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I
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OEUVRES
DUE
J. J. ROUSSEAU
TOME XVI.
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DE L'IMPRIMERIE D$ JULES DIDOT AÎNÉ,
RUS DU PONT-DE-LODI, H* 6.
: è i ■ ■ ■ ■ ■ :
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OEUVRES
I-.
' DE
' J. J. ROUSSEAIL
NOUVELLE ÉDITION, ?^'i X f
. • '"^ I I ' iinnuL.ii^ I..1
AVBC DES NOTES HISTORIQUES ET CRITIQUES;
AUGMENTÉES
d'un appendice aux confessions
FARM. MUSSAYPATHAY.
DIALOGUES.
PARIS.
WERDET ET LEQUIEN FILS,
RUE DU BATTOIR, N^ ao.
M DCCC XXVI.
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DÉCLARATION
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
RELATIVE
A M. LE PASTEUR VERNES.
C'est un des malheurs de ma vie qu'avec un si grand
désir d'être oublié je sois contraint de parler de moi
sans cesse. Je n ai jamais attaqué personne, et je ne
me suis défendu que lorsqu'on m'y a forcé; mais
quand l'honneur oblige de parler, c'est un crime de se
taire. Si M. le pasteur Vernes se fût contenté de dés-
avouer l'ouvrage où je l'ai reconnu , j'aurois gardé le
silence. Il veut de plus une déclaration de ma part, il
faut la faire; il m'accuse publiquement de l'avoir ca-
lomnié, il faut me défendre; il demande les raisons
que j'ai eues de le nommer, il faut les dire : mon si-
lence en pareil cas me seroit reproché, et ce reproche
ne seroit pas injuste. Les préventions du public m'ont
appris depuis long-temps à me mettre au-dessus de
sa censure ; il ne m'importe plus qu'il pense bien ou
m£|l de moi, mais il m'importera toujours de me con-
duire de telle sorte que , quand il en pensera mal , il
ait tort.
Je dois dire pourquoi, faisant réimprimer à Paris
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4 DÉCLARATION
un libelle imprimé à Genève, je lai attribué à M. Ver^^
nés; je dois déclarer si je continue, après son désaveu,
à le croire auteur du libelle ; enfin je dois prendre, sur
la réparation qu'il désire, le parti qu'exigent la justice
et la raison. Mais on ne peut bien juger de tout cela
qu'après l'exposé des faits qui s'y rapportent.
Au commencement de janvier, dix ou douze jours
après la publication des Lettres écrites de la montagne^
parut à Genève une feuille intitulée Sentiment des ci-
toyens : on m'expédia par la poste un exemplaire de
cette pièce pour mes étrennes. Après l'avoir lue, je
l'envoyai de mon côté à un libraire de Paris , comme
une réponse aux Lettres écrites de la montagne^ avec la
lettre suivante ;
« Je vous envoie, monsieur, une pièce imprimée et
« publiée à Genève, et que je vous prie d'imprimer et
« publier à Paris, pour mettre le public en état d'en-
« tendre les deux parties , en attendant les autres ré-
« ponses plus foudroyantes qu'on prépare à Genève
« contre moi. Celle-ci est de M. Vernes , ministre du
« saint Évangile, et pasteur à Céligny : je l'ai reconnu
« d'abord à son style pastoral. Si toutefois je me trompe,
« il ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir; car, s'il en
« est l'auteur, il ne manquera pas de le reconnoître
a hautement selon le devoir d'un homme d'honneur
û et d'un bon chrétien ; s'il ne l'est pas , il la désavouera
«de même, et le public saura bientôt à quoi s'en
« tenir.
« Je vous connois trop , monsieur, pour croire que
« vous voulussiez imprimer une pièce pareille si elle
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RELATIVE A M. VERNES. 5
If VOUS venoit d'une autre main ; mais puisque c est
i^moi qui vous en prie, vous ne devez vous en faire
^ aucun scrupule. Je vous salue de tout mon cœur. »
A peine la pièce éioit-elle imprimée à Paris, qu'il en
fut expédié, sans que je sache par qui, des exemplai-
res à Genève avec ces trois mots : Lisez , bonnes gens.
Cela donnaoccasion à M. Vendes de m'écrire plusieurs
lettres , qu'il a publiées avec mes réponses, et que je
transcris ici de Timprimé.
PREMIÈRE LETTRE DE M. LE PASTEUR VERNES.
Genève, le a février 1765.
Monsieur,
On a imprimé une lettre,, «yn^e Rousseau, dans la-
quelle on me somme en quelque manière de dire pu-
bliquement si je suis l'auteur d'une brochure intitulée
Sentiment des citoyens. Quoique je doute fort que cette
lettre soit de vous, monsieur, je suis cependant telle-
ment indigné du soupçon qu'il paroit qu'ont quelques
personnes relativement au libelle dont il est question ,
que j'ai cru devoir vous déclarer que non seulement
je n'ai aucune part à cette infâme brochure, mais que
j'ai partout témoigné l'horreur qu'^elle ne peut que
faire à tout honnête homme. Quoique vous m'ayez dit
des injures dans vos Lettres écrites de la montagne, par-
ceque je vous ai dit sans aigreur et sans fiel que je ne
pense pas comme vous sur le christianisme , je me
garderai bien de m'avilir réellement par une vengeance
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6 DÉCLARATION
aussi basse que celle dont des gens qui ne me connois-
sent pas sans doute ont pu me croire capable. J'ai sa-
tisfait à ma conscience en soutenant la cause de TÉvan-
gile, qui ma paru attaqué dans quelques uns de vos
ouvrages : j'attendois une réponse qui fiât digne de
vous, et je me suis contenté de dire en vous lisant:
Je ne reœnnois pas là M. Rousseau, Voilà , monsieur,
ce que j'ai cru devoir vous déclarer; et, pour vous,
épargner dans la suite de nouvelles lettres de ma part,
s'il paroît quelque ouvrage anonyme où il y ait de
l'humeur, de la bile, de la méchanceté , je vous pré-
viens que ce n'est pas là mon cachet. J'ai l'honneur
d'être , etc.
RÉPONSE.
Motiers, le 4 février 1765.
J'ai reçu , monsieur, la lettre que vous m'avez fait
l'honneur de m'éci'ire le 2 de ce mois , et par laquelle
vous désavouez la pièce intitulée Sentiment des ci-
toyens. J'ai écrit à Paris pour qu^on y supprimât l'édi-
tion que j'y ai fait faire de cette pièce : si je puis con-
tribuer en quelque autre manière à constater votre
désaveu, vous n'avez qu'à ordonner. Je vous salue,
monsieur, très humblement.
SECONDE LETTRE DE M. I^ PASTEUR VERNES.
Genève, le 8 février 1765.
J'avoue, monsieur, que je ne reviens point de ma
surprise. Quoi! vous êtes réellement l'auteur de la
lettre qui précède le libelle et des notes qui l'accom-
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RELATIVE A M. VERNES. 7
pagnent ! Quoi! c'est vous, de qui j'ai été particulière-
ment connu, et qui m'assurâtes si souvent de toute votre
estime ; c'est vous qui non seulement m'avez soup
çonné capable de l'action la plus basse, mais qui avez
fait imprimer cet odieux soupçon! c'est vous qui n'a-
vezpointcraintde me diffamer dansles paysétrangers ,
et, s'il eût été possible , aux yeux de mes concitoyens,
dont vous savez combien l'estime doit m'étre précieuse!
Et vous me dites après cela , avec la froideur d'un
homme qui auroit fait l'action la plus indifférente:
Tai écrit h Paris pour quony supprimât t édition que
f ai fait faire de cette pièce: si je puis contribuer en quelque
autre manière à constater votre désaveu^ vous navez quà
ordonner. Vous parlez, sans doute, monsieur, d'une
seconde édition , car la première est épuisée. Et par
rapport au désaveu , ce n'est pas le mien qu'il s'agit de
constater, je l'ai rendu public, comme vous m'y invi-
tiez dans votive lettre au libraire de Paris; j'ai fait im-
primer celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire : mon
devoir est rempli; c'est à vous maintenant à voir quel
est le vôtre : vous devriez regarder comme une injure
si je vous indiquois ce qu'en pareil cas feroit un bon.
néte homme. Je n'exige rien de vous, monsieur, si
vous n'en exigez rien vous-même. J'ai l'honneur, etc.
RÉPONSE.
Motiers, le i5 février 1765.
De peur, monsieur, qu'une vaine attente ne vous
tienne en suspens , je vous préviens que je ne ferai
point la déclaration que vous paroissez espérer ou
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8 / DÉCLARATION
désirer de moi. Je n'ai pas besoin de vous dire la rai-
son qui m'en empêche , personne au monde ne la sait
mieux que vous.
Comme nous ne devons plus rien avoir à nous dire ,
vous permettrez que notre correspondance finisse ici.
Je vous salue , monsieur, très humblement.
TROISIÈME LETTRE DE M. LE PASTEUR VERNES.
Genève, le ao février 1765.
Monsieur,
Je terminerois volontiers une correspondance qui
n'est pas plus de mon goût que du vôtre , si vous ne
m'aviez pas mis dans l'impossibilité de garder le si-
lence : le tour que vous avez pris pour ne pas donner
une déclaration qui me paroissoit un simple acte de la
justice la plus étroite, et que par là je ne croyois pas
devoir exiger de vous ; ce tour, dis-je, est sans doute
susceptible d'un grand nombre d'explications : mais
il en est une qui touche trop à mon honneur pour que
je ne doive pas vous demander de me déclarer positi-
vement si vous soupçonneriez encore que je suis l'au-
teur du libelle, malgré le désaveu formel que je vous
en ai fait publiquement. Je n'ose me livrer à cette in-
■ terprétation qui vous seroit plus injurieuse qu'à moi ;
mais il suffit qu'elle soit possible pour que je ne doute
pas de votre empressement à me dire si je dois l'éloi-
gner absolument de votre pensée. C'est là tout ce que
je vous demande , monsieur : ce sera ensuite à vous à
juger s'il vous convient de laisser à la phrase donr
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RELATIVE A M. VERNES. 9
VOUS VOUS êtes servi une apparence de faux-fuyant ,
ou de me marquer nettement dans quel sens elle doit
être entendue. Ce quil y a de certain, c est que je ne
crains point de vous voir sortir du nuage où vous sera-
blez vous cacher. J'ai l'honneur d être, etc.
RÉPONSE.
Motiers, le 24 février 1765.
La phrase dont vous me demandez l'explication ,
monsieur, ne me paroit pas avoir deux sens : j ai
voulu dire le plus clairement et le moins durement .
qu'il étoit possible que , nonobstant un désaveu auquel •
je m^étois attendu, je ne pouvois attribuer qu'à vous
seul l'écrit désavoué, ni par conséquent faire une dé-
claration qui de ma part seroit un mensonge. Si celle-
ci n'est pas claire , ce n'est pas assurément ma faute ,
et je serois fort embarrassé de m'expliquer plus posi-
tivement. Recevez, monsieur, je vous supplie, mes
très humbles salutations.
J. J. Rousseau.
QUATRIÈME LETTRE DE M. LE PASTEUR VERNES.
Cëligny, le i**" mars 1765.
Monsieur, ^
La lumière n'est assurément pas plus claire que
lexpHcation que vous me donnez. Si c'est par ména-
gement que vous aviez employé la phrase équivoque
de votre précédente lettre, c'est par la mêmeraiso»
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lO DÉCLARATION
cjue j avois écarté le sens dans lequel vous me dé-
clarez qu'elle doit être prise. Il reste à présent d autres
ténèbres , que vous seul pouvez dissiper. Si , comme
il parolt par votre dernière lettre, vous étiez ferme-
ment résolu de me croire l'auteur du libelle ; si vous
entreteniez au-dedans de vous cette persuasion avec
une sorte de complaisance, pourquoi m'aviez- vous
invité vous-même à reconnoitre hautement cette pièce ,
ou à la désavouer ? pourquoi aviez-vous laissé croire
qu'il étoit possible que vous fussiez dans l'erreur à cet
égard? pourquoi aviez-vous dit: Si je nie trompe , il ne
faut çu attendre pour s'en éclaircir ? pourquoi avez-vous
ajouté que , lorsque j'aurois parlé , le public sauroit à
quoi s'en tenir? Tout cela n'étoit-il qu'un jeu de votre
part? ou bien , auriez-vous été capable de former l'o-
dieux projet d'ajouter une nouvelle injure à celle que
vous n'aviez pas craint de me faire par une odieuse
imputation ? C'est à regret , monsieur , que je me livre
à une conjecture qui vous déshonoreroit si elle étoit
fondée; je ne me résoudrai jamais, à penser mal de
vous que lorsque vous m'y forcerez vous-même. Ce
n'est pas tout; si mon désaveu n'a fait sur vous au-
cune impression, pourquoi donc avez-vous ordonné
au libraire de Paris de supprimer votre édition du li-
belle? pourquoi, comme je l'ai su de bonne part,
avez-vous écrit à un homme d'un rang distingué,
qu'ayant été mieux instruit, vous ne m'attribuez plus
cette pièce? Je vous le demande, est-il possible de
vous trouver en cela d'accord avec vous-même? Si de
nouvelles raisons, plus décisives que celles que vous
avoit fourni mon prétendu style pastoral ^ qui est la
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RELATIVE A M. VERNES. II
seule que vous ayez alléguée , et dont le ridicule vous
auroit frappé, sans son air de sarcasme qui a pu vous
séduire; si, dis-je, de nouvelles raisons ont arrêté ce
premier mouvement de justice , que la droiture natu^
relie de votre cœur avoit fait naître , pourquoi ne
m'exposez-vous pas ces raisons avec cette franchise et
cette candeur qu'annonce en vous cette belle devise :
Vitam impendere vero? Ce silence ne donnera-til point
lieu de croire qu'il est des cas où vous aimez à mettre
un bandeau sur vos yeux , où la découverte de la vérité
coûteroit trop à certain sentiment , souvent plus fort
que Tamour qu'on a pour elle? Voyez donc, monsieur,
quel est le parti qu'il vous convient de prendre. Pour
moi, loin de redouter l'exposition des motifs qui vous
empêchent de vous rendre à mon désaveu , je suis
très curieux de les apprendre, ne pouvant pas en ima-
giner un seul. Je vous demande de vous expliquer à
x;et égard avec toute la clarté possible , et sans aucun
ménagement, tant je suis convaincu que vous ne ferez
par là que confirmer le jugement de toutes les per-
sonnes dont je suis connu, qui dirent, en lisant ma
première lettre , que j'aurois dû me taire sur une im-
putation qui tomboit d'elle-même , et ne pouvoit faire
tort qu'à son auteur. Je reçois bien volontiers , mon-
sieur, vos salutations, et je vous prie d'agréer les
miennes.
A la fin du recueil de ces lettres , M. Vemes ajoute :
M. Rousseau na pas cru sans doute quil lui convînt de ré-
pondre à cette dernière lettre: Un est pas difficile den ima-
giner laraison. Non, cela n'est point difficile; mais com*
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12 DÉCLARATION
ment M. Vernes, sentant si bien cette raison, n'en a-t-il
pas prévu l'effet? Comment a-t-il pu se flatter de lier^
de suivre avec moi une correspondance en régie pour
discuter les preuves de ses outrages , comme on dis-
cuteroit un point de littérature? Peut-il croire que
j'irai plaider devant lui ma cause contre lui-même;
que j'irai le prendre ici pour juge dans son propre fait?
Et dans quel fait? Sur la modération qu'il voit régner
dans ma conduite , présume-t-il que je puisse penser
à lui de sang froid? moi, qui ne lis pas une de ses
lettres sans le plus cruel effort; moi, qui ne puis sans
frémir entendre prononcer son nom ; que je puisse
tranquillement correspondre et commercer avec lui \
}^on : j'ai cru devoir lui déclarer nettement mon sen-
timent , et le tirer de l'incertitude où il feignoit d'être.
Je n'en dois ni n'en veux faire avec lui davantage.
Que la décence de mes expressions ne l'abuse plus.
Dans le fond de mon cœur je lui rends justice; mais
dans mes procédés, c'est à moi que je la rends. Comme
mon amour-propre n'est point aveugle , et que j'ai ap
pris à m'attendre à tout de la part des hommes , leurs
outrages ne m'ont point pris au dépourvu ; ils m'ont
trouvé assez préparé pour les supporter avec dignité.
L'adversité ne m'a ni abattu ni aigri : c'est une leçon
dont j'avois besoin peut-être. J'en suis devenu plus
doux, mais je n'en suis pas devenu plus foible. Mes
épreuves sont faites : je suis à présent sûr de moi. Je
ne veux plus de guerre avec personne , et désormais
je cesse de me défendre. Mais , à quelque extrémité
qu'on me réduise, il n'y aura jamais ni traité ni com-
merce entre J. J. Rousseau et les méchants.
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RELATIVE A M. VERNES. l3
M. Vernes veut savoir les motifs qui m^empéchent
de me rendre à son désaveu ; il m'exhorte à m'expli-
quer à cet égard avec toute la clarté possible et sans
aucun ménagement : c'est une explication que je lut
dois; puisqu'il la demande , mais que je ne veux lui
donner qu'en public.
Je commence par déclarer que je ne suis point
exempt de blâme pour lui avoir attribué publique-
ment le libelle ; non que je croie avoir manqué à la
vérité ni à la justice, mais dans un premier mouve-
ment j'ai manqué à mes principes. En cela j'ai eu tort*
Si je pouvois réparer ce tort sans dire un mensonge ,
je lo' ferojs de tout mon cœur. Avouer ma faute est
tout ce que je puis faire: tant que la persuasion où je
suis subsiste, toute autre réparation ne dépend pas de
moi. Reste à voir si cette persuasion est bien ou mal
fondée, ou si on doit la présumer de ma part de bonne
ou de mauvaise foi. Qu'on saisisse donc la question.
Il ne s'agit pas de savoir précisément si M. Vernes est
ou n'est pas l'auteur du libelle , mais si je dois croire
ou ne pas croire qu'il l'est. Que ne puis-je si bien sé-
parer ces deux questions que la dernière ne conclue
rien pour l'autre ! Que ne puis-je établir les motifs de
ma persuasion sans entraîner celle des lecteurs ! je le
ferois avec joie. Je ne veux point prouver que Jacob
Vernes est un infâme , mais je dois prouver que
J. J. Rousseau n'est point un calomniateur.
Pour exposer d'abord ce qu'il y a eu de personnel
entre ce ministre et moi , il faut remonter à nos pre-
mières liaisons et suivre l'historique de nos démêlés.
En 1 762 ou 53 , M. Vernes passa à Paris , revenant.
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«4 DÉCLARATION
je crois , d'Angleterre ou de Hollande. Le devin du vil-
lage m avoit mis en vogue : il désira me connoitre ; il
employa pour cela mon ami M. de Gauffecourt , et
nous eûmes quelques liaisons qui finirent à son dé*
part, mais qu'il eut soin de renouveler à Genève dans
un voyage que j y fis Tannée suivante. Car j*ai deux
maximes inviolables dans la prospérité même : Tune ,
de ne jamais rechercher personne ; Tautre , de ne ja-
mais courir après les gens qui s'en vont. Ainsi tous
ceux qui m ont quitté durant mes disgrâces sont par*
tis comme ils étoient venus.
* Tout Genève fut témoin des avances de M. Vernes ,
de ses soins, de ses empressements, de ses caresses:
il réussit ; c'est toujours là mon côté foible ; résister aux
caresses n'est pas au pouvoir de mon cœur. Heureu-
sement on ne m'a pas gâté là-dessus.
De retour à Paris, je continuai d'être en liaison avec
M. Vernes ; mais l'intimité diminua : elle étoit née de
la seule habitude; l'éloignement la ralentit. Je ne
trouvai pas d'ailleurs dans son commerce ces atten**
cions qui marquent l'attachement , et qui produisent
la confiance: il tira de l'Encyclopédie 1 article Econo^
mie politique , et le fit imprimer à part sans me consul-
ter; il répandit des lettres de M. le comte de Tressan,
avec les réponses. Ces lettres, qui n'étoient point de
nature à être imprimées, l'ont été à mon insu, et
M. Vernes est le seul à qui je les aie confiées. Mille
bagatelles pareilles se font sentir sans valoir la peine
d'être dites , et , sans montrer une mauvaise volonté
décidée , montrent une indiscrétion que n'a point la
véritable amitié.
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RELATIVE A M. VERNES. l5
Cependant nous nous écrivions encore de temps en
temps jusqu'au commencement de mes désastres:
alors je n'entendis plus parler de lui ni de beaucoup
d'autres. C'est à la coupelle de l'adversité que la plu-
part des amitiés s'en vont en fumée : il reste peu d'or,
mais il est pur. Toutefois, quand M. Vernes me sut
plus tranquille , il s'avisa de m'écrire une lettre fort
pédantesqde et fort sécbe , à laquelle je ne daignai pas
répondre. Voilà la source de sa haine contre moi.
Cette cause paroît légère : elle ne l'étoit pourtant
pas. Il sentit le dédain caché sous ce silence; son
amour-propre en fut blessé vivement; il suffit de con-
iloître M. Vernes pour savoir à quel point il porte la
suffisance, la haute opinion de lui-même et de ses ta-
lents. Je ne récuse sur ce point aucun de ses amis, s'il
en a: si j'ai tort, qu'ils le disent, et je me rends. On
ne m'a point vu,^ malignement satirique , éplucher les
vices, ni même les défauts de mes ennemis; je n'exa-
mine point leurs mœurs , leur religion , leurs pri ncipes ;
Je n'usai de personnalités de ma vie, et je ne veux pas
commencer ; mais ici je dois dire ce qui fait à ma cause ;
je dois dire sur quoi j'ai porté mes jugements.
Voilà comment la vanité , la vengeance , enflammé»
rent la sainte ardeur de M. Vernes, prédicateur, par-
ceque c'est son métier de l'être , mais qui jusque-là
n'avoit point été dévoré du zèle de l'orthodoxie; voilà
le sentiment secret qui lui dicta les lettres sur mon
christianisme. Son orgueil irrité lui mit à la main les
armes de son métier. Sans songer à la charité , qui dé-
fend d'accabler celui qui souffre ; à la justice , qui ,
quand même j'aurois été coupable, devoit me trouver
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l6 DÉCLARATIOÎT
trop puni; à la bienséance, qui veut qu*on respecte
lamitié, même après qu'elle est éteinte; voilà le bien-
disaht, le galant, le plaisant M. Vernes traiisfx>rmé tout-
à-coup en apôtre, et lançant ses foudres théologiques
sur son ancien ami malheureux*. Est-il étonnant que
la haine et Tenvie emploient si volontiers cet expédient?
Il est si commode et si doux d'édifier tout le monde , en
écrasant pieusement son homme! Ce grand mot, notre
sainte religion, dans un livre, est presque toujours une
sentence de mort contre quelqu'un ; c'est le manteau
sacré dont se couvrent des passions viles et basses qui
n'osent se montrer nues. Toutes les fois que vous ver-
rez un homme en attaquer un autre avec animosite
sur la religion , dites hardiment : L'agresseur est un
fripon; vous ne vous tromperez de la vie.
Que le pur zélé de la foi n'ait point dicté les lettres
de M. Jacob Vernes sur mon christianisme , cela se
voit d'abord par le titre même , par la personnalité la
plus révoltante, la moins charitable, par la fierté me-
naçante avec laquelle l'auteur monte sur son tribunal
pour juger non mes livres, mais ma personne, pour
prononcer publiquement en son nom la sentence qui
me retranche du corps des chrétiens, pour m'excom-
munier de son autorité privée.
Cela se voit encore par l'épigraphe, où Ion m'accuse
d'offrir au lecteur dans un vase de paroles dorées de
l'aconit et des poisons.
* L'ouvrage du pasteur Vernes dont il est question ici a pour
titre î Examen de ce qui concerne le christianisme, la réformation
évan^élùiue et les ministres de Genève, dans les deux premières Lettres
de J, /. Rousseau écrites de la montagne. Genève, 1766, in-8**.
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RELATIVE A M. VERNES. 17
Ce terrible début n'est point démenti par l'ouvrage :
on y attaque mes propositions par leurs conséquences
les plus éloignées ; ce qui seroit permis , en raisonnant
bien , pour montrer que ces propositions sont fausses
pu dangereuses, mais non pas pour juger des senti-
ments de l'auteur, qui peut n'avoir pas vu ces consé-
quences. M. Vernes ne se proposant pas d'examiner si
j'ai raison ou tort, mais si je suis chrétien ou non , doit
me juger exactement sur ce que j'ai dit , et non sur ce
qui peut se déduire subtilement de ce que j'ai dit , par-
jcequ'il se peut que je n'aie pas eu cette subtilité; il se
peut que j'eusse rejeté le sentiment que j'ai avancé, si
j'avois vu jusqu'où il pouvoit me conduire. Quand on
veut prouver qu'un homme est coupable, il faut prou-
ver qu'il n'a pu ne l'être pas, et ce n'est nullement un
crime de n'avoir pas su voir aussi loin qu'un autre dans
une chaîne de raisonnements.
Non content de cette injustice, M. Vernes^ va jusqu'à
la calomnie , en m'imputant les sentiments les plus
punissables et les moins découlants des miens, comme
quand il ose me faire dire que Jésus-Christ est un im-
posteur, ou du moins me faire mettre en doute ce blas-
phème ; doute qu'il étend , qu'il confirme , et sur lequel
on voit qu'il appuie avec plaisir, et cela par le raison-
nement le plus sophistique et le plus faux qu'on puisse
faire , puisqu'il établit à-la-fois le pour et le contre ; car
s'il prouve, que je ne suis pas chrétien parceque je
n'admets pas tout l'Évangile , comment peut-il prou-
ver ensuite par l'Évangile quç, selon moi, Jésus fiit
un imposteur? comment peut-il savoir si les passages
qu'il cite dans cette vue ne sont point de ceux dont je
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l8 DÉCLARATION
n admets pas lautorité? Qui doute que Jésus ait tait
tous les miracles qu on lui attribue peut douter qu'il
ait tenu tous les discours qu on lui fait tenir. Je n en*
tends pas justifier ici ces doutes, je dis seulement que
M. Vemes en fait usage avec injustice et méchanceté ;
qu'il me fait rejeter Tautorité de l'Évangile pour me
traiter d'apostat, et qu'il me la &it admettre pour me
traiter de blasphémateur.
Quand il auroit raison dans tous les points de sa
critique, ses jugements contre moi n'«n seroientpas
moins téméraires, puisqu'il m'impute des discours
qu'il na vus nulle paît être les miens; car enfin, ou
a-t-il pris que la profession de foi du vicaire étoit celle
de J. J. Rousseau? Il n'a sûrement rien trouvé de cela
dans mon livre; au contraire, il y a trouvé positive-
ment que jeia donnois pour être d'un autre. Voilà mes
expressions. Je transcris un ouvrage, et je dis que je
le transcris. Dans un passage on voit que c'est un de
mes concitoyens qui me l'adresse, ou moi qui l'adresse
à un de mes concitoyens. Dans un autre passage on
lit : Un caractère timide suppléait à la gène , et prolongeait
pour lui cette époque dans laquelle vous maintenez votre
élèveavec tant de soin» Cela décide le doute, et il devient
clair par là que la profession de foi n'est point un écrit
que j'adresse, mais un écrit qui m'est adressé. En re-
prenant la pai'ole , je dis que je ne donne point cet écrit
pour régie des sentiments qu'on doit suivre en matière
de religion. M'imputer à moi tous ces sentiments est
donc une témérité très injuste et très peu chrétienne :
^i cette pièce est répréhensible, on peut me poursuivre
pour Tpivoir publiée , mais non pas pour en être l'au-
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RELATIVE A M. VERNES. 19
teur, à moins qu on ne le prouve. Or M. Vemes 1 af-
firme sans le prouver. Il m'a reconnu sans doute à
mon style : de quoi donc se plaint-il aujourd'hui? Je le
jugesuivantsarégle ;et, comme onverra tout-à-rheiii;e,
j^ai plus de preuves qu'il est Fauteur du libelle fait
contre moi qu'il n'en a que je suis l'auteur d'une pro-
fession de foi qu'il trouvé si criminelle.
M. Vemes enchérit partout sur le sens naturel des
mots pour me rendre plus coupable. Par la forme de
l'ouvrage , le style de la profession de foi devoit être
familier et même négligé: c'étoit pécher autant contre
le goût que contre la charité de presser l'exacte pro-
priété des termes. Après avoir loué avec la plus grande
énergie la beauté, la sublimité de l'Évangile, le vicaire
ajoute que cependant ce même Évangile est plein de
choses incroyables. M. Vernes part de là pour prendre
au pied de la lettre ce terme plein; il l'écrit en itali-
que, il le répète avec l'emphase du scandale : comme
s'il vouloit dire que l'Évangile est tellement plein de
ces choses incroyables qu'il n'y ait place pour nulle
autre chose. Supposons qu'entrant dans un salon pou-
dreux, vous disiez qu'il est beau, mais plein de pous^
sière; s'il n'en est plein jusqu'au plafond, M. Vernes
vous accusera de mensonge. C est ainsi du moins
qu'il raisonne avec moi.
Les conséquences qu'il tire de ce que j'ai dit, et les
hausses interprétations qu'il en donne, ne lui suffisent
pas encore; il me fait penseï; même au gré de sa
haine. Si je fais une déclaration qui me soit contraire,
il la prend au pied de la lettre, et la pousse aussi loin
qu'elle peut aller: si j'en fais une qui me soitfiiVQ*
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20 DÉCLARATION
rable , il la dément par les sentiments secrets qu'il me
suppose, et dont il n'a d autre preuv€ que le désir
secret de me les trouver. Il cherche partout à me
noircir avec adresse par des maximes générales, dont
il ne me fait pas ouvertement Fapplication, mais qu'il
place de manière à forcer le lecteur de la faire. « Dans
«quels écarts, dit->il, ne jettent point l'imagination
ft mise e» jeu par l'esprit de système , la sij^gularité, le
« dédain de penser comme le grand nombre, ou quel*
4 que autre passion qui fermente en secret dans le
tt cœur ! » Voilà l'imagination du lecteur à son tour
mise en jeu par ces paroles , et cherchant quelle est
cette passion qui fermente en secret dans mon cœur.
M. Vernes dit ailleurs : k Ce mot de M. Rousseau ne
« peut s'appliquer qu'à trop de gens. On fait comme
« ks autres, sauf à rire en secret de ce qu'on feint de
« respecter en public.» A qui M. Vernes veut-il appli-
quer ici ces remarques? A personne , dira-t-il; je parle
en général : pourquoi M. Rousseau s'en feroit-il l'ap-
plication, s'il ne sentoit qu'elle est juste? Voici donc
là-dessus ma position. Si je laisse passer ces maximes
sans y répondre, le leôteur dira, L'auteur n'a pas
lâché ces propos pour rien; sans doute il en sait plus
• qu!il*n'en veut dire, et Rousseau a ses raisons pour
feindre de ne l'avoir pas entendu ; et si je prends le
parti de répondre , il dira , Pourquoi Rousseau reléve-
roit-il des maximes générales , s'il n'en sentoit l'appli-
cation? Soit donc quç je parle ou que je me taise ,
la maxime fait son effet , isans que celui qui l'établit
se compromette. On conviendra que le tour n'est pas-
maladroit.
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RELATIVE A M. VERNES. 21
C'étoit peu de mHncuIper par le mal qu'on cher-
choit dans moD livre, ou qu'on imputoit à Tauteur; il
restoit à m'inculper par lé bien même : de cette ma-
nière on étoit plus en fonds. Écoutez M. Vernes ou
rhonnête. atni qu'il se donne , et qui n'est pas moins
charitable qXie lui. *
«Remarquez à cette occasion , me dit M..*. , que si
«.ïauteur d'Emile se iïit montré ennemi ouvert de la
« religion chrétienne , s'il n'eût rien dit qui parût lui
« être favorable, ilauroit été moins à redouter ; son ou-
« vrage auroit porté avec lui-même sa réfutation , par-
« ceque dans le fond il ne renferme que des objections
« souvent répétées , et aussi souvent détruites. Mais
« je ne connois rien de plus dangereux qu'un mélange
« d'un peu de bien avec beaucoup de mat; l'un passe
« à la faveur de l'autre :- le poison agit plus sotirde-
« ment, mais ses effets n'en sont pas moins funestes :
M un ennemi n'est jamais plus à craindre que dans les
« moments où l'on le croit ami. Ses coups n'en sont
«que plus assurés; la plaie n'en est que plus pro-
« fonde. » Ainsi tout ce qu'on est forcé de trouver bien
dans mon livre, et ce n'est sûrement pas la moindre
partie, n'est là que pour rendre le mal plus dange-
reux ; l'auteur, punissable par ce qui est mauvais, Fest
plus encore par ce qui est bon. Si quelqu'un voit un
moyen d'échapper à des accusations pareille!*, il
m'obligera de me l'indiquer.
Joignez à cela l'air joyeux et content qui régne
dans tout l'oUvrage, et le ton railleur et folâtre avec
lequel M. le pasteur Vernes dépouille son ancien ami
d'un christianisme qui faisoit toute sa consolation; ce
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22 DÉCLARATION
Cbinois surtout si goguenard , si loustick qui le re-
présente, et qu'il nous assure être un homme d'esprit
et de sens; vous connottrez à tous ces signes si la
cruelle fonction qu'il s'im{K>se lui est pénible, si c'est
un devoir qui lui coûte , et que son cœur remplisse à
regret.
Il ne s'ensuit pdnt de tout ceci que M. Vernes ait
raison ni tort dans cette querelle; ce n'est pas de cela
qu'il s'agit: il s'ensuit seulement, mais avec évidence,
que le zélé de la foi n'est que son prétexte ; que son
vrai motif est de me nuire, de satisfaire son animosité
contre moi. J'almontré la source de cette animosité :
il faut à présent en montrer les suites.
M. Vernes s'attendoit à une réponse expresse dans
laquelle j'entrasse en lice avec lui ; il la desiroit, et il
disoit avec satisfaction qu'il en tireroit occasion d'am-
pliBer les gentillesses de son Chinois. Ce Chinois, plus
badin qu'un François, étdit l'enfant chéri du chris-
tianisme de M. le pasteur; il se vantoit de l'avoir
nourri de ma substance, et c'étoit le vampire qu'il
destinoit à sucer le reste dé mon sang.
Je ne répondis point à M. Vernes ; mais j'eus oc-
casion, dans mon dernier ouvrage, de parler deux
fms du sien. Je ne déguisai ni le peu de cas que j'en
faisois, ni mon mépris pour les motifs qui l'avoient
dicté. Du reste , constamment attaché à mes princi*
pes, je me renfermai dans ce qui tenoit à l'ouvrage; je
ne me permis nulle personnalité qui lui fiit étrangère,
et je poussai la circonspection jusqu'à ne pas nommer
l'auteur qui m'avoit si souvent nommé avec si peu de
ménagement*
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RELAyiYE A. M. VERNES. 23
H étoit facile à reconnottre; il se reconnut: qu'on
juge de sa £areur par sa vanité. Blessé dans ses talents
littéraires, dans son mérite d'auteur, dont il fait un
si grand cas , il poussa les plus hauts cris , et ces cris
furent moins de douleur que de rage. Ses premiers
transports ont passé toute mesure ; il faut^en avoir *
été témoin soi-même pour comprendre à quel point
un homme de son état peut s'oublier dans la colère ;
ce quil disoit, ce qu'il écrivoit, ne se répète ni ne
s'imagine. L'énergie de ses outrages n'est à la portée
d aucun homme de sang froid; et ce qui rendit ses
transports encore plus remarquables fut qu'il étoit le
seul qui s'y livrât A, la première apparition du livre,
tout Je monde gardpit le silence* Le Conseil n'avoit
point epcore délibéré sur ce qu'il y avoità faire; tous
ses clients se taisoient à son imitation. La bourgeoisie
elle-même, qui ne vouloit pas> se commettie, atten-
doij, pour avouer, ou désavouer l'ouvrage, qu'elle ejftt
vu comment le prendroient les magistrats. Il n'y avoit
pas d'exemple à Genève que personne eût osé dire
ainsi la vérité sans détour. Un des partis étoit con-
fondu, l'autre effrayé; tous attendoient dans le plus
profond silence que quelqu'un l'osât rompre le pre-
mier. C'étoit au milieu de cette inquiète tranquillité
que le seul M. Vernes, élevant sa voix et ses cris, s'ef-
forçoit d'entraîner par son exemple le public, qujil ne
faisoit qu'étonner. Ck)mme il crioit seul, tout le monde
l'entendit; et ce que je dis est si notoire, qu'il n'y a
personne ù Genève qui ne puisse le confirmer. Toutes
les lettres qui m'en vinrent dans ce temps- là sont
pleines de/:es expressions : « Vernes est hors de lui ,
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24 DÉCLARATION
« Vernes dit des clioses incroyables. Vernes de se pos-
« séde pas* La fureur de Vernes est au-delà de toute
« idée. » Le dernier qui m'en parla m'écrivit: «Vernes,
« dans ses fureurs , est si maladroit qu'il n'épargne pas
« même votre style : il disoit hier que vous écriviez
tt*commenin charretier. Cela peut être, lui dit quel-
« qu'un; vous avouez qu'il fouette diablement fort. » -
Sur la fin de l'année, c'est-à-dire dix ou douze jours
après la publication du livre, tandis que le silence pu-
blic et les cris forcenés de M. Vernes duroient encore,
je reçus par la poste la brochure intitulée. Senti-
ment des citoyens. En y jetant les yeux, je reconnus à
l'instant mon homme ^ux choses imprimées qirfil dé-
bitoit seul de vive voix : de plus je vis un furieux que
. la ragé faisoit extra vaguer; et quoique j'aie à Genève
des ennemis non moins ardents , je n'en ai point de si
maladroits. N'ayant eu des démêlés personnels avec
aucun d eux , je n'ai point irrité leur âmour-propre :
leur haine est de sang froid , et n'en est que plus ter-
rible ; elle porte avec poids et mesure des coups moins
pesants en apparence, mais qui blessent plus profond
dément.
Les premiers mouvements peignent les caractères
de ceux qui s'y livrent. Celui de l'auteur du libelle fut
de l'écrire et de le publier à Genève : le mien fut de le
publier aussi à Paris, et d'en nommer l'auteur pour
toute vengeance. J'eus tort ; mais qu'un auti'e homme
d'un esprit ardent se mette à ma place, qu'il Use le li-
belle, qu'il s'en suppose l'objet, qu'il sente ce qu'il
auroit fait dans le premier saisissement, et puis qu'il
mejqge. * -
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HEJLATIVE A M. VERNES. 25
Cependant, malgré la plus intime persuasion de
ma part, et même en nommant M. Vernes, non seu-
lement je tn'atstins dé laisser croire que j'eusse d'au-
tres preuves que celles que j'avois en effet , mais je
m'abstins de donner en public ê^ ces mêmes preuves
autant de force qu'elles en avoient pour moi. Je dis
que je reconnoissois l'auteur à son style; mais je n'a-
joutai point- de quel style j'entendois parler, ni quelle
comparaison^m'avoit rendu cette uniformité si frap-
pante. Il est vrai qu'aucun Genevois ne put s'y trom^
per à Paris, puisque M. Vernes y r^pandoit par ses
correspondants, et entre autres par M. Durade, pré-
cisément les mêmes choses que j'avois dites dans le
libelle, et où j'avois reconnu son style pastoral.
Je fis plus; je déclarai que, soit qu'il reconnût ott
désavouât la pièce , on devoit s'çn t«nir à sa djéclara-
tion : non que, quant à moi, j'eusse le moindre doute;
mais, prévoyant ce qu'il feroit, j'étois content ^ le
convaincre entre son cœur etmoL, par son désaveu,
qu'il avoit fait deux fois un acte vil. Du reste j'étois
très résolu de le laisser en paix, et de ne poinè ôter au
public l'impression qu'un désaveu non démenti devoit
naturellement y faire. . *
La Aose arriva comme je l'avois prévu. M. Vernes
m'écrivit une lettre, où, désavouant hautement le
libelle, il le traitoit sans détour de brochure infâme
qui devoit être en horreur aux honnêtes gens. J'avoue
qupne déclaration si nette ébranla ma persuasion.
J'eus peine à Concevoir qu'unbomme, à quelque point
qu'il se fût dépravé, pût en^venir. jusqu'à^ s'accuser
ainsi, sans détour, d'infamie, jusqu'à se déclarer à
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26 DÉCLARATION
lui-même qu'il devoit faire horreur aux honnêtes
gens. J aurois non seulement public le désaveu de
M. Vernes, mais j y aurois même ajouté le mien sur
cette seule lettre, si je n'y eusse en même temps
trouvé un mensonge dont laudace effaçoit l'effet de
sa déclaration ; ce fut d'affirmer qu'il s'étoit contenté
de dire au sujet de mon livre y Je He reconnais pas là
M, Rousseau. Il s'étoit si peu contenté de parler de
cette manière , et tout le monde le savent si bien, que,
révolté de cette impudence, et ne sachant où elle
pouvoit se borner dans un honune qui eu étoit ca«
pable, je restai en suspens sur cette lettre ; et il en
résulta toujours dans mon esprit que M. Vernes étoit
un homme que je ne pouvois estimer.
Cependant, comme son désaveu me laissoit des
scrupules, je remplis fidèlement l'espèce d'engage-
ment que j 'a vois pris à cet égard : ainsi , avec la bonne
»foi que je mets à toute dbose, j'envoyai sur-le-champ
à tous mes amis le désaveu de M. Vernes ; et ne pou-
vant le confirmer par le mien, je n'ajoutai pas un mot
qui pût4affoiblir. J'écrivis en mémc^ temps au libraire
qu'il supprimât la pièce qui ne faisoit que de paroître,
et il me marqua m'avoir si bien obéi qu'il neis'en étoit
pas débité cinquante exemplaires. Voilà ce«que je
crus devoir faire en toute équité ; je ne pouvois aller
au-delà sans mensonge. Puisque j'avois fait dépendre
ma déclaration de celle de M. Vernes, laisser courir
la sienne sans y répondre, et la répandre moi-même,
étoit la faire valoir autant qu'il m'étoit permis.
En réponse à sa lettre je lui donnai avis de ce que
j'avois fait, et je crus que cette correspondamce fini-
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RELATIVE A M. VERNES. 27
roit là. Point : d'autres lettres suivirent. M. Vernes
attendoit une déclaration de ma part ; il fallut lui mar-
quer que je ne la voulois pas faire : il voulut savoir la
raison àe ce refus , il fallut la.iui dire : il voulut entrer
là-dessus en discussion; alors je me tua.
Durant cette négociation parut un second libelle
intitulé, Sentiment des jurisconsultes. Dès-lors tous
mes doutes furent levés: tant de la conduite de
M. Vernes que de Texamen deS deux libelles, il resta
clair à mes yeux qu'il avoit fait Fun et l'autre , et que
lobjet principal du second étoit de mieux couvrir
Fauteur du premier.
Voilà Fhistorique de cette af&ire: voici maintenant
les raisons du sentiment dans lequel je suis demeuré.
J'ai à Genève un grand nombre d'ennemis très
ardents qui me haïssent tout autant que peut faire
M. Vernes ; mais leur haine étant une affaire de parti,
et n'ayant rien qui soit personnel à aucun d'eux , n'est
point aveuglée par la colère, et, dirigeant à loisir ses
atteintes , elle ne porte aucun coup à faux : eDe est
d'autant plus dangei^use qu'elle est plus injuste ; je
les craindrois beaucoup moins, si je les avois offensés ;
mais bien loin de là , je n'en oonnois pas même un
seul ; je n'ai jamai$ eu le moindre démêlé personnel
avec aucun d'eux, à moins qu'on ne veuille en sup-
poser un entre l'auteur des Lettres de Itrcampagnê et
celui des Lettres de la mor^tagne. Mais qu'y a^tril de per-
sonnel dans un pareil démêlé? rien, pui^ue ces deux
auteurs ne se connoissent point, et n'ont pas même
parlé directement Fun de Fautive. J'ose ajouter que si
ces deux auteura ne s'aiment pas'réciproquement , ils
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28 DÉCLARATION
s'estiment; ehacua des 'deux se respecte lui-même : il
ne peut y avoir de quefelle entre eUx que pour la
csAise publique, et dans ces querelles ils ne se diront
sûremeat pas des injiiresi des hommes de cett# trempe
ne font point delibelles.
D'ailleurs on sent à la lecture de la pièce que celui
qui récrit n est point homme de parti , qu il est très
indiffcrem sur cet article , qa'il ne songe qu'à sa co^
1ère ,. et qu'il ne veut vétoger que lui seul. J'ose ajouter
que la stupide indécence qui règne dans le libelle
prouve elle-même qu'il né vient ni des magistrats, ni
de' leurs amis , qui se garderoient-d'avflir ainsi leur
cause. Je suis désormais un homme à qui ils doivent
des égards par cela seul qu'ils croient lui devoir de la
hftine. Attaquer mon honneur seroit de leur part une
paission trop inepte et trop basse : la dignité , le noble
orgueil d'un tel corps de magistrature ne doit pas lais-
ser présumer qu'un homme vil puisse lui porter des
coups qui lui soient sensibles , des coups qu'il soit
obligé de parer.. . .
Il m'est donc de la dernière évidence, par la nature
d«.libelle^ qu'il nepeut être que d'un homme aveuglé
par l'indignation de l'amour-propre; et le seul M. Vernes
à Genève peut être avec moi dans cecas. Si le public,
qui ne sait si j'ai eu des querelles personnellesavec d'au-
tre» Grénevoîfe, ne peut seôtir le poids de cette raison ,
en a-t-ellepour moi moins de force, et n'est-ce pas de
ma persuasion qu'il s'agit ici? De plus , combien le pu-
blic même ne doit-il pas être frappé de la conformité
des propos de M. Vernes avec le libelte ! A qui puis-je
attribuer ces propos écrits, si cen'est au seul qui les
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RELATIVE A. M. VERNES. 29
ait tenus de bouche dans le temps, dans le lieu, dws
la circonstance où le libelle fut publié? Quand il leût
été par un autre, cet autre neût fait >qn'çCrire pour
ainsi dire sous la dictée de M.Vernes : M. Verneseùt
toujours été le véritable auteur; lautre n'eût été que
le secrétaire. " '
Troisième raison. L'état de l'auteur se mçntre à dé-
couvert dans l'esprit de l'ouvrage; il est impossible de
s'y tromper. Dans l'édition originale la pièce entière
est de huit pages, dont une pour le préambule; les
cinq suivantes, qui font k corps de la pièce, roulent
sur des querelles de reUgion, et sur lés ministres fie
Genève. A la septième , l'auteur dit : Venons à ce qui
nous regarde; c'est y venir bien tard, dans un écrit
intitulé. Sentiment des citoyens, Dails ces deux der-
nières pages, qui ne disent rien, il revient encore à
parler des pasteurs.
Qnhn se rappelle la disposition des esprits à Ge-
nève , en ce moment de crise où ks deux partis , tout
entiers à leurs démêlés > ne songeoient pas seulement
Ji ce que j'avois dit de la reUgion et dçs ministres; et
qu'on voie à qui Ton peut attribuer un écrit où l'auteur ,
tout occupé de ces messieurs , songe àpeine aux affaires
publiques.
Il y a des observations fines et sûres que le grand-
nombre ne peut sentir, mais qifi frappent beaucoup
les gi^ns attentifs qui les savent faire; et ce qu'il faut
pour cela n'est p^s t^nt d'avoir beaucoup d'esprit que
ée prendre un grand intérêt à la cho«e : en voici'iine
de cette espèce.
a Certes, est-il dit dans la pièce, il ne remplit pas ses
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32 DÉCLARATION
droit-il d'ea souiller la presse, et pourquoi s'abstien*
droit-il dans un libelle anonyme de faire des men-
songes , puisqu'il ne craint pas d'en faire dans des
lettres écrites et signées de sa main? J'en ai relevé un
bien hardi dans la première ; ea voici un autre dans
la dernière qui n'est p^s plus timidement avancé.
M. Vernes me demande dans sa quatrième lettrc?^oui>
quoi, comnlie il l'a su de bonne part, j'ai écrit à un
homme d'un rang distingué qa ayant été mieux instruit^
je ne lui attribuais plus cette pièce. Je ne sais point rendre
raison de ce qui n'est pas , et je suis' très sûr de n'avt)ir
rien écrit de pareil à personne. M. le prince de Vir-
temberg a bien voulu me faire transcrire ce que je lui
avois écrit à ce sujets en voici l'article mot pour mot:
« M. Vernes désavoue avec horreur le libelle que j'aî
« oru de lui. En attendant que je puisse parler de moi-
te même , je crois qu'il est de mon devoir de répandre
« son désaveu.)/ En quoi donc sffils-je en contradiction
avec moi-même dans ce passage? Si M. Vernes en a
qu4^1que autre en vue, qu'il le dise, qu'il dise d'où il
tient ce qu'il dit savoir de si bonne part.
Voilà donc des mensonges , de la haine , des calom-
nies, indépendamment du libelle, et tout cela biçn
avéré. La disconvenance de l'ouvrage à l'auteur, mal-
gré son état, n,'est donc pas si grande. Voici plus*: je
trouve dajQs la pièce des choses qui me désignent si
distinctement M. Vernes, que je ne puis m'y mépren-
dre : il falloit toute la mala^esse de la cojère pour feiak
ser ces chos^-l^, voulant se cacher. Pour prouver que
je jie suis point im savant , ce qui n'avoit assurément
pas besoin de preiwes, on m'a fai^, cbus le libelle, au-
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RELATIVE A. M, VERNES. 33
teur d'un opéra et de deux comédies sifflées. Pourquoi
deux comédies? je n'en ai donné qu'une au théâtre;
mais jjen avois une autre qui ne valoit pas mieu^r , dont
j'avois parlé à très peu de gens à Paris, et au seul
M. Vernes à Genève, lui seul à Genève sa voit que cette
pièce existoit. Je suis, selon le libelle, un bouffon qui
reçoit des nazardes à l'Opéra, et qu'on pfbstituoit
marchant à quatre pattes sur le théâtre de la comédie*
Mes liaisons avec M. Vernes suivirent immédiatement
le temps où l'on m'ôta mes entrées à FOpéra. J'en par-
lois avec lui quelquefois ; cette idée lui est restée. A
l'égard de la comédie, il étoit naturel qu'il fntplus
frappé que tout autre de celle où je suis représenté
marchant à quatre pattes, parcequ'il a eu de grandes
liaisons avec l'auteur: sans cela, ce souvenir n'eût
point été naturel en pareilles circonstances ; car dans
ce rôle, où l'on me donne des ridicules, on. m'accorde
aussi des vertus, ce qui n'est pas le compte de Tauteur
du libelle. Il compare mes raisonnements à ceux de La
Métrie, dont les livres sont généralement oubliés, mais
qu'on sait être un des auteurs favoris de M. Vernes.
En un mot, il y a peu de lignes dans tout le libelle où
je n'aperçoive M. Vernes par quelque côté. J'accorde
qu'un autre pouvoir avoir les mêmes idées , mais non
toutes à-lafois ni dans la même occasion.
Si j'examine à présent ce qui s'est passé depuis la
publication du libelle, j'y vois des soins pour me
donner le change , mais qui ne servent quJà me con-
6rmer dans mon opinion. J'ai déjà parlé de la pre-
mière lettre de M. Vernes ; j'en reparlerai encore : pas-
sons aux autres. Comment concevoir le ton dont elles
XVI. 3
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34 DÉCLARATION
sont écrites? comment accorder la douceur plus
qu angélique qui régne dans ces lettres aVec le motif
qui feâ dicte, et avec la conduite précédente de celui
qui les écrit? Quoi! ce même homme qui, pour avoir
été jugé mauvais auteur, se livre aux fureurs les plus
excessives, chargé maintenant d'un libelle atroce,
lie une paisible correspondance avec celui qui lui
intente publiquement cette accusation , et la discute
avec lui dans les termes les plus honnêtes! Une si
sublime vertu peut-elle être l'ouvrage d'un moment?
Que je l'envie à quiconque en est capable! Oui, je ne
crains point de le dire; si M. Vernes n'est pas l'au-
teur du libelle, il est le plus grand ou le plus vil des
mortels.
Mais supposons qu'il en fût l'auteur; que, quel-
ques mesures qu'il eût prises pour se bien cacher, le
ton ferme avec lequel je le nomme lui donnât quelque
inquiétude sur son secret; que, craigoant que je
n'eusse contre lui quelques preuves, il voulût éclaircir
doucement ce soupçon sans m'irriter ni se compro-
mettre, comment paroît-il qu'il devoit s'y prendre?
Précisément comme il 'a fait : il feindroit d'abord de
douter que l'accusation fût de moi, pour me laisser
la liberté de ne la pas reconnoître , et pouvoir, sans
me forcer à le soutenir, la feire regarder comme ano-
nyme, et pat conséquent comme nulle. Si je la recon-
•noissois, il me reprocheroit avec modération mon
erreur, et tâcheroit de m'engagera me dédire, sans
pourtant l'exiger absolument, de peur de me réduire
à casser les vitres. Si je m'en défendois en termes d'au-
tant plus dédaigneux qu'ils disent moins et font plus
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RELATIVE A M. TERNES. 35
entendre, feignant de ne les avoir pas compris, il
m'en deriianderoit lexplication ; et quand enfin je
Taurois donnée, il tâcheroit d'entrer en discussion sur
mes preuves, afin quen étant instruit, il pût tra-
vailler à les faire disparottre : car, qui jamais , dans
une accusation publique, s'avisa d'en vouloir discuter
les preuves tête à tète avec l'accusateur? Enfin si ,
voyant clairement son dessein , je cessois de lui ré-
pondre, il prendroit acte de ce silence, et tâcheroit
de persuader au public que j'ai rompu la correspon-
dance, faute de pouvoir soutenir Téclaiixîissement. Je
. supplie ici le lecteur de suivre attentivement les let-
tres de M. Vernes, de voir si je les explique, et s'il
voit quelque autre explication à leur donner.
Dans rintervalle de cette plaisante* négociation pa-
rut le second libelle dont j'ai parlé, écrit du même style
que le premier, avec la même équité, la même bien-
séance , avec le même esprit. Il me jfiit envoyé par la
poste, comme le premier, avec le même soin, sous le
même cachet , et j'y reconnus d'abord le même auteur.
Dans ce second libelle on censure mon style comme
M. Vernes le censuroit de vive voix , comme le même
M. Vernes a trouvé mal écrite une lettre de dix lignes
adressée à un libraire. Avant que j'eusse repoussé ses
outrages, il m'accusoit de bien écrire, et m'en faisoit
un nèuveau crime; maintenant je n'ai qu'un style
obscur , j'écris comme un charretier, mes lettres sont
mal écrites. Ces critiques peuvent être vraies; mais
comme elles ne sont pas communes , on voit qu'elles
* On lit dans quelques éditions, Dans l'intervalle de cette com-
plaisante n^t^ocmlH^n^ efc. i""
3.
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36 DÉCLARATION
partent de la même main. L auteur connu des unes,
fait connoître Fauteur des autres.
L'objet secret de ce second libelle me paroît cepen-
dant avoir été de donner le change sur Tauteur du
premier. Voici comment. On avoit sourdement ré-
pandu dans le public, à Genève et à Paris, que le
libelle étoit de M. de Voltaire ; et M. Vernes , dont on
counoit la modestie, ne doutoit pas qu'on ne s'y
trompât: les cachets de ces deux auteurs sont si
semblables 1 II s'agissoit de confirmer cette erreur ;
c est ce qu'on crut faire au moyen du second libelle :
car comment penser qu'au moment que M. Vernes
uiarquoit tant d'horreur pour le premier il s'occupât
à composer le second? On y prit la précaution, qu'on
avoit négligée dans le premier, d'employer dans quel-
ques mots l'orthographe de M. de Voltaire, comme un
oubli de sa paçt, encor^ serait. On affecte d'y parler
de la génuflexion dans des sentiments contraires à
ceux de M. Vernes, versisviarum indiens: mais qu'a voit
affaire dans un libelle écrit contre moi la génuflexion
dont je n'ai jamais parlé? C'est ainsi qu'en se cachant
maladroitement on se montre.
Quel est l'homme assez dépourvu de goût et de sens
pour attribuer de pareils écrits à M. de Voltaire, à la
plumera plus élégante de son siècle? M. de Voltaire
auroitril employé six pages d'une pièce qui eii con-
tient huit à parler des ministres de Genève et à tra-
casser sur l'orthodoxie? m'auroit-il reproché d'avoir
mêlé l'iri'éligion à. .mes romans? m'auroit-il accusé
d'avoir voulu brqïtiilér des pasteurs? àuroit-il dit qu'il
n est pa^ pe$&ud^^i^lier des poisons sans offrir 1 an-
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. RELATIVE A M. VERNES. 87
tidote? auroit-il affecté de mettre les auteurs drama-
tiques si. fort au-dessous des savants? auroit-il fait si
grand'peur aux Genevois d'appeler les étrangers pour
juger leurs différents? auroit-il usé du mot de délit
commun^ sans savoir ce quil signifie, lui qui met une
attention si grande à n employer les termes de science
que dans leur sens le plus exact? auroit-il dit que le
mot amphigouri signifioit déraison? auroit-il écrit
quinze cent, faire cenf indéclinable étant une des fautes
de langue particulières aux Genevois? Enfin, après
avoir pris si grand soin de déguiser son orthographe
dans le premier libelle, se seroit-il négligé dans le se-
cond, lorsqu'on Taccusoit déjà du premier? M. de
Voltaire sait que les libelles sont un moyen maladroit
de nliire; il en connoît de plus sûrs que celui-là.
En rassemblant tous ces divers motifs de croire,
quel lecteur pourroit refuser son acquiescement à la
persuasion où je suis que M. Ternes est Taùteur du
libelle, soit par les traits cumulés qui l'y peignent,
soit par les circonstances qui ne peuvent se rapporter
qu'à lui? Malgré cela, je suis convenu ^ je conviens
encore du tort que j'ai eu de le lui attribuer publique-
ment : mais je demande s'il m'est permis de réparer
ce tort par un mensonge autjbentique , en déclarant
publiquement que cette pièce n'est point de lui, tandis
que je suis intimement assuré qu'elle en est.
Je conviens cependant que toutes ces raisons , très
suffisantes pour me persuader moi-même, ne le se-
roienj pas pour convaincre M. Vernes devant les tri-
bunaux. J'en ai plus qu'il n'en faut pour croire ; je
n'en ai pas assez pour prouver. En cet état tout ce
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38 DÉCLAMATION
que je puis dire, et que je dis assurément de très bon '
cœur, est qu'il est absolument possible que M. Vernes
ne soit pas l'auteur du libelle : aussi n^ai-je affirmé
qu'il Fétoit qu autant qu'il ne diroit pas le contraire,
et en m'appuyant d'une seule raison dont même le
public ne pouvoit sentir la valeur.
Or il est possible, à toute rigueur, que la pièce ne
soit pas de celui à qui je l'ai attribuée; il est certain,
dans cette supposition, que, lui ayant fait la plu»
cruelle injure, je lui dois la plus éclatante réparation,
et il n'est pas moins certain que je veux faire mon
devoir, sitôt qu'il me sera connu. Comment m'y pren-
dre en cette occasion pour le connoître? Je ne veux
être ni injuste ni opiniâtre ; mais je ne veux être ni
lâche ni faux. Tant que je me porterai pour juge 'dans
ma propre cause , la passion peut m aveugler : ce n'est
plus à moi que je dois m'en rapporter, et en con*
science je ne puis m'en rapporter à M. Vernes. Que
faire donc? je ne vois qu'un moyen, mais je le crois
sûr; la raison me l'a suggéré , mon cœur l'approuve ;
en fut-il d'autres, celui-là seroit le plus digue de moi.
Dans une petite ville comme Genève , où la police
est d'autant plus vigilante qu'elle a pour premier objet
le plus vif intérêt des magistrats , il n'est pas possible
que des faits tels que l'impression et le débit d'un
libelle échappent à leurs recherches, quand ils en
voudront découvrir les auteurs. Il s'agit ici de l'hon-
neur d'un citoyen, d'un pasteur; et l'honneur des
particuliers n'est pas moins sous la garde du gouver-
nement que leurs biens et leurs vies.
Que M. Vernes se pourvoie par-devant le Conseil
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lELATIVE A M. VERNEg. Sg
âe Qenève; que le Conseil daigne faire sur Tauteur du
libelle les perquisitions suffisantes pour constater que
M. Vernes ne Test pas , et qu^il le déclare , voilà tout
ee que je demande»
Il y a deui^ voies différentes de procéder dans cette
afiaire; M^ Vernes aura le choix. S'il croit las pouvoir
suivre juridiquement, quil obtienne une sentence
qui le décharge de laccusation^ et qui me cendamne
pour lavoir faite; je déclare que je me soumets pour
ce fait aux peines et réparations auxquelles me con-
damnera cette sentence ,^ et que je les exécuterai de
tout mon pouvoir.
Si , contre toute vraisemblance , on ne pouvoit ob-
tenir de preuve juridique ni pour ni contre , cela
seroit même un préjugé de plus contre M. Vernes;
car quel autre que lui pouvoit avoir un si grand in-
térêt à se cacher des magistrats avec tant de soin?
ppuvoit-il craindre qu'on ne lui fit un grand crime
de m'avoir si cruellement traité? a-t-on vu même
que ce hbelle effroyable ait été proscrit? Toutefois
levons encore cette difficulté supposée. Si le Conseil
n'a pas ici des preuves juridiques, ou qu'il veuille
n'en pas avoir, il aura du moins des raisons de per-
suasion pour ou contre la mienne. En ce dernier cas
il me suffit d'une attestation de M. le premier syndic,
qui déclare au nom du Conseil, qu'on ne croit point
M. Vernes auteur du libelle. Je m'engage en ce cas
à soumettre mon sentiment à celui du Conseil, à
faire à M. Vernes la réparation la plus pleine, la plus
authentique , et lelle qu'il en soit content lui-même.
Je vais plus loin : qu'on prouve ou qu'on atteste que
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4o DÉCLARATION RELATIVE A M. VERNES. *
M. Vernes n'est pas Fauteur du second libelle , «t je
suis prêt à croire et à reconnoitre qu'il n'est pas non
plus Tauteur du premier.
Voilà les engagements que Tamour de la vérité, de
la justice, la crainte d avoir fait tort à mon ennemi le
plus déclaré me fait prendre à la face du public, et
que je remplirai de même. Si ^quelqu'un connoit un
moyen plus sûr de constater mon tort et de le réparer,
qu il le dise^ et je ferai mon devoir.
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DU SUJET ET DE LA FORME
DE CET ÉCRIT.
J'ai souvent dît cpe, si Ton mVût donné d'un autre
homme les idées qu'on a données de moi à mes contem-
porains, je ne me serois pas conduit avec lui comme ils
font avec moi. Cette assertion a laissé tout le monde fort
indifférent sur ce point, et je n'ai vu chez personne la
moindre curiosité de savoir en quoi ma conduite eût dif-
féré de celle des autres, et quelles eussent été mes raisons.
J'ai conclu de là que le public, |yirfaiteihent sûr de l'im-
possibilité d en user plus justement ni plus honnêtement
qu'il ne fait à mon égard, l'étoit par conséquent que, dans
ma supposition, j'aurois eu tort de ne pas l'imiter. J'ai
cru même apercevoir dans sa confiance une hauteur dé-
daigneuse qui ne pouvoit venir que d'une grande opinion
de la vertu de ses guides et de la sienne dans cette affaire.
Tout cela, couvert pour moi d'un mystère impénétrable,
ne pouvant s'accorder avec mes raisons, m'a engagé a les
dire, pour les soumettre aux réponses de quiconque auroit
la charité de. me détromper; car mon erreur, si elle existe,
n'est pas ici sans conséquence : die me force à mal penser
de tous ceux qui m'entourent; et, comme rien n'est plus
éloigné de ma volonté que d'être injuste et ingrat envers
eux, ceux qui me désabuseroient, en me ramenant a de
meilleurs jugements, substitueroient dans mon cœur la
gratitude a l'indignation, et me rendroient sensible et re-
connoissant en me montrant mon devoir à l'être. Ce n'est
pas là cependant le seul motif qui m'ait mis la plume à la
main : un autre encore, plus fort et non moins légitime,
se fera sentir dans cet écrit. Mais je proteste qu'il n'entre
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44 DU SUJET
plus dans ces motifs l'espoir ni presque le desir d'obtenir
enfin de ceux qui m'ont jug^é la justice qu'il» me refusent^
et qu'ils sont bien déterminés à me refuser toujours.
En voulant exécuter cette entreprise, je me suis vu dans
un bien singulier embarras : ce n'étoit pas de trouver des
raisons en faveur de mon sentiment, c'étoit d'en imaginer
de contraires ; c'étoit d'établir sur quelque apparence d'é-
quité des procédés où je n'en apercèvois aucune. Voyant
cependant tout Paris, toute la France, toute l'Europe, se
conduire à mon égard avec la plus grande confiance sur
des maximes si nouvelles , si peu concevables pour moi ,
je ne pouvois supposer que cet accord unanime n'eût
aucun fondement raisonnable, ou du moins apparent, et
que toute une génération s'accordât à vouloir éteindre à
plaisir toutes les lumièjes liaturelles-^violer toutes les lois
de la justice, toutes les régies du bon sens, sans objet,
sans profit, sans prétexte, uniquement pour satisfaire une
fantaisie dont je ne pouvois. pas même apercevoir le bujt et
l'occasion. Le silence profond, universel, non moins in-
concevable que le mystère qu'il couvre, mystère que de-
puis quinze ans on me cache avec un soin que je m'abstiens
de qualifier, et avec un succès qui tient du prodige; ce
silence effrayant et terrible ne m'a pas, laissé saisir la
moindre idée qui pût m'éclairer sur ces étranges dispo-
sitions. Livré pour toute lumière à mes conjectures, je
n'en ai su former aucune qui pût expliquer ce qui m'arrive,
de manière à pouvoir croire avoir démêlé la vérité.
Quand de forts indices m'ont fait penser quelquefois
avoir découvert avec le fond de l'intrigue son objet et ses
auteurs, les absurdités sans nombre que j'ai vues naître de
ces suppositions m'ont bientôt contraint de les aban-
donner, et toutes celles que mon imagination s'est tour-
mentée à leur substituer n'ont pas mieux soutenu le
moindre examen.
Cependant) pour ne pas combattre une chimère, pour
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DE CET ÉCRIT. 4^
ne pas outrager toute une génération , il falloit ])ien sup-
poser des raisons dans le parti approuvé et suivi par tout
le monde. Je n'ai rien épargné pour en chercher, pour en
imaginer de propres à séduire la multitude; et, si je n'ai
rien trouvé qui dût avoir produit cet effet, le ciel m'est
témoin que ce n'est faute ni de volonté ni d'efforts, et que
j'ai rassemblé soigneusement toutes les idées que mon en-
tendement m'a pu fournir pour cela. Tous mes soins n'a-
boutissant à rien qui pût me satisfaire, j'ai pris le seul
partj qui me restoit à prendre pour m'êxpliquer : c'étoit, ne
pouvant raisonner sur des motifs particuliers qui m'étoient
inconnus et incompréhensibles , de raisonner sur une hypo-
thèse générale qui pût tous les rassembler : c'étoit , entre
toutes les suppositions possibles, de choisir la pire pour
moi, la meilleure pour mes adversaires; et, dans cette
position, ajustée, autant qu'il m'étoit possible, aux ma-
nœuvres dont je me suis vu l'objet, aux allures que j'ai en-
trevues, aux propos mystérieux que j'ai pu saisir çà et là,
d'examiner quelle conduite de leur part eût été la plus
raisonnable et la plus juste. Épuiser tout ce qui se pouvoit
dire en leur faveur étoit le seul moyen que j'eusse de
trouver ce qu'ils disent en effet, et c'est ce que j'ai tâché
de faire, en mettant de leur côté tout ce que j'y ai pu
mettre de motifs plausibles et d'arguments spécieux, et
cumulant contre moi toutes les charges imaginables. Mal-
gré tout cela, j'ai souvent rougi, je l'avoue, des raisons
que j'étbis forcé de leur prêter. Si j'en avois trouvé de
meilleures, je les aurois employées de tout mon cœur et
de toute ma force, et, cela avec d'autant moins de peine,
qu'il me paroi t certain qu'aucune n'auroit pu tenir contre
mes réponses; paijceque celles-ci dérivent immédiatement
des premiers principes de la justice, des premiers éléments
du bon sens, et qu'elles sont applicables à tous les cas
possibles d'une situation pareille à celle où je suis.
La forme du dialogue m'ayant paru la plus propre à
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46 DU SUJET
di^uter le pour et le contre, je l'ai choisie pour cette rai-
son. J'ai pris la liberté de reprendre *dans ces entretiens
mon nom de famille que le public a ju^é èi propos de
m'ôter, et je me suis désigne en tiers, à son exemple, par
celui de baptême, auquel il lui a plu de me réduire. En
prenant un François pour mon autre interlocuteur, je
n'ai rien fait que d'honnête et d'obligeant pour le nom
qu'il porte, puisque je me suis abstenu de le rendre com-
plice d'une conduite que je désapprouve, et je n'aurois
rien fait d'injuste en lui donnant ici le personnage que
toute sa nation s'em^presse de faire à mon égard. J'ai même
eu l'attention de le ramener à des sentiments plus raison-
nables que je n'en ai trouvé dans aucun de s^ compa^
triotes; et celui que j^ai mis en scène est tel, qu'il seroit
aussi heureux pour moi qu'honorable à son pays qu'il s'y
en trouvât beaucoup qui l'imitassent. Que si quelquefois
je l'engage en des raisonnements absurdes, je proteste
derechef, en sincérité de cœur, que c'est toujours malgré
moi; et je crois pouvoir défier toute la France d'en
trouver de plus solides pour autoriser les singulières pra-
tiques dont je suis l'objet, et dont elle paroît se glorifier
si fort.
Ce que j'avois à dire étoit si clair, et j'en étois si péné-
tré, que je ne puis assez m'étonner des longueurs, des re-
dites, du verbiage, et du désordre de cet écrit. Ce qui l'eût
rendu vif et véhément sous la plume d'un autre est préci-
sément ce qui l'a rendu tiède et languissant sous la mienne.
C'étoit de moi qu'il s'agissoit, et je' n'ai plus trouvé pour
mon propre intérêt ce zèle et cette vigueur de courage qui
ne peut exalter une ame généreuse que pour la cause d'au-
trui. Le rôle humiliant de ma propre 4iÉfense est trop au-
dessous de moi, trop peu digne des sentiments qui m'ani-
ment, pour que j'aime à m'en charger: ce n'est pas non
plus, on le sentira bientôt, celui que j'ai voulu remplir
ici; mai» je ne pouvois examiner la conduite du public à
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DE CET ÉCRIT. 4?
tiion égard sanâ me contempler moi-knéme dans la position
du monde la plus déplorable et la plus cruelle. Il falloit
m'occuper d'idées tristes et déchirantes, de souvenirs amers
et révoltants, dé sentiments les moins faits pour mon
cœur; et c'est en cet état de douleur et de détresse qu'il a
fallu me remettre chaque fois que quelque nouvel ou-
trage, forçant ma répugnance, m'a fait faire un nouvel
effort pour reprendre cet écrit si solivent abandonné. Ne
pouvant souffrir la continuité d'une occupation si dou-
loureuse, je ne m'y suis livré que durant des moments
très courts, écrivant chaque idée quand elle me venoit, et
m'en tenant là ; écrivant dix fois la même quand elle m'est
venue dix fois, sans me rappeler jamais ce que j'avois pré-
cédemment écrit, et ne m'en apercevant qu'à la lecture du
tout, trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le
dirai tout-à-l'heure. La colère anime quelquefois le talent ,
mais le dégoût et le serrement de cœur l'étouffent; et l'on
sentira mieux, après m'avoir lu, que c'étoient là les dis-
positions constantes où j'ai dû me trouver durant ce péni-
ble travail.
Une autre difficulté me l'a rçndu fatigant: c'étoit, forcé
de parler de moi sans cesse, d'en parler avec justice et
vérité, sans louange et sans dépression. CeVa n'est pas dif-
ficile à un homme à qui le public rend l'honneur qui lui
est dû: il est par là dispensé d'en prendre le soin lui-
même. Il peut également et se taire sans s'avilir, et s'attri-
buer avec franchise les qualités que tout le monde recon-
noît en lui. Mais celui qui se sent digne d'honneur et
d'estime, et que le public défigure et diffame à plaisir, de
quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due? Doit-
il se parler de lui-même avec des éloges mérités, mais
généralement démentis? Doit -il se vanter des qualités
t[u'il sent en lui, mais que tout le monde refuse d'y voir?
Il y auroit moins d'orgueil que de bassesse à prostituer
ainsi la vérité. Se louer alors, même avec la plus rigou-
reuse justice, seroit plutôt se dégrader que s'honorer; et
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48 DU SUJET
ce seroit bien mal connoître les hommes que de croire les
ramener d^une erreur dans laquelle ils se complaisent^ par
de telles' protestations. Un silence fier et dédaigneux est
en pareil cas plus à sa place, et eût été bien plus de mon
goût, mais il n^auroit pas rempli mon objets et, pour le
remplir, il falloit nécessairement que je disse de quel œil^
si j'étois un autre, je verrois un homme tel que je suis.
J'ai tâché de m'acquitter équitablement et impartialement
d'un si difficile devoir, sans insulter à l'incroyable aveu-
glement du public, sans me vanter fièrement des vertus^
qu'il me refuse, sans m'accuser non plus des vices que je
n'ai pas, et dont il lui plaît de me charger, mais en ex-
pliquant simplement ce que j'aurois déduit d'une consti-
tution semblable à la mienne, étudiée avec soin dans un
autre homme. Que si l'on trouve dans mes descriptions ie
la retenue et de la modération, qu'on n'aille pas m'en
faire un mérite. Je déclare qu'il ne m'a manqué qu'un peu
plus de modestie pour parler de moi beaucoup plus hono-
rablement.
Voyant l'excessive longueur de ces Dialogues, j'ai tenté
plusieurs fois de les élaguer, d'en ôter les fréquentes répé-
titions, d'y mettre un peu d'ordre et de suite; jamais je
n'ai pu soutenir ce nouveau tourment : le vif sentiment de
mes malheurs, ranimé par cette lecture, étouffe toute l'at-
tention qu'elle exige. Il m'est impossible de rien retenir,
de rapprocher deux phrases, et de comparer deux idées.
Tandis que je force mes yeux à suivre les lignes, mon
cœur serré gémit et soupire. Après de fréquents et vains
efforts, je renonce à ce travail, dont je me sens incapable;
et, faute de pouvoir faire mieux, je me borne à transcrire
ces informes essais , que je suis hors d'état de corriger. Si ,
tels qu'ils sont, l'entreprise en étoit encore à faire, je ne la
feroispas, quand tous les biens de l'univers y seroient at-
tachés; je suis même forcé d'abandonner des multitudes
d'idées meilleures et mieux rendues que ce qui tient ici
leur place, et que j'avois jetées sur des papiers détachés
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DE CET ÉCRIT. 49
dans Fespoir de les encadrer aisément; mais rabattement
m'a gagné au point de me rendre même impossible ce
l^ger travail. Après tout, j'ai dit à peu près ce que j'avois
à dire : il est noyé dans un chaos de désordres et de redites,
mais il y est; les bons esprits sauront l'y trouver. Quant à
ceux qui ne veulent qu'une lecture agréable et rapide,
ceux qui n'ont cherché, qui n'ont trouvé que cela dans
mes Confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un peu de
fatigue ni soutenir une attention suivie pour l'intérêt de
la justice et de la vérité, ils feront bien de s^épargner l'en-
nui de cette lecture; ce n'est pas à eux que j'ai voulu
parler; et, loin de chercher à leur plaire, j'éviterai du
moins cette dernière indignité, que le tableau des misères
de ma vie soit pour personne un objet d'amusement.
Que deviendra cet écrit? Quel usage en pourrai-je faire?
Je l'ignore, et cette incertitude a beaucoup augmenté le
découragement qui ne m^a point quitté en y travaillant.
Ceux qui disposent de moi en ont eu connoissance aussitôt
qu'il a été commencé, et je ne vois dans ma situation
aucun moyen possible d'empêcher qu'il ne tombe entre
leurs mains tôt ou tard '. Ainsi, selon le cours naturel des
choses, toute la peine que j'ai prise est à pure perte. Je ne
sais quel parti le ciel me suggérera, mais j'espérerai jus-
qu'à la fin qu'il n'abandonnera point la cause juste. Dans
quelques mains qu'il fasse tomber ces feuilles, si parmi
ceux qui les liront peut-être il est encore un cœur
d'homme, cela me suffit, et je ne mépriserai jamais assez
l'espèce humaine pour ne trouver dans cette idée aucun
sujet de confiance et d'espoir. ^ .■:
«
' On trouYiera à la fin de ces Dialogues, dans rhistpirç inaHieu-
reuse de cet cctit, comment cette prédiction 8*ést vérifiée.
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ROUSSEAU
JUGE
DE JE AN- JACQUES.
PREMIER DIALOGUE.
Du système de condaite envers Jean-Jaeques, adopté par F Admi-
nistration , avec l'approbation du public,
Rousseau. Quelles incroyables choses je viens d'ap-
prendre! je nep reviens pas : non, je n en reviendrai
jamais. Juste ciel! quel abominable homme! qu'il ma
Élit de mal! que je vais le détester!
Un François. Et notez bien que e est ce même
homme dont les pompeuses productions vous ont df
. charmé , si ravi, par les beaux préceptes de vertu qu'il
y étale avec tant de £Eiste.
•Rouss. Dites , de force. Soyons justes , même avec
les méchants. Le faste n'excite tout au plus qu'une
admiration froide et stérile, et sûrement ne me char-
iMvsL jamais. Des écrits qui élèvent l'ame et en-
flanynent le cœur méritent un autre mot.
Le Fr. ï'aste ou force, qu'importe le mot $i l'idée
eat toujours la même , si ce sublime jargon tiré par
l'hypocrisie d'une tète exaltée n'en est pas moins dicté
par une an/e de boue? ;
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PREMIER DIALOGUE. 5l
. Rousss. Ce choix du mot me paroit moins indiffé-^
rent qu à vous. Il change pour moi beaucoup les idées;
et, s'il n y avoit que du faste et du jargon dans les
, écrits de Tauteur que vous m'avez peint, il m'inspi-
reroit moins d'horreur* Tel homme pervers s'endurcit
à la sécheresse des sermons et des prônes, qui reo^
treroit peut-être en lui-même et deviendrait honnête
homme si Ion savoit chercher et ranimer dans son
cœur ces sentiments de droiture et d'huinanité que la
nature y mit en réserve et que les passions étouffent.
Mais celui qui peut contempler de sang froid la vertu
dans toute sa beauté , -celui qui sait la peindre avec ses
charmes lés plus touchants, sans en être ému, sang
se sentir épris d'aucun amour .pour elle, un tel être,
s'il peut exister, est un méchant sans' ressource; c'est
un cadavre moral. . .
Le Fr. Comment! sll peut exister? Sur l'effet qu'ont
produit en vous les écrits de ce misérable, qu'en ten*
dez-vous par ce doute, ^près les entretiens que nous
venons d'avoir? Expliquez-vous. .. >
Rouss. Je m'çxpliqjierai: maïs ce sera prendre le
soin le plus inutile et le plu^ superflu ; car tout ce
que je vous dirai ne sauroit être entendu que par ceux
à qui Ton n'a pas besoin tle le dire. ^
Figurez-Tous donc un monde îdëal semblable au
nôtre, et néanmoins tout différent. La iHiture y e^ la
même flUe sur notre terre , mais l'éèonomie en est
«plus sensible, Tordre en est plu9 n(iarqué, lespec^ack
* plus admirable, les fo'rmes sont plus élégances, 4es
couleurs plus vives, les odeurs plus «uaves, tous îes
objets [flus intéressants. Tonte la nature y esf si belle ^
4'
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S^2 PREMIER DIALOGUE,
que sa contemplation, enflammant les âmes d'amouc.
par un si touchant tableau, leur inspire, avec le. der
sir de concourir à ce beau système, la. crainte d en
troubler Tharmonie; et de là, naît une exquise. sensi-
bilité qui donne à ceux qui en sont doués des. jouis-
sances immédiates, inconnues aux cœurs, que les
mêmes contemplations nont point avivés.
Les passions y sont, comme ici, le mobile de toute
actioii, mais plus vives , plus ardentes, ou seulement
plus simples et plus piires ; elles prennent par cela
seul un caractère tout différent. Tous les premiers
mouvements de la nature sont bons et droits. Us
tendent le plus directement qu'il est possible à notre
conservation et à notre bonheur; mais bientôt, man-
quant de force pour suivre à travers tant de résis-
tance leur première di^^ection, ils se laissent défléchir
par mille obsèdes qui, les détournant du vrai but,
leur font prendre des routes obliques où Fhomme
oublie sa première destinatiou^ L'erreur du jugement,
la force des préjugés, aident beaucoup à nous faire
prendra ainsi le change; mais cet eff^t vient principa-
lement de la foiblesse de lame, qui, suivant molle-
ment rimpulsion de la nature, se détourne au choc
d'un obstacle, c^mme une boule prend Fangle de
réflexion ; au liem que celle qui suit plus vigoureuse-
ment sa course ne se détourne point, mais, comme
un boulet de canon, force l'obstacle , ou s amortit et
tombe à sa rencontre. ^
Les habitants du monde idéal dont je parle ont le *
bonheur d'être main^nus par la nature , à laquelle ils
sont plus attachés, dans cet heureux point' de vue.
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PREMIER DIALOGUE. 53
OÙ elle nous a placé? tous, et par cela seul leur ame
garde toujours son caractère originel. Les passions
primitives, qui toutes tendent directement à notre
lionheur, ne nous occupent que des objets qui s'y rap-
portent; et, n'ayant que Tàmour de soi pour principe,
sont toutes aimantes et douces par leur essence : mais
quand , détournées de leur objet par des obstacles ,
elles s'occupent plus de l'obstacle pour l'écarter que
de l'objet pour l'atteindre , alors elles changent de na-
ture et deviennent irascibles et haineuses ; et voilà
comment l'atnour de soi, qui est un sentiment bon et
absolu, devient amour-propre, c'est-à-dire un senti-
ment relatif par lequel on se compare, qui demande
des préférences, dont la jouissance est purement né-
gative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre
propre bien, mais seulement par le mal d'àutrui.
Dans la société humaine, sitôt que la foule des pas-
sions et des préjugés qu'elle engendre a fait prendre
le change à l'homme, et que les obstacles qu'elle en-
tasse l'ont détourné du vrai but de notre vie, tovt ce
que peut faire le sage, battu du choc continuel des
passions d'àutrui et des siennes, et, parmi tant de di-
rections qui l'égarent, ne pouvant plus démêler celle
qui le conduiroit bien, c'est de se tirer de la foule au-
tant qu'il lui est possible, et de se tenir sans impa-
tience à la place où le hasard l'a posé, bien sûr qu'en
n'agissant point il évite au moins de courir à sa perte
et d aller chercher de nouvelles erreurs. Comme il ne
voit dans l'agitation des hommes que la foHe qu'il
veut éviter, il plaint leur aveoglement encore plus
qu'il ne hait leur maUce; ilne se tourmente point à
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54 pRElJIIER DIALOGUE;
leur rendre mal pour mal, outrage pour outrage; et ,
si quelquefois il cherche à repousser les atteintes de
ses ennemis , c est sans chercher à les leur rendre ,
3ans se passionner contre eux , sans sortir ni de sa
place ni du calme où il veut rester.
!Nos habitants , suivant des vues plus profondes, ar*
rivent presque au même but par la route contraire ,
et c'est leur ardeur même qui les tient dans Tinaction»
L'état céleste auquel ils aspirent et qui fait leur pre-
mier besoin par la force avec laquelle il s offre à leurs
cœurs, leur fait rassembler et tendre sans cesse toutes
les puissances de leur ame pour y parvenir. Les obs-
tacles qui les retiemiefit ne sauroient les occuper au
point de le leur £s^ire oublier un moment; et de là ce
mortel dégoût pour tout le reste, et cette inaction to-
tale quand ils désespèrent d atteindre au seul objet
de tous leurs vœux»
Cette différence ne vient pas seulement du genre
des passions^ mais aussi de leur force ; car les passions
fortes ne se laissent pas dévoyer conmie les autres.
Deux amants, Tun très épris, lautre assez tiède, souf-
friront néanmoins un rival avec la même impa-
tience, Tun à cause de son amour, lautre à cause
de son. amour-propre. Mais il peut très bien arriver
que la haine du second ^ devenu^ sa passion princi-
pale,* survive à son amour et même s'accroisse après
qu'il est éteint; au lieu que le 'premier, qui ne hait
qu'à cause qu'il aime, cesse de haïr son rival sitôt qu'il
lie le craint plus. Or si les âmes fbibles et tièdes sont
plus sujettes aux passions haineuses qui ne sont que
des passions secondaires et défléchies ^ et si les ame»
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PREMIER DIALOGUE. 55
grandes et £irtes, se tenant dans leur première direc-
tion, conservent mieux les passions douces et primi-
tives qui naissent directement de Tamour de soi , vous
voyez comment, d'une plus grande énergie dans les
£eicultés et d'un premier rapport mieux senti, dé-
rivent dans les habitants de cet autre monde des pas-
sions bien différentes de celles qui déchirent ici-bas
les malheureux humains. Peut-être n est-on pas dans
ces contrées plus vertuepx qu'on ne Test autour de
nous , mais on y sait mieux aimer la vertu. Les vrais
penchants de la nature étant tous bons, en s'y livrant
ils sont bons eux-mêmes ; mais la vertu parmi* nous
oblige souvent à combattre et vaincre la nature, elca-
rement sont-ils capables de pareils efforts. La longue
inhabitude de résister peut même amollir leurs amei
au point de £aiire le mal par foiblesse, par crainte, par
nécessité. Ils ne sont exempts ni de fautes ni de vices;
le crime même ne leur est pas étranger, puisqu'il e^l
des situations déplorables où la plus haute vertu suf^t
à peine pour s'en défendre et qui forcent au mal
l'homme foible, malgré son cœur: mais l'expresse vo-
lonté de nuire, la haine envenimée, l'envie, la noir-
ceur, la trahison, la fourberie, y sont inconnues; trop
souvent on y voit des coupables , jamai« on n'y vit un
méchant. Enfin s'ils ûe sont pas plus vertueux qu'on
ne l'est ici, du moins, par cela seul qu'ils savent
mieux s'aimer eux-mêmes, ils sont moins malveillaifts
pour autrui.
lis sont aussi moins actifs, ou, pour mieux dire ,
moins remuants. Leurs efforts pour atteindre à l'objet
qu'ils contemplent consistent en des élans vigoureux;
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56 PREMIER DIALOGUE,
mais, sitôt qu'ils en sentent Fimpuissance , il s'arrê-
tent, sans chercher à leur portée des équivalents à cet
objet unique, lequel seul peut les tenter.
Comme ils ne cherchent pas leur bonheur dans l'ap-
parence , mais dans le sentiment intime , en quelque
rang que lésait placés la fortune, ils s'agitent peu pour
en sortir; ils ne cherchent guère à s'élever, et descen-
droient sans répugnance à des relations plus de leur
goût, sachant bien que l'état le plus heureux n'est pas
le plus honoré de la foule , iriais celui qui rend le cœur
plus content. Les préjugés ont àur eux très peu de
prise, lopinion ne les mène point; et, quand ils en
sentent l'effet, ce n'est pas eux qu'elle subjugue, mais
ceux qui influent sur leur sort.
Quoique sensuels et voluptueux , ils font peu de cas
de l'opulence , et ne font rien pour y parvenir , con-
noissant trop bien l'art de jouir pour ignorer que ce
H,'est pas à prix d'argent que le vrai plaisir s'achète ;
ef, quant au bien que peut faire un riche, sachant
aiïssi que ce n'est pas lui qui le fait, mais sa richesse ;
qu'elle le feroit sans lui mieux encore , répartie entre
plus de mains , ou plutôt anéantie par ce partage , et
que tout ce bien qu'ail croit faire par elle équivaut ra-
rement au mal réel qu'il faut faire pour l'acquérir.
D'ailleurs aimant encore plus leur liberté que leurs
aises, ils craindroient de les acheter par la fortune , ne
fùî-ce qu'à cause de la dépendance et des embarras at-
tachés au soin de la conserver. Le cortège inséparable
de l'opulence leur seroit cent fois plus à charge que les
biens qu'elle procure ne leur seroient doux. Le tour-
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PREMIER DIALOGUE. 5;
ment de la possessiqn émpoisonneroit pour eux tout
le plaisir cte la jouissancç.
Ainsi bornés de toutes pa^s par Ja nature et par I^
raisoii, ils s'arrêtent,» et passent la vie à en jouir en
iaisant chaque jqur ce qui leur, paroît boa pour eux et -
bien poiir autrui^ sans égard à restimdlioivdes bon^mes
et aux caprices (1« Topinion.
IfE Fr. Je çheççhe inutilement dans ma tète ce qu'il
peut y avoir de commun entre les êtres fantastiques
que vpus décrivez et le oionstre dont nous parlions
tout-à-rheure. ,
Rouss. Rien, sans doute, et je. le crois ainsi: mais
permettez que j achevé. ;. .
Des êtres singuUèrttnent constitués doivent néces-
sairement s'e^pi:imer autrejnent que les hommes or-
dinaires. Il esf impossible .qu'avec des armes si diiïe-
repament modifiées ils ne portent pas dans FexpressioH
de leurs sentiments et de leurs idées Fempreinte de
ces modifications. Si tcette empreinte échappe à ceux
qui^ n'ont aucune notion d^ cet^ê maqière d'être, elle
se peut échapper à ceux qui la connoissent et qui en
sont affectés eux-mêmes. C'esf un signe caractéris-
tique auquel tes initiés se recénnoissent entre eux; et
ce qui donne un grand prix à ce signe, si peu connu
et encore moins employé, est qu'il ne peut se contre-
faire, que jamais il n'agit qu'au niveau de sa source ,
et que , quand il ne part pas du cœur de ceux qui l'imi-
tent, il n'arrive pas non plus aux cœurs faits pour le
distinguer; mais shôt qu'il y parvient, on ne sauroit
s'y méprendre : il est vrai dès qu'il est senti. C'est dans
toute la conduite de la vie, plutôt que dans quelques
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5â PîTEMIER DIALOGUE.
actions éparses , qu'il se m^fesite le plus sûrement.
Mais dans des situations vives où J'ame s'exalte in vo-
ksntairement, Tinitié diatingue bientôt son frère de
celui qui, sans Tétre , vfeut-seuletoent eji prendre lac-
cent, et cette distinction se fait sentiv légalement dans
les écrits, heê ha^ftairts du monde endiantéfikit géné-
ralement peu de livres , et ne s^arrangent point pour
en faire; ce n'est jam^fis u»métier pour eux. QuSnd
ils en font, il faut qu'ils y soibnt forcés par un stimu-
lant plus fort que llntérét «t même que la gloire. Ce
stimulant, difficile à contenir, impossible à contre-
faire, se fait sentir dans. tout ce qu'il produit. Quelque
keureuse découverte à pjiblier, quelque belle et grande
véritjé » répandre, quelque ^réùr générale et perni-
cieuse'à combattre, enfin quelque point d'utilité pu-
blique à établir; voilà les seuls m'otrfs qui puissent
leur mettre la' plume à la main : encore faut-il que les
idées en soient assez neuves, assez belles, assez frap-
pantes pour- mettre leur .zélé en effervescence et le
forcer à s'exhaler. H d'y a point pour cela chez ^ux
de temps ni d'âge propre.. Comme écrire n'est point
pour eux un métier , ils commenceront ou cesseront de
bonne heure du tard selon que le stimulant les pous-
sera. Quand chacun aura dit ce qu'il avoit à dire, il
restera tranquille comme auparavant, sans s'aller
fourrant dans le tripot littéraire, sans sentir luette" ri-
dicule démangeaison de rabâcher et barbouiller éter-
nellement du papier qu'on dit être attachée au métier
d'auteur; et tel, né peut-être avec du génie, ne s'en
doutera pas lui-même et mourra sans étr^ connu de
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PREMIER DIALOGUE. i 5g
personne , si nul objet ne tient animer son zélé au point
de le contraindre à se montrer.
Li Fr. Mon. cher M. Rousseau, vou^ m'avez bien
lair d'être un des habitants de ce monde-là.
Rouss. J^en reconnoîs un du moins . sans le nu>indris
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6o , PREMIER DIALOGUE.
pour mieux juger de leur liaison , il iaudroit connottre
Ja preuve qu'on a qu'il n'est pas l'auteur du Devin,
Le Fr. La preuve! Il y en a cent, toutes péremp-
toires..
* Bouss. C'est beaucoup. Je me contente d'une; mais
je la veux , et pour cause , indépendante du témoignage
d'autrui.
Le Fr. Ab 1 très volontiers. Sans vous parier donc
des pillages bien attestés dont on a prouvé d'abord
que cette pièce étoit composée , sans même insister sur
le doute s'il sait faire des vers, et par conséqu^t s'il
a pu faire ceux du Devin dw village y je me tiens à une
chose plus positive et plus sûre , c'est qu'il ne sait pas
la musique; d'où l'on peut, à mon avis conclure avec
certitude qu'il n'a pas fait celle de cet opéra.
Rouss, Il ne sait pas la musique ! Voilà encore une
de ces découvertes auxquelles je ne me serois pas at-
tendu.
Le Fît. N'en croyez là-dessus ni moi ni personne ,
mais vérifiez par vous-même.
Rooss. Si j'avois à surmonter l'horreur d'approcher
du personnage que vous venez de peindre , ce ne seroit
assurément pas pour vérifier s'il sait la musique; la
question n'est pas assez intéressante lorsqu'il s'agit
d'un pareil scélérat.
Le Fr. Il £aiut qu'elle ait paru moins indifférente à
nos messieurs qu'à vous ; car les peines incroyables
qu'ils ont prises et prennent encore tous les jours pour
établir de mieux en mieux dans le public cette preuve ,
passent encore ce qu'ils ont fait pour mettre en évi-
dence celle de ses crimes.
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PREMIER DIALOGUE. 6l
Bouss. Gela me paroit assez bizarre; car quand on
a si bien prouvé le plus, d'ordinaire on ne s'agite pas
si fort pour prouver ]e moins.
Le. Fr. Obi vis-à-vis d'un tel homme, on ne doit
négliger nile plus ni le moins. A Tborréur dû vice, se
joint Famour de la vérité, pour détruire dans toutes
ses branches une réputation usurpée; et ceux qui se
soi^t empressés de montrer en lui un monstre exécra-
ble ne doivent pas moins s'empresser aujourd'hui d'y
montrer un petit pillsrrd sans talent.
Rouss. Il faut avouer que la destinée de cet homme
a des singularitéftbien frappantes: sa vie est coupée
en deux parties qui semblent appartenir à deux indi-
vidus différents, dont l'époque qui les sépare , c'est-
à-dire le temps où il a publié des livres, marque la
mort de l'un et la naissance de l'autre.
Le premier, homme paisible et dbux, fut bien
voulu de tous ceux qui le connurent, et ses aiq^s lui
restèrent toujours. Peu propre aux grandes sociétés
par son humeur timide et son naturel tranquille, il
aima la ret|;ait&, non pçur y vivre seul, mais pour y
joindre les douceurs de l'étude aux charmes de l'inti-
mit4. Il consacra sa jeunesse à la culture des belles
connoissances et des talents agréables, et, quand il se
vit forcé de faire usage de cet acquis pour subsister,
ce fut avec si peu d'ostentation et de prétention, que
les personnes auprès desquelles il vivoit le plus n'ima-
ginoient pas même qu'il eût assez d'esprit pour faire
des livres. Son cœur, fait pour s'attacher, se donnôit
sans réserve; complaisant pour ses amis jusqu'à la
foiblesse, il se laissoit subjuguer par eux au point de
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&;2 PREMIER DIALOGUE,
ne pouvoir jdus secouer ce joug ipnpunément. Le se-
coud, homme dur, farouche et noir, se fait abhorrer
de tout le monde quil fuit, et,, dans son aflreuse
misanthropie, ne se plaît qu'à marquer sa haine pour
le genre humcdn. Le premier, seul, sans étude et sans
maître, vainquit toutes les difficultés à force de zélé,
et consiificra ses loisirs ,'non à Foisiveté, encore moins
à des travaux nuisibles, mais à remplir $a tète d'i(^es
charmantes, son coeur de sentiments délicieux, et à
former des projets, chimériques" peut-être à foVce
detre utiles, mais d#nt Fexécution, si elle c^t été
possible, eût fait le bonheur du{«enre humain. Le
séeond, tout occupé de ses odieuses trames, na su
rien donner de son temps ni de son esprit à d'agréa-
bles occupations, encore moins à des vues«utites.
Plongé dans les plus brutales débauches, il a passé
sa vie dans leô tavernes et les mauvais lieux, chargé
àe tous les vices qu'on y povte ou qu on y contracte,
n ayant nourri que les goûts crapuleux et bas* qui en
sont inséparables; il fait ridiculement contraster ses
inclinations rampantes avec |e6 altièves productions
qu'il a laudace de s attribuer. En vain a-t-il paru feuil-
leter des livres et s'occuper de recherches philoso-
phiques, il n'a rien saisi, rien conçu, que ses horri-
bles systèmes; et, après de prétendus essais qui
n'avoient pour but que d'en imposer au genre hu-
main, il à fini, comme il avoit commencé, par ne
rien savoir que mal^feire.
Enfin, sans vouloir suivre cette, (^position dans
toutes ses'branches , et pour m'arrête» à celle qui m'y
a conduit, le premier, d'une timidité qui alloit jus-
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FREMIBR DIALOGUE. 63
qua la bêtise, osoit à peine montrer, à ses amis les
productions de ses loisirs; le second, d'une impu-
dence encore plus bête, sapproprioit fièrement et
publiquement les productions d autrui. sur les choses
qu'il entendpit le moins, he premier aima passionné-
ment la musique, en fit son occupation favorite, et
avec assez de sticcès pour y faire des découvertes,
trouver les déiaut$, indiquer les corrections : il passa
une grande partie de sa vie parmi 1^ artistes et les
amateurs , tantôt composant de la musique dans tous
les genres en diverses occasions, tantôt écrivant. sur
cet art, proposant des vues nouvelles, donnant des
leçons de composition , constatant par des épreuves
lavantage des méthodes qu'il proposoit, et toujours
$e montrant instruit dans toutes les parties de 1 art
plus que la plupart de ses contemporains ^ dont plu-
sieurs étoient à la vérité plus versés que lui dans quel-
que partie, mais dont aucun n'en avoit si bien saisi
l'eûsemble et suivi -la liaison. Le* second, inepte.au
point de s'être occupé de n:yisique pendant quarante
ans saus ppuvoir ^"apprendre, s'est réduit à l'occu-
pation d'en copier faute d'en savoir faire; encore lui-
méme^ne se trouve-tril pas assez savant pour le métier
qu'il a choisi : ce qui ne l'empêche pas de se donner
avec la phis stupide effronterie pour l'auteur de choses
qu'il ne peut exécuter. Vous m'avouerez que voilà
des contradictions difficiles à concilier.
Le Fb. Moins que voUs ne croyez ; et, si vos autres
énigme^ ne m'étoient pas plus obscures que celle-là,
vous mç tiendriez moins en haleine, .
Rouss. Vous m'éclaircirez donc celle-ci quand il
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64 PBEHIER DIALOOUE.
VOUS plaira, car, pour moi ^ je déclare que je ii*y coin*
prends rîén.
Le Fb. De tout mon cœur, et très iacilement; mais
commencez vous-même par m'éclaircir votre question.
Bouss. Il n y a plus de question sur le fait que vous
venez d exposer. A cet égard nous sommes parfoite-
ment d'accord, et j adopte pleinement votre consé-,
quence; mais je la porte plus loin. Vous dites quun
homme qui ne. sait faire ni musique ni vers n'a pas
Seût le Devin du village^ et cela est incontestable : moi
j ajoute que celui qui se donne faussement pour Fau-
teur de cet opéra n est pas même Fauteur des autres
écrits qui portent son nom , et cela n'est guère moins
évident; car s'il n'a pas iaît les paroles du Devin puis-
qu'il ne sait pas faire des vers , il n'a pas fait non plus
t Allée de Sylvie^ qui difficilement en efÏBt peut être
l'ouvrage d'un scélérat; et, s'il n'en a pas fait la mu-
sique puisqu'il ne sait pas la musique, il n'a pas £aiit
non plus la Lettre sur la musique française ^ encore
moins le Dictionnaire de n^usique^ qui ne peut être que
l'ouvrage d'un homme versé dan'is cet art et sachant
la composition.
Le Fr. Je ne suis pas là-dessus de votre sentiment
non plus que le public, et nous avons pour surcroit
celui d'un grand musicien étranger venu depuis peu
dans ce pays.
Rooss. Et, je vous prie, le connoissez-vous bien ce
grand musicien étranger? Savez-vous par qui et pour-
quoi il a été appelé en France, quels motifs Font
porté tout d'un coup à ne Êiire que de la musique
fipançoise , et à venir s'établir à Paris ?
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PREMIER DIALOGUE. 65
Le Fr. Je soupçonne quelque chose de tout cela ;
mais il n'en est pas moins vrai que Jean Jacques étant
plu$ que personne son admirateur, donne lui-même
du poids à son suffrage.
Rouss. Admirateur de son talent, d accord, je le
suis aussi; mais quant à son suffrage, il faudroit pre-
mièrement être au fait de bien des choses avant de
savoir quelle autorité Ton doit lui donner.
Le Fr. Je veux bien, puisqu'il vous est suspect, ne
m'en pas étayer ici, ni même de celui d'aucun musi-
cien; mais je n'en dirai pas moins de moi-même
que pour composer de la musique il faut la savoir
«ans doute ; mais qu'on peut bavarder tant qu'on veut
sur cet art^ans y rien entendre , et que tel qui se mêle
d'écrire fort doctement sur la musique seroit bien
embarrassé de faire une bonne basse sous un menuet,
et même de le noter.
Rouss. Je me doute bien aussi de cela. Mais votre
intention est-elle d appliquer cette idée au Diction-
^atre et à son auteur?
Le Fr. Je conviens que j'y pensois.
Rouss. Vous y pensiez! Cela étant, permettez-moi ,
de grâce, encore une question. Avez-vous lu ce livre?
Le Fr. Je serois bien fâché d'en avoir lu jamais une
seule ligne , non plus que d'aucun de ceux qui portent
cet odieux nom.
Rouss. En ce cas , je suis moins surpris que nous
pensions, vous et moi, si différemment sur les points
qui s'y rapportent. Ici; par exemple, vous ne con-
fondriez pas ce livre avec ceux dont vous parlez, et
qui , ne roulant que sur des principes généraux , ne
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66 PREMIER DIALOGUE.,
contiennent que des idées vagues ou des notions élé-
mentaires tirées peut-être d autres écrits, et qu'ont
tous ceux qui savent un peu de musique ; au lieu que
le Dictionnaire entre dafis le détail des régies pour en
montrer la raison, lapplication, l'exception , et tout
ce qui doit guider le compositeur dans leur emploi.
L auteur s attache même à éclaircir de certaines par^
ties qui jusqu'alors étoient restées confuses dans la
tête des musiciens, et presque inintelligibles dans
leurs écrits. L'article Enharmonique^ par exemple,
explique ce genre avec une si grande clarté qu'on est
étonné de l'obscurité avec laquelle en avoient parlé
tous cevoL qui jusqu'alors avoient écrit sur cette ma-
tière. On ne me persuadera jamais que cet article ,
ceux a Expression^ Fugue ^ Harmonie y Licence^ Mode,
Modulation j Préparation ^ Récitatif , Trio ^ et grand
nombre d'autres répandus dans ce Dictionnaire ^ et
qui sûrement ne sont pillés de personne , soient l'ou-
vrage d'un ignorant en musique qui parle de ce qu'il
n'entend point, ni qtl'un livre dans lequel on peutap?
' Tous les articles de musique que j'avois promis pour YEncy-
çlopédie furent faits dès l'auDée 1 749 , «t remis par M. Diderot ,
Tannée suivante, k M> d*Aiembert, comme entrant dans la partie
Mi^hématiques y dont il ëtoit charf^é. Quelque temps nprès paru-
rent ses Éléments de Musique ^ qu'il n'eut pas beaucoup de peine à
faire. En 1 768 parut mon Dictionnaire y et quelque temps après une
nouvelle édition de ses Éléments avec des alimentations. Dans
l'intervalle avoit aussi paru un Dictionnaire des Beaux-Arts y où je
reconnus plusieurs des articles que j'avois faits pour V Encyclopédie.
M. d'Alembert avoit des bontés si tendres pour mon Dictionnaire
encore manuscrit, qu'il offrit oblig^earoment au sieur Guy d'en
revoir les épreuves; faveur que, sur l'avis que celui-ci m'en donna,
je le priai de ne pas accepter.
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PREMIER DIALOGUE. €7
prendre la composition soit Touvrage de quelqu'un
qui ne la saveit pas.
Il est vrai que plusieurs autres articles également
importants sont restés seuleoÉent indiqués pour ne
pas laisser le vocabulaire imparfait, comme il en
avertit dans sa préface; mais seroit-il raisonnable de
le juger sur les articles qu'il n'a pas eu le temps de
faire plutôt que sur ceux- où il a mis la dernière main
et qui demandoient assurément autant de savoir que
les autres? L'auteur convient, il avertit même de ce
qui manque à son livre , et il dit la raison de ce dé-
faut. Mais tel qu'il est , il seroit cent fois plus croyi^Ie
encore qu'un homme qui ne sait pas la musique eût
fait le Devin que le Dictionnaire: car combien ne voit-
on pas , surtout en Suisse et en Allemagne , de gens
qui ne sachant pas une note de musique, et guidés
uniquement par leur oreille et leur goût, ne laissent
pas de composer des, choses très agréables et même
très régulières, quoiqu'ils n'aient nulle connoissance
des régies, et qu'ils ne puissent d^oser leurs compo-
sitions que dans leur mémoire». Mais il est absurde de
penser qu'un homme puisse enseigner et même éclair-
cir dans un livre une science qu'il n'entend point, et
bien plus encore dans un art dont la seule langue
exige une étude de plusieurs années avant qu'on
puisse l'entendre et la parler. Je conclus donc qu'un
homme qui n'a pu faire le Devin du village ,' parce-
qu'il ne savoit pas la musique , n'a pu (aire à plus forte
raison le Dictionnaire, qui demandoit beaucoup plu»
de savoir.
Le F&. Ne connoissant ni l'un ni l'autre ouvrage ,
5.
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6$ PREMIER DIALOGUE,
je ne puis par moi-même juger*de votre raisoime*
ment." Je sais seulement qu'il y a une différence ex-
trême à cet égard dans l'estimation du public, que le
Dictionnaire passe pour un ramassis de phrases so-
nores et inintelligibles, qu'on en cite un article Génie
que tout le monde prône et qui ne dit rien eur la mu-
sique. Quant à votre article Enharmonique et aux
autres qui, selon vous, traitent pertinemment de lart,
je n'en ai jamais ouï parler à personne, si ce n'est à
quelques musiciens ou amateurs étrangers qui pa-
roissoient en faire cas avant qu'on les eût mieux in*
strûits; mais les nôtres disent et ont toujours dit ne
rien entendre au jargon de ce livre.
Pour le Devin , vous avez vu les transports d'admi-
ration excités par la dernière reprise; l'enthousiasme
du public poussé jusqu'au délire fait foi de la subli«
mité de cet ouvrage. C'étoit le divin Jean-Jacques;
c étoit le moderne Orphée ; cet opé^a étoit le chef-
d'œuvre de 1 art et de l'esprit humain, et jamais cet
enthousiasme ne fut si vif que lorsqu'on sut que le
divin JeanJacques ne «avoit pas la musique. Or, quoi
que vous en puissiez dire, de ce qu'un homme qui ne
sait pas la musique n'a pu faire un prodige de l'art
universellement admiré, il ne s'ensuit pas, selon moi ,
qu'il n'a pu faire un livre peu lu, peu entendu, et
encore moins estimé.
Rotss. Dans les choses dont je veux juger par moi-
même, je ne prendrai jamais pour régie de mes juge-
ments ceux du public, et surtout quand il s'engoue,
comme il-a fait tout d'un coup pour le Devin du viU
lage , après l'avoir entendu pendant vingt ans avec un
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^ PREMIER DIALOGUE. 69
plaisir plus modéré. Cet engouement subit, quelle
qu'en ait été la cause au moment où le soi-disant
auteur étoit l'objet de la dérision publique, n a rien
eu d'assez naturel pour faire autorité chez les gens
sensés. Je vous ai dit ce que je pensois du Diction-
naire y et cela, non pas sur l'opinioi) publique, ni sur
ce célèbre article Génie^ qui , n'ayant nulle application
particulière à l'art, nest là que pour la plaisanterie,
mais après avoir lu attentivement l'ouvrage entier,
dont la plupart des articles feront faire de meilleure
musique quand les artistes en sauront profiter.
Quant au Devin , quoique je sois bien sûr que per-
sonne ne sent mieux que moi les véritables beautés
de cet ouvrage , je suis fort éloigné de voir ces beautés
où le public engoué les place. Ce ne sont point de
celles que Fétude et le savoir produisent, mais de
celles qu'inspirent le goût et la sensibilité; et* l'on
prouveroit beaucoup mieux qu'un savant compositeur
n'a point fait cette pièce, si la partie du beau chant et
de l'invention lui manque, qu'on ne prouveroit qu'un
ignorant ne l'a pu faire parcequ'il n'a pas cet acquis
qui supplée au génie et ne fait rien qu'à force de tra-
vail. Il n'y a rien dans le Devin du village qui passe ,
quant à la partie scientifique, les principes élémen-
taires de la composition; et non seulement il n'y |i point
d'écolier de trois mois qui, dans ce sens, ne fût en
état d'en faire autant; mais on peut bien douter qu'un
savant compositeur pût se résoudre à être aussi
simple. 11 est vrai que Tauteur de cet ouvrage y a
suivi un principe caché qui se fait sentir sans qu'on le
remarque, et qui donne à ses chants un effet qu'on
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7© PREMIER DIALOGUE,
ne sent dans aucune autre musique Françoise, Ma^
ce principe, ignoré de toits nos compositeurs, dédaigné
de ceux qui en ont entendu parler, posé seulement
par l'auteur de la Lettre sur la musique française ^ qui
en a fait ensuite un article du Dictionnaire , et suivi
seulement par Fauteur du Devin ^ est une grande
preuve de plus que ces deux auteurs sont le même.
Mais tout cela montre Finvention d'un amateur qui a
réfléchi sur l'art, plutôt que la routine d'un profes-
seur qui le possède supérieurement. Ce qui peut faire
honneur au musicien d£|ns cette pièce est le récitatif;
il est bien modulé, bien ponctué, bien accentué,
autant que du récitatif françois peut l'être. Le tour en
est neuf, du moins il l'étoit alors à tel point qu'on ne
voulut point hasarder ce récitatif à la cour, quoique
adapté à la langue plus qu'aucun autre. J'ai peine à
conclavoir comment du récitatif peut être pillé, à
moins qiion ne pille aussi les paroles; et, quand il n'y
auroit que cela de la main de Fauteur de la pièce ,
j'aimerois mieux, quant à moi, avoir fait le récitatif,
sans les airs, qiïeles airs sans le récitatif; mais je sens
trop bien la niéme main dans le tout pour pouvoir le par-
tager à différents auteurs. Ce qui rend même cet opéra
prisable pour les gens de goût, c'est le parfait accord
des paroles et de la musique, c'est Fétroite liaison des
parties qui le composent, c'est Fensemble exact du
tout qui en fait Fouvrage le plus un que je connoisse
en ce genre. Le musicien a partout pensé, senti , parlé
comme le poète; l'expression de l'un répond toujours
si fidèlement à celle de l'autre qu'on voit qu'ils sont
toujours animés du même esprit; et Fon me dit que
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PREMIER DIALOGUE. 71
,^ cet aceord si juste et si rare résulte d'un tas de pillages
fortuitement rassemblés! Monsieur, il y auroit cent
fois plus d'art à composer un pareil tout de morceaux
épars et décousus qu à le créer soi-même d un bout à
lautre.
Le Pr. Votre objection ne m'est pas nouvelle; elle
paroît même si solide à beaucoup de gens, que, re-
venus des vols partiels, quoique tous si bien prouvés,
ils sont maintenant persuadés que la pièce entière ,
paroles et musique, est d'une autre main, et que le
charlatan a eu l'adresse de s'en emparer et l'impu*
dence de se l'attribuer. Cela paroît même si bien étabU
que l'on n'en doute plus guère; car enfin il faut bien
nécessairement recourir à quelque explication sem-
blable ; il faut bien que cet ouvrage , qu'il est incontes-
tablement hors d'état d'avoir fait , ait été fait par quel-
qu'un. Oo prétend même en avoir découvert te véri-
table auteur.
Rouss. J'entends: après avoir d'abord découvert et
très bien prouvé les vols partiels dont le Devin du vil-
lage étoit composé , on prouve aujourd'hui non moins
victorieusement qu'il n'y a point eu de vols partiels;
que cette pièce , toute de la même main , a été volée
en entier par celui qui se l'attribue. Soit donc, car
l'une et l'autre de ces vérités contradictoires est
égale pour mon objet. Mais enfin quel est-il donc, ce
véritable auteur? Est-il François, Suisse, Italien,
Chinois?
Le Fr. C'est ce que j'igndre; car on ne peut guère
attribuer cet ouvrage à Pergolèse, coinme \xn Salve
Regina..,,.
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72 PREMIER DIALOGUE.
Rouss. Oui, j'en connois un de cet auteur, et qui
même a été gravé
Le Fr. Ce n'est pas celui-là. Le Salve dont vous
parlez, Pergolèse l'a fait de son vivant ;^ et celui dont
je parle en est un autre qu'il a fait vingt ans après
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PREMIER DIALOGUE. 78
alors si neuf qu'il n'ait employé que là? et si c est son
unique ouvrage,, comment en a-t-il tranquillement
cédé la gloire à un autre, sans tenter de la reven-
diquer, ou du moins de la partager par un second
opéra semblable? On ma promis de m'expliquer clai-
rement tout cela; car j'avoue de bonne foi y avoir
trouvé jusqu'ici quelque obscurité.
Bouss.- Bon! vous \(Mk bien embarrassé! le pillard
aura fait accointance avec l'auteur ; il se sera fait con-
fier sa pièce, ou la Ini.ciura volée, et puis il l'aura em-
poisonné. Gela est tout simple.
Le Ffi. Vraiment, vous avez là de jolies idées !-
Bouss. Ah! ne me faites pj^s honneur de votre bien.
Ces idées vous appartiennent; elles sont l'effet naturel
de tout ce que vous m'avez appris. Au reste, et quoi
qu'il en soit du véritable auteur de la pièce , il me suffit
que celui qui s'est dit l'être soit, par son igiiorance et
son incapacité, hors d'état de l'avoir faite, pour que
j'en conclue , à plus forte raison , (Jh'il n'a fait ni le
Dictionnmre qu'il s'attribue aussi , ni la Lettre sur la
musique françoise^ ni aucun des autres livres qui por-
tent son nom , et dans lesquels il est impossible de ne
pas sentir qu'ils partent tous de la même main. D'ail-
leurs, concevez- vous qu'un homme doué d'assez de
talents pour faire de pareils ouvrages aille, au fort
même de son effervescence , piller et s'attribuer ceux
d'autrui dans un genre qui non seulement n'est pas le
sien, mais auquel il n'entend absolument rien ; qu'un
homme qui, selon vous, eut assez de courage, d'or-
gueil, de fierté, de force, pour résister à la déman-
geaison d'écrire , si naturelle aux jeunes gens qui se
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74 PREMIER DIALOGUE-
sentent quelque talent, pour laisser mûrir ving^ ans
sa tête dans le silence, afin de donner plus de profon-
deur et de poids à ses productions long-temps médi-
tées ; que ce même homme , Famé toute remplie de ses
grandes et sublimes vues , aille en interrompre le dé-
veloppement, pour chercher, par deâ manœuvres
aussi lâches que puériles , une réputation usurpée et
très inférieure à celle qu'il peut obtenir légitimement?
Ce sont des gens pourvus de bien petits talents par
eux-mêmes qui se parent ainsi de ceux d autrui ; et
quiconque avec une tête active et pensante a senti le
délire et lattrait du travail d'esprit, ne va pas servile-
ment sur la trace d'un autre pour se parer ainsi des
productions étrangères par préférence à celles qu'il
peut tirer de son propre fonds. Allez, monsieur, celui
qui a pu être assez vil et assez sot pour s'attribuer le
Devin du village sans l'avoir fait, et même sans savoir
la musique, n'a jamais fait une ligne du Discours sur
f inégalité j ni de Y Emile , ni du Contrat social. Tant
d'audace et de vigueur d'un coté, tant d'ineptie et de
lâcheté de l'autre , ne s'associeront jamais dans la
même ame.
Voilà une preuve qui parle à tout homme sensé.
Que d'autres qui ne sont pas moins fortes ne parlent
qu'à moi, j'en suis fâché pour mon espèce; elles de-
vroient parler à toute ame sensible et douée de l'in-
stinct moral. Vous me dites que tous ces écrits qui
m'échauffent, me touchent, m'attendrissent, me don-
nent la volonté sincère d'être meilleur, sont unique-
ment des productions d'une tête exaltée conduite par
un cœur hypocrite et fourbe. La figure de mes êtres
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PREMIER DIALOGUÉ. 7$
mirlunaires vous aura déjà feil entendre que je n étoîs
pas là-dessus de votre avis. Ce qui me confirme encore
dans le mien est le nombre et Tétendue de ces mêmes
écrits , où je sens toujours et partout la même véhé-
mence d'un cœur échauffé des mêmes sentiments.
Quoi ! ce fléau du genre humain , cet ennemi de toute
droiture, de toute justice, de toute bonté, s'est captivé
dix à douze ans dans le cours de, quinze volumes à par-
ler toujours le plus doux, le plus pur, le plus éner-
gique langage de la vertu , à plaindre les misères hu-
maines, à en montrer la source dans les erreurs , dans
les préjugés des hommes, à leur tracer la route du
vrai bonheur, à leur apprendre à rentrer dans leurs
propres cœurs pour y retrouver le germe des vertus
sociales qu'ils étouffent sous un faux simulacre dans
le progrès mal entendu des sociétés , à consulter tou-
jours leur conscience pour redresser les erreurs de
leur raison, et à écouter dans le silence des passions
cette voix intérieure que tous nos philosophes ont tant
à cœur d'étouffer, et qu'ils traitent de chimère parce-
qu'elle ne leur dit plus rien: il s'est fait siffler d'eux
et de tout son siècle pour avoir toujours soutenu que
l'homme étoit bon quoique les hommes fussent mé-
chants, que ses vertus lui venoient de Itfi-même, que
ses vices lui venoient d'ailleurs : il a consacré son plus
grand et meilleur ouvrage à montrer comment s'in-
troduisent dans notre ame les passions nuisibles, à
montrer que la bopne éducation doit être purement
négative, qu'elle doit consister, non à guérir les vices
du cœur humain, puisqu'il n'y en a point naturelle-
ment, mais à les empêcher de naître , et à tenir exac-
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•y6 PREMIER DIALOGUE,
tement fermées les portes par lesquelles ils s'intro-
duisent : enfin , il a établi tout cela avec une clarté si
lumineuse, avec un charme si touchant, avec une vé-
rité si persuasive , qu'une ame non dépravée ne peut
résister à l'attrait de ses images et à la force de ses
raisons ; et vous voulez que cette longue suite d'écrits
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PREMIER DIALOGUE. 77
brutaux, cruels ; (fie leur sang appauvri , dépouillé de
cet esprit de vie qui du cœur porte au cerveau ces
charmantes images d'où naît Tivresse de lamour, ne
leur donne par l'habitude que les acres picotements
du besoin /^ans y joindre ces douces impressions qui
rendent la sensualité aussi tendre que vive? Qu'on me
montre une lettre d'amour d'une main inconnue, je
suis assuré de connoitre à sa lecture si celui qui l'écrit
a des mœurs. Ce n'est qu'aux yeux die ceux qui en ont
que les femmes peuvent briller de ces charmes tou-
chants et chastes qui seuls font l^e déhre des cœurs
vraiment amoureux. Les débauchés ne voient en elles
que des instruments de plaisir qui leur sont aussi mé-
prisables que nécessaires , comme ces vases dont on
se sert tous les jours pour les plus indispensables be-
soins. J'aurois défié tous les coureurs de filles de Paris
d'écrire jamais une seule des lettres de YHélotse; et le
livre entier, ce livre dont la lecture me jette dans les
plus angéliques extases, seroit l'ouvrage d'un vil dé-
bauché! Comptez, monsieur, qu'il n'en est rien; ce
n'est pas avec de l'esprit et du jargon que ces choses-
là se trouvent. Vous voulez qu'un hypocrite adroit,
qui ne marche à ses fins qu'à force de ruse et d'as-
tuce, aille étourdiment se livrer à l'impétuosité de
l'indignation contre tous les états , contre tous les par-
tis sans exception , et dire également les plus dures
vérités aux uns e€ aux autres? Papistes, huguenots,
grands, petits, hommes, femmes, robins, soldats,
moines, prêtres, dévots, médecins, philosophes, 7ro5
Rutulusvefuat, tout est peint, tout est démasqué sans
jamais un mot d'aigreur ni de personnalité contre qui
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7^8 PREMIER DIALOGUE,
que ce soit, mais sans ménagement pour aucun parti.
Vous voulez qu'il ait toujours suivi sa fougue au point
d'avoir tout soulevé contre lui, tout réuni pour Fac-
cabler dans sa disgrâce; et tout cela sans se ménager
ni défenseur ni appui, sans s'embarrasser n^ême du
succès de ses livres, sans s'informer au moins de l'effet
qu'ils produisoient et de l'orage qu'ils attiroient sur
sa tête , et sans en concevoir le moindre souci quand
le bruit commença d'en arriver jusqu'à lui? Cette in-
trépidité, cette imprudence, cette incurie, est-elle de
l'homme faux et fin que vous m'avez peint? Enfin vous
voulez qu'un misérable à qui l'on a ôté le nom de scé^
lérat y qu'on ne trouvoit pas encore assez abject , pour
lui donner celui de coquin^ comme exprimant mieux
la bassesse et l'indignitë de son ame; vous voulez que
ce reptile ait pris et soutenu pendant quinze volumes
le langage intrépide et fier d'un écrivain qui , consa-
crant sa plume à la vérité , ne quête point les suffrages
du public, et que le témoignage de son cœur met au-
dessus des jugements des hommes? Vous voulez que,
parmi tant de si beaux livres modernes, les seuls qui
pénétrent jusqu'à mon cœur, qui l'enflamment d'a-
mour pour la vertu , qui l'attendrissent sur les misères
humaines, soient précisément les jeux d'un détestable
fourbe qui se moque de ses lecteurs et ne croit pas un
mot de ce qu'il leur dit avec tant de chaleur et de
force; tandis que tous les autres, écrits, à ce que vous
m'assurez, par de vrais sages dans de si pures inten-
tions, me glacent le cœur, le resserrent, et ne m'in-
spirent, avec des sentiments d'aigreur, de peine, et de
haine, que le plus intolérant esprit de parti? Tenez,
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PREMIER DIALOGUE. 79
monsieur, s'il n'est pas impossible que tout cela soit,
il Test du moins que jamais je le croie , fût-il mille fois
démontré. Encore un coup, je ne résiste point à vos
preuves; elles m ont pleinement convaincu: mais ce
que je ne crois ni ne croirai de ma vie , c'est que VÉmile^
et surtout l'article du goût dans le quatrième livre,
soit l'ouvrage d'un cœur dépravé ; que Vfféloïse , et sur-
tout la lettre sur la mort de Julie, ait été écrite par
im scélérat, que celle à M. d'Alembert sur les specr
tacles soit la production d'une ame double; que le
sommaire du Projet de paix perpétuelle soit celle d'un
ennemi du genre humain; que le recueil entier des
écrits du même auteur soit sorti d'une ame hypocrite,
et d'une mauvaise tête, non du pur zélé d'un cœur
brûlant d'amour pour la vertu. Non, monsieur, non,
monsieur; le mien ne se prêtera jamais à cette ab-
surde et fausse persuasion. Mais je dis et je soutien-
drai toujours qu'il faut qu'il y ait deux Jean-Jacques,
et que l'auteur des livres et celui des crimes ne sont
pas le même homme. Voilà un sentiment si bien en-
raciné dans le fond de mon cœur que rien ne me l'ôtera
jamais.
Le Fr. C'est pourtant une erreur, sans le moindre
doute, et une autre preuve qu'il a fait des livres, est
qu'il en fait encore tous les jours.
Rouss. Voilà ce que j'ignorois , et l'on m'avoit dit au
contraire qu'il s'occupoit uniquement depuis quelques
années à copier de la musique.
Le Fr. Bon, copier! il en fait semblant pour faire
le pauvre, quoiqu'il soit riche, et couvrir sa rage de
faire des livres et de barbouiller du papier. Mais per-
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8o PREMIER DIALOGUE.
«onne ici n en est la dupe , et il faut que vous veniez de
bien loin pour Tavoir été.
Rouss. Sur quoi, je vous prie, roulent ces nouveaux
livres dont il se cache si bien , si à propos , et avec tant
de succès?
Le Fr. Ce sont des fadaises de toute espèce; des le^
^ns d athéisme, des éloges de la philosophie mo-
derne, des .oraisons funèbres, des traductions, des sa-
tires.....
Rouss. Contre ses ennemis, sans doute?
Le Fr. Non , contre les ennemis de ses ennemis.
Rouss. Voilà de quoi je ne me serois pas douté.
Le Fr. Oh ! vous ne connoissez pas la ruse du drôle !
Il fait tout cela pour se mieux déguiser. Il fait de vio-
lentes sorties contre la présente administration (en
1772) dont il n'a point à se plaindre , en faveur du par-
lement qui Ta si indignement traité, et de l'auteur de
toutes ses misères, qu'il devroit avoir en horreur.
Mais à chaque instant ^a vanité se décèle par les plus
ineptes louanges de lui-même. Par exemple, il a fait
dernièrement un livre fort' plat, intitulé tAn deux
mille deux cent quarante ^ dans lequel il consacre avec
soin tous ses écrits à la postérité, sans même excep-
ter Narcisse, ,et sans qu'il en manque une seule ligne. .
Rouss. C'est en effet une bien étonnante balourdise.
Dans les livres qui portent son nom je ne vois pas un
orgueil aussi bête.
Le Fr. En se nommant il se contraignoit; à présent
qu'il se croit bien caché, il ne se gêne plus.
Rouss. Il a raison, cela lui réussit si bien! Mais,
monsieur, quel est donc le vrai but de ses livres que
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PREMIER DIALOGUE. 8l
€et homme si fin publie avec tant de mystère en fe-
veur des gens qu'il devroit haïr, et de la doctrine à la-
quelle il a paru si contraire?
Le Fr. En doutez-vous? C est de se jouer du public
et de faire parade de son éloquence, en prouvant suc-
cessivement le pour et le contre, et promenant ses
lecteurs du blanc au noir pour se moquer de leur cré-
dulité.
Bouss. Par ma foi! voilà, pour la détresse où il se
trouve, un homme de bien bonne humeur; et qui,
pour être aussi haineux que vous le faites , n'est guère
occupé de ses ennemis! Pour moi, sans être vain ni
vindicatif, je vous déclare que, si j'étois à sa place, et
que je voulusse encore faire des livres, ce neseroit
pas pour faire triompher mes persécuteurs et leur
doctrine aux dépens de ma réputation et de mes pro-
pres écrits. S'il est réellement 1 auteur de ceux qu'il
n'avoue pas, c'est une forte et nouvelle preuve qu'il
ne l'est pas de ceux quil avoue. Car assurément il
faudroit le supposer bien stupide et bien ennemi de
lui-même pom* chanter la palinodie si mal à propos.
Le Fr. Il faut avouer que vous êtes un homme bien
obstiné, bien tenace dans vos opinions; au peu d'au-
torité qu'ont sur vous celles du public, on voit bien
que vous n'êtes pas François. Parmi tous nos «ages^
si vertueux, si justes, si supérieurs à toute partialité,
parmi toutes nos dames si sensibles , si favorables à
un auteur qui peint si bien l'amour , il ne s'est trouvé
personne qui ait fait la moindre i^ésistance aux argu*
ments triomphants de nos messieurs; personne qui
ne se/spit rendu avec empressement, avec joie, aux
XYI. 6
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82 PREMIER DIALOGUE,
preuves que ce même auteur qu'on disoit tant aimer,
que ce même Jean-Jacques si fêté, mais si rogne et si
haïssable, étoit la honte et l'opprobre du genre hu-
main; et ^laintenant qu'on s'est si bien passionné
pour cette idée qu'on n'en voudroitpas changer quand
la chose seroit possible, vous seul, plus difficile que
tout le monde , venez ici nous proposer une distinc-
tion neuve et imprévue , qui ne le seroit pas si elle
avoit la moindre solidité. Je conviens pourtant qu'à
travers^ tout ce pathos , qui selon moi ne dit pas
grand'chose, vous ouvrez de nouvelles vues qui pour-
voient avoir leur usage, communiquées à nos mes-
sieurs. Il est certain que, si Ton pouvoit prouver que
Jean-Jacques n'a feit aucun des livrés qu'il s'attribue,
comme on prouve qu'il n'a pas feit le Devin , on ôte-
roit une difficulté qui ne laisse pas d'arrêter ou du
moins d'embarrasser encore bien des gens, malgré
les preuves convaincantes des forfeits de ce misérable.
Mais je serois aussi fort surpris, pour peu qu'on pût
appuyer cette idée, qu'on se ftlt avisé si tard delà
proposer. Je vois qu'en s'attachant à le couvrir de
tout Topprobre qu'il mérite , nos messieurs ne laissent
pas de s'inquiéter quelquefois de ces livres qu'ils dé-
testent, qu'ils tournent même en ridicule de toute
Jeurftrce, mais qui leur attirent souvent des objec-
tions incommodes , qu'on léveroit tout d'un coup en
affirmant qu'il n'a pas écrit un seul mot de tout cela ,
et qu'il en est incapable comme d'avoir feit le Devin.
Mais je vois qu'on a pris ici une route contraire qui
ne peut guère ramener à celle-là; et l'on croit si bien
que ces écrits sont de lui ^ que nos messieurs s'occu-
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PREMIER DIALOGUE, 83
pent depuis long-temps à les éplucher pour en ex-
traire le poison.
Rouss. Le poison!
Le Fr. Sans doute. Ces beaux livres vous ont séduit
comme bien d'autres, et je suis peu surpris qu'à tra-
vers toutç cette ostentation de belle morale vous
n ayez pas senti les doctrines pernicieuses qu'il y ré-
pand ; mais je le serois fort qu'elles n'y fussent pas.
Gomment un tel serpent n'infecterdit-il pas de son
venin tout ce qu'il touche?
Rouss. Eh bien I monsieur, ce venin! an a*t-on
déjà beaucoup extrait de ces livres?
Le Fb. Beaucoup, à ce qu'on m'a dit, et même il
s'y met tout à découvert dans nombre de passages
horribles que l'extrême prévention qu'on avoit pour
ces livres empêcha d'abord de remarquer, mais -qui
frappent maintenant de surprise et d'effroi tous ceux
qui , mieux instruits , les lisent comme il convient.
Rouss. Des passages horribles ! J'ai lu ces livres avec
grand soin, mais je n'y en ai point trouvé detel^, je
vous jure. Vous m'obligeriez de m'en indiquer quel-
qu'un.
Le Fr. Ne les seyant pas lus, c'çst ce que je ne sau-
rois faire : mais j'en demanderai la liste à nos mes^*
sieurs ,. qui les ont recueillis, et je vous la communia
querai. Je me rappelle seulement qu'on cite une note
de VÉmik où il enseigne ouvertement l'assassinat.
RcHJSS. GoÉmnènt, monsieur, il enseigne ouverte-
ment l'assassinat, et cela n'a pas été remarqué dès la
première lecture! 11 falloit qu'il eût en effet des leo*
teurs bien prévenus ou bien distraits. Et où donc
6.
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84 PREMIER DIALOOUE.
avoient les yeux les auteurs de ces sages et graves^
réquisitoires sur lesquels on Ta si régulièrement dé-
crété? Quelle trouvaille pour eux! quel regret de
l'avoir manquée !
Le Fr. Ah ! c est que ces livras étoient trop pleins
de choses à reprendre pour qu'on pût tout relever*
Rouss. Il est vrai que le bon, le judicieux Joli de
Fleuri , tout plein de Thorreur que lui inspiroit fe Sys-
tème criminel de la Religion naturelle, nepouvoit guère
s arrêter à des bagatelles comme des *leçons d'assas-
sinat; ou peut-être, comme vous dites,. son extrême
prévention pour le livre Tempêchoit-elle de les re-
marquer. Dites, dites , monsieur , que vos chercheurs
de poison sont bien plutôt ceux qui l'y mettent, et
qu'il n'y en a point pour ceux qui n'en cherchent pas.
J'ai lu vingt fois la note dont vous parlez , sans y voir
autre chose qu'une vive indignation contre un pré-
Jugé gothique non moins extravagant que funeste, et
je ne me serois jamais douté du sens que vos mes-
sieurs lui donnent, si je n'a vois vu par hasard une
lettre insidieuse qu'on a fait écrire à l'auteur à ce
sujet, et la réponse qu'il a eu la foiblessed'y faire, et
, où il explique fe sejas de cette note, qui n'avoit pas
besoin d autre explication que d'être lue à sa place par
d'honnêtes geps. Un auteur qui ^crit d'après son
ùœnr est sujet, en se passionnant, à des fougues qui
l'entraînent au-delà du but, et à des écarts où ne tom-
bent jamais ces écrivains subtils et médiodistes qui,
sans s'animer sur rien au monde, ne disent jamais
que ce qu'il leur est avantageux de. dire et qu'ils sa-
vent tourner sans se commettre, pour produire l'effet
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PREMIER DIALOGUE. 85
qui convient à leur intérêt. Ce sont les imprudences
d'un homme confiant en lui-même , et dont Tame gé-
néreuse ne suppose pas^méme que Ton puisse douter
de lui. Soyez sûr que jamais hypocrite ni fourbe nira
s^exposer à découvert. Nos philosophes ont bien ce
qu'ils appellent leur doctrine intérieure , mais ils ne
renseignent au public qu en se cachant, et à leurs
an^is qu'en secret. En prenant toujours tout à la lettre
on trouveroit peut-être en effet moins à reprendre
dans les livres les plus dangereux que dans ceux dont
nous parlons ici, et en général que dans tous ceux
où Fauteur, sûr de lui-même et parlant d'abondance
de cœur, s'abandonne à toute sa véhémence sans
songer aux prises qu'il peut laisser au méchant qui
le guette de sang froid, et qui ne cherche dans tout
ce qu'il offre de bon et d'utile qu'un côté mal gardé
par lequel il puisse enfoncer le poignard. Mais lisez
tous ces passages dans le sens qu'ils présentent natu-
rellement à l'esprit du lecteur et qu' ils avoient dans
celui de l'auteur en les écrivant, lisez-les à leur place
avec ce qui précède et ce qui suit, consultez la dis-
position de cœur où ces lectures vous mettent; c'est
cette disposition qui vous éclairera sur leur véritable
sens. Pour toute répon^ à ces sinistres interpréta-
teurs et pour leur juste peine , je ne voudrois que leur
faire lire à haute voix l'ouvrage entier qu'ils déchirent
ainsi par lambeaux pour les teindre de leur venin; je
doute qu'en finissant cette lecture il s'en trouvât un
seul assez impudent pour oser renouveler son accu-
sation.
Le Fr. Je sais qu'on blâme en général cette manière
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S6 PREMIER DIALOGUE,
d'isoler et défigurer les passages d'un auteur pour les
interpréter au gré de la passion d'un censeur injuste ;
mais, par vos propres principes, nos messieurs vous
mettront ici loip de votre compte; car c'est encore
moins dans des traits épars que dans toute la sub-
stance des livres dont il s'agit qu'ils trouvent le poison
que l'auteur a pris soin d'y répandre: mais il y est
fondu avec tant d^art, que ce n'est que par les plus
subtiles analyses qu'on vient à bout de le découvrir.
Rouss. En ce cas ,^ il étoit fort inutile de Ty mettre:
car, encore un coup, s'il faut chercher ce venin pour
le sentir, il n'y est que pour ceux qui l'y cherchent,
ou plutôt qui l'y mettent. Pour moi , par exemple , qui
ne me suis point atisé d'y en chercher, je puis bien
jurer n'y en avoir point trouvé.
Le Fr. £h! qu'importe, s'il &it son effet sans être
aperçu? effet qui ne résulte pas d'un tel ou d'un tel
passage en particulier, mais de la lecture entière du
livre. Qu avez-vous à dire à cela?
Rouss. Rien, sinou qu'ayant lu plusieurs fois en
entier les écrits que Jean-Jacques s'attribue, l'effet
total qu'il en a résulté dans mon ame a toujours été
de me rendre plus humain, plus juste, meilleur que
je n'étois auparavant; jamais je ne me suis occupé de
ces livres sans profit pour la vertu.
Le Fr. Oh ! je vous certifie que ce n'est pas là l'effet
que leur lecture a produit sur nos messieurs.
Rouss. Ah! je le.crcfts; mais ce n'est pas la Êiute
des livres : car pour moi, plus j'y ai livré mon cœur,
moins j'y ai senti ce qu'ils y trouvent de pernicieux;
et je suis sûr que cet effet qu'ils ont produit sur moi
Digitized by VjOOQ IC
PREMIER. DIALOGUE* 87
sera le même sur tout hoiméte homme qui les lira
av^c la même impartialité.
Le Fr. Dite^avec la même prévention; car ceux
qui ont senti Teffet contraire, et qui s'occupent pour
le bien public de ces utiles recherches, sont tous des
hommes de la plus sublime vertu , et de grands phi-
losophes qui ne se trompent jamais.
Rouss. Je n'ai rien encore à dire à cela. Mais faites
une chose; imbu des principes de ces grands philo-
sophes qui ne se trompent jamais, mais sincère dans
Tamour de la vérité , mettez-vous en état de prononcer
comme eux avec connoissance de cause , et de déci-
der, sur cet article, entre eux, d'un côté, escortés de
tous leurs disciples qui ne jurent que par les maîtres,
et, de l'autre, tout le public avant qu'ils l'eussent si
bien endoctriné. Pour cela, lisea vous-même les Uvres
dont il s'agit ; et sur les dispositions où vous laissera
leur lecture jugez de celle où étoit l'auteur en les écri-
vant, et de l'efifet naturel qu'ils doivent produire quand
rien n'agira pour les détourner. C'est, je crois, le
moyen le plus sûr de porter sur ce point un jugement
équitable.
Le Fb. Quoil vous voulez m'imposer le supplice de
lire une immense compilation de préceptes de vertu
rédigés par un coquin?
Rouss. Non, monsieur, je veux que vous lisiez le
vrai système du cœur humaip rédigé par un hcmnéte
homme et publié sous un autre nom. Je veux que vous
ne voQs préveniez point contre des livres bons et
utiles, uniqueme^nt parcequ'un homme indigne de
le» lire a Faudace de s'en dire l'auteur. y ^
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88 PREMIER DIALOGUE.
Le Fr. Sous ce point de vue on pouiroit se résoudre
à lire ces livres , si ceux qui les ont mieux examinés
ne s'accordoient tous , excepté vous seul , à les trouver
nuisibles et dangereux ; ce qui prouve assez que ces
livres ont été composés , non, comme vous dites, par
un honnête homme dans des intentions louables , mais
par un fourbe adroit, plein de mauvais sentiments-
masqués d'un extérieur hypocrite, à la laveur duquel
ils surprennent , séduisent et trom[>ent les gens.
Rouss. Tant que vous continuerez de la sorte à
mettre en fait sur lautorité d autrui Vopinion con-
traire à la» mienne, nous ne saurions être d accord.
Quand vous voudrez juger par vous-même , nous pour-
rons alors comparer nos raiscms, et choisir lopinion
la mieux fondée; mais dans une question de fait
comme celle-ci , je ne vois point pourquoi je serois
obligé de croire sans aucune raison probante que
d'autres ont ici mieux vu que moi.
Le Fr. Comptez- vous pour rien le calcul des voix,
quand vous êtes seul à voir autrement que tout le
monde?
Rouss. Pour faû'e ce calcul avec justesse, il feu-
droit auparavant savoir combien de gens dans cette
affaire ne voient , comme vous , que par les yeux d au-
trui. Si du nombre de ces bruyantes voix on ôtoit les
échos qui ne font que répéter celle des autres, et que
Ton comptât celles qui restent dans le silence, faute
d'oser se faire entendre , il y auroit peut-être moins
de disproportion que vous ne pensez. En réduisant
toute cette multitude au petit nombre de gens qui
mènent les autres, il me resteroit encore une forte
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BEMÏER DIALOGUE. 89
raison de ne pas préférer leur avis au mien : car je
suis ici psirfaitement sûr de ma bonne foi, et je n'en
puis dire autant avec la même assurance d'aucun de
ceux qui , sur cet article , disent penser autreiïient
que moi. En un mot , je juge ici par moi-même. Nous
ne pouvons donc raisonner au pair, vous et moi , que
vous ne vous mettiez en état déjuger par vous-même
aussi.
Le Fr. J'aime mieux, pour vous complaire, faire
plus que vous ne demandez , en adoptant votre opi-
nion préférablement à l'opinion publique ; car je vous
avoue que le seul doute si ces livres ont été faits par
ce misérable m'empêcheroit d'en supporter la lecture
aisément.
Rouss. Faites mieux encore. Ne songez point à l'au-
teur en les lisant , et sans vous prévenir ni pour ni
contre, livrez votre ame aux iippressions qu'elle en
recevra. Vous vous assurerez ainsi par vous-même de
l'intention dans laquelle ont été écrits ces livres, et
s'ils peuvent être l'ouvrage d'un scélérat qui couvoit
de mauvais desseins.
Le Fh. Si je fais pour vous cet effort, n'espérez pas
du moins que ce soit gratuitement. Pour m'engager à
lire ces livres malgré ma répugnance, il faut, malgré
la vôtre, vous engager vous-même à voir l'auteur, ou
selon vous celui qui se donne pour tel, à l'examiner
avec soin, et à démêler, à travers son hypocrisie, le
fourbe adroit qu'elle a masqué si long-temps.
RoDSS. Que m'osez-vous proposer? Moi que j'aille
chercher un pareil homme! que je le voie! que je le
haiite! Moi qui m'indigne de respirer l'air qu'il res-
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go PREMIER DIALOGUE,
pire , moi qui voudrois met^e le diamètre de la terre*
eatre lui et moi, et m'en trouverois trop pràs encore!
Rousseau vous a-til donc paru facile en liaisons au
point d aller chercher la fréquentation de& méchants?
Si jamais j avois le malheur de trouver celui-ci sur
mes p^s, je ne m'en consolerois qu'en le chargeant
des noms qu'il mérite, en confondant sa morgue hy-
pocrite par les plus cruels reproches ,^^ en l'accablant
de l'affreuse liste de ses forfaits.
Le Fr. Que dites-vous là? Que vous m effrayez!
Avez- vous oublié l'engagement sacré que vous avez
pris de garder avec lui le plus profond silence , et de
ne lui jamais laisser connoître que vous ayez même
aucun soupçon de tout ce que je vous ai dévoilé?
Rouss. Gomment? Vous m'étonnez. Cet engage-
ment regardoit uniquement, du moins je l'ai cru, le
temps qu'il a fallu mettre à m'expliquer les secrets af*
freux que vous m'avez révélés. De peur d'en brouiller
le fil, il falloit ne pas l'interrompre jusqu'au bout, et
vous ne vouUez pas que je m'exposasse à des discus-
sions avec un fourbe, avant d'avoir toutes les instruc-
tions nécessaires pour le confondre pleinement. Voilà
ce que j'ai compris de vos motifs dans le silence que
vous m'avez imposé , et je n'ai pu supposer que ïciAi"
gation de ce silence allât plus loin que ne le permet-
tent la j ustice et la loi.
Le Fr. Ne vous y tf'ompez donc plus. Votre enga-
gement, auquel vous ne pouvez manquer sans violer
votre foi, n'a, quant à sa durée, d'autres bornes que
celles de la vie. Vous pouvez , vous devez même ré-
pandre, publier partout l'aifreux détail de ses vices et
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PREMIER DIALOGUE. 9I
de ses crimes , travailler avec zélé à étendre et ac-
croître de plus en plus sa diffamation, le rendre au-
tant qu il est possible odieux, méprisable, exécrable
à tout le monde. Mais il faut toujours meUre à cette
bonne œuvre un air de mystère et de commisération
qui en augmente Teffet; et, loin de lui donner jamais
aucune explication qui le mette à portée de répondre
et de se défendre, vous devez concourir avec tout le
inonde à lui faire ignorer toujours ce qu on sait , et
comment on le sait.
Rouss. Voilà des devoirs que j'étois bien éloigné de
comprendre quand vous me les avez imposés; et,
maintenant qu'il vous plaît de me les expliquer, vous
ne pouvez douter qu'ils ne me surprennent et que je
ne sois curieux d'apprendre sur quels principes vous
les fondez. Expliquez-vous donc, je vous prie, et
comptez sur toute mon attention.
Le Fr. O mon bon ami! qu'avec plaisir votre ccBur,
navré du déshonneur que fait à l'humanité cet homme
qui n'auroit jamais dû naître , va s'ouvrir à des senti-
ments qui en font la gloire dans les nobles âmes de
ceux qui ont démasqué ce malheureux! Ils étoient ses
amis, ils faisoient profession de l'être. Séduits par un
extérieur honnête et simple, par une humeur crue
alors facile et douce, par la mesure de talents qu il
falloit pour sentir les leurs sans prétendre à la concur-
rence , ils le recherchèrent , se l'attachèrent , et l'eurent
bientôt subjugué, car il est certain que cela n'étoit pas
difficile. Mais quand ils virent que cet homme si
simple et si doux, prenant tout d'un coup l'essor,
s'élevoit d'un vol rapide à une réputation à laquelle
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g2 PREMIER DIALOGUE,
ils ne pouvoiént atteindre, eux qui avoient tant de
hautes prétentimis si bien fondées, ils se doutèrent
bientôt qu'il y avoit là-dessous quelque chose qui
n alloit pas l^en, que cet esprit bouillant n'avoit pas
si long-temps contenu son ardeur sans mystère; et,
dès-lois, persuadés que cette apparente simplicité
n'étoit qu'un voile qui cachoit quelques projets dan-
gereux, ils formèrent la ferme résolution de trotirer
ce qu'ils cherchoient, et prirent à loisir les mesures
les plus sûres pour ne pas perdre leurs peines.
Ils se concertèrent donc pour éclairer toutes ses al-
lures de manière que rien ne leur pût échapper. Il les
avoit mis lui-même sur la Voie par la déclaration d'une
iaute grave qu'il avoit commise et dont il leur confia
le secret sans nécessité, sans utilité; non, comme di-
soit l'hypocrite , pour ne rien cacher à l'amitié et ne
pas paroître à leurs yeux meilleur qu'il n'étoit , mais
plutôt, comme ils disent très sensément eux-mêmes,
pour leur donner le change, occuper ainsi leur atten-
tion, et les détourner de vouloir pénétrer plus avant
dans le mystère obscur de son caractère. Cette étour-
derie de sa part fut sans doute un coup du ciel qui
voulut forcer le fourbe à se démasquer lui-même , ou
du moms à leur fournir la prise dont ils avoient besoin
pour cela. Profitant habilement de cette ouverture
pour tendre leurs pjêges autour de lui, ils passèrent
aisément de sa confidence à celle des complices de sa
faute, desquels ils se firent bientôt autant d'instru-
ments pour l'exécution de leur projet. Avec beaucoup
d'adresse, un peu d'argent, et de grandes promesses,
ils gagnèrent tout ce qui l'entouroit , et parvinrent ainsi
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PREMIER DIALOGUE. 98
par degrés à être instruits de ce qui le regardoit aussi
bien et mieux que lui-même. Le fruit de tous ces soios
fut la découverte et la preuve de ce qu ils avoient
pressenti sitôt que ses livres firent du bruit ; savoir,
que ce grand prêcheur de vertu n'étoit qu un monstre
chargé de crimes cachés, qui, depuis quarante ans,
masquoit Tame d'un scélérat sous les dehors d'un
honnête homme.
Rouss. Continuez, de grâce. Voilà vraiment des
choses surprenantes que vous me racontez là.
Le Fr. Vous avez vu en quoi consistoient ces dé-
couvertes : vous pouvez juger de lembarras de ceux
qui les avoient faites. Elles n'étoient pas de nature à
pouvoir être tues , et Ton n avoit pas pris tant de peines
pour rien ; cependant, quand il n'y auroit eu à les pu-
blier d autre inconvénient que d'attirer au coupable
les peines qu'il avoit méritées, c'en étoit assez pour
empêcher ces hommes généraux de l'y vouloir expo-
ser. Ils dévoient, ils vouloient le démasquer, mais ils
ne voulbient pas le perdre; et l'un sembloit pourtant
suivre nécessairement de l'autre. Comment le confon-
dre sans le punir? Comment l'épargner sans se rendre
responsable de la continuation de ses crimes? car
pour du riBpentir, ils sa voient bien qu'ils n'en dévoient
point attendre de lui. Us savoient ce qu'ils dévoient à
la justice , à la vérité, à la sûreté publique; mais ils ne
savoient pas moins ce qu'ils se dévoient à e|ix-mêmes.
Après, avoir eu le malheur de vivre avec ce scélérat
dans l'intimité, ils ne pouvoient le livrer à la vindicte
publique sans s'exposer à quelque blâme ; et leurs
honnêtes âmes , pleines encore.de commisération pour
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94 PREMIER DIALOGUE*
lui, vouloient surtout éviter le scandale, et faire
qu'aux yeux de toute la terre il leur dût son bien-être
et sa conservation. Ils concertèrent donc soigneuse-*
ment leurs démarches, et résolurent de graduer si
bien le développement de leurs découvertes, que la
connoissance ne s'en répandit dans le public qu'à me*
sure qu'on y reviendroit des préjugés qu'on avoit en
sa faveur; car son hypocrisie avoit alors le plus grand
succès. La route nouvelle qu'il s'étoit frayée , et qu'il
paroissoit suivre avec assez de courage pour mettre
sa conduite d'accord avec ses principes; son auda-
cieuse morale, qu'il sembloit prêcher par son exemple
encore plus que par ses livres ; et surtout son désinté*
ressèment apparent, dont tout le monde alorôétoit la
dupe ; toutes ces singularités , qui supposoient du
moins une ame ferme , excitoient l'admiration de
ceux mêmes qui les désappi;ouvoient. On applaudis*
soit à ses maximes sans les admettre , et à son exemple
sans vouloir le suivre.
Comme ces dispositions du public auroient pu l'em-
pêcher de se rendre aisément à ce qu'on lui vouloit
apprendre, il fallut commencer par les changer. Ses
fautes, mises dans le jour le plus odieux, commencè-
rent l'ouvrage ; son imprudence à les déclarer auroit
pu paroître franchise , il la fallut déguiser. Cela parois-
soit difficile ; car on m'a dit qu'il en avoit fait dans
Y Emile un aveu presque formel avec des r^egrets qui
dévoient naturellemept lui épargner les reproches
des honnêtes gens. Heureusement le public, qu'on
animoit alors contre lui, et qui ne voit rien que ce
qu\)n veut qu'il voie , n'aperçut point tout cela , et
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PREMIER DIALOGUE. gS
bientôt, avec les renseignements suffisants pour Tac- •
cuser et le convaincre sans qu il parût que ce fàt lui
qui les eût fournis, on eut la prise nécessaire pour
commencer l'œuvre de sa diffamation . Tout se trou-
Voit merveilleusement disposé pour cela. Dans ses
brutales déclamations, il a voit, comme vous le remar-
quez vous-même, attaqué tous les états: tous ne de-
mandoient pas mieux que de concourir à cette oeuvre
qu aucun n'osoit entamer de peur de paroitre écouter
uniquement la vengeance. Mais à la faveur de ce pre-
mier fait , bien établi et suffisamment aggravé , tout le
reste devint facile. On put, sans soupçon d'animosité»
se rendre Técho de ses amis , qui même ne le char-
geoient qu'en le plaignant, et seulement pour l'acquit
de leur conscience; et voilà comment, dirigé par des
gens instruits du caractère affreux de ce monstre, le
public, revenu peu-à-peu des jugements favorables
qu'il en avoit portés si long-temps , ne vit plus que du
^fast^ où il avoit vu du courage , de la bassesse où il
avoit vu de la simplicité, de la forfanterie où il avoit
vu du désintéressement, et du ridicule où il avoit vu
de la singularité.
Voilà l'état où il fallut amener les choses pour ren-
dre croyablesi, même avec toutes leurs preuves, les
noirs mystères qu'on avoit à révéler, ^ pour le laisser
vivre dans une liberté du moins apparente, et dans
une absolue impunité : car, une fois bien connu,. Ton
n'avoit plus à craindre qu'il pût ni tromper ni séduire
personne; et, ne pouvant plus se donnei* des comr
plices, il étoit hors d'état, surveillé comme il l'étoît
par ses amis et par leurs amis, de suivre ses projets
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96 PREMIER DIALOGUE,
exécrables, et de faire aucun mal dans la société. Dans
cette situation , avant de révéler les découvertes qu on
avoit faites , oï\ capitula qu'elles ne porteroient aucun
préjudice à sa personne, et que, pour le laisser même
jouir d'une parfaite sécurité, on ne lui laisseroit ja-
mais connoître qu'on Feût démasqué. Cet engage-
ment, contracté avec toute la force possible, a été
rempli jusqu'ici avec une fidélité qui tient du prodige.
Voulez-vous être le premier à l'enfreindl'e, tandis que
le public entier, sans distinction de rang, d'âge, de
sexe, de caractère, et sans aucune exception, péné-
tré d'admiration pour la générosité de ceux qui ont
conduit cette affaire, s'est empressé d'entrer dans
leurs nobles vues, et de les favoriser par pitié pour
ce malheureux : car vous devez sentir que là-dessus
sa sûreté tient à son ignorance, et que, s'il pouvoit
jamais croire que ses crimes sont connus, il se pré-
vaudroit infailliblement de l'indulgence dont on les
couvre pour en tramer de nouveaux avec la même
impunité; que cette impunité seroit alors d'un trop
dangereux exemple, et que ces crimes sont de ceux
qu'il faut ou punir sévèrement ou laisser dans l'obs-
curité.
Rouss. Tout ce que vous venez de me dire m'est
si nouveau, qujl faut que j'y rêve long-temps pour
arranger là-dessus mes idées. Il y a même quelques
points sur lesquels j aurois besoin de plus grande
explication. Vous dites, par exemple, qu'il n'est pas
à craindre que cet homme, une fois bien connu, sé-
duise personne, qu'il se donne des complices, qu'il
&LSse aucun complot dangereux. Gela s'accorde mal
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g8 PREMIER DIALOGUE.
monde ne peut se fier en aucune sorte, et qui n'est
pas même capable du pacte que les scélérats font
entre eux. C'est sous cet aspect qu'également connu
de tous il ne peut être à craindre à qui que ce soit par
ses trames. Détesté des bons pour ses œuvres, il lest
encore plus des méchants pour ses livres : par un
juste châtiment de sa damnable hypocrisie, lef fri-
pons qu'il démasque pour se masquer ont tous pour
lui la plus invinéible antipathie. S'ils cherchent à l'ap-
procher, c'est seulement pour le surprendre et le tra-
hir ; mais comptez qu'aucun d'eux ne tentera jamais
de l'associer à quelque mauvaise entreprise.
Rouss, C'est en effet un méchant d'une espèce bien
particulière que celui qui se rend encore plus odieux
aux méchants qu'aux bons, et à qui personne au
monde n'oseroit proposer une injustice.
Le Fr. Oui, sans doute, d'une espèce particulière,
et si particulière que la nature n'en a jamais produit
et j'espère n'en reproduira plus un semblable. Ne
croyez pourtant pas qu'on se repose avec une aveugle
confiance sur cette horreur universelle. Elle est un
des principaux moyens employés par les sages qui
Font excitée, pour l'empêcher d'abuser par des pra-
tiques pernicieuses de la liberté qu'on vouloit lui lais-
ser, mais elle n'est pas le seul. Ils ont pris des pré-
cautions non moins efficaces en le surveillant à tel
point qu'il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit, ni
fairf un pas qui ne soit marqué, ni former un projet
qu'on" ne pénètre à l'instant qu'il est conçu. Ils ont
fait en sorte que, libre en apparence au milieu des
hommes, il n'eût avec eiix aucune société réelle; qu'il.
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PREMIER DIALOGUE. 99
vécût seul dans la foule ; qu'il ne sût rien de ce qui se
fait, rien de ce qui se dit autour de lui, riçn surtout
de ce qui le regarde et riniéresse le plus ; qu'il se sentît
partout chargé de chaînes dont il ne pût ni montrer
ni voir le moindre vestige. Ils ont élevé autour de lui
des murs de ténèbres impénétrables à ses regards ; ils
l'ont enterré vif parmi les vivants. Voilà peut-être la
plus singulière, la plus étonnante entreprise qui ja-
mais ait été faite.» Son -plein succès atteste la force du
génie qui Fa conçue et de ceux qui en ont dirigé Fexé-
cution ; et ce qui n'est pas moins étonnant encore est
le zèle avec lequel le public entier s'y prête , sans aper-
cevoir lui-même la grandeur, la beauté du plan dont
il est Faveugle et fidèle exécuteur.
Vous sentez bien néanmoins qu'uo projet de cette
espèce , quelque bien concerté qu'il pût être, n'auroit
pu s'exécuter, sans le concours du gouvernement :
mais on eut d'autant moins de peine à l'y faire entrer
qu'il s'agissoit d'un homme odieux à ceux qui en te-
noient les rênes , d'un auteur dont les séditieux écrits
respiroient Faustérité républicaine, et qui, dit-on,
haïssoit le visirat, méprisoit les visirs, vouloit qu'un
roi gouvernât par kii-même, que les princes fussent
justes, que les peuples fussent libres, et que tout obéît
à la loi. L'administration se prêta donc aux manoeuvres
nécessaires pour l'enlacer et le surveiller ; entrant dans
toutes les vues^le ^Auteur du projet, elle pourvut àJa
sûreté du coupable autant qu'à son avilissement, et,
sous un air bruyant de prpteetion rendant sa diffama-
tion plus solennelle^ parvint par degrés à lui oter avec
toute espèce de crédit, de considération, tl'êstimê , toiit
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lOO PREMIER DIALOGUE.
moyen d abuser de ses pernicieux talents pour le mal-
heur du genre humain.
Afin de le démasquer plus complélement on n a
épargné ni soins, ni temps, ni dépense, pour éclairer
tons les moments de sa vie depuis sa naissance jusqu'à
ce jour. Tous ceux dont les cajoleries Font attiré dans
leurs pièges ; tous ceux qui , Tayant connu dans S£|
jeunesse, ont fourni quelque nouveau fait contre lui ,
quelque nouveau trait à sa charge, «tous ceux en un
mot qui ont contribué à le peindre comme on vouloit ,
ont été récompensés de manière ou d'autre, et plu-
sieurs ont été avancés eux ou leurs proches , pour être
entrés de bonne grâce dans tontes lés vues de nos mes-
sieurs. On a envoyé des gens de confiance , chargés de
bonnes instructions et de beaticoup d'argent , à Venise ,
à Turin, en Savoie, en Suisse, à Genève, partout où
il a demeuré. On a largement récompensé tous ceux
qui, travaillant avec succès, ont laissé de lui dans ces
pays les idées qu'on en vouloit donner, et en ont rap-
porté les anecdotes qu'on vouloit avoir. Beaucoup
même de personnes de tous les états, pour faire de
nouvelles découvertes et contribuer à l'œuvre com-
mune^ ont entrepris à leurs propres frais et de leur
propre mouvement de grands voyages pour biçn con-
stater la scélératesse de Jean- Jacques avec un zélé...
Rouss. Qu'ils n'auroient sûrement pas eu dans le cas
contraire pour le constater honnête homme : tant l'a-
version pour les méchants aplus de force dans les belles
âmes que rattachement poi|r les bons !
Voilà, comme vous }e dites, un projet non moine
admirable ^if admirablement exécuté. Il serpit bien
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102 PREMIER DIALOGUE,
traiter le misérable comme il le méritoit, il ne falloit
que le saisir, le punir, et tout étoit fait. On se fût épar-
gné des embarras, des soins, des frais immenses, -et
ce tissu de pièges et d'artifices dont on le tient enve-
loppé. Mais la générosité de ceux qui Font démasqué»
leur tendre commisération pour lui ne leur permettant
aucun procédé violent, il a bien fallu s'assurer de lui
sans attenter à sa liberté , et le rendre Thorreur de l'u-
nivers afin qu'il n'en fût pas le fléau.
Quel tort lui fait-on, et de quoi pourroit-il se plain-
dre? Pour le laisser vivre parmt les hommes il a bien
fallu le peindre à eux tel quiil étoit. Nos messieurs
savent mieux que vous que les méchants cherchent et
trouvent toujours leurs semblables pour comploter
avec eux leurs mauvais desseins; mais'on les empêche
de se lier avec celui-ci en leleur rendant odieux à tel
point qu'ils n'y puissent prendre aucune confiance.
Ne vous y fiez pas, leur dit-on, il vous trahira pour le
seul plaisir de nuire ; n'espérez pas le tenir par un in-
térêt commun. C'est 'très gratuitement qu'il se plaît au
crime; ce n'ett point son intérêt qu'il y cherche ; il ne
connoît d'autre bien pour lui que le mal d'autrui : il
préférera toujours le mal plus grand ou plus prompt
de ses camarades, au mal moindre ou plus éloigné
qu'il pourroit feire avec eu». Pour prouver tout cela ,
il ne faut qu'exposer sa vie. En faisant son histoire on
éloigne de lui les plus scélérats par la terreur. L'effet
de cette méthode est si grand et si sûr que, depuis
qu'on le surveille et qu'on éclaire tous ses secrets,
pas un mortel n'a encore eu l'audace de tenter sur lui
l'appât d'une mauvaise action , et ce n'est jamais qu'au
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IPHEMIER DIALOGUE^ Io3
leurré de quelque bonne œuvre qu'on parvient à le sur*
prendre.
Rouss, Voyez comme quelquefois les extrêmes se
touchent! Qui croiroit qu'un excès de scélératesse pût
ainsi rapprocher la vertu? Il n y avoit que vos mes-'
sieurs au monde qui pussent trouver un si bel art.
Le Fr, Ce qui rend lexécution de ce plan plus ad-
mirable, c'est le mystère dont il a fallu le couvrir. Il
falloit peindre le personnage à tout le monde, sans
que jamais ce portrait passât sous ses yeux. Il falloit
instruire l'univers de ses crimes , mais de telle façon
que ce fiit un mystère ignoré de lui seul. Il falloit que
chacun le montrât au doigt, sans qu'il crût être vu de
personne. En un nàot, Vétoit un secret dont le public
entier devoit être dépositaire , sans qu'il parvînt ja-
mais à celui qui en étoit le sujet. Cela eût été difficile,
peut-être impossible à exécuter avec tout autre : mais
les projets fondés sur des principes généraux échouent
souvent. En les appropriant tellementà l'individu qu'ils
ne conviennent qu'à lui, on en rend l'exécution bien
plus sûre. C'est ce qu'où a fait, aussi habilement
qu'heureusement avec notre homme. On savoit qu'é-
tranger et seul il étoit sans appui , sans parents , sans
assistance, qu'il ne tenoit à aucun parti, et que son
humeur sauvage tendoit elle-même à l'isoler : on n'a
fait, pour l'isoler tout-à-fait, que suivre sa pente na-
turelle, y faire tout concourir, et dès-lors tout a été
facile. En le séquestrant tout-à-fak du commerce des
hommes, qu'il fuit, quel mal lui fait-on? En poussant
la bonté jusqu'à lui laisser la liberté, du moins appa-
rente, ne falloit-il pas l'empêcher d'en pouvoir abu-
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Io4 PREMIER DIALOGUE*
ser? Ne falloit-il pas, en le laissant au milieu des ci-
toyens, s'attacher à le leur bien faire connoître? Peut-
on voir un serpent se glisser dans la place publique ,
sans crier à chacun de se garder du serpent? N'étoit-ce
pas surtout une obligation particulière pour les sages
qui ont eu l'adresse d'écarter le masque dont il se cou-
vroit depuis quarante ans, et de le voir les premiers ,
à travers ses déguisements, tel qu'ils le montrent de-
puis lors à tout le monde? Ce grand devoir de le faire
abhorrer pour l'empêcher de nuire, combiné avec le
tendre iotérét qu'il inspire à ces hommes subhmes,
est le vrai motif des soios infinis qu'ils prennent, des
dépenses immenses qu'ils font pour l'entourer de tant
de pièges, pour le livrer à tant*de mains , pour l'enla-
cer de tant de façons, qu'au milieu de cette liberté
feinte il ne puisse ni dire un mot, ni faire un pas, ni
mouvoir un doigt , qu'ils ne le sachent et ne le veuillent.
Au fond , tout ce qu'on en £ait n'est que pour son bien ,
pour éviter le mal qu'on seroit contraint de lui^faire,
et dont on ne peut le garantir autrement. Il falloit com-
mencer par l'éloigner de sts anciennes connoissances
pour avoir le temps de les bien endoctriner. On l'a fait
décréter à Paris: quel mal lui a-t-on fait? Il falloit,
par la même raison, l'empêcher de s'établir à Genève.
On l'y a fait décréter aussi : quel mal lui a-t-on fait?
On Fa fait lapider à Motiers ; mais les cailloux qui cas-
soient ses fenêtres et ses portes ne l'ont point atteint :
quel mal donc lui ont-ils fait? On l'a fait chasser, à l'en-
trée de l'hiver, de l'île solitaire où il s'étoit réfugié , et
de toute la Suisse ; mais c étoit pour le forcer charita-
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PREMIER DIALOGUE. lo5
blement d'aller en Angleterre» chercher Fasile qu'on
lai préparoit à son insu depuis long-temps, et bien
meilleur que celui qu'il s'étoit obstiné de choisir, quoi-
qu'il ne pût de là foire aucun mal à personne. Mais
quel mal lui a-t-on foit à lui-même ? et de quoi se plaint-
il aujourd'hui? Ne le laisse-t-on pas tranquille dans
son opprobre? Il peut se vautrer à son aise da]^s la
fange où Ton le tient embourbé. On l'accable d'indi-
gnités, il est vrai ; mais qu'importe? quelles blessi:#es
lui* font-elles? n'est-il pas fait pour les souffrir? Et
quand chaque passant lui cracheroit au visage, quel
mal , après tout , cela 1 ui feroit-il ? Mais ce monstre d'in-
gratitude ne sent rien, ne sait gré de rien ; et tous les
ménagements qu'on a pour lui , loin de le toucher, ne
font qu'irriter sa férocité. En prenant lé plus grand
soin de lui ôter tous ses amis, on ne leur a rien tant
recommandé que d^en garder toujours l'apparence et
le titre, et de prendre pour le tromper le même ton
qu'ils avoient auparavant pour l'accueillir. C'est sa
coupable défiance qui seule le rend misérable. Sans
elle il seroit un peu plus dupe , mais il vivroit tout
aussi content qu'autrefois. Devenu l'objet de l'horreur
publique, il s'est vu par là celui des attentions de tout
le monde. C'étoit à qui le féteroit, à qui l'auroit à dî-
per, à qui lui ofFriroit des retraites, à qui renchéri-
roit d'empressement pour obtenir la préférence. On
' Choisir un Anglois pour mon dépositaire 6t mon confident
seroit, ce me semble, réparer d'une manière bien authentique le
mal que j*ai pu penser et dire de sa nation. On Ta trop abusée sur
mon compte pour que j'aie pu ne pas m'abnser quelquefois sur te
iBien.
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Io6 PREMIER DIALOGUE.
eût dit, à lardeur qu'on avoit pour Fattirer, que rieiî
n était plus honorable, plus glorieux, que de lavoir
pour hôte, et cela dans tous les états, sans en ëxcep*
ter les grands et les princes ; et mon ours n étoit pas
content!
Rouss. II avoit tort ; mais il devoit être bien surpris }
Ces grands-là ne pensoient pas, sans doute, comme
ce seigneur espagnol dont vous savez la réponse à
Cteu^les-Quint qui lui demandoit un des ses châteaux
pour y loger le connétable de Bourbon \ *
Le Fr. Le cas est bien différent : vous oubliez qu'ici
c'est une bonne œuvre.
Rouss. Pourquoi ne voulez-vous pas que l'hospi-
talité envers le connétable fût une aussi bonne œuvre
que l'asile offert à un scélérat?
Le Fr. Eh! vous ne voulez pas m'entendre. Le con-
nétable savoit bien qu'il étoit rebelle à son prince.
Rouss. Jean-Jacques ûe sait donc pas qu'il est un
scélérat?
Le Fr. Le fin du pix)jet est d'en user extérieurem*ent
avec lui comme s'il n'en savoit rien, ou comme si oa
Kignoroit soi-même. De cette sorte, on évite avec lui
le danger des explications; et, feignant de le prendre
pour un honnête homme, on l'obsède si bien, sous
un air d'empressement pour son mérite, que rien dç
' On a, dit-on, rendu inhabitable le château de Trye depuis
€|ue j'y ai logé. Si cette opération a rapport à moi, elle n'est pas
conséquente à l'empressement qui m'y avoit attiré, ni à celui avec
lequel on engageoit M. le prince de Ligne à m'offrir dans le même
temps un asile charmant dans ses terres, par une belle lettre qu*oir
(ut même |;rand soin de faire courir dans tout Paris.
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PRECHER DIALOGUE. 107
ce qui se rapporte à lui, ni lui-même, ne peutécha-
per à la vigilance de ceux qui rapprochent. Dès qu'il
s'établit quelque part , ce qu'on sait toujours (^avance,
les murs, les planchers, les sen^ures, tout est disposé
autour de lui pour la fin qu'on se propose, et l'on
n oubhe pas de l'envoisiner conveuablement, c'est-à-
dire de mouches venimeuses, de fourbes adroits, et
de filles accortes à qui l'on a bien fait leur leçon. C'est
une chose assez plaisante de voir les barboteuses de
nos messieurs p^^endre des airs de vierges pour tâcher
d'aborder cet ours. Mais ce ne sont pas apparemment
des vierges qu'il lui faut; car, ni les lettres pathéti-
ques qu'on dicte à celles-là, ni les dolentes histoires
qu'on leur feit apprendre, ni tout l'étalage de leur»
malheurs et de leurs vertus; ni celui de leurs charmes
flétris, n'ont pu l'attendrir. Ce pourceau d'Épicure
est devenu tout d'un coup un Xénocrate pour nos
messieurs.
Rouss. N'en fut-il point un pour vos dames? Si ce
n'étoit pas là le plus bruyant de ses forfaits , c'en se-
roit sûrement le plus irrémissible.
Le Fr, Ah \ M. Rousseau , il faut toujours être ga-
lant; et, de quelque façon qu'en use uhe femme, on
ne doit jamais toucher cet article-là.
Je n'ai pas besoin de vous dire que toutes ses lettres
sont ouvertes, qu'on retient soigneusement toutes
celles dont il pourroit tirer quelque instruction , et
qu'on lui en fait écrire de toutes les façons par diffé-
rentes mains , tant pour sonder ses dispositions par
ses réponses, que pour lui supposer , dans celles qu'il
rebute et qu'on garde, des correspondances dont on
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I08 Ï^UEMIER DIALOÇUE.
puisse un jour tirer parti contre lui. On a trouvé Fart
de lui foire de Paris une solitude plus afFreuse que les
€avern«s et les bois, où il ne trouve au milieu des
hommes ni communication, ni consolation, ni con*
seil, ni lumières , ni rien de tout ce qui pourroit lui
aider à se conduire, un labyrinthe immense où Ton
ne lui laisse apercevoir dans les ténèbres que de fousses
routes qui 1 égarent de plus en plus. Nul ne Taborde
qui n'ait déjà sa leçon toute feite sur ce qu'il doit lui
dire , et sur le ton qu'il doit prendre en lui parlant. On
tient note de tous ceux qui demandent à le voir *, et
on ne le leur permet qu'après avoir reçu à son égard
les instructions que j'ai moi-même été chargé de vous
donner au premier désir que vous avez marqué de le
connoître. S'il entre en quelque lieu public, il y est
regardé et traité comme un pestiféré: tout le monde
l'entoure et le fixe, mais en s'écartant de lui et sans
lui parler, seulement pour lui servir de barrière; et
s'il ose parler lui-même et qu'on daigne lui répondre,
c'est toujours ou par un mensonge ou en éludant ses
questions d'un ton si rude et si méprisant, qu'il perde
l'envie d'en faire. Au parterre on a grand soin de le
recommander à ceux qui l'entourent, et de placer
toujours à ses côtés une garde ou un sergent qui parle
ainsi fort clairement de lui sans rien dire» On l'a
montré, signalé, recommandé partout aux facteurs,
* Oq a mis pour cela dans la rue un marchand de tableaux
tout vis-à-vis de ma porte, et à cette porte, qu'on tient fermée, un
secret, afin que tous ceux qui voudront entrer chez moi soient
forcés de s'adresser aux voisins , qui ont lears instructions et leuri
Ordres.
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PREMIER DIALOGUE. 109
aux commis, aux gardes, aux mouches , aux sa*
voyards , dans tous les spectacles , dans tous les cafés ,
aux barbiers, aux marchands, aux colporteurs, aux
libraires. S'il cherchoit un livre, un almanach, un
roman, il n'y en auroit plus dans tout Paris; le seul
désir manifesté de trouver une chose telle qu elle soit,
est pour lui Tinfaillible moyen de la faire disparoître.
A son arrivée à Paris il cherchoit douze chanson-
nettes italiennes qu'il y fit graver il y a une vingtaine
d'années, et qui étoient de lui comme le Devin du
village', mais le recueil, les airs, les planches, tout
disparut, tout fut anéanti dès l'instant, sans qu'il en
ait pu recouvrer jamais un seul exemplaire. On est
parvenu à force de petites attentions multipUées à le
tenir dans cette ville immense, toujours sous les yeux
de la populace, qui le voit avec horreur. Veut-il passer
l'eau vis-à-vis les Quatre-Nations ; on ne passera point
pour lui, même en payant la voiture entière. Veut-il
se faire décrotter; les décrotteurs, surtout ceux du
Temple et du Palais-Royal , lui refuseront avec mépris
leurs services. Entre-t-il aux Tuileries ou au Luxem-
}x>urg ; ceux qui distribuent des billets imprimés à la
porte ont ordre de le passer avec la plus outrageante
affectation , et même de lui en refuser net, s'il se pré-
sente pour en avoir, et tout cela, non pour Fimpor^
tance de la chose, mais pour le faire remarquer, con-
noître, et abhorrer de plus en plus.
Une de leurs plus jolies inventions est le parti qu*ls
ont su tirer pour leur objet de l'usage annuel de
brûler en cérémonie un Suisse de paille dans Ici rue
aux. Ours. Cette fête populaire paroissoit si barbare
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IIO PREMIER DIALOGUE.
€t si ridicule en ce siècle philosophe, que, déjà né-
gligée, on alloit la supprimer tout-à-fait, si nos mes-
sieurs ne se fussent avisés de la renouveler bic-i pré-
cieusement pour Jean- Jacques. A cet effet, ils ont
fait donner sa figure et son vêtement à Thomme de
paille, ils lui ont armé la main d'un couteau bien
luisant, et, en le faisant promener en pompe dans
les rues de Paris, ils ont eu soin qu'on le mît en
station directement sous les fenêtres de Jean-Jacques»
tournant et retournant la figure de tous côtés pour la
bien montrer au peuple, à qui cependant de charita-
bles interprètes font faire lapplication qu'on désire >
et l'excitent à brûler Jean-Jacques en effigie , en atten-
dant mieux '. Enfin l'un de nos messieurs m'a même
assuré avoir eu le sensible plaisir de voir des men-
diants lui rejeter au nez son aumône, et vous com-
prenez bien....
Rouss. Qu'ils n'y ont rien perdu. Ah! quelle dou-
ceur d'ame! quelle charité! le zèle de vos messieurs
n'oublie rien.
Le Fr. Outre toutes ces précautions , on a mis en
œuvre un moyen très ingénieux pour découvrir s'il
lui reste par malheur quelque personne de confiance
qui n'ait pas encore les instructions et les sentiments
' Il y aiiroit à me brûler en personne deux grands inconvénients
qui peuvent forcer ces messieurs à se priver de ce plaisir : le pre-
mier est quêtant une fois mort et brûlé je ne serois plus en leur
pouvoir, et ils perdroient le plaisir plss grand de me tourmenter
vif; le second, bien plus grave, est qu'avant de me brûler il fau-
droit enfin m'entendre, au moins pour la forme ; et je doute que ,
malgi^ vingt ans de précautions et de trames , ils osent encore en
courir le risque.
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PREMIER DIALOGUE. ïit
nécessaires pour suivre à son égard le pan générale-
ment admis. On lui fait écrire par des gens <iui, se
feignant dans la détresse, implorent son secours ou
ses conseils pour s'en tirer. Il cause avec eux, il les
console, il les recommande aux personnes sur les-
quelles il compte. De cette manière on parvient à les
connoître, et de là facilement à les convertir. Vous
ne sauriez croire combien par cette manœuVre on a
découvert de gens qui Testîmoient encore et qu'il
Gontinuoit de tromper. Connus de nos messieurs , ils
sont bientôt détachés de lui, et Ton parvient par un
art tout particulier , mais infaillible , à le leur rendre
aussi odieux qu'il leur fut cher auparavant. Mais soit
qu'il pénétre enfin ce manège, soit qu'en effet il né
lui reste plus personne , ces tentatives sont sans succès
depuis quelque temps. Il refuse constamment de s'em-
ployer pour les gens qu'il ne connoît pas , et même de
leur répondre, et cela va toujours aux fins qu'on se
propose, en le faisant passer pour im homme insen-
sible et dur. Car encore une fois rien n'est mieux pour
éluder ses pernicieux desseins que de le rendre telle-
ment haïssable à tous , que, dès qu'il désire une chose ,
c'en soit assez pour qu'il ne la puisse obtenir, et que,
dès qu'il s'intéresse en faveur de quelqu'un, ce quel-
qu'un ne trouvé plus ni patron ni assistance.
Rouss. En effet tous ces moyens que vous m'avez
détaillés me paroissent iie pouvoir manquer de faire
de ce Jean-Jacques la risée , le jouet du genre humain,
et de le rendre le plus- abhorré des mortels.
Le Fr. Eh! sans doute. Voilà le grand, le vrai but
des soins généreux de nos çiessieurs; et, graces à
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112 PREMIER DIALOGUE,
leur plein siî3cès,je puis vous assurer que, depuis
que le monde existe , jamais mortel n a vécu dans une
pareille dépression.
Rouss. Mais ne me disiez-vous pas au contraire que
le tendre soin de son bien-être entroit pour beaucoup
dans ceux qu ils prennent à son égard?
Le Fr. Oui, vraiment, et c'est là surtout ce qu'il y
a de grand , de généreux , d'admirable dans le plan
de nos messieurs , qu'en l'empêchant de suivre ses
volontés et d'accomplir ses mauvais desseins, on
cherche cependant à lui procurer les douceurs de la
vie , de façon qu'il trouve partout ce qui lui est néces-
saire, et nulle part ce dont il peut abuser. On veut
qu'il soit rassasié du pain de l'ignominie et de la coupe
de l'opprobre. On affecte même pour lui des atten-
tions moqueuses et dérisoires > , des respects comme
ceux qu'on prodiguoit à Sancho dans son île , et qui le
rendent encore plus ridicule aux yeux de la populace.
Enfin, puisqu'il aime tant les distinctions, il a lieu
d'être content; on a soin qu'elles ne lui manquent
pas, et on le sert de son goût en le faisant paitout
montrer au doigt. Oui monsieur , on veut qu'il vive ,
et même agréablement, autant qu'il est possible à un
méchant sans mal faire : on voudroit qu'il ne manquât
à son bonheur que les moyens dé troubler celui des
autres. Mais c'est un ours qu'il faut enchaîner de peur
qu'il ne dévore les passants. On craint surtout le poison
' Comme quand on vouloit à tonte fojrce m'envoyer le vin d'hon-
neur à Amiens, qu'à Londres les tambours des gardes dévoient
venir battre à ma porte, et qu'au Temple M. le prince de Conti
m'envoya sa musique à mon lever.
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Il4 PREMIER DIALOGUE,
que nous appelons ses mensonges, avec de Tencre de
la Chine, à laquelle on n avoit pas songé: mais si Ton
ne peut l'empêcher de barbouiller du papier à son
aise, on Fempéche au moins de foire circuler son
venin : car aucun chiffon , ni petit , ni grand , pas un
billet de deux lignes ne peut sortir de ses mains sans
tomber, à Tinstant même , dans celles des gens établis
pour tout recueillir. A Fégard de ses discours, rien
n'en est pJrdu. Le premier soin de ceux qui l'en-
tourent est de s'attacher à le faire jaser: ce qui n'est
pas difficile, ni même de lui faire dire à peu près ce
qu'on veut, ou du moins comme on le veut pour en
tirer avantage , tantôt en lui débitant de fausses nou-
velles, tantôt en l'animant par d'adroites contradic-
tions , et tantôt au contraire en paroissant acquiescer
à tout ce qu'il dit. C'est alors surtout qu'on tient un
registre exact des indiscrètes vivacités qui lui échap-
pent, et qu'on amplifie et commente de sang froid. Ils
prennent en même temps toutes les précautions pos^,
sibles pour qu'il ne puisse tirer d'eux aucune lumière,
ni par rapport à lui, ni par rapport à qui que ce soit.
On ne prononce jamais devant lui le nom de ses pre-
miers délateurs , et l'on ne parle qu'avec la plus grande
réserve de ceux qui influent sur son sort; de sorte
qu'il lui est impossible de parvenir à savoir ni ce qu'ils
disent ni ce qu'ils font, s'ils sont à Paris ou absents,
ni même s'ils sont morts ou en vie. On ne lui parle
jamais de nouvelles , ou on ne lui en dit que de fausses
ou de dangereuses, qui seroient de sa part de nou-
veaux crimes slL^'avisoit de les répéter. En province»
on empéchoit aisément qu'il ne lût aucune gazette.
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Il6 PREMIER DIALOGUE,
qu on pût le laisser libre sans danger, que sa difFaroa-^
tion fût universelle '. Il ne sufBsoit pas de la répandre
dans les cercles et parmi la bonne compagnie , ce
qui n'étoit pas difficile et fut bientôt fait; il falloit
qu'elle s'étendît parmi tout le peuple et dans les plus
bas étages aussi bien que dans les plus élevés ; et cela
présentoit plus de difficulté , non seulement parceque
laffectation de le tympaniser ainsi à son insu pouvoit
scandaliser les simples , mais surtout à cause de l'in-
violable loi de lui cacher tout ce qui le regarde, pour
éloigner à jamais de lui tout éclaircissement , toute in-
struction, tout moyen de défense et de justification,
toute occasion de faire expliquer personne, de re-
monter à la source des lumières qu'on a sur son
compte, et qu'il étoit moins sûr pour cet effet de
compter sur la discrétion de la populace que sur celle
des honnêtes gens. Or, pour l'intéresser, cette popu-
lace, à ce mystère, satfs paroître avoir cet objet, ils
ont admirablement tiré .parti d'une ridicule arrogance
de notre homme, qui est de faire le fier sur les dons,
et de ne vouloir pas qu'on lui fasse l'aumône.
Rouss. Mais je crois que vous et moi serions assez
' Je n'ai point voulu parler ici de ce qui se fait an théâtre. et de
ce qui s'imprime journellement en Hollande et ailleurs, parceque
cela passe toute croyance, et qu'en le voyant, et en ressentant con-
tinuellement les tristes effets, j'ai peine encore à le croire moi-
même. Il y a quinze ans que tout cela dure, toujours avec, l'appro-
bation publique et l'aveu du gotivernem«nt. Et moi je vieillis ainsi
seul parmi tous ces forcenés, s;ins aucune consolation de personne,
sans néanmoins perdre ni coura(^e ni patience,, et, dans l'igno-
rance où l'on me tient , élevant au ciel , pour toute défense , un
oœur exempt de fraude , et des mains pures de tout mal.
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FREMIER DIALOGUE. Il'
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Il8 PREMIER DIALOGUE,
chéte tout, etrieii ne le rachète. Quelle que soit Tin-
tention de celui qui donne, même par force, il reste
toujours bienfaiteur, et mérite toujours comme tel la
plus vive reconnoissance. Pour éluder donc la brutale
rusticité de notre homme , on a imaginé de lui faire en
détail, à son insu, beaucoup de petits dons bruyants
qui demandent le concours de beaucoup de gens, et
surtout du menu peuple , qu'on feit entrer ainsi sans
affectation dans la grande confidence , afin qu'à Fhor-
reur pour ses forfaits se joigne le mépris pour sa
misère, et le respect pour ses bienfaiteurs. On s'in-
forme des lieux où il se pourvoit des denrées néces-
saires à sa subsistance, et Ton a soin qu au même prix
on les lui fournisse de meilleure qualité , et par con-
séquent plus chères. Au fond, cela ne lui fait aucune
économie , et il n'en a pas besojn , puisqu'il est riche :
mais pour le même argent il est mieux servi; sa bas-
sesse et la générosité de nos messieurs circulent ainsi
parmi le peuple, et l'on parvient de cette manière à
Ty rendre abject et méprisable en paroissant ne songer
qu'à son bien-être et à le rendre heureux malgré lui.
Il est difficile que le misérable ne s'aperçoive pas de
ce petit manège , et tant mieux : car s'il se fâche , cela
prouve de plus en plus son ingratitude ; et s'il change
^e marchands , on répète aussitôt la même manœuvre ;
la réputation qu^on veut lui donner se répand encore
plus rapidement. Ainsi plus il âe débat dans ses lacs ,
et plus il les resserre.
Rouss. Voilà, je vous l'avoue, ce que je ne com-
prenois pas bien d'abord. Mais, monsieur, vous ea
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PREMIER DIALOGUE. 119
«|tiî j ai connu toujours un cœur si droit, se peut-il
que vous approuviez de pareilles manœuvres?
Le Fr. Je les blâmerois fort pour tout autre ; roai$
ici je les admire par le motif de bonté qui les dicte ,
sans pourtant avoir voulu jamais y tremper. Je hais
Jean-Jacques, nos messieurs Taiment; ils veulent le
conserver à tout prix ; il est naturel qu eux et moi ne
nous accordions pas »ur la conduite à tenir avec un
pareil homme. Leur système, injuste peut-être en lui-
même, est rectifié par Fintention.
Rouss. Je crois qu il me la rendroit suspecte : car on
ne va point au bi«n par le mal , ni à la vertu par la
fraude. Mais, puisque vous m'assurez que Jean-Jac-
ques est riche, comment le public accorde-t-il ces
choses-là? Car enfin rien ne doit lui sembler plus
bizarre et moins méritoire qu une aumône faite par
force à un riche scélérat
Le Fr. Oh! le public ne rapproche pas ainsi les
idées qu'on a l'adresse de lui montrer séparément.
Il le voit riche pour lui reprocher de faire le pauvre^
ou pour le frustrer du produit de son labeur en se
disant qu'il n'en a pas besoin. Il le voit pauvre pour
insulter à sa misère et le traiter comme un mendiant.
Il ne le voit jamais que par le côté qui pour l'instant
le montre plus odieux ou plus nàéprisable, quoique
incompatible avec les autres aspects sous lesquels il
le voit en d'autres temps.
Rouss. Il est certain qu'à moins d'être de la plus
brute insensibilité il doit être aussi pénétré que sur-
pris de cotte association d'attentions et d'outrages
dont il sent à chaque instant les effets. Mais quand.
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120 PREMIER DIALOGUE,
pour Tunique* plaisir de rendre sa diffamation plus
complète, ^p lui passe journellement tous ses crimes ,
qui peut être surpris s'il profite de cette coupable in-
du! gencç pour en commettre incessamment de nou*
veaux? C'est une objection que je vous ai déjà faite,
et que je répète parceque vous Tavez éludée sans y
répondre. Par tout ce que vous m'avez raconté, je
vois que, malgré toutes les mesures qu'on a prises, il
va toujours son train comme auparavant, sans s'em-
barrasser en aucune sorte des surveillants dont il se
voit entouré. Lui qui prit jadis là-dessus tant de pré-
cautions que, pendant quarante ans, trompant exac-
tement tout le monde , il j)assa pour un honnête
homme ; je vois qu'il n'use de la liberté qu'on lui laisse
que pour assouvir sans gêne sa méchanceté, pour
commettre chaque jour de nouveaux forfaits dont il
est bien sûr qu'aucun n'échappe à ses surveillants,
et qu'on lui laisse tranquillement consommer. Est-ce
donc une vertu si méritoire à vos messieurs d'aban-
donner ainsi les honnêtes gens à la furie d'un scélé-
rat, pour l'unique plaisir de compter tranquillement
ses crimes, qu'il leur seroit si aisé d'empêcher?
Le Fr. Ils ont leurs raisons pour cela.
Rouss. Je n'en doute point : mais ceux mêmes qui
commettent les crimes ont sans doute aussi leurs rai-
sons : cela suffit-il pour les justifier? Singulière bonté,
convenez-en, que celle qui, pour rendre le coupable
odieux, refuse d'empêcher le crime et s'occupe à
choyer le scélérat aux dépens des innocents dont.il
fait sa proie ! Laisser commettre les crimes qu'on peut
empêcher n'est pas seulement en être témoin, c'est'
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PREMIER DIALOGUE. 121
en être complice. D'ailleurs , si on lui laisse toujours
faire tout ce que vous dites qu il fait, que sert donc de
l'espionner de si près avec tant de vigilance et d'acti-
vité? que sert d'avoir découvert ses œuvres > pour les
lui laisser continuer comme si Ton n'en savoit rien?
que sert de gêner si fort sa volonté dans les choses
indifférentes , pour la laisser en toute liberté dès .qu'il
s'agit de malfaire ? On diroit que vos messieurs ne
cherchent qu'à lui ôter tout moyen de faire §utre
chose que des crimes. Cette indulgence vous paroit-
elle donc si raisonnable, si bien entendue, Qt digne
de personnages si vertyeux?
Le Fr. Il y a dans tout cela , je dois l'avouer, des
choses que je n'entends pas fort bien moi-même; mais
on ma promis de m'expliquer tout à mon entière sa-
tisfaction. Peut-être pour le reildre plus exécrable a-
t-on cru devoir charger un peu le tableau de ses crimes ,
sans se faire un grand scrupule de cette charge qui ,
dans le fond importe assez, peu ; car, puisqu'un homme
coupable d'un crime est capable de cent, tous ceux
dont on l'accuse sont tout au moins dans sa volonté,
et l'on peut à peine donner le nom d'impostures à de
pareilles accusations.
Je veis que la base du système que Ton suit à sou
égard est le devoir qu'on s'est imposé qu'il fût bien
démasqué, bien connu de tout le monde, et néan-
moins de n'avoir jamais avec lui aucune explication ,
de lui ôter toute connoissance de ses accusateurs et
toute lumière certaine des choses dont il est accusé.
Cette double nécessité est fondée sur la nature des
crimes qui rendroit leur déclaration publique trop
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122 PîlEMIER DIALOGUE.
scandaleuse, et qui ne souffre pas qu'il soit convaincir
sans être puni. Or voulez-vous qu'on le punisse sans
le convaincre? Nos formes judiciaires ne le permet-
troîent pas , et ce seroit aller directement contre les
maximes d'indulgence et de commisération qu'on veut
suivre à son égard. Tout ce qu'on peut donc faire
pour la sûreté publique est premièrement de le sur-
veiller si bien, qu'il n'entreprenne rien qu on ne le
sache, qu'il n'exécute rien d'important qu'on ne le
veuille; et, sur le reste, d'avertir tout le monde du
danger qu'il y a d'écouter et fréquenter un pareil scé-
lérat. Il est clair qu'ainsi bien avertis , ceux qui s'ex-
posent à ses attentats ne doivent, s'ils y succombent,
s'en prendre qu'à eux-mêmes. C'est un malheur qu'il
n'a tenu qu'à eux d'éviter, puisque, fuyant comme il
lait les hommes , ce n'est pas lui qui va les chercher.
Rouss. Autant en peut-on dire à ceux qui passent
dans un bois où l'on sait qu'il y a des voleurs, sans
que cela fasse une raison valable pour laisser ceux-ci
en- toute hberté d'aller leur train ; surtout quand ,
pour les contenir, il suffit de le vouloir. Mais quelle
excuse peuvent avoir vos messieurs , qui ont soin de
fournir eux-mêmes des proies à la cruauté du barbare
par les émissaires dont vous m'avez dit quHls l'en-
tourent, qui tâchent à toute force de se familiariser
avec lui , et dont sans doute il a soin de faire ses pre-
mières victimes?
Le Fr. Point du tout. Quelque familièrement qu'ils
vivent chez lui, tâchant même d'y manger et boire
sans s'embarrasser des risques, il ne leur en arrive
aucun mal. Les personnes sur lesquelles il aimeas^
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PREMIER DIALOGUE. 123
souvir sa furie sont celles pour lesquelles il a de Tes-
time et du penchant, celles auxquelles il voudroit
donner sa confiance pour peu que leurs cœurs s'ou-
vrissent au sien, d*anciens amis qu'il regrette, et
dans lesquels il semble encore chercher les consola-
tions qui lui manquent. C'est ceux-là qu'il choisit pour
les expédier par préférence ; le lien de l'amitié lui pèse,
il ne voit avec plaisir que ses ennemis.
Kouss. On ne doit pas disputer contre les faits;
mais convenez que vous me peignez là un bien sin-
gulier personnage, qui n'empoisonne que ses amis^
qui ne fait des livres qu'en faveur de ses ennemis , et
qui fuit les hommes pour leur faire du mal.
Ce qui me paroit encore bien étonnant en tout ceci ,
c'est comment il se trouve d'honnêtes gens qui veuil-
lent rechercher, hanter un pareil monstre , dont l'abord
seul devroit leur foire horreur. Que la canaille en-
voyée par vos messieurs et faite pour l'espionnage
s'enipare de lui , voilà ce que je comprends sans peine.
Je comprends encore que, trop heureux de trouver
quelqu'un qui veuille le souffrir, il ne doit pas, lui,
misanthrope avec les honnêtes gens, mais à charge à
lui-même, se rendre difficile sur les liaisons; qu'il
doit voir, accueillir, rechercher avec grand empres-
sement les coquins qui lui ressemblent, pour les en-
gager dans ses damnables complots. Eux, de leur
côté, dans l'espoir de trouver en lui un bon camarade
bien endurci, peuvent,* malgré l'effroi qu'on leur a
donné de lui . s'exposer , par l'avantage qu'ils en
espèrent, au risque de le fréquenter. Mais que des
gens d'honneur cherchent à se faufiler avec lui, voilà ^
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124 PREMIER DIALOGUE,
monsieur, ce qui me pasae. Que lui disent-ils donc?
quel ton peuvent-ils prendre avec un pareil person-
nage? Un aussi grand scélérat peut très bien être un
homme vil qui pour aller à ses fins souffre toutes
sortes d'outrages, et, pourvu quon lui donne à dîner,
boit les affronts comme Teau , sans les sentir ou sans
en faire semblant ; mais vous m'avouerez qu'un comr
merce d'insulte et de mépris d'une part y de bassesse et
de mensonge de l'autre, ne doit pas être fort attrayant
pour d'honnêtes gens»
Le Fr. Ils en sont plus estimables de se sacrifier
ainsi pour lé tien public. Approcher de ce misérable
est une œuvre méritoire , quand elle mène à quelque
nouvelle découverte sur son caractère affreux. Un tel
caractère tient du prodige , et ne sauroit être assez at-
testé. Vous comprenez que personne ne l'approche
pour avoir avec lui quelque société réelle, mais seur
lement pour tâcher de le surprendre, d'en tirer quel-
que nouveau trait pour son portrait, quelque nouveau
fait pour son histoire, quelque indiscrétion dont on
puisse faire usage pour le rendre toujours plus odieux.
D'ailleurs comptez-vous pour rien le plaisir de le per-
sifler, de lui donner à mots couverts les noms inju-
rieux qu'il riaérite, sans qu'il ose ou puisse répondre,
de peur de déceler l'application qu'on le force à s'en
faire ? C'est un plaisir qu'on peut savourer sans risque ,
car, s'il se fâche, il s'accuse lui-même; et, s'il ne se
fâche pas, en lui disant ainsi ses vérités indirecte-
ment, on se dédommage de la contrainte où l'on est
forcé de vivre avec lui en feignant de le prendre .pour
un honnête homme.
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120 PREMIER DIALOGUE,
n étoit pas laliment qu'il falloit à mon cœur. Tant que
la fortune ne m'a fait que pauvre , je n'ai pas vécu
malheureux. J ai goûté quelquefois de vrais plaisirs
dans lobscurité: mais je n'en suis sorti que pour
tomber dans un gouffre de calamités; et ceux qui m'y
ont plongé se sont appliqués à me rendre insupporta-*
blés les maux qu ils feignoient de plaindre , et que je
n aurois pas connus sans eux. Revenu de cette douce
chimère de lamitié, dont la vaine recherche a (ait
tous les malheurs de ma vie, bien plus revenu des er-
reurs de Fopinion dont je suis la victime , ne trouvant
plus parmi les hommes ni droiture, ni vérité, ni
aucun de ces sentiments que je crus innés dans leurs
âmes, parcequ'ils Fétoient dans la mienne, et sans
lesquels toute société n'est que tromperie et men-
songe, je me suis retiré au-dedans de moi ; et, vivant
entre moi et la nature , je goûtois une douceur infinie
à penser que je n'étois pas seul, que je ne conversois
pas avec un être insensible et mort, que mes maux
étoicnt comptés, que ma patience étoit mesurée, et
que toutes les misères de ma vie n'étoient que des pro-
visions de dédommagements et de jouissances pour un
meilleur état. Je n'ai jamais adopté la philosophie des
heureux du siècle ; elle n'est pas faite pour moi ; j'en
cherchois une plus appropriée à mon cœur , plus con-
solante dans l'adversité, plus encourageante pour la
venu. Je la trouvois dans les livres de Jean-Jacques.
J'y puisois des sentiments si conformes à ceux qui
m'étoient naturels, j'y sentois tant de rapports avec
mes propres dispositions , que , seul parmi tous les
auteurs que j'ai lus, il étoit pour moi le peintre de la
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PREMIER DIALOGUE. 127
nature et rhistorien du cœur humain. Je reconnoissois
dans ses écrits l'homme que je retrouvois en mqi , et
leur méditation m'apprenoit à tirer de moi-même la^
jouissance et le bonheur que tous les autres vont cher-
cher si loin d'eux.
Son exemple m'étoit sm^tout utile pour nourrir ma
confiance dans les sentiments que j'avois conservés
seul parmi mes contemporains. J'étois croyant, je Tai
toujours été , quoique non pas comme les gens à sym-
boles et à formules. Les hautes idées que j avois de la
Divinité me foisoient prendre en dégoût les institu*
tions des hommes et les religions factices. Je ne voyois
personne penser comme moi; je me trouvois seul au
milieu de la multitude autant par mes idées que par
mes set^tiinents. Cet état solitaire étoit triste; Jean-
Jacques vint m'en tirer. Ses livres me fortifièrent
contre la dérision des esprits forts. Je trouvai ses
prinqipes si ccmformes à mes sentiments, je les voyois
naître de méditations si profondes, je les voyois ap*
puyés de si fortes raisons, que je Cessai de craindre,
comme on me le crioit sans cesse, qu ils ne fussent
louvraip des préjugés et de l'éducation. Je vis que,
dans ce siècle où la philosophie ne fait que détruire ,
cet auteur seul édifioit avec solidité. Dans tous les
autres livres, je démélois d'abord la passion qui les
avoit dictés, et le but personnel que l'auteur avoit eu
en vue. Le seul Jean-Jacques me parut chercher la
vérité avec droiture et simplicité de coeur. Lui seul me
parut montrer aux hommes la route du vrai bonheur
enleur apprenant à distinguer la réalité de l'apparence ,
et rhomme de la nature de rhomme fioictice et iàntas-
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128 PREMIER DIALOGUE.
tique que nos institutions et nos préjugés lui ont sub-
stitué : lui seul en un mot nie parut , dans sa véhé-
mence , inspiré par le seul amour du bien public sans
vlié secrète et sans intérêt personnel. Xe trouvois d'ail-
leurs sa vie et ses maximes si bien d'accord, que je
me confirmois dans les miennes , et j'y prenois plus
de confiance par l'exemple d'un penseur qui les mé-
dita si long-temps , d'un écrivain qui , méprisant l'esprit
de parti et ne voulant former ni suivre aucune secte ,
ne pouyoit avoir dans ses recherches d'autre intérêt
que l'intérêt public et celui de la vérité. Sur toutes
ces idées, je me faisois un plan de vie dont son com-
merce auroit fait le charme ; et moi , à qui la société
des hommes n'offre depuis long-temps qu'une fausse
apparence sans réalité , sans vérité, sans attachement,
sans aucun véritable accord de sentiments ni d'idées,
et plus digne de mon mépris que de mon empresse-
ment, je me livrois à l'espoir de retrouver en lui tout
ce que j'avois perdu, de goûter encore les douceurs
d'une amitié sincère , et de me nourrir encore avec lui
de ces grandes et ravissantes contemplations qui font
la meilleure jouissance de cette vie, et la seule conso-
lation solide qu'on trouve dans l'adversité.
J'étois plein de ces sentiments, et vous lavez pu
connoître, quand avec vos cruelles confidences vous
êtes venu resserrer mon cœur et en chasser les douces
illusions auxquelles il étoit* prêt à s'ouvrir encore.
Non , vous ne connoîtrez jamais à quel point vous
l'avez déchiré ;'il faudroit pour cela sentir à combien
de célestes idées tenoient celles que vousavez détruites.
Je touchois au moment d'être heureux en dépit du sort
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PREMIER DIALOGUE. 12^
et des hommes, et vous me replongez pour jamais
dans toute ma misère; vous m'ôtez toutes les espé-
rances qui me la faisoient supporter. Un seul homme
pensant comme moi nourrissoit ma confiance; un
seul homme vraiment vertueux me faisoit croire à la
vertu, m'animoit à la chérir, à Fidolâtrer; à tout
espérer d'elle ; et voilà qu'en m'ôtant cet appui vous
me laissez seul sur la terre englouti dans un gouffre
de msmx , sans qu'il me reste la moindre lueur d'espoir
dans cette vie , et prêt à perdre encore celui de retrouver
dans un meilleur ordre de choses le dédommagement
de tout ce que j'ai souffert dans celui-ci.
Vos premières déclarations me bouleversèrent. L'ap-
pui de vos preuves me les rendit plus accablantes, et
vous navrâtes mon ame des phis amères douleurs que
j'aie jamais senties. Lorsqu'entrant ensuite dans le
détail des manœuvres systématiques dont ce mal-
heureux homme est l'objet, vou^m'avez développé le
plan de conduite à son égard , tracé par l'auteur de ces
découvertes, et fidèlement suivi par tout le monde,
mon attention partagée a rendu ma surprise plus
grande etmonafiEliction moins vive. J'ai trouvé toutes
ces manœuvres si cauteleuses, si pleines de ruse et
d'astuce, que je n'ai pu prendre de ceux qui s'en font
un système la haute opinion que vous vouliez m'en
donner ; et, lorsque vous les combHez d'éloges , je sen-
tois mon cœur en murmurer malgré moi. J'admirois
comment d'aussi nobles motifs pouvoient dicter des
pratiques aussi basses; comment la &usseté, la trar
hison, le mensonge, pouvoient être devenus des in-
struments de bienfaisance et de charité; comment
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43o PREMIER DIALOGUE.
en6a tapt de marche^ obliques pouvoient s'allier avec
la droiture. Avois-je tort? Voyez vous-même, et rap-
pelez-vous tout ce que vous m'avez dit. Ah! convenez
du moioi (fie tant d'enveloppes ténébreuses sont un
manteau bien étrange pour la vertu.
La ^rce de vos preuves Temportoit néanmoins sur
tous les soupçons que ces machinations pouvoient
•m'inspirer. Je voyois qu'après tout cette bizarre con-
duite, toute choquante qu'elle me paroissoit, n'en
étoit pas moins upe œuvre de miséricorde , et que ,
voulant épargner à un scélérat les traitements qu'il
avoit mérités, il falloit bien prendre des précautions
exti;£iordinaires pour prévenir le scandale de cette in-
dulgence , et la mettre à un prix qui ne tentât ni d'au-
tres d'en désirer une pafeille , ni lui-même d'en abuser*
Voyant ainsi tout le monde s'empresser à l'envi de le
rassasier d'opprobrçs et d'indignités, loin de le plain-
dre, je le niéprisois davantage d'acheter si lâchement
l'impunité au prix d'un pareil destin.
Vous m'avez répété tout cela bien des fois , et jç
me le disois après vous en gémissant. L'angoisse de
mon cœur n'empêchoit pas ma raison d'être subju-
guée, et de cet assentiment que j'étois forcé de vous
donner résultoit la situation d'ame la plus cruelle
pour un honnête homme infortuné, auquel on arra-
che impitoyablement toutes les consolations , toutes
les ressources , toutes les espérances qui lui rendoient
ses maux supportables.
Un trait de lumière est venu me rendre tout cela
dans un instant. Quand j'ai pensé , quand vous m'avez
confirmé vous-même, que cet homme si indi^pnement
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PREMIEE DIALOGUE, i3l
traité pour t^nt de crimes atroces n avoit été cpn-
vaincu d^avLCUû, vous, avez d'un seul mot renversé
toutes vos preuves; et, si je nai pas vu Timposture
où vous prétendez voir Tévidetice, cette évidence au
moins a tellement disparu à mes yeux, que dans tout
ce que vous i?i aviez démprftré je ne vois plus^ qu'un
problème insoluble, un mystère effrayant^ impéné-
trable, que la seule conviction du coupable peut
éclaircir à mes yeux.
Nous pensons bien différemment, ûionsieur, vous et
moi sur cet article. Selon yous , l'évidence des crimes
supplée à cette conviction; et, selon moi, cette évi-
dence consiste §i essentiellemenf dans cette conviction
même, qu elle ne peut exister sans elle. Tant qu'on
la'a pas entendu l'acctfsé, les|)reuyes qui le condam-
nent, quelque fortes qu'elfes soient, quelque con-
vaincantes qu'elles paroissen}^, manquent du sceau
qui peut les montrer telles même lorsqu'il n'a pas été
possible d'#iitendri^ l'açcuçé , comme lorsqu'on ^t le
procès à la méftu)ire d'uu mort; car, en présumant
qu'il n'auroit riçn eu à répondre^ on peut avoir raison ,
mais on a tort de changer cette présomption en cer-
titude pour le condamner, et il n'est permis de punir
le crime que ^||jand il ne reste aucun moyen d'en
douter* Mais quand on vient jusqu'à refuser d'enten-
dre l'accusé vivant et présent, bien que la chose soit
possible et facile , qucmd on* prend des mesures ex-
traordinaires pour l'empêcher de parler, quand on
lui cadie avec le plus grand soin l'accusation , l'accu-
sateur, les preuves, dès-lors toutes ces preuves de-
venues .suspectes perdant toute leur force sur mou
9-
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l32 PHEMÏER DIALOGUE,
esprit. N oser les soumettre à Tépreuve qui les con-
firme, c'est me faire présumer qu elles ne la soutien-
droîent pas. Ce grand principe, base et sceau de toute
justice, sans lequel la société humaine crouleroit par
ses fondements , est si sacré, si inviolable dans la pra-
tique, que, quand toute la ville auroit vu un homme
en assassiner un autre dans la place publique, encore
ne puniroit-on point l'assassin sans Tavoir préalable-
ment entendu.
Le Fr. Hé quoi! des formalités judiciaires qui doi-
vent être générales et sans exception dans les tribu-
naux, quoique souvept superflues, font-elles loi dans
des cas de grâce et de bénignité comme celui-ci? D'ail-
leurs l'omission de ces formalités peut-elle changer
la nature des choses , (aire que ce qui est démontré
cesse de l'être, rendre obscur ce qui est évident; et,
dans l'exemple que vous Venez de proposer, le délit
seroit-il moins avéré, le prévenu seroit-il moins cou-
pable quand on négligeroit de l'entendre; et, quand
sur la seule notoriété du fait on l'auroit roué sans
tous ces interrogatoires d'usage , en seroit-on moins
sûr d'avoir puni justement un assasân? Enfin toutes
ces formes établies pour constater les délits ordinaires
sont-elles nécessaires à l'égard d'un monstre dont la
vie n'est qu'un tissu de crimes , et reconnu de toute
la terre pour être la honte et l'opprobre de l'huma-
nité? Celui qui n'a rien d'humain mérite-t-il qu'on le
traite en homme ?
Rouss. Vous me faites frémir. Est-ce vous qui parlez
ainsi? Si je le Croyois, je fiiirois, au lieu de répondre.
Mais non, je vous connois trop bien. Discutons de
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PREMIER DIALOGUE. l33
sang froid avec vos messieurs ces questions impor-
tantes d'où dépend , avec le maintien de l'ordre so-
cial, la conservation du genre humain. D après eux,
vous parlez toujours de clémence et de grâce; mais,
avant d'examiner, quelle est cette grâce , il faudroit
voir d'alïord si ç]en est ici le cas , et comment elle y
peut avoir lieu. Le droit de faire grâce suppose celui
de punir, et par conséquent la préalable conviction du
coupable. Voilà premièrement de quoi il s'agît.
Vous prétendez que cette conviction devient su-
perflue où régne l'évidence : et moi je pense au cour
traire qu'en fait de délit l'évidence ne peut résultei:
que de la conviction du coupable, et qu'on ne peut
prononcer sur la force des preuves qui le condamr
nent qu'après l'avoir entendu. La raison cm est que,
pour faire sortir aux yeux des hommes la vérité du
sein des passions, il faut que ces passions s'entre-
choquent, se combattent, et que celle qui accuse
trouve un contre-poids égal dans celle qui défend,
afin que la raison seule et la justice rompent l'équi?
libre et fassent pencher la balance. Quand un homme
se fait le délateur d'un autre, il est probable», il est
presque sûr qu'il est mu par quelque passion secrète
qu'il a grand soin de déguiseri Mais quelque raison
qui le détermine, et ftrt-ce même un motif de pure
vertu , toujours est-il certain que du moment qu'il
accuse il est animé du vif désir de montrer Faccusé
coupable, ne fût-ce qu'afin de ne pas passer pour
calomniateur ; et comme d'ailleurs il a pris à loisir
toutes ses mesures, qu'il s'est donné tout le temps
d'arranger ses machines et de concerter ses moyens
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l34 PREMIER DIALOGUE,
et ses preuves, le moins qu'on puisse faire pour se
garantir de surprise est de les exposer à Texamen et
aux réponses de laccusé, qui seul a un intérêt suffi-
sant pour les examiner avec toute l'attention possible , •
et qui seul encore peut donner tous les éclaircisse-
ments nécessaires pour en bien juger. C'est par une
i témoins, en
de poids qu'à-
in et réaction
laturellement
la vérité : c'en
it en sa puis-
eul avec toute
jtre manque i
L balance? Le
juge , que je veux supposer tranquille , impartial , uni-
quement animé de l'amour de la justice , qui commu-
némejnt n'inspire pas de grands efforts pour l'intérêt
d'autrui, comment s'assurera-t-il d'avoir bien pesé le
pour et le contre, d'avoir bien pénétré par lui seul
tous les artifices de l'accusateur, d'avoir bien démêlé
des feits exactement vrais ceux qu'il controuve , qu'il
altère , qu'il colore à sa fantaisie , d'avoir même deviné
ceux qu'il tait et qui changent l'effet de ceux qu'il ex-
pose? Quel est l'homme audacieux qui, non moins
sûr de sa pénétration que de sa vertu , s'ose donner
pour ce juge-là? Il faut, pour remplir avec tant de
confiance un devoir si téméraire, qu'il se sente l'in-
faillibilité d'un dieu.
Que seroit-ce si, au lieu de supposer ici un juge
par&itement intégre et sans passion , je lé supposois
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PREMIER DIALOGUE. l35
animé d'un desir secret de «rouver Taccûsé coupable ,
et ne cherchant c[ue des moyens plausibles de justifier
sa partialité à ses propres yeux?
Cette seconde supposition pourroit avoir j^us d'une
appUcation dans le cas particulier qui nous occupe;
mais n'en cherchons point d'autre que la célébrité
d'un auteur dont les succès passés blessent l'amour-
propre de ceux qui n'en peuvent obtenir de pareils.
Tel applaudit à la gloire d'un homme qu'il n'a nul
espoir d'offusquer, qui travailleroit bien vite à lui
faire payer cher Téclat qu'il peut avoir de plus que
lui, pour peu quTl vît de jour à y réussir. Dès qu'un
homme a eu le malheur de se distinguer à certain
point, à moins qu'il ne se fasse craindre ou qu'il ne
tienne à quelque parti, il ne doit plus compter sur
l'équité des autres à son égard ; et ce sera beaucoup si
ceux mêmes qui sont plus célèbres que lui lui par-
donnent la petite portion qu'il a du bruit qu'ils vou-
cboient faire tout seuls.
Je n'ajouterai rien de plus. Je ne veux parler ici
qu'à votre raison. Cherchez à ce que je viens de vous
dire une réponse dont elle soit contente, et je me tais.
En attendant voici ma conclusion : Il est toujours in-
juste et téméraire de juger un accusé, tel qu'il soit,
sans vouloir l'entendre ; mais quiconque jugeant un
homme qui a feit du bruit danis le monde , non seule-
ment le juge sans l'entendre, mais se cache de lui pour
le juger, quelque prétexte spécieux qu'il allègue , et
fùt-il vraiment juste et vertueux, fàt-il un ange sur
la terre , qu'il rentre bien en lui-même , l'iniquité , sans
qu'il s'en doute, est cachée au fond de son cœur..
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l36 PREMIER DIALOGUE.
Étranger, sans parents, sans appui, seul, aban-
donné de tous, trahi du plus grand nombre, Jean-
Jacques est dans la pire position où Ton puisse être
pour être jugé équitableznent. Cependant, dans les
jugements sans appel qui le condamnent à Finfamie ,
qui est-ce qui a pris sa défense et parlé pour lui? qui
est-ce qui s'est donné la peine d'examiner l'accusa-
tion, les accusateurs, les preuves, avec ce zélé et ce
soin que peut seul inspirer l'intérêt de soi-mêipe ou
de son plus intime ami?
Le Fr. Mais vous-même, qui vouliez si fort être le
sien, n'avez-vous pas été réduit mi silence par les
preuves dont j'étois armé ?
Rouss. Avois-je les lumières nécessaires pour les
apprécier , et distinguer à travers tant de trames ob-
scures les fausses couleurs qu'on a pu leur donner?
, suis-je au fait des détails qu'il faudroit connoître?
puis-je deviner les éclaircissements, les objections,
les solutions que pourroit donner l'accusé sur des
faits dont lui seul est assez instruit? D'un mot peut-
être il eût levé des voiles impénétrables aux yeux de
tout autre , et jeté du jour sur des manœuvres que nul
mortel ne débrouillera jamais. Je me suis rendu, non
parceque j'étois réduit au silence, mais parceque je
l'y croyois réduit lui-même. Je n'ai rien, je l'avoue,
à répondre à vos preuves. Mais si vous étiez isolé sur
la terre, sans défense et sans défenseur, et depuis
vingt ans en proie à vos ennemis comme Jean-Jac-
ques , on pourroit sans peine me prouver de vous en
secret ce que vous nfavez prouvé de lui, sans que
j'eusse rien non plus à répondre. En seroit-ce asse^
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PREMIER DIALOGUE. iSy
pour vous juger sans appel et sans vouloir vous
écouter?
Monsieur, c'est ici, depuis que le monde existe,
la première fois qu'on a violé si ouvertement, si pu-
bliquement, la première et la plus sainte des lois so-
ciales, celle sans laquelle il n y a plus de sûreté pour
Finnocence parmi les hommes. Quoi qu'on en puisse
dire, il est faux qu'une violation si criminelle puisse
avoir jamais pour motif l'intérêt de l'accusé; il n'y a
que celui des accusateurs, et même un intérêt très
pressant, qui puisse les y déterminer, et il n'y a que
la passion des juges qui puisse les faire passer outre
malgré l'infraction de cette loi. Jamais ils ne souffi^i-
roient cette infraction, s'ils redoutoient d'être in-
justes. Non , il n'y a point , je ne dis pas de juge
éclairé, mais d'homme de bon sens, qui, sur les me-
sures prises avec tant d'inquiétude et de soin pour ca-
cher à l'accusé l'accusation, les témoins, les preuves,
ne sente que tout cela ne peut dans aucun cas possi-
ble s'expliquer raisonnablement que par l'imposture
de l'accusateur.
Vous demandez néanmoins quel inconvénient il y
auroit, quand le crime est évident, à rouer l'accusé
sans l'entendre. Et moi je vous demande en réponse
quel est l'homme, quel est le juge assez hardi pour
oser condamner à mort un accusé convaincu selon
toutes les formes judiciaires, après tant d'exemples
funestes d'innocents bien interrogés, bien entendus ,
bien confrontés, bien jugés selon toutes les formes,
et, sur une évidence prétendue, mis à mort avec la
plus grande confiance pour des crimes qu'ils n'avoient
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l38 PREMIER DIALOGUE,
point commis. Vous demandez quel inconvénient il y
auroit, quand le crime est é\ddent, à rouer Taccusé
sans Tentendre. Je réponds que votre supposition est
impossible et contradictoire dans les termes; parce-
que l'évidence du crime consiste essentiellement dans
la conviction de l'accusé, et que toute autre évidence
ou notoriété peut être fausse, illusoire, et causerie
supplice d'un innocent. En faut-il confirmer les rai*
sons par des exemples? Par malheur, il ne nous man-
queront pas. En voici un tout récent tiré de la gazette
de Leyde, et qui mérite d'être cité. Un homkne accusé
dans un tribunal d'Angleterre d'un délit notoire,
attesté par un témoignage public et unanime, se dé-
fendit par un alibi bien singulier. Il soutint et prouva
que le même jour et à la même heure où on Favoit vu
commettre le crime , il étoit en personne occupé à se
défendre devant un autre tribunal , et dans une autre
ville, d'une accusation toute semblable. Ce fait, non
moins parfaitement attesté , mit les juges dans un
étrange embarrais. A force de recherches et d'enquêtes,
dont assurément on ne se seroit pas avisé sans cela ,
on découvrit enfin que les délits attribués à cet ac-
cusé avoient été commis par un autre homme moins
connu, mais si semblable au premier de taille, de
figure et de traits , qu'on avoit constamment pris l'un
pour l'autre. Voilà ce qu'on n'eût point découvert si ,
sur cette prétendue notoriété, on se fût pressé d'ex-
pédier cet homme sans daigner l'écouter; et vous
voyez comment, cet usage une fois admis, il pourroit
aller de la vie à mettre un habit d'une couleur plutôt
que d'une autre.
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l4o PREMIER DIALOGUE,
des juges , dans un secret éternel , à moins que quel-
que événement extraordinaire ne les en tire.
C en est un de cette espèce qui me rappelle chaque
jour ces idées à mon réveil. Tous les matins avant
le jour, la messe de la pie, que j'entends sonner à
Saint-Eustache*, me semble un avertissement bien
solennel aux juges et à .tous les hommes d'avoir
une confianoe moins téméraire en leurs lumières,
d'opprimer et mépriser moins la foiblesse, de croire
un peu plus à l'innocence , d'y prendre un peu plus
d'intérêt, de ménager un peu plus la vie et l'honneur
de leurs sètaiblables , et enfin de craindre quelquefois
que trop d'ardeur à punir les crimes ne leur en fasse
commettre à eux-mêmes de bien affreux. Que la sin-
gularité des cas que je viens de citer les rende uniques
chacun dans son espèce, qu'on les dispute, qu'on les
nie enfin si l'on veut, combien d'autres cas non moins
imprévus, non moins possibles, peuvent être aussi
singuliers dans la leur! Où est celui qui sait détermi-
ner avec certitude tous les cas où les hommes, abusés
par de fausses apparences , peuvent prendre l'impos-
ture pour l'évidence, et l'erreur pour la vérité? Quel
est l'audacieux qui , lorsqu'il s'agit de juger capitale-
ment un homme , passe en avant, et le condamne sans
* On désignoit sous ce nom une messe qui se disoit chaque jour
dans cette église , en mémoire d*une malheureuse servante cjpii fut
pendue comme convaincue d'avoir volé quelques pièces d'argen-
terie. C'est à Palaiseau que le prétendu vol avoit été commis ; peu
de t^mps après ces pièces furent retrouvées dans le clocher de
l'église de Palaiseau, avec beaucoup d'autres objets appartenants à
différentes personnes, et il fut prouvé qu'une pie les avoit tous
portés là par l'effet d'une habitude naturelle à cet animal.
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PREMIER DIALOGUE. l4l
avoir pris toutes les précautions possibles pour se ga-
rantir des .pièges du mensonge et des illusions de
l'erreur ? Quel est le juge barbare qui , refusant à Tac-
cusé la déclaration de son crime, le dépouille du droit
sacré d'être entendu dans sa défense, droit qui, loin
de le garantir d'être convaincu, si l'évidence est telle
qu'on la suppose, très souvent ne suffit pas même
pour empêcher te juge de voir cette évidence dans
l'imposture , et de verser le sang innocent même après
avoir entendu l'accusé? Osez-vous croire que les tri-
bunaux abondent en précautions superflues pour la
sûreté de l'innocence? Elx! qui ne sait au contraire
que, loin de s'y soucier de savoir si un accusé est
innocent et de chercher à le trouver tel, on ne s'y
occupe au contraire qu'à tâcher de le trouver cou-
pable à tout prix , et qu'à lui ôter pour sa défense tous
les moyens qui ne lui sont pas formellement accordés
par la loi; tellement que si, dans quelque cas singu-
lier, il se trouve une circonstance essentielle qu'elle
n'ait pas prévue, c'est au prévenu d'expier, quoique
innocent, cet oubli par son suppHce? Igttorez-vous
que ce qui flatte le plus les juges est d'avoir des vic-
times à tourmenter, qu'ils aimeroient mieux &ire
périr cent innocents que de laisser échapper un cou-
pable; et que, s'ils pouvoient trouver de quoi con-
danmer un homme dans toutes les formes, quoique
persuadés de son innocence , ils se hâteroient de le
faire périr en l'honneur de la loi ? Ils s'affligent de la
justification d'un accusé comme d'une perte réelle;
avides de sang à répandre, ils voient à regret échap-
per de leurs mains la proie qu'ils s'étoiçnt promise, et
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1^2 PREMIER DIALOGUE,
n'épargnent rien de ce qu ils peuvent faire impuné-
ment pour que ce malheur ne leur arrive pas. Gran-
dier, Calas, Langlade, et cent autres ont fait du bryit
par des circonstances fortuites; mais quelle foule d'in-
fortunés sont les victimes de Terreilr ou de la cruauté
des juges, sans que Tinnocence étoufiFée sou§ des
monceaux de procédure vienne jamais au grand jour,
'ou tf y vienne que par hasard, long-temps après la
mort des accusés, et lorsque pei:^onne ne prend plus
d'intéi^t à leur sort ! Tout nous montre ou nous fait
sentir Tinsuffisance des lois et Tindifférence des juges
pour la protection des innocents accusés , déjà punis
avant le jugement par les rigueurs du cachot et des
fers , et à qui souvent on arrache à force de tourments
laveu des crimes qu'ils n ont pas commis. Et vous^
comme si les formes étabUes et trop souvent inutiles
étpient encore superflues , vous demandez quel incon-
vénient il y auroit quand le crime est évident à rouer
Taccusé sans Fenteujire ! Allez , monsieur, cette ques-
tion n avoit besoin de ma part d'aucune réponse ; et si ,
quand vous la faisiez , elle eût été sérieuse , les mur-
miM^es de votre cçmiv y auroient assez répondu.
Mais si jamais cette forme £|i sacrée et si nécessaire
pouvpit être omise à l'égard de quelque scélérat re-
connu tel de tous les temps, et jugé par la voix pur
hlique avant qu'on lui imputât aucun fait particulier
dont il eût à se défendre , que puis-je penser de la voir
écartée avec tant de sollicitude et de vigilance du ju-
gement du monde où elle étoit le plus indispensable ,
de celui d'un homme accusé tout d'un coup d'être un
monstre abominable , après avoir joui quarante ans
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PREMIER dialogub;. i43
de Festime publique et de la bienveillance de tous ceux
qui l'ont connu? Est-il naturel, est-iLraisonnable ,
est-il juste , de choisir seul , pour refuser de Fentendre,
celui .qu'il faudroit entendre par préférence quand on
se permettroit de négliger pour ^'autres une aussi
sainte formalité? Je ne puis vous cacher qu'une sécu-
rité si cruelle et si téméraire me déplaît et me choque
' dans ceux qjui s'y livrent avec tant de confiance, pour
ne pas dire avec tant de plaisir. Si, daqs l'année 1 76 1,
<|uelqu'un eût prédit cette légèr^et dédaigneuse façon
déjuger un homme alors si universellement estimé,
personae ne Feûtpu croire; et, si le public regardoit
de sang froid le chemin qu'oi]|' lui a fait faire pour
l'amener par degrés à cette étrange persuasion , il se-
roit étonué Ivii-mêjme de voir les sentiers tortueux et
ténébreux par lesquels on l'a conduit insensiblement
jusque-là sans qu'il s'en soit aperçu.
Vous dites quç les précautions prescrites par le bon
sens et l'équité avec les hommes ordinaires sont super
flues avec un pareil monstre; qu'ayant foulé aux pieds
toute justice et toute humanité, il est indigne qu'on
s'assujettisse en sa faveur aux régies qu'elles inspi-
rent; que la multitude et l'énormité de ses crimes est
telle que là conviction de chacun en particulier en-
tratneroit dans des discussions immenses que l'évi-
dence de tous rend superflues.
Quoi ! parceque vous me forgez un monstre tel qu'il^
n'en exista jamais , vous voulez vous dispenser de la
preuve qui met le sceau à toutes les autres! Mais qui
jamais a prétendu que l'absurdité d'un fait lui servît de
preuve, et qu'il suffît pour en établir la vérité de mon-
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l44 PREMIER DIALOGUE,
trer qu'il est incroyable? Quelle porte large et facile
vouf ouvrez à la calomnie et à Timposture , si , pour
avoir droit de juger définitivement un homme à son
insu et en se cachant de lui, il suffit de multiplier, de
charger les. accusations, de les rendre noires jusqu'à
faire horreur, en sorte que moins elles seront vrai-
semblablte , et plus on devra leur ajouter de foi ! Je ne
doute point qu'un homme coupable d'un crime ne soit
capable de cent; mais ce que je sais mieux encore,
c'est qu'un homme accusé de cent crimes peut n'être
coupable d'aucun. Entasser les accusations n'est pas
convaincre, et n'en sauroit dispenser. La même raison
qui, selon vous, rend sa conviction superflue en est
une de plus , selon moi , pour la rendre indispensable.
Pour sauver l'embarras de tant de preuves , je n'en
demande qu'une, mais je la veux authentique, invin-
cible , et dans toutes les formes ; c'est celle du premier
délit qui a rendu tous les autres croyables. Celui-là
bien prouvé, je crois tous les autres sans preuves;
mais jamais l'accusation de cent mille autres ne sup-
pléera dans mon esprit à la preuve juridique de ce-
lui-là.
Le Fr. Vous avez raison : mais prenez mieux ma
pensée et celle de nos messieurs. Ce n'est pas tant à la
niultitude des crimes de Jean- Jacques qu'ils ont fait
. attention, qu'à son caractère affreux découvert enfin,
quoique tard, et maintenant généralement reconnu.
Tous ceux qui l'ont vu, suivi, examiné avec le plus de
soin, s'accordent sur cet article, et le reconnoissent
unanimement pour être, comme disoit très bien son
vertueux patron, M. Hume, la honte de l'espèce hu-
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PREMIER DIALOGUE. i45
maine et un monstre de méchanceté. L'exacte et ré-
gulière discussion des faits deivient superflue quand il
n en résulte que ce qu'on sait déjà sans eux. Quand
Jean-Jacques nauroit commis aucun crime, il n'en
seroit pas fnoinsi capable *de tous. On ne le punit ni
d'un délit ni d'un autre , mais on l'abhorre comme les
couvant tous dans son cœur. Je ne vois rien là que de
juste. L'horreur et l'aversion xles hommes est due au
méchant qu'ils laissent vivre quand lear clémence les
porte à l'épargner.
Rouss. Après nos précédents entretiens, je ne m'at-
tendois pas à cette distinction nouvelle. Pour le juger
par son caractère , indépendamment des faits , il fau-
droit que je comprisse comment, indépendamment de •
ces mêmes faits ^ on a si subitement et si sûrement re-
connu ce caractère. Quand je songe que ce monstre a
vécu quarante ans généralement estimé et bien voulu,
sans qu'on se soit douté de son mauvais naturel, sans
que personne ait eu le moindre soupçon de ses crimes,
je ne puis comprendre comment tout^à-coup ces deux
choses ont pu devenir si évidentes , et je comprends
encore moins que l'une ait pu l'être sans l'autre.
Ajoutons que ces découvertes ayant été iaites conjoin-
tement et tout d'un coup par la même personne, elle
a dû nécessairement commencer par articuler des
faits pour fonder des jugements si nouveaux,. si con-
traires à ceux qu'on avoit portée jusqu'alors; et quelle
confiance pourrois-je autrement prendre à des appa-
rences vagues , incertaines , souvent trompeuses , qui
n'auroient rien de précis que l'on pût articuler? Si
vous voyez la possibilité qu'il ait passé quarante ans
XVI. !•
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PRfiMIER DIALOGUE. 147
soit en bien soit en m^. On applique à tout ee qu il
fait, à tout ce qu'il dit, fidée quon s'est formée de
lui. Chacun voit et admet tout, ce qui confirme 3.#n
jujjement , rejette ou explique à sa mode tout ce qui le
contrarie. Tous ses mouvements , ses regards , ses
gestes, sont interprétés §elôa cette idée : on y rapporte
ce qui sV rsipporte le moins. Les mêmes choses que
mille autres disent ou font, et qu'on dit ou jBaiit soi-*
mémeindifliéremment, priment un sens mystérieux
dès qu elles viennent de lui. On veut deviner, on veut
être pénétrant; c'est le jeunaturèl de l'amour-propre:
on ¥oit ce qu'on croit et non pas ce qu'on voit. On ex-
plique tout selon le préjugé qu'on a, et l'on ne se
console de, l'erreur où l'on pense avoir été, qu en se
persuadant qua c'est faute d'attention, non de pé%é-
tration,"qir'on y est tombé. TôutYîela est si vai que, sî '
deux hommes ont d'un troisième des opinions oppo-
sées, c^te- même ^opposition régnera dans les obser-.
vations qu'ils feront sur lui. L'un verra blanc etl'autre
noir; 4' un trouvera des vertus, l'autre cfes^ vices, daiis
les actes les plus indifférents qui viendront de lui; et
chacun, à force dHnterprétations silbtiles, prouvera
que c'est lui qui a bien vu. Le même objet, regardé en
différents temps avec des yeuy différemment affectés,
BOUS fait des impressions très différentes, et knéme , en
convenant que Ferrenr vient de notre organe , on peut
s'abuser encore en concluant qu'on se trompoit au-
trefois , tandis que c'est peut-être aujourd'hui qu'on
se trompe. Tout çed seroit vrai quand on n'auroit que
l'erreur des préjugés i craindre. Que seroit-ce si le
prestige des passions s^yjoignoit encore; si de chari-
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l48 PREMIER DIALOGUE.
tables^interpréteS; toujours alertes, alloient sans cesse
au-devant^ de toutes, les idées favorables qu'on pour-
rait tirer de ses propres observations pour tout défi-
gurer, tout noircir, tout empoisonner? On sait à quel
point la haine fascine les yeiix. Qui est-ce qui sait voir
des vertus dans Fôbjet de son aversion? qui est-ce
qui ne voit pas le mal dans tout ce qui part d'unbonune
odieux? On cherche toujours à se justifier ses propres
sentiments ; c'est encore un^ disposition très naturelle.
On s'efforce à trouver haïssable ce qu'on hait; et, s'il
«fit vrai que l'homme prévenu voit ce qu'il croit, il
Test bien plus encore que l'homine passionné voit ce
qu'il désire. La différence «st donc ici que, voyant jadis
Jean-Jacques sans intérêt, on le jugeoit sans partialité,
et qu'aujourd'hui la prévention et la haine ne permet-
tent plus ^e voir en kii que ce qu'on veut y trouver.
Auxquels donc, à votre avis, des anciens ou des nou-
veaux jugements le préjugé de la raison doit-il donner
plus d'autorité? , *
..S'il est impossible, comme je crois vous l'avoir
prouvé, que la connoissance cerl^ne de la vérité, et
beaucoup moins l'évidence, résulte de la méthode
qu'oA a prise pour juger Jean-Jacques; si l'on a évité
à dessein les vrais moyens de porter sur son coippte
un jugement impartial, infaillible, éclairé, il s'ensuit
que sa condamnation, si hautement, êi fièrement pro-
noncée, est non seulement arrogante et téméraire,
mais violemment suspecte de la plus noire iniquité ;
d'où je conclus que, n'ayant nul droit de le juger clan-
destinement comme on a fait, on n'a pas non plus œlui
de lui faire grâce, puisque la grâce d'un criminel n'est
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PREMIER DIALOGUE. l^^
que Texemption d'une peine encourue et- juridique*
ment infligée. Ainsi la clémence dont vos messieurs
se vantent à son égard, cpand même ils useroient
envers lui d^une bienfaisaAce réelle, est trompeuse et
fausse; et, quand ils comptent pour un bienfait le mal
mérité dont ils disent exempter sa personne, ils en
imposent et mentent, puisqu'ils ne Tout convaincu
d aucun acte pimissable; qu'un innocent ne méintant
aucun châtiment n'a pas besoin de grâce, et qu'un
pareil mot n'est qu'un outrage poijir lui. Ils sont donc
doublement injustes, en ce qu'ils se font un mérite
envers lui d'une générosité qu'ils n'ont point, et en ce
qu'ils ne feignent d'épargner sa personne quVffind'ou*
trager impunément son honneur.
Venons, pour le sentir, à eette grâce sur laquelle
vous insistez^ si fort, et voyons en quoi donc elle con-
siste. A traîner celui qui la reçoit d'opprobre en op*
probré et de misère en misère , sans lui laisser aucun
moyen possible de s'en garantir. Connoissez-vous ,
pour un cœur d'homme, de peine aussi cruelle qu'une
pareille grâce? Je m'en rapporte au tableau tracé par
YousHBême. Quoi! c'est par bonté, par commisérar
tion, par bienveillance, qu'on rend cet infortuné le
jouet du public, la risée de la canaille, l'horreur de
l'univers; qu'on le prive de toute seciété humaine >
qu'on l'étouffé à plaisir 4ans la iftnge, qu'on Vtmuse
à l'entériner tout vivant! S'il se pouvoit que nous eus-
sions à subir, vous ou moi, le dernier supplice, vour
drions-nous l'iviter au prix d'une pareille graoe?
voudriops-nous de la vie-è condition de la passer
ainsi? Non, sans doute; tl n'y a poii^t datmirmept,,
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ï5q premier dialogue.
point de supplice que nous ne préférassions à celui-là,
et la plus douloureuse fin de nos maux nous parokroit
dcisirablé et douce plutôt que de les prolonger dans de
pareilles angoisses. Eh! (pielle idée ont donc vos
messieurs de l'honneur, s'ils ne comptent pas Fin*
famie pour un supplice? Non, non, quoi qu'ils en
puissent dire , c.e n'est point accorder la vie que de la
rendre pire que la mort. *
Le Fr. Vous voyez que notre homme n'en pense
pas ainsi, puisqu'au milieu de tout son opprobre il
ne laisse pa^ de vivre et de se porter mieux qu'il n'a
jamais fait. Il ne faut pas juger des sentiments d'un
scélérat par ceux qu'un honnête homme auroit à sa
place. L'infamie n'est douloureuse qu'A proportion de
l'honneur qu'un homme a dans le cœur. Les âmes
viles , insensibles à la honte, y sont dans leur élémleiU.
Le mépris n'affecte guère celui qui s'ea sent digne :
o'est un jugement auquel son. propre cœur l'a déjà
tout accoutumé.
Rouss. L'interprétation de cette ti'anquillité stoï-
que^u miUeu des outrages dépend du jugement déjà
porté sur celui qui les endure. Ainsi ce n'est pas sur
ce lang froid qu'il convient de juger l'homme, mais
c'est par l'homme, au contraire, qu'il faut apprécier
le sang froid. Pour moi, je ne vois point comment
l'impénétrable dissimulation^ la profonde hypocrisie
que vous avez prêtée à celui-ci s'accorde avec cette
abjection presque incroyable dont vous faites ici son
élément naturel. Comment, monsieur, un homme si
haut, si fier, si orgueil! eu|c , qui , plein de génie et de
feu, apa, seloqi vous, se contenir et garder quarante
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PREMIER. DIALOGUE. l5r
ans le silence pour étonner TEurope de la vigu^ir de
sa plume; un homme qui met à un si haut prix 1 opi^
nion des autres, qu'il a tout sacrifié à une iausse afFec-
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l52 PREMIER DiALOGUE.
font essuyer. On auroit tort de leur tenir compté des
ir-essources quils nont pujui ôter et qu'ils n ont pas
même prévues, parcequ'à sa place ils ne les trou-
veroientpas en eux. Vous avez beau me faire sonner
ces mots de bienveillance et de grâce; [dans le téné-
breux système auquel vous donnez ces noms, je ne
vois qu'un raffinement de cruauté pour accabler un
infortuné de misères pires que la mort, pour donner
aux plus noires perfidies un air de générosité , et taxer
encore d'ingratitude celui qu'on diffame, parcequil
n'est pas pénétré de reconnoissance des. soins qu'on
prend pour l'accabler et le livrer sans aucune défense
aux lâches assassins qui le poignardent sans risque ,
en se cachant à ses regards.
Voilà donc en quoi consiste cette grâce prétendue
dont vos messieurs font tant de bruit. Cette grâce n'en
seroit pas une, même pour un coupable, à moins
qu'il ne fut en même temps le plus vil des mortels.
Qu'elle en soit une pour cet homme audacieux qui,
malgré tant de résistance et d'ef&ayantes menaces,
est venu fièrement à Paris provoquer par sa présence
l'inique tribunal qui l'aVoit décrété connoissant par-
faitement son innocence; qu'elle en soit une pour cet
homme dédaigneux qui cache si peu son mépris aux
traîtres cajoleurs qui l'obsèdent et tiennent sa des-
tinée en leurs mains': voilà, monsieur, ce que je ne
comprendrai jamais; et quand il seroit tel qu'ils le
disent , encore falloit-il savoir de lui s'il consentoit à
conserver sa vie et sa liberté à cet indigne prix; car
une grâce, ainsi que tout autre don, n'est légitime
qu'avec le consentement, du moins présumé, de celui
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l54 PREMIER DIALOGUE,
seroit doux pour un coupable, il est affreux pour un
ionoceot. Alléguer la douceur de ce traitement pour
éluder la conviction de celui qui le souffre est donc
un sophisme aussi cruel qu insensé. Convenez de plus
que ce monstre, tel qu'il leur a plu de nous le forger,
est un personnage bien étrange, bien nouveau, bien
contradictoire , un être d'imagination tel qu'en peut
enÊuiter le délire de la fièvre, confusément formé de
parties hétérogènes, qui, par leur nombre, leur dis-
proportion, leur incompatibilité, ne sauroient former
un seul tout; et Textravagance de cet a^emblage,
qui seule est une raison d'en nier l'existence , en est
une pour vous de l'admettre sans daigner la constater.
Cet homme est trop coupable pour mériter d'être en-
tendu; il est trop hors de la nature pour qu'on puisse
douter qu'il existe. Que pensez-vous de ce raisonne-
ment? C'est pourtant le vôtre, ou du moins celui de
vos messieurs.
Vous m'assurez que c'est par leur grande bonté,
par leur excessive bienveillance , qu'ils lui épargnent
la honte de se voir démasqué. Mais une pareille gé-
nérosité ressemble fort à la bravoure des fanfarons,
qu'ils ne montrent que loin du péril. Il me semble
qu'à leur place , et malgré toute ma pitié , j'aimerois
mieux encore être ouvertement juste et sévère que
trompeur et fourbe par charité , et je vous répéterai
toujours que c'est une trop bizarre bienveillance que
celle qui, faisant porter à son malheu^ux objet, avec
tout le poids de la haine, tout l'opprobre de la déri-
sion, ne s'exerce qu'à lui ôter, innocent ou coupable,
tout moyen de s'y dérober. J'ajouterai que tentes ces
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PREMIER DIALOGUE. l55
vertus que -vous me vantez dans les arbitres de sa des-
tinée sont telles, que non seulement, graeeauciel,
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l56 PREMIER DIALOGUE.
t-ilpas dû y celà^osé, se conduire exaotement omnme
il Ta fait, mettre à sa dénonciation la condition de
la grince du scélérat, et le ménager tellement, en le
démasquant, qu'en lui donnanè la réputation d'un
coquin, on lui conservât lu liberté d'un honnête
homme? .
llouss. Votre supposition renferme des choses con-
tradictoires sur lesquelles j'aurois beaucoup à dire.
Dans cette supposition même, je me serois conduit,
et vous. aussi, j'en suis très sûr, 6C tout autre homme
d'honneur, dWe façon 1res différente, fe'abord, à
quelque prix que ce fût, je n'aurois jamais vouluMé-
noncer le-scélérat sans tSae montrer et le confondre,
vu surtout les liaisons antérieures que vous supposez,
et qui obligeoierit encore plue étroitement l'accusa*
teur de prévenir préalablement le coupable de c# que
son devoir l'obligeoit à faire k son égard. Encore
moins atiroi*je voulu prendre des mesures extraor-
dinaires pout einpêcher que mon nom , mes accusa-
tions, mes* preuves , ne parvinssent à ses oreilles,
parcequ'en tout état 4e cause un dénonciateur qui se
cache joue un t6ie odieux , bas , lâx:he , j ustement sus-
pect d'imposture, et qu'il n'y a nulle raison suffisante
qui puisse obliger «n honnête homme à faire un acte
injuste et flétrissant. Dès que vous supposez l'ol)!!-
gation de dénoncer le itialfaiteur, vous supposez
aussifielle de le convaincre, parceque la première de
ces deux obligatioùs emporte nécessairement l'autre,
et qu'il faut où se montrer'et confwidre l'accusé, ou,
si l'on veut se cache» de lai ,^ se taire fivGC tout le
monde : il n'y a point de milieu. Cette conviction de
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l58 PREMIER DIALOGUE.
son; mms je suis fâché pour vos messieurs.que , parmi
tant de meilleures leçons qu'il a données et quil eût
mieux valu suivre, ils n aient profité que de celle-là.
Au reste je ne me souviens pas d'avoir rien trpuvé
de pareil dans les livres de Jean-Jacques. @ù donc
a-t-il établi ce nouveau précité si contraire à tous
les* autres?
Le F*. Daûs un vers de comédie.
JRouss. Qu^d est-ce qu'il a fait jouer cette comédie?
Le Fr. Jamais.
Rouss. Où est-ce qu'il Fa fait imprimer?
Le Fr. Nulle part.
Rouss. Ma foi, je ne vous entends point.
Le Fr. C'est une espèce de farce qu'il écrivit jadis
à la hâte et presque impromptu à la campagne, dans
un moment de gaieté, qu'il n'a pas même daigné cor-
riger , et que nos messieurs lui ont volée comme beau-
coup d'autres choses qu'ils ajustent ensuite, à leur
façon pour l'édification publique.
Rouss. Mais comment ce* vers est-il employé dans
cette pièce? Est-ce lui-même qui le prononce?
Le Fr. Non; c'est une jeune fiUe qui, se croyant
trahie par son amant , le dit dans un moment de dépit
pour s'encourager à intercepter, ôgavrir et garder une
lettre écrite par cet amant à sa rivale. •
Rouss. Quoi t Monsieur,, un mot dit par un^ jeune
fille amoureuse et piquée, dans l'intrigue galante
d'une farce 'écrite autrefois à la hâte, et qui n'a été
ni corrigée, ni imprimée, ni représentée; ce mot en
Fair dont eUe appuie , dans sa colère, un acte qui de
sa part n'est pas même une trahison; ce mot, dont il
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PREMIER DIALOGUE. iSg
VOUS plaît de fiiire une maxime de Jean- Jacques, est
Tunique autorité sur laquelle vos messieurs ont ourdi
Faffreux tissu de trahisons dont il est enveloppé?
Voudriez-vous que je répondisse à cela sérieusement?
Me lavez-vous dit sérieusement vousHoaéme? Hon;
votre air seul, en le prononçant, uxe dispensoit d'y
répondre. Ëb ! qu on lui doive ou non de ne pas le
ti^ahir , tout homme d'honneur ne se doit-il pas à lui-
même de n'être un ti'attre envers personne? Nos de-
voirs envers les autres auroient beau varier selon les
temps > les gens, les occasions, ceux envers nous-
mêmes ne varient point; et je ne puis penser que
celui qui ne se croit pas obligé d'être bonnête homme
avec tout le monde le soit jamais avec qui que ce soit.
Mais, sans insister sur ce point davantage, allons
plus loin. Passons au dénonciateur d'être un lâche et
un traître sans néanmoins être un imposteur, et aux
juges d'être menteurs et dissimulés sans néanmoins
être iniques : quand cette manière de procéder seroit
a^ssi juste et permise qu'elle est insidieuse et perfide ,
quelle en seroit l'utilité dans cette occasiosi pour la
fin^ue vous alléguez? Où donc est la nécessité, pour
faire grâce à un criminel , de ne pas l'entendre? Pour-
quoi lui cacher à lui seul , avec tant de machines et
d'artifices, ses crimes qu'il doit savoir mieux que per-
sonne, s'il est vrai qu'il les ait commis? Pourquoi
fuir, pourquoi rejeter avec tant d'efïiroi la manière la
plus sûre, la plus juste, la plus raisonnable et la plu»
naturelle , de s'assurer de lui sans lui infliger d'autre
peine que celle d'un hypocrite qui se voit conffmdu?
C'est la punition qui naît le mieux de la chose, qui
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l6o PREMIER DIALOGUE,
s'accorde le mieux avec la grâce qu'on veut lui faire,
avec les sûretés qu'on doit prendre pour l'avenir , ^t
qui seule prévient deux grands scandales; savoir,
celui de la publication des crimes et celui de leur im-
punités Vos messieurs allèguent néanmoins pour rai-
son de leurs prgcédés frauduleux le soin d'éviter le
scandale. Mais si le acandale consiste essentiellement
dans la publicité , je ne vois point celui qu'on évite en
cachant le crime au coupable qui ne peut l'ignorer,
et en le divulguant parmi tout le reste des hommes
qui n'en savoient rien. L'air de mystère et de réserve
qu'on met à cette publication ne sert qu'à l'accélérer.
Sans doute le public est toujours fidèle aux secrets
TSjta'on lui confie: il** ne sortent jamais de son sein;
mais il est risible qu'en disant ce secret à l'oreille à
tout le monde, et le cachant très soigneusement au
seul qui , s'il est coupable , le sait nécessairement avant
tout autre, on veuille éviter par là le scandale, et
faire de ce badin mystère un acte de bienfaisance et
de générosité. Pour moi, avec une si tendre bienveil-
lance pour le coupable, j'auroisaçhoisi de le confon-
dre sans le diffamer, plutôt que de le diffamer maxs
le confondre; et il faut certainement, pour avoir pris
le parti contraire, avoir eu d'autres raisons que vous
ne m'avez pas dites , et que cette bienveillance ne
comporte pas.
Supposons qu^au lieu d'aller creusant sous ses pas
tous ces tortueux souterrains , au lieu des triples murs
de ténèbres qu'on élève avec tant d'efforts autour de
lui, au lieu, de rendre le public et l'Europe entière
complices et témoins du scandale qu'on feint de vou-
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PREMIER DIALOGUÉ. l6l
loir éviter, au lieu de liii laisser tranquillement con-
tinuer et consommer ses crimes, en se contentant de
les voir et de les compter sans éri empêcher aucun;
supposons, dis-je, qu'au lieu de tout ce tortilldge on
se Rit ouvertement et directement adressé à lui-même
et à lui seul; qu'en lui présentant en face son accusa-
teur armé de toutes ses preuves on lui eût dit : « Misé-
« rable, qui fais l'honnête homme et qui n'es qu'un
A scélérat, te voilà démasqué, te voilà connu; voilà
« tes faits, en voilà les preuves , qu'as-tu à répondre? »
11 eût nié, direz-vous. Et qu'importe? Que font les
négations contre le^ démonstrations? Il fût resté con*
vaincu et confondu. Alors on eût ajouté en montrant
son dénonciateur: «Remercie cet homme généreux
«que sa conscience a forcé de t'accuser, et que sa
« bonté porte à te protéger. Par son intercession l'on
« veut bien te laisser vivre et te laisser libre ; tu ne
« seras même démasqué aux yeux du public qu'autant
« que ta conduite rendra ce soin nécessaire pour pré.
« venir la continuation de tes forfaits. Songe que des
« yeux perçants sont sans cesse ouverts sur toi, que
« le glaive punisseur pend sur ta tête , et qu'à ton pre-
« mier crime tu ne lui peux échapper. » Y avoit-il, à
votre avis , une conduite plus simple , plus sûre et plus
droite, pour allier à son égard la justice, la prudence,
et la charité? Pour moi, je trouve qu'en s'y prenant
ainsi , l'on se fût assuré de lui par la crainte beaucoup
mieux qu'on n'a fait par tout cet immense appareil
de machines qui ne l'empêche pas d'aller toujours son
train. On n'eût point eu besoin de le traîner si bdrba-
rement, ou, selon vous, si bénignement, dtfns le
II
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i62 PREMIER DIALOGXJE.
bourbier; on n'eût point hiblilé la justice et la vertu
des honteuses livrées de la perfidie et du mensonge;
ses délateui:3 et ses juges n eussent point été réduits
à se tenir sans cesse enfoncés devant lui dans leurs
tanières, comme fuyant en coupables les regards de
leur victime, et redoutant la lumière du jour: enfin
Ton eût prévenu, avec le double scandale des crimes
et de leur impunité, celui d'une maxime aussi funeste
qu'insensée que vos messieurs semblent vouloir éta-
blir par son exemple, savoir que, pourvu qu'on ait
de l'esprit et qu'on £asse de beaux livres , on peut se
livrer à toutes sortes de crimes impunément.
Voilà le seul vrai parti qu'on avoit à prendre , si
l'on vonloit absolument ménager un pareil miséraUe.
Mais pour moi , je vous déclare que je suis aussi loin
d'approuver que de comprendre cette prétendue clé-
mence de laisser libi^e , nonobstant le péril, je ne dis
pas un monstre affreux tel qu'on nous le reprqseiUe,
mais un malfaiteur tel <}u'il soit. Je ne trouve dans
cette espèce de grâce ni raison, ni humanité, ni sû-
reté, et j'y trouve beaucoup moins cette douceur et
cette bienveillance dont se vantent vos messieurs avec
tant de bruit. Rendre un homme le jouet du public et
de la canaille ; le faire chasser successivement de tous
les asiles les plus reculés , les plus solitaires , où il
s'étoit de lui-même emprisonné et d'où certainement
il n'étoit à portée de £ciire aucuA mal ; le faire lapider
par la populace^ le promener par dérision de lieu en
lieu toujours chargé de nouveaux outrages; lui ôter
même les ressources les plus indispensables de la so-
ciété; lui voler sa subsistance pour lui faire l'aumône,
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FJIEMIEU DlAï^aOUl. i63
le depay^r sur toute la face de la terre; fsôrç ^e tout
ce qu il lui importe le plus de savoir autant pour lui
de mystères impénétrables; le rendre tellement étraur
ger , odieux, méprisable aux honunes, quau lieu'dçs
lumières, de T^ssistance et des conseils, que chacun
doit trouver au besoin parmi s^s frères, il ne trouve
partout qu«mbuches, mensonges, trahisons, insul-
tes; le livrer en un mot saps appui, sans protection,
sans défense , à ladroite apimosité de ses epqeinis *'
c'est le traiter beaucoup plus cruellement que si Top
se fût une bopne fois assuré de sa personne par upe
détention, dans laquelle , avec la s<vreté de tout le
monde, on lui, eût fait trouver la sienne, ou du
moins la tranqpiUité, Vous m avez i^ppris qu il désira ,
qu il demanda lui-même cette détention, et qne, loin
de la lui accorder j on lui fit de cette demanda un nou-
veau ^ime et un nouveau ridicule% Je croijs voir à-l£^r
fois la raison dç la demande et celle du refus, Ne
pouvant trpuver de refuge d^ns les plus solitaino^
retraites, çhas3é ^ucces^vemept du sein disan^ont^^
gnes et du milieu des Jacs, foicé de fuir de lieu en
lieu et d'errer sans cesse avec des peines et 4c§ dé-
penses excessives au milieu ^s d^Qg^rs et de» ou-
trées, réduit, k l'entrée de Tbiver , à çourjr rjgurppe
pour y chercher up asile sans plus ss^vpir qU , et ^<;r
d avance de n être Ms^é tranqpille nplle pai*t^il étoit
naturel que, battu, fatigué de taat d'orage» il dé-
sirât de finir se^ pialhenreui^ Jour^ 4ans une paisible
<îiiptivité t plptôt que de se vpjr dwssa vieillesse poi^r-
m^i^ ç\mi^y Mtottè ^n% relâche dftvtQus côte*i
privé d une pww^ popr y poser s^ têt» , et dnn asile
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l64 FREMÏER DIALOGUE.
OÙ il pût respirer, jusqu'à ce qu'à force de coufises et
de dépenses, on l'eût réduit à périr de misère, ou à
vivre , toujours errant, des dures aumônes de ses per-
sécuteurs , ardents à en venir là pour le rassasier enfin
d'ignominie à leuj? aise. Pourquoi n'a-t-on pas con-
senti à cet expédient $i sûi**, si court, si facile, qu'il
proposoit lui-même, et qu'il demandoit comme une
faveur? N'est-ce point qu'on ne vouloit pas le traiter
avec tant de douceur, ni lui laisser jamais trouver
cette tranquillité si désirée? N'est-ce poi&t qu'on ne
vouloit lui laisser aucun relâche , ni le mettre dans-tm
état où l'on n'eût pu lui attribuer chaque jour de nou-
veaux crimeg et de nouveaux livres, ^t où peut-être,
à force de douceur et de patience , eût4l fait perdre
aux gens chargés de sa garde les fausses idées qu'on
vouMt donner de lui? N'est-ce point enfin que dans
le projet si chéri, si suivi, si bien concerté^ de l'en-
voyer en Angleterre , il entroit des vues dont son se- -
jour dans ce pays-là, et les effets qu'il y a produits
semblent développer assez l'objet? Si l'on peut donner
à ce refus d'autres niotifs, qu'on me les, dise, et je
promets d'en montrer la fausseté.
Monsieur, tout ce que vous m'avez appris, tout ce
que vous m'avez prouvé, est à mes yeux plein de
chosesinconcevables , contradictoires , absurdes], qui,
pour être admises, demanderoient encore d'autres
genres de preuves que celles qui suffisent pour les
plus complètes démonstrations ; et c'est précisément
ces mêmes choses absurdes que ¥Dus dépouillez de
l'épreuve la plus nécessaire et qui met le sceau à toutes
les autres. Vous tn avez fabriqué tout à votre aise un
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PREMIER DIALOGUE. i65
être tel qu'il n'en exista jamais , un monstre hors de la
nature, hors de la vraisemblance, hors de la possi-
bilité, et formé de parties inalliables, incompatibles,
qui s'excluent mutuellement. Vous avez donné pour
principes à tous ses crimes le plus furieux , le plus in-
tolérant, le plus extravagant amour-propre, qu'il n'a
pas laissé de déguiser si biei> depuis sa naissance jus-
qu'au déclin de ses ans qu'il n'en a paru nulle trace
pendant tant* d'années, et qu'encore aujourd'hui de-
puis ses malheurs il étouffe ou contient si bien qu'on
n'en voit pas le moindre signe. Malgré tout cet in-
domptable orgueil , vous m'avez fait voir daus,le méipe
être un petit menteur, un petit fripim, un petit cou*
reur de cabarets et de mauvais lieux, un vil et crapu-
leux débauche pourri de vérole , et qui passoit sa vie à
aller escroquant dans les tavernes quelques écus à
droite et à gauche aui&nnanants qui les fréquentent.
-Vous avez prétendu que ce même personnage étoit le
même homme qui, pendant quarante ans, a véeu
estimé, bien voulu de tout le monde, l'auteur des
seuls écrits dans ce siècle qui portent dans l'ame des
lecteuirs la persuasion qui les a dictés, et dont on sent
en les lisaût que l'amour de la vertu et le ^éle de la
vérité font l'inimitable éloquence. Vous dites quejces
livres qui m'émeuvent ainsi le cœur sont les jeux d'un
scélérat qui ne sentoit rieii de ce qu'il disoit avec tant
d'ardeur «tt de véhémence , et qui caphoit sous un air
de probité le venin dont il vouloit infecter ^es lecteurs*
Vous me forcez même de croire que ces écrits à-la-fois
si fiers, si touchants, si modestes, ont été composés
parmi les pots et les pintes, et cbe»les filles dejoie^
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i66 PREMIER Dialogue.
oùTattteur passoit sà vie, et vous me trandfbtiïiei
enfin cet orgueil irascible et diabolique en labjectioti
d'un (teur insensible et vil qui se rassasie sans peine de
Tignominie dont labreuve à plaisir la cha)*ité du public.
Vous m avez figuré vos messieurs qui disposent à
leur gré de sa réputation , dô sa persouné , et de toute
sa destinée, comme des modèles de vertu, des pro^
diges de générosité*, des anges pour lui de douceur fet
de bienfaisance , et vous m'avez a ppris en même temps
queTobjet dé tous leurs tendres soins avoit été de le
rendre l'horreur de l'univers ,1e plus déprisé des êtres,
de le traîna d'opprobre en opprobre, et de misère en
misère , et de lui faire sentir à loisir dans les calamités
de la plus malheureuse vie tous les déchirements que
peut éprouver une ame fière en se voyant le jouet et le
rebut du genre humain. Vous m'avez appris quepaf
pitié ^ par grâce, tous ces hommes vertueux avoient
bien voulu lui ôtertout moyen d'être instruit des rai-
sons de tant d'oUtrâges , s'abaisser en sa faveur au rôle
de cajoleurs et de traîtres, faire adroitement le plon-
geon à chaque éclaircissement qu'il cherchoit j l'envi-
ranner de souterrains et de pièges tellement tendud
que chacun de ses pas fïkt nécessairement une chute ^
enftn le circonvenir avec tant d'adresse qu'en butte
aux insultes de tout le monde il ne pût jamais savoir
la raison de rien , apprendre un seul mot de vérité , re<-
pousser aucun outrage, obtenir aucune explication^
trpuver, saisir aucun agresseur, et qu'à chaque in-
stant, atteint des plus cruelles morsures , il sentit dans
ceux qui l'entourent la flexibilité des Serpents ausd
bi^^que leur venin.
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PREMIER DIALOGUE. 167
Vous avez fondé le système qu'on suit à son égard
sur des devoirs dont je n'ai nulle idée, sur des vertus
qui me foqt horreur, sur des principes qui renversent
dans mon esprit tous ceux de la justice et de la mo*
raie. Figurez-vous des gens qui commencent par se
mettre chacun un bon masque bien attaché, qui s'ar-»
ment de f«r jusqu'aux dents, qui surprennent ensuite
leur ennemi , le saisissent par derrière , le mettent nu ,
lui lient le corps , les bras , les mains , les pieds , la tête ,
de façon qu'il ne puisse remuer, lui mettent un bâillon
dans la bouche, lui crèvent les yeux, retendent à
terre, et passent enfin leur noble vie à le massacrer
doucement de peur que , mourant de ses blessures , il
ne cesse trop tôt de les sentir^ Voilà les gens que vous
voulez que j'admire. Rappelez , monsieur, votre équité,
votre droiture, et sentez en votre conscience quelle
sorte d'admiration je puis avoir pour eux. Vous
m'avez prouvé, j'en conviens, autant que cela se pou-
voit par la méthode que vous avez suivie , que ITipmme
ainsi terrassé est un monstre abominable ; mais , quand
cela seroit aussi vrai que difficile à croire , l'auteur et
les directeurs du projet qui s'exécute à son égard
seroient à mes yeux, je le déclare , encore plus abomi-
nables que lui.
Certainement vos preuves sont d'une grande force ,
mais il est faux que cette force aille pour moi jus-
qu'à l'évidence , puisqu'en fait de délits et de crimes,
cette évidence dépend essentiellement d'une épreuve
qu'on écarte ici avec trop de soin pour qu'il n'y ait
pas à cette omission quelque puissant motif qu'on,
nous cache et qu'il importeroit de savoir. J'avoue
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l68 PREMIER DIALOGUE,
pourtant, et je ne puis trop le répéter , que ces preuves
m'étonnent, et m'ébranleroient peut-être encore, si
je ne leur trouvois d autres défauts non moins diri-
mants selon moi.
Le premier est dans leur force même et dans leur
grand nombre c^Ia part doht elles viennent. Toutcela
me paroîtroit fort bien dans des procédures juridi-
ques faites par le ministère public: mais pour que des
particuliers , et qui pis est des amis , aient pris tant de
peine, aient fait tant de dépenses, aient mis tant de
tçmps à faire tant d'informations, à rassembler tant
de preuves, à leur donner tant de force, sans y être
obligés par aucun devoir, il faut qu'ils aient été
animés pour cela par quelque passion bien vive qui,
tant qu'ils s'obstineront à la cacher, me rendra sus-
pect tout ce qu'elle aura produit.
Un autre défaut que je trouve à ces invincibles
preuves , c'est qu'elles prouvent trop , c'est qu'elles
prouvent des choses qui uaturellement ne sauroient
exister. Autant vaudroit me prouver des miracles, et
vous savez que je n'y crois pas. Il y a dans tout cela
des multitudes d'absurdités auxquelles avec toutes
leurs preuves il ne dépend pas de mon esprit d'ac-
quiescer. Les explications qu'on leur donne, et que
tout le monde, à ce que vous m'assurez, trouve «i
claires, ne sont à mes yeux guère moins absurdes , et
ont le ridicule de plus. Vos messieurs semblent avoir
chargé Jean-Jacquès de crimes, comme vos théolo-
giens ont chargé leur doctrine d'articles de foi; l'avant
tage de persuader en affirmant , la facihté de feire tout
croire , les ont séduits. Aveuglés par leur passion , ils
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170' PREMIER DIALOGUE.
Faccusation revêtue de toutes ses preuves clandestines
doit être présumée une imposture.
Enfin le grand vice de tout ce système est que,
fondé sur le mensonge ou sur la vérité, le succès n'en
seroit pas moins assuré d'une façon que de l'autre.
Supposez, au lieu de votre Jea)i-Jacques , un vérita-
blement honnête homme, isolé, trompé, trahi, seul
sur la terre, entouré d'ennemis puissants, rusés, mas-
qués, implacables, qui, sans obstacle de la part de
personne, dressent à loisir leurs machines autour de
lui ; et vous verrez que tout ce qui lui arrive, médhant
et coupable , ne lui arriveroit pas moins , innocent et
vertueux. Tant par le fond que par la forme des
preuves, tout cela ne prouve donc rien, précisément
parcequ'il prouve trop.
Mcmsieur, quand les géomètres , marchant de dé*
mon^ration en démonstration , parviennent à quel-
que absurdité, au lieu.de l'admettre, quoique dé*
montrée, ils reviennent sur leurs pas, et sûrs qu'il
s'est glissé dans leurs principes ou dans leurs raison-
nements quelque paralogisme qu'ils n'ont pas aperçu,
ils ne s'arrêtent pas qu'ils ne le trouvent; et, s'ils ne
peuvent le découvrir, laissant là leur démonstration
prétendue, ils prennent une autre route pour trouver
la vérité qu'ils cherchent, sûrs qu'elle n'admet point
d'absurdités^
Le Fr. N'apercevez-vous point que, pour éviter de
prétendues absurdités, vous tombez dans une autre,
sinon plus forte, au moins plus choquante? Vbus
justifiez un seul homme dont la condanmation vous
déplaît, aux dépens de toute une nation , quedîs^e?
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PREMIER DIALOGUE. 171
de toute une génération dont vous faites une généra-»
tton ^ fourbes? car enfin tout est d'acoord; tout le
public, tout le monde sans exception a donné son as^
sentiment au plan qui vous paroit si répréhensil^le ;
tout se prête avec zélé à son exécution : personne ne
la désapprouvé, personne ù'a commis la moindre in-*
discrétion qui pût le faire échouer, personne n'a
donné le moindre indice, la moindre lumière à lac»
cusé qui pût le mettre en état de se défendre, il n a
pu tirer d aucune bouche un seul mot d'édaircisse*
ment sur les charges atroces dont on Taccable à Tenvi;
tout s'empresse à renforcer les ténèbre^ dont on Fen-
vironne, et l'on ne sait à quoi chacun se livre avec
plus d'ardeur, de le difiamer absent, ou de le persif-
fier présent. Il iaudroit donc conclure de vos raison-
nements qu'il ne se trouve pas dans toute la généra-
tion présente un seul honnête homme, pas un seul
ami de la vérité. Admettez-vous cette conséquence?
Rouss. A Dieu ne plaise ! Si j'étois tenté de l'ad*
mettre, ce ne seroit pas auprès de vous, dont je cou'^
nois la droiture invariable et la sincère équité. Mais je
connoiê ausài ce que peuvent sur. les meilleurs cœurs
les préjugés et les passions, et combien leurs illusions
sont quelquefois inévitables.. Votre objection me
paroît solide et forte. Elle s'est présentée à mon esprit
long-temps avant que vous me la fissiez : elle me paroit
plus facile à rétorquer qu'àrésoudre, et vous doit em*-
barrasser du moins autant que moi: car enfin, si le
public n'est pas tout composé de méchants et de
fourbes , tous d'accord pour trahir un seul homme , il
est encore mdns oomposé sans exoqptioa d'hommes
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172 PREMIER DIALOGUE,
bienfkisants, généreux, francs de jalousie, d'envie,
de haine, de malignité. Ces vices sont-ils don« telle-
ment éteints sur la terre qu'il n'en reste pas le moindre
germe dans le cœur d'aucun individu? C'est pourtant
ce qu'il faudroit admettre, si ce système de secret et
de ténèbres, qu'on suit si fidèlement envers JeanJac-
ques, n'étoit qu'une œuvre de bienfaisance et de
charité. Laissons à part vos messieurs , qui sont des
âmes divines , et dont vous admirez la t^idre bienveil-
lance poor lui. Il a dans tous les états, vous me l'avez
dit vous-même, un grand nombre. d'ennemis très ar-
dents qui ne cherchent assurément pas à hli rendre Ja
vie agréable et douce. Concevez-vous que, dans cette
multitude de gens, tous d'accord pour épargner de
l'inquiétude à un scélérat qu'ils abhorreirt et de la
honte à un hypocrite qu'ils détestent, il ne s'en trouve
pas un seul qui, pour jouir au moins de sa confusion,
soit tenté de lui dire tout ce qu'on ««ait de lui? Tout
s'accorde avec une patience plus qu'angéUque à l'en-
tendre provoquer au milieu de Paris ses persécuteurs,
donner des nom& assez durs à ceux qui l'obsèdent,
leur dire insolemment: Parlez haut, traîtres que vous
êtes; me voilà, Quavez^vous à dire? A ces stimulantes
apostrophes, la plus incroyable patience n'abandonne
pas un instant un seul homme dans toute cette iBul-
titude. Tous, insensibles à ses reproches, les endurent
uniquement pour son bien ; et, de peur de lui faire la
moindre peine, ils se laissent traiter par lui avec un
mépris que leur %ilencè autorise de plus en plus.
Qu'une douceur si grande, qu'une si sublime vertu,
•nime généralement tous ses ennemis , sans qu'un
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PREMIER DIALOGUE. lyS
seuLdémeate un moment oette universelle mansué-
tude; convenez que dans une génération qui naturel-
lement n'est pas trop aimante, ce concours de patience
et de générosité est du moins aussi étonnant que celui
de malignité dont vous rejetez la supposition.
La solution de ces difficultés doit se chercher selon
moi dana quelque intermédiaire qui ne suppose, dans
toute une génération, ni des vertus angéïiques^ni la
noirceur des démons, mais quelque disposition na-
turelle au cœur humain , qui produit un effet uniforme
par des moyens adroitement disposés à cette fin. Mais
eu attendant que mes propres observations me four-
nissent là-dessus quelque explication raisonnable ,
permettez-moi de vous faire une question qui s'y rap-
porte. Supposant un moment qu'après d attentives et
.impartiales recherches Jean-Jacques, au lieu d'être
l'ame infernale et le monstre que vous voyez en lui, se
trouvât au contraire un homme simple, sensible et
bon; que son innocence universellement reconnue
par ceux mêmes qui l'ont traité avec tant d'indignité
vous forçât de lui raidre votre estime , et de vous re-
procher les durs jugements que vous avez portés de
lui, rentrez au fond de votre ame, et dites*moi com-
ment vous seriez affecté de ce changement?
Le Fr. Cruellement, soyez-en sûr. Je sens qu'en
l'estimant et lui rendant justice je le haïrois alors plus
peut-être encore pour mes torts, que je ne le hais
maintenant pour ses crimes : je ne ttti pardonnet'ois
jamais mon injustice envers lui. Je me reprdche cette
disposition, j'en rougis; mais je la sens dans moQ
cœur malfi^ré moi.
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174 PREMIER DIALOGUE.
Bocrss. Homme veridiqne et franc, je n en veux pas
davantage, et je prends acte de cet ^veu pour irous ie
rappeler en temps et lieu; il me^suffit popr le moment
de vous y laisser réfléchir. Au reste, consolezpVQusf de
cette disposition qui n'est qu'un développeiQent des
plus naturels de l'amour-propre. Elle vous est commune
avec tous les juges de Jean-Jacques , avecxette difi-
férei^pe que yous serez le seul peut^tre qui ait le cou-
rage et la fmnchise de lavouer.
Quant à moi, pour leyer tant' de difficultés et dé-
terminer mon propre jugement , j'ai besoin d'éclair-
cissements et d observations faites par moi-même.
Alors seulement je pourrai vous proposer ma pensée
avec confiance. Il faut, avant tout, commencer par
voir Jean^Jacques, et c'est à quoi je suis tout déter-
miné.
Le Fr. Aht ahi vous voilà donc enfin revenu à ma
proposition que vous avez si dédaigneusement rejetée?
Vous voilà donc disposé à vous rapprocher de cet
homme entre lequel et vous le diamètre de la terre
étoit encore une distance trop courte à votre gré?
Rocjss. M'en rapprocherl Non , jamais du scélérat
que vous m^'avez peint , mais bien de l'homme défi-
guré que j'imagiue à sa place, (^è j'aille chercher un
scélérat détes^table pour le hanter, l'épier et le trom-
per, c'est une indignité qui jamais n'approchera de
izion cœur; mais que, dans le doute si ce prétendu
scélérat n'est point peut-être un honnête homme iur
fortuné, victime du plus noir complot, j 'aille examiner
parmoiHQaéme ce qu'il &ut qun j'en pense, c'astun
des plus beaux devoirs que se puisse imposer un
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PREMIER DIALOGUE. 17$
cœur juste; et je me lÎTrë àcette noble recherche avec
autant d'estime et de contentement de moi-même cjue
j aurois de regret et de honte à m'y Uvrer avec ini
motif opposé.
Le Fr. Fort bien; mais avec le doute qu'il vous
plaît de conserver au milieu de tant de preuves , com-
mimt vous y prendrez-vous pour apprivoiser cet ours
presque inabordable? Il fendra bien quç vous com-
menciez par ces cajoleries que vous avez en si grande
aversion. Encore sera-ce un bonheur si elles vous
réussissent mieux qu'à beaucoup de gens qui les lui
prodiguent sans mesure M sans scrupule , et à qui
ell^ n'attirent de sa part que des brusqueries et des
mépris.
Rouss. Est-ce à tort? Parlons franchement. Si tet
homme ^toit fecile à prendre de cette manière , il
seroit par cela seul à demi jugé. Après tout ce que
vous m'avez appris du système qu'on suit avec hii, je
suis peu surpris qu'il repousse avec dédain la plupart
de ceux qui Tabord^it, et qui pour cela l'accusent
bien à tort d'être défiant; car la défiance suppose du
doiiie, et il n'en sauroit avoir à leur égard: et que
peut-il penser de oes patelins flagorneurs dont, vu
l'œil dont il est regardé dans le monde, et qui ne peut
échapper au sien, il doit pénétrer aisément les motîfe
dans l'empressement qu'ils lui marquent? il doit voir
clairement que leur dessein n'est ni de se lier avec lui
de bonne foi ni même de l'étudier et de le^connoHre,
mais élément de le ciixsonvenii;. Pour moi qui n'ai
ni besoin ni dessein de le tromper, je ne veux point
prendre les allures cauteleuses de ceux qui Tappro-
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176 PREMIER DIALOGUE,
chent dans cette intention. Je ne lui cacherai point la
mienne : s'il en étoit alarmé , ma recherche seroit finie,
et je n aurois plus rien à faire auprès de lui.
Le Fb. Il vQus sera moins aisé, peut-être, que vous
ne pensez de vous faire distinguer de ceux qui Tabor-
dent à mauvaise intention. Vous n'avez point la res-
source de lui parler à cœur ouvert, et de lui déclarer
vos vrais motifs. Si vous me gardez la foi que vous
m'avez donnée, il doit ignorer à jamais ce que vous
savez de ses œuvres criminelles et de son caractère
atroce. C'est un secret inviolable qui , près de lui , doit
rester à jamais caché daiiji' votre cœur. Il apercevra
votre réserve, il l'imitera, et, par cela seul, se tenant
en garde contre vous, il ne se laissera voir que comme
il veut qu'on le voie , et non comme il est en effet.
Rouss. Et pourquoi voulez-vous me supposer seul
aveugle parmi tous ceux qui l'abordent journellement,
et qui, sans lui inspirer plus-de é^onfiance, l'ont vu
tous, et si clairement à ce qu'ils vous disent, exacte-
ment tel que vous me l'avez peint? S'il est si facile à
connoître et à pénétrer quand on y regarde, maJgré
sa défiance et son hypocrisie, malgré ses efforts pour
se cacher, pourquoi, pleiQ du désir de l'apprécier,
serai-je le seul à n'y pouvoir pai^venir, surtout avec
une disposition si favorable à la vérité, et n'ayant
d'autre intérêt que de la connoître? Est-il étonnant
que , l'ayant si décidément jugé d'avance, et n'appor-
tant aucundoute à cet examen, ils l'aient vu tel qu'ils
le vouloient voir? mes doutes ne me rendront pas
nioins attentif, et me rendront plus circonspect. Je ne
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PHEIWER DIALOGUE. 177
^Qrche peint à le voir tel que je me le figure^ jc^ cher-
che àjé voir lel qu il est.
Le Fr. Bod ! n avez-vous pas aussi vos" idées? Vous
^ le désirez innocent, j'en suis «très sûr. Vous ferez
comme eux dans le sens contraire i vous verrez en lui
qp que vous y cherchez.
Rouss. Le cas est .fort différent. Oui^ je le désire
innocent 9 et^de tout mon cœur; sans do)||§ je sofpis
heureux de trouver enjui ce que j'y cherche : matt ce
seroit pour moi le plus grand des malheurs d'y*trouver
-ce qui n!y seroit p^s, de le croire hoQnéte homme et
de me tromper 4 Vos ipesaieurs ne sont pas dans ^es^
dispositions si favorables à 1^ vérité. Je vois que leur
projet est une ancienne et grande entrepns#.qu il%ne
veulent pas abi^ddonner, etqu ilsnabao^onneroient
pas impunément* L'ignomipie d«nt ils Fonîtxo^vert
reja^liroit sur eux tout entière, e\ ils ne seroie&t pks
même à lalri de la vi|»dicte publique^ Ainsi, soit pour
la s%ete de leurs j^ersonnes, soit pour le repos de
leurs» consciences, il leur importe ùop de ne voir en
lui qu un scélérat*, pour qu'eux et les leurs y voient
jamais autre chose. ^
Le Fr. Mais enfii^ pouvez-ypus cqncevoir, ipm-
giner quelque solide réponse aux preuves d(^ vous
avez été si frappé? tout ce que vous. verrez ou croirçz
voir pourra-'t-il jamais les détruire ? Supposons que
vous trouviez un honyêterhomipi; où la raison, leboA
sens, et tout le mondes, vous montrent un scélérat ,
qdte s'ensuivra-t-il? Que vos yeux vous tnompent; ott
q1|^ fc ganre humain tout entier, excepté Vous^seul,
est déppurvu de sens? Laquelle de ces deux 8u{h
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178 PHEMIÊR DIALOGUE.
positiotis VOUS parolt la plus nattirelle, et à laquelle
enfin vous en tiendrez-vous? ' .
Rouss. A- aucune des deux; et cette alternative ne
ine parolt pas si néeeissaire qu à vous. Il est une autre
explication plus naturelle, qui lève bien des difficultés;
c'est de supposer une ligue dont Tobjet est ta di£fa-<
mation de Jean-Jacques ■, qu elle a pris soin d'isdier
pour cet elfet. Et que dis-je, supposer? par quelque
motif que cette ligue se soit formée, elle existe. Sur
votre ptopre rapport, elle sembleroit universelle. Elle
est du moinâ grande, puissante, noml»*ettse; elle agit
de- concert et; àaus le plus profond secret pour toiK ce
qui n'y entre pas, et surtout pour Tinfortuné qui en
'Ost^Tobjeè. Pour s'en défendre il n'a ni secours, ni
àOH, ni appui, niconseU, ni lumière; tout n'est au-
tour; de lui que pièges, mensonges, trahisons , téné«-
bfes. Il est absolument seul, et n'a que lui seul pour
ressource; il ne doit attendre tA aide ni assistance de
qui que-ce soit sur la terre. Une position si. singtilièi'e
est unique depuis* Texistence du genre humain. Pour
juger sainement de celui qui s'y trouve*etde tout ce
qui sç rapporte à lui , les formes drdiûairfes sur les-
qu^les s'établis^etit les jdgem^its hiimains ne |)eu-
v«iit pi«t3 suffire. 11 i&efaudroit, quand même FacbU^;
pourroit parler et se défendre, des sûretés extraordi-
iMÛres pour- icroîre qu'en lui rendant cette liberté Oii
Itti donne eti même lieâ){^ Tes ^nnoiësànees , les in-
strumaits^ et les moyens nécessaires pour pouvoir se
justifier sHl^it innocent, Car enfin, si, quoique fatts-
semimt accusé, ip igt^é toutes les trames dont 11 est
en)acé > lôîis itiê piîégesi éem^ bà l^é&tdure ; si* les seuls
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PREMIER Dialogue. 175
àêktmnts qiË'il potnrra trouver, et qui feindront pour
lut dû zélé, tûttt diôîÂ^pour le trahir; si les tétnoiiur
qui pourroieilt déposer poar hii se taisent, si cenx qtit
parleùt sont ga^poés pour le charger, si Ton fabrique
de dusses pièces pour le noircir, si Ton cache ou dé-
truit celles qui le justifient, il aura beau dire non
contre cent hu% témoignages à qui Ton fera dire oiif,
ga négation sera sans effet contre tant d affirmation^
unanimes; et il n'en sera pas moins convaincu , atrx
yeux des hommes, de délits qn il n'aura pas commis.
Dans Tordre ordinaire des ehoses , cette objection n'a
point la même force , par cequ'on laisse à Faecusé tous
les moyens possibles de se défeiMire, dé confondre les
faux témoins, de manifester Timposture, et qu'on ne
présume pas cette odieuse ligue de plusieurs hommes
pour en perdre un. Mais ici cette ligne existé, rien
n est plus constant, vous me l'avez appris vous-même;
et, pMT cela seul, fton seutement tOM les avan^ges
qu'ont les aocnsés pour leur défense sont étés à celui*
ci, nuûs le» accusateurs, en les lui ôcant, peuvent les
toamer tow contre laknéme; il est pleinement à leur
discrétion; maîtres absolus d'établir les faits commeil
leur platt , sans avoir aucune contradiction à craindre,
ils sont sièuls jttgeS de la validité de leurs propres
pièces ; leurs^ témoins, certains de n'être ni confrontés,
ni confondus, ni punis, ne craignent rien de leurs
mensonges: ils sont sûrs, en le chargeant, de la pro-
tection des grsmds, de Tappni des médecins, de Fap-
probation des gens de lettres, et de la fevenr ptibli-
qoj^; ils soi>t sûrs, en le défendant, d'être perdus.
V^, nîonsieur, poorqooi tous les témoignages por^
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i8o PREMIER^ dialoguj:.
contre lui sous les chefs de la ligue , c'eât-à-dire depuis
qu'elle s'est formée , u'ont aucune autorité pour moi;
et, s'il en est d'antérieurs, de quoi je doute, je ne les
admettrai qu'après avoir bien examiné s'il n'y a ni
fraude ni antidate, et surtout après avoir entendu les
réponses de l'accusé.
. Par exemple, pour juger de sa conduite à Venise,
je n'irai pas consulter sottement jce qu'on en dit , et , si
vous voulez, ce qu'on en prouve aujourd'hui, et puis
m'en tenir là; mais bien ce qui a éié prouvé et re-
connu à Venise, à la cour, chez les ministres du roi,
et parmi tous ceux qui ont eu connoissance de cette
affiiire avant le ministère du duc de Choiseul, avant
l'ambassade de l'abbé de Bernis à Venise, et avant le
voyage du consul Le Blond à Paris. Plus ce qu'on en a
pensé depuiaest différent de ce qu'on en penspit alors,
et mieux je rechercherai les causes, d'un changement
si tardif et si extraordinaire. De même, pour me dé-
cider sur ses pillages en musique, ce ne sera ni à
M. d'Alembert, ni à ^es suppôts, ni à tous vos mes-
sieurs , que je m'adresserai ; mais je ferai chercher
sur les lieux-, par des personnes non suspectes, c'est-
à-dire qui ne soient pas de leur connoissance, s'il y
a des. preuves audientiques que ces ouvrages ont
existé avant que Jean-Jacques les ait donnés pour être
de lui.
Voilà la marche que le bon sens m'oblige de suivre
pour vérifier les délits, les pillages, et les imputations
de toute espèce dont on n'a cessé de le charger depuis
la formation du complot, et dont je n'aperçois gas
auparavant le moindre vesdjge. Tant que cette.vérifi-
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PREMIER DIALOGUE. l^i
cadon ne me sera pas possible, rien ne sera si aisé qne
de me fournir tant de preuves qu'on voudra auxquelles
je n'aurai rien à répondre, mais qui n'opéreront sur
mon esprit aucune persuasion.
Pour savoir exactement quelle foi je puis donner k
Votre prétendue évidence, il faudroit que je connusse
bien tout ce qu'une génération entière, liguée contre
un seul homme totalement isolé, peut faire pour se
prouver à elle-même de cet hoiQme-là tout ce qu'il •
lui pl^it, et, par surcroit de précaution, en se cachant'
de lui très soigneusement. A force de temps, d'in-,
trigue et d'argent, de quoi la puissance et la ruse ne
viennent-elles point à bout, quand personne ne-s'iop-.
pose à leurs manœuvres, quand rien n'arrête et ne
contre-mine leurs sourdes opérations ! A quel point
ne pourrmt-on point tromper le public, si tous ceux;-
qui le dirigent, soit par la force, soit par l'autorité,
soit par l'opinfon, s'accordoient pour l'abuser par de^
sourdes menées dont il seroit hors d'état de pénétrer le
secret? Qui est-ce qui a déterminé ju8(^'où des coa-
jurés puissants, nombreux et bien unis, ccHbme ils le
sont toujours pour le crime, peuvent fasciner tes yeux ,
quand des gens qu'on ne'croit pas se connoitre se con-
certeront bien entre eux, quand, aux-deux bouts de
l'Europe, des imposteurs d'intelligence et dirigés par-
quelque adroit et puissant intrigant se conduiront sur
le même plan, tiendront le même langage, présen-
teront sous le même dspect un homme à qui l'on a ôté
la voix, les yeux, les mains, et qu'on livre pieds et
poings liés à la merci de ses ennemis? Que vos mes-
sieurs, au lieu d'être tels , soient ses amis comme ils le'
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l8a PRBMIEIl PULOeUJE.
q^m k jtpMJt U monde ; çpi'étpuQwt leur protégé dans
1^ |ang?> ïh B agi^seot aio^i que par bopté, par géné-
rppîté, par eompasisiaa pour lui^ soitc je n'ènteods
point leur disputer ici ce/s nouvelles vertU3; mais il
xésulte tPUJoura de vos propre^ récits qu il y a une
ligue y et de mou raisouneioent que > sitôt qu'une ligue
existe^ ou ne doit pas pour juger dea preuveii qu elle
apporte s'en tenir auxrégles ordinaires, mais en établir
4e plus rigoureuses pour s'assurer que cette ligue n'a-
buse pas de Tayantage immense de se concerter, et
par là d en impeser, comme elle peut certaimonent le
£|ire, Ici je yois , au contraire , que tout se passe entre
gen3 qui ae prouvent entre eux, sans résistance et
sanâ contradiction 9 ce qu il3 sont bien aises de croire;
que, donnant ensuite leur unanimité pour nouvelle
preuve à ceux qu'ils désirent amener à leur sentiment,
loin d admettre au moins l'épreuve indispensable des
K^>onses de l'accusé , on lui dérobe avec le plus grand
s0in la connoissance de l'aocusatiDn, de l'accusateur,
des preuves, et même de la ligue. C'est £aàre cent fois
pis qu'A rittqutsitk>a : car si l'ou y force le prévenu de
s'accuser luirmême, du moins on ne refuse pas de
l'entendre 9 on ne l'empêche 'pas de parler, on ne lui
^che pas qu'il eat accusé, et on ne le juge qu après
l'iavoir entendu. L'inquisition veut bien que Faccusé
se d^nde ^'iJ peut, mais ici l'on ne veut pas qu'il le
puisse^
Cette explication, qui dérive des faits que vous
m'avez exposés vous-même, doit vous faire sentir
compient^le public, sans être dépourvu de bon sens ,
maifi séduit par wUe preetigea, peut tomber dans une
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erreur iotvolontaire et preslque exqii^sihle à l^é^prd d un
homme auquel U preud dans le fofid très peu d'iatérét,
dont lîi siogjularité révolté so{i>inôur-f»*Qpre, «t quHl
desîre généralement de tw^tiver c<>upahiè j^titot qu in
iioceot, et comment au38i , avee un iaférét fin»
sincèye à ce même homme, et plus de soin à Tétudier
soi-même, pu pourroit^e awt apti*ement que n6 fait
tout le monde ) sans être obligé d'en conclure que ie
public est dans le délire , ou qu on est trompé par ses
propres yeux. Quand le pauvre LasariUe de Toimes,
attaché dans le fond d'une cuve, la tête seule hors dd
Teau, couronné de roseaux et d'algue, étoit prosMenéde
ville en ville comme un monstre maiin, les specta-
teurs extravaguoient-ils de le prendre' pour tel , igno-<
rant qu'on |'empéchoit de parler, et que, s'il vouloit
crier qu'il n'étoitt pas un monstre marin , une corde
tirée en cachette le forçoit de faire à l'iustant le plon-
geon? Supppsons qu'un d'entre eux plus attentif,
apercevant cette manœuvre , et par là devinant le reste,
leur ieût crié ;i'on vous trompe, ce prétendu monstre «st
un homme^ n'y eûtil pas eu plus, que de l'humeur à
s'oiFenser de cette exclamation , comme d'un reproche
qu'ils étoient tous des insensés? Le public, qui né voit
des choses que l'apparence, trompé par elle, est ex-
cusable; mais ceux qui se disent plus sages que lui en
adoptant son erreur ne le sont pas.
Quoi qu'il en soit des raisons que je vous expc«e,
je me sens digne, même indépendai^unent d'elles, de
douter de ce qui n^a paru douteux 'à personne. J'ai
dans le cceur des témoignages, plus forts <Jue toutes
vos preuves, que l'homme que vous m'avez p^eint
« #
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l84 PREMIER DIALOGl».
n'existe point, ou n'est pas du moins où vous le voyez.
La seule patrie de Jean- Jacques, qui est la mienpe ,
suffiroit pour m'assurer qu'il n'est point cet homme-là.
Jamais elle n'a produit des êtres de cette espèce'; ce
n'est ni chez les protestants ni dans les républiques '
qu'ils sont connus. Les crimes dont il est accusé sont^
des crimes d'esclaves , qui n'approchèrent jamais des
âmes libres; dans nos contrées on n'en connoit point
de pareils; et il me fetudroit plus de preuves encore
que celles que vous m'avez fournies pour me per- '
suader seulement que Genève a pu produire un em-
poisonneur»
Après vous ^voir dit pourquoi vos preuves , tout
évidentes qu'elles vous paroissent, ne sauroient être
convaincantes pour moi, qui n'ai ni ne puis avoir les
instiiictions nécessaires pour juger S quel point ces
jnreuves peuvent être illusoires et m'en imposer par
une fausse apparence de vérité, je vous avoue pouri-
tant derechef que, saps me convaincre, elles m'in-
quiètent, m'ébranlent, et que j'ai quelquefDis peine à
leur résister. Je desirerqis sans doute, et d^^tout mon
cœur, qu'elles fussent fiiusses, et que l'homme dont
elles me font un monstre n'en fKit pas un : mais je
désire beaucoup davantage encore de ne pas m'égarer
dans cette recherche et de ne pas me laisser séduire
par mon penchant. Que puis-je faire dans une pareille
situation I pour parvenir, s'il est possible, à démêler
■ Pour excuser le public autant qu'il se peut, je suppose par-^
tout son erreur presque invincible; mais moi, qui sais dans ma
conscience qu^ancun crime jamais n'approcha de mon cœur, je suis
sur que tout bdmme vraiment attentif, vraiment juste, dëcouvri-
»' »
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PREMIER piAlof uî:. l85
la vérité? C'est de rej^ef dan» cette «affaire toute au-''
tonte humaine, toute preuve qui dépend du. témoin- *
gnage ^'autrui, et de me déterminer uniquement sur
ce que je puis voir de mes feux et co&npître ^ar moi- .
méMe. Si Jean-Jacques est tel que font peint vos
messieurs, et s'il a été si aisément re(5onnu tel par
tous ceux qîii 1 ont approcha , je ne serai pas plus mal- .
l\eureux qu'eux, car je ne^portëÉai pas à cet examen «
iHoins d attentiiS>n, de zélé et de botme foi; et un être
aussi méchant , aussi d]|f&i*na^ , aussi dépravé , doit en
effet être très factte à pénétrer pour peu qu^on y re-
garde. Je m'en tiens donc à la^ésblution de l'examiner
par moi-même et de le juger en tout ce que je verrai
de lui , non par les secrets desîi^ dejnon coeur , encore -
moins par les interprétations^ d'autrui, mais par 'la
mesure de bon sens et de jugement que je puis avoir
reçue, sans me rapporter sur ce point à l'autorité de
personne. Je pourrai me tromper^ sans doute ,»pai^ce^
que je suis homme, mais appès avoir fait tous mes ef-
forts pour éviter ce malheur ^ je me rendrai , si [déan- ^
moins il m'arrive, le consolant témoignage que mes
passions* ni ma volonté ne sont point complices de
moa erreur, et qu'il n'a pas dépendu de moi de m'en
garantir. Voilà ma résolution. Donnez-moi mainte-
nant les moyens de l'accoinplir et d'arriver 'ik notre'
homme, car , à ce que vous m'avez fait ehtendrei son
accès n'est pas aisé.
Le Fr. Surtout poui^vous , qui dédaighez les seuls^
roit Fimposture à traverstout Fart d'un complot, parcequ'enfin je
ne crois pas possible que jamais le mensonge usur{>e et s'approprie
tous les caractères de la "véAté. ^ 4
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|86 PRE]^IER DIALOGUE,
•qui pourroient vous ]'ouviir. Qes moyens sont, je le
répète y de s'insinuer à force d'adresse, dé patelinage,
d opiniâtre importunité, de le cajoler sans cesse, de
lui parler avec transport de ses talents ^ de ses livres , et
mteie de ses viertus ; car ici le mensonge et la feusseté
sont des œuvres pies* Le mot d'admiration surtout #
d un effet admirable auprès de lui , expârime assez bien
. dans un autre sens Tidée des sentiments qu un pareil
monstre inspire, et ces doubles ententes jésuitique^,
si redierchées de nos messteui^, leur rendent Tusage
de ce pprot très familier avec Jeaur Jacques, et très
commode en lui parlante Si tout cela ne réussit pas,
on ne se rebute point de son froid accueil, on compte
ponr rien $es rebuffades; passant tout de suite à
Tautre extrémité, on le tance, on le gourmande, et,
jprenant le ton le plus arrogant qu il est possible, on
tâche de lé subjuguer de haute lutte. S'il vous fait des
grossièretés, on les endure comme venant d'un mi-
sérable dont on s'emibalieasse fort peu d'être méprisé.
S'il Vous chasse de chez lui, on y revient; s'il vous
ferme la porte , on y reste jusqu'à ce qu elle se rouvre ,
on tâche de, s*y ftur«r. Une fois entre dàn^^son re-
paire , on s'y établit , on s^y maintient bon gré malgré.
S'il osoit vous en chasser de force, tant mieux: on
feroit beau bruit, et l'on iroit crier par toute la terre
• EnmVcrivant, c'est la même franchise. « J*ai Thonneur d*être ,
« avec tous les ftentiments qui vous sont dus, avep les sentiments
K les plus distingués, avec une considération très particulière, avec
« autant d'estime que de respect, etc. • Ces messieurs sont-ils donc,
myecces tourmures ampliibolo0iques , moins menteur» que ceuv qui
mentent tout romlement? Non. Us sont seulement plus faux et plus
doubles, ils metitent seulement plus traîtreusemeilt.
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PREÎMIER DIALOGUE. 187
quHl assassine les geiks qui lui foutThonneur deTaller
voip. Il n y a point, à ce qu on m assure, d'autre voie
pour slnsinuer auprès de lui. Êtes-vous homme à
prendre celle-là?
Rouss. Mais, vous-même, pourquoi ne Favez-vous
jamais voulu prendre?
Le Fr. Oh! moi, je n'avois pas besoin de le voir
pour le connoître. Je le connois par ses œuvres; c'en
est assez et même trop.
Rouss. Que pensez-vous de ceux qui , tout aussi dé-
cidés que vous sur son compte^ ne laissent pas de le
fréquenter, de l'obséder, et de vouloir s'introduure à
toute force dans sa plus intime familiarité?
Le Fr. Je vois que vous n'êtes pas content de la
réponse que j m déjà ùàta à cette que^on.
Rouss. Ni Vous non plus , je Iç vois aussi. J ai donc
mes raisons pour y revenir^ Presque tout ce que vous
m'avez dit dans cet entretien me prouve que vous n'y
parliez pas de vous-même. Après avoir appris de vous
les sentiments d'autrui, n'appr^idrai-je jamais lès
vôtres? Je le vois, vous feignez d'établir des maximes
que vous seriez au désespoir d'adopter. Parlez-moi
Aime enfin plus franchement.
Le Fr. Écoutez : je n'aime pas Jean-Jacques, mais
je hais encore plus l'injustice, encore plus la trahison,.
Vous m'avez dit des choses qui me frappent, et aux-
quelles je veux réfléchir. Vous refusiez de voir cet in-,
fortuné; vous vous y déterminez maintenant. J'ai
refusé de lire ses livres ; je me ravise ainsi que vous ,
et pour cause. Voyez l'homme , je lirai les livres ; après
quoi nous nous reverrons.
FIN DU PREMIEft DIALOGUE*
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«« «/»'%/«/^ «^»/v»/%/%. %/%/^\/%/%,^^m/^'%/%/%,'%/^0^%/^/%,%/f\,-%/*j%. <
ROUSSEAU
JUGE
DE JEAN-JÀCQUES.
SECOND DIALOGUE..
Du naturel de Jean-Jacques, et de ses habitudes.
Le François.* Hé bien, monsieur, vous Tavez vu?
Rousseau. Hé bien, monsieur, vous lavez lu?
Le Fr. Allons par ordre, je vous prie, et permettez
que nous commencions par vous, qui fdtes le plus'
pressé. Je vous ai laissé tout le temps de bien étudier'
nôtre homme. Je sais que vous lavez vu par vous--
même , et tout à votre aise. Ainsi vous êtes maintenant
en état de le juger, ou vous n'y s^rez jamais. Dites-
moi donc enfin ce qu'il £siut penser de cet étrange per-
sonnage.
Rouss. Non; dire ce qu'il en faut penser n'est pas
de ma compétence; mais vous dire, quant à moi , ce
que J'en pense, c'est ce que je ferai volontiers, si cela
vous suffit.
Le Fr. Je ne vous en demande pas davantage.
Voyons donc.
Rouss. Pour vous parler selon ma croyance , je vous
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SECOND DIALOGUE. 189
dirai donc tout franchement que, selon moi , ce n'est
pas un homme vertueux.
Le Fr. Ah! vous voilà donc enfin pensant comme
tout le monde !
Rouss. Pas tout-à-fait, peut-être: car, toujours
selon mpi, cest beaucoup moins encore un détestable
scélérat.
Le Fa. Mais enfin qu'est-ce donc? Car vous êtes dé-
solant avec vos éternelles énigmes.
Rouss. Il n y a point là d'énigme que celle que vous
y mettez, vous-même. C'est un homme sans malice
plutôt que bon , une ame saine , mais foible , qui adore
la vertu sans la pratiquer, qui aime ardemment le
bien et qui n'en fait guère. Pour le crime, je suis per-
suadé comme de mon existence qu'il n'approcha
jamais de son cœur, non plus que la haine. Voilà le
sommaire de mes observations sur son caractère mo-
ral.. Le reste ne peut se dire en abrégé; car cet homme
ne ressemble à nul autre que je connoisse; il demande
une analyse à part et faite uniquement pour lui.
Le Fa. Ohl &ites-la-moi donc cette unique analyse,
et montrez-nous comment vous vous y êtes pris pour
trouver cet homme sans malice, cet être si nouveau
pour tout le reste du monde, et que personne avant
vous n'a su voir en lui.
Rouss. Vous vous trompez; c'est au contraire votre
Jean-Jacques qui est cet homme nouveau. Le mien
est l'ancien , celui que je m'étois figuré avant que vous
m'eussiez parlé dejui, celui que tout le monde voyoit
en lui avant qu'il eût fait des li vres,. c'est-à-dire jus-
qu'à l'âge de quarante ans. Jusque4^ tous ceux qui
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190 SEC019I> DIALOGUE.
Tont comitt, dans en eUtepter tos tHessmirs eux
mêmes, Tont vu tel que je le vois niaintenftiit. Cest^
si vous voulez , un bomme que je ressuscite^ mais que
je ne crée assurément pas. '
Le Fr. Craignez de vous abuser encore en cela, et
de ressusciter seulement une erreur trop tafrddéti^uite*
Cet homme a pu , comme je vous lai déjà dit, tromper
long-temps ceux qui Tout jugé sur les apparences; et
la preuve quil les trompoit est qu eux^némes, quand
ôu le lem' a ùlti mieux connoltre, ont abjuré letir an-
cienne erreur. En revenant silr ce qu'ils avoient VU
jadis , ils en ont jugé tout différemment.
RousB. Ce changement d'opinion me paroit tt^ès nà*
turol, san^ fournir la preuve que vous en tirez. Us le
voyoîent alors par leurs propres yeux, ils l'ont vij de-
puis par ceux des autres. Vous pensei qu'ils se trom-
poient autrefois; moi je crois que c'est aujourd'hui
qu'ils se trompent. Je ne vois point à votre opinion de
raison solide, et j'en vois à la mienne une d'un très
grand poids; c'est qu'alors il n'y avoit point de ligue,
et qu'il en existe une aujourd'hui; c'est qu'alors per-
dOBiie n'ttvoit imérét à déguiser la vérité, et à voir oe^
quin'étoit pas ; qu'aujourd'hui quiconque oseroit dire
hautémeut de Jean*Jacques le bien qu'il en pourroit
savoir seroit un hompie perdu; que, pour feîre sa
CDttr et parvenir, il n'y a point de moyen plus sûr et
phis prompt que de renchérir sur ]es charges dont on>
l'accable à l'envi; et qu'enfin tous ceux qui l'ont VU
dane sa jeutes^e sont sûrs de s'avancer eux et les
letïts en tenant sfu* son compte le langage qui convient -
à vos^ Messieurs. D'où je conelûs que qui cherche ett
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SECOND DIALOGUE- 19I
siAcérité de cœar la véHté doit remcAiter, pdtir la
comioître , au temps où persoùne n'avoit intérêt à la
déguiser. Yoilà pourquoi ks jugements qu'on pCHPtoit
jadis sur cet homme font autorité pofur moi, et pour*
quoi ceux que les mêmes ^ens en peuvent portier aii*
jourd'hui n'en ffmt plus. Si vous avez à cela quelque
bonne réponse, vous m'obligerez de m'en faire part; •
car je n'entreprends point de soutenir icimon^enti-
ment, ni de*vous le faire adopter, et je serai toujours
prêt à l'abandonnei^, quoique à regret , quand j:e croirai
voir la vérité dans le sentiment contraire. Qijpi qu'il
en soit , il ne s'agit point ici de ce que d'autres ont vu,
mais de ce- que j'ai vu moi-même ou cru voir. C'e^t eê
que vous demandez, et c'est toiist ce que j'ai à vous
dire; sauf à vous d'admettre ou rejeter ïnon opinion
quand vous saurez sur que» je la fonde.
Commençons^j^ le premier abord . Je crus , sur les
difficultés auxquelles vous m'aviez préparé, devoir
premièrement lui écrire. Voici ma lettre , et vèici sa
répopse.
Le Fh. Conunênt! il vous a répondu? ^
* Rouss. Dans l'instant même. ^
Le Fr. Voilà qui est particuKep ! Voyons donc cette
lettre qui h» a Mis feire un si grand efïbrt.
Roiiirss. Elle n^e^ pas bien reéliiercké'e, comme voas^
allez voir.
(// Ut. ) n J'ai besoin de vous v^ir, de vous cxmh
«buoître, et ce besoin est^ndé sur l'amour de ]jl jafs««
A tice et de la vérité. On dk que vous rebutez les nou^
ft veaux visages. Je ne dirai pas â voiis avez tort oa
«raison; mais, si vous êtes Tb^mme de vos Kvrès,
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192 SECOND I>IALOGyE.
t( ouvrez-moi votre porte avec confiance; jt vous en
-Nt conjure? pour moi ^je .vous le conseille pour vous : si
H v*us ne Têtes pas , vous pouvez encore m^admettre
. «sans crainte, «je ne vops importunerai l|)as long-
« temps. »
JRépqfise.. a Yons iêtes le premier que le motif qui
r- « tous amène ait conduit ici : car , de tant 4e gens qui
« ont kl curiosité de ïhe voir, pas un n'a celle de me
ft connoitre; tous^crqient me connoître assez. Venez
Wlonc, pour la ^reté du fait. Mais que me voulez*
« yousji et pourquoi me parler de mes livres? si, tes
«ayant lus, ils ont pu vous laisser.en doute sur' les
«.sentiments de l'auteur, ne v^nez pas; en ce cas je
« ne auis pas votre hpmmej' car vous né sauriez être
« le mien. »
La conformité de cette réponse avec mes idées ne
ralentit pas mon zèle. Je vole à lui, Je le vois.... Je
. vous l'avoue; avajit même que je l'abordas^, ep le
voyant, j'augurai bien de mon projet.
Sur ces portrait^ de lui, si vantés, qu'on éta^e de
toute.^ parts, et qu'on prônoit comme des chefs-
d'œuvre de ressemblance avant qu'il revînt à Paris , je
m'attondois à voir là figure d'un cyclope affreux comme
, celui d'Angleterre, ou d'un petit Crispin grimacier,
comme celui de Fiquet; ^et, croyant trouver sur son
visage les traits du caractère que- tout le monde lui
donne, je m'avertîssôis de me tenir en garde contre
une {première impression si. puissante toujours sur
moi, et de suspendre, mal^é m'a répugnance, ^
prejllgé qu'elle'^lloit m'inspirer.
« Je n'ai pas. eu cetDe peine: au lieu du^iîéroce ou
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194 SECOWD DIALOGUE.
Prrax. EofiB , je pense que^ h soufi sa physionomie la
Balafre a ca^hé 1 ame d'un scélérat , die qç pouvait m
elfet mieux la cacher.
Le Fr. J'entends; vous voilà livré en sa faveur au
même préjugé contre lequel vous vous étiejj si bien
armé s'il lui eût été èontraire.
Rouss. Non; le seul préjugé auquel \^ me Uvrd ici,
parcequ'il me paroît raisonnable , e^t bien moins pour
lui que contre ses bruyants protecteurs. Ils ont eux-
mêmes fait faire ces portraits avaa beaUiCpup de dé-
pense et de soin ; ils le^ ont anaonoés av^ç pompe dans
les journaux , dans le« gazettes; il§ les ont prônés par-
tout: mais, 3'ils n'en peignent p^ mi^uiç Toriginial au
moral qu'au physique, on le connçiîti^ ^^eip^ntfprt
mal d'après eux. Voici un quatrain que Je^iu-Jaçque»
mit au-dessous d'un de ice^ portraits :
Hompaes savant^ dans Tartclie feindre,
Qui me préte^ des traits si doux,
Vous aurez beau vouloir me peindre,
Vous ne péiodree jamais que vous.
I^ç F». Il faut qup pe qu^^ri^in spjt tout nouveau;
car il est a^se? joli, et je u ^ft ^vpis po,tnt entendu
f»rler,
Rouss. Il y a plus de six ans qu'il est Ë^t : l'auteur
Ta donné ou réeité à plus de ciuquantç personnes,
qui toutes lui en ont très fidéleui^ut gardé le secret^
4^u'il ne leur denuaudoit ps^^, et jç u? crois fm^ que
vous vou§ ftttendie;^ à trouver ce quatf^n 4^^ le
Mercure, Jl'i|i cru yoir , duns tpute cette bi^tpire de pqiTr
traits, des singularités qui pi'oqt porté ^ l^ suivre t^
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SECOND DIALOGUE. igS
j'y ai trouvé, smtout pour celui d'Angleterre, des cir-
constances bien extraordinaires. David Hume, étroite-
ment lié à Paris avec vos messieurs , sans oublier les
dames, devient, on ne sait comment, le patron, le
zélé protecteur, le bienfaiteur à toute outrance de
Jean- Jacques , et fait tant , de concert avec eux , qu'il
parvient enfin, malgré toute la répugnance de celui-
ci, à l'emmener en Angleterre. Là, le premier et le
plus important de ses soins est de faire faire par
Ramsay, son ami particulier , le portrait de son ami
public Jean-Jacques. Il desiroit ce portrait aussi ar*
demment qu'un amant bien épris désire celui de sa
maltresse. A force d'importunités il arrache le con-
sentement de Jean-Jacques. On lui fait mettre un
bonnet bien noir, lin vêtement bien brun, on le place
dans un lieu bien sombre, et là, pour le peindre assis,
on le fait tenir debout, courbé, appuyé d'une de ses
mains sur une table bien basse , dans une attitude où
ses muscles, fortement tendus, altèrent les traits de
son visage. De toutes ces précautions devoit résulter
un portrait peu flatté , quand il eût été fidèle. Vous
avte vu ce terrible portrait : vous jugerez de la res-
semblance si jamais vous voyez l'original. Pendant le
séjour de Jean-Jacques en Angleterre, ce portrait y a
été gravé , publié, vendu partçut, sans qu'il lui ait été
possible de voir cette gravure. Il revient en France,
et il y apprend que son portrait d'Angleterre est
annoncé, célébré , Ayante comme un cbef-d'ceuvre de
peinture, de gravure, et surtout de ressemblance. Il
parvient enfin , non sans peine, à le voir ; il frémit, et
dit ce qu'il en pense : tout le monde se moque de lui ;
i3.
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196 SECOND DIALOGUp.
touj le détail qu'il fait paroU la chose la plus natur
relie; et, loin d'y voir rien qui puisse faire suspecter
la droiture du généreux David Hume, on n aperçoit
que les soins de Tamitié la plus tendre dans ceux qu'il
a pris pour donner à son ami Jean-Jacques la figure
d'un cyclope affreux. Pensez- vous comme le public
à cet égard?
Le Fr- Le moyen j sur un pareil exposé? J avoue v
au contraire , que ce fait seul , bien avéré , parot-
troit déceler bien des choses; mais qui m'assurera
qu'il est vrai ?
. Rouss. La figure du portrait. Sur la question pré-
sente , cette figure ne mentira pas.
Le Fa. Mais ne donnez-vous point aussi trop d'im-
portance à des bagatelles? Qu'un portrait soit dif-
forme ou peu ressemblant, c'est la chose du monde
la moins extraordinaire : tous les jours on grave , on
contrefait, on défigure des hommes célèbres, sans que
de ces grossières gravures on tire aucune conséquence
pareille à la vôtre.
Rouss. J'en conviens ; mais ces copies défigurées
sont l'ouvrage de mauvais ouvriers avides, et non les
productions d'artistes distingués , ni le fruit du zélé et
de l'amitié. On ne les prône pas avec bruit dans toute
l'Europe, on ne les annonce pas dans les papiers pu-
blics , on ne les étale pas dans les appartements
ornés de glaces et de cadres; on les laisse pourrir sur
les quais y ou parer les chambres des cabarets et les
boutiques des barbiers. ^
Je ne prétends pas vous donner pour des réalités
toutes les idées inquiétantes que fournit à Jean-Jacques
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SECOND DIALOGUE. I97
1 obscurité profonde dont on s'applique à Fenlourer.
Les mystères qu'on lui fait de tout ont un aspect si
noir, qu'il n'est pas surprenant qu'ils affectent de la
même teinte son imagination effarouchée. Mais,parmi
les idées outrées et fantastiques que cela peut lui
donner, il en est qui , vu la manière extraordinaire
dont on procède avec lui, méritent un examen sé-
rieux avant d'être rejetées. Il croit, par exemple , que
tous les désastres de sa destinée , depuis sa funeste
célébrité, sont les fruits d'un complot formé de longue
main, dans un grand secret, entre peu de personnes,
qui ont trouvé le moyen d'y faire entrer successive-
ment toutes celles dont ils avoietit besoin pour son
exécution ; les grands, les auteurs, les médecins (cela
n'étoit pas difficile), tous les hommes puissants, toutes
les femmes galantes , tous les corps accrédités , tous
ceux qui disposent de l'administration , tous ceux
qui gouvernent les opinions publiques. Il prétend
que tous les événements relatifs à lui , qui paroissent
accidentels et fortuits , ne sont que de successifs déve-
loppements concertés d'avance , et tellement ordon-
nés, que tout ce qui lui doit arriver dans la suite a
déjà sa place dans le tableau , et ne doit avoir son effet "^
qu'au moment marqué. Tout cela se rapporte assez à
ce que vous m'avez dit vous-même, et à ce que j'ai
cru voir sous des noms différents. Selon vous, c'e^t
un système de bienfaisance envers un scélérat; selon
lui, c'est un complot d'imposture contre un innocent;
selon moi , c'est une ligue dont je ne détermine pas
l'objet, mais dont vous ne pouvez nier l'existence,,
puisque vous-même y êtes entré.
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198 SECOND DIALOGUE.
Il pense que du moment qu on entreprit Tceuvre
complète de sa diffamation , pour iaciliter le succès
de cette entreprise, alors difficile, on résolut de la gra-
duer, de commencer par le rendre odieux et noir^ et
'de finir parle rendre abject, ridicule, et méprisable.
Vos messieurs qui n'oublient rien , n'oublièrent pas
sa figure; et, après lavoir éloigné de Paris , travail-
lèrent à lui en donner une aux yeux du public, con-
forme au caractère dont ils vouloient le gratifier. U
fedlut d'abord faire disparoitre la gravure qui avoit
été faite sur le portrait fait par La Tour : cela fut bien*
tôt fait. Après son départ pour l'Angleterre, sur un
modèle qu'on avoit fait faire pmr Le Moine, on fit fetre
une gravure telle qu'on la desiroit; mais la figure en
étoit hideuse à tel point, que, pour ne pas se décou-
vrir trop ou trop tôt , on fut contraint de supprimer
la gravure. On fit faire à Londres , par les boucs office»
de l'ami Hume , le portrait dont je viens de parler; et,
n'épargnant aucun soin de l'art pour en faire valoir
la gravure, on la rendit moins difforme que la précé-
dente, niais plus terrible et plus noôre mille fois.
Ce portrait a fait long -temps , à l'aide de vos mes-
sieurs, l'admiration de Paris et de Londres, jusqu'à
ce qu'ayant gagné pleinement le premier point, et
rendu aux yeux du public l'original aussi noir que la
gravure, on en vint au second article ; et, dégradant
habilement cet affreux coloris, de l'homme terrible et
vigoureux qu'on avoit d'abord peint, on fit pcu-à-peu
un petit fourbe, un petit menteur, un petit escroc, un
coureur de tavernes et de mauvais Ueux, C'est alors
que parut le portrait grimacier de Fiquet , qu'on avoit
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SECOND DIALOGUE. Ï99
tenu long-temps en réserve y jasqa à ce qœ le moment
de lé fntblier fùLt venu ^ a&i que la mine basse et risible
de la figure répondît à Tidée qti on vouloit donner
de Forîginail. C'est eneore ak»?<^que parut un petit me^
dbillonen plâtre sur le codttime de la gravure angloise,
l^ais dont dn afVoit eu soki de dbanger l'air terrible et
fier é^ tm sotÊti^ traitr# et s^rdoniqoe eonïtne eelui^
èe P^murge ache^mt les moutons de Dinden^ut ^ ou
comme celui des gens qui^ rencontrent Jean- Jacqiiies
dads ks rues ; et il est certain qu« depuis lorsf vos
messieurs se sont moii^ attachés à teire de Im un ob«
îef d'horreur qu mi objet de dértsion ; ce qui toutefois
nepaUdit pas aller à la fin qu'ils disent avoir de miettire
imt It monde en gsrrde contre lui ; car on se tient en
garde contre les gens qu'ott^ l'edoute, n^HS noti pas
contre ceux qu'on «âéprise.
Voitè fidée qtie }'hî^(l<Mre dee^ différents portraits
a' ^it naUï^ à Jenm-Jtacques : mais toutea ces gradua^
tiOn^ préparées de si loin ont bien Fair d'être des coni>-
jectures chimériques', fruits a^ez naturds d-one ima-
gination &ap^)ée par tamtde mysptèrtes et dé malheurs;
SMS' donc adopter m rejeter k p4»ésent ceâ idées , lais-
sotfs^ tous^ ces étranges portmîts , et févemmê^kYovi*^
ginal.
J'avoîs percé jusqu'à» hit; mais que de difficwkés
me restôient à vaiâëre dans la> nmnière dont je me
proposoid de FexsrtÉiinier 1 i^rès^ avoir é«udié rbomme
tonte ÉÊÊtSL vie , j'^rois cru conovoiltre ks hbalrme&r je
lÈÈlétGiel^ trompé: Je ne pai^viws jamais à eU' cottBoltre
c^ sefÉtl : non qu'en effet Us uÀem àlSËcàesn à Con^^
noltre; mais je m'y pi^Mts mal; et, toujours inter^
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200 SECOND DIALOGUE,
prêtant d après mon cœur ce que je voyois faire aux
autres , je leur prétois les motifs qui m auroient fait
agir à leur place, e^ je m'abuéoîs toujours. Donnant
trop d attention à leurs discours , et pas assez à teurs
œuvres, je les écoutois parler plutôt que je ne les re-
gàrdois agir ; ce qui , dans ce siècle de philosophie et
de beaux discours , me les faiioit prendre pour autant
de sages y et juger de leurs vertus par leurs sentences.
Que si quelquefois leurs actions attiroient mes re-
gards , c étoient celles qu'ils destinoient à cette fin ,
lorsqu'ils montoient sur le théâtre pour y faire une
œuvre d'éclat qui s'y fit admirer, sans songer, daps
ma bêtise , que souvent ils nettoient en avant cette
œuvre brillante pour masquer, dans le cours de leur
vie , un tissu de bassesses et d'iniquités. Je voyois
presque tous ceux qui se piquent de finesse et de pé-
nétration s'abuser en sens contraire par le même prin-
cipe de juger du cœur d'autrui par le sien. Je les
voyois saisir avidement en l'air un trait, un geste, un
mot inconsidéré , et , l'interprétant à leur mode , s'ap-
plaudir de leur sagacité en prêtant à jchaque mouve-
ment fortuit d'un homme un sens subtil qui n'existoit
souvent que dans leur esprit. Eh ! quel est l'honmie
d'esprit qui ne dit jamais de sottise ? quel est l'honnête
homme auquel il n'échappe jamais un propos répré-
hensible que son cœur n'a point dicté? Si l'on tenait
un registre exact de toutes les fautes que l'homme le
plus parfait a commises , et qu'on supprimât soigneu-
sement tout le reste , quelle opinion donneroiwon de
cet homme-là ? Que dis-je , les ihutes ! non , les actions
les plus innocentes , les gestes les plus indifférents ,
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SECOND DIALOGUE. 20I
les discours les phis sensés , tout , dans un observateur
qui se passionne , augmente et nourrit le préjugé dans
lequel il se complaît, quand il détache chaque mot ou
chaque fait de sa place pour le mettre dans le jour qui
lui convient.
Je voulois m'y prendre autrement pour étudier à
part-moi un homme si cruellement, si légèrement, si
universellement jugé. Sans marréter à de vains dis-
cours qui peuvent tromper , ou à des signes passa-
gers plus incertains encore , -mais si commodes à la
légèreté et à la malignité, je résolus de Tétudier par
ses inclinations, ses moeurs , ses goûts , ses penchants,
ses habitudes ; de suivre les détails de sa vie, le cours
de son humeur, la pente de ses affections ; de le voir
agir ea Fenteiidant parler, de le pénétrer, s'il étoit
possible, en dedans de lui-même ; en un mot , de l'ob-
server moins par des signes équivoques et rapides, que
par sa constante manière d'être ; seule régie iniaillible
de bien juger du vrai caractère d'un homme , et des
passions qu'il peut cacher.au fond de son cœur. Mon
embarras étoit d^écarter les obstacles que , prévenu
par vous, je prévoyois dans l'exécution de ce projet
Je savois qu'irrité des perfides empressements de
ceux qui l'abordent , il ne cherchoit qu'à repousser
tous les nouveaux venus; je savois qu'il jugeoit, et,
ce me semble , avec assez de raison , de l'intention
des gens par l'air ouvert ou réservé qu'ils prenoient
avec lui ; et mes engagements m'ôtant le pouvoir de
lui rien dire , je devois m'attendre que ces myâtères
ne le disposeroient pas à la familiarité dont j'avois
besoin pour mon dessein^ Je ne vis de remède à cela
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aOâ SECOND DIALOGUE,
que de lui laisser voir man projet autant ^e e^
pouYOtt s accorder avec le sâle»ce qui m'éloit iuipoisé y
et cela Hfeéme pouvoit loe fournir un premier préju^gé
pour ou contre lui : car si^ bien convaincu par ma
conduite et par mon langage de la droiture de mes in<-
tentions^ il salarmoit néanmoms de mon dessein,
sinquiétoit de mes regards y cherdioit à donner le
change à ma curiosité, et commençoit par se mettre
en garde, c'étoit dans mon esprit on homme à deni^
(ugé. Loin de rien voir de semblable , je fiis aussi
touche que surfis y non de Taccueil que cette idée
m'attira de sa part, car À n'y mtit aucun em^pressemest
ostensible , mais de la joie qu'eUe vue parujt exCker
daàs so» cœur. Ses regards attendris m'en dirent plvris
que n auroient fait des caresses. Je le vis à km aise
avec moi ;, c'étoit le meiUeùr moyea dé m'y mettre
avec lui. A la manière dont il me distingua, dès le
premier abord, de tous ceux qui robsédeient.,. je coBft>
pris qu'il n'avoit pas un instant pris le change stttr
mes moûfe. Car, qiÉoique, cherchant tous également à
l'c^sei^ver, ce dessein eomsuun dût donner » 1003* une
allure assez sem})lable , nos recherches étQtent tr 09
différentes par leur obpèt , pouj^ que la distinctîein<]|.'en
£(^t pas facile à faire. Il vit que tous les autres! ne eluer-
choient, ne Vouloient voir que le mai; que ji'étoàs.le
seul qui , cherchanC le bien , ne voulût voir que hir vé-
rité, et ce motif, qu'il démêla sans peina,, m'attira siai
eoo&nce.
Entre tous les exemf^s qu'il m^'a donnés de l'in^
•tention de ceux qui l'approchent, je ne. vous en ciéerai
qi&'un. L'uA d'eux s etoit teUementdistingtié'd^ ailles
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SECOND DIALOGUE. 2o3
par de plus affectueuses démonstrations et par un at*
tendrissement poussé jusqu'aux larmes, qu'il crut
pouvoir s'ouvrir à lui sans réserve, et lui lire ses Con-
fissions. Il lui permit même de l'arrêter dans sa lecture
pour prendre note de tou^ ce qu'il voudroit retenir
par préférence. Il remarqua durant cette longue lec*
tui*e, que^ n'écrivant presque jamais dans le» endroits
&vorables et honorables, il ne manqua pœnt d'écrire
avec soin dans tous ceux où la vérité le fofçoit à s'ac-
cuser et se charger lui-même. Voilà comment se font
les remarques de ces messieurs. Et moi aussi, j'ai Eût
celle*là; ixiais je n^ai pas , comme eux , omis les autres;
et le tout m'a donné des résultats bien di£Férents des
leurs.
Par l'heureux effet de ma franchise, j'avois l'occa-
sion la plus rare et la plue sûre de bien connoître un
homme , qui est de l'étudier à loisir dans sa vie privée^
et vivant pour ainsi dire avec lui-même ; car il se livra
sans réserve, et me rendit aussi maître chez lui que
ehez moi.
Une fois admis dans sa retraite, mon premier soin
fut de m'informer des raisons qui l'y tenoient cxm-
&aé. Je savois qu'il avoit toujours fui le grand wif>s^
et aimé la solitude, mais j^ savois aussi que, dans des
sociétés peu nombreuses, il avoit jadis joui des dou^
ceurs de l'intimité en homme do©t le cœur étok iait
pour elle. Je voulus apprendre pourquoi maintenant,
détaché de tout, il s'étoit tellement concentré dans
sa retraite, que ce n'étoit plus que par force qu'cMi par-
v^noit à l'aborder.
L£ Fb. Gela n'étoit-il pas tout clair? il se génoit afo^
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!io4 SECOND DIALOGUE,
trefois parceqù'on ne le oonnoissoit pas encore. Au-
jourd'hui que, bien connu de tous, il ne gagneroit
plus rien à se contraindre , il se livre tout-à-fait à son
horrible misanthropie. Il fuit les hommes parcequ'il
les déteste; il vit en loup-garou parcequ'il n'y a rien
<l'humain dans son cœur.
Rouss. Non, cela ne me parott pas aussi clair qu^à
vous; et ce discours, que j'entends tenir à tout le
monde, me prouvé bien que les hommes le haïssent ,
mais non pas que c'est lui qui les hait.
Le Fr. Quoi! ne l'avez-vous pas vu, ne le voyez-
vous pas tous les jours, recherché de beaucoup de
gens, se refuser durement à leurs avances? Gomment
donc expliquez-vous cela?
Rouss. Beaucoup plus naturellement que vous , car
la fuite est un effet bien plus naturel de la crainte que
de la haine. Il ne fuit point les hommes parcequ'il les
hait^ mais parcequ'il en a peur. Il ne les fuit pas pour
leur foire du mal, mais pour tâcher d'échapper à celui
qu'ils luijveulent. Eux au contraire ne le recherchent
pas par amitié, mais par haine, ils le cherchent et il
les fuit, comme dans les sables d'Afrique, où sont peu
d^ommes et beaucoup de tigres, les hommes fuient
les tigres et les tigres cherchent les hommes : s'ensuit-
il de là que les hommes sont méchants, farouches , et
que les tigres sont sociables et humains? Même, quel-
que opinion que doive avoir Jean-Jacques de ceux
qui, malgré celle qu'on a de lui, ne laissent pas de^le
rechercher, il ne ferme point sa porte à tout le monde;
il reçoit honnêtement ses anciennes contioissahces,
quelquefois même les nouveaux venus , quand ils ne
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SECOND D-IALOGUE. 3oS
montrent ni patelinage ni arrogance. Jette Tai jamais*
vu se refuser durement qu'à des avances tyrannicpes,.
insolentes et malhonnêtes ^ qui déceloient clairement
Tintention de ceux qui les faisoient. Cette manière ou-
verte et généreuse de repousser la perfidie et la tra-
hison ne fut jamais Tallure des méchants. S'il ressem-
bloit à ceux qui lerecherchent, au lieu de se dérober
à leurs avances, il y répondroit pour tâcher de les
payer en mémemonnoie, et leur rendant fourberie
pour fourberie , trahisou pour trahison, il se serviroit
de leurs propres armes pour se défendre et se venger
d'eux; mais , loin qu^on Vait jamais accusé d'avoir tra-
cassé dans les sociétés où il a vécu, ni brouillé ses
amis entre eux, ni desservi personne avec qui il fût
en liaison, le seul reproche qu'aient pu lui faire sed-
soi-disant amis a été de les avoir quittés ouvertement^
comme il a dû faire, sitôt que, les trouvant faux et
perfides, il a cessé de les estimer.
. Non, monsieur, le vrai misanthrope, si un être
aussi contradictoire pouvoit exister >, ne fuiroit point
dans la solitude: quel mal peut et veut faire aux
hommes celui qui vit seul? Celui qui les h^it veut leur
nuire, etj)our leur nuire il ne faut pas les fîiir. Les
méchants ne sont point dans les déserts, Us sont dans
le monde. C'est là qu'ils intriguent et travaillent pour
satisfaire leur passion et tourmenter les objets de leur
haine. De quelque motif que soit animé celui qui veut
' Timon n*étoit point naturellement misanthrope , et même ne
meritoit pas ce nom. Il y avoit dans son fai^ pins de dëpit et d*^en-
fantillage que de véritable méchanceté : c*étoit un fon mécontemt
qui boudoit contre le genre humain.
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!2o6 SECOND DIALOGUE,
s'engager dans la fonle et s'y faire jour^ il doit s'armer
de vigueur pour repousser ceux qui le poussent , pour
écarter ceux qui sont devant lui , pour fendre la presse
et faire son chemin. L'homme débonnaire et doux ,
rhotnme timide et foible qui n'a point ce courage , et
qui tâche de se tirer à lecart de peur d être abattu et
foulé aux pieds, est donc un méchant; à votre compte,
les autres, plus forts , plus durs , plus ardents à per-
cer, sont les bons? J'ai vu pour la première fois cette
nouvelle doctrine dans un discours publié par le philo-
sophe IKderot, précisément dans le temps que son ami
Jean-Jacques s'étoit retiré dans la solitude. // tiyaqut
le méchant y dit-il , qui soit seul. Jusqu'alors on avoit re-
gardé l'amour de la retraite comme un des signes les
moins équivoques d'une ame paisible et saine^exempte
4 ambition, d'envie, et de toutes les ardentes pas-
^ns, filles de l'amour-propre , qui naissent et fer-
mentent dans la société. Au lieu de cela, voici, par un
coup de plume inattendu, ce goût paisible et doux,
jadis si universellement admiré, transformé tout d'un
coup en une rage infernale; voilà tant de sages res-
pe<^é$, et Descartes lui-même, changés dans un ins-
ttat en autant de misanthropes afiréux et de scélé-
rats. Le philosophe Diderot étoit seul, peut-être, en
écrivant cette sentence, mais je doute qu'il eût été
seul^à la méditer, et il prit grand soin de la faire
circuler dans le monde. Eh ! plût à Dieu que le mé-
chant fdt toujours seul ! il ne se feroit guère de mal.
Je crois bien que les solitaires qui le sont par force
peuvent, rongés de dépit et de regrets dans la re-^
traite où ils sont détenus, de\)enir inhumains, fé-
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SECOND DIALOGUE. 207
races, et prendre en haifie avec leur chaîne tout oe
qui a en est pas chargé comme eux. Mais les soiitttres
par goût et par choix sont naturellement humains^
hospitaliers , caressants. Ce n'est pas parcequ'ils
haïssent les hommes, mais parcequils aiment lé re-
pos et la paix 9 qu'ils fuient le tumulte et le bruit. La
longue privation de la société la leur rend même
agréable et douce, quand elle s offre à eux sans con^
trainte. Ils ai jouissent alors délicieusement, et cela
se voit> Elle est pour eux ce qu'est le commerce des
femmes pour ceux qui ne passent pas leur vie avec
elles , mais qui dans les courts moments qu'ils y
passent y trouvent des charmes ignorés des galants
de profiossion.
Je ne comprends pas comment un homme de bon
sens peut adopter un seul moment la sentence du
philosophe Diderot; elle a beau être hautaine et tran^
ohante, elle n'en est pas moins absurde et fausse.
Eh ! qui ne voit au contraire qu'il n'est pas possible
que le méchant aime à vivre seul et vis-à*vis de lui^
même? Il s'y sentiroit en trop mauvaise compagnie ,
il y seroit trop mal à son aise, il ne s'y supporteroit
pas longttemps, ou bien, sa passion dominante y res-
tant toujours oisive, il faudrait qu'elle s'éteignit et
quil y redevint bon. L'amcmr^propre, principe de
toute méchanceté, a*avive et s'exalte dans la sooîélé
qui l'a fait naître, et où l'on est à chaque instant forcé
de ^ eoç^parer; il languit et meurt faute d'aliment
dfins la solitude. Quicon^ite $e suffit à Im-méme ne wmI
num à qui que ce $mt, Cette maxime est moâns écla-^
iaute et moins arrogente , mais plus sensée et plus
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208 SECOND DIALOGUE,
juste que celle du philosophe Diderot, et préférable
au moins, en ce qu'elle ne tend à outrager personne.
Ne nous laissons pas éblouir par leclat sentencieux
dont souvent Terreur et le mensonge se couvrent : ce
n'est pas la foule qui fait la société, et c'est en yain
que les corps se rapprochent lorsque les cœurs se re-
poussent. L'homme vraiment sociable est plus diffi-
cile en liaisons qu'un autre; celles qui ne consistent
qu'en fausses apparences ne sauroient lui convenir:
Il aime mieux vivre loin des méchants sans penser à
eux, que de les voir et les haïr; il aime mieux fuir
son ennemi que de le rechercher pour lui nuire. Celui
qui ne connoît d'autre société que celle des cœurs
n'ira pas chercher la sienne dans vos cercles. Voilà
comment Jean-Jacques a dû penser et se conduire
avant la ligue dont il est l'objet; jugez si, maintenant
qu'elle existe et qu'elle tend de toutes parts ses pièges
autour de lui , il doit trouver du plaisir à vivre avec
ses persécuteurs, à se voir l'objet de leur dérision, le
jouet de leur haine , la dupe de leurs perfides caresses ,
à travers lesquelles ils font malignement percer l'air
insultant et moqueur qui doit les lui rendre odieuses.
Le mépris, l'indignation, la colère, ne sauroient le
quitter au milieu de tous ces gens-là. Il les fuit pour
s'épargner des sentiments si pénibles ; il les fuit par-
cequ ils méritent sa haine et qu'il étoit fait pour les
aimer.
Le Fr. Je ne puis apprécier vos préjugés en sa
faveur, avant d'avoir appris sur quoi vous les fondez.
Quant à ce que vous dites à l'avantage des solitaires,
cela peut être vrai de quelques hommes singuliers
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SECOND DIALOGUE. 2O9
qui s'étôient fait de fausses idées de la sagesse ; mais
au moins ils domioient des signes non équivoques du
louable emploi de leur temps. Les méditations pro-
ficmdes et les immortels ouvrages dont les philosophes
que vous citez ont illustré leur solitude prouvent
assez qu'ils s'y occupoient d'une manière utile et
glorieuse, et qu'ils n y passoientpas uniquement leur
temps, comme votre homme, à tramer des crimes et
des noirceurs.
Rouss. C'est à quoi, ce me semble, il n'y passa pas
non plus uniquement le sien. La Lettre à M. d'ÂUm^
bert sur les spectacles, Héldise, Emile, le Contrat social,
les Essais sur la paix perpétuelle et sur t Imitation théâ-
trale, et d'autres écrits non moins estimables qui n'ont
point paru, sont des fruits de la retraite de Jeato-Jac-
ques. Je doute qu'aucun philosophe ait médité plus
profondément, plus utilei^ent peut-être, et plus écrit
en si peu de temps. Appelez-vous tout cela des noir-
ceurs et des crimes?
Le Fr. Je connois des gens aux yeux de qui c'en
pourroient bien être : vous savez ce que pensent ou
ce que disent nos messieurs de ces livres ; mais avQz-
vous oublié qu'ils ne sont pas de lui , et que c'est vous-
même qui me l'avez persuadé?
Rouss. Je vous ai dit ce que j'imaginois pour expli-
quer des contradictions que je voyois alors , et que je
ne vois plus. Mais, si nous continuons à passer ainsi
d'un sujet à l'autre ^ nous perdrons notre objet de vue ,
et nous ne l'atteindrons jamais. Reprenons avec un
peu plus de suite le fil de mes observations, ayant de
passer aux conclusions que^j'en ai tirées^
XVI. ï4
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aïo sb'cond dialogue.
Ma première attention , après m'êtrc introduit dans
la fanùliarité de Jean-Jacques , fat d'examiner si nos
liaisons ne lui faisoient rien changer dans sa manière
de vivre ; et j'eus bientôt toute la certitude possible
que non seulement il n'y changeoit rren pour moi ,
mais que de tout temps elle avoit toujours été la même
et paHB:iitement uniforme, quand , maître de la c^hoisir,
il avoït pu suivre en liberté son penchant. Il y avoit
cinq ans que, de retour à Paris, il avoit recommencé
d'y vivre. D'abord, ne voulant se cacher en aucune
manière, il avoit fréquenté quelques maisons dans
Fintention d'y reprendre ses plus anciennes liaisons,
et même d'en former de nouvelles. Mais , au bout d'un
an, il cessa de faire des visites, et, reprenant dans la
capitale la vie solitaire qu^il roenoit depuis tant d'an-
5, il partagea son tenrps entre l'oc-
'e dont il s'étoit fait une ressource,
s champêtres dont i! faisoit son
;. Je lui demandai la raison de cette
t qu'ayant vu toute la génération
présente concourir à l'oeuvre de ténèbres dont il étoit
l'objet, il avoit d'abord mis tous ses soins à clieixîher
quelqu'un qui ne partageât pas l'iniquité publique;
qu'après de vaines recherches dans les provinces il
étoit venu les continuera Paris, espérant qu'au moins
parmi ses anciennes connoissances il se trouveroit
quelqu'un moins dissimulé , moins faux, qui lui don-
neroit les lumières dont il avoit besoin pour percer
cette obscurité; qu'après bien des soins inutiles il
n^avoit trouvé, même parmi les plus honnêtes gens,
que trahisons, duplicité, mensonge, et que tous, en
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SECOND DIALOGUE. au
^'empressant à le recevoir, à le prévenir, à l'attirer,
paroissoient si contents de sa difimnation, y contri*
buoient de si bon coeur, lui faisoient des caresses si
fardées, le louoient d'un ton si peu sensible à son
cœur, lui prodiguoient l'admiration la plus outrée
avec si peu d'estime et de considération , qu'ennuyé de
ces démonstrations inoqueuses et mensongères, et in-
digné»4'étre ainsi le jouet de ses prétendus amis, il
cessa de les voir, se retira sans leur cacher son dé-
dain; et, après avoir cherché long-temps sans succès
un homme , éteignit sa lanterne et se renferma tout-
à-fait au-dedans de lui.
C'est dans cet état de retraite absolue que je le
trouvai, et que j'entrepris de le conndtre : attentif à
tout ce qui pouvoit manifester à mes yeux son inté-
Tieur, en garde contre tout jugement précipité, résola
de le juger, non sur quelques mots épars ni sur qnel^
ques circonstances particulières, mais sur le ccmcoura
. de ses discours, de ses actions, de ses habitudes, et
sur cette constante manière d'être , qui seule décèle in^
feilliblonent un caractère, mais qui demande, pour
être aperçue, plus de suite, plus de persévérance et
moins de confiance au premier coup d'oeil, que le
tiède amour de la justice, dépouillé de tout autre in^
térêt et combattu par les tranchantes décisions de
Tamour-propre , n'en inspire au commun des hommes.
Il fiaillut, par conséquent, ocnnmencer par tout voir,
par tout entendre, par tenir note de tout , avant de
prononcer sur rien , jusqu'à ce que j 'eusse assemblé des
matériaux suffisants pour ftMider un jugement solkle
qui ne f&t l'ouvrage ni de la passion ni du pc^gé.
14.
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212 SECOND EjIALOGUE.
J6 ne fus pas surpris de le voir tranquille : vous
mWiez prévenu quil Tétoit; mais vous attribuiez
cette tranquillité à bassesse d'ame ; elle pouvoit venir
d une cause toute contraire ; j'avois à déterminer la
véritable. Cela n'étoit pas difficile; car, à moins que
cette tranquillité ne fôt toujours inaltérable, il ne fal-
loit, pour en découvrir la cause, que remarquer ce
qui pouvoit la troubler. Si c'étoit la crainte , vo^ aviez
raison; si c'étoit Tindignation, vous aviez tort. Cette
vérification ne fut pas longue , et je sus bientôt à quoi
m'en tenir.
Je le trouvai s'occupant à copier de la musique à
tant la page. Cette occupation m a voit paru, comme
à vous, ridicule et affectée. Je m appliquai d'abord à
^ connoitre s'il s'y livroit sérieusement ou par jeu, et
puis à. savoir au juste quel motif la lui avoit fait re-
prendre, et ceci demandoit plus de recherche et de
soin. Il falloit connottre exactement ses ressources et
l'état de sa fortune , vérifier ce que vous m aviez dit de
son aisance , examiner sa manière de vivre , entrer dans
le détail de son petit ménage, comparer sa dépeqse et
son revenu , en un mot connoitre sa situation présente
autrement que par son dire , et le dire contradictoire
de vos messieurs. C'est à quoi je donnai la plus grande
attention. Je crus m'apercevoîr que cette occupation
lui plaisoit, quoiqu'il n'y réussit pas trop bien. Je
cherchai la cause de ce bizarre plaisir, et je trouvai
qu'elle tenoit au fond de son naturel et de son humeur,
dont je n'avois encore aucune idée, et qu'à ceUe oc^
casion je commençai à pénétrer. Il associoit ce travail
à un amusement dans lequel je le suivis avec une
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SECOND DIALOGUE. 2l3
égale attention. Ses longs séjours à la campagne lui
avoient donné du goût pour Fétude des plantes : il
continuoit de se livrer à cette étude avec plus d'ardeur
que de succès ; soit que sa mémoire défaillante corn*
mençât à lui refuser tout service ; soit, comtûe je crUj»
le remarquer, qu'il se fit de cette occupation plutôt
un jeu d'enfant qu'une étude véritable. Il s'attachoit
plus à faire de joHs herbiers qu'à classer et caracté-
riser les genres et les espèces. Il employoit un temps
et des soins incroyables à dessécher et aplatir des ra-
meaux , à étendre et déployer de petits feuillages , à
conserver aux fleurs leurs couleurs naturelles : de
sorte que, collant avec soin ces fragments sur des pa-
piers qu'il ornoit de petits cadres, à toute la vérité de
la nature il joignoit l'éclat de la miniature et le charme
de l'imitation.
Je Tai vu s'attiédir enfin sur cet amusement, de-
venu trop fatigant pour son âge, trop coûteux pour sa
bourse, et qui lui prenoit un temps nécessaire dont
il ne le dédommageoit pas. Peut-être nos liaisons ont-
elles contribué à l'en détacher. On voit que la contenï-
plation de la nature eut toujours un grand attrait poi»r
son cœur : il y trouvoit un supplément aux attache-
ments dont il avoit besoin ; mais il eût laissé le sup-
plément pour la chose , s'il en avoit eu le choix ; et il
ne se réduisit à converser avec les plantes qu'après
de vains efforts pour converser avec les humains. Je
quitterai volontiers, m'a-t-il dit, la société des végé*-
taux pour celle des hommes, au premier espoir d'en
retrouver.
Mes premières recherches m'aycmt jeté dans les
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ai4 SECOND DIALOGUE,
détails de sa vie domestique, je m'y suis particulier
rement attaché ^ persuadé que j en tirerois pour moa
objet des lumières plus sûres que de tout ce qu'il
pouvoit avoir dit ou fait en public y et que d'ailleurs
je u avois pas vu moi-même. C'est dans la familiarité
d'uo commerce intime , dans la continuité de la vie
privée, qu'un hoomie à la long^ue se laisse voir tel
qu'il est, quand le ressort de l'attention sur soi se re-
lâche, et qu'oubliant le reste du monde, on se livre à
l'impulsion du moment. Cette méthode est sûre, mais
longue et pénible : elle demande une patience et une
assiduité que peut soutenir le seul vrai aéle de la jus*
tice et de la vérité, et dont on se dispense aisément en
»ibstituant quelque remarque fortuite et rapide aux
observations lentes mais solides que donne un examen
égal et suivi.
J'ai donc regardé s'il régnoit chez lui du désordre
ou de la régie, de la gène ou de la liberté; s'il étoit
sobre ou dissolu, sensuel ou grossier; si ses goûts
étoient dépravés ou sains; s'il étoit sombre ou gai
dans ses repas, donùfeié par l'habitude ou sujet aux
fantaisies, chiche ou prodigue dans son ménage,
entier, impérieux, tyran dans sa petite sphère d'au»-
torité, ou trop doux peut-être au contraire et trop
mou, craignant les dissensions encore plus qu'il n^aiioEie
l'ordre, et souffrant pour la paix les choses les plus
contraires à son goût et à sa volonté ; comment il sup*
porte l'adversité , le mépris , la haine publique ; quelles
sortes d'afFections lui sont habituelles ; qu^ genres
de peine ou de plaisir altèrent le plus son humeur.
Je l'ai suivi dans sa plus constante manière d'être»
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SECOND DIALOGute. 2l5
4pfas ces petites iaégî^tés, j;iOn moius iûéyitablets ^.
uoa moins utiles peut-être dans le calme de la vie
privée, que de légères variations de Tair et du vent
dans celui des beaux jours. J'ai voulu voir comment il
se fâche et comment il s'apaise ; s'il exhale ou contient
sa colère ; s'il est rancunier ou emporté, facile ou dif-
ficile à apaiser ; s'il aggrave ou répare ses torts ; s'il
sait endurer et pardonner ceux des autres; s'il est
doux et facile à vivre, ou dur et fâicheux dans le com-
merce femilier ; s'il aime à s'épancher au<Iehors ou à
se concentrer en lui-même ; si soo cœur s'ouvre aisé-
ment ou se ferme aux caresses ; s'il est toujours pru-
dent, circonspect, maître de lui-même, ou si, se lais-
sant dominer par ses mouvements, il montre iudis-^
crétement chaque sentiment dont il |est ému. Je l'ai
pris dans les situations d'esprit les plus diverses , les
plus contraires qu'il m'a été possible de saisir ; tantôt
calme et tantôt agité; dans un transport de colère, eX,
dans une effusion d'attendrissement; dans la tristesse^
et l'abattement de cœur ; dans ses courts mais doux
moments de joie que la nature lui fournit encore, et
que les hommes n'ont pu lui ôter ; dausla gjaieté d'un
repas un peu prolongé; dans cesi circonstances impré^-
vues, oîi uu homme ardent n'a pas le temps de se dé-
guiser, et où le premier mouvement de la nature pré-
vient toutç réflexion. En suivant tous les détails dç sa
vie, je n'ai point négligé ses discours, ses maximes,
ses opinions ; je n'ai rien omis pour bien connottre ses
vrais sentiments sur les nxatières qu'il traite (Jaijjâ ses
écrits. Je' l'ai sondé sur la nature de Tame, sur Tew-
tence de Dieu , suç la moralité de la viçt humaine ,, sur
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2l6 SECOND DIALOGUE,
le vrai bonheur, sur ce qu'il pense de la doctrine à hi
mode et de ses auteurs , enfin sur tout ce qui peut faire
connottre avec les vrais vSentiments d'un homme sur
Fusage de cette vie et sur sa destination ses vrais prin-
cipes de conduite. J'ai soigneusement comparé tout
ce qu'il m'a dit avec ce que j'ai vu de lui dans la pra-
tique, n'admettant jamais pom* vrai que ce que cette
épreuve a confirmé.
Je l'ai particulièrement étudié par les côtés qui
tiennent à l'amour-propre , bien sûr qu'un orgueil
irascible au point d'en avoir iait un monstre doit
avoir de fortes et fréquentes explosions difficiles à
contenir, et impossibles à déguiser aux yeux d'un
homme attentif à l'examiner par ce côté-là, surtout
dans la position cruelle où je le trouvois.
Par les idées dont un homme pétri d'amour-propre
s'occupe le plus souvent, par les sujets favoris de ses
entretiens , par l'effet inopiné des nouvelles impré-
vues, par la manière de s'affecter des propos qu'on
lui tient, par les impressions qu'il reçoit de la conte-
nance et du ton des gens qui l'approchent, par l'air
dont il entend louer ou décrier ses ennemis ou ses
rivaux , par la façon dont il en parle lui-même, par le
degré de joie ou de tristesse dont l'affectent leurs
prospérités ou leurs revers, on peut à la longue le
pénétrer et lire dans son ame, surtout lorsqu'un tem-
pérament ardent lui ôte le pouvoir de réprimer ses
premiers mouvements, si tant est néanmoins qu'un
tempérament ardent et un violent amour-propre puis-
sent compatir ensemble dans un même cœur. Mais
c'est surtout en parlant des talents et des livres que
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SECOND DIALOGUE. 217
les auteurs se condeunent le moins et se décèlent le
mieux : c'est aussi par là que je n ai pas manqué d'exa-
miner celui-ci. Je Fai mis souvent et vu mettre par
d autres sur ce chapitre en divers temps et à diverses
occasions; j'ai sondé ce qull pensoit de la gloire litté-
raire, quel prix il donnoit à sa jouissance, et ce qu'il
estimoit le plus en fait de réputation, de celle qui
brille par les talents , ou de celle moins éclatante que
donne un caractère estimable. J'ai voulu voir s'il étoit
curieux de l'histoire des réputations naissantes ou
déclinantes; s'il éplucboit malignement celles qui fei-
soient le plus de bruit; comment il s'afFectoit des
succès ou des chutes des livres et des auteurs, et com-
ment il supportoit pour sa part les dures censures des
critiques, les malignes louanges des rivaux, et le mé-
pris affecté des brillants écrivains de ce siècle. Enfin
je l'ai examiné par tous les sens où mes regards ont
pu pénétrer, et sans chercher à rien interpréter selon
mon désir, mais éclairant mes observations les unes
par les autres pour découvrir la vérité ; je n'ai pas
un instant oublié dans mes recherches qu'il y alloit
du destin de ma vie à ne pas me tromper dans ma
conclusion.
Le Fr. Je vois que vous avefis regardé à beaucoup
de choses : apprendrai-je enfin ce que vous avez vu?
Rouss. Ce que j'ai vu est meilleur à voir qu'à dire.
Ce que j'ai vu me suffit, à .moi qui l'ai vu, pour dé-
terminer mon jugement, mais non pas à vous pour
déterminer le vôtre sur mon rapport; car il a besoin
d'être vu pour être cru; et, après la façon dont "^ vous
m'aviez prévenu, je ne l'aurois pas cru moi-même sur
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2l8 SECOND DIALOGUE,
le rapport d autrui. Ce que jai vu ne sont que des
choses bien communes en apparence, mais très rares
en effet. Ce sont des récits qui d'ailleurs convien-
droient mal dans ma bouche; et, pour les Êiire avec
bienséance » il faudroit être un autre que moi.
Le Fb. Comment y monsieur! espérez-vous me
donner ainsi le change? Remplissez- vous ainsi vos
engagements; et ne tirerai-je aucun fruit du conseil
que je vous ai donné? Les lumières qu'il vous a pro-
curées ne doivent-elles pas nous être communes? et,,
après avoir ébranlé la persuasion oti j'étois, vous
croyez- vous permis de me laisser les doutes que vous
avez fait naître, si vous avez de quoi m'en tirer?
Bouss. Il vous est aisé d'en sortir à mon exemple»
en preQant pour vous-même ce conseil que vous dites
m'avoir donné. Il est malheureux pour Jean-Jacques
que Rousseau ne puisse dire tout ce qu'il sait de lui..
Ces déclarations sont désormais impossibles, parce-
qu' " 'les, et que le courage dQ les &ire
ne lumiliatiott de n'être pas cru.
emple, avoir une idée sommaire
de prenez directement et eu. tout»
tai il, le contre-pied du Jean-Jac-
qu rs, vous aurez très exactement
celui que j'ai trouvé. Le leur est cruel , féroce et dur
jusqu'à la dépravation; le mien est doux et compatis-
sant jusqu'à la foiblesse. Le leur est intraitable,, ia*
flexible, et toujours repoussant; le mien est facile et
mou, ne pouvant résister aux caresses qu'il croit sin-
cères, et se laissant subjuguer, quand on sait s'y
prendre, par les gens mêmes qu'il n'estime pasu Le
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SECOND DIALOGUE. 219
leur, misfinthrape, fiironche, déteste les hommes; le
mien , humain jusqu'à Texoès y et trop j^^sible à leurs
peines, sWecte autant des maux quils se fidnt entre
eux que de ceux qu'ils lui font à lui-même. Le leur /
ne songe qu'à faire du bruit dans le monde aux dépens
du repos d'autrui et du sien ; le mien préfère le repos
atout, etvoudroitétre ignoré de toute la terre, pourvu
^on le laissât en paix dans son qoin. Le leur, dé-
voré d orgueil et du plus intolérant amour^piiDpve ,
est tourmenté de l'existence de ses semblables , et vou-
dn^t voir tout le genre humain s'anéantir devant lui;
le mien,, s'aimant sans se ccunparer, n'est pas plus
susceptible de vanité que de modestie; content de
sentir ce qu'il est, il ne cherche point quelle est sa
place parmi les hommes, et je suis sûr que de sa vie
il ne lui entra dans l'esprit de se mesurer avec un
autre pour savoir lequel étoit le plus grand ou le plus
petit. Le leur, plein de ruse et d'art pour eso imposer,
voile ses vices avec la plus grande adresse, et cache
sa méchanceté sous une candeur apparente ; le mien»
emporté* violent même dans ses premiers moments
plus rapides que l'éclair, passe sa vie à faire de grandes
et courtes fautes, et à les expier par de vifs et longs
repentirs; au surplus, sans prudence, sans présence
d'esprit, et d'une balourdise incroyable, il offense
quand il veut plaire, et dans sa naïveté, plutôt étourdie
que franche , dit également ce qui lui sert et qui lui
nuit, sans même en sentir la différence. Enfin le leur
est un esprit diabolique, aigu, pénétrant; le mien, ne
pensant qu'avec beaucoup de lenteur et d'efforts » en
craint la &tigue, et, souvent n'entendant les choses
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2ao SECOND DIÂLOGUEé
les plus communes qu en y rêvant à son aise et senl ,
peut à peine plisser pour un homme d'esprit.
N'est-il pas vrai que, si je multipliois ces opposi-
tions, comme je le pourrois faire, vous les prendriez
pour des jeux d'imagination qui n auroient aucune
réalité? Et cependant je ne vous dirois rien qui ne fût ,
non comme à vous, affirmé par d'autres , mais attesté
par ma propre conscience. Cette manière simple , mais
peu A*oyable, de démentir les assertions bruyantes
des gens passionnés par les observations paisibles,
mais sûres, d'un homme impartial , seroit donc inu-
tile et ne produiroit aucun effet. D'ailleurs la situation
de Jean-Jacques à certains égards est même trop in-
croyable pour pouvoir être bien dévoilée. Cependant,
pour le bien connoître,il faudroit la connoître à fond;
il faudroit connoître et ce qu'il endure et ce qui le lui
feit supporter. Or tout cela ne peut bien se dire : pour
le croire, il faut l'avoir vu.
Mais essayons s'il n'y auroit point quelque autre
route aussi droite et moins traversée pour arriver au
même but; s'il n'y auroit point quelque moyen êe
vous faire sentir tout d'un coup, par une impression
simple et immédiate, ce que, dans les opinions où
vous êtes, je ne saurois vous persuader en procédant
graduellement, sans attaquer sans cesse, par des né-
gations dures, les tranchantes assertions de vos mes-
sieurs. Je voudrois tâcher pour cela de vous esquisser
ici le portrait de mon Jean- Jacques, tel qu'après un
long examen de l'original l'idée s'en est empreinte
dans mon esprit. D'abord vous pourrez comparer ce
portrait à celui qu'ils en ont tracé ; juger lequel des
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SECOND DIALOGUE. 221
deux est le plus lié dans ses parties^ et pait^t former
le mieux un seul tout; lequel explique le plus natu-
rellement et le plus clairement la conduite de celui
qu'il représente y ses goûts , ses habitudes^ et tout ce
quon connoit de lui 9 non seulement depuis qu'il a
fait des livres, mais dès son enfance, et de tous les
temps ; après quoi il ne tiendra qu'à vous de vérifiei'
par vous-même si j'ai bien ou mal vu.
Le Fr. Rien de mieux quç tout cela. Parlez donc;
je vous écoute.
Rouss. De tous les hommes que j'ai connus, celui
dont le caractère dérive le plus: pleinement de son seul
tempérament est Jean-Jacques. Il est ce que l'a feit la
nature : l'ééucation ne l'a que bien peu modifié. Si ,
dès sa naissance, ses facultés et ses forces s'étoient
tout à coup développées , dès-lors on l'eût trouvé tel
à peu près qu'il fut daùs son âge mûr ; et maintenant,
après soixante ans de peines et de misères , le temps,
l'adversité , les hommes , l'ont encore très peu changé.
Tandis que son corps vieillit et se casse, son cœur
reste jeune toi^^ours ; il g^rde encore les mêmes goûts,
les mêmes passions de son jeune âge , et jusqu'à la fin
de sa vie il ne cessera d'être un vieux enfant
Mais ce tempérament, qui lui a donné sa forme
morale, a des singularités qui, pour être démêlées,
dentandent une attention plus suivie que le coup d'oeil
suffisant qu'on jette sur un homme qu'on croit con^
nottre et qu'on a déjà jugé. Je puis même dire que
c'est par son extérieur vulgaire et par ce qu'il a de
plus commun, qu'en y regardant mieux je l'ai trouvé
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222 SECOND DIALOGUE.
le plus ^oguiier. Ce paradoxe 6'éclaircira de lui-^néme
à mesure que vous m écouterez.
Si , comme je vous 1 ai dit, je fus surpris au^remier
abord de le trouver si différent de ce que je me Tétois
figuré sur vos récits , je le fus bien plus^u peu d'éclat,
pour ne pas dire de la bêtise de ses entretiens : moi
qui, ayant eu à vivre avec des gens de lettres, les
ai toujours trouvés brillants, élancés, sentencieux
comme des oracles , subjuguant tout par leur docte
faconde et par la hauteur de leurs décisions. Celui-ci,
ne disant guère que des choses communes, et les di-
sant sans précision, sans finesse, et sans force, paroît
toujours fatigué de parler, même en parlant peu, soit
de k peine d'entendre, souveiit même ti'entendant
point, sitôt quon dit des choses un peu fines, et n*y
répondant jamais à propos. Que, s'il lui vient par
hasard quelque mot heureusement trouvé, il en est si
aise , que , pour avoir quelque chose à dire , il le répète
éternellement. On le prendroit dans la conversation,
non pour un penseur plein d'idées vives et neuves,
pensant avec fidrce et s exprimant avec justesse, mais
pour un écolier embarrassé du choix de ses termes,
et subjugué par la suffisance des gens qui en savent
plus que lui. Je n avois jamais vu ce maintien timide
ef gêné dans nos moindres barbouilleurs de bro-
chures; comment le concevoir dans un auteur*qui,
foulant aux pieds les opinions de son siècle, sémblok
en toute chose moins disposé à recevoir la loi qu'à la
foire? S'il n'eût fait que dire des choses triviales et
plates , j'aurois pu croire qu'il faisoit l'imbécile pour
dépayser les espions dont il se sent entouré; mais,
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SECOND DIALOGUE. 223
quelles que soient les gens qui Técoutent , loin d'user
avec eux de la moindre précaution , il lâche étourdi-
ment cent propos ifiConVidérés , qui donnent sur lui
de grandes prises : non qu au fond ces propos soient
répréhensibles, mais parcequ*il est possible de leur
donner un mauvais sens , qui , sans lui être venu dans
l'esprit , ne manque pas de se présenter par préférence
à celui des gens qui Técoutent , et qui ne cherchent
que cela. En un mot, je l'ai presque toujours trouvé
pesant à penser, maladroit à dire, se fetiguant sans
cesse à chercher le mot propre qui ne lui venoit
jamais , et embrouillant des idées déjà peu claires par
une mauvaise manière de les exprimer. J'ajoute en
passant que si, dans nos premiers entretiens, j'avois
pu deviner cet extrême embarras de parler , j'en aurois
tire, sur vos propres arguments, une preuve nouvelle
qu ïl n'avoit pas &it ses livres : car si , selon vous , dé-
diifïrant si mal.la musique , il n'en avoit pu composeï*,
à plus forte raison , sachant si mal parler , il n'avoit pu
si bien écrire.
Une pareille ineptie étoit déjà fort étonnante datts
un homme assez adroit pour avoir trompé quarante
ans, par de fsmsses apparences, tous ceux qui l'ont
approché; mais ce n'est pas toutîiCe même homme,
dom l'œil terne et la physionomie effacée semblent,
dans les entretiens indifférents , n'annoncer que de la
stupidité, change tout-à-coup d'air et de maintien,
sitôt qu'une matière intéressante pour lui le tire de sa
léthargie. On voit sa physionomie éteinte s'animer, se
vivifier, devenir parlante, expressive, et promettre
de l'esprit. A juger par l'éclat qu'ont encore alors ses
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v>
224 SECOND DIALOGUE.
yeux à son âge , dans sa jeunesse ils ont dû lancer des
éclairs. A son geste impétueux , à sa contenance agi-
tée, on voit que son sang bouillonne » on croiroit que
des traits de feu vont partir de sa bouche : et point du
tout; toute cette efFervescence ne produit que des pro-
pos communs, confus, mal ordonnés, qui, sans être
plus expressifs qu'à l'ordinaire, sont seulement plus
inconsidérés. Il élève beaucoup la voix; mais ce qu'il
dit devient plus bruyant sans être pluà vigoureux.
Quelquefois cependant je lui ai trouvé de l'énergie
dans l'expression; mais ce n'étoit jamais au moment
d'une explosion subite : c'étoit seulement lorsque cette
explosion, ayant précédé, avoitdéjà produit son pre-
mier effet. Alors cette émotion prolongée, agissant
avec plus de régie, sembloit agir avec plus de fdrce^
et lui suggéroit des expressions vigoureuses, pleines
du sentiment dont il étoit encore agité. J'ai compris
par là comment cet homme pouvoit, quand son sujet
échauffoit son cœur, écrire avec force, -quoiqu'il par-
lât foiblement, et comment sa plume devoit mieux
que sa langue parler le langage des passions.
Le Fr. Tout cela n'est pas si contraire que vous
pensez aux idées qu'on m'a données de son caractère.
Cet embarras d'abord et cette timidité que vous lui at-
tribuez sont reconnus maintenant dans le monde pour
être les plus sûres enseignes de l'amour-propre et de
l'orgueil.
Rouss. D'où il suit que nos petits pâtres et- nos
pauvres vdlageoises regorgent d'amour-proprç , et
que nos brillants académiciens, 90s jeunes abbéâ et
nos dames du grand air, sont des prodiges de mo-
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i
SECOND DIALOGUE. ' 2^5
àesûe et d'humilité. Oh ! malheureuse nation , où toutes
les idées de laimable et du bon sont renversées, et où
Farrogant amour-propre des gens du monde trans-
forme en orgueil et en vices les vertus qu'ils foulent
aux pieds !
Le Fr. Ne vous échauffez pas. Laissons ce nouveau
paradoxe sur lequel on peut disputer, et revenons à
la sensibilité dé notre homme, dont vous convenez
vous-même, et qui se déduit de vos observations.
D'une profonde indifférence sur tout ce qui ne touche
pas son petit individu, il ne s'anime jamais que pour
son propre intérêt; mais toutes les fois qu'il s'agit de
lui, la violente intensité de son amour-propre doit en
effet l'agiter jusqu'au transport ; et ce n'est que quand
QStte agit^jlion se modère qu'il commence d'exhaler
sa bile et sa rage , qui , dans les premiers moment*^ se
concentre avec force autour de son cœur.
Rouss. Mes observations, dont vous tirez ce résultat,
m'en fournissent un tout contraire. Il est certain
qu'il ne s'affecte pas généralement, comme tous nos
auteurs , de toutes les questions un peu fines qui se
présentent, et qu'il ne suffit pas, pour qu'une dis-
cussion l'intéresse, que l'esprit puisse y briller. J'ai
toujours vu, j'en conviens, que pour vaincre sa pa*
resse à parler, et l'émouvoir dans la conversation , il
feUoit un autre intérêt que celui de la vanité du babil ;
mais je n'ai guère vu que cet intérêt, capable de l'ani-
mer, fiit son intérêt propre, celui de son individu.
Au contraire, quand il s'agit de lui, soit qu'on
le cajole par des flatteries, soit qu'on cherche à
Foutrager kmots couverts, je lui ai toujours trouvé
XTI. ï5 '
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226 * SECOND DIALOGUE.
«iti air noùchalaBt et dédaigneux, qui ne montroit
pas qu'il ftt un grand Cas de tous ces discours^ ni de
eeux qui les lui tenoient , ni de leurs opiiÂons sur son
compte ; mais Tintérét plus grand ^ plus noble qui
lanime et le passionne , est celui de la justice et de la
vérité; et je ne lai jamais vu écouter (Je sang froid
toute doctrine qu'il crût nuisible au bien public. Son
embarras de parler peut souvent Tempécber de se
comiâettrey lui et la bonne cause, vis-à-vis ces- bril-^
lantB péroreurs qui savent habiller en termes sédui-
sants et magnifiques leur cruelle philosophie; mais il
est ai^ de voir alors Feftbrt qu'il fait pour se taire,
et dombien son Ooeur souffre à laisser propager des
ernrtirs qu'il croit fonesteç au genre humain. Défen-
seur indiscret du firible et de l'opprimé quïl ne co&-
noîtméme pas, je Tai vu souvent roi^pre impétueu-
sement en visière au puissant op[H*esseur qui , sans
parottre offensé de son audace , s'apprétoit, sous l'air
de lâf modération, à lui faire payer cher un jour cette
incartade: de sorte qot, tandis qu'au zélé emporté
de l'un on le prend pour un furieux, l'autre, en mé-
ditant en secret des noirceurs , paroH un sage qui sa
possède; et voilà comment, jugeant toujours sur les
apparences , les hommes ,< le plus souvent , prennent
le contrè-pied de la vérité.
Je l'ai vu se passionner de même , et souvent jus-
qu'aux larmes, pour lés choses bonnes et belles doiit
il étoît frappé dans les merveilles de la natui^e, dans
les oQuvres des hom.me.s , dans les vertus , dans les ta-
lents, dans lesbeàux-arts, et généralement dans tout
ce qui porte un caractère dé force , de graee ou de vé-
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SECOND DIALOGUE. I27
rite, digii6 d emoovoir une ame sentie* Mais surtout
oe quô je n'ai vu qu'ei^ lui seul au monde, c'e^t un
égal attadiement pour les productions de ses plus
cruels ennemis, et même pour celles qui déposoien^
contre ses propres idées, lorsqu'il y trouvoit les beau-
tés £aites pour toudier son cœur,' les goil^tant avec le
même plaisk*, les louant avec le méïne zélé que si son
aoKHir^propre n'en eût, point reçu d atteinte, que si
l'auteur eût été son meilleur ami , et s'indignant avec
le même feu des cabales &ites pour leur ôter, avec
les suffrages du public, le prix qui leur étoit dù.fSon
grand malheur est que tout cela n est jamais réglé par
la prudence, et qu il se livre impétueusement au tnou-
vement dont il est agité, sans en prévoir leffet et les
suites, ou sans -s en soucier. S'animer modérément
n'ast |Mis une chose no sa puissance ; il faut qu*il soit
de flamme ou de gkce : quand il jest tiède , il est nul.
Enfin j'ai remarqué que l'activité de son ame du-
rait peu, qu'elle étoit courte à proportion qu'elle. étoit
vi¥e, que l'ardeur de ses passion's les consnmoit, les
dévoroit ellesHuémes , et qu'après de fortes et rapides
#jiplosîons elles s'anéantissoiènt aussitôt, et k lais^
soient retomber dfins ce premier engourdissement qui
le livre au seul empire de l'habitude, et me parolt
être son état permanent et naturel.
Voilà le précis des observations d'où j'ai tiré la con^
Qoissanee de sa constitution physique , et par des con-
séquences nécessaires, confirmées par sa induite en
tonte chose, celle de son vrai caractâ*e. Ces observa-
tions, et les autres qui s'y ràfij^rtent, offrent pour ré-
ssihat un tempéramNit mixte, formé d'éléments qui
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228 SECOND DrALOGUE.
paroissent contraires ; un cœur sensible, ardent , ou
très inflammable ; un cerveau compact et lourd , dont
les parties solides et massives ne peuvent être ébran-
lées que par une agitation du sang vive et prolongée.
Je ne cherche point à lever en physicien ces appa-
rentes contradictions; et que m'importe? Ce qui m'im-
portoit étoit de m assurer de leur réalité, et c*esé aussi
tout ce que j'ai fait. Mais ce résultat, pour parcrître à
vos yeux dans tout son jour, a besoin des explidàdons
que je vais tâcher d'y joindre.
J'ai souvent ouï reprocher à Jean-Jacques, comme
vous venez de faire, un excès de sensibilité^ et tirer
de là l'évidente conséquence qu'il étoit un monstre.
C'est surtout le but d'un nouveau livre anglois inti-
tulé, Recherches sur tante, où, à la faveur de je ne sais
combien de beaux détails anatomiques et tout-à-fait
concluants, on prouve qu'il n'y a point d'ame, puisque
l'auteur n'en a point vu à l'origine des nerfs; et l'on
établit en principe que la sensibilité dans l'homme est
la seule cause de ses vices et de ses crimes, et qu'il
est Okéchant en raison de cette sensibilité, quoique,
par une exception à la régie, l'auteur accorde que
cette même sensibilité peut quelquefois engendrer
des vertus. Sans disputer sur la doctrine impartiale
du philosophe chirurgien, tâchons de commencer par
bien entendre ce mot de sensibilité ^ auquel, f$iute de
notions exactes , on applique à chaque instant de3
idées si vagues et souvent contradictoires.
La sensibilité est le prindipe de toute action. Un
être, quoique ankiEié, qui'Tiie sentiroit rien, nagiroit
point rÊatr ou seroit pk)ur?ltii le motif d'agir? Dieu lui-
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SECOND DIALOGUE. 2:^9
même est sensible, puisqu'il agit. Tous les hommes
sont donc sensibles , et peut-être au même degré , mais
non pas de la même manière. Il y a une sensibilité
physique et organique qui, purement passive, paroît
n'avoir pour fin que la conservation de notre corps et
celle de notre espèce, par les directions du plaisir et
de la douleur. Il y a une autre sensibilité, que j'ap-
pelle active et morale, qui n çst autre chose que la fa-
culté d'attacher nos affections à des êtres qui nous
s<Mit étrangers. Celle-ci, dont l'étude des paires de
nerfs ne donne pas la connoissance, semble offrir dans
les âmes une analogie assez claire avec la faculté at-
tractive des corps. Sa force est en raison des rapports^>
que nous sentons entre |i6us et les autres êtres; et,^
selon la nature de ces rapporl;^ , elle agit tantôt posi-v
tivement par attraction, tantôt négativement par ré-
pulsion, comme un aimant ^r ses pôles. L'action^
positive ou attirante est l'oeavéeti^ple de la nature
qui cherche à étendre et renforcer le sentiment de-
notre être ; la négative ou repolissante , qui comprime^
et rétrécit celui d'autrui, est Une combinaison que la
réflexion produit. Delà première naissent toutes lea.
passions aimantes et douces ; de la seconde, toutes les
passions haineuses et cruelles. Veuillez, monsieur^
vous rappeler ici, avec les distinctions faites dans noa»
premiers entretiens entre l'amour de soi-même et l'a-
mour-propre, la manière dont Tun et l'autre agissent <
sur le cœur humain. La sensibilité positive dérive im-.
médiatement de l'amour de soi. Il est très naturel que^
celui qui s'aime cherche à étendre son être et ses jouis-
sances, et à s'approprier par l'attachement ee qu'iL
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23o SECOND DIALOGUE,
sent devoir être Un bien pour lui; ceci est Une pure
affiure de sentiment , où la réflexion n entre pour rien.
Mais sitôt ([ue cet amour absolu dégénère en amour
propre et comparatif , il produit la sensibilité uégik-
tive^ parcequ aussitôt qu'on prend lliabitude de se
mesurer avec d'autres, et de se transporter hors de
soi, pour s assigner la première et meilleure place, il
est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce
qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui
nous comprime, tout ce qui, étant quelque chose ^
nous empêche d'être tout. L'amour-propre est tou»
jours irrité ou mécontent, parcequ'il voudroit que
dlacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne
se peut ; il s'irrite des préféf ences qu'il sent que d'au*
très méritent , quand i^éme ils ne les ol^endrment
pas ; il s'irrite des avantages qu^un autre a sur nous ,.
sans s'apaiser par ceui dont il se sent dédommagé.
Le sentiment de l'infériorité à un seul égard empoi*
sonne alors celui de la supériorité à mille autres, et
l'on oublie oe qu'on a de plus , pour s'occuper unique-
ment de ce qu'onade moins* Vous sentez qu'il n'y a pas
à tout cela de quoi disposer Famé à la bienveillance.
Si vous me demandez d'où naît cette disposition à
se comparer y qui change une passion naturelle et
bonne en une autre passion factice et mauvaise, je
vous répondrai qu'elle vient des relations sociales, du '
progrès des idées , et de la culture dé l'esprit. Tant
qu'occupé des seuls besoins absolus on se borne à re-
chercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette
guère sur d'autres un regard oiseux ; mais à mesuk^
que la société se resserre par le Uen des besoins msor
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SECOND DIALOGUE. 23l
tuels, à mesure que Fesprit s'étend, s exerce ^
s'éclaire, il prend plus d'activité, il embratssç plufr
d'objets, saisit plus de rapports, examine > compare;
dans ces fréquentes comparaisons» il n'oublie ni lui?-
même, ni ses semblables , ni la place à laquelle il pré*-
tend parmi eux. D^s qu'op a commencé de se mesurer
ainsi, Ton ne cesse plus, et le cœur ne sait plus s'oc^
cuper désormais qu'à mettre tout le monde au-dessous-
de nous. Aussi jcemarqUMK^n généralement, en con-
firmatÎQn de cette théorie, que les gens d'esprit > et
sur-tout les gçns de lettres , sont de tous les hommes
ceux qui ont une plus grande iotebsité d'amour-pro^
pre, les moins portés à aimer, les plus portés à haïr«
Vous me diripz peut-être que tien n'est plus cc«n-
i^un que des sots pétris d'âmour^prOpre. Gela n'est
vrai qu'çn distinguant. Fort souvent les sots sont
vains, ipais rarement ils sont jaloux » pàrceque^ se
croyant bonnement à la première place 4 ils sont tou*
jours très contents de leur lot. Un homme jd'esprit n a
guère Je même bonheur ; il sent parfaitement et ce qni
lui manqi;iQ et l'avantage, qu'en fait de mérite ou de
talents uq autre peut avoir sur lui. Il n'avoaie cela^
qu^à lui-n|éme , mais il le senten dépitde lur^ et voilà
ce que l'amour-propre ne pardonne point.
. Ces éclaircissements m'ont pai*u nécessaires pour
jeter du jour sur ces imputations ^ sensibilité r tsout^
nées par les iins en éloges ^t par les autres, en repro-
ches, ss^s que les uns ni les autres sachent trop ce
qi^'ils veulent dire par là, faute d'avoir coaçiA qu'il
est des genres de sensibilité de naturefe différentes et
même contraires qui ne sauroient s'allier èademble
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232 SECOND DIALOGUE.
dans un même iadividu. Passons maintenant à lappli-
cation.
Jean-Jacques m'a paru doué de la sensibilité phy*
sique à un assez haut degré. Il dépend beaucoup de
ses sens, et il en dépendroit bien davantage si la sen-
sibilité morale n y faisoit souvent diversion ; et c est
même encore souvent par celle-ci que Fautre FafFecte
si vivement. De beaux sons, un beau ciel, un beau
paysage, un beau lac, des fleurs, des parfums, de
beaux yeux , un doux regard , tout cela ne réagit si
fort sur ses sens qu après avoir percé par quelque cèté
jusqu'à son cœur. Je l'ai vu faire deux lieues par jour
durant presque tout un printemps pour aller écouter
à Berci le rossignol à son aise ; il fallait l'eau , la ver-
dure, la solitude et les bois pour rendre le chant de
cet oiseau touchant à son oreille, et la campagne elle-
même auroit moins de charmes à ses yeux s'il n'y
voyoit les soins de la mère commune qui se plaît à
parer le séjour de ses enfants. Ce qu'il y a de mixte
dans la plupart de ses sensations les tempère, et ôtant-
à celles qui sont purement matérielles l'attrait séduc-
teur des autres, fait que toutes, agissent sur lui plus
modérément. Ainsi sa sensualité, quoique vive, n'est
jamais fougueuse, et, sentant moins les privations
que les jouissances, il pourroit se dire en un sens
plutôt tempérant que sobre. Cependant Tabstinence
totale peut lui- coûter quand l'imagination le tour-
mente, au lieu que la modération ne lui coûte plus
rien dans ce qu'il possède, parcequ'alors l'imagination
n'agit plus. S'il aime à jouir, c'est seulement après
avoir désiré ; et il n'attend pas pour cesser que le désir
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SECOND DIALOGUE. 233
cesse, il suffit qu'il soit attiédi. Ses goûts sont sains,
délicats même, mais non pas raffinés. Le bon vin, les
bons mets , lui plaisent fort ; mais il aime par préfé-
rence ceux qui sont simples, communs, sans apprêt,
mais choisis dans leur espèce, et ne fait aucun cas en
aucune chose du prix que dontie uniquement la rareté.
Il hait les mets fins et la chère trop recherchée. Il entre
bien rarement chez lui du gibier, et il n y en entreroit
jamais s'il y étoit mieux le maître. Ses repas, ses festins,
sont d'un plat unique et toujours le même jusqu'à ce
qu'il soit achevé. En un mot, il est sensuel plus qu'il
ne faudroit peut-être , mais pas assez pour n'être que
cela. On dit du mal de ceux qui le sont, cependant ils
suivent dans toute sa simplicité l'instinct de la nature,
qui nous porte à rechercher ce qui nous flatte et à fuir
ce qui nous répugne : je ne vois pas quel mal produit
un pareil penchant. L'ho
la nature; l'homme réfléc
celui-ci qui est dangei
l'être, quand même il te
vrai qu'il faut borner ce
tion que je lui donne , et
tueux de parade qui se 1
qui , pour vouloir passer les limites du plaisir, tombent
dans la dépravation, ou qui, dans les raffinements du
luxe, cherchant moins les charmes de la jouissance
que ceux de Texclusion, dédaignent les plaisirs dont
tout homme a le choix , et se bornent à ceux qui'fbnt
envie au peuple.
Jean-Jacques, esclave de ses sens , ne s'affecte pas
néanmoins de toutes les sensations ; et pour qu'un
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234 SECOND DIALOGUE,
objet lui &sse impression , il faut (|u a la simple se»-
sation se joigne un sentiment distinct de plaisir ou d^
peine qui Tattire ou qui le repousse. Il en est de même
des idées qui peuvent frapper son cerveau ; si l'im-
pression n en pénétre jusqu'à son cceur, elle est nulle.
Bien d'indifférent pour lui ne peut rester dans sa mé-
moire , et à peine peut-on dire qu'il aperçoive ce qull
ne fait qu'apercevoir. Tout ceU fait qu'il n'y eut januùs
sur la terre d'homme, moins. curieux des affairés d'au-
trui, et de ce qui ne le toiicbe en aucude sorte , ni de
plus mauvais observateur , quoiqu'il ait cru long-
temps en être un très bon, parcequ'il croyoit toujours
bien voir quand il ne faisoit que sentir vivenkent. Mais
celui qui né sait voir que les objets qui le touchent
en détermine mal l^s rapports ^ et quelque délicat que
soit le toucher d'un aveugle, il ne lui tiendra jamais
lieu de.deux bons yeux. En un mot, tout ce qui n'est
soit dans les arts , ^oit dans le
ture, ne tente ni ne flatte Jesat-
te , et jamais on ne le verra s'jâu
it un seul moment. Tout cela
iresse de penset* qui, déjà trop
contrariée pour son propre compte , l'empêche d'être
affecté des objets indifférents. C'est aussi parla qail
fitut expliquer ces distractions continuelles qui dan6
les conversatioùs ordinaires l'empêchent d'entendre
presque rien de ce qui se dit, et vont quelquefois
jusqu'à la stupidité. Cet distractions ne. viennent pas
de ce qu'il pense à autre chose, mais de ce qu'il ne
pense à rien , et qu'il ne peut supporter la fatig;ue
d'écouter ce qu'il lui importe peu de savoir : il pa-
DigitizedbÇ Google
SECOND DIALOGUE. 235'
rolt ilistraity sans Fétre, et nest exactement qu en-
gourdi.
De là les imprudentes et les balourdises qui lui
échappent à tout moment, et qui lui ont fait plus de
mal que ne lui en auroient fait les vices les plus odieux :
car ces vices lauroient forcé d'être attentif sur lui-
même poui^ les déguiser aux yeux d'aùtrui* Les gens
adroits, ftiux, mal&isants , sont toujours en gardé ^t
ne donnent aucune prise sur eux par leurs discours»
On est bien moins soigneux de cacher le mal quand
on sent le bien qui le rachète ^ et qu on ne risque rien
à se montrer tel qu on est. Quel est Thonnête homme
qui n'ait ni vice ni défaut, et qui , se mettant toujours
à découvert, ne dise et ne fasse jamais des choses ré-
préhensibles? L'homme rusé qui ne se montre que tel
qu'il veut qu'on le voie n'en parott point faire et n'en
dit jamais , du moins en public^ mais défions-nous des
gens parfaits. Même indépendamment des imposteut*$
qui le défigurait, Jean- Jacques eût toujours difficile^
ment pai*u ce qu'il vaut, parcequ'il ne sait pas mettre
son prix en montre , et que sa maladresse y met in-
cessamment ses défauts. Tels sont en lui les effet»
bons et mauvais de la sensibihté physique.
Quant à la sensibihté morale , je n'ai connu aucun
homme qui en fût autant subjugué; mais c'est ici
qu'il feut s'entendre : car je n'ai trouvé en lui que
celle qui agit positivement, qui vient de la nature et
que j'ai ci^levant décrite. Le besoin d'attacher son
cœur, satisfait avec plus d'empressement que de choix ^
a causé tous les malheurs de sa vie; mais quoiqu'il
s'anime assez fréquemment et souvent très vivement^
<#
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236 SECOND DIALOGUE.
je ne lui ai jamais vu de ces démonstrations affectées
et convulsives , de ces siugeries à la mode dont on
nous iait des maladies de nerfs. Ses émotions s'aper-
çoivent, quoiqu'il ne s'agite pas : elles sont naturelles
et simples comme son caractère ; il est parmi tous ces
énerguménes de sensibilité comme une belle femme
saûl rouge , qui , n'ayant que les couleurs de la na-
ture, paroît pâle au milieu des visages fardés. Pour
la sensibilité répulsive qui s'exalte dans la société , et
dont je disti!>ngue l'impression vive et rapide du pre-
mier moment qui produit la colère et non pas la
haine, je ne lui en ai trouvé des vestiges que par le
côté qui tient à l'instinct moral , c'est-à-dire que la
haine de l'injustice et de la méchanceté peut bien lui
rendre odieux l'homme injuste et le méchant , mais
sans qu'il se mêle à cette aversion rien de personnel
qui tienne à l'amour-propre. Rien de celui d'auteur et
d'homme de lettres ne se iait sentir en lui. Jamais sen-
timent de haine et de jalousie contra aucun homme
ne prit racine au fond de son cœur ; jamais on ne l'ouït
dépriser ni rabaisser les hommes célèbres pour nuire
à leur réputation. De sa vie il n'a tenté, même dans
ses courts succès, de se faire ni parti, ni prosélytes ,
ni de primer nulle part. Dans toutes les sociétés où il
a vécu , il a toujours laissé donner le ton par d'autres,
s'attachant lui-même des premiers à leur char, parce-
qu'il leur trouvoit du mérite, et que leur esprit épar-
gnoit de la peine au sien ; tellement que dans aucune
de ces sociétés on ne s'est jamais douté des talents
prodigieux dont le public le gratifie aujourd'hui pour
en faire les instruments de ses crimes; et maintenant
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SECOND DIALOGUE. 237
encore s'il vivoit parmi des gens non prévenus , qui ne
sussent point qu'il a fait des livres, je suis sûrque^.loin
de Fén croire capable , tous s'accorderoient à ne lui
trouver ni goût ni vocation pour ce métier.
Ce même naturel ardent et doux se fait constam-r
ment sentir dans tous ses écrits comme dans ses dis-
cours. Il ne cherche ni n'évite de parier de ses en-
nemis. Quand il en parle, c'est avec une fierté sans
dédain, avec une plaisanterie sans fiel, avec des re-
proches sans amertume , avec une franchise sans ma-
lignité. Et de même il ne parle de ses rivaux de gk>ire
qu'avec des éloges mérités sous lesquels aucun venin
ne se cache; ce qu'on ne dira sûrement pas de ceux
qu'ils font quelquefois de lui. Mais ce que j'ai trouvé
en lui de plus rare pour un auteur, et même pour
tout homme sensibl.e, c'est la tolérance la plus par-
faite en fait de sentiments et d'opinions, et Téloigne-
ment de tout esprit de parti, même en sa &veur: vou-
lut dire en liberté son avis et ses raisons quand la
diose le demande, et même, quand son cœur s'é-
chaufFe , y mettant de la passion ; mais ne blâmant pas
plus qu'on n'adopte pas son sentiment qu'il ne soufire
qu'on le lui veuille ôter, et laissant à chacun la même
liberté de penser qu'il réclame pour lui-même. J'en-
tends tout le monde parler de tolérance, mais je n'ai
connu .ide vrai tolérant que lui seul.
Enfin l'espèce de sensibilité que j'ai trouvée en Ifà^
peut rendre peu sages et très malheureux ceux qu'elle
gouverne , mais elle n'en fait ni des cerv^ux brûlés ni
des monstres : eUe en fait seulement des hommes in-
conséquents et souvent en contradiction avec eux-^
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?38 SECOND DIALOGUE,
tnémesy <]uaiid, unissant comme ce)ui-ci un cœur vif
et un esprit lent , ils commencent par ne suivre que
leurs penchants, et finissent par vouloir rétrograder ,
mais trop tard, quand leur raison plus tardive les
avertit enfin qu'ils s'égarent.
Cette opposition entre les premiers élénients de sa
constitution se fait sentir dans la plupart des qualités
qui en dérivent et dans toute sa conduite. I{ y a peu
de suite dans ses actions , parce<|ue ses mouvements
naturels et ses projets réfléchis ne le menant jamais
sur la même ligne , les premiers le détournent à chaque
instant de la route qu'il s'est tracée, et qu'en agissaqt
beaucoup il n'avance point. Il n'y a rien de grand , de
beau , de généreux dont par élans il ne soit capable ;
mais il se lasse bien vite , et reto^ibe aussitôt dans son
inertie : c'est en vain que les actions nc!(3les et belles
sont quelques iùstants dans son courage , la paresse et
la timidité qui succèdent bièntéit le retiennent, Tanéan-
tissent; et voilà comment, avec deé sentiments quel-
quefois élevéà et grtmdsr, il fut toujours petit et nul
par sa conduite.
Valiez- vouf donc connottre à foqd sa conduite et
ses m<Bui%, étudiez bien ses inclinations et ses gerùts,
cette coifinoissande vous dcncmera T^utré parfaitement;
car jaq^ais homme ne se conduisit moins sur des prin-
cipes et des régies , et ne suivit plus aveuglément
"^es penchants. IVudence, raison, précaution, pré-
voyance, tout cela ne sont pour lui que des mous saas
effet. Quand il<est tenté, il succombe; (pwtnd il ne t'est
pas, il reste dans sa langueur. Par là vous voyez que
sa Condtlite doit être inégale et sautillante, quelques
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SECOND DIALOGUE. 289
instants impétueuse, et presque toujours mdle ou
nulle. Il ne marche pa9 ; il fait dés bonds, et retombe
à la même place ; son aedTÎté même ne tend qu^à
le ramener à celle dont la force des chosçs le tire; et,
s^il n étodt poussé que par son plus constant désir, il
resteroit toujours immobile. Enfin jatnaîs il n exista
dêti^e plus sensible à Témotion et moins foripé pour
Taction.
Jean-Jacques n a pas toujours fui les bôroiiies ; mais
il a toujours aimé la solitude. Il se plaisoit avec les
amis qu il orbyoit avoir, ma(is il se plaisoit encore plus
avec lui-mémé. Il c^érissoit leur société; mais il avoit
quelquefois besoin de $e reeqeillir, et peut-être eût4l
encore mieux aimé vivre toujours seul que toujours
*V0C' eux. Son affection pour le roma» d^ Robinson
m'a 6iit juger qu'il ne se fi(kt pas cru si malbenr^ux
que lui , confiné dans son il^ déserte. Pour \xtk honMK^
s^isible, ^aas ambition ^t sans vanité, il e^t moins
cruel et moins ^fiBcile de vivre seul daufs u& ^ésert
que sohI parmi ses semUables. Du^ste , qiloique cetle
inoliii|ition pour la vie retirée et solitaire n'ait certai-
m^Euent rien de méchant et demisântàrope, elle c»t
oéàamoins si singulière que je ue Tai^jalnais trouvée
à ce point qu'en lui seul, et qu'il en-êilloit atb^olument
démêler la cause précise, ou renoncer à bien connol*
lF« l'homme dans ieipid je la remmxiyioiél
J'ai bien vu d'àboîrd que là mesiire dies sociétés or-*
dîpaii'es où régne une fimiliarité apparenté et une
réfiervfi réefle ne po«voitlui conveiiir. L'im]M>ssibiIilé
de fiatterson langage et de oaefaer \m mouvemenu
dç ^osk coeur onettoit de s<Nr cëté un dé^rântagq
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24o SECOND DIALOGUE,
énorme vis-à-vis du reste des hommes, qui, sachant
cacher ce qu'ils sentent et ce qu'ils sont, se montrent
uniquement comme il leur convient qu'on les voie.
Il n y avoit qu'une intimité psfrfaite qui pût entre eux
et lui rétablir l'égalité. Mais quand il l'y a piise, ils
n'en ont mis eux que l'apparence; elle étoit de sa part
une imprudence, et de la leur une embûche; et cette
tromperie, dont il fut la victime, une fois sentie, a
dû pour jamais le tenir éloigné d'eux.
Mais enfin perdant les douceurs de la société hu-
maine, qu'^-t-il substitué qui pût l'en dédommager et
lui faire préférer ce nouvel état à l'autre malgré ses
inconvénients? Je sais que le bruit du monde afiarou-
che les cœurs aimants et tendres , qu'ils se resserrent
et se compriment dans la foule, qu'ils se dilatent et
s'épanchent entre eux ^ qu'il n'y a de véritable efRision
que dans le téte*à-téte , qu'enfin cette intimité déU-
cieuse qui fait la véritable jouissance de l'amitié ne
peut guère se former et se nourrir que dans la retraite;
mais je sais aussi qu'une solitude absolue est un état
triste et contraire à la nature ; les sentiments affec-
tueux nourrissent l'ame, la communication des idées
avive Fesprit. !Notre plus douce existence est relative
et collective, et qptre vrai moi n'est pas tout entier
eu nous. Enfin telle est la constitution de l'homme en
cette vie qu'on n'y parvient jamais à bien jotdxide soi
sans le concours d'autrui. Le solitaire Jean-Jacques
deyroit donc être sombre, tacitunle et vivre toujouiv
mécontent. C'est en effet ainsi qu'il parott dans tous
ses portraits, et c'est ainsi qu on me l'a toujours dé-
peint depuis ses malheurs; même on lui fait dire daqs
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SECOND DIALOGUE. 24l
une lettre imprimée qu'il n a ri dans toute sa vie que
deux fois quil cite, et toutes deux d'un rire de mé-
chanceté« Mais on me parloitjadis de lui tout autre-
ment,, et je Tai vu tout autre lui-même sitôt qu'il s'est
mts à son aise avec moi. J'ai surtout été frappé de ne
lui trouver jamais l'esprit si gai, si serein, que quand
on l'avoit laissé seul et tranquille, ou au retour de sa
promenade solitaire , pourvu que ce ne fui pas un fla-
gorneur qui l'accostât. Sa conversation étoit alors
encore plus ouverte et douce qu'à l'ordinaire, comme
seroit celle d'un homme qui sort d'avoir du plaisir.
De quoi s'occupoit-il donc ainsi seul, lui qui y devenu
la risée et l'horreur de ses contemporains , ne "voit
dans sa triste destinée que des sujets de larmes et de
désespoir? «
O Providence! ô nature! trésor du pauvre, res-
source de l'infortuné; «elui qui sent, qui connoU
vos saintes lois et s^y confie, celui dont le cœnr est
en paix et dont le corps ne so«tffre pas , grâces à vous ,
n'est point tout entier en proie à l'adversité. Malgré
tous les complots des hommes , tous les succès des
méchants , il ne peut être absolument misérable. Dé-
pouillé par des mains cruelles de tous les biens de
cette vie, l'espérance l'en dédommage dans l'avenir,
l'imagination les lui rend dans l'instant même; d'heu-
reus^ fictions lui tiennent lieu d'un bonheur réel; et,
que dis-je? lui seul est solidement heureux, puisque
les biens terrestres peuvent à chaque instant échfip-
per en mille manières à celui qui croit les tenir , mais
rien ne peut ôter ceux de l'imagination à quiconque
sait en jouir. ^ Il les possède sans risque et sans crainte;
XYI. l6
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242 SECOND DIALOGUE.
la fortune et les hommes ne saiiroient Ten dépeniller:
Foîble resMuroe, allez-Tou9 dire, que des visions
contre une grande advçrsitél Eh! monsieur, ces vi-
sions ont plus de réalite peut-être que tous les biens
apparents dont tes hommes .font tant de cas, puis-
qu il3 ne portent jamais dans Tame un vrai sentiment
de bonheur, et que ceux qui les possédeSdt sont éga-
lement forcés de se jeter dans lavenir, faute de
trouver dans le présent des jouissances qui lea satis-
fassent.
Si Ion vous disoit qu u^n mortel, d'ailleurs très in-
fortuné; passe régulièrement cinq ou six heures par
jour dans des sociétés délicieuses, composées d'hom-
mes justes, vrais, gais, aimables, simples avec de
grandes lumières, doux avec de grandes vertus; de
temmes charmantes et sages, pleines de sentiments et
de grâces , modestes sans grimace , badines sans étour-
derie, n'usant de l'ascendant de leur sexe et de l'em-
pire de leurs charmesP que pour nourrir entre les
hommes l'émulation des grandes choses et le zèle de
la vertu ; que ce mœtel , connu , estimé , chéri dans ces
sociétés d'élite, y vit, avec tout ce qui les compose,
dans un commerce de confiance, d'attachement, de
familiarité; qu'il y trouve à son choix des amis sûraf,
des maîtresses fidèles, de tendres et solides amies,
qui valent peut-être encore mieux : pensez-vous que
la moitié de chaque jour ainsi passée ne rachéteroit
pas Irien les peines de l'autre moitié? JLe souvenir tou-
jours présent d'une si douce vie et l'espoir assuré de
son prochain retour n'adouciroiVil pas bien encore
l'amertume du reste du temps? et croyez-vous qu'à
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SECOI^D DIALOGUE. 243
tout |Nrendre rhomme le plus heureux de la terre
compte dans le même espace plus de moments aussi
doux? Pour moi, je paase, et vous penserez, je m'as*
sure, que cet homme pourroit se flatter, malgré ses
peines, de passer de cette manière une vie aussi pleine
de bonheur et de jouissance que tel autre mortel que
ce soit. Hé bien! monsieur , tel est Fétat de Jean- Jac-
ques au milieu de ses afflictions et de ses fictions ; de
ce Jean-Jacques si cruellement, si obstinément, si
indignement noirci, flétri, diffamé, et quavec des
soucis, des soins, des frais énormes, ses adroits, ses
puissants persécuteurs travaillent depuis si long-
temps sans relâche à rendre le plus malheureux des
êtres. Au milieu de tous leurs succès, il leur échappe;
et , se réfugiant dans les régH>ns éthérées , il y vit heu«
reux en dépit d'eux: jamais, avec toutes leurs ma*
chines , ils ne le poursuivrcmt jusque-là.
Les hommes , livrés à lamour^propre et à son triste
cortège, ne conncHSsent plus le charme et Teffet de
l'imagination, ils pervertissent l'usage de cette faculté
consolatrice : au lieu de s'en servir four adoucir le
sentiment de leurs maux, ils ne s'en servent que pour
l'irriter. Plus occupés des objets qui les blessent que
de ceux qui les flattent, ils voient partout quelque
sujet de peine, ils gardent toujours quelque souvenir
attristant; etf, quand ensuite ils méditent dans la soli-
todé sur œ qti les a le plus affectés , leurs cœurs ulcérés
remplissent leur imagination de mille objets funestes.
Les concurrences, les préférences, les jalousies, les
rivalités, les offenses, les vengeances, les méconten-
tements de toute espèce, l'ambition, les désirs, les
i6.
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^44 SECOND DIALOGUE,
projets, les moyens, les. obstacles, remplissent de
pensées inquiétantes les heures de leurs courts loisirs;
et si quelque ima||[e agréable ose y paroltre avec l'es-
pérance, elle en est effacée ou obscurcie par cent
images pénibles que le doute du succès vient bientôt
y substituer.
Mais celui qui franchissant Tétroite prison de Tinté-
rêt personnel et des petites passions terrestres , s'élève
suries ailes de l'imagination au-dessus des vapeurs
de notre atmosphère; celui qui^ sans épuiser sa force
et ses facultés à lutter contre la fortune et la destinée ,
sait s'élancer dans les régions «thérées, y planer, et
s'y soutenir par de sublimes contemplations , peut de
là braver les coups du sort et des insensés jugements
des hommes. Il est au-dessus de leurs atteintes; il n'a
pas besoin de leur suffrage pour être sage, ni de leur
faveur pour être heureux. Enfin tel est en nous l'em-
pire de l'imagination, et telle en est l'influence, que
d'elle naissent, non seulement les vertus et les vices,
mais4es biens -et les maux de la vie humaine, et que
c'est principalement la manière dont on s'y livre qui
rend les hommes bons ou méchants, heureux ou mal-
heureux ici-bas.
Un cœur actif et un naturel paresseux doivent in-
spirer le goût de la rêverie. Ce goût perce et devient
une passion très vive, pour peu qu'il soit secondé par
l'imagination. (S'est ce qui arrive trte fréquemment
aux Orientaux ; c'est ce qui est arrivé à Jean-Jacques ,
<fui leur ressemble à bien des égards. Trop soumis à
ses sens pour pouvoir, d%ns les jeux de la sienne, en
«eoouer le joug, il né s'éléveroit pas sans peine à des
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SECOND DIALOGUE. 2j^S
méditations purement abstraites, et ne s y soutien-
droit pas îbng- temps. Mais cette foiblesse d'entende-
ment lui est peut-être plus avantageuse que ne seroit
une tête plus philosophique. Le concours des objets
sensibles rend ses méditations moins sèches, plus
doi^ces , plus ill usoires , plus appropiûées à lui tout en-
tier. La nature s'habille pour lui des formes les plus
charmantes; se peint à ses yeux des couleurs les plus
vives, se peuple pour son usage d'êtres selon son
cœur; et lequel est le plus consolant, dans l'infor-
tune, de profondes conceptions qui fatiguent, ou de
riantes fictions qui ravissent, et transportent celui
qui s'y livre au sein de la félicité? Il raisonne moins,
il est vrai, mais il jouit davantage: il, ne perd pas un
moment pour la jouissance; et, sitôt qu'il est seul, il
est heureux.
La rêverie, quelque douce qu'elle soit, épuise et fa-
tigue à la longue, elle a besqin de délassement. On le
trouve en laissant reposer sa tête et livrant unique-
ment ses sens à l'impressioxi àe» objets extérieurs. Le
plus indifférent spectacle a sa douceur par le relâche
^u'il nous procure ; et, pour peu que l'impression ne
soit pas tout-à-fait nulle , le mouvement léger dont elle
nous agite suffit pour nous préserver d'»n engour-
dissement léthargique , et nourrir en nous le plaisir
d'exister, sans donner de l'exercice à nos facultés. Le
contemplatif Jean-Jacques, len tout autre temps si peu
attentif aux objefe qui l'entourent, a souvent grand
besoin de ce repos, et le goûte alors avec une sensua>-
lité d'enfant dont nos sages ne se doutent guère. Il
n'aperçoit rien, sinon quelque mouvement à sohl
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24*6 SECOND DIALOGUE,
oreille ou devant ses yeux; mais c^en est assez po«r
lui. Non seulement une parade de foire, une re-
vue, un exercice y une procession, I amuse; mais la
grue, le cabestan^ le mouton , le jeu d'une machine
quelconque,, un bateau qui passe, un moulin qui
tourne^ un bouvier qui laboure, des joueurs de
boule ou de battoir, la rivière qui court, Toiseau qui
vole, attachent ses regards. Il s'arrête même à des
spectacles sans mouvement, pour peu que la variété
y supplée. Des colifichets en étalage, des bouquins
ouverts sur les quais, et dont il ne lit que les litres,
des images contre les murs, qu'il parcourt d'un œil
stupide , tout cela l'arrête et l'amuse quand son ima-
gination fatiguée a besoin de r^os. Mais nos mo-
dernes sages , qui le suivent et Vépient dans tout ce
badaùdage, en tirent des conséquences à leur mode
sur les motifs de son attention , et toujours dans l'ai-
mable caractère dont ils l'ont obligeamment gratifié.
Je le vis un jour assez long-temps arrêté devant une
gravure. De jeunes gens inquiets de savoir ce qui Toc^
cupoit si fort, mais assez polis, contre l'ordinaire ^
pour ne pas s'aller interposer entre l'objet et lui, at-
tendirent avec une risible impatience. Sitôt qu'il par-
tit, ils coururent à la gravure, et trouvèrent quec'é^
toit le {dan des attaques du fort de Kehl. Je les vis en-
suite long-temps et vivement occupés d'un enfretien
fort animé ^ dans lequel je compris qu'ils fatiguoient
leur Minerve à chercher quel crime on pouvoit médi-
ter en regardant le plan de^ attaques du fort de KeU.
Voilà, monsieur, une grande découverte, et dont
je me suis beaucoup félicité,, car je la regarde conmie
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SECOND DIALOGUE. 34?
là clef des autres singularités de cet homme» De cette
pente aux douces rêveries j'ai vu dériver tous Jes
goûts y tous les penchants, toutes les habîludes de
Jean-Jacques, ses vices même, et les vertus qu'il peut
avoir. Il n'a guère assea de suite dans ses idées pour
former de vrais projets; mais, enflammé par la Icmgue
contemplation d un objet, il fait parfois dans sa cham^
bre de fortes et promptes résolutions > qu'il oublie ou
qu'il abandonne avant d'être arrivé dans la rue. Toute
la vigueur de sa volonté s'épuise à résoudre ; il n'en a
plus pour exécuter. Tout suit en lui d'une prenûèré
inconséquence. La même opposition qu'offrent les
élé^ients de sa constitution se retrouve dans ses inoli"-
nations, dcms ses nKBurs, et dans sa conduite. Il est
actif, ardent, laborieux, infatigable; il est indolent,
paresseux, sans vigueur: il est fier, audacieux, té^-
méraire; il est craintif, timide, embairassé: il est
froid, dédaigneux, rebutant jusqu'à la dureté; il est
doux, caressant, facile jusqu'à la foiblesse, et ne
sait pas se défendre de Eure ou souffrir.ce qui lui
plaît le moins. En un mot, il passe d'une extré-
mité à l'autre avec une incroyable rapidité, sans
même remarquer ce passage, ni se souvenir de ce
qu'il étoit l'instant auparavant; et, pour rapporter
ces effets divers à leurs causes primitives , il est lâche
et mou tant que la seule raison l'eKdte , il devient tout
<te feu sitôt qu'il est animé par quélgue passion. Vous
Aie direz que c'est comme cela /}ue smat tdus les^
hommes. Je pense tout le ccmtraire, et vous ne pen*
seriez pas ainsi vous*m^ne, si j'avois mis le içot in-
térêt à k place du mot raison , qui dans le fond signifia
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248 SECOND DIALOGUE.
ioi la même chose ; car qu'est-ce que la raison pratique,
si ce n est le sacrifice d'un bien présent et passager aux
moyens de s'en procurer un jour de plus grands ou de
plus solides ; et qu est-ce que Fintérét , si ce n est Taug-
mentation et Textension continuelle de ces mêmes
moyens? L'homme intéressé songe moins à jouir qu a
multiplier pour lui Tinstrumént des jouissances. Il
na point proprement de passions, non plus que la-
vare , ou il les surmonte, et travaille uniquement par
un excès de prévoyance à se mettre en état de satis-
feire à son aise celles qui pourront lui venir un jour.
Les véritables passions, plus rares quon ne pense
parmi les hommes , le deviennent de jour en jour da-
vantage; Tintérét les élime, les atténue, les engloutît
toutes, et la vanité, qui n'est qu'une bêtise de l'amour-
propre, aide encore à les étouffer. La devise du bacon
de Feues te se lit en gros caractères sur toutes les ac-
tions des hommes de nos jours: C est pour parottre. Ces
dispositions habituelles ne sont guère propres à lais-
ser agir les vrais mouvements du cœur.
Pour Jean-Jacques, incapable d'une prévoyance un
peu suivie, et tout entier à chaque sentiment qui l'a-
gite, til ne connoît pas même pendant sa durée qu'il
puisse jamais cesser d'en être affecté. Il ne pense à
son intérêt, c'est-à-dire à l'avenir, que dans un calme
absolu ; mais il t6mbe alors dans un tel engourdisse-
ment, qu'autantv^vaudroit qu'il n'y pensât point du
tout. Il peut bien, dire, au contraire de ces gens de
FÉvangile et de ceux de nos jouro, qu'où est le cœur
là est aussi son trésor. En un mot; son ame est forte
ou foible à l'excès, selon les rapports sous lesquels oa
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SECOND DIALOGUE. 249
renviâage. & fbi^ce n est pas dans lactioD, mais dans
la résistance ; toutes les puissances de Tunivers ne fe-
roient pas fléchir un instant les directions de sa vo-
lonté. L'amitié seule eût eu le pouvoir de l'égarer , il
esta répreuve de tout le reste. Sa foiblesse ne consiste
pas à se laisser détourner de son but, mais à ipanquer
de vigueur pour latteindre , et à se laisser arrêter tout
court par le^ premier obstacle qu^ette rencontre, quoi-
que facile à surmonter. Jugez si ces dispositions le
rendroient propre à faire son chemin dans le monde >
où Ton ne marche que par zig-zag.
Tout a concouru dès ses premières années à déta-
cher son ame des lieux qu'habitoit son corps, pour
rélever et la fixer dans ces régions éthérées dont je
vous parlois dhdevant. Les hommes illustras de Plu-
tarque furent sa première lecture dans un âge où ra-
rement les enfents savent lire. . Les traces de ces
honmies antiques firent en lui des impressions qui ja-
mais n'ont pu s effacer. A ces lectures succéda celle
de Cassandre et des vieux romans, qui , tempérant sa
fierté romaine, ouvrirent ce cœur naissatH à tous les
sentiments expansifs et tendres auxquels il n'ét<ttt
déjà que trop disposé. Dès-lor^ ît se fit, des hommes
et de la société, des idées romanesques et fausses,
dont tant d'expériences funestes n'ont jamais bien pu
le guérir. Ne trouvant rien autour de lui qui réalisât
ses idées,' il quitta sa patrie encore jeune adolescent ,
et se lança dans le monde avec confiance , y cherchant
les Aristides, les Lycurgues , et les Astrées, dont il le
croyoit rempli. Il passa sa vie à jeter son cœur dans
ceux qu'il crut s'ouvrir pour le recevoir, à croire avoûr
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25'o SECOND DIALOGUE,
trouvé ce qu'il cherchoit, et à se désabuser. Durant sa
jeunesse, il trouva des âmes bonnes et simples, mais
sans chaleur et sans énergie. Dans son âge mûr, il troa-^
va des esprits vifs , éclairés et fins, mais feux , doubles
et méchants, qui parurent laimer tant qu'ils eurent la
première place; mais qui, dès qu'ils s'en crurent of*
fusqués, n'usèrent de sa confiance que pour Taeca-^
hier d'opprobres ecde malheurs. Enfin , se voyant de^
venu la risée et le jouet de son siècle, sans savoir
comment ni pourquoi, il comprit que, vieillissant
dans ]a haine publique , il n'avoit plus rien à espérer
des hommes; et, se détrompant trop tard des illusions
qui l'avoient abusé si long-temps, il se livra tout en*
tier à celles qu'il pou voit réaliser tous les jours, et
finit par nourrir de ses seules chimères son cœur, que
le besoin d'aimer avoit toujours dévore. Tous ses
goûts, toutes ses passions ont ainsi leurs objets dans
une autre sphère. Cet homme tient moins à celle^û
qu'aucun autre mortel qui me soit connu. Ce n'est paa
de quoi se iaire aimer de ceux qui l'habitent , et qui ,
se sentant dépendre de tout le monde, veulent aussi
que tout le monde dépende d'eux.
Ces causes, tirées des événements dé sa vie, au-
roient pu seules lui faire fuir la foule et rechercher la
solitude^ Les causes naturelles , tirées de sa consti-
tution , auroient dû seules produire aussi le même ef-
fet. Jugez s'il pouyoit échapper au conconr» de ces
différentes causes, pour le rendre ce qu'il est aujour-
d'hui. Pour mieux sentir cette nécessité, écartons nti
moment tous les feits, ne supposons connu que le
tempérament que je vous ai décrit^ et voyons ce qoi
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SECOND DIALOGUE. ' 25 1
devrcttt naturellement en résulter dans un ê^e fictif
dont noua n aurioqs aucune autre idée.
Doué d'un cœur très sensible , et d^une imagination
très vive, mais lent à penser, arrangeant difficilement
ses pensées, et plus difficilement ses paroles, il fuira
les situations. qui lui sont pénibles, et recherchera
celles qui lui sont commodes ; il se complaira dans le
sentiment de ses avantages, il en jouira tout à son
aise dans des rêveries délicieuses; mais il aura la pl{ts
forte répugnance à étaler sa gaucherie dans les assem»
blées; et Tinutile effort d'être toujours attentif à oe
qui se dit, et d'avoir toujours l'esprit présent et tendu
pour y répondre, lui rendra les sociétés indifférentes
aussi fatigantes que déplaisantes. La mémoire et la
réflexion renforceront encore cette répugnance, en
hii faisant entendre, après coup, des multitudes de
choses qu'il n'a pu d'abord entendre , et auxquelles ,
forcé de répondre à l'instant , il a répondu de travers^
faute d'avoir le temps d'y penser. Mais , né pour de
, vrais attachements , la société des cœurs et l'intimité
lui seront très précieuses ; et il se sentira d'autant plus
à son aise avec ses amis, que, bien connu d'eux cm
croyant l'être, il n'aura pas peur qu'ils le jugent sur
les sottises qui peuvent lui échapper dans le rapide
bavardage de la conversation. Aussi le plaisir de vivre
avec eux exclusivement se marquera4-il sensiblement
dans ses yeux et dans ses manières ; mais l'arriyée d'uD
survenant fera disparaître à l'instant sa confiance et
sa gaieté. . ^
Sentant ce qu'il vaut en-dedans, le sentiment de
son invincible initie au-dehors pourra lui donner
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252 SECOND DIALOGUE.
souvent du dépit contre lui-même et quelquefois
contre ceux qui le forceront de la montrer. Il devra
prendre en aversion tout ce flux de compliments qui
ne sont qu'un art de s en attirer à soi-même, et de
provoquer une escrime en paroles; art surtout em-
ployé par les femmes et chéri d'elles, sûres de l'avan-
tage qui doit leur en revenir. Par conséquent, quelque
penchant qu'ait notre homme à la tendresse , quelque
gBâit qu'il ait naturellement pour les femmes, il n'en
pourra souffrir le commerce ordinaire, où il faut
fournir un perpétuel tribut de gentillesses qu'il se sent
hors d'état de payer. Il parlera peut-être aussi bien
qu'un autre le langage de l'amour dans le téte-à-tête,
mais plus mal que qui que ce soit celui de la galanterie
dans un cercle.
Les hommes, qui ne peuvent juger d'autruique
par ce qu'ils en aperçoivent, ne trouvant rien en lui
que de médiocre et de commun t#ut au plus, l'esti-
meront au-dessous de son prix. Ses yeux , animés par
intervalles, promettroient en vain ce x[u'il seroit hors
d'état de tenir. Us brilleroient en vain quelquefois
d'un feu bien différent de celui de l'esprit: ceux qui
ne connoissent que celui-ci , ne le trouvant point en
lui, n'iroient pas plus loin; et, jugeant de lui sur cette
apparence, ils diroient: C'est un h(»nme d'esprit en
peiiUure, c'est tin sot en original. Ses amis mêmes
pourroient se tromper comme les autres sur sa
mesure ; et, si quelque événement imprévu les forçoit
enfin de reconnoitre en lui plus de talent et d'esprit
qu'ils ne lui en. avoient d'abord accordé, leur amour-
propre ne lui pardonneroit point leur première erreur
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SECOND DIALOGUE. 253
sur son compte, et ils pourroient le haïr toute leur
vie, uniquement pour n avoir pas su d'abord lap-
précier.
Cet homme , enivré par ses contemplations des
charmes de la nature, l'imagination pleine de types
de vertus, de beautés, de perfection de toute espèce,
chercheroit long-temps dans, le monde des sujets où
il trouvât tout cela. A force de désirer, il croiroit sou-
vent trouver ce qu'il cherche; les moindres appa-
rences lui parottroient des qualités réelles; les moin-
dres protestations lui tiendroientlieu de preuves; dans
tous ses attachements il croiroit toujours trouver le
sentiment qu'il y porteroit lui-même ; toujours troinpé
dans son attente, et toujours caressant son erreur, il
passeroit sa jeunesse à croire avoir réalisé ses fictions ;
à peine l'âge mûr et l'expérience les lui montreroient
enfin pour ce qu'elles sont, et, malgré les erreurs, les
fautes et les expiations d'une longue vie, il n'y auroit
peut-être que le concours des plus cruels malheurs
qui pût détruire son illusion chérie, et lui faire sentir
que ce qu'il cherche ne se trouve point sur la terre, ou
ne s'y trouve que dans un ordre de chosea bien diffé-
rent de celui où il l'a cherché.
La vie contemplative dégoûte de l'action. H n'y a
point d'attf ait plus séducteur que celui des fictions
d'un cœur aimant et tendre, qui, dans l'univers qu'il
se créfe à son gré, se dilate, s'étend à son aise, délivré
des dures entraves qui le compriment dans celui-ci.
La réflexion, la prévoyance, mère des soucis et des
peines, n'approchent guère d'une ame enivrée des
charmes de la contemplation. Tous les soins Êitigants
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254 SECOND DIALOGUE,
delà vie active lui deviennent insupportables, et lui
semblent superflus; et pourquoi se donner tant de
peines , dans lespoir éloigné d'un succès si pauvre, si
incertain, tandis qu on peut dès l 'instant même, dans
une délicieuse rêverie , jouir à son aisade toute la féli-
cité dont OD sent en soi la puissance et le besoin? Il
devîèndroit donc indolent, paresseux, par goût, par
raison même, quand il ne le seroit pas par tempéra*
ment. Que sr, par intervalle, quelque projet de gloire
on d ambition pou voit Témouvoir, il le suivroitd abord
avec ardeur , avec impétuosité ; mais la moindre diffi*
eulté, le moindre obstacle Tarréteroit, le rebuteroit,
le rejett^oit dans Finaction. La seule incertitude du
«uocès le détacheroit de toute entreprise douteuse. Sa
nonchalance lui montrermt de la folie à compter sur
quelque chose ici-bas, à se tourmenter pour un avenir
si précaire, et de la sagesse à renoncer à la prévoyance,
pour s attacher uniquement au présent, qui seul est
en>dotre poQvcMr. r
Ainsi livré par système à sa douce oisiveté, il rem-
p£roit ses loisirs de jouissances à sa mode, et, négli-
geant ces foules de prétendus devoirs que la sagesse
humaine prescrit comme indispensables, il passeroit
pour fouler aux pieds les bienséances , parcequ il dé-
daigneroit les simagrées. Enfin , loin de. cultiver sa
raison pour apfh*endre à se conduire prudemment
paarmi les hommes . il n y chercheroit en effet que de
nouveaux motifs de vivre éloigné d'eux , et de se livrer
tout entier à ^es fictions.
Cette humeur indolente et voluptueuse, se£xant
toujours stir des objets riants, le détourneroit par con-
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SECOND DIALOeUE* 255
séquent des idées pénibles et déplaisantes. Les souve-
nirs douloureux s'efFaceroient très promptem^Eit de
son esprit ; les auteurs de ces maux n y tieudroient pas
pliis de place que ces maux mêmes; et tout cela, pai-
faitement oublié dans très peu de temps, seroit bientôt
pour lui comme nul, à* moins que le mal on Tennemi
qu'il auroit encore à craindre ne lui rappelât ce qu il
en auroit déjà souffert. Alors il pourroit être extrême-
ment efl^rouché des maux à venir, moins précisé-
ment à cause de ces maux que par le trouble du repos ,
la privation du loisir, la nécessité d'agir de manière
ou d'autre, qui s'ensnivnoient inévitablement, et qui
alarmeroient plus sa paresse que la crainte du mal
p'épouvanteroit son courage. Mais tout cet effroi subit
et momentané seroit sans suite et stérile en effet. Il
craindroit moins la souffrance que Faction. Il aîmeroit
mieux voir augmenter ses maux et rester tranquille,
que de se tourmenter pour les adoucir; disposition
qui donneroit beau jeu aux ennemis qti'il pouvroît
avoir..
Jai dit que Jean- Jacques n'étoit pas vertueux:
notre homme ne le seroit pas non plus; et comment,
foible et subjugué par ses penchants, pourroit-il
letre, n'ayant toojonrs pour guide que son propre
cœur, jamais 'son devoir ni sa raison? Comment la
vertu, qui n'est que travail et coanbat, régneroitoelle
au sein de la mollesse et des doux loisirs? Il setoit
bon, parceque la nature l'auroit fait td; il feroit dm
bien, parcequ'il lui seroit doux d'en faire: mais s'il
s'agissoit de combattre ses plus cfaers désirs et de dé-
chirer son cœur pour remplir .son devoir, le feitût^l
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256 SECOND DIALOGUE,
aussi? J en doute. La loi de la nature, sa voix du
moins, ne s'étend pas jusque-là. I} en faut une autre
alors qui commande , et que la nature se taise.
Mais se mettroit-il aifssi dans ces situations vio-
lentes d'où naissent des devoirs si cruels? J'en doi^e
encore plus. Du tumulte des sociétés naissent des mul-
titudes de rapports nouveaux et souvent opposés, qui
tiraillent en sens contraires ceux qui marchent avec
ardeur dans la route sociale. A peine on|ils alors
d'autre bonne régie de justice, que de résister à tous
leurs penchants, et de faire toujours le contraire de ce
qu'ils désirent, par cela se^L 'qu'ils le desirebt. Mais
celui qui se tient à l'écart, et fuit ces dangereux com-
bats, n'a pas besoin d'adopter cette morale cruelle ,
n'étant point entraîné par le torrent, ni forcé de céder
à sa fougue impétueuse, ou de se roidir pour y ré-
sister; il se trouve naturellement soumis à ce grand
précepte de morale, mais destructif de tout l'ordre
social, de ne se mettre jamais en situation à pouvoir
trouver son avantage dans le mal d'autrui. Celi^i qui
veut suivre ce précepte à la rigueur n'a point d'autre
moyen pour cela que de se retirer tout-à-fait de la
société, et c^ui qui en vit séparé suit par cela seul ce
précepte sans avoir btsoin d'y songer. ^
Notre homme ne sera donc pas vertueux, parce-
qu'il i»aura pas besoin de l'être; et, par la même rai-
son; il ne sera ni vicieux, ni médiant; car l'indolenee
et l'oisiveté, qui dans la société sont un si grand vice ,
n'en sont plus un dans quiconque a su renoncer à ses
avantages pour n'en pas supporter les travaux. X>e
méchant n'«st méchant qu'à cause du besoin qu'il a
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SECOND DIALOGUE. 267
des autres, que ceux-ci ne le favorisent pas assez, que
ceux-là lui font obstacle , et qu'il ne peut ni les em-
ployer ni les écarter à son gré. Le solitaire n'a besoin
que de sa subsistance y qu'it aime mieux se procurer
par son travail' dans la retraite , que par ses intrigues
daps le monde, qui seroient un bien plus grand travail
pour lui. Du reste , il n'a besoin d'autrui que parceque
soM cœur a besoin d attachement ; il se donne des amis
imaginaires, pour, n'en avoir pu trouver de réels; il
ne fuit les tK>mmes qu'après avoir vainement cherché
parmi eux ce qu'il doit aimer.
Notre homme ne sera pas vertueux , parcequ'il sera
foible , et que la vertu n'appartient qu'aux âmes forte^.
Mais cette vertu à laquelle il ne peut atteindre ,*qui
est-ce qui l'admirera , la chérira , l'adorera plus que
lui? qui est-ce qui, avec une imagination plus vive^
s'en peindra mieux le divin simulacre? qui est-ce qui,
avec un cœur plus tendre ,^ s'enivrera plus d'amour
pour elle? Ordre, harmonie, beauté, perfection, sont
les objets de ses plus douces méditations. Idolâtre du
beau dans tous les genres , resteroit-il froid unique-
ment pour la suprême beauté? Non ; elle ornera de ses
charmes immortels toutes ces images chéries qui rem-
plissent son ame , qui repaissejit son cœur. Tous ses
premiers mouvements seront vifs et purs ; les seconds
auront sur lui peu d'empire. Il voudra toujours ce qui
est bien , il le fera cyielquefois ; et si souvent il laisse
éteindre sa volonté par sa foiblesse , ce sera pour re-
tomber dans sa langueur. Il cessera de bien faire, il
ne commencera pas même loi'sque la grandeur de l'ef- ,
fort^épouvantera sa paresse ; mais jamais il ne fera
XVI. 1 7
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258 SECOND DIALOGUE,
volûiitairemeitt ce qui est niai. En un mot , s^il agit
rarement comme il doit, plus rarement encore il agira
comme il ne doit pas ^ et toutes ses fautes , même les
plus graves , ne seront que des péchés d'omissioa i
mais c'est par là précisément qû'i! sera le pltis eï|
scandale aux hommes, qui, ayant mis toute la morade
en petites formules , comptent pour rien le mal dont
on s'abstient, pour tout l'étiquette des petift plï^o-
Cédés , et sont bien plus attentifs à remarquer les de-
voirs auxquels on manque , qu'à tenir comfpte de ceux
qu'on remplit.
Tel sera l'homme doué du tempérament dont j'ai
parlé , tel j'ai trouvé celui que je viens d*étudîer. Son
ame , forte en ce qu'elle ne se laisse point détourûer
de soii objet , mais foible pouir surmonter les obstacles ,
ne prend guère de mauvaises directions, mais suit
lâchement la bonne. Quand il est quelque chose , il est
Bon, mais plus souvent il est nul : et c'est pour ceïai
méïne que, sans être persévérant, il est fermé; que
les traits de l'adversité ont moins de prise sur lui cfulfs
n'âuroient sur tout autre homme ;^t que, malgré tous
^s malheurs , ses sentiinents sont encore plus affec?-
Itneux que douloureux. Son cœur, avide de bonheur et
de joie, ne peut garder nulle impression pénible. La
douleur peut fe déchirer on moment sans pouvoir y
prendre rajcine. Jamais idée affligeante n'a pu" long*-
temps l'occuper. Je l'ai vu , dauârks plus grandes 6a-
Istmités de sa malheureuse vie , j^sser rapidement de
la plus affreuse affliction à la plus pure joie, et ceîà
sans qu'il restât pour le moment dims son ame an-
cutte trace des douleurs qui venoient de hi décW^r ,
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SECOND DIALOGUE. 259
qeà Falk>îent déchirer fiicore, et qui coDâtkaoieiit
pnu* lors son état faadkikuel.
Le^ affectioiis afoxqmeHes il a le plus de peate se.
AitiiigQeAl même par des signes physicpes. Pour
pev qu'il soit ému 9 ses yeux se mouillent à riustaol»
Cependant jamais la «etiJe douleur ne lui fit verger
une larme;; mais tout sentiment tendre et doux, ou
grand et noble^ dont la irérité passe à son cœur , lui
en arradie ioafaiUibleibeat. Il 0e saurcnt pleurer que
d'attendrissement ou^'admiraticvn; la tendresse et la
générosité sont les deux seules cordes sensibles par
lesquelle94m pem vraiment Vaffecter« Il peut voir ses
^mslbeurs ^un œil see , mai& il plepre est pensant à
SOQ innoceace et au prix qu'avoit mérité son cœur.
Il est des malheurs auxquels il n'est pas même
penms à un honnête homme d'être préparé. Tels sont
ceux qu'on hn dtstinoi^. En le prenant au déponrvu ,
ife dnt commencé par l'abattre : cela de voit être; mai£^
iiê n'ont pu le changer. Il a pu quelques instants se
laisser dégrader jusqu'à la bassesse, jusqu'à la lâcheté,
jamsMs jusqu'à l'inîit^tice , jusqu^à la f^msseté , jusqu'à
fai trahison. Revenu de cette première surf^rise, il s'est
reluire et vi?aîsemblaUemeBt ne se laissera plus abat-
tre ^ pârl^ue son naturel a repris le dessus, que con«
naissant enfin les gens auxquels il a affaire , il est pré-
paré à tout, et qu'après avoir épuise sur lui tous les^
trait»' de leor isaige,il& se^sont tiÀs hors d'état de lui
feurepis* u ^ .
hn Tdt vu danfr vàe position imique et presq.ue in*
erdyabie^ plns^seul aiu milieu de Paris que Bobin#oiv
dans^^n He, et séquestré du ecmimerce des honones
171
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lÔO SECOND DIALOGUE.
par la foule même empressée à Fentourer , pour em-
pêcher qu'il ne se lie avec per^nne. Je Tai vu con-
courir volontairement avec ses persécuteurs à se ren-
dre sans cesse plus isoié ; et, tandis qu'ils travailloient
sans relâche à le tenir séparé des autres hommes ,
s'éloigner des autres et d'eux-mêmes de plus en plus.
|Ls veulMit rester pour lui servir de barrière, pour
veiller à tous ceux qui pourroient l'approcher , pour
les tromper , les gagner ou les écarter , pour observer
ses discours , sa contenance , po'ur jouir à longs traits
du doux aspect de sa misère , pour chercher d'un œil
curieux s'il reste quelque place en son co^r déchiré
6ù ils puissent porter encore quelque atteinte. De son
fîôté, il voudroit les éloigner, ou plutôt s'en éloigner,
parceque leur malignité, leur duphcité, leurs vues
cruelles, blessent ses yeux de toutes parts, et que le
spectacle de la haine l'afflige et le déchire encore plus
que ses effets. Ses sens le subjuguent alors; et , sitôt
qu'ils sont ^ppés d'un objet de peine , il n'est plus
maître de lui. La présence d'un malveillant le trouble
au point de ne pouvoir déguiser son angoisse. S'il voit
lin traître le qajoler pour le surprendre, l'indignation le
saisit , perce déboutes parts dans son accent, dans son
regard, dans son geste. Que le traître disparoisse, à l'in-
stant il est oublié ; ôt l'idée des noirceurs que l'un va
brasser ne sauroit occuper l'autre une minute à cher-
cher lés moyens de s'en défendre: C'ejt pour écarter
de lui cet objet de peine, dont l'aspect le tourmente,
qu'il voudroit être seul : il voudroit être seul pour
vivre à son aise avec les amis qu'il s'est créés;, mais
tout cela n'est qu'une raison de plus à ceux qui en
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SECOND DIALOGUE. 261
prennent le masque pour Tohséder plus étroitement.
Ils ne Toudroient pas même, s'il leur étoit possible,
lui laisser dans cette vie la ressource des fictions.
Je l'ai vu, serré dans leurs lacs, se débattre très
peu pour en sortir; entouré de mensonges et de té-
nèbres, attendre sans murmure la lumière et la vérité;
enfermé vif dans un cercueil , s'y tenir assez tranquille,
sans même invoquer la mort. Je l'ai vu pauvre, pas-
sant pour riche; vieux, passant pour jeune; doux,
passant pour féroce; complaisant et foible, pas9ant^
pour inflexible et dur; gai, passant pour sombre^
simple ei^ jusqu'à la bêtise, passant pour rusé jusr
qu'à la noirceur. Je l'ai vu livré par vos messieurs à la
dérision publique, flagorné, persiflé, moqué d«6 bon.
nétes gens, servir de jouet à la canaille; le voir, le
sentir, en gémir, déplorer la misère humaine, et sup
porter patiemment son état^
Dans cet étajl, devoit-il se manquer à lui-même, au
point d'aller chercher dans la société des indignités
peu déguisées dont on se plaisoit à l'y charger? Dcî-
voit-<il s'aller donner en spectacle à ces barbares, qui,
se £eiisant de ses peines un objet d'amusement, ne
cherchdient qu'à lui serrer le coeur par toutes les
étreintes de la détresse et d& la douleur qui pouvoient
lui être les. plus sensibles? Voilà ce qui lui: rendit in-
dispensable la- manière ^le vivre à laquelle il s'est ré-
duit, ou „ pour mieux dive, à laquelle on l'a réduit;
car c'est à quoi. Ton en vouloit venir, et l'on s'est at-
taché à lui rendre si cruelle et si déchirante la f ré-
quentatioti des hommes, qu'il fut forcé d'y renoncer
enfin tout-à-^fait. Vous me demandez , disoit-il,. ;K>tir^t(at
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2>62 SECOND IHAXOGïJE.
jefms les hênii^es ; denumiez-hà ewMnêmtf , îh le^memt
encore mieux que moi. Mais use aixie expansix^ ehange-
t-elle ainsi de nature , et se détache-t-èlle ainsi 4e tout?
Tous ses malheurs ne viennent que de ce besoin d ai-
noer «qui dévora son ^coeur dès son en&nce , et iqui Tin*
<piiéte el le trouble encore au point que , resté seul sur
la terre , il attend le moment d'en sortir pour voir réa*
liser enfin ses -visions favorites , et retrouver ^ dans ma
jneilieur ordre de choses , une patrie et des amis.
Il atteignit et passa Tâge mûr, «ans songier à iaire
«des livras , «t sans -sentir un instam le besbîa de œite
tiélébritté fatale qui n'étoit pas Ifaite pourftni, dont il
m! à goûié que les amertumes , et qu^-on lui a fait payier
st ch«r. Ses vîtsioBS chéries lui tenoient iieude tout,
ét^^dans le fen delà jeunesse , sa vive imagination , sup-
ch&rgée, aocaibléed objets chaînants qui venoient in-
cessamment la remplir, tenoitson cœur dans une ivi?ees^
icc^ntÎBUëlle qsi oe lui laissoit ni le pouvoir d'ananger
ses idées y ta «élui deies fixer, ni le temps de !les écrive,,
ni le désir ide les cottomuniquer. <}e ne fat que quand
.ees glands QKHtvements commencèrent à s^apaiser,
qiialid «es idées prêtant «ne imardie phis réglée et
^us lemé , il en piit suivre cassez la trace |iour la mav-
^er ; toe fnt, dis-je , ^alors fteulensenit que Tusage de Ja
f lumeluidevint possble, et-qu^àrexemfpjeet à Tinsti-
gationdes gensde lèttvesavec>lfi8qnelsâl vi{voit:alor&,
;il:|fiii vint en fatitaine de conmmniqserfaii publie oes
-^laémes édèes doiit d s'étoft ioog-tempe nourri kn-
-juSoie,* et' qu'il )Crut Ktre utiles au {^nre humain.. »Oe
intooDème en quelque façtm^par 8iirpr.i8e,<et sansnn
savoir fis^rmé fe proJBt, qu'il ^se tnom^ai^tté dansuffitle
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.fimeate carrière, où dès-locs peut-être o» creusoit
déjà sous ses pas joes gouffres de malheurs dans les-
quels on Fa précipité.
Dès svi jeunesse, il s'étoit souvent demandé pour-
.quoi il ne trpuvoit pas tous les hommes hons , sages,
heureux,. comme ils lui sembloient faits pour Têtre;
il cherchoit dans son cœur l'obstacle qui le&^u em-
péchoit, et ne le trouvoit pas. Si tous les hommes, se
disoit-il, uie reâsembloient, il régneroit sans doute
une extrême langueur dans leur industrie , ils auroient
jpeu d'activité, et n!en auroient que par brusques et
xares secousses: mais ils vivroient eptre eux dans une
4rès douce société. Pourquoi n y vivent-ils pas ainsi?
^pourquoi , toujours accu&a^it le ciel de leurs misères,
travaillent-ils sans cesse ,à les augmenter? En adm^-
jrant les progrès de l'esprit humain, il s'étçiunoit de
yoir .croître ,en même proportion les calamités publi-
ques. Il .eutrevpyqit ^ne, secrète opposition entre la
constitution de rhonuneiet.celledejnpa sociétés;. mais
c'étoit plutôt un sentiment sourd, une notion confus^ ,
qu'un ju^emçnt clair et dévfçloppé. Vopinion publi-
que l'avoit trop subjugué lui-même pour qu'il osât
4*éclamer.coutre de si unanimes décisions.
Une malheureuse question d'académie,, qu'il lut
dfms un Mercure, vii^t totut-à-coup dessiller ses yeux,
.débrouiller ce .chaos dans sa tête, lui montrer un
autre univers, un véritable âge d'or, des si^iétés
d'hommes sifpples, «sages, heureux, net réalisfr en
^^.éranqe toiMes ses visions par la destructioa des
préjugés qui Tavoienit subjugué hiiTmême/mais dopt
iljcrut en ce moment voir découler les vices et les«
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264 ' SECOND DIALOGUE,
misères du genre humiin. De la vive effervescence
qui sê fit alors dans son ame sortirent des étincelles
de génie cpon a vues briller dans ses écrits durant dix
ans de délire et de fièvre, mais dont aucun vestige
n'avbit paru jusqu'alors, et qui vraisemblablement
n'auroient plus brillé dans la suite, si , cet accès passé ,
il^ût voulu continuer d'écrire. Ehiflammé parla con-
templation de ces grands objets , il les avoit toujours
présents à sa pensée; et, les comparant à l'état réel
des choses, il les voyoit chaque jour sous des rap-
ports tQut nouveaux pour lui. Bercé du ridicule espoir
de faire enfin triompher des préjugés et du mensonge
la raison, la vérité, et de rendre les hommes sages en
leur montrant leur véritable intérêt , sou cœur, écbaufïé
par l'idée du bonheur futur du genre humain et par
l'honneur d'y contribuer , lui dictoit un langage digne
d'une si grande entreprise. Contraint par là de s'oc-
cuper fortement et long-temps du même sujet , il as-
sujettit sa tête à la fatigue de la réflexion: il apprit à
méditerprofondément ; et, pour un moment, il étonna
l'Europe par des productions dans fesquelles les âmes
vulgaires ne virent que de l'éloquence et de l'esprit,
mais où celles qiui habitent nps régions éthérées re-
connurent avec joie une des leurs.
' Le Fft* Je vous ai laissé parler sans vous inter-
rompre ; îaais permettez qu'ici je vous arrête un mo-
ment
Rouss. Je devine, . . . une contradiction , n'est-ce jias ?
Le Fr. Non , j'en ai vu l'apparence. On dit que cette
apparence est un piège que Jean-Jacques s'amuse à
tendre aux lecteurs étourdis. *
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SECOND DIALOGUE. V 265
Rouss. Si cela est , il en esf bien puni par les lec-
teurs de mauvaise foi, qui font semblant de s'y prendre,
pour Faccuser de ne savoir ce qu'il dit.
Le Fr. Je ne suis point de cette dernière classe , et
je tâche de ne pas être de l'autre. Ce n'est donc point
une contradiction qu'ici je vous reproche, mais c'est
un éclaircissement que je vous demande. Vous étiez
ci-devant persuadé que les livres qui portent le nom
de JeanrJacques n'étoient pas plus de lui que cette
traduction du Tasse si fidèle et si coulante qu'on ré-
pand avec tant d'affectation sous son nom *; mainte-
nant vous paroissez croire le contraire. Si vous avez
en effet chanjgé d'opinion , veuillez m'apprendré sur
quoi ce changement est fondé.
Rouss. Cette recherche fat le premier objet de mes
soins. Certain que l'auteur de ces livres et le monstre
que vous m'avez peint ne'pouvoîent être le même
homme, je me bornois , pour lever mes doutes, à ré-
soudre cette question. Cependant je suis, sans y
songer, parvenu à la résoudre par là mélTiode con-
traire. Je voulois premièrement cônnoître Fauteur
pour me décider sur l'homme, et c'est par la connois-
sance de l'homme que je me suis décidé sur l'auteur.
Pour vous faire sentir comment une de ces detix
recherches m'a dispensé de l'autre, il faut reprendre
les détails dans lesquels je suis entré pour cet effet :
vous déduirez de vous-même et très aisément les
conséquences que j'en ai tirées.
* Cette traduction, qui parut en 1774 sans nom de traducteur,
et qui en effet fut. pendant quelque temps attribuée h. Rousseau, ^st
celle de M. le prince Lebrun. Elle a été r^tnprimée en 18^1 3.
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266 » SECOND DULOOUIU
le vous ar dit que je 1 avcâs troavé copiast de la mu-
sique à dix sous la page : oocupaliQo peu sort^ble à la
dignité d auteur, et qui ne ressembloit gaère à celles
4]ui lui oDjt acquis taut de réputation ,. tant en bien
^u'en m^l. Ce premier article m'ofFroit déjà deux re-
icberçhes à&ire : l'une, s'il se Jivroit à ce travail tout
vde bon ou seulement pour donner le change au public
«ur ses véritables occupations; 1 autre, s'il avoitréelle-
ment besoin de ce mé.tier pour vivre, ou ^i cétoit
une affectation de simplicité ou de pauvreté pour
i»ii^ rjÉpictéte -et le Diogène, comme lassurent vos
Oïiessiieurs^.
J'ai commencé par e;i^miner son ouvrage , bien sûr
que, s'il n'y vaquoit que par manière d'acquit, j'y ver-
rois dés tmces de l'ennui qu'il doit lui donner depuis
si loi^-temps. Sa;Bote mal formée m'a paru faite pe-
samment^ JLentement , sans facilité , sans grâce., mais
avec exactitude. On voit qu'il tâche de suppléer
^Ul^ . disposerons qui fui manquent, à force de travail
(it de ;3oins. Mais ceux qu'il y met , ne s'apercevant
tque par l'examen, et nlayant leur effet que dai^s
rea^cution, sw quoi les musiciens, qui ne l'aiment
pas, ne sont pas, toujours sincères, ne condensent jp^s
,«wx yjeuxdu public les défaut3 qui d'abord sautent à
.|ayue.
iW'ayant Tesprit cpcésent à ri^ , il ne l'a pas non
plus à ^on travail; surtwt forcé, par l'affluesiee des
survenants, de l'associer avejc le.babil.U faitbeauco!;y>
de fautes , et il les corrige ensuite en grattant son pa-
pier avec une perte de temps et des peines incroya-
bles. J'ai vu des pages presque .eptières qu'il avoit
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SECOND DJAjLOOUK. • 26^
XBieux aimé ^^tter aiasi qube de r^oemoiwQer la
fettUla, ce <)iii aiir^t été bîen plus tôt bit; m^s jij
€etre dans eoo tour d'eisprit , labodeuscuoènt par^s^
aeiix 9 de ne pouvoir se résoudi^e à i^eiaire k. neul oe
qu'il a fait une fois quoi^pe ii)ai. Il amC à le joomg^
une opiniâtreté qu'il ne peut satisfaif e qu a force de
peine et ide temps. Du reate Je plus Jong ^ le pluscsi-
nuyeuK iravaiil ne saurcât las$er sa patience; et sou-
vent , labaiftt faute sur &uie , je Ym vu gratter et xe^
prsLtÊGF jusqu'à ipenoer le pa^r , sur hcfmd ensuite il
e0Uoi^>des pièces^ Bien oe ms^ £»ijt ji^^er qoe ce tr^i^
i^enotuyât ; et il pariHt , au boul de six aus , $ y livrer
avec le même goûtt et le même «»éle que s'il AeJbtaott
<fme ide commencer.
J'ai fiiu qu'il ienoit i^stre de son travail , j'ai de-
airé de ?voir ce registre; il me l'a coBcmumiqué. J'y ai
wsL que dao6 oae aix ans il ayoit éorit «u ^ia^ple QO|Hie
:plu« de aix aHUe{)ages de muéique , 4outwie partie^
aamkpièf^ faârpe et dcfclavecin^ ou soloteit.oQUQ^^rtp
de ¥i<d€m , {(rèn 'cbairgés et en plus gra«id papier » idb-
«mndejuoe grwde aMenûon et pread ufit temps coo-
fiîdérabie. Il a io^veuté, outre sa «note pajr chiffras, une
DQUvane manière de copier la muaique:ordipai^ qui
la rend plus commode à lire; et, fKWf ^pnéveuiriet vé-
ra^udne .toutes les dti&imk^, il a éeritiELB.^^tte manière
4me grande {quantité de^iêc^ die toiit§ ^cf^èce ^ ANit
en psu'lîliuii qv'eik p^Wi'U^ aé^^
* CeUe n«tiTe)le in ànfîèf» 4e copier «)â mastqiM esietj^iée assez
tûmj. J);aiilQurs, quoicjui] ^pao^ceaToir 4<rit,4e cette jn*nièrfr
une grande quantité de pièces , on n'en trouve point ^ans le recueil
de si musique manuscrite déposée à la Bibliothèque royale. '
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268 * SECOND DIALOGUE.
Outre ce travail et son opéra de Daphnis^ et Chloéy
dont un acte entier est fait et une bonne partie du reste
bien avancée , et le Devin du village , sur lequel il a re-
fait à neuf une seconde musique presque en entier , il
a, dans le même intervalle, composé plus de cent
morceaux de musique en divers genres , la plupart
vocale avec des accompagnements , tant pour obliger
les personnes qui lui ont fourni les paroles que pour
son propre amUsemei^t. Il a fait et distribué des copies
de oette musique tant en partition qu'en parties se*
parées transcrite sur les originaux cpi'il a gardés.
Qu'il ait composé ou pillé tonte cette arnaque , ce n est
pas de quoi il s agit ici. S'il ne Fa pas composée , tou-
jours est-il certain qu'il l'a écrite et notée plusieurs
fois de sa main. S'il ne l'a pas composée , que de temps
ne lui a-t-il pas fallu pour chercher, pour choisir dans
les musiques déjà toutes faites celle qui convenoit aux
paroles qu'on lui founnissoit , ou pour l'y ajuster si
bien qu'elle y fûtpar&itement appropriée, mérite qu'a
psticulièrement la musique qu'il donne pour sienne!
Dans un pareil pillage il y a moins d'invention sans
doute, mais il y a pi us d'art, de travail, surtout de con-
sommation de temps , et ê'étoit là pour lors Tunique
objet de ma recherche.
Tout ce travail qu'il a mis sous mes yeux , soit en
nature, soit par articles exactement détaillés, fait en-
semble plus de huit mille pages de musique , toute
écrite de sa main depuis son retour à Paris.
Ces occupations lïe l'ont pas empêché de se livrer
à l'amusement de la botanique , à laquelle il a donné
^ndant plusieurs années la meilleure partie de sqn
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SECOND DIALOGUE. 269
temps. Dans de grandes et fréquentes herborisations
il a fait une immense collection de plantes ; il les a
desséchées avec des soins infinis; il les a collées avec
une grande propreté sur des papiers qu'il ornoit de
cadres rouges. Il s'est appliqué à conserver la figure
et la couleur des fleurs et des feuilles , au point de
faire de ces herbiers ainsi préparés des recueils de mi-
niatures. Il en a donné, envoyé à diverses personnes ,
et ce qui lui reste ^ suffiroit pour persuader à ceux
qui savent combien ce travail exige 4e temps et de
patience qu'il en fait son unique occupation.
Le Fr. Ajoutez le temps qu il lui a fallu pour étudier
à fond les propriétés de toutes ces plantes , pour les
piler, les extraire, les distiller, les préparer de manière
à en tirer les usages auxquels il les destine; car enfin,
, quelque prévenu pour lui que vous puissiez être , vous
comprenez bien , je pense, qu on n'étudie pas la bota-» .
nique pour rien.
, Rouss.Sans doute. Je comprends que le charme de
Fétude de lajiature est quelque diose pour toute ame
sensible , et beaucoup pour un solitaire. Quant aux
préparations.dônt vous parlez, et qui n ont nul rapport
à la botanique, je n'en ai pas vu chez lui le mloindre
vestige; je ne me suis point aperçu qu'il eût fait
aucune étude des propriétés /les plantes , ni même
qu'il y crût beaucoup. « Je conuoi^s , m'a-t-il dit , Tor-
« ganisation végétale et la structure des plantes sur le
« rapport de mes yeux, sur la foi de la nature, qui me
« la montre et qui ne ment point; mais je ne connois
' Ce reste a*étë donné presque en entier k M. Bfalthns, qui a
acheté mes livres de botanique.
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270 SECOND WALOOUE.
« lefcirs rerttts que sur la foi des bommes , qui sont
ti ignorants etmemeursF : kfir autorité a généralement
M sot moi trop peu d'empire pour que je lui en dcmne
« béàueonp en cela. D'ailleurs cette étude, vraie on
te fausse , ne se fuit pas en plein champ comme celle
« deJa botanique, mais dans des laboratoires et chez
n tes malades; elle demande une vie appliquée et se*
K dentaire qui ne meplalt ni ne me 6onvient^ » En eifet;
je fi'âi rien' vtr chez lui qui montrât ee goÉrt dephar^
macie. J'y ai vu seulement des cartons remplis des ra-*
meaux de plmtes dont je viens de vous parler, et des
graines distribuées dans de petites boîtes classées,
comme les plantes qurles fournissent, selon le système
de Linnaeus. -
Le Fit. Ab ! de petites boites! Eh bien ! moivsieta* ,
ces petites boîtes, à quoi servent-elfes? qu'en dit^Gh
Vous?
Rouss. Belle demande l A empoisonner les gens , à
qui il fait avaler en bol toutes ces grames . Par exemple,
vous avalerez par mégarde une ooce mi deux^de
graines de pavots , tfai vous endormira pour toujours,
et du resite cbmàie eela. Cfest encore la même chose à
peu près dans les plantes; il vous les fait brouter
comme du fourrage, ou bien il vous en fait boire le jus
daris des sauces. »
Le Fr. Eto! non, monsieur; on sait bien que ce
il est pas dé la s^te que là cbose peut 9e laire, et nos
Hlédedn^qm l'ont vo«ikf décider ainst^e sont fait tort
cbez'les gens instnûts^ Une écueUée de jus de àguë
ne suffit pas à Socr^te , il en fallut une seeonde; ilfsiu-
droit donc que Jean Jacques iH boire à soa monde dbs
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SECOND DIALOGUE. ^71
bassins de jus d'herbes ou inanger les Ktrrms <le
graines. Oh ! que ce n'est pas ainsi qu'il s'y prend! Il
sait, à force d'opérations, de manipuîations , con-
centrer tellement les poisons des plantes , qu'ils agis-
sent plus fortement que ceux mêmes des minéraux. Il
les escamote , et vous les feit avaler sans qu'on s'en
aperçoive; il les fait même agir de loin comme la,
poudre de sympathie; et, comme le basiHc, il sait em^
poisonner les gens en les regardant. Il a suivi jadis un
cours de chimie, rien n'est plus certain. Or vous corn»
prenez bien ce que c'est, ce que ce peut être, qu*un
homme qui n'est ni médecin ni apodiicaire , et qui
néanmoins suit des C0ui?s de chimie et cultive la hota.*
nîque. Votis dites cependant h'^oir vu chez^ bar ttuh
vestiges de préparations <;hLmiques» Qooî ! point d'a-
lambics, de fourneaux, de chapiteaux , de cornues?
rien qtri ait rapport à un labômtoire?
Rouss. Pardonnez -moi , vraiment; j'ai vu dails sa
petite cui^ne un réchaud, des cafetières de fcr-Wanc,
des plats , d«s pots , des éctielles de terre.
Le Fft. Des plats, des pots, des écuelles ! Eh! mais
vraiment! voilà l'affaire. Il n'en faut pas davantage
pour empoisonner tout le genre humain.
Rouss. Témoin Mignot et ses successeurs.
Le Fft. Vous me direz (|ne les poisons qu'ott prépare
dans des éeuellês dcHivent se manger à la cuillère , et
que les potages ne s'escamotent pas...
Rotrss. Oh ! non , je ne vous dirai point tout ccfla , je
vous jure, ni rien de semblaMe; je me contenterai
d'adtnirer. O la savante , lu méthodique marche ^ue
d'apprendre la botanique pour se fmre'empoisonneur !
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272 SECOND DIALOGUE.
C'çst comme si Fou apprenoit la géométrie pour se
faire assassin.
Le Fr. Je vous vois sourire bien dédaigneusement.
Vous passionnerez-vous toujours pour cet homme-là?
Rouss. Me passionner ! moi ! Rendez-moi plus de
justice, et soyez même assuré que jamais Rousseau
ne défendra Jean-Jacques accusé d'être un empoison-
neur.
Le Fr. Laissons donc tous ces persiflages, et re-
prenez vos récits. J'y prête une oreille attentive: ils
mintéressent de plus en plus.
. Rouss. Us vous intéresseroient davantage encore ,
j'en suis très sûr, s'il m'étoit possible ou permis ici de
tout dir©. Ce seroit abuser de votre attention que de
l'occuper à tous les soins que j'ai pris pour m'asaurer
, du véritable emploi de son temps, de la nature de ses
occupations, et de l'esprit dans lequel il s'y livre. Il
vaut mieux me borner à des résultats, et vous laisser
le soin de tffai vérifier par vous-même , si ces recher-
ches vous^intéressent assez pour cela.
Je dois pourtant ajouter aux détails dans lesquels
je viens d'entrer que Jean-Jacques, au milieu de tout
ce travail manuel , a encore employé six mois dans le
même intervalle tant à l'examen de la constitution
d'une nation malheureuse, qu'à proposer ses idées sur
les corrections à faire à cette con^tution , et cela sur
les instances réitérées jusqu'à l'opiniâtreté d'un des
premiers patriotes de cette nation , qui lui faisoit un
devoir d'hun^anité des soins qu'il lui imposoit.
Enfin, malgré la résolution qu'il avoit prise en ar-
rivant à Paris de ne plus s'occuper de ses malheurs,
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SECOND DIALOGUE. 278
ni de r^prmdre h pl^me à ce sujet, les indignités coo-
tipueUesqu il y ^ so^fertes, les harcélemei^s sans re*
I4clieqi|e la çr^intç quil p écrivît lui a fait essuyer,
rijpp|irudence e^vec laquelle ou lui attribuoit incessam*
méat de aouveau^. livres, çt la stupide ou noaligne
crédulité du publipii cet égard , ayaut lassé sa patience ,
et lui feisant s^ntirqu'il ne gagneroit rien pour son
repos k se take, il a fait eucore un effort; et, s'occu-
pant derechef t lu^llgré lui, de ^a destipée et de ses
persécuteurs, ilja écrit ep fonpe de dialogue uue es-
pèce d^ jugement d'eus et de lui assez semblable à ce-
lui qui pourra résulter de no^ entretiens. Il m'a sou-
vent pr^>$esté que cet écrit étoit de tous ceu:x qu'il a
£|its en s^ vie celui qu'il ayoit entrepris avec le plua
de répugnance et exécuté avec le plus d'ennui. Il l'eût
c^put j^is aband<mné $i l^s outrages augmentant sans
ce^se et poussés en6n aux derniers excès ne lavoient
^rcé , v^gré lui , de le poursuivre. Maiç loin qu'il «il;
jamais pu 3'en occuper kmgrtemps de suite, il n'en
e<àt pasî même enduré l'anjsoissç , ^i son travail journa*
li^r ne fi&t venu l'interromp» et la lui foire oiiiblii^r:
de sorte qu'il y ^ rarement donné plus . d'un quart
d'heure par jour, et c^tte manière d'éçrjre Coupée et
interrompue? e^t ^^^ des causas du peu de^uit^ et de^
répétitions continuelles qui régnent dans cet écrit.
^ Aprè^ m'être a^Mré que ce^e ^^opjie de musique
nJ^toit point un jeu, il nwB restait à ^e^voir si en eflFet
e%,>|tQit nécessaire à sa stt):)sistançe, et pourquoi',
ayant 4(4HîP^s t9leuta qu'il pouvoit employer plus uti-
lem^ini^pour lui-niéme et{)our le public, il s'étqit at-
tiicbé de préférence 4 celui-là, Ppur fibréger ces re-
^vi. 18
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2^4 SECOND DIALOGUE,
cherches sans manquer à mes engagements envers
vous, je lui marquai naturellement ma curiosité, et,
sans lui dire tout ce que vous m'aviez appris de son
opulence , je me contentai de lui répéter ce que j'avois
ouï dire mille fois, que du seul produit de ses livres,
et sans avoir rançonné ses libraires, il devoit être as-
sez riche pour vivre à son aise de son revenu. '
Fous avez raison , me dit-il, si vous ne voulez dire en
cela que ce qui pouvoit être; mais si vous prétendez en
conclure que la chose est réellement ainsi, et que je suis
riche en effets vous avez tort, tont au moins; car un so-
phisme bien cruel pourroit se cacher sous cette erreur.
Alors il entra dans le détail articulé de ce qu'il avoit
reçu de ses libraires pour chacun de ses livres, de
toutes les ressources qu'il avoit pu avoir d'ailleurs,
des dépenses auxquelles il avoit été forcé, pendant
huit ans qu'on s'est amusé à le foire voyager à grands
frais, lui et sa compagne, aujourd'hui sa femme; et,
de tout cela bien calculé et bien prouvé, il résulta
qu'avec quelque argent comptant, provenant, tant de
son accord avec l'Opéra^ que de la vente de ses livres
dé botanique, et du reste d'un fonds de mille écus
qu'il àvoit à Lyon, et qu'il retira pour s'établir à Pa-
ris, toute sa fortune présente consiste en huit cents
francs de rente viagère incertaine , et dont il n'a au-
cun titre, et trois cents francs de fente aussi viagère,
mais assurée, du moins autant que la personne qui
doit la payer sera solvable. « Voilà très fidélemel^,'
«me dit-il, à quoi se borne toute mon opilteilééf/^Si^
« quelqu'un dit me savoir aucun autre fonda! biP^rfe-'
» venu, de quelque espèce que c^-puisse étf^l^jé'dîs'
avi
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SECOND DIALOGUE. 276
« qu'il men{, et je me montre ; ec si quelcpi-un dit en
4c avoir à moi , qu il m'en donne le qnart, et je lui fais
it quittance du tout.
«Vous pourriez, continua-t-il , dire comme tant
« d'autre? , que, pour un philosophe austère, cinze
« cents francs de rente devroient, au moins tandis que
« je les ai, suffire à ma subsistance, sans avoir besoin
« d'y joipdre un travail auquel je suis peu propre, et
« que je fais avec plus d'ostentation que de nécessité.
« A cela je réponds , premièrement, que je ne suis ni
<c philosophe, ni austère, et que cette vie dure, dont
«il plaît à vos messieurs de me faire un devoir, n'a
«jamais été ni de mon goût, ni dans mes principes,
« tant que , par des moyens justes et honnêtes , j'ai pu
« éviter de m'y réduire. En me faiscmt copiste de mu-
« sique, je n'ai point prétendu prendre un état ans-
« tère et de mortification , mais choisir au contraire
«une occupation démon goût, qui ne fatiguât pas'
«mon esprit paresseux , et qui pût me fournir les com-
« modités de la vie que mon mince revenu ne pouvoit
« me procurer sans ce supplément. En renonçant, et
« de grand cœur , à tout ce qui est de luxe et de vanité ,
«je n'ai point renoncé aux plaisirs réels; et c'est
« même pour les goûter dans toute leur pureté que
«j'en ai détaché tout ce qui ne tient qu'à l'opinion.
«Les dissolutions ni les excès n'ont jamais été de
« mon goût; maiç, sansavoir jamais été riche, j'ai tou-
« jours vécu commodément; et il m'est de toute impos-
< sibflité de vivre commodément dans mon petit mé-
R nage aivec onze cents francs de rente , quand même
^(ils seroienf assurés, bien moins encore avec trois
18.
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276 SECOND DIALOGUE.
« cdnts , auxquels d'un jour à Taiitre je puis être ré-
« duit. Mai» écartoos cette prévoyance. Pourquoi vou*
« lez-vous que, sur mes vieux jours, je fasse sans né^
« cessité lé dur apprentissage d'une vie plus que fru-
a gale, à laquelle mon corps n'est point ac<»utunié;
A tandis qu'un travail qui n est pour moi qu'un plaisir
tf me procure la continuation de ces mêmes commo^
icdrlés, dont Thabitude ma fait un besoin, çt qui de
« toute antre manière seroient moins à ma portée ou
« me Goûteroient beaucoup plus cher? Vos Boiessieurs^,
« qui n'ont pas pris pour eux cette austérité qu'ils me
)< prescrivent, font bien d'intriguer ou emprunter,
« plutôt que de s'assujettir à un travail manuel qui
a leur paroit ignoble, usurier, insupportable, etjbe
a procuré p^s tout d'un coup des rafles de cinquante
n mille francs. Mais moi qui ne pense pas comme eux
tfsurla véritable dignité; moi qui trouve une jouis*
« sance très douce dans le passage alternatif du travail
nàla récréatioGi, par une occupation de mon goût,
« que JQ mesur<^ à ma vbkmté, j^ajoute ee qui manque
« à tna petite fortune, po^r me procurer une subsis*»
« tance aisée , et je jouis des donoeurs d'une vie égale
« et siînple autant qu'il dépend de moi. Un désœuvré*
a n^Bt absolu m'assujettiroit à Tepuni, me forceroit
u peut^^ctre à chercher des ^mwsements (oujours txiù**
ft teux, souvent pénibles , rarement innocent»; au lieu
K qu'après le travail le simple repos a sou charme, et
« sqfBt, a^cfc la promenade, pour l'amusenient dont
«j'ai besoin. Enfin, d'est peut*écre un soin que je me
«idois dans une situation aussi triste , d^ jetçr du
« moins tous les agréments qui restent à ma portée ,
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SSGOMD DIALOGUE. 277
« pour tâcher d ea adoucir. TâoiertuBie^ de peur que
« le sebûmeat de mes peiaes, aigri par nue. lie aos-
« tère, ue fermentât dau3 mon ame ^ etja'y produisit des
« dispositions haineuses et viodicétives, pi^opres.à sfce
« rendre méchant et plus tnalbeureux* Je ine «uts tou-
« jours l»en trouvé d'ariner m(m oœur contre là haine
« par touDes les jouissance^ que j'ai pu me procurer «^
« Le succès de cette méthode me la rendra, toujours
«chère; et plus ma de^stiûés est déplorable ^ plus je
«m^eâSorce à la parsemer de douceurs^ pour me main--
ti tenir toujours bon. / . . .
«Mais^ disent4l8, parnû tant doccikpàtîohs dont
«il a le choix, pourquoi choisir par préfér^mœ œUe
« à laquelle il paroit le moins propre, et qui doit lui
» rendre le moins? Pourquoi copier de lamuskpe au
« Uiett. de faire des UTréâ? Il y ga^gneroit datvntage et
«1^ se dégradèrent pas. Je répondt-ois vlilottëèrs à
«<Qe(te question en la.renversànt.^ikrquot £àke des
« livrée /au hem de copier dfe la ra«tsîqiie, puisque ce
« travail me plaît et Jne convient plus qâe tout auti^e ,
« et quelson produit est mi gain juste , honnête ^ çt c(ut
« inè. suffit? Penser «st iHsk trai^l pèur.inoi très.pé*
tt nibte, qui lAte Êitigiiei, me tnurlaente et medéplait^
« travailler de la main et laisser ma tête en repos sàe
. « J^éqrée jet m'aihuset Si j'aime quelqu^bis à penser^
« e'esl lihremént et sans gene>, en laissant aller à leur
« gné nwes idées ^ sans les assujettit à n«n. Mais petiser
4 à ceci ou à cela par devoir , par tÀétier ^ .mettre à joae»
« pTodùctionsde la correction ^ de la méthode , est pour
« nbi le travail d'un galérien; et p«nser pour vivre ^
cme paroit la plus pénible ainsi que ht fius ndicitle
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278 SECOND DIALOGUE.
« de toutes les occupations. Que d autres usent de
tt leurs taleiffii comme il leur platt, je ne les en blâme
« pas ; mais pour moi je n'ai jamais voulu prostituer
« les miens tels quels, en lés mettant à prix, sûr que
ff cette yéixalité même les auroit anéantis. Je vends le
tt travail de mes mains, mais lés productions de mon
« ame ne sont point à vendre; c'est leur désintéresse-
« ment qui peut seul leur donner de la force et de
« Télévation. Celles que je ferois pour de largent n'en
«^audroienc guère, et m'en rendroient encore moios^
« Pourquoi vouloii* que je fasse encore des livres,
« quand j ai dit tout ce que j avois à dire , et qu'il ne
« me resteroit que la ressource , trop chétive à mes
« yeux, de retourner et répéter les mêmes idées? A
« quoi bon redire une seconde ibis et mal ce que j'ar
« dit une fois de mon mieux? Ceux qui ont la déman-
« geaison de parler toujours trouvent toujours quel-
« que chose à dire; cela est aisé pour qui ne veut
A qu'agencer des mots, mais je n'ai jamais été tenté
a de prendre la plume que pour dire des choses gran-
« des, neuves et nécessaires, et non pas pour rabâ-
« cher. J'ai fait des livres, il est vrai, mais jamais je
« ne fus un livrier. Pourquoi Ésdre semblant de vou-
« loir que je fesse encore des livres, quand en effet on
« craint tant que je n'en fasse, et qu'on met tant de
« vigilance à m'en ôter tous les moyens? On me ferme
«l'abord de toutes les maisons, hors celles des feu-
« teurs de la ligue. On me cache avec le plus grand
d soin la demeure et l'adresse de tout le monde. Les
« suisses et les portiers ont tous pour moi des ordres
« secrets ; autres que ceux de leurs maîtres; on ne m^
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SECOND DIALOGUE. 279
«laisse plus de communication avec les humains,
« même pour parler: me permettroit-on d'écrire? On
« me laisseroit peuuétre exprimer ma pensée afin de
« la savoir, mais très certainement on m'empécberoit
« bien de la dire au public.
« Dansjla position où je suis, si j'avois à faire des
«livres, je n'en devrois et n'en voudrois faire que
« pour la défense de mon honneur, pour confondre et
« démasquer les imposteurs qui le diffament : il ne
« m'est plus permis , sans me manquer à moi-même,
« de traiter aucun autre sujet. Quand j aurois les lu-
« mières nécessaires pour percer cet abîme de té-
«nébres où l'on m'a plongé, et pour éclairer toutes
« ces trames souterraines, y a-tril du bon sens à sup-
A poser qu'on me laisseroit faire, et que les gens qui
« disposent de moi sottffriroient que j'instruisisse le
« public de leurs manœuvres et de mon sort? A qui
« m'adresserois-je pour me faire imprimer, qui ne f&t
« un de leurs émissaires , ou qui ne le devînt aussitôt?
« M'ont-ils laissé quelqu'un à qui je pusse me conâer?
« Ne sait-on pas tous les jours , à toutes les heures, à
«qui j'ai parlé, ce que j'ai dit; et doutez- vous que,
«depuis nos entrevues, vous-même ne soyez aussi
« surveillé que moi? Quelqu'un peut-il ne pas voir
« qu'investi de toutes parts , gardé à vue comme je le
« suis, il m'est impossible de faire entendre nulle pact
« la voix de la justice et de la vérité?- Si l'on paroissoit
« m'en laisser le moyen , ce seroit un piège. Quand
« j'aurois dit blanc, on me feroit dire noir, sans métaoe
« que j'en susse rien ' ; et puisqu'on falsifie tout ouver-
' Gomme on fera ceitaibemeat du cpotena de cet écrit > ù sgtn
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;28o SECOND DIALOGUE.
« tement mes anciens écrits «|ui sont dan& les mains
« de tout le monde, manqueroit-on d^ fidsifier eëtix
« qui n auroient point encore paru , et dont rien ne
« pourroit constater la falsification, puisque ntes pro-
« testations sont comptées pour rien? Eh ! monsieur,
« pouvez-vous ne pas voir que le gfand, le seul crime
« qu'ils redoutent de moi , crime affreux dont Teffi^ôi
« les tient dans des transes continuelles, est ma jiis-*
« tîfication?
a Faire des livres pour ^subsister eût été Ine mettre
< dans la dépendance du public. Il eût été dès-lors
«question, non d'instruire et de corriger, mais de
« plaire et de réussir. Gela né pou voit plus se £edre en
« suivant la route que j'avois prise; les temps étbiem
«trop changés, et le public avoit trop changé pour
«moi. Quand je publiai mes premiers écrits, encore
« livré à lui<méme, il n avoh point en total adopté de
« secte, et pouvoit écouter la voix de la vérité et de la
« raison. Mais aujourd'hui subjugué tout entier, il ne
« pense plus , il ne raisonne plus , il n^'est plus rien par
«lui-même, et ne suit plus que les impressions que
« lui donnent ses guides. L'unique doctrine qu'il peut
« goûter désormais est celle qui met ses passions à
« leur aise, et couvre d'un vernis de sagesse le déré-
«glement de ses mœurs. Il ne reste plus qu'une*
« route pour quiconque aspire à lui plaire : c'est de
« suivre % la piste les brillants auteurs de ce siècle >
« et de prêcher comme eux, dans une morale hypo-
« ctite, l'amour des vertus et la haine du vice, mais
existence est connue du public , et qu'il tombe entre les mains de
ces messieurs; ce ^i paroit naturellement inévitable.
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SECOND DIALOGUE. 281
tt après avoir commencé par prononcer comme -eux
à que tout cela sont des mots vides de sens, faits
w pour amuser le peuple; qu'il n'y a ni vice ni vertu
n dans le cœur de Thomme , puisqu'il n'y a ni liberté
«t dans sa volonté, ni moralité dans ses actions ;'que
« tout , jusqu'à cette volonté même , est l'ouvrage d'une
«aveugle nécessité; qu'enfin la conscience fet les fe-
«mords ne sont que préjugés et chimères, puisqu'on
(t ne peut, ni s'applaudir d'une bonne action qu'on a
^ été forcé de faire, ni se reprocher un crime dont oii
« n'a pas eu le pouvoir de s'abstenir». Et quelle cha-
«leur, quelle véhémence, quel ton de persuasion et
«« de vérité pourrois-je mettre, quand je le voudrois,
« dans ces cruelles doctrines , qui flattent les heureux
« et les riches , accablent les infortunés et les pauvres,
« en ôtant aux uns tout ft'ein , toute crainte, tente re-
«tenue; aux autres toute espérance, toute consola*»
tt tion? et coitiment enfin les accorderoîs-je avec mes
«propres écrits, pleins de la réfutation de tous ces
« sophismes? Non, j'ai dit ce que je savoir, ce que je
«croyois du moins être vrai, bon,* cossolant, utile.
« J'en ai dit assez pour qui voudra m'écouter en siti-
« cérité de cœur, et beaucoup trop pour le siècle où
« j'ai eu le malheur de vivre. Ce que je dirois de plus
« ne feroit aucun effet, et' je le dirois mal , n'étant
*c animé, ni par l'espoir du succès coratne les auteurs
* Voilà ce (pi'ilt ont ouvertement enseigné et pijdbJié jusqu'ici ,
sans qu*on £|it songé à les décréter pour cette doctrine. Cette p«hie
étoit réservée au système impie de la religion naturelle. A présent
c'est à Jean-Jacques qu'ils font dire tout cela; eux se taisent, ou
crient à l'impie, et le public avec eux. Misum teHeatiSy amicii
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2^2 SECOND DIALOGUE,
«à la mode, ni comme autrefois par cette hauteur de
«courage qui met au-dessus, et qu'inspire le seul
«amour de la vérité, sans mélange d aucun intérêt
« personnel. »
Voyant Tindignation dont il s'enflammoit à ces
idées , je me gardai de lui parler de tous ces fatras de
livres et de brochures qu'on lui fait barbouiller et pu-
blier tous les jours avec autant de secret que de bon
sens. Par quelle inconcevable bêtise pourroit-il espé-
rer, surveillé comme il est, de pouvoir garder un seul
moment lanonyme; et lui à qui Ton reproche tant de
se défier à tort de tout le monde, comment auroit-il une
confiance aussi stupide en ceux qu il chargeroit.de la
pubUcation de ses manuscrits? et si\ avoit en quel-
qu'un cette inepte confiance , est-il croyable qu il ne
s'en serviroit, dans la position terrible où il est, que
pour publier d'arides traductions et de frivoles bro^
chures > ? Enfin peut-on penser que , se voyant ainsi
journellement découvert, il ne laissât pas d'aller tou-
jours son train avec le même myst^^ , avec le même
secret si bien gardé, soit en continuant de se confier
aux mêmes tratti^es, soit en choisissant de nouveaux
confidents tout aussi fidèles?
J'entends insister. Pourquoi, sans reprendre ce mé-
tier d'auteur qui lui déplaît tant, ne pas choisir au
moins pour t^essource quelque talent plus honorable
ou plus lucratif? Au lieu de copier de la musique , s'il
étoit vrai qu'il la sût, que n'en faisoit-il ou que ne l'en-
sèignoit-il ? S'il ne la savoit pas , il avoit ou passoit
' Aujourd'hui ce sont des livres eu forme ; mais il y a dans Tœur
vre qui me regarde un progrès qu'il n ëtoit pas ais^ de prévoir»
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SECOND DIALOGUE. 283
pour avoir dautres connoissances dont il pouvoit
donner leçon : Fitalien, la géographie, larithmétique;
que sais-je, moi? tout, puisqu'on a tant de facilités à.
Paris pour enseigner ce qu'on ne sait pas soi-même.
Les plus 'médiocres talents valoient mieux à cultiver
pour s'aider à vivre que le moindre de tous , qu'il pos*
sédoit mal, et dont il tiroit si peu de profit, même en.
taxant si haut son ouvrage. Il ne se fut point mis /
comme il a fait, dans la dépendance de quiconque
vient armé d'un chifiFon de musique , lui débiter son
amphigouri , ni des valets insolents qui viennent , dans
leur arrogant maintien, lui déceler les sentiments ca-^
chés des maîtres. Il n eût point perdu si souvent l&
salaire de son travail, ne se filit point fait mépriser du
peuple, et traiter de juif par le philosophe Diderot,,
pour ce travail même. Tous ces profits mesquins sont
méprisés des grandes âmes. L'illustre Diderot , qui ne
souille point ses mains d'un travail mercenaire, et
dédaigne les petits gains usuriers, est aux yeux de
TËurope entière un sage aussi vertueux que désinté-^
ressé; et le copiste Jean-Jacques, prei^nt dix sous
par page de son travail pour s'aider à vivre, est un
juif que son avidité fait universellement mépriser.
Mais, en dépit de son âpreté, la fortune paroit avoitr
ici tout remis dans Tordre, et je ne vois point que le»
usures du juif Jean-Jacques l'aient rendu fort riche,
ni que le désintéressement du philosophe Diderot Tait
appauvri. Eh! comment peut-on ne pas sentir que si
Jean-Jacques eût pris cette occupation de copier de la
musique uniquement pour donner le change au pu-
blic, ou par affectation, il n'eût pas manqué, pour
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284 SECOND DIALOGUE.
ùter cette arJtne à ses etmenris et se fkire tin niérite de
son métier, de le iaire au prix des autres , ou même
aù-<lessous?
Le Er. L avidrté ne raisonne pas toujours bieti.
Botjss. L'animôsitè raisonne souvent plud mal
encore. Cela se sent à merveille quand on etattiinele^
allures de vos messieurs, et leurs singuliers raisonne'
ments qui les décéleroient bien vite dut yeux de ((ûi-
conque y voudroit regarder et ne partàgeroit pas leur
passion.
Toutes ces objections m'étôient présentés quand
j ai commencé d'observer notnê homme; û^më en le
voyant familièrement^ j'ai senti bientôt et je sens
mieux chaque jour que les vrais motifià.qtii le détermh
nent dans toute sa conduite se trouvent rarement dati$
d9n plus grand intérêt, et jamais dans» les opinions de
I» multitude. Il les fkut chercher plus près de lui ti
Ton ne veut s'abuser sans cesse.
D'abord, comment ne sentit* jwii que pour tirer
patiide mas ces petâts talents dont on parle ^ ii éb
firadroit un qui lui manque, Savoir celut de les iaire
valoir? Il faudroit intriguer, courir à Soii âge dé î»^"
son en maison , faire 6a cô«ir aux gtimds , aux riches,
a%ix feiiimes, aux artistes, à tous ceux dont on le Iflifr-
seroit approcher; car on mettroit le même choix aux
gens dotit on lui pérmettroit l'accès qti'dn met à éeut
à qui l'on peVmetleslefl^, et parmi iesqitels je ne serois
pas ^sans vous.
.. Il a faitaissez d'expériences ^e la façom dont le trah
teroient les musiciens , s'il se mettoit à leur merci pour
l'exécution de ses ouvrages, com^me il y seroit forcé
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SECOND DIALOGUE. 285
pour 64 pouvoir tirçr parti. J ajoute que quand même j
à foro^ 4e m^mége, il pourroit réussir, il devroit tou-
jours trouver trop cbers des succès achetés à ce prix.
Pour moi , du moins , pensant autrement que le pu-
blic si^r le véritable honneur, j'en trouve beaucoup
plu^ à copier cbe% spi de. la musique à tant la page^
qu'à courir de porte en porte pour y souffrir les re-
buffades des valets, les caprices des maîtres, et faire
partout le métier de cajoleur et de complaisant. Voîlà
ce que tout esprit judicieux devroit sentir lui-même ;
mais Viptude particulière de Fbomme ajoute un nou^
veau poids à tout cela.
Jean-Jacques est indolent ^ paresseux , comme tous
les contemplatifs; mais cette paresse n'est que dans
sa tête. Il ne pepsç qu'avec effort, il se fatigue à pen-
ser, il s'effraiiç de tout ce qui ly force, à quelque
foibje degré quç qç spit , et s'il faut qu'il répande à un
boi^our dit avec quelque toumuire , U en sera tomr*
mente. Cependant il est vif, laborieux à sa manière.
Il ne peut souffrir ^ne oisiveté absolue! ; il feut que ses
içm^s , que ses pieds , que sies doigta agissent , que son
corps soit en exercice, et que sa t^te reste en repos,
Voijà d'où vi^nt 3a paasipck pour la promenade; il y
çst en mouv#meut sans être obfigé dépenser. Dansl^
rêvçirie on n't^st ppipt actif. ^e§ images se tracent dans
le cervew* §i'y combinent comme dans le sossmeil,
sans le concours de la volonté ; on laisse à tptut cel^
suivre SA uiari];be,^t I'qj^ jouit sans agir. Mais quand
on vfiut arrêter, fixpr lp§ objpts, tes ordonner^ les ar-
r^u^r^ cçst ^utre cbp^p ; on y met du sien. Sitôt que
le raisonnement et la réfl^i^iau ^!en tnélent, 1^ xf^é^
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a86 SECOND DIALOGUE.
tation n'est plus un repos, elle est une action très
pénible ; et voilà la peine qui fait 1 effroi de Jean Jac*
ques, et dont la seule idée laccable et le rend pares*
seux. Je ne lai jamais trouvé tel, que dans toute
oeuvre où il faut que Tesprit agisse, quelque peu que
ce puisse être. Il n'est avare ni de son temps ni de
sa peine; il ne peut rester oisif sans souffrir; il pas-
seroit volontiers sa vie à bêcher dans un jardin pour
y rêver à son aise : mais ce seroit pour lui le plus
cruel supplice de la passer dans un fauteuil , en fati-
guant sa cervelle à chercher des riens pour amuser
des femmes.
De plus , il déteste la gêne autant qu'il aime Toccu-
pation. Le travail ne lui coûte rien, pourvu qu'il le
fasse à son heure, et non pas à celle d autrui. Il porte
sans peine le joug de la nécessité des choses , mais non
celui de la volonté des hommes. Il aimera mieux faire
une tâche double en prenant son temps, qu une simple
au moment prescrit. !
A-t^il une affaire, une visite, un voyage à faire,
il ira sur-le-champ, $i rien ne le presse; s'il feut
aller à Finstant, il regimbera. Le moment où, renon-
çant à tout projet de fortune pour vivre au jour la
journée , il se défit de sa montre , fut un des plus doux
de sa vie. Grâces au ciel s'écria-t-U dans un tran^*
port de joie, je n'aurai plus besoin de savoir l'heure
qu'il est !
S'il se plie avec peine aux fiantaisies des autres , ce
n'est pas qu'il en ait beaucoup de son chef. Jamais
homme ne fut moins imitateur, et cependant moins
capricieux. Ce n'est pas sa raison qui l'empêche de
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SECOND DIALOGUE. 287
l'être, c'est sa paresse; car les capriceç sont des se-
cousses de la volonté dont il craindroit la fatigue.
Rebelle à toute autre volonté^ il ne sait. pas même
obéir à la sienne, ou plutôt il trouve si fatigant même
de vouloir, qu'il aime mieux, dans le courant de la
vie, suivre une impression purement machinale qui
l'entraîne sans qu'il ait la peine de la diriger. Jamais
homme ne porta plus pleinement, et dès sa jeunesse,
le joug propre des amesfoibles et des vieillards, savoir
celui de l'habitude. C'est par elle qu'il aime à faire
encore aujourd'hui ce q%'il fit hier, sans autre motif, si
ce n'est qu'il le fit hier. La route étant déjà frayée, il a
moins de peine à la suivre , qu'à l'effort d'une nouvelle
direction. Il est incroyable à quel point cette paresse
de vouloir le subjugue. Gela se voit jusque dans ses
promenades. Il répétera toujours la même jusqu'à ce
que quelque motif le force absolument d'en changer :
ses pieds le reportent d'eux-mêmes où ils l'ont déjà
porté. Il aime à marcher toujours devant lui, parce-
que cela se fait sans avoir besoin d'y penser. Il iroit de
cette façon toujours rêvant jusqu'à la Chine, sans s'en
apercevoir ou sans s'ennuyer. Voilà pourquoi les
longues promenades lui plaisent; mais il n'aime pas
les jardins où à chaque bout d'allée une petite direc-
tion est nécessaire pour tourner et revenir sur ses pas ;
et en compagnie il se met, sans y penser^ à la suite des
autres pour n'avoir pas besoin de penser à son chemin;
aussi n'en a-t-il jamais retenu aucun qu'il ne l'eût fait
seul.
Tous les hommes sont naturellement paresseux,
leur intérêt même ne les anime pas, et les plus f»*es-
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288 SECOND DIALOGUE. -
sants besmas pe les font agir que par secousses ; mais
à mesure que 1 amour-propre s éveille , il les excite ,
les pousse, les tient sans casse en haleine, parceqù'il
est la seule passion qui leur parle toujours : c est aitisi
qu'on loi voit tous dans le monde. L*bomme en qui
Famour-propre ne domine pas, et qui ne va point
chercher spii bonheur loin de lui, est le seul qui con-
noisse Fincune et les doux loisirs; et Jean-Jacques
est œt homme-là, autant que je puis m'y connoître.
Rien nest plus uniforme que sa manière de vivre: il
se lève , se couche , mange , tr4yaille , sort , et rentre aux
méipes heures, sans le v(>ulair et sans le savoir. Tous
les jours sont jeté» au même moule, cest le même
jour topjonrs répété ; sa routine lui tient lieu de toute
autre régie ; il la suit très exactement , sans y manquer
et sans y songer. Cette molle inertie n'influe pas seule-
ment sur ses actions indifférentes, mais sur toute sa
conduite, sur les afiEections même de son» cœur; et
lorsqu'il cherchoit si passionnément des liaisons qui
lui convinssent, il n'en forma réellement jamais
d'autres que celles opie le hasard lui présenta. Lin-
dolenoe et le besoin d'aimer ont donné sur lui un as-
eeqdant aveugle à tout ce qui l'approchoit. Une ren-
contre fortuite, l'occasion, le besoin du moment ,
l'habitude trop rapidement prise, ont déterminé tou^
sesattacheînénts , etpar eux toute sa destinée. En vaia
soD'cœur lui demandoit un choix, son humeur trop
facile ne lui en laissa point faire. Il est peut*étre le seul
homme au monde des liaisons duquel on ne peut rien
conclure ^ parceque son propre goût n'en ferma jamais
aucune, et qu'il se trouva toujours suhjugué avant
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SECOIiD DIALOGUE. 289
d avoir eu le temps de choisir. Du reste, Thabitude
ne finit point en lui par Tennui. Il vivroit éternelle-
ment du même mets , répéteroit sans cesse le même
air, reliroit toujours le même livre, ne verroit tou-
jours que la même personne. Enfin je ne lai jamais
vu se dégoûter d'aucune chose qui une fois lui eût fait
plaisir.
C'est par ces observations et d'autres qui s'y rap- .
portetit, c'est par l'étude attentive du naturel et des
goûts de l'individu , qu'on apprend à expliquer les sin-
gularités de sa conduite, et non par des fureurs
d'amour-propre , qui rongent les cœurs de ceux qui le
jugent sans avoir jamais approché du sien. C'est par
paresse, par nonchalance, par-aversion de la dépen-
dance et de la gêne, que JeanJacques copie de la mu-
sique. Il fsiit sa tache quand et comment il lui plaît; il
né doit compte de sa journée , de son temps , de son
travail, de son loisir à personne. Il n'a besoin de rien
arranger, de rien prévoir, de prendre aucun souci de
rien; il n'a nulle dépense d'esprit à faire, il est lui et à
lui tous les jours, tout 1^ jpup.^ et le soir, quand il se
délasse et se promène, sQU-ame ne sort du calme que
poi^r se livrer à des émotions délicieuses, sans qu'il
ait à payer de sa personne, et à soutei^r le faix de la
célébrité par de brillantes ou savantes conversatipns ,
qui feroient le tourment de sa vie sans flatter sa
vanité. y
Il travaille lentement^ pesamment , fait beaucoup de
fautes , efface ou recommence sans ce&se ; cela l'a force
èfi taxer haut son ouvrage, quoiqu'il en sente mieux
que personne l'iijj^perfection. Il n'épargne cependant
XVI. 19
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290 SECOND DIALOGUE,
ni frais ni soins pour lui faire valoir son prix, et il y
met des attentions qui ne sont pas sans effet, et qu'on
attendroit en vain des autres copistes. Ce prix même,
quelque fort qu il soit, seroit peut-être au-dessous du
leur, si Ton en déduisoit ce qu'on s'amuse à lui faire
perdre, soit en ne retirant ou en ne payant point
l'ouvrage qu'on lui fait faire, soit en le détournaift de
son travail en mille manières dont les autres copistes
sont exempts. S'il abuse en cela de sa célébrité, il le
sent et s'en afQige; mais c'est un bien petit avantage
contre tant de maux qu'elle lui attire , et il ne sauroit
faire autrement sans s'exposer à des inconvénients
qu'il n'a pas le courage de supporter; au lieu qu'avec
ce modique supplément, acheté par son travail, sa
situation présente est, du côté de l'aisance, telle pré-
cisément qu'il la faut à son humeur. Libre des chaînes
de la fortune, il jouit avec modération de tous les
biens réels qu'elle donne; il a retranché ceux de
l'opipion, qui ne sont qu'apparents, et qui spnt les
plus coûteux. Plus pauvre i il sentiroit des privations,
des souffrances; plus riche, il auroit l'embarras des
richesses , des soucis , des affaires ; il faudroit renoncer
à l'incurie, pour lui la plus douce des voluptés: en
possédant dajrantage, il jouiroit beaucoup moins.
Il est vrai qu'avancé déjà tlans la vieillesse il ne
peut espérer de vaquer long-temps encore à son tra-
vail; sa main déjà tremblotante lui refuse un service
aisé, sa note se défeitne, soii activité diminue; il fait
moins 4'(>uvrage et moins bien dans plus de temps :
un moment viendra*, s'il vieillit beaucoup, qui, lui
' Un autre inconvénient très grave me forcera d'abandonner
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SECOND DIALOGUE. 291
ôtant les ressources qu il s'est ménagées ^ le Edrcera de
&ire un tardif et dur apprentissage d'une firugalité
Lien- austère. Il ne doute pas même que yos^ messieurs
nWnt déjà pour ce temps qui s approche, et qu'ils
sauront peut-être accélérer, un nouveau plan de bénér
fice, c est-à-dire de nouveaux moyens de lui fsiire
manger le pain d'amertume et boire la ooupe d'humi-
liation. Il sent et prévoit très bien tout cela; mais, si
près du terme de la vie, il n'y voit plus un fort grand
inconvénient. D'ailleurs, comme cet inconvénient est
inévitable^ c'est folie de s'en tourmenter^ et ce seroit
s'y précipiter d'avance que de chercha à le prévenir.
Il pourvoit au présent en ce qui dépend de lui, et
laisse le soin de l'avenir à la Providence.
J'ai donc vu Jean-Jacques livré tout entier aux oc-
cupations que je viens de vous décrire , se promenant
toujours seid^ pensant peu ^révafit beaucoup, travail-
lant presque machinalement, sans ce^e occupé des
mêmes choses sans s'en rebuiter jamais; enfin plus
gai, plus content, se portant mieux, en menant cette
vie presque automate, qu'il ne fit tout le temps qu'il
consacra si cruellement pour lui^ et si peu utilement
pour les autres, au triste métier d -auteur.
Mais n'^précions pas cette conduite au-dessus de
sa valeur. Dès que cette vie simple et laborieuse n'est
pas jouée , elle seroit sublime dans un célèbre écrivain
enfin ce travail, que ^'^^Içurs la' mauvaise volpnté du public me
rend plus onéreux qu utile ; c'est l'abord fréquent de quidams étran-
gers ou inconnus qui s'introduisent chez moi sous ce prétexte, et
qui savent ensuite s'y cramponner maigre moi, sans que je puisse
pénétrer leur dessein.
'9'
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29^ SECOND DIALOGUE,
qui pourroit s'y réduire. Dans Jean-Jacques elle n'est
que naturelle, parcequelle n'est l'ouvrage d aucun
etibrt, ni celui de la raison, mais une simple inïpuU
sion du tempérament déterminé par la nécessité. Le
seul mérite de celui qui s'y livre est d'avoir oédé sans
résistance au penchant de la nature, et de ne s'être
pas laissé détourner par une mauvaise honte , ni par
une sotte vanité. Plus j'examine cet homme dans le
détail de l'emploi de ses journées, dans l'uniformité
de cette vie machinale, dans le goût qu'il paroît y
prendre, dans le contentement qu'il y trouve, dans
l'avantage qu'il en tire pour son humeur et pour sa
santé; plus je vois que cette manière de vivre étoit
celle pour laquelle il étoit né. Les hommes le figurant
toujours à leur mode en ont fait, tantôt un profond
génie, tantôt un petit charlatan; d'abord un prodige
de laertu, puis un mousû^ de scélératesse; toujours
l'être du monde le plus étrange et le plus bizarre. La
nature n'en a fait qu'un bon artisan, sensible, il est
vrai, jusqu'au transport, idolâtre du beau , passionné
pour la justice, dans de courts moments d'efferves-
cence capable de vigueur et d'élévation, mais dont
l'état habituel fut et sera toujours l'inertie d'esprit et
l'activité machinale, et, pour tout dire ^ un mot,
qui n'est rare que parcequ'il est simple. Une des
choses dont il se félicite est de se retroi^ver dans sa
vieillesse à peu près au même rang où il est né, sans
avoir jamais beaucoup ni monté, m descendu dans le
cours de sa vie. Le sort la remis où l'avoit placé la
nature; il s'applaudit chaque jour de ce concours.
Ces solutions si simples, et pour moi si claires, de
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SECOND DIALOGUE. . 298
mes premiers dmites, mont fbit sentir d^^luphis en
plus que j'avois pris la seule bonne route pour aller à
la source des singularités de cet homme, tant jugé et
si peu connu. Le grand tort de ceux qui le jugent
n'est pas dé n'avoir point deviné les vrais motifs de
sa conduite ; des gens si fins ne s'en douteront jamais ' ;
mais c'est de n'avoir pas voulu les apprendre, d avoir
concouru de tout leur cœur aux moyens pris pour
empêcher, lui de les dire, et eux de les savoir. Les
gens même les plus équitables sont portés à chercher
des causes bizarres à une conduite extraordinaire; et
au contraire, c'est à force d'être n^iturelle.que celle dé
Jean-Jacques est peu commune; mais c'est ce qu'on
ne peut sentir qu'après avoir fait une étude attentive
de son tempérament, de son humeur, de ses goûts,
de toute sa constitution. Les hommes n'y font pas
tant de façon pour se juger entre eux. Ils s'attribuent
réciproquement les motifs qui pourroient feire agir le
jugeant comme fait le jugé, s'il étoit à sa place, et
souvent il& rencontrent juste, parcequ'ils sont tous
conduits par l'opinion , par les préjugés , par l'amour-
' Les gens si- fins, totalement tFan^formés par ramour-propre,
nont plus la moindre idée des vrais mouvements de la nature, et
ne connoitront jamais rien aux. âmes honnêtes, parcequ'ils /^e
voient partout que le mal, excepté dans ceux qu'ils ont intérêt de
flatter. Aussi les observations des gens fins , ne s'accordant avec la
vérité que par hasard, ne font point autorité chez les sages.
Je ne connois pas deux François qui pussent parvenir à me con-
noître, quand même ils lé desireroient de tout leur cœur : la na-
ture primitive de l'homme est trop loin de toutes leurs idées. Je ne
dis pas néanmoins qu'il n'y en a point, je dis seulement que je n'en
connois pas deux.
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:i94 SECOND DIALOGUE.
propre^ par toutes les passions facdtes qui en sont le
cortège, et surtout par ce vif intérêt, prévoyant et
pourvoyant , qui les jette toujours loin du présent, et
qui n'est rien pour Thomme de la nature.
Mais ils sont si loin de remonter aux pures impul-*
9fons de cette nature et de les connottre, que, s'ils
parvenoient à comprendre enfin que ce n'est point
par ostentation cpe Jean-Jacques se conduit si diffé-
remment qu'ils ne font, le plus grand nombre en
concluroit aussitôt que c'est donc par bassesse d'ame,
quelques uns peut-être, que c'est par une héroïcjue
vertu, et tous se tromperoient également. Il y a de
la bassesse à chotsÎT volontairement un emploi digne
de mépris, ou à receroir par aumône ce qu'on peut
gagner par son travail; mais il n'y en a point à vivre
d'un travail honnête plutôt que d'aumônes, ou plutôt
que d'intriguer pour parvenir. Il y a de" la vertu à
vaincre ses penchants pour faire son devoir, mais il
n'y en a point à les suivre pour se livrer à des occu-
palioâs de son goût, quoique ignobles aux yeux des
hommes.
La cause des faux jugements portés sur Jean-Jac-
ques est qnon suppose toujours qu'il lui a fallu de
grands efforts pour être autrement que les autres
hommes, au lieu que, constitué comme il est, il lui
en eût faUu de très grands pour être comme eux. Une
de mes observations les plus certaines, et dont le pu-
blic se doute le moins, est, qu'impatient, emporté,
sujet aux plus vives colères , il ne connoît pas néan^
moins la hcûue, et que jamais désir dé vengeance
n'entra dans son cœur. Si quelqu'un pouvoit admettre
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SECOND DIALOGUE. àgS
lin fait m contraire aux Idéies qu on a de Thomme , on
lui donneroit aussitôt pour cause un effort sublime ,
la pénible victoire sur reunoiir-propre , la gratide mais
difficile vertu du pardon des ennemis , et c'est siib-
pl^ment un effet naturel du tempérainent que je vous
ai décrit. Toujours occupé de lui*méine ou pour lui*
même , et trop avide de son pmpre bioi pour avoir le
temps de songer au mal d'un autre ,.iLne s'avise point
de ces jalouses comparaisons dJamour-prciiire, d'où
naissent les passions haineuses, dont j'ai parlé. J'ose
même dire qu'il n'y a point die eoikeûtutîon plus éloi-
gnée que la sienne de la méchanceté:; car son vice
dominant est de s'occuper de4ui plus que des autres,
et celui desméchants,aii contraire, est de s'occuper
plus des autres que d'eux; et c'est précm<aent pour
cela qu'à prendre le jnotdî'égoïsmeixdanô son vrai jE^en»
ils sont tous égoïstes, et qu'il ne l'est point, parcequ'it
ne se met, ni à c^, ni au-desdlis, ni au*dessous de
personne , et que le déplacement de perâcmne «t'est
nécessaire à son bonheur. Toutes ses méditations son!
douces, parcequ'il aime à jouir. Dans les situations
pénibles , il n'y pense que quand elles l'y forcent^
tous les mioments qu'il peu!^ leur dérober se^ donnés
à ses rêveries, il sait se soustraire aux idées déplai-
santes , et se transporter ailleurs qu'où il est mal. Oc-
cupé si peu de ses peines, commelit le seroit-il beuu-
coup de ceux qui les lui font souffrir? Il s'en venge en
n'y pensant point, non par esprit de vengeance, mais
pcHir se délivrer d'un tourment. Paresseux, et volup-
tueux, comment s^oit-il haineux et viladicatif? Vqu*
droit-il changer %n suppUoes ses conâot%tbns, ses
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296 SECOND DIALOGUE,
jouissances , et les seuls plaisirs qu^on lui laisse ici-bas?
Les hommes bilieux et méchants ne cherchent la re-
traite que quand ils sont tristes ; et la retraite les attriste
encore plus. Le levain de la vengeance fermente dans
la solitude, parle plaisir qu'on prend à s y livrer;
mais ce triste et cruel plaisir dévore et consume celui
qui s y livre; il le rend inquiet , actif , intrigant: la soli-
tude qu'il cherchoit fait bientôt le supplice de son
cœur haineux et tourmenté; il n y goûte point cette
aimable incurie, cette douce nonchalance qui fait le
charme des vrais solitaires; sa passion, animée par
ses chagrines réflexions, cherche à se satisfaire; et,
bientôt quittant sa soillbre retraite, il court attiser
dans le monde le feu dont il veut consumer son en-
nemi. S'il sort des écrits de la main d'un tel solitaire,
ils ne ressembleront sûrement, ai à ï Emile, ni à
r/r<^/bi'5a; ils porteront, qûelqueart qu'emploie l'auteur
à se déguiser, la tefote de la bile amère qui les dicta.
Pour Jean-Jacques , les fruits de sa solitude attestent
les sentiments dont il s'y nourrit; il eut de l'humeur
tant qu'il vécut dans le monde, il n'en eut plus aussi-
tôt qu'il vécut seul .
Cette répugnance à se nourrir d'idées noires et dé-
plaisantes se fait sentir dans ses écrits comme dans sa
conversation, et surtout dans ceux de longue haleine,
où l'auteur avoit plus le temps d'être lui , et où son
cœur s'est mis , pour ainsi dire, plus à son aisé. Dans
ses premiers ouvrages, entraîné par son sujet, indigné
par le spectacle des mœurs publiques , excité par les
gens qui vivoient avec lui, et qui dès-lors peut-être
avoient déjà leurs vues, il s'est pernfls quelquefois de
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SECOND DIALOGUE. 397
peindre les méchants et les vices en traits vifis et poi-
gnants , lûais toujours prompts et rapides -^ et Ton voit
qu'il ne se complaisoit que dans les images riantes,
dont il aima de tout temps à s'occuper. Il se félicite à
la fin de YHéloisé^d'en avoir soutenu l'intérêt durant
six volumes, sans le concours d'aucun personnage
méchant, ni d'aucune mauvaise action. C'est là, 'ce
me semble, le témoignage le moins équivoque. des vé-
ritables goûts d'un auteur.
Le Fh. Eh! comme vo.us vouç abusez! Les bons
peignent les méchants sans crainte; ils n'ont pas
peur d'être reconnus dans leurs portraits; mais un
méchant n'ose peindre son semblable ; il redoute l'ap-
plication.
Rouss. Monsievir, cette interprétation si naturelle
est-elle de votre façon?
Le Fb. Non , elle est de nos messieurs. Oh ! moi , je
n'aurois jamais eu l'esprit de la trouver.
Rouss. Du moins , l'admettez-vous sérieusement
pour bonne?
Le Fr. Mais, je vous avoue que je n'aime point à
vivre avec le% méchants, et je ne crois pas qu'il s'en-
suive de là que je sois un méchant moi-même.
Rouss. Il s'ensuit tout le contraire ; et non seulement
les méchants aiment à vivre entre eux, mais leuts
écrits comme leurs discours sont remplis de peintures
effroyables de toutes sortes de méchancetés. Quelque-
fois les bons s'attachent de méipe à les peindre, mais
. seulement pour les rendre odieuses: au lieu que les
méchants ne se^ servent des mêmes peintures que
pour rendre odieux moins les vices que les person-
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298 SECOND DIALOGUE,
nages qu'ils ont en vue. Ces diffécences se font biien
sentir à la lecture, et les censures vives mais géné-
rales des uns s'y distinguent iacilement des satires
personnelles des autres. Rien n'est plus naturel à un
auteur que de s'occuper par préférence des matières
qui sont le plus de son goût. Celui de Jean- Jacques , en
rattachante la solitude, atteste, pac les productions
dont il s'y est occupé, quelle espèce de chanâe a pu
l'y attirer et l'y retenir. Dans sa jeunesse , et durant ses
comtes prospérités, n'ayant encore à se plaindre de
personne, il n'aima pas moins la retraite qu'il Taime
dans sa misère. Il se partageoit alors avec délices
entre les amis qu'il croybit avoir et la douceur du re-
cueillement. Maintenant si cruellement désabusé, il
se livre à son goût dominant sans partage. Ce goût ne
le tourmente, ni ne le ronge; il ne le rend ni triste ni
sombre; jamais il ne fut plus satisfait de lui-même,
moins soucieux des affaires d'autrui, moins occupé
de ses persécuteurs, plus content, ni plus heureux,
autant qu'on peut Fétre de son propre feit, vivant
dans l'adversité. S'il étoit tel qu'on nous le représente,
la prospérité de ses ennemis , l'opprobre dont ils l'ac-
cablent, l'impuissance de s'en venger, l'auroient déjà
fait périr de rage. Il n'eût trouvé, dans la solitude
qti'il cherche, que le désespoir et la mort. Il y trouve
le repos d'esprit, la douceur d'ame, la santé, la vie.
Tous lies mystérieux arguments de vos messieurs n'é-
branleront jamais la certitude qu'opère celuiJà dans
mon esprit.
Mais y a-t-il quelque vertu dans cette douceur?
aucune. Il n'y a que la pente d'un naturel aimant et
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SECOND DIALOGUE. 299
tendre, qui, nourri de visions délicieuses, ne peut
s'en détacher pour s'occuper d'idées funestes et de sen-
timents dééhirants. Pourquoi s'affliger quand on peut
jouir? pourquoi noyer son cœur de fiel et de bile,
quand on peut l'abreuver de bienveillance et d'amour?
Ce choix si raisonnable n'est pourtant fait, ni par la
raison, ni par la volonté; il est l'ouvrage d'un pur in-
stinct. Il n'a pas le mérite de la vertu, sans doute,
mais il n'en a pas non plus l'instabilité. Celui qui
durs^it soixante ans s'est livré aux seules impressions
de la nature est bien sûr de n'y résister jamais.
Si ces impulsions ne le mènent pas toujours dans la
bonne route, i^arement elles le mènent dans la mau-
vaise. Le peu de vertus qu'il a n'ont jamais fait de
grands biens aux autres , mais ses vices bien plus nom-
breux ne font de mal qu'à lui seul. Sa morale est moins
une morale d'action que d'abstinence : sa paresse la
lui a donnée, et sa raison l'y a souvent confirmé : ne
jamais faire de mal lui paroît une maxime plus utile,
plus sublime, et beaucoup plus difficile que celle
même de faire du bien : car souvent le bien qu'on fait
sous un rapport devient un mal sous mille autres;
mais, dans l'ordre de la nature, il n'y a de vrai mal
que le mal positif. Souvient il n'y a d'autre moyen de
s'abstenir de nuire que de s'abstenir tout-à-feit d'agit;
et, selonlui, le meilleur régime, tant moral que phy-
sique , est un régime purement négatif. Mais ce n'est
pas celui qui éonvient à une philosophie ostentàtrice,
qui ne veut que des œuvres d'éclat, et n'apprend
rien tant à ses sectateurs qu'à beaucoup se montrer.
Cette maxime de ne point faire de mal tient de bien
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3oO SECOND DIALOGUE,
près à une autre qu'il doit encore k sa paresse , mais
qui se change en vertu pour quiconque s'en fait un
devoir. C'est de ne se mettre jamais dansun^ situation
qui lui fasse trouver son avantage dans le préjudice
d autrui. Nul homme ne redoute une situation pareille.
Ils sont tous trop forts , trop vertueux pour craindre
jamais que leur intérêt ne les tente contre leur devoir;
et, dans leur fière confiance, ils provoquent sans
crainte les tentations auxquelles ils se sentent si su-
périeurs. Félicitons-les de leurs forces, mais ne^blâ-
mons pas le foible Jean-Jacques de n oser se fier à
la sienne^ et d'aimer mieux fuir les tentations que
d'avoir à les vaincre, trop peu sûr du succès d'un
pareil combat^'
Cette seule indolence l'eût perdu dans la société,
quand il n'y eût pas apporté d'autres vices. Les petits
devoirs à remplir la lui ont rendue insupportable; et
ces petits devoirs négligés lui on,t fait cent fois plus de
tort que des actions injustes ne lui en auroient pu
faire. La morale du n^onde a été mise comme celle des
dévots en menues pratiques, en petites formules, en
étiquettes de procédés qui dispensent du reste. Qui-
conque s'attache avec scrupule à tous ces petits dé-
tails peut au surplus être noir, faux, fourbe , traître
et méchant, peu importe; pourvu qu'il soit exact aux
régies des procédés, il est toujours assez honnête
homme. L'amour-propre de ceux qu'on néglige en
pareil cas leur peint cette omission comme un cruel
outrage, ou comme une monstrueuse ingratitude; et
tel qui donneroit pour un autre sa bourse et son sang
n'en sera jamais pardonné pour avoir omis dans quel-
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SECOND DIALOGUE. 3oï
que rencontre une attention de civilité. JeanJacques,
en dédaignant tout ce qui est de pure formule , et que
font également bons et mauvais, amis et indifférents,
pour ne s attacher qu'aux solides devoirs, qui n'ont
rien de Fusage ordinaire, et font peu de sensation, a
fourni les prétextes que vos messieurs ont si habile-
ment employés. Il eût pu remplir sans bruit de grands
devoirs dont jamais personne n'auroit rien dit : liiais
là négligence des petits soins inutiles a causé sa perte.
Ces petits soins sont aussi quelquefois des devoirs
qu il n'est pas permis d'enfreindre , et je ne prétends
pas en cela l'excuser. Je dis seulement que ce mal
même ^qui n'en est pas un dans sa source, et qui n'est
toâibé que sur lui , vient encore de cette indolence de
caractère qui le domine, et ne lui fait pas moins né-
gliger ses intérêts que ses devoirs.
Jean-Jacques paroît n'a voir jamais convoité fort ar-
demment les biens de la fortune , non par une modé-
ration dont on puisse lui faire honneur, mais parce-
que ces biens, loin de procurer ç^ux dont il est avide,
enôtent la jouissance et le goût. Les pertes réelles, ni
les espérances frustrées , ne l'ont jamais fort affecté.
Il a trop désiré le bonheur pour désirer beaucoup la
richesse; et, s'il eut quelques moments d'ambition,
ses désirs comme ses efforts ont été vifs et courts. Au
premier obstacle qu'il n'a pu vaincre du premier choc,
il s'est rebuté, et, retombant aussitôt dans sa lan-
gueur, il a oublié ce qu'il ne pouvoit attendre. Il fut
toujours si peu agissant, si peu propre au manège né-
cessaire pour réussir en toute entreprise^ que, les
choses les plus faciles pour d'autres devenant toujours
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3o2 SECOND DIALOGUE,
difficiles pour lui, sa paresse les lui reudoit impossi-
bles pour lui épargner les efforts indispensables pour
les obtenir. Un autre oreiller de paresse, dans toute af-
faire un peu longue quoique aisée, étoit pour lui Fin-
certitude que le temps jette sur les succès qui, dans
lavenir, semblent les plus assurés, mille empêche-
ments imprévus pouvant à chaque instant faire avorter
les desseins les mieux concertés. La seule instabihté
de la vie réduit pour nous tous les événements futurs
à. de simples probabilités. La peine qu'il faut prendre
est certaine, le prix en est toujours douteux, et les
projets éloignés ne peuvent paroître que des leurres
de dupes à quiconque a plus d'indolence que ,d ambi-
tion. Tel est et fut toujours Jean-Jacques : ardent et
vif par tempérament, il n'a pu dans sa jeunesse être
exempt de toute espèce de convoitisie; et c'est beau-
coup s'il l'est toujours , même aujourd'hui. Mais quel-
que désir qu'il ait pu former, et quel qu'en ait pu
être l'objet, si du premier effort il n'a pu l'atteindre,
il fut toujours incapable d'une longue persévérance à
y aspirer.
Maintenant il paroît ne plus rien désirer. Indiffé-
rent sur le reste de sa carrière, il en voit avec plaisir
approcher le terme, mais sans l'accélérer même par
ses souhaits. Je doute que jamais mortel ait mieux et
plus sincèrement dit à Dieu , Que ta volonté soit faite;
et ce n'est pas, sans doute, une résignation fort mé-
ritoire à qui ne voit plus rien sur la terre qui puisse
flatter son cœur. Mais dans sa jeunesse, où le feu du
tempérament et de 1 âge dut souvent enflammer ses
désirs , il en put former d'assez vifs, mais rarement
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SECOND ajALOGUE. 3o3
d assez durables pour vaincre les obstacles, quelque-
fois U^ès surmoûtables, qui Tarrétoieut. En désirant
beaucoup, il dut obtenir fort peu, parceque ce ne sont
pas les seuls élans du cœur qui font^atteindre à Fobjet ^
et qu il y faut d autres moyens qu'il na jamais su
«lettre en œuvre. La plus incroyable timidité, la plus
excessive indolence, auroient cédé quelquefois peut-
être à la force du désir, s'il n eût trouvé dans cette
force même l'art d'éluder les soins qu'elle sembloit
exiger, et c'est encore ici des clefs de son caractère
celle qui en découvre le mieux les ressorts. A force de
s'occuper de l'objet qu'il convoite, à force d'y tendre
par ses désirs , sa bienfaisaiM imagination arrive ati
terme, en sautant par-dessus les obstacles qui l'arrê-
tent ou l'effarouchent. Elle fait plus ; écartantde l'objet
tout ce qu'il a d'étranger à sa convoitise , elle ne le lui
présente qu'approprié de tout pointa son désir. Parla
ses fictions lui deviennent plus douces que des réa-
lités mêmes ; elles en écartent les défauts avec les dif-
ficultés , elles les lui livrent préparées tout exprès pour
lui , et font que désirer et jouir ne sont pour.lui qu'une
même chose. Est-il étonnant qu'un homme ainsi con-
stitué soit sans goût pour la vie active? Pour lui pour-
chasser au loin quelques jouissances imparfaites et
douteuses, elle lui ôteroit celles qui valent cent fois
mieux, et sont toujours en son pouvoir. Il est plus
heureux et plus riche par la possession des biens ima-
ginaires qu'il crée , qu'il ne le seroit par celle des
Uens, plus réels si l'on veut, mais moins désirables,
qui existent réellement.
Mais cette même imagination, si riche en tableaux
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3o4 SECOND BIALOGUE.
riants et remplis de charmes, rejette obstinément les
objets de douleur et de peine , ou du moins elle ne les
lui peint jamais si vivement que sa volonté ne les
puisse effacer. L'incertitude de l'avenir, et l'expé-
rience de tant de malheurs, peuvent l'effarouchera
Texcès des maux qui le menacent, en occupant son
esprit des moyens de les éviter. Mais ces maux sont-
ils arrivés, il les sent vivement un moment $ et puis les
oublie. En mettant tout au pis dans l'avenir, il se sou-
lage et se tranquillise. Quand une fois le malheur est
arrivé, il faut le soujffrir sans doute, mais on n'est plus
forcé d'y penser pour s'en garantir ; c'est un grand
tourment de moins 4^kâs ^n [ame. En comptant d'a-
vance sur le mal qu'il waint, il en ôte la plus grande
amertume ; ce mal arrivant le trouve tout prêt à le sup-
porter; et s'il n'arrivé pas, c'est un bien qu'il goûte
avec d'autant plus de joie qu'il n'y comptoit point du
tout. Comme il aime mieux jouir que souffrir , il se re-
fuse aux souvenirs tristes et déplaisants , qui sont inu-
tiles , pour livrer son cœur tout entier à ceux qui le
flattent; quand sa destinée s'est trouvée telle qu'il n'y
voyoit plus rien d'agréable à se rappeler , il en a perdu
toute la mémoire, et, rétrogradant vers les temps heu-
reux de son enfance et de sa jeunesse, il les a souvent
recommencés dans ses souvenirs. Quelquefois s'élan-
çant dans l'avenir qu'il espère et qu'il sent lui être dû ,
il tâche de s'en figurer les douceurs en les proportion-
nant aux m^ux qu'on lài fait souffrir injustement en
ce monde. Plus souvent, laissant concourir ses sens à
ses fictions, il se forme des êtres selon son cœur; et
vivant avec eux dans une société dont il se sent digne ,
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SECOND mALOGUE. 3o5
il plane dans Fempirée, au milieu des objets char-
mants et presque angéliques dont il s'est entouré.
Ck>ncevez'V0us que dans ime ame, tendre ainsi dispo-
sée les levains haineux fermentent facilement? Non,
non, monsieur; comptez que celui qui put sentir un
moment les délices habituelles de Jean-Jacques ne mé-
ditera jamais de noirceurs.
Lapkis sublime des vertus, celle qui demande le
plus de grandeur, de courage et de force d'ame, est
le pardon des injures, et l'amour de ses ennemis. Le
foible J ean-Jacques , qui n'atteint pas même aux vertus
médioci^es , iroit-il jusqu'à celle-là? Je suis aussi loin
de le croire que de l'affirmer. Mais qu'importe , si son
naturel aimant et paisible le mené où l'auroit mené la
vertu? qu'eût pu faire en lui la haine s'il l'avoit con-
nue? Je l'ignore; il l'ignore lui-même. Comment sau-
roit-il où l'eût conduit un sentiment qui jamais n'ap-
procha de son cœur? Il n'a point eu là-dessus de com-
bat à rendre, parcequ'iL n'a point eu de tentation.
Celle d'ôter ses facultés à.^€S jouissances , pour les li-
vrer aux passions irascibles et déchirantes, n'en est pas
même une pour lui. C'est le tourment des ccçurs dévo-
rés d'amour-propre , et qui ne conçoissent pointd'autre
amour. Ils n'ont pas cette passion par choix, elle les
tyrannise , et n'en laisse point d'autre en leur pouvoir.
Lorsqu'il entreprit ses Confissions ^ cette œuvre
unique pi^rmi les hommes, dont il a profané la lec-
ture, en la prodiguant aux tireilles les moins faites
pour l'entendre, il avoit déjà passé la maturité de
l'âge, et ignoroit encore l'adversité, il a dignement
exécuté ce projet jusqu'au temp» des* malheurs de sa
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3o6 SECOND mALOGUE.
vie; dès-lors il s'est vu forcé d'y renoncer. Accoutumé
à ses douces rêveries , il ne trouva ni courage ni force
pour soutenir la n^éditation de tant d'horreuFs; il
nauroit même pu s'en rappeler l'effroyable tissu,
quand il s'y seroit obstiné. Sa mémoire a refusé de se
souiller de ces affreux souvenirs; il ne peut se rap-
peler l'image que des temps qu'il verroit renaître avec
plaisir : ceux où il fut la proie des méchants en seroient
pour jamais effacés avec les cruels qui les ont rendus
si funestes, si les maux qu'ils continuent à lui faire ne
réveilloient ^quelquefois msdgré lui l'idée de ceux
qu'ils lui ont déjà fait souffrir. En un mot, un naturel
aimant et tendre , une langueur d'ame qui le porte aux
plus douces voluptés , lui faisant rejeter tout sentiment
douloureux ,^ écarte de son souvenir tout bbjet dés-
agréable. Il n'a pas le mérite de pardonner les of-
fenses, parcequ'il les oublie; il n'aime pas ses enne^
mis, mais il ne pense point à eux. Gela met tout l'a-
vantage de leur côté , en ce que ne le perdant jamais
de vue, sans cesse occupés de lui, pour l'enlacer de
plus en plus dans leurs pièges, et ne le trouvant, ni
assez attentif pour les voir, ni assez actif pour s'en
défendre, ils sont toujours sûrs de le prendre au dé-
pourvu, quand et comme il leur plait, sans crainte de
représailles. Tandis qu'il s'occupe avec lui-même, eux
s'oûcupent aussi de lui. Il sume, et ils le haïssent;
voilà roocupation des uns et des autres ; il est tout pour
lui-même; il est aussi tout pour eux : car, quant à eux ,
ils ne sont rien, ni pour lui, ni pour eux-mêmes; et
pourvu, que Jean- Jacques soit misérable, ils n'ont pas
besoin d'autre bonh^iir. Ainsi ils ont , eux et lui , cha-
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SECOND DIALOGUE. Soy
cun de leur côté, deux grandes expériences à faire;
eux , de toutes les peines qu il est possible aux honunes
d'accumuler dans Famé d'un innocent , et lui., de toutes
tes ]:essources que 1 innocence peut tirer d'elle seule
pour les supporter. Ce qu'il y a d'impayable dans tout
cela est d'entendre vos bénins i;nessieurs se lamenter,
au milieu de leurs horribles trames, du mal que fait
la haine à celui qui s'y livre, et plaindre tendrement
leur ami Jean-Jacques d'être la proie d'un sentiment
aussi tourmentant.
Il faudroit qu'il fût insensible ou stupide pour ue
pas voir et sentir son état; mais il s'occupe trop peu
de ses peines pour s'en affecter beaucoup. Il se con-
sole avec lui-même des injustices des hommes ; en ren-
trant dans son cœur, il y trouve des dédommagements
bien doux. Tant qu'il est seul, il QSt heureux; et
quand te spectacle de la haine le navre, ou [quand le
mépris et la dérision l'indignent, c'eat un mouvement
passager qui cesse aussitôt que l'objet qui l'excite a
disparu. Ses émotions sont promptes et vives, mais
rapides et. peu durables, et cela se voit. Son cœur,
transparent comme le cristal , ne peut rien cacher de
ce qui s'y passe; chaque mouvement qu'il éprouve se
transmet à ses yeux et sur son visage. On voit quand
et comment il s'agite ou se calme , quand et comment
il s'irrite ou s'attendrit; et , sitôt que ce qu'il voit ou ce
qu'il entend l'affecte, il Itii est impossible d'en retenir
ou dissimuler un moment l'impression. J'ignore com-
ment il put s'y prendre pour tromper quarante aqs
tout le monde sur son caractère; mais po\ir peu qu'on
le tire de sa chère inertie, ce qui par malheur n'est
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3o8 SECOND DIALOGUE,
que trop aisé , je le défie de cacher à personne ce qui
se passe au fond de son cœur, et c^est néanmoins de
ce même naturel aussi argent qu'indiscret qu'on a tiré,
par un prestige admirable, le plus habile hypocrite et
le plus rusélourbe qui puisse exister.
Cette remarque étoit importante, et j'y ai porté la
- plus grande attention* Le premier art de tous les mé-
chants est la prudence, c est-à-dire la dissimulation.
Ayant tant de desseins et de sentiments à cacher, ils
savent composer leur extérieur, gouverner leurs re-
gards, leur air, leur maintien, se rendre maîtres des
apparences. Ils savent prendre leurs avantages et cou-
vrir d'un vernis de sagesse les noires passions dont
ils sont rongés. Les cœurs vifs sont bouillants , empor-
tés ; mais tout s'évapore au-dehors ; les méchants sont
! fixiids , posés , le venin se dépose et se cache au fond
de leurs cœurs pour n'agir qu'en temps et lieu: jus-
qu'alors rien ne s'exhale; et, pour rendre l'effet plus
grand ou plus sûr, ils le retardent à leur volonté. Ces
différences ne viennent pas seulement des tempéra-
ments , mais aussi de la nature des passions. Celles
des cœurs ardents et sensibles , étant l'ouvrage de la
nature, se montrent en dépit de celui qui les a; leur
première explosion, purement machinale, est indé-
pendante de sa volonté. Tout ce qu'il peut faire à force
de résistance est d'en arrêter le cours avant qu'elle ait
produit son effet, mais non pa« J^vant qu'elle se soit
manifestée ou dans ses yeux, ou par sa rougeur, ou
par sa voix , ou par son maintien , ou par quelque autre
signe sensible.
Mais Tamôur-propre et les mouvements qui en dé-
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SEÇOWD DIALOGUE. SoQ
rivent n étant que des passions secondaires produites
par la réflexion y n!agissent pas si sensiblement sur la
machine. Voilà pourquoi ceux que ces sortes de pas-
sions gouvernent sont plus maîtres des apparences
que ceux qui se livrent aux impulsions directes de
la nature. £n général, si. les naturels ardents et
vifs sont plus aimants, ils sont, aussi plus . emportés ,
moins endurants, plus colères; mais ces emporte-
ments bruyants sont sans conséquence; et, sitôt que
le signe de la colère s'efface sur le visage, elle est
éteinte aussi dans le cœur. Au contraire les gens
flegmatiques et froids,. si doux, si patients, si nio-
dérés à Textérieur, en dedans sont haineux , vindicar
tifs , implacables ; ils savent conserver, déguiser , nour^
rir leur rancume jusqu'à ce que le moment de Fassou-
vir se présente. En général, les premiers aiment plus
quils ne haïssent; les seconds haïssent beaucoup
plus qu'ils n'aiment, si tant est qu'ils sachent aimer.
Les âmes d'une haute trempe sont néanmoins très
souvent de celle-ci , comme supérieures aux passions.
Les vrais sages sont des hommes froids, je n'en doute
pas; niais dans la classe des hommes vulgaires, sans
le contre-poids de la sensibiUté, l'amour-prppre em-
portera toujours la balance; et, s'ils ue restent nuls,
il les rendra méchants.
Vous me direz qu'il y a des hommes vifs et sensi-
bles qui ne laissent pas d'être méchants, hainetîx , et
rancuniers. Je n'en crois rien; mais il faut s'entendre.
Il y a deux sortes de vivacité ; celle des sentiments et
celle des idées. Les âmes sensibles s'affectent forte-
ment et rapidement. Le sang enflammé par tme agi-*
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3lO SJECOND DIALOGUE.
tation $ubite porte à Toeil, à la voix, çia visage, ces
mouvements impétueux qvii marquent la passion. Il
est au contraire des esprits vifs qui s'assQciept avec
des cœurs glacés, et qui ne tirent que du cerveau Fa-
gitation qui paroit aussi dans les yeux, dans le geste,
et accompagne la parole, mais par des signes tout dif-
férents 4 pantomimes et comédiens plutôt qu'animés
et passionnés. Ceux-ci, riches d'idées, les produisent
avec une. facilité extrême : ils ont la parole à com-
mandement; leur esprit, toujours présent et péné-
trant, leur fournit sans cesse des pensées neuves, des
saillies, des réponses heureuses; quelque force et
quelque finesse qu on mette à ce qu'on peut lem* dire,
ils étonnent par la promptitude et le sel de leurs re-
parties, et ne restent jamais court. Dans, les choses
même de sentiment, ils ont un petit babil si bien
agencé, qu'on les croiroitémus jusqu'au fond du coeUr,
si cette justesse même d'expression n'attestoit que
c'est leur esprit seul qui travaille. Les autres , tout oc-
cupés de ce qu'ils sentent, soignent trop peu leurs pa-
roles pour les arranger avec tant d'art.. La pesante
succession du dis(iours leur est insupportable; ils se
dépitent contre la lenteur de sa marche ; il leur semble,
dans la rapidité des mouvements qu'ils éprouvent,
que ce qu'ils sentent devroit se foire jour et pénétrer
d'un cœur à l'autre sans le froid ministère de la parole.
Les idées se présentent d'ordinaire aux gens d'esprit en
phrases tout arrangées. Il n'en est pas ainsi des senti-
ments ; il faut chercher , combiner , choisir un langage
propre à rendre ceux qu'on éprouve; et quel est
l'homme sensible qui aura la patience de suspendre le
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SECOND DIALOGUE. 3n
cdlirs des affections qui lagitent pour s'occuper à
chaque instant de ce triage? Une violente émotion
peut suggérer quelquefois des expressions énergiques
et vigoureuses; mais ce sont d'heureux hasards que
}es marnes situations ne fournissent pas toujours.
D'ailleurs 9 un homme vivement ému est-il en état de
prêter une attention minutieuse à tout ce qu on peut
lui dire, à t<mt ce qui se passe autour de lui, pour y
approprier sa réponse ou son propos? Je ne dis pas
que tous seront aussi distraits, aussi étourdis, aussi
stupides que Jean-Jacques; mais je doute que qui-
conque a reçu du ciel un naturel vraiment ardent,
vif, sensible et tendre , soit jainais un homme bien
preste à la riposte.
IN allons donc pas prendre, comme on hit dans le
monde, pour des cœurs sensibles des cerveaux brûlés
dont le seul désir de briller anime les discours, les ac-
tions, les écrits, et qui, pour être applaudis des
jeunes gens et des femmes , jouent de leur mieux la
sensibilité qu'ils n'ont point. Tout entiers à leur unique
objet, c'est-à-dire à la célébrité , ils ne s'échauffent sur
rien au monde , ne prennent un véritable intérêt à rien ;
leurs têtes , agitées d'idéesifipides , laissent leurs coeurs
vides de tout sentiment,' excepté celui de l'amour-
propre , qui , leur étant habituel ^ ne leur donne aucun
mouvement sensible et remarquable au-dehors. Ainsi,
tranquilles et de sang froid sur toutes dioses^ ils ne
songentt]u'aux avantages relatifs à leur petit individu ,
et , ne laissant jamais échapper aucune occasion, s'oc-
cupent sans cesse, avec un succès qui n'a rien d'éton-
nant, à rabaisser leurs rivaux, à écarter leurs con-
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3l2 SECOND DIALOGUE.
currents, à briller dans le monde, à priiner dansâtes
lettres , et à déprimer tout ce qui n'est pas attaché à
leur char. Que de tels hommes soient méchants ou
malfaisants, ce n'est pas une merveille; mais qu'ils
éprouvent d'autre passion que l'égoïsme qui les do-
mine , qu'ils aient une véritable sensibilité , qu'ils soient
capables d'attachement, d'amitié, même d'amour,
c'est ce que je nie. Ils ne savent pas seulement s'aimer
eux-mêmes ; ils ne savent que haïr ce qui n'est pas eux.
Celui qui sait régner sur' son propre cœur, tenir
toutes ses passions sous le joug, sur qui l'intérêt per*
sonnel et les désirs sensuels n'ont aucune puissance,
et qui, soit en public, soit tout seul et sans témoin,
ne fait en toute occasion que ce qui est juste et bon*
néte , sans égard aux vœux secrets de son cœur; celui-
là seul est homme vertueux. S'il existe , je m'en réjouis
pour l'honneur de l'espèce humaine. Je sais que des
' foules d'hommes vertueux ont jadis existé sur la terre ;
je sais que Fénélon, Catiuat, d'autres moins connus,
ont honoré les siècles modernes , et parmi nous j'ai vu
George Keith suivre encore leurs sublimes vestiges.
A cela près, je n'ai vu dans les apparentes vertus des
hommes que forfanterie , hyprocrisie , et vanijé. Mais ce
qui se rapproche un peu plus de nous, ce qui est du
moins beaucoup plus dans l'ordre de la nature, c'est
un mortel bien né qui n'a reçu du ciel que des passions
expansives et douces, que des penchants aimants et
aimables , qu'un cœur ardent à désirer, mais sensible,
affectueux dans ses désirs , qui n'a que faire dé gloire
ni de trésors, mais de jouissances réelles, de véri-
tables attachements, et qui, comptant pour rien Tap-
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SECOND DIALOGUE. 3l3
pareoce des choses et pourpeu ropinion des hommes ,
cherche son bonheur en dedans sans égard aux usages
suivis et au^ préjugés reçus. Cet homme ne sera pas
vertueux, puisqu'il ne vaincra pas ses penchants;
mais, en les suivant, il ne fera rien de contraire à ce
que feroit, en surmontant les siens , celui qui n'écoute
que la vertu. La bonté, laconunisération, la géné-
rosité, ces premières inclinations de la nature, qui ne
sont que des émanations de Fatnour de soi, ne s'éri-
geront point dans sa tête en d'austères devoirs, mais
elles seront des besoins de son cœur qu'il satisfera
plus pour son propre bonheur que par un principe
d'humilité qu'il ne songera guère à réduire en régies.
L'instinct de la nature est moins pur peut-éti*e , mais
certainement plus sûr que la loi de la vertu ; car on se
met souvent en contradiction avec son devoir , jamais
avec soap^ichant, pour mal faire.
L'homme de la nature éclairé par la raison a des
appétits plus délicats, mais non moins simples que
dans sa première grossièreté. Les &ntaisies d'auto-
rité, de célébrité, de prééminence, ne sont rien pour
lui; il ne veut être connu que pour être aimé; il ne
veut être loué que de ce qui est vraiment louable et
qu'il possède eneifet. L'esprit, les talentis, ne sont pour
lui que des ornements du mérite, et ne les constituent
pas. Ils sont des développements nécessaires dans le
progrès des choses, et qui ont leurs avantages pour
les agréments de la vie , mais subordonnés aux facul-
tés plus précieuses qui rendent l'homme vraiment sor
ciable et bon, et qui lui font priser l'ordre, la justice,
la droiture et l'innocence au-dessus de tous les autres
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3l4 SECOND DIALOGUE,
biais. L'homme de la nature apprend à porter en toute
chose le joug de la nécessité et à s'y soumettre , à ne
murmurer jamais contre la Providence, qui com-
mença par te combler de dons précieux, qui promet
à son cœur des biens plus précieux encore, mais qui,
pour réparer les injustices de la fortune et des hommes ,
choisit son heure et non pas la nôtre , et dont les vues
sont trop au-dessus de nous pour qu'elle nous doive
compte de ses moyens. L'homme de la pâture est as-
sujetti par elle et pour sa propre conservation à des
transport3 irascibles et momentanés, à la colère, à
l'emportement, à l'indignation, jamais à des senti-
ments haineux et durables , nuisibles à celui qui en est
la proie et à celui qui en est l'objet, et qui ne mènent
qu'au mal et à la destruction sans servir an bien ni à
la conservation de personne. Enfin l'homme de la na-
ture , sans épuiser ses débiles forces à se construire
ici-bas des tabernacles, des machines énormes de
bonheur ou de plaisir, jouit de lui-même et de son
existence, sans grabd souci de ce qu'en pensent les
hommes, et sans grand soin de l'avenir.
Tel j'ai vu l'indolent Jean-Jacques; sans affecta-
tion, sans apprêt, livré par goûta ses* douces rêve-
ries, pensant profondément quelquefois, mais tou-
jours avec plus de fatigue que de plaisir , et aimant
mieux se laisser gouverner par une imagination riante ,
que de gouverner avec effort sa tête par la raison. Je
l'ai vu mener par ^oût une vie égale, simple, et rou-
tinière, sans s'en rebuter jamais. L'uniformité de cette
vie et la douceur qu'il y trouve montrent que son ame
est en paix. S'il étoit mal avec lui-même, il se lasse-
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SECOND DIALOGUE. 3l5
roit enfin d'y vivre; il lui faudroit des diversions que
je ne lui vois point chercher; et si, par un tour d'es-
prit difficile à concevoir, il s'obstinoit à s'imposer ce
genre de supplice , on verroit à la longue l'effet de
cette contrainte sur son humeur, sur son teint, sur sa
santé. Il jauniroit, il languiroit, il deviendroit triste
et soml)re, il dépériroit. Au contraire, il se porte
mieux qu'il ne fit jamais '. Il n'a plus ces souffrances
habituelles , cette maigreur , ce teint pâle , cet air mou-
rant qu'il eut constamment dix ans de sa vie , c'est-à-
dire pendant tout le temps cp'il se mêla d'écrire, mé-
tier aussi funeste à sa constitution que contraire à son
goût], et qui l'eût enfin mis au tombeau s'il l'eût con-
tinué plus l0ii|g-temps. Depuis qu'il a repris les doux
loisirs de ^jeunesse il en a repris la sjérénité; il oc-
cupe son corps et repose sa tête; il s'en trouve bien à
tous égards. En un mot, comme j'ai trouvé dans ses
livres l'homme de la nature, j'ai trouvé dans lui
l'homme de ses livres, sans avoir eu besoin de cher-
cher expressément s'il étoit vrai qu'il en fût l'auteur.
• Je n'ai eu qu'une seule curiosité que j'ai voulu sa-
tisfaire; c'est au sujet du Devin du village. Ce que vous
m'aviez dit 1^-dessus m'avoit tellement frappé que je
n'aùrois pas été tranquille, si je ne m'en fusse parti-
oulièrement éclairci. On ne conçoit guère comment
un homme doué de quelque génie et de talents, par
lesquels il pourroit aspirer à une gloire méritée , pour
se parer effrontément d'un talent qu'il n'auroit pas,
' Tout a son terme ici-bas. Si ma santé décline, et succombe
enfin sous tant d'afflictions sans relâche, il restera toujours éton-
nant qu'elle ait résisté si long-temps.
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3l6 SECOND DIALOGUE,
iroit se fourrer Sdos. nécessité dans toutes les occa-
sions de montrer là-dessus sou ineptie. Mais qu'au
milieu de Paris et des artistes les moins disposés pour
lui à Tindulgence, un tel homme se donne ^os façon
pour Fauteur d'un ouvrage qu il est incapable de faire;
qu un homme aussi timide ^ aussi peu suffisant, s'érige
parmi les maîtres en précepteur d'un art auquel il
n entend rien, et qu'il les accuse de ne pas entendre,
c'est assurément une chose des plus incroyables que
l'on puisse avancer. D'ailleurs il y a tant de bassesse
à se parer ainsi des dépouilles d'autrui, cette manœu-
vre suppose tarit de pauvreté d'esprit, une vanité si
puérile, un jugement si borné, que quiconque peut
s'y résoudre ne fera jamais rien de grand, d'élevé, de
beau dans aucun genre, et que, malgré. toutes mes
observations , il seroit toujours resté impossible à mes
yeux que Jean-Jacques,, se donnant faussement pOur
l'auteur du Devin du village^ eût fait aucun des autres
écrits qu'il s'attribue, et qui certainement ont trop
de force et d'élévation pour avoir pu sortir de la petite
tète d'un petit pillard impudent. Tout cela me sem-
bloit tellement incompatible que j'en reirenois tou-
jours à ma première conséquence de tout ou rien,.
Une chose encore animoit le zélé de mes- recher-
ches. L'auteur du Devin du village n'est pas , quel qu'il
soit, un auteur ordinaire , non plus que celui des au-
tres ouvrages [qui portent le même nom. Il y a dans
cette pièce une douceur, un charme, une simpUcité
surtout, qui la distinguent sensiblement de toute au-
tre productipn du même genre. Il n'y a dans les pa-
roles ni situations vives , ni belles sentences, ni pom-
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SECOND DIALOGUE. Siy
peuse morale : il n y a dans la musique ni traits savants,
ni morceaux de travail , ni chants tournés , ni harmonie
pathétique. Le sujet en est plus comique qu'attendris-
sant, et cependant là pièce touche, remue, attendrit
jusqu'aux larmes : on se sent ému sans savoir pour-
quoi. D'où ce charme secret qui coule ainsi dans les
cœurs tire-t-il sa source? Cette source unique où nul
autre n a puisé n'est pas celle de THippocrène : elle
vient d ailleurs. L'auteur doit être aussi singulier que
la pièce est originale. Si, connoissaut déjà J ean- Jac-
ques, j'avois vu pour la première fois le Devin du vil-
lage-^'ans qu'on m'en nommât l'auteur, j'aurois dit
sans balancer, c'est celui de la Nouvelle Héloise^ c'est
Jean-Jacques, et ce ne peut être que lui. Colette inté-
resse et touche comme Julie , sans magie de situations ,
sans apprêts d'événements romanesques; même na-
turel, même douceur , même accent: elles sont sœurs,
ou je serois bien trompé. Voilà ce que j'aurois dit pu
pensé. Maintenant on m'assure au contraire que Jean-
Jacques se donne faussement pour l'auteur de cette
pièce, et qu'elle est d'un autre: qu'on me le montre
donc cet autre-là, que je voie comment il est fait. Si
ce n'est pas Jean- Jacques, il doit du moins lui res-
sembler beaucoup, puisque leurs productions , si ori-
ginales , si caractérisées , se ressemblent si fort. Il est
vrai que je ne puis avoir vu des productions de Jean-
Jacques en musique, puisqu'il n'en sait pas&ire; mais
je suis sûr que, s'il en savoit faire, elles auroient un
caractère très approchant de celui-là. A m'en rap-
porter à mon propre jugement, cette musique est de
lui; par les preuves que l'on me donne, elle n'en est
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3l8 SECOND DIALOGUE,
pas: que dois-je croire? Je résolus de m'éclaircir si
bien par moi-même sur cet article qu il ne me pût
rester là-dessus aucun doute , et je m'y suis pris de la
façon la plus courte , la plus sûre pour y parvenir.
Le Fr. Bien n'est plus simple. Vous ave^fait
comme tout le monde; vous lui avee présenté de la
musique à lire; et, voyant qu'il ne faisoit que bar-
bouiller, vous avez tiré la conséquence, et vous vous
en êtes tenu là. '
Rouss. Ce n'est point là ce que j'ai fait, et ce n^étoit
point de cela non plus qu'il s'agissoit; car il ne s'est
pas donné, que je sache, pour un croquesol, ni pour
un chantre de cathédrale. Mais en donnant de la mu-
sique pour être de lui, il s'est donné pour en savoir
jBeiire. Voilà ce que j'avois à vérifier. Je lui ai donc pro-
posé de la musique, non à lire, mais à faire. G'étoit
aller, ce me semble, aussi directement qu'il étoit pos-
sible au vrai point de la question. Je l'ai prié de com-
poser cette musique en ma présence sur des paroles
qui lui étoient inconnues et que je lui ai fournies sur-
le-champ.
Le Fr. Vous avez bien de la bonté; car enfin vous
assurer qu'il ne savoit pas lire la musique, n'étoit-
ce pas vous assurer de reste qu'il n'en savoit pas com-
poser?
Rouss. Je n'en sais rien; je ne vois nulle impossi-
bilité qu'un homme trop plein de ses propres idées ne
sache ni saisir ni rendre celles des autres; et puisque
ce n'est pas faute d'esprit qu'il sait si mal parler, ce
peut aussi n'être pas par ignorance qu'il lit si mal la
musique. Mais ce que je sais bien, c'est que, si de
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SECOND DIALOGUE. 819
Facte au possible la conséquence est valable, lui voir
sous mes yeux composer de la musique étoit m'assurer
qu'il en savoit composer.
Le Fr. D'honneur ,< voici qui est curieux! Eh bien!
monsieur, de quelle dé£siite vous paya-t-il? Il fit le
fier, sans doute, et rejeta la proposition avec hau-
teur?
Rouss. Non, il voyoit trop bien mon motif potu-
pouvoir s'en offenser, et me parut même pjus recon-
noissant qu'humiUé de ma proposition. Mais il me pria
de comparer les situations et les âges. « Cionsidérez ,
«me dit-il, quelle différence ving-cinq ans d'inter-
« valle, de longs serrements de cœur, les ennuis, le
«découragement, la vieillesse, doivent mettre dans
« les productions du même homme. Ajoutez à cela la
« contrainte que vous m'imposez, et qui mje plaît par*
«ceque j'en vois la raison ^ mais qui n'en met pas
« moins des entraves aux idées d'un honmie qui n'a
«jamais su les assujettir, ni rien produire qu'à son
« heure, à son aise, et à sa volonté. »
Le Fr. Somme toute , avec de belles paroles il refusa
r«preuve proposée?
Rouss. Au <;ontraire, après ce petit préambule il s'y
soumit de tout son cœur , et s'en tira mieux qu'il n'avoit
espéré luidnême. Il me fit, avec un peu de lepteur,
mais moi toujours présent , de la musique aussi fratche,
aussi chantante, aussi Hen ti^aitée que celle du Devin ,
et dont le style assez semUable à celui de cette pièce,
mais moins nouveau qu'il n'étoit alors, est tout aussi
naturel , tout aussi exf»*essif , et tout aussi agréable. Il
fut surpris lui-même de son succès. «Le désir, me
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320 SECOND DIALOGUE.
« dit-il, que je vous ai vu de me voir réussir m'a fait
« réussir davantage. La défiance m'étourdit » m'appe-
« santit et me resserre le cerveau comme le cœur; la
«confiance m anime , m'épanouit, et me fait planer
« sur des ailes. Le ciel m'avoit &it pour lamitié : elle
«eût donné un nouveau ressort à mes facultés, et
*« j'aurois doublé de prix par elle. »
Voilà , monsieur, ce que j'ai voulu vérifier par moi-
même. Si cette expérience ne suffit pas pour prouver
qu'il a fait le Devin du village^ elle suffit au moins pour
détruire celle des preuves qu'il ne l'a pas fait à la-
quelle vous vous en élea tenu. Vous savez pourquoi
toutes les autres ne font point autorité pour moi : mais
voici une autre observation qui achève de détruire
mes doutes , et me confirn^e ou me ramène dans mon
ancienne persuasion.
Après cette épreuve, j'ai examiné toute la musique
qu'il a composée depuis son retour à Paris, et qui ne
laisse pas de faire un recueil considérable, et j'y ai
trouvé une uniformité de style et de faire qui tom-
beroit quelquefois dans la monotonie s'il elle n'étoit
autorisée ou excusée par le grand rapport des paroles
dont il a fait choix le plus souvent. Jean-Jacqueç,
avec un cœur trop porté à la tendresse, eut toujours
un goût vif pour la vie champêtre. Toute sa musique^
quoique variée selon les sujets, porte une empreinte
de ce goût. On croit entendre l'accent pastoral des pi-
peaux, et cet accent se fait partout sentir le même
que dans le Devin du village. Un connoisseur ne peut
pas plus s'y tromper qu'on ne se trompe au faire des
peintres. Toute cette musique a d'ailleurs une simpli-
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SECOND DIALOGUE. 321
cité , j'oserois dirjs une vérité , que ua parmi nous nulle
autre musique moderne . Non seulement elle n'a besoin
ni de trilles , ni de petites notes , ni d'agréments ou de
fleurtis * d'aucune espèce , mais elle ne peut même
rien supposer de tout celai Toute son expression est
dans les seules nuances du fort et du doux , vrai ca-
ractère d'une bonne mélodie; cette mélodie y est tou-
jours une et bien marquée , les accompagnements
l'animent sans l'offusquer. On n'a pas besoin de crier
sans cesse aux accompagnateurs li'ou^, plus doux.
Tout cela ne convient encore qu'aHt seul Devin du vil-
lage. S'il n'a pas fait cette pièce, il faut donc qu'il en
ait l'auteur toujours à ses ordres pour lui composer de
nouvelle musique toutes les fois qu'il lui plsdt d'en
produire soîis son nom, car il n'y a que lui seul qui
en fasse comme celle-là. Je ne dis pas qu'en épluchant
bien toute cette musique on n'y trouvera ni ressem-
blances , ni réminiscences , ni traits pris ou imités
d'autres auteurs ; cela n'est vrai d'aucune musique
que je connoisse. Mais , soit que ces imitations soient
des rencontres fortuites ou de vrais pillages, je dis que
la manière dont l'auteur les emploie les lui approprie;
je dis que l'abondance des idées dont il est plein , et
qu'il associe à celles-là , ne peut laisser supposer que
ce soit par stérilité de son propre fonds qu'il se les at-
tribue ; c'est paresse ou précipitation , mais ce n'est
pas pauvreté : il lui est trop aisé de produire pour
avoir jamais besoin de piller \
* Il donne dans son Dictionnaire l'explication de ce mot^ qui a deux
significations en musique, en ajoutant qii't'/ a vieilli en tout ^ns.
' Il y a trois seuls morceaux dans le Devin du village qui ne sont
XTI. 2 1
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322 SECOND DIALOGUE.
Je lui ai conseillé, de rassembler toute cette musi^
que et de chercher à s'en défoire pour s'aider à vivre
quand il ne pourra plus continuer son travail, mais de
tâcher sur toute chose que ce recueil ne tombe qu'en
des mains fidèles et sûres qui ne le laissent ni dé*
truire ni diviser : car quand la passion cessera de
dicter les jugements qui le regardent , ce recueil four-
nira , ce me semble , une forte preuve que toute la
pas uniquement de moi, comme, àhs le commencement, je Fai dit
sans eesse à tout le monée ; tous trois dans le divertissement : i** les
paroles de la chanson, qui sont en partie, et du moins Fidëe et le
refrain, de M. Ck>llé; a** les paroles de Fariette, qui sont de M. Ga-
husac, lequel m'engagea à faire, après coup, cette ariette, pour
complaire à mademoiselle Fel, qui se plaignoit qu'il n'y avoit rien
de brillant pour sa voix dans son rèle; 3** et Feutrée des bergères,
que, sur les vives instances de M. d'Holbach, j'arrangeai sur. une
pièce de clavecin d'un recueil qu'il me présenta. Je ne dirai pas
quelle étoit l'intention de M. d'Holbach ; mais il me pressa si fort
d'employer quelque chose de ce recueil, qite je ne pus, dans cette
bagatelle, résister obstinément à son désir. Pour la romance, qu'on
m'a fait tirer, tantôt de Suisse, tantôt de Languedoc, tantôt de
nos psaumes, et tantôt de je ne sais où, je ne l'ai tirée que de ma
tête, ainsi que toute la pièce. Je la composai, revenu depuis peu
d'Italie, passionné pour la musique que j'y avois entendue, et dont
on n'àtoit encore aucune connoissance à Paris. Quand cette con-
noissanoe commença de s'y répandre, on auroit bientôt découvert
mes pillages, si j'avois fait comme font les compositeurs françois,
parcequ'ils sont pauvres d'idées, qu'ils ne connoissent pas même
le vrai chant, et que leurs accompagnements ne sont que du bar-
bouillage. On 9 eu Fimpudence de mettre en grande pompe, dans
le recueil de mes écrits, la romance de M. Vernes, pour faire croire
au public que je me Fattribuois. Tonte ma réponse a été de faire
à cette romance deux autres airs meilleurs que celui>là. Mon argu-
ment est simple : celui qui a fait les deux meilleurs airs n'avoit pas
besoin de s'attribuer faussement le moindre.
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SECOND DIALOGUE. 323
musique qui le compose est d.un seul et même au-
teur*.
Tout ce qui est §orti de la plume dç Jean-Jacques
durant son effervescence porte une empreinte impos-
sible à méconnoitre ^ et plus impossible à imiter. Sa
musique, sa prose, ses vers , tout , dans ces dix ans ,
est d'un coloris, d une teinte, qu'un autre ne trouvera
jamais. Oui , je le répète , si j'ignorois quel est Fauteur
du Devin du village^ je le sentirois à cette conformité»
Mon doute levé sur cette piécevachéve de lever ceux
qui pouvoient me rester sur son auteur. La force des
preuves qu'on a qu elle n est pas de lui ne sert plus
qu'à détruire dans mon esprit celles des crimes dont
on laccuse; et tout cela ne me laisse plus qu'une sur-
prise, c'est comment tant de mensonges peuvent être
si bien prouvés,
Jean-Jacques étoit né pour la musique , non pour y
payer de sa personne dsms l'exécution, mais pour en
, ' J*ai mis fidèlement dans ce recbeil toute la musique de toute
espèce que j'ai composée depuis mon retour à Paris, et dont j'au-
rois beaucoup retranché si je n y avois laissé que ce qui me paroit
bon; mais j'ai voulu ne rien omettre de ce que j'ai réellement fait ,
afin qu'on en pût discerner toi^t ce qu'on m'attribue, aussi fausse-
ment qu'impudemment même , en ce genre , dans le public , dans
les journaux , et jusque dans les recueils de mes propres écrits.
Pourvu que les paroles soient grossières et malhonnêtes , pourvu
que les &irs soient maussades et plats , on m'accordera volontiers
le talent de composer de cette musique-là. On affectera même de
m'attribuer des airs d'un bon chant faits par d'autres, pour faire
croire que je me les attribue moi-même, et que je m'approprie les^
ouvrages d'autrui. M'6ter mes productions et m'attribuer les leurs
a été, depuis vingt ans, la manœuvre la plus constat! te de ces mes*
sieurs , et la plus sûre pour n^ décrier.
31.
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324 SECOND DIALOGUE,
hâter les progrès et y -faire des découvertes. Ses idées
dans Fart et sur Fart sont fécondes, intarissables. Il a
trouvé des méthodes plus claires , plus commodes ,
plus simples , qui facilitent , les unes la composition ,
les autres Texécution , et auxquelles il ne manque ,
pour être admises , que d'être proposées par un autre
que lui. Il a fait dans Tharmonie une découverte qu'il
ne daigne pas même annoncer , sûr d'avance qu^elle
seroit rebutée , ou ne lui attireroit^, comme le Devin du
village^ que l'imputation de s'etnparer du bien d'au-
trui. Il fera dix airs sur les mêmes paroles sans que
cette abondance lui coûte ou lepuise. Je l'ai vu lire
aussi fort bien la musique , mieux que plusieurs de
ceux qui la professent. Il aura même en cet art l'im-
promptu de l'exécution qui lui manque en toute autre
chose, quand rien ne l'intimidera, quand rien ne trou-
blera cette présence d'esprit qu'il a si rarement, qu'il
perd si aisément, et qu'il ne peut plus rappeler dès qu'il
l'a perdue. Il y a trente ans qu'on l'a vu dans Paris
chanter tout à livre ouvert. Pourquoi ne le peut-il
plus aujourd'hui? C'est qu'alors personne ne doutoit
du talent qu'aujourd'hui tout le monde lui refuse, et
qu'un seul spectateur malveillant suffit pour troubler
sa tête et ses yeux. Qu'un homme auquel il aura con-
fiance lui présente de la musique qu'il ne connoisse
point , je parie , à moins qu'elle ne soit baroque ou
qu'elle ne dise rien , qu'il la déchiffre encore à la pre-
mière vue el la chante passablement. Mais si , lisant
dans le cœur de cet homme , il le voit malintentionné,
il n'en dira pas une note; et voilà parmi les specta-
teurs la conclusion tirée sans^utre examen. Jean -ac-
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SECOND DfAI.O<ÏUE, 325
ques est sur la musique et sur les choses qu'il sait le
mieux comme il étoit j^disaux échecs. Jottôit'il avec
un plus fort que lui qu il croyoit plus foiblev ilie bat-
toit le plus souvent; avec un plus foible qu'il croyoit
plus fort, il étoit battu : la suffisance des autres Tinti-
mide et le démonte infailliblement. En ceci Topinion
la toujours subjugué, ou plutôt, en toute chose,
comme il le dit lui-même, c'est. au degré de sa con-
fiance que se montre celui de ses facultés. Le plus
grand mal est ici que , sentant en lui^sa capacité, pour
désabuser ceux qui en doutent, il se livre sans crainte
aux occasions de la montrer, comptant toujours pour
cette fois rester maître de lui-même , et, toujours inti-
midé, quoi qu'il fasse, il ne montre que son ineptie.
L'expérience là-dessus a beau l'instruire » elle ne la.
jamais corrigée.
Les dispositions d'ordinaire ahnonceiH l'inclina*
tion , et réciproquement. Cela est encore vrai chez
Jean-Jacques. Je n'ai vu nul homme aussi passionné
que lui pour la musique , mais seulement pour celle
qui parle à son cœur; c'est pourquoi il aime mieux en
faire qu'en entendre , surtout à Paris , parcequlil n'y
en a point d'aussi bien appropriée à lui que la sienne.
Il la chante avec une voix foible et cassée , mais encore
animée et douce; il l'accompagne, non sans peine,
avec des doigts tremblants , moins par l'effet des ans
que d'une invincible timidité. Il se livre à cet amuse-
ment depuis quelques années avec plus d'ardeur que
jamais , et il est aine de voir qu'il s'en Êdt.une aimable
diversion à ses peines. Quand des sentiments dou-
loureux affligent son cœur, il cherche sur son clavier
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326 SECOND 1)IAL0GUE.
les consolations que les hommes lui refusent. Sa don-
leur perd ainsi sa sécheresse , et lui fournit à-la-fois
des chants et des larmes. Dans les rues, il se distrait
des regarde insultants des passants en cherchant des
airs dans sa tête ; plusieurs romances de sa façon d'un
chant triste et languissant, mais tendre et doux, n'ont
point eu d autre origine. Tout ce qui porte le même
caractère lui plaît et le charme. Il est passionné pour
le chant du rossignol ; il aime les gémissements de la
tourterelle, et les a parfeiitement imités dans laccom-
pagnement d'un de ses airs : les regrets qui tiennent à
rattachement Fintéressent. Sa passion la plus vive et
là plus vaine étoit d'être aimé; il croyoit se sentir lait
pour rél3*e ; il satisfait du mmns cette fentaisie avec les
animaux. Toujours il prodigua son temps et ses soins
à les attirer , à les caresser; il étoit Fami , presque Fes-
dave de sib c\n&a. , de sa chatte , de ses secins : il a voit
des pigeons qui le sui voient partout, qui lui volcûent
sur les bras, sur la tête, jusqu'à l'importunité : il ap-
privoisoit les oiseaux, les poissons , avec une patience
incroyable, et il est parvenu à Monquin à faire nicher
des hirondelles dans sa chambre avec tant de con-
fiance, qu'elles s'y laissoient même enfermer sans s'ef-
faroucher. En un mot , ses aniusements , ses plaisirs,
sont innocents et doux comofië ses travaux, comme ses
penchants ; il n'y a pas dans son ame un goût qui soit
hors de la natuve , ni cdftteux ou criminel à satilsfaire ;
et, pour être heureux autant qu'il est possible îci-bas,
la fortune lui eût fêté inutile, encore plus la célébrité;
il ne hii falloit que la santé , le nécessaire, le repos , et
l'amitié.
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SECOND DIALOGUE- 3^7
Je VOUS ai décrit les principaux traits de Thomme
que j'ai vu , et je me suis borné dans mes descriptions
non seulement à ce qui peut de même être vu de tout
autre, s'il porte à cet examen. un œil attentif et ^non
prévenu, mais à ce qui n'étant ni bien ni mal en soi
ne peut être affecté lopg-temps par hypocrisie. Quant
à ce qui, quoique vrai, n'est pas vraisemb)able, tout
ce qui n est connu que du ciel et de moi, mais eû^ pu
mériter â^ Y être des hommes , ou ce qui y même connu
d autrui, ne peut être dit de soi-même avec bien-
séance , n'espérez pas que je vous en parle, non plus
que ceux dont il est connu : si tout son prix est dans
les suffrages des hommes, c'est à jamais autant de
perdu. Je ne vous parlerai pas non plus de ses vices ,^
non qu'il n'en ait de très grands ,^ mais parcequ'ils
n'ont jamais ikit de mal qu'à lui, et qu'il n'en doit aucun
compte aux autres : le mal qui ne nuit point à autrui
peut se taire quandon tait le bien qui le rachète. Il n'a
pas été si discret dans ses Confissions, et peut-être
n'en a-t-il pas mieux fait. A cela près, tous les détails
que je pourrois ajouter aux précédents n'en sont que
des. conséquences qu'en raisonnant bien chacun peut
aisément suppléer. Ils suffisent pour connoitre à fond
le naturel de l'homme et j^o^t^aractère. Je ne saurois
aller plus loin sans manquer aux engagemeats par les-
quels vous m'avez lié. Tant qu'ils 4|tu'eront . tout ce que
je puis exiger et attendre de J^an-Jacques est qu'il me
donne, comme il a fait, une explication naturelle et
raisonnée de sa conduite en toute occasion;.car il se-
roit injuste et absurde d'exiger qu'il répondît aux
chargfss qu'il ignore , et qu'pn i^e permet pas de lui dé-
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328 SECOND DIALOGUE,
clarer; et tout ce que je puis ajouter du mien à cela,
est de m'assurer que cette explication qu'il me donne
s accorde avec tout ce que j'ai vu de lui par moi-même,
en y donnant toute mon attention. Voilà ce que j ai
fait : ainsi je m'arrête. Ou feites-moi sentir en quoi je
m'abuse, ou montrez-moi comment mon Jean-Jacques
peut s'accorder avec celui de vos messieurs , ou con-
venez enfin que deux êtres si différents ne forent ja-
mais le même homme.
Le Fr. Je vous ai écouté avec une attention dont
vous devez être content. Au lieu de vous croiser par
mes idées je vous ai suivi dans les vôtres, et si quel-
quefois je vous ai machinalement interrompu , c'étoit
lorsqu'étant moi-même de votre avis je voulois avoir
votre réponse à des objections souvent rebattues que
je craignois d'oublier. Maintenant je vous demande en
retour un peu de l'attention que je vous ai donnée.
J'éviterai d'être diffus; évitez, si vous pouvez , d'être
impatient.
Je commence par vous accorder pleinement votre
conséquence , et je conviens franchement que votre
Jean-Jacqués et celui de nos messieurs ne sauroient
être le même homme. L'un, j'çn conviens encore,
semble avoir été fait à pljiisir , pour le mettre en op-
position avec l'autre. Je vois même entre eux des in-
compatibilités qui t^e frapperoient peut-être nul autre
que moi. L'empire de l'habitude et le goût du travail
manuel sont, par exemple, à mes yeux des choses
inalliables avec les noires et fougueuses passions des
méchants ; et je réponds que jamais un déterminé scé-
lérat ne fera de jolis herbiers en miniatures , et n'é-
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SECOND DIALOGUE. 3^9
crira dans six ans huit mille pages de musiqne'. Ainsi,
dès la première esquisse, nos messieurs et vous ne
pouvez vous accorder. Il y a certainement erreur ou
mensonge d'une des' deux parts : le mensongen'est
pas de la vôtre, j'en suis très sûr, mais Terreur y peut
être. Qui m'assurera qu'elle n'y est pas en effet? Vous
accusez nos messieurs d'être prévenus quand ils le
décrient , n'est-ce point vous qui l'êtes quand vous
l'honorez? Votre penchant pour lui rend ce doute très
raisonnable. Ilfeudroit, pour démêler sûrement la vé-
rité, des observations impartiales; et, quelques pré-
cautions que vous ayez prises, les vôtres ne le sont
pas plus que les leurs. Tout le monde , quoi que vous
en puissiez dire, n'est pas entré dans le complot. Je
connois d'honnêtes genë qui ne haussent point Jean-
Jacques , c'est-à-dire qui ne professent point pour lui
cette bienveillance traîtresse qui , selon vous , n'est
qu'une haine plus meurtrière. Ils estiment ses talents
sans aimer ni haïr sa personne, et n'ont pas une
grande confiance en toute cette générosité si bruyante
qu'on admire dans nos messieurs. Cependant, sur
bien des points, ces personnes équitables s'accordent
à penser comme le public à son égard. Ce qu'elles ont
vu par elles-mêmes , ce qu'elles oui appris les unes des
autres donne une idée peu favorable de ses mœurs ,
de sa droiture, de sa douceur, de son humanité, de
* Ayant £ait une partie de ce calcul d'avance, et seulement par
comparaison, )*ai mis tout trop au rabais;, et c'est ce que je dé-
couvre bien sensiblement à mesure que j'avance dans mon re(];istre,
puisqu^au bout de cinq ans et demi seulement j'ai déjà plus de neuf
mille pages bien articulées , et sur lesquelles on ne peut contester.
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33o SECOND DIALOGUE.
son désiotéressement , de toutes les vertus qu il éta-
loit avec tant de faste. Il faut lui passer des défauts,
même des vices, puisqu'il est homme; mais il en est de
trop bas pour pouvoir germer dans un cœur bomiéte.
Je ne cherche point un homine'parfait , mais je méprise
un homme abject, et ne croirai jamais que les heu-
reux penchants que vous trouvez dans Jean-Jacques
puissent compatir avec des vices tels que ceux dont il
est chargé. Vous voyez que je n'insiste pas sur des
faits aussi prouvés qu il y en ait au moqde , mais dont
l'omission affectée d'une seule iprmalité éoerve, selon
yous, toutes les preuves. Je ne dis rien des créatures
qu'il s'amusie à violer , quoique rien ue soit moins né-
cessaire , des écus qu'il escroque aux passants dans les
tavernes, et qu'il nie ensuite tl'a.voir empruntés , des
copies qu'il fait payer deux fois, dje cejles où il fait de
faux comptes, de l'argent qu'il escaj^ote dans les
paiements qu'on lui fait, ^de mille autres imputations
pareilles. Je veux que tous ces faits, quoique prouvés,
soient sujets à chicane comme les auti^es; mais ce qui
est généralement vu par tout le monde ue s^roit
l'être. Cet homme , en qui vous trouvez unie modestie ,
une timidité de vierge , est si bien connu pour un sa-
tyre plein d'impudence, que, dans les maisons mêmes
où l'on tâchoit de l'attirer à son arrivée à Paris , on fai-
soit, dès qu'il paroissoit, retirer la fille de la n^aison ,
pour ne pas l'exposer à la brutalité de ses propos et
de ses manières. Cet homme, qui. vous paroit si doux,
si sociable , fuit tout le monde sans distinction , dé-
daigne toutes les caresses, rebute toutes les avances,
et vit seul comme un loup-garou. Il se nourrit de vi-
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SECOND DIALOGUE. 33l
sions , selon vous , et s'extasie avec des chimtoes. Mais
s'il méprise et repousse les humains, si son cœur se
ferme à leur société, que leur importe celle que vous
lui prêtez avec des êtres imaginaires? Depuis qu'on
s'est avisé de l'éplucher avec plus de soin, on l'a trou^
vé, non seulement différent de ce qu'on le croyoit,
mais contraire à tout ce qu'il prétendoit être. Il se di*
soit honnête, modeste; on l'a trouvé cynique et dé-
bauché; il se vantoit de bonnes mœurs, et il est pourri
de vérole; il se disoit désintéressé, et il est de la plus
basse avidité ; il se disoit humain , compatissant , il re-
pousse durement tout ce qui lui demande assistance;
il se disoit pitoyable et doux, il est cruel et sangui-
naire; il se disoit diaritable, et il ne donne rien à per-
sonne; il se disoit liant, fiwle à subjuguer, et il re-
jette arrogamment toutes les honnêtetés dont on le
comble. Plus on le recherche , plus on en est dédaigné.
On a beau prendre en l'accostaçt un air béat, un ton
patdin, dolent, lamentable, lui écrire des lettres à
faire pleurer, lui signifier net qu'on va se tuer à l'in-
stant si l'on n'est admis, il n'est ému de rien; il seroit
homme à laisser faire ceux qui seroient assez sots pour
cela; et les plaignants, qui affluent à sa porte, s'en re-
tournent tous sans consolation. Dans une situation
pareille à la sienne, se voyant observé de si près, ne
devroit-il pas s'attacher à rendre contents de lui tous
ceux qui l'abordent, à leur &ire perdre, à force de
deuceur et de bonnes manières, les noires impressions
qu'ils ont sur son compte, à substituer dans leurs âmes
la bienveillance à l'estime qu'il a perdue, et à les forcer
au moins à le plaindre, ne pouvant plus l'honorer?
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332 SECOND DIALOGUE.
Au lieu de cela , il concourt, par son humeur siauvage
et par ses rudes manières, à nourrir, comme à plaisir,
la mauvaise opinion qu'ils ont de lui. En le trouvant
si dur, si repoussant, si peu tcaitable, ils reconnoisseot
aisément Tbomme féroce qu'on leur a peint; et ils s'en
i^tournent convaincus par eux-mêmes qu'on n a point
exagéré son caractère^ et qu'il est aussi noir que $on
portrait.
Vous me répéterez sans doute que ce n'est point là
l'homme que vous avez vu : mais c'est l'homme qu'a
vu tout le monde, excepté vous seul. Vous ne parlez,
dites-vous, que d'après vos propres observations. La
plupart de ceux que vous démentez né parlent non
plus que d'après les leurs. Us ont vu noir où vous
voyez blanc; mais ils soot tous d'accord sur cette
couleur noire ; la blanche ne frappe nuls autres yeux
que les vôtres ; vous êtes seul contre tous : la vraisemr
blance est'^lle pour vous? La raison permet-elle de
donner plus de force à votre unique suflFrage qu'aux
suffrages unanimes de tout le public? Tout est d'ac-
cord sur le compte de cet homme que vous vous ob-
stinez seul à croire innocent, malgré tant de preuves
auxquelles vous-même ne trouvez rien à répondre. Si
ces preuves sont autant d'impostures et de sophismes,
que iaut-il donc penser du genre humain? Quoi ! tmte
une génération s'accorde à calomnier un innocent, à
le couvrir de ÊEinge , à le suffoquer, pour ainsi dire,
dans le bourbier de la diffamation, tandis qu'il ne
faut, selon vous, cpi'ouvrir les yeux sur lui. pour se
convaincre de son innocence, et de la noirceur de ses
ennemis ! Prenez garde, M. Rousseau ; c'est vous-même
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SECOND DIALOGUE. 333
qui prouvez trop. Si Jean-Jacques étoît tel que vous
Favez vu, seroit-il possible que vous fussiez le premier
et le seul à Fa voir vu sous cet aspect? Ne reste-t-il donc
que vous seul d'homme juste et sensé sur la terre?
S'il en mste un autre qui ne pens« pas ici comme vous,
toutes vos observations sont anéanties , et vous restez
seul chargé de Faccusation que vous intentez à tout
le monde, d'avoir vu ce que vous desiriez de voir, et
non de ce qui étoit en effet. Répondez à cette seule ob-
jection, mais répondez juste, et je me r^nds sur tout
le reste.
Rouss. Pour vous rendre ici franchise pour fran-
chise, je commence par vous déclarer que cette seule
objection, à laquelle vous me sommez de répondre,
est à mes yeux un abîme de ténèbres où mbn enten-
dement se perd. Jean-Jacques lui-même n'y comprend
rien non plus que moi. Il s'avoue incapable d'expli-
quer, d'entendre la conduite publique à son égard. Ce
concert, avec lequel toute une génération s'empresse
d'adopter un plan si exécrable, la lui rend incompré-
hensible. Il n'y voit ni des bons, ni des méchants, ni
des hommes : il y voit des êtres dont il n'a nulle idée.
II ne les honore, ni ne les méprise, ni ne les conçoit;
il ne sait pas cejque c'est. Son ame, incapable de haine,
aime mieux se reposer dans cette entière ignorance
que de se livrer, par des interprétations cruelles, à des
sentiments toujours pénibles à celui qui les éprouve,
quand ils ont pour objet des êtres qu'il ne^ peut
estimer. J'approuve cette disposition , et je l'adopte
autant que je puis, pour m'épargner un sentiment de
mépris pour mes contemporains. Mais au fond je me
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334 SECOND DIALOGUE,
surprends soufent à les juger malgré taoi : ma raison
fitit son office eu dépit de ma volonté, et je prends le
ciel à témoin que ce n est pas ma faute si ce jugement
leur est si désavantageux.
Si donc vous faites dépendre votre assentivient au
résultat de mes recherches de la solution de votre ob-
jection 9 il y a grande apparence que , me laissant dans
mon opinioi^, vous resteroe dans la vôtre: car j'avoue
que cette solution m'est impossible , sans néemmoins
que cette impossibilité puisse détruire en moi ia per-
suasion commencée par la marche clandestine et tor-
tueuse de vos messieurs , et confirmée ensuite par la
connoissance immédiat» de Thomme* Toutes yùs
preuves contraires tirées de plus loin se briisent contre
cet axiome qui m'entraîne irrésistiblement, que la
même chose ne sauroit être et n'être pas ; et tout ce
que disent avoir vu vos messieurs est, de votre propre
aveu, entièrement incompatible avec ce que je suis
certain d'avoir vu moi-même.
J'en use dans mon jugement sur cet homme comme
dans mai croyance en matière de foi. Je cède à la con-
viction directe sans m'arrêter aux objections que je ne
puis résoudre, tant parceque ces déjections sont fon-
dées sur des principes moins clairs, moins solide^
daus mon esprit, que ceux qui opèrent ma persua-
sion , que parcequ'en cédant à ces objections, je tom-
berois dans d'autres encore plus invincibles. Je per-
drois donc à ce changement la force de l'évidence ,
sans éviter l'embarras des difficultés. Vous dites que
ma raison choisit le sentiment que mon cœur préfère,
et je ne m'en défends pas. C'est ce qui ai'rive dans
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SECOND DIALOGUE. 335
toute délibération où le jugement Va pas assez de*
lumières pour se décider sans le concours de la vo-
lonté. Croyez-vous qu'en prenant avec tant d ardeur
le parti contraire vos messieurs soient déterminés par
un motif plus impartial?
Ne cherchant pas à vous surprendre, je vous devois
d'abord cette déclaration. A présent, jetons un coup
d'oeil sur vos difficultés , si ce n €St pour les résoudre »
au moins pour y chercher, s'il est possible, quelque
sorte d'explication.
La principale et qui fait la base de toutes les autres
est celle que vous m'avez ci-deyant proposée sur le
concours unanime de toute la génération présente à.
un complot d'impostures et d'iniquité, contre lequel il
seroit, ou trop injurieux an genre humain de supposer
qu'aucun mortel ne réclame s'il ^n vo^oit l'injustice,
ou ^ cette injustice étant aussi évidente qu'elle me pa-
roît, trop orgueilleux à moi, trop humiliant pour le
sens commun, de croire qu'elle n'est aperçue par per-
sonne autre.
Faisons pour un moment cette supjrosition triviale,
que tous les hommes ont la jaunisse, et que vous seul
ne l'avez pas.... Je préviens l'interruption que vous
me préparez... Quelle plate comparaison! Quest-^e que
c est que cette jaunisse?,,. Comment tous les hommes font"
ils gagnée excepté vous seul ?C est poser la même question
en d autres termes j mais ce n'est pets la résoudre; ce nest
pas même téclaircir, Vouliez-vous dire autre chose en
m'interrompant?
Le Fr. Non, poursuivez.
Rouss. Je réponds donc. Je crois Téclaircir, quoi
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336 SECOND DIALOGUE,
que vous ei^ puissiez dire y lorsque je fais entendre
qu'il est, pour ainsi dire, des épidémies d esprit qui
gagnent les honunes de proche en proche , comme une
espèce de contagion ; parcéque l'esprit humain , na-
turellement paresseux, aime à s'épargner de la peine
en pensant d'après les autres, surtout en ce qui flatte
ses propres penchants. Cette pente à se laisser en-
traîner ainsi s'étend encore aux inclinations, aux
goûts, aux passions des hommes; l'engouement gêné*
rai, maladie si commune dans votre nation, n'a point
d'autre source, et vous ne m'en dédirez pas quand je
vous citerai pour exemple à vous-mémet. Rappelez-
vous Faveu que vous m'avez fait ci-devant, dans la
supposition de l'innocence de Jean- Jacques, que vous
ne lui pardonneriez point votre injustice envers lui.
Ainsi., par la pCfaie que vous donneroit son souvenir,
vous aimeriez mieux Taggraver que la réparer. Ce sen-
timent, naturel aux cœurs dévorés d'amour-propre,
peut-il l'être au vôtre, où régne l'amour de la justice
et de la raison? Si vous eussiez réfléchi là-dessus,
pour chercher en vous-même la cause d'un sentiment
si injuste, et qui vous est si étranger, vous auriez
bientôt trouvé que vous haïssiez dans Jean-Jacques,
non seulement le scélérat qu'on vous avoit peint,
mais Jean-Jacques lui-même; que cette haine , excitée
d'abord par ses vices, en étoit devenue indépendante ,
s'étoit attachée à sa personne, et qu'innocent ou
coupable il étoit devenu, sans que vous vous en aper-
çussiez vous-même, l'objet de votre aversion. Aujour-
d'hui, que vous, me prêtez une attention plus it)^>ar-
jtiale, si je vous rappelois vos raisonnements dans
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SECOND DIALOGUE. 33"]
nos premiers entretiens, vous sentiriez qu ils n^étoient
point en vous Fouvrage du jugement , mais celui d'une
passion fougueuse qui vous dominoit à votre insu.
Voilà, monsieur, cette cause étrangère qui séduisoit
votre cœur si juste, et fascinait votre jugement si sain
dans leur état nalairel. Vous trouviez une mauvaise
face à tout ce qui venoit de cet infortuné ^ et une bonne
à tout ce qui tendoit à le diffamer; les perfidies, les
trahisons, les mensonges, perdoient à vos yeux toute
leur noirceur, lorsqu'il en étoit l'objet, et , pourvu que
vous n y trempassiez pas vous-même, vous vous étiez
accoutumé à les voir sans horreur dans autrui : mais
ce qui n étoit en vous qu'un égarement passager est
devenu pour le public un délire habituel j un principe
constant de conduite, une jaunisse universelle, fruit
d'une bile acre et répandue , qui n altère pas seulement
le sens de la vue, mais corrompt toutes les humeurs,
et tue enfin tout-^à-Êût l'homme moral qui seroit de-
meuré bien constitué sans elle^ Si Jesn-Jacques n'eût
point existé, peut-être la plupart d'entre eux n'au-
roient-ils rien à se reprocher. Otez ce seul objet d'une
passiion qui les transporte, à tout autre égard ils sont
honnêtes gens comme tdut le monde.
Cette animosité, plus vive^ plus agissante que la
simple aversion , me paroît , à l'égard de Jean-Jacques ,
la disposition générale de toute la génération présente.
L'air seul dont il est regardé passant dans les rues
mcmtre évidemment 0ette disposition qui se gêne et
se contraint quelquefois dans ceux qui lerencontrent,
mais qui perce et se laisse apercevoir malgré eux.
A l'empressement grossier et badaud de s'arrêter , de
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338 SECOND DIALOGUE,
se retourner, de le fixer, de le suivre , au chuchote-
ment ricaneur qui dirige sur li|i le concours de leurs
impudents regards , on les prendroit moins pour d'hon-
nêtes gens qui ont le malheur dmrencontrer un monstre
effrayant, que pour des tas âe bandits , tout joyeux de
tenir leur proie, et qui se font un amusement digne
d'eux d'insulter à son malheur. Voyez-le entrant au
spectacle ) entouré dans Tinàtant d'une étroite enceinte
de bras tendus et de cannes , dansJaquellé vous pouvez
penser comme il est à son aise! A quoi seft cette bar-
rière? S'il veut la forcer, résistera-t-elle? Non, smis
doute. A quoi sert-elle donc? Uniquement à se donner
l'amusement de le voir enfermé dans cette cage , et à lui
bien faire sentir que touç ceux qui l'entourent se font
un plaisir d'être, à son égards autant d'argousins et
d'archco^s. Est-ce aussi par bonté qu'on ne manque pas
de cracher sur lui , toutes les fois qu'il passe à portée,
et qu'on le peut sans être aperçu de lui? Envoyer le
vin d'honneur 9^ même homme sur qui l'on crache,
c'est rendre l'honneur encore plus cruel que l'outrage.
'Tous les signes de haine, de mépris, de fureur même,
qu'on peut tacitement donner à un homme, sans y
joindre une insulte ouverte et directe, lui sont pro-
digués de toutes parts; et tout en l'accablant des plus '
&des compliments, en affectant pour lui les petits
soins mielleux qu'on rend aux jolies femmes, s'il avoit
besoin «d'une assistance réelle , on le verroit périr avec
joie, sans lui donner le moindre secours. Je l'ai vu,
dans la rue Saint-Honoré, faire presque sous un car-
rosse une diute très périlleuse; on court à lui, mttfs
sitôt qu(m reconnoit Jean-Jacques tout se disperse,
les passants reprennent leur chemin, les marchands
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SECOND DIALOGUE. SSg
rentrent dans leurs boutiques, et il seroit resté
seul dans ce^ état, li un pauvre mercier, rustre
et mal instrillt, ne Teût fait asseoir sur son petit
banc, et si une servante, tout aussi peu phibsophe,
ne lui eût apporté un verre d'eau. Tel est en réalité
l'intérêt si vif et si tendre dont Theureux Jean- Jacques
est l'objet. Une animosité de cette espèce ne suit pas,
quand elle est for.fe et durable , la route la plus couite ,
mais la plus sûrjs pour 3'assouvir. Or, cette route étant
déjà toute tracée dans le plan de vos messieurs ,. le pu^
blic, qu'ils ont mis avec art dans leur confidence, n'a
plus eu qu'à suivre cette route ; et tous, avec le même
secret entre eux, ont concouru de concert à l'exécu-
tipn de ce plan. C'est là ce qui s'est fait; mais com-
ment cela s'est^il pu foire? Voilà votre difficulté qui
revient toujoursi Que cette animosité, une fois ex-
citée , ait altéré les focultés de ceux qui s'y sont livres],
au point de leur foire voir la bonté, la générosité, la
clémence dafis toutes les manœuvres de la {dus noire
perfidie; rien n'est plus foci^ à concevoir* Chacun
sait.trop que les passions violentes, commençant to^
jt)urs par égarer la raison, peuvent rendre l'homme
injuste et méchant dans le foit, et, pour ainsi dire, à
l'insu^de lui-même ,*sans avoir cessé d'être juste et bon
dans l'ame, ou du moins d'aimer la justice et la vertu.
Mais cette haine envenimée , comment est-on venu
à bout de l'allumer? Comment a-t-on pu rendre odieux
à ce point l'homme du monde le moins foit pour la
haine; qui n'eut jamais ni intérêt ifi désir de nuire à
autrui; (pii ne fit, ne voulut, ne rendit jamais de mal
à personne; qui, sans jalousie, sans concurrence.
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34q second dialogue.
n aspirant à rien, et marcjpiant toujours seul dans sa
route, ne fîit un obstacle à nu), autre; et qui, au lieu
des avantages attachés à la célébrité . n% trouvé dans
la sienne qu outrages, insultes, misère et difiama-
tion? J'entreVois bien dans tout cela la cause secrète
qui a mis en fureur les auteurs du complot. La route
que Jçan-Jacques avoit prise étoit trop contraire à la
leur, ppur qu'ils lui pardonnassent de donner un
exemple quils ne vouloient pas suivre, et docca*
sioner jdes comparaisons qu'il ne leur convenoit pas
de souffrir> Outre ces causes générales, et celles que
vous-même avez assignées, cette haine primitive et
radicale de vos daines et de vos messieurs en a d au-
tres particulières et relatives à chaque individu, qu'il
n est pi convenable de dire, ni facile à croire, et dont
je m'abstiendrai de parler, mais que la force de leurs
effets rend trop sensibles pour qu'on puisse douter de
leur réalité; et l'on pçut juger de la violence de cette
même haine par l'art qu'on met à la calher en l'as-
SCMivissaqt. Mais plus cette haine individuelle se dé-
cèle, moins on comprend comment on est parvenu à
y fiedre participer tout le monde, et ceux même sur
qui nul des motifs qui l'ont fait naître ne pouvoit agir.
Malgré l'adresse des chefs du complot, la passion qui
les dirigeoit étoit trop visible pour ne pas mettre à cet
égard le public en garde contre tout ce qui venoit de
leur part. Gomment, écartant des soupçons si légi-
times, l'ont-ils &it entrer si aisément, si pleinement
dans toutes leurs \aieSy jusqu'à le rendre aussi ardent
qu'eux-mêmes à les remplir? Voilà ce qui n'est pas
facile à comprendre et à expliquer.
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SECOND DIALOGUE. 34 1
Leurs marches souterraines sont trop ténébreuses
pour quil soit possible de les y suivre. Je crois seu-
lement apercevoir, d'espace en espace , au^lessus de
ces gouffres, quelques soupiraux qui peuvent en in*^
diquer les détours. Vous m'avez décrit vous-même,
dans notr^ premier entretien , plusieurs decesmanœ»
vres que vous supposiez^ légitimes, comme ayant
pour objet de démasquer un méchaùt; destinées au
contiraire à foire paroitre tel un homme ^i n'est rien
moins, elles auront également leur effet. Il sera né-
cessairement haï, soit qu'il mérite oa non de l'être^
parcequ'on aura pris des mesures certaines pour par-
venir à le rendre odieux. Jusque-là ceci se ccnnprend
encore; mais ici l'effet va plus loin: il ne s'agit pas
seulement de haine, il s'agit d'animosité; il s'agit d'un
concours très actif de tous à l'exécution du projet
concerté par un petit nombre, qui seul doit y prendre
assez d'intérêt pour agir aussi vivement.
L'idée de la méchanceté est effrayante par elle-
même. L'impression naturelle qu'on reçoit d'un mé-
chanf dont on a pas personnellement à se plaindre
est de le craindre et de le fuir. Content de n'être pas
sa victime, personne ne s'avise de vouloir être son
bourreau. Un méchant en place, qui peut et veut
faire beaucoup de mal, peut exciter l'animosité par
la crainte, et le mal qu'on en redoute peut inspirer
des efforts pour le prévdnii' ; mais l'impuissance jointe
à la méchanceté ne peut produire que le mépris et
l'éloignement; un méchant sans pouvoir peut donner
de l'horreur, mais point d'animosité. On frémit à sa'
vue; loin de le poursuivre on le fuit; èirien n'est plus
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34^ SECOND DIALOGUE,
éloigné dé TefFet que produit sa rencontre qu'un
souris insultant et moqueur. Laissant au ministère
public le soin du châtiment qu'il mérite, un honnête
ilomme ne s'aviht pas jusqu'à vouloir y concourir.
Quand il n y auroit même dans ce x^hâtiment d'autre
peine afflictive que Fignominie, et d'être exposé à la
risée publique , quel est l'homme d'honneur qui vou-
droit prêter la main à cette œuvre de justice, et atta-
cher le coupable au carcan? Il est si vrai qu'on n'a
point généralement d'anlmosité contre les malfai-
teurs, que si l'oQ en voit un poursuivi par la justice
et près d'être pris, le plus grand nombre, loin de le
livrer, le fera sauver s'il peut, son péril faisant ou-
blier qu'il est criminel, pour se souvenir qu'il est
honune.
Voilà tout ce qu'opère la heûne qua. les bons ont
^pour les méchants; Vest une haine de répugnance et
d'éloignemept, d'horreur même et d'effroi, mais non
pas d'animosité. Elle fuit son objet, en détourne les
yeux, dédaigne de s'en occuper: mais la Jiaine contre
Jean*Jacque& est active, ardente, infatigable; Ibinde
fiiir soni^bjet , elle le cherche avec empressement pour
en faire à son plaisir. Le tissu de ses malheurs, l'œu-
vre combinée de sa difiPamation , montre une ligue
très étroite et très agissante, où tout le monde s'em-.
presse d'entrer. 0iacun concourt avec la plus vive
émulation à le circonvenir , à l'environner de trahi*
8on8 et de pièges, à empêcher qu'aucun avis utile ne
lui parvienne, à lui ôter tout moyen de justification,
toute possibilité de repousser les atteintes qu'on lui
porte, de dé&odre son honneur et sa réputation; à
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SECONJ) DIALOGUE. 34^
lui cacher tous ses ennemis , tous ses accusateurs y tous
leurs complices. On tremble qu'il n'écrjye pour sa dé-
fense ; on s'inquiète de tout ce qu'il dit » de tout ce qu'il
fait, de tout ce qu'il peut faire; chacun parolt agité de
Fefïroi de voir parottre de lui quelque apologie. On
l'observe , on l'épie avec le plus grand soin pour tâ-
cher d' éviter ce maiheur. On veille exactement à tout
ce qui l'entoure, à tout ce qui l'approche, à quicon-
que lui dit un seul mot. Savante, suivie ^ sont de nou-
veaux sujetsT d'inquiàude pour le public : on craint
qu'une vieillesse aussi fraîche ne démente f idée des
maux honteux dont on se flattoitde le voir périr; on
craint qu'à la longue les précau^ns qu'on entasse
ne suffisait plus pour l'empêcher de parler. Si la voix
de l'innocence alloit- enfin se faire entendre ^.travers
les huées, qudl malheur afireux me seroit-ce point
pour le corps des gens de lettre, pour celui des mé^
decins, pour les grands, pour les magistrats, poar
tout le monde? Oui, si, fwçant ses contemporains à
le reconnoltre honnête h<mime , il parvenoit à confon-
dre enfin ses accusateurs, sa pleine justification seroit
la désolation publique.
Tout cela prouve invinciblement que la haine dont
Jean Jacques est l'objet i^'est peint la^ haine du vice et
de la méchanceté, mais celle de l'individu. Méchant
ou bon, il n'importe; consacré à la haine publique, il
ne lui peut plus échapper; et, pour peu qu'on cou-
noisse les; routes du cœur humain, l'on voit que son
innocence reco^pue ne servirent qu'à le rendre plus
odieux encore, et à transformer en rage Fammonté
dont il est l'objet. On ne lui pardonne pas maintenant
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344 SECOND DIALOGUE,
de secouer le pesant joug dont chacun voudrait Tae-
cabler, on lui pardonneroit bien moins les toits qu on
se reppocheroit envers lui; et, puisque vous-même
avez un moment éprouyé un sentiment si injuste, ces
gens si pétris d'amoùr-propre supporteroient-ils sans
aigreur ridée de leur propre bassesse, comparée à sa
patience et à sa doucetir? Ëh! soyez certain que si
c'étoit en effet un monstre, on le fuiroit davantage,
mais on le haïroit beaucoup moins.
Quant à moi, pour expliquer de^ pareilles disposi-
tions , je ne puis penser autre chose , sinon qu on. s'est
servi, pour exciter dans le public cette violente anir
mosité, de motifs semblables à ceux qui lavoient fidt
naître dans Famé des auteurs du complot. Us avoient
vu cetl^mme, adoptant des principes tout contraires
aux leui^s, ne vomloir, ne suivre ni parti ni secte; ne
dire que ce qui lui sembloit vrai, bon , utile aiix homr
mes, 3ans consulter en cela son propre avantage, ni
celui de persanne en particulier. Cette marche, et la
supériorité quelle lui donnoit sur eux, fut la grande
source de leur haine. Us ne purent lui pardonner de
ne pas plier, ççmme eux, sa morale à son profit, de
. tenir si peu à son intérêt et au leur, et de montrer
tout franchement labus des lettres et la forfainterie
du métier d'auteur, sans se soucier de lapplication
quon nemanqueroit pas de lui faire à lui-même des
maximes qu'il établislsoit, ni de la fureur qu'il alloit
inspirer à ceux qui se^^antent d'être les arbitres de la
renommée, les distnbuteurs de la jj^oire et de la ré-
putation des actions des hommes , mais qui ne se van-
tent pas , que je sache , de faire cette distribution avec
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SECOND DIALQGUE, 345
justice et désintéressement. Abhorrant la satire au-
tant qu'il aimoit t» vérité, on le vit toujours distinguer
honorablement les particuUers et les combler de sin-
cères éloges, lorsqu'il avançoit des vérités générales
dont ils auroient pu s'offenser. Il faisoit sentir que le
mal tenoit à la iiature des choses , et le bien aux vertus
des individus. Il £Eiisoit, et pour ses amis et pour les
auteurs qu'il jugeoit estimables, les mêmes exceptions
qu'il croyoit mériter; et l'on sent, en lisant ses ou-
vrages , le plaisir que prenoit son cœur à ces honora-
bles exceptions. Mais ceux qui s'en sentoient moins
dignes qu'il ne les avoit crus, et dont la conscience
repoussoit en secret ces éloges, s'en irritant à mesure
qu'ils les méritoient moins, ne lui pardonnèrent ja-
mais d'avoir si bien démêlé les abus d'un métier qu'ils
tàchoient de faire admirer au vulgaire, ni d'avoir, par
sa conduite, déprisé tacitement, quoique involontai-
rement, la leur. La haine envenimée que ces réflexions
firent naître dans leurs cœurs leur suggéra le moyen
d'en exciter une semblable dans les cœurs des autres
hommes.
IJb commencèrent par dénaturer tous ses principes,
par travestir un républicain sévère çn un brouillon
séditieux, son amour pour la liberté liégale en une
liceiice effrénée, et son respect pour les lois en aver-*
sion pour les princes. Ils l'accusèrent de vouloir ren-
verser en tout l'ordre de la société, parcequ'il s'indi-
gnoit qu'osant consacrer soup ce nom les plus funestes
désordres, on insultât aux ipisères du genre humain
en donnant les plus criminels abus pour le3 lois dont
ils a»i# la ruine. Sa colère contre les brigandages pu*
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346 SECOND DIALOGUE,
blics, sa haioe contre les puissants fiipons qui les
soutiennent, son intrépide audace à dire des vérités
dures à tous les états, furent autant de moyens em-
ployés à les irriter tous contre lui. Pour le rendre
odieux à ceux qui les remplissent , on laccusa de les
mépriser personnellement. Les reproches durs, maia
généraux, qu il faisoità tous furent tournés en autant
de satires particulières dont on fit avec art les plusi
malignes applications.
Rien n'inspire tant de courage que le témoignage
d'un cœur droit, qui tire de la pureté de ses inten-
tions Faudaoe de prononcer hautement et sans crainte
des jugements dictés par le seul amour de la justice et
de la vérité : mais rien n expose en même temps à tant
de dangers et de risques de la part d'ennemis adroits
que cette même audace, qui précipite un homme ar-
dent dans tous les pièges qu'ils lui tendent; et, le li-
vrant à une impétuosité sans régie, lui fait feire contre
la prudence mille fautes où ne tomba qu'une ame
franche et généreuse , mais qu'ils savent transformer
en autant de crimes affreux. Les hommes vulgaires,
incapable^ de sentiments élevés et nobles^, n'en sup-
posent jamais que d'intéressés dans ceux qui se pas-
^cmnent ; et, ne pouvant croire que l'amour de la jus-
tice et du bien public puisse exciter un pareil zélé, ils
leur controuvent toujcmrs des motifs personnels, sem-
blables à ceux qu'ils cathent eux-*mémes sous des
noms pompeux, et sans lesquels on ne les verroit ja-
mais s'échauffer sur rien.
La chose qui se ppo'donne le moins est un mépris
mérité. Celui que Jeai^Jacques avoit marqi#^ur
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SECOND DIALOGUE. 347
tout cet ordre social prétendu , qui couvre en effet les
plus cruels désordres, tomboit bien plus sur la con-
stitution des différents états que sur les sujets qui les
remplissent, et qui, par cette constitution même, sont
nécessités à être ce qu ils sont. Il avoit toujours fait
une distinction très judicieuse entre les per^onùes et
les conditions, estimant souvent les premières, quoi-
que livrées à Tesprit de leur état, lorsque le naturel
ireprenoit de temps à autre quelque ascendant sur leur
intérêt , cfomme il arrive assez fréquemment à ceux
qui sont bien nés. L'art de vos messieurs fut de pré-
senter les choses «ous un tout autre point de vue , et
de montrei;: en lui comme haine des hommes celle que
pour Famour d'eux, il porte aux maux qu'ils se font.
Il paioît qu'ils ne s'en sont pas tenus à ces imputa-
tions génélales, mais que, lui prêtant des discours,
des écrits, des œuvres confirmes à leurs vues, ils
n'ont épargné ni fictions ni mensonges pour iri'iter
contre lui l'amour-propre, et dans tous les états, et
chez tous les individus.
* Jean-Jacques a même une opinion qui, si elle est
juste, peut aider à expliquer cette animosité générale.
Il est persuadé que, dans les écrits qu'on fait passer
sous son nom, l'on a pris un soin particulier de lui
foire insulter brutalement tous les états delà société,
et de changer en odieuses personnaUtés les reproches
francs et forts qu'il leur fait qûdquefois. Ce soupçon
lui est venu» sur ce que, dans plusieurs lettres, ano-
' C'est ce qu'il m^est impossible de vérifier, parceque ces mes-
sieurs ne laissent parvenir jusqu'à moi aucun exemplaire des écrits
qu'ils fabriquent ou font fabriquer sous mon nom.
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348 SECOND DIALOGUE,
nymes et autres, on lui rappdle des choses , comme
étant de ses écrits , qu'il n a jamais songé à y mettre.
Dans Tune, il à, dit-on, mis fort plaisamment en ques-
tion si les marins étaient des hommes. Dans «ne autre ,
un officier lui avoue modestement que, selon l'expres-
sion de lui , Jean-Jacques , lui militaire , radote de bonne
foi comme la plupart de ses camarades. Tous les jours H
reçoit ainsi des citations de passages qu'on lui attri- .
bue faussement, avec la plus grande confiance , et qui
sont toujours outrageants pour quelqu'un. Il apprit il
y a peu dé temps qu'un homme de lettres de sa plus
ancienne connoissance,. et pour lequel il avoit con-
servé de l'estime, ayant trop marqué p^ut^tre un
reste d'affection pour lui, on Ven guérit en lui persua-
dant que Jean-Jacques travailloit à une critiqu&amère
de ses^ écrits.
Tels sont à peu près les ressbrts qu'on a pu mettre
en jeu pour allumer et fomenter cette animosité si
idve et si générale dont il est l'objet , et qui , s'attachant
particulièrement à sa difiamation, couvre d'un faux
intérêt pour sa personne le soin de l'avilir encore par
cet air de faveur et de commisération. Pour moi, jç
n'imagine que ce moyen d'expliquer les différents de-
grés de la haine qu'on lui porte, à proportion que ceux
qui s'y livrent sont plus dans le cas de s'appUquer les
reproches qu'il fait à son siècle et à ses contemporains.
Les fripons publics, ies intrigants, les ambitieux, dont
il dévoile les manœuvres; les passionnés destructeurs
de toute religion y de toute conscience, de toute liberté,
de toute morale, atteints plus au vif par ses^ censures,
doivent, le haïr et le haïssent en effet encore plus que
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SECOND DUL06UE. 349
ne font les honnêtes gens trompés. En l'entendant
seulement nommer , les premier^ ont peine à se con-
tenir; et la modération qu il3 tâchent d'affecter se dé-'
. ment bien vita, s'ils n ont pas besoin de masque po^r
assouvir leur passion. Si la haine de l'homme n'étoit
que celle du vice, la proportion se renverseroit; la
haine des gens de bien seroit plus marquée, les mé-
chants seroient plus indifférents. L'observation con-
traire est générale , frappante , incontestable , et pour*
roit fournir bien des conséquences : contentons-nous
ici de la confirmation que j'en tire de la justesse de
mon explication.
Cette aversion une fois inspirée s'étend, se com-
munique de proche en proche dans les familles , dans
les sociétés, et devient en quelque sorte un sentiment
inné qui s'affermit dans les enfants par l'éducation, et
dans les jeunes gens par l'opinion publique. C'est en-
core une remarque à faire, qu'excepté la confédérati|5n
secrète de vos dames et de vos messieurs , ce qui reste
de la génération dans laquelle il a vécu n'a pas pour
lui une haine aussi envenimée que celle qui se propage
dans la génération qui suit. Toute la jeune|se est
nourrie dans ce sentiment par un soin particulier de
vos messieurs, dont les plus adroits se sont chargés
de ce département. C'est d'eux que tous les apprentis
philosophes prennent l'attache; c'est de leurs mains
que sont placés les gouverneurs des enfants, les secré-
taires des pères, les confidents des mères; rien dans
l'intérieur des familles ne se fait que par leur direction,
sans qu'ils paraissent se mêler de rien ; ils ont trouvé
l'art de faire circuler leur doctrine et leur auimosité
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35o , $ëCt)ND DIALOGUE,
dans les séminaires^ dans les collèges , et toute la gé-
nération, naissante leur est dévouée dès le berceau.
Grands imitateurs de la marche des jésuites ^ ils furent
leurs plus ardents ennemis, sans doute pjir jalousie de
métier, et maintenant, gçuvernant les esprits avec le
même empire, avec la même dextérité que les autres
gouvernoient les consciences; plus fins qu eu^ en ce
qu'ils savent mieux se cacher en agissant, etsubstituant
peu-à-peu Fiiltolérance philosophique à lautre, ils de-
viennent, sans qu'on s'en aperçoive, atfssi dangereux
que leurs prédécesseurs. C'est par eux que cette géné-
ration nouvelle, qui doit certainement à Joen- Jacques
d'être moins tourmentée dans son enBgince, plus saine
et mieux constituée dans tous les âges, loin de lui en
savoir gré, est nourrie dans les plus odieux préjugés
et dans les plus cruels sentiments à son égard. Le ve-
nin d'animosité qu'elle a sucé presque avec le lait lui
fait chercher à l'avilir et le déprimer avec plus de zélé
encore que ceux mêmes qui l'ont élevée dans ces dis-
positions haineuses. Voyez dans les rues et aux pro-
menades l'infortuné Jean-Jacques entouré de gens
qui, moins par curiosité que par dérision, puisque la
plupart l'ont déjà vu cent fois, se détournent, s'ar-
rêtent pour le fixer d'un œil qui n'a rien assurément
de l'urbanité françoise : vous trouverez toujours que
les plus insultants , les plus moqueurs , les plus achar-
nés sont de jeunes gens qui, d'un air ironiquement
poli, s'amusent à lui donner tous les signes d'outrage
et de haine qui peuvent l'affliger, sans les compro-
mettre.
Tout cela eût été moins facile à faire dans tout autre
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SECOND DIALOGUE. , 35l
siècle: mais celui-ci est particulièrement un siècle hai-
neux et mal\;ieillant par caractère '. Cet esprit cruel
et méchant fe £Edt sentir dans toutes les sociétés , dans
toutes les af&ires publiques ; il sufBt seul pour mettre
à la mode et faire briller dans le monde ceux qui se
distinguent par là. L'orgueilleux despotisme de la phi-
losophie moderne a porté Tégoïsme de Tamour-propre
à son dernier tenue. Le goût qu'a pris toute la jeu-
nesse pour une doctrine si commode la lui a fait
adopter avec fureur et prêcher avec la plus vive into-
lérance. Ils ee sont ac<x>utumés à porter dans la société
ce même top de maître sur lequel ils prononcent les
oracles de leur secte, et à traiter avec un mépris ap-
parent, qui n'est qu'une haine plus insolente, tout ce
qui ose hésiter à se soumettre à leurs décisions/ Ce
goût de domination n'a pu manquer d'animer toutes
l^s passions irascibles qui tiennent à l'amour-propre.
Le même fiel qui coule avec l'encre dans les écrits des
maîtres abreuve les cœurs des disciples. Devenus es-
claves pom* être tyrans, ils ont fini par prescrire, en
leur propre nom, les lois que ceux-là leur avoient
dictées , et à voir dans toute résistance la plus cou-
pable rébellion. Une génération de despotes ne peut
être ni fort doiM^ ni fort paisible, et une doctrine si
hautaine, qui d'ailleurs n'admet ni vice ni vertu dans
' Fréron vient de mourir *. On demandoit qui feroit son ëpita-
phe. « Le premier qui erachera sur sa tomlne, » répondit à l'insliint
M. M***. Quand on ne m'anroit pas nommé Fauteur de ce mot,
j'aurois deviné qu'il partoic d'une bouche philosophe , et qu'il étoit
de ce siécle-ci.
* Le 10 mars 1776.
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1
352 SECOND DIALOGUE,
le cœur de Thomme, n'est pas propre à contenir, par
une morale indulgente pour les autres çt réprimante
pour soi, Forgueil de ses sectateurs. De là les inclina-
tions haineuses qui distinguent cette génération. Il
nj a plus ni modérat|om dans les âmes , ni vérité dans
les attachements, Ghaioun hait tout ce qui n'est pas loi
plutôt qu'il ne s ainje lui-même* On s'occupe trop
d'autrui pour savoir s'occuper de soi , on ne sait plu$
que haïr ^ et Ton ne tient point à son propre parti par
attachement, encore moins par estime, mais unique-
ment par haine du parti contraire. Voilà 'les disposi-
tions générales dans lesquelles vos messieurs ont
trouvé ou mis leurs contemporains , et qu'ils n'ont en
qu'à tourner ensuite contre Jean Jacques ■, qui, tout
aussi peu propre à recevoir la loi qu'à la faire, ne
pouyoit par cela seul manquer, dans ce nouveau sys-
tème ,d'éti*e l'objet de la haine des chefs et du dépit d«
disciples : la foule , empressée à suivre une route qui
l'égaré , ne voit pas avec plaisir ceux qui , prenant une
route contraire^ semblent par là lui reprocher son er-
reur î»-
' Dans cette gënëration, nourrie de philosophie et de fiel, rien
n*est si facile aux intrigante que de faire tomber sur qui il leur plait
cet appétit général de haïr. Leurs succès prodigieux en ce point
prouvent encore moins leurs talents que la disposition da public,
dont les apparents témoignages d*estime et d*attachement pour les
uns ne sont en effet que des actes de haine pour d'autres.
' Taurois dû peut-étK insister ici sur la ruse farorite de mes
persécuteurs, qui est de satisfaire à me§ dépens leurs passions hai-
neuses,, de faire le mal par leurs satellites, et de faire en sorte qa*il
me soit imputé. Cest ainsi qu ils m'ont successivement attribué le
Système de la Nature ^ la Philosophie de la Nature , la note du roman
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SECOND DIALOGUE. 353
Qui connoîtroit bien toutes les causes concou-
rantes, tonales différents ressorts mis en œtivre pour
exciter dans tous les états cet engouement haineux,
seroÉt moins surpris de te voir de proche en proche
devenir une contagion générale. Quand une fois le
branle est donné , chacun suivant le torrent en aug-
mente l'impulsion^ Comment se défier de son senti-
ment quand oi\le voit être celui dé tout le momleP
Gomment douter que Tobjet d'une haine aussi univer-
selle soit réellement un homme odieux? Alors plus les
choses qu'on lui attribue sont absurdes et incroyables ,
plus on esl prêt à les admettre. Tout fait qui le rend
odieux ou ridicule est par cela seul assez prouvé. Sll
s'agissoit d'une bonne action qu'il eût faite, nul n'en
croiroità ses propres yeux, ou bientôt une interpi;é-
tation subite la changeroit du blanc au noir. Led mé-
chants ne croient ni à la vertu , ni même à la bonté ; il
faut être déjà b«4pL^ soi-même pour croire d'autres
hommes meilleurs que soi^ et il est presque impos-
sible qu'un homme réellement bon demeure ou soit
reconnu tel dans une génération méchante.
Les cœurs ainsi disposés^ tout le reste devint facile.
Dès^lors vos messieurs auroiént pu, sans aucun dé-
tour, persécuter ouvertement Jean-Jacques avec l'ap-
probation publique; mai» ils n'auroient assouvi qu'à
demi leur vengeauce , et se compromettre vis-à-vis de
de madame dOrmoy*, etc. jjfest ainsi qu'ils tachoient de faire
croire au peuple que c*étoit moi qui ameutoia les bandits qu'ils
teno^nt à leur solde lors de la chertë du pain.
* 11 est parlé de cette dame et de çon roman dans les Rêveries. Voyez la
deuxième Promenade.
XVI. 23
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354 SECOND DIALOGUE,
lui étoit risquer d'être découverts. Le système qu ils
ont adopté remplit mieux toutes leurs vues et prévient
tous les inconvénients. Le chef-d œuvre de leur art a
été de transformer en ménagements pour leur victime
les précautions qu'ils ont prises pour leur sûreté. Un
vernis d'humanité, couvrant la noirceur du complot,
acheva de séduire le public, et chacun s'empressa de
concourir à cette bonne œuvre : il est si doux d as-
souvir saintement une passion et de joindre au venin
de Fanimosité le mérite de la vertu i Chacun 3e glori-
fiant en lui-même de trahir un infortuné se disoit avec
complaisance : « Ah ! que je suis généreux ! C'est pour
« son bien que je le diflame , c est pour le protéger que
«je Tavilis; et Tingrat, loin de sentir mon bienfait,
« s'en ofFense ! mais cela ne m'empêchera pas d aller
« mon train et de le servir de la sorte en dépit de lui. »
Voilà comment, sous le prétexte de pourvoir à sa
sûreté , tous , en s'admirant eux-mêmes, se font contre
lui les satellites de vos messieurs, et, comme écrivoit .
Jean-Jacques à M*** , sont èi fiers d'être des traîtres. Coo-
cevez-vous qu'avec une pareille disposition d'esprit
on puisse être équitable et voir les choses comme
elles sont? On verroit Socrate, Aristide, on verroit
un ange, on. verroit Dieu même avec des yeux ainsi
fascinés, qu'on croiroit toujours voir un monstre in-
fernal
Mais quelque facile que soit cette pente, il est tou-
jours bien étonnant, dites- vous, qu'elle soit univer-
selle, que tous la suivent sans exception , que pas un
seul ny résiste et ne proteste, que la même passion
entraîne en aveugle une génération tout entière, et qut
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SECOND DIALOGyE. 355
le consentement soit unanime dans un tel renverse-
ment du droit de là nature et des gens.
Je conviens que le fait est très extraordinaire; mais,
en le supposant très certain , je le trouverois bien plus
extraordinaire encore, s'il avoit la vertu pour prin-
cipe, car il faudroit que toute la génération préset^t^
se fut élevée par cette unique vertu à une sublimité
qu'elle ne montre assurément en nulle autre chose |
et que, parmi tant d'ennemis qu'a Jean- Jacques , il
ne s'en trouvât pas un seul qui eût la maligne fran-
chise de gâter la merveilleuse oeuvre de tous les au-
tres. Dans mon explication, i|n petit pombre de gens
adroits, puissants, intrigants, concertés de longue
main, abusant les uns par de fausses apparences, et
animant les autres par des passions auxquelles ilç
n'ont déjà que trop de pen^e , fait tout concourir con-
tre un innocent qu'on a pris soin de charger (}e cri-
mes, en lui ôtant tout n^oyen de s'en laver. Dans
l'autre explication, il faut que de toutes les généra^
tiens la plus haineuse se transforme tout d'un coup
tout entière, et sans aucupe exception, en èutant
d anges célestes en faveur du derpier des scéléiats
qu'on s'obstine à protéger et à laisser Ubre, malgré les
attentats et les crimes qu'il continue de commettre
tout à son aise, sans que personne au monde ose, tant
on craint de lui déplaire, sopger à l'en empêcher, ni
même à les lui reprocher. Laquelle de ces deux sup-
positions vous paroît la plus raisonnable jet la plu^
admissible?
Au reste , cette objection , tû*ée du concours una-
nime de tout le monde h lexécutioiv d'un complot
33.
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356 SECOND DIALOGUE,
abominable, a peut-être plus d'apparence que de réa-
lité. Premièrement , Fart des moteurs de toute la trame
a été de ne la pas dévoiler également à tous les yeux.
Ils en ont gardé le principal secret entre un petit nom-
bre de conjurés ; ils n'ont laissé voir au reste des
hommes que ce qu'il falloit pour les y faire concourir.
Chacun n'a vu l'objet que par le côté qui pouvoit
l'émouvoir p et n'a été initié dans le complot qu'autant
que l'exigeoit la partie de l'exécution qui lui étoit
confiée. Il n'y a peut-être pas dix personnes qui sa-
chent à quoi tient le fond de la trame ; et , de ces dix,
il n'y en a peut-être pas trois qui connoissent assez
leur victime pour être sûrs qu'ils noircissent un inno-
cent. Le isecret du premier complot est concentré en-
tre deux hommes qui n'iront pas le révéler. Tout le
reste des complices, plus ou moins coupables, se fait
illusion sur des manœuvres qui , selon eux , tendent
moins à persécuter l'innocence qu'à s'assurer d'un
méchant. On a pris chacun par son caractère parti-
culier, par sa passion favorite. S'il étoit possible que
cettè^multitude de coopérateurs se rassemblât et s'é-
clairât par des confidences réciproques , ils seroient
frappés eux-mêmes des contradictions absurdes qu'ils
trouveroient dans les faits qu'on a prouvés à chacun
d'eux, et des motifs non seulement différents, mais
souvent contraires , par lesquels on les a fait concourir
tous à l'oÈuvre commune, sans qu aucun d'eux en vU
le vrai but. Jean-Jacques lui-même sait bien distin-
guer d'avec la canaille à laquelle il a été livré à Mo-
tiers, àTryci à Monquin, des personnes d'un vrai
mérite, qui, trompées plutôt que déduites, et, sans
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SECOND DIALOGUE. 357
être exemptes de blâme, à plaindre dans leur erreur,
n'ont pas laissé, malgré Topinion quelles avoientde
lui, de le.recherclier avec le même empressement que
ies autres , quoique dans de moins cruelles inten|îons.
Les trois quarts peut-être dç ceux qu'on a fait entrer
<lans le complot n y restent que parcequ'ils n en ont
pas vu toute la noirceur. Il y a même plus de bassesse
que de malice dans les indignités dont le grand nom-
bre laccable ; et Ton voit à leur air, à leur ton, dans
leurs manières , qu ils lont bien moins en horreur
comme objet de haine, qu'eu dérision comme in-
fortuné.
De plus, quoique personne ne combatte ouverte-
ment l'opinion générale, ce qui seroit se compro-
mettre à pure perte, pensez- vous que tout le monde
y acquiesce réellement? Combien de particuliers peut-
être, voyant tant de manœuvres et de mines souter-
raines, s'en indignent, refusent d'y concourir, et gé-
missent en secret sur l'innocence opprimée! combien
d'autres, ne sachante quoi s'entenirsurlecompte d'un
homme enlacé dans tant de pièges, refusent de le juger
sans l'avoir entendu ; et, jugeant seulement ses adroits
persécuteurs, pensent que des gensf à qui la ruse, la
fausseté, la trahison, coûtent si peu, pourroient bien
n'être pas plus scrupuleux sur l'imposture ! Suspendus
entre la force des preuves qu'on leur allègue, et celles
de lamahgnité des accusateurs, ils ne peuvent accor-
der tant de zélé pour la vérité , avec tant d'aversion
pour la justice, ni tant de générosité pour celui qu'ils
accusent , avec ta^nt d'art à gauchir devant lui et se
soustraire à ses défenses. On peut s'abstenir de Tini-
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358 SECOND DIALOGUE,
quitéy sans avoir le courage de la combattre. On peut
refuser d'être complice d'une trahison, sans oser dé-
masquer les traîtres* Un homme juste , mais foible ,
se retiré alors de là foule, reste dans son coin; et,
n'osant sVxposer, plaint tout bas Fopprimé ^ craint
l'oppresseur, et se tait. Qui peut savoir combien d'hon*
nétes gens sont dans ce cas? Ils ne se font ni voir ni
sentir: ils laissent le champ libre à vos messieurs
jusqu'à ce que le moment de parler sans danger arrive.
Fondé sur l'opinion que j'eus toujours de la droiture
naturelle du cœur humain, je crois que cela doit être.
Sur quel fondement raisonnable peut-on soutenir que
cela n'est pas? Voilà, monsieur, tout ce que je puis
répondre à l'unique objection à laquelle vous vous
réduisez, et qu'au reste je ne me charge pas de résou-
dre à votre gré, ni même au mien, quoiqu'elle ne
puisse ébranler la persuasion directe qu'ont produite
en moi mes recherches.
Je vous ai vu prêt à m'interrompre, et j'ai compris
que c'étoit pour me reprocher le soiii superflu de vous
établir un fait dont vous convenez si bien vous-même
que vous le tournez en objection contre moi , savoir
qu'il n^est pa.s vrai que tout le monde soit entré dans
le complot. Mais remarquez qu'en paroissant nous
accorder sur ce point nous sommes néanmoins de
sentiments tout contraires, en ce que, selon vous,
ceux qui ne sont pas du complot pensent sur JeaU'-
Jacques tout comme ceux qui en sont, et que, selon
moi , ils doivent penser tout autrement. Ainsi votre
exception , que je n'admets pas , et la mienne , que
vous n'admettez pas non plus , tombant sur des per-
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rECOND DIALOGUE. iS^
sonnes différentes, s'excluent mutuellement, ou da
moins ne s'accordent pas. Je viens de vous dir/^ sur
quoi je £3nde la mienne; examinions la vôtre à pré-^
sent.
D'honnêtes gens , que vous dites ne pas entrer dana
le complot et ne pas haïr Jean-Jacques, voient oepen-.
daiit en lui tout ce que disent y voir ses plus moiteU
ennemis; comme s'il en avoit qui convinssent de Tétre
et ne se vantassent pas de laimer ! En ikie faisant cette
objection, vous ne vous êtes pas rappelé celle*ci qui
la prévient et la détruit. S'il y a complot, tout par son
effet devient facile à prouver à ceux mêmes qui ne
sont pas du complot; et, quand ils croient voir par
leur yeux, ils voient, sans s'en douter, par les yeux
d'autrui.
Si ces personnes dont vous parlez ne sont pas de
mauvaise foi, du moins elles sont certainement pi*é«
venues comme tout le public, et doivent par cela seul
voir et juger comme lui. Et comment vos messieurs >
ayant une fois la facilité de faire tout croire, auroient^
ils négligé de porter cet avantage aussi loin qu'il pou*
voit aller? Ceux qui dans cette persuasion générale,
ont écarté la plus sûre épreuve pour distinguer le vrai
du faux, ont beau n'être pas à vos yeux du complot,
par cela seul ils en sont aux miens; et moi, qui sens
dans ma conscience qu'où ils croient voir la certitude
et la vérité , il n'y a qu'erreur , mensonge , imposture ,
puis-je douter qu'il n'y ait de leur faute dans leur per-
suasion, et que, s'ils avoient aimé sincèrement lu
vérité, ils ne l'eussent bientôt démêlée à travers le$
artifices des fourbes qui les ont abusés? Mais ceux
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36o SECOND DIALOGUE.
r
qui ont d avance irrévocablement jugé Tobjet de leur
haine, et qui n en veulent pas démordre, ne voyant
en lui que ce qu'ils y veulent voir, tordent e% détour-
nent tout au gré de leur passion , et , à force de subti-
lités, donnent aux choses les plus contraires à leurs
idées l'interprétation qui les y peut ramener. Les per-
sonnes que vous croyez impartiales ontrcUes pris les
précautions nécessaires pour surmonter ces illusions?
Le Fb. Mais M. Rousseau , y pensez-vous , et qu'exi-
gez-vous là du public? Avezrvous pu croire qu'il exa-
mineroit la chose aussi scrupuleusement que vous?
Rouss. Il en eût été dispensé sans doute, s'il se fut
abstenu d'une décision si cruelle. Mais en prononçant
souverainement sur l'honneur et sur la destinée d'un
hoB^pe, il n'a pu sans crime négliger aucun des
moyens essentiels et possibles de s'assurer qu'il pro-
nonçort justement.
Vous méprisez, dites-vous, un homme abject, et ne
croirez jamais que les heureux penchants que j'ai cru
voir dans Jean-Jacques puissent compatir avec des
vices aussi bas que ceux dont il est accusé. Je pense
exactement comme vous sur cet article; mais je suis
aussi ceitain que d'aucune vérité qui me soit connue
que cette abjection, que vous lui reprochez, est de tous
les vices le plus éloigné de son naturel. Bien plus près
de l'extrémité contraire , il a trop de hauteur dans l'ame
pour pouvoir tendre à l'abjection. Jean- Jacques est
foible, sans doute, et peu capable de vaincre ses pas-
sions; mais il ne peut avoir que les passions relatives
à son caractère, et des tentations basses ne sauroient
approcher de son cœur. La source de toutes ses con-
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SECOND DIALOGUE. 36i
solations est dans l'estime de lui-même. Il seroit le plus
vertueux des hommes si sa force répondoit à sa vo-
lonté. Mais avec toute sa foiblesse il ne peut être un
homme vil , parcequ'il n'y a pas dans son ame un pen*
chant ignoble auquel il ftlt honteuxde céder. Le seul
qui Teût pu mener au mal est la mauvaise honte 9
contre laquelle il a lutté toute sa vie avec des efforts
aussi grands qu'inutiles, parcequ'elle tient à son hu*
meiir timide qui présente un obstacle invincible aux
ardents désirs de son cœur, et le fiDrce à leur donner
le change en mille façons souvent blâmables. Voilà
Tunique source de tout le mal qu'il a pu faire , mais
dont rien ne peut sortir de semblable*àux indignités
dont vous l'accusez. Eh! conoment ne voyez- vous pas
combien vos messieurs eux-mêmes sont éloignés de
ce mépris qu'ils veulent vous inspirer pour lui? Com-
ment ne voyez-vous pas que ce mépris qu'ils affectent
n'est point réel , qu'il n'est que le voile bien transpa-
rent d'une estime qui les déchire, et d'une rage qu'ils
cachent très mal? La preuve en est manifeste. On ne
s'inquiète point ainsi des gens qu'on méprise. On en
détourne les yeux, on les laisse pour ce qu'ils sont;
on fait à leur égard, non pas ce que font vos messieurs
à l'égard de Jean-Jacques, mais ce que lui-même fait
au leur. Il n'est pas étonnant qu'après l'avoir chargé
de pierres ils le couvrent aussi de boue : tous ces pro-
cédés sont très concordants de leur part; mais ceu^
qu'ils lui imputent ne le sont guère de la sienne ; et ces
indignités auxquelles vous revenez sont-elles mieux
prouvées que les crimes sur lesquels vous n'insistez
plus? Non, monsieur; après nos discussions précéi-
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362 SECOND DIALOGUE,
(lentes je ne vois plus de milieu possible entre tout ad-
mettre et tout rejeter.
Des témoignages que vous supposez impartiaux, les
uns portent sur des faits absurdes et iaux, mais ren-
dus croyables à force de prévention , tels que le viol,
la brutalité, la débauche, la cynique impndence, les
basses friponneries; les autres, sur des faits vrais,
mais faussement interprétés, tels. que sa dureté, son
dédain, son humeur colère et repoussante, Tobstina*
tion de fermer sa porte aux nouveaux visages, surtout
aux quidams cajoleurs et pleureux, et aux arrogants
mal appris.
Comme je ne défendrai jamais Jean-Jacques accnsé
d assassinat et d'empoisonnement, je n'entends pas
non plus le justifier d'être un violateur de filles, ud
monstre de débauche, un petit filou. Si vous pouvez
adopter sérieusement de pareilles opinions sur son
compte, je ne puis que le plaindre, et vous pjaindre
aussi, vous qui caressez des idées dont vous rougiries
comme ami de la justice , en y regardant de plus près,
et faisant ce que j'ai fa)t. Lui débauché , brutal , impu-
dent, ôy nique auprès du sexe! Eh! j'ai grand'peur
que ce ne soit l'excès contraire qui l'a perdu, et que,
s'il eût été ce que vous dites , il ne fftt aujourd'hui bien
inoins malheureux.Jl est bien aisé de faire, à soù ar-
rivée , rétirer les filles de la maison ; mais qu'est-ce que
cela prouve , sinon la maligne disposition des parents
envers lui?
A-t-on l'exemple de quelque fait qui ait rendu né-
cessaire une précaution si bizarre et si affectée? et
qu'eu dut-il penser à son arrivée à Paris, lui qui ve-
Digitized by VjOOQ IC
SECOND DIALOGUE. 363
noit de vivre à Lyon très femilièrement dans une
maison très estimable , où la mère et trois filles char-
mantes, toutes troirdans la fleur de Fâge et de la
beauté, raccabloient à Fenvi d amitiés et de caresses?
Est-ce en abusant de cette familiarité près de ces jeunes
personnes, est-ce par des mâiiières ou des propos li-
bres avec elles qu'il mérita Findigne et nouvel accueil
qui Fattendoit à Paris en les quittant? et même encore
aujourd'hui, des mères très sages craignent-elles de
mener leurs filles chez ce terrible satyre, devant le-
quel ces autrés-là n osent laisser un moment les leurs,
chez elles, et en leur présence? En vérité, que des
farces aussi grossières puissent abuser un moment
des gens sensés^ il faiM en ^tre témoin pour le croire.
Supposons' un moment qu on eût osé publier tout
cela dix ans plus tôt, et lorsque Festime des honnêtes
gens, quil eut toujours dès sa jeunesse, étoit montée
au plus haut degré: ces opinions, quoique soutenues
des mêmes preuves, auroient-elles acquis le même
crédit che2 ceux qui maintenant s'empressent de les
adopter? Non, sans doute; ils les auroient rejetées
avec indignation. Ils auroient tous dit: «Quand un
« homme est parvenu jusqu'à cet âge avec Festime
« publique, quand, sans patrie, sans fortune et sans
« asile, dans une situation gênée, et forcé, pour sub-
«sister, de recourir sans cesse aux expédients, on
• n'en a jamais employé que d'honorables, et qu'on
* s'est fait toujours considérer et bien vouloir dans sa
«détresse, on ne commence pas après Fâge mûr, et
« quand tous les yeux sont ouverts sur nous^ à se dé-
if voyer de la droite route, pour s'enfoncer dans les
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364 SECOND DIALOGUE.
M sentiers bourbeux du vice; on n'associe point la bas-
N sesse des plus vils fripons avec le courage et Télé-
f< vation des âmes fières , ni Tamour de la gloire aux
H manœuvres des filous; et si quarante ans d'honneur
« permettoient à quelqu'un de se démentir si tard à ce
« point^.il perdroit bientôt cette vigueur de sentiment
« ce ressort, cette franchise intrépide qu'on n'a point
« avec des passions basses, et qui jamais ne survit à
«l'honneur. Un fripon peut être lâche, un méchant
«peut être arrogant; mais la douceur de l'inbocence
« et la fierté de la vertu ne peuvent s'unir que dans
« une belle ame. »
Voilà ce qu'ils auroient tous dit ou pensé , et ils
auroient certainement refusé de le croire atteint de
vices aussi bas , à moins qu'il n'en eût été convaincu
sous leurs yeux. Ils auroient du moiii«rvoulu l'étudier
eux-mêmes avant de le juger si décidément et si cruel-
lement. Ils auroient fait ce que j'ai fait; et, avec Fimi-
partialité que vous leur supposez , ils auroient tiré de
leurs recherches la même conclusion que je tire des
miennes. Ils n'ont rien fait de tout cela; les p^uves
les plus ténébreuses, les ténioignages les plus sus-
pects , leur ont suffi pour se décider en mal sans autre
vérification , et ils ont soigeusement évité tout éclair-
cissement qui pouvoit leur montrer leur erreur. Donc,
quoi que vous en puissiez dire, ils sont du complot;
car ce que j'appelle en être n'est pas seulement être
dans le secret de vos messieurs , je présume que peu
de gens y sont admis; mais c'est adopter leur unique
principe, c'est se faire, comme eux, une loi de dire à
tout Je monde et de cacher au seul accusé le mal
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SECOND dialogue; 365
qu'on pense ou qu'on feint de penser de lui, et les
raisons sur lesquelles on fonde ce jugement, afin de le
mettre hors d'état d'y répondre, et de faire^éntendfe
les siennes ; car, sitôt qu'on s'est laissé persuader qu'il
faut le juger, non seulement sans l'entendre, mais
sans en être entendu , tout le reste est forcé, et il n'est
pas possible qu'on résiste à tant de témoignages si
bien arrangés, et mis à l'abri de l'inquiétante épreuve
des réponses de l'accusé. Comme tout le succès de la
trame dépendoit de cette importante précaution, son
auteur aura mis toute la sagacité de son esprit à don-
ner à cette injustice le tour le plus spécieux, et à la
couvrir même d'un vernis de bénéficence et de géné-
rosité, qui n'eût ébloui nul esprit impartial, mais
qu'on s'est empressé d'admirer, à l'égard d'un homme
qu'on n'estimcjjt que par force, et dont les singula-
rités n'étoient vues de bon œil par qui que ce fût.
Tout tient à la première accusation qui l'a fait
déchoir, tout d'un coup, du titre d'honnête homme
qu'il avoit porté jusqu'alors, pour y substituer celui
du plus affreux scélérat. Quiconque a l'ame saine et
croit vraiment à la probité ne se départ pas -aisément
de l'estime fondée qu'il a conçue pour un homme de
bien. Je verrois commettre un crime , s'il étoit pos-
sible, ou faire une àbtion basse à milord-maréchaP ,
que je n'en^roirôispa^à mes yeux. Quand j'ai cru de
- Il eçt vrai que milord<inaréchal est d*une illustre naissance, et
Jeau-Jacques un homme du peuple; mais il faut penser que Rous-
seau, qui parle ici , n a pas, en général, une opinioti bien sublime
de la haute vertu des gens de qualité , et qu'e Thistoire de Jean-Jac-
ques ne doit pas naturellement agrandir cette opinion. *^
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366 SECOND DIALOGUE.
Jean- Jacques tout ce que voui^ m^avez prouvé , c'étoit
eu le supposant convaincu. Changer à ce. point sur
le compte d'un homme estimé durant toute sa vie,
n'est pas une chose facile. Mais aussi ce premier pas
fait, tout le reste va de lui-même. De crime en crime,
un homme coupable d'un seul devient, comme vous
lavez dit, capable de tous. Rien n'est moins surpre-
nant que le passage de la méchanceté à l'abjection, et
ce n'est pas la peine de mesurer si soigneusement l'in-
tervalle qui peut quelquefois séparer un scélérat d'un
fripon. On peut donc avilir tout à son aise rhpmpaç
qu'on a commencé par noircir. Quand on croit qu'il
n'y a dans lui que du mal, on n'y voit plus que cela;
ses actions bonnes ou indifférentes changent bientôt
d'apparence avec beaucoup de préjugés et un peu d'in-
terprétation, et l'on rétracte alors ses jugements avec
autant d'assurance que si ceux qu'on leur substitue
étoient mieux fondés. L'amour-propre fait qu'on veut
toujours avoir vu soi-même ce qu'pn sait,. ou qu'on
croit sa voif d'ailleurs. Rien n'est si manifeste aussitôt
qu'on y regarde, on a honte de ne l'avoir pas aperçu
plus tôt; mais c'est qu'on étoit si distrait ou si pré-
venu, qu'on ne portoit pas sop attention de ce côté;
c'est qu'on est si bon soi-même quW ne peut sup-
poser la méchanceté dans autrui.
Quand enfin l'engpuement» devenu général, par-
vient à l'excès , on ne se contente plus de tout croire;
chacun, pour prendre part à la fête, cherche à ren-
chérir; et tout le monde, s'affectionnant à ce système,
se pique d'y apporter du sien pour l'orner ou pour
l'affermir. Les uns ne sont pas plus empressés d'in-
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SECOND DIALOGUE. 367
venter que les autres de croire. Toute imputatioa
passe en preuve invincible ; et si Ton apprenoit aur
jourd'hui qu il s'est commis un crime dans la lune, il
seroit prouvé demain, plus clair que le jour, à tout le
monde, que c'est Jean-Jacques qui en est lauteur.
La réputation qu'on lui a donnée, uoe fois bien
établie, il est donc très naturel qu'il en résulte, même
chez les geiis de bonne foi , les effets que vous m'avez*
détaillés. S'il fait une erreur de compte, ce sera tou-
jours à dessein : est-elle à son avantage, c'est une fri-
ponnerie ; est-elle à son préjudice, c'est une ruse. Un
homme ainsi vu, quelque sujet qu'il soit aux oublis,
aux distractions, aux balourdises, ne peut plus rien
avoir de tout cela : tout ce qu'il fait par inadvertance
est toujours vu comme fait exprès. Au contraire, les
oublis, les omissions, les bévues des autres à son
égard, ne trouvent plus créance dans l'esprit de per;^
^onne; s'il les relève, il ment; s'il les endure, c'est à
pure perte. De« femmes étourdies , de jeunes gens
évaporés, feront des quiproquo dont il restera chargé;
et ce sera beaucoup si des laquais gagnés ou peu
fidèles, trop instruits des sentiments des maîtres à
son égard, ne sont pas quelquefois tentés d'en tirer
avantageàses dépens,biensùrs que l'affaire ne s'éclair-
cira pas en sa présence ^ et que, quand cela arriveroit,
un pfeu d'effronterie , aidée des préjugés des maîtres ,
les tireroit d'affaire aisément.
J'ai supposé , comme vous , ceux qui traitent avec
lui tous sincères et de bonne foi ; mais si l'on cher-
cdioit à le tron^per pour le prendre en faute, quelle
facilité savivacité, sop étourderîe, ses distractions, sa
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368 SECOND DIALOGUE.
mauvaise mémoire , ne donneroient-elles pas pour
cela? %.
D'autres causes encore ont pu concourir ^à ces feux
jugements. Cet homme a donné à vos messieurs, par
ses Confessions , qu'ils appellent se^ Mémoires , une
prise sur lui qu'ils n'ont eu garde de négliger. Cette
lecture qu'il a prodiguée à tant de gens, mais dont si
^u d'hommes étoient capables , et dont bien moins
encore étoient dignes , a initié le public dans toutes
ses foiblesses , dans toutes ses fentes les plus secrètes.
L'espoir que ces Confessions ne seroient vues'qu'après
%2L mort lui avoit donné le courage de tout dte«,*et de
se traiter avec une justice 'souvent même trop rigou-
reuse* Quand il se vit défiguré parmi les hommes , au
point d y passer pour un monstre, la conscience, qui
lui feisoit sentir en lui plus de bien que de mal , lui
donna le courage que lui seul peut-être eut, et aura
jamais, de se montrer tel qu'il étoit ; il crut qu'en ma-
nifestant à plein l'intérieur de son ame , et révélant
ses Confessions^ l'explication si franche, si simple, si
naturelle, de tout ce qu'on a pu trouver de bizarre
dans sa conduite, portant avec elle son propre témoi-
gnage , feroit sentir la vérité de ses déclarations , et la
feusseté des idées horribles et fantastiques qu'il voyoit
répandre de lui, sans en pouvoir découvrir la source.
Bien loin de soupçonner alors vos messieurs, la con-
fiance en eux de cet lijpmme si défiant alla, non seu-
lement jusqu'à leur lire cette tnstoire de son ame,
mais jusqu'à leui* en laisser le dépôt assez long-temps.
L'usage qu'ils ont fait de cette imprudence a été d'en
tirer parti pour diffemer celui qui l'avoit commise; et
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SECOND DIALOGUE. 36g
le plus sacré dépôt de Tamitié est devenu, dans leurs
mains, linstrument de la trahison. Ils ont travesti ses
défauts en vices, ses £siutes en crimes, les foiblesses
de sa jeunesse en noirceurs de son âge mûr : ils ont
dénaturé les effets, quelquefois ridicules, de tout ce
que la nature a mis d'aimable et de bon dans soname ;
et ce qui n'est que des singularités d'un tempérament
ardent, retenu par un naturel timide , est devenu par
leurs soins une horrible dépravation de cœur et de
goût. Enfin , toutes leurs manières de procéder à son
égard, et des allures dont le vent m'est parvenu, me
portent à croire que pour décrier ses Confessions y après
en avoir tiré contre lui tous les avantages possibles , ils
ont intrigué, manœuvré, dans tous les lieux où il a
vécu , et dont il leur a fourni les renseignements, pour
défigurer toute sa «vie, pour fabriquer avec art des
mensonges, qui en donnent l'air à ses Caressions , et
pour lui ôter le mérite de la franchise , même dans les
aveux qu'il fait contre lui. Eh ! puisqu'ils savent em-
poisonner ses écrits, qui sont sous les yeux de tout le
monde, comment n'empoisonneroient-ils pas savie,
que le public ne connott que sur leur rapport?
làHéldise avoit tourné sur lui les regai*ds des
femmes ; elles avoient des droits assez naturds sur
un homme qui décrivoit aM^si l'amour; mais n'en con-
noissant guère -que le physique, elles crurent qu'il n'y
avoit que des sens très vifs qui pussent inspirer des
sentiments si tendces, et cela put leuréonner de celm
qui les exprimoit plus grande opinion qu'il ne la mêh
ritott peut-être. Supposez cette opinion portée chez
quelques unsjusqu à la curiosité, et quecettecuriosité
XTI. ^4
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370 SECOND DIALOGUE,
ne fût pas'^assez tôt devinée ou satisfaite par celui qui
en étoit Fobjet ,• vous coacevres aisément dans sa des^
tinée les conséquences de cette balourdise.
Quant à Faccueil sec et dur qu'il fait aux quidams
arrogants ou pleureux qui viennent à lui, j'en ai sou*
vent été le témoin moi-^éme, et je conviens qu'en
pareille situation cette conduite seroit fort imprudente
dans un hypocrite deinasqué, qui, trop heureux
qu'on voulût bien feindre de prendre le change, de*
vrôit se prêter, avec une dissimulation pareille, à
cette feinte, et aux apparents- ménagements qu'on
feroït semblant d'avoir pour lui. Mais osez-vous re-
procher à un homme d'honneur outragé, de ne pas se
conduire en* coupable, et de n'avoir pas, dans ses in*
fortunes , la lâcheté d'un vil scélérat? De quel œil
voulez-vous qu'il envisage les perfides empressements
des traîtres qui l'obsèdent, et qui , tout en affectant le
plus pur zélé , n'ont en effet d'autre but que de l'en-
lacer de plus en plus dans les pièges de ceux qui les
emploient? Il faudroit, pour les accueillir, qu'il fut en
^fet tel qu'ils le supposent ; il faudroit qu'aussi fourbe
qu'eux, et feignant de ne les pas pénétrer, il leur
rendit trahison pour trahison. Tout son crime est
d'être aussi franc qu'ils sont faux : mais après tout,
que leur importe qu'il les feçoive bien ou mal? Les
signes, les plus manifestes de son impatience ou de
«on dédain n'ont rien qui les rebute. Il les outrage*
roit ouvertement, qu'ils ne &en irpient pas pour cela,
^ous de concert, laissant à sa porte les sentiments
d'honneur qu'ils peuventavoiF,^ae.lui montreat qu'in-
^nsiUlité, duplicité, lâcheté, perfidie, et sont auprès
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SECOND DIALOGUE. 3p
de lui cotnme it devroit être auprès dWx, s'il étoit tel
qu'ils le représentent; et comment voules-v^us qu'il
leur montre une estime qulls ont pris si grand soin
de ne lui pas lai^er? Je conviens que le mépôs d'un
homme qu'on méprise soi-même est facile à supporter ^
mais encore n'estrce pas chez lui qu'il faut aller en
chercher les marques. Malgré tout ce patelinage insi-
dieux^ pour peu qu'il croie apercevoir, au fond daè
âmes, des sentiments natui^tlement honnêtes, et
quelques bonnes dispositions, il se laisse encore sub-
juguer. Je ris de sa simplicité, et je l'en fats rire lui*
même. Il espère toujours qu'en le voyant tel qu'il est
quelques uns du moins n'auront plus le courage de le
haïr, et croit, à force de franchise, toucher enfin ces
cœurs de brouye. Vous concevez comment cela lui
réussit; il le voit lui-même, et, après tant de tristes ex*
périences, il doit enfin savoir à quoi s'en t«air.
Si vous eussiez fait une fois les réflexions que la rai-'
son suggère, et les perquisitions que la justice exige ,
avant de juger si sévèrement un infortuné , vous auriez
senti que dans une situation pareille à la sienne , et vio*
time d'aussi détestables complots, il ne pent plus, il
. ne doitplus du moins se livrer, pour ce qui l'entoure,
à ses penchants naturels, dont vos messieurs se sont
servis si long-temps et avec tant de succès pour le
prendre dans leurs filets. Il ne peut {Jus , sans s'y pré*
cipiter lui-même, agir en rien dans la simfdidté de
son coeur. Ainsi ce n'est plus sur ses oeuvres pré-*
sentes qu'il faut le juger, même quand <m pourrcMt en
avoir le narré fidèle. Il faut rétrograder vers les tempe
où rien ne l'empêchoit d'être lui-même , ou bien le pé^
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372 SECOND DIALOGUE,
nétrer plus intimement , intùs et in cute, pour y lire
immédiatement les véritables dispositions de son ame ,
que tant de malheurs n'ont pu aigrir. En le suivant
dans les temps heureux de sa vie, et dans ceux même
où, déjà la proie de vos messieurs, il ne s'en doutoit
pas encore, vous eussiez trouvé Fhomme bienfaisant
et doux quil étoit et passoit pour être avant qu'on
Teût défiguré. Dans tous les lieux où il a vécu jadis,
dans les habitations où on lui a laissé faire assez de
séjour pour y laisser des traces de son caractère, les
regrets des . habitants l'ont toujours suivi dans sa re-
traite ; et seul peut-êti^ de tous les étrangers qui ja-
mais vécurent en Angleterre , il a vu le peuple de
Wootton pleurer à son départ. Mais vos dames et vos
messieurs ont pris un tel soin d'effacer toutes ces
traces , que c'est seulement tsindis qu'elles étoient
encore fraîches qu'on a pu les distinguer. Montmo-
rency, plus près de nous, offre un exemple frappant
de ces différences. Grâce à des personnes que je ne
veux pas nommer, et aux oratoriens devenus, je ne
sais comment, les plus ard.ents satellites de la ligue,
voi^ n'y retrouverez plus aucun vestige de l'attache-
ment^ et j'ose dire de la vénération qu'on y eut jadis
pour Jean- Jacques , et tant qu'il y vécut, et après qu'il
en fut parti : mais les traditions du moins en restent
encore dans la mémoire des honnét(&s gens qui firé-'
qoentoient alors ce pays-là.
Dans ces épanchements auxquels il aime encore à
se livrer, et souvent avec plus de plaisir que de pru-
dence, il m'a quelquefois confié. ses peines, et j'ai vu
que la patience avec laquelle il les supporte n'ôtoit
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SECOND DIALOGUÉ. 3']3
rien à Tioipression qu'elles font sur son cœur. Celles
que le temps adoucit le xboins se réduisent à deux
principales, qu'il compte pour les seuls vrais maux
que lui aient faits ses ennemis. La première est de lui
avoir ôté la douceur d'être utile aux hommes , et secou-
rable aux malheureux , soit en lui en ôtant les moyens y
soit en ne laissant plus approcher de lui , sous ce passe-
port, que des fourbes qui ne cherchent à l'intéresser
pour^ux qa'afin de s'insinuer dans sa confiance, l'é-
pier, et le trahir. La façon dont ils se présentent, lé ton
qu'ils prennent en lui parlant, les fades louanges
qu'ils lui donnent, le patelinage qu'ils y joignent, le
fiel qu'ils ne peuvent s'abstenir d'y mêler, tout décèle
en eux de petits histrions grimaciers qui ne savent ou
ne daignent pas mieux jouer leur rôle. Les lettres
qu'il reçoit ne sont, avec des lieux communs de col-
lège, et des leçons bien magistrales sur ses devoirs
envers ceux qui les écrivent, que de sottes déclama-
tions contre les grands et les riches, par lesquelles on
croit bien le leurrer ; d'amers sarcasmes sur tous les
états ; d'aigres reproches à la fortune , de priver un
grand homme comme l'auteur de la lettre, et, par
compagnie , l'autre grand homme à qui elle s'adresse,
des honneurs et des biens qui leur étoientdus, pour
les prodiguer aux indignes; des preuves tirées de là,
qu'il n'existe point de Providence; de pathétiques dé-
clarations de la prompte assistance dont on a besoin ,
suivies de.fières protestations de n'en vouloir néan-
moins aucune. Le tout finit d'ordinaire par la confi-
dence de la ferme résolution où l'on est de se tuer, et
par l'avis que cette résolution sera mise en exécution
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374 SECOND DIAJ-OOUïU
aonica^ ai Ton «e reçoit bien vite fane réponse satisfais
8ante à la ktte.
Après avoii* été plusieurs fois très sottement la dupe
4e 0^ inei^çaiKs suicides» il a fini par se moquer et
d eux et de sa propre bêtise, Mais quand ils n ont plus
trouvé la £|£ili(é de s introduire avec oe pathc» , ils ont
bientôt repris leur allure naturelle, et substitxié, pour
forcer sa porte , la férocité des tigres à la flexibilité des
serpents. Il Êiut avoir vu les assauts que sa femixie est
^cée de soiutenir sans cesse , les inj ures et les outrages
qu^elle essuie journellement de tous ces humbles ad-
mirateurs, de tous ces vertueux infortunés, à la moin-
dre résistance qu ils trouvent, pour juger du motif qui
les ainéiie , et des gens qui les envoient. Croyez-vous
qu il ait tort d econduire toute cetl» canaille, et de ne
vouloir pas s m laisser subjugtier? Il lui faïudroit vingt
ans d applicatkm pour Ure seulement tous les manu-
scrits <}u*on le vient prier de revcrir, de corriger, de
refondre; car son temps et sa peine ne coûtent rien à
vos messieurs > ; il lui faudroit dix mains et dix secré-
taires pour écrii^ les requêtes, placets, letties, mé*
moires, compliments, vers, bouquets, dont on vient
à Teaivi le cliarger, vu la grande éloquence de sa
plume, et la grande bonté de son cœur; car c'est ton-
^ Je à»i$ {Monrtant rendre justice à. eeux qui moment de payer
mes peines, et qui sont en assez grand nombre. Au moment même
où j'écris ceci, une dame de province vient de me proposer douze
francs , en attendant mieux , pour lui écrire une belle lettre à un
prince. C'est donmiage que je ne me sois pas avise de lever bou-
tique sous les charlûersiUs Inflaocents , j'y attroitfin faire assez bien
mes affaires.
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8ECOND DIALOGUE. 376
jours là lordinaire refrain de ces personnages sin-
cères. An mot dlhumanité, qu'ont appris à bourdon-
ner autour de lui des essaimsr-de guêpes, elles pré-
tendent le cribler de leurs aiguillons bien à leur aise,
sans qu'il ose s'y dérober; et tout ce qui lui peut ar-
rivei' de plus heureux est de s'en délivrer avec de l'ar-
gent, dont ils le remercient ensuite par des iii^ures.
Après avoir tant réchauffé de serpents dans son sein,
ils'est enfin déterminé, par une réflexion très simple,
à se conduire comme il fait avec tous ces nouveaux
venus. A force de bontés et de soins généreuif:, vos
messieurs, parvenus à le rendre exécrable à tout Je
monde, ne lui ont plus laissé Testime de personne.
Tout homme ayant de la droiture et de l'honneur ne
peut plus qu'abhorrer et fuir un être ainsi défiguré ^
nu] homme sensé n'en peut rien espérer de bon. Dans
cet état, que peut-^il donc penser de ceux qui s'adres-
sent à lui par préférence, le recherchent, le comblent
d'éleges, lui demandent ou des services ou son
amitié; qui, dans l'opinion qu'ils ont de lui, désirent
néanmoins d'être liés ou redevables au dernier des
scélérats? Peuvent-ils même ignorer que, loin qu'il
ait ni crédit , ni pouvoir, ni faveur auprès de p'ersoni^e $
l'intérêt qu'il pourroit pi-endre à eux ne feroit qu€|
leur nuire aussi bien qu'à lui; que tout l'effet de sa
recommandation seroit, ou de les perdre s'ils'avoient
eu recours à lui de bonne foi , ou d'en faire de nou-
veaux traîtres destinés à l'enlacer par ses propres
bienfaits? En toute supposition possible, avec les ju;
geroents portés de lui dans le monde, quiconque né
laisse pas de recourir à lui n'est-il pas lui-iiïême tin
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1
376 SECOND DIALOGUE.
homme jugé? et quel honnête homme peut prendre
intérêt à de pareils misérables? S'ils n*étoient pas des
fourbes y ne seroien^iIs pas toujours des infieunes? et
qui peut implorer des bienfaits d'un homme qu il
méprise n*est-il pas lui-même encore plus méprisable
que lui? *
Si tous ces empressés ne venoient que pour voir et
chercher ce qui est, sans doute il auroit tort de les
éconduire; mais pas un seul n'a cet objet, et il feu-
droit bien peu connottre les hommes et la situation
de Jean^acqu^s pour espérer de tous ces gens-là ni
vérité ni fidéUté. Ceux qui sont payés veqlent ga{]^er
leur argent, et ils savent bien qu-ils n'ont qu'un seul
moyen pour cela, qui est de dire , non ce qui est , mais
ce qui plalty et qu'ils seroient mal venus à dire du
bien de lui. Ceux qui l-épient de leur propre mouve*
ment 9 mus par leur passion , ne verront jamais que ce
qui la flatte; aucun ne vient pour voir ce qu'il voit,
mais pot {iFinterpréter à sa mode. Le blanc et le noir,
le poiu* et le contre , leur servent également. Donne-
t-il l'aumône, ahl le ca&rd? la refuse-t-il, voilà cet
hoipme si charitable! S'il s'enflamme en parlant de la
vertu, c'est un tartufe; s'il s'anime en parlant de
l'amour, c'est un satyre; s'il lit la gazette % il médite
'AU ^nde satisfaction de mes très inquiets patrons , je re-
nonce à cette triste lecture, devenue indiffërente à un homme
qu'on a rendu tout-à-fait étranger sur la terre. Je n*y ai plus ni
patrie ni frères. Habitée par des êtres qui ne me sont rien, elle est
pour moi comme une autre sphère ; et je suis aussi peu curieux
désormais d'apprendre ce qui se fait dans le monde que ce qui se
passe à Bicétre ou aux Petites-Maisons.
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SECOND DIALOGUE. 877
une conspiration; s'il cueille une rose, oti cherche
quel poison la ro^e contient. Trouvez à un hmnme
ainsi vu quelque propos qui soît innocent, quelque
action qui ne soit pas un crime, je vous en défie«
Si Tadministration publique elle-même eût été moins
prévenue ou de bonne foi, Ja constante uniformité de
sa vie, é^ale et simple, Vêtit bientôt désabusée; elle
auroit compris qu'elle ne verroit jamais que les mê-
mes choses , et (pe c'étpit bien perdre son argent, son
temps et ses peines, que d'espionner un homme qui
vivoit ainsi. Mais comme ce n'^t pas la vérité qu'on
cherche , qu'on ne veut que noircir la victloûte , et (|u au
lieu d'étudier son caractère on ne veut que le d^ffa-
mePi peu importe qu'il se conduise bien ou mal , et
qu'il spit innocent ou coupable. Tout ce qui importe
est d'être asse^ au fait de sa conduite pour avoir des
points fi^essur lesquels on puisse appuyer le système
d'împosture dont il est l'objet, sans .s'exposer à être
convaincu^ de mensonge; et voilà à quoi l'espionnage
est .uniquement destiné. Si vous me reprochez ici de
rendre à ses accusateurs les imputations dont ils le
chargent, j'en conviendrai sans peine, mais avec cette
différence qu'en parlant d'eux Rousseau ne s'en cache
pas. Je ne pense mêiâe et ne dis tout ceci qu'avec la
plus grande répugnance. Je voudriHs de tout mon
cceur pouvoir croire que le gouvernement est à son
égard dans l'erreur de bonne foi, mais c'est ce qui
m'estimpossible. Quand je n'aurois nulle autre preuve
du contriaire , la méthode qu'on suit avec lui m'en
fburniroit une invincible. Ce n'est point aux mé-
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378 SECOND DIALOGUE.
chants qu^on fait toutes ces choses-là , ce sont eux qui
les font aux autres.
Pesez la conséquence qui suit de là. Si Tadminis'-
tration , si la police elle-même trempe dans le corn*-
plot pour abuser le public sur le compte de Jean-
Jacques, quel homme au monde, quelque sage qu'il
puisse être, pourra se garantir de Terreur à son égard?
Que de raisons nous font sentir que, dans Tétrange
position de cet homme infortuné, personne ne peut
plus juger de lui avec certitude, ni sur le rapport
d autrui ni sur aucune espèce de preuve ! Il ne suffit
pas même de voir, il faut vérifier, compai^r, appro-
fondir tout par soi-même, ou s abstenir déjuger. Ici,
par exemple, il est clair comme le jour qu'à s'en tenir
au témoignage des autres le reproche de dureté et
d'incommisération, mérité ou non, lui seroit toujours
également inévitable : car, supposé un moment qu'il
remplit de toutes ses forces les devoirs d'humanité,
de charité, de bienfaisance, dont tout homme est
sans cesse entouré , qui est-ce qui lui rendroit dans le
public la justice de les avoir remplis? Ce ne seroit pas
lui-même , à moins qu'il n'y mU cette ostentation phi-
losophique qui gâte l'œuvre par le motif; ce ne seroit
pas ceux envers qui il les auroit remplis , qui devien-
nent, sitôt qu'ils l'approchent, ministres et créatures
de vos messieurs; ce seroit encore moins vos mes-
sieurs eux-mêmes, non moins zélés à cacher le bien
qu'il pourroit chercher à faire, qu'à publiera grand
bruit celui qu'ils disent lui faire en secret. En lui fai-
sant des devoirs à leur mode pour le blâmer de ne les
pas remplir, ils tairoient les véritables qu'il auroit
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SECOND DIALOGUE. 879
remplis de tout son pœur , et lui feroient le même re-
proche avec le même succès -, ce reproche ne prouve
donc rien. Je remarque seulement qu'il étoit bienfei-
sant et bon , quand , livré sans gêne à son naturel, il
suivoiten toute liberté ses penchants; et maintenant
qu'il se sent entravé de mille pièges , entouréd'espions,
de mouches, de surveillants; maintenant qu'il sait ne
pas dire un mot qui ne soit recueilli, ne pas faire un
mouvement qui ne soit noté , c'est ce temps qu'il
choisit pour lever le masque de l'hypocrisie , et se
livrer à cette dureté tardive, à tous ces petits larcins
de bandits dont l'accuse aujourd'hui le public! Con-
veiiez que voilà un hypocrite bien bête, et un trom-
peur bien maladroit. Quand je n'aurois rien vu par
moi-même, cette seule réflexion me rendroit su^>ecte
la réputation qu'on lui donne à présent. Il en est de
tout ceci comme des revenus qu'on lui prodigue avec
tant de magnificence. Ne faudroit^il pas dans sa po-
sition qu'il fût plus qu'imbécile , pour tenter , s'ils
étoient réels, d'en dérober un moment la connois-
sance au public?
Ces réflexions sur les friponneries qu'il s'est mis à
foire, et sur les bonnes œuvres qu'il ne fait plus,
peuvent s'étendre aux livres qu'il feit et publife en-
core, et dont il se cache si heureusement, que tout
le monde , aussitôt qu'ils paroissent , est instruit qu'il
en est l'auteur. Quoi! monsieur; ce mortel si ombra-
geux , si ferouche , qui voit à peine approcher de lui
un seul homme qu'il ne sache ou ne croie être un
traître; qui sait ou qui croit que le vigilant magistrat
chargé des deux départements de la police et de la li-
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o83 SECOND DIALOGUE,
brairie le tient enlacé dans d'inextricables filets, ne
laisse pas d'aller barbouillant éternellement des livres
à la douzaine , et de les confier sans crainte au tiers et
au quart pour les faire imprimer en grand secret? Ces
livres s'impriment , se publient , se débitent hautement
sous son nom, même avec une affectation ridicule,
comme s'il avoit peur de n'être pas connu; et mon
butor, sans voir, sans soupçonner même cette ma-
nœuvresi publique, sans jamais croire être découvert,
va toujours prudemment son train , toujours barbouil-
lant, toujours imprimant, toujours se confiant à des
confidents si discrets , et toujours ignorant qu'ils se
moquent de lui ? Que de stupidité pour tant de finesse l
que de confiance pour un homme aussi soupçonneux!
Tout cela vous parott-il donc si bien arrangé, si na-
turel, si croyable? Pour moi je n'ai vu dans Jean-
Jacques aucun de ces deux extrêmes. Il n'est pas
aussi fin que vos messieurs, mais il n'est pas non plus
aussi bête que le public, et ne se paieroit pas comme
lui de pareilles bourdes. Quand un libraire vient en
gmnd appareil s'établir à sa porte, que d'autres lui
écrivent des lettres bien amicales, lui proposent de
belles éditions, afFeclent d'avoir avec lui des relations
bien étroites, il n'ignore pas que ce voisinage, ces
visites, ces lettres, lui viennent de plus loin ; et tandis
que tant de gens se tourmentent à lui faire fiaiire des
livres dont le dernier cuistre rougiroit d'être l'auteur,
il pleure ainèrement les dix ans de sa vie employés à
en faire d'un peu moins plats.
Voilà , monsieur , les raisons qui l'ont forcé de chan-
ger de 'conduite avec ceux qui l'approchent, et de ré-
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SECOND DIALOGUE. 38l
sister aux penchants de son cœur, pour ne pas s'en-
lacer lui-même dans \m pièges tendus autour de lui.
J'ajoute à cela que son naturel timide et son goût ,
éloigné de toute ostentation ne sont pas propres à
mettre en évidence son penchant à faire du bien , et
peuvent méme^ dans une situation si triste , Tarréter
quand il auroit lair de se mettre en scène. Je lai vu ,
dans un quartier très vivant de Paris , s'abstenir mal-
gré lui d'une bonne œuvre qui se présentoit, ne pour
vaut se résoudre à fixer sur lui les regards malveillants
de deux cents personnes; et, dans un quartier peu
éloigné, mais moins fréquenté, je l'ai vu se conduire
différemment dans une occasion pareille. Cette mau-
vaise honte où cette blâmable fierté me semble bien
naturelle à un infortuné, sûr d'avance que tout ce
qu'il pourra faire de bien sera mal interprété. Il vau-
droit mieux sans doute braver l'injustice du public;
mais avec une ame haute et un naturel timide , qui
peut se résoudre, en faisant une bonne action qu'on
accusera d'hypqcrisie , de lire dans les yeux des spec-
tateurs l'indigne jugement qu'ils en portent? Dans une
pareille situation, celui qui voudroit faire encore du
bien s'en cacheroit comme d'une mauvaise œuvre,
et ce ne seroit pas ce secret-là qu'on iroit épiant pour
le publier.
Quant à la seconde et à la plus sensible des peines
que lui ont faites les barbares qui le tourmentent, il
la dévore en secret, elle reste en réserve au fond de
son cœur, il ne s'en est ouvert à personne , et je ne la
saurois pas moi-même s'il eût pu me la cacher. C'est
par elle que, lui ôtant toutes les consolations qui re»-
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382 SECOND DIALOGUE,
toient à sa portée, ils lui ont rendu la vie à charge,
autant qu'elle peut Tétre à un innocent. A juger du
vrai but de vos messieurs par toute leur conduite à
son. égard, ce but paroît être de Tamener par degrés,
et toujours sans qu'il y paroisse , jusqu'au plus violent
désespoir, et, sous l'air de l'intérêt et de la commise*
ration, de le contraindre, à force de secrètes an-
goisses, à finir par les délivrer de lui. Jamais, tant
qu'il vivra, ils ne seront, malgré toute leur vigilance,
sans inquiétude de se voir découverts. Malgré la triple
enceinte de ténèbres qu'ils renforcent sans cesse au-
tour de lui, toujours ils trembleront qu'un trait de lu-
mière ne perce par quelque fissure, et n'éclaire leurs
travaux souterrains. Ils espèrent, qu^nd il n'y sera
plus, jouir plus tranquillement de leur œuvre; niais
ils se soat abstenus jusqu'ici de disposer tout-à-fait
de lui, soit qu'ils craignent de ne pouvoir tenir cet at-
tentat aussi caché que les autres , soit qu'ils se fassent
encore un scrupule d'opérer par eux-mêmes l'acte au-
quel ils ne s'en font aucun de le forcer, soit enfin
qu'attachés au plaisir de le tourmenter encore ils ai-
ment mieux attendre de sa main la preuve complète
de sa misère. Quel que soit leur vrai motif, ils ont pris
tous les moyens possibles pour le rendre, à force de
déchirements, le ministre de la haine dont il est l'objet.
Us ^e sont singulièrement appliqués à le navrer de
profondes et continuelles blessures , par tous les en-
droits sensibles de son cœur. Ils savoient combien il
étoit aixlent et sincère dans tous ses attachements; iU
se sont appliqués sans relâche à ne lui pas laisser un
seul ami. Ils savoient que, sensible à l'honneur et à
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SECOND DIALOGUE. 383
Testime des honDétes gens , il faisoit un cas très mé-
diocre d« la réputation qu'on n'acquiert que par des
talents ; ils ont affecté de prôner les siens, en couvrant
d'opprobre son caractère. Ils ont vanté son esprit pour
déshonorer son cœur. Ils le connoissoient ouveit et
franc jusqu'à l'imprudence > détestant le mystère et la
fausseté; ils l'ont entouré de trahisons, de mensonges,
de ténèbres, de dupHcité. Ils savoient combien il ché-
risaoit sa patrie ; ils n'ont rien épargné pour la rendre
méprisable , et pour l'y faire haïr. Ils connoissoient
son dédain pour le métier d'auteur,, combien il déplo-
roit le court temps de sa vie qu'il perdit à ce triste
métier, et parmi les brigands qui l'exercent ; ils lui
font incessamment barbouiller des livres ^ et ils ont
grand soin que ces livres , très dignes des plumes dont
ils sortent, déshonorent le nom qu'ils leur font porter.
Ils l'ont fait abhorrer du peuple dont il déplwe la mi-
sère, des bons dont il honora les vertus, des femmes
dont il fut idolâtre , de tous ceux dont la haine pouvoit
le plus l'affliger. A force d'outrages sanglants, mais
tacites, à force d'attroupements, de chuchotements,
de ricanements, de regards cruels et farouches, ou in-
sultants et moqueurs, ils sont parvenus à le chasser
de toute assemblée , de tout spectacle , des cafés , des
promenades publiques; leur projet est de le chasser
enfin des rues, de le renfermer chez lui, de l'y tenir
investi par leurs satellites, et de lui rendre enfin la vie
M douloureuse qu'il ne la puisse plus endurer. En un
mot, en lui portant à-la-fois toutes les atteintes qu'ils
savoient lui être les plus sensibles, sans qu'il puisse
en parer aucune, et ne lui laissant qu'un seul moyen
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n
384 SECOND DIALOGUE,
de s'y dérober, il est clair qu'ils Font voulu forcer à le
prendre. Mais ils ont tout calculé sans doute, hors la
ressource de l'innocence et de la résignation. Malgré
Tàge et l'adversité, sa santé s'est mffermie et se main-
tient: le calme de son ame semble le rajeunir; et
quoiqu'il ne lui reste plus d'espérance parmi les
hommes , il ne fut jamais plus loin du désespoir.
J'ai jeté sur vos objections et vos doutes l'éclaircis-
sement qui dépendoit de moi. Cet éclaircissement, je
le répète, n*en peut dissiper l'obscurité, même à mes
yeux; car la réunion de toutes ces causes est trop au-
dessous de l'effet, pour qu'il n'ait pas quelque autre
cause encore plus puissante, qu'il m'est impossible
d'imaginer. Mais je ne trouverois rien du tout à vous
répondre, que je n^en resterois pas moins dans mon
sentiment, non par un entêtement ridicule, mais par-
ceque j'y vois moins d'intermédiaires entre moi et le
personnage jugé, et que, de tous les yeux auxquds il
faut que je m'en rapporte, ceux dont j'ai le moins à
me défier sont les miens. On nous prouve, j'en con-
viens, des choses que je n'ai pu vérifier, et qui me tien-
droient peut-être encore en doute, si l'on ne me prou-
voit, tout aussi bien , beaucoup d'autres choses que je
sais très certainement être fausses ; et quelle autorité
peut rester pour être crus en aucune chose à ceux qui
savent donner au mensonge tous les signes de la vé-
rité? Au reste , souvenez-vous que je ne prétends point
ici que mon jugement fasse autorité pour vous; mais
après les détails dans lesquels je viens d'entrer, vous
ne sauriez blâmer qu'il la fasse pour moi ; et quelque
appareil de preuves qu'on m'étale en se cachant de
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SECOND DIALOGUE. 385
raccusé , tant qu'il ne sera pas convaincu en personne ,
et moi présent, d'être tel que l'ont peint vos ihc;3-
sieurs, je me croirai bien fondé à le juger tel que je
Fai vu moi-même.
A présent que j'ai fait ce que vous avez désiré , il est
temps de vous expliquer à votre tour, et de m'ap*
prendre, d'après vos lectures, comment vous l'avez
vu dans ses écrits.
Le Fr. Il est tard pour aujourd'hui; je pars demain
pour la campagne; nous nous verrons à mon retour.
FIN DU SECOND DIALOGUE.
25
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TROISIÈME DIALOGUE. 387
LeFr. JLa liste que je vous présente vous servira de
réponse et d'explication. En la lisant, nul homme rai-
sonnable ne sera surpris de la destinée de Tauteur.
Rouss. Voyons donc èette étrange liste.
Le Fr. La voilà. J'autois pu la rendre aisément
dix fois plus ample, surtout si j'y avois fait entrer les
nombreux articles qui regardent le métier d'auteur
et le corps de$ gens de lettres ; mais ils sont si cim-
nus, qu'il suffit d'en donner un ou deux pour exem-
ple. Dans ceux de toute espèce auxquels je me suis
borne, et que j'ai notés sans ordre comme ils se sont
présentés , je n'ai fait qu'extraire et transcrire "fidèle-
ment les passages. Vous jugerez vous-même des effets
qu'ils ont dû produire , et des qualifications que dut
espérer leur auteur sitôt qu'on put l'en charger impu-
nément.
25.
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TROISIÈ^ME DIALOGUE. 889
«fondations savantes? Est-ce de donner le change
« au peuple, d'altérer sa raison d^avance, et de Fem-
« pêcher d'aller au vrai? Professeurs de mensonge,
« c'est pour l'égarer que vous feignez de l'instruire, et,
« comme ces brigands qui mettent des fanaux sur les
«cécueils, vous l'éclairez pour le perdre. » {Lettre à
M. de Beaumùnt. )
4* ^ O^ lisoit ces mots gravés sur un marbre aux
« Thermopyles : Passant , va dire à Sparte (fue nous
« sommes morts ici pour obéir à ses saintes lois. On voit
« bien que ce n'est pas l'Académie des Inscriptions
« qui a omiposé celle4à. » {Emile y liv. iv. )
LES MÉDECINS.
5. a Un corps débile affoiblit l'ame. De là l'empire
« de la médecine , art plus pernicieux ^aux hommes
« que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne sais
a pour moi de quelle maladie nous guérissent lesmé-
« decins; mais je sais qu'ils nous en donnent de bien
M funestes; la lâcheté, la pusillanimité, la terreur de
M la mort; s'ils guérissent le corps, ils tuent lecou-
« rage. Que nous importe qu'ils fassent mardier des
« cadavres? ce sont des hommes qu'il nous faut, et
« l'on n'en voit point sortir de leurs mains.
« La médecine est à la mode parmi nous; elle doit
« l'être. C'est l'amusement des gens oisifs et désœu-
«vrés. qui, ne sachant que faire de leur temps, le
« passent à se conserver. S'ils avoient eu le malheur
«de naître immortels, ils seroient les plus miséra-
« blés des êtres. Une vie qu'ils n'aurotent jamais peur
« de perdre ne seroit pour eux d'aucun prix. Il faut à
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Sgo TROISIÈME DIALOGUE.
« ces gens-là dea médecias qui les menacent pour les
ft flatter 9 et qui leur donnent chaque jour le seul
H plaisir dont ils soient susceptibles , celui de n être
({ p£^ norts.
« Je n!ai nul dessein de m^tendre ici sur la vanité
a de la médecine. Mon objet n'est que de la considérer
a par le côté moral. Je ne puis pourtant m'^iipécher
a d observer que les hommes font sur son usage les
« mêmes sophismes que sur la recherche de la vérité :
a 'ùs supposent toujours qu'en traitant un malade on
a le guérit, et qu'en cherchant une vérité on la trouve.
« Us ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une
« guérison que le médecin opère par la mort de cent
« malades qu'il a tués , et l'utilité d'une vérité décou-
«c verte par le tort que font les erreurs qui passent en
a même temps. La science qui instruit , et la médecine
9 qui guérit, sont fort bonnes sans doute; mais la
«science qui trompe, et la médecine qui tue, sont
« mauvaises. Apprenez-^nous donc à les distinguer.
« Voilà le nœud de ia question. Si nous savions ignorer
a la vérité, nous ne seiions jamais les dupes du men-
« songe; si nous savions ne vouloir pas guérir malgré
ft la nature j nous ne mourrions jamais par la main du
« médecin. Ces deux abstinences seroient sages; on
a gagneroit évidemment à s'y soumettre. Je ne dis-
u pute donc pas que la médecine ne soit utile à quel*
« ques hommes ; maisje dis qu'elle estfuneste augenre
ft humain.
« On me dira, conmie on fait sans cesse, que ks
« fautes sont du médecin,, mais que la médecine en
« elle-même est in&illible. A la bonne heure; mais
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TROISIÈME DIALOGUE. 891
« qu elle vienne donc sans le médecin : car , tant qu'ils
«viendront ensemble, il y aura cent fois plus À
« craindre des erreurs de l'artiste, qu'à espérer du se*
« cours de l'art. » {Emile, liv. i.)
6. « Vis selon la nature, sois patient, et chasse les
a médecins. Tu n'éviteras pas la mort, mais tu ne la
tt sentiras qu'une fois, au lieu qu'ils la portent cba-
« que }Our dans ton imagination troublée , et que leur
« art mensonger, au lieu dç prolonger tes jours, t'en
a ôte la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai
« bien cet art a fiût aux hommes. Quelques uns de
« ceux qu'il guérit mourroient, il est vrai, npiais des
« millions qu'il tue resteroient en vie. Homme sensé»
« ne mets point à cette Ipterie , où trop de chances
«sont contre toi. Souffre, meurs ou guéris, mais
« surtout vis jusqu'à ta dernière heure. » ( Emile; ,
liv. II. )
7. « Inoculerons-nous notre élève? Oui et non,
«çelon l'occasion, les temps, les lieux, les circon-
« pitances. Si on lui donne la petite-vérole ,.on aura l'a-
« vantage de prévoir et coni^oître son mal d'avance;,
« c'est quelque chose ; mais s'il la prend natufelle^
«ment, nous l'aurons préservé du médecin; c'est
« encore plus. » {Emile, liv. 11.)
8. «S'agit-il de chercher une nourrice, on la j6ut
«choisir par l'accoucheur. Qu'arrive-t-il de là? que la
« meilleure est toujours celle qui Ta le mieux payé. J^
«n'irai donc point consulter un accoucheur pour
« celle d'Emile ; j'aurai soin de la choisir mov-méme.,
« Je ne i^sonnerai pas là-dessus si disertement qu'un
« chirurgien , mais à coup sûr je serai de meilleure foi ^
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392 TROISIÈME DIALOGUE.
« et mon zélç me trompera moins que son avarice. »
(i&niA,lîv. I.)
LES ROIS, LES GRANDS, LES RICHES.
9. tt Nous étions faits pour être hommes, les lois
« et la société nous ont replongés dans l'enfance. Les
« riches, les grands, les rois, sont tous des enfants,
« qui, voyant qu'on s'empresse à soulager leur misère,
« tirent de cela même une vanité puérile, et sont tout
« fiers de soins qu'on ne leur rendroit pas s'ils étoient
« hommes faits. » {Emile, liv. il)
10. «C'est ainsi qu'il dut venir un temps où les
« yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses
« conducteurs n'a voient qu'à dire au plus petit dfes
«hommes, Sois grand, toi et toute ta race; aussitôt
« il paroissoit grand à tout le monde ainsi qu'à ses
« propres yeux, et ses descendants s'élevoient encore
«à mesure qu'ils s'éloignoient de lui; plus la cause
« étoit reculée et incertaine , plus l'effet l'augmentoit;
«plus on pouvoit compter de fainéants dans une
« famille, et plus elle devenoit illustre. » {Discours sur
rinégalité. )
1 1. « Les peuples une fois accoutumés à des maîtres
« ne sont plus en état de s'en passer. S'ils tentent de
«secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de la
«liberté, que, prenant pour elle une licence effré-
« née qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent
« presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'ag-
« graver leurs chaînes. » {Épître dédit, du Discours sur
{Inégalité,)
j2. rt Ce petit garçon que vous voyez fô, disoit Thé-
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TROISIÈME DIALOGUE. 3()3
«mistocle à ses amis, est [arbitre de la Grèce: car il
9t gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les
« Athéniens , et les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh !
« quels petits conducteurs on trouveroit souvent aux
« plus grands empires , si du prince on descendoit par
« degré jusqu'à la première main qui donne le branle
«en secret! » {Emile, liv. ii.)
1 3. « Je me suppose riche. II. me faut donc des
M plaisirs exclusifs , des plaisirs destructifs ; voici de
«tout autres affaires. Il me faut des terres, des bois,
«des gardes, des redevances, des honneurs seigneu-
« riaux, surtout de Fencens et de Teau bénite.
« Fort bien; mais cette terre aura des voisins ja-
« loux de leurs droits , et désireux d'usurper ceux des
« autres; nos gardes se chamailleront, et peut-être les
«maîtres: voilà des altercations, des querelles, des
« haines , des procès tout au moins ; cela n est déjà pas
« fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec
«plaisir labourer leurs blés par mes lièvres, et leur»-
«fèves par mes sangliers: chacun n osant tuer Fen-
« nemi qui détruit son travail voudra du moins le
« chasser de son champ : après avoir passé le jour à
« cultiver leurs terres, il faudra qu'ils passent la nuit
« à les garder; ils auront des mâtins, des tambours,
« des cornets , des sonnettes. Avec tout ce tintamarre
«ils troubleront mon sommeil. Je songerai malgré
« moi à la misère de ces pauvres gens , et ne pourrai
« m'empécher de çie la reprocher. Si j'avois l'honneur
« d'être prince , tout cela ne me toucheroit guère ; mais
«moi nouveau parvenu, nouveau riche, j'aurai le
« cœur encore un peu roturier.
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394 TROISIÈME DIAtOGUE.
« Ce u est pas tout : Taboiidance du gibier tentera
«les chasseurs; j'aurcû bientôt des braconniers à
M punir ; il me faudra des prisons , des geôliers ^ de$ ar-
« ehers > des galères. Tout cela me paroît assez crod.
« Les femmes de ces malheureux viendront assiéger
« ma porte et m'importuner de leurs cris, ou bien il
M fendra qu'on les chasse, quon les maltraite. Les
« pauvres gens qui n auront point braconné, et dont
«mon gibier aura fourragé la récolte, viendront se
« plaindre de leur côté. Les uns seront punis pour
a avoir tué le gibier, les autres ruinés pour l'avoir
«épargné: quelle triste alternative! Je ne verrai de
«tous côtés qu objets de misère, je n'entendrai que
«gémissements: cela doit troubler beaucoup, ce me
« semble, le plaisir de massacrer à son aise des foules
« de perdrix et de liévres^presque sous ses pieds.
« Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines,
«ôtez-en Texelusion Le plaisir n'est donc pas
M moindre, et Tinconvéniènt est Qté quand on n'a ni
» terre à garder, ni braconnier jupunir, ni misérable à
« tourmenter. Voilà donc une solide raison de préfé*
« rence. Quoi qu'on fasse, on ne tourmente point sans
« fin les hommes qu'on n'en reçoive aussi quelque
« malaise, et les longues malédictions du peuple ren*
« dent tôt ou tard le gibier amer. » {Emile j liv. iv. )
14. «Tous les avantages de la société ue sont-il%
« pas pour les puissants et les riches? tous les emplois
« lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? toutes
« les grâces, toutes les exemptions, ne leur sont-elles
«pas réservées, et l'autorité pubUque n'est-elle pas
« toute en leur faveur? Qu'un homme de considéra-
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TROISIÈME DIALOGUE. SqS
« tioa Yole ses créanciers ou fasse d'autres firipomie-
«ries, nestril pas toujours sûr de Timpuoité? Les
a coups de bâton quil distiîibue, les violences quil
« commet, les meurtres même et les assassinats dont
«il se rend coupable, ne jsont-ce pas des aS&ires
a qu on assoupit, et dont au bout de six mois il n'e^t
(c plus question? Que ce même homme soit volé , toute
«la police est aussitôt en mouvement; et malheur
(t aux innocents qu'il soupçonne? Passe-t-il dans un
«lieu dangereux, voilà les escortes en campagne*^
«Tessieu de sa chaise vient-il à rompre, tout vole à
«son secours; fait-on du bruit à sa porte, il dit un
«mot, et tout se tait; la foule rincommode-t-elle, il
« lait un signe, et tout se range. Un charretier se
« trouve- t-il sur son passage, ses gens sont prêts ^ Tas-
«sommer; et cinquante honnêtes piétons, allant à
« leurs affaires , seroient plutôt écrasés qu'un faquin
« oisif retardé dans son équipage. Tous ces égçirds ne
« lui coûtent pas un sou; ils sont le droit de l'homme
« riche, et non le prix de la richesse. Que te tableau
«du pauvre est différent 1 plus l'humanité lui dcdt,
« plus la société lui refuse. Toutes les portes lui sont
« fermées même quand il a le droit de les faire ouvrir;
a et, si quelquefois il obtient justice , c'est avec plus
« de peine qu'un autre n'obtiendroit grâce. S'il y a des
a corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu^on
«donne la préférence. Il porte toujours, outre sa
M charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit
« de se feire exempter. Au moindre accident qui lui
« arrive , chacun s'éloigne de lui. Si sa pauvre charrette
« verse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heu^
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396 TROISIÈME DIALOGUE.
« reux s'il évite en passant les avanies des gens lestes
« d'un jeune duc. En un mot , toute assistance gratuite
K ie fuit au besoin , précisément parcequ'il n'a pas de
« quoi la payer, mais je Je tiens pour un homme perdu
« s'il a le malheur d'avoir l'ame honnête , une fille
« aimable, et un puissant voisin. » {De F Économie po-
litùfue, )
LES FEMMES.
i5. «Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-
« le-moi; mais si une seule de vous a l'ame vraiment
« honnête, je n'entends rien à nos institutions. »
(£mi7e, liv. v.)
1 6. « Il jouit de l'estime publique et la mérite.
«Avec cela, fût-il le dernier des hommes, encore ne
« faudroit-il pas balancer; car il vaut mieux déroger à
« la noblesse qu'à la vertu ; et la femme d'un char-
« bonnier «est plus respectable que la maîtresse d'un
« prince. » (Nouvelle Héldise^ part, v, lettre xiii.)
LES ANGLOIS.
17. «Ces choses ont changé depuis que j'écrivois
«ceci (en 1766), mais mon principe sera toujours
« vrai. Il estpar exemple très aisé de prévoir que dans
«vingt ans d'ici», l'Angleterre avec toute sa gloire
« sera ruinée, et de plus aura perdu le reste de sa
« liberté. Toutle monde assure que Tagriculture fleurit
« dans cette île, et moi je parie qu'elle y dépérit. Lon-
«dres s'agrandit tous les jours, donc le royaume se
* n est bon de remarquer que ceci fut écrit et publié en 1 760,
répoque de la plus grande prospérité de l'Angleterre durant le
ministère de M. Pitt , aujourd'hui lord Ghatam.
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TROISIÈME DIALOGUE. 897
« dépeuple. Les Anglois veulent être conquérants ,
« donc ils ne tarderont pas d'être esclaves. » {Projet de
paix perpétuelk^ Note. )
1 8. « Je sais que les Anglois vantent beaucoup leur
« humanité et le bon naturel de leur nation , qu'ils ap-
« pellent good natured people. Mais ils ont beau crier
n cela tant qu'ils peuvent, personne ne le répète après
« eux: » {Emile , liv. 11. Note.)
Vous auriez trop à faire s'il falloit achever, et vous
voyez que cela n'est pas nécessaire. Je savois que tous
les états étoient maltraités dans les écrits de Jean-Jac-
ques ; mais , les voyant tous s'intéresser néanmoins si
tendrement pour lui, j'étois fort éloigné de compren-
dre à quel point son crime envers chacun d'eux étoit
irrémissible^ Je l'ai compris durant ma lecture; et
seulement en lisant ces articles vous devez sentir,
comme ïnoi, qu'un homme isolé et sans appui, qui,
dans le siècle où nous sommes, ose ainsi parler de la
médecine et des médecins, ne peut manquer d'être un
empoisonneur ; que celui qui traite ainsi la philosophie
moderne ne peut être qu'un abominable impie ; que
celui qui paroit estimer si peu les femmes galantes et
les maîtresses des princes ne peut être qu'un monstre
de débauche ; que celui qui ne croit pas à l'infaillibilité
des livres à la mode doit voir brûler les siens par la
main du bourreau; que celui qui, rebelle aux nou-
veaux oracles , ose continuer de croire en Dieu doit
être brûlé lui-même à l'inquisition philosophique,
comme un hypocrite et un scélérat; que celui qui ose
réclamer les droits roturiers de la nature , pour ces
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398 TROISIÈME DIALOGUE,
canailles de paysans contre de si respectables droits
de chasse , doit être ti^ité des princes comme les bétes
fauves , qu'ils ne protègent que pour les tuer à leur
aise et à leur mode. A Tégard de FAngLeterre , les deux
derniers passages expliquent trop bien Tardeur des
bons amis de Jean-Jacques à Fy envoyer , et celle de
David Hume à Fy conduire , pour qu on puisse douter
de la bénignité des protecteurs, et de Fingratitu^e du
protégé dans toute cette afïaire. Tous ces crimes irré-
inissibles, encore aggravés par les circonstances des
temps et des lieux , prouvent qu'il n'y a rien d'éton-
nant dans le sort du coupable, et qu'il ne se soit bien
attiré. Molière, je le sais, plaisantoit les médecins;
mais outre qu'il ne faisoit que plaisanter, il ne lescvai-
gnoit point. II avoit de bons appuis ; il étoit aimé de
Louis XIV; et les médecins, qui n'avoient pas encore
succédé aux directeurs aans le gouvernement des
femmes, n'étoient pas alors versés, comme aujour-
d'hui , dans Fart des secrètes intrigues. Tout a bien
changé pour eux; et depuis vingt ans ils ont trop
d'influence dans les' affaires privées et publiques pour
qu'il fût prudent, même à des gens en crédit, d'oser
parler d'eux librement : jugez comme un Jean*Jacques
y dut être bien venu ! Mais sans nous embarquer ici
dans d'inutiles et dangereux détails , lisez seulement
le dernier article de cette liste , il surpasse seul tous les
autres.
1 9. « Mais s'il est difficile qu'un grand état soit bien
« gouverné , il Fest beaucoup plus qu'il soit bien gou-
« verné par un seul homme ; et chacun sait ce qu'il
ft arrive quand le* roi se donne des substituts.
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TROISIÈME DIALOGUE. ^ 899
a Un dé&ut essentiel et inévitable, qui mettra tou-
ft jours le gouvernement monarchique au-dessous du
« républicain^ est que dans celui-ci la voix publique
(( n élève presque jamais aux premières places que
« des hommes éclairés et capables, qui les remplissent
« avec honneur ; au lieu que ceux qui parviennent
« dans les monarchies ne sont le plus souvent que de
« petits brouillons, de petits fripons, de petits intri-
a gants , à qui les petits talents qui font parvenir dans
^ les cours aux grandes places ne servent qu'à mon-
* trer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont par-
« venus. Le peuple se trompe bien moins sui" ce choix
«que le prince; et un homme d'un vrai mérite est
«4)resque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la
ff tète d'un gouvernement républicain. Aussi , quand»,
« par quelqueheureux hasard, un de ces hommes nés
« pour gouverner prend le timon des affaires dans
K une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis
» régisseurs, on est tout surpris des ressources qu'il
« trouve, et cela fait époque dans un pays. * {Contrat
social, liv. m , ch. vi. )
Je n'ajouterai rien sûr ce dernier article : sa seule
lecture vous a tout dit. Tenez , monsieur , il n'y a dans
tout ceci qu'une chose qui m'étonne; c'est qu'un
étranger , isolé , sans parents , sans appui , ne tenant à
rien sur la terre, et voulant dire toutes ces choses-là,
ait cru les pouvoir dire impunément. «
Rouss. Voilà^ce qu'il n'a point cru , je vous assure.
Il a dû s'attendre aux cruelles vengeances de tous
ceux qu'offense la vérité, et il s'y est attendu. Il savoit
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4oO TROISIÈME DIALOGUE.
€fae les grands, les visirs , les robins , les financiers , les
médecins , les prêtres , les philosophes , et tous les
gens de parti qui font de la société un vrai brigandage ,
ne lui pardonneroient jamais de les avoir vus et mon-
trés tels qu'ils sont. Il a dû s'attendre à la haine, aux
persécutions de toute espèce, non au déshonneur, à
J'opprobre , à la diffamation. Il a dû s attendre à vivre
accablé de misères et d'infortunes, mais non d'in-
£sunie et de mépris. Il est , je le répète , des genres de
malheurs auxquels il n'est pas même permis à un
honnête homme d'être préparé , et ce sont ceux-là pré-
cisément qu'on a choisis pour l'en accabler. Comme
ils l'ont pris au dépourvu, du premier choc il s'est
laissé abattre, et ne s'est pas relevé sans peine : il lui
a fallu du temps pour reprendre son courage et sa
tranquillité. Pour les conserver toujours, il eût eu
besoin d'une prévoyance qui n'étoit pas dans l'ordre
des choses , non plus que le sort qu'on lui préparoit.
Non, monsieur , ne croyez point que la destinée dans
laquelle il est enseveli soit le fruit naturel de son zèle
à dire sans crainte tout ce qu'il crut être vrai , bon ,
salutaire , utile ; elle a d'autres causes plus secrètes ,
plus fortuites , plus ridicules , qui ne tiennent en
aucune sorte à ses écrits. C'est un plan médité de lon-
gue main, et même avant sa célébrité; c'est l'œuvre
d'un génie infernal , mais profond , à l'école duquel le
persécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre
dans l'firt de rendre un mortel malheureux. Si cet
homme ne fût point né , Jean-Jacques, malgré l'au-
dace de ses censures , eût vécu dans l'infortune et
dans la gloire ; et les maux , dont on n'eût pas manqué
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^1
de Faccabler, loin deTavilir , Fauroient illustré davan-
tage. ISon, jamais un projet aussi exécrable n'eût été
inventé par ceux mêmes qui se sont livres avec le plus
d'ardeur à son exécution*: c'est une justice que Jean-
Jacques aime encore à rendre à la nation qui s'em-
presse à le couvrir d'opprobres. Le complot s'est
formé dans le sein de cette nation , mais il n'est pas
venu d'elle. Les François en sont les ardents exécu-
teurs : c'est trop, sans doute, mais du moins ils n'en
soàt pas les auteurs. Il a fallu pour l'étrè Une noirceur
méditée et réfléchie dont ils ne sont pas capables; au
lieu qu'il ne faut pour en être les ministres qu'une
animosité qui n'est qu'un effet fortuit de certaines
circonstances et de leur penchant à s'engouer tant en
mal qu'en bien.
Le Fr. Quoi qu'il en soit de la cause et des auteurs
du complot, l'effet n'en est plus étonnant pour qui-
conque a lu les écrits de Jean-Jacques. Les dures
vérités qu'il a dites ^ quoique générales, sont de ces
traits dont la blessure ne se ferme jamais dans les
cœurs qui s'en sentent atteints. De tous ceux qui se
font avec tant d'ostentation ses patrons et ses protec-
teurs , il n'y en a jfes un sur qui quelqu'un de ces traits
n'ait porté jusqu'au vif. De quelle trempe sont donc
ces divines âmes dont les poignantes atteintes iïout
&it qu^exciter la bienveillance et l'amour , et, par le
plus frappant de tous les prodiges, d'un scélérat,
qu'elles dévoient abhorrer, ont fait l'objet de leur plus
tendre sollicitude? '
Si c'est là de la vertu , elle est Uzarre, mais elle est
magnanime, et ne peut appartenir qu'à des âmes fort
XVI. a6
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^0% TROISIÈME DIALOGUE.
au*dessu$ des pelit^ passions vulgaires; mais com-»
meot accorder des motife si sublimes avecies indignes
moyens employés par ceux qui s'en disent animés?
Vous le savez , quelque prévenu , quelque irrité que je
fusse contre Jean-Jacques, quelque mauvaise opinion
que j'eusse de son caractère et de sesmx^urs, je n'ai
jamais pu goûter le système de nos messieurs, ni me
résoudre à pratiquer leurs maximes. J'ai toujours
trouvé autant de bassesse que de fausseté dans cette
maligne ostentation de bienfaisance, qui n'avoit pour
but que d'en avilir l'objet. Il est vrai que, ne conce*
vant aucun défaut à tant de preuves si claires, je ne
doutois pas un moment que Jean Jacques ne fut un
détestable hypocrite et un monstre qui n'eût jamais
dû naître ; et , cela bien accordé , j'avoue qu'avec tant
de facilité qu'ils disoient avoir à le confondre, j'admi-
rois leur patience et leur douceur à se lasser provo-^
quer par ses clameurs sans jamais s'en émouvoir, et
sans autre effet que de l'enlacer de plus en plus dans
leurs rets povu* toute réponse. Pouvant le convaincre
si aisément, je voyois une héroïque modération à n'en
rien faire, et méme^ en blâmant la méthode qu'ils
vouloient suivre, je ne[>ouvois qu'admirer leur flegme
stoïqiie à s'y tenir.
Vous ébranlâtes, dans nos premiers entretiens, la
confiance que j'avois dans des preuves, si fortes, qucù*
que administrées avec tant de mystère. En y repen^
sant depuis, je fus plus frappé de l'extrême soin qu'on
prenoit de lès tacher à l'accusé que je ne l'avois été
4e leur force; et je commençois à trouver sophistiques
et foîbles les motifs qu'on alléguoit de cette conduite.
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TPOISIÈME DIALO€>UE.- 4^3
Ces doutes étoient augmentés par mes réflexions sw
cette affectation cTintérêt et de bienveillance pour tin
pareil scélérat. La vertu peut ûe foire haïr que le vice,
mais il est impossible qu'elle fasse aimer le vicieux ;
et, pour s'obstiner à le laisser en liberté malgré les
crimes qu'on le voit continuer de commettre, il fout
certainement avoir quelque motif plus fort que la com*^
nrisération naturelle et l'humanité, qui demanderoient
même une conduite contraire. Vous m'aviefc dît cela , »
je le sentois; et le zè\e très singulier de nos messieurs
pour l'impunité du coupable , ainsi que pour sa diffa-*
mation, tae présentoit des foules de contradictions et
d'inconséqtiencès qui commençoient à troubler ma
première sécurité.
J'étois dans ces dispositions quand , sur les exhor-
tations que vous m'aviez faites , commençant à par-
courir les livres de Jean- Jacques , je totnbai successi-
vement sur les passages que j'ai transcrits , et dont je
n'a vois auparavant nulle idée; car j en me parlahf de
ses durs sarcasmes , nos messieurs m'avoient fait un
secrei de ceux qui les regardoient; et , à la manière
dont ils s'intéressoient à l'auteur j je n'anrbis jamais
pensé qu'ils eussent des griefs particuliers contre lui.
Cette découverte , et le mystère qu'ils m'avoient faft ,
achevèrent de m'éelaircir sur leurs vrais motifs; toute
ma confiance en eux s'évanouit, et je ne doutai plus
que ce que sur leur parole j'avois pris pom* bienfai-
sance et générosité ne ftlt l'ouvrage d'une apimosité
cruelle, masquée avec art par un extérieur de bouté.
Une autre réflexion renforçoit les précédentes. De
si subUmes vertus ne vont point smiles. Elles ne sont
26.
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4o4 TROISIÈME DIALOGUE,
que des branches de la vertu : je cjierchois le tronc et
ne le trouyois [xiint^Gomment nos messieurs, d ail-
leurs si vains, si haineux , si rancuniers , s'avisoient-ils
une seule fois en leur vie d'être huioains , généreux ,
débonnaires, autrement qu'en paroles , et cela préci-
sèment pour le mortel , selon evix ,ie moins digne de
cette commisération qu'ils lui prodiguoient malgré
lui ? Cette vertu si nouvelle et si déplacée, eût dû. m'étre
suspecte quand, elle eût agi tout à découvert sans dé-
guisement, sans ténèbres : qu en devois*je penser en
la voyant s'enfoncer avec ta&t de soin dans des routes
obscures et tortueuses , et surprendre en trahison ce-
lui qui en étoit l'objet, pour le charger malgré lui de
leurs ignominieux bienËiits ?
Plus , ajoutant aijisi mes propres observations aux
réflexions que vous m'ayez fait &ire , je méditois sur
ce même sujet, plus je m'étonnois de l'aveuglement
où j'avpis été ijcMqu'alors sur le compte de nos mes-
sieurs ; et ma confiance en eux s'évanouit au point de
ne* plus douter de leur fausseté. Mais la duplicité de
leur manœuvre et l'adresse avec laquelle^ls cachoient
leurs vrais motifs n'ébranla pas à mes yeux la cer-
titude de leurs preuves. Je jugeai qu'ils exerçoient
dans des vues injustes un acte de justice , et tout ce
que je concluois de Vart avec lequel ils enlaçoientleur
victime étoit qu'un méchant étoit en proie à d'autres
méchants.
Ce qui m'a voit confirmé dans cette opinion étoit
celle où je vous avois vu vous-même que Jean- Jacques
n'étoit point l'auteur des écrits qui portent son nom.
La seule chose qui pût me foire bien penser de lui ikoit
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TROISIÈME DIALOGUE. ^oS
tè& mêmes écrits dont vous m'aviez fait un si bel
éloge, et dont j'avois ouï quelquefois parler avanta-
geusement par d'autres. Mais dès qu'il n'en étoit pas
l'auteur il ne me restoit aucune idée favorable qui ^ût
balancer les horribles impressions que j'avois reçues
sur son ccmipte, etiln'étoitpasétonnantqu'unhommé
aussi abominable en toute chose fùt assez impudent
et assez vil pour s'attribuer les ouvrages d'autrui.
Telles furent à peu près les réflexions que je fis sur
notre premier entretiien , et sur la lecture éparse et
rapide qui nie désabusa sur le compte de nos mes-
sieurs. Je n'a vois commencé cette lecture que par une
espèce de complaisance pour l'intérêt que vous pa-
raissiez y prendre. L'opinion où je continuois d'être
que ces livres étoient d'un autre auteur ne me laissoit
guère pour leur lecture qu'un intérêt de curiosité.
Je n'allai pas loin sans y joindre un autre motif qui
répondoit mieux à vos vues. Je ne tardai pas à sentir
en lisant ces livres qu'on m 'a voit trompé sur leur con-
tenu , et que ce qu'on m'avoit donné pour de fas-
tueuses 'déclamations , ornées de beau langage y mais
décousues et pleines de contradictions , étoient des
choses profondément pensées et formant arf*système
lié qui |K>uvott n'être pas vrai , mais qui n'offroit rien
de contradictoire. Pour juger du vrai but de ces livres,
je ne m'attachai pas à éplucher çà et là quelques
phrases éparses et séparées ; mais , me consultant
moi-même et durant ces lectures et en les achevant ,
j'examinois , comme vous l'aviez désiré, dans quelles
dispositions d'ame elles me mettoient et melaissoient,
jugeant, comme vous, que c'étoit le meilleur moyen
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4o6 TROISIÈME DIALOGUE*
de pénétrer celle où étoit Tauteur en les écrivimt , el
Tefifet qu'il s'étQÎt proposé de produire. Je n ai pas he-
soin de vous dire qu au Uea des mauvaises intentions
qu on lui avoit prêtées , je n'y trouvai qu une doctrine
aussi saine que simple , qui , sans éptouréisme et sans
ea£GU*dage , ne tendoît qu au bonheur du genre hu-
main. Je sentis qu un homme bien pl^in de ces senti-
ments devoit donner peu d'importance à la fortune et
aux affaires de ceUe vie : j aurois craint moi-même,
en m'y livrant trop, de tomber bien plutôt dans IW
curie et le quiétisme , que de devei^r factieux , tnrbu*
lent et brouillon, comme on prétendoit qu'étoit Tau*
teur et qu'il vouloit rendre ses disciples.
S'il ne se fût agi que de cet auteur, j aurois dès-lors
été désabusé sur le compte de Jean- Jacques; mais
cette lecture , en me pénétrant pour l'un de l'estime la
plus sincère, me laissoit pour l'autre dans la môme
situation qu'auparavant., puisqu'énparoissant vcûr en
eux deux hommes différents vous m'aviez inspiré au-
tant de vénération pour l'un que je me sentois d'aver-
sion pour l'autre. La seule chose qui résultât pour
moi de cette lecture , <;oinparée à ce que nos messieurs
m'en avaient dit, étoit que, persuadés que ces livres
étoient de Jçan-Jacques , et les interprétant dans un
tout autre esprit que celui dans lequel ils étoient
écrite ^ ils m'enavoient imposé sur leur contenu. Mja
lecture ne fit donc qu achever ce qu'avoit commencé
notre entretien , savoir de m'ôter. toute l'estime et la
confiance qui m avôient &it livrer aux impressions
de la ligue , mais sans changer de sentiment sur
rhomme qu'elle avoit difiamé. Les livres qu'on m'a-
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TROISIÈME DIALOiGUIS. ^OJ
¥Oit dit être «i cbnf^ereux n'étoieitt rien œoias : ilé
inspiroientdes sentiments tout coatrab^ àceux qu'<m
prétott à leur auteur ; mais si JeanJacqnes ne Félbît
pas, de qnol seryoient*ils à sa justifieatioo? Le soin
<|ue TOUS m ayiês finit prendre éunt inutile pour me
fiiire ohanger d opinion sur son compte^ et ^ restant
daaa oelle que vous m'aviez donnée que ces livres
étoioit Touvrage d'un bomme d'un tout autre carac-
tère, je ne pouvoisasseam'élonner que jusque-là voM
eussiez été le premier et le seul à sentir qu'tm oerveau
nourri de pareilles idées étoit inalHable avec un eonur
pkin de noirceurs.
J attendois avec empressenneM TUstMre de i^os ob*
servations pour savoir à quoi m'en tenir sur le compte
de notre homme; Car, déjà flottant sur le jugement
que , fondé sur tant de preuves, j'en portois aupffira^
vaut 9 inquiet depuis notre entretien , je Tétois devenu
davantage encore depuis que mes lectures m'avoient
convaincu de la mauvaise foi de nos nie8siau*s. Ne
pouvant pi us les estimer , falloit41 dame n'eslîmer per-
sonne et ne trouver partout que des métfaants? Je sen^
lois peu-à-peu germer en moi le desi^que Jean«Jacqoes
n'en fîàt pas un. Se sentir seul plein de bons sentiments
et ne trouver personne qui les partage est un état trop
cruel. On est alors t^ité de se crmre la dupe de soft
propre cœur, et de prendre la vertu pour unechimèaié
Le ré(Bt de ce que vous aviez vu me frappa. J'y
trouvai si peu de rapport avec les relations des autres,
que, forcé d'opter pour l'exdusiony je penohois à là
donner to«t4-fait à ceux pour qui j'avois déjà perds
toute estime. La force même de leurs preuves me re^-
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4o8 TKOISIÈME DIALOGUE.
tenqit moims» Les. ayant trouvés trompeurs en tant de
choses, je oommençai de croire qu ils poùvoient bien
Fétre' en tout, et à me familiariser avec Tidée qui
m'avoit paru jusqu'alors si ridicule de Jean-Jacques
ianooenl et persécuté. iL&lloit^ il est yrai, ^ttf^>o8er
dans un pareâ tissu d'impostures un art et des pres-
tiges qui me ^emUoiént inconcevables. Mais je trou-
V(tts<enc<we plus d absurdités éntifôsées dans Tobstina-
lÎMi dé mon premier ^eotinient.
:- Avant néanmioios de me décider tout-à-fSrit, je ré-
solus de relire ses écrits avec plus de suite et d'attention
que je n'avois fait jusqu'alors. J'y avois trouvé des
idées et des maiomes très paradoxes , d'aulxes que je
ni'avoÂa pu bien entendre. J'y croyois avoir senti des
inégalités, même des cojitradictions. Je n'en avois pas
saisi l'ensirmUe assez pour juger solidement d'un sys-
tème aussi. nouveau pour moi. Ces livres4à ne sont
pas^.comme ceux d'aujourd'hui, des agrégations de
pensées détachées , sur chacune desquelles l'esprit du
leei^ur puisse se reposer. Ce sont les méditations d'un
s0Utaiï*e; elles 'demandent une attention suivie qui
n'est pas trop'du>gpût de notre nation. Quand on s'ob-
stine à vouloir bien, en suivre le fil , il y faut revenir
avec eflbrt; et plus; d'inne fois. Je l'a vois trouvé pas-
flkmné pour la veHu , pour la liberté , pour l'ordre ,
mms d'une véhémence qui souvent l'entrainoit au-
delà du but. En tout, je sentois en lui un homme très
ardent, trps extraordinaire, mais dont lé caractère et
lés principes ne m'étoient pas encore assez développés.
Je .orjus qu'en méditant très attentivement ses ou^
vrag^ ,. et comparant soigneusement Fauteur avec
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TROISIÈME DIALOGUE. 4o9
rhomme que vous m'aviez peint, je parvieiidit>is à
éclairer ces de|tx objets Fun par l'autre , et à m%s9u-
rer si toyt étoit bien d accord etappartenoit incontes-
tablement au même individu. Cette question décidée
me parut devoir me tirer tout-à*fait de mon irrésolu-:
tion sur son compte, et, prenant un plus vif intérêt à
ces recherches que je n av<Hs iait jusqu'alors , je me
fis un devcûr, à votre exemple, de parvenir, en jin*
gnant mes réflexions aux lumières que je teiiois de
vous, à me délivrer enfin du doute où vous m'aviea
jeté, et. à juger Taccusé par moi-même après avoir
jugé ses accusateurs. Pour faire cette recherche avec
plus de suite et de recueillement, j'allai passer quel-
ques mois à la campagne, e^ j'y portai les écrits de
Jean-Jacques autant que, j'en pus faire le discerne-
ment parmi les recueils frauduleux publiés sous son
nom. J'avois senti dèç ma première lecture que oes
écrits marchoient dans un certain ordre qu'il filUoit
trouver pour suivre la chaîne de leur contenu. J'avois
cru voir que cet ordre étoit rétrograde à celui de leur
publication, et que l'auteur, remofntant de principes
en principes , n'a voit atteint les premiers que dans ses
derniers écrits. Il ialloit donc, pour marcher par syn*
thèse , commencer par ceux-ci , et c'est ce que je fis en
m'attachant d'abord à V Emile y par lequel il a fini, les
deux autres écrits qu'il a publiés depuis ne faisant
plus partie de son système , et n'étant destinés qu'à
la défense personnelle de sa patrie et de son honneur.
Rouss. Vous ne lui attribuez donc plus ces autres
livres qu'on publie journellement sous son nom, et
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4lO TROISIÈME DiALOGtJEt
dont on a mÂn de fardr les recueils de ses éciits pour
qa'oii ne puisse plus discernep les véritables ?
Le Fr. J*ai pu m'y tromper tant que j'en jugeai sur
la parole d'autrui ; mais , après l ayoir lu moi-même ,
j'ai su bientôt à quoi m en tenir» Après avoir suivi les
manoeuvres de nos messieurs , je suis surpris , à la
fiioilité qu'ils ont de lui attribuer des livres , qu'ils ne
lui en attribuent pas davantage ; car , dans la disposi*
fîon où ils ont mis le public à son égard, il ne s'impri-»
m«ra plus rien de si plat ou de si punissable qu'on ne
s'empresse à ca*oire être de lui , sitôt qu'ils vohdront
' l'affirmer.
Pour moi, qtiand même j'ignorerois que depuis
douze ans il a quiaé la plume , un coup d'oeil sur les
écrits qu'ils lut prêtent me suffiroit pour sentir qu'ils
ne sauroient être de lauteur des autres : non que je
me croie un juge infaillible en matière de style; je sais
que fort peu de gens le sont, et j'ignore jusqu'à quel
/ point un auteur adroit peut imiter le style d'un maître
comme Boileau a imité Voitufe et Bafzac '. Mais c'est
sur les choses mêmes que je crois ne pouvoir être
trompé. J'ai trouvé les écrits de Jean-Jacques pleins
d'affemions d'ame qui Ont pénétré la mienne. j)'y ai
trouvé des manières de sentir et de voir qui le distin-
guent aisément de tous les écrivains de son temps, et
de la plupart de ceux qui l'ont pnécédé : c'est, comme
vous le disiez, un habitant d'une autre sphère, où rien
ne ressemble à celle-ci. Son système peut être faux;
. * Notre auteur a donné lui-même nn exemple très remarquable
de ce talent d'imitation , en faisant parler Voltaire dans les Lettres
de la montagne. Voyes la Lettre cinquième.
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TBOiSIÈMB DIALOGUES 4^^
mais en le développant il s'est peint luinootéme an vrai^
d'une façon si caractéristique et si sûre , qu il m'est
impossible de m'y tromper. Ja ne suis pas à la seconde
page de ses sots ou malins imitaCears que je sens la
singeries et combien ^ croyant dire comme lui, ils
sont loin de seùtir et penser comme lui; en le copiant
n^ême, ils le dénaturent par la manière de l'encadrer.
Il est bien aisé de contrefaire le tour de ses phrases;
ce qui est difficile à tout autre est de saisir ses idées,
et d'exprimer ses sentiments. Bien n'est si contraire à
l'esprit phiLo$ophique de ce siècle, diems leqad ses
iTaux imitateurs rel^mbenl toujours.
Dans cette seconde lecture^ mieux ordonnée \et
plus réfléchie que la première, suivant de mon mieux
le fil de ses méditations, j'y vis partout le dévelop-
pement de 3on grand principe, que la nature a iait
l'homme heureux et bon, mai? que la société le dé-
prave et le rend misérable. V Emile ^ en particulier^
ce livre tant lu, si peu entendu, et si mal apprécié,
' Voyez, par exemple, la Philosophie de la Nature *, qu'on a
brûlée auChâtelet, livre exécrable , et couteau à deux tranchants,
fait tout exprès pour me l'attribuer, du moins en province et chez
IMtraiigér, pour asircQ conséquence^ et propager, i mes dépens,
la doctrine de ces daassieurs sous le masque â» la mienne. Je B*ai
point vu ce livre, et, j'espère, ne le verrai jamais ^ mais j*ai lu
tout cela dans le réquisitoire trop clairement pour pouvoir m'y
tromper, et je suis certain qu'il ne peut y avoir aucune vraie res-
feiofaâance entre ce livre et let miens, parceqii^ n'y en a aucune
entre les -anafes qui les ont dictés. Notes que, depub qa'on a su qoQ
j'avois vu ce réquisitoire , on a pris dé nouvelles mesures pour
qu'il ne me parvint rien de pareil à Favenir.
* Ouvrage de Delisle de Sales , traduit en plusieurs langues , et dont U
septième édition ( Paris, i6o4 ) est en dix volumes in-8°.
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4l2 TBOI6IÈME DIALOGUE,
nest qu'un traité de la bonté originelle de rhomme,
destiné à montrer comment le vice et Terreur, étran-
gers à sa constitution, s'y. introduisent du dehors, et
lakèrent insensiblement. Dans ses premiers écrits , il
s attache davantage à détruire ce prestige d'illusion
qui nous donne une admiration stupide pour les in-
struments de nos misères^ et à corriger cette estima-
tion trompeuse qui nous fait honorer des talents per^
nideux, et mépriser des .vertus utiles. Partout il nous
£ût voir l'espèce humaine meilleure , plus sage et plus
heureuse dans* sa constitution primitive; aveugle,
misérable et méchante, à mesure qu elle s'en éloigne^
Son but est de redresser l'erreur de nos jugements,
pour retarder le progrès de nos vices, et de nous
montrer que , là où nous cherchons la gloire et l'édat,
nous, ne trouvons en effet qu'erreurs et misères*
Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et
jamais on ne remonte vers les temps d'innocence et
d'égalité quand une fois on s'en est éloigné; c'est
encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté.
Ainsi son objet ne pouvoit être de ramener lés peuples
nombreux, ni les grands états à leur première simpA-
cité, mais seulement d'arrêter, s'il étott possible, le
progrès de ceux dont la petitesse et la situation les
ont préservés d'une marche aussi rapide vers la per-
fection de la société, et vers la détérioration de l'es^
péce. Ces distinctions méritoient d'être £EÛtes et ne
l'ont point été. Ob s'est obstiné à l'accuser de vouloir
détruire les sciences, les arts, les théâtres, les aca-
démies , et replonger l'univers dans sa première bar-
barie; et il a toujours insisté, au. contraire, sur la
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TROISIÈME DIALOGUE. 4l3
conservation des institutions existantes, soutenant
que leur destruction ne feroit qu'ôter les palliatifs en
laissant les vices , et substituer le Imgandage à la cor-
ruption. Il avoit travaillé pour sa patrie et pour les
petits états constitués comme elle. Si sa doctrine pou-
vait être aux au très de quelque utilité , c étoit en chan-
geai|t les objets de leur estime, et retardant peut-
être ainsi leur décadence qu'ils accélèrent parleurs
Élusses appréciations. Mais malgré ces distinctions si
souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des
gens de lettres, et la sottise de Tamoùr-propre, qui
persuade à chacun que c'est toujours de lui qii'on
s'occupe , lors même qu on n y pense pas , ont &it que
les grandes nations ont pris pour elles ce qui n avoit
pour objet que les petites républiques ; et Ton s est ob-
stiné à voir un promoteur de bouleversements et de
troubles dans Tbomme du monde qui porte un plus
vrai respect aux lois et aux constitutions nationales ,
et qui a Iç plus d'aversion pour les révolutions et
pour les ligueurs de tpute espèce, qui la lui rendent
bien.
£n saisissant peu-à-peu ce système par toutes ses
branches dans une lecture plus réfléchie, je m'arrêtai
pourtant moins d'abord à l'examen direct de cette
doctrine , qu a son rapport avec le caractère de celui
dont elle portoit le nom ; et, sur 4e portrait que vous
m'aviez fait de lui, ce i*apport me parut si frappant^
que je ne pu»refuser mon assentiment à son évidence»
D'où le peintre et l'apologiste de -la nature , aujour-
d'hui si défigurée et si calonmiée, peut-il avoir tiré
son modèle, si ce n^est de son propre cœur? Il l'a dé-
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4l4 TROISIÈME DIALOGUE,
ente comme il se sentoit Ini-méme. Les préjugés dont
ilnétoit pas subjugué, les passions factices dont il
n etoît pas la proie , n'offusquoient point à ses yeux,
comme à ceux des antres, ces premiers traits si gé.né-
ralement oubliés ou méconnus. Ces traits si nouveaux
pour nous et si vrais, une fois tracés, trouvoient
bien encore au fond des cœurs lattestation de leur
justesse, mais jamais ils ne s y seraient remontrés
deuxièmes, si Thistorien de la nature n'eût com«
mencé par ôter la rouille qui les cachoit. Une vie re-
tirée et solitaire, un goût vif de rêverie et de contem*
platipn , rhabitude de rentrer en soi , et d y rechercher
dans le calme des passions ces premiers traits <^-
parus cbea la multitude, pouvoient seuls les lui faire
retrouver. En un moi, il foUoit cfu^un homme se fôt
peint lui-même pour nous montrer ainsi Thomme pri-*
mitif , et si lauteur n'eût été tout aussi singulier que
ses livres, jamais il ne les eût écrits. Mais où est-il cet
homme de la nature qui vit vraiment de* la vie hu*
maine, qui, comptant pour rien Topinion d autrui, se
conduit uniquement d après ses penchants et sa rai-
son , sans égard à ce que le public approuve ou blâme?
On lecbercbermt en vain parmi nous. Tous, avec un
beau vernis de paroles, tâchent en vain de donner le
change sur leur vrai but; aucun ne s'y trompe , et pas
un n'est la dupe des autres, quoique tous parlent
comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l'ap-
parence, nul ne se soucie de Id réalité; Tous mettent
leur être dans le paroitre; tous, esclaves et dupes de
Famoar-propre, ne vivent point pour vivre , mais pour
faire croire qu'ils ont yéen. Si vous ne m'eussieat dé-
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TROISIÈME DIALOGUE. 4*5
peiot votre Jeati<TJac({ue$, j aurois cru que rhomme
naturel nexistoit plus; mais le rapport frappant de
celui que vous m avez peint avec Fauteur dont j'ai lu
les livres ne me laisseroit pas douter que Vun ne fût
Tautre, q\iand je n aurois nulle autre raison de le
croire. Ce rapport marqué me décide ; et sans m'em-*
}>arrasser du Jean<Jacques de nos messieurs^ plus
monstrueux encore par son éloignement de la nature
que le vôtre n est singulier pour en être resié si prè$>
j adopte pleinement les idées que vous m'en ave; don*
nées; et si votre Jean-Jacques nest pas tout-à-Êiit de*
venu le mien, il a Vbonneur de plus d avoir arraché
mon estime sans que mon penchant ait rien fait potti>
lui» Je ne laimerai peut-être jamais ^ paroeque cela ne
dépend pas de moi ; mais je Vhonore , paroeque je
veux être juste, que je' le crois innocent, et que je le
vois opprimé. Le tort que je lui ai fait, en pensant si
mal de lui , étoit i effet d'une erreur presque inviur
cible, dont je n ai nul reproche à faire à ma volonté*
Quand Taversion que j'eus pour lui dureroit dans
toute sa force, je n en serois pas moins disposé à Tes*
timer et le plaindre^ Sa destinée est un exemple peut-
être unique de toutes les humiliations possibles, et
d'une patience presque invincible à les supporter «
Enfin le souvenir de Fillusion dont je sors sur son
compte me laisse un grand pi*éservatif contre une or^
guaillfuse confiance en mes lumières, et contre la suf-
fisance du feux savoir.
Rouss. C'est vraiment mettre à profit rexpérience,
et rendre utile l'erreur mteie, que d'apprendre ainsi^
de celle où l'on a pu tomber^ à compter moins sur les
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4l6 TROISIÈME DIALOGUE,
oracles de nos jugements, et à ne négliger jamais,
quand on veut disposer arbitrairement de Thonneur
et du sort d'un homme, aucun des moyens prescrits
par la justice et par la raison pour constater la vérité.
Si, malgré toutes ces précautions, nous nous trom-
pons encof*e, cest uïî effet de la misère humaine, et
nous n aurons pas du moins à nous reprocher d'avoir
failli par notre &ute. Mais rien peut-il excuser ceux
qui, rejetant obstinément et sans raison les formes
les plus inviolables, et tout fiers de partager avec des
grands et des princes une œuvre d'iniquité , condam-
nent sans crainte un accusé, et disposent en maîtres
de sa destinée et de sa réputation , uniquement parce-
qu'ils aiment à le trouver coupable , et qu'il leur platt
de voir la justice et levidence , où la fraude et rftnpos-
ture sauteroient à des yeux non prévenus !
Je n'aurai point un pareil reproche à me Êuire à
l'égard de Jean-Jacques ; et si je m'abuse en le ju-
geant innocent , ce n'est du moins qu'après avoir pris
toutes les mesures qui étoient en ma puissance pour
me garantir de l'erreur. Vous n'en pouvez pas tout-à-
fait dire autant encore, puisque vous ne l'avez ni vu,
ni étudié par vous-même , et qu'au milieu de tant de
prestiges, d'illusions, de préjugés, de mensonges et
de faux témoignages, ce soit, selon moi, le seul
moyen sûr de le connoître. Ce moyen en amène un
autre non moins indispensable, et qui devroic%tre le
premier s'il étoit permis de suivre ici l'ordre naturel ;
c'est la discussion contradictoire des ftdts par les par-
ties elles-mêmes , en sorte (fae les accusateurs et l'ac-
cusé soient mis en confrontation, et qu'on l'entende
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^7
dans ses réponses. L'effroi que cette forme si sacrée
parolt faire aux premiers , et leur obstination à s'y re-
fuser, font contre eux, je lavoue, un préjugé très
fort, très raisonnable, et qui sûffiroit seul pour leur
condamnation , si la foule et la force de leurs preuves,
sifrappantes; si éblouissantes, narrêtoient en quelque
sorte l'effet de ce refus. On ne conçoit pas ce que l'ac-
cusé peut répondre; mais enfin jusqu'à ce qu'il ait
donné ou refusé ses réponses, nul n'a droit de pro-
noncer pour lui qu'il n'a rien à répondre , ni , se sup-
posant parfeitement instruit de ce qu'il peut ou ne
peut pas dire, de le tenir, ou pour convaincu tant
xju'il ne l'a pas été, ou pour tout-à-fait justifié tant
■qu'il n'a-pas confondu ses accusateurs.
Voilà, monsieur, ce qui manque encore à la certi-
tude de nos jugements sur cette affaire. Hommes et
sujets à l'erreur, nous pouvons nous tromper en ju-
geant innocent un coupable, comme en jugeant cou-
pable un innocent. La première erreur semble, il est
vrai, plus excusable ; mais peut-on l'être dans une er-
reur qui peut nuire, et dont on s'est pu garantir? Non;
tant qu'il reste un moyen possible d'éclaircir la vérité ,
et qu'on le néglige , l'erreur n'est point involontaire .
et doit être imputée à celui qui veut y rester. Si donc
vous prenez assez d'intérêt aux livres que vous avez
lus pour vouloir vous décider sur l'auteur, et si vous
baïs^z assez l'injustice pour vouloir réparer celle que ,
d'une feçon si cruelle, vous avez pu commettre à son
égard , je vous propose premièrement de voir l'homme.
Venez, je vous introduirai chez lui sans peine. Il esft
déjà prévenu ; je lui ai dit tout ce que j'ai pli dire à
XTI. 27
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4l8 TROISIÈME DIALOGUE,
votre égard sans blesser mes engagements. II sait
d avance que si jamais vous vous présentez à sa porte,
ce sera pour le connoitre, et non pas pour le tromper.
Après avoir refusé de le voir tant que vous Favez
jugé comme a fait «tout le monde , votre première
visite sera pour lui la consolante preuve que vous ne
désespérez plus de lui devoir votre estime, et d avoir
des torts à réparer envers lui.
Sitôt que, cessant de le voir par les yeux de vos
messieurs, vous le verrez par les vôtres, je ne doute
point que vos jugements ne confirment les miens, et
que, retrouvant en lui Fauteur de ses livres, vous ne
restiez persuadé , comme moi, qull est Fhomme de la
nature, ''et point du tout le monstre qu'on vous a peint
sous son nom. Mais enfin, pouvant nous abuser Tun
et Fautre dans des jugements destitués de preuves po-
sitives et régulières, il nous restera toujours une juste
crainte fondée sur la possibilité d'être dans Ferreur,
et siifr^la difficulté d'expliquer d'une manière .satisfiu-
sante les ^eiits allégués contre lui. Un pas seul alors
nous reste à faire pour constater la vérité, pour lui
rendre!hommage et lamanifester à tous les yeux : c'est
xle nqus réunir pour forcer enfin vos messieurs à s'ex*
pliquer hautement en sa présence, et à confondre un
coupable aussi impudent, ou du moins à nous dégager
du secret qu'ils ont exigé de nous , en nous permettant
de le confondre nous-méines. Une instance aussi légi-
time sera le premier pas. .. ■ ^
Le Fr. Arrêtez... Je frémis seulement à vous en*-
tendre. Je vous ai fait, sans détour, l'aveu que j'ai cru
devoir à la justice et à la vérité. Je veux être jiute.
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THOISIÈME DIALOGUE. 419
mais sans témérité. Je ne yeux point me perdre inuti-
lement j sans sfiuver Tinnocent auquel je me sacrifie;
et c est ce que je ferois en suivant votre conseil : c'est
ce que vous feriez vous-même ea voulant le pratiquer.
Apprenez ce que je puis et veux faire, et o attendez
de moi rien au-delà.
Vous prétendez que je dois aller voir Jean^ Jacques
pour vérifier, par mes yeux, ce que vous m'en ave^
dit et ce que. j'infère moi-rméme de la lecture de seç
écrits : cette confirmation m'est superflue, et, saqsy
recourir, je sais d avance à quoi. m'en tenir sur ce
point. Il est singulier que je sois maintenant plus dé-
cidé que vous sur les sentiments que vous avez eu tant
de peine à me faire adopter ; mais cela est pourtant
fondé en raison. Vous insistez encore sur la force dés
preuves alléguées contre lui par nos messieurs. Cette
force est désormais nulle pour moi, qui e^fii démêlé
tout Fartifioe depuis que j'y ai regardé de plue près. J 'ai
là-dessus tant de faits que vous^ignorez; j'ai lu si clai-
rement dans les cœurs , avec la plus vi^e inquiétude
sur ce que peut dire l'accusé , le désir le plus ardent de
lui ôter tout moyen de se défendre ; j'ai mx tant de con-
cert, de soin, d'activité, de chaleur, dans les mesures
prises pour cet effet, que' des preuves admini^ées de
, -cettemanière, par des genssi passionnés, perdent^oute
aulœrité dans mon esprit visA»vis de vos observations.
Le public est trompé , je le vois , je le sais ; mais il
se plaît à l'être, et n'aimeroit pias à se voir désabuser.
J'fft moi-même été dans ce cas et ne m'en suis pas tiré
sans peine. Nos messieurs avoient ma' confiance, par*
cequllsfialtoient le penchant qu'ils m'a voient donné,
27-
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42© TROISIÈME DIAtOGUJE.
mais jamais ils nont eu pleinement mon estime; et,
quand je vous vantois leurs vertus, je n ai pu me ré-
soudre à les imiter. J« n'ai voulu jamais approcher de
leur proie pour la cajoler , la tromper , la circonvenir,
à leur exemple; et la même répugnance que je voyois
dans votre cœur étoit dans le mien quand je cherchois
à la combattre. J'approuvois leurs manœuvres sans
vouloir les adopter. Leur fausseté , qu'ils appeloient
bienveillance, ne pouvoit me séduire, parcequ au lieu
de cette bienveillance dont ils se vantoient , je ne sen-
tois pour celui qui en étoit Tobjetqu antipathie, ré-
pugnance ; aversion. J'étois bien aise de les voir nour-
rir pour lui une sorte d'affection méprisante et déri-
soire , quiavoit tous les effets de la plus mortelle haine :
mais je ne pou vois ainsi me donner le change à moi-
même, et ils me lavoient rendu si odieux, que je le
haïssois d^ tout mon cœur, sans feinte et tout à dé-
couvert. J aurois craint d'approqher de lui comme d'un
monstre effi*oyable, et j'aimois mieux n'avoir pas le
plaisir de lui puire, pour n'avoir pas l'horreur de le voir.
En me ramenant par degrés à la raison, vous m'a-
vez inspiré mitant d'estime pour sa patience et sa
douceur que de compassion pour ses infortunes. Ses
livres ont achevé l'ouvrage que vous aviez commencé.
J'ai senti, en les lisant, quelle passion donnoit tant
d'énergie à son ame et dâ véhémence à sa diction.. Ce
n'est pas une explosion passagère , c'est un sentiment
dominant et permanent qui peut se soutenir ainsi du-
rant dix ans , et produire douze volumes toujours
pleins du même zélé, toujours^arrachés par la même
persuasion. Oui, je le sens, et le soutiens comme
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^»
VOUS, dès qu'il est auteur des écrits qui portent sou
nom, il ne peut avoir que le cœur d'un homme de bien.
Cette lecture attentive et réfléchie a pleinement
achevé*daus mon esprit la révolution que vous aviez
commencée. C'est en faisant cette lecture avec le soin
qu'elle exige que j'ai senti toute la malignité , toute la
détestable adresse de ses amers commentateurs. Dans
tout ce que je lisois de l'original , je sentois la sincé-
rité, la droiture d'une ame haute etfière, ms^is franche
et sans fiel, qui se montre sans précaution, sans
crainte, qui censure à découvert, qui loue sans réti-
cence, et qui n'a point de sentiment à caeher. Au con-
traire , tout ce que je lisois dans les réponses montroit
une brutalité féroce, ou une poHtesse insidieuse,
traîtresse , et couvroit du miel des éloges le fiel de la
satire et le poison de la calomnie. Qu'on lise avec soin
la Lettre, honnête mais franche, à M. d'Alembert sur
les spectacles , et qu'on la compare avec la réponse de
celui-ci, cette réponse si soigneusement mesurée, si
pleine de circonspection affectée, de compliments
aigre-doux , si propre à faire penser le mal , en feignant
de ne le pas dire; qu'on cherche ensuite sur <îes lec-
tures à découvrir lequel des deux auteurs est le mé-
chant. Croyez-vous qu'il se trouve dans l'univers un
mortel assez impudent pour dire que c'est JëâH-
Jacques?
Cette différence s'annonce dès l'abord par leurs épi-
graphes. Celle de votre ami, tirée de l'^n^ièfe, estune
prière au ciel de garantir les bons d'une erreur si fu-
neste, et de la laisser aux ennemis. Voici celle de
M. d'Alembert , tirée de La Fontaine :
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422 TROISIÈME DIALOGUE.
Quittez-'inoi votre serpe, instrument de dommage.
L'un ne songe qu'à prévenir un mal; l'autre , dès Ta-
bord, oublie la question pour ne songer qu'à nuire
à son adversaire; et, dans l'examen de l'utilité des
théâtres, adresse très à propos à Jean-Jacques ce
même vers que, dans La Fontmne, le serpent adresse
à l'homme *.
Ah! subtil et rusé d'Alembert! si vous n'avez ^as
une serpe, instrument très utile, quoi qu'en dise le
serpent, vous avez en revanche un stylet bien affilé,
qui n'est guère, surtoutdans vos mains, un outil de
bienfaisance.
Vous voyez que je* suis plus avancé que vous dans
votre ppopre recherche, puisqu'il vous reste à cet égard
des scrupules que je n'ai plus. Non, monsieur, je n ai
pas même besoin de voir Jean-Jâcques pour savoir à
quoi m'en tenir sur son compte. J'ai vu de trop près
les manœuvres xlont il est la victime pour laisser dans
mou esprit la moindre autorité à tout ce qui peut en
résulter. Ce qu'il étoit aux yeux du public lors de la
publication de son premier ouvrage, il le redevient
aux miens, parceque le prestige de tout ce qu'on a
faijtdés-lors pour le défigurer est détruit, et que je ne
voi$ plus dans toutes les preuves qui vous frappent
encore que fraude , mensonge, illusion.
Vous demandiez s'il existoit up complot. Oui, sans
doute , il en existe un , et tel qu'il n'y en eut et n'y en
aura jamais de semblable. Cela n'étoit-il pas clair dès
* Rousseau fait ici une méprise : il n'est pas question de serpent
dans la fable (livre XII, fable 20) d'où ce vers est tire.
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^3
launée du décret, par la brusque et incroyable sortie
de tous les imprimés, de tous les Journaux, de toutes
les gazettes , de toutes les brochures , contre cet infbr*
tuné? Ce décret fut le tocsin de toutes ces fureurs.
Pouvez- vous croire que les auteurs de tout cela, quel*
que jaloux, quelque méchants, quelque vils qu'ils
pussent être , se fussent ainsi déchaînés de concert
en loups enragés contre un homme alors et dès-lors
en proie aux plus cruelles adversités? Pouvez-vou»
croire qu on eût msolemment fard les recueils de ses
propres écrits de tous ces noirs libelles, si ceux qui
les écrivoient et ceux qui les employoient n eussent
été inspirés par cette ligue, qui, depuis long*temps,
graduoit sa marche en silence, et prit alors en pubUc
son premier essor? La lecture des écrits de Jean- Jac-
ques ma fait £siire en même temps celle de ces veni-
meuses productions qu'on a pris grand s^in d'y mêler.
Si j avois fait plus tôt ces lectures, j aurois compris
dès-lors tout le reste. Gela n'est pas difficile à qui peut
les parcourir de sang froid. Les ligueurs eux-mêmes
Font senti, et bientôt il^ ont pris une autre méthode
qui leur a beaucoup mieux réussi; c'est de n'attaquer
Jean-Jacques en public qu'à mots couverts , et le plus
souvent sans nommer ni lui ni ses livres; mais de
fidre en sorte que l'application de- ce qu'on en diroit
fût si clair^ que chacun la ftt sur-le-champ. Depuis,
dix ans que l'on suit cette méthode, elle a produit
plus d'effet que des outrages trop grossiers, qui, par
cela seul , peuvent déplaire au public ou j lui devenir
suspects. C'est dans les entretiens particuliers , dans
les cercles, dans les petits comités secrets, dans tous
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4^4 troisié;me dialogue.
ces petits tribunaux littéraires dont les femmes sont
le^résidents, que s affilent les poignards dont on le
crible sous le manteau.
On ne conçoit pas comment la difiamation d un
particulier sans emploi, sans projet, sans parti, sans
crédit, a pu faire une affaire aussi importante et .aussi
universelle. On conçoit beaucoup moins comment
une pareille entreprise a pu paroître assez belle pour
que tous les rangs, sans exceptioD, se soient em-
pressés d'y concourir perfas et nejus , comme à Fœu-
vre la plus glorieuse. Si les auteurs de cet étonnant
complot, si les chefs qui en ont pris la direction,
avoient mis à quelque honorable entre|)rise. la moitié
des soins, des •peines, du travail, du temps, de la dé-
pense , qu'ils ont prodigués à Texécntion de ce beau
projet, ils auroient pu se couronner, d'une -gloire im-
mortelle à beaucoup moins de frais" qu'il ne leur en
a coûté pour accomplir cette œuvre de ténèbres, dont
il ne peut résulter pour eux ni bien ni honiaeur , mais
seulement le plaisir d'assouvir en secret la plus lâche
de toutes les passions, et dont encore la patience et
la douceur de leur yictime ne les laissera jamais jouir
pleinement.
Il est impossible que vous ayez une juste idée de
la position de votre Jean-Jacquçs, ni de la manière
dont il est enlacé. Tout est si bien conoerté à son
égard, qu'un ange descendrpit du ciel pour le dé-
fendre sans y pouvoir parvenii-. Le complot dont il
On me reprochera , j'en suis très sûr, de me donner une impor-
tance prodigieuse. Ah ! si je n*en avois pas plus aux yeux d*autrui
qu'aux miens, que mon sort seroit moins à plaindre!
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TROISIÈME DIALOGUE. 4*5
est le sujet n est pas de ces impostures jetées au ba-
vard qui font un effet rapide, mais passager, et qu'un
instant découvre et détruit. C'est, comme il la seùti
lui-même, un projet médité de longue main, dont
l'exécution lente et graduée ne s'opère qu'avec autant
de précaution que de méthode, effaçant à mesure
qu'elle avance et les traces des routes qu'elle a suivies
et les vestiges de la vérité qu'elle a fait disparoître.
Pouvez-vous croire qu'évitant avec tant de soin toute
espèce d'explication , les auteurs et les chefs de ce
complot négligent de détruire et dénaturer tout ce
qui pourroit un jour servir à les confondre? et, depuis
plus de quinze ans qu'il est en pleine exécution , n'ont-
ils pas eu tout le temps qu'il leur falloit pour y réussir?
Plus ils avancent dans l'avenir, plus il leur est Ëicile
d'oblitérer le passé , ou de lui donner la tournure qui
leur convient. Le moment doit venir où, tous leS' té-
moignages étant à leur disposition, ils pourroient
sans risque lever le voile impénétrable qu'ils ont mis
sur les yeux de leur victinn^ Qui sait si ce moment
n'est pas déjà venu? si, parles mesures qu'ils ont eu
tout le temps de prendre, ils ne pourroient pas dès à
présent s'exposer à des confrontations qui confon-
droient l'innocence et feroient triompher l'imposture?
Peut-être ne les évitent-ils encore que pour ne pas
paroitre changer de maximes , et, si vous voulez, par
un reste de crainte attachée au mensonge de n'avoir
jamais assez tout prévu. Je vous le répète, ils ont
travaillé sans relâche à disposer toutes choses pour»
n'avoir rien à craindre d'une discussion régulière, si
jajtiais ils étoient forcés d'y acquiescer; et il me paroît
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4^6 TROISIÈME DIALOGUE.
V
qu'ils ont eu tout le temps et tous les moyens de mettre
le succès de leur entreprise à l!abri de tout événement
imprévu . Eh ! quelles seroient désormais les ressources
de Jean-Jacques et de ses défenseurs, s'il s en osdt
présenter? Où trouveroit-il des juges qui ne fussent
pas du complot, des témoins qui ne fussent pas su-
bornés, des conseils fidèles qui ne Fégarassent pas?
Seul contre toute une génération liguée, d'où recla-
meroit-il la vérité que le mensonge ne répondit à- sa
place? Quelle protection, quel appui trouveroit-il
pour résister à cette conspiration générale? Existe^
t-il, peut-il même exister, parmi les gens en place, un
seul homme assez intégre pour se condamner lui-
même, assez courageux poul* oser défendre un op-
primé dévoué depuis si long-temps à la haine publi-
que, assez généreux pour s'animer d'un pareil zélé
sans autre intérêt que celui de l'équité? Soyez sûr
que, quelque crédit, quelque autorité que pût avoir
celui qui oseroit élever la voiii*en sa faveur, et ré-
clamer pour lui les premières lois de la justice, il se
perdroit sans sauver son client, et que toute la ligue ,
réunie contre ce protecteur téméraire, commençant
par l'écarter de manière ou d'autre , finiroit par tenir,
comme auparavant, sa victime à sa merci. Rien ne
peut plus la soustraire à aa destinée ; et tout ce que
peut foire un- homme sage qui s'intéresse à son sort
est de rechercher en silence les vestiges de la vérité
pour diriger son propre jugement, mais jamais pour
le faire adopter par la multitude, incapable^de re-
noncer par raison au parti que la passion lui a feit
prendre. %
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^7
- Pour moi , je veux vous £siire ici ma confession «ans
détour. Je crois Jean-Jacques innocent et vertueux;
et cette «royance est teJle au fond de mon ame, qu'elle
n a pas besoin d autre confirmation. Bien persuadé de
son innocence, je n'aurai jamais Findignité de parler
là-dessus contre ma pensée, ni de joindre contre lui
ma voix à la voix publique, comme j ai £ait jusqu'ici
dans une autre opinion. Mais ne vous attendez pas
non plus que j'aille étourdiment me porter à décou-
vert pour son défenseur, et forcer ses délateurs à
quitter leur masque pour l'accuser hautement en iace.
Je ferois en cela une démarche aussi imprudente
qu'inutile , à laquelle je ne veux point m'exposer. J'ai
un état, des amis à conserver, une famille à soutenir,
des patrons à méuager. Je ne veux point foire ici le
don Quichotte, et lutter contre les puissances, pour
foire un moment parler de moi, et me perdre pour le
reste de ma vie. Si je puis réparer mes torts envers
Fin fortuné Jean- Jacques , et lui être utile sans m'ex-
poser, à la bonne heure; je le ferai de tout mon cœur.
Mais si vous attendez de moi quelque démarche
d'éclat qui me compromette, et m'expose au blâme
des miens, détrompez-vous , je n'irai jamais jusque-
là. Vous ne pouvez vous-même aller plus loin que
vous n'avez foit, sans manquer à votre parole, et me
mettre avec vous dans un embarrat dont nous ne
sortirions ni l'un ni l'autre aussi aisément que vous
l'avez présumé.
Rouss. Rassurez-vous, je vous prie; je veux bien
plutôt me conformer moi-même à vos résolutions, que
d'exiger de vous rien qui vous déplaise. Dans la dé-
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428 TROISIÈME DIALOGUE,
marche que j'aurois désiré de faire , j'avois phis pour
objet notre entière et commune satisfaction, qae de
ramener ni le public ni vos messieurs aux senti*
ments de la justice et au chemin de la vérité» Quoique
intérieurement aussi persuadé que vous de Tinno-
cence de Jean-Jacques , je n'en suis pas régulièrenlent
convaincu , puisque , n'ayant pu l'instruire des choses
qu'on lui impute y je n'ai pu ni le confondre par son
silence, nt4'absoudre par ses réponses. A cet égard,
je me tiens au jugement immédiat que j'ai porté sur
l'homme, sans prononcer sur les £snts qui combattent
ce jugement, puisqu'ils manquent du caractère qui
peut seul les constater ou les détruire à mes yeux. Je
n'ai pas assez de confiance en mes propres lumières
pour croire qu'elles ne peuvent me tromper; et je res-
terois peut-être encore ici dans le doute, si le plus
légitime et le plus fort des préjugés ne venoit à l'appui
de mes propres remarques, et nememontroit le men-
songe du côté qui se refuse à l'épreuve de la vérité.
Loin de craindre une discussion contradictoire, Jean-
Jacques n'a cessé de la rechercher , de provoquer à
grands cris ses accusateurs, et de dire hautement, ce
qu'il avoit à dire. Eux, au contraire, ont toujours
esquivé, Êiit le plongeon, parlé toujours entre eux à
voix basse, lui cachant avec le plus grand soin leurs
accusations, laurs témoins, leurs preuves, surtout
leurs personnes , et fuyant avec le plus évident effrc»
toute espèce de confrontation. Donc ils ont de fortes
raisons pour la craindre , celles qu'ils allèguent pour
cela étant ineptes au point d'être même outrageantes
pour ceux qu'ils en veulent payer, et qui, je ne sais
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^9
comment, ne laissent pas de s'en contenter: mais
pour moi je ne m'en contenterai jamais, et dès-là
toutes leurs preuves clandestines sont sans aiuorité
sur moi. Vous voilà dans le même cas où je sids, mais
avec un moindre degré de certitude sur Tinnocence
de Faccusé, puisque, ne Fayant point examiné par
vos propres yeux, vous ne jugez de lui que par ses
écrits, et sur mon témoignage. Donc vos scrupules
devroient être plus grands que les mien&, si les
manœuvres de ses persécuteurs, que vous avev mieux
suivies, ne feisoient pour vous une espèce de com-
pensation. Dans cette position, j'ai pensé que ce que
nous avions de mieux à faire pour nous assurer de la
véçité, étoit de la mettre à sa dernière et plus sûre
épreuve, celle précisément qu'éludent si soigneuse-
ment vos messieurs. Il me sémbloit que, sans trop
nous compromettre , nous aurions pu leur dire : « Nous
« ne saurions approuver qu'aux dépens de la justice
« et de la sûreté publique vous fassiez à un scélérat
«une.grace tacite qu'il n'accepte point, et qu'il dit
« n'être qu'une horrible barbarie que vous couvrez
« d'un beau nom. Quand cette grâce en seroit réelle-
« ment une, étant faite par force, elle change de na-
« ture; au lieu d'être un bienfait, elle devient un Cruel
'< outnigè; et rten n'est plus injuste et plus tyrannique
« que de fotcer un homme à nous être obUgé malgré
« lui. C'est sans doute un des crimes de Jean-Jacques
«de n'avoir, au lieu de la reconnoissance qu'il vous
« doit, qu'uii'xiédain plus que méprisant pour vous et
« pour vos manœuvres. Cette impudence de sa part
û mérite en particulier une punition sortable ; et cette
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43o TROISIÈME DIALOGUE.
« punition que vous lui devez et a vous-même est de
« le confondre , afin que, forcé de reconnoitre enfin
« votre indulgence , il ne jette plus<les nuages sur les
« motifs qui vous font agir. Que la confusion d'un
«hypocrite aussi arrogant soit, si vous voulez, sa
u seule peine ; mais qu'il la sente pour Tédification ,
<c pour la sûreté publique, et pour Thonneur de la gé-
« nération présente qu il parott dédaigner si fort. Alors
«seulement on pourra, sans. risque, le laisser errer
«parmi nous avec honte, quand il sera bien au-
« tbentiquement convaincu et démasqué. Jqsques à
« quand souffrirezrvous cet odieux scandiile, qu avec
« la sécurité de Finnocence le crime o$e insolemment
« provoquer la vertu , qui gauchit devant lui et se
«caché dans Tobscurité? Cest lui qu'il faut réduire
« à cet indigne silence que vous gardez, lui présent:
« sans quoi l'avenir ne voudra jamais croire que celui
« qui se montre seul et sans crf^ilite est le coupable,
«et que celui qui, bien escorte, n'ose lattendre est
« l'innocent. » ^
En leur parlant ainsi , nous les aurions forcés à
s'expliquer ouvertement, ou à convenir tacitementde
leur imposture; et, par la discussion contradictoire
des fedts , nous aurions pu porter un jugement certain
sur les accusateurs et sur l'accusé, et ptonoAi^^ défi-
nitivement entre eux et lui. Vous dites que les juges
et les témoins, entrant tous dans là ligue, auroient
rendu la prévarication très facile à exécuter, très dif-
ficile à découvrir, et cela doit être : mais il n'est pas
impossible aussi que l'accusé n'eût trouvé quelque
réponse imprévue et péremptoire qui eût démonté
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TROISIÈME DIALOGUE. 43l
toutes leurs batteries, et manifesté le complot. Tout
est contre lui , je le sais , le pouvoir, la ruse, Targent,
Tintrigue , le temps , les préjugés , son ineptie , ses dis-
tractions, son défaut de mémoire, son emb£ft*ras de
s'énoncer, tout enfin, hor^ Imnocence et la vérité,
qui seules lui ont donné l'assurance de rechercher, de
demander, de provoqueravec ardeur ces explications
qu'il auroittant de raisons de craindre si sa conscience
déposoit contre lui. Mais ses. désirs attiédis ne sont
plus animés, ni par l'espoir d'un succès qu'il ne peut
plus attendre que d'un miracle, ni par l'idée d'une ré-
paration qui pût flatter son cœur. Mettez-vous un mo-
ment à sa place, et sentez ce qu'il doit peii^r de la
génération présente et de sa conduite à son égard.
Après le plaisir qu'elle a pris à le diffamer en le ca-
jolant, quel cas pourroit-il faire du retour de son
estiiqf ? et de quel prix pourroient être à ses yeux les
caresses sincères des mêmes gens qui lui en prodi-
guèrent de si fausses , avec des cœurs pleins d'aversion
pour lui? Leur duplicité , leur trahison , leur perfidie ,
ont*elles pu lui laisser pour eux le moindre sentiment
favorable? et ne seroit-il pas plus indigné que flatté de
s'en voir fêté sincèrement avec leâ lûémes démonstra-
tions qu'ils employèrent si long-temps en dérision à
faire de lui le jouet de la canaille?
^on, monsieur, quand' ses contemporains, aussi
repen^atits et vrais qu'il§ ont été jusqu'ici faux et cruels
à son égard, reviendroient enfin de leur erreur, ou
plutôt de leur haine , et que, réparant leur longue in-
justice, ils tâcheroient, à force d'honneurs, de lui
faire oublier leui*s outrages, pourroit-il oublier la bas-
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432 TROISIÈME DIALOGUE,
sesse et Findignité de leur conduite? pourroit-il cesser
de se dire que, quand même il eût été le scélérat qu'ils
se plaisent à voir en lui, leur manière de procéder
avec ce prétendu scélérat, moins inique , n en seroit
que plus abjecte, et que /avilir autour d'un monstre
à tant de manèges insidieux étoit se mettre soi-même
au-dessous de lui? Non, il n'est plus au pouvoir de ses
contemporains de lui ôter le dédain qu'ils ont tant pris
de peine à lui inspirer. Devenu même insensible à
leurs insultes, comment pourroit-il être touché de
leurs éloges? Gomment pourroit-il agréer le retour
tardif et forcé de leur estime, ne pouvant plus lui-
même en avoir pour eux? Non, ce retour de la part
d'un public si méprisable ne pourroit plus lui donner
aucun plaisir, ni lui rendre aucun honneur. Il en
seroit plus importuné sans en être plus satisfait. Ainsi
l'explication juridique et décisive qu'il n'a pu jumais
obtenir, et qu'il a cessé de désirer, étoit plus poiir
nous que pour lui. Elle ne pourroit plus , même avec
la plus éclatante justification, jeter aucune véritable
douceur dans sa vieillesse. Il est désormais trop
étranger ici-bas pour prendre à ce qui s'y feiit aucun
intérêt qui lui soit personnel. N'ayant plus de suffi-
sante raison pour agir, il reste tranquille, en atten-
dant avec la mort la fin de ses peines, et ne voit plus
qu'avec indifférence le sort du peu de jours qui lui
restent à passer sur la terre. »
Quelque consolation néanmoins est encore à sa
portée; je consacre ma vie à la lui donner, et je vous
exhorte d'y concourir. Nous ne sommes entrés ni l'un
ni l'autre dans les secrets de la ligue dont il est l'objet;
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TROISIÈME DIAI^OOUE. 4^3
nous n avons point partagé la fausseté dé ceux qui la
composent; nous n'avons point cherché à le sur-
prendre par des caresses perfides. Tant que vous
lavez ^ï, vous Tavez fui, et moi je ne Tai recherché
que dans Fespoir de le trouver digne de mon amitié;
et répreuve nécessaire pour pçrter un jugement
éclairé sur son compte, a^ant été long-temps autant
recherchée par lui qu'écartée par vos messieurs,
forme un préjugé qui supplée, autant qu'il se peut, à
cette épreuve, et confirme ce qiîe j'ai pensé de lui
après un examen aussi^ long qu'impartiah II m'a dit
cent fois qu'il se seroit consolé de l'injustice publique,
s'il eût trouvé un seul cœur d'homme qui s'ouvrit au
sien, qui sentit ses peines, et qui les plaignit; l'estime
franche et pleine d'un ^eul l'eût dédommagé du mé-^
pris de tous les autres. Je puis lui donner ce dédom-^
magement, et je le lui voue. Si vous vous joignez à
moi pour cette bonne œuvre , nous pouvons lui rendre
dans ses vieux jours la douceur d^une société véritable
qu'il a perdue depuis si long-temps, et qu'il n'espé-
roit plus retrouver ici-bas. Laissons le public dans
l'erreur où il se complaît, et dont il est digne, et mon-
trons seulement à celui qui en est la victime que nous
ne la partageons pas. Il ne s'y trompe déjà plus à
mon égard, il nt s'y trompera point au vôtre; et si
vous venez à lui avec les sentiments qui lui sont dus,
vous le trouverez prêt à vous les rendre. Les nôtres
lui seront d'autant plus sensibles, qu'il ne les àtten-
doit ptus de personne; et, avec le cœur que je lui con-
nois, il n'avoit pas «^ besoin d'une si longue privation
pour lui en faire sentir le prix. Que ses persécuteurs
XVI. aS
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434 TROISIÈME DIALOGUE.
Goatinuentde triompher, il verra leur prospérité sans
peine; le désir de la vengeance ne le tourmenta jamais.
Au milieu de tous leur^ succès, il les plaint encore, et
les croit bien plus malheureux que lui. En e,^et,
quand la triste jouissance des maux qu ils lui ont£EÛts
pourroit remplir lel^'s^cœurs d'un contentement véri-
table, peut-elle jamais les garantir de la crainte d être
un jour «découverts et démasqués? Tant de soins
qu'ils se donnent, tant de mesures quils prennent
sans relâche depuis tant d'années , ne marquent-elles
pas laAnyeur de n en avoir jamais pris assez? Ils ont
beau renfermer la vérité dans de triples murs de men-
songes et d'impostures qu'ils renforcent continuel-
lement, ilâ tremblent toujours qu'elle ne s'échappe
par quelque fissure. L'immébse édifice de ténèbres
qu'ils ont élevé autour de lui ne suffit pas pour les
rassurer. Tant qu'il vit , un accident imprévu peut lui
dévoiler leur mystère, et les exposer à se voir con-
fondus. Sa mort même , loin de les tranquilliser, doit
augoittiter leurs alarmes. Qui sait s'il n'a point trouvé
quelque confident discret qui , lorsque l'animosité du
public cessera d'être attisée par la présence du con-
damné , saisira pour se faire écouter le moment où les
yeux commenceront à s'ouvrir? Qui sait si quelque
dépositaire fidèle ne produira pas eu temps et lieu de
telles preuves de son innocence, que le public, forcé
de s'y rendre, sente et déplore sa longue erreur? Qui
sait si, dans le nombre infini de leurs complices, il ne
s'en trouvera pas quelqu'un que le repentir, <jue le
remords fitôse parler? On a beau prévoir ou arranger
toutes les combinaisons i^iaginables, on craint ton-
Digitizedby Google j
TROISIÈME DIALOGUE. 4^5
jours qu'il n'eu reste quelqu'une qu'on n a pas prévue ,
et qui laisse découvrir la vérité quand on y pensera le
moins. La prévoyance a beau travailler^ la crainte eêt
encore plus active; et les auteurs d'un pareil projet
ont, sans y penser, sacrifié à leur baine le repos du
reste de leurs jours.
Si leurs accusations étoient véritables , et que Jean-
Jacques fût tel qu'ils l'ont peint, l'ayant ^nne fois dé-
masqué pour l'acquit de letir conscience, et déposé
leur^secret chez ceux qui doivent veiller à l'ordre pu-
blic , ils se reposeroient sur etrx du reste , cesseroient
de s'occuper du coupable, et ne penseraient plos à
lui. Mais l'œil inquiet et vigilant qu'ils ont sans cesse
attaché sur lui , les émissaires dont ils l'entourent,' les
mesures qu'ils ne cessent de prendre pour lui fermer
toute voie à toute explication , pour qu'il ne puisse
leur échapper en aucune sorte, décèlent avec leors
alarmes la cause qui les entretient et les perpétue:
elles ne peuvent plus cesser, quoi qu'ils &ssent;
vivant ou mort, il les inquiétera toujours; et s'ilaimôit
la vengeance, il en auroit une bien assurée dans la
frayeur dont, malgré tant de précautions entassées,
ils ne cesseront plus d'être agités.
Voilà le contre-poids de leurs succès et de toutes
leurs prospérités* Ils ont én|ployé toutes le^ressour^
ces ^e letH* art pour faire de lui le plus malheureux
des êtres; à force d'ajouter moyens sur moyens, ils les
ont tous épuisés; et loin de parvenir à leurs fins, ils
ont produit l'effet contraire. Ils ont fait trouver à
Jean -Jacques des ressources en lui-même qu'il ne
connottroit pas sans eux. Après lui avoir fait le pis
28.
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436 TROISIÈME DIALOGUE,
qu'ils pouvoient lui faire , ils Font mis en état de
n avoir plus riea à craindre , ni d'eux, ni de personne ,
et de voir avec la plus profonde indifférence tous les
événements humains. Il nyapointd atteinte sensible
à son àme qu ils ne lui aient portée ^ mais , en lui fai-
sant tout le mal qu'ils lui pouvoient faire , ils l'ont
forcé de se réfugier dans des asiles où il n'est plus en
leur pouvoir de pénétrer. Il peut maintenant les défier
et se moquer de leur impuissance. Hors d'état de le
rendre plus malheureux , ils le deviennent chaque
jour davantage, en voyant que tant d'efforts n ont
abouti qu'à empirer leur situation et adoucir la sienne.
Leur rage , devenue impuissante , n'a fait que s'irriter
en voulant s'assouvir^
Ail reste, il ne doute point que, malgré tant d'ef-
forts, le temps ne lève enfin le voile de l'imposture,
et ne découvre son innocence. La certitude qu'un jour
on sentira le prix de sa patience contribue à la sou-
tenir; et en lui tout ôtant, ses persécuteurs n'ont pu
lui ôter la confiance et l'espoir. « Si ma mémoire de-
« voit, dit-il, s'éteindre avec moi, je me consolerois
a d'avoir été si mal connu des hommes^ dofit je serois
« bientôt oublié ; mais puisque mon existence doit être
« connue après moi par mes livres, et bien plus par
« mes malheurs , je ne me trouve point, je l'avoue,
« assez de résignation pour penser sans impatience ,
«moi qui me sens meilleur et plus juste qu'aucun
« homme qui me soit connu, qu'on ne se souviendra
« de moi que copime d'un monlstre , et que mes écrits,
« où le cœur qui les dicta est empreint à chaque page,
« passeront pour les déclamations d'un tartufe qui ne
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TROISIÈME DIALOGUE. 437
« cherchoit qu à tromper le public. Qu'auront doue
a servi mon courage et mon zélé , si leurs monumei;its ,
«loin d'être utiles aux bons% ne font qu aigrir et
« fomenter Tanimosité des méchants ; si tout ce que
« Tamour de la vertu m a faitdire sans crainte et sans
« intérêt ne fait à Tavenir, comme aujourd'hui , qu'ex-
« citer contre moi la prévention et la haine, el ne pro-
« duit jamais aucun bien ; si au lieu des bénédictions
« qui m'éloient dues , mon nom , que tout devoit rendre
«honorable, n'est prononcé dans l'avenir qu'avec
« imprécation! Non, je ne supporterois jamais une si
« cruelle idée; elle absorberoit tout ce qui m'est resté
« de courage et de constance. Je consentirois sans
« peine à ne point exister dansia mémoire des hommes,
« mais je nc^puis consentir ^ je l'avoue , à y. restei* dif^
«famé. Non, le ciel ne le piermettra point, et, 4w8
« quelque état qug m^ait réduit la destinée , je i\e dése&-
« pèrerai jamais de la Providence , sachant bie^ qu'elle
« choisit son heure et non pas la nôtre , et qu'elle aime
«à frapper son coup au momqnt qu'op ^e l'attend
« plus. Ce n'est pas qiie je donne encore aucune im-
« portanc#, et surtout par rapport à moi, au peu de
«jours qui me restent à vivre, quand même j'y pour-
« rois voir renaître pour moi toutes les douceurs dont
« on a pris peine h tarir le cours. J'ai trop (sonnu la
«misère dçs prospérités humaines, pour être sen-
' Jamais les discours d'uo homme qu'oQ croit 'parler contre sa
pensée ne toucheront ceux qui ont cette opinion. Tous ceux qui?
pensant mal de moi, disent avoir profité dans la vertu paria lecture
de mes livres, mentent, et même très sottement. Ce sonH^ceux-là qui
sont vraiment des tartufes.
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438 TROISIÈME DIALOGUE.
n sible , à mon âge , à leur tardif et vain retour ; et quel*
a cpie peu croyable qu'il soit, il leur seroit encore plus
M aisié de revenir , qu'à moi d'en reprendre le goût. Je
«I n espère plus et je désiste très peu de voir de mon
0 vivant la révolution qui doit désabuser le public sur
« nion cM^pte. Que mes persécuteurs jouissent en
« p^ix^ s^tls peuvent, toute leur vie , du bonheur qu'ils
M sa sont (ait des misères de la mienne. Je ne désire de
«les voir ni confondus ni punis; et pourvu qu'enfin
« la vérité soit connue, je ne demande point que ce
» soit à leurs dépens : mais je ne puis regarder comme
n une chose indifiBérente aux hommes le rétablissement
«de ma mémoire, et le retour de l'estinie publique
« qui m'étoit due. Ce seroit un trop grand malheur
« pour le genre humain que la manière dont on a pro-
* cédé à mon égard servtt de modèle et d'exemple ,
« que Fhonneur des particuliers dépendit de tout im*
« posteur adroit, et que la société, foulant aux pieds
« les pins saintes lois de la justice, ne ffllt plus qu'un
« ténébreux brigandage de trahisons secrètes et d'im-
rf postures adoptées sans confraptation , sans centra-
le diction, sans vérification, et sans aucune défense
« laissée aux accusés. Bientôt les hommes, à la merci
«lés uns des autres, nWroient de force et d*action
« que pwr s'entre-déchirer entre eux, sans en avoir
«aucune pour la résistance; les bons, livrés tout-à-^
« fait aux méchants, deviendroient d'abordJeur proie,
« enfin leurs disciples; l'innocence n'auroit pi us d'asile,
«^et la terre, devenue uo enfer, ne seroit couverte que
« de dém^s occupés et se tourmenter les uns et les
«autres. Son, le ciel ne laissera point un exemple
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TROISIÈME DIALOGUE. 439
^ aussi ftineste ouvrir au crime une route nouvelle ^
« inconnue jusqu'à ^^ jour; il découvrira la noirceur
« d une trame aussi cruelle. Un jour viendra , j'en ai la
«juste coiifiance, que les honnêtes gens bépiront ma
« mémoire , et pleureront sur mon sort. Je suis sûr de
« la chose, quoique j^n ignore le teinps. Voilà le fon-
â dément de ma patience et de mes consolations.
« L'ordre sera rétabli tôt ou tard , même sur la terre ,
«je n'en doute pas. Mesopprésseurs peuvent reculer
« le moment de ^ptajustificalioa, mais ils ne sauroient
« empêcher qu'il ne vienne. Cela pie suffit pour être
« tranquille au milieu de leurs œuvres : qu'ils contï-
« nuent à disposer de moi durant nia vie , mai» qu'ils
« se pressent; je vais bientôt leur échapper. »
Tels sont sur ce point les sentiments de Jean-
Jacques, et tels sont aussi les miens. Par «un décret
dont il ne m'appartient pas de sonder la profondeur,
il doit passer le reste de ses jours dans le mépris et
l'humiliation: mais j'ai le plus vif pressentiment qu'a-
près sa mort et celle de ses persécuteurs , leurs trames
seront découvertes , et sa mémoire justifiée. Ce senti-
ment me paroît si bien fondé, que, pour peu qu'on y
réfléchisse, je ne vois pas qu'on en puisse douter.
C'est un axiome généralement admis, que tôt ou lard
la vérité se découvre; et tant d'exemples l'ont con-
firmé , que l'expérience ne permet plus qu'on en doute.
Ici du mqins il n'est pas concevable qu'une tranle
aussi compliquée reste cachée aux âges futurs ; il n'est
pas même à présumer qu'elle le soit long-temps dans
le nôtre. Trop "de signes. la« décèlent pour qu'elle
échappe au premier qui voudra bien y regarder , et
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44o TROISIÈME DIALOGUE,
celte volonté viendra sûrement à plusieurs sitôt que
Jean-Jacques aura cessé de vivre. De tant de gens em-
ployés à fasciner les yeux du public, il n'est paç pos-
sible qu'un grand nombre n aperçoive la mauvaise foi
de ceux qui les dirigent , et qu'ils ne sentent que si cet
homme étoit réellement tel qu'ils le font, il seroit su-
perflu d'en imposer au public sur son compte, et
d'employer tant d'impostures pour le charger de
choses qu'il ne fait pas, et déguiser celles qu'il fait.
Si l'intérêt, l'animosité, la crainte, les font concourir
aujourd'hui sans peine à ces manœuvres , un temps
peut venir oit leur passion calmée, et leur intérêt
changé, leur feront voir sous un jour bien différent
les œuvres sourdes dont ils sont aujourd'hui témoins
et complices. Est-il croyable alors qu'aucun de ces
coopérateurs subalternes ne parlera confidemment à
personne de ce qu'il a vu, de ce qu'on lui a fait faire,
et de l'effet de. tout cela pour abuser le public? que,
trouvant d'honnêtes gens empressés à la recherche
de la vérité défigurée , ils ne seront point tentés de se
rendre encore nécessaires en la découvrant, comme
ils le sont maintenant pour la cacher, de se donner
quelque importance en montrant qu'ils furent admis
dans la confidence des grands, et qu'ils savent des
anecdotes ignorées du public? Et poiprquoi ne croi-
rois-je pas que le regret d'«avoir contribué à noircir un
innocent en rendra quelques uns indiscrets ou véri-
diques, surtout à l'heure où, prêts à sortir de cette
vie, ils seront sollicités par leur conscience à ne pas
emporter leur coulpe %vec eux? Enfin, pourquoi les
réflexions que vous et moi faisons aujourd'hui ne
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TROISIÈME DIALOGUE. 44'
viendroîent-elles pas alors dans Tesprit de plusieurs
personnes, quand elles examineront de sang froid la
conduite qu^on a tenue , et la facilité qu'on eut par elle
de peindre cet homme comme on a voulu? On sentira
qu il est beaucoup plus incroyable qu'un pareil homme
ait existé réellement, qu il ne Test que la crédulité pu-
blique , enhardissant les imposteurs , les ait portés à le
peindre ainsi successivement, et en enchérissant tou-
jours , sans s'apercevoir qu'ils passoient même la me-
sure du possible. Cette marche , très naturelle à la
passion, est un plége qui la décèle, et dont elle se ga-
^ rantit rarement. Celui qui voudroit tenir un registre
exact de ce que, selon vos messieurs, il a fait, dit,
écrit, imprimé, depuis qu'ils se sont emparés de sa
personne, joint à tout ce qu'il a fait réellement, trou-
veroit qu'en cent ans il n'auroit pu suffire à tant de
choses. Tous les livres qu'on lui attribue, tous les
propos qu'on lui fait tenir, sont aussi concordants et
aussi naturels que les faits qu'on lui impi:|te, et tout
cela toujours si bien prouvé, qu'en admettant un seul
de ces feits on n'a plus droitd'en rejeter aucun autre.
Cependant, avec un peu de calcul et de bon sens,
on verra que tant de choses -^ont incompatibles, que
jamais il n'a^pu faire tout cela, ni se trouver en tant
de lieux difféi;ents en si peu de temps; qu'il y a par
conséquent plus de fictions que de vérités dans toutes
ces anecdotes entassées , et qu'enfin les mêmes preuves
qui n'empêchent pas les unes d'être des mensonges
nésauroient établir que les autres sont des vérités.
La force même et le nombre de toutes ces preuves
suffiront pour faire soupçonner le complot : et dès-
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44^ TROISIÈME DIALOGUE,
lors toutes celles qui n auront pas subi Tépreuve lé^
gale perdront leur force, tous les témoins qui nau*
ront pas été confrontés à Taccusé perdront leur au-
torité, et il ne restera contre lui de charges solides
que celles qui lui auront été connues , et dont il n'aura
pu se justifier; c'est-à-dire qu aux fautes près qu'il a
déclarées le premier, et dont vos messieurs ont tiré
un si grand parti , on n aura rien du tout à lui re-
procher. • ^
C'est dans cette persuasion qu'il me paroit raison-
nable qu'il se console des outrages âe ses contempo-
rains et de: leur injustice. Quoi qu'ils puissent faire,
ses livres, transmis à la postérité, montreront que
leur auteur ne fut point tel qu'on s'efforce de le pein-
dre; et sa vie réglée, simple, uniforme, et la mémo
depuis tant d'années, ne s'accordera jamais^ avec le
caractère affreux qu'on veut lui donner. Il en sera de
ce ténébreux complot, formé dans un si profond se-
cret, dévejoppé avec de si grandes précautions, et
suivi avec tant de zélé, comme de tous les ouvrage»
des passions des hommes , qui sont passagers et pé*
rissables comme eux. Un temps viendra qu'on aura
pour le siécleJbù vécut Jian-Jacques la même horreur
que ce siècle marque pour lui, et que ce^«omplot, im-
mortalisant son auteur, comme Érostrate, passera
pour un chef-d'œuvre de génie, et plus encoi'e de mé-
chanceté.
Le Fr. Je joins de bon cœur mes vœux aiïx vôtres
pour l'accomplissement de cette prédiction , mais
j'avoue que je n'y ai pas autant de confiance; et à voir
le tour qu'a pris cette affaire, je jugerois que des mul-
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TROISIÈME DIALOGUE. 44^
titudes de caractères* et d'événements décrits daài
Fhistoire n'ont peut-être d'autre fondement que l'in-
vention da'éeux qui se sont avisés de les affirmer.
Que le tetops fesse triompher la vérité, c'est ce qui
doit arriver très souvent; mais que cela arrive tou-
jours, comment le sait-on, et sur quelle preuve peut-
on l'assûrer? Des vérités long-temps cachées se dé-
couvrent enfin par quelques circonstances fortuites:
cent mille autres peut-être resteront à jamais offus-
quées par le mensonge, sans que nous ayons auciïn
moyen de les^^econnoître et de les manifester; car , tant
qu'elles restent cachées, elles sont pour nous comme
n'existant pas. Otez le hasard qui en fait découvrir
quelqu'une, elle continueroit d'être cachée; et qui sait
coiâbien il en reste pour qui ce hasard ne viendra ja-
mais? Ne dilSons donc pas que le temps fait toujours
triompher la vérité, car c'est ce qu'il nous est inn>bs-
sible de savoir; et il est bien plus croyable qu'effaçant
pas à pas toutes ses traces, il fait plus souvent triom-
pher le mens(ftige, surtout quand les hommes ont
intérêt à le soutenir. Les conjectures sur lesquelles
vous croyez .que le mystère de ce complot sei-a dé-
Voilé me paroissefit, à moi qui Tai vu de plus près,
beaucoup moins plausibles qu'à vous. La ligue est
trop forte , trop nombreuse, trop bien liée, pour pou-
voir se dissoudre aîsémeiit; et tant qu'elle durera
comme elle est, il est trop périlleux de s'en détacher,
pour que personne s'y hasarde sans autre intérêt que
celui de la justice. De tant de fils divers qui composent
ceWe trame, chacun de côux qui la conduisent ne voit
que celui qu'il doit gouverner, et tout au plus ceux
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444 TROISIÈME DIALOGUE.
qui Tavoisinent. Le concours général du tout n'est
aperçu que des directeurs, qui travaillent sans re-
lâche à démêler ce qui s^osilHtmilIe, à ôteries tiraille-
ments, les contradictions, et à faire jouer le tout
d'une manière uniforme. La multitude des choses
incompatibles entre elles qu'on fait dire et faire à
Jean-Jacques n est, pour ainsi dire, que le magasin
des matériaux dans lequel les entrepreneurs , feisant
un triage, choisiront à loisir les choses assortissantes
qui peuvent s'accorder, et, rejetant celles qui tran-
chent, répugnent, et se contredisent, parviendront
bientôt à les faire oublier, après qu'eUes auront pro-
duitleureffet. Inventez toujours , disent-ils aux ligueurs
subalternes, nous nous chargeons de choisir et d arranger
après. Leur projet est, conune je vous l'ai dit, de feire
une refonte générale de toutes les anecdotes recueil-
lies ou fabriquées par leurs satellites, et de les arran-
ger en un corps d'histoire disposée avec tant d'art, et
travaillée^avec tant de soin, que tout ce qui est ab-
surde et contradictoire, loin de paroitre un tissu de
fables grossières, parottra l'effet de l'inconséquence
de l'homme, qui, avec des passions diverses et mons-
trueuses, vouloit le blanc et le noir, et passoit sa vie
à faire et défaire , faiite de pouvoir acccunplir ses mau-
vais desseins.
Cet ouvrftge, qu'on prépare de longue main, pour
le publier d'abord après sa mort, doit, par les pièces
et les preuves dont il sera muni, fixer si bien le juge-
ment du pubUc sur sa mémoire, que personne ne
s'avise même de former là-dessus le moindre doute.
On y affectera pour lui le même intérêt, la même
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TROISIÈME DIALOGUE. 445
affection dont lapparence bien ménagée a eu tant
d'effet de son vivant; et, pour marquer plus d'impar-
tialité, pour lui donner comme à regret un carac-
tère affreux, on y joindra les éloges les plus outrés de
sa plume et de ses talents , mais tournés de iaçon à le
rendre odieux encore par là; conmie si dire et prouver
également le pour et le contre, tout persuader et ne
rien croire, eût été le jeu favori de son esprit. En un
mot, Técrivain de cette vie, admirablement choisi
pour cela, saura, comme YJietès du Tasse,
Menteur adroit, savant dans Fart de nuire,
Sous la forme d*éloge habiller la satire.
Sçs livres, dites-vous, transmis à la postérité, dé-
poseront e|i faveur de leur auteur. Ce sera, je Favoue,
un argument bien fort pour ceux qui penseront comme
vous et moi sur ces livres. Mais savez-vous à quel
point on peut les défigurer? et tout ce qui a déjà été
fait pour cela avec le plus grand succès ne prouve-t-il
pas qi\on peut tout &ire sans que le public le croie
ou le trouve mauvais? Cet argument tiré de ses livres
a toujours inquiété nos messieurs. Ne pouvaitit les
anéantir, et leurs plus malignes interprétations ne
suffisant pas encore pour les décrier à leur gré , il$ en
ont entrepris te falsification; et cette entreprise, qui
sembloit d abord presque impossible, est devenue,
par la connivence du public, de la plus fecile exé-
iiution. L'auteur n a fait qu'une seule édition de
chaque pièce. Ces impressions éparses ont disparu
depuis long-temps, et le peu d'exemplaires qui peu-
vent rester, cachés dans quelques cabinets^ n'ont
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446 TROISIÈME DIALOGUE. »
excite la curiosité de personne pour les comparer avec
les recueils dont on afFecte d'inonder le public. Tous
ces recueils, grossis de critiques outrageantes, de
libelles ^nimeux , et faits avec Tunique projet de dé-
figurer les productions de lauteur , d en altérer les
maximes, et d en changer peu-à-peu Tesprit, ont été,
dans cette vue, arrangés et falsifiés avec beaucoup
d'art, d abord seulement avec des retranchements, qui,
supprimant les éclaircissements nécessaires, alté-
roientle sens de ce qu'on laissoit, puis par d appa-
rentes négligences qu'on pouvoit faire passer pour
des fautes d'impression, mais qui produisoient des
contre-sens terribles , et qui, fidèlement trmiscrites à
chaque impression nouvelle , ont enfin substitué , par
tradition, ces fausses leçons aux véritables. Pour
mieux réussir dans ce projet, on a imaginé de faire de
belles éditions, quij^par leur perfection typographi-
que, fissent tomber les précédentes et restassent dans
les bibliothèques; et, pour leur donner un plus grand
crédit, on a tâché d'y intéresser Fauteur méipe par
lappàt du gain , et on lui a fait pour cela , par le libraire
chargé de ces manœuvres, des propositions assez
magnifiques pour devoir naturellement le tenter. Le
projet étoit d'établir ainsi la confiance du public, de
ne faire passer sous les' yeux de l'auteur que des
épreuves correctes, et de tirer à son insu les feuilles
destinées pour le public, et où le. texte eût été accom-
modé selon les vues de nos messieurs. Rien n'eût été
si facile par la manière dont il est enlacé, que de lui
cacher ce petit manège , et de le faire ainsi servir lui-
même à autoriser la fraude dont il de voit ère la vic-
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TROISIÈME DIALOGUE. ^4?
time, et qu'il eûtigriorée, croyant transmettre à la
postérité une édition fidèle de ses écrits. Mais, soit
dégoût, soit paresse, soit qu'il ait eu quelque vent du
projet^ non content de s'être refusé à la proposition ^
il a désavoué dans une protestation signée tout ce
qui s'imprimeroit désormais sous son Qpm. L'on a
donc pris le parti de se passer de lui, et d'aller en
avant comme s'il participoit à l'entreprise. L'édi-
tion se fait par souscription, et s'imprime, dit-on, à
Bruxelles^ en beau papier, beau caractère, belles
estampes. On n'épargnera rien pour la prôner dans
toute l'Europe , et pour en vanter surtout l'exactitude
et la fidélité , dont on ne doutera pas phis que de la
ressemblance du portrait publié par l'a^ Hume.
Comme elle contiendra beaucoup de nouvelles pièces
refondue^ lOu fabriquées par nos «messieurs, on aura
grand soin de les munir de titres plus que suffisants
auprès d'un public qui ne demande pas mieux que de
tout croire, et qui ne s'avisera pas si tard de faire le
difficile sur leur authenticité.
Bouss. JVIais, comment? cette déclaration de Jean-
Jacques, dont vous venez de parler, ne lui servira
donc de rien pour se garantir de toutes ces fraudes?
et , quoi qu'il puisse dire, vos messieurs feront passer
sans obstacle tout ce qu'il lei^ plaira d'imprimer sous
son nom ?
Le Fa. Bien plus; ils ont su tourner contre lui jus-
qu'à son désaveu* En le faisant imprimer eux-mêmes,
ils en ont tiré pour eux un nouvel avantage, en pu-
bliant que , voyant ses mauvais principes mis à dé-
couvert et consignés dans ses écrits , il tàchoit de se
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448 TROISIÈME DIALOGUE,
disculper en rendant leur fidélité suspecte. Passant
habilement sous silence les falsifications réelles , ils
ont Eût entendre qu'il accusoit d'être falsifiés des pas-
sages que tout le monde sait bien ne Tétre pas; et,
fixant toute lattention du public sur ces passages,
ils Tout ainsi détourné de vérifier leurs infidélités.
Supposez qu'un homme vous dise : Jean-Jacques dit
qu'on lui a volé des poires, et il ment; car il a son
compte de pommes : donc on ne lui a point volé
de poires. Ils ont exactement raisonné comme cet
homme-là, et c'est sur ce raisonnement qu'ils ont
persifflé sa déclaration. Ils étoient si sûrs de son peu
d'effet, qu'en même temps qu'ils la faisoient imprimer
ils imprilboient aussi cette prétendue traduction du
Tasse tout exprès pour la lui attribuer, et qu'ils lui
ont en effet attribuée, sans la moindre objection de
la part du public ; coinme si cette manière d'écrire
aride et sautillante, sans liaison, sans harmoijîe, et
sans grâce, étoit en effet la sienne. De sorte que, selon
eux, tout en protestant contre tout ce qui paroitroit
désormais sous son nom, ou qui lui seroit attribué,
il publioit néanmoins ce barbouillage , non seulement
sans s'en cacher, mais ayant grand'peur de n'en être
pas cru l'auteur, (X)mme il paroit par la préface sin-
geresse qu'ils ont mise à la tête du livre.
Vous croyez qu'une balourdise aussi grossière, une
aussi extravagante contradiction devoit ouvrir les
yeux à tout le monde et révolter contre Timpadence
de nos messieurs , poussée ici jusqu'à la bêtise? Point
du tout : en réglant leurs manœuvres sur la dispo-
sition où ils ont mis le public, sur la crédulité qu'ils
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' TROISIÈME DIALOGUE. 449
lui ont donnée, ils sont bien plus sûrs dt réussir quel
s'ils agissoient aVec plus de finesse. Dès qu'il s'agit de
Jean-Jac<jyes , il nest besoin de mettre ni bon sens
ni vraisemblance dans les choses qu'on en débite;
pi u5 elles sont absurdes et ridicules, plus- on s^em-
presse à n ew^pas douter. Si d'Alembert ou Diderot'
^'avisoient d'affirmer aujourd'hui qu'il a deux têtes,
en le voyant paster demain dans la rue , tout le monde
lui verroit deux tètes très distinctement, et chacun
seroit très surpris de* n'avoir pars aperçu plus tôt cette
ll^onstruosité. • - .
Nos messieurs sentent si bien cet avantage et savent
si bien s'en prévaloir^ qu'il entre dans leurs plus effi^
caces ruses d'employer des manœuvres pleines d'au-
dace et d'impudence au pi^nt d'en être incroyables ,
afin que , s'il les apprend et s'en plaint, personne n'y
veuille ajouter foi. Quand, pat exemple , un honnête
imprimeur, Simon , dira publiquement à tout le monde
que Jean-Jacques vient souvent chez lui Voir et corw*
riger les épreuves de ces éditiotis fraiiduleiises qq'ils
font de ses écrits , qui est-ce qui croira que Jean-Jac-
ques ne connoît pas l'imprimeur Simon , et n'avoit pas
même ouï parler de ces éditions quand ce discours
lui revint? Quand encore on verra son nom pompeu-
sement étalé dans les listes des souscripteurs de livres
de prix, qui est-ce qui, dès à présent et dans l'avenir,
ira s'imaginer que toutes ces souscriptions prétendues
sont là mises à son insu , ou malgré lui , seulement
pour lui donner un air d'opulence et^le prétention
qui démente le ton qu'il a pfis? Et cependant*...
Rouss. Je sais ce qu'il en est, car il m'a protesté
XVI. 39
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45o TROISIÈME DIALOGUE.
n'avoir fait ep sa vie qu'une seule souscription , savoir
celle pour la statue dé M. de Voltaire.
Le Fft. HéJâen , monsieur, cette seule soiiscription
qu'il a faite est la seule dont on ne sait rien; car le
discret d'4lGmbert , qui Fa reçue , n'en a pas faif beau-
-coup de bruit. Je comprends bien que oette souscriji^
tion est moins une générosité qu'une vengeance; maia.
c'est une vengeance à la Jean-Jacques que Voltaire ne
lui rendra pas.
Vous devez sentir, par ces exemples , que , de quel-
que façon qu'il s'y pr^ne , et dans aucun temps , il ne
peut raisonnablement espérer que la vérité perce à
$on égard à travers les filets tendus autour de l|ii , et
dans lesquels , en s'y débattant, il ne fait que s'enlacer
davantage. Tout ce qui lui arrive est trop hors de
l'ordi-e commun des choses pour pouvoir jamais être
cru; et ses protestations mêmes ne feront qu'attirer
sur li$ les reproches d'impudence et de mensonge
que méritent ses ennemis.
Donnez à Jean -Jacques un Conseil, le meilleur
peut-être qui lui reste à suivre, environné comme il
est d'embûches et de pièges où chaque pas ne peut
manquer de l'attirer: c'est de rester, s'il se peut, im-
mobile, de -ne point agir du tout', de n'acquiescera
' Il ne m'est pas permis de suivre ce conseil, en ce qui regarde
la juste défense de mon honneur. Je dois, jusquà la fin, faire tout
ce qui dépend de moi, sinon pour ouvrir les yeux à cette aveo^e
génération, du moins pour en éclairer une plus équitable. Tous les
moyens pour cela me sont 6tés ; je le sais : mais , sans aucun espoir
de succès, tons les efforts possibles, quoique inutiles, n'en sont pas
moins- dans mon deyoir ; et je n% cesserai de les faire jusqu'à mon
dernier soupir. Fay ce <iue doy^ arrive qwjxmrrà.
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TROISIÈME DIALOGUE. ^St
rien de ce qu'on lui propose, sous quelque prétexte
que ce soit , et de résister même à ses propres mou-
vements tant qu il peut s'abstenir de les suivre. Sous
quelque face avantageuse qu'une chose à faire ou à
aire se présente à son esprit ^ il doit compter que dès
qu'on lui laisse le pouvoir de l'exécuter, c'est qu'on
eit sûr d'en tourner l'effet contre lui^ et de la4ui
rendre funeste. Par exemple, pour tenir le public en
garde contre les falsifications de ses livres , et contre
tous les écrits pseudonymes qu'on fait courir joumel-
l^oient sous son nom, qu'y avoit-il demeilheur en ap-
parence et dont on pût moins abusei^pour lui nuire,
que la déclaration dont nous venons de parler? Et ce*
pendant vous seriez étonné du parti qu'on a tiré de
cette déclaration pour un effet tout contraire; et il a
dû sentir cela de lui-même par le soin qu'on a priô de
la faire imprimer à son insu,; car il n'a sûrement pas
pu croire qu'on ait pris ce ^in pour lui faire plaisir.
L'écrit sur le gouvernement de Pologne *, qu'il n'a feit
' Cet écrit est tombe dans les mains de M. d'Alembert peat-étre
aussitôt qu*il est sorti des miennes , et Dieu sait qad usage il en a
su faire. M. le comte Wielhorski m'apprit, en venant me dire adien
à soiï départ de Paris, quon avoit mis deshorrears de Ini dans la
gazette de Hollande. A Tair dont il me dit cela, j*ai jugé, en y re«
pensant, qu'il roe croyoit Fauteur de Tarticlè, et je ne doute pas
qu^ n'y ait du d'Alembert dans cette, affaire, aussi bien que dans
celle d'un certain comte Zanowisch, Dalmate, ef d'un prêtre aven-
turier, Polonois, qui a fait mille efforts pour pénétrer chez moi.
Les manœuvres de ce M. d'Alembert ne me stirprennent plus : j'y
suis tout accoutumé. Je ne puis assurément approuver la conduite
du comte Wielhorski à mon égard ; mais, cet article à part, que je
n'entreprends pas d'expliquer, j'ai toujours r^ardé et je regarde
encore ce seigneur polonois comme un honnête homme et un bon
29-
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452 TROISIÈME DIALOGUE,
que sur les plus touchantes instances, avec le plus
parfait désintéressement , et parles seuls motifs de la
plus pure vertu, sembloit ne pouvoir^qu'honorer son
auteur et le rendre respectable, quand même cet écrit
n'eût été qu'un tissu d'erreurs. Si vous saviez par qui,
pour qui, pourquoi cet écrit étoit sollicite, Fusage
qu'on s'est empressé d'en foire, et le tour qu'on a su
lui donner, vous sentiriez parfaitement combien il eût
été à désirer pour l'auteur quei résistant à toute cajo-
lerie ^ il se refusât à l'appât de cette bonne œuvr«,
qui, de la'part de ceux qui la soUicitoient avec tah%
d'instance , n'avoit pour but que de la rendre perni-
cieuse pour lui. En un mot, s'il connott sa situation,
il doit comprendre , pour peu qu'il y réfléchisse, que
toute proposition qu'on lui fait , et quelque couleur
qu'on y donne, a toujours un but qu'on lui cache, et
qui l'empêcheroit d'y consentir si ce but lui étoit
connu. Il doit sentir surtout que le motif de foire du
bien ne. peut être qu'urt' piège pour lui de la part de
ceux qui le lui proposent, et pour eux un moyen réel
de foire du mal à lui ou par lui, pour le lui imputer
dans la suite; qu'après l'avoir mis hors d'état de rien
faire d'utile aux autres ni à lui-même , on ne peut plus
lui présenter un pareil motif que pour le tromper;
patriote ; et, si j'ayois la fantaisie et les moyens de faire insérer âe%
articles dans les gazettes , j'anrois assurément des choses plus pres-
sées à dire et plus importantes pour moi que des satires du comtft
Wielhorski. Le succès de toutes ces menées est un effet nécessaire
àxL système de conduite que Ton suit à mon égard. Qu'est-ce qifl
pourrait empêcher de réussir tout ce qu'on entreprend contre moi,
dont je ne sais rien, à <|^oi je ne peux rien, et que tout le monde
favorite ?
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^3
qu^enfin, u'étant plus, dans sa position, en puissance
de &ire aucun l^en, tout ce qu'il peut désormais faire
de mieux est de s'abstenir tout-à-fait d'agir, de peuç
de malfaire, sans le voir ni le vouloir, comme cela lui
arrivera infailliblement bhaque fois qu'il i^era aux
instances des gens qui l'environnent , e| qui ont tou-
jours leur leçon toute faite sur les choseé qu'ils doi-
vent lui proposer. Surtout quHl ne se laisse point émou-
voir par le reproqfie de se refuser à quelque bonne
œuvre ; sûr au contraire que , si c'étoit réellement une
bonne œuvre , loin de l'exhorter à y concourir, tout se
réuniroit pour Ten empêcher, de peur qu'il n^en eût
le mérite , et qu'il n'en résultât quelque effet en sa fii-
veur.
Par les mesures extraordinaires qu'on prend pour
altérer et défigarer ses écrits, et pour lui en attribuer
auxquels il n'a jamais songé , vous devez juger que
l'objet de la ligue ne se borne pas à la génération pré-
sente , pour qui ces sœns ne sont plus nécessatres : et
puisque ayant sous les yeux ses livres , tels à peu près
qu'il les a composés , on n'en a pas tiré l'objection qui
nous paroit si forte à l'un et à l'autre contre l'affreux
caractère qu'on prête à l'auteur, puisqu'au contraire
on les a su mettre au rang de ses crimes , q^ Ja pro-
fession de foi du Vicaire est devenue un écrit impie ,
VHéloïs^fkn roman obscène , le Contrat social un livre
séditieux; puisqu'on vient de mettre à Paris Pygma
lion, malgré lui, sur la scène, tout exprès pour exciter
ce risible scandale qui n'a fait rire personne, et dont
nul n'a senti la comique absurdité | puisque enfin ces
écrits tels qu'ils existent n'ont p£^s garanti leur auteur
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454 TROISIÈME DIALOGUE,
de la diffamation de soa vivant, Ten garanti ront4t8
mieux après sa mort, quand on le^aura mis dans
l'état projeté pour rendre sa mémoire odieuse, et
quand les auteurs du complot auront eu tout le tempt*
d'efFacer toutes les traces de son innocence, et de leur
imposture? Ayant pris toutes leurs mesures en gens
prévoyants et pourvoyants qui songent à tout, auroient^
ils oublié la supposition que vous laites du repentir
de quelque complice, du moins à Jheure de la mort,
et les déclarations incommodes qui pourroient en ré*
sulter s'ils n'y mettoient ordre?
Non, monsieur; comptez que toutes leurs mesures
sont si bien prises, qu'il leur reste peu de chose à
craindre de ce côté-là.
Parmi les singularités qui distinguent le siècle où
nops vivons de tous les autres , est l'esya^it méthodique
et conséquent qui depuis vingt ans dirige les opinions
publiques. Jusqu'ici ces opinions erroient sans suite
Çt sans régie au gré des passions des hommes; et ces
passions s'entre-choquant sans cesse faisoient flotter
le public de l'une à l'autre sans aucune direction con*
stante. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Les pré-
jugés eux-mêmes ont leur marche et leurs régies; et
ces régies, auxquelles le public est asservi sans qu'il
s'en doute, s'établissent uniquement sur les vues de
ceux qui le dirigent. Depuis que la sect^ philoso-
phique s'est réunie en un corps sous des chefs , ces
chefs , par l'art de Tintrigue auquel ils se sont applir
qués, devenus les arbitres de l'opinion publique, le
sont par eUe de la réputation , même de la destinée
des particuUers, et, par eux, de celle de l'état. Leur^
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TROISIÈME DiALOGUEi 455
essai fîit fait sur Jean-Jacques , et la grandeur du
succès , qui dut les^ étonner eux-mêmes, leur fit sentir
jusqu'où leur crédit pouvoit s'étendre. Alors ils son-
gèrent à s associer des hommes puissants, pour ^e*
venir avec eux les arbitres de la société; ceux surtout
qui , disposés cemfne eux aux secrètes intrigues et
aux mines souterraines, ne pou voient manquer dé
rencontrer et d'éventer souvent les leurs. Ils leun
firent sentir que j travaillant de concert , ils pouvoient
étendre tellemeiit leurs rameaux sous les pas des
hommes, que nul ne trouvât plus d'assiette solide et
ne pût marcher que sur des terrains qontremihés. Ils
se donnèrent des chefs principaux qui , de leur côté ,
dirigeant «sourdement toutes les forces publiques sur
' les plans convenus entre eux , rendent infaillible l'exé-
cution de tous leur» projets. Ces chefs de la ligne
philosophique la méprisent , et n'en sont pas estimés;
mais l'intérêt commun les tient étroitement unis les
uns aux autres , parceque la haine ardente et cachée
est la grande passion de tous, et que, par une ren-
contre assez naturelle, cette haine commuil^ est
tombée sur les mêmes objets. Voilà comment le siècle
où nous vivons est devenu le siècle de la haine et des
secrets complots ; siècle où tout agit de concert sans
affection pour personne , où nul ne tient à son parti
par attachement, mais par aversil^ pour le parti con-
traire, où, pourvu qu'on fasse le mal d'autrui , nul ne
se soucie de son propre bien.
Rouss. C'étoit pourtant chez totis ces gens si hai
^eux que vous trouviez pour Jean-Jacques une affec
tion si tendre.
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456 TROISIÈME DIALOGUE.
Le Fr. Nç me rappelez pas mes torts; ilsétoieni
moins réejs qu apparents. QuoRjue tpus ces ligueurs
m'eussent fasciné Tesprit par un certain jargon pa-
pilloté ,noutes ces ridicules vertus, si pompeusement
étalées 9 étoient presque aussi^hoquantes à iiies yeux
qu'aux vôtres. J'y sentois une fof'fanterie que je ne
sayois pas démêler; et tnon jugement, subjugué mais
non satisfait, cherchoit des éclaircissements que vous
m'avez donnés , sans savoir les trouver de lui-même.
Les complots ainsi arrogés, ricA-n'a été plus facile
^pe de les mettre à exécution par des moyens assortis
à cet effet. Les oracles des grands ont toujours uu
grand crédit 3ur le peuple. On n'a fait qu'y ajouter un
air de mystère pour les faire mieux circuler. Les phi-
losophes , pour conserver une certaine gravité, se sont
donnée en se faisant chefs de parti, des multitudes de
petits élèves qu'ils ont initiés aux secrets de la secte,
et dont ils ont fait autant d'émissaires et d'opérateurs
de sourdes iniquités; et, répandant par eux les noir-
ceurs qu'ils in ventoient et qu'il s feignoient, eux, de voui-
loir cacher, ils étendoient ainsi leur cruelle influence
dans tous les rangs, sans excepter les plus élevés. Pour
s'attacher inviolablement leurs créatures, les chefs ont
conunencé par l^s employer à m^lfaire, comme Ga-
tilina fit boire à ses conjurés le sang d'un homme,
sûrs que, par ce mal où ils les a voient fait tremper,
ils les tenoient liés pour le reste de leur vie. Vous avez
dit que la vertu n'unit les bompies que par des liens
fragiles, au lieu que les chaînes du crime sont impos-
sibles à rompre. L'^périence en est sensible dans
l'histoire de Jean-Jacques. Tout ce qui tenoit à liy
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TRprSiÈME DIALOGUE. 4^7
par Festime et la bienveillance, que sa droiture et la
douceur de son commerce dévoient naturellement in-
spirer, s'est éparpillé, sans retour; à la première
épreuve, ou n'est i^esté que pour le trahir. Mais les
complices de nos messieurs n oseront jamais ni les
démasquer, quoi qu'il arrive, de peur d'être démas-
qués eux-mêmes , ni se détacher d'eux , de peur de leur
vengeance, trop bien instruits de ce qu'ils savent faire
pour l'exercer. Demeurant ainsf tous unis par la
crainte plus qtiïe les bons ne le sont par l'amour, ils
forment un corps indissoluble dont chaque membre
, ne peut plus être séparé.
Dans l'objet de disppser, par leurs disciples, de
l'opinion publique et de la réputation des hommes , ils
ont assorti leur doctrine à leurs vues : ils ont ikit adop-
ter à leurs sectateurs les principes les plus propres à
se les teair inviolablement attachés, quelque usage
qu'ils en veuillent faire; et, pour empêcher que les
directions d'une importune morale ne ^Tinssent con-
trarier les leurs, ils l'ont sapée par la base, en détrui-
sant toute religion , to\it libre arbitre , par conséquent
tout remords, d'abord avec quelque précaution, par
la secrète prédication de leur doctrine, et ensuite tout
ouvertement, lorsqu'ils n'ont plus eu de puissance
réprimante à craindre. En paroissant prendre le con-
tre-pied des jésuites , ils pnl tendu néanmoins au même
but par des routes détournées , en se faisant comme
eux chefs de parti. Les jésuites se rendoient tout puis-
sants en exerçant l'autorité divine sur les consciences,
et se &isant, au nom de Dieu, les arbitres du bien et
du mal : les philosophes , ne pouvant usurper la même
'Digitizedby Google
458 THOISIÈME D1AL9GUE.
autorité, se sont appliqués à la détruire; etpai^,en
paroissant expliquer la nature' à leurs dociles secta-
teurs, et s'en faisant les suprêmes interprètes, ils se
sont établis en son nom une au^iinté non moins ^-
solue que celle de leura ennemis, quoiqu'elle paroisse
libre et ne régner sur les volontés que par la raison.
Cette baîne mutuelle étoit au fond une rivalité de puis-
sance comme celle de Garthage et de Rome. Ces deux
corps, tous deux iinpérieux, tous deux intolérants,
étoient par conséqilent incompatibles , puisque le sys*
tème fondamental de Fun et de l'autre étoit de ré-
gner despotiquement. Chacun voulant régner seul, ils
ne pouvoient partager l'empire et régner ensemble;
ils s'excluoient mutuellement. Le nouveau, suivant
plus adroitement les errements de l'autre, l'a sup-
planté en lui débauchant ses appuis, et, par «eux, est
venu à bout.de le détruire: mais on le voit^éjà mar-
cher sur ses traces avec autant d'audace et plus de
succès, puisque lautre a toujours éprouvé de la résis-
tance, et que celui-ci n'en éprouve plus. Son intolé-
rance, plus cachée et non moins cruelle, ne paraît
pas exercer la même riguwr, parcequ'elle n'éprouve
plus de rebelles; mais, s'il renaissoit quelques vrais
défenseurs du théisme, de la tolérance et de la mo-
rale, on verroit bientôt s'élever contre eux les plus
terribles persécutions; bientôt uae inquisition philo-
sophique, plus cauteleuse et non moins sanguinaire
' Nos philosophes ne manquent pas d*ëtaler pompeusement ce
mot de nature à la tête de tous leur? écrits. Mais ouvrez le livre, et
TOUS verrez quel jargon métaphysique ils ont décoré de et beau
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TROISIÈME DIALOGUE. 4%
quelautre, feroit brûler sans miséricorde quiconque
oseroit croirp en Dieu. Je ne vous déguiserai point
qu au fond du cœur Je suis resté croyant moi-même
aussi bien que vous. Je pense là-dessus, ainsi que
Jean-Jacques y que chacun est porté naturellement à
croire ce qu'il désire, et que celui qui se sent digne
du prix des âmes justes ne peut s'empêcher de l'es-
pérer. Mais, sur ce point comme sur Jean-Jacques
lui-même, je ne veux point professer hautement et
inutilement des sentiments qui me^erdroien t. Je veux
tâcher d'allier la prudence avec la droiture , et ne faire
m'a véritable profession de foi que quanti j'y serai
forcé sous peine de mensongb.
Or cette doctrine de matérialisme et d'athéiàme,
prêchée et propagée avec toute l'ardeur des plus
zélés missionnaires , n'a pas seulement pour objet de
fafre dominer les chefs sur leurs prosélytes, mais,
dans les mystères secrets où ils les emploient, de n^en
craindre aucump indiscrétion durant leur vie, ni au-
cune repentance à leur mort. Leurs trames, après le
succès, meurent avec leurs complices, auxq«Mdb ils
n'ont rien tant appris qu'à ne pas craindre dans Pautrif
vie c& Poul-Serrho des Persans, objecté par Jean-
Jacques à ceux qui disent que la religion ne fait au-
cun bien. Le dogme de Tordre moral rétabli dans
l'autre vie a fait jadis réparer bien des torts dans
celle-ci; et les imposteurs ont eu, dans les (lerniers
moments de leurs complices, un danger à courir qui
souvent leur servit de Frein. Mais notre philosophit,
en délivrant ses prédicateurs de cette crainte, et leurs
disciples dé cette obligation , a détruit pour jaunis
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46o TROISIÈME DIALOGUE,
tout retour au repentir. A quoi bon des révélations
non moins dangereuse qu'inutiles? Si I^ meurt, on
ne risque rien, selon eux, à se taire; et Ton risque
tout à parler, si Fon en revient. Ne voyez-vous pas
que., depuis lohgrtemps, on n'entend plus parler de
restitutions, de réparations, de réconciliations au lit
de la mort; que tous les mourants, san^ repentir, sans
remords, emportent sans effroi dans leur conscience
le bien d autrui, le mensonge et la fraude dont ils la
chargèrent pendant leur vie? Et que serviroit même à
Jean Jacques ce repentir supposé d'un mourant dont
les tardives déclarations , étouffées par ceux qui les
entourent, ne transpirefoient jamais au-dehors, et ne
parviendroient à la connoissance de personne? Igno-
rez-vous que tous les ligueurs , surveillants les uns des
autres , forcent et sont forcés de rester fidèles au com-
plot, *etqu entourés surtout à lem' mort, aucun d'aix
ne trouveroit pour recevoir sa confession, au moins à
l'égard de Jean- Jacques, que de faux dépositaires qui ne
s'en chargeroient que pour l'ensevelir dans un secret
éternel? Ainsi toutes les bouches sont ouvertes au
mensonge , sans que parmi les vivants et les mourants
il s'en trouve désormais aucune qui s'ouvre à lawérité.
Dites-moi donc quelle ressource lui reste pour triom-
pher, même à force de temps, de l'imposture, et se
manifester au public, quand tous les intérêts con-
courent à la tenir cachée , et qu'aucun ne porte à la
révéler.
Rouss. Non, ce n'est pas â moi à vous dire c#la,
c'est à vous-même; et mnréponse est écrite dans votre
cœur. Eh! dites-moi donc à votre tour quel intérêt,
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^1
quel motif vous ramène de Faversion , de Fanimosité
même qu'on vous inspira pour Jean-Jacques , à des
sentiments si différents. Après Favoir si cruellement
haï quand vous Favez cru méchant et coupable, pour-
quoi le plaignez-vous si sincèrement aujourd'hui que
vous le jugez innocent ? Croyez-vous donc être le seul
homme au cœur duquel parle encor^ la justice indé-
pendamment de tout autre intérêt ?-Non, monsieur;
il en est encore, et peut-être plus qu'imjne pense, qui
sont plutôt abusés que séduits, qui font aujourd'lfui
par foiblesse et par imitation ce qu'ils voient faire à
tout le monde, mais qui, rendus à eux-mêmes, agi-
Foient tout différemment. Jean- Jacques lui-même
pense plus iavoraMement que vous de plusieurs dû
ceux qui l'approchent; il les voit, trompés par ses
s(Hrdisant patrons, suivre sans le savoir les impres-
sions de la haine , croyant de bonne foi suivre celles
de ta pitié. Il y a dans la disposition publique uupres-
tige entretenu par les chefs de la ligue. S'ils se relâ-
choient un moment de leur vigilance , le^ idées dé-
voyées par leurs artifices ne tarderoient pas à repren-
dre leur cours naturel, et la tourbe elle-même, ou-
vrant enfin les yeux , et voyant où l'on l'a conduite ,
s'étonneroit de son propre égarement. Cela, quoi que
vous en disiez , arrivera tôt ou tard. La question , si
cavalièrement décidée dans notre siècle, sera mieux
discutée dans un autre, quand la haine dans laquelle
on entretient le public cessera d'être fomentée; et
quand, dans des générations meilleures, celle-ci aura
été mise à soft prix, ses jugements formeront des pré^
jugés contraires; ce sera une honte d'en avoir élé
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462 TROISIÈME mALOXÎUE.
loué, et une gloire d en avoir été haï. Dans cette géné-
ration même il faut distinguer encore et les auteurs
du complot , et ses directeurs des deux sexes , et leurs
confidents en très petit nombre initiés peut-être dans
le secret de l'imposture, d avec le public, qui, trompé
par eux, et le croyant réellement coupable, se prête
sans scrupule à tout ce qu'ils inventent pour le rendre
plus odieux de j«ur en jour. La conscience éteinte
dans les premiers n'y laisse plus de prise au repentir;
mais Tégarera^nt des autres est l'effet d'un prestige
qui peut s'évanouir, et leur Conscience rendue à elle-
même peut leur faire sentir cette vérité si pure et si
simple , que la méchanceté qu'on emploie à difEaimer
m homme prouve que ce n'est polbt pour sa méchan-
ceté qu'il est diffamé. Sitôt que la passion et la pré-
vention cesseront d'être entretenues, mille choses
qu'on ne remaKjue pas aujourd'hui frapperont tous
les yeux. Ces éditions frauduleuses de ses écrits, dont
vos messieurs attendent un si grand effet, en produi-
ront alors un tout contraire , et serviront à les déceler,
en manifestant aux plus stupides les perfides inten-
tions des éditeurs. Sa vie, écrite de son vivant par
des traîtres , en se cachant très soigneusement de lui,
portera tous les caractères des plus noirs libelles ;
enfin tous l^s manèges dont il est l'objet paroitrpnt
alors ce qu'ils sont; c'est tout dire.
Que les nouveaax philosophes aient voulu pré-
venir les remords des mourants par une doctrine qui
mît leur conscience à son aise, de quelque poids
qu'ils aient pu la charger , c'est de quoi je ne doute
pas plus que vous , remarquant surtout que la prédi-
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^3
cation passionnée de icette doctrine a commencé pré-
cisément avec l'exécution du complot , et paroit tenir
à d'autres complots dont celui-ci ne fait que partie.
Mais cet engouement d'athéisme est un fanatisme,
éphémère ouvrage de la mode, et qui se détruira par
elle; etTon^roit, par l'emportement avec lequel le
peuple s'y livre, que ce n'est qu'une mutinerie contre
sa conscience, dont il sent le murmure avec dépit.
Cette commode philosophie des heureux et des riches,
qui font leur paradis en ce monde , ne sauroit être
long-temps celle de la multitude victime de lem^ pas-
sions, et qui, faute de bonheur en cette vie, a besoin
d'y trouver au moins l'espérance -et les consolations
que cette barbare doctrine leur ôte. Des hommes
nourris dès l'enfance dans une intolérante impiété
poussée jusqu'au fanatisme, dans un libertinage sans
crainte et sans honte ; une jtunesse sans discipline ,
des femmes sans mœurs ' , des peuples sans foi , des
rois sans loi, sans supérieur qu'ils craignent, et déli-
vrés de toute espèce de frein ; tous les devoirs de la
conscience anéantis , l'amour de la patrie et l'attache-
ment ail prince éteints dans tous les cœurs ; enfin
' Je viens d'appnîndre que la génération présente se yante sin-
gulièrement de bonnes mœurs. J*aurois dû deviner cela. Je ne doute
pas qu'elle ne se yante aussi de désintéressement, de droiture, de
franchise et de loyauté. G*est étr? aussi loin des vertus qu*il est pos-
sible que d'en perdre Viïée au point de prendre pour elles les yices
contraires. Au reste il est tcès naturel qu à force de sourdes intrigues
et de noirs complots, à force de se nourrir de bile et de fiel, on
perde enfin le goût des vrais plaisirs. Celui de nuire, une fois goûté,
rend insensible à tous les autres. C'est une des punitions des mé-
chants.
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464 TROISIÈME JUÂLOGUfi.
nul autre lien social que la force : on peut prévoir ai-
sément 9 ce me semble, ce qui doit bientôt résulter de
tout cela. L'JBurope , en proie à des maîtres instmiits ,
par leurs instituteurs mêmes, à n avoir d autre guide
que leur intérêt, ni d'autre dieu que leurs passions ;
tantôt sourdement affamée , tantôt ouviu^tement dé-
vastée , parto|^ inondée de soldats * , de comédiens ,
de filles publiques , de livres corrupteurs et de vices
destructeurs , voyant naître et périr dans son sein des
races indignes de vivre , sentira tôt ou taiVi, dans ses
calamités, le fruit des nouvelles instructions; et, ju-
geant d'elles par leurs funestes effets, prendra dans
la même horreur et les professeurs et les disciples, et
toutes ces dpctrines cruelles qui, laissant Tempire
absolu de Fhomme à ses sens , et bornant tout à la
jouissance de cette CQurte vie , rendent le siècle où
elles régnent aussi raépiisable que malheureux.
Ces sentiments innés , que la nature a gravés dans
tous les cœurs pour consoler Fhomme dans ses mi-
sères et Fencourager à la vertu, peuvent bien, à force
dart, d'intrigues et de sophismes, être étouffés dans
les individus; mais, prompts à renaître dans les géné-
rations suivantes, iU ramèneront toujours Fhomme à
ses dispositions primitives, comme la semence d'un
arbre greffé redonne toujours le sauvageon. Ce senti-
ment intérieur , que nos philosophes adipettent quand
il leur est commode, et rejettent quand il leur est im-
portun, perce à travers les écarts de la raison, et crie
' Si j*ai le bonheur de tronyer enfin un lecteur équitable, quoique
François, j'espère qu'il pourra comprendre, au moins cette ibit,
qa Europe et France ne sont pas pour moi des mots synonymes.
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TROISIÈME DIALOGUE. 4^5
à tons les cœurs que la justice a une autre base que
l'intérêt de cette vie, et que Tordre moral, dont rien
ici-bas ne nous donne Fidée, a son siège dans un
systëine différent, -qu'on cherche €ii vain sur la terre,
mais où tout doit éti*e un jour ramené \ La voix de la
conscience ne peut pas plus être étoufféedans le^oœur
humain que celle de là raison dans Fentendement; et
Tinsensibilité morale ê!st tout aussi peu naturelle que
la folie.
Ne croyez donc pas que tous les complices d'une
trame exécrable puissent vivre et mourir toujours en
repos dans leur crime. Quand ceux qui les dirigent
n'attiseront plus la passion qui les anima , quand cette
passion se sera suffisamment assouvie, quand ils ep
auront fait périr l'objet dans les ennuis, la nature in-
sensiblement repre^^dra son empire: ceux qui com-
mirent l'iniquité en sentiront l'insupportable poids,
quand son souvenir ne sera plus accompagné d'aucunef
jouissance. Ceux qui en furent les témoins sans y
tremper, mais sans la connoitre, revenus de l'illusion
qui les abuse , attesteront ce qu'ils ont vu , ce qu'ill
ont entendu , ce qu'ils savent, et rendront hommage à
la vérité. Tout a été mis en œuvre pour prévenir et
empêcher ce retour: mais on a beau faire, l'ordre na-
turel.se rétablit tôt ou tard, et le premier qui SQup*
çonnera que Jean-Jacques pourroit bien n'avoir pas
* De r utilité de la religion : titre d*un beau livre à faire, et bien
nécessaire. Mais ce titre ne peut être dignement rempli ni par un
homme d'église, ni par un auteur de profession. II fauc(|roit un
homme tel qu'il n'en existe plus de nos jours, et qu'il n*en renaîtra
de long-temps. » .
xri. 3o
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466 TROISIÈME DIALOGUE,
été coupable sera bien près de s'en convaiucre> et
d'en convaincre, s'il veut, ses contemporains, qui, le
complot et ses auteurs n'existant plus , n'auront d'autre
intérât que celui d'être justes, et de connoitre la mérité.
C'est alors que tons ces moniâuents seront précieux,
et que tel &it qui peut n'être aujourd'hui qu'un indice
incertain conduira peut-être jusqu'à l'évidence.
Voilà, monsieur, à quoi toift aini de la justice et
de la vérité peut, sans se compromettre, et doit con-
sacrer tous les soins qui sont en son pouvoir. Trans-
mettre à la postérité des éclaircissements sur ce
point, c'est préparer et remplir peut-être l'œuvre de
la Providence. Le ciel bénira, n'eu doutez pas, une si
juste entreprise. Il en résultera pour le public deux
grandes leçons, et dont il a voit grand besoin: l'une,
d'avoir, et surtout aux dépens d^àutrui , une confiance
moins téméraire dans l'orgueil du savoir humain;
l'autre, d'apprendre, par un exemple aussi mémo-
rable, à respecter en tout et toujours le droit naturel,
et à sentir que toute vertu qui se fonde sur une viola-
fion de ce droit est une vertu fausse, qui couvre infail-
liblement quelque iniquité. Je me dévoue donc à cette
œuvre de justice en tout ce qui dépend de moi , et je
vous exhorte à y concourir , puisque vous le pouves
fÎEiire sans risque , et que vous avez vu de plus près des
multitudes de faits qui peuvent éclairer ceux qui vou-
dront un jour examiner cette affaire. Nous pouvons , à
loisir et sans bruit , faire nos recherches , les recueillir,
y joindre nos réflexions; et, réprenant autant qull se
peut la trace de toutes ces nianœuvres, dont nous dé-
couvrons déjà les vestiges, four^iir à ceux qui vien-
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468 TROISIÈME DIALOGUE.
risque, d'une gloire aussi belle, aussi pure que la
vertu généreuse en puisse obtenir ici-bas. •
Le F». Cette proposition est tout-à-feit de mon
goût, et j'y consens avec d autant plus de plaisir que
c'est peut-être le seul moyen qui soit en mon pouvoir
de réparer mes torts envers un innocent persécuté,
sans risque de m'en faire à moi-même. Ce n'est pas
que la société que vous me proposez soit tout-à-fait
sans péril. L'extrême attention qu'on a sur tous ceux
qui lui parlent, même une seule fois , ne s'oubliera pas
pour nous. Nos messieurs ont trop vu ma répugnance
à suivre leurs errements, et à circonvenir comme
eux un homme dont ils m a voient fait de si affreux
portraits, pour qu'ils ne soupçonnent pas tout au
moins qu'ayant changé de langage à son égard, j'ai
vraisemblablement aussi changé d'opinion. Depuis
long -temps déjà, malgré vos précautions et les
siennes, vous êtes ifiscrit comme suspect sur leurs re-
gistres, et je vous préviens que, de manière ou
d'autre , vous ne tarderez pas à sentir qu'ils se sont
occupés de vous : ils sont trop attentifs à tout ce qui
approche de Jean-Jacques, pour que personne leur
puisse échapper; moi surtout qu'ils ont admis dans
leur demi-confidence, je suis sûr de ne pouvoir ap-
procher de celui qui en fut l'objet sans les inquiéter
beaucoup. Mais je tâcherai de me conduire sans faus-
seté, de manière à leur donner le moins d'ombrage
qu'il sera possible. S'ils ont quelque sujet de me
craindre , ils en ont aussi de me ménager, et je me
flatte qu'ils me connoissent trop d'honneur pour
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470 TROISIÈME DIALOGUE,
pu recueillir , tendantes à dévoiler la vérité. Voilà tout
ce que la prudence me permet de faire pour Tacquit
de ma conseience , pour Fintérét de la justice, et pour
le service dé la vérité.
Rouss. Et c'est aussi tout ce qu il désire lui-même.
L'espoir que sa mémoire soit rétablie un jour dans
rhonneur qu'elle mérite, et que ses livres deviennent
utiles par l'estime due à leur auteur, est désormais le
seul qui peut le flatter en ce monde. Ajoutons-y de
plus la douceur de voir encore deux cœurs honnêtes
et vrais s'ouvrir au sien. Tempérons ainsi l'horreur de
cette solitude, où l'on le force de vivre au milieu du
genre humain. Enfin , sans ibire en sa faveur d'inutiles
efforts, qui pourroient causer de grands désordres,
et dont le succès même ne le toucheroit plus, ména-
geons-lui cette consolation, pour sa dernière heure,
que des mains amies lui ferment les yeux.
FIN DU TROISIÈME ET DERNIER DIALOGUE.
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HISTOIRE
DU -
-#•
PRÉCÉDENT ÉCRIT.
Je ne parlerai point ici du sujets ni de lobjet, ni de
la forme de cet écrit: c'est ce que j'ai fait dans lavant*
propos qui le précède. Mais je dirai quelle étoit sa
destination, quelle a été sa destinée, et pourquoi
cette copie se trouve ici.
Je m'étois occupé, durant quatre ans, de ces dia-
logues, malgré le serrement de cœur qui ne me quit-
toit point en y travaillant; et je touchois à la fin de
cejjtte douloureuse tâche, sans savoir, sans imaginer
comment en pouvoir feire usage , et sans me résoudre
sur ce que je tenterois du moins pour cela. Vingt ans
d'expérience m'avoient appris quelle droiture et quelle
fidélité je pouyois attendre de ceux qui m'entouroient
sous le nom d'amis. Frappé surtout de l'insigne dupli-
cité de Duclos, que j'avois estimé au point ^e lui
confier mes Confessons, et qui, du plus sacré dépôt
de l'amitié, n'a voit fait qu'un instrument d'imposture
et de trahison , que pouvois-je attendre des gens qu'on
avoit mis autour de moi depuis ce temps-là, çt dont
toutes les manœuvres m'annonçoient si clairement les
intentions? Leur confier mon manuscrit n'étpitautr^
hhose que vouloir le remettre moi-même à mes perse «
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473 HISTOIRE
cuteurs; et la manière dont j'étois enlacé ne me lais-
soit plus le «Qoyem d'aborder personne autre.
Dans cett^ situation, trompé dans tous mes choix,
et ne trouvant plus que perfidie et fausseté parmi les
honunes, mon ame, enaltée par le seitiiâent de son
innacenot et par celui de leur iniquité, s éleva par
un «ian jusqu'au siège de tout ordre et de toute vérité ,
pour y chercher les ressources que je n a vois plus ici-
bas. Ne pouvant plus me confier à aucun homme qui
ne me trahit, je résolus de me confier uniquement à
la Providence, et de remettre à elle seule l'entière dis-
position du dépôt que je desirois laisser en de sûres
mains.
J'imaginai pour cela de faire une copie au net de
cet écrit, et de la'déposer dans uncéglise sur un au-
tel; et, pour rendre cette démarche aussi solennelle
qu'il étoit possible, je choisis le grand autel de l'église
de Notre-Dame, jugeant que partout ailleurs mon 4é-
pôt seroit plus aisément caché ou détourné par les
curés ou par les moines , et tomberoit infailliblement
dans les mains de mes ennemis , r.u lieu qu'il pouvoit
arriver que lé bruit de cette action fit parvenir mon
manuscrit jusque sous les yeux du roi; ce qui étoit
tout ce que j 'a vois à désirer de plus favorable, et qui
né pouvoit jamais artlver en m'y prenant de toute
autre façon.
Tandis que je travaillois à transcrire au net mon
écrit, jp méditois sur les moyens d'exécuter mon pro-
jet, ce qui n'étoit pas fort facile, et surtout pour un
homme aussi timide que moi. Je pensai qu'un samedi ,
jour auquel toutes les semaines on va chanter devant
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DU PRÉOÉDENT ÉCRIT. ^^3
Tautei de Notre-Dame .udf motet, durait lequel le
chœur reste vide, seroit le jour où jaurois le plus de
facilité d'y entrer, d'arriver jusqu'à l's^utelf et d'y pla-
cer mon dépôt. Pour combiner plus ^rement ma dé-
marche, j'allai plusieurs fois de lein en-lpiïi exapiner
l'état des choses, et la disposition du chœur et de tes
avenues; car ce que j'avois à redouter, c'étoit d*éti:e
retenu au passage, sûr que dès-lors mon projet étoit
manqué. Enfin, mon manuscrit étant prêt, je l'enve-
loppai, et j'y mis la suscription suivante :
DÉPÔT REMIS A LA PROVIDENCE.
«Protecteur des opprimés. Dieu de justice et de
« vérité , reçois ce dépôt que remet sur ton auteî et
« confie à ta providence un étranger infortuné, seul,
«sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé,
«moqué, diffamé, trahi de toute une génération,
« chargé depuis quinze ans, à l'einvi, de traitements
«pires que la mort, et d'indignités inouïes jusqu'ici
«parmi les humains, sans avoir pu jamais en ap-
« prendre au moins la càuse« Toute explication m'est
«refusée, toute communication m'est ôtée; je n'at-
« tends plus des hommes aigris par leur propre in-
« justice qu'affronts, mensonges et trahisons. Provi-
« dence éternelle, mon seul espoir est en toi; daigne
« prendre mon dépôt sous ta garde, et le faire tomber
« en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent
« exempt de fraude à une meilleure génération ; qu'elle
«apprenne, en déplorant mon sort, comment fut
« traité par celle-ci un homme sans fiel et 53ns fard,
«ennemi de l'injustice, mais pgtient à l'endurer, et
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474 HISTOIRE
fi qui jamais n a fait , ni voulu , ni ren4u de mal à per*
«sonne. Nul n a- droit, je le sais, d'espérer un mi-
« racle , pas même Tinnocence opprimée et méconnue.
« Puisque tout doit rentrer dans Tordre un jour, il
« suffit d attendre. Si donc mon travail est perdu, s'il
« doit être livré à mes ennemis , et par eux détnut ou
« défiguré , comme cela parolt inévitable , je n en çomp-
« terai pas moins sur ton œuvre, quoique j'en ignore
«l'heure et les moyens; et après avoir fait, comme
«je l'ai dû, mes efForts pour y concourir, j'attends
«avec confiance, je me repose sur ta justice, et me
« résigne à ta volonté. »
^u verso du titre, et avant la première page, étoit
écrit ce qui suit :
¥ Qui que vous soyez , que le ciel a fait l'arbitre de
« cet écrit, quelque usage que vous ayez résolu d'en
« faire, et quelque opinion que vous ayez de l'auteur,
« cet auteur infortuné vous conjure , par vos entrailles
« humaines et par les angoisses qu'il a souffertes en
« l'écrivant, de n'en disposer qu'après l'avoir lu tout
« entier. Songez que cette grâce , que vous demande
«un cœur brisé de douleur, est un devoir d'équité
« que le ciel vous impose. »
Tout cela fait, je pris sur moi mon paquet, et je me
rendis , le samedi 24 février l 'j'jG^ sur les deux heures,
à Notre-Dame, dans l'intention d'y présenter le même
jour mon offrande.
Je voijus entrer par une des portes latérales , par la-
quelle je comptois pénétrer dans le chœur. Surpris de
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DU PRÉCÉDEr^T ÉCRIT. ' 4?^
la trouver fermée , j'ai] pis passer plus bas par lautre
porle l.atérale qui donne dans la nef. En entrant, mes
yeux*furent frappés d'une grille que je n avois jamais
remarquée , et qui séparoit de la nef la partie des bas-
côtés qui entoure le chœur. Les portes de cette grille
étoient fermées , de sorte que cette partie des bas-
côtés dont je viens de parler étoit vide, et qu'il m'é-
toit impossible d'y pénétrer. Au moment où j'aperçus
cette grille , je fus saisi d'un vertige comme un homme
([ui tombe en apoplexie , et ce vertige fut suivi d'un
bouleversement dans tout mon être , tel que je ne me.
souviens pas d'en avoir éprouvé jamais un pareil.
L'église me parut tellement avoir changé de face, que ,
doutant si j'étois bien dans Notre-Dame, je chercbois
avec effort à me reconnoître et à mieux discerner ce
qujB je voyois. Depuis trente-six ans que je suis à Pa-
ris, j'étois venu fort souvent et en divers temps à No-
tre-Dame; j'avois toujours vu k passage autour du
chœur ouvert et libre , et je n'y avois même jamais re-
marqué ni grille^ ni porte , autant qu'il pût m'en sou-
venir. D'autant plus frappé de cej obstacle imprévu ,
que j Ai'avois dit mon projet àpersonne , je crus, dans
mon premier transport, voir concourir le ciel même à
Tœuvre d'iniquité des hommes; et le murmure d'in-
dignation qui m'échappa ne peut être conçu que par
celui qui sauroit se mettre à ma place, ni excusé que
par celui qui sait lire au fond des cœurs.
Je sortis rapidement de l'église, résolu de n'y ren-
trer de mes jours ; et , me livrant à toute mon agita-
tion , je courus tout le reste du jour, errant de toutes
parts , sans savoir ni où j'étois , ni où j'allois, jusqu'à
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"(•■<.
47^ HISTOIRE
ce que , n'en pouvant plus , la lassitude et la nuit me
forcèrent de rentrer chez moi , rendu de fatigue et
presque hébété de douleur.
Revenu peu-à-peu de ce premier saisissement, je
commençai à réfléchir plus posément à ce qui m'étoit
arrivé ; et , par ce tour d'esprit qui m'est propre, aussi
prompt à me consoler d'ud malheur arrivé qu à m'ef-
frayer d'un malheur à craindre , je ne tardai pas d'en-
visager d'un autre œil le mauvais succès de ma tenta-
tive. J'a vois dit dans ma suscriptionquejen'attendois
pas un miracle , et il étoit clair néanmoins qu'il en au-
roit fallu ui) pour faire réussir mon projet : car l'idée
que mon manuscrit parviendrait directement au roi,
et que ce jeune prince prendroit lui-même la peine de
lire ce long écrit, cette idée , dis-je , étoit si folle, que
je m'étonnois moi-même d avoir pu m'en bercer un
moment. Avois-je pu douter que, quand même l'éclat
de cette démarche atiroit fait arriver mon dépôt jus-
qu'à la cour, ce n'eût été que pour y tomber, non
dans les mains du roi , mais dans «lies de mes plus
m'alios persécuteurs ou de leurs amis , et par consé-
quent pour être ou tout-à-fait supprimé , ou dlfiguré
selon leurs vues , pour le rendre funeste à ma mé-
moire. Enfin le mauvais succès de mon projet, dont
je m'étois si HFort affecté , me parut , à force d'y réflé-
chir , un bienfait du ciel , qui m'avoit empêché d'ac-
compKr un dessein si contraire à mes intérêts; je trou-
vai que c'étoit un grand avantage que mon manuscrit
me fût resté pour en disposer plus sagement; et voici
l'usage que je résolus d'-en faire.
Je venois d'apprendre qu'un homme de lettres de
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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 477
ma plus ancienne connoissance , avec lequel j^avois eu
quelque liaison, que je navois point cessé d'estimer,
et qui passoit une grande partie de Tanné à la cam-
pagne , étoit à Paris depuis peu de jours. Je regardai
la nouvelle de son retour comme une direction de la
Providence , qui m'indiquoit le vrai dépositaire de mon
manuscrit. Cet homme étoit, il est vrai , philosophe,
auteur, académicien, et d'une province dont les habi-
tants n'ont pas une grande réputation de droiture :
mais que faisoient tous ces. préjugés contre un point
aussi bien établi que sa probité l'étoit dans mon esprit?
L'exception, d'autant plus honorable qu'elle étoit rare,
ne faisoit qu'augmenter ma confiance en lui ; et quel
plus digne instrument le ciel pouvoit-il choisir pour
son œuvre que la main d'un homme vertueux?
Je me détermine donc ; je cherche sa demeure : en-
fin je la trouve, et non sans peine. Je lui porte mon
maùuscrit , et je le lui remets avec un transport de
joie , avec un battement de cœur qui fut peut-être le
plus digne hommage qu'un mortel ait pu rendre à la
vertu. Sans savoir encore de quoi il s'agissoit, il me
dit en le recevant qu'il ne feroit qu'un bon et honnête
usage de mon dépôt. L'opinion que j'avois de lui me
rendoit cette assurance très superflue.
Quinze jours après je retourne chez lui, fortement
persuadé que le moment étoit venu où le voile de té-
nèbres qu'on tient depuis vingt ans sur mes yeux al-
loit tomber , et que , de manière ou d'autre , j'aurois
de mou dépositaire des éclaircissements qui me pa-
roissoient devoir nécessairement suivre de la lecture
de mon manuscrit. Rien de ce que j'avois prévu n'ar-
DigitfzêdibyGoOgle
478 HISTOIRE
riva.*Il me parla de cet écrit comme il m'auroit parié
d'un ouvrage de littérature que je Faurois prié d'exa-
miner pour m'en donner son sentiment. Il me parla de
transpositions à faire pour donner un meilleur ordre
à mes matières ; mais il ne me dit rien de l'effet qu'a-
voit fait sur lui mon écrit, ni de ce qu'il pensoit de
Fauteur. Il me proposa seulement de faire une édition
correcte de mes œuvres, en me demandant pour cela
mes directions. Cette même proposition qui m'avoit
été faite , et même avec opiniâtreté par tous ceux qui
m'ont entouré, me fit penser que leurs dispositions et
les siennes étaient les mêmes. Voyant ensuite que sa
proposition ne me plaisoit point, il offrit de me rendre
mon dépôt. Sans accepter cette offre , je le priai seule-
ment de le remettre à quelqu'un plus jeune que lui ,
qui pût survivre assez et à moi et à mes persécuteurs,
pour pouvoir le publier un jour sans crainte d'offenser
personne. Il s'attacha singulièrement à cette dernière
idée , et il m'a paru par la suscription qu'il a faite pour
l'enveloppe du paquet, et qu'il m'a communiquée ,
qu'il portoit tous ses soins à faire en sorte , comme je
l'en ai prié , que le manuscrit ne fût point imprimé ni
connu avant la fin du siècle présent. Quant à l'autre
partie de mon intention , qui étoit qu'après ce terme
l'écrit fut fidèlement imprimé et publié , j'ignore ce
qu'il a fait pour la remplir.
Depuis lors, j'ai cessé d'aller chez lui. Il m'a fait
deux ou trois visites, que nous avons eu bien de la
peine à remplir de quelques mots indifférents , moi
n'ayant plus rien à lui dire, et lui ne voulant me rien
dire du tout.
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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 479
Sans porter un jugement décisif sur raon déposi*
taire, je sentis que j'avois manqué mon but, et que
vraisemblablement j'avois perdu mes peines et mon
dépôt : mais je ne perdis point encore courage. Je
me dis que mdh mauvais succès venoit de mon mau-
vais choix; qu il falloit être bien aveugle et bien pré-
venu pour me confier à un François , trop jaloux de
rhonneur de sa nation pour en mai^ifester l'iniquité ;
à un homme âgé, trop prudent, trop circonspect,
pour s'échauffer pour la justice et pour la défense d'un
opprimé. Quand j'aurois cherché tout exprès le dépo-
sitaire le moins propre à remplir mes vues , je n aurois
pas pu mieux choisir. C'est donc ma faute si j'ai mal
réussi ; mon succès ne dépend que d'un meilleur choix.
Bercé de cette nouvelle espérance, je me remis à
transcrire et mettre au net avec une nouvelle ardeur.
Tandis que je vaquœs à ce travail, un jeime Auglois,
que j'avois eu pour voisin à Woottpn , passa par Paris ,
revenant d'Italie, et me vint voir. Je fis comme tous
les malheureux , qui croient voir dans tout ce qui leur
arrive une expresse direction du sort. Je me dis :
Voilà le dépositaire que la Providence m'a choisi; c'est
elle qui me l'envoie ; elle n'a rebuté mon choix que
pour m'amener au sien. Gemment avois-je pu ne pas
voir que c'étoit un jeune homme, un étranger qu'il
me falloit, hors du tripot des auteurs, loin des intri-
gants de ce pays , sans imtérét de me nuire , et sans
passion contre moi? Tout cela me parut si clair que,
croyant voir le doigt de Keu dans cette occasion for-
tuite, je me pressai de la saisir. Malheureusemen^ma
nouvelle copie n'étoit pas avancée; mais je n>e hâtai
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48o HISTOIRE
de hii remettre ce qui étoit fait , renvoyant à l'année
prochaine à lui remettre le reste, si, comme je n'en
doutois pas , l'amour de la ▼érité lui donnoit le zélé
de revenir le chercher.
Depuis son départ, de nouvelles réflexions ont jeté
dans mon esprit des doutes sur la sagesse de tous ces
choix. Je ne pouvois ignorer que depuis long-temps
nul ne m^approche qui ne soit expressément envoyé ,
et que me confier aux gens qui m'entourent, c'est me
livrer à mes ennemis. Pour trouver un confident
fidèle, il auroit fiiUu l'aller chercher loin de moi,
parmi ceux dont je ne pouvois approcher. Mon espé-
rance étoit donc vaine, toutes mes mesures étoient
fausses, tous mes soins étoient inutiles , et je devois
être sôr que l'usage le moins criminel que feroient de
mon dépôt ceux à qui je l'allois ainsi confiant seroit de
l'anéantir.
Cette idée me suggéra une nouvelle tentative dont
j Wendis plus d'effet; ce fut d'écrire une espèce de
billet circulaire adressé à la nation françoise , d'en
faire plusieurs copies, et de les distribuer, aux pro-
menades et dans les rues, aux inconnus dont la phy-
sionomie me plairoit le plus. Je ne manquai pas d'ar-
gumenter à ma manière ordinaire en faveur de cette
nouvelle résolution. On ne me laisse de communica-
tioh, me disois-je, qu'avec des gens apostés par mes
persécuteurs. Me confier à quelqu'un qui m'approche
n'est autre chose que me confier à eux. Du moins
parmi les inconnus il s'en peut trouver qui soient de
bonne foi : mais quiconque vient chez moi n'y vient
qu'à mauvaise intention ; je dois être sûr de cela.
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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 4^1
Je fis donc mon petit écrit en forme de biUfg^ et
j'eus la patience d'en tirer un grand nombre de co-
pies. Mais , pour en faire la distribution , j^éprouvai un
obstacle que je navois pas prévu , dans le. refus de le
recevoir par ceux à qui je le présentois. La suscrip-
tion étoit : A tout François aimant encore la justice et la
vérité. Je n'imaginois pas que, sur cette adresse, aucun
losât refuser; presque aucun ne Faccepta. Tous, après
avoir lu Fadresse , me déclarèrent , avec une ingénuité
qui me fit rire au milieu de ma douleur, qu il ne s'a-
dressoit pas à eux. Vous avez raison , leur disois-jé en
le reprenant, je vois bien que je m^étois trompé. Voilà
la seule parole franche que depuis quinze ans j'aie ob-
tenue d'aucune bouche françoise.
Éconduit aussi par ce côté , je ne me rebutai pas
encore. J'envoyai des copies de ce billet en réponse
à quelques lettres d'inconnus qui vouloient à toute
force venir chez moi, et je crus £Edre merveille en
mettant au prix d'une réponse décisive à ce même
billet l'acquiescement à leur fgmtaisie. J'en remis deux
ou trois autres aux personnes qui m'accostoient ou
qui me venoient voir. Mais tout cela ne produisit
que des réponses amphigouriques et normandes qui
•m'attesrtoient dans leurs auteurs une fausseté à touts
épreuve, • ■
Ce dernier mauvais succès, qui de voit mettre le
comble à mon désespoir^ ne m'affecta ptint comme
les précédents. En m'apprenant que mon sort étoit
sans ressourcé, il m'apprit à ne f\m lutlar contre la
* Voyez cet écrit à la fin du tome III, après les Gonfesëons.
XVI. 3i
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482 HISTOIRE
néceftsité. Db passage de ÏÉmile que je me rappelai
me fit rentrer'ùn moi-même et m'y fit trouver ce que
j'avoM cherché Tainement au-dehors« Quel mid tja fait
^ ce complot? que tVt^l ôté de toi? quel membre t'a»t-
il mutilé? quel crime t'a-t-il feiit commettre? Tant
que les hommes n arracheront pas de ma pcntriue le
cœur quelle eofierme, pour y substituer , m<M vivant,
celui d'un malhonnête homme , en quoi pourront-iU
altérer , changer^ détériorer mon être ? Ils auront beau
fure un Jean-Jacques à leur mode, Rousseau restera
toujours le même en dépit d'eux.
N ai-je donc connu la vanité de Topinion que pour
me remettre sous son joug aux dépens de la paix de
mon ame et du repos de mon cœur? Si les homnàes
veulent me voir autre que je ne suis , que m'importe?
L'essence de mon être est-elle dans leurs re{];àrds? S'ils
abusent et trompent sur mon compte les génén^îons
suivantes y que m'importe encore? Je n'y serai plus
pour être victime de leur erreur. S'ils emprisonnant
éC tournent à mal tout ce que le désir de leur bonheur
m'a fait dire et faire d'utile , c'est à leur dam et non
pas au mien. Emportant avec moi le témoignage de
tù^ conscience, je trouverai, en dépit d'eux, le dédom*
magement de toutes leurs indignités. Slls étaient dan^
l'erreur de bonne foi$ je pourrois en meiplaignanttes
plaindre encore , et gémir sur eux et sur mcû ; mais
quelle erre«r peut excu^r un système aussi exécrable
que celui qu'ils suivent à mon égard avec un zélé im-
possible à qualifter ? Quelle erreur peut faire traiter
publiquement en scélérat convaincu le même homme
qu'on empêche avec tant de soin d^apprendre au
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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 4^3
moins de quoi 0D i'acScuse? Dahs le raffiûement de
leur bail>arie, ils ont trouvé Fart de lue faire souffrir
une longue mort en me tenant enterré tout vif^ S'ils
trouvent ce traitement doux^ il faut qu'ils aient de»
âmes de fange; s'ils le trouvent aussi cruel qu'il Test,
les Pfaalarîs/ les Agathooles , ont été plus débonnaires
€piewié JTai donc eu tort d'espérer les ramener en leur
fiio^tratit quHls se tron^pent: ce n'est pas de cela qu'il
s'à^t; et, quand ils se tromperdent sur mon coihptey
ils ne peuvent ignorer leur propre imqutté« Us ne sont
pas injustes et méchants envers moi par erreur, mais
par volonté : ils le sont parcequils veulent l'être ; et
isé n'est pas à Ictor raison qu'il faudroit parler, c'est à
leurs cœurs dépravés par la haine. Toutes les preuves
de leur injustice ne feront que Taugmenter; elle est
un grief de plus qu'ils ne me pardonneront jamais.
Mais c'est encore plus à tort que je me suis affecté
de leurs outrages au point d en tomber dans rabatte-
ment et presque dans le désespoir. Gomme s'il étoit au
pouvoir des hommes de changer la nature des choses,
et de m'ôter les consolations dont rien ne peut dé-
pouiller l'innocent! et pourquoi donc cst41 nécessaire
à mon bonheur éternel qu'ils me c^nnoissent et me
rendent justice? Le ciel n'a-^t-ij donc nul autre moyen
de rendre mon ame heureuse et de.la dédommager des
maux qu'ils iûtioht fait souffrir injustement? Quand la
mort m'aura tiré à» leurs mains , saurai'je et m'in-
quiéterai-je de savoir ce qui se passe encore à mçn
égard sur la terre? A l'instant que la barrière de l'éter.
nité s'ouvrira devant moi , tout ce qui est en-deçà dis-
pttroltra pour jamais; et si je me souviens alors de
3i.
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484 Histoire
Texistence du genre humain , il ne sera pour moi dès
cet instant même que comme n'existant, déjà plus.
J'ai donc pris enfin mon parti tout-à-fait; détaché
de tout ce qui tient à la terre et des insensés juge-
ments des hommes , je me résigne à être à jamais défi-
guré parmi eux, sans en moins compter sut le prix de
mon innocence et de ma souffrance. Ma félicité doit
être d'un autre ordre; ce n'^st plus chez eux que je
dois la chercher, et il n'est pas plus en leur pouvoir
de l'empêcher/gie de la connoître. Destiné à être dans
cette vie la proie de l'erreur et du mensonge , j'attends
l'heure de ma délivrance et le triomphe de la vérité
sans les plus chercher parmi les mortels. Détaché de
toute affection terrestre , et délivré même de l'in-
quiétude de l'espérance ici-bas, je ne vois plus de prise
par laquelle ils puissent encore troubler le repos de
mon cœur. Je ne réprimerai jamais le premier mou-
vement d'indignation , d'emportement, de colère , et
même je n'y tâche plus ; mais le calme qui succède à
cette agitation passagère est un état permanent dont
rien ne peut plus me tirer.
L'espérance éteinte étouffe bien le désir, mais elle
n'anéantit pas le' devoir , et je veux jusqu'à la fin
remplir le mien dans 19a conduite avec les hommes.
Je suis dispensé dé^rmais de vains efforts pour leur
faire connoître la vérité , qu'ils sont déterminés à re-
jeter toujours ; mais jene k suis pas de leur laisser les
moyens d'y revenir autant qu'il dépend de moi , et
c'est le dernier usage qui me reste à faire de cet écrit.
En multiplier incessamment les copies , pour les dé-
poser ainsi çà et là dans les mains des gens qui m'ap-
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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 4^5
prochent , seroit excéder inutilement mes forces , et je
ne puis raisonnablement espérer que de toutes ces
copies ainsi dispersées une seule parvienne entière à
sa.destination. Je vais donc me borner à une, dont
j'offrirai la lecture à ceux de ma connoissance que je
croirai les moins injustes, les moins prévenus, ou -
qui , quoique liés avec mes persécuteurs , me paroî-
tront avoir néanmoins encore du ressort dans l'ame et
pouvoir être quelque chose par eux-mêmes. Tous, je
n'en doute pas , resteront sourds à mes raisons i insen-
sibles à ma destinée, aussi cachés et faux qu aupara-
vant. C'est un parti pris universellement et sans re-
tour, surtout par ceux qui m'approchent. Je sais tout
cela d'avance , et je ne m'en tiens pas moins à cette der-
nière résolution, parcequ'elle est le seul moyen qui
reste en mon pouvoir de concourir à l'œuvre de la
Providence, et d'y mettre la possibilité qui dépend de
moi. Nul ne m'écoutera, l'expérience m'en avertit;
mais il n'est pas impossible qu'il s'en trouve un qui
m'écoute, et il est désormais impossible que les yeux
des hommes s'ouvrent d'eux-mêmes à la vérité. C'en est
assez pour m'imposer l'obligation de la tentative, sans
en espérer aucun succès. Si je me contente de laisser
cet écrit après moi , cette proie n'échappera pas aux
mains de rapine qui n'attendent que ma dernière
heure pour tout saisir et brûler, ou falsifier. Mais si
parmi ceux qui m'auront lu il se trouvoit un seul cœur
d'homme, ou seulement un esprit vraiment sensé,
mes persécuteurs aufoient perdu leur peine , et bien-
tôt la vérité percéroit aux yeux du public. La certi-
tude, si ce bonheur inespéré m'arriiie, de ne pouvoir
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4W HISTOIRE
iil*y tromper un moment, m*ënooumge à ce nouvel
essai. Je sais d'avance quel ton tous prendront après
m'a voir lu. Ce ton sera le même qu'auparavant, in-
génu, patelin, bénévole; ils me plaindront beaucoup
de voir si noir ce qui est si blanc, car ils ont tous k|
candeur des cygnes; mais ils ne comprendront rien à
tout ce que j ai dit là. Geux4à , j ugés à Tinstant , ne me
surprendront point du tout, et me fâcheront très peu.
Mais si, contre toute attente, il s'en trouve un que
mes raisons frappent et qui commence à soupçonner
la vérité, je ne resterai pas un moment en doute sur
éet effet, et j'ai le signe assuré pour le distinguer des
autres quand même il ne voudi*oit pas s'ouvrir à moi.
C'est de celui-là que je ferai mon dépositaire, sans
même examiner si je dois compter sur sa probité : car
je n'ai besoin que de son jugement pour l'intéresser à
m'étre fidèle. Il sentira qu'en supprimant mon dépôt
il n'en tire aucun avantage; qu'en le livrant à mes en-
nemis il ne leur livre que ce qu'ils ont déjà, qu'il ne
peut par conséquent donner un grand prix à cette
trahison, ni éviter, tôt ou tard, par elle le juste re*
proche d'avoir fait une vilaine action : au lieu qu'en
gardant mon dépôt il reste toujours le maître de le
supprimer quand il voudra, et peutun jour , si des ré-
volutions assez naturelles changent les dispositions
du public, se faire un honneur infini, et tirer de ce
même dépôt un grand avantage dont il se prive en le
sacrifiant. S'il sait prévoir et s'il peut attendre, il doit,
en raisonnant bien, m'étre fidèle. Je dis plus: quand
même le public persisteroit dans les mêmes disposi-
tions où il est à iion égard , encore un mouvement très
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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. ^^
naturel I0 portera-t-ii, tôt ou tard, à désirer de savoir
au moins ce que Jean^Jacques auroit pu dire si on lui
eût laissé la liberté de parler. Que mon dépositaire.se
montrant leur dise alors : Vous voulez dodo savoir ce
qu'il auroit dit? Eh bien! le voilà. Sans prendre mon
parti 9 sans vouloir défendre ma cause ni mA mémoire »
il peut, en se faisant mon simple rapporteur, et res<-
tant au surplus, s'il peut, dans Topinion de tout le
monde , jeter cependant un nouveau jour sur le carao*
tère de Thomme jug[é : car c'est toujours un trait de
plus à son portrait de savoir comment un pareil
homme osa parler de lui-même*
Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme sensé
disposé , pour son propre avantage , à m'étre fidèle , je
suis déterminé à lui remettre non seulement cet écrit,
mais aussi tous les papiers qui restent entre mes
mains, et desquels on peut tirer un jour de grandes
lumières sur ma destinée, puisqu'ils contiennent des
anecdotes , des eitplications , et des faits que nul autre
que moi ne peut donner, et qui sont les seuls clefs de
beaucoup d'énigmes qui» sans cela, resteront à jamais
inexplicables.
Si cet homme ne se trouve point, il est possible au
moins que la mémoire de cette lecture, restée dans
l'esprit de ceux qui l'auront faite, réveille un jour €n
quelqu'un d%ux quelque sentiment de justice et de
commisération , quand , long-temps après ma mort, le
délire public commencera à s'affoiblir. Alors ce sou-
venir peut produire en son ame quelque heureux effet
que la passion qui les anime arrête de mon vivant, et
il n'en faut pas davantage pour commincer l'œuvre de
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(êZ HISTOIRE DU PHÉGÉDBNT ÉCRIT,
la Providence. Je profiterai donc des occasions de faire
connoitre cet écrit, si je les trouve, sans en attendre
aucun succès. Si je trouve un dépositaire que j'en
puisse raisonnablement charger , je le ferai , regardant
néanmoins mon dépôt comme perdu, et m'en con-
solant d avance. Si je n'en trouve point , comme je m'y
attends, je continuerai de garder ce que je lui aurois
remis , jusqu'à ce qu'à ma mort, si ce n'est plus tôt,
mes persécuteurs s'en saisissent. Ce destin de mes
papiers, que je vois inévitable, ne m'alarme plus.
Quoi que lassent les hommes, le ciel à son tour fera
son œuvre. J'en ignore le temps, les moyens, l'espèce.
Ce que je sais, c'est que l'arbitre suprême est puissant
et juste , que mon ame estlinnocente , et que je n'ai pas
mérité mon sort : cela me suffit. Céder désormais à ma
destinée , ne plus m'obstiner à lutter contre elle , laisser
mes persécuteurs disposer à leur gré de leur proie,
rester leur jouet sans aucune résistance durant le reste
de mes vieux et tristes jours, leur abandonner même
l'honneur de mon nom et ma réputation dans l'ave-
nir, s'il plaît au ciel qu'ils en disposent, sans plus
m'afFecter de rien, quoi qu'il arrive; c'est ma dernière
résolution. Que les hommes fassent désormais tout
ce qu'ils voudront; après avoir fait, moi, ce que j'ai
dû, ils auront beau tourmenter ma vie, ils ne m'em-
pêcheront pas de mourir en paix. ^
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TABLE DES PIÈCES
CONTENUES DANS CB TOLUMB.
DÉCLARATION de J. J. Bousscau relative à M. le pasteur Yernes.
Page I
ROUSSEAU JUGE DE JEAN-JACQUES.
DIALOGUES.
Du sujet et de la forme de cet Écrit 4^
Premier Dialogue. — Du système de conduite envers Jean-Jacques,
adopté par F Administration, avec Tapprobation du public. . 5o
Second Dialogue. — Du naturel de Jean-Jacques^ et de ses habi-
tudes i88
Troisième Dialogue. — De Tesprit de ses livres. Conclusion. 386
Histoire du précédent Écrit ^ji
FIN DU TOME SEIZIÈME.
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