquant de livr^s>, il uq m'est pqis
assez resté dans la mépioire pour le citer. Quant à l'auteur d'Atrée
et de Catilina, je ne l'ai jamais vu qu'une foi«, et ce fut pour en
recevoir un service. J'estime son génie et respecte sa vieillesse ;
mais, quelque honneur que je porte à sa personiie, je ne dois que
justice à ses pièces, et je ne sais point acquitter mes dettes aux
dépens du bien public et de la vérité. Si mes écrits m'inspirent
quelque fierté, c'est par la pureté d'intention qui .les dicte, c'est
par un désintéressement dont peu d'auteurs m'ont donné l'exem-
ple, et que fort peu voudront imiter. Jamais vue particulière ne
souilla le désir d'être utile aux autres qui m'a mis 1^ plume à la
main, et j'ai presque toujours écrit contre mon propre intérêt.
Vitam impendere vero; voilà la devise que j'ai choisie et dont je me
sens digne. Lecteurs, je puis me tromper moi-même, mais non pas
vous tromper volontairement; craignez mes erreurs et non ma
mauvaise foi. L'amour du bien public est la seule passion qui me
XI. 12
178 LETTRE
Sur ces idées, il serott aisé d'établir à peu de frais,
et sans danger, plus de spectacles qu'il n'en Cenidroit
pour rendre le séjour de notre villu^ agréable et riant,
même aaHi étrangers , qui , ne trouvant rien de pareil
ailleurs, y vîendroient au moins poor toir une chose
unique ^ quoique à dire le Vrai , sur beaucoup de fortes
raisons , je regarde ce concours comme mi inconvé*
nient bien plus que comme un avantage ; et je suis
persuadé, quant à moi , que jamais étranger n'entra
dans Genève qu'il n'y ait fait. plus de mal que de
bien.
Mais sàvçz-vous , monsieur , qui l'on devroit s'ef-
forcer d'attirer et de retenir dans nos murs?. Les Ge-
nevois mêmes, qui, avec un sincère amour pour leur
pays , -dût tbtis une si grande inclination pour les
voyages , qu'il n'y a point de contrée où l'on n'en
trouve de répandus. La moitié de nos concitoyens ,
épars dans le reste de l'Europe et du monde , vivent et
meurent loin de la patrie ; et je me oiterois moi-même
avec plus de douleur si j'y étois mt)ins inotiie. Je sais
que nous sommes forcés d'aller chercher au loin les
fait parler au public ; je sais alors lU' oublier moi-même ; et si quel-
qu'un m*offense, je me tais sur son compte de peur que la colère
ne me rende injuste. Cette maxime est bonne à inés énnetliis, enc^
qu'ils nie nuisent à leur aise et sans crainte de représailles; iox
lecteurs, qui ne craignent pas que ma haine leur eu imj^ose; «t
surtout à moi, qui, restant en paix tandis qu'on ni*outrâge, n'ai
du moins que le mal qu'ota me fait, et non céîuî que jépH)Wt-
rois encore àïe rendre. Sainte et pure vérité, à qXA j*ai coDsacrrf
ma vîe, non, jamais mes passions ne souiTléroht lé sincère airiwir
que j'ai pour toi ; l'intérêt ni Ta crainte ne sauroient altérer l'hoift-
mage que j'aime à f offrir , et ma plume ne te refusera jamais rfen
que ce qu'elle craint d'accorder à la vengeance !
A M. D'ALEMBERT. 179
ressources que notre terrain nous refuse , et que nous
pourrions difficilement subsister si nous nous y te-
nions renfermés. Mais au moins que ce bannissement
ne soit pas éternel pour tous ; que ceux dont le ciel a
béni les travaux viennent, comme Tabeille, en rap-
porter le fruit dans la ruche , réjouir lews concitoyen^
du spectacle de leur fortune , animer Témulation des
jeunes gens, enrichir leur pays de leur nehesscy et
jouir modestement chez eux des biens honnêtement
acqais chez les autres. Sera-^e avec des théâitres , too-
jonrs moins parfaits chez nous qu'ailleurs , qu'on les
y fera revenir ? Quitteront-ils la comédie de Paris ou
de Londres pour aHër revoir ceUe de Genève? Non,
non, monsieur , ce n'est pas ainsi, qu on les peut ra-
mener. Il faut que chacun sente qu'il ne sauroit trou-
ver aftUeuars ce qu il a Inssé dans son pays ; il faut
(fxnn ckarme invincible le rappelle au séjour qu'il
n'auroit point dâ quitter; il faut que le souvenir de
leurs premiers exercices , de leurs premiers spectacles,
de tears premiers plaisirs , reste profondément gravé
dans leurs cœurs ; il fant que les douces impressions
fiûtes durant la jeunesse demeurent et se reiiforcent
dans un âge avancé , tandis que mille autres s'eBa-
cc»t; 3 hait qu'au mîlweu de la pompe des grands états
et de leur triste magnificence une voix secrète leur
crie incessamment au fond de l'ame : Ah l où sont les
jeux et les léeeis de ma jeunesse? où est k concorde
des ôteyens? où est la fraternité piid>lique? où est la
pore joie et ki véritable sdlégresse? où sont la paix, la
liberté , l'équité , Tinifeocence ? Allons reehereher tout
cela. Mon Dieu ! avec le cœur du Genevois , avec une
12.
l8a LETTRE
ville aus$i riante , un pays aussi charmant, un gou-
vernement aussi justç, des plaisirs si vrais et si purs,
et tout' ce «qu'il faut pour savoir les goûter, à quoi
tient-il que nous n adorions tous la patrie?
Ainsi rappeloit ses citoyens , par des fêtes modestes
.et des jeiix sans éclat, cette Sparte que je n aurai ja-
mais assez citée pour l'exemple que nous devrions en
tirer; ainsi dans Athènes, parmi les beaux arts; ainsi
dans Suse , au sein du luxe et de la mollesse , le Spar-
tiate ennuyé soupiroit après ses grossiers festins et
ses fatigants exercices. C'est à Sparte- que, dans une
laborieuse oisiveté, tout étoit plaisir et spectacle;
c'est là que les plus rudes travaux passoient pour des
récréations , et que les moindres délassements fbr-
moient une instruction publique ; c'est là que les ci-
toyens , ^continuellement assemblés ; consacroient la
vie entière à des amuseinents qui feûsoient la grande
afïaire de l'état, et à des jeux dont on ne se dâiassoit
qu'à la guerre.
J'entends déjà les plaisants me demander si , parmi
tant de merveilleuses instructions , je ne veux point
aussi , dans nos fêtes genevoises , introduire les danses
des jeunes Lacédémohiennes. Je réponds que je vou-
drois bien nous croire les yeux et les cœurs assez
chastes pour supporter un tel spectacle , et que de
jeunes personnes, dans cet état, fussent à Genève,
comme à Sparte,, couvertes de l'honnêteté publique;
mais , quelque estime que je fasse de mes compatrio-
tes, je sais trop combien il y a loin d'eux aux Lacedé-
moniens, et je ne leur propose des institutions de
ceux-ci que celles dont ils ne sont pas encore incapa-
A M. d'alembert. i8i
Mes. Si le sage Plutarque s'est chargé de justifier Tu-
sage en question, pourquoi faut-il que je m*en charge
après lui? Tout est dit en avouant que cet usage ne
convenoit qu'aux élèves de Lycurgue ; que leur vie
frugale et laborieuse , leurs mœurs pures et sévères , la
force dame qui leur étoit propre, pouvoient seules
rendre innocent, sous leurs yeux, un spectacle si
choquant pom* tout peuple qui n'est qu'honnête.
Mais pense-t-on qu'au fond l'adroite parure de nos
femmes ait moins son danger qi/une nudité absolue,
dont l'habitude tourneroit bientôt les premiers effets
en indifférence , et peut-être en dégoût? Ne sâit-on pas
que les statues et les tableaux n'offensent les yeux
que quand un niélajige de vêtements rend les nudités
obscènes? Le pouvoir immédiat des sens est foible et
borné : c'est par l'entremise de l'imagination qu'ils
font leurs plus grands ravages ; c'est elle qui prend
soin d'irriter les désirs , en prêtant à leurs objets en-
core plus d'attraits que ne leur en donna la nature ;
c'est elle qui découvre à l'œil avec scandale ce qu'il né
voit pas seulement comme nu , mais comme devant
être habillé. Il n'y a point de vêtement si modeste au
travers duquel un regard enflammé par l'imagination
n'aille porter les désirs. Une jeutie Chinoise , avançant
un bout de pied couvert et chaussé, fera plus de ra-
vage à Pékin que n'çût fait la plus belle fille du monde
dansant toute nue au bas du Tàygéte. Mais quand on
s'habille avec autant d'art et si peu d'exactitude que
les femmes font aujourd'hui , quand on ne montre
moins que pour faire désirer davantage , quand l'obs-
tacle^qu'on oppose aux yeux ne sert qu'à mieux irriter
iSa LETTRE
Fimagiiiation , quaad on ne cache une partie de l'objet
que pour parer celle qu ou expose ,
Henl mail« min mites défendit pampmns nvas.
Virg. Georg., I, v. 448*
Terminons ces nombreuses digressions. Grâce au
ciel , voici la dernière ; je suis à la fin de cet écrit. Je
donnois les fêtes de Lacédémone pour modèle de celles
que je voudrois voir parmi nous. Ce n'est pas setde-
ment par leur objet, msâs aussi par leur simplicité,
que je les trouve recômmandables : sans pompe, sans
luxe , sans appareil , tout y respiroit , avec un charme
seoret de patriotisme qui les rendoit intéressantes ,
un certain esprit martial convenable à des hommes
libres ■ : sans afiaires et sans plaisk*st au moins de oe
^ Je me sonviens d'ayoir ^të frappe dams mon enfance d'un spec-
tacle assez simple, et dont pourtant Timpression m*est toujours
restée, malgré le temps et la diversité des objets. Le régiment de
Saint-Gerrais ayoit fait l'exercice, et, selon la coutume, on avoit
sonpë par compagnies : la plapact dépens fui ;l«s oonposoiantM
raisepnblèrent, après le souper, dans la place de Sajnt-Genra>i# ^
se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour.de
la fontaine, sur le bassin de laquelle et oient montés les tambours,
les fifres , et ceux qui portoient les flambeaux. Une danse de gens
^ayés par un long repas sembleroit n'offrir rien de fort iatâres-
sa^t à Yoir ; cependant l'accord de cinq ou six cents bo^omes en
unjiforme, se tenani tou$ par la main, et formant une longue bande
qui serpentoit en cadence et sans confusion, avec mille tours et
retours ; mille espèces d^évolutions figurées , le choix des aûrs qui
les animoient , le bruit des tambours , l'éclat des flanabcAux , va ces*
tain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formoit une senr
sation très vive qu'on ne pouvoit supporter de sang froid. Il étoit
tard, les femmes étoient couchées ; toutes se relevèrent. Bientôt les
fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnoient un nôuvean
zèle aux acteurs : elles ne purent tenir long-temps à leurs fenêtres >
A M. »>LEftiPERT. ;[|83
qui poite g^s aQms f^rm mm , il$ p^sspiept ,^ daas
cette douce unifomiité , i^ jpuraée s^uis la trouver
trop longue , ^ la vie $aos ia Couver trop courte. lis
s'en retournoient chaque jSoir, g^ai3;et dispos., prje^dre
leur frugal repas, conjfents de leur pa^trie, de leurs
concitoyens , et d'eux-méme3. Si Toq deo^ande quelque
e^çmple* de ces divertissements publics , en voici un
rapporté par Plutarque *. Il y avoit ,, dit-il , toujours
relies descendirent; les maîtresses Tenoient-voir U^rs maris ^ les ser-
▼antes apportoient du yin; Jes enfants même y éveillés par le bruit,
accoururent denu-vétus entre les pères et les mères. La danse Rit
suspendue; ce ne furent qu*«mbrassements , ris, santés, caresses.
Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurbîs
peindre, mais que, dans l'allégreçse universelle, on éprouve assez
naturellement au i^ieu de tout ce qui nous est cher. Mon père ,
en m'embrassant, fut saisi d'un tressaillement que je crois sentir
et partager «ncore. «Jean-Jacques, me .disoit-il, aime ton pays.
« Voia-tu ces hoja^ Genevois? ^ «ont Aous amis, ib sont tous frères^
«la JQÎe et la concorde régnent au milieu d*euz. Tu es Genevois ;
« tu verras un jour d'autres peuples ; mais , quand tu voyagerois
• autant que ton père, tu ne trouveras jamais leurs pareils. »
On voulut recommencer la danse, il ny eut |>}us ^n^yen; çn ne
sayoit plus .ce qu'c^i faisoit, ;toutes les têtes ^toient tonriiées d'une
ivresse p)us doijice que celle du vin. Après avoir resté quelque temps
encore à rire et à causer sur la place, ri fallut se séparer : chacun
se retira paisiblement avec sa famille ; et voilà comment ces aima»
blés et prudentes femmes ramenèrent leurs maris , non pas en trbu-
blanjtlewrs plaisirs, mais en allant les partager. Je sens bien que ce
spectacle dont je fu$ si touché seroit sans attrait pouir mille autres ;
iifaut des yeux faits pour le voir, et un cœur fait. pour le sentir.
Non, il n'y a de pure joie que la joie publique, et les vrais senti-
ments de la nature ne régnent que sur le peuple. Ah 1 dignité, fiUe
de l'orgueil et mère de Fennui, jamais tes tristes esclayes euren^t-
ils «a pareil moment en leur vie ?
* Dicts notablei des Lacédémonien$ ^ § 69.
l84 LETTRE
trois danses en- autant de bandes, selon la diSiÊrence
des âges ; et ces danses se Bedsoient au chant de chaque
bande. Celle des vieillards commençait lapremière,
en dhiantant le couplet suivant :
Nous avons été jadis
Jeanes, vaillants, et hardis. '
Suivoit celle des hommes, qui chantoient à leur tonr,
en frapjiant de leurs armes en cadence :
I Nous le sommes maintenant,
A Fëpreuve à tout venant.
Ensuite venpient les enfants , qui leur répondoieat en
chantant de toute leur force :
Et nous bientôt le seroi^s,
Qui tous vous surpasserons. ^
Voilà , monsieur , les spectacles qu il £àut à des ré-
publiques. Quant à celui dont votre article Genève
ma forcé de traiter dans cet essai , si jamais Tintérêt
particulier vient à bout de Fétablir dans nos murs , j'en
prévois les tristes effets ; j'en ai montré quelques uns,
j'en pourrois montrer davantage, t/hàs c'est trop crain-
dre un malheur imaginaire que la vigilance de nos
magistrs^ts saura prévenir. Je ne prétends point in-
struire des hommes plus sages que moi : il me sufiBt
d'en avoir dit assez pour consoler la jeunesse de mon
pays d'être privée d'un amusement qui coûteroit si
cher à la patrie. J'exhorte cette heureuse jeunesse à
profiter de l'avis qui termine votre article. Puisse-t-elle
connoitre et mériter son sort ! puisse-t-elle sentir
toujours combien le solide bonheur est préférable aux
vains plaisirs qui le détruisent ! puisse-t-elle trans-
A M. DALEMBERT* l85 ••
mettre à ses descendants les veHus , la liberté , la paix
qu'elle tient de ses^ères ! c'est lie dernier vœu par le-
quel je finis mes écrits , c'est celui par lequel finii^
ma vie. * f
* lyAlembert ne pouvoit pas laisser cette lettre sans réponse..
Cette r^odse se trouTe.dans l'édition de Poinçot, tome XVI, et
dans celle de Gen^e, tome II du Supplément, Roussean n'en dit
qa'mi mot dans une lettre particulière, mais ce mot la caractérisa
fortement. « M. d*Alembert m'a enyoyé son recueil où j'ai yu. la
« réponse. Je m'étois tenu à l'examen de la question , j'ayois on-
«blié l'adyersaire. II n!a pas fait de même; il a plus parlé de moi
• que je n'avois parlé de lui ; il a donc tort. » (Lettre au dievalier
de Lorenzy, ar mai 1759. )
Au reste, la question générale mise à part, les lecteurs pourront
être curieux de savoir quel a été dans le fait le résultat de la lettre
de Rousseau pour Genève particulièrement. Le snectacle n'y étoit
pas un plaisir tout-à-fait et de tout temps inconnu. Indépendant^
ment des Mystères et autres représentations de cette espèce qui là,
comme ailleurs 9 aboient eu lieu dans le temps où ce genre d'açau-
sement seconfondoit presque avee les cérémonies du culte divin,
et qui cessèrent peu de temps après la réformation, les historiens
de Genève nous apprennent, que, dans le cours du dix-septième
siècle, les autorités civiles et ecclésiastiques sévirent plus d'une fois
contre des jeunes gens qui s'étoient permis de jouer des espèces de
comédies dans des maisons particulières; qu'en I7i4) ^^ conseil
ayant autorisé quelques représentations de sauteurs et de marion-
nettes, le consistoire les fit cesser, s'étant plaint de ce que quel-
ques acteurs semêioient aux marionnettes, et jouaient des pièces
de Molière et des scènes italiennes; qu'enfin en 1788, lorsque les
agents de trois puissances ipédiatrices s'oiccupoient à calmer les
troubles civils , et pendant le temps que dura cette médiation , une
troupe de comédiens vint s'établir dans la ville, malgré les repré-
sentations des pasteurs et d'une partie de la bourgeoisie. Le con-
seil , dit l'historien qui nous donne ces détails , n'avoit pas cru
pouvoir refuser ce , divertissement aux médiateurs. ( Picot , Hist,
de Genève y tome III, p. 284^ )
Postérieurement à cette époque, les progrès toujours^croissants
• %
^96 j^l^TTRE
de Findustiie et eu commercse-firenf naître n^î|le besoins nojaveau
parmi lescjaels celiyi des représentations dramatiaœs n*étoit pas de
nature à se faire le moins sentir. Voltaire qui, en lySS, yint fixer
sa résidence aux portes de Genèye, trouva donc les esprits tont pré-
pares pour cette innOyation à laquelle il croyoit la gloire poéti^
intéressée. Il avoit monté chez lui un théâtre où la bonne compa*
fftàe de {Tenère se rendoit en foule , ezeitée |^ar le double attrait
du plaisir et de la yaoité. Mais pour amener les cAiOëes eu point de
maturité nécessaire à rea;écution de son projet iayori., rétdi>ru8e-
ment d*«m speotacie dans la ville même, il rcstoit un pas à fan,
et Farticle Genèm fut publié dans l'Eneyidopédie ; car qjs sait fie
eeC artiole est , sinon de Voltaire^ au moins écrit en |pandc partie
sous sa dictée. La Xetfre à ^Jlletnifert déconcerta tont-à-coop le
projet de YoJtaiiie. Iwiè ûw. On ne pejoc douter en «ffet que ce ae
fût la principale cause de la haine qu*ii pojtçpii contre son auteur,
et qHi.iui dicta depub tant d'ti^urel en piQoae et en vers Aussi in-
dignes de ion génie que djéahonorantes pour a» inénioire.
Cependant Ye&pi produit par la lettre de Rousseau devoit aat»'
reHeananf s*a£foifolir chaque jour au milieu de tant de causes qui
agisso^Bt ep sens contraire. Knit anf n étoient pas encore écoulés
depuis la pub^cation de tsette lettre , qu'on vit à Gendre ( avril 1766)
vn entrepreneur monter, même à grands frais, nn théatce avec la
permi^aion du gouvernement, et cela au milieu même des disseo-
sions qiviies qui 8*étoient renouvelées plus vives que jamais. Mail
peu de temps après la sidie fut bràiée (février 1766), et une letuc
de Rousseau à d*Ivernois, du aônvril même année, nojos apprend
qu'il ne dépendit pas.4o Woètaité qix'on ne crût que <set tnceitflie
étoit f effet d'un dessein pr^nédité, et que Rousseau en avoitéte
l'ins^gateur.
iî passe en effet pour constant aujourdluri que ce désastre fiai
Fouvrage de ceux que f on «ppeloit alors les représentants , àoiA
Rousseau avoit •défendu les droits , mais saiu jamais autoriser, par
ses discours ou par sou exemple , le moindre excès coupable. Quoi
qu'il en soit, le sâiat n'osa pas donner une permission nouydk
pour le rétablissement de la comédie, et les particuliers qui e^res'
sentoient le plus vivement la privation , n'eurent d'autre ressource
que de se cotiser, en 1773, pour faire construire une salle de spec-
tacle à Châtelaine, village françois à 4lemi-lieue de Oenève.
I^es cfaoBet restèrent en cet état jusqu'à ce qu'une révolatioo
A M. DALEMBERT. ^87
noayelle opérée par le ministre françois de Vergenoes, eâ 178a,'
et dont le récit est étranger à Tolijet de oatte note, YÛit détn^re
tontes les institutions populaires 9 ouvrage des derniers temps,' et
rétablit dans son entier le régime aristocratique, tel qu*il existoit
en 1738, Les cerclei furent déi^ndiis, (ui abolîl los ipilices et les
exercices militaires, et tous les citoyens furent désarmés. Dès ce
moment II n*y eut plus d*obstacle à rétablissement d*un théâtre
permanent à Genève. Pour Tamusement des militaires étrangers
qui avoiept pris possession de la -ville, le gouvernement avoit fait
venir des comédiens qui restèrent ^après Fédit de pacification. Bien-
tôt lui-même fit constr^iire pour eux un va«tç et bel éjiftcç « Ifi «p^me
qui subsiste encore ; Touverture de cette nouvelle salle se fit le 18
octobre 1783.
Depuis la chute du gouvernement aristocratique de 1783, an4^
véc eo 1 789 , ia comédie n^a etàMé et n^&àêfe otMore k iGiepAve que
d'ooe faani^ pawagèr^. H ^ avpil s^ii^s 4o}^ défaut 4? ju&teii^
dans la proportion d'après laquçUe Bo^$$e|w établisso^it que 1^ vi4|b
ne pouvoit fournir chaque jour, pour le soutien de son thél^tre,
qne quarante à cinquante spectateurs. Mais il est vrai de dire qu'en
général , et encore actueliement , mSif^ les nouveaux progrès an
lue et de la richesse;, Les habitudes sociale^ fit h. gp^^t da ff^vi^
font que l'empressement à jouir, de ce plaisir n'est pas grai^d- J^
tragédie qui intéresserdit davantage les p^spnnes instruites, en si
grand nombre à Genève , est là comme inaccessible. InsensS>lement
donc, et sans que Tautorité intervint ou (niuât eri awnme manière,
l'asage s'est établi de n'avoir des. Comédiens à Genève i^ ^pçnfyi^
deux 09 trois moiç au pI^s. Uu .directeur de spectacle v^ ainsji d'une
ville de Suisse à une autre, et le plaisir, devenu pli)s rare, acqiiiert
ainsi plus d'attrait, mais n'en a jamais eu réellement assez pour
amener dans tes mœurs et les habku^es priv^ un «hfngement
sensible. U en est donc maintenani à ^nève «eoD^ne da|ts nos ivîHei
de France des troisième et quatrièn^e cw'dresy-et il est prouvé, par
le fait, qu'en employant toute son éloquence pour empêcher l'éta-
blissement d'un spectacle dans sa patrie , rithistre philosophe de
Genève a fut plus de bruit que la chose ne valoit.
ri« BS U lATTK À M. o'aUBMBËRT.
RÉPONSE
A UNE LETTRE ANONYME,
«
• DONT tE GONTKKU SB TBOUYE EN CARACTÈRE ITAUQUB DAR8 CEtlK
RÉPORBB.
Je suis sensible aux attentions dont m'honorent ces
messieurs que je ne connois point, mais il tanxt que je
réponde à ma ipanière., car je n en ai qu Mne.
Des gens de loi , (fui estiment ^ etc. M, Rousseau ^ ont
été surpris et affligés ^ de son opinion ^ dans sa lettre a
M. JCAlembert y sur le tribunal des maréchaux de France.
J'ai cru dire des vérités utiles. Il est triste que de
telles vérités su^rprennent, plus triste qu'elles a£Eligent ,
et bien plus triste encore qu'elles afâigent des gens
de loi.
Un citoyen ajussi éclairé que M. Rousseau...
Je ne suis -peint un citoyen éclairé , mais seulement
un citoyen zélé. *
N^ ignore pas qu'on ne peut justement dévoiler aux yeux
de la nation les fautes de la législation.
Jél'ignorois , jel'apprends. Mais qu'on me permette
à mon tour une petite question. Bodin , Loisel, Féné-
lon , Boulainvilliers , Tabbé de Saint-Pierre, le prési-
dent de Montesquieu , le marquis de Mirabeau , labbé
de Mably , tous bons François et gens éclairés, ont-ils
ignoré qu'on ne peut justement dévoiler aux yeux de
la nation les fautes de la législation? On a tort d'exiger
RÉPONSE A ^JNE LETTRE ANONYME. 189
qu'up étranger soit plus sai«»it qu'eux me ce qui est
juste ou injuste dans leur pays.
On ne peut justement dévoiler aux yeux dff la. nation
les Jautes de la législation. *
Cette maxime peut avoir une application particu-
lière et circonscrite selon les lieux et les personnes.
Voici la première fois , p'eut-étre , que la justice est op-
posée à la vérité.
On ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation
les fautes de la législation.
Si quelqu'un de nos citoyens m'osoit tenir un pareil
discours à Genève, je le poursuivrois criminellement ,
comme traître à la patrie. '
On ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation
les fautes de la législation.
Il y a dans l'application de cette maxime quelque
chose que je n'entends point. J.'^J. Rousseau, citoyen
de Genève, imprime un livre eki Hollande, et voilà
qu'on lui dit en France qu'on ne peut justement dé-
voiler aux yeux de la nation les fautes de la législation !
Ceci me parolt bizarre. Messieurs , je n'ai point l'hon-
neur d'être votre compatriote ; ce n'est point pour vous
que j'écris ; je n'imprime point dans votre pays ; je ne
me soucie point que mon livre y vienne; si vous me
Usez , ce n'est pas ma faute.
On ne peut justement dévoiler aux yeux de la natiqn
les fautes de la législation.
Quoi donc! sitôt qu'on aura fait une mauvaise in-
stitution dans quelque coin du monde, à l'instant il
faudra que tout l'univers la^respecte en silence, il ne
I^O RÉPONSE
sera {dus permis à personne de dire aux autres peu-
ples qu'ils feroient mal de Fimiter? Voilà des préten-
tions asseft nouvelles, et un fort singulier droit des
gens.
Le& philosophes sont faits pour éclairer le ministère , le
détromper de ses erreurs, et respeeUr ses fautes.
Je ne sais pourquoi sont ints les philosophes , ni ne
me soucie de le savoir.
■
Pofuréclairerk miniê€ère,\t.
J'ignore si Ton peut éclairer le ministrà*e.
Le détromper de ses erreurs..*
ïiffuofre st Ton peut détromper le immstàre de ses
erreurs.
Etrespeùtersesfauties*,,
Jlgnore si Ton peut respecter tes feutes do mi*
mstèrov
Je ne sais rien de ce qui regarde le mimistàre , par-
ceqoe ce mot n' e^ pas connu dans mon pays , et qull
peut aveir des sens que je n euteivdepa».
De plus y M. Bousseau né n&us paroît pe^ rcnsonner en
poUtîqm^wé
. Ce nttot soime trop haut pcMir mgà. Je tâche de rai-
sonner e» bon citoyen de Genève. Voilà tout.
LorsKj/uil admet dans ^n état une é^toi4ié supérieure à
r autorité souveraine...
J'en adeaeits troi^ seulefiaent î pvenaâèMment, Tau-
torité de Dieu ; et puis celle de la loi natureAe ^ qai dé-
rive de la constiFtimon à& rbomme; et puis ^elle de
l'honneur, plus forte sur un ccewr honnête quetoosles
rois de la t^rre.
A UNE LETTRE ANONYME. 19I
Ou du moins indépendàhte d'elk.,.
Non pas seulement mdépenâânted , mâi^ siipérieiï-^
res. SI janïais Fantorité sduver^ùe .' pôuVolt être en
conflit avec une des trois préc^ientes , il fîlu\(It'oit qb:e
la prettiièTi^ cédât eu celai. Le blasphéikiité^r Hobbes
est en horreur pôàr àVôir soùtenti le tbntraîre.
Il ne se rappelait pas ddns ce maméfit k sentiment âe
Grotius.,,
Je ne saurois me rappeler ce qiil je n^ai jamais su ;
et probablement je ne saurai jamais ce*.que je ne mé
soucie point d'apprendre.
Adopté par les encyclopédistes...
Le sentiment d'aucun des encyclopédistes n'est une
règle pour ses collègues. L'autorité coinmune est celle
de la raison : je n'en reconnois point d'autre.
Les encyclopédistes ses confrères.
Les amis de la vérité sont tous mes confrères.
Le temps nous empêche d'exposer plusieurs autres ob-
jections...
Le devoir m'empécheroit peut-être de les résoudre.
Je sais l'obéissance et le respect que je dois , dans mes
actiolks et dans mes discours , aux lois et aux maximes
du pays dans lequel j'ai le bonbeur de vivre; mais il
ne s'ensuit pas de là que je ne doive écrire aux Gene-
vois que ce qui convient aux Parisiens.
Qui exigeraient une conversation, . .
Je n'en dirai pas plus en conversation que par
' NoBs pourrions bien ne pas nous entendre les uns les autres
sur le sens que nous donnons à ce mot; et, comme il n'est pas
bon que nous nous entendions mieux , nous ferons bien de n'en
pas disputer.
192 RÉPONSE A UNE LETTRE ANONtME.
écrit; il n y a que Dieu et le Conseil de Genève à qui
je doive, compte de mes maximes.
Qui priveroit M. Rousseau éCun temps précieux pour
lui et pour Je public.
Mon temps est imitile au public > et n est plus d an
grand prix pour moi-même : mais j'en ai besoin pour
0a^er mon pain; c'est pour cela que je cherche la
solitude.
A Montmorency, le i5 octobre 1758.
DE L'IMITATION
THÉÂTRALE,
ESSAI
TIRÉ DES DIALOGUES DE PLATOK.
XI. i3
AVERTISSEMENT.
Ce petit écrit n'est (pi*iine espèce dTextrait de divers endroits où
Platon traite de Fimitation théâtrale *. Je u*y ai Q^uère d'autre part
que de . les avoir rassemblés et liés dans la forme d'un discourt
suivi, au lieu de celle du diale^rne qu^iU ont dans l'original. L'oc-
casion de ce travail fut la Lettre à M, d*Alemhert sur les Spectada;
mais , n'ayant pu commodément Fy faine entrer , je Je mis à part
pour être employé ailleurs, ou tout-à-fait supprimé. Depuis Ion
cet écrit étant sorti de mes mains , se trouva compris , je ne sais
comment, dans un marché qui ne me regardoit pas. Le manuscrit
m'est revenu : mais le Hbraire l'a réclamé comme acquis par loi ^
bonne foi, et je n'en veux pas dédire celui qui le lui a cédé. Voilà
comment cette bagatelle passe aujourd'hui à l'impression.
* Voyex notamment le deuxième livre des Lois , et le dixième dt h
IUptU)U<iue.
t
DE L'IMITATION
THÉÂTRALE.
Plus je songe à rétablissement de notre république
imaginaire, plus il me semble que, nous lui avons
prescrit des lois utiles et appropriées à la nature de
Thomme. Je trouve, surtout, qu^il importoit de don-
ner, comme nous avons fait, des bornes à la licence
des poètes , et de leur interdire toutes les parties de
leur art qui se rapportent à Fimitation. Nous repren-
drons même , si vous voulez, ce sujet, à présent que
les choses plus importantes sont examinées; et, dans
Tespoir que vous ne me dénoncerez pas à ces dange-
reux ennemis , je vous avouerai que je regarde tous
les auteurs dramatiques comme les corrupteurs du
peuple, ou de quiconque, se laissant amuser par leurs
images , n est pas capable de les considérer sous leur
vrai point de vue, ni de donner à ces fables le correctif
dont elles ont besoin. Quelque respect que j'aie pour
Homère, leur modèle et leur premier maître, je ne
crois pas lui devoir plus qu à la vérité; et pour com-
mencer par m'assurer d'elle , je vais d'abord rechercher
ce que c'est qu'imitation.
Pour imiter une chose il faut en avoir l'idée. Cette
idée est abstraite , absolue , unique , et indépendante
du nombre d'exemplaires de cette chose qui peuvent
exister dans la nature. Cettç idée est toujours anté-
i3.
l
196 DE LIMITATION
rieure à son exécution : car rarchitecte qui construit
un palais a Fidée d'un palais avant que de commencer
le sien. Il n'en fabrique pas le modèle , il le suit; et ce
modèle est d'avance dans son esprit.
Borné par son art à ce seul objet, cet aiiiste ne sait
faire que son palais ou d'autres palais semblables;
mais il y en a de bien plus universels , qui font tout ce
que peut exécuter au monde quelque ouvrier que ce
soit, tout ce que produit la nature, tout ce que peu-
vent faire de visible au ciel , sur la terre , aux enfers >
le^ dieux mêmes. Vous comprenez bien que ces ar-
tistes si merveilleux sont des peintres; et même le
plus ignorant des hommes en peut faire autant avec
un miroir. Vous me direz que le peintre ne fait pas
ces choses, mais leurs images : autant en fait l'ouvrier
qui les fabrique réellement , puisqu'il copie un mo-
dèle qui existoit avant elles.
Je vois là trois palais bien distincts : premièrencient
le modèle ou l'idée originale qui existe dans l'enten-
dement de l'architecte , dans la nature , ou tout au
moins dans son auteur , avec toutes les idées possi-
bles dont il est la source; en second lieu, le palais de
l'architecte, qui est l'image de ce modèle; et, enfin,
le palais du peintre , qui est l'image de celui de l'archi-
tecte. Ainsi ,Dieu , l'architecte, et le peintre , sont les
auteurs de ces trois palais. Le premier palais est l'idée
originale, existante par elle-même; le second en est
l'image; le troisième est l'image de l'image, ou ce que
nous appelons proprement imitation. D'où il suit que
l'imitation ne tient pas, comme on croit , le second
rang, mais le troisième dans l'ordre des êtres , et que ,
THÉÂTRALE. ig'7
nulle image n'étant exacte et parfaite , Fimitation est
toujours d'un degré plus loin, de la vérité qu on ne
pense.
L'architecte peut faire plusieurs palais sur le même
modèle , le peintre plusieurs tableaux du même palais :
mais quant au type ou modèle original , ii est unique;
car si Ton supposoit qu'il y en eût deux semblables ,
ils ne seroient plus originaux; ils auroient un modèle
original commun à Fun et à l'autre , et c'est celui-là
seul qui seroit le vrai. Tout ce que je dis ici de la
peinture est applicable à l'imitation théâtrale : mais ,
avant d'en venir là , examinons plus en détail les imi-
tations du peintre.
Non seulement il n'imite dans ses tableaux que les
images des choses ; savoir, les productions sensiUes
de la nature , et les ouvrages des artistes : il ne cherche
pas même à rendre exactement la vérité de Tobjét,
mais l'apparence;, il le peint tel qu'il paroît être, et
non pas tel qu'il est. Il le peint sous un seul point de
vue, et choisissant ce point de vue à sa volonté; il
rend, selon qu'il lui convient, le même objet agréable
ou difforme aux yeux des spectateurs. Ainsi jamais il
ne dépend d'eux de juger de la chose imitée en elle-
même; mais ils sont forcés d'en juger sur une cer-
taine apparence , et comme il pleiît à l'imitateur : sou-
vent même ils n'en jugent que par habitude . et il entre
de l'arbitraire jusque dans l'imitation ■ .
' L*expérienee nous apprend que la belle liarmonie ne flatte
point une oreille non prévenue, qu'il n*y a que la seule habitude
qui nous rende agréables les con^onuances, et nous les fasse dis-
tinguer des intervalles les plus discordants. Quant à la simplicité
198 DE l'imitation
L ait de représenter les objets est fort d^iférent de
celui de les faire connoltre. Le premier plaît sans in-
struire; le second instruit sans plaire. L'artiste qui
des rapports sur laquelle on a voulu fonder lé plaisir de l'har-
monie, j'ai fait voir dansTEncyclopédie, au nîot Consonnance ^ que
ce principe est insoutenable; et je crois facile à prouver que toute
notre harmonie est ^une invention barbare et gothique qui ii*est
devenue que par trait de temps un art d'imitation. Un magistrat
studieux * qui, dans ses moments de loisir, au lieu d'aller enten-
dre de la musique, s*amuse à en approfondir les systèmes , a trouvé
que le rapport de la quinte n'est de deux à trois que par approxi-
mation , et que ce rapport est rigoureusement incoinraensturable.
Personne âu moins ne sauroit nier qu'il ne soit tel sur nos clavecins
en vertu du tempérament ; ce qui n'empêéhe pas ces quintes ainsi
tempérées de nous paroitre agréables. Or, où est, en pareil cas,
la simplicité du rapport qui devroit nous les rendre telles ? l^ous
ne savons point encore si notre système de musique n^est pas fondé
sur de pures conventions ; nous ne savons point si les principes
nVn sont pas tout-à-fait arbitraires, et si tout autre système sub-
stitué à celni-là ne parviendroit pas par l'babitude à nous plaire
^;alement. (Test une question discutée ailleurs.. Par une analogie
assez naturelle, ces réflexions pourroient en exciter d'autres au
sujet de la peinture sur le ton d'an tableau, sur l'accord des cou-
leurs, sur certaines parties du dessin où il entre peut-être plus
d'arbitraire qu*on ne pense, et où l'imitation même peut avoir des
régies de convention. Pourquoi les peintres n'osent-ils entrepren-
dre des imitations nouvelles , qui n'ont contre elles que leur non-
veauté | et paroissent .d'ailleurs tout-à-fait du ressort de l'art? Par
exemple , c'est un jeu pour eux de faire paroitre en relief une snr-
face*plane :« pourquoi donc nuld^entre eux n'a-t-il tenté de donner
l'apparence d'une surface plane à un relief ? S'ils font qn*un plafond
paroisse une voûte, pourquoi ne font-ils pas qu'une voûte paroisse
un plafond ? Les ombres, diront-ils , changent d'apparence à divers
points de vue ; ce qui n'arrive paà de même aux surfaces planes.
Levôtis cette difficulté ^ et prions un peintre de peindre et colorier
* M. de Boisgelou, conseiller au grand Conseil, mort en 1764- Voyes le
DictionHa're de Musique, article Système.
THÉÂTRALE. I^
lève ujx p(^ et prend des dimensions exactes ne.&ût
rien de fort agréable à. la vue ; aussi soaou vr^gie a est*
il recherclié que par les gens de Fart Maia cdui qui
trace une perspective flatte le peuple et les ignorants,
pareequ'il ne leur fait rien connoltre, et leur of^e
seulement lapparence de ce qu ils connoîssoîent déjà».
Ajoutez que la mesure , nous donnant successivement
une dimension (^tpuis Tautres nous instruit lentement
de la vérité des chpses; au lieu que lapparence n^us
offre le tout à-larfois, et, sous Fopinioa d'une plu^
grande capacité d'esprit, £LaU;e le sens en séduis£M»t
lamour-propre.
Les représentations du peintre,^ d^ourvues de
toute réalité « ne produisent même cette apparence
quà Taide de quelques vaines ombres etde quelqujçs
légers simulacres qu'il fait prendre ppur la dxose
même. S'il y avoit quelque mélange de vérité dans
ses imitations^ il faudroit qu U. connût les objets qu'il
imite; il seroit naturaliste, ouvrier ,. physicien , avant
d'être peintre. Mais , au contraire » l'étendue de son
art n'est fondée que sur son ignorance, et il ne peint
tout que parcequ'il n'a besoin de rien connoltre. Quand
il noas offre un philosophe en méditation , un astro-
nome observant les astres > un géomètre traçant des
figures , un tourneur dans son atelier, sait-il pour cela
tourner , calculçr , méditer , observer les astres? Point
une statue de manière qu'elle paroisse plate, rase, et <Ie la même
couleur, sans aucun dessin, dans un seul jour et sous un seul point
de vue. Oes nouvelles considérations ne seroient peut-^tre pas »•*-
dignes d'éire examinées par l'amateur éclairé qui a si bien philo-
sophé sur cet art. ■
200 DE l'imitation
du tout; il ne sait que peindre. Hors d'état de reùdre
raison d'aucune des choses qui sont dans son tableau,
il nous abuse doublemenfpar ses imitations , soit en
nous offrant une apparence vague et trompeuse , dont
ni lui ni nous ne saurions distinguer l'erreur , soit en
employant des mesures fausses pour produire cette
apparence , c'est-à-dire en altérant tontes les vérita-
bles dimensions selon les lois de la perspective : de
sorte que , si le sens du spectateur ne prend pas le
change et se borne à voir le tableau tel qull est , il se
trompera sur touâ les rapports des choses qu'on lui
présente , ou les trouvera tous faux. Cependant l'illu-
sion sera telle , que les simples e| les enfants s'y mé:
prendront , qu'ils croiront voir des objets que le peintre
lui-même ne connoit pas , et des ouvriers à l'art des-
quels il n'^entend rien.
Apprenons, par cet exemple , à nous défier de ces
gens universels, habiles dans tous les arts , verses
dans toutes les sciences, qui savent tout, qui raison-
nent de tout, et semblent réunir à eux seuls les talents
de tous les mortels. Si quelqu'un nous dit connottre
un de ces hommes merveilleux , assurons-le^ sans hé-
siter, qu'il est la dupe des prestiges d'un charlatan,
et que tout le savoir de ce grand philosophe n'est
fondé que sur l'ignorance de ses admirateurs , qui ne
savent point distinguer l'erreur d'avec la vérité , ni
l'imitation d'avec la chose imitée.
Ceci nous mène à l'examen des auteurs tragiques
et d'Homère leur chef " : car plusieurs assurent qu'il
' C'ctoitle sentiment commun des anciens, que tous leurs auteurs
THÉÂTRALE. 2<yî
(aut qu'un poète tragique sache tout; qu'il connoisse
à fond les vertus et les Vices , la politique et la morale ,
les lois divines et humaines, et qu'il doit avoir la
science de toutes les choses qu'il traite , ou qu'il né
fera jamais rien de bon. Cherchons donc si ceux qui
relèvent la poésie à ce point de sublimité ne s'en lais-
sent point imposer aussi par l'art imitateur des poètes ;
si leur admiration pour ces immortels ouvrages ne les
empêche point de voir combien ils sont loin du vrai ,
de sentir que ce sont des couleurs sans consistance ,
de vains fantômes, des ombres; et que, pour tracer
de pareilles images, il n'y a rien de moins nécessaire
que la connoissance de la vérité : ou bien s'il y a dans
tout cela quelque utilité réelle, et si les poètes savent
eu effet cette multitude de choses dont le vulgaire
trouve qu'ils parlent si bien.
Dites-moi , mes amis : si quelqu'un pouvoit avoir à
son choix le portrait de sa maîtresse ou l'original,
lequel penseriez- vous qu'il choisît? si quelque artiste
pouvoit faire également la chose imitée ou son simu-
lacre, donneroit-il la préférence au dernier, en objets
de quelque prix , et se contenteix)it-il d'une maison en
peinture quand ilpourroit s'en faire une en effet? Si
donc l'auteur tragique savoit réellement les choses
qu'il prétend peindre j qu'il eût les qualités qu'il dé-
crit , qu'il sût faire lui-même tout ce qu'il fait faire à
ses personnages , n'exerceroit-il pas leurs talents? ne
pratiqueroit-il pas leurs vertus? n'éléveroit-il pas des
tragiques n'étoient que les copistes et les imitateurs d'Homère.
Quelqu'un disoit des tra(];édies d'Euripide : Ce sont les restes des
festins dtHomère, quun convive emporte chez lui.
202 DE l'iMlTATION
monuments à sa glcMre fdutàt qu'à la leur? et n aim^
roit-il pas mieux &ire lui-même des actions louables,
que se borner à louer celles d autrui? Certainement le
mérite eu seroit tout autre; et il n y a pas de raisoB
pourquoi, pouvant le f^us, il s^ borneroit au moins.
Mais que penser de celui qui nous veut enseigner ce
qu il n a pas pu apprendre? Et qui ne rirent de voir
une troupe imbécile aller admirer tous les ressorts de
la politique et du cœur humain mis en jeu par lU
étourdi de vingt ans , à qui le moins sensé de Tasr
semblée ne voudroit pas confier la Bootndre de ses
aflsûres?
Laissons ce. qui regarde les talents et les arts. QuaDd
Domère parle si bien du savoir de Machaon , ne lui
demandons point compte du sien sur la même mat-
tière. Ne nous informons point des malades qu'il a
guéris, des élèves qull a faits en médecine, deschefs-
d œuvre ,de gravure et d orfèvrerie qu'il a finis; des
ouvriers qu'il a formés , des monuments de S(hi in-
dustrie. Souffrons qu'il nous enseigne tout cela, sans
savoir s'il en est instruit. Mais quand il nous entre-
tient de la guerre, du gouvernement, des lois, des
sciences qui demandent la plus longue étude et qui
importent le plus au bonheur des hommes ^ osons Tio-
terrompre un moment, et l'interroger ainsi : 0 divin
Homère ! nous admirons vos leçons , et nous n'atten-
dons pour les suivre que de voir comment vous les
pratiquez vous-même : si vous êtes réellement ce que
vous vous efforcez de parottre; si vos iniitations n'ont
pas le troisième rang, mais le second après la vérité,
voyons en vous le modèle que vous nous peignez dans
THÉÂTRALE, 2o3
VOS ouvrages; montrez-nous lé capitaine, le législa-
teur, et le sage , dont vous nous crflrez si handimerit le
portrait» La Grèce et le monde entier célèbrent les
bienfaits des grands hommes qui possédèrent ces arts
sublimes dont les préceptes vous coûtent si peu. Ly-
Curgoe donna des lois à Sparte , Gharondas à la Sicile
et à ritalie, Minos aux Grétois, Solon à nous. S'agit-il
des devoirs de la vie, di| sage gouvernement de la
maison, de la conduite dun citoyen dans tous lea.
états; Thaïes de Milet et le Scythe Anacharsis donnè-
rent àJa-^foîs l'exemple et les préceptes. Faut-il ap-
prendre à d autres ces mêmes devoirs , et instituer des
philosophes et des sages qui pratiquent ce qu'on leur
a enseigné; ainsi fit Zoroastre aux mages , Pythagore
àses disciples, Lycurgueàses concitoyens. Mais vous,
Homère, s'il est vrai que vous ayez excellé en tant de
parties ; s'il est vrai que vous' puissiez instruire lés
hommes et les rendre meilleurs; s'il 'est vrai qu'à l'imi-
tation vous ayez joint l'intelligence , et le savoir aux
discours; voyons les travaux qui prouvent votre ha-
bileté, les états que vous avez institués , les vertus qui
vous honorent , les disciples que vous avez faits , les
batailles que vous avez gagnées, les richesses que
vous avez acquises. Que ne vous étes-vous concilié des
foules d'amis? que ne vous êtes-vous fait aimer et ho-
norer de tout le monde? Comment se peut-il que vous
n'ayez attiré près de vous que le seul Cléophile ? en-
core n'en fktes-vous qu'un ingrat. Quoil un Protagore
d'Abdère , un Prodicus de Ghio,, sans sortir d'une vie
simple et privée, ont attroupé leurs contemporain^
autour d'eux, leur ont 'persuadé d'apprendre d'eux
/
ao4 DE l'imitation
seuls Tart de gouverner son pays , sa famille et soi-
même; et ces hommes si merveilleux, un Hésiode, un
Homère, qui savoienttout , qui pouvoient tout appren-
dre aux hommes de leur temps, en ont été négligés
au point d'aller errant, mendiant partout Tunivers,
et chantant leurs vers de ville en ville comme de vils
baladins! Dans ces siècles grossiers, où le poids de
Tignorancecommençoit à se faire sentir , où le besoin
et lavidité de savoir concouroient à rendre utile et
respectable tout homme un peu plus instruit que les
autres, si ceux-ci eussent été aussi savants qu'ils sem-
bloient Tétre, s'ils à voient eu toutes les qualités qu'ils
fiiisoient briller avec tant de pompe, ils eussent pssé
pour des prodiges ; ils auroientété recherchés de tous ;
chacun se seroit empressé pour les avoir , les possé-
der, les retenir chez soi; et ceux qui n'aùroientpu
les fixer avec eux les auroient plutôt suivis par toute
la terre que de perdre une occasion si rare de s'in-
struire et de devenir des héros pareils à ceux qu'on
leur faisoit admirer. <
Ckinvenons donc que tous les poètes, à commencer
par Homère, nous représentent dans leurs tableaux,
non le modèle des vertus , des talents , des qualités de
l'ame, ni les autres objets de l'entendement et des
' Platon ne veut pas dire qu*un homme entendu pour ses intérêts
et versé dans les affaires lucratives ne puisse, en trafiquant delà
poésie, ou par d'autres moyens, parvenir à une grande fortune.
Mais il est fort différent de s*enrichir et s'illaatrer par le métier de
poète, ou de s*enrichir et s'illustrer par les talents que Je poète
prétend enseigner. Il est vrai qu'on pouvoit alléguer à Platon I exem-
ple de Tyrtée ; mais il se fut tiré d'affaire avec une distinction , en
le considérant plutôt comme orateur que comme*>poète.
THÉÂTRALE- 2o5
sens qu'ils n'ont pas en eux-mêmes , mais lès images
de tous ces objets tirées d'objets étrangers; et qu'ils
ne sont pas plus près en cela de la vérité quand ils
nous offrent les traits d'un héros ou d'un capitaine ,
qu'un peintre qui , nous peignant un géomètre ou un
ouvrier , ne regarde point à Fart, où il n'entend rien ,
mais seulement aux couleurs et à la figure. Ainsi font
illusion les noms et les mots à ceux qui , sensibles au
rhylhme et à l'harmonie, se laissent charmer à l'art
enchanteur du poète, et se livrent à la séduction par
l'attrait du plaisir; en sorte qu'ils prennent les images
d'objets qui ne sont connus ni d'eux ni des auteurs
pour les objets mêmes, H craignent d'être détrompés
d une erreur qui les flai;|te, soit en donnant le change
à leur ignorance, soit par les sensations agréables doùt
cette erreur est accompagnée. ^
En effet, ôtez au plus brillant de ces tableaux le
charme des vers et les ornements étrangers qui l'em-
bellissent; dépouillèz-le du coloris de la poésie ou du
style, et n'y laissez que le dessin, vous aurez peine à
le reconnoître : ou , s'il est reconnoissable , il ne plaira
plus; semblable à ces enfants plutôt jolis que beaux ,'
qui , parés de leur seule fleur de jeunesse , perdent
avec elle toutes leurs grâces , sans avoir rien perdu de
leurs traits.
Non seulement l'imitateur ou l'auteur du simulacre
ne Qpnnoit que l'apparence delà chose imitée, mais
la véritable intelligence de cette chose n'appartient
pas même à celui qui l'a faite. Je vois dans ce tableau
des chevaux attelés au char d'Hector; ces chevaux ont
des harnois, des mors, des rênes; l'orfèvre, le forge-
2o6 DE l'imitation
ron^ le sellier , ont fait ces diverses choses, le peintre
les a re{H*ésentées; mais ni l'ouvrier qui les feit, ni ie
peintre qui les dessine , ne tovent ce qu'elles doivent
être : c'est à l'écuyer ou au conducteur qui s'en sert à
déterminer leur forme sur leur usage; c'est à lui seul
de juger si elles sont bien ou mal , et d'en corriger les
défauts. Ainsi, dans tout instrument possible,- il y a
trois objets de pratique à considérer; savoir, l'usage ,
la fabrique, et l'imitation. Ces deux derniers mis dé-
pendent manifestement du premier, et il n'y a rien
d'imitable dans la nature à quoi Ton ne puisse appli-
quer les mêmes distinctions.
Si Futilité, la bonté, la beauté d'un ijostrument,
d'un animal, d'une action, se rapportent à l'usage
qu'on en tire ; s'il n'appartient qu à celui qui les met
en œuvre d'en donner le modèle et de juger si ce mo-
dèle est fidèlement exécuté : loin que Timitateur soit
en état de prononcer sur les qualités des choses qu'il
imite, cette décision n'appartient pas même à celui
qui les a faites. L'imitateur suit l'ouvrier dont il copie
l'ouvrage, l'ouvrier suit l'artiste qui sait s'en servir, et
ce dernier seul apprécie également^ la dbose et son
imitation;, ce qui confirme que les tableaux du poète
et du peintre n'occupent que la troisième place après
le premier modèlç ou la vérité.
Maia le poète , qui n a pour juge qu'un peuple iguo-
rant auquel il cherche à plaire , commei^t ne défigu-
rera4;-il pas, pour le flatter, les objets qu'il lui pré-
sente? Il imitera ce qui parolt beau à la multitude,
sans se soucier s'il l'est en effet. S'il peint la valeur,
aujra-t-il Achille pour juge? S'il peint la ruse, Ulysse
THÉÂTRALE. 207
le repre&dra*t*il ? Tout au contraire ^ Achille et Ulysse
seront ses pei'soimages; Therske et Dolon , ses spec-
tateurs.
Vous m^objecterez que le, philosophe ne sait pas
non plus lui-même tous les arts dont il parie, et qu'il
étend souvent ses idées aussi loiû que le poète ét^ftd
ses images. J'en conviens ; mais le pfailosc^he ne se
donne pas pour savoir la vérité, il la cherche; il exa-
mine, il discute, il étend nos vues, il nous instruit
même en se trompant ; il propose ses doutes pour des
doutes, ses conjectures pour des conjectures , et n'af-
firme que ce qu'il sait. Le philosophe qui raisonne
soumet ses raisons à notre jugement; le poète et l'imi-
tateur se fiiit juge lui-même. En nous offrant ses ima-
ges., il les affirme conformes à la vérité : il est donc
obligé de la connoitre si son airt a quelque réalité; en
peignant tout il se donne pour tout savoir. Le poète
est le peintre qui feit l'image; le philosophe est l'ar-
ehitecte qui lève le plan : l'un ne daigne pas même
approcher de l'objet pour le peindre ; l'autre «mesure
avant ide tracer.
Mais, de peur de nous abuseï* par de fausses ana-
logies , tâchons de voir plus distinctement à quelle
partie; à quelle faculté de notr« ame se rapportent les
imitatîoiis4iu poète, et considérons d'abord «l'où vient
l'illusion de odles du peintre. Les mêmes corps vus à
diverses distances ne parôissent pas de même gran-
deur, ni leurs figures égsdement sensibles, ni leurs
couleurs de la même vivacité. Vus dans l'eau , ils
changent d'apparence ; ce qui étoit droit parent brisé ;
lobjet parolt flotter avec l'cmde. A travers un verre
2o8 jyK l'imitation
sphérique ou creux , tous les rapports des traits sont
changés; àFaide du clair et des ombres, ufie suriace
plane se relève ou se creuse au gré du peintre ; son
pinceau gi^e' des traits aussi profonds que le ciseau
du sculpteur} et , dans les reliefs qu'il sait tracer sur la
toile y le toucher , démenti par la vue , laisse à douter
auquel des deux on doit se fier. Toutes ces erreurs
sont évidemment dans les jugements précipités de
Tesprit. C'est cette &iblesse de Tentendement humain,
toujours pressé de juger sans connoltre , qui donne
prise à tous ces prestiges de magie par lesquels Top-
tique et la mécanique abusent nos sens^ Nous con-
cluons, sur la seule apparence, de ce que nous con-
noissone à ce que nous ne connoissons pas ; et nos
inductions fausses sont la source de mille illusions.
Quelles ressources nous sont offertes contre ces er-
reurs? Celles de lexamen et de lanalysç. La suspen-
sion de Tesprit, Fart de mesurer,de peser , décompter,
sont les secours que Thomme a pour vérifier les rap-
ports des sens, afin qu'il ne juge pas de ce qui est
grand ou petit, rond ou carré, rare ou compacte,
éloigné ou proche , par ce qui paroît Tétre , mais par
ce que le nombre , la mesure et le poids lui donnent
pour tel. La comparaison, le jugement des rapports
trouvés par ces diverses opérations, appartiennent in-
contestablement à la faculté raisonnante; et ce juge-
ment est souvent en contradiction avec celui que lap-
parence des choses nous fait porter. Or, nous avons
vu ci-devant que ce ne sauroit être par la même faculté
de Famé qu'elle porte des jugements contraires des
mêmes choses considérées sous les mêmes relations.
J
T.HÉATRALE. 209
D OÙ il suit que ce n^est point la plus noble de nos fa-
cultés , savoir , la raison , mais une acuité différente et
inférieure , qui juge sur l'apparence , et se livre au
charme deFimitation. C'est ce que je voulois exprimer
ci-devant en disant que la peinture, et généralement
Fart d'imiter 9 e^rce ses opérations loin de la vérité
des choâes , en s^unissant à une partie de notre ame
dépourvue de prudence et de raison , et incapable de
rien connoitre par elle*-méme de réel et de vrai > . Ainsi
1 art d'imiter, vil par sa nature et par la faculté de
lame sur laquelle il agit , ne peut que l'être encore par
ses productions , du moins quant au sens matériel qui
nous fait juger des tableaux du peintre. Considérons
maintenant le même art appliqué pa^ les imitations du
poète immédiatement au sens interne , c'est-à-dire à
Tentendement.
La scène représente les hommes agissant volontai-
rement ou par force, estimant leurs actions bonnes
ou mauvaises selon le bien ou lé mal qu'ils pensent leur
en revenir , et diversement affectés, à cause d'elles, de
douleur ou de volupté. Or, par les raisons que nous
avons déjà discutées , il est impossible que l'homme
ainsi présenté soit jamais d'accord avec lui-même ; et
comme l'apparence et la réalité des objets sensibles
lui en donnent des opinions contraires , de même il
apprécie différenunent les objets de ses actions , selon
' n ne faut pas prendre ici ce mot de partie dans un sens exact ,
comme si Platon supposoit Tame réellement divisible ou composée.
La division qu'il suppose , et qui lui fait employer le mot de parties^
ne tombe que sur les div^rs^ genres d'opérations par lesquelles Tamc'
se modifie, et qu'on appelle autrement /acu/t^s.
XI. i4
^lO DE l'imitation
qu^ils sont éloignés 0u proches , oonformes ouopposés
à ses passioBs; et ses jugemeats , mobiles coomie
elles, mettent sans cesse en cotttradictioa ses âesirs,
sa raison ,. sa volonté , et toutes les puissances de son
amç.
La scène repiésente donc tous ies hommes , et
ioéma ceux qu on nous donne pour modâes , ' connn»
a£Fectés autrement cp'ils ne doivent Tétre pour se
maintenir dans 1 état de imodération qui leur convient,
(^'ûn hoinme sage et courageux perde son fils , son
ami 9 sa maîtresse, enfin lobjet le plus cherra «m
cœut*! on ne le verra point s'abandonner à une dou-
leur excessive et déraisonnable; et si la foiblesse hu-
maine ne lui pennet pas de sinmonter tou^è*&ii son
affliction I il la tempérera par la constance; une juste
honte lui fera renfermer en lui-même une partie de
ses peines; et, contraint de paroitre aux yefix des
hommes, il rougiroit de -dire ei faire en leur présence
pluèieurs choses ^'il dit et fait étantseul. Ne pouvant
être en lui tel qu'il veut, il tâche au moins di» V<iffiir
aux autres tel qu'il doit être. Ce qui le tirouUe et IV
gîte , c est la douleur et la passion;, ce qui l'arrête et
le contint, c'est la raiscm et la loi ; et dans ces mou-
vements opposés sa volonté se déclare toujours pour
la dernière. ^ •
En^effet, la raiscm veut qu on supporte paàiemmait
Vadversité , qu'on n*en aggrave. pas le poids par des
pkiintes inutiles, i2[u'on n estime pas les choses hu-
maines au-delà de leur prix, qu on n épuise pas à
I^Leurer ses maux les fdrces qu'on a pour les adoucir,
et qu'enfin Toh songe quelquefois qu^il est impossible
THÉÂTRALE. 2th
à l'hbititiie de prévoir l^avénir , et de de eonnoltré asdes;
li»-mêttie pour saroir si ce qui lui arrive est uii bièo
ou un mal pour lui.
Ainsi se comportera Thomme judicieux et tempé-
Faâty en proie à là lâauvaiise fortttne. Il tâchera de'
mettre à profit ses revers mêméSt, comme iln joueur
prudent eherche à tirer parti d'un mauvais point que
le hasard lui amène; et, sans se lamenter comme up
en£aiixt qtntombe et pleure auprès de la pierre qui l'a
frappé, il saura porter, s'il le faut, un fer salutaire à
sa blessure, et la faire saigner pour la guérir. Noiis
dirons done que la constance et la fermeté dans les
disgrâces sont Touvrage de la raison, et que le deuil ,
les larmes-, lédésespoir, les gémissements, appartien-^
sent à une partie de lame opposée: à lautre, plus:
déhilie , plas lâche, et beaucoup inSsrieure en dignité.
Qr, c'est de cette partie sensible et fbible que se
tirait les imitations touchantes et variées qu'on voit;
sur la scène. L'homme fbrme, prudent, toujours!
soabiable à luL-méme , n'est pas si &cile à imiter ; et ,
quand il le seroit, l'imitation, moins variée, n'en se^
roit pas si agréable au vulgaire; il s'intéresseroi^ dif-
ficilement à une iimagequi n'est pas la sienne, et dans
W{ueUe il ne reconnottroit ni ses mœurs, ni ses pas-
sions : jamais le cœur humain ne s'idendfie avec des
objets qu'il sent lui. étire. absolument étrangers. Aussi
Tbabile poété , le poète qui sait l'art- de réussir , cher-
duint è plaire au peuple et aux hommes vulgaires , se
garde bien de leur offrir la sublime image d'un cœur
m^ttrci de hit, qui n'écoute que la voix de la sagesse ;
mais il charme les spedtateujrs par des caractères tou^
14.
212- * DE LIMITATION
jours en contradictioD , qui veulent et ne veulent pas,
qui font retentir le théâtre de cris et de gémissements,
qui nous forcent à les plaindre, lors même quils font
leur devoir, et à penser que c'est une triste chose
que la vertu , puisqu'elle rend ses amis si misérables.
C'est par ce moyen qu'avec des imitations plus fedles
et plus diverses le poète émeut et flatte davantage les
spectateurs.
Cette habitude de soumettre à leurs passions les
gens qu'on nous (ait aimer altère et change tellement
nos jugements sur les choses louables , que nous nous
accoutumons à honorer la foiblessed'ame sous le nom
de sensibilité , et à traiter d'honunes durs et sans sen-
timent ceux en qui la sévérité du devoir l'emporte, en
toute occasion , sur les affections naturelles. Au con-
traire, nous estimons comme gens d'un bon naturel
ceux qui, vivement afFectés de tout, sont l'éternel
jouet des événements ; ceux qui pleurent comme des
femmes la perte de ce qui leur fut cher; ceux qu'une
amitié désordonnée rend injustes pour servir leurs
amis; ceux qui ne connoissent d'autre régie que IV
veugle penchant de leur cœur; ceux qui, toujours
loués -du sexe qui les subjugue et qu'ils imitent , n ont
d'autres vertus que leurs passions, ni d'autre mérite
que leur foiblesse. Ainsi l'égalité, la force, la con-
stance, l'amour de la justice, l'empire de la raison,
deviennent insensiblement des qualités haïssables,
des vices que l'on décrie ; les hommes se font honorer
par tout ce qui les rend dignes de mépris; et ce ren-
versement des saines opinions est l'infailUble effet des
leçons qu'on va prendre au théâtre.
THÉÂTRALE. 2l3
C'est donc avec raison que nous blâmions les imita-
tions du poète, et que nous les mettions au même rang
que celles du peintre , soit pour être également éloi-
gnées de la vérité, soit parceque l'un et l'autre flattant
également la partie sensible de l'ame, et négligeantla
rationnelle, renversent l'ordre de nos facultés, et
nous font subordonner le meilleur au pire. Comme
celui qui s'occuperoit dans la république à soumettre
les bons aux méchants, et les vrais chefs aux rebelles,
seroit ennemi] de] la pairie et traître à l'état; ainsi le
poète imitateurjporte les dissensions et la mort dans
la république de l'ame , en élevant et nourrissant les
plus viles facultés aux dépens des plu^ nobles , en
épuisant et usant ses forces sur les choses les moins
dignes de l'occuper, en confondant par de vains simu-
lacres le vrai beau avec l'attrait mensonger qui plaît
à la multitude , et la grandeur apparente avec laverie
table grandeur.
Quelles âmes fortes oseront se croire à l'épreuve du
soin que prend le poète de les corrompre ou de les
décourager? Quand Homère ou quelque auteur tra-
gique nous montre un héros surchargé d'affliction,
criant , lamentant , se frappant la poitrine ; un Achille ,
fils d'une déesse tantôt étendu par terre et répandant
des deux mains du sable ardent sur sa tête , tantôt er-
rant comme un forcené Sur le rivage , et mêlant au
bruit des vagues ses hurlements effrayants ; un Priam ,
vénérable par sa dignité, par son grand âge, par tant
d'illustres en&nts , se roulant dans la fange , souillant
ses cheveux blancs, faisant retentir l'air de ses impré-
cations, et apostrophant les dieux et les honunes; qui
21 4 i>E l'imitation
de nous, insensible à.. ces plaintes, ne s y li^ro
avec une sorte de ]^aisir? qui ne sent piats naître eo
soi-ipéme le sentiment qu'on nous r^rés)eate?-^iie
loue pas sérieusement Fart de 1 autem*, et ne le re-
garde pas comme un grand poète, à oause de lexj^es-
sion qu^il donne à ses tableaux, et des affections qu'il
nous communique? Et cependant lorsqu'une afitic-
tioi;i domestique et réelle nous jitteint nous-mêmes,
nous nous glorifions de la supppr^ef modérémeiH , ide
ne nous en point laisser accabler jusqu'aux Jartiaes;
n^us regardons alors le conrage que nous nous effor-
çons d avoir comme une vertu d'homiàe , et not|s ûeiis
croirions aussi lâches que des femmes de pleurer et
gémir comn^e ces héros qui nous ont touché^ silr la
scène. >Ne sont-ce pas de fort utiles spectacles que
ceux qui nous font admirer des exemples que nous
rougirions d'imiter, et où Ton nous intéresse à des
foiblesses dont nous avons tant de peine ànouS:gar»i-
tir dans nos propres calantes? La plus nc^e fsLCvité
de l'ame , perdant ainsil'usage et l'empire d'elle^méine,
s'accoytume à fléchir sous la loi des passi(N^.; elle ne
réprime plus nos pleurs et nos cris; elle nous livide à
notre attendrissement pour des objets qui nous sont
étrangers; et sous prétexte. de comnûsération pour
des malheurs chimériques ^ loin de s'indigner ^'^ok
homme vertueux s'abandonne à des doulem^ exces-
sives^ loin de nous empêcher de Fapplaudir dali^ son
avilissement, elle nous laisse applaudir nouc^méiB^es
de lapitié qu'il nous inspire ; c'est un plaisir que niSQs
croyons avoir gagné sans foiblesse, et que nous|[oà-
tons sans remords.
THJÊATRALE^ ■ ^ 2lb
Sbfe.^ iy)U8 lai^fltuit ainsi subjuguer aux douleurs
d^utroi, commait résisterons-noue aux nôtres? et
comsaieiit supporteross-nous pTus^cou^ageu.6ement
nos propr^es maux que ceux dont nous n aperce vofis
qu'une vaine image? Quoi! serons-nous les seuls qui
naurons point de prise sur notre sensibilité? Qui
est-ce «qui ne s'appropriera pas^ dans loccasioni
ces mouveNbi^ts ^^uxquels il se prête si volontiers?
Quiest-«e4{ui^ura re&ser à ses propres malheurs les
larmes qu'il prodîg(ie:JL^ ceux^d'un autre? J'en dis au-
tant de la comédie j^du rire indécent qu'elle nous ar-
raefae, de l'habitude qu'on y prend de tourner tout en
ridicule , même les objets les plus sérieux et les plus
graves , et de l'effet prescpie inévitsdile par lequel elle
change ea bpuffons et plaisants de théâtre les plus
respectables 4es citoyens. J'en dis autant de l'eunour,
de la «eolère, et de toutes les autres passions , aux«
qudles devenant de jour en jour plus sensibles par
aHHtsement et par jeu , nous perdons toute fi>rcç pour
leur résister quand eMes nous assaillent tout die bon*
Enfin y de quelque seps qu'on eni^age le théâtre et
ses imitaitîons , on voit toujours iqu'animant et fomen-
tant en BOUS les dispositions qu'il Êiudroit contenir et
réprimer y il &ii dominer ce qui devroit obéir ; loin de
nous rendre meilleurs et plus heureux, il nous i^end
pires et pius malheureux encore* et nous fait payer
aux dépens de nous-diêmes le soin qu'on y prend de
nous ^ire et de nous flatter.
Quand donc, ami Glaueus, vous rencontrerez dBS
enthousiastes d'Homère , <]uand ils vous-diront qu'Ho-
mèce est l'instituteur de la Grèce et le maHre de toua
2l6 DE l'imitation
les arts; que le gouvernement des états, la discipline
civile, Téducation des hommes, et tout Tordre de la
vie hun^aine, sont enseignés dans ses écrits; honorez
leur zélé ; aimez et supportez-les comme des hommes
doués de^ualités exquises; admirez avec eux les mer-
veilles de ce beau génie; accordez^leur avec plaisir
qu'Homère est le poète par excellence , le modèle et
le chef de tous les auteurs tragiques : mais songez
toujours que les hymnes en Thonneur des dieux et les
louanges des grands hommes sont la seule espèce de
poésie qu'il fsiut admettre dans la république ; et que,
silon y soufire une fois cette muse imitative qui nous
charme et nous trompe par la douceur de ses accents,
bientôt les actions des hommes n auront plus pour
objet, ni la loi , ni les choses bonnes et belles , mais la
douleur et la volupté ; les passions excitées domine-
ront au lieu de la raison; les citoyens ne seront plus
des hommes vertueux et justes, toujours soumis au
devoir et à Téquité, mais des hommes sensibles et (bi-
bles qui feront le bien ou le mal indifféremment , selon
qu'ils seront entraînés par leur penchant. Enfin n'ou-
bliez jamais qu'en bannissant de notre état les drames
et pièces de théâtre , nous ne suivons point un en-
têtement barbare, et ne méprisons point les beautés
de l'art; maijs nous leur préférons les beautés immo^
telles qui résultent *de l'harmonie de l'ame et de Tac-
cord de ses &cultés.
Faisons plus encore. Pour nous garantir de toute
partialité, et ne rien donner à cette antique discorde
qui règne entre les philosophes et les poètes , n'ôtons
rien à la poésie et à l'imitation de ce qu'elles peuvent
THÉÂTRALE. 217
alléguer pour leur défense , ni à nous des plaisirs in-
nocents qu'elles peuvent nous procurer. Rendons cet
honneur à la vérité , d'en respecter jusqu'à l'image , et
de laisser la liberté de se faire entendre à tout ce qui
se renomme d'elle. En imposant silence aux poètes
accordons à leurs amis la liberté de les défendre , et de
nous montrer, s'ils peuvent, que l'art condamné par
nous comme nuisible n'est pas seulement agréable,
mais utile à la république et aux citoyens. Écoutons
leurs raisons d'une oreille impartiale, et convenons
de bon cœur que nous aurons beaucoup gagné pour
nous-mêmes, s'ils prouvent qu'on peut se livrer sans
risque à de si douces impressions. Autrement, mon
cher Glaucus, comme un homme sage, épris des
charmes d'une maîtresse , voyant sa vertu prête à l'a-
bandonner , rompt , quoique à regret , une si douce
chaîne, et sacrifie l'amour au devoir et à la raison ;
ainsi , livrés dès notre enfance aux attraits séducteurs
de la poésie , et trop sensibles peut-être à ses beautés ,
nous nous munirons pourtant de force et de raison
contre ses prestiges : si nous osons donner quelque
chose au goût qui nous attire, nous craindrons au
moins de nous livrer à nos premières amours ; nous
nous dirons toujours qu'il n'y a rien de sérieux ni
d'utile dans tout cet appareil dramatique : en prêtant
quelquefois nos oreilles à la poésie , nous garantirons
nos cœurs d'être abusés par elle et nous ne souffri-
rons point qu'elle trouble l'ordre et la liberté , ni dans
la république intérieure de Tame, ni dans celle de la
société humaine. Ce n'est pas une légère alternative
que, de se rendre meilleur ou pire, et l'on ne sauroit
3i8 DE l'imitatiow théâtrale.
peser avec trop de ^oin la déïibéralion qui nous y
conduit. O mes amis! c'est, je lavoue, une douce
chose de se livrer aux charmes d'un talent encium-
teur, d acquérir par lui des biens, dés honneurs, do
pouvoir, de la gloire : mais la puissance , et la gloire,
et la ridie9$ie , ^ les plaisirs , tdut s'éclipse et dispa*
roit comme une ombre auprèe de la justice et delà
vertu.
FIN ns l'imitation thjèatrals.
NARCISSE,
OU
L'AMANT DE LUI-MÊME,
COMÉDIE,
Jouée le 1 8 décembre 175a.
•
PRÉFACE.
J'ai écrit cette comédie à l'âge de dix*huit ans *, et je
me suis gardé de la montrer, aussi long-temps que j'ai tenu
quelque compte de la réputation d'auteur. Je me suis enfin
senti le courage de la publier, mais je n'aurai jamais celui
d'en rien dire. Ce n'est donc pas de ma pièce, mais de moi-
même qu'il s'agit ici.
Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi ; il
faut que je convienne des torts que l'on m'attribue, ou que
je m'en justifie. Les armes ne seront pas égales, je le sens
bien ; car on m'attaquera avec des plaisanterie^ , et je ne
me défendrai qu'avec des raisons : mais pourvu que je
convainque mes adversaires^ je me soucie très peu de les
persuader; en travaillant à mériter ma propre estime, j'ai
appris à me passer de celle des autres, qui, pour la plu-
part, se passent bien de la mienne. Mais s'il ne m'importe
g[uère qu'on pense bien ou mal de moi , il m'importe que
personne n'ait droit d'en mal penser ; et il importe k la
vérité, que j'ai soutenue, que son défenseur ne soit point
accusé justement de ne lui avoir prêté son secours que par
caprice ou par vanité, sans l'aimer et sans la connoitre.
Le parti que j'ai pris , dans la question que j'ezaminois
* Dans ses Confessions, livre m, Rousseau déclare qu'en an-
nonçant qu'il a écrit cette comédie à dix-huit ans , il a menti dé
quelques années. Il ajoute que l'ayant seulement projetée lorsqu'il
habitoit Annecy en 1730, ce ne fut qu'à Cbambéry qu'il la com-
posa. Or il dit au livre v, « Ce fut, ce me semble, en 1783 que
«j'arrivai à Ghambéry. . . . j'avois alors vingt ans passés, près de
« vingt et un ^ » et comme c'est vers 1 786 que madame de Warens
et lui ont quitté cette dernière rille pour s'établir aux Gbarmettes,
on peut reporter à 1733 ou 1734 la composition de ï Amant de /ut-
méme, Rousseau ayant alors de vingt et un à vingt-deux ans.
a22 PRÉFACE.
il y a quelques anaées, n'a pas manqué de me susciter une
multitude d'adversaives ^ plus attentif^ peut-être à Finté-
' On in'assQre qae plvsieurs tronyent mauyais qne j'appelle mes
adversaires mes adversaires ; et cela me paroit assez croyable dans
un siècle où Ton n*ose plus rien appeler par son nom, Xappreods
aussi que chacun de mes adversaires se plaint, quand je réponds à
d'autres objections que les siennes , que je perds mon temps à me
battre eonlir'e des chimères ; ce qui me prouve une chose dont je me
^«toisd^à bien, simir, qu'ils ne perdent poibt le leur à se lire
oi| à s'écouter les un5 le» autres. Quant à moi , c'est ùn^ peine que
j'ai cru devoir prendre ; et j'ai lu les nombreux étt^XM ^uUU* ont po-
bliés contre nioi, dépuis la première rëponm donlt je fus honoré
jusqu'aux quatre sermons allamaods , àq/fït l'u» comya^noe à pw
près de cette manière : « Mes frères , si So<era;te Ecveooit parmî
« nous , et qu'il vit l'état florissant où les sciences sont en Europe ^
> que dis-je en Europe? en Allemagne; que 4is-je en Allemagne?
« en Sa:&e; que dis-je en Saxe? à Leipsick ; que dis-je à Leipsick?
« dans c0tte. université : alors , saisi d'étonnement , et pénétré de
«respect, Socrate s'asftiéroit modestement parmi nos écoliers; et,
« rece^ranf Aos* leçons avec hamilité , il perdroîï bientôt avec notu
« cette i£porance dont il se plaignoic si justement^. » J?ai la toot
cela, et n'y ai fait que peu de réponses; peutnétre en ai-je encore
trop fait : mais je sui^ fortaiae qile ces messieurs les ajcnt orourées
assez agréables pour être jaloux de la préférence^ Pour les goÀs
qui sont choqués du mot d'ADTERSAUES, }e consens deJ^n cœvrà
le leur abandonner, pourvu qu'ils veuillent bien m'en indiquer un
autre par lequel je puisse désigner , non seulement tous ceux qui
ont combattu mon sentiment, soit par écrit, soit, plus prudem-
ment et plus à leur aise , dans les cercles de feoguoies et de beaux
esprits, où ils étoient bien sûrs queje ^'irois pas lAe défea^re;
mais encore ceux qui, feignspat ai:qoard'hi|i. de «troiiiv.qiie je &'^
point d'adversaire», troyvpient 4*^Pid S9ll]s vépU^plo 1m r^pioÉseft'
de mes adversaires, puis, qu^nd j^^i répliqué, m'ciiit blâmé- dt
l'avoir fait, parceqne, selon em, on OC .i4'avoil pieiàt aitaqité. En
attendant, ils pennetlvoiit que j^ q««itiiMie d'appeler mesa#«er'
saires mes adve^^safres ;>car , malgré la poUtejis^ de mon siècle, j«
sui4 gro99ier cqnwiQ les J!iSi^ç^Qimn$ 4e PhiUi^ef .
PRÉFACE. 2tï9
rét des gens de lettres qu'à l'honneur de la littérature. Je
Tavois prévu, et je m'étois bien douté que leur conduite,
en cette occasion, pronveroit en ma faveur plus que tous-
mes discours. En effet ils n'ont déguisé ni leur surprise ni
leur cKagrinde ce qu'une académie s'étoit montrée intégre
si mal à propos. Us n'ont épargné contre elle, ni les in<-
vectives indiscrètes, ni même les faussetés >, pour tâcher
d'affoiblîr le poids de s^i jngement. Je n'ai pas non plus
été oublié dans leurs déclamations. Plosieurs ont entrepris
de me réfuter hautement: les sages ontpu'voir avec quelle
force, et le public avec quel succès ils l'ont fait. D'autres
plus adroits, connoissant le danger de combattre directe*
ment des vérités démontrées, ont habilement détourné sur
ma personne une attention qu'il ne falloit donner qu'à mes
raisons; et l'examen des accusations- qu'ils m'ont intentées
a fait oublier les accusations plus graves que je leur inten«
toi$ moi^méine. Cest donc à ceux-ci qu'il faut répondre
une fois.
Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que
j'ai soutenues , et qu'en* d^ontrant une proposition je ne
laissois pas de croire le contraire; c'est-à-dire que j'ai
]Mrouvé des choses si extravagantes, qu'on peut^firùier
que je n'ai pu les soutenir que par jeub Voilà un bel bon*»
neur qu'ils font en. cela à la science qui sert de fondement
à toutes les autres; et l'on doit croire que l'art de raisonne!*
sert de beaucoup à la découverte de la vérité , quand on
Is voit employer avec succès à démontrer des folies*
Us prétendent que je ne pense pas un mot âeé vérités
que j'ai soutenues : c'est sans doute de leur part une ma-
nière nouvelle- et commode de répondre à d€s arguments
sans réponse, de réfuter les démonstrations même d'Eu*-
dide, et tout ce qu'il y a de démontré dans l'univers, it
' On peut voir, dans le Mercure d*août 1762, le désaveu de
l'académie de Dijon, au sujet de je ne sais quel écrit attribué faus-
sement par Tauteur à l\in dés membres de cette académie.
a24 PRÉFACE.
me semble, à moi, que ceux qui m'accusent si téméraire-
ment de parler contre ma pensée ne se font pas eux-mêmes
un grand scrupule de parler contre la leur : car ils n'ont
assurément rien trouvé dahs mes écrits ni dans ma con-
duite qui ait du leur inspirer cette idée, comme je le prou-
verai bientôt; et il ne leur est pas permis d'ignorer que,
dès qu'un homme parle sérieusement, on doit penser qu'il
croit ce qu'il dit, à moins que ses actions ou ses discours
ne le démentent; encore cela même ne suffit-il pas tou-
jours pour s'assurer qu'il n'en croit rien.
Ils peuvent doàc crier autant qu'il leur plaira qu'en
me déclarant contre les sciences j'ai parlé contre mon sen-
timent : à une assertion aussi téméraire, dénuée également
de preuve et de vraisemblance , je ne sais qu'une réponse;
elle est courte et énergique , et je les prie de se la tenir
pour faite.
Us prétendent encore que ma conduite est en contradic->
tion avec mes principes , et il ne faut pas douter qu'ils
n'emploient cette seconde instance à établir la première;
car il y a beaucoup de gens qui savent trouver des preuves
à ce qui n'est pas. Us diront donc qu'en faisant de la mu-
sique et des vers on a mauvaise grâce à déprimer les beaux-
arts, et qu'il y a dans les belles-lettres , que j'affecte de
mépriser, mille occupations plus louables que d'écrire des
comédies. Il faut répondre aussi à cette accusation.
Premièrement, quand même on l'admettroit dans tonte
sa rigueur, je dis qu'elle prouveroit que je me conduis
mal , mais non que je ne parle pas de bonne foi. S'il étoit
permis de tirer des actions des hommes la preuve de leurs
sentiments , il faudroit dire que l'amour de la justice est
banni de tous les cœurs , et qu'il n'y a pas un seul chrétien
sur la terre. Qu'on me montre des hommes qui agissent
toujours conséquemment à leurs maximes, et je passe con-
damnation sur les miennes. Tel est le sort de l'humanité;
la raison nous montre le but, et les passions nous en écar-
PRÉFACl. 22S
tent Quand ilseroit vrai que -je n'agis pas selon ihes
principes, on n'auroit doné pas raison de mWcuser p^lsr ^
cela seul de parler contre mon sentiment , ni d'aocusec mfrs .
principes de fausseté. ^ f> '
Mais si je voulois passer condamnatioiftsur ce pdfoty ÎL
me sufûroit de comparer les temps pef$» <îoncilier kf fh&*
ses. Je n'ai pas toujours eu le bonheur âe penset c5omis^
je fais. Long^temps séduit par les préjugés de moi^ ^ecle, '
je prenois Fétude pou» la seule occupatioil* digne d'an
sag^e, je ne regardois les sciences qu'avec respect, etift&.sft«
vants qu'avec admiration ^ Je 9e comprenais pa$ qu'4Hi
pût s'égarer en démontrant toujours, ^ni mal fair)ç en par-
lant toujours de sagesse. Ce n'est qu^aprè» avoir» vu -tes
choses de près ^ue j'ai appris à les estimer ce qu'elles va-
lent; et quoique* dans nies recherches j'aie toujours trouvé
sads eloquentiœ, sapientiœ parum, il m^a fallu bien, des
réflexion?, bien des observations, et bie^ du temps , pour
dëtruife ei^moi l'illusion de toute cette vaine pompe scien-
tifique. Il n'est pas étonnant ^^ue, durant ees.temp5.>de'
préjugés et d'erj^eurs où j'estimois^tant la qualité d'autetHr,.
•« * , » ' ,
]aie quelquefois sÉspiré à l'obtenir moi-mévie. C^esi alors
que fQF6ikt composés les/icers et Itt^l^art des autres écrits
qui sont*d«atis de ma. plume, et eutre autres cette petite
comédie», Uy auroit peut-être ée la dureté à me reproéber
aujourd'hui cies amusements de ma jeunesse, ^ on aurait
tort au moins de m'accuser d'avoir contredit en -cela des
' Toutes les fois que j^ songe à mon a^cieune simplicité ^ je ne
puis m'eiDpécher d*en rire. Je ne lisois pas un Vtvre de morale ou
de philosophie que je ne Jcrusse y voir Tame et les' principes d#
Tauteu^,, Je regardûi& t&us çe^graves écrivains comme des hommAs
modestes , sageSy,, veulueuï, irréprochables. Je^e éyiftmoi^ de leur
commerce décidées angéUques, et je n^anrois approché de la mai-
son de l'an d'eux que comme d*un sanctuaire. Enfin je les ai vus ,
ce préjugé- puéril s'e^t diî^sipé , et c'est la seule erreur dont ils
m*9Îent guéri. * ^ , , 4
XI. ^ . . i5 •
aa6 PRÉFACE".
4
principes qui n'étoient pas encore les miens, f l y a lonç-
, temps que je ne met» plus k toutes ces choses aucune espéœ
dp prétention ; et hasarder de les donner au public dans
ces circonstances après avoir eu la prudence de les garder
si iong^temps, «'est dire assez que- je dédaigne également
U loifange et le hjépfie qui peuvent leur être dus; car je
^ie pense plus comme Fauteur dont ils sont Touvrage. €e
' sont des enfants illégitimes que Ton caresse encore avec
plaisir en rOKiçîssant'd en être le père, h qui Ton fait ses
dori^lers adieux, et qu'on envoie chercher fortune sans
beaucoup t^embaorransser de ce qu'ils deviendront.
Mais c'est tropraisonoer^ d'après des suppositîonschimé-
tdi^es. "Si Voti m'accuse sans raisoji de cultiver les lettres
qâéje m^irise, je m'endéfends sans nécessité; car, quand
le £ftit seroit vrai, il n'y auroit en cela aucune inconsc-
queofie : c'est ce qui me reste à prouver.
Je suivrai pour cela,, s^on ma coutume, la méthode
simple et facile qui eonvient à la vérité. TétakAifSii de
nouveau l'^t de la question, j'exposerai de nou^rcau mon
sentiment; et j'attend*ai^ue sur cet exposé on veuille me
montrer en quoi mfes actions dém^^teat mes discours. Mes
adversiûres , de leur êôté^ n'auront garde<ie demeurer sans
répOinse, eux qui po««édent l'art ii^rveilleux de; disputer
pour et contre- sur toutes sortes de sujets. Ils commence-
rosit, selon I^ur coutume^ par établir une autre question
à leur fantaisie ; ils me la feront* résoudre comme i! leur
conviendra; pour m'attaquer plus cotamodément, ils me
feront raisonner, non à ma manière, mais à la leur; ils
détourneront habilement les yeux du lecteur de fobjet es-
sentiel, pour les fixer à droite e#à gaucKe; ils comh^i'
tront un fantôme, et prétendr<Tnt m'avoir vaincu: mais
j'aurai *fait ce que je dois faire; et je commepoê.
a lia science n'est bonne à riejtet tie fait jamais que du
« mal, cèr elle est mauvaise par sa natune« Elle û'est pas
« moins inséparable du vice que l'ignorance' de la vertu.
PRÉFACE. 22"^
M Tous )es peuples lettrés ont toujours été corrompus; tous
(i les peuples ig;norants ont été vertueux: en un mot, il n'y
«a de 'vices que parmi les savants, ni d'homme* Yertueux
u que celui qui ne -sait rien. Il y a donc un moyen pour
u nous de redevenir honnêtes g;ens ; c'est de nous hâter de
(t proscrire la science et les savants, de brûler nos biblio-
«théques, fermer nos académies, nos collègues, nos uni-
M versUés, et de nous replonger dans toute la barbarie des
« premiers siècles, » • '
Voilà ce que mes adversaires ont très bien réfuté : aussi
jamais n'ai-je dit ni pensé un seul mot de tout cela, et
Ton ne sauroit rien imaginer de plus opposé à mon sys-
tème que cette absurde doctrine qu'ils ont la bonté de
m^attribuer. Mais voici ce que j'ai dit et qu'on n'a point
réfuté. •
H s'ag;issoit de savoir si le rétablissement dtB sciences et
des arts a contribué à épurer nos moeurs.
En montrant, comme je l'ai fait, que nos moeurs nesb
sont poiDt épurées ' , la question étoit èl peu près résolue.
' Quand j ai dit quç nos mœurs s'ëtoient coiTOin|»He8 , je n'ai pa3
prétendu dire pour cela que pelles de nos aïeux^ fussent bonnes ,
mais seulement que les nôtres étoient encore pires. Il y a , parmi
les hommes, mille sources de corruption; et, quoique les sciences
soient peut-être la plus abondante et la plus rapide , il s'en faut
bien que ce soit la seule. La ruine de lempire romain, les invasions
d'une multitude de barbares, ont fait un mélange de tous les peu-
ples qui a dû nécessairement détruire les mœurs et les coutumes
de chacun d'eux. Les croisades, le commerce, la découverte des
Indes, la navigation, les voyages de long cours, et d'autres causes
eDCQre.^que je ne veux pas dire, ont entretenu et augmenté le
désordre. Tout ce qui facilite la communication entre les diverses
nations porte aux unes , non les vertus des autres , mais leurs crimes ,
et altère chez toutes les mœurs qui sont propres à leur climat et à
la constitution de leur gouvernement. Les sciences n'ont donc pas
fait tout le mal, elles y ont seulement leur bonne' part; et celui
surtout qui leur appartient en propre^ c'est d'avoir donné à nos
i5.
■aS PRÉFACE.
Mais elle en rentermpit. implicitement une autre plus
générale et plu» importante; sur 1 influence que la culture
des sciences doit avoir en toute occasion sur les mœurs des
peuples. C'est celle-ci, dont la première n'est qu'une con-
séquence) que je me proposai d'examiner avec soin.
Je commençai parles faits, et je montrai que les mœurs
ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que
le goût de l'étude et des lettres s'^st étendu partui eux.
Ce m'étoit pas assez;, car, sans pouvoir nier que ces
choses eussent toujours marché ensemble, on pouvoitDier
qlie l'une eût amené l'autre: je m'appliquai donc à mon-
trer cette liaison nécessaire. Je fis voir que la source de nos
erreurs sur ce point vient de ce que nous confondons nos
vaints et trompeuses connoissances avec la souveraine in-
telligence qui voit d'un coup d'œil la vérité de- toutes
choses. La icience prise d'une manière abstraite mérite
toute notre admiration. La folle science des hommes n'est
digne que de risée et de mépris.
Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un
conunencement de corruption qu'il accélère très prompte-
ment. Gai* ce goût ne peut naître ainsi dans toute une na-
tion que de deut mauvaises sources que l'étude entretient
et grossit à son tour; .savoir, l'oisiveté, et le désir de se
distinguer. Dans un état bien constitué, chaque citoyen a
ses devoirs à remplir.; ^ ces soins impoirtants lui sont
yices nne couleur agréable , Un certain air honnête qui nous em-
pêche d'en avoir horreur. Quand on joua pour la première fois la
comédie du Méchant, je me souviens qu'on ne trouvoit pas que le
r6le principal répondît au titre. Gléon ne parut qu'un homme or-
dinaire ; il étoit , disoit-on , comme tout le monde. Ce scélérat
abominable , dont le caractère si bien exposé auroit dû faire firémir
sur eux-mêmes tous ceux qui ont le malheur de lui ressembler,
parut un caractère toutrà-fait manqué; et ses noirceurs passèrent
pour des gentillesses, parceque tel qui se croyoit un forthonoéte
homme s'y reconnoissoit trait pour trait.
préface: ,229
trop chers pour lui lâis^r le loisir^ vaquer à de frivoles
spéculations. Dans un état bien constitué, toiis les citoyens
^ont si bien ég^aux, que piul ne peut être préféré aux au-
tres comme le plus savant ni même comme le pltt^ hftile,
mais toiit au plus comme le meilleur : encoiét cette dei*f
nière distinction est-elle souvent dangereuse; car elle fait
des fourbes, et d£s hypocrites. ' *
Le goût des lettres, qui naît du désir dé se distinguer,
produit nécessairement des maux infiniment plus danger
reux que tout Je bieft qu'elles font n'est utile; €'est de
rendre à la fin ceuit 4[ui s'y livrent <it*ès peu scruptdéux sur
les moyens de réussir. Les premiers philosophes SÊb firent
une grande réputation en enseignant aux homme&la pra-
tique de leurs devoirs et les principes de la veHu. Mais
bientôt ces préceptes étant devenus communs, il fallut se
distinguer en frayant des YouteS contraires. Telle est l'ori-
gine des systèmes absurdes des feeùcippe, des Diogène,
des Pyrrhôn, des Protagore, des Lucrèce. Les Hobbes
les MandeviUe , et mille autres, ont affecté de se distinguer
de Jhéme*p^mi nous; et leur dangereuse doctrine a telle-
ment fructifié, que, quoiqu'il nous reste de vrais philoso-
phes ardents à rappeler dalB nos coeurs les lois de l'hu-
manité et de la vertu, on -est épouvante de voir jusqu'à
quel point notre siècle raisonneur a poussé dans ses maxi-
mes le mépris des devoirs de l'hojnme et du citoyen.
Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux arts,
anéantit l'amour de nos premiers devoirs et de la véritable
gloire. Quand une fois le^ talents ont envahi les honneurs
du A la- vertu, chacun veut être un homme agréable, et
nul ne se soucie d'être homnje de bien. De là naît encore
cette autre inconséquence, qu'on ne récompense dans les
Hommes que les qualités qui ne dépendent pas,^ d'eux : car
nos talents naissent avec nous, nos vertus seules nous ap-
partiennent.
Les premiers et presque les uniques . soins qu'on, donne
a3o PRÉFACE.
«
à notre éducaticm sont les fruits et les seenences de ces ri-
dicules'préjugés. C'est pour nou^ enseigner les lettres (pi'on
tourmente notre misérable jeunesse : nous savons toute»
les rvgles de la grammaire avant que d'avoir ouï parler des
devoirs* de ^'homme : nous savons tout ce qui s'est fait
jusqu'à présent avant qu'on nous ait dit un mot de ceqae
nous dievons faire; et, pourvu qu'on exerce notre babil,
personne ne se soucie qi^ nous sachions agir ni penser.
fti un met , il n'est prescrit d'être savant que dans les cho-
ses qui^e peuvent nous servir de ritn ; et nos enfants sont
pvécistnient élevés co«nme les anciens atlilétes des jeux
publie^ qui, destinant leurs meml»res robustes à im exer-
cice inutile et superflu, se gardoient de les employer ja-
mais à aucun travail profitable. .
Le goût des lettres, de la philosophie , et des beaux-arts ,
amollît les corps et les âmes. Le travail du cabinet rend
les hommes délic£^s, af^iblit leur tempérament; et Tame
garde difficilement sa vigueur quand le corps ià perdu la
sienne* L'étude use la machine, épuise les esprits, détruit
la force, énerve le courage; et cela seul montre assez
qu'elle nest pas faite pour nous: c'est ainst qu'on devient
làcfae et pusillanime, incapable de résister égàl«|nentà]a
peine et aux passj^ns. GhacuQi sait combien les habitants
des villes sont peu propres à soutenir les travaux de la
guerre y et l'on n'ignore pas quelle est la réputation des
gens de lettres en fait de bravoure \ Or rien n'est plus jus-
tement suspect que l'honneur d'un poltron.
Tant de réflexions sur la foiblesse de notre nature ne
servent souvent qu'à nous détourner des entreprises géné-
' Voici un exemple moderne *paur ceux qui me reprochent de
n'en cijer que d^anciens. La republique de Gènes, cherchant à
subjuguer plus aisément les Corses, n a pas trouvé de moyen phi*
«4r que d'étabfir chez eux une académie. 11 ne me seroit pas diffi-
cile d*alonger cette note , mais ce seroit faire tort à FinteMigence
de» seuls lecteurs dont je me saucie.
PRÉFACE. ajr
reusês. A ft^rse de méditer sur le$ mîsèvs de Ffaumanifeé ^
notre içiagia'ation ngus accable de leur poida, et trop 4e
prévoyance nous ôte le coulage en nou&Àtai4 laTiëcarUe*
C'est biea en vain que nous prétendons ûoufi munir contre
les accidents imprévus, « Si la science , essayant de nqus
u armer de nouvelles deffenses contre les incon'vénieilta
u naturels , nous a plus imprimé en la fantasi» leiir gran-
adeur et teur poids, qu'elle n'a ses raisons et taines. subtil
u litez à nous en couyrir. » *
Le gfoût de kl philosophie relàdie tous les liens d'^ime
et de bienveillance qui attachent les hommes à la S4x:iété ,
et c'est peut-être le plus dan'i^renx des maux qu'elle eil-
gendre. Le charme de Fétude rend bientdt insipide tout
autre attachement. De plus^ à force de réfléchir sur l'hu-
manité, a force d'observer les hommes, le philosophe ap^
prend à les apprécier selon leur valeur, et il est difficile
d avoir bien de l'afTection pour ce qu'on mépfise. Bientèf
il réunit en sa personne tout l'intérêt que les hommes ver-
tueux partagent avec leurs semblables : son mépris pour
les autres tourne au profit de son orgueil ; son. amour-
propre augmente en même proportion que son indifférence
pour le reste de l'univers. La famille ,^ la patrie, deviennent
pour li^i des mots vidgs tie sens: il n'est ni parent, ni ci-
toyen, ni homme; il est philosophe.
£n même temps que la culture des sciences Vetire en
quelque sorte de la presse le cœur du philosophe, elle y
engage en un autre sens celui de l'homme de lettres,, et
toujours avec un égal préjudice pour la vertu«Tout homme
qui s'occupe des talents agréables veut plaire, être admiré,
et il veut être admiré plus qu'un autre ; les applaudisse-
ments publics appartiennent à lui seul : jedirois qu'il fait
tout pour les obtenir, s'il ne faisoit encore plus pour en
priver ses concurrents. De là naissent, d'un côté, les raffi-
nements du goût et de la politesse, vile et basse flatterie,
*MoNTAiGtiE, livre III, chap. 12.
a5« PRÉFACE.
soilis séducteurs, éiMidieux, puérilr^ <|pii,àià longue, ra-
{>eti^ent f ame et corrompent Se cœ«r; et, d^ Taii^, les
jalousies I lo» rivalités , lés haines d'artistes si renoaxsùées,
la perfide calomnie, 1^ fourberie, la trahison, ef tout ce
qp^ le vice a de plus lâche et de plus odieux. Si l^philoso-
pjfte méprise les hommes, l'artiste s'en fait bientôt Iné-
prher, «t tous 4eax concourent enfin à les rendre^ mépri-
sables. • •. # *
Il y a plus ; et de toutes les vérité que j^ai proposées à
la considération des sages, voici la plus âii^iiaBte et la
plus cruelle. Nos écrivains reg[a]:«lent tous, comme le chef-
d'ceuvre de la politique de notré.mdtf lés Àôieaces, les arts,
le luxe, le commerce , 1^ lois, et les a^es liens qui, res-
serrant entre les hommes les nœuds.de la société ^ parl'ia-
tâqet personnel, les mettent tous* dans une dépendance
iqutuelle, leur donnent des besoins réciproques et des in-
térêts coniiûuns, et obhg^ent chacun d'eux de çQHCOurir
.au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien. Ces idées
sont belles, sans doute, et présentées sous un jour favo-
xable^ fiMÛs, en les examinant avec attention et sans par-
tiaHté,- oh trouve beaucoup à rabattre des avantages
qu'elles semblent présenter d'abord.
C'est donc une chose bien mervqîUeuse que d'avoir mis
les hommes dans l'impossibilité de vivre entre eux sans se
prévenir, se supplanter, se tromper^ se trahir, se détruire
mutuellement ! Il faut désormais se g[arder de nous laisser
jamais voir tels que nous sommes : car pour deux hommes
dont les intérêts s'accordent, cent mille peut-être leur sont
' Je me plains de ce que la philosophie relâche les liens de Ib
sj^iété, qui sont formés par Testime et la bienveillance mutaelle;
)et je me plains de ce que les sciences, les arts, et tous les autre»
objets de commerce , resserrent les liens de la société par Tintéret
personnel. Cest qu'en effet on ne peut resserrer un de ces liens
'que Faùtre ne se relâche d'autant. Il n'y .a àonc point en ceci de
contradiction.
PRÉFACE. a33
opposés, et il n'y a d'autre moyen, pour réussir, que de
tromper ou perdre tous' ces gens-là. Voilà la sourcfe fu-
neste des violences, des trahisons, des perfidies, et de
toutes les horreurs qu'exige nécessairement un état de
choses où chacun, feignant de travailler à la fortune oi>à
la réputation des autres, ne cherche qu'à élever la sienne
au-dessus d'eux et à leurs dépens.
Qu'avons-nous .jg^agné à cela? Beaucoup de babil, des
riches, et des raisonneurs, c'est-à-dire des ennemis de la
vertu et du sens commun. En revanche nous avons perdu
l'innocenc^et les mœurs. La foule rampe dans la misère:
tous sont les esclaves du vice. l<es crimes non commis sont
déjà dans le fond des cœurs, et î^ ne manque à leur exé-
cution que l'assurance de l'impunité.
i^apge et funeste con^itution, où les richesses accumu-
lées facilitent toujours les moyens d'en accumuler de plus
(jurandes, et où il est impossible à celui qui n'a rien d'ac-''
quenr quelque chose, où l'homme de bien n'a nul moyen
desortir 4§ la misère, où les plus fripons sont les plus ho-
norés, et où il faut nécessairement renoncer à la vertu
pour devenir un honnête homme î Je sait que les déclama-
teûrs ont dit cent fois tout cela; mais ils le disoient en dé-
clamant, et moi je le dis sur des raisons: ils ont aperçu le''
mal, et moi j'en découvre les causes; et je fais voir surtout
une chose très consolante et très utile , en montrant que
tous ces vices n'appartiennent pas tant à l'homme, qu'à
Thomniemal gouverné. ^
«
' Je remarque qa*il règne actuellement clans le monde une ranl-
tilude de petites maximes qui séduisent les simples par un faux air
de philosophie, et qui, outre cela, sont très commodes pour ter^
miner les disputes d*un tonamportant et décisif , sans avoir besoid
d'examiner la question. Telle est celle-ci : « Les hommes ont par-
« tout les mêmes passions ; partout raia|>ur-propre et Vintétét 4es
« condkisent ; donc ils sont partout les mêmesV •*> Quand les q^o-
mètres OQt fait une supposition ^qui , de raisonnement en raison-
234 PRÉFACE.
Telles sont les vérités que j'ai déTeloppées et qae Jai
tâché de,proaTer dans les divers écrits que j'ai publiéstsur
cette matière. Voici maintenant les conclusionâ que j'en ai
tirées.
La science n'est point faite pour l'homme en général. B
s'égare sans tesse dans sa recherche; et s'il l'ohtîent quel*
nemcnt, les conduit à une absurdité, ils reviennent sur leurs pas ,
et démontrent ainsi la supposition fausse. La même méthode, ap-
pliquée à la maxime en question , en •niontreroît aisément Fabsur-
dité. Mais raisonûotrs autreiiient. tFn sauvage est un homme, et un
Européen est un homme. Le demi^philosophe codcIu% aussitôt que
l'un ne vaut pas mieux que Fâutre ; mais le philosophe dit ; En
Europe f le gouvernement, les lois, les coutumes, l'intérêt, toat
met les particuliers dans la nécessité de se tromper inutocllement
et sans cesse ; tout leur fait un devoir du vice ; il faut qu'ils Siient
méchants pour être sages, car il n'y a point dé plus grande folie
que de faire le bonheur des fripons aux dépens du sien. Parmi les
sauvages, Fintérêt personnel parle aussi fortement que parmi nous,
mais il ne dit pas leâ mêmes choses : Famour de la société et le
Soin de leur commune défense sont les seuh liens qui tks unissent:
ee mot de pnoFRiéTé, qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens,
n*a presque aucuti lens parmi eux : ils n ont entre etix nulle dis-
cussion d'ûttéret qui les divise ; rien ne les porte h se tromper TnB
Fautre ; Festime ptiblique est le seul bien auquel chacun aspire, et
qu'ils méritent tous. Il est très possible qu'un sauvage fasse une
mauvaise action, mais il n'est pas possible qu'il prenne l'habitude
de mal faire, car cela ne lui seroit bon à rien. Je crois qu'on peut
faire unetrès juste estimation des mœurs des hommes sux la mul-
titude des affaires qu'ils ont entre eux : plus ils commercent en-
semble, plus ils admirent leurs talents et leur industrie, plus ils se
fripoiinent décemment et adroitement , et plus ils sont dignes de
.mépris. Je le dis à regret, Fhomme de bien est celui qui n'a besoin
djB^tromper personne , et le sauvage est cet homme-là :
lUam non populi fasces , non parpura regum
Flexit , et infidos agitans disro/dia fratires ;
Non res romaox , pei^uraque régna : neqae ille
.. Aut dohtif miserans inopem, aut invidit habenti.
ViRG., Georg. 1!, 495.
PRÉPACa . a35
quefois, ce n'^st ]i)fesqti0 jamais (pLSi sanf pré|iKticé< Il est
né pouF agir et peyer , et non j^ur réfléctiir, La refleKÎ&n
ne sert «|u'à le i^ndre £Qâl}iein*eux^ «ans Jb r^dre meilleur
ni plus sage : elle lui fait regretter les biens/ passés, et Tem-
peche de jouir dm présent :,eUe kii présente Fayenir heu-
reux p.our le 9é<)uirçpar Fimaginatrpn et le tourmeatier par
les désirs, et ti^venir •malhenpeiixV pour le lui fîiire sentir
d'avance. L^éti^de cortoBript s|i9 mœurs, ahère sa santé , dé-
truit sotir tetnpérament, et gâ& soitvent sa raison: si eUe
lai appr^oit quelque chose, je le trouyerois encore fort
loal dédommagé. • p ^
J'avauequ'il y a* quelques génies subiimes^^i savent pé-
nétrer à trayers les voiles dont la vérité s'eïi^lçyppe, quai'
({ues âmes privil^iées, capables d^ insister à la bétifte de
la vanité , à la basse jalousie, et aux autres ^asçions qu'en-
gendre le goût des lettres. Le pttit xiombre de ceux qui
ont le bonheur de réunir «es qualités .est^ la. lumière et
rhonu£ur du geqre huiOAin^ c'est à eux seuls qu'il con-
vient pour le bien de tous^ de «'exercera Fétude, étcett||
exception même confiitne là régie : car si tous les hommes
étoient des Soçrates ^ la science a^rs ne 4ear serott pas
nuisible, mais ils n'auroient aucun besoin d'elle.
Tout peuple qui a des mœuP9, et qui^inr conséquent
respecte ses lois , et ne veut poii|t raffiner si|r ses anciens
usages, doit sa garantir avec soin des sciences, et surtout
des savants 9 dont les maxloiies «enteivci^ses et dogmatiques
lui apj>rendroien;t bientôt à mépriser ses usages et ses lois ;
ce qu'une natioç n% peut jamais faire sans se corrompre.
Le moindre changemeht'dsfns les coutumes, fût-il même
avantageiix à certains ég^^ds*, tourne toujours au préjudice
des mœttrs. Car les coutumes sont la morale du peuple; et
dès qu'M cesse de les respecter, îl n'a plus de î*ègle que ses
passions, ni de frein que les' lois, qui peuvent quelquefois
contenir les méchants, mais jamais les rendre bons. D'ail-
leurs, quand J^ philosophie a îine fois appris au peuple à
mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d'éluder
• •
236 . PRÉriGE.
ses lois. Je dis donc qu'i^ en t3t des* mœurs d'un peuple
comme* de FbonneUr d'um liemme; t?4fit un trésor (p'il
fai^t conserver^ Hàis qu'on ne ii^cauvre phis quaiKd on Ta
p<ïrdu ». '
Mais quand un peuple est une fois corrompu à un cer-
tain fMnt, sojt que les sciences y aient contribué ou non,
faut-il les bannir ou Ten 'préserver pour le r^dre meilleur,
oà pour Fempécberde devenir pire? C'est iine autre que^
tîon dans laquelle je me sdis positivemebt déclaré pourla
négative. Car, piremièrement, puisqu'un peuple vjcienx ne
revient jamais à la verUi» ^ ne s'agit pas de rendre bons
.ceux qui ne ffe.sont p^us^ mais dé conlbrvervtel's ceux qui
<mt le boAjv^r dé Fétre. En second lieu« les mêmes causa
qui Ont corrompu les pf iiples Servent quelquefois à pré-
venir une plue grande corruption : ciest ainsi que celui qui
s'est gâté le tempérâunent par un u»age indiscret de la mé-
decine est fortié de recourir encore aux médecine pour se
conserver en vie. Et c'est ainsi que les artfi et les sciences,
#prèsV^oir fait écldre les vices, sont néc^saires. po#r les
«mpéober de se tourner en crimes f. elles les couvrent au
moins d'Un veitiis qui pé permet pas au 'poison de siochaler
' Je trouve dans Thifitoire un exeoiple unique, maisfrapp^'^^i
qui semble contredire cette maxime : c'est celui de la fondation àt
Rome faife' par une tit>ùpe*de bandits, dont le» descendants àe-
vinrent, en peu de générations, le plus .«ertueu* peuple qui ^
jamais existé. Je ne a^ois pa^ <en fe^ne d'<9xp]iY|uer ce fait, si cen
étoit ici Ip Ueu ; nais je ne contenterai de reviarquer que les fon-
dateurs de Rome étoient moins' ues IiiABnne| ddi|l 1«6 mœurs fussent
corrompoes que ci«i hommes dont le» iûœurs n* étoient point for*
mées ; ils ne mëprisoient pas la vlèrtY , ^mais ils* ne la connoissoieat
pas encore; car'ces mots VEifrt3S*êt VRMts Sont des' tootipnî collec-
tives qui ne misseiat qi^e de iâ firéquentatina des homme^ Au su^
plus, on Yii'eroittm mauvais parti, de éette obJAOtion éb faveur des
sciences; car des deifx premieK^ rois de Rome q^ doi^pèreatiBne
forme à U république , et insytueiient ses coutumef e| ses mœors,
l'un ne s'occupoit/cme de ^^uiiEres; T autre, que d^rit«« sacrés, les
deux choses du monde les plus éloignées de là philosophie.
. préface; 237
aussi lilirein^nt : ell^s dëtriii^eQt la vartu, mais elles en
laissent le simulacre jpublic ^ , qui est tcMiijoui's une bel|«
chose': «liés introduisent U aa place la j^litesse et les bfen-
«éancesv et k la crarinte de parotife msehaut elles substi-»
tne^it^elle derpàroitre ridicule* ^
Mon avis est donc', et je Fai dé^ dit plus d^une fois, de
laissçr subsister et même d'entre^nir avec ftoinles acadë-
mies, les collèges, las universités, les biblialiié^es , les
spectaeles,^et tous le$ autreê amusement qui peuvent faire
quelque ^verSi^Hi à l^méclianceté des hommes, e( l€^ eolv
pécher d'oècu|^ leur oisiveté à des choses plus danj^ereu*
ses. Car, dans une contrée oi^ il jie serMt plds question
d'honnétet' geiis ni de bonnea mœurs ^ il vàudroit encore
mieux vivre avec des fripons qu^avec deâ brig£ui<ibib
Je demande maintenant où eat la contradiction de colti^
ver mbi«inéme desgoûtft dont j'approuve le progrèf. Il ne
s'agit pins de porter :le3 peuples à bien' faire, il faut seule-
ment les distraire de faire. le mal; il faut .les occuper ^dâi^
niaiseries ppur les <|^tourner de^ mauvaises actions ; il faut
les amuser au lieu de les pjrécher. Si mes écrits ont édifié
le petit no4^re <Ies bons, je leur ai fait tout leibien qui
dépendoit de moi ;• et c'est peut-^tre les servir ùtilefiaent
encore qH^d^offrir aux^ autres des obj^s de distractievi €[vi^
les em^cbent de softçer à eux. Je m'estimerois trop heu-
reux chivoir tous les jours une pièce à &ire si|Ber, si ^e
pouvoîsà ce prix contenir pendant deux heures les mrâ-
vsis desseins dTunseul des speettteurs^ et sauver Thonneur
de la fille ou de la femn^e de son ami, le secret de son
' Ce simulacre est une oertaioe douceur de nxeurs qui supplée
qtielqaefois à-l^u^ l^^^^^é, une certaine apparence d*oi:dre qui
prëvienl rhorrible confa^on, vtne çèlrfaine admiration des belles
clwse^ qui empédhe les bonnes de tomber lout-à'&it 'dans Toubli.
Cesf le vice qui preijctle masque àé Isf^vertd, notx comme Tliypo-
crisiéponr tromper ft trahir, maie pour s*6ter, sop!^ cette aimable
«t sacrée effigie , Thorréur qu'il a de l«i-méme 'quand il se voit à
découvert. . * -
238 PRÉFACE.
« •
confident,' OU la fortune de sou erëttncier. Lorsqu'il D*y a
plus de mœwrs , il ne faut songer qu'^i la police; et Fon sait
assez que la musique et les speetades en sont un des plus
importants objets-. ■»*■..
S'il resOs quelque difficulté à ma justification , j^ose k
dire hardiment, ce n^est vis^à-vis ni du public ni de mes
adversaires ; c'est vis*à-vis de moi seul : car ce n'est qii'en
m'obser«ant« moi^méine que je puis^ juger si je dois me
compter dans le pfttt- nombre ,*^«i mon ame est en état
de s%lft^ir le faix ém exercices littéraires. J'en ai senti
jdvs d'une fois le danger; plus d'une fol^ je les ai aban-
donnés, d^sle dessein de ne les plus reprendre; et renon-
çant à leur «harme séducteur, j'ai sacrifié à la paix de mon
cœur l«s seuls plaisirs qui pbuvoient encore le flatter. Si
daas les langueurs qui m'aecablent, si sur la fin d'upe car-
rière pénible et doulour^se j'ai (hé les reprendre encore
q^elqites knoments pour charmer mesîHaux, je'croisau
moins n'y avoir otis ni assez 'd'intérêt ni assez de préten-
tion pour mériter à cet égard les justes reproches que j'ai
faits aux g^is de lettres. - »
il me falloit une épreuve pour achever la «qpmoissaDce
de 4iloi^«iéme, et je l'aï- faite sans balancer. Âpres afoir
iljBCoaau la situation de mon ame da^s les succès littéraires,
il me re&toit k l'examiner dans les r^ers. Je sais ttdiot^
nant qu'en penan'^ et je puis mettre le public au pire. Ma
puèce a eu le sort qu'elle tnéritott et que j'avois prém ;
mais, à Tennui pnès qu'e)ie*in'a causé, je suis sorti de 1»
représentation bien plus content 4le moi et à plus juste
titre que si elle eût réussi.
Je conseille donc à eeux qui sont si ardents a obercber
des reproches à me faire^ de vouloir Aiieu^ étud^r mes
principes, et mieux ob^erv^er ma conduite, avant que^^
m'y taxer de contra<bGt^on«t d'ijiconséquence. S'ils s'aper-
cfiiiwimt îam^lsque je icommen^ à briguer les suffrages du
public , on que je tire vanité d'avoir fait de jolies dianscmSi
ou que je rougisse d'avoir écrit de mauvaises comédies, ou
PRÉFACE. 239
que je cherche à nuire à la gloire de mes concurrents , ou
que j'affecte de mal parler des g;rands hommes de mon
siècle pour tâcher de m'ëlever à leur niveau en les rabais-
sant au mien, ou que j'aspire à des places d'académie, ou
que j'aille. faire ma cour aux femmes qui donnent le ton.,
ou que j'encense la sottise des grands, ou que, cessant de
vouloir vivre du travail de mes mains , je tienne à igno-
minie le métier que je me suis choisi et fasse des pas vers
la fortune; s'ils remarquent, en un mot, que ramour de la
réputation me fasse oublier celui de la vertu , je les prœ
de m'eii avertir, et même publiquement; et je leur pro-
mets de jeter à l'instant au feu mes écrits et mes livres , et
de convenir de toutes les erreurs <ju'il leur plaii;» de me
reprocher.
En attendant, j'écrirai des livres, je, ferai des vers et de
la musique, si j'en ai le talent, le temps, la force, et la vo-
lonté : je continuerai à dire très franchement tout le mal
que je pense des lettres et de ceux qui les cultivent < , et
croirai n^en valoir pas moins pour cela. Il est vrai qu'on
pourra dire quelque jour, a Cet ennemi si déclare^ des
« sciences et des arts fit pourtant et publia des pièces de
«théâtre; » et ce discours sera, je l'avoue, une satire très
amère, non de moi, mais de mon siècle.
' «Tadmire combien la plupart des gens de lettres ont pris le
change dans cette affaire-ci. Quand ils ont vu les sciences et les
arts attaqués , ils ont cru qu*on en vouloit personnellement à eux,
tandis que, sans se contredire eux*mémes, ils pourroient tous
penser, comme moi, que, quoique ces choses aient fait beaucoup*^
de mal à la société, il est très essentiel de s'en servir aujourd'hui
comme d'une médecine au mal qu'elles ont causé, ou comme de
ces animaux malfaisants qu'il faut écraser sur la morsure. En un '
mot, il n^ a pas un homme de lettres qui, s'il peut soutenir dans
sa conduite l'examen de l'article précédent , ne puisse dire en sa
faveur ce que je.dis en la mienne ; et^cette manière de raisonner me
paroit leur convenir d'autant mieux, qu'entre nous ils se soucient
fort peu des sciences, pourvu qu'elles continuent de mettre les
savants en honneur. C'est comme les prêtres du paganisme, qui ne
tenoient à la religion qu'autant qu'elle les faisoit respecter.
PERSONNAGES.
enfents' de Lisimon^
LISIMON.
VALÈRE,
LUCINDE,
ANGÉLIQUE,) .. ^ •„ j r •
LÉANnRF I ** sœur, pupilles de LisimoD.
MAR TON, suivante.
FRONTIN, valet de Valèré.
La scène est dans Vapparlement de Valèn.
NARCISSE,
OU
L'AMANT DE LUI-MÊME.
SCENE L
LUCINDE, MARTON.
LUCINDE.
Je viens de voir mon frère se promener dans le jarr
din; hâtons-nous, avant son retour, de placer son por-
trait sur sa toilette.
MARTON.
Le voilà , mademoiselle ^ changé dans ses ajustements *
de manière à le rendre méconnoissable. Quoiqu'il soit
le plus joli homme du monde, il brille ici en femme
encore avec de nouvelles grâces.
LUCIMDE.
Valère est, par sa délicatesse et par Taffectation de
sa parure, une espèce de femme cachée sous des ha-
bits d'homme; et ce portrait, ainsi travesti, semble
moins le déguiser que le rendre à son état naturel.
MARTON.
Eh bien, où est le mal? Puisque les femmes aujour-
d'hui cherd^ent à se rapprocher des hommes, n'est>il
pas convenable que ceux-ci fassent la moitié du che-
min, et qu'ils tâchent de gagner en agréments, autant
qu'elles en solidité? Grâce à la mode, tout s'en mettra
plus aisémeot de niveau.
LUCINDE.
Je ne puis me faire à des modes aussi ridicules.
zi. i6
242 NARCISSE.
Peut-être notre sexe aura-t-il le bonheur de n'en plaire
pas moins, quoiqu'il devienne plus estimable. Mais
pour les hommes, je plains leur aveuglement. Que
prétend cette jeunesse étourdie en usurpant tous nos
droits? Espèrent-ils de mieux plaire aux femmes en
s'efforçant de leur ressembler?
MARTON.
Pour celui-là , ils auroient tort , et les femmes se
haïssent trop mutuellement pour aimer ce qui leur
ressemble. Mais t-evenons au portrait. Ne craignez-
vous point que cette petite raillerie ne fâche monsieur
le chevalier?
LUCINDË.
Non, Marton; mon frère est naturellement bon; il
est même raisonnable , à son dé&ut près. . Il sentira
qu'en lui' faisant par ce portraic un reproche muet et
badin,.je nai 5CHigé:<qu'à le. guérir \i'un travers qui
choque jusqu'à cette tendre Angélique , cette aimable
pupille de mon père que Valère épouse aujourd'hui.
C'est lui rendre service que de corriger les défauts de
son amant; et tu. sais combien j'ai besoin des soins de
cette chère amie pour me délivrer de Léandre, son
frère, que mon père veut aussi me faire épouser*
MABTÔN.
Si bien que ce jeutre inconnu, ce Cléonte que vous
Vttes l'été dernier à Passy, vous tient toujours fort au
Cœur? .
LUCINDE.
Je ne m'en défends point; je compte même sur la
parole qu'il m'a donnée de ^reparoître bientôt, «tsur
la promesse que m'a faite Angélique d'engager son
frère à renoncer à moi.
SCÈNE I. 243
MARTON.
Bon, renoncer! Songez que tos yeux auront plus de
force pour serrer cet engagement qu'Angélique n'en
sauroit avoir pour le rompre.
LUCINDE.
Sans disputer sur tes flatteries , je tedirai|gue comme
Léandre ne m'a jamais yue^ il sera aisé à sa sœur de le
prévenir y et de lui faire entendre que ne pouvant être
heureux avec une femme dont le cœur est engagé
aillei^:^, il ne saurojt mieux faire que de s'en dégager
par un ref u^ bonnêfe*. , , .
MARTON.
Un refus honnête! Ah, mademoiselle! refuser une
femme faite comme vous^.f^vec quarante mille éçus,
c'est pne honnêteté dont jamais Léandre ne sera ca-
pable, (à part.) Si elle savoit que Léandre et Cléonte ne
sont que la même personne, un tel refus changeroit
bien d'épithéte.
LUCINDE.
Ah 1 Marton , j'entends du bruk; cachons vite ce
portrait. C'est sans doute mon frère qui revient; et, en
nous amusant à jaser, nous nous sommes ôté le loisir
d'exécuter notre projet.
MARTON.
Non , c'est Angélique.
SCENE II.
ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.
ANGÉLIQUE.
Ma chère Lucinde, vous savez avec quelle répu-
gnance je me prêtai à votre projet, quand vojis fîtes
16.
244 NARCISSE,
changer la parure du portrait de Valère en des ajuste-
ments de femme. A présent que je vous vois prête à
l'exécuter, je tremble que le déplaisir de se voir jouer
ne Findispose contre nous. Renonçons, je vous prie, à
ce frivole badinage. Je sens que je ne puis trouver de
goût à m^é^yer au risque du repos de mon cœur.
LUCINDE.
Que vous êtes timide ! Valère vous aime trop pour
prendre en mauvaise part tout ce qui lui viendra de la
vôtre, tant que vous ne serez que sa maîtresse. Songez
que vous n avez plus qu'un jour à donner carrière à
vos fantaisies , et que le tour des siennes ne viendra
que trop tôt. D'ailleurs il est question de le guérir d'un
foible qui l'expose à la raillerie, et voilà proprement
l'ouvrage d'une maîtresse. Nous pouvons corriger les
défauts d'un amant : mais, hélas ! il faut supporter
ceux d'un mari.
ANGÉLIQUE.
Que lui trouvez-vous, après tout, de si ridicule?
Puisqu'il est aimable, a-t-il si grand tort de s'aimer?
et ne lui en donnons-nous pas l'exemple? II cherche
à plaire. Ah ! si c'est un défaut , quelle vertu plus
charmante un hpmme pourroit->il apporter dans la
société?
MARTOÏÎ.
Surtout dans la société des femmes.
ANGÉLIQUE.
Enfin ^ Lucinde, si vous m'en croyez, nous suppri-
merons et le portrait , et tout cet air de raillerie qui
peut aussi bien passer pour une insulte que pour une
correction.
SCÈNE IL^ a45
LUCINDE.
Oh! lion. Je ne perds pas ainsi les frais dé mon in-
dustrie. Mais je veux bien courir seule les risques dii
succès ; et rien ne vous oblige d'être complice dans
une affaire dont vous pouvez n'être que témoin.
MARTON.
Belle distinction !
^UCINDE.
Je me réjouis de. voir la contenance de Valère. De
quelque manière qu'il prenne la chose , cela fera tou-
jours une scène assez plaisante.
MARTON.
J'entends : le prétexte est de corriger Valère ; mais
le vrai motif est.de rire à ses dépens. Voilà le génie et
le bonheur des femmes. Elles corrigeiït souvent les
ridicules en ne songeant qu'à s'en amuser.
ANGÉLIQUE.
Enfin vous le voulez; mais je vous avertis que vous
me répondrez de l'événement.
LUCINDE*
Soit.
ANGÉLIQUE.
Depuis que nous sommes ensemble , vous m'avez,
fait cent pièces dont je vous dois la punition. Si cette
affaire-ci me cause la mojndre tracasserie avec Valère^
prenez garde à vous.
LUCINDE.
Oui, oui.
ANGÉLIQUE.
Songez un peu à l<éandre.
LUCINDE.
Ah! ma chçre Angélique.../
a46 NARCISSE.
ANGÉLIQUE.
Oh ! si vons me brouillez avec rotre frère, je vous
jure que vous épouserez le mien, (bas.) Marton, yom
iD^ayez promis le secret.
MARTON, bas.
Ne ci^ignez rien.
LUCINDE.
Enfin je....
MARTON.
J entettds la voix du chevalier. Prenez au plus tit
votre parti, à moins que vous ne vouliez lui donner
un cercle de filles à sa toilette.
LUCINDE.
tl faut bien éviter qu'il nous aperçoive. (Elkmetie
portrait snr la toilette. ) Yoilà le piège tendu.
MARTON.
Je veux un peu guetter mon homme, pour voir....
LUCINDE.
Paix. Sauvons-nous.
ANGÉLIQUE.
Que j'ai de mauvais pressentiments de tout ceci!
SCENE m.
VALÈIIE, FRONTIN.
VALÈRE.
« Sangaride , ce jour est un grand jour pour vous. »
FRONTIN.
Sangaride, c'est-à-dire Angélique. Oui, c'est un grand
jour que celui de la noce , et qui même alonge diable-
ment tous ceux qui le suivent.
* Vers i^Atys, opéra de Quinault, acte i , scène 6.
SCÈNE m. 247
. VALÈRE.
Que je vais goûter de plaisir à i^endré Angélique
heureuse !
FRONTIÎT.
Auriez- VOUS envie dé la rendre veuve?
VALÈRE,
Mauvais plaisant.... Tu sais à quel point je Faime.
Dis-moi; que connois-tu qui.puisse manquer à sa féli-
cité? Avec beaucoup d'amoui*, quelque peu d'esprit,
et une figure.... comme tii vois, on peut, je pense, se
tenir toujours assez sur de plaire.
FRONTIN.
La chose est indubitable, et vous en avez fait sur
vous-même la première expérience.
VALÈRE.
Ce que je plains en tonl cela , c'est je he sais com-
bien de petites personnes qiîc^ mon mariage fera sécher
de regret , et qui vont ne savoir plus que faire de leur
cœur.
FRONTIN.
Oh que si. Celles* qui vous ont aimé , par exenâlple ,
8 occuperont à bien détfestèr votre chère moitié. Les
autres.... Mais où diable les prendre, ces autres-là?
VALÈRE. > •
La matinée s'avance ; il est temps de m'habiller pour
aller voir Angélique. Allons. (Il se met à sa toilette. ) Com-
ment me trouves-tu ce matin? Je n'ai point de feu
dans les yeux; j'ai le teint battu ; il me semble que je
ne suis point à l'ordinaire.
FRONTIN. .
A l'ordinaire \ Non , vous êtes seulement à votre
ordinaire.
248 NARCISSE.
VALÈRE. ♦
C'est une fort méchante habitude quç Pusage du
rouge ; à la fin je ne pourrai m'en passer , et je serai du
dernier mal sans cela. Où est donc ma boite à mou-
ches? Mais que vois-je là? un portrait..... Ahl Fron-
tin, le charmant objet! Où as-tu pris ce portrait?
FRONTIN.
Moi? Je. veux être pendu si je sais de quoi tous me
parlez.
VALÈRE.
Quoi ! ce n'est pas toi qui as mis ce portrait sur ma
toilette?
FRONTIN.
Non, que je meure.
VALÈRE.
Qui seroit-ce donc ?
FRONTIN.
Ma foi y je n'en sais rien. Ce ne peut être que le
diable , ou vous.
VALÈRE.
A d'autres 1 On t'a payé pour tctaire.... Sais-tu bien
que la comparaison de cet objet nuit à Angélique?....
Voilà, d'honneur, la plus jolie figure que j'aie vue de
ma vie. Quels yeux, Frontin!... Je crois qu'ils ressem-
blent aux miens.
FRONTIN.
C'est tout dire.
VALÈRE.
Je lui trouve beaucoup démon air.... Elle est, ma
foi, charmante.... Ah! si l'esprit soutient tout cela....
Mais son goût me répond de son esprit. La friponne
est connoisseuse en mérite !
SCÈNE m. 249
FRONTIN.
Que diable ! Voyons donc toutes ces menreilles.
VALÈRE. '
Tiens, tiens. Penses-tu me duper avec ton air niais?
Me crois-tu novice en aventures ?
FRONTIN, à part.
Ne me trompè-je point? C'est lui.... c'est lui-même. .
Comme le voilà paré ! Que de fleurs î que de pompons !
C'est sans doute quelque tour de Lucinde ; Marton y
sera tout au moins de moitié. Ne troublons point leur
badinage. Mes indiscrétions précédentes m'ont coûté
trop cher.
VALÈRE.
Hé bien! monsieur Frontin reconnoîtroit-il Tori-
ginal de cette peinture?
FRONTIN.
Pouh ! si je le connois ! Quelques centaines de coups
de pied au cul , et autant de soufflets , que j'ai eu
ITionneur d'en recevoir en détail , ont bien cimenté la
connt)issance.
VALÈRE.
Une fille , des coups de piçd ! Cela est un peu gail-
lard.
FRONTIN.
Ce sont de petites impatiences domestiques qui la
prennent à propos de rien.
VALÈRE.
«
Commenti Faurois-tu servie?
FRONTIN.
Oui, monsieur; et j'ai même Thonneur d'être tou-
jours son très humble serviteur.
a5o NARCISSE.
VALÈRE.
Il seroit assez plaisant qu'il y eut dans Paris uœ jolie
femme qui ne fut pas de ma connoissanoe !..... Parle-
moi sincèrement. L'original est-il aussi aimable que
le portrait ?
FRONTIN.
Gomment, aimable! savez-YOus« monsieur, que si
quelqu'un pouvoit approcher de vos perfections, je
ne trouverois qu'elle seule à vous comparer?
VALÈRE , coDsidërant le portrait.
Mon coeur n'y résiste pas.... Frontin, dis-moi le nom
de cette belle.
FRONTIN, à part.
Ah ! ma foi , me voilà pris sans vert.
, VALÈRE.
Comment s'appelle-t-elle? Parle donc.
FRONTIN.
Elle s'appelle.... elle s'appelle.... elle ne s'appelle
point. C'est une fille anonyme , comme tant d'autres.
VALÈRE.
Dans quels tristes soupçons me jette ce coquin! Se
poun*oit-il que des traits aussi charmants no fussent
que ceux d'une grisette?
FRONTIN.
Pourquoi non ? La beauté se plaît à parer des visages
qui ne tirent leur fierté que d'elle.
VALÈRE.
Quoi! c'est....
FRONTIN.
Une petite personne bien coquette, bien minau-
dière, bien vaine, sans grand sujet de l'être; en un
mot, un vrai pedt-maitre femelle.
SCÈNE lit 25i
VAL ÈRE.
Voilà comment ces faquins de valets parlent des
gens qu^ilsont servis. Il faut voir, cependant. Dis-moi
où elle demeure.
FRONTIN.
Bon y demeurer! est-ce que cela demeure jamais?,
: ' VALÈRE.
Si tu m'impatientes.... Où loge-t-elle, maraud?
' FRONTIN.
Ma foi, DQonsieur, à ne vous point mentir , vous le
savez tout aussi bien que moi.
VALÈRE.
Gomment?
■
FRONTIN.
Je vous jure que je ne connois pas mieux que vous
roriginàl de ce portrait.
VALÈRE.
Ce n'est pas toi qui Tas placé là?
FRONTIN.
Non , la peste m'étoufFe !
VALÈRE.
Ces idées que tu m'en as données....
FRONTIN.
Ne voyez-vous pas que vous me les fournissiez vous-
mérae? Est-ce qu'il y a qui^lqu'un dans le monde aussi
ridicule que cela?
VALÈRE.
Quoi ! je ne pourrai découvrir d'où vient ce portrait?
Le mystère et la difficulté irritent mon empressement.
Car, je te l'avoue , j'en suis très réellement épris.
FRONTIN, àpart.
La chose est impayable ! Le voilà amoureux de lui-
même.
a52 NARCISSE,
VALÈRE.
Cependant, Angélique , la charmante Angélique....
En vérité,, je ne comprends rien à mon cœur, et je
veux voir cette nouvelle maîtresse avant que de rien
déterminer sur mon mariage.
FRONTIN,
Comment, monsieur! vous ne.... Ah! vous vous
moquez.
VALÈRE. ^*
Non , je te dis très sérieusement que je ne saurois
offrir ma main à Angélique, tant que Tincertitude de
mes sentiments sera un obstacle à notre bonheur mu-
tuel. Je ne puis l'épouser aujourd'hui ; c'est un point
résolu. . .
FRONTIN.
Oui, chez vous. Mais monsieur votre père, quia
fait aussi ses petites résolutions à part, est l'homme du
monde le nioins propre à céder aux vôtres ; vous savez
que son foible n^est pas Ja complaisance.
VALÈRE.
Il faut la trouver, à quelque prix que ce soit. Allons,
Frontin, courons, cherchons partout.
FRONTIN.
Allons, courons, volons; faisons l'inventaire et le
signalement de toutes les jolies filles de Paris. Peste!
le bon petit livre que nous aurions là ! Livre rare, dont
la lecture n'endormiroit pas^.
VALÈRE.
Hâtons-nous. Vieiis achever de m'habiller.
FRONTIN.
Attendez, voicitgutà propos monsieur votre père.
Proposonsjui d'être de la partie.
SCÈNE HL 253
VALÎÈRE.
Tais-toi , bourreau. Le malheureux contre-temps i'
SCÈNE IV. ;
4 /
LISIMON, VALÈRE, FRONTIN.
LISIMON, qui doit toujours avoir le ton brusque.
Hé bien , mon fils?
VALÈBE.
Prontin , un siège à monsieur.
r
LISIMON.
Je venx rester debout. Je n'ai que deux mots à te
dire.
VALÈRE.
Je ne saurois, monsieur, vous écouter que vous ne*
soyez assis.
LISIMON.
Que diable ! il ne me plaît pas, moi. Vous verrez que
Fimpertinent fera des compliments avec son père.
VALÈRE.
Le respect
LISIMON.
Oh ! le^ respect consiste à m'obéir et à ne me point
gêner. Mais, qu'est-ce? encore eh déshabillé? un jour
de noces? voilà qui est joli ! Angélique na donc point
encore reçu ta visite ?
VALÈRE. '
J'achevois de me coiffer , et j'allois m'habiller pour
me présenter décemment devant elle.
LISIMON.
Faut-il tant d'appareil pour nouer des cheveux et
mettre un habit? Parbleu t dans ma jeunesse, nous
usions mieux du temps;, et, sans perdre les troi§ quarts
254 NARCISSE.
de la journée à faire la roue devant un miroir, nous
savions à plus juste titre avancer nos affaires auprès
des belles.
VALÈRE.
Il semble cependant que, quand on veut être aimé,
on ne sauroit prendre trop de soin pour se rendre
aimable , et qu'une parure si négligée ne devoit pas
annoncer des amants bien occupés du soin de plaire.
LISIMON.
Pure sottise. Un peu de liégligence sied quelquefois
bien quand on aime. Les femmes nous tenoient plus de
compte de nos empressements que du temps que nous
aurions perdu à notre toilette; et, sans affecter tant
de délicatesse dans la parui^e , nous en avions davan-
tage dans le cœqr. Mais laissons cela. J avois> pensé à
différer ton mariage jusqu'à l'arrivée de Léandre , afin
qu'il çût le plaisir d'y assister^ et que l^eusse^nioi,
celui de faire tes noces et celles de ta seeur en un
même jour.
VALÈRE, bas.
Frotttin, quel bonbeur!
FRONTIN. '
Oui , un mariage reculé , c'est toujours autant de
gagné sur le repentir.
LISIMON.
Qu'en dis-tu, Valèreî^ Il semble qu'il ne seroit pas
séant de marier la sœur sans attendre le frère, puis-
qu'il est en cbemin.
VALÈRE.
Je dis , mon père , qu'on ne peut ripn de mieux
pensé.
X
SCÈNE IV. 255
LISIMON.
Ce délai ne te feroit donc pas de peine? ,
VALÈRE.
L'empressement de vous obéir surmontera toujours
toutes mes répugnances»
LISIMON.
C'étoit pourtant d&ns la crainte de te mécontenter
que je ne te Favois pas préposé.
VALÈRE,
* t
Votre volonté n^est pas moins la régie de nies désirs
que celle de mes actions. ( bas. ) Frontin , quel bon
homme de père!
LISIMON.
Je suis charmé de te trouver si docile : tu en auras
le mérite à bon marché j car, par une lettre que je
reçois à Tinstant, Léandre m'apprend qu'il arrive au-
jourd'hui.
VALÈRE.
Hé bien , mon père ?
LISIMON.
Hé bien , mon fils , par ce moyen rien ne sera dé-
rangé.
VALÈRE.
Comment! vous voudriez le marier en arrivant?
FRONTIN.
Marier un homme tout botté !
LISIMON.
Non pas cela , puisque d'ailleurs Lucinde et lui ne
s'étant jamais vus, il faut bien leur laisser le loisir de
faire connoissance : mais il assistera £iu mariage de sa
sœur, .et je n'aurai pas la dureté de fiaire languir un
Gis aussi complaisant.
256 NARCISSE.
VALÈRE.
Monsieur
LISIMON.
Ne prains rien ; je connois et j'approuve trop ton em-
pressement, pour te jouer un au^si mauvais tour.
VALÈRE.
Mon père
Laissons cela, te dis-je; je devine tout ce que tu
pourrois me dire.
VALÈRE.
Mais, mon père...» j'ai fait.... des réflexions....
LISIMON.
Des réflexions , toi? j'avois tort. Je n'aurois pas de-
viné celui-là. Sur quoi donc, s'il vous plaît, roulent
vos méditations sublimes?
VALÈRE.
Sur les inconvénients du mariage.
FRONTIN.
Voilà un texte qui fournit.
LISIMON.
Un sot peut réfléchir quelquefois; mais ce n est ja-
mais qu après la sottise. Je reconnois là mon fils.
VALÈRE.
Comment ! après la sottise ? Mais je ne suis pas en-
cpre marié.
LISIMON.
Apprenez, monsieur le philosophe, qu'il n'yantdle
dïflBérence de ma volonté à l'acte. Vous pouviez mora-
liser quand je vou^ proposai la chose et que vous en
étiez vous-même si empressé ; j'aurois de bon cœur
écouté vo^ raisons : car vous savez si je suis complaisant.
SCÈNE IV. 257
fRONTIN.
Oh! oui, monsieur; nous sommes là-dessug en état
de vous rendre justice.
LIStMON.
Mais, aujourd'hui que tout eac arrêté, vous pouvez
spéculera votre aise; ce sera, s'il vous plaît, sans pré-
judice de la noce.
VALÈRE.
La contrainte redouble ma répugnance. Songez, je
vous supplie, à l'importance de l'affaire. Daignez m'ac-
corder quelques jours
LISIMON.
Adieu, mon fils; tu,seras marié ce soir, ou tu
m'entends. Comme j'étois la dupe de la fausse défé-
rence du pendard !
SCÈNE V.
VALÈRE, FRONTIN.
VALÈRE.
Ciel! dans quelle peine me jette son inflexibilité !
FRONTIN.
Oui, marié ou déshérité ! épouser une femme ou la
misère ! on balanceroit à moins.'
VALÈRE.
Moi, balancer! non; mon choix étoit encore incer-
tain, Topiniâtreté de mon p^re l'a déterminé.
FRONTIBr.
En faveur d'Angélique?
VALÈRE.
Tout au contraire.
FRONTIN.
Je vous félicite, monsieur, d'une résolution aussi
XI. 17
ai58 NARCISSE.
héroïque. Vous allez mourir de faim en digne mar-
tyr de la liberté. Mais s'il étoit question d'épouser le
portr^t? hem ! le mariage ne voué parottroit plus si
affreux?
YALÈRE.
Non; mais si mon père prétendoit m'y forcer, je
crois que j'y résisterois avec la même fermeté, et je
sens que mon cœur me raméneroit^vers Angélique
sitôt qu'on m'ei^ voudroit éloigner.
FRONTIN.
Quelle docilité ! Si vous n'héritez pas des biens de
monsieur votre père , vous hériterez au moins de ses
vertus. ( regardant le portrait. ) Ahl
VALÈRE.
Qu'as-tu ?
FRONTIN.
Depuis notre disgrâce, ce portrait me semble avoir
pris une physionomie famélique , un certain air aloDgé.
VALÊRE.
C'est trop perdre de temps à des impertinences.
Nous devrions déjà avoir couru la moitié de Paris.
( n sort. ]
FRONTIN.
Au train dont vous allez, vous courrez bientôt les
champs. Attendons cependant le dénouement de tout
ceci ; et pour feindre de mon côté une recherche ima-
gins^ire , allons nous cacher dans un cabaret.
SCÈNE VL 2%
SCENE VL
ANGÉLIQUE, MARTON.
MARTON.
Ha, ha , ha , ha , la plaisante scène ! Qui Feât jamais
prévue? Que tous ayez perdu , mademoiselle, à n*étre
point ici cachée avec moi , quand il s^est si bien épris
de ses propres charmes!
ANGÉLIQUE.
n s'est vu par mes yeux.
MARTON.
Quoi ! vous auriez la foiblesse de conserver des sen-
timents pour un homme capable d'un pareil travers?
ANGÉLIQUE.
11 te paroit donc bien coupable ? Qu'a-t-on cepen-
dant à lui reprocher, que le vice universel de son âge?
Ne crois pas pourtant qu'insensible à Toutrage du che-
valier, je souffre qu'il me préfëre^ainsi le premier vi-
ssage qui le frappe agréablement. J'ai trop d'amour
pour n'avoir pas, de la délicatesse; et Yalère me sacri-
fiera ses folies dès ce jour , ou je sacrifierai mon amour
à ma raison.
MARTOQT*
Je crains bien que l'un ne soit aussi difficile que
lautre.
ANGÉLIQUE.
Voici Lucinde. Mon frère doit arriver aujourd'hui;
prends bien garde qu'elle ne le soupçonne d'être son
inconiiu , jusqa'à ce qu'il en soit temps.
17-
26o NARCISSE.
SCÈNE VII.
LUCINDE, ANGÉLIQUE, MARTON.
MARTON.
Je gage , mademoiselle , que vous ne devineriez
jamais quel a été Feffet du portrait. Vous en rirez
sûrement.
LUCINDE.
Eh! Marton, laissons là le portrait; j'ai bien d au-
tres choses en tête. Ma chère Angélique, je suis déso-
lée, je suis mourante. Voici Tinstant où j'ai besoin de
tout votre secours. Mon père vient de m'annoncer
l'arrivée de Léandre ; il veut que je me dispose à le
recevoir aujourd'hui et à lui donner la main dans hait
jours.
ANGÉLIQUE.
Que troùve35-vous donc là de si terrible?
MARTON.
Comment, terrible! Vouloir marier une belle per-
sonne de dix-huit ans avec un homme de vingt-deux,
riche et bien fait ! en vérité cela fait peur, et il n'y a
point de fille en âge de raison à qui l'idée d'un tel ma-
riage ne donnât la fièvre.
LUCINDE.
Je ne veux rien vous cacher; j'ai reçu en même
temps une lettre de Cléonte ; il sera incessamment à
Paris; il va faire agir auprès de mon père; il me
conjure de différer mon mariage : enfin il m'aime
toujours. , Ah, hia chère .^ serez-vous insensible aux
alarmes de moja cœur? et cette amitié que vous m'avez
jurée
SCÈNE VII. î6i
ANGÉLIQUE.
Plus cette amidé m^est ckèt*e, etpii|s je dois soufaai-^
ter d'en voir resserrer les nœuds par votr^ mariage
avec mon frère. Cependant, Lucinde, votre repos est
le premier de mes désirs, et mes vœux sont encôi^
plus conformes aux vôtres que vous ne pensez.
LtJCINDE.
Daignez donc vous rappeler vos promesses. Faites
bien comprendre à Léandre que mon cœur ne sauroit
être à lui, qiie
MARTON.
Mon dieu! ne jurons de rien. Les hommes ont tant
de ressources et les femmes tant d'inconstance , que si
Léandre se mettpit bien dans la tête de vous plaire, je
parie qu'il en viendroit à bout malgré vous.
LUCINDE.
Marton!
MARTON.
Je ne lui donne pas deux jours pour supplanter
votre inconnu sans vous en laisser même le moindre
regret.
LUCINDE.
Allons, continues; Chère Angélique, je compte
sur vos soins; et , dans le trouble qui m'agite, je cours
tout tenter auprèâ de mon père pour différer , s'il est
possible, un hymen que la préoccupatioÉi de mon
cœur me fiait envisager avec effroi. (Elle soi't. )
ANGÉLIQUE.
Je devrois l'arrêter. Mais Lisimon n'est pas homme à
céder aux sollicitations de sa fille ; et toutes ses prières
ne feront qu'affermir ce matiage , qu'elle-même sou-
haite d'autant plus qu'elle paroit le craindre. Si je me
a62 NARCISSE.
plais à jouir pendant quelques instants de ses inquié-
tudes, c'est pour lui en rendre réyénement plus doux.
Quelle autre vengeance poutroit être autcNrisée par
Tamitié? .
MAETON.
Je vais la suivre, et, sans trahir notre secret, rem-
pécher, s'il se peut, de faire quelque folie.
SCÈNE VIIL
ANGÉLIQUE.
Insensée que je suis! mon esprit s'occupe à desLa-
dineries pendant que j^ai tant d'affaires avec mon cœur.
Hélas ! peut-être qu'en ce moment Valère confirme
son infidélité. Peut-être qu'instruit de tout, et hon-
teux de s'être laissé surprendre, il offre par dépit son
cœur à quelque autre objet. Car voilà les hommes; ils
ne se vengent jamais avec plus d'emportement que -
quand ils ont le plus de tort. Mais le voici , bien oc-
cupé de son portrait.
r
SCÈNE IX.
ANGJÉLIQUE, VALÈRE.
VALÈRE, sans ^oûr Angélique .
Je cours sans savoir où je dois chercher cet objet
jcharmanfe L^amour ne guidera-tnl point mes pas?
ANGÉLIQUE, à part.
Ingrat ! il né les conduit que trop bien.
VALÈRE.
Ainsi l'amour a toujours ses peines^ Il faut que je les
éprouve à chercher la beauté que j'aime , ne poarant
en trouver à me faire aimer.
SCÈNE IX. 163
ANGÉLIQUE, à part.
QueUe impertinence ! Hélas ! comment peut-on être
si fat et si aimable tout à-Ia-fois?
VALÈRE.
Il faut attendre Frontin ; il aura peut-être mieux
réussi. En tout cas, Angëliquev m'adore
ANGÉLIQUE, à part.
Ab , traître ! tu connois trop mon foible.
VALÈRE.
Apl-ès tout , je sens toujours cjue je ne perdrai rien
auprès d^elle; le cœur, les appas, tout s'y trouve.
ANGÉLIQUE, à part.
Il me fera Tbonneur de m'agréer pour son pis-aller.
VALÈRE.
Que j'éprouve de l^zarrerie dans mes s^ntimeots ! Ja
renonce à la possession d'un obj^ cbarmunt, et au-
quel , dans le fond , mon penchant me ramène encore.
Je m'expose à la disgrâce de mon père pour m'entêter
d'une belle , peut-être indigne de mes soupirs , peut-
être imaginaire , sur la seule foi d'un portmit tombé
des nues , et flatté à coup sûr. Quel caprice ! -quelle fo*
lie! Mais quoi ! la folie et les caprices ne sont-ils pas le
relief d'un homme aimable? ( regardant le portrait. ) Que
de grâces!.... Quels traits!.... Que cela ^st enchanté!....
Que cela est divin ! Ah 1 qu'Angélique ne se flatte pas
de soutenir la comparaison av^c tant de charmas.
A N G EL I (^ U E , saisissant le portrait.
Je n'ai garde assurément. Mais qu'il me soit permis
de partager votre admiration. Là connaissance des
charmes de cette heureuse rivale adoucira du moins la
honte de ma défaite.
a64 NARCISSE.
VAXÈRE.
Ocielt
AI^GÉLIQUE»
Qu'avez-vous donc? vous paroissez tout interdit. Je
n'aurois jamais cru qu'un petit-maître fût si aisé à
décontei^ncer.
VALÈRE.
Ah, cruelle! vous connoissez.tout .rascendant que
TOUS avez sur moi , et vous m'outragez sans que je
puisse répondre.
ANGÉLIQUE.
C'est fort mal fait, en vérité ; et régulièrement vous
devriez me dire des injures. Allez, chevalier^ j'ai pitié
de votre embarras : voilà votre portrait; et je suis
d'autant moins fâchée que vous en aimiez ForigiBal,
que vos sentiments sont sur cç j^nt tout-à-fait d'ac-
cord avec les miens.
VALÈRE.
Quoi ! vous connoisscK la personne ?.....
ANGÉLIQUE.
Non §f i^em^nt je la connois , mais je puis vous dire
qu'elle est ce que j'ai de plus cher au monde.
VALÈRE.
Vraiment , voici du nouveau; «t le langage est un
peu singulier dans la bouche d'une rivale.
ANGÉLIQUE.
Je ne sais; mais il est sincère, (à paît.) S'il se pique,
je triomphe.
VALÈRE.
Elle a donc bien du mérite ?
ANGÉLIQUE. * •
Il ne tient qu'à elle d'en avoir infinimeiit
SCÈNE IX. 265
VALÈRE.
Point de défauts , sans doute?
ANGÉLFQUE.
Oh ! beaucoup. C'est une petite personne bizarre ,
capricieuse , éventée , étourdie , volage , et surtout
d'une vanité insupportable. Mais, quoi! elle est aima-
ble avec tout cela, et je prédis d'avance que vous Fai-
merez jusqu'au tombeau.
VALÈRE.
Vous y consentez donc?
ANGÉLIQUE.
Oui.
VALÈRE.
Gela ne vous fâchera point?
ANGÉLIQUE. *
Non.
VALÈRE, à part.
Son indifférence me désespère, (haut.) Oserai-je me
flatter qu'en ma faveur vous voudrez bien resserrer
encore votre union avec elle ?
ANGÉLIQUE.
C'est tout ce que je demande.
VALÈRE, outré.
Vous dites tout cela avec une tranquiUité qui me
charme.
ANGÉLIQUE.
Comment donc ! vous vous plaigniez tout-^-l'heure
de mon enjouement , et à présent vous vous fâchez de
mon sang froid. Je ne sais plus quel ton prendre avec
vous.
VALÈRE, bas.
Je crève de dépit, (haut.) Mademoiselle m'accorde-
1x66 NARCISSE.
ra-t-elle la faveur de me foire faire connoissance avec
elle?
ANGÉLIQUE.
Voilà, par exemple, un genre de service que je suis
bien sûre que vous n'attendez pas de moi : mais je veux
passer vo^e -espérance, et je vous le promets encore.
VALÈRE.
Ce sera bientôt , au moins ?
ANGÉLIQUE.
Peut-être dès aujourd'hui.
VALÈRE.
Je n'y puis plus tenir. (Il veut s'en aller. )
ANGÉLIQUE, à pan.
Je commenfte à bien augurer de tout ceci; il a trop
de dépit pour n'avoir plus d'amour. ( haut. ) Où allez-
vous, Valère?
VALÈR&.
Je vois que ma présence vous gène, et je vais vous
céder la place.
ANGELIQUE.
Ah ! point. Je vais me retirer moi-même : il n'est
pas juste que je vous chasse de chez vous.
VALÈRE.
Allez , allez ; souvenez-vous que qui n'aime rien ne
mérite pas d'être aimée.
ANGÉLIQUE.
Il vaut encore mieux n'aimer rien que d'être amou-
reux de soi-même.
Scène x. 267
SCENE X.
VALÈRE.
Amoureux de soi-même ! est-ce un crime de sentir
un peu ce qu^on vaut? Je suis cependant bien piqué.
Est-il possible qu'on perde un amant tel que moi sans
douleur? On diroit qu'elle me regarde comme un
homme ordinaire. Hélas ! je me déguise en Tain le
trouble de mon cœur, ^^ j^ tremble de Faimer en-
core après son inconstance. Mais non; tout mon cœur
n'est qu'à ce charmant objet. Courons tenter de nou-
velles recherche», et joignons au soin de faire mon
bonheur celui d'exciter la jalousie d'Angélique. Mais
voici Frontin.
SCÈNE XI.
VALÈRE, FRONTIN, ivre.
FRONTIN.
Que diable ! je ne sais pourquoi je ne puis me te-
nir; j'ai pourtant fait de mon mieux pour prendre des
forces.
VALÈRE.
Eh bien! Frontin, as-tu trouvé?
FRONTIN.
Oh ! oui , monsieur.
VALÈRE.
Ah ciell seroit-il possible ?r
FRONTIN.
Aussi j'ai bien eu de la peine.
valèhe.
Hâte-toi donc de me dire
268 NARCISSE.
FRONTIN.
II m'a' fallu courir tous les cabarets du quartier.
VALÈRE.
Des cabarets !
FRONTIN.
Mais j'ai réussi au-delà de mes espérances.
VALÈRB.
Conte-moi donc...
FRONTIN.
C'étoit un fau une mousse
VALÈRE.
Que diable barbouille cet animal?
FRONTIN.
Attendez que je reprenne Jia chose par ordre.
VALÈRE.
Tais-toi , ivrogne , faquin ; ou réponds-inoi sur les
ordres que je t'ai donnés au sujet de Foriginal du por-
trait.
FRONTIN*
Ah! oui, Foriginal ; justement. Réjouissez-vous,
réjouissez- vous , vous dis-je.
VALÈRE.
Eh bien ? •
FRONTIN*
Il n'est déjà ni à la Croix-blanche, ni au Lion-d'or,
ni à la Pomme-de-pin , ni
VALÈRE.
Bourreau, finiras-tu?
FRONTIN.
Patience. Puisqu'il n'est pas là , il faut qu'il soit
ailleurs; et Oh ! je le trouverai, je le tepouverâi...
SGÈÎSE XI. 269
VAliÈRE.
Il me prend des démangeaisons de F^sommer; sor-
tons.
SCENE XÏL
FRONTlSr.
Me voilà, ^n effet, assez joli garçon.... Ce plancher
est diablement raboteux. Où en étois-je? Ma foi, je n'y
suis [^us. Ah! si fait ,
SCENE xin.>
LUCINDE, FRONTIN.
LUGINDE.
Frontin , où est ton maître?
FRONTIN.
Mais, je crois qu^il se cherche actuellement.
^ LUGINDE.
Conuneqt ! il se cherche?
FRONTIN.
Oui , il se cherche pour s'épouser.
LUCINDB.
Qu'est-ce que c'est que ce galimatias?
FRONTIN.
Ce galimatias l vous n'y comprenez donc rien?
LUGINDE.
Non, en vérité.
FRONTIN.
Ma foi , ni moi non plus : je vais pourtant tous l'ex-
pliquer, si vous voulez.
LUGINDE.
Gomment m'expliquer ce que tu ne comprends pas?
avo NARCISSE.
FRONTIN.
Oh dame ! j'ai fait mes études', moi.
LUCINDE.
Il est ivre, je crois. Eh! Frontin, je t'en prie, rap-
pelle un peu ton bon sens ; tâche de te faire entendre.
TRONTIN.
Pardi , rien n'est plus aisé. Tenez. C'e^t un por-
trait.... métamor.... non, làétaphor.,,. oui, métapho-
risé. C'est mon maître , c'est une fille.... vous avez ^t
un certain mélange.... Car j'ai ^eviné toutça^ moi. Hé
bien, peut-on parler plus clairement?
LUCINDE.
Non, cela n*est pas possible.
FRONTIK.
Il n'y a que mon mahre qui n^ comprenne riw;
car il est devenu amoureux de sa ressemblance.
LUCINDE.
Quoi ! sans se reconnottre ?
FRONTIN.
Oui , et c'est bien ce qu'il y a d'extraordinaire.
LUCINDE.
Ah ! je comprends tout le reste. Et qui pouvoit pré-
voir cela? Cours vite, mon pauvre Frontin; vole cher-
cher ton maître , et dis-lui que j'ai les choses les plus
pressantes à lui communiquer.. Prends garde, surtout,
de ne lui point parler de tes devinations. Tiens, voilà
pour.....
FRONTIN.
Pour boire, n'est-ce pas?
LUCINDE.
' Oh non, tu n'en as pas de besoin.
FRONTIN.
Ce sera par précaution.
SCÈNE XIV. 271
SCENE XIV.
LUCINDE.
Ne balançons pas un instant, avouons tout; et, quoi
qu'il m'en puisse arriver, ne souffrons pas qu'un frère
si cher se donne un ridicule par les moyens mêmes
que j'avois employés pour Fen guérir. Que je suis mal- .
heureuse ! j'ai désobligé mon frère; mon père, irrité
de ma résistance , n'en est que plus absolu; pion amant
absent â'est point en état de me secourir; je crains les
trahisons d'une amie , et les précautions d'un homme
que je ne puis souffrir : car je le hais sûrement, et je
sens que je préfèrerois la mort à Léandre.
^SCÈNE XV.
ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.
ANGÉLIQUE.
Consolez-vous , Lucinde ; Léandre ne veut pas vous
faire mourir. Je vous avoue cependant qu'il a voulu
vous voir sans que vous le sussiez. .
LUCINDE.
Hélas! tant pis.
ANGÉLIQUE.
Mais savez-vous Ifien que voilà un tant pis qui n'est
pas trop modeste ?
MARTON.
C'est une petite veine du sang fraternel.
LUCINDE.
Mon dieu l que vous êtes ' méchantes^. Après cela
qu'a-t-il dit ?
272 NARCISSE.
ANGÉLIQUE.
II m'a dit qu'il seroit au désespoir de vous obtenir
contre votre gré.
MARTON.
II a même ajouté que votre résistance lui faisoit
plaisir en quelque manière. Mais il a dit cela d'un cer-
tain air.... Savez-vous qu'à bien juger devos sentiments
pour lui, je gagerois qu'il n'est guère en reste avec
vous? Haïssez-le toujours de même, il ne vous rendra
pas mal le change.
LUCINDE.
Voilà une façon de m'obéir qui n'est pas trop polie.
MARTON.
Pour être poli avec nous autres femmes il ne &ut
pas toujours être si obéissant.
ANGÉLIQUE.
La seule condition qu'il a mise à sa renonciation est
que vous recevrez sa visite d'adieu.
LUCINDE.
Oh ! pour cela non; je Ten quitte.
ANGÉLIQUE.
Ah ! vous ne sauriez lui refuser cela. C'est d'ailleurs
un engagement que j'ai pris avec lui. Je vous avertis
même confidemment qu^il compte beaucoup sur le
succès de cette entrevue, Qt qu'il ose espérer qu'après
avoir paru à vos yeux vous ne résisterez |>lus à cette
alJJAtice.
LUCINDE.
Il a donc bien de la vanité I
MARTIN.
Il se flatte de vous apprivoiser.
SCÈNE' XV. . 373
ANGÉLIQUE.
Et ce n'est que sur cet esjpoir qu'il a consenti au
traité que je lui ai proposé*
MARTON.
Je vous réponds qu'il n'accepte le marché. que parce-
qu'il est bien sûr que vous ne le prendrez pas au mot^
LUCINBE.
n faut être d'une fatuité bien insupportable. Eh
bien ! il n'a qu'à paroître : je serai curieuse de*voîr
comment il s'y prendra pour étaler ses charmes;^ et je
vous donne ma parole qu'il sera reçu d'un air.... Faites-
le venir. Il a besoin d'une leçon ; comptez qu'il la re-
cevra.... instructive.
ANGÉLIQUE.
Voyez- vous, îna chère Lucinde, on ne tient pas tout
ce qu'on se propose; je gage que vous vous radou-
cirez.
MARTON.
Les hommes sont furieusement adroits ; vous verrez
qu'on vous apaisera.
LUCINDB.
Soyez en repos là-dessus. ^
ANGÉLIQUE.
Prenez-y garde, au moins; vous ne direz pas qu'on
ne vous a point avertie.
MARTON.
Ce ne sera pas notre &ute si vous vous laissez sur-
prendre. /. .
LUaiND.E. , .
En vérité je crois que vous voulez me faire devenir
folle.
XI. 18
a74 NARCISSE.
A N G É LI Q IIE , hfts^ à A}arton.
La voilà au ipoint. (haut..). Paisque vous le Toulez
donc, Marton va vous Tameiien.
LUGINDE.
Comment?
MARTON.
Nous Tavons lahsé dans Fantichambre ; il va étreici
à rinstant.
LUGINDE.
0 cher Cléohte! que ne peux-tu voir la manière
dont ie recois tes rivaux !
SCENE XV'I.
ANGÉLIQUE, LUGINDE, MARTON, LÉANDRE.
ANGÉLIQUE.
Approchez , Léandre ; venez apprendre à Lucinde à
mieux connoître son propre cœur;- elle croit vous haïr,
et va faire tous ses efforts pour vous mal recevoir:
mais je vous réponds, moi, que toutes ces marques
apparentes de haine sont en effet autant de preuves
réelles de son amour pour vous.
LUGINDE,, toujours sans regarder Lëandre.
Sur ce pied-là il doit s'estimer bien* favorisé, je vous
assure. Le mauvais petit esprit!
-ANGÉLIQUE.
Allons , Lucinde , faut-il que la colère vous empêche
de regarderies gens?
LÉAITDllE.
Si mon amour excite votre haine , connoissez com*
bien je suis criminel. (U se jette aux genoux de Lucinde.)
Î.UGINiyB.
Ah, GléoDte! ah, méchante Angélique!
i
SCÈNE XVJ. • 275
LÉAND-ftE.
Léandre vous a trop déplu pour que j'ose me préva-
loir sous ce nom des grâces que j'ai reçues sous celui
de Cléonte. Mais si le motif de mon déguisement en
peut justifier Feffet, vous le pardonnerez ;à la délica*
tasse d'un cœur dont le foible est de vouloir être aimé
pour lui-même.
LUCINDE.
Levez-Yous , Léandre ; un excès de délicasesse n'oE-
fense que les cœurs qui en manquent, et le mien est
aussi çoptent de répreuve que le vôtre doit Fêtre du
succès. Mais vous, Angélique ! ma chère Angélique a eu
la cruauté de se faire un amusement de mes peines !
ANGlÈLIQUE.
Vraiment, il vous siëroit tien de vous plaindre!
Hélas ! vous êtes heureux l'un et lautre , tandis que je
suis en proie aux alarmes.
LÉANDRE. .
Quo^! ma chère sœur, vous avez songe à mon bon-
heur, pendant même que vous aviez des inquiétudes
sur le vôtre ! Ah ! c'est une bonté que je n'oublierai
jamais. ( Il lui baise la main. )
SCENE :XVII.
LÉANDRE, VALÊRE, ANGÉLIQUE,
LUCINDE, MARTON;
VALÈRE.
Que ina présence ne vous gêne point. Gomment!
mademoiselle, je ne connoissois pas. toutes vos con-^
quêtes ni l'heureux objet de votre préférence; et j'au-
rai soin de me souvenir, par humilité, qu'après avoir
18.
276 • NARCISSE.
soupiré le plus copistamment , Valère a été le plus
maltraité.
* ANGÉLIQUE.
Ce seroit mieux fait que tous ne pensez, et vous
auriez besoin en effet de quelques leçons de modestie.
VÀLÈRE.
Quoi î vous osez joindre la raillerie à Foutrage, et
,vou8 avez le front de vous applaudir quand vous de-
vriez mourir de honte !
ANGÉLIQUE.
Ah! vous vous fâchez; je vous laisse; je n'aime pas
les injures.
VALÈRE.
Non, vous demeurerez; il faut que je jouisse de
toute votre honte.
ANGÉLIQUE.
Eh bien ! jouissez.
VALÈRE.
Car j'espère que vous n'aurez pas la hardiesse de
tenter votre justification....
ANGÉLIQUE.
N'ayez pas peur.
VALÈRE.
El que vous ne vous flattez pas que je conserve en-
core les moindres sentiments en votre faveur.
ANGÉLIQUE.
Mon opinion là-dessus ne changera rien à la chose.
VALÈRE.
Je vous, déclare que je ne veux plus avoir pour vous
que de la haine.
AN»GÉLIQUE.
C'est fort bien fait.
SCÈNE XVM. 277
VAL ÈRE, tiraat le portrait.
Et voici désormais Tunique objet de tout mon
amour.
ANGÉLIQUE.
Vous av€z raison. Et moi je vous déclare que j'ai
pour monsieur (montrant son frère. ) un attachement qui
n est de guère inférieur au vôtre pour Foriginal de ce
portrait.
VALÈRE.
L Ingrate 1 Hélas ! il ne me reste plus qu à mourir.
ANGÉLIQUE.
Valère , écoutez. J'ai pitié de Fétat où je vous vois.
Vous devez convenir que vous êtes le plus injuste des
hommes de vous emporter sur une apparence d'infidé-
lité dont vous mWez vous-même donné l'exemple;
mais ma bonté veut bien encore aujourd'hui passer
par-dessus vos travers.
VALÈRE.
Vous verrez qu'on me fera la grâce de me pardonner !
ANGÉLIQUE.
En vérité, vous ne le méritez guère. Je vais cepen-
dant vous apprendre à quel prix je puis m'y résoudre.
Vous m'avez ci-devant témoigné des sentiments que
j'ai payés d'un retour trop tendre pour un ingrat : mal-
gré cela , Vous m'avez indignement outragée par un
amour extravagant conçu sur un simple portrait avec
toute la légèreté, et j'ose dire, toute Fétourderie de
votre âge et de votre caractère. Il n'est pas temps d'exa-
miner si j'ai dû vous imiter, et ce n'est pas à vous,
quiètes coupable, qu'il conviendroit de blâmer ma
conduite.
278 NARCISSE.
•• VAIiÈRE.
Ce n'est pas à moi , grands dieux ! Mais voyons où
tendent ces beaux discours.
ANGÉLIQUE.
Le voici. Je vous ai dit que je connoissois Tobjet de
votre nouvel amour, et cela est vrai. J^ai ajouté que je
Faimois tendrement, et cela n'est encore que trop vrai.
En vous avouant son mérite , je ne vous ai point dé-
guisé, ses défauts. J'ai fait plus, je vous ai promis de
vous le faire connottre : et je vous engage à présent ma
parole de le faire dès aujourd'hui, dès cette heare
même; car je vous avertis qu'il est plus près de vous
que vous ne pensez.
VALÈRE.
Qu'entends-je I quoi! la
ANGÉLIQUE.
Ne m'interrompez point, je vous prie. Enfin, la vé-
rité me force encore à vous répéter que cette personne
vous aime avec ardeur, et je puis vous répondre de
son attachement comme du mien propre. C'est à vous
■
maintenant de choisir, entre elle et moi, celle àqm
vous destinez toute votre tendresse : choisissez^ che-
taher ; mais choisissez dès cet instant et sans retour.
MARTON..
Le voilà ^ ma foi^ bien embarrassé. L'alternative est
plaisante. Croyez-moi, monsieur, choisissez le por-
trait ; c^est le moyen d'être à l'abri des rivaux.
LUCINDE.
Ah! Valère, faut-il balancer si long-temps pour
suivre les inipressions du cœur?
VA L È R E , aux pieds d'Angélique , et jetant le portrait.
C'en est fait; vous avez vaincu, belle Angélique, et
SCÈNE XVH. 279
je sens combien les sentiments qui naissent du caprice
sont inférieurs à ceux que yous- inspirez. (Mtirton rwnasse
le portrait.) Mais, hélas ! quand tout mon cœur revient
à vous, pui»-je me flatter qu'il me ramènera le vôtre?
ANGÉLIQUE.
Vous pourrez juger de ma rçconnoissance par le
sacrifice que vous venez de m^ fair«. lietea-VQus,
Valère , et considérez bien ces traits.
L É â N D RS , regardant aussi.
Attendez 'donc l Maïs je croîs roconnoitre cet okjet-
là C'est.... oui, ma foi , c'est lui....
VALBRE.
Qui, loi ? IKtes donc elle. C'est une femme à qui je
renonce, comme à toutes les femiaes de Tmiivers, sur
qui Angélique l'emportera toujours.
ANGÉLÏQUÇ.
Oui, Valère; c'étoit une femme jusqu'ici : mais j'es-
père que ce sera désormais un hoQime supérieur à
ces petites foiblesses qui dégraddient son ses^e et 90^
caractère.
VALÈRE.
Dans quelle étrange surprise vous me jetez -
ANGÉLIQUE.
Vous devriez d autant moins méconnoitre cet objet ,
que vous avez eu avec lui le commerce le plus intime ,
et qu'assurément on ne vouç accusera pas de l'avoir
néglig|. Otez à cette tête cette parure étrange que
votre sœur y a fait ajouter....
VALÈRE.
Ah! que vois-je?
MARTON.
La chose n'est-elle pas claire? vous voyez le portrait,
et voilà l'original.
a8o NARCISSE.
VALÈRE.
O ciel ! et je ne meurs pas de honte !
MARTON.
Ehi monsieur, vous êtes peut-être le seul de votre
ordre qui la connoissiez.
ANGÉLIQUE. '
Ingrat! avois-je tort de vous dire que j'aimois l'ori-
ginal de ce portrait?
v/lère.
Et moi je ne veux plus Faimer que parcequHl vous
adore.
ANGÉLIQUE.
Vous voulez bien que , pour affermir notre Fécon-
ciliation, je vous présente Léandre taon frère?
LÉANDRE.
Souffrez, monsieur....
VALÈRE.
Dieux ! quel comble de iFélicité ! Quoi ! même quand
j'étois ingrat, Angéliquie n'ëtoit pas infidèle!
LUCINDE.
Que je prends de part à votre bonheur! et que le
mien même en est augmenté !
, SCÈNE XVIIL
LISIMON, LÉANDRE, VALÈRE, ANGÉLIQUE,
LUCINDE, MARTON.
LI8IH0N.
Ah î VOUS Toici tous rassemblés fort à propos. Valère
et Lucinde ayant tous deux résisté à leurs mariages,
j'avois d'abord résolu de les y contraindre : mais j ai
réflécl^ qu'il fa'ut quelquefois être bon père , et que la
violence ne fait pas toujours des mariages heureux.
SCÈNE XVIII. 281
J'ai donc pris le parti de rompre dès aujourd'hui tout
I
ce qui avoit été arrêté ; et yoici les nt>uyeaux arran-
gements que j'y substitue : Angélique m'épousera;
Lucinde ira dans Un couyent ; Yalère sera déshérité ;
et quant à yous, Léandre, yous prendrez patience,
s'il yous plaît. ■ '^ . '
MARTON.
Fort bien , ma foi ! yoilà qui est toisé on ne peut pas
mieux.
LISIMON.
Qu'est-ce donc! yous yoilà tous interdits! Est-ce que
ce projet ne yous accommode pas?
MARTON.
Voyez si'pas un d eux desserrera les dents ! I^a peste
des sots amants et de la sotte jeunesse dont Finutile
babil ne tarit point, et qui ne sayent pas trouyer un
mot dans une occasion nécessaire!
LISIMON.
Allons, yous sayeztous mes intentions; yous n'ayez
qu'à yous y conformer.
LÉANDRE.
Eh! monsieur, daignez suspendre yotre courroux.
Ne lisez-yous pas le repentir des coupables dans leurs
yeux et dans leur embarras ? et youlez-yous confondre
les innocents dans la même punition ?
LISIMON.
Çà, je yeux bien ayoir la foiblesse d'éprouyer leur
obéissance encore une fois^ Voyons un peu. £h bien !
monsieur Valère, faites-yoùs toujours des réflexions?
VALÈRE.
Oui , mon père ; mais , au lieu des peines du mariage ,
elles ne m'en offrent plus que les plaisirs.
2»2 NARCISSE. SCÈNE XVIII.
LISIMON.
Oh ! oh ! vous avé^ bien changé de kngage ! 'Et toi,
Lttcinde, aîmes-tu toujours bien ta liberté?
LUCINBE.
Je sensr, mcto^ père , qu'il peut être doux de la perdre
sous les lois du devoir. *
LISIMOV.
Ah ! les Toilà tous raisonnables. J'en sui» charmé.
Embrassez-moi, mes enfants, et allons conclure ces
heureux hyménées. Ce que c'est qu'un coup d autorité
frappé à propos !
VALÈRE.
Venez, belle Angélique; vous m'avez guéri d un
ridicule qui faisoit la honte de ma jeunesse , et je vais
désormais éprouver près de vous que quand on aime
bien ^ on ne songe plus à soi-mçme.
FIN DE NARCISSE.
• -'
LES PRISONNIERS
DE GUERRE,
COMÉDIE.
PERSONNAGES-
GOTERNITZ , gentilhomme hongrois.
MACKER, Hongrois.
DORANTE, officier François, prisonnier de guerre.
SOPHIE, Elle de Goternitz.
FRÉDÉRICH, officier hongrois, fils de Goternitz.
JACQUARD, Suisse, valet de Dorante.
La scène est en Hongrie,
LES PRISONNIERS
DE GUERRE.
SCENE I.
' • I
DORANTE, JACQUARD.
JACQUARD.
Par mon foy , monsir, moi Ty comprendre rien à sd
pays rOngri ; le fin Fétre pon y et les ommes méchants :
Tétre pas naturel^ cela.
DORANTE.
Si tu ne t'y trouves pas bien ^ rien ne t'oblige d'y de-
meurer. Tu es mon domestique, et non pas prisonnier
de guerre comme moi ; tû peux t'en aller quand il te
plaira....
JACQUARD.
Oh ! moi point quitter fous ; moi fouloir pas être
plus lipre que mon maître. ,
DORANTE.
Mon pauvre Jacquard, je sqis sensible à ton atta-
chement : il me consolerpit dans ma captivité , si j'étois
capable de consolation.
JACQUARD.
Moi point souffiir que fous l'affliche touchours,
touchours : fous poire comme moi , fous consolir tout
l'apord.
DORANTE.
Quelle consolation ! O France ! ô ma chère patrie !
que ce climat barbare me fait sentir ce que tu vaux!
286 LES PRISONNIERS DE GiqERBf.
quand reverrai-je ton heureux séjour? quand finira
cette honteuse inaction où je languis, tandis qiiemes
glorieux compatriotes moissonnent des lauriers sur
les traces de mon roi ?
JACQUARD.
Oh ! fous Tafre été pris combattant pra^ement. Les
ennemis que fous afre tués Fétre encope pli malates
que fous.
DORANTE.
Apprends que , dans Je sang qui m'anime , la gloire
acquise ne sert . que d^aigaillon pour en recheFcber
davantage. Apprends que , quelque zélé qju'pn ait à
remplir son devoir pour lui-même, Taixlettr'a'ea aug-
mente encore par le noble desin de mériter Festime de
son mattj^e en combattant sous ses yeux. ^A I^ud n'est
pas te bot^iéur de cjuiGonque petit obtenir celle dumien!
et 4fui sait mieux que te grand printë peut; >svo' sa [pro-
pre expérience , juger du mérite et de Ut valeur ?
JACQUARD.
•Pien, pien : fous l'être pientôt tiré te sti prison»
nache; monsir fotre père afre^écril qu'il tra^failUipour
faire échange fous.
DORANTE.
Oui, mais le temp^-enest encore incertain; et cepen-
dant le roi fait chaque jour de houveltes conqu^ties.
JAGQU-Ai^D.
Pardi ! moi Fétre pién contejit t'aller tant seulement
à Celles qu'il fera èùcore. Mais fouff Fêtrè donc pHS
amoureux , pisque fous fouloir tant partir.
DORANTE.
Amoureux! de qui?... (à part.) Aiiroit^l pénétré Bies
fëiix secrets?
SCÈNE L 287
JACQUARD.
Là, te cette temoisèlle Claire, te cette cho}ie fille te
notre bourgeois, à qui fous faire tant te petits dou-
ceurs, (à part.) Oh! chons pien d'autres doutances, mais
il faut faire semplant te rien.
DORANTE. ■ ■ '
Non, Jacquard, Tamour que tu me supposes n'est
point capable de ralentir mon empressement de re-
tourner en France» Tous climats sont indifférents pour
Famour. Le monde est plein de belles dignes des ser-
vices de mille amants, mais on n'a qu'une patrie à
servir.
JACQUARD.
A proposte belles^, savre-fous que l'être après timain
que notre prital te bourgeois épouse la fille de monsir
Gotemitz?
DORANTE.
Comment! que dis-tu?
JACQUABD.
Que la niariache de monsir Macker avec mamecçjle
Sophie, qui étoit différé chisque à l'arrivée ti frère te
la temoicelle , doit se teî'miner dans teux jours,. p^rçe-
qu'ilavre été échangé pli tôt qu'on n'avre cru, et qu'il
arriver auch^rdi. '
DORANTE.
. Jacquard,. que me dis-tu là! comvient le sais-tu?
JACQUARD.
Par mon foy, je Tafre appris toute l'heure en pivant
pouteille avec in falet te la maison.
DORMANTE, à part.
Cachons jmon trouble.... (haut.) Je réfléchis que le
t>
288 LES PRISONNIERS DE GUERRE.
messager doit être arrivé : va voir s'il n'y a point de
nouvelles pour moi.
JACQUARD, à part.
Diaple ! l'y être in noufelle te trop , à ce que che
fois, (revenant.) Mousir, che safre point où l'être la pou-
tique te sti noufelle.
DORANTE.
Tu n'as qu'à parler à mademoiselle Claire^ qui, pour
éviter que mes lettres ne soient ouvertes à la poste', a
bien voulu se charger de les recevoir sous une adresse
convenue , et de me les rémettre secrètement.
SCÈNE IL
DORANTE.
Quel coup pour ma flamme! C'en est donc fait, trop
aimable Sophie, il faut vous perdre pour jamais, et
vous allez devenir la proie d'un riche mais ridicule et
grossier vieillard ! Hélas ! sans m'en avoir encore fait
l'aveu, tout commençoit à m'annoncer de votre partie
plus tendre retour! Non, quoique les injustes préjugés
de son père contre les François dussent être un obs-
tacle invincible à mon bonheur, il ne falloit pas moins
qu'un pareil événement pour assurer la sincérité des
vœux que je fais pour retourner promptement en
France. Les ardents témoignages que j'en donne ne
sont-ils point plutôt les efforts d'un esprit qui s'excite
par la considération de son devoir, que les effets d'un
zélé assez sincère? Mais que dis-je! ah! que la gloire
n'en munnure point; de si beaux feux ne sont pas faits
pour lui nuire: un cœur n'est jamais assez amoureux,
il ne fait pas du moins assez de cas de l'estimé de sa
. SCÈNE IL 289
mattresse, quand il balance à lui préférer son devoir,
son pays , et son roi.
SCÈNE III.
MAGKEB, DORANTE, GOTERNITZ.
MACRER.
Ah ! voici ce prisonnier que j'ai eagarde. Il faut que
je le prévienne sur la façon dont il doit se conduire
avec ma future; car ces François, qui, dit-on, se sou-
cient si peu de leurs femmes , spnt des plus accon^mo-
dants avec celles d'autrui : mais je ne veux point chez
moi de ce commerce-là, et je prétends du moins que
mes enfants soient de mon pays.
GOTERNITZ.
Vous avez là d'étranges opinions de ma fille.
MACRER.
Mon dieu ^ pas si étranges. Je pense que la mienne
la vaut bien; et si.... Brisons là-dessus.... Seigneur
Dorante !
DORANTE.
Monsieur?
MACRER.
Savez-vous que je me marie?
DORANTE.
Que m'importe ?
MÂGRËR. ;
C'est qu'il m'importe à moi que vous appreniez que
je ne suis pas d'avis que ma femme vive à la françoise.
DOBANTE.
Tant pis pour elle.
XI. 19
j»9o LES PRISONNIERS DE GUERRE.
Eh! oui; mais tant mieux pour moi.
DORANTE.
Je n'en sais rien.
MAC&ER.
Oh ! nous ne demandons pas votre opinion là-
dessus : je TOUS avertis seulement que je souhaite de
ne v^us trouver jamiads avec elle, «t qne vous éTttiez
die me <k>iiner à cet égard des ombraj^ «ur isa cod-
diûce.
DORAIÏTE.
Cela est trop juste, et vous serez satisfait.
MACRER.
Ah ! le voilà complaisant une fois , quel miracle !
DORANTE.
Mais je compte que vous y contribuerez de votre
côté autant qu il sera nécessaire.
MACKËR.
Oh! sans doute, et j'aurai soin d^ordonner à ma
femme de vous éviter en toute occasion.
OCRANTE.
M'éviter! gardez- vous^-en bien. Ce n'est pas ce que
je veux dire.
MAGKER.
Comment?
DORANTE.
C'est vous, au contraire, qui devez éviter de vous
apercevoir à,n temps ^e je passen^i auprès d'elle- h
neihxi tefÊLAtûi àes soîm <fete le plus di«<ec«^iA6i}t^uil
me sera possible; et vous, 6ii«iari prudent, vous n'en
verrez que ce qu^il vous plaira.
SCÈNE IIL 291
Comment diable ! vous vous moque»; et ce n'eçt pas
là mon compte. ,
DORANTE.
C'est pourtant tout ce que je puis tous promettre ,
et c'est même tout ce que vous m'avez demandé.
MAGKBR.
Parbleu ! celui-là me passe ; il faut être bien endia-
blé après le^ femmes d'aujtrui pour tenir un tel lainage
à la barbe des maris»
GOTERNITZ.
En vérité, seigneur Macker, vos discours me font
pidéi et votre colère me fait rire. Quelle réponse vou-
liez-vous que fit monsieur à une exhortation aussi ri-
dicule que la vôtre? I^a preuve de la pureté de ses
intentions est le langage même qu'il vous tient : s'il
Touloit.vous tromper^ vous prendroit-il poui; son con-
fident?
MAC&ER.
Je me moque de cola; fou qui s'y fie. Je ne yeuiE
point qu'il fréqueçtte 9ia femme, et j'y mettrai bqn
ordre.
DOAANTE.
A la bonne beure; mais, comme je suis votre pri-
sonnier et non pas votre esdav.e, vous &e irauvc^ez
pas mauvais que je m'acquitte envers elle, en toute
occasion, des devoirs de politesse que mon sexe doit
an sien.
MA€KElt.
Ëh morbleu ! tant de politesses pour la femme ne
tendent qu'à faird afErom au mari. Cela me met dans
des impatiences.... Nous verroos..^. nous yerJn9^s..•.
19.
29^ LES PRISONNIERS DE GUERRE.
Vous êtes méchant, monsieur le François; oh! paj^
bleu ! je le serai plus "que vous.
DORANTE.
A la maison , cela peut être; mais j^ai peine à croire
que vous le soyez fort à la guerre.
GOTERNITZ.
Tout doux, seigneur Dorante; il est d'une nation....
DORANTE.
Oui, quoique la vraie valeur soit inséparable delà
générosité, je sais, malgré la cruauté de la vôtre, en
estimer la bravoure. Mais cela le met-il en droit d'in-
sulter un soldat qui n a cédé qu au nombre, et qui Je
pense, a montré assez de courage pour devoir être
respecté , même dans sa disgrâce?
GOTERNITZ.
Vous avez raison. Les lauriers ne sont pas hioinsle
prix du courage qde de la victoire. Nous-mêmes , depuis
que nous cédons aux armes triomphantes de votre roi,
nous ne nous en tenons pas moins glofieux, puisque
la même valeur qu'il emplme à nous attaquer montre
1» nôtre à nous défendre. Mais voici Sophie.
SCÈNE IV.
GOTERNITZ, MACKER, DORANTE, SOPHIE.
GOTERNITZ.
Approchez, ma fille; venez saluer votre époux. Ne
Facceptez-vous pas avec plaisir de ma main?
. SOPHIE.
Quand mon cœur en seroit le maitre, il. ne lechoisi-
roit pas ailleurs qu'ici.
SCÈNE IV. 293
MAGRER.
Fort bien, belle mignonne; mais.... ( à Dorante.) Quoi!
vous ne vous en allez pas ?
DORANTE.
Ne devez-vous pas être flatté que mon admiration
confirme la bonté de votre choix?
MAGKER.
Gomme je ne Fai pas choisie pour vous , votre ap-
probation me paroît ici peu nécessaire.
GOTERNITZ.
Il me semble que ceci commence à durer trop poui^
un badinage. Vous voyez, monsieur, que le seigneur
Macker est inquiété de votre présence; c'est un effet
qu'un cavalier de votre figure peut produire naturel-
lement sur Fépoux le plus raisonnable.
DORANTE.
Eh bien ! il faut donc le délivrer d'un spectateur in-
commode : aussi bien ne puis-je supporter le tableau
(Ane union aussi disproportionnée. Ah , monsieur !
comment pouvez-vous consentir vous-même que tant
de perfections soient possédées par un homme si peu
fait pour les connoître ?
SCENE V.
MACKER, GOTERNITZ, SOPHIE,
HACKER.
•y
Parbleu ! voilà une nation bien extraordinaire , des
prisonniers bien incommodes ! le valet me boit mon
vin, le maître caresse ma fille. (Sophie fait une mine.)
Ils vivent chez moi comme s^ils étoient en pays de
conquêtes.
2^4 LES PRISONNIERS Î)E GUERRE.
GOTÊRNtTZ.
et est la vie la plus ordinaire sut François; ils y sont
tout accoutumés.
MACRER.
Bonne excuse, ma foi! Ne faudra-t-il point encore,
en faveur de là coutume, que j^approuve qu'il me Ëisse
cocu?
SOPHIE.
Ah , ciel ! quel honune !
. GOTERNITZ.
Je suis aussi scandalisé de votre langage que ma fille
en est indignée. Apprenez qu'un mari qui ne montre
à sa feomie ni estime ni confiance, Fautorise, autant
qu'il est en lui, à ne les pas mériter. Mais le jour sV
Tance, je vais monter à cheval pour aller au-devant de
mon fils qui doit arriver ce soir.
MAÙKEII4
Je ne voug quitte pas; j'irai avec vous, s'il voft
piah.
OOTERNIT3S.
Soit, j'ai même bien des choses à vous dire, dont
nous nous entretiendrons en chemin.
MACRER.
Adieu, mignonne : il me tarde que nous soyons ma-
riés, pour vous mener voir mes champs et mes bétesà
cornes; j'en ai le plus beau parc de la Hongrie.
• SOPHIE.
Monsieur, c^s aninlatix*là me font peur.
MACRER.
Va, va, pdulétte, tu y seras bientôt aguerrie avee
moi.
SCÈNE Vï. a^â
SCENE VI.
SOPHIE.
Quel époux! quelle différence? dtfhri à Doitiike, en
qui les charmes de Tamout* redoublent par les grâces
de ses Dàfânières et dé ses exptseissions ! Mais , hélas ! il
n'est point fait pour moi. A peinfe âion ccem^ os^-t-it
s'avouer qu'il Faime, et je dois trop me féliciter de ne
l6 Itn avoir point avoue à lui-même. Entcore s^îl m'étoit
fidèle j la bonté de nvoû père m«i kisseYoit, malgré sa^
prévention et ses engagements , quelque lueur d'es*
pérance. Mais la fille de Macker partage Famour de
Dorante, il lut dit 8ans< doute les mêmes choses qu'à
moi; peut-être est-elle b seule qu'il aime.' Volages
François , que les femmes sont heureuses- que voô in-
fidélités les tiennent en garde contre vos séductions !
Si vous étiez aussi constants que vous éte$ aimables y
quels cœurs vous résisteroient? Le voici. Je voudrois
fuir, et je ne puis; m'y résoudre ; je voudrois lui paroi-
tre tranquille, et je sens que je Faimfe ju^q^'à ne pou-
voir lui eacher mon dépit.
SCÈNE VU.
DORANTE, SOPHIE.
ÔORANtK.
Il est doTïc vrafi*, madamfe, que ma rttfne est con-
clue, et que je vais vous perdre sans retour! J'en
raoui^rots, éaris doute, si la mort étoit te pii*e des dou-
leurs. Je ne vivrai que pour vôufs porter dans, mon
coecrt pftts ïoïig-temps , et pour me rendre d%ne , par
296 LES PRISONNIERS DE GUERRE.
ma conduite et par ma constance, de votre estime et
de vos regrets.
SOPHIE.
Se peut-il que la perfidie emprunte un langage aussi
noble et aussi passionné 1
PORANTE.
Que dites^vous ? quel accueil ! est-ce là la juste pitié
que méritent mes sentiments?
SOPHIE.
Votre douleur est grande en effet, à en juger par le
soin que vous avez pris de vous ménager des consola-
tions.
DORANTE.
Mot, des consolations ! en est-il pour votre perte?
SOPHJE.
Cest-à*dire, en est-il besoin?
DORANTE.
Quoi! beBe Sophie, pouvez-vous?
SOPHIE.
Réservez, je vous en prie, la familiarité de ces ex-
pressions pour la belle Claire ; et sachez que Sophie,
telle qu^eUe est, belle ou laide, se soucie d autant
moins de Fêtre à vos yeux , qu'elle vous croit aussi
mauvais juge de la beauté que du mérite.
DORANTE.
Le rang que vous tenez dans mon estiifie et dans
mon cœur est une preuve du contraire. Quoi! vous
ip'avez cru amoureux de la fille de Macker? -
SOPHIE.
Non , en vérité. Je ne vou3 fais pas Fhonneur de
^ vous croire un cœur fait pour aimer. Vous êtes , comme
tous les jeunes gens de votr^ pays , un homme fort
SCÈNE VU. 297
convaincu de ses perfections, qui se croît destiné à
tromper les femmes, et jouant lamour auprès d^eUes ,
mais qui n'est pas capable d'en ressentir.
DORANTE.
Ah! se peut-il que vous me confondiez dans cet or-
dre d'amants sans sentiments et sans délicatesse, pour
quelques vains badinages qui prouvent eux-mêmes
que mon cœur n'y a point de part, et qu'il étoit à
vous tout entier?
SOPHIE.
La preuve me paroit singulière. Je serois curieuse
d'apprendre les légères subtilités de cette philosophie
francoise.
DORANTE.
Oui, j'en appelle, en témoignage delà sincérité de
mes feux, cette conduite même que vous me repro-
chez. J'ai dit à d'autres de petites douceurs, il est vrai;
j'ai folâtré auprès d'elles : mais ce ba^dinage et cet en-
jouement sont-ils le langage de l'amour? Est-ce sur ce
ton que je me suis exprimé près de vous? Cet abord
timide , cette émotion , ce respect , ces tendres sou-
pirs , ces douces larmes , ces transports que vous me
fciites éprouver , ont-ils quelque chose de commun avec
cet air piquant et badin que la politesse et le ton du
monde nous fpnt prendre auprès des femmes indiffé-
rentes? Non, Sophie, les ris et la gaieté ne sont point
le langage du sentiment. Le véritable amour n'est ni
téméraire ni évaporé; la crainte le rend circonspect;
il risque moins par la connoissance de ce qu'il peut
perdre; ^t, comme il en veut au cœur encore plus
qu'à la personne , il ne hasarde guère l'estime de la per-
sonne qu'il aime pour en acquérir la possession.
ag» LES PRISONNIEftS DE GUERRE.
SOPHIE.
C'est-à-dire, en on mot, que, contents d'être ten-
dres pour vos maîtresses , vous n'êtes que galants , ba-
dins, et téméraires, prè$ des femmes que vous n'aimez
point. Vofilà une eonstance et des maximes- d'an tiou-
veaii' goût , fort commodes pour le^ cavaliers ; je ne
sais si les belles de votre pays s'en contentent de même.
DORANTE.
Oui, madame, cela eàt réciproque, et elfes ont bien
autant d'intérêt que nous, pour le moins, à les établir.
SOPHIE.
Vous me faites trembler pour les femmes capables
de donner leur cœur à des amants formés à une pa-
reiUe école.
DORANTE.
Eh! pourquoi ces craintes chimériques? n'est-il pas
convenu que ce commerce galant et poli qui jette tant
d'agrément d!ans la société n'est point de l'amour? il
n'est que le supplémeqt. Le nombre des cœurs vrai-
ment faits pour aimer est si petit, et parmi ceux-là il
y en a si peu qui se rencontrent, que tout languiroit
bientôt si l'esprit et la volupté ne tenoient quelque-
fois la place du cœur et du sentimei^t. Les femmes
ne sont point les dupes des aimables folies que les
hommes font autour d'elles. Nous en sommes de même
par rapport à leur coquetterie , elles ne séduisent que
nos sens. C'est un commerce fidèle où Ton ne se donne
réciproquement que pour ce qu'on est. Mais il faut
avouer , à la honte du cœur, que ces heureux badina-
ges éont souvent mieux récompensés que 1ers plus tou-
( hantes expressions d'une flamme ardente et sincère.
SCÈNE Vîr. 299
aropHiE.
Nons voici précisément où j'en vôulôis venil»: Vous
m'aimez, dites-vous, titiiquemeïit et parfaitement;
tout le reste n'est que jeu d'esprit : je le veux; je le
crois. Mais alors il me reste totijours à savoir quel
genre de plaisir vous pouvez ti'ouver à tàité^ dans un
goût différent, la cour à d^autres femmes, et à re-
ebereher poul^tamt anprès dVfies le prix dû véritable
amour.
DORANTE.
Ah, ïMdatriëf quel temps prenez-vous pour m^en-
gager dans des dissertations ! Je vais vous perdre ,hélàs f
et vous voulez que mon esprit s'occupe d'autres choses
que de âd douleur?
SOPHIE.
La réflexion ne pouvoit venir plus mal à propos ; il
falloit la fsiire plus tôt, ou ne la point faire du tout»
SCENE VIII.
DORANTE, SOPHIE, JACQUARD.
.ÎACQUARD.
St, st, monsir, monsir.
DORANTE.
Je crois qu'on m'appelle.
JACQUARD.
Oh! moi fenir, pisque fous point aller.
DORANTE.
î
Eh bien! qu'est-ce?
JACQUARD.
Monsir y afe^ la permission te montame, l'être ain
piti l'écriture.
3oo LES PRISONNIERS DE GUERRE.
DORANTE.
Quoil une lettre?
JACQUARD.
Ghistement.
DORANTE.
Donne-la-moi.
JACQUARD.
TiantreT non; mamecelle Glaire m'afre chargé te
ne la donne fous qu en grand secrètement.
SOPHIE.
Monsieur Jacquard est exact, il veut suivre ses
ordres.
DORANTE.
Donne toujours y butor ; tu fais le n^ystérieux fort
à propos !
SOPHIE.
Gessez de vous inquiéter. Je ne suis point incom-
mode, et je vais me retirer pour ne pas gêner votre
empressement.
SCÈNE IX. '
SOPHIE, DORANTE.
DORANTE, à part.
Gette lettre de mon père lui donne de nouveaux
soupçons , et vient tout à propos pour les dissiper,
(haut.) Eh quoi! madame, vous me fiiyez!
SOPHIE, ironiquement.
Seriez-vous dispose à me mettre de moitié dans vos
confidences? «.
DORANTE.
Mes secrets ne vous intéressent pas assez pour vou-
loir y prendre part.
r
SCÈNE IX. . 3oi
• «
SOPHIE.
C^est au contraire qu'ils vous sont trop chers pour
les prodiguer.
DORANTE.
H mé siéroit mal d'en être plus avare que de mon
propre cœur.
SOPHIE.
Aussi logez-vous tout au même lieu.
DORANTE.
Cela ne tient du moins qu'à votre complaisance.
SOPHIE.
Il y a dans ce sang froid une méchanceté que je suis
tentée de punir. Vous seriez hien embarrassé si, pour
vous prendre au mot, je vous priois de me communi-
quer cette lettre.
DORANTE.
J'en serois seulement fort surpris; vous vous plaisez
trop à nourrir d'injustes sentiments sur mon compte,
pour chercher à les détruire.
SOPHIE. ,
Vous vous fiez fort à ma discrétion je vois qu'il
faut lire la lettre pour confondre votre témérité.
DORANTE.
Lisez-la pour vous convaincre de votre injustice.
SOPHIE.
Non, commencez par\me la lire vous-même; j'«n
jouirai mieux de votre confusion.
DORANTE.
Nous allons voir. (Il Ut.) «Que j'ai de joie, mon
•cher Dorante..... »
SOPHIE,
Mon cher Dorante! l'expression est galante, vrai-
ment.
3o2 LES PRISONNIERS I>E GUERRE
DOKANTE.
«Que j'ai de joie, monpher Donu;i,ie, de pouvoir
«c terminer vos peines ! »
SOPHI£.
Oh! je n en doute pas, yousaTez tant d'haDianité!
DORANTE.
« Vous voilà délivré des fers où vous languissiez >
SOJ^HIE.
Je ne languirai pas dans les vôtres.
DORANTE.
I
« Hâtez-vous de venir me rejoindre »
SOPHIE.
Gela s'appelle être pressée.
DORANTE.
« Je brûle de vous embrasser y
SOPHIE.
Rien n'est si commode <{ue de ^iëalaFer liaiichement
4e» besoins.
DORANTE.
« Vous êtes échangé contre un jeune officier qui s en
le retourne actuellement où vouséces.... »
SOPHIE.
Mais je n'y comprends plus rien.
DORANTE.
« RIessé dangereusement f il fut feit prisonnier dans
«une affaire où je me trouvai •»
SOPHIE.
Une affaire où se trouva mademoiselle Claire!
DORANTE. '
Qui vous parle de mademoiselle Glaire?
SOPHIE.
Quoi ! cette lettré tt'est pas d'elle ?
SCÈNE IX. 3o3
DORANTE.
N09 , yr^iment.; elle est de mon père , et mademoi- ,
selle Claire n'a servi que de moyen pour me I4 fairje
parvenir; vçyez la date et le seing. * .
SOPHIE. .
Ah! je respire,
DORANTE.
Écoutez le reste. (Il lit.) « A force de secours et de
« soins, j'ai eu le l)onheur de lui sauver la vie; je lui
u ai trouvé tant de reconnoiss£|nce , que je ne puis trop
«me féliciter des services que je lui aireudus. J'espère
a qu'en le voyant vous partagerez jpaoq amitié pour lui,
« et que vous le lui témoignerez. »
SOPHIE, à part.
L'histoire de ce jeune officier a tant de rapport
avec Ah! si c'étoit lui! Tous mes doutes seront
éclaircis ^e soir.
DORANTE.
Belle Sophie, yous voyiez votre erreur. Mais deijuot
me sert quje vous connoissiez l'injustice de vos soup*-
cous? en serai-je mieux récompensé de ma fidélité?
SOPHIE.
Je voudrois inutileii[ient vous déguiser encore le s%
cret dç nion cœur; ij a trop éclaté avec mon dépit:
vous voyez combien je vous aime, et vous d^vez da^
surer le prix de cet aveu sur les peines ,qvi!il mla .coû-
tées.
DORANTE.
Avep charmât! pourquoi f<^ut-âl que desjnomf^iHâ
si.dow soient mêlés ;d'alarmes, et qpe le JQur PÙ vous
partagez mes Feux soit celui qui les rend le plus à
plaindre?
1
3o4 LES PRISONNIERS DE GUERRE.
SOPHIE.
Ils peuvent encore Fêtre moins que vous ne pensez.
L'amour perd-il si tôt courage? et quand on aime assez
pour tout entreprendre, manque-t-on de ressources
pour être heureux?
DORANTE.
Adorable Sophie ! quels transports vous me causez?
Quoi! vos bontés je pourrois Ah! cruelle! vous
promettez plus que tous ne voulez tenir!
SOPHIE.
Moi, je ne promets rien. Quelle est la vivacité de
votre imagination ! J ai peur que nous ne nous enten-
dions pas.
DORANTE.
Comment!
SOPHIE.
Le triste hymen que je crains n'est point tellement
conclu que je ne puisse me flatter d'obtenir du moins
Un délai de mon père; prolongez votre séjour ici jus-
qu'à ce que la ^aix ou des circonstances plus faTO-
rables aient dissipé les préjugés qui vous le rendent
contraire.
• DORANTE.
Vous voyez l'empressement avec' lequel on me rap-
pelle : puis-je trop me hâter d'aller réparer l'oisiveté
de mon esclavage ? Ah ! s'il faut que l'amour me fasse
négliger le soin de ma réputation, doit-ce être sur des
espérances aussi douteuses que celles dont vous me
flattez ? Que la certitude de mon bonheur serve du
moins à rendre ma faute excusable. Consentez que des
nœuds secrets
SCÈNE IX. 3o5
SOPHIE.
Qu'osez-Yous me proposer? Un cœur bien amoureux
ménage-t-il si peu la gloire de ce qu'il aime? Vous
m'offensez vivement.
DORANTE.
J'ai prévu votre réponse, et vous avez dicté la
mienne. Forcé d'être malheureux ou coupable, c'est
l'excès démon amour qui me fait sacrifier mon4>on-
heur à mon devoir, puisque ce n'est qu'en vous per-
dant que je puis me rendre digne ^le vous posséder.
SOPHIE.
Ah! 'qu'il est aisé d'étaler de belles maximes quand
le cœur les combat foiblement! Parmi tant de devoirs
à remplir, ceux de l'amour sont-ils donc comptés pour
rien? et n'e^t-ce que là vanité de me coûter des regrets
qui vous a feit désirer ma tendresse?
DORANTE.
j'attendbis de la pitié, et je reçois des reproches;
vous n'avez, hélas ! que trop de pouvoir sur ma vertu!
il feut.fuir pour ne pas succomber. Aimable Sophie,
trop digne d'un plus beau climat, daignez recevoir les
adieux d'un amant qui ne vivroit qu'à vos pieds s'il
pouvoit conserver votre estime en immolant la gloire
à l'amour. (nFembrasse.)
SOPHIE.
Ah! que faites-vous?
XI. 20
3o6 LES PRISC^NIEBS DE 6UERBE.
SCENE X.
MAGKER, FRÉDÉRICH, GOTERNITZ,
DORANTE, SOPHIE.
1
MA€&BB.
Oh! oh! notre ftitaroy tcdUen! eomme tons y alki!
C'est donc avec monsieur que tous accordez pour la
noce! Je lui suis dbligë) i)ia foi. Eh bien! beau^père,
que dites^TOus de yotre chélf progéniture? Oh ! je vou-
drois, parbleu! que nous es eussions vu quatre fois
davantage, seulennent pour lui apjMrendre à n'être pas
si confiuit.
GOTE.RKITZ.
Sophie» poiirriezrvoiisaai'ei(pIkpier «eqiie veoleat
dire ces étranges façMis^?
DORANTE.
L'explication est toute simple; je viens de recevoir
avis que je suis échangé, et là-dessus je prenois congé
de madetnoiselle, qui, aussi bien que vous, monsieur,
a eu pendant mon séjour ici beaucoup de bontés pour
moi.
MACKER.
Oai , des bontés ! oh! cela s'entend.
GOTERNITZ.
Ma foi , seigneur Macker, je ne vois pas qu'il y ait
tant à se récrier pour une simple cérémonie de com-
pliment.
MAGKER.
Je n'aime point tous ces compliments à la firançoise.
FRÉDÉRICH.
Soit i mais comme ma sœur n'est point encore votre
SCÈNE X. 3o7
feimnt, iline semble que lé» vôtres ne sont guère pro*
près à lui donner envie de la devei^r.
MAGEER.
Eh! corbieui linonsieur, si TOtre séjour de France
vous a appris à applaudir à toutes le^ sottises des
femmes, apprenez que les flattêrie^i de Jean-Mathias
Macker ne nourriront jamais leur orgueil.
FRÉDÉRIGH.
Pour cela je le crois.
DORANTE.
Je vous avouerai, mpnsieur, qu'également épris
des charmes et du mérite de votre adorable fille, j'au-
rois fait ma félicité suprême d'unir mon sort au sien ,
si les cruels préjugés qui vous ont été inspirés contre
ma nation n^eussentmis un obstacle invincible au bon-
heur de ma vie.
FRÉDÉjRIGH.
Mon père, c'est là sans doute un de vosprisopniers?
60TERMTS&.
G^€8$ cet officier pour lequel vous avez été échangé.
FRÉ0ÉRICH.
QuQÎi Dorante? . .
60TERIIITZ.
FRiDÉRIClI.
Ah! qude joie pour moi de pouvoir embrasser le
fils de mon bienfaiteur !
SOPHIE, joyeuse.
Cétoit mon frère, et je fai deviné.
FRÉBÉRIGH.
Oui, monsieur, redevable de lu vie à monsieur
TOtre père, qu'il me seroit doux de vous marquer ma
ao.
3o8 LES PRISONNIERS DE GUERRE.
reconnoissance et mon attachement par quelque preuve
digne des services quej^ai reçus de lui!
DORANTE.
Si mon père a été. assez heureux pour s'acquitter
envers un cavaUer de votre mente des devoirs de
rhumanité, il doit plus s'en féliciter que vous-même.
Cependant, monsieur, vousconnoissez mes sentiments
pour mademoiselle votre sœur ; si vous daignez proté-
ger mes feux, vous acquitterez au-delà de vos obliga-
tions : rendre un honnête homme heureux, c'est plas
que de lui sauver la vie.
FRÉDÉRICH.
Mon père partage mes obUgations, et j'espère bien
que, partageant aussi ma reconnoissance, il ne sera ^
moins ardent que moi à vous la témoigner^
MAGKER.
Mais il^me semble que je joue ici un assez joli per-
sonnage.
GOTERNITZ.
J'avoue, mon fils, quej'avois cru voir en monsieur
quelque inclination pour votre sœur; mais, pour pré-
venir la déclaration qu'il m'en auroit pu feire, j'ai si
bien manifesté en toute occasion l'antipathie et Tâoî-
gnement qui séparoit notre nation de la sienne, qu3
s'étoit épargné jusqu'ici des démarches inutiles àe la
part d'un eqnemi ayec qui, quelque obligation que je
lui aie d'ailleurs, je ne puis ni. ne dois établir aucune
liaison.
Sans doute, et c'est un crime de lèse-majesté à ma-
demoiselle de vouloir aussi s'approprilsr ainsi les
prisonniers de la reine.
ij
SCÈNE X. 309
GOTERNITZ.
Enfin je tiens que c'est une nation arec Tàquelle il
est mieux de toute façon de n*ayoir aucun commerce ;
trop orgueilleux amis, trop redoutables ennemis, heu-
reux qui n'a rien à démêler avec eux!
FRÉDÉRICH.
Ah! quittez, mon père, ces injustes préjugés. Que
n'avez-Tou^ connu cet aimable peuple que vous haïssez ,
*
et qui n'auroit peut-être aucun défaut s'il avait moins
de vertus! Je l'ai vue de près cette heureuse et bril-
lante nation, je l'ai vue paisible au milieu de la guerre,
cultivant les sciences et les beaux-arts; et livrée à cette
charmante douceur de caractère qui en tout temps lui
feit recevoir également bien tous les peuples du monde ,
et rend la France en quelque manière la patrie com-
mune du genre humain. Tous les hommes sont les
frères des François. La guerre anime leur valeur sans
exciter leur colère. Une brutale fureur ne leur fait
point haïr leurs ennemis , un sot orgueil ne les leur
fait point mépriser. Ils les combattent noblement, sans
calomnier leur conduite, sans outrager leur gloire; et
tandis que nous leur faisons la guerre en furieux , ils
se contentent de nous la faire en héros.
GOTERNITZ.
Pour cela, on ne sauroit nier qu'ils ne se montrent
plus humains et plus généreux que nous.
FRÉnÉRICH;
Eh! comment ne le seroient-ils pas sous un maître
dont la bonté égale le courage? Si ses triomphes le
font craindre, ses. vertus doivent-elles moins le faire
admirer? Conquérant redoutable^ il semble à la tête
àe ses armées un père tendre au milieu de sa famille ,,
3io LES PRISONNIERS DE GUERRE.
et, forcé de dompter Forgueil de ses ennemis, il ne
les soumet que pour augmenter le nombre de ses
enfants.
GGTCRNITZ.
Oui; mais, avec toute sa bravoure, non content de
subjuguer ses ennemis par la force, ce prince croit-il
qu il soit bien beau d'employer encore Tartifice et de
séduire, comme il fait, les cœurs des étrangers, et de
ses prisonniers de guerre?
MAGR£R.
Fi! que cela est laid de débaucher ainsi les sujets
d'autrui ! Oh bien, puisqu'il s'y prend comme cela, je
suis d'avis qu'on punisse sévèrement tous ceux des
nôtres qui s'avisent d'en dire du bien.
FRÉDÉRIGH.
Il faudra donc châtier tous vos guerriers qui tom-
beront dans ses fers; et je prévois que ce ne sera pas
une petite tâche.
DORANTE.
O mon prince ! qu'il m'est doux d'entendre les
louanges que ta vertu arrache de la bouche de tes en-
nemis ! voilà les seuls éloges dignes de toi.
GOTERNITZ,
Non, le titre d'ennemis ne doit point nous empê-
cher de rendre justice au mérite. J'avoue même que
le commerce de nos prisonniers m'a bien £ait changer
d'opinion sur le compte de leur nation : mais consi-
dérez, mon fils, que ma parole est engagée, que je
me ferois une méchante affaire de consentir à une al-
liance contraire à nos usages et à nos préjugés; et que,
pour tout dire enfin, une femme n'est jainais assez en
droit de compter sur le coçur d'un François pour que
$CBNE, X.' 3ii
nous pciis^oQS» ooRs assurer du bonhaur ii^ vcittre Mpur
en rumssQQt à'DpraiK(0*
Je crois, monnecur, que tous vovâes bi«n que je
triomphe, puisque tous m attaquez par le côté le plus
fort. Ce n^est point en moi-même que j'ai besoin de
chercker des motifs poiu* rassurer Faimable Sopbie sur
mon inconstance, ce sont ses charmes et son mérite
qui seuls me les foiurnissent; qulmporte en quels cli^
mats elle vive? son règne sera toujours partout où Ton
a des yeux et des cceurs.
raiDÉBiCH. *
Entendfr-tu, ma sœur? cela veut dire que si jamais
il devient infidèle tu trouveras dans son pays tout ce
qu'il faut pour t'en dédommager.
SOPHIE.
Votre temps sera mieux employé à plaider sa cause
auprès de mon père qu'à m^interpréter ses sentiments.
GOTERNITZ.
Vous voyez, seigneur Macker, qu'ils sont tous réu-
nis contre ooiis^ nous aurons à faire à trop forte partie :
aç ferîoDSvnous pas mieux de céder de bonne grâce?
MACKER.
Qu'est-ce qoe cela veat dire? BM»q]De-t»on ainsi de
parole à un homme comine moi?
FRÉDÉRICS.
Oui, cela se peut fieifre par préférence.
GOTERNITZ.
Obtenez le consentement de ma fille, je nerétre^rt^
point le mien; mais je ne vous ai pas promis de I9
contraindre. D'ailleurs, à vous parler vrai., je ne vois
plus pour vous ni pour elle les mêmes agréments dans
3 1 1 LES PRISONNIERS DE GUERRE.
ce mariage ;vous avez conçu sur le compte de Dorante
des ombrages qiii pourroient devenir entre elle et vous
une source d'aigreurs réciproques. Il est trop difficile
de vivre paisiblement avec une femme, dont on. soup-
çonne le cœur d'être engagé ailleurs.
MAGKER.
Ouais! vous le prenez sur ce ton? oh! tétebleu, je
vous ferai voir qu'on ne se moque pas ainsi des gens.
Je m'en vais tout-à-l'heure porter ma plainte contre lui
et contre vous : nous apprendrons un peu à ces beaux
messieurs à venir nous enlever nos mattresses dans
notre propre pays; et, si je ne pui$ me venger autre-
ment, j'aurai du moins le plaisir de dire partout pis
que pendre de vous et des François.
SCENE XL
GOTERNITZ, DORANTE, FRÉDÉRICH,
/ SOPHIE.
GOTERNITZ.
Laissons-le s'exhaler en vains murmures; en unis-
sant Sophie à Dorante je satisfais en même temps à la
tendresse piaternelle et à la reconnoissance : avec des
sentiments si légitimes je ne crains la critique deiper-
sonne, •
DORANTE..
Ah , monsieur ! quels transports ! . . . .
FRÉDÉRICH.
Mon père, il nous reste encore le plus fort à faire.
Il s'agit d'obtenir le consentement de ma soeur, et je
vois là de grandes difficultés; éppuser Dorante, et aller
en France ! Sophie ne s'y résoudra jamais.
SCÈNE XL 3i3
GOTERNITZ.
Gomment donc! Dorante ne seroit-il pas de son
goût? en ce cas je la soupçonnerois fort d'en. avoir
changé.
FRÉDÉRICH.
Ne Yoyez-Yous pas les menaces qu'elle me fait pour
lui avoir enlevé le seigneur Jean-Mathias Macker?
GOTERNITZ.
Elle n'ignore pas combien les François sont aima-
bles.
FRÉDÉRICH.
Non ; mais elle sait que les Françoises le sont encore
plus, et voilà ce qui l'épouvante.
SOPHIE. '
Point du tout : car je tacherai de le devenir avec
elles; et tant que je plairai à Dorante je m'estimerai la
plus glorieuse de toutes les femmes.
DORANTE.
Ah! vous le serez éternellement, belle Sophie! Vous
êtes pour moi le prix de ce qu'il y a de plus estimable
parmi les hommes. C'est à la vertu de mon^père, au
mérite de ma nation, et à la gloire de mon roi, que je
dois le bonheur dont je vais jouir avec vous : on ne
peut être heureux sous de plus beaux auspices.
FIN DES PRISONNIERS DE GUERRE.
♦»
PYGMALION,
SCÈNE LYRIQUE.
I
I
PERSONNAGES.
PYGMALION. — GALATÉE.
, La scène est à Tyr,
N. B. — €ette scène , que Rousseau composa saos doute pendant m»
séjour à Motiers , fut représentée à Paris pour la première fois le 3o octobre
1775 , et parut imprimée dans la même année chez la YeuveDuchesne (in^*
de 39 pages). En tête de cette brochure est une lettre datée de Lyoo,
26 noYerobre 1770, et signée Coiynet, négociant i Lyon, par bqaeOe
ledit Coignet nous apprend que cette scène fut dès ce temps-là représentée
à Lyon par des acteurs de société , et qu'il en a fait la musique , à l'excq)-
tion de deux morceaux, qu'il déclare être de Rousseau, savoir , ramfimtt
de l'ouYerture , et le premier' morceau de Finterlocution qui caractérise ,
avant que Pygmalion ait parlé , les coups de ciseau qu'il donne sur lei
ébauches. Cest cette musique qui fut exécutée à Paris lors d^s premières
représenutions en 1 775 ; elle y fut même gravée tant en partition qa'ea
parties séparées. Mais quelque temps après on la jugea beaucoup trop foi-
ble pour l'ouvrage , et M. Baudron , maintenant encore chef d'orchesuv ni
Théâtre-François, se chargea d'y faire une musique nouvelle, dans laquelle
il nous a dit lui-même avoir conservé le second des deux morceau faits
par Rousseau, et que l'on vient d'indiquer. Cette seconde musique, qui n'a
point été gravée , est celle qui s'exécute maintenant à Paris , quand on y
représente Pygmalion, et les directeurs de spectacle en province font géné-
ralement adoptée.
11 paroît que Rousseau ne s'est pas senti assez fort pour faire celte ma-
sique lui-même. Voici l'anecdote qu'on lit à ce snjet dans YAver^ssmenl
qui précède le recueil des Romances de Rousseau, gravé après sa mort.
Pendant son dernier séjour à Paris , quelqu'un l'ayant prié de corriger
les fautes existantes dans le PygmaUon imprimé , qui en contient en effet
beaucoup , il eut la complaisance de le lire , et de faire sur son propre
manuscrit les corrections demandées. Quel dommage, dit quelqu'un pré-
sent à cette lecture, que le petit faiseur n'ait pas mis une telle scène en
musique ! ( On sait que Rousseau désignoit lui-même ainsi l'antenr prétenda
de son Dewn du village, et dont il se disoit le prête-nom. ) « Vraiment,
« répondit-il , s'il ne l'a pas fait , c'est qu'il n'en étoit pas capable. Mon
m petit faiseusrne peut enfler que les pipeaux. Il y faudrait un grand hf
m senr. Je ne connois que M. Gluck en état d'entreprendre cet ouvrage , '<
« je voudrais bien qu'il daignât s'en charger. »
L'éditeur du Rousseau compacte ( 1817) s'est étrangement mépris en
disant que PygmaUon reçut les honneurs de la parodie , sous le tiur »
Brioché, ou torigine des Marionnettes. Cette pièce , représentée et imprimée
en 1753, vingt ans avant que Ton connût le Pygmalion de Roossean, ^
la parodie d'un opéra du même nom représenté en 1748.
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PY6MALÏ0N.
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Tyr, ville opulente et sùperJOe, les monuments des
arts dont tu brilles ne m'attirent plus; j'ai perdu le
goût que je prenois à les admirer : le commerce des
artistes et des philosophes me devient insipide ; Ten-
tretien des peintres et des poètes est sans attrait pour
PYGMALION.
Le théâtre représente un atelier de seulpteur. Sur les côtés on voit
des blocs de marbre, des groupes, des statues ébauchées. Dans
le fond est une autre statue cachée sous un pavillon d'une étoffe
légère et brillante , orné de crépines et de guirlandes.
Pygmalion, assis et accoudé, rêve dans Tattitude d'un homme
inquiet et triste ; puis , se levant tout-à-coup , il prend sur une
table les outils de son art , va donner par intervalles quelques
coups de ciseau sur quelques unes de ses ébauches, se recule,
et regarde d'un air mécontent et découragé.
PYGMALION.
Il n^y a point là d'ame ni de vie ; ce n'est que de la
pierre. Je ne ferai jamais rien de tout cela.
O mon génie! où es-tu? mon talent, qu^es-tu de-
venu? Tout mon feu s^est éteint, mon imagination s'est
glacée; le marbre sort froid de mes mains.
Pygmalion, ne fais plus des dieux, tu n'es qu'un
vulgaire artiste.... Vils instruments qui n'êtes plus ceux
de ma gloire, allez , ne déshonorez point mes mains.
( Il jette avec dédain ses outils , puis se promène quelque temps
en rêvant, les bras croisés. )
Que suis-je devenu? quelle étrange révolution s'est
faite en moi?....
Tyr, ville opulente et superbe, les monuments des
arts dont tu brilles ne m'attirent plus; j'ai perdu le
goût que je prenois à les admirer : le commerce des
artistes et des philosophes me devient insipide ; l'en-
tretien des peintres et des poètes est sans attrait pour
3i8 PYGMALIOI^,
moi; la louange et la gloire n^ élèvent plus mon ame;
les éloges de ceux qui en recevront de la postérité ne
me touchent plus; Tamitié même a perdu pour moi
ses charmes.
Et vous , jeunes objets, chefs-d^œuvre de la nature,
que mon art osoit imiter, et sur les pas desquels les
plaisirs nx^attiroient sans cesse, vous, mes èharmants
modèles, qui m'embrasiez à-la-fois des feux de Tamoar
et du. génie, depuis que je^ vous ai surpassés, tous
m'êtes tous indifférents.
( Il s'assied , et contemple tout autour de lui. )
Retenu dans cet atelier par un charme inconce-
vable , je n'y sais rien faire , et je ne puis m'en éloigner.
J'erre de groupe en groupe, de figure en figure; mon
ciseau, foible, incertain, ne reconnott plus son guide:
ces ouvrages grossiers, restés à leur timide ébauche,
ne sentent plus la main qui jadis les eût animés....
( n se lève impétueusement. )
C'en est fait, c'en est fait; j'ai perdu mon génie.... si
jeune encore , je survis à mon talent.
Mais quelle est donc cette ardeur interne qui me
dévore ? qu'ai-je en moi qui semble m'embraser?Quoi!
dans la langueur d'un génie éteint, sent-on ces émo-
tions, sent-on ce^ ékns des passion^ iin^tueases,
cette inquiétude insurmontable, cette agitation secrète
qui me tourmente et dont je ne puis démêler la cause?
J'ai craint que l'admiration de mon propre ouvrage
ne causât la distraction que j'apportôis à mes travaux;
je Vai caché sous ce voile.... mes pirdBiiies mains ont
osé couvrir ce monument de leur gloire. Depuis que
SCÈNE LYRIQUE. 3ig
je ne le voi6 plus, je suis plus triste , et ne suis pas plus
atteikitif.
Qu'il va m'ètre cher, qu'il va m'être précieux, cet
immortel ouvrage ! Quand mon esprit éteint ne pro-
duira plus rien de grand, de beau, de digne de moi,
je montrerai ma Galatée, et je dirai. Voilà mon ou-
vrage. O ma Galatée! quand j'aurai tout perdu, tu
me resteras, et je serai consolé.
(Il s'approche dii pavillon, pois se retire; va, vient, et s'arrête
quelquefois à le regarder en soupirant. )
Mais pourquoi la cacher? Qu'est-ce que j'y gagne?
Réduit à Toisiveté, pourquoi m'ôter le plaisir de con-
templer la plus belle de mes œuvres?.... Peut-être y
reste-t«îl quelque défont que je n'ai pas remarqué;
peut-être pourrai-je encore ajouter quelque ornement
à sa parure : aucune grâce imaginable ne doit manquer
à un objet si charmant.... peut-être cet objet rani-
œera-t'il mon imagination langoîssante. Il là faut re^
voir, l'examiner de nouveau. Que di&je? Eh! je ne
lai point encore examinée : je n^ai fait jusqu'ici que
l'admirer.
(Il va pour lever le voile, et le laisse retomber comme effrayé. )
Je ne sais quelle émotion j'éprouve en touchant ce
voile; une frayeur me saisit; je crois toucher au sanc-
tuaire de quelque divinité. Pygmalîon , c'est une pierre ,
c'est ton ouvrage.... Qu'importe? on sert des dieux
dans nos temples, qui ne sont pas d'une autre matière,
et n'ont pas été faits d'une s^utre main.
(Il lève le voile en tremblant, et se prosterne. On voit la statue
de Galatëe posée sur un piédestal fort petit, mais exhaussé
par uo gi^adki de mèurbre, form^ de .qàelqfif » «uuvhes demi-
circulaires. )
320 PYQMALION,
O Galatée ! recevez mon hommage. Oui , je me suis
trompé : j'ai voulu vous faire nymphe, et je vous ai
faite déesse. Vénus même est moins belle que vous.
Vanité y foiblesse humaine ! je ne puis me lasser
d aduler mon ouvrage; je m'enivre d'amour-propre;
je m'adore dans ce que j'ai fait.... Non, jamais rien de
si beau ne parut dans la nature ; j'ai passé Touvrage
des dieux....
Quoi ] tant de beautés sortent de mes mains ! Mes
m
ipains les ont donc touchées.... ma bouche a donc
pu.... Je vois un défaut. Ce vêtement couvre trop le
nu; il faut l'échancrer davantage; les charmes quil
recèle doivent être mieux annoncés.
(n prend ^on maillet et son ciseau ; puis, s'avançant leAtement,
il monte, en hésitant, les gradins de la statue qu'il semble
n'oser toucher. Enfin, le ciseau déjà levé, il s'arrête. )
Quel tremblement ! quel trouble !.... Je tiens le
ciseau d'une main mal assurée.... je ne puis.... je
n'ose.... je gâterai tout.
( n s'encourage ; et enfin , présentant son ciseau , il en donne
un seul coup, et, saisi d'effroi , il le laisse tomber en poussant
un grand cri. )
Dieux 1 je sens la chair palpitante repousser le ci-
seau!....
- ( n redescend tremblant et èonfns. )
.... Vaine terreur, fol aveuglement !.... Non.... jeny
touchei*ai point; les dieux m'épouvantent. Sans doute
elle est déjà consacrée à leur rang.
( Il la considère de nouveau. )
Que veux-tu changer? regarde ; quels nouveaux
SCÈNE LYftiQUB. Sai
charmes T€ux*tùlui donner?.... Ah! c'est sa perfection
qui fait son défaut.... Divine Galatée! moins parfaite ,
il ne te manqueroit rien....
(Tendrement.)
Mais il te manque une ame : ta figure ne peut s'en
passer.
( Avec pins d'attendrissement encore. )
Que Famé faite pour animer un tel corps doit être
beUe!
<■ ■ • '
(n s'arrête long-temps. P|^, retournant s'asseoir, il d^t d'ane
Yoix lente et changée : )
Quels désirs osé-je former! quels vœux insensés!
qu'est-ce que je sens?.... O ciel! le voile de Fillusion
tombe, et je n'ose voir dans mon cœur : j'aurois trop à
m'en indigner.
(Longue pause dans un profond accablement. )
....Voilà donc la noble passioja qui m'égare! c'est
donc pour cet objet inanimé que je n'ose sortir d'ici!...
un marbre! une pierre! une masse informe et dure,
travaillée avec ce fer!... Insensé, rentre en toi-même;
gémis sur toi; vois ton erreur, vois ta folie.
...Mais non...
( Impétueusement. )
Non, je n'ai point perdu le sens; non, je n'extra-
vague point; non, je ne me reproche rien. Ce n'est
point de ce marbre mort que je suis épris, c'est d'un
être vivant qui lui ressemble , c'est de la figure qu'il
offre à mes yeux. En quelque lieu que soit cette figure
adorable, quelque corps qui la porte, et quelque main
qui l'ait faite , elle aura tous les vgeux de mon cœur.
XI. ai
3m PYGMALIQN,
Oui, ma seule folie est de disceroer la beauté, mon
seul crime est d'y être sensible. Il n^ a rien là dont je
doive rougir.
(Moins vivement, mais toujours avec passion.)
Quels traits de feu semblent sortir de cet objet pour
embraser mes sens, et retourner avec mon ame à leur
source! Hélas! il reste immobile et froid, tandis que
mon cœur embrasé par ses charmes voudroit quitter
mon corps pour aller échauffer le sien. Je crois dans
mon délire pouvoir m'élancer hors de moi, je crois
pouvoir lui donner ma vie et Fanimer de mon ame.
Ah! que Pygmalion meure pour vivre dans Gala-
téeî...i. Que dis-je, 6 ciel! Si j'étois elle, je ne la
verrois pas; je ne serois pas celui qui Faime. Non,
que ma Gralatée vive, et que je ne sois pas elle. Ah!
que je sois toujours un autre, pour vouloir toujours
être elle, pour la voir, pour Faimer, pour en être
aimé!.^..
(Transport.)
Tourments , voeux , désirs , rage , impuissance , amoor
terrible, amour funeste.... oh! tout 1 enfer est dans
mon cœur agité.... Dieux puissants, dieux bieniaisants,
dieux du peuple , qui connûtes les passions des hom-
mes, ahtvous avee tant fait de prodiges pour dç moin-
dres causes! voyez cet objet, voyez mon cœur, soyez
justes , et méritez vos autels.
" ( Avec un enthousiasme plus pathétique. )
■
Bt toi , sublime essence qui te caches aux sens et te
fois sentir aux cœurs, ame de Funivers , principe de
toute existence, toi qui par Famour dciines Fharmonie
aux éléments, lairie à la matière, le sentiment aux
SCÈNE LTRIQUE. SaJ
corps, et la forme à toas les êtres ; feu sacré, céleste
Vénus, par qui tout se conserve et se réproduit sans
cesse ; ah ! où est ton équilibre? où est ta force expan-
siye? où est la loi de la nature dans le sentûnent qae
j'éprouve? où est ta cl^aleur vivifiante dans Tinânité*
de mes vains désirs? Tous tes feux sont concentrés
dans mon cœur, et le froid de la mort re^te suit ce
marbre ; je péris par Texcès de vie qui lui manque.
Hélas 1 je n'attends point un prodige ; il existe;* il doit
cesser; Tordre est troublé, la nature est outragée;
rends leur empire à ses lois, rétablis sion cours bien-
£ûsant, et verse également ta divine influence. Oui,
deux êtres manquent à la plénitude des cHoses; par-
tage^leur cette ardeur dévorante qui consume Fun
sans animer Tautre : c'est toi qui formas par ma iùatin
ces charmes et ces traits qui n'attendent que le senti-
ment et la vie; donne-lui la moitié de la mienne,
donne-lui tout, s'il le faut, il me suffira de vivre en
elle. O toi qui daignes sourire aux hommages des mor-
tels, ce qui nc^ sent rien ne t'honore pas; étends ta
gloire avec. tes œuvres. Déesse de la beauté, épargne
ce^ affront àJa nature, qu'un si par&it module soit
rimage de ce qui.n'est pas.
(n retient à lui par de^rës arec un mouvement d^assutance et
de joie. )
Je reprends mes sens. Quel calme inattendu! quel
courage inespéré me raniitie ! Une fièvre mortelle em-
* L'édition première ^orte dans Végarement. Il se peut que l'au-
teur ait postérieureihent substitué à cette foible expression le mot
inanité qui lui appartient ou qu'il a adopté; il n'eët pas dans le Dic-
tionnaire de l'académie.
21.
3!i4 PYGMALION,
brasoit mon sang : un baume dé confiance et d'espoir
court dans mes veines; je crois me sentir renaître.
Ainsi le sentiment de notre dépendance sert quel-
quefois à notre consolation. Quelque malheureux que
soient les mortels, quand ils ont invoqué les dieux ils
sont plus tranquilles....
Mais cette injuste confiance trompe ceux qui font
des vœux insensés.... Hélas! en Tétat où je suis on in-
voque tout, et rien ne nous écoute; Tespoir qui nous
abuse est plus insensé que le désir.
Honteux de tant d'égarements , je n*ose plus même
en contempler la cause. Quand je veux lever les yeux
sur cet objet fatal, je sens un nouveau trouble, une
palpitation me suffoque, une secrète frayeur m^ar-
réte
( Ironie amère. )
.., ...Eh! regarde, malheureux; deviens intrépide;
ose fixer une statue.
(Il la voit s'animer , et -se détourne saisi d'effroi et le coeur
serré de donlear. )
Qu'ai-je vu? dieux! qu^ai-je cru voir? Le coloris des
chairs , un feu dans les yeux, des mouvements même
Ce n^étoit p^s assez d'espérer le prodige ; pour comble
de misère, enfin, je Tai vu
(Excès d'accablement.)
Infortuné, c'en est donc fait ton déUre est à son
dernier terme.... ta raison t'abandonne ainsi que ton
génie Ne la regrette point, ô Pygmalion! sa perte
couvrira ton opprobre
(Vive ifidiçnation. )
SCÈNE LYRIQUE. SaS
Il est trop heureux pour lamant d'une pierre de
devenir un homme à visions.
( Il se retourne , et voit la statue se mouvoir et descendre elle-
même les gradins par lesquel^^il a monté sur le piédestal. Il
se jette à genoux, et lève les mains et les yeux au ciel. )
Dieux immortels ! Vénus ! Galatée ! ô prestige d'un
amour forcené !
GALATÉE se touche, et dit:
Moi.
P Y G M A L I O N , transporté.
Moi.
ÇALATÉE, se touchant encore.
C'est moi.
PTGMALION.
Ravissante illusion qui passes jusqu'à mes oreilles ,
ah ! n'abandonne jamais mes sens.
GALATÉE fait quelques pas, et touche un marbre-
Ce n'est plus moi.
( PygmalioA , dans une agitation , dans des transports qu'il a
peiné à contenir, suit tous ses mouvements, Técoute, Tob-
serve avec une avide attention qui lui permet à peine de res-
pirer. Galatée s'avance vers lui et le regarde ; il se lève pré-
cipitamment, lui tend les bras, et la regarde avec extase. Elle
pose une main sur lui ; il tressaille , prend cette main , la
porte à son cœur , et la couvre d'ardents baisers. )
GALATÉE, avec un soupir.
Ah ! encore moi.
PYGMALION. ^
Oui, cher et charmant objet, oui, digne chef-d'œu-
3a6 PYGMALION. .
vre de mes mains, de mon cœur et des dieux; c'est
toi, c'est toi seule : je t'ai donné tout mon être; je ne
vivrai plus que par toi.
FIN DE PTGMALION.
UENGAGEMENT
TÉMÉRAIRE,
COMÉDIE EN TROIS ACTES.
AVERTISSEMENT.
Rien n est plus plat que cette pièce. Cependant j'ai gardé
quelque attachement pour elle , à cause de la gaieté du troi-
sième acte, et de la facilité avec laquelle elle fut faite en trois
jours, grâce à la tranquillité et au contentement d*espritoùje
vivois alors , sans connottre Tart d'écrire, et sans aucune pré-
tention. Si je fais moi-même l'édition générale, j'espère avoir
assez de raison pour en retrancher ce barbouillage , sinon je
laisse à ceux que j'aurai chargés de cette entreprise le soin de
juger de ce qui convient, soit à ma mémoire, soit au goût pré-
sent du public.
PERSONNAGES.
VALÈRE, t ^^'•
ISABELLE, Veuve.
É LIANTE , cousine dlsabeUe.
LISETTE, suivante dlsabeUe.
CARLIN, valet de Dorante.
Un Notaire.'
Un Laquais.
La scène est dans le château d^ Isabelle.
L'ENGAGEMENT
TÉMÉRAIRE.
ACTE PREMIER.
SCENE I.
ISABELLE, ÉLIANTE.
ISABEJLLE.
♦
L'hymen va donc enfin serrer des nœuds si doux ;
Valère, à son retour, doit être votre ëpoux :
Vous allez être heureuse. Ah , ma chère Éliante !
ÉLIANTE.
Vous .soupirez? Eh bien ! si l'exemple vous tente ,
Dorante vous adore, et vous le voyez bien.
Pourquoi gêner ainsi votre cœur et le sien?
Car vous Taimez un peu : du moins je le soupçonne.
ISABELLE.
Non, lliymen n'aura plus de droits sur ma personne,
Cousine; un premier choix m'a trop mal réussi.
ÉLIANTE.
Prenez votre revanche en Saisant celui-ci.
ISABELLE.
Je veux suivre la loi que j'ai su me prescrire ;
Ou du moins.... Car Dorante a voulu me séduire,
Sous le feint nom d'ami s'emparer de mon cœur.
Seroîs-j^donc ainsi la dupe d'un trompeur.
33o LENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Qui, par le succès même, en seroit plus coupable,
Et qui Test trop, peut-être?
ÉLIANTE.
Il est donc pardonnable.
ISABELLE.
Point ; il ne m'aura pas trompée impunément
Il vient. Éloignons-nous I ma cousine, un moment.
Il n'est pas de son but aussi près qu'il le pense ;
Et je veux à loisir méditer ma vengeance.
SCÈNE IL
DORANTE.
Elle m'évite encor! Que veut dire ceci?
Sur Tétat de son cœur quand serai-je éclairci?
Hasardons de parler.... Son humeur m^épouvante....
Carlin connott beaucoup sa nouvelle suivante ;
( n aperçoit Carlm. ) '
Je veux.... Carlin!
. SCENE III.
CARLIN, DORAÎÏTE.
CARLIN. *
Monsieur?
DORANTE.
Vois-tu bien ce château?
' CARLIN.
Oui, depuis fort jong-temps.
DORANTE.
Qu'en dis-tu?
CARLIN.
Qu'il est beau.
ACTE I, SCÈNE III. 33i
DORÂlïTE.
Mais encor?
CARLIN.
Beau, très beau, plus beau qu^on ne peut être.
Que diable!
DORANTE.
£t si bientôt j'en devenois le maître ,
Ty plairois-tu?
CARLIN.
Selon : s'il nous restoit garni ;
Cuisine foisonnante, et cellier bien fourni ;
Pour vos amusements, Isabelle, Ëliante;
Pour ceux du sieur Carlin , Lisette la suivante ;
Mais, oui, je m'y plairois.
DORANTE.
Tu n'es pas dégoûté.
Hé bien , réjouis-toi, car il est;...
CARLIN.
Acheté?
DORANTE.
Non, mais gagné bientôt. «
CARLIN.
Bon! par quelle aventure?
Isabelle n'est pas d'âge ni de figure
A perdre ses châteaux en quatre coups de dé. ^
DORANTE.
Il est à nous , te dis-je, et tout est décidé
Déjà dans mon esprit....
/ CARLIN.
Pestç ! la belle emplette !
Résolue à part vous? c'est une affaire faite ,
Le château désormais ne sauroit nous manquer.
332 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
DOBANTË.
SoDge à me seconder au lieu de te moquer.
CARLIN.
Oh ! monsieur , je n'ai pas une tête si vive ;
Et j'ai tant de lenteur dans Timaginative,
Que mon esprit grossier, toujours dans Fembarras,
Ne sajt jamais jouir des biens que je n'ai pas :
Je serois un Grésus sans cette maladresse.
DORANTE.
Sais-tu, mon tendre ami, qu'avec ta gentillesse
Tu pourrois bien, pour prix de ta moralité,
Attirer sur ton dos quelque réalité?
CARLIN.
Ah ! de moraliser je n'ai plus nulle envie.
Gomme on te traite, hélas ! pauvre philosophie!
Çà, vous pouvez p|u*ler, j'écoute sans souffler.
DORANTE.
Apprends doiic un secret qu'à tous il faut celer,
Si tu le peux, du moins.
CARLIN»
Rien ne m'est plus £àcile.
DORANTE.
Dieu le veuille ! en ce cas tu pourras m^étre utile.
CARLIN.
Voyons.
DORANTE.
J'aime Isabelle.
CARLIN.
' Oh ! quel secret ! Ma foi ,
Je le savois sans vou$.
DORANTE.
Qui te Ta dit?
ACTE I, SCÈNE III. 333
. CARLIN.
Vous.
DORANTE.
Moi?
' CARLIN.
Oui, VOUS". VOUS conduisez avec tant de mystère
Vos intrigues d'amour, qu'en cherchant à les taire.
Vos airs mystérieux, tous vos tours et retours
En instruisent bientôt la ville et les faubourgs.
Passons. A votre amour la belle répond-elle?
DORANTE.
Sans doute.
CARLIN.
Vous croyez être aimé" d'Isabelle?
Quelle preuve avez-vous du bonheur de vos feux?
DORANTE.
Parbleu! mes^er Carlin, vous êtes curieux.
> CARLIN.
Oh!- ce ton-là, ma foi, sent la bonne fortune;
Mais trop de confiance en fait manquer plus d'une,
Vous le savez fort bien.
DORANTE.
Je suis sâr de mon fait,
Isabelle en tout lieu me fuit.
CARLIN.
Mais en effet
C'est de sa tendre ardeur une preuve constante !
DORANTE.
Écoute jusqu'au bout. Cette veuve charmante
A la fin de son deuil déclara sans retour
Que son cçeur pour jamais renonçoit à l'amour.
Presque dès ce moment mon ame en fut touchée;
334 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Je la vis, je Taimai; mais toujours attachée
Au vœu qu'elle avoit fait, je sentis qu'il faudroit
Ménager son esprit par un détour adroit :
Je feignis pour l'hymen beaucoup d'antipathie,
Et réglant mes discours sur sa philosophie ,
Sous le tranquille nom d'une douce lamitié.
Dans ses amusements je fus mis de moitié..
GAHLIN.
Peste ! ceci va bien. En amusant les belles
On vient au sérieux. Il faut rire auprès d'elles ;
Ce qu'on fait en riant est autant d'avancé.
DORANTE.
Dans ces ménagements plus d'un an s'^est passé.
Tu peux bien te douter qu'après toute une année
On est plus familier qu^aprèâ une journée ;
Et mille aimables jeux se passent entre amis,
Qu'avec un étranger on n'auroit pas permis.
Or, depuis quelque temps j'aperçois qu'Isabelle
Se comporte avec moi d'une façon nouvelle.
Sa cousine toujours ipe reçoit de même œil;
Mais, sous l'air affecté d'un favorable accueil,
Avec tant de réserve Isabelle me traite ,
Qu'il faut ou qu'en secret prévoyant sa défiaiite
Elle veuille éviter de m'en faire l'aveu.
Ou que d'un autre amant elle approuve le feu.
CARLIN.
Eh ! qui voudriez-vous qui put ici lui plaire?
11 n'entre en ce château que vous seul et Yalère,
Qui, près de la cousine en esclave enchaîné,
Va bientôt par Fhymen voir son feu couronné.
DORANTE.
Moi doncy.n'apercevant aucun rival à craindre.
/
ACTE I, SCÈNE III. 335
Ne dois-je pas juger que, voulant se contraindre,
Isabelle aujourd'hui cherche à m -en imposer
Sur le progrès d'un feu qu'elle veut déguiser?
Mais, avec quelque soin qu'elle cache sa flamme.
Mon cœur a pénétré le secret de son ame ;
Ses yeux ont sur les miens lancé ces traits charmants ^
Présages fortunés du bonheur des amants*
Je suis aimé, te dis-je; un retour plein de charmes
Paie enfin mes soupirs, mes transports, et mes larmess.
GARLIN.
Economisez mieux ces exclamations ;
Il est, pour les placer, d'autres occasions
Où cela fait merveille. Or, quant à notre affaire.
Je ne vois pas encoi" ce que mon ministère,
Si vous êtes aimé, peut en vôtre faveur :
Que vous faut-il de plus ?
DORANTE.
L'aveu de mon bonheur.
Il faut qu'en ce chàt($Au.... Mais j ^aperçois Lisette.
Va m'attendre au logis. Surtout, bouche discrète.
CARLIN.
Vous offensez, moQsieur, les droits de mon métier.
On doit choisir son monde , et puis s^y confier.
♦ DORANTE, le rappelant.
Ah ! j'oubliois.... Carlin, j'ai reçu de Valère
Une lettre d'avi» que, pour certaine affaire
Qu'il ne m'expliquç pas, il arrive aujourd'hui.
S'il vient , cours aussitôt m'en avertir ici.
336 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
SCENE IV.
DORANTE, LISETTE.
DORANTE.
Ah ! c'est toi, belle enfant! Eh! bonjour, ma Lisette:
Gomment vont les galants? A ta mine coquette
On pourroit bien gager au moins pour deux ou trois:
Plus le nombre en est grand , et mieux on fait son choix.
LISETTE.
Vous me prêtez, monsieur, un petit caractère.
Mais f oit joli, vraiment !
DORANTE.
Ron, bon ! point de colère.
Tiens, avec ces traits-là,. Lisette, par ta foi.
Peux-tu défendre aux gens d'être amoureux de toi?
LISETTE.
Fort bien. Vous débitez la fleurette à merveilles,
Et vos galants discoulrs endiantctot les oreilles.
Mais au fait, croyez-moi.
DORANTE.
Parbleu ! tu me ravis,
( feignant de vouloir Tembrasser* )
J aime à te prendre au mot.
LISETTE.
Tout doux, monsieur!
' DORANTE. ^
Tu ris,
Et je veux rire aussi. .
LISETTE.
Je le vois. Malepeste !
Comme à m'interpréter, monsieur, vous êtes leste!
AOTE I, SCÈ«E IV. 337
Je m^entends autrement, et sais qu'auprès de nous
Ce jargon séduisant de messieui^s tels que vous
Montre, par ricochet, où le discours s'adresse.
DORANTE.
Quoiî tu penserois donc qu'épris de ta maîtresse?,...
LISETTE.
Moi? je ne pense rien; mais, si vous m'en croyez.
Vous porterez ailleurs des feux trop mai payés.
DORANTE, vivSment.
' ê
Ah! je Favois prévu ; Fingrate a vu ma flamme,
Et c'est pour m'accabler qu'elle a lu dans mon ame. .
LISETTE.
Qai vous aidit cela ?
DORANTE.
Qui me Ta dit? c'est toi.
LISETTE.
Moi? je n'y songe pas.
DORANTE.
Gomment?
LISETTE.
Non, par ma foi.
DORANTE.
Et ces feux mal pay^s, est-ce un rêve? est-ce un conte?
LISETTE.
Diantre ! comme au cerveau d'abord le feu vous monte !
Je ne m^ frotte plus.
DORANTE.
Ah ! daigne m'éclaircir.
Quel plaisir peux-tu prendre à me faire souffrir?
LISETTE.
Et pourquoi si long-temps, vous, me faire mystère
D'un secret dont je dois être dépositaire ?
XI. 22
33S L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
J'ai voulu voud punir par un peu de douci.
Isabelle n'a rien aperçu jusqu'ici.
(àpart. ) (hdïit.)
C'est mentir. Mais gardez qu'elle ne vous soupçonne;
Car je doute en ce cas que son cœur vous pardonne.
Vous ne sauriez penser jusqu'où va sa fierté.
DORANTE.
Me Yoilà retombé dans ma perplexité.
LISETTE.
Elle vient. Essayez de lire dans son ame,
Et suitout avec soin cachez-lui votre flamme;
Car vous, êtes perdu si vous la laissez voir.
DORANTE.
Hélas ! tant de lenteur me.met au désespoii*.
SCENE V.
ISABELLE, DORANTE, LISETTE.
ISABELLE.
Ah ! Dorante, bonjoun Quoi! tous deux tête à tête!
Eh mais t tottn foisîez donc votre cour à Lisette?
Elle est vraiment gentille et de bon entretien.
DORANTE.
Madame, il me suffit qu'elle vous appartient
F<Kir TCfohercher eu «ont le bonheur de lui plaire.
ISABELLE.
Sî c'esjt là votre objet, rien né' tous reste à faire,
Car Lisette 8^ftttacfa« à lî0x»s-me^ sentiments.
nORANTB.
Ah! madame....
ISABELLE. >
Oh ! $ùi^ôu€, quittons les csomjJiments,
.1
ACTE I, SCÈNE V. 339
Et laissons aux amants ce vulgaire langage.
La sincère amitié de son froid étalage
A toujours dédaigné le fade et tain secours :
On n'aime point assez quand on le dit toujours*
DORANTE.
Ab! du moins une fois heureux qui peut le dire !
LISETTE, bas.
Taisez-vous donc , jaseur.
ISABELLE..
J'oserois bien préd;ire
Qae, sur le ton touchant dont vous vous exprimez^
Vous aimerez bientôt, si déjà vous n*aimez.
DORANTE.
Moi, madame?
ISABELLE.
Oui, vous.
DORANTE.
Vous me raillez, sans doute.
LISETTE, à part.
Ohl ma foi, pour lé coupanon homme est en déroute.
I3ABELLE.
Je crois lire en vos yeux des symptômes d'amour.
DORANTE.
(haut, à LiseUe, avec affectation.)
Madame, en vérité.... Pour lui faire ma^our ,
Faut-il en convenir?
LISETTE, bas.
Bravo 1 prenez courage.
(haut, â Dorante.)
Mais il faut bien, monsieur, aider au badinage.
ISABELLE. •
Point ici de* détour : parlez^^moi franchement;
' Seriez>-vous amoureux?
22.
34o L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
LISETTE, bas, viveinent.
Gardez de....
DORANTE.
Non, vraiment,
Madame, il me déplatt fort de vous contredire.
ISABELLE.
Sur ce ton positif, je n'ai plus rien à dire :
Vous ne voudriez pas^ je crois, m'en imposer.
; DORANTE.
J'aimerois mieux mourir que de vous abuser.
LISETTE, bas.
Il ment, ma foi, fort bien ; j'en suis assez contente.
ISABELLE.
Ainsi donc votre cœur, qu'aucun objet ne tente,
Les a tous dédaignés, «t jusques aujourd'hui
N'en a point rencontré qui fut digne de lui?
DORANTE, à part.
Ciel ! se vit-on jamais .en pareille détresse ?
LISETTE.
Madame , il n'ose pas , far pure politesse ,
Donner à ce discours son approbation ;
Mais je sais que l'amour est son aversion.
(bas, à Dorante.)
Il faut ici du cœur.
ISABELLE.
Eh bien ! j'en suis charmée.
Voilà notre amitié pour jamais confirmée ,
Si, ne sentant du moins nul penchant à l'amour,
Vous y voulez pour moi' renoncer sans retour.
LISETTE.
Pour vous plaire, madame, il n'est rien qu'il ne fasse.
ISABELLE.
Vous répondez pour lui? c'est de mauvaise grâce.
ACTE I, SCÈNE V. 34r
DORANTE,
Hélas ? j'approuve tout ; dictez vos volontés.
Tous vos ordres par moi seront exécutés.
ISABELLE.
Ce ne sont point des lois, Dorante, que j'impose;
Et si vous répugnez à ce. que je propose,
Nous pouvons dès ce jour nous quitter bons amis.
DORANTE.
Ah ! mon goût à vos vceux sera toujours soumis.
ISABELLE.
Vous êtes complaisant, je veux être indulgente;
Et pour vous en donner une preuve évidente ,
Je déclare à présent qu'un.seul jour, un objet,
Doivent borner le vœu qu'ici vous avez fait.
Tenez pour ce jour seul votre cœur en défense ;
Évitez de Famour jusques à Tapparence
Envers un seul objet que je vous nommerai;
Résistez aujourd'hui, demain jç vous ferai
Un don^.,.
DORANTE, vivement.
A mon choix?
ISABELLE.
Soit, il faut vous satisfaire;
Et je vous laisserai régler votre salaire.
Je n'en excepte rien que les lois de l'honneur :
Je voudrois que le prix fût digne du vainqueur.
DORANTE.
Dieux ! quels lé gers travaux pour tant de récompense !
' ISABELLE.
Oui : mais si vous manquez un moment de prudence ,
Le moindre acte d'amour, un soupir, un regard,
Un trait de jalousie enfin , de votre part ,
343 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Vous privent à Finstant du droit que je vous laisse:
Je punirai sur moi votre. propre foiblesse ,
En vous voyant alors pour la dernière fois.
Telles sont du pari les immuables lois.
DORANTE.
Ah ! que vous m'épargnez de mortelles alarmes !
Mais quel est donc enfin cet objet plein de charmes
Dont les attraits pour moi sont tant à redouter?
ISABELLE.
Votre cœur aisément pourra les rebuter :
Ne craignez rien..
DORANTE.
Et c'est?
ISABELLE.
C'est moi.
DORANTE.
Vou&?
ISABELLE.
Oui, moirméme.
DORANTE.
Qu'eiiten&-je ?
ISABELLE.
^ D'où VOUS vient cette surprise extrême?
Si le combat avoit moins de facilité,
Le prix ne vaudroit pas ce qu'il auroit coûté.
LISETTE.
Mais regardez-le donc ; sa figure est à peindre !
DORANTE, àpart.
Non, je n'en reviens pas. Mais il faut me contraindre.
Cherchons en cet instant à remettre mes sens.
Mon cœur contre soi-même a lutté trop long-temps;
Il £eiut un peu de trêve à cet excès de peiae.
ACTE I, SCÈNE y. 343
La cruelle a trop vu le penchant qui m'entratne •
Et je ne sais prévoir, à force d^ penser,
Si Ton veut me punir ou me récompenser.
SCÈNE VI.
ISABELLE, LISETTE.
LISETTE.
De ce pauvre garçon le sort me touche Tame.
Vous vous plaisez par trop à maltraiter sa flamme ,
Et vous le punissez de sa fidélité.
I$ABELL£.
Va, Lisette , il n'a rien qu'il n^ait bien mérité.
Quoi ! pendant si long-temps il m aura pu séduire ,
Dans ses piégea adroil;s il m'aura m conduire ;
11 aura, sous le nom d'une douce amHi.é.«<.
.LISETT1&.
Fait prospérer Famour ?
ISABELLE.
Et j'en aurois pitié !
Il Eaut que ces trompeurs trouvent dans nos caprices
Le juste châtiment de tous leurs artifices.
Tandis qu^ils sont amants, ils dépendent de nous :
Leur tour ne vient que trop sit^ qu'ils sont époux.
LISETTE.
Ce sont bien, il^st vrai, les plus francs hypocrites!
lis vous savent long-temps faire les chattemittes :
Et puis gare la griffe. Oh! d'avance auprès d^eux
Prenons notre revanche.
•ISABELLE, en. soi-même!
Oli i , le tour est heureux.
344 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
( à Lisette. )
Je médite à Dorante une assez bonne pièce*
Où nous aurons besoin de toute ton adresse.
Valère en peu de jours doit veûir de Paris?
LISETTE.
Il arrive aujourd'hui, Dorante en a lavis.
ISABELLE.
Tant mieux, à mon projet cela vient à merveilles.
LISETTE.
Or, expliquez-nous donc la ruse sans pareiHes.
ISABELLE.
Valère et ma cousine, unis d'un même amour.
Doivent se marier peut-être dès ce jour.
Je yeux de mon dessein la faire confidente.
LISETTE.
Que ferez- vous , hélas 1 de la pauvre Éliante?
Elle gâtera tout. Avez-vous oublié . .
Qu'elle est la bonté même, et que, peu délié,
Son esprit n'est pas fait pour le moindre artifice,
Et moins çncor son cœur pour la moindre malice?
ISABELLE*.
Tu dis fort bien, vraiment; m^iis .pourtant mon projet
Demanderoit.... Attends..,. Mais o.ui^ voilà le fait
Nous pouvons aisément la tromper elle-même;
Cela n'en fait que mieux pour notre stratagème.
Lisette.
Mais si Dorante, enfin, par l'amour emporté,
Tombe dans quelque piège où vous l'aurez jeté,
Vous ne pousserez pas, du moins, la raillerie
Plus loin que ne permet une plaisanterie ?
ISjlBELLE.
Qu'appelles-tu, plus loin? Ce sont ici des jeux,
, ACTE I, SGÈNB VL i 345
Mais dont Té vèbement doit être «^ieux.
Si Dorante eat iiainqueur et si Dorante m^aime,
Qu'il demande ma main , il Ta dès Tinstant même ; .
Mais si son foible cœur ne pent exécuter .
La loi que par ma Louche il s^est laissé dicter,
Si son ^tourderie un peu trop loin Tentrî^ne,
Un étemel ^dleu va devenir la peine
Dont je'me veag^rraixle sa séduction , ,^
Et dont je punirai son indiscrétion.
LISETTE,
Mais s^il ne commettoit qu'une feuite légère
Pour qui la moindre peine est encor trop sévère?
ISABELLE.
D'abord , à ses dépêng nous nous amuserons ;
Puis no.ns verrons , après , ce que nous en ferons.
4 »
^ ï . "
FIN DU PaE'MtfiB ACTE.
• V
1
r
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
ISABELLE, LISETTE^
LISETTE.
Oui , tout a réussi, madame , par merveilles.
Éliante écoutoit de toutes ses oreilles ,
Et sur nos propos feints, dans sa vaine terreur,
Nous donne bien, je panse , au diablç de bon cœur.
. • , ISABELLE. . ' 4-,
EUe^roit tout de bon <jue j'en veux à Valère?
. « ■ LISETTE. . -
Et que trouvez-vous là que de fort ordinaire?
D^nne amie en secjret s's^proprier Tamant^
Dame ! attrape qui peut. * : /
• ' • ' ISABELLE.
Au', très assurément
Ce procédé \ti mal avec mou caractère.
D'ailleurs....
LISETTE.
Vous n'aimez point lamant qui sait lui plaire,
a vertu vous dit de lui laisser son bien.
Ah ! qu'on est généreux quand il n'en coûte rien !
ISABELLE.
Non*^ quand je l'aimerois , je ne suis pas capable....
LISETTE.
Mais croyez-vous au fond d'être bien moins coupable?
L'EN&AGÉMENT TÉMÉRAIRE. 347
ISABELLE.
Le tour, je tè TaTOue, est malin. '
tïSBTTR .
Très malin.
ISABELLE.
I
Mais....
tiSETTE.
Les frais en sont faits , il &ut en voir la fin ,
N est-ce pa§? ,. - '
ISABELLE. ' ^
•
Oui. Je vais faire I9 fausse lettre :
A Valère feignant de la vouloir remettre,
Tu tâcheras tantôt, mais très adfoi^ement ,
Qu'elle parvienne aux mains de Dorante.
LISETTE,
, Oh! vr^ipneiic,
Carlin est si nigaud que....
ISABELLE. ; *'
Le voici lui-même :
RentrcHis. Il vieiU à poinx pour notre stratagème.
SCÈNE IL
CARLIN.
»
I
Valère est arrivé; moi j'accours à Tinatant,
•
Et voilà la façon dont Dorante m'attend.
Où diablerie chercher? Hom ! qu ilm'entloit de l>elles4
On dit qu'eu di^iji Mercure on a jdonn^ d^ ailes :
n en faut en effet pbur servk* uu amant,
S'il ne nourrit son monde assez lëgèrement
Pour compenser cela* Quelle maudite yiè
a48 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Que d'être assujettis à tant de fantaisie !*
Parbleu ! ces mattres^là sont.de plaisants sujets !
Ils prennent," par ma foi, leur^ gens pour leurs valets!
SCÈNE III.
ÉLIANTE, GARLIN.
ÉLIAN'TB, s^ns voir Carlin.
' Ciel ! que viens-je 3'çn tendre ?^et qui voudra le croire?
Inventa-t-on jamais perfidie aussi noire ?
Carlin.
Éliante parott ; elle a les yeax jen pleurs !
A qui diable en a-t-elle?
ÉLIANTE.
A de telles noirceurs
Qui pourroit reconnoitre-IsabeUe et.Valère?
CABLIN. '
Ceci couvre à coup sûr quelque nouveau mystère.
•ÉLIANTE.
Ah ! Garlfn , qu'à propos je té rencontfre ici !
CAALIN;
Et moi , très* à propos J0 vous y trouve aussi ,
Madame, si je puis vous y marquer mon zélé.
ÉLIANJE.
Cours appeler Doranjte, et dis-lui qu'Isabelle,
Lisette, et sop aini, nous 'trahissent tous trois.
.CARLIN. ' *
iB 1» cherché moi^qtféi^ê, et déjà par (ieux'foîs^
J'ai couru^usqu'ici pour lui pouvoir apprendrç
Que Valère au logis est resté pjpur l'attendre.
ifcLtANTE.
Valère ? Ah , le perfide ! il méprise inon bœur ,
^ACfTE II, SCÈNE m. S49
Il épouse Isabelle; et sa coupable ardeur,
A sonemi Porante arradtant sa maîtresse,
Outrage en même lemps llioniieur et la tendresse.
CARLIN.
Mais de qui tenez- vous un sî biaarre fait?
Il faut se déâer des rapports qu'on nous fait.
ÉLIANTE. •
J'en ai, pour mon malheur, la preuve trop certaine.
J'étois par pur hasard dans la chambre prochaine ;
Isabelle et Lisette arrangeoient leur complot.
A travers la cloison, jusques au moindre mot,
J'ai tout entendu ... .
CARLIN.
Mais, c^est de quoi mé confondnr;
A cette preuve-là je n ai rien à répoudre.
Que puis-je cependant faire pour vou^ servir?
ÉLIANTE.
Lisette en peu d'instants sûrement doit sortir
Pour porter à Valère elle-même une lettre
Qu'Isabelle en ses mains tantôt a dû remettre»
Tâche de la surprendre, ouvre-la, porte-la
Sur-le-champ à Dorante ; il pourra voir par là
De tout leur noir complot la trame criminelle.
Qu'il tâche à prévenir cette injure cruelle ,
Mon outrage est le sien.
CARLIN.
Madame , la douleur
Que je ressens pour vous dans le fond de mon cœur....
Allume dans mon ame.... une telle colère....
Que mon esprit.... ne peut.... Si je tenois Valère....
Suffit.... Je ne dis rien.... Mais, ou nous ne pourrons,
Madame, vous servir.... ou nous Vous servirons.
35o L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
ÉLIANTE.
De mon juste retour tu peux tout te promettre. *
Lisette va venir : souviens-foi delà letti'e.^
Un autre procéda seroit plus généreux;
Mais contre les trompeurs on peut agir comme eux.
Faute d'autre moyen pour le faire connoitre^
C'est en le trahissant qu il faut punir un traître.
SCÈNE IV.
CARLIN.
Souviens-toi ! c'est bien dit : mais pour exécuter
Le vol qu'elle demande, il y faut méditer.
Lisette n'est pas grue, et le diable m'emporte
Si l'on prend ce qu'elle a que de la bonne sorte.
Je n'y vois qu^embarras. Examinons pourtant
Si l'on ne pourroit point.... Le cas est important;
Mais il s'agit ici de ne point nous commettre,
Car mon dos.... C'est Lisette, et j'aperçois la lettre.
Éliante, ma foi, ne s'est- trompée en rien.
SCÈNE V. •
CARLIN., LISETTE, âveb une lettre dans le sein.
LISETTE, àpart.
Voilà déjà mon drôle aux aguets : tout va bien.
CARLIN.
(àpart.) , (haut.)
Hasardons l'aventure. Eh ! comment va Lisette?
LISETTE.
Je ne te voyois pas ; on diroit qu'en vedette
ACiTE II/S&ÈNE V. 35 1
Quelqu'un t'auroit mis là pouis détrousser les gens.
CARLIN.
Mais, j'ainteroU as^es à piller les passants
Qui te ressembteroient.
LISETTE.
Aussi peu redoutsd>les?
CARLIN.
Non, des gens qui seroient autant que toi Tolables.
LISETTE.
Que leur volerois-tu? pauvre enfant l je n^ai rien.
CARLIN.
Carlin de ces riens-là s'accommoderoit bien.
( essayant d'escamoter la lettre. )
Par exemple, d'abord je tâcberois de prendre....
LISETTE.
Fort bien ; mais de ma part tâchant de me défendre ,
Vous ne prendriez rieti, du moins pour le moment.
(Elle met la lettre daas la poche de son tablier du côté de
Carlin.)
CARLIN.
Il faudroit donc tâeherde m'y prendre autrement.
Qu'est-ce que cette lettre? où vas-tu donc la mettre?
LISETTE, feignant d*étre embarrassée.
Cette lettre , Carlin? £b mais , c^est une lettre....
Que je mets dans ma pocbe.
CARLIN.
Ob ! vraiment , j e le vois.
Mais voudrois-tu me dire à qui?....
( fl tâcbe encore de prendre la lettre. )
LISETTE , mettant la lettre dansFautre poche opposée à Carlin.
Déjà deux fois '
Vous avez essayé dé la prendre par ruse.
Je voudrois bien Savoir....
352 L ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
CARLIN.
Je te demande excuse;
Je dois à tes secrets ne prendre aucune; part.
Je Youlois seulement savoir si par hasard
Cette lettre n'est point pour Yalère ou Dorante.
LISETTE.
Et si c'ëtoil pour eax..V.
CARLIN.
D'abord , je ine présente,
Ainsi que je ferois Vnéme en tout autre cas.
Pour la porter moi-même et vous sauver des pas.
LISETTE.
Elle est pour d'autre» |[ens.
CARLIN.
'Tu mens; voyons la lettre.
LISETT'E.
r
Et si, vous la donnant, je. voué feisois promettre
De ne la point montrer , me le tiendriez- vous?
CARLIN.
Oui , Lisette, en honneur , 'j'en jure à tes genoux.
•LISETTE.
Vous m'apprenez comment il faudra me conduire.
De ne la point montrer on a su me prescrire ;
J'ai promis en honneur.
CARLIN.
Oh ! c'est un autre point:
Ton honneur et le mien ne se ressemblent point.
LISETTE.
Ma foi, monsieur Carlin, j'en serois très fâchée.
Voyez l'impertinent !
CARLIN.
Ah ! vous êtes cachée !
ACTE H, SCÈNE V. 353
Je connois maintenant quel est votre motif.
Votre esprit en détours seroit moins inventif
Si la lettre touchoit un autre que vous-même :
Un traître rival est Tobjet du stratagème,
Et j ai, pour mon malheur, trop su le pénétrer
Par vos précautions poiur ne la point montrer.
LISETTE.
11 est vrai; d'un rival devenue amoureuse,
De vos soins désormais je suis peu curieuse.
CARLIN, en déclamant.
Oui , perfide , je vois que vous me trahissez ,
Sans retour pour mes soins , pour mes travaux passés.
Quand je vous promenois par toutes les guinguettes.
Lorsque je vous aidois à plisser vos cornettes.
Quand je vous faisois voir la Foire ou FOpéra^
Toujours, me disiez-vous, notre amour durera.
Mais déjà d'autres feux ont chassé de ton ame
Le charmant souvenir de ton ancienne flamme.
Je sens que le regret m'accablç de vapeurs;
Barbare, c'en est fiait, c'est pour toi que je meurs.
LISETTE.
Non, je t'aime toujours. Mais il tombe en foiblesse.
(Pendant que Lisette le soutient et lui^fait sentir son flacon.
Carlin lui vole la lettre. )
Pourquoi vouloir aussi lui cacher ma tendresse?
C'est moi qui l'assassine. Eh! vite mon flacon.
( à part. ) .
Sens, sens,. mon pauvre enfant. Ah! le rusé fripon!
(haut.)
Comment te trouves-tu?
CARLIN.
Je reviens à la vie.
XI. 23
354 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
. LISETTE.
De la mienne bientôt ta mort seroit suivie.
CARLIN.
Ta divine liqueur m'a tout réconforté.
LISETTE, à part.
C'est ma lettre, coquin, qui t'a ressuscité.
(haut.)
Avec toi cependant trop long-temps je m'amuse;
Il faudra que je rêve à trouver quelque excuse,
Et déjà je devrois être ici de retour.
Adieu, mon cher Carlin.
CARLIN.
Tu t'en vas , mon amour?
Rassure-moi, du moins, sur ta persévérance.
LISETTE.
Eh quoi! peux-tu douter de toute ma constance?
( à part. )
II croit m'avoir dupée , çt rit de mes propos :
Avec tout leur esprit, les hommes sont des sots.
SCENE VI.
CARLIN.
«
A la fin je triomphe , et voici ma conquête.
Ce n'est pas tout ; il faut encore un coup de tête :
Car, à Dorante ainsi si je vais la porter.
Il la rend aussitôt sans la décacheter;
La chose est immanquable : et cependant Valère
Vous lui souffle Isabelle, et, sous mon ministère,
Je verrai ses appas, je verrai ses éeus
Passer en d'autres mains, et mes projets perdus!
J
ACTE II, SCÈNE, VI. ,355
Il faut oiivrir la lettre.... Eh! oui; mais si je Fouvre,
Et par quelque malheur que mon vol se découvre,
Valère pourroit bien.... La peste soit du sot!
Qui diable le saura? méi, je n^en dirai mot.
Lisette aura sur moi quelque soupçon peut-être :
Ëh bien! nous mentirons... Allons, servons mon maître,
Et contentons surtout ma curiosité.
La cire ne tient point, tout est déjà sauté;
Tant mieux : la refermer sera chose facile....
(Il lit en' parcourant. )
Diable ! voyons ceci,
(nbt.)
« Je vous préviens par cette lettre , mon cher Valère ,
«supposant que vous arriverez aujourd'hui, comme
« nous en sommes convenus. Dorante est notre dupe
K plus que jamais : il est toujours persuadé que c'est à
« Éliante que vous en voulez, et j ai imaginé là-de$sufi
« un stratagème assez plaisant pour nous amuser à ses
«dépens, et Tempécher de troubler notre mariage.
« J'ai fait avec lui une espèce de pari, par lequel il s'es€
« engagé à ne me donner d'ici à demain aucune ntar-
« que d'amour ni de jalousie , sous peine de ne me yoir
«jamais. Pour le séd^iireplus sûrement, je l'accablerai
« de tendresses outrées, que vous ne devez prendre à
« son égard que pour ce qu elles valent ; s'il manque k
«son engagement, il m'autorise à romfNre avec lui
« sans détour; et s'il l'observe, il nous délivre de ses
« importunités jusqu'à la conclusion de l'affaire. Adieu.
« Le notaire est déjà mandé; tout est prêt pour l'heure
« marquée, et je puis être à voiis dès ce soir. »
». ISABELLE.
23.
*>"
356 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Tubleu ! le joli style!
Après de pareils tours on ne dit rien, sinon
Qu'il faut pour lea trouver être femme ou démon.
Oh ! que voici de quoi bien réjouir mon maître !
Quelqu'un vient; c'est lui-même.
SCENE VIL
DORANTE, CARLIN.
DORANTE.
Où te tiens-tu donc, trattre?
Je te cherche partout.
CARLIN.
Moi , je vous cherche aussi :
Ne m'avez-vous pas dit de revenir ici?
DORANTE.
Mais pourquoi si loqg-témps?....
CARLIN.
Donnez-vous patience.
Si vous montrez en tout la même pétulance,
Nous allons voir beau jeu.
DORANTE.
Qu'est-ce que ce discoars?
CARLIN.
Ce n'est rien; seulement à vos tendres amours
Il faudra dire adieu.
DORANTE.
É
Quelle sQtte nouvelle
Viens-tu?.... • .
CARLIN.
Point de courroux. Je sais bien qu'IsabeUe
ACTE II, SCÈNE VIL 35?
Dans le fond de son cœur vous aime uniquement;
Mais, pour nourrir toujours un si doux sentiment,
Voyez comme de vous elle parle à Valère.
DORANTE.
L'écriture, en effet, est de son caractère.
( n lit la lettre. ) ^
Que vois-je? malheureux! d'où te vient ce billet?
CARLIN.
Allez-Yous soupçonner que c'est moi qui lai fait?
DORANTE.
D'où te vient-il? te dis-je.
CARLIN.
A la chère suivante
Je l'ai surpris tantôt par ordre d'Élian^e.
DORANTE.
D'Éliante! Gomment? ^
CARLIN.
Elle avoit découvert
Toute la trahison qu'arrangeoient de concert
Isabelle et Lisette, et, pour Vous en instruire.
Jusqu'en ce vestibule a couru me le dire.
La pauvre enfant pleuroit.
DORANTE.
Ah ! je suis confondu !
Aveuglé que j'étois ! comment n'ai-je pas dû
Dans leurs airs affectés voir leur intelligence?
On fd)ase aisément un cœur sans défiance.
Ils se noient ainsi de ma simplicité !
CARLIN.
Pour moi, depuis long-temps je m'en étois douté.
Continuellement on les trouvoit ensemble.
J58 L ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
DORANTE.
Ils se Toyoient fort peu devant moi, ce me semble.
CARLIN.
Oui; c'é toit justement pour mieux cacher leur jeu.
Mais leurs regard»
PORANTE.
Non pas ; ils se régardoient peu,
Par affectation.
CABLiqr.
Parbleu 1 voilà l'affaire .
DORANTE.
Chez moi-même à Tinstant ayant trouvé Valère,
J'^urois dà voir, au ton dont parlant de leurs nœuds
D'Éliante avec art il £ai6oit l'amoureiu ,
Que ringrat ne cherchoit qu'à me donner le change.
CARLIN.
Jamais crédulité fut-ella plus élrange?
Mais que sert le regret? et qu'y faire, après tout?
DORANTE.
Rien ; je veux seulement savoir si ju^u'au bout
Ils oseront porter leur lâ<^e stratagème.
CARLIN.
Quoi J vous prétendez donc être témoin vous-même...?
DORANTE.
Je, veux voir Isabelle, et feignanC d'ignorer
Le prix qu'à ma tead[re68â elle a su préparer,
Pour la mieux détester je prét^oids «ne contraifidre,
Et sur son propre exemple apprendre l'art de fsinilre.
Toi, va tout préparer pour partir dès ce soir.
CARLIN, ya et revieat.
Peut-être....
ACTE II, SCÈNE VII. SSg
DORANTE.
Quoi?
CARLIN,
J'y coiirs.
DORANTE.
Je suis au désespoir.
Elle vient. A ses yeux déguisons ma colère.
Qu'elle est charmante! Hélas! comment sepei^t-il faille
Qu'un esprit aussi noir anime tant d'attraits?
SCÈNE VIII.
ISABELLE, DORANTE.
ISABELLE.
Dorante , il n'est plus teiâps d^affecter désormais
Sur mes vrais sentiments.un secret inutile. •
Quand la chose nous touche, on voit la moins habile
A l'erreur qu elle feint se livrer rarement.
Je prétends avec vous agir plus franchement.
Je vous aime , Dorante ; et ma flamme sincère ,
Quittant ces vains dehors d'une sagesse austère
Dont le faste sert mal à déguiser le cœur,
Veut bien à vos regards dévoiler son ardeur.
Après avoir long-temps vantél'indifférence ,
Après avoir souffert un an de violence ,
Vous ne sentez que trop qu'il n'en coûte pas peu
Quand on se voit réduite à faire un tel aveu.
. DORANTE. , ,
Il faut en cop venir; je n'avois pas l'audace
De m'attendre, madame, à cet excès de gmce.
36o L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Cet aveu me confond , et je ne puis douter
Combien, en le faisant, il a dû vous coûter.
ISABELLE.
Yotrer discrétion, vos feux, votre constance,
Ne méritoient pas moins que cette récompense;
C^est au plus tendre amour ^ à Famour éprouvé,
Qu il faut rendre Tespoir dont je Tavois privé.
Plus vous auriez d'ardeur, plus,^ craignant ma colère,
Vous vous attacheriez à ne pas me déplaire;
Et mon exemple seul a pu vous dispenser
De me cacher un feu qui devoit m'c^fenser.
Mais quand à vos regards toute ma flamme éclate,
Sur vos vrais sentiments peut-être je me flatte,
Et je ne les vois point ici se déclarer
Tels qu'après cet aveu j'aurois pu Tespérer.
DORAIÏTE.
Madame,' pardonnez au trouble qui me gêne,
'Mon bonheur est tfop grand pour le croire sans peine.
Quand je songe quel prix vous m'avez destiné,
De vos rares bontés je me sens étonné.
Mais moins à ces bontés j'avois droit de prétendre,
Plus au retour trop dû vous devez vous attendre.
Croyez, sous ces dehors de la tranquillité ,
Que le fond de mon cœur n'est pas moins agité.
«
ISABELLE.
» ■ , ■
Non, je ne ;trouve point que votre air soit tranquille,
Mais il semble annoncer plus de torrents de bile
Que de transports d's^nour : je ne crois pas pourtant
Que mon discours, pour vous, ait eu rien d'insultant.
Et, sans trop me flatter, d'autres S votre place
L'auroient pu recevoir d'un peu meilleure grâce.
ACTE II, SCÈNE VIII. 36i
DOBANTE.
A d'autres, en effet , il eût convenu mi^ux. ^
Avec autant de goût on a de meilleurs yeux,
Et je ne trouve point, sans doute, en ixion mérite.
De quoi justifier ici votre conduite :
Mais je vois qu avec mei vous voulez plaisanter;
C'est à moi de savoir, madame, m'y prêter.
ISAB-ELLE.
Dorante, c'est^ousser bien loin la modestie :
Ceci n'a point trop Fair d'une plaisanterie :
II nous en coûte assez en déclarant nos feux ,
Pour ne pas faire un jeu de semblables aveux.
Mais je crois pénétrer le secret de votre ame;
Vous craignez que, cbercbant à tromper votre flamme,
Je ne veuille abuser du défi de tantôt
Pour tâcher aujourd'hui de vous prendre en défont.
Je ne vous cache point qu'il me parott étrange
Qu'avec autant d'esprit on prenne ainsi le change :
Pensez-vous que des feux qu'allument hos attraits
Nous redoutions si fort les transports indiscrets, ^
Et qu'un amour ardent jusqu'à l'extravagance
Ne nous flatte pas mieux qu'un excès de prudence?
Croyez, si votre sort dépendoit du pari,
Que c'est de le gagner que vous seriez puni.
DORANTE.
Madame, vous jbuez fort bien la comédie;
Votre talent m'étonne , il me fait méinë envie ;
Et , pour savoir répondre à des discours si doux ,
Je voudroi^ en cet art exceller comme rous :
Mais, pour vouloir trop loin pousser le badinage^
Je pourrois à la fin manquer mon personnage,
Et reprenant peut-être un ton trop sérieux.*..
^
36a
L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
ISABELLE.
A la plaisanterie il n'en feroit que mieux.
Tout de bon, je ne sais où de cette boutade
Votre esprit a péché la grotesque incattade.
Je m'en amuserois beaucoup en d'autres temps.
Je ne yeux point ici vous gêner plus long-temps.
Si vous prenez ce ton par pure gentillesse,
Vous pourriez Tasso^rtir avec la politesse :
Si vos mépris pour moi veulent se signaler^
11 iaudra bien chercher de quoi m'en consoler.
DORANTE, en fureur.
Ahiper
ISAB£LLE, rinterrgmpant vivement.
Quoi !
DORANTE, faisant effort pour se çxalnupr.
Je me tais.
ISABELLE, «part.
De peur d'étourderie,
Allons faire en secret veiller sur sa furie.
Dans sed emportements je Vois tout son amour*....
Je crainsvbien à la fin de Faimer à m09 tour.
( ËlJ[e aort en faisant d'un air poli , mais railleur , une révé-
rence à Dorante. ) '
SCÈNE IX.
DORANTE.
Me suis-je assez long*temps contraint en sa présence?
Ai-je montré près d'elle assez de patience?
Ai-je assez observé ses perfides noirceurs?
Suis-je assez poignardé de ses fausses douceurs?
Douceurs pleines de fiel, d'am^tume et de larmes,
Grands dieux I que pour mon cœur vous eussiez eu de charme
ACTE II, SCÈNE ïX.
Si 8a bouche, parlant avec sincérité ^
N'eût pas au fond du sien trahi la vérité !
J'en ai trop enduré, je devois la confondre;
A cette lettre elafin qu^eut-elle osé répondre ?
Je devois à mes yeux un peu Thurniher;.
Je devois Mais plutôt songeons à Foublier.
Fuyons, éloignons-nous de ce séjour funeste;
Achevons d'étouffer un feu que je déteste :
Mais ne partons qq après avoir tiré raison
Du perfide Valère, et de sa trahison.
363
FIN DU SECOND. ACTE.
\
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
• «
LISETTE, DORANTE, VALÈRE.
' LISETTE.
Que VOUS êtes tous deux ardeots à la colère !
Sans moi vous alliez foire une fort belle af&ire !
Voilà mes bons amis si prompts à s'engager;
Ils sont encor pluâ prompts souvent à s'égorger.
DORAUTE.
J'ai tort y mon cher Vfdère, et t'en demande excuse:
Mais pouvois-je prévoir nne semblable ruse?
Qu'un £œur bien amoureux est fecile à duper !
Il n'eo falloit pas tant, bêlas ! pour me tromper.
Va LE RE.
■h
Ami , je suis charmé du bonheur de ta flamme.
Il manquoit à celui qui pénètre mon ame
De trouver dans ton coeur les mêmes sentiments,
Et de nous voir heureux t^ns deux en même temps.
LISETTE, àValàre.
Vous pouvez en parler tout-à-fâit à votre aise;
Mais pour monsieur Dorante, il fiaut , ne lui déplaise,
Qu'il nous fasse l'honneur de prendre son congé.
( DORANTE.
Quoi! songes-tu?....
LISETTE.
C'est vous qui n avez pas songé
A la loi qu'aujourd'hui vous prescrit Isabelle.
On peut se battre, au fond, pour une bagatelle,
L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE. 365
Avec les gens qu'on croit qu'elle-veut épouser :
Mais Isabelle est femme à s'en formaliser;
Elle va, par orgueil, mettre en sa fantaisie
Qu^un tel combat s'est feit par pure jalousie ;
Et, sur de tels exploits, je vous laisse à juger
Quel prix à vos lauriers elle doit adjuger.
DORANTE.
Lisette, ab ! mon enfent, serois-tu bien capable
De trahir mon amour en me rendant coupable? *
Ta maîtresse de tout se rapporte k^tà foi ;
Si tu veux me sauver, cela dépend de toi.
LISETTE.
Point; je veux lui conter vos brillantes prouesses,
Pour vous faire ma cour.
DORANTE.
Hélas ! de mes foiblesses
Montre quelque pitié.
LISETTE.
Très noble chevalier,
Jamais un paladin ne 3^abaisse à prier :
Tuer d'abord les gens, c'est la lionne manière.
VALÈRE.
Peux-tu voir de sang froid comme il se désespère,
Lisette? Ah ! sa douleur auroit dâ t'attendrir.
LISETTE.
Si je lui dis un mot, ce mot pourra Faigrir,
Et contre moi peut-être il tirera l'épéç.
DORANTE.
J'avois compté sur toi, mon attente est trompée;
Je n'ai4)lus qu'à mourir. ,
LISETTE.
. Oh ! le rare secret !
'
366 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Mais il est du vieux temps , j en ai hien du regret;
Ç'étott un beau prétexte.
VALÈRE.
Eh ! ma pauvre Lisette,
Laisse de ces propos Tinutile défaite;
Sers-nous si tu le peux^ si tu le veux db moins,
Et compte que nos cœurs acquitteront tes soins.)
DORANTE.
Si tu rends de mes feux Fespérance accomplie ,
Dispose de mes biens, dispose de ma vie ;
Cette bague d'scbord
LISETTE, prenant la bague.
Quelle nécessité?
Je prétends vous servir par générosité.
Je veux vous protéger auprès de ma maîtresse;
Il faut qu'elle partage enfin votre tendresse ;
Et voici mon projet. Prévoyant de vos coups,
£lle m'avoit tantôt envoyé près de vous
Pour empêcher le mal, et ramener Valère,
Afin qu'il ne vous pût éclaircir le mystèçe :
Que si je ne pouvois autrement tout parer,
Elle m avoit chargé de vous tout déclarer.
C'est donc ce quej^aifait quand vous vouliez vous battre,
Et qu'il vous a fallu, monsieur, tenir à quatre.
Mais je devoiç, de plus, observer avec soin
Les gestes, dits et faits dont je serois témoin,
Pour voir si vous étiez fidèle à la gageure.
Or, si je m'en tenois à la vérité pure.
Vous sentez bien, je crois ^ que c'est fait de vos feux:
Il faudra donc mentir; mais pour la tromper mieux
Il me vient dans l'esprit une nouvelle idée
ACTE III, SCÈNJ^ I. 367
DORANTE.
Qu'est-ce?.... , ..
, VALÈRE.
Dis^nous un peu....
LISETTE.
Je suis persuadée....
Non.... Si... SI fait.... Je crois.... Ma foi, je ny suis plus.
DORANTE. f
Morbleu!
LISETTE.
Mais à quoi boa tant de soins superflus?
L'idée est toute simple; écoutez bien^ Dorante :
Sur ce que je dirai, bientôt impatiente,
Isabelle chez vous va vous faire appeler.
Venez; mais comme si jWois su vous celer
Le projet qu'aujourd'hui sur vous elle médite ,
Vous viendrez sur le pied d'une simple visite ,
Approuvant froidement tout ce qu'elle dira,
Ne coqtredisant rien de ce qu'elle voudra,.
Ce soir un ^cint contrat pouf elle et pour Valère
Vous sera proposé pour vous mettre en colère :
Signez-le sans façon; vous pouvez être sûr
D y voir partout du blanc pour le nom du futur.
Si vous vous tirez bien de votre petit rôle,
Isabelle , obligée à tenir sa parole ,
Vous cède le pari peut-être dès ce soir, ^ '
Et le prix, par la loi, reste en votre pouvoir.
DORANTE.
Dieux! quel espoir flatteur succède à ma souffrance '
Mais n'abuses-tu point ma crédule espérance !
Puis-je compter sur toi?
36& L ENGAGEMÈST TÉMÉRAIRE.
LISETTE.
.TiC compliment est donxl
Vous me payez ainsi de ma bontë pour vous?
VA LE RE.
Il est fort question de te mettre en colère!
Songe à bien accomplir ton projet salutaire,
Et, loin de t!irriter contre ce pauvre amant,
Connois à ses terreurs Texcès de son tourment.
Mais je brûle d'ardeur de- revoir Éliante :
]Ke puis-je pas entrer? Mon ame impatiente...
LISETTE.
Que les amants sont vifs ! Oui , venez avec moi.
( à Dorante. )
Vous, de votre bonheur fiez-vous à ma foi.
Et retournez chez vous attendre des nouvelles.
SCÈNE IL
DORANTE.
ê
m
Je verrois terminer tant de peines cruelleb ! ^
Je pourrois voir enfin mon amour couronné î
Dieux! à tant de plaisii^ serois-je destiné?
Je sens que les dangers obt irrité ina flamme;
Avec moins de fureur elle brûloit mon ame,
Quand je me figurois , par trop de Vanité ,
Tenir déjà le prix, dont je m'étois flatté :
Quelqu'un vient. Évitoùs de me laisser connoître.
Avant le temps prescrit je ne dois point paroître.
Hélas! monfoible cœur ne peut se rassurer,
Et je crains encor plus que je n'ose espérer.
ACTE III, SCÈNE III. 369
SCENE III.
ÉLIANTE, VALÈRE.
ÉLIANTE.
Oui, Valère^déjà de tout je suis instruite;
Avec beaucoup d'adresse elles m'avoient séduite
Par un entretien feint entre elles concerté ,
Et que, sans m^en douter, j'avois trop écouté.
VALÈRE.
£h quoi! belle Éliante, ayez-vous donc pu croire
Que Valère, à ce point ennemi de sa gloire,
De son bonheur surtout, cherchât en d'autres nœuds
Le prix dont vos bontés avoient flatté ses voeux?
Ah ! que vous avez mal jugé de ma tendresse !
ÉLIANTE.
Je conviens avec vous de toute ma foiblesse.
Mais que j'ai bien payé trop de crédulité!
Que n'avez-vous pu voir ce qu'il m'en a coûté !
Isabelle , à la fin par mes pleurs attendrie,
A par un franc aveu calmé ma jalousie;
Mais cet aveu pourtant, en exigeant de moi
Que sur un tel secret je donnasse ma foi
Que Dorante par moi n'en auroit nul indice.
A mon amour pour vous j'ai fait ce sacrifice :
Mais il m'en coûte fort pour le tromper ainsi.
VALÈRE. '
Dorante est, comme vous, instruit de tout ceci.
Gardez votre secret en affectant de feindre.
Isabelle , bientôt , lasse de se contraindre ,
Suivant notre projet peut-être dès ce jour
Tombe en son propre piège et se rend à l'amour.
370 L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
SCÈNE IV.
ISABELLE, ÉLIANTE, VALÈRE,
ET LISETTE un peu après.
ISABELLE, en soi-même.
Ce sang froid de Dorante et me piqae et m'outrage.
Il m'aime donc bien peu , s'il n'a pas le courage
De rechercher du moins un éclaircissement!
LISETTE, arrivant.
Dorante va venir, madame, en un moment.
J'ai fait en même temps appeler le notaire.
ISABELLE.
Mais il nous faut encor le secours de Valère :
Je crois qu'il voudra bien nous servir aujourd'hui.
J'ai bonne caution qui me répond de lui.
VALÈRE.
Si mon zélé suffit et mon respect extrême ,
Vous pourriez bien, madame, en répondre vous-même.
ISABELLE.
J'ai besoin d'un mari seulement pour ce soir,
Voudriez-vous bien l'être?
ÉLIANTE.
Eh mais ! il faudra voir.
Comment! il vous faut donc des cautions, cousine,
Pour pleiger vos maris?
LISETTE.
Oh ! oui ; car pour la mine
Elle trompe sauveqt.
I$A^£LL£, à Valère.
Eh bipn !. qu'(^n dites-vous?
ACTE III, SCÈNE IV. 371
VALÈRE.
On ne refuse pas, madame, un sort si doux;
Maïs d^un terme trop coiirt....^
IS45ELLE. , . *
Il est bon de vous dire,
Au reste , que ceci n est qu'un hymen pour rire.
LISETTE.
Dorante est là; sans moi, vous alliez tout gâter.
ISABELLE..
J'espère que son cœur ne pourra résister
Au trait que je lui gardé.
SCENE V.
ISABELLE, DORANTE» ÉLIANTE, ,
VALÈRE, LISETTE.
1
ISA]^.¥:LL£.
Ahî vous voilà, Dorante;
De vous voir aussi peu je ne suis pas contente :
Pourquoi me fuyez-vous? Trop de présomption
M^a fait croire, il est vrai, qu'un peu de passion
De vos soins près de moi pouvoit être la cause :
Mais faut-il pour cela prendre si mal la chose?
Quand j'ai voulu tantôt, par de trop doux aveux,
Engager votre cœur à dévoiler ses feux,
Je n'avois pas pensé que ice fàt une offense
A troubler entre nous la bonne intelligence ;
Vous m'avez cependant, par des airs suffisants,
Marqué trop clairement vos mépris offensants :
Mais, si Famant méprise un si fbible esclavage.
Il faut bien que Tami du moins m'en dédommage;
24.
37a L'ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
Ma tendresse n'est pas un tel affront , je croi»
Qu'il feille m'en punir en rompant avec moi.
DORANTE.
Je sens ce que je dois à tos bontés , madame:
Mais vos sages leçons ont si touché mon ame»
Que, pour vous rendre ici même sincérité >
Peut-être mieux que vous j^en aurai profité.
ISABELLE y bas, à Lisette.
Lisette, qu'il est froid I il a Tair tout de glace.
LISETTE, bas.
Bon c'est qu'il est piqué; c'est par pure grimace.
ISABELLE.
Depuis notre entretien , vous serez bien surpris
D'apprendre en cet instant le parti que j'ai pris.
Je vais me marier.
DORANTE, froidement.
Vous marier ! vous-même?
ISABELLE.
En personne. D'où vient cette surprise extrême?
Ferois-je mal, peut-être?
DORANTE.
Oh ! non : c'est fort bien fait.
Cet bymen-là s'est feit avec un grand secret.
ISABELLE.
Point. C'est sur le refus que vous m^avez su £ûre
Que je vais épouser.... devinez.
DORANTE.
Qui?
ISABELLE.
Valère.
j
ACTE III, SCÈÏÎÎE V. 373
DORANTE.
Valère? Ah ! mon ami , je t en fais compliment.
Mais ÉUante donc?....
ISABELLE.
Me cède son amant.
DORANTE.
Parbleu! voilà, madame, un exemple bien rare i
LISETTE.
Avant le mariage , oui, le feit est bizarre ;
Car si c'étoit après , ah! qu'on en céderoit
Pour se débarrasser!
ISABELLE , bas , à Lisette.
Lisette, il me paroit
Qu'il ne s'anime point.
LISETTE, bas.
Il proit que Ton badine ;
Attendez le contrat, et vous verrez sa mine.
ISABELLE, à part.
Périssent mon caprice et mes jeux insensés!
UN LAQUAIS.
Le notaire est ici.
DORANTE.
Mais c'est être pi'essés :
Le contrat dès ce soir! Ce n'est pas raillerie?
ISABELLE.
Non, sans doute, monsieur; et même je vous prie>
Ea qualité d'ami, de vouloir y signer.
DORANTE.
A vos ordres toujours je dois me résigner.,
ISABELLE, bas.
S'il signe, c'en est Beiit, il faut que j'y renonce.
374 LENGAGEBfE^T TÉAiÉRAIBE.
SCENE VI.
LE NOTAIRE, ISABELLE, DORANTE,
ÉLIANTE, VALÈRE, LISETTE.
LE NOTAI&E.
Requiert-on que tout haut le Contrat je prononce?
VALÈRE.
Non, monsieur le notaire; on s'en rapporte en tout
A ce qu'a fait madame; il suffit qu'à son goût
Le contrat soit passé.
ISABELLE, regardant Dorante d*un air de dépit.
Je n'ai pas lieu de craindre
Que de ce qu'il contient personne ait à se plaindre.
LÉ NOTAIRE.
Or, puisqu^il est ainsi, je vais sommairement,
En bref, succinctement, compendieusement,
Résumer y expliquer, en style laconique.
Les points articulés en cet acte Ëiutbentique ,
Et jouxte la minute entre mes mains restant.
Ainsi que selon droit et coutume s'entend.
D'abord pour les futurs. Item pour leurs ÉBunilIes,
Bisaïeuls, trisaïeuls, père, enfants, fils, et filles,
Du moins réputés tels , ainsi que par la loi
Quem nupttœ monstrant, il appert faire foi.
Item pour leur pays, séjour et domicile,
Passé, présent, futur, tant aux champs qu'à la ville.
Item pour tous leurs biens , acquêts , conquêts dotaux,
Préciput, hypothèque, et biens paraphernaux.
Item encor pour ceujt de leur estoc et ligne...
LISETTE.
Item vous nous feriez une faveui* insigne
ACTE m, SCÈNE VI. 3^i
Si y de ces mots cornus le poumon dégagé,
II vous plaisoil, monsieur, abréger l'abrégé.
VALÈRE.
Au vrai , tous ces détails nous aont fort inutiles.
Nous croyons le contrat plein de clauses subtiles ;
Mais on n'a nul désir de les voir aujourd'hui.
LE NOTAIRE.
Voulez-vous procéder, approuvant icelui,
A le corroborer de votre signature?
ISABELLE.
Signons, je le veux bien, voilà mon écriture.
A vous, Valère.
ÉLIANTE, bas, à Isabelle.
Au moins ce n'est pas tout de bon.
Vous me Taves promis , cousine ?
isabeXle.
£b ! mon dieu non.
Dorante veut-il bien nous faire aussi la grâce ?..%
( Elle lui pi'éseDte la plutee. )
DORANTE.
Pour vous piaille, madame, il n'est rien qu'on ne fasse.
ISABELLE, à part.
Le coeur me bat : je cmins la fin de tout ceci.
-DORANTE, à part.
Le futur est en blanc ; tout va bien jusqu'ici.
ISABELLE, bas.
Il signe sans façon !.... A la fin je soupçonne...
( à liseUe. )
Ne me trompez-vous point?
'^ LISETTE.
En voici d'une bonne !
Il seroit fort plaisant que vous le pensassiez 1
376 L ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
ISABELLE.
Hélas ! Et plut au ciel que vous me trompassiez!
Je serois sûre au moins de Tamour de Dorante.
LISETTE. '
Pour en faire quoi ?
ISABELLE.
Rien. Mais je serois contente.
LISETTE y à part.
Que les pauvres enfants se contraignent tous deux!
I s A BEL L E , > Valère.
Valère, enfin Thymen va couronner noe vœux;
Pour en serrer les nœuds sous un heureux auspice,
Faisons 9 en Ie& formant, un acte de justice.
A Dorante à Finstant je cède le pari.
J^avois cru qu'il m'aimoit , mais mon esprit guéri
S aperçoit de combien je in'étois abusée.
En secret mille fois je m'étois accusée
De le désespérer par trop de cruauté.
Dans un piège assez fin il s^est précipité;
Mais il ne m'est resté, pour fruit de mon adresse,
Que le regret de voir (jue son cœur sans tendresse
Bravoit également et la ruse et Famour.
Choisissez donc, Dorante, et nommez en ce jour
Le prix que vous mettez au gain de la gageure :
Je dépends d'un époux, mais je me tiens bien sûre
Qu'^ est trop généreux pour vous le disputer.
VALÈRE.
Jamais plus justement vous n'auriez pu compter
Sur mon obéissance.
DORANTE.
Il faut donc vous le dire;
Je demande....
ACTE ÎH, SflÈNEVI. 377
IS'ABELLE.
£h bien! quoi?
. DORANTE.
La liberté d'écrire.
ISABELLE.
D'écrire?
LISETTE.
Il est donc fou?
VALÈRE.
Que demandes^tu là?
DORANTE.
Oui, d'écrire mon nom dans le blanc que voilà«
ISABELLE.
Ah ! vous m'avez trahie.
DORANTE , à ses pie^s.
ELl quoi ! belle Isabelle,
Ne vous lasscît-VQus point de m'être si cruelle?
Faut-il encor....
SCÈNE VII.
GARLIK, botté, et «n fouet i la main; -LE NQTÂIRE,
ISABELLE, DORANTE , ÉLIANTE , VALÈRE,
LISETTE.
CARLIN.
Monsieur, les chevaux sont tout prêts ^
La chaise nous attend.
DORANTE.
La peste des valets !
CARLIN.
Monsieur, le temps se passe.
378 L'ENGAGEMENT TÉMÉflAIRE.
VALÀRS.
* Eh ! quelle fantaisie
De nous troubler?....
CARLIN.
]I est six heures et demie.
DORANTE.
Te tairas-tu?
CARLIN.
Monsieur, notis partirons trop tard.
DORANTE.
Voilà bien, à mon gré, le plus maudit bavard!
Madame, pardonnez....
CARDIN.
« .
Monsieur, il faut me taire:
Mais nous avon^ oe soir bien du chemin à faire.
DORANTE.
Le grand diable d'enfer puisse-t-il t'emporter !
ÉLIANTE.
Lisette, explique-lui....
LISETTE.
BonJ. veut-il m'écouter?
Et peut*46n dire tin mot où parle monsieur Carie!
CARLIN, un peu vUe.
Eh ! parle, au nom du ciel 1 avant qu'on parle, parle:
Parle, pendant qu'on parle : et, quand on a parlé,
Parle encor, pour finir sans avoir déparlé.
DORANTE.
Toi, déparleras-tu , parleur impitoyable?
( à Isabelle. ) *
Puis-je enfin ràe flatter qii'un penchant favorable
Confirmera le don que vos lois m'ont promis?
ACTE III, SCÈNE VIL 379
ISABELLE.
Je ne eftis si ce doti irouê e^ si bien acquis,
Et j'çiitrëvbifr ici de là fripodtierieé
Mais, en punition de môâ étourderie,
Je Yoûâ domke ma biaio et y^out laissé mon cceur.
D 0 R Â HH T e ; baUaiit \k main d'Isabelle.
Ah ! TOUS mettez par là le comble à mon bonheur.
CARLIN.
Que diable font-ils donc? aurois-je la berlue?
LISETTE.
Non , vous avez, mon cher, une très bonne vue,
( r'ant. )
Témoin la lettre....
CABLIN.
Eh bien ! de quoi veux-tu parler?
LISETTE.
Que j'ai tant eu de peine à me faire voler.
CARLIN.
Quoi! c'étoit tout exprès?....
LISETTE.
Mon dieu ! quel imbécile !
Tu t'imaginois donc être le plus habile?
CARLIN.
Je sens que j'avois tort;»cette ruse d'enfer
Te doit donner le pas sur monsieur Lucifer.
LISETTE.
Jamais comparaison ne fut moins méritée;
Au bien de mon prochain toujours je suis poitée :
Tu vois que par mes soins ici tout est content;
Ils vont se marier,, en veux-tu faire autant?
CARLIN.
Tope , j'en fais le saut; mais sois bonne diablesse;
. 38o L ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
A me cacher tes tours mets toute ton adresse;
Toujours dans la mAison fois prospérer le bien;
Nargue du demeurant quand je n^en saurai rien.
LISETTE.
Souvent, parmi les.jeux, le'cœur de la plus sage
Plus qu elle ne youdroit en badinant s'engage.
Belles, sur cet exemple apprenez en ce jour
Qu'on ne peut sans danger se jouer à Tamour.
FIN DE L^ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE.
LES MUSES GALANTES,
BALLET,
Représenté en 17 45 devant le duc de Richelieu; en 1747 ) sur
le théâtre de FOpéra, en 1761 , devant le prince de Conti.
^j%/\/%/%^%/%/%/\.'%/%/%,'%^%/K^/%/\» k/%/%.%/%/%.'%/\/\.'%r%/*.x/%/\.-^^%/\.-%-^»/\.'%/%/%f\/%/%.'%/\/%>'%/\/%>%/%/%.'*/*^^'\^^y*-
AYERTISSEMENT.
Cet ouvrage est si médiocre en son genre , et le genre en est
si mauvais, que, pour comprendre comment il ma pu p^ire,
il faut sentir toute la force de l'habitude et dça préjugés. Pfoujçri^
dès mon enfance, dans le goût de la musicpie fi^ançôise et 4^
Fespèce de poésie qui lui est propre, je prenois le bruit pour
de l'harmonie , le merveilleux pour de Fintérét , et des chansons
pour un opéra.
En travaillant à celui-ci, je ne soiigeois qu'à me donner des
paroles propres à déployer les trois caractères de musique dont
j'étois occupé : dans ce dessein , je choisis Hésiode pour le genre
élevé et fort, Ovide pour )e tendre, Anacréon poiy:* le gai. Ce
plan n étoit pas mauvais , si j'avois mieux su le remplir* -
Cependant, quoique la musique de cette pièce ne vaille guère
mieux que la poésie , on ne laisse pas d'y trouver de temps en
temps des morceaux pleins dé chaleur et de vie. L ouvrage a été
exécuté plusieurs fois avec assez de succès -. savoir, en 170,
devant M. le duc de Richelieu , qui le destinoit pour la cour ;
en 17479 sur le théâtre de l'Opéra; et, en 1761, deyafit S^. lie
prince de Conti. Ce fut même sur l'exécution de ^uekjucs ipunT*
ceaux que j'en avois fait répéter chez M. de La Popelinière., qu^
M. Rameau, qui les entendit, conçut contre moi cette violente
haine dont il n'a cessé de donner des marques jusqu'à sa mort.
y^
PERSONNAGES DU PROLOGUE.
L'AMOUR.
APOLLON.
LA GLOIRE.
LES MUSES.
LES GRACES.
Troupes de jeux bt de ris.
PERSONNAGES DU BALLET.
f •
«
EUTERPE, sous le nom cI'Églé.
POLYCRATE.
OVIDE.
ANACRÉON.
HÉSIODE.
DORIS.
ÉRITHIE.
THÉMIRE.
Un Songe.
Un homue de la fête.
Troupes de jeunes Sahiennes.
Peuple.
r
PROLOGUE.
Le théâtre représente le mont Parnasse ; Apollon y. paroit sur son
trône, et les muses sont assises autour de lui.
" ^
SCENE I.
■
APOLLON ET LES MUSES.
Naissez, divins esprits /naissez, fameux héros;
Brillez par les beaux arts , brillez par la victoire ;
Méritez d'être admis au temple de mémoire:
Nous réservons à votre gloire
Un prix digne de vos travaux.
APOLLON.
Muses, filles du ciel, que votre gloire est pure !
Que vos plaisirs sont doux !
Les. plus beaux dons de la nature
Sont moins brillants que ceux qu on tient de vous.
" Sur ce paisible mont, loin du bruit et des armes,
Des innocents plaisirs vous goûtez les douceurs.
La fière ambition, Tamour ni ses faux charmes,
Ne troublent point vos cœurs.
LES MUSES.
Non, non, Tamour ni ses faux charmes
Ne troubleront jamais nos cœurs.
( On entend une symphonie brillante et douce alterna-
tivement. )
XI. • 25
386 PROLOGUE.
^ .
SCENE II;
La Gloire et l'Amour descendent du même char.
APOLLON, LES MUSES, L'AMOUR,
LA GLOIRE.
APOLLON.
Que vois-je? ô ciel! dois-je le croire?
L'Amour dans le char de la Gloire !
LA GLOIRE.
Quelle triste erreur vous séduit !
Voyez ce dieu charmant, soutien de mon empire:
Par lui Famant triomphe, et le guerrier soupire:
Il forme les héros , et sa voix les conduit.
Il faut lui céder la victoire
Quand on veut briller à ma cour :
Rien n'est plus chéri de la Gloire
Qu'un grand cœur guidé par l'Amour.
APOLLON.
Quoi ! mes divins lauriers d'un enfant téméraire
Ceindroient le front audacieux?
l'amour.
Tu méprises l'Amour, éprouve sa colère.
Aux pieds d'une beauté sévère
Va former d'inutiles vœux.
Qu'un exemple éclatant montre aux cœurs amoureux
Que de moi seul dépend le don de plaire;
Que les talents, l'esprit, l'ardeur sincère,
Ne font point les amants heureux.
APOLLON.
Ciel! quel objet charmant se retrace à mon ame!
SCÈNE II. aay
Quelle soudaiàe flamme
Il inspiré à mes s.ens!
C'est ton pouvoir, Ameur, que je ressens:
Du moins à mes soupirs naissants
Daigne rendre Daphné sensiMe«
L^AMOUR.
Je te rendrois heureux! je prétends te punit.
APOLLON.
Quoi! toujours soupirer sans pouvoir la fléchir!
Cruel, que ma peine est terrible!
(n8*enYa,)
L^AMOUR.
C'est la vengeance de rAmour .
LES MUSES.
Fuyons un tyran perfide ,
Craignons à notre, tour.
LA GLOIRE.
Pourquoi cet effroi timide?
Apollon régnoit parmi vous ,
Souffrez que l'Amour y préside
Sous des auspices plus doux.
L^AMOUJR.
Ah ! qu'il est doux, qu'il est charmant de plairei
C'est l'art le plus nécessaire.
Ah ! qu'il est doux, qu'il est flatteur
De savoir parler au coeur!
(Les muses ) persuadées par FAmour, répètent ces
quatre vers. )
ï^'amour.
Accourez, Jeux et Ris, doux séducteurs des belles;
Vous, par qui tout cède à l'Amour,
Confirmez mon triomphe, et parez ce séjour
a5.
388 PROliOGUE.
De myrtes et de fleu^-s nouvelles :
Grâces plus brillantes qu'elles ,
Venes embellir ma cour.
SCÈNE III.
L'AMOUR, LA GLOIRE, LES MUSES,
LES GRACES, troupes de Jedx et m Ris.
CHOEUR.
Accourons , accourons dans ce nouveau séjour;
Soupirez , beautés rebelles ,
Par nous tout cède à FAmour.
(On danse.)
LA GLOIRE.
Les vents, les affreux orages,
. Font par d'horribles ravages
La terreur des matelots :
Amour, quand ta voix le guide ,
On voit Falcyon timide
Braver la fureur des flots.
Tes divines flammes
Des plus foibles âmes
Peuvent faire des héros.
' N (On danse.)
CHOig:UR.
Gloire, Amour, sur les coeurs partagez la victoire;
Que le myrte au laurier soit uni dès ce jour.
Que les soins rendus à la Gloire
Soient toujours payés par l'Amour.
l'amour.
Quittez, muses, quittez ce désert trop stérile;
SCÈNE III. 389
Venez de vos appas enchanter T^inivers;
Après avoir orné mille climat» divers,
Que Fempire des lis soit votre * heureux asile.
Au milieu des beaux arts puissiez-vous y briller
De votre plus vive liunière \
Un régne glorieux vous y fera trouver
Des amants dignes de vous plaire,
Et des héros à célébrer.
FIN DU PROLOGUE.
* Cette leçQD est conforme à Tédition en sa vol. in-S^ de 1S19,
publiée par M. Lefèvre. Danç l'édition de Genève, lyèa , et dans
celle de Paris , en 38 vol, in-8** , on lit :
Que l'empire des lis «oit notre heureux asile.
LES MUSES GALANTES.
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PREMIÈRE ENTRÉE.
Le théâtre représente un boca(];e, au travers duquel on voit des
hameaux.
SCENE L
ÉGLÉ, DORIS.
DORIS.
L'Amour va vous offrir la plus charmante fêté;
Déjà pour disputer chaque berger s'apprête :
Le don de votre main au vainqueur est promis.
Qu'Hésiode est à plaindre! hélas ! il vous adore;
Mais les jeux d'Apollon sont des arts qu'il ignore;
De ses tendres soupirs il va perdre le prix.
ÉGLÉ.
Doris, j'aime. Hésiode, et plus que l'on ne pense
Je m'occupe de son bonheur :
Mais c'est en éprouvant ses feux et sa constance
Que j'ai dû m'assurer qu'il méritoit mon cœur.
DORIS.,
A vos engagements pourrez-vous vous soustraire?
é;glé.
Je ne sais point, Doris ^ manquer de foi.
DORIS.
Comment avec vos feux accorder votre loi?
ÉGLÉ.
Tu verras dès ce jour tout ce qu'Églé peut faire.
\
392 LES MUSES GALANTES.
DOUlS.
Églé, dans nos hameaux inconnue, étrangère,
Jouit sur tous les cœurs d'un pouvoir mérité;
Rien ne lui doit être impossible
Avec le secours invincible
De Tesprit et de la beauté.
É&LÉ.
J'aperçois Hésiode.
noms.
Accablé de tristesse,
n plaint le malheur de ses feux.
ÉGLÉ.
Je saurai^issiper la douleur qui le presse :
Mais pour quelques instants cachons-nous à ses yeux.
SCÈNE IL
HÉSIODE.
Églé méprise ma tendresse;
Séduite par les chants de mes heureux rivaux,
Son cœur en est le prix : et seul dans ces hameaux
J'ignore les secrets de l'art qu^elle couronne!
Églé le sait, et m'abandonne!
Je vais la perdre sans retour.
A 4e frivoles chants se peut-il qu'elle donne
Un prix qui n'étoit dâ qu'au plus parfait amour?
(On entend une symphonie douce.)
Quelle douce harmonie ici se £ait entendre!....
Elle invite au repos.... Je ne puis m'en défendre....
Mes yeux appesantis laissent tarir leurs pleurs...-
Dans le sein du sommeil je cède à ses douceurs.
PREMIÈRE ENTRÉE, SCÈNE Ilï. SgS
«
SCENE III.
/ I
ÉGLÉ; HÉSIODE, endonni.
ÉGLÉ.
Commencez le bonheur de ce berger fidèle,
Songes; en ce séjour Euterpe vous appelle.
Accourez à ma voix, parlez à mon amant;
Par vos images séduisantes,
Par vos illusions charmantes ,
Annoncez-lui le destin qui lattend.
( Entrée des Sonores. ) ^
UN SONGE.
Songes flatteurs,
Quand d^un cœur misérable
Vos soins apaisent les douleurs ,
Douces erreurs.
Du sort impitoyable
Suspendez long-temps les rigueurs;
Réveil , éloignez-vous : •
Ah! que le sommeil est doux!
Mais quand un songe favorable
Présage un., bonheur véritable.
Sommeil, éloignez-vous : .
Ah! que le réveil est doux!
(Les Songes se retirent.)
ÉGLÉ,
Toi pour qui j'ai quitté mes sœurs et le Parnasse,
Toi que le ciel a fait digne de mon amour.
Tendre berger, d'une feinte disgrâce
Ne crains point Feffet en ce jour.
Reçois le don des vers. Qu'un nouveau feu t'anime.
Des transports d'Apollon ressens l'effet sublime ,
394 LES fttUSES GALANTES.
Et, par tes chaDts divins t'élevant jusqu'aux deux,
Ose en les célébrant te rendre égal aux dieux.
(Une lyre suspendue à un laurier s'élève à côté d'Hésiode.)
Amour, dont les ardeurs ont embrasé moname,
Daigne animer mes dons de ta divine flamme : -
Nous pouvons du génie exciter les efforts;
Mais les succès heureux sont dus à tes transports.
SCÈNE IV.
■
HÉSIODE.
Où suis-je? quel réveil? quel nouveau fea m'inspire?
Quel nouveau jour me luit?Tousmes sens sont surpris!
( Il aperçoit la lyre. )
Mais quel pix>dige étonne mes esprits?
(Il la touche et elle rend dés soos. )
Dieux, quels sons éclatants partent de cette lyre!
D'un transport inconnu j'éprouve le délirye!
Je forme sans effort des chants harmonieux !
O lyre! ô cher présent des dieux i
Déjà par ton secours je parle leur langage^
Le plus puissent de tûus excite mo^ courage,
Je reconnois F Amour à des transport^ si beaux,
Et je vais triompher de mes jaloux rivaux.
SCÈNE V.
HÉSIODE, TROUPE DE BEA« ERS qui s assemblent pour
la fête.
CHOEUR.
Que tout retentisse.
Que tout applaudisse
PREMIÈRE ENTRÉE, SCÈNE V. 395
A nos chants dÎTei;^ ! *
Que Técho s'dnisse,
Qu'Églé s^attendrisse
A nos doux concerts !
Doux espoir de plaire,
' Animez nos jeux l ' ;
Apollon va faire
Un amant heureux.
Flatteuse victoire !
Triomphe enchanteur!
L'amour et la gloire
Smvront le vainqueur.
"(On danse, après ifuoi'Hfmode s'approche ponr disputer.)
GHOETJft.
0 bergeif ! déposez cette lyre inutile;
Voulez-vous dans nos jeux disputer en ce jour l
HÉSIODE.
f
Rien n'est impossible à TAmour.
Je n'ai point fait de Fart unp étude servile,
Et ma voix indocile
Ne s'est jamais unie aux chalumeaux.
Mais dans le succès que j'espère,
J'attends tout du feu qui m'éclaire,
Et rien de mes foibles travaux.
CHOEUR.
Chantez, berger téméraire;
Nous allons admirer vos prodiges nouveaux.
HÉSIODE commence J
Reau feu qui consumez mon ame ,
Inspirez à mes chants votre divine ardeur :
Portez dans mon esprit cette brillante flamme
Dont vous brûlez mon cœur.
396 LES MUSES GALANTES.
G H 0£ U R , qui interrompt Hésiode.
Sa lyre efface nos nlusettes.
Âh ! nous sommes vaincus !
Fuyons dans nos retraites.
SCENE VI.
HÉSIODE, ÉGLÉ.
HJÊSIODE.
Belle Églé.... Mais , ô ciel! quels charmes inconnus!....
Vous êtes imiQortelle, et j'ai pu m'y méprendre!
Vos célestes ^ppas n'ont-ils pas, dû m-'apprendre
Qu'il n'est permis qu'aux dieux de soupirer pour vous?
Hélas ! à chaque instant sans pouvoir m'en défendre,
Mon trop coupable cœur accrpit votre courroux.
ÉGLÉ.
Ta crainte offense ma gloire.
Tu mérites le prix qu'ont proipis mes sern^ents;
Je le dois à ta victoire ,
Et le donne à tes sentiments.
HÉSIODE.
Quoi! vous seriez?... O ciel! est-il possible?
Muse, vos dons divins ont prévenu mes vœux :
Dois-je espérer encor que votre ame sensible
Daigne aimer un berger et partager mes feux?
ÉGLÉ.
La vertu des mortels fait leur rang chez les dieux.
Une ame pm'e* un cœur tendre et sincère,
Sont les biens les plus précieux;
Et quand on sait aimer le mieux ,
On est le plus digne de plaire.
PREMIÈRE ENTRÉE, SCÈNE VI. 397
( Aux bergers. )
Calmez votre dépit jaloux,
Bergers, rassemblez-vous:
Venez former les plus riantes fêtes.
Je me plais dans vos bois, je chéri& vos musettes;
Reconnoissez Euterpe, et célébrez ses feux.
SCENE VIL
ÉGLÉ, HÉSIODE, LES BERGERS, DORIS.
CHOEUR.
Muse charmante, muse aimable,
Qui daignez parmi nous fixer vos tendres vœux,
Soyez-nous toujours fevorable.
Présidez toujours à nos j eux.
(On danse.)
DORIS.
Dieux qui gouvernez la terre ,
Tout répond à votre voix.
Dieux qui lancez le tonnerre,
Tout obéit à vos lois.
De votre gloire éclatante.
De votre grandeur brillante
Nos cœurs ne sont point jaloux :
D'autres biens sont faits pour nous.
^ Unis d un amour sincère.
Un berger, une bergère ,
Sont-ils moins heureux que vous? -
FIN DE LA PREMIÈRE ENTRÉE.
SECONDE ENTRÉE.
Le théâtre représente les jardins d'Oride à Thèmes; et dans le
fond y des montages affreuses parsemées (le précipices, et cov-
vertes de neige.
SCÈNE I.
OVIDE.
Cruel amour, funeste flamme,
Faut-il encor l'abandonner mon ame?
Cruel amour, funeste flamme.
Le sort d'Ovide est-il d'aimer toujours?
Dans ces climats glacés, au fond de la Scythie,
Contre tes feux n'est-il point de secours?
J'y brûle, hélas ! pour la jeune Érithie :
Pour moi, sans elle, il n'est plus de beaux jours.
Cruel amour, etc.
Achève du moins ton ouvrage.
Soumets Érithie à son tour.
Ici tout languit sans amour.
Et de son cœur encore elle ignore Fusage !
Ces fleurs dans mes jardins l'attirent chaque jour,
Et je vais par des jeux.... C'est elle, ô doux présage
Je m'éloigne à regret : mais bientôt sur mes pas
Tout va lui parler le langage
Du dieu charmant qu'elle ne connoit pas.
I
LES MUSES GALANTES. 899
SCENE IL
ÉRITpiE.
C'en est donc fait! et dans quelques moments
Diane à ses autels recevra mes serments !
Jardins chéris, riants bocages,
Hélas ! à mes jeux innocents
Vous n'offrirez plus vos ombrages !
Oiseaux, vos séduisants ramages
Ne charmeront donc plus mes sens 1
Vain éclat , grandeur importune ,
Heureux qui dans Tobscurité
N'a point soumis à la fortune
Son bonheur et sa liberté !
Mais quels concerts se font entendre?
Quel spectacle enchanteur ici vient me surprendre?
SCENE III.
La statue de i' Amour s*éléve au fotid du théâtre, et tonte la suite
d'Ovide vient former des danses et des cfhants antoor d*Érithie.
CHOEUR.
Dieu charmant, dieu des tendres cœurs.
Régne à jamais, lance tes flammes;
Eh ! quel bien flatteroit nos ^mes
S'il n'étoit de tendres ardeurs?
Chantons, ne cessons point de célébrer ses charmes,
Qu'il occupe tous nos moirtents;
Ce dieu ne se sert de ses armés
à,
Que pour faire d'heureux amants.
4oo LES MUSES GALANTEjB.
Les soins, les pleurs et les soupirs,
Sont les tributs de son empire ;
Mais tous les biens qu^il en retire ,
Il nous les rend par les plaisirs.
(On danse. )
ÉBITHIE.
Quels doux concerts, quelle fête agréable!
Que je trouve charmant ce langage nouveau!
Quel est donc ce dieu favorable?
* ( Elle considère la statue. )
Hélas ! c'est un enfant; notais quel enfant aimable!
Pourquoi cet arc et ce bandeau,
Ce carquois, ces traits, ce flambeau?
UN HOMME DE LA FÊTE.
Ce foible enfent est le mattre du monde;
La nature s^anime à sa flamme féconde.
Et Tunivers sans lui périroit avec nous.
Reconnoissez, belle Érithie,
Un dieu feit pour régner sur vous;
Il veut de votre aimable vie
Vous rendre les instants plus doux.
Étendez les droits légitimes
Du plus puissant des immortels ;
m
Tous les cœurs seront ses victimes
Quand vous servirez ses autels.
ÉRITHIE.
Ces aimables leçons ont trop Tart de me plaire.
Mais quel est donc ce dieu dont on veut me parler?
OVIDE.
De ses plus doux secrets discret dépositaire,
A vous seule en ces lieux je dois les révéler.
SEœNDE ENTRÉE, SCÈNE IV. 40 1
' SCENE IV.
*
ÉRITHIE, OVIDE.
OVIDE.
C'est un aimable mystère
Qui de ses biens charmants assaisonne le prix : .
Plus on les a sentis ,
Et mieux on sait les taire.
ÈRITHIE.
J'ignore encor quels sont des biens si doux ;
Mais je brûle de m'en instruire.
OVIDE.
Vous l'ignorez? n'en accusez que vous ;
Déjà dans mes regards vous auriez du le lire.
ÉRITHIE.
Vos regards?... Dans ses yeux quel poison séducteur!
Dieux! quel trouble confus s'élève dans mon cœur!
OVIDE.
Trouble charmant, que mon ame partage,
Vous êtes le premier hommage
Que l'aimable Érithie ait offert à l'Amour.
ÉRITHIE.
L'Amour est donc ce dieu si redoutable?
OVIDE.
L'Amour est ce dieu favorable
Que mon cœur enflammé vous annonce en ce jour;
Profitons des bienfaits que sa main nous prépare :
Unis par ses liens....
ÉRITHIE.
Hélas ! on nous sépare !
XI. 36
4o2 LES MUSES GALANTES.
Du temple de Diane on me commet le soin ;
Tout le peuple dlthonîe en veut être témoin.
Et je dois dès ce jour...
OVIDE.
Non , charmante Érithie ,
Les peuples mêmes de Scythie
Sont soumis au vainqueur dont nous suivons les lois:
Il faut les attendrir, il faut unir nos voix.
Est-il des cœurs que notre amour ne touche,
S'il s'explique à-la-lbis ••
Par vos larmes et par ma houche ?
Mais on approche... on vient..^ Amour, si pour ta gloire
Dans un exil affreux il &ut passer mes jours,
De mon encens du moins conserve la mémoire,
A mes tendres accents accorde ton secours.
SCÈNE V. ^
OVIDE, ÉRITHIE, tboupe de Sarmates.
CHCœUR.
Célébrons la gloire éclatante
De la déesse des forêts :
Sans soins, sans peine, et sans attente,
Nous subsistons par ^es bienfaits :
Célébrons la beauté charmante
Qui va la servir désormais :
Que sa main long-temps lui présente
Les offrandes de àes sujets.
( On danse. )
LE CHEF DES SARMATES.
Venez, belle Érithie...
\
SECONDE ENTRÉE, SCÈNE V. 40$
OVIDE.
Ah ! daignes m*écouter ï
De deux tendres amants différez le supplice :
Ou si vous achevez ce cruel sacrifice ,
Voyez les pleurs que vous m ~allez coûter.
CHOEUK.
0
Non, elle est promise à Diane :
Nos engagements sont des lois :
Qui pourroit être assez proj^ane
Pour priver les dieux dé Ifeurs droits !
OVIDE et ÉRIT&IE.
Du plus puissant des dieux nos cœurs sont le partage,
Notre autour est son ouvrajge :
Est-il des «Iroits plus sacrés?
Par une injuste violence
Les dieux ne sont point honorés.
Ah ! si votre indifférence
Méprise nos douleurs ,
A ce dieu qui nous assemble
Nous jurons de mourir ensemble
Pour ne plus séparer nos cœurs.
CHŒSUR.
Quel sentiment secret vient attendrir nos âmes
Pour ces amants infortunés?
Par TAmour Tun à Tautre ils étoient destinés;
Que TAmour couronne leurs flammes !
OVIDE.
Vous comblez mon bonheur, peuple trop généreux.
Quel prix de ce bienfait sera la récompense?
Puissiez-vous par mes soins , par ma reconnoissance ,
Apprendre à devenir heureux !
26.
4o4 LES MUSES GALANTES.
L* Amour vous appelle,
Écoutez sa voix ;
Que tout soit fidèle
A ses .douces lois.
Des biens dont Fusage
Fait le yrai bonheur,
Le plus doux partage
Est un tendre cœur.
FIN DE LA SECONDE ENTRÉE.
TROISIÈME ENTRÉE.
Le théâtre représente lepéristyle dn temple de Janon à Samos.
SCÈNE I.
>POLYCRATE, ANÀCRÉON.
ANAGRÉON.
Les beautés de Samos aux pieds de la déesse
Par votre ordre aujourd'hui vont présenter leurs vœux:
Mais, seigneur, si j'en crois le soupçon qui me presse,
Sous ce zélé mystérieux
Un soin plus doux vous intéresse.
POLYCRATE.
On ne peut sur la tendresse
Tromper les yeux d'Anacréon.
Oui, le plus doux penchant m'entratne :
Mais j'ignore à-la-fois le séjour et le nom
De Fobjet qui m'enchaîne.
AMACRÉON.
Je conçois le détour :
Parmi tant de beautés vous espérez connoitre
Celle dont les attraits ont fixé. votre amour;
Mais cet amour enfin...
POLYCRATE.
Un instanf le fit naitre :
Ce fut dans ces superbes jeux
Où mes heureux succès célébrés par ta lyre....
ANAGRÉON.
Ce jour, il m'en souyient, je devins amoureux
De la jeune Thémire.
'
4û6 LES MUSES GALANTES.
POLYCRATB.
Eh qaoi ! toujours de nouveaux feux?
. ANAGRÉON.
A de beaux yeux aisément mon cœur cède;
Il change de même aisément :
L'amour à Tamour y succède ,
Le goût seul du plaisir y régne constamment.
POLTCRATfi. ^
Bientôt une douce victoire
T'a sans doute asservi son cœur?
ANACRÉON.
Ce triomphe manque à ma gloire ,
Et ce plaisir à mon bonheur. .
POLYCRATE.
Mais on vient... Que d'appas! Ah ! les cœurs lesplus sages,
En voyant tant d'attraits, doivent craindre des fers.
ANACRÉON.
Junon, dans ce beau jour, les plus tendres hommages
Ne sont pas ceux qui te seront offerts.
SCÈNE II.
POLYCRATE, ANACRÉON.
TROUPE DE /EUNES SAMIENNES, qui viennent offrir
leurs hommages à la déesse.
HYMNE A JUNON.
Reine des dieuxi, mère de Tunivers ,
Toi par qui tout respire ,
Qui combles cet empire *
De tes biens les p],as chers ,
Junon, vois ces offrandes :
TROISIÈME ENTRÉE, SCÈNE IL 407
Nos cœurs que tu demandes
Vont te les présenter.
Que tes mains bienfaisantes
De nos mains innocentes
Daignent les accepter, t
(Ondunse.)
Thémire, portant une corbeille de fleurs , entre dans le temple à la
tête de9 jeunes Samiennes.
P G L T G R AT E , apercevant Thëmire.
O bonheur!
ANAGRÉON.
O plaisir extrême !
POLYCRATE.
Quels traits charmants ! quels regards enchanteurs!
ANAGRÉON.
Ah ! qu'avec grâce elle porte ces fleurs !
POLYCRATE.
Ces fleurs ! que dites-vous? C'est la beauté que j'aime.
ANAGRÉON.
C'est Thémire elle-même.
POLYCRATE.
Ami trop cher, rival trop dangereux,
Ah ! que j(e crains tes redoutables feux 1
De mon cœur agité fais cesser le martyre ;
Porte à d'autres appas tes volages désirs ,
Laisse-moi goûter les plaisirs
De te chérir toujours, et d'adorer Thémire.
ANAGRÉON.
Si ma flamme étoit volontaire,
Je l'immolerois à l'instant :
Mais l'amour dans mon cœur n'en est pas moins sincère
Pour n^étr'e pas toujours constant.
4o8 LES MUSES GALANTES.
La gloire et la grandeur, au gré de votre envie,
Vous assurent les plus beaux jours r
Mais que ferois-je de la vie,
Sans les plai&irs, sans les amours?
POLYCRATE.
Eh ! que te servira ta vaine résistance?
Ingrat, évite ma présence.
ANAGRÉON.
Vous calmerez cet injuste courroux ;.
Il est trop peu digne de vous.
SCÈNE III.
POLYCRATE.
Transports jaloux, tourments (fue je déteste.
Ah 1 £aut-il me livrer à vos tristes fureurs ?
Faut-il toujours qu^une rage funeste
Inspire avec Tamour la haine et ses horreurs?
Cruel Amour, ta fatale puissance
Désunit plus de coeurs
Qu'elle n'en met d'intelligence.
Je vois Thémire : ô transports enchanteurs Y
SCÈNE IV.
POLYCRATE, THÉMIRE.
POLYCRATE.
Thémire, en vous voyant la^ résistance est vaine ^
Tout cède à vos attraits vainqueurs.
Heureux Tamant dont les tendres ardeurs
Vous feront partager la chaîne
TROISIÈME ENTRÉE, SCÈNE IV. 409
Que vous donaez à tous les cœurs!
THÉMIRE.
Je fuis les soupirs , les langueurs ,
Les soins, les tourments, les alarmes:
Un plaisir qui coûte des pleurs
Pour moi n'aura jamais de charmes.
POLYCRATE.
C'est un tourment de n'aimer rien;
C'est un tourment affreux d'aimer sans espérance :
Mais il est un suprême bien ,
C'est de s'aimer d'intelligence.
THÉMIRE.
Non, je crains jusqu'aux nœuds assortis par l'amour.
POLYCRATE.
Ah! connoissez du moins les biens qu'il vous apprête
Vous devez à Junon le reste de ce jour:
Demain une illustre conquête
Vous est promise en ce séjour.
SCÈNE V.
THÉMIRE.
Il me cachoit son rang, je feignois à mon tour.
Polycrate m'offre un hommage ,
Qui combleroit l'ambition :
Un sort plus doux me flatte davantage.
Et mon cœur en secret chérit Anacréon.
Sur les fleurs , d'une aile légère ,
On voit voltiger les Zéphyrs :
Comme eux d'une ardeur passagère
Je voltige sur les plaisirs.
,
4iQ LES MUSES GALANTES.
D une chatne redoutable
Je veux préserver mon cœur;
L'Amour m'amuseroit comme un en£ant aimable,
Je le crains comme un fier vainqueur.
SCÈNE VL
ANACRÉON, THÉMIRE.
ANAGRÉON.
Belle Thémire, enfin le roi vous rend les arpes,
L aveu de tous les cœurs autorise le mien :
Si Tamour animoit vos charmes ,
Il ne leur manqueroit plus rien.
THÉMIRE.
Vous m'annoncez par cette indifférence
Combien le choix vous paroitroit égal.
Qui voit sans peine un rival
N'est pas loin de Finconstance.
ANACRÉON.
Vous faites à ma flamme une cruelle offense,
Vous la faites surtout à ma sincérité.
En amour même
Je dis la vérité;
Et quand je n^aime plus, je ne dis plus que j'aime.
THÉMIRS.
Quand on sent une ardeur extrême,
On a moini de tranquillité.
ANAGRÉON.
Thémire, jugez mieux de ma fidélité.
Ah ! qu'un amant a de folie
D'aimer, de haïr tour-â-tour!
TROIÇIÈMEENTRÉE , SCÈNE VI. 4 1 1
Ce qu'il donne % la jalousie^
Je le donne tout à lamour.
THÉ>IIRE.
Je crains ce qu il en coûte à devenir trop tendre;
Non, Famour dans les coeurs. cause trqp de tourments.
Si rhiver dépare nos champs ,
Est-ce à Flore de les défendre?
S'il est des maux pour les amants ,
Est-ce à l'Amour qu'il faut s'en prendre?
Sans la neige et les orages ,
Sans les vents et leurs ravages,
Les fleurs naîtroient en tous temps.
Sans la froide indifférence,
Sans la fière résistsuice,
Touà les cœurs seroient contents.
THÉMIRE.
Vous vous piquez d'être volage;
Si je forme des nœuds, je veux qu'ils soient constants.
ANACHÉON.
L'excès de mon ardeur est un plus digne hommage
Que la fidélité des vulgaires amants;
Il vaut mieux aimer davantage.
Et ne pas aimer si long-temps.
THÉMIRE.
Non , rien ne peut fixer un amant si volage.
ANACRÉON.
Non, rien ne peut payer des transports si dbarmants.
THEMIRE,
Vous séduisez pimtôt que de convaincre ;
Je vois Terreur, et je me laisse vaincre.
1
4i2 LES MUSES GALANTES.
Ah ! trompez-moi long-temps par ces tendres discours:
L'illusion qui plaît devroit durer toujours.
ANAGRÉON.
C'est en passant Yotre espérance
Que je prétei^is vous tromper désormais;
Vous attendrez mon inconstance,
Et ne réprouverez jamais.
( ensemble. )
Unis par les mêmes désirs,
Unissons mon sort et le vôtre ;
Toujours fidèles aux plaisirs,
Nous devons Tétre Tun à Fautre.
SCÈNE VIL
POLYCRATE, THÉMIRE, ANACRÉON.
POLYCRATE.
Demeure, Anacréon; je suspends mon courroux,
Et veux bien Un instant t'égaler à moi-même.
Je n'abuserai point de mon pouvoir suprême :
Que Hiémire décide et choisisse entre nous.
( à Thémire. )
Dites quels sont les nœuds que votre ame préfère,
N^hésitez point à les nommer :
Je jure de confirmer
Le choix que vous allez faire.
THÉMIRE.
Je connois tout le prix du bonheur de vous plaire,
Si j^osois m^ livrer; cependant en ce jour.
Seigneur, vous pourriez croire
Que je donne tout à la gloire ;
TROISIÈME ENTRÉE , SQÈNE VIL, 4 1 3 *
Je veux tout donner à lamour.
Pardonnez il mon cœur un penchant invincible.
POLYCRATE.
Il suffit. Je cède en ce moment;
Allez y soyez unis : je puis être sensible;
Mais je n oublierai point- ma gloire et mon serment.
THÉMIBE et ANACRÉON.
Digne exemple des rois, dont le cœur équitable
Triomphe de soi-même en couronnant nos feux.
Puisse toujours le ciel prévenir tous vos vœux!
Que votre régne aimable,
Par un bonheur constant à jamais mémorable ,
Éternise vos jours heureux.
POLYCRATE, à Anacréon.
Commence d'accomplir un si charmant présage;
Rentre dans ma faveur, ne quitte point ma cour;
Que Tamitié du moins me dédommage
Des disgrâces de Tamour.
Que tout célèbre cette fête.
L'heureux Ânacréon voit combler ses désirs :
Accourez, chantez sa conquête
Gomme il a chanté vos plaisirs.
SCENE VIIL
ANACRÉON, THÉMIRE, peuples de Samo3.
GH(»:UR.
Que tout célèbre cette fête.
L'heureux Anacréon voit combler ses désirs :
Accourons, chantons sa conquête
Comme il a chanté nos plaisirs.
(On danse. }
4i4 LES MUSES GALANTES, etc.
AMAGRÉONy aitêrnatiTement avec le chœur.
Jeux , brillez sans cesse :
Sans vous la tendresse
Languiroit tCËajonrs.
Au plus tendre hommage
Un doux badinage
Prête du secours.
' t, . ' ( On danse. )
Quand pour plaire aiix belles
On voit autour d'elle?
Folâtrer l'Amour ,
Dans leur cœur le traître
Est bientôt le maître,
Et rit à son tour.
FIN DES MUSES GALANTES.
LE DEVIN
DU VILLAGE,
. INTERMÈDE,
Repi^senté à Fontainebleau, devant le Roi, les 1 8 et 34 octobre
1 753 ; et à Paris, par l'Académie royale de Masique, le jeudi
i" mars 1753.
AVERTISSEMENT,
Quoique j'aie approuve les changements que mes amis
jugèrent à propos de faire à cet intermède quand il fut
joué à la cour, et que son succès leur soit dû en grande
partie , je n'ai pas jugé à propos de les adopter aujour-
d'hui, et cela par plusieurs raisons. La première est que,
puisque cet ouvrage porte mon nom , il faut que ce soit
le mien, dût-il en être plus mauvais; la seconde, que ces
changements pou voient être fort bien en eux-mêmes, et
ôter pourtant à la pièce cette unité si peu connue, qui
seroit le chef-^d'œuvre de l'art, si l'on pou voit la conserver
sans répétition et sans monotonie. Ma troisième raison
est que cet ouvrage n'ayant été fait que pour mon amu-
sement , son vrai succès est de me plaire : or personne ne
sait mieux que moi comment il doit être pour me plaire
le plus.
A M. DUCLOS,
HISTORIOGRAPHE DE FRANCE,
l'un des quabaute de l'académie frahçoise, et de celle
DES belles-lettres.
Souffrez, monsieur, que votre nom soit à la tête
de cet ouvrage , qui , sans vous , n'eût point vu le jour.
Ce sera ma première et unique dédicace : puisse-t-elle
vous &ire autant d'honneur qu'à moi !
Je suis, de tout mon cœur ,
Monsieur,
Votre très humble et très
obéissant serviteur,
J. J. Rousseau.
XI. 37
PERSONNAGES
COLIN.
COLETTE.
LE DEVIN.
Troupe de jeunes gens du village.
Jf,B. — « On difpit 4e J. J. Rou^iefia, Ce$% un hi})Qu. Qoi, dit
« quelqu'un, mais c*est celui de Minerve ; et quand je sors du Devin
« du village y j*ajouterois , déniche par les Grâces, n
Ghamfort, Caractères et Anecdotes.
On croira difficilement qu*on ait pu avoir lldée de faire nne
parodie du Devin du village; c*est ce qui a été fait cependant. Ed
septembre lySS on représenta sous ce titre, à la Comédie-Italienne,
les Amours de Bastien et Bastienne y imprimés dans le tome V da
Théâtre de Favart (Paris, 1763), et annoncés être Fouvragedc
madame Favart et de M. Hamy. Ce n*est autre chose qu ane suite
de vaudevilles et airs populaires offrant toutes les scènes et situa-
tions de Topéra-pastorale , sous le travestissement du patois çro^
sier de nos paysans , substitué au lan£[age régulier que Rousseau
fait parler à ses personnages. Dans la première scène Bastienne
chante , sur Tair , J*ai perdu mon dne,
Soas perdu mon ami ,
D'puit c'temp»-ià j'n'avont point dormi.
Et deux auteurs ont réuni leurs forces pour cette belle oeuvre ! et
cela , dit-on , s'est représenté avec grand succès I Que penser d'un
public qui pouvoit alors accueillir de telles pauvretés ?
,i.:K JM-;v.ij;i)îi v.in:i^i.'.:e.
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Colin m'a pu changer; tu peux avoù iou ictùx
Que me sert d'y rêver sans cesse?
Rien ne peut guérir mon amour , .
Et tout augmente ma tristesse.
a;.
LE DEVIN
DU VILLAGE.
Le théâtre représente d*un c6té la maison da Derin ; de l'autre ^
des arbres et 'des fontaines; et dans le fond, un hameau.
SCÈNE I.
COLETTE, soupirant, et s'essnyant les yeux de son tabher.
J'ai perdu tout mon bonheur:
J'ai perdu mon serviteur;
Colin me délaisse.
Hélas ! il a pu changer!
Je voudrois n'y plus songer :
J'y songe sans cesse.
J'ai perdu mon serviteur;
J'ai perdu tout mon bonheur;
Colin me délaisse.
n m'aimoit autrefois, et ce fut mon malheur.
Mais quelle est donc celle qu'il me préfère?
Elle est donc bien charmante ! Imprudente bergère l
Ne crains-tu point les maux que j'éprouve en ce jour?
Colin m'a pu changer; tu peux avoir ton tqur.
Que me sert d'y rêver sans cesse?
Rien ne peut guérir mon amour,
Et tout augmente ma tristesse.
4ao LE DEVIN DU VILLAGE.
J'ai perdu mon serviteur; ,
J'ai perdu tout mon bonheur;
Colin me délaisse.
Je veux le haïr.... je le dois....
Peut-être il m'aime encor... Pourquoi tne fuir sans cesse?
Il me cherchoit tant autrefois !
Le Devin du canton fait ici sa demeure;
Il sait tout; il saura le sort de mon amour:
Je le vois, et je veux m'éclaircir en ce jour.
SCÈNE II.
LE DEVIN, COLETTE.
Tandis qne le Devin s* avance gravement , Colette compte dans sa
main de la monnoie , puis elle la plie dans un papier, et la pr^
sente au Devin , après avoir un peu hésité à Taborder.
COLETTE, d*un air timide.
Perdrai-je Colin sans retour?
Dites-moi s'il faut que je meure.
LE DEVIN, gravement.
Je lis dans votre cœur, et j'ai lu dans le sien.
COLETTE. '
O dieux !
LE DEVIN.
Modërez-vous.
COLETTE.
Eh bien?
Colin....
LE DEVIN.
Vous est infidèle.
SCÈNE II. 421
COLETTE.
Je me meurs.
L£ DEVIN.
Et pourtant il vous aime toujours.
COLETTE, vivement.
Que dites-vous?
LE DEVIN.
Plus adroite et moins belle,
La dame de ces lieux....
COLETTE.
t
Il me quitte pour ell« !
LE DEVIN.
Je vous Tai déjà dit, il vous aime toujours.
COLETTE, tristement.
Et toujours il me fuit!
LE DEVIN.
Comptez sur mon secours.
Je prétends à vos pieds ramener le vplage.
Colin veut être brave, il aime à se parer :
Sa vanité vous a fait un outrage
Que son amour doit réparer. .
COLETTE.
Si des galants de la ville
.Peusse écouté les discours,
Ah ! qu'il m'eût été facile
De former d'autres amours !
Mise en riche demoiselle, ,
Je brillerois tous les jours;
De rubans et de dentelle
Je jchargerois mes atours.
Pour l'amour de l'infidèle
J'ai refusé mon bonheur;
423 LE DEVIN DD VILLAGE.
J^aimois mieux être moioi belle
Et lui conserver mon cœur.
L£ DBTIN.
Je vo^s rendrai le sien, oe sera mon ismTrage.
Vous, à le mieux garder appliquez taus vos soins;
Pour TOUS faire aimer davantage,
Feignez d'aimer un peu moins.
L'amour croît, d'il s'inquiète;
Il s'endort, s'il est content:
La bergère un peu coquette
Rend le berger plus constant.
COLETTE.
A vos sages leçons Colette s'abandonne.
LE DEVIN.
Avec Colin prenez un autre ton.
COLETTE. !
Je feindrai d'imiter l'exemple qu'il me donne.
L£ DEVIN.
Ne l'imitez pas tout de bon;
Mais qu'il ne puisse le connottre.
Mon. art m'apprend qu'il va parottre;
Je vous appellerai quand il en sera temps.
SCÈNE IIL
LE DEVIN.
J'ai tout su de Colin, et ces pauvres enflants
Admirent tous les deux la science profonde
Qui me fait deviner tout ce qu'ils m'ont atppris.
Leur amour à propos en ce jour me seconde;
En les rendant heureux, il faut que je confonde
De la dame du lieu les airs et les mépris.
SCÈNE IV. 4a3
SCÈNE IV.
LE DEVIN, CdLm.
COLIN.
L'amour et vos leçons m*ont enfin rendcl ^ge,
Je préfère Colette à des biens duperflas:
Je sus lui plaire en habit de village,
Sous un habit doré qa^d^tiendrois-je de plus?
LE DEVIN.
Colin , il n'est plus temps, et Colette t'oublie.
COLIN.
Elle m'oublie, 6 ciel! Colette a pu changer!
LE DEVIN.
Elle est femme, jeune et jolie;
Manqueroit-elle à se venger?
COLIN.
Non, Colette n'est point trompeuse,
Elle m'a promis sa foi :
Peut-elle être l'amoureuse
D'un autre berger que moi ?
LE DEVIN.
Ce n'est point un berger qu'elle préfère à toi^
C'est un beau monsieur de la ville.
COLIN.
Qui vous l'a dit?
LE DEVIN, ayec emphase.
Mon art.
COLIN.
Je n'en saurois douter.
Hélas ! qu'il m'en va coûter
4^4 LE DEVIN DU VILLAGE.
Pour avoir été trop facile ! *
Aurois-je donc perdu Colette sans retour?
LE DEVIN. *
On sert mal à-Ia-fois la fortune et Tamour.
D'être si beau garçon quelquefois il en coûte.
COLIN.
De grâce , apprenez-nu>i le moyen d'éviter
Le coup affreux que je redoute.
LE DEVIN.
Laisse-moi seul un moment consulter.
(Le Devin tire de sa poche ua livre de grimoire et un petit bâton
de Jacob, avec lesquels il fait un charme. De jeunes paysaooes,
qui venoient le consulter, laissent tomber leurs présents, etst
sauvent tout effrayées en voyant ses contorsions. )
LE DEVIN.
Le charme est fait. Colette en ce lieu va se rendre;
Il faut ici Tattendre.
COLIN.
A Fapaiser pourrai-je parvenir?
Hélas! voudra-t-elle m'entendre?
LE DEVIN.
Avec un cœur fidèle et tendre
* On lit dans l'édition de Genève , et dans toutes celles qui ont
été faites postérieurement sans exception ,
Pour avoir été trop facile
A m'en, laisaer conter par les dames de coar !
mais ce dernier vers n* est dans aucune édition antérieure, à partir
de Tédilion originale de 1753; il n*est point dans la partition gravée
en 1754; enfin, il n*est point dans le manuscrit autographe de cette
partition déposé à la bibliothèque de la Chambre des Députés.
Voilà bien assez de raisons pour décider la suppression de ce vers,
quelle que soit la cause de son insertion dans Tédition de Genève,
qui fait autorité en tant d*aqtres points.
SCÈNE rv. '425
m
On a drok de tout obtenir. ^
( à part. )
Sur ce qu'elle doit dire allons la prévenir.
SCÈNE' V.
COLIN.
Je vais revoir ma charmante maîtresse.
Adieu, châteaux, grandeurs, richesse, .
Votre éclat ne me tente plus.
Si mes pleurs, mes soins assidus.
Peuvent toucher ce que j'adore ,
Je vous verrai renaître encore ,
Doux moments que j'ai perdus.
Quand qn sait aimer et plaire ,
A-t-on besoin d'autre bien?
Bends-moi ton cœur, ma bergère,
Colin t^a rendu le sien.
Mon chalumeau, ma houlette,
Soyez mes seules grandeurs;
Ma parure est ma Colette ,
Mes trésors sont ses feveurs.
Que de seigneurs d'importance
Voudroient bien avoir sa foi I
Malgré toute leur puissance ,
lis sont moins heureux que moi.
SCÈNE VI.
COLIN; COLETTE, parée.
COLIN, àpart.
Je4'aperçois.... Je tremble en m offrant à sa vue...
....Sauvons-nous.... Je la perds si je fuis....
^
4a6 LE DEVIN DU VILLAGE.
COLETTE, à part.
Il me voit.... Que je suis émue !
Le cœur me bat....
COJLIN.
Je ne sais où j'en suis.
COLETTE.
Trop près, sans y songer, je me suis approchée.
COLIN.
Je ne puis m'en dédire, il la faut aborder.
( à Colette, d'an ton radoocÎT et d*iin âir moitié
riant, moitié embarrassé.)
Ma Colette.... étes-vous fâchée?
Je suis Colin : daignez me regarder.
COLETTE, osant à peine jeter les yeux sur loi.
Colin m'aimoit. Colin m'étoit Çdéle :
Je vous regarde , et ne vois plus Colin.
COLIN.
Mon cœur n'a point changé ; mon erreur trop cruelle
Venoit d'un sort jeté par quelque esprit malin :
Le Devin l'a détruit ; je suis malgré l'envie ,
Toujours Colin, toujours plus amoureux.
COLETTE.
Par un sort, à mon tour, je me sens poursuivie.
Le Devin n'y peut rien.
COLIN.
Que je suis malheureux !
COLETTE.
D'un amant plus constant....
COLIN.
Ah ! de ma mort suivie
Votre infidélité....
*
COLETTE.
Vos soins sont superflus ;
SCÈNE VI. 437
Non y Colin, je ne taîme plus.
COLIN.
Ta foi ne m'est point ravie;
Non , consulte mieux ton cœur :
Toi-même, en m'ôtant la rie,
Tu perdrois tout ton boiiheur.
COLETTE.
( à part. ) (à Colin. )
Hélas ! Non , tous m'avez trahie ,
Vos soins sont superflus :
Non, Colin , je ne t'aime plus.
COLIN.
C'en est donc feit; voUs voulez que je meure,
Et je vais pour jamais m'éloigner du hameau.
COLETTE, rappelant Colin, qui s'éloigne lentement.
Colin !
COLIN.
Quoi?
COLETTE.
Tu me fuis ?
COLIN.
Faut-il (jue je demeure
Pour vous voir un amant nouveau ?
DUO.
COLETTE.
Tant qu'à mon Colin j'ai su plaire ,
Mon sort comUoit mes désirs.
COLIN.
Quand je plaisois à ma bergère,
Je vivois dans les plaisirs.
428 LE DEVIN DU VILLAGE.
COLETTE.
Depuis que son cœur me méprise ,
Un autre a gagné le mien.
COLIN.
Après le doux nœud qu^elle brise,
Serolt-il un autre bien?
( d*un ton pénétré. )
Ma Colette se dégage !
COLETTE.
Je crains un amant volage.
« ( Ensemble. )
Je me dégage à mon tour.
Mon cœur devenu paisible ,
Oubliera , s'il est possible ,
cher
Que tu lui fus l un joiu*.
chère
COLIN.
Quelque bonheur qu'on me promette
Dans les nœuds qui me sont offert^ ,
J'eusse encor préféré Colette
A tous les biens de l'univers.
COLETTE.
Quoique un seigneur jeune, aimable,
Me parle aujourd'hui d'amour,
Colin m'eût semblé préférable
A tout l'éclat de la cour.
COLIN, tendrement.
Ah , Colette !
COLETTE, avec un soupir.
Ah ! berger volage ,
Faut-il t'aimer malgré moi !
SCÈNE VI. 429
(Colin se jette aux pieds de Colette; elle lai fait remarquer à son
chapeau un ruban fort riche qu*il a reçu de la dame. Colin le
jette avec dëdain. Colette lui eu donne un plus simple dont elle
étoit parée, et qu'il reçoit avec transport.)
( Ensemble. )
Ije t'engage
t'engage
Mon I ma'
cœuret < foi.
Son 1 sa
Qu'un doux mariage
M'unisse avec toi.
Aimons toujours sans partage;
Que Tamour soit notre loi.
A jamais, etc.
SCENE VIL
LE DEVIN, COLIN, COLETTE.
•^
LE DEVIN.
Je VOUS ai délivres d'un cruel maléfice ;
Vous vous aimez encor malgré les envieux.
COLIN.
( Us offrent chacun un présent au Deyin. )
Quel don pourroit jamais payer un tel service!
LE DEVIN, recevant des deux mains.
Je suis assez payé si vous êtes heureux.
Venez, jeunes garçons, venez, aimables filles,
Rassemblez-vous , venez les imiter ;
Venez, galants bergers, venez, beautés gentilles.
En chantant leur bonheur apprendre à le goûter.
43o LE DEVm DU VILLAGE.
SCÈNE VHL
LE DEVIN, COLIN, COLETTE, Gabçohs
ET Filles du village.
CHOEUR.
Colin revient à sa bergère ;
Célébrons un retour si beau.
Que leur amitié sincère
Soit un charnle toujours qouveau.
Du Devin de notre village
Chantons le pouvoir éclatant :
Il ramène un amant volage ,
Et le rend heureux et constant.
( On danse. )
ROMANCE.
COLIN.
Dans ma cabane obscure
Toujours soucis nouveaux;
Vent, soleil , ou JBroidure ,
Toujours peine et travaux.
Colette , ma bergère ^
Si tu viens Tbabiter»
Colin, dans sa chaumière.
N'a rien à regretter.
Des champs, de la prairie,
Retournant chaque soir.
Chaque soir plus chérie ,
Je viendrai te revoir :
Du soleil dans nos plaines
Devançant le retour.
SCÈNE vni. 43i
Je charmerai mes peines
En chantant notre amour.
( On danse une pantomime. )
LE DEVIN.
Il faut tous à Fenvi
Nous signaler ici :
Si je ne puis sauter ainsi ,
Je dirai pour ma part une chanson nouvelle.
( II tire une chanson de sa poche. )
I.
L art à TAmour est favorable ,
Et sans art FAmour sait charmer ;
A la ville on est plus aimable ,
Au village on sait mieux aimer. ^
Ah ! pour Fordinaire ,
L'Amour ne sait guère
Ce qu'il permet , ce qu'il défend ;
C'est un enfant 9 c'est ua enfant.
COLIN avec le chœur répète le refrain.
Ah ! pour Fordinaire ,
L'Amour ne sait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend;
C'est un enfant, c'est un enfant.
( regardant la chanson. )
Elle a d'autres couplets 1 je la trouve assez belle.
COLETTE, avec empressement.
Voyons, voyons; nous chanterons aussi,
(Elle prend la chanson. )
Ici de la simple nature
L'Amour suit la naïveté ;
1
432 LE DEVIN DU VILLAGE.
Ed d'autres lieux, de la parure
Il cherche Féclat emprunté.
Ah ! pour Fordinaire y
L'Amour ne sait guère
Ce qu il permet, ce qu'il défend;
C'est un enfant, c'est un enfant.
CHŒUR.
C'est un enfant, c'est un enfant.
I
COLIN.
ill.
Souvent une flamme chérie
Est celle d'un cœur ingénu ;
Souvent par la coquetterie
Un cœur volage est retenu.
Ah ! pour l'ordinaire, etc.
(A la fin de chaque couplet le chœur répète toujours ce
verg : )
C'est un enfant, c'est un en£ant. ^
LE DEVIN.
IV.
L'Amour, selon sa fantaisie,
Ordonne et dispose de nous;
Ce dieu permet la jalousie ,
Et ce dieu punit les jaloux.
Ah ! pour l'ordinaire , etc.
COLIN.
V.
A voltiger de belle en belle ,
On perd souvent l'heureux instant;
Souvent un berger trop fidèle
SCÈNE VIII. 433
Est moins aimé qu'un inconstant.
Ah ! pour Tordinaire , etc.
COLETTE.
VI.
A son caprice on est en butte y
Il veut les ris, il veut les pleurs;
Par les.... par les....
C O L I N 9 lui aidant à lire.
Par les rigueurs on le rebute.
COLETTE.
On FafFoiblit par les faveurs.
( Ensemble. )
Ah ! pour Tordinaire ,
L'Amour ne sait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend;
C'est un enfant, c'est un enfant.
CHOEUR.
C'est un enfant , c'est uù enfant.
( On danse. )
COLETTE.
Avec l'objet de mes amour§.
Rien ne m'afflige, tout m'enchante;
Sans cesse il rit, toujours je chante :
C'est une chaîne d'heureux jours.
Quand on sait bien aimer, que la vie est charmante!
Tel, au milieu des fleurs qui brillent sur son cours,
Un doux ruisseau coule et serpente.
Quand on sait bien aimer, que la vie est charmante!
( On danse. )
XI. a8
434 LE DEVIN DU VILLAGE.
COLETTE.
Allons danser sous les ormeaux ,
Animez-vous y jeunes fillettes :
Allons danser sous les ormeaux;
Galants , prenez vos chalumeaux.
( Les yiilageoises répètent ces quatre veri. )
COLETTE.
Répétons mille chansonnettes;
Et, pour avoir le cœur joyeux,
Dansons avec nos amoureux;
Mais n'y restons jamais seulettes.
Allons danser sous les orn^enux , etc.
LES VILLAGEOISES.
Allons danser sous les ormeaux, etc.
COLETTE.
A la ville on fait bien plus de fracas;
Mais sont-ils aussi gaiç dans leurs ébats?
Toujours (Contents y
Toujours chantants;
Beauté sans fard,
Plaisir sans art :
Tous leurs concerts valent-ils nos musettes?
Allons danser sous les ormeaux, etc.
LES VILLAGEOISES.
Allons danser sous les ormeaux, etc.
FIN DU DEVIN DU VILLAGE.
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LA DÉCOUVERTE
DU
NOUVEAU MONDÉ,
TRAGÉDIE EN TROIS ACTES.
38.
PERSONNAGES.
LE CACIQUE de File de GuaDahan, conquérant
d^une partie des Antilles.
DI6IZÉ, épouse du Cacique.
CARIMEy princesse américaine.
COLOMB, chef de la flotte espagnole.
ALVAR, officier castillan.
LE GRAND-PRÊTRE des Américains.
NOZIME, Américain.
Tboupe de Sacbificateurs américains.
Troupe d'Espagnols et d'Espagnoles de la flotte.
Troupe d'Américains et d'Américaines.
La scène est dans ttle de Gnanahan.
I
LA DÉCOUVERTE
DU
NOUVEAU MONDE.
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente la foret sacrée où les peuples de Guanahan
veDoient adorer leurs dieux.
SCENE L
LE CACIQUE, CARIME.
LE CACIQUE.
Seule en ces bois sacrés! eh! qu'y faisoit Carime?
CABIME.
Eh ! quel autre que vous devroit le savoir mieux?
, De mes tourments secrets jHmportunois les dieux;
J'y pleurois mes malheurs : m'en faites- vous un crime?
LE GACIQUB.
Loin de vous condamner, j'honore la vertu
Qui vous fait près des dieux chercher la confiance
Que Fefïroî vient d'ôter à mon peuple abattu.
Cent présages affreux, troublant notre assurance^
Semblent du ciel annoncer le courroux ;
Si nos crimes ont pu mériter sa vengeance,
Vos vœux relégueront de nous
En faveur de votre innocence.
438 LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
CARIME.
Quel fruit espérez-vous de ces détours honteux?
Cruel! vous insultez à mon sort déplorable.
Ah! si Famour me rend coupable,
Est-ce à vous à blâmer mes feux?
LE CACIQUE.
Quoi! vous parlez d'amour en ces moments funestes!
L'amour échaufFe-t-il des cœurs glacés d'effroi •?
CARIME.
Quand Famour est extrême^
Craint-on d'autre malheur
Que la froideur
De ce qu'on aime? *
Si Digizé vous vantoit son ardeur.
Lui répondriez-vous de même?
LE CACIQUE.
Digizé m'appartient par des no&ùds étemels;
En partageant mes feux elle a rempli mon trÔne;
Et, quand nous confirmons nos serments mutuels^
L'amour le justifie, et le devoir Fordonne.
CARIMË.
/
L'amour et le devoir s'accordent rarement :
Tour-à-tour seulement ik jrégoetit dans une ame.
L'amour forme, l'engagement,
Mais le devoir éteint la flamme.
Si l'hymen a pour vous des attraits si charmâiit^y
Redoublez avec moi ses doux engaf^ements :
Mon coeur consent àce partage :
C'est un !ï!Bage établi parmi nous.
LE GACIQUB.
Que me proposez-vous, C^rime? quel langage!
jlCTE 1, SCÈNE I. 439
GARIME.-
Tu t^offenseSy cruel, d'un langage si doux!
Mon amour et mes pleurs excitent ton cotirroux!
Tu vas triompher en ce jour--
Ah! si tes yeux ont plus de charmes^,
Ton cœur a-t- il autant d'amour?
LE CACIQUE.
Cessez de vains regrets, votre plainte est injuste : '
Ici vos pleurs blessent mes yeux.
Carime, ainsi que vous, en cet asile auguste^
Mon coeur a ses secrets à révéler aux dieux.
CARIME.
Quoi! barbare, au mépris tu joins enfin Toutrage.
^Va, tu n'entendras plus d'inutiles soupirs;
A mon amour trahi tu préfères ma rage ;
Il faudra te servir au gré de tes désirs.
LE CACIQUE.
Que son sort est à plaindre !
Mais les fureurs n'obtiendront rien.
Pour un cœiu* fait comme le mien
Ses pleurs étoient bien plus à craindre.
SCÈNE II-
LE CACIQUE.
Lieu terrible , lieu révéré ,
Séjour des dieux de cet empire,
Déployez dans les cœurs votre pouvoir sacré:
Dieux , calmez un peuple égaré ,
De ses sens effrayés dissipez ce délire;
Ou, si votre puissance enfin n'y peut suffire,
N'usurpez plus un nom vainement adoré.
44o LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
Je me le cache en vais , moi-même je frissonne;
Une so^nbre terreur m agite malgré moi.
Cacique malheureux, ta venu ^abandonne;
Pour la première fois ton courage s'étonne;
La crainte et la frayeur se font sentir à toi.
Lieu terrible, lieu révéré,
Séjour des dieux de cet empire,
Déployez dans les cœurs votre pouvoir sacré :
Rassurez un peuple égaré ,
De ses sens effrayés dissipez cç délire;
Ou, si votre puissance enfin n'y peut suffire ,
N'usurpez plus un nom vainement adoré.
Mais quel est le sujet de ces craintes frivoles?
Les vains pressentiments d'un peuple épouvanté,
Les mugissements des idoles ,
Ou l'aspect effrayant d^un astre ensanglanté?
Ah! n'ai-je tant de fois enchaîné la victoire.
Tant vaincu de rivaux, tant obtenu de gloire.
Que pour la perdre enfin par de si foibles coups?
Gloire frivole! eh! sur quoi comptons-nous?
Mais je vois Digizé. Cher objet de ma flamme,
Tendre épouse, ah! mieux que les dieux,
L'éclat de tes beaux yeux
Ranimera mon ame.
SCENE m.
DIGIZÉ, LE CACIQUE.
DIGIZÉ.
Seigneur, vos sujets éperdus,
Saisis d'effroi y d'horreur, cèdent à leurs alarmes,
ACTE I, SCÈNE III. 44i
Et, parmi tant de cris, de soupirs et de larmes,
C'est pour vous qu'ils craignent le plus.
Quel que soit le sujet de leur terreur mortelle,
Âh! fuyons, cher époux, fuyons, sauvons vos jours.
Par une crmnte, hélas! qui menace leurs cours,
Mon cœur sent une mort réelle.
LE CACIQUE.
Moi fuir! leur cacique ! leur roi ! -
Leur père enfin! Fespères-tu de moi?
Sur la vaine terreur dont ton esprit se blesse ,
Moi, fuir! ah! Digizé, que me proposes-tu?
Un cœur chargé d'une foiblesse
Conserveroit-il ta tendresse
En abandonnant la vertu?
Digizé, je chéris le nœud qui nous assemble;
J^adore tes appas , ils peuvent tout sur moi :
Mais j'aime encor mon peuple autant que toi,
Et la vertu plus que tous deux ensembLe.
S€ÈNE IV.
NOZIME, LE CACIQUE, DIGIZÉ.
NOZIME.
Par votre ordre, seigneur, les prêtres rassemblés
Vont bientôt en ces lieux commencer le mystère.
LE CACIQUE.
Et les peuples?
NOZIME.
Toujours également troublés,
Tous frémissent au bruit d'un mal imaginaire.
Ils disent qu'en ces lieux des enfants du soleil
44î LA DÉœUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
Doivent bientôt descendre en superbe appareil.
Tout tremble à leur nom seul ; et ces hommes terribles,
Affranchis de la mort, aux coupd inaccessibles,
Doivent tout asservir à leur pouvoir fatal :
Trop fiers d'être immortels, leur orgueil sans égal
Des rois fait leurs sujets ^ des peuples leurs esclaves.
Leurs récits effrayants étonnent les plus braves.
J'ai vainement cherché les auteurs insensés
De ces bruits.. «.
LE CACIQUE.
Laissez-nous, Nozime : c^est assez.
DIGIZÉ.
Grands dieux! que produira cette terreur publique?
Quel sera ton destin, infortuné cacique?
Hélas! ce doute affreux ne trouble-t-il que tnqi?
LE CACIQUE.
Mon sort est décidé; je suis aimé de toi.
Dieux puissants, dieux jaloux démon bonheur suprême,
Des fiers enfants du ciel secondez les projets :
Armez à votre gré la terre , Tenfcr même;
Je puis braver et la foudre et vos traits.
Déployez contre moi votre injuste vengeance,
J'en redoute peu les effets :
Digizé seule en sa puissance
Tient mon bonheur et mes succès.
Dieux puissants, dieux jaloux de mon bonheur suprême,
Des fiers enfants dû ciel secondez les projets :
Armez à votre gré la terre, Tenfer même;
Je puis braver et la foudre et vos traits.
DIGIZÉ.
Où vous emporte un excès de tendresse?
Ah! n'irritons point les dieux:
ACTE I, SCÈNE IV. 443
Pldd on pnétend brâver les deux,
Plus on sent sa prdpt^e fbiblesse.
Ciel, protecteur de Finnocence,
Éloigne nosdabgetft, dissipe notice elfisoîr
Eh! des foibles humains qui prendra la défense,
S'ils n'osent edpérer en toi?
Du plus parfait autour la flamme légitime
Auroit-elle offensé tes yeux?
Ah! si des feux si pur$ devant toi sont un crime.
Détruis la race humaine et ne fais que dés dieux.
Ciel, protecteur de Finnocence,
Éloigne nos dangers , dissipe nôtre efft*oi.
Eh! des foibles humains qui prendra la défense.
S'ils n'osent espérer en toi?
LE CACIQUE.
Chère épouse, suspenids d'inutiles alarmes :
Plus que de vains malheurs tes pleurs me vont coûter.
Âi-je, quand tu verses des larmes-,
De plus grands maux à redouter?
Mais j'entends retentir les instruments sacrés,
Les prêtres vont parottre :
Gardez-vous de laisser connôitre
Le trouble auquel vous, vous livrez.
SCÈNE V.
LE CACIQUE, LE GRAND-PRÊTRE, DIGIZÉ,
TROUPE DE I^RÊTRES.
LE GRACrn-PRÊTRË.
C'est ici le séjour de nos dieux formidables;
Us rendent en ces lieux leurs arrêts redoutables :
444 LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
Que leur présence en nous imprime un saiùt respect!
Tout doit frémir à leur aspect.
LE CACIQUE.
Prêtres sacrés des dieux qui protègent î" ces îles,
Implorez leur secours sur mon peuple et sur moi;
Obtenez d'eux qu'ils bannissent Teffroi
Qui vient troubler ces lieux tranquilles.
Des présages affreux.
Répandent Tépouvante;
Tout gémit dans l'attente
De cent maux rigoureux.
Par vos accents terriblçs
Évo<^ez les destins :
Si nos maux sont certains ,
Ils seront moins sensibles.
LE (ÎRAND-PRÊTRE, alternativement avec le chœar.
Ancien du monde , être des jours ,
Sois attentif à nos prières;
Soleil, suspends ton cours
Pour éclairer nos mystères-
LE GRAND-PRÊTRE.
Dieux qui veillez sur cet empire ,
Manifestez vos soins, soyez nos protecteurs.
Bannissez de vaines terreurs,
Un signe seul vous peut suffire:
Le vil effroi peut-il frapper des cœurs
Que votre confiance inspire ?
CHOEUR.
Ancien du monde, être des jours.
Sois attentif à nos prières ;
Soleil, suspends ton cours
Pour éclairer nos mystères.
ACTE I, SCÈNE V. 445
LE GRAND-PRÊTRE.
Conservez à son peuple un prince giénéreux :
Que , de votre pouvoir digne dépositaire ,
Il soit heureux comme les dieux,
Puisqu'il remplit leur ministère ,
Et qu'il est bienfaisant comme eux !
CHOEUR.
Ancien du monde, etc.
LE GRAND-PRÊTRE^
C'en est assez. Que Ton fasse silence.
De nos rites sacrés déployons la puissance.
Que vos sublimes sons> vos pas mystérieux ,
De Favenir , soustrait aux mortels curieux ,
Dans mon cœur inspiré portent la connoissance.
Mais la fureur divine agite mes esprits ;
Mes sens sont étonnés, mes regards éblouis;
La nature succombe aux efforts réunis
De ces ébranlements terribles....
Non, des transports nouveaux affermissent jnes sens;
Mes yeux avec effort percent la nuit des temps....
Écoutez du destin les décrets inflexibles.
Cacique infortuné ,
Tes exploits sont flétris, ton régne est terminé :
Ce jour en a autres mains fait passer ta puissance :
Tes peuples, asservis sous un joug odieux.
Vont perdre pour jamais les plus chers dons des ciéux,
Leur'liberté, leur innocence.
Fiers enfants du soleil, vous triomphez de nous;
Vos arts sur nos vertus vous donnent la victoire :
Mais y quand nous tombons sous vos coups.
Craignez de payer cher nos maux et votre gloire.
446 LA DÉCOUVERTE pu NOUVEAU MONDE.
Des nuages confus naissent de toutes parts....
Les siècles sont voilés à mes folbles regards.
LE CACIQUE.
De vos arts mensongers cessez les vains prestiges.
( Les prêtres se retirent , après quoi Ton entend le chceor suivant
derrière le théâtre. )
CHOEUR derrière le théâtre.
O ciel ! ô ciel ! quels prodiges nouveaux !
Et quels monstres ailés paroissent sur les eaux!
DIGIZÉ.
Dieux ! quels sont ces nouveaux prodiges?
C H OE U R derrière le théâtre.
O ciel ! ô ciel ! etc.
LE GAGIQUE.
L'effroi trouble les yeux de ce peuple timide ;
Allons apaiser ses transports.
DIGIZÉ.
Seigneur, où courez-vous? quel vain espoir vous guide?
Contre Farrét des dieux que servent vos efforts?
Mais il ne m'entend plus, il fuit. Destin sévère!
Ah! ne puis-je du moins, dans ma douleur amère,
Sauver un de ses jours au prix de mille morts?
FIN DU PREMIER ACTE.
t
ACTE SECOND.
Le thëâtre représente un rivage entrecoupé d*arbres et de rocherf .
On voit, dans renfoncement, débarquer la flotte espagnole, au
son des trompettes et des timbales.
SCÈNE I.
COLOMB, ALVAR, troupe d'Espagnols et
d'Espagnoles.
CHOEUR.
Triomphons, triomphons sur la terre et sur Tonde !
Donnons des lois à Tunivërs :
Notre audace en ce jour découvre un nouveau n^onde;
Il est fait pour porter nos fers.
COLOMB , tenant d'une mpin une épée nue, et de Tautre Fét^ndard
de Gastille.
Climats dont à nos yeux s'enrichit la nature,
Inconnus aux humains , trop négligés des cieux,
Perdez la liberté : ,
(Il plante l'étendard en teiTe. )
Mais portez, sans murmure,
Un joug encor plus précieux.
Ghers compagnons , jadis l'Argonaute timide
Éternisa son nom dans les champs de Golchos :
Aux rives de Gadès l'impétueux Alcide
Borna sa course et ses travaux :
Un art audacieux, en nous servant de guide.
De l'immense Océan nous a soumis les flots.
Mais qui célébrera notre troupe intrépide
A l'égal de tous ces héros?
N
»
448 LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
Célébrez ce grand jour d'éternelle mémoire ;
Entrez, par les plaisirs, au chemin de la gloire;
Que vo$ yeux enchanteurs brillent de toutes parts;
De ce peuple sauvage étonnez les regards.
CHOEUB.
Célébrons ce grand jour d'étemelle mémoire ; .
Que nos yeux enchanteurs brillent de toutes parts.
( On danse. )
ALVAR.
Fière Castille, étends partout tes lois.
Sur toute la nature exerce ton empire;
Pour combler tes brillants exploits
Un monde entier n'a pu ^ffire.
Maîtres des éléments, héros dans les combats.
Répandons en ces lieux la terreur, le ravage;
Le ciel en fit notre partage
Quand il rendit Fabord de ces climats
Accessible à notre courage.
Fière Castille, etc.
( Danses gnemères. )
UNE CASTILLANE.
Volez, conquérants redoutables.
Allez rempliif de grands destins :
Avec des armes plus aimables.
Nos triomphes sont plus certains.
Qu'ici d'une gloire immortelle
Chacun se couronne à son tour.
Guerriers, vous y portez l'empire d'Isabelle,
Nous y portons l'empire de l'Amour.
Volez, conquérants, etc.
(Danses.)
ACTE II, SCÈNE I. i^Q
ALVAR et la GASTILLANii.
Jeunes beautés , guerriers terribles,
Unissez^vous , soumettez l'univers.
Si quelqu'un se dérobe à des coups invincibles,
Par de beaux yeux qu'il soit chargé de fers,
COLOMB.
C'est assez exprimer notre allégresse extrême,
Nous devons nos moments à de plus doux transports.
Allons aux hajbitants qui vivent sur ces bords
De leur nouveau destin porter l'arrêt suprême.
Alvar, de nos vaisseaux ne vous éloignez pas;
Dans ces détours cachés dispersez vos soldats :
La gloire d'un guerrier est assez satisfaite
S'il peut favoriser une heureuse retraite.
Allez , si nous avons à livrer des combats ,
Il sera bientôt temps d'illustrer votre bras.
CHOEUR.
Triomphons, triomphons sur la terre et sur l'onde;
Portons nos lois au bout de l'univers :
Notre audace en ce jour découvre un nouveau monde;
Nous sommes faits pour lui donjfier des fers.
SCÈNE II.
CA.RIME.
Transports de ma fureur, acoQur, rage funeste ,
Tyrans de la raison , où guidez- vous mes pas?
Cest assez déchirer mon cœur par vos combats;
Ah ! du moins éteignez un feu' que je déteste ,
Par mes pleura ou par mon trépas.
XI. 29
45o LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
Mais je l'espère en vain , Tingrat y régne encore :
Ses outrages cruels n'ont pu me dégager ;
Je reconnois toujours , hélas 1 que je Fadore ,
Par mon ardeur à m'en venger.
Transports de ma fureur , etc.
Mais que servent ces pleurs?.... Qu*elle pleure elle-même....
C'est ici le séjour des enfants du soleil ,
Voilà de leur abord le superbe appareil ;
Qu'y viens-je faire , hélas ! dans ma fureur ei^tréme?
Je vienè leur livrer ce que j'aime ,
Pour leur livrer ce que je hais !
Oses-tu l'espérer , infidèle Garime ?
Les fils du ciel sont*ils faits pour le crime?
Us détesteront tes forfaits.
Mais s'ils avoient aimé.... s'ils ont des cœurs sensibles....
Ah ! sans doute ils le sont, s'ils ont reçu le jour.
Le ciel peut-il former des cœurs inaccessibles
Aux tourments de l'amour?
SCENE III.
ALVAR, GARIME.
A LVA R.
Que vois-je? quel éclat ! Ciel !' comment tant de charmes
Se trouvent-ils en ces déserts?
Que serviront ici la valeur et les armes ?
C'est à nous d'y porter les fers.
€ A R I M E , en action de se prosterner.
Je suis encor, seigneur, dans l'ignorance
Des hommages qu'on doit....
A LVA A ,. la retenant.
J'en puis avoir reçus**;
ACTE H, SCÈNE III. 45i
Mais où brille votre présence
C'est à TOUS seule qu^ils sotil dus.
GARIME.
Quoi donc! refusez-vous, seigneur, qu'on votis adore?
N'êtes-vous pas des dieux?
ALVAR.
On ne doit adorer que vous seule en ces lieux;
Au titre de héros nous aspirons encore.
Mais daignez m'instruirie à mon tour
Si mon cœur, en ce lieu sauvage',
Doit, en vous, admirer l'ouvrage •
De la nature ou de l'Amour.
GARIME.
Vous séduisez le mien par un si doux langage.
Je n'en attendois pas de tels en ce séjour.
ALVAR.
L'Amour veut, par mes soins, réparer en ce jour
Ce qu'ici vos appas ont de désavantage :
Ces lieux grossiers ne sont pas faits pour vous;
Daignez nous suivre en un climat plus doux.
Avec tant d'appas en partage ,
L'indifférence est un outrage
Que vous ne craindrez pas de nous.
GARIME.
Je ferai plus encore; et je veux que cette île,
Avant la fin du jour , reconnoisse vos lois.
Les peuples, effrayés, vont d'asile en asile
Chercher leur sûreté dans le fond de nos bois.
Le Cacique lui-même, en d'obscures retraites,
A déposé ses biens les plus chéris.
Je connois les détours de ces routes secrètes.
Des otages si chers....
29.
45a LA DÉœUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
ALVAR.
Groyez-YOtts qa'à ce prix
Nos cœurs soient satisfaits d^einporter la victoire?
Notre valeur suffit pour nous la procurer.
Vos soins ne serviroient qu'à ternir notre gloire,
Sans la mieux assurer.
CARIME.
Ainsi tout se refuse à inajuste colère !
ALVAR.
Juste ciel I vous pleurez ! ai-je pu vous déplaire?
Parlez, que ialloit-il?....
CARIME.
Il falloit; me venger.
ALVAR.
Quel indigne mortel a pu vous outrager?
Quel monstre a pu former ce dessein téméraire?
CARIME.
Le Cacique.
ALVAR.
n mourra : c'est fait de son destin.
Tous moyens sont permis pour punir une offense.
Pour courir à la gloire il n'est qu'un seul chemin,
Il en est cent pour la vengeance.
Il faut venger vos pleurs et vos appas.
Mais. mon zélé empressé n'est pas ici le maître:
Notre chef en ces lieux va bientôt reparottre;
Je vais tout préparer pour marcher sur vos pas.
( Enseaible. )
Vengeance , Amour , unissez-vous ,
Portez*partout le ravage.
Quand vous animez le courage,
Rien ne résiste à vos coups.
ACTE H, SCÈNE m. 453
ALVAR.
La colère en est plus ardente,
Quand ce qu^on aime est outragé.
CARIME.
Quand Famour en haine est changé ,
La rage est cent fois plus puissante.
( Ensemble. )
Vengeance, Amour, unisèez-vous, etc.
FIK DU SECOND ACTE.
ACTE TROISIÈME.
Le théâtre change , et représente les appartements du Cacique.
SGÈN^E I.
DIGIZÉ.
»
Tourments des tendres cœurs , terreurs, crainte fatale ,
Tristes pressentiments, vous Yoilà 'donc remplis!
Funeste trahison d'une indigne rivale,
Noirs crimes de Tamour, restez-vous impunis?
Hélas ! dans mon effroi timide ,
Je ne soupçonnois pas , cher et fidèle époux ,
De quelle main perfide
Te viendroient de si rudes coups.
Je connois trop ton cœur, le sort qui nous sépare
Terminei'a tes jours :
Et je n'attendrai pas qu'une main moins barbare
Des miens vienne trancher le cours.
. Tourments des tendres cœurs, terreur^, crainte fatale ,
Tristes pressentiments, etc.
Cacique redouté, quand cette heureuse rive
Retentissoit partout de tes faits glorieux,
Qui t'eût dit qu'on verroit ton épouse captive
Dans le palais de tes aïeux?
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE. 455
SCENE IL
DIGIZÉ, CARIME.
DIGIZÉ.
Venez- VOUS insulter à mou sort déplorable?
CARIME.
Je viens partager vos ennuis. ,
blGIZÉ.
Votre fausse pitié m'àccable
Plus que Fétat même où je suis.
CARIME.
Je neconnois point Fart de feindre :
Avec regret je vois couler vos pleqrs.
Mon désespoir a causé vos malheurs :
Mais mon cœur commence à vous plaindre ,
Sans pouvoir guérir vos douleurs.
Renonçons à la violence :
Quand le cœur se croit outragé ,'
A peine a-t-on puni Foffense
Qu'on sent moins le plaisir que donne la vengeance
Que le regret d'être vengé.
DIGIZÉ.
Quand le remède est impossible ,
Vous regrettez les maux où vous me réduisez ^
C'est quand vous les avez causés
Qu'il y falloit être sensible.
( Ensemble. )
Amour, Amour, tes cruelles fureurs,
Tes injustes caprices,
Ne cesseront-ils point de tourmenter les cœurs?
456 LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MÔHDE.
Fais-tu de nos supplices
Tes plus chères douceurs ?
Nos tourments font-ils tes délices ?
Te nourris-tu de fios pleurs?
Amour, Amour, tes cruelles fureurs,
Tes injustes caprices,
Ne cesseront-ils point de tourmenter les cœurs?
CAAIME.
Quel bruit ici se fait entendre !
Quels cris ! quels sons étincelants !
DiGizé.
Du Cacique en fureur les transports yiolents....
Si c'étoit lui Grands dieux ! qu'ose-t-il entreprendre?
Le bruit redouble , hélas ! peut-être il va périr.
Ciel , juste ciel, daigne le secourir!
(On entend des décharges de mousqueterie qai se mêlent au bruit
de Torchestre. )
(Ensemble. )
Dieux ! quel fracas ! quel bruit! quels éclats de tonnerre!
Le soleil irrité renverse-t-il la terre?
SCÈNE III.
C O LO M B , suivi de quelques guerriers , D 1 6 1 Z E ,
CARIME.
COLOMB.
C^est assez. Épargnons de foibles ennemis.
Qu'ils sentent leur foiblesse avec leur esclavage;
Avec tant de fierté, d audace, et de courage,
Ils n'en seront que plus punis.
DIGIZÉ.
Cruels ! qu avez-vous fait?... Mais , ôciel ! c'est lui-même!
ACTE III, SCÈNE IV. 467
SCÈNE IV.
1 ■
ALVAR, LE CACIQUE, désarmé, COLOMB,
DIGIZÉ, CARIME.
ALVAR.
Je Fai surpris qui, seul, ardent, et furieux,
Cherchoit à péuétrer jusqu'en ces mêmes lieux.
COLOMB.
Parle, que voulois-tu dans ton audace extrême?
LE CACIQUE.
Voir Digisé, t'immoler, et mourir.
COLOMB.
Ta barbare fierté ne peut se démentir :
Mais, réponds, qu'attends-tu de ma juste colère?
LE CACIQUE.
Je n'attends rien de toi; va, remplis tes projets.
Fils du soleil, de tes heureux succès
Rends grâce aux foudres de ton père,
Dont il t'a fait dépositaire. ,
Sans ces foudres brûlants, ta troupe en ces climats
N'auroit trouvé que le trépas.
COLOMB.
Ainsi donc ton arrêt est dicté par toi-même.
CARIME.
Calmez votre colère extrême ;
Accordez aux remords prêts à me déchirer
De deux tendres époux la vie et la couronne.
J'ai fait leurs maux, je veux les réparer :
Ou, si votre rigueur l'ordonne ,
Avec eux je veux expirer.
458 LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
COLOMB.
Daignent-ils recourir à la moindre prière !
LE CACIQUE.
Vainement ton orgueil Fespère,
Et jamais mes pareils n'ont prié que les dieux.
C ABIME, à Alvar.
Obtenez ce bienfeit si je plais à vos yeux.
CARIME, ALVAR, DIGÏZÉ.
Excusez deux époux, deux amants trop sensibles;
Tout leur crime est dans leur amour. '
Ah ! si vous aimiez un jour ,
Voudriez-vous à votre tour
Ne rencontrer que des cœurs inflexibles?
CARIME.
Ne vous rendrez-vous point? *"•
COLOMB.
Allez, je suis vaincu.
Cacique malheureux, remonte sur ton trône.
( On lui rend son épée. )
Reçois mon amitié , c'est un bien qui t'est dû*
Je songe, quand je te pardonne.
Moins ^à leurs pleurs qu^à ta vertu.
( à Garime. )
Pour ces tristes climats la vôtre u'esX pas née.
Sensible aux feux d'Alvar , daignez les couronner.
Venez montrer l'exemple à l'Espagne étonnée ,
Quand on pourroit punir, de savoir pardonner^
LE CACIQUE.
C'est toi qui viens de le donner ;
Tu me rends Digizé, tu m'as vaincu par elle.
Tes armes n'avoient pu dompter mon cœur rebelle,
Tu l'as soumis par tes bienfaits.
ACTE III, SCÈNE IV. 469
Sois sûr, dès cet instant, que tu n'auras jamais
D'ami plus empressé, de sujet plus fidèle.
COLOMB.
Je te veux pour ami , sois sujet d'Isabelle.
Vante-nous désormais ton éclat prétendu ,
Europe : en ce climat sauvage ,
On éprouve autant d^ courage.
On y trouve plus de vertu.
O vous que des deux bouts du monde '
Le destin rassemble en ces lieux !
Venez, peuples divers, former d'aimables jeux :
Qu'à vos concerts l'écho réponde :
Enchantez les cœurs et les yeux.
Jamais une plus digne fête
N'attira vos regards.
Nos jeux sont les enfants des arts,
Et le mondé en est la conquête.
Hâtez-vous, accourez, venez de toutes parts ^
O vous que des deux bouts du monde
Le destin rassemble en ces lieux,
Venez former d'aimables j eux;
' SCÈNE 'V.
COLOMB, DIGIZÉ, CARIME, LE CACIQUE,
ALVAR , PEUBLE9 ESPAGNOLS ET AII(ÉAIGAINS.
CHOEUR.
Accourons, accourons, formons d'aimables jeux;
Qu'à nos cqncerts Fécho réponde :
Enchantons les cœurs et les yeux.
46o LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
UN AMÉRIGAII^.
Il n'est point de cœur sauvage
PourFamour;
Et dès qu'on s'engage
En ce séjour y
C'est sans partage.
Point d'autres plaisirs
Que de douces chaînes :
Nos uniques peines
Sont nos vains désirs ,
Quand des inhumaines
Causent nos soupirs.
Il n'est point , etc.
UNE ESPAGNOLE.
I
Voguons,
Parcourons
Les ondes ,
Nos plaisirs auront leur tour.
Découvrir
De nouveaux mondes ,
C'est offrir
De nouveaux myrtes à l'Amour.
Plus loin que Phébus n'étend
Sa carrière,
Plus l<yn qu'il ne répand
Sa lumière ,
L'Amour fait sentir ses feux.
Soleil, tu fais nos jours; l'Amour les rend heureux.
Voguons, etc.
ACTE III, SCÈNE V. 461
CHOEUR.
Répandons dans tout Tunivers
Et nos trésors et Fabondance ;
' Unissons par notre alliance
Deux mondes séparés par Tabime des mers.
AIR
AJOUTÉ A IiA FâTE DU TROISIÈME ACTE.
DIGIZÉ.
Triomphe, Amour, régne en ces lieux;
Retour de mon bonheur , doux transports de ma flamme,
Plaisirs charmants, plaisirs des dieux,
Enchantez , enivrez mon ame;
Coulez , torrents déhcieux.
Fille de la vertu , tranquillité charmante ,
Tu n^exclus point des cœurs Taimable volupté.
Les doux plaisirs font la félicité ,
Mais c'est toi qui la rends constante.
FIN DE LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
NOTES.
**- Ces deux vers sont sans rime.
^ Ce vers est sans rime. Dans quelques éditions on Ut :
Tu ne comptes pour rien mes larmes !
Tu vas triompher en ce jour.
Ah ! etc.
<^ Dans Fëdition de Genève, 178a, et dans l'édition de
Paris, 38 vol. in-B", on lit.
Prêtres sacrés des dieux , qui protégez cet iles ,
Implorez, etc.
C'est probablement une faute.
«^ J'en puis avoir reçu».
Reçtis au pluriel pour la rime. II ffiut, j'en puis avoir
reçu.
FRAGMENTS
D'IPHIS,
TRAGÉDIE,
POUR LAGADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
PERSONNAGES.
ORTULE, roid'Élide.
PHILOXIS, prince de My cènes.
AN AX ARETTE , fille du feu roi d'Élide.
ÉLISE, princesse de la cour d'Ortule.
IPHIS, officier de la maison d'Ortule.
OR ANE, suivante d'Élise.
Un chef des guerriers de Philoxis.
CHCffiUR DE GUERRIERS.
Choeur de la cuite d'Anaxarette.
CncœuR de dieux et de déesses.
Choeur de sacrificateurs et de peuples.
CncffiUR de furies dansantes.
FRAGMENTS
DIPHIS.
Le théâtre représente un rivage , et , dans le fond , une mer
couverte de vaisseaux;
SCENE I.
ÉLISE, ORANE.
ORANE.
Princesse, enfin votre joie est parfaite;
Bien ne troublera plus vos feux.
Philoxis de retour, Philoxis amoureux.
Vient d'obtenir du roi la main d' Anaxarette ;
Elle consent sans peine à ce choix glorieux;
L^aspect d'un souverain puissant, victorieux,
EfËace dans son cœur la plus vive tendresse :
Le trop constant Iphis n'est plus rien à ses yeux ,
La seule grandeur Tintéressé.
ÉLISE.
En vain tout paroft conspirer
A favoriser ma flamme ;
Je n'ose point encor, chère Orane, espérer
Qu'il devienne sensible aux tourments de mon ame :
Je connois trop Iphis, je ne puis m'en flatter.
Son cœur est trop constant, son amour est trop tendre :
Non, rien ne pourra l'arrêter;
Il saura même aimer sans pouvoir rien prétendre.
XI. 3o
466 IPHIS.
»
ORANE.
Eh quoi ! vous penseriez qu'il osât refuser
Un cœur qui borneroit les vœux de cent monarques !
ÉLISE.
Hélas ! il n'a déjà que trop su mépriser-
De mes feux les plus 'tendres marques.
CRANE.
Pourroit-il oublier sa naissance, son rang,
Et Téclat dont brille le sang
l)uquel les dieux vous ont fait naître?
ÉLISE.
Quels que soient les aïeux dont il a reçu Têtre ,
Iphis sait mériter un plus illustre sort ,
Et, par un courageux effort,
Se frayer le chemin d'une cour plus brillante.
Ses aimables vertus, sa valeur éclatante,
Ont su lui captiver mon cœur.
^ Je me feroîs honneur
D'une semblable foiblesse ,
Si, pour répondre à mon ardeur.
L'ingrat employoit sa tendresse :
Mais, peu touché de ma grandeur^
Et moins encor de mon amour extrême ,
Il a beau savoir que je 1 aime ,
Je n'en suis pas mieux dans son cœur.
II ose soupirer pour la fille d'Ortule :
Elle-même , jusqu'à ce jour ,
A su partager son amour;
Et, malgré sa fierté, malgré tout son scrupule.
Je l'ai vu s'attendrir et l'aimer à son tour.
Seule de son secret je tien« la confidence.
Elle m'a fait l'aveu de leurs plus tendres feux.
SCÈNE I. 467
Oh ! qu'une telle confiance
Est dure à supporter pour mon cœur amoureux !
ORAN£.
Quel que soit 1 excès de sa flamme.
Elle brise aujourd'hui les nœud$ les plus charmaAl$.
Si Fàmour régnoit bien dans le fond de son ame^
Oublieroit-elle ainsi les vœux et les serments?
Laissez agir le temps, laissess agir vos charmes*
Bientôt Iphis , irrité des mépris
De la beauté dont son cœur est épris , /
Va vous rendre les armes.
Pour finir vos'peines
Amour va lancer ses traits.
Faites briHer vos attraits ,
* Formez de douces chaînes.
Pour finir vos peines
Amour va lancer ses traî|k|
ÉLISE.
Orane, malgré moi la crainte m'intimide.
Hélas ! je sens couler mes pleurs.
Iphis , que tu serois perfide ,
Si sans les partager tu voyois mes douleurs !
Mais c'est assez tarder ; cherchons Anaxarette :
Philoxis en ces heux lui prépare une fête.
Je dois Taccompagiier. Orane, suivez-moi.
3o.
468 IPHIS.
SCÈNE II.
^ IPHIS.
Amour, que de tourments j'endure sous ta loi !
Que mes maux sont cruels ! que ma peine est extrême!
Je crains de perdre ce que j'aime ;
J'ai beau m assurer sur son cœur,
Je 6ens\ hélas ! que ^on ard«ur
M'est une trop foible assurance
Pour me rendre mon espérance.
Je Yois déjà sur ce rivage
Un rival orgueilleux, couronné de lauriers,
Au milieu de mille guerriers ,
Lui présenter un doux hommage :
En cet état ose-t-on refuser
Un amant tout couvert de gloire ?
Hélas! je ne puis accuser
Que sa grandi^ant sa victoire.
De funestes pressentiments
Tour-à-tour dévorent mon ame; -
Mon trouble augmente à tous moments.
Anaxarbtte.... Dieux.... trahiriez-vous ma flamme?
AIR.
Quel prix de ma constante ardeur,
Si vous deveniez infidèle !
Élise étoit charmante et belle ,
J'ai cent fois refusé son cœur.
Quel prix de ma constante ardeur ,
Si vous deveniez infidèle !
SCÈNE III. 469
SCÈNE III.
LE ROI, PHILOXIS.
# LE ROI.
Prince, je vous dois aujourd'hui
L'éclat dpnt brille la couronne;
Votre bras est le seul appui
Qui vient de rassurer mon trône :
Vous avez terrasse mes plus fiers ennemis.
Tout^arle de votre victoire.
Des sujets révoltés vouloient ternir ma gloire ,
Votre valeur les a soumis :
Jugez de la grandeur de ma reconnoissance
Par l'excès du bienfait que j'ai reçu de vous.
Vous possédez déjà la suprême puissance;
Soyez encore heureux époux.
Je dispose d'Anaxarette ;
Ortule, en expirant, m'en laissa le pouvoir.
Philoxis, si sa main peut flatter votre espoir,
A former cet hymen aujourd'hui je m'apprête.
PHILOXIS.
Que ne vous dois-je point, seigneur!
Que mes plaisirs sont doux , qu'ils sont remplis de charmes !
Ah! l'heureux succès de mes armes
Est bien payé par un si grand bonheur!
AIR.
Tendre amour, aimable espérance,
Régnez à jamais dans mon cœur.
Je vois récompenser la plus parfaite ardeur,
Je reçois aujourd'hui le prix de ma constance.
470 IPHIS.
Ce que j'ai senti de souffrance
N'est rien aupràs de mou bonheur.
Tendre amour, aimable espérance,
Régnez à jamais dans mon cœur,
Je vais posséder ce que j'aime :
Ahl Philoxis est trop heureux!
LE ROI.
Je sens une joie extrême
De pouvoir combler vos vœux.
( Ensemble. )
La paix succède aux plus vives alarmes,
Livrons-nous aux plus doux plaisir»,
Goûtons, goâtons-en tous les charmes;
Nous ne formerons plus d'inutiles désirs.
I.E ROI,
La gloire a couronné vos armes,
Et rhymen en ce jour couronne vos soupirs.
(Enseokble.)
La paix succède, etc.
LE ROI,
Prince, je vais pour cet ouvrage
Tout préparer dès ce moment;
Vods allez être heureux amant :
C'ejst le finiit de votre courage.
PHILOXIS.
Et moi, pour annoncer en ces lieux mon bonheur,
Allons', sur mes vaisseaux triomphant et vainqueur,
Des dépouilles de ma conquête
Faire un hommage auxpieda d'Aoaxarette.
SCÈiSE IV. 471
SCENE IV.
ANAXARETTE.
AIR.
m •
Je cherche en vain à dissiper mon trouble;
Non , rien ne aauroit Fapaiser :
J^ai beau m^y vouloir opposer, •
Malgré moi ma peine redouble. '
Enfin il est donc vrai, j'épouse Philoxis,
Et j'ai pu consentir à trahir ma tendres^ !
C'est inutilement que mpa c<çur s'iqtéresse
Au bonheur de l'aimable Iphis!
Falloit-il, dieux puissants, qu'une si douce flamme,
Dont j'attendois tout mon bonheur,
N'ait pu passer jusqu'en mon ame
Sans offenser ma gloire et mon honneur?
Je cherche en vain, etc.
Je sens eqcpr tout mon amour.
Quoi que pour l'étouffer l'ambitiop m'inspire ,
Et je m'aperçois qu'à le^r tour
Mes yeux versent des pleurs, çt que mon cœur soupire.
Mais quoil pourroi&je balancer?
Pour deux objets pui&je m'intéresser?
L'un est roi triomphant, l'autre amant sans naissance :
Ah! sans rougir je ne puis y penser.
Et j'en sens trop la différence
Pour oser encore hésiter.
Non , sachons mieux nous acquitter
473 IPHIS.
Des lois que la gloire m'impose :
Régnons; mon rang ne me propose
Qu'une couronne à souhaiter;
Et je ne serois plus digne de la porter
Si je desirois autre chose.
. SCÈNE V.
ÉLISE, ANAXARETTE, suite d'anaxabette
qui entre avec Élise.
ÉLISE.
Philoxis est enfin de retour en ces lieux ,
Il ramène avec lui FAraour et la Victoire ;
Et cet amant y comblé de gloire,
En vient faire hommage à vos yeux:
Ces vaisseaux triomphants, autour de ce rivage,.
Semblent annoncer ses exploits.
Nos ennemis vaincus et soumis "k nos lois.
Sont des preuves de son courage.
Princesse , dans cet heureux jour
Vous allez partager Féclat qui Tenvironne :
Qu'avec plaisir on porte une couronne,
Quand on la reçoit de FAmour!
ANAXARETTE.
Je sens Fexcès de mon bonheur extrême ,
Et je vois accomplir mes plus tendres désirs.
Hélas! que ne puis-je de même
Voir finir mes tendres soupirs t
(On entend des trompettes et des timbales derrière 1» théâtre.)
Mais qu'entends-je? quel bruit de guerre
Vient en ces lieux frapper les airs?
SCÈNE V. 473
ÉLISE.
Quels sons harmonieux ! quels éclatants concerts !
( Ensemble. )
Ciel ! quel auguste aspect parott sur cette terre !
SCÈNE VI.
Ici quatre trompettes paroissent sur le théâtre, suivis d'un iprand
nombre de ^[uerriers vêtus magnifiquement.
ANAXARETTE, ÉLISE, suite d'anaxarette,
CHEF DES GUERRIERS, CHOEUR DE GUERRIERS.
LE CHEF DES GUERRIERS, à Anaxarctte.
Recevez, aimable princesse.
L'hommage d'un amant tendre et respectueux.
C'est de sa part que, dans ces lieux ,
Nous venons vous offrir ses vœux et sa richesse.
(En cet endroit on voit entrer, au son des trompettes," plusieurs
guerriers, vêtus légèrement, qui portent des présents magnifi-
ques, à la fin desquels est un beau trophée; ils forment une
marche , et vont en dansant offrir leurs présents à la princesse ,
pendant que le chef des guerriers chante. )
LE CHEF DES GUERRIERS.
Régnez à jamais sur son cœur ,
Partagez son amour extrême ,
Et que de sa flamme même
Puisse naître votre ardeur.
Et vous, guerriers, chantons Fheiireuse chaîne
Qui va couronner nos vœux :
•s.
Honorons notre souveraine ,
Sous ses lois vivons sans peine ;
Soyons à jamais heureux.
474 IPHIS, SCÈNE VI.
CHOEUR DES GUERRIERS.
Chantons , chantons Thaureuse chaîne
Qui va couronner nos vœux ;
Honorons notre souveraine ,
Sous ses lois vivons sans peine ;
Soyons à jamais heureux.
ÉLISE.
Jeunes cœurs, en ce séjour
Rendez-vous sans plus attendre ,
Craignez d'irriter FAmouir,
Chaque cœur doit à sou tour
Devenir amoureux et tendre.
On veut en vain se défendre ,
Il faut aimer un jour.
FIN DES FRAGMENTS d'iPHIS.
COURTS FRAGMENTS
DE LUCRÈCE,
TRAGÉDIE EN PROSE.
PERSONNAGES
LUCRÈCE.
COLLATIN, mari de Lucrèce.
LCCRÉTIUS, père de Lucrèce.
SEXTUS, fils de Tarquin.
BRUTUS.
PAULINE, confidente de Lucrèce.
SULPITIUS, confident de Sextus.
La scène est à Rome.
COURTS FRAGMENTS
DE LUCRÈCE.
SCENE I.
LUCRÈCE, PAULINE.
PAULINE.
Me pardonnerez-vous une sincérité que je vous dois?
Rome a vu avec applaudisseiiient votre première des-
tination; tous les vœux du peuple, ainsi que. le choix
de Tarquin , vous unisspient à son successeur. Quel
autre, disoit-on, querhéritiér de la couronne, seroit
digne de posséder Lucrèce ? Qu'elle remplisse un trône
qu'elle doit honorer; qu'elle fasse le bonheur de
Sextus, pour qu'il apprenne d'elle à faire celui des
Romains.
Tout changea, au grand désespoir du prince, con-
tre le gré du roi , du peuple , et ce seroit offenser votre
raison de ne dire pas de vous-même. Votre inflexible
père rompit un mariage qui devoit faire le plus ardent
de ses vœux; CoUatin, bourgeois de Rome , obtint le
prix dont Sextus s'étoit vainement flatté
Je n'ose vous parler du plus amoureux ni du plus ai-
mable; mais il est impossible que vous ne sentiez pas,
malgré vous-même, lequel des deux méritoit le mieux
un tel prix. fi
LUCRÈCE.
Songez que vous parlez à la femme de Collatin , et que
puisqu'il. est mon époux, il fut le plus digne de l'être.
478 FRAGMENTS
PAULINE.
Je dois penser là-dessus ce que tous m'ordonnerez
de croire; mais le public, jaloux de la seule liberté
. qui lui reste , et dont les jugements ne sont soumis à
personne, n^a pas donne au choix de Lucrétius la
même approbation que vous. Le moyen de n^étre pas
difficile sur le mérite de quiconque osoit prétendre à
Lucrèce? L'on trouvoit à tous égards GoUatin moins
pardonnable en cela que Sextus; et votre délicatesse
ne doit pas s'offenser si le public a peine à croire que
TOUS pensiez sur ce point autrement qu'il ne pense
lui-même.
LUCRÈCE.
Que le peuple conûoit mal les hommes, et qu'il sait
mal placer son estime !
PAULINE. .
Je crains que votre gloire n'ait plus à soaffirif de
cette réserve excessive qu'elle ne feroit àe l'excès
contraire, et qu'on n'attribue plutôt le goût d'une vie
si solitaire et si retirée au regrat de l'époux que vous
avez perdu qu'à l'amour de celui que vous possèdes. .
et je crains qu'on ne vous soupçonne de prendre cou*
tre un reste de penchant des précautions peu dignes
de votre grande ame.
LUGRÂGE.
J^aperçois un étranger. Dieux! que vois-je?
PAifllNE.
C'est Sulpitius , un affranchi du prince.
LUCRÈCE.
De Sextus ! Que vient faire cet homme en ces lieux?
DE LUCRÈCE. 479
SCÈNE IL
LUCRÈCE, PAULINE, SULPITIUS.
SULPITIUS.
Vous avertir, madame, de la prochaine arrivée de
votre époux, et vous remettre une lettre de sa part.
LUCRÈCE.
De la part de qui ?
SULPITIUS.
De GoUatin.
LUCRÈCE.
Donnez, (à part.) Dieux ! (à Pauline. ) Lisez.
PAULINE lit.
« Le roi vient de partir pour un voyage de vingt-
« quatre heures qui me laisse le loisir d'aller vous em-
«brasser. Il n'est pas nécessaire d'ajouter que j'en
« profite, mais il l'est de vous avertir que le priiice
« Sextus souhaite de m'accompagner. Faites-lui donc
« préparer un logement convenable : songez, en réce-
nt vànt l'héritier de la couronne, que c'est de lai que
« dépend le sort et la fortune de votre époux, w
LU GRÈCE, à Pauline.
Faites ce qu'il faut pour recevoir le prince. ( à Sulpi-
tins.) Dites à GoUatin que c'est à regret que je ne se-
conde pas mieux ses intentions; et, en lui parlant de
l'état d'abattement où je suis depuis deux jours, ajou*^
tez que ma santé dét^ngée ne me permet ni d'agir, ni
de voir personne que lui setil
f
( à part. ) Dieux qui voyez mon cœur, éclairez ma raison :
faites que je ne cesse point d'être vertueuse; vous sa-
48o FRAGMENTS
vez bien que je veux Fétre, et je le s^rai toujours si
vous le voulez ainsi que moi.
SCÈNE....
PAULINE, SCLPITIUS.
SULPITIUS.
Eh bien! Pauline, que vous semble du trouble de
Lucrèce à la nouvelle de Farrivée du prince? et d'où
croyez-vous que lui viendroient tant d'alarmes, si ce
n'étoit de son propre cœur?
PAULINE.
Je crains bien que nous ne nous soyons trop pressés
de juger Lucrèce. Ah! croyez-moi, Sulpitius, ce n'est
pas une ame qu il faille mesurer sur les nôtres. Vous
savez qu'en entrant dans sa maison je pensois comme
vous sur ses inclinations; que je me flattois, daccord
comme je Fespérois avec son propre coeur, de secoii-
der facilement les vues du prince. Depuis que j'ai appris
à connottre ce caractère doux et sensible , mais ver-
tueux et inébranlable, je me suis convaincue que
Lucrèce, pleinement maîtresse de son cœur et de ses
passions, n'est capable de rien aimer que son époux et
son devoir.
SULPITIUS.
Me croyez- vous la dupe de ces grands mots! et
avez-vous oublié que, selon moi, devoir et vertu ne
sont que des leurres spécieux dont les hommes adroits
savent couvrir leurs intérêts? Personne ne croit à la
vertu, mais chacun seroit bien aise que les autres y
crussent. Pensez que Lucrèce ne sauroit tant aimer
son devoir qu'elle n'aime encore plus son bonheur; etje
DE LUCRÈCE. 481
suis bien trompé dans mes cbserralioas, si jamais «elle
peut le trouTerafutremeut qu'en ipisant celui deSextua.
PAOLINE.
Je crois me connoître en sentiments, et vous devez
mieux que pers(Hin6 me rendre^ justice à cet égard.
J'ai sondé les siens avec un soin digne deTintérétqu'y
pvend le prince qui nous emploie, et avec toute Ta*
dresse nécessaire pour ne lui point paroitre suspecte ;
j'ai exposé son cœur à toutes les épreuves les plus
sÀres et contre lesquelles la plus profonde dissimulation
est le moins en garde : tantôt je Fai plainte de ce qu'elle
avoit perdu, tantôt je l'ai louée de ce qu'elle avoit pré-
féré; tantôt flattant la vanité, tantôt offensant l'amour-
propre, j'ai tâché d'exciter tour-à-tour sa jaloutie,
sa tendresse ; et toutes les fois qu'il a été question de
Sextus, je l'ai toujours trouvée^aussi tranquille que sur
tout autre sujet, et toujours prête également à conti*
mier ou cesser la conversation, sans apparence de
plaisir ou de peine.
- SULPITIUS.
Il faut^donc, malgré toute la tendresse dont vous
me flattez, que mon cœur $e connoisse mieux eu
amour que le vôtre ; car j'en ai plus vu dans le mo-
ment'où je viens d'observer fjucréce, que vous n'avez
fait depuis six mois que vous êtes à son service : et
l'émotion que lui vient de causer, le seul nom de
Sextus me fait juger de celle qu'a dâ lui causer sa vue
autrefois.
PAULINE.
Depuis deux jours sa santé est tellement altérée que
l'esprit s'en ressent; et ses seules langueurs ont vrai-
semblablement pu produire l'effet que vous attribuez
XI. 3i
48a FRAGMENTS
à -la lettre de son tnari. J'avoue que mes observadoos
peuvent 'me tromper; mais trop de pénétration ne
vous tromperoit-elle point ans^?
«ULPITIUS.
Nous devons du moins désirer que Terreur àe soit
pas de mon c6té, «( fomenter ou même allumer un
amour d^o^ dépend le bonheur du nôtre : vous $a?ez
que les promesses de Sextus sont au prix du succès de
nos soins. '
PAULINE,
Nous devons chercher nos avantages dans les foi-
blesses de ceux que nous 'servons. Je le sen» d autant
mieux que, notre union ayant été mise à ce prix, mon
boBheur dépend du succès. Mais l'intérêt que nous
avons à profiter de Terreur d'autrui ne nous porte point
à nous tromper nous-mêmes, et Tavantage que nous
devons tirer des fautes de Lucrèce n'est pas une raison
d'espérer qu'elle en ftisse : d'ailleurs je vous avoue
qu'après avoir vu de près cette aimable et vertaeose
femme je me troave mains propre que je ne m'y atten-
dois à seconder les desseins du prince. Je croyois. . . •
Sa douceur demande tellement grâce pour sa sagesse,
qu'à peine aperçoit-on les charmes de son oaractère
qu'on perd le courage et la volonté de souiller une
ame si pure.
Je continuerai, de servir Sextus comme vous Texi-
gez ' ; il ne tiendra pas à moi que ce ne soit avec
succès : mais ne seroit-ce pas vous tromper que de
vous promettre de tous mes soins plus d'effet que je
n'en attends moi-même? Adieu : le temps s'écoule; il
faut aller exécuter les ordres de Lucrèce. Quand le
' Cet endroit e&t- chargé de ratures.
DE LUCRÈCE. ' 483
prince sera ve&u, au.pFem}«r moment de 'liberté que
j^aurai y j'aurai soin de vous en faire avertir
.......
■SÇjÈNE....
BRUTUS, COLLAIPIN.
' BRUTUS, prenant et serrant CoUatin par la main.
Crots^moi , CoUatin, ^crçis que Famé de Brutua^^
aussi fi^re que la tienne, trouve |>lus grand et pluà
beau* d'être compté pacrmi des bonunes tels que nous,
fût4;e méme^ti dernier rang, que d'être le premier à
la couTv de T^rquin.
•' ^ ' ÈOLLATIR.
Âb! Brutus,* qUeDe différence! Ta graïkleur est
toute au fond de ton ame , et j'^i besoin de cbercbor
la mienne daus la'fortune. . . >......
'* '/ ' \'* . • •
SCÈNE..!, •
SEXTDS, lîULPITIUS.
SEXTUS.
Ami, prends pitié de mes ^g^rements, et pardonne
mes discours insensés ; mais compte sur ma docilité
pour tous tes avis. Tu me vois enivré d'amour au point
que je ne suis plus capable de me conduire. Supplée
donc à cet oubli de moi^-même-, conduis les pas de ton
aveugle mattre, et* fais qu'avee mon bonheur je te
doive le retour de ma raison.
SULPITIUS.
Songez que bous avons ici plus d'une sorte de pré-
cautions à prendre, et que l'arrivée du père de Lu-
/ *
484 FRAGMENTS
créce doit nous rendre encore plus circonspects. /Je
TOUS Tai dit, seigneur, je soupçonne ce voyage avec
Brutus de renfermer quelque mystère : j'ai cru voir, à
l'air dont ils nous observoient, qu^ils craignoient d'être
observés eux-mêmes ; j'ignore ce qui se trame en se-
cret, mais Lucrétius nous regarde de mauvais cbîI. Je
vous avoue que ce Brutus m'a toujours déplu. '
Âh! seignear, plût au ciel! maisA.. Pardonnez si
mon zélé inquiet me doniie.une d^ance que votre
courage dédaigne, mats utile à votre sâre|é stpeuf-
être à celle de l'état.
SBXTUS.
Ami, que de vains soucis ! Mais seulement que je
voie Lucrèce , je suis content ôfi mourir à ses pieds :
et que tout l'univers périsse ! *
8ULPITIU8.
«
Elle met ses soins à vous éviter.... Cependant voas
la verrez; le mot|pent vieçt d'en être pris. Au noip
des dieux! allez l'attendre, et me laissez pojurvoir au
reste. ♦ " <
• SCÈ?ïE....
SULPITIUS.
Jeune insensé ! nul n'a perdu la raison que toi-
même, et mon malheur veut que mon sort d^ende
du tien. Il faut absolument pénétrer les desseins de
Brutus : un secret entretien où Gollatin a été admis
.me donne quelque espoir de tout apprendre par cet
' Ces deux couplets sont effacés par un trait dans le manuscrit
original.
' Il y a dans ces deux couplets beaucoup de ratures qui les
rendent presque indéchiffrables.
DE LUCRÈCE. 485
homme facile et boroé. J'ai déjà su gagner sa con-
fiance: qu'il soitFaveugle instrument de mes projets;
que je puisse éventer par lui les complots que je
soupçonne ; . qu'il me serve à monter au plus haut de-
gré de faveur; qu'il li»vre sans le savoir sa femme au
prince; qu'enfin famour, épuisé par la possession, me
laisse la facilité d^écarter le mari et de rester seul maî-
tre et fovori de Sextus, et de soumettfe un jour sous
son n6m tous les Romains à mon empire. '
m
• SCÈNE...
m
PA.ÙLINE, SULPITIUS.
PAULIîTE.
Nbn, Sulpitius, c'est vainement que j'aurois parlé;
elle ne veut point voir lé prince^ et ce qu'elle a refusé
aux raisons de G«Ilatin, elle ne l'auroit pas accordé
aux prétextes que vous m*avez suggérés. D'ailleurs,
chaque fois que jç voulois ouvrir la bouche, sa pré-
sence m'inspiroit une résistance invincible. Loin de
ses yeil!x je veux tout ce qui vous plaît, mais devant
elle je nte puis plus rien vouloir que d'honnête.
SULPITIUS.
Puisqu'une vaine timidité l'emporte, que mes rai-
sons ni votre intérêt n'ont pu vous déterminer à par-
ler, il lie nous reste qu'à ménager entre eux une ren-
contre qui paroisse imprévue.
' Le manuscrit est très chargé de ratures.
466 FRAGMENTS
<
SCÈNE....
*
LUCRÈCE.
* t
Craelle vertu, quel prix nous of£res-tu qui soft
digne des sacrifices que tu nous coûtes? la raison peut
m'égarer à ta poursuite , mais mon cœur me crie qu'il
faut te suivre , et je te suivrai jusqu'au bout. . t . . .
SCÈNE....
LUCRÈCE, PAULINE.
LUCRÈCE.
Ne vaut-il pas mievx qu'un méchant meure, que
mon père soit obéi , et que la patrie soit libte , que
si, à force de pitié, Lucrèce oublioil sa vertu? . . .. *
. LUCRÈCE, renti^Dt.
(à Pauline, d*un ton froid, mais an.pen altéra. )
Secourez ce malbeiveux. *
SCÈNE....
SEXTUS.
Je ne sais quelle image sacrée se présente sans cesse
entre elle et moi. Dans oes yeux si doux je crois voir
un dieu qui m'épouvante ; et je sens, aux combats que
j'éprouve en la voyant, que sa pudeur n^est pas moins
céleste que sa beauté
DE LUCRÈCE. 487
SCÈNE....
SEXTDS.
O Lucrèce! 6 beauté céleste, charme et supplice
de mon infâme cœurl ô vertu digne des adorations
des dieux, et souillée par le plus vil des mortels ! . .
SCÈNE....
LUCRÈCE.
Juste ciel \ un homme mort ! Hélas ! il ne souffre
plus; son ame est paisible. Ainsi, dans deux heures....
O innocence ! où est ton prix? O yie humaine ! où est
ton bonheur?. . . Tendre et malheureux père!... Et
toi qui m'appelois ton épouse ! . . . Âh ! j'étois pourtant
yertueuse
SCENE.-..
LUCRÈCE.
Monstre ! si j^expire par ta rage, ma mort n^est pour
toi qu'un nouveau forfait; et ta main infeone ne sait
punir le crime qu^après l'avoir partagé. »
' Par le désordre qui régne dans ces dernières scènes on peut
se faire une idée de celui qui existe dans le manuscrit.
TABLE DES PIÈCES
CONTEtrUEft DANS GB VOLUME.
Lettre a M. d^Alembert , sur son article Genève, dans le sep-
tième volume de l'Encyclopédie, et particulièrement sur le
Projet d'établir un théâtre de comédie dans cette ville.
Page I
RÉPONSE A UNE LeTTRE ANONYME l88
De l'Imitation théâtrale 1 93
THÉÂTRE.
Narcisse, ou l'Amant -de lui-même, comédie 219
Préface 221
Les Prisonniers de guerre, comédie 283
Ptgmalion , scène lyrique. ... ; 3i5
L'Engagement téméraire, comédie 327
Les Muses galantes, ballet 38 1
Prologue 385
Le Devin du village, intermède. . . . *. 4'^
La Découverte du Nouveau Monde , tragédie 4^^
Fragments d'Iphis, tragédie 4^^
Fragments DE Lucrèce, tragédie 47^
FIN DU ONZIÈME VOLUME.