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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau"

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I 


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OEUVRES 

DUE 


J.  J.  ROUSSEAU 


TOME  XVI. 


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DE  L'IMPRIMERIE  D$  JULES  DIDOT  AÎNÉ, 

RUS  DU  PONT-DE-LODI,   H*  6. 

:  è  i       ■    ■    ■         ■  ■     : 


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OEUVRES 

I-. 

'  DE 

'  J.  J.  ROUSSEAIL 

NOUVELLE  ÉDITION,     ?^'i  X  f 

. •   '"^ I      I  '  iinnuL.ii^ I..1 

AVBC  DES  NOTES   HISTORIQUES  ET   CRITIQUES; 
AUGMENTÉES 

d'un  appendice  aux  confessions 
FARM.  MUSSAYPATHAY. 


DIALOGUES. 


PARIS. 

WERDET  ET  LEQUIEN  FILS, 

RUE   DU   BATTOIR,    N^  ao. 
M  DCCC  XXVI. 


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DÉCLARATION 

DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

RELATIVE 

A  M.  LE  PASTEUR  VERNES. 


C'est  un  des  malheurs  de  ma  vie  qu'avec  un  si  grand 
désir  d'être  oublié  je  sois  contraint  de  parler  de  moi 
sans  cesse.  Je  n  ai  jamais  attaqué  personne,  et  je  ne 
me  suis  défendu  que  lorsqu'on  m'y  a  forcé;  mais 
quand  l'honneur  oblige  de  parler,  c'est  un  crime  de  se 
taire.  Si  M.  le  pasteur  Vernes  se  fût  contenté  de  dés- 
avouer l'ouvrage  où  je  l'ai  reconnu ,  j'aurois  gardé  le 
silence.  Il  veut  de  plus  une  déclaration  de  ma  part,  il 
faut  la  faire;  il  m'accuse  publiquement  de  l'avoir  ca- 
lomnié, il  faut  me  défendre;  il  demande  les  raisons 
que  j'ai  eues  de  le  nommer,  il  faut  les  dire  :  mon  si- 
lence en  pareil  cas  me  seroit  reproché,  et  ce  reproche 
ne  seroit  pas  injuste.  Les  préventions  du  public  m'ont 
appris  depuis  long-temps  à  me  mettre  au-dessus  de 
sa  censure  ;  il  ne  m'importe  plus  qu'il  pense  bien  ou 
m£|l  de  moi,  mais  il  m'importera  toujours  de  me  con- 
duire de  telle  sorte  que ,  quand  il  en  pensera  mal ,  il 
ait  tort. 

Je  dois  dire  pourquoi,  faisant  réimprimer  à  Paris 


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4  DÉCLARATION 

un  libelle  imprimé  à  Genève,  je  lai  attribué  à  M.  Ver^^ 
nés;  je  dois  déclarer  si  je  continue,  après  son  désaveu, 
à  le  croire  auteur  du  libelle  ;  enfin  je  dois  prendre,  sur 
la  réparation  qu'il  désire,  le  parti  qu'exigent  la  justice 
et  la  raison.  Mais  on  ne  peut  bien  juger  de  tout  cela 
qu'après  l'exposé  des  faits  qui  s'y  rapportent. 

Au  commencement  de  janvier,  dix  ou  douze  jours 
après  la  publication  des  Lettres  écrites  de  la  montagne^ 
parut  à  Genève  une  feuille  intitulée  Sentiment  des  ci- 
toyens :  on  m'expédia  par  la  poste  un  exemplaire  de 
cette  pièce  pour  mes  étrennes.  Après  l'avoir  lue,  je 
l'envoyai  de  mon  côté  à  un  libraire  de  Paris ,  comme 
une  réponse  aux  Lettres  écrites  de  la  montagne^  avec  la 
lettre  suivante  ; 

«  Je  vous  envoie,  monsieur,  une  pièce  imprimée  et 
«  publiée  à  Genève,  et  que  je  vous  prie  d'imprimer  et 
«  publier  à  Paris,  pour  mettre  le  public  en  état  d'en- 
«  tendre  les  deux  parties ,  en  attendant  les  autres  ré- 
«  ponses  plus  foudroyantes  qu'on  prépare  à  Genève 
«  contre  moi.  Celle-ci  est  de  M.  Vernes ,  ministre  du 
«  saint  Évangile,  et  pasteur  à  Céligny  :  je  l'ai  reconnu 
«  d'abord  à  son  style  pastoral.  Si  toutefois  je  me  trompe, 
«  il  ne  faut  qu'attendre  pour  s'en  éclaircir;  car,  s'il  en 
«  est  l'auteur,  il  ne  manquera  pas  de  le  reconnoître 
a  hautement  selon  le  devoir  d'un  homme  d'honneur 
û  et  d'un  bon  chrétien  ;  s'il  ne  l'est  pas ,  il  la  désavouera 
«de  même,  et  le  public  saura  bientôt  à  quoi  s'en 
«  tenir. 

«  Je  vous  connois  trop ,  monsieur,  pour  croire  que 
«  vous  voulussiez  imprimer  une  pièce  pareille  si  elle 


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RELATIVE  A  M.  VERNES.  5 

If  VOUS  venoit  d'une  autre  main  ;  mais  puisque  c  est 
i^moi  qui  vous  en  prie,  vous  ne  devez  vous  en  faire 
^  aucun  scrupule.  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur.  » 

A  peine  la  pièce  éioit-elle  imprimée  à  Paris,  qu'il  en 
fut  expédié,  sans  que  je  sache  par  qui,  des  exemplai- 
res à  Genève  avec  ces  trois  mots  :  Lisez ,  bonnes  gens. 
Cela  donnaoccasion  à  M.  Vendes  de  m'écrire  plusieurs 
lettres ,  qu'il  a  publiées  avec  mes  réponses,  et  que  je 
transcris  ici  de  Timprimé. 

PREMIÈRE  LETTRE  DE  M.  LE  PASTEUR  VERNES. 

Genève,  le  a  février  1765. 

Monsieur, 

On  a  imprimé  une  lettre,,  «yn^e  Rousseau,  dans  la- 
quelle on  me  somme  en  quelque  manière  de  dire  pu- 
bliquement si  je  suis  l'auteur  d'une  brochure  intitulée 
Sentiment  des  citoyens.  Quoique  je  doute  fort  que  cette 
lettre  soit  de  vous,  monsieur,  je  suis  cependant  telle- 
ment indigné  du  soupçon  qu'il  paroit  qu'ont  quelques 
personnes  relativement  au  libelle  dont  il  est  question , 
que  j'ai  cru  devoir  vous  déclarer  que  non  seulement 
je  n'ai  aucune  part  à  cette  infâme  brochure,  mais  que 
j'ai  partout  témoigné  l'horreur  qu'^elle  ne  peut  que 
faire  à  tout  honnête  homme.  Quoique  vous  m'ayez  dit 
des  injures  dans  vos  Lettres  écrites  de  la  montagne,  par- 
ceque  je  vous  ai  dit  sans  aigreur  et  sans  fiel  que  je  ne 
pense  pas  comme  vous  sur  le  christianisme ,  je  me 
garderai  bien  de  m'avilir  réellement  par  une  vengeance 


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6  DÉCLARATION 

aussi  basse  que  celle  dont  des  gens  qui  ne  me  connois- 
sent  pas  sans  doute  ont  pu  me  croire  capable.  J'ai  sa- 
tisfait à  ma  conscience  en  soutenant  la  cause  de  TÉvan- 
gile,  qui  ma  paru  attaqué  dans  quelques  uns  de  vos 
ouvrages  :  j'attendois  une  réponse  qui  fiât  digne  de 
vous,  et  je  me  suis  contenté  de  dire  en  vous  lisant: 
Je  ne  reœnnois pas  là  M.  Rousseau,  Voilà , monsieur, 
ce  que  j'ai  cru  devoir  vous  déclarer;  et,  pour  vous, 
épargner  dans  la  suite  de  nouvelles  lettres  de  ma  part, 
s'il  paroît  quelque  ouvrage  anonyme  où  il  y  ait  de 
l'humeur,  de  la  bile,  de  la  méchanceté ,  je  vous  pré- 
viens que  ce  n'est  pas  là  mon  cachet.  J'ai  l'honneur 
d'être ,  etc. 

RÉPONSE. 

Motiers,  le  4  février  1765. 

J'ai  reçu ,  monsieur,  la  lettre  que  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'éci'ire  le  2  de  ce  mois ,  et  par  laquelle 
vous  désavouez  la  pièce  intitulée  Sentiment  des  ci- 
toyens. J'ai  écrit  à  Paris  pour  qu^on  y  supprimât  l'édi- 
tion que  j'y  ai  fait  faire  de  cette  pièce  :  si  je  puis  con- 
tribuer en  quelque  autre  manière  à  constater  votre 
désaveu,  vous  n'avez  qu'à  ordonner.  Je  vous  salue, 
monsieur,  très  humblement. 

SECONDE  LETTRE  DE  M.  I^  PASTEUR  VERNES. 

Genève,  le  8  février  1765. 

J'avoue,  monsieur,  que  je  ne  reviens  point  de  ma 
surprise.  Quoi!  vous  êtes  réellement  l'auteur  de  la 
lettre  qui  précède  le  libelle  et  des  notes  qui  l'accom- 


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RELATIVE  A  M.  VERNES.  7 

pagnent  !  Quoi!  c'est  vous,  de  qui  j'ai  été  particulière- 
ment connu,  et  qui  m'assurâtes  si  souvent  de  toute  votre 
estime  ;  c'est  vous  qui  non  seulement  m'avez  soup 
çonné  capable  de  l'action  la  plus  basse,  mais  qui  avez 
fait  imprimer  cet  odieux  soupçon!  c'est  vous  qui  n'a- 
vezpointcraintde me  diffamer  dansles  paysétrangers , 
et,  s'il  eût  été  possible ,  aux  yeux  de  mes  concitoyens, 
dont  vous  savez  combien  l'estime  doit  m'étre  précieuse! 
Et  vous  me  dites  après  cela ,  avec  la  froideur  d'un 
homme  qui  auroit  fait  l'action  la  plus  indifférente: 
Tai  écrit  h  Paris  pour  quony  supprimât  t édition  que 
f  ai  fait  faire  de  cette  pièce:  si  je  puis  contribuer  en  quelque 
autre  manière  à  constater  votre  désaveu^  vous  navez  quà 
ordonner.  Vous  parlez,  sans  doute,  monsieur,  d'une 
seconde  édition ,  car  la  première  est  épuisée.  Et  par 
rapport  au  désaveu ,  ce  n'est  pas  le  mien  qu'il  s'agit  de 
constater,  je  l'ai  rendu  public,  comme  vous  m'y  invi- 
tiez dans  votive  lettre  au  libraire  de  Paris;  j'ai  fait  im- 
primer celle  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire  :  mon 
devoir  est  rempli;  c'est  à  vous  maintenant  à  voir  quel 
est  le  vôtre  :  vous  devriez  regarder  comme  une  injure 
si  je  vous  indiquois  ce  qu'en  pareil  cas  feroit  un  bon. 
néte  homme.  Je  n'exige  rien  de  vous,  monsieur,  si 
vous  n'en  exigez  rien  vous-même.  J'ai  l'honneur,  etc. 

RÉPONSE. 

Motiers,  le  i5  février  1765. 

De  peur,  monsieur,  qu'une  vaine  attente  ne  vous 
tienne  en  suspens ,  je  vous  préviens  que  je  ne  ferai 
point  la  déclaration  que  vous  paroissez  espérer  ou 


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8  /  DÉCLARATION 

désirer  de  moi.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  la  rai- 
son qui  m'en  empêche ,  personne  au  monde  ne  la  sait 
mieux  que  vous. 

Comme  nous  ne  devons  plus  rien  avoir  à  nous  dire , 
vous  permettrez  que  notre  correspondance  finisse  ici. 
Je  vous  salue ,  monsieur,  très  humblement. 

TROISIÈME  LETTRE  DE  M.  LE  PASTEUR  VERNES. 

Genève,  le  ao  février  1765. 

Monsieur, 

Je  terminerois  volontiers  une  correspondance  qui 
n'est  pas  plus  de  mon  goût  que  du  vôtre ,  si  vous  ne 
m'aviez  pas  mis  dans  l'impossibilité  de  garder  le  si- 
lence :  le  tour  que  vous  avez  pris  pour  ne  pas  donner 
une  déclaration  qui  me  paroissoit  un  simple  acte  de  la 
justice  la  plus  étroite,  et  que  par  là  je  ne  croyois  pas 
devoir  exiger  de  vous  ;  ce  tour,  dis-je,  est  sans  doute 
susceptible  d'un  grand  nombre  d'explications  :  mais 
il  en  est  une  qui  touche  trop  à  mon  honneur  pour  que 
je  ne  doive  pas  vous  demander  de  me  déclarer  positi- 
vement si  vous  soupçonneriez  encore  que  je  suis  l'au- 
teur du  libelle,  malgré  le  désaveu  formel  que  je  vous 
en  ai  fait  publiquement.  Je  n'ose  me  livrer  à  cette  in- 
■  terprétation  qui  vous  seroit  plus  injurieuse  qu'à  moi  ; 
mais  il  suffit  qu'elle  soit  possible  pour  que  je  ne  doute 
pas  de  votre  empressement  à  me  dire  si  je  dois  l'éloi- 
gner absolument  de  votre  pensée.  C'est  là  tout  ce  que 
je  vous  demande ,  monsieur  :  ce  sera  ensuite  à  vous  à 
juger  s'il  vous  convient  de  laisser  à  la  phrase  donr 


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RELATIVE  A   M.   VERNES.  9 

VOUS  VOUS  êtes  servi  une  apparence  de  faux-fuyant , 
ou  de  me  marquer  nettement  dans  quel  sens  elle  doit 
être  entendue.  Ce  quil  y  a  de  certain,  c  est  que  je  ne 
crains  point  de  vous  voir  sortir  du  nuage  où  vous  sera- 
blez  vous  cacher.  J'ai  l'honneur  d  être,  etc. 

RÉPONSE. 

Motiers,  le  24  février  1765. 

La  phrase  dont  vous  me  demandez  l'explication , 
monsieur,  ne  me  paroit  pas  avoir  deux  sens  :  j  ai 
voulu  dire  le  plus  clairement  et  le  moins  durement  . 
qu'il  étoit  possible  que ,  nonobstant  un  désaveu  auquel  • 
je  m^étois  attendu,  je  ne  pouvois  attribuer  qu'à  vous 
seul  l'écrit  désavoué,  ni  par  conséquent  faire  une  dé- 
claration qui  de  ma  part  seroit  un  mensonge.  Si  celle- 
ci  n'est  pas  claire ,  ce  n'est  pas  assurément  ma  faute , 
et  je  serois  fort  embarrassé  de  m'expliquer  plus  posi- 
tivement. Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes 
très  humbles  salutations. 

J.  J.  Rousseau. 

QUATRIÈME  LETTRE  DE  M.  LE  PASTEUR  VERNES. 
Cëligny,  le  i**"  mars  1765. 

Monsieur,  ^ 

La  lumière  n'est  assurément  pas  plus  claire  que 
lexpHcation  que  vous  me  donnez.  Si  c'est  par  ména- 
gement que  vous  aviez  employé  la  phrase  équivoque 
de  votre  précédente  lettre,  c'est  par  la  mêmeraiso» 


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lO  DÉCLARATION 

cjue  j  avois  écarté  le  sens  dans  lequel  vous  me  dé- 
clarez qu'elle  doit  être  prise.  Il  reste  à  présent  d  autres 
ténèbres ,  que  vous  seul  pouvez  dissiper.  Si ,  comme 
il  parolt  par  votre  dernière  lettre,  vous  étiez  ferme- 
ment résolu  de  me  croire  l'auteur  du  libelle  ;  si  vous 
entreteniez  au-dedans  de  vous  cette  persuasion  avec 
une  sorte  de  complaisance,  pourquoi  m'aviez- vous 
invité  vous-même  à  reconnoitre  hautement  cette  pièce , 
ou  à  la  désavouer  ?  pourquoi  aviez-vous  laissé  croire 
qu'il  étoit  possible  que  vous  fussiez  dans  l'erreur  à  cet 
égard?  pourquoi  aviez-vous  dit:  Si  je  nie  trompe ,  il  ne 
faut  çu  attendre  pour  s'en  éclaircir  ?  pourquoi  avez-vous 
ajouté  que ,  lorsque  j'aurois  parlé ,  le  public  sauroit  à 
quoi  s'en  tenir?  Tout  cela  n'étoit-il  qu'un  jeu  de  votre 
part?  ou  bien ,  auriez-vous  été  capable  de  former  l'o- 
dieux projet  d'ajouter  une  nouvelle  injure  à  celle  que 
vous  n'aviez  pas  craint  de  me  faire  par  une  odieuse 
imputation  ?  C'est  à  regret ,  monsieur ,  que  je  me  livre 
à  une  conjecture  qui  vous  déshonoreroit  si  elle  étoit 
fondée;  je  ne  me  résoudrai  jamais, à  penser  mal  de 
vous  que  lorsque  vous  m'y  forcerez  vous-même.  Ce 
n'est  pas  tout;  si  mon  désaveu  n'a  fait  sur  vous  au- 
cune impression,  pourquoi  donc  avez-vous  ordonné 
au  libraire  de  Paris  de  supprimer  votre  édition  du  li- 
belle? pourquoi,  comme  je  l'ai  su  de  bonne  part, 
avez-vous  écrit  à  un  homme  d'un  rang  distingué, 
qu'ayant  été  mieux  instruit,  vous  ne  m'attribuez  plus 
cette  pièce?  Je  vous  le  demande,  est-il  possible  de 
vous  trouver  en  cela  d'accord  avec  vous-même?  Si  de 
nouvelles  raisons,  plus  décisives  que  celles  que  vous 
avoit  fourni  mon  prétendu  style  pastoral  ^  qui  est  la 


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RELATIVE   A   M.   VERNES.  II 

seule  que  vous  ayez  alléguée ,  et  dont  le  ridicule  vous 
auroit  frappé,  sans  son  air  de  sarcasme  qui  a  pu  vous 
séduire;  si,  dis-je,  de  nouvelles  raisons  ont  arrêté  ce 
premier  mouvement  de  justice ,  que  la  droiture  natu^ 
relie  de  votre  cœur  avoit  fait  naître ,  pourquoi  ne 
m'exposez-vous  pas  ces  raisons  avec  cette  franchise  et 
cette  candeur  qu'annonce  en  vous  cette  belle  devise  : 
Vitam  impendere  vero?  Ce  silence  ne  donnera-til  point 
lieu  de  croire  qu'il  est  des  cas  où  vous  aimez  à  mettre 
un  bandeau  sur  vos  yeux ,  où  la  découverte  de  la  vérité 
coûteroit  trop  à  certain  sentiment ,  souvent  plus  fort 
que  Tamour  qu'on  a  pour  elle?  Voyez  donc,  monsieur, 
quel  est  le  parti  qu'il  vous  convient  de  prendre.  Pour 
moi,  loin  de  redouter  l'exposition  des  motifs  qui  vous 
empêchent  de  vous  rendre  à  mon  désaveu ,  je  suis 
très  curieux  de  les  apprendre,  ne  pouvant  pas  en  ima- 
giner un  seul.  Je  vous  demande  de  vous  expliquer  à 
x;et  égard  avec  toute  la  clarté  possible ,  et  sans  aucun 
ménagement,  tant  je  suis  convaincu  que  vous  ne  ferez 
par  là  que  confirmer  le  jugement  de  toutes  les  per- 
sonnes dont  je  suis  connu,  qui  dirent,  en  lisant  ma 
première  lettre ,  que  j'aurois  dû  me  taire  sur  une  im- 
putation qui  tomboit  d'elle-même ,  et  ne  pouvoit  faire 
tort  qu'à  son  auteur.  Je  reçois  bien  volontiers ,  mon- 
sieur, vos  salutations,  et  je  vous  prie  d'agréer  les 
miennes. 

A  la  fin  du  recueil  de  ces  lettres ,  M.  Vemes  ajoute  : 
M.  Rousseau  na  pas  cru  sans  doute  quil  lui  convînt  de  ré- 
pondre à  cette  dernière  lettre:  Un  est  pas  difficile  den  ima- 
giner laraison.  Non,  cela  n'est  point  difficile;  mais  com* 


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12  DÉCLARATION 

ment  M.  Vernes,  sentant  si  bien  cette  raison,  n'en  a-t-il 
pas  prévu  l'effet?  Comment  a-t-il  pu  se  flatter  de  lier^ 
de  suivre  avec  moi  une  correspondance  en  régie  pour 
discuter  les  preuves  de  ses  outrages ,  comme  on  dis- 
cuteroit  un  point  de  littérature?  Peut-il  croire  que 
j'irai  plaider  devant  lui  ma  cause  contre  lui-même; 
que  j'irai  le  prendre  ici  pour  juge  dans  son  propre  fait? 
Et  dans  quel  fait?  Sur  la  modération  qu'il  voit  régner 
dans  ma  conduite ,  présume-t-il  que  je  puisse  penser 
à  lui  de  sang  froid?  moi,  qui  ne  lis  pas  une  de  ses 
lettres  sans  le  plus  cruel  effort;  moi,  qui  ne  puis  sans 
frémir  entendre  prononcer  son  nom  ;  que  je  puisse 
tranquillement  correspondre  et  commercer  avec  lui  \ 
}^on  :  j'ai  cru  devoir  lui  déclarer  nettement  mon  sen- 
timent ,  et  le  tirer  de  l'incertitude  où  il  feignoit  d'être. 
Je  n'en  dois  ni  n'en  veux  faire  avec  lui  davantage. 
Que  la  décence  de  mes  expressions  ne  l'abuse  plus. 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  je  lui  rends  justice;  mais 
dans  mes  procédés,  c'est  à  moi  que  je  la  rends.  Comme 
mon  amour-propre  n'est  point  aveugle ,  et  que  j'ai  ap 
pris  à  m'attendre  à  tout  de  la  part  des  hommes ,  leurs 
outrages  ne  m'ont  point  pris  au  dépourvu  ;  ils  m'ont 
trouvé  assez  préparé  pour  les  supporter  avec  dignité. 
L'adversité  ne  m'a  ni  abattu  ni  aigri  :  c'est  une  leçon 
dont  j'avois  besoin  peut-être.  J'en  suis  devenu  plus 
doux,  mais  je  n'en  suis  pas  devenu  plus  foible.  Mes 
épreuves  sont  faites  :  je  suis  à  présent  sûr  de  moi.  Je 
ne  veux  plus  de  guerre  avec  personne ,  et  désormais 
je  cesse  de  me  défendre.  Mais ,  à  quelque  extrémité 
qu'on  me  réduise,  il  n'y  aura  jamais  ni  traité  ni  com- 
merce entre  J.  J.  Rousseau  et  les  méchants. 


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RELATIVE  A  M.   VERNES.  l3 

M.  Vernes  veut  savoir  les  motifs  qui  m^empéchent 
de  me  rendre  à  son  désaveu  ;  il  m'exhorte  à  m'expli- 
quer  à  cet  égard  avec  toute  la  clarté  possible  et  sans 
aucun  ménagement  :  c'est  une  explication  que  je  lut 
dois;  puisqu'il  la  demande ,  mais  que  je  ne  veux  lui 
donner  qu'en  public. 

Je  commence  par  déclarer  que  je  ne  suis  point 
exempt  de  blâme  pour  lui  avoir  attribué  publique- 
ment le  libelle  ;  non  que  je  croie  avoir  manqué  à  la 
vérité  ni  à  la  justice,  mais  dans  un  premier  mouve- 
ment j'ai  manqué  à  mes  principes.  En  cela  j'ai  eu  tort* 
Si  je  pouvois  réparer  ce  tort  sans  dire  un  mensonge , 
je  lo'  ferojs  de  tout  mon  cœur.  Avouer  ma  faute  est 
tout  ce  que  je  puis  faire:  tant  que  la  persuasion  où  je 
suis  subsiste,  toute  autre  réparation  ne  dépend  pas  de 
moi.  Reste  à  voir  si  cette  persuasion  est  bien  ou  mal 
fondée,  ou  si  on  doit  la  présumer  de  ma  part  de  bonne 
ou  de  mauvaise  foi.  Qu'on  saisisse  donc  la  question. 
Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  précisément  si  M.  Vernes  est 
ou  n'est  pas  l'auteur  du  libelle ,  mais  si  je  dois  croire 
ou  ne  pas  croire  qu'il  l'est.  Que  ne  puis-je  si  bien  sé- 
parer ces  deux  questions  que  la  dernière  ne  conclue 
rien  pour  l'autre  !  Que  ne  puis-je  établir  les  motifs  de 
ma  persuasion  sans  entraîner  celle  des  lecteurs  !  je  le 
ferois  avec  joie.  Je  ne  veux  point  prouver  que  Jacob 
Vernes  est  un  infâme ,  mais  je  dois  prouver  que 
J.  J.  Rousseau  n'est  point  un  calomniateur. 

Pour  exposer  d'abord  ce  qu'il  y  a  eu  de  personnel 
entre  ce  ministre  et  moi ,  il  faut  remonter  à  nos  pre- 
mières liaisons  et  suivre  l'historique  de  nos  démêlés. 

En  1 762  ou  53 ,  M.  Vernes  passa  à  Paris ,  revenant. 


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«4  DÉCLARATION 

je  crois ,  d'Angleterre  ou  de  Hollande.  Le  devin  du  vil- 
lage m  avoit  mis  en  vogue  :  il  désira  me  connoitre  ;  il 
employa  pour  cela  mon  ami  M.  de  Gauffecourt ,  et 
nous  eûmes  quelques  liaisons  qui  finirent  à  son  dé* 
part,  mais  qu'il  eut  soin  de  renouveler  à  Genève  dans 
un  voyage  que  j  y  fis  Tannée  suivante.  Car  j*ai  deux 
maximes  inviolables  dans  la  prospérité  même  :  Tune , 
de  ne  jamais  rechercher  personne  ;  Tautre ,  de  ne  ja- 
mais courir  après  les  gens  qui  s'en  vont.  Ainsi  tous 
ceux  qui  m  ont  quitté  durant  mes  disgrâces  sont  par* 
tis  comme  ils  étoient  venus. 

*  Tout  Genève  fut  témoin  des  avances  de  M.  Vernes , 
de  ses  soins,  de  ses  empressements,  de  ses  caresses: 
il  réussit  ;  c'est  toujours  là  mon  côté  foible  ;  résister  aux 
caresses  n'est  pas  au  pouvoir  de  mon  cœur.  Heureu- 
sement on  ne  m'a  pas  gâté  là-dessus. 

De  retour  à  Paris,  je  continuai  d'être  en  liaison  avec 
M.  Vernes  ;  mais  l'intimité  diminua  :  elle  étoit  née  de 
la  seule  habitude;  l'éloignement  la  ralentit.  Je  ne 
trouvai  pas  d'ailleurs  dans  son  commerce  ces  atten** 
cions  qui  marquent  l'attachement ,  et  qui  produisent 
la  confiance:  il  tira  de  l'Encyclopédie  1  article  Econo^ 
mie  politique ,  et  le  fit  imprimer  à  part  sans  me  consul- 
ter; il  répandit  des  lettres  de  M.  le  comte  de  Tressan, 
avec  les  réponses.  Ces  lettres,  qui  n'étoient  point  de 
nature  à  être  imprimées,  l'ont  été  à  mon  insu,  et 
M.  Vernes  est  le  seul  à  qui  je  les  aie  confiées.  Mille 
bagatelles  pareilles  se  font  sentir  sans  valoir  la  peine 
d'être  dites ,  et ,  sans  montrer  une  mauvaise  volonté 
décidée ,  montrent  une  indiscrétion  que  n'a  point  la 
véritable  amitié. 


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RELATIVE  A  M.   VERNES.  l5 

Cependant  nous  nous  écrivions  encore  de  temps  en 
temps  jusqu'au  commencement  de  mes  désastres: 
alors  je  n'entendis  plus  parler  de  lui  ni  de  beaucoup 
d'autres.  C'est  à  la  coupelle  de  l'adversité  que  la  plu- 
part des  amitiés  s'en  vont  en  fumée  :  il  reste  peu  d'or, 
mais  il  est  pur.  Toutefois,  quand  M.  Vernes  me  sut 
plus  tranquille ,  il  s'avisa  de  m'écrire  une  lettre  fort 
pédantesqde  et  fort  sécbe ,  à  laquelle  je  ne  daignai  pas 
répondre.  Voilà  la  source  de  sa  haine  contre  moi. 

Cette  cause  paroît  légère  :  elle  ne  l'étoit  pourtant 
pas.  Il  sentit  le  dédain  caché  sous  ce  silence;  son 
amour-propre  en  fut  blessé  vivement;  il  suffit  de  con- 
iloître  M.  Vernes  pour  savoir  à  quel  point  il  porte  la 
suffisance,  la  haute  opinion  de  lui-même  et  de  ses  ta- 
lents. Je  ne  récuse  sur  ce  point  aucun  de  ses  amis,  s'il 
en  a:  si  j'ai  tort,  qu'ils  le  disent,  et  je  me  rends.  On 
ne  m'a  point  vu,^  malignement  satirique ,  éplucher  les 
vices,  ni  même  les  défauts  de  mes  ennemis;  je  n'exa- 
mine point  leurs  mœurs ,  leur  religion ,  leurs  pri  ncipes  ; 
Je  n'usai  de  personnalités  de  ma  vie,  et  je  ne  veux  pas 
commencer  ;  mais  ici  je  dois  dire  ce  qui  fait  à  ma  cause  ; 
je  dois  dire  sur  quoi  j'ai  porté  mes  jugements. 

Voilà  comment  la  vanité ,  la  vengeance ,  enflammé» 
rent  la  sainte  ardeur  de  M.  Vernes,  prédicateur,  par- 
ceque  c'est  son  métier  de  l'être ,  mais  qui  jusque-là 
n'avoit  point  été  dévoré  du  zèle  de  l'orthodoxie;  voilà 
le  sentiment  secret  qui  lui  dicta  les  lettres  sur  mon 
christianisme.  Son  orgueil  irrité  lui  mit  à  la  main  les 
armes  de  son  métier.  Sans  songer  à  la  charité ,  qui  dé- 
fend d'accabler  celui  qui  souffre  ;  à  la  justice ,  qui , 
quand  même  j'aurois  été  coupable,  devoit  me  trouver 


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l6  DÉCLARATIOÎT 

trop  puni;  à  la  bienséance,  qui  veut  qu*on  respecte 
lamitié,  même  après  qu'elle  est  éteinte;  voilà  le  bien- 
disaht,  le  galant,  le  plaisant  M.  Vernes  traiisfx>rmé  tout- 
à-coup  en  apôtre,  et  lançant  ses  foudres  théologiques 
sur  son  ancien  ami  malheureux*.  Est-il  étonnant  que 
la  haine  et  Tenvie  emploient  si  volontiers  cet  expédient? 
Il  est  si  commode  et  si  doux  d'édifier  tout  le  monde ,  en 
écrasant  pieusement  son  homme!  Ce  grand  mot,  notre 
sainte  religion,  dans  un  livre,  est  presque  toujours  une 
sentence  de  mort  contre  quelqu'un  ;  c'est  le  manteau 
sacré  dont  se  couvrent  des  passions  viles  et  basses  qui 
n'osent  se  montrer  nues.  Toutes  les  fois  que  vous  ver- 
rez un  homme  en  attaquer  un  autre  avec  animosite 
sur  la  religion  ,  dites  hardiment  :  L'agresseur  est  un 
fripon;  vous  ne  vous  tromperez  de  la  vie. 

Que  le  pur  zélé  de  la  foi  n'ait  point  dicté  les  lettres 
de  M.  Jacob  Vernes  sur  mon  christianisme ,  cela  se 
voit  d'abord  par  le  titre  même ,  par  la  personnalité  la 
plus  révoltante,  la  moins  charitable,  par  la  fierté  me- 
naçante avec  laquelle  l'auteur  monte  sur  son  tribunal 
pour  juger  non  mes  livres,  mais  ma  personne,  pour 
prononcer  publiquement  en  son  nom  la  sentence  qui 
me  retranche  du  corps  des  chrétiens,  pour  m'excom- 
munier  de  son  autorité  privée. 

Cela  se  voit  encore  par  l'épigraphe,  où  Ion  m'accuse 
d'offrir  au  lecteur  dans  un  vase  de  paroles  dorées  de 
l'aconit  et  des  poisons. 

*  L'ouvrage  du  pasteur  Vernes  dont  il  est  question  ici  a  pour 
titre  î  Examen  de  ce  qui  concerne  le  christianisme,  la  réformation 
évan^élùiue  et  les  ministres  de  Genève,  dans  les  deux  premières  Lettres 
de  J,  /.  Rousseau  écrites  de  la  montagne.  Genève,  1766,  in-8**. 


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RELATIVE  A  M.    VERNES.  17 

Ce  terrible  début  n'est  point  démenti  par  l'ouvrage  : 
on  y  attaque  mes  propositions  par  leurs  conséquences 
les  plus  éloignées  ;  ce  qui  seroit  permis ,  en  raisonnant 
bien ,  pour  montrer  que  ces  propositions  sont  fausses 
pu  dangereuses,  mais  non  pas  pour  juger  des  senti- 
ments de  l'auteur,  qui  peut  n'avoir  pas  vu  ces  consé- 
quences. M.  Vernes  ne  se  proposant  pas  d'examiner  si 
j'ai  raison  ou  tort,  mais  si  je  suis  chrétien  ou  non ,  doit 
me  juger  exactement  sur  ce  que  j'ai  dit ,  et  non  sur  ce 
qui  peut  se  déduire  subtilement  de  ce  que  j'ai  dit ,  par- 
jcequ'il  se  peut  que  je  n'aie  pas  eu  cette  subtilité;  il  se 
peut  que  j'eusse  rejeté  le  sentiment  que  j'ai  avancé,  si 
j'avois  vu  jusqu'où  il  pouvoit  me  conduire.  Quand  on 
veut  prouver  qu'un  homme  est  coupable,  il  faut  prou- 
ver qu'il  n'a  pu  ne  l'être  pas,  et  ce  n'est  nullement  un 
crime  de  n'avoir  pas  su  voir  aussi  loin  qu'un  autre  dans 
une  chaîne  de  raisonnements. 

Non  content  de  cette  injustice,  M.  Vernes^  va  jusqu'à 
la  calomnie ,  en  m'imputant  les  sentiments  les  plus 
punissables  et  les  moins  découlants  des  miens,  comme 
quand  il  ose  me  faire  dire  que  Jésus-Christ  est  un  im- 
posteur, ou  du  moins  me  faire  mettre  en  doute  ce  blas- 
phème ;  doute  qu'il  étend ,  qu'il  confirme ,  et  sur  lequel 
on  voit  qu'il  appuie  avec  plaisir,  et  cela  par  le  raison- 
nement le  plus  sophistique  et  le  plus  faux  qu'on  puisse 
faire ,  puisqu'il  établit  à-la-fois  le  pour  et  le  contre  ;  car 
s'il  prouve, que  je  ne  suis  pas  chrétien  parceque  je 
n'admets  pas  tout  l'Évangile ,  comment  peut-il  prou- 
ver ensuite  par  l'Évangile  quç,  selon  moi,  Jésus  fiit 
un  imposteur?  comment  peut-il  savoir  si  les  passages 
qu'il  cite  dans  cette  vue  ne  sont  point  de  ceux  dont  je 


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l8  DÉCLARATION 

n admets  pas  lautorité?  Qui  doute  que  Jésus  ait  tait 
tous  les  miracles  qu  on  lui  attribue  peut  douter  qu'il 
ait  tenu  tous  les  discours  qu  on  lui  fait  tenir.  Je  n  en* 
tends  pas  justifier  ici  ces  doutes,  je  dis  seulement  que 
M.  Vemes  en  fait  usage  avec  injustice  et  méchanceté  ; 
qu'il  me  fait  rejeter  Tautorité  de  l'Évangile  pour  me 
traiter  d'apostat,  et  qu'il  me  la  &it  admettre  pour  me 
traiter  de  blasphémateur. 

Quand  il  auroit  raison  dans  tous  les  points  de  sa 
critique,  ses  jugements  contre  moi  n'«n  seroientpas 
moins  téméraires,  puisqu'il  m'impute  des  discours 
qu'il  na  vus  nulle  paît  être  les  miens;  car  enfin,  ou 
a-t-il  pris  que  la  profession  de  foi  du  vicaire  étoit  celle 
de  J.  J.  Rousseau?  Il  n'a  sûrement  rien  trouvé  de  cela 
dans  mon  livre;  au  contraire,  il  y  a  trouvé  positive- 
ment que  jeia  donnois  pour  être  d'un  autre.  Voilà  mes 
expressions.  Je  transcris  un  ouvrage,  et  je  dis  que  je 
le  transcris.  Dans  un  passage  on  voit  que  c'est  un  de 
mes  concitoyens  qui  me  l'adresse,  ou  moi  qui  l'adresse 
à  un  de  mes  concitoyens.  Dans  un  autre  passage  on 
lit  :  Un  caractère  timide  suppléait  à  la  gène ,  et  prolongeait 
pour  lui  cette  époque  dans  laquelle  vous  maintenez  votre 
élèveavec  tant  de  soin»  Cela  décide  le  doute,  et  il  devient 
clair  par  là  que  la  profession  de  foi  n'est  point  un  écrit 
que  j'adresse,  mais  un  écrit  qui  m'est  adressé.  En  re- 
prenant la  pai'ole ,  je  dis  que  je  ne  donne  point  cet  écrit 
pour  régie  des  sentiments  qu'on  doit  suivre  en  matière 
de  religion.  M'imputer  à  moi  tous  ces  sentiments  est 
donc  une  témérité  très  injuste  et  très  peu  chrétienne  : 
^i  cette  pièce  est  répréhensible,  on  peut  me  poursuivre 
pour  Tpivoir  publiée ,  mais  non  pas  pour  en  être  l'au- 


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RELATIVE  A  M.    VERNES.  19 

teur,  à  moins  qu  on  ne  le  prouve.  Or  M.  Vemes  1  af- 
firme sans  le  prouver.  Il  m'a  reconnu  sans  doute  à 
mon  style  :  de  quoi  donc  se  plaint-il  aujourd'hui?  Je  le 
jugesuivantsarégle  ;et,  comme  onverra  tout-à-rheiii;e, 
j^ai  plus  de  preuves  qu'il  est  Fauteur  du  libelle  fait 
contre  moi  qu'il  n'en  a  que  je  suis  l'auteur  d'une  pro- 
fession de  foi  qu'il  trouvé  si  criminelle. 

M.  Vemes  enchérit  partout  sur  le  sens  naturel  des 
mots  pour  me  rendre  plus  coupable.  Par  la  forme  de 
l'ouvrage ,  le  style  de  la  profession  de  foi  devoit  être 
familier  et  même  négligé:  c'étoit  pécher  autant  contre 
le  goût  que  contre  la  charité  de  presser  l'exacte  pro- 
priété des  termes.  Après  avoir  loué  avec  la  plus  grande 
énergie  la  beauté,  la  sublimité  de  l'Évangile,  le  vicaire 
ajoute  que  cependant  ce  même  Évangile  est  plein  de 
choses  incroyables.  M.  Vernes  part  de  là  pour  prendre 
au  pied  de  la  lettre  ce  terme  plein;  il  l'écrit  en  itali- 
que, il  le  répète  avec  l'emphase  du  scandale  :  comme 
s'il  vouloit  dire  que  l'Évangile  est  tellement  plein  de 
ces  choses  incroyables  qu'il  n'y  ait  place  pour  nulle 
autre  chose.  Supposons  qu'entrant  dans  un  salon  pou- 
dreux, vous  disiez  qu'il  est  beau,  mais  plein  de  pous^ 
sière;  s'il  n'en  est  plein  jusqu'au  plafond,  M.  Vernes 
vous  accusera  de  mensonge.  C  est  ainsi  du  moins 
qu'il  raisonne  avec  moi. 

Les  conséquences  qu'il  tire  de  ce  que  j'ai  dit,  et  les 
hausses  interprétations  qu'il  en  donne,  ne  lui  suffisent 
pas  encore;  il  me  fait  penseï;  même  au  gré  de  sa 
haine.  Si  je  fais  une  déclaration  qui  me  soit  contraire, 
il  la  prend  au  pied  de  la  lettre,  et  la  pousse  aussi  loin 
qu'elle  peut  aller:  si  j'en  fais  une  qui  me  soitfiiVQ* 


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20  DÉCLARATION 

rable ,  il  la  dément  par  les  sentiments  secrets  qu'il  me 
suppose,  et  dont  il  n'a  d  autre  preuv€  que  le  désir 
secret  de  me  les  trouver.  Il  cherche  partout  à  me 
noircir  avec  adresse  par  des  maximes  générales,  dont 
il  ne  me  fait  pas  ouvertement  Fapplication,  mais  qu'il 
place  de  manière  à  forcer  le  lecteur  de  la  faire.  «  Dans 
«quels  écarts,  dit->il,  ne  jettent  point  l'imagination 
ft  mise  e»  jeu  par  l'esprit  de  système ,  la  sij^gularité,  le 
«  dédain  de  penser  comme  le  grand  nombre,  ou  quel* 
4  que  autre  passion  qui  fermente  en  secret  dans  le 
tt  cœur  !  »  Voilà  l'imagination  du  lecteur  à  son  tour 
mise  en  jeu  par  ces  paroles ,  et  cherchant  quelle  est 
cette  passion  qui  fermente  en  secret  dans  mon  cœur. 
M.  Vernes  dit  ailleurs  :  k  Ce  mot  de  M.  Rousseau  ne 
«  peut  s'appliquer  qu'à  trop  de  gens.  On  fait  comme 
«  ks  autres,  sauf  à  rire  en  secret  de  ce  qu'on  feint  de 
«  respecter  en  public.»  A  qui  M.  Vernes  veut-il  appli- 
quer ici  ces  remarques?  A  personne ,  dira-t-il;  je  parle 
en  général  :  pourquoi  M.  Rousseau  s'en  feroit-il  l'ap- 
plication, s'il  ne  sentoit  qu'elle  est  juste?  Voici  donc 
là-dessus  ma  position.  Si  je  laisse  passer  ces  maximes 
sans  y  répondre,  le  leôteur  dira,  L'auteur  n'a  pas 
lâché  ces  propos  pour  rien;  sans  doute  il  en  sait  plus 
•  qu!il*n'en  veut  dire,  et  Rousseau  a  ses  raisons  pour 
feindre  de  ne  l'avoir  pas  entendu  ;  et  si  je  prends  le 
parti  de  répondre ,  il  dira ,  Pourquoi  Rousseau  reléve- 
roit-il  des  maximes  générales ,  s'il  n'en  sentoit  l'appli- 
cation? Soit  donc  quç  je  parle  ou  que  je  me  taise , 
la  maxime  fait  son  effet ,  isans  que  celui  qui  l'établit 
se  compromette.  On  conviendra  que  le  tour  n'est  pas- 
maladroit. 


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RELATIVE  A  M.   VERNES.  21 

C'étoit  peu  de  mHncuIper  par  le  mal  qu'on  cher- 
choit  dans  moD  livre,  ou  qu'on  imputoit  à  Tauteur;  il 
restoit  à  m'inculper  par  lé  bien  même  :  de  cette  ma- 
nière on  étoit  plus  en  fonds.  Écoutez  M.  Vernes  ou 
rhonnête.  atni  qu'il  se  donne ,  et  qui  n'est  pas  moins 
charitable  qXie  lui.  * 

«Remarquez à  cette  occasion ,  me  dit  M..*. ,  que  si 
«.ïauteur  d'Emile  se  iïit  montré  ennemi  ouvert  de  la 
«  religion  chrétienne ,  s'il  n'eût  rien  dit  qui  parût  lui 
«  être  favorable,  ilauroit  été  moins  à  redouter  ;  son  ou- 
«  vrage  auroit  porté  avec  lui-même  sa  réfutation ,  par- 
«  ceque  dans  le  fond  il  ne  renferme  que  des  objections 
«  souvent  répétées ,  et  aussi  souvent  détruites.  Mais 
«  je  ne  connois  rien  de  plus  dangereux  qu'un  mélange 
«  d'un  peu  de  bien  avec  beaucoup  de  mat;  l'un  passe 
«  à  la  faveur  de  l'autre  :-  le  poison  agit  plus  sotirde- 
«  ment,  mais  ses  effets  n'en  sont  pas  moins  funestes  : 
M  un  ennemi  n'est  jamais  plus  à  craindre  que  dans  les 
«  moments  où  l'on  le  croit  ami.  Ses  coups  n'en  sont 
«que  plus  assurés;  la  plaie  n'en  est  que  plus  pro- 
«  fonde.  »  Ainsi  tout  ce  qu'on  est  forcé  de  trouver  bien 
dans  mon  livre,  et  ce  n'est  sûrement  pas  la  moindre 
partie,  n'est  là  que  pour  rendre  le  mal  plus  dange- 
reux ;  l'auteur,  punissable  par  ce  qui  est  mauvais,  Fest 
plus  encore  par  ce  qui  est  bon.  Si  quelqu'un  voit  un 
moyen  d'échapper  à  des  accusations  pareille!*,  il 
m'obligera  de  me  l'indiquer. 

Joignez  à  cela  l'air  joyeux  et  content  qui  régne 
dans  tout  l'oUvrage,  et  le  ton  railleur  et  folâtre  avec 
lequel  M.  le  pasteur  Vernes  dépouille  son  ancien  ami 
d'un  christianisme  qui  faisoit  toute  sa  consolation;  ce 


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22  DÉCLARATION 

Cbinois  surtout  si  goguenard ,  si  loustick  qui  le  re- 
présente, et  qu'il  nous  assure  être  un  homme  d'esprit 
et  de  sens;  vous  connottrez  à  tous  ces  signes  si  la 
cruelle  fonction  qu'il  s'im{K>se  lui  est  pénible,  si  c'est 
un  devoir  qui  lui  coûte ,  et  que  son  cœur  remplisse  à 
regret. 

Il  ne  s'ensuit  pdnt  de  tout  ceci  que  M.  Vernes  ait 
raison  ni  tort  dans  cette  querelle;  ce  n'est  pas  de  cela 
qu'il  s'agit:  il  s'ensuit  seulement,  mais  avec  évidence, 
que  le  zélé  de  la  foi  n'est  que  son  prétexte  ;  que  son 
vrai  motif  est  de  me  nuire,  de  satisfaire  son  animosité 
contre  moi.  J'almontré  la  source  de  cette  animosité  : 
il  faut  à  présent  en  montrer  les  suites. 

M.  Vernes  s'attendoit  à  une  réponse  expresse  dans 
laquelle  j'entrasse  en  lice  avec  lui  ;  il  la  desiroit,  et  il 
disoit  avec  satisfaction  qu'il  en  tireroit  occasion  d'am- 
pliBer  les  gentillesses  de  son  Chinois.  Ce  Chinois,  plus 
badin  qu'un  François,  étdit  l'enfant  chéri  du  chris- 
tianisme de  M.  le  pasteur;  il  se  vantoit  de  l'avoir 
nourri  de  ma  substance,  et  c'étoit  le  vampire  qu'il 
destinoit  à  sucer  le  reste  dé  mon  sang. 

Je  ne  répondis  point  à  M.  Vernes  ;  mais  j'eus  oc- 
casion, dans  mon  dernier  ouvrage,  de  parler  deux 
fms  du  sien.  Je  ne  déguisai  ni  le  peu  de  cas  que  j'en 
faisois,  ni  mon  mépris  pour  les  motifs  qui  l'avoient 
dicté.  Du  reste ,  constamment  attaché  à  mes  princi* 
pes,  je  me  renfermai  dans  ce  qui  tenoit  à  l'ouvrage;  je 
ne  me  permis  nulle  personnalité  qui  lui  fiit  étrangère, 
et  je  poussai  la  circonspection  jusqu'à  ne  pas  nommer 
l'auteur  qui  m'avoit  si  souvent  nommé  avec  si  peu  de 
ménagement* 


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RELAyiYE  A.  M.   VERNES.  23 

H  étoit facile  à  reconnottre;  il  se  reconnut:  qu'on 
juge  de  sa  £areur  par  sa  vanité.  Blessé  dans  ses  talents 
littéraires,  dans  son  mérite  d'auteur,  dont  il  fait  un 
si  grand  cas ,  il  poussa  les  plus  hauts  cris ,  et  ces  cris 
furent  moins  de  douleur  que  de  rage.  Ses  premiers 
transports  ont  passé  toute  mesure  ;  il  faut^en  avoir  * 
été  témoin  soi-même  pour  comprendre  à  quel  point 
un  homme  de  son  état  peut  s'oublier  dans  la  colère  ; 
ce  quil  disoit,  ce  qu'il  écrivoit,  ne  se  répète  ni  ne 
s'imagine.  L'énergie  de  ses  outrages  n'est  à  la  portée 
d aucun  homme  de  sang  froid;  et  ce  qui  rendit  ses 
transports  encore  plus  remarquables  fut  qu'il  étoit  le 
seul  qui  s'y  livrât  A, la  première  apparition  du  livre, 
tout  Je  monde  gardpit  le  silence*  Le  Conseil  n'avoit 
point  epcore  délibéré  sur  ce  qu'il  y  avoità  faire;  tous 
ses  clients  se  taisoient  à  son  imitation.  La  bourgeoisie 
elle-même,  qui  ne  vouloit  pas>  se  commettie,  atten- 
doij,  pour  avouer,  ou  désavouer  l'ouvrage,  qu'elle  ejftt 
vu  comment  le  prendroient  les  magistrats.  Il  n'y  avoit 
pas  d'exemple  à  Genève  que  personne  eût  osé  dire 
ainsi  la  vérité  sans  détour.  Un  des  partis  étoit  con- 
fondu, l'autre  effrayé;  tous  attendoient  dans  le  plus 
profond  silence  que  quelqu'un  l'osât  rompre  le  pre- 
mier. C'étoit  au  milieu  de  cette  inquiète  tranquillité 
que  le  seul  M.  Vernes,  élevant  sa  voix  et  ses  cris,  s'ef- 
forçoit  d'entraîner  par  son  exemple  le  public,  qujil  ne 
faisoit  qu'étonner.  Ck)mme  il  crioit  seul,  tout  le  monde 
l'entendit;  et  ce  que  je  dis  est  si  notoire,  qu'il  n'y  a 
personne  ù  Genève  qui  ne  puisse  le  confirmer.  Toutes 
les  lettres  qui  m'en  vinrent  dans  ce  temps- là  sont 
pleines  de/:es  expressions  :  «  Vernes  est  hors  de  lui , 


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24  DÉCLARATION 

«  Vernes  dit  des  clioses  incroyables.  Vernes  de  se  pos- 
«  séde  pas*  La  fureur  de  Vernes  est  au-delà  de  toute 
«  idée.  »  Le  dernier  qui  m'en  parla  m'écrivit:  «Vernes, 
«  dans  ses  fureurs ,  est  si  maladroit  qu'il  n'épargne  pas 
«  même  votre  style  :  il  disoit  hier  que  vous  écriviez 
tt*commenin  charretier.  Cela  peut  être,  lui  dit  quel- 
«  qu'un;  vous  avouez  qu'il  fouette  diablement  fort.  »  - 

Sur  la  fin  de  l'année,  c'est-à-dire  dix  ou  douze  jours 
après  la  publication  du  livre,  tandis  que  le  silence  pu- 
blic et  les  cris  forcenés  de  M.  Vernes  duroient  encore, 
je  reçus  par  la  poste  la  brochure  intitulée.  Senti- 
ment  des  citoyens.  En  y  jetant  les  yeux,  je  reconnus  à 
l'instant  mon  homme  ^ux  choses  imprimées  qirfil  dé- 
bitoit  seul  de  vive  voix  :  de  plus  je  vis  un  furieux  que 
.  la  ragé  faisoit  extra  vaguer;  et  quoique  j'aie  à  Genève 
des  ennemis  non  moins  ardents ,  je  n'en  ai  point  de  si 
maladroits.  N'ayant  eu  des  démêlés  personnels  avec 
aucun  d  eux ,  je  n'ai  point  irrité  leur  âmour-propre  : 
leur  haine  est  de  sang  froid ,  et  n'en  est  que  plus  ter- 
rible ;  elle  porte  avec  poids  et  mesure  des  coups  moins 
pesants  en  apparence,  mais  qui  blessent  plus  profond 
dément. 

Les  premiers  mouvements  peignent  les  caractères 
de  ceux  qui  s'y  livrent.  Celui  de  l'auteur  du  libelle  fut 
de  l'écrire  et  de  le  publier  à  Genève  :  le  mien  fut  de  le 
publier  aussi  à  Paris,  et  d'en  nommer  l'auteur  pour 
toute  vengeance.  J'eus  tort  ;  mais  qu'un  auti'e  homme 
d'un  esprit  ardent  se  mette  à  ma  place,  qu'il  Use  le  li- 
belle, qu'il  s'en  suppose  l'objet,  qu'il  sente  ce  qu'il 
auroit  fait  dans  le  premier  saisissement,  et  puis  qu'il 
mejqge.  *      - 


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HEJLATIVE  A  M.   VERNES.  25 

Cependant,  malgré  la  plus  intime  persuasion  de 
ma  part,  et  même  en  nommant  M.  Vernes,  non  seu- 
lement je  tn'atstins  dé  laisser  croire  que  j'eusse  d'au- 
tres preuves  que  celles  que  j'avois  en  effet ,  mais  je 
m'abstins  de  donner  en  public  ê^  ces  mêmes  preuves 
autant  de  force  qu'elles  en  avoient  pour  moi.  Je  dis 
que  je  reconnoissois  l'auteur  à  son  style;  mais  je  n'a- 
joutai point- de  quel  style  j'entendois  parler,  ni  quelle 
comparaison^m'avoit  rendu  cette  uniformité  si  frap- 
pante. Il  est  vrai  qu'aucun  Genevois  ne  put  s'y  trom^ 
per  à  Paris,  puisque  M.  Vernes  y  r^pandoit  par  ses 
correspondants,  et  entre  autres  par  M.  Durade,  pré- 
cisément les  mêmes  choses  que  j'avois  dites  dans  le 
libelle,  et  où  j'avois  reconnu  son  style  pastoral. 

Je  fis  plus;  je  déclarai  que,  soit  qu'il  reconnût  ott 
désavouât  la  pièce ,  on  devoit  s'çn  t«nir  à  sa  djéclara- 
tion  :  non  que,  quant  à  moi,  j'eusse  le  moindre  doute; 
mais,  prévoyant  ce  qu'il  feroit,  j'étois  content  ^  le 
convaincre  entre  son  cœur  etmoL,  par  son  désaveu, 
qu'il  avoit  fait  deux  fois  un  acte  vil.  Du  reste  j'étois 
très  résolu  de  le  laisser  en  paix,  et  de  ne  poinè  ôter  au 
public  l'impression  qu'un  désaveu  non  démenti  devoit 
naturellement  y  faire.  .    * 

La  Aose  arriva  comme  je  l'avois  prévu.  M.  Vernes 
m'écrivit  une  lettre,  où,  désavouant  hautement  le 
libelle,  il  le  traitoit  sans  détour  de  brochure  infâme 
qui  devoit  être  en  horreur  aux  honnêtes  gens.  J'avoue 
qupne  déclaration  si  nette  ébranla  ma  persuasion. 
J'eus  peine  à  Concevoir  qu'unbomme,  à  quelque  point 
qu'il  se  fût  dépravé,  pût  en^venir. jusqu'à^ s'accuser 
ainsi,  sans  détour,  d'infamie,  jusqu'à  se  déclarer  à 


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26  DÉCLARATION 

lui-même  qu'il  devoit  faire  horreur  aux  honnêtes 
gens.  J  aurois  non  seulement  public  le  désaveu  de 
M.  Vernes,  mais  j  y  aurois  même  ajouté  le  mien  sur 
cette  seule  lettre,  si  je  n'y  eusse  en  même  temps 
trouvé  un  mensonge  dont  laudace  effaçoit  l'effet  de 
sa  déclaration  ;  ce  fut  d'affirmer  qu'il  s'étoit  contenté 
de  dire  au  sujet  de  mon  livre  y  Je  He  reconnais  pas  là 
M,  Rousseau.  Il  s'étoit  si  peu  contenté  de  parler  de 
cette  manière ,  et  tout  le  monde  le  savent  si  bien,  que, 
révolté  de  cette  impudence,  et  ne  sachant  où  elle 
pouvoit  se  borner  dans  un  honune  qui  eu  étoit  ca« 
pable,  je  restai  en  suspens  sur  cette  lettre  ;  et  il  en 
résulta  toujours  dans  mon  esprit  que  M.  Vernes  étoit 
un  homme  que  je  ne  pouvois  estimer. 

Cependant,  comme  son  désaveu  me  laissoit  des 
scrupules,  je  remplis  fidèlement  l'espèce  d'engage- 
ment que  j 'a  vois  pris  à  cet  égard  :  ainsi ,  avec  la  bonne 
»foi  que  je  mets  à  toute  dbose,  j'envoyai  sur-le-champ 
à  tous  mes  amis  le  désaveu  de  M.  Vernes  ;  et  ne  pou- 
vant le  confirmer  par  le  mien,  je  n'ajoutai  pas  un  mot 
qui  pût4affoiblir.  J'écrivis  en  mémc^  temps  au  libraire 
qu'il  supprimât  la  pièce  qui  ne  faisoit  que  de  paroître, 
et  il  me  marqua  m'avoir  si  bien  obéi  qu'il  neis'en  étoit 
pas  débité  cinquante  exemplaires.  Voilà  ce«que  je 
crus  devoir  faire  en  toute  équité  ;  je  ne  pouvois  aller 
au-delà  sans  mensonge.  Puisque  j'avois  fait  dépendre 
ma  déclaration  de  celle  de  M.  Vernes,  laisser  courir 
la  sienne  sans  y  répondre,  et  la  répandre  moi-même, 
étoit  la  faire  valoir  autant  qu'il  m'étoit  permis. 

En  réponse  à  sa  lettre  je  lui  donnai  avis  de  ce  que 
j'avois  fait,  et  je  crus  que  cette  correspondamce  fini- 


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RELATIVE  A   M.    VERNES.  27 

roit  là.  Point  :  d'autres  lettres  suivirent.  M.  Vernes 
attendoit  une  déclaration  de  ma  part  ;  il  fallut  lui  mar- 
quer que  je  ne  la  voulois  pas  faire  :  il  voulut  savoir  la 
raison  àe  ce  refus ,  il  fallut  la.iui  dire  :  il  voulut  entrer 
là-dessus  en  discussion;  alors  je  me  tua. 

Durant  cette  négociation  parut  un  second  libelle 
intitulé,  Sentiment  des  jurisconsultes.  Dès-lors  tous 
mes  doutes  furent  levés:  tant  de  la  conduite  de 
M.  Vernes  que  de  Texamen  deS  deux  libelles,  il  resta 
clair  à  mes  yeux  qu'il  avoit  fait  Fun  et  l'autre ,  et  que 
lobjet  principal  du  second  étoit  de  mieux  couvrir 
Fauteur  du  premier. 

Voilà  Fhistorique  de  cette  af&ire:  voici  maintenant 
les  raisons  du  sentiment  dans  lequel  je  suis  demeuré. 

J'ai  à  Genève  un  grand  nombre  d'ennemis  très 
ardents  qui  me  haïssent  tout  autant  que  peut  faire 
M.  Vernes  ;  mais  leur  haine  étant  une  affaire  de  parti, 
et  n'ayant  rien  qui  soit  personnel  à  aucun  d'eux ,  n'est 
point  aveuglée  par  la  colère,  et,  dirigeant  à  loisir  ses 
atteintes ,  elle  ne  porte  aucun  coup  à  faux  :  eDe  est 
d'autant  plus  dangei^use  qu'elle  est  plus  injuste  ;  je 
les  craindrois  beaucoup  moins,  si  je  les  avois  offensés  ; 
mais  bien  loin  de  là ,  je  n'en  oonnois  pas  même  un 
seul  ;  je  n'ai  jamai$  eu  le  moindre  démêlé  personnel 
avec  aucun  d'eux,  à  moins  qu'on  ne  veuille  en  sup- 
poser un  entre  l'auteur  des  Lettres  de  Itrcampagnê  et 
celui  des  Lettres  de  la  mor^tagne.  Mais  qu'y  a^tril  de  per- 
sonnel dans  un  pareil  démêlé?  rien,  pui^ue  ces  deux 
auteurs  ne  se  connoissent  point,  et  n'ont  pas  même 
parlé  directement  Fun  de  Fautive.  J'ose  ajouter  que  si 
ces  deux  auteura  ne  s'aiment  pas'réciproquement ,  ils 


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28  DÉCLARATION 

s'estiment;  ehacua  des 'deux  se  respecte  lui-même  :  il 
ne  peut  y  avoir  de  quefelle  entre  eUx  que  pour  la 
csAise  publique,  et  dans  ces  querelles  ils  ne  se  diront 
sûremeat  pas  des  injiiresi  des  hommes  de  cett# trempe 
ne  font  point  delibelles. 

D'ailleurs  on  sent  à  la  lecture  de  la  pièce  que  celui 
qui  récrit  n  est  point  homme  de  parti ,  qu  il  est  très 
indiffcrem  sur  cet  article ,  qa'il  ne  songe  qu'à  sa  co^ 
1ère ,.  et  qu'il  ne  veut  vétoger  que  lui  seul.  J'ose  ajouter 
que  la  stupide  indécence  qui  règne  dans  le  libelle 
prouve  elle-même  qu'il  né  vient  ni  des  magistrats,  ni 
de'  leurs  amis ,  qui  se  garderoient-d'avflir  ainsi  leur 
cause.  Je  suis  désormais  un  homme  à  qui  ils  doivent 
des  égards  par  cela  seul  qu'ils  croient  lui  devoir  de  la 
hftine.  Attaquer  mon  honneur  seroit  de  leur  part  une 
paission  trop  inepte  et  trop  basse  :  la  dignité ,  le  noble 
orgueil  d'un  tel  corps  de  magistrature  ne  doit  pas  lais- 
ser présumer  qu'un  homme  vil  puisse  lui  porter  des 
coups  qui  lui  soient  sensibles ,  des  coups  qu'il  soit 
obligé  de  parer..  .  . 

Il  m'est  donc  de  la  dernière  évidence, par  la  nature 
d«.libelle^  qu'il  nepeut  être  que  d'un  homme  aveuglé 
par  l'indignation  de  l'amour-propre;  et  le  seul  M.  Vernes 
à  Genève  peut  être  avec  moi  dans  cecas.  Si  le  public, 
qui  ne  sait  si  j'ai  eu  des  querelles  personnellesavec  d'au- 
tre» Grénevoîfe,  ne  peut  seôtir  le  poids  de  cette  raison , 
en  a-t-ellepour  moi  moins  de  force,  et  n'est-ce  pas  de 
ma  persuasion  qu'il  s'agit  ici?  De  plus ,  combien  le  pu- 
blic même  ne  doit-il  pas  être  frappé  de  la  conformité 
des  propos  de  M.  Vernes  avec  le  libelte  !  A  qui  puis-je 
attribuer  ces  propos  écrits,  si  cen'est  au  seul  qui  les 


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RELATIVE  A.  M.   VERNES.  29 

ait  tenus  de  bouche  dans  le  temps,  dans  le  lieu,  dws 
la  circonstance  où  le  libelle  fut  publié?  Quand  il  leût 
été  par  un  autre,  cet  autre  neût  fait >qn'çCrire  pour 
ainsi  dire  sous  la  dictée  de  M.Vernes  :  M.  Verneseùt 
toujours  été  le  véritable  auteur;  lautre  n'eût  été  que 
le  secrétaire.  "         ' 

Troisième  raison.  L'état  de  l'auteur  se  mçntre  à  dé- 
couvert dans  l'esprit  de  l'ouvrage;  il  est  impossible  de 
s'y  tromper.  Dans  l'édition  originale  la  pièce  entière 
est  de  huit  pages,  dont  une  pour  le  préambule;  les 
cinq  suivantes,  qui  font  k  corps  de  la  pièce,  roulent 
sur  des  querelles  de  reUgion,  et  sur  lés  ministres  fie 
Genève.  A  la  septième ,  l'auteur  dit  :  Venons  à  ce  qui 
nous  regarde;  c'est  y  venir  bien  tard,  dans  un  écrit 
intitulé.  Sentiment  des  citoyens,  Dails  ces  deux  der- 
nières pages,  qui  ne  disent  rien,  il  revient  encore  à 
parler  des  pasteurs. 

Qnhn  se  rappelle  la  disposition  des  esprits  à  Ge- 
nève ,  en  ce  moment  de  crise  où  ks  deux  partis ,  tout 
entiers  à  leurs  démêlés  >  ne  songeoient  pas  seulement 
Ji  ce  que  j'avois  dit  de  la  reUgion  et  dçs  ministres;  et 
qu'on  voie  à  qui  Ton  peut  attribuer  un  écrit  où  l'auteur , 
tout  occupé  de  ces  messieurs ,  songe  àpeine  aux  affaires 
publiques. 

Il  y  a  des  observations  fines  et  sûres  que  le  grand- 
nombre  ne  peut  sentir,  mais  qifi  frappent  beaucoup 
les  gi^ns  attentifs  qui  les  savent  faire;  et  ce  qu'il  faut 
pour  cela  n'est  p^s  t^nt  d'avoir  beaucoup  d'esprit  que 
ée  prendre  un  grand  intérêt  à  la  cho«e  :  en  voici'iine 
de  cette  espèce. 

a  Certes,  est-il  dit  dans  la  pièce,  il  ne  remplit  pas  ses 


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32  DÉCLARATION 

droit-il  d'ea  souiller  la  presse,  et  pourquoi  s'abstien* 
droit-il  dans  un  libelle  anonyme  de  faire  des  men- 
songes ,  puisqu'il  ne  craint  pas  d'en  faire  dans  des 
lettres  écrites  et  signées  de  sa  main?  J'en  ai  relevé  un 
bien  hardi  dans  la  première  ;  ea  voici  un  autre  dans 
la  dernière  qui  n'est  p^s  plus  timidement  avancé. 
M.  Vernes  me  demande  dans  sa  quatrième  lettrc?^oui> 
quoi,  comnlie  il  l'a  su  de  bonne  part,  j'ai  écrit  à  un 
homme  d'un  rang  distingué  qa  ayant  été  mieux  instruit^ 
je  ne  lui  attribuais  plus  cette  pièce.  Je  ne  sais  point  rendre 
raison  de  ce  qui  n'est  pas ,  et  je  suis' très  sûr  de  n'avt)ir 
rien  écrit  de  pareil  à  personne.  M.  le  prince  de  Vir- 
temberg  a  bien  voulu  me  faire  transcrire  ce  que  je  lui 
avois  écrit  à  ce  sujets  en  voici  l'article  mot  pour  mot: 
«  M.  Vernes  désavoue  avec  horreur  le  libelle  que  j'aî 
«  oru  de  lui.  En  attendant  que  je  puisse  parler  de  moi- 
te même ,  je  crois  qu'il  est  de  mon  devoir  de  répandre 
«  son  désaveu.)/  En  quoi  donc  sffils-je  en  contradiction 
avec  moi-même  dans  ce  passage?  Si  M.  Vernes  en  a 
qu4^1que  autre  en  vue,  qu'il  le  dise,  qu'il  dise  d'où  il 
tient  ce  qu'il  dit  savoir  de  si  bonne  part. 

Voilà  donc  des  mensonges ,  de  la  haine ,  des  calom- 
nies, indépendamment  du  libelle,  et  tout  cela  biçn 
avéré.  La  disconvenance  de  l'ouvrage  à  l'auteur,  mal- 
gré son  état,  n,'est  donc  pas  si  grande.  Voici  plus*:  je 
trouve  dajQs  la  pièce  des  choses  qui  me  désignent  si 
distinctement  M.  Vernes,  que  je  ne  puis  m'y  mépren- 
dre :  il  falloit  toute  la  mala^esse  de  la  cojère  pour  feiak 
ser  ces  chos^-l^,  voulant  se  cacher.  Pour  prouver  que 
je jie  suis  point  im  savant ,  ce  qui  n'avoit  assurément 
pas  besoin  de  preiwes,  on  m'a  fai^,  cbus  le  libelle,  au- 


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RELATIVE  A.  M,   VERNES.  33 

teur  d'un  opéra  et  de  deux  comédies  sifflées.  Pourquoi 
deux  comédies?  je  n'en  ai  donné  qu'une  au  théâtre; 
mais  jjen  avois  une  autre  qui  ne  valoit  pas  mieu^r ,  dont 
j'avois  parlé  à  très  peu  de  gens  à  Paris,  et  au  seul 
M.  Vernes  à  Genève,  lui  seul  à  Genève  sa  voit  que  cette 
pièce  existoit.  Je  suis,  selon  le  libelle,  un  bouffon  qui 
reçoit  des  nazardes  à  l'Opéra,  et  qu'on  pfbstituoit 
marchant  à  quatre  pattes  sur  le  théâtre  de  la  comédie* 
Mes  liaisons  avec  M.  Vernes  suivirent  immédiatement 
le  temps  où  l'on  m'ôta  mes  entrées  à  FOpéra.  J'en  par- 
lois  avec  lui  quelquefois  ;  cette  idée  lui  est  restée.  A 
l'égard  de  la  comédie,  il  étoit  naturel  qu'il  fntplus 
frappé  que  tout  autre  de  celle  où  je  suis  représenté 
marchant  à  quatre  pattes,  parcequ'il  a  eu  de  grandes 
liaisons  avec  l'auteur:  sans  cela,  ce  souvenir  n'eût 
point  été  naturel  en  pareilles  circonstances  ;  car  dans 
ce  rôle,  où  l'on  me  donne  des  ridicules,  on. m'accorde 
aussi  des  vertus,  ce  qui  n'est  pas  le  compte  de  Tauteur 
du  libelle.  Il  compare  mes  raisonnements  à  ceux  de  La 
Métrie,  dont  les  livres  sont  généralement  oubliés,  mais 
qu'on  sait  être  un  des  auteurs  favoris  de  M.  Vernes. 
En  un  mot,  il  y  a  peu  de  lignes  dans  tout  le  libelle  où 
je  n'aperçoive  M.  Vernes  par  quelque  côté.  J'accorde 
qu'un  autre  pouvoir  avoir  les  mêmes  idées ,  mais  non 
toutes  à-lafois  ni  dans  la  même  occasion. 

Si  j'examine  à  présent  ce  qui  s'est  passé  depuis  la 
publication  du  libelle,  j'y  vois  des  soins  pour  me 
donner  le  change ,  mais  qui  ne  servent  quJà  me  con- 
6rmer  dans  mon  opinion.  J'ai  déjà  parlé  de  la  pre- 
mière lettre  de  M.  Vernes  ;  j'en  reparlerai  encore  :  pas- 
sons aux  autres.  Comment  concevoir  le  ton  dont  elles 

XVI.  3 


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34  DÉCLARATION 

sont  écrites?  comment  accorder  la  douceur  plus 
qu  angélique  qui  régne  dans  ces  lettres  aVec  le  motif 
qui  feâ  dicte,  et  avec  la  conduite  précédente  de  celui 
qui  les  écrit?  Quoi!  ce  même  homme  qui,  pour  avoir 
été  jugé  mauvais  auteur,  se  livre  aux  fureurs  les  plus 
excessives,  chargé  maintenant  d'un  libelle  atroce, 
lie  une  paisible  correspondance  avec  celui  qui  lui 
intente  publiquement  cette  accusation ,  et  la  discute 
avec  lui  dans  les  termes  les  plus  honnêtes!  Une  si 
sublime  vertu  peut-elle  être  l'ouvrage  d'un  moment? 
Que  je  l'envie  à  quiconque  en  est  capable!  Oui,  je  ne 
crains  point  de  le  dire;  si  M.  Vernes  n'est  pas  l'au- 
teur du  libelle,  il  est  le  plus  grand  ou  le  plus  vil  des 
mortels. 

Mais  supposons  qu'il  en  fût  l'auteur;  que,  quel- 
ques mesures  qu'il  eût  prises  pour  se  bien  cacher,  le 
ton  ferme  avec  lequel  je  le  nomme  lui  donnât  quelque 
inquiétude  sur  son  secret;  que,  craigoant  que  je 
n'eusse  contre  lui  quelques  preuves,  il  voulût  éclaircir 
doucement  ce  soupçon  sans  m'irriter  ni  se  compro- 
mettre, comment  paroît-il  qu'il  devoit  s'y  prendre? 
Précisément  comme  il  'a  fait  :  il  feindroit  d'abord  de 
douter  que  l'accusation  fût  de  moi,  pour  me  laisser 
la  liberté  de  ne  la  pas  reconnoître ,  et  pouvoir,  sans 
me  forcer  à  le  soutenir,  la  feire  regarder  comme  ano- 
nyme, et  pat  conséquent  comme  nulle.  Si  je  la  recon- 
•noissois,  il  me  reprocheroit  avec  modération  mon 
erreur,  et  tâcheroit  de  m'engagera  me  dédire,  sans 
pourtant  l'exiger  absolument,  de  peur  de  me  réduire 
à  casser  les  vitres.  Si  je  m'en  défendois  en  termes  d'au- 
tant plus  dédaigneux  qu'ils  disent  moins  et  font  plus 


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RELATIVE  A  M.   TERNES.  35 

entendre,  feignant  de  ne  les  avoir  pas  compris,  il 
m'en  deriianderoit  lexplication  ;  et  quand  enfin  je 
Taurois  donnée,  il  tâcheroit  d'entrer  en  discussion  sur 
mes  preuves,  afin  quen  étant  instruit,  il  pût  tra- 
vailler à  les  faire  disparottre  :  car,  qui  jamais  ,  dans 
une  accusation  publique,  s'avisa  d'en  vouloir  discuter 
les  preuves  tête  à  tète  avec  l'accusateur?  Enfin  si , 
voyant  clairement  son  dessein ,  je  cessois  de  lui  ré- 
pondre, il  prendroit  acte  de  ce  silence,  et  tâcheroit 
de  persuader  au  public  que  j'ai  rompu  la  correspon- 
dance, faute  de  pouvoir  soutenir  Téclaiixîissement.  Je 
.  supplie  ici  le  lecteur  de  suivre  attentivement  les  let- 
tres de  M.  Vernes,  de  voir  si  je  les  explique,  et  s'il 
voit  quelque  autre  explication  à  leur  donner. 

Dans  rintervalle  de  cette  plaisante*  négociation  pa- 
rut le  second  libelle  dont  j'ai  parlé,  écrit  du  même  style 
que  le  premier,  avec  la  même  équité,  la  même  bien- 
séance ,  avec  le  même  esprit.  Il  me  jfiit  envoyé  par  la 
poste,  comme  le  premier,  avec  le  même  soin,  sous  le 
même  cachet ,  et  j'y  reconnus  d'abord  le  même  auteur. 
Dans  ce  second  libelle  on  censure  mon  style  comme 
M.  Vernes  le  censuroit  de  vive  voix ,  comme  le  même 
M.  Vernes  a  trouvé  mal  écrite  une  lettre  de  dix  lignes 
adressée  à  un  libraire.  Avant  que  j'eusse  repoussé  ses 
outrages,  il  m'accusoit  de  bien  écrire,  et  m'en  faisoit 
un  nèuveau  crime;  maintenant  je  n'ai  qu'un  style 
obscur ,  j'écris  comme  un  charretier,  mes  lettres  sont 
mal  écrites.  Ces  critiques  peuvent  être  vraies;  mais 
comme  elles  ne  sont  pas  communes ,  on  voit  qu'elles 

*  On  lit  dans  quelques  éditions,  Dans  l'intervalle  de  cette  com- 
plaisante n^t^ocmlH^n^  efc.  i"" 

3. 


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36  DÉCLARATION 

partent  de  la  même  main.  L  auteur  connu  des  unes, 

fait  connoître  Fauteur  des  autres. 

L'objet  secret  de  ce  second  libelle  me  paroît  cepen- 
dant avoir  été  de  donner  le  change  sur  Tauteur  du 
premier.  Voici  comment.  On  avoit  sourdement  ré- 
pandu dans  le  public,  à  Genève  et  à  Paris,  que  le 
libelle  étoit  de  M.  de  Voltaire  ;  et  M.  Vernes ,  dont  on 
counoit  la  modestie,  ne  doutoit  pas  qu'on  ne  s'y 
trompât:  les  cachets  de  ces  deux  auteurs  sont  si 
semblables  1  II  s'agissoit  de  confirmer  cette  erreur  ; 
c  est  ce  qu'on  crut  faire  au  moyen  du  second  libelle  : 
car  comment  penser  qu'au  moment  que  M.  Vernes 
uiarquoit  tant  d'horreur  pour  le  premier  il  s'occupât 
à  composer  le  second?  On  y  prit  la  précaution,  qu'on 
avoit  négligée  dans  le  premier,  d'employer  dans  quel- 
ques mots  l'orthographe  de  M.  de  Voltaire,  comme  un 
oubli  de  sa  paçt,  encor^  serait.  On  affecte  d'y  parler 
de  la  génuflexion  dans  des  sentiments  contraires  à 
ceux  de  M.  Vernes,  versisviarum  indiens:  mais  qu'a  voit 
affaire  dans  un  libelle  écrit  contre  moi  la  génuflexion 
dont  je  n'ai  jamais  parlé?  C'est  ainsi  qu'en  se  cachant 
maladroitement  on  se  montre. 

Quel  est  l'homme  assez  dépourvu  de  goût  et  de  sens 
pour  attribuer  de  pareils  écrits  à  M.  de  Voltaire,  à  la 
plumera  plus  élégante  de  son  siècle?  M.  de  Voltaire 
auroitril  employé  six  pages  d'une  pièce  qui  eii  con- 
tient huit  à  parler  des  ministres  de  Genève  et  à  tra- 
casser sur  l'orthodoxie?  m'auroit-il  reproché  d'avoir 
mêlé  l'iri'éligion  à. .mes  romans?  m'auroit-il  accusé 
d'avoir  voulu  brqïtiilér  des  pasteurs?  àuroit-il  dit  qu'il 
n  est  pa^  pe$&ud^^i^lier  des  poisons  sans  offrir  1  an- 


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.       RELATIVE  A  M.   VERNES.  87 

tidote?  auroit-il  affecté  de  mettre  les  auteurs  drama- 
tiques si.  fort  au-dessous  des  savants?  auroit-il  fait  si 
grand'peur  aux  Genevois  d'appeler  les  étrangers  pour 
juger  leurs  différents?  auroit-il  usé  du  mot  de  délit 
commun^  sans  savoir  ce  quil  signifie,  lui  qui  met  une 
attention  si  grande  à  n  employer  les  termes  de  science 
que  dans  leur  sens  le  plus  exact?  auroit-il  dit  que  le 
mot  amphigouri  signifioit  déraison?  auroit-il  écrit 
quinze  cent,  faire  cenf  indéclinable  étant  une  des  fautes 
de  langue  particulières  aux  Genevois?  Enfin,  après 
avoir  pris  si  grand  soin  de  déguiser  son  orthographe 
dans  le  premier  libelle,  se  seroit-il  négligé  dans  le  se- 
cond, lorsqu'on  Taccusoit  déjà  du  premier?  M.  de 
Voltaire  sait  que  les  libelles  sont  un  moyen  maladroit 
de  nliire;  il  en  connoît  de  plus  sûrs  que  celui-là. 

En  rassemblant  tous  ces  divers  motifs  de  croire, 
quel  lecteur  pourroit  refuser  son  acquiescement  à  la 
persuasion  où  je  suis  que  M.  Ternes  est  Taùteur  du 
libelle,  soit  par  les  traits  cumulés  qui  l'y  peignent, 
soit  par  les  circonstances  qui  ne  peuvent  se  rapporter 
qu'à  lui?  Malgré  cela,  je  suis  convenu  ^  je  conviens 
encore  du  tort  que  j'ai  eu  de  le  lui  attribuer  publique- 
ment :  mais  je  demande  s'il  m'est  permis  de  réparer 
ce  tort  par  un  mensonge  autjbentique ,  en  déclarant 
publiquement  que  cette  pièce  n'est  point  de  lui,  tandis 
que  je  suis  intimement  assuré  qu'elle  en  est. 

Je  conviens  cependant  que  toutes  ces  raisons ,  très 
suffisantes  pour  me  persuader  moi-même,  ne  le  se- 
roienj  pas  pour  convaincre  M.  Vernes  devant  les  tri- 
bunaux. J'en  ai  plus  qu'il  n'en  faut  pour  croire  ;  je 
n'en  ai  pas  assez  pour  prouver.  En  cet  état  tout  ce 


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38  DÉCLAMATION 

que  je  puis  dire,  et  que  je  dis  assurément  de  très  bon  ' 
cœur,  est  qu'il  est  absolument  possible  que  M.  Vernes 
ne  soit  pas  l'auteur  du  libelle  :  aussi  n^ai-je  affirmé 
qu'il  Fétoit  qu  autant  qu'il  ne  diroit  pas  le  contraire, 
et  en  m'appuyant  d'une  seule  raison  dont  même  le 
public  ne  pouvoit  sentir  la  valeur. 

Or  il  est  possible,  à  toute  rigueur,  que  la  pièce  ne 
soit  pas  de  celui  à  qui  je  l'ai  attribuée;  il  est  certain, 
dans  cette  supposition,  que,  lui  ayant  fait  la  plu» 
cruelle  injure,  je  lui  dois  la  plus  éclatante  réparation, 
et  il  n'est  pas  moins  certain  que  je  veux  faire  mon 
devoir,  sitôt  qu'il  me  sera  connu.  Comment  m'y  pren- 
dre en  cette  occasion  pour  le  connoître?  Je  ne  veux 
être  ni  injuste  ni  opiniâtre  ;  mais  je  ne  veux  être  ni 
lâche  ni  faux.  Tant  que  je  me  porterai  pour  juge 'dans 
ma  propre  cause ,  la  passion  peut  m  aveugler  :  ce  n'est 
plus  à  moi  que  je  dois  m'en  rapporter,  et  en  con* 
science  je  ne  puis  m'en  rapporter  à  M.  Vernes.  Que 
faire  donc?  je  ne  vois  qu'un  moyen,  mais  je  le  crois 
sûr;  la  raison  me  l'a  suggéré ,  mon  cœur  l'approuve  ; 
en  fut-il  d'autres,  celui-là  seroit  le  plus  digue  de  moi. 

Dans  une  petite  ville  comme  Genève ,  où  la  police 
est  d'autant  plus  vigilante  qu'elle  a  pour  premier  objet 
le  plus  vif  intérêt  des  magistrats ,  il  n'est  pas  possible 
que  des  faits  tels  que  l'impression  et  le  débit  d'un 
libelle  échappent  à  leurs  recherches,  quand  ils  en 
voudront  découvrir  les  auteurs.  Il  s'agit  ici  de  l'hon- 
neur d'un  citoyen,  d'un  pasteur;  et  l'honneur  des 
particuliers  n'est  pas  moins  sous  la  garde  du  gouver- 
nement que  leurs  biens  et  leurs  vies. 

Que  M.  Vernes  se  pourvoie  par-devant  le  Conseil 


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lELATIVE  A  M.   VERNEg.  Sg 

âe  Qenève;  que  le  Conseil  daigne  faire  sur  Tauteur  du 
libelle  les  perquisitions  suffisantes  pour  constater  que 
M.  Vernes  ne  Test  pas ,  et  qu^il  le  déclare ,  voilà  tout 
ee  que  je  demande» 

Il  y  a  deui^  voies  différentes  de  procéder  dans  cette 
afiaire;  M^  Vernes  aura  le  choix.  S'il  croit  las  pouvoir 
suivre  juridiquement,  quil  obtienne  une  sentence 
qui  le  décharge  de  laccusation^  et  qui  me  cendamne 
pour  lavoir  faite;  je  déclare  que  je  me  soumets  pour 
ce  fait  aux  peines  et  réparations  auxquelles  me  con- 
damnera cette  sentence  ,^  et  que  je  les  exécuterai  de 
tout  mon  pouvoir. 

Si ,  contre  toute  vraisemblance ,  on  ne  pouvoit  ob- 
tenir de  preuve  juridique  ni  pour  ni  contre ,  cela 
seroit  même  un  préjugé  de  plus  contre  M.  Vernes; 
car  quel  autre  que  lui  pouvoit  avoir  un  si  grand  in- 
térêt à  se  cacher  des  magistrats  avec  tant  de  soin? 
ppuvoit-il  craindre  qu'on  ne  lui  fit  un  grand  crime 
de  m'avoir  si  cruellement  traité?  a-t-on  vu  même 
que  ce  hbelle  effroyable  ait  été  proscrit?  Toutefois 
levons  encore  cette  difficulté  supposée.  Si  le  Conseil 
n'a  pas  ici  des  preuves  juridiques,  ou  qu'il  veuille 
n'en  pas  avoir,  il  aura  du  moins  des  raisons  de  per- 
suasion pour  ou  contre  la  mienne.  En  ce  dernier  cas 
il  me  suffit  d'une  attestation  de  M.  le  premier  syndic, 
qui  déclare  au  nom  du  Conseil,  qu'on  ne  croit  point 
M.  Vernes  auteur  du  libelle.  Je  m'engage  en  ce  cas 
à  soumettre  mon  sentiment  à  celui  du  Conseil,  à 
faire  à  M.  Vernes  la  réparation  la  plus  pleine,  la  plus 
authentique ,  et  lelle  qu'il  en  soit  content  lui-même. 
Je  vais  plus  loin  :  qu'on  prouve  ou  qu'on  atteste  que 


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4o  DÉCLARATION  RELATIVE  A  M.  VERNES.     * 

M.  Vernes  n'est  pas  Fauteur  du  second  libelle ,  «t  je 
suis  prêt  à  croire  et  à  reconnoitre  qu'il  n'est  pas  non 
plus  Tauteur  du  premier. 

Voilà  les  engagements  que  Tamour  de  la  vérité,  de 
la  justice,  la  crainte  d  avoir  fait  tort  à  mon  ennemi  le 
plus  déclaré  me  fait  prendre  à  la  face  du  public,  et 
que  je  remplirai  de  même.  Si  ^quelqu'un  connoit  un 
moyen  plus  sûr  de  constater  mon  tort  et  de  le  réparer, 
qu  il  le  dise^  et  je  ferai  mon  devoir. 


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DU  SUJET  ET  DE  LA  FORME 
DE  CET  ÉCRIT. 


J'ai  souvent  dît  cpe,  si  Ton  mVût  donné  d'un  autre 
homme  les  idées  qu'on  a  données  de  moi  à  mes  contem- 
porains, je  ne  me  serois  pas  conduit  avec  lui  comme  ils 
font  avec  moi.  Cette  assertion  a  laissé  tout  le  monde  fort 
indifférent  sur  ce  point,  et  je  n'ai  vu  chez  personne  la 
moindre  curiosité  de  savoir  en  quoi  ma  conduite  eût  dif- 
féré de  celle  des  autres,  et  quelles  eussent  été  mes  raisons. 
J'ai  conclu  de  là  que  le  public,  |yirfaiteihent  sûr  de  l'im- 
possibilité d  en  user  plus  justement  ni  plus  honnêtement 
qu'il  ne  fait  à  mon  égard,  l'étoit  par  conséquent  que,  dans 
ma  supposition,  j'aurois  eu  tort  de  ne  pas  l'imiter.  J'ai 
cru  même  apercevoir  dans  sa  confiance  une  hauteur  dé- 
daigneuse qui  ne  pouvoit  venir  que  d'une  grande  opinion 
de  la  vertu  de  ses  guides  et  de  la  sienne  dans  cette  affaire. 
Tout  cela,  couvert  pour  moi  d'un  mystère  impénétrable, 
ne  pouvant  s'accorder  avec  mes  raisons,  m'a  engagé  a  les 
dire,  pour  les  soumettre  aux  réponses  de  quiconque  auroit 
la  charité  de.  me  détromper;  car  mon  erreur,  si  elle  existe, 
n'est  pas  ici  sans  conséquence  :  die  me  force  à  mal  penser 
de  tous  ceux  qui  m'entourent;  et,  comme  rien  n'est  plus 
éloigné  de  ma  volonté  que  d'être  injuste  et  ingrat  envers 
eux,  ceux  qui  me  désabuseroient,  en  me  ramenant  a  de 
meilleurs  jugements,  substitueroient  dans  mon  cœur  la 
gratitude  a  l'indignation,  et  me  rendroient  sensible  et  re- 
connoissant  en  me  montrant  mon  devoir  à  l'être.  Ce  n'est 
pas  là  cependant  le  seul  motif  qui  m'ait  mis  la  plume  à  la 
main  :  un  autre  encore,  plus  fort  et  non  moins  légitime, 
se  fera  sentir  dans  cet  écrit.  Mais  je  proteste  qu'il  n'entre 


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44  DU   SUJET 

plus  dans  ces  motifs  l'espoir  ni  presque  le  desir  d'obtenir 
enfin  de  ceux  qui  m'ont  jug^é  la  justice  qu'il»  me  refusent^ 
et  qu'ils  sont  bien  déterminés  à  me  refuser  toujours. 

En  voulant  exécuter  cette  entreprise,  je  me  suis  vu  dans 
un  bien  singulier  embarras  :  ce  n'étoit  pas  de  trouver  des 
raisons  en  faveur  de  mon  sentiment,  c'étoit  d'en  imaginer 
de  contraires  ;  c'étoit  d'établir  sur  quelque  apparence  d'é- 
quité des  procédés  où  je  n'en  apercèvois  aucune.  Voyant 
cependant  tout  Paris,  toute  la  France,  toute  l'Europe,  se 
conduire  à  mon  égard  avec  la  plus  grande  confiance  sur 
des  maximes  si  nouvelles ,  si  peu  concevables  pour  moi , 
je  ne  pouvois  supposer  que  cet  accord  unanime  n'eût 
aucun  fondement  raisonnable,  ou  du  moins  apparent,  et 
que  toute  une  génération  s'accordât  à  vouloir  éteindre  à 
plaisir  toutes  les  lumièjes  liaturelles-^violer  toutes  les  lois 
de  la  justice,  toutes  les  régies  du  bon  sens,  sans  objet, 
sans  profit,  sans  prétexte,  uniquement  pour  satisfaire  une 
fantaisie  dont  je  ne  pouvois.  pas  même  apercevoir  le  bujt  et 
l'occasion.  Le  silence  profond,  universel,  non  moins  in- 
concevable que  le  mystère  qu'il  couvre,  mystère  que  de- 
puis quinze  ans  on  me  cache  avec  un  soin  que  je  m'abstiens 
de  qualifier,  et  avec  un  succès  qui  tient  du  prodige;  ce 
silence  effrayant  et  terrible  ne  m'a  pas, laissé  saisir  la 
moindre  idée  qui  pût  m'éclairer  sur  ces  étranges  dispo- 
sitions. Livré  pour  toute  lumière  à  mes  conjectures,  je 
n'en  ai  su  former  aucune  qui  pût  expliquer  ce  qui  m'arrive, 
de  manière  à  pouvoir  croire  avoir  démêlé  la  vérité. 
Quand  de  forts  indices  m'ont  fait  penser  quelquefois 
avoir  découvert  avec  le  fond  de  l'intrigue  son  objet  et  ses 
auteurs,  les  absurdités  sans  nombre  que  j'ai  vues  naître  de 
ces  suppositions  m'ont  bientôt  contraint  de  les  aban- 
donner, et  toutes  celles  que  mon  imagination  s'est  tour- 
mentée à  leur  substituer  n'ont  pas  mieux  soutenu  le 
moindre  examen. 

Cependant)  pour  ne  pas  combattre  une  chimère,  pour 


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DE   CET   ÉCRIT.  4^ 

ne  pas  outrager  toute  une  génération ,  il  falloit  ])ien  sup- 
poser des  raisons  dans  le  parti  approuvé  et  suivi  par  tout 
le  monde.  Je  n'ai  rien  épargné  pour  en  chercher,  pour  en 
imaginer  de  propres  à  séduire  la  multitude;  et,  si  je  n'ai 
rien  trouvé  qui  dût  avoir  produit  cet  effet,  le  ciel  m'est 
témoin  que  ce  n'est  faute  ni  de  volonté  ni  d'efforts,  et  que 
j'ai  rassemblé  soigneusement  toutes  les  idées  que  mon  en- 
tendement m'a  pu  fournir  pour  cela.  Tous  mes  soins  n'a- 
boutissant à  rien  qui  pût  me  satisfaire,  j'ai  pris  le  seul 
partj  qui  me  restoit  à  prendre  pour  m'êxpliquer  :  c'étoit,  ne 
pouvant  raisonner  sur  des  motifs  particuliers  qui  m'étoient 
inconnus  et  incompréhensibles ,  de  raisonner  sur  une  hypo- 
thèse générale  qui  pût  tous  les  rassembler  :  c'étoit ,  entre 
toutes  les  suppositions  possibles,  de  choisir  la  pire  pour 
moi,  la  meilleure  pour  mes  adversaires;  et,  dans  cette 
position,  ajustée,  autant  qu'il  m'étoit  possible,  aux  ma- 
nœuvres dont  je  me  suis  vu  l'objet,  aux  allures  que  j'ai  en- 
trevues, aux  propos  mystérieux  que  j'ai  pu  saisir  çà  et  là, 
d'examiner  quelle  conduite  de  leur  part  eût  été  la  plus 
raisonnable  et  la  plus  juste.  Épuiser  tout  ce  qui  se  pouvoit 
dire  en  leur  faveur  étoit  le  seul  moyen  que  j'eusse  de 
trouver  ce  qu'ils  disent  en  effet,  et  c'est  ce  que  j'ai  tâché 
de  faire,  en  mettant  de  leur  côté  tout  ce  que  j'y  ai  pu 
mettre  de  motifs  plausibles  et  d'arguments  spécieux,  et 
cumulant  contre  moi  toutes  les  charges  imaginables.  Mal- 
gré tout  cela,  j'ai  souvent  rougi,  je  l'avoue,  des  raisons 
que  j'étbis  forcé  de  leur  prêter.  Si  j'en  avois  trouvé  de 
meilleures,  je  les  aurois  employées  de  tout  mon  cœur  et 
de  toute  ma  force,  et, cela  avec  d'autant  moins  de  peine, 
qu'il  me  paroi t  certain  qu'aucune  n'auroit  pu  tenir  contre 
mes  réponses;  paijceque  celles-ci  dérivent  immédiatement 
des  premiers  principes  de  la  justice,  des  premiers  éléments 
du  bon  sens,  et  qu'elles  sont  applicables  à  tous  les  cas 
possibles  d'une  situation  pareille  à  celle  où  je  suis. 

La  forme  du  dialogue  m'ayant  paru  la  plus  propre  à 


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46  DU   SUJET 

di^uter  le  pour  et  le  contre,  je  l'ai  choisie  pour  cette  rai- 
son. J'ai  pris  la  liberté  de  reprendre  *dans  ces  entretiens 
mon  nom  de  famille  que  le  public  a  ju^é  èi  propos  de 
m'ôter,  et  je  me  suis  désigne  en  tiers,  à  son  exemple,  par 
celui  de  baptême,  auquel  il  lui  a  plu  de  me  réduire.  En 
prenant  un  François  pour  mon  autre  interlocuteur,  je 
n'ai  rien  fait  que  d'honnête  et  d'obligeant  pour  le  nom 
qu'il  porte,  puisque  je  me  suis  abstenu  de  le  rendre  com- 
plice d'une  conduite  que  je  désapprouve,  et  je  n'aurois 
rien  fait  d'injuste  en  lui  donnant  ici  le  personnage  que 
toute  sa  nation  s'em^presse  de  faire  à  mon  égard.  J'ai  même 
eu  l'attention  de  le  ramener  à  des  sentiments  plus  raison- 
nables que  je  n'en  ai  trouvé  dans  aucun  de  s^  compa^ 
triotes;  et  celui  que  j^ai  mis  en  scène  est  tel,  qu'il  seroit 
aussi  heureux  pour  moi  qu'honorable  à  son  pays  qu'il  s'y 
en  trouvât  beaucoup  qui  l'imitassent.  Que  si  quelquefois 
je  l'engage  en  des  raisonnements  absurdes,  je  proteste 
derechef,  en  sincérité  de  cœur,  que  c'est  toujours  malgré 
moi;  et  je  crois  pouvoir  défier  toute  la  France  d'en 
trouver  de  plus  solides  pour  autoriser  les  singulières  pra- 
tiques dont  je  suis  l'objet,  et  dont  elle  paroît  se  glorifier 
si  fort. 

Ce  que  j'avois  à  dire  étoit  si  clair,  et  j'en  étois  si  péné- 
tré, que  je  ne  puis  assez  m'étonner  des  longueurs,  des  re- 
dites, du  verbiage,  et  du  désordre  de  cet  écrit.  Ce  qui  l'eût 
rendu  vif  et  véhément  sous  la  plume  d'un  autre  est  préci- 
sément ce  qui  l'a  rendu  tiède  et  languissant  sous  la  mienne. 
C'étoit  de  moi  qu'il  s'agissoit,  et  je' n'ai  plus  trouvé  pour 
mon  propre  intérêt  ce  zèle  et  cette  vigueur  de  courage  qui 
ne  peut  exalter  une  ame  généreuse  que  pour  la  cause  d'au- 
trui.  Le  rôle  humiliant  de  ma  propre  4iÉfense  est  trop  au- 
dessous  de  moi,  trop  peu  digne  des  sentiments  qui  m'ani- 
ment, pour  que  j'aime  à  m'en  charger:  ce  n'est  pas  non 
plus,  on  le  sentira  bientôt,  celui  que  j'ai  voulu  remplir 
ici;  mai»  je  ne  pouvois  examiner  la  conduite  du  public  à 


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DE  CET  ÉCRIT.  4? 

tiion  égard  sanâ  me  contempler  moi-knéme  dans  la  position 
du  monde  la  plus  déplorable  et  la  plus  cruelle.  Il  falloit 
m'occuper  d'idées  tristes  et  déchirantes,  de  souvenirs  amers 
et  révoltants,  dé  sentiments  les  moins  faits  pour  mon 
cœur;  et  c'est  en  cet  état  de  douleur  et  de  détresse  qu'il  a 
fallu  me  remettre  chaque  fois  que  quelque  nouvel  ou- 
trage, forçant  ma  répugnance,  m'a  fait  faire  un  nouvel 
effort  pour  reprendre  cet  écrit  si  solivent  abandonné.  Ne 
pouvant  souffrir  la  continuité  d'une  occupation  si  dou- 
loureuse, je  ne  m'y  suis  livré  que  durant  des  moments 
très  courts,  écrivant  chaque  idée  quand  elle  me  venoit,  et 
m'en  tenant  là  ;  écrivant  dix  fois  la  même  quand  elle  m'est 
venue  dix  fois,  sans  me  rappeler  jamais  ce  que  j'avois  pré- 
cédemment écrit,  et  ne  m'en  apercevant  qu'à  la  lecture  du 
tout,  trop  tard  pour  pouvoir  rien  corriger,  comme  je  le 
dirai  tout-à-l'heure.  La  colère  anime  quelquefois  le  talent , 
mais  le  dégoût  et  le  serrement  de  cœur  l'étouffent;  et  l'on 
sentira  mieux,  après  m'avoir  lu,  que  c'étoient  là  les  dis- 
positions constantes  où  j'ai  dû  me  trouver  durant  ce  péni- 
ble travail. 

Une  autre  difficulté  me  l'a  rçndu  fatigant:  c'étoit,  forcé 
de  parler  de  moi  sans  cesse,  d'en  parler  avec  justice  et 
vérité,  sans  louange  et  sans  dépression.  CeVa  n'est  pas  dif- 
ficile à  un  homme  à  qui  le  public  rend  l'honneur  qui  lui 
est  dû:  il  est  par  là  dispensé  d'en  prendre  le  soin  lui- 
même.  Il  peut  également  et  se  taire  sans  s'avilir,  et  s'attri- 
buer avec  franchise  les  qualités  que  tout  le  monde  recon- 
noît  en  lui.  Mais  celui  qui  se  sent  digne  d'honneur  et 
d'estime,  et  que  le  public  défigure  et  diffame  à  plaisir,  de 
quel  ton  se  rendra-t-il  seul  la  justice  qui  lui  est  due?  Doit- 
il  se  parler  de  lui-même  avec  des  éloges  mérités,  mais 
généralement  démentis?  Doit -il  se  vanter  des  qualités 
t[u'il  sent  en  lui,  mais  que  tout  le  monde  refuse  d'y  voir? 
Il  y  auroit  moins  d'orgueil  que  de  bassesse  à  prostituer 
ainsi  la  vérité.  Se  louer  alors,  même  avec  la  plus  rigou- 
reuse justice,  seroit  plutôt  se  dégrader  que  s'honorer;  et 


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48  DU   SUJET 

ce  seroit  bien  mal  connoître  les  hommes  que  de  croire  les 
ramener  d^une  erreur  dans  laquelle  ils  se  complaisent^  par 
de  telles' protestations.  Un  silence  fier  et  dédaigneux  est 
en  pareil  cas  plus  à  sa  place,  et  eût  été  bien  plus  de  mon 
goût,  mais  il  n^auroit  pas  rempli  mon  objets  et,  pour  le 
remplir,  il  falloit  nécessairement  que  je  disse  de  quel  œil^ 
si  j'étois  un  autre,  je  verrois  un  homme  tel  que  je  suis. 
J'ai  tâché  de  m'acquitter  équitablement  et  impartialement 
d'un  si  difficile  devoir,  sans  insulter  à  l'incroyable  aveu- 
glement du  public,  sans  me  vanter  fièrement  des  vertus^ 
qu'il  me  refuse,  sans  m'accuser  non  plus  des  vices  que  je 
n'ai  pas,  et  dont  il  lui  plaît  de  me  charger,  mais  en  ex- 
pliquant simplement  ce  que  j'aurois  déduit  d'une  consti- 
tution semblable  à  la  mienne,  étudiée  avec  soin  dans  un 
autre  homme.  Que  si  l'on  trouve  dans  mes  descriptions  ie 
la  retenue  et  de  la  modération,  qu'on  n'aille  pas  m'en 
faire  un  mérite.  Je  déclare  qu'il  ne  m'a  manqué  qu'un  peu 
plus  de  modestie  pour  parler  de  moi  beaucoup  plus  hono- 
rablement. 

Voyant  l'excessive  longueur  de  ces  Dialogues,  j'ai  tenté 
plusieurs  fois  de  les  élaguer,  d'en  ôter  les  fréquentes  répé- 
titions, d'y  mettre  un  peu  d'ordre  et  de  suite;  jamais  je 
n'ai  pu  soutenir  ce  nouveau  tourment  :  le  vif  sentiment  de 
mes  malheurs,  ranimé  par  cette  lecture,  étouffe  toute  l'at- 
tention qu'elle  exige.  Il  m'est  impossible  de  rien  retenir, 
de  rapprocher  deux  phrases,  et  de  comparer  deux  idées. 
Tandis  que  je  force  mes  yeux  à  suivre  les  lignes,  mon 
cœur  serré  gémit  et  soupire.  Après  de  fréquents  et  vains 
efforts,  je  renonce  à  ce  travail,  dont  je  me  sens  incapable; 
et,  faute  de  pouvoir  faire  mieux,  je  me  borne  à  transcrire 
ces  informes  essais ,  que  je  suis  hors  d'état  de  corriger.  Si , 
tels  qu'ils  sont,  l'entreprise  en  étoit  encore  à  faire,  je  ne  la 
feroispas,  quand  tous  les  biens  de  l'univers  y  seroient  at- 
tachés; je  suis  même  forcé  d'abandonner  des  multitudes 
d'idées  meilleures  et  mieux  rendues  que  ce  qui  tient  ici 
leur  place,  et  que  j'avois  jetées  sur  des  papiers  détachés 


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DE   CET   ÉCRIT.  49 

dans  Fespoir  de  les  encadrer  aisément;  mais  rabattement 
m'a  gagné  au  point  de  me  rendre  même  impossible  ce 
l^ger  travail.  Après  tout,  j'ai  dit  à  peu  près  ce  que  j'avois 
à  dire  :  il  est  noyé  dans  un  chaos  de  désordres  et  de  redites, 
mais  il  y  est;  les  bons  esprits  sauront  l'y  trouver.  Quant  à 
ceux  qui  ne  veulent  qu'une  lecture  agréable  et  rapide, 
ceux  qui  n'ont  cherché,  qui  n'ont  trouvé  que  cela  dans 
mes  Confessions,  ceux  qui  ne  peuvent  souffrir  un  peu  de 
fatigue  ni  soutenir  une  attention  suivie  pour  l'intérêt  de 
la  justice  et  de  la  vérité,  ils  feront  bien  de  s^épargner  l'en- 
nui de  cette  lecture;  ce  n'est  pas  à  eux  que  j'ai  voulu 
parler;  et,  loin  de  chercher  à  leur  plaire,  j'éviterai  du 
moins  cette  dernière  indignité,  que  le  tableau  des  misères 
de  ma  vie  soit  pour  personne  un  objet  d'amusement. 

Que  deviendra  cet  écrit?  Quel  usage  en  pourrai-je  faire? 
Je  l'ignore,  et  cette  incertitude  a  beaucoup  augmenté  le 
découragement  qui  ne  m^a  point  quitté  en  y  travaillant. 
Ceux  qui  disposent  de  moi  en  ont  eu  connoissance  aussitôt 
qu'il  a  été  commencé,  et  je  ne  vois  dans  ma  situation 
aucun  moyen  possible  d'empêcher  qu'il  ne  tombe  entre 
leurs  mains  tôt  ou  tard  '.  Ainsi,  selon  le  cours  naturel  des 
choses,  toute  la  peine  que  j'ai  prise  est  à  pure  perte.  Je  ne 
sais  quel  parti  le  ciel  me  suggérera,  mais  j'espérerai  jus- 
qu'à la  fin  qu'il  n'abandonnera  point  la  cause  juste.  Dans 
quelques  mains  qu'il  fasse  tomber  ces  feuilles,  si  parmi 
ceux  qui  les  liront  peut-être  il  est  encore  un  cœur 
d'homme,  cela  me  suffit,  et  je  ne  mépriserai  jamais  assez 
l'espèce  humaine  pour  ne  trouver  dans  cette  idée  aucun 

sujet  de  confiance  et  d'espoir.  ^  .■: 

« 
'  On  trouYiera  à  la  fin  de  ces  Dialogues,  dans  rhistpirç  inaHieu- 
reuse  de  cet  cctit,  comment  cette  prédiction  8*ést  vérifiée. 


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ROUSSEAU 

JUGE 

DE  JE  AN- JACQUES. 


PREMIER  DIALOGUE. 

Du  système  de  condaite  envers  Jean-Jaeques,  adopté  par  F  Admi- 
nistration ,  avec  l'approbation  du  public, 

Rousseau.  Quelles  incroyables  choses  je  viens  d'ap- 
prendre! je  nep  reviens  pas  :  non,  je  n  en  reviendrai 
jamais.  Juste  ciel!  quel  abominable  homme!  qu'il  ma 
Élit  de  mal!  que  je  vais  le  détester! 

Un  François.  Et  notez  bien  que  e  est  ce  même 
homme  dont  les  pompeuses  productions  vous  ont  df 
.  charmé ,  si  ravi,  par  les  beaux  préceptes  de  vertu  qu'il 
y  étale  avec  tant  de  £Eiste. 

•Rouss.  Dites ,  de  force.  Soyons  justes ,  même  avec 
les  méchants.  Le  faste  n'excite  tout  au  plus  qu'une 
admiration  froide  et  stérile,  et  sûrement  ne  me  char- 
iMvsL  jamais.  Des  écrits  qui  élèvent  l'ame  et  en- 
flanynent  le  cœur  méritent  un  autre  mot. 

Le  Fr.  ï'aste  ou  force,  qu'importe  le  mot  $i  l'idée 
eat  toujours  la  même ,  si  ce  sublime  jargon  tiré  par 
l'hypocrisie  d'une  tète  exaltée  n'en  est  pas  moins  dicté 
par  une  an/e  de  boue?  ; 


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PREMIER  DIALOGUE.  5l 

.  Rousss.  Ce  choix  du  mot  me  paroit  moins  indiffé-^ 
rent  qu  à  vous.  Il  change  pour  moi  beaucoup  les  idées; 
et,  s'il  n  y  avoit  que  du  faste  et  du  jargon  dans  les 
,  écrits  de  Tauteur  que  vous  m'avez  peint,  il  m'inspi- 
reroit  moins  d'horreur*  Tel  homme  pervers  s'endurcit 
à  la  sécheresse  des  sermons  et  des  prônes,  qui  reo^ 
treroit  peut-être  en  lui-même  et  deviendrait  honnête 
homme  si  Ion  savoit  chercher  et  ranimer  dans  son 
cœur  ces  sentiments  de  droiture  et  d'huinanité  que  la 
nature  y  mit  en  réserve  et  que  les  passions  étouffent. 
Mais  celui  qui  peut  contempler  de  sang  froid  la  vertu 
dans  toute  sa  beauté , -celui  qui  sait  la  peindre  avec  ses 
charmes  lés  plus  touchants,  sans  en  être  ému,  sang 
se  sentir  épris  d'aucun  amour  .pour  elle,  un  tel  être, 
s'il  peut  exister,  est  un  méchant  sans' ressource;  c'est 
un  cadavre  moral.  .    . 

Le  Fr.  Comment!  sll  peut  exister?  Sur  l'effet  qu'ont 
produit  en  vous  les  écrits  de  ce  misérable,  qu'en ten* 
dez-vous  par  ce  doute, ^près  les  entretiens  que  nous 
venons  d'avoir?  Expliquez-vous. ..        > 

Rouss.  Je  m'çxpliqjierai:  maïs  ce  sera  prendre  le 
soin  le  plus  inutile  et  le  plu^  superflu  ;  car  tout  ce 
que  je  vous  dirai  ne  sauroit  être  entendu  que  par  ceux 
à  qui  Ton  n'a  pas  besoin  tle  le  dire.  ^ 

Figurez-Tous  donc  un  monde  îdëal  semblable  au 
nôtre,  et  néanmoins  tout  différent.  La  iHiture  y  e^  la 
même  flUe  sur  notre  terre ,  mais  l'éèonomie  en  est 
«plus  sensible,  Tordre  en  est  plu9  n(iarqué,  lespec^ack 
*  plus  admirable,  les  fo'rmes  sont  plus  élégances,  4es 
couleurs  plus  vives,  les  odeurs  plus  «uaves,  tous  îes 
objets  [flus  intéressants.  Tonte  la  nature  y  esf  si  belle  ^ 

4' 


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S^2  PREMIER  DIALOGUE, 

que  sa  contemplation,  enflammant  les  âmes  d'amouc. 
par  un  si  touchant  tableau,  leur  inspire,  avec  le.  der 
sir  de  concourir  à  ce  beau  système,  la.  crainte  d  en 
troubler  Tharmonie;  et  de  là, naît  une  exquise. sensi- 
bilité qui  donne  à  ceux  qui  en  sont  doués  des.  jouis- 
sances immédiates,  inconnues  aux  cœurs,  que  les 
mêmes  contemplations  nont  point  avivés. 

Les  passions  y  sont,  comme  ici,  le  mobile  de  toute 
actioii,  mais  plus  vives ,  plus  ardentes,  ou  seulement 
plus  simples  et  plus  piires  ;  elles  prennent  par  cela 
seul  un  caractère  tout  différent.  Tous  les  premiers 
mouvements  de  la  nature  sont  bons  et  droits.  Us 
tendent  le  plus  directement  qu'il  est  possible  à  notre 
conservation  et  à  notre  bonheur;  mais  bientôt,  man- 
quant de  force  pour  suivre  à  travers  tant  de  résis- 
tance leur  première  di^^ection,  ils  se  laissent  défléchir 
par  mille  obsèdes  qui,  les  détournant  du  vrai  but, 
leur  font  prendre  des  routes  obliques  où  Fhomme 
oublie  sa  première  destinatiou^  L'erreur  du  jugement, 
la  force  des  préjugés,  aident  beaucoup  à  nous  faire 
prendra  ainsi  le  change;  mais  cet  eff^t  vient  principa- 
lement de  la  foiblesse  de  lame,  qui,  suivant  molle- 
ment rimpulsion  de  la  nature,  se  détourne  au  choc 
d'un  obstacle,  c^mme  une  boule  prend  Fangle  de 
réflexion  ;  au  liem  que  celle  qui  suit  plus  vigoureuse- 
ment sa  course  ne  se  détourne  point,  mais,  comme 
un  boulet  de  canon,  force  l'obstacle ,  ou  s  amortit  et 
tombe  à  sa  rencontre.  ^ 

Les  habitants  du  monde  idéal  dont  je  parle  ont  le  * 
bonheur  d'être  main^nus  par  la  nature ,  à  laquelle  ils 
sont  plus  attachés,  dans  cet  heureux  point' de  vue. 


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PREMIER  DIALOGUE.  53 

OÙ  elle  nous  a  placé?  tous,  et  par  cela  seul  leur  ame 
garde  toujours  son  caractère  originel.  Les  passions 
primitives,  qui  toutes  tendent  directement  à  notre 
lionheur,  ne  nous  occupent  que  des  objets  qui  s'y  rap- 
portent; et,  n'ayant  que  Tàmour  de  soi  pour  principe, 
sont  toutes  aimantes  et  douces  par  leur  essence  :  mais 
quand ,  détournées  de  leur  objet  par  des  obstacles , 
elles  s'occupent  plus  de  l'obstacle  pour  l'écarter  que 
de  l'objet  pour  l'atteindre ,  alors  elles  changent  de  na- 
ture et  deviennent  irascibles  et  haineuses  ;  et  voilà 
comment  l'atnour  de  soi,  qui  est  un  sentiment  bon  et 
absolu,  devient  amour-propre,  c'est-à-dire  un  senti- 
ment relatif  par  lequel  on  se  compare,  qui  demande 
des  préférences,  dont  la  jouissance  est  purement  né- 
gative, et  qui  ne  cherche  plus  à  se  satisfaire  par  notre 
propre  bien,  mais  seulement  par  le  mal  d'àutrui. 

Dans  la  société  humaine,  sitôt  que  la  foule  des  pas- 
sions et  des  préjugés  qu'elle  engendre  a  fait  prendre 
le  change  à  l'homme,  et  que  les  obstacles  qu'elle  en- 
tasse l'ont  détourné  du  vrai  but  de  notre  vie,  tovt  ce 
que  peut  faire  le  sage,  battu  du  choc  continuel  des 
passions  d'àutrui  et  des  siennes,  et,  parmi  tant  de  di- 
rections qui  l'égarent,  ne  pouvant  plus  démêler  celle 
qui  le  conduiroit  bien,  c'est  de  se  tirer  de  la  foule  au- 
tant qu'il  lui  est  possible,  et  de  se  tenir  sans  impa- 
tience à  la  place  où  le  hasard  l'a  posé,  bien  sûr  qu'en 
n'agissant  point  il  évite  au  moins  de  courir  à  sa  perte 
et  d  aller  chercher  de  nouvelles  erreurs.  Comme  il  ne 
voit  dans  l'agitation  des  hommes  que  la  foHe  qu'il 
veut  éviter,  il  plaint  leur  aveoglement  encore  plus 
qu'il  ne  hait  leur  maUce;  ilne  se  tourmente  point  à 


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54  pRElJIIER  DIALOGUE; 

leur  rendre  mal  pour  mal,  outrage  pour  outrage;  et , 
si  quelquefois  il  cherche  à  repousser  les  atteintes  de 
ses  ennemis ,  c  est  sans  chercher  à  les  leur  rendre , 
3ans  se  passionner  contre  eux ,  sans  sortir  ni  de  sa 
place  ni  du  calme  où  il  veut  rester. 

!Nos  habitants ,  suivant  des  vues  plus  profondes,  ar* 
rivent  presque  au  même  but  par  la  route  contraire , 
et  c'est  leur  ardeur  même  qui  les  tient  dans  Tinaction» 
L'état  céleste  auquel  ils  aspirent  et  qui  fait  leur  pre- 
mier besoin  par  la  force  avec  laquelle  il  s  offre  à  leurs 
cœurs,  leur  fait  rassembler  et  tendre  sans  cesse  toutes 
les  puissances  de  leur  ame  pour  y  parvenir.  Les  obs- 
tacles qui  les  retiemiefit  ne  sauroient  les  occuper  au 
point  de  le  leur  £s^ire  oublier  un  moment;  et  de  là  ce 
mortel  dégoût  pour  tout  le  reste,  et  cette  inaction  to- 
tale quand  ils  désespèrent  d  atteindre  au  seul  objet 
de  tous  leurs  vœux» 

Cette  différence  ne  vient  pas  seulement  du  genre 
des  passions^  mais  aussi  de  leur  force  ;  car  les  passions 
fortes  ne  se  laissent  pas  dévoyer  conmie  les  autres. 
Deux  amants,  Tun  très  épris,  lautre  assez  tiède,  souf- 
friront néanmoins  un  rival  avec  la  même  impa- 
tience, Tun  à  cause  de  son  amour,  lautre  à  cause 
de  son. amour-propre.  Mais  il  peut  très  bien  arriver 
que  la  haine  du  second  ^  devenu^  sa  passion  princi- 
pale,* survive  à  son  amour  et  même  s'accroisse  après 
qu'il  est  éteint;  au  lieu  que  le 'premier,  qui  ne  hait 
qu'à  cause  qu'il  aime,  cesse  de  haïr  son  rival  sitôt  qu'il 
lie  le  craint  plus.  Or  si  les  âmes  fbibles  et  tièdes  sont 
plus  sujettes  aux  passions  haineuses  qui  ne  sont  que 
des  passions  secondaires  et  défléchies  ^  et  si  les  ame» 


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PREMIER  DIALOGUE.  55 

grandes  et  £irtes,  se  tenant  dans  leur  première  direc- 
tion, conservent  mieux  les  passions  douces  et  primi- 
tives qui  naissent  directement  de  Tamour  de  soi ,  vous 
voyez  comment,  d'une  plus  grande  énergie  dans  les 
£eicultés  et  d'un  premier  rapport  mieux  senti,  dé- 
rivent dans  les  habitants  de  cet  autre  monde  des  pas- 
sions bien  différentes  de  celles  qui  déchirent  ici-bas 
les  malheureux  humains.  Peut-être  n  est-on  pas  dans 
ces  contrées  plus  vertuepx  qu'on  ne  Test  autour  de 
nous ,  mais  on  y  sait  mieux  aimer  la  vertu.  Les  vrais 
penchants  de  la  nature  étant  tous  bons,  en  s'y  livrant 
ils  sont  bons  eux-mêmes  ;  mais  la  vertu  parmi*  nous 
oblige  souvent  à  combattre  et  vaincre  la  nature,  elca- 
rement  sont-ils  capables  de  pareils  efforts.  La  longue 
inhabitude  de  résister  peut  même  amollir  leurs  amei 
au  point  de  £aiire  le  mal  par  foiblesse,  par  crainte,  par 
nécessité.  Ils  ne  sont  exempts  ni  de  fautes  ni  de  vices; 
le  crime  même  ne  leur  est  pas  étranger,  puisqu'il  e^l 
des  situations  déplorables  où  la  plus  haute  vertu  suf^t 
à  peine  pour  s'en  défendre  et  qui  forcent  au  mal 
l'homme  foible,  malgré  son  cœur:  mais  l'expresse  vo- 
lonté de  nuire,  la  haine  envenimée,  l'envie,  la  noir- 
ceur, la  trahison,  la  fourberie,  y  sont  inconnues;  trop 
souvent  on  y  voit  des  coupables ,  jamai«  on  n'y  vit  un 
méchant.  Enfin  s'ils  ûe  sont  pas  plus  vertueux  qu'on 
ne  l'est  ici,  du  moins,  par  cela  seul  qu'ils  savent 
mieux  s'aimer  eux-mêmes,  ils  sont  moins  malveillaifts 
pour  autrui. 

lis  sont  aussi  moins  actifs,  ou,  pour  mieux  dire  , 
moins  remuants.  Leurs  efforts  pour  atteindre  à  l'objet 
qu'ils  contemplent  consistent  en  des  élans  vigoureux; 


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56  PREMIER  DIALOGUE, 

mais,  sitôt  qu'ils  en  sentent  Fimpuissance ,  il  s'arrê- 
tent, sans  chercher  à  leur  portée  des  équivalents  à  cet 
objet  unique,  lequel  seul  peut  les  tenter. 

Comme  ils  ne  cherchent  pas  leur  bonheur  dans  l'ap- 
parence ,  mais  dans  le  sentiment  intime ,  en  quelque 
rang  que  lésait  placés  la  fortune,  ils  s'agitent  peu  pour 
en  sortir;  ils  ne  cherchent  guère  à  s'élever,  et  descen- 
droient  sans  répugnance  à  des  relations  plus  de  leur 
goût,  sachant  bien  que  l'état  le  plus  heureux  n'est  pas 
le  plus  honoré  de  la  foule ,  iriais  celui  qui  rend  le  cœur 
plus  content.  Les  préjugés  ont  àur  eux  très  peu  de 
prise,  lopinion  ne  les  mène  point;  et,  quand  ils  en 
sentent  l'effet,  ce  n'est  pas  eux  qu'elle  subjugue,  mais 
ceux  qui  influent  sur  leur  sort. 

Quoique  sensuels  et  voluptueux ,  ils  font  peu  de  cas 
de  l'opulence ,  et  ne  font  rien  pour  y  parvenir ,  con- 
noissant  trop  bien  l'art  de  jouir  pour  ignorer  que  ce 
H,'est  pas  à  prix  d'argent  que  le  vrai  plaisir  s'achète  ; 
ef,  quant  au  bien  que  peut  faire  un  riche,  sachant 
aiïssi  que  ce  n'est  pas  lui  qui  le  fait,  mais  sa  richesse  ; 
qu'elle  le  feroit  sans  lui  mieux  encore ,  répartie  entre 
plus  de  mains ,  ou  plutôt  anéantie  par  ce  partage ,  et 
que  tout  ce  bien  qu'ail  croit  faire  par  elle  équivaut  ra- 
rement au  mal  réel  qu'il  faut  faire  pour  l'acquérir. 
D'ailleurs  aimant  encore  plus  leur  liberté  que  leurs 
aises,  ils  craindroient  de  les  acheter  par  la  fortune ,  ne 
fùî-ce  qu'à  cause  de  la  dépendance  et  des  embarras  at- 
tachés au  soin  de  la  conserver.  Le  cortège  inséparable 
de  l'opulence  leur  seroit  cent  fois  plus  à  charge  que  les 
biens  qu'elle  procure  ne  leur  seroient  doux.  Le  tour- 


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PREMIER  DIALOGUE.  5; 

ment  de  la  possessiqn  émpoisonneroit  pour  eux  tout 
le  plaisir  cte  la  jouissancç. 

Ainsi  bornés  de  toutes  pa^s  par  Ja  nature  et  par  I^ 
raisoii,  ils  s'arrêtent,»  et  passent  la  vie  à  en  jouir  en 
iaisant  chaque  jqur  ce  qui  leur,  paroît  boa  pour  eux  et  - 
bien  poiir  autrui^  sans  égard  à  restimdlioivdes  bon^mes 
et  aux  caprices  (1«  Topinion. 

IfE  Fr.  Je  çheççhe  inutilement  dans  ma  tète  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  commun  entre  les  êtres  fantastiques 
que  vpus  décrivez  et  le  oionstre  dont  nous  parlions 
tout-à-rheure.  , 

Rouss.  Rien,  sans  doute,  et  je.  le  crois  ainsi:  mais 
permettez  que  j  achevé.  ;.  . 

Des  êtres  singuUèrttnent  constitués  doivent  néces- 
sairement s'e^pi:imer  autrejnent  que  les  hommes  or- 
dinaires. Il  esf  impossible  .qu'avec  des  armes  si  diiïe- 
repament  modifiées  ils  ne  portent  pas  dans  FexpressioH 
de  leurs  sentiments  et  de  leurs  idées  Fempreinte  de 
ces  modifications.  Si  tcette  empreinte  échappe  à  ceux 
qui^ n'ont  aucune  notion  d^  cet^ê  maqière  d'être,  elle 
se  peut  échapper  à  ceux  qui  la  connoissent  et  qui  en 
sont  affectés  eux-mêmes.  C'esf  un  signe  caractéris- 
tique auquel  tes  initiés  se  recénnoissent  entre  eux;  et 
ce  qui  donne  un  grand  prix  à  ce  signe,  si  peu  connu 
et  encore  moins  employé,  est  qu'il  ne  peut  se  contre- 
faire, que  jamais  il  n'agit  qu'au  niveau  de  sa  source , 
et  que ,  quand  il  ne  part  pas  du  cœur  de  ceux  qui  l'imi- 
tent, il  n'arrive  pas  non  plus  aux  cœurs  faits  pour  le 
distinguer;  mais  shôt  qu'il  y  parvient,  on  ne  sauroit 
s'y  méprendre  :  il  est  vrai  dès  qu'il  est  senti.  C'est  dans 
toute  la  conduite  de  la  vie,  plutôt  que  dans  quelques 


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5â  PîTEMIER  DIALOGUE. 

actions  éparses ,  qu'il  se  m^fesite  le  plus  sûrement. 
Mais  dans  des  situations  vives  où  J'ame  s'exalte  in vo- 
ksntairement,  Tinitié  diatingue  bientôt  son  frère  de 
celui  qui,  sans  Tétre ,  vfeut-seuletoent  eji prendre lac- 
cent,  et  cette  distinction  se  fait  sentiv  légalement  dans 
les  écrits,  heê  ha^ftairts  du  monde  endiantéfikit  géné- 
ralement peu  de  livres ,  et  ne  s^arrangent  point  pour 
en  faire;  ce  n'est  jam^fis  u»métier  pour  eux.  QuSnd 
ils  en  font,  il  faut  qu'ils  y  soibnt  forcés  par  un  stimu- 
lant plus  fort  que  llntérét  «t  même  que  la  gloire.  Ce 
stimulant,  difficile  à  contenir,  impossible  à  contre- 
faire, se  fait  sentir  dans. tout  ce  qu'il  produit.  Quelque 
keureuse  découverte  à  pjiblier,  quelque  belle  et  grande 
véritjé  »  répandre,  quelque  ^réùr  générale  et  perni- 
cieuse'à  combattre,  enfin  quelque  point  d'utilité  pu- 
blique à  établir;  voilà  les  seuls  m'otrfs  qui  puissent 
leur  mettre  la' plume  à  la  main  :  encore  faut-il  que  les 
idées  en  soient  assez  neuves,  assez  belles,  assez  frap- 
pantes pour- mettre  leur  .zélé  en  effervescence  et  le 
forcer  à  s'exhaler.  H  d'y  a  point  pour  cela  chez  ^ux 
de  temps  ni  d'âge  propre..  Comme  écrire  n'est  point 
pour  eux  un  métier ,  ils  commenceront  ou  cesseront  de 
bonne  heure  du  tard  selon  que  le  stimulant  les  pous- 
sera. Quand  chacun  aura  dit  ce  qu'il  avoit  à  dire,  il 
restera  tranquille  comme  auparavant,  sans  s'aller 
fourrant  dans  le  tripot  littéraire,  sans  sentir  luette"  ri- 
dicule démangeaison  de  rabâcher  et  barbouiller  éter- 
nellement du  papier  qu'on  dit  être  attachée  au  métier 
d'auteur;  et  tel,  né  peut-être  avec  du  génie,  ne  s'en 
doutera  pas  lui-même  et  mourra  sans  étr^  connu  de 


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PREMIER  DIALOGUE.  i  5g 

personne ,  si  nul  objet  ne  tient  animer  son  zélé  au  point 
de  le  contraindre  à  se  montrer. 

Li  Fr.  Mon.  cher  M.  Rousseau,  vou^  m'avez  bien 
lair  d'être  un  des  habitants  de  ce  monde-là. 

Rouss.  J^en  reconnoîs  un  du  moins .  sans  le  nu>indris 


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6o  ,  PREMIER  DIALOGUE. 

pour  mieux  juger  de  leur  liaison ,  il  iaudroit  connottre 

Ja  preuve  qu'on  a  qu'il  n'est  pas  l'auteur  du  Devin, 

Le  Fr.  La  preuve!  Il  y  en  a  cent,  toutes  péremp- 
toires.. 

*  Bouss.  C'est  beaucoup.  Je  me  contente  d'une;  mais 
je  la  veux ,  et  pour  cause ,  indépendante  du  témoignage 
d'autrui. 

Le  Fr.  Ab  1  très  volontiers.  Sans  vous  parier  donc 
des  pillages  bien  attestés  dont  on  a  prouvé  d'abord 
que  cette  pièce  étoit  composée ,  sans  même  insister  sur 
le  doute  s'il  sait  faire  des  vers,  et  par  conséqu^t  s'il 
a  pu  faire  ceux  du  Devin  dw village  y  je  me  tiens  à  une 
chose  plus  positive  et  plus  sûre ,  c'est  qu'il  ne  sait  pas 
la  musique;  d'où  l'on  peut,  à  mon  avis  conclure  avec 
certitude  qu'il  n'a  pas  fait  celle  de  cet  opéra. 

Rouss,  Il  ne  sait  pas  la  musique  !  Voilà  encore  une 
de  ces  découvertes  auxquelles  je  ne  me  serois  pas  at- 
tendu. 

Le  Fît.  N'en  croyez  là-dessus  ni  moi  ni  personne , 
mais  vérifiez  par  vous-même. 

Rooss.  Si  j'avois  à  surmonter  l'horreur  d'approcher 
du  personnage  que  vous  venez  de  peindre ,  ce  ne  seroit 
assurément  pas  pour  vérifier  s'il  sait  la  musique;  la 
question  n'est  pas  assez  intéressante  lorsqu'il  s'agit 
d'un  pareil  scélérat. 

Le  Fr.  Il  £aiut  qu'elle  ait  paru  moins  indifférente  à 
nos  messieurs  qu'à  vous  ;  car  les  peines  incroyables 
qu'ils  ont  prises  et  prennent  encore  tous  les  jours  pour 
établir  de  mieux  en  mieux  dans  le  public  cette  preuve , 
passent  encore  ce  qu'ils  ont  fait  pour  mettre  en  évi- 
dence celle  de  ses  crimes. 


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PREMIER   DIALOGUE.  6l 

Bouss.  Gela  me  paroit  assez  bizarre;  car  quand  on 
a  si  bien  prouvé  le  plus,  d'ordinaire  on  ne  s'agite  pas 
si  fort  pour  prouver  ]e  moins. 

Le.  Fr.  Obi  vis-à-vis  d'un  tel  homme,  on  ne  doit 
négliger  nile  plus  ni  le  moins.  A  Tborréur  dû  vice,  se 
joint  Famour  de  la  vérité,  pour  détruire  dans  toutes 
ses  branches  une  réputation  usurpée;  et  ceux  qui  se 
soi^t  empressés  de  montrer  en  lui  un  monstre  exécra- 
ble ne  doivent  pas  moins  s'empresser  aujourd'hui  d'y 
montrer  un  petit  pillsrrd  sans  talent. 

Rouss.  Il  faut  avouer  que  la  destinée  de  cet  homme 
a  des  singularitéftbien  frappantes:  sa  vie  est  coupée 
en  deux  parties  qui  semblent  appartenir  à  deux  indi- 
vidus différents,  dont  l'époque  qui  les  sépare ,  c'est- 
à-dire  le  temps  où  il  a  publié  des  livres,  marque  la 
mort  de  l'un  et  la  naissance  de  l'autre. 

Le  premier,  homme  paisible  et  dbux,  fut  bien 
voulu  de  tous  ceux  qui  le  connurent,  et  ses  aiq^s  lui 
restèrent  toujours.  Peu  propre  aux  grandes  sociétés 
par  son  humeur  timide  et  son  naturel  tranquille,  il 
aima  la  ret|;ait&,  non  pçur  y  vivre  seul,  mais  pour  y 
joindre  les  douceurs  de  l'étude  aux  charmes  de  l'inti- 
mit4.  Il  consacra  sa  jeunesse  à  la  culture  des  belles 
connoissances  et  des  talents  agréables,  et,  quand  il  se 
vit  forcé  de  faire  usage  de  cet  acquis  pour  subsister, 
ce  fut  avec  si  peu  d'ostentation  et  de  prétention,  que 
les  personnes  auprès  desquelles  il  vivoit  le  plus  n'ima- 
ginoient  pas  même  qu'il  eût  assez  d'esprit  pour  faire 
des  livres.  Son  cœur,  fait  pour  s'attacher,  se  donnôit 
sans  réserve;  complaisant  pour  ses  amis  jusqu'à  la 
foiblesse,  il  se  laissoit  subjuguer  par  eux  au  point  de 


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&;2  PREMIER  DIALOGUE, 

ne  pouvoir  jdus  secouer  ce  joug  ipnpunément.  Le  se- 
coud,  homme  dur,  farouche  et  noir,  se  fait  abhorrer 
de  tout  le  monde  quil  fuit,  et,,  dans  son  aflreuse 
misanthropie,  ne  se  plaît  qu'à  marquer  sa  haine  pour 
le  genre  humcdn. Le  premier,  seul,  sans  étude  et  sans 
maître,  vainquit  toutes  les  difficultés  à  force  de  zélé, 
et  consiificra  ses  loisirs  ,'non  à  Foisiveté,  encore  moins 
à  des  travaux  nuisibles,  mais  à  remplir  $a  tète  d'i(^es 
charmantes,  son  coeur  de  sentiments  délicieux,  et  à 
former  des  projets,  chimériques"  peut-être  à  foVce 
detre  utiles,  mais  d#nt  Fexécution,  si  elle  c^t  été 
possible,  eût  fait  le  bonheur  du{«enre  humain.  Le 
séeond,  tout  occupé  de  ses  odieuses  trames,  na  su 
rien  donner  de  son  temps  ni  de  son  esprit  à  d'agréa- 
bles occupations,  encore  moins  à  des  vues«utites. 
Plongé  dans  les  plus  brutales  débauches,  il  a  passé 
sa  vie  dans  leô  tavernes  et  les  mauvais  lieux,  chargé 
àe  tous  les  vices  qu'on  y  povte  ou  qu  on  y  contracte, 
n  ayant  nourri  que  les  goûts  crapuleux  et  bas*  qui  en 
sont  inséparables;  il  fait  ridiculement  contraster  ses 
inclinations  rampantes  avec  |e6  altièves  productions 
qu'il  a  laudace de  s  attribuer.  En  vain  a-t-il  paru  feuil- 
leter des  livres  et  s'occuper  de  recherches  philoso- 
phiques, il  n'a  rien  saisi,  rien  conçu,  que  ses  horri- 
bles systèmes;  et,  après  de  prétendus  essais  qui 
n'avoient  pour  but  que  d'en  imposer  au  genre  hu- 
main, il  à  fini,  comme  il  avoit  commencé,  par  ne 
rien  savoir  que  mal^feire. 

Enfin,  sans  vouloir  suivre  cette,  (^position  dans 
toutes  ses'branches ,  et  pour  m'arrête»  à  celle  qui  m'y 
a  conduit,  le  premier,  d'une  timidité  qui  alloit  jus- 


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FREMIBR  DIALOGUE.  63 

qua  la  bêtise,  osoit  à  peine  montrer,  à  ses  amis  les 
productions  de  ses  loisirs;  le  second,  d'une  impu- 
dence encore  plus  bête,  sapproprioit  fièrement  et 
publiquement  les  productions  d  autrui. sur  les  choses 
qu'il  entendpit  le  moins,  he  premier  aima  passionné- 
ment la  musique,  en  fit  son  occupation  favorite,  et 
avec  assez  de  sticcès  pour  y  faire  des  découvertes, 
trouver  les  déiaut$,  indiquer  les  corrections  :  il  passa 
une  grande  partie  de  sa  vie  parmi  1^  artistes  et  les 
amateurs ,  tantôt  composant  de  la  musique  dans  tous 
les  genres  en  diverses  occasions,  tantôt  écrivant. sur 
cet  art,  proposant  des  vues  nouvelles,  donnant  des 
leçons  de  composition ,  constatant  par  des  épreuves 
lavantage  des  méthodes  qu'il  proposoit,  et  toujours 
$e  montrant  instruit  dans  toutes  les  parties  de  1  art 
plus  que  la  plupart  de  ses  contemporains  ^  dont  plu- 
sieurs  étoient  à  la  vérité  plus  versés  que  lui  dans  quel- 
que partie,  mais  dont  aucun  n'en  avoit  si  bien  saisi 
l'eûsemble  et  suivi  -la  liaison.  Le*  second,  inepte.au 
point  de  s'être  occupé  de  n:yisique  pendant  quarante 
ans  saus  ppuvoir  ^"apprendre,  s'est  réduit  à  l'occu- 
pation d'en  copier  faute  d'en  savoir  faire;  encore  lui- 
méme^ne  se  trouve-tril  pas  assez  savant  pour  le  métier 
qu'il  a  choisi  :  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  se  donner 
avec  la  phis  stupide  effronterie  pour  l'auteur  de  choses 
qu'il  ne  peut  exécuter.  Vous  m'avouerez  que  voilà 
des  contradictions  difficiles  à  concilier. 

Le  Fb.  Moins  que  voUs  ne  croyez  ;  et,  si  vos  autres 
énigme^  ne  m'étoient  pas  plus  obscures  que  celle-là, 
vous  mç  tiendriez  moins  en  haleine,   . 

Rouss.  Vous  m'éclaircirez  donc  celle-ci  quand  il 


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64  PBEHIER  DIALOOUE. 

VOUS  plaira,  car,  pour  moi  ^  je  déclare  que  je  ii*y  coin* 
prends  rîén. 

Le  Fb.  De  tout  mon  cœur,  et  très  iacilement;  mais 
commencez  vous-même  par  m'éclaircir  votre  question. 

Bouss.  Il  n  y  a  plus  de  question  sur  le  fait  que  vous 
venez  d  exposer.  A  cet  égard  nous  sommes  parfoite- 
ment  d'accord,  et  j  adopte  pleinement  votre  consé-, 
quence;  mais  je  la  porte  plus  loin.  Vous  dites  quun 
homme  qui  ne. sait  faire  ni  musique  ni  vers  n'a  pas 
Seût  le  Devin  du  village^  et  cela  est  incontestable  :  moi 
j  ajoute  que  celui  qui  se  donne  faussement  pour  Fau- 
teur de  cet  opéra  n  est  pas  même  Fauteur  des  autres 
écrits  qui  portent  son  nom ,  et  cela  n'est  guère  moins 
évident;  car  s'il  n'a  pas  iaît  les  paroles  du  Devin  puis- 
qu'il ne  sait  pas  faire  des  vers ,  il  n'a  pas  fait  non  plus 
t Allée  de  Sylvie^  qui  difficilement  en  efÏBt  peut  être 
l'ouvrage  d'un  scélérat;  et,  s'il  n'en  a  pas  fait  la  mu- 
sique puisqu'il  ne  sait  pas  la  musique,  il  n'a  pas  £aiit 
non  plus  la  Lettre  sur  la  musique  française ^  encore 
moins  le  Dictionnaire  de  n^usique^  qui  ne  peut  être  que 
l'ouvrage  d'un  homme  versé  dan'is  cet  art  et  sachant 
la  composition. 

Le  Fr.  Je  ne  suis  pas  là-dessus  de  votre  sentiment 
non  plus  que  le  public,  et  nous  avons  pour  surcroit 
celui  d'un  grand  musicien  étranger  venu  depuis  peu 
dans  ce  pays. 

Rooss.  Et,  je  vous  prie,  le  connoissez-vous  bien  ce 
grand  musicien  étranger?  Savez-vous  par  qui  et  pour- 
quoi il  a  été  appelé  en  France,  quels  motifs  Font 
porté  tout  d'un  coup  à  ne  Êiire  que  de  la  musique 
fipançoise ,  et  à  venir  s'établir  à  Paris  ? 


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PREMIER  DIALOGUE.  65 

Le  Fr.  Je  soupçonne  quelque  chose  de  tout  cela  ; 

mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Jean  Jacques  étant 

plu$  que  personne  son  admirateur,  donne  lui-même 

du  poids  à  son  suffrage. 

Rouss.  Admirateur  de  son  talent,  d accord,  je  le 
suis  aussi;  mais  quant  à  son  suffrage,  il  faudroit  pre- 
mièrement être  au  fait  de  bien  des  choses  avant  de 
savoir  quelle  autorité  Ton  doit  lui  donner. 

Le  Fr.  Je  veux  bien,  puisqu'il  vous  est  suspect,  ne 
m'en  pas  étayer  ici,  ni  même  de  celui  d'aucun  musi- 
cien; mais  je  n'en  dirai  pas  moins  de  moi-même 
que  pour  composer  de  la  musique  il  faut  la  savoir 
«ans  doute  ;  mais  qu'on  peut  bavarder  tant  qu'on  veut 
sur  cet  art^ans  y  rien  entendre ,  et  que  tel  qui  se  mêle 
d'écrire  fort  doctement  sur  la  musique  seroit  bien 
embarrassé  de  faire  une  bonne  basse  sous  un  menuet, 
et  même  de  le  noter. 

Rouss.  Je  me  doute  bien  aussi  de  cela.  Mais  votre 
intention  est-elle  d  appliquer  cette  idée  au  Diction- 
^atre  et  à  son  auteur? 

Le  Fr.  Je  conviens  que  j'y  pensois. 

Rouss.  Vous  y  pensiez!  Cela  étant,  permettez-moi , 

de  grâce,  encore  une  question.  Avez-vous  lu  ce  livre? 

Le  Fr.  Je  serois  bien  fâché  d'en  avoir  lu  jamais  une 

seule  ligne ,  non  plus  que  d'aucun  de  ceux  qui  portent 

cet  odieux  nom. 

Rouss.  En  ce  cas ,  je  suis  moins  surpris  que  nous 
pensions,  vous  et  moi,  si  différemment  sur  les  points 
qui  s'y  rapportent.  Ici;  par  exemple,  vous  ne  con- 
fondriez pas  ce  livre  avec  ceux  dont  vous  parlez,  et 
qui ,  ne  roulant  que  sur  des  principes  généraux ,  ne 


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66  PREMIER  DIALOGUE., 

contiennent  que  des  idées  vagues  ou  des  notions  élé- 
mentaires tirées  peut-être  d autres  écrits,  et  qu'ont 
tous  ceux  qui  savent  un  peu  de  musique  ;  au  lieu  que 
le  Dictionnaire  entre  dafis  le  détail  des  régies  pour  en 
montrer  la  raison,  lapplication,  l'exception ,  et  tout 
ce  qui  doit  guider  le  compositeur  dans  leur  emploi. 
L  auteur  s  attache  même  à  éclaircir  de  certaines  par^ 
ties  qui  jusqu'alors  étoient  restées  confuses  dans  la 
tête  des  musiciens,  et  presque  inintelligibles  dans 
leurs  écrits.  L'article  Enharmonique^  par  exemple, 
explique  ce  genre  avec  une  si  grande  clarté  qu'on  est 
étonné  de  l'obscurité  avec  laquelle  en  avoient  parlé 
tous  cevoL  qui  jusqu'alors  avoient  écrit  sur  cette  ma- 
tière. On  ne  me  persuadera  jamais  que  cet  article , 
ceux  a  Expression^  Fugue  ^  Harmonie  y  Licence^  Mode, 
Modulation  j  Préparation  ^  Récitatif ,  Trio  ^  et  grand 
nombre  d'autres  répandus  dans  ce  Dictionnaire  ^  et 
qui  sûrement  ne  sont  pillés  de  personne ,  soient  l'ou- 
vrage d'un  ignorant  en  musique  qui  parle  de  ce  qu'il 
n'entend  point,  ni  qtl'un  livre  dans  lequel  on  peutap? 

'  Tous  les  articles  de  musique  que  j'avois  promis  pour  YEncy- 
çlopédie  furent  faits  dès  l'auDée  1 749 ,  «t  remis  par  M.  Diderot , 
Tannée  suivante,  k  M>  d*Aiembert,  comme  entrant  dans  la  partie 
Mi^hématiques y  dont  il  ëtoit  charf^é.  Quelque  temps  nprès  paru- 
rent ses  Éléments  de  Musique ^  qu'il  n'eut  pas  beaucoup  de  peine  à 
faire.  En  1 768  parut  mon  Dictionnaire  y  et  quelque  temps  après  une 
nouvelle  édition  de  ses  Éléments  avec  des  alimentations.  Dans 
l'intervalle  avoit  aussi  paru  un  Dictionnaire  des  Beaux-Arts  y  où  je 
reconnus  plusieurs  des  articles  que  j'avois  faits  pour  V Encyclopédie. 
M.  d'Alembert  avoit  des  bontés  si  tendres  pour  mon  Dictionnaire 
encore  manuscrit,  qu'il  offrit  oblig^earoment  au  sieur  Guy  d'en 
revoir  les  épreuves;  faveur  que,  sur  l'avis  que  celui-ci  m'en  donna, 
je  le  priai  de  ne  pas  accepter. 


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PREMIER  DIALOGUE.  €7 

prendre  la  composition  soit  Touvrage  de  quelqu'un 
qui  ne  la  saveit  pas. 

Il  est  vrai  que  plusieurs  autres  articles  également 
importants  sont  restés  seuleoÉent  indiqués  pour  ne 
pas  laisser  le  vocabulaire  imparfait,  comme  il  en 
avertit  dans  sa  préface;  mais  seroit-il  raisonnable  de 
le  juger  sur  les  articles  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de 
faire  plutôt  que  sur  ceux-  où  il  a  mis  la  dernière  main 
et  qui  demandoient  assurément  autant  de  savoir  que 
les  autres?  L'auteur  convient,  il  avertit  même  de  ce 
qui  manque  à  son  livre ,  et  il  dit  la  raison  de  ce  dé- 
faut. Mais  tel  qu'il  est ,  il  seroit  cent  fois  plus  croyi^Ie 
encore  qu'un  homme  qui  ne  sait  pas  la  musique  eût 
fait  le  Devin  que  le  Dictionnaire:  car  combien  ne  voit- 
on  pas ,  surtout  en  Suisse  et  en  Allemagne ,  de  gens 
qui  ne  sachant  pas  une  note  de  musique,  et  guidés 
uniquement  par  leur  oreille  et  leur  goût,  ne  laissent 
pas  de  composer  des,  choses  très  agréables  et  même 
très  régulières,  quoiqu'ils  n'aient  nulle  connoissance 
des  régies,  et  qu'ils  ne  puissent  d^oser  leurs  compo- 
sitions que  dans  leur  mémoire».  Mais  il  est  absurde  de 
penser  qu'un  homme  puisse  enseigner  et  même  éclair- 
cir  dans  un  livre  une  science  qu'il  n'entend  point,  et 
bien  plus  encore  dans  un  art  dont  la  seule  langue 
exige  une  étude  de  plusieurs  années  avant  qu'on 
puisse  l'entendre  et  la  parler.  Je  conclus  donc  qu'un 
homme  qui  n'a  pu  faire  le  Devin  du  village ,'  parce- 
qu'il  ne  savoit  pas  la  musique ,  n'a  pu  (aire  à  plus  forte 
raison  le  Dictionnaire,  qui  demandoit  beaucoup  plu» 
de  savoir. 

Le  F&.  Ne  connoissant  ni  l'un  ni  l'autre  ouvrage , 

5. 


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6$  PREMIER  DIALOGUE, 

je  ne  puis  par  moi-même  juger*de  votre  raisoime* 
ment."  Je  sais  seulement  qu'il  y  a  une  différence  ex- 
trême à  cet  égard  dans  l'estimation  du  public,  que  le 
Dictionnaire  passe  pour  un  ramassis  de  phrases  so- 
nores et  inintelligibles,  qu'on  en  cite  un  article  Génie 
que  tout  le  monde  prône  et  qui  ne  dit  rien  eur  la  mu- 
sique. Quant  à  votre  article  Enharmonique  et  aux 
autres  qui,  selon  vous,  traitent  pertinemment  de  lart, 
je  n'en  ai  jamais  ouï  parler  à  personne,  si  ce  n'est  à 
quelques  musiciens  ou  amateurs  étrangers  qui  pa- 
roissoient  en  faire  cas  avant  qu'on  les  eût  mieux  in* 
strûits;  mais  les  nôtres  disent  et  ont  toujours  dit  ne 
rien  entendre  au  jargon  de  ce  livre. 

Pour  le  Devin ,  vous  avez  vu  les  transports  d'admi- 
ration excités  par  la  dernière  reprise;  l'enthousiasme 
du  public  poussé  jusqu'au  délire  fait  foi  de  la  subli« 
mité  de  cet  ouvrage.  C'étoit  le  divin  Jean-Jacques; 
c  étoit  le  moderne  Orphée  ;  cet  opé^a  étoit  le  chef- 
d'œuvre  de  1  art  et  de  l'esprit  humain,  et  jamais  cet 
enthousiasme  ne  fut  si  vif  que  lorsqu'on  sut  que  le 
divin  JeanJacques  ne  «avoit  pas  la  musique.  Or,  quoi 
que  vous  en  puissiez  dire,  de  ce  qu'un  homme  qui  ne 
sait  pas  la  musique  n'a  pu  faire  un  prodige  de  l'art 
universellement  admiré,  il  ne  s'ensuit  pas,  selon  moi , 
qu'il  n'a  pu  faire  un  livre  peu  lu,  peu  entendu,  et 
encore  moins  estimé. 

Rotss.  Dans  les  choses  dont  je  veux  juger  par  moi- 
même,  je  ne  prendrai  jamais  pour  régie  de  mes  juge- 
ments ceux  du  public,  et  surtout  quand  il  s'engoue, 
comme  il-a  fait  tout  d'un  coup  pour  le  Devin  du  viU 
lage ,  après  l'avoir  entendu  pendant  vingt  ans  avec  un 


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^  PREMIER  DIALOGUE.  69 

plaisir  plus  modéré.  Cet  engouement  subit,  quelle 
qu'en  ait  été  la  cause  au  moment  où  le  soi-disant 
auteur  étoit  l'objet  de  la  dérision  publique,  n  a  rien 
eu  d'assez  naturel  pour  faire  autorité  chez  les  gens 
sensés.  Je  vous  ai  dit  ce  que  je  pensois  du  Diction- 
naire y  et  cela,  non  pas  sur  l'opinioi)  publique,  ni  sur 
ce  célèbre  article  Génie^  qui ,  n'ayant  nulle  application 
particulière  à  l'art,  nest  là  que  pour  la  plaisanterie, 
mais  après  avoir  lu  attentivement  l'ouvrage  entier, 
dont  la  plupart  des  articles  feront  faire  de  meilleure 
musique  quand  les  artistes  en  sauront  profiter. 

Quant  au  Devin ,  quoique  je  sois  bien  sûr  que  per- 
sonne ne  sent  mieux  que  moi  les  véritables  beautés 
de  cet  ouvrage ,  je  suis  fort  éloigné  de  voir  ces  beautés 
où  le  public  engoué  les  place.  Ce  ne  sont  point  de 
celles  que  Fétude  et  le  savoir  produisent,  mais  de 
celles  qu'inspirent  le  goût  et  la  sensibilité;  et* l'on 
prouveroit  beaucoup  mieux  qu'un  savant  compositeur 
n'a  point  fait  cette  pièce,  si  la  partie  du  beau  chant  et 
de  l'invention  lui  manque,  qu'on  ne  prouveroit  qu'un 
ignorant  ne  l'a  pu  faire  parcequ'il  n'a  pas  cet  acquis 
qui  supplée  au  génie  et  ne  fait  rien  qu'à  force  de  tra- 
vail. Il  n'y  a  rien  dans  le  Devin  du  village  qui  passe , 
quant  à  la  partie  scientifique,  les  principes  élémen- 
taires de  la  composition;  et  non  seulement  il  n'y  |i  point 
d'écolier  de  trois  mois  qui,  dans  ce  sens,  ne  fût  en 
état  d'en  faire  autant;  mais  on  peut  bien  douter  qu'un 
savant  compositeur  pût  se  résoudre  à  être  aussi 
simple.  11  est  vrai  que  Tauteur  de  cet  ouvrage  y  a 
suivi  un  principe  caché  qui  se  fait  sentir  sans  qu'on  le 
remarque,  et  qui  donne  à  ses  chants  un  effet  qu'on 


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7©  PREMIER  DIALOGUE, 

ne  sent  dans  aucune  autre  musique  Françoise,  Ma^ 
ce  principe,  ignoré  de  toits  nos  compositeurs,  dédaigné 
de  ceux  qui  en  ont  entendu  parler,  posé  seulement 
par  l'auteur  de  la  Lettre  sur  la  musique  française  ^  qui 
en  a  fait  ensuite  un  article  du  Dictionnaire ,  et  suivi 
seulement  par  Fauteur  du  Devin  ^  est  une  grande 
preuve  de  plus  que  ces  deux  auteurs  sont  le  même. 
Mais  tout  cela  montre  Finvention  d'un  amateur  qui  a 
réfléchi  sur  l'art,  plutôt  que  la  routine  d'un  profes- 
seur qui  le  possède  supérieurement.  Ce  qui  peut  faire 
honneur  au  musicien  d£|ns  cette  pièce  est  le  récitatif; 
il  est  bien  modulé,  bien  ponctué,  bien  accentué, 
autant  que  du  récitatif  françois  peut  l'être.  Le  tour  en 
est  neuf,  du  moins  il  l'étoit  alors  à  tel  point  qu'on  ne 
voulut  point  hasarder  ce  récitatif  à  la  cour,  quoique 
adapté  à  la  langue  plus  qu'aucun  autre.  J'ai  peine  à 
conclavoir  comment  du  récitatif  peut  être  pillé,  à 
moins  qiion  ne  pille  aussi  les  paroles;  et,  quand  il  n'y 
auroit  que  cela  de  la  main  de  Fauteur  de  la  pièce , 
j'aimerois  mieux,  quant  à  moi,  avoir  fait  le  récitatif, 
sans  les  airs,  qiïeles  airs  sans  le  récitatif;  mais  je  sens 
trop  bien  la  niéme  main  dans  le  tout  pour  pouvoir  le  par- 
tager à  différents  auteurs.  Ce  qui  rend  même  cet  opéra 
prisable  pour  les  gens  de  goût,  c'est  le  parfait  accord 
des  paroles  et  de  la  musique,  c'est  Fétroite  liaison  des 
parties  qui  le  composent,  c'est  Fensemble  exact  du 
tout  qui  en  fait  Fouvrage  le  plus  un  que  je  connoisse 
en  ce  genre.  Le  musicien  a  partout  pensé,  senti ,  parlé 
comme  le  poète;  l'expression  de  l'un  répond  toujours 
si  fidèlement  à  celle  de  l'autre  qu'on  voit  qu'ils  sont 
toujours  animés  du  même  esprit;  et  Fon  me  dit  que 


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PREMIER  DIALOGUE.  71 

,^  cet  aceord  si  juste  et  si  rare  résulte  d'un  tas  de  pillages 
fortuitement  rassemblés!  Monsieur,  il  y  auroit  cent 
fois  plus  d'art  à  composer  un  pareil  tout  de  morceaux 
épars  et  décousus  qu  à  le  créer  soi-même  d  un  bout  à 
lautre. 

Le  Pr.  Votre  objection  ne  m'est  pas  nouvelle;  elle 
paroît  même  si  solide  à  beaucoup  de  gens,  que,  re- 
venus des  vols  partiels,  quoique  tous  si  bien  prouvés, 
ils  sont  maintenant  persuadés  que  la  pièce  entière , 
paroles  et  musique,  est  d'une  autre  main,  et  que  le 
charlatan  a  eu  l'adresse  de  s'en  emparer  et  l'impu* 
dence  de  se  l'attribuer.  Cela  paroît  même  si  bien  étabU 
que  l'on  n'en  doute  plus  guère;  car  enfin  il  faut  bien 
nécessairement  recourir  à  quelque  explication  sem- 
blable ;  il  faut  bien  que  cet  ouvrage ,  qu'il  est  incontes- 
tablement hors  d'état  d'avoir  fait ,  ait  été  fait  par  quel- 
qu'un. Oo  prétend  même  en  avoir  découvert  te  véri- 
table auteur. 

Rouss.  J'entends:  après  avoir  d'abord  découvert  et 
très  bien  prouvé  les  vols  partiels  dont  le  Devin  du  vil- 
lage étoit  composé ,  on  prouve  aujourd'hui  non  moins 
victorieusement  qu'il  n'y  a  point  eu  de  vols  partiels; 
que  cette  pièce ,  toute  de  la  même  main ,  a  été  volée 
en  entier  par  celui  qui  se  l'attribue.  Soit  donc,  car 
l'une  et  l'autre  de  ces  vérités  contradictoires  est 
égale  pour  mon  objet.  Mais  enfin  quel  est-il  donc,  ce 
véritable  auteur?  Est-il  François,  Suisse,  Italien, 
Chinois? 

Le  Fr.  C'est  ce  que  j'igndre;  car  on  ne  peut  guère 
attribuer  cet  ouvrage  à  Pergolèse,  coinme  \xn  Salve 
Regina..,,. 


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72  PREMIER  DIALOGUE. 

Rouss.  Oui,  j'en  connois  un  de  cet  auteur,  et  qui 
même  a  été  gravé 

Le  Fr.  Ce  n'est  pas  celui-là.  Le  Salve  dont  vous 
parlez,  Pergolèse  l'a  fait  de  son  vivant ;^  et  celui  dont 
je  parle  en  est  un  autre  qu'il  a  fait  vingt  ans  après 


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PREMIER  DIALOGUE.  78 

alors  si  neuf  qu'il  n'ait  employé  que  là?  et  si  c  est  son 
unique  ouvrage,,  comment  en  a-t-il  tranquillement 
cédé  la  gloire  à  un  autre,  sans  tenter  de  la  reven- 
diquer, ou  du  moins  de  la  partager  par  un  second 
opéra  semblable?  On  ma  promis  de  m'expliquer  clai- 
rement tout  cela;  car  j'avoue  de  bonne  foi  y  avoir 
trouvé  jusqu'ici  quelque  obscurité. 

Bouss.-  Bon!  vous  \(Mk  bien  embarrassé!  le  pillard 
aura  fait  accointance  avec  l'auteur  ;  il  se  sera  fait  con- 
fier sa  pièce,  ou  la  Ini.ciura  volée,  et  puis  il  l'aura  em- 
poisonné. Gela  est  tout  simple. 

Le  Ffi.  Vraiment,  vous  avez  là  de  jolies  idées  !- 
Bouss.  Ah!  ne  me  faites  pj^s  honneur  de  votre  bien. 
Ces  idées  vous  appartiennent;  elles  sont  l'effet  naturel 
de  tout  ce  que  vous  m'avez  appris.  Au  reste,  et  quoi 
qu'il  en  soit  du  véritable  auteur  de  la  pièce ,  il  me  suffit 
que  celui  qui  s'est  dit  l'être  soit,  par  son  igiiorance  et 
son  incapacité,  hors  d'état  de  l'avoir  faite,  pour  que 
j'en  conclue ,  à  plus  forte  raison ,  (Jh'il  n'a  fait  ni  le 
Dictionnmre  qu'il  s'attribue  aussi ,  ni  la  Lettre  sur  la 
musique  françoise^  ni  aucun  des  autres  livres  qui  por- 
tent son  nom ,  et  dans  lesquels  il  est  impossible  de  ne 
pas  sentir  qu'ils  partent  tous  de  la  même  main.  D'ail- 
leurs, concevez- vous  qu'un  homme  doué  d'assez  de 
talents  pour  faire  de  pareils  ouvrages  aille,  au  fort 
même  de  son  effervescence ,  piller  et  s'attribuer  ceux 
d'autrui  dans  un  genre  qui  non  seulement  n'est  pas  le 
sien,  mais  auquel  il  n'entend  absolument  rien  ;  qu'un 
homme  qui,  selon  vous,  eut  assez  de  courage,  d'or- 
gueil, de  fierté,  de  force,  pour  résister  à  la  déman- 
geaison d'écrire ,  si  naturelle  aux  jeunes  gens  qui  se 


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74  PREMIER  DIALOGUE- 

sentent  quelque  talent,  pour  laisser  mûrir  ving^  ans 
sa  tête  dans  le  silence,  afin  de  donner  plus  de  profon- 
deur et  de  poids  à  ses  productions  long-temps  médi- 
tées ;  que  ce  même  homme ,  Famé  toute  remplie  de  ses 
grandes  et  sublimes  vues ,  aille  en  interrompre  le  dé- 
veloppement, pour  chercher,  par  deâ  manœuvres 
aussi  lâches  que  puériles ,  une  réputation  usurpée  et 
très  inférieure  à  celle  qu'il  peut  obtenir  légitimement? 
Ce  sont  des  gens  pourvus  de  bien  petits  talents  par 
eux-mêmes  qui  se  parent  ainsi  de  ceux  d  autrui  ;  et 
quiconque  avec  une  tête  active  et  pensante  a  senti  le 
délire  et  lattrait  du  travail  d'esprit,  ne  va  pas  servile- 
ment sur  la  trace  d'un  autre  pour  se  parer  ainsi  des 
productions  étrangères  par  préférence  à  celles  qu'il 
peut  tirer  de  son  propre  fonds.  Allez,  monsieur,  celui 
qui  a  pu  être  assez  vil  et  assez  sot  pour  s'attribuer  le 
Devin  du  village  sans  l'avoir  fait,  et  même  sans  savoir 
la  musique,  n'a  jamais  fait  une  ligne  du  Discours  sur 
f  inégalité  j  ni  de  Y  Emile ,  ni  du  Contrat  social.  Tant 
d'audace  et  de  vigueur  d'un  coté,  tant  d'ineptie  et  de 
lâcheté  de  l'autre ,  ne  s'associeront  jamais  dans  la 
même  ame. 

Voilà  une  preuve  qui  parle  à  tout  homme  sensé. 
Que  d'autres  qui  ne  sont  pas  moins  fortes  ne  parlent 
qu'à  moi,  j'en  suis  fâché  pour  mon  espèce;  elles  de- 
vroient  parler  à  toute  ame  sensible  et  douée  de  l'in- 
stinct moral.  Vous  me  dites  que  tous  ces  écrits  qui 
m'échauffent,  me  touchent,  m'attendrissent,  me  don- 
nent la  volonté  sincère  d'être  meilleur,  sont  unique- 
ment des  productions  d'une  tête  exaltée  conduite  par 
un  cœur  hypocrite  et  fourbe.  La  figure  de  mes  êtres 


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PREMIER  DIALOGUÉ.  7$ 

mirlunaires  vous  aura  déjà  feil  entendre  que  je  n  étoîs 
pas  là-dessus  de  votre  avis.  Ce  qui  me  confirme  encore 
dans  le  mien  est  le  nombre  et  Tétendue  de  ces  mêmes 
écrits ,  où  je  sens  toujours  et  partout  la  même  véhé- 
mence d'un  cœur  échauffé  des  mêmes  sentiments. 
Quoi  !  ce  fléau  du  genre  humain ,  cet  ennemi  de  toute 
droiture,  de  toute  justice,  de  toute  bonté,  s'est  captivé 
dix  à  douze  ans  dans  le  cours  de, quinze  volumes  à  par- 
ler toujours  le  plus  doux,  le  plus  pur,  le  plus  éner- 
gique langage  de  la  vertu ,  à  plaindre  les  misères  hu- 
maines, à  en  montrer  la  source  dans  les  erreurs ,  dans 
les  préjugés  des  hommes,  à  leur  tracer  la  route  du 
vrai  bonheur,  à  leur  apprendre  à  rentrer  dans  leurs 
propres  cœurs  pour  y  retrouver  le  germe  des  vertus 
sociales  qu'ils  étouffent  sous  un  faux  simulacre  dans 
le  progrès  mal  entendu  des  sociétés ,  à  consulter  tou- 
jours leur  conscience  pour  redresser  les  erreurs  de 
leur  raison,  et  à  écouter  dans  le  silence  des  passions 
cette  voix  intérieure  que  tous  nos  philosophes  ont  tant 
à  cœur  d'étouffer,  et  qu'ils  traitent  de  chimère  parce- 
qu'elle  ne  leur  dit  plus  rien:  il  s'est  fait  siffler  d'eux 
et  de  tout  son  siècle  pour  avoir  toujours  soutenu  que 
l'homme  étoit  bon  quoique  les  hommes  fussent  mé- 
chants, que  ses  vertus  lui  venoient  de  Itfi-même,  que 
ses  vices  lui  venoient  d'ailleurs  :  il  a  consacré  son  plus 
grand  et  meilleur  ouvrage  à  montrer  comment  s'in- 
troduisent dans  notre  ame  les  passions  nuisibles,  à 
montrer  que  la  bopne  éducation  doit  être  purement 
négative,  qu'elle  doit  consister,  non  à  guérir  les  vices 
du  cœur  humain,  puisqu'il  n'y  en  a  point  naturelle- 
ment, mais  à  les  empêcher  de  naître ,  et  à  tenir  exac- 


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•y6  PREMIER  DIALOGUE, 

tement  fermées  les  portes  par  lesquelles  ils  s'intro- 
duisent :  enfin ,  il  a  établi  tout  cela  avec  une  clarté  si 
lumineuse,  avec  un  charme  si  touchant,  avec  une  vé- 
rité si  persuasive ,  qu'une  ame  non  dépravée  ne  peut 
résister  à  l'attrait  de  ses  images  et  à  la  force  de  ses 
raisons  ;  et  vous  voulez  que  cette  longue  suite  d'écrits 


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PREMIER  DIALOGUE.  77 

brutaux,  cruels  ;  (fie  leur  sang  appauvri ,  dépouillé  de 
cet  esprit  de  vie  qui  du  cœur  porte  au  cerveau  ces 
charmantes  images  d'où  naît  Tivresse  de  lamour,  ne 
leur  donne  par  l'habitude  que  les  acres  picotements 
du  besoin /^ans  y  joindre  ces  douces  impressions  qui 
rendent  la  sensualité  aussi  tendre  que  vive?  Qu'on  me 
montre  une  lettre  d'amour  d'une  main  inconnue,  je 
suis  assuré  de  connoitre  à  sa  lecture  si  celui  qui  l'écrit 
a  des  mœurs.  Ce  n'est  qu'aux  yeux  die  ceux  qui  en  ont 
que  les  femmes  peuvent  briller  de  ces  charmes  tou- 
chants et  chastes  qui  seuls  font  l^e  déhre  des  cœurs 
vraiment  amoureux.  Les  débauchés  ne  voient  en  elles 
que  des  instruments  de  plaisir  qui  leur  sont  aussi  mé- 
prisables que  nécessaires ,  comme  ces  vases  dont  on 
se  sert  tous  les  jours  pour  les  plus  indispensables  be- 
soins. J'aurois  défié  tous  les  coureurs  de  filles  de  Paris 
d'écrire  jamais  une  seule  des  lettres  de  YHélotse;  et  le 
livre  entier,  ce  livre  dont  la  lecture  me  jette  dans  les 
plus  angéliques  extases,  seroit  l'ouvrage  d'un  vil  dé- 
bauché! Comptez,  monsieur,  qu'il  n'en  est  rien;  ce 
n'est  pas  avec  de  l'esprit  et  du  jargon  que  ces  choses- 
là  se  trouvent.  Vous  voulez  qu'un  hypocrite  adroit, 
qui  ne  marche  à  ses  fins  qu'à  force  de  ruse  et  d'as- 
tuce, aille  étourdiment  se  livrer  à  l'impétuosité  de 
l'indignation  contre  tous  les  états ,  contre  tous  les  par- 
tis sans  exception ,  et  dire  également  les  plus  dures 
vérités  aux  uns  e€  aux  autres? Papistes,  huguenots, 
grands,  petits,  hommes,  femmes,  robins,  soldats, 
moines,  prêtres,  dévots,  médecins,  philosophes, 7ro5 
Rutulusvefuat,  tout  est  peint,  tout  est  démasqué  sans 
jamais  un  mot  d'aigreur  ni  de  personnalité  contre  qui 


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7^8  PREMIER  DIALOGUE, 

que  ce  soit,  mais  sans  ménagement  pour  aucun  parti. 
Vous  voulez  qu'il  ait  toujours  suivi  sa  fougue  au  point 
d'avoir  tout  soulevé  contre  lui,  tout  réuni  pour  Fac- 
cabler  dans  sa  disgrâce;  et  tout  cela  sans  se  ménager 
ni  défenseur  ni  appui,  sans  s'embarrasser  n^ême  du 
succès  de  ses  livres,  sans  s'informer  au  moins  de  l'effet 
qu'ils  produisoient  et  de  l'orage  qu'ils  attiroient  sur 
sa  tête ,  et  sans  en  concevoir  le  moindre  souci  quand 
le  bruit  commença  d'en  arriver  jusqu'à  lui?  Cette  in- 
trépidité, cette  imprudence,  cette  incurie,  est-elle  de 
l'homme  faux  et  fin  que  vous  m'avez  peint? Enfin  vous 
voulez  qu'un  misérable  à  qui  l'on  a  ôté  le  nom  de  scé^ 
lérat  y  qu'on  ne  trouvoit  pas  encore  assez  abject ,  pour 
lui  donner  celui  de  coquin^  comme  exprimant  mieux 
la  bassesse  et  l'indignitë  de  son  ame;  vous  voulez  que 
ce  reptile  ait  pris  et  soutenu  pendant  quinze  volumes 
le  langage  intrépide  et  fier  d'un  écrivain  qui ,  consa- 
crant sa  plume  à  la  vérité ,  ne  quête  point  les  suffrages 
du  public,  et  que  le  témoignage  de  son  cœur  met  au- 
dessus  des  jugements  des  hommes?  Vous  voulez  que, 
parmi  tant  de  si  beaux  livres  modernes,  les  seuls  qui 
pénétrent  jusqu'à  mon  cœur,  qui  l'enflamment  d'a- 
mour pour  la  vertu ,  qui  l'attendrissent  sur  les  misères 
humaines,  soient  précisément  les  jeux  d'un  détestable 
fourbe  qui  se  moque  de  ses  lecteurs  et  ne  croit  pas  un 
mot  de  ce  qu'il  leur  dit  avec  tant  de  chaleur  et  de 
force;  tandis  que  tous  les  autres,  écrits,  à  ce  que  vous 
m'assurez,  par  de  vrais  sages  dans  de  si  pures  inten- 
tions, me  glacent  le  cœur,  le  resserrent,  et  ne  m'in- 
spirent, avec  des  sentiments  d'aigreur,  de  peine,  et  de 
haine,  que  le  plus  intolérant  esprit  de  parti?  Tenez, 


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PREMIER  DIALOGUE.  79 

monsieur,  s'il  n'est  pas  impossible  que  tout  cela  soit, 
il  Test  du  moins  que  jamais  je  le  croie ,  fût-il  mille  fois 
démontré.  Encore  un  coup,  je  ne  résiste  point  à  vos 
preuves;  elles  m  ont  pleinement  convaincu:  mais  ce 
que  je  ne  crois  ni  ne  croirai  de  ma  vie ,  c'est  que  VÉmile^ 
et  surtout  l'article  du  goût  dans  le  quatrième  livre, 
soit  l'ouvrage  d'un  cœur  dépravé  ;  que  Vfféloïse ,  et  sur- 
tout la  lettre  sur  la  mort  de  Julie,  ait  été  écrite  par 
im  scélérat,  que  celle  à  M.  d'Alembert  sur  les  specr 
tacles  soit  la  production  d'une  ame  double;  que  le 
sommaire  du  Projet  de  paix  perpétuelle  soit  celle  d'un 
ennemi  du  genre  humain;  que  le  recueil  entier  des 
écrits  du  même  auteur  soit  sorti  d'une  ame  hypocrite, 
et  d'une  mauvaise  tête,  non  du  pur  zélé  d'un  cœur 
brûlant  d'amour  pour  la  vertu.  Non,  monsieur,  non, 
monsieur;  le  mien  ne  se  prêtera  jamais  à  cette  ab- 
surde et  fausse  persuasion.  Mais  je  dis  et  je  soutien- 
drai toujours  qu'il  faut  qu'il  y  ait  deux  Jean-Jacques, 
et  que  l'auteur  des  livres  et  celui  des  crimes  ne  sont 
pas  le  même  homme.  Voilà  un  sentiment  si  bien  en- 
raciné dans  le  fond  de  mon  cœur  que  rien  ne  me  l'ôtera 
jamais. 

Le  Fr.  C'est  pourtant  une  erreur,  sans  le  moindre 
doute,  et  une  autre  preuve  qu'il  a  fait  des  livres,  est 
qu'il  en  fait  encore  tous  les  jours. 

Rouss.  Voilà  ce  que  j'ignorois ,  et  l'on  m'avoit  dit  au 
contraire  qu'il  s'occupoit  uniquement  depuis  quelques 
années  à  copier  de  la  musique. 

Le  Fr.  Bon,  copier!  il  en  fait  semblant  pour  faire 
le  pauvre,  quoiqu'il  soit  riche,  et  couvrir  sa  rage  de 
faire  des  livres  et  de  barbouiller  du  papier.  Mais  per- 


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8o  PREMIER   DIALOGUE. 

«onne  ici  n  en  est  la  dupe ,  et  il  faut  que  vous  veniez  de 

bien  loin  pour  Tavoir  été. 

Rouss.  Sur  quoi,  je  vous  prie,  roulent  ces  nouveaux 
livres  dont  il  se  cache  si  bien ,  si  à  propos ,  et  avec  tant 
de  succès? 

Le  Fr.  Ce  sont  des  fadaises  de  toute  espèce;  des  le^ 
^ns  d  athéisme,  des  éloges  de  la  philosophie  mo- 
derne, des  .oraisons  funèbres,  des  traductions,  des  sa- 
tires..... 

Rouss.  Contre  ses  ennemis,  sans  doute? 

Le  Fr.  Non ,  contre  les  ennemis  de  ses  ennemis. 

Rouss.  Voilà  de  quoi  je  ne  me  serois  pas  douté. 

Le  Fr.  Oh  !  vous  ne  connoissez  pas  la  ruse  du  drôle  ! 
Il  fait  tout  cela  pour  se  mieux  déguiser.  Il  fait  de  vio- 
lentes sorties  contre  la  présente  administration  (en 
1772)  dont  il  n'a  point  à  se  plaindre ,  en  faveur  du  par- 
lement qui  Ta  si  indignement  traité,  et  de  l'auteur  de 
toutes  ses  misères,  qu'il  devroit  avoir  en  horreur. 
Mais  à  chaque  instant ^a  vanité  se  décèle  par  les  plus 
ineptes  louanges  de  lui-même.  Par  exemple,  il  a  fait 
dernièrement  un  livre  fort' plat,  intitulé  tAn  deux 
mille  deux  cent  quarante  ^  dans  lequel  il  consacre  avec 
soin  tous  ses  écrits  à  la  postérité,  sans  même  excep- 
ter Narcisse,  ,et  sans  qu'il  en  manque  une  seule  ligne.  . 

Rouss.  C'est  en  effet  une  bien  étonnante  balourdise. 
Dans  les  livres  qui  portent  son  nom  je  ne  vois  pas  un 
orgueil  aussi  bête. 

Le  Fr.  En  se  nommant  il  se  contraignoit;  à  présent 
qu'il  se  croit  bien  caché,  il  ne  se  gêne  plus. 

Rouss.  Il  a  raison,  cela  lui  réussit  si  bien!  Mais, 
monsieur,  quel  est  donc  le  vrai  but  de  ses  livres  que 


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PREMIER  DIALOGUE.  8l 

€et  homme  si  fin  publie  avec  tant  de  mystère  en  fe- 
veur  des  gens  qu'il  devroit  haïr,  et  de  la  doctrine  à  la- 
quelle il  a  paru  si  contraire? 

Le  Fr.  En  doutez-vous?  C  est  de  se  jouer  du  public 
et  de  faire  parade  de  son  éloquence,  en  prouvant  suc- 
cessivement le  pour  et  le  contre,  et  promenant  ses 
lecteurs  du  blanc  au  noir  pour  se  moquer  de  leur  cré- 
dulité. 

Bouss.  Par  ma  foi!  voilà,  pour  la  détresse  où  il  se 
trouve,  un  homme  de  bien  bonne  humeur;  et  qui, 
pour  être  aussi  haineux  que  vous  le  faites ,  n'est  guère 
occupé  de  ses  ennemis!  Pour  moi,  sans  être  vain  ni 
vindicatif,  je  vous  déclare  que,  si  j'étois  à  sa  place,  et 
que  je  voulusse  encore  faire  des  livres,  ce  neseroit 
pas  pour  faire  triompher  mes  persécuteurs  et  leur 
doctrine  aux  dépens  de  ma  réputation  et  de  mes  pro- 
pres écrits.  S'il  est  réellement  1  auteur  de  ceux  qu'il 
n'avoue  pas,  c'est  une  forte  et  nouvelle  preuve  qu'il 
ne  l'est  pas  de  ceux  quil  avoue.  Car  assurément  il 
faudroit  le  supposer  bien  stupide  et  bien  ennemi  de 
lui-même  pom*  chanter  la  palinodie  si  mal  à  propos. 

Le  Fr.  Il  faut  avouer  que  vous  êtes  un  homme  bien 
obstiné,  bien  tenace  dans  vos  opinions;  au  peu  d'au- 
torité qu'ont  sur  vous  celles  du  public,  on  voit  bien 
que  vous  n'êtes  pas  François.  Parmi  tous  nos  «ages^ 
si  vertueux,  si  justes,  si  supérieurs  à  toute  partialité, 
parmi  toutes  nos  dames  si  sensibles ,  si  favorables  à 
un  auteur  qui  peint  si  bien  l'amour ,  il  ne  s'est  trouvé 
personne  qui  ait  fait  la  moindre  i^ésistance  aux  argu* 
ments  triomphants  de  nos  messieurs;  personne  qui 
ne  se/spit  rendu  avec  empressement,  avec  joie,  aux 

XYI.  6 


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82  PREMIER  DIALOGUE, 

preuves  que  ce  même  auteur  qu'on  disoit  tant  aimer, 
que  ce  même  Jean-Jacques  si  fêté,  mais  si  rogne  et  si 
haïssable,  étoit  la  honte  et  l'opprobre  du  genre  hu- 
main; et  ^laintenant  qu'on  s'est  si  bien  passionné 
pour  cette  idée  qu'on  n'en  voudroitpas  changer  quand 
la  chose  seroit  possible,  vous  seul,  plus  difficile  que 
tout  le  monde ,  venez  ici  nous  proposer  une  distinc- 
tion neuve  et  imprévue ,  qui  ne  le  seroit  pas  si  elle 
avoit  la  moindre  solidité.  Je  conviens  pourtant  qu'à 
travers^  tout  ce  pathos ,  qui  selon  moi  ne  dit  pas 
grand'chose,  vous  ouvrez  de  nouvelles  vues  qui  pour- 
voient avoir  leur  usage,  communiquées  à  nos  mes- 
sieurs. Il  est  certain  que,  si  Ton  pouvoit  prouver  que 
Jean-Jacques  n'a  feit  aucun  des  livrés  qu'il  s'attribue, 
comme  on  prouve  qu'il  n'a  pas  feit  le  Devin ,  on  ôte- 
roit  une  difficulté  qui  ne  laisse  pas  d'arrêter  ou  du 
moins  d'embarrasser  encore  bien  des  gens,  malgré 
les  preuves  convaincantes  des  forfeits  de  ce  misérable. 
Mais  je  serois  aussi  fort  surpris,  pour  peu  qu'on  pût 
appuyer  cette  idée,  qu'on  se  ftlt avisé  si  tard  delà 
proposer.  Je  vois  qu'en  s'attachant  à  le  couvrir  de 
tout  Topprobre  qu'il  mérite ,  nos  messieurs  ne  laissent 
pas  de  s'inquiéter  quelquefois  de  ces  livres  qu'ils  dé- 
testent, qu'ils  tournent  même  en  ridicule  de  toute 
Jeurftrce,  mais  qui  leur  attirent  souvent  des  objec- 
tions incommodes ,  qu'on  léveroit  tout  d'un  coup  en 
affirmant  qu'il  n'a  pas  écrit  un  seul  mot  de  tout  cela , 
et  qu'il  en  est  incapable  comme  d'avoir  feit  le  Devin. 
Mais  je  vois  qu'on  a  pris  ici  une  route  contraire  qui 
ne  peut  guère  ramener  à  celle-là;  et  l'on  croit  si  bien 
que  ces  écrits  sont  de  lui  ^  que  nos  messieurs  s'occu- 


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PREMIER  DIALOGUE,  83 

pent  depuis  long-temps  à  les  éplucher  pour  en  ex- 
traire le  poison. 

Rouss.  Le  poison! 

Le  Fr.  Sans  doute.  Ces  beaux  livres  vous  ont  séduit 
comme  bien  d'autres,  et  je  suis  peu  surpris  qu'à  tra- 
vers toutç  cette  ostentation  de  belle  morale  vous 
n  ayez  pas  senti  les  doctrines  pernicieuses  qu'il  y  ré- 
pand ;  mais  je  le  serois  fort  qu'elles  n'y  fussent  pas. 
Gomment  un  tel  serpent  n'infecterdit-il  pas  de  son 
venin  tout  ce  qu'il  touche? 

Rouss.  Eh  bien I  monsieur,  ce  venin!  an  a*t-on 
déjà  beaucoup  extrait  de  ces  livres? 

Le  Fb.  Beaucoup,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  et  même  il 
s'y  met  tout  à  découvert  dans  nombre  de  passages 
horribles  que  l'extrême  prévention  qu'on  avoit  pour 
ces  livres  empêcha  d'abord  de  remarquer,  mais -qui 
frappent  maintenant  de  surprise  et  d'effroi  tous  ceux 
qui ,  mieux  instruits ,  les  lisent  comme  il  convient. 

Rouss.  Des  passages  horribles  !  J'ai  lu  ces  livres  avec 
grand  soin,  mais  je  n'y  en  ai  point  trouvé  detel^,  je 
vous  jure.  Vous  m'obligeriez  de  m'en  indiquer  quel- 
qu'un. 

Le  Fr.  Ne  les  seyant  pas  lus,  c'çst  ce  que  je  ne  sau- 
rois  faire  :  mais  j'en  demanderai  la  liste  à  nos  mes^* 
sieurs ,.  qui  les  ont  recueillis,  et  je  vous  la  communia 
querai.  Je  me  rappelle  seulement  qu'on  cite  une  note 
de  VÉmik  où  il  enseigne  ouvertement  l'assassinat. 

RcHJSS.  GoÉmnènt,  monsieur,  il  enseigne  ouverte- 
ment l'assassinat,  et  cela  n'a  pas  été  remarqué  dès  la 
première  lecture!  11  falloit  qu'il  eût  en  effet  des  leo* 
teurs  bien  prévenus  ou  bien  distraits.  Et  où  donc 

6. 


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84  PREMIER  DIALOOUE. 

avoient  les  yeux  les  auteurs  de  ces  sages  et  graves^ 
réquisitoires  sur  lesquels  on  Ta  si  régulièrement  dé- 
crété? Quelle  trouvaille  pour  eux!  quel  regret  de 
l'avoir  manquée  ! 

Le  Fr.  Ah  !  c  est  que  ces  livras  étoient  trop  pleins 
de  choses  à  reprendre  pour  qu'on  pût  tout  relever* 

Rouss.  Il  est  vrai  que  le  bon,  le  judicieux  Joli  de 
Fleuri ,  tout  plein  de  Thorreur  que  lui  inspiroit  fe  Sys- 
tème criminel  de  la  Religion  naturelle,  nepouvoit  guère 
s  arrêter  à  des  bagatelles  comme  des  *leçons  d'assas- 
sinat; ou  peut-être,  comme  vous  dites,. son  extrême 
prévention  pour  le  livre  Tempêchoit-elle  de  les  re- 
marquer. Dites,  dites ,  monsieur ,  que  vos  chercheurs 
de  poison  sont  bien  plutôt  ceux  qui  l'y  mettent,  et 
qu'il  n'y  en  a  point  pour  ceux  qui  n'en  cherchent  pas. 
J'ai  lu  vingt  fois  la  note  dont  vous  parlez ,  sans  y  voir 
autre  chose  qu'une  vive  indignation  contre  un  pré- 
Jugé  gothique  non  moins  extravagant  que  funeste,  et 
je  ne  me  serois  jamais  douté  du  sens  que  vos  mes- 
sieurs lui  donnent,  si  je  n'a  vois  vu  par  hasard  une 
lettre  insidieuse  qu'on  a  fait  écrire  à  l'auteur  à  ce 
sujet,  et  la  réponse  qu'il  a  eu  la  foiblessed'y  faire,  et 
,  où  il  explique  fe  sejas  de  cette  note,  qui  n'avoit  pas 
besoin  d  autre  explication  que  d'être  lue  à  sa  place  par 
d'honnêtes  geps.  Un  auteur  qui  ^crit  d'après  son 
ùœnr  est  sujet,  en  se  passionnant,  à  des  fougues  qui 
l'entraînent  au-delà  du  but,  et  à  des  écarts  où  ne  tom- 
bent jamais  ces  écrivains  subtils  et  médiodistes  qui, 
sans  s'animer  sur  rien  au  monde,  ne  disent  jamais 
que  ce  qu'il  leur  est  avantageux  de. dire  et  qu'ils  sa- 
vent tourner  sans  se  commettre,  pour  produire  l'effet 


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PREMIER  DIALOGUE.  85 

qui  convient  à  leur  intérêt.  Ce  sont  les  imprudences 
d'un  homme  confiant  en  lui-même ,  et  dont  Tame  gé- 
néreuse ne  suppose  pas^méme  que  Ton  puisse  douter 
de  lui.  Soyez  sûr  que  jamais  hypocrite  ni  fourbe  nira 
s^exposer  à  découvert.  Nos  philosophes  ont  bien  ce 
qu'ils  appellent  leur  doctrine  intérieure ,  mais  ils  ne 
renseignent  au  public  qu  en  se  cachant,  et  à  leurs 
an^is  qu'en  secret.  En  prenant  toujours  tout  à  la  lettre 
on  trouveroit  peut-être  en  effet  moins  à  reprendre 
dans  les  livres  les  plus  dangereux  que  dans  ceux  dont 
nous  parlons  ici,  et  en  général  que  dans  tous  ceux 
où  Fauteur,  sûr  de  lui-même  et  parlant  d'abondance 
de  cœur,  s'abandonne  à  toute  sa  véhémence  sans 
songer  aux  prises  qu'il  peut  laisser  au  méchant  qui 
le  guette  de  sang  froid,  et  qui  ne  cherche  dans  tout 
ce  qu'il  offre  de  bon  et  d'utile  qu'un  côté  mal  gardé 
par  lequel  il  puisse  enfoncer  le  poignard.  Mais  lisez 
tous  ces  passages  dans  le  sens  qu'ils  présentent  natu- 
rellement à  l'esprit  du  lecteur  et  qu'  ils  avoient  dans 
celui  de  l'auteur  en  les  écrivant,  lisez-les  à  leur  place 
avec  ce  qui  précède  et  ce  qui  suit,  consultez  la  dis- 
position de  cœur  où  ces  lectures  vous  mettent;  c'est 
cette  disposition  qui  vous  éclairera  sur  leur  véritable 
sens.  Pour  toute  répon^  à  ces  sinistres  interpréta- 
teurs  et  pour  leur  juste  peine ,  je  ne  voudrois  que  leur 
faire  lire  à  haute  voix  l'ouvrage  entier  qu'ils  déchirent 
ainsi  par  lambeaux  pour  les  teindre  de  leur  venin;  je 
doute  qu'en  finissant  cette  lecture  il  s'en  trouvât  un 
seul  assez  impudent  pour  oser  renouveler  son  accu- 
sation. 

Le  Fr.  Je  sais  qu'on  blâme  en  général  cette  manière 


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S6  PREMIER  DIALOGUE, 

d'isoler  et  défigurer  les  passages  d'un  auteur  pour  les 
interpréter  au  gré  de  la  passion  d'un  censeur  injuste  ; 
mais,  par  vos  propres  principes,  nos  messieurs  vous 
mettront  ici  loip  de  votre  compte;  car  c'est  encore 
moins  dans  des  traits  épars  que  dans  toute  la  sub- 
stance des  livres  dont  il  s'agit  qu'ils  trouvent  le  poison 
que  l'auteur  a  pris  soin  d'y  répandre:  mais  il  y  est 
fondu  avec  tant  d^art,  que  ce  n'est  que  par  les  plus 
subtiles  analyses  qu'on  vient  à  bout  de  le  découvrir. 

Rouss.  En  ce  cas ,^  il  étoit  fort  inutile  de  Ty  mettre: 
car,  encore  un  coup,  s'il  faut  chercher  ce  venin  pour 
le  sentir,  il  n'y  est  que  pour  ceux  qui  l'y  cherchent, 
ou  plutôt  qui  l'y  mettent.  Pour  moi ,  par  exemple ,  qui 
ne  me  suis  point  atisé  d'y  en  chercher,  je  puis  bien 
jurer  n'y  en  avoir  point  trouvé. 

Le  Fr.  £h!  qu'importe,  s'il  &it  son  effet  sans  être 
aperçu?  effet  qui  ne  résulte  pas  d'un  tel  ou  d'un  tel 
passage  en  particulier,  mais  de  la  lecture  entière  du 
livre.  Qu  avez-vous  à  dire  à  cela? 

Rouss.  Rien,  sinou  qu'ayant  lu  plusieurs  fois  en 
entier  les  écrits  que  Jean-Jacques  s'attribue,  l'effet 
total  qu'il  en  a  résulté  dans  mon  ame  a  toujours  été 
de  me  rendre  plus  humain,  plus  juste,  meilleur  que 
je  n'étois  auparavant;  jamais  je  ne  me  suis  occupé  de 
ces  livres  sans  profit  pour  la  vertu. 

Le  Fr.  Oh  !  je  vous  certifie  que  ce  n'est  pas  là  l'effet 
que  leur  lecture  a  produit  sur  nos  messieurs. 

Rouss.  Ah!  je  le.crcfts;  mais  ce  n'est  pas  la  Êiute 
des  livres  :  car  pour  moi,  plus  j'y  ai  livré  mon  cœur, 
moins  j'y  ai  senti  ce  qu'ils  y  trouvent  de  pernicieux; 
et  je  suis  sûr  que  cet  effet  qu'ils  ont  produit  sur  moi 


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PREMIER. DIALOGUE*  87 

sera  le  même  sur  tout  hoiméte  homme  qui  les  lira 
av^c  la  même  impartialité. 

Le  Fr.  Dite^avec  la  même  prévention;  car  ceux 
qui  ont  senti  Teffet  contraire,  et  qui  s'occupent  pour 
le  bien  public  de  ces  utiles  recherches,  sont  tous  des 
hommes  de  la  plus  sublime  vertu ,  et  de  grands  phi- 
losophes qui  ne  se  trompent  jamais. 

Rouss.  Je  n'ai  rien  encore  à  dire  à  cela.  Mais  faites 
une  chose;  imbu  des  principes  de  ces  grands  philo- 
sophes qui  ne  se  trompent  jamais,  mais  sincère  dans 
Tamour  de  la  vérité ,  mettez-vous  en  état  de  prononcer 
comme  eux  avec  connoissance  de  cause ,  et  de  déci- 
der, sur  cet  article,  entre  eux,  d'un  côté,  escortés  de 
tous  leurs  disciples  qui  ne  jurent  que  par  les  maîtres, 
et,  de  l'autre,  tout  le  public  avant  qu'ils  l'eussent  si 
bien  endoctriné.  Pour  cela,  lisea  vous-même  les  Uvres 
dont  il  s'agit  ;  et  sur  les  dispositions  où  vous  laissera 
leur  lecture  jugez  de  celle  où  étoit  l'auteur  en  les  écri- 
vant, et  de  l'efifet  naturel  qu'ils  doivent  produire  quand 
rien  n'agira  pour  les  détourner.  C'est,  je  crois,  le 
moyen  le  plus  sûr  de  porter  sur  ce  point  un  jugement 
équitable. 

Le  Fb.  Quoil  vous  voulez  m'imposer  le  supplice  de 
lire  une  immense  compilation  de  préceptes  de  vertu 
rédigés  par  un  coquin? 

Rouss.  Non,  monsieur,  je  veux  que  vous  lisiez  le 
vrai  système  du  cœur  humaip  rédigé  par  un  hcmnéte 
homme  et  publié  sous  un  autre  nom.  Je  veux  que  vous 
ne  voQs  préveniez  point  contre  des  livres  bons  et 
utiles,  uniqueme^nt  parcequ'un  homme  indigne  de 
le»  lire  a  Faudace  de  s'en  dire  l'auteur.  y   ^ 


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88  PREMIER  DIALOGUE. 

Le  Fr.  Sous  ce  point  de  vue  on  pouiroit  se  résoudre 
à  lire  ces  livres ,  si  ceux  qui  les  ont  mieux  examinés 
ne  s'accordoient  tous ,  excepté  vous  seul ,  à  les  trouver 
nuisibles  et  dangereux  ;  ce  qui  prouve  assez  que  ces 
livres  ont  été  composés ,  non,  comme  vous  dites,  par 
un  honnête  homme  dans  des  intentions  louables ,  mais 
par  un  fourbe  adroit,  plein  de  mauvais  sentiments- 
masqués  d'un  extérieur  hypocrite,  à  la  laveur  duquel 
ils  surprennent ,  séduisent  et  trom[>ent  les  gens. 

Rouss.  Tant  que  vous  continuerez  de  la  sorte  à 
mettre  en  fait  sur  lautorité  d autrui  Vopinion  con- 
traire à  la»  mienne,  nous  ne  saurions  être  d  accord. 
Quand  vous  voudrez  juger  par  vous-même ,  nous  pour- 
rons alors  comparer  nos  raiscms,  et  choisir  lopinion 
la  mieux  fondée;  mais  dans  une  question  de  fait 
comme  celle-ci ,  je  ne  vois  point  pourquoi  je  serois 
obligé  de  croire  sans  aucune  raison  probante  que 
d'autres  ont  ici  mieux  vu  que  moi. 

Le  Fr.  Comptez- vous  pour  rien  le  calcul  des  voix, 
quand  vous  êtes  seul  à  voir  autrement  que  tout  le 
monde? 

Rouss.  Pour  faû'e  ce  calcul  avec  justesse,  il  feu- 
droit  auparavant  savoir  combien  de  gens  dans  cette 
affaire  ne  voient ,  comme  vous ,  que  par  les  yeux  d  au- 
trui. Si  du  nombre  de  ces  bruyantes  voix  on  ôtoit  les 
échos  qui  ne  font  que  répéter  celle  des  autres,  et  que 
Ton  comptât  celles  qui  restent  dans  le  silence,  faute 
d'oser  se  faire  entendre ,  il  y  auroit  peut-être  moins 
de  disproportion  que  vous  ne  pensez.  En  réduisant 
toute  cette  multitude  au  petit  nombre  de  gens  qui 
mènent  les  autres,  il  me  resteroit  encore  une  forte 


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BEMÏER  DIALOGUE.  89 

raison  de  ne  pas  préférer  leur  avis  au  mien  :  car  je 
suis  ici  psirfaitement  sûr  de  ma  bonne  foi,  et  je  n'en 
puis  dire  autant  avec  la  même  assurance  d'aucun  de 
ceux  qui ,  sur  cet  article ,  disent  penser  autreiïient 
que  moi.  En  un  mot ,  je  juge  ici  par  moi-même.  Nous 
ne  pouvons  donc  raisonner  au  pair,  vous  et  moi ,  que 
vous  ne  vous  mettiez  en  état  déjuger  par  vous-même 
aussi. 

Le  Fr.  J'aime  mieux,  pour  vous  complaire,  faire 
plus  que  vous  ne  demandez ,  en  adoptant  votre  opi- 
nion préférablement  à  l'opinion  publique  ;  car  je  vous 
avoue  que  le  seul  doute  si  ces  livres  ont  été  faits  par 
ce  misérable  m'empêcheroit  d'en  supporter  la  lecture 
aisément. 

Rouss.  Faites  mieux  encore.  Ne  songez  point  à  l'au- 
teur en  les  lisant ,  et  sans  vous  prévenir  ni  pour  ni 
contre,  livrez  votre  ame  aux  iippressions  qu'elle  en 
recevra.  Vous  vous  assurerez  ainsi  par  vous-même  de 
l'intention  dans  laquelle  ont  été  écrits  ces  livres,  et 
s'ils  peuvent  être  l'ouvrage  d'un  scélérat  qui  couvoit 
de  mauvais  desseins. 

Le  Fh.  Si  je  fais  pour  vous  cet  effort,  n'espérez  pas 
du  moins  que  ce  soit  gratuitement.  Pour  m'engager  à 
lire  ces  livres  malgré  ma  répugnance,  il  faut,  malgré 
la  vôtre,  vous  engager  vous-même  à  voir  l'auteur,  ou 
selon  vous  celui  qui  se  donne  pour  tel,  à  l'examiner 
avec  soin,  et  à  démêler,  à  travers  son  hypocrisie,  le 
fourbe  adroit  qu'elle  a  masqué  si  long-temps. 

RoDSS.  Que  m'osez-vous  proposer?  Moi  que  j'aille 
chercher  un  pareil  homme!  que  je  le  voie!  que  je  le 
haiite!  Moi  qui  m'indigne  de  respirer  l'air  qu'il  res- 


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go  PREMIER  DIALOGUE, 

pire ,  moi  qui  voudrois  met^e  le  diamètre  de  la  terre* 
eatre  lui  et  moi,  et  m'en  trouverois  trop  pràs  encore! 
Rousseau  vous  a-til  donc  paru  facile  en  liaisons  au 
point  d  aller  chercher  la  fréquentation  de& méchants? 
Si  jamais  j  avois  le  malheur  de  trouver  celui-ci  sur 
mes  p^s,  je  ne  m'en  consolerois  qu'en  le  chargeant 
des  noms  qu'il  mérite,  en  confondant  sa  morgue  hy- 
pocrite par  les  plus  cruels  reproches  ,^^  en  l'accablant 
de  l'affreuse  liste  de  ses  forfaits. 

Le  Fr.  Que  dites-vous  là?  Que  vous  m  effrayez! 
Avez- vous  oublié  l'engagement  sacré  que  vous  avez 
pris  de  garder  avec  lui  le  plus  profond  silence ,  et  de 
ne  lui  jamais  laisser  connoître  que  vous  ayez  même 
aucun  soupçon  de  tout  ce  que  je  vous  ai  dévoilé? 

Rouss.  Gomment?  Vous  m'étonnez.  Cet  engage- 
ment regardoit  uniquement,  du  moins  je  l'ai  cru,  le 
temps  qu'il  a  fallu  mettre  à  m'expliquer  les  secrets  af* 
freux  que  vous  m'avez  révélés.  De  peur  d'en  brouiller 
le  fil,  il  falloit  ne  pas  l'interrompre  jusqu'au  bout,  et 
vous  ne  vouUez  pas  que  je  m'exposasse  à  des  discus- 
sions avec  un  fourbe,  avant  d'avoir  toutes  les  instruc- 
tions nécessaires  pour  le  confondre  pleinement.  Voilà 
ce  que  j'ai  compris  de  vos  motifs  dans  le  silence  que 
vous  m'avez  imposé ,  et  je  n'ai  pu  supposer  que  ïciAi" 
gation  de  ce  silence  allât  plus  loin  que  ne  le  permet- 
tent la  j  ustice  et  la  loi. 

Le  Fr.  Ne  vous  y  tf'ompez  donc  plus.  Votre  enga- 
gement, auquel  vous  ne  pouvez  manquer  sans  violer 
votre  foi,  n'a,  quant  à  sa  durée,  d'autres  bornes  que 
celles  de  la  vie.  Vous  pouvez  ,  vous  devez  même  ré- 
pandre, publier  partout  l'aifreux  détail  de  ses  vices  et 


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PREMIER  DIALOGUE.  9I 

de  ses  crimes ,  travailler  avec  zélé  à  étendre  et  ac- 
croître de  plus  en  plus  sa  diffamation,  le  rendre  au- 
tant qu  il  est  possible  odieux,  méprisable,  exécrable 
à  tout  le  monde.  Mais  il  faut  toujours  meUre  à  cette 
bonne  œuvre  un  air  de  mystère  et  de  commisération 
qui  en  augmente  Teffet;  et,  loin  de  lui  donner  jamais 
aucune  explication  qui  le  mette  à  portée  de  répondre 
et  de  se  défendre,  vous  devez  concourir  avec  tout  le 
inonde  à  lui  faire  ignorer  toujours  ce  qu  on  sait ,  et 
comment  on  le  sait. 

Rouss.  Voilà  des  devoirs  que  j'étois  bien  éloigné  de 
comprendre  quand  vous  me  les  avez  imposés;  et, 
maintenant  qu'il  vous  plaît  de  me  les  expliquer,  vous 
ne  pouvez  douter  qu'ils  ne  me  surprennent  et  que  je 
ne  sois  curieux  d'apprendre  sur  quels  principes  vous 
les  fondez.  Expliquez-vous  donc,  je  vous  prie,  et 
comptez  sur  toute  mon  attention. 

Le  Fr.  O  mon  bon  ami!  qu'avec  plaisir  votre  ccBur, 
navré  du  déshonneur  que  fait  à  l'humanité  cet  homme 
qui  n'auroit  jamais  dû  naître ,  va  s'ouvrir  à  des  senti- 
ments qui  en  font  la  gloire  dans  les  nobles  âmes  de 
ceux  qui  ont  démasqué  ce  malheureux!  Ils  étoient  ses 
amis,  ils  faisoient  profession  de  l'être.  Séduits  par  un 
extérieur  honnête  et  simple,  par  une  humeur  crue 
alors  facile  et  douce,  par  la  mesure  de  talents  qu  il 
falloit  pour  sentir  les  leurs  sans  prétendre  à  la  concur- 
rence ,  ils  le  recherchèrent ,  se  l'attachèrent ,  et  l'eurent 
bientôt  subjugué,  car  il  est  certain  que  cela  n'étoit  pas 
difficile.  Mais  quand  ils  virent  que  cet  homme  si 
simple  et  si  doux,  prenant  tout  d'un  coup  l'essor, 
s'élevoit  d'un  vol  rapide  à  une  réputation  à  laquelle 


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g2  PREMIER  DIALOGUE, 

ils  ne  pouvoiént  atteindre,  eux  qui  avoient  tant  de 
hautes  prétentimis  si  bien  fondées,  ils  se  doutèrent 
bientôt  qu'il  y  avoit  là-dessous  quelque  chose  qui 
n  alloit  pas  l^en,  que  cet  esprit  bouillant  n'avoit  pas 
si  long-temps  contenu  son  ardeur  sans  mystère;  et, 
dès-lois,  persuadés  que  cette  apparente  simplicité 
n'étoit  qu'un  voile  qui  cachoit  quelques  projets  dan- 
gereux, ils  formèrent  la  ferme  résolution  de  trotirer 
ce  qu'ils  cherchoient,  et  prirent  à  loisir  les  mesures 
les  plus  sûres  pour  ne  pas  perdre  leurs  peines. 

Ils  se  concertèrent  donc  pour  éclairer  toutes  ses  al- 
lures de  manière  que  rien  ne  leur  pût  échapper.  Il  les 
avoit  mis  lui-même  sur  la  Voie  par  la  déclaration  d'une 
iaute  grave  qu'il  avoit  commise  et  dont  il  leur  confia 
le  secret  sans  nécessité,  sans  utilité;  non,  comme di- 
soit  l'hypocrite ,  pour  ne  rien  cacher  à  l'amitié  et  ne 
pas  paroître  à  leurs  yeux  meilleur  qu'il  n'étoit ,  mais 
plutôt,  comme  ils  disent  très  sensément  eux-mêmes, 
pour  leur  donner  le  change,  occuper  ainsi  leur  atten- 
tion, et  les  détourner  de  vouloir  pénétrer  plus  avant 
dans  le  mystère  obscur  de  son  caractère.  Cette  étour- 
derie  de  sa  part  fut  sans  doute  un  coup  du  ciel  qui 
voulut  forcer  le  fourbe  à  se  démasquer  lui-même ,  ou 
du  moms  à  leur  fournir  la  prise  dont  ils  avoient  besoin 
pour  cela.  Profitant  habilement  de  cette  ouverture 
pour  tendre  leurs  pjêges  autour  de  lui,  ils  passèrent 
aisément  de  sa  confidence  à  celle  des  complices  de  sa 
faute,  desquels  ils  se  firent  bientôt  autant  d'instru- 
ments pour  l'exécution  de  leur  projet.  Avec  beaucoup 
d'adresse,  un  peu  d'argent,  et  de  grandes  promesses, 
ils  gagnèrent  tout  ce  qui  l'entouroit ,  et  parvinrent  ainsi 


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PREMIER  DIALOGUE.  98 

par  degrés  à  être  instruits  de  ce  qui  le  regardoit  aussi 
bien  et  mieux  que  lui-même.  Le  fruit  de  tous  ces  soios 
fut  la  découverte  et  la  preuve  de  ce  qu  ils  avoient 
pressenti  sitôt  que  ses  livres  firent  du  bruit  ;  savoir, 
que  ce  grand  prêcheur  de  vertu  n'étoit  qu  un  monstre 
chargé  de  crimes  cachés,  qui,  depuis  quarante  ans, 
masquoit  Tame  d'un  scélérat  sous  les  dehors  d'un 
honnête  homme. 

Rouss.  Continuez,  de  grâce.  Voilà  vraiment  des 
choses  surprenantes  que  vous  me  racontez  là. 

Le  Fr.  Vous  avez  vu  en  quoi  consistoient  ces  dé- 
couvertes :  vous  pouvez  juger  de  lembarras  de  ceux 
qui  les  avoient  faites.  Elles  n'étoient  pas  de  nature  à 
pouvoir  être  tues ,  et  Ton  n  avoit  pas  pris  tant  de  peines 
pour  rien  ;  cependant,  quand  il  n'y  auroit  eu  à  les  pu- 
blier d  autre  inconvénient  que  d'attirer  au  coupable 
les  peines  qu'il  avoit  méritées,  c'en  étoit  assez  pour 
empêcher  ces  hommes  généraux  de  l'y  vouloir  expo- 
ser. Ils  dévoient,  ils  vouloient  le  démasquer,  mais  ils 
ne  voulbient  pas  le  perdre;  et  l'un  sembloit  pourtant 
suivre  nécessairement  de  l'autre.  Comment  le  confon- 
dre sans  le  punir?  Comment  l'épargner  sans  se  rendre 
responsable  de  la  continuation  de  ses  crimes?  car 
pour  du  riBpentir,  ils  sa  voient  bien  qu'ils  n'en  dévoient 
point  attendre  de  lui.  Us  savoient  ce  qu'ils  dévoient  à 
la  justice ,  à  la  vérité,  à  la  sûreté  publique;  mais  ils  ne 
savoient  pas  moins  ce  qu'ils  se  dévoient  à  e|ix-mêmes. 
Après,  avoir  eu  le  malheur  de  vivre  avec  ce  scélérat 
dans  l'intimité,  ils  ne  pouvoient  le  livrer  à  la  vindicte 
publique  sans  s'exposer  à  quelque  blâme  ;  et  leurs 
honnêtes  âmes ,  pleines  encore.de  commisération  pour 


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94  PREMIER  DIALOGUE* 

lui,  vouloient  surtout  éviter  le  scandale,  et  faire 
qu'aux  yeux  de  toute  la  terre  il  leur  dût  son  bien-être 
et  sa  conservation.  Ils  concertèrent  donc  soigneuse-* 
ment  leurs  démarches,  et  résolurent  de  graduer  si 
bien  le  développement  de  leurs  découvertes,  que  la 
connoissance  ne  s'en  répandit  dans  le  public  qu'à  me* 
sure  qu'on  y  reviendroit  des  préjugés  qu'on  avoit  en 
sa  faveur;  car  son  hypocrisie  avoit  alors  le  plus  grand 
succès.  La  route  nouvelle  qu'il  s'étoit  frayée ,  et  qu'il 
paroissoit  suivre  avec  assez  de  courage  pour  mettre 
sa  conduite  d'accord  avec  ses  principes;  son  auda- 
cieuse morale,  qu'il  sembloit  prêcher  par  son  exemple 
encore  plus  que  par  ses  livres  ;  et  surtout  son  désinté* 
ressèment  apparent,  dont  tout  le  monde  alorôétoit  la 
dupe  ;  toutes  ces  singularités ,  qui  supposoient  du 
moins  une  ame  ferme ,  excitoient  l'admiration  de 
ceux  mêmes  qui  les  désappi;ouvoient.  On  applaudis* 
soit  à  ses  maximes  sans  les  admettre ,  et  à  son  exemple 
sans  vouloir  le  suivre. 

Comme  ces  dispositions  du  public  auroient  pu  l'em- 
pêcher de  se  rendre  aisément  à  ce  qu'on  lui  vouloit 
apprendre,  il  fallut  commencer  par  les  changer.  Ses 
fautes,  mises  dans  le  jour  le  plus  odieux,  commencè- 
rent l'ouvrage  ;  son  imprudence  à  les  déclarer  auroit 
pu  paroître  franchise ,  il  la  fallut  déguiser.  Cela  parois- 
soit difficile  ;  car  on  m'a  dit  qu'il  en  avoit  fait  dans 
Y  Emile  un  aveu  presque  formel  avec  des  r^egrets  qui 
dévoient  naturellemept  lui  épargner  les  reproches 
des  honnêtes  gens.  Heureusement  le  public,  qu'on 
animoit  alors  contre  lui,  et  qui  ne  voit  rien  que  ce 
qu\)n  veut  qu'il  voie ,  n'aperçut  point  tout  cela ,  et 


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PREMIER  DIALOGUE.  gS 

bientôt,  avec  les  renseignements  suffisants  pour  Tac-  • 
cuser  et  le  convaincre  sans  qu  il  parût  que  ce  fàt  lui 
qui  les  eût  fournis,  on  eut  la  prise  nécessaire  pour 
commencer  l'œuvre  de  sa  diffamation .  Tout  se  trou- 
Voit  merveilleusement  disposé  pour  cela.  Dans  ses 
brutales  déclamations,  il  a  voit,  comme  vous  le  remar- 
quez vous-même,  attaqué  tous  les  états:  tous  ne  de- 
mandoient  pas  mieux  que  de  concourir  à  cette  oeuvre 
qu  aucun  n'osoit  entamer  de  peur  de  paroitre  écouter 
uniquement  la  vengeance.  Mais  à  la  faveur  de  ce  pre- 
mier fait ,  bien  établi  et  suffisamment  aggravé ,  tout  le 
reste  devint  facile.  On  put,  sans  soupçon  d'animosité» 
se  rendre  Técho  de  ses  amis ,  qui  même  ne  le  char- 
geoient  qu'en  le  plaignant,  et  seulement  pour  l'acquit 
de  leur  conscience;  et  voilà  comment,  dirigé  par  des 
gens  instruits  du  caractère  affreux  de  ce  monstre,  le 
public,  revenu  peu-à-peu  des  jugements  favorables 
qu'il  en  avoit  portés  si  long-temps ,  ne  vit  plus  que  du 
^fast^  où  il  avoit  vu  du  courage ,  de  la  bassesse  où  il 
avoit  vu  de  la  simplicité,  de  la  forfanterie  où  il  avoit 
vu  du  désintéressement,  et  du  ridicule  où  il  avoit  vu 
de  la  singularité. 

Voilà  l'état  où  il  fallut  amener  les  choses  pour  ren- 
dre croyablesi,  même  avec  toutes  leurs  preuves,  les 
noirs  mystères  qu'on  avoit  à  révéler,  ^  pour  le  laisser 
vivre  dans  une  liberté  du  moins  apparente,  et  dans 
une  absolue  impunité  :  car,  une  fois  bien  connu,.  Ton 
n'avoit  plus  à  craindre  qu'il  pût  ni  tromper  ni  séduire 
personne;  et,  ne  pouvant  plus  se  donnei*  des  comr 
plices,  il  étoit  hors  d'état,  surveillé  comme  il  l'étoît 
par  ses  amis  et  par  leurs  amis,  de  suivre  ses  projets 


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96  PREMIER  DIALOGUE, 

exécrables,  et  de  faire  aucun  mal  dans  la  société.  Dans 
cette  situation ,  avant  de  révéler  les  découvertes  qu  on 
avoit  faites ,  oï\  capitula  qu'elles  ne  porteroient  aucun 
préjudice  à  sa  personne,  et  que,  pour  le  laisser  même 
jouir  d'une  parfaite  sécurité,  on  ne  lui  laisseroit  ja- 
mais connoître  qu'on  Feût  démasqué.  Cet  engage- 
ment, contracté  avec  toute  la  force  possible,  a  été 
rempli  jusqu'ici  avec  une  fidélité  qui  tient  du  prodige. 
Voulez-vous  être  le  premier  à  l'enfreindl'e,  tandis  que 
le  public  entier,  sans  distinction  de  rang,  d'âge,  de 
sexe,  de  caractère,  et  sans  aucune  exception,  péné- 
tré d'admiration  pour  la  générosité  de  ceux  qui  ont 
conduit  cette  affaire,  s'est  empressé  d'entrer  dans 
leurs  nobles  vues,  et  de  les  favoriser  par  pitié  pour 
ce  malheureux  :  car  vous  devez  sentir  que  là-dessus 
sa  sûreté  tient  à  son  ignorance,  et  que,  s'il  pouvoit 
jamais  croire  que  ses  crimes  sont  connus,  il  se  pré- 
vaudroit  infailliblement  de  l'indulgence  dont  on  les 
couvre  pour  en  tramer  de  nouveaux  avec  la  même 
impunité;  que  cette  impunité  seroit  alors  d'un  trop 
dangereux  exemple,  et  que  ces  crimes  sont  de  ceux 
qu'il  faut  ou  punir  sévèrement  ou  laisser  dans  l'obs- 
curité. 

Rouss.  Tout  ce  que  vous  venez  de  me  dire  m'est 
si  nouveau,  qujl  faut  que  j'y  rêve  long-temps  pour 
arranger  là-dessus  mes  idées.  Il  y  a  même  quelques 
points  sur  lesquels  j  aurois  besoin  de  plus  grande 
explication.  Vous  dites,  par  exemple,  qu'il  n'est  pas 
à  craindre  que  cet  homme,  une  fois  bien  connu,  sé- 
duise personne,  qu'il  se  donne  des  complices,  qu'il 
&LSse  aucun  complot  dangereux.  Gela  s'accorde  mal 


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g8  PREMIER  DIALOGUE. 

monde  ne  peut  se  fier  en  aucune  sorte,  et  qui  n'est 
pas  même  capable  du  pacte  que  les  scélérats  font 
entre  eux.  C'est  sous  cet  aspect  qu'également  connu 
de  tous  il  ne  peut  être  à  craindre  à  qui  que  ce  soit  par 
ses  trames.  Détesté  des  bons  pour  ses  œuvres,  il  lest 
encore  plus  des  méchants  pour  ses  livres  :  par  un 
juste  châtiment  de  sa  damnable  hypocrisie,  lef  fri- 
pons qu'il  démasque  pour  se  masquer  ont  tous  pour 
lui  la  plus  invinéible  antipathie.  S'ils  cherchent  à  l'ap- 
procher, c'est  seulement  pour  le  surprendre  et  le  tra- 
hir ;  mais  comptez  qu'aucun  d'eux  ne  tentera  jamais 
de  l'associer  à  quelque  mauvaise  entreprise. 

Rouss,  C'est  en  effet  un  méchant  d'une  espèce  bien 
particulière  que  celui  qui  se  rend  encore  plus  odieux 
aux  méchants  qu'aux  bons,  et  à  qui  personne  au 
monde  n'oseroit  proposer  une  injustice. 

Le  Fr.  Oui,  sans  doute,  d'une  espèce  particulière, 
et  si  particulière  que  la  nature  n'en  a  jamais  produit 
et  j'espère  n'en  reproduira  plus  un  semblable.  Ne 
croyez  pourtant  pas  qu'on  se  repose  avec  une  aveugle 
confiance  sur  cette  horreur  universelle.  Elle  est  un 
des  principaux  moyens  employés  par  les  sages  qui 
Font  excitée,  pour  l'empêcher  d'abuser  par  des  pra- 
tiques pernicieuses  de  la  liberté  qu'on  vouloit  lui  lais- 
ser, mais  elle  n'est  pas  le  seul.  Ils  ont  pris  des  pré- 
cautions non  moins  efficaces  en  le  surveillant  à  tel 
point  qu'il  ne  puisse  dire  un  mot  qui  ne  soit  écrit,  ni 
fairf  un  pas  qui  ne  soit  marqué,  ni  former  un  projet 
qu'on" ne  pénètre  à  l'instant  qu'il  est  conçu.  Ils  ont 
fait  en  sorte  que,  libre  en  apparence  au  milieu  des 
hommes,  il  n'eût  avec  eiix aucune  société  réelle;  qu'il. 


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PREMIER   DIALOGUE.  99 

vécût  seul  dans  la  foule  ;  qu'il  ne  sût  rien  de  ce  qui  se 
fait,  rien  de  ce  qui  se  dit  autour  de  lui,  riçn  surtout 
de  ce  qui  le  regarde  et  riniéresse  le  plus  ;  qu'il  se  sentît 
partout  chargé  de  chaînes  dont  il  ne  pût  ni  montrer 
ni  voir  le  moindre  vestige.  Ils  ont  élevé  autour  de  lui 
des  murs  de  ténèbres  impénétrables  à  ses  regards  ;  ils 
l'ont  enterré  vif  parmi  les  vivants.  Voilà  peut-être  la 
plus  singulière,  la  plus  étonnante  entreprise  qui  ja- 
mais ait  été  faite.»  Son -plein  succès  atteste  la  force  du 
génie  qui  Fa  conçue  et  de  ceux  qui  en  ont  dirigé  Fexé- 
cution  ;  et  ce  qui  n'est  pas  moins  étonnant  encore  est 
le  zèle  avec  lequel  le  public  entier  s'y  prête ,  sans  aper- 
cevoir lui-même  la  grandeur,  la  beauté  du  plan  dont 
il  est  Faveugle  et  fidèle  exécuteur. 

Vous  sentez  bien  néanmoins  qu'uo  projet  de  cette 
espèce ,  quelque  bien  concerté  qu'il  pût  être,  n'auroit 
pu  s'exécuter,  sans  le  concours  du  gouvernement  : 
mais  on  eut  d'autant  moins  de  peine  à  l'y  faire  entrer 
qu'il  s'agissoit  d'un  homme  odieux  à  ceux  qui  en  te- 
noient  les  rênes ,  d'un  auteur  dont  les  séditieux  écrits 
respiroient  Faustérité  républicaine,  et  qui,  dit-on, 
haïssoit  le  visirat,  méprisoit  les  visirs,  vouloit  qu'un 
roi  gouvernât  par  kii-même,  que  les  princes  fussent 
justes,  que  les  peuples  fussent  libres,  et  que  tout  obéît 
à  la  loi.  L'administration  se  prêta  donc  aux  manoeuvres 
nécessaires  pour  l'enlacer  et  le  surveiller  ;  entrant  dans 
toutes  les  vues^le  ^Auteur  du  projet,  elle  pourvut  àJa 
sûreté  du  coupable  autant  qu'à  son  avilissement,  et, 
sous  un  air  bruyant  de  prpteetion  rendant  sa  diffama- 
tion plus  solennelle^  parvint  par  degrés  à  lui  oter  avec 
toute  espèce  de  crédit,  de  considération,  tl'êstimê ,  toiit 


•Digitized  by  VjjOOQIC 


lOO  PREMIER  DIALOGUE. 

moyen  d  abuser  de  ses  pernicieux  talents  pour  le  mal- 
heur du  genre  humain. 

Afin  de  le  démasquer  plus  complélement  on  n  a 
épargné  ni  soins,  ni  temps,  ni  dépense,  pour  éclairer 
tons  les  moments  de  sa  vie  depuis  sa  naissance  jusqu'à 
ce  jour.  Tous  ceux  dont  les  cajoleries  Font  attiré  dans 
leurs  pièges  ;  tous  ceux  qui ,  Tayant  connu  dans  S£| 
jeunesse,  ont  fourni  quelque  nouveau  fait  contre  lui , 
quelque  nouveau  trait  à  sa  charge, «tous  ceux  en  un 
mot  qui  ont  contribué  à  le  peindre  comme  on  vouloit , 
ont  été  récompensés  de  manière  ou  d'autre,  et  plu- 
sieurs ont  été  avancés  eux  ou  leurs  proches ,  pour  être 
entrés  de  bonne  grâce  dans  tontes  lés  vues  de  nos  mes- 
sieurs. On  a  envoyé  des  gens  de  confiance ,  chargés  de 
bonnes  instructions  et  de  beaticoup  d'argent ,  à  Venise , 
à  Turin,  en  Savoie,  en  Suisse,  à  Genève,  partout  où 
il  a  demeuré.  On  a  largement  récompensé  tous  ceux 
qui,  travaillant  avec  succès,  ont  laissé  de  lui  dans  ces 
pays  les  idées  qu'on  en  vouloit  donner,  et  en  ont  rap- 
porté les  anecdotes  qu'on  vouloit  avoir.  Beaucoup 
même  de  personnes  de  tous  les  états,  pour  faire  de 
nouvelles  découvertes  et  contribuer  à  l'œuvre  com- 
mune^ ont  entrepris  à  leurs  propres  frais  et  de  leur 
propre  mouvement  de  grands  voyages  pour  biçn  con- 
stater la  scélératesse  de  Jean- Jacques  avec  un  zélé... 

Rouss.  Qu'ils  n'auroient  sûrement  pas  eu  dans  le  cas 
contraire  pour  le  constater  honnête  homme  :  tant  l'a- 
version pour  les  méchants  aplus  de  force  dans  les  belles 
âmes  que  rattachement  poi|r  les  bons  ! 

Voilà,  comme  vous  }e  dites,  un  projet  non  moine 
admirable  ^if  admirablement  exécuté.  Il  serpit  bien 


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102  PREMIER  DIALOGUE, 

traiter  le  misérable  comme  il  le  méritoit,  il  ne  falloit 
que  le  saisir,  le  punir,  et  tout  étoit  fait.  On  se  fût  épar- 
gné des  embarras,  des  soins,  des  frais  immenses, -et 
ce  tissu  de  pièges  et  d'artifices  dont  on  le  tient  enve- 
loppé. Mais  la  générosité  de  ceux  qui  Font  démasqué» 
leur  tendre  commisération  pour  lui  ne  leur  permettant 
aucun  procédé  violent,  il  a  bien  fallu  s'assurer  de  lui 
sans  attenter  à  sa  liberté ,  et  le  rendre  Thorreur  de  l'u- 
nivers afin  qu'il  n'en  fût  pas  le  fléau. 

Quel  tort  lui  fait-on,  et  de  quoi  pourroit-il  se  plain- 
dre? Pour  le  laisser  vivre  parmt  les  hommes  il  a  bien 
fallu  le  peindre  à  eux  tel  quiil  étoit.  Nos  messieurs 
savent  mieux  que  vous  que  les  méchants  cherchent  et 
trouvent  toujours  leurs  semblables  pour  comploter 
avec  eux  leurs  mauvais  desseins;  mais'on  les  empêche 
de  se  lier  avec  celui-ci  en  leleur  rendant  odieux  à  tel 
point  qu'ils  n'y  puissent  prendre  aucune  confiance. 
Ne  vous  y  fiez  pas,  leur  dit-on,  il  vous  trahira  pour  le 
seul  plaisir  de  nuire  ;  n'espérez  pas  le  tenir  par  un  in- 
térêt commun.  C'est 'très  gratuitement  qu'il  se  plaît  au 
crime;  ce  n'ett  point  son  intérêt  qu'il  y  cherche  ;  il  ne 
connoît  d'autre  bien  pour  lui  que  le  mal  d'autrui  :  il 
préférera  toujours  le  mal  plus  grand  ou  plus  prompt 
de  ses  camarades,  au  mal  moindre  ou  plus  éloigné 
qu'il  pourroit  feire  avec  eu».  Pour  prouver  tout  cela , 
il  ne  faut  qu'exposer  sa  vie.  En  faisant  son  histoire  on 
éloigne  de  lui  les  plus  scélérats  par  la  terreur.  L'effet 
de  cette  méthode  est  si  grand  et  si  sûr  que,  depuis 
qu'on  le  surveille  et  qu'on  éclaire  tous  ses  secrets, 
pas  un  mortel  n'a  encore  eu  l'audace  de  tenter  sur  lui 
l'appât  d'une  mauvaise  action ,  et  ce  n'est  jamais  qu'au 


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IPHEMIER  DIALOGUE^  Io3 

leurré  de  quelque  bonne  œuvre  qu'on  parvient  à  le  sur* 
prendre. 

Rouss,  Voyez  comme  quelquefois  les  extrêmes  se 
touchent!  Qui  croiroit  qu'un  excès  de  scélératesse  pût 
ainsi  rapprocher  la  vertu?  Il  n  y  avoit  que  vos  mes-' 
sieurs  au  monde  qui  pussent  trouver  un  si  bel  art. 

Le  Fr,  Ce  qui  rend  lexécution  de  ce  plan  plus  ad- 
mirable, c'est  le  mystère  dont  il  a  fallu  le  couvrir.  Il 
falloit  peindre  le  personnage  à  tout  le  monde,  sans 
que  jamais  ce  portrait  passât  sous  ses  yeux.  Il  falloit 
instruire  l'univers  de  ses  crimes ,  mais  de  telle  façon 
que  ce  fiit  un  mystère  ignoré  de  lui  seul.  Il  falloit  que 
chacun  le  montrât  au  doigt,  sans  qu'il  crût  être  vu  de 
personne.  En  un  nàot,  Vétoit  un  secret  dont  le  public 
entier  devoit  être  dépositaire ,  sans  qu'il  parvînt  ja- 
mais à  celui  qui  en  étoit  le  sujet.  Cela  eût  été  difficile, 
peut-être  impossible  à  exécuter  avec  tout  autre  :  mais 
les  projets  fondés  sur  des  principes  généraux  échouent 
souvent.  En  les  appropriant tellementà  l'individu  qu'ils 
ne  conviennent  qu'à  lui,  on  en  rend  l'exécution  bien 
plus  sûre.  C'est  ce  qu'où  a  fait,  aussi  habilement 
qu'heureusement  avec  notre  homme.  On  savoit  qu'é- 
tranger et  seul  il  étoit  sans  appui ,  sans  parents ,  sans 
assistance,  qu'il  ne  tenoit  à  aucun  parti,  et  que  son 
humeur  sauvage  tendoit  elle-même  à  l'isoler  :  on  n'a 
fait,  pour  l'isoler  tout-à-fait,  que  suivre  sa  pente  na- 
turelle, y  faire  tout  concourir,  et  dès-lors  tout  a  été 
facile.  En  le  séquestrant  tout-à-fak  du  commerce  des 
hommes,  qu'il  fuit,  quel  mal  lui  fait-on?  En  poussant 
la  bonté  jusqu'à  lui  laisser  la  liberté,  du  moins  appa- 
rente, ne  falloit-il  pas  l'empêcher  d'en  pouvoir  abu- 


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Io4  PREMIER  DIALOGUE* 

ser?  Ne  falloit-il  pas,  en  le  laissant  au  milieu  des  ci- 
toyens, s'attacher  à  le  leur  bien  faire  connoître?  Peut- 
on  voir  un  serpent  se  glisser  dans  la  place  publique , 
sans  crier  à  chacun  de  se  garder  du  serpent?  N'étoit-ce 
pas  surtout  une  obligation  particulière  pour  les  sages 
qui  ont  eu  l'adresse  d'écarter  le  masque  dont  il  se  cou- 
vroit  depuis  quarante  ans,  et  de  le  voir  les  premiers  , 
à  travers  ses  déguisements,  tel  qu'ils  le  montrent  de- 
puis lors  à  tout  le  monde?  Ce  grand  devoir  de  le  faire 
abhorrer  pour  l'empêcher  de  nuire,  combiné  avec  le 
tendre  iotérét  qu'il  inspire  à  ces  hommes  subhmes, 
est  le  vrai  motif  des  soios  infinis  qu'ils  prennent,  des 
dépenses  immenses  qu'ils  font  pour  l'entourer  de  tant 
de  pièges,  pour  le  livrer  à  tant*de  mains ,  pour  l'enla- 
cer de  tant  de  façons,  qu'au  milieu  de  cette  liberté 
feinte  il  ne  puisse  ni  dire  un  mot,  ni  faire  un  pas,  ni 
mouvoir  un  doigt ,  qu'ils  ne  le  sachent  et  ne  le  veuillent. 
Au  fond ,  tout  ce  qu'on  en  £ait  n'est  que  pour  son  bien , 
pour  éviter  le  mal  qu'on  seroit  contraint  de  lui^faire, 
et  dont  on  ne  peut  le  garantir  autrement.  Il  falloit  com- 
mencer par  l'éloigner  de  sts  anciennes  connoissances 
pour  avoir  le  temps  de  les  bien  endoctriner.  On  l'a  fait 
décréter  à  Paris:  quel  mal  lui  a-t-on  fait?  Il  falloit, 
par  la  même  raison,  l'empêcher  de  s'établir  à  Genève. 
On  l'y  a  fait  décréter  aussi  :  quel  mal  lui  a-t-on  fait? 
On  Fa  fait  lapider  à  Motiers  ;  mais  les  cailloux  qui  cas- 
soient  ses  fenêtres  et  ses  portes  ne  l'ont  point  atteint  : 
quel  mal  donc  lui  ont-ils  fait?  On  l'a  fait  chasser,  à  l'en- 
trée de  l'hiver,  de  l'île  solitaire  où  il  s'étoit  réfugié ,  et 
de  toute  la  Suisse  ;  mais  c  étoit  pour  le  forcer  charita- 


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PREMIER   DIALOGUE.  lo5 

blement d'aller  en  Angleterre»  chercher  Fasile  qu'on 
lai  préparoit  à  son  insu  depuis  long-temps,  et  bien 
meilleur  que  celui  qu'il  s'étoit  obstiné  de  choisir,  quoi- 
qu'il ne  pût  de  là  foire  aucun  mal  à  personne.  Mais 
quel  mal  lui  a-t-on  foit  à  lui-même  ?  et  de  quoi  se  plaint- 
il  aujourd'hui?  Ne  le  laisse-t-on  pas  tranquille  dans 
son  opprobre?  Il  peut  se  vautrer  à  son  aise  da]^s  la 
fange  où  Ton  le  tient  embourbé.  On  l'accable  d'indi- 
gnités, il  est  vrai  ;  mais  qu'importe?  quelles  blessi:#es 
lui*  font-elles?  n'est-il  pas  fait  pour  les  souffrir?  Et 
quand  chaque  passant  lui  cracheroit  au  visage,  quel 
mal ,  après  tout ,  cela  1  ui  feroit-il  ?  Mais  ce  monstre  d'in- 
gratitude ne  sent  rien,  ne  sait  gré  de  rien  ;  et  tous  les 
ménagements  qu'on  a  pour  lui ,  loin  de  le  toucher,  ne 
font  qu'irriter  sa  férocité.  En  prenant  lé  plus  grand 
soin  de  lui  ôter  tous  ses  amis,  on  ne  leur  a  rien  tant 
recommandé  que  d^en  garder  toujours  l'apparence  et 
le  titre,  et  de  prendre  pour  le  tromper  le  même  ton 
qu'ils  avoient  auparavant  pour  l'accueillir.  C'est  sa 
coupable  défiance  qui  seule  le  rend  misérable.  Sans 
elle  il  seroit  un  peu  plus  dupe ,  mais  il  vivroit  tout 
aussi  content  qu'autrefois.  Devenu  l'objet  de  l'horreur 
publique,  il  s'est  vu  par  là  celui  des  attentions  de  tout 
le  monde.  C'étoit  à  qui  le  féteroit,  à  qui  l'auroit  à  dî- 
per,  à  qui  lui  ofFriroit  des  retraites,  à  qui  renchéri- 
roit  d'empressement  pour  obtenir  la  préférence.  On 

'  Choisir  un  Anglois  pour  mon  dépositaire  6t  mon  confident 
seroit,  ce  me  semble,  réparer  d'une  manière  bien  authentique  le 
mal  que  j*ai  pu  penser  et  dire  de  sa  nation.  On  Ta  trop  abusée  sur 
mon  compte  pour  que  j'aie  pu  ne  pas  m'abnser  quelquefois  sur  te 
iBien. 


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Io6  PREMIER   DIALOGUE. 

eût  dit,  à  lardeur  qu'on  avoit  pour  Fattirer,  que  rieiî 

n était  plus  honorable,  plus  glorieux,  que  de  lavoir 

pour  hôte,  et  cela  dans  tous  les  états,  sans  en  ëxcep* 

ter  les  grands  et  les  princes  ;  et  mon  ours  n  étoit  pas 

content! 

Rouss.  II  avoit  tort  ;  mais  il  devoit  être  bien  surpris } 
Ces  grands-là  ne  pensoient  pas,  sans  doute,  comme 
ce  seigneur  espagnol  dont  vous  savez  la  réponse  à 
Cteu^les-Quint  qui  lui  demandoit  un  des  ses  châteaux 
pour  y  loger  le  connétable  de  Bourbon  \  * 

Le  Fr.  Le  cas  est  bien  différent  :  vous  oubliez  qu'ici 
c'est  une  bonne  œuvre. 

Rouss.  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que  l'hospi- 
talité envers  le  connétable  fût  une  aussi  bonne  œuvre 
que  l'asile  offert  à  un  scélérat? 

Le  Fr.  Eh!  vous  ne  voulez  pas  m'entendre.  Le  con- 
nétable savoit  bien  qu'il  étoit  rebelle  à  son  prince. 

Rouss.  Jean-Jacques  ûe  sait  donc  pas  qu'il  est  un 
scélérat? 

Le  Fr.  Le  fin  du  pix)jet  est  d'en  user  extérieurem*ent 
avec  lui  comme  s'il  n'en  savoit  rien,  ou  comme  si  oa 
Kignoroit  soi-même.  De  cette  sorte,  on  évite  avec  lui 
le  danger  des  explications;  et,  feignant  de  le  prendre 
pour  un  honnête  homme,  on  l'obsède  si  bien,  sous 
un  air  d'empressement  pour  son  mérite,  que  rien  dç 

'  On  a,  dit-on,  rendu  inhabitable  le  château  de  Trye  depuis 
€|ue  j'y  ai  logé.  Si  cette  opération  a  rapport  à  moi,  elle  n'est  pas 
conséquente  à  l'empressement  qui  m'y  avoit  attiré,  ni  à  celui  avec 
lequel  on  engageoit  M.  le  prince  de  Ligne  à  m'offrir  dans  le  même 
temps  un  asile  charmant  dans  ses  terres,  par  une  belle  lettre  qu*oir 
(ut  même  |;rand  soin  de  faire  courir  dans  tout  Paris. 


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PRECHER   DIALOGUE.  107 

ce  qui  se  rapporte  à  lui,  ni  lui-même,  ne  peutécha- 
per  à  la  vigilance  de  ceux  qui  rapprochent.  Dès  qu'il 
s'établit  quelque  part ,  ce  qu'on  sait  toujours  (^avance, 
les  murs,  les  planchers,  les  sen^ures,  tout  est  disposé 
autour  de  lui  pour  la  fin  qu'on  se  propose,  et  l'on 
n  oubhe  pas  de  l'envoisiner  conveuablement,  c'est-à- 
dire  de  mouches  venimeuses,  de  fourbes  adroits,  et 
de  filles  accortes  à  qui  l'on  a  bien  fait  leur  leçon.  C'est 
une  chose  assez  plaisante  de  voir  les  barboteuses  de 
nos  messieurs  p^^endre  des  airs  de  vierges  pour  tâcher 
d'aborder  cet  ours.  Mais  ce  ne  sont  pas  apparemment 
des  vierges  qu'il  lui  faut;  car,  ni  les  lettres  pathéti- 
ques qu'on  dicte  à  celles-là,  ni  les  dolentes  histoires 
qu'on  leur  feit  apprendre,  ni  tout  l'étalage  de  leur» 
malheurs  et  de  leurs  vertus;  ni  celui  de  leurs  charmes 
flétris,  n'ont  pu  l'attendrir.  Ce  pourceau  d'Épicure 
est  devenu  tout  d'un  coup  un  Xénocrate  pour  nos 
messieurs. 

Rouss.  N'en  fut-il  point  un  pour  vos  dames?  Si  ce 
n'étoit  pas  là  le  plus  bruyant  de  ses  forfaits ,  c'en  se- 
roit  sûrement  le  plus  irrémissible. 

Le  Fr,  Ah  \  M.  Rousseau ,  il  faut  toujours  être  ga- 
lant; et,  de  quelque  façon  qu'en  use  uhe  femme,  on 
ne  doit  jamais  toucher  cet  article-là. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  toutes  ses  lettres 
sont  ouvertes,  qu'on  retient  soigneusement  toutes 
celles  dont  il  pourroit  tirer  quelque  instruction ,  et 
qu'on  lui  en  fait  écrire  de  toutes  les  façons  par  diffé- 
rentes mains ,  tant  pour  sonder  ses  dispositions  par 
ses  réponses,  que  pour  lui  supposer ,  dans  celles  qu'il 
rebute  et  qu'on  garde,  des  correspondances  dont  on 


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I08  Ï^UEMIER  DIALOÇUE. 

puisse  un  jour  tirer  parti  contre  lui.  On  a  trouvé  Fart 
de  lui  foire  de  Paris  une  solitude  plus  afFreuse  que  les 
€avern«s  et  les  bois,  où  il  ne  trouve  au  milieu  des 
hommes  ni  communication,  ni  consolation,  ni  con* 
seil,  ni  lumières ,  ni  rien  de  tout  ce  qui  pourroit  lui 
aider  à  se  conduire,  un  labyrinthe  immense  où  Ton 
ne  lui  laisse  apercevoir  dans  les  ténèbres  que  de  fousses 
routes  qui  1  égarent  de  plus  en  plus.  Nul  ne  Taborde 
qui  n'ait  déjà  sa  leçon  toute  feite  sur  ce  qu'il  doit  lui 
dire ,  et  sur  le  ton  qu'il  doit  prendre  en  lui  parlant.  On 
tient  note  de  tous  ceux  qui  demandent  à  le  voir  *,  et 
on  ne  le  leur  permet  qu'après  avoir  reçu  à  son  égard 
les  instructions  que  j'ai  moi-même  été  chargé  de  vous 
donner  au  premier  désir  que  vous  avez  marqué  de  le 
connoître.  S'il  entre  en  quelque  lieu  public,  il  y  est 
regardé  et  traité  comme  un  pestiféré:  tout  le  monde 
l'entoure  et  le  fixe,  mais  en  s'écartant  de  lui  et  sans 
lui  parler,  seulement  pour  lui  servir  de  barrière;  et 
s'il  ose  parler  lui-même  et  qu'on  daigne  lui  répondre, 
c'est  toujours  ou  par  un  mensonge  ou  en  éludant  ses 
questions  d'un  ton  si  rude  et  si  méprisant,  qu'il  perde 
l'envie  d'en  faire.  Au  parterre  on  a  grand  soin  de  le 
recommander  à  ceux  qui  l'entourent,  et  de  placer 
toujours  à  ses  côtés  une  garde  ou  un  sergent  qui  parle 
ainsi  fort  clairement  de  lui  sans  rien  dire»  On  l'a 
montré,  signalé,  recommandé  partout  aux  facteurs, 

*  Oq  a  mis  pour  cela  dans  la  rue  un  marchand  de  tableaux 
tout  vis-à-vis  de  ma  porte,  et  à  cette  porte,  qu'on  tient  fermée,  un 
secret,  afin  que  tous  ceux  qui  voudront  entrer  chez  moi  soient 
forcés  de  s'adresser  aux  voisins ,  qui  ont  lears  instructions  et  leuri 
Ordres. 


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PREMIER  DIALOGUE.  109 

aux  commis,  aux  gardes,  aux  mouches ,  aux  sa* 
voyards ,  dans  tous  les  spectacles ,  dans  tous  les  cafés , 
aux  barbiers,  aux  marchands,  aux  colporteurs,  aux 
libraires.  S'il  cherchoit  un  livre,  un  almanach,  un 
roman,  il  n'y  en  auroit  plus  dans  tout  Paris;  le  seul 
désir  manifesté  de  trouver  une  chose  telle  qu  elle  soit, 
est  pour  lui  Tinfaillible  moyen  de  la  faire  disparoître. 
A  son  arrivée  à  Paris  il  cherchoit  douze  chanson- 
nettes italiennes  qu'il  y  fit  graver  il  y  a  une  vingtaine 
d'années,  et  qui  étoient  de  lui  comme  le  Devin  du 
village',  mais  le  recueil,  les  airs,  les  planches,  tout 
disparut,  tout  fut  anéanti  dès  l'instant,  sans  qu'il  en 
ait  pu  recouvrer  jamais  un  seul  exemplaire.  On  est 
parvenu  à  force  de  petites  attentions  multipUées  à  le 
tenir  dans  cette  ville  immense,  toujours  sous  les  yeux 
de  la  populace,  qui  le  voit  avec  horreur.  Veut-il  passer 
l'eau  vis-à-vis  les  Quatre-Nations  ;  on  ne  passera  point 
pour  lui,  même  en  payant  la  voiture  entière.  Veut-il 
se  faire  décrotter;  les  décrotteurs,  surtout  ceux  du 
Temple  et  du  Palais-Royal ,  lui  refuseront  avec  mépris 
leurs  services.  Entre-t-il  aux  Tuileries  ou  au  Luxem- 
}x>urg  ;  ceux  qui  distribuent  des  billets  imprimés  à  la 
porte  ont  ordre  de  le  passer  avec  la  plus  outrageante 
affectation ,  et  même  de  lui  en  refuser  net,  s'il  se  pré- 
sente pour  en  avoir,  et  tout  cela,  non  pour  Fimpor^ 
tance  de  la  chose,  mais  pour  le  faire  remarquer,  con- 
noître,  et  abhorrer  de  plus  en  plus. 

Une  de  leurs  plus  jolies  inventions  est  le  parti  qu*ls 
ont  su  tirer  pour  leur  objet  de  l'usage  annuel  de 
brûler  en  cérémonie  un  Suisse  de  paille  dans  Ici  rue 
aux. Ours.  Cette  fête  populaire  paroissoit  si  barbare 


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IIO  PREMIER   DIALOGUE. 

€t  si  ridicule  en  ce  siècle  philosophe,  que,  déjà  né- 
gligée, on  alloit  la  supprimer  tout-à-fait,  si  nos  mes- 
sieurs ne  se  fussent  avisés  de  la  renouveler  bic-i  pré- 
cieusement pour  Jean- Jacques.  A  cet  effet,  ils  ont 
fait  donner  sa  figure  et  son  vêtement  à  Thomme  de 
paille,  ils  lui  ont  armé  la  main  d'un  couteau  bien 
luisant,  et,  en  le  faisant  promener  en  pompe  dans 
les  rues  de  Paris,  ils  ont  eu  soin  qu'on  le  mît  en 
station  directement  sous  les  fenêtres  de  Jean-Jacques» 
tournant  et  retournant  la  figure  de  tous  côtés  pour  la 
bien  montrer  au  peuple,  à  qui  cependant  de  charita- 
bles interprètes  font  faire  lapplication  qu'on  désire > 
et  l'excitent  à  brûler  Jean-Jacques  en  effigie ,  en  atten- 
dant mieux  '.  Enfin  l'un  de  nos  messieurs  m'a  même 
assuré  avoir  eu  le  sensible  plaisir  de  voir  des  men- 
diants lui  rejeter  au  nez  son  aumône,  et  vous  com- 
prenez bien.... 

Rouss.  Qu'ils  n'y  ont  rien  perdu.  Ah!  quelle  dou- 
ceur d'ame!  quelle  charité!  le  zèle  de  vos  messieurs 
n'oublie  rien. 

Le  Fr.  Outre  toutes  ces  précautions ,  on  a  mis  en 
œuvre  un  moyen  très  ingénieux  pour  découvrir  s'il 
lui  reste  par  malheur  quelque  personne  de  confiance 
qui  n'ait  pas  encore  les  instructions  et  les  sentiments 

'  Il  y  aiiroit  à  me  brûler  en  personne  deux  grands  inconvénients 
qui  peuvent  forcer  ces  messieurs  à  se  priver  de  ce  plaisir  :  le  pre- 
mier est  quêtant  une  fois  mort  et  brûlé  je  ne  serois  plus  en  leur 
pouvoir,  et  ils  perdroient  le  plaisir  plss  grand  de  me  tourmenter 
vif;  le  second,  bien  plus  grave,  est  qu'avant  de  me  brûler  il  fau- 
droit  enfin  m'entendre,  au  moins  pour  la  forme  ;  et  je  doute  que  , 
malgi^  vingt  ans  de  précautions  et  de  trames ,  ils  osent  encore  en 
courir  le  risque. 


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PREMIER  DIALOGUE.  ïit 

nécessaires  pour  suivre  à  son  égard  le  pan  générale- 
ment admis.  On  lui  fait  écrire  par  des  gens  <iui,  se 
feignant  dans  la  détresse,  implorent  son  secours  ou 
ses  conseils  pour  s'en  tirer.  Il  cause  avec  eux,  il  les 
console,  il  les  recommande  aux  personnes  sur  les- 
quelles il  compte.  De  cette  manière  on  parvient  à  les 
connoître,  et  de  là  facilement  à  les  convertir.  Vous 
ne  sauriez  croire  combien  par  cette  manœuVre  on  a 
découvert  de  gens  qui  Testîmoient  encore  et  qu'il 
Gontinuoit  de  tromper.  Connus  de  nos  messieurs ,  ils 
sont  bientôt  détachés  de  lui,  et  Ton  parvient  par  un 
art  tout  particulier ,  mais  infaillible ,  à  le  leur  rendre 
aussi  odieux  qu'il  leur  fut  cher  auparavant.  Mais  soit 
qu'il  pénétre  enfin  ce  manège,  soit  qu'en  effet  il  né 
lui  reste  plus  personne ,  ces  tentatives  sont  sans  succès 
depuis  quelque  temps.  Il  refuse  constamment  de  s'em- 
ployer pour  les  gens  qu'il  ne  connoît  pas ,  et  même  de 
leur  répondre,  et  cela  va  toujours  aux  fins  qu'on  se 
propose,  en  le  faisant  passer  pour  im  homme  insen- 
sible et  dur.  Car  encore  une  fois  rien  n'est  mieux  pour 
éluder  ses  pernicieux  desseins  que  de  le  rendre  telle- 
ment haïssable  à  tous ,  que,  dès  qu'il  désire  une  chose , 
c'en  soit  assez  pour  qu'il  ne  la  puisse  obtenir,  et  que, 
dès  qu'il  s'intéresse  en  faveur  de  quelqu'un,  ce  quel- 
qu'un ne  trouvé  plus  ni  patron  ni  assistance. 

Rouss.  En  effet  tous  ces  moyens  que  vous  m'avez 
détaillés  me  paroissent  iie  pouvoir  manquer  de  faire 
de  ce  Jean-Jacques  la  risée ,  le  jouet  du  genre  humain, 
et  de  le  rendre  le  plus-  abhorré  des  mortels. 

Le  Fr.  Eh!  sans  doute.  Voilà  le  grand,  le  vrai  but 
des  soins  généreux  de  nos  çiessieurs;  et,  graces  à 


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112  PREMIER   DIALOGUE, 

leur  plein  siî3cès,je  puis  vous  assurer  que,  depuis 
que  le  monde  existe ,  jamais  mortel  n  a  vécu  dans  une 
pareille  dépression. 

Rouss.  Mais  ne  me  disiez-vous  pas  au  contraire  que 
le  tendre  soin  de  son  bien-être  entroit  pour  beaucoup 
dans  ceux  qu  ils  prennent  à  son  égard? 

Le  Fr.  Oui,  vraiment,  et  c'est  là  surtout  ce  qu'il  y 
a  de  grand ,  de  généreux ,  d'admirable  dans  le  plan 
de  nos  messieurs ,  qu'en  l'empêchant  de  suivre  ses 
volontés  et  d'accomplir  ses  mauvais  desseins,  on 
cherche  cependant  à  lui  procurer  les  douceurs  de  la 
vie ,  de  façon  qu'il  trouve  partout  ce  qui  lui  est  néces- 
saire, et  nulle  part  ce  dont  il  peut  abuser.  On  veut 
qu'il  soit  rassasié  du  pain  de  l'ignominie  et  de  la  coupe 
de  l'opprobre.  On  affecte  même  pour  lui  des  atten- 
tions moqueuses  et  dérisoires  > ,  des  respects  comme 
ceux  qu'on  prodiguoit  à  Sancho  dans  son  île ,  et  qui  le 
rendent  encore  plus  ridicule  aux  yeux  de  la  populace. 
Enfin,  puisqu'il  aime  tant  les  distinctions,  il  a  lieu 
d'être  content;  on  a  soin  qu'elles  ne  lui  manquent 
pas,  et  on  le  sert  de  son  goût  en  le  faisant  paitout 
montrer  au  doigt.  Oui  monsieur ,  on  veut  qu'il  vive , 
et  même  agréablement,  autant  qu'il  est  possible  à  un 
méchant  sans  mal  faire  :  on  voudroit  qu'il  ne  manquât 
à  son  bonheur  que  les  moyens  dé  troubler  celui  des 
autres.  Mais  c'est  un  ours  qu'il  faut  enchaîner  de  peur 
qu'il  ne  dévore  les  passants.  On  craint  surtout  le  poison 

'  Comme  quand  on  vouloit  à  tonte  fojrce  m'envoyer  le  vin  d'hon- 
neur à  Amiens,  qu'à  Londres  les  tambours  des  gardes  dévoient 
venir  battre  à  ma  porte,  et  qu'au  Temple  M.  le  prince  de  Conti 
m'envoya  sa  musique  à  mon  lever. 


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Il4  PREMIER  DIALOGUE, 

que  nous  appelons  ses  mensonges,  avec  de  Tencre  de 
la  Chine,  à  laquelle  on  n  avoit  pas  songé:  mais  si  Ton 
ne  peut  l'empêcher  de  barbouiller  du  papier  à  son 
aise,  on  Fempéche  au  moins  de  foire  circuler  son 
venin  :  car  aucun  chiffon ,  ni  petit ,  ni  grand ,  pas  un 
billet  de  deux  lignes  ne  peut  sortir  de  ses  mains  sans 
tomber,  à  Tinstant  même ,  dans  celles  des  gens  établis 
pour  tout  recueillir.  A  Fégard  de  ses  discours,  rien 
n'en  est  pJrdu.  Le  premier  soin  de  ceux  qui  l'en- 
tourent est  de  s'attacher  à  le  faire  jaser:  ce  qui  n'est 
pas  difficile,  ni  même  de  lui  faire  dire  à  peu  près  ce 
qu'on  veut,  ou  du  moins  comme  on  le  veut  pour  en 
tirer  avantage ,  tantôt  en  lui  débitant  de  fausses  nou- 
velles, tantôt  en  l'animant  par  d'adroites  contradic- 
tions ,  et  tantôt  au  contraire  en  paroissant  acquiescer 
à  tout  ce  qu'il  dit.  C'est  alors  surtout  qu'on  tient  un 
registre  exact  des  indiscrètes  vivacités  qui  lui  échap- 
pent, et  qu'on  amplifie  et  commente  de  sang  froid.  Ils 
prennent  en  même  temps  toutes  les  précautions  pos^, 
sibles  pour  qu'il  ne  puisse  tirer  d'eux  aucune  lumière, 
ni  par  rapport  à  lui,  ni  par  rapport  à  qui  que  ce  soit. 
On  ne  prononce  jamais  devant  lui  le  nom  de  ses  pre- 
miers délateurs ,  et  l'on  ne  parle  qu'avec  la  plus  grande 
réserve  de  ceux  qui  influent  sur  son  sort;  de  sorte 
qu'il  lui  est  impossible  de  parvenir  à  savoir  ni  ce  qu'ils 
disent  ni  ce  qu'ils  font,  s'ils  sont  à  Paris  ou  absents, 
ni  même  s'ils  sont  morts  ou  en  vie.  On  ne  lui  parle 
jamais  de  nouvelles ,  ou  on  ne  lui  en  dit  que  de  fausses 
ou  de  dangereuses,  qui  seroient  de  sa  part  de  nou- 
veaux crimes  slL^'avisoit  de  les  répéter.  En  province» 
on  empéchoit  aisément  qu'il  ne  lût  aucune  gazette. 


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Il6  PREMIER   DIALOGUE, 

qu  on  pût  le  laisser  libre  sans  danger,  que  sa  difFaroa-^ 
tion fût  universelle  '.  Il  ne  sufBsoit  pas  de  la  répandre 
dans  les  cercles  et  parmi  la  bonne  compagnie ,  ce 
qui  n'étoit  pas  difficile  et  fut  bientôt  fait;  il  falloit 
qu'elle  s'étendît  parmi  tout  le  peuple  et  dans  les  plus 
bas  étages  aussi  bien  que  dans  les  plus  élevés  ;  et  cela 
présentoit  plus  de  difficulté ,  non  seulement  parceque 
laffectation  de  le  tympaniser  ainsi  à  son  insu  pouvoit 
scandaliser  les  simples ,  mais  surtout  à  cause  de  l'in- 
violable loi  de  lui  cacher  tout  ce  qui  le  regarde,  pour 
éloigner  à  jamais  de  lui  tout  éclaircissement ,  toute  in- 
struction, tout  moyen  de  défense  et  de  justification, 
toute  occasion  de  faire  expliquer  personne,  de  re- 
monter à  la  source  des  lumières  qu'on  a  sur  son 
compte,  et  qu'il  étoit  moins  sûr  pour  cet  effet  de 
compter  sur  la  discrétion  de  la  populace  que  sur  celle 
des  honnêtes  gens.  Or,  pour  l'intéresser,  cette  popu- 
lace, à  ce  mystère,  satfs  paroître  avoir  cet  objet,  ils 
ont  admirablement  tiré  .parti  d'une  ridicule  arrogance 
de  notre  homme,  qui  est  de  faire  le  fier  sur  les  dons, 
et  de  ne  vouloir  pas  qu'on  lui  fasse  l'aumône. 

Rouss.  Mais  je  crois  que  vous  et  moi  serions  assez 

'  Je  n'ai  point  voulu  parler  ici  de  ce  qui  se  fait  an  théâtre. et  de 
ce  qui  s'imprime  journellement  en  Hollande  et  ailleurs,  parceque 
cela  passe  toute  croyance,  et  qu'en  le  voyant,  et  en  ressentant  con- 
tinuellement les  tristes  effets,  j'ai  peine  encore  à  le  croire  moi- 
même.  Il  y  a  quinze  ans  que  tout  cela  dure,  toujours  avec,  l'appro- 
bation publique  et  l'aveu  du  gotivernem«nt.  Et  moi  je  vieillis  ainsi 
seul  parmi  tous  ces  forcenés,  s;ins  aucune  consolation  de  personne, 
sans  néanmoins  perdre  ni  coura(^e  ni  patience,,  et,  dans  l'igno- 
rance où  l'on  me  tient ,  élevant  au  ciel ,  pour  toute  défense ,  un 
oœur  exempt  de  fraude ,  et  des  mains  pures  de  tout  mal. 


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FREMIER  DIALOGUE.  Il' 


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Il8  PREMIER  DIALOGUE, 

chéte  tout,  etrieii  ne  le  rachète.  Quelle  que  soit  Tin- 
tention  de  celui  qui  donne,  même  par  force,  il  reste 
toujours  bienfaiteur,  et  mérite  toujours  comme  tel  la 
plus  vive  reconnoissance.  Pour  éluder  donc  la  brutale 
rusticité  de  notre  homme ,  on  a  imaginé  de  lui  faire  en 
détail,  à  son  insu,  beaucoup  de  petits  dons  bruyants 
qui  demandent  le  concours  de  beaucoup  de  gens,  et 
surtout  du  menu  peuple ,  qu'on  feit  entrer  ainsi  sans 
affectation  dans  la  grande  confidence ,  afin  qu'à  Fhor- 
reur  pour  ses  forfaits  se  joigne  le  mépris  pour  sa 
misère,  et  le  respect  pour  ses  bienfaiteurs.  On  s'in- 
forme des  lieux  où  il  se  pourvoit  des  denrées  néces- 
saires à  sa  subsistance,  et  Ton  a  soin  qu  au  même  prix 
on  les  lui  fournisse  de  meilleure  qualité ,  et  par  con- 
séquent plus  chères.  Au  fond,  cela  ne  lui  fait  aucune 
économie ,  et  il  n'en  a  pas  besojn ,  puisqu'il  est  riche  : 
mais  pour  le  même  argent  il  est  mieux  servi;  sa  bas- 
sesse et  la  générosité  de  nos  messieurs  circulent  ainsi 
parmi  le  peuple,  et  l'on  parvient  de  cette  manière  à 
Ty  rendre  abject  et  méprisable  en  paroissant  ne  songer 
qu'à  son  bien-être  et  à  le  rendre  heureux  malgré  lui. 
Il  est  difficile  que  le  misérable  ne  s'aperçoive  pas  de 
ce  petit  manège ,  et  tant  mieux  :  car  s'il  se  fâche ,  cela 
prouve  de  plus  en  plus  son  ingratitude  ;  et  s'il  change 
^e  marchands ,  on  répète  aussitôt  la  même  manœuvre  ; 
la  réputation  qu^on  veut  lui  donner  se  répand  encore 
plus  rapidement.  Ainsi  plus  il  âe  débat  dans  ses  lacs , 
et  plus  il  les  resserre. 

Rouss.  Voilà,  je  vous  l'avoue,  ce  que  je  ne  com- 
prenois  pas  bien  d'abord.  Mais,  monsieur,  vous  ea 


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PREMIER  DIALOGUE.  119 

«|tiî  j  ai  connu  toujours  un  cœur  si  droit,  se  peut-il 
que  vous  approuviez  de  pareilles  manœuvres? 

Le  Fr.  Je  les  blâmerois  fort  pour  tout  autre  ;  roai$ 
ici  je  les  admire  par  le  motif  de  bonté  qui  les  dicte , 
sans  pourtant  avoir  voulu  jamais  y  tremper.  Je  hais 
Jean-Jacques,  nos  messieurs  Taiment;  ils  veulent  le 
conserver  à  tout  prix  ;  il  est  naturel  qu  eux  et  moi  ne 
nous  accordions  pas  »ur  la  conduite  à  tenir  avec  un 
pareil  homme.  Leur  système,  injuste  peut-être  en  lui- 
même,  est  rectifié  par  Fintention. 

Rouss.  Je  crois  qu  il  me  la  rendroit  suspecte  :  car  on 
ne  va  point  au  bi«n  par  le  mal ,  ni  à  la  vertu  par  la 
fraude.  Mais,  puisque  vous  m'assurez  que  Jean-Jac- 
ques est  riche,  comment  le  public  accorde-t-il  ces 
choses-là?  Car  enfin  rien  ne  doit  lui  sembler  plus 
bizarre  et  moins  méritoire  qu  une  aumône  faite  par 
force  à  un  riche  scélérat 

Le  Fr.  Oh!  le  public  ne  rapproche  pas  ainsi  les 
idées  qu'on  a  l'adresse  de  lui  montrer  séparément. 
Il  le  voit  riche  pour  lui  reprocher  de  faire  le  pauvre^ 
ou  pour  le  frustrer  du  produit  de  son  labeur  en  se 
disant  qu'il  n'en  a  pas  besoin.  Il  le  voit  pauvre  pour 
insulter  à  sa  misère  et  le  traiter  comme  un  mendiant. 
Il  ne  le  voit  jamais  que  par  le  côté  qui  pour  l'instant 
le  montre  plus  odieux  ou  plus  nàéprisable,  quoique 
incompatible  avec  les  autres  aspects  sous  lesquels  il 
le  voit  en  d'autres  temps. 

Rouss.  Il  est  certain  qu'à  moins  d'être  de  la  plus 
brute  insensibilité  il  doit  être  aussi  pénétré  que  sur- 
pris de  cotte  association  d'attentions  et  d'outrages 
dont  il  sent  à  chaque  instant  les  effets.  Mais  quand. 


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120  PREMIER   DIALOGUE, 

pour  Tunique*  plaisir  de  rendre  sa  diffamation  plus 
complète,  ^p  lui  passe  journellement  tous  ses  crimes , 
qui  peut  être  surpris  s'il  profite  de  cette  coupable  in- 
du! gencç  pour  en  commettre  incessamment  de  nou* 
veaux?  C'est  une  objection  que  je  vous  ai  déjà  faite, 
et  que  je  répète  parceque  vous  Tavez  éludée  sans  y 
répondre.  Par  tout  ce  que  vous  m'avez  raconté,  je 
vois  que,  malgré  toutes  les  mesures  qu'on  a  prises,  il 
va  toujours  son  train  comme  auparavant,  sans  s'em- 
barrasser en  aucune  sorte  des  surveillants  dont  il  se 
voit  entouré.  Lui  qui  prit  jadis  là-dessus  tant  de  pré- 
cautions  que,  pendant  quarante  ans,  trompant  exac- 
tement tout  le  monde ,  il  j)assa  pour  un  honnête 
homme  ;  je  vois  qu'il  n'use  de  la  liberté  qu'on  lui  laisse 
que  pour  assouvir  sans  gêne  sa  méchanceté,  pour 
commettre  chaque  jour  de  nouveaux  forfaits  dont  il 
est  bien  sûr  qu'aucun  n'échappe  à  ses  surveillants, 
et  qu'on  lui  laisse  tranquillement  consommer.  Est-ce 
donc  une  vertu  si  méritoire  à  vos  messieurs  d'aban- 
donner ainsi  les  honnêtes  gens  à  la  furie  d'un  scélé- 
rat, pour  l'unique  plaisir  de  compter  tranquillement 
ses  crimes,  qu'il  leur  seroit  si  aisé  d'empêcher? 

Le  Fr.  Ils  ont  leurs  raisons  pour  cela. 

Rouss.  Je  n'en  doute  point  :  mais  ceux  mêmes  qui 
commettent  les  crimes  ont  sans  doute  aussi  leurs  rai- 
sons :  cela  suffit-il  pour  les  justifier?  Singulière  bonté, 
convenez-en,  que  celle  qui,  pour  rendre  le  coupable 
odieux,  refuse  d'empêcher  le  crime  et  s'occupe  à 
choyer  le  scélérat  aux  dépens  des  innocents  dont.il 
fait  sa  proie  !  Laisser  commettre  les  crimes  qu'on  peut 
empêcher  n'est  pas  seulement  en  être  témoin,  c'est' 


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PREMIER  DIALOGUE.  121 

en  être  complice.  D'ailleurs ,  si  on  lui  laisse  toujours 
faire  tout  ce  que  vous  dites  qu  il  fait,  que  sert  donc  de 
l'espionner  de  si  près  avec  tant  de  vigilance  et  d'acti- 
vité? que  sert  d'avoir  découvert  ses  œuvres  >  pour  les 
lui  laisser  continuer  comme  si  Ton  n'en  savoit  rien? 
que  sert  de  gêner  si  fort  sa  volonté  dans  les  choses 
indifférentes ,  pour  la  laisser  en  toute  liberté  dès  .qu'il 
s'agit  de  malfaire  ?  On  diroit  que  vos  messieurs  ne 
cherchent  qu'à  lui  ôter  tout  moyen  de  faire  §utre 
chose  que  des  crimes.  Cette  indulgence  vous  paroit- 
elle  donc  si  raisonnable,  si  bien  entendue,  Qt  digne 
de  personnages  si  vertyeux? 

Le  Fr.  Il  y  a  dans  tout  cela ,  je  dois  l'avouer,  des 
choses  que  je  n'entends  pas  fort  bien  moi-même;  mais 
on  ma  promis  de  m'expliquer  tout  à  mon  entière  sa- 
tisfaction. Peut-être  pour  le  reildre  plus  exécrable  a- 
t-on  cru  devoir  charger  un  peu  le  tableau  de  ses  crimes , 
sans  se  faire  un  grand  scrupule  de  cette  charge  qui , 
dans  le  fond  importe  assez,  peu  ;  car,  puisqu'un  homme 
coupable  d'un  crime  est  capable  de  cent,  tous  ceux 
dont  on  l'accuse  sont  tout  au  moins  dans  sa  volonté, 
et  l'on  peut  à  peine  donner  le  nom  d'impostures  à  de 
pareilles  accusations. 

Je  veis  que  la  base  du  système  que  Ton  suit  à  sou 
égard  est  le  devoir  qu'on  s'est  imposé  qu'il  fût  bien 
démasqué,  bien  connu  de  tout  le  monde,  et  néan- 
moins de  n'avoir  jamais  avec  lui  aucune  explication , 
de  lui  ôter  toute  connoissance  de  ses  accusateurs  et 
toute  lumière  certaine  des  choses  dont  il  est  accusé. 
Cette  double  nécessité  est  fondée  sur  la  nature  des 
crimes  qui  rendroit  leur  déclaration  publique  trop 


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122  PîlEMIER   DIALOGUE. 

scandaleuse,  et  qui  ne  souffre  pas  qu'il  soit  convaincir 
sans  être  puni.  Or  voulez-vous  qu'on  le  punisse  sans 
le  convaincre?  Nos  formes  judiciaires  ne  le  permet- 
troîent  pas ,  et  ce  seroit  aller  directement  contre  les 
maximes  d'indulgence  et  de  commisération  qu'on  veut 
suivre  à  son  égard.  Tout  ce  qu'on  peut  donc  faire 
pour  la  sûreté  publique  est  premièrement  de  le  sur- 
veiller si  bien,  qu'il  n'entreprenne  rien  qu  on  ne  le 
sache,  qu'il  n'exécute  rien  d'important  qu'on  ne  le 
veuille;  et,  sur  le  reste,  d'avertir  tout  le  monde  du 
danger  qu'il  y  a  d'écouter  et  fréquenter  un  pareil  scé- 
lérat. Il  est  clair  qu'ainsi  bien  avertis ,  ceux  qui  s'ex- 
posent à  ses  attentats  ne  doivent,  s'ils  y  succombent, 
s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes.  C'est  un  malheur  qu'il 
n'a  tenu  qu'à  eux  d'éviter,  puisque,  fuyant  comme  il 
lait  les  hommes ,  ce  n'est  pas  lui  qui  va  les  chercher. 

Rouss.  Autant  en  peut-on  dire  à  ceux  qui  passent 
dans  un  bois  où  l'on  sait  qu'il  y  a  des  voleurs,  sans 
que  cela  fasse  une  raison  valable  pour  laisser  ceux-ci 
en-  toute  hberté  d'aller  leur  train  ;  surtout  quand , 
pour  les  contenir,  il  suffit  de  le  vouloir.  Mais  quelle 
excuse  peuvent  avoir  vos  messieurs ,  qui  ont  soin  de 
fournir  eux-mêmes  des  proies  à  la  cruauté  du  barbare 
par  les  émissaires  dont  vous  m'avez  dit  quHls  l'en- 
tourent, qui  tâchent  à  toute  force  de  se  familiariser 
avec  lui ,  et  dont  sans  doute  il  a  soin  de  faire  ses  pre- 
mières victimes? 

Le  Fr.  Point  du  tout.  Quelque  familièrement  qu'ils 
vivent  chez  lui,  tâchant  même  d'y  manger  et  boire 
sans  s'embarrasser  des  risques,  il  ne  leur  en  arrive 
aucun  mal.  Les  personnes  sur  lesquelles  il  aimeas^ 


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PREMIER  DIALOGUE.  123 

souvir  sa  furie  sont  celles  pour  lesquelles  il  a  de  Tes- 
time  et  du  penchant,  celles  auxquelles  il  voudroit 
donner  sa  confiance  pour  peu  que  leurs  cœurs  s'ou- 
vrissent au  sien,  d*anciens  amis  qu'il  regrette,  et 
dans  lesquels  il  semble  encore  chercher  les  consola- 
tions qui  lui  manquent.  C'est  ceux-là  qu'il  choisit  pour 
les  expédier  par  préférence  ;  le  lien  de  l'amitié  lui  pèse, 
il  ne  voit  avec  plaisir  que  ses  ennemis. 

Kouss.  On  ne  doit  pas  disputer  contre  les  faits; 
mais  convenez  que  vous  me  peignez  là  un  bien  sin- 
gulier personnage,  qui  n'empoisonne  que  ses  amis^ 
qui  ne  fait  des  livres  qu'en  faveur  de  ses  ennemis ,  et 
qui  fuit  les  hommes  pour  leur  faire  du  mal. 

Ce  qui  me  paroit  encore  bien  étonnant  en  tout  ceci , 
c'est  comment  il  se  trouve  d'honnêtes  gens  qui  veuil- 
lent rechercher,  hanter  un  pareil  monstre ,  dont  l'abord 
seul  devroit  leur  foire  horreur.  Que  la  canaille  en- 
voyée par  vos  messieurs  et  faite  pour  l'espionnage 
s'enipare  de  lui ,  voilà  ce  que  je  comprends  sans  peine. 
Je  comprends  encore  que,  trop  heureux  de  trouver 
quelqu'un  qui  veuille  le  souffrir,  il  ne  doit  pas,  lui, 
misanthrope  avec  les  honnêtes  gens,  mais  à  charge  à 
lui-même,  se  rendre  difficile  sur  les  liaisons;  qu'il 
doit  voir,  accueillir,  rechercher  avec  grand  empres- 
sement les  coquins  qui  lui  ressemblent,  pour  les  en- 
gager dans  ses  damnables  complots.  Eux,  de  leur 
côté,  dans  l'espoir  de  trouver  en  lui  un  bon  camarade 
bien  endurci,  peuvent,*  malgré  l'effroi  qu'on  leur  a 
donné  de  lui .  s'exposer ,  par  l'avantage  qu'ils  en 
espèrent,  au  risque  de  le  fréquenter.  Mais  que  des 
gens  d'honneur  cherchent  à  se  faufiler  avec  lui,  voilà  ^ 


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124  PREMIER  DIALOGUE, 

monsieur,  ce  qui  me  pasae.  Que  lui  disent-ils  donc? 
quel  ton  peuvent-ils  prendre  avec  un  pareil  person- 
nage? Un  aussi  grand  scélérat  peut  très  bien  être  un 
homme  vil  qui  pour  aller  à  ses  fins  souffre  toutes 
sortes  d'outrages,  et,  pourvu  quon  lui  donne  à  dîner, 
boit  les  affronts  comme  Teau ,  sans  les  sentir  ou  sans 
en  faire  semblant  ;  mais  vous  m'avouerez  qu'un  comr 
merce  d'insulte  et  de  mépris  d'une  part  y  de  bassesse  et 
de  mensonge  de  l'autre,  ne  doit  pas  être  fort  attrayant 
pour  d'honnêtes  gens» 

Le  Fr.  Ils  en  sont  plus  estimables  de  se  sacrifier 
ainsi  pour  lé  tien  public.  Approcher  de  ce  misérable 
est  une  œuvre  méritoire ,  quand  elle  mène  à  quelque 
nouvelle  découverte  sur  son  caractère  affreux.  Un  tel 
caractère  tient  du  prodige ,  et  ne  sauroit  être  assez  at- 
testé. Vous  comprenez  que  personne  ne  l'approche 
pour  avoir  avec  lui  quelque  société  réelle,  mais  seur 
lement  pour  tâcher  de  le  surprendre,  d'en  tirer  quel- 
que nouveau  trait  pour  son  portrait,  quelque  nouveau 
fait  pour  son  histoire,  quelque  indiscrétion  dont  on 
puisse  faire  usage  pour  le  rendre  toujours  plus  odieux. 
D'ailleurs  comptez-vous  pour  rien  le  plaisir  de  le  per- 
sifler, de  lui  donner  à  mots  couverts  les  noms  inju- 
rieux qu'il  riaérite,  sans  qu'il  ose  ou  puisse  répondre, 
de  peur  de  déceler  l'application  qu'on  le  force  à  s'en 
faire  ?  C'est  un  plaisir  qu'on  peut  savourer  sans  risque , 
car,  s'il  se  fâche,  il  s'accuse  lui-même;  et,  s'il  ne  se 
fâche  pas,  en  lui  disant  ainsi  ses  vérités  indirecte- 
ment, on  se  dédommage  de  la  contrainte  où  l'on  est 
forcé  de  vivre  avec  lui  en  feignant  de  le  prendre  .pour 
un  honnête  homme. 


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120  PREMIER  DIALOGUE, 

n  étoit  pas  laliment  qu'il  falloit  à  mon  cœur.  Tant  que 
la  fortune  ne  m'a  fait  que  pauvre ,  je  n'ai  pas  vécu 
malheureux.  J  ai  goûté  quelquefois  de  vrais  plaisirs 
dans  lobscurité:  mais  je  n'en  suis  sorti  que  pour 
tomber  dans  un  gouffre  de  calamités;  et  ceux  qui  m'y 
ont  plongé  se  sont  appliqués  à  me  rendre  insupporta-* 
blés  les  maux  qu  ils  feignoient  de  plaindre ,  et  que  je 
n  aurois  pas  connus  sans  eux.  Revenu  de  cette  douce 
chimère  de  lamitié,  dont  la  vaine  recherche  a  (ait 
tous  les  malheurs  de  ma  vie,  bien  plus  revenu  des  er- 
reurs de  Fopinion  dont  je  suis  la  victime ,  ne  trouvant 
plus  parmi  les  hommes  ni  droiture,  ni  vérité,  ni 
aucun  de  ces  sentiments  que  je  crus  innés  dans  leurs 
âmes,  parcequ'ils  Fétoient  dans  la  mienne,  et  sans 
lesquels  toute  société  n'est  que  tromperie  et  men- 
songe, je  me  suis  retiré  au-dedans  de  moi  ;  et,  vivant 
entre  moi  et  la  nature ,  je  goûtois  une  douceur  infinie 
à  penser  que  je  n'étois  pas  seul,  que  je  ne  conversois 
pas  avec  un  être  insensible  et  mort,  que  mes  maux 
étoicnt  comptés,  que  ma  patience  étoit  mesurée,  et 
que  toutes  les  misères  de  ma  vie  n'étoient  que  des  pro- 
visions de  dédommagements  et  de  jouissances  pour  un 
meilleur  état.  Je  n'ai  jamais  adopté  la  philosophie  des 
heureux  du  siècle  ;  elle  n'est  pas  faite  pour  moi  ;  j'en 
cherchois  une  plus  appropriée  à  mon  cœur ,  plus  con- 
solante dans  l'adversité,  plus  encourageante  pour  la 
venu.  Je  la  trouvois  dans  les  livres  de  Jean-Jacques. 
J'y  puisois  des  sentiments  si  conformes  à  ceux  qui 
m'étoient  naturels,  j'y  sentois  tant  de  rapports  avec 
mes  propres  dispositions ,  que ,  seul  parmi  tous  les 
auteurs  que  j'ai  lus,  il  étoit  pour  moi  le  peintre  de  la 


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PREMIER  DIALOGUE.  127 

nature  et  rhistorien  du  cœur  humain.  Je  reconnoissois 
dans  ses  écrits  l'homme  que  je  retrouvois  en  mqi ,  et 
leur  méditation  m'apprenoit  à  tirer  de  moi-même  la^ 
jouissance  et  le  bonheur  que  tous  les  autres  vont  cher- 
cher si  loin  d'eux. 

Son  exemple  m'étoit  sm^tout  utile  pour  nourrir  ma 
confiance  dans  les  sentiments  que  j'avois  conservés 
seul  parmi  mes  contemporains.  J'étois  croyant,  je  Tai 
toujours  été ,  quoique  non  pas  comme  les  gens  à  sym- 
boles et  à  formules.  Les  hautes  idées  que  j  avois  de  la 
Divinité  me  foisoient  prendre  en  dégoût  les  institu* 
tions  des  hommes  et  les  religions  factices.  Je  ne  voyois 
personne  penser  comme  moi;  je  me  trouvois  seul  au 
milieu  de  la  multitude  autant  par  mes  idées  que  par 
mes  set^tiinents.  Cet  état  solitaire  étoit  triste;  Jean- 
Jacques  vint  m'en  tirer.  Ses  livres  me  fortifièrent 
contre  la  dérision  des  esprits  forts.  Je  trouvai  ses 
prinqipes  si  ccmformes  à  mes  sentiments,  je  les  voyois 
naître  de  méditations  si  profondes,  je  les  voyois  ap* 
puyés  de  si  fortes  raisons,  que  je  Cessai  de  craindre, 
comme  on  me  le  crioit  sans  cesse,  qu  ils  ne  fussent 
louvraip  des  préjugés  et  de  l'éducation.  Je  vis  que, 
dans  ce  siècle  où  la  philosophie  ne  fait  que  détruire , 
cet  auteur  seul  édifioit  avec  solidité.  Dans  tous  les 
autres  livres,  je  démélois  d'abord  la  passion  qui  les 
avoit  dictés,  et  le  but  personnel  que  l'auteur  avoit  eu 
en  vue.  Le  seul  Jean-Jacques  me  parut  chercher  la 
vérité  avec  droiture  et  simplicité  de  coeur.  Lui  seul  me 
parut  montrer  aux  hommes  la  route  du  vrai  bonheur 
enleur  apprenant  à  distinguer  la  réalité  de  l'apparence , 
et  rhomme  de  la  nature  de  rhomme  fioictice  et  iàntas- 


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128  PREMIER   DIALOGUE. 

tique  que  nos  institutions  et  nos  préjugés  lui  ont  sub- 
stitué :  lui  seul  en  un  mot  nie  parut ,  dans  sa  véhé- 
mence ,  inspiré  par  le  seul  amour  du  bien  public  sans 
vlié  secrète  et  sans  intérêt  personnel.  Xe  trouvois  d'ail- 
leurs sa  vie  et  ses  maximes  si  bien  d'accord,  que  je 
me  confirmois  dans  les  miennes ,  et  j'y  prenois  plus 
de  confiance  par  l'exemple  d'un  penseur  qui  les  mé- 
dita si  long-temps ,  d'un  écrivain  qui ,  méprisant  l'esprit 
de  parti  et  ne  voulant  former  ni  suivre  aucune  secte , 
ne  pouyoit  avoir  dans  ses  recherches  d'autre  intérêt 
que  l'intérêt  public  et  celui  de  la  vérité.  Sur  toutes 
ces  idées,  je  me  faisois  un  plan  de  vie  dont  son  com- 
merce auroit  fait  le  charme  ;  et  moi ,  à  qui  la  société 
des  hommes  n'offre  depuis  long-temps  qu'une  fausse 
apparence  sans  réalité ,  sans  vérité,  sans  attachement, 
sans  aucun  véritable  accord  de  sentiments  ni  d'idées, 
et  plus  digne  de  mon  mépris  que  de  mon  empresse- 
ment, je  me  livrois  à  l'espoir  de  retrouver  en  lui  tout 
ce  que  j'avois  perdu,  de  goûter  encore  les  douceurs 
d'une  amitié  sincère ,  et  de  me  nourrir  encore  avec  lui 
de  ces  grandes  et  ravissantes  contemplations  qui  font 
la  meilleure  jouissance  de  cette  vie,  et  la  seule  conso- 
lation solide  qu'on  trouve  dans  l'adversité. 

J'étois  plein  de  ces  sentiments,  et  vous  lavez  pu 
connoître,  quand  avec  vos  cruelles  confidences  vous 
êtes  venu  resserrer  mon  cœur  et  en  chasser  les  douces 
illusions  auxquelles  il  étoit*  prêt  à  s'ouvrir  encore. 
Non ,  vous  ne  connoîtrez  jamais  à  quel  point  vous 
l'avez  déchiré  ;'il  faudroit  pour  cela  sentir  à  combien 
de  célestes  idées  tenoient  celles  que  vousavez détruites. 
Je  touchois  au  moment  d'être  heureux  en  dépit  du  sort 


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PREMIER   DIALOGUE.  12^ 

et  des  hommes,  et  vous  me  replongez  pour  jamais 
dans  toute  ma  misère;  vous  m'ôtez  toutes  les  espé- 
rances qui  me  la  faisoient  supporter.  Un  seul  homme 
pensant  comme  moi  nourrissoit  ma  confiance;  un 
seul  homme  vraiment  vertueux  me  faisoit  croire  à  la 
vertu,  m'animoit  à  la  chérir,  à  Fidolâtrer;  à  tout 
espérer  d'elle  ;  et  voilà  qu'en  m'ôtant  cet  appui  vous 
me  laissez  seul  sur  la  terre  englouti  dans  un  gouffre 
de  msmx ,  sans  qu'il  me  reste  la  moindre  lueur  d'espoir 
dans  cette  vie ,  et  prêt  à  perdre  encore  celui  de  retrouver 
dans  un  meilleur  ordre  de  choses  le  dédommagement 
de  tout  ce  que  j'ai  souffert  dans  celui-ci. 

Vos  premières  déclarations  me  bouleversèrent.  L'ap- 
pui de  vos  preuves  me  les  rendit  plus  accablantes,  et 
vous  navrâtes  mon  ame  des  phis  amères  douleurs  que 
j'aie  jamais  senties.  Lorsqu'entrant  ensuite  dans  le 
détail  des  manœuvres  systématiques  dont  ce  mal- 
heureux homme  est  l'objet,  vou^m'avez  développé  le 
plan  de  conduite  à  son  égard ,  tracé  par  l'auteur  de  ces 
découvertes,  et  fidèlement  suivi  par  tout  le  monde, 
mon  attention  partagée  a  rendu  ma  surprise  plus 
grande  etmonafiEliction  moins  vive.  J'ai  trouvé  toutes 
ces  manœuvres  si  cauteleuses,  si  pleines  de  ruse  et 
d'astuce,  que  je  n'ai  pu  prendre  de  ceux  qui  s'en  font 
un  système  la  haute  opinion  que  vous  vouliez  m'en 
donner  ;  et,  lorsque  vous  les  combHez  d'éloges ,  je  sen- 
tois  mon  cœur  en  murmurer  malgré  moi.  J'admirois 
comment  d'aussi  nobles  motifs  pouvoient  dicter  des 
pratiques  aussi  basses;  comment  la  &usseté,  la  trar 
hison,  le  mensonge,  pouvoient  être  devenus  des  in- 
struments de  bienfaisance  et  de  charité;  comment 


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43o  PREMIER   DIALOGUE. 

en6a  tapt  de  marche^  obliques  pouvoient  s'allier  avec 
la  droiture.  Avois-je  tort?  Voyez  vous-même,  et  rap- 
pelez-vous tout  ce  que  vous  m'avez  dit.  Ah!  convenez 
du  moioi  (fie  tant  d'enveloppes  ténébreuses  sont  un 
manteau  bien  étrange  pour  la  vertu. 

La  ^rce  de  vos  preuves  Temportoit  néanmoins  sur 
tous  les  soupçons  que  ces  machinations  pouvoient 
•m'inspirer.  Je  voyois  qu'après  tout  cette  bizarre  con- 
duite, toute  choquante  qu'elle  me  paroissoit,  n'en 
étoit  pas  moins  upe  œuvre  de  miséricorde ,  et  que , 
voulant  épargner  à  un  scélérat  les  traitements  qu'il 
avoit  mérités,  il  falloit  bien  prendre  des  précautions 
exti;£iordinaires  pour  prévenir  le  scandale  de  cette  in- 
dulgence ,  et  la  mettre  à  un  prix  qui  ne  tentât  ni  d'au- 
tres d'en  désirer  une  pafeille ,  ni  lui-même  d'en  abuser* 
Voyant  ainsi  tout  le  monde  s'empresser  à  l'envi  de  le 
rassasier  d'opprobrçs  et  d'indignités,  loin  de  le  plain- 
dre, je  le  niéprisois  davantage  d'acheter  si  lâchement 
l'impunité  au  prix  d'un  pareil  destin. 

Vous  m'avez  répété  tout  cela  bien  des  fois ,  et  jç 
me  le  disois  après  vous  en  gémissant.  L'angoisse  de 
mon  cœur  n'empêchoit  pas  ma  raison  d'être  subju- 
guée, et  de  cet  assentiment  que  j'étois  forcé  de  vous 
donner  résultoit  la  situation  d'ame  la  plus  cruelle 
pour  un  honnête  homme  infortuné,  auquel  on  arra- 
che impitoyablement  toutes  les  consolations ,  toutes 
les  ressources ,  toutes  les  espérances  qui  lui  rendoient 
ses  maux  supportables. 

Un  trait  de  lumière  est  venu  me  rendre  tout  cela 
dans  un  instant.  Quand  j'ai  pensé ,  quand  vous  m'avez 
confirmé  vous-même,  que  cet  homme  si  indi^pnement 


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PREMIEE   DIALOGUE,  i3l 

traité  pour  t^nt  de  crimes  atroces  n  avoit  été  cpn- 
vaincu  d^avLCUû,  vous,  avez  d'un  seul  mot  renversé 
toutes  vos  preuves;  et,  si  je  nai  pas  vu  Timposture 
où  vous  prétendez  voir  Tévidetice,  cette  évidence  au 
moins  a  tellement  disparu  à  mes  yeux,  que  dans  tout 
ce  que  vous  i?i  aviez  démprftré  je  ne  vois  plus^ qu'un 
problème  insoluble,  un  mystère  effrayant^  impéné- 
trable,  que  la  seule  conviction  du  coupable  peut 
éclaircir  à  mes  yeux. 

Nous  pensons  bien  différemment,  ûionsieur,  vous  et 
moi  sur  cet  article.  Selon  yous ,  l'évidence  des  crimes 
supplée  à  cette  conviction;  et,  selon  moi,  cette  évi- 
dence consiste  §i  essentiellemenf  dans  cette  conviction 
même,  qu  elle  ne  peut  exister  sans  elle.  Tant  qu'on 
la'a  pas  entendu  l'acctfsé,  les|)reuyes  qui  le  condam- 
nent, quelque  fortes  qu'elfes  soient,  quelque  con- 
vaincantes qu'elles  paroissen}^,  manquent  du  sceau 
qui  peut  les  montrer  telles  même  lorsqu'il  n'a  pas  été 
possible  d'#iitendri^  l'açcuçé ,  comme  lorsqu'on  ^t  le 
procès  à  la  méftu)ire  d'uu  mort;  car,  en  présumant 
qu'il  n'auroit  riçn  eu  à  répondre^  on  peut  avoir  raison , 
mais  on  a  tort  de  changer  cette  présomption  en  cer- 
titude pour  le  condamner,  et  il  n'est  permis  de  punir 
le  crime  que  ^||jand  il  ne  reste  aucun  moyen  d'en 
douter*  Mais  quand  on  vient  jusqu'à  refuser  d'enten- 
dre l'accusé  vivant  et  présent,  bien  que  la  chose  soit 
possible  et  facile ,  qucmd  on*  prend  des  mesures  ex- 
traordinaires pour  l'empêcher  de  parler,  quand  on 
lui  cadie  avec  le  plus  grand  soin  l'accusation ,  l'accu- 
sateur, les  preuves,  dès-lors  toutes  ces  preuves  de- 
venues .suspectes  perdant  toute  leur  force  sur  mou 

9- 


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l32  PHEMÏER  DIALOGUE, 

esprit.  N  oser  les  soumettre  à  Tépreuve  qui  les  con- 
firme, c'est  me  faire  présumer  qu  elles  ne  la  soutien- 
droîent  pas.  Ce  grand  principe,  base  et  sceau  de  toute 
justice,  sans  lequel  la  société  humaine  crouleroit  par 
ses  fondements ,  est  si  sacré,  si  inviolable  dans  la  pra- 
tique, que,  quand  toute  la  ville  auroit  vu  un  homme 
en  assassiner  un  autre  dans  la  place  publique,  encore 
ne  puniroit-on  point  l'assassin  sans  Tavoir  préalable- 
ment entendu. 

Le  Fr.  Hé  quoi!  des  formalités  judiciaires  qui  doi- 
vent être  générales  et  sans  exception  dans  les  tribu- 
naux, quoique  souvept  superflues,  font-elles  loi  dans 
des  cas  de  grâce  et  de  bénignité  comme  celui-ci?  D'ail- 
leurs l'omission  de  ces  formalités  peut-elle  changer 
la  nature  des  choses ,  (aire  que  ce  qui  est  démontré 
cesse  de  l'être,  rendre  obscur  ce  qui  est  évident;  et, 
dans  l'exemple  que  vous  Venez  de  proposer,  le  délit 
seroit-il  moins  avéré,  le  prévenu  seroit-il  moins  cou- 
pable quand  on  négligeroit  de  l'entendre;  et,  quand 
sur  la  seule  notoriété  du  fait  on  l'auroit  roué  sans 
tous  ces  interrogatoires  d'usage ,  en  seroit-on  moins 
sûr  d'avoir  puni  justement  un  assasân?  Enfin  toutes 
ces  formes  établies  pour  constater  les  délits  ordinaires 
sont-elles  nécessaires  à  l'égard  d'un  monstre  dont  la 
vie  n'est  qu'un  tissu  de  crimes ,  et  reconnu  de  toute 
la  terre  pour  être  la  honte  et  l'opprobre  de  l'huma- 
nité? Celui  qui  n'a  rien  d'humain  mérite-t-il  qu'on  le 
traite  en  homme  ? 

Rouss.  Vous  me  faites  frémir.  Est-ce  vous  qui  parlez 
ainsi?  Si  je  le  Croyois,  je  fiiirois,  au  lieu  de  répondre. 
Mais  non,  je  vous  connois  trop  bien.  Discutons  de 


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PREMIER   DIALOGUE.  l33 

sang  froid  avec  vos  messieurs  ces  questions  impor- 
tantes d'où  dépend ,  avec  le  maintien  de  l'ordre  so- 
cial, la  conservation  du  genre  humain.  D après  eux, 
vous  parlez  toujours  de  clémence  et  de  grâce;  mais, 
avant  d'examiner,  quelle  est  cette  grâce ,  il  faudroit 
voir  d'alïord  si  ç]en  est  ici  le  cas ,  et  comment  elle  y 
peut  avoir  lieu.  Le  droit  de  faire  grâce  suppose  celui 
de  punir,  et  par  conséquent  la  préalable  conviction  du 
coupable.  Voilà  premièrement  de  quoi  il  s'agît. 

Vous  prétendez  que  cette  conviction  devient  su- 
perflue où  régne  l'évidence  :  et  moi  je  pense  au  cour 
traire  qu'en  fait  de  délit  l'évidence  ne  peut  résultei: 
que  de  la  conviction  du  coupable,  et  qu'on  ne  peut 
prononcer  sur  la  force  des  preuves  qui  le  condamr 
nent  qu'après  l'avoir  entendu.  La  raison  cm  est  que, 
pour  faire  sortir  aux  yeux  des  hommes  la  vérité  du 
sein  des  passions,  il  faut  que  ces  passions  s'entre- 
choquent, se  combattent,  et  que  celle  qui  accuse 
trouve  un  contre-poids  égal  dans  celle  qui  défend, 
afin  que  la  raison  seule  et  la  justice  rompent  l'équi? 
libre  et  fassent  pencher  la  balance.  Quand  un  homme 
se  fait  le  délateur  d'un  autre,  il  est  probable»,  il  est 
presque  sûr  qu'il  est  mu  par  quelque  passion  secrète 
qu'il  a  grand  soin  de  déguiseri  Mais  quelque  raison 
qui  le  détermine,  et  ftrt-ce  même  un  motif  de  pure 
vertu ,  toujours  est-il  certain  que  du  moment  qu'il 
accuse  il  est  animé  du  vif  désir  de  montrer  Faccusé 
coupable,  ne  fût-ce  qu'afin  de  ne  pas  passer  pour 
calomniateur  ;  et  comme  d'ailleurs  il  a  pris  à  loisir 
toutes  ses  mesures,  qu'il  s'est  donné  tout  le  temps 
d'arranger  ses  machines  et  de  concerter  ses  moyens 


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l34  PREMIER   DIALOGUE, 

et  ses  preuves,  le  moins  qu'on  puisse  faire  pour  se 
garantir  de  surprise  est  de  les  exposer  à  Texamen  et 
aux  réponses  de  laccusé,  qui  seul  a  un  intérêt  suffi- 
sant pour  les  examiner  avec  toute  l'attention  possible ,  • 
et  qui  seul  encore  peut  donner  tous  les  éclaircisse- 
ments nécessaires  pour  en  bien  juger.  C'est  par  une 

i  témoins,  en 
de  poids  qu'à- 
in  et  réaction 
laturellement 
la  vérité  :  c'en 
it  en  sa  puis- 
eul  avec  toute 
jtre  manque  i 
L  balance?  Le 
juge ,  que  je  veux  supposer  tranquille ,  impartial ,  uni- 
quement animé  de  l'amour  de  la  justice ,  qui  commu- 
némejnt  n'inspire  pas  de  grands  efforts  pour  l'intérêt 
d'autrui,  comment  s'assurera-t-il  d'avoir  bien  pesé  le 
pour  et  le  contre,  d'avoir  bien  pénétré  par  lui  seul 
tous  les  artifices  de  l'accusateur,  d'avoir  bien  démêlé 
des  feits  exactement  vrais  ceux  qu'il  controuve ,  qu'il 
altère ,  qu'il  colore  à  sa  fantaisie ,  d'avoir  même  deviné 
ceux  qu'il  tait  et  qui  changent  l'effet  de  ceux  qu'il  ex- 
pose? Quel  est  l'homme  audacieux  qui,  non  moins 
sûr  de  sa  pénétration  que  de  sa  vertu ,  s'ose  donner 
pour  ce  juge-là?  Il  faut,  pour  remplir  avec  tant  de 
confiance  un  devoir  si  téméraire,  qu'il  se  sente  l'in- 
faillibilité d'un  dieu. 

Que  seroit-ce  si,  au  lieu  de  supposer  ici  un  juge 
par&itement  intégre  et  sans  passion ,  je  lé  supposois 


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PREMIER  DIALOGUE.  l35 

animé  d'un  desir  secret  de  «rouver  Taccûsé  coupable , 
et  ne  cherchant  c[ue  des  moyens  plausibles  de  justifier 
sa  partialité  à  ses  propres  yeux? 

Cette  seconde  supposition  pourroit  avoir  j^us  d'une 
appUcation  dans  le  cas  particulier  qui  nous  occupe; 
mais  n'en  cherchons  point  d'autre  que  la  célébrité 
d'un  auteur  dont  les  succès  passés  blessent  l'amour- 
propre  de  ceux  qui  n'en  peuvent  obtenir  de  pareils. 
Tel  applaudit  à  la  gloire  d'un  homme  qu'il  n'a  nul 
espoir  d'offusquer,  qui  travailleroit  bien  vite  à  lui 
faire  payer  cher  Téclat  qu'il  peut  avoir  de  plus  que 
lui,  pour  peu  quTl  vît  de  jour  à  y  réussir.  Dès  qu'un 
homme  a  eu  le  malheur  de  se  distinguer  à  certain 
point,  à  moins  qu'il  ne  se  fasse  craindre  ou  qu'il  ne 
tienne  à  quelque  parti,  il  ne  doit  plus  compter  sur 
l'équité  des  autres  à  son  égard  ;  et  ce  sera  beaucoup  si 
ceux  mêmes  qui  sont  plus  célèbres  que  lui  lui  par- 
donnent la  petite  portion  qu'il  a  du  bruit  qu'ils  vou- 
cboient  faire  tout  seuls. 

Je  n'ajouterai  rien  de  plus.  Je  ne  veux  parler  ici 
qu'à  votre  raison.  Cherchez  à  ce  que  je  viens  de  vous 
dire  une  réponse  dont  elle  soit  contente,  et  je  me  tais. 
En  attendant  voici  ma  conclusion  :  Il  est  toujours  in- 
juste et  téméraire  de  juger  un  accusé,  tel  qu'il  soit, 
sans  vouloir  l'entendre  ;  mais  quiconque  jugeant  un 
homme  qui  a  feit  du  bruit  danis  le  monde ,  non  seule- 
ment le  juge  sans  l'entendre,  mais  se  cache  de  lui  pour 
le  juger,  quelque  prétexte  spécieux  qu'il  allègue ,  et 
fùt-il  vraiment  juste  et  vertueux,  fàt-il  un  ange  sur 
la  terre ,  qu'il  rentre  bien  en  lui-même ,  l'iniquité ,  sans 
qu'il  s'en  doute,  est  cachée  au  fond  de  son  cœur.. 


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l36  PREMIER  DIALOGUE. 

Étranger,  sans  parents,  sans  appui,  seul,  aban- 
donné de  tous,  trahi  du  plus  grand  nombre,  Jean- 
Jacques  est  dans  la  pire  position  où  Ton  puisse  être 
pour  être  jugé  équitableznent.  Cependant,  dans  les 
jugements  sans  appel  qui  le  condamnent  à  Finfamie , 
qui  est-ce  qui  a  pris  sa  défense  et  parlé  pour  lui?  qui 
est-ce  qui  s'est  donné  la  peine  d'examiner  l'accusa- 
tion, les  accusateurs,  les  preuves,  avec  ce  zélé  et  ce 
soin  que  peut  seul  inspirer  l'intérêt  de  soi-mêipe  ou 
de  son  plus  intime  ami? 

Le  Fr.  Mais  vous-même,  qui  vouliez  si  fort  être  le 
sien,  n'avez-vous  pas  été  réduit  mi  silence  par  les 
preuves  dont  j'étois  armé  ? 

Rouss.  Avois-je  les  lumières  nécessaires  pour  les 
apprécier ,  et  distinguer  à  travers  tant  de  trames  ob- 
scures les  fausses  couleurs  qu'on  a  pu  leur  donner? 
,  suis-je  au  fait  des  détails  qu'il  faudroit  connoître? 
puis-je  deviner  les  éclaircissements,  les  objections, 
les  solutions  que  pourroit  donner  l'accusé  sur  des 
faits  dont  lui  seul  est  assez  instruit?  D'un  mot  peut- 
être  il  eût  levé  des  voiles  impénétrables  aux  yeux  de 
tout  autre ,  et  jeté  du  jour  sur  des  manœuvres  que  nul 
mortel  ne  débrouillera  jamais.  Je  me  suis  rendu,  non 
parceque  j'étois  réduit  au  silence,  mais  parceque  je 
l'y  croyois  réduit  lui-même.  Je  n'ai  rien,  je  l'avoue, 
à  répondre  à  vos  preuves.  Mais  si  vous  étiez  isolé  sur 
la  terre,  sans  défense  et  sans  défenseur,  et  depuis 
vingt  ans  en  proie  à  vos  ennemis  comme  Jean-Jac- 
ques ,  on  pourroit  sans  peine  me  prouver  de  vous  en 
secret  ce  que  vous  nfavez  prouvé  de  lui,  sans  que 
j'eusse  rien  non  plus  à  répondre.  En  seroit-ce  asse^ 


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PREMIER  DIALOGUE.  iSy 

pour  vous  juger  sans  appel  et  sans  vouloir  vous 
écouter? 

Monsieur,  c'est  ici,  depuis  que  le  monde  existe, 
la  première  fois  qu'on  a  violé  si  ouvertement,  si  pu- 
bliquement, la  première  et  la  plus  sainte  des  lois  so- 
ciales, celle  sans  laquelle  il  n  y  a  plus  de  sûreté  pour 
Finnocence  parmi  les  hommes.  Quoi  qu'on  en  puisse 
dire,  il  est  faux  qu'une  violation  si  criminelle  puisse 
avoir  jamais  pour  motif  l'intérêt  de  l'accusé;  il  n'y  a 
que  celui  des  accusateurs,  et  même  un  intérêt  très 
pressant,  qui  puisse  les  y  déterminer,  et  il  n'y  a  que 
la  passion  des  juges  qui  puisse  les  faire  passer  outre 
malgré  l'infraction  de  cette  loi.  Jamais  ils  ne  souffi^i- 
roient  cette  infraction,  s'ils  redoutoient  d'être  in- 
justes. Non ,  il  n'y  a  point ,  je  ne  dis  pas  de  juge 
éclairé,  mais  d'homme  de  bon  sens,  qui,  sur  les  me- 
sures prises  avec  tant  d'inquiétude  et  de  soin  pour  ca- 
cher à  l'accusé  l'accusation,  les  témoins,  les  preuves, 
ne  sente  que  tout  cela  ne  peut  dans  aucun  cas  possi- 
ble s'expliquer  raisonnablement  que  par  l'imposture 
de  l'accusateur. 

Vous  demandez  néanmoins  quel  inconvénient  il  y 
auroit,  quand  le  crime  est  évident,  à  rouer  l'accusé 
sans  l'entendre.  Et  moi  je  vous  demande  en  réponse 
quel  est  l'homme,  quel  est  le  juge  assez  hardi  pour 
oser  condamner  à  mort  un  accusé  convaincu  selon 
toutes  les  formes  judiciaires,  après  tant  d'exemples 
funestes  d'innocents  bien  interrogés,  bien  entendus , 
bien  confrontés,  bien  jugés  selon  toutes  les  formes, 
et,  sur  une  évidence  prétendue,  mis  à  mort  avec  la 
plus  grande  confiance  pour  des  crimes  qu'ils  n'avoient 


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l38  PREMIER  DIALOGUE, 

point  commis.  Vous  demandez  quel  inconvénient  il  y 
auroit,  quand  le  crime  est  é\ddent,  à  rouer  Taccusé 
sans  Tentendre.  Je  réponds  que  votre  supposition  est 
impossible  et  contradictoire  dans  les  termes;  parce- 
que  l'évidence  du  crime  consiste  essentiellement  dans 
la  conviction  de  l'accusé,  et  que  toute  autre  évidence 
ou  notoriété  peut  être  fausse,  illusoire,  et  causerie 
supplice  d'un  innocent.  En  faut-il  confirmer  les  rai* 
sons  par  des  exemples?  Par  malheur,  il  ne  nous  man- 
queront pas.  En  voici  un  tout  récent  tiré  de  la  gazette 
de  Leyde,  et  qui  mérite  d'être  cité.  Un  homkne  accusé 
dans  un  tribunal  d'Angleterre  d'un  délit  notoire, 
attesté  par  un  témoignage  public  et  unanime,  se  dé- 
fendit par  un  alibi  bien  singulier.  Il  soutint  et  prouva 
que  le  même  jour  et  à  la  même  heure  où  on  Favoit  vu 
commettre  le  crime ,  il  étoit  en  personne  occupé  à  se 
défendre  devant  un  autre  tribunal ,  et  dans  une  autre 
ville,  d'une  accusation  toute  semblable.  Ce  fait,  non 
moins  parfaitement  attesté ,  mit  les  juges  dans  un 
étrange  embarrais.  A  force  de  recherches  et  d'enquêtes, 
dont  assurément  on  ne  se  seroit  pas  avisé  sans  cela , 
on  découvrit  enfin  que  les  délits  attribués  à  cet  ac- 
cusé avoient  été  commis  par  un  autre  homme  moins 
connu,  mais  si  semblable  au  premier  de  taille,  de 
figure  et  de  traits ,  qu'on  avoit  constamment  pris  l'un 
pour  l'autre.  Voilà  ce  qu'on  n'eût  point  découvert  si , 
sur  cette  prétendue  notoriété,  on  se  fût  pressé  d'ex- 
pédier cet  homme  sans  daigner  l'écouter;  et  vous 
voyez  comment,  cet  usage  une  fois  admis,  il  pourroit 
aller  de  la  vie  à  mettre  un  habit  d'une  couleur  plutôt 
que  d'une  autre. 


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l4o  PREMIER   DIALOGUE, 

des  juges ,  dans  un  secret  éternel ,  à  moins  que  quel- 
que événement  extraordinaire  ne  les  en  tire. 

C  en  est  un  de  cette  espèce  qui  me  rappelle  chaque 
jour  ces  idées  à  mon  réveil.  Tous  les  matins  avant 
le  jour,  la  messe  de  la  pie,  que  j'entends  sonner  à 
Saint-Eustache*,  me  semble  un  avertissement  bien 
solennel  aux  juges  et  à  .tous  les  hommes  d'avoir 
une  confianoe  moins  téméraire  en  leurs  lumières, 
d'opprimer  et  mépriser  moins  la  foiblesse,  de  croire 
un  peu  plus  à  l'innocence ,  d'y  prendre  un  peu  plus 
d'intérêt,  de  ménager  un  peu  plus  la  vie  et  l'honneur 
de  leurs  sètaiblables ,  et  enfin  de  craindre  quelquefois 
que  trop  d'ardeur  à  punir  les  crimes  ne  leur  en  fasse 
commettre  à  eux-mêmes  de  bien  affreux.  Que  la  sin- 
gularité des  cas  que  je  viens  de  citer  les  rende  uniques 
chacun  dans  son  espèce,  qu'on  les  dispute,  qu'on  les 
nie  enfin  si  l'on  veut,  combien  d'autres  cas  non  moins 
imprévus,  non  moins  possibles,  peuvent  être  aussi 
singuliers  dans  la  leur!  Où  est  celui  qui  sait  détermi- 
ner avec  certitude  tous  les  cas  où  les  hommes,  abusés 
par  de  fausses  apparences ,  peuvent  prendre  l'impos- 
ture pour  l'évidence,  et  l'erreur  pour  la  vérité?  Quel 
est  l'audacieux  qui ,  lorsqu'il  s'agit  de  juger  capitale- 
ment  un  homme ,  passe  en  avant,  et  le  condamne  sans 

*  On  désignoit  sous  ce  nom  une  messe  qui  se  disoit  chaque  jour 
dans  cette  église ,  en  mémoire  d*une  malheureuse  servante  cjpii  fut 
pendue  comme  convaincue  d'avoir  volé  quelques  pièces  d'argen- 
terie. C'est  à  Palaiseau  que  le  prétendu  vol  avoit  été  commis  ;  peu 
de  t^mps  après  ces  pièces  furent  retrouvées  dans  le  clocher  de 
l'église  de  Palaiseau,  avec  beaucoup  d'autres  objets  appartenants  à 
différentes  personnes,  et  il  fut  prouvé  qu'une  pie  les  avoit  tous 
portés  là  par  l'effet  d'une  habitude  naturelle  à  cet  animal. 


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PREMIER  DIALOGUE.  l4l 

avoir  pris  toutes  les  précautions  possibles  pour  se  ga- 
rantir des  .pièges  du  mensonge  et  des  illusions  de 
l'erreur  ?  Quel  est  le  juge  barbare  qui ,  refusant  à  Tac- 
cusé  la  déclaration  de  son  crime,  le  dépouille  du  droit 
sacré  d'être  entendu  dans  sa  défense,  droit  qui,  loin 
de  le  garantir  d'être  convaincu,  si  l'évidence  est  telle 
qu'on  la  suppose,  très  souvent  ne  suffit  pas  même 
pour  empêcher  te  juge  de  voir  cette  évidence  dans 
l'imposture ,  et  de  verser  le  sang  innocent  même  après 
avoir  entendu  l'accusé?  Osez-vous  croire  que  les  tri- 
bunaux abondent  en  précautions  superflues  pour  la 
sûreté  de  l'innocence?  Elx!  qui  ne  sait  au  contraire 
que,  loin  de  s'y  soucier  de  savoir  si  un  accusé  est 
innocent  et  de  chercher  à  le  trouver  tel,  on  ne  s'y 
occupe  au  contraire  qu'à  tâcher  de  le  trouver  cou- 
pable à  tout  prix ,  et  qu'à  lui  ôter  pour  sa  défense  tous 
les  moyens  qui  ne  lui  sont  pas  formellement  accordés 
par  la  loi;  tellement  que  si,  dans  quelque  cas  singu- 
lier, il  se  trouve  une  circonstance  essentielle  qu'elle 
n'ait  pas  prévue,  c'est  au  prévenu  d'expier,  quoique 
innocent,  cet  oubli  par  son  suppHce?  Igttorez-vous 
que  ce  qui  flatte  le  plus  les  juges  est  d'avoir  des  vic- 
times à  tourmenter,  qu'ils  aimeroient  mieux  &ire 
périr  cent  innocents  que  de  laisser  échapper  un  cou- 
pable; et  que,  s'ils  pouvoient  trouver  de  quoi  con- 
danmer  un  homme  dans  toutes  les  formes,  quoique 
persuadés  de  son  innocence ,  ils  se  hâteroient  de  le 
faire  périr  en  l'honneur  de  la  loi  ?  Ils  s'affligent  de  la 
justification  d'un  accusé  comme  d'une  perte  réelle; 
avides  de  sang  à  répandre,  ils  voient  à  regret  échap- 
per de  leurs  mains  la  proie  qu'ils  s'étoiçnt  promise,  et 


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1^2  PREMIER  DIALOGUE, 

n'épargnent  rien  de  ce  qu  ils  peuvent  faire  impuné- 
ment pour  que  ce  malheur  ne  leur  arrive  pas.  Gran- 
dier,  Calas,  Langlade,  et  cent  autres  ont  fait  du  bryit 
par  des  circonstances  fortuites;  mais  quelle  foule  d'in- 
fortunés sont  les  victimes  de  Terreilr  ou  de  la  cruauté 
des  juges,  sans  que  Tinnocence  étoufiFée  sou§  des 
monceaux  de  procédure  vienne  jamais  au  grand  jour, 
'ou  tf y  vienne  que  par  hasard,  long-temps  après  la 
mort  des  accusés,  et  lorsque  pei:^onne  ne  prend  plus 
d'intéi^t  à  leur  sort  !  Tout  nous  montre  ou  nous  fait 
sentir  Tinsuffisance  des  lois  et  Tindifférence  des  juges 
pour  la  protection  des  innocents  accusés ,  déjà  punis 
avant  le  jugement  par  les  rigueurs  du  cachot  et  des 
fers ,  et  à  qui  souvent  on  arrache  à  force  de  tourments 
laveu  des  crimes  qu'ils  n  ont  pas  commis.  Et  vous^ 
comme  si  les  formes  étabUes  et  trop  souvent  inutiles 
étpient  encore  superflues ,  vous  demandez  quel  incon- 
vénient il  y  auroit  quand  le  crime  est  évident  à  rouer 
Taccusé  sans  Fenteujire  !  Allez ,  monsieur,  cette  ques- 
tion n  avoit  besoin  de  ma  part  d'aucune  réponse  ;  et  si , 
quand  vous  la  faisiez ,  elle  eût  été  sérieuse ,  les  mur- 
miM^es  de  votre  cçmiv  y  auroient  assez  répondu. 

Mais  si  jamais  cette  forme  £|i  sacrée  et  si  nécessaire 
pouvpit  être  omise  à  l'égard  de  quelque  scélérat  re- 
connu tel  de  tous  les  temps,  et  jugé  par  la  voix  pur 
hlique  avant  qu'on  lui  imputât  aucun  fait  particulier 
dont  il  eût  à  se  défendre ,  que  puis-je  penser  de  la  voir 
écartée  avec  tant  de  sollicitude  et  de  vigilance  du  ju- 
gement du  monde  où  elle  étoit  le  plus  indispensable , 
de  celui  d'un  homme  accusé  tout  d'un  coup  d'être  un 
monstre  abominable ,  après  avoir  joui  quarante  ans 


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PREMIER  dialogub;.  i43 

de  Festime  publique  et  de  la  bienveillance  de  tous  ceux 
qui  l'ont  connu?  Est-il  naturel,  est-iLraisonnable , 
est-il  juste ,  de  choisir  seul ,  pour  refuser  de  Fentendre, 
celui  .qu'il  faudroit  entendre  par  préférence  quand  on 
se  permettroit  de  négliger  pour  ^'autres  une  aussi 
sainte  formalité?  Je  ne  puis  vous  cacher  qu'une  sécu- 
rité si  cruelle  et  si  téméraire  me  déplaît  et  me  choque 
'  dans  ceux  qjui  s'y  livrent  avec  tant  de  confiance,  pour 
ne  pas  dire  avec  tant  de  plaisir.  Si,  daqs  l'année  1 76 1, 
<|uelqu'un  eût  prédit  cette  légèr^et  dédaigneuse  façon 
déjuger  un  homme  alors  si  universellement  estimé, 
personae  ne  Feûtpu  croire;  et,  si  le  public  regardoit 
de  sang  froid  le  chemin  qu'oi]|'  lui  a  fait  faire  pour 
l'amener  par  degrés  à  cette  étrange  persuasion ,  il  se- 
roit  étonué  Ivii-mêjme  de  voir  les  sentiers  tortueux  et 
ténébreux  par  lesquels  on  l'a  conduit  insensiblement 
jusque-là  sans  qu'il  s'en  soit  aperçu. 

Vous  dites  quç  les  précautions  prescrites  par  le  bon 
sens  et  l'équité  avec  les  hommes  ordinaires  sont  super 
flues  avec  un  pareil  monstre;  qu'ayant  foulé  aux  pieds 
toute  justice  et  toute  humanité,  il  est  indigne  qu'on 
s'assujettisse  en  sa  faveur  aux  régies  qu'elles  inspi- 
rent; que  la  multitude  et  l'énormité  de  ses  crimes  est 
telle  que  là  conviction  de  chacun  en  particulier  en- 
tratneroit  dans  des  discussions  immenses  que  l'évi- 
dence de  tous  rend  superflues. 

Quoi  !  parceque  vous  me  forgez  un  monstre  tel  qu'il^ 
n'en  exista  jamais ,  vous  voulez  vous  dispenser  de  la 
preuve  qui  met  le  sceau  à  toutes  les  autres!  Mais  qui 
jamais  a  prétendu  que  l'absurdité  d'un  fait  lui  servît  de 
preuve,  et  qu'il  suffît  pour  en  établir  la  vérité  de  mon- 


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l44  PREMIER  DIALOGUE, 

trer  qu'il  est  incroyable?  Quelle  porte  large  et  facile 
vouf  ouvrez  à  la  calomnie  et  à  Timposture ,  si ,  pour 
avoir  droit  de  juger  définitivement  un  homme  à  son 
insu  et  en  se  cachant  de  lui,  il  suffit  de  multiplier,  de 
charger  les. accusations,  de  les  rendre  noires  jusqu'à 
faire  horreur,  en  sorte  que  moins  elles  seront  vrai- 
semblablte ,  et  plus  on  devra  leur  ajouter  de  foi  !  Je  ne 
doute  point  qu'un  homme  coupable  d'un  crime  ne  soit 
capable  de  cent;  mais  ce  que  je  sais  mieux  encore, 
c'est  qu'un  homme  accusé  de  cent  crimes  peut  n'être 
coupable  d'aucun.  Entasser  les  accusations  n'est  pas 
convaincre,  et  n'en  sauroit  dispenser.  La  même  raison 
qui,  selon  vous,  rend  sa  conviction  superflue  en  est 
une  de  plus ,  selon  moi ,  pour  la  rendre  indispensable. 
Pour  sauver  l'embarras  de  tant  de  preuves ,  je  n'en 
demande  qu'une,  mais  je  la  veux  authentique,  invin- 
cible ,  et  dans  toutes  les  formes  ;  c'est  celle  du  premier 
délit  qui  a  rendu  tous  les  autres  croyables.  Celui-là 
bien  prouvé,  je  crois  tous  les  autres  sans  preuves; 
mais  jamais  l'accusation  de  cent  mille  autres  ne  sup- 
pléera dans  mon  esprit  à  la  preuve  juridique  de  ce- 
lui-là. 

Le  Fr.  Vous  avez  raison  :  mais  prenez  mieux  ma 
pensée  et  celle  de  nos  messieurs.  Ce  n'est  pas  tant  à  la 
niultitude  des  crimes  de  Jean- Jacques  qu'ils  ont  fait 
.  attention,  qu'à  son  caractère  affreux  découvert  enfin, 
quoique  tard,  et  maintenant  généralement  reconnu. 
Tous  ceux  qui  l'ont  vu,  suivi,  examiné  avec  le  plus  de 
soin,  s'accordent  sur  cet  article,  et  le  reconnoissent 
unanimement  pour  être,  comme  disoit  très  bien  son 
vertueux  patron,  M.  Hume,  la  honte  de  l'espèce  hu- 


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PREMIER   DIALOGUE.  i45 

maine  et  un  monstre  de  méchanceté.  L'exacte  et  ré- 
gulière discussion  des  faits  deivient  superflue  quand  il 
n  en  résulte  que  ce  qu'on  sait  déjà  sans  eux.  Quand 
Jean-Jacques  nauroit  commis  aucun  crime,  il  n'en 
seroit  pas  fnoinsi  capable *de  tous.  On  ne  le  punit  ni 
d'un  délit  ni  d'un  autre ,  mais  on  l'abhorre  comme  les 
couvant  tous  dans  son  cœur.  Je  ne  vois  rien  là  que  de 
juste.  L'horreur  et  l'aversion xles  hommes  est  due  au 
méchant  qu'ils  laissent  vivre  quand  lear  clémence  les 
porte  à  l'épargner. 

Rouss.  Après  nos  précédents  entretiens,  je  ne  m'at- 
tendois  pas  à  cette  distinction  nouvelle.  Pour  le  juger 
par  son  caractère ,  indépendamment  des  faits ,  il  fau- 
droit  que  je  comprisse  comment,  indépendamment  de  • 
ces  mêmes  faits  ^  on  a  si  subitement  et  si  sûrement  re- 
connu ce  caractère.  Quand  je  songe  que  ce  monstre  a 
vécu  quarante  ans  généralement  estimé  et  bien  voulu, 
sans  qu'on  se  soit  douté  de  son  mauvais  naturel,  sans 
que  personne  ait  eu  le  moindre  soupçon  de  ses  crimes, 
je  ne  puis  comprendre  comment  tout^à-coup  ces  deux 
choses  ont  pu  devenir  si  évidentes ,  et  je  comprends 
encore  moins  que  l'une  ait  pu  l'être  sans  l'autre. 
Ajoutons  que  ces  découvertes  ayant  été  iaites  conjoin- 
tement et  tout  d'un  coup  par  la  même  personne,  elle 
a  dû  nécessairement  commencer  par  articuler  des 
faits  pour  fonder  des  jugements  si  nouveaux,. si  con- 
traires à  ceux  qu'on  avoit  portée  jusqu'alors;  et  quelle 
confiance  pourrois-je  autrement  prendre  à  des  appa- 
rences vagues ,  incertaines ,  souvent  trompeuses ,  qui 
n'auroient  rien  de  précis  que  l'on  pût  articuler?  Si 
vous  voyez  la  possibilité  qu'il  ait  passé  quarante  ans 

XVI.  !• 


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PRfiMIER  DIALOGUE.  147 

soit  en  bien  soit  en  m^.  On  applique  à  tout  ee  qu  il 
fait,  à  tout  ce  qu'il  dit,  fidée  quon  s'est  formée  de 
lui.  Chacun  voit  et  admet  tout, ce  qui  confirme  3.#n 
jujjement ,  rejette  ou  explique  à  sa  mode  tout  ce  qui  le 
contrarie.  Tous  ses  mouvements ,  ses  regards ,  ses 
gestes,  sont  interprétés  §elôa cette  idée  :  on  y  rapporte 
ce  qui  sV  rsipporte  le  moins.  Les  mêmes  choses  que 
mille  autres  disent  ou  font,  et  qu'on  dit  ou  jBaiit  soi-* 
mémeindifliéremment,  priment  un  sens  mystérieux 
dès  qu  elles  viennent  de  lui.  On  veut  deviner,  on  veut 
être  pénétrant;  c'est  le  jeunaturèl  de  l'amour-propre: 
on  ¥oit  ce  qu'on  croit  et  non  pas  ce  qu'on  voit.  On  ex- 
plique tout  selon  le  préjugé  qu'on  a,  et  l'on  ne  se 
console  de,  l'erreur  où  l'on  pense  avoir  été,  qu  en  se 
persuadant  qua  c'est  faute  d'attention,  non  de  pé%é- 
tration,"qir'on  y  est  tombé.  TôutYîela  est  si  vai  que,  sî  ' 
deux  hommes  ont  d'un  troisième  des  opinions  oppo- 
sées, c^te- même  ^opposition  régnera  dans  les  obser-. 
vations  qu'ils  feront  sur  lui.  L'un  verra  blanc  etl'autre 
noir;  4' un  trouvera  des  vertus,  l'autre  cfes^  vices,  daiis 
les  actes  les  plus  indifférents  qui  viendront  de  lui;  et 
chacun,  à  force  dHnterprétations  silbtiles,  prouvera 
que  c'est  lui  qui  a  bien  vu.  Le  même  objet,  regardé  en 
différents  temps  avec  des  yeuy  différemment  affectés, 
BOUS  fait  des  impressions  très  différentes,  et  knéme ,  en 
convenant  que  Ferrenr  vient  de  notre  organe ,  on  peut 
s'abuser  encore  en  concluant  qu'on  se  trompoit  au- 
trefois ,  tandis  que  c'est  peut-être  aujourd'hui  qu'on 
se  trompe.  Tout  çed  seroit  vrai  quand  on  n'auroit  que 
l'erreur  des  préjugés  i  craindre.  Que  seroit-ce  si  le 
prestige  des  passions  s^yjoignoit  encore;  si  de  chari- 


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l48  PREMIER   DIALOGUE. 

tables^interpréteS;  toujours  alertes,  alloient  sans  cesse 
au-devant^  de  toutes,  les  idées  favorables  qu'on  pour- 
rait tirer  de  ses  propres  observations  pour  tout  défi- 
gurer, tout  noircir,  tout  empoisonner?  On  sait  à  quel 
point  la  haine  fascine  les  yeiix.  Qui  est-ce  qui  sait  voir 
des  vertus  dans  Fôbjet  de  son  aversion?  qui  est-ce 
qui  ne  voit  pas  le  mal  dans  tout  ce  qui  part  d'unbonune 
odieux?  On  cherche  toujours  à  se  justifier  ses  propres 
sentiments  ;  c'est  encore  un^  disposition  très  naturelle. 
On  s'efforce  à  trouver  haïssable  ce  qu'on  hait;  et,  s'il 
«fit  vrai  que  l'homme  prévenu  voit  ce  qu'il  croit,  il 
Test  bien  plus  encore  que  l'homine  passionné  voit  ce 
qu'il  désire.  La  différence  «st  donc  ici  que,  voyant  jadis 
Jean-Jacques  sans  intérêt,  on  le  jugeoit  sans  partialité, 
et  qu'aujourd'hui  la  prévention  et  la  haine  ne  permet- 
tent plus  ^e  voir  en  kii  que  ce  qu'on  veut  y  trouver. 
Auxquels  donc,  à  votre  avis,  des  anciens  ou  des  nou- 
veaux jugements  le  préjugé  de  la  raison  doit-il  donner 
plus  d'autorité?  ,       * 

..S'il  est  impossible,  comme  je  crois  vous  l'avoir 
prouvé,  que  la  connoissance  cerl^ne  de  la  vérité,  et 
beaucoup  moins  l'évidence,  résulte  de  la  méthode 
qu'oA  a  prise  pour  juger  Jean-Jacques;  si  l'on  a  évité 
à  dessein  les  vrais  moyens  de  porter  sur  son  coippte 
un  jugement  impartial,  infaillible,  éclairé, il  s'ensuit 
que  sa  condamnation,  si  hautement,  êi  fièrement  pro- 
noncée, est  non  seulement  arrogante  et  téméraire, 
mais  violemment  suspecte  de  la  plus  noire  iniquité  ; 
d'où  je  conclus  que,  n'ayant  nul  droit  de  le  juger  clan- 
destinement comme  on  a  fait,  on  n'a  pas  non  plus  œlui 
de  lui  faire  grâce,  puisque  la  grâce  d'un  criminel  n'est 


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PREMIER  DIALOGUE.  l^^ 

que  Texemption  d'une  peine  encourue  et- juridique* 
ment  infligée.  Ainsi  la  clémence  dont  vos  messieurs 
se  vantent  à  son  égard,  cpand  même  ils  useroient 
envers  lui  d^une  bienfaisaAce  réelle,  est  trompeuse  et 
fausse;  et,  quand  ils  comptent  pour  un  bienfait  le  mal 
mérité  dont  ils  disent  exempter  sa  personne,  ils  en 
imposent  et  mentent,  puisqu'ils  ne  Tout  convaincu 
d  aucun  acte  pimissable;  qu'un  innocent  ne  méintant 
aucun  châtiment  n'a  pas  besoin  de  grâce,  et  qu'un 
pareil  mot  n'est  qu'un  outrage  poijir  lui.  Ils  sont  donc 
doublement  injustes,  en  ce  qu'ils  se  font  un  mérite 
envers  lui  d'une  générosité  qu'ils  n'ont  point,  et  en  ce 
qu'ils  ne  feignent  d'épargner  sa  personne  quVffind'ou* 
trager  impunément  son  honneur. 

Venons,  pour  le  sentir,  à  eette  grâce  sur  laquelle 
vous  insistez^  si  fort,  et  voyons  en  quoi  donc  elle  con- 
siste. A  traîner  celui  qui  la  reçoit  d'opprobre  en  op* 
probré  et  de  misère  en  misère ,  sans  lui  laisser  aucun 
moyen  possible  de  s'en  garantir.  Connoissez-vous , 
pour  un  cœur  d'homme,  de  peine  aussi  cruelle  qu'une 
pareille  grâce?  Je  m'en  rapporte  au  tableau  tracé  par 
YousHBême.  Quoi!  c'est  par  bonté,  par  commisérar 
tion,  par  bienveillance,  qu'on  rend  cet  infortuné  le 
jouet  du  public,  la  risée  de  la  canaille,  l'horreur  de 
l'univers;  qu'on  le  prive  de  toute  seciété  humaine > 
qu'on  l'étouffé  à  plaisir  4ans  la  iftnge,  qu'on  Vtmuse 
à  l'entériner  tout  vivant!  S'il  se  pouvoit  que  nous  eus- 
sions à  subir,  vous  ou  moi,  le  dernier  supplice,  vour 
drions-nous  l'iviter  au  prix  d'une  pareille  graoe? 
voudriops-nous  de  la  vie-è  condition  de  la  passer 
ainsi? Non,  sans  doute;  tl  n'y  a  poii^t  datmirmept,, 


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ï5q  premier  dialogue. 

point  de  supplice  que  nous  ne  préférassions  à  celui-là, 
et  la  plus  douloureuse  fin  de  nos  maux  nous  parokroit 
dcisirablé  et  douce  plutôt  que  de  les  prolonger  dans  de 
pareilles  angoisses.  Eh!  (pielle  idée  ont  donc  vos 
messieurs  de  l'honneur,  s'ils  ne  comptent  pas  Fin* 
famie  pour  un  supplice?  Non,  non,  quoi  qu'ils  en 
puissent  dire ,  c.e  n'est  point  accorder  la  vie  que  de  la 
rendre  pire  que  la  mort.  * 

Le  Fr.  Vous  voyez  que  notre  homme  n'en  pense 
pas  ainsi,  puisqu'au  milieu  de  tout  son  opprobre  il 
ne  laisse  pa^  de  vivre  et  de  se  porter  mieux  qu'il  n'a 
jamais  fait.  Il  ne  faut  pas  juger  des  sentiments  d'un 
scélérat  par  ceux  qu'un  honnête  homme  auroit  à  sa 
place.  L'infamie  n'est  douloureuse  qu'A  proportion  de 
l'honneur  qu'un  homme  a  dans  le  cœur.  Les  âmes 
viles ,  insensibles  à  la  honte,  y  sont  dans  leur  élémleiU. 
Le  mépris  n'affecte  guère  celui  qui  s'ea  sent  digne  : 
o'est  un  jugement  auquel  son.  propre  cœur  l'a  déjà 
tout  accoutumé. 

Rouss.  L'interprétation  de  cette  ti'anquillité  stoï- 
que^u  miUeu  des  outrages  dépend  du  jugement  déjà 
porté  sur  celui  qui  les  endure.  Ainsi  ce  n'est  pas  sur 
ce  lang  froid  qu'il  convient  de  juger  l'homme,  mais 
c'est  par  l'homme,  au  contraire,  qu'il  faut  apprécier 
le  sang  froid.  Pour  moi,  je  ne  vois  point  comment 
l'impénétrable  dissimulation^  la  profonde  hypocrisie 
que  vous  avez  prêtée  à  celui-ci  s'accorde  avec  cette 
abjection  presque  incroyable  dont  vous  faites  ici  son 
élément  naturel.  Comment,  monsieur,  un  homme  si 
haut,  si  fier,  si  orgueil! eu|c ,  qui ,  plein  de  génie  et  de 
feu,  apa,  seloqi  vous,  se  contenir  et  garder  quarante 


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PREMIER. DIALOGUE.  l5r 

ans  le  silence  pour  étonner  TEurope  de  la  vigu^ir  de 
sa  plume;  un  homme  qui  met  à  un  si  haut  prix  1  opi^ 
nion  des  autres,  qu'il  a  tout  sacrifié  à  une  iausse  afFec- 


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l52  PREMIER   DiALOGUE. 

font  essuyer.  On  auroit  tort  de  leur  tenir  compté  des 
ir-essources  quils  nont  pujui  ôter  et  qu'ils  n  ont  pas 
même  prévues,  parcequ'à  sa  place  ils  ne  les  trou- 
veroientpas  en  eux.  Vous  avez  beau  me  faire  sonner 
ces  mots  de  bienveillance  et  de  grâce;  [dans  le  téné- 
breux système  auquel  vous  donnez  ces  noms,  je  ne 
vois  qu'un  raffinement  de  cruauté  pour  accabler  un 
infortuné  de  misères  pires  que  la  mort,  pour  donner 
aux  plus  noires  perfidies  un  air  de  générosité ,  et  taxer 
encore  d'ingratitude  celui  qu'on  diffame,  parcequil 
n'est  pas  pénétré  de  reconnoissance  des.  soins  qu'on 
prend  pour  l'accabler  et  le  livrer  sans  aucune  défense 
aux  lâches  assassins  qui  le  poignardent  sans  risque , 
en  se  cachant  à  ses  regards. 

Voilà  donc  en  quoi  consiste  cette  grâce  prétendue 
dont  vos  messieurs  font  tant  de  bruit.  Cette  grâce  n'en 
seroit  pas  une,  même  pour  un  coupable,  à  moins 
qu'il  ne  fut  en  même  temps  le  plus  vil  des  mortels. 
Qu'elle  en  soit  une  pour  cet  homme  audacieux  qui, 
malgré  tant  de  résistance  et  d'ef&ayantes  menaces, 
est  venu  fièrement  à  Paris  provoquer  par  sa  présence 
l'inique  tribunal  qui  l'aVoit  décrété  connoissant  par- 
faitement son  innocence;  qu'elle  en  soit  une  pour  cet 
homme  dédaigneux  qui  cache  si  peu  son  mépris  aux 
traîtres  cajoleurs  qui  l'obsèdent  et  tiennent  sa  des- 
tinée en  leurs  mains':  voilà,  monsieur,  ce  que  je  ne 
comprendrai  jamais;  et  quand  il  seroit  tel  qu'ils  le 
disent ,  encore  falloit-il  savoir  de  lui  s'il  consentoit  à 
conserver  sa  vie  et  sa  liberté  à  cet  indigne  prix;  car 
une  grâce,  ainsi  que  tout  autre  don,  n'est  légitime 
qu'avec  le  consentement,  du  moins  présumé,  de  celui 


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l54  PREMIER  DIALOGUE, 

seroit  doux  pour  un  coupable,  il  est  affreux  pour  un 
ionoceot.  Alléguer  la  douceur  de  ce  traitement  pour 
éluder  la  conviction  de  celui  qui  le  souffre  est  donc 
un  sophisme  aussi  cruel  qu  insensé.  Convenez  de  plus 
que  ce  monstre,  tel  qu'il  leur  a  plu  de  nous  le  forger, 
est  un  personnage  bien  étrange,  bien  nouveau,  bien 
contradictoire ,  un  être  d'imagination  tel  qu'en  peut 
enÊuiter  le  délire  de  la  fièvre,  confusément  formé  de 
parties  hétérogènes,  qui,  par  leur  nombre,  leur  dis- 
proportion, leur  incompatibilité,  ne  sauroient  former 
un  seul  tout;  et  Textravagance  de  cet  a^emblage, 
qui  seule  est  une  raison  d'en  nier  l'existence ,  en  est 
une  pour  vous  de  l'admettre  sans  daigner  la  constater. 
Cet  homme  est  trop  coupable  pour  mériter  d'être  en- 
tendu; il  est  trop  hors  de  la  nature  pour  qu'on  puisse 
douter  qu'il  existe.  Que  pensez-vous  de  ce  raisonne- 
ment? C'est  pourtant  le  vôtre,  ou  du  moins  celui  de 
vos  messieurs. 

Vous  m'assurez  que  c'est  par  leur  grande  bonté, 
par  leur  excessive  bienveillance ,  qu'ils  lui  épargnent 
la  honte  de  se  voir  démasqué.  Mais  une  pareille  gé- 
nérosité ressemble  fort  à  la  bravoure  des  fanfarons, 
qu'ils  ne  montrent  que  loin  du  péril.  Il  me  semble 
qu'à  leur  place ,  et  malgré  toute  ma  pitié ,  j'aimerois 
mieux  encore  être  ouvertement  juste  et  sévère  que 
trompeur  et  fourbe  par  charité ,  et  je  vous  répéterai 
toujours  que  c'est  une  trop  bizarre  bienveillance  que 
celle  qui,  faisant  porter  à  son  malheu^ux  objet,  avec 
tout  le  poids  de  la  haine,  tout  l'opprobre  de  la  déri- 
sion, ne  s'exerce  qu'à  lui  ôter,  innocent  ou  coupable, 
tout  moyen  de  s'y  dérober.  J'ajouterai  que  tentes  ces 


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PREMIER  DIALOGUE.  l55 

vertus  que -vous  me  vantez  dans  les  arbitres  de  sa  des- 
tinée sont  telles,  que  non  seulement,  graeeauciel, 


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l56  PREMIER   DIALOGUE. 

t-ilpas  dû  y  celà^osé,  se  conduire  exaotement  omnme 
il  Ta  fait,  mettre  à  sa  dénonciation  la  condition  de 
la  grince  du  scélérat,  et  le  ménager  tellement,  en  le 
démasquant,  qu'en  lui  donnanè  la  réputation  d'un 
coquin,  on  lui  conservât  lu  liberté  d'un  honnête 
homme? . 

llouss.  Votre  supposition  renferme  des  choses  con- 
tradictoires sur  lesquelles  j'aurois  beaucoup  à  dire. 
Dans  cette  supposition  même,  je  me  serois  conduit, 
et  vous. aussi,  j'en  suis  très  sûr,  6C  tout  autre  homme 
d'honneur,  dWe  façon  1res  différente,  fe'abord,  à 
quelque  prix  que  ce  fût,  je  n'aurois  jamais  vouluMé- 
noncer  le-scélérat  sans  tSae  montrer  et  le  confondre, 
vu  surtout  les  liaisons  antérieures  que  vous  supposez, 
et  qui  obligeoierit  encore  plue  étroitement  l'accusa* 
teur  de  prévenir  préalablement  le  coupable  de  c#  que 
son  devoir  l'obligeoit  à  faire  k  son  égard.  Encore 
moins  atiroi*je  voulu  prendre  des  mesures  extraor- 
dinaires pout  einpêcher  que  mon  nom ,  mes  accusa- 
tions, mes*  preuves ,  ne  parvinssent  à  ses  oreilles, 
parcequ'en  tout  état  4e  cause  un  dénonciateur  qui  se 
cache  joue  un  t6ie  odieux ,  bas ,  lâx:he ,  j  ustement  sus- 
pect d'imposture,  et  qu'il  n'y  a  nulle  raison  suffisante 
qui  puisse  obliger  «n  honnête  homme  à  faire  un  acte 
injuste  et  flétrissant.  Dès  que  vous  supposez  l'ol)!!- 
gation  de  dénoncer  le  itialfaiteur,  vous  supposez 
aussifielle  de  le  convaincre,  parceque  la  première  de 
ces  deux  obligatioùs  emporte  nécessairement  l'autre, 
et  qu'il  faut  où  se  montrer'et  confwidre  l'accusé,  ou, 
si  l'on  veut  se  cache»  de  lai  ,^  se  taire  fivGC  tout  le 
monde  :  il  n'y  a  point  de  milieu.  Cette  conviction  de 


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l58  PREMIER  DIALOGUE. 

son;  mms  je  suis  fâché  pour  vos  messieurs.que ,  parmi 
tant  de  meilleures  leçons  qu'il  a  données  et  quil  eût 
mieux  valu  suivre,  ils  n  aient  profité  que  de  celle-là. 

Au  reste  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  rien  trpuvé 
de  pareil  dans  les  livres  de  Jean-Jacques.  @ù  donc 
a-t-il  établi  ce  nouveau  précité  si  contraire  à  tous 
les*  autres? 

Le  F*.  Daûs  un  vers  de  comédie. 

JRouss.  Qu^d  est-ce  qu'il  a  fait  jouer  cette  comédie? 

Le  Fr.  Jamais. 

Rouss.  Où  est-ce  qu'il  Fa  fait  imprimer? 

Le  Fr.  Nulle  part. 

Rouss.  Ma  foi,  je  ne  vous  entends  point. 

Le  Fr.  C'est  une  espèce  de  farce  qu'il  écrivit  jadis 
à  la  hâte  et  presque  impromptu  à  la  campagne,  dans 
un  moment  de  gaieté,  qu'il  n'a  pas  même  daigné  cor- 
riger ,  et  que  nos  messieurs  lui  ont  volée  comme  beau- 
coup d'autres  choses  qu'ils  ajustent  ensuite,  à  leur 
façon  pour  l'édification  publique. 

Rouss.  Mais  comment  ce*  vers  est-il  employé  dans 
cette  pièce?  Est-ce  lui-même  qui  le  prononce? 

Le  Fr.  Non;  c'est  une  jeune  fiUe  qui,  se  croyant 
trahie  par  son  amant ,  le  dit  dans  un  moment  de  dépit 
pour  s'encourager  à  intercepter,  ôgavrir  et  garder  une 
lettre  écrite  par  cet  amant  à  sa  rivale.  • 

Rouss.  Quoi t Monsieur,,  un  mot  dit  par  un^ jeune 
fille  amoureuse  et  piquée,  dans  l'intrigue  galante 
d'une  farce  'écrite  autrefois  à  la  hâte,  et  qui  n'a  été 
ni  corrigée,  ni  imprimée,  ni  représentée;  ce  mot  en 
Fair  dont  eUe  appuie ,  dans  sa  colère,  un  acte  qui  de 
sa  part  n'est  pas  même  une  trahison;  ce  mot,  dont  il 


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PREMIER   DIALOGUE.  iSg 

VOUS  plaît  de  fiiire  une  maxime  de  Jean- Jacques,  est 
Tunique  autorité  sur  laquelle  vos  messieurs  ont  ourdi 
Faffreux  tissu  de  trahisons  dont  il  est  enveloppé? 
Voudriez-vous  que  je  répondisse  à  cela  sérieusement? 
Me  lavez-vous  dit  sérieusement  vousHoaéme?  Hon; 
votre  air  seul,  en  le  prononçant,  uxe  dispensoit  d'y 
répondre.  Ëb  !  qu  on  lui  doive  ou  non  de  ne  pas  le 
ti^ahir ,  tout  homme  d'honneur  ne  se  doit-il  pas  à  lui- 
même  de  n'être  un  ti'attre  envers  personne?  Nos  de- 
voirs envers  les  autres  auroient  beau  varier  selon  les 
temps >  les  gens,  les  occasions,  ceux  envers  nous- 
mêmes  ne  varient  point;  et  je  ne  puis  penser  que 
celui  qui  ne  se  croit  pas  obligé  d'être  bonnête  homme 
avec  tout  le  monde  le  soit  jamais  avec  qui  que  ce  soit. 
Mais,  sans  insister  sur  ce  point  davantage,  allons 
plus  loin.  Passons  au  dénonciateur  d'être  un  lâche  et 
un  traître  sans  néanmoins  être  un  imposteur,  et  aux 
juges  d'être  menteurs  et  dissimulés  sans  néanmoins 
être  iniques  :  quand  cette  manière  de  procéder  seroit 
a^ssi  juste  et  permise  qu'elle  est  insidieuse  et  perfide , 
quelle  en  seroit  l'utilité  dans  cette  occasiosi  pour  la 
fin^ue  vous  alléguez?  Où  donc  est  la  nécessité,  pour 
faire  grâce  à  un  criminel ,  de  ne  pas  l'entendre?  Pour- 
quoi lui  cacher  à  lui  seul ,  avec  tant  de  machines  et 
d'artifices,  ses  crimes  qu'il  doit  savoir  mieux  que  per- 
sonne, s'il  est  vrai  qu'il  les  ait  commis?  Pourquoi 
fuir,  pourquoi  rejeter  avec  tant  d'efïiroi  la  manière  la 
plus  sûre,  la  plus  juste,  la  plus  raisonnable  et  la  plu» 
naturelle ,  de  s'assurer  de  lui  sans  lui  infliger  d'autre 
peine  que  celle  d'un  hypocrite  qui  se  voit  conffmdu? 
C'est  la  punition  qui  naît  le  mieux  de  la  chose,  qui 


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l6o  PREMIER  DIALOGUE, 

s'accorde  le  mieux  avec  la  grâce  qu'on  veut  lui  faire, 
avec  les  sûretés  qu'on  doit  prendre  pour  l'avenir ,  ^t 
qui  seule  prévient  deux  grands  scandales;  savoir, 
celui  de  la  publication  des  crimes  et  celui  de  leur  im- 
punités Vos  messieurs  allèguent  néanmoins  pour  rai- 
son de  leurs  prgcédés  frauduleux  le  soin  d'éviter  le 
scandale.  Mais  si  le  acandale  consiste  essentiellement 
dans  la  publicité ,  je  ne  vois  point  celui  qu'on  évite  en 
cachant  le  crime  au  coupable  qui  ne  peut  l'ignorer, 
et  en  le  divulguant  parmi  tout  le  reste  des  hommes 
qui  n'en  savoient  rien.  L'air  de  mystère  et  de  réserve 
qu'on  met  à  cette  publication  ne  sert  qu'à  l'accélérer. 
Sans  doute  le  public  est  toujours  fidèle  aux  secrets 
TSjta'on  lui  confie:  il**  ne  sortent  jamais  de  son  sein; 
mais  il  est  risible  qu'en  disant  ce  secret  à  l'oreille  à 
tout  le  monde,  et  le  cachant  très  soigneusement  au 
seul  qui ,  s'il  est  coupable ,  le  sait  nécessairement  avant 
tout  autre,  on  veuille  éviter  par  là  le  scandale,  et 
faire  de  ce  badin  mystère  un  acte  de  bienfaisance  et 
de  générosité.  Pour  moi,  avec  une  si  tendre  bienveil- 
lance pour  le  coupable,  j'auroisaçhoisi  de  le  confon- 
dre sans  le  diffamer,  plutôt  que  de  le  diffamer  maxs 
le  confondre;  et  il  faut  certainement,  pour  avoir  pris 
le  parti  contraire,  avoir  eu  d'autres  raisons  que  vous 
ne  m'avez  pas  dites ,  et  que  cette  bienveillance  ne 
comporte  pas. 

Supposons  qu^au  lieu  d'aller  creusant  sous  ses  pas 
tous  ces  tortueux  souterrains ,  au  lieu  des  triples  murs 
de  ténèbres  qu'on  élève  avec  tant  d'efforts  autour  de 
lui,  au  lieu,  de  rendre  le  public  et  l'Europe  entière 
complices  et  témoins  du  scandale  qu'on  feint  de  vou- 


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PREMIER  DIALOGUÉ.  l6l 

loir  éviter,  au  lieu  de  liii  laisser  tranquillement  con- 
tinuer et  consommer  ses  crimes,  en  se  contentant  de 
les  voir  et  de  les  compter  sans  éri  empêcher  aucun; 
supposons,  dis-je,  qu'au  lieu  de  tout  ce  tortilldge  on 
se  Rit  ouvertement  et  directement  adressé  à  lui-même 
et  à  lui  seul;  qu'en  lui  présentant  en  face  son  accusa- 
teur armé  de  toutes  ses  preuves  on  lui  eût  dit  :  «  Misé- 
«  rable,  qui  fais  l'honnête  homme  et  qui  n'es  qu'un 
A  scélérat,  te  voilà  démasqué,  te  voilà  connu;  voilà 
«  tes  faits,  en  voilà  les  preuves ,  qu'as-tu  à  répondre?  » 
11  eût  nié,  direz-vous.  Et  qu'importe?  Que  font  les 
négations  contre  le^  démonstrations?  Il  fût  resté  con* 
vaincu  et  confondu.  Alors  on  eût  ajouté  en  montrant 
son  dénonciateur:  «Remercie  cet  homme  généreux 
«que  sa  conscience  a  forcé  de  t'accuser,  et  que  sa 
«  bonté  porte  à  te  protéger.  Par  son  intercession  l'on 
«  veut  bien  te  laisser  vivre  et  te  laisser  libre  ;  tu  ne 
«  seras  même  démasqué  aux  yeux  du  public  qu'autant 
«  que  ta  conduite  rendra  ce  soin  nécessaire  pour  pré. 
«  venir  la  continuation  de  tes  forfaits.  Songe  que  des 
«  yeux  perçants  sont  sans  cesse  ouverts  sur  toi,  que 
«  le  glaive  punisseur  pend  sur  ta  tête ,  et  qu'à  ton  pre- 
«  mier  crime  tu  ne  lui  peux  échapper.  »  Y  avoit-il,  à 
votre  avis ,  une  conduite  plus  simple ,  plus  sûre  et  plus 
droite,  pour  allier  à  son  égard  la  justice,  la  prudence, 
et  la  charité?  Pour  moi,  je  trouve  qu'en  s'y  prenant 
ainsi ,  l'on  se  fût  assuré  de  lui  par  la  crainte  beaucoup 
mieux  qu'on  n'a  fait  par  tout  cet  immense  appareil 
de  machines  qui  ne  l'empêche  pas  d'aller  toujours  son 
train.  On  n'eût  point  eu  besoin  de  le  traîner  si  bdrba- 
rement,  ou,  selon  vous,  si  bénignement,  dtfns  le 


II 


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i62  PREMIER   DIALOGXJE. 

bourbier;  on  n'eût  point  hiblilé  la  justice  et  la  vertu 
des  honteuses  livrées  de  la  perfidie  et  du  mensonge; 
ses  délateui:3  et  ses  juges  n  eussent  point  été  réduits 
à  se  tenir  sans  cesse  enfoncés  devant  lui  dans  leurs 
tanières,  comme  fuyant  en  coupables  les  regards  de 
leur  victime,  et  redoutant  la  lumière  du  jour:  enfin 
Ton  eût  prévenu,  avec  le  double  scandale  des  crimes 
et  de  leur  impunité,  celui  d'une  maxime  aussi  funeste 
qu'insensée  que  vos  messieurs  semblent  vouloir  éta- 
blir par  son  exemple,  savoir  que,  pourvu  qu'on  ait 
de  l'esprit  et  qu'on  £asse  de  beaux  livres ,  on  peut  se 
livrer  à  toutes  sortes  de  crimes  impunément. 

Voilà  le  seul  vrai  parti  qu'on  avoit  à  prendre ,  si 
l'on  vonloit  absolument  ménager  un  pareil  miséraUe. 
Mais  pour  moi ,  je  vous  déclare  que  je  suis  aussi  loin 
d'approuver  que  de  comprendre  cette  prétendue  clé- 
mence de  laisser  libi^e ,  nonobstant  le  péril,  je  ne  dis 
pas  un  monstre  affreux  tel  qu'on  nous  le  reprqseiUe, 
mais  un  malfaiteur  tel  <}u'il  soit.  Je  ne  trouve  dans 
cette  espèce  de  grâce  ni  raison,  ni  humanité,  ni  sû- 
reté, et  j'y  trouve  beaucoup  moins  cette  douceur  et 
cette  bienveillance  dont  se  vantent  vos  messieurs  avec 
tant  de  bruit.  Rendre  un  homme  le  jouet  du  public  et 
de  la  canaille  ;  le  faire  chasser  successivement  de  tous 
les  asiles  les  plus  reculés ,  les  plus  solitaires ,  où  il 
s'étoit  de  lui-même  emprisonné  et  d'où  certainement 
il  n'étoit  à  portée  de  £ciire  aucuA  mal  ;  le  faire  lapider 
par  la  populace^  le  promener  par  dérision  de  lieu  en 
lieu  toujours  chargé  de  nouveaux  outrages;  lui  ôter 
même  les  ressources  les  plus  indispensables  de  la  so- 
ciété; lui  voler  sa  subsistance  pour  lui  faire  l'aumône, 


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FJIEMIEU  DlAï^aOUl.  i63 

le  depay^r  sur  toute  la  face  de  la  terre;  fsôrç  ^e  tout 
ce  qu  il  lui  importe  le  plus  de  savoir  autant  pour  lui 
de  mystères  impénétrables;  le  rendre  tellement  étraur 
ger ,  odieux,  méprisable  aux  honunes,  quau  lieu'dçs 
lumières,  de  T^ssistance  et  des  conseils,  que  chacun 
doit  trouver  au  besoin  parmi  s^s  frères,  il  ne  trouve 
partout  qu«mbuches,  mensonges,  trahisons,  insul- 
tes; le  livrer  en  un  mot  saps  appui,  sans  protection, 
sans  défense ,  à  ladroite  apimosité  de  ses  epqeinis *' 
c'est  le  traiter  beaucoup  plus  cruellement  que  si  Top 
se  fût  une  bopne  fois  assuré  de  sa  personne  par  upe 
détention,  dans  laquelle ,  avec  la  s<vreté  de  tout  le 
monde,  on  lui,  eût  fait  trouver  la  sienne,  ou  du 
moins  la  tranqpiUité,  Vous  m  avez  i^ppris  qu  il  désira , 
qu  il  demanda  lui-même  cette  détention,  et  qne,  loin 
de  la  lui  accorder  j  on  lui  fit  de  cette  demanda  un  nou- 
veau ^ime  et  un  nouveau  ridicule%  Je  croijs  voir  à-l£^r 
fois  la  raison  dç  la  demande  et  celle  du  refus,  Ne 
pouvant  trpuver  de  refuge  d^ns  les  plus  solitaino^ 
retraites,  çhas3é  ^ucces^vemept  du  sein  disan^ont^^ 
gnes  et  du  milieu  des  Jacs,  foicé  de  fuir  de  lieu  en 
lieu  et  d'errer  sans  cesse  avec  des  peines  et  4c§  dé- 
penses excessives  au  milieu  ^s  d^Qg^rs  et  de»  ou- 
trées, réduit,  k  l'entrée  de  Tbiver ,  à  çourjr  rjgurppe 
pour  y  chercher  up  asile  sans  plus  ss^vpir  qU  ,  et  ^<;r 
d  avance  de  n  être  Ms^é  tranqpille  nplle  pai*t^il  étoit 
naturel  que,  battu,  fatigué  de  taat  d'orage»  il  dé- 
sirât de  finir  se^  pialhenreui^  Jour^  4ans  une  paisible 
<îiiptivité  t  plptôt  que  de  se  vpjr  dwssa  vieillesse  poi^r- 
m^i^  ç\mi^y  Mtottè  ^n%  relâche  dftvtQus  côte*i 
privé  d  une  pww^  popr  y  poser  s^  têt» ,  et  dnn  asile 


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l64  FREMÏER  DIALOGUE. 

OÙ  il  pût  respirer,  jusqu'à  ce  qu'à  force  de  coufises  et 
de  dépenses,  on  l'eût  réduit  à  périr  de  misère,  ou  à 
vivre ,  toujours  errant,  des  dures  aumônes  de  ses  per- 
sécuteurs ,  ardents  à  en  venir  là  pour  le  rassasier  enfin 
d'ignominie  à  leuj?  aise.  Pourquoi  n'a-t-on  pas  con- 
senti à  cet  expédient  $i  sûi**,  si  court,  si  facile,  qu'il 
proposoit  lui-même,  et  qu'il  demandoit  comme  une 
faveur?  N'est-ce  point  qu'on  ne  vouloit  pas  le  traiter 
avec  tant  de  douceur,  ni  lui  laisser  jamais  trouver 
cette  tranquillité  si  désirée?  N'est-ce  poi&t  qu'on  ne 
vouloit  lui  laisser  aucun  relâche ,  ni  le  mettre  dans-tm 
état  où  l'on  n'eût  pu  lui  attribuer  chaque  jour  de  nou- 
veaux crimeg  et  de  nouveaux  livres,  ^t  où  peut-être, 
à  force  de  douceur  et  de  patience ,  eût4l  fait  perdre 
aux  gens  chargés  de  sa  garde  les  fausses  idées  qu'on 
vouMt  donner  de  lui?  N'est-ce  point  enfin  que  dans 
le  projet  si  chéri,  si  suivi,  si  bien  concerté^  de  l'en- 
voyer en  Angleterre ,  il  entroit  des  vues  dont  son  se-  - 
jour  dans  ce  pays-là,  et  les  effets  qu'il  y  a  produits 
semblent  développer  assez  l'objet?  Si  l'on  peut  donner 
à  ce  refus  d'autres  niotifs,  qu'on  me  les,  dise,  et  je 
promets  d'en  montrer  la  fausseté. 

Monsieur,  tout  ce  que  vous  m'avez  appris,  tout  ce 
que  vous  m'avez  prouvé,  est  à  mes  yeux  plein  de 
chosesinconcevables ,  contradictoires ,  absurdes],  qui, 
pour  être  admises,  demanderoient  encore  d'autres 
genres  de  preuves  que  celles  qui  suffisent  pour  les 
plus  complètes  démonstrations  ;  et  c'est  précisément 
ces  mêmes  choses  absurdes  que  ¥Dus  dépouillez  de 
l'épreuve  la  plus  nécessaire  et  qui  met  le  sceau  à  toutes 
les  autres.  Vous  tn  avez  fabriqué  tout  à  votre  aise  un 


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PREMIER  DIALOGUE.  i65 

être  tel  qu'il  n'en  exista  jamais ,  un  monstre  hors  de  la 
nature,  hors  de  la  vraisemblance,  hors  de  la  possi- 
bilité, et  formé  de  parties  inalliables,  incompatibles, 
qui  s'excluent  mutuellement.  Vous  avez  donné  pour 
principes  à  tous  ses  crimes  le  plus  furieux ,  le  plus  in- 
tolérant, le  plus  extravagant  amour-propre,  qu'il  n'a 
pas  laissé  de  déguiser  si  biei>  depuis  sa  naissance  jus- 
qu'au déclin  de  ses  ans  qu'il  n'en  a  paru  nulle  trace 
pendant  tant*  d'années,  et  qu'encore  aujourd'hui  de- 
puis ses  malheurs  il  étouffe  ou  contient  si  bien  qu'on 
n'en  voit  pas  le  moindre  signe.  Malgré  tout  cet  in- 
domptable orgueil ,  vous  m'avez  fait  voir  daus,le  méipe 
être  un  petit  menteur,  un  petit  fripim,  un  petit  cou* 
reur  de  cabarets  et  de  mauvais  lieux,  un  vil  et  crapu- 
leux débauche  pourri  de  vérole ,  et  qui  passoit  sa  vie  à 
aller  escroquant  dans  les  tavernes  quelques  écus  à 
droite  et  à  gauche  aui&nnanants  qui  les  fréquentent. 
-Vous  avez  prétendu  que  ce  même  personnage  étoit  le 
même  homme  qui,  pendant  quarante  ans,  a  véeu 
estimé,  bien  voulu  de  tout  le  monde,  l'auteur  des 
seuls  écrits  dans  ce  siècle  qui  portent  dans  l'ame  des 
lecteuirs  la  persuasion  qui  les  a  dictés,  et  dont  on  sent 
en  les  lisaût  que  l'amour  de  la  vertu  et  le  ^éle  de  la 
vérité  font  l'inimitable  éloquence.  Vous  dites  quejces 
livres  qui  m'émeuvent  ainsi  le  cœur  sont  les  jeux  d'un 
scélérat  qui  ne  sentoit  rieii  de  ce  qu'il  disoit  avec  tant 
d'ardeur  «tt  de  véhémence ,  et  qui  caphoit  sous  un  air 
de  probité  le  venin  dont  il  vouloit  infecter  ^es  lecteurs* 
Vous  me  forcez  même  de  croire  que  ces  écrits  à-la-fois 
si  fiers,  si  touchants,  si  modestes,  ont  été  composés 
parmi  les  pots  et  les  pintes,  et  cbe»les  filles  dejoie^ 


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i66  PREMIER  Dialogue. 

oùTattteur  passoit  sà  vie,  et  vous  me  trandfbtiïiei 
enfin  cet  orgueil  irascible  et  diabolique  en  labjectioti 
d'un  (teur  insensible  et  vil  qui  se  rassasie  sans  peine  de 
Tignominie  dont  labreuve  à  plaisir  la  cha)*ité  du  public. 
Vous  m  avez  figuré  vos  messieurs  qui  disposent  à 
leur  gré  de  sa  réputation ,  dô  sa  persouné ,  et  de  toute 
sa  destinée,  comme  des  modèles  de  vertu,  des  pro^ 
diges  de  générosité*,  des  anges  pour  lui  de  douceur  fet 
de  bienfaisance ,  et  vous  m'avez  a  ppris  en  même  temps 
queTobjet  dé  tous  leurs  tendres  soins  avoit  été  de  le 
rendre  l'horreur  de  l'univers  ,1e  plus  déprisé  des  êtres, 
de  le  traîna  d'opprobre  en  opprobre,  et  de  misère  en 
misère ,  et  de  lui  faire  sentir  à  loisir  dans  les  calamités 
de  la  plus  malheureuse  vie  tous  les  déchirements  que 
peut  éprouver  une  ame  fière  en  se  voyant  le  jouet  et  le 
rebut  du  genre  humain.  Vous  m'avez  appris  quepaf 
pitié ^  par  grâce,  tous  ces  hommes  vertueux  avoient 
bien  voulu  lui  ôtertout  moyen  d'être  instruit  des  rai- 
sons de  tant  d'oUtrâges ,  s'abaisser  en  sa  faveur  au  rôle 
de  cajoleurs  et  de  traîtres,  faire  adroitement  le  plon- 
geon à  chaque  éclaircissement  qu'il  cherchoit  j  l'envi- 
ranner  de  souterrains  et  de  pièges  tellement  tendud 
que  chacun  de  ses  pas  fïkt  nécessairement  une  chute  ^ 
enftn  le  circonvenir  avec  tant  d'adresse  qu'en  butte 
aux  insultes  de  tout  le  monde  il  ne  pût  jamais  savoir 
la  raison  de  rien ,  apprendre  un  seul  mot  de  vérité ,  re<- 
pousser  aucun  outrage,  obtenir  aucune  explication^ 
trpuver,  saisir  aucun  agresseur,  et  qu'à  chaque  in- 
stant,  atteint  des  plus  cruelles  morsures ,  il  sentit  dans 
ceux  qui  l'entourent  la  flexibilité  des  Serpents  ausd 
bi^^que  leur  venin. 


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PREMIER   DIALOGUE.  167 

Vous  avez  fondé  le  système  qu'on  suit  à  son  égard 
sur  des  devoirs  dont  je  n'ai  nulle  idée,  sur  des  vertus 
qui  me  foqt  horreur,  sur  des  principes  qui  renversent 
dans  mon  esprit  tous  ceux  de  la  justice  et  de  la  mo* 
raie.  Figurez-vous  des  gens  qui  commencent  par  se 
mettre  chacun  un  bon  masque  bien  attaché,  qui  s'ar-» 
ment  de  f«r  jusqu'aux  dents,  qui  surprennent  ensuite 
leur  ennemi ,  le  saisissent  par  derrière ,  le  mettent  nu , 
lui  lient  le  corps ,  les  bras ,  les  mains ,  les  pieds ,  la  tête , 
de  façon  qu'il  ne  puisse  remuer,  lui  mettent  un  bâillon 
dans  la  bouche,  lui  crèvent  les  yeux,  retendent  à 
terre,  et  passent  enfin  leur  noble  vie  à  le  massacrer 
doucement  de  peur  que ,  mourant  de  ses  blessures ,  il 
ne  cesse  trop  tôt  de  les  sentir^  Voilà  les  gens  que  vous 
voulez  que  j'admire.  Rappelez ,  monsieur,  votre  équité, 
votre  droiture,  et  sentez  en  votre  conscience  quelle 
sorte  d'admiration  je  puis  avoir  pour  eux.  Vous 
m'avez  prouvé,  j'en  conviens,  autant  que  cela  se  pou- 
voit  par  la  méthode  que  vous  avez  suivie ,  que  ITipmme 
ainsi  terrassé  est  un  monstre  abominable  ;  mais ,  quand 
cela  seroit  aussi  vrai  que  difficile  à  croire ,  l'auteur  et 
les  directeurs  du  projet  qui  s'exécute  à  son  égard 
seroient  à  mes  yeux,  je  le  déclare ,  encore  plus  abomi- 
nables que  lui. 

Certainement  vos  preuves  sont  d'une  grande  force , 
mais  il  est  faux  que  cette  force  aille  pour  moi  jus- 
qu'à l'évidence ,  puisqu'en  fait  de  délits  et  de  crimes, 
cette  évidence  dépend  essentiellement  d'une  épreuve 
qu'on  écarte  ici  avec  trop  de  soin  pour  qu'il  n'y  ait 
pas  à  cette  omission  quelque  puissant  motif  qu'on, 
nous  cache  et  qu'il  importeroit  de  savoir.  J'avoue 


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l68  PREMIER   DIALOGUE, 

pourtant,  et  je  ne  puis  trop  le  répéter ,  que  ces  preuves 
m'étonnent,  et  m'ébranleroient  peut-être  encore,  si 
je  ne  leur  trouvois  d  autres  défauts  non  moins  diri- 
mants  selon  moi. 

Le  premier  est  dans  leur  force  même  et  dans  leur 
grand  nombre  c^Ia  part  doht  elles  viennent.  Toutcela 
me  paroîtroit  fort  bien  dans  des  procédures  juridi- 
ques faites  par  le  ministère  public:  mais  pour  que  des 
particuliers ,  et  qui  pis  est  des  amis ,  aient  pris  tant  de 
peine,  aient  fait  tant  de  dépenses,  aient  mis  tant  de 
tçmps  à  faire  tant  d'informations,  à  rassembler  tant 
de  preuves,  à  leur  donner  tant  de  force,  sans  y  être 
obligés  par  aucun  devoir,  il  faut  qu'ils  aient  été 
animés  pour  cela  par  quelque  passion  bien  vive  qui, 
tant  qu'ils  s'obstineront  à  la  cacher,  me  rendra  sus- 
pect tout  ce  qu'elle  aura  produit. 

Un  autre  défaut  que  je  trouve  à  ces  invincibles 
preuves ,  c'est  qu'elles  prouvent  trop ,  c'est  qu'elles 
prouvent  des  choses  qui  uaturellement  ne  sauroient 
exister.  Autant  vaudroit  me  prouver  des  miracles,  et 
vous  savez  que  je  n'y  crois  pas.  Il  y  a  dans  tout  cela 
des  multitudes  d'absurdités  auxquelles  avec  toutes 
leurs  preuves  il  ne  dépend  pas  de  mon  esprit  d'ac- 
quiescer. Les  explications  qu'on  leur  donne,  et  que 
tout  le  monde,  à  ce  que  vous  m'assurez,  trouve  «i 
claires,  ne  sont  à  mes  yeux  guère  moins  absurdes ,  et 
ont  le  ridicule  de  plus.  Vos  messieurs  semblent  avoir 
chargé  Jean-Jacquès  de  crimes,  comme  vos  théolo- 
giens ont  chargé  leur  doctrine  d'articles  de  foi;  l'avant 
tage  de  persuader  en  affirmant ,  la  facihté  de  feire  tout 
croire ,  les  ont  séduits.  Aveuglés  par  leur  passion ,  ils 


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170'  PREMIER  DIALOGUE. 

Faccusation  revêtue  de  toutes  ses  preuves  clandestines 

doit  être  présumée  une  imposture. 

Enfin  le  grand  vice  de  tout  ce  système  est  que, 
fondé  sur  le  mensonge  ou  sur  la  vérité,  le  succès  n'en 
seroit  pas  moins  assuré  d'une  façon  que  de  l'autre. 
Supposez,  au  lieu  de  votre  Jea)i-Jacques ,  un  vérita- 
blement honnête  homme,  isolé,  trompé,  trahi,  seul 
sur  la  terre,  entouré  d'ennemis  puissants,  rusés,  mas- 
qués, implacables,  qui,  sans  obstacle  de  la  part  de 
personne,  dressent  à  loisir  leurs  machines  autour  de 
lui  ;  et  vous  verrez  que  tout  ce  qui  lui  arrive,  médhant 
et  coupable ,  ne  lui  arriveroit  pas  moins ,  innocent  et 
vertueux.  Tant  par  le  fond  que  par  la  forme  des 
preuves,  tout  cela  ne  prouve  donc  rien,  précisément 
parcequ'il  prouve  trop. 

Mcmsieur,  quand  les  géomètres ,  marchant  de  dé* 
mon^ration  en  démonstration ,  parviennent  à  quel- 
que absurdité,  au  lieu.de  l'admettre,  quoique  dé* 
montrée,  ils  reviennent  sur  leurs  pas,  et  sûrs  qu'il 
s'est  glissé  dans  leurs  principes  ou  dans  leurs  raison- 
nements quelque  paralogisme  qu'ils  n'ont  pas  aperçu, 
ils  ne  s'arrêtent  pas  qu'ils  ne  le  trouvent;  et,  s'ils  ne 
peuvent  le  découvrir,  laissant  là  leur  démonstration 
prétendue,  ils  prennent  une  autre  route  pour  trouver 
la  vérité  qu'ils  cherchent,  sûrs  qu'elle  n'admet  point 
d'absurdités^ 

Le  Fr.  N'apercevez-vous  point  que,  pour  éviter  de 
prétendues  absurdités,  vous  tombez  dans  une  autre, 
sinon  plus  forte,  au  moins  plus  choquante?  Vbus 
justifiez  un  seul  homme  dont  la  condanmation  vous 
déplaît,  aux  dépens  de  toute  une  nation ,  quedîs^e? 


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PREMIER  DIALOGUE.  171 

de  toute  une  génération  dont  vous  faites  une  généra-» 
tton  ^  fourbes?  car  enfin  tout  est  d'acoord;  tout  le 
public,  tout  le  monde  sans  exception  a  donné  son  as^ 
sentiment  au  plan  qui  vous  paroit  si  répréhensil^le  ; 
tout  se  prête  avec  zélé  à  son  exécution  :  personne  ne 
la  désapprouvé,  personne  ù'a  commis  la  moindre  in-* 
discrétion  qui  pût  le  faire  échouer,  personne  n'a 
donné  le  moindre  indice,  la  moindre  lumière  à  lac» 
cusé  qui  pût  le  mettre  en  état  de  se  défendre,  il  n  a 
pu  tirer  d  aucune  bouche  un  seul  mot  d'édaircisse* 
ment  sur  les  charges  atroces  dont  on  Taccable  à  Tenvi; 
tout  s'empresse  à  renforcer  les  ténèbre^  dont  on  Fen- 
vironne,  et  l'on  ne  sait  à  quoi  chacun  se  livre  avec 
plus  d'ardeur,  de  le  difiamer  absent,  ou  de  le  persif- 
fier  présent.  Il  iaudroit  donc  conclure  de  vos  raison- 
nements qu'il  ne  se  trouve  pas  dans  toute  la  généra- 
tion présente  un  seul  honnête  homme,  pas  un  seul 
ami  de  la  vérité.  Admettez-vous  cette  conséquence? 

Rouss.  A  Dieu  ne  plaise  !  Si  j'étois  tenté  de  l'ad* 
mettre,  ce  ne  seroit  pas  auprès  de  vous,  dont  je  cou'^ 
nois  la  droiture  invariable  et  la  sincère  équité.  Mais  je 
connoiê  ausài  ce  que  peuvent  sur.  les  meilleurs  cœurs 
les  préjugés  et  les  passions,  et  combien  leurs  illusions 
sont  quelquefois  inévitables..  Votre  objection  me 
paroît  solide  et  forte.  Elle  s'est  présentée  à  mon  esprit 
long-temps  avant  que  vous  me  la  fissiez  :  elle  me  paroit 
plus  facile  à  rétorquer  qu'àrésoudre,  et  vous  doit  em*- 
barrasser  du  moins  autant  que  moi:  car  enfin,  si  le 
public  n'est  pas  tout  composé  de  méchants  et  de 
fourbes ,  tous  d'accord  pour  trahir  un  seul  homme ,  il 
est  encore  mdns  oomposé  sans  exoqptioa  d'hommes 


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172  PREMIER  DIALOGUE, 

bienfkisants,  généreux,  francs  de  jalousie,  d'envie, 
de  haine,  de  malignité.  Ces  vices  sont-ils  don«  telle- 
ment éteints  sur  la  terre  qu'il  n'en  reste  pas  le  moindre 
germe  dans  le  cœur  d'aucun  individu?  C'est  pourtant 
ce  qu'il  faudroit  admettre,  si  ce  système  de  secret  et 
de  ténèbres,  qu'on  suit  si  fidèlement  envers  JeanJac- 
ques,  n'étoit  qu'une  œuvre  de  bienfaisance  et  de 
charité.  Laissons  à  part  vos  messieurs ,  qui  sont  des 
âmes  divines ,  et  dont  vous  admirez  la  t^idre  bienveil- 
lance poor  lui.  Il  a  dans  tous  les  états,  vous  me  l'avez 
dit  vous-même,  un  grand  nombre. d'ennemis  très  ar- 
dents qui  ne  cherchent  assurément  pas  à  hli  rendre  Ja 
vie  agréable  et  douce.  Concevez-vous  que,  dans  cette 
multitude  de  gens,  tous  d'accord  pour  épargner  de 
l'inquiétude  à  un  scélérat  qu'ils  abhorreirt  et  de  la 
honte  à  un  hypocrite  qu'ils  détestent,  il  ne  s'en  trouve 
pas  un  seul  qui,  pour  jouir  au  moins  de  sa  confusion, 
soit  tenté  de  lui  dire  tout  ce  qu'on  ««ait  de  lui?  Tout 
s'accorde  avec  une  patience  plus  qu'angéUque  à  l'en- 
tendre provoquer  au  milieu  de  Paris  ses  persécuteurs, 
donner  des  nom&  assez  durs  à  ceux  qui  l'obsèdent, 
leur  dire  insolemment:  Parlez  haut,  traîtres  que  vous 
êtes;  me  voilà,  Quavez^vous  à  dire?  A  ces  stimulantes 
apostrophes,  la  plus  incroyable  patience  n'abandonne 
pas  un  instant  un  seul  homme  dans  toute  cette  iBul- 
titude.  Tous,  insensibles  à  ses  reproches,  les  endurent 
uniquement  pour  son  bien  ;  et,  de  peur  de  lui  faire  la 
moindre  peine,  ils  se  laissent  traiter  par  lui  avec  un 
mépris  que  leur  %ilencè  autorise  de  plus  en  plus. 
Qu'une  douceur  si  grande,  qu'une  si  sublime  vertu, 
•nime  généralement  tous  ses  ennemis ,  sans  qu'un 


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PREMIER   DIALOGUE.  lyS 

seuLdémeate  un  moment  oette  universelle  mansué- 
tude; convenez  que  dans  une  génération  qui  naturel- 
lement n'est  pas  trop  aimante,  ce  concours  de  patience 
et  de  générosité  est  du  moins  aussi  étonnant  que  celui 
de  malignité  dont  vous  rejetez  la  supposition. 

La  solution  de  ces  difficultés  doit  se  chercher  selon 
moi  dana quelque  intermédiaire  qui  ne  suppose,  dans 
toute  une  génération,  ni  des  vertus  angéïiques^ni  la 
noirceur  des  démons,  mais  quelque  disposition  na- 
turelle au  cœur  humain ,  qui  produit  un  effet  uniforme 
par  des  moyens  adroitement  disposés  à  cette  fin.  Mais 
eu  attendant  que  mes  propres  observations  me  four- 
nissent là-dessus  quelque  explication  raisonnable , 
permettez-moi  de  vous  faire  une  question  qui  s'y  rap- 
porte. Supposant  un  moment  qu'après  d  attentives  et 
.impartiales  recherches  Jean-Jacques,  au  lieu  d'être 
l'ame  infernale  et  le  monstre  que  vous  voyez  en  lui,  se 
trouvât  au  contraire  un  homme  simple,  sensible  et 
bon;  que  son  innocence  universellement  reconnue 
par  ceux  mêmes  qui  l'ont  traité  avec  tant  d'indignité 
vous  forçât  de  lui  raidre  votre  estime ,  et  de  vous  re- 
procher les  durs  jugements  que  vous  avez  portés  de 
lui,  rentrez  au  fond  de  votre  ame,  et  dites*moi  com- 
ment vous  seriez  affecté  de  ce  changement? 

Le  Fr.  Cruellement,  soyez-en  sûr.  Je  sens  qu'en 
l'estimant  et  lui  rendant  justice  je  le  haïrois  alors  plus 
peut-être  encore  pour  mes  torts,  que  je  ne  le  hais 
maintenant  pour  ses  crimes  :  je  ne  ttti  pardonnet'ois 
jamais  mon  injustice  envers  lui.  Je  me  reprdche  cette 
disposition,  j'en  rougis;  mais  je  la  sens  dans  moQ 
cœur  malfi^ré  moi. 


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174  PREMIER  DIALOGUE. 

Bocrss.  Homme  veridiqne  et  franc,  je  n  en  veux  pas 
davantage,  et  je  prends  acte  de  cet  ^veu  pour  irous  ie 
rappeler  en  temps  et  lieu;  il  me^suffit  popr  le  moment 
de  vous  y  laisser  réfléchir.  Au  reste,  consolezpVQusf  de 
cette  disposition  qui  n'est  qu'un  développeiQent  des 
plus  naturels  de  l'amour-propre.  Elle  vous  est  commune 
avec  tous  les  juges  de  Jean-Jacques ,  avecxette  difi- 
férei^pe  que  yous  serez  le  seul  peut^tre  qui  ait  le  cou- 
rage et  la  fmnchise  de  lavouer. 

Quant  à  moi,  pour  leyer  tant'  de  difficultés  et  dé- 
terminer mon  propre  jugement ,  j'ai  besoin  d'éclair- 
cissements et  d  observations  faites  par  moi-même. 
Alors  seulement  je  pourrai  vous  proposer  ma  pensée 
avec  confiance.  Il  faut,  avant  tout,  commencer  par 
voir  Jean^Jacques,  et  c'est  à  quoi  je  suis  tout  déter- 
miné. 

Le  Fr.  Aht  ahi  vous  voilà  donc  enfin  revenu  à  ma 
proposition  que  vous  avez  si  dédaigneusement  rejetée? 
Vous  voilà  donc  disposé  à  vous  rapprocher  de  cet 
homme  entre  lequel  et  vous  le  diamètre  de  la  terre 
étoit  encore  une  distance  trop  courte  à  votre  gré? 

Rocjss.  M'en  rapprocherl  Non ,  jamais  du  scélérat 
que  vous  m^'avez  peint ,  mais  bien  de  l'homme  défi- 
guré que  j'imagiue  à  sa  place,  (^è  j'aille  chercher  un 
scélérat  détes^table  pour  le  hanter,  l'épier  et  le  trom- 
per, c'est  une  indignité  qui  jamais  n'approchera  de 
izion  cœur;  mais  que,  dans  le  doute  si  ce  prétendu 
scélérat  n'est  point  peut-être  un  honnête  homme  iur 
fortuné,  victime  du  plus  noir  complot,  j 'aille  examiner 
parmoiHQaéme  ce  qu'il  &ut  qun  j'en  pense,  c'astun 
des  plus  beaux  devoirs  que  se  puisse  imposer  un 


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PREMIER  DIALOGUE.  17$ 

cœur  juste;  et  je  me  lÎTrë  àcette  noble  recherche  avec 
autant  d'estime  et  de  contentement  de  moi-même  cjue 
j  aurois  de  regret  et  de  honte  à  m'y  Uvrer  avec  ini 
motif  opposé. 

Le  Fr.  Fort  bien;  mais  avec  le  doute  qu'il  vous 
plaît  de  conserver  au  milieu  de  tant  de  preuves ,  com- 
mimt  vous  y  prendrez-vous  pour  apprivoiser  cet  ours 
presque  inabordable?  Il  fendra  bien  quç  vous  com- 
menciez par  ces  cajoleries  que  vous  avez  en  si  grande 
aversion.  Encore  sera-ce  un  bonheur  si  elles  vous 
réussissent  mieux  qu'à  beaucoup  de  gens  qui  les  lui 
prodiguent  sans  mesure  M  sans  scrupule ,  et  à  qui 
ell^  n'attirent  de  sa  part  que  des  brusqueries  et  des 
mépris. 

Rouss.  Est-ce  à  tort?  Parlons  franchement.  Si  tet 
homme  ^toit  fecile  à  prendre  de  cette  manière ,  il 
seroit  par  cela  seul  à  demi  jugé.  Après  tout  ce  que 
vous  m'avez  appris  du  système  qu'on  suit  avec  hii,  je 
suis  peu  surpris  qu'il  repousse  avec  dédain  la  plupart 
de  ceux  qui  Tabord^it,  et  qui  pour  cela  l'accusent 
bien  à  tort  d'être  défiant;  car  la  défiance  suppose  du 
doiiie,  et  il  n'en  sauroit  avoir  à  leur  égard:  et  que 
peut-il  penser  de  oes  patelins  flagorneurs  dont,  vu 
l'œil  dont  il  est  regardé  dans  le  monde,  et  qui  ne  peut 
échapper  au  sien,  il  doit  pénétrer  aisément  les  motîfe 
dans  l'empressement  qu'ils  lui  marquent?  il  doit  voir 
clairement  que  leur  dessein  n'est  ni  de  se  lier  avec  lui 
de  bonne  foi  ni  même  de  l'étudier  et  de  le^connoHre, 
mais  élément  de  le  ciixsonvenii;.  Pour  moi  qui  n'ai 
ni  besoin  ni  dessein  de  le  tromper,  je  ne  veux  point 
prendre  les  allures  cauteleuses  de  ceux  qui  Tappro- 


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176  PREMIER  DIALOGUE, 

chent  dans  cette  intention.  Je  ne  lui  cacherai  point  la 
mienne  :  s'il  en  étoit  alarmé ,  ma  recherche  seroit  finie, 
et  je  n  aurois  plus  rien  à  faire  auprès  de  lui. 

Le  Fb.  Il  vQus  sera  moins  aisé,  peut-être,  que  vous 
ne  pensez  de  vous  faire  distinguer  de  ceux  qui  Tabor- 
dent  à  mauvaise  intention.  Vous  n'avez  point  la  res- 
source de  lui  parler  à  cœur  ouvert,  et  de  lui  déclarer 
vos  vrais  motifs.  Si  vous  me  gardez  la  foi  que  vous 
m'avez  donnée,  il  doit  ignorer  à  jamais  ce  que  vous 
savez  de  ses  œuvres  criminelles  et  de  son  caractère 
atroce.  C'est  un  secret  inviolable  qui ,  près  de  lui ,  doit 
rester  à  jamais  caché  daiiji' votre  cœur.  Il  apercevra 
votre  réserve,  il  l'imitera,  et,  par  cela  seul,  se  tenant 
en  garde  contre  vous,  il  ne  se  laissera  voir  que  comme 
il  veut  qu'on  le  voie ,  et  non  comme  il  est  en  effet. 

Rouss.  Et  pourquoi  voulez-vous  me  supposer  seul 
aveugle  parmi  tous  ceux  qui  l'abordent  journellement, 
et  qui,  sans  lui  inspirer  plus-de  é^onfiance,  l'ont  vu 
tous,  et  si  clairement  à  ce  qu'ils  vous  disent,  exacte- 
ment tel  que  vous  me  l'avez  peint?  S'il  est  si  facile  à 
connoître  et  à  pénétrer  quand  on  y  regarde,  maJgré 
sa  défiance  et  son  hypocrisie,  malgré  ses  efforts  pour 
se  cacher,  pourquoi,  pleiQ  du  désir  de  l'apprécier, 
serai-je  le  seul  à  n'y  pouvoir  pai^venir,  surtout  avec 
une  disposition  si  favorable  à  la  vérité,  et  n'ayant 
d'autre  intérêt  que  de  la  connoître?  Est-il  étonnant 
que ,  l'ayant  si  décidément  jugé  d'avance,  et  n'appor- 
tant aucundoute  à  cet  examen,  ils  l'aient  vu  tel  qu'ils 
le  vouloient  voir?  mes  doutes  ne  me  rendront  pas 
nioins  attentif,  et  me  rendront  plus  circonspect.  Je  ne 


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PHEIWER  DIALOGUE.  177 

^Qrche  peint  à  le  voir  tel  que  je  me  le  figure^  jc^  cher- 
che àjé  voir  lel  qu  il  est. 

Le  Fr.  Bod  !  n  avez-vous  pas  aussi  vos"  idées?  Vous 
^  le  désirez  innocent,  j'en  suis  «très  sûr.  Vous  ferez 
comme  eux  dans  le  sens  contraire  i  vous  verrez  en  lui 
qp  que  vous  y  cherchez. 

Rouss.  Le  cas  est  .fort  différent.  Oui^  je  le  désire 
innocent 9  et^de  tout  mon  cœur;  sans  do)||§  je  sofpis 
heureux  de  trouver  enjui  ce  que  j'y  cherche  :  matt  ce 
seroit  pour  moi  le  plus  grand  des  malheurs  d'y*trouver 
-ce  qui  n!y  seroit  p^s,  de  le  croire  hoQnéte  homme  et 
de  me  tromper 4  Vos  ipesaieurs  ne  sont  pas  dans  ^es^ 
dispositions  si  favorables  à  1^  vérité.  Je  vois  que  leur 
projet  est  une  ancienne  et  grande  entrepns#.qu  il%ne 
veulent  pas  abi^ddonner,  etqu  ilsnabao^onneroient 
pas  impunément*  L'ignomipie  d«nt  ils  Fonîtxo^vert 
reja^liroit  sur  eux  tout  entière,  e\  ils  ne  seroie&t  pks 
même  à  lalri  de  la  vi|»dicte  publique^  Ainsi,  soit  pour 
la  s%ete  de  leurs  j^ersonnes,  soit  pour  le  repos  de 
leurs» consciences,  il  leur  importe  ùop  de  ne  voir  en 
lui  qu  un  scélérat*,  pour  qu'eux  et  les  leurs  y  voient 
jamais  autre  chose.  ^ 

Le  Fr.  Mais  enfii^  pouvez-ypus  cqncevoir,  ipm- 
giner  quelque  solide  réponse  aux  preuves  d(^  vous 
avez  été  si  frappé?  tout  ce  que  vous. verrez  ou  croirçz 
voir  pourra-'t-il  jamais  les  détruire  ?  Supposons  que 
vous  trouviez  un  honyêterhomipi;  où  la  raison,  leboA 
sens,  et  tout  le  mondes,  vous  montrent  un  scélérat , 
qdte  s'ensuivra-t-il?  Que  vos  yeux  vous  tnompent;  ott 
q1|^  fc  ganre  humain  tout  entier,  excepté  Vous^seul, 
est  déppurvu  de  sens?  Laquelle  de  ces  deux  8u{h 


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178  PHEMIÊR  DIALOGUE. 

positiotis  VOUS  parolt  la  plus  nattirelle,  et  à  laquelle 

enfin  vous  en  tiendrez-vous?  '     . 

Rouss.  A- aucune  des  deux;  et  cette  alternative  ne 
ine  parolt  pas  si  néeeissaire  qu  à  vous.  Il  est  une  autre 
explication  plus  naturelle,  qui  lève  bien  des  difficultés; 
c'est  de  supposer  une  ligue  dont  Tobjet  est  ta  di£fa-< 
mation  de  Jean-Jacques  ■,  qu  elle  a  pris  soin  d'isdier 
pour  cet  elfet.  Et  que  dis-je,  supposer?  par  quelque 
motif  que  cette  ligue  se  soit  formée,  elle  existe.  Sur 
votre ptopre  rapport,  elle  sembleroit  universelle.  Elle 
est  du  moinâ  grande,  puissante,  noml»*ettse;  elle  agit 
de- concert  et;  àaus  le  plus  profond  secret  pour  toiK  ce 
qui  n'y  entre  pas,  et  surtout  pour  Tinfortuné  qui  en 
'Ost^Tobjeè.  Pour  s'en  défendre  il  n'a  ni  secours,  ni 
àOH,  ni  appui,  niconseU,  ni  lumière;  tout  n'est  au- 
tour; de  lui  que  pièges,  mensonges,  trahisons ,  téné«- 
bfes.  Il  est  absolument  seul,  et  n'a  que  lui  seul  pour 
ressource;  il  ne  doit  attendre  tA  aide  ni  assistance  de 
qui  que-ce  soit  sur  la  terre.  Une  position  si.  singtilièi'e 
est  unique  depuis*  Texistence  du  genre  humain.  Pour 
juger  sainement  de  celui  qui  s'y  trouve*etde  tout  ce 
qui  sç  rapporte  à  lui ,  les  formes  drdiûairfes  sur  les- 
qu^les  s'établis^etit  les  jdgem^its  hiimains  ne  |)eu- 
v«iit  pi«t3  suffire.  11  i&efaudroit,  quand  même  FacbU^; 
pourroit  parler  et  se  défendre,  des  sûretés  extraordi- 
iMÛres  pour-  icroîre  qu'en  lui  rendant  cette  liberté  Oii 
Itti  donne  eti  même  lieâ){^  Tes  ^nnoiësànees ,  les  in- 
strumaits^  et  les  moyens  nécessaires  pour  pouvoir  se 
justifier  sHl^it  innocent,  Car  enfin,  si,  quoique  fatts- 
semimt  accusé,  ip  igt^é  toutes  les  trames  dont  11  est 
en)acé  >  lôîis  itiê  piîégesi  éem^  bà  l^é&tdure  ;  si*  les  seuls 


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PREMIER  Dialogue.  175 

àêktmnts  qiË'il  potnrra  trouver,  et  qui  feindront  pour 
lut  dû  zélé,  tûttt  diôîÂ^pour  le  trahir;  si  les  tétnoiiur 
qui  pourroieilt  déposer  poar  hii  se  taisent,  si  cenx  qtit 
parleùt  sont  ga^poés  pour  le  charger,  si  Ton  fabrique 
de  dusses  pièces  pour  le  noircir,  si  Ton  cache  ou  dé- 
truit celles  qui  le  justifient,  il  aura  beau  dire  non 
contre  cent  hu%  témoignages  à  qui  Ton  fera  dire  oiif, 
ga  négation  sera  sans  effet  contre  tant  d  affirmation^ 
unanimes;  et  il  n'en  sera  pas  moins  convaincu ,  atrx 
yeux  des  hommes,  de  délits  qn  il  n'aura  pas  commis. 
Dans  Tordre  ordinaire  des  ehoses ,  cette  objection  n'a 
point  la  même  force ,  par cequ'on  laisse  à  Faecusé  tous 
les  moyens  possibles  de  se  défeiMire,  dé  confondre  les 
faux  témoins,  de  manifester  Timposture,  et  qu'on  ne 
présume  pas  cette  odieuse  ligue  de  plusieurs  hommes 
pour  en  perdre  un.  Mais  ici  cette  ligne  existé,  rien 
n  est  plus  constant,  vous  me  l'avez  appris  vous-même; 
et,  pMT  cela  seul,  fton  seutement  tOM  les  avan^ges 
qu'ont  les  aocnsés  pour  leur  défense  sont  étés  à  celui* 
ci,  nuûs  le»  accusateurs,  en  les  lui  ôcant,  peuvent  les 
toamer  tow  contre  laknéme;  il  est  pleinement  à  leur 
discrétion;  maîtres  absolus  d'établir  les  faits  commeil 
leur  platt ,  sans  avoir  aucune  contradiction  à  craindre, 
ils  sont  sièuls  jttgeS  de  la  validité  de  leurs  propres 
pièces  ;  leurs^  témoins,  certains  de  n'être  ni  confrontés, 
ni  confondus,  ni  punis,  ne  craignent  rien  de  leurs 
mensonges:  ils  sont  sûrs,  en  le  chargeant,  de  la  pro- 
tection des  grsmds,  de  Tappni  des  médecins,  de  Fap- 
probation  des  gens  de  lettres,  et  de  la  fevenr  ptibli- 
qoj^;  ils  soi>t  sûrs,  en  le  défendant,  d'être  perdus. 
V^,  nîonsieur,  poorqooi  tous  les  témoignages  por^ 


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i8o  PREMIER^  dialoguj:. 

contre  lui  sous  les  chefs  de  la  ligue ,  c'eât-à-dire  depuis 
qu'elle  s'est  formée ,  u'ont  aucune  autorité  pour  moi; 
et,  s'il  en  est  d'antérieurs,  de  quoi  je  doute,  je  ne  les 
admettrai  qu'après  avoir  bien  examiné  s'il  n'y  a  ni 
fraude  ni  antidate,  et  surtout  après  avoir  entendu  les 
réponses  de  l'accusé. 

.  Par  exemple,  pour  juger  de  sa  conduite  à  Venise, 
je  n'irai  pas  consulter  sottement  jce  qu'on  en  dit ,  et ,  si 
vous  voulez,  ce  qu'on  en  prouve  aujourd'hui,  et  puis 
m'en  tenir  là;  mais  bien  ce  qui  a  éié  prouvé  et  re- 
connu à  Venise,  à  la  cour,  chez  les  ministres  du  roi, 
et  parmi  tous  ceux  qui  ont  eu  connoissance  de  cette 
affiiire  avant  le  ministère  du  duc  de  Choiseul,  avant 
l'ambassade  de  l'abbé  de  Bernis  à  Venise,  et  avant  le 
voyage  du  consul  Le  Blond  à  Paris.  Plus  ce  qu'on  en  a 
pensé  depuiaest  différent  de  ce  qu'on  en  penspit  alors, 
et  mieux  je  rechercherai  les  causes,  d'un  changement 
si  tardif  et  si  extraordinaire.  De  même,  pour  me  dé- 
cider sur  ses  pillages  en  musique,  ce  ne  sera  ni  à 
M.  d'Alembert,  ni  à  ^es  suppôts,  ni  à  tous  vos  mes- 
sieurs ,  que  je  m'adresserai  ;  mais  je  ferai  chercher 
sur  les  lieux-,  par  des  personnes  non  suspectes,  c'est- 
à-dire  qui  ne  soient  pas  de  leur  connoissance,  s'il  y 
a  des.  preuves  audientiques  que  ces  ouvrages  ont 
existé  avant  que  Jean-Jacques  les  ait  donnés  pour  être 
de  lui. 

Voilà  la  marche  que  le  bon  sens  m'oblige  de  suivre 
pour  vérifier  les  délits,  les  pillages,  et  les  imputations 
de  toute  espèce  dont  on  n'a  cessé  de  le  charger  depuis 
la  formation  du  complot,  et  dont  je  n'aperçois  gas 
auparavant  le  moindre  vesdjge.  Tant  que  cette.vérifi- 


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PREMIER  DIALOGUE.  l^i 

cadon  ne  me  sera  pas  possible,  rien  ne  sera  si  aisé  qne 
de  me  fournir  tant  de  preuves  qu'on  voudra  auxquelles 
je  n'aurai  rien  à  répondre,  mais  qui  n'opéreront  sur 
mon  esprit  aucune  persuasion. 

Pour  savoir  exactement  quelle  foi  je  puis  donner  k 
Votre  prétendue  évidence,  il  faudroit  que  je  connusse 
bien  tout  ce  qu'une  génération  entière,  liguée  contre 
un  seul  homme  totalement  isolé,  peut  faire  pour  se 
prouver  à  elle-même  de  cet  hoiQme-là  tout  ce  qu'il  • 
lui  pl^it,  et,  par  surcroit  de  précaution,  en  se  cachant' 
de  lui  très  soigneusement.  A  force  de  temps,  d'in-, 
trigue  et  d'argent,  de  quoi  la  puissance  et  la  ruse  ne 
viennent-elles  point  à  bout,  quand  personne  ne-s'iop-. 
pose  à  leurs  manœuvres,  quand  rien  n'arrête  et  ne 
contre-mine  leurs  sourdes  opérations  !  A  quel  point 
ne  pourrmt-on  point  tromper  le  public,  si  tous  ceux;- 
qui  le  dirigent,  soit  par  la  force,  soit  par  l'autorité, 
soit  par  l'opinfon,  s'accordoient  pour  l'abuser  par  de^ 
sourdes  menées  dont  il  seroit  hors  d'état  de  pénétrer  le 
secret?  Qui  est-ce  qui  a  déterminé  ju8(^'où  des  coa- 
jurés  puissants,  nombreux  et  bien  unis,  ccHbme  ils  le 
sont  toujours  pour  le  crime,  peuvent  fasciner  tes  yeux , 
quand  des  gens  qu'on  ne'croit  pas  se  connoitre  se  con- 
certeront bien  entre  eux,  quand,  aux-deux  bouts  de 
l'Europe,  des  imposteurs  d'intelligence  et  dirigés  par- 
quelque  adroit  et  puissant  intrigant  se  conduiront  sur 
le  même  plan,  tiendront  le  même  langage,  présen- 
teront sous  le  même  dspect  un  homme  à  qui  l'on  a  ôté 
la  voix,  les  yeux,  les  mains,  et  qu'on  livre  pieds  et 
poings  liés  à  la  merci  de  ses  ennemis?  Que  vos  mes- 
sieurs, au  lieu  d'être  tels ,  soient  ses  amis  comme  ils  le' 


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l8a  PRBMIEIl  PULOeUJE. 

q^m  k  jtpMJt  U  monde  ;  çpi'étpuQwt  leur  protégé  dans 
1^  |ang?>  ïh  B  agi^seot  aio^i  que  par  bopté,  par  géné- 
rppîté,  par  eompasisiaa  pour  lui^  soitc  je  n'ènteods 
point  leur  disputer  ici  ce/s  nouvelles  vertU3;  mais  il 
xésulte  tPUJoura  de  vos  propre^  récits  qu  il  y  a  une 
ligue  y  et  de  mou  raisouneioent  que  >  sitôt  qu'une  ligue 
existe^  ou  ne  doit  pas  pour  juger  dea  preuveii  qu  elle 
apporte  s'en  tenir  auxrégles  ordinaires,  mais  en  établir 
4e  plus  rigoureuses  pour  s'assurer  que  cette  ligue  n'a- 
buse pas  de  Tayantage  immense  de  se  concerter,  et 
par  là  d  en  impeser,  comme  elle  peut  certaimonent  le 
£|ire,  Ici  je  yois ,  au  contraire ,  que  tout  se  passe  entre 
gen3  qui  ae  prouvent  entre  eux,  sans  résistance  et 
sanâ  contradiction  9  ce  qu  il3  sont  bien  aises  de  croire; 
que,  donnant  ensuite  leur  unanimité  pour  nouvelle 
preuve  à  ceux  qu'ils  désirent  amener  à  leur  sentiment, 
loin  d  admettre  au  moins  l'épreuve  indispensable  des 
K^>onses  de  l'accusé ,  on  lui  dérobe  avec  le  plus  grand 
s0in  la  connoissance  de  l'aocusatiDn,  de  l'accusateur, 
des  preuves,  et  même  de  la  ligue.  C'est  £aàre  cent  fois 
pis  qu'A  rittqutsitk>a  :  car  si  l'ou  y  force  le  prévenu  de 
s'accuser  luirmême,  du  moins  on  ne  refuse  pas  de 
l'entendre  9  on  ne  l'empêche 'pas  de  parler,  on  ne  lui 
^che  pas  qu'il  eat  accusé,  et  on  ne  le  juge  qu  après 
l'iavoir  entendu.  L'inquisition  veut  bien  que  Faccusé 
se  d^nde  ^'iJ  peut,  mais  ici  l'on  ne  veut  pas  qu'il  le 
puisse^ 

Cette  explication,  qui  dérive  des  faits  que  vous 
m'avez  exposés  vous-même,  doit  vous  faire  sentir 
compient^le  public,  sans  être  dépourvu  de  bon  sens , 
maifi  séduit  par  wUe  preetigea,  peut  tomber  dans  une 


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erreur  iotvolontaire  et  preslque  exqii^sihle  à  l^é^prd  d  un 
homme  auquel  U  preud  dans  le  fofid  très  peu  d'iatérét, 
dont  lîi  siogjularité  révolté  so{i>inôur-f»*Qpre,  «t  quHl 
desîre  généralement  de  tw^tiver  c<>upahiè  j^titot  qu  in 
iioceot,  et  comment  au38i ,  avee  un  iaférét  fin» 
sincèye  à  ce  même  homme,  et  plus  de  soin  à  Tétudier 
soi-même,  pu  pourroit^e  awt apti*ement  que  n6  fait 
tout  le  monde  )  sans  être  obligé  d'en  conclure  que  ie 
public  est  dans  le  délire ,  ou  qu  on  est  trompé  par  ses 
propres  yeux.  Quand  le  pauvre  LasariUe  de  Toimes, 
attaché  dans  le  fond  d'une  cuve,  la  tête  seule  hors  dd 
Teau,  couronné  de  roseaux  et  d'algue,  étoit  prosMenéde 
ville  en  ville  comme  un  monstre  maiin,  les  specta- 
teurs extravaguoient-ils  de  le  prendre'  pour  tel ,  igno-< 
rant  qu'on  |'empéchoit  de  parler,  et  que,  s'il  vouloit 
crier  qu'il  n'étoitt  pas  un  monstre  marin ,  une  corde 
tirée  en  cachette  le  forçoit  de  faire  à  l'iustant  le  plon- 
geon? Supppsons  qu'un  d'entre  eux  plus  attentif, 
apercevant  cette  manœuvre ,  et  par  là  devinant  le  reste, 
leur  ieût  crié ;i'on  vous  trompe,  ce  prétendu  monstre  «st 
un  homme^  n'y  eûtil  pas  eu  plus,  que  de  l'humeur  à 
s'oiFenser  de  cette  exclamation ,  comme  d'un  reproche 
qu'ils  étoient  tous  des  insensés?  Le  public,  qui  né  voit 
des  choses  que  l'apparence,  trompé  par  elle,  est  ex- 
cusable; mais  ceux  qui  se  disent  plus  sages  que  lui  en 
adoptant  son  erreur  ne  le  sont  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  raisons  que  je  vous  expc«e, 
je  me  sens  digne,  même  indépendai^unent  d'elles,  de 
douter  de  ce  qui  n^a  paru  douteux  'à  personne.  J'ai 
dans  le  cceur  des  témoignages,  plus  forts  <Jue  toutes 
vos  preuves,  que  l'homme  que  vous  m'avez  p^eint 


«   # 


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l84  PREMIER  DIALOGl». 

n'existe  point,  ou  n'est  pas  du  moins  où  vous  le  voyez. 
La  seule  patrie  de  Jean- Jacques,  qui  est  la  mienpe , 
suffiroit  pour  m'assurer  qu'il  n'est  point  cet  homme-là. 
Jamais  elle  n'a  produit  des  êtres  de  cette  espèce';  ce 
n'est  ni  chez  les  protestants  ni  dans  les  républiques  ' 
qu'ils  sont  connus.  Les  crimes  dont  il  est  accusé  sont^ 
des  crimes  d'esclaves ,  qui  n'approchèrent  jamais  des 
âmes  libres;  dans  nos  contrées  on  n'en  connoit  point 
de  pareils;  et  il  me  fetudroit  plus  de  preuves  encore 
que  celles  que  vous  m'avez  fournies  pour  me  per-    ' 
suader  seulement  que  Genève  a  pu  produire  un  em- 
poisonneur» 

Après  vous  ^voir  dit  pourquoi  vos  preuves ,  tout 
évidentes  qu'elles  vous  paroissent,  ne  sauroient  être 
convaincantes  pour  moi,  qui  n'ai  ni  ne  puis  avoir  les 
instiiictions  nécessaires  pour  juger  S  quel  point  ces 
jnreuves  peuvent  être  illusoires  et  m'en  imposer  par 
une  fausse  apparence  de  vérité,  je  vous  avoue  pouri- 
tant  derechef  que,  saps  me  convaincre,  elles  m'in- 
quiètent, m'ébranlent,  et  que  j'ai  quelquefDis  peine  à 
leur  résister.  Je  desirerqis  sans  doute,  et  d^^tout  mon 
cœur,  qu'elles  fussent  fiiusses,  et  que  l'homme  dont 
elles  me  font  un  monstre  n'en  fKit  pas  un  :  mais  je 
désire  beaucoup  davantage  encore  de  ne  pas  m'égarer 
dans  cette  recherche  et  de  ne  pas  me  laisser  séduire 
par  mon  penchant.  Que  puis-je  faire  dans  une  pareille 
situation I  pour  parvenir,  s'il  est  possible,  à  démêler 

■  Pour  excuser  le  public  autant  qu'il  se  peut,  je  suppose  par-^ 
tout  son  erreur  presque  invincible;  mais  moi,  qui  sais  dans  ma 
conscience  qu^ancun  crime  jamais  n'approcha  de  mon  cœur,  je  suis 
sur  que  tout  bdmme  vraiment  attentif,  vraiment  juste,  dëcouvri- 


»'   » 


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PREMIER  piAlof  uî:.  l85 

la  vérité?  C'est  de  rej^ef  dan»  cette  «affaire  toute  au-'' 
tonte  humaine,  toute  preuve  qui  dépend  du. témoin- * 
gnage ^'autrui,  et  de  me  déterminer  uniquement  sur 
ce  que  je  puis  voir  de  mes  feux  et  co&npître  ^ar  moi-    . 
méMe.  Si  Jean-Jacques  est  tel  que  font  peint  vos 
messieurs,  et  s'il  a  été  si  aisément  re(5onnu  tel  par 
tous  ceux  qîii  1  ont  approcha ,  je  ne  serai  pas  plus  mal-  . 
l\eureux  qu'eux,  car  je  ne^portëÉai  pas  à  cet  examen  « 
iHoins  d  attentiiS>n,  de  zélé  et  de  botme  foi;  et  un  être 
aussi  méchant ,  aussi  d]|f&i*na^ ,  aussi  dépravé ,  doit  en 
effet  être  très  factte  à  pénétrer  pour  peu  qu^on  y  re- 
garde. Je  m'en  tiens  donc  à  la^ésblution  de  l'examiner 
par  moi-même  et  de  le  juger  en  tout  ce  que  je  verrai 
de  lui ,  non  par  les  secrets  desîi^  dejnon  coeur ,  encore    - 
moins  par  les  interprétations^  d'autrui,  mais  par 'la 
mesure  de  bon  sens  et  de  jugement  que  je  puis  avoir 
reçue,  sans  me  rapporter  sur  ce  point  à  l'autorité  de 
personne.  Je  pourrai  me  tromper^  sans  doute  ,»pai^ce^ 
que  je  suis  homme,  mais  appès  avoir  fait  tous  mes  ef- 
forts pour  éviter  ce  malheur  ^  je  me  rendrai ,  si  [déan-  ^ 
moins  il  m'arrive,  le  consolant  témoignage  que  mes 
passions*  ni  ma  volonté  ne  sont  point  complices  de 
moa  erreur,  et  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  moi  de  m'en 
garantir.  Voilà  ma  résolution.  Donnez-moi  mainte- 
nant les  moyens  de  l'accoinplir  et  d'arriver  'ik  notre' 
homme,  car ,  à  ce  que  vous  m'avez  fait  ehtendrei  son 
accès  n'est  pas  aisé. 

Le  Fr.  Surtout  poui^vous ,  qui  dédaighez  les  seuls^ 

roit  Fimposture  à  traverstout  Fart  d'un  complot,  parcequ'enfin  je 
ne  crois  pas  possible  que  jamais  le  mensonge  usur{>e  et  s'approprie 
tous  les  caractères  de  la  "véAté.  ^  4 


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|86  PRE]^IER  DIALOGUE, 

•qui  pourroient  vous  ]'ouviir.  Qes  moyens  sont,  je  le 
répète  y  de  s'insinuer  à  force  d'adresse,  dé  patelinage, 
d  opiniâtre  importunité,  de  le  cajoler  sans  cesse,  de 
lui  parler  avec  transport  de  ses  talents  ^  de  ses  livres ,  et 
mteie  de  ses  viertus  ;  car  ici  le  mensonge  et  la  feusseté 
sont  des  œuvres  pies*  Le  mot  d'admiration  surtout  # 
d  un  effet  admirable  auprès  de  lui ,  expârime  assez  bien 
.  dans  un  autre  sens  Tidée  des  sentiments  qu  un  pareil 
monstre  inspire,  et  ces  doubles  ententes  jésuitique^, 
si  redierchées  de  nos  messteui^,  leur  rendent  Tusage 
de  ce  pprot  très  familier  avec  Jeaur Jacques,  et  très 
commode  en  lui  parlante  Si  tout  cela  ne  réussit  pas, 
on  ne  se  rebute  point  de  son  froid  accueil,  on  compte 
ponr  rien  $es  rebuffades;  passant  tout  de  suite  à 
Tautre  extrémité,  on  le  tance,  on  le  gourmande,  et, 
jprenant  le  ton  le  plus  arrogant  qu  il  est  possible,  on 
tâche  de  lé  subjuguer  de  haute  lutte.  S'il  vous  fait  des 
grossièretés,  on  les  endure  comme  venant  d'un  mi- 
sérable dont  on  s'emibalieasse  fort  peu  d'être  méprisé. 
S'il  Vous  chasse  de  chez  lui,  on  y  revient;  s'il  vous 
ferme  la  porte ,  on  y  reste  jusqu'à  ce  qu  elle  se  rouvre , 
on  tâche  de,  s*y  ftur«r.  Une  fois  entre  dàn^^son  re- 
paire ,  on  s'y  établit ,  on  s^y  maintient  bon  gré  malgré. 
S'il  osoit  vous  en  chasser  de  force,  tant  mieux:  on 
feroit  beau  bruit,  et  l'on  iroit  crier  par  toute  la  terre 

•  EnmVcrivant,  c'est  la  même  franchise.  «  J*ai  Thonneur  d*être , 
«  avec  tous  les  ftentiments  qui  vous  sont  dus,  avep  les  sentiments 
K  les  plus  distingués,  avec  une  considération  très  particulière,  avec 
«  autant  d'estime  que  de  respect,  etc.  •  Ces  messieurs  sont-ils  donc, 
myecces  tourmures  ampliibolo0iques ,  moins  menteur»  que  ceuv  qui 
mentent  tout  romlement?  Non.  Us  sont  seulement  plus  faux  et  plus 
doubles,  ils  metitent  seulement  plus  traîtreusemeilt. 


',      Digitized  by  VjOOQIC 


PREÎMIER   DIALOGUE.  187 

quHl  assassine  les  geiks  qui  lui  foutThonneur  deTaller 
voip.  Il  n  y  a  point,  à  ce  qu  on  m  assure,  d'autre  voie 
pour  slnsinuer  auprès  de  lui.  Êtes-vous  homme  à 
prendre  celle-là? 

Rouss.  Mais,  vous-même,  pourquoi  ne  Favez-vous 
jamais  voulu  prendre? 

Le  Fr.  Oh!  moi,  je  n'avois  pas  besoin  de  le  voir 
pour  le  connoître.  Je  le  connois  par  ses  œuvres;  c'en 
est  assez  et  même  trop. 

Rouss.  Que  pensez-vous  de  ceux  qui ,  tout  aussi  dé- 
cidés que  vous  sur  son  compte^  ne  laissent  pas  de  le 
fréquenter,  de  l'obséder,  et  de  vouloir  s'introduure  à 
toute  force  dans  sa  plus  intime  familiarité? 

Le  Fr.  Je  vois  que  vous  n'êtes  pas  content  de  la 
réponse  que  j  m  déjà  ùàta  à  cette  que^on. 

Rouss.  Ni  Vous  non  plus ,  je  Iç  vois  aussi.  J  ai  donc 
mes  raisons  pour  y  revenir^  Presque  tout  ce  que  vous 
m'avez  dit  dans  cet  entretien  me  prouve  que  vous  n'y 
parliez  pas  de  vous-même.  Après  avoir  appris  de  vous 
les  sentiments  d'autrui,  n'appr^idrai-je  jamais  lès 
vôtres?  Je  le  vois,  vous  feignez  d'établir  des  maximes 
que  vous  seriez  au  désespoir  d'adopter.  Parlez-moi 
Aime  enfin  plus  franchement. 

Le  Fr.  Écoutez  :  je  n'aime  pas  Jean-Jacques,  mais 
je  hais  encore  plus  l'injustice,  encore  plus  la  trahison,. 
Vous  m'avez  dit  des  choses  qui  me  frappent,  et  aux- 
quelles je  veux  réfléchir.  Vous  refusiez  de  voir  cet  in-, 
fortuné;  vous  vous  y  déterminez  maintenant.  J'ai 
refusé  de  lire  ses  livres  ;  je  me  ravise  ainsi  que  vous , 
et  pour  cause.  Voyez  l'homme ,  je  lirai  les  livres  ;  après 
quoi  nous  nous  reverrons. 

FIN   DU   PREMIEft   DIALOGUE* 


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ROUSSEAU 

JUGE 

DE  JEAN-JÀCQUES. 


SECOND  DIALOGUE.. 

Du  naturel  de  Jean-Jacques,  et  de  ses  habitudes. 

Le  François.*  Hé  bien,  monsieur,  vous  Tavez  vu? 

Rousseau.  Hé  bien,  monsieur,  vous  lavez  lu? 

Le  Fr.  Allons  par  ordre,  je  vous  prie,  et  permettez 
que  nous  commencions  par  vous,  qui  fdtes  le  plus' 
pressé.  Je  vous  ai  laissé  tout  le  temps  de  bien  étudier' 
nôtre  homme.  Je  sais  que  vous  lavez  vu  par  vous-- 
même ,  et  tout  à  votre  aise.  Ainsi  vous  êtes  maintenant 
en  état  de  le  juger,  ou  vous  n'y  s^rez  jamais.  Dites- 
moi  donc  enfin  ce  qu'il  £siut  penser  de  cet  étrange  per- 
sonnage. 

Rouss.  Non;  dire  ce  qu'il  en  faut  penser  n'est  pas 
de  ma  compétence;  mais  vous  dire,  quant  à  moi ,  ce 
que  J'en  pense,  c'est  ce  que  je  ferai  volontiers,  si  cela 
vous  suffit. 

Le  Fr.  Je  ne  vous  en  demande  pas  davantage. 
Voyons  donc. 

Rouss.  Pour  vous  parler  selon  ma  croyance ,  je  vous 


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SECOND  DIALOGUE.  189 

dirai  donc  tout  franchement  que,  selon  moi ,  ce  n'est 
pas  un  homme  vertueux. 

Le  Fr.  Ah!  vous  voilà  donc  enfin  pensant  comme 
tout  le  monde  ! 

Rouss.  Pas  tout-à-fait,  peut-être:  car,  toujours 
selon  mpi,  cest  beaucoup  moins  encore  un  détestable 
scélérat. 

Le  Fa.  Mais  enfin  qu'est-ce  donc?  Car  vous  êtes  dé- 
solant avec  vos  éternelles  énigmes. 

Rouss.  Il  n  y  a  point  là  d'énigme  que  celle  que  vous 
y  mettez,  vous-même.  C'est  un  homme  sans  malice 
plutôt  que  bon ,  une  ame  saine ,  mais  foible ,  qui  adore 
la  vertu  sans  la  pratiquer,  qui  aime  ardemment  le 
bien  et  qui  n'en  fait  guère.  Pour  le  crime,  je  suis  per- 
suadé comme  de  mon  existence  qu'il  n'approcha 
jamais  de  son  cœur,  non  plus  que  la  haine.  Voilà  le 
sommaire  de  mes  observations  sur  son  caractère  mo- 
ral.. Le  reste  ne  peut  se  dire  en  abrégé;  car  cet  homme 
ne  ressemble  à  nul  autre  que  je  connoisse;  il  demande 
une  analyse  à  part  et  faite  uniquement  pour  lui. 

Le  Fa.  Ohl  &ites-la-moi  donc  cette  unique  analyse, 
et  montrez-nous  comment  vous  vous  y  êtes  pris  pour 
trouver  cet  homme  sans  malice,  cet  être  si  nouveau 
pour  tout  le  reste  du  monde,  et  que  personne  avant 
vous  n'a  su  voir  en  lui. 

Rouss.  Vous  vous  trompez;  c'est  au  contraire  votre 
Jean-Jacques  qui  est  cet  homme  nouveau.  Le  mien 
est  l'ancien ,  celui  que  je  m'étois  figuré  avant  que  vous 
m'eussiez  parlé  dejui,  celui  que  tout  le  monde  voyoit 
en  lui  avant  qu'il  eût  fait  des  li vres,. c'est-à-dire  jus- 
qu'à l'âge  de  quarante  ans.  Jusque4^  tous  ceux  qui 


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190  SEC019I>  DIALOGUE. 

Tont  comitt,  dans  en  eUtepter  tos  tHessmirs  eux 
mêmes,  Tont  vu  tel  que  je  le  vois  niaintenftiit.  Cest^ 
si  vous  voulez ,  un  bomme  que  je  ressuscite^  mais  que 
je  ne  crée  assurément  pas.       ' 

Le  Fr.  Craignez  de  vous  abuser  encore  en  cela,  et 
de  ressusciter  seulement  une  erreur  trop  tafrddéti^uite* 
Cet  homme  a  pu ,  comme  je  vous  lai  déjà  dit,  tromper 
long-temps  ceux  qui  Tout  jugé  sur  les  apparences;  et 
la  preuve  quil  les  trompoit  est  qu  eux^némes,  quand 
ôu  le  lem'  a  ùlti  mieux  connoltre,  ont  abjuré  letir  an- 
cienne erreur.  En  revenant  silr  ce  qu'ils  avoient  VU 
jadis ,  ils  en  ont  jugé  tout  différemment. 

RousB.  Ce  changement  d'opinion  me  paroit  tt^ès  nà* 
turol,  san^  fournir  la  preuve  que  vous  en  tirez.  Us  le 
voyoîent alors  par  leurs  propres  yeux,  ils  l'ont  vij  de- 
puis par  ceux  des  autres.  Vous  pensei  qu'ils  se  trom- 
poient  autrefois;  moi  je  crois  que  c'est  aujourd'hui 
qu'ils  se  trompent.  Je  ne  vois  point  à  votre  opinion  de 
raison  solide,  et  j'en  vois  à  la  mienne  une  d'un  très 
grand  poids;  c'est  qu'alors  il  n'y  avoit  point  de  ligue, 
et  qu'il  en  existe  une  aujourd'hui;  c'est  qu'alors  per- 
dOBiie  n'ttvoit  imérét  à  déguiser  la  vérité,  et  à  voir  oe^ 
quin'étoit  pas  ;  qu'aujourd'hui  quiconque  oseroit  dire 
hautémeut  de  Jean*Jacques  le  bien  qu'il  en  pourroit 
savoir  seroit  un  hompie  perdu;  que,  pour  feîre  sa 
CDttr  et  parvenir,  il  n'y  a  point  de  moyen  plus  sûr  et 
phis  prompt  que  de  renchérir  sur  ]es  charges  dont  on> 
l'accable  à  l'envi;  et  qu'enfin  tous  ceux  qui  l'ont  VU 
dane  sa  jeutes^e  sont  sûrs  de  s'avancer  eux  et  les 
letïts  en  tenant  sfu*  son  compte  le  langage  qui  convient  - 
à  vos^  Messieurs.  D'où  je  conelûs  que  qui  cherche  ett 


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SECOND  DIALOGUE-  19I 

siAcérité  de  cœar  la  véHté  doit  remcAiter,  pdtir  la 
comioître ,  au  temps  où  persoùne  n'avoit  intérêt  à  la 
déguiser.  Yoilà  pourquoi  ks  jugements  qu'on  pCHPtoit 
jadis  sur  cet  homme  font  autorité  pofur  moi,  et  pour* 
quoi  ceux  que  les  mêmes  ^ens  en  peuvent  portier  aii* 
jourd'hui  n'en  ffmt  plus.  Si  vous  avez  à  cela  quelque 
bonne  réponse,  vous  m'obligerez  de  m'en  faire  part;  • 
car  je  n'entreprends  point  de  soutenir  icimon^enti- 
ment,  ni  de*vous  le  faire  adopter,  et  je  serai  toujours 
prêt  à  l'abandonnei^,  quoique  à  regret ,  quand  j:e  croirai 
voir  la  vérité  dans  le  sentiment  contraire.  Qijpi  qu'il 
en  soit ,  il  ne  s'agit  point  ici  de  ce  que  d'autres  ont  vu, 
mais  de  ce-  que  j'ai  vu  moi-même  ou  cru  voir.  C'e^t  eê 
que  vous  demandez,  et  c'est  toiist  ce  que  j'ai  à  vous 
dire;  sauf  à  vous  d'admettre  ou  rejeter  ïnon  opinion 
quand  vous  saurez  sur  que»  je  la  fonde. 

Commençons^j^  le  premier  abord .  Je  crus ,  sur  les 
difficultés  auxquelles  vous  m'aviez  préparé,  devoir 
premièrement  lui  écrire.  Voici  ma  lettre ,  et  vèici  sa 
répopse. 

Le  Fh.  Conunênt!  il  vous  a  répondu?  ^ 
*  Rouss.  Dans  l'instant  même.  ^ 

Le  Fr.  Voilà  qui  est  particuKep  !  Voyons  donc  cette 
lettre  qui  h»  a  Mis  feire  un  si  grand  efïbrt. 

Roiiirss.  Elle  n^e^  pas  bien  reéliiercké'e,  comme  voas^ 
allez  voir. 

(//  Ut.  )  n  J'ai  besoin  de  vous  v^ir,  de  vous  cxmh 
«buoître,  et  ce  besoin  est^ndé  sur  l'amour  de  ]jl  jafs«« 
A  tice  et  de  la  vérité.  On  dk  que  vous  rebutez  les  nou^ 
ft  veaux  visages.  Je  ne  dirai  pas  â  voiis  avez  tort  oa 
«raison;  mais,  si  vous  êtes  Tb^mme  de  vos  Kvrès, 


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192  SECOND  I>IALOGyE. 

t(  ouvrez-moi  votre  porte  avec  confiance;  jt  vous  en 

-Nt  conjure?  pour  moi  ^je  .vous  le  conseille  pour  vous  :  si 

H  v*us  ne  Têtes  pas ,  vous  pouvez  encore  m^admettre 

.  «sans  crainte, «je  ne  vops  importunerai l|)as  long- 

«  temps.  » 

JRépqfise.. a Yons  iêtes  le  premier  que  le  motif  qui 

r-  «  tous  amène  ait  conduit  ici  :  car ,  de  tant  4e  gens  qui 

«  ont  kl  curiosité  de  ïhe  voir,  pas  un  n'a  celle  de  me 

ft  connoitre;  tous^crqient  me  connoître  assez.  Venez 

Wlonc,  pour  la  ^reté  du  fait.  Mais  que  me  voulez* 

«  yousji  et  pourquoi  me  parler  de  mes  livres?  si,  tes 

«ayant  lus,  ils  ont  pu  vous  laisser.en  doute  sur' les 

«.sentiments  de  l'auteur,  ne  v^nez  pas;  en  ce  cas  je 

«  ne  auis  pas  votre  hpmmej'  car  vous  né  sauriez  être 

«  le  mien.  » 

La  conformité  de  cette  réponse  avec  mes  idées  ne 
ralentit  pas  mon  zèle.  Je  vole  à  lui,  Je  le  vois....  Je 
.  vous  l'avoue;  avajit  même  que  je  l'abordas^,  ep  le 
voyant,  j'augurai  bien  de  mon  projet. 

Sur  ces  portrait^  de  lui,  si  vantés,  qu'on  éta^e  de 
toute.^  parts,  et   qu'on   prônoit  comme  des   chefs- 
d'œuvre  de  ressemblance  avant  qu'il  revînt  à  Paris ,  je 
m'attondois  à  voir  là  figure  d'un  cyclope  affreux  comme 
, celui  d'Angleterre,  ou  d'un  petit  Crispin  grimacier, 
comme  celui  de  Fiquet;  ^et,  croyant  trouver  sur  son 
visage  les  traits  du  caractère  que-  tout  le  monde  lui 
donne,  je  m'avertîssôis  de  me  tenir  en  garde  contre 
une  {première  impression  si.  puissante  toujours  sur 
moi,  et  de  suspendre,  mal^é  m'a  répugnance,  ^ 
prejllgé  qu'elle'^lloit  m'inspirer. 
«     Je  n'ai  pas.  eu  cetDe  peine:  au  lieu  du^iîéroce  ou 


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194  SECOWD   DIALOGUE. 

Prrax.  EofiB ,  je  pense  que^  h  soufi  sa  physionomie  la 
Balafre  a  ca^hé  1  ame  d'un  scélérat ,  die  qç  pouvait  m 
elfet  mieux  la  cacher. 

Le  Fr.  J'entends;  vous  voilà  livré  en  sa  faveur  au 
même  préjugé  contre  lequel  vous  vous  étiejj  si  bien 
armé  s'il  lui  eût  été  èontraire. 

Rouss.  Non;  le  seul  préjugé  auquel  \^  me  Uvrd  ici, 
parcequ'il  me  paroît  raisonnable ,  e^t  bien  moins  pour 
lui  que  contre  ses  bruyants  protecteurs.  Ils  ont  eux- 
mêmes  fait  faire  ces  portraits  avaa  beaUiCpup  de  dé- 
pense et  de  soin  ;  ils  le^  ont  anaonoés  av^ç  pompe  dans 
les  journaux ,  dans  le«  gazettes;  il§  les  ont  prônés  par- 
tout: mais,  3'ils  n'en  peignent  p^  mi^uiç  Toriginial  au 
moral  qu'au  physique,  on  le  connçiîti^  ^^eip^ntfprt 
mal  d'après  eux.  Voici  un  quatrain  que  Je^iu-Jaçque» 
mit  au-dessous  d'un  de  ice^  portraits  : 

Hompaes  savant^  dans  Tartclie  feindre, 
Qui  me  préte^  des  traits  si  doux, 
Vous  aurez  beau  vouloir  me  peindre, 
Vous  ne  péiodree  jamais  que  vous. 

I^ç  F».  Il  faut  qup  pe  qu^^ri^in  spjt  tout  nouveau; 
car  il  est  a^se?  joli,  et  je  u  ^ft  ^vpis  po,tnt  entendu 
f»rler, 

Rouss.  Il  y  a  plus  de  six  ans  qu'il  est  Ë^t  :  l'auteur 
Ta  donné  ou  réeité  à  plus  de  ciuquantç  personnes, 
qui  toutes  lui  en  ont  très  fidéleui^ut  gardé  le  secret^ 
4^u'il  ne  leur  denuaudoit  ps^^,  et  jç  u?  crois  fm^  que 
vous  vou§  ftttendie;^  à  trouver  ce  quatf^n  4^^  le 
Mercure,  Jl'i|i  cru  yoir ,  duns  tpute  cette  bi^tpire  de  pqiTr 
traits,  des  singularités  qui  pi'oqt  porté ^  l^ suivre t^ 


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SECOND  DIALOGUE.  igS 

j'y  ai  trouvé,  smtout  pour  celui  d'Angleterre,  des  cir- 
constances bien  extraordinaires.  David  Hume,  étroite- 
ment lié  à  Paris  avec  vos  messieurs ,  sans  oublier  les 
dames,  devient,  on  ne  sait  comment,  le  patron,  le 
zélé  protecteur,  le  bienfaiteur  à  toute  outrance  de 
Jean- Jacques ,  et  fait  tant ,  de  concert  avec  eux ,  qu'il 
parvient  enfin,  malgré  toute  la  répugnance  de  celui- 
ci,  à  l'emmener  en  Angleterre.  Là,  le  premier  et  le 
plus  important  de  ses  soins  est  de  faire  faire  par 
Ramsay,  son  ami  particulier ,  le  portrait  de  son  ami 
public  Jean-Jacques.  Il  desiroit  ce  portrait  aussi  ar* 
demment  qu'un  amant  bien  épris  désire  celui  de  sa 
maltresse.  A  force  d'importunités  il  arrache  le  con- 
sentement de  Jean-Jacques.  On  lui  fait  mettre  un 
bonnet  bien  noir,  lin  vêtement  bien  brun,  on  le  place 
dans  un  lieu  bien  sombre,  et  là,  pour  le  peindre  assis, 
on  le  fait  tenir  debout,  courbé,  appuyé  d'une  de  ses 
mains  sur  une  table  bien  basse ,  dans  une  attitude  où 
ses  muscles,  fortement  tendus,  altèrent  les  traits  de 
son  visage.  De  toutes  ces  précautions  devoit  résulter 
un  portrait  peu  flatté ,  quand  il  eût  été  fidèle.  Vous 
avte  vu  ce  terrible  portrait  :  vous  jugerez  de  la  res- 
semblance si  jamais  vous  voyez  l'original.  Pendant  le 
séjour  de  Jean-Jacques  en  Angleterre,  ce  portrait  y  a 
été  gravé ,  publié,  vendu  partçut,  sans  qu'il  lui  ait  été 
possible  de  voir  cette  gravure.  Il  revient  en  France, 
et  il  y  apprend   que  son  portrait  d'Angleterre  est 
annoncé,  célébré ,  Ayante  comme  un  cbef-d'ceuvre  de 
peinture,  de  gravure,  et  surtout  de  ressemblance.  Il 
parvient  enfin ,  non  sans  peine,  à  le  voir  ;  il  frémit,  et 
dit  ce  qu'il  en  pense  :  tout  le  monde  se  moque  de  lui  ; 

i3. 


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196  SECOND  DIALOGUp. 

touj  le  détail  qu'il  fait  paroU  la  chose  la  plus  natur 
relie;  et,  loin  d'y  voir  rien  qui  puisse  faire  suspecter 
la  droiture  du  généreux  David  Hume,  on  n aperçoit 
que  les  soins  de  Tamitié  la  plus  tendre  dans  ceux  qu'il 
a  pris  pour  donner  à  son  ami  Jean-Jacques  la  figure 
d'un  cyclope  affreux.  Pensez- vous  comme  le  public 
à  cet  égard? 

Le  Fr-  Le  moyen  j  sur  un  pareil  exposé?  J  avoue  v 
au  contraire ,  que  ce  fait  seul ,  bien  avéré ,  parot- 
troit  déceler  bien  des  choses;  mais  qui  m'assurera 
qu'il  est  vrai  ? 

.  Rouss.  La  figure  du  portrait.  Sur  la  question  pré- 
sente ,  cette  figure  ne  mentira  pas. 

Le  Fa.  Mais  ne  donnez-vous  point  aussi  trop  d'im- 
portance à  des  bagatelles?  Qu'un  portrait  soit  dif- 
forme ou  peu  ressemblant,  c'est  la  chose  du  monde 
la  moins  extraordinaire  :  tous  les  jours  on  grave ,  on 
contrefait,  on  défigure  des  hommes  célèbres,  sans  que 
de  ces  grossières  gravures  on  tire  aucune  conséquence 
pareille  à  la  vôtre. 

Rouss.  J'en  conviens  ;  mais  ces  copies  défigurées 
sont  l'ouvrage  de  mauvais  ouvriers  avides,  et  non  les 
productions  d'artistes  distingués ,  ni  le  fruit  du  zélé  et 
de  l'amitié.  On  ne  les  prône  pas  avec  bruit  dans  toute 
l'Europe,  on  ne  les  annonce  pas  dans  les  papiers  pu- 
blics ,  on  ne  les  étale  pas  dans  les  appartements 
ornés  de  glaces  et  de  cadres;  on  les  laisse  pourrir  sur 
les  quais  y  ou  parer  les  chambres  des  cabarets  et  les 
boutiques  des  barbiers.  ^ 

Je  ne  prétends  pas  vous  donner  pour  des  réalités 
toutes  les  idées  inquiétantes  que  fournit  à  Jean-Jacques 


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SECOND   DIALOGUE.  I97 

1  obscurité  profonde  dont  on  s'applique  à  Fenlourer. 
Les  mystères  qu'on  lui  fait  de  tout  ont  un  aspect  si 
noir,  qu'il  n'est  pas  surprenant  qu'ils  affectent  de  la 
même  teinte  son  imagination  effarouchée.  Mais,parmi 
les  idées  outrées  et  fantastiques  que  cela  peut  lui 
donner,  il  en  est  qui ,  vu  la  manière  extraordinaire 
dont  on  procède  avec  lui,  méritent  un  examen  sé- 
rieux avant  d'être  rejetées.  Il  croit,  par  exemple ,  que 
tous  les  désastres  de  sa  destinée ,  depuis  sa  funeste 
célébrité,  sont  les  fruits  d'un  complot  formé  de  longue 
main,  dans  un  grand  secret,  entre  peu  de  personnes, 
qui  ont  trouvé  le  moyen  d'y  faire  entrer  successive- 
ment toutes  celles  dont  ils  avoietit  besoin  pour  son 
exécution  ;  les  grands,  les  auteurs,  les  médecins  (cela 
n'étoit  pas  difficile),  tous  les  hommes  puissants,  toutes 
les  femmes  galantes ,  tous  les  corps  accrédités ,  tous 
ceux  qui  disposent  de  l'administration ,  tous  ceux 
qui  gouvernent  les  opinions  publiques.  Il  prétend 
que  tous  les  événements  relatifs  à  lui ,  qui  paroissent 
accidentels  et  fortuits ,  ne  sont  que  de  successifs  déve- 
loppements concertés  d'avance ,  et  tellement  ordon- 
nés, que  tout  ce  qui  lui  doit  arriver  dans  la  suite  a 
déjà  sa  place  dans  le  tableau ,  et  ne  doit  avoir  son  effet "^ 
qu'au  moment  marqué.  Tout  cela  se  rapporte  assez  à 
ce  que  vous  m'avez  dit  vous-même,  et  à  ce  que  j'ai 
cru  voir  sous  des  noms  différents.  Selon  vous,  c'e^t 
un  système  de  bienfaisance  envers  un  scélérat;  selon 
lui,  c'est  un  complot  d'imposture  contre  un  innocent; 
selon  moi ,  c'est  une  ligue  dont  je  ne  détermine  pas 
l'objet,  mais  dont  vous  ne  pouvez  nier  l'existence,, 
puisque  vous-même  y  êtes  entré. 


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198  SECOND  DIALOGUE. 

Il  pense  que  du  moment  qu  on  entreprit  Tceuvre 
complète  de  sa  diffamation ,  pour  iaciliter  le  succès 
de  cette  entreprise,  alors  difficile,  on  résolut  de  la  gra- 
duer, de  commencer  par  le  rendre  odieux  et  noir^  et 
'de  finir  parle  rendre  abject,  ridicule,  et  méprisable. 
Vos  messieurs  qui  n'oublient  rien ,  n'oublièrent  pas 
sa  figure;  et,  après  lavoir  éloigné  de  Paris ,  travail- 
lèrent à  lui  en  donner  une  aux  yeux  du  public,  con- 
forme au  caractère  dont  ils  vouloient  le  gratifier.  U 
fedlut  d'abord  faire  disparoitre  la  gravure  qui  avoit 
été  faite  sur  le  portrait  fait  par  La  Tour  :  cela  fut  bien* 
tôt  fait.  Après  son  départ  pour  l'Angleterre,  sur  un 
modèle  qu'on  avoit  fait  faire  pmr  Le  Moine,  on  fit  fetre 
une  gravure  telle  qu'on  la  desiroit;  mais  la  figure  en 
étoit  hideuse  à  tel  point,  que,  pour  ne  pas  se  décou- 
vrir trop  ou  trop  tôt ,  on  fut  contraint  de  supprimer 
la  gravure.  On  fit  faire  à  Londres ,  par  les  boucs  office» 
de  l'ami  Hume ,  le  portrait  dont  je  viens  de  parler;  et, 
n'épargnant  aucun  soin  de  l'art  pour  en  faire  valoir 
la  gravure,  on  la  rendit  moins  difforme  que  la  précé- 
dente, niais  plus  terrible  et  plus  noôre  mille  fois. 
Ce  portrait  a  fait  long -temps ,  à  l'aide  de  vos  mes- 
sieurs, l'admiration  de  Paris  et  de  Londres,  jusqu'à 
ce  qu'ayant  gagné  pleinement  le  premier  point,  et 
rendu  aux  yeux  du  public  l'original  aussi  noir  que  la 
gravure,  on  en  vint  au  second  article  ;  et,  dégradant 
habilement  cet  affreux  coloris,  de  l'homme  terrible  et 
vigoureux  qu'on  avoit  d'abord  peint,  on  fit  pcu-à-peu 
un  petit  fourbe,  un  petit  menteur,  un  petit  escroc,  un 
coureur  de  tavernes  et  de  mauvais  Ueux,  C'est  alors 
que  parut  le  portrait  grimacier  de  Fiquet ,  qu'on  avoit 


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SECOND  DIALOGUE.  Ï99 

tenu  long-temps  en  réserve  y  jasqa  à  ce  qœ  le  moment 
de  lé  fntblier  fùLt  venu  ^  a&i  que  la  mine  basse  et  risible 
de  la  figure  répondît  à  Tidée  qti  on  vouloit  donner 
de  Forîginail.  C'est  eneore  ak»?<^que  parut  un  petit  me^ 
dbillonen  plâtre  sur  le  codttime  de  la  gravure angloise, 
l^ais  dont  dn  afVoit  eu  soki  de  dbanger  l'air  terrible  et 
fier  é^  tm  sotÊti^  traitr#  et  s^rdoniqoe  eonïtne  eelui^ 
èe  P^murge  ache^mt  les  moutons  de  Dinden^ut  ^  ou 
comme  celui  des  gens  qui^  rencontrent  Jean- Jacqiiies 
dads  ks  rues  ;  et  il  est  certain  qu«  depuis  lorsf  vos 
messieurs  se  sont  moii^  attachés  à  teire  de  Im  un  ob« 
îef  d'horreur  qu  mi  objet  de  dértsion  ;  ce  qui  toutefois 
nepaUdit  pas  aller  à  la  fin  qu'ils  disent  avoir  de  miettire 
imt  It  monde  en  gsrrde  contre  lui  ;  car  on  se  tient  en 
garde  contre  les  gens  qu'ott^  l'edoute,  n^HS  noti  pas 
contre  ceux  qu'on  «âéprise. 

Voitè  fidée  qtie  }'hî^(l<Mre  dee^  différents  portraits 
a' ^it  naUï^  à  Jenm-Jtacques  :  mais  toutea  ces  gradua^ 
tiOn^  préparées  de  si  loin  ont  bien  Fair  d'être  des  coni>- 
jectures  chimériques',  fruits  a^ez  naturds  d-one  ima- 
gination &ap^)ée  par  tamtde  mysptèrtes  et  dé  malheurs; 
SMS' donc  adopter  m  rejeter  k  p4»ésent  ceâ  idées ,  lais- 
sotfs^  tous^  ces  étranges  portmîts ,  et  févemmê^kYovi*^ 
ginal. 

J'avoîs  percé  jusqu'à»  hit;  mais  que  de  difficwkés 
me  restôient  à  vaiâëre  dans  la>  nmnière  dont  je  me 
proposoid  de  FexsrtÉiinier  1  i^rès^  avoir  é«udié  rbomme 
tonte  ÉÊÊtSL  vie ,  j'^rois  cru  conovoiltre  ks  hbalrme&r  je 
lÈÈlétGiel^  trompé:  Je  ne  pai^viws  jamais  à  eU'  cottBoltre 
c^  sefÉtl  :  non  qu'en  effet  Us  uÀem  àlSËcàesn  à  Con^^ 
noltre;  mais  je  m'y  pi^Mts  mal;  et,  toujours  inter^ 


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200  SECOND  DIALOGUE, 

prêtant  d  après  mon  cœur  ce  que  je  voyois  faire  aux 
autres ,  je  leur  prétois  les  motifs  qui  m  auroient  fait 
agir  à  leur  place,  e^  je  m'abuéoîs  toujours.  Donnant 
trop  d  attention  à  leurs  discours ,  et  pas  assez  à  teurs 
œuvres,  je  les  écoutois  parler  plutôt  que  je  ne  les  re- 
gàrdois  agir  ;  ce  qui ,  dans  ce  siècle  de  philosophie  et 
de  beaux  discours ,  me  les  faiioit  prendre  pour  autant 
de  sages  y  et  juger  de  leurs  vertus  par  leurs  sentences. 
Que  si  quelquefois  leurs  actions  attiroient  mes  re- 
gards ,  c  étoient  celles  qu'ils  destinoient  à  cette  fin , 
lorsqu'ils  montoient  sur  le  théâtre  pour  y  faire  une 
œuvre  d'éclat  qui  s'y  fit  admirer,  sans  songer,  daps 
ma  bêtise ,  que  souvent  ils  nettoient  en  avant  cette 
œuvre  brillante  pour  masquer,  dans  le  cours  de  leur 
vie ,  un  tissu  de  bassesses  et  d'iniquités.  Je  voyois 
presque  tous  ceux  qui  se  piquent  de  finesse  et  de  pé- 
nétration s'abuser  en  sens  contraire  par  le  même  prin- 
cipe de  juger  du  cœur  d'autrui  par  le  sien.  Je  les 
voyois  saisir  avidement  en  l'air  un  trait,  un  geste,  un 
mot  inconsidéré ,  et ,  l'interprétant  à  leur  mode ,  s'ap- 
plaudir de  leur  sagacité  en  prêtant  à  jchaque  mouve- 
ment fortuit  d'un  homme  un  sens  subtil  qui  n'existoit 
souvent  que  dans  leur  esprit.  Eh  !  quel  est  l'honmie 
d'esprit  qui  ne  dit  jamais  de  sottise  ?  quel  est  l'honnête 
homme  auquel  il  n'échappe  jamais  un  propos  répré- 
hensible  que  son  cœur  n'a  point  dicté?  Si  l'on  tenait 
un  registre  exact  de  toutes  les  fautes  que  l'homme  le 
plus  parfait  a  commises ,  et  qu'on  supprimât  soigneu- 
sement tout  le  reste ,  quelle  opinion  donneroiwon  de 
cet  homme-là  ?  Que  dis-je ,  les  ihutes  !  non ,  les  actions 
les  plus  innocentes ,  les  gestes  les  plus  indifférents , 


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SECOND  DIALOGUE.  20I 

les  discours  les  phis  sensés ,  tout ,  dans  un  observateur 
qui  se  passionne ,  augmente  et  nourrit  le  préjugé  dans 
lequel  il  se  complaît,  quand  il  détache  chaque  mot  ou 
chaque  fait  de  sa  place  pour  le  mettre  dans  le  jour  qui 
lui  convient. 

Je  voulois  m'y  prendre  autrement  pour  étudier  à 
part-moi  un  homme  si  cruellement,  si  légèrement,  si 
universellement  jugé.  Sans  marréter  à  de  vains  dis- 
cours qui  peuvent  tromper ,  ou  à  des  signes  passa- 
gers plus  incertains  encore , -mais  si  commodes  à  la 
légèreté  et  à  la  malignité,  je  résolus  de  Tétudier  par 
ses  inclinations,  ses  moeurs ,  ses  goûts ,  ses  penchants, 
ses  habitudes  ;  de  suivre  les  détails  de  sa  vie,  le  cours 
de  son  humeur,  la  pente  de  ses  affections  ;  de  le  voir 
agir  ea  Fenteiidant  parler,  de  le  pénétrer,  s'il  étoit 
possible,  en  dedans  de  lui-même  ;  en  un  mot ,  de  l'ob- 
server moins  par  des  signes  équivoques  et  rapides,  que 
par  sa  constante  manière  d'être  ;  seule  régie  iniaillible 
de  bien  juger  du  vrai  caractère  d'un  homme ,  et  des 
passions  qu'il  peut  cacher.au  fond  de  son  cœur.  Mon 
embarras  étoit  d^écarter  les  obstacles  que ,  prévenu 
par  vous,  je  prévoyois  dans  l'exécution  de  ce  projet 

Je  savois  qu'irrité  des  perfides  empressements  de 
ceux  qui  l'abordent ,  il  ne  cherchoit  qu'à  repousser 
tous  les  nouveaux  venus;  je  savois  qu'il  jugeoit,  et, 
ce  me  semble ,  avec  assez  de  raison ,  de  l'intention 
des  gens  par  l'air  ouvert  ou  réservé  qu'ils  prenoient 
avec  lui  ;  et  mes  engagements  m'ôtant  le  pouvoir  de 
lui  rien  dire ,  je  devois  m'attendre  que  ces  myâtères 
ne  le  disposeroient  pas  à  la  familiarité  dont  j'avois 
besoin  pour  mon  dessein^  Je  ne  vis  de  remède  à  cela 


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aOâ  SECOND   DIALOGUE, 

que  de  lui  laisser  voir  man  projet  autant  ^e  e^ 
pouYOtt  s  accorder  avec  le  sâle»ce  qui  m'éloit  iuipoisé  y 
et  cela  Hfeéme  pouvoit  loe  fournir  un  premier  préju^gé 
pour  ou  contre  lui  :  car  si^  bien  convaincu  par  ma 
conduite  et  par  mon  langage  de  la  droiture  de  mes  in<- 
tentions^  il  salarmoit  néanmoms  de  mon  dessein, 
sinquiétoit  de  mes  regards  y  cherdioit  à  donner  le 
change  à  ma  curiosité,  et  commençoit  par  se  mettre 
en  garde,  c'étoit  dans  mon  esprit  on  homme  à  deni^ 
(ugé.  Loin  de  rien  voir  de  semblable ,  je  fiis  aussi 
touche  que  surfis  y  non  de  Taccueil  que  cette  idée 
m'attira  de  sa  part,  car  À  n'y  mtit  aucun  em^pressemest 
ostensible ,  mais  de  la  joie  qu'eUe  vue  parujt  exCker 
daàs  so»  cœur.  Ses  regards  attendris  m'en  dirent  plvris 
que  n  auroient  fait  des  caresses.  Je  le  vis  à  km  aise 
avec  moi  ;,  c'étoit  le  meiUeùr  moyea  dé  m'y  mettre 
avec  lui.  A  la  manière  dont  il  me  distingua,  dès  le 
premier  abord,  de  tous  ceux  qui  robsédeient.,.  je  coBft> 
pris  qu'il  n'avoit  pas  un  instant  pris  le  change  stttr 
mes  moûfe.  Car,  qiÉoique,  cherchant  tous  également  à 
l'c^sei^ver,  ce  dessein  eomsuun  dût  donner  »  1003*  une 
allure  assez  sem})lable ,  nos  recherches  étQtent  tr 09 
différentes  par  leur  obpèt ,  pouj^  que  la  distinctîein<]|.'en 
£(^t  pas  facile  à  faire.  Il  vit  que  tous  les  autres!  ne  eluer- 
choient,  ne  Vouloient  voir  que  le  mai;  que  ji'étoàs.le 
seul  qui ,  cherchanC  le  bien ,  ne  voulût  voir  que  hir  vé- 
rité, et  ce  motif,  qu'il  démêla  sans  peina,,  m'attira  siai 
eoo&nce. 

Entre  tous  les  exemf^s  qu'il  m^'a  donnés  de  l'in^ 
•tention  de  ceux  qui  l'approchent,  je  ne.  vous  en  ciéerai 
qi&'un.  L'uA  d'eux  s  etoit  teUementdistingtié'd^  ailles 


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SECOND  DIALOGUE.  2o3 

par  de  plus  affectueuses  démonstrations  et  par  un  at* 
tendrissement  poussé  jusqu'aux  larmes,  qu'il  crut 
pouvoir  s'ouvrir  à  lui  sans  réserve,  et  lui  lire  ses  Con- 
fissions.  Il  lui  permit  même  de  l'arrêter  dans  sa  lecture 
pour  prendre  note  de  tou^  ce  qu'il  voudroit  retenir 
par  préférence.  Il  remarqua  durant  cette  longue  lec* 
tui*e,  que^  n'écrivant  presque  jamais  dans  le»  endroits 
&vorables  et  honorables,  il  ne  manqua  pœnt  d'écrire 
avec  soin  dans  tous  ceux  où  la  vérité  le  fofçoit  à  s'ac- 
cuser et  se  charger  lui-même.  Voilà  comment  se  font 
les  remarques  de  ces  messieurs.  Et  moi  aussi,  j'ai  Eût 
celle*là;  ixiais  je  n^ai  pas ,  comme  eux ,  omis  les  autres; 
et  le  tout  m'a  donné  des  résultats  bien  di£Férents  des 
leurs. 

Par  l'heureux  effet  de  ma  franchise,  j'avois  l'occa- 
sion la  plus  rare  et  la  plue  sûre  de  bien  connoître  un 
homme ,  qui  est  de  l'étudier  à  loisir  dans  sa  vie  privée^ 
et  vivant  pour  ainsi  dire  avec  lui-même  ;  car  il  se  livra 
sans  réserve,  et  me  rendit  aussi  maître  chez  lui  que 
ehez  moi. 

Une  fois  admis  dans  sa  retraite,  mon  premier  soin 
fut  de  m'informer  des  raisons  qui  l'y  tenoient  cxm- 
&aé.  Je  savois  qu'il  avoit  toujours  fui  le  grand  wif>s^ 
et  aimé  la  solitude,  mais  j^  savois  aussi  que,  dans  des 
sociétés  peu  nombreuses,  il  avoit  jadis  joui  des  dou^ 
ceurs  de  l'intimité  en  homme  do©t  le  cœur  étok  iait 
pour  elle.  Je  voulus  apprendre  pourquoi  maintenant, 
détaché  de  tout,  il  s'étoit  tellement  concentré  dans 
sa  retraite,  que  ce  n'étoit  plus  que  par  force  qu'cMi  par- 
v^noit  à  l'aborder. 

L£  Fb.  Gela  n'étoit-il  pas  tout  clair?  il  se  génoit  afo^ 


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!io4  SECOND  DIALOGUE, 

trefois  parceqù'on  ne  le  oonnoissoit  pas  encore.  Au- 
jourd'hui que,  bien  connu  de  tous,  il  ne  gagneroit 
plus  rien  à  se  contraindre ,  il  se  livre  tout-à-fait  à  son 
horrible  misanthropie.  Il  fuit  les  hommes  parcequ'il 
les  déteste;  il  vit  en  loup-garou  parcequ'il  n'y  a  rien 
<l'humain  dans  son  cœur. 

Rouss.  Non,  cela  ne  me  parott  pas  aussi  clair  qu^à 
vous;  et  ce  discours,  que  j'entends  tenir  à  tout  le 
monde,  me  prouvé  bien  que  les  hommes  le  haïssent , 
mais  non  pas  que  c'est  lui  qui  les  hait. 

Le  Fr.  Quoi!  ne  l'avez-vous  pas  vu,  ne  le  voyez- 
vous  pas  tous  les  jours,  recherché  de  beaucoup  de 
gens,  se  refuser  durement  à  leurs  avances?  Gomment 
donc  expliquez-vous  cela? 

Rouss.  Beaucoup  plus  naturellement  que  vous ,  car 
la  fuite  est  un  effet  bien  plus  naturel  de  la  crainte  que 
de  la  haine.  Il  ne  fuit  point  les  hommes  parcequ'il  les 
hait^  mais  parcequ'il  en  a  peur.  Il  ne  les  fuit  pas  pour 
leur  foire  du  mal,  mais  pour  tâcher  d'échapper  à  celui 
qu'ils  luijveulent.  Eux  au  contraire  ne  le  recherchent 
pas  par  amitié,  mais  par  haine,  ils  le  cherchent  et  il 
les  fuit,  comme  dans  les  sables  d'Afrique,  où  sont  peu 
d^ommes  et  beaucoup  de  tigres,  les  hommes  fuient 
les  tigres  et  les  tigres  cherchent  les  hommes  :  s'ensuit- 
il  de  là  que  les  hommes  sont  méchants,  farouches ,  et 
que  les  tigres  sont  sociables  et  humains?  Même,  quel- 
que opinion  que  doive  avoir  Jean-Jacques  de  ceux 
qui,  malgré  celle  qu'on  a  de  lui,  ne  laissent  pas  de^le 
rechercher,  il  ne  ferme  point  sa  porte  à  tout  le  monde; 
il  reçoit  honnêtement  ses  anciennes  contioissahces, 
quelquefois  même  les  nouveaux  venus ,  quand  ils  ne 


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SECOND  D-IALOGUE.  3oS 

montrent  ni  patelinage  ni  arrogance.  Jette  Tai  jamais* 
vu  se  refuser  durement  qu'à  des  avances  tyrannicpes,. 
insolentes  et  malhonnêtes  ^  qui  déceloient  clairement 
Tintention  de  ceux  qui  les  faisoient.  Cette  manière  ou- 
verte et  généreuse  de  repousser  la  perfidie  et  la  tra- 
hison ne  fut  jamais  Tallure  des  méchants.  S'il  ressem- 
bloit  à  ceux  qui  lerecherchent,  au  lieu  de  se  dérober 
à  leurs  avances,  il  y  répondroit  pour  tâcher  de  les 
payer  en  mémemonnoie,  et  leur  rendant  fourberie 
pour  fourberie ,  trahisou pour  trahison,  il  se  serviroit 
de  leurs  propres  armes  pour  se  défendre  et  se  venger 
d'eux;  mais ,  loin  qu^on  Vait  jamais  accusé  d'avoir  tra- 
cassé dans  les  sociétés  où  il  a  vécu,  ni  brouillé  ses 
amis  entre  eux,  ni  desservi  personne  avec  qui  il  fût 
en  liaison,  le  seul  reproche  qu'aient  pu  lui  faire  sed- 
soi-disant  amis  a  été  de  les  avoir  quittés  ouvertement^ 
comme  il  a  dû  faire,  sitôt  que,  les  trouvant  faux  et 
perfides,  il  a  cessé  de  les  estimer. 
.  Non,  monsieur,  le  vrai  misanthrope,  si  un  être 
aussi  contradictoire  pouvoit  exister  >,  ne  fuiroit  point 
dans  la  solitude:  quel  mal  peut  et  veut  faire  aux 
hommes  celui  qui  vit  seul?  Celui  qui  les  h^it  veut  leur 
nuire,  etj)our  leur  nuire  il  ne  faut  pas  les  fîiir.  Les 
méchants  ne  sont  point  dans  les  déserts,  Us  sont  dans 
le  monde.  C'est  là  qu'ils  intriguent  et  travaillent  pour 
satisfaire  leur  passion  et  tourmenter  les  objets  de  leur 
haine.  De  quelque  motif  que  soit  animé  celui  qui  veut 

'  Timon  n*étoit  point  naturellement  misanthrope ,  et  même  ne 
meritoit  pas  ce  nom.  Il  y  avoit  dans  son  fai^  pins  de  dëpit  et  d*^en- 
fantillage  que  de  véritable  méchanceté  :  c*étoit  un  fon  mécontemt 
qui  boudoit  contre  le  genre  humain. 


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!2o6  SECOND  DIALOGUE, 

s'engager  dans  la  fonle  et  s'y  faire  jour^  il  doit  s'armer 
de  vigueur  pour  repousser  ceux  qui  le  poussent ,  pour 
écarter  ceux  qui  sont  devant  lui ,  pour  fendre  la  presse 
et  faire  son  chemin.  L'homme  débonnaire  et  doux , 
rhotnme  timide  et  foible  qui  n'a  point  ce  courage ,  et 
qui  tâche  de  se  tirer  à  lecart  de  peur  d être  abattu  et 
foulé  aux  pieds,  est  donc  un  méchant;  à  votre  compte, 
les  autres,  plus  forts ,  plus  durs ,  plus  ardents  à  per- 
cer, sont  les  bons?  J'ai  vu  pour  la  première  fois  cette 
nouvelle  doctrine  dans  un  discours  publié  par  le  philo- 
sophe IKderot,  précisément  dans  le  temps  que  son  ami 
Jean-Jacques  s'étoit  retiré  dans  la  solitude.  //  tiyaqut 
le  méchant  y  dit-il ,  qui  soit  seul.  Jusqu'alors  on  avoit  re- 
gardé l'amour  de  la  retraite  comme  un  des  signes  les 
moins  équivoques  d'une ame  paisible  et  saine^exempte 
4 ambition,  d'envie,  et  de  toutes  les  ardentes  pas- 
^ns,  filles  de  l'amour-propre ,  qui  naissent  et  fer- 
mentent dans  la  société.  Au  lieu  de  cela,  voici,  par  un 
coup  de  plume  inattendu,  ce  goût  paisible  et  doux, 
jadis  si  universellement  admiré,  transformé  tout  d'un 
coup  en  une  rage  infernale;  voilà  tant  de  sages  res- 
pe<^é$,  et  Descartes  lui-même,  changés  dans  un  ins- 
ttat  en  autant  de  misanthropes  afiréux  et  de  scélé- 
rats. Le  philosophe  Diderot  étoit  seul,  peut-être,  en 
écrivant  cette  sentence,  mais  je  doute  qu'il  eût  été 
seul^à  la  méditer,  et  il  prit  grand  soin  de  la  faire 
circuler  dans  le  monde.  Eh  !  plût  à  Dieu  que  le  mé- 
chant fdt  toujours  seul  !  il  ne  se  feroit  guère  de  mal. 

Je  crois  bien  que  les  solitaires  qui  le  sont  par  force 
peuvent,  rongés  de  dépit  et  de  regrets  dans  la  re-^ 
traite  où  ils  sont  détenus,  de\)enir  inhumains,  fé- 


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SECOND  DIALOGUE.  207 

races,  et  prendre  en  haifie  avec  leur  chaîne  tout  oe 
qui  a  en  est  pas  chargé  comme  eux.  Mais  les  soiitttres 
par  goût  et  par  choix  sont  naturellement  humains^ 
hospitaliers  ,  caressants.  Ce  n'est  pas  parcequ'ils 
haïssent  les  hommes,  mais  parcequils  aiment  lé  re- 
pos et  la  paix  9  qu'ils  fuient  le  tumulte  et  le  bruit.  La 
longue  privation  de  la  société  la  leur  rend  même 
agréable  et  douce,  quand  elle  s  offre  à  eux  sans  con^ 
trainte.  Ils  ai  jouissent  alors  délicieusement,  et  cela 
se  voit>  Elle  est  pour  eux  ce  qu'est  le  commerce  des 
femmes  pour  ceux  qui  ne  passent  pas  leur  vie  avec 
elles ,  mais  qui  dans  les  courts  moments  qu'ils  y 
passent  y  trouvent  des  charmes  ignorés  des  galants 
de  profiossion. 

Je  ne  comprends  pas  comment  un  homme  de  bon 
sens  peut  adopter  un  seul  moment  la  sentence  du 
philosophe  Diderot;  elle  a  beau  être  hautaine  et  tran^ 
ohante,  elle  n'en  est  pas  moins  absurde  et  fausse. 
Eh  !  qui  ne  voit  au  contraire  qu'il  n'est  pas  possible 
que  le  méchant  aime  à  vivre  seul  et  vis-à*vis  de  lui^ 
même?  Il  s'y  sentiroit  en  trop  mauvaise  compagnie , 
il  y  seroit  trop  mal  à  son  aise,  il  ne  s'y  supporteroit 
pas  longttemps,  ou  bien,  sa  passion  dominante  y  res- 
tant toujours  oisive,  il  faudrait  qu'elle  s'éteignit  et 
quil  y  redevint  bon.  L'amcmr^propre,  principe  de 
toute  méchanceté,  a*avive  et  s'exalte  dans  la  sooîélé 
qui  l'a  fait  naître,  et  où  l'on  est  à  chaque  instant  forcé 
de  ^  eoç^parer;  il  languit  et  meurt  faute  d'aliment 
dfins  la  solitude.  Quicon^ite  $e  suffit  à  Im-méme  ne  wmI 
num  à  qui  que  ce  $mt,  Cette  maxime  est  moâns  écla-^ 
iaute  et  moins  arrogente ,  mais  plus  sensée  et  plus 


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208  SECOND  DIALOGUE, 

juste  que  celle  du  philosophe  Diderot,  et  préférable 
au  moins,  en  ce  qu'elle  ne  tend  à  outrager  personne. 
Ne  nous  laissons  pas  éblouir  par  leclat  sentencieux 
dont  souvent  Terreur  et  le  mensonge  se  couvrent  :  ce 
n'est  pas  la  foule  qui  fait  la  société,  et  c'est  en  yain 
que  les  corps  se  rapprochent  lorsque  les  cœurs  se  re- 
poussent. L'homme  vraiment  sociable  est  plus  diffi- 
cile en  liaisons  qu'un  autre;  celles  qui  ne  consistent 
qu'en  fausses  apparences  ne  sauroient  lui  convenir: 
Il  aime  mieux  vivre  loin  des  méchants  sans  penser  à 
eux,  que  de  les  voir  et  les  haïr;  il  aime  mieux  fuir 
son  ennemi  que  de  le  rechercher  pour  lui  nuire.  Celui 
qui  ne  connoît  d'autre  société  que  celle  des  cœurs 
n'ira  pas  chercher  la  sienne  dans  vos  cercles.  Voilà 
comment  Jean-Jacques  a  dû  penser  et  se  conduire 
avant  la  ligue  dont  il  est  l'objet;  jugez  si,  maintenant 
qu'elle  existe  et  qu'elle  tend  de  toutes  parts  ses  pièges 
autour  de  lui ,  il  doit  trouver  du  plaisir  à  vivre  avec 
ses  persécuteurs,  à  se  voir  l'objet  de  leur  dérision,  le 
jouet  de  leur  haine ,  la  dupe  de  leurs  perfides  caresses , 
à  travers  lesquelles  ils  font  malignement  percer  l'air 
insultant  et  moqueur  qui  doit  les  lui  rendre  odieuses. 
Le  mépris,  l'indignation,  la  colère,  ne  sauroient  le 
quitter  au  milieu  de  tous  ces  gens-là.  Il  les  fuit  pour 
s'épargner  des  sentiments  si  pénibles  ;  il  les  fuit  par- 
cequ  ils  méritent  sa  haine  et  qu'il  étoit  fait  pour  les 
aimer. 

Le  Fr.  Je  ne  puis  apprécier  vos  préjugés  en  sa 
faveur,  avant  d'avoir  appris  sur  quoi  vous  les  fondez. 
Quant  à  ce  que  vous  dites  à  l'avantage  des  solitaires, 
cela  peut  être  vrai  de  quelques  hommes  singuliers 


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SECOND  DIALOGUE.  2O9 

qui  s'étôient  fait  de  fausses  idées  de  la  sagesse  ;  mais 
au  moins  ils  domioient  des  signes  non  équivoques  du 
louable  emploi  de  leur  temps.  Les  méditations  pro- 
ficmdes  et  les  immortels  ouvrages  dont  les  philosophes 
que  vous  citez  ont  illustré  leur  solitude  prouvent 
assez  qu'ils  s'y  occupoient  d'une  manière  utile  et 
glorieuse,  et  qu'ils  n  y  passoientpas  uniquement  leur 
temps,  comme  votre  homme,  à  tramer  des  crimes  et 
des  noirceurs. 

Rouss.  C'est  à  quoi,  ce  me  semble,  il  n'y  passa  pas 
non  plus  uniquement  le  sien.  La  Lettre  à  M.  d'ÂUm^ 
bert  sur  les  spectacles,  Héldise,  Emile,  le  Contrat  social, 
les  Essais  sur  la  paix  perpétuelle  et  sur  t Imitation  théâ- 
trale, et  d'autres  écrits  non  moins  estimables  qui  n'ont 
point  paru,  sont  des  fruits  de  la  retraite  de  Jeato-Jac- 
ques.  Je  doute  qu'aucun  philosophe  ait  médité  plus 
profondément,  plus  utilei^ent  peut-être,  et  plus  écrit 
en  si  peu  de  temps.  Appelez-vous  tout  cela  des  noir- 
ceurs et  des  crimes? 

Le  Fr.  Je  connois  des  gens  aux  yeux  de  qui  c'en 
pourroient  bien  être  :  vous  savez  ce  que  pensent  ou 
ce  que  disent  nos  messieurs  de  ces  livres  ;  mais  avQz- 
vous  oublié  qu'ils  ne  sont  pas  de  lui ,  et  que  c'est  vous- 
même  qui  me  l'avez  persuadé? 

Rouss.  Je  vous  ai  dit  ce  que  j'imaginois  pour  expli- 
quer des  contradictions  que  je  voyois  alors ,  et  que  je 
ne  vois  plus.  Mais,  si  nous  continuons  à  passer  ainsi 
d'un  sujet  à  l'autre  ^  nous  perdrons  notre  objet  de  vue , 
et  nous  ne  l'atteindrons  jamais.  Reprenons  avec  un 
peu  plus  de  suite  le  fil  de  mes  observations,  ayant  de 
passer  aux  conclusions  que^j'en  ai  tirées^ 

XVI.  ï4 


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aïo  sb'cond  dialogue. 

Ma  première  attention ,  après  m'êtrc  introduit  dans 
la  fanùliarité  de  Jean-Jacques ,  fat  d'examiner  si  nos 
liaisons  ne  lui  faisoient  rien  changer  dans  sa  manière 
de  vivre  ;  et  j'eus  bientôt  toute  la  certitude  possible 
que  non  seulement  il  n'y  changeoit  rren  pour  moi , 
mais  que  de  tout  temps  elle  avoit  toujours  été  la  même 
et paHB:iitement uniforme,  quand ,  maître  de  la  c^hoisir, 
il  avoït  pu  suivre  en  liberté  son  penchant.  Il  y  avoit 
cinq  ans  que,  de  retour  à  Paris,  il  avoit  recommencé 
d'y  vivre.  D'abord,  ne  voulant  se  cacher  en  aucune 
manière,  il  avoit  fréquenté  quelques  maisons  dans 
Fintention  d'y  reprendre  ses  plus  anciennes  liaisons, 
et  même  d'en  former  de  nouvelles.  Mais ,  au  bout  d'un 
an,  il  cessa  de  faire  des  visites,  et,  reprenant  dans  la 
capitale  la  vie  solitaire  qu^il  roenoit  depuis  tant  d'an- 
5,  il  partagea  son  tenrps  entre  l'oc- 
'e  dont  il  s'étoit  fait  une  ressource, 
s  champêtres  dont  i!  faisoit  son 
;.  Je  lui  demandai  la  raison  de  cette 
t  qu'ayant  vu  toute  la  génération 
présente  concourir  à  l'oeuvre  de  ténèbres  dont  il  étoit 
l'objet,  il  avoit  d'abord  mis  tous  ses  soins  à  clieixîher 
quelqu'un  qui  ne  partageât  pas  l'iniquité  publique; 
qu'après  de  vaines  recherches  dans  les  provinces  il 
étoit  venu  les  continuera  Paris,  espérant  qu'au  moins 
parmi  ses  anciennes  connoissances  il  se  trouveroit 
quelqu'un  moins  dissimulé ,  moins  faux,  qui  lui  don- 
neroit  les  lumières  dont  il  avoit  besoin  pour  percer 
cette  obscurité;  qu'après  bien  des  soins  inutiles  il 
n^avoit  trouvé,  même  parmi  les  plus  honnêtes  gens, 
que  trahisons,  duplicité,  mensonge,  et  que  tous,  en 


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SECOND  DIALOGUE.  au 

^'empressant  à  le  recevoir,  à  le  prévenir,  à  l'attirer, 
paroissoient  si  contents  de  sa  difimnation,  y  contri* 
buoient  de  si  bon  coeur,  lui  faisoient  des  caresses  si 
fardées,  le  louoient  d'un  ton  si  peu  sensible  à  son 
cœur,  lui  prodiguoient  l'admiration  la  plus  outrée 
avec  si  peu  d'estime  et  de  considération ,  qu'ennuyé  de 
ces  démonstrations  inoqueuses  et  mensongères,  et  in- 
digné»4'étre  ainsi  le  jouet  de  ses  prétendus  amis,  il 
cessa  de  les  voir,  se  retira  sans  leur  cacher  son  dé- 
dain; et,  après  avoir  cherché  long-temps  sans  succès 
un  homme ,  éteignit  sa  lanterne  et  se  renferma  tout- 
à-fait  au-dedans  de  lui. 

C'est  dans  cet  état  de  retraite  absolue  que  je  le 

trouvai,  et  que  j'entrepris  de  le  conndtre  :  attentif  à 

tout  ce  qui  pouvoit  manifester  à  mes  yeux  son  inté- 

Tieur,  en  garde  contre  tout  jugement  précipité,  résola 

de  le  juger,  non  sur  quelques  mots  épars  ni  sur  qnel^ 

ques  circonstances  particulières,  mais  sur  le  ccmcoura 

.  de  ses  discours,  de  ses  actions,  de  ses  habitudes,  et 

sur  cette  constante  manière  d'être ,  qui  seule  décèle  in^ 

feilliblonent  un  caractère,  mais  qui  demande,  pour 

être  aperçue,  plus  de  suite,  plus  de  persévérance  et 

moins  de  confiance  au  premier  coup  d'oeil,  que  le 

tiède  amour  de  la  justice,  dépouillé  de  tout  autre  in^ 

térêt  et  combattu  par  les  tranchantes  décisions  de 

Tamour-propre ,  n'en  inspire  au  commun  des  hommes. 

Il  fiaillut,  par  conséquent,  ocnnmencer  par  tout  voir, 

par  tout  entendre,  par  tenir  note  de  tout ,  avant  de 

prononcer  sur  rien ,  jusqu'à  ce  que  j 'eusse  assemblé  des 

matériaux  suffisants  pour  ftMider  un  jugement  solkle 

qui  ne  f&t  l'ouvrage  ni  de  la  passion  ni  du  pc^gé. 

14. 


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212  SECOND  EjIALOGUE. 

J6  ne  fus  pas  surpris  de  le  voir  tranquille  :  vous 
mWiez  prévenu  quil  Tétoit;  mais  vous  attribuiez 
cette  tranquillité  à  bassesse  d'ame  ;  elle  pouvoit  venir 
d  une  cause  toute  contraire  ;  j'avois  à  déterminer  la 
véritable.  Cela  n'étoit  pas  difficile;  car,  à  moins  que 
cette  tranquillité  ne  fôt  toujours  inaltérable,  il  ne  fal- 
loit,  pour  en  découvrir  la  cause,  que  remarquer  ce 
qui  pouvoit  la  troubler.  Si  c'étoit  la  crainte ,  vo^  aviez 
raison;  si  c'étoit  Tindignation,  vous  aviez  tort.  Cette 
vérification  ne  fut  pas  longue ,  et  je  sus  bientôt  à  quoi 
m'en  tenir. 

Je  le  trouvai  s'occupant  à  copier  de  la  musique  à 
tant  la  page.  Cette  occupation  m  a  voit  paru,  comme 
à  vous,  ridicule  et  affectée.  Je  m  appliquai  d'abord  à 
^  connoitre  s'il  s'y  livroit  sérieusement  ou  par  jeu,  et 
puis  à.  savoir  au  juste  quel  motif  la  lui  avoit  fait  re- 
prendre, et  ceci  demandoit  plus  de  recherche  et  de 
soin.  Il  falloit  connottre  exactement  ses  ressources  et 
l'état  de  sa  fortune ,  vérifier  ce  que  vous  m  aviez  dit  de 
son  aisance ,  examiner  sa  manière  de  vivre ,  entrer  dans 
le  détail  de  son  petit  ménage,  comparer  sa  dépeqse  et 
son  revenu ,  en  un  mot  connoitre  sa  situation  présente 
autrement  que  par  son  dire ,  et  le  dire  contradictoire 
de  vos  messieurs.  C'est  à  quoi  je  donnai  la  plus  grande 
attention.  Je  crus  m'apercevoîr  que  cette  occupation 
lui  plaisoit,  quoiqu'il  n'y  réussit  pas  trop  bien.  Je 
cherchai  la  cause  de  ce  bizarre  plaisir,  et  je  trouvai 
qu'elle  tenoit  au  fond  de  son  naturel  et  de  son  humeur, 
dont  je  n'avois  encore  aucune  idée,  et  qu'à  ceUe  oc^ 
casion  je  commençai  à  pénétrer.  Il  associoit  ce  travail 
à  un  amusement  dans  lequel  je  le  suivis  avec  une 


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SECOND   DIALOGUE.  2l3 

égale  attention.  Ses  longs  séjours  à  la  campagne  lui 
avoient  donné  du  goût  pour  Fétude  des  plantes  :  il 
continuoit  de  se  livrer  à  cette  étude  avec  plus  d'ardeur 
que  de  succès  ;  soit  que  sa  mémoire  défaillante  corn* 
mençât  à  lui  refuser  tout  service  ;  soit,  comtûe  je  crUj» 
le  remarquer,  qu'il  se  fit  de  cette  occupation  plutôt 
un  jeu  d'enfant  qu'une  étude  véritable.  Il  s'attachoit 
plus  à  faire  de  joHs  herbiers  qu'à  classer  et  caracté- 
riser les  genres  et  les  espèces.  Il  employoit  un  temps 
et  des  soins  incroyables  à  dessécher  et  aplatir  des  ra- 
meaux ,  à  étendre  et  déployer  de  petits  feuillages ,  à 
conserver  aux  fleurs  leurs  couleurs  naturelles  :  de 
sorte  que,  collant  avec  soin  ces  fragments  sur  des  pa- 
piers qu'il  ornoit  de  petits  cadres,  à  toute  la  vérité  de 
la  nature  il  joignoit  l'éclat  de  la  miniature  et  le  charme 
de  l'imitation. 

Je  Tai  vu  s'attiédir  enfin  sur  cet  amusement,  de- 
venu trop  fatigant  pour  son  âge,  trop  coûteux  pour  sa 
bourse,  et  qui  lui  prenoit  un  temps  nécessaire  dont 
il  ne  le  dédommageoit  pas.  Peut-être  nos  liaisons  ont- 
elles  contribué  à  l'en  détacher.  On  voit  que  la  contenï- 
plation  de  la  nature  eut  toujours  un  grand  attrait  poi»r 
son  cœur  :  il  y  trouvoit  un  supplément  aux  attache- 
ments dont  il  avoit  besoin  ;  mais  il  eût  laissé  le  sup- 
plément pour  la  chose ,  s'il  en  avoit  eu  le  choix  ;  et  il 
ne  se  réduisit  à  converser  avec  les  plantes  qu'après 
de  vains  efforts  pour  converser  avec  les  humains.  Je 
quitterai  volontiers,  m'a-t-il  dit,  la  société  des  végé*- 
taux  pour  celle  des  hommes,  au  premier  espoir  d'en 
retrouver. 

Mes  premières  recherches  m'aycmt  jeté  dans  les 


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ai4  SECOND  DIALOGUE, 

détails  de  sa  vie  domestique,  je  m'y  suis  particulier 
rement  attaché  ^  persuadé  que  j  en  tirerois  pour  moa 
objet  des  lumières  plus  sûres  que  de  tout  ce  qu'il 
pouvoit  avoir  dit  ou  fait  en  public  y  et  que  d'ailleurs 
je  u  avois  pas  vu  moi-même.  C'est  dans  la  familiarité 
d'uo  commerce  intime ,  dans  la  continuité  de  la  vie 
privée,  qu'un  hoomie  à  la  long^ue  se  laisse  voir  tel 
qu'il  est,  quand  le  ressort  de  l'attention  sur  soi  se  re- 
lâche, et  qu'oubliant  le  reste  du  monde,  on  se  livre  à 
l'impulsion  du  moment.  Cette  méthode  est  sûre,  mais 
longue  et  pénible  :  elle  demande  une  patience  et  une 
assiduité  que  peut  soutenir  le  seul  vrai  aéle  de  la  jus* 
tice  et  de  la  vérité,  et  dont  on  se  dispense  aisément  en 
»ibstituant  quelque  remarque  fortuite  et  rapide  aux 
observations  lentes  mais  solides  que  donne  un  examen 
égal  et  suivi. 

J'ai  donc  regardé  s'il  régnoit  chez  lui  du  désordre 
ou  de  la  régie,  de  la  gène  ou  de  la  liberté;  s'il  étoit 
sobre  ou  dissolu,  sensuel  ou  grossier;  si  ses  goûts 
étoient  dépravés  ou  sains;  s'il  étoit  sombre  ou  gai 
dans  ses  repas,  donùfeié  par  l'habitude  ou  sujet  aux 
fantaisies,  chiche  ou  prodigue  dans  son  ménage, 
entier,  impérieux,  tyran  dans  sa  petite  sphère  d'au»- 
torité,  ou  trop  doux  peut-être  au  contraire  et  trop 
mou,  craignant  les  dissensions  encore  plus  qu'il  n^aiioEie 
l'ordre,  et  souffrant  pour  la  paix  les  choses  les  plus 
contraires  à  son  goût  et  à  sa  volonté  ;  comment  il  sup* 
porte  l'adversité ,  le  mépris ,  la  haine  publique  ;  quelles 
sortes  d'afFections  lui  sont  habituelles  ;  qu^  genres 
de  peine  ou  de  plaisir  altèrent  le  plus  son  humeur. 
Je  l'ai  suivi  dans  sa  plus  constante  manière  d'être» 


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SECOND   DIALOGute.  2l5 

4pfas  ces  petites  iaégî^tés,  j;iOn  moius  iûéyitablets  ^. 
uoa  moins  utiles  peut-être  dans  le  calme  de  la  vie 
privée,  que  de  légères  variations  de  Tair  et  du  vent 
dans  celui  des  beaux  jours.  J'ai  voulu  voir  comment  il 
se  fâche  et  comment  il  s'apaise  ;  s'il  exhale  ou  contient 
sa  colère  ;  s'il  est  rancunier  ou  emporté,  facile  ou  dif- 
ficile à  apaiser  ;  s'il  aggrave  ou  répare  ses  torts  ;  s'il 
sait  endurer  et  pardonner  ceux  des  autres;  s'il  est 
doux  et  facile  à  vivre,  ou  dur  et  fâicheux  dans  le  com- 
merce femilier  ;  s'il  aime  à  s'épancher  au<Iehors  ou  à 
se  concentrer  en  lui-même  ;  si  soo  cœur  s'ouvre  aisé- 
ment ou  se  ferme  aux  caresses  ;  s'il  est  toujours  pru- 
dent, circonspect,  maître  de  lui-même,  ou  si,  se  lais- 
sant dominer  par  ses  mouvements,  il  montre  iudis-^ 
crétement  chaque  sentiment  dont  il  |est  ému.  Je  l'ai 
pris  dans  les  situations  d'esprit  les  plus  diverses ,  les 
plus  contraires  qu'il  m'a  été  possible  de  saisir  ;  tantôt 
calme  et  tantôt  agité; dans  un  transport  de  colère,  eX, 
dans  une  effusion  d'attendrissement;  dans  la  tristesse^ 
et  l'abattement  de  cœur  ;  dans  ses  courts  mais  doux 
moments  de  joie  que  la  nature  lui  fournit  encore,  et 
que  les  hommes  n'ont  pu  lui  ôter  ;  dausla  gjaieté  d'un 
repas  un  peu  prolongé;  dans  cesi  circonstances  impré^- 
vues,  oîi  uu  homme  ardent  n'a  pas  le  temps  de  se  dé- 
guiser, et  où  le  premier  mouvement  de  la  nature  pré- 
vient toutç  réflexion.  En  suivant  tous  les  détails  dç  sa 
vie,  je  n'ai  point  négligé  ses  discours,  ses  maximes, 
ses  opinions  ;  je  n'ai  rien  omis  pour  bien  connottre  ses 
vrais  sentiments  sur  les  nxatières  qu'il  traite  (Jaijjâ  ses 
écrits.  Je' l'ai  sondé  sur  la  nature  de  Tame,  sur  Tew- 
tence  de  Dieu ,  suç  la  moralité  de  la  viçt  humaine ,,  sur 


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2l6  SECOND   DIALOGUE, 

le  vrai  bonheur,  sur  ce  qu'il  pense  de  la  doctrine  à  hi 
mode  et  de  ses  auteurs ,  enfin  sur  tout  ce  qui  peut  faire 
connottre  avec  les  vrais  vSentiments  d'un  homme  sur 
Fusage  de  cette  vie  et  sur  sa  destination  ses  vrais  prin- 
cipes de  conduite.  J'ai  soigneusement  comparé  tout 
ce  qu'il  m'a  dit  avec  ce  que  j'ai  vu  de  lui  dans  la  pra- 
tique, n'admettant  jamais  pom*  vrai  que  ce  que  cette 
épreuve  a  confirmé. 

Je  l'ai  particulièrement  étudié  par  les  côtés  qui 
tiennent  à  l'amour-propre ,  bien  sûr  qu'un  orgueil 
irascible  au  point  d'en  avoir  iait  un  monstre  doit 
avoir  de  fortes  et  fréquentes  explosions  difficiles  à 
contenir,  et  impossibles  à  déguiser  aux  yeux  d'un 
homme  attentif  à  l'examiner  par  ce  côté-là,  surtout 
dans  la  position  cruelle  où  je  le  trouvois. 

Par  les  idées  dont  un  homme  pétri  d'amour-propre 
s'occupe  le  plus  souvent,  par  les  sujets  favoris  de  ses 
entretiens ,  par  l'effet  inopiné  des  nouvelles  impré- 
vues, par  la  manière  de  s'affecter  des  propos  qu'on 
lui  tient,  par  les  impressions  qu'il  reçoit  de  la  conte- 
nance et  du  ton  des  gens  qui  l'approchent,  par  l'air 
dont  il  entend  louer  ou  décrier  ses  ennemis  ou  ses 
rivaux ,  par  la  façon  dont  il  en  parle  lui-même,  par  le 
degré  de  joie  ou  de  tristesse  dont  l'affectent  leurs 
prospérités  ou  leurs  revers,  on  peut  à  la  longue  le 
pénétrer  et  lire  dans  son  ame,  surtout  lorsqu'un  tem- 
pérament ardent  lui  ôte  le  pouvoir  de  réprimer  ses 
premiers  mouvements,  si  tant  est  néanmoins  qu'un 
tempérament  ardent  et  un  violent  amour-propre  puis- 
sent compatir  ensemble  dans  un  même  cœur.  Mais 
c'est  surtout  en  parlant  des  talents  et  des  livres  que 


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SECOND  DIALOGUE.  217 

les  auteurs  se  condeunent  le  moins  et  se  décèlent  le 
mieux  :  c'est  aussi  par  là  que  je  n  ai  pas  manqué  d'exa- 
miner celui-ci.  Je  Fai  mis  souvent  et  vu  mettre  par 
d  autres  sur  ce  chapitre  en  divers  temps  et  à  diverses 
occasions;  j'ai  sondé  ce  qull  pensoit  de  la  gloire  litté- 
raire, quel  prix  il  donnoit  à  sa  jouissance,  et  ce  qu'il 
estimoit  le  plus  en  fait  de  réputation,  de  celle  qui 
brille  par  les  talents ,  ou  de  celle  moins  éclatante  que 
donne  un  caractère  estimable.  J'ai  voulu  voir  s'il  étoit 
curieux  de  l'histoire  des  réputations  naissantes  ou 
déclinantes;  s'il  éplucboit  malignement  celles  qui  fei- 
soient  le  plus  de  bruit;  comment  il  s'afFectoit  des 
succès  ou  des  chutes  des  livres  et  des  auteurs,  et  com- 
ment il  supportoit  pour  sa  part  les  dures  censures  des 
critiques,  les  malignes  louanges  des  rivaux,  et  le  mé- 
pris affecté  des  brillants  écrivains  de  ce  siècle.  Enfin 
je  l'ai  examiné  par  tous  les  sens  où  mes  regards  ont 
pu  pénétrer,  et  sans  chercher  à  rien  interpréter  selon 
mon  désir,  mais  éclairant  mes  observations  les  unes 
par  les  autres  pour  découvrir  la  vérité  ;  je  n'ai  pas 
un  instant  oublié  dans  mes  recherches  qu'il  y  alloit 
du  destin  de  ma  vie  à  ne  pas  me  tromper  dans  ma 
conclusion. 

Le  Fr.  Je  vois  que  vous  avefis  regardé  à  beaucoup 
de  choses  :  apprendrai-je  enfin  ce  que  vous  avez  vu? 

Rouss.  Ce  que  j'ai  vu  est  meilleur  à  voir  qu'à  dire. 
Ce  que  j'ai  vu  me  suffit,  à  .moi  qui  l'ai  vu,  pour  dé- 
terminer mon  jugement,  mais  non  pas  à  vous  pour 
déterminer  le  vôtre  sur  mon  rapport;  car  il  a  besoin 
d'être  vu  pour  être  cru;  et,  après  la  façon  dont "^ vous 
m'aviez  prévenu,  je  ne  l'aurois  pas  cru  moi-même  sur 


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2l8  SECOND  DIALOGUE, 

le  rapport  d  autrui.  Ce  que  jai  vu  ne  sont  que  des 
choses  bien  communes  en  apparence,  mais  très  rares 
en  effet.  Ce  sont  des  récits  qui  d'ailleurs  convien- 
droient  mal  dans  ma  bouche;  et,  pour  les  Êiire  avec 
bienséance  »  il  faudroit  être  un  autre  que  moi. 

Le  Fb.  Comment  y  monsieur!  espérez-vous  me 
donner  ainsi  le  change?  Remplissez- vous  ainsi  vos 
engagements;  et  ne  tirerai-je  aucun  fruit  du  conseil 
que  je  vous  ai  donné?  Les  lumières  qu'il  vous  a  pro- 
curées  ne  doivent-elles  pas  nous  être  communes?  et,, 
après  avoir  ébranlé  la  persuasion  oti  j'étois,  vous 
croyez- vous  permis  de  me  laisser  les  doutes  que  vous 
avez  fait  naître,  si  vous  avez  de  quoi  m'en  tirer? 

Bouss.  Il  vous  est  aisé  d'en  sortir  à  mon  exemple» 
en  preQant  pour  vous-même  ce  conseil  que  vous  dites 
m'avoir  donné.  Il  est  malheureux  pour  Jean-Jacques 
que  Rousseau  ne  puisse  dire  tout  ce  qu'il  sait  de  lui.. 
Ces  déclarations  sont  désormais  impossibles,  parce- 
qu'  "  'les,  et  que  le  courage  dQ  les  &ire 

ne  lumiliatiott  de  n'être  pas  cru. 

emple,  avoir  une  idée  sommaire 
de  prenez  directement  et  eu.  tout» 

tai  il,  le  contre-pied  du  Jean-Jac- 

qu  rs,  vous  aurez  très  exactement 

celui  que  j'ai  trouvé.  Le  leur  est  cruel ,  féroce  et  dur 
jusqu'à  la  dépravation;  le  mien  est  doux  et  compatis- 
sant jusqu'à  la  foiblesse.  Le  leur  est  intraitable,,  ia* 
flexible,  et  toujours  repoussant;  le  mien  est  facile  et 
mou,  ne  pouvant  résister  aux  caresses  qu'il  croit  sin- 
cères, et  se  laissant  subjuguer,  quand  on  sait  s'y 
prendre,  par  les  gens  mêmes  qu'il  n'estime  pasu  Le 


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SECOND  DIALOGUE.  219 

leur,  misfinthrape,  fiironche,  déteste  les  hommes;  le 
mien ,  humain  jusqu'à  Texoès  y  et  trop  j^^sible  à  leurs 
peines,  sWecte  autant  des  maux  quils  se  fidnt  entre 
eux  que  de  ceux  qu'ils  lui  font  à  lui-même.  Le  leur  / 
ne  songe  qu'à  faire  du  bruit  dans  le  monde  aux  dépens 
du  repos  d'autrui  et  du  sien  ;  le  mien  préfère  le  repos 
atout,  etvoudroitétre  ignoré  de  toute  la  terre,  pourvu 
^on  le  laissât  en  paix  dans  son  qoin.  Le  leur,  dé- 
voré d  orgueil  et  du  plus  intolérant  amour^piiDpve , 
est  tourmenté  de  l'existence  de  ses  semblables ,  et  vou- 
dn^t  voir  tout  le  genre  humain  s'anéantir  devant  lui; 
le  mien,,  s'aimant  sans  se  ccunparer,  n'est  pas  plus 
susceptible  de  vanité  que  de  modestie;  content  de 
sentir  ce  qu'il  est,  il  ne  cherche  point  quelle  est  sa 
place  parmi  les  hommes,  et  je  suis  sûr  que  de  sa  vie 
il  ne  lui  entra  dans  l'esprit  de  se  mesurer  avec  un 
autre  pour  savoir  lequel  étoit  le  plus  grand  ou  le  plus 
petit.  Le  leur,  plein  de  ruse  et  d'art  pour  eso  imposer, 
voile  ses  vices  avec  la  plus  grande  adresse,  et  cache 
sa  méchanceté  sous  une  candeur  apparente  ;  le  mien» 
emporté*  violent  même  dans  ses  premiers  moments 
plus  rapides  que  l'éclair,  passe  sa  vie  à  faire  de  grandes 
et  courtes  fautes,  et  à  les  expier  par  de  vifs  et  longs 
repentirs;  au  surplus,  sans  prudence,  sans  présence 
d'esprit,  et  d'une  balourdise  incroyable,  il  offense 
quand  il  veut  plaire,  et  dans  sa  naïveté,  plutôt  étourdie 
que  franche ,  dit  également  ce  qui  lui  sert  et  qui  lui 
nuit,  sans  même  en  sentir  la  différence.  Enfin  le  leur 
est  un  esprit  diabolique,  aigu,  pénétrant;  le  mien,  ne 
pensant  qu'avec  beaucoup  de  lenteur  et  d'efforts  »  en 
craint  la  &tigue,  et,  souvent  n'entendant  les  choses 


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2ao  SECOND  DIÂLOGUEé 

les  plus  communes  qu  en  y  rêvant  à  son  aise  et  senl , 
peut  à  peine  plisser  pour  un  homme  d'esprit. 

N'est-il  pas  vrai  que,  si  je  multipliois  ces  opposi- 
tions, comme  je  le  pourrois  faire,  vous  les  prendriez 
pour  des  jeux  d'imagination  qui  n  auroient  aucune 
réalité?  Et  cependant  je  ne  vous  dirois  rien  qui  ne  fût , 
non  comme  à  vous,  affirmé  par  d'autres ,  mais  attesté 
par  ma  propre  conscience.  Cette  manière  simple ,  mais 
peu  A*oyable,  de  démentir  les  assertions  bruyantes 
des  gens  passionnés  par  les  observations  paisibles, 
mais  sûres,  d'un  homme  impartial ,  seroit  donc  inu- 
tile et  ne  produiroit  aucun  effet.  D'ailleurs  la  situation 
de  Jean-Jacques  à  certains  égards  est  même  trop  in- 
croyable pour  pouvoir  être  bien  dévoilée.  Cependant, 
pour  le  bien  connoître,il  faudroit  la  connoître  à  fond; 
il  faudroit  connoître  et  ce  qu'il  endure  et  ce  qui  le  lui 
feit  supporter.  Or  tout  cela  ne  peut  bien  se  dire  :  pour 
le  croire,  il  faut  l'avoir  vu. 

Mais  essayons  s'il  n'y  auroit  point  quelque  autre 
route  aussi  droite  et  moins  traversée  pour  arriver  au 
même  but;  s'il  n'y  auroit  point  quelque  moyen  êe 
vous  faire  sentir  tout  d'un  coup,  par  une  impression 
simple  et  immédiate,  ce  que,  dans  les  opinions  où 
vous  êtes,  je  ne  saurois  vous  persuader  en  procédant 
graduellement,  sans  attaquer  sans  cesse,  par  des  né- 
gations dures,  les  tranchantes  assertions  de  vos  mes- 
sieurs. Je  voudrois  tâcher  pour  cela  de  vous  esquisser 
ici  le  portrait  de  mon  Jean- Jacques,  tel  qu'après  un 
long  examen  de  l'original  l'idée  s'en  est  empreinte 
dans  mon  esprit.  D'abord  vous  pourrez  comparer  ce 
portrait  à  celui  qu'ils  en  ont  tracé  ;  juger  lequel  des 


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SECOND  DIALOGUE.  221 

deux  est  le  plus  lié  dans  ses  parties^  et  pait^t  former 
le  mieux  un  seul  tout;  lequel  explique  le  plus  natu- 
rellement et  le  plus  clairement  la  conduite  de  celui 
qu'il  représente  y  ses  goûts ,  ses  habitudes^  et  tout  ce 
quon  connoit  de  lui  9  non  seulement  depuis  qu'il  a 
fait  des  livres,  mais  dès  son  enfance,  et  de  tous  les 
temps  ;  après  quoi  il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  vérifiei' 
par  vous-même  si  j'ai  bien  ou  mal  vu. 

Le  Fr.  Rien  de  mieux  quç  tout  cela.  Parlez  donc; 
je  vous  écoute. 

Rouss.  De  tous  les  hommes  que  j'ai  connus,  celui 
dont  le  caractère  dérive  le  plus:  pleinement  de  son  seul 
tempérament  est  Jean-Jacques.  Il  est  ce  que  l'a  feit  la 
nature  :  l'ééucation  ne  l'a  que  bien  peu  modifié.  Si , 
dès  sa  naissance,  ses  facultés  et  ses  forces  s'étoient 
tout  à  coup  développées ,  dès-lors  on  l'eût  trouvé  tel 
à  peu  près  qu'il  fut  daùs  son  âge  mûr  ;  et  maintenant, 
après  soixante  ans  de  peines  et  de  misères ,  le  temps, 
l'adversité ,  les  hommes ,  l'ont  encore  très  peu  changé. 
Tandis  que  son  corps  vieillit  et  se  casse,  son  cœur 
reste  jeune  toi^^ours  ;  il  g^rde  encore  les  mêmes  goûts, 
les  mêmes  passions  de  son  jeune  âge ,  et  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie  il  ne  cessera  d'être  un  vieux  enfant 

Mais  ce  tempérament,  qui  lui  a  donné  sa  forme 
morale,  a  des  singularités  qui,  pour  être  démêlées, 
dentandent  une  attention  plus  suivie  que  le  coup  d'oeil 
suffisant  qu'on  jette  sur  un  homme  qu'on  croit  con^ 
nottre  et  qu'on  a  déjà  jugé.  Je  puis  même  dire  que 
c'est  par  son  extérieur  vulgaire  et  par  ce  qu'il  a  de 
plus  commun,  qu'en  y  regardant  mieux  je  l'ai  trouvé 


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222  SECOND  DIALOGUE. 

le  plus  ^oguiier.  Ce  paradoxe  6'éclaircira  de  lui-^néme 
à  mesure  que  vous  m  écouterez. 

Si ,  comme  je  vous  1  ai  dit,  je  fus  surpris  au^remier 
abord  de  le  trouver  si  différent  de  ce  que  je  me  Tétois 
figuré  sur  vos  récits ,  je  le  fus  bien  plus^u  peu  d'éclat, 
pour  ne  pas  dire  de  la  bêtise  de  ses  entretiens  :  moi 
qui,  ayant  eu  à  vivre  avec  des  gens  de  lettres,  les 
ai  toujours  trouvés  brillants,  élancés,  sentencieux 
comme  des  oracles ,  subjuguant  tout  par  leur  docte 
faconde  et  par  la  hauteur  de  leurs  décisions.  Celui-ci, 
ne  disant  guère  que  des  choses  communes,  et  les  di- 
sant sans  précision,  sans  finesse,  et  sans  force,  paroît 
toujours  fatigué  de  parler,  même  en  parlant  peu,  soit 
de  k  peine  d'entendre,  souveiit  même  ti'entendant 
point,  sitôt  quon  dit  des  choses  un  peu  fines,  et  n*y 
répondant  jamais  à  propos.  Que,  s'il  lui  vient  par 
hasard  quelque  mot  heureusement  trouvé,  il  en  est  si 
aise ,  que ,  pour  avoir  quelque  chose  à  dire ,  il  le  répète 
éternellement.  On  le  prendroit  dans  la  conversation, 
non  pour  un  penseur  plein  d'idées  vives  et  neuves, 
pensant  avec  fidrce  et  s  exprimant  avec  justesse,  mais 
pour  un  écolier  embarrassé  du  choix  de  ses  termes, 
et  subjugué  par  la  suffisance  des  gens  qui  en  savent 
plus  que  lui.  Je  n  avois  jamais  vu  ce  maintien  timide 
ef  gêné  dans  nos  moindres  barbouilleurs  de  bro- 
chures; comment  le  concevoir  dans  un  auteur*qui, 
foulant  aux  pieds  les  opinions  de  son  siècle,  sémblok 
en  toute  chose  moins  disposé  à  recevoir  la  loi  qu'à  la 
foire?  S'il  n'eût  fait  que  dire  des  choses  triviales  et 
plates ,  j'aurois  pu  croire  qu'il  faisoit  l'imbécile  pour 
dépayser  les  espions  dont  il  se  sent  entouré;  mais, 


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SECOND  DIALOGUE.  223 

quelles  que  soient  les  gens  qui  Técoutent ,  loin  d'user 
avec  eux  de  la  moindre  précaution ,  il  lâche  étourdi- 
ment  cent  propos  ifiConVidérés ,  qui  donnent  sur  lui 
de  grandes  prises  :  non  qu  au  fond  ces  propos  soient 
répréhensibles,  mais  parcequ*il  est  possible  de  leur 
donner  un  mauvais  sens ,  qui ,  sans  lui  être  venu  dans 
l'esprit ,  ne  manque  pas  de  se  présenter  par  préférence 
à  celui  des  gens  qui  Técoutent ,  et  qui  ne  cherchent 
que  cela.  En  un  mot,  je  l'ai  presque  toujours  trouvé 
pesant  à  penser,  maladroit  à  dire,  se  fetiguant  sans 
cesse  à  chercher  le  mot  propre  qui  ne  lui  venoit 
jamais ,  et  embrouillant  des  idées  déjà  peu  claires  par 
une  mauvaise  manière  de  les  exprimer.  J'ajoute  en 
passant  que  si,  dans  nos  premiers  entretiens,  j'avois 
pu  deviner  cet  extrême  embarras  de  parler ,  j'en  aurois 
tire,  sur  vos  propres  arguments,  une  preuve  nouvelle 
qu  ïl  n'avoit  pas  &it  ses  livres  :  car  si ,  selon  vous ,  dé- 
diifïrant  si  mal.la  musique ,  il  n'en  avoit  pu  composeï*, 
à  plus  forte  raison ,  sachant  si  mal  parler ,  il  n'avoit  pu 
si  bien  écrire. 

Une  pareille  ineptie  étoit  déjà  fort  étonnante  datts 
un  homme  assez  adroit  pour  avoir  trompé  quarante 
ans,  par  de  fsmsses  apparences,  tous  ceux  qui  l'ont 
approché;  mais  ce  n'est  pas  toutîiCe  même  homme, 
dom  l'œil  terne  et  la  physionomie  effacée  semblent, 
dans  les  entretiens  indifférents ,  n'annoncer  que  de  la 
stupidité,  change  tout-à-coup  d'air  et  de  maintien, 
sitôt  qu'une  matière  intéressante  pour  lui  le  tire  de  sa 
léthargie.  On  voit  sa  physionomie  éteinte  s'animer,  se 
vivifier,  devenir  parlante,  expressive,  et  promettre 
de  l'esprit.  A  juger  par  l'éclat  qu'ont  encore  alors  ses 


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v> 


224  SECOND  DIALOGUE. 

yeux  à  son  âge ,  dans  sa  jeunesse  ils  ont  dû  lancer  des 
éclairs.  A  son  geste  impétueux ,  à  sa  contenance  agi- 
tée, on  voit  que  son  sang  bouillonne  »  on  croiroit  que 
des  traits  de  feu  vont  partir  de  sa  bouche  :  et  point  du 
tout;  toute  cette  efFervescence  ne  produit  que  des  pro- 
pos communs,  confus,  mal  ordonnés,  qui,  sans  être 
plus  expressifs  qu'à  l'ordinaire,  sont  seulement  plus 
inconsidérés.  Il  élève  beaucoup  la  voix;  mais  ce  qu'il 
dit  devient  plus  bruyant  sans  être  pluà  vigoureux. 
Quelquefois  cependant  je  lui  ai  trouvé  de  l'énergie 
dans  l'expression;  mais  ce  n'étoit  jamais  au  moment 
d'une  explosion  subite  :  c'étoit  seulement  lorsque  cette 
explosion,  ayant  précédé,  avoitdéjà  produit  son  pre- 
mier effet.  Alors  cette  émotion  prolongée,  agissant 
avec  plus  de  régie,  sembloit  agir  avec  plus  de  fdrce^ 
et  lui  suggéroit  des  expressions  vigoureuses,  pleines 
du  sentiment  dont  il  étoit  encore  agité.  J'ai  compris 
par  là  comment  cet  homme  pouvoit,  quand  son  sujet 
échauffoit  son  cœur,  écrire  avec  force,  -quoiqu'il  par- 
lât foiblement,  et  comment  sa  plume  devoit  mieux 
que  sa  langue  parler  le  langage  des  passions. 

Le  Fr.  Tout  cela  n'est  pas  si  contraire  que  vous 
pensez  aux  idées  qu'on  m'a  données  de  son  caractère. 
Cet  embarras  d'abord  et  cette  timidité  que  vous  lui  at- 
tribuez sont  reconnus  maintenant  dans  le  monde  pour 
être  les  plus  sûres  enseignes  de  l'amour-propre  et  de 
l'orgueil. 

Rouss.  D'où  il  suit  que  nos  petits  pâtres  et-  nos 
pauvres  vdlageoises  regorgent  d'amour-proprç ,  et 
que  nos  brillants  académiciens,  90s  jeunes  abbéâ  et 
nos  dames  du  grand  air,  sont  des  prodiges  de  mo- 


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i 


SECOND  DIALOGUE.       '  2^5 

àesûe  et  d'humilité.  Oh  !  malheureuse  nation ,  où  toutes 
les  idées  de  laimable  et  du  bon  sont  renversées,  et  où 
Farrogant  amour-propre  des  gens  du  monde  trans- 
forme en  orgueil  et  en  vices  les  vertus  qu'ils  foulent 
aux  pieds  ! 

Le  Fr.  Ne  vous  échauffez  pas.  Laissons  ce  nouveau 
paradoxe  sur  lequel  on  peut  disputer,  et  revenons  à 
la  sensibilité  dé  notre  homme,  dont  vous  convenez 
vous-même,  et  qui  se  déduit  de  vos  observations. 
D'une  profonde  indifférence  sur  tout  ce  qui  ne  touche 
pas  son  petit  individu,  il  ne  s'anime  jamais  que  pour 
son  propre  intérêt;  mais  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de 
lui,  la  violente  intensité  de  son  amour-propre  doit  en 
effet  l'agiter  jusqu'au  transport  ;  et  ce  n'est  que  quand 
QStte  agit^jlion  se  modère  qu'il  commence  d'exhaler 
sa  bile  et  sa  rage ,  qui ,  dans  les  premiers  moment*^  se 
concentre  avec  force  autour  de  son  cœur. 

Rouss.  Mes  observations,  dont  vous  tirez  ce  résultat, 
m'en  fournissent  un  tout  contraire.  Il  est  certain 
qu'il  ne  s'affecte  pas  généralement,  comme  tous  nos 
auteurs ,  de  toutes  les  questions  un  peu  fines  qui  se 
présentent,  et  qu'il  ne  suffit  pas,  pour  qu'une  dis- 
cussion l'intéresse,  que  l'esprit  puisse  y  briller.  J'ai 
toujours  vu,  j'en  conviens,  que  pour  vaincre  sa  pa* 
resse  à  parler,  et  l'émouvoir  dans  la  conversation ,  il 
feUoit  un  autre  intérêt  que  celui  de  la  vanité  du  babil  ; 
mais  je  n'ai  guère  vu  que  cet  intérêt,  capable  de  l'ani- 
mer, fiit  son  intérêt  propre,  celui  de  son  individu. 
Au  contraire,  quand  il  s'agit  de  lui,  soit  qu'on 
le  cajole  par  des  flatteries,  soit  qu'on  cherche  à 
Foutrager  kmots  couverts,  je  lui  ai  toujours  trouvé 

XTI.  ï5  ' 


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226  *        SECOND   DIALOGUE. 

«iti  air  noùchalaBt  et  dédaigneux,  qui  ne  montroit 
pas  qu'il  ftt  un  grand  Cas  de  tous  ces  discours^  ni  de 
eeux  qui  les  lui  tenoient ,  ni  de  leurs  opiiÂons  sur  son 
compte  ;  mais  Tintérét  plus  grand  ^  plus  noble  qui 
lanime  et  le  passionne ,  est  celui  de  la  justice  et  de  la 
vérité;  et  je  ne  lai  jamais  vu  écouter  (Je  sang  froid 
toute  doctrine  qu'il  crût  nuisible  au  bien  public.  Son 
embarras  de  parler  peut  souvent  Tempécber  de  se 
comiâettrey  lui  et  la  bonne  cause,  vis-à-vis  ces- bril-^ 
lantB  péroreurs  qui  savent  habiller  en  termes  sédui- 
sants et  magnifiques  leur  cruelle  philosophie;  mais  il 
est  ai^  de  voir  alors  Feftbrt  qu'il  fait  pour  se  taire, 
et  dombien  son  Ooeur  souffre  à  laisser  propager  des 
ernrtirs  qu'il  croit  fonesteç  au  genre  humain.  Défen- 
seur indiscret  du  firible  et  de  l'opprimé  quïl  ne  co&- 
noîtméme  pas,  je  Tai  vu  souvent  roi^pre  impétueu- 
sement en  visière  au  puissant  op[H*esseur  qui ,  sans 
parottre  offensé  de  son  audace ,  s'apprétoit,  sous  l'air 
de  lâf  modération,  à  lui  faire  payer  cher  un  jour  cette 
incartade:  de  sorte  qot,  tandis  qu'au  zélé  emporté 
de  l'un  on  le  prend  pour  un  furieux,  l'autre,  en  mé- 
ditant en  secret  des  noirceurs ,  paroH  un  sage  qui  sa 
possède;  et  voilà  comment,  jugeant  toujours  sur  les 
apparences ,  les  hommes  ,<  le  plus  souvent ,  prennent 
le  contrè-pied  de  la  vérité. 

Je  l'ai  vu  se  passionner  de  même ,  et  souvent  jus- 
qu'aux larmes,  pour  lés  choses  bonnes  et  belles  doiit 
il  étoît  frappé  dans  les  merveilles  de  la  natui^e,  dans 
les  oQuvres  des  hom.me.s ,  dans  les  vertus ,  dans  les  ta- 
lents, dans  lesbeàux-arts,  et  généralement  dans  tout 
ce  qui  porte  un  caractère  dé  force ,  de  graee  ou  de  vé- 


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SECOND  DIALOGUE.  I27 

rite,  digii6  d emoovoir  une  ame  sentie*  Mais  surtout 
oe  quô  je  n'ai  vu  qu'ei^  lui  seul  au  monde,  c'e^t  un 
égal  attadiement  pour  les  productions  de  ses  plus 
cruels  ennemis,  et  même  pour  celles  qui  déposoien^ 
contre  ses  propres  idées,  lorsqu'il  y  trouvoit les  beau- 
tés £aites  pour  toudier  son  cœur,'  les  goil^tant  avec  le 
même  plaisk*,  les  louant  avec  le  méïne  zélé  que  si  son 
aoKHir^propre  n'en  eût,  point  reçu  d  atteinte,  que  si 
l'auteur  eût  été  son  meilleur  ami ,  et  s'indignant  avec 
le  même  feu  des  cabales  &ites  pour  leur  ôter,  avec 
les  suffrages  du  public,  le  prix  qui  leur  étoit  dù.fSon 
grand  malheur  est  que  tout  cela  n  est  jamais  réglé  par 
la  prudence,  et  qu  il  se  livre  impétueusement  au  tnou- 
vement  dont  il  est  agité,  sans  en  prévoir  leffet  et  les 
suites,  ou  sans  -s  en  soucier.  S'animer  modérément 
n'ast  |Mis  une  chose  no  sa  puissance  ;  il  faut  qu*il  soit 
de  flamme  ou  de  gkce  :  quand  il  jest  tiède ,  il  est  nul. 

Enfin  j'ai  remarqué  que  l'activité  de  son  ame  du- 
rait peu,  qu'elle  étoit  courte  à  proportion  qu'elle. étoit 
vi¥e,  que  l'ardeur  de  ses  passion's  les  consnmoit,  les 
dévoroit  ellesHuémes ,  et  qu'après  de  fortes  et  rapides 
#jiplosîons  elles  s'anéantissoiènt  aussitôt,  et  k  lais^ 
soient  retomber  dfins  ce  premier  engourdissement  qui 
le  livre  au  seul  empire  de  l'habitude,  et  me  parolt 
être  son  état  permanent  et  naturel. 

Voilà  le  précis  des  observations  d'où  j'ai  tiré  la  con^ 
Qoissanee  de  sa  constitution  physique ,  et  par  des  con- 
séquences nécessaires,  confirmées  par  sa  induite  en 
tonte  chose,  celle  de  son  vrai  caractâ*e.  Ces  observa- 
tions,  et  les  autres  qui  s'y  ràfij^rtent,  offrent  pour  ré- 
ssihat  un  tempéramNit  mixte,  formé  d'éléments  qui 


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228  SECOND  DrALOGUE. 

paroissent  contraires  ;  un  cœur  sensible,  ardent ,  ou 
très  inflammable  ;  un  cerveau  compact  et  lourd ,  dont 
les  parties  solides  et  massives  ne  peuvent  être  ébran- 
lées que  par  une  agitation  du  sang  vive  et  prolongée. 
Je  ne  cherche  point  à  lever  en  physicien  ces  appa- 
rentes contradictions;  et  que  m'importe? Ce  qui  m'im- 
portoit  étoit  de  m  assurer  de  leur  réalité,  et  c*esé  aussi 
tout  ce  que  j'ai  fait.  Mais  ce  résultat,  pour  parcrître  à 
vos  yeux  dans  tout  son  jour,  a  besoin  des  explidàdons 
que  je  vais  tâcher  d'y  joindre. 

J'ai  souvent  ouï  reprocher  à  Jean-Jacques,  comme 
vous  venez  de  faire,  un  excès  de  sensibilité^  et  tirer 
de  là  l'évidente  conséquence  qu'il  étoit  un  monstre. 
C'est  surtout  le  but  d'un  nouveau  livre  anglois  inti- 
tulé, Recherches  sur  tante,  où,  à  la  faveur  de  je  ne  sais 
combien  de  beaux  détails  anatomiques  et  tout-à-fait 
concluants,  on  prouve  qu'il  n'y  a  point  d'ame,  puisque 
l'auteur  n'en  a  point  vu  à  l'origine  des  nerfs;  et  l'on 
établit  en  principe  que  la  sensibilité  dans  l'homme  est 
la  seule  cause  de  ses  vices  et  de  ses  crimes,  et  qu'il 
est  Okéchant  en  raison  de  cette  sensibilité,  quoique, 
par  une  exception  à  la  régie,  l'auteur  accorde  que 
cette  même  sensibilité  peut  quelquefois  engendrer 
des  vertus.  Sans  disputer  sur  la  doctrine  impartiale 
du  philosophe  chirurgien,  tâchons  de  commencer  par 
bien  entendre  ce  mot  de  sensibilité ^  auquel,  f$iute  de 
notions  exactes ,  on  applique  à  chaque  instant  de3 
idées  si  vagues  et  souvent  contradictoires. 

La  sensibilité  est  le  prindipe  de  toute  action.  Un 
être,  quoique  ankiEié,  qui'Tiie  sentiroit  rien,  nagiroit 
point  rÊatr  ou  seroit  pk)ur?ltii  le  motif  d'agir?  Dieu  lui- 


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SECOND   DIALOGUE.  2:^9 

même  est  sensible,  puisqu'il  agit.  Tous  les  hommes 
sont  donc  sensibles ,  et  peut-être  au  même  degré ,  mais 
non  pas  de  la  même  manière.  Il  y  a  une  sensibilité 
physique  et  organique  qui,  purement  passive,  paroît 
n'avoir  pour  fin  que  la  conservation  de  notre  corps  et 
celle  de  notre  espèce,  par  les  directions  du  plaisir  et 
de  la  douleur.  Il  y  a  une  autre  sensibilité,  que  j'ap- 
pelle active  et  morale,  qui  n  çst  autre  chose  que  la  fa- 
culté d'attacher  nos  affections  à  des  êtres  qui  nous 
s<Mit  étrangers.  Celle-ci,  dont  l'étude  des  paires  de 
nerfs  ne  donne  pas  la  connoissance,  semble  offrir  dans 
les  âmes  une  analogie  assez  claire  avec  la  faculté  at- 
tractive des  corps.  Sa  force  est  en  raison  des  rapports^> 
que  nous  sentons  entre  |i6us  et  les  autres  êtres;  et,^ 
selon  la  nature  de  ces  rapporl;^ ,  elle  agit  tantôt  posi-v 
tivement  par  attraction,  tantôt  négativement  par  ré- 
pulsion, comme  un  aimant  ^r  ses  pôles.  L'action^ 
positive  ou  attirante  est  l'oeavéeti^ple  de  la  nature 
qui  cherche  à  étendre  et  renforcer  le  sentiment  de- 
notre  être  ;  la  négative  ou  repolissante ,  qui  comprime^ 
et  rétrécit  celui  d'autrui,  est  Une  combinaison  que  la 
réflexion  produit.  Delà  première  naissent  toutes  lea. 
passions  aimantes  et  douces  ;  de  la  seconde,  toutes  les 
passions  haineuses  et  cruelles.  Veuillez,  monsieur^ 
vous  rappeler  ici,  avec  les  distinctions  faites  dans  noa» 
premiers  entretiens  entre  l'amour  de  soi-même  et  l'a- 
mour-propre,  la  manière  dont  Tun  et  l'autre  agissent < 
sur  le  cœur  humain.  La  sensibilité  positive  dérive  im-. 
médiatement  de  l'amour  de  soi.  Il  est  très  naturel  que^ 
celui  qui  s'aime  cherche  à  étendre  son  être  et  ses  jouis- 
sances, et  à  s'approprier  par  l'attachement  ee  qu'iL 


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23o  SECOND  DIALOGUE, 

sent  devoir  être  Un  bien  pour  lui;  ceci  est  Une  pure 
affiure  de  sentiment ,  où  la  réflexion  n  entre  pour  rien. 
Mais  sitôt  ([ue  cet  amour  absolu  dégénère  en  amour 
propre  et  comparatif ,  il  produit  la  sensibilité  uégik- 
tive^  parcequ  aussitôt  qu'on  prend  lliabitude  de  se 
mesurer  avec  d'autres,  et  de  se  transporter  hors  de 
soi,  pour  s  assigner  la  première  et  meilleure  place,  il 
est  impossible  de  ne  pas  prendre  en  aversion  tout  ce 
qui  nous  surpasse,  tout  ce  qui  nous  rabaisse,  tout  ce  qui 
nous  comprime,  tout  ce  qui,  étant  quelque  chose ^ 
nous  empêche  d'être  tout.  L'amour-propre  est  tou» 
jours  irrité  ou  mécontent,  parcequ'il  voudroit  que 
dlacun  nous  préférât  à  tout  et  à  lui-même,  ce  qui  ne 
se  peut  ;  il  s'irrite  des  préféf  ences  qu'il  sent  que  d'au* 
très  méritent ,  quand  i^éme  ils  ne  les  ol^endrment 
pas  ;  il  s'irrite  des  avantages  qu^un  autre  a  sur  nous ,. 
sans  s'apaiser  par  ceui  dont  il  se  sent  dédommagé. 
Le  sentiment  de  l'infériorité  à  un  seul  égard  empoi* 
sonne  alors  celui  de  la  supériorité  à  mille  autres,  et 
l'on  oublie  oe  qu'on  a  de  plus ,  pour  s'occuper  unique- 
ment de  ce  qu'onade  moins*  Vous  sentez  qu'il  n'y  a  pas 
à  tout  cela  de  quoi  disposer  Famé  à  la  bienveillance. 

Si  vous  me  demandez  d'où  naît  cette  disposition  à 
se  comparer  y  qui  change  une  passion  naturelle  et 
bonne  en  une  autre  passion  factice  et  mauvaise,  je 
vous  répondrai  qu'elle  vient  des  relations  sociales,  du  ' 
progrès  des  idées ,  et  de  la  culture  dé  l'esprit.  Tant 
qu'occupé  des  seuls  besoins  absolus  on  se  borne  à  re- 
chercher ce  qui  nous  est  vraiment  utile,  on  ne  jette 
guère  sur  d'autres  un  regard  oiseux  ;  mais  à  mesuk^ 
que  la  société  se  resserre  par  le  Uen  des  besoins  msor 


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SECOND   DIALOGUE.  23l 

tuels,  à  mesure  que  Fesprit  s'étend,  s  exerce  ^ 
s'éclaire,  il  prend  plus  d'activité,  il  embratssç  plufr 
d'objets,  saisit  plus  de  rapports,  examine >  compare; 
dans  ces  fréquentes  comparaisons»  il  n'oublie  ni  lui?- 
même,  ni  ses  semblables ,  ni  la  place  à  laquelle  il  pré*- 
tend  parmi  eux.  D^s  qu'op  a  commencé  de  se  mesurer 
ainsi,  Ton  ne  cesse  plus,  et  le  cœur  ne  sait  plus  s'oc^ 
cuper  désormais  qu'à  mettre  tout  le  monde  au-dessous- 
de  nous.  Aussi  jcemarqUMK^n  généralement,  en  con- 
firmatÎQn  de  cette  théorie,  que  les  gens  d'esprit  >  et 
sur-tout  les  gçns  de  lettres ,  sont  de  tous  les  hommes 
ceux  qui  ont  une  plus  grande  iotebsité  d'amour-pro^ 
pre,  les  moins  portés  à  aimer,  les  plus  portés  à  haïr« 

Vous  me  diripz  peut-être  que  tien  n'est  plus  cc«n- 
i^un  que  des  sots  pétris  d'âmour^prOpre.  Gela  n'est 
vrai  qu'çn  distinguant.  Fort  souvent  les  sots  sont 
vains,  ipais  rarement  ils  sont  jaloux  »  pàrceque^  se 
croyant  bonnement  à  la  première  place  4  ils  sont  tou* 
jours  très  contents  de  leur  lot.  Un  homme  jd'esprit  n  a 
guère  Je  même  bonheur  ;  il  sent  parfaitement  et  ce  qni 
lui  manqi;iQ  et  l'avantage,  qu'en  fait  de  mérite  ou  de 
talents  uq  autre  peut  avoir  sur  lui.  Il  n'avoaie  cela^ 
qu^à  lui-n|éme ,  mais  il  le  senten  dépitde  lur^  et  voilà 
ce  que  l'amour-propre  ne  pardonne  point. 
.  Ces  éclaircissements  m'ont  pai*u  nécessaires  pour 
jeter  du  jour  sur  ces  imputations  ^  sensibilité  r  tsout^ 
nées  par  les  iins  en  éloges  ^t  par  les  autres,  en  repro- 
ches, ss^s  que  les  uns  ni  les  autres  sachent  trop  ce 
qi^'ils  veulent  dire  par  là,  faute  d'avoir  coaçiA  qu'il 
est  des  genres  de  sensibilité  de  naturefe  différentes  et 
même  contraires  qui  ne  sauroient  s'allier  èademble 


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232  SECOND  DIALOGUE. 

dans  un  même  iadividu.  Passons  maintenant  à  lappli- 
cation. 

Jean-Jacques  m'a  paru  doué  de  la  sensibilité  phy* 
sique  à  un  assez  haut  degré.  Il  dépend  beaucoup  de 
ses  sens,  et  il  en  dépendroit  bien  davantage  si  la  sen- 
sibilité morale  n  y  faisoit  souvent  diversion  ;  et  c  est 
même  encore  souvent  par  celle-ci  que  Fautre  FafFecte 
si  vivement.  De  beaux  sons,  un  beau  ciel,  un  beau 
paysage,  un  beau  lac,  des  fleurs,  des  parfums,  de 
beaux  yeux ,  un  doux  regard ,  tout  cela  ne  réagit  si 
fort  sur  ses  sens  qu  après  avoir  percé  par  quelque  cèté 
jusqu'à  son  cœur.  Je  l'ai  vu  faire  deux  lieues  par  jour 
durant  presque  tout  un  printemps  pour  aller  écouter 
à  Berci  le  rossignol  à  son  aise  ;  il  fallait  l'eau ,  la  ver- 
dure, la  solitude  et  les  bois  pour  rendre  le  chant  de 
cet  oiseau  touchant  à  son  oreille,  et  la  campagne  elle- 
même  auroit  moins  de  charmes  à  ses  yeux  s'il  n'y 
voyoit  les  soins  de  la  mère  commune  qui  se  plaît  à 
parer  le  séjour  de  ses  enfants.  Ce  qu'il  y  a  de  mixte 
dans  la  plupart  de  ses  sensations  les  tempère,  et  ôtant- 
à  celles  qui  sont  purement  matérielles  l'attrait  séduc- 
teur des  autres,  fait  que  toutes,  agissent  sur  lui  plus 
modérément.  Ainsi  sa  sensualité,  quoique  vive,  n'est 
jamais  fougueuse,  et,  sentant  moins  les  privations 
que  les  jouissances,  il  pourroit  se  dire  en  un  sens 
plutôt  tempérant  que  sobre.  Cependant  Tabstinence 
totale  peut  lui-  coûter  quand  l'imagination  le  tour- 
mente, au  lieu  que  la  modération  ne  lui  coûte  plus 
rien  dans  ce  qu'il  possède,  parcequ'alors  l'imagination 
n'agit  plus.  S'il  aime  à  jouir,  c'est  seulement  après 
avoir  désiré  ;  et  il  n'attend  pas  pour  cesser  que  le  désir 


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SECOND  DIALOGUE.  233 

cesse,  il  suffit  qu'il  soit  attiédi.  Ses  goûts  sont  sains, 
délicats  même,  mais  non  pas  raffinés.  Le  bon  vin,  les 
bons  mets ,  lui  plaisent  fort  ;  mais  il  aime  par  préfé- 
rence ceux  qui  sont  simples,  communs,  sans  apprêt, 
mais  choisis  dans  leur  espèce,  et  ne  fait  aucun  cas  en 
aucune  chose  du  prix  que  dontie  uniquement  la  rareté. 
Il  hait  les  mets  fins  et  la  chère  trop  recherchée.  Il  entre 
bien  rarement  chez  lui  du  gibier,  et  il  n  y  en  entreroit 
jamais  s'il  y  étoit  mieux  le  maître.  Ses  repas,  ses  festins, 
sont  d'un  plat  unique  et  toujours  le  même  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  achevé.  En  un  mot,  il  est  sensuel  plus  qu'il 
ne  faudroit  peut-être ,  mais  pas  assez  pour  n'être  que 
cela.  On  dit  du  mal  de  ceux  qui  le  sont,  cependant  ils 
suivent  dans  toute  sa  simplicité  l'instinct  de  la  nature, 
qui  nous  porte  à  rechercher  ce  qui  nous  flatte  et  à  fuir 
ce  qui  nous  répugne  :  je  ne  vois  pas  quel  mal  produit 
un  pareil  penchant.  L'ho 
la  nature; l'homme  réfléc 
celui-ci  qui  est  dangei 
l'être,  quand  même  il  te 
vrai  qu'il  faut  borner  ce 
tion  que  je  lui  donne ,  et 
tueux  de  parade  qui  se  1 

qui ,  pour  vouloir  passer  les  limites  du  plaisir,  tombent 
dans  la  dépravation,  ou  qui,  dans  les  raffinements  du 
luxe,  cherchant  moins  les  charmes  de  la  jouissance 
que  ceux  de  Texclusion,  dédaignent  les  plaisirs  dont 
tout  homme  a  le  choix ,  et  se  bornent  à  ceux  qui'fbnt 
envie  au  peuple. 

Jean-Jacques,  esclave  de  ses  sens ,  ne  s'affecte  pas 
néanmoins  de  toutes  les  sensations  ;  et  pour  qu'un 


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234  SECOND   DIALOGUE, 

objet  lui  &sse  impression ,  il  faut  (|u  a  la  simple  se»- 
sation  se  joigne  un  sentiment  distinct  de  plaisir  ou  d^ 
peine  qui  Tattire  ou  qui  le  repousse.  Il  en  est  de  même 
des  idées  qui  peuvent  frapper  son  cerveau  ;  si  l'im- 
pression n  en  pénétre  jusqu'à  son  cceur,  elle  est  nulle. 
Bien  d'indifférent  pour  lui  ne  peut  rester  dans  sa  mé- 
moire ,  et  à  peine  peut-on  dire  qu'il  aperçoive  ce  qull 
ne  fait  qu'apercevoir.  Tout  ceU  fait  qu'il  n'y  eut  januùs 
sur  la  terre  d'homme,  moins. curieux  des  affairés  d'au- 
trui,  et  de  ce  qui  ne  le  toiicbe  en  aucude  sorte ,  ni  de 
plus  mauvais  observateur ,  quoiqu'il  ait  cru  long- 
temps en  être  un  très  bon,  parcequ'il  croyoit  toujours 
bien  voir  quand  il  ne  faisoit  que  sentir  vivenkent.  Mais 
celui  qui  né  sait  voir  que  les  objets  qui  le  touchent 
en  détermine  mal  l^s  rapports  ^  et  quelque  délicat  que 
soit  le  toucher  d'un  aveugle,  il  ne  lui  tiendra  jamais 
lieu  de.deux  bons  yeux.  En  un  mot,  tout  ce  qui  n'est 
soit  dans  les  arts ,  ^oit  dans  le 
ture,  ne  tente  ni  ne  flatte  Jesat- 
te ,  et  jamais  on  ne  le  verra  s'jâu 
it  un  seul  moment.  Tout  cela 
iresse  de  penset*  qui,  déjà  trop 
contrariée  pour  son  propre  compte ,  l'empêche  d'être 
affecté  des  objets  indifférents.  C'est  aussi  parla  qail 
fitut  expliquer  ces  distractions  continuelles  qui  dan6 
les  conversatioùs  ordinaires  l'empêchent  d'entendre 
presque  rien  de  ce  qui  se  dit,  et  vont  quelquefois 
jusqu'à  la  stupidité.  Cet  distractions  ne.  viennent  pas 
de  ce  qu'il  pense  à  autre  chose,  mais  de  ce  qu'il  ne 
pense  à  rien ,  et  qu'il  ne  peut  supporter  la  fatig;ue 
d'écouter  ce  qu'il  lui  importe  peu  de  savoir  :  il  pa- 


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SECOND   DIALOGUE.  235' 

rolt  ilistraity  sans  Fétre,  et  nest  exactement  qu  en- 
gourdi. 

De  là  les  imprudentes  et  les  balourdises  qui  lui 
échappent  à  tout  moment,  et  qui  lui  ont  fait  plus  de 
mal  que  ne  lui  en  auroient  fait  les  vices  les  plus  odieux  : 
car  ces  vices  lauroient  forcé  d'être  attentif  sur  lui- 
même  poui^  les  déguiser  aux  yeux  d'aùtrui*  Les  gens 
adroits,  ftiux,  mal&isants ,  sont  toujours  en  gardé  ^t 
ne  donnent  aucune  prise  sur  eux  par  leurs  discours» 
On  est  bien  moins  soigneux  de  cacher  le  mal  quand 
on  sent  le  bien  qui  le  rachète  ^  et  qu  on  ne  risque  rien 
à  se  montrer  tel  qu  on  est.  Quel  est  Thonnête  homme 
qui  n'ait  ni  vice  ni  défaut,  et  qui ,  se  mettant  toujours 
à  découvert,  ne  dise  et  ne  fasse  jamais  des  choses  ré- 
préhensibles?  L'homme  rusé  qui  ne  se  montre  que  tel 
qu'il  veut  qu'on  le  voie  n'en  parott  point  faire  et  n'en 
dit  jamais ,  du  moins  en  public^  mais  défions-nous  des 
gens  parfaits.  Même  indépendamment  des  imposteut*$ 
qui  le  défigurait,  Jean- Jacques  eût  toujours  difficile^ 
ment  pai*u  ce  qu'il  vaut,  parcequ'il  ne  sait  pas  mettre 
son  prix  en  montre ,  et  que  sa  maladresse  y  met  in- 
cessamment ses  défauts.  Tels  sont  en  lui  les  effet» 
bons  et  mauvais  de  la  sensibihté  physique. 

Quant  à  la  sensibihté  morale ,  je  n'ai  connu  aucun 
homme  qui  en  fût  autant  subjugué;  mais  c'est  ici 
qu'il  feut  s'entendre  :  car  je  n'ai  trouvé  en  lui  que 
celle  qui  agit  positivement,  qui  vient  de  la  nature  et 
que  j'ai  ci^levant  décrite.  Le  besoin  d'attacher  son 
cœur,  satisfait  avec  plus  d'empressement  que  de  choix  ^ 
a  causé  tous  les  malheurs  de  sa  vie;  mais  quoiqu'il 
s'anime  assez  fréquemment  et  souvent  très  vivement^ 


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236  SECOND  DIALOGUE. 

je  ne  lui  ai  jamais  vu  de  ces  démonstrations  affectées 
et  convulsives ,  de  ces  siugeries  à  la  mode  dont  on 
nous  iait  des  maladies  de  nerfs.  Ses  émotions  s'aper- 
çoivent, quoiqu'il  ne  s'agite  pas  :  elles  sont  naturelles 
et  simples  comme  son  caractère  ;  il  est  parmi  tous  ces 
énerguménes  de  sensibilité  comme  une  belle  femme 
saûl  rouge ,  qui ,  n'ayant  que  les  couleurs  de  la  na- 
ture, paroît  pâle  au  milieu  des  visages  fardés.  Pour 
la  sensibilité  répulsive  qui  s'exalte  dans  la  société ,  et 
dont  je  disti!>ngue  l'impression  vive  et  rapide  du  pre- 
mier moment  qui  produit  la  colère  et  non  pas  la 
haine,  je  ne  lui  en  ai  trouvé  des  vestiges  que  par  le 
côté  qui  tient  à  l'instinct  moral ,  c'est-à-dire  que  la 
haine  de  l'injustice  et  de  la  méchanceté  peut  bien  lui 
rendre  odieux  l'homme  injuste  et  le  méchant ,  mais 
sans  qu'il  se  mêle  à  cette  aversion  rien  de  personnel 
qui  tienne  à  l'amour-propre.  Rien  de  celui  d'auteur  et 
d'homme  de  lettres  ne  se  iait  sentir  en  lui.  Jamais  sen- 
timent de  haine  et  de  jalousie  contra  aucun  homme 
ne  prit  racine  au  fond  de  son  cœur  ;  jamais  on  ne  l'ouït 
dépriser  ni  rabaisser  les  hommes  célèbres  pour  nuire 
à  leur  réputation.  De  sa  vie  il  n'a  tenté,  même  dans 
ses  courts  succès,  de  se  faire  ni  parti,  ni  prosélytes , 
ni  de  primer  nulle  part.  Dans  toutes  les  sociétés  où  il 
a  vécu ,  il  a  toujours  laissé  donner  le  ton  par  d'autres, 
s'attachant  lui-même  des  premiers  à  leur  char,  parce- 
qu'il  leur  trouvoit  du  mérite,  et  que  leur  esprit  épar- 
gnoit  de  la  peine  au  sien  ;  tellement  que  dans  aucune 
de  ces  sociétés  on  ne  s'est  jamais  douté  des  talents 
prodigieux  dont  le  public  le  gratifie  aujourd'hui  pour 
en  faire  les  instruments  de  ses  crimes;  et  maintenant 


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SECOND  DIALOGUE.  237 

encore  s'il  vivoit  parmi  des  gens  non  prévenus ,  qui  ne 
sussent  point  qu'il  a  fait  des  livres,  je  suis  sûrque^.loin 
de  Fén  croire  capable ,  tous  s'accorderoient  à  ne  lui 
trouver  ni  goût  ni  vocation  pour  ce  métier. 

Ce  même  naturel  ardent  et  doux  se  fait  constam-r 
ment  sentir  dans  tous  ses  écrits  comme  dans  ses  dis- 
cours. Il  ne  cherche  ni  n'évite  de  parier  de  ses  en- 
nemis. Quand  il  en  parle,  c'est  avec  une  fierté  sans 
dédain,  avec  une  plaisanterie  sans  fiel,  avec  des  re- 
proches sans  amertume ,  avec  une  franchise  sans  ma- 
lignité. Et  de  même  il  ne  parle  de  ses  rivaux  de  gk>ire 
qu'avec  des  éloges  mérités  sous  lesquels  aucun  venin 
ne  se  cache;  ce  qu'on  ne  dira  sûrement  pas  de  ceux 
qu'ils  font  quelquefois  de  lui.  Mais  ce  que  j'ai  trouvé 
en  lui  de  plus  rare  pour  un  auteur,  et  même  pour 
tout  homme  sensibl.e,  c'est  la  tolérance  la  plus  par- 
faite en  fait  de  sentiments  et  d'opinions,  et  Téloigne- 
ment  de  tout  esprit  de  parti,  même  en  sa  &veur:  vou- 
lut dire  en  liberté  son  avis  et  ses  raisons  quand  la 
diose  le  demande,  et  même,  quand  son  cœur  s'é- 
chaufFe ,  y  mettant  de  la  passion  ;  mais  ne  blâmant  pas 
plus  qu'on  n'adopte  pas  son  sentiment  qu'il  ne  soufire 
qu'on  le  lui  veuille  ôter,  et  laissant  à  chacun  la  même 
liberté  de  penser  qu'il  réclame  pour  lui-même.  J'en- 
tends tout  le  monde  parler  de  tolérance,  mais  je  n'ai 
connu .ide  vrai  tolérant  que  lui  seul. 

Enfin  l'espèce  de  sensibilité  que  j'ai  trouvée  en  Ifà^ 
peut  rendre  peu  sages  et  très  malheureux  ceux  qu'elle 
gouverne ,  mais  elle  n'en  fait  ni  des  cerv^ux  brûlés  ni 
des  monstres  :  eUe  en  fait  seulement  des  hommes  in- 
conséquents et  souvent  en  contradiction  avec  eux-^ 


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?38  SECOND  DIALOGUE, 

tnémesy  <]uaiid,  unissant  comme  ce)ui-ci  un  cœur  vif 
et  un  esprit  lent ,  ils  commencent  par  ne  suivre  que 
leurs  penchants,  et  finissent  par  vouloir  rétrograder , 
mais  trop  tard,  quand  leur  raison  plus  tardive  les 
avertit  enfin  qu'ils  s'égarent. 

Cette  opposition  entre  les  premiers  élénients  de  sa 
constitution  se  fait  sentir  dans  la  plupart  des  qualités 
qui  en  dérivent  et  dans  toute  sa  conduite.  I{  y  a  peu 
de  suite  dans  ses  actions ,  parce<|ue  ses  mouvements 
naturels  et  ses  projets  réfléchis  ne  le  menant  jamais 
sur  la  même  ligne ,  les  premiers  le  détournent  à  chaque 
instant  de  la  route  qu'il  s'est  tracée,  et  qu'en  agissaqt 
beaucoup  il  n'avance  point.  Il  n'y  a  rien  de  grand ,  de 
beau ,  de  généreux  dont  par  élans  il  ne  soit  capable  ; 
mais  il  se  lasse  bien  vite ,  et  reto^ibe  aussitôt  dans  son 
inertie  :  c'est  en  vain  que  les  actions  nc!(3les  et  belles 
sont  quelques  iùstants  dans  son  courage ,  la  paresse  et 
la  timidité  qui  succèdent  bièntéit  le  retiennent,  Tanéan- 
tissent;  et  voilà  comment,  avec  deé  sentiments  quel- 
quefois élevéà  et  grtmdsr,  il  fut  toujours  petit  et  nul 
par  sa  conduite. 

Valiez- vouf  donc  connottre  à  foqd  sa  conduite  et 
ses  m<Bui%,  étudiez  bien  ses  inclinations  et  ses  gerùts, 
cette  coifinoissande  vous  dcncmera  T^utré  parfaitement; 
car  jaq^ais  homme  ne  se  conduisit  moins  sur  des  prin- 
cipes et  des  régies ,  et  ne  suivit  plus  aveuglément 
"^es  penchants.  IVudence,  raison,  précaution,  pré- 
voyance, tout  cela  ne  sont  pour  lui  que  des  mous  saas 
effet.  Quand il<est  tenté,  il  succombe;  (pwtnd  il  ne  t'est 
pas,  il  reste  dans  sa  langueur.  Par  là  vous  voyez  que 
sa  Condtlite  doit  être  inégale  et  sautillante,  quelques 


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SECOND  DIALOGUE.  289 

instants  impétueuse,  et  presque  toujours  mdle  ou 
nulle.  Il  ne  marche  pa9  ;  il  fait  dés  bonds,  et  retombe 
à  la  même  place  ;  son  aedTÎté  même  ne  tend  qu^à 
le  ramener  à  celle  dont  la  force  des  chosçs  le  tire;  et, 
s^il  n  étodt  poussé  que  par  son  plus  constant  désir,  il 
resteroit  toujours  immobile.  Enfin  jatnaîs  il  n  exista 
dêti^e  plus  sensible  à  Témotion  et  moins  foripé  pour 
Taction. 

Jean-Jacques  n  a  pas  toujours  fui  les  bôroiiies  ;  mais 
il  a  toujours  aimé  la  solitude.  Il  se  plaisoit  avec  les 
amis  qu  il  orbyoit  avoir,  ma(is  il  se  plaisoit  encore  plus 
avec  lui-mémé.  Il  c^érissoit  leur  société;  mais  il  avoit 
quelquefois  besoin  de  $e  reeqeillir,  et  peut-être  eût4l 
encore  mieux  aimé  vivre  toujours  seul  que  toujours 
*V0C'  eux.  Son  affection  pour  le  roma»  d^  Robinson 
m'a  6iit  juger  qu'il  ne  se  fi(kt  pas  cru  si  malbenr^ux 
que  lui ,  confiné  dans  son  il^  déserte.  Pour  \xtk  honMK^ 
s^isible,  ^aas  ambition  ^t  sans  vanité,  il  e^t  moins 
cruel  et  moins  ^fiBcile  de  vivre  seul  daufs  u&  ^ésert 
que  sohI  parmi  ses  semUables.  Du^ste ,  qiloique  cetle 
inoliii|ition  pour  la  vie  retirée  et  solitaire  n'ait  certai- 
m^Euent  rien  de  méchant  et  demisântàrope,  elle  c»t 
oéàamoins  si  singulière  que  je  ue  Tai^jalnais  trouvée 
à  ce  point  qu'en  lui  seul,  et  qu'il  en-êilloit  atb^olument 
démêler  la  cause  précise,  ou  renoncer  à  bien  connol* 
lF«  l'homme  dans ieipid  je  la  remmxiyioiél 

J'ai  bien  vu  d'àboîrd  que  là  mesiire  dies  sociétés  or-* 
dîpaii'es  où  régne  une  fimiliarité  apparenté  et  une 
réfiervfi  réefle  ne  po«voitlui  conveiiir.  L'im]M>ssibiIilé 
de  fiatterson  langage  et  de  oaefaer  \m  mouvemenu 
dç  ^osk  coeur  onettoit  de  s<Nr  cëté  un  dé^rântagq 


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24o  SECOND  DIALOGUE, 

énorme  vis-à-vis  du  reste  des  hommes,  qui,  sachant 
cacher  ce  qu'ils  sentent  et  ce  qu'ils  sont,  se  montrent 
uniquement  comme  il  leur  convient  qu'on  les  voie. 
Il  n  y  avoit  qu'une  intimité  psfrfaite  qui  pût  entre  eux 
et  lui  rétablir  l'égalité.  Mais  quand  il  l'y  a  piise,  ils 
n'en  ont  mis  eux  que  l'apparence;  elle  étoit  de  sa  part 
une  imprudence,  et  de  la  leur  une  embûche;  et  cette 
tromperie,  dont  il  fut  la  victime,  une  fois  sentie,  a 
dû  pour  jamais  le  tenir  éloigné  d'eux. 

Mais  enfin  perdant  les  douceurs  de  la  société  hu- 
maine, qu'^-t-il  substitué  qui  pût  l'en  dédommager  et 
lui  faire  préférer  ce  nouvel  état  à  l'autre  malgré  ses 
inconvénients?  Je  sais  que  le  bruit  du  monde  afiarou- 
che  les  cœurs  aimants  et  tendres ,  qu'ils  se  resserrent 
et  se  compriment  dans  la  foule,  qu'ils  se  dilatent  et 
s'épanchent  entre  eux  ^  qu'il  n'y  a  de  véritable  efRision 
que  dans  le  téte*à-téte ,  qu'enfin  cette  intimité  déU- 
cieuse  qui  fait  la  véritable  jouissance  de  l'amitié  ne 
peut  guère  se  former  et  se  nourrir  que  dans  la  retraite; 
mais  je  sais  aussi  qu'une  solitude  absolue  est  un  état 
triste  et  contraire  à  la  nature  ;  les  sentiments  affec- 
tueux nourrissent  l'ame,  la  communication  des  idées 
avive  Fesprit.  !Notre  plus  douce  existence  est  relative 
et  collective,  et  qptre  vrai  moi  n'est  pas  tout  entier 
eu  nous.  Enfin  telle  est  la  constitution  de  l'homme  en 
cette  vie  qu'on  n'y  parvient  jamais  à  bien  jotdxide  soi 
sans  le  concours  d'autrui.  Le  solitaire  Jean-Jacques 
deyroit  donc  être  sombre,  tacitunle  et  vivre  toujouiv 
mécontent.  C'est  en  effet  ainsi  qu'il  parott  dans  tous 
ses  portraits,  et  c'est  ainsi  qu  on  me  l'a  toujours  dé- 
peint depuis  ses  malheurs;  même  on  lui  fait  dire  daqs 


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SECOND  DIALOGUE.  24l 

une  lettre  imprimée  qu'il  n  a  ri  dans  toute  sa  vie  que 
deux  fois  quil  cite,  et  toutes  deux  d'un  rire  de mé- 
chanceté«  Mais  on  me  parloitjadis  de  lui  tout  autre- 
ment,, et  je  Tai  vu  tout  autre  lui-même  sitôt  qu'il  s'est 
mts  à  son  aise  avec  moi.  J'ai  surtout  été  frappé  de  ne 
lui  trouver  jamais  l'esprit  si  gai,  si  serein,  que  quand 
on  l'avoit  laissé  seul  et  tranquille,  ou  au  retour  de  sa 
promenade  solitaire ,  pourvu  que  ce  ne  fui  pas  un  fla- 
gorneur qui  l'accostât.  Sa  conversation  étoit  alors 
encore  plus  ouverte  et  douce  qu'à  l'ordinaire,  comme 
seroit  celle  d'un  homme  qui  sort  d'avoir  du  plaisir. 
De  quoi  s'occupoit-il  donc  ainsi  seul,  lui  qui  y  devenu 
la  risée  et  l'horreur  de  ses  contemporains ,  ne  "voit 
dans  sa  triste  destinée  que  des  sujets  de  larmes  et  de 
désespoir?  « 

O  Providence!  ô  nature!  trésor  du  pauvre,  res- 
source de  l'infortuné;  «elui  qui  sent,  qui  connoU 
vos  saintes  lois  et  s^y  confie,  celui  dont  le  cœnr  est 
en  paix  et  dont  le  corps  ne  so«tffre  pas ,  grâces  à  vous , 
n'est  point  tout  entier  en  proie  à  l'adversité.  Malgré 
tous  les  complots  des  hommes ,  tous  les  succès  des 
méchants ,  il  ne  peut  être  absolument  misérable.  Dé- 
pouillé par  des  mains  cruelles  de  tous  les  biens  de 
cette  vie,  l'espérance  l'en  dédommage  dans  l'avenir, 
l'imagination  les  lui  rend  dans  l'instant  même;  d'heu- 
reus^ fictions  lui  tiennent  lieu  d'un  bonheur  réel;  et, 
que  dis-je?  lui  seul  est  solidement  heureux,  puisque 
les  biens  terrestres  peuvent  à  chaque  instant  échfip- 
per  en  mille  manières  à  celui  qui  croit  les  tenir ,  mais 
rien  ne  peut  ôter  ceux  de  l'imagination  à  quiconque 
sait  en  jouir. ^  Il  les  possède  sans  risque  et  sans  crainte; 

XYI.  l6 


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242  SECOND  DIALOGUE. 

la  fortune  et  les  hommes  ne  saiiroient  Ten  dépeniller: 
Foîble  resMuroe,  allez-Tou9  dire,  que  des  visions 
contre  une  grande  advçrsitél  Eh!  monsieur,  ces  vi- 
sions ont  plus  de  réalite  peut-être  que  tous  les  biens 
apparents  dont  tes  hommes  .font  tant  de  cas,  puis- 
qu  il3  ne  portent  jamais  dans  Tame  un  vrai  sentiment 
de  bonheur,  et  que  ceux  qui  les  possédeSdt  sont  éga- 
lement forcés  de  se  jeter  dans  lavenir,  faute  de 
trouver  dans  le  présent  des  jouissances  qui  lea  satis- 
fassent. 

Si  Ion  vous  disoit  qu  u^n  mortel,  d'ailleurs  très  in- 
fortuné; passe  régulièrement  cinq  ou  six  heures  par 
jour  dans  des  sociétés  délicieuses,  composées  d'hom- 
mes justes,  vrais,  gais,  aimables,  simples  avec  de 
grandes  lumières,  doux  avec  de  grandes  vertus;  de 
temmes  charmantes  et  sages,  pleines  de  sentiments  et 
de  grâces ,  modestes  sans  grimace ,  badines  sans  étour- 
derie,  n'usant  de  l'ascendant  de  leur  sexe  et  de  l'em- 
pire de  leurs  charmesP  que  pour  nourrir  entre  les 
hommes  l'émulation  des  grandes  choses  et  le  zèle  de 
la  vertu  ;  que  ce  mœtel ,  connu ,  estimé ,  chéri  dans  ces 
sociétés  d'élite,  y  vit,  avec  tout  ce  qui  les  compose, 
dans  un  commerce  de  confiance,  d'attachement,  de 
familiarité;  qu'il  y  trouve  à  son  choix  des  amis  sûraf, 
des  maîtresses  fidèles,  de  tendres  et  solides  amies, 
qui  valent  peut-être  encore  mieux  :  pensez-vous  que 
la  moitié  de  chaque  jour  ainsi  passée  ne  rachéteroit 
pas  Irien  les  peines  de  l'autre  moitié?  JLe  souvenir  tou- 
jours présent  d'une  si  douce  vie  et  l'espoir  assuré  de 
son  prochain  retour  n'adouciroiVil  pas  bien  encore 
l'amertume  du  reste  du  temps?  et  croyez-vous  qu'à 


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SECOI^D   DIALOGUE.  243 

tout  |Nrendre  rhomme  le  plus  heureux  de  la  terre 
compte  dans  le  même  espace  plus  de  moments  aussi 
doux?  Pour  moi,  je  paase,  et  vous  penserez,  je  m'as* 
sure,  que  cet  homme  pourroit  se  flatter,  malgré  ses 
peines,  de  passer  de  cette  manière  une  vie  aussi  pleine 
de  bonheur  et  de  jouissance  que  tel  autre  mortel  que 
ce  soit.  Hé  bien!  monsieur ,  tel  est  Fétat  de  Jean- Jac- 
ques au  milieu  de  ses  afflictions  et  de  ses  fictions  ;  de 
ce  Jean-Jacques  si  cruellement,  si  obstinément,  si 
indignement  noirci,  flétri,  diffamé,  et  quavec  des 
soucis,  des  soins,  des  frais  énormes,  ses  adroits,  ses 
puissants  persécuteurs  travaillent  depuis  si  long- 
temps sans  relâche  à  rendre  le  plus  malheureux  des 
êtres.  Au  milieu  de  tous  leurs  succès,  il  leur  échappe; 
et ,  se  réfugiant  dans  les  régH>ns  éthérées ,  il  y  vit  heu« 
reux  en  dépit  d'eux:  jamais,  avec  toutes  leurs  ma* 
chines ,  ils  ne  le  poursuivrcmt  jusque-là. 

Les  hommes ,  livrés  à  lamour^propre  et  à  son  triste 
cortège,  ne  conncHSsent  plus  le  charme  et  Teffet  de 
l'imagination,  ils  pervertissent  l'usage  de  cette  faculté 
consolatrice  :  au  lieu  de  s'en  servir  four  adoucir  le 
sentiment  de  leurs  maux,  ils  ne  s'en  servent  que  pour 
l'irriter.  Plus  occupés  des  objets  qui  les  blessent  que 
de  ceux  qui  les  flattent,  ils  voient  partout  quelque 
sujet  de  peine,  ils  gardent  toujours  quelque  souvenir 
attristant;  etf,  quand  ensuite  ils  méditent  dans  la  soli- 
todé  sur  œ  qti  les  a  le  plus  affectés ,  leurs  cœurs  ulcérés 
remplissent  leur  imagination  de  mille  objets  funestes. 
Les  concurrences,  les  préférences,  les  jalousies,  les 
rivalités,  les  offenses,  les  vengeances,  les  méconten- 
tements de  toute  espèce,  l'ambition,  les  désirs,  les 

i6. 


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^44  SECOND   DIALOGUE, 

projets,  les  moyens,  les.  obstacles,  remplissent  de 
pensées  inquiétantes  les  heures  de  leurs  courts  loisirs; 
et  si  quelque  ima||[e  agréable  ose  y  paroltre  avec  l'es- 
pérance, elle  en  est  effacée  ou  obscurcie  par  cent 
images  pénibles  que  le  doute  du  succès  vient  bientôt 
y  substituer. 

Mais  celui  qui  franchissant  Tétroite  prison  de  Tinté- 
rêt  personnel  et  des  petites  passions  terrestres ,  s'élève 
suries  ailes  de  l'imagination  au-dessus  des  vapeurs 
de  notre  atmosphère;  celui  qui^  sans  épuiser  sa  force 
et  ses  facultés  à  lutter  contre  la  fortune  et  la  destinée , 
sait  s'élancer  dans  les  régions  «thérées,  y  planer,  et 
s'y  soutenir  par  de  sublimes  contemplations ,  peut  de 
là  braver  les  coups  du  sort  et  des  insensés  jugements 
des  hommes.  Il  est  au-dessus  de  leurs  atteintes;  il  n'a 
pas  besoin  de  leur  suffrage  pour  être  sage,  ni  de  leur 
faveur  pour  être  heureux.  Enfin  tel  est  en  nous  l'em- 
pire de  l'imagination,  et  telle  en  est  l'influence,  que 
d'elle  naissent,  non  seulement  les  vertus  et  les  vices, 
mais4es  biens -et  les  maux  de  la  vie  humaine,  et  que 
c'est  principalement  la  manière  dont  on  s'y  livre  qui 
rend  les  hommes  bons  ou  méchants,  heureux  ou  mal- 
heureux ici-bas. 

Un  cœur  actif  et  un  naturel  paresseux  doivent  in- 
spirer le  goût  de  la  rêverie.  Ce  goût  perce  et  devient 
une  passion  très  vive,  pour  peu  qu'il  soit  secondé  par 
l'imagination.  (S'est  ce  qui  arrive  trte  fréquemment 
aux  Orientaux  ;  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  Jean-Jacques , 
<fui  leur  ressemble  à  bien  des  égards.  Trop  soumis  à 
ses  sens  pour  pouvoir,  d%ns  les  jeux  de  la  sienne,  en 
«eoouer  le  joug,  il  né  s'éléveroit  pas  sans  peine  à  des 


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SECOND  DIALOGUE.  2j^S 

méditations  purement  abstraites,  et  ne  s  y  soutien- 
droit  pas  îbng- temps.  Mais  cette  foiblesse  d'entende- 
ment lui  est  peut-être  plus  avantageuse  que  ne  seroit 
une  tête  plus  philosophique.  Le  concours  des  objets 
sensibles  rend  ses  méditations  moins  sèches,  plus 
doi^ces ,  plus  ill  usoires ,  plus  appropiûées  à  lui  tout  en- 
tier. La  nature  s'habille  pour  lui  des  formes  les  plus 
charmantes;  se  peint  à  ses  yeux  des  couleurs  les  plus 
vives,  se  peuple  pour  son  usage  d'êtres  selon  son 
cœur;  et  lequel  est  le  plus  consolant,  dans  l'infor- 
tune, de  profondes  conceptions  qui  fatiguent,  ou  de 
riantes  fictions  qui  ravissent,  et  transportent  celui 
qui  s'y  livre  au  sein  de  la  félicité?  Il  raisonne  moins, 
il  est  vrai,  mais  il  jouit  davantage:  il, ne  perd  pas  un 
moment  pour  la  jouissance;  et,  sitôt  qu'il  est  seul,  il 
est  heureux. 

La  rêverie,  quelque  douce  qu'elle  soit,  épuise  et  fa- 
tigue à  la  longue,  elle  a  besqin  de  délassement.  On  le 
trouve  en  laissant  reposer  sa  tête  et  livrant  unique- 
ment ses  sens  à  l'impressioxi  àe»  objets  extérieurs.  Le 
plus  indifférent  spectacle  a  sa  douceur  par  le  relâche 
^u'il  nous  procure  ;  et,  pour  peu  que  l'impression  ne 
soit  pas  tout-à-fait  nulle ,  le  mouvement  léger  dont  elle 
nous  agite  suffit  pour  nous  préserver  d'»n  engour- 
dissement léthargique ,  et  nourrir  en  nous  le  plaisir 
d'exister,  sans  donner  de  l'exercice  à  nos  facultés.  Le 
contemplatif  Jean-Jacques,  len  tout  autre  temps  si  peu 
attentif  aux  objefe  qui  l'entourent,  a  souvent  grand 
besoin  de  ce  repos,  et  le  goûte  alors  avec  une  sensua>- 
lité  d'enfant  dont  nos  sages  ne  se  doutent  guère.  Il 
n'aperçoit  rien,  sinon  quelque  mouvement  à  sohl 


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24*6  SECOND   DIALOGUE, 

oreille  ou  devant  ses  yeux;  mais  c^en  est  assez  po«r 
lui.  Non  seulement  une  parade  de  foire,  une  re- 
vue,  un  exercice  y  une  procession,  I  amuse;  mais  la 
grue,  le  cabestan^  le  mouton ,  le  jeu  d'une  machine 
quelconque,,  un  bateau  qui  passe,  un  moulin  qui 
tourne^  un  bouvier  qui  laboure,  des  joueurs  de 
boule  ou  de  battoir,  la  rivière  qui  court,  Toiseau  qui 
vole,  attachent  ses  regards.  Il  s'arrête  même  à  des 
spectacles  sans  mouvement,  pour  peu  que  la  variété 
y  supplée.  Des  colifichets  en  étalage,  des  bouquins 
ouverts  sur  les  quais,  et  dont  il  ne  lit  que  les  litres, 
des  images  contre  les  murs,  qu'il  parcourt  d'un  œil 
stupide ,  tout  cela  l'arrête  et  l'amuse  quand  son  ima- 
gination fatiguée  a  besoin  de  r^os.  Mais  nos  mo- 
dernes sages ,  qui  le  suivent  et  Vépient  dans  tout  ce 
badaùdage,  en  tirent  des  conséquences  à  leur  mode 
sur  les  motifs  de  son  attention ,  et  toujours  dans  l'ai- 
mable caractère  dont  ils  l'ont  obligeamment  gratifié. 
Je  le  vis  un  jour  assez  long-temps  arrêté  devant  une 
gravure.  De  jeunes  gens  inquiets  de  savoir  ce  qui  Toc^ 
cupoit  si  fort,  mais  assez  polis,  contre  l'ordinaire ^ 
pour  ne  pas  s'aller  interposer  entre  l'objet  et  lui,  at- 
tendirent avec  une  risible  impatience.  Sitôt  qu'il  par- 
tit, ils  coururent  à  la  gravure,  et  trouvèrent  quec'é^ 
toit  le  {dan  des  attaques  du  fort  de  Kehl.  Je  les  vis  en- 
suite long-temps  et  vivement  occupés  d'un  enfretien 
fort  animé ^  dans  lequel  je  compris  qu'ils  fatiguoient 
leur  Minerve  à  chercher  quel  crime  on  pouvoit  médi- 
ter en  regardant  le  plan  de^  attaques  du  fort  de  KeU. 
Voilà,  monsieur,  une  grande  découverte,  et  dont 
je  me  suis  beaucoup  félicité,,  car  je  la  regarde  conmie 


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SECOND  DIALOGUE.  34? 

là  clef  des  autres  singularités  de  cet  homme»  De  cette 
pente  aux  douces  rêveries  j'ai  vu  dériver  tous  Jes 
goûts  y  tous  les  penchants,  toutes  les  habîludes  de 
Jean-Jacques,  ses  vices  même,  et  les  vertus  qu'il  peut 
avoir.  Il  n'a  guère  assea  de  suite  dans  ses  idées  pour 
former  de  vrais  projets;  mais,  enflammé  par  la  Icmgue 
contemplation  d  un  objet,  il  fait  parfois  dans  sa  cham^ 
bre  de  fortes  et  promptes  résolutions  >  qu'il  oublie  ou 
qu'il  abandonne  avant  d'être  arrivé  dans  la  rue.  Toute 
la  vigueur  de  sa  volonté  s'épuise  à  résoudre  ;  il  n'en  a 
plus  pour  exécuter.  Tout  suit  en  lui  d'une  prenûèré 
inconséquence.  La  même  opposition  qu'offrent  les 
élé^ients  de  sa  constitution  se  retrouve  dans  ses  inoli"- 
nations,  dcms  ses  nKBurs,  et  dans  sa  conduite.  Il  est 
actif,  ardent,  laborieux,  infatigable;  il  est  indolent, 
paresseux,  sans  vigueur:  il  est  fier,  audacieux,  té^- 
méraire;  il  est  craintif,  timide,  embairassé:  il  est 
froid,  dédaigneux,  rebutant  jusqu'à  la  dureté;  il  est 
doux,  caressant,  facile  jusqu'à  la  foiblesse,  et  ne 
sait  pas  se  défendre  de  Eure  ou  souffrir.ce  qui  lui 
plaît  le  moins.  En  un  mot,  il  passe  d'une  extré- 
mité à  l'autre  avec  une  incroyable  rapidité,  sans 
même  remarquer  ce  passage,  ni  se  souvenir  de  ce 
qu'il  étoit  l'instant  auparavant;  et,  pour  rapporter 
ces  effets  divers  à  leurs  causes  primitives ,  il  est  lâche 
et  mou  tant  que  la  seule  raison  l'eKdte ,  il  devient  tout 
<te  feu  sitôt  qu'il  est  animé  par  quélgue  passion.  Vous 
Aie  direz  que  c'est  comme  cela  /}ue  smat  tdus  les^ 
hommes.  Je  pense  tout  le  ccmtraire,  et  vous  ne  pen* 
seriez  pas  ainsi  vous*m^ne,  si  j'avois  mis  le  içot  in- 
térêt à  k  place  du  mot  raison ,  qui  dans  le  fond  signifia 


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248  SECOND  DIALOGUE. 

ioi  la  même  chose  ;  car  qu'est-ce  que  la  raison  pratique, 
si  ce  n  est  le  sacrifice  d'un  bien  présent  et  passager  aux 
moyens  de  s'en  procurer  un  jour  de  plus  grands  ou  de 
plus  solides  ;  et  qu  est-ce  que  Fintérét ,  si  ce  n  est  Taug- 
mentation  et  Textension  continuelle  de  ces  mêmes 
moyens?  L'homme  intéressé  songe  moins  à  jouir  qu  a 
multiplier  pour  lui  Tinstrumént  des  jouissances.  Il 
na  point  proprement  de  passions,  non  plus  que  la- 
vare ,  ou  il  les  surmonte,  et  travaille  uniquement  par 
un  excès  de  prévoyance  à  se  mettre  en  état  de  satis- 
feire  à  son  aise  celles  qui  pourront  lui  venir  un  jour. 
Les  véritables  passions,  plus  rares  quon  ne  pense 
parmi  les  hommes ,  le  deviennent  de  jour  en  jour  da- 
vantage; Tintérét  les  élime,  les  atténue,  les  engloutît 
toutes,  et  la  vanité,  qui  n'est  qu'une  bêtise  de  l'amour- 
propre,  aide  encore  à  les  étouffer.  La  devise  du  bacon 
de  Feues  te  se  lit  en  gros  caractères  sur  toutes  les  ac- 
tions des  hommes  de  nos  jours:  C  est  pour  parottre.  Ces 
dispositions  habituelles  ne  sont  guère  propres  à  lais- 
ser agir  les  vrais  mouvements  du  cœur. 

Pour  Jean-Jacques,  incapable  d'une  prévoyance  un 
peu  suivie,  et  tout  entier  à  chaque  sentiment  qui  l'a- 
gite, til  ne  connoît  pas  même  pendant  sa  durée  qu'il 
puisse  jamais  cesser  d'en  être  affecté.  Il  ne  pense  à 
son  intérêt,  c'est-à-dire  à  l'avenir,  que  dans  un  calme 
absolu  ;  mais  il  t6mbe  alors  dans  un  tel  engourdisse- 
ment, qu'autantv^vaudroit  qu'il  n'y  pensât  point  du 
tout.  Il  peut  bien,  dire,  au  contraire  de  ces  gens  de 
FÉvangile  et  de  ceux  de  nos  jouro,  qu'où  est  le  cœur 
là  est  aussi  son  trésor.  En  un  mot;  son  ame  est  forte 
ou  foible  à  l'excès,  selon  les  rapports  sous  lesquels  oa 


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SECOND  DIALOGUE.  249 

renviâage.  &  fbi^ce  n  est  pas  dans  lactioD,  mais  dans 
la  résistance  ;  toutes  les  puissances  de  Tunivers  ne  fe- 
roient  pas  fléchir  un  instant  les  directions  de  sa  vo- 
lonté. L'amitié  seule  eût  eu  le  pouvoir  de  l'égarer ,  il 
esta  répreuve  de  tout  le  reste.  Sa  foiblesse  ne  consiste 
pas  à  se  laisser  détourner  de  son  but,  mais  à  ipanquer 
de  vigueur  pour  latteindre ,  et  à  se  laisser  arrêter  tout 
court  par  le^ premier  obstacle  qu^ette  rencontre,  quoi- 
que facile  à  surmonter.  Jugez  si  ces  dispositions  le 
rendroient  propre  à  faire  son  chemin  dans  le  monde  > 
où  Ton  ne  marche  que  par  zig-zag. 

Tout  a  concouru  dès  ses  premières  années  à  déta- 
cher son  ame  des  lieux  qu'habitoit  son  corps,  pour 
rélever  et  la  fixer  dans  ces  régions  éthérées  dont  je 
vous  parlois  dhdevant.  Les  hommes  illustras  de  Plu- 
tarque  furent  sa  première  lecture  dans  un  âge  où  ra- 
rement les  enfents  savent  lire. .  Les  traces  de  ces 
honmies  antiques  firent  en  lui  des  impressions  qui  ja- 
mais n'ont  pu  s  effacer.  A  ces  lectures  succéda  celle 
de  Cassandre  et  des  vieux  romans,  qui ,  tempérant  sa 
fierté  romaine,  ouvrirent  ce  cœur  naissatH  à  tous  les 
sentiments  expansifs  et  tendres  auxquels  il  n'ét<ttt 
déjà  que  trop  disposé.  Dès-lor^  ît  se  fit,  des  hommes 
et  de  la  société,  des  idées  romanesques  et  fausses, 
dont  tant  d'expériences  funestes  n'ont  jamais  bien  pu 
le  guérir.  Ne  trouvant  rien  autour  de  lui  qui  réalisât 
ses  idées,'  il  quitta  sa  patrie  encore  jeune  adolescent , 
et  se  lança  dans  le  monde  avec  confiance ,  y  cherchant 
les  Aristides,  les  Lycurgues ,  et  les  Astrées,  dont  il  le 
croyoit  rempli.  Il  passa  sa  vie  à  jeter  son  cœur  dans 
ceux  qu'il  crut  s'ouvrir  pour  le  recevoir,  à  croire  avoûr 


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25'o  SECOND  DIALOGUE, 

trouvé  ce  qu'il  cherchoit,  et  à  se  désabuser.  Durant  sa 
jeunesse,  il  trouva  des  âmes  bonnes  et  simples,  mais 
sans  chaleur  et  sans  énergie.  Dans  son  âge  mûr,  il  troa-^ 
va  des  esprits  vifs ,  éclairés  et  fins,  mais  feux ,  doubles 
et  méchants,  qui  parurent  laimer  tant  qu'ils  eurent  la 
première  place;  mais  qui,  dès  qu'ils  s'en  crurent  of* 
fusqués,  n'usèrent  de  sa  confiance  que  pour  Taeca-^ 
hier  d'opprobres  ecde  malheurs.  Enfin ,  se  voyant  de^ 
venu  la  risée  et  le  jouet  de  son  siècle,  sans  savoir 
comment  ni  pourquoi,  il  comprit  que,  vieillissant 
dans  ]a  haine  publique ,  il  n'avoit  plus  rien  à  espérer 
des  hommes;  et,  se  détrompant  trop  tard  des  illusions 
qui  l'avoient  abusé  si  long-temps,  il  se  livra  tout  en* 
tier  à  celles  qu'il  pou  voit  réaliser  tous  les  jours,  et 
finit  par  nourrir  de  ses  seules  chimères  son  cœur,  que 
le  besoin  d'aimer  avoit  toujours  dévore.  Tous  ses 
goûts,  toutes  ses  passions  ont  ainsi  leurs  objets  dans 
une  autre  sphère.  Cet  homme  tient  moins  à  celle^û 
qu'aucun  autre  mortel  qui  me  soit  connu.  Ce  n'est  paa 
de  quoi  se  iaire  aimer  de  ceux  qui  l'habitent ,  et  qui , 
se  sentant  dépendre  de  tout  le  monde,  veulent  aussi 
que  tout  le  monde  dépende  d'eux. 

Ces  causes,  tirées  des  événements  dé  sa  vie,  au- 
roient  pu  seules  lui  faire  fuir  la  foule  et  rechercher  la 
solitude^  Les  causes  naturelles ,  tirées  de  sa  consti- 
tution ,  auroient  dû  seules  produire  aussi  le  même  ef- 
fet. Jugez  s'il  pouyoit  échapper  au  conconr»  de  ces 
différentes  causes,  pour  le  rendre  ce  qu'il  est  aujour- 
d'hui. Pour  mieux  sentir  cette  nécessité,  écartons  nti 
moment  tous  les  feits,  ne  supposons  connu  que  le 
tempérament  que  je  vous  ai  décrit^  et  voyons  ce  qoi 


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SECOND  DIALOGUE.         '  25 1 

devrcttt  naturellement  en  résulter  dans  un  ê^e  fictif 
dont  noua  n  aurioqs  aucune  autre  idée. 

Doué  d'un  cœur  très  sensible ,  et  d^une  imagination 
très  vive,  mais  lent  à  penser,  arrangeant  difficilement 
ses  pensées,  et  plus  difficilement  ses  paroles,  il  fuira 
les  situations. qui  lui  sont  pénibles,  et  recherchera 
celles  qui  lui  sont  commodes  ;  il  se  complaira  dans  le 
sentiment  de  ses  avantages,  il  en  jouira  tout  à  son 
aise  dans  des  rêveries  délicieuses;  mais  il  aura  la  pl{ts 
forte  répugnance  à  étaler  sa  gaucherie  dans  les  assem» 
blées;  et  Tinutile  effort  d'être  toujours  attentif  à  oe 
qui  se  dit,  et  d'avoir  toujours  l'esprit  présent  et  tendu 
pour  y  répondre,  lui  rendra  les  sociétés  indifférentes 
aussi  fatigantes  que  déplaisantes.  La  mémoire  et  la 
réflexion  renforceront  encore  cette  répugnance,  en 
hii  faisant  entendre,  après  coup,  des  multitudes  de 
choses  qu'il  n'a  pu  d'abord  entendre ,  et  auxquelles , 
forcé  de  répondre  à  l'instant ,  il  a  répondu  de  travers^ 
faute  d'avoir  le  temps  d'y  penser.  Mais ,  né  pour  de 
,  vrais  attachements ,  la  société  des  cœurs  et  l'intimité 
lui  seront  très  précieuses  ;  et  il  se  sentira  d'autant  plus 
à  son  aise  avec  ses  amis,  que,  bien  connu  d'eux  cm 
croyant  l'être,  il  n'aura  pas  peur  qu'ils  le  jugent  sur 
les  sottises  qui  peuvent  lui  échapper  dans  le  rapide 
bavardage  de  la  conversation.  Aussi  le  plaisir  de  vivre 
avec  eux  exclusivement  se  marquera4-il  sensiblement 
dans  ses  yeux  et  dans  ses  manières  ;  mais  l'arriyée  d'uD 
survenant  fera  disparaître  à  l'instant  sa  confiance  et 
sa  gaieté.     .  ^ 

Sentant  ce  qu'il  vaut  en-dedans,  le  sentiment  de 
son  invincible  initie  au-dehors  pourra  lui  donner 


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252  SECOND   DIALOGUE. 

souvent  du  dépit  contre  lui-même  et  quelquefois 
contre  ceux  qui  le  forceront  de  la  montrer.  Il  devra 
prendre  en  aversion  tout  ce  flux  de  compliments  qui 
ne  sont  qu'un  art  de  s  en  attirer  à  soi-même,  et  de 
provoquer  une  escrime  en  paroles;  art  surtout  em- 
ployé par  les  femmes  et  chéri  d'elles,  sûres  de  l'avan- 
tage qui  doit  leur  en  revenir.  Par  conséquent,  quelque 
penchant  qu'ait  notre  homme  à  la  tendresse ,  quelque 
gBâit  qu'il  ait  naturellement  pour  les  femmes,  il  n'en 
pourra  souffrir  le  commerce  ordinaire,  où  il  faut 
fournir  un  perpétuel  tribut  de  gentillesses  qu'il  se  sent 
hors  d'état  de  payer.  Il  parlera  peut-être  aussi  bien 
qu'un  autre  le  langage  de  l'amour  dans  le  téte-à-tête, 
mais  plus  mal  que  qui  que  ce  soit  celui  de  la  galanterie 
dans  un  cercle. 

Les  hommes,  qui  ne  peuvent  juger  d'autruique 
par  ce  qu'ils  en  aperçoivent,  ne  trouvant  rien  en  lui 
que  de  médiocre  et  de  commun  t#ut  au  plus,  l'esti- 
meront au-dessous  de  son  prix.  Ses  yeux ,  animés  par 
intervalles,  promettroient  en  vain  ce  x[u'il  seroit  hors 
d'état  de  tenir.  Us  brilleroient  en  vain  quelquefois 
d'un  feu  bien  différent  de  celui  de  l'esprit:  ceux  qui 
ne  connoissent  que  celui-ci ,  ne  le  trouvant  point  en 
lui,  n'iroient  pas  plus  loin;  et,  jugeant  de  lui  sur  cette 
apparence,  ils  diroient:  C'est  un  h(»nme  d'esprit  en 
peiiUure,  c'est  tin  sot  en  original.  Ses  amis  mêmes 
pourroient  se  tromper  comme  les  autres  sur  sa 
mesure  ;  et,  si  quelque  événement  imprévu  les  forçoit 
enfin  de  reconnoitre  en  lui  plus  de  talent  et  d'esprit 
qu'ils  ne  lui  en.  avoient  d'abord  accordé,  leur  amour- 
propre  ne  lui  pardonneroit  point  leur  première  erreur 


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SECOND  DIALOGUE.  253 

sur  son  compte,  et  ils  pourroient  le  haïr  toute  leur 
vie,  uniquement  pour  n avoir  pas  su  d'abord  lap- 
précier. 

Cet  homme ,  enivré  par  ses  contemplations  des 
charmes  de  la  nature,  l'imagination  pleine  de  types 
de  vertus,  de  beautés,  de  perfection  de  toute  espèce, 
chercheroit  long-temps  dans,  le  monde  des  sujets  où 
il  trouvât  tout  cela.  A  force  de  désirer,  il  croiroit  sou- 
vent trouver  ce  qu'il  cherche;  les  moindres  appa- 
rences lui  parottroient  des  qualités  réelles;  les  moin- 
dres protestations  lui  tiendroientlieu  de  preuves;  dans 
tous  ses  attachements  il  croiroit  toujours  trouver  le 
sentiment  qu'il  y  porteroit  lui-même  ;  toujours  troinpé 
dans  son  attente,  et  toujours  caressant  son  erreur,  il 
passeroit  sa  jeunesse  à  croire  avoir  réalisé  ses  fictions  ; 
à  peine  l'âge  mûr  et  l'expérience  les  lui  montreroient 
enfin  pour  ce  qu'elles  sont,  et,  malgré  les  erreurs,  les 
fautes  et  les  expiations  d'une  longue  vie,  il  n'y  auroit 
peut-être  que  le  concours  des  plus  cruels  malheurs 
qui  pût  détruire  son  illusion  chérie,  et  lui  faire  sentir 
que  ce  qu'il  cherche  ne  se  trouve  point  sur  la  terre,  ou 
ne  s'y  trouve  que  dans  un  ordre  de  chosea  bien  diffé- 
rent de  celui  où  il  l'a  cherché. 

La  vie  contemplative  dégoûte  de  l'action.  H  n'y  a 
point  d'attf  ait  plus  séducteur  que  celui  des  fictions 
d'un  cœur  aimant  et  tendre,  qui,  dans  l'univers  qu'il 
se  créfe  à  son  gré,  se  dilate,  s'étend  à  son  aise,  délivré 
des  dures  entraves  qui  le  compriment  dans  celui-ci. 
La  réflexion,  la  prévoyance,  mère  des  soucis  et  des 
peines,  n'approchent  guère  d'une  ame  enivrée  des 
charmes  de  la  contemplation.  Tous  les  soins  Êitigants 


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254  SECOND  DIALOGUE, 

delà  vie  active  lui  deviennent  insupportables,  et  lui 
semblent  superflus;  et  pourquoi  se  donner  tant  de 
peines ,  dans  lespoir  éloigné  d'un  succès  si  pauvre,  si 
incertain,  tandis  qu  on  peut  dès  l 'instant  même,  dans 
une  délicieuse  rêverie ,  jouir  à  son  aisade  toute  la  féli- 
cité dont  OD  sent  en  soi  la  puissance  et  le  besoin?  Il 
devîèndroit  donc  indolent,  paresseux,  par  goût,  par 
raison  même,  quand  il  ne  le  seroit  pas  par  tempéra* 
ment.  Que  sr,  par  intervalle,  quelque  projet  de  gloire 
on  d  ambition  pou  voit  Témouvoir,  il  le  suivroitd  abord 
avec  ardeur ,  avec  impétuosité  ;  mais  la  moindre  diffi* 
eulté,  le  moindre  obstacle  Tarréteroit,  le  rebuteroit, 
le  rejett^oit  dans  Finaction.  La  seule  incertitude  du 
«uocès  le  détacheroit  de  toute  entreprise  douteuse.  Sa 
nonchalance  lui  montrermt  de  la  folie  à  compter  sur 
quelque  chose  ici-bas,  à  se  tourmenter  pour  un  avenir 
si  précaire,  et  de  la  sagesse  à  renoncer  à  la  prévoyance, 
pour  s  attacher  uniquement  au  présent,  qui  seul  est 
en>dotre  poQvcMr.  r 

Ainsi  livré  par  système  à  sa  douce  oisiveté,  il  rem- 
p£roit  ses  loisirs  de  jouissances  à  sa  mode,  et,  négli- 
geant ces  foules  de  prétendus  devoirs  que  la  sagesse 
humaine  prescrit  comme  indispensables,  il  passeroit 
pour  fouler  aux  pieds  les  bienséances ,  parcequ  il  dé- 
daigneroit  les  simagrées.  Enfin ,  loin  de.  cultiver  sa 
raison  pour  apfh*endre  à  se  conduire  prudemment 
paarmi  les  hommes .  il  n  y  chercheroit  en  effet  que  de 
nouveaux  motifs  de  vivre  éloigné  d'eux ,  et  de  se  livrer 
tout  entier  à  ^es  fictions. 

Cette  humeur  indolente  et  voluptueuse,  se£xant 
toujours  stir  des  objets  riants,  le  détourneroit  par  con- 


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SECOND   DIALOeUE*  255 

séquent  des  idées  pénibles  et  déplaisantes.  Les  souve- 
nirs douloureux  s'efFaceroient  très  promptem^Eit  de 
son  esprit  ;  les  auteurs  de  ces  maux  n  y  tieudroient  pas 
pliis  de  place  que  ces  maux  mêmes;  et  tout  cela,  pai- 
faitement  oublié  dans  très  peu  de  temps,  seroit  bientôt 
pour  lui  comme  nul,  à* moins  que  le  mal  on  Tennemi 
qu'il  auroit  encore  à  craindre  ne  lui  rappelât  ce  qu  il 
en  auroit  déjà  souffert.  Alors  il  pourroit  être  extrême- 
ment efl^rouché  des  maux  à  venir,  moins  précisé- 
ment à  cause  de  ces  maux  que  par  le  trouble  du  repos , 
la  privation  du  loisir,  la  nécessité  d'agir  de  manière 
ou  d'autre,  qui  s'ensnivnoient  inévitablement,  et  qui 
alarmeroient  plus  sa  paresse  que  la  crainte  du  mal 
p'épouvanteroit  son  courage.  Mais  tout  cet  effroi  subit 
et  momentané  seroit  sans  suite  et  stérile  en  effet.  Il 
craindroit  moins  la  souffrance  que  Faction.  Il  aîmeroit 
mieux  voir  augmenter  ses  maux  et  rester  tranquille, 
que  de  se  tourmenter  pour  les  adoucir;  disposition 
qui  donneroit  beau  jeu  aux  ennemis  qti'il  pouvroît 
avoir.. 

Jai  dit  que  Jean- Jacques  n'étoit  pas  vertueux: 
notre  homme  ne  le  seroit  pas  non  plus;  et  comment, 
foible  et  subjugué  par  ses  penchants,  pourroit-il 
letre,  n'ayant  toojonrs  pour  guide  que  son  propre 
cœur,  jamais 'son  devoir  ni  sa  raison?  Comment  la 
vertu,  qui  n'est  que  travail  et  coanbat,  régneroitoelle 
au  sein  de  la  mollesse  et  des  doux  loisirs?  Il  setoit 
bon,  parceque  la  nature  l'auroit  fait  td;  il  feroit  dm 
bien,  parcequ'il  lui  seroit  doux  d'en  faire:  mais  s'il 
s'agissoit  de  combattre  ses  plus  cfaers  désirs  et  de  dé- 
chirer son  cœur  pour  remplir  .son  devoir,  le  feitût^l 


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256  SECOND  DIALOGUE, 

aussi?  J  en  doute.  La  loi  de  la  nature,  sa  voix  du 
moins,  ne  s'étend  pas  jusque-là.  I}  en  faut  une  autre 
alors  qui  commande ,  et  que  la  nature  se  taise. 

Mais  se  mettroit-il  aifssi  dans  ces  situations  vio- 
lentes d'où  naissent  des  devoirs  si  cruels?  J'en  doi^e 
encore  plus.  Du  tumulte  des  sociétés  naissent  des  mul- 
titudes de  rapports  nouveaux  et  souvent  opposés,  qui 
tiraillent  en  sens  contraires  ceux  qui  marchent  avec 
ardeur  dans  la  route  sociale.  A  peine  on|ils  alors 
d'autre  bonne  régie  de  justice,  que  de  résister  à  tous 
leurs  penchants,  et  de  faire  toujours  le  contraire  de  ce 
qu'ils  désirent,  par  cela  se^L 'qu'ils  le  desirebt.  Mais 
celui  qui  se  tient  à  l'écart,  et  fuit  ces  dangereux  com- 
bats, n'a  pas  besoin  d'adopter  cette  morale  cruelle , 
n'étant  point  entraîné  par  le  torrent,  ni  forcé  de  céder 
à  sa  fougue  impétueuse,  ou  de  se  roidir  pour  y  ré- 
sister; il  se  trouve  naturellement  soumis  à  ce  grand 
précepte  de  morale,  mais  destructif  de  tout  l'ordre 
social,  de  ne  se  mettre  jamais  en  situation  à  pouvoir 
trouver  son  avantage  dans  le  mal  d'autrui.  Celi^i  qui 
veut  suivre  ce  précepte  à  la  rigueur  n'a  point  d'autre 
moyen  pour  cela  que  de  se  retirer  tout-à-fait  de  la 
société,  et  c^ui  qui  en  vit  séparé  suit  par  cela  seul  ce 
précepte  sans  avoir  btsoin  d'y  songer.    ^ 

Notre  homme  ne  sera  donc  pas  vertueux,  parce- 
qu'il  i»aura  pas  besoin  de  l'être;  et,  par  la  même  rai- 
son; il  ne  sera  ni  vicieux,  ni  médiant;  car  l'indolenee 
et  l'oisiveté,  qui  dans  la  société  sont  un  si  grand  vice , 
n'en  sont  plus  un  dans  quiconque  a  su  renoncer  à  ses 
avantages  pour  n'en  pas  supporter  les  travaux.  X>e 
méchant  n'«st  méchant  qu'à  cause  du  besoin  qu'il  a 


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SECOND  DIALOGUE.  267 

des  autres,  que  ceux-ci  ne  le  favorisent  pas  assez,  que 
ceux-là  lui  font  obstacle ,  et  qu'il  ne  peut  ni  les  em- 
ployer ni  les  écarter  à  son  gré.  Le  solitaire  n'a  besoin 
que  de  sa  subsistance  y  qu'it  aime  mieux  se  procurer 
par  son  travail'  dans  la  retraite ,  que  par  ses  intrigues 
daps  le  monde,  qui  seroient  un  bien  plus  grand  travail 
pour  lui.  Du  reste ,  il  n'a  besoin  d'autrui  que  parceque 
soM  cœur  a  besoin  d  attachement  ;  il  se  donne  des  amis 
imaginaires,  pour, n'en  avoir  pu  trouver  de  réels;  il 
ne  fuit  les  tK>mmes  qu'après  avoir  vainement  cherché 
parmi  eux  ce  qu'il  doit  aimer. 

Notre  homme  ne  sera  pas  vertueux ,  parcequ'il  sera 
foible ,  et  que  la  vertu  n'appartient  qu'aux  âmes  forte^. 
Mais  cette  vertu  à  laquelle  il  ne  peut  atteindre  ,*qui 
est-ce  qui  l'admirera ,  la  chérira ,  l'adorera  plus  que 
lui?  qui  est-ce  qui,  avec  une  imagination  plus  vive^ 
s'en  peindra  mieux  le  divin  simulacre?  qui  est-ce  qui, 
avec  un  cœur  plus  tendre  ,^  s'enivrera  plus  d'amour 
pour  elle?  Ordre,  harmonie,  beauté,  perfection,  sont 
les  objets  de  ses  plus  douces  méditations.  Idolâtre  du 
beau  dans  tous  les  genres ,  resteroit-il  froid  unique- 
ment pour  la  suprême  beauté?  Non  ;  elle  ornera  de  ses 
charmes  immortels  toutes  ces  images  chéries  qui  rem- 
plissent son  ame  ,  qui  repaissejit  son  cœur.  Tous  ses 
premiers  mouvements  seront  vifs  et  purs  ;  les  seconds 
auront  sur  lui  peu  d'empire.  Il  voudra  toujours  ce  qui 
est  bien ,  il  le  fera  cyielquefois  ;  et  si  souvent  il  laisse 
éteindre  sa  volonté  par  sa  foiblesse ,  ce  sera  pour  re- 
tomber dans  sa  langueur.  Il  cessera  de  bien  faire,  il 
ne  commencera  pas  même  loi'sque  la  grandeur  de  l'ef- , 
fort^épouvantera  sa  paresse  ;  mais  jamais  il  ne  fera 

XVI.  1 7 


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258  SECOND  DIALOGUE, 

volûiitairemeitt  ce  qui  est  niai.  En  un  mot ,  s^il  agit 
rarement  comme  il  doit,  plus  rarement  encore  il  agira 
comme  il  ne  doit  pas  ^  et  toutes  ses  fautes ,  même  les 
plus  graves ,  ne  seront  que  des  péchés  d'omissioa  i 
mais  c'est  par  là  précisément  qû'i!  sera  le  pltis  eï| 
scandale  aux  hommes,  qui,  ayant  mis  toute  la  morade 
en  petites  formules ,  comptent  pour  rien  le  mal  dont 
on  s'abstient,  pour  tout  l'étiquette  des  petift  plï^o- 
Cédés ,  et  sont  bien  plus  attentifs  à  remarquer  les  de- 
voirs auxquels  on  manque ,  qu'à  tenir  comfpte  de  ceux 
qu'on  remplit. 

Tel  sera  l'homme  doué  du  tempérament  dont  j'ai 
parlé ,  tel  j'ai  trouvé  celui  que  je  viens  d*étudîer.  Son 
ame ,  forte  en  ce  qu'elle  ne  se  laisse  point  détourûer 
de  soii  objet ,  mais  foible  pouir  surmonter  les  obstacles , 
ne  prend  guère  de  mauvaises  directions,  mais  suit 
lâchement  la  bonne.  Quand  il  est  quelque  chose ,  il  est 
Bon,  mais  plus  souvent  il  est  nul  :  et  c'est  pour  ceïai 
méïne  que,  sans  être  persévérant,  il  est  fermé;  que 
les  traits  de  l'adversité  ont  moins  de  prise  sur  lui  cfulfs 
n'âuroient  sur  tout  autre  homme  ;^t  que,  malgré  tous 
^s  malheurs ,  ses  sentiinents  sont  encore  plus  affec?- 
Itneux  que  douloureux.  Son  cœur,  avide  de  bonheur  et 
de  joie,  ne  peut  garder  nulle  impression  pénible.  La 
douleur  peut  fe  déchirer  on  moment  sans  pouvoir  y 
prendre  rajcine.  Jamais  idée  affligeante  n'a  pu"  long*- 
temps  l'occuper.  Je  l'ai  vu ,  dauârks  plus  grandes  6a- 
Istmités  de  sa  malheureuse  vie  ,  j^sser  rapidement  de 
la  plus  affreuse  affliction  à  la  plus  pure  joie,  et  ceîà 
sans  qu'il  restât  pour  le  moment  dims  son  ame  an- 
cutte  trace  des  douleurs  qui  venoient  de  hi  décW^r , 


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SECOND  DIALOGUE.  259 

qeà  Falk>îent  déchirer  fiicore,  et  qui  coDâtkaoieiit 
pnu*  lors  son  état  faadkikuel. 

Le^  affectioiis  afoxqmeHes  il  a  le  plus  de  peate  se. 
AitiiigQeAl  même  par  des  signes  physicpes.  Pour 
pev  qu'il  soit  ému  9  ses  yeux  se  mouillent  à  riustaol» 
Cependant  jamais  la  «etiJe  douleur  ne  lui  fit  verger 
une  larme;;  mais  tout  sentiment  tendre  et  doux,  ou 
grand  et  noble^  dont  la  irérité  passe  à  son  cœur ,  lui 
en  arradie  ioafaiUibleibeat.  Il  0e  saurcnt  pleurer  que 
d'attendrissement  ou^'admiraticvn;  la  tendresse  et  la 
générosité  sont  les  deux  seules  cordes  sensibles  par 
lesquelle94m  pem  vraiment  Vaffecter«  Il  peut  voir  ses 
^mslbeurs  ^un  œil  see ,  mai&  il  plepre  est  pensant  à 
SOQ  innoceace  et  au  prix  qu'avoit  mérité  son  cœur. 

Il  est  des  malheurs  auxquels  il  n'est  pas  même 
penms  à  un  honnête  homme  d'être  préparé.  Tels  sont 
ceux  qu'on  hn  dtstinoi^.  En  le  prenant  au  déponrvu , 
ife  dnt  commencé  par  l'abattre  :  cela  de  voit  être;  mai£^ 
iiê  n'ont  pu  le  changer.  Il  a  pu  quelques  instants  se 
laisser  dégrader  jusqu'à  la  bassesse,  jusqu'à  la  lâcheté, 
jamsMs  jusqu'à  l'inîit^tice ,  jusqu^à  la  f^msseté ,  jusqu'à 
fai  trahison.  Revenu  de  cette  première  surf^rise,  il  s'est 
reluire  et  vi?aîsemblaUemeBt  ne  se  laissera  plus  abat- 
tre ^  pârl^ue  son  naturel  a  repris  le  dessus,  que  con« 
naissant  enfin  les  gens  auxquels  il  a  affaire ,  il  est  pré- 
paré à  tout,  et  qu'après  avoir  épuise  sur  lui  tous  les^ 
trait»' de  leor  isaige,il&  se^sont  tiÀs  hors  d'état  de  lui 
feurepis*  u  ^  . 

hn  Tdt  vu  danfr  vàe  position  imique  et  presq.ue  in* 
erdyabie^  plns^seul  aiu  milieu  de  Paris  que  Bobin#oiv 
dans^^n  He,  et  séquestré  du  ecmimerce  des  honones 

171 


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lÔO  SECOND  DIALOGUE. 

par  la  foule  même  empressée  à  Fentourer ,  pour  em- 
pêcher qu'il  ne  se  lie  avec  per^nne.  Je  Tai  vu  con- 
courir volontairement  avec  ses  persécuteurs  à  se  ren- 
dre sans  cesse  plus  isoié  ;  et,  tandis  qu'ils  travailloient 
sans  relâche  à  le  tenir  séparé  des  autres  hommes , 
s'éloigner  des  autres  et  d'eux-mêmes  de  plus  en  plus. 
|Ls  veulMit  rester  pour  lui  servir  de  barrière,  pour 
veiller  à  tous  ceux  qui  pourroient  l'approcher ,  pour 
les  tromper ,  les  gagner  ou  les  écarter ,  pour  observer 
ses  discours ,  sa  contenance ,  po'ur  jouir  à  longs  traits 
du  doux  aspect  de  sa  misère ,  pour  chercher  d'un  œil 
curieux  s'il  reste  quelque  place  en  son  co^r  déchiré 
6ù  ils  puissent  porter  encore  quelque  atteinte.  De  son 
fîôté,  il  voudroit  les  éloigner,  ou  plutôt  s'en  éloigner, 
parceque  leur  malignité,  leur  duphcité,  leurs  vues 
cruelles,  blessent  ses  yeux  de  toutes  parts,  et  que  le 
spectacle  de  la  haine  l'afflige  et  le  déchire  encore  plus 
que  ses  effets.  Ses  sens  le  subjuguent  alors;  et ,  sitôt 
qu'ils  sont  ^ppés  d'un  objet  de  peine ,  il  n'est  plus 
maître  de  lui.  La  présence  d'un  malveillant  le  trouble 
au  point  de  ne  pouvoir  déguiser  son  angoisse.  S'il  voit 
lin  traître  le  qajoler  pour  le  surprendre,  l'indignation  le 
saisit ,  perce  déboutes  parts  dans  son  accent,  dans  son 
regard,  dans  son  geste.  Que  le  traître  disparoisse,  à  l'in- 
stant il  est  oublié  ;  ôt  l'idée  des  noirceurs  que  l'un  va 
brasser  ne  sauroit  occuper  l'autre  une  minute  à  cher- 
cher lés  moyens  de  s'en  défendre:  C'ejt  pour  écarter 
de  lui  cet  objet  de  peine,  dont  l'aspect  le  tourmente, 
qu'il  voudroit  être  seul  :  il  voudroit  être  seul  pour 
vivre  à  son  aise  avec  les  amis  qu'il  s'est  créés;, mais 
tout  cela  n'est  qu'une  raison  de  plus  à  ceux  qui  en 


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SECOND  DIALOGUE.  261 

prennent  le  masque  pour  Tohséder  plus  étroitement. 
Ils  ne  Toudroient  pas  même,  s'il  leur  étoit  possible, 
lui  laisser  dans  cette  vie  la  ressource  des  fictions. 

Je  l'ai  vu,  serré  dans  leurs  lacs,  se  débattre  très 
peu  pour  en  sortir;  entouré  de  mensonges  et  de  té- 
nèbres, attendre  sans  murmure  la  lumière  et  la  vérité; 
enfermé  vif  dans  un  cercueil ,  s'y  tenir  assez  tranquille, 
sans  même  invoquer  la  mort.  Je  l'ai  vu  pauvre,  pas- 
sant pour  riche;  vieux,  passant  pour  jeune;  doux, 
passant  pour  féroce;  complaisant  et  foible,  pas9ant^ 
pour  inflexible  et  dur;  gai,  passant  pour  sombre^ 
simple  ei^  jusqu'à  la  bêtise,  passant  pour  rusé  jusr 
qu'à  la  noirceur.  Je  l'ai  vu  livré  par  vos  messieurs  à  la 
dérision  publique,  flagorné,  persiflé,  moqué d«6 bon. 
nétes  gens,  servir  de  jouet  à  la  canaille;  le  voir,  le 
sentir,  en  gémir,  déplorer  la  misère  humaine,  et  sup 
porter  patiemment  son  état^ 

Dans  cet  étajl,  devoit-il  se  manquer  à  lui-même,  au 
point  d'aller  chercher  dans  la  société  des  indignités 
peu  déguisées  dont  on  se  plaisoit  à  l'y  charger?  Dcî- 
voit-<il  s'aller  donner  en  spectacle  à  ces  barbares,  qui, 
se  £eiisant  de  ses  peines  un  objet  d'amusement,  ne 
cherchdient  qu'à  lui  serrer  le  coeur  par  toutes  les 
étreintes  de  la  détresse  et  d&  la  douleur  qui  pouvoient 
lui  être  les.  plus  sensibles?  Voilà  ce  qui  lui: rendit  in- 
dispensable la-  manière  ^le  vivre  à  laquelle  il  s'est  ré- 
duit, ou  „  pour  mieux  dive,  à  laquelle  on  l'a  réduit; 
car  c'est  à  quoi.  Ton  en  vouloit  venir,  et  l'on  s'est  at- 
taché à  lui  rendre  si  cruelle  et  si  déchirante  la  f ré- 
quentatioti  des  hommes,  qu'il  fut  forcé  d'y  renoncer 
enfin  tout-à-^fait.  Vous  me  demandez ,  disoit-il,.  ;K>tir^t(at 


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2>62  SECOND  IHAXOGïJE. 

jefms  les  hênii^es  ;  denumiez-hà  ewMnêmtf ,  îh  le^memt 
encore  mieux  que  moi.  Mais  use  aixie  expansix^  ehange- 
t-elle  ainsi  de  nature ,  et  se  détache-t-èlle  ainsi  4e  tout? 
Tous  ses  malheurs  ne  viennent  que  de  ce  besoin  d  ai- 
noer  «qui  dévora  son  ^coeur  dès  son  en&nce ,  et  iqui  Tin* 
<piiéte  el  le  trouble  encore  au  point  que ,  resté  seul  sur 
la  terre ,  il  attend  le  moment  d'en  sortir  pour  voir  réa* 
liser  enfin  ses  -visions  favorites ,  et  retrouver  ^  dans  ma 
jneilieur  ordre  de  choses ,  une  patrie  et  des  amis. 

Il  atteignit  et  passa  Tâge  mûr,  «ans  songier  à  iaire 
«des  livras ,  «t  sans  -sentir  un  instam  le  besbîa  de  œite 
tiélébritté  fatale  qui  n'étoit  pas  Ifaite  pourftni,  dont il 
m! à  goûié  que  les  amertumes ,  et  qu^-on  lui  a  fait  payier 
st  ch«r.  Ses  vîtsioBS  chéries  lui  tenoient  iieude  tout, 
ét^^dans  le  fen  delà  jeunesse ,  sa  vive  imagination ,  sup- 
ch&rgée,  aocaibléed  objets  chaînants  qui  venoient  in- 
cessamment la  remplir,  tenoitson  cœur  dans  une  ivi?ees^ 
icc^ntÎBUëlle  qsi  oe  lui  laissoit  ni  le  pouvoir  d'ananger 
ses  idées  y  ta  «élui  deies  fixer,  ni  le  temps  de  !les  écrive,, 
ni  le  désir  ide  les  cottomuniquer.  <}e  ne  fat  que  quand 
.ees  glands  QKHtvements  commencèrent  à  s^apaiser, 
qiialid  «es  idées  prêtant  «ne  imardie  phis  réglée  et 
^us  lemé ,  il  en  piit  suivre  cassez  la  trace  |iour  la  mav- 
^er  ;  toe  fnt,  dis-je ,  ^alors  fteulensenit  que  Tusage  de  Ja 
f  lumeluidevint  possble,  et-qu^àrexemfpjeet  à  Tinsti- 
gationdes  gensde  lèttvesavec>lfi8qnelsâl  vi{voit:alor&, 
;il:|fiii  vint  en  fatitaine  de  conmmniqserfaii  publie  oes 
-^laémes  édèes  doiit  d  s'étoft  ioog-tempe  nourri  kn- 
-juSoie,*  et' qu'il  )Crut  Ktre  utiles  au  {^nre  humain..  »Oe 
intooDème  en  quelque  façtm^par  8iirpr.i8e,<et  sansnn 
savoir  fis^rmé  fe  proJBt,  qu'il  ^se  tnom^ai^tté  dansuffitle 


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.fimeate  carrière,  où  dès-locs  peut-être  o»  creusoit 
déjà  sous  ses  pas  joes  gouffres  de  malheurs  dans  les- 
quels on  Fa  précipité. 

Dès  svi  jeunesse,  il  s'étoit  souvent  demandé  pour- 
.quoi  il  ne  trpuvoit  pas  tous  les  hommes  hons ,  sages, 
heureux,. comme  ils  lui  sembloient  faits  pour  Têtre; 
il  cherchoit  dans  son  cœur  l'obstacle  qui  le&^u  em- 
péchoit,  et  ne  le  trouvoit  pas.  Si  tous  les  hommes,  se 
disoit-il,  uie  reâsembloient,  il  régneroit  sans  doute 
une  extrême  langueur  dans  leur  industrie ,  ils  auroient 
jpeu  d'activité,  et  n!en  auroient  que  par  brusques  et 
xares  secousses:  mais  ils  vivroient  eptre  eux  dans  une 
4rès  douce  société.  Pourquoi  n  y  vivent-ils  pas  ainsi? 
^pourquoi ,  toujours  accu&a^it  le  ciel  de  leurs  misères, 
travaillent-ils  sans  cesse  ,à  les  augmenter?  En  adm^- 
jrant  les  progrès  de  l'esprit  humain,  il  s'étçiunoit  de 
yoir  .croître  ,en  même  proportion  les  calamités  publi- 
ques. Il  .eutrevpyqit  ^ne, secrète  opposition  entre  la 
constitution  de  rhonuneiet.celledejnpa sociétés;. mais 
c'étoit  plutôt  un  sentiment  sourd,  une  notion  confus^ , 
qu'un  ju^emçnt  clair  et  dévfçloppé.  Vopinion  publi- 
que l'avoit  trop  subjugué  lui-même  pour  qu'il  osât 
4*éclamer.coutre  de  si  unanimes  décisions. 

Une  malheureuse  question  d'académie,,  qu'il  lut 
dfms  un  Mercure,  vii^t  totut-à-coup  dessiller  ses  yeux, 
.débrouiller  ce  .chaos  dans  sa  tête,  lui  montrer  un 
autre  univers,  un  véritable  âge  d'or,  des  si^iétés 
d'hommes  sifpples,  «sages,  heureux,  net  réalisfr  en 
^^.éranqe  toiMes  ses  visions  par  la  destructioa  des 
préjugés  qui  Tavoienit  subjugué  hiiTmême/mais  dopt 
iljcrut  en  ce  moment  voir  découler  les  vices  et  les« 


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264  '  SECOND  DIALOGUE, 
misères  du  genre  humiin.  De  la  vive  effervescence 
qui  sê  fit  alors  dans  son  ame  sortirent  des  étincelles 
de  génie  cpon  a  vues  briller  dans  ses  écrits  durant  dix 
ans  de  délire  et  de  fièvre,  mais  dont  aucun  vestige 
n'avbit  paru  jusqu'alors,  et  qui  vraisemblablement 
n'auroient  plus  brillé  dans  la  suite,  si ,  cet  accès  passé , 
il^ût  voulu  continuer  d'écrire.  Ehiflammé parla  con- 
templation de  ces  grands  objets ,  il  les  avoit  toujours 
présents  à  sa  pensée;  et,  les  comparant  à  l'état  réel 
des  choses,  il  les  voyoit  chaque  jour  sous  des  rap- 
ports tQut  nouveaux  pour  lui.  Bercé  du  ridicule  espoir 
de  faire  enfin  triompher  des  préjugés  et  du  mensonge 
la  raison,  la  vérité,  et  de  rendre  les  hommes  sages  en 
leur  montrant  leur  véritable  intérêt ,  sou  cœur,  écbaufïé 
par  l'idée  du  bonheur  futur  du  genre  humain  et  par 
l'honneur  d'y  contribuer ,  lui  dictoit  un  langage  digne 
d'une  si  grande  entreprise.  Contraint  par  là  de  s'oc- 
cuper fortement  et  long-temps  du  même  sujet ,  il  as- 
sujettit sa  tête  à  la  fatigue  de  la  réflexion:  il  apprit  à 
méditerprofondément  ;  et,  pour  un  moment,  il  étonna 
l'Europe  par  des  productions  dans  fesquelles  les  âmes 
vulgaires  ne  virent  que  de  l'éloquence  et  de  l'esprit, 
mais  où  celles  qiui  habitent  nps  régions  éthérées  re- 
connurent avec  joie  une  des  leurs. 
'  Le  Fft*  Je  vous  ai  laissé  parler  sans  vous  inter- 
rompre ;  îaais  permettez  qu'ici  je  vous  arrête  un  mo- 
ment  

Rouss.  Je  devine, . . .  une  contradiction ,  n'est-ce  jias ? 

Le  Fr.  Non ,  j'en  ai  vu  l'apparence.  On  dit  que  cette 
apparence  est  un  piège  que  Jean-Jacques  s'amuse  à 
tendre  aux  lecteurs  étourdis.  * 


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SECOND  DIALOGUE.       V  265 

Rouss.  Si  cela  est ,  il  en  esf  bien  puni  par  les  lec- 
teurs de  mauvaise  foi,  qui  font  semblant  de  s'y  prendre, 
pour  Faccuser  de  ne  savoir  ce  qu'il  dit. 

Le  Fr.  Je  ne  suis  point  de  cette  dernière  classe ,  et 
je  tâche  de  ne  pas  être  de  l'autre.  Ce  n'est  donc  point 
une  contradiction  qu'ici  je  vous  reproche,  mais  c'est 
un  éclaircissement  que  je  vous  demande.  Vous  étiez 
ci-devant  persuadé  que  les  livres  qui  portent  le  nom 
de  JeanrJacques  n'étoient  pas  plus  de  lui  que  cette 
traduction  du  Tasse  si  fidèle  et  si  coulante  qu'on  ré- 
pand avec  tant  d'affectation  sous  son  nom  *;  mainte- 
nant vous  paroissez  croire  le  contraire.  Si  vous  avez 
en  effet  chanjgé  d'opinion ,  veuillez  m'apprendré  sur 
quoi  ce  changement  est  fondé. 

Rouss.  Cette  recherche  fat  le  premier  objet  de  mes 
soins.  Certain  que  l'auteur  de  ces  livres  et  le  monstre 
que  vous  m'avez  peint  ne'pouvoîent  être  le  même 
homme,  je  me  bornois ,  pour  lever  mes  doutes,  à  ré- 
soudre cette  question.  Cependant  je  suis,  sans  y 
songer,  parvenu  à  la  résoudre  par  là  mélTiode  con- 
traire. Je  voulois  premièrement  cônnoître  Fauteur 
pour  me  décider  sur  l'homme,  et  c'est  par  la  connois- 
sance  de  l'homme  que  je  me  suis  décidé  sur  l'auteur. 

Pour  vous  faire  sentir  comment  une  de  ces  detix 
recherches  m'a  dispensé  de  l'autre,  il  faut  reprendre 
les  détails  dans  lesquels  je  suis  entré  pour  cet  effet  : 
vous  déduirez  de  vous-même  et  très  aisément  les 
conséquences  que  j'en  ai  tirées. 

*  Cette  traduction,  qui  parut  en  1774  sans  nom  de  traducteur, 
et  qui  en  effet  fut. pendant  quelque  temps  attribuée  h.  Rousseau,  ^st 
celle  de  M.  le  prince  Lebrun.  Elle  a  été  r^tnprimée  en  18^1 3. 


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266  »        SECOND  DULOOUIU 

le  vous  ar  dit  que  je  1  avcâs  troavé  copiast  de  la  mu- 
sique à  dix  sous  la  page  :  oocupaliQo  peu  sort^ble  à  la 
dignité  d  auteur,  et  qui  ne  ressembloit  gaère  à  celles 
4]ui  lui  oDjt  acquis  taut  de  réputation ,.  tant  en  bien 
^u'en  m^l.  Ce  premier  article  m'ofFroit  déjà  deux  re- 
icberçhes  à&ire  :  l'une,  s'il  se  Jivroit  à  ce  travail  tout 
vde  bon  ou  seulement  pour  donner  le  change  au  public 
«ur  ses  véritables  occupations;  1  autre,  s'il  avoitréelle- 
ment  besoin  de  ce  mé.tier  pour  vivre,  ou  ^i  cétoit 
une  affectation  de  simplicité  ou  de  pauvreté  pour 
i»ii^  rjÉpictéte -et  le  Diogène,  comme  lassurent  vos 
Oïiessiieurs^. 

J'ai  commencé  par  e;i^miner  son  ouvrage ,  bien  sûr 
que,  s'il  n'y  vaquoit  que  par  manière  d'acquit,  j'y  ver- 
rois  dés  tmces  de  l'ennui  qu'il  doit  lui  donner  depuis 
si  loi^-temps.  Sa;Bote  mal  formée  m'a  paru  faite  pe- 
samment^ JLentement ,  sans  facilité ,  sans  grâce.,  mais 
avec  exactitude.  On  voit  qu'il  tâche  de  suppléer 
^Ul^ . disposerons  qui  fui  manquent,  à  force  de  travail 
(it  de  ;3oins.  Mais  ceux  qu'il  y  met ,  ne  s'apercevant 
tque  par  l'examen,  et  nlayant  leur  effet  que  dai^s 
rea^cution,  sw  quoi  les  musiciens,  qui  ne  l'aiment 
pas,  ne  sont  pas, toujours  sincères,  ne  condensent  jp^s 
,«wx yjeuxdu public  les  défaut3  qui  d'abord  sautent  à 
.|ayue. 

iW'ayant  Tesprit  cpcésent  à  ri^ ,  il  ne  l'a  pas  non 
plus  à ^on  travail;  surtwt  forcé,  par  l'affluesiee  des 
survenants,  de  l'associer avejc  le.babil.U  faitbeauco!;y> 
de  fautes ,  et  il  les  corrige  ensuite  en  grattant  son  pa- 
pier avec  une  perte  de  temps  et  des  peines  incroya- 
bles. J'ai  vu  des  pages  presque  .eptières  qu'il  avoit 


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SECOND  DJAjLOOUK.      •  26^ 

XBieux  aimé  ^^tter  aiasi  qube  de  r^oemoiwQer  la 
fettUla,  ce  <)iii  aiir^t  été  bîen  plus  tôt  bit;  m^s  jij 
€etre  dans  eoo  tour  d'eisprit ,  labodeuscuoènt  par^s^ 
aeiix  9  de  ne  pouvoir  se  résoudi^e  à  i^eiaire  k.  neul  oe 
qu'il  a  fait  une  fois  quoi^pe  ii)ai.  Il  amC  à  le  joomg^ 
une  opiniâtreté  qu'il  ne  peut  satisfaif  e  qu  a  force  de 
peine  et  ide  temps.  Du  reate  Je  plus  Jong  ^  le  pluscsi- 
nuyeuK  iravaiil  ne  saurcât  las$er  sa  patience;  et  sou- 
vent ,  labaiftt  faute  sur  &uie ,  je  Ym  vu  gratter  et  xe^ 
prsLtÊGF  jusqu'à  ipenoer  le  pa^r ,  sur  hcfmd  ensuite  il 
e0Uoi^>des  pièces^  Bien  oe  ms^  £»ijt  ji^^er  qoe  ce  tr^i^ 
i^enotuyât  ;  et  il  pariHt ,  au  boul  de  six  aus ,  $  y  livrer 
avec  le  même  goûtt  et  le  même  «»éle  que  s'il  AeJbtaott 
<fme  ide  commencer. 

J'ai  fiiu  qu'il  ienoit  i^stre  de  son  travail ,  j'ai  de- 
airé  de  ?voir  ce  registre;  il  me  l'a  coBcmumiqué.  J'y  ai 
wsL  que  dao6  oae  aix  ans  il  ayoit  éorit  «u  ^ia^ple  QO|Hie 
:plu«  de  aix  aHUe{)ages  de  muéique ,  4outwie  partie^ 
aamkpièf^  faârpe  et  dcfclavecin^  ou  soloteit.oQUQ^^rtp 
de  ¥i<d€m ,  {(rèn  'cbairgés  et  en  plus  gra«id  papier  »  idb- 
«mndejuoe  grwde  aMenûon  et  pread  ufit  temps  coo- 
fiîdérabie.  Il  a  io^veuté,  outre  sa  «note  pajr  chiffras,  une 
DQUvane  manière  de  copier  la  muaique:ordipai^  qui 
la  rend  plus  commode  à  lire;  et,  fKWf  ^pnéveuiriet  vé- 
ra^udne  .toutes  les  dti&imk^,  il  a  éeritiELB.^^tte  manière 
4me  grande  {quantité  de^iêc^  die  toiit§  ^cf^èce  ^  ANit 
en  psu'lîliuii  qv'eik  p^Wi'U^  aé^^ 

*  CeUe  n«tiTe)le  in  ànfîèf»  4e  copier «)â  mastqiM  esietj^iée  assez 

tûmj.  J);aiilQurs,  quoicjui]  ^pao^ceaToir  4<rit,4e  cette  jn*nièrfr 
une  grande  quantité  de  pièces ,  on  n'en  trouve  point  ^ans  le  recueil 
de  si  musique  manuscrite  déposée  à  la  Bibliothèque  royale.  ' 


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268  *        SECOND  DIALOGUE. 

Outre  ce  travail  et  son  opéra  de  Daphnis^  et  Chloéy 
dont  un  acte  entier  est  fait  et  une  bonne  partie  du  reste 
bien  avancée ,  et  le  Devin  du  village ,  sur  lequel  il  a  re- 
fait à  neuf  une  seconde  musique  presque  en  entier ,  il 
a,  dans  le  même  intervalle,  composé  plus  de  cent 
morceaux  de  musique  en  divers  genres ,  la  plupart 
vocale  avec  des  accompagnements ,  tant  pour  obliger 
les  personnes  qui  lui  ont  fourni  les  paroles  que  pour 
son  propre  amUsemei^t.  Il  a  fait  et  distribué  des  copies 
de  oette  musique  tant  en  partition  qu'en  parties  se* 
parées  transcrite  sur  les  originaux  cpi'il  a  gardés. 
Qu'il  ait  composé  ou  pillé  tonte  cette  arnaque ,  ce  n  est 
pas  de  quoi  il  s  agit  ici.  S'il  ne  Fa  pas  composée ,  tou- 
jours est-il  certain  qu'il  l'a  écrite  et  notée  plusieurs 
fois  de  sa  main.  S'il  ne  l'a  pas  composée ,  que  de  temps 
ne  lui  a-t-il  pas  fallu  pour  chercher,  pour  choisir  dans 
les  musiques  déjà  toutes  faites  celle  qui  convenoit  aux 
paroles  qu'on  lui  founnissoit ,  ou  pour  l'y  ajuster  si 
bien  qu'elle  y  fûtpar&itement  appropriée,  mérite  qu'a 
psticulièrement  la  musique  qu'il  donne  pour  sienne! 
Dans  un  pareil  pillage  il  y  a  moins  d'invention  sans 
doute,  mais  il  y  a  pi  us  d'art,  de  travail,  surtout  de  con- 
sommation de  temps ,  et  ê'étoit  là  pour  lors  Tunique 
objet  de  ma  recherche. 

Tout  ce  travail  qu'il  a  mis  sous  mes  yeux ,  soit  en 
nature,  soit  par  articles  exactement  détaillés,  fait  en- 
semble plus  de  huit  mille  pages  de  musique ,  toute 
écrite  de  sa  main  depuis  son  retour  à  Paris. 

Ces  occupations  lïe  l'ont  pas  empêché  de  se  livrer 
à  l'amusement  de  la  botanique ,  à  laquelle  il  a  donné 
^ndant  plusieurs  années  la  meilleure  partie  de  sqn 


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SECOND  DIALOGUE.  269 

temps.  Dans  de  grandes  et  fréquentes  herborisations 
il  a  fait  une  immense  collection  de  plantes  ;  il  les  a 
desséchées  avec  des  soins  infinis;  il  les  a  collées  avec 
une  grande  propreté  sur  des  papiers  qu'il  ornoit  de 
cadres  rouges.  Il  s'est  appliqué  à  conserver  la  figure 
et  la  couleur  des  fleurs  et  des  feuilles ,  au  point  de 
faire  de  ces  herbiers  ainsi  préparés  des  recueils  de  mi- 
niatures. Il  en  a  donné,  envoyé  à  diverses  personnes , 
et  ce  qui  lui  reste  ^  suffiroit  pour  persuader  à  ceux 
qui  savent  combien  ce  travail  exige  4e  temps  et  de 
patience  qu'il  en  fait  son  unique  occupation. 

Le  Fr.  Ajoutez  le  temps  qu  il  lui  a  fallu  pour  étudier 
à  fond  les  propriétés  de  toutes  ces  plantes ,  pour  les 
piler,  les  extraire,  les  distiller,  les  préparer  de  manière 
à  en  tirer  les  usages  auxquels  il  les  destine;  car  enfin, 
,  quelque  prévenu  pour  lui  que  vous  puissiez  être ,  vous 
comprenez  bien ,  je  pense,  qu  on  n'étudie  pas  la  bota-» . 
nique  pour  rien. 

,  Rouss.Sans  doute.  Je  comprends  que  le  charme  de 
Fétude  de  lajiature  est  quelque  diose  pour  toute  ame 
sensible ,  et  beaucoup  pour  un  solitaire.  Quant  aux 
préparations.dônt  vous  parlez,  et  qui  n  ont  nul  rapport 
à  la  botanique,  je  n'en  ai  pas  vu  chez  lui  le  mloindre 
vestige;  je  ne  me  suis  point  aperçu  qu'il  eût  fait 
aucune  étude  des  propriétés  /les  plantes ,  ni  même 
qu'il  y  crût  beaucoup.  «  Je  conuoi^s ,  m'a-t-il  dit ,  Tor- 
«  ganisation  végétale  et  la  structure  des  plantes  sur  le 
«  rapport  de  mes  yeux,  sur  la  foi  de  la  nature,  qui  me 
«  la  montre  et  qui  ne  ment  point;  mais  je  ne  connois 

'  Ce  reste  a*étë  donné  presque  en  entier  k  M.  Bfalthns,  qui  a 
acheté  mes  livres  de  botanique. 


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270  SECOND  WALOOUE. 

«  lefcirs  rerttts  que  sur  la  foi  des  bommes ,  qui  sont 
ti  ignorants  etmemeursF  :  kfir  autorité  a  généralement 
M  sot  moi  trop  peu  d'empire  pour  que  je  lui  en  dcmne 
«  béàueonp  en  cela.  D'ailleurs  cette  étude,  vraie  on 
te  fausse ,  ne  se  fuit  pas  en  plein  champ  comme  celle 
«  deJa  botanique,  mais  dans  des  laboratoires  et  chez 
n  tes  malades;  elle  demande  une  vie  appliquée  et  se* 
K  dentaire  qui  ne  meplalt  ni  ne  me  6onvient^  »  En  eifet; 
je  fi'âi  rien' vtr  chez  lui  qui  montrât  ee  goÉrt  dephar^ 
macie.  J'y  ai  vu  seulement  des  cartons  remplis  des  ra-* 
meaux  de  plmtes  dont  je  viens  de  vous  parler,  et  des 
graines  distribuées  dans  de  petites  boîtes  classées, 
comme  les  plantes  qurles  fournissent,  selon  le  système 
de  Linnaeus.  - 

Le  Fit.  Ab  !  de  petites  boites!  Eh  bien  !  moivsieta* , 
ces  petites  boîtes,  à  quoi  servent-elfes?  qu'en  dit^Gh 
Vous? 

Rouss.  Belle  demande  l  A  empoisonner  les  gens ,  à 
qui  il  fait  avaler  en  bol  toutes  ces  grames .  Par  exemple, 
vous  avalerez  par  mégarde  une  ooce  mi  deux^de 
graines  de  pavots ,  tfai  vous  endormira  pour  toujours, 
et  du  resite  cbmàie  eela.  Cfest  encore  la  même  chose  à 
peu  près  dans  les  plantes;  il  vous  les  fait  brouter 
comme  du  fourrage,  ou  bien  il  vous  en  fait  boire  le  jus 
daris  des  sauces.  » 

Le  Fr.  Eto!  non,  monsieur;  on  sait  bien  que  ce 
il  est  pas  dé  la  s^te  que  là  cbose  peut  9e  laire,  et  nos 
Hlédedn^qm  l'ont  vo«ikf  décider  ainst^e  sont  fait  tort 
cbez'les  gens  instnûts^  Une  écueUée  de  jus  de  àguë 
ne  suffit  pas  à  Socr^te ,  il  en  fallut  une  seeonde;  ilfsiu- 
droit  donc  que  Jean  Jacques  iH  boire  à  soa  monde  dbs 


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SECOND  DIALOGUE.  ^71 

bassins  de  jus  d'herbes  ou  inanger  les  Ktrrms  <le 
graines.  Oh  !  que  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  s'y  prend!  Il 
sait,  à  force  d'opérations,  de  manipuîations ,  con- 
centrer tellement  les  poisons  des  plantes ,  qu'ils  agis- 
sent plus  fortement  que  ceux  mêmes  des  minéraux.  Il 
les  escamote ,  et  vous  les  feit  avaler  sans  qu'on  s'en 
aperçoive;  il  les  fait  même  agir  de  loin  comme  la, 
poudre  de  sympathie;  et,  comme  le  basiHc,  il  sait  em^ 
poisonner  les  gens  en  les  regardant.  Il  a  suivi  jadis  un 
cours  de  chimie,  rien  n'est  plus  certain.  Or  vous  corn» 
prenez  bien  ce  que  c'est,  ce  que  ce  peut  être,  qu*un 
homme  qui  n'est  ni  médecin  ni  apodiicaire ,  et  qui 
néanmoins  suit  des  C0ui?s  de  chimie  et  cultive  la  hota.* 
nîque.  Votis  dites  cependant  h'^oir  vu  chez^  bar  ttuh 
vestiges  de  préparations  <;hLmiques»  Qooî  !  point  d'a- 
lambics, de  fourneaux,  de  chapiteaux ,  de  cornues? 
rien  qtri  ait  rapport  à  un  labômtoire? 

Rouss.  Pardonnez -moi ,  vraiment;  j'ai  vu  dails  sa 
petite  cui^ne  un  réchaud,  des  cafetières  de  fcr-Wanc, 
des  plats ,  d«s  pots ,  des  éctielles  de  terre. 

Le Fft.  Des  plats,  des  pots,  des  écuelles !  Eh!  mais 
vraiment!  voilà  l'affaire.  Il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  empoisonner  tout  le  genre  humain. 

Rouss.  Témoin  Mignot  et  ses  successeurs. 

Le  Fft.  Vous  me  direz  (|ne  les  poisons  qu'ott  prépare 
dans  des  éeuellês  dcHivent  se  manger  à  la  cuillère ,  et 
que  les  potages  ne  s'escamotent  pas... 

Rotrss.  Oh  !  non ,  je  ne  vous  dirai  point  tout  ccfla ,  je 
vous  jure,  ni  rien  de  semblaMe;  je  me  contenterai 
d'adtnirer.  O  la  savante ,  lu  méthodique  marche  ^ue 
d'apprendre  la  botanique  pour  se  fmre'empoisonneur  ! 


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272  SECOND  DIALOGUE. 

C'çst  comme  si  Fou  apprenoit  la  géométrie  pour  se 

faire  assassin. 

Le  Fr.  Je  vous  vois  sourire  bien  dédaigneusement. 
Vous  passionnerez-vous  toujours  pour  cet  homme-là? 

Rouss.  Me  passionner  !  moi  !  Rendez-moi  plus  de 
justice,  et  soyez  même  assuré  que  jamais  Rousseau 
ne  défendra  Jean-Jacques  accusé  d'être  un  empoison- 
neur. 

Le  Fr.  Laissons  donc  tous  ces  persiflages,  et  re- 
prenez vos  récits.  J'y  prête  une  oreille  attentive:  ils 
mintéressent  de  plus  en  plus. 

.  Rouss.  Us  vous  intéresseroient  davantage  encore , 
j'en  suis  très  sûr,  s'il  m'étoit  possible  ou  permis  ici  de 
tout  dir©.  Ce  seroit  abuser  de  votre  attention  que  de 
l'occuper  à  tous  les  soins  que  j'ai  pris  pour  m'asaurer 
,  du  véritable  emploi  de  son  temps,  de  la  nature  de  ses 
occupations,  et  de  l'esprit  dans  lequel  il  s'y  livre.  Il 
vaut  mieux  me  borner  à  des  résultats,  et  vous  laisser 
le  soin  de  tffai  vérifier  par  vous-même ,  si  ces  recher- 
ches vous^intéressent  assez  pour  cela. 

Je  dois  pourtant  ajouter  aux  détails  dans  lesquels 
je  viens  d'entrer  que  Jean-Jacques,  au  milieu  de  tout 
ce  travail  manuel ,  a  encore  employé  six  mois  dans  le 
même  intervalle  tant  à  l'examen  de  la  constitution 
d'une  nation  malheureuse,  qu'à  proposer  ses  idées  sur 
les  corrections  à  faire  à  cette  con^tution ,  et  cela  sur 
les  instances  réitérées  jusqu'à  l'opiniâtreté  d'un  des 
premiers  patriotes  de  cette  nation ,  qui  lui  faisoit  un 
devoir  d'hun^anité  des  soins  qu'il  lui  imposoit. 

Enfin,  malgré  la  résolution  qu'il  avoit  prise  en  ar- 
rivant à  Paris  de  ne  plus  s'occuper  de  ses  malheurs, 


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SECOND  DIALOGUE.  278 

ni  de  r^prmdre  h  pl^me  à  ce  sujet,  les  indignités  coo- 
tipueUesqu  il  y  ^  so^fertes,  les  harcélemei^s  sans  re* 
I4clieqi|e  la  çr^intç  quil  p  écrivît  lui  a  fait  essuyer, 
rijpp|irudence  e^vec  laquelle  ou  lui  attribuoit  incessam* 
méat  de  aouveau^. livres,  çt  la  stupide  ou  noaligne 
crédulité  du  publipii  cet  égard ,  ayaut  lassé  sa  patience , 
et  lui  feisant  s^ntirqu'il  ne  gagneroit  rien  pour  son 
repos  k  se  take,  il  a  fait  eucore  un  effort;  et,  s'occu- 
pant  derechef t  lu^llgré  lui,  de  ^a  destipée  et  de  ses 
persécuteurs,  ilja  écrit ep  fonpe  de  dialogue  uue  es- 
pèce d^  jugement  d'eus  et  de  lui  assez  semblable  à  ce- 
lui qui  pourra  résulter  de  no^  entretiens.  Il  m'a  sou- 
vent pr^>$esté  que  cet  écrit  étoit  de  tous  ceu:x  qu'il  a 
£|its  en  s^  vie  celui  qu'il  ayoit  entrepris  avec  le  plua 
de  répugnance  et  exécuté  avec  le  plus  d'ennui.  Il  l'eût 
c^put  j^is  aband<mné  $i  l^s  outrages  augmentant  sans 
ce^se  et  poussés  en6n  aux  derniers  excès  ne  lavoient 
^rcé ,  v^gré  lui ,  de  le  poursuivre.  Maiç  loin  qu'il  «il; 
jamais  pu  3'en  occuper  kmgrtemps  de  suite,  il  n'en 
e<àt  pasî  même  enduré  l'anjsoissç ,  ^i  son  travail  journa* 
li^r  ne  fi&t  venu  l'interromp»  et  la  lui  foire  oiiiblii^r: 
de  sorte  qu'il  y  ^  rarement  donné  plus .  d'un  quart 
d'heure  par  jour,  et  c^tte  manière  d'éçrjre  Coupée  et 
interrompue?  e^t  ^^^  des  causas  du  peu  de^uit^  et  de^ 
répétitions  continuelles  qui  régnent  dans  cet  écrit. 

^  Aprè^  m'être  a^Mré  que  ce^e  ^^opjie  de  musique 
nJ^toit  point  un  jeu,  il  nwB  restait  à  ^e^voir  si  en  eflFet 
e%,>|tQit  nécessaire  à  sa  stt):)sistançe,  et  pourquoi', 
ayant  4(4HîP^s  t9leuta  qu'il  pouvoit  employer  plus  uti- 
lem^ini^pour  lui-niéme  et{)our  le  public,  il  s'étqit  at- 

tiicbé  de  préférence  4  celui-là,  Ppur  fibréger  ces  re- 

^vi.  18 


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2^4  SECOND  DIALOGUE, 

cherches  sans  manquer  à  mes  engagements  envers 
vous,  je  lui  marquai  naturellement  ma  curiosité,  et, 
sans  lui  dire  tout  ce  que  vous  m'aviez  appris  de  son 
opulence ,  je  me  contentai  de  lui  répéter  ce  que  j'avois 
ouï  dire  mille  fois,  que  du  seul  produit  de  ses  livres, 
et  sans  avoir  rançonné  ses  libraires,  il  devoit  être  as- 
sez riche  pour  vivre  à  son  aise  de  son  revenu.  ' 

Fous  avez  raison ,  me  dit-il,  si  vous  ne  voulez  dire  en 
cela  que  ce  qui  pouvoit  être;  mais  si  vous  prétendez  en 
conclure  que  la  chose  est  réellement  ainsi,  et  que  je  suis 
riche  en  effets  vous  avez  tort,  tont  au  moins;  car  un  so- 
phisme bien  cruel  pourroit  se  cacher  sous  cette  erreur. 

Alors  il  entra  dans  le  détail  articulé  de  ce  qu'il  avoit 
reçu  de  ses  libraires  pour  chacun  de  ses  livres,  de 
toutes  les  ressources  qu'il  avoit  pu  avoir  d'ailleurs, 
des  dépenses  auxquelles  il  avoit  été  forcé,  pendant 
huit  ans  qu'on  s'est  amusé  à  le  foire  voyager  à  grands 
frais,  lui  et  sa  compagne,  aujourd'hui  sa  femme;  et, 
de  tout  cela  bien  calculé  et  bien  prouvé,  il  résulta 
qu'avec  quelque  argent  comptant,  provenant,  tant  de 
son  accord  avec  l'Opéra^  que  de  la  vente  de  ses  livres 
dé  botanique,  et  du  reste  d'un  fonds  de  mille  écus 
qu'il  àvoit  à  Lyon,  et  qu'il  retira  pour  s'établir  à  Pa- 
ris, toute  sa  fortune  présente  consiste  en  huit  cents 
francs  de  rente  viagère  incertaine ,  et  dont  il  n'a  au- 
cun titre,  et  trois  cents  francs  de  fente  aussi  viagère, 
mais  assurée,  du  moins  autant  que  la  personne  qui 
doit  la  payer  sera  solvable.  «  Voilà  très  fidélemel^,' 
«me  dit-il,  à  quoi  se  borne  toute  mon  opilteilééf/^Si^ 
«  quelqu'un  dit  me  savoir  aucun  autre  fonda!  biP^rfe-' 
»  venu,  de  quelque  espèce  que  c^-puisse  étf^l^jé'dîs' 


avi 


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SECOND  DIALOGUE.  276 

«  qu'il  men{,  et  je  me  montre  ;  ec  si  quelcpi-un  dit  en 
4c  avoir  à  moi ,  qu  il  m'en  donne  le  qnart,  et  je  lui  fais 
it  quittance  du  tout. 

«Vous  pourriez,  continua-t-il ,  dire  comme  tant 
«  d'autre? ,  que,  pour  un  philosophe  austère,  cinze 
«  cents  francs  de  rente  devroient,  au  moins  tandis  que 
«  je  les  ai,  suffire  à  ma  subsistance,  sans  avoir  besoin 
«  d'y  joipdre  un  travail  auquel  je  suis  peu  propre,  et 
«  que  je  fais  avec  plus  d'ostentation  que  de  nécessité. 
«  A  cela  je  réponds ,  premièrement,  que  je  ne  suis  ni 
<c  philosophe,  ni  austère,  et  que  cette  vie  dure, dont 
«il  plaît  à  vos  messieurs  de  me  faire  un  devoir,  n'a 
«jamais  été  ni  de  mon  goût,  ni  dans  mes  principes, 
«  tant  que ,  par  des  moyens  justes  et  honnêtes ,  j'ai  pu 
«  éviter  de  m'y  réduire.  En  me  faiscmt  copiste  de  mu- 
«  sique,  je  n'ai  point  prétendu  prendre  un  état  ans- 
«  tère  et  de  mortification ,  mais  choisir  au  contraire 
«une  occupation  démon  goût,  qui  ne  fatiguât  pas' 
«mon  esprit  paresseux ,  et  qui  pût  me  fournir  les  com- 
«  modités  de  la  vie  que  mon  mince  revenu  ne  pouvoit 
«  me  procurer  sans  ce  supplément.  En  renonçant,  et 
«  de  grand  cœur ,  à  tout  ce  qui  est  de  luxe  et  de  vanité , 
«je  n'ai  point  renoncé  aux  plaisirs  réels;  et  c'est 
«  même  pour  les  goûter  dans  toute  leur  pureté  que 
«j'en  ai  détaché  tout  ce  qui  ne  tient  qu'à  l'opinion. 
«Les  dissolutions  ni  les  excès  n'ont  jamais  été  de 
«  mon  goût;  maiç,  sansavoir  jamais  été  riche,  j'ai  tou- 
«  jours  vécu  commodément;  et  il  m'est  de  toute  impos- 
<  sibflité  de  vivre  commodément  dans  mon  petit  mé- 
R  nage  aivec  onze  cents  francs  de  rente ,  quand  même 
^(ils  seroienf  assurés,  bien  moins  encore  avec  trois 

18. 


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276  SECOND  DIALOGUE. 

«  cdnts ,  auxquels  d'un  jour  à  Taiitre  je  puis  être  ré- 
«  duit.  Mai»  écartoos  cette  prévoyance.  Pourquoi  vou* 
«  lez-vous  que,  sur  mes  vieux  jours,  je  fasse  sans  né^ 
«  cessité  lé  dur  apprentissage  d'une  vie  plus  que  fru- 
a  gale,  à  laquelle  mon  corps  n'est  point  ac<»utunié; 
A  tandis  qu'un  travail  qui  n  est  pour  moi  qu'un  plaisir 
tf  me  procure  la  continuation  de  ces  mêmes  commo^ 
icdrlés,  dont  Thabitude  ma  fait  un  besoin,  çt  qui  de 
«  toute  antre  manière  seroient  moins  à  ma  portée  ou 
«  me  Goûteroient  beaucoup  plus  cher?  Vos  Boiessieurs^, 
«  qui  n'ont  pas  pris  pour  eux  cette  austérité  qu'ils  me 
)<  prescrivent,  font  bien  d'intriguer  ou  emprunter, 
«  plutôt  que  de  s'assujettir  à  un  travail  manuel  qui 
a  leur  paroit  ignoble,  usurier,  insupportable,  etjbe 
a  procuré  p^s  tout  d'un  coup  des  rafles  de  cinquante 
n  mille  francs.  Mais  moi  qui  ne  pense  pas  comme  eux 
tfsurla  véritable  dignité;  moi  qui  trouve  une  jouis* 
«  sance  très  douce  dans  le  passage  alternatif  du  travail 
nàla  récréatioGi,  par  une  occupation  de  mon  goût, 
«  que  JQ  mesur<^  à  ma  vbkmté,  j^ajoute  ee  qui  manque 
«  à  tna  petite  fortune,  po^r  me  procurer  une  subsis*» 
«  tance  aisée ,  et  je  jouis  des  donoeurs  d'une  vie  égale 
«  et  siînple  autant  qu'il  dépend  de  moi.  Un  désœuvré* 
a  n^Bt absolu  m'assujettiroit  à  Tepuni,  me  forceroit 
u  peut^^ctre  à  chercher  des  ^mwsements  (oujours  txiù** 
ft  teux,  souvent  pénibles ,  rarement  innocent»;  au  lieu 
K  qu'après  le  travail  le  simple  repos  a  sou  charme,  et 
«  sqfBt,  a^cfc  la  promenade,  pour  l'amusenient  dont 
«j'ai  besoin.  Enfin,  d'est  peut*écre  un  soin  que  je  me 
«idois  dans  une  situation  aussi  triste ,  d^  jetçr  du 
«  moins  tous  les  agréments  qui  restent  à  ma  portée , 


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SSGOMD   DIALOGUE.  277 

«  pour  tâcher  d  ea  adoucir.  TâoiertuBie^  de  peur  que 
«  le  sebûmeat  de  mes  peiaes,  aigri  par  nue. lie  aos- 
«  tère,  ue  fermentât  dau3  mon  ame  ^  etja'y  produisit  des 
«  dispositions  haineuses  et  viodicétives,  pi^opres.à  sfce 
«  rendre  méchant  et  plus  tnalbeureux*  Je  ine  «uts  tou- 
«  jours  l»en  trouvé  d'ariner  m(m  oœur  contre  là  haine 
«  par  touDes  les  jouissance^  que  j'ai  pu  me  procurer «^ 
«  Le  succès  de  cette  méthode  me  la  rendra,  toujours 
«chère;  et  plus  ma  de^stiûés  est  déplorable  ^  plus  je 
«m^eâSorce  à  la  parsemer  de  douceurs^  pour  me  main-- 
ti  tenir  toujours  bon.  /    .     .  . 

«Mais^  disent4l8,  parnû  tant  doccikpàtîohs  dont 
«il a  le  choix,  pourquoi  choisir  par  préfér^mœ  œUe 
«  à  laquelle  il  paroit  le  moins  propre,  et  qui  doit  lui 
»  rendre  le  moins?  Pourquoi  copier  de  lamuskpe  au 
«  Uiett.  de  faire  des  UTréâ?  Il  y  ga^gneroit  datvntage  et 
«1^  se  dégradèrent  pas.  Je  répondt-ois  vlilottëèrs  à 
«<Qe(te question  en  la.renversànt.^ikrquot  £àke  des 
«  livrée /au  hem  de  copier  dfe  la  ra«tsîqiie,  puisque  ce 
«  travail  me  plaît  et  Jne  convient  plus  qâe  tout  auti^e , 
«  et  quelson  produit  est  mi  gain  juste ,  honnête  ^  çt  c(ut 
«  inè. suffit?  Penser  «st  iHsk  trai^l  pèur.inoi  très.pé* 
tt  nibte,  qui  lAte  Êitigiiei,  me  tnurlaente  et  medéplait^ 
«  travailler  de  la  main  et  laisser  ma  tête  en  repos  sàe 
.  «  J^éqrée  jet  m'aihuset  Si  j'aime  quelqu^bis  à  penser^ 
«  e'esl  lihremént  et  sans  gene>,  en  laissant  aller  à  leur 
«  gné  nwes  idées  ^  sans  les  assujettit  à  n«n.  Mais  petiser 
4  à  ceci  ou  à  cela  par  devoir ,  par  tÀétier  ^  .mettre  à  joae» 
«  pTodùctionsde  la  correction  ^  de  la  méthode ,  est  pour 
«  nbi  le  travail  d'un  galérien;  et  p«nser  pour  vivre ^ 
cme  paroit  la  plus  pénible  ainsi  que  ht  fius  ndicitle 


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278  SECOND  DIALOGUE. 

«  de  toutes  les  occupations.  Que  d  autres  usent  de 
tt  leurs  taleiffii  comme  il  leur  platt,  je  ne  les  en  blâme 
«  pas  ;  mais  pour  moi  je  n'ai  jamais  voulu  prostituer 
«  les  miens  tels  quels,  en  lés  mettant  à  prix,  sûr  que 
ff  cette  yéixalité  même  les  auroit  anéantis.  Je  vends  le 
tt  travail  de  mes  mains,  mais  lés  productions  de  mon 
«  ame  ne  sont  point  à  vendre;  c'est  leur  désintéresse- 
«  ment  qui  peut  seul  leur  donner  de  la  force  et  de 
«  Télévation.  Celles  que  je  ferois  pour  de  largent  n'en 
«^audroienc  guère,  et  m'en  rendroient  encore moios^ 
«  Pourquoi  vouloii*  que  je  fasse  encore  des  livres, 
«  quand  j  ai  dit  tout  ce  que  j  avois  à  dire ,  et  qu'il  ne 
«  me  resteroit  que  la  ressource ,  trop  chétive  à  mes 
«  yeux,  de  retourner  et  répéter  les  mêmes  idées?  A 
«  quoi  bon  redire  une  seconde  ibis  et  mal  ce  que  j'ar 
«  dit  une  fois  de  mon  mieux?  Ceux  qui  ont  la  déman- 
«  geaison  de  parler  toujours  trouvent  toujours  quel- 
«  que  chose  à  dire;  cela  est  aisé  pour  qui  ne  veut 
A  qu'agencer  des  mots,  mais  je  n'ai  jamais  été  tenté 
a  de  prendre  la  plume  que  pour  dire  des  choses  gran- 
«  des,  neuves  et  nécessaires,  et  non  pas  pour  rabâ- 
«  cher.  J'ai  fait  des  livres,  il  est  vrai,  mais  jamais  je 
«  ne  fus  un  livrier.  Pourquoi  Ésdre  semblant  de  vou- 
«  loir  que  je  fesse  encore  des  livres,  quand  en  effet  on 
«  craint  tant  que  je  n'en  fasse,  et  qu'on  met  tant  de 
«  vigilance  à  m'en  ôter  tous  les  moyens?  On  me  ferme 
«l'abord  de  toutes  les  maisons,  hors  celles  des  feu- 
«  teurs  de  la  ligue.  On  me  cache  avec  le  plus  grand 
d  soin  la  demeure  et  l'adresse  de  tout  le  monde.  Les 
«  suisses  et  les  portiers  ont  tous  pour  moi  des  ordres 
«  secrets  ;  autres  que  ceux  de  leurs  maîtres;  on  ne  m^ 


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SECOND  DIALOGUE.  279 

«laisse  plus  de  communication  avec  les  humains, 
«  même  pour  parler:  me  permettroit-on  d'écrire?  On 
«  me  laisseroit  peuuétre  exprimer  ma  pensée  afin  de 
«  la  savoir,  mais  très  certainement  on  m'empécberoit 
«  bien  de  la  dire  au  public. 

«  Dansjla  position  où  je  suis,  si  j'avois  à  faire  des 
«livres,  je  n'en  devrois  et  n'en  voudrois  faire  que 
«  pour  la  défense  de  mon  honneur,  pour  confondre  et 
«  démasquer  les  imposteurs  qui  le  diffament  :  il  ne 
«  m'est  plus  permis ,  sans  me  manquer  à  moi-même, 
«  de  traiter  aucun  autre  sujet.  Quand  j  aurois  les  lu- 
«  mières  nécessaires  pour  percer  cet  abîme  de  té- 
«nébres  où  l'on  m'a  plongé,  et  pour  éclairer  toutes 
«  ces  trames  souterraines,  y  a-tril  du  bon  sens  à  sup- 
A  poser  qu'on  me  laisseroit  faire,  et  que  les  gens  qui 
«  disposent  de  moi  sottffriroient  que  j'instruisisse  le 
«  public  de  leurs  manœuvres  et  de  mon  sort?  A  qui 
«  m'adresserois-je  pour  me  faire  imprimer,  qui  ne  f&t 
«  un  de  leurs  émissaires ,  ou  qui  ne  le  devînt  aussitôt? 
«  M'ont-ils  laissé  quelqu'un  à  qui  je  pusse  me  conâer? 
«  Ne  sait-on  pas  tous  les  jours ,  à  toutes  les  heures,  à 
«qui  j'ai  parlé,  ce  que  j'ai  dit;  et  doutez- vous  que, 
«depuis  nos  entrevues,  vous-même  ne  soyez  aussi 
«  surveillé  que  moi?  Quelqu'un  peut-il  ne  pas  voir 
«  qu'investi  de  toutes  parts ,  gardé  à  vue  comme  je  le 
«  suis,  il  m'est  impossible  de  faire  entendre  nulle  pact 
«  la  voix  de  la  justice  et  de  la  vérité?-  Si  l'on  paroissoit 
«  m'en  laisser  le  moyen ,  ce  seroit  un  piège.  Quand 
«  j'aurois  dit  blanc,  on  me  feroit  dire  noir,  sans  métaoe 
«  que  j'en  susse  rien  '  ;  et  puisqu'on  falsifie  tout  ouver- 

'  Gomme  on  fera  ceitaibemeat  du  cpotena  de  cet  écrit  >  ù  sgtn 


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;28o  SECOND  DIALOGUE. 

«  tement  mes  anciens  écrits  «|ui  sont  dan&  les  mains 
«  de  tout  le  monde,  manqueroit-on  d^  fidsifier  eëtix 
«  qui  n  auroient  point  encore  paru ,  et  dont  rien  ne 
«  pourroit  constater  la  falsification,  puisque  ntes  pro- 
«  testations  sont  comptées  pour  rien?  Eh  !  monsieur, 
«  pouvez-vous  ne  pas  voir  que  le  gfand,  le  seul  crime 
«  qu'ils  redoutent  de  moi ,  crime  affreux  dont  Teffi^ôi 
«  les  tient  dans  des  transes  continuelles,  est  ma  jiis-* 
«  tîfication? 

a  Faire  des  livres  pour  ^subsister  eût  été  Ine  mettre 
<  dans  la  dépendance  du  public.  Il  eût  été  dès-lors 
«question,  non  d'instruire  et  de  corriger,  mais  de 
«  plaire  et  de  réussir.  Gela  né  pou  voit  plus  se  £edre  en 
«  suivant  la  route  que  j'avois  prise;  les  temps  étbiem 
«trop  changés,  et  le  public  avoit  trop  changé  pour 
«moi.  Quand  je  publiai  mes  premiers  écrits,  encore 
«  livré  à  lui<méme,  il  n  avoh  point  en  total  adopté  de 
«  secte,  et  pouvoit  écouter  la  voix  de  la  vérité  et  de  la 
«  raison.  Mais  aujourd'hui  subjugué  tout  entier,  il  ne 
«  pense  plus ,  il  ne  raisonne  plus ,  il  n^'est  plus  rien  par 
«lui-même,  et  ne  suit  plus  que  les  impressions  que 
«  lui  donnent  ses  guides.  L'unique  doctrine  qu'il  peut 
«  goûter  désormais  est  celle  qui  met  ses  passions  à 
«  leur  aise,  et  couvre  d'un  vernis  de  sagesse  le  déré- 
«glement  de  ses  mœurs.  Il  ne  reste  plus  qu'une* 
«  route  pour  quiconque  aspire  à  lui  plaire  :  c'est  de 
«  suivre  %  la  piste  les  brillants  auteurs  de  ce  siècle  > 
«  et  de  prêcher  comme  eux,  dans  une  morale  hypo- 
«  ctite,  l'amour  des  vertus  et  la  haine  du  vice,  mais 

existence  est  connue  du  public ,  et  qu'il  tombe  entre  les  mains  de 
ces  messieurs;  ce  ^i  paroit  naturellement  inévitable. 


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SECOND  DIALOGUE.  281 

tt  après  avoir  commencé  par  prononcer  comme  -eux 
à  que  tout  cela  sont  des  mots  vides  de  sens,  faits 
w  pour  amuser  le  peuple;  qu'il  n'y  a  ni  vice  ni  vertu 
n  dans  le  cœur  de  Thomme ,  puisqu'il  n'y  a  ni  liberté 
«t  dans  sa  volonté,  ni  moralité  dans  ses  actions ;'que 
«  tout ,  jusqu'à  cette  volonté  même ,  est  l'ouvrage  d'une 
«aveugle  nécessité;  qu'enfin  la  conscience  fet  les  fe- 
«mords  ne  sont  que  préjugés  et  chimères,  puisqu'on 
(t  ne  peut,  ni  s'applaudir  d'une  bonne  action  qu'on  a 
^  été  forcé  de  faire,  ni  se  reprocher  un  crime  dont  oii 
«  n'a  pas  eu  le  pouvoir  de  s'abstenir».  Et  quelle  cha- 
«leur,  quelle  véhémence,  quel  ton  de  persuasion  et 
««  de  vérité  pourrois-je  mettre,  quand  je  le  voudrois, 
«  dans  ces  cruelles  doctrines ,  qui  flattent  les  heureux 
«  et  les  riches ,  accablent  les  infortunés  et  les  pauvres, 
«  en  ôtant  aux  uns  tout  ft'ein ,  toute  crainte,  tente  re- 
«tenue;  aux  autres  toute  espérance,  toute  consola*» 
tt  tion?  et  coitiment  enfin  les  accorderoîs-je  avec  mes 
«propres  écrits,  pleins  de  la  réfutation  de  tous  ces 
«  sophismes?  Non,  j'ai  dit  ce  que  je  savoir,  ce  que  je 
«croyois  du  moins  être  vrai,  bon,*  cossolant,  utile. 
«  J'en  ai  dit  assez  pour  qui  voudra  m'écouter  en  siti- 
«  cérité  de  cœur,  et  beaucoup  trop  pour  le  siècle  où 
«  j'ai  eu  le  malheur  de  vivre.  Ce  que  je  dirois  de  plus 
«  ne  feroit  aucun  effet,  et'  je  le  dirois  mal ,  n'étant 
*c  animé,  ni  par  l'espoir  du  succès  coratne  les  auteurs 

*  Voilà  ce  (pi'ilt  ont  ouvertement  enseigné  et  pijdbJié  jusqu'ici , 
sans  qu*on  £|it  songé  à  les  décréter  pour  cette  doctrine.  Cette  p«hie 
étoit  réservée  au  système  impie  de  la  religion  naturelle.  A  présent 
c'est  à  Jean-Jacques  qu'ils  font  dire  tout  cela;  eux  se  taisent,  ou 
crient  à  l'impie,  et  le  public  avec  eux.  Misum  teHeatiSy  amicii 


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2^2  SECOND  DIALOGUE, 

«à  la  mode,  ni  comme  autrefois  par  cette  hauteur  de 
«courage  qui  met  au-dessus,  et  qu'inspire  le  seul 
«amour  de  la  vérité,  sans  mélange  d aucun  intérêt 
«  personnel.  » 

Voyant  Tindignation  dont  il  s'enflammoit  à  ces 
idées ,  je  me  gardai  de  lui  parler  de  tous  ces  fatras  de 
livres  et  de  brochures  qu'on  lui  fait  barbouiller  et  pu- 
blier tous  les  jours  avec  autant  de  secret  que  de  bon 
sens.  Par  quelle  inconcevable  bêtise  pourroit-il  espé- 
rer, surveillé  comme  il  est,  de  pouvoir  garder  un  seul 
moment  lanonyme;  et  lui  à  qui  Ton  reproche  tant  de 
se  défier  à  tort  de  tout  le  monde,  comment  auroit-il  une 
confiance  aussi  stupide  en  ceux  qu  il  chargeroit.de  la 
pubUcation  de  ses  manuscrits?  et  si\  avoit  en  quel- 
qu'un cette  inepte  confiance ,  est-il  croyable  qu  il  ne 
s'en  serviroit,  dans  la  position  terrible  où  il  est,  que 
pour  publier  d'arides  traductions  et  de  frivoles  bro^ 
chures  >  ?  Enfin  peut-on  penser  que ,  se  voyant  ainsi 
journellement  découvert,  il  ne  laissât  pas  d'aller  tou- 
jours son  train  avec  le  même  myst^^ ,  avec  le  même 
secret  si  bien  gardé,  soit  en  continuant  de  se  confier 
aux  mêmes  tratti^es,  soit  en  choisissant  de  nouveaux 
confidents  tout  aussi  fidèles? 

J'entends  insister.  Pourquoi,  sans  reprendre  ce  mé- 
tier d'auteur  qui  lui  déplaît  tant,  ne  pas  choisir  au 
moins  pour  t^essource  quelque  talent  plus  honorable 
ou  plus  lucratif?  Au  lieu  de  copier  de  la  musique ,  s'il 
étoit  vrai  qu'il  la  sût,  que  n'en  faisoit-il  ou  que  ne  l'en- 
sèignoit-il  ?  S'il  ne  la  savoit  pas ,  il  avoit  ou  passoit 

'  Aujourd'hui  ce  sont  des  livres  eu  forme  ;  mais  il  y  a  dans  Tœur 
vre  qui  me  regarde  un  progrès  qu'il  n  ëtoit  pas  ais^  de  prévoir» 


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SECOND   DIALOGUE.  283 

pour  avoir  dautres  connoissances  dont  il  pouvoit 
donner  leçon  :  Fitalien,  la  géographie,  larithmétique; 
que  sais-je,  moi?  tout,  puisqu'on  a  tant  de  facilités  à. 
Paris  pour  enseigner  ce  qu'on  ne  sait  pas  soi-même. 
Les  plus 'médiocres  talents  valoient  mieux  à  cultiver 
pour  s'aider  à  vivre  que  le  moindre  de  tous ,  qu'il  pos* 
sédoit  mal,  et  dont  il  tiroit  si  peu  de  profit,  même  en. 
taxant  si  haut  son  ouvrage.  Il  ne  se  fut  point  mis  / 
comme  il  a  fait,  dans  la  dépendance  de  quiconque 
vient  armé  d'un  chifiFon  de  musique ,  lui  débiter  son 
amphigouri ,  ni  des  valets  insolents  qui  viennent ,  dans 
leur  arrogant  maintien,  lui  déceler  les  sentiments  ca-^ 
chés  des  maîtres.  Il  n  eût  point  perdu  si  souvent  l& 
salaire  de  son  travail,  ne  se  filit  point  fait  mépriser  du 
peuple,  et  traiter  de  juif  par  le  philosophe  Diderot,, 
pour  ce  travail  même.  Tous  ces  profits  mesquins  sont 
méprisés  des  grandes  âmes.  L'illustre  Diderot ,  qui  ne 
souille  point  ses  mains  d'un  travail  mercenaire,  et 
dédaigne  les  petits  gains  usuriers,  est  aux  yeux  de 
TËurope  entière  un  sage  aussi  vertueux  que  désinté-^ 
ressé;  et  le  copiste  Jean-Jacques,  prei^nt  dix  sous 
par  page  de  son  travail  pour  s'aider  à  vivre,  est  un 
juif  que  son  avidité  fait  universellement  mépriser. 
Mais,  en  dépit  de  son  âpreté,  la  fortune  paroit  avoitr 
ici  tout  remis  dans  Tordre,  et  je  ne  vois  point  que  le» 
usures  du  juif  Jean-Jacques  l'aient  rendu  fort  riche, 
ni  que  le  désintéressement  du  philosophe  Diderot  Tait 
appauvri.  Eh!  comment  peut-on  ne  pas  sentir  que  si 
Jean-Jacques  eût  pris  cette  occupation  de  copier  de  la 
musique  uniquement  pour  donner  le  change  au  pu- 
blic, ou  par  affectation,  il  n'eût  pas  manqué,  pour 


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284  SECOND  DIALOGUE. 

ùter  cette  arJtne  à  ses  etmenris  et  se  fkire  tin  niérite  de 

son  métier,  de  le  iaire  au  prix  des  autres ,  ou  même 

aù-<lessous? 

Le  Er.  L  avidrté  ne  raisonne  pas  toujours  bieti. 

Botjss.  L'animôsitè  raisonne  souvent  plud  mal 
encore.  Cela  se  sent  à  merveille  quand  on  etattiinele^ 
allures  de  vos  messieurs,  et  leurs  singuliers  raisonne' 
ments  qui  les  décéleroient  bien  vite  dut  yeux  de  ((ûi- 
conque  y  voudroit  regarder  et  ne  partàgeroit  pas  leur 
passion. 

Toutes  ces  objections  m'étôient  présentés  quand 
j  ai  commencé  d'observer  notnê  homme;  û^më  en  le 
voyant  familièrement^  j'ai  senti  bientôt  et  je  sens 
mieux  chaque  jour  que  les  vrais  motifià.qtii  le  détermh 
nent  dans  toute  sa  conduite  se  trouvent  rarement  dati$ 
d9n  plus  grand  intérêt,  et  jamais  dans»  les  opinions  de 
I»  multitude.  Il  les  fkut  chercher  plus  près  de  lui  ti 
Ton  ne  veut  s'abuser  sans  cesse. 

D'abord,  comment  ne  sentit*  jwii  que  pour  tirer 
patiide  mas  ces  petâts  talents  dont  on  parle  ^  ii  éb 
firadroit  un  qui  lui  manque,  Savoir  celut  de  les  iaire 
valoir?  Il  faudroit  intriguer,  courir  à  Soii  âge  dé  î»^" 
son  en  maison ,  faire  6a  cô«ir  aux  gtimds ,  aux  riches, 
a%ix  feiiimes,  aux  artistes,  à  tous  ceux  dont  on  le  Iflifr- 
seroit  approcher;  car  on  mettroit  le  même  choix  aux 
gens  dotit  on  lui  pérmettroit  l'accès  qti'dn  met  à  éeut 
à  qui  l'on  peVmetleslefl^,  et  parmi  iesqitels  je  ne  serois 

pas  ^sans  vous.  

..  Il  a  faitaissez  d'expériences ^e  la  façom  dont  le  trah 
teroient  les  musiciens ,  s'il  se  mettoit  à  leur  merci  pour 
l'exécution  de  ses  ouvrages,  com^me  il  y  seroit  forcé 


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SECOND  DIALOGUE.  285 

pour  64  pouvoir  tirçr  parti.  J  ajoute  que  quand  même  j 
à  foro^  4e  m^mége,  il  pourroit  réussir,  il  devroit  tou- 
jours trouver  trop  cbers  des  succès  achetés  à  ce  prix. 
Pour  moi ,  du  moins ,  pensant  autrement  que  le  pu- 
blic si^r  le  véritable  honneur,  j'en  trouve  beaucoup 
plu^  à  copier  cbe%  spi  de. la  musique  à  tant  la  page^ 
qu'à  courir  de  porte  en  porte  pour  y  souffrir  les  re- 
buffades des  valets,  les  caprices  des  maîtres,  et  faire 
partout  le  métier  de  cajoleur  et  de  complaisant.  Voîlà 
ce  que  tout  esprit  judicieux  devroit  sentir  lui-même  ; 
mais  Viptude  particulière  de  Fbomme  ajoute  un  nou^ 
veau  poids  à  tout  cela. 

Jean-Jacques  est  indolent  ^  paresseux ,  comme  tous 
les  contemplatifs;  mais  cette  paresse  n'est  que  dans 
sa  tête.  Il  ne  pepsç  qu'avec  effort,  il  se  fatigue  à  pen- 
ser, il  s'effraiiç  de  tout  ce  qui  ly  force,  à  quelque 
foibje  degré  quç  qç  spit ,  et  s'il  faut  qu'il  répande  à  un 
boi^our  dit  avec  quelque  toumuire ,  U  en  sera  tomr* 
mente.  Cependant  il  est  vif,  laborieux  à  sa  manière. 
Il  ne  peut  souffrir  ^ne  oisiveté  absolue!  ;  il  feut  que  ses 
içm^s ,  que  ses  pieds ,  que  sies  doigta  agissent ,  que  son 
corps  soit  en  exercice,  et  que  sa  t^te  reste  en  repos, 
Voijà  d'où  vi^nt  3a  paasipck  pour  la  promenade;  il  y 
çst  en  mouv#meut  sans  être  obfigé  dépenser.  Dansl^ 
rêvçirie  on  n't^st  ppipt  actif.  ^e§  images  se  tracent  dans 
le  cervew*  §i'y  combinent  comme  dans  le  sossmeil, 
sans  le  concours  de  la  volonté  ;  on  laisse  à  tptut  cel^ 
suivre  SA  uiari];be,^t  I'qj^  jouit  sans  agir.  Mais  quand 
on  vfiut  arrêter,  fixpr  lp§  objpts,  tes  ordonner^  les  ar- 
r^u^r^  cçst  ^utre  cbp^p  ;  on  y  met  du  sien.  Sitôt  que 
le  raisonnement  et  la  réfl^i^iau  ^!en  tnélent,  1^  xf^é^ 


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a86  SECOND  DIALOGUE. 

tation  n'est  plus  un  repos,  elle  est  une  action  très 
pénible  ;  et  voilà  la  peine  qui  fait  1  effroi  de  Jean Jac* 
ques,  et  dont  la  seule  idée  laccable  et  le  rend  pares* 
seux.  Je  ne  lai  jamais  trouvé  tel,  que  dans  toute 
oeuvre  où  il  faut  que  Tesprit  agisse,  quelque  peu  que 
ce  puisse  être.  Il  n'est  avare  ni  de  son  temps  ni  de 
sa  peine;  il  ne  peut  rester  oisif  sans  souffrir;  il  pas- 
seroit  volontiers  sa  vie  à  bêcher  dans  un  jardin  pour 
y  rêver  à  son  aise  :  mais  ce  seroit  pour  lui  le  plus 
cruel  supplice  de  la  passer  dans  un  fauteuil ,  en  fati- 
guant sa  cervelle  à  chercher  des  riens  pour  amuser 
des  femmes. 

De  plus ,  il  déteste  la  gêne  autant  qu'il  aime  Toccu- 
pation.  Le  travail  ne  lui  coûte  rien,  pourvu  qu'il  le 
fasse  à  son  heure,  et  non  pas  à  celle  d  autrui.  Il  porte 
sans  peine  le  joug  de  la  nécessité  des  choses ,  mais  non 
celui  de  la  volonté  des  hommes.  Il  aimera  mieux  faire 
une  tâche  double  en  prenant  son  temps,  qu  une  simple 
au  moment  prescrit.  ! 

A-t^il  une  affaire,  une  visite,  un  voyage  à  faire, 
il  ira  sur-le-champ,  $i  rien  ne  le  presse;  s'il  feut 
aller  à  Finstant,  il  regimbera.  Le  moment  où,  renon- 
çant à  tout  projet  de  fortune  pour  vivre  au  jour  la 
journée ,  il  se  défit  de  sa  montre ,  fut  un  des  plus  doux 
de  sa  vie.  Grâces  au  ciel  s'écria-t-U  dans  un  tran^* 
port  de  joie,  je  n'aurai  plus  besoin  de  savoir  l'heure 
qu'il  est  ! 

S'il  se  plie  avec  peine  aux  fiantaisies  des  autres ,  ce 
n'est  pas  qu'il  en  ait  beaucoup  de  son  chef.  Jamais 
homme  ne  fut  moins  imitateur,  et  cependant  moins 
capricieux.  Ce  n'est  pas  sa  raison  qui  l'empêche  de 


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SECOND   DIALOGUE.  287 

l'être,  c'est  sa  paresse;  car  les  capriceç  sont  des  se- 
cousses de  la  volonté  dont  il  craindroit  la  fatigue. 
Rebelle  à  toute  autre  volonté^  il  ne  sait. pas  même 
obéir  à  la  sienne,  ou  plutôt  il  trouve  si  fatigant  même 
de  vouloir,  qu'il  aime  mieux,  dans  le  courant  de  la 
vie,  suivre  une  impression  purement  machinale  qui 
l'entraîne  sans  qu'il  ait  la  peine  de  la  diriger.  Jamais 
homme  ne  porta  plus  pleinement,  et  dès  sa  jeunesse, 
le  joug  propre  des  amesfoibles  et  des  vieillards,  savoir 
celui  de  l'habitude.  C'est  par  elle  qu'il  aime  à  faire 
encore  aujourd'hui  ce  q%'il  fit  hier,  sans  autre  motif,  si 
ce  n'est  qu'il  le  fit  hier.  La  route  étant  déjà  frayée,  il  a 
moins  de  peine  à  la  suivre ,  qu'à  l'effort  d'une  nouvelle 
direction.  Il  est  incroyable  à  quel  point  cette  paresse 
de  vouloir  le  subjugue.  Gela  se  voit  jusque  dans  ses 
promenades.  Il  répétera  toujours  la  même  jusqu'à  ce 
que  quelque  motif  le  force  absolument  d'en  changer  : 
ses  pieds  le  reportent  d'eux-mêmes  où  ils  l'ont  déjà 
porté.  Il  aime  à  marcher  toujours  devant  lui,  parce- 
que  cela  se  fait  sans  avoir  besoin  d'y  penser.  Il  iroit  de 
cette  façon  toujours  rêvant  jusqu'à  la  Chine,  sans  s'en 
apercevoir  ou  sans  s'ennuyer.  Voilà  pourquoi  les 
longues  promenades  lui  plaisent;  mais  il  n'aime  pas 
les  jardins  où  à  chaque  bout  d'allée  une  petite  direc- 
tion est  nécessaire  pour  tourner  et  revenir  sur  ses  pas  ; 
et  en  compagnie  il  se  met,  sans  y  penser^  à  la  suite  des 
autres  pour  n'avoir  pas  besoin  de  penser  à  son  chemin; 
aussi  n'en  a-t-il  jamais  retenu  aucun  qu'il  ne  l'eût  fait 
seul. 

Tous  les  hommes  sont  naturellement  paresseux, 
leur  intérêt  même  ne  les  anime  pas,  et  les  plus  f»*es- 


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288  SECOND  DIALOGUE.       - 

sants  besmas  pe  les  font  agir  que  par  secousses  ;  mais 
à  mesure  que  1  amour-propre  s  éveille ,  il  les  excite , 
les  pousse,  les  tient  sans  casse  en  haleine,  parceqù'il 
est  la  seule  passion  qui  leur  parle  toujours  :  c  est  aitisi 
qu'on  loi  voit  tous  dans  le  monde.  L*bomme  en  qui 
Famour-propre  ne  domine  pas,  et  qui  ne  va  point 
chercher  spii  bonheur  loin  de  lui,  est  le  seul  qui  con- 
noisse  Fincune  et  les  doux  loisirs;  et  Jean-Jacques 
est  œt  homme-là,  autant  que  je  puis  m'y  connoître. 
Rien  nest  plus  uniforme  que  sa  manière  de  vivre:  il 
se  lève ,  se  couche ,  mange ,  tr4yaille ,  sort ,  et  rentre  aux 
méipes  heures,  sans  le  v(>ulair  et  sans  le  savoir.  Tous 
les  jours  sont  jeté»  au  même  moule,  cest  le  même 
jour  topjonrs  répété  ;  sa  routine  lui  tient  lieu  de  toute 
autre  régie  ;  il  la  suit  très  exactement ,  sans  y  manquer 
et  sans  y  songer.  Cette  molle  inertie  n'influe  pas  seule- 
ment sur  ses  actions  indifférentes,  mais  sur  toute  sa 
conduite,  sur  les  afiEections  même  de  son» cœur;  et 
lorsqu'il  cherchoit  si  passionnément  des  liaisons  qui 
lui  convinssent,  il  n'en  forma  réellement  jamais 
d'autres  que  celles  opie  le  hasard  lui  présenta.  Lin- 
dolenoe  et  le  besoin  d'aimer  ont  donné  sur  lui  un  as- 
eeqdant  aveugle  à  tout  ce  qui  l'approchoit.  Une  ren- 
contre fortuite,  l'occasion,  le  besoin  du  moment , 
l'habitude  trop  rapidement  prise,  ont  déterminé  tou^ 
sesattacheînénts ,  etpar  eux  toute  sa  destinée.  En  vaia 
soD'cœur  lui  demandoit  un  choix,  son  humeur  trop 
facile  ne  lui  en  laissa  point  faire.  Il  est  peut*étre  le  seul 
homme  au  monde  des  liaisons  duquel  on  ne  peut  rien 
conclure  ^  parceque  son  propre  goût  n'en  ferma  jamais 
aucune,  et  qu'il  se  trouva  toujours  suhjugué  avant 


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SECOIiD   DIALOGUE.  289 

d avoir  eu  le  temps  de  choisir.  Du  reste,  Thabitude 
ne  finit  point  en  lui  par  Tennui.  Il  vivroit  éternelle- 
ment du  même  mets ,  répéteroit  sans  cesse  le  même 
air,  reliroit  toujours  le  même  livre,  ne  verroit  tou- 
jours que  la  même  personne.  Enfin  je  ne  lai  jamais 
vu  se  dégoûter  d'aucune  chose  qui  une  fois  lui  eût  fait 
plaisir. 

C'est  par  ces  observations  et  d'autres  qui  s'y  rap-  . 
portetit,  c'est  par  l'étude  attentive  du  naturel  et  des 
goûts  de  l'individu ,  qu'on  apprend  à  expliquer  les  sin- 
gularités de  sa  conduite,  et  non  par  des  fureurs 
d'amour-propre ,  qui  rongent  les  cœurs  de  ceux  qui  le 
jugent  sans  avoir  jamais  approché  du  sien.  C'est  par 
paresse,  par  nonchalance,  par-aversion  de  la  dépen- 
dance et  de  la  gêne,  que  JeanJacques  copie  de  la  mu- 
sique. Il  fsiit  sa  tache  quand  et  comment  il  lui  plaît;  il 
né  doit  compte  de  sa  journée ,  de  son  temps ,  de  son 
travail,  de  son  loisir  à  personne.  Il  n'a  besoin  de  rien 
arranger,  de  rien  prévoir,  de  prendre  aucun  souci  de 
rien;  il  n'a  nulle  dépense  d'esprit  à  faire,  il  est  lui  et  à 
lui  tous  les  jours,  tout  1^  jpup.^ et  le  soir,  quand  il  se 
délasse  et  se  promène,  sQU-ame  ne  sort  du  calme  que 
poi^r  se  livrer  à  des  émotions  délicieuses,  sans  qu'il 
ait  à  payer  de  sa  personne,  et  à  soutei^r  le  faix  de  la 
célébrité  par  de  brillantes  ou  savantes  conversatipns , 
qui  feroient  le  tourment  de  sa  vie  sans  flatter  sa 
vanité.  y 

Il  travaille  lentement^  pesamment ,  fait  beaucoup  de 
fautes ,  efface  ou  recommence  sans  ce&se  ;  cela  l'a  force 
èfi  taxer  haut  son  ouvrage,  quoiqu'il  en  sente  mieux 
que  personne  l'iijj^perfection.  Il  n'épargne  cependant 

XVI.  19 


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290  SECOND  DIALOGUE, 

ni  frais  ni  soins  pour  lui  faire  valoir  son  prix,  et  il  y 
met  des  attentions  qui  ne  sont  pas  sans  effet,  et  qu'on 
attendroit  en  vain  des  autres  copistes.  Ce  prix  même, 
quelque  fort  qu  il  soit,  seroit  peut-être  au-dessous  du 
leur,  si  Ton  en  déduisoit  ce  qu'on  s'amuse  à  lui  faire 
perdre,  soit  en  ne  retirant  ou  en  ne  payant  point 
l'ouvrage  qu'on  lui  fait  faire,  soit  en  le  détournaift  de 
son  travail  en  mille  manières  dont  les  autres  copistes 
sont  exempts.  S'il  abuse  en  cela  de  sa  célébrité,  il  le 
sent  et  s'en  afQige;  mais  c'est  un  bien  petit  avantage 
contre  tant  de  maux  qu'elle  lui  attire ,  et  il  ne  sauroit 
faire  autrement  sans  s'exposer  à  des  inconvénients 
qu'il  n'a  pas  le  courage  de  supporter;  au  lieu  qu'avec 
ce  modique  supplément,  acheté  par  son  travail,  sa 
situation  présente  est,  du  côté  de  l'aisance,  telle  pré- 
cisément qu'il  la  faut  à  son  humeur.  Libre  des  chaînes 
de  la  fortune,  il  jouit  avec  modération  de  tous  les 
biens  réels  qu'elle  donne;  il  a  retranché  ceux  de 
l'opipion,  qui  ne  sont  qu'apparents,  et  qui  spnt  les 
plus  coûteux.  Plus  pauvre i  il  sentiroit  des  privations, 
des  souffrances;  plus  riche,  il  auroit  l'embarras  des 
richesses ,  des  soucis ,  des  affaires  ;  il  faudroit  renoncer 
à  l'incurie,  pour  lui  la  plus  douce  des  voluptés:  en 
possédant  dajrantage,  il  jouiroit  beaucoup  moins. 

Il  est  vrai  qu'avancé  déjà  tlans  la  vieillesse  il  ne 
peut  espérer  de  vaquer  long-temps  encore  à  son  tra- 
vail; sa  main  déjà  tremblotante  lui  refuse  un  service 
aisé,  sa  note  se  défeitne,  soii  activité  diminue;  il  fait 
moins  4'(>uvrage  et  moins  bien  dans  plus  de  temps  : 
un  moment  viendra*,  s'il  vieillit  beaucoup,  qui,  lui 

'  Un  autre  inconvénient   très  grave  me  forcera   d'abandonner 


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SECOND  DIALOGUE.  291 

ôtant  les  ressources  qu  il  s'est  ménagées  ^  le  Edrcera  de 
&ire  un  tardif  et  dur  apprentissage  d'une  firugalité 
Lien- austère.  Il  ne  doute  pas  même  que  yos^  messieurs 
nWnt  déjà  pour  ce  temps  qui  s  approche,  et  qu'ils 
sauront  peut-être  accélérer,  un  nouveau  plan  de  bénér 
fice,  c  est-à-dire  de  nouveaux  moyens  de  lui  fsiire 
manger  le  pain  d'amertume  et  boire  la  ooupe  d'humi- 
liation. Il  sent  et  prévoit  très  bien  tout  cela;  mais,  si 
près  du  terme  de  la  vie,  il  n'y  voit  plus  un  fort  grand 
inconvénient.  D'ailleurs,  comme  cet  inconvénient  est 
inévitable^  c'est  folie  de  s'en  tourmenter^  et  ce  seroit 
s'y  précipiter  d'avance  que  de  chercha  à  le  prévenir. 
Il  pourvoit  au  présent  en  ce  qui  dépend  de  lui,  et 
laisse  le  soin  de  l'avenir  à  la  Providence. 

J'ai  donc  vu  Jean-Jacques  livré  tout  entier  aux  oc- 
cupations que  je  viens  de  vous  décrire ,  se  promenant 
toujours  seid^  pensant  peu  ^révafit  beaucoup,  travail- 
lant presque  machinalement,  sans  ce^e  occupé  des 
mêmes  choses  sans  s'en  rebuiter  jamais;  enfin  plus 
gai,  plus  content,  se  portant  mieux,  en  menant  cette 
vie  presque  automate,  qu'il  ne  fit  tout  le  temps  qu'il 
consacra  si  cruellement  pour  lui^  et  si  peu  utilement 
pour  les  autres,  au  triste  métier  d -auteur. 

Mais  n'^précions  pas  cette  conduite  au-dessus  de 
sa  valeur.  Dès  que  cette  vie  simple  et  laborieuse  n'est 
pas  jouée ,  elle  seroit  sublime  dans  un  célèbre  écrivain 

enfin  ce  travail,  que  ^'^^Içurs  la' mauvaise  volpnté  du  public  me 
rend  plus  onéreux  qu  utile  ;  c'est  l'abord  fréquent  de  quidams  étran- 
gers ou  inconnus  qui  s'introduisent  chez  moi  sous  ce  prétexte,  et 
qui  savent  ensuite  s'y  cramponner  maigre  moi,  sans  que  je  puisse 
pénétrer  leur  dessein. 

'9' 


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29^  SECOND   DIALOGUE, 

qui  pourroit  s'y  réduire.  Dans  Jean-Jacques  elle  n'est 
que  naturelle,  parcequelle  n'est  l'ouvrage  d  aucun 
etibrt,  ni  celui  de  la  raison,  mais  une  simple  inïpuU 
sion  du  tempérament  déterminé  par  la  nécessité.  Le 
seul  mérite  de  celui  qui  s'y  livre  est  d'avoir  oédé  sans 
résistance  au  penchant  de  la  nature,  et  de  ne  s'être 
pas  laissé  détourner  par  une  mauvaise  honte ,  ni  par 
une  sotte  vanité.  Plus  j'examine  cet  homme  dans  le 
détail  de  l'emploi  de  ses  journées,  dans  l'uniformité 
de  cette  vie  machinale,  dans  le  goût  qu'il  paroît  y 
prendre,  dans  le  contentement  qu'il  y  trouve,  dans 
l'avantage  qu'il  en  tire  pour  son  humeur  et  pour  sa 
santé;  plus  je  vois  que  cette  manière  de  vivre  étoit 
celle  pour  laquelle  il  étoit  né.  Les  hommes  le  figurant 
toujours  à  leur  mode  en  ont  fait,  tantôt  un  profond 
génie,  tantôt  un  petit  charlatan;  d'abord  un  prodige 
de  laertu,  puis  un  mousû^  de  scélératesse;  toujours 
l'être  du  monde  le  plus  étrange  et  le  plus  bizarre.  La 
nature  n'en  a  fait  qu'un  bon  artisan,  sensible,  il  est 
vrai,  jusqu'au  transport,  idolâtre  du  beau ,  passionné 
pour  la  justice,  dans  de  courts  moments  d'efferves- 
cence capable  de  vigueur  et  d'élévation,  mais  dont 
l'état  habituel  fut  et  sera  toujours  l'inertie  d'esprit  et 
l'activité  machinale,  et,  pour  tout  dire  ^  un  mot, 
qui  n'est  rare  que  parcequ'il  est  simple.  Une  des 
choses  dont  il  se  félicite  est  de  se  retroi^ver  dans  sa 
vieillesse  à  peu  près  au  même  rang  où  il  est  né,  sans 
avoir  jamais  beaucoup  ni  monté,  m  descendu  dans  le 
cours  de  sa  vie.  Le  sort  la  remis  où  l'avoit  placé  la 
nature;  il  s'applaudit  chaque  jour  de  ce  concours. 
Ces  solutions  si  simples,  et  pour  moi  si  claires,  de 


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SECOND  DIALOGUE.   .  298 

mes  premiers  dmites,  mont  fbit  sentir  d^^luphis  en 
plus  que  j'avois  pris  la  seule  bonne  route  pour  aller  à 
la  source  des  singularités  de  cet  homme,  tant  jugé  et 
si  peu  connu.  Le  grand  tort  de  ceux  qui  le  jugent 
n'est  pas  dé  n'avoir  point  deviné  les  vrais  motifs  de 
sa  conduite  ;  des  gens  si  fins  ne  s'en  douteront  jamais  '  ; 
mais  c'est  de  n'avoir  pas  voulu  les  apprendre,  d  avoir 
concouru  de  tout  leur  cœur  aux  moyens  pris  pour 
empêcher,  lui  de  les  dire,  et  eux  de  les  savoir.  Les 
gens  même  les  plus  équitables  sont  portés  à  chercher 
des  causes  bizarres  à  une  conduite  extraordinaire;  et 
au  contraire,  c'est  à  force  d'être  n^iturelle.que  celle  dé 
Jean-Jacques  est  peu  commune;  mais  c'est  ce  qu'on 
ne  peut  sentir  qu'après  avoir  fait  une  étude  attentive 
de  son  tempérament,  de  son  humeur,  de  ses  goûts, 
de  toute  sa  constitution.  Les  hommes  n'y  font  pas 
tant  de  façon  pour  se  juger  entre  eux.  Ils  s'attribuent 
réciproquement  les  motifs  qui  pourroient  feire  agir  le 
jugeant  comme  fait  le  jugé,  s'il  étoit  à  sa  place,  et 
souvent  il&  rencontrent  juste,  parcequ'ils  sont  tous 
conduits  par  l'opinion ,  par  les  préjugés ,  par  l'amour- 

'  Les  gens  si- fins,  totalement  tFan^formés  par  ramour-propre, 
nont  plus  la  moindre  idée  des  vrais  mouvements  de  la  nature,  et 
ne  connoitront  jamais  rien  aux.  âmes  honnêtes,  parcequ'ils /^e 
voient  partout  que  le  mal,  excepté  dans  ceux  qu'ils  ont  intérêt  de 
flatter.  Aussi  les  observations  des  gens  fins ,  ne  s'accordant  avec  la 
vérité  que  par  hasard,  ne  font  point  autorité  chez  les  sages. 

Je  ne  connois  pas  deux  François  qui  pussent  parvenir  à  me  con- 
noître,  quand  même  ils  lé  desireroient  de  tout  leur  cœur  :  la  na- 
ture primitive  de  l'homme  est  trop  loin  de  toutes  leurs  idées.  Je  ne 
dis  pas  néanmoins  qu'il  n'y  en  a  point,  je  dis  seulement  que  je  n'en 
connois  pas  deux. 


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:i94  SECOND  DIALOGUE. 

propre^  par  toutes  les  passions  facdtes  qui  en  sont  le 
cortège,  et  surtout  par  ce  vif  intérêt,  prévoyant  et 
pourvoyant ,  qui  les  jette  toujours  loin  du  présent,  et 
qui  n'est  rien  pour  Thomme  de  la  nature. 

Mais  ils  sont  si  loin  de  remonter  aux  pures  impul-* 
9fons  de  cette  nature  et  de  les  connottre,  que,  s'ils 
parvenoient  à  comprendre  enfin  que  ce  n'est  point 
par  ostentation  cpe  Jean-Jacques  se  conduit  si  diffé- 
remment qu'ils  ne  font,  le  plus  grand  nombre  en 
concluroit  aussitôt  que  c'est  donc  par  bassesse  d'ame, 
quelques  uns  peut-être,  que  c'est  par  une  héroïcjue 
vertu,  et  tous  se  tromperoient  également.  Il  y  a  de 
la  bassesse  à  chotsÎT  volontairement  un  emploi  digne 
de  mépris,  ou  à  receroir  par  aumône  ce  qu'on  peut 
gagner  par  son  travail;  mais  il  n'y  en  a  point  à  vivre 
d'un  travail  honnête  plutôt  que  d'aumônes,  ou  plutôt 
que  d'intriguer  pour  parvenir.  Il  y  a  de"  la  vertu  à 
vaincre  ses  penchants  pour  faire  son  devoir,  mais  il 
n'y  en  a  point  à  les  suivre  pour  se  livrer  à  des  occu- 
palioâs  de  son  goût,  quoique  ignobles  aux  yeux  des 
hommes. 

La  cause  des  faux  jugements  portés  sur  Jean-Jac- 
ques est  qnon  suppose  toujours  qu'il  lui  a  fallu  de 
grands  efforts  pour  être  autrement  que  les  autres 
hommes,  au  lieu  que,  constitué  comme  il  est,  il  lui 
en  eût  faUu  de  très  grands  pour  être  comme  eux.  Une 
de  mes  observations  les  plus  certaines,  et  dont  le  pu- 
blic se  doute  le  moins,  est,  qu'impatient,  emporté, 
sujet  aux  plus  vives  colères ,  il  ne  connoît  pas  néan^ 
moins  la  hcûue,  et  que  jamais  désir  dé  vengeance 
n'entra  dans  son  cœur.  Si  quelqu'un  pouvoit  admettre 


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SECOND  DIALOGUE.  àgS 

lin  fait  m  contraire  aux  Idéies  qu  on  a  de  Thomme ,  on 
lui  donneroit  aussitôt  pour  cause  un  effort  sublime , 
la  pénible  victoire  sur  reunoiir-propre ,  la  gratide  mais 
difficile  vertu  du  pardon  des  ennemis ,  et  c'est  siib- 
pl^ment  un  effet  naturel  du  tempérainent  que  je  vous 
ai  décrit.  Toujours  occupé  de  lui*méine  ou  pour  lui* 
même ,  et  trop  avide  de  son  pmpre  bioi  pour  avoir  le 
temps  de  songer  au  mal  d'un  autre  ,.iLne  s'avise  point 
de  ces  jalouses  comparaisons  dJamour-prciiire,  d'où 
naissent  les  passions  haineuses,  dont  j'ai  parlé.  J'ose 
même  dire  qu'il  n'y  a  point  die  eoikeûtutîon  plus  éloi- 
gnée que  la  sienne  de  la  méchanceté:;  car  son  vice 
dominant  est  de  s'occuper  de4ui  plus  que  des  autres, 
et  celui  desméchants,aii  contraire,  est  de  s'occuper 
plus  des  autres  que  d'eux;  et  c'est  précm<aent  pour 
cela  qu'à  prendre  le  jnotdî'égoïsmeixdanô  son  vrai  jE^en» 
ils  sont  tous  égoïstes,  et  qu'il  ne  l'est  point,  parcequ'it 
ne  se  met,  ni  à  c^,  ni  au-desdlis,  ni  au*dessous  de 
personne ,  et  que  le  déplacement  de  perâcmne  «t'est 
nécessaire  à  son  bonheur.  Toutes  ses  méditations  son! 
douces,  parcequ'il  aime  à  jouir.  Dans  les  situations 
pénibles ,  il  n'y  pense  que  quand  elles  l'y  forcent^ 
tous  les  mioments  qu'il  peu!^  leur  dérober  se^  donnés 
à  ses  rêveries,  il  sait  se  soustraire  aux  idées  déplai- 
santes ,  et  se  transporter  ailleurs  qu'où  il  est  mal.  Oc- 
cupé si  peu  de  ses  peines,  commelit  le  seroit-il  beuu- 
coup  de  ceux  qui  les  lui  font  souffrir?  Il  s'en  venge  en 
n'y  pensant  point,  non  par  esprit  de  vengeance,  mais 
pcHir  se  délivrer  d'un  tourment.  Paresseux,  et  volup- 
tueux, comment  s^oit-il  haineux  et  viladicatif?  Vqu* 
droit-il  changer  %n  suppUoes  ses  conâot%tbns,  ses 


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296  SECOND  DIALOGUE, 

jouissances ,  et  les  seuls  plaisirs  qu^on  lui  laisse  ici-bas? 
Les  hommes  bilieux  et  méchants  ne  cherchent  la  re- 
traite que  quand  ils  sont  tristes  ;  et  la  retraite  les  attriste 
encore  plus.  Le  levain  de  la  vengeance  fermente  dans 
la  solitude,  parle  plaisir  qu'on  prend  à  s  y  livrer; 
mais  ce  triste  et  cruel  plaisir  dévore  et  consume  celui 
qui  s  y  livre;  il  le  rend  inquiet ,  actif ,  intrigant:  la  soli- 
tude qu'il  cherchoit  fait  bientôt  le  supplice  de  son 
cœur  haineux  et  tourmenté;  il  n y  goûte  point  cette 
aimable  incurie,  cette  douce  nonchalance  qui  fait  le 
charme  des  vrais  solitaires;  sa  passion,  animée  par 
ses  chagrines  réflexions,  cherche  à  se  satisfaire;  et, 
bientôt  quittant  sa  soillbre  retraite,  il  court  attiser 
dans  le  monde  le  feu  dont  il  veut  consumer  son  en- 
nemi. S'il  sort  des  écrits  de  la  main  d'un  tel  solitaire, 
ils  ne  ressembleront  sûrement,  ai  à  ï Emile,  ni  à 
r/r<^/bi'5a;  ils  porteront,  qûelqueart  qu'emploie  l'auteur 
à  se  déguiser,  la  tefote  de  la  bile  amère  qui  les  dicta. 
Pour  Jean-Jacques ,  les  fruits  de  sa  solitude  attestent 
les  sentiments  dont  il  s'y  nourrit;  il  eut  de  l'humeur 
tant  qu'il  vécut  dans  le  monde,  il  n'en  eut  plus  aussi- 
tôt qu'il  vécut  seul . 

Cette  répugnance  à  se  nourrir  d'idées  noires  et  dé- 
plaisantes se  fait  sentir  dans  ses  écrits  comme  dans  sa 
conversation,  et  surtout  dans  ceux  de  longue  haleine, 
où  l'auteur  avoit  plus  le  temps  d'être  lui ,  et  où  son 
cœur  s'est  mis ,  pour  ainsi  dire,  plus  à  son  aisé.  Dans 
ses  premiers  ouvrages,  entraîné  par  son  sujet,  indigné 
par  le  spectacle  des  mœurs  publiques ,  excité  par  les 
gens  qui  vivoient  avec  lui,  et  qui  dès-lors  peut-être 
avoient  déjà  leurs  vues,  il  s'est  pernfls  quelquefois  de 


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SECOND  DIALOGUE.  397 

peindre  les  méchants  et  les  vices  en  traits  vifis  et  poi- 
gnants ,  lûais  toujours  prompts  et  rapides  -^  et  Ton  voit 
qu'il  ne  se  complaisoit  que  dans  les  images  riantes, 
dont  il  aima  de  tout  temps  à  s'occuper.  Il  se  félicite  à 
la  fin  de  YHéloisé^d'en  avoir  soutenu  l'intérêt  durant 
six  volumes,  sans  le  concours  d'aucun  personnage 
méchant,  ni  d'aucune  mauvaise  action.  C'est  là, 'ce 
me  semble,  le  témoignage  le  moins  équivoque. des  vé- 
ritables goûts  d'un  auteur. 

Le  Fh.  Eh!  comme  vo.us  vouç  abusez!  Les  bons 
peignent  les  méchants  sans  crainte;  ils  n'ont  pas 
peur  d'être  reconnus  dans  leurs  portraits;  mais  un 
méchant  n'ose  peindre  son  semblable  ;  il  redoute  l'ap- 
plication. 

Rouss.  Monsievir,  cette  interprétation  si  naturelle 
est-elle  de  votre  façon? 

Le  Fb.  Non ,  elle  est  de  nos  messieurs.  Oh  !  moi ,  je 
n'aurois  jamais  eu  l'esprit  de  la  trouver. 

Rouss.  Du  moins ,  l'admettez-vous  sérieusement 
pour bonne? 

Le  Fr.  Mais,  je  vous  avoue  que  je  n'aime  point  à 
vivre  avec  le%  méchants,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  s'en- 
suive de  là  que  je  sois  un  méchant  moi-même. 

Rouss.  Il  s'ensuit  tout  le  contraire  ;  et  non  seulement 
les  méchants  aiment  à  vivre  entre  eux,  mais  leuts 
écrits  comme  leurs  discours  sont  remplis  de  peintures 
effroyables  de  toutes  sortes  de  méchancetés.  Quelque- 
fois les  bons  s'attachent  de  méipe  à  les  peindre,  mais 
.  seulement  pour  les  rendre  odieuses:  au  lieu  que  les 
méchants  ne  se^  servent  des  mêmes  peintures  que 
pour  rendre  odieux  moins  les  vices  que  les  person- 


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298  SECOND  DIALOGUE, 

nages  qu'ils  ont  en  vue.  Ces  diffécences  se  font  biien 
sentir  à  la  lecture,  et  les  censures  vives  mais  géné- 
rales des  uns  s'y  distinguent  iacilement  des  satires 
personnelles  des  autres.  Rien  n'est  plus  naturel  à  un 
auteur  que  de  s'occuper  par  préférence  des  matières 
qui  sont  le  plus  de  son  goût.  Celui  de  Jean- Jacques ,  en 
rattachante  la  solitude,  atteste,  pac  les  productions 
dont  il  s'y  est  occupé,  quelle  espèce  de  chanâe  a  pu 
l'y  attirer  et  l'y  retenir.  Dans  sa  jeunesse ,  et  durant  ses 
comtes  prospérités,  n'ayant  encore  à  se  plaindre  de 
personne,  il  n'aima  pas  moins  la  retraite  qu'il  Taime 
dans  sa  misère.  Il  se  partageoit  alors  avec  délices 
entre  les  amis  qu'il  croybit  avoir  et  la  douceur  du  re- 
cueillement. Maintenant  si  cruellement  désabusé,  il 
se  livre  à  son  goût  dominant  sans  partage.  Ce  goût  ne 
le  tourmente,  ni  ne  le  ronge;  il  ne  le  rend  ni  triste  ni 
sombre;  jamais  il  ne  fut  plus  satisfait  de  lui-même, 
moins  soucieux  des  affaires  d'autrui,  moins  occupé 
de  ses  persécuteurs,  plus  content,  ni  plus  heureux, 
autant  qu'on  peut  Fétre  de  son  propre  feit,  vivant 
dans  l'adversité.  S'il  étoit  tel  qu'on  nous  le  représente, 
la  prospérité  de  ses  ennemis ,  l'opprobre  dont  ils  l'ac- 
cablent, l'impuissance  de  s'en  venger,  l'auroient  déjà 
fait  périr  de  rage.  Il  n'eût  trouvé,  dans  la  solitude 
qti'il  cherche,  que  le  désespoir  et  la  mort.  Il  y  trouve 
le  repos  d'esprit,  la  douceur  d'ame,  la  santé,  la  vie. 
Tous  lies  mystérieux  arguments  de  vos  messieurs  n'é- 
branleront jamais  la  certitude  qu'opère  celuiJà  dans 
mon  esprit. 

Mais  y  a-t-il  quelque  vertu  dans  cette  douceur? 
aucune.  Il  n'y  a  que  la  pente  d'un  naturel  aimant  et 


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SECOND  DIALOGUE.  299 

tendre,  qui,  nourri  de  visions  délicieuses,  ne  peut 
s'en  détacher  pour  s'occuper  d'idées  funestes  et  de  sen- 
timents dééhirants.  Pourquoi  s'affliger  quand  on  peut 
jouir?  pourquoi  noyer  son  cœur  de  fiel  et  de  bile, 
quand  on  peut  l'abreuver  de  bienveillance  et  d'amour? 
Ce  choix  si  raisonnable  n'est  pourtant  fait,  ni  par  la 
raison,  ni  par  la  volonté;  il  est  l'ouvrage  d'un  pur  in- 
stinct. Il  n'a  pas  le  mérite  de  la  vertu,  sans  doute, 
mais  il  n'en  a  pas  non  plus  l'instabilité.  Celui  qui 
durs^it  soixante  ans  s'est  livré  aux  seules  impressions 
de  la  nature  est  bien  sûr  de  n'y  résister  jamais. 

Si  ces  impulsions  ne  le  mènent  pas  toujours  dans  la 
bonne  route,  i^arement  elles  le  mènent  dans  la  mau- 
vaise. Le  peu  de  vertus  qu'il  a  n'ont  jamais  fait  de 
grands  biens  aux  autres ,  mais  ses  vices  bien  plus  nom- 
breux ne  font  de  mal  qu'à  lui  seul.  Sa  morale  est  moins 
une  morale  d'action  que  d'abstinence  :  sa  paresse  la 
lui  a  donnée,  et  sa  raison  l'y  a  souvent  confirmé  :  ne 
jamais  faire  de  mal  lui  paroît  une  maxime  plus  utile, 
plus  sublime,  et  beaucoup  plus  difficile  que  celle 
même  de  faire  du  bien  :  car  souvent  le  bien  qu'on  fait 
sous  un  rapport  devient  un  mal  sous  mille  autres; 
mais,  dans  l'ordre  de  la  nature,  il  n'y  a  de  vrai  mal 
que  le  mal  positif.  Souvient  il  n'y  a  d'autre  moyen  de 
s'abstenir  de  nuire  que  de  s'abstenir  tout-à-feit  d'agit; 
et,  selonlui,  le  meilleur  régime,  tant  moral  que  phy- 
sique ,  est  un  régime  purement  négatif.  Mais  ce  n'est 
pas  celui  qui  éonvient  à  une  philosophie  ostentàtrice, 
qui  ne  veut  que  des  œuvres  d'éclat,  et  n'apprend 
rien  tant  à  ses  sectateurs  qu'à  beaucoup  se  montrer. 
Cette  maxime  de  ne  point  faire  de  mal  tient  de  bien 


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3oO  SECOND   DIALOGUE, 

près  à  une  autre  qu'il  doit  encore  k  sa  paresse ,  mais 
qui  se  change  en  vertu  pour  quiconque  s'en  fait  un 
devoir.  C'est  de  ne  se  mettre  jamais  dansun^  situation 
qui  lui  fasse  trouver  son  avantage  dans  le  préjudice 
d  autrui.  Nul  homme  ne  redoute  une  situation  pareille. 
Ils  sont  tous  trop  forts ,  trop  vertueux  pour  craindre 
jamais  que  leur  intérêt  ne  les  tente  contre  leur  devoir; 
et,  dans  leur  fière  confiance,  ils  provoquent  sans 
crainte  les  tentations  auxquelles  ils  se  sentent  si  su- 
périeurs. Félicitons-les  de  leurs  forces,  mais  ne^blâ- 
mons  pas  le  foible  Jean-Jacques  de  n  oser  se  fier  à 
la  sienne^  et  d'aimer  mieux  fuir  les  tentations  que 
d'avoir  à  les  vaincre,  trop  peu  sûr  du  succès  d'un 
pareil  combat^' 

Cette  seule  indolence  l'eût  perdu  dans  la  société, 
quand  il  n'y  eût  pas  apporté  d'autres  vices.  Les  petits 
devoirs  à  remplir  la  lui  ont  rendue  insupportable;  et 
ces  petits  devoirs  négligés  lui  on,t  fait  cent  fois  plus  de 
tort  que  des  actions  injustes  ne  lui  en  auroient  pu 
faire.  La  morale  du  n^onde  a  été  mise  comme  celle  des 
dévots  en  menues  pratiques,  en  petites  formules,  en 
étiquettes  de  procédés  qui  dispensent  du  reste.  Qui- 
conque s'attache  avec  scrupule  à  tous  ces  petits  dé- 
tails peut  au  surplus  être  noir,  faux,  fourbe ,  traître 
et  méchant,  peu  importe;  pourvu  qu'il  soit  exact  aux 
régies  des  procédés,  il  est  toujours  assez  honnête 
homme.  L'amour-propre  de  ceux  qu'on  néglige  en 
pareil  cas  leur  peint  cette  omission  comme  un  cruel 
outrage,  ou  comme  une  monstrueuse  ingratitude;  et 
tel  qui  donneroit  pour  un  autre  sa  bourse  et  son  sang 
n'en  sera  jamais  pardonné  pour  avoir  omis  dans  quel- 


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SECOND   DIALOGUE.  3oï 

que  rencontre  une  attention  de  civilité.  JeanJacques, 
en  dédaignant  tout  ce  qui  est  de  pure  formule ,  et  que 
font  également  bons  et  mauvais,  amis  et  indifférents, 
pour  ne  s  attacher  qu'aux  solides  devoirs,  qui  n'ont 
rien  de  Fusage  ordinaire,  et  font  peu  de  sensation,  a 
fourni  les  prétextes  que  vos  messieurs  ont  si  habile- 
ment employés.  Il  eût  pu  remplir  sans  bruit  de  grands 
devoirs  dont  jamais  personne  n'auroit  rien  dit  :  liiais 
là  négligence  des  petits  soins  inutiles  a  causé  sa  perte. 
Ces  petits  soins  sont  aussi  quelquefois  des  devoirs 
qu  il  n'est  pas  permis  d'enfreindre ,  et  je  ne  prétends 
pas  en  cela  l'excuser.  Je  dis  seulement  que  ce  mal 
même ^qui n'en  est  pas  un  dans  sa  source,  et  qui  n'est 
toâibé  que  sur  lui ,  vient  encore  de  cette  indolence  de 
caractère  qui  le  domine,  et  ne  lui  fait  pas  moins  né- 
gliger ses  intérêts  que  ses  devoirs. 

Jean-Jacques  paroît  n'a  voir  jamais  convoité  fort  ar- 
demment les  biens  de  la  fortune ,  non  par  une  modé- 
ration dont  on  puisse  lui  faire  honneur,  mais  parce- 
que  ces  biens,  loin  de  procurer  ç^ux  dont  il  est  avide, 
enôtent  la  jouissance  et  le  goût.  Les  pertes  réelles,  ni 
les  espérances  frustrées ,  ne  l'ont  jamais  fort  affecté. 
Il  a  trop  désiré  le  bonheur  pour  désirer  beaucoup  la 
richesse;  et,  s'il  eut  quelques  moments  d'ambition, 
ses  désirs  comme  ses  efforts  ont  été  vifs  et  courts.  Au 
premier  obstacle  qu'il  n'a  pu  vaincre  du  premier  choc, 
il  s'est  rebuté,  et,  retombant  aussitôt  dans  sa  lan- 
gueur, il  a  oublié  ce  qu'il  ne  pouvoit  attendre.  Il  fut 
toujours  si  peu  agissant,  si  peu  propre  au  manège  né- 
cessaire pour  réussir  en  toute  entreprise^  que,  les 
choses  les  plus  faciles  pour  d'autres  devenant  toujours 


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3o2  SECOND  DIALOGUE, 

difficiles  pour  lui,  sa  paresse  les  lui  reudoit  impossi- 
bles pour  lui  épargner  les  efforts  indispensables  pour 
les  obtenir.  Un  autre  oreiller  de  paresse,  dans  toute  af- 
faire un  peu  longue  quoique  aisée,  étoit  pour  lui  Fin- 
certitude  que  le  temps  jette  sur  les  succès  qui,  dans 
lavenir,  semblent  les  plus  assurés,  mille  empêche- 
ments imprévus  pouvant  à  chaque  instant  faire  avorter 
les  desseins  les  mieux  concertés.  La  seule  instabihté 
de  la  vie  réduit  pour  nous  tous  les  événements  futurs 
à. de  simples  probabilités.  La  peine  qu'il  faut  prendre 
est  certaine,  le  prix  en  est  toujours  douteux,  et  les 
projets  éloignés  ne  peuvent  paroître  que  des  leurres 
de  dupes  à  quiconque  a  plus  d'indolence  que  ,d  ambi- 
tion. Tel  est  et  fut  toujours  Jean-Jacques  :  ardent  et 
vif  par  tempérament,  il  n'a  pu  dans  sa  jeunesse  être 
exempt  de  toute  espèce  de  convoitisie;  et  c'est  beau- 
coup s'il  l'est  toujours ,  même  aujourd'hui.  Mais  quel- 
que désir  qu'il  ait  pu  former,  et  quel  qu'en  ait  pu 
être  l'objet,  si  du  premier  effort  il  n'a  pu  l'atteindre, 
il  fut  toujours  incapable  d'une  longue  persévérance  à 
y  aspirer. 

Maintenant  il  paroît  ne  plus  rien  désirer.  Indiffé- 
rent sur  le  reste  de  sa  carrière,  il  en  voit  avec  plaisir 
approcher  le  terme,  mais  sans  l'accélérer  même  par 
ses  souhaits.  Je  doute  que  jamais  mortel  ait  mieux  et 
plus  sincèrement  dit  à  Dieu ,  Que  ta  volonté  soit  faite; 
et  ce  n'est  pas,  sans  doute,  une  résignation  fort  mé- 
ritoire à  qui  ne  voit  plus  rien  sur  la  terre  qui  puisse 
flatter  son  cœur.  Mais  dans  sa  jeunesse,  où  le  feu  du 
tempérament  et  de  1  âge  dut  souvent  enflammer  ses 
désirs ,  il  en  put  former  d'assez  vifs,  mais  rarement 


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SECOND  ajALOGUE.  3o3 

d assez  durables  pour  vaincre  les  obstacles,  quelque- 
fois U^ès  surmoûtables,  qui  Tarrétoieut.  En  désirant 
beaucoup,  il  dut  obtenir  fort  peu,  parceque  ce  ne  sont 
pas  les  seuls  élans  du  cœur  qui  font^atteindre  à  Fobjet  ^ 
et  qu  il  y  faut  d  autres  moyens  qu'il  na  jamais  su 
«lettre  en  œuvre.  La  plus  incroyable  timidité,  la  plus 
excessive  indolence,  auroient  cédé  quelquefois  peut- 
être  à  la  force  du  désir,  s'il  n  eût  trouvé  dans  cette 
force  même  l'art  d'éluder  les  soins  qu'elle  sembloit 
exiger,  et  c'est  encore  ici  des  clefs  de  son  caractère 
celle  qui  en  découvre  le  mieux  les  ressorts.  A  force  de 
s'occuper  de  l'objet  qu'il  convoite,  à  force  d'y  tendre 
par  ses  désirs ,  sa  bienfaisaiM  imagination  arrive  ati 
terme,  en  sautant  par-dessus  les  obstacles  qui  l'arrê- 
tent ou  l'effarouchent.  Elle  fait  plus  ;  écartantde  l'objet 
tout  ce  qu'il  a  d'étranger  à  sa  convoitise ,  elle  ne  le  lui 
présente  qu'approprié  de  tout  pointa  son  désir.  Parla 
ses  fictions  lui  deviennent  plus  douces  que  des  réa- 
lités mêmes  ;  elles  en  écartent  les  défauts  avec  les  dif- 
ficultés ,  elles  les  lui  livrent  préparées  tout  exprès  pour 
lui ,  et  font  que  désirer  et  jouir  ne  sont  pour.lui  qu'une 
même  chose.  Est-il  étonnant  qu'un  homme  ainsi  con- 
stitué soit  sans  goût  pour  la  vie  active?  Pour  lui  pour- 
chasser au  loin  quelques  jouissances  imparfaites  et 
douteuses,  elle  lui  ôteroit  celles  qui  valent  cent  fois 
mieux,  et  sont  toujours  en  son  pouvoir.  Il  est  plus 
heureux  et  plus  riche  par  la  possession  des  biens  ima- 
ginaires qu'il  crée ,  qu'il  ne  le  seroit  par  celle  des 
Uens,  plus  réels  si  l'on  veut,  mais  moins  désirables, 
qui  existent  réellement. 

Mais  cette  même  imagination,  si  riche  en  tableaux 


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3o4  SECOND  BIALOGUE. 

riants  et  remplis  de  charmes,  rejette  obstinément  les 
objets  de  douleur  et  de  peine ,  ou  du  moins  elle  ne  les 
lui  peint  jamais  si  vivement  que  sa  volonté  ne  les 
puisse  effacer.  L'incertitude  de  l'avenir,  et  l'expé- 
rience de  tant  de  malheurs,  peuvent  l'effarouchera 
Texcès  des  maux  qui  le  menacent,  en  occupant  son 
esprit  des  moyens  de  les  éviter.  Mais  ces  maux  sont- 
ils  arrivés,  il  les  sent  vivement  un  moment  $  et  puis  les 
oublie.  En  mettant  tout  au  pis  dans  l'avenir,  il  se  sou- 
lage et  se  tranquillise.  Quand  une  fois  le  malheur  est 
arrivé,  il  faut  le  soujffrir  sans  doute,  mais  on  n'est  plus 
forcé  d'y  penser  pour  s'en  garantir  ;  c'est  un  grand 
tourment  de  moins  4^kâs  ^n  [ame.  En  comptant  d'a- 
vance sur  le  mal  qu'il  waint,  il  en  ôte  la  plus  grande 
amertume  ;  ce  mal  arrivant  le  trouve  tout  prêt  à  le  sup- 
porter; et  s'il  n'arrivé  pas,  c'est  un  bien  qu'il  goûte 
avec  d'autant  plus  de  joie  qu'il  n'y  comptoit  point  du 
tout.  Comme  il  aime  mieux  jouir  que  souffrir ,  il  se  re- 
fuse aux  souvenirs  tristes  et  déplaisants ,  qui  sont  inu- 
tiles ,  pour  livrer  son  cœur  tout  entier  à  ceux  qui  le 
flattent;  quand  sa  destinée  s'est  trouvée  telle  qu'il  n'y 
voyoit  plus  rien  d'agréable  à  se  rappeler ,  il  en  a  perdu 
toute  la  mémoire,  et,  rétrogradant  vers  les  temps  heu- 
reux de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  il  les  a  souvent 
recommencés  dans  ses  souvenirs.  Quelquefois  s'élan- 
çant  dans  l'avenir  qu'il  espère  et  qu'il  sent  lui  être  dû , 
il  tâche  de  s'en  figurer  les  douceurs  en  les  proportion- 
nant aux  m^ux  qu'on  lài  fait  souffrir  injustement  en 
ce  monde.  Plus  souvent,  laissant  concourir  ses  sens  à 
ses  fictions,  il  se  forme  des  êtres  selon  son  cœur;  et 
vivant  avec  eux  dans  une  société  dont  il  se  sent  digne , 


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SECOND  mALOGUE.  3o5 

il  plane  dans  Fempirée,  au  milieu  des  objets  char- 
mants et  presque  angéliques  dont  il  s'est  entouré. 
Ck>ncevez'V0us  que  dans  ime  ame, tendre  ainsi  dispo- 
sée les  levains  haineux  fermentent  facilement?  Non, 
non,  monsieur;  comptez  que  celui  qui  put  sentir  un 
moment  les  délices  habituelles  de  Jean-Jacques  ne  mé- 
ditera jamais  de  noirceurs. 

Lapkis  sublime  des  vertus,  celle  qui  demande  le 
plus  de  grandeur,  de  courage  et  de  force  d'ame,  est 
le  pardon  des  injures,  et  l'amour  de  ses  ennemis.  Le 
foible  J  ean-Jacques ,  qui  n'atteint  pas  même  aux  vertus 
médioci^es ,  iroit-il  jusqu'à  celle-là?  Je  suis  aussi  loin 
de  le  croire  que  de  l'affirmer.  Mais  qu'importe ,  si  son 
naturel  aimant  et  paisible  le  mené  où  l'auroit  mené  la 
vertu?  qu'eût  pu  faire  en  lui  la  haine  s'il  l'avoit  con- 
nue? Je  l'ignore;  il  l'ignore  lui-même.  Comment  sau- 
roit-il  où  l'eût  conduit  un  sentiment  qui  jamais  n'ap- 
procha de  son  cœur?  Il  n'a  point  eu  là-dessus  de  com- 
bat à  rendre,  parcequ'iL n'a  point  eu  de  tentation. 
Celle  d'ôter  ses  facultés  à.^€S  jouissances ,  pour  les  li- 
vrer aux  passions  irascibles  et  déchirantes,  n'en  est  pas 
même  une  pour  lui.  C'est  le  tourment  des  ccçurs  dévo- 
rés d'amour-propre ,  et  qui  ne  conçoissent  pointd'autre 
amour.  Ils  n'ont  pas  cette  passion  par  choix,  elle  les 
tyrannise ,  et  n'en  laisse  point  d'autre  en  leur  pouvoir. 
Lorsqu'il  entreprit  ses  Confissions  ^  cette  œuvre 
unique  pi^rmi  les  hommes,  dont  il  a  profané  la  lec- 
ture, en  la  prodiguant  aux  tireilles  les  moins  faites 
pour  l'entendre,  il  avoit  déjà  passé  la  maturité  de 
l'âge,  et  ignoroit  encore  l'adversité,  il  a  dignement 
exécuté  ce  projet  jusqu'au  temp»  des* malheurs  de  sa 


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3o6  SECOND  mALOGUE. 

vie;  dès-lors  il  s'est  vu  forcé  d'y  renoncer.  Accoutumé 
à  ses  douces  rêveries ,  il  ne  trouva  ni  courage  ni  force 
pour  soutenir  la  n^éditation  de  tant  d'horreuFs;  il 
nauroit  même  pu  s'en  rappeler  l'effroyable  tissu, 
quand  il  s'y  seroit  obstiné.  Sa  mémoire  a  refusé  de  se 
souiller  de  ces  affreux  souvenirs;  il  ne  peut  se  rap- 
peler l'image  que  des  temps  qu'il  verroit  renaître  avec 
plaisir  :  ceux  où  il  fut  la  proie  des  méchants  en  seroient 
pour  jamais  effacés  avec  les  cruels  qui  les  ont  rendus 
si  funestes,  si  les  maux  qu'ils  continuent  à  lui  faire  ne 
réveilloient  ^quelquefois  msdgré  lui  l'idée  de  ceux 
qu'ils  lui  ont  déjà  fait  souffrir.  En  un  mot,  un  naturel 
aimant  et  tendre ,  une  langueur  d'ame  qui  le  porte  aux 
plus  douces  voluptés ,  lui  faisant  rejeter  tout  sentiment 
douloureux  ,^  écarte  de  son  souvenir  tout  bbjet  dés- 
agréable. Il  n'a  pas  le  mérite  de  pardonner  les  of- 
fenses, parcequ'il  les  oublie;  il  n'aime  pas  ses  enne^ 
mis,  mais  il  ne  pense  point  à  eux.  Gela  met  tout  l'a- 
vantage de  leur  côté ,  en  ce  que  ne  le  perdant  jamais 
de  vue,  sans  cesse  occupés  de  lui,  pour  l'enlacer  de 
plus  en  plus  dans  leurs  pièges,  et  ne  le  trouvant,  ni 
assez  attentif  pour  les  voir,  ni  assez  actif  pour  s'en 
défendre,  ils  sont  toujours  sûrs  de  le  prendre  au  dé- 
pourvu, quand  et  comme  il  leur  plait,  sans  crainte  de 
représailles.  Tandis  qu'il  s'occupe  avec  lui-même,  eux 
s'oûcupent  aussi  de  lui.  Il  sume,  et  ils  le  haïssent; 
voilà  roocupation  des  uns  et  des  autres  ;  il  est  tout  pour 
lui-même;  il  est  aussi  tout  pour  eux  :  car,  quant  à  eux , 
ils  ne  sont  rien,  ni  pour  lui,  ni  pour  eux-mêmes;  et 
pourvu,  que  Jean- Jacques  soit  misérable,  ils  n'ont  pas 
besoin  d'autre  bonh^iir.  Ainsi  ils  ont ,  eux  et  lui ,  cha- 


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SECOND  DIALOGUE.  Soy 

cun  de  leur  côté,  deux  grandes  expériences  à  faire; 
eux ,  de  toutes  les  peines  qu  il  est  possible  aux  honunes 
d'accumuler  dans  Famé  d'un  innocent ,  et  lui.,  de  toutes 
tes  ]:essources  que  1  innocence  peut  tirer  d'elle  seule 
pour  les  supporter.  Ce  qu'il  y  a  d'impayable  dans  tout 
cela  est  d'entendre  vos  bénins  i;nessieurs  se  lamenter, 
au  milieu  de  leurs  horribles  trames,  du  mal  que  fait 
la  haine  à  celui  qui  s'y  livre,  et  plaindre  tendrement 
leur  ami  Jean-Jacques  d'être  la  proie  d'un  sentiment 
aussi  tourmentant. 

Il  faudroit  qu'il  fût  insensible  ou  stupide  pour  ue 
pas  voir  et  sentir  son  état;  mais  il  s'occupe  trop  peu 
de  ses  peines  pour  s'en  affecter  beaucoup.  Il  se  con- 
sole avec  lui-même  des  injustices  des  hommes  ;  en  ren- 
trant dans  son  cœur,  il  y  trouve  des  dédommagements 
bien  doux.  Tant  qu'il  est  seul,  il  QSt  heureux;  et 
quand  te  spectacle  de  la  haine  le  navre,  ou  [quand  le 
mépris  et  la  dérision  l'indignent,  c'eat  un  mouvement 
passager  qui  cesse  aussitôt  que  l'objet  qui  l'excite  a 
disparu.  Ses  émotions  sont  promptes  et  vives,  mais 
rapides  et.  peu  durables,  et  cela  se  voit.  Son  cœur, 
transparent  comme  le  cristal ,  ne  peut  rien  cacher  de 
ce  qui  s'y  passe;  chaque  mouvement  qu'il  éprouve  se 
transmet  à  ses  yeux  et  sur  son  visage.  On  voit  quand 
et  comment  il  s'agite  ou  se  calme ,  quand  et  comment 
il  s'irrite  ou  s'attendrit;  et ,  sitôt  que  ce  qu'il  voit  ou  ce 
qu'il  entend  l'affecte,  il  Itii  est  impossible  d'en  retenir 
ou  dissimuler  un  moment  l'impression.  J'ignore  com- 
ment il  put  s'y  prendre  pour  tromper  quarante  aqs 
tout  le  monde  sur  son  caractère;  mais  po\ir  peu  qu'on 
le  tire  de  sa  chère  inertie,  ce  qui  par  malheur  n'est 


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3o8  SECOND  DIALOGUE, 

que  trop  aisé ,  je  le  défie  de  cacher  à  personne  ce  qui 
se  passe  au  fond  de  son  cœur,  et  c^est  néanmoins  de 
ce  même  naturel  aussi  argent  qu'indiscret  qu'on  a  tiré, 
par  un  prestige  admirable,  le  plus  habile  hypocrite  et 
le  plus  rusélourbe  qui  puisse  exister. 

Cette  remarque  étoit  importante,  et  j'y  ai  porté  la 
-  plus  grande  attention*  Le  premier  art  de  tous  les  mé- 
chants est  la  prudence,  c est-à-dire  la  dissimulation. 
Ayant  tant  de  desseins  et  de  sentiments  à  cacher,  ils 
savent  composer  leur  extérieur,  gouverner  leurs  re- 
gards, leur  air,  leur  maintien,  se  rendre  maîtres  des 
apparences.  Ils  savent  prendre  leurs  avantages  et  cou- 
vrir d'un  vernis  de  sagesse  les  noires  passions  dont 
ils  sont  rongés.  Les  cœurs  vifs  sont  bouillants ,  empor- 
tés ;  mais  tout  s'évapore  au-dehors  ;  les  méchants  sont 
!  fixiids ,  posés ,  le  venin  se  dépose  et  se  cache  au  fond 

de  leurs  cœurs  pour  n'agir  qu'en  temps  et  lieu:  jus- 
qu'alors rien  ne  s'exhale;  et,  pour  rendre  l'effet  plus 
grand  ou  plus  sûr,  ils  le  retardent  à  leur  volonté.  Ces 
différences  ne  viennent  pas  seulement  des  tempéra- 
ments ,  mais  aussi  de  la  nature  des  passions.  Celles 
des  cœurs  ardents  et  sensibles ,  étant  l'ouvrage  de  la 
nature,  se  montrent  en  dépit  de  celui  qui  les  a;  leur 
première  explosion,  purement  machinale,  est  indé- 
pendante de  sa  volonté.  Tout  ce  qu'il  peut  faire  à  force 
de  résistance  est  d'en  arrêter  le  cours  avant  qu'elle  ait 
produit  son  effet,  mais  non  pa«  J^vant  qu'elle  se  soit 
manifestée  ou  dans  ses  yeux,  ou  par  sa  rougeur,  ou 
par  sa  voix ,  ou  par  son  maintien ,  ou  par  quelque  autre 
signe  sensible. 

Mais  Tamôur-propre  et  les  mouvements  qui  en  dé- 


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SEÇOWD  DIALOGUE.  SoQ 

rivent  n  étant  que  des  passions  secondaires  produites 
par  la  réflexion  y  n!agissent  pas  si  sensiblement  sur  la 
machine.  Voilà  pourquoi  ceux  que  ces  sortes  de  pas- 
sions gouvernent  sont  plus  maîtres  des  apparences 
que  ceux  qui  se  livrent  aux  impulsions  directes  de 
la  nature.  £n  général,  si. les  naturels  ardents  et 
vifs  sont  plus  aimants,  ils  sont, aussi  plus .  emportés , 
moins  endurants,  plus  colères;  mais  ces  emporte- 
ments bruyants  sont  sans  conséquence;  et,  sitôt  que 
le  signe  de  la  colère  s'efface  sur  le  visage,  elle  est 
éteinte  aussi  dans  le  cœur.  Au  contraire  les  gens 
flegmatiques  et  froids,. si  doux,  si  patients,  si  nio- 
dérés  à  Textérieur,  en  dedans  sont  haineux ,  vindicar 
tifs ,  implacables  ;  ils  savent  conserver,  déguiser ,  nour^ 
rir  leur  rancume  jusqu'à  ce  que  le  moment  de  Fassou- 
vir  se  présente.  En  général,  les  premiers  aiment  plus 
quils  ne  haïssent;  les  seconds  haïssent  beaucoup 
plus  qu'ils  n'aiment,  si  tant  est  qu'ils  sachent  aimer. 
Les  âmes  d'une  haute  trempe  sont  néanmoins  très 
souvent  de  celle-ci ,  comme  supérieures  aux  passions. 
Les  vrais  sages  sont  des  hommes  froids,  je  n'en  doute 
pas;  niais  dans  la  classe  des  hommes  vulgaires,  sans 
le  contre-poids  de  la  sensibiUté,  l'amour-prppre  em- 
portera toujours  la  balance;  et,  s'ils  ue  restent  nuls, 
il  les  rendra  méchants. 

Vous  me  direz  qu'il  y  a  des  hommes  vifs  et  sensi- 
bles qui  ne  laissent  pas  d'être  méchants,  hainetîx ,  et 
rancuniers.  Je  n'en  crois  rien;  mais  il  faut  s'entendre. 
Il  y  a  deux  sortes  de  vivacité  ;  celle  des  sentiments  et 
celle  des  idées.  Les  âmes  sensibles  s'affectent  forte- 
ment et  rapidement.  Le  sang  enflammé  par  tme  agi-* 


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3lO  SJECOND  DIALOGUE. 

tation  $ubite  porte  à  Toeil,  à  la  voix,  çia  visage,  ces 
mouvements  impétueux  qvii  marquent  la  passion.  Il 
est  au  contraire  des  esprits  vifs  qui  s'assQciept  avec 
des  cœurs  glacés,  et  qui  ne  tirent  que  du  cerveau  Fa- 
gitation  qui  paroit  aussi  dans  les  yeux,  dans  le  geste, 
et  accompagne  la  parole,  mais  par  des  signes  tout  dif- 
férents 4  pantomimes  et  comédiens  plutôt  qu'animés 
et  passionnés.  Ceux-ci,  riches  d'idées,  les  produisent 
avec  une.  facilité  extrême  :  ils  ont  la  parole  à  com- 
mandement; leur  esprit,  toujours  présent  et  péné- 
trant, leur  fournit  sans  cesse  des  pensées  neuves,  des 
saillies,  des  réponses  heureuses;  quelque  force  et 
quelque  finesse  qu  on  mette  à  ce  qu'on  peut  lem*  dire, 
ils  étonnent  par  la  promptitude  et  le  sel  de  leurs  re- 
parties, et  ne  restent  jamais  court.  Dans,  les  choses 
même  de  sentiment,  ils  ont  un  petit  babil  si  bien 
agencé, qu'on  les  croiroitémus  jusqu'au  fond  du  coeUr, 
si  cette  justesse  même  d'expression  n'attestoit  que 
c'est  leur  esprit  seul  qui  travaille.  Les  autres ,  tout  oc- 
cupés de  ce  qu'ils  sentent,  soignent  trop  peu  leurs  pa- 
roles pour  les  arranger  avec  tant  d'art..  La  pesante 
succession  du  dis(iours  leur  est  insupportable;  ils  se 
dépitent  contre  la  lenteur  de  sa  marche  ;  il  leur  semble, 
dans  la  rapidité  des  mouvements  qu'ils  éprouvent, 
que  ce  qu'ils  sentent  devroit  se  foire  jour  et  pénétrer 
d'un  cœur  à  l'autre  sans  le  froid  ministère  de  la  parole. 
Les  idées  se  présentent  d'ordinaire  aux  gens  d'esprit  en 
phrases  tout  arrangées.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  senti- 
ments ;  il  faut  chercher ,  combiner ,  choisir  un  langage 
propre  à  rendre  ceux  qu'on  éprouve;  et  quel  est 
l'homme  sensible  qui  aura  la  patience  de  suspendre  le 


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SECOND   DIALOGUE.  3n 

cdlirs  des  affections  qui  lagitent  pour  s'occuper  à 
chaque  instant  de  ce  triage?  Une  violente  émotion 
peut  suggérer  quelquefois  des  expressions  énergiques 
et  vigoureuses;  mais  ce  sont  d'heureux  hasards  que 
}es  marnes  situations  ne  fournissent  pas  toujours. 
D'ailleurs  9  un  homme  vivement  ému  est-il  en  état  de 
prêter  une  attention  minutieuse  à  tout  ce  qu  on  peut 
lui  dire,  à  t<mt  ce  qui  se  passe  autour  de  lui,  pour  y 
approprier  sa  réponse  ou  son  propos?  Je  ne  dis  pas 
que  tous  seront  aussi  distraits,  aussi  étourdis,  aussi 
stupides  que  Jean-Jacques;  mais  je  doute  que  qui- 
conque a  reçu  du  ciel  un  naturel  vraiment  ardent, 
vif,  sensible  et  tendre ,  soit  jainais  un  homme  bien 
preste  à  la  riposte. 

IN  allons  donc  pas  prendre,  comme  on  hit  dans  le 
monde,  pour  des  cœurs  sensibles  des  cerveaux  brûlés 
dont  le  seul  désir  de  briller  anime  les  discours,  les  ac- 
tions, les  écrits,  et  qui,  pour  être  applaudis  des 
jeunes  gens  et  des  femmes ,  jouent  de  leur  mieux  la 
sensibilité  qu'ils  n'ont  point.  Tout  entiers  à  leur  unique 
objet,  c'est-à-dire  à  la  célébrité ,  ils  ne  s'échauffent  sur 
rien  au  monde ,  ne  prennent  un  véritable  intérêt  à  rien  ; 
leurs  têtes ,  agitées  d'idéesifipides ,  laissent  leurs  coeurs 
vides  de  tout  sentiment,'  excepté  celui  de  l'amour- 
propre ,  qui ,  leur  étant  habituel  ^  ne  leur  donne  aucun 
mouvement  sensible  et  remarquable  au-dehors.  Ainsi, 
tranquilles  et  de  sang  froid  sur  toutes  dioses^  ils  ne 
songentt]u'aux  avantages  relatifs  à  leur  petit  individu , 
et ,  ne  laissant  jamais  échapper  aucune  occasion,  s'oc- 
cupent sans  cesse,  avec  un  succès  qui  n'a  rien  d'éton- 
nant, à  rabaisser  leurs  rivaux,  à  écarter  leurs  con- 


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3l2  SECOND  DIALOGUE. 

currents,  à  briller  dans  le  monde,  à  priiner  dansâtes 
lettres ,  et  à  déprimer  tout  ce  qui  n'est  pas  attaché  à 
leur  char.  Que  de  tels  hommes  soient  méchants  ou 
malfaisants,  ce  n'est  pas  une  merveille;  mais  qu'ils 
éprouvent  d'autre  passion  que  l'égoïsme  qui  les  do- 
mine ,  qu'ils  aient  une  véritable  sensibilité ,  qu'ils  soient 
capables  d'attachement,  d'amitié,  même  d'amour, 
c'est  ce  que  je  nie.  Ils  ne  savent  pas  seulement  s'aimer 
eux-mêmes  ;  ils  ne  savent  que  haïr  ce  qui  n'est  pas  eux. 
Celui  qui  sait  régner  sur' son  propre  cœur,  tenir 
toutes  ses  passions  sous  le  joug,  sur  qui  l'intérêt  per* 
sonnel  et  les  désirs  sensuels  n'ont  aucune  puissance, 
et  qui,  soit  en  public,  soit  tout  seul  et  sans  témoin, 
ne  fait  en  toute  occasion  que  ce  qui  est  juste  et  bon* 
néte ,  sans  égard  aux  vœux  secrets  de  son  cœur;  celui- 
là  seul  est  homme  vertueux.  S'il  existe ,  je  m'en  réjouis 
pour  l'honneur  de  l'espèce  humaine.  Je  sais  que  des 
'  foules  d'hommes  vertueux  ont  jadis  existé  sur  la  terre  ; 
je  sais  que  Fénélon,  Catiuat,  d'autres  moins  connus, 
ont  honoré  les  siècles  modernes ,  et  parmi  nous  j'ai  vu 
George  Keith  suivre  encore  leurs  sublimes  vestiges. 
A  cela  près,  je  n'ai  vu  dans  les  apparentes  vertus  des 
hommes  que  forfanterie ,  hyprocrisie ,  et  vanijé.  Mais  ce 
qui  se  rapproche  un  peu  plus  de  nous,  ce  qui  est  du 
moins  beaucoup  plus  dans  l'ordre  de  la  nature,  c'est 
un  mortel  bien  né  qui  n'a  reçu  du  ciel  que  des  passions 
expansives  et  douces,  que  des  penchants  aimants  et 
aimables ,  qu'un  cœur  ardent  à  désirer,  mais  sensible, 
affectueux  dans  ses  désirs ,  qui  n'a  que  faire  dé  gloire 
ni  de  trésors,  mais  de  jouissances  réelles,  de  véri- 
tables attachements,  et  qui,  comptant  pour  rien  Tap- 


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SECOND  DIALOGUE.  3l3 

pareoce  des  choses  et  pourpeu  ropinion  des  hommes , 
cherche  son  bonheur  en  dedans  sans  égard  aux  usages 
suivis  et  au^  préjugés  reçus.  Cet  homme  ne  sera  pas 
vertueux,  puisqu'il  ne  vaincra  pas  ses  penchants; 
mais,  en  les  suivant,  il  ne  fera  rien  de  contraire  à  ce 
que  feroit,  en  surmontant  les  siens ,  celui  qui  n'écoute 
que  la  vertu.  La  bonté,  laconunisération,  la  géné- 
rosité, ces  premières  inclinations  de  la  nature,  qui  ne 
sont  que  des  émanations  de  Fatnour  de  soi,  ne  s'éri- 
geront point  dans  sa  tête  en  d'austères  devoirs,  mais 
elles  seront  des  besoins  de  son  cœur  qu'il  satisfera 
plus  pour  son  propre  bonheur  que  par  un  principe 
d'humilité  qu'il  ne  songera  guère  à  réduire  en  régies. 
L'instinct  de  la  nature  est  moins  pur  peut-éti*e ,  mais 
certainement  plus  sûr  que  la  loi  de  la  vertu  ;  car  on  se 
met  souvent  en  contradiction  avec  son  devoir ,  jamais 
avec  soap^ichant,  pour  mal  faire. 

L'homme  de  la  nature  éclairé  par  la  raison  a  des 
appétits  plus  délicats,  mais  non  moins  simples  que 
dans  sa  première  grossièreté.  Les  &ntaisies  d'auto- 
rité, de  célébrité,  de  prééminence,  ne  sont  rien  pour 
lui;  il  ne  veut  être  connu  que  pour  être  aimé;  il  ne 
veut  être  loué  que  de  ce  qui  est  vraiment  louable  et 
qu'il  possède  eneifet.  L'esprit,  les  talentis,  ne  sont  pour 
lui  que  des  ornements  du  mérite,  et  ne  les  constituent 
pas.  Ils  sont  des  développements  nécessaires  dans  le 
progrès  des  choses,  et  qui  ont  leurs  avantages  pour 
les  agréments  de  la  vie ,  mais  subordonnés  aux  facul- 
tés plus  précieuses  qui  rendent  l'homme  vraiment  sor 
ciable  et  bon,  et  qui  lui  font  priser  l'ordre,  la  justice, 
la  droiture  et  l'innocence  au-dessus  de  tous  les  autres 


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3l4  SECOND  DIALOGUE, 

biais.  L'homme  de  la  nature  apprend  à  porter  en  toute 
chose  le  joug  de  la  nécessité  et  à  s'y  soumettre ,  à  ne 
murmurer  jamais  contre  la  Providence,  qui  com- 
mença par  te  combler  de  dons  précieux,  qui  promet 
à  son  cœur  des  biens  plus  précieux  encore,  mais  qui, 
pour  réparer  les  injustices  de  la  fortune  et  des  hommes , 
choisit  son  heure  et  non  pas  la  nôtre ,  et  dont  les  vues 
sont  trop  au-dessus  de  nous  pour  qu'elle  nous  doive 
compte  de  ses  moyens.  L'homme  de  la  pâture  est  as- 
sujetti par  elle  et  pour  sa  propre  conservation  à  des 
transport3  irascibles  et  momentanés,  à  la  colère,  à 
l'emportement,  à  l'indignation,  jamais  à  des  senti- 
ments haineux  et  durables ,  nuisibles  à  celui  qui  en  est 
la  proie  et  à  celui  qui  en  est  l'objet,  et  qui  ne  mènent 
qu'au  mal  et  à  la  destruction  sans  servir  an  bien  ni  à 
la  conservation  de  personne.  Enfin  l'homme  de  la  na- 
ture ,  sans  épuiser  ses  débiles  forces  à  se  construire 
ici-bas  des  tabernacles,  des  machines  énormes  de 
bonheur  ou  de  plaisir,  jouit  de  lui-même  et  de  son 
existence,  sans  grabd  souci  de  ce  qu'en  pensent  les 
hommes,  et  sans  grand  soin  de  l'avenir. 

Tel  j'ai  vu  l'indolent  Jean-Jacques;  sans  affecta- 
tion, sans  apprêt,  livré  par  goûta  ses* douces  rêve- 
ries, pensant  profondément  quelquefois,  mais  tou- 
jours avec  plus  de  fatigue  que  de  plaisir ,  et  aimant 
mieux  se  laisser  gouverner  par  une  imagination  riante , 
que  de  gouverner  avec  effort  sa  tête  par  la  raison.  Je 
l'ai  vu  mener  par  ^oût  une  vie  égale,  simple,  et  rou- 
tinière, sans  s'en  rebuter  jamais.  L'uniformité  de  cette 
vie  et  la  douceur  qu'il  y  trouve  montrent  que  son  ame 
est  en  paix.  S'il  étoit  mal  avec  lui-même,  il  se  lasse- 


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SECOND  DIALOGUE.  3l5 

roit  enfin  d'y  vivre;  il  lui  faudroit  des  diversions  que 
je  ne  lui  vois  point  chercher;  et  si,  par  un  tour  d'es- 
prit difficile  à  concevoir,  il  s'obstinoit  à  s'imposer  ce 
genre  de  supplice ,  on  verroit  à  la  longue  l'effet  de 
cette  contrainte  sur  son  humeur,  sur  son  teint,  sur  sa 
santé.  Il  jauniroit,  il  languiroit,  il  deviendroit  triste 
et  soml)re,  il  dépériroit.  Au  contraire,  il  se  porte 
mieux  qu'il  ne  fit  jamais  '.  Il  n'a  plus  ces  souffrances 
habituelles ,  cette  maigreur ,  ce  teint  pâle ,  cet  air  mou- 
rant qu'il  eut  constamment  dix  ans  de  sa  vie ,  c'est-à- 
dire  pendant  tout  le  temps  cp'il  se  mêla  d'écrire,  mé- 
tier aussi  funeste  à  sa  constitution  que  contraire  à  son 
goût],  et  qui  l'eût  enfin  mis  au  tombeau  s'il  l'eût  con- 
tinué plus  l0ii|g-temps.  Depuis  qu'il  a  repris  les  doux 
loisirs  de  ^jeunesse  il  en  a  repris  la  sjérénité;  il  oc- 
cupe son  corps  et  repose  sa  tête;  il  s'en  trouve  bien  à 
tous  égards.  En  un  mot,  comme  j'ai  trouvé  dans  ses 
livres  l'homme  de  la  nature,  j'ai  trouvé  dans  lui 
l'homme  de  ses  livres,  sans  avoir  eu  besoin  de  cher- 
cher expressément  s'il  étoit  vrai  qu'il  en  fût  l'auteur. 
•  Je  n'ai  eu  qu'une  seule  curiosité  que  j'ai  voulu  sa- 
tisfaire; c'est  au  sujet  du  Devin  du  village.  Ce  que  vous 
m'aviez  dit  1^-dessus  m'avoit  tellement  frappé  que  je 
n'aùrois  pas  été  tranquille,  si  je  ne  m'en  fusse  parti- 
oulièrement  éclairci.  On  ne  conçoit  guère  comment 
un  homme  doué  de  quelque  génie  et  de  talents,  par 
lesquels  il  pourroit  aspirer  à  une  gloire  méritée ,  pour 
se  parer  effrontément  d'un  talent  qu'il  n'auroit  pas, 

'  Tout  a  son  terme  ici-bas.  Si  ma  santé  décline,  et  succombe 
enfin  sous  tant  d'afflictions  sans  relâche,  il  restera  toujours  éton- 
nant qu'elle  ait  résisté  si  long-temps. 


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3l6  SECOND  DIALOGUE, 

iroit  se  fourrer  Sdos. nécessité  dans  toutes  les  occa- 
sions de  montrer  là-dessus  sou  ineptie.  Mais  qu'au 
milieu  de  Paris  et  des  artistes  les  moins  disposés  pour 
lui  à  Tindulgence,  un  tel  homme  se  donne  ^os  façon 
pour  Fauteur  d'un  ouvrage  qu  il  est  incapable  de  faire; 
qu  un  homme  aussi  timide  ^  aussi  peu  suffisant,  s'érige 
parmi  les  maîtres  en  précepteur  d'un  art  auquel  il 
n  entend  rien,  et  qu'il  les  accuse  de  ne  pas  entendre, 
c'est  assurément  une  chose  des  plus  incroyables  que 
l'on  puisse  avancer.  D'ailleurs  il  y  a  tant  de  bassesse 
à  se  parer  ainsi  des  dépouilles  d'autrui,  cette  manœu- 
vre suppose  tarit  de  pauvreté  d'esprit,  une  vanité  si 
puérile,  un  jugement  si  borné,  que  quiconque  peut 
s'y  résoudre  ne  fera  jamais  rien  de  grand,  d'élevé,  de 
beau  dans  aucun  genre,  et  que,  malgré. toutes  mes 
observations ,  il  seroit  toujours  resté  impossible  à  mes 
yeux  que  Jean-Jacques,,  se  donnant  faussement  pOur 
l'auteur  du  Devin  du  village^  eût  fait  aucun  des  autres 
écrits  qu'il  s'attribue,  et  qui  certainement  ont  trop 
de  force  et  d'élévation  pour  avoir  pu  sortir  de  la  petite 
tète  d'un  petit  pillard  impudent.  Tout  cela  me  sem- 
bloit  tellement  incompatible  que  j'en  reirenois  tou- 
jours à  ma  première  conséquence  de  tout  ou  rien,. 

Une  chose  encore  animoit  le  zélé  de  mes-  recher- 
ches. L'auteur  du  Devin  du  village  n'est  pas ,  quel  qu'il 
soit,  un  auteur  ordinaire ,  non  plus  que  celui  des  au- 
tres ouvrages  [qui  portent  le  même  nom.  Il  y  a  dans 
cette  pièce  une  douceur,  un  charme,  une  simpUcité 
surtout,  qui  la  distinguent  sensiblement  de  toute  au- 
tre productipn  du  même  genre.  Il  n'y  a  dans  les  pa- 
roles ni  situations  vives ,  ni  belles  sentences,  ni  pom- 


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SECOND  DIALOGUE.  Siy 

peuse  morale  :  il  n  y  a  dans  la  musique  ni  traits  savants, 
ni  morceaux  de  travail ,  ni  chants  tournés ,  ni  harmonie 
pathétique.  Le  sujet  en  est  plus  comique  qu'attendris- 
sant, et  cependant  là  pièce  touche,  remue,  attendrit 
jusqu'aux  larmes  :  on  se  sent  ému  sans  savoir  pour- 
quoi. D'où  ce  charme  secret  qui  coule  ainsi  dans  les 
cœurs  tire-t-il  sa  source?  Cette  source  unique  où  nul 
autre  n  a  puisé  n'est  pas  celle  de  THippocrène  :  elle 
vient  d  ailleurs.  L'auteur  doit  être  aussi  singulier  que 
la  pièce  est  originale.  Si,  connoissaut  déjà  J ean- Jac- 
ques, j'avois  vu  pour  la  première  fois  le  Devin  du  vil- 
lage-^'ans  qu'on  m'en  nommât  l'auteur,  j'aurois  dit 
sans  balancer,  c'est  celui  de  la  Nouvelle  Héloise^  c'est 
Jean-Jacques,  et  ce  ne  peut  être  que  lui.  Colette  inté- 
resse et  touche  comme  Julie ,  sans  magie  de  situations , 
sans  apprêts  d'événements  romanesques;  même  na- 
turel, même  douceur ,  même  accent:  elles  sont  sœurs, 
ou  je  serois  bien  trompé.  Voilà  ce  que  j'aurois  dit  pu 
pensé.  Maintenant  on  m'assure  au  contraire  que  Jean- 
Jacques  se  donne  faussement  pour  l'auteur  de  cette 
pièce,  et  qu'elle  est  d'un  autre:  qu'on  me  le  montre 
donc  cet  autre-là,  que  je  voie  comment  il  est  fait.  Si 
ce  n'est  pas  Jean- Jacques,  il  doit  du  moins  lui  res- 
sembler beaucoup,  puisque  leurs  productions ,  si  ori- 
ginales ,  si  caractérisées ,  se  ressemblent  si  fort.  Il  est 
vrai  que  je  ne  puis  avoir  vu  des  productions  de  Jean- 
Jacques  en  musique,  puisqu'il  n'en  sait  pas&ire;  mais 
je  suis  sûr  que,  s'il  en  savoit  faire,  elles  auroient  un 
caractère  très  approchant  de  celui-là.  A  m'en  rap- 
porter à  mon  propre  jugement,  cette  musique  est  de 
lui;  par  les  preuves  que  l'on  me  donne,  elle  n'en  est 


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3l8  SECOND  DIALOGUE, 

pas:  que  dois-je  croire?  Je  résolus  de  m'éclaircir  si 
bien  par  moi-même  sur  cet  article  qu  il  ne  me  pût 
rester  là-dessus  aucun  doute ,  et  je  m'y  suis  pris  de  la 
façon  la  plus  courte ,  la  plus  sûre  pour  y  parvenir. 

Le  Fr.  Bien  n'est  plus  simple.  Vous  ave^fait 
comme  tout  le  monde;  vous  lui  avee  présenté  de  la 
musique  à  lire;  et,  voyant  qu'il  ne  faisoit  que  bar- 
bouiller, vous  avez  tiré  la  conséquence,  et  vous  vous 
en  êtes  tenu  là.  ' 

Rouss.  Ce  n'est  point  là  ce  que  j'ai  fait,  et  ce  n^étoit 
point  de  cela  non  plus  qu'il  s'agissoit;  car  il  ne  s'est 
pas  donné,  que  je  sache,  pour  un  croquesol,  ni  pour 
un  chantre  de  cathédrale.  Mais  en  donnant  de  la  mu- 
sique pour  être  de  lui,  il  s'est  donné  pour  en  savoir 
jBeiire.  Voilà  ce  que  j'avois  à  vérifier.  Je  lui  ai  donc  pro- 
posé de  la  musique,  non  à  lire,  mais  à  faire.  G'étoit 
aller,  ce  me  semble,  aussi  directement  qu'il  étoit  pos- 
sible au  vrai  point  de  la  question.  Je  l'ai  prié  de  com- 
poser cette  musique  en  ma  présence  sur  des  paroles 
qui  lui  étoient  inconnues  et  que  je  lui  ai  fournies  sur- 
le-champ. 

Le  Fr.  Vous  avez  bien  de  la  bonté;  car  enfin  vous 
assurer  qu'il  ne  savoit  pas  lire  la  musique,  n'étoit- 
ce  pas  vous  assurer  de  reste  qu'il  n'en  savoit  pas  com- 
poser? 

Rouss.  Je  n'en  sais  rien;  je  ne  vois  nulle  impossi- 
bilité qu'un  homme  trop  plein  de  ses  propres  idées  ne 
sache  ni  saisir  ni  rendre  celles  des  autres;  et  puisque 
ce  n'est  pas  faute  d'esprit  qu'il  sait  si  mal  parler,  ce 
peut  aussi  n'être  pas  par  ignorance  qu'il  lit  si  mal  la 
musique.  Mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que,  si  de 


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SECOND  DIALOGUE.  819 

Facte  au  possible  la  conséquence  est  valable,  lui  voir 
sous  mes  yeux  composer  de  la  musique  étoit  m'assurer 
qu'il  en  savoit  composer. 

Le  Fr.  D'honneur ,<  voici  qui  est  curieux!  Eh  bien! 
monsieur,  de  quelle  dé£siite  vous  paya-t-il?  Il  fit  le 
fier,  sans  doute,  et  rejeta  la  proposition  avec  hau- 
teur? 

Rouss.  Non,  il  voyoit  trop  bien  mon  motif  potu- 
pouvoir  s'en  offenser,  et  me  parut  même  pjus  recon- 
noissant  qu'humiUé  de  ma  proposition.  Mais  il  me  pria 
de  comparer  les  situations  et  les  âges.  «  Cionsidérez , 
«me  dit-il,  quelle  différence  ving-cinq  ans  d'inter- 
«  valle,  de  longs  serrements  de  cœur,  les  ennuis,  le 
«découragement,  la  vieillesse,  doivent  mettre  dans 
«  les  productions  du  même  homme.  Ajoutez  à  cela  la 
«  contrainte  que  vous  m'imposez,  et  qui  mje  plaît  par* 
«ceque  j'en  vois  la  raison  ^  mais  qui  n'en  met  pas 
«  moins  des  entraves  aux  idées  d'un  honmie  qui  n'a 
«jamais  su  les  assujettir,  ni  rien  produire  qu'à  son 
«  heure,  à  son  aise,  et  à  sa  volonté.  » 

Le  Fr.  Somme  toute ,  avec  de  belles  paroles  il  refusa 
r«preuve  proposée? 

Rouss.  Au  <;ontraire,  après  ce  petit  préambule  il  s'y 
soumit  de  tout  son  cœur ,  et  s'en  tira  mieux  qu'il  n'avoit 
espéré  luidnême.  Il  me  fit,  avec  un  peu  de  lepteur, 
mais  moi  toujours  présent ,  de  la  musique  aussi  fratche, 
aussi  chantante,  aussi  Hen  ti^aitée  que  celle  du  Devin , 
et  dont  le  style  assez  semUable  à  celui  de  cette  pièce, 
mais  moins  nouveau  qu'il  n'étoit  alors,  est  tout  aussi 
naturel ,  tout  aussi  exf»*essif ,  et  tout  aussi  agréable.  Il 
fut  surpris  lui-même  de  son  succès.  «Le  désir,  me 


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320  SECOND  DIALOGUE. 

«  dit-il,  que  je  vous  ai  vu  de  me  voir  réussir  m'a  fait 
«  réussir  davantage.  La  défiance  m'étourdit  »  m'appe- 
«  santit  et  me  resserre  le  cerveau  comme  le  cœur;  la 
«confiance  m  anime ,  m'épanouit,  et  me  fait  planer 
«  sur  des  ailes.  Le  ciel  m'avoit  &it  pour  lamitié :  elle 
«eût  donné  un  nouveau  ressort  à  mes  facultés,  et 
*«  j'aurois  doublé  de  prix  par  elle.  » 

Voilà ,  monsieur,  ce  que  j'ai  voulu  vérifier  par  moi- 
même.  Si  cette  expérience  ne  suffit  pas  pour  prouver 
qu'il  a  fait  le  Devin  du  village^  elle  suffit  au  moins  pour 
détruire  celle  des  preuves  qu'il  ne  l'a  pas  fait  à  la- 
quelle vous  vous  en  élea  tenu.  Vous  savez  pourquoi 
toutes  les  autres  ne  font  point  autorité  pour  moi  :  mais 
voici  une  autre  observation  qui  achève  de  détruire 
mes  doutes ,  et  me  confirn^e  ou  me  ramène  dans  mon 
ancienne  persuasion. 

Après  cette  épreuve,  j'ai  examiné  toute  la  musique 
qu'il  a  composée  depuis  son  retour  à  Paris,  et  qui  ne 
laisse  pas  de  faire  un  recueil  considérable,  et  j'y  ai 
trouvé  une  uniformité  de  style  et  de  faire  qui  tom- 
beroit  quelquefois  dans  la  monotonie  s'il  elle  n'étoit 
autorisée  ou  excusée  par  le  grand  rapport  des  paroles 
dont  il  a  fait  choix  le  plus  souvent.  Jean-Jacqueç, 
avec  un  cœur  trop  porté  à  la  tendresse,  eut  toujours 
un  goût  vif  pour  la  vie  champêtre.  Toute  sa  musique^ 
quoique  variée  selon  les  sujets,  porte  une  empreinte 
de  ce  goût.  On  croit  entendre  l'accent  pastoral  des  pi- 
peaux, et  cet  accent  se  fait  partout  sentir  le  même 
que  dans  le  Devin  du  village.  Un  connoisseur  ne  peut 
pas  plus  s'y  tromper  qu'on  ne  se  trompe  au  faire  des 
peintres.  Toute  cette  musique  a  d'ailleurs  une  simpli- 


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SECOND  DIALOGUE.  321 

cité ,  j'oserois  dirjs  une  vérité ,  que  ua  parmi  nous  nulle 
autre  musique  moderne .  Non  seulement  elle  n'a  besoin 
ni  de  trilles ,  ni  de  petites  notes ,  ni  d'agréments  ou  de 
fleurtis  *  d'aucune  espèce ,  mais  elle  ne  peut  même 
rien  supposer  de  tout  celai  Toute  son  expression  est 
dans  les  seules  nuances  du  fort  et  du  doux ,  vrai  ca- 
ractère d'une  bonne  mélodie;  cette  mélodie  y  est  tou- 
jours une  et  bien  marquée ,  les  accompagnements 
l'animent  sans  l'offusquer.  On  n'a  pas  besoin  de  crier 
sans  cesse  aux  accompagnateurs  li'ou^,  plus  doux. 
Tout  cela  ne  convient  encore  qu'aHt  seul  Devin  du  vil- 
lage. S'il  n'a  pas  fait  cette  pièce,  il  faut  donc  qu'il  en 
ait  l'auteur  toujours  à  ses  ordres  pour  lui  composer  de 
nouvelle  musique  toutes  les  fois  qu'il  lui  plsdt  d'en 
produire  soîis  son  nom,  car  il  n'y  a  que  lui  seul  qui 
en  fasse  comme  celle-là.  Je  ne  dis  pas  qu'en  épluchant 
bien  toute  cette  musique  on  n'y  trouvera  ni  ressem- 
blances ,  ni  réminiscences ,  ni  traits  pris  ou  imités 
d'autres  auteurs  ;  cela  n'est  vrai  d'aucune  musique 
que  je  connoisse.  Mais ,  soit  que  ces  imitations  soient 
des  rencontres  fortuites  ou  de  vrais  pillages,  je  dis  que 
la  manière  dont  l'auteur  les  emploie  les  lui  approprie; 
je  dis  que  l'abondance  des  idées  dont  il  est  plein ,  et 
qu'il  associe  à  celles-là ,  ne  peut  laisser  supposer  que 
ce  soit  par  stérilité  de  son  propre  fonds  qu'il  se  les  at- 
tribue ;  c'est  paresse  ou  précipitation ,  mais  ce  n'est 
pas  pauvreté  :  il  lui  est  trop  aisé  de  produire  pour 
avoir  jamais  besoin  de  piller  \ 

*  Il  donne  dans  son  Dictionnaire  l'explication  de  ce  mot^  qui  a  deux 
significations  en  musique,  en  ajoutant  qii't'/  a  vieilli  en  tout  ^ns. 
'  Il  y  a  trois  seuls  morceaux  dans  le  Devin  du  village  qui  ne  sont 

XTI.  2 1 


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322  SECOND  DIALOGUE. 

Je  lui  ai  conseillé,  de  rassembler  toute  cette  musi^ 
que  et  de  chercher  à  s'en  défoire  pour  s'aider  à  vivre 
quand  il  ne  pourra  plus  continuer  son  travail,  mais  de 
tâcher  sur  toute  chose  que  ce  recueil  ne  tombe  qu'en 
des  mains  fidèles  et  sûres  qui  ne  le  laissent  ni  dé* 
truire  ni  diviser  :  car  quand  la  passion  cessera  de 
dicter  les  jugements  qui  le  regardent ,  ce  recueil  four- 
nira ,  ce  me  semble ,  une  forte  preuve  que  toute  la 

pas  uniquement  de  moi,  comme,  àhs  le  commencement,  je  Fai  dit 
sans  eesse  à  tout  le  monée  ;  tous  trois  dans  le  divertissement  :  i**  les 
paroles  de  la  chanson,  qui  sont  en  partie,  et  du  moins  Fidëe  et  le 
refrain,  de  M.  Ck>llé;  a**  les  paroles  de  Fariette,  qui  sont  de  M.  Ga- 
husac,  lequel  m'engagea  à  faire,  après  coup,  cette  ariette,  pour 
complaire  à  mademoiselle  Fel,  qui  se  plaignoit  qu'il  n'y  avoit  rien 
de  brillant  pour  sa  voix  dans  son  rèle;  3**  et  Feutrée  des  bergères, 
que,  sur  les  vives  instances  de  M.  d'Holbach,  j'arrangeai  sur. une 
pièce  de  clavecin  d'un  recueil  qu'il  me  présenta.  Je  ne  dirai  pas 
quelle  étoit  l'intention  de  M.  d'Holbach  ;  mais  il  me  pressa  si  fort 
d'employer  quelque  chose  de  ce  recueil,  qite  je  ne  pus,  dans  cette 
bagatelle,  résister  obstinément  à  son  désir.  Pour  la  romance,  qu'on 
m'a  fait  tirer,  tantôt  de  Suisse,  tantôt  de  Languedoc,  tantôt  de 
nos  psaumes,  et  tantôt  de  je  ne  sais  où,  je  ne  l'ai  tirée  que  de  ma 
tête,  ainsi  que  toute  la  pièce.  Je  la  composai,  revenu  depuis  peu 
d'Italie,  passionné  pour  la  musique  que  j'y  avois  entendue,  et  dont 
on  n'àtoit  encore  aucune  connoissance  à  Paris.  Quand  cette  con- 
noissanoe  commença  de  s'y  répandre,  on  auroit  bientôt  découvert 
mes  pillages,  si  j'avois  fait  comme  font  les  compositeurs  françois, 
parcequ'ils  sont  pauvres  d'idées,  qu'ils  ne  connoissent  pas  même 
le  vrai  chant,  et  que  leurs  accompagnements  ne  sont  que  du  bar- 
bouillage. On  9  eu  Fimpudence  de  mettre  en  grande  pompe,  dans 
le  recueil  de  mes  écrits,  la  romance  de  M.  Vernes,  pour  faire  croire 
au  public  que  je  me  Fattribuois.  Tonte  ma  réponse  a  été  de  faire 
à  cette  romance  deux  autres  airs  meilleurs  que  celui>là.  Mon  argu- 
ment est  simple  :  celui  qui  a  fait  les  deux  meilleurs  airs  n'avoit  pas 
besoin  de  s'attribuer  faussement  le  moindre. 


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SECOND   DIALOGUE.  323 

musique  qui  le  compose  est  d.un  seul  et  même  au- 
teur*. 

Tout  ce  qui  est  §orti  de  la  plume  dç  Jean-Jacques 
durant  son  effervescence  porte  une  empreinte  impos- 
sible à  méconnoitre  ^  et  plus  impossible  à  imiter.  Sa 
musique,  sa  prose,  ses  vers ,  tout ,  dans  ces  dix  ans , 
est  d'un  coloris,  d  une  teinte,  qu'un  autre  ne  trouvera 
jamais.  Oui ,  je  le  répète ,  si  j'ignorois  quel  est  Fauteur 
du  Devin  du  village^  je  le  sentirois  à  cette  conformité» 
Mon  doute  levé  sur  cette  piécevachéve  de  lever  ceux 
qui  pouvoient  me  rester  sur  son  auteur.  La  force  des 
preuves  qu'on  a  qu  elle  n  est  pas  de  lui  ne  sert  plus 
qu'à  détruire  dans  mon  esprit  celles  des  crimes  dont 
on  laccuse;  et  tout  cela  ne  me  laisse  plus  qu'une  sur- 
prise, c'est  comment  tant  de  mensonges  peuvent  être 
si  bien  prouvés, 

Jean-Jacques  étoit  né  pour  la  musique ,  non  pour  y 
payer  de  sa  personne  dsms  l'exécution,  mais  pour  en 

,  '  J*ai  mis  fidèlement  dans  ce  recbeil  toute  la  musique  de  toute 
espèce  que  j'ai  composée  depuis  mon  retour  à  Paris,  et  dont  j'au- 
rois  beaucoup  retranché  si  je  n  y  avois  laissé  que  ce  qui  me  paroit 
bon;  mais  j'ai  voulu  ne  rien  omettre  de  ce  que  j'ai  réellement  fait , 
afin  qu'on  en  pût  discerner  toi^t  ce  qu'on  m'attribue,  aussi  fausse- 
ment qu'impudemment  même ,  en  ce  genre ,  dans  le  public ,  dans 
les  journaux ,  et  jusque  dans  les  recueils  de  mes  propres  écrits. 
Pourvu  que  les  paroles  soient  grossières  et  malhonnêtes ,  pourvu 
que  les  &irs  soient  maussades  et  plats ,  on  m'accordera  volontiers 
le  talent  de  composer  de  cette  musique-là.  On  affectera  même  de 
m'attribuer  des  airs  d'un  bon  chant  faits  par  d'autres,  pour  faire 
croire  que  je  me  les  attribue  moi-même,  et  que  je  m'approprie  les^ 
ouvrages  d'autrui.  M'6ter  mes  productions  et  m'attribuer  les  leurs 
a  été,  depuis  vingt  ans,  la  manœuvre  la  plus  constat! te  de  ces  mes* 
sieurs ,  et  la  plus  sûre  pour  n^  décrier. 

31. 


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324  SECOND  DIALOGUE, 

hâter  les  progrès  et  y -faire  des  découvertes.  Ses  idées 
dans  Fart  et  sur  Fart  sont  fécondes,  intarissables.  Il  a 
trouvé  des  méthodes  plus  claires ,  plus  commodes , 
plus  simples  ,  qui  facilitent ,  les  unes  la  composition , 
les  autres  Texécution ,  et  auxquelles  il  ne  manque , 
pour  être  admises ,  que  d'être  proposées  par  un  autre 
que  lui.  Il  a  fait  dans  Tharmonie  une  découverte  qu'il 
ne  daigne  pas  même  annoncer ,  sûr  d'avance  qu^elle 
seroit  rebutée ,  ou  ne  lui  attireroit^,  comme  le  Devin  du 
village^  que  l'imputation  de  s'etnparer  du  bien  d'au- 
trui.  Il  fera  dix  airs  sur  les  mêmes  paroles  sans  que 
cette  abondance  lui  coûte  ou  lepuise.  Je  l'ai  vu  lire 
aussi  fort  bien  la  musique ,  mieux  que  plusieurs  de 
ceux  qui  la  professent.  Il  aura  même  en  cet  art  l'im- 
promptu  de  l'exécution  qui  lui  manque  en  toute  autre 
chose,  quand  rien  ne  l'intimidera,  quand  rien  ne  trou- 
blera cette  présence  d'esprit  qu'il  a  si  rarement,  qu'il 
perd  si  aisément,  et  qu'il  ne  peut  plus  rappeler  dès  qu'il 
l'a  perdue.  Il  y  a  trente  ans  qu'on  l'a  vu  dans  Paris 
chanter  tout  à  livre  ouvert.  Pourquoi  ne  le  peut-il 
plus  aujourd'hui?  C'est  qu'alors  personne  ne  doutoit 
du  talent  qu'aujourd'hui  tout  le  monde  lui  refuse,  et 
qu'un  seul  spectateur  malveillant  suffit  pour  troubler 
sa  tête  et  ses  yeux.  Qu'un  homme  auquel  il  aura  con- 
fiance lui  présente  de  la  musique  qu'il  ne  connoisse 
point ,  je  parie ,  à  moins  qu'elle  ne  soit  baroque  ou 
qu'elle  ne  dise  rien ,  qu'il  la  déchiffre  encore  à  la  pre- 
mière vue  el  la  chante  passablement.  Mais  si ,  lisant 
dans  le  cœur  de  cet  homme ,  il  le  voit  malintentionné, 
il  n'en  dira  pas  une  note;  et  voilà  parmi  les  specta- 
teurs la  conclusion  tirée  sans^utre  examen.  Jean  -ac- 


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SECOND  DfAI.O<ÏUE,  325 

ques  est  sur  la  musique  et  sur  les  choses  qu'il  sait  le 
mieux  comme  il  étoit  j^disaux  échecs.  Jottôit'il  avec 
un  plus  fort  que  lui  qu  il  croyoit  plus  foiblev  ilie  bat- 
toit  le  plus  souvent;  avec  un  plus  foible  qu'il  croyoit 
plus  fort,  il  étoit  battu  :  la  suffisance  des  autres  Tinti- 
mide  et  le  démonte  infailliblement.  En  ceci  Topinion 
la  toujours  subjugué,  ou  plutôt,  en  toute  chose, 
comme  il  le  dit  lui-même,  c'est. au  degré  de  sa  con- 
fiance que  se  montre  celui  de  ses  facultés.  Le  plus 
grand  mal  est  ici  que ,  sentant  en  lui^sa  capacité,  pour 
désabuser  ceux  qui  en  doutent,  il  se  livre  sans  crainte 
aux  occasions  de  la  montrer,  comptant  toujours  pour 
cette  fois  rester  maître  de  lui-même ,  et,  toujours  inti- 
midé, quoi  qu'il  fasse,  il  ne  montre  que  son  ineptie. 
L'expérience  là-dessus  a  beau  l'instruire  »  elle  ne  la. 
jamais  corrigée. 

Les  dispositions  d'ordinaire  ahnonceiH  l'inclina* 
tion ,  et  réciproquement.  Cela  est  encore  vrai  chez 
Jean-Jacques.  Je  n'ai  vu  nul  homme  aussi  passionné 
que  lui  pour  la  musique ,  mais  seulement  pour  celle 
qui  parle  à  son  cœur;  c'est  pourquoi  il  aime  mieux  en 
faire  qu'en  entendre ,  surtout  à  Paris ,  parcequlil  n'y 
en  a  point  d'aussi  bien  appropriée  à  lui  que  la  sienne. 
Il  la  chante  avec  une  voix  foible  et  cassée ,  mais  encore 
animée  et  douce;  il  l'accompagne,  non  sans  peine, 
avec  des  doigts  tremblants ,  moins  par  l'effet  des  ans 
que  d'une  invincible  timidité.  Il  se  livre  à  cet  amuse- 
ment depuis  quelques  années  avec  plus  d'ardeur  que 
jamais ,  et  il  est  aine  de  voir  qu'il  s'en  Êdt.une  aimable 
diversion  à  ses  peines.  Quand  des  sentiments  dou- 
loureux affligent  son  cœur,  il  cherche  sur  son  clavier 


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326  SECOND  1)IAL0GUE. 

les  consolations  que  les  hommes  lui  refusent.  Sa  don- 
leur  perd  ainsi  sa  sécheresse ,  et  lui  fournit  à-la-fois 
des  chants  et  des  larmes.  Dans  les  rues,  il  se  distrait 
des  regarde  insultants  des  passants  en  cherchant  des 
airs  dans  sa  tête  ;  plusieurs  romances  de  sa  façon  d'un 
chant  triste  et  languissant,  mais  tendre  et  doux,  n'ont 
point  eu  d  autre  origine.  Tout  ce  qui  porte  le  même 
caractère  lui  plaît  et  le  charme.  Il  est  passionné  pour 
le  chant  du  rossignol  ;  il  aime  les  gémissements  de  la 
tourterelle,  et  les  a  parfeiitement  imités  dans  laccom- 
pagnement  d'un  de  ses  airs  :  les  regrets  qui  tiennent  à 
rattachement  Fintéressent.  Sa  passion  la  plus  vive  et 
là  plus  vaine  étoit  d'être  aimé;  il  croyoit  se  sentir  lait 
pour  rél3*e  ;  il  satisfait  du  mmns  cette  fentaisie  avec  les 
animaux.  Toujours  il  prodigua  son  temps  et  ses  soins 
à  les  attirer ,  à  les  caresser;  il  étoit  Fami ,  presque  Fes- 
dave  de  sib  c\n&a. ,  de  sa  chatte ,  de  ses  secins  :  il  a  voit 
des  pigeons  qui  le  sui voient  partout,  qui  lui  volcûent 
sur  les  bras,  sur  la  tête,  jusqu'à  l'importunité  :  il  ap- 
privoisoit  les  oiseaux,  les  poissons ,  avec  une  patience 
incroyable,  et  il  est  parvenu  à  Monquin  à  faire  nicher 
des  hirondelles  dans  sa  chambre  avec  tant  de  con- 
fiance, qu'elles  s'y  laissoient  même  enfermer  sans  s'ef- 
faroucher. En  un  mot ,  ses  aniusements ,  ses  plaisirs, 
sont  innocents  et  doux  comofië  ses  travaux,  comme  ses 
penchants  ;  il  n'y  a  pas  dans  son  ame  un  goût  qui  soit 
hors  de  la  natuve ,  ni  cdftteux  ou  criminel  à  satilsfaire  ; 
et,  pour  être  heureux  autant  qu'il  est  possible  îci-bas, 
la  fortune  lui  eût  fêté  inutile,  encore  plus  la  célébrité; 
il  ne  hii  falloit  que  la  santé ,  le  nécessaire,  le  repos ,  et 
l'amitié. 


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SECOND  DIALOGUE-  3^7 

Je  VOUS  ai  décrit  les  principaux  traits  de  Thomme 
que  j'ai  vu ,  et  je  me  suis  borné  dans  mes  descriptions 
non  seulement  à  ce  qui  peut  de  même  être  vu  de  tout 
autre,  s'il  porte  à  cet  examen. un  œil  attentif  et ^non 
prévenu,  mais  à  ce  qui  n'étant  ni  bien  ni  mal  en  soi 
ne  peut  être  affecté  lopg-temps  par  hypocrisie.  Quant 
à  ce  qui,  quoique  vrai,  n'est  pas  vraisemb)able,  tout 
ce  qui  n  est  connu  que  du  ciel  et  de  moi,  mais  eû^  pu 
mériter  â^  Y  être  des  hommes ,  ou  ce  qui  y  même  connu 
d autrui,  ne  peut  être  dit  de  soi-même  avec  bien- 
séance ,  n'espérez  pas  que  je  vous  en  parle,  non  plus 
que  ceux  dont  il  est  connu  :  si  tout  son  prix  est  dans 
les  suffrages  des  hommes,  c'est  à  jamais  autant  de 
perdu.  Je  ne  vous  parlerai  pas  non  plus  de  ses  vices  ,^ 
non  qu'il  n'en  ait  de  très  grands  ,^  mais  parcequ'ils 
n'ont  jamais  ikit  de  mal  qu'à  lui,  et  qu'il  n'en  doit  aucun 
compte  aux  autres  :  le  mal  qui  ne  nuit  point  à  autrui 
peut  se  taire  quandon  tait  le  bien  qui  le  rachète.  Il  n'a 
pas  été  si  discret  dans  ses  Confissions,  et  peut-être 
n'en  a-t-il  pas  mieux  fait.  A  cela  près,  tous  les  détails 
que  je  pourrois  ajouter  aux  précédents  n'en  sont  que 
des.  conséquences  qu'en  raisonnant  bien  chacun  peut 
aisément  suppléer.  Ils  suffisent  pour  connoitre  à  fond 
le  naturel  de  l'homme  et  j^o^t^aractère.  Je  ne  saurois 
aller  plus  loin  sans  manquer  aux  engagemeats  par  les- 
quels vous  m'avez  lié.  Tant  qu'ils  4|tu'eront .  tout  ce  que 
je  puis  exiger  et  attendre  de  J^an-Jacques  est  qu'il  me 
donne,  comme  il  a  fait,  une  explication  naturelle  et 
raisonnée  de  sa  conduite  en  toute  occasion;.car  il  se- 
roit  injuste  et  absurde  d'exiger  qu'il  répondît  aux 
chargfss  qu'il  ignore ,  et  qu'pn  i^e  permet  pas  de  lui  dé- 


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328  SECOND   DIALOGUE, 

clarer;  et  tout  ce  que  je  puis  ajouter  du  mien  à  cela, 
est  de  m'assurer  que  cette  explication  qu'il  me  donne 
s  accorde  avec  tout  ce  que  j'ai  vu  de  lui  par  moi-même, 
en  y  donnant  toute  mon  attention.  Voilà  ce  que  j  ai 
fait  :  ainsi  je  m'arrête.  Ou  feites-moi  sentir  en  quoi  je 
m'abuse,  ou  montrez-moi  comment  mon  Jean-Jacques 
peut  s'accorder  avec  celui  de  vos  messieurs ,  ou  con- 
venez enfin  que  deux  êtres  si  différents  ne  forent  ja- 
mais le  même  homme. 

Le  Fr.  Je  vous  ai  écouté  avec  une  attention  dont 
vous  devez  être  content.  Au  lieu  de  vous  croiser  par 
mes  idées  je  vous  ai  suivi  dans  les  vôtres,  et  si  quel- 
quefois je  vous  ai  machinalement  interrompu  ,  c'étoit 
lorsqu'étant  moi-même  de  votre  avis  je  voulois  avoir 
votre  réponse  à  des  objections  souvent  rebattues  que 
je  craignois  d'oublier.  Maintenant  je  vous  demande  en 
retour  un  peu  de  l'attention  que  je  vous  ai  donnée. 
J'éviterai  d'être  diffus;  évitez,  si  vous  pouvez  ,  d'être 
impatient. 

Je  commence  par  vous  accorder  pleinement  votre 
conséquence ,  et  je  conviens  franchement  que  votre 
Jean-Jacqués  et  celui  de  nos  messieurs  ne  sauroient 
être  le  même  homme.  L'un,  j'çn  conviens  encore, 
semble  avoir  été  fait  à  pljiisir ,  pour  le  mettre  en  op- 
position avec  l'autre.  Je  vois  même  entre  eux  des  in- 
compatibilités qui  t^e  frapperoient  peut-être  nul  autre 
que  moi.  L'empire  de  l'habitude  et  le  goût  du  travail 
manuel  sont,  par  exemple,  à  mes  yeux  des  choses 
inalliables  avec  les  noires  et  fougueuses  passions  des 
méchants  ;  et  je  réponds  que  jamais  un  déterminé  scé- 
lérat ne  fera  de  jolis  herbiers  en  miniatures ,  et  n'é- 


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SECOND  DIALOGUE.  3^9 

crira  dans  six  ans  huit  mille  pages  de  musiqne'.  Ainsi, 
dès  la  première  esquisse,  nos  messieurs  et  vous  ne 
pouvez  vous  accorder.  Il  y  a  certainement  erreur  ou 
mensonge  d'une  des' deux  parts  :  le  mensongen'est 
pas  de  la  vôtre,  j'en  suis  très  sûr,  mais  Terreur  y  peut 
être.  Qui  m'assurera  qu'elle  n'y  est  pas  en  effet?  Vous 
accusez  nos  messieurs  d'être  prévenus  quand  ils  le 
décrient ,  n'est-ce  point  vous  qui  l'êtes  quand  vous 
l'honorez?  Votre  penchant  pour  lui  rend  ce  doute  très 
raisonnable.  Ilfeudroit,  pour  démêler  sûrement  la  vé- 
rité, des  observations  impartiales;  et,  quelques  pré- 
cautions que  vous  ayez  prises,  les  vôtres  ne  le  sont 
pas  plus  que  les  leurs.  Tout  le  monde ,  quoi  que  vous 
en  puissiez  dire,  n'est  pas  entré  dans  le  complot.  Je 
connois  d'honnêtes  genë  qui  ne  haussent  point  Jean- 
Jacques  ,  c'est-à-dire  qui  ne  professent  point  pour  lui 
cette  bienveillance  traîtresse  qui ,  selon  vous ,  n'est 
qu'une  haine  plus  meurtrière.  Ils  estiment  ses  talents 
sans  aimer  ni  haïr  sa  personne,  et  n'ont  pas  une 
grande  confiance  en  toute  cette  générosité  si  bruyante 
qu'on  admire  dans  nos  messieurs.  Cependant,  sur 
bien  des  points,  ces  personnes  équitables  s'accordent 
à  penser  comme  le  public  à  son  égard.  Ce  qu'elles  ont 
vu  par  elles-mêmes ,  ce  qu'elles  oui  appris  les  unes  des 
autres  donne  une  idée  peu  favorable  de  ses  mœurs , 
de  sa  droiture,  de  sa  douceur,  de  son  humanité,  de 

*  Ayant  £ait  une  partie  de  ce  calcul  d'avance,  et  seulement  par 
comparaison,  )*ai  mis  tout  trop  au  rabais;,  et  c'est  ce  que  je  dé- 
couvre bien  sensiblement  à  mesure  que  j'avance  dans  mon  re(];istre, 
puisqu^au  bout  de  cinq  ans  et  demi  seulement  j'ai  déjà  plus  de  neuf 
mille  pages  bien  articulées ,  et  sur  lesquelles  on  ne  peut  contester. 


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33o  SECOND  DIALOGUE. 

son  désiotéressement ,  de  toutes  les  vertus  qu  il  éta- 
loit  avec  tant  de  faste.  Il  faut  lui  passer  des  défauts, 
même  des  vices,  puisqu'il  est  homme;  mais  il  en  est  de 
trop  bas  pour  pouvoir  germer  dans  un  cœur  bomiéte. 
Je  ne  cherche  point  un  homine'parfait ,  mais  je  méprise 
un  homme  abject,  et  ne  croirai  jamais  que  les  heu- 
reux penchants  que  vous  trouvez  dans  Jean-Jacques 
puissent  compatir  avec  des  vices  tels  que  ceux  dont  il 
est  chargé.  Vous  voyez  que  je  n'insiste  pas  sur  des 
faits  aussi  prouvés  qu  il  y  en  ait  au  moqde ,  mais  dont 
l'omission  affectée  d'une  seule  iprmalité  éoerve,  selon 
yous,  toutes  les  preuves.  Je  ne  dis  rien  des  créatures 
qu'il  s'amusie  à  violer ,  quoique  rien  ue  soit  moins  né- 
cessaire ,  des  écus  qu'il  escroque  aux  passants  dans  les 
tavernes,  et  qu'il  nie  ensuite tl'a.voir  empruntés ,  des 
copies  qu'il  fait  payer  deux  fois,  dje  cejles  où  il  fait  de 
faux  comptes,  de  l'argent  qu'il  escaj^ote  dans  les 
paiements  qu'on  lui  fait,  ^de  mille  autres  imputations 
pareilles.  Je  veux  que  tous  ces  faits,  quoique  prouvés, 
soient  sujets  à  chicane  comme  les  auti^es;  mais  ce  qui 
est  généralement  vu  par  tout  le  monde  ue  s^roit 
l'être.  Cet  homme ,  en  qui  vous  trouvez  unie  modestie , 
une  timidité  de  vierge ,  est  si  bien  connu  pour  un  sa- 
tyre plein  d'impudence,  que,  dans  les  maisons  mêmes 
où  l'on  tâchoit  de  l'attirer  à  son  arrivée  à  Paris ,  on  fai- 
soit,  dès  qu'il  paroissoit,  retirer  la  fille  de  la  n^aison , 
pour  ne  pas  l'exposer  à  la  brutalité  de  ses  propos  et 
de  ses  manières.  Cet  homme,  qui. vous  paroit  si  doux, 
si  sociable ,  fuit  tout  le  monde  sans  distinction ,  dé- 
daigne toutes  les  caresses,  rebute  toutes  les  avances, 
et  vit  seul  comme  un  loup-garou.  Il  se  nourrit  de  vi- 


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SECOND  DIALOGUE.  33l 

sions ,  selon  vous ,  et  s'extasie  avec  des  chimtoes.  Mais 
s'il  méprise  et  repousse  les  humains,  si  son  cœur  se 
ferme  à  leur  société,  que  leur  importe  celle  que  vous 
lui  prêtez  avec  des  êtres  imaginaires?  Depuis  qu'on 
s'est  avisé  de  l'éplucher  avec  plus  de  soin,  on  l'a  trou^ 
vé,  non  seulement  différent  de  ce  qu'on  le  croyoit, 
mais  contraire  à  tout  ce  qu'il  prétendoit  être.  Il  se  di* 
soit  honnête,  modeste;  on  l'a  trouvé  cynique  et  dé- 
bauché; il  se  vantoit  de  bonnes  mœurs,  et  il  est  pourri 
de  vérole;  il  se  disoit  désintéressé,  et  il  est  de  la  plus 
basse  avidité  ;  il  se  disoit  humain ,  compatissant ,  il  re- 
pousse durement  tout  ce  qui  lui  demande  assistance; 
il  se  disoit  pitoyable  et  doux,  il  est  cruel  et  sangui- 
naire; il  se  disoit  diaritable,  et  il  ne  donne  rien  à  per- 
sonne; il  se  disoit  liant,  fiwle  à  subjuguer,  et  il  re- 
jette arrogamment  toutes  les  honnêtetés  dont  on  le 
comble.  Plus  on  le  recherche ,  plus  on  en  est  dédaigné. 
On  a  beau  prendre  en  l'accostaçt  un  air  béat,  un  ton 
patdin,  dolent,  lamentable,  lui  écrire  des  lettres  à 
faire  pleurer,  lui  signifier  net  qu'on  va  se  tuer  à  l'in- 
stant si  l'on  n'est  admis,  il  n'est  ému  de  rien;  il  seroit 
homme  à  laisser  faire  ceux  qui  seroient  assez  sots  pour 
cela;  et  les  plaignants,  qui  affluent  à  sa  porte,  s'en  re- 
tournent tous  sans  consolation.  Dans  une  situation 
pareille  à  la  sienne,  se  voyant  observé  de  si  près,  ne 
devroit-il  pas  s'attacher  à  rendre  contents  de  lui  tous 
ceux  qui  l'abordent,  à  leur  &ire  perdre,  à  force  de 
deuceur  et  de  bonnes  manières,  les  noires  impressions 
qu'ils  ont  sur  son  compte,  à  substituer  dans  leurs  âmes 
la  bienveillance  à  l'estime  qu'il  a  perdue,  et  à  les  forcer 
au  moins  à  le  plaindre,  ne  pouvant  plus  l'honorer? 


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332  SECOND  DIALOGUE. 

Au  lieu  de  cela ,  il  concourt,  par  son  humeur  siauvage 
et  par  ses  rudes  manières,  à  nourrir,  comme  à  plaisir, 
la  mauvaise  opinion  qu'ils  ont  de  lui.  En  le  trouvant 
si  dur,  si  repoussant,  si  peu  tcaitable,  ils  reconnoisseot 
aisément  Tbomme  féroce  qu'on  leur  a  peint;  et  ils  s'en 
i^tournent  convaincus  par  eux-mêmes  qu'on  n  a  point 
exagéré  son  caractère^  et  qu'il  est  aussi  noir  que  $on 
portrait. 

Vous  me  répéterez  sans  doute  que  ce  n'est  point  là 
l'homme  que  vous  avez  vu  :  mais  c'est  l'homme  qu'a 
vu  tout  le  monde,  excepté  vous  seul.  Vous  ne  parlez, 
dites-vous,  que  d'après  vos  propres  observations. La 
plupart  de  ceux  que  vous  démentez  né  parlent  non 
plus  que  d'après  les  leurs.  Us  ont  vu  noir  où  vous 
voyez  blanc;  mais  ils  soot  tous  d'accord  sur  cette 
couleur  noire  ;  la  blanche  ne  frappe  nuls  autres  yeux 
que  les  vôtres  ;  vous  êtes  seul  contre  tous  :  la  vraisemr 
blance  est'^lle  pour  vous?  La  raison  permet-elle  de 
donner  plus  de  force  à  votre  unique  suflFrage  qu'aux 
suffrages  unanimes  de  tout  le  public?  Tout  est  d'ac- 
cord sur  le  compte  de  cet  homme  que  vous  vous  ob- 
stinez seul  à  croire  innocent,  malgré  tant  de  preuves 
auxquelles  vous-même  ne  trouvez  rien  à  répondre.  Si 
ces  preuves  sont  autant  d'impostures  et  de  sophismes, 
que  iaut-il  donc  penser  du  genre  humain?  Quoi  !  tmte 
une  génération  s'accorde  à  calomnier  un  innocent,  à 
le  couvrir  de  ÊEinge ,  à  le  suffoquer,  pour  ainsi  dire, 
dans  le  bourbier  de  la  diffamation,  tandis  qu'il  ne 
faut,  selon  vous,  cpi'ouvrir  les  yeux  sur  lui. pour  se 
convaincre  de  son  innocence,  et  de  la  noirceur  de  ses 
ennemis  !  Prenez  garde,  M.  Rousseau  ;  c'est  vous-même 


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SECOND  DIALOGUE.  333 

qui  prouvez  trop.  Si  Jean-Jacques  étoît  tel  que  vous 
Favez  vu,  seroit-il  possible  que  vous  fussiez  le  premier 
et  le  seul  à  Fa  voir  vu  sous  cet  aspect?  Ne  reste-t-il  donc 
que  vous  seul  d'homme  juste  et  sensé  sur  la  terre? 
S'il  en  mste  un  autre  qui  ne  pens«  pas  ici  comme  vous, 
toutes  vos  observations  sont  anéanties ,  et  vous  restez 
seul  chargé  de  Faccusation  que  vous  intentez  à  tout 
le  monde,  d'avoir  vu  ce  que  vous  desiriez  de  voir,  et 
non  de  ce  qui  étoit  en  effet.  Répondez  à  cette  seule  ob- 
jection, mais  répondez  juste,  et  je  me  r^nds  sur  tout 
le  reste. 

Rouss.  Pour  vous  rendre  ici  franchise  pour  fran- 
chise, je  commence  par  vous  déclarer  que  cette  seule 
objection,  à  laquelle  vous  me  sommez  de  répondre, 
est  à  mes  yeux  un  abîme  de  ténèbres  où  mbn  enten- 
dement se  perd.  Jean-Jacques  lui-même  n'y  comprend 
rien  non  plus  que  moi.  Il  s'avoue  incapable  d'expli- 
quer, d'entendre  la  conduite  publique  à  son  égard.  Ce 
concert,  avec  lequel  toute  une  génération  s'empresse 
d'adopter  un  plan  si  exécrable,  la  lui  rend  incompré- 
hensible. Il  n'y  voit  ni  des  bons,  ni  des  méchants,  ni 
des  hommes  :  il  y  voit  des  êtres  dont  il  n'a  nulle  idée. 
II  ne  les  honore,  ni  ne  les  méprise,  ni  ne  les  conçoit; 
il  ne  sait  pas  cejque  c'est.  Son  ame,  incapable  de  haine, 
aime  mieux  se  reposer  dans  cette  entière  ignorance 
que  de  se  livrer,  par  des  interprétations  cruelles,  à  des 
sentiments  toujours  pénibles  à  celui  qui  les  éprouve, 
quand  ils  ont  pour  objet  des  êtres  qu'il  ne^  peut 
estimer.  J'approuve  cette  disposition ,  et  je  l'adopte 
autant  que  je  puis,  pour  m'épargner  un  sentiment  de 
mépris  pour  mes  contemporains.  Mais  au  fond  je  me 


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334  SECOND  DIALOGUE, 

surprends  soufent  à  les  juger  malgré  taoi  :  ma  raison 
fitit  son  office  eu  dépit  de  ma  volonté,  et  je  prends  le 
ciel  à  témoin  que  ce  n  est  pas  ma  faute  si  ce  jugement 
leur  est  si  désavantageux. 

Si  donc  vous  faites  dépendre  votre  assentivient  au 
résultat  de  mes  recherches  de  la  solution  de  votre  ob- 
jection 9  il  y  a  grande  apparence  que ,  me  laissant  dans 
mon  opinioi^,  vous  resteroe  dans  la  vôtre:  car  j'avoue 
que  cette  solution  m'est  impossible ,  sans  néemmoins 
que  cette  impossibilité  puisse  détruire  en  moi  ia  per- 
suasion commencée  par  la  marche  clandestine  et  tor- 
tueuse de  vos  messieurs ,  et  confirmée  ensuite  par  la 
connoissance  immédiat»  de  Thomme*  Toutes  yùs 
preuves  contraires  tirées  de  plus  loin  se  briisent  contre 
cet  axiome  qui  m'entraîne  irrésistiblement,  que  la 
même  chose  ne  sauroit  être  et  n'être  pas  ;  et  tout  ce 
que  disent  avoir  vu  vos  messieurs  est,  de  votre  propre 
aveu,  entièrement  incompatible  avec  ce  que  je  suis 
certain  d'avoir  vu  moi-même. 

J'en  use  dans  mon  jugement  sur  cet  homme  comme 
dans  mai  croyance  en  matière  de  foi.  Je  cède  à  la  con- 
viction directe  sans  m'arrêter  aux  objections  que  je  ne 
puis  résoudre,  tant  parceque  ces  déjections  sont  fon- 
dées sur  des  principes  moins  clairs,  moins  solide^ 
daus  mon  esprit,  que  ceux  qui  opèrent  ma  persua- 
sion ,  que  parcequ'en  cédant  à  ces  objections,  je  tom- 
berois  dans  d'autres  encore  plus  invincibles.  Je  per- 
drois  donc  à  ce  changement  la  force  de  l'évidence , 
sans  éviter  l'embarras  des  difficultés.  Vous  dites  que 
ma  raison  choisit  le  sentiment  que  mon  cœur  préfère, 
et  je  ne  m'en  défends  pas.  C'est  ce  qui  ai'rive  dans 


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SECOND  DIALOGUE.  335 

toute  délibération  où  le  jugement  Va  pas  assez  de* 
lumières  pour  se  décider  sans  le  concours  de  la  vo- 
lonté. Croyez-vous  qu'en  prenant  avec  tant  d  ardeur 
le  parti  contraire  vos  messieurs  soient  déterminés  par 
un  motif  plus  impartial? 

Ne  cherchant  pas  à  vous  surprendre,  je  vous  devois 
d'abord  cette  déclaration.  A  présent,  jetons  un  coup 
d'oeil  sur  vos  difficultés ,  si  ce  n  €St  pour  les  résoudre  » 
au  moins  pour  y  chercher,  s'il  est  possible,  quelque 
sorte  d'explication. 

La  principale  et  qui  fait  la  base  de  toutes  les  autres 
est  celle  que  vous  m'avez  ci-deyant  proposée  sur  le 
concours  unanime  de  toute  la  génération  présente  à. 
un  complot  d'impostures  et  d'iniquité,  contre  lequel  il 
seroit,  ou  trop  injurieux  an  genre  humain  de  supposer 
qu'aucun  mortel  ne  réclame  s'il  ^n  vo^oit  l'injustice, 
ou  ^  cette  injustice  étant  aussi  évidente  qu'elle  me  pa- 
roît,  trop  orgueilleux  à  moi,  trop  humiliant  pour  le 
sens  commun,  de  croire  qu'elle  n'est  aperçue  par  per- 
sonne autre. 

Faisons  pour  un  moment  cette  supjrosition  triviale, 
que  tous  les  hommes  ont  la  jaunisse,  et  que  vous  seul 
ne  l'avez  pas....  Je  préviens  l'interruption  que  vous 
me  préparez...  Quelle  plate  comparaison!  Quest-^e  que 
c  est  que  cette  jaunisse?,,.  Comment  tous  les  hommes  font" 
ils  gagnée  excepté  vous  seul  ?C est  poser  la  même  question 
en  d autres  termes  j  mais  ce  n'est  pets  la  résoudre;  ce  nest 
pas  même  téclaircir,  Vouliez-vous  dire  autre  chose  en 
m'interrompant? 

Le  Fr.  Non,  poursuivez. 

Rouss.  Je  réponds  donc.  Je  crois  Téclaircir,  quoi 


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336  SECOND  DIALOGUE, 

que  vous  ei^  puissiez  dire  y  lorsque  je  fais  entendre 
qu'il  est,  pour  ainsi  dire,  des  épidémies  d  esprit  qui 
gagnent  les  honunes  de  proche  en  proche ,  comme  une 
espèce  de  contagion  ;  parcéque  l'esprit  humain ,  na- 
turellement paresseux,  aime  à  s'épargner  de  la  peine 
en  pensant  d'après  les  autres,  surtout  en  ce  qui  flatte 
ses  propres  penchants.  Cette  pente  à  se  laisser  en- 
traîner ainsi  s'étend  encore  aux  inclinations,  aux 
goûts,  aux  passions  des  hommes;  l'engouement  gêné* 
rai,  maladie  si  commune  dans  votre  nation,  n'a  point 
d'autre  source,  et  vous  ne  m'en  dédirez  pas  quand  je 
vous  citerai  pour  exemple  à  vous-mémet.  Rappelez- 
vous  Faveu  que  vous  m'avez  fait  ci-devant,  dans  la 
supposition  de  l'innocence  de  Jean- Jacques,  que  vous 
ne  lui  pardonneriez  point  votre  injustice  envers  lui. 
Ainsi.,  par  la  pCfaie  que  vous  donneroit  son  souvenir, 
vous  aimeriez  mieux  Taggraver  que  la  réparer.  Ce  sen- 
timent, naturel  aux  cœurs  dévorés  d'amour-propre, 
peut-il  l'être  au  vôtre,  où  régne  l'amour  de  la  justice 
et  de  la  raison?  Si  vous  eussiez  réfléchi  là-dessus, 
pour  chercher  en  vous-même  la  cause  d'un  sentiment 
si  injuste,  et  qui  vous  est  si  étranger,  vous  auriez 
bientôt  trouvé  que  vous  haïssiez  dans  Jean-Jacques, 
non  seulement  le  scélérat  qu'on  vous  avoit  peint, 
mais  Jean-Jacques  lui-même;  que  cette  haine ,  excitée 
d'abord  par  ses  vices,  en  étoit  devenue  indépendante , 
s'étoit  attachée  à  sa  personne,  et  qu'innocent  ou 
coupable  il  étoit  devenu,  sans  que  vous  vous  en  aper- 
çussiez vous-même,  l'objet  de  votre  aversion.  Aujour- 
d'hui, que  vous,  me  prêtez  une  attention  plus  it)^>ar- 
jtiale,  si  je  vous  rappelois  vos  raisonnements  dans 


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SECOND   DIALOGUE.  33"] 

nos  premiers  entretiens,  vous  sentiriez  qu  ils  n^étoient 
point  en  vous  Fouvrage  du  jugement ,  mais  celui  d'une 
passion  fougueuse  qui  vous  dominoit  à  votre  insu. 
Voilà,  monsieur,  cette  cause  étrangère  qui  séduisoit 
votre  cœur  si  juste,  et  fascinait  votre  jugement  si  sain 
dans  leur  état  nalairel.  Vous  trouviez  une  mauvaise 
face  à  tout  ce  qui  venoit  de  cet  infortuné  ^  et  une  bonne 
à  tout  ce  qui  tendoit  à  le  diffamer;  les  perfidies,  les 
trahisons,  les  mensonges,  perdoient  à  vos  yeux  toute 
leur  noirceur,  lorsqu'il  en  étoit  l'objet,  et ,  pourvu  que 
vous  n  y  trempassiez  pas  vous-même,  vous  vous  étiez 
accoutumé  à  les  voir  sans  horreur  dans  autrui  :  mais 
ce  qui  n  étoit  en  vous  qu'un  égarement  passager  est 
devenu  pour  le  public  un  délire  habituel  j  un  principe 
constant  de  conduite,  une  jaunisse  universelle,  fruit 
d'une  bile  acre  et  répandue ,  qui  n  altère  pas  seulement 
le  sens  de  la  vue,  mais  corrompt  toutes  les  humeurs, 
et  tue  enfin  tout-^à-Êût  l'homme  moral  qui  seroit  de- 
meuré bien  constitué  sans  elle^  Si  Jesn-Jacques  n'eût 
point  existé,  peut-être  la  plupart  d'entre  eux  n'au- 
roient-ils  rien  à  se  reprocher.  Otez  ce  seul  objet  d'une 
passiion  qui  les  transporte,  à  tout  autre  égard  ils  sont 
honnêtes  gens  comme  tdut  le  monde. 

Cette  animosité,  plus  vive^  plus  agissante  que  la 
simple  aversion ,  me  paroît ,  à  l'égard  de  Jean-Jacques , 
la  disposition  générale  de  toute  la  génération  présente. 
L'air  seul  dont  il  est  regardé  passant  dans  les  rues 
mcmtre  évidemment  0ette  disposition  qui  se  gêne  et 
se  contraint  quelquefois  dans  ceux  qui  lerencontrent, 
mais  qui  perce  et  se  laisse  apercevoir  malgré  eux. 
A  l'empressement  grossier  et  badaud  de  s'arrêter ,  de 


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338  SECOND   DIALOGUE, 

se  retourner,  de  le  fixer,  de  le  suivre ,  au  chuchote- 
ment ricaneur  qui  dirige  sur  li|i  le  concours  de  leurs 
impudents  regards ,  on  les  prendroit  moins  pour  d'hon- 
nêtes gens  qui  ont  le  malheur  dmrencontrer  un  monstre 
effrayant,  que  pour  des  tas  âe  bandits ,  tout  joyeux  de 
tenir  leur  proie,  et  qui  se  font  un  amusement  digne 
d'eux  d'insulter  à  son  malheur.  Voyez-le  entrant  au 
spectacle  )  entouré  dans  Tinàtant  d'une  étroite  enceinte 
de  bras  tendus  et  de  cannes ,  dansJaquellé  vous  pouvez 
penser  comme  il  est  à  son  aise!  A  quoi  seft  cette  bar- 
rière? S'il  veut  la  forcer,  résistera-t-elle?  Non,  smis 
doute.  A  quoi  sert-elle  donc?  Uniquement  à  se  donner 
l'amusement  de  le  voir  enfermé  dans  cette  cage ,  et  à  lui 
bien  faire  sentir  que  touç  ceux  qui  l'entourent  se  font 
un  plaisir  d'être,  à  son  égards  autant  d'argousins  et 
d'archco^s.  Est-ce  aussi  par  bonté  qu'on  ne  manque  pas 
de  cracher  sur  lui ,  toutes  les  fois  qu'il  passe  à  portée, 
et  qu'on  le  peut  sans  être  aperçu  de  lui?  Envoyer  le 
vin  d'honneur  9^  même  homme  sur  qui  l'on  crache, 
c'est  rendre  l'honneur  encore  plus  cruel  que  l'outrage. 
'Tous  les  signes  de  haine,  de  mépris,  de  fureur  même, 
qu'on  peut  tacitement  donner  à  un  homme,  sans  y 
joindre  une  insulte  ouverte  et  directe,  lui  sont  pro- 
digués de  toutes  parts;  et  tout  en  l'accablant  des  plus  ' 
&des  compliments,  en  affectant  pour  lui  les  petits 
soins  mielleux  qu'on  rend  aux  jolies  femmes,  s'il  avoit 
besoin  «d'une  assistance  réelle ,  on  le  verroit  périr  avec 
joie,  sans  lui  donner  le  moindre  secours.  Je  l'ai  vu, 
dans  la  rue  Saint-Honoré,  faire  presque  sous  un  car- 
rosse une  diute  très  périlleuse;  on  court  à  lui,  mttfs 
sitôt  qu(m  reconnoit  Jean-Jacques  tout  se  disperse, 
les  passants  reprennent  leur  chemin,  les  marchands 


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SECOND  DIALOGUE.  SSg 

rentrent  dans  leurs  boutiques,  et  il  seroit  resté 
seul  dans  ce^  état,  li  un  pauvre  mercier,  rustre 
et  mal  instrillt,  ne  Teût  fait  asseoir  sur  son  petit 
banc,  et  si  une  servante,  tout  aussi  peu  phibsophe, 
ne  lui  eût  apporté  un  verre  d'eau.  Tel  est  en  réalité 
l'intérêt  si  vif  et  si  tendre  dont  Theureux  Jean- Jacques 
est  l'objet.  Une  animosité  de  cette  espèce  ne  suit  pas, 
quand  elle  est  for.fe  et  durable ,  la  route  la  plus  couite , 
mais  la  plus  sûrjs  pour  3'assouvir.  Or,  cette  route  étant 
déjà  toute  tracée  dans  le  plan  de  vos  messieurs ,.  le  pu^ 
blic,  qu'ils  ont  mis  avec  art  dans  leur  confidence,  n'a 
plus  eu  qu'à  suivre  cette  route  ;  et  tous,  avec  le  même 
secret  entre  eux,  ont  concouru  de  concert  à  l'exécu- 
tipn  de  ce  plan.  C'est  là  ce  qui  s'est  fait;  mais  com- 
ment cela  s'est^il  pu  foire?  Voilà  votre  difficulté  qui 
revient  toujoursi  Que  cette  animosité,  une  fois  ex- 
citée ,  ait  altéré  les  focultés  de  ceux  qui  s'y  sont  livres], 
au  point  de  leur  foire  voir  la  bonté,  la  générosité,  la 
clémence  dafis  toutes  les  manœuvres  de  la  {dus  noire 
perfidie;  rien  n'est  plus  foci^  à  concevoir*  Chacun 
sait.trop  que  les  passions  violentes,  commençant  to^ 
jt)urs  par  égarer  la  raison,  peuvent  rendre  l'homme 
injuste  et  méchant  dans  le  foit,  et,  pour  ainsi  dire,  à 
l'insu^de  lui-même  ,*sans  avoir  cessé  d'être  juste  et  bon 
dans  l'ame,  ou  du  moins  d'aimer  la  justice  et  la  vertu. 
Mais  cette  haine  envenimée ,  comment  est-on  venu 
à  bout  de  l'allumer?  Comment  a-t-on  pu  rendre  odieux 
à  ce  point  l'homme  du  monde  le  moins  foit  pour  la 
haine;  qui  n'eut  jamais  ni  intérêt  ifi  désir  de  nuire  à 
autrui;  (pii  ne  fit,  ne  voulut,  ne  rendit  jamais  de  mal 
à  personne;  qui,  sans  jalousie,  sans  concurrence. 


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34q  second  dialogue. 

n  aspirant  à  rien,  et  marcjpiant  toujours  seul  dans  sa 
route,  ne  fîit  un  obstacle  à  nu),  autre;  et  qui,  au  lieu 
des  avantages  attachés  à  la  célébrité .  n%  trouvé  dans 
la  sienne  qu outrages,  insultes,  misère  et  difiama- 
tion?  J'entreVois  bien  dans  tout  cela  la  cause  secrète 
qui  a  mis  en  fureur  les  auteurs  du  complot.  La  route 
que  Jçan-Jacques  avoit  prise  étoit  trop  contraire  à  la 
leur,  ppur  qu'ils  lui  pardonnassent  de  donner  un 
exemple  quils  ne  vouloient  pas  suivre,  et  docca* 
sioner  jdes  comparaisons  qu'il  ne  leur  convenoit  pas 
de  souffrir>  Outre  ces  causes  générales,  et  celles  que 
vous-même  avez  assignées,  cette  haine  primitive  et 
radicale  de  vos  daines  et  de  vos  messieurs  en  a  d  au- 
tres particulières  et  relatives  à  chaque  individu,  qu'il 
n  est  pi  convenable  de  dire,  ni  facile  à  croire,  et  dont 
je  m'abstiendrai  de  parler,  mais  que  la  force  de  leurs 
effets  rend  trop  sensibles  pour  qu'on  puisse  douter  de 
leur  réalité;  et  l'on  pçut  juger  de  la  violence  de  cette 
même  haine  par  l'art  qu'on  met  à  la  calher  en  l'as- 
SCMivissaqt.  Mais  plus  cette  haine  individuelle  se  dé- 
cèle, moins  on  comprend  comment  on  est  parvenu  à 
y  fiedre  participer  tout  le  monde,  et  ceux  même  sur 
qui  nul  des  motifs  qui  l'ont  fait  naître  ne  pouvoit  agir. 
Malgré  l'adresse  des  chefs  du  complot,  la  passion  qui 
les  dirigeoit  étoit  trop  visible  pour  ne  pas  mettre  à  cet 
égard  le  public  en  garde  contre  tout  ce  qui  venoit  de 
leur  part.  Gomment,  écartant  des  soupçons  si  légi- 
times,  l'ont-ils  &it  entrer  si  aisément,  si  pleinement 
dans  toutes  leurs  \aieSy  jusqu'à  le  rendre  aussi  ardent 
qu'eux-mêmes  à  les  remplir?  Voilà  ce  qui  n'est  pas 
facile  à  comprendre  et  à  expliquer. 


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SECOND  DIALOGUE.  34 1 

Leurs  marches  souterraines  sont  trop  ténébreuses 
pour  quil  soit  possible  de  les  y  suivre.  Je  crois  seu- 
lement apercevoir,  d'espace  en  espace ,  au^lessus  de 
ces  gouffres,  quelques  soupiraux  qui  peuvent  en  in*^ 
diquer  les  détours.  Vous  m'avez  décrit  vous-même, 
dans  notr^  premier  entretien ,  plusieurs  decesmanœ» 
vres  que  vous  supposiez^  légitimes,  comme  ayant 
pour  objet  de  démasquer  un  méchaùt;  destinées  au 
contiraire  à  foire  paroitre  tel  un  homme  ^i  n'est  rien 
moins,  elles  auront  également  leur  effet.  Il  sera  né- 
cessairement haï,  soit  qu'il  mérite  oa  non  de  l'être^ 
parcequ'on  aura  pris  des  mesures  certaines  pour  par- 
venir à  le  rendre  odieux.  Jusque-là  ceci  se  ccnnprend 
encore;  mais  ici  l'effet  va  plus  loin:  il  ne  s'agit  pas 
seulement  de  haine,  il  s'agit  d'animosité;  il  s'agit  d'un 
concours  très  actif  de  tous  à  l'exécution  du  projet 
concerté  par  un  petit  nombre,  qui  seul  doit  y  prendre 
assez  d'intérêt  pour  agir  aussi  vivement. 

L'idée  de  la  méchanceté  est  effrayante  par  elle- 
même.  L'impression  naturelle  qu'on  reçoit  d'un  mé- 
chanf  dont  on  a  pas  personnellement  à  se  plaindre 
est  de  le  craindre  et  de  le  fuir.  Content  de  n'être  pas 
sa  victime,  personne  ne  s'avise  de  vouloir  être  son 
bourreau.  Un  méchant  en  place,  qui  peut  et  veut 
faire  beaucoup  de  mal,  peut  exciter  l'animosité  par 
la  crainte,  et  le  mal  qu'on  en  redoute  peut  inspirer 
des  efforts  pour  le  prévdnii'  ;  mais  l'impuissance  jointe 
à  la  méchanceté  ne  peut  produire  que  le  mépris  et 
l'éloignement;  un  méchant  sans  pouvoir  peut  donner 
de  l'horreur,  mais  point  d'animosité.  On  frémit  à  sa' 
vue;  loin  de  le  poursuivre  on  le  fuit;  èirien  n'est  plus 


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34^  SECOND   DIALOGUE, 

éloigné  dé  TefFet  que  produit  sa  rencontre  qu'un 
souris  insultant  et  moqueur.  Laissant  au  ministère 
public  le  soin  du  châtiment  qu'il  mérite,  un  honnête 
ilomme  ne  s'aviht  pas  jusqu'à  vouloir  y  concourir. 
Quand  il  n  y  auroit  même  dans  ce  x^hâtiment  d'autre 
peine  afflictive  que  Fignominie,  et  d'être  exposé  à  la 
risée  publique ,  quel  est  l'homme  d'honneur  qui  vou- 
droit  prêter  la  main  à  cette  œuvre  de  justice,  et  atta- 
cher le  coupable  au  carcan?  Il  est  si  vrai  qu'on  n'a 
point  généralement  d'anlmosité  contre  les  malfai- 
teurs, que  si  l'oQ  en  voit  un  poursuivi  par  la  justice 
et  près  d'être  pris,  le  plus  grand  nombre,  loin  de  le 
livrer,  le  fera  sauver  s'il  peut,  son  péril  faisant  ou- 
blier qu'il  est  criminel,  pour  se  souvenir  qu'il  est 
honune. 

Voilà  tout  ce  qu'opère  la  heûne  qua.  les  bons  ont 
^pour  les  méchants;  Vest  une  haine  de  répugnance  et 
d'éloignemept,  d'horreur  même  et  d'effroi,  mais  non 
pas  d'animosité.  Elle  fuit  son  objet,  en  détourne  les 
yeux,  dédaigne  de  s'en  occuper:  mais  la  Jiaine  contre 
Jean*Jacque&  est  active,  ardente,  infatigable;  Ibinde 
fiiir  soni^bjet ,  elle  le  cherche  avec  empressement  pour 
en  faire  à  son  plaisir.  Le  tissu  de  ses  malheurs,  l'œu- 
vre combinée  de  sa  difiPamation ,  montre  une  ligue 
très  étroite  et  très  agissante,  où  tout  le  monde  s'em-. 
presse  d'entrer.  0iacun  concourt  avec  la  plus  vive 
émulation  à  le  circonvenir ,  à  l'environner  de  trahi* 
8on8  et  de  pièges,  à  empêcher  qu'aucun  avis  utile  ne 
lui  parvienne,  à  lui  ôter  tout  moyen  de  justification, 
toute  possibilité  de  repousser  les  atteintes  qu'on  lui 
porte,  de  dé&odre  son  honneur  et  sa  réputation;  à 


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SECONJ)   DIALOGUE.  34^ 

lui  cacher  tous  ses  ennemis ,  tous  ses  accusateurs  y  tous 
leurs  complices.  On  tremble  qu'il  n'écrjye  pour  sa  dé- 
fense ;  on  s'inquiète  de  tout  ce  qu'il  dit  »  de  tout  ce  qu'il 
fait,  de  tout  ce  qu'il  peut  faire;  chacun  parolt agité  de 
Fefïroi  de  voir  parottre  de  lui  quelque  apologie.  On 
l'observe ,  on  l'épie  avec  le  plus  grand  soin  pour  tâ- 
cher d' éviter  ce  maiheur.  On  veille  exactement  à  tout 
ce  qui  l'entoure,  à  tout  ce  qui  l'approche,  à  quicon- 
que lui  dit  un  seul  mot.  Savante,  suivie  ^  sont  de  nou- 
veaux sujetsT  d'inquiàude  pour  le  public  :  on  craint 
qu'une  vieillesse  aussi  fraîche  ne  démente  f  idée  des 
maux  honteux  dont  on  se  flattoitde  le  voir  périr;  on 
craint  qu'à  la  longue  les  précau^ns  qu'on  entasse 
ne  suffisait  plus  pour  l'empêcher  de  parler.  Si  la  voix 
de  l'innocence  alloit- enfin  se  faire  entendre  ^.travers 
les  huées,  qudl  malheur  afireux  me  seroit-ce  point 
pour  le  corps  des  gens  de  lettre,  pour  celui  des  mé^ 
decins,  pour  les  grands,  pour  les  magistrats,  poar 
tout  le  monde?  Oui,  si,  fwçant  ses  contemporains  à 
le  reconnoltre  honnête  h<mime ,  il  parvenoit  à  confon- 
dre enfin  ses  accusateurs,  sa  pleine  justification  seroit 
la  désolation  publique. 

Tout  cela  prouve  invinciblement  que  la  haine  dont 
Jean  Jacques  est  l'objet  i^'est  peint  la^  haine  du  vice  et 
de  la  méchanceté,  mais  celle  de  l'individu.  Méchant 
ou  bon,  il  n'importe;  consacré  à  la  haine  publique,  il 
ne  lui  peut  plus  échapper;  et,  pour  peu  qu'on  cou- 
noisse  les; routes  du  cœur  humain,  l'on  voit  que  son 
innocence  reco^pue  ne  servirent  qu'à  le  rendre  plus 
odieux  encore,  et  à  transformer  en  rage  Fammonté 
dont  il  est  l'objet.  On  ne  lui  pardonne  pas  maintenant 


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344  SECOND  DIALOGUE, 

de  secouer  le  pesant  joug  dont  chacun  voudrait  Tae- 
cabler,  on  lui  pardonneroit  bien  moins  les  toits  qu  on 
se  reppocheroit  envers  lui;  et,  puisque  vous-même 
avez  un  moment  éprouyé  un  sentiment  si  injuste,  ces 
gens  si  pétris  d'amoùr-propre  supporteroient-ils  sans 
aigreur  ridée  de  leur  propre  bassesse,  comparée  à  sa 
patience  et  à  sa  doucetir?  Ëh!  soyez  certain  que  si 
c'étoit  en  effet  un  monstre,  on  le  fuiroit  davantage, 
mais  on  le  haïroit  beaucoup  moins. 

Quant  à  moi,  pour  expliquer  de^ pareilles  disposi- 
tions ,  je  ne  puis  penser  autre  chose ,  sinon  qu  on.  s'est 
servi,  pour  exciter  dans  le  public  cette  violente  anir 
mosité,  de  motifs  semblables  à  ceux  qui  lavoient  fidt 
naître  dans  Famé  des  auteurs  du  complot.  Us  avoient 
vu  cetl^mme,  adoptant  des  principes  tout  contraires 
aux  leui^s,  ne  vomloir,  ne  suivre  ni  parti  ni  secte;  ne 
dire  que  ce  qui  lui  sembloit  vrai,  bon ,  utile  aiix  homr 
mes,  3ans  consulter  en  cela  son  propre  avantage,  ni 
celui  de  persanne  en  particulier.  Cette  marche,  et  la 
supériorité  quelle  lui  donnoit  sur  eux,  fut  la  grande 
source  de  leur  haine.  Us  ne  purent  lui  pardonner  de 
ne  pas  plier,  ççmme  eux,  sa  morale  à  son  profit,  de 
.  tenir  si  peu  à  son  intérêt  et  au  leur,  et  de  montrer 
tout  franchement  labus  des  lettres  et  la  forfainterie 
du  métier  d'auteur,  sans  se  soucier  de  lapplication 
quon  nemanqueroit  pas  de  lui  faire  à  lui-même  des 
maximes  qu'il  établislsoit,  ni  de  la  fureur  qu'il  alloit 
inspirer  à  ceux  qui  se^^antent  d'être  les  arbitres  de  la 
renommée,  les  distnbuteurs  de  la  jj^oire  et  de  la  ré- 
putation des  actions  des  hommes ,  mais  qui  ne  se  van- 
tent pas ,  que  je  sache ,  de  faire  cette  distribution  avec 


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SECOND  DIALQGUE,  345 

justice  et  désintéressement.  Abhorrant  la  satire  au- 
tant qu'il  aimoit  t»  vérité,  on  le  vit  toujours  distinguer 
honorablement  les  particuUers  et  les  combler  de  sin- 
cères éloges,  lorsqu'il  avançoit  des  vérités  générales 
dont  ils  auroient  pu  s'offenser.  Il  faisoit  sentir  que  le 
mal  tenoit  à  la  iiature  des  choses ,  et  le  bien  aux  vertus 
des  individus.  Il  £Eiisoit,  et  pour  ses  amis  et  pour  les 
auteurs  qu'il  jugeoit  estimables,  les  mêmes  exceptions 
qu'il  croyoit  mériter;  et  l'on  sent,  en  lisant  ses  ou- 
vrages ,  le  plaisir  que  prenoit  son  cœur  à  ces  honora- 
bles exceptions.  Mais  ceux  qui  s'en  sentoient  moins 
dignes  qu'il  ne  les  avoit  crus,  et  dont  la  conscience 
repoussoit  en  secret  ces  éloges,  s'en  irritant  à  mesure 
qu'ils  les  méritoient  moins,  ne  lui  pardonnèrent  ja- 
mais d'avoir  si  bien  démêlé  les  abus  d'un  métier  qu'ils 
tàchoient  de  faire  admirer  au  vulgaire,  ni  d'avoir,  par 
sa  conduite,  déprisé  tacitement,  quoique  involontai- 
rement, la  leur.  La  haine  envenimée  que  ces  réflexions 
firent  naître  dans  leurs  cœurs  leur  suggéra  le  moyen 
d'en  exciter  une  semblable  dans  les  cœurs  des  autres 
hommes. 

IJb  commencèrent  par  dénaturer  tous  ses  principes, 
par  travestir  un  républicain  sévère  çn  un  brouillon 
séditieux,  son  amour  pour  la  liberté  liégale  en  une 
liceiice  effrénée,  et  son  respect  pour  les  lois  en  aver-* 
sion  pour  les  princes.  Ils  l'accusèrent  de  vouloir  ren- 
verser en  tout  l'ordre  de  la  société,  parcequ'il  s'indi- 
gnoit  qu'osant  consacrer  soup  ce  nom  les  plus  funestes 
désordres,  on  insultât  aux  ipisères  du  genre  humain 
en  donnant  les  plus  criminels  abus  pour  le3  lois  dont 
ils  a»i#  la  ruine.  Sa  colère  contre  les  brigandages  pu* 


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346  SECOND   DIALOGUE, 

blics,  sa  haioe  contre  les  puissants  fiipons  qui  les 
soutiennent,  son  intrépide  audace  à  dire  des  vérités 
dures  à  tous  les  états,  furent  autant  de  moyens  em- 
ployés à  les  irriter  tous  contre  lui.  Pour  le  rendre 
odieux  à  ceux  qui  les  remplissent ,  on  laccusa  de  les 
mépriser  personnellement.  Les  reproches  durs,  maia 
généraux,  qu  il  faisoità  tous  furent  tournés  en  autant 
de  satires  particulières  dont  on  fit  avec  art  les  plusi 
malignes  applications. 

Rien  n'inspire  tant  de  courage  que  le  témoignage 
d'un  cœur  droit,  qui  tire  de  la  pureté  de  ses  inten- 
tions Faudaoe  de  prononcer  hautement  et  sans  crainte 
des  jugements  dictés  par  le  seul  amour  de  la  justice  et 
de  la  vérité  :  mais  rien  n  expose  en  même  temps  à  tant 
de  dangers  et  de  risques  de  la  part  d'ennemis  adroits 
que  cette  même  audace,  qui  précipite  un  homme  ar- 
dent dans  tous  les  pièges  qu'ils  lui  tendent;  et,  le  li- 
vrant à  une  impétuosité  sans  régie,  lui  fait  feire  contre 
la  prudence  mille  fautes  où  ne  tomba  qu'une  ame 
franche  et  généreuse ,  mais  qu'ils  savent  transformer 
en  autant  de  crimes  affreux.  Les  hommes  vulgaires, 
incapable^  de  sentiments  élevés  et  nobles^,  n'en  sup- 
posent jamais  que  d'intéressés  dans  ceux  qui  se  pas- 
^cmnent  ;  et,  ne  pouvant  croire  que  l'amour  de  la  jus- 
tice et  du  bien  public  puisse  exciter  un  pareil  zélé,  ils 
leur  controuvent  toujcmrs  des  motifs  personnels,  sem- 
blables à  ceux  qu'ils  cathent  eux-*mémes  sous  des 
noms  pompeux,  et  sans  lesquels  on  ne  les  verroit  ja- 
mais s'échauffer  sur  rien. 

La  chose  qui  se  ppo'donne  le  moins  est  un  mépris 
mérité.  Celui  que  Jeai^Jacques  avoit  marqi#^ur 


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SECOND  DIALOGUE.  347 

tout  cet  ordre  social  prétendu ,  qui  couvre  en  effet  les 
plus  cruels  désordres,  tomboit  bien  plus  sur  la  con- 
stitution des  différents  états  que  sur  les  sujets  qui  les 
remplissent,  et  qui,  par  cette  constitution  même,  sont 
nécessités  à  être  ce  qu  ils  sont.  Il  avoit  toujours  fait 
une  distinction  très  judicieuse  entre  les  per^onùes  et 
les  conditions,  estimant  souvent  les  premières,  quoi- 
que livrées  à  Tesprit  de  leur  état,  lorsque  le  naturel 
ireprenoit  de  temps  à  autre  quelque  ascendant  sur  leur 
intérêt ,  cfomme  il  arrive  assez  fréquemment  à  ceux 
qui  sont  bien  nés.  L'art  de  vos  messieurs  fut  de  pré- 
senter les  choses  «ous  un  tout  autre  point  de  vue ,  et 
de  montrei;:  en  lui  comme  haine  des  hommes  celle  que 
pour  Famour  d'eux,  il  porte  aux  maux  qu'ils  se  font. 
Il  paioît  qu'ils  ne  s'en  sont  pas  tenus  à  ces  imputa- 
tions  génélales,  mais  que,  lui  prêtant  des  discours, 
des  écrits,  des  œuvres  confirmes  à  leurs  vues,  ils 
n'ont  épargné  ni  fictions  ni  mensonges  pour  iri'iter 
contre  lui  l'amour-propre,  et  dans  tous  les  états,  et 
chez  tous  les  individus. 

*  Jean-Jacques  a  même  une  opinion  qui,  si  elle  est 
juste,  peut  aider  à  expliquer  cette  animosité  générale. 
Il  est  persuadé  que,  dans  les  écrits  qu'on  fait  passer 
sous  son  nom,  l'on  a  pris  un  soin  particulier  de  lui 
foire  insulter  brutalement  tous  les  états  delà  société, 
et  de  changer  en  odieuses  personnaUtés  les  reproches 
francs  et  forts  qu'il  leur  fait  qûdquefois.  Ce  soupçon 
lui  est  venu»  sur  ce  que,  dans  plusieurs  lettres,  ano- 

'  C'est  ce  qu'il  m^est  impossible  de  vérifier,  parceque  ces  mes- 
sieurs ne  laissent  parvenir  jusqu'à  moi  aucun  exemplaire  des  écrits 
qu'ils  fabriquent  ou  font  fabriquer  sous  mon  nom. 


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348  SECOND  DIALOGUE, 

nymes  et  autres,  on  lui  rappdle  des  choses ,  comme 
étant  de  ses  écrits ,  qu'il  n  a  jamais  songé  à  y  mettre. 
Dans  Tune,  il  à,  dit-on,  mis  fort  plaisamment  en  ques- 
tion si  les  marins  étaient  des  hommes.  Dans  «ne  autre , 
un  officier  lui  avoue  modestement  que,  selon  l'expres- 
sion de  lui ,  Jean-Jacques ,  lui  militaire ,  radote  de  bonne 
foi  comme  la  plupart  de  ses  camarades.  Tous  les  jours  H 
reçoit  ainsi  des  citations  de  passages  qu'on  lui  attri- . 
bue  faussement,  avec  la  plus  grande  confiance ,  et  qui 
sont  toujours  outrageants  pour  quelqu'un.  Il  apprit  il 
y  a  peu  dé  temps  qu'un  homme  de  lettres  de  sa  plus 
ancienne  connoissance,.  et  pour  lequel  il  avoit  con- 
servé de  l'estime,  ayant  trop  marqué  p^ut^tre  un 
reste  d'affection  pour  lui,  on  Ven  guérit  en  lui  persua- 
dant que  Jean-Jacques  travailloit  à  une  critiqu&amère 
de  ses^  écrits. 

Tels  sont  à  peu  près  les  ressbrts  qu'on  a  pu  mettre 
en  jeu  pour  allumer  et  fomenter  cette  animosité  si 
idve  et  si  générale  dont  il  est  l'objet ,  et  qui ,  s'attachant 
particulièrement  à  sa  difiamation,  couvre  d'un  faux 
intérêt  pour  sa  personne  le  soin  de  l'avilir  encore  par 
cet  air  de  faveur  et  de  commisération.  Pour  moi,  jç 
n'imagine  que  ce  moyen  d'expliquer  les  différents  de- 
grés de  la  haine  qu'on  lui  porte,  à  proportion  que  ceux 
qui  s'y  livrent  sont  plus  dans  le  cas  de  s'appUquer  les 
reproches  qu'il  fait  à  son  siècle  et  à  ses  contemporains. 
Les  fripons  publics,  ies  intrigants,  les  ambitieux,  dont 
il  dévoile  les  manœuvres;  les  passionnés  destructeurs 
de  toute  religion  y  de  toute  conscience,  de  toute  liberté, 
de  toute  morale,  atteints  plus  au  vif  par  ses^  censures, 
doivent,  le  haïr  et  le  haïssent  en  effet  encore  plus  que 


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SECOND   DUL06UE.  349 

ne  font  les  honnêtes  gens  trompés.  En  l'entendant 
seulement  nommer ,  les  premier^  ont  peine  à  se  con- 
tenir; et  la  modération  qu  il3  tâchent  d'affecter  se  dé-' 
.  ment  bien  vita,  s'ils  n  ont  pas  besoin  de  masque  po^r 
assouvir  leur  passion.  Si  la  haine  de  l'homme  n'étoit 
que  celle  du  vice,  la  proportion  se  renverseroit;  la 
haine  des  gens  de  bien  seroit  plus  marquée,  les  mé- 
chants seroient  plus  indifférents.  L'observation  con- 
traire est  générale ,  frappante ,  incontestable ,  et  pour* 
roit  fournir  bien  des  conséquences  :  contentons-nous 
ici  de  la  confirmation  que  j'en  tire  de  la  justesse  de 
mon  explication. 

Cette  aversion  une  fois  inspirée  s'étend,  se  com- 
munique de  proche  en  proche  dans  les  familles ,  dans 
les  sociétés,  et  devient  en  quelque  sorte  un  sentiment 
inné  qui  s'affermit  dans  les  enfants  par  l'éducation,  et 
dans  les  jeunes  gens  par  l'opinion  publique.  C'est  en- 
core une  remarque  à  faire,  qu'excepté  la  confédérati|5n 
secrète  de  vos  dames  et  de  vos  messieurs ,  ce  qui  reste 
de  la  génération  dans  laquelle  il  a  vécu  n'a  pas  pour 
lui  une  haine  aussi  envenimée  que  celle  qui  se  propage 
dans  la  génération  qui  suit.  Toute  la  jeune|se  est 
nourrie  dans  ce  sentiment  par  un  soin  particulier  de 
vos  messieurs,  dont  les  plus  adroits  se  sont  chargés 
de  ce  département.  C'est  d'eux  que  tous  les  apprentis 
philosophes  prennent  l'attache;  c'est  de  leurs  mains 
que  sont  placés  les  gouverneurs  des  enfants,  les  secré- 
taires des  pères,  les  confidents  des  mères;  rien  dans 
l'intérieur  des  familles  ne  se  fait  que  par  leur  direction, 
sans  qu'ils  paraissent  se  mêler  de  rien  ;  ils  ont  trouvé 
l'art  de  faire  circuler  leur  doctrine  et  leur  auimosité 


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35o  ,  $ëCt)ND  DIALOGUE, 

dans  les  séminaires^  dans  les  collèges ,  et  toute  la  gé- 
nération, naissante  leur  est  dévouée  dès  le  berceau. 
Grands  imitateurs  de  la  marche  des  jésuites  ^  ils  furent 
leurs  plus  ardents  ennemis,  sans  doute  pjir  jalousie  de 
métier,  et  maintenant,  gçuvernant  les  esprits  avec  le 
même  empire,  avec  la  même  dextérité  que  les  autres 
gouvernoient  les  consciences;  plus  fins  qu  eu^  en  ce 
qu'ils  savent  mieux  se  cacher  en  agissant,  etsubstituant 
peu-à-peu  Fiiltolérance  philosophique  à  lautre,  ils  de- 
viennent, sans  qu'on  s'en  aperçoive,  atfssi  dangereux 
que  leurs  prédécesseurs.  C'est  par  eux  que  cette  géné- 
ration nouvelle,  qui  doit  certainement  à  Joen- Jacques 
d'être  moins  tourmentée  dans  son  enBgince,  plus  saine 
et  mieux  constituée  dans  tous  les  âges,  loin  de  lui  en 
savoir  gré,  est  nourrie  dans  les  plus  odieux  préjugés 
et  dans  les  plus  cruels  sentiments  à  son  égard.  Le  ve- 
nin d'animosité  qu'elle  a  sucé  presque  avec  le  lait  lui 
fait  chercher  à  l'avilir  et  le  déprimer  avec  plus  de  zélé 
encore  que  ceux  mêmes  qui  l'ont  élevée  dans  ces  dis- 
positions haineuses.  Voyez  dans  les  rues  et  aux  pro- 
menades l'infortuné  Jean-Jacques  entouré  de  gens 
qui,  moins  par  curiosité  que  par  dérision,  puisque  la 
plupart  l'ont  déjà  vu  cent  fois,  se  détournent,  s'ar- 
rêtent pour  le  fixer  d'un  œil  qui  n'a  rien  assurément 
de  l'urbanité  françoise  :  vous  trouverez  toujours  que 
les  plus  insultants ,  les  plus  moqueurs ,  les  plus  achar- 
nés sont  de  jeunes  gens  qui,  d'un  air  ironiquement 
poli,  s'amusent  à  lui  donner  tous  les  signes  d'outrage 
et  de  haine  qui  peuvent  l'affliger,  sans  les  compro- 
mettre. 

Tout  cela  eût  été  moins  facile  à  faire  dans  tout  autre 


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SECOND  DIALOGUE.  ,  35l 

siècle:  mais  celui-ci  est  particulièrement  un  siècle  hai- 
neux et  mal\;ieillant  par  caractère  '.  Cet  esprit  cruel 
et  méchant fe  £Edt  sentir  dans  toutes  les  sociétés ,  dans 
toutes  les  af&ires  publiques  ;  il  sufBt  seul  pour  mettre 
à  la  mode  et  faire  briller  dans  le  monde  ceux  qui  se 
distinguent  par  là.  L'orgueilleux  despotisme  de  la  phi- 
losophie moderne  a  porté  Tégoïsme  de  Tamour-propre 
à  son  dernier  tenue.  Le  goût  qu'a  pris  toute  la  jeu- 
nesse pour  une  doctrine  si  commode  la  lui  a  fait 
adopter  avec  fureur  et  prêcher  avec  la  plus  vive  into- 
lérance. Ils  ee sont  ac<x>utumés  à  porter  dans  la  société 
ce  même  top  de  maître  sur  lequel  ils  prononcent  les 
oracles  de  leur  secte,  et  à  traiter  avec  un  mépris  ap- 
parent, qui  n'est  qu'une  haine  plus  insolente,  tout  ce 
qui  ose  hésiter  à  se  soumettre  à  leurs  décisions/ Ce 
goût  de  domination  n'a  pu  manquer  d'animer  toutes 
l^s  passions  irascibles  qui  tiennent  à  l'amour-propre. 
Le  même  fiel  qui  coule  avec  l'encre  dans  les  écrits  des 
maîtres  abreuve  les  cœurs  des  disciples.  Devenus  es- 
claves pom*  être  tyrans,  ils  ont  fini  par  prescrire,  en 
leur  propre  nom,  les  lois  que  ceux-là  leur  avoient 
dictées ,  et  à  voir  dans  toute  résistance  la  plus  cou- 
pable rébellion.  Une  génération  de  despotes  ne  peut 
être  ni  fort  doiM^  ni  fort  paisible,  et  une  doctrine  si 
hautaine,  qui  d'ailleurs  n'admet  ni  vice  ni  vertu  dans 

'  Fréron  vient  de  mourir  *.  On  demandoit  qui  feroit  son  ëpita- 
phe.  «  Le  premier  qui  erachera  sur  sa  tomlne,  »  répondit  à  l'insliint 
M.  M***.  Quand  on  ne  m'anroit  pas  nommé  Fauteur  de  ce  mot, 
j'aurois  deviné  qu'il  partoic  d'une  bouche  philosophe ,  et  qu'il  étoit 
de  ce  siécle-ci. 

*  Le  10  mars  1776. 


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1 


352  SECOND  DIALOGUE, 

le  cœur  de  Thomme,  n'est  pas  propre  à  contenir,  par 
une  morale  indulgente  pour  les  autres  çt  réprimante 
pour  soi,  Forgueil  de  ses  sectateurs.  De  là  les  inclina- 
tions haineuses  qui  distinguent  cette  génération.  Il 
nj  a  plus  ni  modérat|om  dans  les  âmes ,  ni  vérité  dans 
les  attachements,  Ghaioun  hait  tout  ce  qui  n'est  pas  loi 
plutôt  qu'il  ne  s  ainje  lui-même*  On  s'occupe  trop 
d'autrui  pour  savoir  s'occuper  de  soi ,  on  ne  sait  plu$ 
que  haïr  ^  et  Ton  ne  tient  point  à  son  propre  parti  par 
attachement,  encore  moins  par  estime,  mais  unique- 
ment par  haine  du  parti  contraire.  Voilà 'les  disposi- 
tions générales  dans  lesquelles  vos  messieurs  ont 
trouvé  ou  mis  leurs  contemporains ,  et  qu'ils  n'ont  en 
qu'à  tourner  ensuite  contre  Jean  Jacques  ■,  qui,  tout 
aussi  peu  propre  à  recevoir  la  loi  qu'à  la  faire,  ne 
pouyoit  par  cela  seul  manquer,  dans  ce  nouveau  sys- 
tème ,d'éti*e  l'objet  de  la  haine  des  chefs  et  du  dépit  d« 
disciples  :  la  foule ,  empressée  à  suivre  une  route  qui 
l'égaré ,  ne  voit  pas  avec  plaisir  ceux  qui ,  prenant  une 
route  contraire^  semblent  par  là  lui  reprocher  son  er- 
reur î»- 

'  Dans  cette  gënëration,  nourrie  de  philosophie  et  de  fiel,  rien 
n*est  si  facile  aux  intrigante  que  de  faire  tomber  sur  qui  il  leur  plait 
cet  appétit  général  de  haïr.  Leurs  succès  prodigieux  en  ce  point 
prouvent  encore  moins  leurs  talents  que  la  disposition  da  public, 
dont  les  apparents  témoignages  d*estime  et  d*attachement  pour  les 
uns  ne  sont  en  effet  que  des  actes  de  haine  pour  d'autres. 

'  Taurois  dû  peut-étK  insister  ici  sur  la  ruse  farorite  de  mes 
persécuteurs,  qui  est  de  satisfaire  à  me§  dépens  leurs  passions  hai- 
neuses,, de  faire  le  mal  par  leurs  satellites,  et  de  faire  en  sorte  qa*il 
me  soit  imputé.  Cest  ainsi  qu  ils  m'ont  successivement  attribué  le 
Système  de  la  Nature  ^  la  Philosophie  de  la  Nature ,  la  note  du  roman 


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SECOND  DIALOGUE.  353 

Qui  connoîtroit  bien  toutes  les  causes  concou- 
rantes, tonales  différents  ressorts  mis  en  œtivre  pour 
exciter  dans  tous  les  états  cet  engouement  haineux, 
seroÉt  moins  surpris  de  te  voir  de  proche  en  proche 
devenir  une  contagion  générale.  Quand  une  fois  le 
branle  est  donné ,  chacun  suivant  le  torrent  en  aug- 
mente l'impulsion^  Comment  se  défier  de  son  senti- 
ment quand  oi\le  voit  être  celui  dé  tout  le  momleP 
Gomment  douter  que  Tobjet  d'une  haine  aussi  univer- 
selle soit  réellement  un  homme  odieux?  Alors  plus  les 
choses  qu'on  lui  attribue  sont  absurdes  et  incroyables , 
plus  on  esl  prêt  à  les  admettre.  Tout  fait  qui  le  rend 
odieux  ou  ridicule  est  par  cela  seul  assez  prouvé.  Sll 
s'agissoit  d'une  bonne  action  qu'il  eût  faite,  nul  n'en 
croiroità  ses  propres  yeux,  ou  bientôt  une  interpi;é- 
tation  subite  la  changeroit  du  blanc  au  noir.  Led  mé- 
chants ne  croient  ni  à  la  vertu ,  ni  même  à  la  bonté  ;  il 
faut  être  déjà  b«4pL^  soi-même  pour  croire  d'autres 
hommes  meilleurs  que  soi^  et  il  est  presque  impos- 
sible qu'un  homme  réellement  bon  demeure  ou  soit 
reconnu  tel  dans  une  génération  méchante. 

Les  cœurs  ainsi  disposés^  tout  le  reste  devint  facile. 
Dès^lors  vos  messieurs  auroiént  pu,  sans  aucun  dé- 
tour, persécuter  ouvertement  Jean-Jacques  avec  l'ap- 
probation publique;  mai»  ils  n'auroient  assouvi  qu'à 
demi  leur  vengeauce ,  et  se  compromettre  vis-à-vis  de 

de  madame  dOrmoy*,  etc.  jjfest  ainsi  qu'ils  tachoient  de  faire 
croire  au  peuple  que  c*étoit  moi  qui  ameutoia  les  bandits  qu'ils 
teno^nt  à  leur  solde  lors  de  la  chertë  du  pain. 

*  11  est  parlé  de  cette  dame  et  de  çon  roman  dans  les  Rêveries.  Voyez  la 
deuxième  Promenade. 

XVI.  23 


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354  SECOND  DIALOGUE, 

lui  étoit  risquer  d'être  découverts.  Le  système  qu  ils 
ont  adopté  remplit  mieux  toutes  leurs  vues  et  prévient 
tous  les  inconvénients.  Le  chef-d  œuvre  de  leur  art  a 
été  de  transformer  en  ménagements  pour  leur  victime 
les  précautions  qu'ils  ont  prises  pour  leur  sûreté.  Un 
vernis  d'humanité,  couvrant  la  noirceur  du  complot, 
acheva  de  séduire  le  public,  et  chacun  s'empressa  de 
concourir  à  cette  bonne  œuvre  :  il  est  si  doux  d  as- 
souvir saintement  une  passion  et  de  joindre  au  venin 
de  Fanimosité  le  mérite  de  la  vertu i  Chacun  3e  glori- 
fiant en  lui-même  de  trahir  un  infortuné  se  disoit  avec 
complaisance  :  «  Ah  !  que  je  suis  généreux  !  C'est  pour 
«  son  bien  que  je  le  diflame ,  c  est  pour  le  protéger  que 
«je  Tavilis;  et  Tingrat,  loin  de  sentir  mon  bienfait, 
«  s'en  ofFense  !  mais  cela  ne  m'empêchera  pas  d  aller 
«  mon  train  et  de  le  servir  de  la  sorte  en  dépit  de  lui.  » 
Voilà  comment,  sous  le  prétexte  de  pourvoir  à  sa 
sûreté ,  tous ,  en  s'admirant eux-mêmes,  se  font  contre 
lui  les  satellites  de  vos  messieurs,  et,  comme  écrivoit  . 
Jean-Jacques  à  M*** ,  sont  èi fiers  d'être  des  traîtres.  Coo- 
cevez-vous  qu'avec  une  pareille  disposition  d'esprit 
on  puisse  être  équitable  et  voir  les  choses  comme 
elles  sont?  On  verroit  Socrate,  Aristide,  on  verroit 
un  ange,  on.  verroit  Dieu  même  avec  des  yeux  ainsi 
fascinés,  qu'on  croiroit  toujours  voir  un  monstre  in- 
fernal 

Mais  quelque  facile  que  soit  cette  pente,  il  est  tou- 
jours bien  étonnant,  dites- vous,  qu'elle  soit  univer- 
selle, que  tous  la  suivent  sans  exception ,  que  pas  un 
seul  ny  résiste  et  ne  proteste,  que  la  même  passion 
entraîne  en  aveugle  une  génération  tout  entière,  et  qut 


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SECOND  DIALOGyE.  355 

le  consentement  soit  unanime  dans  un  tel  renverse- 
ment du  droit  de  là  nature  et  des  gens. 

Je  conviens  que  le  fait  est  très  extraordinaire;  mais, 
en  le  supposant  très  certain ,  je  le  trouverois  bien  plus 
extraordinaire  encore,  s'il  avoit  la  vertu  pour  prin- 
cipe, car  il  faudroit  que  toute  la  génération  préset^t^ 
se  fut  élevée  par  cette  unique  vertu  à  une  sublimité 
qu'elle  ne  montre  assurément  en  nulle  autre  chose  | 
et  que,  parmi  tant  d'ennemis  qu'a  Jean- Jacques ,  il 
ne  s'en  trouvât  pas  un  seul  qui  eût  la  maligne  fran- 
chise de  gâter  la  merveilleuse  oeuvre  de  tous  les  au- 
tres. Dans  mon  explication,  i|n  petit  pombre  de  gens 
adroits,  puissants,  intrigants,  concertés  de  longue 
main,  abusant  les  uns  par  de  fausses  apparences,  et 
animant  les  autres  par  des  passions  auxquelles  ilç 
n'ont  déjà  que  trop  de  pen^e ,  fait  tout  concourir  con- 
tre un  innocent  qu'on  a  pris  soin  de  charger  (}e  cri- 
mes, en  lui  ôtant  tout  n^oyen  de  s'en  laver.  Dans 
l'autre  explication,  il  faut  que  de  toutes  les  généra^ 
tiens  la  plus  haineuse  se  transforme  tout  d'un  coup 
tout  entière,  et  sans  aucupe  exception,  en  èutant 
d  anges  célestes  en  faveur  du  derpier  des  scéléiats 
qu'on  s'obstine  à  protéger  et  à  laisser  Ubre,  malgré  les 
attentats  et  les  crimes  qu'il  continue  de  commettre 
tout  à  son  aise,  sans  que  personne  au  monde  ose,  tant 
on  craint  de  lui  déplaire,  sopger  à  l'en  empêcher,  ni 
même  à  les  lui  reprocher.  Laquelle  de  ces  deux  sup- 
positions vous  paroît  la  plus  raisonnable  jet  la  plu^ 
admissible? 

Au  reste ,  cette  objection ,  tû*ée  du  concours  una- 
nime de  tout  le  monde  h  lexécutioiv  d'un  complot 

33. 


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356  SECOND   DIALOGUE, 

abominable,  a  peut-être  plus  d'apparence  que  de  réa- 
lité. Premièrement ,  Fart  des  moteurs  de  toute  la  trame 
a  été  de  ne  la  pas  dévoiler  également  à  tous  les  yeux. 
Ils  en  ont  gardé  le  principal  secret  entre  un  petit  nom- 
bre de  conjurés  ;  ils  n'ont  laissé  voir  au  reste  des 
hommes  que  ce  qu'il  falloit  pour  les  y  faire  concourir. 
Chacun  n'a  vu  l'objet  que  par  le  côté  qui  pouvoit 
l'émouvoir  p  et  n'a  été  initié  dans  le  complot  qu'autant 
que  l'exigeoit  la  partie  de  l'exécution  qui  lui  étoit 
confiée.  Il  n'y  a  peut-être  pas  dix  personnes  qui  sa- 
chent à  quoi  tient  le  fond  de  la  trame  ;  et ,  de  ces  dix, 
il  n'y  en  a  peut-être  pas  trois  qui  connoissent  assez 
leur  victime  pour  être  sûrs  qu'ils  noircissent  un  inno- 
cent. Le  isecret  du  premier  complot  est  concentré  en- 
tre deux  hommes  qui  n'iront  pas  le  révéler.  Tout  le 
reste  des  complices,  plus  ou  moins  coupables,  se  fait 
illusion  sur  des  manœuvres  qui ,  selon  eux ,  tendent 
moins  à  persécuter  l'innocence  qu'à  s'assurer  d'un 
méchant.  On  a  pris  chacun  par  son  caractère  parti- 
culier, par  sa  passion  favorite.  S'il  étoit  possible  que 
cettè^multitude  de  coopérateurs  se  rassemblât  et  s'é- 
clairât par  des  confidences  réciproques ,  ils  seroient 
frappés  eux-mêmes  des  contradictions  absurdes  qu'ils 
trouveroient  dans  les  faits  qu'on  a  prouvés  à  chacun 
d'eux,  et  des  motifs  non  seulement  différents,  mais 
souvent  contraires ,  par  lesquels  on  les  a  fait  concourir 
tous  à  l'oÈuvre  commune,  sans  qu  aucun  d'eux  en  vU 
le  vrai  but.  Jean-Jacques  lui-même  sait  bien  distin- 
guer d'avec  la  canaille  à  laquelle  il  a  été  livré  à  Mo- 
tiers,  àTryci  à  Monquin,  des  personnes  d'un  vrai 
mérite,  qui,  trompées  plutôt  que  déduites,  et,  sans 


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SECOND  DIALOGUE.  357 

être  exemptes  de  blâme,  à  plaindre  dans  leur  erreur, 
n'ont  pas  laissé,  malgré  Topinion  quelles  avoientde 
lui,  de  le.recherclier  avec  le  même  empressement  que 
ies  autres ,  quoique  dans  de  moins  cruelles  inten|îons. 
Les  trois  quarts  peut-être  dç  ceux  qu'on  a  fait  entrer 
<lans  le  complot  n  y  restent  que  parcequ'ils  n  en  ont 
pas  vu  toute  la  noirceur.  Il  y  a  même  plus  de  bassesse 
que  de  malice  dans  les  indignités  dont  le  grand  nom- 
bre laccable  ;  et  Ton  voit  à  leur  air,  à  leur  ton,  dans 
leurs  manières ,  qu ils  lont  bien  moins  en  horreur 
comme  objet  de  haine,  qu'eu  dérision  comme  in- 
fortuné. 

De  plus,  quoique  personne  ne  combatte  ouverte- 
ment l'opinion  générale,  ce  qui  seroit  se  compro- 
mettre à  pure  perte,  pensez- vous  que  tout  le  monde 
y  acquiesce  réellement?  Combien  de  particuliers  peut- 
être,  voyant  tant  de  manœuvres  et  de  mines  souter- 
raines, s'en  indignent,  refusent  d'y  concourir,  et  gé- 
missent en  secret  sur  l'innocence  opprimée!  combien 
d'autres,  ne  sachante  quoi  s'entenirsurlecompte  d'un 
homme  enlacé  dans  tant  de  pièges,  refusent  de  le  juger 
sans  l'avoir  entendu  ;  et,  jugeant  seulement  ses  adroits 
persécuteurs,  pensent  que  des  gensf  à  qui  la  ruse,  la 
fausseté,  la  trahison,  coûtent  si  peu,  pourroient  bien 
n'être  pas  plus  scrupuleux  sur  l'imposture  !  Suspendus 
entre  la  force  des  preuves  qu'on  leur  allègue,  et  celles 
de  lamahgnité  des  accusateurs,  ils  ne  peuvent  accor- 
der tant  de  zélé  pour  la  vérité ,  avec  tant  d'aversion 
pour  la  justice,  ni  tant  de  générosité  pour  celui  qu'ils 
accusent ,  avec  ta^nt  d'art  à  gauchir  devant  lui  et  se 
soustraire  à  ses  défenses.  On  peut  s'abstenir  de  Tini- 


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358  SECOND  DIALOGUE, 

quitéy  sans  avoir  le  courage  de  la  combattre.  On  peut 
refuser  d'être  complice  d'une  trahison,  sans  oser  dé- 
masquer les  traîtres*  Un  homme  juste ,  mais  foible , 
se  retiré  alors  de  là  foule,  reste  dans  son  coin;  et, 
n'osant  sVxposer,  plaint  tout  bas  Fopprimé  ^  craint 
l'oppresseur,  et  se  tait.  Qui  peut  savoir  combien  d'hon* 
nétes  gens  sont  dans  ce  cas?  Ils  ne  se  font  ni  voir  ni 
sentir:  ils  laissent  le  champ  libre  à  vos  messieurs 
jusqu'à  ce  que  le  moment  de  parler  sans  danger  arrive. 
Fondé  sur  l'opinion  que  j'eus  toujours  de  la  droiture 
naturelle  du  cœur  humain,  je  crois  que  cela  doit  être. 
Sur  quel  fondement  raisonnable  peut-on  soutenir  que 
cela  n'est  pas?  Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je  puis 
répondre  à  l'unique  objection  à  laquelle  vous  vous 
réduisez,  et  qu'au  reste  je  ne  me  charge  pas  de  résou- 
dre à  votre  gré,  ni  même  au  mien,  quoiqu'elle  ne 
puisse  ébranler  la  persuasion  directe  qu'ont  produite 
en  moi  mes  recherches. 

Je  vous  ai  vu  prêt  à  m'interrompre,  et  j'ai  compris 
que  c'étoit  pour  me  reprocher  le  soiii  superflu  de  vous 
établir  un  fait  dont  vous  convenez  si  bien  vous-même 
que  vous  le  tournez  en  objection  contre  moi ,  savoir 
qu'il  n^est  pa.s  vrai  que  tout  le  monde  soit  entré  dans 
le  complot.  Mais  remarquez  qu'en  paroissant  nous 
accorder  sur  ce  point  nous  sommes  néanmoins  de 
sentiments  tout  contraires,  en  ce  que,  selon  vous, 
ceux  qui  ne  sont  pas  du  complot  pensent  sur  JeaU'- 
Jacques  tout  comme  ceux  qui  en  sont,  et  que,  selon 
moi ,  ils  doivent  penser  tout  autrement.  Ainsi  votre 
exception ,  que  je  n'admets  pas ,  et  la  mienne ,  que 
vous  n'admettez  pas  non  plus ,  tombant  sur  des  per- 


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rECOND   DIALOGUE.  iS^ 

sonnes  différentes,  s'excluent  mutuellement,  ou  da 
moins  ne  s'accordent  pas.  Je  viens  de  vous  dir/^  sur 
quoi  je  £3nde  la  mienne;  examinions  la  vôtre  à  pré-^ 
sent. 

D'honnêtes  gens ,  que  vous  dites  ne  pas  entrer  dana 
le  complot  et  ne  pas  haïr  Jean-Jacques,  voient  oepen-. 
daiit  en  lui  tout  ce  que  disent  y  voir  ses  plus  moiteU 
ennemis;  comme  s'il  en  avoit  qui  convinssent  de  Tétre 
et  ne  se  vantassent  pas  de  laimer  !  En  ikie  faisant  cette 
objection,  vous  ne  vous  êtes  pas  rappelé  celle*ci  qui 
la  prévient  et  la  détruit.  S'il  y  a  complot,  tout  par  son 
effet  devient  facile  à  prouver  à  ceux  mêmes  qui  ne 
sont  pas  du  complot;  et,  quand  ils  croient  voir  par 
leur  yeux,  ils  voient,  sans  s'en  douter,  par  les  yeux 
d'autrui. 

Si  ces  personnes  dont  vous  parlez  ne  sont  pas  de 
mauvaise  foi,  du  moins  elles  sont  certainement  pi*é« 
venues  comme  tout  le  public,  et  doivent  par  cela  seul 
voir  et  juger  comme  lui.  Et  comment  vos  messieurs  > 
ayant  une  fois  la  facilité  de  faire  tout  croire,  auroient^ 
ils  négligé  de  porter  cet  avantage  aussi  loin  qu'il  pou* 
voit  aller?  Ceux  qui  dans  cette  persuasion  générale, 
ont  écarté  la  plus  sûre  épreuve  pour  distinguer  le  vrai 
du  faux,  ont  beau  n'être  pas  à  vos  yeux  du  complot, 
par  cela  seul  ils  en  sont  aux  miens;  et  moi,  qui  sens 
dans  ma  conscience  qu'où  ils  croient  voir  la  certitude 
et  la  vérité ,  il  n'y  a  qu'erreur ,  mensonge ,  imposture , 
puis-je  douter  qu'il  n'y  ait  de  leur  faute  dans  leur  per- 
suasion, et  que,  s'ils  avoient  aimé  sincèrement  lu 
vérité,  ils  ne  l'eussent  bientôt  démêlée  à  travers  le$ 
artifices  des  fourbes  qui  les  ont  abusés?  Mais  ceux 


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36o  SECOND  DIALOGUE. 

r 

qui  ont  d  avance  irrévocablement  jugé  Tobjet  de  leur 
haine,  et  qui  n  en  veulent  pas  démordre,  ne  voyant 
en  lui  que  ce  qu'ils  y  veulent  voir,  tordent  e%  détour- 
nent tout  au  gré  de  leur  passion ,  et ,  à  force  de  subti- 
lités, donnent  aux  choses  les  plus  contraires  à  leurs 
idées  l'interprétation  qui  les  y  peut  ramener.  Les  per- 
sonnes que  vous  croyez  impartiales  ontrcUes  pris  les 
précautions  nécessaires  pour  surmonter  ces  illusions? 

Le  Fb.  Mais  M.  Rousseau ,  y  pensez-vous ,  et  qu'exi- 
gez-vous là  du  public?  Avezrvous  pu  croire  qu'il  exa- 
mineroit  la  chose  aussi  scrupuleusement  que  vous? 

Rouss.  Il  en  eût  été  dispensé  sans  doute,  s'il  se  fut 
abstenu  d'une  décision  si  cruelle.  Mais  en  prononçant 
souverainement  sur  l'honneur  et  sur  la  destinée  d'un 
hoB^pe,  il  n'a  pu  sans  crime  négliger  aucun  des 
moyens  essentiels  et  possibles  de  s'assurer  qu'il  pro- 
nonçort  justement. 

Vous  méprisez,  dites-vous,  un  homme  abject,  et  ne 
croirez  jamais  que  les  heureux  penchants  que  j'ai  cru 
voir  dans  Jean-Jacques  puissent  compatir  avec  des 
vices  aussi  bas  que  ceux  dont  il  est  accusé.  Je  pense 
exactement  comme  vous  sur  cet  article;  mais  je  suis 
aussi  ceitain  que  d'aucune  vérité  qui  me  soit  connue 
que  cette  abjection,  que  vous  lui  reprochez,  est  de  tous 
les  vices  le  plus  éloigné  de  son  naturel.  Bien  plus  près 
de  l'extrémité  contraire ,  il  a  trop  de  hauteur  dans  l'ame 
pour  pouvoir  tendre  à  l'abjection.  Jean- Jacques  est 
foible,  sans  doute,  et  peu  capable  de  vaincre  ses  pas- 
sions; mais  il  ne  peut  avoir  que  les  passions  relatives 
à  son  caractère,  et  des  tentations  basses  ne  sauroient 
approcher  de  son  cœur.  La  source  de  toutes  ses  con- 


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SECOND  DIALOGUE.  36i 

solations  est  dans  l'estime  de  lui-même.  Il  seroit  le  plus 
vertueux  des  hommes  si  sa  force  répondoit  à  sa  vo- 
lonté. Mais  avec  toute  sa  foiblesse  il  ne  peut  être  un 
homme  vil ,  parcequ'il  n'y  a  pas  dans  son  ame  un  pen* 
chant  ignoble  auquel  il  ftlt  honteuxde  céder.  Le  seul 
qui  Teût  pu  mener  au  mal  est  la  mauvaise  honte 9 
contre  laquelle  il  a  lutté  toute  sa  vie  avec  des  efforts 
aussi  grands  qu'inutiles,  parcequ'elle  tient  à  son  hu* 
meiir  timide  qui  présente  un  obstacle  invincible  aux 
ardents  désirs  de  son  cœur,  et  le  fiDrce  à  leur  donner 
le  change  en  mille  façons  souvent  blâmables.  Voilà 
Tunique  source  de  tout  le  mal  qu'il  a  pu  faire ,  mais 
dont  rien  ne  peut  sortir  de  semblable*àux  indignités 
dont  vous  l'accusez.  Eh!  conoment  ne  voyez- vous  pas 
combien  vos  messieurs  eux-mêmes  sont  éloignés  de 
ce  mépris  qu'ils  veulent  vous  inspirer  pour  lui?  Com- 
ment ne  voyez-vous  pas  que  ce  mépris  qu'ils  affectent 
n'est  point  réel ,  qu'il  n'est  que  le  voile  bien  transpa- 
rent d'une  estime  qui  les  déchire,  et  d'une  rage  qu'ils 
cachent  très  mal?  La  preuve  en  est  manifeste.  On  ne 
s'inquiète  point  ainsi  des  gens  qu'on  méprise.  On  en 
détourne  les  yeux,  on  les  laisse  pour  ce  qu'ils  sont; 
on  fait  à  leur  égard,  non  pas  ce  que  font  vos  messieurs 
à  l'égard  de  Jean-Jacques,  mais  ce  que  lui-même  fait 
au  leur.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'après  l'avoir  chargé 
de  pierres  ils  le  couvrent  aussi  de  boue  :  tous  ces  pro- 
cédés sont  très  concordants  de  leur  part;  mais  ceu^ 
qu'ils  lui  imputent  ne  le  sont  guère  de  la  sienne  ;  et  ces 
indignités  auxquelles  vous  revenez  sont-elles  mieux 
prouvées  que  les  crimes  sur  lesquels  vous  n'insistez 
plus?  Non,  monsieur;  après  nos  discussions  précéi- 


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362  SECOND  DIALOGUE, 

(lentes  je  ne  vois  plus  de  milieu  possible  entre  tout  ad- 
mettre et  tout  rejeter. 

Des  témoignages  que  vous  supposez  impartiaux,  les 
uns  portent  sur  des  faits  absurdes  et  iaux,  mais  ren- 
dus croyables  à  force  de  prévention ,  tels  que  le  viol, 
la  brutalité,  la  débauche,  la  cynique  impndence,  les 
basses  friponneries;  les  autres,  sur  des  faits  vrais, 
mais  faussement  interprétés,  tels. que  sa  dureté,  son 
dédain,  son  humeur  colère  et  repoussante,  Tobstina* 
tion  de  fermer  sa  porte  aux  nouveaux  visages,  surtout 
aux  quidams  cajoleurs  et  pleureux,  et  aux  arrogants 
mal  appris. 

Comme  je  ne  défendrai  jamais  Jean-Jacques  accnsé 
d  assassinat  et  d'empoisonnement,  je  n'entends  pas 
non  plus  le  justifier  d'être  un  violateur  de  filles,  ud 
monstre  de  débauche,  un  petit  filou.  Si  vous  pouvez 
adopter  sérieusement  de  pareilles  opinions  sur  son 
compte,  je  ne  puis  que  le  plaindre,  et  vous  pjaindre 
aussi,  vous  qui  caressez  des  idées  dont  vous  rougiries 
comme  ami  de  la  justice ,  en  y  regardant  de  plus  près, 
et  faisant  ce  que  j'ai  fa)t.  Lui  débauché ,  brutal ,  impu- 
dent, ôy nique  auprès  du  sexe!  Eh!  j'ai  grand'peur 
que  ce  ne  soit  l'excès  contraire  qui  l'a  perdu,  et  que, 
s'il  eût  été  ce  que  vous  dites ,  il  ne  fftt  aujourd'hui  bien 
inoins  malheureux.Jl  est  bien  aisé  de  faire,  à  soù  ar- 
rivée ,  rétirer  les  filles  de  la  maison  ;  mais  qu'est-ce  que 
cela  prouve ,  sinon  la  maligne  disposition  des  parents 
envers  lui? 

A-t-on  l'exemple  de  quelque  fait  qui  ait  rendu  né- 
cessaire une  précaution  si  bizarre  et  si  affectée?  et 
qu'eu  dut-il  penser  à  son  arrivée  à  Paris,  lui  qui  ve- 


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SECOND  DIALOGUE.  363 

noit  de  vivre  à  Lyon  très  femilièrement  dans  une 
maison  très  estimable ,  où  la  mère  et  trois  filles  char- 
mantes, toutes  troirdans  la  fleur  de  Fâge  et  de  la 
beauté,  raccabloient  à  Fenvi  d  amitiés  et  de  caresses? 
Est-ce  en  abusant  de  cette  familiarité  près  de  ces  jeunes 
personnes,  est-ce  par  des  mâiiières  ou  des  propos  li- 
bres avec  elles  qu'il  mérita  Findigne  et  nouvel  accueil 
qui  Fattendoit  à  Paris  en  les  quittant?  et  même  encore 
aujourd'hui,  des  mères  très  sages  craignent-elles  de 
mener  leurs  filles  chez  ce  terrible  satyre,  devant  le- 
quel ces  autrés-là  n  osent  laisser  un  moment  les  leurs, 
chez  elles,  et  en  leur  présence?  En  vérité,  que  des 
farces  aussi  grossières  puissent  abuser  un  moment 
des  gens  sensés^  il  faiM  en  ^tre  témoin  pour  le  croire. 
Supposons' un  moment  qu  on  eût  osé  publier  tout 
cela  dix  ans  plus  tôt,  et  lorsque  Festime  des  honnêtes 
gens,  quil  eut  toujours  dès  sa  jeunesse,  étoit  montée 
au  plus  haut  degré:  ces  opinions,  quoique  soutenues 
des  mêmes  preuves,  auroient-elles  acquis  le  même 
crédit  che2  ceux  qui  maintenant  s'empressent  de  les 
adopter?  Non,  sans  doute;  ils  les  auroient  rejetées 
avec  indignation.  Ils  auroient  tous  dit:  «Quand  un 
«  homme  est  parvenu  jusqu'à  cet  âge  avec  Festime 
«  publique,  quand,  sans  patrie,  sans  fortune  et  sans 
«  asile,  dans  une  situation  gênée,  et  forcé,  pour  sub- 
«sister,  de  recourir  sans  cesse  aux  expédients,  on 

•  n'en  a  jamais  employé  que  d'honorables,  et  qu'on 

*  s'est  fait  toujours  considérer  et  bien  vouloir  dans  sa 
«détresse,  on  ne  commence  pas  après  Fâge  mûr,  et 
«  quand  tous  les  yeux  sont  ouverts  sur  nous^  à  se  dé- 
if  voyer  de  la  droite  route,  pour  s'enfoncer  dans  les 


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364  SECOND   DIALOGUE. 

M  sentiers  bourbeux  du  vice;  on  n'associe  point  la  bas- 
N  sesse  des  plus  vils  fripons  avec  le  courage  et  Télé- 
f<  vation  des  âmes  fières ,  ni  Tamour  de  la  gloire  aux 
H  manœuvres  des  filous;  et  si  quarante  ans  d'honneur 
«  permettoient  à  quelqu'un  de  se  démentir  si  tard  à  ce 
«  point^.il  perdroit  bientôt  cette  vigueur  de  sentiment 
«  ce  ressort,  cette  franchise  intrépide  qu'on  n'a  point 
«  avec  des  passions  basses,  et  qui  jamais  ne  survit  à 
«l'honneur.  Un  fripon  peut  être  lâche,  un  méchant 
«peut  être  arrogant;  mais  la  douceur  de  l'inbocence 
«  et  la  fierté  de  la  vertu  ne  peuvent  s'unir  que  dans 
«  une  belle  ame.  » 

Voilà  ce  qu'ils  auroient  tous  dit  ou  pensé ,  et  ils 
auroient  certainement  refusé  de  le  croire  atteint  de 
vices  aussi  bas ,  à  moins  qu'il  n'en  eût  été  convaincu 
sous  leurs  yeux.  Ils  auroient  du  moiii«rvoulu  l'étudier 
eux-mêmes  avant  de  le  juger  si  décidément  et  si  cruel- 
lement. Ils  auroient  fait  ce  que  j'ai  fait;  et,  avec  Fimi- 
partialité  que  vous  leur  supposez ,  ils  auroient  tiré  de 
leurs  recherches  la  même  conclusion  que  je  tire  des 
miennes.  Ils  n'ont  rien  fait  de  tout  cela;  les  p^uves 
les  plus  ténébreuses,  les  ténioignages  les  plus  sus- 
pects ,  leur  ont  suffi  pour  se  décider  en  mal  sans  autre 
vérification ,  et  ils  ont  soigeusement  évité  tout  éclair- 
cissement qui  pouvoit  leur  montrer  leur  erreur.  Donc, 
quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  ils  sont  du  complot; 
car  ce  que  j'appelle  en  être  n'est  pas  seulement  être 
dans  le  secret  de  vos  messieurs ,  je  présume  que  peu 
de  gens  y  sont  admis;  mais  c'est  adopter  leur  unique 
principe,  c'est  se  faire,  comme  eux,  une  loi  de  dire  à 
tout  Je  monde  et  de  cacher  au  seul  accusé  le  mal 


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SECOND  dialogue;  365 

qu'on  pense  ou  qu'on  feint  de  penser  de  lui,  et  les 
raisons  sur  lesquelles  on  fonde  ce  jugement,  afin  de  le 
mettre  hors  d'état  d'y  répondre,  et  de  faire^éntendfe 
les  siennes  ;  car,  sitôt  qu'on  s'est  laissé  persuader  qu'il 
faut  le  juger,  non  seulement  sans  l'entendre,  mais 
sans  en  être  entendu ,  tout  le  reste  est  forcé,  et  il  n'est 
pas  possible  qu'on  résiste  à  tant  de  témoignages  si 
bien  arrangés,  et  mis  à  l'abri  de  l'inquiétante  épreuve 
des  réponses  de  l'accusé.  Comme  tout  le  succès  de  la 
trame  dépendoit  de  cette  importante  précaution,  son 
auteur  aura  mis  toute  la  sagacité  de  son  esprit  à  don- 
ner à  cette  injustice  le  tour  le  plus  spécieux,  et  à  la 
couvrir  même  d'un  vernis  de  bénéficence  et  de  géné- 
rosité, qui  n'eût  ébloui  nul  esprit  impartial,  mais 
qu'on  s'est  empressé  d'admirer,  à  l'égard  d'un  homme 
qu'on  n'estimcjjt  que  par  force,  et  dont  les  singula- 
rités n'étoient  vues  de  bon  œil  par  qui  que  ce  fût. 

Tout  tient  à  la  première  accusation  qui  l'a  fait 
déchoir,  tout  d'un  coup,  du  titre  d'honnête  homme 
qu'il  avoit  porté  jusqu'alors,  pour  y  substituer  celui 
du  plus  affreux  scélérat.  Quiconque  a  l'ame  saine  et 
croit  vraiment  à  la  probité  ne  se  départ  pas  -aisément 
de  l'estime  fondée  qu'il  a  conçue  pour  un  homme  de 
bien.  Je  verrois  commettre  un  crime ,  s'il  étoit  pos- 
sible, ou  faire  une  àbtion  basse  à  milord-maréchaP , 
que  je  n'en^roirôispa^à  mes  yeux.  Quand  j'ai  cru  de 

-  Il  eçt  vrai  que  milord<inaréchal  est  d*une  illustre  naissance,  et 
Jeau-Jacques  un  homme  du  peuple;  mais  il  faut  penser  que  Rous- 
seau, qui  parle  ici ,  n  a  pas,  en  général,  une  opinioti  bien  sublime 
de  la  haute  vertu  des  gens  de  qualité ,  et  qu'e  Thistoire  de  Jean-Jac- 
ques ne  doit  pas  naturellement  agrandir  cette  opinion.       *^ 


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366  SECOND  DIALOGUE. 

Jean- Jacques  tout  ce  que  voui^  m^avez  prouvé ,  c'étoit 
eu  le  supposant  convaincu.  Changer  à  ce. point  sur 
le  compte  d'un  homme  estimé  durant  toute  sa  vie, 
n'est  pas  une  chose  facile.  Mais  aussi  ce  premier  pas 
fait,  tout  le  reste  va  de  lui-même.  De  crime  en  crime, 
un  homme  coupable  d'un  seul  devient,  comme  vous 
lavez  dit,  capable  de  tous.  Rien  n'est  moins  surpre- 
nant que  le  passage  de  la  méchanceté  à  l'abjection,  et 
ce  n'est  pas  la  peine  de  mesurer  si  soigneusement  l'in- 
tervalle qui  peut  quelquefois  séparer  un  scélérat  d'un 
fripon.  On  peut  donc  avilir  tout  à  son  aise  rhpmpaç 
qu'on  a  commencé  par  noircir.  Quand  on  croit  qu'il 
n'y  a  dans  lui  que  du  mal,  on  n'y  voit  plus  que  cela; 
ses  actions  bonnes  ou  indifférentes  changent  bientôt 
d'apparence  avec  beaucoup  de  préjugés  et  un  peu  d'in- 
terprétation,  et  l'on  rétracte  alors  ses  jugements  avec 
autant  d'assurance  que  si  ceux  qu'on  leur  substitue 
étoient  mieux  fondés.  L'amour-propre  fait  qu'on  veut 
toujours  avoir  vu  soi-même  ce  qu'pn  sait,. ou  qu'on 
croit  sa voif  d'ailleurs.  Rien  n'est  si  manifeste  aussitôt 
qu'on  y  regarde,  on  a  honte  de  ne  l'avoir  pas  aperçu 
plus  tôt;  mais  c'est  qu'on  étoit  si  distrait  ou  si  pré- 
venu, qu'on  ne  portoit  pas  sop  attention  de  ce  côté; 
c'est  qu'on  est  si  bon  soi-même  quW  ne  peut  sup- 
poser la  méchanceté  dans  autrui. 

Quand  enfin  l'engpuement»  devenu  général,  par- 
vient à  l'excès ,  on  ne  se  contente  plus  de  tout  croire; 
chacun,  pour  prendre  part  à  la  fête,  cherche  à  ren- 
chérir; et  tout  le  monde,  s'affectionnant  à  ce  système, 
se  pique  d'y  apporter  du  sien  pour  l'orner  ou  pour 
l'affermir.  Les  uns  ne  sont  pas  plus  empressés  d'in- 


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SECOND  DIALOGUE.  367 

venter  que  les  autres  de  croire.  Toute  imputatioa 
passe  en  preuve  invincible  ;  et  si  Ton  apprenoit  aur 
jourd'hui  qu  il  s'est  commis  un  crime  dans  la  lune,  il 
seroit  prouvé  demain,  plus  clair  que  le  jour,  à  tout  le 
monde,  que  c'est  Jean-Jacques  qui  en  est  lauteur. 

La  réputation  qu'on  lui  a  donnée,  uoe  fois  bien 
établie,  il  est  donc  très  naturel  qu'il  en  résulte,  même 
chez  les  geiis  de  bonne  foi ,  les  effets  que  vous  m'avez* 
détaillés.  S'il  fait  une  erreur  de  compte,  ce  sera  tou- 
jours à  dessein  :  est-elle  à  son  avantage,  c'est  une  fri- 
ponnerie ;  est-elle  à  son  préjudice,  c'est  une  ruse.  Un 
homme  ainsi  vu,  quelque  sujet  qu'il  soit  aux  oublis, 
aux  distractions,  aux  balourdises,  ne  peut  plus  rien 
avoir  de  tout  cela  :  tout  ce  qu'il  fait  par  inadvertance 
est  toujours  vu  comme  fait  exprès.  Au  contraire,  les 
oublis,  les  omissions,  les  bévues  des  autres  à  son 
égard,  ne  trouvent  plus  créance  dans  l'esprit  de  per;^ 
^onne;  s'il  les  relève,  il  ment;  s'il  les  endure,  c'est  à 
pure  perte.  De«  femmes  étourdies ,  de  jeunes  gens 
évaporés,  feront  des  quiproquo  dont  il  restera  chargé; 
et  ce  sera  beaucoup  si  des  laquais  gagnés  ou  peu 
fidèles,  trop  instruits  des  sentiments  des  maîtres  à 
son  égard,  ne  sont  pas  quelquefois  tentés  d'en  tirer 
avantageàses  dépens,biensùrs  que  l'affaire  ne  s'éclair- 
cira  pas  en  sa  présence ^  et  que,  quand  cela  arriveroit, 
un  pfeu  d'effronterie ,  aidée  des  préjugés  des  maîtres , 
les  tireroit  d'affaire  aisément. 

J'ai  supposé ,  comme  vous ,  ceux  qui  traitent  avec 
lui  tous  sincères  et  de  bonne  foi  ;  mais  si  l'on  cher- 
cdioit  à  le  tron^per  pour  le  prendre  en  faute,  quelle 
facilité  savivacité,  sop  étourderîe,  ses  distractions,  sa 


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368  SECOND  DIALOGUE. 

mauvaise  mémoire ,  ne  donneroient-elles  pas  pour 
cela?  %. 

D'autres  causes  encore  ont  pu  concourir ^à  ces  feux 
jugements.  Cet  homme  a  donné  à  vos  messieurs,  par 
ses  Confessions ,  qu'ils  appellent  se^  Mémoires ,  une 
prise  sur  lui  qu'ils  n'ont  eu  garde  de  négliger.  Cette 
lecture  qu'il  a  prodiguée  à  tant  de  gens,  mais  dont  si 
^u  d'hommes  étoient  capables ,  et  dont  bien  moins 
encore  étoient  dignes ,  a  initié  le  public  dans  toutes 
ses  foiblesses ,  dans  toutes  ses  fentes  les  plus  secrètes. 
L'espoir  que  ces  Confessions  ne  seroient  vues'qu'après 
%2L  mort  lui  avoit  donné  le  courage  de  tout  dte«,*et  de 
se  traiter  avec  une  justice 'souvent  même  trop  rigou- 
reuse* Quand  il  se  vit  défiguré  parmi  les  hommes ,  au 
point  d  y  passer  pour  un  monstre,  la  conscience,  qui 
lui  feisoit  sentir  en  lui  plus  de  bien  que  de  mal ,  lui 
donna  le  courage  que  lui  seul  peut-être  eut,  et  aura 
jamais,  de  se  montrer  tel  qu'il  étoit  ;  il  crut  qu'en  ma- 
nifestant à  plein  l'intérieur  de  son  ame ,  et  révélant 
ses  Confessions^  l'explication  si  franche,  si  simple,  si 
naturelle,  de  tout  ce  qu'on  a  pu  trouver  de  bizarre 
dans  sa  conduite,  portant  avec  elle  son  propre  témoi- 
gnage ,  feroit  sentir  la  vérité  de  ses  déclarations ,  et  la 
feusseté  des  idées  horribles  et  fantastiques  qu'il  voyoit 
répandre  de  lui,  sans  en  pouvoir  découvrir  la  source. 
Bien  loin  de  soupçonner  alors  vos  messieurs,  la  con- 
fiance en  eux  de  cet  lijpmme  si  défiant  alla,  non  seu- 
lement jusqu'à  leur  lire  cette  tnstoire  de  son  ame, 
mais  jusqu'à  leui*  en  laisser  le  dépôt  assez  long-temps. 
L'usage  qu'ils  ont  fait  de  cette  imprudence  a  été  d'en 
tirer  parti  pour  diffemer  celui  qui  l'avoit  commise;  et 


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SECOND  DIALOGUE.  36g 

le  plus  sacré  dépôt  de  Tamitié  est  devenu,  dans  leurs 
mains,  linstrument de  la  trahison.  Ils  ont  travesti  ses 
défauts  en  vices,  ses  £siutes  en  crimes,  les  foiblesses 
de  sa  jeunesse  en  noirceurs  de  son  âge  mûr  :  ils  ont 
dénaturé  les  effets,  quelquefois  ridicules,  de  tout  ce 
que  la  nature  a  mis  d'aimable  et  de  bon  dans  soname  ; 
et  ce  qui  n'est  que  des  singularités  d'un  tempérament 
ardent,  retenu  par  un  naturel  timide ,  est  devenu  par 
leurs  soins  une  horrible  dépravation  de  cœur  et  de 
goût.  Enfin ,  toutes  leurs  manières  de  procéder  à  son 
égard,  et  des  allures  dont  le  vent  m'est  parvenu,  me 
portent  à  croire  que  pour  décrier  ses  Confessions  y  après 
en  avoir  tiré  contre  lui  tous  les  avantages  possibles ,  ils 
ont  intrigué,  manœuvré,  dans  tous  les  lieux  où  il  a 
vécu ,  et  dont  il  leur  a  fourni  les  renseignements,  pour 
défigurer  toute  sa  «vie,  pour  fabriquer  avec  art  des 
mensonges,  qui  en  donnent  l'air  à  ses  Caressions ,  et 
pour  lui  ôter  le  mérite  de  la  franchise ,  même  dans  les 
aveux  qu'il  fait  contre  lui.  Eh  !  puisqu'ils  savent  em- 
poisonner ses  écrits,  qui  sont  sous  les  yeux  de  tout  le 
monde,  comment  n'empoisonneroient-ils  pas  savie, 
que  le  public  ne  connott  que  sur  leur  rapport? 

làHéldise  avoit  tourné  sur  lui  les  regai*ds  des 
femmes  ;  elles  avoient  des  droits  assez  naturds  sur 
un  homme  qui  décrivoit  aM^si  l'amour;  mais  n'en  con- 
noissant  guère -que  le  physique,  elles  crurent  qu'il  n'y 
avoit  que  des  sens  très  vifs  qui  pussent  inspirer  des 
sentiments  si  tendces,  et  cela  put  leuréonner  de  celm 
qui  les  exprimoit  plus  grande  opinion  qu'il  ne  la  mêh 
ritott  peut-être.  Supposez  cette  opinion  portée  chez 
quelques  unsjusqu  à  la  curiosité,  et  quecettecuriosité 

XTI.  ^4 


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370  SECOND  DIALOGUE, 

ne  fût  pas'^assez  tôt  devinée  ou  satisfaite  par  celui  qui 
en  étoit  Fobjet  ,•  vous  coacevres  aisément  dans  sa  des^ 
tinée  les  conséquences  de  cette  balourdise. 

Quant  à  Faccueil  sec  et  dur  qu'il  fait  aux  quidams 
arrogants  ou  pleureux  qui  viennent  à  lui,  j'en  ai  sou* 
vent  été  le  témoin  moi-^éme,  et  je  conviens  qu'en 
pareille  situation  cette  conduite  seroit  fort  imprudente 
dans  un  hypocrite  deinasqué,   qui,   trop  heureux 
qu'on  voulût  bien  feindre  de  prendre  le  change,  de* 
vrôit  se  prêter,  avec  une  dissimulation  pareille,  à 
cette  feinte,   et  aux  apparents- ménagements  qu'on 
feroït  semblant  d'avoir  pour  lui.  Mais  osez-vous  re- 
procher à  un  homme  d'honneur  outragé,  de  ne  pas  se 
conduire  en*  coupable,  et  de  n'avoir  pas,  dans  ses  in* 
fortunes ,  la  lâcheté  d'un  vil  scélérat?  De  quel  œil 
voulez-vous  qu'il  envisage  les  perfides  empressements 
des  traîtres  qui  l'obsèdent,  et  qui ,  tout  en  affectant  le 
plus  pur  zélé ,  n'ont  en  effet  d'autre  but  que  de  l'en- 
lacer de  plus  en  plus  dans  les  pièges  de  ceux  qui  les 
emploient?  Il  faudroit,  pour  les  accueillir,  qu'il  fut  en 
^fet  tel  qu'ils  le  supposent  ;  il  faudroit  qu'aussi  fourbe 
qu'eux,  et  feignant  de  ne  les  pas  pénétrer,  il  leur 
rendit  trahison  pour  trahison.  Tout  son  crime  est 
d'être  aussi  franc  qu'ils  sont  faux  :  mais  après  tout, 
que  leur  importe  qu'il  les  feçoive  bien  ou  mal?  Les 
signes,  les  plus  manifestes  de  son  impatience  ou  de 
«on  dédain  n'ont  rien  qui  les  rebute.  Il  les  outrage* 
roit  ouvertement,  qu'ils  ne  &en  irpient  pas  pour  cela, 
^ous  de  concert,  laissant  à  sa  porte  les  sentiments 
d'honneur  qu'ils  peuventavoiF,^ae.lui  montreat  qu'in- 
^nsiUlité,  duplicité,  lâcheté,  perfidie,  et  sont  auprès 


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SECOND  DIALOGUE.  3p 

de  lui  cotnme  it  devroit  être  auprès  dWx,  s'il  étoit  tel 
qu'ils  le  représentent;  et  comment  voules-v^us  qu'il 
leur  montre  une  estime  qulls  ont  pris  si  grand  soin 
de  ne  lui  pas  lai^er?  Je  conviens  que  le  mépôs  d'un 
homme  qu'on  méprise  soi-même  est  facile  à  supporter  ^ 
mais  encore  n'estrce  pas  chez  lui  qu'il  faut  aller  en 
chercher  les  marques.  Malgré  tout  ce  patelinage  insi- 
dieux^ pour  peu  qu'il  croie  apercevoir,  au  fond  daè 
âmes,  des  sentiments  natui^tlement  honnêtes,  et 
quelques  bonnes  dispositions,  il  se  laisse  encore  sub- 
juguer. Je  ris  de  sa  simplicité,  et  je  l'en  fats  rire  lui* 
même.  Il  espère  toujours  qu'en  le  voyant  tel  qu'il  est 
quelques  uns  du  moins  n'auront  plus  le  courage  de  le 
haïr,  et  croit,  à  force  de  franchise,  toucher  enfin  ces 
cœurs  de  brouye.  Vous  concevez  comment  cela  lui 
réussit;  il  le  voit  lui-même,  et,  après  tant  de  tristes  ex* 
périences,  il  doit  enfin  savoir  à  quoi  s'en  t«air. 

Si  vous  eussiez  fait  une  fois  les  réflexions  que  la  rai-' 
son  suggère,  et  les  perquisitions  que  la  justice  exige , 
avant  de  juger  si  sévèrement  un  infortuné ,  vous  auriez 
senti  que  dans  une  situation  pareille  à  la  sienne ,  et  vio* 
time  d'aussi  détestables  complots,  il  ne  pent  plus,  il 
.  ne  doitplus  du  moins  se  livrer,  pour  ce  qui  l'entoure, 
à  ses  penchants  naturels,  dont  vos  messieurs  se  sont 
servis  si  long-temps  et  avec  tant  de  succès  pour  le 
prendre  dans  leurs  filets.  Il  ne  peut  {Jus ,  sans  s'y  pré* 
cipiter  lui-même,  agir  en  rien  dans  la  simfdidté  de 
son  coeur.  Ainsi  ce  n'est  plus  sur  ses  oeuvres  pré-* 
sentes  qu'il  faut  le  juger,  même  quand  <m  pourrcMt  en 
avoir  le  narré  fidèle.  Il  faut  rétrograder  vers  les  tempe 
où  rien  ne  l'empêchoit  d'être  lui-même ,  ou  bien  le  pé^ 


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372  SECOND  DIALOGUE, 

nétrer  plus  intimement ,  intùs  et  in  cute,  pour  y  lire 
immédiatement  les  véritables  dispositions  de  son  ame , 
que  tant  de  malheurs  n'ont  pu  aigrir.  En  le  suivant 
dans  les  temps  heureux  de  sa  vie,  et  dans  ceux  même 
où,  déjà  la  proie  de  vos  messieurs,  il  ne  s'en  doutoit 
pas  encore,  vous  eussiez  trouvé  Fhomme  bienfaisant 
et  doux  quil  étoit  et  passoit  pour  être  avant  qu'on 
Teût  défiguré.  Dans  tous  les  lieux  où  il  a  vécu  jadis, 
dans  les  habitations  où  on  lui  a  laissé  faire  assez  de 
séjour  pour  y  laisser  des  traces  de  son  caractère,  les 
regrets  des .  habitants  l'ont  toujours  suivi  dans  sa  re- 
traite ;  et  seul  peut-êti^  de  tous  les  étrangers  qui  ja- 
mais vécurent  en  Angleterre ,  il  a  vu  le  peuple  de 
Wootton  pleurer  à  son  départ.  Mais  vos  dames  et  vos 
messieurs  ont  pris  un  tel  soin  d'effacer  toutes  ces 
traces ,  que  c'est  seulement  tsindis  qu'elles  étoient 
encore  fraîches  qu'on  a  pu  les  distinguer.  Montmo- 
rency, plus  près  de  nous,  offre  un  exemple  frappant 
de  ces  différences.  Grâce  à  des  personnes  que  je  ne 
veux  pas  nommer,  et  aux  oratoriens  devenus,  je  ne 
sais  comment,  les  plus  ard.ents  satellites  de  la  ligue, 
voi^  n'y  retrouverez  plus  aucun  vestige  de  l'attache- 
ment^ et  j'ose  dire  de  la  vénération  qu'on  y  eut  jadis 
pour  Jean- Jacques ,  et  tant  qu'il  y  vécut,  et  après  qu'il 
en  fut  parti  :  mais  les  traditions  du  moins  en  restent 
encore  dans  la  mémoire  des  honnét(&s  gens  qui  firé-' 
qoentoient  alors  ce  pays-là. 

Dans  ces  épanchements  auxquels  il  aime  encore  à 
se  livrer,  et  souvent  avec  plus  de  plaisir  que  de  pru- 
dence, il  m'a  quelquefois  confié. ses  peines,  et  j'ai  vu 
que  la  patience  avec  laquelle  il  les  supporte  n'ôtoit 


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SECOND  DIALOGUÉ.  3']3 

rien  à  Tioipression  qu'elles  font  sur  son  cœur.  Celles 
que  le  temps  adoucit  le  xboins  se  réduisent  à  deux 
principales,  qu'il  compte  pour  les  seuls  vrais  maux 
que  lui  aient  faits  ses  ennemis.  La  première  est  de  lui 
avoir  ôté  la  douceur  d'être  utile  aux  hommes ,  et  secou- 
rable  aux  malheureux ,  soit  en  lui  en  ôtant  les  moyens  y 
soit  en  ne  laissant  plus  approcher  de  lui ,  sous  ce  passe- 
port, que  des  fourbes  qui  ne  cherchent  à  l'intéresser 
pour^ux  qa'afin  de  s'insinuer  dans  sa  confiance,  l'é- 
pier, et  le  trahir.  La  façon  dont  ils  se  présentent,  lé  ton 
qu'ils  prennent  en  lui  parlant,  les  fades  louanges 
qu'ils  lui  donnent,  le  patelinage  qu'ils  y  joignent,  le 
fiel  qu'ils  ne  peuvent  s'abstenir  d'y  mêler,  tout  décèle 
en  eux  de  petits  histrions  grimaciers  qui  ne  savent  ou 
ne  daignent  pas  mieux  jouer  leur  rôle.  Les  lettres 
qu'il  reçoit  ne  sont,  avec  des  lieux  communs  de  col- 
lège, et  des  leçons  bien  magistrales  sur  ses  devoirs 
envers  ceux  qui  les  écrivent,  que  de  sottes  déclama- 
tions contre  les  grands  et  les  riches,  par  lesquelles  on 
croit  bien  le  leurrer  ;  d'amers  sarcasmes  sur  tous  les 
états  ;  d'aigres  reproches  à  la  fortune ,  de  priver  un 
grand  homme  comme  l'auteur  de  la  lettre,  et,  par 
compagnie ,  l'autre  grand  homme  à  qui  elle  s'adresse, 
des  honneurs  et  des  biens  qui  leur  étoientdus,  pour 
les  prodiguer  aux  indignes;  des  preuves  tirées  de  là, 
qu'il  n'existe  point  de  Providence;  de  pathétiques  dé- 
clarations de  la  prompte  assistance  dont  on  a  besoin , 
suivies  de.fières  protestations  de  n'en  vouloir  néan- 
moins aucune.  Le  tout  finit  d'ordinaire  par  la  confi- 
dence de  la  ferme  résolution  où  l'on  est  de  se  tuer,  et 
par  l'avis  que  cette  résolution  sera  mise  en  exécution 


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374  SECOND  DIAJ-OOUïU 

aonica^  ai  Ton  «e  reçoit  bien  vite  fane  réponse  satisfais 

8ante  à  la  ktte. 

Après  avoii*  été  plusieurs  fois  très  sottement  la  dupe 
4e  0^  inei^çaiKs  suicides»  il  a  fini  par  se  moquer  et 
d  eux  et  de  sa  propre  bêtise,  Mais  quand  ils  n  ont  plus 
trouvé  la  £|£ili(é  de  s  introduire  avec  oe  pathc» ,  ils  ont 
bientôt  repris  leur  allure  naturelle,  et  substitxié,  pour 
forcer  sa  porte ,  la  férocité  des  tigres  à  la  flexibilité  des 
serpents.  Il  Êiut  avoir  vu  les  assauts  que  sa  femixie  est 
^cée  de  soiutenir  sans  cesse ,  les  inj  ures  et  les  outrages 
qu^elle  essuie  journellement  de  tous  ces  humbles  ad- 
mirateurs,  de  tous  ces  vertueux  infortunés,  à  la  moin- 
dre résistance  qu  ils  trouvent,  pour  juger  du  motif  qui 
les  ainéiie ,  et  des  gens  qui  les  envoient.  Croyez-vous 
qu  il  ait  tort  d  econduire  toute  cetl»  canaille,  et  de  ne 
vouloir  pas  s  m  laisser  subjugtier?  Il  lui  faïudroit  vingt 
ans  d  applicatkm  pour  Ure  seulement  tous  les  manu- 
scrits <}u*on  le  vient  prier  de  revcrir,  de  corriger,  de 
refondre;  car  son  temps  et  sa  peine  ne  coûtent  rien  à 
vos  messieurs  >  ;  il  lui  faudroit  dix  mains  et  dix  secré- 
taires pour  écrii^  les  requêtes,  placets,  letties,  mé* 
moires,  compliments,  vers,  bouquets,  dont  on  vient 
à  Teaivi  le  cliarger,  vu  la  grande  éloquence  de  sa 
plume,  et  la  grande  bonté  de  son  cœur;  car  c'est  ton- 

^  Je  à»i$  {Monrtant  rendre  justice  à.  eeux  qui  moment  de  payer 
mes  peines,  et  qui  sont  en  assez  grand  nombre.  Au  moment  même 
où  j'écris  ceci,  une  dame  de  province  vient  de  me  proposer  douze 
francs ,  en  attendant  mieux ,  pour  lui  écrire  une  belle  lettre  à  un 
prince.  C'est  donmiage  que  je  ne  me  sois  pas  avise  de  lever  bou- 
tique sous  les  charlûersiUs  Inflaocents ,  j'y  attroitfin  faire  assez  bien 
mes  affaires. 


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8ECOND  DIALOGUE.  376 

jours  là  lordinaire  refrain  de  ces  personnages  sin- 
cères. An  mot  dlhumanité,  qu'ont  appris  à  bourdon- 
ner autour  de  lui  des  essaimsr-de  guêpes,  elles  pré- 
tendent le  cribler  de  leurs  aiguillons  bien  à  leur  aise, 
sans  qu'il  ose  s'y  dérober;  et  tout  ce  qui  lui  peut  ar- 
rivei'  de  plus  heureux  est  de  s'en  délivrer  avec  de  l'ar- 
gent, dont  ils  le  remercient  ensuite  par  des  iii^ures. 

Après  avoir  tant  réchauffé  de  serpents  dans  son  sein, 
ils'est  enfin  déterminé,  par  une  réflexion  très  simple, 
à  se  conduire  comme  il  fait  avec  tous  ces  nouveaux 
venus.  A  force  de  bontés  et  de  soins  généreuif:,  vos 
messieurs,  parvenus  à  le  rendre  exécrable  à  tout  Je 
monde,  ne  lui  ont  plus  laissé  Testime  de  personne. 
Tout  homme  ayant  de  la  droiture  et  de  l'honneur  ne 
peut  plus  qu'abhorrer  et  fuir  un  être  ainsi  défiguré  ^ 
nu]  homme  sensé  n'en  peut  rien  espérer  de  bon.  Dans 
cet  état,  que  peut-^il  donc  penser  de  ceux  qui  s'adres- 
sent à  lui  par  préférence,  le  recherchent,  le  comblent 
d'éleges,  lui  demandent  ou  des  services  ou  son 
amitié;  qui,  dans  l'opinion  qu'ils  ont  de  lui,  désirent 
néanmoins  d'être  liés  ou  redevables  au  dernier  des 
scélérats?  Peuvent-ils  même  ignorer  que,  loin  qu'il 
ait  ni  crédit ,  ni  pouvoir,  ni  faveur  auprès  de  p'ersoni^e  $ 
l'intérêt  qu'il  pourroit  pi-endre  à  eux  ne  feroit  qu€| 
leur  nuire  aussi  bien  qu'à  lui;  que  tout  l'effet  de  sa 
recommandation  seroit,  ou  de  les  perdre  s'ils'avoient 
eu  recours  à  lui  de  bonne  foi ,  ou  d'en  faire  de  nou- 
veaux traîtres  destinés  à  l'enlacer  par  ses  propres 
bienfaits?  En  toute  supposition  possible,  avec  les  ju; 
geroents  portés  de  lui  dans  le  monde,  quiconque  né 
laisse  pas  de  recourir  à  lui  n'est-il  pas  lui-iiïême  tin 


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1 


376  SECOND  DIALOGUE. 

homme  jugé?  et  quel  honnête  homme  peut  prendre 
intérêt  à  de  pareils  misérables?  S'ils  n*étoient  pas  des 
fourbes  y  ne  seroien^iIs  pas  toujours  des  infieunes?  et 
qui  peut  implorer  des  bienfaits  d'un  homme  qu  il 
méprise  n*est-il  pas  lui-même  encore  plus  méprisable 
que  lui?  * 

Si  tous  ces  empressés  ne  venoient  que  pour  voir  et 
chercher  ce  qui  est,  sans  doute  il  auroit  tort  de  les 
éconduire;  mais  pas  un  seul  n'a  cet  objet,  et  il  feu- 
droit  bien  peu  connottre  les  hommes  et  la  situation 
de  Jean^acqu^s  pour  espérer  de  tous  ces  gens-là  ni 
vérité  ni  fidéUté.  Ceux  qui  sont  payés  veqlent  ga{]^er 
leur  argent,  et  ils  savent  bien  qu-ils  n'ont  qu'un  seul 
moyen  pour  cela,  qui  est  de  dire ,  non  ce  qui  est ,  mais 
ce  qui  plalty  et  qu'ils  seroient  mal  venus  à  dire  du 
bien  de  lui.  Ceux  qui  l-épient  de  leur  propre  mouve* 
ment  9  mus  par  leur  passion ,  ne  verront  jamais  que  ce 
qui  la  flatte;  aucun  ne  vient  pour  voir  ce  qu'il  voit, 
mais  pot  {iFinterpréter  à  sa  mode.  Le  blanc  et  le  noir, 
le  poiu*  et  le  contre ,  leur  servent  également.  Donne- 
t-il  l'aumône,  ahl  le  ca&rd?  la  refuse-t-il,  voilà  cet 
hoipme  si  charitable!  S'il  s'enflamme  en  parlant  de  la 
vertu,  c'est  un  tartufe;  s'il  s'anime  en  parlant  de 
l'amour,  c'est  un  satyre;  s'il  lit  la  gazette  %  il  médite 

'AU  ^nde  satisfaction  de  mes  très  inquiets  patrons ,  je  re- 
nonce à  cette  triste  lecture,  devenue  indiffërente  à  un  homme 
qu'on  a  rendu  tout-à-fait  étranger  sur  la  terre.  Je  n*y  ai  plus  ni 
patrie  ni  frères.  Habitée  par  des  êtres  qui  ne  me  sont  rien,  elle  est 
pour  moi  comme  une  autre  sphère  ;  et  je  suis  aussi  peu  curieux 
désormais  d'apprendre  ce  qui  se  fait  dans  le  monde  que  ce  qui  se 
passe  à  Bicétre  ou  aux  Petites-Maisons. 


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SECOND  DIALOGUE.  877 

une  conspiration;  s'il  cueille  une  rose,  oti  cherche 
quel  poison  la  ro^e  contient.  Trouvez  à  un  hmnme 
ainsi  vu  quelque  propos  qui  soît  innocent,  quelque 
action  qui  ne  soit  pas  un  crime,  je  vous  en  défie« 

Si  Tadministration  publique  elle-même  eût  été  moins 
prévenue  ou  de  bonne  foi,  Ja  constante  uniformité  de 
sa  vie,  é^ale  et  simple,  Vêtit  bientôt  désabusée;  elle 
auroit  compris  qu'elle  ne  verroit  jamais  que  les  mê- 
mes choses ,  et  (pe  c'étpit  bien  perdre  son  argent,  son 
temps  et  ses  peines,  que  d'espionner  un  homme  qui 
vivoit  ainsi.  Mais  comme  ce  n'^t  pas  la  vérité  qu'on 
cherche ,  qu'on  ne  veut  que  noircir  la  victloûte ,  et  (|u  au 
lieu  d'étudier  son  caractère  on  ne  veut  que  le  d^ffa- 
mePi  peu  importe  qu'il  se  conduise  bien  ou  mal ,  et 
qu'il  spit  innocent  ou  coupable.  Tout  ce  qui  importe 
est  d'être  asse^  au  fait  de  sa  conduite  pour  avoir  des 
points  fi^essur  lesquels  on  puisse  appuyer  le  système 
d'împosture  dont  il  est  l'objet,  sans  .s'exposer  à  être 
convaincu^  de  mensonge;  et  voilà  à  quoi  l'espionnage 
est  .uniquement  destiné.  Si  vous  me  reprochez  ici  de 
rendre  à  ses  accusateurs  les  imputations  dont  ils  le 
chargent,  j'en  conviendrai  sans  peine,  mais  avec  cette 
différence  qu'en  parlant  d'eux  Rousseau  ne  s'en  cache 
pas.  Je  ne  pense  mêiâe  et  ne  dis  tout  ceci  qu'avec  la 
plus  grande  répugnance.  Je  voudriHs  de  tout  mon 
cceur  pouvoir  croire  que  le  gouvernement  est  à  son 
égard  dans  l'erreur  de  bonne  foi,  mais  c'est  ce  qui 
m'estimpossible.  Quand  je  n'aurois  nulle  autre  preuve 
du  contriaire ,  la  méthode  qu'on  suit  avec  lui  m'en 
fburniroit  une  invincible.   Ce  n'est  point  aux  mé- 


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378  SECOND   DIALOGUE. 

chants  qu^on  fait  toutes  ces  choses-là ,  ce  sont  eux  qui 

les  font  aux  autres. 

Pesez  la  conséquence  qui  suit  de  là.  Si  Tadminis'- 
tration ,  si  la  police  elle-même  trempe  dans  le  corn*- 
plot  pour  abuser  le  public  sur  le  compte  de  Jean- 
Jacques,  quel  homme  au  monde,  quelque  sage  qu'il 
puisse  être,  pourra  se  garantir  de  Terreur  à  son  égard? 

Que  de  raisons  nous  font  sentir  que,  dans  Tétrange 
position  de  cet  homme  infortuné,  personne  ne  peut 
plus  juger  de  lui  avec  certitude,  ni  sur  le  rapport 
d  autrui  ni  sur  aucune  espèce  de  preuve  !  Il  ne  suffit 
pas  même  de  voir,  il  faut  vérifier,  compai^r,  appro- 
fondir tout  par  soi-même,  ou  s  abstenir  déjuger.  Ici, 
par  exemple,  il  est  clair  comme  le  jour  qu'à  s'en  tenir 
au  témoignage  des  autres  le  reproche  de  dureté  et 
d'incommisération,  mérité  ou  non,  lui  seroit toujours 
également  inévitable  :  car,  supposé  un  moment  qu'il 
remplit  de  toutes  ses  forces  les  devoirs  d'humanité, 
de  charité,  de  bienfaisance,  dont  tout  homme  est 
sans  cesse  entouré ,  qui  est-ce  qui  lui  rendroit  dans  le 
public  la  justice  de  les  avoir  remplis?  Ce  ne  seroit  pas 
lui-même ,  à  moins  qu'il  n'y  mU  cette  ostentation  phi- 
losophique qui  gâte  l'œuvre  par  le  motif;  ce  ne  seroit 
pas  ceux  envers  qui  il  les  auroit  remplis ,  qui  devien- 
nent, sitôt  qu'ils  l'approchent,  ministres  et  créatures 
de  vos  messieurs;  ce  seroit  encore  moins  vos  mes- 
sieurs eux-mêmes,  non  moins  zélés  à  cacher  le  bien 
qu'il  pourroit  chercher  à  faire,  qu'à  publiera  grand 
bruit  celui  qu'ils  disent  lui  faire  en  secret.  En  lui  fai- 
sant des  devoirs  à  leur  mode  pour  le  blâmer  de  ne  les 
pas  remplir,  ils  tairoient  les  véritables  qu'il  auroit 


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SECOND   DIALOGUE.  879 

remplis  de  tout  son  pœur ,  et  lui  feroient  le  même  re- 
proche avec  le  même  succès  -,  ce  reproche  ne  prouve 
donc  rien.  Je  remarque  seulement  qu'il  étoit  bienfei- 
sant  et  bon ,  quand ,  livré  sans  gêne  à  son  naturel,  il 
suivoiten  toute  liberté  ses  penchants;  et  maintenant 
qu'il  se  sent  entravé  de  mille  pièges ,  entouréd'espions, 
de  mouches,  de  surveillants;  maintenant  qu'il  sait  ne 
pas  dire  un  mot  qui  ne  soit  recueilli,  ne  pas  faire  un 
mouvement  qui  ne  soit  noté ,  c'est  ce  temps  qu'il 
choisit  pour  lever  le  masque  de  l'hypocrisie ,  et  se 
livrer  à  cette  dureté  tardive,  à  tous  ces  petits  larcins 
de  bandits  dont  l'accuse  aujourd'hui  le  public!  Con- 
veiiez  que  voilà  un  hypocrite  bien  bête,  et  un  trom- 
peur bien  maladroit.  Quand  je  n'aurois  rien  vu  par 
moi-même,  cette  seule  réflexion  me  rendroit  su^>ecte 
la  réputation  qu'on  lui  donne  à  présent.  Il  en  est  de 
tout  ceci  comme  des  revenus  qu'on  lui  prodigue  avec 
tant  de  magnificence.  Ne  faudroit^il  pas  dans  sa  po- 
sition qu'il  fût  plus  qu'imbécile ,  pour  tenter ,  s'ils 
étoient  réels,  d'en  dérober  un  moment  la  connois- 
sance  au  public? 

Ces  réflexions  sur  les  friponneries  qu'il  s'est  mis  à 
foire,  et  sur  les  bonnes  œuvres  qu'il  ne  fait  plus, 
peuvent  s'étendre  aux  livres  qu'il  feit  et  publife  en- 
core, et  dont  il  se  cache  si  heureusement,  que  tout 
le  monde ,  aussitôt  qu'ils  paroissent ,  est  instruit  qu'il 
en  est  l'auteur.  Quoi!  monsieur;  ce  mortel  si  ombra- 
geux ,  si  ferouche ,  qui  voit  à  peine  approcher  de  lui 
un  seul  homme  qu'il  ne  sache  ou  ne  croie  être  un 
traître;  qui  sait  ou  qui  croit  que  le  vigilant  magistrat 
chargé  des  deux  départements  de  la  police  et  de  la  li- 


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o83  SECOND   DIALOGUE, 

brairie  le  tient  enlacé  dans  d'inextricables  filets,  ne 
laisse  pas  d'aller  barbouillant  éternellement  des  livres 
à  la  douzaine ,  et  de  les  confier  sans  crainte  au  tiers  et 
au  quart  pour  les  faire  imprimer  en  grand  secret?  Ces 
livres  s'impriment ,  se  publient ,  se  débitent  hautement 
sous  son  nom,  même  avec  une  affectation  ridicule, 
comme  s'il  avoit  peur  de  n'être  pas  connu;  et  mon 
butor,  sans  voir,  sans  soupçonner  même  cette  ma- 
nœuvresi  publique,  sans  jamais  croire  être  découvert, 
va  toujours  prudemment  son  train ,  toujours  barbouil- 
lant, toujours  imprimant,  toujours  se  confiant  à  des 
confidents  si  discrets ,  et  toujours  ignorant  qu'ils  se 
moquent  de  lui  ?  Que  de  stupidité  pour  tant  de  finesse  l 
que  de  confiance  pour  un  homme  aussi  soupçonneux! 
Tout  cela  vous  parott-il  donc  si  bien  arrangé,  si  na- 
turel, si  croyable?  Pour  moi  je  n'ai  vu  dans  Jean- 
Jacques  aucun  de  ces  deux  extrêmes.  Il  n'est  pas 
aussi  fin  que  vos  messieurs,  mais  il  n'est  pas  non  plus 
aussi  bête  que  le  public,  et  ne  se  paieroit  pas  comme 
lui  de  pareilles  bourdes.  Quand  un  libraire  vient  en 
gmnd  appareil  s'établir  à  sa  porte,  que  d'autres  lui 
écrivent  des  lettres  bien  amicales,  lui  proposent  de 
belles  éditions,  afFeclent  d'avoir  avec  lui  des  relations 
bien  étroites,  il  n'ignore  pas  que  ce  voisinage,  ces 
visites,  ces  lettres,  lui  viennent  de  plus  loin  ;  et  tandis 
que  tant  de  gens  se  tourmentent  à  lui  faire  fiaiire  des 
livres  dont  le  dernier  cuistre  rougiroit  d'être  l'auteur, 
il  pleure  ainèrement  les  dix  ans  de  sa  vie  employés  à 
en  faire  d'un  peu  moins  plats. 

Voilà ,  monsieur ,  les  raisons  qui  l'ont  forcé  de  chan- 
ger de 'conduite  avec  ceux  qui  l'approchent,  et  de  ré- 


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SECOND   DIALOGUE.  38l 

sister  aux  penchants  de  son  cœur,  pour  ne  pas  s'en- 
lacer lui-même  dans  \m  pièges  tendus  autour  de  lui. 
J'ajoute  à  cela  que  son  naturel  timide  et  son  goût  , 
éloigné  de  toute  ostentation  ne  sont  pas  propres  à 
mettre  en  évidence  son  penchant  à  faire  du  bien ,  et 
peuvent  méme^  dans  une  situation  si  triste ,  Tarréter 
quand  il  auroit  lair  de  se  mettre  en  scène.  Je  lai  vu , 
dans  un  quartier  très  vivant  de  Paris ,  s'abstenir  mal- 
gré lui  d'une  bonne  œuvre  qui  se  présentoit,  ne  pour 
vaut  se  résoudre  à  fixer  sur  lui  les  regards  malveillants 
de  deux  cents  personnes;  et,  dans  un  quartier  peu 
éloigné,  mais  moins  fréquenté,  je  l'ai  vu  se  conduire 
différemment  dans  une  occasion  pareille.  Cette  mau- 
vaise honte  où  cette  blâmable  fierté  me  semble  bien 
naturelle  à  un  infortuné,  sûr  d'avance  que  tout  ce 
qu'il  pourra  faire  de  bien  sera  mal  interprété.  Il  vau- 
droit  mieux  sans  doute  braver  l'injustice  du  public; 
mais  avec  une  ame  haute  et  un  naturel  timide ,  qui 
peut  se  résoudre,  en  faisant  une  bonne  action  qu'on 
accusera  d'hypqcrisie ,  de  lire  dans  les  yeux  des  spec- 
tateurs l'indigne  jugement  qu'ils  en  portent?  Dans  une 
pareille  situation,  celui  qui  voudroit  faire  encore  du 
bien  s'en  cacheroit  comme  d'une  mauvaise  œuvre, 
et  ce  ne  seroit  pas  ce  secret-là  qu'on  iroit  épiant  pour 
le  publier. 

Quant  à  la  seconde  et  à  la  plus  sensible  des  peines 
que  lui  ont  faites  les  barbares  qui  le  tourmentent,  il 
la  dévore  en  secret,  elle  reste  en  réserve  au  fond  de 
son  cœur,  il  ne  s'en  est  ouvert  à  personne ,  et  je  ne  la 
saurois  pas  moi-même  s'il  eût  pu  me  la  cacher.  C'est 
par  elle  que,  lui  ôtant  toutes  les  consolations  qui  re»- 


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382  SECOND   DIALOGUE, 

toient  à  sa  portée,  ils  lui  ont  rendu  la  vie  à  charge, 
autant  qu'elle  peut  Tétre  à  un  innocent.  A  juger  du 
vrai  but  de  vos  messieurs  par  toute  leur  conduite  à 
son. égard,  ce  but  paroît  être  de  Tamener  par  degrés, 
et  toujours  sans  qu'il  y  paroisse ,  jusqu'au  plus  violent 
désespoir,  et,  sous  l'air  de  l'intérêt  et  de  la  commise* 
ration,  de  le  contraindre,  à  force  de  secrètes  an- 
goisses, à  finir  par  les  délivrer  de  lui.  Jamais,  tant 
qu'il  vivra,  ils  ne  seront,  malgré  toute  leur  vigilance, 
sans  inquiétude  de  se  voir  découverts.  Malgré  la  triple 
enceinte  de  ténèbres  qu'ils  renforcent  sans  cesse  au- 
tour de  lui,  toujours  ils  trembleront  qu'un  trait  de  lu- 
mière ne  perce  par  quelque  fissure,  et  n'éclaire  leurs 
travaux  souterrains.  Ils  espèrent,  qu^nd  il  n'y  sera 
plus,  jouir  plus  tranquillement  de  leur  œuvre;  niais 
ils  se  soat  abstenus  jusqu'ici  de  disposer  tout-à-fait 
de  lui,  soit  qu'ils  craignent  de  ne  pouvoir  tenir  cet  at- 
tentat aussi  caché  que  les  autres ,  soit  qu'ils  se  fassent 
encore  un  scrupule  d'opérer  par  eux-mêmes  l'acte  au- 
quel ils  ne  s'en  font  aucun  de  le  forcer,  soit  enfin 
qu'attachés  au  plaisir  de  le  tourmenter  encore  ils  ai- 
ment mieux  attendre  de  sa  main  la  preuve  complète 
de  sa  misère.  Quel  que  soit  leur  vrai  motif,  ils  ont  pris 
tous  les  moyens  possibles  pour  le  rendre,  à  force  de 
déchirements,  le  ministre  de  la  haine  dont  il  est  l'objet. 
Us  ^e  sont  singulièrement  appliqués  à  le  navrer  de 
profondes  et  continuelles  blessures ,  par  tous  les  en- 
droits sensibles  de  son  cœur.  Ils  savoient  combien  il 
étoit  aixlent  et  sincère  dans  tous  ses  attachements;  iU 
se  sont  appliqués  sans  relâche  à  ne  lui  pas  laisser  un 
seul  ami.  Ils  savoient  que,  sensible  à  l'honneur  et  à 


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SECOND  DIALOGUE.  383 

Testime  des  honDétes  gens ,  il  faisoit  un  cas  très  mé- 
diocre d«  la  réputation  qu'on  n'acquiert  que  par  des 
talents  ;  ils  ont  affecté  de  prôner  les  siens,  en  couvrant 
d'opprobre  son  caractère.  Ils  ont  vanté  son  esprit  pour 
déshonorer  son  cœur.  Ils  le  connoissoient  ouveit  et 
franc  jusqu'à  l'imprudence  >  détestant  le  mystère  et  la 
fausseté;  ils  l'ont  entouré  de  trahisons,  de  mensonges, 
de  ténèbres,  de  dupHcité.  Ils  savoient  combien  il  ché- 
risaoit  sa  patrie  ;  ils  n'ont  rien  épargné  pour  la  rendre 
méprisable ,  et  pour  l'y  faire  haïr.  Ils  connoissoient 
son  dédain  pour  le  métier  d'auteur,,  combien  il  déplo- 
roit  le  court  temps  de  sa  vie  qu'il  perdit  à  ce  triste 
métier,  et  parmi  les  brigands  qui  l'exercent  ;  ils  lui 
font  incessamment  barbouiller  des  livres  ^  et  ils  ont 
grand  soin  que  ces  livres ,  très  dignes  des  plumes  dont 
ils  sortent,  déshonorent  le  nom  qu'ils  leur  font  porter. 
Ils  l'ont  fait  abhorrer  du  peuple  dont  il  déplwe  la  mi- 
sère, des  bons  dont  il  honora  les  vertus,  des  femmes 
dont  il  fut  idolâtre ,  de  tous  ceux  dont  la  haine  pouvoit 
le  plus  l'affliger.  A  force  d'outrages  sanglants,  mais 
tacites,  à  force  d'attroupements,  de  chuchotements, 
de  ricanements,  de  regards  cruels  et  farouches,  ou  in- 
sultants et  moqueurs,  ils  sont  parvenus  à  le  chasser 
de  toute  assemblée ,  de  tout  spectacle ,  des  cafés ,  des 
promenades  publiques;  leur  projet  est  de  le  chasser 
enfin  des  rues,  de  le  renfermer  chez  lui,  de  l'y  tenir 
investi  par  leurs  satellites,  et  de  lui  rendre  enfin  la  vie 
M  douloureuse  qu'il  ne  la  puisse  plus  endurer.  En  un 
mot,  en  lui  portant  à-la-fois  toutes  les  atteintes  qu'ils 
savoient  lui  être  les  plus  sensibles,  sans  qu'il  puisse 
en  parer  aucune,  et  ne  lui  laissant  qu'un  seul  moyen 


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n 


384  SECOND   DIALOGUE, 

de  s'y  dérober,  il  est  clair  qu'ils  Font  voulu  forcer  à  le 
prendre.  Mais  ils  ont  tout  calculé  sans  doute,  hors  la 
ressource  de  l'innocence  et  de  la  résignation.  Malgré 
Tàge  et  l'adversité,  sa  santé  s'est  mffermie  et  se  main- 
tient: le  calme  de  son  ame  semble  le  rajeunir;  et 
quoiqu'il  ne  lui  reste  plus  d'espérance  parmi  les 
hommes ,  il  ne  fut  jamais  plus  loin  du  désespoir. 

J'ai  jeté  sur  vos  objections  et  vos  doutes  l'éclaircis- 
sement qui  dépendoit  de  moi.  Cet  éclaircissement,  je 
le  répète,  n*en  peut  dissiper  l'obscurité,  même  à  mes 
yeux;  car  la  réunion  de  toutes  ces  causes  est  trop  au- 
dessous  de  l'effet,  pour  qu'il  n'ait  pas  quelque  autre 
cause  encore  plus  puissante,  qu'il  m'est  impossible 
d'imaginer.  Mais  je  ne  trouverois  rien  du  tout  à  vous 
répondre,  que  je  n^en  resterois  pas  moins  dans  mon 
sentiment,  non  par  un  entêtement  ridicule,  mais  par- 
ceque  j'y  vois  moins  d'intermédiaires  entre  moi  et  le 
personnage  jugé,  et  que,  de  tous  les  yeux  auxquds  il 
faut  que  je  m'en  rapporte,  ceux  dont  j'ai  le  moins  à 
me  défier  sont  les  miens.  On  nous  prouve,  j'en  con- 
viens, des  choses  que  je  n'ai  pu  vérifier,  et  qui  me  tien- 
droient  peut-être  encore  en  doute,  si  l'on  ne  me  prou- 
voit,  tout  aussi  bien ,  beaucoup  d'autres  choses  que  je 
sais  très  certainement  être  fausses  ;  et  quelle  autorité 
peut  rester  pour  être  crus  en  aucune  chose  à  ceux  qui 
savent  donner  au  mensonge  tous  les  signes  de  la  vé- 
rité? Au  reste ,  souvenez-vous  que  je  ne  prétends  point 
ici  que  mon  jugement  fasse  autorité  pour  vous;  mais 
après  les  détails  dans  lesquels  je  viens  d'entrer,  vous 
ne  sauriez  blâmer  qu'il  la  fasse  pour  moi  ;  et  quelque 
appareil  de  preuves  qu'on  m'étale  en  se  cachant  de 


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SECOND   DIALOGUE.  385 

raccusé ,  tant  qu'il  ne  sera  pas  convaincu  en  personne , 
et  moi  présent,  d'être  tel  que  l'ont  peint  vos  ihc;3- 
sieurs,  je  me  croirai  bien  fondé  à  le  juger  tel  que  je 
Fai  vu  moi-même. 

A  présent  que  j'ai  fait  ce  que  vous  avez  désiré ,  il  est 
temps  de  vous  expliquer  à  votre  tour,  et  de  m'ap* 
prendre,  d'après  vos  lectures,  comment  vous  l'avez 
vu  dans  ses  écrits. 

Le  Fr.  Il  est  tard  pour  aujourd'hui;  je  pars  demain 
pour  la  campagne;  nous  nous  verrons  à  mon  retour. 


FIN    DU    SECOND    DIALOGUE. 


25 


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TROISIÈME   DIALOGUE.  387 

LeFr.  JLa  liste  que  je  vous  présente  vous  servira  de 
réponse  et  d'explication.  En  la  lisant,  nul  homme  rai- 
sonnable ne  sera  surpris  de  la  destinée  de  Tauteur. 

Rouss.  Voyons  donc  èette  étrange  liste. 

Le  Fr.  La  voilà.  J'autois  pu  la  rendre  aisément 
dix  fois  plus  ample,  surtout  si  j'y  avois  fait  entrer  les 
nombreux  articles  qui  regardent  le  métier  d'auteur 
et  le  corps  de$  gens  de  lettres  ;  mais  ils  sont  si  cim- 
nus,  qu'il  suffit  d'en  donner  un  ou  deux  pour  exem- 
ple. Dans  ceux  de  toute  espèce  auxquels  je  me  suis 
borne,  et  que  j'ai  notés  sans  ordre  comme  ils  se  sont 
présentés ,  je  n'ai  fait  qu'extraire  et  transcrire  "fidèle- 
ment les  passages.  Vous  jugerez  vous-même  des  effets 
qu'ils  ont  dû  produire ,  et  des  qualifications  que  dut 
espérer  leur  auteur  sitôt  qu'on  put  l'en  charger  impu- 
nément. 


25. 


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TROISIÈ^ME  DIALOGUE.  889 

«fondations  savantes?  Est-ce  de  donner  le  change 
«  au  peuple,  d'altérer  sa  raison  d^avance,  et  de  Fem- 
«  pêcher  d'aller  au  vrai?  Professeurs  de  mensonge, 
«  c'est  pour  l'égarer  que  vous  feignez  de  l'instruire,  et, 
«  comme  ces  brigands  qui  mettent  des  fanaux  sur  les 
«cécueils,  vous  l'éclairez  pour  le  perdre.  »  {Lettre  à 
M.  de  Beaumùnt.  ) 

4*  ^  O^  lisoit  ces  mots  gravés  sur  un  marbre  aux 
«  Thermopyles  :  Passant ,  va  dire  à  Sparte  (fue  nous 
«  sommes  morts  ici  pour  obéir  à  ses  saintes  lois.  On  voit 
«  bien  que  ce  n'est  pas  l'Académie  des  Inscriptions 
«  qui  a  omiposé  celle4à.  »  {Emile y  liv.  iv.  ) 

LES  MÉDECINS. 

5.  a  Un  corps  débile  affoiblit  l'ame.  De  là  l'empire 
«  de  la  médecine ,  art  plus  pernicieux  ^aux  hommes 
«  que  tous  les  maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  sais 
a  pour  moi  de  quelle  maladie  nous  guérissent  lesmé- 
«  decins;  mais  je  sais  qu'ils  nous  en  donnent  de  bien 
M  funestes;  la  lâcheté,  la  pusillanimité,  la  terreur  de 
M  la  mort;  s'ils  guérissent  le  corps,  ils  tuent  lecou- 
«  rage.  Que  nous  importe  qu'ils  fassent  mardier  des 
«  cadavres?  ce  sont  des  hommes  qu'il  nous  faut,  et 
«  l'on  n'en  voit  point  sortir  de  leurs  mains. 

«  La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous;  elle  doit 
«  l'être.  C'est  l'amusement  des  gens  oisifs  et  désœu- 
«vrés.  qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur  temps,  le 
«  passent  à  se  conserver.  S'ils  avoient  eu  le  malheur 
«de  naître  immortels,  ils  seroient  les  plus  miséra- 
«  blés  des  êtres.  Une  vie  qu'ils  n'aurotent  jamais  peur 
«  de  perdre  ne  seroit  pour  eux  d'aucun  prix.  Il  faut  à 


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Sgo  TROISIÈME  DIALOGUE. 

«  ces  gens-là  dea  médecias  qui  les  menacent  pour  les 
ft  flatter  9  et  qui  leur  donnent  chaque  jour  le  seul 
H  plaisir  dont  ils  soient  susceptibles ,  celui  de  n  être 
({ p£^  norts. 

«  Je  n!ai  nul  dessein  de  m^tendre  ici  sur  la  vanité 
a  de  la  médecine.  Mon  objet  n'est  que  de  la  considérer 
a  par  le  côté  moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'^iipécher 
a  d  observer  que  les  hommes  font  sur  son  usage  les 
«  mêmes  sophismes  que  sur  la  recherche  de  la  vérité  : 
a  'ùs  supposent  toujours  qu'en  traitant  un  malade  on 
a  le  guérit,  et  qu'en  cherchant  une  vérité  on  la  trouve. 
«  Us  ne  voient  pas  qu'il  faut  balancer  l'avantage  d'une 
«  guérison  que  le  médecin  opère  par  la  mort  de  cent 
«  malades  qu'il  a  tués ,  et  l'utilité  d'une  vérité  décou- 
«c  verte  par  le  tort  que  font  les  erreurs  qui  passent  en 
a  même  temps.  La  science  qui  instruit ,  et  la  médecine 
9  qui  guérit,  sont  fort  bonnes  sans  doute;  mais  la 
«science  qui  trompe,  et  la  médecine  qui  tue,  sont 
«  mauvaises.  Apprenez-^nous  donc  à  les  distinguer. 
«  Voilà  le  nœud  de  ia  question.  Si  nous  savions  ignorer 
a  la  vérité,  nous  ne  seiions  jamais  les  dupes  du  men- 
«  songe;  si  nous  savions  ne  vouloir  pas  guérir  malgré 
ft  la  nature  j  nous  ne  mourrions  jamais  par  la  main  du 
«  médecin.  Ces  deux  abstinences  seroient  sages;  on 
a  gagneroit  évidemment  à  s'y  soumettre.  Je  ne  dis- 
u  pute  donc  pas  que  la  médecine  ne  soit  utile  à  quel* 
«  ques  hommes  ;  maisje  dis  qu'elle  estfuneste  augenre 
ft  humain. 

«  On  me  dira,  conmie  on  fait  sans  cesse,  que  ks 
«  fautes  sont  du  médecin,,  mais  que  la  médecine  en 
«  elle-même  est  in&illible.  A  la  bonne  heure;  mais 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  891 

«  qu  elle  vienne  donc  sans  le  médecin  :  car ,  tant  qu'ils 
«viendront  ensemble,  il  y  aura  cent  fois  plus  À 
«  craindre  des  erreurs  de  l'artiste,  qu'à  espérer  du  se* 
«  cours  de  l'art.  »  {Emile,  liv.  i.) 

6.  «  Vis  selon  la  nature,  sois  patient,  et  chasse  les 
a  médecins.  Tu  n'éviteras  pas  la  mort,  mais  tu  ne  la 
tt  sentiras  qu'une  fois,  au  lieu  qu'ils  la  portent  cba- 
«  que  }Our  dans  ton  imagination  troublée ,  et  que  leur 
«  art  mensonger,  au  lieu  dç  prolonger  tes  jours,  t'en 
a  ôte  la  jouissance.  Je  demanderai  toujours  quel  vrai 
«  bien  cet  art  a  fiût  aux  hommes.  Quelques  uns  de 
«  ceux  qu'il  guérit  mourroient,  il  est  vrai,  npiais  des 
«  millions  qu'il  tue  resteroient  en  vie.  Homme  sensé» 
«  ne  mets  point  à  cette  Ipterie ,  où  trop  de  chances 
«sont  contre  toi.  Souffre,  meurs  ou  guéris,  mais 
«  surtout  vis  jusqu'à  ta  dernière  heure.  »  (  Emile; , 
liv.  II.  ) 

7.  «  Inoculerons-nous  notre  élève?  Oui  et  non, 
«çelon  l'occasion,  les  temps,  les  lieux,  les  circon- 
«  pitances.  Si  on  lui  donne  la  petite-vérole  ,.on  aura  l'a- 
«  vantage  de  prévoir  et  coni^oître  son  mal  d'avance;, 
«  c'est  quelque  chose  ;  mais  s'il  la  prend  natufelle^ 
«ment,  nous  l'aurons  préservé  du  médecin;  c'est 
«  encore  plus.  »  {Emile,  liv.  11.) 

8.  «S'agit-il  de  chercher  une  nourrice,  on  la  j6ut 
«choisir  par  l'accoucheur.  Qu'arrive-t-il  de  là?  que  la 
«  meilleure  est  toujours  celle  qui  Ta  le  mieux  payé.  J^ 
«n'irai  donc  point  consulter  un  accoucheur  pour 
«  celle  d'Emile  ;  j'aurai  soin  de  la  choisir  mov-méme., 
«  Je  ne  i^sonnerai  pas  là-dessus  si  disertement  qu'un 
«  chirurgien ,  mais  à  coup  sûr  je  serai  de  meilleure  foi  ^ 


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392  TROISIÈME  DIALOGUE. 

«  et  mon  zélç  me  trompera  moins  que  son  avarice.  » 

(i&niA,lîv.  I.) 

LES    ROIS,    LES    GRANDS,    LES    RICHES. 

9.  tt  Nous  étions  faits  pour  être  hommes,  les  lois 
«  et  la  société  nous  ont  replongés  dans  l'enfance.  Les 
«  riches,  les  grands,  les  rois,  sont  tous  des  enfants, 
«  qui,  voyant  qu'on  s'empresse  à  soulager  leur  misère, 
«  tirent  de  cela  même  une  vanité  puérile,  et  sont  tout 
«  fiers  de  soins  qu'on  ne  leur  rendroit  pas  s'ils  étoient 
«  hommes  faits.  »  {Emile,  liv.  il) 

10.  «C'est  ainsi  qu'il  dut  venir  un  temps  où  les 
«  yeux  du  peuple  furent  fascinés  à  tel  point,  que  ses 
«  conducteurs  n'a  voient  qu'à  dire  au  plus  petit  dfes 
«hommes,  Sois  grand,  toi  et  toute  ta  race;  aussitôt 
«  il  paroissoit  grand  à  tout  le  monde  ainsi  qu'à  ses 
«  propres  yeux,  et  ses  descendants  s'élevoient  encore 
«à  mesure  qu'ils  s'éloignoient  de  lui;  plus  la  cause 
«  étoit  reculée  et  incertaine ,  plus  l'effet  l'augmentoit; 
«plus  on  pouvoit  compter  de  fainéants  dans  une 
«  famille,  et  plus  elle  devenoit  illustre.  »  {Discours sur 
rinégalité.  ) 

1 1.  «  Les  peuples  une  fois  accoutumés  à  des  maîtres 
«  ne  sont  plus  en  état  de  s'en  passer.  S'ils  tentent  de 
«secouer  le  joug,  ils  s'éloignent  d'autant  plus  de  la 
«liberté,  que,  prenant  pour  elle  une  licence  effré- 
«  née  qui  lui  est  opposée,  leurs  révolutions  les  livrent 
«  presque  toujours  à  des  séducteurs  qui  ne  font  qu'ag- 
«  graver  leurs  chaînes.  »  {Épître  dédit,  du  Discours  sur 
{Inégalité,) 

j2.  rt  Ce  petit  garçon  que  vous  voyez  fô,  disoit  Thé- 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  3()3 

«mistocle  à  ses  amis,  est  [arbitre  de  la  Grèce:  car  il 
9t gouverne  sa  mère,  sa  mère  me  gouverne,  je  gouverne  les 
«  Athéniens ,  et  les  Athéniens  gouvernent  les  Grecs.  Oh  ! 
«  quels  petits  conducteurs  on  trouveroit  souvent  aux 
«  plus  grands  empires ,  si  du  prince  on  descendoit  par 
«  degré  jusqu'à  la  première  main  qui  donne  le  branle 
«en  secret!  »  {Emile,  liv.  ii.) 

1 3.  «  Je  me  suppose  riche.  II.  me  faut  donc  des 
M  plaisirs  exclusifs ,  des  plaisirs  destructifs  ;  voici  de 
«tout autres  affaires.  Il  me  faut  des  terres,  des  bois, 
«des  gardes,  des  redevances,  des  honneurs  seigneu- 
«  riaux,  surtout  de  Fencens  et  de  Teau  bénite. 

«  Fort  bien;  mais  cette  terre  aura  des  voisins  ja- 
«  loux  de  leurs  droits ,  et  désireux  d'usurper  ceux  des 
«  autres;  nos  gardes  se  chamailleront,  et  peut-être  les 
«maîtres:  voilà  des  altercations,  des  querelles,  des 
«  haines ,  des  procès  tout  au  moins  ;  cela  n  est  déjà  pas 
«  fort  agréable.  Mes  vassaux  ne  verront  point  avec 
«plaisir  labourer  leurs  blés  par  mes  lièvres,  et  leur»- 
«fèves  par  mes  sangliers:  chacun  n  osant  tuer  Fen- 
«  nemi  qui  détruit  son  travail  voudra  du  moins  le 
«  chasser  de  son  champ  :  après  avoir  passé  le  jour  à 
«  cultiver  leurs  terres,  il  faudra  qu'ils  passent  la  nuit 
«  à  les  garder;  ils  auront  des  mâtins,  des  tambours, 
«  des  cornets ,  des  sonnettes.  Avec  tout  ce  tintamarre 
«ils  troubleront  mon  sommeil.  Je  songerai  malgré 
«  moi  à  la  misère  de  ces  pauvres  gens ,  et  ne  pourrai 
«  m'empécher  de  çie  la  reprocher.  Si  j'avois  l'honneur 
«  d'être  prince ,  tout  cela  ne  me  toucheroit  guère  ;  mais 
«moi  nouveau  parvenu,  nouveau  riche,  j'aurai  le 
«  cœur  encore  un  peu  roturier. 


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394  TROISIÈME  DIAtOGUE. 

«  Ce  u  est  pas  tout  :  Taboiidance  du  gibier  tentera 
«les  chasseurs;  j'aurcû  bientôt  des  braconniers  à 
M  punir  ;  il  me  faudra  des  prisons ,  des  geôliers  ^  de$  ar- 
«  ehers  >  des  galères.  Tout  cela  me  paroît  assez  crod. 
«  Les  femmes  de  ces  malheureux  viendront  assiéger 
«  ma  porte  et  m'importuner  de  leurs  cris,  ou  bien  il 
M  fendra  qu'on  les  chasse,  quon  les  maltraite.  Les 
«  pauvres  gens  qui  n  auront  point  braconné,  et  dont 
«mon  gibier  aura  fourragé  la  récolte,  viendront  se 
«  plaindre  de  leur  côté.  Les  uns  seront  punis  pour 
a  avoir  tué  le  gibier,  les  autres  ruinés  pour  l'avoir 
«épargné:  quelle  triste  alternative!  Je  ne  verrai  de 
«tous  côtés  qu objets  de  misère,  je  n'entendrai  que 
«gémissements:  cela  doit  troubler  beaucoup,  ce  me 
«  semble,  le  plaisir  de  massacrer  à  son  aise  des  foules 
«  de  perdrix  et  de  liévres^presque  sous  ses  pieds. 

«  Voulez-vous  dégager  les  plaisirs  de  leurs  peines, 

«ôtez-en  Texelusion Le  plaisir  n'est  donc  pas 

M  moindre,  et  Tinconvéniènt  est  Qté  quand  on  n'a  ni 
»  terre  à  garder,  ni  braconnier  jupunir,  ni  misérable  à 
«  tourmenter.  Voilà  donc  une  solide  raison  de  préfé* 
«  rence.  Quoi  qu'on  fasse,  on  ne  tourmente  point  sans 
«  fin  les  hommes  qu'on  n'en  reçoive  aussi  quelque 
«  malaise,  et  les  longues  malédictions  du  peuple  ren* 
«  dent  tôt  ou  tard  le  gibier  amer.  »  {Emile  j  liv.  iv.  ) 

14.  «Tous  les  avantages  de  la  société  ue  sont-il% 
«  pas  pour  les  puissants  et  les  riches?  tous  les  emplois 
«  lucratifs  ne  sont-ils  pas  remplis  par  eux  seuls?  toutes 
«  les  grâces,  toutes  les  exemptions,  ne  leur  sont-elles 
«pas  réservées,  et  l'autorité  pubUque  n'est-elle  pas 
«  toute  en  leur  faveur?  Qu'un  homme  de  considéra- 


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TROISIÈME   DIALOGUE.  SqS 

«  tioa  Yole  ses  créanciers  ou  fasse  d'autres  firipomie- 
«ries,  nestril  pas  toujours  sûr  de  Timpuoité?  Les 
a  coups  de  bâton  quil  distiîibue,  les  violences  quil 
«  commet,  les  meurtres  même  et  les  assassinats  dont 
«il  se  rend  coupable,  ne  jsont-ce  pas  des  aS&ires 
a  qu  on  assoupit,  et  dont  au  bout  de  six  mois  il  n'e^t 
(c  plus  question?  Que  ce  même  homme  soit  volé ,  toute 
«la  police  est  aussitôt  en  mouvement;  et  malheur 
(t  aux  innocents  qu'il  soupçonne?  Passe-t-il  dans  un 
«lieu  dangereux,  voilà  les  escortes  en  campagne*^ 
«Tessieu  de  sa  chaise  vient-il  à  rompre,  tout  vole  à 
«son  secours;  fait-on  du  bruit  à  sa  porte,  il  dit  un 
«mot,  et  tout  se  tait;  la  foule  rincommode-t-elle,  il 
«  lait  un  signe,  et  tout  se  range.  Un  charretier  se 
«  trouve- t-il  sur  son  passage,  ses  gens  sont  prêts  ^  Tas- 
«sommer;  et  cinquante  honnêtes  piétons,  allant  à 
«  leurs  affaires ,  seroient  plutôt  écrasés  qu'un  faquin 
«  oisif  retardé  dans  son  équipage.  Tous  ces  égçirds  ne 
«  lui  coûtent  pas  un  sou;  ils  sont  le  droit  de  l'homme 
«  riche,  et  non  le  prix  de  la  richesse.  Que  te  tableau 
«du  pauvre  est  différent  1  plus  l'humanité  lui  dcdt, 
«  plus  la  société  lui  refuse.  Toutes  les  portes  lui  sont 
«  fermées  même  quand  il  a  le  droit  de  les  faire  ouvrir; 
a  et,  si  quelquefois  il  obtient  justice ,  c'est  avec  plus 
«  de  peine  qu'un  autre  n'obtiendroit  grâce.  S'il  y  a  des 
a  corvées  à  faire,  une  milice  à  tirer,  c'est  à  lui  qu^on 
«donne  la  préférence.  Il  porte  toujours,  outre  sa 
M  charge,  celle  dont  son  voisin  plus  riche  a  le  crédit 
«  de  se  feire  exempter.  Au  moindre  accident  qui  lui 
«  arrive ,  chacun  s'éloigne  de  lui.  Si  sa  pauvre  charrette 
«  verse,  loin  d'être  aidé  par  personne,  je  le  tiens  heu^ 


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396  TROISIÈME  DIALOGUE. 

«  reux  s'il  évite  en  passant  les  avanies  des  gens  lestes 
«  d'un  jeune  duc.  En  un  mot ,  toute  assistance  gratuite 
K  ie  fuit  au  besoin ,  précisément  parcequ'il  n'a  pas  de 
«  quoi  la  payer,  mais  je  Je  tiens  pour  un  homme  perdu 
«  s'il  a  le  malheur  d'avoir  l'ame  honnête ,  une  fille 
«  aimable,  et  un  puissant  voisin.  »  {De  F  Économie  po- 
litùfue,  ) 

LES   FEMMES. 

i5.  «Femmes  de  Paris  et  de  Londres,  pardonnez- 
«  le-moi;  mais  si  une  seule  de  vous  a  l'ame  vraiment 
«  honnête,  je  n'entends  rien  à  nos  institutions.  » 
(£mi7e,  liv.  v.) 

1 6.  «  Il  jouit  de  l'estime  publique  et  la  mérite. 
«Avec  cela,  fût-il  le  dernier  des  hommes,  encore  ne 
«  faudroit-il  pas  balancer;  car  il  vaut  mieux  déroger  à 
«  la  noblesse  qu'à  la  vertu  ;  et  la  femme  d'un  char- 
«  bonnier  «est  plus  respectable  que  la  maîtresse  d'un 
«  prince.  »  (Nouvelle  Héldise^  part,  v,  lettre  xiii.) 

LES    ANGLOIS. 

17.  «Ces  choses  ont  changé  depuis  que  j'écrivois 
«ceci  (en  1766),  mais  mon  principe  sera  toujours 
«  vrai.  Il  estpar  exemple  très  aisé  de  prévoir  que  dans 
«vingt  ans  d'ici»,  l'Angleterre  avec  toute  sa  gloire 
«  sera  ruinée,  et  de  plus  aura  perdu  le  reste  de  sa 
«  liberté.  Toutle  monde  assure  que  Tagriculture  fleurit 
«  dans  cette  île,  et  moi  je  parie  qu'elle  y  dépérit.  Lon- 
«dres  s'agrandit  tous  les  jours,  donc  le  royaume  se 

*  n  est  bon  de  remarquer  que  ceci  fut  écrit  et  publié  en  1 760, 
répoque  de  la  plus  grande  prospérité  de  l'Angleterre  durant  le 
ministère  de  M.  Pitt ,  aujourd'hui  lord  Ghatam. 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  897 

«  dépeuple.  Les  Anglois  veulent  être  conquérants  , 
«  donc  ils  ne  tarderont  pas  d'être  esclaves.  »  {Projet  de 
paix  perpétuelk^  Note.  ) 

1 8.  «  Je  sais  que  les  Anglois  vantent  beaucoup  leur 
«  humanité  et  le  bon  naturel  de  leur  nation ,  qu'ils  ap- 
«  pellent  good  natured  people.  Mais  ils  ont  beau  crier 
n  cela  tant  qu'ils  peuvent,  personne  ne  le  répète  après 
«  eux:  »  {Emile ,  liv.  11.  Note.) 

Vous  auriez  trop  à  faire  s'il  falloit  achever,  et  vous 
voyez  que  cela  n'est  pas  nécessaire.  Je  savois  que  tous 
les  états  étoient  maltraités  dans  les  écrits  de  Jean-Jac- 
ques ;  mais ,  les  voyant  tous  s'intéresser  néanmoins  si 
tendrement  pour  lui,  j'étois  fort  éloigné  de  compren- 
dre à  quel  point  son  crime  envers  chacun  d'eux  étoit 
irrémissible^  Je  l'ai  compris  durant  ma  lecture;  et 
seulement  en  lisant  ces  articles  vous  devez  sentir, 
comme  ïnoi,  qu'un  homme  isolé  et  sans  appui,  qui, 
dans  le  siècle  où  nous  sommes,  ose  ainsi  parler  de  la 
médecine  et  des  médecins,  ne  peut  manquer  d'être  un 
empoisonneur  ;  que  celui  qui  traite  ainsi  la  philosophie 
moderne  ne  peut  être  qu'un  abominable  impie  ;  que 
celui  qui  paroit  estimer  si  peu  les  femmes  galantes  et 
les  maîtresses  des  princes  ne  peut  être  qu'un  monstre 
de  débauche  ;  que  celui  qui  ne  croit  pas  à  l'infaillibilité 
des  livres  à  la  mode  doit  voir  brûler  les  siens  par  la 
main  du  bourreau;  que  celui  qui,  rebelle  aux  nou- 
veaux oracles ,  ose  continuer  de  croire  en  Dieu  doit 
être  brûlé  lui-même  à  l'inquisition  philosophique, 
comme  un  hypocrite  et  un  scélérat;  que  celui  qui  ose 
réclamer  les  droits  roturiers  de  la  nature ,  pour  ces 


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398  TROISIÈME  DIALOGUE, 

canailles  de  paysans  contre  de  si  respectables  droits 
de  chasse ,  doit  être  ti^ité  des  princes  comme  les  bétes 
fauves ,  qu'ils  ne  protègent  que  pour  les  tuer  à  leur 
aise  et  à  leur  mode.  A  Tégard  de  FAngLeterre ,  les  deux 
derniers  passages  expliquent  trop  bien  Tardeur  des 
bons  amis  de  Jean-Jacques  à  Fy  envoyer ,  et  celle  de 
David  Hume  à  Fy  conduire ,  pour  qu  on  puisse  douter 
de  la  bénignité  des  protecteurs,  et  de  Fingratitu^e  du 
protégé  dans  toute  cette  afïaire.  Tous  ces  crimes  irré- 
inissibles,  encore  aggravés  par  les  circonstances  des 
temps  et  des  lieux ,  prouvent  qu'il  n'y  a  rien  d'éton- 
nant dans  le  sort  du  coupable,  et  qu'il  ne  se  soit  bien 
attiré.  Molière,  je  le  sais,  plaisantoit  les  médecins; 
mais  outre  qu'il  ne  faisoit  que  plaisanter,  il  ne  lescvai- 
gnoit  point.  II  avoit  de  bons  appuis  ;  il  étoit  aimé  de 
Louis  XIV;  et  les  médecins,  qui  n'avoient  pas  encore 
succédé  aux  directeurs  aans  le  gouvernement  des 
femmes,  n'étoient  pas  alors  versés,  comme  aujour- 
d'hui ,  dans  Fart  des  secrètes  intrigues.  Tout  a  bien 
changé  pour  eux;  et  depuis  vingt  ans  ils  ont  trop 
d'influence  dans  les' affaires  privées  et  publiques  pour 
qu'il  fût  prudent,  même  à  des  gens  en  crédit,  d'oser 
parler  d'eux  librement  :  jugez  comme  un  Jean*Jacques 
y  dut  être  bien  venu  !  Mais  sans  nous  embarquer  ici 
dans  d'inutiles  et  dangereux  détails ,  lisez  seulement 
le  dernier  article  de  cette  liste ,  il  surpasse  seul  tous  les 
autres. 

1 9.  «  Mais  s'il  est  difficile  qu'un  grand  état  soit  bien 
«  gouverné ,  il  Fest  beaucoup  plus  qu'il  soit  bien  gou- 
«  verné  par  un  seul  homme  ;  et  chacun  sait  ce  qu'il 
ft  arrive  quand  le* roi  se  donne  des  substituts. 


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TROISIÈME  DIALOGUE.       ^  899 

a  Un  dé&ut  essentiel  et  inévitable,  qui  mettra  tou- 
ft  jours  le  gouvernement  monarchique  au-dessous  du 
«  républicain^  est  que  dans  celui-ci  la  voix  publique 
((  n  élève  presque  jamais  aux  premières  places  que 
«  des  hommes  éclairés  et  capables,  qui  les  remplissent 
«  avec  honneur  ;  au  lieu  que  ceux  qui  parviennent 
«  dans  les  monarchies  ne  sont  le  plus  souvent  que  de 
«  petits  brouillons,  de  petits  fripons,  de  petits  intri- 
a  gants ,  à  qui  les  petits  talents  qui  font  parvenir  dans 
^  les  cours  aux  grandes  places  ne  servent  qu'à  mon- 
*  trer  au  public  leur  ineptie  aussitôt  qu'ils  y  sont  par- 
«  venus.  Le  peuple  se  trompe  bien  moins  sui"  ce  choix 
«que  le  prince;  et  un  homme  d'un  vrai  mérite  est 
«4)resque  aussi  rare  dans  le  ministère  qu'un  sot  à  la 
ff  tète  d'un  gouvernement  républicain.  Aussi ,  quand», 
«  par  quelqueheureux  hasard,  un  de  ces  hommes  nés 
«  pour  gouverner  prend  le  timon  des  affaires  dans 
K  une  monarchie  presque  abîmée  par  ces  tas  de  jolis 
»  régisseurs,  on  est  tout  surpris  des  ressources  qu'il 
«  trouve,  et  cela  fait  époque  dans  un  pays.  *  {Contrat 
social,  liv.  m ,  ch.  vi.  ) 

Je  n'ajouterai  rien  sûr  ce  dernier  article  :  sa  seule 
lecture  vous  a  tout  dit.  Tenez ,  monsieur ,  il  n'y  a  dans 
tout  ceci  qu'une  chose  qui  m'étonne;  c'est  qu'un 
étranger ,  isolé ,  sans  parents ,  sans  appui ,  ne  tenant  à 
rien  sur  la  terre,  et  voulant  dire  toutes  ces  choses-là, 
ait  cru  les  pouvoir  dire  impunément.  « 

Rouss.  Voilà^ce  qu'il  n'a  point  cru ,  je  vous  assure. 
Il  a  dû  s'attendre  aux  cruelles  vengeances  de  tous 
ceux  qu'offense  la  vérité,  et  il  s'y  est  attendu.  Il  savoit 


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4oO  TROISIÈME  DIALOGUE. 

€fae  les  grands,  les  visirs ,  les  robins ,  les  financiers ,  les 
médecins ,  les  prêtres ,  les  philosophes ,  et  tous  les 
gens  de  parti  qui  font  de  la  société  un  vrai  brigandage , 
ne  lui  pardonneroient  jamais  de  les  avoir  vus  et  mon- 
trés tels  qu'ils  sont.  Il  a  dû  s'attendre  à  la  haine,  aux 
persécutions  de  toute  espèce,  non  au  déshonneur,  à 
J'opprobre ,  à  la  diffamation.  Il  a  dû  s  attendre  à  vivre 
accablé  de  misères  et  d'infortunes,  mais  non  d'in- 
£sunie  et  de  mépris.  Il  est ,  je  le  répète ,  des  genres  de 
malheurs  auxquels  il  n'est  pas  même  permis  à  un 
honnête  homme  d'être  préparé ,  et  ce  sont  ceux-là  pré- 
cisément qu'on  a  choisis  pour  l'en  accabler.  Comme 
ils  l'ont  pris  au  dépourvu,  du  premier  choc  il  s'est 
laissé  abattre,  et  ne  s'est  pas  relevé  sans  peine  :  il  lui 
a  fallu  du  temps  pour  reprendre  son  courage  et  sa 
tranquillité.  Pour  les  conserver  toujours,  il  eût  eu 
besoin  d'une  prévoyance  qui  n'étoit  pas  dans  l'ordre 
des  choses ,  non  plus  que  le  sort  qu'on  lui  préparoit. 
Non,  monsieur ,  ne  croyez  point  que  la  destinée  dans 
laquelle  il  est  enseveli  soit  le  fruit  naturel  de  son  zèle 
à  dire  sans  crainte  tout  ce  qu'il  crut  être  vrai ,  bon , 
salutaire ,  utile  ;  elle  a  d'autres  causes  plus  secrètes , 
plus  fortuites ,  plus  ridicules ,  qui  ne  tiennent  en 
aucune  sorte  à  ses  écrits.  C'est  un  plan  médité  de  lon- 
gue main,  et  même  avant  sa  célébrité;  c'est  l'œuvre 
d'un  génie  infernal ,  mais  profond ,  à  l'école  duquel  le 
persécuteur  de  Job  auroit  pu  beaucoup  apprendre 
dans  l'firt  de  rendre  un  mortel  malheureux.  Si  cet 
homme  ne  fût  point  né ,  Jean-Jacques,  malgré  l'au- 
dace de  ses  censures ,  eût  vécu  dans  l'infortune  et 
dans  la  gloire  ;  et  les  maux ,  dont  on  n'eût  pas  manqué 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^1 

de  Faccabler,  loin  deTavilir ,  Fauroient  illustré  davan- 
tage. ISon,  jamais  un  projet  aussi  exécrable  n'eût  été 
inventé  par  ceux  mêmes  qui  se  sont  livres  avec  le  plus 
d'ardeur  à  son  exécution*:  c'est  une  justice  que  Jean- 
Jacques  aime  encore  à  rendre  à  la  nation  qui  s'em- 
presse à  le  couvrir  d'opprobres.  Le  complot  s'est 
formé  dans  le  sein  de  cette  nation ,  mais  il  n'est  pas 
venu  d'elle.  Les  François  en  sont  les  ardents  exécu- 
teurs :  c'est  trop,  sans  doute,  mais  du  moins  ils  n'en 
soàt  pas  les  auteurs.  Il  a  fallu  pour  l'étrè  Une  noirceur 
méditée  et  réfléchie  dont  ils  ne  sont  pas  capables;  au 
lieu  qu'il  ne  faut  pour  en  être  les  ministres  qu'une 
animosité  qui  n'est  qu'un  effet  fortuit  de  certaines 
circonstances  et  de  leur  penchant  à  s'engouer  tant  en 
mal  qu'en  bien. 

Le  Fr.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la  cause  et  des  auteurs 
du  complot,  l'effet  n'en  est  plus  étonnant  pour  qui- 
conque a  lu  les  écrits  de  Jean-Jacques.  Les  dures 
vérités  qu'il  a  dites ^  quoique  générales,  sont  de  ces 
traits  dont  la  blessure  ne  se  ferme  jamais  dans  les 
cœurs  qui  s'en  sentent  atteints.  De  tous  ceux  qui  se 
font  avec  tant  d'ostentation  ses  patrons  et  ses  protec- 
teurs ,  il  n'y  en  a  jfes  un  sur  qui  quelqu'un  de  ces  traits 
n'ait  porté  jusqu'au  vif.  De  quelle  trempe  sont  donc 
ces  divines  âmes  dont  les  poignantes  atteintes  iïout 
&it  qu^exciter  la  bienveillance  et  l'amour ,  et,  par  le 
plus  frappant  de  tous  les  prodiges,  d'un  scélérat, 
qu'elles  dévoient  abhorrer,  ont  fait  l'objet  de  leur  plus 
tendre  sollicitude?  ' 

Si  c'est  là  de  la  vertu ,  elle  est  Uzarre,  mais  elle  est 
magnanime,  et  ne  peut  appartenir  qu'à  des  âmes  fort 

XVI.  a6 


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^0%  TROISIÈME  DIALOGUE. 

au*dessu$  des  pelit^  passions  vulgaires;  mais  com-» 
meot  accorder  des  motife  si  sublimes  avecies  indignes 
moyens  employés  par  ceux  qui  s'en  disent  animés? 
Vous  le  savez ,  quelque  prévenu ,  quelque  irrité  que  je 
fusse  contre  Jean-Jacques,  quelque  mauvaise  opinion 
que  j'eusse  de  son  caractère  et  de  sesmx^urs,  je  n'ai 
jamais  pu  goûter  le  système  de  nos  messieurs,  ni  me 
résoudre  à  pratiquer  leurs  maximes.  J'ai  toujours 
trouvé  autant  de  bassesse  que  de  fausseté  dans  cette 
maligne  ostentation  de  bienfaisance,  qui  n'avoit  pour 
but  que  d'en  avilir  l'objet.  Il  est  vrai  que,  ne  conce* 
vant  aucun  défaut  à  tant  de  preuves  si  claires,  je  ne 
doutois  pas  un  moment  que  Jean  Jacques  ne  fut  un 
détestable  hypocrite  et  un  monstre  qui  n'eût  jamais 
dû  naître  ;  et ,  cela  bien  accordé ,  j'avoue  qu'avec  tant 
de  facilité  qu'ils  disoient  avoir  à  le  confondre,  j'admi- 
rois  leur  patience  et  leur  douceur  à  se  lasser  provo-^ 
quer  par  ses  clameurs  sans  jamais  s'en  émouvoir,  et 
sans  autre  effet  que  de  l'enlacer  de  plus  en  plus  dans 
leurs  rets  povu*  toute  réponse.  Pouvant  le  convaincre 
si  aisément,  je  voyois  une  héroïque  modération  à  n'en 
rien  faire,  et  méme^  en  blâmant  la  méthode  qu'ils 
vouloient  suivre,  je  ne[>ouvois  qu'admirer  leur  flegme 
stoïqiie  à  s'y  tenir. 

Vous  ébranlâtes,  dans  nos  premiers  entretiens,  la 
confiance  que  j'avois  dans  des  preuves,  si  fortes,  qucù* 
que  administrées  avec  tant  de  mystère.  En  y  repen^ 
sant  depuis,  je  fus  plus  frappé  de  l'extrême  soin  qu'on 
prenoit  de  lès  tacher  à  l'accusé  que  je  ne  l'avois  été 
4e  leur  force;  et  je  commençois  à  trouver  sophistiques 
et  foîbles  les  motifs  qu'on  alléguoit  de  cette  conduite. 


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TPOISIÈME  DIALO€>UE.-  4^3 

Ces  doutes  étoient  augmentés  par  mes  réflexions  sw 
cette  affectation  cTintérêt  et  de  bienveillance  pour  tin 
pareil  scélérat.  La  vertu  peut  ûe  foire  haïr  que  le  vice, 
mais  il  est  impossible  qu'elle  fasse  aimer  le  vicieux  ; 
et,  pour  s'obstiner  à  le  laisser  en  liberté  malgré  les 
crimes  qu'on  le  voit  continuer  de  commettre,  il  fout 
certainement  avoir  quelque  motif  plus  fort  que  la  com*^ 
nrisération  naturelle  et  l'humanité,  qui  demanderoient 
même  une  conduite  contraire.  Vous  m'aviefc  dît  cela ,  » 
je  le  sentois;  et  le  zè\e  très  singulier  de  nos  messieurs 
pour  l'impunité  du  coupable ,  ainsi  que  pour  sa  diffa-* 
mation,  tae  présentoit  des  foules  de  contradictions  et 
d'inconséqtiencès  qui  commençoient  à  troubler  ma 
première  sécurité. 

J'étois  dans  ces  dispositions  quand ,  sur  les  exhor- 
tations que  vous  m'aviez  faites ,  commençant  à  par- 
courir les  livres  de  Jean- Jacques ,  je  totnbai  successi- 
vement sur  les  passages  que  j'ai  transcrits ,  et  dont  je 
n'a  vois  auparavant  nulle  idée;  car  j  en  me  parlahf  de 
ses  durs  sarcasmes ,  nos  messieurs  m'avoient  fait  un 
secrei  de  ceux  qui  les  regardoient;  et ,  à  la  manière 
dont  ils  s'intéressoient  à  l'auteur  j  je  n'anrbis  jamais 
pensé  qu'ils  eussent  des  griefs  particuliers  contre  lui. 
Cette  découverte ,  et  le  mystère  qu'ils  m'avoient  faft , 
achevèrent  de  m'éelaircir  sur  leurs  vrais  motifs;  toute 
ma  confiance  en  eux  s'évanouit,  et  je  ne  doutai  plus 
que  ce  que  sur  leur  parole  j'avois  pris  pom*  bienfai- 
sance et  générosité  ne  ftlt  l'ouvrage  d'une  apimosité 
cruelle,  masquée  avec  art  par  un  extérieur  de  bouté. 

Une  autre  réflexion  renforçoit  les  précédentes.  De 
si  subUmes  vertus  ne  vont  point  smiles.  Elles  ne  sont 

26. 


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4o4  TROISIÈME  DIALOGUE, 

que  des  branches  de  la  vertu  :  je  cjierchois  le  tronc  et 
ne  le  trouyois  [xiint^Gomment  nos  messieurs,  d ail- 
leurs si  vains,  si  haineux ,  si  rancuniers ,  s'avisoient-ils 
une  seule  fois  en  leur  vie  d'être  huioains ,  généreux , 
débonnaires,  autrement  qu'en  paroles ,  et  cela  préci- 
sèment  pour  le  mortel ,  selon  evix  ,ie  moins  digne  de 
cette  commisération  qu'ils  lui  prodiguoient  malgré 
lui  ?  Cette  vertu  si  nouvelle  et  si  déplacée,  eût  dû.  m'étre 
suspecte  quand,  elle  eût  agi  tout  à  découvert  sans  dé- 
guisement, sans  ténèbres  :  qu  en  devois*je  penser  en 
la  voyant  s'enfoncer  avec  ta&t  de  soin  dans  des  routes 
obscures  et  tortueuses ,  et  surprendre  en  trahison  ce- 
lui qui  en  étoit  l'objet,  pour  le  charger  malgré  lui  de 
leurs  ignominieux  bienËiits  ? 

Plus ,  ajoutant  aijisi  mes  propres  observations  aux 
réflexions  que  vous  m'ayez  fait  &ire ,  je  méditois  sur 
ce  même  sujet,  plus  je  m'étonnois  de  l'aveuglement 
où  j'avpis  été  ijcMqu'alors  sur  le  compte  de  nos  mes- 
sieurs ;  et  ma  confiance  en  eux  s'évanouit  au  point  de 
ne* plus  douter  de  leur  fausseté.  Mais  la  duplicité  de 
leur  manœuvre  et  l'adresse  avec  laquelle^ls  cachoient 
leurs  vrais  motifs  n'ébranla  pas  à  mes  yeux  la  cer- 
titude de  leurs  preuves.  Je  jugeai  qu'ils  exerçoient 
dans  des  vues  injustes  un  acte  de  justice ,  et  tout  ce 
que  je  concluois  de  Vart  avec  lequel  ils  enlaçoientleur 
victime  étoit  qu'un  méchant  étoit  en  proie  à  d'autres 
méchants. 

Ce  qui  m'a  voit  confirmé  dans  cette  opinion  étoit 
celle  où  je  vous  avois  vu  vous-même  que  Jean- Jacques 
n'étoit  point  l'auteur  des  écrits  qui  portent  son  nom. 
La  seule  chose  qui  pût  me  foire  bien  penser  de  lui  ikoit 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  ^oS 

tè&  mêmes  écrits  dont  vous  m'aviez  fait  un  si  bel 
éloge,  et  dont  j'avois  ouï  quelquefois  parler  avanta- 
geusement par  d'autres.  Mais  dès  qu'il  n'en  étoit  pas 
l'auteur  il  ne  me  restoit  aucune  idée  favorable  qui  ^ût 
balancer  les  horribles  impressions  que  j'avois  reçues 
sur  son  ccmipte,  etiln'étoitpasétonnantqu'unhommé 
aussi  abominable  en  toute  chose  fùt  assez  impudent 
et  assez  vil  pour  s'attribuer  les  ouvrages  d'autrui. 

Telles  furent  à  peu  près  les  réflexions  que  je  fis  sur 
notre  premier  entretiien ,  et  sur  la  lecture  éparse  et 
rapide  qui  nie  désabusa  sur  le  compte  de  nos  mes- 
sieurs. Je  n'a  vois  commencé  cette  lecture  que  par  une 
espèce  de  complaisance  pour  l'intérêt  que  vous  pa- 
raissiez y  prendre.  L'opinion  où  je  continuois  d'être 
que  ces  livres  étoient  d'un  autre  auteur  ne  me  laissoit 
guère  pour  leur  lecture  qu'un  intérêt  de  curiosité. 

Je  n'allai  pas  loin  sans  y  joindre  un  autre  motif  qui 
répondoit  mieux  à  vos  vues.  Je  ne  tardai  pas  à  sentir 
en  lisant  ces  livres  qu'on  m 'a  voit  trompé  sur  leur  con- 
tenu ,  et  que  ce  qu'on  m'avoit  donné  pour  de  fas- 
tueuses 'déclamations ,  ornées  de  beau  langage  y  mais 
décousues  et  pleines  de  contradictions ,  étoient  des 
choses  profondément  pensées  et  formant  arf*système 
lié  qui  |K>uvott  n'être  pas  vrai ,  mais  qui  n'offroit  rien 
de  contradictoire.  Pour  juger  du  vrai  but  de  ces  livres, 
je  ne  m'attachai  pas  à  éplucher  çà  et  là  quelques 
phrases  éparses  et  séparées  ;  mais ,  me  consultant 
moi-même  et  durant  ces  lectures  et  en  les  achevant , 
j'examinois ,  comme  vous  l'aviez  désiré,  dans  quelles 
dispositions  d'ame  elles  me  mettoient  et  melaissoient, 
jugeant,  comme  vous,  que  c'étoit  le  meilleur  moyen 


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4o6  TROISIÈME  DIALOGUE* 

de  pénétrer  celle  où  étoit  Tauteur  en  les  écrivimt ,  el 
Tefifet  qu'il  s'étQÎt  proposé  de  produire.  Je  n  ai  pas  he- 
soin  de  vous  dire  qu  au  Uea  des  mauvaises  intentions 
qu  on  lui  avoit  prêtées ,  je  n'y  trouvai  qu  une  doctrine 
aussi  saine  que  simple ,  qui ,  sans  éptouréisme  et  sans 
ea£GU*dage ,  ne  tendoît  qu  au  bonheur  du  genre  hu- 
main. Je  sentis  qu  un  homme  bien  pl^in  de  ces  senti- 
ments devoit  donner  peu  d'importance  à  la  fortune  et 
aux  affaires  de  ceUe  vie  :  j  aurois  craint  moi-même, 
en  m'y  livrant  trop,  de  tomber  bien  plutôt  dans  IW 
curie  et  le  quiétisme ,  que  de  devei^r  factieux ,  tnrbu* 
lent  et  brouillon,  comme  on  prétendoit  qu'étoit Tau* 
teur  et  qu'il  vouloit  rendre  ses  disciples. 

S'il  ne  se  fût  agi  que  de  cet  auteur,  j  aurois  dès-lors 
été  désabusé  sur  le  compte  de  Jean- Jacques;  mais 
cette  lecture ,  en  me  pénétrant  pour  l'un  de  l'estime  la 
plus  sincère,  me  laissoit  pour  l'autre  dans  la  môme 
situation  qu'auparavant.,  puisqu'énparoissant  vcûr  en 
eux  deux  hommes  différents  vous  m'aviez  inspiré  au- 
tant de  vénération  pour  l'un  que  je  me  sentois  d'aver- 
sion pour  l'autre.  La  seule  chose  qui  résultât  pour 
moi  de  cette  lecture ,  <;oinparée  à  ce  que  nos  messieurs 
m'en  avaient  dit,  étoit  que,  persuadés  que  ces  livres 
étoient  de  Jçan-Jacques ,  et  les  interprétant  dans  un 
tout  autre  esprit  que  celui  dans  lequel  ils  étoient 
écrite  ^  ils  m'enavoient  imposé  sur  leur  contenu.  Mja 
lecture  ne  fit  donc  qu  achever  ce  qu'avoit  commencé 
notre  entretien ,  savoir  de  m'ôter. toute  l'estime  et  la 
confiance  qui  m  avôient  &it  livrer  aux  impressions 
de  la  ligue ,  mais  sans  changer  de  sentiment  sur 
rhomme  qu'elle  avoit  difiamé.  Les  livres  qu'on  m'a- 


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TROISIÈME  DIALOiGUIS.  ^OJ 

¥Oit  dit  être  «i  cbnf^ereux  n'étoieitt  rien  œoias  :  ilé 
inspiroientdes  sentiments  tout  coatrab^  àceux  qu'<m 
prétott  à  leur  auteur  ;  mais  si  JeanJacqnes  ne  Félbît 
pas,  de  qnol  seryoient*ils  à  sa  justifieatioo?  Le  soin 
<|ue  TOUS  m  ayiês  finit  prendre  éunt  inutile  pour  me 
fiiire  ohanger  d opinion  sur  son  compte^  et  ^  restant 
daaa  oelle  que  vous  m'aviez  donnée  que  ces  livres 
étoioit  Touvrage  d'un  bomme  d'un  tout  autre  carac- 
tère, je  ne  pouvoisasseam'élonner  que  jusque-là  voM 
eussiez  été  le  premier  et  le  seul  à  sentir  qu'tm  oerveau 
nourri  de  pareilles  idées  étoit  inalHable  avec  un  eonur 
pkin  de  noirceurs. 

J  attendois  avec  empressenneM  TUstMre  de  i^os  ob* 
servations  pour  savoir  à  quoi  m'en  tenir  sur  le  compte 
de  notre  homme;  Car,  déjà  flottant  sur  le  jugement 
que ,  fondé  sur  tant  de  preuves,  j'en  portois  aupffira^ 
vaut  9  inquiet  depuis  notre  entretien ,  je  Tétois  devenu 
davantage  encore  depuis  que  mes  lectures  m'avoient 
convaincu  de  la  mauvaise  foi  de  nos  nie8siau*s.  Ne 
pouvant  pi  us  les  estimer ,  falloit41  dame  n'eslîmer  per- 
sonne et  ne  trouver  partout  que  des  métfaants?  Je  sen^ 
lois  peu-à-peu  germer  en  moi  le  desi^que  Jean«Jacqoes 
n'en  fîàt  pas  un.  Se  sentir  seul  plein  de  bons  sentiments 
et  ne  trouver  personne  qui  les  partage  est  un  état  trop 
cruel.  On  est  alors  t^ité  de  se  crmre  la  dupe  de  soft 
propre  cœur,  et  de  prendre  la  vertu  pour  unechimèaié 

Le  ré(Bt  de  ce  que  vous  aviez  vu  me  frappa.  J'y 
trouvai  si  peu  de  rapport  avec  les  relations  des  autres, 
que,  forcé  d'opter  pour  l'exdusiony  je  penohois  à  là 
donner  to«t4-fait  à  ceux  pour  qui  j'avois  déjà  perds 
toute  estime.  La  force  même  de  leurs  preuves  me  re^- 


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4o8  TKOISIÈME  DIALOGUE. 

tenqit  moims»  Les.  ayant  trouvés  trompeurs  en  tant  de 
choses,  je  oommençai  de  croire  qu  ils  poùvoient  bien 
Fétre'  en  tout,  et  à  me  familiariser  avec  Tidée  qui 
m'avoit  paru  jusqu'alors  si  ridicule  de  Jean-Jacques 
ianooenl  et  persécuté.  iL&lloit^  il  est  yrai,  ^ttf^>o8er 
dans  un  pareâ  tissu  d'impostures  un  art  et  des  pres- 
tiges qui  me  ^emUoiént inconcevables.  Mais  je  trou- 
V(tts<enc<we  plus  d  absurdités  éntifôsées  dans  Tobstina- 
lÎMi  dé  mon  premier  ^eotinient. 
:-  Avant  néanmioios  de  me  décider  tout-à-fSrit,  je  ré- 
solus de  relire  ses  écrits  avec  plus  de  suite  et  d'attention 
que  je  n'avois  fait  jusqu'alors.  J'y  avois  trouvé  des 
idées  et  des  maiomes  très  paradoxes  ,  d'aulxes  que  je 
ni'avoÂa  pu  bien  entendre.  J'y  croyois  avoir  senti  des 
inégalités,  même  des  cojitradictions.  Je  n'en  avois  pas 
saisi  l'ensirmUe  assez  pour  juger  solidement  d'un  sys- 
tème aussi. nouveau  pour  moi.  Ces  livres4à  ne  sont 
pas^.comme  ceux  d'aujourd'hui,  des  agrégations  de 
pensées  détachées ,  sur  chacune  desquelles  l'esprit  du 
leei^ur  puisse  se  reposer.  Ce  sont  les  méditations  d'un 
s0Utaiï*e;  elles 'demandent  une  attention  suivie  qui 
n'est  pas  trop'du>gpût  de  notre  nation.  Quand  on  s'ob- 
stine à  vouloir  bien,  en  suivre  le  fil ,  il  y  faut  revenir 
avec  eflbrt;  et  plus;  d'inne  fois.  Je  l'a  vois  trouvé  pas- 
flkmné  pour  la  veHu ,  pour  la  liberté ,  pour  l'ordre , 
mms  d'une  véhémence  qui  souvent  l'entrainoit  au- 
delà  du  but.  En  tout,  je  sentois  en  lui  un  homme  très 
ardent,  trps  extraordinaire,  mais  dont  lé  caractère  et 
lés  principes  ne  m'étoient  pas  encore  assez  développés. 
Je  .orjus  qu'en  méditant  très  attentivement  ses  ou^ 
vrag^ ,.  et  comparant  soigneusement  Fauteur  avec 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4o9 

rhomme  que  vous  m'aviez  peint,  je  parvieiidit>is  à 
éclairer  ces  de|tx  objets  Fun  par  l'autre ,  et  à  m%s9u- 
rer  si  toyt  étoit  bien  d  accord  etappartenoit  incontes- 
tablement au  même  individu.  Cette  question  décidée 
me  parut  devoir  me  tirer  tout-à*fait  de  mon  irrésolu-: 
tion  sur  son  compte,  et,  prenant  un  plus  vif  intérêt  à 
ces  recherches  que  je  n  av<Hs  iait  jusqu'alors ,  je  me 
fis  un  devcûr,  à  votre  exemple,  de  parvenir,  en  jin* 
gnant  mes  réflexions  aux  lumières  que  je  teiiois  de 
vous,  à  me  délivrer  enfin  du  doute  où  vous  m'aviea 
jeté,  et. à  juger  Taccusé  par  moi-même  après  avoir 
jugé  ses  accusateurs.  Pour  faire  cette  recherche  avec 
plus  de  suite  et  de  recueillement,  j'allai  passer  quel- 
ques mois  à  la  campagne,  e^  j'y  portai  les  écrits  de 
Jean-Jacques  autant  que,  j'en  pus  faire  le  discerne- 
ment parmi  les  recueils  frauduleux  publiés  sous  son 
nom.  J'avois  senti  dèç  ma  première  lecture  que  oes 
écrits  marchoient  dans  un  certain  ordre  qu'il  filUoit 
trouver  pour  suivre  la  chaîne  de  leur  contenu.  J'avois 
cru  voir  que  cet  ordre  étoit  rétrograde  à  celui  de  leur 
publication,  et  que  l'auteur,  remofntant  de  principes 
en  principes ,  n'a  voit  atteint  les  premiers  que  dans  ses 
derniers  écrits.  Il  ialloit  donc,  pour  marcher  par  syn* 
thèse ,  commencer  par  ceux-ci ,  et  c'est  ce  que  je  fis  en 
m'attachant  d'abord  à  V  Emile  y  par  lequel  il  a  fini,  les 
deux  autres  écrits  qu'il  a  publiés  depuis  ne  faisant 
plus  partie  de  son  système ,  et  n'étant  destinés  qu'à 
la  défense  personnelle  de  sa  patrie  et  de  son  honneur. 
Rouss.  Vous  ne  lui  attribuez  donc  plus  ces  autres 
livres  qu'on  publie  journellement  sous  son  nom,  et 


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4lO  TROISIÈME  DiALOGtJEt 

dont  on  a  mÂn  de  fardr  les  recueils  de  ses  éciits  pour 

qa'oii  ne  puisse  plus  discernep  les  véritables  ? 

Le  Fr.  J*ai  pu  m'y  tromper  tant  que  j'en  jugeai  sur 
la  parole  d'autrui  ;  mais ,  après  l  ayoir  lu  moi-même , 
j'ai  su  bientôt  à  quoi  m  en  tenir»  Après  avoir  suivi  les 
manoeuvres  de  nos  messieurs ,  je  suis  surpris ,  à  la 
fiioilité  qu'ils  ont  de  lui  attribuer  des  livres ,  qu'ils  ne 
lui  en  attribuent  pas  davantage  ;  car ,  dans  la  disposi* 
fîon  où  ils  ont  mis  le  public  à  son  égard,  il  ne  s'impri-» 
m«ra  plus  rien  de  si  plat  ou  de  si  punissable  qu'on  ne 
s'empresse  à  ca*oire  être  de  lui ,  sitôt  qu'ils  vohdront 

'  l'affirmer. 

Pour  moi,  qtiand  même  j'ignorerois  que  depuis 
douze  ans  il  a  quiaé  la  plume ,  un  coup  d'oeil  sur  les 
écrits  qu'ils  lut  prêtent  me  suffiroit  pour  sentir  qu'ils 
ne  sauroient  être  de  lauteur  des  autres  :  non  que  je 
me  croie  un  juge  infaillible  en  matière  de  style;  je  sais 
que  fort  peu  de  gens  le  sont,  et  j'ignore  jusqu'à  quel 

/  point  un  auteur  adroit  peut  imiter  le  style  d'un  maître 
comme  Boileau  a  imité  Voitufe  et  Bafzac  '.  Mais  c'est 
sur  les  choses  mêmes  que  je  crois  ne  pouvoir  être 
trompé.  J'ai  trouvé  les  écrits  de  Jean-Jacques  pleins 
d'affemions  d'ame  qui  Ont  pénétré  la  mienne.  j)'y  ai 
trouvé  des  manières  de  sentir  et  de  voir  qui  le  distin- 
guent aisément  de  tous  les  écrivains  de  son  temps,  et 
de  la  plupart  de  ceux  qui  l'ont  pnécédé  :  c'est,  comme 
vous  le  disiez,  un  habitant  d'une  autre  sphère,  où  rien 
ne  ressemble  à  celle-ci.  Son  système  peut  être  faux; 

.  *  Notre  auteur  a  donné  lui-même  nn  exemple  très  remarquable 
de  ce  talent  d'imitation ,  en  faisant  parler  Voltaire  dans  les  Lettres 
de  la  montagne.  Voyes  la  Lettre  cinquième. 


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TBOiSIÈMB  DIALOGUES  4^^ 

mais  en  le  développant  il  s'est  peint  luinootéme  an  vrai^ 
d'une  façon  si  caractéristique  et  si  sûre ,  qu  il  m'est 
impossible  de  m'y  tromper.  Ja  ne  suis  pas  à  la  seconde 
page  de  ses  sots  ou  malins  imitaCears  que  je  sens  la 
singeries  et  combien ^  croyant  dire  comme  lui,  ils 
sont  loin  de  seùtir  et  penser  comme  lui;  en  le  copiant 
n^ême,  ils  le  dénaturent  par  la  manière  de  l'encadrer. 
Il  est  bien  aisé  de  contrefaire  le  tour  de  ses  phrases; 
ce  qui  est  difficile  à  tout  autre  est  de  saisir  ses  idées, 
et  d'exprimer  ses  sentiments.  Bien  n'est  si  contraire  à 
l'esprit  phiLo$ophique  de  ce  siècle,  diems  leqad  ses 
iTaux  imitateurs  rel^mbenl  toujours. 

Dans  cette  seconde  lecture^  mieux  ordonnée \et 
plus  réfléchie  que  la  première,  suivant  de  mon  mieux 
le  fil  de  ses  méditations,  j'y  vis  partout  le  dévelop- 
pement de  3on  grand  principe,  que  la  nature  a  iait 
l'homme  heureux  et  bon,  mai?  que  la  société  le  dé- 
prave et  le  rend  misérable.  V Emile ^  en  particulier^ 
ce  livre  tant  lu,  si  peu  entendu,  et  si  mal  apprécié, 

'  Voyez,  par  exemple,  la  Philosophie  de  la  Nature *,  qu'on  a 
brûlée  auChâtelet,  livre  exécrable ,  et  couteau  à  deux  tranchants, 
fait  tout  exprès  pour  me  l'attribuer,  du  moins  en  province  et  chez 
IMtraiigér,  pour  asircQ  conséquence^  et  propager,  i  mes  dépens, 
la  doctrine  de  ces  daassieurs  sous  le  masque  â»  la  mienne.  Je  B*ai 
point  vu  ce  livre,  et,  j'espère,  ne  le  verrai  jamais ^  mais  j*ai  lu 
tout  cela  dans  le  réquisitoire  trop  clairement  pour  pouvoir  m'y 
tromper,  et  je  suis  certain  qu'il  ne  peut  y  avoir  aucune  vraie  res- 
feiofaâance  entre  ce  livre  et  let  miens,  parceqii^  n'y  en  a  aucune 
entre  les  -anafes  qui  les  ont  dictés.  Notes  que,  depub  qa'on  a  su  qoQ 
j'avois  vu  ce  réquisitoire ,  on  a  pris  dé  nouvelles  mesures  pour 
qu'il  ne  me  parvint  rien  de  pareil  à  Favenir. 

*  Ouvrage  de  Delisle  de  Sales  ,  traduit  en  plusieurs  langues ,  et  dont  U 
septième  édition  (  Paris,  i6o4  )  est  en  dix  volumes  in-8°. 


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4l2  TBOI6IÈME  DIALOGUE, 

nest  qu'un  traité  de  la  bonté  originelle  de  rhomme, 
destiné  à  montrer  comment  le  vice  et  Terreur,  étran- 
gers à  sa  constitution,  s'y. introduisent  du  dehors,  et 
lakèrent  insensiblement.  Dans  ses  premiers  écrits ,  il 
s  attache  davantage  à  détruire  ce  prestige  d'illusion 
qui  nous  donne  une  admiration  stupide  pour  les  in- 
struments de  nos  misères^  et  à  corriger  cette  estima- 
tion trompeuse  qui  nous  fait  honorer  des  talents  per^ 
nideux,  et  mépriser  des  .vertus  utiles.  Partout  il  nous 
£ût  voir  l'espèce  humaine  meilleure ,  plus  sage  et  plus 
heureuse  dans*  sa  constitution  primitive;  aveugle, 
misérable  et  méchante,  à  mesure  qu  elle  s'en  éloigne^ 
Son  but  est  de  redresser  l'erreur  de  nos  jugements, 
pour  retarder  le  progrès  de  nos  vices,  et  de  nous 
montrer  que ,  là  où  nous  cherchons  la  gloire  et  l'édat, 
nous,  ne  trouvons  en  effet  qu'erreurs  et  misères* 

Mais  la  nature  humaine  ne  rétrograde  pas,  et 
jamais  on  ne  remonte  vers  les  temps  d'innocence  et 
d'égalité  quand  une  fois  on  s'en  est  éloigné;  c'est 
encore  un  des  principes  sur  lesquels  il  a  le  plus  insisté. 
Ainsi  son  objet  ne  pouvoit  être  de  ramener  lés  peuples 
nombreux,  ni  les  grands  états  à  leur  première  simpA- 
cité,  mais  seulement  d'arrêter,  s'il  étott  possible,  le 
progrès  de  ceux  dont  la  petitesse  et  la  situation  les 
ont  préservés  d'une  marche  aussi  rapide  vers  la  per- 
fection de  la  société,  et  vers  la  détérioration  de  l'es^ 
péce.  Ces  distinctions  méritoient  d'être  £EÛtes  et  ne 
l'ont  point  été.  Ob  s'est  obstiné  à  l'accuser  de  vouloir 
détruire  les  sciences,  les  arts,  les  théâtres,  les  aca- 
démies ,  et  replonger  l'univers  dans  sa  première  bar- 
barie; et  il  a  toujours  insisté,  au.  contraire,  sur  la 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4l3 

conservation  des  institutions  existantes,  soutenant 
que  leur  destruction  ne  feroit  qu'ôter  les  palliatifs  en 
laissant  les  vices ,  et  substituer  le  Imgandage  à  la  cor- 
ruption. Il  avoit  travaillé  pour  sa  patrie  et  pour  les 
petits  états  constitués  comme  elle.  Si  sa  doctrine  pou- 
vait être  aux  au  très  de  quelque  utilité ,  c  étoit  en  chan- 
geai|t  les  objets  de  leur  estime,  et  retardant  peut- 
être  ainsi  leur  décadence  qu'ils  accélèrent  parleurs 
Élusses  appréciations.  Mais  malgré  ces  distinctions  si 
souvent  et  si  fortement  répétées,  la  mauvaise  foi  des 
gens  de  lettres,  et  la  sottise  de  Tamoùr-propre,  qui 
persuade  à  chacun  que  c'est  toujours  de  lui  qii'on 
s'occupe ,  lors  même  qu  on  n  y  pense  pas ,  ont  &it  que 
les  grandes  nations  ont  pris  pour  elles  ce  qui  n  avoit 
pour  objet  que  les  petites  républiques  ;  et  Ton  s  est  ob- 
stiné à  voir  un  promoteur  de  bouleversements  et  de 
troubles  dans  Tbomme  du  monde  qui  porte  un  plus 
vrai  respect  aux  lois  et  aux  constitutions  nationales , 
et  qui  a  Iç  plus  d'aversion  pour  les  révolutions  et 
pour  les  ligueurs  de  tpute  espèce,  qui  la  lui  rendent 
bien. 

£n  saisissant  peu-à-peu  ce  système  par  toutes  ses 
branches  dans  une  lecture  plus  réfléchie,  je  m'arrêtai 
pourtant  moins  d'abord  à  l'examen  direct  de  cette 
doctrine ,  qu  a  son  rapport  avec  le  caractère  de  celui 
dont  elle  portoit  le  nom  ;  et,  sur 4e  portrait  que  vous 
m'aviez  fait  de  lui,  ce  i*apport  me  parut  si  frappant^ 
que  je  ne  pu»refuser  mon  assentiment  à  son  évidence» 
D'où  le  peintre  et  l'apologiste  de  -la  nature ,  aujour- 
d'hui si  défigurée  et  si  calonmiée,  peut-il  avoir  tiré 
son  modèle,  si  ce  n^est  de  son  propre  cœur?  Il  l'a  dé- 


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4l4  TROISIÈME  DIALOGUE, 

ente  comme  il  se  sentoit  Ini-méme.  Les  préjugés  dont 
ilnétoit  pas  subjugué,  les  passions  factices  dont  il 
n  etoît  pas  la  proie ,  n'offusquoient  point  à  ses  yeux, 
comme  à  ceux  des  antres,  ces  premiers  traits  si  gé.né- 
ralement  oubliés  ou  méconnus.  Ces  traits  si  nouveaux 
pour  nous  et  si  vrais,  une  fois  tracés,  trouvoient 
bien  encore  au  fond  des  cœurs  lattestation  de  leur 
justesse,  mais  jamais  ils  ne  s  y  seraient  remontrés 
deuxièmes,  si  Thistorien  de  la  nature  n'eût  com« 
mencé  par  ôter  la  rouille  qui  les  cachoit.  Une  vie  re- 
tirée et  solitaire,  un  goût  vif  de  rêverie  et  de  contem* 
platipn ,  rhabitude  de  rentrer  en  soi ,  et  d  y  rechercher 
dans  le  calme  des  passions  ces  premiers  traits  <^- 
parus  cbea  la  multitude,  pouvoient  seuls  les  lui  faire 
retrouver.  En  un  moi,  il  foUoit  cfu^un  homme  se  fôt 
peint  lui-même  pour  nous  montrer  ainsi  Thomme  pri-* 
mitif ,  et  si  lauteur  n'eût  été  tout  aussi  singulier  que 
ses  livres,  jamais  il  ne  les  eût  écrits.  Mais  où  est-il  cet 
homme  de  la  nature  qui  vit  vraiment  de*  la  vie  hu* 
maine,  qui,  comptant  pour  rien  Topinion  d  autrui,  se 
conduit  uniquement  d  après  ses  penchants  et  sa  rai- 
son ,  sans  égard  à  ce  que  le  public  approuve  ou  blâme? 
On  lecbercbermt  en  vain  parmi  nous.  Tous,  avec  un 
beau  vernis  de  paroles,  tâchent  en  vain  de  donner  le 
change  sur  leur  vrai  but;  aucun  ne  s'y  trompe ,  et  pas 
un  n'est  la  dupe  des  autres,  quoique  tous  parlent 
comme  lui.  Tous  cherchent  leur  bonheur  dans  l'ap- 
parence, nul  ne  se  soucie  de  Id  réalité;  Tous  mettent 
leur  être  dans  le  paroitre;  tous,  esclaves  et  dupes  de 
Famoar-propre,  ne  vivent  point  pour  vivre ,  mais  pour 
faire  croire  qu'ils  ont  yéen.  Si  vous  ne  m'eussieat  dé- 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4*5 

peiot  votre  Jeati<TJac({ue$,  j  aurois  cru  que  rhomme 
naturel  nexistoit  plus;  mais  le  rapport  frappant  de 
celui  que  vous  m  avez  peint  avec  Fauteur  dont  j'ai  lu 
les  livres  ne  me  laisseroit  pas  douter  que  Vun  ne  fût 
Tautre,  q\iand  je  n  aurois  nulle  autre  raison  de  le 
croire.  Ce  rapport  marqué  me  décide  ;  et  sans  m'em-* 
}>arrasser  du  Jean<Jacques  de  nos  messieurs^  plus 
monstrueux  encore  par  son  éloignement  de  la  nature 
que  le  vôtre  n  est  singulier  pour  en  être  resié  si  prè$> 
j  adopte  pleinement  les  idées  que  vous  m'en  ave;  don* 
nées;  et  si  votre  Jean-Jacques  nest  pas  tout-à-Êiit  de* 
venu  le  mien,  il  a  Vbonneur  de  plus  d  avoir  arraché 
mon  estime  sans  que  mon  penchant  ait  rien  fait  potti> 
lui»  Je  ne  laimerai  peut-être  jamais  ^  paroeque  cela  ne 
dépend  pas  de  moi  ;  mais  je  Vhonore ,  paroeque  je 
veux  être  juste,  que  je'  le  crois  innocent,  et  que  je  le 
vois  opprimé.  Le  tort  que  je  lui  ai  fait,  en  pensant  si 
mal  de  lui ,  étoit  i  effet  d'une  erreur  presque  inviur 
cible,  dont  je  n  ai  nul  reproche  à  faire  à  ma  volonté* 
Quand  Taversion  que  j'eus  pour  lui  dureroit  dans 
toute  sa  force,  je  n  en  serois  pas  moins  disposé  à  Tes* 
timer  et  le  plaindre^  Sa  destinée  est  un  exemple  peut- 
être  unique  de  toutes  les  humiliations  possibles,  et 
d'une  patience  presque  invincible  à  les  supporter  « 
Enfin  le  souvenir  de  Fillusion  dont  je  sors  sur  son 
compte  me  laisse  un  grand  pi*éservatif  contre  une  or^ 
guaillfuse  confiance  en  mes  lumières,  et  contre  la  suf- 
fisance du  feux  savoir. 

Rouss.  C'est  vraiment  mettre  à  profit  rexpérience, 
et  rendre  utile  l'erreur  mteie,  que  d'apprendre  ainsi^ 
de  celle  où  l'on  a  pu  tomber^  à  compter  moins  sur  les 


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4l6  TROISIÈME  DIALOGUE, 

oracles  de  nos  jugements,  et  à  ne  négliger  jamais, 
quand  on  veut  disposer  arbitrairement  de  Thonneur 
et  du  sort  d'un  homme,  aucun  des  moyens  prescrits 
par  la  justice  et  par  la  raison  pour  constater  la  vérité. 
Si,  malgré  toutes  ces  précautions,  nous  nous  trom- 
pons encof*e,  cest  uïî  effet  de  la  misère  humaine,  et 
nous  n  aurons  pas  du  moins  à  nous  reprocher  d'avoir 
failli  par  notre  &ute.  Mais  rien  peut-il  excuser  ceux 
qui,  rejetant  obstinément  et  sans  raison  les  formes 
les  plus  inviolables,  et  tout  fiers  de  partager  avec  des 
grands  et  des  princes  une  œuvre  d'iniquité ,  condam- 
nent sans  crainte  un  accusé,  et  disposent  en  maîtres 
de  sa  destinée  et  de  sa  réputation ,  uniquement  parce- 
qu'ils  aiment  à  le  trouver  coupable ,  et  qu'il  leur  platt 
de  voir  la  justice  et  levidence ,  où  la  fraude  et  rftnpos- 
ture  sauteroient  à  des  yeux  non  prévenus  ! 

Je  n'aurai  point  un  pareil  reproche  à  me  Êuire  à 
l'égard  de  Jean-Jacques  ;  et  si  je  m'abuse  en  le  ju- 
geant innocent ,  ce  n'est  du  moins  qu'après  avoir  pris 
toutes  les  mesures  qui  étoient  en  ma  puissance  pour 
me  garantir  de  l'erreur.  Vous  n'en  pouvez  pas  tout-à- 
fait  dire  autant  encore,  puisque  vous  ne  l'avez  ni  vu, 
ni  étudié  par  vous-même ,  et  qu'au  milieu  de  tant  de 
prestiges,  d'illusions,  de  préjugés,  de  mensonges  et 
de  faux  témoignages,  ce  soit,  selon  moi,  le  seul 
moyen  sûr  de  le  connoître.  Ce  moyen  en  amène  un 
autre  non  moins  indispensable,  et  qui  devroic%tre  le 
premier  s'il  étoit  permis  de  suivre  ici  l'ordre  naturel  ; 
c'est  la  discussion  contradictoire  des  ftdts  par  les  par- 
ties elles-mêmes ,  en  sorte  (fae  les  accusateurs  et  l'ac- 
cusé soient  mis  en  confrontation,  et  qu'on  l'entende 


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TROISIÈME   DIALOGUE.  4^7 

dans  ses  réponses.  L'effroi  que  cette  forme  si  sacrée 
parolt  faire  aux  premiers ,  et  leur  obstination  à  s'y  re- 
fuser, font  contre  eux,  je  lavoue,  un  préjugé  très 
fort,  très  raisonnable,  et  qui  sûffiroit  seul  pour  leur 
condamnation ,  si  la  foule  et  la  force  de  leurs  preuves, 
sifrappantes;  si  éblouissantes,  narrêtoient  en  quelque 
sorte  l'effet  de  ce  refus.  On  ne  conçoit  pas  ce  que  l'ac- 
cusé peut  répondre;  mais  enfin  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
donné  ou  refusé  ses  réponses,  nul  n'a  droit  de  pro- 
noncer pour  lui  qu'il  n'a  rien  à  répondre ,  ni ,  se  sup- 
posant parfeitement  instruit  de  ce  qu'il  peut  ou  ne 
peut  pas  dire,  de  le  tenir,  ou  pour  convaincu  tant 
xju'il  ne  l'a  pas  été,  ou  pour  tout-à-fait  justifié  tant 
■qu'il  n'a-pas  confondu  ses  accusateurs. 

Voilà,  monsieur,  ce  qui  manque  encore  à  la  certi- 
tude de  nos  jugements  sur  cette  affaire.  Hommes  et 
sujets  à  l'erreur,  nous  pouvons  nous  tromper  en  ju- 
geant innocent  un  coupable,  comme  en  jugeant  cou- 
pable un  innocent.  La  première  erreur  semble,  il  est 
vrai,  plus  excusable  ;  mais  peut-on  l'être  dans  une  er- 
reur qui  peut  nuire,  et  dont  on  s'est  pu  garantir?  Non; 
tant  qu'il  reste  un  moyen  possible  d'éclaircir  la  vérité , 
et  qu'on  le  néglige ,  l'erreur  n'est  point  involontaire . 
et  doit  être  imputée  à  celui  qui  veut  y  rester.  Si  donc 
vous  prenez  assez  d'intérêt  aux  livres  que  vous  avez 
lus  pour  vouloir  vous  décider  sur  l'auteur,  et  si  vous 
baïs^z  assez  l'injustice  pour  vouloir  réparer  celle  que , 
d'une  feçon  si  cruelle,  vous  avez  pu  commettre  à  son 
égard ,  je  vous  propose  premièrement  de  voir  l'homme. 
Venez,  je  vous  introduirai  chez  lui  sans  peine.  Il  esft 
déjà  prévenu  ;  je  lui  ai  dit  tout  ce  que  j'ai  pli  dire  à 

XTI.  27 


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4l8  TROISIÈME  DIALOGUE, 

votre  égard  sans  blesser  mes  engagements.  II  sait 
d  avance  que  si  jamais  vous  vous  présentez  à  sa  porte, 
ce  sera  pour  le  connoitre,  et  non  pas  pour  le  tromper. 
Après  avoir  refusé  de  le  voir  tant  que  vous  Favez 
jugé  comme  a  fait  «tout  le  monde ,  votre  première 
visite  sera  pour  lui  la  consolante  preuve  que  vous  ne 
désespérez  plus  de  lui  devoir  votre  estime,  et  d  avoir 
des  torts  à  réparer  envers  lui. 

Sitôt  que,  cessant  de  le  voir  par  les  yeux  de  vos 
messieurs,  vous  le  verrez  par  les  vôtres,  je  ne  doute 
point  que  vos  jugements  ne  confirment  les  miens,  et 
que,  retrouvant  en  lui  Fauteur  de  ses  livres,  vous  ne 
restiez  persuadé ,  comme  moi,  qull  est  Fhomme  de  la 
nature, ''et  point  du  tout  le  monstre  qu'on  vous  a  peint 
sous  son  nom.  Mais  enfin,  pouvant  nous  abuser  Tun 
et  Fautre  dans  des  jugements  destitués  de  preuves  po- 
sitives et  régulières,  il  nous  restera  toujours  une  juste 
crainte  fondée  sur  la  possibilité  d'être  dans  Ferreur, 
et  siifr^la  difficulté  d'expliquer  d'une  manière  .satisfiu- 
sante  les  ^eiits  allégués  contre  lui.  Un  pas  seul  alors 
nous  reste  à  faire  pour  constater  la  vérité,  pour  lui 
rendre!hommage  et  lamanifester  à  tous  les  yeux  :  c'est 
xle  nqus  réunir  pour  forcer  enfin  vos  messieurs  à  s'ex* 
pliquer  hautement  en  sa  présence,  et  à  confondre  un 
coupable  aussi  impudent,  ou  du  moins  à  nous  dégager 
du  secret  qu'ils  ont  exigé  de  nous ,  en  nous  permettant 
de  le  confondre  nous-méines.  Une  instance  aussi  légi- 
time sera  le  premier  pas. ..  ■  ^ 

Le  Fr.  Arrêtez...  Je  frémis  seulement  à  vous  en*- 
tendre.  Je  vous  ai  fait,  sans  détour,  l'aveu  que  j'ai  cru 
devoir  à  la  justice  et  à  la  vérité.  Je  veux  être  jiute. 


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THOISIÈME  DIALOGUE.  419 

mais  sans  témérité.  Je  ne  yeux  point  me  perdre  inuti- 
lement j  sans  sfiuver  Tinnocent  auquel  je  me  sacrifie; 
et  c  est  ce  que  je  ferois  en  suivant  votre  conseil  :  c'est 
ce  que  vous  feriez  vous-même  ea  voulant  le  pratiquer. 
Apprenez  ce  que  je  puis  et  veux  faire,  et  o attendez 
de  moi  rien  au-delà. 

Vous  prétendez  que  je  dois  aller  voir  Jean^ Jacques 
pour  vérifier,  par  mes  yeux,  ce  que  vous  m'en  ave^ 
dit  et  ce  que.  j'infère  moi-rméme  de  la  lecture  de  seç 
écrits  :  cette  confirmation  m'est  superflue,  et,  saqsy 
recourir,  je  sais  d avance  à  quoi. m'en  tenir  sur  ce 
point.  Il  est  singulier  que  je  sois  maintenant  plus  dé- 
cidé que  vous  sur  les  sentiments  que  vous  avez  eu  tant 
de  peine  à  me  faire  adopter  ;  mais  cela  est  pourtant 
fondé  en  raison.  Vous  insistez  encore  sur  la  force  dés 
preuves  alléguées  contre  lui  par  nos  messieurs.  Cette 
force  est  désormais  nulle  pour  moi,  qui  e^fii  démêlé 
tout  Fartifioe  depuis  que  j'y  ai  regardé  de  plue  près.  J 'ai 
là-dessus  tant  de  faits  que  vous^ignorez;  j'ai  lu  si  clai- 
rement dans  les  cœurs ,  avec  la  plus  vi^e  inquiétude 
sur  ce  que  peut  dire  l'accusé ,  le  désir  le  plus  ardent  de 
lui  ôter  tout  moyen  de  se  défendre  ;  j'ai  mx  tant  de  con- 
cert, de  soin,  d'activité,  de  chaleur,  dans  les  mesures 
prises  pour  cet  effet,  que' des  preuves  admini^ées de 
,  -cettemanière,  par  des  genssi  passionnés,  perdent^oute 
aulœrité  dans  mon  esprit  visA»vis  de  vos  observations. 
Le  public  est  trompé ,  je  le  vois ,  je  le  sais  ;  mais  il 
se  plaît  à  l'être,  et  n'aimeroit  pias  à  se  voir  désabuser. 
J'fft  moi-même  été  dans  ce  cas  et  ne  m'en  suis  pas  tiré 
sans  peine.  Nos  messieurs  avoient  ma' confiance,  par* 
cequllsfialtoient  le  penchant  qu'ils  m'a  voient  donné, 

27- 


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42©  TROISIÈME  DIAtOGUJE. 

mais  jamais  ils  nont  eu  pleinement  mon  estime;  et, 
quand  je  vous  vantois  leurs  vertus,  je  n  ai  pu  me  ré- 
soudre à  les  imiter.  J«  n'ai  voulu  jamais  approcher  de 
leur  proie  pour  la  cajoler ,  la  tromper ,  la  circonvenir, 
à  leur  exemple;  et  la  même  répugnance  que  je  voyois 
dans  votre  cœur  étoit  dans  le  mien  quand  je  cherchois 
à  la  combattre.  J'approuvois  leurs  manœuvres  sans 
vouloir  les  adopter.  Leur  fausseté ,  qu'ils  appeloient 
bienveillance,  ne pouvoit me  séduire,  parcequ au  lieu 
de  cette  bienveillance  dont  ils  se  vantoient ,  je  ne  sen- 
tois  pour  celui  qui  en  étoit  Tobjetqu  antipathie,  ré- 
pugnance ;  aversion.  J'étois  bien  aise  de  les  voir  nour- 
rir pour  lui  une  sorte  d'affection  méprisante  et  déri- 
soire ,  quiavoit  tous  les  effets  de  la  plus  mortelle  haine  : 
mais  je  ne  pou  vois  ainsi  me  donner  le  change  à  moi- 
même,  et  ils  me  lavoient  rendu  si  odieux,  que  je  le 
haïssois  d^  tout  mon  cœur,  sans  feinte  et  tout  à  dé- 
couvert. J  aurois  craint  d'approqher  de  lui  comme  d'un 
monstre  effi*oyable,  et  j'aimois  mieux  n'avoir  pas  le 
plaisir  de  lui  puire,  pour  n'avoir  pas  l'horreur  de  le  voir. 
En  me  ramenant  par  degrés  à  la  raison,  vous  m'a- 
vez inspiré  mitant  d'estime  pour  sa  patience  et  sa 
douceur  que  de  compassion  pour  ses  infortunes.  Ses 
livres  ont  achevé  l'ouvrage  que  vous  aviez  commencé. 
J'ai  senti,  en  les  lisant,  quelle  passion  donnoit  tant 
d'énergie  à  son  ame  et  dâ  véhémence  à  sa  diction..  Ce 
n'est  pas  une  explosion  passagère ,  c'est  un  sentiment 
dominant  et  permanent  qui  peut  se  soutenir  ainsi  du- 
rant dix  ans ,  et  produire  douze  volumes  toujours 
pleins  du  même  zélé,  toujours^arrachés  par  la  même 
persuasion.  Oui,  je  le  sens,  et  le  soutiens  comme 


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TROISIÈME   DIALOGUE.  4^» 

VOUS,  dès  qu'il  est  auteur  des  écrits  qui  portent  sou 
nom,  il  ne  peut  avoir  que  le  cœur  d'un  homme  de  bien. 

Cette  lecture  attentive  et  réfléchie  a  pleinement 
achevé*daus  mon  esprit  la  révolution  que  vous  aviez 
commencée.  C'est  en  faisant  cette  lecture  avec  le  soin 
qu'elle  exige  que  j'ai  senti  toute  la  malignité ,  toute  la 
détestable  adresse  de  ses  amers  commentateurs.  Dans 
tout  ce  que  je  lisois  de  l'original ,  je  sentois  la  sincé- 
rité, la  droiture  d'une  ame  haute  etfière,  ms^is  franche 
et  sans  fiel,  qui  se  montre  sans  précaution,  sans 
crainte,  qui  censure  à  découvert,  qui  loue  sans  réti- 
cence, et  qui  n'a  point  de  sentiment  à  caeher.  Au  con- 
traire ,  tout  ce  que  je  lisois  dans  les  réponses  montroit 
une  brutalité  féroce,  ou  une  poHtesse  insidieuse, 
traîtresse ,  et  couvroit  du  miel  des  éloges  le  fiel  de  la 
satire  et  le  poison  de  la  calomnie.  Qu'on  lise  avec  soin 
la  Lettre,  honnête  mais  franche,  à  M.  d'Alembert  sur 
les  spectacles ,  et  qu'on  la  compare  avec  la  réponse  de 
celui-ci,  cette  réponse  si  soigneusement  mesurée,  si 
pleine  de  circonspection  affectée,  de  compliments 
aigre-doux ,  si  propre  à  faire  penser  le  mal ,  en  feignant 
de  ne  le  pas  dire;  qu'on  cherche  ensuite  sur  <îes  lec- 
tures à  découvrir  lequel  des  deux  auteurs  est  le  mé- 
chant. Croyez-vous  qu'il  se  trouve  dans  l'univers  un 
mortel  assez  impudent  pour  dire  que  c'est  JëâH- 
Jacques? 

Cette  différence  s'annonce  dès  l'abord  par  leurs  épi- 
graphes. Celle  de  votre  ami,  tirée  de  l'^n^ièfe,  estune 
prière  au  ciel  de  garantir  les  bons  d'une  erreur  si  fu- 
neste, et  de  la  laisser  aux  ennemis.  Voici  celle  de 
M.  d'Alembert ,  tirée  de  La  Fontaine  : 


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422  TROISIÈME  DIALOGUE. 

Quittez-'inoi  votre  serpe,  instrument  de  dommage. 

L'un  ne  songe  qu'à  prévenir  un  mal;  l'autre ,  dès  Ta- 
bord,  oublie  la  question  pour  ne  songer  qu'à  nuire 
à  son  adversaire;  et,  dans  l'examen  de  l'utilité  des 
théâtres,  adresse  très  à  propos  à  Jean-Jacques  ce 
même  vers  que,  dans  La  Fontmne,  le  serpent  adresse 
à  l'homme  *. 

Ah!  subtil  et  rusé  d'Alembert!  si  vous  n'avez  ^as 
une  serpe,  instrument  très  utile,  quoi  qu'en  dise  le 
serpent,  vous  avez  en  revanche  un  stylet  bien  affilé, 
qui  n'est  guère,  surtoutdans  vos  mains,  un  outil  de 
bienfaisance. 

Vous  voyez  que  je*  suis  plus  avancé  que  vous  dans 
votre  ppopre  recherche,  puisqu'il  vous  reste  à  cet  égard 
des  scrupules  que  je  n'ai  plus.  Non,  monsieur,  je  n  ai 
pas  même  besoin  de  voir  Jean-Jâcques  pour  savoir  à 
quoi  m'en  tenir  sur  son  compte.  J'ai  vu  de  trop  près 
les  manœuvres  xlont  il  est  la  victime  pour  laisser  dans 
mou  esprit  la  moindre  autorité  à  tout  ce  qui  peut  en 
résulter.  Ce  qu'il  étoit  aux  yeux  du  public  lors  de  la 
publication  de  son  premier  ouvrage,  il  le  redevient 
aux  miens,  parceque  le  prestige  de  tout  ce  qu'on  a 
faijtdés-lors  pour  le  défigurer  est  détruit,  et  que  je  ne 
voi$  plus  dans  toutes  les  preuves  qui  vous  frappent 
encore  que  fraude ,  mensonge,  illusion. 

Vous  demandiez  s'il  existoit  up  complot.  Oui,  sans 
doute ,  il  en  existe  un ,  et  tel  qu'il  n'y  en  eut  et  n'y  en 
aura  jamais  de  semblable.  Cela  n'étoit-il  pas  clair  dès 

*  Rousseau  fait  ici  une  méprise  :  il  n'est  pas  question  de  serpent 
dans  la  fable  (livre  XII,  fable  20)  d'où  ce  vers  est  tire. 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^3 

launée  du  décret,  par  la  brusque  et  incroyable  sortie 
de  tous  les  imprimés,  de  tous  les  Journaux,  de  toutes 
les  gazettes ,  de  toutes  les  brochures ,  contre  cet  infbr* 
tuné?  Ce  décret  fut  le  tocsin  de  toutes  ces  fureurs. 
Pouvez- vous  croire  que  les  auteurs  de  tout  cela,  quel* 
que  jaloux,  quelque  méchants,  quelque  vils  qu'ils 
pussent  être ,  se  fussent  ainsi  déchaînés  de  concert 
en  loups  enragés  contre  un  homme  alors  et  dès-lors 
en  proie  aux  plus  cruelles  adversités?  Pouvez-vou» 
croire  qu  on  eût  msolemment  fard  les  recueils  de  ses 
propres  écrits  de  tous  ces  noirs  libelles,  si  ceux  qui 
les  écrivoient  et  ceux  qui  les  employoient  n  eussent 
été  inspirés  par  cette  ligue,  qui,  depuis  long*temps, 
graduoit  sa  marche  en  silence,  et  prit  alors  en  pubUc 
son  premier  essor?  La  lecture  des  écrits  de  Jean- Jac- 
ques ma  fait  £siire  en  même  temps  celle  de  ces  veni- 
meuses productions  qu'on  a  pris  grand  s^in  d'y  mêler. 
Si  j  avois  fait  plus  tôt  ces  lectures,  j  aurois  compris 
dès-lors  tout  le  reste.  Gela  n'est  pas  difficile  à  qui  peut 
les  parcourir  de  sang  froid.  Les  ligueurs  eux-mêmes 
Font  senti,  et  bientôt  il^  ont  pris  une  autre  méthode 
qui  leur  a  beaucoup  mieux  réussi;  c'est  de  n'attaquer 
Jean-Jacques  en  public  qu'à  mots  couverts ,  et  le  plus 
souvent  sans  nommer  ni  lui  ni  ses  livres;  mais  de 
fidre  en  sorte  que  l'application  de-  ce  qu'on  en  diroit 
fût  si  clair^  que  chacun  la  ftt  sur-le-champ.  Depuis, 
dix  ans  que  l'on  suit  cette  méthode,  elle  a  produit 
plus  d'effet  que  des  outrages  trop  grossiers,  qui,  par 
cela  seul ,  peuvent  déplaire  au  public  ou  j  lui  devenir 
suspects.  C'est  dans  les  entretiens  particuliers ,  dans 
les  cercles,  dans  les  petits  comités  secrets,  dans  tous 


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4^4  troisié;me  dialogue. 

ces  petits  tribunaux  littéraires  dont  les  femmes  sont 
le^résidents,  que  s  affilent  les  poignards  dont  on  le 
crible  sous  le  manteau. 

On  ne  conçoit  pas  comment  la  difiamation  d  un 
particulier  sans  emploi,  sans  projet,  sans  parti,  sans 
crédit,  a  pu  faire  une  affaire  aussi  importante  et  .aussi 
universelle.  On  conçoit  beaucoup  moins  comment 
une  pareille  entreprise  a  pu  paroître  assez  belle  pour 
que  tous  les  rangs,  sans  exceptioD,  se  soient  em- 
pressés d'y  concourir  perfas  et  nejus ,  comme  à  Fœu- 
vre  la  plus  glorieuse.  Si  les  auteurs  de  cet  étonnant 
complot,  si  les  chefs  qui  en  ont  pris  la  direction, 
avoient  mis  à  quelque  honorable  entre|)rise.  la  moitié 
des  soins,  des  •peines,  du  travail,  du  temps,  de  la  dé- 
pense ,  qu'ils  ont  prodigués  à  Texécntion  de  ce  beau 
projet,  ils  auroient  pu  se  couronner,  d'une -gloire  im- 
mortelle à  beaucoup  moins  de  frais"  qu'il  ne  leur  en 
a  coûté  pour  accomplir  cette  œuvre  de  ténèbres,  dont 
il  ne  peut  résulter  pour  eux  ni  bien  ni  honiaeur ,  mais 
seulement  le  plaisir  d'assouvir  en  secret  la  plus  lâche 
de  toutes  les  passions,  et  dont  encore  la  patience  et 
la  douceur  de  leur  yictime  ne  les  laissera  jamais  jouir 
pleinement. 

Il  est  impossible  que  vous  ayez  une  juste  idée  de 
la  position  de  votre  Jean-Jacquçs,  ni  de  la  manière 
dont  il  est  enlacé.  Tout  est  si  bien  conoerté  à  son 
égard,  qu'un  ange  descendrpit  du  ciel  pour  le  dé- 
fendre sans  y  pouvoir  parvenii-.  Le  complot  dont  il 

On  me  reprochera ,  j'en  suis  très  sûr,  de  me  donner  une  impor- 
tance prodigieuse.  Ah  !  si  je  n*en  avois  pas  plus  aux  yeux  d*autrui 
qu'aux  miens,  que  mon  sort  seroit  moins  à  plaindre! 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4*5 

est  le  sujet  n  est  pas  de  ces  impostures  jetées  au  ba- 
vard qui  font  un  effet  rapide,  mais  passager,  et  qu'un 
instant  découvre  et  détruit.  C'est,  comme  il  la  seùti 
lui-même,  un  projet  médité  de  longue  main,  dont 
l'exécution  lente  et  graduée  ne  s'opère  qu'avec  autant 
de  précaution  que  de  méthode,  effaçant  à  mesure 
qu'elle  avance  et  les  traces  des  routes  qu'elle  a  suivies 
et  les  vestiges  de  la  vérité  qu'elle  a  fait  disparoître. 
Pouvez-vous  croire  qu'évitant  avec  tant  de  soin  toute 
espèce  d'explication ,  les  auteurs  et  les  chefs  de  ce 
complot  négligent  de  détruire  et  dénaturer  tout  ce 
qui  pourroit  un  jour  servir  à  les  confondre?  et,  depuis 
plus  de  quinze  ans  qu'il  est  en  pleine  exécution ,  n'ont- 
ils  pas  eu  tout  le  temps  qu'il  leur  falloit  pour  y  réussir? 
Plus  ils  avancent  dans  l'avenir,  plus  il  leur  est  Ëicile 
d'oblitérer  le  passé ,  ou  de  lui  donner  la  tournure  qui 
leur  convient.  Le  moment  doit  venir  où,  tous  leS' té- 
moignages étant  à  leur  disposition,  ils  pourroient 
sans  risque  lever  le  voile  impénétrable  qu'ils  ont  mis 
sur  les  yeux  de  leur  victinn^  Qui  sait  si  ce  moment 
n'est  pas  déjà  venu?  si,  parles  mesures  qu'ils  ont  eu 
tout  le  temps  de  prendre,  ils  ne  pourroient  pas  dès  à 
présent  s'exposer  à  des  confrontations  qui  confon- 
droient  l'innocence  et  feroient  triompher  l'imposture? 
Peut-être  ne  les  évitent-ils  encore  que  pour  ne  pas 
paroitre  changer  de  maximes ,  et,  si  vous  voulez,  par 
un  reste  de  crainte  attachée  au  mensonge  de  n'avoir 
jamais  assez  tout  prévu.  Je  vous  le  répète,  ils  ont 
travaillé  sans  relâche  à  disposer  toutes  choses  pour» 
n'avoir  rien  à  craindre  d'une  discussion  régulière,  si 
jajtiais  ils  étoient  forcés  d'y  acquiescer;  et  il  me  paroît 


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4^6  TROISIÈME  DIALOGUE. 

V 

qu'ils  ont  eu  tout  le  temps  et  tous  les  moyens  de  mettre 
le  succès  de  leur  entreprise  à  l!abri  de  tout  événement 
imprévu .  Eh  !  quelles  seroient  désormais  les  ressources 
de  Jean-Jacques  et  de  ses  défenseurs,  s'il  s  en  osdt 
présenter?  Où  trouveroit-il  des  juges  qui  ne  fussent 
pas  du  complot,  des  témoins  qui  ne  fussent  pas  su- 
bornés, des  conseils  fidèles  qui  ne  Fégarassent  pas? 
Seul  contre  toute  une  génération  liguée,  d'où  recla- 
meroit-il  la  vérité  que  le  mensonge  ne  répondit  à- sa 
place?  Quelle  protection,  quel   appui  trouveroit-il 
pour  résister  à  cette  conspiration  générale?  Existe^ 
t-il,  peut-il  même  exister,  parmi  les  gens  en  place,  un 
seul  homme  assez  intégre  pour  se  condamner  lui- 
même,  assez  courageux  poul*  oser  défendre  un  op- 
primé dévoué  depuis  si  long-temps  à  la  haine  publi- 
que, assez  généreux  pour  s'animer  d'un  pareil  zélé 
sans  autre  intérêt  que  celui  de  l'équité?  Soyez  sûr 
que,  quelque  crédit,  quelque  autorité  que  pût  avoir 
celui  qui  oseroit  élever  la  voiii*en  sa  faveur,  et  ré- 
clamer pour  lui  les  premières  lois  de  la  justice,  il  se 
perdroit  sans  sauver  son  client,  et  que  toute  la  ligue , 
réunie  contre  ce  protecteur  téméraire,  commençant 
par  l'écarter  de  manière  ou  d'autre ,  finiroit  par  tenir, 
comme  auparavant,  sa  victime  à  sa  merci.  Rien  ne 
peut  plus  la  soustraire  à  aa  destinée  ;  et  tout  ce  que 
peut  foire  un- homme  sage  qui  s'intéresse  à  son  sort 
est  de  rechercher  en  silence  les  vestiges  de  la  vérité 
pour  diriger  son  propre  jugement,  mais  jamais  pour 
le  faire  adopter  par  la  multitude,  incapable^de  re- 
noncer par  raison  au  parti  que  la  passion  lui  a  feit 
prendre.  % 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^7 

-  Pour  moi ,  je  veux  vous  £siire  ici  ma  confession  «ans 
détour.  Je  crois  Jean-Jacques  innocent  et  vertueux; 
et  cette «royance  est  teJle  au  fond  de  mon  ame,  qu'elle 
n  a  pas  besoin  d  autre  confirmation.  Bien  persuadé  de 
son  innocence,  je  n'aurai  jamais  Findignité  de  parler 
là-dessus  contre  ma  pensée,  ni  de  joindre  contre  lui 
ma  voix  à  la  voix  publique,  comme  j  ai  £ait  jusqu'ici 
dans  une  autre  opinion.  Mais  ne  vous  attendez  pas 
non  plus  que  j'aille  étourdiment  me  porter  à  décou- 
vert pour  son  défenseur,  et  forcer  ses  délateurs  à 
quitter  leur  masque  pour  l'accuser  hautement  en  iace. 
Je  ferois  en  cela  une  démarche  aussi  imprudente 
qu'inutile ,  à  laquelle  je  ne  veux  point  m'exposer.  J'ai 
un  état,  des  amis  à  conserver,  une  famille  à  soutenir, 
des  patrons  à  méuager.  Je  ne  veux  point  foire  ici  le 
don  Quichotte,  et  lutter  contre  les  puissances,  pour 
foire  un  moment  parler  de  moi,  et  me  perdre  pour  le 
reste  de  ma  vie.  Si  je  puis  réparer  mes  torts  envers 
Fin  fortuné  Jean- Jacques ,  et  lui  être  utile  sans  m'ex- 
poser, à  la  bonne  heure;  je  le  ferai  de  tout  mon  cœur. 
Mais  si  vous  attendez  de  moi  quelque  démarche 
d'éclat  qui  me  compromette,  et  m'expose  au  blâme 
des  miens,  détrompez-vous ,  je  n'irai  jamais  jusque- 
là.  Vous  ne  pouvez  vous-même  aller  plus  loin  que 
vous  n'avez  foit,  sans  manquer  à  votre  parole,  et  me 
mettre  avec  vous  dans  un  embarrat  dont  nous  ne 
sortirions  ni  l'un  ni  l'autre  aussi  aisément  que  vous 
l'avez  présumé. 

Rouss.  Rassurez-vous,  je  vous  prie;  je  veux  bien 
plutôt  me  conformer  moi-même  à  vos  résolutions,  que 
d'exiger  de  vous  rien  qui  vous  déplaise.  Dans  la  dé- 


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428  TROISIÈME  DIALOGUE, 

marche  que  j'aurois  désiré  de  faire ,  j'avois  phis  pour 
objet  notre  entière  et  commune  satisfaction,  qae  de 
ramener  ni  le  public  ni  vos  messieurs  aux  senti* 
ments  de  la  justice  et  au  chemin  de  la  vérité»  Quoique 
intérieurement  aussi  persuadé  que  vous  de  Tinno- 
cence  de  Jean-Jacques ,  je  n'en  suis  pas  régulièrenlent 
convaincu ,  puisque ,  n'ayant  pu  l'instruire  des  choses 
qu'on  lui  impute  y  je  n'ai  pu  ni  le  confondre  par  son 
silence,  nt4'absoudre  par  ses  réponses.  A  cet  égard, 
je  me  tiens  au  jugement  immédiat  que  j'ai  porté  sur 
l'homme,  sans  prononcer  sur  les  £snts  qui  combattent 
ce  jugement,  puisqu'ils  manquent  du  caractère  qui 
peut  seul  les  constater  ou  les  détruire  à  mes  yeux.  Je 
n'ai  pas  assez  de  confiance  en  mes  propres  lumières 
pour  croire  qu'elles  ne  peuvent  me  tromper;  et  je  res- 
terois  peut-être  encore  ici  dans  le  doute,  si  le  plus 
légitime  et  le  plus  fort  des  préjugés  ne  venoit  à  l'appui 
de  mes  propres  remarques,  et  nememontroit  le  men- 
songe du  côté  qui  se  refuse  à  l'épreuve  de  la  vérité. 
Loin  de  craindre  une  discussion  contradictoire,  Jean- 
Jacques  n'a  cessé  de  la  rechercher ,  de  provoquer  à 
grands  cris  ses  accusateurs,  et  de  dire  hautement,  ce 
qu'il  avoit  à  dire.  Eux,  au  contraire,  ont  toujours 
esquivé,  Êiit  le  plongeon,  parlé  toujours  entre  eux  à 
voix  basse,  lui  cachant  avec  le  plus  grand  soin  leurs 
accusations,  laurs  témoins,  leurs  preuves,  surtout 
leurs  personnes ,  et  fuyant  avec  le  plus  évident  effrc» 
toute  espèce  de  confrontation.  Donc  ils  ont  de  fortes 
raisons  pour  la  craindre ,  celles  qu'ils  allèguent  pour 
cela  étant  ineptes  au  point  d'être  même  outrageantes 
pour  ceux  qu'ils  en  veulent  payer,  et  qui,  je  ne  sais 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^9 

comment,  ne  laissent  pas  de  s'en  contenter:  mais 
pour  moi  je  ne  m'en  contenterai  jamais,  et  dès-là 
toutes  leurs  preuves  clandestines  sont  sans  aiuorité 
sur  moi.  Vous  voilà  dans  le  même  cas  où  je  sids,  mais 
avec  un  moindre  degré  de  certitude  sur  Tinnocence 
de  Faccusé,  puisque,  ne  Fayant  point  examiné  par 
vos  propres  yeux,  vous  ne  jugez  de  lui  que  par  ses 
écrits,  et  sur  mon  témoignage.  Donc  vos  scrupules 
devroient  être  plus  grands  que  les  mien&,  si  les 
manœuvres  de  ses  persécuteurs,  que  vous  avev mieux 
suivies,  ne  feisoient  pour  vous  une  espèce  de  com- 
pensation. Dans  cette  position,  j'ai  pensé  que  ce  que 
nous  avions  de  mieux  à  faire  pour  nous  assurer  de  la 
véçité,  étoit  de  la  mettre  à  sa  dernière  et  plus  sûre 
épreuve,  celle  précisément  qu'éludent  si  soigneuse- 
ment vos  messieurs.  Il  me  sémbloit  que,  sans  trop 
nous  compromettre ,  nous  aurions  pu  leur  dire  :  «  Nous 
«  ne  saurions  approuver  qu'aux  dépens  de  la  justice 
«  et  de  la  sûreté  publique  vous  fassiez  à  un  scélérat 
«une.grace  tacite  qu'il  n'accepte  point,  et  qu'il  dit 
«  n'être  qu'une  horrible  barbarie  que  vous  couvrez 
«  d'un  beau  nom.  Quand  cette  grâce  en  seroit  réelle- 
«  ment  une,  étant  faite  par  force,  elle  change  de  na- 
«  ture;  au  lieu  d'être  un  bienfait,  elle  devient  un  Cruel 
'<  outnigè;  et  rten  n'est  plus  injuste  et  plus  tyrannique 
«  que  de  fotcer  un  homme  à  nous  être  obUgé  malgré 
«  lui.  C'est  sans  doute  un  des  crimes  de  Jean-Jacques 
«de  n'avoir,  au  lieu  de  la  reconnoissance  qu'il  vous 
«  doit,  qu'uii'xiédain  plus  que  méprisant  pour  vous  et 
«  pour  vos  manœuvres.  Cette  impudence  de  sa  part 
û  mérite  en  particulier  une  punition  sortable  ;  et  cette 


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43o  TROISIÈME  DIALOGUE. 

«  punition  que  vous  lui  devez  et  a  vous-même  est  de 
«  le  confondre ,  afin  que,  forcé  de  reconnoitre  enfin 
«  votre  indulgence ,  il  ne  jette  plus<les  nuages  sur  les 
«  motifs  qui  vous  font  agir.  Que  la  confusion  d'un 
«hypocrite  aussi  arrogant  soit,  si  vous  voulez,  sa 
u  seule  peine  ;  mais  qu'il  la  sente  pour  Tédification , 
<c  pour  la  sûreté  publique,  et  pour  Thonneur  de  la  gé- 
«  nération  présente  qu  il  parott  dédaigner  si  fort.  Alors 
«seulement  on  pourra,  sans. risque,  le  laisser  errer 
«parmi  nous  avec  honte,  quand  il  sera  bien  au- 
«  tbentiquement  convaincu  et  démasqué.  Jqsques  à 
«  quand  souffrirezrvous  cet  odieux  scandiile,  qu  avec 
«  la  sécurité  de  Finnocence  le  crime  o$e  insolemment 
«  provoquer  la  vertu ,  qui  gauchit  devant  lui  et  se 
«caché  dans  Tobscurité?  Cest  lui  qu'il  faut  réduire 
«  à  cet  indigne  silence  que  vous  gardez,  lui  présent: 
«  sans  quoi  l'avenir  ne  voudra  jamais  croire  que  celui 
«  qui  se  montre  seul  et  sans  crf^ilite  est  le  coupable, 
«et  que  celui  qui,  bien  escorte,  n'ose  lattendre  est 
«  l'innocent.  »  ^ 

En  leur  parlant  ainsi ,  nous  les  aurions  forcés  à 
s'expliquer  ouvertement,  ou  à  convenir  tacitementde 
leur  imposture;  et,  par  la  discussion  contradictoire 
des  fedts ,  nous  aurions  pu  porter  un  jugement  certain 
sur  les  accusateurs  et  sur  l'accusé,  et  ptonoAi^^  défi- 
nitivement entre  eux  et  lui.  Vous  dites  que  les  juges 
et  les  témoins,  entrant  tous  dans  là  ligue,  auroient 
rendu  la  prévarication  très  facile  à  exécuter,  très  dif- 
ficile à  découvrir,  et  cela  doit  être  :  mais  il  n'est  pas 
impossible  aussi  que  l'accusé  n'eût  trouvé  quelque 
réponse  imprévue  et  péremptoire  qui  eût  démonté 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  43l 

toutes  leurs  batteries,  et  manifesté  le  complot.  Tout 
est  contre  lui ,  je  le  sais ,  le  pouvoir,  la  ruse,  Targent, 
Tintrigue ,  le  temps ,  les  préjugés ,  son  ineptie ,  ses  dis- 
tractions, son  défaut  de  mémoire,  son  emb£ft*ras  de 
s'énoncer,  tout  enfin,  hor^  Imnocence  et  la  vérité, 
qui  seules  lui  ont  donné  l'assurance  de  rechercher,  de 
demander,  de  provoqueravec  ardeur  ces  explications 
qu'il  auroittant  de  raisons  de  craindre  si  sa  conscience 
déposoit  contre  lui.  Mais  ses. désirs  attiédis  ne  sont 
plus  animés,  ni  par  l'espoir  d'un  succès  qu'il  ne  peut 
plus  attendre  que  d'un  miracle,  ni  par  l'idée  d'une  ré- 
paration qui  pût  flatter  son  cœur.  Mettez-vous  un  mo- 
ment à  sa  place,  et  sentez  ce  qu'il  doit  peii^r  de  la 
génération  présente  et  de  sa  conduite  à  son  égard. 
Après  le  plaisir  qu'elle  a  pris  à  le  diffamer  en  le  ca- 
jolant, quel  cas  pourroit-il  faire  du  retour  de  son 
estiiqf  ?  et  de  quel  prix  pourroient  être  à  ses  yeux  les 
caresses  sincères  des  mêmes  gens  qui  lui  en  prodi- 
guèrent de  si  fausses ,  avec  des  cœurs  pleins  d'aversion 
pour  lui?  Leur  duplicité ,  leur  trahison ,  leur  perfidie , 
ont*elles  pu  lui  laisser  pour  eux  le  moindre  sentiment 
favorable?  et  ne  seroit-il  pas  plus  indigné  que  flatté  de 
s'en  voir  fêté  sincèrement  avec  leâ  lûémes  démonstra- 
tions qu'ils  employèrent  si  long-temps  en  dérision  à 
faire  de  lui  le  jouet  de  la  canaille? 

^on,  monsieur,  quand'  ses  contemporains,  aussi 
repen^atits  et  vrais  qu'il§  ont  été  jusqu'ici  faux  et  cruels 
à  son  égard,  reviendroient  enfin  de  leur  erreur,  ou 
plutôt  de  leur  haine ,  et  que,  réparant  leur  longue  in- 
justice, ils  tâcheroient,  à  force  d'honneurs,  de  lui 
faire  oublier  leui*s  outrages,  pourroit-il  oublier  la  bas- 


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432  TROISIÈME  DIALOGUE, 

sesse  et  Findignité  de  leur  conduite?  pourroit-il  cesser 
de  se  dire  que,  quand  même  il  eût  été  le  scélérat  qu'ils 
se  plaisent  à  voir  en  lui,  leur  manière  de  procéder 
avec  ce  prétendu  scélérat,  moins  inique ,  n  en  seroit 
que  plus  abjecte,  et  que  /avilir  autour  d'un  monstre 
à  tant  de  manèges  insidieux  étoit  se  mettre  soi-même 
au-dessous  de  lui?  Non,  il  n'est  plus  au  pouvoir  de  ses 
contemporains  de  lui  ôter  le  dédain  qu'ils  ont  tant  pris 
de  peine  à  lui  inspirer.  Devenu  même  insensible  à 
leurs  insultes,  comment  pourroit-il  être  touché  de 
leurs  éloges?  Gomment  pourroit-il  agréer  le  retour 
tardif  et  forcé  de  leur  estime,  ne  pouvant  plus  lui- 
même  en  avoir  pour  eux?  Non,  ce  retour  de  la  part 
d'un  public  si  méprisable  ne  pourroit  plus  lui  donner 
aucun  plaisir,  ni  lui  rendre  aucun  honneur.  Il  en 
seroit  plus  importuné  sans  en  être  plus  satisfait.  Ainsi 
l'explication  juridique  et  décisive  qu'il  n'a  pu  jumais 
obtenir,  et  qu'il  a  cessé  de  désirer,  étoit  plus  poiir 
nous  que  pour  lui.  Elle  ne  pourroit  plus ,  même  avec 
la  plus  éclatante  justification,  jeter  aucune  véritable 
douceur  dans  sa  vieillesse.  Il  est  désormais  trop 
étranger  ici-bas  pour  prendre  à  ce  qui  s'y  feiit  aucun 
intérêt  qui  lui  soit  personnel.  N'ayant  plus  de  suffi- 
sante raison  pour  agir,  il  reste  tranquille,  en  atten- 
dant avec  la  mort  la  fin  de  ses  peines,  et  ne  voit  plus 
qu'avec  indifférence  le  sort  du  peu  de  jours  qui  lui 
restent  à  passer  sur  la  terre.  » 

Quelque  consolation  néanmoins  est  encore  à  sa 
portée;  je  consacre  ma  vie  à  la  lui  donner,  et  je  vous 
exhorte  d'y  concourir.  Nous  ne  sommes  entrés  ni  l'un 
ni  l'autre  dans  les  secrets  de  la  ligue  dont  il  est  l'objet; 


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TROISIÈME  DIAI^OOUE.  4^3 

nous  n  avons  point  partagé  la  fausseté  dé  ceux  qui  la 
composent;  nous  n'avons  point  cherché  à  le  sur- 
prendre par  des  caresses  perfides.  Tant  que  vous 
lavez  ^ï,  vous  Tavez  fui,  et  moi  je  ne  Tai  recherché 
que  dans  Fespoir  de  le  trouver  digne  de  mon  amitié; 
et  répreuve  nécessaire   pour   pçrter  un  jugement 
éclairé  sur  son  compte,  a^ant  été  long-temps  autant 
recherchée  par  lui  qu'écartée  par  vos  messieurs, 
forme  un  préjugé  qui  supplée,  autant  qu'il  se  peut,  à 
cette  épreuve,  et  confirme  ce  qiîe  j'ai  pensé  de  lui 
après  un  examen  aussi^  long  qu'impartiah  II  m'a  dit 
cent  fois  qu'il  se  seroit  consolé  de  l'injustice  publique, 
s'il  eût  trouvé  un  seul  cœur  d'homme  qui  s'ouvrit  au 
sien,  qui  sentit  ses  peines,  et  qui  les  plaignit;  l'estime 
franche  et  pleine  d'un  ^eul  l'eût  dédommagé  du  mé-^ 
pris  de  tous  les  autres.  Je  puis  lui  donner  ce  dédom-^ 
magement,  et  je  le  lui  voue.  Si  vous  vous  joignez  à 
moi  pour  cette  bonne  œuvre ,  nous  pouvons  lui  rendre 
dans  ses  vieux  jours  la  douceur  d^une  société  véritable 
qu'il  a  perdue  depuis  si  long-temps,  et  qu'il  n'espé- 
roit  plus  retrouver  ici-bas.  Laissons  le  public  dans 
l'erreur  où  il  se  complaît,  et  dont  il  est  digne,  et  mon- 
trons seulement  à  celui  qui  en  est  la  victime  que  nous 
ne  la  partageons  pas.  Il  ne  s'y  trompe  déjà  plus  à 
mon  égard,  il  nt  s'y  trompera  point  au  vôtre;  et  si 
vous  venez  à  lui  avec  les  sentiments  qui  lui  sont  dus, 
vous  le  trouverez  prêt  à  vous  les  rendre.  Les  nôtres 
lui  seront  d'autant  plus  sensibles,  qu'il  ne  les  àtten- 
doit  ptus  de  personne;  et,  avec  le  cœur  que  je  lui  con- 
nois,  il  n'avoit  pas «^  besoin  d'une  si  longue  privation 
pour  lui  en  faire  sentir  le  prix.  Que  ses  persécuteurs 
XVI.  aS 


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434  TROISIÈME  DIALOGUE. 

Goatinuentde  triompher,  il  verra  leur  prospérité  sans 
peine;  le  désir  de  la  vengeance  ne  le  tourmenta  jamais. 
Au  milieu  de  tous  leur^  succès,  il  les  plaint  encore,  et 
les  croit  bien  plus  malheureux  que  lui.  En  e,^et, 
quand  la  triste  jouissance  des  maux  qu  ils  lui  ont£EÛts 
pourroit  remplir  lel^'s^cœurs  d'un  contentement  véri- 
table, peut-elle  jamais  les  garantir  de  la  crainte  d  être 
un  jour  «découverts  et  démasqués?  Tant  de  soins 
qu'ils  se  donnent,  tant  de  mesures  quils  prennent 
sans  relâche  depuis  tant  d'années ,  ne  marquent-elles 
pas  laAnyeur  de  n  en  avoir  jamais  pris  assez?  Ils  ont 
beau  renfermer  la  vérité  dans  de  triples  murs  de  men- 
songes et  d'impostures  qu'ils  renforcent  continuel- 
lement, ilâ  tremblent  toujours  qu'elle  ne  s'échappe 
par  quelque  fissure.  L'immébse  édifice  de  ténèbres 
qu'ils  ont  élevé  autour  de  lui  ne  suffit  pas  pour  les 
rassurer.  Tant  qu'il  vit ,  un  accident  imprévu  peut  lui 
dévoiler  leur  mystère,  et  les  exposer  à  se  voir  con- 
fondus. Sa  mort  même ,  loin  de  les  tranquilliser,  doit 
augoittiter  leurs  alarmes.  Qui  sait  s'il  n'a  point  trouvé 
quelque  confident  discret  qui ,  lorsque  l'animosité  du 
public  cessera  d'être  attisée  par  la  présence  du  con- 
damné ,  saisira  pour  se  faire  écouter  le  moment  où  les 
yeux  commenceront  à  s'ouvrir?  Qui  sait  si  quelque 
dépositaire  fidèle  ne  produira  pas  eu  temps  et  lieu  de 
telles  preuves  de  son  innocence,  que  le  public,  forcé 
de  s'y  rendre,  sente  et  déplore  sa  longue  erreur?  Qui 
sait  si,  dans  le  nombre  infini  de  leurs  complices,  il  ne 
s'en  trouvera  pas  quelqu'un  que  le  repentir,  <jue  le 
remords  fitôse  parler?  On  a  beau  prévoir  ou  arranger 
toutes  les  combinaisons  i^iaginables,  on  craint  ton- 


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TROISIÈME   DIALOGUE.  4^5 

jours  qu'il  n'eu  reste  quelqu'une  qu'on  n  a  pas  prévue , 
et  qui  laisse  découvrir  la  vérité  quand  on  y  pensera  le 
moins.  La  prévoyance  a  beau  travailler^  la  crainte  eêt 
encore  plus  active;  et  les  auteurs  d'un  pareil  projet 
ont,  sans  y  penser,  sacrifié  à  leur  baine  le  repos  du 
reste  de  leurs  jours. 

Si  leurs  accusations  étoient  véritables ,  et  que  Jean- 
Jacques  fût  tel  qu'ils  l'ont  peint,  l'ayant ^nne  fois  dé- 
masqué pour  l'acquit  de  letir  conscience,  et  déposé 
leur^secret  chez  ceux  qui  doivent  veiller  à  l'ordre  pu- 
blic ,  ils  se  reposeroient  sur  etrx  du  reste ,  cesseroient 
de  s'occuper  du  coupable,  et  ne  penseraient  plos  à 
lui.  Mais  l'œil  inquiet  et  vigilant  qu'ils  ont  sans  cesse 
attaché  sur  lui ,  les  émissaires  dont  ils  l'entourent,'  les 
mesures  qu'ils  ne  cessent  de  prendre  pour  lui  fermer 
toute  voie  à  toute  explication ,  pour  qu'il  ne  puisse 
leur  échapper  en  aucune  sorte,  décèlent  avec  leors 
alarmes  la  cause  qui  les  entretient  et  les  perpétue: 
elles  ne  peuvent  plus  cesser,  quoi  qu'ils  &ssent; 
vivant  ou  mort,  il  les  inquiétera  toujours;  et  s'ilaimôit 
la  vengeance,  il  en  auroit  une  bien  assurée  dans  la 
frayeur  dont,  malgré  tant  de  précautions  entassées, 
ils  ne  cesseront  plus  d'être  agités. 

Voilà  le  contre-poids  de  leurs  succès  et  de  toutes 
leurs  prospérités*  Ils  ont  én|ployé  toutes  le^ressour^ 
ces  ^e  letH*  art  pour  faire  de  lui  le  plus  malheureux 
des  êtres;  à  force  d'ajouter  moyens  sur  moyens,  ils  les 
ont  tous  épuisés;  et  loin  de  parvenir  à  leurs  fins,  ils 
ont  produit  l'effet  contraire.  Ils  ont  fait  trouver  à 
Jean -Jacques  des  ressources  en  lui-même  qu'il  ne 
connottroit  pas  sans  eux.  Après  lui  avoir  fait  le  pis 

28. 


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436  TROISIÈME  DIALOGUE, 

qu'ils  pouvoient  lui  faire ,  ils  Font  mis  en  état  de 
n  avoir  plus  riea  à  craindre ,  ni  d'eux,  ni  de  personne , 
et  de  voir  avec  la  plus  profonde  indifférence  tous  les 
événements  humains.  Il  nyapointd atteinte  sensible 
à  son  àme  qu  ils  ne  lui  aient  portée  ^  mais ,  en  lui  fai- 
sant tout  le  mal  qu'ils  lui  pouvoient  faire ,  ils  l'ont 
forcé  de  se  réfugier  dans  des  asiles  où  il  n'est  plus  en 
leur  pouvoir  de  pénétrer.  Il  peut  maintenant  les  défier 
et  se  moquer  de  leur  impuissance.  Hors  d'état  de  le 
rendre  plus  malheureux ,  ils  le  deviennent  chaque 
jour  davantage,  en  voyant  que  tant  d'efforts  n  ont 
abouti  qu'à  empirer  leur  situation  et  adoucir  la  sienne. 
Leur  rage ,  devenue  impuissante ,  n'a  fait  que  s'irriter 
en  voulant  s'assouvir^ 

Ail  reste,  il  ne  doute  point  que,  malgré  tant  d'ef- 
forts, le  temps  ne  lève  enfin  le  voile  de  l'imposture, 
et  ne  découvre  son  innocence.  La  certitude  qu'un  jour 
on  sentira  le  prix  de  sa  patience  contribue  à  la  sou- 
tenir; et  en  lui  tout  ôtant,  ses  persécuteurs  n'ont  pu 
lui  ôter  la  confiance  et  l'espoir.  «  Si  ma  mémoire  de- 
«  voit,  dit-il,  s'éteindre  avec  moi,  je  me  consolerois 
a  d'avoir  été  si  mal  connu  des  hommes^  dofit  je  serois 
«  bientôt  oublié  ;  mais  puisque  mon  existence  doit  être 
«  connue  après  moi  par  mes  livres,  et  bien  plus  par 
«  mes  malheurs ,  je  ne  me  trouve  point,  je  l'avoue, 
«  assez  de  résignation  pour  penser  sans  impatience , 
«moi  qui  me  sens  meilleur  et  plus  juste  qu'aucun 
«  homme  qui  me  soit  connu,  qu'on  ne  se  souviendra 
«  de  moi  que  copime  d'un  monlstre ,  et  que  mes  écrits, 
«  où  le  cœur  qui  les  dicta  est  empreint  à  chaque  page, 
«  passeront  pour  les  déclamations  d'un  tartufe  qui  ne 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  437 

«  cherchoit  qu  à  tromper  le  public.  Qu'auront  doue 
a  servi  mon  courage  et  mon  zélé ,  si  leurs  monumei;its , 
«loin  d'être  utiles  aux  bons%  ne  font  qu  aigrir  et 
«  fomenter  Tanimosité  des  méchants  ;  si  tout  ce  que 
«  Tamour  de  la  vertu  m  a  faitdire  sans  crainte  et  sans 
«  intérêt  ne  fait  à  Tavenir,  comme  aujourd'hui ,  qu'ex- 
«  citer  contre  moi  la  prévention  et  la  haine,  el  ne  pro- 
«  duit  jamais  aucun  bien  ;  si  au  lieu  des  bénédictions 
«  qui  m'éloient  dues ,  mon  nom ,  que  tout  devoit  rendre 
«honorable,  n'est  prononcé  dans  l'avenir  qu'avec 
«  imprécation!  Non,  je  ne  supporterois  jamais  une  si 
«  cruelle  idée;  elle  absorberoit  tout  ce  qui  m'est  resté 
«  de  courage  et  de  constance.  Je  consentirois  sans 
«  peine  à  ne  point  exister  dansia  mémoire  des  hommes, 
«  mais  je  nc^puis  consentir  ^  je  l'avoue ,  à  y.  restei*  dif^ 
«famé.  Non,  le  ciel  ne  le  piermettra  point,  et,  4w8 
«  quelque  état  qug  m^ait  réduit  la  destinée ,  je  i\e  dése&- 
«  pèrerai  jamais  de  la  Providence ,  sachant  bie^  qu'elle 
«  choisit  son  heure  et  non  pas  la  nôtre ,  et  qu'elle  aime 
«à  frapper  son  coup  au  momqnt  qu'op  ^e  l'attend 
«  plus.  Ce  n'est  pas  qiie  je  donne  encore  aucune  im- 
«  portanc#,  et  surtout  par  rapport  à  moi,  au  peu  de 
«jours  qui  me  restent  à  vivre,  quand  même  j'y  pour- 
«  rois  voir  renaître  pour  moi  toutes  les  douceurs  dont 
«  on  a  pris  peine  h  tarir  le  cours.  J'ai  trop  (sonnu  la 
«misère  dçs  prospérités  humaines,  pour  être  sen- 

'  Jamais  les  discours  d'uo  homme  qu'oQ  croit  'parler  contre  sa 
pensée  ne  toucheront  ceux  qui  ont  cette  opinion.  Tous  ceux  qui? 
pensant  mal  de  moi,  disent  avoir  profité  dans  la  vertu  paria  lecture 
de  mes  livres,  mentent,  et  même  très  sottement.  Ce  sonH^ceux-là  qui 
sont  vraiment  des  tartufes. 


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438  TROISIÈME  DIALOGUE. 

n  sible ,  à  mon  âge ,  à  leur  tardif  et  vain  retour  ;  et  quel* 
a  cpie  peu  croyable  qu'il  soit,  il  leur  seroit  encore  plus 
M  aisié  de  revenir ,  qu'à  moi  d'en  reprendre  le  goût.  Je 
«I  n  espère  plus  et  je  désiste  très  peu  de  voir  de  mon 
0  vivant  la  révolution  qui  doit  désabuser  le  public  sur 
«  nion  cM^pte.  Que  mes  persécuteurs  jouissent  en 
«  p^ix^  s^tls  peuvent,  toute  leur  vie ,  du  bonheur  qu'ils 
M  sa  sont  (ait  des  misères  de  la  mienne.  Je  ne  désire  de 
«les  voir  ni  confondus  ni  punis;  et  pourvu  qu'enfin 
«  la  vérité  soit  connue,  je  ne  demande  point  que  ce 
»  soit  à  leurs  dépens  :  mais  je  ne  puis  regarder  comme 
n  une  chose  indifiBérente  aux  hommes  le  rétablissement 
«de  ma  mémoire,  et  le  retour  de  l'estinie  publique 
«  qui  m'étoit  due.  Ce  seroit  un  trop  grand  malheur 
«  pour  le  genre  humain  que  la  manière  dont  on  a  pro- 
*  cédé  à  mon  égard  servtt  de  modèle  et  d'exemple , 
«  que  Fhonneur  des  particuliers  dépendit  de  tout  im* 
«  posteur  adroit,  et  que  la  société,  foulant  aux  pieds 
«  les  pins  saintes  lois  de  la  justice,  ne  ffllt  plus  qu'un 
«  ténébreux  brigandage  de  trahisons  secrètes  et  d'im- 
rf  postures  adoptées  sans  confraptation ,  sans  centra- 
le diction,  sans  vérification,  et  sans  aucune  défense 
«  laissée  aux  accusés.  Bientôt  les  hommes,  à  la  merci 
«lés  uns  des  autres,  nWroient  de  force  et  d*action 
«  que  pwr  s'entre-déchirer  entre  eux,  sans  en  avoir 
«aucune  pour  la  résistance;  les  bons,  livrés  tout-à-^ 
«  fait  aux  méchants,  deviendroient  d'abordJeur  proie, 
«  enfin  leurs  disciples;  l'innocence  n'auroit  pi  us  d'asile, 
«^et  la  terre,  devenue  uo  enfer,  ne  seroit  couverte  que 
«  de  dém^s  occupés  et  se  tourmenter  les  uns  et  les 
«autres.  Son,  le  ciel  ne  laissera  point  un  exemple 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  439 

^  aussi  ftineste  ouvrir  au  crime  une  route  nouvelle  ^ 
«  inconnue  jusqu'à ^^  jour;  il  découvrira  la  noirceur 
«  d  une  trame  aussi  cruelle.  Un  jour  viendra ,  j'en  ai  la 
«juste coiifiance,  que  les  honnêtes  gens  bépiront ma 
«  mémoire ,  et  pleureront  sur  mon  sort.  Je  suis  sûr  de 
«  la  chose,  quoique  j^n  ignore  le  teinps.  Voilà  le  fon- 
â  dément  de  ma  patience  et  de  mes  consolations. 
«  L'ordre  sera  rétabli  tôt  ou  tard ,  même  sur  la  terre , 
«je  n'en  doute  pas.  Mesopprésseurs  peuvent  reculer 
«  le  moment  de  ^ptajustificalioa,  mais  ils  ne  sauroient 
«  empêcher  qu'il  ne  vienne.  Cela  pie  suffit  pour  être 
«  tranquille  au  milieu  de  leurs  œuvres  :  qu'ils  contï- 
«  nuent  à  disposer  de  moi  durant  nia  vie ,  mai»  qu'ils 
«  se  pressent;  je  vais  bientôt  leur  échapper.  » 

Tels  sont  sur  ce  point  les  sentiments  de  Jean- 
Jacques,  et  tels  sont  aussi  les  miens.  Par  «un  décret 
dont  il  ne  m'appartient  pas  de  sonder  la  profondeur, 
il  doit  passer  le  reste  de  ses  jours  dans  le  mépris  et 
l'humiliation:  mais  j'ai  le  plus  vif  pressentiment  qu'a- 
près sa  mort  et  celle  de  ses  persécuteurs ,  leurs  trames 
seront  découvertes ,  et  sa  mémoire  justifiée.  Ce  senti- 
ment me  paroît  si  bien  fondé,  que,  pour  peu  qu'on  y 
réfléchisse,  je  ne  vois  pas  qu'on  en  puisse  douter. 
C'est  un  axiome  généralement  admis,  que  tôt  ou  lard 
la  vérité  se  découvre;  et  tant  d'exemples  l'ont  con- 
firmé ,  que  l'expérience  ne  permet  plus  qu'on  en  doute. 
Ici  du  mqins  il  n'est  pas  concevable  qu'une  tranle 
aussi  compliquée  reste  cachée  aux  âges  futurs  ;  il  n'est 
pas  même  à  présumer  qu'elle  le  soit  long-temps  dans 
le  nôtre.  Trop  "de  signes.  la«  décèlent  pour  qu'elle 
échappe  au  premier  qui  voudra  bien  y  regarder ,  et 


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44o  TROISIÈME  DIALOGUE, 

celte  volonté  viendra  sûrement  à  plusieurs  sitôt  que 
Jean-Jacques  aura  cessé  de  vivre.  De  tant  de  gens  em- 
ployés à  fasciner  les  yeux  du  public,  il  n'est  paç  pos- 
sible qu'un  grand  nombre  n  aperçoive  la  mauvaise  foi 
de  ceux  qui  les  dirigent ,  et  qu'ils  ne  sentent  que  si  cet 
homme  étoit  réellement  tel  qu'ils  le  font,  il  seroit  su- 
perflu d'en  imposer  au  public  sur  son  compte,  et 
d'employer  tant  d'impostures  pour  le  charger  de 
choses  qu'il  ne  fait  pas,  et  déguiser  celles  qu'il  fait. 
Si  l'intérêt,  l'animosité,  la  crainte,  les  font  concourir 
aujourd'hui  sans  peine  à  ces  manœuvres ,  un  temps 
peut  venir  oit  leur  passion  calmée,  et  leur  intérêt 
changé,  leur  feront  voir  sous  un  jour  bien  différent 
les  œuvres  sourdes  dont  ils  sont  aujourd'hui  témoins 
et  complices.  Est-il  croyable  alors  qu'aucun  de  ces 
coopérateurs  subalternes  ne  parlera  confidemment  à 
personne  de  ce  qu'il  a  vu,  de  ce  qu'on  lui  a  fait  faire, 
et  de  l'effet  de.  tout  cela  pour  abuser  le  public?  que, 
trouvant  d'honnêtes  gens  empressés  à  la  recherche 
de  la  vérité  défigurée ,  ils  ne  seront  point  tentés  de  se 
rendre  encore  nécessaires  en  la  découvrant,  comme 
ils  le  sont  maintenant  pour  la  cacher,  de  se  donner 
quelque  importance  en  montrant  qu'ils  furent  admis 
dans  la  confidence  des  grands,  et  qu'ils  savent  des 
anecdotes  ignorées  du  public?  Et  poiprquoi  ne  croi- 
rois-je  pas  que  le  regret  d'«avoir  contribué  à  noircir  un 
innocent  en  rendra  quelques  uns  indiscrets  ou  véri- 
diques,  surtout  à  l'heure  où,  prêts  à  sortir  de  cette 
vie,  ils  seront  sollicités  par  leur  conscience  à  ne  pas 
emporter  leur  coulpe  %vec  eux?  Enfin,  pourquoi  les 
réflexions  que  vous  et  moi  faisons  aujourd'hui  ne 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  44' 

viendroîent-elles  pas  alors  dans  Tesprit  de  plusieurs 
personnes,  quand  elles  examineront  de  sang  froid  la 
conduite  qu^on  a  tenue ,  et  la  facilité  qu'on  eut  par  elle 
de  peindre  cet  homme  comme  on  a  voulu?  On  sentira 
qu  il  est  beaucoup  plus  incroyable  qu'un  pareil  homme 
ait  existé  réellement,  qu  il  ne  Test  que  la  crédulité  pu- 
blique ,  enhardissant  les  imposteurs ,  les  ait  portés  à  le 
peindre  ainsi  successivement,  et  en  enchérissant  tou- 
jours ,  sans  s'apercevoir  qu'ils  passoient  même  la  me- 
sure du  possible.  Cette  marche ,  très  naturelle  à  la 
passion,  est  un  plége  qui  la  décèle,  et  dont  elle  se  ga- 
^  rantit  rarement.  Celui  qui  voudroit  tenir  un  registre 
exact  de  ce  que,  selon  vos  messieurs,  il  a  fait,  dit, 
écrit,  imprimé,  depuis  qu'ils  se  sont  emparés  de  sa 
personne,  joint  à  tout  ce  qu'il  a  fait  réellement,  trou- 
veroit  qu'en  cent  ans  il  n'auroit  pu  suffire  à  tant  de 
choses.  Tous  les  livres  qu'on  lui  attribue,  tous  les 
propos  qu'on  lui  fait  tenir,  sont  aussi  concordants  et 
aussi  naturels  que  les  faits  qu'on  lui  impi:|te,  et  tout 
cela  toujours  si  bien  prouvé,  qu'en  admettant  un  seul 
de  ces  feits  on  n'a  plus  droitd'en  rejeter  aucun  autre. 
Cependant,  avec  un  peu  de  calcul  et  de  bon  sens, 
on  verra  que  tant  de  choses  -^ont  incompatibles,  que 
jamais  il  n'a^pu  faire  tout  cela,  ni  se  trouver  en  tant 
de  lieux  difféi;ents  en  si  peu  de  temps;  qu'il  y  a  par 
conséquent  plus  de  fictions  que  de  vérités  dans  toutes 
ces  anecdotes  entassées ,  et  qu'enfin  les  mêmes  preuves 
qui  n'empêchent  pas  les  unes  d'être  des  mensonges 
nésauroient  établir  que  les  autres  sont  des  vérités. 
La  force  même  et  le  nombre  de  toutes  ces  preuves 
suffiront  pour  faire  soupçonner  le  complot  :  et  dès- 


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44^  TROISIÈME  DIALOGUE, 

lors  toutes  celles  qui  n  auront  pas  subi  Tépreuve  lé^ 
gale  perdront  leur  force,  tous  les  témoins  qui  nau* 
ront  pas  été  confrontés  à  Taccusé  perdront  leur  au- 
torité, et  il  ne  restera  contre  lui  de  charges  solides 
que  celles  qui  lui  auront  été  connues ,  et  dont  il  n'aura 
pu  se  justifier;  c'est-à-dire  qu  aux  fautes  près  qu'il  a 
déclarées  le  premier,  et  dont  vos  messieurs  ont  tiré 
un  si  grand  parti ,  on  n  aura  rien  du  tout  à  lui  re- 
procher.     •         ^ 

C'est  dans  cette  persuasion  qu'il  me  paroit  raison- 
nable qu'il  se  console  des  outrages  âe  ses  contempo- 
rains et  de: leur  injustice.  Quoi  qu'ils  puissent  faire, 
ses  livres,  transmis  à  la  postérité,  montreront  que 
leur  auteur  ne  fut  point  tel  qu'on  s'efforce  de  le  pein- 
dre; et  sa  vie  réglée,  simple,  uniforme,  et  la  mémo 
depuis  tant  d'années,  ne  s'accordera  jamais^  avec  le 
caractère  affreux  qu'on  veut  lui  donner.  Il  en  sera  de 
ce  ténébreux  complot,  formé  dans  un  si  profond  se- 
cret, dévejoppé  avec  de  si  grandes  précautions,  et 
suivi  avec  tant  de  zélé,  comme  de  tous  les  ouvrage» 
des  passions  des  hommes ,  qui  sont  passagers  et  pé* 
rissables  comme  eux.  Un  temps  viendra  qu'on  aura 
pour  le  siécleJbù  vécut  Jian-Jacques  la  même  horreur 
que  ce  siècle  marque  pour  lui,  et  que  ce^«omplot,  im- 
mortalisant son  auteur,  comme  Érostrate,  passera 
pour  un  chef-d'œuvre  de  génie,  et  plus  encoi'e  de  mé- 
chanceté. 

Le  Fr.  Je  joins  de  bon  cœur  mes  vœux  aiïx  vôtres 
pour  l'accomplissement  de  cette  prédiction ,  mais 
j'avoue  que  je  n'y  ai  pas  autant  de  confiance;  et  à  voir 
le  tour  qu'a  pris  cette  affaire,  je  jugerois  que  des  mul- 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  44^ 

titudes  de  caractères*  et  d'événements  décrits  daài 
Fhistoire  n'ont  peut-être  d'autre  fondement  que  l'in- 
vention da'éeux  qui  se  sont  avisés  de  les  affirmer. 
Que  le  tetops  fesse  triompher  la  vérité,  c'est  ce  qui 
doit  arriver  très  souvent;  mais  que  cela  arrive  tou- 
jours, comment  le  sait-on,  et  sur  quelle  preuve  peut- 
on  l'assûrer?  Des  vérités  long-temps  cachées  se  dé- 
couvrent enfin  par  quelques  circonstances  fortuites: 
cent  mille  autres  peut-être  resteront  à  jamais  offus- 
quées par  le  mensonge,  sans  que  nous  ayons  auciïn 
moyen  de  les^^econnoître  et  de  les  manifester;  car ,  tant 
qu'elles  restent  cachées,  elles  sont  pour  nous  comme 
n'existant  pas.  Otez  le  hasard  qui  en  fait  découvrir 
quelqu'une,  elle  continueroit  d'être  cachée;  et  qui  sait 
coiâbien  il  en  reste  pour  qui  ce  hasard  ne  viendra  ja- 
mais? Ne  dilSons  donc  pas  que  le  temps  fait  toujours 
triompher  la  vérité,  car  c'est  ce  qu'il  nous  est  inn>bs- 
sible  de  savoir;  et  il  est  bien  plus  croyable  qu'effaçant 
pas  à  pas  toutes  ses  traces,  il  fait  plus  souvent  triom- 
pher le  mens(ftige,  surtout  quand  les  hommes  ont 
intérêt  à  le  soutenir.  Les  conjectures  sur  lesquelles 
vous  croyez  .que  le  mystère  de  ce  complot  sei-a  dé- 
Voilé  me  paroissefit,  à  moi  qui  Tai  vu  de  plus  près, 
beaucoup  moins  plausibles  qu'à  vous.  La  ligue  est 
trop  forte ,  trop  nombreuse,  trop  bien  liée,  pour  pou- 
voir se  dissoudre  aîsémeiit;  et  tant  qu'elle  durera 
comme  elle  est,  il  est  trop  périlleux  de  s'en  détacher, 
pour  que  personne  s'y  hasarde  sans  autre  intérêt  que 
celui  de  la  justice.  De  tant  de  fils  divers  qui  composent 
ceWe  trame,  chacun  de  côux  qui  la  conduisent  ne  voit 
que  celui  qu'il  doit  gouverner,  et  tout  au  plus  ceux 


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444  TROISIÈME  DIALOGUE. 

qui  Tavoisinent.  Le  concours  général  du  tout  n'est 
aperçu  que  des  directeurs,  qui  travaillent  sans  re- 
lâche à  démêler  ce  qui  s^osilHtmilIe,  à  ôteries  tiraille- 
ments, les  contradictions,  et  à  faire  jouer  le  tout 
d'une  manière  uniforme.  La  multitude  des  choses 
incompatibles  entre  elles  qu'on  fait  dire  et  faire  à 
Jean-Jacques  n  est,  pour  ainsi  dire,  que  le  magasin 
des  matériaux  dans  lequel  les  entrepreneurs ,  feisant 
un  triage,  choisiront  à  loisir  les  choses  assortissantes 
qui  peuvent  s'accorder,  et,  rejetant  celles  qui  tran- 
chent, répugnent,  et  se  contredisent,  parviendront 
bientôt  à  les  faire  oublier,  après  qu'eUes  auront  pro- 
duitleureffet.  Inventez  toujours ,  disent-ils  aux  ligueurs 
subalternes,  nous  nous  chargeons  de  choisir  et  d arranger 
après.  Leur  projet  est,  conune  je  vous  l'ai  dit,  de  feire 
une  refonte  générale  de  toutes  les  anecdotes  recueil- 
lies ou  fabriquées  par  leurs  satellites,  et  de  les  arran- 
ger en  un  corps  d'histoire  disposée  avec  tant  d'art,  et 
travaillée^avec  tant  de  soin,  que  tout  ce  qui  est  ab- 
surde et  contradictoire,  loin  de  paroitre  un  tissu  de 
fables  grossières,  parottra  l'effet  de  l'inconséquence 
de  l'homme,  qui,  avec  des  passions  diverses  et  mons- 
trueuses,  vouloit  le  blanc  et  le  noir,  et  passoit  sa  vie 
à  faire  et  défaire ,  faiite  de  pouvoir  acccunplir  ses  mau- 
vais desseins. 

Cet  ouvrftge,  qu'on  prépare  de  longue  main,  pour 
le  publier  d'abord  après  sa  mort,  doit,  par  les  pièces 
et  les  preuves  dont  il  sera  muni,  fixer  si  bien  le  juge- 
ment du  pubUc  sur  sa  mémoire,  que  personne  ne 
s'avise  même  de  former  là-dessus  le  moindre  doute. 
On  y  affectera  pour  lui  le  même  intérêt,  la  même 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  445 

affection  dont  lapparence  bien  ménagée  a  eu  tant 
d'effet  de  son  vivant;  et,  pour  marquer  plus  d'impar- 
tialité, pour  lui  donner  comme  à  regret  un  carac- 
tère affreux,  on  y  joindra  les  éloges  les  plus  outrés  de 
sa  plume  et  de  ses  talents ,  mais  tournés  de  iaçon  à  le 
rendre  odieux  encore  par  là;  conmie  si  dire  et  prouver 
également  le  pour  et  le  contre,  tout  persuader  et  ne 
rien  croire,  eût  été  le  jeu  favori  de  son  esprit.  En  un 
mot,  Técrivain  de  cette  vie,  admirablement  choisi 
pour  cela,  saura,  comme  YJietès  du  Tasse, 

Menteur  adroit,  savant  dans  Fart  de  nuire, 
Sous  la  forme  d*éloge  habiller  la  satire. 

Sçs  livres,  dites-vous,  transmis  à  la  postérité,  dé- 
poseront e|i  faveur  de  leur  auteur.  Ce  sera,  je  Favoue, 
un  argument  bien  fort  pour  ceux  qui  penseront  comme 
vous  et  moi  sur  ces  livres.  Mais  savez-vous  à  quel 
point  on  peut  les  défigurer?  et  tout  ce  qui  a  déjà  été 
fait  pour  cela  avec  le  plus  grand  succès  ne  prouve-t-il 
pas  qi\on  peut  tout  &ire  sans  que  le  public  le  croie 
ou  le  trouve  mauvais?  Cet  argument  tiré  de  ses  livres 
a  toujours  inquiété  nos  messieurs.  Ne  pouvaitit  les 
anéantir,  et  leurs  plus  malignes  interprétations  ne 
suffisant  pas  encore  pour  les  décrier  à  leur  gré ,  il$  en 
ont  entrepris  te  falsification;  et  cette  entreprise,  qui 
sembloit  d abord  presque  impossible,  est  devenue, 
par  la  connivence  du  public,  de  la  plus  fecile  exé- 
iiution.  L'auteur  n  a  fait  qu'une  seule  édition  de 
chaque  pièce.  Ces  impressions  éparses  ont  disparu 
depuis  long-temps,  et  le  peu  d'exemplaires  qui  peu- 
vent rester,  cachés  dans  quelques  cabinets^  n'ont 


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446  TROISIÈME   DIALOGUE.    » 

excite  la  curiosité  de  personne  pour  les  comparer  avec 
les  recueils  dont  on  afFecte  d'inonder  le  public.  Tous 
ces  recueils,  grossis  de  critiques  outrageantes,  de 
libelles  ^nimeux ,  et  faits  avec  Tunique  projet  de  dé- 
figurer les  productions  de  lauteur ,  d en  altérer  les 
maximes,  et  d  en  changer  peu-à-peu  Tesprit,  ont  été, 
dans  cette  vue,  arrangés  et  falsifiés  avec  beaucoup 
d'art,  d  abord  seulement  avec  des  retranchements,  qui, 
supprimant  les  éclaircissements  nécessaires,  alté- 
roientle  sens  de  ce  qu'on  laissoit,  puis  par  d  appa- 
rentes négligences  qu'on  pouvoit  faire  passer  pour 
des  fautes  d'impression,  mais  qui  produisoient  des 
contre-sens  terribles ,  et  qui,  fidèlement  trmiscrites  à 
chaque  impression  nouvelle ,  ont  enfin  substitué ,  par 
tradition,  ces  fausses  leçons  aux  véritables.  Pour 
mieux  réussir  dans  ce  projet,  on  a  imaginé  de  faire  de 
belles  éditions,  quij^par  leur  perfection  typographi- 
que, fissent  tomber  les  précédentes  et  restassent  dans 
les  bibliothèques;  et,  pour  leur  donner  un  plus  grand 
crédit,  on  a  tâché  d'y  intéresser  Fauteur  méipe  par 
lappàt  du  gain ,  et  on  lui  a  fait  pour  cela ,  par  le  libraire 
chargé  de  ces  manœuvres,  des  propositions  assez 
magnifiques  pour  devoir  naturellement  le  tenter.  Le 
projet  étoit  d'établir  ainsi  la  confiance  du  public,  de 
ne  faire  passer  sous  les'  yeux  de  l'auteur  que  des 
épreuves  correctes,  et  de  tirer  à  son  insu  les  feuilles 
destinées  pour  le  public,  et  où  le. texte  eût  été  accom- 
modé selon  les  vues  de  nos  messieurs.  Rien  n'eût  été 
si  facile  par  la  manière  dont  il  est  enlacé,  que  de  lui 
cacher  ce  petit  manège ,  et  de  le  faire  ainsi  servir  lui- 
même  à  autoriser  la  fraude  dont  il  de  voit  ère  la  vic- 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  ^4? 

time,  et  qu'il  eûtigriorée,  croyant  transmettre  à  la 
postérité  une  édition  fidèle  de  ses  écrits.  Mais,  soit 
dégoût,  soit  paresse,  soit  qu'il  ait  eu  quelque  vent  du 
projet^  non  content  de  s'être  refusé  à  la  proposition  ^ 
il  a  désavoué  dans  une  protestation  signée  tout  ce 
qui  s'imprimeroit  désormais  sous  son  Qpm.  L'on  a 
donc  pris  le  parti  de  se  passer  de  lui,  et  d'aller  en 
avant  comme  s'il  participoit  à  l'entreprise.  L'édi- 
tion se  fait  par  souscription,  et  s'imprime,  dit-on,  à 
Bruxelles^  en  beau  papier,  beau  caractère,  belles 
estampes.  On  n'épargnera  rien  pour  la  prôner  dans 
toute  l'Europe ,  et  pour  en  vanter  surtout  l'exactitude 
et  la  fidélité ,  dont  on  ne  doutera  pas  phis  que  de  la 
ressemblance  du  portrait  publié  par  l'a^  Hume. 
Comme  elle  contiendra  beaucoup  de  nouvelles  pièces 
refondue^  lOu  fabriquées  par  nos  «messieurs,  on  aura 
grand  soin  de  les  munir  de  titres  plus  que  suffisants 
auprès  d'un  public  qui  ne  demande  pas  mieux  que  de 
tout  croire,  et  qui  ne  s'avisera  pas  si  tard  de  faire  le 
difficile  sur  leur  authenticité. 

Bouss.  JVIais,  comment?  cette  déclaration  de  Jean- 
Jacques,  dont  vous  venez  de  parler,  ne  lui  servira 
donc  de  rien  pour  se  garantir  de  toutes  ces  fraudes? 
et ,  quoi  qu'il  puisse  dire,  vos  messieurs  feront  passer 
sans  obstacle  tout  ce  qu'il  lei^  plaira  d'imprimer  sous 
son  nom  ? 

Le  Fa.  Bien  plus;  ils  ont  su  tourner  contre  lui  jus- 
qu'à son  désaveu*  En  le  faisant  imprimer  eux-mêmes, 
ils  en  ont  tiré  pour  eux  un  nouvel  avantage,  en  pu- 
bliant que ,  voyant  ses  mauvais  principes  mis  à  dé- 
couvert et  consignés  dans  ses  écrits ,  il  tàchoit  de  se 


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448  TROISIÈME   DIALOGUE, 

disculper  en  rendant  leur  fidélité  suspecte.  Passant 
habilement  sous  silence  les  falsifications  réelles ,  ils 
ont  Eût  entendre  qu'il  accusoit  d'être  falsifiés  des  pas- 
sages que  tout  le  monde  sait  bien  ne  Tétre  pas;  et, 
fixant  toute  lattention  du  public  sur  ces  passages, 
ils  Tout  ainsi  détourné  de  vérifier  leurs  infidélités. 
Supposez  qu'un  homme  vous  dise  :  Jean-Jacques  dit 
qu'on  lui  a  volé  des  poires,  et  il  ment;  car  il  a  son 
compte  de  pommes  :  donc  on  ne  lui  a  point  volé 
de  poires.  Ils  ont  exactement  raisonné  comme  cet 
homme-là,  et  c'est  sur  ce  raisonnement  qu'ils  ont 
persifflé  sa  déclaration.  Ils  étoient  si  sûrs  de  son  peu 
d'effet,  qu'en  même  temps  qu'ils  la  faisoient  imprimer 
ils  imprilboient  aussi  cette  prétendue  traduction  du 
Tasse  tout  exprès  pour  la  lui  attribuer,  et  qu'ils  lui 
ont  en  effet  attribuée,  sans  la  moindre  objection  de 
la  part  du  public  ;  coinme  si  cette  manière  d'écrire 
aride  et  sautillante,  sans  liaison,  sans  harmoijîe,  et 
sans  grâce,  étoit  en  effet  la  sienne.  De  sorte  que,  selon 
eux,  tout  en  protestant  contre  tout  ce  qui  paroitroit 
désormais  sous  son  nom,  ou  qui  lui  seroit  attribué, 
il  publioit  néanmoins  ce  barbouillage ,  non  seulement 
sans  s'en  cacher,  mais  ayant  grand'peur  de  n'en  être 
pas  cru  l'auteur,  (X)mme  il  paroit  par  la  préface  sin- 
geresse  qu'ils  ont  mise  à  la  tête  du  livre. 

Vous  croyez  qu'une  balourdise  aussi  grossière,  une 
aussi  extravagante  contradiction  devoit  ouvrir  les 
yeux  à  tout  le  monde  et  révolter  contre  Timpadence 
de  nos  messieurs ,  poussée  ici  jusqu'à  la  bêtise?  Point 
du  tout  :  en  réglant  leurs  manœuvres  sur  la  dispo- 
sition où  ils  ont  mis  le  public,  sur  la  crédulité  qu'ils 


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'       TROISIÈME  DIALOGUE.  449 

lui  ont  donnée,  ils  sont  bien  plus  sûrs  dt  réussir  quel 
s'ils  agissoient  aVec  plus  de  finesse.  Dès  qu'il  s'agit  de 
Jean-Jac<jyes ,  il  nest  besoin  de  mettre  ni  bon  sens 
ni  vraisemblance  dans  les  choses  qu'on  en  débite; 
pi u5  elles  sont  absurdes  et  ridicules,  plus-  on  s^em- 
presse  à  n ew^pas  douter.  Si  d'Alembert  ou  Diderot' 
^'avisoient  d'affirmer  aujourd'hui  qu'il  a  deux  têtes, 
en  le  voyant  paster  demain  dans  la  rue ,  tout  le  monde 
lui  verroit  deux  tètes  très  distinctement,  et  chacun 
seroit  très  surpris  de*  n'avoir  pars  aperçu  plus  tôt  cette 
ll^onstruosité.  •        -     . 

Nos  messieurs  sentent  si  bien  cet  avantage  et  savent 
si  bien  s'en  prévaloir^  qu'il  entre  dans  leurs  plus  effi^ 
caces  ruses  d'employer  des  manœuvres  pleines  d'au- 
dace et  d'impudence  au  pi^nt  d'en  être  incroyables , 
afin  que ,  s'il  les  apprend  et  s'en  plaint,  personne  n'y 
veuille  ajouter  foi.  Quand,  pat  exemple ,  un  honnête 
imprimeur,  Simon ,  dira  publiquement  à  tout  le  monde 
que  Jean-Jacques  vient  souvent  chez  lui  Voir  et  corw* 
riger  les  épreuves  de  ces  éditiotis  fraiiduleiises  qq'ils 
font  de  ses  écrits ,  qui  est-ce  qui  croira  que  Jean-Jac- 
ques ne  connoît  pas  l'imprimeur  Simon ,  et  n'avoit  pas 
même  ouï  parler  de  ces  éditions  quand  ce  discours 
lui  revint?  Quand  encore  on  verra  son  nom  pompeu- 
sement étalé  dans  les  listes  des  souscripteurs  de  livres 
de  prix,  qui  est-ce  qui,  dès  à  présent  et  dans  l'avenir, 
ira  s'imaginer  que  toutes  ces  souscriptions  prétendues 
sont  là  mises  à  son  insu ,  ou  malgré  lui ,  seulement 
pour  lui  donner  un  air  d'opulence  et^le  prétention 
qui  démente  le  ton  qu'il  a  pfis?  Et  cependant*... 
Rouss.  Je  sais  ce  qu'il  en  est,  car  il  m'a  protesté 

XVI.  39 


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45o  TROISIÈME  DIALOGUE. 

n'avoir  fait  ep  sa  vie  qu'une  seule  souscription ,  savoir 

celle  pour  la  statue  dé  M.  de  Voltaire. 

Le  Fft.  HéJâen ,  monsieur,  cette  seule  soiiscription 
qu'il  a  faite  est  la  seule  dont  on  ne  sait  rien;  car  le 
discret  d'4lGmbert ,  qui  Fa  reçue ,  n'en  a  pas  faif  beau- 
-coup  de  bruit.  Je  comprends  bien  que  oette  souscriji^ 
tion  est  moins  une  générosité  qu'une  vengeance;  maia. 
c'est  une  vengeance  à  la  Jean-Jacques  que  Voltaire  ne 
lui  rendra  pas. 

Vous  devez  sentir,  par  ces  exemples ,  que ,  de  quel- 
que façon  qu'il  s'y  pr^ne ,  et  dans  aucun  temps ,  il  ne 
peut  raisonnablement  espérer  que  la  vérité  perce  à 
$on  égard  à  travers  les  filets  tendus  autour  de  l|ii ,  et 
dans  lesquels ,  en  s'y  débattant,  il  ne  fait  que  s'enlacer 
davantage.  Tout  ce  qui  lui  arrive  est  trop  hors  de 
l'ordi-e  commun  des  choses  pour  pouvoir  jamais  être 
cru;  et  ses  protestations  mêmes  ne  feront  qu'attirer 
sur  li$  les  reproches  d'impudence  et  de  mensonge 
que  méritent  ses  ennemis. 

Donnez  à  Jean -Jacques  un  Conseil,  le  meilleur 
peut-être  qui  lui  reste  à  suivre,  environné  comme  il 
est  d'embûches  et  de  pièges  où  chaque  pas  ne  peut 
manquer  de  l'attirer:  c'est  de  rester,  s'il  se  peut,  im- 
mobile, de -ne  point  agir  du  tout',  de  n'acquiescera 

'  Il  ne  m'est  pas  permis  de  suivre  ce  conseil,  en  ce  qui  regarde 
la  juste  défense  de  mon  honneur.  Je  dois,  jusquà  la  fin,  faire  tout 
ce  qui  dépend  de  moi,  sinon  pour  ouvrir  les  yeux  à  cette  aveo^e 
génération,  du  moins  pour  en  éclairer  une  plus  équitable.  Tous  les 
moyens  pour  cela  me  sont  6tés  ;  je  le  sais  :  mais ,  sans  aucun  espoir 
de  succès,  tons  les  efforts  possibles,  quoique  inutiles,  n'en  sont  pas 
moins-  dans  mon  deyoir  ;  et  je  n%  cesserai  de  les  faire  jusqu'à  mon 
dernier  soupir.  Fay  ce  <iue  doy^  arrive  qwjxmrrà. 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  ^St 

rien  de  ce  qu'on  lui  propose,  sous  quelque  prétexte 
que  ce  soit ,  et  de  résister  même  à  ses  propres  mou- 
vements tant  qu  il  peut  s'abstenir  de  les  suivre.  Sous 
quelque  face  avantageuse  qu'une  chose  à  faire  ou  à 
aire  se  présente  à  son  esprit  ^  il  doit  compter  que  dès 
qu'on  lui  laisse  le  pouvoir  de  l'exécuter,  c'est  qu'on 
eit  sûr  d'en  tourner  l'effet  contre  lui^  et  de  la4ui 
rendre  funeste.  Par  exemple,  pour  tenir  le  public  en 
garde  contre  les  falsifications  de  ses  livres ,  et  contre 
tous  les  écrits  pseudonymes  qu'on  fait  courir  joumel- 
l^oient  sous  son  nom,  qu'y  avoit-il  demeilheur  en  ap- 
parence et  dont  on  pût  moins  abusei^pour  lui  nuire, 
que  la  déclaration  dont  nous  venons  de  parler?  Et  ce* 
pendant  vous  seriez  étonné  du  parti  qu'on  a  tiré  de 
cette  déclaration  pour  un  effet  tout  contraire;  et  il  a 
dû  sentir  cela  de  lui-même  par  le  soin  qu'on  a  priô  de 
la  faire  imprimer  à  son  insu,;  car  il  n'a  sûrement  pas 
pu  croire  qu'on  ait  pris  ce  ^in  pour  lui  faire  plaisir. 
L'écrit  sur  le  gouvernement  de  Pologne  *,  qu'il  n'a  feit 

'  Cet  écrit  est  tombe  dans  les  mains  de  M.  d'Alembert  peat-étre 
aussitôt  qu*il  est  sorti  des  miennes ,  et  Dieu  sait  qad  usage  il  en  a 
su  faire.  M.  le  comte  Wielhorski  m'apprit,  en  venant  me  dire  adien 
à  soiï  départ  de  Paris,  quon  avoit  mis  deshorrears  de  Ini  dans  la 
gazette  de  Hollande.  A  Tair  dont  il  me  dit  cela,  j*ai  jugé,  en  y  re« 
pensant,  qu'il  roe  croyoit  Fauteur  de  Tarticlè,  et  je  ne  doute  pas 
qu^  n'y  ait  du  d'Alembert  dans  cette,  affaire,  aussi  bien  que  dans 
celle  d'un  certain  comte  Zanowisch,  Dalmate,  ef  d'un  prêtre  aven- 
turier, Polonois,  qui  a  fait  mille  efforts  pour  pénétrer  chez  moi. 
Les  manœuvres  de  ce  M.  d'Alembert  ne  me  stirprennent  plus  :  j'y 
suis  tout  accoutumé.  Je  ne  puis  assurément  approuver  la  conduite 
du  comte  Wielhorski  à  mon  égard  ;  mais,  cet  article  à  part,  que  je 
n'entreprends  pas  d'expliquer,  j'ai  toujours  r^ardé  et  je  regarde 
encore  ce  seigneur  polonois  comme  un  honnête  homme  et  un  bon 

29- 


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452  TROISIÈME  DIALOGUE, 

que  sur  les  plus  touchantes  instances,  avec  le  plus 
parfait  désintéressement ,  et  parles  seuls  motifs  de  la 
plus  pure  vertu,  sembloit  ne  pouvoir^qu'honorer  son 
auteur  et  le  rendre  respectable,  quand  même  cet  écrit 
n'eût  été  qu'un  tissu  d'erreurs.  Si  vous  saviez  par  qui, 
pour  qui,  pourquoi  cet  écrit  étoit  sollicite,  Fusage 
qu'on  s'est  empressé  d'en  foire,  et  le  tour  qu'on  a  su 
lui  donner,  vous  sentiriez  parfaitement  combien  il  eût 
été  à  désirer  pour  l'auteur  quei  résistant  à  toute  cajo- 
lerie ^  il  se  refusât  à  l'appât  de  cette  bonne  œuvr«, 
qui,  de  la'part  de  ceux  qui  la  soUicitoient  avec  tah% 
d'instance ,  n'avoit  pour  but  que  de  la  rendre  perni- 
cieuse pour  lui.  En  un  mot,  s'il  connott  sa  situation, 
il  doit  comprendre ,  pour  peu  qu'il  y  réfléchisse,  que 
toute  proposition  qu'on  lui  fait ,  et  quelque  couleur 
qu'on  y  donne,  a  toujours  un  but  qu'on  lui  cache,  et 
qui  l'empêcheroit  d'y  consentir  si  ce  but  lui  étoit 
connu.  Il  doit  sentir  surtout  que  le  motif  de  foire  du 
bien  ne. peut  être  qu'urt'  piège  pour  lui  de  la  part  de 
ceux  qui  le  lui  proposent,  et  pour  eux  un  moyen  réel 
de  foire  du  mal  à  lui  ou  par  lui,  pour  le  lui  imputer 
dans  la  suite;  qu'après  l'avoir  mis  hors  d'état  de  rien 
faire  d'utile  aux  autres  ni  à  lui-même ,  on  ne  peut  plus 
lui  présenter  un  pareil  motif  que  pour  le  tromper; 

patriote  ;  et,  si  j'ayois  la  fantaisie  et  les  moyens  de  faire  insérer  âe% 
articles  dans  les  gazettes ,  j'anrois  assurément  des  choses  plus  pres- 
sées à  dire  et  plus  importantes  pour  moi  que  des  satires  du  comtft 
Wielhorski.  Le  succès  de  toutes  ces  menées  est  un  effet  nécessaire 
àxL  système  de  conduite  que  Ton  suit  à  mon  égard.  Qu'est-ce  qifl 
pourrait  empêcher  de  réussir  tout  ce  qu'on  entreprend  contre  moi, 
dont  je  ne  sais  rien,  à  <|^oi  je  ne  peux  rien,  et  que  tout  le  monde 
favorite  ? 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^3 

qu^enfin,  u'étant  plus,  dans  sa  position,  en  puissance 
de  &ire  aucun  l^en,  tout  ce  qu'il  peut  désormais  faire 
de  mieux  est  de  s'abstenir  tout-à-fait  d'agir,  de  peuç 
de  malfaire,  sans  le  voir  ni  le  vouloir,  comme  cela  lui 
arrivera  infailliblement  bhaque  fois  qu'il  i^era  aux 
instances  des  gens  qui  l'environnent ,  e|  qui  ont  tou- 
jours leur  leçon  toute  faite  sur  les  choseé  qu'ils  doi- 
vent lui  proposer.  Surtout  quHl  ne  se  laisse  point  émou- 
voir par  le  reproqfie  de  se  refuser  à  quelque  bonne 
œuvre  ;  sûr  au  contraire  que ,  si  c'étoit  réellement  une 
bonne  œuvre ,  loin  de  l'exhorter  à  y  concourir,  tout  se 
réuniroit  pour  Ten  empêcher,  de  peur  qu'il  n^en  eût 
le  mérite ,  et  qu'il  n'en  résultât  quelque  effet  en  sa  fii- 
veur. 

Par  les  mesures  extraordinaires  qu'on  prend  pour 
altérer  et  défigarer  ses  écrits,  et  pour  lui  en  attribuer 
auxquels  il  n'a  jamais  songé ,  vous  devez  juger  que 
l'objet  de  la  ligue  ne  se  borne  pas  à  la  génération  pré- 
sente ,  pour  qui  ces  sœns  ne  sont  plus  nécessatres  :  et 
puisque  ayant  sous  les  yeux  ses  livres ,  tels  à  peu  près 
qu'il  les  a  composés ,  on  n'en  a  pas  tiré  l'objection  qui 
nous  paroit  si  forte  à  l'un  et  à  l'autre  contre  l'affreux 
caractère  qu'on  prête  à  l'auteur,  puisqu'au  contraire 
on  les  a  su  mettre  au  rang  de  ses  crimes ,  q^ Ja  pro- 
fession de  foi  du  Vicaire  est  devenue  un  écrit  impie , 
VHéloïs^fkn  roman  obscène ,  le  Contrat  social  un  livre 
séditieux;  puisqu'on  vient  de  mettre  à  Paris  Pygma 
lion,  malgré  lui,  sur  la  scène,  tout  exprès  pour  exciter 
ce  risible  scandale  qui  n'a  fait  rire  personne,  et  dont 
nul  n'a  senti  la  comique  absurdité  |  puisque  enfin  ces 
écrits  tels  qu'ils  existent  n'ont  p£^s  garanti  leur  auteur 


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454  TROISIÈME  DIALOGUE, 

de  la  diffamation  de  soa  vivant,  Ten  garanti ront4t8 
mieux  après  sa  mort,  quand  on  le^aura  mis  dans 
l'état  projeté  pour  rendre  sa  mémoire  odieuse,  et 
quand  les  auteurs  du  complot  auront  eu  tout  le  tempt* 
d'efFacer  toutes  les  traces  de  son  innocence,  et  de  leur 
imposture?  Ayant  pris  toutes  leurs  mesures  en  gens 
prévoyants  et  pourvoyants  qui  songent  à  tout,  auroient^ 
ils  oublié  la  supposition  que  vous  laites  du  repentir 
de  quelque  complice,  du  moins  à  Jheure  de  la  mort, 
et  les  déclarations  incommodes  qui  pourroient  en  ré* 
sulter  s'ils  n'y  mettoient  ordre? 

Non,  monsieur;  comptez  que  toutes  leurs  mesures 
sont  si  bien  prises,  qu'il  leur  reste  peu  de  chose  à 
craindre  de  ce  côté-là. 

Parmi  les  singularités  qui  distinguent  le  siècle  où 
nops  vivons  de  tous  les  autres ,  est  l'esya^it  méthodique 
et  conséquent  qui  depuis  vingt  ans  dirige  les  opinions 
publiques.  Jusqu'ici  ces  opinions  erroient  sans  suite 
Çt  sans  régie  au  gré  des  passions  des  hommes;  et  ces 
passions  s'entre-choquant  sans  cesse  faisoient  flotter 
le  public  de  l'une  à  l'autre  sans  aucune  direction  con* 
stante.  Il  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui.  Les  pré- 
jugés eux-mêmes  ont  leur  marche  et  leurs  régies;  et 
ces  régies,  auxquelles  le  public  est  asservi  sans  qu'il 
s'en  doute,  s'établissent  uniquement  sur  les  vues  de 
ceux  qui  le  dirigent.  Depuis  que  la  sect^  philoso- 
phique s'est  réunie  en  un  corps  sous  des  chefs ,  ces 
chefs ,  par  l'art  de  Tintrigue  auquel  ils  se  sont  applir 
qués,  devenus  les  arbitres  de  l'opinion  publique,  le 
sont  par  eUe  de  la  réputation ,  même  de  la  destinée 
des particuUers,  et,  par  eux,  de  celle  de  l'état.  Leur^ 


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TROISIÈME  DiALOGUEi  455 

essai  fîit  fait  sur  Jean-Jacques ,  et  la  grandeur  du 
succès ,  qui  dut  les^ étonner  eux-mêmes,  leur  fit  sentir 
jusqu'où  leur  crédit  pouvoit  s'étendre.  Alors  ils  son- 
gèrent à  s  associer  des  hommes  puissants,  pour  ^e* 
venir  avec  eux  les  arbitres  de  la  société;  ceux  surtout 
qui ,  disposés  cemfne  eux  aux  secrètes  intrigues  et 
aux  mines  souterraines,  ne  pou  voient  manquer  dé 
rencontrer  et  d'éventer  souvent  les  leurs.  Ils  leun 
firent  sentir  que  j  travaillant  de  concert ,  ils  pouvoient 
étendre  tellemeiit  leurs  rameaux  sous  les  pas  des 
hommes,  que  nul  ne  trouvât  plus  d'assiette  solide  et 
ne  pût  marcher  que  sur  des  terrains  qontremihés.  Ils 
se  donnèrent  des  chefs  principaux  qui ,  de  leur  côté , 
dirigeant  «sourdement  toutes  les  forces  publiques  sur 

'  les  plans  convenus  entre  eux ,  rendent  infaillible  l'exé- 
cution de  tous  leur»  projets.  Ces  chefs  de  la  ligne 
philosophique  la  méprisent ,  et  n'en  sont  pas  estimés; 
mais  l'intérêt  commun  les  tient  étroitement  unis  les 
uns  aux  autres ,  parceque  la  haine  ardente  et  cachée 
est  la  grande  passion  de  tous,  et  que,  par  une  ren- 
contre assez  naturelle,  cette  haine  commuil^  est 
tombée  sur  les  mêmes  objets.  Voilà  comment  le  siècle 
où  nous  vivons  est  devenu  le  siècle  de  la  haine  et  des 
secrets  complots  ;  siècle  où  tout  agit  de  concert  sans 
affection  pour  personne ,  où  nul  ne  tient  à  son  parti 
par  attachement,  mais  par  aversil^  pour  le  parti  con- 
traire, où,  pourvu  qu'on  fasse  le  mal  d'autrui ,  nul  ne 
se  soucie  de  son  propre  bien. 

Rouss.  C'étoit  pourtant  chez  totis  ces  gens  si  hai 

^eux  que  vous  trouviez  pour  Jean-Jacques  une  affec 
tion  si  tendre. 


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456  TROISIÈME  DIALOGUE. 

Le  Fr.  Nç  me  rappelez  pas  mes  torts;  ilsétoieni 
moins  réejs  qu  apparents.  QuoRjue  tpus  ces  ligueurs 
m'eussent  fasciné  Tesprit  par  un  certain  jargon  pa- 
pilloté ,noutes  ces  ridicules  vertus,  si  pompeusement 
étalées  9  étoient  presque  aussi^hoquantes  à  iiies  yeux 
qu'aux  vôtres.  J'y  sentois  une  fof'fanterie  que  je  ne 
sayois pas  démêler;  et  tnon  jugement,  subjugué  mais 
non  satisfait,  cherchoit  des  éclaircissements  que  vous 
m'avez  donnés ,  sans  savoir  les  trouver  de  lui-même. 

Les  complots  ainsi  arrogés,  ricA-n'a  été  plus  facile 
^pe  de  les  mettre  à  exécution  par  des  moyens  assortis 
à  cet  effet.  Les  oracles  des  grands  ont  toujours  uu 
grand  crédit  3ur  le  peuple.  On  n'a  fait  qu'y  ajouter  un 
air  de  mystère  pour  les  faire  mieux  circuler.  Les  phi- 
losophes ,  pour  conserver  une  certaine  gravité,  se  sont 
donnée  en  se  faisant  chefs  de  parti,  des  multitudes  de 
petits  élèves  qu'ils  ont  initiés  aux  secrets  de  la  secte, 
et  dont  ils  ont  fait  autant  d'émissaires  et  d'opérateurs 
de  sourdes  iniquités;  et,  répandant  par  eux  les  noir- 
ceurs qu'ils  in  ventoient  et  qu'il  s  feignoient,  eux,  de  voui- 
loir  cacher,  ils  étendoient  ainsi  leur  cruelle  influence 
dans  tous  les  rangs,  sans  excepter  les  plus  élevés.  Pour 
s'attacher  inviolablement  leurs  créatures,  les  chefs  ont 
conunencé  par  l^s  employer  à  m^lfaire,  comme  Ga- 
tilina  fit  boire  à  ses  conjurés  le  sang  d'un  homme, 
sûrs  que,  par  ce  mal  où  ils  les  a  voient  fait  tremper, 
ils  les  tenoient  liés  pour  le  reste  de  leur  vie.  Vous  avez 
dit  que  la  vertu  n'unit  les  bompies  que  par  des  liens 
fragiles,  au  lieu  que  les  chaînes  du  crime  sont  impos- 
sibles à  rompre.  L'^périence  en  est  sensible  dans 
l'histoire  de  Jean-Jacques.  Tout  ce  qui  tenoit  à  liy 


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TRprSiÈME   DIALOGUE.  4^7 

par  Festime  et  la  bienveillance,  que  sa  droiture  et  la 
douceur  de  son  commerce  dévoient  naturellement  in- 
spirer, s'est  éparpillé,  sans  retour;  à  la  première 
épreuve,  ou  n'est  i^esté  que  pour  le  trahir.  Mais  les 
complices  de  nos  messieurs  n  oseront  jamais  ni  les 
démasquer,  quoi  qu'il  arrive,  de  peur  d'être  démas- 
qués eux-mêmes ,  ni  se  détacher  d'eux ,  de  peur  de  leur 
vengeance,  trop  bien  instruits  de  ce  qu'ils  savent  faire 
pour  l'exercer.  Demeurant  ainsf  tous  unis  par  la 
crainte  plus  qtiïe  les  bons  ne  le  sont  par  l'amour,  ils 
forment  un  corps  indissoluble  dont  chaque  membre 
,  ne  peut  plus  être  séparé. 

Dans  l'objet  de  disppser,  par  leurs  disciples,  de 
l'opinion  publique  et  de  la  réputation  des  hommes ,  ils 
ont  assorti  leur  doctrine  à  leurs  vues  :  ils  ont  ikit  adop- 
ter à  leurs  sectateurs  les  principes  les  plus  propres  à 
se  les  teair  inviolablement  attachés,  quelque  usage 
qu'ils  en  veuillent  faire;  et,  pour  empêcher  que  les 
directions  d'une  importune  morale  ne  ^Tinssent  con- 
trarier les  leurs,  ils  l'ont  sapée  par  la  base,  en  détrui- 
sant toute  religion ,  to\it  libre  arbitre ,  par  conséquent 
tout  remords,  d'abord  avec  quelque  précaution,  par 
la  secrète  prédication  de  leur  doctrine,  et  ensuite  tout 
ouvertement,  lorsqu'ils  n'ont  plus  eu  de  puissance 
réprimante  à  craindre.  En  paroissant  prendre  le  con- 
tre-pied des  jésuites ,  ils  pnl  tendu  néanmoins  au  même 
but  par  des  routes  détournées ,  en  se  faisant  comme 
eux  chefs  de  parti.  Les  jésuites  se  rendoient  tout  puis- 
sants en  exerçant  l'autorité  divine  sur  les  consciences, 
et  se  &isant,  au  nom  de  Dieu,  les  arbitres  du  bien  et 
du  mal  :  les  philosophes ,  ne  pouvant  usurper  la  même 


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458  THOISIÈME  D1AL9GUE. 

autorité,  se  sont  appliqués  à  la  détruire;  etpai^,en 
paroissant  expliquer  la  nature'  à  leurs  dociles  secta- 
teurs, et  s'en  faisant  les  suprêmes  interprètes,  ils  se 
sont  établis  en  son  nom  une  au^iinté  non  moins  ^- 
solue  que  celle  de  leura  ennemis,  quoiqu'elle  paroisse 
libre  et  ne  régner  sur  les  volontés  que  par  la  raison. 
Cette  baîne  mutuelle  étoit  au  fond  une  rivalité  de  puis- 
sance comme  celle  de  Garthage  et  de  Rome.  Ces  deux 
corps,  tous  deux  iinpérieux,  tous  deux  intolérants, 
étoient  par  conséqilent  incompatibles ,  puisque  le  sys* 
tème  fondamental  de  Fun  et  de  l'autre  étoit  de  ré- 
gner despotiquement.  Chacun  voulant  régner  seul,  ils 
ne  pouvoient  partager  l'empire  et  régner  ensemble; 
ils  s'excluoient  mutuellement.  Le  nouveau,  suivant 
plus  adroitement  les  errements  de  l'autre,  l'a  sup- 
planté en  lui  débauchant  ses  appuis,  et,  par  «eux,  est 
venu  à  bout.de  le  détruire:  mais  on  le  voit^éjà  mar- 
cher sur  ses  traces  avec  autant  d'audace  et  plus  de 
succès,  puisque  lautre  a  toujours  éprouvé  de  la  résis- 
tance, et  que  celui-ci  n'en  éprouve  plus.  Son  intolé- 
rance, plus  cachée  et  non  moins  cruelle,  ne  paraît 
pas  exercer  la  même  riguwr,  parcequ'elle  n'éprouve 
plus  de  rebelles;  mais,  s'il  renaissoit  quelques  vrais 
défenseurs  du  théisme,  de  la  tolérance  et  de  la  mo- 
rale, on  verroit  bientôt  s'élever  contre  eux  les  plus 
terribles  persécutions;  bientôt  uae  inquisition  philo- 
sophique, plus  cauteleuse  et  non  moins  sanguinaire 

'  Nos  philosophes  ne  manquent  pas  d*ëtaler  pompeusement  ce 
mot  de  nature  à  la  tête  de  tous  leur?  écrits.  Mais  ouvrez  le  livre,  et 
TOUS  verrez  quel  jargon  métaphysique  ils  ont  décoré  de  et  beau 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4% 

quelautre,  feroit brûler  sans  miséricorde  quiconque 
oseroit  croirp  en  Dieu.  Je  ne  vous  déguiserai  point 
qu  au  fond  du  cœur  Je  suis  resté  croyant  moi-même 
aussi  bien  que  vous.  Je  pense  là-dessus,  ainsi  que 
Jean-Jacques  y  que  chacun  est  porté  naturellement  à 
croire  ce  qu'il  désire,  et  que  celui  qui  se  sent  digne 
du  prix  des  âmes  justes  ne  peut  s'empêcher  de  l'es- 
pérer. Mais,  sur  ce  point  comme  sur  Jean-Jacques 
lui-même,  je  ne  veux  point  professer  hautement  et 
inutilement  des  sentiments  qui  me^erdroien t.  Je  veux 
tâcher  d'allier  la  prudence  avec  la  droiture ,  et  ne  faire 
m'a  véritable  profession  de  foi  que  quanti  j'y  serai 
forcé  sous  peine  de  mensongb. 

Or  cette  doctrine  de  matérialisme  et  d'athéiàme, 
prêchée  et  propagée  avec  toute  l'ardeur  des  plus 
zélés  missionnaires ,  n'a  pas  seulement  pour  objet  de 
fafre  dominer  les  chefs  sur  leurs  prosélytes,  mais, 
dans  les  mystères  secrets  où  ils  les  emploient,  de  n^en 
craindre  aucump  indiscrétion  durant  leur  vie,  ni  au- 
cune repentance  à  leur  mort.  Leurs  trames,  après  le 
succès,  meurent  avec  leurs  complices,  auxq«Mdb  ils 
n'ont  rien  tant  appris  qu'à  ne  pas  craindre  dans  Pautrif 
vie  c&  Poul-Serrho  des  Persans,  objecté  par  Jean- 
Jacques  à  ceux  qui  disent  que  la  religion  ne  fait  au- 
cun bien.  Le  dogme  de  Tordre  moral  rétabli  dans 
l'autre  vie  a  fait  jadis  réparer  bien  des  torts  dans 
celle-ci;  et  les  imposteurs  ont  eu,  dans  les  (lerniers 
moments  de  leurs  complices,  un  danger  à  courir  qui 
souvent  leur  servit  de  Frein.  Mais  notre  philosophit, 
en  délivrant  ses  prédicateurs  de  cette  crainte,  et  leurs 
disciples  dé  cette  obligation ,  a  détruit  pour  jaunis 


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46o  TROISIÈME  DIALOGUE, 

tout  retour  au  repentir.  A  quoi  bon  des  révélations 
non  moins  dangereuse  qu'inutiles?  Si  I^  meurt,  on 
ne  risque  rien,  selon  eux,  à  se  taire;  et  Ton  risque 
tout  à  parler,  si  Fon  en  revient.  Ne  voyez-vous  pas 
que.,  depuis  lohgrtemps,  on  n'entend  plus  parler  de 
restitutions,  de  réparations,  de  réconciliations  au  lit 
de  la  mort;  que  tous  les  mourants,  san^  repentir,  sans 
remords,  emportent  sans  effroi  dans  leur  conscience 
le  bien  d autrui,  le  mensonge  et  la  fraude  dont  ils  la 
chargèrent  pendant  leur  vie?  Et  que  serviroit  même  à 
Jean  Jacques  ce  repentir  supposé  d'un  mourant  dont 
les  tardives  déclarations ,  étouffées  par  ceux  qui  les 
entourent,  ne  transpirefoient  jamais  au-dehors,  et  ne 
parviendroient  à  la  connoissance  de  personne?  Igno- 
rez-vous que  tous  les  ligueurs ,  surveillants  les  uns  des 
autres ,  forcent  et  sont  forcés  de  rester  fidèles  au  com- 
plot, *etqu  entourés  surtout  à  lem'  mort,  aucun  d'aix 
ne  trouveroit  pour  recevoir  sa  confession,  au  moins  à 
l'égard  de  Jean- Jacques,  que  de  faux  dépositaires  qui  ne 
s'en  chargeroient  que  pour  l'ensevelir  dans  un  secret 
éternel?  Ainsi  toutes  les  bouches  sont  ouvertes  au 
mensonge ,  sans  que  parmi  les  vivants  et  les  mourants 
il  s'en  trouve  désormais  aucune  qui  s'ouvre  à  lawérité. 
Dites-moi  donc  quelle  ressource  lui  reste  pour  triom- 
pher, même  à  force  de  temps,  de  l'imposture,  et  se 
manifester  au  public,  quand  tous  les  intérêts  con- 
courent à  la  tenir  cachée ,  et  qu'aucun  ne  porte  à  la 
révéler. 

Rouss.  Non,  ce  n'est  pas  â  moi  à  vous  dire  c#la, 
c'est  à  vous-même;  et  mnréponse  est  écrite  dans  votre 
cœur.  Eh!  dites-moi  donc  à  votre  tour  quel  intérêt, 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^1 

quel  motif  vous  ramène  de  Faversion ,  de  Fanimosité 
même  qu'on  vous  inspira  pour  Jean-Jacques ,  à  des 
sentiments  si  différents.  Après  Favoir  si  cruellement 
haï  quand  vous  Favez  cru  méchant  et  coupable,  pour- 
quoi le  plaignez-vous  si  sincèrement  aujourd'hui  que 
vous  le  jugez  innocent  ?  Croyez-vous  donc  être  le  seul 
homme  au  cœur  duquel  parle  encor^  la  justice  indé- 
pendamment de  tout  autre  intérêt ?-Non,  monsieur; 
il  en  est  encore,  et  peut-être  plus  qu'imjne  pense,  qui 
sont  plutôt  abusés  que  séduits,  qui  font  aujourd'lfui 
par  foiblesse  et  par  imitation  ce  qu'ils  voient  faire  à 
tout  le  monde,  mais  qui,  rendus  à  eux-mêmes,  agi- 
Foient  tout  différemment.  Jean- Jacques  lui-même 
pense  plus  iavoraMement  que  vous  de  plusieurs  dû 
ceux  qui  l'approchent;  il  les  voit,  trompés  par  ses 
s(Hrdisant  patrons,  suivre  sans  le  savoir  les  impres- 
sions de  la  haine ,  croyant  de  bonne  foi  suivre  celles 
de  ta  pitié.  Il  y  a  dans  la  disposition  publique  uupres- 
tige  entretenu  par  les  chefs  de  la  ligue.  S'ils  se  relâ- 
choient  un  moment  de  leur  vigilance ,  le^  idées  dé- 
voyées par  leurs  artifices  ne  tarderoient  pas  à  repren- 
dre leur  cours  naturel,  et  la  tourbe  elle-même,  ou- 
vrant enfin  les  yeux ,  et  voyant  où  l'on  l'a  conduite , 
s'étonneroit  de  son  propre  égarement.  Cela,  quoi  que 
vous  en  disiez ,  arrivera  tôt  ou  tard.  La  question ,  si 
cavalièrement  décidée  dans  notre  siècle,  sera  mieux 
discutée  dans  un  autre,  quand  la  haine  dans  laquelle 
on  entretient  le  public  cessera  d'être  fomentée;  et 
quand, dans  des  générations  meilleures,  celle-ci  aura 
été  mise  à  soft  prix,  ses  jugements  formeront  des  pré^ 
jugés  contraires;  ce  sera  une  honte  d'en  avoir  élé 


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462  TROISIÈME  mALOXÎUE. 

loué,  et  une  gloire  d  en  avoir  été  haï.  Dans  cette  géné- 
ration même  il  faut  distinguer  encore  et  les  auteurs 
du  complot ,  et  ses  directeurs  des  deux  sexes ,  et  leurs 
confidents  en  très  petit  nombre  initiés  peut-être  dans 
le  secret  de  l'imposture,  d  avec  le  public,  qui,  trompé 
par  eux,  et  le  croyant  réellement  coupable,  se  prête 
sans  scrupule  à  tout  ce  qu'ils  inventent  pour  le  rendre 
plus  odieux  de  j«ur  en  jour.  La  conscience  éteinte 
dans  les  premiers  n'y  laisse  plus  de  prise  au  repentir; 
mais  Tégarera^nt  des  autres  est  l'effet  d'un  prestige 
qui  peut  s'évanouir,  et  leur  Conscience  rendue  à  elle- 
même  peut  leur  faire  sentir  cette  vérité  si  pure  et  si 
simple ,  que  la  méchanceté  qu'on  emploie  à  difEaimer 
m  homme  prouve  que  ce  n'est  polbt  pour  sa  méchan- 
ceté  qu'il  est  diffamé.  Sitôt  que  la  passion  et  la  pré- 
vention cesseront  d'être  entretenues,  mille  choses 
qu'on  ne  remaKjue  pas  aujourd'hui  frapperont  tous 
les  yeux.  Ces  éditions  frauduleuses  de  ses  écrits,  dont 
vos  messieurs  attendent  un  si  grand  effet,  en  produi- 
ront alors  un  tout  contraire ,  et  serviront  à  les  déceler, 
en  manifestant  aux  plus  stupides  les  perfides  inten- 
tions des  éditeurs.  Sa  vie,  écrite  de  son  vivant  par 
des  traîtres ,  en  se  cachant  très  soigneusement  de  lui, 
portera  tous  les  caractères  des  plus  noirs  libelles  ; 
enfin  tous  l^s  manèges  dont  il  est  l'objet  paroitrpnt 
alors  ce  qu'ils  sont;  c'est  tout  dire. 

Que  les  nouveaax  philosophes  aient  voulu  pré- 
venir les  remords  des  mourants  par  une  doctrine  qui 
mît  leur  conscience  à  son  aise,  de  quelque  poids 
qu'ils  aient  pu  la  charger ,  c'est  de  quoi  je  ne  doute 
pas  plus  que  vous  ,  remarquant  surtout  que  la  prédi- 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^3 

cation  passionnée  de  icette  doctrine  a  commencé  pré- 
cisément avec  l'exécution  du  complot ,  et  paroit  tenir 
à  d'autres  complots  dont  celui-ci  ne  fait  que  partie. 
Mais  cet  engouement  d'athéisme  est  un  fanatisme, 
éphémère  ouvrage  de  la  mode,  et  qui  se  détruira  par 
elle;  etTon^roit,  par  l'emportement  avec  lequel  le 
peuple  s'y  livre,  que  ce  n'est  qu'une  mutinerie  contre 
sa  conscience,  dont  il  sent  le  murmure  avec  dépit. 
Cette  commode  philosophie  des  heureux  et  des  riches, 
qui  font  leur  paradis  en  ce  monde ,  ne  sauroit  être 
long-temps  celle  de  la  multitude  victime  de  lem^  pas- 
sions, et  qui,  faute  de  bonheur  en  cette  vie,  a  besoin 
d'y  trouver  au  moins  l'espérance  -et  les  consolations 
que  cette  barbare  doctrine  leur  ôte.  Des  hommes 
nourris  dès  l'enfance  dans  une  intolérante  impiété 
poussée  jusqu'au  fanatisme,  dans  un  libertinage  sans 
crainte  et  sans  honte  ;  une  jtunesse  sans  discipline , 
des  femmes  sans  mœurs  ' ,  des  peuples  sans  foi ,  des 
rois  sans  loi,  sans  supérieur  qu'ils  craignent,  et  déli- 
vrés de  toute  espèce  de  frein  ;  tous  les  devoirs  de  la 
conscience  anéantis ,  l'amour  de  la  patrie  et  l'attache- 
ment ail  prince  éteints  dans  tous  les  cœurs  ;  enfin 

'  Je  viens  d'appnîndre  que  la  génération  présente  se  yante  sin- 
gulièrement de  bonnes  mœurs.  J*aurois  dû  deviner  cela.  Je  ne  doute 
pas  qu'elle  ne  se  yante  aussi  de  désintéressement,  de  droiture,  de 
franchise  et  de  loyauté.  G*est  étr? aussi  loin  des  vertus  qu*il  est  pos- 
sible que  d'en  perdre  Viïée  au  point  de  prendre  pour  elles  les  yices 
contraires.  Au  reste  il  est  tcès  naturel  qu  à  force  de  sourdes  intrigues 
et  de  noirs  complots,  à  force  de  se  nourrir  de  bile  et  de  fiel,  on 
perde  enfin  le  goût  des  vrais  plaisirs.  Celui  de  nuire,  une  fois  goûté, 
rend  insensible  à  tous  les  autres.  C'est  une  des  punitions  des  mé- 
chants. 


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464  TROISIÈME  JUÂLOGUfi. 

nul  autre  lien  social  que  la  force  :  on  peut  prévoir  ai- 
sément 9  ce  me  semble,  ce  qui  doit  bientôt  résulter  de 
tout  cela.  L'JBurope ,  en  proie  à  des  maîtres  instmiits , 
par  leurs  instituteurs  mêmes,  à  n  avoir  d autre  guide 
que  leur  intérêt,  ni  d'autre  dieu  que  leurs  passions  ; 
tantôt  sourdement  affamée ,  tantôt  ouviu^tement  dé- 
vastée ,  parto|^  inondée  de  soldats  * ,  de  comédiens , 
de  filles  publiques ,  de  livres  corrupteurs  et  de  vices 
destructeurs ,  voyant  naître  et  périr  dans  son  sein  des 
races  indignes  de  vivre ,  sentira  tôt  ou  taiVi,  dans  ses 
calamités,  le  fruit  des  nouvelles  instructions;  et,  ju- 
geant d'elles  par  leurs  funestes  effets,  prendra  dans 
la  même  horreur  et  les  professeurs  et  les  disciples,  et 
toutes  ces  dpctrines  cruelles  qui,  laissant  Tempire 
absolu  de  Fhomme  à  ses  sens ,  et  bornant  tout  à  la 
jouissance  de  cette  CQurte  vie ,  rendent  le  siècle  où 
elles  régnent  aussi  raépiisable  que  malheureux. 

Ces  sentiments  innés ,  que  la  nature  a  gravés  dans 
tous  les  cœurs  pour  consoler  Fhomme  dans  ses  mi- 
sères et  Fencourager  à  la  vertu,  peuvent  bien,  à  force 
dart,  d'intrigues  et  de  sophismes,  être  étouffés  dans 
les  individus;  mais,  prompts  à  renaître  dans  les  géné- 
rations suivantes,  iU  ramèneront  toujours  Fhomme  à 
ses  dispositions  primitives,  comme  la  semence  d'un 
arbre  greffé  redonne  toujours  le  sauvageon.  Ce  senti- 
ment intérieur ,  que  nos  philosophes  adipettent  quand 
il  leur  est  commode,  et  rejettent  quand  il  leur  est  im- 
portun, perce  à  travers  les  écarts  de  la  raison,  et  crie 

'  Si  j*ai  le  bonheur  de  tronyer  enfin  un  lecteur  équitable,  quoique 
François,  j'espère  qu'il  pourra  comprendre,  au  moins  cette  ibit, 
qa  Europe  et  France  ne  sont  pas  pour  moi  des  mots  synonymes. 


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TROISIÈME  DIALOGUE.  4^5 

à  tons  les  cœurs  que  la  justice  a  une  autre  base  que 
l'intérêt  de  cette  vie,  et  que  Tordre  moral,  dont  rien 
ici-bas  ne  nous  donne  Fidée,  a  son  siège  dans  un 
systëine  différent, -qu'on  cherche  €ii  vain  sur  la  terre, 
mais  où  tout  doit  éti*e  un  jour  ramené  \  La  voix  de  la 
conscience  ne  peut  pas  plus  être  étoufféedans  le^oœur 
humain  que  celle  de  là  raison  dans  Fentendement;  et 
Tinsensibilité  morale  ê!st  tout  aussi  peu  naturelle  que 
la  folie. 

Ne  croyez  donc  pas  que  tous  les  complices  d'une 
trame  exécrable  puissent  vivre  et  mourir  toujours  en 
repos  dans  leur  crime.  Quand  ceux  qui  les  dirigent 
n'attiseront  plus  la  passion  qui  les  anima ,  quand  cette 
passion  se  sera  suffisamment  assouvie,  quand  ils  ep 
auront  fait  périr  l'objet  dans  les  ennuis,  la  nature  in- 
sensiblement repre^^dra  son  empire:  ceux  qui  com- 
mirent l'iniquité  en  sentiront  l'insupportable  poids, 
quand  son  souvenir  ne  sera  plus  accompagné  d'aucunef 
jouissance.  Ceux  qui  en  furent  les  témoins  sans  y 
tremper,  mais  sans  la  connoitre,  revenus  de  l'illusion 
qui  les  abuse ,  attesteront  ce  qu'ils  ont  vu ,  ce  qu'ill 
ont  entendu ,  ce  qu'ils  savent,  et  rendront  hommage  à 
la  vérité.  Tout  a  été  mis  en  œuvre  pour  prévenir  et 
empêcher  ce  retour:  mais  on  a  beau  faire,  l'ordre  na- 
turel.se  rétablit  tôt  ou  tard,  et  le  premier  qui  SQup* 
çonnera  que  Jean-Jacques  pourroit  bien  n'avoir  pas 

*  De  r utilité  de  la  religion  :  titre  d*un  beau  livre  à  faire,  et  bien 
nécessaire.  Mais  ce  titre  ne  peut  être  dignement  rempli  ni  par  un 
homme  d'église,  ni  par  un  auteur  de  profession.  II  fauc(|roit  un 
homme  tel  qu'il  n'en  existe  plus  de  nos  jours,  et  qu'il  n*en  renaîtra 
de  long-temps.  »  . 

xri.  3o 


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466  TROISIÈME   DIALOGUE, 

été  coupable  sera  bien  près  de  s'en  convaiucre>  et 
d'en  convaincre,  s'il  veut,  ses  contemporains,  qui,  le 
complot  et  ses  auteurs  n'existant  plus ,  n'auront  d'autre 
intérât  que  celui  d'être  justes,  et  de  connoitre  la  mérité. 
C'est  alors  que  tons  ces  moniâuents  seront  précieux, 
et  que  tel  &it  qui  peut  n'être  aujourd'hui  qu'un  indice 
incertain  conduira  peut-être  jusqu'à  l'évidence. 

Voilà,  monsieur,  à  quoi  toift  aini  de  la  justice  et 
de  la  vérité  peut,  sans  se  compromettre,  et  doit  con- 
sacrer tous  les  soins  qui  sont  en  son  pouvoir.  Trans- 
mettre à  la  postérité  des  éclaircissements   sur  ce 
point,  c'est  préparer  et  remplir  peut-être  l'œuvre  de 
la  Providence.  Le  ciel  bénira,  n'eu  doutez  pas,  une  si 
juste  entreprise.  Il  en  résultera  pour  le  public  deux 
grandes  leçons,  et  dont  il  a  voit  grand  besoin:  l'une, 
d'avoir,  et  surtout  aux  dépens  d^àutrui ,  une  confiance 
moins  téméraire  dans  l'orgueil  du  savoir  humain; 
l'autre,  d'apprendre,  par  un  exemple  aussi  mémo- 
rable, à  respecter  en  tout  et  toujours  le  droit  naturel, 
et  à  sentir  que  toute  vertu  qui  se  fonde  sur  une  viola- 
fion  de  ce  droit  est  une  vertu  fausse,  qui  couvre  infail- 
liblement quelque  iniquité.  Je  me  dévoue  donc  à  cette 
œuvre  de  justice  en  tout  ce  qui  dépend  de  moi ,  et  je 
vous  exhorte  à  y  concourir ,  puisque  vous  le  pouves 
fÎEiire  sans  risque ,  et  que  vous  avez  vu  de  plus  près  des 
multitudes  de  faits  qui  peuvent  éclairer  ceux  qui  vou- 
dront un  jour  examiner  cette  affaire.  Nous  pouvons ,  à 
loisir  et  sans  bruit ,  faire  nos  recherches ,  les  recueillir, 
y  joindre  nos  réflexions;  et,  réprenant  autant  qull  se 
peut  la  trace  de  toutes  ces  nianœuvres,  dont  nous  dé- 
couvrons déjà  les  vestiges,  four^iir  à  ceux  qui  vien- 


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468  TROISIÈME  DIALOGUE. 

risque,  d'une  gloire  aussi  belle,  aussi  pure  que  la 

vertu  généreuse  en  puisse  obtenir  ici-bas.   • 

Le  F».  Cette  proposition  est  tout-à-feit  de  mon 
goût,  et  j'y  consens  avec  d  autant  plus  de  plaisir  que 
c'est  peut-être  le  seul  moyen  qui  soit  en  mon  pouvoir 
de  réparer  mes  torts  envers  un  innocent  persécuté, 
sans  risque  de  m'en  faire  à  moi-même.  Ce  n'est  pas 
que  la  société  que  vous  me  proposez  soit  tout-à-fait 
sans  péril.  L'extrême  attention  qu'on  a  sur  tous  ceux 
qui  lui  parlent,  même  une  seule  fois ,  ne  s'oubliera  pas 
pour  nous.  Nos  messieurs  ont  trop  vu  ma  répugnance 
à  suivre  leurs  errements,  et  à  circonvenir  comme 
eux  un  homme  dont  ils  m  a  voient  fait  de  si  affreux 
portraits,  pour  qu'ils  ne  soupçonnent  pas  tout  au 
moins  qu'ayant  changé  de  langage  à  son  égard,  j'ai 
vraisemblablement  aussi  changé  d'opinion.  Depuis 
long -temps  déjà,  malgré  vos  précautions  et  les 
siennes,  vous  êtes  ifiscrit  comme  suspect  sur  leurs  re- 
gistres, et  je  vous  préviens  que,  de  manière  ou 
d'autre ,  vous  ne  tarderez  pas  à  sentir  qu'ils  se  sont 
occupés  de  vous  :  ils  sont  trop  attentifs  à  tout  ce  qui 
approche  de  Jean-Jacques,  pour  que  personne  leur 
puisse  échapper;  moi  surtout  qu'ils  ont  admis  dans 
leur  demi-confidence,  je  suis  sûr  de  ne  pouvoir  ap- 
procher de  celui  qui  en  fut  l'objet  sans  les  inquiéter 
beaucoup.  Mais  je  tâcherai  de  me  conduire  sans  faus- 
seté, de  manière  à  leur  donner  le  moins  d'ombrage 
qu'il  sera  possible.  S'ils  ont  quelque  sujet  de  me 
craindre ,  ils  en  ont  aussi  de  me  ménager,  et  je  me 
flatte   qu'ils  me  connoissent  trop  d'honneur  pour 


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470  TROISIÈME  DIALOGUE, 

pu  recueillir ,  tendantes  à  dévoiler  la  vérité.  Voilà  tout 
ce  que  la  prudence  me  permet  de  faire  pour  Tacquit 
de  ma conseience ,  pour  Fintérét  de  la  justice,  et  pour 
le  service  dé  la  vérité. 

Rouss.  Et  c'est  aussi  tout  ce  qu  il  désire  lui-même. 
L'espoir  que  sa  mémoire  soit  rétablie  un  jour  dans 
rhonneur  qu'elle  mérite,  et  que  ses  livres  deviennent 
utiles  par  l'estime  due  à  leur  auteur,  est  désormais  le 
seul  qui  peut  le  flatter  en  ce  monde.  Ajoutons-y  de 
plus  la  douceur  de  voir  encore  deux  cœurs  honnêtes 
et  vrais  s'ouvrir  au  sien.  Tempérons  ainsi  l'horreur  de 
cette  solitude,  où  l'on  le  force  de  vivre  au  milieu  du 
genre  humain.  Enfin ,  sans  ibire  en  sa  faveur  d'inutiles 
efforts,  qui  pourroient  causer  de  grands  désordres, 
et  dont  le  succès  même  ne  le  toucheroit  plus,  ména- 
geons-lui cette  consolation,  pour  sa  dernière  heure, 
que  des  mains  amies  lui  ferment  les  yeux. 


FIN    DU    TROISIÈME    ET    DERNIER    DIALOGUE. 


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HISTOIRE 

DU     - 

-#• 

PRÉCÉDENT  ÉCRIT. 


Je  ne  parlerai  point  ici  du  sujets  ni  de  lobjet,  ni  de 
la  forme  de  cet  écrit:  c'est  ce  que  j'ai  fait  dans  lavant* 
propos  qui  le  précède.  Mais  je  dirai  quelle  étoit  sa 
destination,  quelle  a  été  sa  destinée,  et  pourquoi 
cette  copie  se  trouve  ici. 

Je  m'étois  occupé,  durant  quatre  ans,  de  ces  dia- 
logues, malgré  le  serrement  de  cœur  qui  ne  me  quit- 
toit  point  en  y  travaillant;  et  je  touchois  à  la  fin  de 
cejjtte  douloureuse  tâche,  sans  savoir,  sans  imaginer 
comment  en  pouvoir  feire  usage ,  et  sans  me  résoudre 
sur  ce  que  je  tenterois  du  moins  pour  cela.  Vingt  ans 
d'expérience  m'avoient  appris  quelle  droiture  et  quelle 
fidélité  je  pouyois  attendre  de  ceux  qui  m'entouroient 
sous  le  nom  d'amis.  Frappé  surtout  de  l'insigne  dupli- 
cité de  Duclos,  que  j'avois  estimé  au  point  ^e  lui 
confier  mes  Confessons,  et  qui,  du  plus  sacré  dépôt 
de  l'amitié,  n'a  voit  fait  qu'un  instrument  d'imposture 
et  de  trahison ,  que  pouvois-je  attendre  des  gens  qu'on 
avoit  mis  autour  de  moi  depuis  ce  temps-là,  çt  dont 
toutes  les  manœuvres  m'annonçoient  si  clairement  les 
intentions?  Leur  confier  mon  manuscrit  n'étpitautr^ 
hhose  que  vouloir  le  remettre  moi-même  à  mes  perse  « 


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473  HISTOIRE 

cuteurs;  et  la  manière  dont  j'étois  enlacé  ne  me  lais- 

soit  plus  le  «Qoyem  d'aborder  personne  autre. 

Dans  cett^  situation,  trompé  dans  tous  mes  choix, 
et  ne  trouvant  plus  que  perfidie  et  fausseté  parmi  les 
honunes,  mon  ame,  enaltée  par  le  seitiiâent  de  son 
innacenot  et  par  celui  de  leur  iniquité,  s  éleva  par 
un  «ian  jusqu'au  siège  de  tout  ordre  et  de  toute  vérité , 
pour  y  chercher  les  ressources  que  je  n  a  vois  plus  ici- 
bas.  Ne  pouvant  plus  me  confier  à  aucun  homme  qui 
ne  me  trahit,  je  résolus  de  me  confier  uniquement  à 
la  Providence,  et  de  remettre  à  elle  seule  l'entière  dis- 
position du  dépôt  que  je  desirois  laisser  en  de  sûres 
mains. 

J'imaginai  pour  cela  de  faire  une  copie  au  net  de 
cet  écrit,  et  de  la'déposer  dans  uncéglise  sur  un  au- 
tel; et,  pour  rendre  cette  démarche  aussi  solennelle 
qu'il  étoit  possible,  je  choisis  le  grand  autel  de  l'église 
de  Notre-Dame,  jugeant  que  partout  ailleurs  mon  4é- 
pôt  seroit  plus  aisément  caché  ou  détourné  par  les 
curés  ou  par  les  moines ,  et  tomberoit  infailliblement 
dans  les  mains  de  mes  ennemis ,  r.u  lieu  qu'il  pouvoit 
arriver  que  lé  bruit  de  cette  action  fit  parvenir  mon 
manuscrit  jusque  sous  les  yeux  du  roi;  ce  qui  étoit 
tout  ce  que  j 'a vois  à  désirer  de  plus  favorable,  et  qui 
né  pouvoit  jamais  artlver  en  m'y  prenant  de  toute 
autre  façon. 

Tandis  que  je  travaillois  à  transcrire  au  net  mon 
écrit,  jp  méditois  sur  les  moyens  d'exécuter  mon  pro- 
jet, ce  qui  n'étoit  pas  fort  facile,  et  surtout  pour  un 
homme  aussi  timide  que  moi.  Je  pensai  qu'un  samedi , 
jour  auquel  toutes  les  semaines  on  va  chanter  devant 


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DU   PRÉOÉDENT  ÉCRIT.  ^^3 

Tautei  de  Notre-Dame  .udf  motet,  durait  lequel  le 
chœur  reste  vide,  seroit  le  jour  où  jaurois  le  plus  de 
facilité  d'y  entrer,  d'arriver  jusqu'à  l's^utelf  et  d'y  pla- 
cer mon  dépôt.  Pour  combiner  plus  ^rement  ma  dé- 
marche, j'allai  plusieurs  fois  de  lein  en-lpiïi  exapiner 
l'état  des  choses,  et  la  disposition  du  chœur  et  de  tes 
avenues;  car  ce  que  j'avois  à  redouter,  c'étoit  d*éti:e 
retenu  au  passage,  sûr  que  dès-lors  mon  projet  étoit 
manqué.  Enfin,  mon  manuscrit  étant  prêt,  je  l'enve- 
loppai, et  j'y  mis  la  suscription  suivante  : 

DÉPÔT   REMIS    A    LA    PROVIDENCE. 

«Protecteur  des  opprimés.  Dieu  de  justice  et  de 
«  vérité ,  reçois  ce  dépôt  que  remet  sur  ton  auteî  et 
«  confie  à  ta  providence  un  étranger  infortuné,  seul, 
«sans  appui,  sans  défenseur  sur  la  terre,  outragé, 
«moqué,  diffamé,  trahi  de  toute  une  génération, 
«  chargé  depuis  quinze  ans,  à  l'einvi,  de  traitements 
«pires  que  la  mort,  et  d'indignités  inouïes  jusqu'ici 
«parmi  les  humains,  sans  avoir  pu  jamais  en  ap- 
«  prendre  au  moins  la  càuse«  Toute  explication  m'est 
«refusée,  toute  communication  m'est  ôtée;  je  n'at- 
«  tends  plus  des  hommes  aigris  par  leur  propre  in- 
«  justice  qu'affronts,  mensonges  et  trahisons.  Provi- 
«  dence  éternelle,  mon  seul  espoir  est  en  toi;  daigne 
«  prendre  mon  dépôt  sous  ta  garde,  et  le  faire  tomber 
«  en  des  mains  jeunes  et  fidèles,  qui  le  transmettent 
«  exempt  de  fraude  à  une  meilleure  génération  ;  qu'elle 
«apprenne,  en  déplorant  mon  sort,  comment  fut 
«  traité  par  celle-ci  un  homme  sans  fiel  et  53ns  fard, 
«ennemi  de  l'injustice,  mais  pgtient  à  l'endurer,  et 


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474  HISTOIRE 

fi  qui  jamais  n  a  fait ,  ni  voulu ,  ni  ren4u  de  mal  à  per* 
«sonne.  Nul  n  a- droit,  je  le  sais,  d'espérer  un  mi- 
«  racle ,  pas  même  Tinnocence  opprimée  et  méconnue. 
«  Puisque  tout  doit  rentrer  dans  Tordre  un  jour,  il 
«  suffit  d attendre.  Si  donc  mon  travail  est  perdu,  s'il 
«  doit  être  livré  à  mes  ennemis ,  et  par  eux  détnut  ou 
«  défiguré ,  comme  cela  parolt  inévitable ,  je  n  en  çomp- 
«  terai  pas  moins  sur  ton  œuvre,  quoique  j'en  ignore 
«l'heure  et  les  moyens;  et  après  avoir  fait,  comme 
«je  l'ai  dû,  mes  efForts  pour  y  concourir,  j'attends 
«avec  confiance,  je  me  repose  sur  ta  justice,  et  me 
«  résigne  à  ta  volonté.  » 

^u  verso  du  titre,  et  avant  la  première  page,  étoit 
écrit  ce  qui  suit  : 

¥  Qui  que  vous  soyez ,  que  le  ciel  a  fait  l'arbitre  de 
«  cet  écrit,  quelque  usage  que  vous  ayez  résolu  d'en 
«  faire,  et  quelque  opinion  que  vous  ayez  de  l'auteur, 
«  cet  auteur  infortuné  vous  conjure ,  par  vos  entrailles 
«  humaines  et  par  les  angoisses  qu'il  a  souffertes  en 
«  l'écrivant,  de  n'en  disposer  qu'après  l'avoir  lu  tout 
«  entier.  Songez  que  cette  grâce ,  que  vous  demande 
«un  cœur  brisé  de  douleur,  est  un  devoir  d'équité 
«  que  le  ciel  vous  impose.  » 

Tout  cela  fait,  je  pris  sur  moi  mon  paquet,  et  je  me 
rendis ,  le  samedi  24  février  l 'j'jG^  sur  les  deux  heures, 
à  Notre-Dame,  dans  l'intention  d'y  présenter  le  même 
jour  mon  offrande. 

Je  voijus  entrer  par  une  des  portes  latérales ,  par  la- 
quelle je  comptois  pénétrer  dans  le  chœur.  Surpris  de 


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DU  PRÉCÉDEr^T   ÉCRIT.  '  4?^ 

la  trouver  fermée ,  j'ai] pis  passer  plus  bas  par  lautre 
porle  l.atérale  qui  donne  dans  la  nef.  En  entrant,  mes 
yeux*furent  frappés  d'une  grille  que  je  n  avois  jamais 
remarquée ,  et  qui  séparoit  de  la  nef  la  partie  des  bas- 
côtés  qui  entoure  le  chœur.  Les  portes  de  cette  grille 
étoient  fermées ,  de  sorte  que  cette  partie  des  bas- 
côtés  dont  je  viens  de  parler  étoit  vide,  et  qu'il  m'é- 
toit  impossible  d'y  pénétrer.  Au  moment  où  j'aperçus 
cette  grille ,  je  fus  saisi  d'un  vertige  comme  un  homme 
([ui  tombe  en  apoplexie ,  et  ce  vertige  fut  suivi  d'un 
bouleversement  dans  tout  mon  être ,  tel  que  je  ne  me. 
souviens  pas  d'en  avoir  éprouvé  jamais  un  pareil. 
L'église  me  parut  tellement  avoir  changé  de  face,  que , 
doutant  si  j'étois  bien  dans  Notre-Dame,  je  chercbois 
avec  effort  à  me  reconnoître  et  à  mieux  discerner  ce 
qujB  je  voyois.  Depuis  trente-six  ans  que  je  suis  à  Pa- 
ris, j'étois  venu  fort  souvent  et  en  divers  temps  à  No- 
tre-Dame; j'avois  toujours  vu  k  passage  autour  du 
chœur  ouvert  et  libre ,  et  je  n'y  avois  même  jamais  re- 
marqué ni  grille^  ni  porte  ,  autant  qu'il  pût  m'en  sou- 
venir. D'autant  plus  frappé  de  cej  obstacle  imprévu , 
que  j  Ai'avois  dit  mon  projet  àpersonne ,  je  crus,  dans 
mon  premier  transport,  voir  concourir  le  ciel  même  à 
Tœuvre  d'iniquité  des  hommes;  et  le  murmure  d'in- 
dignation qui  m'échappa  ne  peut  être  conçu  que  par 
celui  qui  sauroit  se  mettre  à  ma  place,  ni  excusé  que 
par  celui  qui  sait  lire  au  fond  des  cœurs. 

Je  sortis  rapidement  de  l'église,  résolu  de  n'y  ren- 
trer de  mes  jours  ;  et ,  me  livrant  à  toute  mon  agita- 
tion ,  je  courus  tout  le  reste  du  jour,  errant  de  toutes 
parts ,  sans  savoir  ni  où  j'étois  ,  ni  où  j'allois,  jusqu'à 


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"(•■<. 


47^  HISTOIRE 

ce  que ,  n'en  pouvant  plus ,  la  lassitude  et  la  nuit  me 
forcèrent  de  rentrer  chez  moi ,  rendu  de  fatigue  et 
presque  hébété  de  douleur. 

Revenu  peu-à-peu  de  ce  premier  saisissement,  je 
commençai  à  réfléchir  plus  posément  à  ce  qui  m'étoit 
arrivé  ;  et ,  par  ce  tour  d'esprit  qui  m'est  propre,  aussi 
prompt  à  me  consoler  d'ud  malheur  arrivé  qu  à  m'ef- 
frayer  d'un  malheur  à  craindre ,  je  ne  tardai  pas  d'en- 
visager d'un  autre  œil  le  mauvais  succès  de  ma  tenta- 
tive. J'a  vois  dit  dans  ma  suscriptionquejen'attendois 
pas  un  miracle ,  et  il  étoit  clair  néanmoins  qu'il  en  au- 
roit  fallu  ui)  pour  faire  réussir  mon  projet  :  car  l'idée 
que  mon  manuscrit  parviendrait  directement  au  roi, 
et  que  ce  jeune  prince  prendroit  lui-même  la  peine  de 
lire  ce  long  écrit,  cette  idée ,  dis-je ,  étoit  si  folle,  que 
je  m'étonnois  moi-même  d  avoir  pu  m'en  bercer  un 
moment.  Avois-je  pu  douter  que,  quand  même  l'éclat 
de  cette  démarche  atiroit  fait  arriver  mon  dépôt  jus- 
qu'à la  cour,  ce  n'eût  été  que  pour  y  tomber,  non 
dans  les  mains  du  roi ,  mais  dans  «lies  de  mes  plus 
m'alios  persécuteurs  ou  de  leurs  amis ,  et  par  consé- 
quent pour  être  ou  tout-à-fait  supprimé ,  ou  dlfiguré 
selon  leurs  vues ,  pour  le  rendre  funeste  à  ma  mé- 
moire. Enfin  le  mauvais  succès  de  mon  projet,  dont 
je  m'étois  si  HFort  affecté ,  me  parut ,  à  force  d'y  réflé- 
chir ,  un  bienfait  du  ciel ,  qui  m'avoit  empêché  d'ac- 
compKr  un  dessein  si  contraire  à  mes  intérêts;  je  trou- 
vai que  c'étoit  un  grand  avantage  que  mon  manuscrit 
me  fût  resté  pour  en  disposer  plus  sagement;  et  voici 
l'usage  que  je  résolus  d'-en  faire. 

Je  venois  d'apprendre  qu'un  homme  de  lettres  de 


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DU   PRÉCÉDENT   ÉCRIT.  477 

ma  plus  ancienne  connoissance ,  avec  lequel  j^avois  eu 
quelque  liaison,  que  je  navois  point  cessé  d'estimer, 
et  qui  passoit  une  grande  partie  de  Tanné  à  la  cam- 
pagne ,  étoit  à  Paris  depuis  peu  de  jours.  Je  regardai 
la  nouvelle  de  son  retour  comme  une  direction  de  la 
Providence ,  qui  m'indiquoit  le  vrai  dépositaire  de  mon 
manuscrit.  Cet  homme  étoit,  il  est  vrai ,  philosophe, 
auteur,  académicien,  et  d'une  province  dont  les  habi- 
tants n'ont  pas  une  grande  réputation  de  droiture  : 
mais  que  faisoient  tous  ces. préjugés  contre  un  point 
aussi  bien  établi  que  sa  probité  l'étoit  dans  mon  esprit? 
L'exception,  d'autant  plus  honorable  qu'elle  étoit  rare, 
ne  faisoit  qu'augmenter  ma  confiance  en  lui  ;  et  quel 
plus  digne  instrument  le  ciel  pouvoit-il  choisir  pour 
son  œuvre  que  la  main  d'un  homme  vertueux? 

Je  me  détermine  donc  ;  je  cherche  sa  demeure  :  en- 
fin je  la  trouve,  et  non  sans  peine.  Je  lui  porte  mon 
maùuscrit ,  et  je  le  lui  remets  avec  un  transport  de 
joie ,  avec  un  battement  de  cœur  qui  fut  peut-être  le 
plus  digne  hommage  qu'un  mortel  ait  pu  rendre  à  la 
vertu.  Sans  savoir  encore  de  quoi  il  s'agissoit,  il  me 
dit  en  le  recevant  qu'il  ne  feroit  qu'un  bon  et  honnête 
usage  de  mon  dépôt.  L'opinion  que  j'avois  de  lui  me 
rendoit  cette  assurance  très  superflue. 

Quinze  jours  après  je  retourne  chez  lui,  fortement 
persuadé  que  le  moment  étoit  venu  où  le  voile  de  té- 
nèbres qu'on  tient  depuis  vingt  ans  sur  mes  yeux  al- 
loit  tomber ,  et  que ,  de  manière  ou  d'autre ,  j'aurois 
de  mou  dépositaire  des  éclaircissements  qui  me  pa- 
roissoient  devoir  nécessairement  suivre  de  la  lecture 
de  mon  manuscrit.  Rien  de  ce  que  j'avois  prévu  n'ar- 


DigitfzêdibyGoOgle 


478  HISTOIRE 

riva.*Il  me  parla  de  cet  écrit  comme  il  m'auroit  parié 
d'un  ouvrage  de  littérature  que  je  Faurois  prié  d'exa- 
miner pour  m'en  donner  son  sentiment.  Il  me  parla  de 
transpositions  à  faire  pour  donner  un  meilleur  ordre 
à  mes  matières  ;  mais  il  ne  me  dit  rien  de  l'effet  qu'a- 
voit  fait  sur  lui  mon  écrit,  ni  de  ce  qu'il  pensoit  de 
Fauteur.  Il  me  proposa  seulement  de  faire  une  édition 
correcte  de  mes  œuvres,  en  me  demandant  pour  cela 
mes  directions.  Cette  même  proposition  qui  m'avoit 
été  faite ,  et  même  avec  opiniâtreté  par  tous  ceux  qui 
m'ont  entouré,  me  fit  penser  que  leurs  dispositions  et 
les  siennes  étaient  les  mêmes.  Voyant  ensuite  que  sa 
proposition  ne  me  plaisoit  point,  il  offrit  de  me  rendre 
mon  dépôt.  Sans  accepter  cette  offre ,  je  le  priai  seule- 
ment de  le  remettre  à  quelqu'un  plus  jeune  que  lui , 
qui  pût  survivre  assez  et  à  moi  et  à  mes  persécuteurs, 
pour  pouvoir  le  publier  un  jour  sans  crainte  d'offenser 
personne.  Il  s'attacha  singulièrement  à  cette  dernière 
idée ,  et  il  m'a  paru  par  la  suscription  qu'il  a  faite  pour 
l'enveloppe  du  paquet,  et  qu'il  m'a  communiquée , 
qu'il  portoit  tous  ses  soins  à  faire  en  sorte ,  comme  je 
l'en  ai  prié ,  que  le  manuscrit  ne  fût  point  imprimé  ni 
connu  avant  la  fin  du  siècle  présent.  Quant  à  l'autre 
partie  de  mon  intention ,  qui  étoit  qu'après  ce  terme 
l'écrit  fut  fidèlement  imprimé  et  publié ,  j'ignore  ce 
qu'il  a  fait  pour  la  remplir. 

Depuis  lors,  j'ai  cessé  d'aller  chez  lui.  Il  m'a  fait 
deux  ou  trois  visites,  que  nous  avons  eu  bien  de  la 
peine  à  remplir  de  quelques  mots  indifférents ,  moi 
n'ayant  plus  rien  à  lui  dire,  et  lui  ne  voulant  me  rien 
dire  du  tout. 


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DU   PRÉCÉDENT    ÉCRIT.  479 

Sans  porter  un  jugement  décisif  sur  raon  déposi* 
taire,  je  sentis  que  j'avois  manqué  mon  but,  et  que 
vraisemblablement  j'avois  perdu  mes  peines  et  mon 
dépôt  :  mais  je  ne  perdis  point  encore  courage.  Je 
me  dis  que  mdh  mauvais  succès  venoit  de  mon  mau- 
vais choix;  qu  il  falloit  être  bien  aveugle  et  bien  pré- 
venu pour  me  confier  à  un  François  ,  trop  jaloux  de 
rhonneur  de  sa  nation  pour  en  mai^ifester  l'iniquité  ; 
à  un  homme  âgé,  trop  prudent,  trop  circonspect, 
pour  s'échauffer  pour  la  justice  et  pour  la  défense  d'un 
opprimé.  Quand  j'aurois  cherché  tout  exprès  le  dépo- 
sitaire le  moins  propre  à  remplir  mes  vues ,  je  n  aurois 
pas  pu  mieux  choisir.  C'est  donc  ma  faute  si  j'ai  mal 
réussi  ;  mon  succès  ne  dépend  que  d'un  meilleur  choix. 
Bercé  de  cette  nouvelle  espérance,  je  me  remis  à 
transcrire  et  mettre  au  net  avec  une  nouvelle  ardeur. 
Tandis  que  je  vaquœs  à  ce  travail,  un  jeime  Auglois, 
que  j'avois  eu  pour  voisin  à  Woottpn ,  passa  par  Paris , 
revenant  d'Italie,  et  me  vint  voir.  Je  fis  comme  tous 
les  malheureux ,  qui  croient  voir  dans  tout  ce  qui  leur 
arrive  une  expresse  direction  du  sort.  Je  me  dis  : 
Voilà  le  dépositaire  que  la  Providence  m'a  choisi;  c'est 
elle  qui  me  l'envoie  ;  elle  n'a  rebuté  mon  choix  que 
pour  m'amener  au  sien.  Gemment  avois-je  pu  ne  pas 
voir  que  c'étoit  un  jeune  homme,  un  étranger  qu'il 
me  falloit,  hors  du  tripot  des  auteurs,  loin  des  intri- 
gants de  ce  pays ,  sans  imtérét  de  me  nuire ,  et  sans 
passion  contre  moi?  Tout  cela  me  parut  si  clair  que, 
croyant  voir  le  doigt  de  Keu  dans  cette  occasion  for- 
tuite, je  me  pressai  de  la  saisir.  Malheureusemen^ma 
nouvelle  copie  n'étoit  pas  avancée;  mais  je  n>e  hâtai 


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48o  HISTOIRE 

de  hii  remettre  ce  qui  étoit  fait ,  renvoyant  à  l'année 
prochaine  à  lui  remettre  le  reste,  si,  comme  je  n'en 
doutois  pas ,  l'amour  de  la  ▼érité  lui  donnoit  le  zélé 
de  revenir  le  chercher. 

Depuis  son  départ,  de  nouvelles  réflexions  ont  jeté 
dans  mon  esprit  des  doutes  sur  la  sagesse  de  tous  ces 
choix.  Je  ne  pouvois  ignorer  que  depuis  long-temps 
nul  ne  m^approche  qui  ne  soit  expressément  envoyé , 
et  que  me  confier  aux  gens  qui  m'entourent,  c'est  me 
livrer  à  mes  ennemis.  Pour  trouver  un  confident 
fidèle,  il  auroit  fiiUu  l'aller  chercher  loin  de  moi, 
parmi  ceux  dont  je  ne  pouvois  approcher.  Mon  espé- 
rance étoit  donc  vaine,  toutes  mes  mesures  étoient 
fausses,  tous  mes  soins  étoient  inutiles  ,  et  je  devois 
être  sôr  que  l'usage  le  moins  criminel  que  feroient  de 
mon  dépôt  ceux  à  qui  je  l'allois  ainsi  confiant  seroit  de 
l'anéantir. 

Cette  idée  me  suggéra  une  nouvelle  tentative  dont 
j Wendis  plus  d'effet;  ce  fut  d'écrire  une  espèce  de 
billet  circulaire  adressé  à  la  nation  françoise ,  d'en 
faire  plusieurs  copies,  et  de  les  distribuer,  aux  pro- 
menades et  dans  les  rues,  aux  inconnus  dont  la  phy- 
sionomie me  plairoit  le  plus.  Je  ne  manquai  pas  d'ar- 
gumenter à  ma  manière  ordinaire  en  faveur  de  cette 
nouvelle  résolution.  On  ne  me  laisse  de  communica- 
tioh,  me  disois-je,  qu'avec  des  gens  apostés  par  mes 
persécuteurs.  Me  confier  à  quelqu'un  qui  m'approche 
n'est  autre  chose  que  me  confier  à  eux.  Du  moins 
parmi  les  inconnus  il  s'en  peut  trouver  qui  soient  de 
bonne  foi  :  mais  quiconque  vient  chez  moi  n'y  vient 
qu'à  mauvaise  intention  ;  je  dois  être  sûr  de  cela. 


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DU   PRÉCÉDENT  ÉCRIT.  4^1 

Je  fis  donc  mon  petit  écrit  en  forme  de  biUfg^  et 
j'eus  la  patience  d'en  tirer  un  grand  nombre  de  co- 
pies. Mais  ,  pour  en  faire  la  distribution ,  j^éprouvai  un 
obstacle  que  je  navois  pas  prévu ,  dans  le. refus  de  le 
recevoir  par  ceux  à  qui  je  le  présentois.  La  suscrip- 
tion  étoit  :  A  tout  François  aimant  encore  la  justice  et  la 
vérité.  Je  n'imaginois  pas  que,  sur  cette  adresse,  aucun 
losât  refuser;  presque  aucun  ne  Faccepta.  Tous,  après 
avoir  lu  Fadresse ,  me  déclarèrent ,  avec  une  ingénuité 
qui  me  fit  rire  au  milieu  de  ma  douleur,  qu  il  ne  s'a- 
dressoit  pas  à  eux.  Vous  avez  raison ,  leur  disois-jé  en 
le  reprenant,  je  vois  bien  que  je  m^étois  trompé.  Voilà 
la  seule  parole  franche  que  depuis  quinze  ans  j'aie  ob- 
tenue d'aucune  bouche  françoise. 

Éconduit  aussi  par  ce  côté ,  je  ne  me  rebutai  pas 
encore.  J'envoyai  des  copies  de  ce  billet  en  réponse 
à  quelques  lettres  d'inconnus  qui  vouloient  à  toute 
force  venir  chez  moi,  et  je  crus  £Edre  merveille  en 
mettant  au  prix  d'une  réponse  décisive  à  ce  même 
billet  l'acquiescement  à  leur  fgmtaisie.  J'en  remis  deux 
ou  trois  autres  aux  personnes  qui  m'accostoient  ou 
qui  me  venoient  voir.  Mais  tout  cela  ne  produisit 
que  des  réponses  amphigouriques  et  normandes  qui 
•m'attesrtoient  dans  leurs  auteurs  une  fausseté  à  touts 
épreuve,  •  ■ 

Ce  dernier  mauvais  succès,  qui  de  voit  mettre  le 
comble  à  mon  désespoir^  ne  m'affecta  ptint  comme 
les  précédents.  En  m'apprenant  que  mon  sort  étoit 
sans  ressourcé,  il  m'apprit  à  ne  f\m  lutlar  contre  la 

*  Voyez  cet  écrit  à  la  fin  du  tome  III,  après  les  Gonfesëons. 
XVI.  3i 


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482  HISTOIRE 

néceftsité.  Db  passage  de  ÏÉmile  que  je  me  rappelai 
me  fit  rentrer'ùn  moi-même  et  m'y  fit  trouver  ce  que 
j'avoM  cherché  Tainement  au-dehors«  Quel  mid  tja  fait 
^  ce  complot?  que  tVt^l  ôté  de  toi?  quel  membre  t'a»t- 
il  mutilé?  quel  crime  t'a-t-il  feiit  commettre?  Tant 
que  les  hommes  n  arracheront  pas  de  ma  pcntriue  le 
cœur  quelle  eofierme,  pour  y  substituer ,  m<M  vivant, 
celui  d'un  malhonnête  homme ,  en  quoi  pourront-iU 
altérer ,  changer^  détériorer  mon  être  ?  Ils  auront  beau 
fure  un  Jean-Jacques  à  leur  mode,  Rousseau  restera 
toujours  le  même  en  dépit  d'eux. 

N  ai-je  donc  connu  la  vanité  de  Topinion  que  pour 
me  remettre  sous  son  joug  aux  dépens  de  la  paix  de 
mon  ame  et  du  repos  de  mon  cœur?  Si  les  homnàes 
veulent  me  voir  autre  que  je  ne  suis ,  que  m'importe? 
L'essence  de  mon  être  est-elle  dans  leurs  re{];àrds?  S'ils 
abusent  et  trompent  sur  mon  compte  les  génén^îons 
suivantes  y  que  m'importe  encore?  Je  n'y  serai  plus 
pour  être  victime  de  leur  erreur.  S'ils  emprisonnant 
éC  tournent  à  mal  tout  ce  que  le  désir  de  leur  bonheur 
m'a  fait  dire  et  faire  d'utile ,  c'est  à  leur  dam  et  non 
pas  au  mien.  Emportant  avec  moi  le  témoignage  de 
tù^  conscience,  je  trouverai,  en  dépit  d'eux,  le  dédom* 
magement  de  toutes  leurs  indignités.  Slls étaient  dan^ 
l'erreur  de  bonne  foi$  je  pourrois  en  meiplaignanttes 
plaindre  encore ,  et  gémir  sur  eux  et  sur  mcû  ;  mais 
quelle  erre«r  peut  excu^r  un  système  aussi  exécrable 
que  celui  qu'ils  suivent  à  mon  égard  avec  un  zélé  im- 
possible à  qualifter  ?  Quelle  erreur  peut  faire  traiter 
publiquement  en  scélérat  convaincu  le  même  homme 
qu'on  empêche  avec  tant  de  soin  d^apprendre  au 


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DU    PRÉCÉDENT   ÉCRIT.  4^3 

moins  de  quoi  0D  i'acScuse?  Dahs  le  raffiûement  de 
leur  bail>arie,  ils  ont  trouvé  Fart  de  lue  faire  souffrir 
une  longue  mort  en  me  tenant  enterré  tout  vif^  S'ils 
trouvent  ce  traitement  doux^  il  faut  qu'ils  aient  de» 
âmes  de  fange;  s'ils  le  trouvent  aussi  cruel  qu'il  Test, 
les  Pfaalarîs/  les  Agathooles ,  ont  été  plus  débonnaires 
€piewié  JTai  donc  eu  tort  d'espérer  les  ramener  en  leur 
fiio^tratit  quHls  se  tron^pent:  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s'à^t;  et,  quand  ils  se  tromperdent  sur  mon  coihptey 
ils  ne  peuvent  ignorer  leur  propre  imqutté«  Us  ne  sont 
pas  injustes  et  méchants  envers  moi  par  erreur,  mais 
par  volonté  :  ils  le  sont  parcequils  veulent  l'être  ;  et 
isé  n'est  pas  à  Ictor  raison  qu'il  faudroit  parler,  c'est  à 
leurs  cœurs  dépravés  par  la  haine.  Toutes  les  preuves 
de  leur  injustice  ne  feront  que  Taugmenter;  elle  est 
un  grief  de  plus  qu'ils  ne  me  pardonneront  jamais. 

Mais  c'est  encore  plus  à  tort  que  je  me  suis  affecté 
de  leurs  outrages  au  point  d  en  tomber  dans  rabatte- 
ment et  presque  dans  le  désespoir.  Gomme  s'il  étoit  au 
pouvoir  des  hommes  de  changer  la  nature  des  choses, 
et  de  m'ôter  les  consolations  dont  rien  ne  peut  dé- 
pouiller l'innocent!  et  pourquoi  donc  cst41  nécessaire 
à  mon  bonheur  éternel  qu'ils  me  c^nnoissent  et  me 
rendent  justice?  Le  ciel  n'a-^t-ij  donc  nul  autre  moyen 
de  rendre  mon  ame  heureuse  et  de.la  dédommager  des 
maux  qu'ils  iûtioht  fait  souffrir  injustement?  Quand  la 
mort  m'aura  tiré  à»  leurs  mains ,  saurai'je  et  m'in- 
quiéterai-je  de  savoir  ce  qui  se  passe  encore  à  mçn 
égard  sur  la  terre?  A  l'instant  que  la  barrière  de  l'éter. 
nité  s'ouvrira  devant  moi ,  tout  ce  qui  est  en-deçà  dis- 
pttroltra  pour  jamais;  et  si  je  me  souviens  alors  de 

3i. 


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484  Histoire 

Texistence  du  genre  humain ,  il  ne  sera  pour  moi  dès 

cet  instant  même  que  comme  n'existant,  déjà  plus. 

J'ai  donc  pris  enfin  mon  parti  tout-à-fait;  détaché 
de  tout  ce  qui  tient  à  la  terre  et  des  insensés  juge- 
ments des  hommes ,  je  me  résigne  à  être  à  jamais  défi- 
guré parmi  eux,  sans  en  moins  compter  sut  le  prix  de 
mon  innocence  et  de  ma  souffrance.  Ma  félicité  doit 
être  d'un  autre  ordre;  ce  n'^st  plus  chez  eux  que  je 
dois  la  chercher,  et  il  n'est  pas  plus  en  leur  pouvoir 
de  l'empêcher/gie  de  la  connoître.  Destiné  à  être  dans 
cette  vie  la  proie  de  l'erreur  et  du  mensonge ,  j'attends 
l'heure  de  ma  délivrance  et  le  triomphe  de  la  vérité 
sans  les  plus  chercher  parmi  les  mortels.  Détaché  de 
toute  affection  terrestre ,  et  délivré  même  de  l'in- 
quiétude de  l'espérance  ici-bas,  je  ne  vois  plus  de  prise 
par  laquelle  ils  puissent  encore  troubler  le  repos  de 
mon  cœur.  Je  ne  réprimerai  jamais  le  premier  mou- 
vement d'indignation ,  d'emportement,  de  colère  ,  et 
même  je  n'y  tâche  plus  ;  mais  le  calme  qui  succède  à 
cette  agitation  passagère  est  un  état  permanent  dont 
rien  ne  peut  plus  me  tirer. 

L'espérance  éteinte  étouffe  bien  le  désir,  mais  elle 
n'anéantit  pas  le'  devoir ,  et  je  veux  jusqu'à  la  fin 
remplir  le  mien  dans  19a  conduite  avec  les  hommes. 
Je  suis  dispensé  dé^rmais  de  vains  efforts  pour  leur 
faire  connoître  la  vérité ,  qu'ils  sont  déterminés  à  re- 
jeter toujours  ;  mais  jene  k  suis  pas  de  leur  laisser  les 
moyens  d'y  revenir  autant  qu'il  dépend  de  moi ,  et 
c'est  le  dernier  usage  qui  me  reste  à  faire  de  cet  écrit. 
En  multiplier  incessamment  les  copies ,  pour  les  dé- 
poser ainsi  çà  et  là  dans  les  mains  des  gens  qui  m'ap- 


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DU   PRÉCÉDENT  ÉCRIT.  4^5 

prochent ,  seroit  excéder  inutilement  mes  forces ,  et  je 
ne  puis  raisonnablement  espérer  que  de  toutes  ces 
copies  ainsi  dispersées  une  seule  parvienne  entière  à 
sa.destination.  Je  vais  donc  me  borner  à  une,  dont 
j'offrirai  la  lecture  à  ceux  de  ma  connoissance  que  je 
croirai  les  moins  injustes,  les  moins  prévenus,  ou  - 
qui ,  quoique  liés  avec  mes  persécuteurs ,  me  paroî- 
tront  avoir  néanmoins  encore  du  ressort  dans  l'ame  et 
pouvoir  être  quelque  chose  par  eux-mêmes.  Tous,  je 
n'en  doute  pas ,  resteront  sourds  à  mes  raisons  i  insen- 
sibles à  ma  destinée,  aussi  cachés  et  faux  qu  aupara- 
vant. C'est  un  parti  pris  universellement  et  sans  re- 
tour, surtout  par  ceux  qui  m'approchent.  Je  sais  tout 
cela  d'avance ,  et  je  ne  m'en  tiens  pas  moins  à  cette  der- 
nière résolution,  parcequ'elle  est  le  seul  moyen  qui 
reste  en  mon  pouvoir  de  concourir  à  l'œuvre  de  la 
Providence,  et  d'y  mettre  la  possibilité  qui  dépend  de 
moi.  Nul  ne  m'écoutera,  l'expérience  m'en  avertit; 
mais  il  n'est  pas  impossible  qu'il  s'en  trouve  un  qui 
m'écoute,  et  il  est  désormais  impossible  que  les  yeux 
des  hommes  s'ouvrent  d'eux-mêmes  à  la  vérité.  C'en  est 
assez  pour  m'imposer  l'obligation  de  la  tentative,  sans 
en  espérer  aucun  succès.  Si  je  me  contente  de  laisser 
cet  écrit  après  moi ,  cette  proie  n'échappera  pas  aux 
mains  de  rapine  qui  n'attendent  que  ma  dernière 
heure  pour  tout  saisir  et  brûler,  ou  falsifier.  Mais  si 
parmi  ceux  qui  m'auront  lu  il  se  trouvoit  un  seul  cœur 
d'homme,  ou  seulement  un  esprit  vraiment  sensé, 
mes  persécuteurs  aufoient  perdu  leur  peine ,  et  bien- 
tôt la  vérité  percéroit  aux  yeux  du  public.  La  certi- 
tude, si  ce  bonheur  inespéré  m'arriiie,  de  ne  pouvoir 


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4W  HISTOIRE 

iil*y  tromper  un  moment,  m*ënooumge  à  ce  nouvel 
essai.  Je  sais  d'avance  quel  ton  tous  prendront  après 
m'a  voir  lu.  Ce  ton  sera  le  même  qu'auparavant,  in- 
génu, patelin,  bénévole;  ils  me  plaindront  beaucoup 
de  voir  si  noir  ce  qui  est  si  blanc,  car  ils  ont  tous  k| 
candeur  des  cygnes;  mais  ils  ne  comprendront  rien  à 
tout  ce  que  j  ai  dit  là.  Geux4à ,  j  ugés  à  Tinstant ,  ne  me 
surprendront  point  du  tout,  et  me  fâcheront  très  peu. 
Mais  si,  contre  toute  attente,  il  s'en  trouve  un  que 
mes  raisons  frappent  et  qui  commence  à  soupçonner 
la  vérité,  je  ne  resterai  pas  un  moment  en  doute  sur 
éet  effet,  et  j'ai  le  signe  assuré  pour  le  distinguer  des 
autres  quand  même  il  ne  voudi*oit  pas  s'ouvrir  à  moi. 
C'est  de  celui-là  que  je  ferai  mon  dépositaire,  sans 
même  examiner  si  je  dois  compter  sur  sa  probité  :  car 
je  n'ai  besoin  que  de  son  jugement  pour  l'intéresser  à 
m'étre  fidèle.  Il  sentira  qu'en  supprimant  mon  dépôt 
il  n'en  tire  aucun  avantage;  qu'en  le  livrant  à  mes  en- 
nemis il  ne  leur  livre  que  ce  qu'ils  ont  déjà,  qu'il  ne 
peut  par  conséquent  donner  un  grand  prix  à  cette 
trahison,  ni  éviter,  tôt  ou  tard,  par  elle  le  juste  re* 
proche  d'avoir  fait  une  vilaine  action  :  au  lieu  qu'en 
gardant  mon  dépôt  il  reste  toujours  le  maître  de  le 
supprimer  quand  il  voudra,  et  peutun  jour ,  si  des  ré- 
volutions assez  naturelles  changent  les  dispositions 
du  public,  se  faire  un  honneur  infini,  et  tirer  de  ce 
même  dépôt  un  grand  avantage  dont  il  se  prive  en  le 
sacrifiant.  S'il  sait  prévoir  et  s'il  peut  attendre,  il  doit, 
en  raisonnant  bien,  m'étre  fidèle.  Je  dis  plus:  quand 
même  le  public  persisteroit  dans  les  mêmes  disposi- 
tions où  il  est  à  iion  égard ,  encore  un  mouvement  très 


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DU  PRÉCÉDENT  ÉCRIT.  ^^ 

naturel  I0  portera-t-ii,  tôt  ou  tard,  à  désirer  de  savoir 
au  moins  ce  que  Jean^Jacques  auroit  pu  dire  si  on  lui 
eût  laissé  la  liberté  de  parler.  Que  mon  dépositaire.se 
montrant  leur  dise  alors  :  Vous  voulez  dodo  savoir  ce 
qu'il  auroit  dit?  Eh  bien!  le  voilà.  Sans  prendre  mon 
parti  9  sans  vouloir  défendre  ma  cause  ni  mA  mémoire  » 
il  peut,  en  se  faisant  mon  simple  rapporteur,  et  res<- 
tant  au  surplus,  s'il  peut,  dans  Topinion  de  tout  le 
monde ,  jeter  cependant  un  nouveau  jour  sur  le  carao* 
tère  de  Thomme  jug[é  :  car  c'est  toujours  un  trait  de 
plus  à  son  portrait  de  savoir  comment  un  pareil 
homme  osa  parler  de  lui-même* 

Si  parmi  mes  lecteurs  je  trouve  cet  homme  sensé 
disposé ,  pour  son  propre  avantage ,  à  m'étre  fidèle ,  je 
suis  déterminé  à  lui  remettre  non  seulement  cet  écrit, 
mais  aussi  tous  les  papiers  qui  restent  entre  mes 
mains,  et  desquels  on  peut  tirer  un  jour  de  grandes 
lumières  sur  ma  destinée,  puisqu'ils  contiennent  des 
anecdotes ,  des  eitplications ,  et  des  faits  que  nul  autre 
que  moi  ne  peut  donner,  et  qui  sont  les  seuls  clefs  de 
beaucoup  d'énigmes  qui»  sans  cela,  resteront  à  jamais 
inexplicables. 

Si  cet  homme  ne  se  trouve  point,  il  est  possible  au 
moins  que  la  mémoire  de  cette  lecture,  restée  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  l'auront  faite,  réveille  un  jour  €n 
quelqu'un  d%ux  quelque  sentiment  de  justice  et  de 
commisération ,  quand ,  long-temps  après  ma  mort,  le 
délire  public  commencera  à  s'affoiblir.  Alors  ce  sou- 
venir peut  produire  en  son  ame  quelque  heureux  effet 
que  la  passion  qui  les  anime  arrête  de  mon  vivant,  et 
il  n'en  faut  pas  davantage  pour  commincer  l'œuvre  de 


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(êZ  HISTOIRE  DU  PHÉGÉDBNT  ÉCRIT, 

la  Providence.  Je  profiterai  donc  des  occasions  de  faire 
connoitre  cet  écrit,  si  je  les  trouve,  sans  en  attendre 
aucun  succès.  Si  je  trouve  un  dépositaire  que  j'en 
puisse  raisonnablement  charger ,  je  le  ferai ,  regardant 
néanmoins  mon  dépôt  comme  perdu,  et  m'en  con- 
solant d  avance.  Si  je  n'en  trouve  point ,  comme  je  m'y 
attends,  je  continuerai  de  garder  ce  que  je  lui  aurois 
remis ,  jusqu'à  ce  qu'à  ma  mort,  si  ce  n'est  plus  tôt, 
mes  persécuteurs  s'en  saisissent.  Ce  destin  de  mes 
papiers,  que  je  vois  inévitable,  ne  m'alarme  plus. 
Quoi  que  lassent  les  hommes,  le  ciel  à  son  tour  fera 
son  œuvre.  J'en  ignore  le  temps,  les  moyens,  l'espèce. 
Ce  que  je  sais,  c'est  que  l'arbitre  suprême  est  puissant 
et  juste ,  que  mon  ame  estlinnocente ,  et  que  je  n'ai  pas 
mérité  mon  sort  :  cela  me  suffit.  Céder  désormais  à  ma 
destinée ,  ne  plus  m'obstiner  à  lutter  contre  elle ,  laisser 
mes  persécuteurs  disposer  à  leur  gré  de  leur  proie, 
rester  leur  jouet  sans  aucune  résistance  durant  le  reste 
de  mes  vieux  et  tristes  jours,  leur  abandonner  même 
l'honneur  de  mon  nom  et  ma  réputation  dans  l'ave- 
nir, s'il  plaît  au  ciel  qu'ils  en  disposent,  sans  plus 
m'afFecter  de  rien,  quoi  qu'il  arrive;  c'est  ma  dernière 
résolution.  Que  les  hommes  fassent  désormais  tout 
ce  qu'ils  voudront;  après  avoir  fait,  moi,  ce  que  j'ai 
dû,  ils  auront  beau  tourmenter  ma  vie,  ils  ne  m'em- 
pêcheront pas  de  mourir  en  paix.  ^ 


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TABLE  DES  PIÈCES 


CONTENUES   DANS    CB   TOLUMB. 


DÉCLARATION  de  J.  J.  Bousscau  relative  à  M.  le  pasteur  Yernes. 

Page  I 

ROUSSEAU  JUGE  DE  JEAN-JACQUES. 

DIALOGUES. 

Du  sujet  et  de  la  forme  de  cet  Écrit 4^ 

Premier  Dialogue.  —  Du  système  de  conduite  envers  Jean-Jacques, 
adopté  par  F  Administration,  avec  Tapprobation  du  public. .   5o 
Second  Dialogue.  —  Du  naturel  de  Jean-Jacques^  et  de  ses  habi- 
tudes     i88 

Troisième  Dialogue.  —  De  Tesprit  de  ses  livres.  Conclusion.  386 
Histoire  du  précédent  Écrit ^ji 


FIN    DU    TOME    SEIZIÈME. 


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